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Full text of "L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche"

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.  V 


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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lingnieuxclievaOOcerv 


(m? 


i;ii\(iEMIUiX  CIIHVALIKII 


DON   OmCliOïTE 


ni:  LA  IMA.NCIIE 


\ 


uns,    ^   IMI'.    >1M0,\    i;Agux    li   i.omi'.,    uuk   u'eufluih,    1 


LIMil'.MI^llX  CIII-VALIl'ii 


DON    Ql  ICIKUTi: 


oK  n  M  \\c, MI- 


MICHEL  CEllVANlES 

TliADL'CTIO.N  NOUVELLK 

PAU   Cil.    I  L1K^E 


ILLUSTKKE     Ui:      l««     UKSSIXS     l'Ait     ti.     K  O  L  X 

GRAVÉS  l'AK  YON  ET  PERRICHON 


PARIS 

FUnrsK,    JUL'VET    KT    C",    ÉIHTEUUS 

liUE    SAl.N  1 -.\iM)llli-l)liS-AinSi      lii 


EUX  CHEvAi^, 


l'aris,  S.  Ujioti,  ijii». 


r-iMU-,   JdUVCI  ClCtUlp..  t'-dil 


p  i;  I':  F  A  c  \L 


Eu  le  iH&ontîinl  i:o  livvc  t'iidiiil  do  iiimi  t'>iiiil, 
.ii-je  besoin  de  te  jurer,  ami  lecteur,  i|ue  je  \(iudi;iis 
qu'il  lut  le  plus  beau,  le  plus  ingénieux,  le  plus  piir- 
liiit  de  tous  les  livres?  Mais,  bêlas!  je  n'ai  pu  me 
soustraire  à  cette  loi  de  la  nature  qui  vent  c|ue  eliaqne 
être  engendre  son  send)ial)ie.  Or,  que  pouvait  en- 
gendrer un  esprit  stérile  el  mal  cuUi\é  tel  que  le 
mien,  sinon  un  sujet  bizarre,  l'auta>(pie,  rabougri  et 
plein  lie  pensées  étranges  qui  ne  sont  jamais  venues 
ù  personne?  De  plus,  j'écris  dans  une  prison,  et  im 
pareil  séjour,  siège  de  toute  incommodité,  demeure 
de  tout  bruit  sinistre,  est  peu  favorable  à  la  conqiosi- 
lion  d'un  ouvrage,  tandis  ([u'un  doux  loisir,  une 
paisible  retraite,  l'aménité  des  champs,  la  sérénité 
d6s  creux,  le  murmnie  des  eaux,  la  trampiillité  de 
l'àme,  rendraient  lécondes  les  Muses  le  plus  stériles. 

Je  sais  que  la  tendresse  fascine  souvent  les  yeux 
d'un  père,  au  poi:it  de  lui  faire  |)rendre  pour  des 
grâces  les  imperfections  de  son  enfant  ;  c'est  pourquoi 
je  m'empresse  de  te  déclarer  que  don  Quicliotte  n'est 
pas  le  mien  ;  il  n'est  cpic  uimi  (ils  adoptif.  Aussi  je  ne 
vien>  pas,  les  larme?  aux  vux,  suivant  l'usage,  im- 
plorer huiidilement  pour  lui  ton  indulgence  ;  libre  de 
Ion  opinion,  maitie  absolu  de  ta  volonté  connue  le 
roi  l'est  de  ses  gabelles,  juge-le  selon  la  fantaisie;  lu 
sais  du  reste  notre  proverbe  :  Sons  mon  manteau,  je 
lue  le  roi  '.  Te  voilà  donc  bien  averti  el  dispensé  cn- 
^oi-s  moi  de  toute  espèce  de  ménagements  ;  le  bien 
ou  le  mal  ipie  tu  diras  de  mou  onvragi'  ne  ti'  \audra 
de  ma  part  pas  plus  d  inimitié  que  de  reconnaissance. 

J'aur.iis  voulu  te  l'olfrir  sans  ce  complément  obligé 
qu  oii  nonune  préface,  l't  s.uis  cet  interminable  cata- 
logue de  sonnets  el  d'éloges  (|u'on  a  l'habitude  '  de 
placer  en  têleile  tous  les  livies  ;  car  bien  ([ue  celni-ci 
ni'uit  donné  quelque  peine  à  composer,  ce  qui  m'a 
coulé  le  plus,  ji'  dois  eu  convenir,  cher  lecteur,  c'est 
la  préface  que  In  lis  en  ce  moment;  bien  di's  fois  j'ai 

'  Orhajo  Hc  nii  nimilu.  l'I  rev  ninlo. 

-l^Uc  coiiluni«.  alur>  g<-iivriilc,  lUiiil  suiluU'.  tix'!-.>ulvic  in 
Espagne. 


pris,  ipiillé ,  I épris  la  plume,  suis  sa\oir  |  ar  où 
connuencer. 

J'étais  encore  dans  un  de  ces  moineuls  d'inq)uis- 
sance,  mon  papier  devant  moi,  la  plume  à  l'oreille, 
le  coude  sur  la  table  et  la  joue  dans  la  main,  ipiaud 
je  fus  surpris  par  un  de  mes  amis,  jiumme  d'esprit  et 
de  buii  conseil,  leipLel  voulul  savoir  la  cause  de  ma 
[iroloiide  rèveiie.  Je  lui  confessai  que  le  sujel  de  ma 
préoccu|iation  était  la  préface  d(!  mou  histoire  de  don 
(Juichotte,  et  qu'elle  me  coûtait  tanl  d'el'foits,  t|ue 
j'étais  sur  le  point  de  renoncer  à  mettre  eu  liuiiièi'c 
les  exploits  du  noble  chevalier. 

El  pointant,  ajoutajs-je,  comment  se  liscpiei'  à 
publier  un  livre  sans  préface?  Que  diia  de  moi  ce 
sévère  censeui'  (|u"on  nomme  le  publie,  censeur  que  j'ai 
négligé  depuis  si  longlenqis,  ipiand  il  me  veira  repa- 
laitre  vieux  et  cassé  ',  avec  un  ouvrage  maigre  d'ui- 
venlion,  pauvre  de  stylo,  dépourvu  d'érudition,  et, 
ce  qui  est  pis  encore,  sans  annotations  en  inarges  el 
sans  commentaires,  tandis  que  nos  ouvrages  modernes 
sont  tellement  farcis  de  sentences  d'Arislote,  de  l'ia- 
loii  el  de  toute  la  troupe  des  )ihilosophes,  ipu',  dans 
soir  enlhousia.-uie  ,  le  lecleur  lu^  irrarirpre  jamais  de 
porter  aux  nrres  ces  ouvrages  connue  des  modèles  île 
piolonde  érudition?  Et  i|u  est-ce  ,  bon  Dieu,  quand 
lerns  au'eins  en  arrivent  à  cilei'  la  sainte  Ecritine  ! 
Oh  !  alors,  on  les  prendrait  [  oui'  (juelqire  saint  'I  Iro- 
iiias,  ou  aulre  fairreux  docteur'  de  l'Eglise;  en  effet, 
ils  orrt  lanl  de  délicatesse  cl  de  goi'il,  qu'ils  se  sou- 
cient fort  peu  de  placer  après  le  porliail  d'un  liberlrrr 
dépravé  un  (relit  sermon  chrétien,  si  joli,  mais  si  joli, 
que  c'est  plaisir  de  le  lire  et  de  l'errleiidie.  Vous 
voyez  bien  tpre  rrron  ouvrage  va  mainpier  de  tout  cela, 
ipre  je  n'ai  point  de  notes  ni  de  commeirtaires  à  la 
lin  de  morr  livre,  iprigiiorairt  les  auteurs  que  j'aurais 
pu  suivie,  il  inc  sera  impossible  d'en  donner,  comme 
tous  mes  eonirères,  une  table  alplialiéliqiie  comnieii- 

'  CcrvaiilL"'  avail  cini|iiiiiiln-Kr|it  ;iiir  luiv|iiil  )>iiIiIni  I.i  |>rc- 
iiiiùif  luirllr  du  Don  Qukhnlle. 


I  '  Il  i;r.\  (.!•:. 


çanl  pai'  Arisdili' et  llnUs;uil  par  Xi'nt)|ili(iii,  cmi  \>a\' 
Zoili"  l'I  Zoiivis,  (ni(iii|iii'  ffliii-ii  soil  nu  |iriMlii'  l'I 
l'aiilie  un  criliqnc  plfiii  de  (ii'l. 

«  Mais  oc  n'est  pa>  tnnl;  mou  livn'  iii;imi|iiit;i  iricorc 
do  ces  soniiols  remplis  d'élo^'es  pour  l'aiileiir ,  ilonl 
princes ,  ducs  ,  évt'tincs  ,  firaudcs  dames  et  poêles  cé- 
IM>res,  font  nnliuairemenl  les  Irais  (ipioi(pie, avec  des 
amis  loninii'  les  Miieus,  il  lufiU  éli''  l'aiili'  de  m'en 
pourMtii-  el  des  ineilleursl  ;  aussi  laul  dVilisl.irlcs  à 
surmonter  iirout-ils  l'ail  prendre  la  réMiliilimi  de 
laisser  le  seigiieiu'  don  nuicliotle  enseveli  mi  loml  des 
archives  de  la  Mauelie ,  plutôt  que  de  le  mettre  au 
jour  dénué  de  ces  ornements  indispensables  qu'un 
maladroit  de  mou  espèce  désespère  de  pouvoir  jamais 
Ini  pi-ocurer.  C'était  là  le  sujet  de  la  rêverie  et  de  l'in- 
décision où  vous  m'avez  surpris. 

A  ces  ]iaroles,  mon  ami  partit  d'un  yrand  éclat  de 
rire.  Par  ma  loi.  dit-il,  vous  venez  de  me  liier  d'uni' 
erreur  où  j'étais  depuis  lonytenjps  :  je  vous  avais 
toujours  cru  lionmie  lialiile  el  de  bons  sens,  mais  je 
viens  de  ni'apercevoir  qu'il  y  a  aussi  loin  de  vous  à 
cet  liomme-là  ipie  de  la  terre  an  ciel.  Comment  de 
semblables  banati'lles.  et  si  faciles  à  obtenir,  ont-elles 
pu  vous  arrêter  un  seul  instant,  accoutiuné  ipie  vous 
êtes  à  aborder  et  à  vaincre  des  dilTicullés  bien  autre- 
ment sérieuses  '?  V.n  vérité,  je  i.'a!;erais  que  ce  n'est  pas 
insuffisance  de  votre  part,  mais  simplement  paresse  ou 
défaut  de  réflexion.  M'accordez-vous  quelque  confiance? 
Eh  bien  ,  écoutez-moi  ,  et  vous  allez  voir  de  ipielle 
façon  je  saurai  aplanir  les  ob>tacle>ipii  vous  enqièi  lient 
de  publier  l'histoire  de  voire  fameux  don  Quichotte 
de  la  Manche,  miroir  et  fleur  de  la  chevalerie  errante. 

Dieu  soit  loué  !  m'écriai-je  ;  mais  comment  parvien- 
drez-vous  à  combler  ce  vide  et  à  débrouiller  ce  chaos"? 

O  qui  vous  embarrasse  le  plus,  ré|iliqua  mon  ami, 
c'est  l'absence  de  sonnets  et  d'éloges  dus  à  la  pliiiiie 
d'illustres  |iersonnaf.'es  pour  jilacer  en  tète  de  votre 
livre?  F.li  bien,  qui  vous  empêche  de  les  composer 
vous-même  et  de  les  baptiser  du  nom  (ju'il  vous  plaira 
de  leur  donner'?  Attribnez-lcs  au  prêtre  Jean  des 
Indes',  ou  à  rempereur  de  Trébizonde  :  vous  savez 
ipi'ils  passent  pour  d'excellents  écrivains.  Si ,  par 
hasard,  des  pédants  s'avisent  de  contester  et  de  cri- 
tiquer pour  semblable  peccadijle  ,  souciez-vous-eii 
comme  d'un  maiavêdis  ;  allez,  allez,  quand  niêiiie 
le  mensonne  serait  avéré,  ou  ne  coupera  pas  la  main 
qui  en  sera  coupable.   Pdur  ce  qui  est  des  eilalions 

'  l'ersoniiaji'  pinvorliial.  comme  \'ofl  eiicoie  li'  jnH  en, .ni. 


marginales,  laites  vi  nir  à  propos  qucl(|iieg  dictons 
latins,  ceux  cpie  vou^  savez  par  creur  ou  ipii  ne  vous 
dounerout  pa>  ;:iand'pi  ine  à  trouver.    Par  cxemiile, 

a\ez-vous  à  parler  de  l'esclavage  et  de  l.i  liiieilé? 
ipii    vous  empê<he   de  meltie 

Non  lieue  pro  tolu  llliei'l;is  vendilur  .nui). 
Trailez-vons  de  la  mort?  citez  sur-lecbamp  ; 

l'aliida  mors  a'fjuo  puisât  pcde  pauperuin  lahcrnas 
fief;iimque  luiies.... 

S'il  est  question  de  l'amour'  cpie  llieii  eomiuiiule 
d'avoir  pour  son  ennemi,  rKcritnre  sainte  ne  nous 
dit-elle  pas  :  Ei]o  nutcm  tlico  rohis,  dUiijite  inimims 
vcstroi^?  S'il  s'apil  de  mauvaises  pensées,  recourez 
à  1  Kvangile  :  Dr  amie  r.rcitiH  cogitaliones  mulx. 
Pour  l'iiislabililé  de  l'aïuilié,  Calon  vous  prêtera  son 
distique  ; 

Dnnec  eri.s  felix,  uiullo';  luinierabis  auiicns; 
Tempera  si  l'ueriut  iiuliila,  solus  eris' . 

Avec  ces  bribes  de  laliu  amenées  à  propos,  vous 
passerez  pour  un  érudit,  et  par  le  temps  qui  court, 
cela  vaut  honneur  et  prolit. 

Oiiaiil  aux  notes  et  comnienlaires  qui  devront  coin- 
plêter  votre  livre,  voici  commenl  vous  ]ionrrez  pio- 
céder  e;i  toute  sùrelé.  Vous  l'aut-il  un  géant?  prenez- 
moi  Goliath,  et  avec  lui  vous  avez  un  commentaire 
tout  fait;  vous  direz:  Le  géant  Golias  ou  Goliath  était 
un  Philistin  que  le  berger  David  tua  d'un  coup  de 
lionde  dans  la  vallée  de  Térébinthe,  ainsi  qu'il   est 

écrit  an  Livi  <■  des  Rois,  chapitre Voulez-vous  faire 

une  excursion  dans  le  domaine  des  sciences,  eu  géo- 
graphie, par  exemple'?  eh  bien,  arrangez-vous  pour 
parler  du  Tage,  et  vous  avez  là  une  magnifique  pé- 
riode! Dites  :  Le  fleuve  du  Tage  fut  ainsi  nommé  par 
nu  ancien  roi  des  Espairues,  parce  qu'il  prend  sa  source 
en  tel  eudioil,  et  qu'il  a  son  emboucbiire  dans  l'Océan, 
où  il  se  jette  après  avoir  baigné  les  niur>  de  la  célèbre 
et  opulente  ville  de  Lisbonne ,  il  passe  pour  rouler  nu 
sable  d'or,  etc.,  etc.  Voulez-vous  parler  de  brigands? 
je  vous  recommande  l'histoire  de  Cacus.  Vous  faut-il 
des  courtisanes?  l'évêque  de  Mondoncdo'  vous  four- 
nira des  Samies,  des  Lais,  d.'s  Flores.  S'agit-il  de  dé- 
mons femelles?  Ovide  vous  offre  sa  Médée.  Sont-ce 
des  magiciennes  ou  enchanteresses?  vous  avez  Caljpso 

«Cesl  :'t  lorl  <l»f  Ci-rv.inle*  aUriluie  ces  vers  à  Oalon;  lU 
sont  d'Oviùe. 

-lion  Anioniii  «le  r.iiov.mi.  nuleur  de  In  ii.ikil)le  lii*lyiri>  des 
Trois  Amoureuses. 


UN    MOT    SUU    CETTK    TRADUCTION. 


dans  Homère  et  Circé  dans  Virgile.  Kn  fait  de  grands 
ca|iilaiiios,  Jnlcs  César  se  peint  Ini-niènie  dans  ses 
Cimimciitaires,  et  I'lnt;in|ne  ^ons  fournira  mille 
Alexandre.  Enlin  ^i  xoiis  avez  à  tiaiter  de  runioiir, 
avec  deux  onces  de  lanyiie  italienne,  I.éon  Hébreu  ' 
vous  tloniiera  jileine  mesure;  et  s'il  vous  répiiyne  de 
recourir  à  l'étranger,  nous  avons  en  Kspagne  liTiailé 
de  Konseea  sur  l'Amour  de  Itii'U,  dans  lequel  se  trouve 
développé  tout  ee  (pie  l'homme  le  plus  exigeant  peu! 
désirer  en  semblable  matière.  Chargez-vous  seulement 
d'indiipier  les  sources  où  vous  puiserez,  et  laissez-moi 
le  soin  des  notes  et  des  connnentaires;  je  me  eliarge 
de  remplir  vos  marges,  et  de  barbouillenpialrc  feuilles 
de  remarques  par-ilessns  li'  niiuché. 

Mais,  il  nie  semble,  en  vérité,  que  votre  ouvia,;;e 
n'a  aucun  besoin  de  ce  que  vous  dites  lui  mancpier, 
puisqu'on  fin  de  compte  vous  n'avez  voulu  faire  qu'une 
satire  des  livres  de  chevalerie,  qu'Aristotc  n'a  pas 
connus,  dont  Cicéron  n'a  pas  eu  la  moindre  idée,  et 
dont  saint  Basile  ne  dit  mol.  Ces  fantastiques  iiiveii- 
tioiis  n'ont  rien  à  démêler  avec  les  réalités  de  lliis- 
toire,  ni  avec  les  calculs  de  la  géométrie,  les  rèjes  et 
les  arguments  de  la  iiiétori(pie.  Vous  n'avez  [las  sans 
doute  la  prétention  de  convertir  les  gens,  coinnio  veu- 
lent le  faire  lant  de  vos  coiirières  qui  mêlent  le  sacré 
et  le  profane,  mélange  coupable  et  indécent  que  doit 
sévèrement  réprouver  tout  esprit  vraiment  cbrélicn  ! 
Bien  exprimer  ce  que  vous  avez  à  dire,  voilà  votie 
but;  ainsi,  plus  riiuitalion  seia  lidMc,  plus  votre  ou- 
vrage ap|irocliera  de  la  iierfeclion.  Si  doue  vous  n'en 
voulez  qu'aux  livres  de  clievabi  ie,  pouii|Moi  ein[ii  mi- 
ter des  sentences  aux  philosophes,  des  citations  à  la 
'  Itabbin,  poiliigais  qui  a  ttT\    le?  nialoguex  d'amour. 


sainte  Keiiturc,  des  fables  aux  poètes,  des  discours 
aux  rhéteurs,  des  miracles  aux  saints?  Faites  seule- 
mi'iit  que  voire  phrase  soit  liaruiouieuse  et  votre  récit 
iiiléressanl  ;  que  viilre  langage,  clair  et  précis,  rende 
\olri^  iiileiitiou  sans  oliscerilé  ni  équivoque;  lâchez 
sui  tout  (pi'eii  vous  lisant,  le  niélaiicoli(|iie  ne  puisse 
s'eiiqiêcher  de  rire,  que  l'ignoiant  s'iiislriiise,  ipie  le 
(■(miiaisseur  admire,  ([ue  le  sage  se  croie  tenu  de  vous 
louer.  Surtout  visez  eoiistaminent  à  détruire  celle  ridi- 
cule faveur  qu'ont  usurpée  auprès  de  laiit  de  gens  les 
livres  de  chevalerie  ;  et,  p;u'  ma  lui,  si  vous  eu  venez 
à  bout,  vous  n'aurez  pas  accompli  une  mince  besogne. 

.l'avais  écouté  dans  un  grand  silence  ee  que  disait 
mon  ami  ;  ses  raisons  frappèrent  telleiiieut  iikji!  esprit 
(pie,  sans  ré|iliquer,  je  les  tins,  à  l'iiislant  même, 
pour  excellcnles,  et  je  résolus  d'en  faire  cette  préface, 
dans  laquelle  tu  reconnaîtras,  cher  lecteur,  le  grand 
sens  d'un  tel  conseiller,  et  ma  bonne  fortune  (pii  me 
l'avait  envoyé  si  à  pro|ios.  Tu  y  trouveras  aussi  ton 
(  ompte,  puis([iic,  sans  autre  préliminaire,  tu  vas  passer 
à  Ihistoire  naïve  et  sincère  de  ce  don  Quichotte  de  la 
Maiielie,  regardé  par  les  habiliints  de  la  plaine  deSloii- 
tiel  comme  le  plus  chaste  des  amants  et  le  plus,  vail- 
lant des  chevaliers.  Mais  je  ne  voudrais  [las  tio|)  exa- 
gérer le  service  que  tu  me  dois  pour  l'avoir  l'ail  con- 
naître un  héros  si  recommandable  ;  je  demande  seule- 
ment que  lu  me  saches  qnelcpie  gré  de  te  présenter 
son  illustre  écuyer  Saiicho  Panza,  dans  la  personne 
duquel  lu  trouveras,  je  l'espère,  ra>seiiiblées  toutes 
les  grâces  c'Cinjrrcsqneti  éparses  dans  la  foule  vaine  et 
insipide  îles  livres  de  chevalerie. 

Sur  ce,  que  llieii  le  conserve,  iher  leeleiir,  sans 
m'oublier  cependanl. 


UN  MOT  su;  cirni'  nouvki.lk  ri{\i»i'r/riON 

Comme  lloini're,  cniiime  Virgile,  llanto,  Sliiikospi-an»,  Ciivaiilw,  a  eu  un  (.'laihl  iiheuIju;  île  liiiiluelnirs  ;  cl  cepouHaul  a|ui>  lanl 
il'pssais,  leelief-il'iiuvre  rie  ci'l  inunr  rtel  éiiivaiii  Don  (Juitliolle,  en  uu  nml,  esl  eneoreot  reslera  tmijouisà  trailuire. 

^()l^l■  ailuuralinn  piiur  Cervaiiles  el  piiur  la  clii'valeiesciue  |iatrie  c|ui  In  vue  naître  mms  a  (b'jiuis  Inuijleiiiiis  iii>|iiri-  le  désir  et 
Tait  prendre  la  n'<(ilnlian  di'  tenter  celle  péiilleu>e  aveiituie.  Aiism.  pour  nous  y  |iii'paror,  avouf-nous  lu  et  relii  l'ininiilable 
rom.in  ilc  Cil  Dlas,  ce  modèle  aciompli  île  l'ai  t  du  eimleur. 

Dans  les  le:in's,  obscur  ouvrier  de-  la  onzième  lieuie,  nous  n'avons  pas  la  piélpnlion  d'avoir  atteint  le  but  que  lanl  daulri's,  avant 
nous,  ont  piiirsuivi  avec  ronslanee  et  quelquefois  avee  l>onlieui' ;  mais  dans  la  mesure  de  nos  forées,  et  par  une  version  lidèlo  que 
nous  nous  Miinnies  enonv  de  rendre  ngiônble,  nous  avons  ebeiihé  à  angnn  nli'r  le  nombre  des  admiralenrs  d'un  des  plus  be.iux 
^ruius  ikml  s'honore  rhnmanilé, 

C'wt  le  ri'-snilat  de  celle  leninlive  cine  nous  «numi'llous  nu  public. 

Cil.  Il       WSV: 


L'INGÉNIEUX  (;ilKVALIi;i! 

DON    QUICHOTTE 


DE  LA  MA.NCHE 


PRFAflÈRE  PARTIK 


LivHF.  rr.KMii'r.  -  ciivrrriîK  riiKMir.ii 

OUI    TRAITE    DE    LA    QUALITE    ET     DES    HABITUDES    DE     L'INÎÊNIEUX    DON    QUICMOTfE 


Dans  un  pclil  Innir;,;  di'  l.i  Manclic,  dont  je 
110  veux  pas  me  rappeler  le  nom  ',  vivait  na- 
guère un  de  CCS  lndal;,'os  rpii  ont  lance  au  râte- 
lier, rondache  antique,  vieux  cheval  et  lévrier 

'  Argama<illa  de  Alba;  on  y  montre  encore  une  nnliqiie  m;ii- 
son  où  la  tradition  locale  place  h  prison  de  Cervantes. 


(le  chasse.  —  l  ne  olhi  ',  iiien  |ihis  Mnncnl  de 
lio'iif- ipie  de  niouliin,  un  simpHiiiet''  le  soir, 
le  vendredi  des  lentilles,  des  ahalis  de  I  l'iail  le 

'  Olla.  pol-an-feu. 

-  En  Es|injne.  le  Ixeuf  est  moins  estime  que  le  nionlon. 
'Salpicoil.  saupiiinet,  émincé  de  viande  avec  une  sauce  qu  i 
excite  l'app'tit. 


DON    QinCIlOTTK 


■iniiicili,  l'I  11'  iliiiiiiiiilic  i|ii('li|ui's  |iii.'C(iiiiioaiix 
oui  If  riudinaiie,  oiii|ioilai(Mil  les  Irois  quarts 
(lo  sou  iTvonu  ;  le  ipste  payait  son  justaucorps 
(lo  pauiio  de  soie,  avec  cliaiisscs  et  niulos  dr  vp- 
loiirs  poiii-  li'>  jours  ilolV'lf,  car  iriialiilndc 
imlrc  liidiil^ii  se  coiilcnlail  d'un  surloul  tli' 
la  lionuc  laine  du  pays,  linc  i>nuvcrnanto  (pii 
avait  passi-  (piaraulc  ans,  inio  nièce  qui  n'en 
avait  pas  vinut,  ol  un  valet  qui  savait  travailler 
aux  champs,  étriller  un  clieval  el  manier  la  ser- 
pette, composaienl  lonlo  sa  maison.  Son  àse 
Irisait  la  cimpianlaine  ;  il  était  do  complexion 
rohusie,  maigre  de  visage,  sec  de  corps,  foit 
matinal  el  grand  chasseur.  Parmi  les  historiens, 
quelques-uns  oui  ilit  (|u'il  s'appelail  (Juisada  ou 
Quesada  ,  il  autres  le  noinineiit  (Jnivana.  Au 
reste  cela  inqiorle  peu,  ponr\u  ipie  noire  récit 
ne  s'écarte  en  aucun  point  de  rexacte  vi'rilé. 

Or,  il  faut  savoir  que  dans  ses  moments  de 
loisir,  c'est-à-dire  à  peu  près  toute  l'anni'e, 
noire  hidalgo  s'adonnait  à  la  lei'lnre  des  livres 
de  chevalerie  avec  laut  d'assiduité  et  de  plaisir, 
(pi'il  avait  Uni  par  en  oublier  l'evercicc  de  la 
chasse  et  l'administraliou  de  son  hien.  Son  en- 
iioueiiieiit  en  vint  mèuic  à  ce  pomt,  i|u'il  vendit 
plusieurs  pièces  de  lionne  terre  poni-  ac(iuérir 
ces  sortes  d'ouvrages  ;  a\isfi  en  amassa-t-il  un 
si  grand  uondire  (ju'il  eu  emplit  sa  maison. 

Mais,  parmi  ces  livres,  aucun  n  était  plus  de 
son  gnni  (juc  ceux  du  ((''lehre  l'eliri;ino  de 
Silva  '.  Les  i'iuix  liiillanls  de  sa  prosu  le  ravis- 
siiieut,  et  ses  propos  (piinlessenciés  lui  seni- 
Idaient  autant  de  pelles;  il  admirait  ses  cartels 
(le  délis.  el  surloul  ses  tirades  galantes  où  se 
Irouvaieiil  ces  mois  :  Lu  iiiisaii  ûc  la  di'rnisiiu 
que  vous  fuites  ii  ma  raison,  affuihiil  tellement 
mu  raison,  que  re  n'est  jias  sans  raison  que 
je  me  filuins  tie  votre  beauté;  el  cet  autre  pas- 
sage vraimeni  iucomparalile  :  Les  luiuts  rieu.v 
qui  (le  votre  ilivinilé  divini'mcnt  pur  le  serours 
lies  étoiles    vous   fortifient   el   vnus   foui    méri- 

'  O'ii'iaiiii  lie  Siiva,  niilciir  ili-  la  Chrniiiqiif  ili'i  tri's-inil- 
lanlf  Clirialifr» 


tante  îles  mérites  que  mérite  voire  ijraudeiir. 
Le  jugement  de  notre  pauvre  hidalgo  se  per- 
<lait  au  milieu  de  tontes  ces  belles  phrases  ;  il  se 
donnait  la  torture  pour  les  approfondir  et  leur 
arracher  un  sens  des  entrailles,  ce  (pie  n'aurait 
pu  laite  le  grand  Arislote  Ini-inème,  fût-il   res- 
suscite expiés  pour  cela.  11  s'accomniodail  mal 
des  iimomhrables  blessures  que  faisait  ou  rece- 
vait don  Peliauis  ;  car,  malgré  tonte  la  science 
des  cliiiuigieiis  qui  l'ont  guéri,  nu  si  intrépide 
batailleur,  disail-il,  doit  avoir  le  corps  couvert 
de  cicatrices,  et  le  visage,  de  balafres.   Mais  il 
n'en  louait  pas  moins  dans  rautenr  l'ingénieuse 
façon  dont  il  termine  son  livre  par  la  promesse 
d'une  inénarrable  aventure.  Plus  d'une  fois  il 
l'ut  tenté  de  prendre  la  plume  afin  de  l'achever, 
ce  (pi'il  eut  fait   sans  donle'et  même  avec  suc- 
cès, si  depuis  longtcin|)s  déjà  il  u'eûl  roulé  dans 
sa  têle  de  plus  importantes  pensées.  Souvent  il 
disputait  avec  le   curé  de   siMi  village  ,  boinnie 
(Incte    (|ui    avait    étudié    à    Signenza  ' ,    sur    la 
question  de  savoir  leipiel   était   meilleur  cbeva- 
lioi .    de    Palmerin    d'.Vnglelerre,    on    d'Amadis 
de   liaule.    I.e   l)arbier    ilu  village,   maître   Ni- 
colas ,    prétendait   que   personne     n'allait    à    la 
tail'e    du    chevalier    Pliébus ,  et  (|ue    si    (piel- 
(pi'im  pouvait  lui  être  conq)aré,  c'était  le  seul 
don  Galaor,  parce  qu'avec   des  qualités   qui   le 
rendaient  jJi'opre  à  tout,  cetîalaor  n'était  (loiul 
un   dameret ,   nii  langomciix  cimnne   son   frère 
Auiadis,  à  qui   d  aillewis  il    ne  le  cédait  en  rien 
ipianl  à  la  vaillance. 

bref,  notre  biilnli^d  >e  passimnia  lellement 
pour  ^a  le<tiiic,  qu'il  \  passait  les  iiiiils  du  .soir 
au  iiiatiii.  el  les  juins  du  matin  au  soir,  si  bien 
;  ipi'à  force  de  loiiioiii  s  lire  cl  de  ne  plus  dormir, 
son  cerveau  m'  ile.-.si'clia,  el  qu'il  Unit  par  per- 
dre re>pril.  I.'imaf^ination  remplie  de  tout  ce 
fatras,  il  ne  rêvait  ipi'eiicliaiileinents,  qiie- 
rellr<,  (li'lits,  combats,  ldi's>ures,  déclarations 
galaiilcN,  liiuiineiiN  amouieiix  et  autres  exlra- 

'  Stiïurii/a  c^t  tiil  iriMiiqiicirioiil 


m.    I.  A     M  A  \i    II  I.. 


variâmes  >cuiliialilf.'«;  vi  i'i'>  icvcric-  >inijiic- 
nius  sV'liiii'iil  si  liicii  lojji'cs  dans  sa  Icli-,  ijnr 
|iiiiir  lui  il  n'cxislail  pas  an  iiuhkIc  d'iiisldircs 
|i|ii>  l't'i'laiiu's  cl  |i|ii>  aullii'iili(|iii's. 

Il   disait  i|iii'  II'  lid   lliu-lliii^  a\all  l'Ii'  ccilrs 
nu  liull  <lic\alici',   mais  i|u'il  l'Iail    Inlii   de    \,i 
luir  II'  ciicvalicr  do   1'  \i(li'nlr-K|i(i\  i|iii,  d  un 
seul    ri'viMs   avait    |iiiurl'i'iiilu   dcuv    IVtiu'cs  et 
UKiusIiufUx    iii'ants.    liciiiard    de    (!ar|iiii    lui 
sciuldail  ri'Ui|nii  Ici- cueilli',  |iaiic  i|Uc,  ;'i   liiiu- 
cc\cau\,     s'aidaul    l'oil    à   |ii()|iiis   i\r    l'aililicc 
d'Ilciiulc  liiis(|u"il  cliiuila  cidre  ses  liras  Aulcc, 
lils  de  la   TciTC,  il  avait   su  uudtrc  à  uiori  Ito- 
land   l'ciieliautc.    Il    \autait    lie:iueiiu|i  au^si    le 
jfi'aiil  Morjiaii,  t|ui,  seul  i\c  cette  race  (iriiucil- 
It'Uso  et  faroiiclie,  s'élail  toujours  uioulrc  plein 
de  courloisie.    Mais    son  liéi'os  pai'  excellence, 
cctail  Hcnaud  de  Montaubaii,  surtout  (|uaud  il 
le  voyait  sortir  de  son  eliàteau  pour  détrousser 
les  passants,  ou,  Irancliissant  ledétioil,  (diuir 
en  Barhaiie  (IckiIh  r  çcftc  idole  de  Mahomet  (jui 
élail  d'il-  massif,  à  ce  que  raconte   l'Iiisloire. 
Ouant  à  ce  tiaitic  de  (ianelon,  afin  de  pouvoir 
lui   admiuisti'cr  cent  coups  de  pietls  dans   les 
ciilc^.  il  aurait  de  bon  co'ur  dniuii'  sa  i;iiii\er- 
nanle  et  même  sa  iiièee  par-dessus  le  nuirclié. 
Kniin,  la  raison  l'ayant  abandonné  sans  re- 
tour, il  en  vint  à  iornier  le  plus  bizarre  projet 
doid  jamais  Ibii  se  soit  avisé.  Il  se  persuada 
(|u"il  était  convenable  et  mc'me  nécessaire,  tant 
pour  le  service  de  son  pays  (pie  pour  sa  propre 
gloire,  de  se  taire  chevalier  errant   cl    de  s"en 
aller  de   par  le  monde,  avec  son  che\al  et  ses 
armes,  cheicher  les  aventures,  dérendre  les  op- 
primés, redresser  les  torts,  et  anVonter  de  tels 
dangers  ipie   ■-'il   en  sortait  à  son  iioimeui',  sa 
renonniiée  ne  pouvait  man(pier  d'être  inimor- 
lelle.  I.e  pauvre  révenr  se  voyait  déjà  couronné 
par  la  l'oice  de  soli  bras,  et,  pour  le  moins  en 
possession  de  l'empire  de  Trcbizoude. 

l'iein  de  ces  agréables  pensées,  et  emporté 
par  le  sinj^ulier  plaisir  qu'il  y  trouvait,  il  ne 
sonjîca  plus  qu'à  passer  du  désir  à  l'action.  Son 


prenuei'  Miiu  l'ut  de  déicricr  le>  pièces  d  une 
vieille  armure,  qui,de|iuis  lonulemps  couverte 
de  moisissure  et  rtuif^ée  par  la  rouille,  gisait  ou- 
bliée dans  un  coin  de  sa  maison.  Il  les  nettoya 
et  les  lajnsia  de  son  mieux,  mais  uiand  lui  >on 
cbaLiriii  ipiaiid  au  lieu  du  liiMumc  cumplcl  il 
s'apeniil  qu'il  ne  ri>l;iil  pliiv  ijnc  le  moiioii. 
Son  industrie  \  suppl'M,  cl  :i\c'  du  carton  il 
parviid  à  rabri(|ncr  une  espèce  de  demi-salade, 
qui,  eudinilee  avec  le  iiioriiui,  avait  Imite  I  ,qi- 
paieiicc  d'uiie  salade  eiiliéic.  Aiissilnl,  pour  la 
mettre  à  l'épreuve,  il  tira  son  épéc  et  lui  eu  de- 
chaiiica  Avu\  coujis  dont  le  premier  détruisit 
l'ouvrage  d'une  semaine.  (!ette  habilité  lui  dé- 
plut l'oit  :  aliii  de  s  assurer  colilic  un  Ici  pei  il 
il  se  mil  à  relaiie  son  armet  ,  et  cette  luis  il 
ajouta  eu  dedans  de  légères  bandes  de  l'er. 
Salist'ail  de  sa  solidité,  mais  peu  empressé  de 
risquer  une  secmide  expérience,  il  le  tint 
désormais  |Hiiir  ini  casipir  de  la  plii~  liiie 
treuq)e. 

(!ela  l'ail,  notre  hidalgo  alla  visiter  sa  mon- 
ture ;  cl  ipioiipie  la  pauvre  bêle  eût  plus  de 
lares  ipie  de  lucmbics,  et  l'ùl  de  plus  chétive 
apparence  que  le  i  lieval  de  Ijoiule  '  CUI  T.\>TI  M 
Pi;u,is  ET  OSSA  1 1 1 r,  il  lui  sembla  (pie  ni  le  lîii- 
eépliale  d'Alexaiulre,  ni  le  Habieia  du  Cid,  ne 
pouvaient  lui  être  comparés.  Il  passa  ipiatre 
jours  entiers  à  cbei-cher  ipiel  iioiii  il  lui  donne- 
rait, disant  qu'il  ii'i''lait  pas  (iinveiiablc  ipie  le 
cheval  d'un  si  l'anieiiv  ilievalier,  et  de  plus  si 
e\c(dlinl  par  lui-iiieine,  ciilial  en  campagne  sans 
avoir  un  iioiii  ipii  le  dislingiiàl  tout  d'abord. 
.Vussi  se  creusait-il  l'esprit  pour  lui  en  compo- 
ser un  qui  exprimai  ce  que  le  coursier  avait  été 
jadis  et  ce  qu'il  allait  devenir  :  le  maitre  chan- 
geant d'état,  le  cheval,  s(doii  lui,  devait  changer 
de  nom  et  désormais  en  porter  un  conrormo  à  la 
nouvelle  profession  qu  il  embrassait.  -Après 
beaucoup  de  noms  pris,  quittés,  rognés,  allon- 
gés, faits  et  défaits,  il  s'arrêta  à  celui  de  Rossi- 

'  lioulfoii  du  duc  de  Ferrure  au  quiiiziùiiie  siècle,  iloiil  le 
cheval  ii'avuil  que  l.i  pi'au  et  les  os. 


DON    QUICHOTTK 


kantk',  (pli  lui  parut  tout  à  la  l'ois  soiioïc,  ic- 
lonlissaiil,  sij;iiilica(ir,  ol  l)iiiii  digue,  eu  l'H'i'l, 
de  la  prcmièie  de  toutes  les  rosses  du  monde. 

l'ne  fois  ce  nom  trouvé  pour  son  cheval,  il 
voulut  s'en  donner  un  à  lui-mènip,  et  il  y  con- 
sacra encore  hiiil  jouis,  au  Imiil  desquels  il  se 
décida  enlin  à  s'appeler  ho.n  UriciiOTTi;,  ce  (pji  a 
l'ait  penser  aux  auteurs  de  celte  véi'idi(jue  his- 
toire que  son  nom  était  Onixada  et  non  Quo- 
sadn,  comme  d'autres  l'ont  prétendu.  Mais,  ve- 
nant à  se  souvenir  que  le  valeureux  Aniadis  ne 
s'était  pas  appelé  .\niadis  iont  court,  et  que 
pour  rendre  à  jamais  célèhre  le  nom  de  son 
pays,  il  l'avait  ajouté  au  sien,  en  se  faisant  ap- 
peler .\niadis  de  Gaule,  notri^  hidalgo,  jiloux  de 
l'iniiter,  voulut  de  même  s'appeler  don  (Jiii- 
cholte  de  la  .Manche,  persuadé  (pi'il  ilhisliail  sa 
patrie  en  la  faisant  paiticipcr  à  la  gloire  qu'il 
allait  acquérir. 

Après  avoir  i'ourhi  ses  armes,  fait  avec  un 
morion  une  salade  entière,  donné  nn  nom  re- 
tentissant à  son  cheval,  et  en  avoir  choisi  un 
tout  aussi  nolile  poin'  lui-même,  il  se  tint  pour 
assuré  (pi'il  ne  man(|ii:iit  plus  rien,  sinon  nue 
dame  à  aimer,  parce  qu'un  (lii'\alier  sans  amour 
est  un  arbre  sans  feuilles  et  sans  fruits,  nn 
corps  sans  âme.  En  effet,  que  pour  la  punition 
de  mes  péchés,  se  disait-il,  ou  plutôt  grâce  à 
ma  bonne  étoile,  je  vienne  à  me  trouver  face  à 
face  avec  un  géant,  connue  cela  arrive  sans  cesse 
aux  chevaliers  errants,  (pic  je  le  désarçmme  an 
premier  choc  et  le  |)ourfcnde  par  le  milieu  du 
corps,  ou  seulement  le  réduise  à  merci,  n'est-il 
pas  bien  d'avoir  une  dame  à  (pii  je  puisse  l'en- 
voyer en  présent,  atin  (pi'inrivé  devanl  ma  douce 
souveraine,  il  lui  dise  en  l'abordant,  d'une  voix 
himihie  et  soumise  :  «  Maihnnc,  je  suis  le  géant 
(]aracidiand)ro,  seigneur  de  l'Ile  de  .M.dindrania, 
qu'a  vaincu  en  comhal  singulier  voire  esclave, 
1  invincil)le  et  jamais  a.ssez  célébré  don  (juichotlc 
de  la  Manche,   t.'cst  par  son  ordre  cpie  je  viens 

'  Ri)cn-»^:r.',  Hosxf  aujinriiiiiiil 


me  mettre  à  vos  genoux  devant  Votre  Grâce,  afin 
(pi'elle  dispose  de  moi  selon  son  bon  plaisir.  » 

t)li  !  cond)ien  notre  hidalgo  fut  heureux  d'avoir 
inventé  ce  beau  discours,  et  surtout  il'avoir 
trouvé  celle  qu'il  allait  l'.iiie  niailresse  de  son 
cœur,  instituer  dame  de  ses  pensées  !  C'était,  à 
ce  (pie  l'on  croit,  la  lillc  d'ini  laboureur  des 
environs,  jeune  paysanne  de  bonne  mine,  dont 
il  était  devenu  amoureux  sans  (pic  la  lielle  s'en 
doutât  nn  seul  instant.  IJHi;  s'appelait  Aldonza 
Lorcnzo.  Après  lui  avoir  longtemps  cherché  un 
nom  qui,  sans  trop  s'écarter  de  celui  qu'elle 
portait,  nmionçàt  cependant  la  grande  dame  et 
la  princesse,  il  Unit  par  l'appeller  Dri.ciNÉE  du 
ToBOSo,  parce  qu'elle  était  native  d  un  village 
ai)pclé  le  Toboso,  nom,  à  son  avis,  noble,  har- 
monieux, et  non  moins  éclatant  que  ceux  qu'il 
avait  choisis  pour  son  cheval  et  pour  lui-même. 


CIIAPITRK   U 

ÛJI   TRAITE    DE    Lfl    PREMIERE   SORTIE  QUE    FIT    L'INGÉNIEUX 
DON   QUICHOTTE 

Ces  préliminaires  accomplis,  n.tre  hidalgo  ne 
voulut  pas  différer  plus  longtemps  de  mellrc  à 
exécution  son  projet,  se  croyant  déjà  responsa- 
ble de  tons  les  maux  que  son  inaction  laissait 
peser  sur  la  terre,  torts  à  redresser,  dettes  à  sa- 
tisfaire, injures  à  juniir,  outrages  à  venger. 
Ainsi  sans  se  conlier  à  âme  qui  vive,  et  sans 
être  vu  de  personne,  \\\\  matin  avant  le  jour 
(c'était  un  des  plus  chauds  dti  mois  de  juillet), 
il  s'arme  de  ])icd  en  cap,  enfourche  Rossinante, 
el,  lance  an  poing,  rondache  au  bras,  visière 
baibsce,  il  s'élance  dans  la  campagne,  par  la 
fausse  porte  de  sa  basse-cour,  ravi  de  voir  avec 
ipielle  facilité  il  venait  de  donner  carrière  à  son 
noble  désir.  Mais  à  peine  fut-il  en  chemin,  ipi'as- 
sailli  d'une  fâcheuse  pensée,  peu  s'en  fallut  qu'il 
n'abandonnât  l'entreprise.  Il  se  rajqM'Ia  tout  à 
coup  (pic  n'étant  point  armé  chevalier,  les  lois 
de  cette  profession  lui  défendaient  d'entrer  en 


m;  \  \  M  \  Nc.  Il  i:. 


Paris,  S.  Raçon,  imp 


Purne,  Joi  vct  el  eomp.,  ériil. 


Pans  ce  niomoiit  ^uiviiU  riiôlolicr  (p.  il). 


lice  avec  aucun  clievalicr;  cl  que  le  l'ùl-il,  il 
n"avail  droil,  comme  novice,  de  porter  que  des 
armes  l)lanches,  c'est-à-dire  sans  devise  sur 
l'écn,  jusqu'à  ce  qu'il  en  eût  conquis  une  par  sa 
valQur.  Ce  scrupule  le  lourmenlait  ;  mais ,  sa 
folie  l'emportant  sur  toute  considération,  il  ré- 
solut de  se  faire  armer  chevalier  par  le  premier 
qu'il  rencontrerait,  comme  il  avait  lu  dans  ses 
livres  que  cela  s'était  souvent  pratiqué.  Quant  à 
ses  armes,  il  se  promettait  de  le*  inuriiir  si 
bien,  tout  en  tenant  la  canqiagne,  qu'elles  de- 
viendraient |dus  hlanclics  quel'liprniine.  S'étant 
donc  mis  l'esprit  en  repos,  il  poursuivit  son 
chemin,  s'abandonnant  à  la  discrétion  de  son 
cheval,  et  persuadé  qu'en  cela  consistait  l'essence 
des  aventures. 

Tendant  qu'il  cheminait  enseveli  dans  ses 
pensées,  notre  chercheur  d'aventures  se  parlait 
à   lui-même.  Lorsque  dans  les  siècles  n   venir 


sera  publié  l'histoire  de  mes  fjlorieu.x  exploits, 
se  disait-il,  nid  doute  (|ue  le  sage  qui  tiendra  la 
plume,  venant  à  raconter  cette  première  sortie 
que  je  fais  si  matin,  ne  s'exprime  de  la  sorte  : 
.V  peine  le  blond  l'hébus  conmiençait  à  déployer 
sur  la  spacieuse  face  de  la  terre  les  tresses  do- 
rées de  sa  belle  ciievelure,  à  peine  les  petits 
oiseaux,  imancés  de  mille  couleurs,  saluaient 
des  harpes  de  leurs  langues,  dans  une  douce  et 
mielleuse  harmonie,  l'Aurore  au  leinl  rose 
(piiltant  la  couche  de  son  vieil  époux  pour  venir 
éclairer  l'horizon  casiillan,  que  le  fameux  che- 
valier don  Quicliotle  de  la  Manche,  désertant  la 
plume  paresseuse,  monta  sui-  son  fidèle  Tiossi- 
iiante,  et  prit  sa  roule  à  travers  l'antique  el 
célèbre  plaine  de  Monliel.  C'était  là  qu'il  se 
trouvait  en  ce  moment.  Heureux  âge,  ajonlail-il, 
siècle  fortuné  (|ni  verra  pioduire  au  giand  jtuu 

mes  incomparables  prouesses,  dignes  d'être  éler- 

9 


iO 


DON    QlIlCIiOTTK 


nisées  par  le  bronze  et  le  marbre,  retracées  par 
le  piiu'oaii,  aliii  d'être  données  en  e\ein|ili's  anx 
races  Itiliiresl  El  toi,  sa^e  eiicliaiiteui',  assez 
lieiMciix  |iinM(''lre  le  rlinuiii|ii('iir  de  cette  mer- 
veilleuse liisloire,  n'oublie  pas,  je  l'en  ((injure, 
iniin  bon  Itossinante,  ce  cher  compaijnoii  de 
mes  pénibles  travaux. 

Puis  tout  à  coup,  coninie  (huis  un  liansporl 
ainouri'uv  :  d  Hiilrince!  s'écriail-il,  souveraine 
de  ce  ciiMir  esclave,  :'i  ipicllc  épreuve  vous  le 
soumetlez  en  me  bainiissant  avec  la  rigoureuse 
défense  de  reparaître  devant  votre  bc^aulé  !  Du 
moins  qu'il  vous  souvienne  des  lonrments  qu'en- 
dure pour  vous  ce  cour  voire  sujet!  A  ces  rê- 
veries il  en  ajoutait  cent  antres  noji  moins  cxira- 
onlinaires,  sans  s'apercevoir  que  le  soleil,  dé'jà 
bien  IkuiI  sur  l'horizon,  lui  dardait  tellement  sur 
la  télé,  qu'il  n'en  fallait  jias  davanlai;c  pour  fon- 
dre sa  cervelle,  s'il  lui  en  elail  rt\^té  (|uel(|ue  peu. 
\olre  héros  chemina  ainsi  loul  le  jour  sans 
ipi'd  lui  arrivai  rien  qui  tn('rile  d'iMre  raconté; 
Cl-  (pii  le  d('sespérail,  laiil  il  lui  lardait  de  Iroii- 
verinie  épreuve  diiiiie  de  sou  lom'afçe.  Quelques- 
uns  piV-leiiileiil  ,|iie  sa  première  aventure  fui 
celle  du  jinnlii  Lapiic  '  ;  d'aultLs,  celle  des 
moulins  à  veni;  mais  loid  ce  (juc  j'ai  pu  décou- 
vrir à  ce  sujel  dans  les  amiides  de  |a  Manche, 
c'est  ipiaprés  avuir  niairlii' jiisi|i,'aii  coucher  du 
s(deil,  son  cheval  et  lui,  demi-niorls  de  faim, 
étaient  si  fatifiiK's,  (piils  pmnaient  à  peine  se 
soutenir.  Kn  regardani  de  lous  eoté's  s'il  ne  dé- 
couvrirait pas  quelque  abri  on  il  pùl  se  reposer, 
il  .-iperiMil,  non  loin  du  clieniiii  qu'il  suivait,  une 
aubcrjîc  isolée,  laquelle  brilla  à  ses  yeirx  connue 
ime  étoile  (pii  allai!  le  (conduire  au  |)orl  du  sa- 
lut, l'nssnnl  le  pas  de  son  cheval,  il  y  arriva 
I  iiuniie  le  jour  Unissait. 

Sur  la  porle  eu    ce   nionieid    prenai, m  leurs 
ébals  deux  ib-  ces  d.ui/elles  d„nl  on  a  coulume 

de  dire  .p.Vlbss.mt  de  boune  vol.mlé  ;  ces  lilles 
allaient  à  Sevdle  avec  des  muletiers  qui  s'élaienl 


•  Km  K*|..is,.o,  ,m  apprll,.  pi„rlo,  |K.rl    m,  o»! 
■  ilmilii'.'M,... 


011  |iaj-agc  dans 


arrêtés  là  poiu'  y  passer  la  miit.  tlomnie  noire 
aventurier  voyait  partout  ce  (pi'il  avait  lu  dairs 
ses  livres,  il  n'eut  jias  plus  l(M  aperçu  celte  mis(''- 
rable  hôtellerie,  (piii  la  prit  pour  nu  cliàteau 
avec  ses  (pialie  lonrelles,  ses  chapiteaux  d'ar- 
uent  II! nui  reluisant  au  soleil,  ses  fossés,  son 
pout-levis,  enlin  tous  les  accessoires  qui  accom- 
pai^nenl  ces  sortes  de  descriptions.  A  peu  de  dis- 
lance il  s'arrêta,  et,  retenanl  la  bride  de  son  che- 
val, il  atlendil  (pi'im  nain  vint  se  nionlrer  anx 
créneaux  pour  annoncer  à  son  de  trompe  l'ar- 
rivée d'un  chevalier  :  mais  comme  rien  ne  pa- 
raissait, et  que  Itossinante  avait  liàle  (U;  gagner 
l'écurie,  don  Quichotte  avan(;a  de  quelques  pas 
cl  apen.'ul  alois  les  deux  hllcs  en  (|iU'sliiiii,  (pii 
lui  iiarment  deux  nobles  (lamoiselles  folàlranl 
devant  la  porle  du  château.  Un  porcher  qui 
])assait  en  ce  moment  se  mit  à  soufDer  dans 
une  corne  pour  rassend)ler  son  troupeau  :  per- 
snadi'  qu'on  venait  de  donner  le  signal  de  sa 
venue,  notre  héros  s'appiocha  tout  à  fait  de  ces 
femmes,  (pii,  à  l'aspect  ini|)révu  d'im  honnne 
armé  jnsipi'anx  dents,  reidrèrcnt  précipilam- 
nu'ut  dans  la  maison,  lleviiianl  le  niolifde  leiu' 
fiaveur,  don  (Juicholle  leva  sa  visière,  et  décou- 
vrant à  UMiitié  son  sec(!l  pondiciix  visage,  il  leur 
dit  d'un  t(m  calme  et  doux  :  Timides  vierges, 
ne  hivcz  poiid,  cl  ne  redonle/.  de  ma  part  au- 
cune offense  ;  la  chevalerie,  doni  je  fais  profes- 
sion, m'inlerdil  d'olTenser  personne,  el  surloul 
de  nobles  (lamoiselles  telles  (|iu'  vous  paraissez. 

Ces  femmes  le  regaidaient  avec  étonnemcnl 
et  cherchaient  de  Ions  leuis  yeux  son  visage 
sous  la  mauvaise  visière  (jni  le  couvrait  :  mais 
ipiand  elles  s'enlendii  eiil  a|i|ii'ler  danioiselles, 
elles  ne  purent  s'empechei-  d  éclater  de  rire. 

I.a  modeslie  sied  à  la  i)eaulé,  repi  il  don  Qui- 
cbolled'mi  Ion  sévère,  et  Icrii'c  ipii  procède  de 
cause  l'nlile  esl  nue  inconvenance.  Si  y  voiis 
Italie  ainsi,  ne  cro\ez  pas  ipie  ce  soil  pour  vous 
aliliger,  ni  pour  li'onbler  la  belle  Innneur  où  p' 
vous  vois,  car  la  mieime  u'esl  antre  (pw  de  vous 

■Il  vil  . 


\)\i  LA   MANCHE. 


11 


(!(•  Liiij;aj;e  ol  colto  bizaiir  lifiiirc  ne  riiis^iitiil 
que  iciloiililcr  lus  éclals  de  leur  fjaii'lé;  et  cela 
sans  doute  eût  lual  totinié,  si  dans  ce  inunioiil 
lie  fui  survenu  l'Iiùtelier,  liouinie  d'un  énorme 
enilioniioiul,  cl  par  eoiiséquent  très-|)aeili<|ne. 
A  l'aspect  de  cet  étrange  personnage  loul  e(ni- 
\ert  d'armes  dépareillées,  il  l'iil  lùeii  près  de 
partager  l'hilarité  des  deux  don/elles  :  mais,  en 
voyant  cet  attirail  de  guerre,  se  ravisant,  il  dit 
à  riiicomiu  :  Seigneur  clievaliei-,  si  Volie  Grâce 
a  liesoiii  d'iiM  cite,  saiil  le  lil  tniili't'ois,  car  il 
ne  m'en  reste  pas  un  seul,  elle  Uou\era  ciie/. 
moi  tout  à  prol'usion. 

Au\  avances  courloises  du  gouverneur  du 
cliàlcau  (tels  lui  paraissaient  riiotellerie  cl  l'Iio- 
tclier)  don  (Juicliotte  répondit  :  Seigneur  cliàlc- 
lain,  |ieu  de  chose  me  sullit  ;  i.ks  mîmes  sont 
MA  l'AHUiii;,  et  mes  délassemeiils  les  combats'. 

A  ce  nom  de  châtelain  {castellanu-),  l'Iiôle- 
lier  crut  cpie  notre  aveiiliu'ier  le  prenait  pour 
un  Castillan,  lui  qui  élail  un  franc  Andalous,  et 
même  de  la  plage  de  San  Lucar,  aussi  voleur 
que  Cacus,  aussi  goguenard  qu'un  écolier  ou 
(pi'un  page  :  En  ce  cas,  lui  dit-il,  la  couche  de 
Voire  Seigneurie  doit  être  un  dur  rocher  et  son 
sommeil  une  veille  continuelle'.  S'il  en  est 
ainsi,  vous  pouvez  inellre  pied  à  terre,  sûr  de 
trouver  ici  mille  occasions  pour  une  de  passer 
non-senlenienf  la  nuit,  mais  toute  l'année  sans 
dormir.  En  disant  cela  d  courut  tenir  l'élrier  à 
don  Quichotte,  qui  descendit  de  cheval  avec 
beaucoup  de  peine  et  d'elïorls ,  connue  un 
honnne  accablé  du  poids  de  ses  armes  et  ipii 
depuis  douze  heures  était  encore  à  jeun. 

Le  premier  soin  de  notre  héros  lut  de  re- 
commander sa  moulure,  afiirmaut  que  de  toutes 
les  bétes  qui   dans  le  monde  portaient  selle , 


*  Mis  ai'i'cos  son  las  armas, 

Mi  duscanso  el  pclcar.  [lioiiiaiicero.i 

-  Il  y  a  ici  un  jeu  de  mois  :  en  esp:ignol,  castellano  veut  dire 
r.asiillaii  el  cliàlelain. 


Ml  cama  las  duras  peûai:. 

Mi  dormir  sicniprc  velar.  [Ilomancero.] 


celait  cei'taiiienieiit  la  liieilleine.  lin  e\.iiiiiiiaiil 
llossinaute,  l'Iiùtelier  puise  convaincre  qu  il  en 
lallail  raliallre  plus  de  moitié;  toutefois  il  le 
ciuidiiisil  à  l'écurie,  et  revenant  aussitôt  près  de 
son  Ilote,  il  le  trouva  réconcilié  avec  les  deux 
donzelles,  (|ui  s'em|»ressaieiil  à  le  débarrasser 
de  son  armure.  Elles  lui  avaient  bien  olé  la  cui- 
rasse el  le  corselet;  mais  (piand  il  l'allul  dé- 
boiler  le  gorgerin  et  enlever  la  malheureuse  sa- 
lade, attachée  par  des  rubans  verts,  il  devint 
iiii|)(t>silile  de  ilelaire  les  iiiiiids  sans  les  couper; 
aussi  (lioi  (Juielidlte  ne  mujIuI  jamais  yconsentir, 
ainianl  mieux  pa>>ei-  tonte  la  nuit  avec  sa  salade 
en  tête,  ce  ipii  lui  faisait  la  plus  plaisante  ligure 
qu'on  (lût  imaginer. 

l'eiulanl  celle  céréinonie,  prenant  toujours 
celles  qui  le  désarmaient  pour  de  nobles  daiuoi- 
sellcs  et  les  maîtresses  de  ce  château,  notre 
héros  leur  déhitail  d'un  air  galant  ces  ver»  d'un 
vieux  romancero  : 

Vit-on  jamais  un  chevalier, 
Plus  en  f.iveur  niiprés  des  belles? 
1)011  (JiiiclioUe  est  servi  par  elles. 
Daines  ont  soin  de  son  coursier. 

Kossinante  est  son  nom,  mesdames,  el  don 
Quichotte  de  la  Manche  celui  de  votre  serviteur, 
ipii  avait  fait  serment  de  ne  point  se  découvrir 
avant  d'avoir  accompli  quel(|ue  grande  prouesse, 
l.e  besoin  d'ajuster  la  rjinance  de  Laucelot  à  la 
situation  où  je  me  trouve  l'ait  que  vous  savez. 
iiKui  nom  plus  lot  que  je  ne  l'aurais  voulu  ;  mais 
viendra  le  temps,  j'es|ièie,  où  Vos  Gracieuses 
Seigneuries  me  donneront  leurs  ordres,  où  je 
serai  heureux  de  leur  obéir  el  de  mettre  à  leur 
service  la  valeur  de  mon  bras. 

l'eu  accoulumées  à  de  semblables  discours, 
ces  femmes  ouvraient  de  grands  yeux  et  ne  ré- 
pondaient rien  ;  à  la  fin  poiiiianl,  elles  lui  de- 
inaudèrenl  s'il  voulait  manger  ipielque  chose. 

Volontiers,  répondit  don  Quichotte;  et,  quoi 
que  ce  puisse  èlie,  tout  viendra  fort  à  propos. 

l'ar  malheur,  c'était  lui  vendredi,  el  il  n'y 
availdans  toute  l'holelleiie  que  les  restes  d'un 


12 


DON   QUICHOTTE 


poisson  séclu'  (|ii'on  ;iii|h'IIl'  en  Espagne,  selon 
la  province,  inoiiie,  nierliiclie  mi  liiiilclle.  Mlles 
le  prièrent  de  vonloirbieu  .s'en  eonlenler,  puis- 
que l'élail  la  seule  chose  qu'un  put  lui  oiïrir. 

i'oui'vu  (ju'il  y  ail  un  ccilain  nouihre  de  ces 
Iruitelles,  répliqua  don  Ouieliolte,  eel;i  éqnivau- 
dia  à  une  truite  ;  car,  me  donuer  la  monnaie 
d'une  pièce  de  huit  réaux,  ini  la  pièce  entière, 
peu  inq>oiie.  D'autant  qu'il  en  est  peut-être  de 
la  Iniilelle  connue  du  veau,(pii  est  plus  tendie 
que  le  Ixeul',  ou  liien  encore  du  chevreau,  (|ui 
est  plus  délicat  que  le  houe.  Mais,  (pioi  {pu'  ce 
soit,  je  le  répète,  (pi'on  l'apporte  an  plus  vite; 
car,  pour  supporter  la  l'aligne  et  le  poids  des 
armes,  il  faut  réconforter  l'estomac. 

Pour  qu'il  dînàl  au  frais,  une  table  l'ut  dressée 
devant  la  porte  de  Thôtellerie,  et  l'hôtelier  lui 
apporta  un  morceau  de  poisson  mal  dessalé  et 
plus  mal  cuit,  avec  un  pain  moi.si  plus  noir  (|ue 
ses  armes.  Celait  un  plaisanl  spectacle  de  le 
voir  ainsi  atlahlé,  la  lcl(^  emliuiléc  dans  son 
luorion,  visière  et  mentonnière  en  avant.  Comme 
il  avait  peine  à  se  servir  de  ses  mains  pour  porter 
les  morceaux  à  sa  bouche,  une  de  ces  dames  l'ut 
obligée  di'  lui  rendre  ce  service.  (}uaut  à  le  faire 
boire,  ce  lui  bien  autre  chose,  et  on  n'y  sérail 
jamais  parvenu,  si  l'hôlelier  ne  se  fût  avisé  de 
percer  de  part  en  part  un  huig  roseau  et  de  lui 
en  introduire  entre  les  dents  un  des  bouts.  Mais 
notre  héros  eiulurait  Imii  paliennuent',  plutôt 
que  de  laisser  couper  les  rnhaus  de  son  armet. 
Sur  ces  entrefaites,  un  cbàlreur  de  porcs,  qui 
rentrait  à  l'hôlellerie,  s'étant  mis  à  silHer  ein(| 
ou  si.x  fois,  cet  incident  acheva  de  lui  jicrsuadcr 
qu'il  était  dans  im  (ameu.x  château,  cl  qu'on  lui 
faisait  de  la  musique  pendaiil  le  repas.  AIoïs  la 
merluche  fid  pour  lui  de  la  Iruile,  le  p;iiii  unir 
du  pain  blanc,  les  don/elles  de  graudes  dames, 
l'hôlelier  le  seigneur  châtelain,  .\ussi  étail-il 
ravi  de  la  ré.solulion  qu'il  avait  prise,  et  du  gra- 
cieux résultat  de  sa  première  sortie.  Une  seule 
ciiosccepeudanl  le  cbagiiuail  au  fond  de  l'iïme  : 
c'était   d.'  n'être  point  encore  arnu'-  chevalier. 


pai'ce  (pi'cn  cet  étal,  disait-il,  on  iu>  pouvait  lé- 
i;itinieinent  enlrciircndre  aucune  aveiilnre. 


CIIAPIIHE  III 

ou     L'ON     RftCONTE    DE  QUELLE    PLAISANTE    MANIERE    DON    QUICHOTTE 
Fur    ARME    CHEVALIER 

Tourmenté  de  celle  pcnisée,  il  abrège  sou 
maigre  repas,  puis,  se  levant  brusquement,  il 
a|)pellc  l'hôtelier,  l'enmiène  ilans  l'écurie,  et, 
après  en  avoir  lernié  la  porle,  il  se  jette  à  deux 
genon.x  devant  lui  en  disant  :  Je  ne  me  relèverai 
pas  d'où  je  suis,  illustre  chevalier,  que  Votre 
Seigneurie  ne  m'ait  octroyé  l'insigne  faveur  que 
j'ai  à  lui  deuiandei',  laquelli^  ne  tournera  pas 
moins  à  votre  gloiic  (pi'à  l'avantage  du  geiu'e 
humain. 

En  le  voyant  dans  cette  posture  siq)|diante 
tenir  un  si  étrant!e  discours,  l'hôtelier  le  regar- 
dait Inul  clialii,  cl  s'opiniàli'ait  a  le  relever; 
mais  il  n'y  parvint  (pi'en  proniellanl  de  l'aire  ce 
qu'il  désirait. 

Je  n'attendais  pas  moins  de  votre  courtoisie, 
seigneur,  dit  don  Quichotte.  Le  don  que  je  vous 
demande  et  (|ue  vous  prouietle/,  de  m'ocirover 
si  obligeaiumcnl,  c'csl  dcniain,  à  la  |)oinle  <lu 
jour,  de  m'armer  chevalier;  mais  au  |néalalde, 
alin  de  me  |)iéparer  à  recevoir  cet  illustre  ca- 
ractère que  je  souhaite  avec  ardeur,  permettez- 
moi  di'  faire  celle  nuil  la  veille  des  armes  dans 
la  cliapelli'  de  voire  château,  après  quoi  il  me 
sera  permis  de  chercher  les  a\entnres  par  toute 
la  terre,  secourant  les  opprimés,  châtiant  les 
méchants,  selon  le   vieu  de   la    che\alerie,   et 

cnii liiil  le  l'aire  loul  clievaliei-  errant  que  sa 

vocalinii  appelle  a   nniplir  une  si   noble  tâche. 

1,'liolelier,  ruse  conqieic  (on  l'a  \u  déjàl,  et 
ipii  avait  (pichpie  soupi.on  du  jugement  fêlé  de 
son  bôle,  acheva  de  s'en  convaincre  in  eiileii- 
d.nil  lin  M'odilalile  discours;  aussi,  pour  s'ap- 
prélei  de  ipiiii  rire,  il  vcudnl  lui  doinier  salis- 
l'aclion.   Il    lui    dil    qu'une    pareille    résoluliou 


PE   LA  MANCHK. 


13 


l'nii  QnirhoU"  restait  (ièremcnt  près  ilc  l'jiijc  ((>■  Ki 


montrait  qu'il  était  liomnio  sage  et  de  grand 
sons;  (jnelle  était  d'ailieurs  naturelle  au\  hi- 
dalgos d'aussi  haute  volée  qu  il  |iaraissait  être 
cl  (|ue  l'annonçaient  ses  gaillardes  manières; 
que  lui-nicnie,  dans  sa  jeunesse,  s'était  voué  à 
cet  honorahie  exeiciee:  (m'il  avait  visité,  eu 
(|ucle  ilavenlures,  |)lusieurs  parties  du  monde, 
ne  laissant  dans  les  faubourgs  de  Séville  et  de 
Malaga,  dans  les  marchés  de  Ségovie,  dans  l'oli- 
vcrie  de  Valence,  près  des  remparts  de  Cirenade, 
sur  la  plage  de  San  Luear,  et  dans  les  moindres 


ealiarcis  de  Tolède  ',  aucun  endroit  où  il  eut 
négligé  d'exercer  la  légèreté  de  ses  i)ieds  ou  la 
sulitilitéde  ses  mains,  causant  une  foule  de  torts, 
cajolant  les  veuves,  débauchant  les  jeunes  lilies, 
dupant  munlire  d'orphelins,  linalement  faisant 
comiaissancc  avec  presque  tous  les  tiilmnaux 
d'tspagne,  ou  peu  s'en  faut;  après  quoi,  a.idula- 
l-il,  je  suis  venu  me  retirer  dans  ce  chùleau,  où, 
vivant  de  mon  bien  et  de   celui   des   antres,  je 

'  L  holclier  Joiiiie  ici  la  nomenclalurc  des  divers  eiidioils 
Iréquciili's  par  les  vagabonds  et  les  voleurs. 


a 


DON   QUICHOTTE 


iiri'iiiiin'ssc   d'iirriioillir  Ions  les  chevaliers  cr-    I 
.  .  .   .        ..       i 

laiil-,    ili'  (iiR'l(|uc   coiiililion   el    (jiialitr  (lu'ils 

soioiit,  seulcini'iil  pour  restiine  que  je  leur  porte, 

el    pourvu    ipi'ils   partagent    avec    moi    leurs 

liiianccs  en  retour  de  mes  généreuses  intcnlions.    t 

Noire  compère  assura   (|n'il  n'avait  |ias  ciiez  lui   ' 

lie  clia|iclle  pour  faii'c  la  veille  des  armes,  ))arce  l 

(]u'on  l'avait  abattue  à  seule  fin  d'en  rebâtir  une 

toute  neuve;  mais  qu'il  était  ceitain  qu'en  cas 

de  nécessité,  cette  veille  pouvail   avoir  lieu  où 

bon  semblait ,  qu'en  conséipienco  il   engageait 

son  hôte  à  la  faire  dans  la  cour  du  cbàteau,  où, 

dès  la  petite  pointe  du  jour,  et  avec  l'aide  de 

Dieu,  s'aclièverâit  la  cérémonie  usitée;  si  bien 

que,  dans  quelrpics  heures,  il  pourrait  se  vanter 

d'élre  armé  chevalier,  autant  ipi'on  pût  l'être 

au  monde.  Notre  honnne  finit  en  lui  demandant 

s'il  portail  de  l'argent. 

Pas  un  maravédis,  répondit  don  Quichotte, 
el  dans  aucune  hisloite  je  n'ai  lu  ([u'im  cluiva- 
lier  errant  en  ai  porté. 

Vous  vous  abusez  étrangement,  répliqua  l'hô- 
telier :  et  soyez  sûr  que  si  les  iiistoriens  sont 
muets  sur  ce  point,  c'est  qu'ils  ont  regardé 
comme  superllu  de  rcconunander  une  ciiose 
aussi  simple  ((ue  celle  de  porter  avec  soi  de  l'ar- 
gent et  des  chemises  blanches.  Tenez  donc  pour 
certain  et  avéré  que  les  chevaliers  errants  dont 
parlent  les  livres  avaient  à  tout  événement  la 
bourse  bien  garnie,  et  de  plus  une  petite  boite 
d'onguent  pour  les  blessures.  En  effet,  comment 
croire  que  ces  chevaliers,  exposés  à  des  combats 
incessants,  an  milieu  des  plaines  et  des  déserts, 
eussent  là  tout  à  point  quelqu'un  pour  les 
panser;  à  moins  cependant  (in'iin  cui  haiileni' 
n'accourùl  à  leur  secours,  amenant  à  travers  les 
airs,  sur  un  nuage,  queli(ue  dame  ou  nain  por- 
teur d'une  lioie  d'eau  d  une  vertu  telle,  qu'avec 
deux  simples  gouttes  sur  le  bout  de  la  langue 
ils  se  trouvaient  tout  aussi  (lis|io>  (pi  anp.ii  avant  : 
mais,  a  défaut  de  ces  puissants  amis,  crovez-le 
bien,  CCS  chevaliers  veillaien'  avec  grand  soin  à 
ce  que  leurs  écu  vers  fussent  pourvus  dargenl. 


de  charpie  et  d'ongiu'iit;    el   si    pai'  hasard   ils 
n'avaient  point  d'écuyer,  cas  fort  rare,  ils  por- 
taient eux-mêmes  tout  cela  dans  une  petite  be- 
sace, sur  la  croupe  de  leur  cheval;  car,  cette 
circonstance  exceptée,  l'usage  de  porter  besace 
était  peu    suivi    des   chevaliers    criants,    (l'est 
pourquoi,  ajouta  notre  compère,  je  vous  donne 
le  conseil  et  même  au  besoin  l'ordre,  comme  à 
celui  qui  va  être  mon  tilleul  d'armes,  de  ne  plus 
désormais  vous  mettre  en  loute  sans  argent  ;  el 
soyez  ])erEuatlé  (jne,  dans  jdus  d'mie  occasion, 
vous  aurez  à  vous  applaudir  de  cette  prévoyance. 
Don  Ouichotte  promit  de  suivre  ce  conseil,  et, 
sans  plus  tarder,  se  prépara  à  faire  la  veille  des 
armes  dans  une  basse-cour  dépeiulaule  de  l'iiô- 
tellcrie.   Il  rassembla   toutes  les  |)ièces  de  son 
arjnure,  les  posa  sur  nue  auge  (pii  était  près  du 
puits;   après  quoi,  la  rondache  au   bras  et  la 
lance  au  poing,  il  se  mit  à  passer  et  à  repasser 
devant  l'abreuvoir,  d'un  air  calme  el  fier  tout 
ensemble.  Les  gens   de  l'hôtellerie  avaient  été 
mis  au  fait  de  la  folie  de  cet  inconnu,  de  ce 
(|n'il  ap|)elait  la  veille  des  armes,  et  de  son  vio- 
lent désir  d'être  armé  chevalier.  Cin-ieux  d'un 
spectacle  si  étrange,  ils  vinrent  se  placer  à  quel- 
que distance,  et  chacun  put  l'observer  tout  à 
son  aise,  tantôt  se  promenant  d'un  pas  lent  et 
mesuré,  lantôl  s'appuyanl  sur  sa  lance  et  les 
yeux  attachés  sur  son  armure.  Qnoiipie  la  nuit 
fut  close,   la  lune  répandait  une   ilartt'  si  vive, 
(|uon  distinguait  aisément  jusqu'aux  moindres 
gestes  de  notic  héros. 

Sur  ces  entrefaites,  un  des  muletiers  (pu 
étaient  logés  dans  riiôtelleiie  voulul  taire  boire 
ses  bêtes;  mais  pour  cela  il  fallait  enlever  les 
armes  de  dessus  l'abieuvoir.  Don  (Juicholte,  (|ui 
en  le  vovant  venir  avait  deviné  son  dessein,  lui 
I  cria  d'une  voix  (ière  :  0  toi,  imprudent  t  heva- 
1  lier  qui  oses  approcher  des  armes  d'mi  de  s  plu^ 
vaillants  paiiiii  eeiiv  (|in  ont  jamais  leiid  I  epée, 
prends  garde  à  ce  (|ue  tu  vas  faire,  el  crains  de 
toucher  à  cette  arnnu'c,  si  lu  ne  veux  laisser  ici 
la  V  ie  pdur  pi  iv   de   ta  ti'mérilé  1    Le  nmlelier'. 


i>  i:  I,  \  M  A  .\  c  II  r.. 


it 


sans  s'iii(|uit''U'i' (le  los  menaces  (iiiicuv  eut  valu 
ponr  sa  santé  (|iril  cmi  fil  ras!),  prit  raiiniiro 
par  les  connoies  et  la  jeta  loin  de  Un. 

rius  pioinpl  (|ue  l'éclair,  noire  liéros  lève  les 
\eiiv  an  ciel,  et  iiivoiinanl  Dnleiiiée  :  Ma  dame, 
dit-il  à  lemi-voix,  seeonre/.-moi  en  ce  premier 
aflVonl  qnessnic  ce  cœnr,  votre  vassal  ;  (|nc 
votre  lavenr  me  soit  en  aide  en  ce  premii'r  péril  ! 
Aussitôt,  jclanl  sa  roiidaelie,  il  saisit  sa  lance  à 
deux  mains,  et  en  dccliarj;e  nii  tel  coup  sur  la 
tète  du  muletier,  (]u'il  l'élend  à  ses  |iieds  dans 
un  étal  si  piteux  iiiTun  second  l'eût  à  jamais 
dispensé  d'appeler  un  chirurgien.  Cela  lait,  il 
ramasse  son  armure,  la  re|)lace  sur  l'abreuvoir, 
et  recommence  sa  piomenade  avec  autant  de 
calme  (|ue  s'il  ne  l'ut  riiu  arrivé. 

Peu  après,  un  autre  mulclier  ignorant  ce  ((ni 
venait  de  so  passer,  voulut  aussi  faire  boire  ses 
mules;  mais  comme  il  allait  toucher  aux  armes 
ponr  débarrasser  l'abreuvoir,  don  (Juiehotte, 
sans  prononcer  une  parole,  et  cette  fois  sans 
demander  la  faveur  d'aucune  dame,  lève  de  nou- 
veau sa  lance,  en  assène  trois  ou  cpialrc  coups 
sur  la  tcte  de  l'audacieux,  et  la  lui  ouvre  en  trois 
ou  quatre  endroits.  Aux  cris  du  Idessé,  tous  les 
gens  de  riiolellrrie  accoururent;  mais  notre 
héros,  reprenant  sa  rondache  et  saisissant  son 
épée  :  Dame  de  beauté,  s'écrie-t-il,  aide  et  ré- 
confort de  mon  cœur,  voici  l'instant  de  tourner 
les  \eu\  de  Ta  (iraudeur  vi  rs  le  chevalier,  ton 
esclave,  (pic  menace  une  terrible  aventure! 
Après  cette  invocation,  il  se  sentit  tant  de  force 
et  de  courage,  que  tous  les  muletiers  du  monde 
n'auraient  pu  le  faire  reculer  d  un  seul  pas. 

Les  camarades  des  blessés,  les  voyant  en  cet 
étal,  se  n;irent  ;'i  faire  pleuvoir  une  grêle  de 
pierres  sur  don  Quichotte,  qui  s'en  garantissait 
do  son  mieux  avec  sa  rondache,  restant  lière- 
uicnt  près  de  l'auge,  à  la  garde  de  ses  armes. 
l.'iioUlier  criait  à  tue-tète  qu'on  laissai  tranquille 
ce  diable  dhonuue;  ipiil  avait  a.«sez  dit  (|ue 
c'était  mi  fou,  et  que,  comme  tel,  il  en  sortirait 
quitte,  eùt-il  assounné  lous  les  mnleliers  d'Ks- 


pagne.  Notic  héros  vociférait  encore  plus  fort 
(pie  lui,  les  appelant  lâches,  mécréants,  et  trai- 
tant de  f(''li)n  le  seigneur  du  chàtenu,  puis(pril 
sonlhait  ipi'on  mallr.iitàl  de  la  sorte  les  cheva- 
liers errants.  Si  j'avais  reçu  l'ordre  de  cheva- 
lerie, disait-il,  je  lui  prouverais  bien  vite  (pi'il 
n'est  (|u'un  traître!  (Juant  à  vous,  impure  el 
vile  canaille,  appréciiez,  approchez  tous  en- 
semble, et  vous  verrez  (piel  chàtinient  recevra 
votre  insolence.  Enfin  il  iiionlra  tant  de  résoln- 
liiiM,  (pi(!  les  assaillants  cessèrent  de  lui  jeter 
des  pierres.  Don  Quichotte,  laissant  em|)orter 
les  blesses,  reprit  la  veille  des  armes  avec  h- 
même  calme  et  la  même  gravité  (ju"aupaia\ant. 

L  iiôtelier,  (|iii  (  oiiuiumk  ail  à  trouver  piii  di- 
vertissanles  les  f(dies  de  son  hôte,  résolul  |iiiiu 
y  mettre  un  ternie  de  lui  conférer  au  |)lus  vite 
ce  malencontreux  ordre  de  chevalerie.  Après 
s'être  excusé  de  l'insolence  de  quehpies  mal- 
appris, bien  cliàliés  (lu  reste,  il  jura  (|ue  Uml 
s'était  passé  à  son  insu;  il  lui  lépi'Ma  (pi'il  n'avait 
point  de  chapelle  dans  son  château,  mais  (|ue 
cela  n'était  |ias  absolument  nécessaire,  le  point 
essentiel  pour  être  armé  chevalier  consistani, 
d  après  sa  parfaite  connaissance  du  cérémonial, 
en  deux  coups  d'é|)ée,  le  premier  sur  la  nuqu(\ 
le  second  sur  l'épaule,  et  aflirniant  de  plus  que 
cela  pouvait  s'accomplir  n'importe  où,  fût-ce  au 
milieu  des  champs.  Quant  à  la  veille  des  armes, 
ajouta-t-il,  vous  êtes  en  règle,  car  deux  heures 
suffisent,  et  vous  eu  avez  passé  plus  de  quatre. 
Don  Quichotte  se  laissa  facilement  persuader, 
déclarant  au  seigneur  châtelain  qu'il  était  prêt 
à  lui  obéir,  mais  ipi'il  le  priait  d'achever  promp- 
teincnl  la  cérémonie,  parce  qu'une  fois  armé 
chevalier,  disait-il,  si  l'on  vient  derechci'  in'.il- 
taquer,  je  ne  laisserai  personne  en  vie  dans  ce 
chàtcan,  hormis  pouitant  ceux  que  mon  noble 
parrain  mordoniKMa  d'épargner. 

Très-peu  rassuré  |)ar  ces  paroles,  l'hôtelier 
courut  chercher  le  livre  où  il  inscrivait  d  habi- 
tude la  |»aille  et  l'm'ge  cpi  il  donniit  aux  mulc- 
lier-;; puis,  ni  ('()m|iai;ii(''  ile<  dniv  ilmi/idles  en 


IG 


nON   QUICHOTTE 


question  pt  d'un  petit  1,'niToii  portant  un  liout  de 
ciiandclle,  il  revient  trouver  don  Quicliotle,  au- 
(|iiel  il  ordonne  de  se  mettre  à  genoux;  après 
quoi,  les  yeux  lixés  sur  le  livre,  comme  s'il  eùl 
déliil)'  (pii'lipie  dévote  oraison,  il  prend  Tépéc 
de  notre  héros,  lui  en  donne  un  coup  sur  la 
nuque,  un  aulie  sur  l'épaule,  puis  invite  une  de 
ces  dames  à  lui  ceindre  l'épée,  ce  dont  elle  s'ac- 
ipiilta  avec  beaucoup  d'aisance  et  de  modestie, 
mais  toujours  sur  le  point  d'éclater  de  lire,  si 
ce  qui  venait  d'arriver  n'eût  tenu  en  bride  sa 
gaieté.  Dieu  fasse  de  A'otre  Ciràce  un  heureux 
chevalier,  lui  dit-elle,  et  vous  accorde  bonne 
clinuce  dans  les  combats  ! 

Itou  tjuicbotte  lui  demanda  son  nom,  voulant 
savoir  à  quelle  noble  dame  il  demeurait  obli"é 
d'une  si  grande  faveur.  Elle  répondit  qu'elle 
s'appelait  la  Tolosa,  que  son  père  était  fripier  à 
Tolède,  dans  les  échoppes  de  Sancho  Bcnaja,  et 
qu'en  tout  tenq)s,  en  tout  lieu  et  à  toute  heure, 
elle  serait  sa  très-hundile  servante.  Nuire  héros 
la  pria,  pour  l'amour  de  lui,  de  prendre  à  l'ave- 
nir le  (/()/(,  l'i  do  s'appeler  doua  Tolosa,  ce 
qu"elle  promit  de  faire.  L'autre  lui  ayant  chaussé 
l'éperon,  il  lui  demanda  également  son  nom  : 
elle  répondit  qu'elle  s'appelait  la  Molinera,  et 
qu'elle  était  fille  d'un  honnête  meunier  d'Anle- 
querra.  .Vyani  obtenu  d'elle  pareille  promesse 
de  prendre  le  don,  et  de  s'appeler  à  l'avenir 
dona  Molinera,  il  lui  réitéra  ses  remerciments 
et  ses  offres  de  service. 

Celle  cérémonie  terminer  à  la  luite,  don  Oui- 
chotle,  rpii  auiail  voulu  être  déjà  rii  (piéte 
d'aventures,  s'enqu-essa  de  seller  Hossinanle, 
puis,  venant  à  cheval  embrasser  l'hôtelier,  il  le 
remercia  de  lavoir  armé  chevalier,  et  cela  avec 
des  expressions  de  gratitude  si  étranges,  qu'il 
faut  renoncera  vouloir  les  rapporlrr  lidil,  nieiil. 
l'our  le  voir  partir  au  plus  vile,  notn'  eom|>ère 
lui  rendit,  eu  quelques  mots,  la  monnaie  de  ses 
compliments,  et,  sans  rien  réclamer  pour  sa  dé- 
pense, le  laissa  aller  à  la  grâce  de  Dieu. 


ClfAl'iTIii:   IV 

DE    ce    OUI     ARRIVA    A    NOTRE    CHEVALIER   QUAND    IL    FUT    SORTI 
DE    L'HOTELLERIE 

l/aube  blanchissait  à  l'horizon  quand  don 
Quichotte  quitta  riiùtellerie  si  joyeux,  si  ravi  de 
se  voir  enfin  armé  chevalier,  que  dans  ses  Irans- 
porls  il  faisait  crafpu'r  les  sangles  de  sa  selle. 
Toutefois  venant  à  se  rappeler  le  conseil  de  l'hô- 
telier au  sujet  des  choses  dont  il  devait  absolu- 
ment se  jiourvoir,  il  résolut  de  s'en  retourner 
chez  lui,  afin  do  se  munir  d'argent  et  de  che- 
mises, cl  surtout  pour  se  jiidrurer  mi  écuver, 
emploi  auquel  il  destinait  un  laboureur ,  son 
voisin,  pauvre  diable  chargé  d'enfants,  mais, 
selon  lui ,  très-convenable  à  r(d'lice  d'écuver 
dans  la  chevalerie  errante.  Il  |uil  donc  le  che- 
min de  son  village;  et,  comme  si  Rossinante 
eût  devine  l'intention  de  son  maître,  il  se  mit  à 
ti'otter  si  prestement,  que  ses  pieds  semblaient 
ne  |ias  loucher  la  terre. 

Notre  héros  marchait  depuis  peu  de  temps, 
lorsqu'il  crut  entendre  à  sa  droite  une  voix 
plaintive  sortant  de  l'épaisseur  d'un  bois.  A 
peine  en  fut-il  certain,  qu'il  s'écria  :  (îràces 
soient  rendues  au  ciel  (|ui  m'envoie  sitôt  l'oc- 
casion d'exercer  le  devoir  de  ma  profcssiuu  et 
de  cueillir  les  picmiers  fruits  de  mes  généreux 
desseins.  Os  plaintes  viennent  sans  doute  d'un 
infortuné  qui  a  besoin  de  secotirs;  et  aussitôt 
to\nnnul  iiridc  vers  l'endroit  d'où  les  cris  lui 
semblaient  partir,  il  y  |>oiisse  Rossinante. 

11  n'avait  [)as  fait  vingt  pas  dans  le  bois,  (pi'il 
vit  une  jument  attachée  à  nu  chêne,  et  à  un 
autre  chéiu'  également  attaché  un  jeune  garçon 
d'environ  quinze  ans,  nu  justpi'fi  la  ceinture. 
(rdait  (le  lui  (pic  vcuiuciil  les  cris,  et  certes  il 
ne  les  poussait  pas  sans  sujet.  Un  paysan  vigou- 
reux el  de  haute  taille  le  fustigeait  avec  une 
d'inluredi'  cuir,  accoiupagnanl  chaipie  coup  du 
ini'iMe  refrain  :  Y(mix  ouverts  et  bouche  close! 
lui  disait-il.   Pardon,    seigneur,  |iar(ion ,  [lour 


itM  i.A  MA  m:  m:. 


17 


Pins,  S.  K^v*'"  ^^  ^'  <  îillp 


non  Quichotîo  ^'l'-cria  d'iiiit^  voix  courrouii^.'  :  Il  o<i  mal  iIp  ^'alloqiior  ;'i  qui  ne  pout  se  ilêrendre  (p.  17). 


ramour  de  Dieu  I  criait  ii'  |>niivre  iinnon.  j'iuirai 
tlôsormais  plus  de  soiu  du  troupeau. 

A  cette  vue,  don  Ouicliotle  s'écria  d'une  voix 
courroucée  :  DisLOurtoi»  clievalier,  il  est  mai  de 
s'attaquer  à  (pii  ne  peut  se  défendre;  montez  à 
cheval,  prenez  votre  lauce  t  il  y  en  avait  une 
appuvée  contie  l'arbre  au(|uel  la  jument  était 
attachée 'i,  et  je  saurai  vous  montrer  qu'il  n'ap- 
partient qu'à  un  lâche  d'agir  de  la  sorte. 

Sous  la  iiieiiace  de  ce  faiilôiiie  armé  qui  lui 
tenait  sa  lance  contre  la  poitrine,  le  |)aysan  ré- 
pondit d'un  ton  patelin  ;  Seigneur,  ce  mien 
valet  garde  un  troupeau  de  brebis  que  j'ai  près 
d'ici  ;  mais  il  est  si  négligent,  que  chaque  jour 
il  en  manque  quelques-unes  ;  et  comme  je  châtie 
sa  paresse,  ou  plutôt  sa  friponnerie,  il  dit  que 
c'est  par  avarice  et  pour  ne  pas  lui  paver  ses 

'  Il  l'ioil  d'ufsage  alors,  chez  les  |i.nv;,ins  e.5p.ignnls  d'i'lre  armé 
lie  h  lance,  comme  aujourd'hui  de  porter  l'escopelle. 


gages.  Sur  mon  Hieu  et  -iir  nioii  finie  il  on  a 
menti  ! 

Un  démenti  en  ma  présence,  misérable  vi- 
lain !  repartit  don  Onicholte  ;  par  le  soleil  qui 
nous  éclaire,  je  suis  tenté  de  te  passer  cette 
larkce  au  travers  du  corps.  Qn  on  délie  cet  en- 
fant et  qu'on  le  paye,  sinon,  j'en  prends  Oieu  à 
témoin,  je  t'anéantis  sur  l'heure. 

Le  paysan,  baissant  la  tète  .«ans  répliquer, 
détacha  le  jeune  garçon,  à  qui  don  Quichotte 
demanda  combien  il  lui  était  dû  : 

Neuf  mois,  à  sept  réa;ix  chacun,  répondit-il. 

Notre  héros  ayant  compté,  trouva  que  cela 
faisait  soixante-trois  réaux,  qu'il  ordonna  au  la- 
boureur de  paver  siir-le-ch:iinp,  s'il  tenait  à  la 
vie.  Tout  treiiiblant,  cet  liomu:e  répondit  que 
dans  le  mauvais  pas  où  il  se  trouvait,  il  crai- 
gnait de  jurer  faux,  mais  qu'il  ne  devait  pas  au- 
tant; qu'en  tout  cas  il  fallait  en  rabattre  le  prix 


18 


DON    QUICHOTTE 


"le  troi-i  jiiiii'os  ilc  sdiilicrs,  cl  de  ilcm   saij^nées 
r;ii(os  l'i  son  valel  malade. 

Kli  bien,  n'pliqiia  don  Oiiichotlp,  cela  coni- 
[ipiisfi'a  les  rniips  que  vous  lui  avoz  dciiinés  sans 
raison,  v*^'il  a  usé  lo  cuir  de  vos  souliers,  vous 
avez  déchiré  la  peau  de  son  corps  ;  si  le  barl)ier 
lui  a  tiré  du  san^  pendant  sa  inaladii',  vous  lui 
(M  avez  tiré  en  bonne  santi'  :  ainsi  vous  élos 
quittes,  l'un  vaudra  pour  l'anlre. 

I,e  mallieur  est  que  je  n'ai  pas  dar^'ent  sur 
luoi,  dit  le  paysan:  mais  qu'André  vienne  à  la 
uiaisou,  je  le  payerai  jusqu'au  dernier  réal. 

M'en  aller  avec  lui!  Hieu  m'en  préserve!  sV'- 
irii  le  hériter.  S'il  me  tenait  seul,  il  ui'écorche- 
rail  comme  un  saint  lîariliélemi. 

Non,  iKui,  ré|)liqua  don  Qnieliotte,  il  n'en 
lera  rien;  qu'il  me  le  jure  seidement  par  l'ordre 
de  chevalerie  qu'il  a  reçu,  il  est  libre,  et  je  ré- 
|Minds  du  pavemeid. 

Seigneur,  (|ne  Votre  (Iràce  fasse  attention  à  ce 
i|iM'lli'  dit,  ii'|iril  le  jeune  ijarron  ;  mon  maître 
n'esl  point  chevalier,  et  n'a  jamais  reçu  aucun 
iirdre  de  chevalerie  :  c'est  Jean  Haidndo  le  riche, 
qui  demeure  près  de  Ouinlanaf. 

(.•u'inquirte'.'  ilil  donOuiclinlIe  :  il  peut  y  avoir  j 
de>  llaldudos  clieNaliers  ;  d'ailleurs  ce  sont  les  ; 
iiciinies  actions  qui  anoblisseiil.  el  cliaeun  es!  j 
lils  de  ses  œuvres.  ' 

Cela  est  vrai,  r<''|ioii(lil  Aiulri',  mais  de  (pudles 
fpuvres  est-il  lils.  lui  ipji  me  refuse  \\n  salaire 
;.'agné  à  la  sueur  de  mou  corps? 

Vous  avez  tort,  Aiidié,  mou  :nni.  lépliqua  le 
paysan,  el,  s'il  vous  plail  de  venir  avec  moi,  je 
fais  serment,  |)ar  tous  les  ordres  de  chevalerie 
qu'il  y  a  dans  le  umn  le,  de  vou--  paver  ce  (nie 
je  vous  dois,  comme  jr  l'ai  priMlii<.  et  inènie  eu 
réaiiv  tout  neuf-. 

Pour  neufs,  je  l'en  dispense,  repril  mdre  élu  - 
valier;  paye-le,  cela  me  snflil  :  mais  souire  à  ce 
que  lu  viens  de  jurer  d'accomplir,  -inoii  je  jure 
.1  mou  tour  que  je  saurai  le  retrouver,  fusses-lii 
aujf  i  prompt  à  te  cacher  qu'un  lé/ard  :  aliu  ipie 
tu  saches  A  qui  lu  a'    aff.iire.  apprend^  que  je 


suis  le  valeureux  don  (juiebolle  de  la  Manche, 
celui  (pii  redresse  les  torts  et  répare  les  iujiiv- 
lices.  .Adieu,  (pi'il  te  souvienne  de  ta  parole,  ou 
je  tiendrai  la  mienne.  Eu  aclicvaut  ces  mois,  il 
piqua  Rossinante,  et  s'éloigna. 

I,e  paysan  le  suivit  quelque  temps  des  yeu\, 
puis,  (piand  il  l'eut  perdu  de  vue  dans  l'épais- 
seur du  liois,  il  retourna  au  berger  :  A'iens,  ukui 
lils,  lui  dit-il,  viens  que  je  m'acquitte  envers  toi 
comme  ce  redresseur  de  torts  me  l'a  commandé. 

Si  vous  ne  faites,  ri''p(Uidil  André,  ce  (pi'a 
ordonné  ce  bon  chevalier  (à  qui  [lien  donne 
heureuse  et  longue  vie  pour  sa  valeur  et  sa  jus- 
tice!), je  jure  d'aller  le  eherclier  en  (pudque 
endroit  qu'il  puisse  èlre  el  de  l'amener  pour 
vous  châtier,  selon  (pTil  l'a  promis. 

Très-bien,  re])rit  le  paysan,  et  pour  te  mon- 
trer combien  je  t'aime,  je  veux  accroître  la 
dette,  alin  d'augmenter  le  payement;  puis,  sai- 
sissant André  par  le  bras,  il  le  rattacha  au  même 
chêne,  el  lui  donna  lanl  d(^  coups  qu'il  le  laissa 
pour  mori .  Appelle, appelle  le  redresseur  de  loris, 
lui  disait-il,  lu  verras  (pi'il  ne  redressera  pas 
celui-ci,  quoiqu'il  ne  soit  qu'à  moitié  fait  ;  car 
je  ne  sais  qm  me  relienl,  pour  le  faire  dire  vrai, 
(|ne  je  ne  l'écorche  loul  vif.  A  la  lin,  il  le  déla- 
cha  :  Maintenant  va  chercher  ton  juge,  ajoula- 
l-il,  qu'd  vienne  exécuter  sa  sentence;  tu  auras 
toujours  cela  par  provision. 

André  s'en  lui  loul  en  larmes,  jurant  de  se 
melire  en  (|uéte  du  seigneur  don  Ouieholle  jus- 
fpi'à  ce  qu'il  l'eût  rencontré,  et  menaçant  le 
piivsau  de  le  lui  l'aire  paver  avec  usure.  Mais, 
en  atteudaul,  le  pauvre  diable  s'éloignait  à 
demi-éeorelié,  tandis  que  son  maître  riait  à 
gorge  déplovée. 

l'iicbanlé  de  l'aventure,  el  d'un  si  agiéabli^ 
di'diul  dans  la  carrière  cbev.ilercsquc,  noire  lu'- 
ros  )ioin'snivait  <i\u  chemin  :  Tu  peux  l'eslimei 
heureuse  eidir  lnules  les  feuuiies,  di«ait-il  à 
demi-voix,  A  belle  par-dessus  toutes  les  belles, 
bell(>  llulciiu'c  du  Toboso  !  d'avoir  |)OMr  humble 
esclave  un  aussi   valeureux  chevalier  que  don 


m.     I.A    MA  Mil 


19 


(Juichullc  de  lu  Manche,  le(|ucl,  coiiiiiie  (.liaciiii 
sait,  L-sl  armé  chevalier  J  hier  .>eulemeiil,  et  a 
(léjà  reih'cssé  hi  pUis  i;i'aiulc  éiiuriiiité  i|ti  ail  |iu 
iineiilLT  I  injustice  el  cuiiniirltn'  lu  citiautc,  en 
anachuiil  des  mains  de  cet  impituyable  bunneau 
le  l'onel  dont  il  dcchiruil  un  l'aible  enl'anl.  Lu 
(li>anl  cela,  il  arrivait  à  un  chemin  qui  se  parta- 
geait en  (juatie,  el  luut  uussitùt  il  lui  vint  à  l'es- 
|inl  c[ue  les  chevaliers  errants  s'anèlaienl  en 
pareils  lieux,  pour  ilélibéier  sur  la  loiflc  qu'ils 
devaient  suivre.  Atin  de  ne  l'aillir  eu  lieu  à  les 
uuiter,  il  s'arrêta;  mais,  après  avoii'  bien  rélle- 
chi,  il  lâcha  la  bi'ide  à  Uossinaute,  (pii,  se  sen- 
tant libre,  suivit  son  imliuiitliui  iialun'lle,  et 
prit  le  chemin  de  sou  écurie. 

-Notre  chevalier  avait  lait  environ  deux  milles 
i|uand  il  vil  venir  à  lui  une  grande  troupe  de 
^•eus  ;  c'était,  comme  on  l'a  su  de[)uis,  des  iiiar- 

I  liauds  (le  Tolède  (pii  allaicul  aclielcr  de  la  >oie 
à  .Miircie.  Us  élaieul  six,  tous  bien  moulés,  pur- 
lant  chacun  uii  parasol,  el  accoinpagiiés  de 
ijualrc  valets  à  cheval  el  d'autres  à  pied  cuiidui- 
•<aut  les  mules.  A  peine  don  Quichotte  les  a-l-il 
aperçus,  qu'il  s'imagine  rencontrer  une  nouvelle 
aventure:  aussitôt,  pour  imiter  les  passes  dar- 
iiicl;  qu'il  avait  vues  dans  ses  livres,  il  saisit 
l'occasion  d'en  taire  nue  à  laquelle  il  songeait 
depuis  longtemps.  Se  dressant  sur  ses  élriers 
d'un  air  lier,  il  serre  sa  lance,  se  couvre  tle  sou 
feu,  se  campe  au  beau  milieu  du  chemin,  el 
attend  ceux  qu'il  prenait  pour  des  chevaliers 
t  riants.  l'uis  d'aussi  loin  qu'ils  peuvent  le  voir 

I I  renteiidre,  il  leur  crie  d'une  voix  arrogante  : 
tju'aucuii  de  vous  ne  prétende  passer  outre,  ;i 
moins  de  cutd'esser  que  sur  toute  la  surface  de  lu 
terre  il  n'v  a  pas  une  seule  dame  (jui  égale  eu 
beauté  l'impiralrice  de  la  Manche,  la  sans  jia- 
reille  Dulcinée  du  Toboso! 

Les  marchands  s'arrèlùreut  pour  considérer 
cet  étrange  personnage,  et,  à  la  figure  non  moins 
qu'aux  paroles,  ils  recoiiuurcnt  bientôt  à  qui  ils 
avaient  ulfairc.  Mais,  voulant  savoir  où  les  luè- 
iieiait  l'aveu  qu'on  leur  demandait,  l'un  d'cuv, 


qui  était  très-goguenard,  répondit  :  Seigneur 
chevalier,  nous  ne  connaissons  pas  celte  noble 
dame  ilonl  vous  parler  ;  faitcs-nuus-la  voir  :  et 
>i  >ii  beauté  est  aussi  merveilleuse  que  vous  le 
dites,  nou>  conresserons  de  bon  iniii  cl  >ai).- 
conlrainte  ce  que  vous  désire/.. 

Lt  si  je  vous  la  taisais  voir,  répliqua  don  (Jui- 
cholle,  quel  mérite  auriez.- vou>  à  recoiinaitrc 
nue  véritc  si  manileste'.''  li'esseiitiel,  c'est  que, 
sans  l'avoir  vue,  vous  soyez  prêts  à  le  confesser, 
à  l'ariirmer,  el  même  à  le  soutenir  les  armes  à 
la  main  ;  sinon,  gens  orgueilh.'ux  el  superbes, 
je  vous  délie,  soit  (jue  vous  veniez  l'un  après 
l'autic,  cuMiiiic  le  veulent  les  règles  de  la  che- 
valerie, s<iit  ipie  vous  veniez,  tous  ensemble, 
comme  c'est  la  vile  habitude  des  gens  de  votre 
espèce.  Je  vous  attends  avec  la  i!oiitiaiice  d'un 
homme  qui  a  le  bon  droit  de  son  côté. 

Seigneur  chevalier,  lépondil  le  iiiarchaiiil,  an 
nonidctoul  ce  que  nous  sommes  de  princes  ici,  el 
pour  1  acquit  de  notre  conscience,  laquelle  nous 
défend  d'allirmer  une  chose  que  nous  ignorons, 
chose  (|ui  d'ailleurs  serait  au  détriment  des  au- 
tres inipéralrices  el  reines  de  l'Estrauiadure  el 
de  la  banlieue  de  Tolède,  je  supplie  Votre  tiràce 
de  nous  faire  voir  le  moindre  petit  portrait  d"' 
cette  dame  ;  ne  fùl-il  pus  plus  grand  que  l'ongle, 
par  réehaiitilloii  on  juge  de  la  pièce;  du  uioiii> 
notre  esprit  sera  en  repos,  et  nous  pouiioii> 
vou..,  donner  satisfaction.  .Nous  >oniuies  déjà  si 
pn'veiiu>  en  sa  faveur,  ipie,  lors  iiièine  que  son 
portrait  la  moulreiait  borgne  d'un  œil  el  distil- 
lant de  l'autre  du  vermillon  et  du  soufre,  iiou> 
dirons  à  sa  louange  tout  ce  qu'il  vous  plaira. 

Il  n'en  distille  rien,  canaille  infâme '.  s'écria 
don  (Juic'iiotlc  enllammé  de  colère,  il  n'en  dis- 
tille rien  de  ce  que  vous  osci  dire,  mais  bien 
du  musc  el  de  l'ambre;  elle  n'est  ni  borgne  ni 
bossue  :  elle  est  plus  droite  qu'un  fuîeau  de 
Guadarrama;  aussi  vous  allez  me  payer  le  blas- 
phème (pie  vous  venez  de  proférer.  En  même 
temps,  il  court  la  lance  basse  sur  celui  qui  avait 
porte  lii  piuolr,  l'I   l'i'la    ivcc  inin  |rlli'   riiiic  qio' 


20 


DON    QLMCIIOTTE 


si   Rossinante   n'cùl   bioiiilié    ;m  niiliiii  de  ï^a 
course,  le  ryilleur  s'en  sciait  l'oit  mal  trouvé. 

Rossinante  s'abattit,  et  s'en  l'ut  au  loin  rouler 
avec  sou  inailie,  (|ni  s'efrorea  plusieurs  l'ois  de 
se  relever,  sans  poinoir  en  venir  à  lioiil,  tant 
l'embarrassaient  son  ccii,  sa  lance  et  le  jioids  de 
son  arinnre.  Mais  |iendaiit  ces  vains  ellorts,  sa 
langue  n'éliiit  pas  en  rejios  :  ^'e  fuyez  pus, 
lâches!  criait-il;  ne  fuyez  pas,  vils  esclaves! 
c'est  par  l;i  fuite  de  mon  ilie\ai,  et  non  par  la 
mienne,  que  je  suis  étendu  sur  le  ciiemiii. 

Un  nuileticr  de  la  suite  des  mnrcliaiuis,  tpii 
n'avait  pas  l'Iiumcur  endurante,  ne  put  sup- 
porter tant  de  bravades.  Il  court  Mir  iiode  héros, 
lui  arrache  sa  lance  ipi'i!  met  en  pièces,  et  avec 
le  meilleur  tronçon  il  l'accable  de  tant  de  coups 
que,  malgré  sa  cuirasse,  il  le  broyait  comme  du 
blé  sous  la  meule.  On  avait  beau  lui  crier  de 
s'arrêter,  le  jeu  lui  |ilai,siit  tellement  (pi'il  ne 
pouvait  se  résoudre  à  le  (juitter.  Après  avoir 
brisé  le  premier  moiceau  de  la  lance,  il  eut  re- 
cours aux  aulres,  et  il  acheva  de  les  user  sur  le 
malheureux  chevalier,  (pii,  pendant  cette  grêle 
de  coups  ne  cessait  (riii\o(pier  le  ciel  el  la  terre, 
et  de  menacer  les  scélérats  (pii  le  traitaient  si 
outrageusement.  Eiiliii  le  iimlelier  se  lassa  et 
les  niarcbands  jiuursuivirent  leur  chemin  avec 
un  an>ple  sujet  de  conversation. 

Quand  don  Ouiiholle  >e  \i(  >eiil,  il  (il  de 
nouveaux  efforts  pour  se  relever,  mais  >'il  n'a- 
vait pu  y  paivciiii'  bien  poilaiit,  conimenl 
l'eùt-il  lait  iiionlii  et  presque  dislocpié'.'  Aéan- 
moins  il  se,  consolait  d'une  di-igrace  lamilièic, 
iclon  lui,  aux  chevaliers  errants,  et  (juil  atlri- 
huait,  d'ailleiir-.,  tout  entièir  ;.  I;,  liuitc  de  v,,ii 
•- lieval. 


111  M'iiiii;  V 

ou   *I  C0«T,NUI     Lt   «Cir    oc    L.    O.SCB.Ct    Dt    NOTRt   CHlv.LISR 

•.'onvaincu  qu  il    lui    était    impossible   de  se 
n.oMVoir.  dr.ii(ji,i,li„||e  prii  le  parti  de  ic,,,urir 


à  son  remède  ordinaire,  qui  consistait  à  se  rap- 
peler quehpies  passages  de  ses  livres,  et  tout 
aussitôt  sa  folie  lui  remit  eu  mémoire  ravenlure 
du  manjuis  de  Manloiie  et  de  Baudouin,  (juand 
Chariot  abandonna  celui-ci,  blessé  dans  la  mon- 
tagne; histoire  connue  de  tout  le  monde  et  non 
moins  authentique  (pie  les  miracles  de  Mahomet. 
Cette  aventure  lui  parais-sant  tout  à  l'ait  apjiro- 
priéeà  sa  situation,  il  commença  à  se  rouler  par 
terre  comme  un  homme  désespéré,  répétant 
d'une  voix  dolente  ce  que  l'auteur  met  dans  la 
bouche  du  chevalier  blessé  : 

Où  dune  es-lu,  dame  de  mes  pensées,  que  mes  iiiau.v 
[le  toiiihent  si  peu? 

Uu  tu  les  ignuie.s,  ou  tu  es  faii.ssc  el  déloyale. 

Comme  il  contimiail  la  romance  jusqu'à  ces 
vers  : 

<l  noble  iiiur(|nis  de  Mantouc. 
Mon  oncle  et  mon  seyneur, 

le  hasard  amena  du  même  côté  un  laboureur  de 
bOn  village,  (|iii  revenait  de  porter  nue  charge 
de  blé  au  moulin.  Voyant  un  homme  étendu 
sur  le  chemin,  il  lui  demanda  ipii  il  était  et  (juei 
mal  il  ressentait  pour  se  |ilaiiidie  si  tristement, 
bon  Quichotte,  se  croyant  Baudouin,  cl  prenant 
le  laboureur  pour  le  maiijuis  de  Manluiie,  se 
met,  pour  toute  réponse,  à  lui  raconter  ses  dis- 
grâces et  les  amours  de  sa  femme  avec  le  lils  de 
rempereur,  comme  on  le  voit  dans  la  romance. 
Le  laboureui',  étonné  d'entendre  tant  d'extra- 
vagances, le  débariassa  de  sa  visière,  qui  était 
toute  brisée,  et,  ayant  lavé  ce  visaye  plein  de 
poussière,  le  recoimul.  lié  I  bon  Bien,  seigneur 
Quixada,  s'écria-t-il  (tel  devait  être  son  nom 
quand  il  etail  en  son  iiuii  sens  et  qu  il  n'était 
pas  encore  devenu,  d'iiidalgo  paisible,  (  hevalier 
erraiiti,  (pii  a  mis  \otre  (iiace  en  cet  état'.' 

Au  lieu  di'  répondre  à  la  ipieslion.  notre  che- 
valier coiiliiinail  sa  romance,  \o\anl  (pi'il  n'i'ii 
pouvait  tirer  autre  chose,  le  laboureur  lui  ota 
le  plastron  et  le  corselet  alin  de  visiter  ses  bles- 
sures; mais  ne  trouvant  am  une  trace  de  sang, 
d  ^''  mil  .1  II'  relever  de  terre  non  sans  peine,  et 


Uli:    LA    MANCHE. 


21 


11  1(*  phtçi  sur  sou  ùn<'  |  u'ir  le  mener  plus  douceuieiit  (p.  ii). 


le  |)|ii(;a  Mir  son  iiiic  [idUi  le  iiicntr  plus  liuuce- 
iiK'iil.  Ramassant  ensuite  les  armes  et  jusqu'aux 
éclats  (le  la  lame,  il  attacha  le  tout  sur  le  dos 
de  Itossiiianle  qu'il  prit  jiar  la  bride  ,  puis  il 
poussa  l'àue  devant  lui,  et  iiiarclia  ainsi  vers 
son  village,  écoutant,  san>  v  rien  coiii|irciidic, 
les  folies  que  débitait  don  OiiiciioUi'. 

Toujour^  préoccupé  de  ses  rêveries,  notie 
héros  était  de  pins  en  si  mauvais  étal  qu'il  ne 
pouvait  se  tenir  sur  le  pacitii|ue  animal;  aussi, 
de  teuip>  en  tciii|i>,  pou?sait-il  de  i;i:uid>  sou- 
pirs. Le  laboureur  lui  demanda  de  nouveau  (jucl 
mal  il  ressentait  ;  mais  on  eût  dit  que  le  diable 
inenail  plaisir  à  réveiller  dans  la  mémoire  du 
chevalier  ce  qui  avait  quel(|uc  rapport  à  son 
aventure.  Oublianllîaudoiiin.  il  vint  :i  se  rap- 
peler tout  à  coup  le  Maure  Abendarrae/,  (piand 
le  jfouverneur  d'Ante(|uerra,  Rodrigue  de  Nar- 
vaez,  remmené  prisonnier;  de  sorte  qu'il  se  mit 


à  débiter  mot  poiii  mot  ce  ipie  l'Abencerragc 
répond  à  don  Rodrigue  dans  la  Diane  de  Monte- 
maijoi\  et  en  s'appliquant  si  bien  tout  ce  Tairas, 
qu'il  était  dil'licile  d'entasser  plus  d'extrava- 
gances. Convaincu  que  son  voisin  était  tout  à 
luit  i'ou,  le  labomeiir  pressa  le  pas  alin  d'abré- 
ger rennui  que  lui  causait  cette  inlerminalde 
harangue. 

Seigneur  (ion  liodiiiiiu' de  Aar\ae/,,  poursui- 
vait don  (juicliotte.  il  Tant  (|ue  vous  sachiez  que 
cette  Ijclle  Kaiila,  doul  je  \ous  parle,  est  pré- 
seiitemeul  la  sans  pareille  Dulcinée  du  Toboso, 
pour  (|ui  j'ai  l'ait,  je  lais  et  je  l'erai  les  plus  l'a- 
meu.v  exploits  de  chevalerie  (pTon  ai  vus,  (|u  on 
voie  et  même  ([u'iju  puisse  voir  dans  les  siècles 
à  \ciiir. 

Je  ne  suis  jias  Rodrigue  de  Narvae/.  ni  le  mar- 
(|nis  de  .Mauloue,  réjiondail  le  laboureur,  mais 
l'ierre  Alon/.o,  voli'e  voisin:  et  vous  n'êtes   ni 


DO.N    ni   ICIIOTlli 


Itaiiiloiiiii  ni  li!  Maine    Alicndinracz,    mais    un 
lionni'lc  liidaluo,  le  sei^iicui-  (jiiixada. 

Jl' sais  i|iiije  suis,  ri''|)li(inail  don  (Juiciiollu, 
cl  je  sais  de  plus  (|ue  je  puis  être  non-seulenienl 
teiiN  (|noj'ai  dits,  mais  encore  tout  à  la  l'ois  les 
diiu/.e  paws  de  IVanee  el  les  neni'  [iienx,  puis(|ne 
leurs  ^'randes  actions  réunies  ne  sauraient  éiia- 
lei'  les  miennes. 

Ces  propos  et  antres  semblables  les  menèreiil 
|ns(|u'à  leni'  vilhij;e,  où  ils  arrivèrent  connue  le 
jour  linissail.  Le  lal)ourc!ur,  ([ui  ne  \oulait  pas 
(pi  on  vil  noire  hidalgo  en  si  pltcu\  état,  attendit 
que  la  nuit  lut  venue  |)our  le  conduire  à  sa  mai- 
son, où  tout  était  en  grand  trouble  de  son  ab- 
sence. 

Ses  bons  amis,  le  curé  et  le  barbier,  s'y  Irou- 
vairiit  en  ce  momeiil,  et  la  youveruante  leur  di- 
sait  :   Kli   bien,    seigneur  licencié   l'ero  l'éiez 
(c'était  le  nom  du  curé),  que  pensez-vous  de 
noire  maître'.' 11  y  a  six  jours  entiers  (|ue  nous 
n'avons  vu  ni  lui  ni  son  cheval,  el  il  l'aut  (pi'il 
ait  cniporlé  son  écu,  sa  lance  et  ses  armes,  cai' 
nous  ne  les  trouvons  pas.  Uni,  aussi  vrai  que  je 
suis  liée  poui'  moui u',  ce  sont  ces  maudits  livies 
de  chevalerie,   sa  seule  cl    continuelle   leelnre, 
qui  lui  auront  brouillé  la  cervelle.  Je  lui  ai  en- 
tendu dire  bien  des  l'ois  (pi'il  voulait  se  l'aire 
chevalier  errant,  et  s'en  aller  de  par  le  inonde 
en  (piéle  d'aventures;  puissent  Satan  el  Darab- 
bas  eiupurler  les  livres  <pii  ont  trouble  la   nn'il- 
leure  Icte  qui  se  soil  vue  dans  toute  la  Manche  ! 
I.a  nièce  en  disait  plus  encore  :  Sache/,  maître 
Nicolas  (c'élail  le  nom  du  baibiei'l,  sachez  i|u'il 
arrivait  xuivenl  a  mou  niicli'  ili'  passer  plusieurs 
jours   et  plusieurs  luiils   sans  (piiller  ces  mau- 
dites leclure>  ;  après  quoi,  tout  bois  de  lui,   il 
jetait  le  livre,  tirait  son   épée  et   s'escrimait   à 
:.'iaiuis  coups  coiilru  les  inurailles;  puis,  quand 
il  n'en  pouvait  plus,   il   sc  vantail   d'avoir  tué 
(piatre  géaiil»  jdiis  hauts  que  des  tours,  el  scni- 
lenail(pic  la  sueur  dont  ruisselailson  corp.<  était 
le  .sang  de»  blessures  qu'il  avait  reçues  dans  le 
combat.  Iiii-dusaiis  il  buvait  un  grand  pol  d'eau 


l'ioide,  disant  ipie  c'élail  un  précieux  breuvage 
apporté  par  un  enelianleur  de  ses  amis,  ilélas  ! 
je  me  taisais,  de  peur  (|u'on  ne  pensât  ijue  mon 
j  oncle  avait  perdu  l'esprit,  et  c'est  moi  qui  suis 
la  cause  de  son  malheur  pour  ne  pas  avoir  |)arli' 
I  plus  tôt,  car  vous  y  auriez  porté  remède,  el  tous 
ces  maudits  livres  seraient  brûlés  dejiuis  long- 
temjis  coinuie  autant  d'iiéréliques. 

C'est  vrai,  dit  le  curé;  el  le  jour  de  demain 
ne  se  passera  pas  sans  ipiil  en  soil  laiL  bonne 
justice  :  ils  ont  perdu  le  meilleur  de  mes  amis  , 
mais  je  lais  serment  ipi'à  l'avenir  ils  ne  l'eronl 
(le  mal  à  personne. 

Tout  cela  était  dit  si  haut  (|ue  don  (,luicliolle 
et  le  laboureur,  qui  eiitiaieiil  eu  ce  momeiil, 
renleiidirent;  aussi  ce  dernier  ne  doutant  plus 
(l(!  la  maladie  de  son  voisin,  se  mil  à  crier  à  tue- 
lèle  :  Ouvrez  au  mar(iuis  de  Mautoue  et  au  sei- 
gneur Baudouin,  (jui  revient  grièvement  blessé; 
ouvrez  au  seigneur  maure  .Vbendarraez,  ipie  le 
vaillant  Rodrigue  deNarvaez,  gouverneur  d'  \n- 
teipierra,  amène  prisonnier! 

Un  s  empressa  d'ouvrir  la  porte  :  le  curé  et  le 
barbier,  recomiaissanl  leur  ami.  la  nièce  son 
oncle,  ella  gouvernante  son  maître,  accournreiil 
pour  l'embrasser. 

.\rrèlez,  dit  t'roidemenl  don  (Juicliotte.  ipii 
n'avait  pu  encore  descendre  de  sou  àiie;  je  ne 
suis  blessé  que  par  la  laiite  de  mon  cheval. 
(Judii  me  porte  au  lit,  el  s'il  se  peut,  qn  on 
lasse  venir  la  sage  Urgaiide  pour  me  [lanser. 

Eh  bien  1    s'écria  la  gouveriiante,  n'avais-je 
pas  deviné  de  quel  |)ied  clochait  notre  ir.ailie',' 
Kntrez,  seigneur,  eiilicz,  et  laissez  là  votre  I  r- 
!   liaiide  :  nous  VOUS  guérirons  bien  sans  elle.  Mau- 
dits soient  les  chiens  de  livres  i|iii  \niiv  mit  mis 
j   en  te  bel  état  ! 

I  Un  porta  noire  chevalier  dans  sou  lit  :  cl 
comme  oli  cherchait  ses  blu.ssures  sans  en  Iroiiver 
I  amiine  :  .le  ne  suis  pas  blessé,  leur  dil-il:  je  ne 
I  suis  que  meurtri,  pui-ce  (pie  mou  cheval  s'est 
'  aballu  sous  moi  tandis  ipie  j'étais  aux  prises  avec 
I   dix    géants,    les  [>\\\>    mou>lrueu\    et   le-<    plu? 


ItE     I,  A     M  \  N  I   11 


fiiiinitlirs  qui    piiisspnl    jnniais  so  ronroiiiror.   ! 

l!i>M,  (lil  le  riiiv,  voili  1p<  i,'t'',iiils  ou  daiisi». 
l'iir  mon  s.iinl  piitron  !  il  ii'c'ii  restera  pas  un 
soni  (Innain  avant  la  nni(. 

Ils  adiossi-rent  millo  qnostions  à  don  Qni- 
cliot|(\  mais  à  lonirs  il  no  faisait  qu'uno  sruir 
rt'ponso  :  c'était  qu'on  lui  donnât  à  mariiror  cl 
qu'on  le  laissât  dormir,  dmiK  chosos  dont  il  a\ail 
ijrand  besoin.  On  s'empressa  de  le  sali^l'.iirc.  I.c 
cur»';  s'inlorma  ensuite  de  quelle  manière  le  la- 
liourenr  l'avait  renrontré.  Celui-ci  raconta  tout, 
sans  onlilier  aucune  des  e\travai;ances  de  noire 
héros,  soit  lorsqu'il  l'avail  trouve  éti'ndii  sur  le 
cliiMuin,  soi!  |ieniliuil  i|ii  il  le  r.iinenail    -nr  --om 

àiie. 

1 
l.e  lendemain,  le  curé  n'eu  fut  (|ue  plus  em- 
pressé à  melire   sou  projet  à  exéenliou  ;    il   lil 
appeliM'  maiire  Nicolas,  el  tous  cI(Mi\  -;e  rendirent 
à  la  maison  de  dmi  llincliullc. 


Cil  \riTiii;  M 

DE    LA    GRANDE    ET    AGRÉABLE    ENQUÊTE    QUE    FIRENT 

LE    CURE    ET    LE    BARBIER 

DANS    LA    BIBLIOTHÈQUE    DE    NOTRE    CHEVALIER 

Notre  héros  dormait  encore  (piand  le  cni'é  et 
le  barliier  vinrent  demander  à  sa  nièce  la  clef 
de  la  ehanilire  on  étaient  les  livres,  source  de 
tout  le  mal.  Klle  la  leur  donna  de  bon  rnnu',  el 
ils  entrèrent  accompajinés  de  la  j.;ouvernante. 
l.à  SI'  trouvaient  plus  de  cent  gros  volumes,  tous 
bien  reliés,  et  un  certain  nombre  en  petit  for- 
mat. .\  peine  la  irouvernante  les  eut-elle  aperçus, 
que,  sortant  brusipirniciil,  et  rapporlanl  bientôt 
après  un  vase  reiiipli  d'eau  beiiite  :  Tenez,  sei- 
ifueur  licencié,  dit-elle  au  curé,  arrosez  partout 
celle  chand)ie.  de  peur  que  les  maudits  en- 
chanteurs, dont  ces  livres  sont  pleins,  ne  vien- 
nent nous  ensorceler,  |)oiir  nous  punir  de  vou- 
loir les  eba.sser  de  ce  monde. 

1.0  curé  sourit  en  disant  au  barbier  de  lui 
donner  le-  livres  le<  uns  après  les  autres,  pmn 
savoir  de  (pini  il<  tiailaienl,  paru'  qnd   puuxail 


s'en  trouver  qui  ne  méritassent  |ias  la  prine  du 
feu. 

Niiu,  11(111.  dit  la  nièce,  n'en  ('parfjne/,  anenu  ; 
tous  il<  mit  l'ail  du  mal.  Il  faut  les  jeter  par  l.i 
fenêtre  et  les  amonceler  au  milieu  de  la  cour, 
afin  de  les  brûler  d'un  seul  c(>n|i,  on  plutôt  b's 
porter  ilans  la  basse-cour,  et  dresser  là  un  bi'i- 
iliir  pour  ii'i'tre  pas  incommodé  par  la  i'iini(''e. 

l.a  L:oiiveinaiile  lui  de  cri  ,i\is  ;  maiv  le  curé 
voulut  coimaiire  au  iiioiiis  le  titre  des  livres., 

l.e  premier  ipie  lui  pas^a  maître  Nicolas  était 
Amadis  dt'  Gaule. 

dlil  oh  !  s'i'ci'ia  le  cur(''.  on  pi'éteiul  ipie  c'esl 
le  pic'iiiici'  livre  (le  chevalerie  iinprimé  en  iioirc 
Ksp:ij,Mie.  el  ipiil  i  M'r\i  de  modèle  à  tous  les 
autres;  je  conclus  à  ce  ipi'il  soit  condamné  au 
feu.  conune  chef  d'une  si  détestable  secte. 

(ii'àce  pour  lui,  reprit  le  bailiier  :  c,u-  biiMi 
des  ueiis  assurent  ipte  c'est  le  meilleur  livre  (pie 
nous  avons  en  ce  ueun».  (!(uiime  iii(i(l(''le,  du 
moins,  il  m(''rite  ipi'du  lui  pardonne. 

l'our  riieure,  dit  le  curé,  on  lui  fait  £;i-à(  e. 
Vovons  ce  qui  suit. 

("e  sont,  re|Hit  le  barbiei-,  /('.v  l'ioiiessrx  (VEn- 
jilaiulinii,  fils  léfjitime  d'.Vuiadis  de  (Jaulc. 

Le  tils  n'approche  pas  du  père,  dit  le  curé  ; 
tenez,  dame  gouvernante,  ouvrez  celte  fenêtre, 
cl  jclez-le  dans  la  cour  :  il  servira  de  fond  au 
bûcher  que  nous  allons  dresser. 

La  gonvei  liante  s'empressa  d'obéir,  et  Exphiu- 
il'uin  s'en  alla  dans  la  cour  attendre  bi  supplice 
qu'il  méritait. 

Passons,  coufiiina  le  curé. 

Voici  Amadis  de  Girre,  dit  maître  Nicolas,  et 
je  crois  que  tous  ceux  de  celte  rangéo  sont  de  la 
uième  famille. 

(hi'ils  prennent  le  chemin  de  la  cour,  reprit 
le  Clin'':  car,  pliili'it  ipic  d'épargner  la  reine 
]'\ul\(ju'imi'stre  el  le  berger  Duiiin'l,  avec  tous 
leurs  propos  quintcssenciés,  je  crois  que  je  brû- 
lerais avec  eux  mon  propre  père,  s'il  se  |  resen- 
lait  sous  |;i  ligure  d'un  chevalier  errant. 

T'est  mon  avis,  dit  le  barbier. 


24 


DON    or  KinUTK 


C'est  aussi  li'  mion,  ajonl;)  la  niècr. 

Puisqu'il  ou  l'sl  ainsi, dilla  fjoiivoruanlc,  qu'ils 
,iill(>iit  tniuvor  leurs  rompaiinousl  K(,  sans  preu- 
liiT  la  |)(MMe  de  ilfscpudii',  clli'  les  jila  n(''ln-m("'lt' 


|i;ir  la  fnuHre. 

Out'l  fsl  co  gros  volume?  demanda  le  rnré. 

Don  Olivantcf  de  l.aiira,  réi)nndit.  ninîlre  Ni-   j 
rolas.  I 

Il  fsl  du  llicllic  :lul(iU'  que  le  .1(11  ilill  (!('  Vliir(\    j 
repiil  le  ruré,  mais  je  lu;  saurais  diic  lequel  des   [ 
deux  est  le  nioius   uienlcur;  dans  tous  les  eas, 
eelui-ci  s'en  ira  dans  la  cour  à  cause  des  extra- 
vagances dont  il  regorge. 

Cet  autre  est  Florit^nutrs  (l'Ilirraiiif,  dit  le 
barbier. 

Quoi  !  le  seigneur  Florismars  est  ici?  s'écria  le 
curé;  eh  bien,  qu'il  se  dépèche  de  suivre  les 
autres,  en  dépit  de  son  étrange  naissance  et  de 
ses  increvables  avcuinres,  La  rudesse  et  la  pau- 
vreté de  son  style  ne  nn'i'ileiil  pas  un  mcdlenr 
traitement. 

Voici  le  Cheiuilirr  IHal'iv,  dit  maître  Nicolas. 

C'est  un  vieux  livre  fo't  insipide,  r(q)rit  le 
curé,  et  qui  ne  contient  rii  n  (pii  lui  UK'iiie  d  élie 
épargné  :  à  la  cour!  dame  gouvcnianle,  cl  qu'il 
n'en  soit  plus  question  ! 

On  ouvrit  un  autre  livre  ;  il  avait  pour  titie  : 
le  Chevalier  de  la  Croix.  Un  nom  si  saint  devrait 
lui  faire  trouver  grâce,  dit  le  curé  ;  mais  n'ou- 
blinns  |)as  le  jiroverbc  :  Dcnièic  la  croix  se  lient 
le  diable.  Ou'il  aille  au  feu! 

Voici /t' .Viriiic  (/('  /(/  Clu'iuderie,  dit  le  bai  hier. 

Ah  1  ah  !  j'ai  l'Iioiuienr  île  le  coiiMaîIre,  reprit 
le  curé.  Nous  avons  là  lienand  de  MiiulnMliaii 
avec  ses  lions  amis  et  compagnons,  tous  plus  , 
voleurs  (]ue  Cacus,  el  les  douze  pairs  d(;  rraiice, 
et  le  véridiipie  historien  ïurpin.  Si  vous  m'en 
croyez,  nous  ne  les  condamnerons  qu'à  un  ban- 
nissement perpétuel,  par  ce  motif  qvi'ils  ont  in- 
piré  Maleo  Hoyardo,  rpie  le  célèbre  Arioste  n'a 
pas  dédaiiiné  d'iniilcr'.  (Jnant  à  ce  dernier,  si  je 

'  llnynnlo  r-l  aulpiir  ili- /fd/n/ii/  niiioiirfii.i .  ■•!  I  Arl"-li>  il(> 
lliilaiiil  furieux 


le  rencontre  ici  pailant  une  autre  langue  que  la 
sienne,  qu'il  ne  s'allende  à  aucune  pitié;  mais 
s'il  parle  son  idiome  natal,  accueillons-le  avec 
toutes  sortes  d'égards. 

Moi,  je  l'ai  en  italien,  dil  le  bailiier,  mais  je 
ne  l'cnlends  |ioint. 

l'Iùl  à  Dieu,  reprit  le  iiné,  que  ne  l'ei'it  pas 
entendu  davantage  certain  capitaine'  qui,  pour 
iniroiluue  I  Arioste  en  Espagne,  a  pris  la  peine 
(le  rhabiller  en  casidian,  car  il  lui  a  ôté  bien  de 
son  prix.  Il  en  sera  de  môme  de  loules  les  Ira- 
duclions  d'oUvrages  en  vers  ;  jamais  on  ne  peut 
conserver  les  grâces  de  l'original,  quehpu'  talent 
qu'on  y  apporte.  P()nr  celui-ci  el  tous  ceux  cpii 
parlent  di's  choses  de  France,  je  suis  davis 
qu'on  les  garde  en  lieu  sûr  ;  nous  verrons  phi';  à 
loisir  ce  qu'il  faudra  en  faire,  .l'en  excepte  pour- 
tant un  certain  Bernard  de  Carpio  qui  doit  se 
trouver  par  ici,  et  (m  autre  appelé  Roiieevnur  : 
car,  s'ils  tombent  sous  ma  main,  ils  passeront 
bientôt  parcelles  de  la  gouvernanle. 

De  loul  cela,  maître  Nicolas  demeura  d'ac- 
cord sur  la  foi  du  cnré,  qu'il  connaissait  homme 
de  bien  et  si  grand  ami  de  la  vérité,  que  poni' 
tous  les  trésors  du  monde  il  n'aurait  pas  voulu  la 
Irahii'.  \\  ouvrit  deux  autres  livres  :  l'un  était 
Palmeviii  d  Olive,  et  l'autre  Pulmerin  d'AïKjle- 
terrr. 

(Ju'on  brûle  celte  olive,  dit  le  curé',  et  qu'on 
(>n  jelle  les  cendres  au  vent  :  mais  conservons 
celle  palme  d'Angleterre  comme  un  ouvrage  uni- 
que, et  donnons-lui  une  cassette  non  moins  pré- 
cieuse que  celle  trouvée  par  Alexamlre  dans  les 
il(''pnuillcs  de  Darius,  cl  ipi'il  destina  à  renfer- 
mer les  o'uvres  d'Homère.  Ce  livre,  seigneur 
com|)ère,  est  doublenu^nl  reeonnnandable  :  d'a- 
bord il  est  excellent  en  lui-même,  de  |)lus  il 
passe  pour  être  l'eDUvre  d'un  roi  de  Portugal, 
savant  aulaiil  qu'ingénieux.  Tontes  les  aventures 
du  château  de  Miraguarda  sont  fort  bien  imagi- 
nées et  pleines   d'art;   le  style  est  aisé  et  pur; 

'  Ceca|iil.iiiio  o^t  don  d'Hiiiinio  Xiinifio?.  ilo  l'rrpa.  i|iii  .iv:ill 
fuit  Miin  Hi'li'slnlilo  irartuclion  du  Uoinnd  furieux. 


m-;  i.A  .MA.Nciii;. 


85 


Paris,  S.  Raçon  et  C(*,  imp. 


Fume,  Jouvct  et  C'*,  êdit. 


Elle  jeta  les  livres  pêle-mêlo  par  la  fenêlre  (p.  24). 


l'auteur  s'est  attaché  à  respecter  les  cuiivc- 
nauces,  el  a  pris  soin  de  conserver  les  carac- 
tères :  ainsi  donc,  niaitre  Nicolas,  saul'  votre 
avis,  que  ce  livre  et  VAmadis  de  Gtaile  soient 
exem])tés  du  l'eu.  Onaiit  aux  autres,  qu'ils  péris- 
sent à  l'instant  même. 

Arrêtez,  arrêtez,  s'éciia  le  liarliier,  vuici  le 
l'ameux  Dun  Belianis. 

Dun  BcUanis  !  reprit  le  curé  ;  ses  seconde, 
troisième  et  <piatrièiiie  |Mrlies  auraient  yrand 
besoin   iriui  peu  di'   rliuluulie    poiu'  puryer   la 


bile  qui  agite  l'aukiir;  cependant,  en  relran- 
cliaiil  sou  Chùlcuit  de  lu  Renommée  et  tant  d'au- 
tres iinperlineuccs,  ou  peut  lui  donner  (juekpic 
répit,  et,  selon  (|u'il  se  sera  corrigé,  on  lui  fera 
justice.  Mais,  en  attendant,  gardez-le  chez  vous, 
compère,  et  ne  souffrez  pas  que  personne  le 
lise.  Puis,  sans  piolnngcr  l'exaiuen,  il  dit  à  la 
gouvernante  de  prendre  les  autres  grands  vo- 
lumes, et  de  les  jeter  dans  la  cour. 

Celle-ci,  (pii  aurait  brûlé  tous  les  livres  du 
monde,  ne  se  le  lit  pas  dire  deux  fois,  et  elle  eu 


DON    OUICIIOTTK 


Siiisit  un  gniiul  iioiiiliif  |Huir  les  jeter  |Kir  la  fe- 
nêtre; mais  elle  en  avait  tant  pris  a  la  fois,  (|n'il 
en  lomlia  un  aux  pieds  ilu  barbier  qui  voulut 
voir  ee  que  c'était;  en  l'ouvrant,  il  lut  au  titre  : 
Hisloire  du  fameux  Tirant-le-lilanc. 

tlonuneut!  s'écria  le  curé,  vous  avez  là  Ti- 
rant-le-Blanc?  Donnez-le  vite,  seigneur  com- 
père, car  c'est  un  trés(U'  d'allégresse  et  une 
source  de  divertissement  !  C'est  là  ([u'on  ren- 
contre le  chevalier  Kyrie  Eleison  de  Moutalhaii 
cl  Thomas  de  Montalban,  son  frère,  avec  le  che- 
valier de  Fonseca;  le  coinbal  du  valeureux  De- 
tiiaiil  contre  le  dogue  ;  les  linesses  de  la  demoi- 
selle Plaisir  de  ma  vie;  les  amours  et  les  ruses 
de  la  veuve  Tranquille,  et  l'impératrice  amou- 
reuse de  son  écuyer.  C'est  pour  le  style  le  meil- 
leur livre  du  monde  :  les  chevaliers  y  mangent, 
y  dorment,  y  meurent  dans  leur  lit  après  avoir 
fait  leur  testament,  et  mille  autres  choses  qui  ne 
se  rencontrent  guère  dans  les  livres  de  cette  es- 
pèce ;  et  pourtant  celui  (|ui  l'a  composé  aurait 
bien  mérité,  pour  avoir  dit  volontairement  tant 
de  sottises,  qu'on  l'envoyât  ramer  aux  galères  le 
reste  de  ses  jours.  Emportez  ce  livre  chez  vous, 
lisez-le,  et  vous  verrez  si  tout  ce  (|ue  j'en  dis 
n'est  pas  vrai. 

\ous  serez  obéi,  dit  lo  barbier;  mais  que 
ferons-nous  de  tous  ces  petits  volumes  (jni  res- 
tent? 

(^cux-ci,  répondit  le  lUii'',  ne  doivent  pas  être 
des  livres  de  chevalerie,  nmis  de  [loésie  ;  et  le 
premier  qu'il  ouvrit  était  la  Diane  de  Monle- 
maijor.  Ils  ne  méritent  pas  le  l'en,  ajouta-t-il, 
parce  qu'ils  ne  proiiniront  jamais  les  désordres 
qu'ont  causés  les  livres  de  chevalerie;  ils  ne  s'é- 
carleul  point  des  règles  du  bon  sens,  et  per- 
soinic  ne  court  risipie  de  perdre  l'esprit  en  les 
lisant. 

Ali!  seigneur  licencié!  s'écria  la  nièce,  vous 
pouM/.  bien  les  envoyer  avec  les  autres  ;  car  si 
mon  oncle  vient  à  guérir  de  sa  fièvre  de  cheva- 
lerie errante,  il  est  ca|)able  en  lisant  ces  maudits 
livres  de  vouloir  »c  faiie  berger,  et  de  se  mettre 


à  courir  les  bois  et  les  prés,  chantant  et  jouant 
du  llageolet,  on,  ce  ipii  serait  pis  encore,  de  se 
faire  poëte  :  maladie  contagieuse  et  surtout, 
dit-on,  incurable. 

Cette  fille  a  raison,  dit  le  curé  ;  il  est  bon 
d'ôter  à  notre  ami  une  occasion  de  rechute. 
Commençons  donc  par  la  Diane  deMontema\jor. 
Je  ne  suis  pourtant  jias  d'avis  qu'on  la  jette  an 
l'en;  car  en  se  contentant  de  supjU'imcr  ce  qui 
traile  de;  ia  sage  Félicie  et  de  l'eau  enchantée, 
c'est-à-dire  presque  tous  les  vers,  on  peut  lui 
laisser,  à  cause  de  sa  prose,  l'honneur  d'être  le 
premier  entre  ces  sortes  d'ouvrages. 

Voici  la  Diane,  appelée  la  seconde,  du  Sal- 
mentin,  dit  le  barbier;  puis  une  aulri;  dont 
l'auteur  est  Gilles  Pol. 

Que  celle  du  Salmentin  augmente  le  nombre 
des  condanmés,  reprit  le  curé  ;  mais  gardons 
la  Diane  de  Cilles  Pol,  comme  si  Apollon  lui- 
mcmc  eu  était  l'auteur.  Passons  outre,  seigneur 
compère,  ajonta-t-il,  et  dépêchons,  car  il  se  l'ait 
tard. 

Voici  les  dix  livres  de  la  Fortune  d'amour, 
composés  par  Antoine  de  l'Ofrase,  poète  de  Sar- 
daigne,  dit  le  barbier. 

Par  les  ordres  (pie  j'ai  re(;us!  reprit  le  curé, 
depuis  qu'on  \)ar\c  d'Apollon  et  des  Muses,  en  un 
mot  depuis  (pi'il  y  a  des  poêles,  il  n'a  point  été 
conqiosé  un  plus  agréable  ouvrage  que  celui-ci, 
et  (pncou(|ne  ne  l'a  point  lu  |it'ut  «lire  qu  il  n'a 
jamais  rien  lu  d'amusant.  Donnez-le-moi,  sei- 
gneur compère;  aussi  bien  je  le  préfère  à  une 
soutane  du  meilleur  taffetas  de  Klorence. 

('eux  (|ni  siiivciil,  cmiliiuia  le  barbier,  sont  le 
Ber(jer  dlhérie,  les  A'iyi/i/i/if.s  d'Hénarès  et  le 
Remède  à  la  jalousie. 

Livrez  tout  cela  à  la  gouvernante,  dit  le  curé; 
et  (|u'on  ne  m'en  demande  pas  la  raison,  car 
nous  n'aurions  jamais  lini. 

Kl  le  Benjer  de  Pliilida:' i\\\  \r  baibier. 
Oh  !  ce  n'est  point  un  berger,  reprit  le  curé, 
mais  mi  sage  et  ingénieux  courtisan  ipi'il  faut 
garder  connue  une  relique. 


DK    LA   M  AN  cm:. 


'27 


El  ce  gros  volume,  intitiilô  Tré.wr  des  poésies 
diverses?  dit  mnitro  Nicolas. 

S'il  y  eu  avait  inoin.s,  ri'poiulil  le  iiiré,  elles 
n'en  vamliaii>i)tqiie  mioiix.  Toutefois,  en  rclran- 
cliaiit  de  ce  livre  i|iii'l(|ues  iiauvretés  mêlées  à 
(le  fort  belles  choses,  on  peut  le  conserver;  les 
autres  ouvrages  de  l'auteur  doivent  faire  é|(ar- 
jjiiei"  celui-ei. 

Le  Chansonnier  de  Lopez  de  Maldonado! 
Ouest  cela?  dit  le  liatliicf  en  oiiviani  un  vo- 
lume. 

Je  eoiuiais  l'auteur,  reprit  le  euré  ;  ses  vers. 
sont  admirables  dans  sa  bouche,  car  il  a  une  voix 
pleine  do  charme.  Il  est  un  peu  étendu  dans  ses 
cgiogues,  mais  une  lionne  eliose  n'est  jamais 
trop  longue.  Il  faut  le  mettre  avec  les  réservés. 
Kt  celui  qui  est  là  tout  auprès,  comment  s'ap- 
pellet-il? 

(l'est  la  Galatée  de  Michel  Cervantes,  répondit 
maître  Nicolas. 

Il  y  a  longtemps  que  ce  Cervantes  est  de  mes 
amis,  reprit  le  curé,  et  l'on  sait  qu'il  est  en- 
core plus  célèbre  par  ses  malheurs  (|ue  par  ses 
vers.  Son  livre  ne  manque  pas  d''invention, 
mais  il  propose  et  ne  conclut  pas.  Attendons  la 
seconde  partie  qu'il  promet'  ;  peut-être  y  réus- 
sira-t-il  mieux  et  méritera-t-il  l'indulgence 
(pi' on  refuse  à  la  première. 

Que  sont  ces  trois  volumes?  demanda  le  bar- 
bier. L'Araucana,  de  don  Alonzo  de  Hercilla, 
l'Austriada  de  Juan  Rufo,  jurât  de  Cordoue,  et 
le  Montserrat  de  Christovul  de  Viniez-,  poète 
valencien. 

Ces  trois  ouvrages,  répondit  le  cuié,  lenfer- 
Mieul  les  meilleurs  vers  lH''rnï(pies  (|n'oii  ail 
inuqîiisés  en  espagnol,  el  ils  peuvent  allei-  de 
l'air  avec  les  plus  fameux  de  l'Italie,  (iardons- 
les  soigru-Uïcnient,  comme  des  uionuments  pré- 
I  icuN  de  rcxcellence  de  nos  poètes. 

Le  curé,  se  lassant    enlin  d'examiner  tant  de 

'  C("rv.\nlps  ronoiiïplîi  peu  île  jour?  .TViiiil  «a  mort,  il.ins  lu 
pri'fMCP  lie  Versile»  el  Sifiismonde,  1 1  |iroiiio*r-(>  île  iloimer  ccUe 
'(«•nnili'  p.Tilii'  ili>  In  CiiInliY.  Elle  iif  fui  |"ii'ii  Innivi'e  p.irmi 
«csiVril»;. 


livres,  condnl  dclinitivement,  sans  pousser  pins 
loin  l'exaineii,  (pi'on  jetât  tout  le  reste  au  l'en. 
.Mais  le  barbiei'  lui  en  |irésen(a  un  i|u'il  venait 
d'ouvrir,  et  qui  avait  pour  litre  les  Larmes 
d'Anijéliqne. 

Ce  serait  à  moi  d'en  verser,  dit  le  curé,  si 
cet  ouvrage  avait  été  brûlé  par  mon  ordre,  car 
ranleni'  es(  un  des  plus  célèbres  piii'tes,  iion- 
senleinenl  irils|iagrie,  mais  encore  du  monde 
entier,  el  il  a  parlicnlièrenicnl  r(''n-si  dans  la 
traduction  de  |)lnsieurs  fables  d'ilvide. 


CHAPITRE  VII 

DE    LA   SECONDE    SORTIE    OE    NOTRE    SON    CHEVALIER    OON  QUICHOTTE 
DE    LA    MANCHE 

Ils  en  étaient  là,  (|nand  tout  à  coup  i'im  (Jni- 
chntle  se  mit  à  jeler  de  grands  cris  :  A  moi,  à 
moi,  \alciireii\  ciievaliers  !  disait-il.  C'est  ici 
qu'il  laul  montrer  la  force  de  vos  bras,  sinon 
les  gens  de  la  cour  vont  remporter  le  pii.v  du 
tournoi.  Afin  d'accourir  au  bruit,  on  abandonna 
l'inventaire  des  livres  ;  aussi  faut-il  croire  (pie 
si  la  Carolea  et  Léon  d'Espagne  s'en  allèrent 
au  feu  avec  les  Gestes  de  l'Empereur,  comjiosés 
par  Louis  d'.Uila,  c'est  qu'ils  se  trouvèrent  à  la 
merci  de  la  gouvernante  et  de  la  nièce,  mais  à 
coup  sûr  ils  eussent  épronvi'  nn  sort  moins  sé- 
vère si  le  curé  eût  encore  été  là. 

En  arrivani  auprès  de  don  (Quichotte,  on  le 
trouva  debout ,  continuant  à  vociférer,  frap- 
pant à  droite  et  à  gauche,  d'estoc  et  de  taille, 
aussi  éveillé  (pie  s'il  n'eut  jamais  dnrmi.  On  le 
|uil  à  bras-le-corps,  et,  bon  gré,  mal  gré,  on  le 
reporta  dans  son  lit.  Quand  il  se  fut  un  peu 
calmé  :  .Vrehevétpic  Turpin,  dit-il  en  s'adressanl 
au  curé,  avouez  (pie  c'est  une  grande  honte 
piMir  des  chevaliers  errants  tels  que  nous,  de  se 
laisser  enlever  le  prix  du  tournoi  par  les  gens 
de  la  cour,  lorsque  pendant  les  trois  jours  pré- 
cédents l'avaiilage  nous  était  resté  ! 

l'alicnce,  rein  il  le  curé:  la  chance  tournera. 


28 


D  OIS    QUICIIOTTK 


s'il  pliiit  l'i  Dii'ii  ;  ce  (|ii'(iii  jifid  Miijonrd'liiii  pciil 
SP  ro^agiiiT  (Ipiiiaiii.  l'oiir  le  iiKniiciil,  iio  son- 
fîcoas  qu";"!  volie  ^nnU':  vous  (levez  èlre  bien 
ratitjiii',  si  inèiiip  vous  n'êtes  grièvonionl  blessé. 

Blessé,  iiiiii,  (lit  (IdTi  Quichotte,  mais  brisé  cl 
Mii'iutii  autant  (|u'on  puisse  l'être;  car  ce  bâ- 
tard (le  lidlauil  m'a  roué  de  coups  avec  le  tronc 
d'un  chêne,  et  cela  |)arce  que  seul  je  liens  tête 
à  ses  fanfaroimades.  Je  ])erdrai  ukui  nom  de 
Kciiand  (le  Monlaubau,  ou,  dès  que  je  pouriai 
>orlir(iu  lit,  il  me  le  payera  cher,  en  dé|)it  de 
tous  les  encliantenients  (|ui  le  |ii'otéi;ent.  Pour 
l'instiiut,  ajouta-t-il,  (|u'on  me  donne  à  manger, 
rien  ne  saurait  venir  plus  à  propos:  quanta 
ma  vengeance,  ipion  m'en  laisse  le  soin. 

On  lui  apporta  ce  qu'il  demandait,  api'ès 
quoi  il  se  rendormit,  laissant  tout  le  monde  stu- 
péfait d'une  si  étrange  f(die.  Cette  nuit  même, 
la  gouvernante  s'empressa  de  brûler  les  livres 
(pi'dn  avait  jetés  dans  la  cour,  et  ceux  qui  res- 
taient encore  dans  la  maison  :  aussi,  tels  soul- 
l'rirenl  la  peine  du  feu  qui  méritaient  un  meil- 
leur sort;  mais  leur  mauvaise  étoile  ne  le  voulut 
pas,  et  |i(iur  eux  se  vérilia  le  provcriic  que  sou- 
vent le  juste  pa\<'  pour  le  pécheur. 

l.n  des  lemèdcs  imaginés  |)ar  le  cure  et  le 
barbier  contre  la  maladie  de  leur  ami  lut  de 
faire  nnnrr  la  porte  du  cabinet  des  livres,  afin 
ipi'il  ne  hi  li(iu\,it  ]dns  i|uimd  il  se  lèv(>rait  ; 
espérant  ainsi  qu'en  étant  la  cause  du  iTial 
l'effet  disparaîtrait  égalcmenl,  et  (|ue  dans  tous 
les  c^s  ou  dirait  ipi'un  enchanteur  avait  cnqiorté 
le  cabinet  et  les  livres  :  ce  ipii  lut  cxéculé  avec 
l)eaucoup  de  diligence. 

Deux  jours  après,  don  Quichotte  se  leva,  et 
son  premier  soin  fut  d'aller  visiter  sa  biblio- 
thèque; ne  la  trouvant  plus  où  il  lavait  laissée, 
il  se  mil  à  chercher  de  tous  côtés,  passant  et 
repassant  où  jadis  avait  été  la  porte,  tàtani  avec 
le.t  mains,  regardant  partout  sans  dire  mot  et 
sans  y  rien  conqirendre.  \  la  lin  pourtant,  il 
demanda  rie  quel  r.jlé  était  le  cabinet  de  ses 
livres. 


De  quel  cabinet  parle  Votre  Grâce,  répondit 
la  gouvcriumle,  et  (|ue  cherchez-vous  là  où  il 
n'v  a  rien'.'  Il  n'existe  jdus  ici  ni  cabinet  ni 
livres,  le  diable  n  tout   cnqiorté. 

Ce  n'est  pas  le  diable,  dit  la  nièce;  c'est  un 
euclianleur,  ipii,  aMssit(M  après. le  départ  de 
notre  iiiaiire,  est  venu  pendaid  lannit,  monté 
sm-  mi  dragon,  a  mis  pied  à  terre,  et  est  cnin'' 
dans  son  cabinet,  où  je  ne  sais  ce  qui  se  passa; 
mais  ;ui  bout  de  (pielque  leuqis,  nous  le  vîmes 
sortii'  pai'  la  toituic,  laissant  la  maison  toute 
pleine  de  fumée;  puis,  quand  nous  voidnmcs 
voir  ce  (|u'il  avait  l'ail,  il  n'y  avait  plus  ni  cabi- 
net, ni  livres.  Seulement,  nous  nous  souvenons 
fort  bien,  la  gouvernante  et  moi  :  que  ce  mé- 
créant nous  cria  d'en  haut,  en  s'envolant,  que 
c'était  par  inimitié  pour  le  maître  des  livres 
qu'il  avait  l'ait  le  dégât  ilont  on  s'apercevrait 
|)lus  tard.  Il  dit  aussi  qu'il  s'appelait  Miignaton. 

llites  Freston  et  non  Mugnaton,  lepiit  don 
(Juichottc. 

Je  ne  sais  si  c'est  Freton  ou  Fritou,  réplicpia 
la  nièce,  mais  je  sais  que  son  nom  finissait  eu 
(III. 

Cela  est  vrai,  ajoula  don  Ouichotte;  ce  Fres- 
ton est  un  savant  enchanteur  (pii  a  pour  moi 
une  aversion  morlell(>,  parce  que  son  art  lui  a 
révélé  qu'un  jour  je  dois  me  leneontrer  eu 
rondiiil  singulier  avec  lui  |i'iinc  clievidier  (|u"il 
protège:  et  c(unnu' il  sait  ipie  j'en  sortirai  vain- 
queur, (pioi  (|u'il  hisse,  il  ne  cesse,  en  atten- 
dant, lie  me  causer  tous  les  dé|)laisirs  imagi- 
nables; mais  je  l'avertis  qu'il  s'abuse  et  ipi'un 
ne  peut  lien  contre  ce  (pie  le  ciel  a  ordoimé. 

Ft  ipii  en  doiile'.'  dit  la  nièce.  Mais,  mon 
cher  oncle,  |)our(pioi  vous  engager  dans  toutes 
ces  (pu'relles'.'  Xe  vaudrait-il  pas  mieux  icster 
paisible  dans  voire  maison,  au  lieu  de  comir  le 
momie  cherchant  de  meilleur  |i;iin  (pie  celui  de 
froment'.'  Sans  c(unpler  (|uc  bien  des  gens, 
croyant  idh^'  (pieiir  de  la  laine,  s'en  l'cvieiment 
tondus. 

\ons  êtes   loin  de  conqite,  ma  mie,  repartit 


llK     I,  A     MAM   III 


'J'.l 


•  Il  »,  K 


cheval  et  cavalier  s'en  allèrent  rmilcr  ilans  la  poussière  (p.  T^V. 


don  (jiiiiliotlc ;  avaut  ijue  1  un  uu'  toiuk',  j'au- 
rai arraché  la  barl)e  à  quiconque  osera  toucher 
hi  luiiiitc  d'un  seul  de  mes  chcvcnv. 

Les  deux  femmes  s'abslinrenl  de  répliqix'r, 
vovanl  bien  que  sa  tète  commençait  à  s'éclianf- 
l'er.  Quinze  jours  se  passèrent  ainsi,  pendant  les- 
quels notre  chevalier  resta  dans  sa  maison,  sans 
laisser  soupçonner  qu'il  pcnsnt  à  de  nuiivclles 
folies.  Chaque  soir,  avec  ses  deux  compères,  le 
curé  et  le  barbier,  il  avait  de  fort  divertissants 
entretiens,  ne  cessant  d'aflirmcr  que  la  chose 


(ii)ut  le  monde  avait  le  plus  pressant  besoin, 
c'était  de  chevaliers  errants  et  (pie  cet  ordre 
illustre  revivrait  dans  sa  personne.  Quelquefois 
le  cillé  le  contredisait,  mais  le  plus  souvent  il 
Caisail  sémillant  de  se  rendre,  seul  moyen  de  ne 
pas  lin ilcr. 

En  même  temps  ddii  Qiiiiliolte  sollicitait  en 
caclietle  un  paysan,  sdii  \<iisiii,  immine  de  bien 
(s'il  est  permis  de  qnalilier  ainsi  celui  qui  est 
pauvre),  mais  qui  n'avait  assurément  ^uère  de 
plomb  dans  la  cei-velle.  Notre  hidalgo  lui  disait 


DON    QIJICIIOTTK 


i|imI  iiNiiil  liiiil  h  :^M;;ii('r  en  le  siiivniil,  parce 
(lu'i'i)  iVliaiifjo  (lu  l'uiiiier  et  ilo  la  paille  (|uil  lui 
laisail  quilliT,  il  pouvait  se  présenter  telle  aven- 
ture ipii,  eu  un  tour  de  main,  lui  vaudrait  le 
:;nii\erneiii('nl  d'une  ile.  l'ar  ces  promesses,  et 
daiitics  loiit  aussi  certaines,  Sauclio  Panza,  c'é- 
tait le  nom  du  laboureur,  se  laissa  si  bien  ga- 
1,'iier,  (pi'il  résolut  de  planter  là  lémmc  et  en- 
tants, puni-  suivre  notre  chevalier  en  qualité 
(i"(''i"iiver. 

Assnré  d'iino  pièce  si  nécessaire,  don  Qiii- 
i-liolle  ne  soiii;i\i  pins  ipi'à  ramasser  de  l'iu^gent; 
il,  vendant  une  chose,  enji'ageant  l'autie,  enliii 
perdinit  sur  tous  ses  marchés,  il  parvint  à  réu- 
nir nue  somme  raisonnaliie.  Il  se  pourvut  aussi 
d'une  roudache,  qu'il  emprunta  d'un  de  ses 
amis;  |)nis  ayant  raccommodé  sa  salade  du 
mieux  qn'ilput,  il  avisa  sonécuyer  du  jour  et  dc- 
l'henre  où  il  voulait  se  mettre  en  route,  pour 
•pie  de  son  ci'iié  il  se  nnuiil  de  te  ijui  leur  serait 
nécessaire,  il  lui  recommanda  surtout  d^-mpor- 
ler  un  Iiissac.  Sancho  répondit  (|u'il  n'v  man- 
ipierait  pas,  ajoutant  (|n'élant  mauvais  marcheur, 
il  avait  envie  d'eunnener  son  àne,  le(inel  était 
de  bonne  l'orcc.  Le  mot  àne  suiprit  don  (Jui- 
ehoKe,  ipii  chercha  à  se  rappeler  si  l'on  avait  vu 
quelijue  écuyer  monter  de  la  sorte;  aucun  ne 
lui  vint  en  mémoire;  cependant  il  v  consentit, 
iiiniplanl  luru  iJMnner  ;ni  sii'u  une  phis  liiino- 
rable  nmiituie  dès  sa  première  encontre  avec 
(pii'lipie  chevalier  discourtois. 

Il  M'  pourvut  encore  de  chemises  et  des  anlio 
ilioses  indispensables,  suivant  le  conseil  (|ne  lui 
avait  diiniK'  l'Iiolilirr. 

Toiil  élaul  pré|)aré  en  sileme,  nu  beiu  soir 
Sanclio,  sans  dire  adieu  à  sa  fennne  et  à  ses 
enfants,  et  don  Ouiclintle,  sans  iin-ndre  con-'é 
de  sa  niècf  ni  de  sa  ^.'oinernaiile,  s'écliap|ièi'ent 
de  l.'in-  \illa;;c  et  marchi'renl  tonte  la  unit  avec 
tant  de  liàte,  (juau  point  iln  jour  ils  se  tinrent 
piiur  assurés  de  ne  pouvoir  être  attiinls  iiuaiid 
uiénie  on  se  IVil  mis  à  leur  poursuite.  Assis  sur 
-on  àne  ;iMc  si.n  liiss;ic   el  sa  liouiile,  Sancho 


se  prélassait  comme  un  patriarche,  déjà  impa- 
tient d'être  ifouvernenr  <le  l'ile  (pie  son  nuiître 
lui  avait  promise.  Don  Ouichotte  prit  la  même 
route  qu'il  avait  suivie  lors  de  sa  première  ex- 
cui'sion,  c'est-à-dire  à  travers  la  plaine  do  Mon- 
liel ,  où ,  celte  fois,  il  cheminait  avec  moins 
d'incommodité,  parce  ((u'il  était  grand  matin, 
et  que  les  rayons  du  soleil,  frappant  de  côté,  ne 
le  gênaient  point  encore. 

lis  niarchaieni  depuis  ipieiipie  tem|is,  lorsque 
Sancho,  (pii  ne  pouvait  rester  longtenq)s  muet, 
dit  à  son  maître  :  Seigneur,  que  Votre  Grâce  se 
souvienne  de  1  ile  (preile  m'a  |n'oniise;  je  me 
fais  fort  de  la  iiien  gonvei'nei',  si  grande  (pi'elle 
|iuisse  être. 

Ami  Sanclio,  répondit  don  Ouichotte,  ap|)rends 
(jue  de  tout  temps  ce  fut  un  usage  consacré 
jiarmi  les  chevaliers  errants  de  donner  à  leurs 
écuyers  ie  gouvernement  des  îles  et  des  royaumes 
dont  ils  faisaient  la  conquête  ;  aussi,  loin  de  vou- 
loir déroger  à  cette  louable  coutume,  je  prétends 
faire  mieux  encore.  Souvent  ces  chevaliers  atten- 
daient pour  récompenser  leurs  écuyers,  que  ceux- 
ci,  las  de  passer  de  mauvais  jours  el  de  plus  mau- 
vaises nuits  fussent  vieux  et  incapabies  de  ser- 
vice; alors  ils  leur  donnaient  qnehpie  modeste 
province  avec  le  titre  de  marquis  on  de  con)te  ; 
eh  bien,  moi,  j'espère  qu'avant  six  jours,  si 
llien  me  pri'le  vie,  j  luniii  su  cinupK'rir  nn  si 
vaste  rojaume,  ipie  beaucou|i  d'antres  on  i\r- 
pendront,  ce  ipii  viendra  l'ort  à  |)ropos  pour  le 
l'aii(^  cotM'onner  roi  de  l'im  des  meilleurs.  i\e 
pense  pas  qu'il  v  ail  là  lien  di'  bien  exlraoi-di- 
iiaire  :  Ions  les  joins  paredli'--  Inrtniies  arrivent 
aux  clie\alieis  errants,  et  souvent  même  pai- 
lles nioveiis  si  impiévns  ipi  il  me  sera  facile  de 
te  donner  beaiuonp  plus  que  je  lu*  te  promets. 

A  ce  compte-là,  dit  Sancho,  si  j'allais  devenir 
roi  |iar  1111  de  ces  miiacies  ipie  sait  l'aire  Votre 
liiàce,  .liiaiia  (iiilliere/.,  ma  femme,  sciait  donc 
reine,  et  nos  eiilants,  iiilanis.' 

Sans  aucun  doute,  ii'poiiilil  liun  l.tiiii  liolle. 

.1  eu    doute    lin    peu,    iiini,   répliqua  Sancho; 


I>i;    LA    M.\N(  III, 


.1 


car  (|uaiid  bien  iiiriiic  Dieu  lirait  |il('inoir  ilcs 
couroimos,  in'esl  avis  (|iril  tic  s'en  tromeiait 
pas  une  i|ui  puisse  s'ajiisler  à  la  tèle  de  ma 
leinnie;  par  ma  loi,  elle  ne  vaudrait  pas  un  ma- 
ravédis  pour  être  reine  ;  passe  pour  condesse, 
et  encore,  avec  l'aide  de  Dieu  ! 

Eli  bien,  laisse-lni  ce  soin,  dit  don  Ouiiliolle; 
il  te  donnera  ce  ([ui  te  conviendra  le  mieux  ; 
seulement  piends  patience,  et  par  modestie  ne 
va  pas  te  contiMilcr  à  moins  d  un  bon  i;ou\ei- 
nenienl  de  province. 

Non  vraiment,  répondit  Saucbo,  surtout  ayant 
en  Votre  Grâce  un  si  puissant  inaitre,  tpii  saura 
me  doiHier  ce  (|ui  ira  à  ma  taille  et  ce  ipie  mes 
épaules  pourront  porter. 


ClIArnitE    Mil 

DU    BEAU    SUCCÈS  QU'EUT    LE    VALEUREUX    DON    QUICHOTTE 
DANS    L-EPOUUANTASLE    ET    INOUÏE    AVENTURE     DES    MOULINS    A    VENT 

Eu  ce  moment  ils  découvrirent  au  loin  dans 
la  campagne  trente  on  (|uaranlc  moulins  à  vent. 
.\  celte  vue,  don  (Juicliolle  s'écria  :  La  l'orlune 
conduit  nos  affaires  beaucoup  mieux  que  nous 
ne  pouvions  l'espérer.  Apci(;ois-tu,  Sanciio, 
cette  troupe  de  formidables  géants?  Eb  bien,  je 
prétends  les  cond)attre  et  leur  ùter  la  vie.  Enri- 
cbissons-nons  de  leurs  dépouilles;  cela  est  de 
bonne  guerre,  et  c'est  grandement  servir  Dieu 
que  balayer  |(areille  engeance  de  la  surface  de 
la  terre. 

(jucls  géants'.'  demanda  Sancbo. 

Ceux  que  tu  vois  là-bas  avec  leurs  grands  bras, 
répondit  son  maître  ;  plusieurs  les  ont  de  presque 
deux  lieues  de  long. 

Prenez  garde,  seigneur,  dit  Sanclio;  ce  que 
voit  là-bas  A'otre  (Iràce  ne  sont  |)as  des  géants, 
mais  des  moulins  à  vent,  et  ce  qui  parait  leurs 
bras,  ce  sont  les  ailes  qui,  poussées  par  le  vent, 
font  aller  la  meule. 

Tu  n'es  guère  expert  en  fait  d'aventures,  ré- 
pliqua don  Qnicbotte  :  ce  sont  des  géants,  le 
dis-je.  Si  tu  as  peur,  éloigne-toi  et  va  te  mettre 


en  maison  c|iirli|iie  paii  pendant  que  je  liin   li- 
vrenii  nu  inégal  mais  terrible  combat. 

.Aussitôt  il  donne  de  l'éperoii  à  Itossinanle,  (t 
(pioi(pie  Sancbo  ne  cessât  di'  juin  que  c'étaient 
des  moulins  à  vent,  et  non  des  géants,  notre 
héros  n'eiileuilait  pas  la  \oi\  de  xm"  ('cuver. 
l'Iiis  inèiiic  il  aiipnuliait  des  moulins,  iiioin-  il 
se  dcsaliirsiil.  .\e  liive/.  pas,  eiiait-il  à  se  l'cndrc 
la  tète,  ne  liiye/,  pas,  làclies  et  viles  créatures; 
c'est  un  seul  clieNalier  ipii  eiilrepieiid  de  \oii> 
condjattre.  In  |i(M  ilr  \ciil  s'i'laiil  levé  an  iiieiiie 
instant,  les  ailes  coiiiiiieiicèrenl  à  tmirner.  Vous 
avez  beau  faire,  disait-il  en  redoublant  ses  cris, 
(piand  vous  remueriez  plus  de  bras  que  n'en 
avait  le  géant  liriarée,  vous  me  lu  |)ayeiez  tout  à 
I  heure.  Puis  se  reconnnaudant  à  sa  dame  Dul- 
cinée, et  la  priant  de  le  secourir  dans  un  si 
grand  péril,  il  se  précipite,  couvert  de  son  écu 
et  la  lance  en  arrêt,  contre  le  plus  j)roche  des 
moulins.  Mais  eoiiinie  il  en  perçait  l'aile  (l'iiii 
grand  coup,  le  vent  la  lit  tourner  avec  tant  de 
violence  qu'elle  mit  la  lance  en  pièces,  empiu- 
taut  cheval  et  cavalier,  qui  s'en  allèrent  muler 
dans  la  poussière. 

SancIio  accourait  au  grand  trot  de  son  àne, 
et  en  arrivant  il  trouva  (pie  son  niaitre  était 
hors  d'état  de  se  remuer,  tant  la  chute  avait  été 
lourde.  .Miséricorde,  s'écria-t-il  ;  n'avais-je  pas 
dit  à  \otrc  Grâce  de  prendre  garde  à  ce  qu'elle 
allait  l'ail  e  ;  ipie  c'étaient  là  des  moulins  à  vent'.' 
Pour  s'y  tionqier,  il  faut  en  avoir  d'autres  dans 
la  tète. 

Tais-toi,  dit  don  tjiiieliottc,  de  tons  les  mé- 
tiers celui  de  la  guerre  est  le  plus  sujet  aux  ca- 
prices du  sort,  ee  ne  sont  que  vicissitudes  con- 
tinuelles. Faut-il  dire  ce  que  je  |iense  ide  cela, 
j'en  suis  certain),  eh  bien,  ce  maudit  l'reston, 
celui-là  même  qui  a  enlevé  mon  cabinet  et  mes 
livres,  vient  du  changer  ces  géants  en  moulins, 
alin  de  lu'ùter  la  gloire  de  les  vaincre,  tant  la 
haine  qu'il  me  porte  est  implacable;  mais  vien- 
dra un  temps  où  son  art  cé<lera  à  la  force  de 
mon  épée. 


52 


DON    QUICHOTTE 


Dieu  \v  veuille,  ivpril  t^an<lui  en  ;ml;iul  sdii 
uiiiilii'  :i  ronioiiter  sur  Itci-^siiKnilc,  doiil  l'épaule 
élait  à  demi  délioilée. 

Tout  eu  ilevisaul  sur  ee  qui  veuail  d'aniver, 
nos  deux  a\eiitiii  iers  prirent  le  ciuMiiin  du 
/*l((T/(i-Lfl///C(',  |iai-e('  (|u'il  élait  iinp(issil)le,  al- 
fiiiuait  don  Quicliolte,  que  sur  une  roule  aussi 
fréquentée  on  no  rencontrât  pas  beaucoup  d'a- 
\eutures.  Seuleuienl  il  rej^reltait  sa  lance,  cl  le 
témoignant  à  son  écuyer  :  J'ai  lu  (piei(jue  pail, 
dit-il,  (]u'uii  i!u'\alier  espagnol  iiniiiiiii'  D'ic^ti 
Pcrc/.  (le  Varias,  avant  rompu  sa  lance  dans  un 
coniliat,  arracha  d'tui  chêne  une  forte  hranchc 
avec  laquelle  il  assonuna  un  si  grand  nomluc 
(le  Moies,  (pie  le  suriioin  d'assoniiiieur  lui  en 
resta,  et  que  ses.  descendants  l'ont  ajouté  à  leur 
nom  de  Vargas.  Je  te  dis  cela,  Sancho,  parce 
que  je  nie  propose  d'arraciicr  du  |)reniier  cliéne 
(juc  nous  rencontrerons  une  bianchc  en  tout 
sendjiahie,  avec  laipulle  j'acconqdirai  de  tels 
exploits,  (pie  lu  le  trouveras  lieurcux  d'en  être 
le  témoin,  cl  de  voir  de  tes  yeux  des  prouesses 
si  merveilleuses  (|u'un  jour  on  aura  peine  à  les 
croire. 

Ainsi  soit-il,  ré|iondil  Sancho:  je  le  crois, 
puisque  vous  le  dites.  Mais  redressez-vous  un 
peu,  car  Votre  Grâce  se  ticnl  loul  de  travers  : 
sans  doute  elle  se  ressent  encore  de  sa  chute  '.' 

Cela  est  vrai,  reprit  don  Ouicliolte,  et  si  je  ne 
me  plains  pas,  c'est  (prit  esl  iiileidil  aux  clic- 
valicrs  eirants  de  se  |daindre,  lors  iiiéinc  i|u'ils 
auiaient  le  ventre  ouvrrt  el  (pu'  leurs  entrailles 
eu  sorliraicnl. 

S'il  doit  en  être  ainsi,  je  n'ai  rien  ;i  icplupier, 
dit  Sancho;  pourlanl  j'aimerais  bien  mieux  eu- 
Iciulrcse  plaindre  Voire  Gi'àcclors(|u'eiie  ressent 
(pielipie  mal  ;  quant  à  moi,  je  ne  saurais  me  rc- 
lii>er  ce  soulagement,  cl  à  la  première  égralignure 
Mius  m'onlendre/.  crier  comme  un  désespéré,  h 
moins  «pie  la  plainte  ne  soit  également  inlirdile 
aux  écuyors  des  chevaliers  crranls. 

lion  Ouichottc  sourit  de  lu  sinqdicilé  de  S(U1 
écuviT.  el  lui  dérl;ua  cpi'il  pou\ail  se  ]ilaindrc 


(piand  el  connue  il  lui  plairail,  n'ayant  jamais 
lu  dans  les  lois  de  la  chevalerie  rien  (jui  s'y  op- 
posai. 

Sancho  lit  rcmanpier  ipie  l'heure  du  diiicr 
élait  venue.  Mange  à  la  fantaisie,  dit  don  Qui- 
ehoili';  pour  moi  je  n'en  sens  pas  le  besoin. 

Usant  de  la  permission,  Sancho  s'arrangea 
du  mieux  (pi'il  put  sur  son  âne,  tira  ses  jtrovi- 
sions  du  bissac,  et  se  mil  à  manger  tout  en  che- 
minant derrière  son  niaîli'e.  F'res(|uc  à  chaque 
|)as,  il  s'arrélait  pour  doniiei'  imk;  embrassade  à 
son  outre,  el  il  le  faisait  de  si  bon  cncur  qu'il 
aurait  réjoui  le  plus  achalandé  cabarelier  de  la 
|U'ovincc  de  Malaga.  Ce  passe-lcmps  délectable 
lui  faisait  oublier  les  promesses  de  son  seigneur, 
el  considérer  pour  agréable  occupation  la  re- 
cherche des  aventures. 

Le  soir  ils  s'arrélèrenl  sous  un  massif  d'ar- 
bres. Don  (Inicholte  arracha  de  l'un  d'eux  une 
branche  assez  i'oile  pour  lui  servir  de  lance, 
|)uis  y  ajusta  le  fer  de  celle  qui  s'élail  brisée 
entre  ses  mains,  il  passa  la  nuil  entière  sans 
fermer  l'œil,  ne  cessant  de  penser  à  sa  Dulcinée, 
afin  de  se  conformer  à  ce  qu'il  avait  vu  dans  ses 
livres  sur  l'obligation  imposée  aux  chevaliers 
errants  de  veiller  sans  cesse  occupes  du  sou- 
venir de  leurs  dames.  Ouanl  à  Sancho,  qui  avait 
le  ventre  plein,  il  dormil  jusqu'au  malin,  et  les 
ravons  du  soleil  tpii  lui  dounaienl  dans  le  vi- 
sage, non  plus  (|iu>  le  cliani  des  oiseaux  (pii 
saluaient  joyeusement  la  venue  du  jour,  ne  l'au- 
raienl  réveillé  si  son  maitre  ne  l'eût  appelé  cin(| 
ou  six  fois.  En  ouvrant  les  yeux,  son  premier 
soin  fui  de  faire  ime  caresse  à  son  outre,  qu'il 
s'aflligra  de  Imuver  moins  rebondie  (pic  la' 
veille,  car  il  ne  se  voyait  guère  sur  le  chemin 
de  la  reinplii  de  si  tùl.  Pour  don  Unichotte,  il 
refusa  toute  nourriture,  preféranl,  comme  on 
l'a  (lit,  se  repaître  de  ses  amoureuses  peusé'es. 

Ils  repi  irent  le  cheniiii  ilii  l'un  lod.apiee,  dont, 
vers  trois  heures  de  l'après-midi,  ils  apcn.urenl 
rentrée  :  Ami  Sancho,  s'écria  aussiti'il  dmi  (Jui- 
cliollc,  c'est  ici  que  nous  allons  pouvoir  |donger 


\)K    LA   M  AN  dit;. 


35 


ÈSkChCS  ' 
Paris,  S.  Raçon  et  C",  imp. 


:.-*? 


F.rii.',  Jttuvcl  et  C'*,  .'dit. 

Il  aperçut  detix  moines  qui  porlaicnl  do*  parasols  cl  .los  ImicUes  ilc  voyage  (p.  3^1). 


nos  bras  jusqu'aux  coiules  clans  ce  qu'on  apiiolle 
los  avenluii's.  licoulc-nioi  bien,  et  n'oublie  pas 
ce  que  je  vais  te  dire  :  qunnil  inènie  tu  me  ver- 
rais diiiis  le  |ihis  iriand  poril,  garde-toi  de  ja- 
mais tirer  l'iiiée,  à  moins  de  reconnaître,  à 
n'en  pas  douter,  (jue  nous  avons  affaire  à  des 
gens  de  rien,  à  de  la  basse  et  vile  engeance; 
oh!  dans  ce  cas,  tu  peux  me  secourir  :  mais  si 
j'étais  aux  prises  avec  des  chevaliers,  los  lois  de 
la  chevalerie  t'interdisent  formellement  de  venir 
à  mon  aide,  tant  que  lu  n'auras  pas  été  loi- 
même  armé  chevalier. 


Votre  Grâce  sera  bien  obéio  en  cela,  réiiondil 
Sanclio,  d'autant  plus  (|iie  je  suis  paciliquc  de 
ma  nature  et  très-ennemi  des  querelles.  Seule- 
ment, pour  ce  qui  est  de  défendre  ma  personne, 
JorMpi'on  viendra  raltaquer,  permettez  que  je 
laisse  de  côté  vos  reeoniiniuidalions  chevale- 
resques, car  les  commandements  de  Dieu  et  de 
IKglise  n'ont  rien,  je  pense,  de  contraire  à  cela. 

D'aeeord,  reprit  don  Onichotle;  mais  si  nous 
avions  à  combattre  des  chevaliers,  songe  à  tenu- 
en  bride  la  bravoure  naturelle. 

Oh!  je  n'y  maufpierai  point,   dit  Sancho,  et 


5i 


DON   QUICHOTTE 


je  viuis  luiuiifls  iTiibsorvor  ce  coinniaiideincnt 
aussi  exaclcuiiMit  (|uc  celui  de  chômer  le  di- 
iiianelie. 

l'eudaul  cet  eutietien,  deux  inoiues  de  l'ordre 
de  Saint-Benoil,  montés  sur  des  droiuad;urcs 
(du  moins  leuis  mules  eu  avaient  la  taille)  pa- 
ruient  sur  la  route.  Ils  porlaieut  des  parasols  et 
des  lunettes  de  voyage.  A  peu  de  distance, 
derrière  eux ,  venait  un  carrosse  escorté  par 
(liialre  ou  cinq  cavaliers  et  suivi  de  deux  valets 
à  pied.  Dans  ce  carrosse,  on  l'a  su  depuis,  voya- 
geait une  dame  biscaïeime  (pu  allait  retrouver 
sou  mari  à  Sévilie,  d'où  il  devait  passer  dans 
les  Indes  avec  un  emploi  considérable. 

A  peine  don  Quichotte  a-t-il  aperçu  les  moines, 
qui  n'étaient  pas  ds'  celte  compagnie,  bien 
qu'ils  suivissent  le  inènie  chemin  :  Ou  j(!  me 
trompe  fort,  dit-il  à  son  écuyer,  ou  nous  tenons 
la  plus  fameuse  aventure  qui  se  soit  jamais 
rencontrée.  Ces  noirs  i'antômes  que  j'ai)ereois 
là-bas  doivent  être  et  sont  sans  nul  doute  des 
enchanteurs  cpii  ont  enlevé  ([uelqne  princesse 
et  remmènent  par  l'orée  dans  cet  équipage; 
il  Tant,  à  tout  prix,  que  j'empêche  cette  vio- 
lence. 

Ceci  m'a  bien  la  mine  d'èlre  encore  pis  (pie 
les  moulins  à  vent,  dit  îSancho  en  branlant  la 
tête.  Seigneur,  ([ue  Votre  Grâce  y  lasse  atten- 
tion, ces  fantômes  sont  des  moines  de  l'ordre  de 
Sainl-Bcimît,  et  cerlainemenl  le  carrosse  appar- 
tient à  ces  gens  (|ui  voyagent  :  prenez  garde  à 
ec  (pic  vous  allr/  faire,  el  que  le  diable  ne  vous 
lente  pas. 

.le  l'ai  déjà  dit,  Sancho,  reprit  don  Qiiicluille, 
que  In  n'eiili  iidai>  rien  aux  avenlures  ;  lu  vas 
voir  dans  un  inslanl  si  ce  que  j'avaru-e  n'est  pas 
l'oxaclc  véiité. 

Aussitôt,  prenant  les  devanis,  il  \a  >e  <amper 
.lu  milieu  duciiemin,  puis,  quand  les  moines 
sont  assez  jircs  pour  l'entendre,  il  leur  crie  d'uni' 
voix  tonnante  :  liens  diaboliipics  cl  excomum- 
niés,  mcllci  sur  l'Iieure  en  liberté  les  hantes 
prince,->es  (|Ue  mmi.-  emmené/,  dans  ce  carrosse, 


sinon  préparez-vous  à  recevoir  la  nmrl  en  juste 
punition  de  vos  méfaits. 

Les  deux  moines  retinrent  leurs  mules,  non 
moins  étonnés  de  l'étrange  figure  de  don  Oui- 
chotte  que  de  son  discours  :  Seigneur  chevalier, 
répondirent-ils,  nous  ne  sonnues  point  des  gens 
dial)(di(pies  ni  des  excommuniés;  nous  sounnes 
des  religieux  de  l'ordre  de  Saint-Benoit  qui  sui- 
vons paisiblement  notre  chemin  :  s'il  y  a  dans 
ce  carrosse  des  |iersonnes  à  qui  on  fait  violence, 
nous  ri"norons. 

Je  ne  me  paye  pas  de  belles  paroles,  reparti! 
don  Quichotte,  et  je  vous  connais,  canaille  dé- 
loyale. Puis,  sans  attendre  de  réponse,  il  fond, 
la  lance  basse,  sur  un  des  religieux,  el  cela  avec 
une  telle  furie,  que  si  le  bon  père  ne  se  fût 
pronq)tement  laissé  glisser  de  sa  mule,  il  au- 
rait été  dangereusement  blessé,  ou  peut-cire  tué 
du  coup.  L'autre  moine,  voyant  de  quelle  ma- 
nière on  traitait  son  compagnon,  donna  de  l'épe- 
ron à  sa  monture  et  gagna  la  plaine,  plus  rapide 
(pie  le  vent. 

Aussitôt,  saillant  prestement  de  son  âne, 
Sancho  se  jeta  sur  le  moine  étendu  par  terr»', 
et  il  commeiK^ail  à  le  dépouiller  quand  accou- 
rurent les  valets  des  religieux,  qui  lui  deman- 
dèrent pourquoi  il  lui  enlevait  ses  vêtements, 
l'arce  que,  répondit  Sancho,  c'est  le  friiil  légi- 
time de  la  bataille  ipie  mon  niailre  vient  de 
gagner. 

Peu  satisfaits  de  la  réponse,  voyant  d'ailleurs 
que  don  Quicbotlc  s'était  éloigné  pour  aller 
parler  aux  gens  du  carrosse,  les  deux  valets  se 
ruèrent  sur  Sancho,  le  renversèrent  sur  la  place, 
el  1  V  laissèrent  ^i  dnni  mort  de  coups.  Le  reli- 
gieux ne  perdit  pas  un  moment  pour  remonter 
sur  sa  mule,  cl  il  accourut  Iremblaiil  auprès  de 
son  compagnon,  (pii  l'attendait  assez  loin  de  là, 
regardant  ce  que  deviendrait  cette  aventure  ; 
jiuis  tous  deii\  piiiiisiii\iri'iil  leur  elieiuiii,  l'aisanl 
|)lus  de  signes  de  croix  <pie  s  iN  avaient  eu  le 
diable  à  leurs  Irousses. 

Pendant  ce  temps,  don  Quicliotle  se  leiiail  à 


i)i:  i.A  M  \  m:  III';. 


in  portiiTP  du  carrosse,  cl  il  linraniiiiail  la  ilamo 
liiscaiiMHic,  (ju'ii  avait  aluinlce  par  ces  painles  : 

Mailainc,  votre  lieaiilé  est  libre,  elle  peu!  l'aire 
iiiainleiiaiit  ce  (piil  lui  plaiia;  car  ce  i)ras  rc- 
(Imilalde  vient  de  cliàtier  l'audace  de  ses  ravis- 
seurs. Aliii  que  vous  ne  soyez  point  en  peine  du 
nom  de  votre  libérateur,  sache/,  ipie  je  lu'appelltî 
don  Quieholte  de  la  Manche,  (pie  je  suis  cheva- 
lier erraiil,  et  esclave  de  la  sans  pareille  Dulcinée 
du  Toboso.  En  récompense  du  service  iprille  a 
reçu  de  moi,  je  ne  demande  à  Votre  Grâce  (pi'uue 
seule  chose  :  c'est  de  vous  rendre  an  Toboso, 
de  vous  présenter  de  ma  jiarl  devant  cette  ilauie, 
et  de  lui  apprendre  ce  (|uc  je  viens  «le  faire  pdiii 
voire  liberté. 

l'arnii  les  gens  de  l'escorte  se  trouvait  lui  ca- 
valier biscaïen  ipii  écoulait  atteutivement  noire 
héros.  Irrité  de  le  voir  s'opposer  an  déjiait  du 
carrosse,  à  moins  qu'il  ne  prit  le  chemin  du  To- 
boso, il  s'approche,  et,  empoignant  la  lance  de 
don  Quichotte,  il  l'apostrophe  ainsi  en  mauvais 
castillan  ou  en  biscaïen,  ce  qui  est  pis  encore  : 
Va-l'en,  chevalier,  et  mal  ailles-tu';  car,  par  1(> 
llieu  i|ni  m'a  créé,  si  toi  ne  laisses  partir  le  car- 
rosse, moi  le  tue,  aussi  vrai  que  je  suis  Bis- 
caïen. 

l)on  Quichotte  qui  l'avait  couq)ris,  répondit 
sans  s'émouvoir  :  Si  tu  étais  chevalier,  aussi 
bien  que  tu  ne  l'es  pas,  j'aurais  déjà  châtié  ton 
insolence. 

Moi  pas  chevalier  !  répliqua  le  Biscaïen;  moi 
jure  Dieu,  jamais  chrétien  n'avoir  plus  menti. 
Si  loi  laisses  la  lance,  et  lires  Ion  épée,  nu)i  fera 
voir  à  toi  coinnie  ton  clial  à  l'eau  vile  s'eti  va. 
Hidalgo  [)ar  mer,  hidalgo  par  le  diable,  et  loi 
mentii'  si  dire  autre  chose. 

(]'esl  ce  que  nons  allons  voir,  repartit  don 
Quichotte,  puis,  jetant  sa  lance,  il  tire  son  épée, 
embrasse  son  écu,  et  il  fond  sur  le  Biscaïen,  iin- 
patieul  de  lui  ôter  la  vie. 

Celui-ci  eut  bien  voulu  descendre  de  sa  mule, 
mauvaise  Lélc  de  louage,  sur  laquelle  il  ne 
pouvait  compter;  mais  à  peine  eut-il  le  temps 


de  tirer  son  épée,  et  bien  lui  prit  de  se  trouver 
assez  près  du  carrosse  pour  saisir  un  coussin  et 
s'en  l'aire  un  boui  lier.  Kn  voyant  les  diu\  rham- 
pioiis  courir  luii  >ur  Taiilie  connue  de  mortels 
euueniis,  les  assistants  essayèrent  de  s'interpo- 
ser ;  loul  l'ut  inulile;  car  le  Biscaïen  jurait  que 
si  iHi  leulail  de  l'arrêler,  il  tuerait  plulôl  sa 
maiiresse  et  les  personnes  de  sa  suite.  Kl'frayée 
de  ces  menaces,  la  dann',  loiile  tiemblanlc,  lil 
signe  an  cocher  de  s'éloigiu-r,  puis,  arrivé'e  a 
quelque  distance,  elle  s'arréla  pour  reganler  ii' 
condjal. 

En  abordant  sou  adversaire,  l'impétueux  Bis- 
raïi'ii  lui  déchargea  un  Ici  coup  >ur  ré'paule,  que 
si  Tépéi'  n'eut  renconlri'  la  rondache.  il  le  fen- 
dait jusqu'à  le  ceinture. 

Dame  de  mon  âme  !  s'écria  don  Quichotte  à 
ce  coup  ipii  lui  parut  la  chute  d'une  montagne; 
Dulcinée  !  Heur  de  beauté ,  daignez  secourir 
voire  chevalier,  cpii  pour  vous  obéir  se  trouve 
en  cette  extrémité. 

Prononcer  ces  mots,  serrer  son  épée,  se  cou- 
vrir de  son  écu,  fondre  sur  son  eimenii,  tout 
cela  fut  l'alTaire  d'un  inslant.  Le  Biscaïen,  en  le 
voyant  venir  avec  tant  d'impétuosité,  rattendait 
de  pied  ferme,  couvert  de  son  coussin,  d'autant 
plus  que  sa  mule,  harassée  de  fatigue  et  mal 
dressée  à  ce  manège,  ne  pouvait  bouger.  Ainsi 
don  (Juirliottc  courait  l'épée  haute  contre  le 
Biscaïen,  cherchant  à  le  pourfendre,  el  le  Bis- 
caïen l'atlendait,  abrité  derrière  son  coussin. 
Les  spectateurs  étaient  dans  lanxi'ilé  des  coups 
épouvantables  dont  nos  deux  combattants  se  me- 
naçaient, et  1.1  dame  du  carrosse  faisait  des 
vœu.x  à  tous  les  saints  du  paradis  pour  obtenir 
(pie  Dieu  protégeât  son  écuyer,  et  la  délivrât  du 
péril  où  elle  se  tro\ivait. 

MalhcnrcnsenuMil,  fauteur  de  l'histoire  la 
lai.sscen  eel  endroit  iitiidanle  et  inachevée,  don- 
nant pour  excuse  qu'il  ne  sait  rien  de  plus  sur 
les  exploits  de  don  Quichotte.  Mais  le  continua- 
teur, ne  pouvant  se  résoudre  à  penser  qu'un 
n'-cil  aussi  curieux  se  fût  ainsi  arrêté  à  nioilio 


Il  ON    OUICIIOTTK 


chemin,  cl  que  les  licaiix  esprits  de  la  Manche 
('lissent  négligé  d'en  conserver  la  suite,  ne  dé- 
sesi)éra  pas  de  la  reiroiivcr.  Kn  effet,  le  ciel  ai- 
il ml,  il  réussit  d?ns  sa  recherche  de  lu  manière 
(|ui  sera  exposée  dans  le  livre  suivant. 


LIVRE  II'  -  CHAPITRE  IX 

ou    SE    CONCLUT    ET    SE    TERMINE    L'ÉPOUVANTABLE    COMBAT 
DU    BBAVE    BISCAIEN    ET    DU    «ANCHOIS 

Dans  la  première  partie  de  cette  histoire,  nous 
avons   laissé   l'ardent  Biscaïen  et   le  valeuieux 
don  Quichotte,  les  bras  levés,   les  épées  nues, 
et  en  posture  de  se  décharger  de  tels  coups,  que 
s'ils  lussent  tombés  sans  rencontrer  de  résis- 
tance, nos  deux  chamjjions  ne  se  seraient  rien 
moins  que  |)ourfendus  de  haut  en  bas  et  ouverts 
comme  une  grenade;  mais  en  cet  endroit,  je 
l'ai  dit,  le  récit  était  resté  pendant  et  inachevé, 
sans  que  l'auteur  lit  connaître  où  l'on  trouverait 
de  quoi  le  poursuivre.   J'éprouvai  d'abord  un 
violent  dépit,  car  le  plaisir  que  m'avait  causé  le 
commencement  d'un  conte  si  délectable  se  tour- 
nait  en    grande  amertume,    quand   je    vins   à 
songer  quel   faible  espoir  nie  restait  d'en   re- 
trouver la   lin.  Toutefois   il  me  paraissait  im- 
possible qu'un  héros  si  fameux  manquât  d'un 
historien    |)our    raconter     ses    incomparables 
prouesses,  lorsque  chacun  de  ses  devanciers  en 
avait  compté  plusieurs,  non-seulement  de  leurs 
faits  et  gestes,  mais  même  de  leurs  nioindres 
pensées.  Ne  pouvant  donc  supposer  (ju'un  che- 
valier de  cette  importance  fût  dépourvu  de  ce 
qu'un  Platir  et  ses  pareils  avaient  en  de  reste, 
je  |)ersistai  à  croire  qu'une  semblable  histoire 
n'était  point  demeurée  ainsi  à  moitié  cheniin,  et 
que  le  temps  seul,  qui  détruit  tnut,   l'avait  dé- 
vorée ou  la  tenait  quel(|ue  part  ensevelie.  De 
plus,  je  me  disais  :  Puis(pie  dans  l;i  lîlblinl|ié,pi,. 

'  Orvanles  ditisa  la  première  prlic  de  Don  Quichulte  en 
quitro  li»r..«  fort  inégaux.  Dans  la  scconJc  pûrlio,  il  ab.in<lonna 
tptle  ditiMon  pour  j'en  tenir  à  celle  îles  clia|iilr(;s. 


de  notre  chevalier  il  y  avait  des  livres  modernes, 
tels  que  le  Remède  ù  la  jalousie,  les  Nijmphes,  le 
Beryer  de  He'uarès,  elle  ne  doit  pas  être  foit 
ancienne,  et  si  elle  n'a  pas  été  écrite,  on  doit  au 
moins  la  retrouver  dans  la  mémoire  des  gens 
de  son  village  et  des  pays  eirconvoisins. 

rouinienté  de  cette  })enséc,  je  nourrissais 
toujours  un  vif  désir  de  connaître  en  son  entier 
la  vie  et  les  merveilleux  exploits  de  notre  héros, 
cette  éclatante  lumière  de  la  Manche,  le  premier 
([u'on  ait  vu  dans  ces  temps  calamileux  se 
vouer  au  grand  exercice  de  la  chevalerie  errante, 
redressant  les  torts,  secourant  les  veuves,  pro- 
tégeant les  damoiselles,  pauvres  (illes  qui  s'en 
allaient  par  monts  et  par  vaux  sur  leurs  pale- 
rolis,  portant  la  charge  et  l'embarras  de  leur 
virginité  avec  si  peu  de  souci,  qu'à  moins  de 
violence  de  la  part  de  quelque  chevalier  félon, 
de  quelque  vilain  armé  en  guerre,  de  quelque 
géant  farouche,  elles  descendaient  au  tom- 
beau aussi  vierges  que  leurs  mères.  Je  dis 
donc  qu'à  cet  égard  et  à  beaucoup  d'autres, 
notre  brave  don  Quichotte  est  digne  d'éternelles 
louanges,  et  qu'à  moi-même  ou  ne  saurait  en 
refuser  iiuelques-uncs  pour  le  zèle  que  j'ai  mis 
à  rechercher  la  fin  d'une  si  agréable  histoire. 
Mais  toute  ma  peine  eût  été  inutile,  et  la  posté- 
lilé  eût  été  privée  de  ce  trésor,  si  le  hasard  ne 
l'avait  fait  tomber  entre  mes  mains  de  la  iiia- 
iiière  (jue  je  vais  dire. 

Me  |iromenant  un  jour  à  Tolède,  dans  la  rue 
d'Alcana,  je  vis  un  jeune  garçon  qui  vendait 
de  vieilles  paperasses  à  un  marchand  de  soieries. 
(K-,  curieux  comme  je  le  suis,  à  ce  point  de  ra- 
masser pour  les  lire  les  moindres  chiffons  de  pa- 
pier, je  pris  des  mains  de  l'enfant  un  des 
cahiers  qu'il  tenait  ;  voyant  qu'il  était  en  carac- 
tères arabes  ipie  je  ne  connais  point,  je  cherchai 
des  yeux  qiiehiue  Morisque'  pour  me  les  expli- 
quer, et  je   n'eus  pas  de  peine  à  trouver  ce  se- 


'  Un  appelait  Morisques  lu»  descendants  des  Arabes  cl  ilc^ 
Mores  restés  en  Espagne,  .iprés  la  prise  de  Grenade,  cl  con- 
vertis violemment  an  cliristiairi>nie. 


IIK    I,  A    MA  NC  II  K. 


So  hissant  sur  ses  élrier»  et  senanl  son  i\iée,  il  en  déchargea  un  Icrriblo  couii  aur  la  liHe  ilc  son  tiiueini  (p.  38). 


cours  dans  un  lieu  où  il  y  a  des  interprèles  pour 
une  langue  beaucoup  plus  sainte  et  plus  an- 
liennc'.Le  hasard  m'en  amena  un  à  qui  je  mis 
le  cahier  entre  les  mains  ;  mais  à  peine  en  avait-il 
parcouru  quelques  lignes  qu'il  te  prit  à  rire.  Je 
lui  en  demandai  la  cause.  C'est  une  aimolation 
que  je  trouve  ici  à  la  marge,  répondit  il  ;  et  con- 
tinuant à  rire,  il  lut  ces  paroles  :  Cette  Dulcinée 
du  Toboso,  dont  il  est  si  souvent  parlé  dans  la 
présente  histoire,  eut,  dit-on,  pour  saler  les 
pourceaux,  meilleure  mnin  ({u'aucune  femme  de 
la  Manche. 

Au  nom  de  Dulcinée  du  Toboso,  m'imaginant 
que  ces  vieux  cahiers  contenaient  peut-être  l'his- 
toire de  don  Quichotte,  je  pressai  le  Morisque 
de  lire  le  titre  du  livre;  il  y  trouva  ces  mots  : 
Histoire  de  don  Quichotte  de  lu  Manche,  écrite 

'Cervantes  veut  parler  de  l'hébreu,  el  faire  entendre  qui 
y  afail  di's  juifs  à  Tolède. 


par  cid  Hamet  Ben-En(jeli,  historien  arabe..  En 
l'cnlendant,  j'éprouvai  une  telle  joie  ([ue  j'eus 
beaucoup  de  peine  à  la  dissimuler;  et  rassem- 
blant tous  les  papiers,  j'en  lis  marché  avec  le 
jeime  garçon,  qui  iin'  donna  pour  un  demiiéal 
ce  qu'il  m'aurait  vendu  vingt  lois  autant  s'il  eût 
pu  lire  dans  mon  esprit.  Je  m'éloignai  aussitôt 
avec  mon  Morisque  par  le  cloître  de  la  cathé- 
drale, et  lui  proposai  de  traduire  ces  cahiers  en 
castillan  sans  y  ajouter  ni  en  retianclur  la  moin- 
dre chose,  moyennant  la  récompense  qu'il  vou- 
drait. Il  se  contenta  de  deux  arrobes  de  raisins 
el  de  tpialre  boisseaux  de  froment,  me  promel- 
taiil  (le  faire  en  peu  de  temps  cette  traduction 
aussi  fidèlement  que  possible  ;  mais  pour  rendre 
l'aflaire  plus  facile,  et  ne  pas  me  dessaisir  de  mon 
trésor,  j'emmenai  le  .Morisque  chez  moi,  où  en 
moins  de  six  semaines  la  version  hit  laite,  telli' 
(|ue  je  la  donne  ici. 


r.s 


nON   QlIICllOTTK 


Dans  lp  premier  rallier  se  Iroiivail  ivi)ivs('iili''c 
la  bataille  île  don QiiiclioUo  avec  IcBisiaïen,  tous 
deux  dans  la  |i(istiin'  où  nous  les  avons  laissés, 
le  bras  levé,  l'épée  nue,  l'un  couvert  de  sa  ronda- 
che,  l'autre  abrité  par  son  coussin.  La  mule  du 
Biscaïen  était  d'une  si  grande  vérité,  qu'à  portée 
d'arquebuse  on  l'aurait  facilement  reconnue  pour 
luir  niuli'  de  louage  :  à  ses  pieds  on  lisait  don 
Siincho  de  Aspi'tia,  ee  qui  était  sans  doute  le 
nom  lin  Riscaïcn.  Aux  |)ieds  de  Rossinante  on 
li-ail  celui  de  don  Quichotte.  Rossinante  est  ad- 
iiiiialileiiient  peint,  Inrii;,  roide,  maigre,  l'épine 
lin  (lus  >i  Iraneliaiite,  el  l'oreille  si  basse,  qu'on 
jugeait  tout  d'abord  que  jamais  cbcval  au  monde 
n'avait  mieux  mérité  d'être  appelé  ainsi.  Tout 
auprès,  Sanelio  Panza  tenait  |)ar  le  licou  son 
âne,  an  |iie(l  dminel  l'Iail  écrit  Sanclio  Zonrus. 
Il  était  représenté  avec  la  [lanse  large,  la 
taille  courte,  les  jambes  cagneuses,  et  c'est 
sans  doute  luinr  ce  motif  que  l'Iiistoire  lui 
donne  indilïérennneiit  le  nom  de  Panza  ou  de 
Zanças. 

Il  y  avait  encore  d'autres  détails,  mais  de 
peu  d'importance,  el  cjui  n'ajoutent  rien  à  Tin- 
lelligence  de  ce  récit.  Si  (jnelqne  cbose  pouvait 
faire  douter  de  sa  sincérité,  c'est  que  l'auteur 
est  .Arabe,  et  que  tous  les  gens  de  cette  race 
sont  enclins  au  mensonge;  mais,  d'autre  part, 
ils  sont  tellement  nos  ennemis,  que  celui-ci  aura 
plutôt  retranché  qu'ajouté.  Kn  effet,  lorsqu'il 
devait,  selon  moi.  le  |dns  longuement  s'étendre 
sur  les  exploits  de  nntic  diexalier,  d  les  a,  an 
contraire,  nialicieuscnient  anidindiis  ou  même 
passés  sous  silence  :  |)rocédé  indigne  d'un  bis- 
tnrien,  qvii  doit  toujours  se  montrer  lidèle, 
exeni|it  de  passion  el  d  intérêt,  sans  (jue  jamais 
la  crainte,  raffcclion  nu  l'iniinilié  le  fassent  dé- 
\ier  de  la  vérité,  mère  de  l'histoire,  dépôt  des 
actions  humaines,  pnis<|ue  c'est  là  qu'on  ren- 
contre de  vrais  tableaux  du  passé,  des  exemples 
piiur  le  présent  et  des  enseignements  pour  l'ave- 
inr.  J'espère  ce|»  iidaiil  que   I  on  tionveia  d;nis 

ee  récit    Inlil    re    ipie    roil     [lenl    ilrvirec,  iill    que 


s'il  y  nianipie  quebpie  chose,  ce  sera  la  l'aulc  du 
traducteur  et  non  celle  du  sujet. 

Laseidiide  [lailie  commençait  ainsi  : 
A  l'air  teirible  et  résolu  dés  deux  liers  com- 
battants, avec  leur  tranchantes  épées  levées,  on 
eût  dit  (pi'ils  menaçaient  le  ciel  et  la  terre.  Ce- 
lui ipii  |Mirta  le  premier  coup  fut  l'ardent  lîis- 
caïen,  et  cela  avec  tant  de  force  <'t  de  furie,  (|ue 
si  le  fer  n'eut  tourné  dans  sa  main,  ce  seul  coup 
aurait  terminé  cet  épouvantable  combat  et  mis  lin 
à  toutes  les  aventures  de  notre  chevalier;  mais 
le  sorl,(pii  le  réservait  pour  d'antres  exploits, 
fit  tourner  l'épée  du  Biscaïen  de  telle  sorte  qm', 
londiant  à  plat  sur  ré|>aule  gauche,  elle  ne  lit 
d'autie  mal  (jue  de  désarmer  tout  ce  côté-là, 
em|i(u-tant  chemin  faisant  un  bon  morceau  de  la 
salade  et  la  moitié  de  l'oreille  de  notre  héros. 

Oui  pourrait,  grand  Dieu  !  peindre  la  rage 
dont  fut  transporté  don  Quichotte  quand  il  se 
sentit  atteint  !  Se  hissant  sur  ses  étriers,  et  ser- 
rant do  plus  belle  son  épée  avec  ses  deux  mains, 
il  en  déchargea  un  si  terrible  coup  sur  la  léle 
de  son  ennemi,  que,  malgré  la  protection  du 
coussin,  le  pauvre  diable  commença  à  jeter  le 
sang  par  le  nez,  la  bouche  et  les  oreilles,  pièt  à 
tomber,  ce  qui  certes  fut  arrivé  s'il  n'eût  à  l'in- 
stant embrassé  le  cou  de  sa  bête,  mais  bientôt 
ses  bras  se  détachèrent,  ses  pieds  lâchèrent  les 
étriers,  el  la  mule  épouvantée,  ne  sentant  plus 
le  frein,  prit  sa  course  à  travers  chanii)s,  a\nhs 
avoir  désarçonné  son  cavalier  qui  tomba  privé 
de  sentiment. 

|ton  (Juicholte  ne  vit  pas  |)bis  tôt  son  ennemi 
par  terre,  que,  sautant  prestement  de  cheval,  il 
courut  lui  présenter  la  pointe  de  l'épée  entre  les 
deux  veux,  lui  criant  de  se  rendre,  sinon  qu'il 
lui  couperait  la  tête.  Le  malheureux  Biscaïen 
était  incapable  d'articuler  nn  seul  mot,  et,  dans 
sa  fureur,  don  Quichotte  ne  l'aurait  pas  épargné, 
si  la  dame  du  carrosse,  (|ui,  à  demi  morte  de 
peur,  attendait  au  loin  l'issue  du  combat,  n'était 
accouiMi'  lui  ileiiiamlcr,  avec  les  plus  vives  in- 
^lanres,  la  \le  de  son  i''ciiver. 


m:  I,  \  \i  \  NMiE. 


7,'J 


Je  vous  raccorde,  belle  daine,  ivpondit  grave- 
meiil  noire  héros,  mais  à  une  condition  :  c'est 
que  ce  ciievalicr  me  donnera  sa  parole  d'aller  au 
Toboso,  cl  de  se  présenter  de  ma  part  devant  la 
sans  pareille  Dulcinée,  alin  tprellc  dispose  de  lui 
selon  son  bon  plaisir. 

Sans  rien  comprendre  à  ce  discours,  ni  s"in- 
Ibrmcr  (lucllc  était  cette  Kulcinée,  la  dame  pro- 
mit pour  son  écuyer  tout  ce  qu'exigeait  don 
Quichotte. 

(Jn'il  vive  donc  sur  la  foi  de  votre  parole,  re- 
prit notre  héros,  et  qu'à  cause  de  vous  il  jouisse 
d'une  grâce  dont  son  arrogance  le  rendait  in- 
digne. 


CHAPITUE  \ 

«       ou    GRACIEIUX    ENTRETIEN    QU'EUT    DON   QUICHOTTE 
AVEC   SANCMO    PAN2A   SON    ÉCUVER 

Ouoi<|ue  uioiilu  des  rudes  gourmades  que  lui 
avaient  admini^^trces  les  valets  des  bénédictins, 
Sancho  s'était  depuis  quelque  temps  déjà  remis 
sur  ses  pieds,  et  tout  en  suivant  d'un  œil  atten- 
tif le  combat  où  était  engagé  son  seigneur,  il 
priait  Kieu  de  lui  accorder  la  victoire,  alin  qu'il 
V  gagnât  quelque  île  et  l'en  fit  gouverneur, 
comme  il  le  lui  avait  promis'.  Voyant  cnlin  le 
cond)at  terminé,  et  son  maître  prêt  à  remonter 
à  cheval,  il  courut  lui  tenir  l'étrier  ;  mais  d'abord 
il  se  jeta  à  genoux  et  lui  baisa  la  main  en  disant  : 
(,)ue  Votre  Grâce  daigne  me  donner  l'ile  qu'elle 
vient  de  gagner  ;  car  je  me  sens  en  état  de  la 
bien  gouverner,  si  grande  qu'elle  puisse  être. 

Ami  Sancho,  répondit  don  (juicliollc,  ce  ne 
-uni  pas  là  des  aventures  d'îles,  ce  sont  de  sim- 
ples rencontres  de  grands  chemins,  dont  un  ne 
lient  guère  attendre  d'autre  profit  que  de  se  faire 
casser  la  tète  ou  emporter  une  oreille,  l'ierids 
patience,  il  s'offrira,  pour  m'acqniller  île  ma 
promesse,  assez  d'autres  occasions,  on  je  punirai 
te  donner  un  bon  gouveriieincnl,  si  ce  n'est  (piel- 
que  chose  de  iiiieiix  encore. 


Sancho  se  confondit  en  remercimenls,  1 1 
après  avoir  baisé  de  nouvcan  la  main  de  .son 
niaitre  et  le  pan  de  sa  cotte  de  mailles,  il  l'aida 
à  remonter  à  cheval,  puis  enfourcha  son  âne,  et 
se  mita  suivre  son  seif^neur,  lequel,  s'éloignant 
rapidement  sans  prendre  congé  de  la  daine  du 
carrosse,  entra  dans  un  bois  (pii  se  triuivait  près 
de  là. 

Sancho  le  suivait  du  Imil  le  Irut  do  sa  béte, 
mais  Ilossinante  détalait  si  lestement,  (pi'il  lut 
obligé  de  crier  à  son  maître  de  l'atlendic.  Don 
Quichotte  retint  la  bride  à  sa  monture,  jusqu'à 
ce  (jue  son  écuyer  l'eut  rejoint.  Il  serait  prudent, 
ce  me  semble,  dit  Sancho  en  arrivant,  de  nous 
réfugier  dans  quelque  église,  car  celui  que  vous 
venez  de  combattre  est  en  bien  piteux  état;  on 
pomrait  en  donner  avis  à  la  Sainte-llermandad  ', 
ipii  viendrait  nous  questionner  à  ce  sujet,  et  une 
fois  entre  ses  mains,  il  se  passerait  du  temps 
avant  de  nous  en  tirer. 

Tu  ne  sais  ce  (pie  tu  dis,  repartit  dmi  (jui- 
chotte;  on  donc  as-tu  vu  on  lu  (pi'un  chevalier 
errant  ait  été  traduit  en  justice,  quelque  nombre 
d'homicides  qu'il  ail  commis'.' 

Je  n'entends  rien  à  vos  homicides,  répondit 
Sancho,  et  je  ne  me  souviens  pas  d'en  avoir  ja- 
mais vu;  mais  je  sais  que  ceux  qui  se  battent  au 
milieu  des  champs  ont  alTaire  à  la  Sainte-ller- 
mandad, et  c'est  là  ce  que  je  voudrais  éviter. 

INe  t'en  mois  point  en  peine,  reprit  don  Qui- 
chotte; je  t'arracherais  des  mains  des  Philistins, 
à  plus  forte  raison  de  celles  de  la  Sainte-ller- 
mandad. Maintenant,  réponds  avec  franchise, 
crois-tu  que  sur  tonte  la  surface  de  la  terre  il  y 
.lil  lin  elievalier  aussi  vaillant  que  je  le  suis  '.'  As-tu 
jamais  vu  ou  lu  dans  (|uel(pie  histoire  {|u'nn 
chevalier  ait  montré  autant  cpie  moi  d'intrépidité 
<lans  l'attaque,  de  résolution  dans  la  défense, 
plus  d'adresse  à  porter  les  coups,  et  de  prompti- 
luile  à  culbuter  l'ennemi? 

I.a  vérité  e>t  que  je  n'ai  jamais  rien  \n  ni   lu 

'  l,:i  Saiiilc-llerinandad  él^iil  un  corps  s|iûcialcinriit  cliarïé 

il.'  hi  |)(iiii'siiilf  lies  malfailcins 


40 


DON    QUICHOTTE 


de  semblable,  répondit  Saiiclio,  car  je  ne  sais  ni 
lire  ni  écrire;  mais  ce  dont  je  puis  l'nire serment, 
l'est  que  de  ma  vie  je  n'ai  servi  un  maître  aussi 
hardi  (|iie  Votre  (iràce,  et  Dieu  veuille  ([ue  cette 
hardiesse  ne  nous  mène  pas  là  où  je  m'iinaj^Mno. 
Pour  l'heure  i>ansons  votre  oreille,  car  il  eu  sort 
heaueoup  de  sang;  heureuseuieul,  j'ai  de  la 
iliariiie  et  de  l'onguent  dans  mon  hissac. 

Nous  nous  passerions  bien  de  tout  cela,  dit 
don  (Jiiicholle,  si  j'avais  songé  à  laire  mie  liole 
de  ce  merveilleux  baume  de  Fier-à-Bras',  et 
i;oiid)ien  une  seule  goutte  de  celte  |)récieuse  li- 
ipieur  nous  épargnerait  de  temps  et  de  remèdes? 

Quelle  liole  et  quel  baume?  demanda  Sauclio. 

C'est  un  baume  dont  j'ai  la  recette  en  ma  mé- 
moire, répondit  don  Quichotte;  avec  lui  on  se 
mo(|ue  des  blessures,  et  on  nargue  la  mort. 
Aussi,  quand  après  l'avoir  composé,  je  l'aurai 
remis  entre  tes  mains,  si  dans  nu  combat  je 
viens  à  être  pourfendu  d'un  revers  d'épée  par  le 
milieu  du  corps,  comme  cela  nous  arrive  presque 
tous  les  jours,  il  te  suffira  de  ramasser  la  moitié 
qui  sera  tombée  à  terre,  puis,  avant  que  le  sang 
siiil  lige,  de  la  rapprocher  de  l'autre  moitié  restée 
sur  la  selle,  en  ayant  soin  de  les  bien  remboîter; 
après  quoi,  rien  qu'avec  deux  gouttes  de  ce 
baume,  tu  me  reverras  aussi  sain  qu'une  pomme. 

S'il  en  est  ainsi,  repartit  Saiicho,  je  renonce 
dès  aujoiinriiui  au  gonvernemeiil  (|iie  vous  m'a- 
vez promis,  cl  pour  récoiupciise  de  mes  services 
je  Ile  deiuaiide  (pie  la  recelte  de  ce  bauiiie.  Il 
vaudra  bien  partout  deux  ou  trois  réaux  ronce; 
en  voilà  assez,  pour  passer  ma  vie  lioiioiablemeut 
et  eu  repos.  Mais  dites-moi,  seigneur,  ce  baume 
coùle-l-il  beaucoii|)  à  (.oiiiposer? 

Pour  trois  réaux  ou  peut  en  laiie  |ilii>  do  si\ 
pintes,  répondit  don  Quichotte. 

Grand  Dieu!  s'écria  Sanclio,  (pie  ne  nie  l\ii  • 
seigne/.-\ons  sur  l'heure,  et  ipic  n'en  faisons- 
nous  de  suite  plusieurs  pointons? 

'  l'.'.lail,  ilit  l'iiijluJrc  (le  Clinrlcmngnc-,  un  Rc'iinl  >|iii  •jiii'iU- 
.ail  «c»  blcSMire»  en  Ijuvaiil  (l'iin  bauiiie  r|iril  |H.rlnil  datii  deux 
pcliU  luiril.  g.igii.-.  à  la  coiiqiuUo  iln  JOrusiiIcm. 


Patience,  ami  Sanclio,  reprit  don  Quichotte, 
je  te  réserve  bien  d'autres  secrets,  et  de  bien 
plus  grandes  récompenses.  Pour  l'instant  pan- 
sons mon  oreille;  elle  me  fait  plus  de  mal  que 
je  ne  voudrais. 

Sanclio  tira  l'ouguent  et  la  charpie  du  bissac; 
mais  (|uaiid  don  Quichotte,  en  ôtant  sa  salade,  la 
vit  toute  brisée,  peu  s'en  fallut  ipi'il  ne  perdît 
le  reste  de  son  jugement.  Portant  la  main  sur 
son  épée,  et  levant  les  yeux  au  ciel  il  s'écria  : 
Par  le  créateur  de  toutes  choses,  et  sur  les 
cpialre  Evangiles,  je  fais  le  serment  que  fit  le 
grand  marquis  de  Mantoinv,  lors(|u'il  jura  de 
venger  la  mort  de  son  neveu  Baudouin,  c'csl- 
à-dire  de  ne  point  manger  pain  sur  nappe,  de  ne 
point  approclier  femme,  et  de  renoncer  encore 
à  une  foule  d'autres  choses  (les(|uelles,  bien  que 
je  ne  m'en  souvienne  pas,  je  tiens  pour  com- 
prises dans  mon  serinent),  jus(pi'à  ce  que  j'aie 
tiré  une  vengeance  éclatante  de  celui  qui  m'a 
fait  un  tel  outrage. 

Que  Votre  Grâce,  dit  Sanclio,  veuille  bien  faire 
attention  que  si  ce  chevalier  vaincu  exécute 
l'ordre  que  vous  lui  avez  donné  d'aller  se  mettre 
à  genoux  devant  madame  Dulcinée,  il  est  (piitte, 
et  qu'à  moins  d'une  nouvelle  offense,  vous  n'a- 
vez rien  à  lui  demander. 

Tu  parles  sagement,  reprit  don  Quichotte,  et 
j'annuli!  mon  serment  quant  à  la  vengeance: 
mais  je  le  contii'uie  et  le  reiiiiu\rllc  ipiaiit  à  la 
vie  quej  ai  juré  de  mener  jusqu'au  jour  où  j'au- 
rai enlevé  de  vive  force  à  n'im|Mirte  quel  cheva- 
lier une  salade  en  tout  scmlilahle  à  celle  que 
j'ai  perdue.  Kl  ne  t'imagine  pas,  ami,  que  je 
parle  à  la  légère;  j'ai  un  exemple  à  suivre  en  ceci  : 
la  iiièine  chose  arriva  pour  l'armel  de  Mambrin, 
(|ui  coula  si  cher  à  Sacripant. 

Donnez  tous  ces  serments  au  dialdc,  ilit  Snn- 
cito;  ils  nuisent  à  la  sauté  et  chargent  la  con- 
science; car,  eiiliii,  ipie  feroiis-noiis  si  de  long- 
temps nous  ne  rencontrons  un  lionime  coiffe 
d'une  salade'.'  'fiendrez-vous  voire  serment  en 
jdépit  des  incommodilés  qui  peuvent  eu  résulter, 


DE   LA    MANCHE. 


4t 


F.inic,  Joiivcl  cl  C",  L-iiil. 
Je  fais  le  ïOi'Mieiil  que  fil  lo  gr.iiul  m^ii-quis  ilc  Maiilouc  (p.  10'. 


loinme,  par  exemple,  île  couelier  tout  liabilli",  <lc 
ne  point  dormir  en  li'ii  couvcrl,  ol  tant  d'autres 
pciiilcuces  f|uc  s'imposait  ce  vieux  Ibu  de  mar- 
tpiis  de  .Maiitoue  ?  Soui;cz,  je  vous  prie,  seigneur, 
qu'il  ne  passe  point  de  gens  armés  par  ces  clic- 
niins-ci,  que  l'on  n'y  rencontre  guère  que  des 
charretiers  et  des  conducteurs  de  mules.  Ces 
gens-là  ne  portent  point  de  saladrs,  et  ils  n'en  ont 
jamais  iicul-ètre  enttiidu  prononcer  le  nom. 

Tu  te  trompes,  ami,  repartit  don  Quichotte, 
et  nous  ne  serons  pas  restés  ici  deux  heures, 
que  nous  y  verrons  se  présenter  plus   de  gens 


en  armes  qn  il  n'en  vint  jadis  devant  la  forte- 
resse d'Alliiaqiic,  pour  la  conquête  de  la  belle 
Angélique. 

Ainsi  soit-il,  reprit  Saiiclio.  Dieu  veuille  que 
tout  aille  bien,  et  ipi'arrive  au  plus  tôt  le  mo- 
mciil  de  gagner  celle  ile  (pii  me  cnùle  si  cher, 
dnssé-je  en  mourir  de  joie! 

■le  l'ai  déjà  dit  de  ne  point  te  mettre  en  peiné, 
répliqua  don  ijuicliotte;  car  en  admctiant  que  l'île 
vienne  à  manquer,  n'avons-nous  pas  le  rovaunic 
de  Danimaniue  cl  celui  de  Sobradisc',  qui  firent 

'  lloyaumcs  cxliMordinaiics  cili'S  dans  Amadts  deGaule. 

C 


i'2 


DON   QUICHOTTE 


toimik  uni'  bague  au  (Kiigl?  élaut  eu  tcirt! 
Icruic,  ils  iloivoul  lo  convenir  oiieore  mieux. 
Mais  laissons  cela  ;  à  i)réscnt,  regarde  dans  le 
hissac  si  tu  as  (|uel(|uc  chose  à  manger,  puis 
nous  irons  à  la  reelierclie  d'un  château  où  nous 
puissions  passer  la  nuit  et  |)réparer  le  baume 
dont  je  t'ai  paili';  ear  l'iiieille  nie  l'ail  soullrir 
cruellement. 

J'ai  bien  ici  un  oignon  el  un  morceau  de 
l'iiunage  avec  deux  ou  trois  bribes  de  pain,  ré- 
pondit Sancho  :  mais  ce  ne  sont  pas  là  des  mets 
à  l'usage  d'un  chevalier  vaillant  tel  que  vous. 

(jue  tu  me  connais  mal  !  reprit  don  Quichotte. 
A|i|(rends,  ami  Sancho,  fjue  la  gloire  des  cheva- 
liers enanls  est  de  passer  des  mois  entiers  sans 
manger,  et,  quand  ils  se  décident  à  prendre 
quelque  nourriture,  de  se  contenter  de  ce  qui 
leur  tombe  sous  la  main.  Tu  n'en  douterais  pas 
si  tu  avais  lu  autant  d'histoires  que  moi,  et  dans 
aucune  je  n'ai  vu  que  les  chevaliers  errants  man- 
geassent, si  ce  n'est  par  hasard,  ou  dans  quel- 
(|ue  sonq)tueux  festin  donné  en  leur  honneur  ; 
car  le  plus  souvent  ils  vivaient  de  l'air  du  tenip<. 
Cependant,  comme  ils  étaient  lionnnes  et  (pi'ils 
ne  pouvaient  se  passer  tout  à  l'ail  d'aliments, 
il  laut  croire  (jue,  constamment  au  milieu  des 
Ibrèls  el  des  déserts,  et  toujours  sans  cuisinier, 
leurs  repas  habituels  étaient  des  mets  rustiques 
comme  ceux  que  lu  m'oflres  eu  ce  moment. 
Cela  me  suClit,  ami  Sancho  ;  cesse  donc  de  t'al- 
niger,  el  surtout  n'essaye  pas  de  transformer  le 
monde,  ni  de  changer  les  anti(|ues  coutumes 
de  la  chevalerie  errante. 

Il  l'aiil  me  pardonner,  réplicpia  Sancho,  si  ne 
sachant  ni  lire  ni  écrire  (je  l'ai  déjà  dit  à  Votre 
Grâce),  j'ignore  les  règles   de   la    chevaleiie; 

mais,  à  l'avenir,  le  bissac  sera  lo i  ilr  liuits 

secs  pour  vous,  ipii  èlc»  chevalier;  el  connne 
ic  n'ai  pas  col  honneur,  j'aurai  soin  do  le  gaiin'r 
pour  moi  de  quelque  chose  de  plus  nourris- 
sant. 

Je  n'ai  pas  dit,  répliqua  don  <,iuielinlle,  que 
les  chevaliers  errants  devaient  ne  manger  que 


des  fruits,  j'ai  dit  (ju'ils  en  faisaient  leur  nour- 
riture habituelle;  ils  y  joignaient  encori^  (pu;l- 
ques  herbes  des  cliauq)s,  (pi'ils  savaient  fort 
bien  reconnaître  et  que  je  saurai  distiriguei' éga- 
lement. 

C'est  une  grande  vertu  que  de  connaître  ces 
herbes,  repari  il  Sancho,  et  si  je  ne  nrabiise, 
nous  aurons  plus  d'une  occasion  de  mettre  cette 
connaissance  à  prolit.  Pour  l'instant,  voici  ce 
(jue  Dieu  nous  envoie,  ajouta-t-il;  lït  tirant  les 
vivres  du  bissac,  tous  deux  se  mirent  à  manger 
d'un  égal  appétit. 

Ils  eurent  bientôt  achevé  leur  frugal  repas,  el 
reprirent  leurs  montures  alin  d'altcintlre  une 
habitation  avant  la  chute  du  jour  ;  mais  le  so- 
leil venant  à  leur  man(|uer,  el,  avec  lui,  l'espé- 
rance de  trouver  e(^  qu'ils  cherchaient,  il  s'ar- 
rêtèrent auprès  de  quelques  bulles  de  chevriers 
pour  y  passer  la  nuit.  Autant  Sancho  s'afiligeait 
de  n'être  pas  à  l'abri  dans  quel(|ue  bon  village, 
autant  don  Quichotte  fut  heureux  de  dormir  à 
la  belle  étoile,  se  tigurant  que  tout  ce  (jui  lui 
arrivait  de  la  sorte  prouvait  une  fois  de  plus  sa 
vocation  de  chevalier  errant. 


CliAl'liUL  XI 

DE    CE    QUI     ARRIVA    A    DON    QUICHOTTE    AVEC    LES    CHEVRIERS 

Don  (Juichotte  re(;ut  des  chevrit'rs  un  bon 
accueil,  el  Sancho  ayant  accunnnodé  du  mieux 
qu'il  put  Rossinante  et  sou  àne,  se  dirigea  en 
toute  liàle  vers  lodenr  i|u'exlialaient  certain^ 
morceaux  de  chèvre  (|ui  cuisaient  ilans  une  mar- 
mite devant  le  l'eu.  Notre  écuyer  eût  bien  voulu 
s'assurer  s'ils  étaient  cuits  assez  à  point  pour 
les  l'aire  passer  de  la  marmite  dans  son  esto- 
mac, mais  les  chevriers  ne  lui  en  laissèrent  pas 
le  lenqis;  car,  les  avant  retirés  du  l'eu,  ils  dres- 
sèrent leur  table  rusli(|ue,  luit  eu  invitant  de 
bon  cœur  les  deux  étrangers  à  partager  leurs 
provisions  ;  puis  étendant  sur  le  sol  quelques 
peau\  de   umulon,  ils  s'assirent  an  nnniluc  de 


m;  I.  A  \i  \  N  i:  Il  i; 


■il 


six,  après  avoir  olïerl  à  don  Quirliolto,  en  ijuisc 
iIp  sit'^p,  une  aw^c  de  liois  qu'ils  roloniin''riMil. 

Noire  lu'ros  prit  place  an  milieu  d'enx  ;  ipiant 
à  Sani'lio,  il  se  plaça  debonl  derrière  son  ni  lilre, 
prol  à  lui  verser  ;'i  boire  dans  nue  coupe  qui 
n'étail  pas  de  cristal,  mais  de  corne.  F]n  le 
voyant  rester  deliout  :  Ami,  lui  dit  don  Oni- 
cliolte,  alin  que  tu  connaisses  tonte  l'excellence 
de  la  chevalerie  errante,  et  que  tu  saches  com- 
liien  ceux  ipii  en  font  profession,  n'inq)ortc  à 
quel  deiirè,  ont  droit  d'être  estimés  et  honorés 
dans  le  monde,  je  veux  qu'ici,  en  conipaiJinii'  de 
ces  braves  ar-iis,  tu  prennes  place  à  mon  cote, 
pour  ne  l'aire  qu'un  avec  moi,  (jui  suis  Ion  sei- 
n;ncnr  el  ton  maître,  el  (|uc  mangeant  au  même 
plal,  buvant  dans  ma  coupe,  on  puisse  diie  de 
la  chevalerie  errante  ce  qu'on  dit  de  l'nmonr  : 
qu'elle  nous  fait  tons  éyjaux. 

(Irand  merci,  répondit  Sancho  ;  mais  je  le  dis 
à  Votre  Grâce,  pourvu  que  j'aie  de  quoi  man- 
fjer,  je  préfère  être  seul  et  debout,  qu'assis  à 
côté  d'un  empereur.  Je  savoure  bien  mieux, 
dans  un  coin  tout  à  mon  aise,  ce  qu'on  me 
donne,  ne  fût-ce  qu'un  oignon  sur  du  pain,  (pie 
les  fines  poulardes  de  ces  tables  où  il  laul  mâ- 
cher lentement,  boire  à  petits  coups,  s'essuyer 
la  bouche  à  chaque  morceau,  sans  oser  tousser 
ni  éternuer,  ([uehpie  envie  (ju'on  en  ail,  ui  enfin 
prendre  ces  autres  licences  qu'autorisent  la  so- 
litude el  la  liberté.  Ainsi  donc,  monseigneur, 
ces  honneurs  que  Votre  Grâce  veut  m'accorder 
comme  à  son  écuver,  je  suis  prêt  à  les  convertir 
en  choses  i|ui  me  soient  de  plus  de  profit,  car 
ces  honneurs  dont  je  vous  suis  bien  reconnais- 
sant, j'y  renonce  à  jamais. 

Fais  ce  que  je  l'ordonne,  repartit  don  Qui- 
ihdlte  :  Dieu  élève  celui  qui  s'humilie.  Et  pre- 
nant Sancho  par  le  bras,  il  le  fit  asseoir  à  son 
côté. 

Les  chevriers  ne  comprenaient  rien  à  tout  <eUi, 
et  continuaient  de  manger  en  silence,  regar- 
dant leurs  hôles,  qui,  d'un  grand  appétit,  ava- 
laient des  morceaux  gros  comme  le  poing.  Après 


les  viaiules,  on  servi!  des  glands  doux  avte  nue 
moitié  de  fromage  |)lns  dui'  que  du  ciinenl.  Pen- 
dant ce  temps,  la  coi-ne  à  boire  ne  cessait  d'aller 
cl  lie  M'ilir  à  la  ronde,  limtot  pleiiir,  lanlùl 
vide,  cdumii'  les  pdts  de  i;i  rdiie  à  chapelet',  si 
bien  que  des  deux  outres  qui  étaient  là,  l'ime 
fui  entièrement  mise  à  sec. 

(Juaud  donljnicholle  eut  satisfait  son  appétit, 
il  prit  dans  sa  main  une  poignée  de  glands,  puis 
après  les  avoir  quehpie  lenqis  considérés  en 
silence  :  Heureux  siècle,  s'écrial-il,  âge  fortuné, 
auquel  nos  ancêtres  doimèreut  le  nom  d'âge 
d'oi',  non  pas  que  ce  mi'lal,  si  estimé  dans  no- 
tre siècle  de  fer,  se  recueillît  sans  peine  à  celle 
é|i(j(|ui'  piixileiiiée,  mais  parce  que  ceux  qui  vi- 
vaient alors  ignoraient  ces  deux  funestes  mois 
de  TIEN  el  de  mikn.  Kn  ce  saint  âge,  toutes  choses 
étaient  connunnes.  Alin  de  se  procurer  l'ordi- 
naire soutien  de  la  vie,  on  n'avait  qu'à  étendre 
la  main  pour  cueillir  aux  branches  des  robustes 
chênes  les  fruits  savoureux  qui  se  présentaient 
libéralement  à  tons.  Les  claires  fontaines  et  les 
tlenves  rapides  offraient  en  abondance  leurs 
eaux  limpides  et  délicieuses.  Dans  le  creux  des 
arbres  et  dans  les  fentes  des  rochers,  les  dili- 
gentes abeilles  établissaient  sans  crainte  leiw 
république,  abandonnant  an  premier  venu 
l'agréable  produit  de  leur  doux  labeur.  Alors 
les  lièges  vigoureux  se  dépouillaient  eux-mêmes, 
et  leurs  larges  écorces  suffisaient  à  couvrir  les 
cabanes  élevées  sur  des  poteaux  rustiques.  Par- 
tout régnaient  la  concorde,  la  paix,  l'amitié.  Le 
soc  aigu  de  la  pesante  charrue  ne  s'était  pas  en- 
core enhardi  à  ouvrir  les  entrailles  de  notre  pre- 
mière mère,  dont  le  sein  fertile  satisfaisait  sans 
effort  à  la  nourriture  el  aux  jtlaisirs  de  ses  en- 
fants. Alors  les  belles  et  naïves  bergères  cou- 
raient de  vallée  en  vallée,  de  colline  eu  colline, 
la  tête  nue,  les  cheveux  tressés,  sans  autre  vête- 
ment que  celui  que  la  pudeur  exige  :  ni  la  soie 
façonnée  de  mille  manières,  ni  la  pourpre  de 

'  l'.oiic  garnie  de  seaux  à  kvculc,  qui  puiseiil  l'ciu  et  la  vcr- 
?orit  a;itis  lin  r'sorvoir. 


M 


DON   ni  ICIIOTTE 


Tvr,  no  coinpos;ii(Mit  liMirs  simplos  aloiirs  ;  îles 
plantes  mêlées  au  liene  leur  sullisaient,  et  elles 
se  ciovaieiit  iiiieux  iiarécs  de  ces  ornements  na- 
tiii'i'ls  (|iie  ne  le  sont  nos  grandes  dames  avec 
les  inventions  merveilleuses  t\\w  leur  cnseii^iie 
Poisive  curiosité.  Alors  les  tendres  mouvcmenls 
du  cœur  se  montraient  simplemeni,  sans  elier- 
clier,  pour  s'cxprimei',  d'arlilicienses  paroles. 
.\lors,  la  fraude,  le  nicnsou!^!;  n  alléraient  iniint 
la  franchise  et  la  vérité  ;  la  justice  réj^nait 
seule,  sans  crainte  d'être  égarée  jiar  la  faveur 
et  rintéièt  qui  l'assiègent  aujourd'hui,  car 
la  loi  du  lion  jdaisii-  ne  s'était  jias  encore 
emparée  de  l'esprit  du  juge,  et  il  n'y  avait 
personne  qui  jugeât  ni  qui  fût  jugé.  Les  jeu- 
nes filles,  je  le  répète,  allaient  en  tous  lieux 
■  seules  et  maîtresses  d'elles-mêmes,  sans  avoir 
à  craindre  les  ])ropos  effrontés  ou  les  desseins 
criminels.  Quand  elles  cédaient,  c'était  à  leur 
seul  penchant  et  de  leur  lihro  volonté:  tandis 
qu'aujourd'hui,  dans  ce  siècle  détestahlc,  au- 
cune n'est  en  sûreté,  fùt-elle  cachée  dans  un 
nouveau  labyrinthe  de  Crète;  partout  pénètrent 
les  soins  empressés  d'une  galanterie  maudite, 
qui  les  fait  succomber  malgré  leur  retenue. 
C'est  pour  remédiera  Ions  ces  maux  ipie,  dans 
la  suite  des  temps,  la  corruption  croissant  avec 
eux,  fut  institué  l'ordre  des  Chevaliers  errants, 
défenseurs  des  vierges,  protecteurs  des  veuves, 
a|>puis  des  orphelins  et  des  malheureux,  .l'exerce 
celte  noble  profession,  mes  bons  amis,  et  c'est 
à  un  clievalier  errant  et  à  son  écuyer  que  vous 
avez  fait  le  gracieux  accued  dont  je  vous  re- 
mercie de  tout  mon  cœur;  et,  bien  qu'en  vertu 
de  la  simple  loi  naturelle  chacun  soit  tenu  de 
vous  imiter,  conmie  vous  l'avez  fait  sans  me 
connaître,  il  est  juste  que  je  vous  en  témoigne 
ma  reconnaissance. 

Celte  interminable  harangue,  .hmt  il  aurait 
fort  bien  pu  se  dispenser,  don  (Juichotte  ne  l'a- 
vait débitée  que  parce  qu'en  lui  rappelant  l'âge 
«l'or,  les  glands  avaient  fourni  à  sa  fantaisie  l'oc- 
rasion  de  s'adresser  aux  chevriers  qui,  sms  ré- 


pondre un  mot,  restaient  tout  ébahis  à  l'écouler. 
Saucho  gardait  aussi  le  silence,  mais  il  en  profi- 
tait pour  avaler  force  glands  et  faire  de  fréipieu- 
tes  visites  à  la  seconde  onlie  (|U(iu  avait  sus- 
pendue à  un  arbre  pour  tenir  le  \iu  frais. 

Le  sou|i('r  avait  duré  moins  longtemps  (pic  le 
discours  ,  dès  qu'il  fut  termiiu',  un  des  chevriers 
dit  à  don  Quichotte  :  Seigneur  chevaliererranl, 
alin  ipie  \'otre  (!r;ice  puisse  dire  avec  encore  plus 
de  raison  (pie  nous  l'avons  régalée  de  notre 
uncux,  nous  \oulons  lui  procurer  un  nouveau 
plaisir,  en  faisant  chanter  un  de  nos  camarades 
qui  ne  peut  larder  à  arriver.  C'est  un  jeune  Iter- 
geranmureux  et  plein  d'esprit,  qui  sait  lire  et 
écrire,  et  qui  de  plus  est  musicien,  car  il  joue  de 
la  viole  à  ravir. 

Ajjcine  le  chevrier  achevait-il  ces  mots  qu'on 
entendit  le  son  d'une  viole,  et  bient(>l  j)arut  un 
jeune  garçon  âgé  d'environ  vingt-deux  ans  et  de 
fort  bonne  mine.  Ses  compagnons  lui  demandè- 
rent s'il  avait  soupe;  il  répondit  que  oui.  Kn  ce 
cas,  .'Vntouio,  dii  l'un  d'eux,  tu  nous  feras  le 
|)laisir  de  chauler  (pu'hiue  chose,  aliii  ipie  ce 
seigneur,  notre  luHe,  sache  (pie  dans  nos  mon- 
tagnes on  trouve  aussi  des  gens  (jui  savent  la  mu- 
si(jue.  (loiunie  nous  lui  avons  vanté  les  talents, 
et  (jne  nous  ne  voudrions  point  passer  pour 
nH'iileiirs,  dis-nous  la  romaine  de  les  amours, 
(pic  ton  (iiicle  le  bénélicier  a  mise  eu  vers,  et 
(pii  a  tant  plu  à  tout  le  villag(!. 

Volontiers,  répondit  Antonio;  et  sans  se  faire 
prier,  il  s'assit  sur  le  troue  d'un  chêne,  |iuis, 
après  avi  ir  accordé  sa  \iole,  il  chanta  la  romance 
(pii  suit  : 

Olatla  I  je  s:iis  (jiic  lu  iii';iiiiio, 
S;iiis  (|U('  la  Inniclu'  nu'  l'ail  ilil  : 
Tes  licaux  yeux  sont  iiiucts  de  iiii'inc  ; 
Mais  lu  m'aiines,  et  je  sais  que  cela  seul  suffit. 

Ou  (lit  (|ue  (l'un  amour  connu 

It  faut  loujoiirs  bien  cs|ii'rur, 

l,c  souffrir  c'est  en  élrc  (''Miu, 

£t  sei-iiminc  à  la  lin  on  se  laisse  attirer. 

Aussi,  de  ton  iiidifTérenco 

Au  lieu  de  me  nioiilrer  (.liaj^rin, 


m:  I,  A  M  \  m;ii  i;. 


Il  iml   ib«>  s\  ninin  une  |ioigru'e  de  glands  {\i.  lô). 


Je  sens  luiître  quelque  cspérunce, 
tt  vois  Lriller  Tauiour  à  travers  tes  dédains. 

C'est  pourquoi  mon  cœur  s'enco  irage, 
Kt  j'en  suis  pour  l'iieure  à  tel  |ioiiit, 
(,tue  te  trouvant  tendre  ou  sauvage. 
Mon  amonr  ne  peut  croître,  et  ne  s'affaiblit  point. 

Si  l'amour  est.  comme  je  pense, 
Kl,  comme  on  dit,  une  verlu, 
I.e  mien  me  donne  l'espérance 
llue  mon  zèle  à  la  fin  ne  sera  pas  perdu. 

Olalla!  crois,  si  jo  te  presse. 
Hue  c'est  avec  un  bon  dessein, 
Et  ne  veux  l'avoir  pour  maîtresse 
Que  lorsqu'avec  mon  cœur  tu  recevras  ma  main. 

L'Église  a  des  liens  de  soie, 
Kt  son  joug  est  doux  et  loger; 
Tu  verras  avec  quelle  joie 
Je  courrai  m'v  soumettre  en  l'y  voyant  ranger. 

.Mais  si  je  n'apprends  de  ta  l)o:iche 
Que  tu  consens  à  mon  dessein, 
Je  mourrai  dans  ce  lieu  farouche  : 
Je  le  jure,  ou  dans  peu  je  serai  capucin  '. 

'  Ces  vers  sont  cmprunlés  à  la  traduction  de  Fillcau  de  Sainl- 
Uarlin. 


Le  fluniier  nvail  h  pciiio  co.'fsô  de  diaiiter, 
que  don  Oiiiiliotle  insistait  poniMin'il  coiitiniiàl, 
mais  Sanclio,  ([ui  avait  itrande  envie  de  dormir, 
s'yiipposa  en  disant  (|ii'il  élait  temps  de  songer  à 
s'ari-anf;er  nn  gite  pour  i;i  iiiiil,  el  (|ne  ces  braves 
;  gens,  ipii  liavaillaient  tout  le  .jonr,  lU'  pou- 
vaient passer  la  nuit  à  clianler. 

Je  l'entends,  dit  don  Ouiciiotle;  j'oubliais 
ipi'une  lète  alourdie  parles  vapeurs  du  vin  a  plus 
iiesoin  de  soiiuiii'ii  ipir  de  iiiiisupic. 

Dieu  soit  loin'',  cliacuii  en  a  pris  sa  |iail,  répli- 
qua Sanclio. 

D'accord,  reprit  don  (Jiiiciiolte  :  arrange-toi 
donc  à  la  lanlaisie  ;  (|nant  à  ceux  de  ma  profes- 
sion, il  leur  sied  iiiieu.v  de  veiller  que  de  dormir: 
seulement  il  faudrait  panser  iiioii  oreille,  car 
elle  me  fait  souffrir  grandement. 

Sanclio  se  disposait  à  obéir,  quand  un  des 
bergers  dit  à  notre  chevalier  de  ne  pas   se  met- 


i6 


IKIN    (H'K;  IIOTTK 


tre  en  pt'iiio;  il  ;ill;i  clitMclicr  qiicl(|iifs  foitillos 
ilo  romarin  ;  puis,  aiurs  li's  avoir  niiiclic'es  et 
ninln's  nvi'C  du  sel,  il  les  lui  appliiiun  sur  l'o- 
reille, rassinniil  i|u'il  n'avait  (|uc  l'aire  il'iin 
aulre  remèile  ;  ee  (iiii  rénssit  on  oITet. 


r.llMMÏHF   \ll 

DE    CE   QUE    RftCONTA    UN    BERGER    A    CEUX    QUI    ETAIENT 
AVEC    DON    OUICHOTTE 

Sur  ces  eiilrrfaites  arriva  un  antn-  elievrior 
•le  eenx  ipii  aiiportaieni,  les  provisions  dn  vil- 
hce.  Amis,  (lil-il,  savez-voiis  ce  (pii  se  passe'.' 

ElconnnenI  le  sanrions-nons?  répondit,  l'un 
(l'n\i\. 

Apprenez,  dit  le  paysan,  (pie  ee  her^jer  si 
nalanl,  (pu^  eel  étndiant  (pii  avait  nom  l]hrysns- 
lonip,  vieni  de  moni'ir  ce  malin  même,  ol  ipie 
ehaenn  se  dit  tout  bas  qu'il  est  mort  d'amour 
|inMr  la  fille  de  Guillaume  le  Riche,  pour  cette 
rndialiléc  de  Mai'eelle  qu'on  voil  sans  cesse  rù- 
di'r  dans  les  environs  en  lialiit  de  lierfière. 

l'onr  Marcelle?  demanda  un  des  elievriers. 

pour  elle-même,  répondit  le  paysan  ;  mais 
ce  ipii  étonne  tout  le  monde,  c'est  que,  |)ar  son 
testanuMit,  Chrysostome  ordonne  (|u'on  l'enlcrre, 
ainsi  qu'un  mécréiint,  an  milieu  delà  eiimpaiiue 
et  précisément  an  pied  de  la  fontaine  du  Lié>;e, 
parce  que  c'est  là,  dit-il.  i|n'il  avait  vu  Marcelle 
pour  la  première  fois.  Il  a  encore  ordonné  bien 
d'autres  choses,  mais  nos  anciens  disent  qu'on 
n'en  fera  rien.  I.e  frrand  ami  de  Chrvsostome, 
.\mbrosio,  ré|iiind  qu'il  faut  exécuter  de  point  en 
point  ses  intentions.  Le  village  est  en  jurande  ru- 
meur à  ce  snjel.  Mais  on  assure  (pie  tout  se  fera 
ainsi  cpu'  le  venh  ni  Amhiosio  cl  les  bergers  ses 
amis.  Demain, i>n  \  iciit  en  ^rande  pouqie  enterrer 
le  pauvre  Chrvsostome  à  l'endroit  ipie  je  vous  ai 
dit.  Voilà  qui  sera  beau  avoir;  aussi  ne  inamjne- 
rai-je  pas  d'y  aller,  si  je  ne  suis  pas  obli^jé  de 
retourner  au  village. 

Nous    irons  tous,    s'éerièrent    les   ihi-vriers. 


mais  après  avoir  tiré  an  sort  à  qui  restera  pour 
garder  les  chèvres. 

N'en  ayez  nul  souci,  repiit  l'un  d'eux,  je  res- 
terai pour  Ions,  et  ne  m'en  sachez  aucun  gré, 
car  l'épine  que  je  me  suis  enfoncée  dans  le  pied 
l'autre  j(nn'  Tu'empêche  de  faire  un  pas. 

Nous  ne  t'en  sommes  pas  moins  obligés,  re- 
partit Pedro. 

Là-dessus  don  (juieholle  pria  Pedro  île  lui  dire 
(pielle  était  cette  bergère  et  quel  était  ce  berger 
dont  on  venait  d'annoncer  la  mort.  Pedro  ré- 
pondit que  tout  ce  (pi'il  savait,  c'est  ipie  le  dé- 
funt était  fils  d'un  hidalgo  fort  riche,  ipii  habitai! 
(es  montagnes  ;  et  qu'après  avoir  longtemps  étu- 
dié à  Salamampie,  il  était  revenu  dans  son  pays 
natal  avec  une  grande  réputation  de  science.  On 
assure,  ajouta  le  chevrier,  qu'il  savait  surtout 
ce  ([ne  l'ont  là-liaul  non-seulement  les  étoiles, 
mais  encore  le  soleil  et  la  lune,  dont  il  ne  man- 
quait jamais  d'amioncer  les  ellipses  à  jHiint 
nommé. 

Mon  ami,  dit  don  Qnichotle,  e'esl  éclipse  et 
non  ellipse,  (|u'(m  appelle  robsenrci.ssemcnl 
momentané  de  ces  deux  corps  célestes. 

Il  devinait  aussi,  continua  Pedro,  quand  l'an- 
née devait  être  abondante  ou  esle'rile. 

Vous  voidez  dire  stéiilc,  observa  notre  che- 
valier. 

l'eu  iuqiorte  repartit  Pedro  ;  ee  ipie  je  puis  as- 
surer c'est (|ue  parents  ou  amis  quand  ilssuivaient 
ses  conseils,  devenaient  riches  en  peu  de  temps. 
Tante')!  il  disait  :  Semez  de  l'orge  cette  année  el 
non  du  froment;  une  autre  fois  :  Semez  des 
pois  el  nou  de  l'orge  ;  l'amn'i'  (pii  vient  donnera 
beaucoup  d'huile  et  les  trois  suivantesn'en  four- 
niront |ias  une  goutte  ;  ce  (|ui  ne  man(piait  ja- 
mais d'arriver. 

(ielte  science  s'appelle  astrologie,  dit  don 
(jNiellotti\ 

.le  l'ignore,  répliqua  Pedro,  mais  lui  il  savait 
tout  cela  et  bien  d'autres  choses  encore,  liref, 
i|uei(pn's  mois  a|)rès  son  reteur  de  SalamaïKjiu', 
un  beau  matin  rmu'-  le  vîmes  t(uit  à  coiq)  quitter 


m,  LA  M  A  m:  m;. 


M 


II"  iiiiiiilcau  d'i'liuliaiil   imiir   iiiiiiilrc  l'Iialtit  de 

,    i 
her^'er,  iivcc  sayon  cl  hoiili'llc,  cl  anompagiié 

(le  son  ami  Ainbrositi  dans  le  même  enslume. 
J'oubliais  de  vous  dire  que  le  déiiiiit  élail  un 
jfiand  faiseur  de  eliansoiis,  au  point  f|uc  les  ; 
iioëls  lie  la  Nativité  de  Noire-Seigiieur  et  les 
lutes  de  la  Kète-Hicu  (jue  représentent  nos  jeu-  j 
nés  garçons  étaient  de  sa  eomposilion.  Quand 
on  vit  ces  deux  amis  liabillés  eu  bergers,  tout  le  ' 
village  l'ut  bien  surpris,  et  i)ersonne  ue  pouvait 
en  ileviiier  la  eause.  l'éjà,  à  cette  époipie  le 
père  de  Obrysostoine  élail  iiiorl.  lui  l.iissaul  une 
graiule  ibrtuue  en  bonnes  terres  el  eu  beaux 
et  bons  écus,  sans  compter  de  nombreux  trou- 
peaux. Ue  tout  cela  le  jeime  liouuue  resta  le 
maître  absolu,  el  en  vérité  il  le  méritait,  car 
c'était  un  bon  compagnon,  cliaritable  el  ami  des 
braves  gens.  Plus  tard,  on  a|)prit  qu'en  [)renanl 
ce  costume,  le  pauvre  garçon  n'avait  eu  d'autre 
but  que  de  courrir  après  celte  bergère  Marcelle, 
dont  il  était  devenu  éperdunienl  amoureux. 
Maintenant  il  faut  vous  dire  quelle  est  celte  créa- 
ture :  car  jamais  vous  n'avez  entendu  et  jamais 
vous  n'entendrez  raconter  rien  de  semblable 
dans  tout  le  cours  de  votre  vie,  dussiez-vous 
vivre  plus  d'années  que  la  vieille  Sarua. 

Dites  Sara'  et  non  Sarna,  reprit  don  (jui- 
ibolte,  qui  ne  pouv:iil  souffrir  ces  altérations  de 
mots. 

Sarna  ou  Sara,  c'est  tout  un,  rèpuudil  le  clie- 
vrier;  el  si  vous  vous  mettez  à  é|ducher  mes  pa- 
roles, nous  n'aurons  pas  Uni  d'ici  à  l'an  prochain. 

Pardon,  mou  ami,  reprit  don  Quicliolle,  entre 
Sarna  et  Sara  il  y  a  une  grande  différence;  mais 
continuez  votre  récit. 

Je  dis  donc,  poursuivit  Pedro,  (pi'il  v  avait 
dans  notre  village  un  laboureur  nommé  (Juil- 
lannie,  à  (pli  le  ciel,  avec  beaucoup  d  antres  li- 
chesses,  donna  une  lilie  dont  la  mère  mourut  en 
la  mettanl  au  monde.  Il  me  semble  encore  la 
voir,  la  digne  fenmie,  avec  sa  mine  resplendis- 
sante connue  un  soleil,  el  ile  plus,  si  ijiarilable 
'  FemniPilAliMliam. 


et  si  laborieuse,  (pi'elle  ne  peut  uiauipuT  de 
jouir  la  liant  de  la  vue  de  Dieu.  Sun  mari  (iuil- 
laume  la  suivit  de  |irès,  laissant  sa  lille  Marcelle, 
riche  el  eu  bas  Age,  sons  la  tutelle  d'un  oncle, 
prêtre  el  bénélicier  dans  ce  pays.  En  grandis- 
sant, l'enfant  faisait  souvenir  de  sa  mère,  qu'elle 
aiiniiiUMil  devoir  cucori'  surpasseï'  eu  lieauh'-.  A 
peine  eut-elle  atteint  ses  (juiiize  ans,  ipiCu  la 
voyant  chacun  bénissait  le  ciel  de  l'avoir  faite  si 
belle;  aussi  la  plu[)arl  en  devenaient  fous  d'a- 
mour. Sou  oncle  l'élevait  avec  beaucoup  de  soin 
et  dans  une  retraite  sévère;  néanmoins  le  imiil 
de  sa  beauté  se  répandit  de  telle  sorte,  que  siul 
pour  elle,  soit  pour  sa  richesse,  les  meilleurs 
partis  de  la  contrée  ne  cessaient  d'importuner  et 
de  solliciter  son  tuteur  a(in  de  l'avoir  pour  fenuiie. 
Dès  (pi'il  la  vit  en  âge  d'èlre  mai'iée,  le  bon 
prêtre  y  eut  consenti  volontiers,  mais  il  ne  vou- 
lait rien  faire  sans  son  aveu.  N'allez  pas  croire 
pour  cela  (pi'il  entendit  prolitcr  de  son  bien,  dont 
il  avait  l'administration;  à  cet  égard,  tout  le  \il- 
I  âge  n'a  cessé  de  lui  rendre  justice;  car  il  faul 
que  vous  le  sachiez,  seigneur  chevalier,  dans 
nos  veillées,  chacun  critique  et  approuve  selon 
sa  fantaisie,  et  il  doit  être  cent  fois  bon  celui 
(pii  oblige  ses  paroissiens  à  dire  du  bien  de  lui. 

Cesl  vrai,  dit  don  OuichoUe  ;  mais  conti- 
nuez, ami  Pedro,  votre  histoire  m'intéresse,  el 
vous  la  contez  de  fort  bonne  grâce. 

Oue  celle  de  Dieu  ne  me  manque  jamais,  re|iril 
le  chevrier,  c'est  le  plus  important.  Vous  sau- 
rez donc,  contiuuat-ii,  que  rmule  av.iit  beau 
proposer  à  sa  nièce  chacun  des  partis  qui  se 
piéseutaient,  faisant  valoir  leurs  qualités,  el 
rengageant  à  choisir  parmi  eux  un  mai'i  selon 
son  goût,  la  jeune  lille  ne  répondait  jamais  rien, 
sinon  (prelle  vnuhiil  rester  libre,  rt  (|u'elle  se 
trouvait  Iroji  jeune  pour  porter  le  fardeau  du 
ménage.  Avec  de  pareilles  excuses,  son  onde 
cessait  de  la  presser,  attendant  qu'elle  ait  pris 
un  peu  plus  d'âge,  et  espérant  qu'i'i  la  fin  elle  se 
déciderait.  Les  parents,  disait-il,  ne  doivent  pus 
engager  leurs  enfants  coulr.'  leur  voioiilr. 


48 


DON    QUICHOTTE. 


Mais  voih'i  (|u'iin  jour,  sans  (|m'  |irisoiiiu'  s'y 
alteiidil,  la  dédaigneuse  Marcelle  se  fait  bergère, 
otque,  malgré  son  oncle  et  tous  les  habitants  du 
|>avs  qui  cbercliaient  à  l'en  dissuader,  elle  s'en 
va  aux  iliani|is  avec  les  auires  fdies,  pour  garder 
son  troupeau.  Dès  (pi'on  la  vit  et  que  sa  beauté 
parut  au  grand  jour,  je  ne  saurais  vous  dire 
l'oinliien  de  jeunes  gens  riches,  hidalgos  ou  la- 
boureurs, prirent  le  costume  de  berger  afin  de 
suivre  ses  pas. 

Un  d'entre  eux  était  le  pauvre  ChrysostOMie, 
coninie  vous  le  savez  déjà,  duquel  on  disait  qu'il 
ne  l'aimait  pas,  mais  (pi'il  l'adorait.  Et  qu'on 
ne  pense  pas  que,  pour  avoir  adopté  cette 
manière  d'être  si  étrange,  Marcelle  ait  jamais 
donné  lieu  au  moindre  soupçon  ;  loin  de  là,  elle 
est  si  sévère,  que  de  tous  ses  prétendants  aucuTi 
ne  peut  se  flatter  d'avoir  obtenu  la  moindre  espé- 
lance  de  l'aire  agréer  ses  soins  ;  car  bien  qu'elle 
ne  fuie  personne,  et  qu'elle  traite  tout  le  monde 
avec  bienveillance,  dès  (|u'uii  berger  se  hasarde 
à  lui  déclarer  son  intention,  (piclijue  juste  et 
sainte  (ju'eile  soit,  il  est  renvoyé  si  loin  (pi'il  n'y 
revient  ipIus.  Mais,  hélas!  avec  cette  façon  d'agir, 
elle  cause  plus  de  ravages  en  ce  pays  que  n'en 
ferait  la  peste;  car  sa  beauté  cl  >ii  douceur  atti- 
rent les  cœurs  <|ue  son  indilTércme  et  ses  dé- 
dains réduisent  bieiiliU  au  désespoir.  Aussi  ne 
cesse-l-on  de  laiipeici'  ingrate,  cruelle,  et  si 
vous  rcsti(v,(piel(pies jouis  parmi  nous,  seigneur, 
vous  entendriez  ces  montagnes  et  ces  vallées 
retentu-  des  plaintes  et  des  gèniissenients  de 
ceux  qu'elle  rebute. 

l'rès  d'ici  sont  plus  de  \iugt  iiotrcs  qui  pur-  ! 
lent  gravé  sur  leur  écorce  le  nom  de  .Alareelle; 
au-dessus  on  voilpresipie  lonjonis  uiuMmudinie, 
pour  montrer  qu'elle  cit  la  reine  de  bc.inte. 
Ici  soupire  un  bergei',  là  nu  autre  se  lamente, 
pins  loin  l'on  entend  des  chansons  d'amour, 
ailleurs  îles  plaintes  dé.sespérée.«.  L'un  passe  la 
nuit  an  pied  dun  chêne,  ou  sur  le  iimil  d  nnr 
roche,  et  le  jour  le  retrouve  absorbé  dans  ses 
pensées  sans  qu'il  ail  f,.,M.é  ses  paupières  hu- 


mides; un  autre  reste  à  l'aiiieiM' du  soleil, étendu 
sur  le  sable  brûlant,  demandant  au  ciel  la  fin  de 
son  martyre.  En  voyant  l'insensible  bergère 
jouir  des  maux  qu'elle  a  causés,  chacun  se  de- 
mande à  (|uoi  aboutira  celte  conduite  altière, 
et  quel  iiuntel  pourra  dompter  ce  cœur  farou- 
che. Connue  ce  que  je  viens  de  vous  raconter 
est  l'exacte  vérité,  nous  croyons  tous  que  la 
mort  de  Chysostomc  n'a  pas  eu  d'autre  motif. 
C'est  pourquoi,  seigneur  chevalier,  vous  ferez 
bien  de  vous  trouver  à  son  enterrement;  cela 
sera  curieux  à  voir,  car  nombreux  étaient  ses 
amis,  et  d'ici  à  l'endioit  cpi'il  a  désigné  poui' 
son  tond)cau  à  peine  s'il  y  a  une  demi-lieue. 

Je  n'y  manquerai  pas,  dit  don  (Juichotle,  et 
vous  remercie  du  plaisir  (jne  m'a  l'ait  votre 
lécit. 

Il  y  a  encoie  beaucoup  d'anlicis  aventures  ar- 
livées  aux  amants  de  .Marcelle,  lepril  le  che- 
vrier;  mais  demain  nous  rencontrerons  sans 
doute  en  chemin  (|nelijue  berger  ipii  nous  les 
racontera.  Quant  à  présent  vous  ferez  bien  d'al- 
ler vous  reposer  dans  un  endroit  couvert,  parce 
([lie  le  serein  est  contraire  à  votre  blessure, 
(|iioi(ju'il  n'y  ait  aucun  danger  après  le  remède 
(pi'oii  v  a  mis. 

Saïuiio,  qui  avait  doiiiK'  mille  l'ois  au  tliable 
le  chevrier  et  sou  récit,  pressa  son  inailre  d Cn- 
trer  dans  la  cabane  de  l'edio.  Dcui  (Juichotle  v 
consentit  i|uoique  à  regret,  mais  ce  bit  poui- 
donner  le  reste  de  la  nuit  au  souvenir  de  sa  lliilci- 
m'c,  à  riinitaliou  des  amants  de  .Mai'celle.  (jiiaiit 
à  Sanebo,  il  s'arrangea  sur  la  litière,  entre  son 
âne  et  Uossinante,  et  y  dorinil  non  comme  un 
amant  ribnte,  mais  comme  un  hmiiine  ipii  a  le 
dos  roué  de  coups. 


ciiAriiiii':  Mil 

ou    9£    TEAMINC    L'HISTOIRE    DE    LA    BERCÈne    MARCELLE 
AVEC    D'AUTRES    CvENEMENrS 

i/aiiroir  rotninenrnil  ii  pDi.iilrr  au\  balcons 
<1t*   T'hiriil    qiiitiiii    les   rlii'\  ricis   se    IcvriTIll   ri 


DE    LA    M  AN  cm;. 


il) 


Paris,  S.  Raçon  PlCi»,  imp.  Forno,  Jouvel  el  €'•,  édit. 

f'ius  «le  vingt  Itêlrcs  poi'lpiil  gravés  >ur  l'écorce  !e  nom  île  Maucei.le  (p.  4îï), 


\inrent  réveiller  (1(111  OuiiliDlIt',  en  lui  demaiulanf 
s'il  était  toujours  liaiis  riiitention  de  se  rendre 
à  l'enterrement  de  Chrysostomc,  ajoutant  f|u'ils 
lui  feraient  compagnie.  Notre  clievaiier,  qui  ne 
demandait  pas  mieux,  ordonna  ;'i  son  éciiver  de 
seller  Rossinante,  el  de  tenir  son  ;ine  prêt.  Saii- 
clio  obéit  avec  einpressemcnt,  et  toute  la  troupe 
se  mit  en  chemin. 

lis  n'eurent  pas  fait  un  (|uart  de  lieue,  (pi'à 
la  croisière  d'un  sentier  ils  rencontrèrent  six 
bergers  vêtus  de  jieaux  noires,  la  tète  couidu- 


née  de  cv|irès  el  de  laurier-rose;  tous  tenaient  :"i 
la  main  un  hàloii  de  houx.  A|)rès  eux  venaieul 
deii.x  gentilshommes  à  cheval,  suivis  de  trois 
valets  à  pied.  Kii  s'abordant  les  deux  troupes 
se  salui'ieiit  mec  coiiiti  isie,  et  voyant  (pi'ils  se 
dirigeaient  vers  le  même  endroit,  ils  se  mirent 
à  cheminer  de  compagnie. 

Un  des  cavaliers,  s'adressant  à  son  compa- 
gnon, lui  (lit  :  Seigneur  )ivaldo,  je  crois  (pie 
nous  n'aurons  pas  à  regretter  le  retard  que  va 
uiiiis  occasionner  celle  cérémonie;  (  ar  elle  doil 


M 


nON    QllICIIOTTK 


vive  fort  iiiléiessanio,  ilaprès  les  choses  élran- 
i;es  ((HO  ces  borgcis  racontent  aussi  bien  du 
luTiier  (léinni  (|ue  de  la  berjière  iioniicide. 

Je  le  ei'ois  ennmie  vous,  reprit  Vivaldo,  el  je 
retarderais  mon  vovarje,  non  tl'nn  jdni',  ni;iis  de 
i|iuilrc,  |ioni'  en  èlre  li'iniiin, 

Dnn  (,)ni(  holl(>  leur  iiyani  ileinnndé  ce  qu'ils 
saxnieni  de  (:hrvMi>lione  el  de  Marcelle,  l'autre 
l'avidier  ié|i(indil  (|ui',  icnrnntranl  les  berjjers 
dans  nn  si  inuoine  ef|ni|ini;c,  ils  iwaieni  \(inln 
rn  rdiiniiilir  la  cause:  el  i|ue  l'un  d'eux  leur 
avait  raconté  l'iiisloire  de  cette  becfière  appelée 
Manelle,  aussi  belle  (pie  bi/arre,  les  amours  île 
ses  nondiren\  pi-élendants,  el  la  mort  dr  ce 
(ilnysoslome  à  l'entei-renienl  dmpicl  ils  se  ren- 
daient. Href,  il  répéta  à  don  Qnicliotle  |oul  ce 
que  Pedro  lui  avait  ajipris. 

A  cet  entretien  en  succéda  bientôt  un  a\itre. 
Ileini  des  cavaliers  qui  avait  nom  Yivaldo  de- 
manda à  noire  cbevalier  poniquni,  eu  pleme 
pai'v  el  dan-  ini  y.w^  si  lran(|nille.  il  voyaueail  si 
bien  armé. 

I.a  profession  ipie  jexcerce  el  les  vo'ux  (jne 
j'ai  laits,  répondit  don  Quichotte,  ne  me  per- 
mollcnt  pas  d'aller  autrement  :  le  loisir  el  la 
mollesse  sont  le  partage  des  courtisans,  mais 
les  armes,  les  fatiîïues  et  les  veilles  reviennent 
de  droit  à  ceux  que  le  uKuiile  appelle  chevaliers 
carrants,  et  parmi  lesquels  j'ai  l'honneur  d'élre 
coinpli',  ipioiipie  indiiiiie  et  le  inoiiiiire  de  tons. 

l'.n  l'enlendanl  parler  de  la  soile,  chacun  le 
liiil  piiur  fou  ;  mais  aliii  de  mieux  s'en  assurer 
eiiciire,  et  de  saxoirquClh' était  ci'tle  folie  d'une 
e-pèce  si  noiiM'lle,  Vnaldo  lui  lii'inauila  ce  (pi'il 
entendait  par  chevaliers  errants. 

Vos  (iràces,  répondit  don  (,lniclio|ie.  con- 
naissent sans  doute  ces  chroniques  d'Aufileleri'e 
(lui  parlent  si  siuiveni  ile>  ex|doils  de  cet  Ar- 
thur, (pie  nous  antres  Castillans  appelons  Ai  tus, 
el  dont  une  aniiipie  tradition,  acceptée  de  lonle 
la  lirande-l'relasne,  ra|>|iorle  qu'il  ne  mourut 
pas,  mais  fut  changé  en  corbeau  par  l'art  des 
enchanteurs  ne  (pii  l'ail  ipraiicnn   Anudais  de- 


puis n'a  lue  de  coriieau);  qu'un  jour  cet  Ar- 
thur reprendra  sa  couronne  et  son  sceptre'.'  F.h 
bien,  c'est  au  temps  de  ce  bon  roi  que  fut  in- 
stitué le  fameux  ordre  des  chevaliers  de  la  Table 
ronde,  el  (pi'enrenl  lieu  les  amours  de  Lancelol 
(lu  Lac  et  de  la  reine  Ouièvre,  (]ui  avait  pour 
confidente  celte  rcs|ieclable  diièyne  Quinta- 
gnone.  .\inis  avons  sur  ce  sujet  une  romance 
f»op\daire  dans  notre  Espagne  ; 

(Inc  ctievrilici'  m;  fut  sur  lorrc 
Diî  d-iine  si  bien  accueilli, 
l)uê  I.aucelnt  s'en  vit  sonl 
l.lunnil  il  rcveniiit  il'Ani;ltli'HO. 

Ilepuis  lors,  cet  ordre  de  chevalerie  s'est  éten- 
du el  dévehq)|)é  par  tiuile  la  terre,  el  l'on  a  vu 
s'y  rendre  célèbres  par  leurs  hauts  faits  Auiadis 
de  fîaule  et  ses  descendants  jusqu'à  la  cin- 
quième génération,  le  vaillant  Félix-Mars  d'Ilir- 
c.anie,  ce  fameux  Tirant  le  lilanc,  et  enfin  l'in- 
vincible don  Réiianis  de  (irèce,  qui  s'est  l'ait 
connaître  presipie  de  nos  jours.  Voilà,  sei- 
gneurs, ce  qu'on  appelle  les  i  hevalicrs  errants 
el  la  chevalerie  errante;  ordre  dans  lequel, 
(pioi((ue  pécheur,  j'ai  fait  profession,  comme  je 
vous  l'ai  dit.  et  dont  je  m'efforce  de  pratiquer 
les  devoirs  à  l'exemple  de  mes  illustres  modèles 
des  temps  passés.  Cela  doit  vous  expliquer  pour- 
i  (pioi  je  parcours  ces  déserts,  cherchant  les 
aventures  avec  la  ferme  résolnlion  d'affronter 
même  la  plus  périlleuse,  dès  (pi'il  s'ai^iia  de  se- 
coiirii'  l'innocence  el  le  malheur. 

("e  discours  acheva  de  louvaincie  les  vn\a- 
f;eius  lie  la  lolie  de  noire  hi'ros  ,  et  de  la  nallire 
de  son  égarement.  Vilvaldo,  iloul  riMnn(Mir  était 
enjnnée,  désirant  égayer  le  reste  du  cheinin, 
vijulul  lui  l'ouruir  l'occa.sion  de  poursuivre  ses 
extravagants  propos.  Seigneur  chevalier,  lui  dit- 
il,  Votre  Grâce  nie  parait  avoir  fait  profession 
dans  un  des  ordres  les  plus  rigoureux  qu'il  y 
ail  en  ce  monde;  je  crois  même  (pie  la  rèi.de  des 
chartreux  n'est  pas  aussi  austère. 

Aussi  austère,  cela  est  possible,  répondit  don 


1)1:;    LA    MANCIIi:. 


M 


Ouiiliulte,  lluli^  ;ins>i  utile  a  riiiiiiKinili' ,  l'usl 
(T  que  je  suis  i'i  ilinix  doigts  du  iiioltiT  t-ii  (loiiU-; 
i;ir,  |ioiir  iliio  mon  si-iiliiiionl,  ces  pieux  soli- 
liiiri's  iluuf  V(iu>  i)iM  le/. ,  seiiibiahlcs  ;"i  îles  sol- 
iliils  qui  exéculeiil  l»  on\\\>  île  leur  eajiilaiiie, 
n'ont  lieu  antre  eliose  à  l'aire  qu'à  prier  Itioii 
IrantpiillenienI,  lui  deuianilanl  les  liiens  de  la 
lerre.  Nous,  an  idutraiie,  à  la  l'ois  soldats  et 
elicvaliers,  pendant  qu'ils  prient,  nous  a{,'issons, 
et  ce  bien  qu'ils  se  eouleuteut  d'ap|)eler  de  leurs 
Meux,  nous  l'accouq)lissons  par  la  valeur  de  nos 
bras  et  le  traiiclianl  de  nos  épéeA,  non  point  à 
l'abri  des  injures  du  temps,  mais  à  eiel  ouvert 
et  en  butte  aux  dévorants  rayons  du  soleil  d'été 
ou  aux  glaces  liérissêes  de  l'hiver.  Nous  soniines 
doue  les  ministres  de  Dieu  sur  la  lerre,  les  in- 
struments de  sa  volonté  et  de  sa  justice.  Or,  les 
choses  de  la  yuerre  et  toutes  celles  qui  eu  dé- 
pendent ne  pouvant  s'exécuter  qu'à  lorce  de 
travail,  de  sueni-  et  de  saiiji,  quiconque  suit  la 
carrière  des  armes  accomplit,  sans  contredit, 
une  œuvre  plus  grande  et  pluslaborieuse(|ue  celui 
qui,  cxenqit  de  tout  souci  et  de  tout  danj^er, 
se  borne  à  prier  Dieu  pour  les  l'aildes  e(  les 
malheureux.  Je  ne  prétends  pas  dire  que  I  élat 
de  chevalier  errant  soil  aussi  saint  iine  celui  tie 
moine  cloitré  ;  je  veux  seulement  iul'érer  des  fa- 
tigues et  des  ]nivations  tpie  j'endure,  (pie  ma 
piol'essiou  est  plus  pénible,  plus  remjilie  de  mi- 
sères, enfin,  qu'on  y  est  plus  exposé  à  la  l'aim, 
à  la  soir,  à  la  nudité,  à  la  vermine.  Nos  illus- 
tres modèles  des  siècles  passés  ont  enduré  foules 
CCS  souffrances,  et  si  parmi  eux  qnehpies-mis  se 
Noiit  élevés  jusqu'au  trône,  certes  il  leur  en  a 
eoùlé  assez  de  sueur  et  de  sang.  Encore ,  pour 
y  arriver,  ont-ils  eu  souvent  besoin  d'être  pro- 
tégés par  des  enchanteurs,  sans  quoi  ils  auraient 
été  frustrés  de  leurs  travaux  et  déçus  dans  leurs 
espérances. 

D'accord,  répliqua  le  voyageur  ;  Inais  une 
chose  qui,  parmi  beaucoup  d'antres  m'a  Innjonrs 
clioiiué  chez  les  chevaliers  errants  ,  c'est  qu'au 
niiimenl  d'alTronter  une  périlleuse   eiitrepiisi'. 


on  ne  le>  Mut  pninl  .ivnir  recours  à  Dieu,  ain>i 
ijne  tout  bon  einélieii  diot  le  l'iiiri'  eti  pared  cas, 
mais  seulement  s'adresser  a  leur  maitresse 
emnnie  à  leur  nnicpie  divinité  :  selon  moi,  ee|,i 

seul  ipiebpie  peu   le  palill 

Seigneur,  répondit  don  (Juiebotte,  il  us  a 
pas  moyen  de  s'en  dispenser,  et  le  chevalier  qui 
agirait  autrement  se  mettrait  dans  son  tort, 
t'est  un  usage  consacré,  (jne  tout  chevalier  er- 
laiil ,  sur  le  point  d'accomplir  cpielcpie  grand 
lait  d'aiiiies,  loin  ne  amoureusement  les  yeux 
vers  sa  dame ,  pour  la  prier  de  lui  cire  en  aide 
dans  le  péril  on  il  va  se  jeter  ;  et  alors  même 
qu'elle  ne  peut  l'entendre,  il  est  tenu  de  inur- 
innrer  entre  ses  dents  quelques  mots  par  lesquels 
il  se  recommande  à  elle  de  tout  son  caiir  .  de 
cela  nous  avons  nombre  d'exemples  dans  les 
histoires.  Mais  il  ne  faut  pas  en  conclure  ijue  les 
cbevalieis  s';distiennenl  de  pensera  Dieu  ;  il  y  a 
temps  poui'  tout,  et  ils  pen\ent  s'en  acquitlei' 
|iendanl  le  combat. 

Il  me  reste  encore  un  doute,  réj>li(pia  Vivaldo, 
souvent  on  a  vu  deux  chevaliers  errants,  diseon- 
rant  ensemble,  en  venir  tout  à  eou|i  à  s'écliaulfei' 
à  tel  point  que.  lonrnaiil  leurs  elunanx  pour 
[ireiidre  lin  eliaiii|i,  ils  revenaient  entoile  à 
bride  abattue  rnn  sur  l'antre,  ayant  à  peine  en 
le  temps  <le  penser  à  leurs  dames.  .\n  milieu  de 
la  course,  l'un  était  renversé  de  cheval,  percé 
de  part  en  part,  tandis  que  l'autre  eût  roulé 
dans  \d  poussière  s'il  ne  se  fût  retenu  à  la  cri- 
nière de  son  coursier.  Or,  j'ai  peine  à  compren- 
dre coninieiit ,  dans  une  affaire  si  tôt  ex]iédiée" 
le  mort  tionvait  le  temps  de  penser  à  Dieu. 
N'eùt-il  pas  mieux  valu  (pie  ce  chevalier  lui  eût 
adressé  les  prières  ipi'il  adressait  à  sa  dame'.'  Il 
eût  satisfait  ainsi  à  son  devoir  de  chrétien,  et  ne 
fût  mort  redevable  qu'envers  sa  maîtresse  :  in- 
convénient peu  grave,  à  mon  avis,  car  je  doute 
que  tous  les  chevaliers  errants  aient  eu  des 
dames  à  qui  se  recommander  :  sans  compter 
qu'il  |io\i\;ul  s'en  lioiner  qui  lie  l'iis-i'nl  poinl 
amoureux. 


.Vi 


DON    (J  U  I  C  H  0  T  T  K 


(".fia  est  iiii|ii)ssilili',  i('|)aiiil  xivciiicnl  ilnii 
Ouit'liuttt'  :  c'Ii'i-  aiiuHirt'iix  Icui'  fs(  aii>si  iialmcl 
iiu'au  ciel  d'avoir  îles  l'idilcs.  C'est  iiro|iri'tii('iit 
IVssciK'i'  (lu  iliuvalier  ;  c'est  là  ee  (jiii  le  cdii- 
sliliie.  Troilvez-iiKii  une  seule  liisleiie  i|ui  (lise 
le  contiaire.  Au  rosle,  si  par  hasard  il  s'était 
trouvé  un  chevalier  errant  sans  dame,  on  ne 
l'eut  ])as  tenu  pour  légitime,  mais  pour  bâtard, 
cl  l'on  aurait  ilit  de  lui  (pi'il  était  entré  dans  la 
forteresse  de  l'ordre  non  |'ar  la  grande  porte, 
mais  par-dessus  les  murs,  connue  un  liiiiiaiid 
et  un  voleur. 

Je  crois  me  rappeler,  dit  \i\aldo,  (|ue  don 
Galaoi,  Irére  du  \aleureu\  .Vnuulis,  u  eut  jamais 
de  dame  attitrée  (|u'il  pi'il  iu\ii(pier  dans  les 
eondiats  ;  cepentiant  il  n'en  l'ut  pas  moins  re- 
gardé connue  un  très-l'ameux  chevalier. 

Une  hirondelle  ne  l'ail  pas  le  printemps, 
leparlit  don  (Juieliolle  ;  d'ailleurs  je  sais  de 
lionne  part  (pie  ce  chevalier  aimait  en  secret. 
6'il  en  contait  à  toutes  celles  qu'il  trouvait  à  son 
jfré,  c'était  par  une  iaihlesse  dont  il  n'avait  pu 
se  rendre  maître,  mais  toujours  sans  |uéju(lice 
de  la  dame  ipi'on  sait  perlineimneiil  avoir  ét('  la 
l'eiuedeses  pensées,  et  à  hupielle  il  se  recom- 
mandait souvent,  et  en  secret,  car  il  se  pi(piait 
d'une  |)arfaite  discrétion. 

I'uisi|u'il  est  deTessence  de  loul  chevalier  er- 
rant d'eire  amoureux,  reprit  Viviildo,  \ dire  (iraee 
n'aura  sans  doute  pas  ch'-iogé  à  la  r('i;le  de  sa 
noble  profession  :  et  à  moins  (lu'elle  ne  se  pitjue 
d'autant  de  discrétion  (|Ue  don  Cialaor,  je  la  sup- 
plie de  nous  apprendre  le  no I  la  (pialité  de 

-a  daiiu',  cl  de  nous  en  l'aire  le  porirail.  Klle 
sera  flattée,  j'en  suis  certain,  ipie  l'nniviis  en- 
tier sache  i|u'elleest  aiuK'e  et  servir  p;ir  nn  die 
Palier  tel  cjue  von^. 

J'ignore,  répondit  don  Oui.  Ik. lie  ,11  poussani 
nn  grand  soupir,  si  celle  douce  ennemie  trou- 
vera bon  (ju'on  sache  que  je  suis  son  esclave; 
cependant,  [lour  satisfaire  à  ce  (|Ue  vous  me  de 
mande/,  avec  lanl  d  instance,  je  puis  dire  qu'elle 
se  niunnir  Dulcinée  ;  que  .sa  pairie  est  un  village 


de  la  Manche  appelé  le  Toboso,el  (ju'elle  est  au 
moins  |irincesse,  élanl  dame  souveraine  de  mes 
pensées.  Ses  charmes  sont  surhumains,  cl  loul 
ce  que  les  poêles  ont  imafiiné  de  chiniérique  el 
d'iuqiossible  pour  vaiiler  leurs  maîtresses  se 
trouve  vrai  chez  elle  au  pied  de  la  lettre.  Ses 
cheveux  sont  des  tresses  d'or,  ses  sourcils  des 
arcs-en-ciel,  ses  yeux  deux  soleils,  ses  joues  des 
roses,  ses  lèvres  du  corail,  ses  dents  des  perles, 
son  cou  (le  l'albâtre,  son  sein  du  marbre,  et  ses 
mains  de  l'ivoire  ;  [)ar  ce  (pi'on  voit ,  on  devine 
aisément  que  ce  que  la  pudeur  cache  aux  re- 
gards doit  être  sans  prix  et  n'admet  pas  de  com- 
paraison. 
!  Pourrions-nous  savoir  (juelle  est  sa  famille, 
sa  race  cl  sa  liénéaloyie '.'  demanda  Vivaldo. 

Elle  ne  descend  pas  des  (lurtius,  des  Caïus  ou 
des  Scipions  de  l'ancienne  Rome,  des  Coloinia 
ou  des  Oisini  de  la  Rome  moderne,  continua 
don  (Juicholle  ;  elle  n'ai)partienl  ni  aux  Mon- 
cades,  ni  aux  Re(|ucsans  de  Catalogne  ;  elle  ne 
compte  |)oint  parmi  ses  ancêtres  les  l'alai'ox,  les 
l.una,  lesUrreas  d'Aragon  ;  les  Cerdas,  les  Man- 
riques ,  les  Mandoces  ou  les  Gusmans  de  Cas. 
lille  :  les  Alencaslres  ou  les  Menezes  de  Por- 
tugal ;  elle  est  tout  simplement  de  la  famille  des 
Toboso  de  la  Manche  ;  race  nouvelle,  il  esl  vrai, 
mais  destinée,  je  n'en  fais  aucun  doute,  à  de- 
venir la  souche  des  plus  illiislres  familles  des 
siècles  à  venii'.  El  à  cela  je  ne  souffiirai  point 
de  répli(pie,  si  ce  n'esl  aux  comlilious  (|ue 
Zerbin  écrivit  au-dessous  des  armes  de  Roland  : 

IJiic  nul  (U'  les  loutlior  ne  soit  si  léni(5i-.iirt', 
S'il  ne  veut  ilo  llolaiiil  affronter  l;i  colère. 

l'iiiir  mol,  (lil  \ival(lo,  lneii  (pie  ma  l'.miille 
appailicnne  aux  (iachopins'  de  Laicdo,  je  suis 
loin  de  vouloii'  la  comparer  à  celle  des  Toboso 
de  la  Manche,  (juoiipu'  à  vrai  dire  ce  soit  la  |)re- 
mière  biis  ipie  j'en  enleiids  parlei'. 

J'ensuis  exti'ememcnl  surpris,  r(>paiiil  don 
I  hiieholle. 

'  (lii  iluiiiinit  alui>  le  nom  île  l'.aclioiiiii  à  l'£>)i.is;iial  (|ui  1:1111- 
giait  aux  jiniiKlcs  Indu»,  |>.ir  |MiivrcU'  ou  ragalioiid.igc. 


iiK  LA  M  AN  cm:. 


i>; 


/f  '  ti^ 


Sur  le  Itrniu-anl  i-tiiit  un  cathtvro  ivvrlii  d'un  lialiil  ilr  berger  (]t.  îi-ïi. 


Li'S  vovagems  (Hdulaicnl  nllciitivcnn'iii  cr'ltc 
ti'Mversaliim ,  si  liii'ii  (jiu',  jiis(|iraux  clieviicis, 
lous  ilciiiL'iiréroiit  tonvaiiiiiis  (jne  iiutrc  cliuva- 
licr  avait  des  cliaiiibrcs  vides  dans  la  cervelle.  Le 
seul  Saiicho  acceptait  comme  oracle  ce  (|iic  disnil 
sou  maille,  jiar  ce  <|iril  coimaissait  sa  siiicérilé 
et  i|ii'il  ne  l'avait  pas  |ieriin  de  vue  depuis  leii- 
l'aiice  ;  il  lui  restait  pourtant  cjuel(|uc  doute 
sur  cette  Dulcinée,  car,  liien  (pi'il  fût  voisin  du 
Toboso,  jamais  d  n'avait  ciili  mlii  prononcer  le 
nom  de  celte  princesse. 

Connue  ils  allaient  ainsi  rlisconranl,  ils  aper- 
ïUrcul  dans  un  cliemiii  creux  entre  deux  mon- 
tagnes, une  vingtaine  de  bergers  vêtus  de  pe- 
lisses noires,  el  conroiuiés  de  guirlandes,  qu'on 
reconnut  être,  les  unes  d'if,  les  autres  de  cyprès  : 
six  d'entre  eux  portaient  uii  brancard  couvcil 
de  rameaux  et  de  lleurs.  Iles  (pi'ils  parurent  : 
Voici,  dit  un  des  chevriers,  ceux  qui  portent  le 


corps  de  (ihrysosloHie,  el  c'est  an  pied  de  celle 
montagne  qu'il  a  voulu  qu'on  l'enh  ir.it. 

A  ces  mots  on  Inila  le  pas,  et  la  liunpe  arriva 
au  HKinieiit  où  les  porteurs  ayant  déposé  le 
brancard,  ipiatre  d'i  nlrc  eux  commençaient  à 
creuser  une  lusse  an  pied  d'une  roebe.  On  s'a- 
borda de  part  et  d'autre  avec  courtoisie  ;  puis 
les  sabits  écbangés,  dou  Quicbottc  et  ceux  qui 
raceonijiagnaient  se  mirent  à  considérer  le 
lirancard  sur  Iccpicl  éhiil  nii  cadavre  revêtu 
d'un  liaitil  de  berger  et  tout  couvert  de  fleurs. 
Il  paraissait  avoir  trente  ans.  Malgré  sa  pâleur, 
on  jugeait  aisément  (pi'il  ;ivait  été  beau  cl  de 
bonne  mine.  .Vulonr  de  lui  -ur  le  biaucard 
éUiienl  [daeés  quelques  livics  el  divers  manu- 
scrits, les  uns  plies,  les  autres  ouverts. 

Tous  les  a.ssistants  gardaient  un  j)rofond  si- 
lence, (|u'uu  de  ceux  qui  avaient  apporté  le 
corps  rompit  en  ces  termes  :  Toi  qui  veux  qu'on 


à* 


UON    0  lu;  HOTTE 


.  cxcriilc  ili'  |ii>liil  l'il  |iiiiiil  les  \iil(iiili'>  lie  (ilir\- 
sostiimi',  (lis-iiiiiis,  Aiiiliiosio,  si  c'csl  liicii  l;'i 
rcndi'tiil  ijn'il  a  ilésitiiu'-. 

Oui,  c'i'st  l)ii'ii  là,  répondit  Aiiiiirosio,  ul  mon 
niallu'Uieux  ami  m'y  a  ci-nl  loi»  conté  sa  tléplo- 
ralilf  histoire.  C'est  là  (|u  il  vil  |iiiMr  la  juc- 
iiiii  rc  l'nis  celte  l'aroueiie  eiuu mie  du  geme  liu- 
niain;  c'est  là  qu'illiii  lit  la  preniière  dcclaïalion 
d'un  amour  aussi  délicat  (jue  passionné  ;  c'est  là 
ipu'  rinipiloyaiile  Marcelle  acheva  de  le  déses- 
péici'  pai'  sou  iudilt'éieuce  et  par  ses  dédains,  et 
ipieile  l'obligea  de  terminer  tragitjuemenl  ses 
jours;  c'est  làenlin  (ju'en  mémoire  de  tant  d'in- 
l'ortunes,  il  a  voulu  (ju'ou  le  déposât  dans  le 
sein  d'un  éternel  oubli. 

S'adressanl  ensuite  à  don  Ouicliotte  et  aux 
voyageurs,  il  continua  ainsi  :  Seigneurs,  ce 
corps  ipie  vous  regardez  avec  tant  de  jiitié  reu- 
lermail,  il  y  a  peu  de  jours  encore,  une  âme 
(unée  des  dons  les  plus  précieux  ;  ce  corps  est 
celui  (h'  (llirvsosliiiiic  qui  eut  un  esprit  incom- 
parable, une  loyauté  sans  pareille,  une  tendresse 
à  toute  éjjreuvc.  Il  fut  libéral  sans  vanité,  uio- 
tlesle  sans  alïectalioii,  aimable  et  enjoué  sans 
trivialité;  eu  un  mot,  il  l'ut  le  premier  entre  les 
bous  et  sans  égal  parmi  les  iul'orluués.  Il  aima, 
et  l'ut  dédaigin' ;  il  adora,  cl  lui  haï;  il  tenta, 
mais  imitilemeut,  d  adoucii'  un  tyran  liuouche  ; 
il  gémit,  il  pleura  devant  un  marbre  sourd  et 
insensible;  ses  cris  se  perdirent  dans  les  airs, 
le  MMil  importa  ses  soupirs,  se  joua  de  ses 
plaintes;  et  pour  avoir  trop  aimé  une  ingrate, 
il  devint  au  printemps  de  ses  jours  In  |)roie  do 
la  mort,  victime  des  cruautés  d'une  bergère 
ipi'ii  Miulait,  par  ses  vers,  faire  vivre  éleruelle- 
inenl  dans  la  mcHioire  des  boinmes.  Ces  papiers 
prouveraient  au  besoin  ce  ipic  j'avance,  s'il  ne 
m'avait  ordonné  de  les  livrer  aux  llanimes  en 
même  temps  i|ui'  je  rendrais  sou  corps  à  la 
lerrq. 

\ous  snrie/.  ])liis  cruel  c moïc  que  lui  en  agis- 
sant aiu-.i,  dit  Vivaido;  il  n'est  ni  juste  ni  rai- 
sonnable d'observer  si  reli^'ieusemoiil  rc  qui  c>l 


contraire  à  In  raison.  Le  monde  entier  aurait 
désapprouvé  Auguste  laissant  exécuter  les  su- 
prêmes volontés  du  divin  chantre  de  Mantone. 
Rendez  donc  à  votre  auii,  seigneur  Ainbrosio, 
ce  dernier  service,  de  sauvei'  ses  ouvrages  de 
.  l'cuddi,  et  n'accomplissez  pas  tr(qi  absolument 
ce  que  sou  désespoir  a  ordomié.  Conservci!  ces 
papiers,  témoignages  d'une  cruelle  indifférence, 
alin  que  dans  les  teuqis  à  venir  ils  servent  d'a- 
vertissement à  ceux  qui  s'exposent  à  tomber 
dans  de  semblables  abîmes.  Nous  tous,  ici  pré- 
sents, qui  connaissons  l'histoire  de  votre  ami 
cl  la  cause  de  son  trépas,  nous  savons  votre  af- 
feclion  pour  lui,  ce  (ju'il  a  exigé  de  vous  eu 
mourant,  et  par  ce  récit  lamentable  nous  avons 
conq)ris  la  cruauté  de  Marcelle  et  l'amour  du 
berger,  et  (pielle  triste  lin  se  préparent  ceux 
qui  ne  craignent  pas  de  se  livrer  aveuglément 
aux  entraînements  de  l'amoui'.  Hier,  en  apjirc- 
naut  sa  mort,  et  votre  dessein  de  l'enterrer  en 
ce  lieu,  la  compassion,  plus  que  la  eui'iosité, 
nous  a  détournés  de  notre  eluMuiu,  alin  d'être 
témoins  des  devoirs  qu'on  lui  rend,  et  de  mon- 
trer que  les  ccj'urs  honnêtes  s  intéressent  tou- 
jours aux  malheurs  d'autrui.  Ainsi,  nous  vous 
prions,  sage  Audjrosio,  ou  du  moins,  pour  ma 
part,  je  vous  su|qiiie  de  renoncer  à  livrt'i'  ces 
mainiscrits  aux  llammes,  et  de  me  |iermelli'e 
d'en  enqiorter  ipielques-uns. 

Sans  attendre  la  réponse,  Vivaido  étendit  la 
uiain,  et  prit  li'-  l'ciiillcs  (jui  se  trouvaient  à  sa 
portée . 

Hue  ceux-là  vous  restent,  j'y  consens,  ré- 
pnudit  Aiiduosio;  mais  pour  les  autres,  laissez- 
moi,  je  vous  [iric,  accom|)lir  la  dernière  volonté 
de  mon  ami. 

\ivaldo,  iuqiatieid  de  savoir  ce  (pu;  conte- 
u.iienl  ces  papiers,  en  ouvrit  un  (pii  avait  poiu' 
litre  :  Cluiiil  ilr  ili'\st\iji(iir. 

Ce  siihl.  dil  \mbrosio,  le>  deiniers  vers 
(pi  ('cnvil  riiiliii  Imii' :  cl  :ilin  ipi'un  sa<'lie  eu 
quel  étal  l'avaient  réduit  ses  .souffrances,  lisez, 
seiiîiieui',  de  niMuière   à  ciri'  ciilcudu;    viuis  en 


m.  i..\  MA  M.  m;. 


rt.'i 


mirez  le  lomps  nvaiU  (pi'aji  ait  ihIum'  du  i  roiispr 
son  loinlieaii. 

Volontiers,  dit  Vivaldi».  I  asscinliln'  sVlanI 
ranciV  »mi  i-crrln  aulour  il(^  lui,  il  lui  oc  ipii  >;iiil 
iliMie  \in\  liante  ri  sonore. 


r,ii\prn!i:  \iv 

ou    SONT    RAPPORTES  LES   VERS    DESESPERES    OU    BERGER    DEFUNT 
ET    «UIRES   CHOSES   NON    «TTFNDUES 

cii.vM    iiE  cm;  VMiM  11 V  r. 

l!rnplle!  faiit-il  donc  qiio  nia  langue  publii- 
fi'  que  m'a  fait  souffrir  Ion  in jiisli-  riiïiicur  1 
l'onr  peinilrp  nu'S  toiirnionls,  je  veux  cl'iuio  lin  ic 
Kin|)riinli'r  aiijourJ  Imi  l.i  rage  et  la  fnrt'in'. 

Eh  bien,  oui,  je  le  veu\  ;  la  douleur  qui  me  presse 
M'anime  d'elle-nicme  à  faiie  cet  effort  : 
Ce  poison  trop  gardé  me  di'voie  sans  cesse, 
Je  soulTre  mille  moris  ponr  une  .<^ciile  mort. 

Sorte?  de  vos  forets,  monstres  les  plus  sanvaïcs, 
Venez  mêler  vos  cris  ii  mes  pémissemciils; 
Oiirs,  tigres,  prcicz-moi  vos  effrayants  langages  : 
Fiers  lions,  j'ai  besoin  de  vos  nigissenieiits. 

Ne  me  refusez  pas  le  bruit  de  vos  orages, 
Vents,  préparez  ici  l'excès  de  vos  fureurs  ; 
Tonnerres,  tous  vos  feux  ;  tempêtes,  vos  ravages  ; 
Mer,  toute  ta  colère;  enfer,  tous  tes  malheurs. 

0  toi,  sombre  Ijran  de  l'amoureux  empire, 
.iessenliiiienl  jaloux,  viens  armer  ma  fureur; 
Mais  que  Ion  souvenir  m'accable  et  me  d''cliire, 
Kt,  pour  finir  mes  maux,  augmente  ma  douleur! 

Mourons  enfin,  mourons  ;  il  n'est  plus  de  remède. 
Ijui  u'Cut  malheureux,  doit  l'èlro  dans  la  mort. 
Destin,  je  m'abandoime  it  renonce  ii  ton  aide  ; 
Rends  le  sort  qui  m'atlend  égal  an  dernier  sort  ! 

Venez,  il  en  est  temps,  sortez  des  noirs  abÎLues  : 
Tantale,  à  tout  jamais  de  la  soif  Inurineiité; 
Sisvpbe  inIVirlunc,  à  qui  d'horribles  crimes 
Font  souffrir  un  Inurment  pour  lui  seul  iuvnilé  ; 

Fils  de  Japel,  qui  sers  de  pâture  incessante 
A  l'avide  vautour,  sans  pouvoir  l'assouvir; 
Uion  pnrhainé  sur  une  roue  ardente. 
Noires  sœur-,  qiii  filez  nos  jours  poiu'  les  finir; 

.\uicnez  avec  vous  l'implacable  (berbère, 
.l'invite  tout  l'enfer  à  ce  funeste  jour  : 
Ses  feux,  ses  hurlements  sont  la  pompe  ordinaire 
(.liiido:!  suivre  au  cercueil  un  martvrde  l'amour'. 

'Ces  vers  «onl  empruntés  à  In  lr.liicli.in  do  FiIIimii  de  Saint- 
Mnrlin. 


Tons  les  assisl;iMl>  a|i|iliiMilireMl  aux  ver-.  île 
(ihrvsiisliinie;  Vivalilii  seul  tiniiva  i|iii'  ir>  siinji- 
eoiis  ilonl  ils  étaient  |tlein>^  s'aieonlaient  mal 
;ivee  ee  i|n'i!  ,'ivait  enteniln  l'aeonter  île  la  vertu 
lie  Maireile.  .\inliriisiii,  i|ni  avait  eiinnn  jiis- 
iiiTaiix  |iliis  serièles  |M'nsi''es  île  --iin  ami,  rêpli- 
iiiia  ;m>sili'il  :  .le  lini^  iliiv,  M'i^^iieiii',  {xiiir  l'ane 
resser  Mitre  iloiile,  i|iii'  liirsi|iie  riiiv^ii-tiime 
roninosa  ees  vers,  il  -.'iImiI  i'liiij;iii'  île  Marcelle, 
alin  iri''|iriiii\er  ^i  l 'aiisence  |)riiilnii'ait  siii  lui 
I  ellrt  oiiliiiaire  ;  el  enmme  il  n'est  pas  de  siiii|i- 
çiiii  qui  n'assii'i;!'  el  ne  |ioinsnive  un  .imaiil  juin 
lie  re  i|n  il  aime,  riiil'iii'lnne  soiiiriait  tons  les 
tiiiinnents  ilnne  jalousie  ima^inaiie;  mais  ses 
plaintes  cl  ses  fcproi  lies  ne  sauraient  porter  at- 
teinte à  la  vertu  lie  .\laii  elle,  m:  In  telle,  i|irà  la 
dnnli'  piès,  et  sanf  une  lieité  qui  \a  jusqu'à 
l'orjinei!,  l'envie  elle-iiii'me  ne  peiil  lui  lepin- 
elier  anenne  faililesse. 

Vivaldi)  resta  satisfait  de  la  réponse  d'Amln  n- 
siu  ;  il  s'a|)|)rétad  à  Inr  mi  aiilie  l'eiidiel,  mais 
il  l'iit  empi'ilii'  par  mie  Msnni  mervedlense,  ear 
on  ne  saurait  donner  un  antre  nom  à  l'idijet 
qui  s'ofl'ril  tout  à  eonp  à  leurs  yeux?  C'étail 
Marcelle  elle-même,  qui.  plus  lielle  encore  que 
la  reiiomuii'e  ne  la  pnliliait,  apparaissait  siii-  le 
liant  de  la  roelie  an  pied  de  laquelle  un  creusai! 
la  siqniltiire.  (]eu.\  qui  ne  l'avaient  jamais  vue 
reslèrent  niucls  d'admiialion,  et  een\  qui  la 
coiniaissaient  déjà  sniMs.saienI  le  même  eliarme 
ipie  la  preliiièie  Ini^.  \  penir  AuiliruMii  I  eiil-il 
api'i'i'iie,  qii  il  lui  l'i'ia  avec  iiiilii>iiatiiiii  :  tjiie 
viens-tn  rlieiclirr  iii  ,  moiistre  de  enianli' , 
basilic  ilniil  les  rejiards  lancent  le  poison'.' 
Viens-tu  vnii  si  les  Idessiires  de  l'infortniié  que 
la  eiuauti'  iiiel  au  huiiliean  >e  ioii\riiiinl  en  ta 
présence'.'  \  ieiis-ln  iii>iiller  à  m's  mallieiiis  el  le 
filoiilier  des  limestes  ii'snltats  de  les  dédains'? 
Dis-nons  an  moins  ce  qui  l'amené  el  ce  que  In 
attends  de  nous;  car  sacliaiit  coiuliien  toutes 
les  pensées  de  Chrysostome  le  lurent  soumises 
pendant  sa  vie,  je  ferai  en  sorte,  niaiiitenaiil 
qn  il  n'esl  pins,  que  In  trouves  la  iiième  oliéis- 


:.('. 


DON    OIHC  HOTTE 


satire    piiiiiii    ccu\    i]imI     nppolait    ses    amis. 

V<iiis  iiii'  jiii;r/  iiinl,  répoinlit  la  liergùrc  ;  je  iic 
viens  qiio  pour  \nc  (h'fi'iKlre,  cl  prouver  com- 
l)ipn  sont  iujusies  ceux  (|ui  iu"ai'iiisiMil  de  leurs 
Inurmcnts  et  m'imputent  la  moil  de  (Ihrysos- 
loiiie.  \'euille/.  iloiu',  seigneurs,  cl  vous  aussi, 
bergers,  m'écouter  (pielqucs  iiistauts;  peu  de 
loiups  et  de  paroles  sullirout  jinur  nu^justilier. 

Le  ciel,  dites-vous,  m'a  faite  si  belle  (pi'on  ue 
saurait  me  voir  sans  m'aimer,  et  parce  que  ma 
vue  ius|iire  de  ramoiir,  vous  croyez  que  je  dois 
eu  res<enlii'  moi-même!  Je  recouuiiis  liicu, 
grâce  à  riulelliiicuce  ijue  Pieu  m'a  donnée,  ipic 
ee  qui  est  beau  est  aimable;  mais  parce  qu'on 
aime  ce  ipii  est  beau,  l'aut-il  en  conclure  (|ue  ce 
ipii  est  beau  soit  à  son  (our  l'orcé  d'aimer;  car 
celui  qui  aime  peut  être  laid  et  |iarlaul  ii'exciler 
que  l'aveisiou.  Mais  (piand  bien  uième  la  beaulé 
serait  égale  de  part  cl  d'autre,  ne  laudrait-il 
pas  que  lasvmpalbie  le  fut  ausi,  puisque  toutes 
les  licnuli's  n'Inspirciil  pas  de  l'amoni',  el  (|uc 
t(  lie  a  souvent  cliarnié  les  yeux  sans  paiveuir  à 
somnettre  la  volonté.  Eu  effet,  si  la  seule  beauté 
cbarmait  Ions  les  cœurs,  que  verrait-on  ici-iias, 
sinon  ime  confusion  étrange  de  désirs  errants 
et  vagabouils  ijui  cliaugcraieid  sans  cesse  d'(di- 
jel?  Ainsi  puis(pii'  l'amour,  counne  je  le  crois, 
doit  être  libre  et  sans  <ontraiute,  pourquoi  vou- 
loir cpu'  j'aime  qnanil  je  n'éprouve  aucun  peu- 
cbant'.'  D'ailleurs,  si  j'ai  de  la  bea\ité,  n'est-ce 
pas  de  la  [lurc  grâce  du  ciel  ipu'  je  la  liens,  sans 
en  rien  devoir  aux  liouunes?  Et  si  (die  jiiodiiit 
de  fàciieux  elïels,  suis-je  pbis  coupable  que  la 
vipère  ne  l'est  du  venin  (|ne  lui  a  donné  la 
nature?  La  beauté,  chez  la  femme  lionnéte  et 
verlneusc,  est  connue  le  feu  di'voranl  on  ré|)ée 
immobile;  l'une  ne  blesse,  l'aulre  ne  bii'de  (pie 
ceux  ipii  s'en  approclieni  de  trop  près. 

Je  suis  née  lilire,  el  c'est  pour  vivr(>  en  li- 
berté (|ue  j'ai  choisi  la  solitude;  les  bois  el  les 
ruisseaux  S(ml  les  seuls  conlideuls  de  uu's  pen- 
sées cl  de  mes  charmes.  Ceux  que  ma  vue  a 
ren(bis  amoureux,  je  les  ai  dés;d)usé-;  par  mes 


paroles;  apr("'s  cela  s'ils  nourrissent  de  vains 
désirs  el  de  trompeuses  espérances,  ne  doil-ou 
pas  avmuM'  (pie  c'est  leur  obslinatiun  (|ui  les  lue, 
et  non  ma  cruauté'.'  Vous  dites  (pie  les  iiilen- 
tions  de  Chrysoslome  (''liicnl  pures  cl  (pie  j'ai 
en  liut  de  le  re|ioussei'l  Mais  M->  (pi'il  me  les 
eut  fait  coiinaili'e,  ne  lui  ai-je  pas  d(''(daié,  à 
celte  mèuK^  place  oi'i  vous  creusez  son  tombeau, 
mon  dessc'in  de  vivre  seule,  sans  jamais  m'en- 
gager  à  personne,  et  ma  résolution  de  rendre  à 
la  lialure  loul  co  (pTelle  m'a  donné?  Après  cet 
aveu  sin('(''re,  s'd  a  voulu  s'embaiwjuer  sans  es- 
jioir,  faut-il  s'éloimei'  ipiil  ail  l'ail  naufrage? 
Suis-jc  la  cause  de  son  inalbeur?  (Jue  celui-là 
(pie  j'ai  abusé  m'accuse,  j'y  consens;  ipie  ceux 
(pie  j'ai  trahis  m'accableiil  de  k  |iroches  :  mais 
a-l-iin  le  droit  de  m'appclcr  lr(un|peiise,  (jiiand 
je  n'ai  rien  promis  à  ipii  ipic  ce  soit?  .Insiprici 
le  ciel  n'a  pas  voulu  (jiie  j'aimasse  ;  et  que  j'aime 
volontairement,  il  est  inutile  d'y  compter.  Que 
cette  déclaiMtion  serve  iraverlisscnicnl  à  ceux 
qui  lormeraienl  (pielqne  dessein  sur  moi  ;  après 
cela  s'ils  ont  le  sort  de  (]lirysoslome,  (pi'on  n'en 
accuse  ni  imm  indifférence  ni  mes  dédains.  Qui 
n'aime  point  ne  saurait  donner  de  jalousie,  et 
un  relus  loyal  et  sincère  n'a  jamais  |>assé  pour 
de  la  haine  ou  du  mépris. 

Celui  (pii  m'appelle  basilic  jient  me  fiiircomme 
nu  monslie  baïssalile;  ceux  ipii  metraileul  d'in- 
grale,  de  cruelle,  peuvent  renoncer  à  suivre  mes 
pas  :  je  ne  me  meilrai  |iciiiil  en  peine  de  les  ra|i- 
pclcr,  (ju'on  cesse  donc  de  troubler  mon  repos 
el  de  vouloir  que  je  hasarde  parmi  les  iiommes  la 
tranquillité  dont  je  jouis,  el  que  ji;  m'imagine 
ne  pouvoir  y  trouver  jamais,  .le  ne  veux  rien, 
je  n'ai  besoin  de  lieii,  si  ce  ii C^t  de  la  compa- 
gnie des  beigères  de  ces  bois,  ijui,  avec  le  soin 
de  mon  troupeau,  m'occupent  agréablement. 
En  nu  mol,  mes  désirs  ne  s'éleiidenl  pas  an 
delà  de  CCS  nionlagncs  :  cl  si  mes  pensées  vont 
plus  loui,  ce  n'esl  (|ue  pour  admirer  la  beauté 
du  ciel  el  me  rappeler  ipic  c'e>l  le  lieu  d  on  je 
suis  venue  el  on  je  dois  relouruer. 


1)K    LA    MANT.iri'. 


^;'t#f^ifpi(i|'rTpt\  ,j^^ 


Taris,  S.  Raçon  el  C',  iiup. 


1.' 

Furnc,  Jouvet  el  C",  édit. 


C'ùlail  JlarœllL-  ellc-inrme  (p.  55.) 


En  aciiovaiit  ces  mots,  la  bergère  disparut 
par  le  chciniu  le  plus  escarpe  de  la  montagne, 
laissant  tous  ceux  qui  l'ccoutaicnl  non  moins 
émerveillés  de  sa  sagesse  el  de  son  esprit 
que  de  sa  beauté.  Plusieurs  de  ceux  qu'avaient 
blessés  les  charmes  de  ses  yeux,  loin  d'être  re- 
tonus par  le  discours  quils  venaient  d'entendre, 
firent  mine  de  la  suivre;  don  Quicliotle  s'en 
aperçut,  et  voyant  là  une  iinuvclie  occasion 
d'exercer  sa  proi'ession  de  chevalier  |)rotecleur 
des  dames  : 


Que  personne,  s'écria-t-il  en  portant  la  main 
sur  la  garde  de  son  épée,  ne  soit  assez  hardi 
pour  suivre  la  belle  Marcelle,  sous  peine  d'en- 
courir mon  indignation.  Elle  a  prouvé,  par  des 
raisons  sans  réplique,  qu'elle  est  tout  à  l'ait  in- 
nocente de  la  mort  de  Chrysostome,  et  elle  a 
fait  voir  tout  son  éloignemenl  pour  engager  sa 
liberté.  (Jn'oii  la  laisse  en  repos,  et  (ju'ellc  soit 
à  l'avenir  respectée  de  tontes  les  âmes  honnêtes, 
puisque  elle  seule  peut-être  au  monde  agit  avec 
dos  intentions  si  pures. 

8 


58 


DON    QUICHOTTE 


Soit  il  caiisi'  tics  menaces  ilc  ilnii  (Jiiicliollc, 
soil  parce  fnrAml)rosio  pria  les  bergers  d'aclievcr 
(le  rciulrc  les  derniers  devoirs  à  son  ami,  per- 
sonne ne  s'éloigna  avant  (|uc  les  écrits  de  Cliry- 
soslomc  fnssent  livrés  aux  flammes  et  son  corps 
rcndn  à  la  terre,  ce  cpii  eut  lien  an  milieu  des 
larmes  de  tous  les  assistants.  On  con\iit  la  lo>se 
d'un  éclat  de  roclic,  en  attendant  une  tombe  de 
marbre  cpi'avait  commandée  And)rosio,  et  qui 
devait  porter  cette  épitapbe  : 

Ci-git  lo  corps  jjlacé  iruii  m;illieui'ciix  aiiinul. 
Que  luèreiit  ramour,  le  dédain  et  la  haine  ; 
Une  ingrate  bergère  a  fait  toute  sa  peine, 
El  pa\(''  tous  ses  soins  d'un  rii;ourcu\  tournionl. 

Ici  de  ses  nialtieurs  il  vit  naître  la  source. 
Il  lOMiiiiema  d'ainicr  et  de  le  dire  ici; 
Il  apprit  sa  disgrâce  en  cet  endroit  aussi; 
Il  a  voulu  di'  uièinc  y  tcnuiiier  sa  course. 

Passant,  évite  lo  danger; 
•Si  la  licrfièrc  vit,  même  sort  te  regarde; 
Ou  ne  peut  valoir  plus  ((ue  valait  le  berger. 

.Vdieu!  [lassant  1  prends-y  bien  garde'. 

La  sépulture  fut  ensuite  couverte  de  bran- 
chages et  de  fleurs,  et  tous  les  bergers  s'éloi- 
gnèrent après  a\(iir  témoigné  à  Ambrosio  la 
part  iprils  |ircnaient  à  son  ai'fliclicm.  VivaUla  et 
son  compagnon  en  (ii  eut  autant  de  leur  côté.  Don 
Quichotte  prit  congé  de  ses  hôtes  et  des  voya- 
geurs. Vivaido  le  sollicita  instamment  de  l'ac- 
compagner à  Séville,  l'assurant  (ju'il  n'y  avait 
pas  au  iiiniule  de  lieu  plus  fécond  en  aventures, 
à  Ici  |iiiiiil  ipi'iiii  iiuUMiil  (lire  (pi'elles  y  nais- 
saient sous  les  pas  à  cliaiiue  coin  de  nie;  mais 
notre  héro.s  s'excusa  en  disant  rpie  cela  lui  était 
impossible  avant  d'avoir  pin-gé  ces  montagnes 
des  brigands  diiul  un  les  disait  infestées.  Le 
voyant  en  si  liomie  ré-iolutiun,  les  voyageurs  ne 
vdulurenl  pas  l'en  détourner,  et  poursuivirent 
leur  chemin. 

I>ès  (|u'ils  lurent  |iartis,don  (Jincholte  se  mit 
en  tète  de  suivre  la  bergère  Marcelle,  et  d'aller 
lui  offrir  ses  services.  Mais  les  choses  arrivèrent 

'  Ces  vers  sont  ciniiruiilcs  i  la  Iruiluclion  tio  Killeau  de  Suint- 
Morlin. 


lout  autrement  ijiril  ne  Tiiuaginait,  connnr  ou 
le  verra  dans  la  suite  de  celle  Iiisloire. 


îjviîi:  m  -  ciiAriTHK  xv 

ou     L'ON    RACONTE    LA     DESAGREABLE    AVENTURE    QU'EPROUVA    DON 
QUICHOTTE    EN     RENCONTRANT    DES    MULETIERS    VANGOIS 

(lid  llamel  licii-Kngeli  raconte  (|u'ayanl  piis 
congé  de  ses  hôtes  et  de  t'eux  qui  s'étaient 
trouvés  à  renterremenl  de  (ihrysoslome,  don 
Quichotte  et  son  écuyer  s'enfoncèrent  dans  le 
bois  où  ils  avaient  vu  disparaître  la  bergère  Mar- 
celle; mais  après  l'y  avoir  cherchée  vainement 
pendant  plus  de  deux  heures,  ils  arrivèrent 
dans  un  pré  tapissé  d'une  herbe  (raidie  et  ar- 
rosé par  un  lim[)ide  ruisseau,  si  bien  que  con- 
viés par  la  beauté  du  lieu,  ils  se  déterminèrent 
à  y  i)asser  les  heures  de  la  sieste  :  mettant  donc 
pied  à  terre,  et  laissant  Rossinante  et  Tàiie 
paître  eu  liberté,  maître  et  valet  délièrent  le 
bissac,  puis  sans  cérémonie  mangèrent  ensem- 
ble ce  qui  s'y  trouva. 

Sancho  n'avait  pas  songé  à  mcllre  des  en- 
traves à  Rossinante,  le  connaissant  si  chaste  et 
si  naisiiUe,  que  toutes  les  juments  des  i>rairies 
de  Cordoiic  ne  lui  auraient  pas  donné  la  moin- 
dre tentation.  Mais  le  sort,  ou  plutôt  le  diable 
qui  ne  dort  jamais,  voulut  que  dans  ce  vallon 
se  trouvât  en  même  temps  une  troupe  de  cavales 
galiciennes,  (|iii  ii|ip:nl('naieiit  à  des  muletiers 
Vangois  dont  la  coiilume  est  de  s'arrêter,  pen- 
dant la  chaleur  ilu  jour,  dans  les  lieux  oii  ils 
rencontrent  de  l'herbe  et  de  l'eau  fraiche. 

Or,  il  arriva  ipie  Rossinante  n'eut  jias  |duî. 
tôt  flairé  les  cavales,  qu'à  rciicoiilre  de  sa  re- 
tenue bahilnelle  il  lui  prit  envie  d'aller  les 
tidiivfi'.  Sans  demander  permission  à  son  maî- 
tre, il  se  dirige  de  leur  côté  au  pelit  trot  |)onr 
leur  faire  partager  .son  amoureuse  ardeur  :  mais 
les  cavab-s,  ipii  iie  deinundaienl  qu  à  jiaitre,  le 
reçurent  avec  les  pieds  et  les  dents,  de  telle 
sorte  qir<'ii   |ii'ii  d'instants  elles  lui   nunpirenl 


m;  i.A  MA  m;  m;. 


les  saiifjles  do  la  sollc,  cl  le  miroiil  à  iiii  avec 
force  contusions.  l'our  siuvroU  irinruitiiiu',  U-s 
iiiiiloliors,  qui  de  loin  avaionl  a|<onn  i'altoiilal 
dp  ilossinantp,  aciourniiMit  avec  Iimiis  bâtons 
fein's,  et  lui  on  donneront  tant  do  coups  qu'ils 
l'onronl  Iticntôljeto  à  terre  dansim  pitoiix  chil. 

Voyant  do  (|uollo  nianiore  on  étrillait  Uossi- 
nanto,  don  Ouicliotio  ol  son  ocnvor  arcoururont. 
A  oc  qno  jo  vois,  ami,  lui  dil  notro  lionw  d'une 
voix  liiilotantc,  ces  gons-ià  ne  sont  pas  des 
elievaliors,  mais  do  la  basse  et  vile  canaille;  In 
peux  donc  en  toute  sùroté  d(>  conscience  ni'ai- 
dor  à  tirer  vongeanoo  de  routrago  qu'ils  m'ont 
fait  on  s'attaquant  à  mon  cheval. 

liii!  (piclie  vengeance  voulez-vous  en  tirer, 
seigneur'.'  répondit  Sanclio;  ils  sont  vingt,  et 
nous  no  sommes  que  deux,  ou  |iliilùl  même  un 
ol  demi. 

Moi,  j'en  vaux  cent,  roplicpia  don  Quicliolte; 
el  sans  plus  de  discours,  il  mot  l'opée  à  la  main, 
et  fond  sur  les  muletiers.  Sanclio  en  fit  autant, 
animé  par  l'exemple  de  son  maître. 

Du  premier  coup  cpi'il  porta,  notre  chevalier 
fendit  le  pourpoint  do  cuir  à  celui  qui  se  ren- 
contra sous  sa  main,  ol  lui  emporta  un  mor- 
ceau de  l'épaule.  Il  allait  niutiniirr,  ijuand  les 
muletiers,  honteux  de  se  voir  ainsi  malmenés 
par  deux  lionnnes  seuls,  s'armèrent  de  leurs 
pieux,  et,  entourant  nos  aventuriers,  se  mirent 
à  travailler  sur  eux  avec  une  merveilleuse  dili- 
gence. Comme  ils  y  allaient  de  bon  cœur,  l'af- 
l'aire  fol  bientôt  expédiée.  Dés  la  secoiule  dé- 
charge (pie  Sancho  reçut  à  la  ronde,  il  alla 
mordre  la  poussière:  et  rien  ne  seivit  à  d(ui 
Ouicholto  d'avoir  de  l'adresse  el  du  couiago,  il 
n'en  fut  pas  <|nille  à  meilleur  marché  :  son  mau- 
vais sort  voulut  même  qu'il  allai  Inndjcr  aux 
|tieds  de  Hossiuanle,  (pii  n'avail  |iu  se  relever. 
Exemple  frappant  de  la  fureur aveclaquollc  officie 
le  bàlon  dans  des  mains  grossières  et  courroucées. 
\oyanl  la  méchante  besogne  qu'ils  avaient  faite, 
les  nndetiers  rassemblèrent  promptcmcnt  leurs 
bêles,  el  poursuivirent  leur  chemin. 


1,0  pri'inirr  qui  se  reeonmil  après  l'orage,  ce 
fut  Sancho,  lo(piol,  se  trainaul  auprès  de  son 
maître,  lui  dit  d'une  voix  faible  el  ddlento  : 
Soigneur!  aie!  aie!  soigneur! 

()ue  me  veux-lu,  ami  Sancho?  répondit  don 
(,)iiic  iiiilli'  d'un  liiii  non  uioius  lamenlablo. 

N'y  aurait-il  pas  moyen,  dil  Sancho,  d'avaler 
deux  gorgées  de  ce  baume  de  Fier-à-liias,  si 
par  hasard  \'olre(!iàee  on  a  sous  la  main".'  Peut- 
être  sera-t-il  aussi  lion  pour  le  brisement  des  os 
que  pour  d'autres  blessures. 

Hélas!  ami,  répondit  don  Oiiicliotte,  si  j'en 
avais,  ipie  nous  nian(|iierail-ir.'  mais,  foi  do 
chevalier  errant,  je  jure  qu'avant  doux  jours 
ce  bannie  sera  en  mon  ])ouvoir,  ou  j'aurai  perdu 
l'usage  de  mes  mains. 

Deux  jours!  repartit  Sancho;  et  danseombieu 
Volro  Oàco  croit-elle  donc  que  nous  pourrons 
senlomeiit  remuer  les  pieds'.' 

f.a  vérité  est,  reprit  le  moulu  chevalier,  que 
je  no  saurais  en  dire  le  nombre,  vu  l'étal  on  je 
me  sens;  mais  aussi,  je  dois  l'avouer,  toute  la 
faute  en  est  à  moi,  qui  vais  mettre  l'épée  à  la 
main  contre  des  gens  qui  ne  sont  pas  armés  che- 
valiers. Oui,  je  n'en  fais  aucun  doute,  c'est  pour 
avoir  miblié  les  lois  de  la  chevalerie  que  le  Dieu 
des  batailles  a  permis  ipie  je  reçusse  ce  châti- 
ment, (l'est  poiir(pioi,  ami  Sancho,  je  dois  t'a- 
vortir  d'une  chose  cpii  importe  beaucoup  à  notre 
intérêt  commun  :  (Juand,  à  l'avenir,  de  sem- 
blables canailles  nous  feront  quelque  insulte, 
n'attonils  pas  que  je  lire  l'épéo  couli'e  eux;  do- 
rénavant, je  ne  m'en  mêlerai  en  aucune  façon; 
cela  le  regarde,  châtie  ces  marauds  comme  lu 
l'entendras.  Mais  si  jiar  hasard  des  chevaliers 
accuuroiil  à  leur  aide,  oh'  alors,  je  saurai  bien 
les  repousser!  Tu  connais  la  force  do  ce  bras, 
tu  en  as  vn  des  pienvcs  assez  nombreuses.  Par 
ces  paroles  notre  héros  faisait  allusion  à  sa  vic- 
toire sur  le  liiscaïen. 

[.'avis  ne  fut  pas  tellement  du  goût  de  Sancho 
qu'il  n'y  trouvai  quehpio  chose  à  redire.  Sei- 
i;neur,  ro[iiil-il,  je  n'aime  poinl   les  (|ueiellos, 


r.o 


DON    QLIICIIOTTE 


l'I  jo  sais.  Dieu  nn'iri,  iiardoniicr  nue  injure, 
car  j'ai  une  l'einnio  à  iioiniir  ot.  des  enfants  à 
élever.  Votre  Grâce  peut  donc  tenir  jionr  cer- 
tain qne  jamais  je  ne  tirerai  l'épée  ni  contre  vi- 
lain ni  contre  chevalier,  et  qne  d'ici  au  juge- 
ment dernier  je  pardornie  les  oITcnses  qu'on  m'a 
faites  ou  qu'on  me  fera,  (ju'elles  me  soient  ve- 
nues, qu'elles  me  viennent  on  doivent  me  venir 
de  riclic  ou  de  pauvre,  de  noble  ou  de  roturier. 

Si  j'étais  assuré,  répondit  don  Quichotte,  ipu' 
l'haleine  ne  me  iiianipiàt  point,  et  que  la  dou- 
leur de  mes  côtes  me  laissât  parler  à  mon  aise, 
je  te  ferais  Identôt  compreudre  que  tu  ne  sais 
pas  ce  que  lu  dis!  Or  çà,  réponds-moi,  pécheur 
impénitent!  Si  le  vent  de  la  fortune,  qui  jus- 
qu'ici nous  a  été  contraire,  vient  enlin  à  tourner 
en  notre  faveur,  et  qu'enflant  les  voiles  de  nos 
désirs  elle  nous  fasse  prendre  terre  dans  une  de 
ces  îles  dont  je  t'ai  parlé,  que  feras-tu,  si  après 
l'avoir  conquise  je  t'en  donne  le  youvernemcnf.' 
Pourras-tu  t'en  acquitter  dignement,  n'élant  pas 
chevalier,  et  ne  te  souciant  point  de  l'élre, 
n'ayant  ni  ressentiment  pour  venger  tes  in- 
jures, ni  courage  pour  défendre  ton  Etat'.'  Igno- 
res-tu que  dans  tous  les  pays  nouvellement  con- 
quis, les  naturels  ont  l'espiit  reumant  et  ne 
s'accoutument  qu'avec  peine  à  une  domination 
étrangère;  tpie  jamais  ils  ne  sont  si  liicn  sou- 
mis à  leur  nouveau  maître,  qu'ils  n'éprouvent 
tous  les  jours  la  Icntalion  de  reeinivrer  leur  li- 
i)erté'.'  Crois-tu  (ju'avec  des  esprits  si  mal  dis- 
posés, tu  n'auras  pas  besoin  d'un  bon  jugement 
pour  te  conduire,  de  résolution  |)our  attaquer  et 
décourage  pour  te  dé'fendre,  en  mille  occasions 
q\ii  peuvent  se  présenter? 

Il  niVùt  l'Ii'  liiui,  lepai'tit  Saniiio,  d"a\oii'  ce 
jugement  et  ce  courage  (juc  vous  dites,  dans 
l'aventure  qui  vient  de  nous  arriver;  mais  pour 
l'heure,  je  l'avoue,  j'ai  plus  besoin  d'em|)làlres 
que  de  sermons.  Voyons,  essayez  un  peu  de  \(ins 
lever  poin-  m'aidcr  à  mellre  Ilossinanlc  sur  ses 
jambes,  (pujiipi'il  ne  le  mérite  guère;  car  c'est 
lui  qui  a  cau.sé  tout  le  mal.   Vraiment,  je  ne  me 


serais  pas  attendu  à  cela  ;  je  le  croyais  chaste  et 
paisible,  et  j'aurais  répondu  de  lui  comme  de 
moi.  On  a  bien  raison  de  dire  qu'il  faut  du 
tenq)s  avant  de  connaître  les  gens  et  que  rien 
n'est  assuré  dans  cette  vie.  Hélas!  qui  aurait  pu 
supposer,  après  avoir  vu  Votre  Grâce  faire  tant 
de  merveilles  contre  ce  malheureux  chevalier 
errant  de  l'antre^  j"'"'!  qu'une  telle  avalanche  de 
coups  de  bàlon  fondrait  sitôt  sur  nos  épaules. 

Encore  les  tiennes  doiv(>nt  être  faites  à  de 
semblables  orages,  dit  don  Quichotte;  mais  les 
miennes,  accoutumées  à  reposer  dans  la  fine 
toile  de  Hollande,  elles  s'en  ressentiront  long- 
tenqis,  Si  je  ne  pensais,  que  dis-je?  s'il  n'était 
même  certain  que  tous  ces  désagréments  s(uit 
inséparables  de  la  profession  des  armes,  je  me 
laisserais  mourir  ici  de  honte  et  de  dépit. 

Pnisiiuo  de  pareilles  disgrâces  sont  les  revenus 
de  la  chevalerie,  répliqua  Sanebo,  dites-moi,  je 
vous  prie,  seigneur,  arrivent-elles  tout  le  huig 
de  l'année,  ou,  seulement  à  époqu(!  (i\e, 
(■(nnnu>  1(!S  moissons?  car  après  deux  récoltes 
coinnu!  celle-ci,  je  ne  pense  pas  ([ue  nous  soyons 
eu  état  d'en  faire  une  troisième,  à  moins  que  le 
bon  Uieu  ne  vieniu'  à  notre  aide. 

.\pprends,  Saucho,  reprit  don  Quichotte,  que 
|)our  être  exposés  à  mille  accidents  fâcheux,  les 
chevaliers  errants  n'eu  sont  pas  moins  chaque 
jour  et  à  tout  heure  en  passe  de  devenir  rois  ou 
empereurs;  et  sans  la  douleur  (juc  je  ressens, 
je  te  raconterais  l'histoire  de  plusieurs  d'entre 
eux  qui,  par  la  valeur  de  leurs  bras,  se  sont 
élevés  jusqu'au  trône,  quoitpi'ils  n'aient  pas  été 
pour  cela  à  l'abri  des  revers,  car  plusieius  sont 
londiés  ensuite  dans  d'él ranges  disgrâces.  Ainsi 
le  grand  .\nia(lis  de  Gaule  se  vil  nu  jour  an  pon- 
\oii'  (le  l'enelianteur  .Vielialaùs,  son  plus  nnulel 
ennemi,  et  Ton  lient  pour  avéré  (jUC  ce  perlide 
néeronuuil,  après  l'avoir  attaché  à  une  colonne 
dans  la  cour  de  son  château,  loi  donna  de  sa 
propre  main  deux  cents  coups  d'élrivières  avec 
les  réues  de  sou  cheval.  Nous  savons,  par  nu 
auteur  peu  coiuui  mais  très-digne  de  foi,  (pie  le 


Dl-:    l,A    MANCIIK. 


(il 


v^^^r-*,-;^  TS-  i&L  ->  X 


■--^sy- 


.«^       T'-'    -    N, 


.'.'W-?^ 


Il  |uit  pini.'  :'i  llo~-iiianli'  irnlIiT  Iroiivfi  los-  cavalo*  ip.  S8I. 


iliPvalitT  r'lul)us,  ayant  oti'  [nk  trailreiisonient 
dans  une  trappe  qui  s'enfonça  sous  ces  pieds, 
l'ut  jeté  garrotté  au  fond  d'un  cachot,  et  (|iie 
là  on  lui  administra  un  de  ces  lavements  com- 
posés d'eau  de  neige  et  de  sable,  qui  le  mit  à 
deux  doigts  de  la  mort;  et  sans  un  grand  en- 
chanteur de  ses  amis  qui  vint  le  secourir  dans  ce 
pressant  péril,  c'en  était  fait  du  pauvre  cheva- 
lier! Nous  pouvons  donc,  ami  Saiulio,  jjasser 
|)ar  les  mêmes  épreuves  que  ces  nobles  person- 
nages, car  ils  endurèrent  des  alTionts  encore 
plus  grands  que  ceux  qui  viennent  de  n(Uis  ar- 
river. Tu  sauras  d'ailleurs  que  louto  blessure, 
l'aile  avec  le  premier  instrument  que  le  hasard 
iiiel  sous  la  main,  n'a  rien  de  déshonorant;  et 
cela  est  écrit  en  termes  exprès  dans  la  loi  ^ur 
le  duel  :  «  Si  le  cordonnier  eu  fra|)pe  un  autre 
avec  la  forim  qu'il  lient  à  la  main,  elle  a  beau 
élre  de  bois,  ou   ne  dira  pas  ])our  cela  (pie  le 


bàtonné  a  reçu  des  coups  de  bàtiin.  »  Ce  que 
j'en  dis, c'est  alîn  i|iie  tu  ne  croies  pas  que,  pour 
avoir  été  roués  de  coups  dans  cette  rencontre, 
nous  ayons  essuyé  aucun  outrage;  car,  à  bien 
prendre,  les  armes  dont  se  servaient  ces  hom- 
mes n'étaient  pas  tant  des  bâtons  (pie  des  pieux, 
sans  lesquels  ils  ne  vont  jamais,  et  pas  un  d'en- 
Ire  eux  n'avait,  ce  me  semble,  dague,  épée  ou 
poignard. 

Ils  ne  m'ont  point  doniK'  le  temps  d'y  regar- 
der de  si  près,  reprit  Sanclio  :  à  peine  eus-je 
mis  au  vent  ma  liaoniir^  qu'avec  leurs  gour- 
dins ils  me  chatouillèri'iil  si  biiii  b's  épaules, 
que  les  yeux  et  les  jambes  me  manquant  à  la 
fois,  je  tombai  toiif  de  mou  long  à  l'cndroil  où 
je  suis  encore.  Kl  pour  dire  la  vérité  ce  qui  me 
fâche  ce  n'es!  pas  la  pensée  que  ces  coups  de 
pieiiv  soient  iiii  alfiont,  mais  bien  la  douleur 
'  1  izoïia  :  ci'Iail  le  nom  dp  yi'\ti'v  ilii  Ciil. 


02 


DON    QUICMOTTE 


(|ii'ils  me  raiispjit  ot  iitio  jo  ne  saurais  ùicv  de 
ma  iiK'iiioiii',  non  plus  ipic  de  dessus  mes  ép;ui- 
los. 

il  n'est  [xiint  di'  ressenlinient  que  le  teni|is 
u'elTace,  ni  de  douleur  que  la  morl  ne  guérisse, 
dit  don  Quicliolle. 

(Irand  merci,  répliqua  Sancho;  el  qu'y  a-l-il 
de  pis  qu'un  mal  auiiuel  le  tcuqis  seul  pcul  ir- 
uiédicr  el  dont  ou  ne  j;uérit  ijue,  par  la  muri? 
Passe  encore  si  notre  niésaveuturc  était  de  celles 
qu'on  snidage  avec  une  ou  deux  couples  dem- 
plàlres  ;  mais  à  |)eiue  si  tout  l'oiiffuent  d'un 
liùpital  sulTirail  p(Uir  nous  remettre  sur  nos 
pieds. 

Laisse  là  ces  vains  discours,  dit  don  Quicliolle, 
el  lait  face  à  la  mauvaise  fortune.  Yojons  un 
peu  conimenl  se  porte  Hossiuanle,  car  le  pauvre 
animal  a  eu,  je  crois,  sa  bonne  part  de  l'oiaf^c. 
Va  poiir(|uoien  serait-il  exempt  '.'  reprit  San- 
cho, est-il  moins  chevalier  errant  que  les  autres'.' 
(>  (pii  m'étonne,  c'est  de  voir  ipie  mon  âne  en 
.soit  sorti  sans  (pi'il  lui  eu  coûte  seulement  un 
p<iil,  tandis  qu'à  nous  trois  il  ne  nous  reste  pas 
une  cote  entièic. 

Dans  les  plus  grandes  disgrâces,  la  toilunc 
laisse  toujours  une  p(ule  (Uivcrtc  pour  en  soitir, 
dit  don  Quichotte;  et  à  défaut  de  Hossinanle,ton 
grisou  servira  pour  me  tirer  d'ici  et  me  portei' 
dans  (piul(|ue  château  on  je  puisse  me  l'aire  pan- 
ser de  mes  blessures.  .le  n'ai  point,  je  le  ra\oiie, 
de  répugnance  pour  une  telle  moulure,  car  je 
me  sou\iens  d'avoir  lu  (pic  le  père  nourricier  du 
dieu  lîacehu^,  le  \ieu\  Silène,  chevaucliait  fort 
doucement  sur  im  liel  àne,  (|uand  il  lit  xui  en- 
trée dans  la  ville  aux  (eut  portes. 

(]ela  serait  Imu,  répondit  Sanclio,  si  vous  (lou- 
\ie/.  vous  tenir  cumnic  lui;  mais  il  y  a  une 
glande  (lili'éreuce  entre  nu  liounne  à  cheval  el 
un  homme  couché  en  travers  connue  un  sac  de 
farine,  car  je  ne  pense  pas  qu'il  soit  possible  à 
Voire  Grâce  daller  autrement. 

.le  l'ai  déjà  dit  (pie  les  blessures  qui  résultent 
des  coiiibal<  ndiil   lien    de  (lésliiiiinraiil.    leprit 


don  (jnicliolte.  An  reste,  en  voilà  assez  sur  ce 
sujet;  essave  seulement  de  te  lever  et  place-moi 
(•(uuine  tu  pourras  sur  ton  âne,  puis  tirons- 
nous  d'ici  avant  que  la  nuit  vienne  nous  sur- 
preiulre. 

Il  me  s('inld(>  avoir  entendu  souvent  dire  à)  o- 
Ire  Grâce,  répli(|ua  Sancho,  que  la  coutume  des 
chevaliers  errants  est  de  dormira  la  belle  étoile, 
et  (jne  passer  la  nuit  au  milieu  des  champs  est 
pour  eux  une  agréable  aventure. 

Us  en  usent  ainsi  (juaud  ils  ne  peuvent  faire 
autrement,  repartit  don  Quichotte,  ou  bien 
(]uanJ  ils  sont  amoureux:  et  cela  est  si  vrai, 
qu'on  a  vu  tel  chevalier  passer  deux  ans  entiers 
sur  une  roche,  exposé  à  toutes  les  intempéries 
des  saisons,  sans  (jue  sa  maîtresse  en  eût  la 
moindre  connaissance.  Amadis  fut  de  ce  nom- 
bre, quand  il  prit  le  nom  de  Dcau-Ténébreux, 
et  se  retira  sur  la  Uoehe-Pauvre,  oi'i  il  pa.ssa  huit 
ans  ou  huit  mois,  je  ne  me  le  rappelle  pas  an 
juste,  le  conq)l(^  m'en  est  échappé.  Quoi  (pi'il 
en  soit,  il  est  constant  qu'il  y  demeura  fort  long- 
temps faisant  pénitence  pour  je  ne  sais  plus  quel 
dédain  de  son  Oriane.  Mais  laissons  cela  et  dé- 
|ieclions,  de  peur  (lu'inie  nouvelle  disgrâce 
n'arrive  à  Rossinante. 

Il  faudrait  avoir  bien  mauvaise  chance,  répli- 
(|iia  Sancho;  puis,  poussant  trente  liclas  ! 
soixante  soupirs  entremêlés  de  ouf  !  et  de  aïe! 
et  pr(d'éranl  plus  de  cent  malédictions  contre 
cenv  (pii  lavaienl  amené  là,  il  lit  tant  (pi'à  la 
iin  il  se  nul  sur  ses  pieds,  demeurant  t(uitcfois 
à  moitié  chemin,  courbé  comme  un  arc, 
sans  pouvoir  achever  de  se  redresser.  Dans  cette 
étrange  posture,  il  lui  lallul  rattraper  le  grisou 
(pii  prolitanl  des  libertés  de  cette  journée,  s'é- 
tait écarlé  au  loin,  el  se  donnait  à  cii-ur  joie  du 
bien  d'aulrui.  Son  àne  sellé,  Sancho  releva  Itos- 
siuanle,  bMjuel,  s'il  avait  eu  une  langue  pour  .se 
plaindre,  aurait  tenu  télé  au  maître  et  au  valet. 
Enlin,  apn'-s  bien  des  efforts,  Sancho  parvini  à 
placer  don  Quicholle  en  travers  sur  le  bât  ;  puis 
a\ant  atlarlié  lio<sinante  à  la  (piene  de  -a   bêle. 


Iti;    I.A    M  ANC.  Il  K. 


«3 


il  la  |.iil  par  le  licou  i>l  so  iliriï,'o.i  du  «Hé  qu'il 
tiul  iHir  li^  ;j;ianil  ilifuiiu. 

Au  bout  irune  liouiv  ili'  uiarclie,  la  lui  tuui', 
»!»•  |ilus  ou  plus  favorable,  leur  lit  découvrir  une 
liolellerie,  que  don  Quicliolle  ne  manqua  pas  df 
|uoudre  pour  un  château.  L'écuyersouleuailque 
c'élail  une  hôtellerie,  mais  le  maître  s'obstinait 
à  dire  que  c'était  un  cbàleau;  et  la  (|uerelle  du- 
rait encore  i|uaud  ils  arrivèrent  devant  la  porte, 
(pie  SancUo  rrancliilavoc  la  caiavane,  sans  plus 
d'inl'ormations. 


ciiAriTiii;  XM 

DE  CE  OUI    ARRIVA    A    NOTRE   CHEVALIER    DANS   L'HOTELLERIE 
QU'IL    PRENAIT    POUR    UN    CHATEAU 

En  voyant  cet  liomnie  placé  en  travers  sin-  un 
àne,  riiotelier  demanda  quel  mal  il  ressentait; 
Sanclio  répondit  que  ce  n'étaitrien,niaisqu'ayant 
roulé  du  haut  d'une  roche,  il  avait  les  côtes  tant 
soit  peu  meurtries.  Au  rebours  des  gens  de  sa 
piot'ession,  la  l'ennne  de  cet  hôtelier  était  chari- 
table et  s'apitoyait  volontieis  sur  les  maux  du 
prochain  ;  aussi  s'enqiressa-t-elle  d'accourir  pour 
panser  notre  héros,  secondée  dans  cet  office  par 
sa  lille,  jeune  personne  avenante  et  de  lorl 
bonne  mine. 

Dans  la  même  hôtellerie  il  y  avait  une  servante 
ashirieime,  à  la  face  large,  au  chignon  plat,  au 
nez  camus,  laquelle  de  plus  était  borgne  et  n'a- 
vait pas  l'autre  œil  en  très-bon  état.  Il  est  vrai 
de  dire  que  chez  elle  l'élégance  de  la  taille  su- 
pléail  à  ce  manque  d'agrément,  car  la  |ianvre 
lille  n'avait  pas  sept  palmes  des  jiieds  à  la  tête, 
et  ses  épaules  surchargaienl  si  fort  le  reste  de 
son  corps  qu'elle  avait  bien  de  la  (teine  à  re- 
garder en  l'air.  Celle  gentille  créature  accourut 
aider  la  tille  de  la  maison,  et  toutes  deux  dres- 
sèrent à  don  Quichotte  un  nu'chant  lit  dans  nn 
galetas  qui,  selon  les  apparences,  n'avait  servi 
depuis  longues  années  (pie  de  grenier  à  paille. 
Dans  ce  même  réduit  couchait  un  muletier. 


Ie(|uel  s'était  lait  tm  lit  avecles  bAts  et  les  cou- 
vertures de  ses  nudels  ;  mais  tel  ipi'il  était,  ce 
lit  valait  cent  fois  celui  de  notre  héros,  dont  la 
(•(Uicheseconqiosait  do  planches  mal  rabotées  et 
placées  sur  (piatre  pieds  inégaux,  d'mi  matelas 
fort  mince,  hérissé  de  bourrelets  si  durs  qu'on 
les  ei'il  pris  pour  des  cailloux,  enlin  de  deux  draps 
plutôt  de  cuir  i|ue  de  laine,  (le  l'ut  sur  Ci.'  grabat 
(pie  l'on  étendit  don  (Juicliulle,  et  aussitôt  l'hô- 
tesse et  sa  lille  vinrent  l'iiiiiilre  ironi;lieiil  des 
pieds  à  la  télé,  à  la  lueur  d'une  linnpi'  (|ue  te- 
nait la  gentille  Maiilorne  :  c'esl  ainsi  ipie  s'aji- 
lail  r.VsInrienne. 

Kn  le  voyant  meurtri  en  tant  d'enilroits,  l'hô- 
tesse ne  put  s'empêcher  de  dire  ipie  cela  res- 
.semblait  beaucoup  plus  à  des  coups  iju'à  une 
chute. 

Ce  ne  sont  pourtant  pas  des  coups,  dit  Saiicho  ; 
mais  la  maudite  roche  avait  tant  de  pointes,  que 
chacune  a  fait  sa  meurtrissure.  (Jue  Votre  Grâce 
veuille  bien  garder  quelques  étoupes,  ajonta-l-il  ; 
je  sais  qui  vous  en  saura  gré,  car  les  reins  me 
cuisent  quelque  peu. 

Ktes-vous  donc  aussi  tombé'.'  demanda  l' hô- 
tesse. 

\on  pas,  répondit  Sancho,  mais  quand  j'ai 
vu  tondier  mon  inaitre,  j'ai  éprouvé  un  si  grand 
saisissement  par  tout  le  corps,  qu'il  me  semble 
avoir  re(;u  mille  coups  de  bâton. 

Cela  se  comprend,  dit  la  jeune  lille:  j'ai  sou- 
vent rêvé  (pie  je  tombai.-  du  haut  d'une  tour, 
sans  jamais  arriver  jusipi'à  terre,  et  (juaud  j'étais 
réveillée,  je  me  sentais  rom|)ue  comme  si  je 
fusse  tombée  tout  de  bon. 

Justement,  reprit  Sanclio  ;  la  seide  diiterence 
c'est  (pie  sans  rêver,  et  plus  éveillé  ipieje  ne  le 
suis  à  cette  heure,  je  ne  me  trou\e  pourtant  pas 
moins  meurtri  (pie  nuni  maitre. 

Comment  s'appelle  votre  inaitre?  demanda 
.Marilorne. 

Hou  Qnichotte  de  la  Manche^  chevalier  errant, 
et  l'un  des  plus  vahMireux  qu'on  ail  vu  depuis 
lon:.'lem|is,  répondit  Sancho. 


04 


DON    QUICHOTTE 


Chevalier  enaul? s'écria  l'Asluriejmo;  qu'est- 
ce  (|tu'  cela? 

Vous  êtes  Ijii'uueuvc  dans  ce  uioude!  reprit 
Sauclio  :  aiipreuez,  uia  fille,  qu'un  chevalier  er- 
rant (•>!  i|iieli|iu'  clidsc  qui  .se  voil  toujdur.s  à  la 
\(ille  (l'être  euqierenr  ou  roiré  de  (_'ou|is  de  hà- 
loii  ;  aujourd'hui  la  plus  malliourense  et  la  plus 
aliaiuée  des  créatures,  demain  ayant  trois  ou 
quatre  royaumes  à  donner  à  son  écuyer. 

Il'oi'i  vient  donc,  reparlil  l'Iidlessc,  (|n'élant 
écuyer  d'un  si  gi and  seigneur,  vous  n'avez,  pas 
au  moins  quelque  comté'.' 

Il  n'y  a  pas  de  temps  perdu,  répondit  Sanclio  ; 
dc|iuis  uu  mois  (pie  nous  chei'chons  les  aventu- 
res, nous  n'en  avons  pas  enrcuc  trouvé  île  celle 
espèce-là  ;  outre  ijuc  hien  souvent  en  cheiciuint 
UHQ  chose,  on  en  rencontre  une  autre.  Mais  ipie 
mou  maitrc  guérisse  de  sa  chute,  que  je  ne  reste 
pas  estropié  de  la  uiieune,  et  je  ne  troquerais 
point  mes  espérances  contre  la  meilleure  sei- 
gneurie d'Espagne. 

De  son  lit,  don  Quichotte  écoutait  attentive- 
ment cet  entretien  ;  à  la  lin,  se  levant  du  niieu.\ 
qu'il  put  sur  son  séant,  il  prit  courtoisement  la 
main  de  l'hôtesse  cl  lui  dit  :  liellc  cl  uohie 
danu',  vous  pouvez  vous  féliciter  de  l'iifureusc 
circonstance  tpii  vous  a  t'ait  me  recueillir  ilans 
ce  château.  Si  je  n'en  dis  pas  davantage,  c'est 
(pi'il  ne  sied  jamais  de  se  louer  soi-même;  mais 
Miiiii  liili'lc  l'cuver  vous  apprendra  (pu  je  suis. 
.It;  conserverai  toute  ma  vie,  croyez-le  hien,  le 
souvenir  de  vos  lions  ol'lices,  et  je  ne  laisserai 
échapper  aucune  occasion  devons  en  témoigner 
ma  reconnaissance.  Plùl  au  ciel,  aj(mla-t-il,  en 
regardant  tciidicmcnl  l.i  lillc  de  l'iK'itessc,  (pie 
ramuur  ne  m'eut  |ias  assujetti  à  ses  lois,  et  l'ail 
l'esclave  d'iuie  initiale  dont  en  ce  moment 
nu'meje  mnrnuire  le  nom,  car  les  vcn\  de  cette 
helle demoiselle  eussent  tiionqihé  de  ma  liherlé  ! 

.\  ce  discours  (pi"(lh'>  ue  (  (uoprenaienl  pas 
plus  (pic  .si  on  leur  eût  |)arh''  giec,  l'Imtesse, 
sa  lille  et  Maritorne  lomhaienl  des  nues  ;  elles 
se  doulaieut  i)ien  (|uo  c'étaient  des  galanteries 


et  des  offres  de  service,  mais,  peu  habituées  à  ce 
langage,  toutes  trois  se  regardaient  avec  éton- 
iiement ,  et  prenaitMit  notre  héros  pour  un 
h(unme  d'une  espèce  particulière.  Après  l'avoir 
remercié  de  sa  politesse,  elles  se  r('tir('rent,  et 
Maritorne  alla  panser  Sanclio,  (|iii  n'en  avait 
pas  moins  hesoin  (pie  son  maiire. 

Or,  ill'autsavoir(pielenuileliereirAslurieinie 
avaient  comploté  celle  luiit-là  même  de  prendi'c 
huirs  ébats  eiisemhle.  ha  compatissante  créature 
avait  doiiiK'  par(de  à  son  galant  (praussit(')t  les 
li(jtes  retirés  et  ses  maîtres  endormis,  elle  vien- 
drait se  mettre  à  son  entière  disposition,  et  l'on 
raconte  de  cette  evcellenle  lilh;  (pi'elle  ne  donna 
jamais  scinlilalile  parole  sans  la  tenir,  car  elle 
se  pi(juail  (ra\oir  du  sang  d'hidalgo  dans  les 
veines,  et  ne  croyait  pas  avoir  dérogé  pour  être 
devenue  servante  d'auherge.  La  mauvaise  for- 
tune de  ses  parents,  disait-elle,  l'avait  réduite  à 
cette  e.vtrémilé. 

Dans  cet  étrange  appartemenl  dont  la  toitnie 
laissait  voir  les  étoiles,  le  picmier  lit  (pidii  ren- 
contrait en  entrant  c'était  le  dur,  étroit,  cliétif 
et  traître  lit  de  don  (Juichotte.  Tout  auprès,  sur 
une  natte  déjoue,  Sanclio  avait  lail  le  sien  avec 
une  couverture  ipii  paraissait  plutôt  de  crin  (pie 
de  laine.  Un  peu  plus  loin  se  trouvait  celui  du 
muletier,  composé,  comme  je  l'ai  dit,  des  bals 
et  des  couvertures  de  ses  niidets,  au  nombre  de 
doii/e,  tous  forts  gras  et  bien  entretenus;  car 
c'était  i\n  des  plus  riches  muletiers  d'Arevalo, 
à  ce  (pie  raconte  l'auteur  de  celle  histoire, 
l('(piel  parle  diidit  nmlelier  comme  l'ayant  inli- 
inement  counii  :  on  ajoute  même  ipiils  étaient 
nu  peu  p:iiviil<.  I  >r ,  il  lanl  conM'iiir  (pic  cid 
llamcl  Ileii-Kiigeli  est  nu  liisloricn  bien  con- 
sciencieux, piii^(pril  rapporte  des  choses  de  si 
minime  inqKulancc  :  exemple  à  proposer  sur- 
tout à  ces  historiens  (pii  (l,ms  leurs  récits  lais- 
seul  :\\\  Iniiil  de  leur  encrier,  par  ignorance 
ou  par  maliie,  le  plu^  sub.^lanlicl  de  r(Ui- 
\rage. 

Je  dis  donc  (jue  le  mulctiei-,  après  avoir  visité 


h  F.    I.  \    M  ANCll  K. 


65 


Snndio  se  ilirigca  ilu  C)lé  qu'il  irut  rire  le  graïul  tlioinin  (page  G"»). 


ses  bêles  cl  leur  avoir  doiiiu'  la  scooiule  latiim 
d'orjje,  s'étoiuiit  sur  ses  lianinis,  attendant  avec 
impalicncc  la  ponitucllc  Maritorne.  lîicn  graisse, 
couvert  d'emplâtres,  Sanclio  s'était  eoiichê  :  mais 
(jii(ii(|ii'il  lit  tniis  ses  efforts  |iiiiii'  dorniir,  la 
douleur  de  ses  côtes  l'en  enipèeliait;  quant  à 
don  (JuiLliollc,  tenu  éveille  par  la  même  causCj 
il  avait  les  yeux  ouvert  connue  un  lièvre. 

L'n  profond  silence  régnait  dans  riiôtellcric, 
on  il  ne  lestait  en  ce  uioment  d'antre  lumière 
(pic  celle  d'uni'  i;iinpe  (|ui  lu'ùlait  suspendue 
sous  la  grande  porte.  Ce  silence,  joint  aii\  |)en- 
sées  bizarres  (pi'entretcuaient  chez  notre  héros, 
les  livres  de  chevalerie,  causes  de  ses  conti- 
nuelles disgrâces,  fil  naître  dans  son  esprit  rime 
des  plus  étranges  folies  dont  ou  puisse  concevoir 
l'idée.  Il  se  persuada  être  dans  un  fameux  châ- 
teau |il  n'y  avait  point  d'hôtellerie  à  lai]uelle  il 
ne  Ht  cet  honneur),  et  que  la  (llle  de  l'holelicr, 


(pii  par  conséquent  était  celle  du  seigneur  châ- 
telain, subjuguée  par  sa  bonne  grâce,  s'était 
éprise  d'amour  pour  lui,  et  avait  résolu  de  venir, 
cette  nuit  même,  en  caclictte  de  ses  parents,  le 
visiter  dans  sou  aicove.  ronrmenté  de  cette  chi- 
mère, il  était  fort  préoccupé  du  péril  imminent 
auquel  sa  constance  allait  se  trouver  cxiioséc  ; 
mais  il  se  promit  au  fond  du  cœur  de  rester 
fidèle  à  sa  chère  Dulcinée,  lors  même  que  la 
reine  Genièvre,  suivie  de  sa  duègne  Ouinta- 
gnone,  viendrait  pour  le  séduire. 

Il  se  complaisait  dans  ces  rêveries,  lorsque 
arriva  l'heure,  pour  lui  fatale,  où  devait  venir 
rAsluriemie  qui,  (idèlc  à  .sa  parole,  en  chemise, 
pieds  uns,  el  les  cheveux  ramassés  sous  une 
coiffe  de  serge,  entra  à  pas  de  loup,  en  (juclc 
du  muletier.  .\  peine  eut-elle  franchi  la  porte 
que.  don  fjuicholle,  toujours  roieilic  au  guet, 
Tcutendit;  aussitôt  se  mettant  sur  son  séant, 


66 


DON    QUICHOTTE. 


inalfiié  SCS  em])Iàtres  el  la  doiileiir  de  ses  reins, 
il  leiuiit  les  bras  iioiir  la  recevoir.  Toute  ra- 
massée el  rcleiiaiit  sdii  haleine,  rAsluriennc 
|Miitait  les  mains  en  a\aiil,  eliercliaiit  à  làlons 
sim  hieii-ainié;  mais  en  dépit  de  toutes  ses  pré- 
eautions,  elle  alla  donner  dans  les  bras  de  don 
Quichotte  qui,  la  saisissant  par  le  poignet  et  la 
tirant  à  lui,  sans  qu'elle  osât  sonfllcr  mot,  la  lit 
asseoir  sur  son  lit.  Sa  chemise,  ([ni  était  de  la 
toile  à  sacs,  ne  désabusa  point  notre  chevalier  ; 
les  bracelets  en  boules  de  verre  qu'elle  |iort;ritlui 
parurent  de |)récieuses  perles  d  Orient;  ses  che- 
veux, qu'on  eût  pris  pour  du  crin, lui  semblèrent 
des  tresses  d'or  fin  d'Arabie,  dont  l'éclat  faisait 
pâlir  celui  du  soleil  ;  enfin,  comparant  à  un 
agréable  mélange  des  parfums  les  plus  exquis 
cette  haleine  qui  sentait  l'ail  mariné  de  la  veille, 
il  se  représenta  l'Aslurienne  comme  une  de  ces 
nobles  dauioiselles  qu'il  avait  vues  dans  ses  livres, 
.illaiit  visiter  à  la  dérobée  leurs  amants  blessés. 
Eu  un  mot,  tel  était  l'avenglement  du  pauvre 
chevalier  que,  n'étant  détrompé  ni  par  le  tou- 
cher, ni  par  l'haleine,  ni  par  certaines  autres 
particularités  (jui  distinguaient  la  pauvre  fille, 
lesquelles  auraient  l'ail  vomir  les  enirailles  à 
tout  autre  (ju'à  un  nmlelier,  il  s'imagina  tenir 
entre  ses  bras  la  reine  des  amours.  Eperdu,  el 
pressant  Maritorne  au  point  de  l'étouffer,  il  lui 
dit  à  demi  voix  :  One  n'est-il  en  mon  jiouvoir, 
noble  dame,  de  reconnaître  linsignc  faveur 
dont  m  honore  votre  nierveillcnsc  beauté!  Mais 
la  fortune,  (pii  ne  se  lasse  jamais  de  persécuter 
les  gens  de  bien,  m'a  jeté  dans  ce  lil  si  moulu, 
si  brisé  que,  ma  voloiiLi''  l'ùl-rllc  d'accord 
avec  la  vôtre,  il  me  serait  impossible  de  cor- 
respondre à  votre  désii'.  A  cette  inq)uissance 
s'en  ajoute  une  plus  grande  encore,  c'est  la  foi 
que  j'ai  jurée  à  la  sans  pareille  Dulcinée  du 
Tol)OSO,  l'unique  dame  de  mes  plus  secrètes 
pensées;  car  si  cet  obstacle  insurmontable  lu' 
venait  à  la  tra\erse,  je  ne  seiais  certes  pmnl  un 
chevalier  asse^  niais  pour  laisser  s'évanouir  l'oc- 
casion fortunée  que  nrolfrenl  vos  bontés. 


Pendant  ce  beau  discours,  Maritorne,  au  su|)- 
plicc  de  se  voir  entre  les  bras  de  don  Ouichotte, 
faisait  sans  souffler  mot  tous  ses  efforts  pour 
s'en  dégager.  De  son  côté,  rimj)atient  muletic^r, 
que  ses  amoureux  désirs  tenaient  en  éveil,  avait 
entendu  entrer  sa  In'lle.  Prêtant  l'oreille,  il  la 
soiqjçoune  d'abord  de  chercher  à  le  trahir  ; 
transporté  de  jalousie,  il  s'approche  pour  écou- 
ter. Mais  quand  il  voit  la  fidèle  Asturienne  se 
débattre  entre  les  mains  de  don  Quichotte,  qui 
s'efforçait  de  la  retenir,  le  jeu  lui  déplut  fort  : 
levant  le  bras  de  toute  sa  hauteur,  il  décharge 
un  si  terrible  coup  de  poing  sur  les  étroites 
mâchoires  de  l'amoureux  chevalier,  (ju'il  lui 
met  la  bouche  tout  en  sang.  Ben-Engeli  ajoute 
même  qu'il  lui  sauta  sur  le  corps,  et  (jue,  d'un 
pas  qui  approchait  du  galop,  il  le  lui  |)arcourut 
trois  ou  ([ualre  l'ois  d'un  bout  à  l'autre. 

Le  lil,  qui  élail  de  tiop  faible  coniplexion  pour 
porter  cette  surcharge,  s'abîme  sous  le  poids; 
l'hôtelier  s'éveille  au  bruil;  aussitôt  pressentant 
quelque  escapade  de  l'Aslurienne,  qu'il  avait 
appelée  cinq  ou  six  fois  à  tue-tête  sans  obtenir 
de  réponse,  il  se  lève  et  allume  sa  lampe  pour 
aller  voir  d'où  vient  ce  tapage.  En  entendant  la 
voix  de  son  maitie,  dont  elle  connaissail  l'humeur 
brutale,  Maritorne  toute  tremblante  court  se 
cacher  dans  le  lit  de  Sanclio,  qui  dormait,  et  se 
blottit  auprès  de  lui. 

Où  est-l'.i,  carogne"?  s'écrie  l'hôtelier  en  en- 
trant; à  coup  sûr,  ce  sont  là  de  tes  tours. 

Sons  ce  fardeau  qui  l'étoulfail,  Sanclio  s'éveille 
à  demi,  croyant  avoir  le  cauchemar,  et  se  met  à 
dislriliuer  au  hasard  de  grands  coups  de  poing, 
qui  la  plupart  tombèrent  sur  l'Aslurienne,  la- 
(picllc  perdant  la  retenue  avec  la  patience,  ne 
songe  plus  (pi'à  prendre  sa  revanche,  et  rend  à 
Sanclio  tant  de  coup»  qu'elle  achève  de  l'éveil- 
lei'.  1  nricux  d(^  se  sentir  traite  de  la  sorte,  sans 
.-avoir  ponrcpioi,  Sanclio  se  redresse  sur  son  lit  du 
mieux  ipi'il  peutj  el  saisissant  Marittune  à  bras- 
le-corps,  il.-  comineucent  entre  eux  la  plus  plai- 
sante escarmouche  qu'il  soit  possible  d'imaginer. 


OE  LA  M  ANC  m:. 


«7 


m  lueur  de  lampe,  le  mulet  er,  voyant  le 

jl  où  se  trouvait  sa  dame,  laisse  don  Oui- 
«olte  pour  voler  à  son  aide;  l'hôtelier  y  fomt 
iussi,  mais  dans  inie  intention  bien  différente, 
car  c'était  pour  cliàticr  la  servante,  qu'il  accu- 
sait du  vacarme;  et  de  même  (|u'on  a  coulumc 
de  dire  le  chien  au  chat,  le  chat  an  rat,  le  mule- 
tier tapait  sur  Sandio,  Sanclio  sur  Maritorne, 
Marilorne  sur  Sanclio,  l'iiùtelier  sur  Maritorne  ; 
le  tout  si  dru  et  si  menu,  qu'ils  semblaient 
craindre  que  le  temps  ne  leur  manquât.  Pour 
compléter  l'aventure,  la  lam|ic  s'éteignit;  alors 
ce  ne  fut  plus  iju'une  mêlée  confuse,  d'où  pas 
un  dos  combattants  ne  se  retira  avec  sa  chemise 
entière  ni  sans  quelque  partie  du  corps  exempte 
de  meurtrissures. 

Or,  par  hasard  un  archer  de  l'ancienne  con- 
frérie de  Tolède  logeait  cette  iiuil  ilati-;  l'Iiù- 
tetleric.  En  entendant  tout  ce  vacarme,  il  prend 
sa  verge  noire  ainsi  que  la  boite  de  fer-blanc 
qui  contenait  ses  titres,  et  se  dirigeant  vers  le 
lieu  du  combat  :  Arrêtez!  s'écrie-t-il,  arrêtez! 
respect  à  la  justice,  respect  à  la  Sainte-Iler- 
mnndad. 

Le  premier  qu'ii  rencontra  sous  sa  main  fut 
le  moulu  don  Qnicliolle,  qui  gisait  étendu  au 
milieu  des  débris  de  son  lit,  la  bouche  béante 
et  privé  de  sentiment  ;  l'archer  l'ayant  saisi  à 
tâtons  par  la  barbe,  crie  de  plus  belle  :  Main- 
forte  à  la  justice!  Mais,  s'apercevanl  que  celui 
(ju'il  tenait  ne  donnait  aucun  signe  de  vie,  il  ne 
douta  point  qu'il  ne  fût  mort,  et  que  ceux  qui 
étaient  là  ne  fussent  ses  meurtriers;  ce  qui  le 
fit  crier  encore  plus  fort  :  Qu'on  ferme  la  porte, 
afin  que  personne  ne  s'échappe!  on  vient  de 
tuer  un  homme  ici. 

Ce  cri  dispersa  les  combattants,  et  chacun  alors 
laissa  la  bataille  où  elle  en  était.  L'hôtelier  se 
relira  dans  sa  chambre,  le  nudetier  sur  ses  har- 
nais, et  Maritorne  dans  son  tandis.  Pour  don  Qui- 
chotte et  Sancho,  qui  ne  pouvaient  se  remuer, 
ils  restèrent  à  la  même  place,  et  l'archer  lâcha 
la  barbe  de  notre  chevalier,  pour  aller  chercher 


de  la  liiinirre  cl  iivciiif  s'as-incr  ili's  ctMiiia- 
Ides.  Mais  en  se  reliranl,  I  lu'ilclicr  avait  éteint 
la  lampe  ipii  brûlait  sous  la  grande  porte,  si  bien 
que  l'archer  dut  avoir  recours  à  la  cheminée, 
où  il  se  trouvait  si  jieu  de  feu,  qu'il  sonflla  plus 
d'une  heure  avant  de  parvenir  à  le  rallumer. 


CllAl'iriiK   Wll 

ou    SE  CONTINUENT    LES    TRAVAUX    INNOMBRABLES    OU    VAILLANT 

DON    OUICHOTTE    ET    DE   SON    eCUVER 

DANS    LA    MALHEUREUSE    HOTELLERIE;    PRSE    A    TORT 

POUR    UN    CHATEAU 

.\vec  cet  accent  plaintif  et  de  celte  voix  lamen- 
table dont  son  écuyer  l'availappelé  la  veille  après 
leiH"  rencontre  avec  les  undetiers  Yangois,  don 
Quichotte,  revenu  enliri  de  son  évanouissement, 
l'appela  à  son  loin',  en  hii  (ii>ant  :  Ami  Sancho, 
dors-tu?  Dor.'^-lu,  ami  Sancho'.' 

Hé  !  comment  voulez-vous  (|iie  je  dorme,  ré- 
|)nii(lit  Sanelio,  oiili'é  de  fnrenr  et  de  dé|iit, 
i|iianil  liins  les  démons  de  l"<'nl'er  oui  élé  e<'tlc 
nuil  déchaînés  après  moi  ? 

Esl-il  possible?  s'écria  don  Quichotte.  Par  ma 
foi,  je  n'y  comjn'ends  rien,  ou  ce  château  est 
enchanté.  Ecoute  bien  ce  que  je  vais  te  dire... 
mais  avant  tout  jure-moi  de  ne  révéler  ce  secrel 
qu'après  ma  mort. 

Je  lejure,  répondit  Sancho. 

J'exige  ce  serment,  reprit  don  Quiclmlle,  parce 
que  je  ne  voudrais  pour  rien  au  monde  nuire  à 
l'honneur  de  personne. 

Je  vous  dis  que  je  jure  de  n'en  ouvrir  la  bou- 
che (ju'après  la  lin  de  vos  jours,  répliqua  Sancho, 
et  Dieu  veuille  (|ue  ce  puisse  être  dès  demain! 

Te  suis-je  doue  tant  à  charge,  dit  don  Qui- 
chotte, que  tu  souhaites  me  voir  si  tôt  mort '.> 

Uh  !  n(ui,  reprit  Sancho  ;  mais  c'est  que  je 
n'aime  pas  à  garder  trop  longtemps  les  secrets, 
et  je  craindrais  que  celui-là  ne  vint  à  me  pourrir 
dans  le  corps. 

(}ue  ce  soit  pour  une  raison  ou  pour  une  an- 
Ire,  continua  don  Quichotte,  je  me  confie  à  ton 


f)8 


DON   niMC HOTTE 


affection  et  à  la  loyaiilé.  Eli  bien!  apprends  donc 
qne  colle  nnil  il  m'est  arrivé  une  surprenante 
aventure  et  dont  cerles  je  pourrais  linMMinelqne 
viiuih'';  UKiis,  pour  te  Im  racon((M' liiùrveuieiil,  In 
sauras  ipi'il  y  a  peu  d'instanis  la  lilledn  seii;ueur 
de  ce  ciiàteau  est  venue  nie  trouver  ici  inènic, 
et  que  e'est  liienla  pins  accorle  et  la  plus  sédui- 
sante danioiscilo  (pi'il  soit  possilile  d(^  rencon- 
trer sur  une  tjraude  partie  de  la  terre.  Je  ne  te 
parlerai  pas  des  cliarnios  de  sa  personne  et  des 
grâces  de  son  esprit,  ni  de  tant  d'antres  attraits 
cachés  auxquels  je  ne  veux  pas  même  penser, 
a(in  (le  L^arder  plus  sûrement  la  foi  que  j'ai  |iro- 
mise  à  Dnleinée  du  Toboso  ;  (pi'il  me  sullise  de 
te  dire  que  le  ciel,  envieux  sans  doute  du  iiier- 
veilleux  bonheur  que  m'envoyait  la  fortune,  ou 
plutôt,  ce  qui  est  plus  certain,  parce  que  ce  châ- 
teau est  enchanté,  a  permis,  an  moment  on  j'étais 
avec  cette  dame  dans  l'entretien  le  plus  tendre^ 
elle  plus  passionné,  qu'une  main  (|neje  ne  voyais 
point  cl  qui  venait  de  je  ne  sais  où,  mais  à  coup 
sùruiic  main  allachéeau  bras  de  quelque  énorme 
géant,  m'assénàl  un  si  giand  coup  sur  les  mâ- 
choires, qu'il  m'a  mis  tout  en  sang;  après  quoi, 
profilant  de  ma  faiblesse,  le  géant  m'a  nioidn  à 
ce  point  qucje  suis  encore  pis  que  je  n'étais  hier 
quand  les  muletiers  s'en  prirent  à  nous,  tu  dois 
l'en  sou\enir,  de  riiicoiiliMeiiee  de  Uossinaide  : 
d'où  je  conclus  qne  ce  trésor  de  beauté  est  conlié 
à  la  garde  de  quelque  More  enchanté,  et  (pi'il 
n'est  pas  réservé  pour  moi. 

Ni  pour  moi  non  plus,  s'écria  Sanclio,  car  plus 
de  (pialie  cents  Mores  m'ont  lann(''  la  [leau  de 
telle  sorte  que  les  coups  de  pieux  ne  firent  en 
comparaison  qne  me  chatouiller.  Mais  Voire 
Grâce  songe-t-elle  bien  à  l'état  où  nous  sommes, 
pour  trouver  celle  aveulure  si  délectable?  Vous 
tpii  ave/,  eu  l'avantage  de  tenir  entre  vos  bras 
celle  inerveilleuse  beauté,  cela  peut  vous  conso- 
ler; mais  moi,  qu'y  ai-jc  gagné,  si  ce  n'est  les 
plus  rudes  gnurmades  (jne  je  recevrai  en  tonte 
ma  vie?  Malheur  à  >noi  et  à  la  mère  ipii  m'a  mis 
au  monde!  Je  ne  suis  point  chevalier  errant,  je 


n'espère  pas  le  devenir  jamais,  et  dans  li„„„ 
vaises  rencontres  j'attrape  toujours  la  plus  ^ 
part. 

Cimiment!  on  t'a  gourme  aussi?  demanda  dv 
(Jiiii'holte. 

Malédiction  sur  toute  ma  race!  répliqua  San- 
clio; qu'est-ce  donc  (jne  je  viens  de  vous  dire? 

Ne  fais  pas  attention  à  cela,  ami,  reprit  don 
Quichotte,  je  vais  composer  tout  à  l'heure  le 
précieux  baume  de  Fier-à-Bras,  qui  nous  guérira 
eu  un  clin  d'o'il. 

Ils  en  étaient  là  (|iian(l  l'arehcr,  ayant  pu  en- 
lin  rallumer  la  lamjie,  rentra  dans  la  chambre. 
Sancho,qui  le  premier  l'aperçut,  en  chemise,  un 
linge  roulé  autour  de  la  tète,  avec  une  face  d'hé- 
rétique, demanda  à  son  maître  si  ce  n'était  point 
là  le  More  enchanté  qui  venait  s'assurer  s'il  leur 
restait  encore  (juelque  côte  à  briser. 

("e  ne  peut  être  le  More,  répondit  don  Qui- 
chotte, car  les  enchantés  ne  se  laissent  voir  de 
personne. 

Par  ma  foi,  s'ils  ne  se  laissent  pas  voir,  ils  se 
l'ont  bien  sentir,  répli(pia  Sancho;  on  |)ent  en 
demander  des  nouvelles  à  mes  épaules. 

Crois-tu  donc  que  les  miennes  ne  saelient 
qu'en  dire?  aj(nita  don  Quichotte;  eepeiidanl 
I  indice  n'est  pas  snflisant  pour  conclure  que 
celui  (pui  nous  voyons  soit  le  More  enelianti'. 

L'archer,  en  s'aïqirochanl,  resta  fort  surpris 
de  voir  des  gens  s'entretenir  si  paisiblement;  et 
connue  notre  héros  était  enccn'c  étendu  tout  de 
son  long,  immobile,  la  boiielie  en  l'air,  il  lui 
dit  ;  l.h  bien!  eommeiit  vous  va,  bon  homme? 

Je  parlerais  plus  courtoisement  si  j'étais  à 
votre  place,  repartit  dontjuieholte;  est-il  d'usage 
dans  ce  pays  de  jiarler  ainsi  aux  chevaliers  er- 
rants, rustre  (pie  vous  êtes? 

l/arcliei-,  (pii  ('lait  peu  enduiaiil,  ne  put  souf- 
frir cette  apostro|>he  d'un  homme  de  si  triste 
mine;  il  lança  d(^  loiilc  sa  force  la  lampe  à  la 
tele  du  mallieiireux  chevalier,  et,  ne  doulant 
pas  qu'il  ne  la  lui  eût  fracassée,  il  >e  dér(dia  in- 
eonlineut,  à  la   laveur  dis  l('ii('lires. 


ItK    I,A    MANCHE. 


0 


(lù  tioiu-  cà-tu,  carognc?  ijVcria  l'IiôtolicryM)  i-nliaiit  i|»a^'(^(U!). 


Hr  l>ion,  (lit  ShiuIio,  il  n'y  a  plus  moyen  iFcn 
tloiilrr;  voilà juslfMR'nl  le  More;  il  ^'nnlc  lo  trô- 
sor  tic  bcaulé  pour  les  inities,  et,  pour  nous, 
les  ijourniniles  et  les  coups  de  cliiUKlclier. 

Cette  fois,  j'en  conviens,  cela  peut  être,  reprit 
(Ion  Quichotte  ;  mais,  crois-moi,  il  n'y  a  qu'à  se 
motpier  de  tous  ces  enchantements,  au  lieu  de 
s'en  irriter  ;  comme  ce  sont  toutes  choses  fan- 
tastiques et  invisibles,  nous  chercherions  en  vnin 
à  qui  nous  en  prendre,  jamais  nous  n'en  aurions 
raison.  l.i!ve-loi,  si  tu  peux,  et  va  piier  le  gou- 
verneur de  ce  château  de  te  faire  donner  un  peu 
d'huile,  de  vin,  de  sel  et  de  romarin,  alin  ijiie 
je  compose  mon  baume;  car,  entre  nous  soit  dit, 
au  sang  qui  coule  de  la  blessure  que  ce  fant(jme 
m'a  faite,  je  ne  crois  pas  pouvoir  m'en  passer 
plus  longtemps. 

Sancho  se  leva,  non  sans  pousser  quelques 
gémissements,  et  s'en  fut  à  talons  chercher  l'Iw)-  ; 


leiicr.  Avant  renconin''  l'archer,  qui  l'-coulait  près 
de  la  porte,  un  peu  en  jieine  des  suites  de  sa 
brulalit(3  :  Seigneur,  lin  ilil-ii,  (iiii  (pic  vous 
soyez,  faites-nous,  je  vous  en  >iip|iiie,  la  eli:iiil('' 
de  nous  donner  un  peu  de  romarin,  d'huile,  de 
vin  et  de  sel,  car  nous  en  avons  grand  besoin 
pour  panser  l'un  des  meilleurs  chevaliers  errants 
ipi'il  y  ait  sui'  tonte  la  terre,  le(|uel  gil  dans  son 
lit  grièvement  blessi'  par  le  More  enchanté  qui 
habite  ce  château. 

En  l'entendant  parler  de  la  sorte,  l'arelier  jirit 
Sancho  pour  un  homme  dont  le  rervean  rr(''lait 
pas  en  bon  état;  tonlefois  il  appela  l'Iuilelier  alin 
de  lui  dire  l'c  (pie  cet  homme  demandait;  et, 
connue  le  jour  conunen(;ait  à  poindre,  il  ouvrit 
la  porte  de  l'hôtellerie. 

L'hôtelier  donna  à  Sancho  ce  qu'il  désirait. 
Celui-ci,  ayant  porté  le  tout  à  son  maître,  le 
trouva  la  lèle  dans  ses  mains,  se  plaignant  du 


70 


DON    QUICHOTTE 


coup  (le  lanipp,  lequel  heureusement  ne  lui  avait 
l'ail  d'autre  mal  que  deux  bosses  assez  grosses  ; 
car  ce  (|ii'il  prenait  pour  dusang  élait  (nul  sim- 
plement riniiie,  qui  lui  coulait  le  long  du  visage. 
Don  Ouicliolte  versa  dans  une  marmite  ce  que 
Sancho  venait  de  lui  a|)portcr,  lit  bouillir  le  tout, 
et  lorsque  la  composition  lui  parut  à  point,  il  de- 
manda une  bouteille  ;  mais  comme  il  n'y  en 
avait  point  dans  la  maison,  il  dut  se  contenter 
d'iiiie  burette  de  fer-blanc  qui  servait  à  mettre 
l'huile,  et  dont  l'hùtelier  lui  lit  présent.  Ensuite 
il  récita  sur  la  burette  plus  de  cent  Pater  Noster, 
autant  d'Ave  Maria,  de  Salve  et  de  Credo,  ac- 
compagnant chaque  parole  d'un  signe  de  croix 
en  manière  de  bénédiction.  Sancho  Panza,  l'ar- 
cher et  l'hôtelier  assistaient  à  cette  cérémonie; 
car  le  undetier  était  en  train  de  panser  ses  bê- 
les, sans  avoir  l'air  d'avoir  |)ris  la  moindre  paît 
aux  aventures  de  la  nuit. 

I.e  baume  achevé,  don  Ouicliolte  voulut  surle- 
thamp  en  faire  l'épreuve,  et  sans  s'anniser  à 
l'appliquer  sur  ses  blessures,  il  en  avala  en  forme 
de  polion  la  valeur  d'une  demi-pinte,  qui  n'avait 
pu  entrer  dans  la  burette.  Mais  à  peine  avait-il 
achevé  de  boire,  qu'il  se  mit  à  vomir  avec  nue 
telle  aliondauce  que  rien  ne  lui  resta  dans  l'es- 
tomac; et  ces  efforts  prolongés  lui  avant  causé 
une  forte  sueur,  il  demanda  qu'on  le  couvrit, 
puis  qu'on  le  laissât  reposer.  Il  dormil  en  effet 
trois  grandes  heures,  au  bout  desquelles  il  se 
sentit  si  bien  soulagé,  (pi'il  ne  iloula  plus  d'avoir 
•cussi  à  composer  le  précieux  baume  de  l'ier-à- 
Bras,  et  (pie,  ])ossesseur  d'un  tel  remède,  il  ne 
fut  en  état  d'enlieprendic  irs  plus  jiérilleuses 
aventures. 

Sancho,  qui  tenait  à  miracle  la  i^uriismi  de 
son  maître,  demanda  ciiinmr  uiu'  giàre  hi  pi'i- 
mission  de  boire  ce  ipii  restait  dans  la  marmite  : 
don  Ouicliotle  le  lui  abandonna.  Anssilôl  notre 
éeuycr  saisissant,  de  la  meilleure  foi  du  monde, 
la  marmite  à  deux  mains,  s'en  introduisit  dans 
le  cniiis  une  bdime  partie,  c'est-à-dire  pre<(pi(' 
aillant  qu'en  avait  piis  son  maître.  Il  faut  croire 


qu'il  avait  l'estomac  plus  délicat;  car,  avant  que 
le  remède  eût  produit  son  effet,  le  pauvre  diable 
fut  pris  de  nausées  si  violentes  et  de  coliques  si 
atroces,  qu'il  croyait  à  chaque  instant  toucher  à 
sa  dernière  heure  ;  aussi,  dans  ses  cruelles  souf- 
frances, ne  cessait-il  de  maudire  le  baume  et 
le  traître  qui  le  lui  avait  donné. 

Sancho,  lui  dit  gravement  son  maître,  ou  je 
me  tiompe  fort,  ou  ton  mal  provient  de  ce  que 
tu  n'es  pas  armé  chevalier,  car  je  tiens  pour 
certain  que  ce  baume  ne  convient  qu'à  ceux  qui 
le  sont! 

Malédiction  sur  moi  et  sui'  touti^  ma  race  ! 
répliqua  Sancho;  si  Votre  Grâce  savait  cela, 
pouripioi  m'y  avoir  seulement  laissé  goûter? 

En  ce  moment,  le  breuvage  opéra,  et  le  pau- 
vre écuyer  se  remit  à  vomir  avec  si  peu  de  re- 
lâche et  une  telle  abondance,  que  la  natte  de 
jonc  sur  laquelle  il  élait  couché  et  la  couverture 
de  toile  à  sacs  qui  le  couvrait  furent  mises  à 
tout  jamais  hors  de  service.  Ces  v(unissemcnts 
étaient  accompagnés  de  tant  et  de  si  violents 
efforts,  que  les  assistants  crurent  ipi'il  y  laisse- 
rait la  vie.  Enfin,  au  bovit  d'une  heure  que  dura 
cette  bourrasque,  au  lieu  de  se  sentir  soidagé, 
il  se  trouva  si  faible  et  si  abattu,  (|u'à  peine  il 
pouvait  respirer. 

Don  Ouicliolte,  qui,  comme  je  l'ai  dit,  se  sen- 
tait tout  dispos,  ne  voulut  pas  différer  plus  long- 
tenq)s  à  se  remettre  à  la  recherche  de  nouvel- 
les aventures.  Il  se  croyait  res|)onsable  de  chaque 
minute  de  rctaiil  ;  et,  confiant  désormais  dans 
la  vertu  de  son  baume,  il  ne  respirait  que  dan- 
gers et  com|)lail  pour  rien  les  plus  terribles 
blessures.  Dans  son  impatience,  il  alla  hii- 
méme  seller  Rossinante,  mil  le  bat  sur  1  àne,  e( 
son  rciuer  sur  le  bât,  après  l'avoir  aidé  à  s'Iia- 
billi  T  ;  puis,  enfourchant  son  cheval,  il  se  saisit 
d  une  demi-pique  qu'il  trouva  sous  sa  main  el 
qui  élait  d'une  lorce  >ullisanle  pour  lui  servir 
dt!  laïuc.  Tons  les  gens  de  la  maison  le  regar- 
daient avec  élonnemeiit,  mais  la  lille  de  riiôte- 
lier  l'observait  plus  curieusement  que  les  autres, 


Di;    L.\    MANCHE. 


71 


car  elle  n'avait  jamais  rien  vu  de  semblable. 
NoliT  rbevalior  avait  aussi  les  yeux  allacliés  sur 
elle,  et  de  teni|is  :i  autre  poussait  un  •^lautl  sou- 
|iii',  (|u'il  tirait  du  i'und  de  ses  entrailles,  mais 
iliint  lui  seul  savait  la  cause,  car  l'hôlcssc  ol 
.Muritoruc,  qui  l'avaient  si  bien  graissé  la  veille 
au  soir,  iui|>utaieul  toutes  deux  ces  souiiirs  à 
la  douleur  (juc  lui  causaient  ses  blessures. 

Dès  i\\\c  le  uinilrc  et  l'ccuycr  Turc  ni  eu  selle, 
don  Quichotte  ap|>ela  l'Iiùtclier,  et  lui  dit  d'uni' 
voix  grave  et  solennelle  :  Seigneur  cliàtelain, 
grandes  et  nombreuses  sont  les  courtoisies  que 
j'ai  re(.ucs  dans  ce  cliàteau;  ne  puis-jc  les  re- 
connaître en  tirant  pour  vous  vengeance  de 
quelque  outrage'.'  Vous  savez  ipic  ma  profession 
est  de  secourir  les  faibles,  de  punir  les  félons 
et  de  châtier  les  traîtres.  Consultez  vos  sou- 
venirs, et  si  vous  avez  à  vous  [ilaindre  de 
ijuclipiun,  parlez  :  je  jure,  i)ar  l'ordre  de  clic- 
valerie  que  j'ai  re(;u,  que  vous  aurez  bientôt 
satisfaction. 

Seigneur  cavalier,  répliqua  non  moins  gra- 
vement riioleli('r,jen'ai  pas  besoin,  Dieu  merci, 
que  vous  me  vengiez  de  personne;  et  lorsqu'on 
m'offense,  je  sais  fort  bien  me  venger  moi- 
même.  Tout  ce  que  je  désire,  c'est  que  vous  me 
jiayiez  la  dépense  que  vous  avez  faite,  ainsi  que 
la  |)aille  et  l'orge  que  vos  bctes  ont  mangées. 
On  ne  sort  jias  ainsi  de  chez  moi. 

Comment!  dit  don  Quichotte,  c'est  donc  ici 
une  hôtellerie  ? 

Oui  sans  doute,  et  des  meilleures,  répiitpia 
l'hôtelier. 

J'ai  été  étrangement  .iliusé  jusqu'à  cette 
heure,  continua  notre  héros;  car  je  la  |)renais 
pour  un  château,  et  même  pour  un  château  de 
grande  importance  ;  mais  puis(iue  c'est  une  hô- 
tellerie, il  faut  que  vous  m'excusiez  pour  le  mo- 
ment de  rester  votre  débiteur.  Aussi  bien  il 
m'est  interdit  de  contrevenir  à  la  règle  des 
chevaliers  errant»,  desquels  je  sais  de  science 
certaine,  sans  avoir  jusqu'ici  lu  le  contraire, 
ipi'ils  n'ont  jamais  rien  payé  dans  les  hôtelle- 


ries. En  effet,  la  raison,  d'accord  avec  la  cou- 
tume, veut  (pi'on  les  reroive  partout  gratui- 
tement, en  compensation  des  fatigues  inouïes 
(pi'ils  endurent  pour  aller  à  la  reclierciie  des 
aventures,  la  miil,  le  juin,  Ihiver,  l'été,  à  pied 
et  à  cheval,  supportant  la  faim,  la  soif,  le  froid 
et  le  chaud,  exposés  eniin  à  toutes  les  incom- 
modités qui  peuvent  se  rencontrer  sm-  la  terre. 

Sornettes  (juc  tout  cela  !  dit  l'hôtelier  ;  |)ayez- 
moi  ce  cpie  vous  me  devez:  je  ne  donne  pas 
ainsi  nu)n  bien. 

Vous  êtes  un  insolent  et  un  mauvais  gaigo- 
tier,  ré|)liqua  don  Quichotte  ;  en  même  temps 
brandissant  sa  (lenii-pi(pie,  et  éperoniianl  Uos- 
sinante,  il  sortit  de  riiùlelleiie  avant  (|ndn 
(lût  l'eu  enqiéclier,  puis  gagna  du  champ  sans 
regarder  si  son  écuyer  le  suivait. 

L'hôtelier,  voyant  (|u'il  n'y  avait  rien  à  espé- 
rer de  ce  côté,  vint  réclamer  la  dépense  à  San- 
clio,  lequel  répondit  iju'il  ne  paveiail  pas  plus 
que  son  maître,  jiarce  (juc,  étant  écuyer  de  che- 
valier errant,  il  devait  jouir  du  même  itrivilége. 
L'hôtelier  eut  beau  se  mettre  en  colère  et  le  me- 
nacer, s'il  refusait,  tle  se  payer  de  ses  projires 
mains  de  fatjon  (pi'il  s'en  souviendrait  long- 
temps; Sancho  jura,  par  l'ordre  de  la  che- 
valerie qu'avait  reçu  son  maître,  (pie,  dût-il  lui 
en  coûter  la  vie,  il  ne  donnerait  pas  un  mara- 
védis,  ne  voulant  ]ias  (|ue  les  écuyers  à  venir 
[lussent  reprocher  à  sa  mémoire  qu'un  si  beau 
[irivilégc  se  fût  jierdn  jiar  sa  faute. 

La  mauvaise  étoile  de  Sancho  voulut  que, 
parmi  les  gens  (jui  étaient  là,  se  trouvassent 
(juatie  drapiers  de  Ségovie,  trois  merciers  de 
tlordoue  cl  deux  marchands  forains  de  Séville, 
tous  bons  compagnons,  malins  et  goguenards, 
les(piels,  poussés  d'un  même  esprit,  s'appro- 
chèrent de  notre  écuyer,  et  le  descendirent  de 
son  àne,  pendant  qu'un  d'entre  eux  allait  cher- 
cher une  couverture.  Ils  y  jetèrent  le  pauvre 
Sancho,  et  voyant  que  le  dessous  de  la  porte 
n'était  pas  assez  élevé  pour  leur  dessein,  ils  pas- 
sèrent dans  la  basse-cour,  qui   n'avait  d'autre 


72 


DON    QUICHOTTE. 


loi!  (|iii'  le  cii'l.  Chacun  alors  prenant  un  coin  do 
la  couverture,  ils  se  mirent  à  faire  sauter  cl  rcs- 
sauter  Sauclio  dans  les  airs,  se  jouant  de  lui 
comme  les  étudiants  le  font  d'un  chien  pendant 
le  carnaval. 

Les  cris  affreux  que  jetait  le  malheureux 
berné  arrivèrent  jus(in'aux  oreilles  de  son  niai- 
Ire,  qui  crut  d'ahord  (|ne  le  ciel  l'apiielait  à 
(luehjne  nouvelle  aventure;  mais  reconnaissant 
(|ne  ces  Inu  h  ineiits  venaient  de  son  écuvei',  il 
poussa  de  toule  la  vitesse  de  Rossinante  vers 
l'hôtellerie,  (ju'il  trouva  fermée.  Comme  il  fai- 
sait le  tour  pour  en  trouver  l'entrée,  les  niins 
lie  la  cour,  (pii  n'étaient  |ias  fort  élevés,  lui  lais- 
sèrent voir  S:inchii  nionlaut  et  descendant  à  lia- 
vcrs  les  airs  avec  tant  de  grâce  et  de  souplesse, 
que,  sans  la  colère  où  il  était,  notre  chevalier 
n'aurait  pu  s'cmpéchcr  d'en  rire.  Mais  le  jeu 
ne  lui  plaisant  pas,  il  essaya  plusieurs  l'ois  de 
grimper  sur  son  cheval  afin  d'enjamber  la  nui- 
raille,  et  il  y  serait  parvenu  s'il  n'eût  clé  si 
moulu  (pi'il  ne  put  même  venir  à  bout  do  met- 
tre pied  à  terre.  Il  fut  donc  réduit  à  dire  force 
injures  aux  berneurs,  à  leur  jeter  iorcj  délis, 
pendant  (juc  ces  impitoyables  railleurs  conli- 
iniaient  leur  besogne  et  n'en  riaient  (pie  plus 
fort.  Kulin  le  malheureux Sancho,  tantôt  priant, 
tantôt  menaçant,  n'eut  de  répit  que  lorsque  les 
berneurs,  après  s'être  relayés  deux  ou  trois  fois, 
l'aliaudonncient  tb;  lassitude,  et,  ren\rl(ippant 
dans  sa  casaque,  le  remirent  charitablement  oi'i 
ils  l'avaient  pris,  c'est-à-dire  sur  son  âne. 

La  compatissante  Maritorne,  qui  n'avait  pu 
voir  sans  chagrin  le  cruel  traitement  ipi'on  fai- 
sait subir  à  Saiii'lio,  lui  apporta  un  pdl  d'caii 
fraîche,  (pielle  venait  île  tirer  du  |inits;  mais 
comme  il  le  portait  à  sa  bouche,  il  l'ut  arrêté 
par  la  voix  de  son  maître  (jui  lui  cria  de  Tau- 
Ire  côté  de  la  muraille  ;  Mon  fîls  Sancho,  ne 
bois  point ,  ne  bois  |iiiiiil,  uinu  ciifinl,  mi  lu  e> 
mort  :  n'ai-je  pas  ici  le  divin  baume  ipii  va  te 
remettre  dans  un  instant'.'  Ll  en  même  Icuqis  il 
lui  niuiilrail  la  burette  de  fir-blanc. 


Mais  Sancho,  tournant  la  tète  et  le  regardant 
de  travers,  répondit  :  Votre  Grâce  a-t-elle  déjà 
oublié  (|ue  je  ne  suis  pas  armé  chevalier,  ou 
veut-elle  (pie  j'achève  de  vomir  les  entrailles 
(pii  me  restent'.'  De  par  tons  les  diables,  gardez 
votre  breuvage,  et  laissc/.-moi  trampiille. 

il  porta  le  |iol  à  ses  lèvres  ;  mais  s'aperce- 
vant  à  la  première  gorgée  (pie  c'était  de  l'eau, 
il  pria  .Maritornc  de  lui  donner  un  peu  de  vin, 
ce  que  lit  de  lion  cicur  celle  excellente  lille,  (pii 
le  paya  même  de  son  argent,  car,  on  l'a  déjà 
vu,  elle  possédait  un  grand  fond  de  charité 
cliiétienne. 

Iles  (pi'il  eut  achevé  de  boire,  Sancho  donna 
du  talon  a  son  aiie,  et  faisant  ouvrir  à  deux 
battants  la  porte  de  l'iiôtellerie ,  il  sortit  en- 
chanté de  n'avoir  rien  payé,  si  ce  n'est  toutefois 
aux  dépens  de  ses  épaules,  ses  cautions  ordi- 
naires. Son  bissac,  qu'il  avait  oublié  dans  son 
trouble,  était  de  plus  resté  |)our  les  gages.  Dès 
qu'il  le  vit  dehors,  l'hôtelier  voulut  barricader 
la  porte  ;  mais  les  berneurs  l'en  empêchèrent, 
car  ils  ne  craignaient  guère  notre  cln^valier, 
(piaiiil  iiii'me  il  aurait  été  chevalier  de  la  Table 
ronde. 


CllAriTRE  XVI II 

ou    L'ON    RACONTE    L'ENTRETIEN    QUE    DON    QUICHOTTE 

ET   SANCHO    PANZA    EURENT    ENSEMBLE,    AVEC     D'AUTRES    AVENTURES 

DIGNES    D'ÊTRt     RAPPORTEES 


Sancho  rejoignit  son  maiire;  mais  il  (''lait  si 
las,  si  épuisé,  ipi'il  avait  à  peine  la  force  de  ta- 
loinier  son  àiie. 

l'.ii  le  voyml  dans  cet  état  :  Pour  le  coup, 
mon  lils,  lui  dit  don  Quichotte,  j'achève  de 
croire  ipie  ce  château  ou  hôtellerie,  si  lu  veux, 
est  enchanté;  car,  je  le  le  demande,  que  poii- 
vai'nl  élre  een\  qui  se  sont  ji)né>  de  toi  si  cruel- 
lement, sinon  des  fantômes  cl  des  gens  de  I  au- 
tre monde'.'  Ce  qui  me  conlirme  dans  cette 
pensée,  c'est  que  pendant  ipicje  considérais  ce 


DK   I,A    MA.N(:ili:. 


-•>>-vy^ 


^^♦il. 


Paris,  s.  Raçon  et  Ci.,  imp.  F^rat.  J»""'  «'  Ci-,  édit. 

Les  mui-s  de  la  cour  lui  laiesèicul  voir  Saucliu  laoulaut  et  iloscouilaul  à  liavors  les  aiis  (|iai;e  "2). 


triste  spectacle  par-dessus  la  muraille  de  la 
cour,  il  n'a  jamais  éti'  en  mon  pouvoir  de  la 
IVancliir,  ni  même  de  descendre  de  clievai.  Aussi 
je  n'en  fais  aucun  doute  :  ces  mécréarils  me  te- 
naient enchanté,  et  certes  ils  oui  biiii  fait  de 
prendre  cette  précaution,  car  je  les  aurais  châ- 
tiés de  telle  sorte,  qu'ils  n'auraient  de  long- 
temps perdu  le  souvenir  de  leur  méchant  tour; 
m'eùt-il  fallu  pour  cela  contrevenir  aux  lois  de 
la  chevalerie,  lesquelles,  comme  je  te  l'ai  sou- 
vent répété,  défendent  à  un  chevalier  de  tirer 
l'épée  contre  ceux  qui  ne  le  sont  pas,  si  ce  n'est 


pour  sa  défense  personnelle ,  et   dans  le  cas 
d'extrême  nécessité. 

Chevalier  ou  non,  je  me  serais  bien  vengé 
moi-même  si  j'avais  pu,  ié|)ûndit  Sancho;  mais 
cela  n'a  point  dépendu  de  moi.  Kt  pourtant  je 
ferais  bien  le  serment  (|ue  les  tiailies  qui  se 
sont  divertis  à  mes  dépens  n'étaient  point  des 
fantômes  ou  des  enchantés,  comme  le  prétend 
Votre  Grâce,  mais  bien  des  hommes  en  chair  et 
en  os,  tels  que  nous;  il  n'y  a  pas  moyen  d'en 
douter,  puisque  je  les  entendais  s'appeler  l'un 
\  lautic  pendant  qu'ils  me  faisaient  voltiger,  rt 

10 


?4 


DON   (JUICIIOTTE 


qiio  cliacun  d'eux  avait  son  nom.  L'un  s'appe- 
lait Pedro  Mnrlinp/. ,  l'autre  Tonorio  Fernando, 
et  riiôlclier,  Juan  Palonièi|ue  le  Gaucher.  Ainsi 
donc,  seijL;neur,  si  Votre  Grâce  n'a  pu  enjamber 
la  muraille,  ni  melire  pied  à  terre,  cela  vient 
d'autre  chose  que  d'un  enchantement.  Quant  à 
moi,  ce  que  je  vois  de  plus  clair  en  tout  ceci, 
c'est  qu'à  force  d'aller  chercher  les  aventures, 
nous  en  Irouvcidns  une  qui  ne  nous  laissera 
jdiis  (lislinniiiT  noli'e  |iie(l  droit  d'avec  notie 
pied  gauche.  Or,  ce  (pi'il  y  aurait  de  mieux  à 
à  faire,  selon  mon  petit  cnlendement,  ce  serait 
de  reprendre  le  chemin  de  notre  village,  main- 
ienanl  cpie  la  moisson  ap|)roche,  et  de  nous  oc- 
(■u|)er  de  nos  affaires,  au  lieu  d'aller,  comme 
lin  dil,  tombant  tous  les  jours  de  fièvre  en  chaud 
mal. 

Ah!  mon  jtanvre  Sancho,  reprit  don  Qui- 
chotte, rpie  tu  es  ii,'iiorant  en  fait  de  chevalerie! 
Prends  patience  :  un  jour  viendra  où  la  propre 
expérience  te  fera  voir  quelle  grande  et  nohlc 
chose  est  l'exercice  de  celte  profession.  Dis- 
moi,  je  te  prie,  y  a-t-il  plaisir  au  monde  qui 
égale  celui  de  vaincre  (hins  nu  combat,  et  de 
triompher  de  son  ennemi?  Aucun,  assurément. 
Gela  peut  bien  être,  répondit  Sancho,  quoi- 
que je  n'en  sache  rien.  Tout  ce  que  je  sais, 
c'est  que  depuis  (|ue  nou';  sommes  chevaliers 
errants,  vous  du  moins,  car  pour  iiini  je  suis 
indigne  de  compter  dansmir  si  himiuable  con- 
frérie, nous  n'avons  jamais  gagné  de  batnille,  si 
ce  n'est  contre  le  liisciiicn;  et  coiiiinent  Volie 
Grâce  en  snrlit-clie'.'  Avec  perle  de  la  moitié 
d'une  iireille  et  sa  salade  fracassée  !  Ilepnis  lors 
tout  a  l'^té  |i(iMr  MiiM-.  eiin|is  de  pniiii;  e|  l'onps  de 
bâton.  Selllemeiil  miii,  j';ii  eu  l'avantage  délie 
berné  par-ilessus  le  marché,  et  cela  par  des 
gens  enchantés,  dunl  je  ne  pois  me  venger,  alin 
de  savourer  ce  pliii>ir  que  \nlre  (irfice  dit  se 
trouver  dans  la  vengeance. 

Gest  la  peine  rpie  je  ressens,  ré|ioii(lil  don 
Quichtilte,  et  ce  doit  être  aussi  la  tienne  ;  mais 
rassiire-ldi,  (jr  je  piéteuils  avant  peu  avoir  une 


épée  si  artistcment  forgée,  que  celui  qui  la  por- 
tera sera  à  l'abri  de  toute  espèce  d'enchante- 
ment ;  il  pourrait  même  arriver  que  ma  bonne 
étoile  me  mît  entre  les  mains  celle  qu'avait 
Amadis,  quand  il  s'appelait  le  chevalier  de  l'Ar- 
dente-Epée.  G'était  assurément  la  meilleure 
lame  qui  fût  au  monde,  puisque,  outre  la  vertu 
dont  je  viens  de  parler,  elle  possédait  celle  de 
couper  comme  un  rasoir,  et  il  n'était  point 
d'armure  si  forte  et  si  enchantée  qu'elle  ne  bri- 
sât comme  verre. 

Je  suis  si  chanceux,  repartit  Sancho,  que 
(juaiid  bien  même  Votre  Grâce  aurait  une  épée 
comme  celle  dont  vous  parlez,  celte  épée  n'aura, 
comme  le  baume,  de  vertu  que  pour  ceux  qui 
sont  armés  chevaliers  ;  et  tout  tombera  sur  le 
pauvre  écuyer. 

Bannis  cette  crainte,  dit  don  Quichotte;  le 
ciel  te  sera  plus  favorable  à  l'avenir. 

IN'os  chercheurs  d'aventures  allaient  ainsi  de- 
visant, quand  ils  aperçurent  au  loin  une  pous- 
sière épaisse  que  le  vent  chassait  de  leur  côlé  ; 
se  tournant  aussitôt  vers  son  écuyer  :  Ami  San- 
cho, s'écria  notre  héros,  voici  le  jour  où  l'on  va 
voir  ce  que  me  réserve  la  fortune  ;  voici  le  jour, 
te  dis-je,  où  doit  se  montrer  plus  que  jamais  la 
force  de  mon  bras,  et  où  je  vais  accomplir  des 
exploits  dignes  d'être  écrits  dans  les  annales  de 
la  reiioiiiniéc,  pour  rinstruclion  des  siècles  à  ve- 
nir. Vois-lu  là-bas  ce  tourbillon  de  poussière'.' 
Kh  bien,  il  s'élève  de  ilessous  les  pas  d'une 
armée  innambrahle,  composée  de  toutes  les 
nations  du  monde. 

A  ce  compte-là,  dit  Sancho,  il  dnit  y  avoir 
i\i'u\  armées,  car  de  ce  côle  voici  un  antre 
tourbillon. 

Don  Quiehutle  se  retuunia  ,  et  voyant  que 
Sancho  disait  "vrai,  il  senlil  une  joie  inexpri- 
mable, cniv.ml  fermement  (il  ne  croyait  jamais 
d'autre  façon)  que  c'étaient  deux  grandes  ar- 
mées prêtes  à  se  livrer  bataille  ;  car  le  bon  lii- 
dalgo  avait  rimagin.ition  tellement  remiilie  de 
comhals,  de  délis  et   d'enchanlenenls,  (pi'il   ne 


11 K   LA    MANCHE. 


pensait,  ne  disait  et  no  faisait  rien  i|iii  ne  tcnilit 
lie  ce  coté.  lieux  lroii|)iaiix  de  moulons  (|ui  m- 
naienl  de  deux  directions  o|iiiosées  soulevaient 
cette  poussière,  et  elle  était  si  épaisse,  (pion 
nen  pouvait  reconnaître  la  cause  à  moins  d'en 
être  tout  proche.  Mais  don  (Juicliotte  ailirniail 
avec  tant  d'assurance  que  c'étaient  des  ;;ens  de 
guerre,  que  Sanclio  linil  jiar  le  croire.  Eli  Lien, 
seiynenr,  qu'alloiis-iinus  l'aire  ici'.'  lui  dit-il. 

Ce  (pie  iiuMï-  allons  l'aiie'.'  lépondil  don  (jui- 
cliotte ;  nous  allons  secourir  les  laildcs  i^l  Ics 
nialheurenx.  Mais  d'abord,  alin  (pic  lu  con- 
naisses ceux  (pii  sont  près  d'en  \enir  aux 
inaiiis,  je  dois  te  dire  que  celle  armée  ipie  In 
vois  à  gauche  est  coniiiiandée  par  le  grand  em- 
pereur .Vlilanfaron,  seigneur  de  l'ilc  lapioliaiie; 
et  (jue  celle  qui  est  à  droite  a  jiour  chcl'son  cu- 
ncini,  le  roi  des  Garamanles,  l'enlapolin  au 
Brus-llelroussé.  On  l'appelle  ainsi,  parce  ipi'il 
combat  toujours  le  bras  droit  nu  Jusipi'à  l'é- 
paule. 

Kl  pourquoi  ces  deux  princes  se  font-ils  la 
guerre? demanda  Sancho. 

Ils  se  font  la  guerre,  répondit  don  (Jiiicholle, 
parce  que  Alifanlaron  est  devenu  aiuourcus  de 
la  lillc  de  Penlapolin ,  très-belle  et  Irès-accorle 
dame,  mais  dirétienne  avant  tout  ':  et  comme 
.Vlil'anraron  est  païen,  Penlapolin  ne  veut  pas  la 
lui  donner  pour  femme,  (pi'il  n'ait  renoncé  à 
son  faux  prophète  Mahomet  cl  embrassé  le 
christianisme. 

Par  ma  barbe,  reprit  Sancho,  Pcntapolin  a 
raison,  et  je  l'aiderai  de  bon  cœur  en  tout  ce 
que  je  pourrai. 

Tu  ne  feras  (pie  luii  devoir,  répli(pia  don 
(Jiiicholle;  aussi  bien,  en  ces  sortes  d'occasions, 
il  n'est  point  nécessaire  d'être  armé  chevalier 
Tant  mieux,  re|)artil  Sancho.  .Mais  où  mel- 
Irai-je  mon  une,  pour  être  assuré  de  le  retrou- 
ver après  la  bataille'.'  car  je  n'ai  guère  envie  de 
III  y  risquer  sur  une  pareille  monture. 

Tii  peux,  dil  don  Qiiichotto,  le  laisser  aller  à 
raventure;  d'ailleurs,  vint-il  à  se  iierdrc,  nous 


aurons  ajuès  la  victoire  tant  de  chevaux  à  choi- 
sir, iiiieHossinante  hiiinémc  court  rixpic  d'être 
remplacé.  Mais  d'abord,  écoule-moi  :  avant 
(|u'elles  se  choiiuenl,  je  veux  t'ap[ireiidre  quels 
sont  les  priiicipaux  chefs  de  ces  deux  armées, 
(iagnons  cette  petite  éminence,  alin  que  lu 
puisses  les  découvrir  plus  aisément . 

En  niéiiie  temps,  ils  gravirent  une  h.nibiir, 
d'oi'l,  si  la  poussic'ic  Ile  les  cul  ciiipcrliés,  ils 
aiiiaiciil  pu  voir  (pie  c'étaieiil  iliiiv  tidiipcaiix 
(le  innutons  que  noire  chevalier  |>reiiail  pour 
deux  armées  ;  mais  comme  don  QuiclioUe 
voyait  toujours  les  choses  telles  (|ue  les  lui  pei- 
gnait sa  folle  imaginaliou,  il  coinnieiKja  d'une 
voix  éclalaule  à  parler  ainsi  : 

Viiis-ln  là-bas  ce  chevalier  aux  armes  dorées, 
ipii  porte  sur  son  écu  un  lion  couronné,  étendu 
aux  pieds  d'une  jeune  damoiselle'.'  eh  bien,  c'est 
le  valeureux  Laurcalco,  seigneur  du  l'uiit-d'Ai- 
gent.  Cet  autre,  (jni  a  des  armes  à  tleur  d'or  cl 
(pii  porte  trois  couronnes  d'argent  en  champ 
d'a/.nr,  c'est  le  redoutable  Micolambo,  grand- 
duc  de  (Juirochie.  A  sa  droite,  avec  cette  taille 
de  géant,  c'est  l'intrépide  Brandabarbaran  de 
Boliche,  seigneur  des  trois  Arables  :  il  a  pour 
cuirasse  une  peau  de  ser|)ent,  et  pour  écu  une 
des  portes  qu'on  prétend  avoir  appartenu   au 
temple  renversé  par  Sainson,  quand  il  se  ven- 
gea des  Philistins  aux  dépens  de  sa  propre  vie. 
Maintenant  tourne  les  yeux  de  ce  ciité,  et  tu 
jiourras  voir,  à  la  tète  de  celte  autre  armée,  l'in- 
vincible Timonel  de  Carcassone,  prince  de  la 
nouvelle  Biscaye  :  il  jiorte  des  armes  écarlelées 
d'azur,  de  sinople ,  d'argent  el  d'or,  et  sui  son 
éiu  un  chai  d'or  en  cliaiiip  de  pourpre,  avec 
ces  trois  lettres  M.  1.  l .,  ipii  forment  la  pre- 
mière svUabc  du  nom  de  sa  inailrcsse,  l'incom- 
parable tille  du  duc  .Vljdiénique  des  Algarves. 
Ce  cavalier  intrépide,  qui  fait  plier  les  reins  à 
celle  jument  sauvage,  cl  dont  les  armes  sont 
blanches  comme  neige,  l'écu  de  même  et  sans 
devise,  c'est  un  jeune  chevalier  français  appelé 
Pierre  Papin,  seigneur  des  baronnies  d'L  triipie. 


76 


DON   QUICHOTTE 


Cet  niilio  ;m\  iinnrs  lilt'iics,  ijiii  presse  les 
(Iniios  de  ce  zèl>re  rnpide,  c'est,  le  |iiiiss;iiit  due 
(le  Ncrvic,  Espailalilaïulo  du  Uocagc ;  il  a  dans 
son  CCI!  un  champ  semé  d'asperges,  avec  celle 
devise  :  Rastrea  mi  siwrlc^ 

Notre  héros  nomma  encore  une  l'ouïe  d'autres 
chevaliers  qu'il  s'imaginait  voir  dans  ces  pré- 
tendues armées,  donnant  à  chacun  d'eux,  sans 
hésiter  un  seul  instant,  les  armes,  couleurs  et 
devises  fpie  lui  fournissait  s(ui  iuépuisalilc  folie, 
et  sans  s'arrêter  il  poursuivit  : 

Ces  escadrons  (jui  se  déploient  en  face  de 
nous  sont  composés  d'une  multitude  de  nations 
diverses  ;  voici  d'abord  ceux  qui  hoivent  les 
douces  eaux  du  Xautlie  fameux  ;  vieiment  en- 
suite les  montagnards  qui  foulent  les  champs 
Massiliens  ;  plus  loin  ceux  (jui  crihieut  la  fine 
poudre  d'or  de  l'Heureuse  Arahie;  là  ceux  (|ui 
jouissent  des  fraîches  rives  du  limpide  Thermo- 
don  cl  ceux  qui  épuisent  par  mille  saignées  le 
Paclole  au  sable  doré  ;  les  Numides  à  la  foi  équi- 
voque ;  les  Perses,  sans  pareils  à  lirer  l'arc  ;  les 
Mèdes  et  les  Parthes,  habiles  à  coudjattre  en 
fuyant  ;  les  Arabes,  aux  tentes  voyageuses  ;  les 
Scythes  farouches  et  cruels;  les  Éthiopiens,  aux 
lèvres  percées;  enfin  nue  multitude  d'autres  na- 
tions dont  je  connais  les  visages,  mais  dont  je  n'ai 
pas  retenu  les  noms.  Dans  cette  autre  année,  tu 
dois  voir  ceux  (pii  s'abreuvent  au  limpide  cristal 
du  liétis,  dont  les  bords  sont  couverts  d'oli- 
viers ;  ceux  (pii  se  baignent  dans  les  ondes  dd- 
rées  du  Tage;  ceux  qui  jouissent  des  eaux  ferti- 
lisantes du  divni  XémI  ;  ceux  (pii  foulent  les 
champs  Tarlésiens  aux  gras  pâturages;  les  heu- 
reux liidiilants  des  délicieuses  prairies  de  Xérès: 
les  riches  Manchègues,  conromiés  de  jaunes 
épis;  les  descendants  des  anciens  Cnths  tout 
couverts  de  fer;  ceux  ijui  foui  pallie  leurs  Irou- 
pi'aux  dans  les  riches  pâturages  de  la  tour- 
noyante Gnadiana  ;  ceux  qui  habitenl  au  pied 
des  froides  montagnes  des  Pyrénées  ou  dans  les 

'  En  voie  ric  foilunp.  Mol  :'.  mol  :  Clicrclior  mon  ^orl  à  la 
pijie. 


neiges  de  l'Apennin;  en  un  mot  toutes  les  na- 
tions (pie  l'Europe  renferme  dans  sa  vaste  éten- 
due. 

Qui  pourrait  dire  tous  les  peuples  (pic  dé- 
nombra notre  lu'ros,  domianl  à  cliacun  (r(Mix, 
avec  une  merveilleuse  facilité,  les  attributs  les 
|)lus  précis,  rempli  (ju'il  était  de  ses  rêveries 
habituelles!  Oiiaiit  à  Sanclio,  il  était  si  aba- 
sourdi (pi'il  ne  soufflait  mot;  seulement,  les 
yeux  grands  ouverts,  il  loiiniait  de  temps  en 
temps  la  [vie  pourvoir  s'il  parviendrait  à  dé- 
couvrir CCS  chevaliers  et  ces  géants.  Mais,  ne 
voyant  rien  paraître  : 

Par  ma  foi,  s'écria-l-il,  je  me  donne  au  dia- 
ble, si  j'a|ier(;ois  un  seul  des  chevaliers  ou  des 
géants  que  Votre  Grâce  vient  de  nommer.  Tout 
cela  doit  être  enchantement,  comme  les  fantômes 
d'hier  au  soir. 

Comment  ]ienx-tu  parler  ainsi?  repartit  don 
Oiiicbolte;  n  eiilends-tii  pas  le  hennissement  des 
chevaux,  le  son  des  trompettes,  le  roulement 
des  tamliours'.' 

Je  n'entends  que  des  bèlemeuls  d'agneaux 
et  de  brebis,  répliqua  Sancho.  Ce  qui  était  vrai, 
car  les  deux  troupeaux  étaient  tout  proche. 

I.a  |u'ur  te  l'ail  voir  et  entendre  tout  de  tra- 
vers, dit  don  Quichotte  ;  car,  on  le  sait,  un  des 
elfets  de  cette  triste  passion  est  de  Iroubler  les 
sens  et  de  montrer  les  choses  autrement  qu'elles 
ne  sont.  Kli  bien,  si  le  courage  le  manque, 
tiens-toi  à  l'écart,  cl  laisse-moi  faire  ;  seul,  je 
sufils  pour  |iiuter  la  victoire  où  je  porterai  mon 
appui.  En  même  lcm|)s  il  (buiiic  de  l'éperon  à 
Rossinante,  el,  la  lance  en  arrêt,  se  précipite 
dans  la  plaine  avec  la  ra|iiclité  de  la  fondre. 

Arrêtez,  «-eignenr,  arrêtez,  lui  criait  Sancho  ; 
le  ciel  m'est  t(''inoin  que  ce  sont  des  moulons  et 
d's  brebis  que  vous  allez  atlaipier.  Par  l'àme  de 
mon  père,  (|ncili'  jolie  \(uis  possède?  Considérez, 
je  vous  plie,  ipril  iiv  a  ni  m  chevaliers,  ni 
géants,  ni  écus,  ni  armures,  ni  champs  d'as- 
perges, ni  aucune  autre  de  ces  choses  dont  vous 
jiarle/. 


l)i:    LA    MANCIIK 


77 


Il  courail  ç;i  el  là  en  n'iiélaiil  ii  liaulc  voix  :  Où  donc  Ci-lu,  suporlic  Alifaiifarou?  (l'ago  77.) 


Ces  cris  n'arrètniriil  pas  don  Oiiicliolli",  an 
conlrairo  il  votiférait  de  plus  belle  :  Courage, 
courage,  disait-il,  chevaliers  qui  romhattcz  sons 
la  bannière  du  valeureux  Pontapuliii  an  Bras- 
Retroussé!  suivez-moi,  el  vous  verrez  que  je 
l'aurai  bientôt  venge  du  traître  Alifanl'aron  de 
Taprobane. 

Kn  pariant  ainsi  il  se  jette  au  milieu  du 
troupeau  de  brebis,  et  il  se  met  à  larder  de 
tous  côtes,  avec  autant  d'ardeur  et  de  rage  que 
s'il  avait  eu  affaire  à  ses  pins  mortels  ennemis. 

Les  bergers  qui  conduisaient  le  troupeau 
crièrent  d'abord  à  notre  héros  de  s'arrêter,  de- 
mandant ce  que  lui  avaient  fait  ces  j)anvres 
hèles.  Mais  bientôt  las  de  crier  innliionicnt,  ils 
dénouèrent  leurs  frondes,  et  commencèrent  à 
saluer  notre  chevalier  d'une  grélc  de  cailloux 
plus  gros  que  le  poing,  avec  tant  de  diligence 
qu'un  coup  n'attendait  pas  l'autre.  Quant  à  lui, 


sans  daigner  .se  garantir,  il  courait  rà  et  là  eii 
répétant  à  haute  voix  :  Où  donc  cs-lu,  superbe 
Aiifanfaron'.'  approche,  approche;  je  t'allends 
seul  ici,  pour  te  faire  éprouver  la  force  de  mon 
bras  et  le  punir  de  la  peine  que  tu  causes  au 
valeureux  Pentapolin.  • 

De  tant  de  pierres  qui  volaient  autour  de 
l'intrépide  chevalier,  mie  enfin  l'atteignit  el  lui 
rcnfon(,a  deux  côtes  dans  le  corps.  \  la  violence 
du  coup  il  se  crut  mort,  ou  du  moins  grièvement 
blessé;  aussitôt  se  rappelant  son  baume,  il 
porte  la  burette  à  sa  bouche,  et  se  met  à  boire 
la  précieuse  liqueur.  Mais  avant  qu'il  en  eut 
avalé  quelques  gorgées,  un  antre  caillou  vient 
fracasser  la  burette  dans  sa  main,  cheniin  fai- 
sant lui  écrase  deux  doigts,  puis  lui  emporte 
Irois  on  quatre  dents.  Ces  deux  coups  étaient  si 
violents,  que  notre  chevalier  en  fut  jclé  à  terre, 
où  il  demeura  étendu.  Les  pâtres,  croyant  l'avoir 


78 


DON    QUICHOTTE 


liié ,  rassemblèrent  leurs  bètes  à  la  liiile,  puis 
chargeant  sur  leurs  épaules  les  brebis  mortes, 
au  nombre  de  sept  ou  huit,  sans  oublier  les 
blessées,  ils  s'éloignèrent  en  diligence. 

Pendant  ce  temps,  Sancho  était  resté  sur  la 
coUinc,  d'où  il  contemplait  les  folies  de  son 
maître,  et  s'arrachait  la  barbe  à  pleines  mains, 
maudissant  mille  l'ois  le  jour  et  riieure  où  sa 
mauvaise  l'ortnnc  le  lui  avait  fait  connaître. 
(Juaiid  il  le  vil  par  terre  et  les  bergers  hors  de 
portée,  il  descendit  de  la  colline,  s'approcha  de 
lui,  et  le  trouvant  dans  un  piteux  état,  quoiqu'il 
n'eût  pas  perdu  le  sentiment. 

Eh  bien,  seigneur,  lui  dit-il,  n'avais-je  pas 
averti  Votre  Grâce  (ju'elle  allait  attatjuer,  non 
pas  des  armées,  mais  des  troupeaux  de  mou- 
tons? 

C'est  ainsi,  re[>rit  don  Quichotte,  que  ce  bri- 
gand   d'enchanteur,  mon    ennen\i,   transforme 
tout  à  sa  fantaisie;  car,  mon  fils,  rien  n'est  aussi 
facile  pour  ces  gens-là.  Jaloux  de  la  gloire  que 
j'allais  acquérir,   ce    perfide    nécromant   aura 
changé  les  escadrons  de  chevaliers  en  troupeaux 
de  moutons.  Au  reste,  vcux-lu  me  faire  plai- 
sir et  te  désabuser  une  bonne   fois,  cli  bien, 
monte  sur  ton  âne,  et  suis  de  loin  ce  prétendu 
bétail  :  je  gage  qu'avant  d'avoir  fait  cent  pas 
ils  auront  repris  leur  première  forme,  et  alors 
tu  verras  ces  moutons  redevenir  des  hommes 
droits  et   bien  faits,  comme  je  les  ai  dépeints. 
Attends  un  ])eu   cependant,  j'ai  besoin  de  tes 
ser\ices;  approche  et  regarde  dans  ma  bouche 
combien    il   me  iiiaiu|uc   de  dents;   je   crois, 
en  vérité,  qu'il  ne  m'en  reste   pas  \me  seule. 
Sancho   s'approcha,  cl  comme  en  regardant 
de  si   près   il  avait  |ircs(pie    les  yeu\  dans  le 
gosier  de  son  maître,  le  baume  acheva  d'opérer 
dans  Tcstomac  de  don  Quichotte  ipji,  avec  la 
même  impétuosité  qn  aurait    pu   faiic  un  coup 
d'ari|uel)usc,  lam^a  tout  ce  qu'il  avait  dans   le 
corps  aux  veux  et  sur  la  barbi'  ilii  rompalissant 
écujer. 

Sainte  Vierge!  s'écria  SaïuliM,  rpie  \i(iit-il  de 


m'arriver  là?  Sans  doute  mon  seigneur  est 
blessé  à  mort,  puisqu'il  vomit  le  sang  par  la 
bouche. 

Mais  quaiul  il  eut  regardé  de  plus  près,  il 
reconnut  à  la  couleur,  à  l'odeur  et  à  la  saveur, 
que  ce  n'était  pas  du  sang,  mais  bien  le  baume 
(|u'il  lui  avait  vu  boire.  Alors  il  l'ut  pris  (l'une 
telle  nausée  que,  sans  avoir  le  temps  de  tourner 
la  tête,  il  lança  à  son  tour  au  nez  de  son  maître 
ce  (jne  lui-même  il  avait  dans  les  entrailles,  et 
tous  deux  se  trouvèrent  dans  le  plus  plaisant 
état  (pi'il  soit  possible  d'imaginer.  Sancho  cou- 
rut vers  son  âne  pour  prendre  de  quoi  s'essuyer 
le  visage  et  panser  son  seigneur;  mais  ne  trou- 
vant point  le  bissac  oublié  dans  l'hôtellerie,  il 
faillit  en  perdre  l'esprit.  Alors  il  se  donna  de 
nouveau  mille  malédictions,  et  résolut  dans  son 
cœur  de  planter  là  notre  héros  et  de  s'en  re- 
tourner chez  lui,  sans  nul  souci  de  la  récom- 
pense de  ses  services   ni  du  gouvernement  de 

nie. 

A])rès  de  pénibles  efforts,  don  Quichotte  réus- 
sit enfin  à  se  lever,  et  mettant  la  main  gauche 
sur  sa  bouche,  pour  appuyer  le  reste  de  ses 
dents,  il  prit  de  l'autre  main  la  bride  du  fidèle 
Ilossinante,  qui  n'avait  pas  bougé,  tant  il  était 
d'un  bon  naturel,  et  s'en  fut  trouver  Sancho.  En 
le  voyant  courbé  en  deux  sur  son  âne,  la  tète 
dans  SCS  mains,  connnc  un  honnne  enseveli 
dans  une  piofonde  tristesse:  Ami  Panza,  lui 
dit-il,  apprends  (ju'un  homme  n'est  pas  plus 
qu'un  autre,  s'il  ne  fait  davantage.  Ces  orages 
dont  nous  sommes  assaillis  ne  sont-ils  pas  des 
signes  évidents  que  le  temps  va  devenir  serein, 
et  nos  affaires  meilleures?  Ignores-tu  que  le 
bien  comme  le  mal  a  son  terme  ?  d'où  il  suit 
que  le  mal  ayant  beaucoup  duré,  le  bien  doit 
cire  proche.  Cesse  donc  de  iaflliger  des  dis- 
grâces qui  m'arrivenl,  d'autant  plus  que  lu  n'en 
souffres  pas. 

Comment',  repartit  Sancho;  est-ce  (pic  celui 
ipi'on  berna  hier  était  un  autre  rpic  le  iils  de 
mon  i)iic?  cl  le  bissac  (fuc  liui  m'a  pris,  avec 


DK   LA    MANCHE. 


loul  Cl'  qu'il  V  ;»v:tit  iloiluns,  irrLiit  pnil  rtio 
pas  à  moi  ? 

Quoi!  lu  as  pi'ielu  le  bissar?  s'écria  don  Oui- 
clioltc. 

Je  in'  sais  s'il  est  [terilii,  répondit  Sancho, 
mais  je  ne  le  trouve  pas  où  j '.li  eoulunie  de  le 
nicllre. 

Nous  voilà  donc  réduits  à  jeûner  aujourdliui? 
dit  noire  héros. 

Assurément,  répondit  lécuyer,  surtout  si  ces 
prés  manipient  de  ces  herbes  que  vous  con- 
naissez, et  (|ui  peuvent  au  besoin  servir  de 
nourriture  aux  pauvres  chevaliers  errants. 

Pour  le  dire  la  vérité,  continua  don  Quichotte, 
j'aimerais  mieux,  à  celte  heure,  un  (piarlier  de 
pain  bis  avec  deux  tètes  de  sardines,  que  toutes 
les  plantes  que  décrit  DioscoriJe,  même  aidé 
des  commentaires  du  l'umeux  docteur  l.ai^una'. 
Allons,  mon  (ils  Sancho,  monte  siu-  ton  Ane  et 
suis-moi;  Pieu,  i|ui  pourvoi!  à  toutes  choses, 
ne  nous  abandonnera  pas,  voyant  surtout  notre 
application  à  le  servir  dans  ce  pénible  exercice; 
car  il  n'oid)lie  ni  les  moucherons  de  l'air,  ni 
les  vermisseaux  de  la  terre,  ni  les  insectes  de 
l'eau,  et  il  est  si  miséricordieux  (ju'd  l';u(  luire 
son  soleil  sur  le  juste  et  sur  l'injuste,  et  répand 
sa  rosée  aussi  bien  sur  les  méchants  que  sur  les 
bons. 

En  vérité,  seigneur,  répondit  Sancho,  vous 
éliez  plutôt  l'ait  pour  être  prédicaleiu"  (pie  clie- 
valier  errant. 

Les  chevaliers  errants  savent  liuit  et  doivent 
tout  savoii,  dit  don  (Juichnlte;  on  a  vu  jadis 
tel  d'entre  eux  s'arrêter  au  beau  milieu  d'un 
chemin,  pour  laire  nu  sermon  ou  un  di>coiirs, 
comme  s'il  eût  pris  ses  licences  à  rUniversité  de 
Paris;  tant  il  est  vrai  ([ue  jamais  lépée  n'o- 
nioussa  la  plume  ni  la  plume  1  épée. 

Qu'il  eu  soit  connue  le  veut  Votre  (irài.e,  re- 
prit Sancho.  Maintenant  allons  cliercher  \m  gite 
pour  la  nuit,  et  plaise  à  Dieu  que  ce  .soit  dans 

'  Amlré  l.agiin.').  néi  Si-govic,  niJduiiii  de  romi>(-n'tii(".liar'nf- 
f.'.iiiil.  Irjiliul.'ur  pl  rnmmpnl  ilPiir  ili'  Dii>5i oiiilp. 


un  lieu  où  il  n'y  ait  ni  berneurs,  ni  fantônu-s, 
ni  Mores  enchantés,  car,  si  j'en  rencontre  en- 
core, je  dis  serviteur  à  la  chevalerie  et  j'envoie 
ma  part  à  tous  les  diables. 

Prie  Dieu  qu'il  nous  fe'uide,  mon  fds,  dit  don 
Quichotte,  et  prends  le  chemin  que  lu  voudras  ; 
je  te  'aisse  pour  cette  fois  le  soin  de  notre  loj^e- 
nicni.  Mais  d'abord,  donue-moi  ta  main,  et  làte 
a- ce  ton  doigt  combien  il  me  man(pie  de  dents 
à  la  mâchoire  d'en  haiil,  du  côté  droit,  car  c'est 
là  qu'est  mon  mal. 

Sancho  lui  mil  le  doigt  dans  la  bouche  ;  et 
après  l'avoir  soigneusement  examinée  :  Condiien 
de  dents  Voire  Grâce  était-elle  dans  riiabilude 
d'avoir  de  ce  coté?  demanda-l-il. 

(}ualre,  sans  compter  l'œillère,  et  toutes  bien 
saines,  répondit  don  Quichotte. 

Preiu'z  garde  à  ce  que  vous  dites,  observa 
Sancho. 

Je  (lis  quatre,  si  même  il  n'y  en  avait  cinq, 
ropiit  don  (Quichotte,  car  jusqu'à  cette  heure 
on  ne  m'en  a  arraché  aucune,  cl  je  n'en  ai 
jamais  perdu,  ni  par  carie,  ni  par  fluxion. 

Eh  bien,  ici  en  bas,  repartit  Sancho,  Votre 
Grâce  n'a  plus  (juc  deux  dents  cl  demie,  et  pas 
même  la  moitié  d'une  en  haut  ;  tout  est  ras 
connue   la  main. 

Malheureux  que  je  suis  !  s'écria  notre  héros  à 
cette  triste  nouvelle;  j'aimerais  mieux  (pi'iis 
m  eussent  cou]ié  un  bras,  i)(iuivu  que  ce  ne  lui 
pas  celui  de  l'épée  ;  car  tu  sauras,  mon  fils,  qu'une 
bouche  sans  dents  est  comme  un  moulin  sans 
meule,  et  qu'une  dent  est  |)lus  précieuse  (piun 
diamant.  Mais  tju'y  faire?  puisque  c'est  là  noire 
partage,  à  nous  qui  suiv(uis  hs  hjis  austères  de 
la  chevalerie  errante.  Marche,  ami,  et  conduis- 
nous,  j'irai  le  train  (pie  lu  voudras. 

Sancho  lit  ce  que  disait  son  maître,  et  s'ache- 
mina du  c('ilé  où  il  comptait  plus  sûrement 
trouver  un  gîte,  sans  s'écarter  du  grand  chciiiiii, 
fort  suivi  eu  cet  endroit.  Comme  ils  allaient  à 
petits  pas,  parce  que  don  Quichotte  éprouvait 
une  vive  douleur  que  le  mouvemciil  du  cheval 


80 


DON   QUICHOTTE 


augmentait  encore,  Sanclio  vonlnt  l'entretenir 
afin  irenilorniirsoM  mal;  et,  entre  autres  dioscs, 
il  lui  ilil  oc  ([u'on  verra  dans  le  chapitre  suivant. 


CHAPITRE   XIX 

DU    SAGE     ET     SPIRITUEL     ENTRETIEN    QUE    SANCHO 

EUT    AVEC    SON    MAITRE, 

DE     LA     RENCONTRE     QU'ILS     FIRENT     D'UN     CORPS     MORT, 

AINSI    QUE    D'AUTRES    EVENEMENTS    FAMEUX 

Je  crains  bien,  seigneur,  que  toutes  ces  mé- 
saventures qui  nous  sont  arrivées  depuis  quel- 
ques jours  ne  soient  la  punition  du  péché  que 
Votre  Grâce  a  commis  contre  l'ordre  de  sa  cheva- 
lerie, en  oubliant  le  serment  que  vous  aviez  l'ait 
de  ne  ])Dint  manger  pain  sur  nappe,  de  ne  point 
folâtrer  avec  la  reine,  enfin  tout  ce  (jue  vous 
aviez  juré  d'accomplir  tant  que  vous  n'auriez 
pas  enlevé  l'armet  de  ce  Malandrin,  ou  comme 
se  nomme  le  More,  car  je  ne  me  rappelle  pas 
très-bien  son  nom. 

Tu  as  raison,  répondit  don  Quichotte  ;  à  dire 
vrai,  cela  m'était  sorti  de  la  mémoire  ;  et  sois 
certain  que  c'est  pour  avoir  manqué  de  m'en 
faire  ressouvenir  que  lu  as  été  berné  si  cruelle- 
ment. Mais  je  réparerai  ma  faute,  car  dans  l'or- 
dre de  la  chevalerie  il  y  a  accommodement  pour 
tout  péché. 

Esl-ce  (jue  par  hasard  j'ai  juré  quelque  chose, 
moi'.'  répliqua  Sancho. 

Peu  importe  que  lu  n'aies  pas  juré,  dit  don 
Quichotte  ;  il  suffit  que  tu  ne  sois  pas  compléle- 
ment  à  l'abri  du  reproche  de  couq)licilé;  en 
tout  cas  il  sera  bon  de  nous  occuper  à  y  cher- 
cher remède. 

S'il  en  est  ainsi,  reprit  Sancho,  n'allez  pas 
oublier  votre  serment  comme  la  |)remière  fois  ; 
je  treudjie  ipi'il  ne  prouni;  encore  envie  aux  fau- 
lùmcs  de  se  divcrtii'  à  nus  dépens,  et  peut-être 
bien  à  ceux  de  Votre  Grâce,  s'ils  la  trouvent  eu 
rechute. 

Pendant  celle  conversation,  la  nuit  \h\l  les 
surprendre  au  milieu   du  chemin,   sans  (|u'ils 


eussent  trouvé  où  se  mettre  à  couvert,  et  le  pis 
de  l'affaire,  c'est  qu'ils  mouraient  de  faim,  car 
en  |)erdanl  le  bissac  ils  avaient  perdu  leurs  pro- 
visions. Pour  comble  de  disgrâce,  il  leur  arriva 
une  nouvelle  aventure,  ou  du  moins  (piehjue 
chose  qui  y  ressemblait  terriblement.  Malgré 
l'obscurité  de  la  nuit,  ils  allaient  toujours  devant 
eux,  parce  que  Sancho  s'imaginait  qu'étant  sur 
Je  grand  chemin  ils  avaient  tout  au  plus  une  ou 
deux  lieues  à  faire  pour  trouver  une  hôtellerie. 

Ils  marchaient  dans  cette  espérance,  l'écuyer 
mourant  de  faim,  et  le  maître  ayant  grande  envie 
de  manger,  lorsqu'ils  aperçurent  à  quelque  dis- 
tance plusieurs  lumières  qui  paraissaient  autant 
d'étoiles  mouvantes.  A  celte  vue,  Sancho  faillit 
s'évanouir  ;  don  Quichotte  luimcme  éprouva  de 
l'émotion.  L'un  tira  le  licou  de  son  âne,  l'autre 
retint  la  bride  de  son  cheval,  et,  tous  deux  s'ar- 
rétant  pour  considérer  ce  que  ce  pouvait  être,  ils 
reconnurent  (pie  ces  lumières  venaient  droit  à 
eux,  et  ipic  plus  elles  approchaient,  plus  elles 
grandissaient.  La  peur  de  Sancho  redoubla,  et 
les  cheveux  en  dressèrent  sur  la  tète  de  don  Qui- 
chotte qui,  s'affermissantsurses  étriers,  lui  dit: 
Ami  Sancho,  voici  sans  doute  une  grande  et  pé- 
rilleuse aventure,  où  je  pourrai  déployer  tout 
111011  courage  et  toute  ma  force. 

Malheureux  ({ue  je  suis  I  repartit  Sancho  ;  si 
c'est  encore  une  aventure  de  fantômes,  comme 
elle  en  a  bien  la  mine,  où  Irouverai-jc  des  côtes 
pour  y  suffire  '.' 

Fantômes  tant  qu'ils  voudront,  dit  don  Qui- 
chotte, je  le  réponds  ipi'il  ne  t'en  coûtera  pas  un 
seul  poil  de  ton  pourpoint  ;  si  l'aulre  fois  ils  t'ont 
jmié  un  mauvais  tour,  c'est  que  je  ne  pus  esca- 
lader cette  maudite  muraille;  mais  à  présent 
(pic  nous  sommes  en  rase  campagne,  j'aurai  la 
liberté  déjouer  de  l'épée. 

Ht  s'ils  vous  enchaiiIcMl  iiirore,  comme  ils 
roui  déjà  fait,  reprit  Sancho,  à  quoi  servira  que 
vous  ayez  ou  non  le  ehaiiip  libre'.' 

Prends  courage,  dit  don  Quichotte,  et  lu  vas 
nie  voir  à  l'épreuve. 


DE  LA  manche:. 


«I 


■"is^s"Ji 


l'jril,  S.  Rafon  et  T.'»,  im(). 


FuiTie,  Jouvet  et  C",  ^dît- 


Il  s'en  fui  liouver  Sanclio  (p.  "8). 


Eli  bien,  oui,  j'oii  aurai  du  courage,  si  Dieu 
le  veut,  n'pondit  Saiulio. 

Kt  tous  lieux  se  |)ortaut  à  l'écarl,  pour  consi- 
dérer de  nouveau  ce  que  pouvaient  être  ces  lu- 
mières qui  s'avançaient,  ils  aperçurent  bienlot 
un  grand  nombre  d'hommes  vêtus  dejjlanc. 

Cette  vision  abattit  le  courage  de  Sanclio,  à 
qui  les  dculs  couniiencùrent  à  claijuer  comme 
s'il  eut  eu  la  lièvre.  Mais  elles  lui  claipièrcnt  de 
plus  belle  quand  il  vit  distinctement  venir  droit 
à  eux  une  vingtaine  d'hommes  à  cheval,  enche- 
misés  dans  des  robes  blanches,  tous  portant  une 
lorciie  à  la  main,  et  paraissant  marmotter  quel- 
que chose  d'une  voix  basse  el  plaintive.  Derrière 
ces  hommes  venait  une  litière  de  deuil,  suivie 
de  six  cavaliers  couverts  de  noir  jusqu'aux  pieds 
de  leurs  mules.  Cette  étrange  apparition,  à  une 
pareille  heure  et  dans  un  lieu  si  désert,  eu  au- 
rait épouvanté  bien  d'autres  que  Sanelio,  dont 


aussi  la  valeur  fit  naufrage  en  cette  occasion  : 
mais  le  contraire  advint  pour  don  Quichotte,  ;'i 
ipiisa  folle  imagination  re|irésenta  sur-le-champ 
(pie  c'était  là  nue  des  aventures  de  ses  livres.  Se 
(iguraul  que  la  litière  renfermait  quelque  che- 
valier mort  ou  blessé,  dont  la  vengeance  était 
réservée  à  lui  seul,  il  se  cam|)e  au  milieu  du 
chemin  par  où  cette  troupe  allait  passer,  s'af- 
fermit sur  ses  étriers,  met  la  lance  en  arrêt,  et 
nie  d'une  voix  terrible  :  (jui  que  vous  soyez, 
halle-là;  dites-moi  qui  vous  êtes,  d'où  vous 
venez,  où  vous  allez,  "et  ce  que  vous  portez  sur 
ce  brancard'?  Selon  toute  apparence,  vous  avez 
reçu  (juelquo  outrage,  ou  vous-mêmes  en  avez 
fait  à  quehpi'un.  .\insi  donc,  il  l'aut  ipie  je 
le  sache,  ou  pour  vous  punir  ou  |miui'  vdus 
venger. 

Nous  sommes  pressés,  répondit  un  des  cava- 
h'ers,  l'hôtellerie  est  encore  loin,  et  nous  n'a- 

II 


82 


DON    tllUCIloT 


vous  ps  le  temps  do  vous  l'cndrc  los  comptes 
que  vous  dcmamlr/..  Kii  disant  cela,  il  |>i(|iia  sa 
mille  et  passa  outre. 

Arrêtez,  insolent,  lui  cria  don  Qiiicliotte,  en 
saisissant  les  rênes  de  la  mule;  soyez  plus  poli 
e!  réjiondez  sur-Ie-cliamp,  sinon  préparez-vous 
au  combat. 

La  bète  était  oniliraf:;euse  ;  se  sentant  prise 
an  mors,  elle  se  cabra,  et  se  renversa  sur  scm 
maitro  fort  rudement.  Ne  pouvant  faire  autre 
chose,  un  valet  qui  était  à  pied  se  mit  à  diic 
mille  injures  à  don  Ouicliotte,  lequel  déjà  en- 
flammé de  colère  fomlit  la  lance  basse  sur  un 
des  cavaliers  velus  de  deuil,  et  l'étcndit  par 
terre  en  fort  mauvais  état.  Dp,  celui-ci  il  passe 
à  un  autre,  et  c'était  merveille  de  voir  la  vi- 
gueur et  la  promptitude  dont  il  allait,  de  sorte 
qu'en  ce  moment  on  eût  dit  que  Rossinante 
avait  des  ailes,  tant  il  était  fier  et  léger. 

Ces  gens  étaient  peu  courageux  et  sans  armes  ; 
ils  prirent  bientôt  l'épouvante,  et  s'enfnyant  à 
travers  champs  avec  leurs  torches  enflammées, 
on  les  eût  pris  pour  des  masques  courant  dans 
une  nuit  de  carnaval.  Les  hommes  aux  manteaux 
noirs  n'étaient  pas  moins  troublés,  et  de  plus 
end)arrassés  de  leurs  longs  vêtements;  aussi  don 
(juicholte,  lra|)pant  à  son  aise,  demeura  maître 
du  champ  de  bataille,  la  troupe  épouvantée  le 
prenant  pjour  le  diable  qui  venait  leur  enlever  le 
corps  enfermé  dans  la  litière.  Sancho  admirait 
l'intrépidité  de  son  seigneur,  et  en  le  regardant 
faire  il  se  disait  dans  sa  barbe  :  Il  faut  pourtant 
bien  que  ce  mien  inaitre-là  soit  aussi  brave  et 
aussi  vaillant  cpi'il  li'  |in'lrii(|. 

Cependant,  à  la  lueur  d'une  turclu'  qui  brû- 
lait encore,  don  Ouicliotte  apercevant  le  cavalier 
qui  était  resté  gisant  sous  sa  mule,  courut  lui 
metire  la  pointe  de  sa  lance  contre  la  poitrine, 
lui  criant  de  se  rendre,  .le  ne  suis  que  trop 
rendu,  répondit  l'homme  à  terre,  puisque  je  ne 
saurais  bouger,  et  que  je  crois  avoir  une  jambe 
rassée.  Si  vous  êtes  chrétien  et  gentillionune,  je 
vous  supplii'  (je  ne  pas  me  tuer  ;  aussi  bien, 


vous  commettriez  un  sacrilège,  car  je  suis  li- 
cencié, et  j'ai  reçu  les  premiers  ordres. 

Va  (|ui  diable,  étant  homme  d'église,  vous 
amène  ici  ?  demanda  don  Quichotte. 

Ma  mauvaise  fortune,  répondit-il. 

Elle  pourrait  s'aggraver  encore,  si  vous  ne  ré- 
pondez sur  l'heure  à  toutes  mes  questions,  ré  • 
pliqua  notre  héros. 

Rien  n'est  plus  facile,  seigneur,  rcjuit  le  li- 
cencié ;  il  me  suillra  de  vous  dire  que  je  m'aji- 
pelle  .\lonzo  Lopès,  que  je  suis  natif  d'Alcovendas, 
et  (pie  je  viens  de  Baeça  avec  onze  autres  ecclé- 
siastiques, ceux  que  vous  venez  de  mettre  en 
fuite;  nous  accompagnons  le  corps  d'un  gentil- 
homme mort  depuis  quelque  temps  à  Bacça,  et 
qui  a  voulu  être  enterré  à  Ségovie,  lieu  de  sa 
naissance. 

Et  qui  l'a  tué,  ce  gentilhomme?  demanda 
don  Ouichotle. 

llii'U,  pai'  une  fièvre  maligne  (pTil  lui  a  en- 
voyée, répondit  le  licencié. 

En  ce  cas,  répliqua  notre  chevalier,  le  sei- 
gneur m'a  déchargé  du  soin  de  venger  sa  mort, 
comme  j'aurais  du  le  faire  si  quelque  autre  lui 
eût  ôli'  la  vie.  Mais  puisque  c'est  Dieu,  il  n'v  a 
(|u'à  se  taire  et  à  plier  les  épaules,  connue  je 
ferai  moi-même  quand  mon  heure  sera  venue. 
Mainten;uit,  seigneur  licencié,  apprenez  que  je 
suis  un  clu^valier  de  la  Manclic,  connu  sons  li^ 
nom  de  don  (Juicliolte,  et  (pie  ma  profession 
est  d'aller  jiar  le  monde,  redressant  les  torts  ci 
réparant  les  injustices. 

Je  ne  sais  coninienl  vous  redressez  les  torts, 
reprit  le  licencié;  mais  de  droit  (pie  j'étais,  vous 
m'avez  mis  en  un  bien  triste  élal,  avec  une 
jambe  rompue,  (pie  je  ne  verrai  pent-étrejamais 
l'cdicssée.  L'injustice  que  vous  avez  réparée  à 
mon  égard  a  été  de  m'en  faire  une  irréparable, 
et  si  vous  cherchez  les  aventures,  moi  j'ai  ren- 
conli('la  plus  fâcheuse,  en  me  trouvant  sur  votre 
chemin. 

Toutes  choses  n'oiil  pas  iiniiie  succès,  dit 
don  (Juicholle:  le  mal  cvl  venu  de  ce  que  vous 


iiK  LA  M  A  m:  m;. 


X7> 


cl  vos  loiiipajînoiis  tlicmiiioz  la  iiiiil  avec  ces 
loiiys  m;uili'au\  Je  deuil,  ceS  surplis,  eus  loi- 
ilii's  l'iillanniiL'L's,  iiinruioUanl  je  ne  sais  quoi 
L'iilre  les  ileuls,  cl  U'Is  inliii  (|ue  \oiis  seniblc/. 
j^ens  lii-  l'aulii'  muuhIi'.  \ou>  \oye/.  ilmic  tiuo  ji' 
u'ai  pu  lueuipiViii'i'  do  roniplii-  mon  devoir,  el 
je  l'aurais  l'ait  quand  liien  luèuie  vous  auriez  élé 
aulaul  de  dialdes,  eoiuuic  je  l'ai  cru  d'aliord. 
Puisque  mou  mallieur  l'a  \oulii  ainsi,  repartit 
le  licencié,  il  faut  s'en  consoler  ;  je  vous  supplie 
seulenienl,  seigneur  chevalier  errant,  de  m'ai- 
der  à  me  dégager  de  dessous  celte  mule  :  j'ai 
une  jandic  prise  entre  l'étrier  el  la  selle. 

(Jue  ne  le  disiez-vons  |)lus  toi!  lepril  don 
(JuichoUe  ;  autreuieul  nous  aurions  conxer.'-é 
jusqu'à  demain. 

Il  cria  à  Sanclio  de  venir  ;  mais  celui-ci  n'a- 
vail  garde  de  se  liàtcr,  occupé  cpi  il  était  à  dé- 
valiser un  mulet  chargé  de  vivres  que  menaient 
avec  eux  ces  lions  piètres  :  il  t'allut  attendre 
qu'il  eùl  l'ail  de  sa  casaques  une  espèce  de  sac 
el  l'eût  chaigéesur  son  âne  après  l'avoir  larcie 
de  loul  ce  qu'il  put  y  l'aire  entrer.  11  cournl  en- 
suite à  sou  maître,  (|u'il  aida  à  dégager  le  licen- 
cié de  dessous  sa  mule  el  à  remellre  en  selle. 
Don  Quichotte  rendit  sa  torche  à  cet  homme, 
cl  lui  permit  de  rejoindre  ses  compagnons,  eu 
le  priant  de  leur  l'aire  ses  excuses  pour  le  Irai- 
lemcnt  qu'il  leur  avait  infligé,  mais  qu'il  n'avait 
pu  ni  dû  s'empêcher  de  leur  faire  subir. 

Seigneur,  lui  dit  Sancho  en  le  voyant  prêt  à 
s'éloigner,  si  vos  compagnons  demaudenl  ipiel 
est  ce  vaillant  chevalier  qui  les  a  mis  en  l'uile, 
vous  leur  direz  que  c'est  le  fameux  don  Qui- 
chotte de  la  Manche,  aulremcnt  appelt''  le  che- 
valier de  la  Triste-ligure. 

Quand  le  liceiu'ié  fut  paiti,  don  Quiclndte  de. 
nianila  à  Sancho  pourquoi  il  l'avait  appelé  le 
chevalier  de  la  Triste-ligure  i)lulôl  à  celte  heure 
(pi'à  tonte  autre. 

C'csl  qu'en  vous  regardant  ù  la  lueni-  de  la 
torche  que  tenait  ce  pauvre  diahlc,  répondit 
Sancho,  j'ai  trouvé  à  Voire  Grâce  une  phvsiono- 


inie  si  singulière,  que  j(ï  n'ai  jamais  lieu  \\\  de 
senddahle;  il  faut  qui'  ecla   vims  vienne  de  la 
fatigue  du  cnndial  un  lir  la  perte  de  vos  dents. 
Tu  n'v  es  pas,  dit  don  (Juicliolte.  (irois  plulol 
(|iic  le  sai.;e  ipn  ilml  un  juur  éerne  l'Iiistiiue  de 
mes  exploits  aura  trouvé  bon  (pie  j'aie  un  surnom 
comme  tous  les  chevaliers  mes  prédécesseurs. 
L'un  s'appelait  le  chevalier  de  l'Ardeiile-Kpée, 
un  autre  le  chevalier  de  la  Licorne,  celui-ci  des 
Damoiselles,   celui-là  du   l'iienix,  nn  antre  du 
Griffon,  nn  antre  de  la  Mort,  el  ils  élaienl  mn- 
nus   sous  ces  noms-là   par  toute  la    terre,   .le 
pense  donc  que  ce  sage  l'aura  mis  dans  la  pen- 
sée el  sur  le   bout  de  la  langue   le  surnom  de 
(hevalierde  la  Triste-Figure;  je  veux  le  porter 
désormais,  el,  pour  cela,  je  suis  décidé  à  l'aire 
peindre  sur  mon  écn  fpieh|ne  figure  extraordi- 
naire. 

Par  ma  loi,  seigneur,  reprit  Sancho,  Votre  Grâce 
peut  se  dispenser  de  faire  peindre  celle  figure-là, 
il  sul'lira  de  vous  montrer  :  vos  longs  jeûnes  el 
le  mauvais  étal  de  vos  mâchoires  vous  l'ont  une 
mine  si  étrange,  qu'il  n'y  a  iieinlure  qui  puisse 
en  approcher,  el  ceux  qui  vous  verront  ne  man- 
(incriuit  jias  de  vous  donner,  sans  autre  image 
et  sans  nul  écn,  le  lumi  de  chevalier  de  la  Triste- 
Figure. 

Don  Quichotte  ne  put  s'eiu|iccher  de  sourire 
de  la  saillie  de  son  écuyer  ;  mais  il  n'en  résolut 
pas  moins  de  prendre  le  surnom  qu'il  lui  avait 
donné,  el  de  se  faire  peindre  sur  son  écu  à  la 
première  occasion.  Sais-lu  bien,  Sancho,  lui 
dil-il,  que  je  crains  de  me  voir  excommunié 
])our  avoir  ])orté  la  main  sur  une  chose  sainte, 

snivaiit  ce  texte  :  Si  quis,  sitadeiite  diabolo 

Kt  jiourlant,  à  \rai  dire,  je  ne  l'ai  pas  touchée 
de  la  main,  mais  seulement  de  la  lance;  outre 
ipie  je  ne  crovais  pas  que  ce  fussent  là  des 
prêtres,  ni  rien  (pii  aiqiartînt  à  l'Église,  que 
j'Iinnore  el  respecte,  comme  chrélieii  catlm- 
liqne,  mais  des  fantômes  et  i\r-  babilaiil-;  de 
l'antre  mnnde.  .\n  surplus,  il  .s'en  faut  de 
beanciinp  que  mon  cas  suit  aussi  grave  (|ue  celui 


84 


DON    (MIICIIOT 


(lu  cid  Kuy  Hias,  (ini  lui  cxconimuiiié  ])ar  lo 
|iajic  CM  pcisuriiK'  jioiir  avoir  osé  briser,  en  pic'- 
soncf  do  Sa  Sainli'ti',  le  rautcuil  d'iin  aiiihassa- 
(leur;  ce  (pii  ii'cinpèclia .pas  Rodrigue  tie  A'i\ar 
d'être  Mtu  jiour  loyal  et  vaillant  chevalier. 

Le  licencié  s'étant  éloiyuc  conuiu'  je  l'ai  dit, 
sans  souiller  mot,  don  (juicliotl(^  \oulul  savoir 
si  ce  ()\ii  était  dans  la  litière  était  liieu  le  corps 
du  geutillionnue,  ou  seulement  sou  s(pielelle  ; 
maisSanclio  ne  voulut  jaTUiiis  y  consentir  :  Sei- 
gneur, lui  dit-il,  Votre  Grâce  a  mis  lin  à  celle 
aventure  à  moins  de  frais  (lu'aucunc  de  celles 
ijue  nous  avons  rencontrées  jus(]u'ici.  Si  ces 
gens  viennent  à  s'a|iercevoii'  (|ue  c'est  un  seul 
homme  cpii  les  a  mis  en  fuite,  ils  peuvent  leve- 
nir  sui'  leurs  pas  et  nous  causer  hien  des  soucis. 
Mou  àne  est  en  bon  état,  la  montague  est  pro- 
che, la  faiui  U(Uis  talonne,  ipravousnous  de 
uiieuv  à  faire  sinon  de  nous  retirer  doucement'.' 
Oue  le  mort,  comme  ou  dit,  s'en  aille  à  la 
sépulture,  et  le  vivant  à  la  pâture. 

Là-dessus,  poussant  sou  àne  dcsanl  hil,  il 
pria  son  luaitre  de  le  suivre,  ce  (pu'  celui-ci  lit 
sans  répliquer,  voyant  liieu  (jue  Sancho  avait 
raison. 

Après  avoir  cheminé  (juelque  temjis  entre 
deu.v  coteaux  qu'ils  distinguaient  à  peine,  ils 
arrivèrent  dans  un  vallon  sjiacieux  et  découxert, 
où  don  Quichotte  mit  pied  à  terre.  I.à,  assis  sur 
riierhe  fraîche,  et  sans  autre  assaisonnement 
que  leur  appétit,  ils  déjeunèrent,  dînèrent  et 
soupèrent  loiil  à  la  fois  avec  les  provisions  que 
Sancho  avait  trouvées  en  aiiiinijanie  dans  les 
jiauiers  des  ecclésiastiques,  lesquels,  ou  le  sait, 
sont  rarement  gens  à  s'oublier.  Mais  luie  disgrâce 
que  Sancho  trouva  la  pire  de  lentes,  c'est  qu'ils 
luduraieut  de  soif,  el  (|u'ils  n'avaient  pas  même 
niu' goutte  d'eau  pnur  se  désaltérer.  Aussi  notre 
écuycr,  senlant  que  le  pré  autour  d'euv  était 
couvert  d'une  herbe  fraiche  el  humide,  dit  à  son 
uiaitre  ce  qu'on  va  ia|qiorler  dans  le  chapitre 
Minant. 


ClIM'ITliH  \\ 

DE    LA    PLUS    ÉTONNANTE    AVENTURE    QU'AIT   JAMAIS 

RENCONTREE    AUCUN    CHEVALIER    ERRANT.     ET     DE    LAQUELLE    DON 

QUICHOTTE    VINT    A    BOUT    A    PEU     DE    FRAIS 

L'herbe  sur  la(|uelle  nous  sounnes  assis,  dit 
Sancho,  nu;  parait  si  fraiche  et  si  drue,  (|u'il 
doit  Y  avoir  ici  près  (jueh|ue  ruisseau;  aussi  je 
ei'ois  (ju'en  cbercbaul  uu  peu,  nous  trouveron> 
de  (juoi  apaiser  celte  soif  (pii  nous  tourmente, 
et  (pii  me  sendile  plus  cruelle  encore  ipie  la 
faim. 

Don  (juichotle  lot  de  cet  avis;  prenant  Ros 
sinantc  par  la  briile,  et  Sancho  sou  àne  jiar  le 
licou,  a|)rès  lui  avoir  mis  sur  le  dos  les  restes  du 
sou|)cr,  ils  counnencèi-ent  à  marcher  en  tâton- 
nant, parce  (]ue  l'obscurité  était  si  grande  qu'ils 
ne  pouvaient  rien  distinguer.  Ils  n'eurent  |ias 
fait  deux  cents  pas,  (pi'ils  eulendireut  un  grand 
bruit,  pareil  à  celui  d'une  cascade  cpii  tombe- 
rait du  haul  d'un  rocher.  Ce  iuuit  leui'  causa 
d'abord  bien  de  la  joie  ;  mais  en  écoutant  de 
ijuel  coté  il  luiuvait  venii',  ils  entendirent  un 
autre  biuit  qui  leur  parut  beaucoup  moins 
agréable  que  le  premier,  surtout  à  Sancho,  na- 
turellement très  poltron.  C'étaient  de  grands 
con|is  sourds  frappés  en  cadence  avec  un  cii- 
ipielis  de  ferrailles  et  de  chaînes  qui,  joint  au 
biuit  ail'reiix  du  torrent,  aurait  terrilié  lou 
autre  que  notre  héros. 

La  nuit,  comme  je  l'ai  dit,  était  foit  obscure, 
el  le  hasard  les  avait  conduits  sous  de  graiuls 
arbres,  dnnl  un  veut  frais  agitait  les  feuilles  et 
les  branches  :  si  bien  (pu'  ridi>curité,  le  iuuit  de 
l'eau,  le  uun'mure  du  feuillage,  et  ces  grands 
coups  (pii  ne  cessaient  de  retentir,  tout  cela 
semblait  l'ait  |iour  inspirer  la  terreur,  d'autant 
plii'-  qu'ils  lie  sa\aieiit  pas  où  ils  l'Iaieiit  el  que 
le  joui'  tardait  à  paraître.  Mais,  loin  de  s'épou- 
vanter, l'iulrépide  diui  (jiiicholte  sauta  sur  Ros- 
sinante, el  einbias>aiit  son  écu  :  Ami  Sancho, 
lui  dit-il,  apprends  (|ue  le  ciel  m'a  fait  naître  en 
ce  iiiaiidil  Mecle  de  fer  pniir  r.niiriier  i";igi'  d'or; 


I)  r,    L  A    M  A  N  r,  11  K 


85 


Poil  Quichotte  lui  cria  de  se  rendre  (p.  S2j. 


à  moi  sont  réservées  les  grandes  actions  et  les 
IHM'illeiiscs  avoiitnros;  c'est  moi,  je  te  le  r(5iu"'tc', 
qui  dois  l'aire  oublier  les  chevaliers  ilo  hi  T;\l)lc 
ronde,  les  douze  pairs  de  France,  les  neuf 
preux,  les  Olivantes,  les  Belianis,  les  l'Ialir,  les 
Phcbus,  et  tous  les  chevaliers  errauls  des  temps 
passés.  Remarque,  cher  et  fidèle  écuyer,  les  lé- 
nèlires  de  celle  nuit  et  son  i)rofond  silence; 
écoute  le  bruit  sourd  et  confus  de  ces  arbres, 
l'eflroyable  vacarme  de  celle  eau  qui  semble 
tomber  des  montagnes  de  la  Lune,  et  ces  coups 
redoublés  tpii  déchirent  nos  oroille>  :  une  seule 


de  ces  choses  suflirait  pour  éloiiner  le  dieu 
Mars  lui-même.  Eh  bien,  tout  cela  n'est  (pi'ini 
aiiruillon  pour  mon  courage,  et  déjà  le  cu'ur 
me  bondit  dans  la  poitrine  du  désir  d'affron- 
ter celte  aventure,  lout(!  piMilleiise  iiti'dlo 
s'annonce.  Serre  donc  un  peu  les  sangles  à  Rossi- 
nante, et  reste  en  la  garde  de  Dieu.  Tu  m'at- 
tendras ici  pendant  trois  jours ,  au  bout  des- 
quels, si  tu  ne  me  vois  pas  revenir,  tu  pourras  t'en 
retournera  uolic  sillage;  après  quoi  tu  le  ren- 
dras avi  Toboso  a(in  de  dire  à  la  sans  pareille 
Duleiiiée  que    li;    ehevalicr   son    esclave   a  péri 


80 


I)  U  iN    (J  U  I  C  11  0  T  T  !■; 


|llHll'    ;\Voir   VlUlllI    ('llll'('|M'LMl(ll'C     lIl^S     clldSCS    (|lli 

|iussL'iil  le  rciulif  digiK'  (rdlc. 

[■Al  unli'iKhuil  sdii  iiiiiilro  iiailcr  de  l;t  sdi  li', 
Saiiclio  se  mil  h  plcuror  :  ScijiiR'ur,  lui  ilit-il, 
|iniiri|iioi  \iiln'  Giàcc  vt'ul-i'llc  s'engager  dans 
uiu'  si  |iéiill('Uso  avenluro'.'  Il  esl  nuit  noiic,  on 
iii'  nous  voit  iioint  :  nous  iiouvoiis  dour  (luiltcr 
II"  chtMinii  et  (''vilor  ce  danger.  Coinnie  iieisonnc 
ne  sera  t(''moin  de  nolie  relraite,  personne  ne 
|iniirra  nous  accuser  de  |iiiltronnerie.  J"ai  siui- 
vent  entendu  dire  à  noire  curé,  (|ue  vous  con- 
naissez bien  :  «Celui  qui  cherche  le  péiil,  y  pé- 
lira  »;  ainsi  gardez-vous  de  tenter  Dieu  eu  vous 
jetant  dans  une  aventure  dont  un  miracle  pour- 
rait seul  nous  tirer.  Xe  vous  su  dit-il  pas  (juc  le 
ciel  vous  ait  garanti  d'être  berné  comme  moi, 
et  (pi'il  vous  ait  donné  pleine  victoire  sur  les 
gens  qui  accompagnaient  ce  défunt'.'  Mais  si 
tout  cela  ne  peut  toucher  votre  cœur,  (jue  du 
moins  il  s'attendrisse  en  pensant  (pi'à  peine 
m'aurez-vous  abandonné,  la  peur  livrera  mon 
àme  à  ([ui  voudra  la  prendre.  J'ai  (jnilté  mon 
pays,  j'ai  laissé  ma  femme  et  mes  enfants  pour 
suivre  Votre  Grâce,  espérant  y  gagner  et  non  y 
perdre;  mais,  conune  on  dit,  convoitise  rompt 
le  sac  ;  elle  a  détruit  mes  espérances,  car  c'est 
au  moment  où  j'allais  mettre  la  main  sur  ctîtie 
ile  (jue  vous  m'avez  |)romise  tant  de  fois,  que 
vous  voulez  m'abandonner  dans  un  lieu  si  éloi- 
gné du  connniMce  des  lionmics.  l'our  l'amour 
de  Iticu,  mon  cher  maître,  n'ajez  pas  celle 
cruauté,  et  si  vous  vouiez  absolument  cntre- 
prendie  celte  maudite  aventure,  attendez  jus- 
•piau  malin.  i)'après  ce  (|ue  j'ai  appris  étant 
berger,  il  n'y  a  giu''re  plus  de  tinis  luiiics  d'ici 
à  raui)e;  en  effet,  la  bouche  de  la  l'ilile  Ourse' 
ili'passe  1.1  léle  di'  la  croix,  et  elle  man|Me  nu- 
nuit  à  la  ligne  du  bras  gauche. 

Comment  vois-in  cela'.'  dit  don  Quichotte  ;  la 
nuit  est  .si  obscure  qu  un  n'aperçoit  pas  une 
seule  étoile  dans  tout  le  ciel. 

'  Le;.  |jcr);crs  cs|ngnol8  nppellvnl  la  conilellaliuii  île  la  l'clitc 
Ourw  la  botina  (le  clairon)- 


C'est  viai,  lépondit  Sani ho  ;  mais  la  peur  a 
de  bons  yeux,  et  d'ailleurs  il  est  lac  ile  de  con- 
naître (|\i'il  n'y  a  pas  loin  d'ici  au  joui-. 

(Ju'il  \ienne  lot  ou  (pi'il  vienne  lard,  reprit  don 
Quiciiutle,  il  ne  sera  pas  dit  que  des  prières  et  des 
larmes  m'auront  empêché  de  faire  mon  devoir 
de  chevalier.  Ainsi,  Sancho,  toutes  les  paroles 
sont  inutiles.  Le  ciel,  qui  m'a  mis  au  cceur  le 
dessein  d'affronter  cette  formidaldu  aventure, 
saura  m'en  tirer,  ou  [)rendra  soin  de  loi  après 
ma  mort.  Sangle  Hossinanle,  et  attends-moi  ;  je 
te  promets  de  revenir  hientùl,  moit  ou  vif. 

Sancho,  voyant  l'inébranlable  résolution  de 
son  maître,  et  (pie  ses  prières  et  ses  larmes  n'v 
pouvaient  rien,  prit  le  jiarli  tl'user  d'adresse 
alin  de  l'obliger  malgré  lui  d'atlcmlre  le  jour; 
pour  cela,  avant  de  serrer  les  sangles  à  Rossi- 
nante, il  lui  lia,  sans  faire  semblant  de  rien,  les 
jambes  de  derrière  avec  le  licou  de  son  âne,  de 
fa(;on  ipie  lorsque  don  Quichotte  voulut  partir, 
son  cheval,  au  lieu  d'aller  en  avant,  ne  faisait 
(|ue  sauter.  \^\\  bien,  seigneur,  lui  dit  Sancho 
satisfait  du  succès  de  sa  ruse,  vous  voyez  que  le 
ciel  esl  de  mon  coté,  il  ne  veut  pas  que  Rossi- 
nante bonne  d'ici.  Si  vous  vous  obstinez  à  tour- 
meulcr  cette  [uiuvre  bétc,  elle  ne  fera  (juc  re- 
gimber contre  l'aiguillon,  et  mellrc  la  fortune 
en  mauvaise  humeur. 

1*011  Quichotte  enrageait;  mais  voyant  ipic 
plus  il  ])iqiiait  Rossinante,  moins  il  le  faisait 
avancer,  il  prit  le  parti  d'attendre  le  jour  ou  le 
bon  vouloir  de  son  cheval,  sans  (pi'un  seul  iiis- 
I  iiit  il  lui  vint  à  l'cspiil  ipie  ce  put  être  là  un  tour 
de  son  éeiner.  l'uiMpie  Rossinante  ne  veut  pas 
bouger  de  place,  ilil-il,  il  faut  lieu  me  rési- 
gner à  allcndre  l'aube,  (|uel(pie  regiet  (pie  j'en 
aie, 

l'.t  (jii'y  a-l-il  de  si  làcheu.V  '.'  reprit  Sancho  ; 
pendant  ce  temps,  je  ferai  des  contes  à  Votre 
Glace,  et  je  m'engagea  lui  en  fdimiir  jusqu'au 
jour,  à  moins  ipi'elle  n'aime  mieux  mettre  pied 
à  terre,  et  dormir  sur  le  gazon,  à  la  manière  des 
chevaliers  errants.  Itcmain  vous  en  serez,  plus 


I 


m      I.  A     MANCII 


XI 


lt>|iOS('',  l'I    lllit'lIX   (Ml    t''l;il    (ri'llllr|inMnll('   irtir 

iivi'nlmv  i|iii  vous  jilteml. 

Moi,  doiiiiir  !  moi,  iiiollro  |iii(l  :i  toiiv  1  s'i'- 
cria  don  QiiiclioUe  ;  suis-je  donc  un  de  ces  ilie- 
valicrsqui  reposent  (inaïul  il  s'agit  de  romballie? 
Hors,  dors,  loi  qui  es  né  pour  dormir,  ou  fais  ce 
que  lu  voudras  :  pour  moi,  je  connais  mon  devoir. 
Ne  vous  fàiliez  point,  mon  cher  seigneur,  re- 
prit Sanclio  ;  je  dis  cela  sans  iiKuivaisc  iiilciilnui  ; 
puis  s"approclia;it,  il  mit  une  main  sni' le  devant 
de  la  selle  de  son  maître,  porta  l'anlie  siu-  l'ar- 
çon de  derrière,  en  sorte  qu'il  lui  emlirassait  la 
cuisse  gauche  et  s'y  tenait  ci  amponné,  tant  lui 
causaient  de  peur  ces  grands  coups  qui  ne  ilis- 
continuaient  pas. 

Fais-moi  qnehpie  conte,  lui  dit  don  Oui- 
cliotte,  pour  me  distraire  en  attendant. 

Je  le  ferais  de  bon  canir,  répondit  Sanclio,  si 
ce  Imiil  ne  m'ùtaii  la  parole.  Cependant  je  vais 
tâcher  de  vous  conter  une  histoire,  la  meilleure 
peut-être  (juc  vous  ayez  jamais  entendue,  si  je 
la  puis  retrouver,  et  qu'on  me  la  laisse  couler 
en  liberté.  Or,  écoutez  bien  :  je  vais  commencer. 
l'n  jour  il  y  avait  ce  qu'il  y  avait,  (jik^  le  bicii 
qui  vient  soit  pour  tout  le  Hioude,ct  le  mal  pour 
qui  va  le  cliercher.  Remar(]uez,  je  vous  prie,  sei- 
gneur, ipie  les  anciens  ne  commençaient  pas 
leurs  contes  au  hasard  comme  nous  le  faisons  au- 
jourd'hui. Ce  que  je  viens  de  vous  dire  est  une 
sentence  de  (!aton,  le  censureur  romain,  qui  dit 
que  le  mal  est  pour  celui  qui  va  le  chercher  :  cela 
vient  fort  à  propos  potir  avertir  Votre  Grâce  de 
se  tenir  tranquille,  cl  de  ne  pas  aller  chercher 
le  mal,  mais  an  contraire  de  prendre  une  autre 
route,  puisque  personne  ne  ikuis  force  de  suivre 
celle-ci,  où  l'on  ijimil  (pie  tous  les  diables  nous 
attomlent. 

Poursuis  ton  conte,  repartit  don  Ouichotte,  et 
laisse-moi  le  choix  du  chemin  que  nous  devons 
prendre. 

.le  dis  donc,  reprit  Sanclio,  qu'en  un  certain 
endroit  de  PEstrauiadure  il  v  avait  un  berger 
chevrier,  c'esl-à-dire  qui  gardait  de<  chèvres, 


leipiel  berger  ou  clii-vrier,  dit  le  coule,  s'appelait 
l.opez  Ituys,  et  ce  berger  Lojiez  Riijs  était  amou- 
reux d'une  bergère  nommée  laTor:il\a,  laquelle 
bei'gèie  uoiimit'e  la  Toralva  était  lille  d'un  riche 
pasteur  (pii  a\,iit  un  grand  tniupeau,  lequel  ri- 
che pasteur,  (pii  avait  nu  grand  troupeau 

Si  tu  t'y  prends  île  celte  façon,  iiiterrom|)it 
don  fluichotle,  et  que  In  répètes  toujours  deux 
fois  la  uiéme  chose,  lu  ne  liiiirasdr  louglenips  ; 
conte  ton  histoire  en  liniiiiiie  d'esprit,  siiKni  je 
te  dispense  d'achever. 

'foules  les  nouvelles  se  content  ainsi  en  nos 
veillées,  reprit  Sanclio,  et  je  ne  sais  point  conter 
d'une  autre  façon  ;  trouvez  bon,  s'il  vous  plaît, 
que  je  n'invente  pas  de  nouvelles  coutumes. 

Conte  donc  à  ta  fantaisie,  ilit  don  Ouicholle, 
piiis(pie  mon  mauvais  sort  veut  que  je  soisl'orcé 
de  l'écouter. 

l'.li  bien,  vous  saurez,  mon  cher  maître,  con- 
tinua Sancho,  que  ce  berger  était  amoureux, 
comme  je  l'ai  dit,  de  la  bergère  Toralva,  créa- 
ture joulflue  et  rebondie,  fort  diflicile  à  gouver- 
ner et  qui  tenait  un  peu  de  l'homme,  cai-  elle 

avait  de  la  barbe  au  menton,  si  bien  que  je 
crois  la  voir  encore. 

Tu  l'as  donc  connue?  demanda  don  Oui- 
cholle. 

foiiil  du  lout,  répondit  S.incho  ;  mais  celui 
de  (pii  je  tiens  le  conte  ma  dit  qu'il  en  était  si 
cerlaiu,  ijue  lorsque  je  ]o.  ferais  à  d'autres  je 
pouvais  jurer  hardimeiil  que  je  l'avais  vue.  Or 
donc,  les  jours  allant  et  venant,  le  diaide.  qui  ne 
dort  point  et  qui  se  fourre  partout,  lit  .-i  bien 
que  l'amour  du  berger  pour  la  bergère  se  chan- 
gea en  baille,  cl  la  cause  en  l'ut,  disaient  les 
mauvaises  langues,  une  bonne  quantité  de  pe- 
tites jalousies  (]ue  lui  donnait  la'foralva,  et  qui 
passaient  la  plaisanterie.  Depuis  lors,  la  haine 
du  berger  en  vint  à  ce  point  (pi'il  ne  pouvait 
plus  souffrir  la  bergère;  aussi,  |)our  ne  pas  la 
voir,  il  lui  prit  fantaisie  de  s'en  aller  si  loin 
qu'il  n'en  euteudit  jamais  parler.  Mais  dès 
r|u'elie  se  vit  dédaignée  de  Lopez  Ruys,  la  To- 


88 


DON    QUICHOTTE 


rulva  so  mil  tdiit  h  rmi|i  ;"i  l';iini(>r  cl  criil   lois 
[liiis  (|iie  ccliii-ri  n'iiviiil  j;\iii;us  hiil. 

\oilà  bien  le  iintiirel  dos  rciiuiics,  intorroiii|iit 
don  QuichoUc  ;  elles  déilaigncnl.  iiui  les  aime, 
et  elles  aiment  qni  les  dédaigne.  Continue. 

Il  arriva  donc,  reprit  Sanclio,  que  le  berger 
parlit,  poussant  ses  clièvres  devant  lui,  nts'aclic- 
iiiinaul  par  les  plaines  de  rEslramaduie,  droit 
vers  le  royaume  de  Portugal.  La  Toralva,  ayant 
appris  cela,  se  niilà  sa  poursiiile.  Elle  le  suivait 
de  loin,  pieds  nus,  un  bourdon  à  la  main,  et 
portani  à  son  rou  un  petit  sac,  où  il  y  avait,  à 
ce  (|u'on  prétend,  un  morceau  de  miroir,  la  moi- 
tié d'un  peigne,  avec  une  petite  boîte  de  fard 
pour  le  visage.  Mais  il  y  avait  ce  qu'il  y  avait, 
peu  importe  quant  à  présent. 

Finalement,  le  berger  arriva  avec  ses  clièvres 
sur  le  bord  du  (iuaiiiana,  à  l'endroit  où  le  fleuve 
sortait  presque  de  son  lit.  Du  côté  où  il  était,  il 
n'y  avait  ni  ban|MC,  ni  balelier,  ni  personne 
pour  le  passer  lui  et  son  troupeau,  ce  dont  il 
mourait  d'angoisse,  parce  qu'il  sentait  la  To- 
ralva sur  SCS  talons,  et  qu'elle  l'aurait  fait  en- 
rager avec  SCS  prières  et  ses  larmes.  En  regar- 
dant de  Ions  côtés,  il  aperçut  un  pécheur  (jui 
avait  un  tout  petit  bateau,  mais  si  petit  (ju'il  no 
pouvait  contenir  (ju'un  lionnno  el  uiu'  chèvre, 
(lommc  il  n'y  avait  pas  à  balancer,  il  lait  mar- 
ché avec  lui  pour  le  passer  ainsi  que  ses  trois 
cents  chèvres.  Le  pécheur  amène  le  Imlcaii,  cl 
passe  une  chèvre;  il  ro\ient  et  en  passit  une 
autre;  il  revient  encore  cl  en  i)ass(!  une  troi- 
sième. OucV(ttrc  Grâce  veuille  bien  l'aire  atten- 
lion  au  nondirc  de  clirMcs  ipi'il  plissait  sm' 
l'autre  rive  ;  car  s'il  vous  m  c'cliappc  une  seule, 
je  ne  répoiulsde  rien,  et  mon  histoire  s'arrêtera 
tout  net.  Or,  la  rive,  de  ce  côté,  était  glissante 
et  escarpée,  ce  qui  faisait  (pic  le  pi'chour  niel- 
lait beaucoup  de  temps  à  chaque  voyage.  Avec 
litul  cela,  il  allait  toujours,  passait  ui;e  chèvre, 
|iuis  une  autre,  el  une  autre  encore. 

Oue  ne  dis-lu  ipi'il  les  passa  toutes,  inter- 
roinpil  don  Ouichulle,  i-ans  le  faire  aller  eljvenir 


de  la  sorte!  tu  n'auras  pas  achevé  demain  de 
passer  les  chèvres. 

Combien  A'otrc  Grâce  croit-elle  qu'il  y  en  a 
de  passées  â  cette  heure?  demanda  Snnclio. 

l']t  (jui  diable  le  saurait?  ré|)oiulit  don  Qui- 
chotte :  penses-tu  (pic  j'y  aie  pris  garde? 

Eh  bien,  voilà  ce  ipio  j'avais  prévu,  reprit 
Sancliû  ;  vous  n'avez  |ias  voulu  compter,  el  voilà 
mon  conte  Uni  ;  il  n'y  a  plus  moyen  de  conti- 
nuer. 

Est-il  donc  si  nécessaire,  dit  don  Quichotte, 
de  savoir  le  compte  des  chèvres  qui  sont  pas- 
sées, ([ue  s'il  en  manque  une  tu  ne  puisses  con- 
limier  ton  récit  ? 

(tui,  seigneur,  répondit  Sancho;  et  du  mo- 
ment que  je  vous  ai  demandé  combien  il  y  avait 
de  chèvres  passées,  et  que  vous  avez  répondu 
que  vous  n'en  saviez  rien,  dès  ce  moment  j'ai 
oublié  tout  ce  (pii  me  restait  à  dire,  et  par  ma 
fui,  c'est  graïul  dommage,  car  c'était  le  meil- 
leur. 

Ton  histoiio  est  donc  lluio?  dit  don  Qui- 
chotte. 

Aussi  liiiie  que  la  vie  de  ma  mère,  reprit 
Sancho. 

En  vérité,  Sancho,  continua  notre  chevalier, 
voilà  bien  le  plus  étrange  conte,  et  la  plus 
bizarre  manière  de  raconter  (pi'il  soit  possible 
d'imaginer.  Mais  qu'attendre  de  ton  esprit?  ce 
vacarme  eoiitiiiuel  l'aura  sans  doute  brouillé  la 
cervelle? 

Cela  se  pouriait,  ré|iondit  Sancho  ;  mais  quant 
au  conte,  je  sais  qu'il  liiiil  toujours  là  où  man- 
que le  coni|ilc  des  clièvres. 

(Ju'il  Unisse  oùil  pourra,  dit  don  Quicliotle  ; 
voyons  maintenant  si  mou  cheval  voudra  mar- 
cher; et  il  se  mit  à  repi(|ucr  liossinanlc  qui  se 
remit  à  faire  des  sauts,  mais  sans  bouger  de 
place,  tant  il  était  bien  allaché. 

En  ce  moment,  soil  (|uc  la  liaiclieur  du  ma- 
tin commençât  à  se  faire  sentir,  soil  que  Sancho 
cul  mangé  la  veille  (|ucl(pie  chose  de  laxatif, 
soit  plutôt  que  la  nature  o|iéi  âl  toute  seule,  noli  e 


DE    LA    MANCIIK. 


J-aru,  s.  Rj, 


Faiî-moi  quelque  conli',  lui  dil  ilon  Quicliollo  (p.  8"), 


i'cuycr  se  sentit  pressé  d'un  fardeau  dont  il  clait 
malaise  (|u'nn  autre  le  soulageât  ;  mais  le  pauvre 
diable  avait  si  grand' pi'ur,  ipi'il  n'osait  s'éloi- 
f;ncr  tant  soit  peu.  Il  lui  fallait  pourtant  apporter 
remède  à  un  mal  que  chatjne  minute  de  retard 
rendait  plus  incoinuKule;  aussi,  pour  tout  con- 
cilier, il  relira  doucement  la  main  droite  dont 
il  tenait  l'arçon  de  la  selle  de  son  maître,  et  se 
mettant  à  son  aise  du  mieux  qu'il  put,  il  détacha 
l'aiguillette  qui  retenait  ses  chausses,  lesipielles 
lomlianl  sur  ses  talons  lui  restèrent  aux  pieds 
comme  des  entraves  ;    ensuite  il  releva  sa  che- 


mise, et  mit  à  l'air  les  deux  moitiés  d'un  ohjet 
qui  n'était  pas  de  luiiue  encolure.  Cela  fait, 
il  crut  avoirachevé  le  jdus  difficile  ;  mais  quand 
il  voulut  essayer  le  reste,  serrant  les  dents, 
pliant  les  épaules  et  retenant  son  haleine,  il  ne 
|)Ut  s'einpéclicr  de  pinihiirc  certain  bruit  dont 
le  son  était  fort  différent  de  celui  qui  les  impor- 
tunait depuis  si  longtemps. 

(Ju'esl-ce  (pie  j'entends'?  demanda  lirnsquc* 
mont  don  (juicliolte. 

Je  ne  sais,  seigneur,  répondit  Sanciio.  Vous 
verre/,  que  ce  sera  quel(|ue  nouvelle  diablerie. 


90 


DON    QUICHOTTE 


car  les  avciilures  ne  coinniciicent  jamais  pour 
lieu. 

Notre  héros  s'en  étant  lieureusement  tenu  là, 
Sanclio  lit  une  nouvelle  tentative,  qui  celte 
Ibis  eut  un  succès  tel  que  sans  avoir  cause  le 
nioindl'c  bruit  il  se  trouva  délivré  du  plus  lourd 
iiu'deau  (ju'il  eiU  porté  de  sa  vie.  Mais  comme 
lion  Quicliolte  n'avait  pas  le  sens  de  l'odorat 
moins  délicat  que  celui  de  rouie,  et  que  d'ail- 
leurs Sanclio  était  à  son  côté,  certaines  vapeurs 
montant  presque  en  ligne  droite  ne  manquèrent 
pas  de  lui  révéler  ce  qui  se  passait.  A  peine  en 
fut-il  frapjié,  que  se  serrant  le  nez  avec  les 
doigts  :  Sancho,  lui  dit-il,  il  me  semble  que  tu 
Us  grnnd'peur. 

(Icla  .se  peut,  répondit  Sanciio,  et  ponnpioi 
Votre  (iràce  s'en  aperçoit-elle  plutôt  à  cette 
heure  ([u'auparavant. 

C'est,  reprit  notre  chevalier,  que  tu  ne  sen- 
tais pas  si  fort,  et  ce  n'est  pas  l'ambre  que  tu 
sens. 

Peut-être  bien,  dit  Sancho,  mais  ce  n'est  pas 
tua  faute;  aussi  pourquoi  me  tenir  à  pareille 
heure  dans  un  lieu  comme  celui-ci'.' 

Ël(>ign(!-l(ii  de  trois  ou  quatre  pas,  repiit  don 
(Juielinllc,  cl  désormais  fais  atlenlion  à  la  per- 
sonne et  à  ce  {[ue  lu  dois  à  la  mienne  ;  je  vois 
bien  que  la  trop  grande  familiarité  dont  j'use 
avec  toi  est  cause  de  ce  maii(]ue  de  respect. 

Je  gagerais,  répliipra  Sancho,  que  Votre 
Grâce  s'imagine  (pie  j'ai  lail  (jiiclquc  chose  qui 
ne  doit  pas  se  faire. 

Assez,  assez,  repartit  don  nuiLhulIc;  il  n'est 
pas  bon  d'appuyer  là- dessus. 

Ce  fut  en  ces  entreliens  et  autres  semblables 
ipie  noire  chevalier  et  son  écuycr  passèrent  la 
nuit,  liés  (|uu  ce  dernier  \it  le  jour  prêt  à  iinin- 
ilte,  il  releva  ses  chausses,  et  délia  doucement 
les  jand)es  de  Rossinante,  qui,  se  sentant  libie, 
se  mil  à  il  a|ip(r  plusieurs  fois  la  leirc  des  pieds 
de  dc\;int;  (|uaul  à  des  courbettes,  c'était  pour 
lui  liiiit  défendu.  Son  mailrc,  le  voyant  en  étal 
lie  marcher,  en  coni;nt    le  jirésafie   ipi'il  élail 


temps  de  commencer   cette  grande  aventure. 

Le  jour  achevait  de  |»araîlre,et  alors  les  objets 
pouvant  se  distinguer,  don  Quicholle  vit  qu'il 
était  dans  un  bois  de  chàlaigniers,  mais  toujours 
sans  pouvoir  deviner  d'où  venait  ce  bruit  qui  ne 
cessait  point.  Sans  plus  tarder,  il  résolut  d'en 
aller  reconnaître  la  cause;  et  faisant  sentir  l'é- 
peron il  Rossinante  pour  achever  de  l'éveiller, 
il  dit  encore  une  l'ois  adieu  à  son  écuycr,  en  lui 
réitérant  rordredel'altendre  pendant  trois  jours, 
el,  s'il  tardait  davantage,  de  tenir  |iour  certain 
tpi'il  avait  perdu  la  vie  en  affrontant  ce  terrible 
danger,  il  lui  répéta  ce  qu'il  devait  aller  dire 
de  sa  |)art  à  sa  dame  Dulcinée;  enlin  il  ajouta 
que  pour  ce  qui  était  du  payement  de  ses  gages, 
il  ne  s'en  mit  point  en  peine,  parce  qu'avant  de 
partir  de  sa  maison  il  y  avait  pourvu  par  son 
testament.  Mais,  continua-t-il,  s'il  plaît  à  Dieu 
que  je  sorte  sain  et  sauf  de  cette  périlleuse  af- 
faire et  que  les  enchanteurs  ne  s'en  mêlent  point, 
sois  bien  assuré,  mon  enfant,  que  le  moins  que 
lu  puisses  espérer,  c'est  File  que  je  l'ai  pro- 
mise. 

A  ce  discours,  Sancho  se  mit  à  pleurer, 
jurant  à  son  maître  qu'il  était  prêt  à  le  suivre 
dans  celle  maudite  aventure,  dùt-il  n'en  jamais 
revenir.  Ces  pleurs  cl  celle  honorable  résolu- 
tion, qui  montrent  que  Sancho  était  bien  né 
el  tout  au  moins  vieux  chrélien,  dit  l'auteur  de 
celte  histoire,  allondrircul  si  fort  donOuichotlc, 
que  poui'  110  pas  laisser  j);uaitrc  de  faiblesse,  il 
marcha  sur-le-champ  du  côté  on  l'ajqielait  le 
bruit  de  ces  grands  coups;  el  Sancho  le  suivit 
à  pied,  tirant  par  le  licou  son  âne;  élernel  com- 
pagnon de  sa  mauvaise  fortune. 

Après  avoir  marché  quelque  tcmps^  ils  arri- 
\ircnl  (lan^  un  pré  biuilt'  de  rochers,  du  haut 
desipiels  lombait  le  lorrenl  (pi'ils  avaient  d'a- 
bord entendu.  Au  pied  de  ces  rochers  se  trou- 
vaient (|iielques  mauvaises  cabanes,  iiliitôl  sem- 
blables à  des  masures  qu'à  des  liabilalions,  et 
là  ils  coinmcncèrcnl  à  reconnaître  d'où  venaient 
ces  coups  qui  ne  disconlinuaient  point,  'l'anl  de 


DK    LA    MANCHE. 


91 


Imiit,  et  si  piotlio,  p;uiit  Iroultler  Rossiiiiinli'; 
mais  notre  rhcvalier,  le  flattant  tlf  la  main  cl  île 
Il  voi\-,  s'approcha  peu  à  peu  des  masures,  se 
rocominaïulaiil  ilo  toute  sou  âme  à  sa  dame 
Hulcini'e,  la  suppliant  de  lui  être  en  aide  et 
priant  Dieu  de  ne  point  l'oublier.  Quant  à  San- 
ciio,  il  n'avait  ^'arde  de  s'éloigner  de  son  maî- 
tre, cl,  le  cou  tendu,  il  regardait  entre  les  jaud)es 
de  Uossinante,  s"efr(ir(,'anl  île  découvrir  ce  qui 
lui  causait  tant  de  peur.  A  peine  eurent-ils  lait 
encore  cent  pas,  qu'ayant  dépassé  une  pointe 
de  rocher,  ils  virent  enlin  ddù  venait  tout  ce 
tintamarre  qui  les  tenait  dans  de  si  étranges 
alarmes.  Que  cette  découverte,  lecteur,  ne  te 
cause  ni  regret  ni  dépit  :  c'était  tout  simple- 
ment six  marteaux  à  foulon,  qui  n'avaient  pas 
cessé  de  battre  depuis  la  veille. 

A  celte  vue,  don  Quichotte  nsla  muet.  Saii- 
clio  le  regarda,  et  le  vit  la  tète  baissée  sur  la 
poitrine  connue  un  homme  confus  et  consterné, 
lion  Quichotte  à  son  tour  regarda  Sancho,et,lui 
voyant  les  deux  joues  enflées  comme  un  honmie 
qui  ciève  d'envie  de  rire,  il  ne  put,  malgré  son 
désappointemeni,  s'empêcher  de  commencer  lui- 
même  :  de  sorte  que  l'écuyer,  ravi  (juc  son 
maître  eût  donné  le  signal,  laissa  partir  sa 
gaieté,  et  cela  d'une  façon  si  démesurée,  qu'il 
fut  obligé  de  se  serrer  les  côtes  Avec  les  poings 
pour  n'en  pas  suffoquer.  Quatre  fois  il  s'arrêta, 
et  (|uatre  fois  il  recommença  avec  la  même 
force;  mais,  ce  qui  acheva  de  faire  perdre  pa- 
tience à  don  Quichotte,  ce  fut  lorsque  Sancho 
alla  se  planter  devant  lui,  et  en  le  contrefaisant 
d'un  air  goguenard,  lui  dit  :  a  Apprends,  ami 
Saneho,  que  le  ciel  m'a  fait  naître  pour  ramener 
l'âge  d'or  dans  ce  maudit  siècle  de  fer  :  à  moi 
sont  réservées  les  grandes  actions  et  les  péril- 
leuses aventures »  cl  il  allait  continuer  de 

jdus  belle,  quand  notre  chevalier,  trop  en  colère 
pour  souiïrir  que  son  écuyer  plaisantât  si  libre- 
ment, lève  sa  lance,  et  lui  en  applique  sur  les 
épaules  deux  coups  tels  q,ue  s'ils  lui  fussent 
aussi  bien    tombés  sm-   la  tète,  il   so  trouvait 


dispensé  de  payer  ses  gages,  si  ce  n'est  à  ses 
héritiers. 

Sanclio,  voyant  le  mauvais  succès  de  ses  plai- 
santeries et  craignant  qiio  son  maître  iw  recom- 
mençât, lui  dit  avec  une  contenance  Innnble 
et  d'un  ton  tout  contrit  :  Votre  firàce  veut-elle 
donc  nu'  luer'.'  ne  voit-elle  pas  (pic  ji'  plaisante? 

C'est  jiarcc  que  vous  raillez  que  je  ne  raille 
pas,  moi,  re|uil  don  Ouicholle.  Réponde/,  mau- 
vais plaisant;  si  celte  aventure  avait  été  .véri- 
table aussi  bien  qu'elle  ne  l'était  pas,  n'ai-je 
pas  montré  tout  le  courage  nécessaire  pour  l'en- 
treprendre et  la  mener  à  fin?  Suis-je  obligé,  moi 
qui  suis  chevalier,  de  connaître  tous  les  sons 
ipic  j'entends,  et  de  distinguer  s'ils  viennent  ou 
non  de  marteaux  à  foulon,  surtout  si  je  n'ai 
jamais  vu  de  ces  marteaux?  c'est  votre  affaire  à 
vous,  misérable  vilain  qui  êtes  né  au  milieu  de 
ces  sortes  de  choses.  Supposons  un  seul  instant 
que  ces  six  marteaux  soient  autant  de  géants, 
donnez-les-moi  à  combattre  l'un  après  l'autre, 
ou  tous  ensemble,  peu  iiriniporte;  oh!  alors,  si 
je  ne  vous  les  livre  pieds  et  poings  liés,  raillez 
tant  qu'il  vous  plaira. 

Seigneur,  répondit  Sancho,  je  confesse  que 
j'ai  eu  tort,  je  le  sens  bien;  mais,  dites-moi, 
maintenant  que  nous  sommes  quittes  et  (|iic  la 
paix  est  faite  entre  nous  (Dieu  puisse  vous  tirer 
sain  et  sauf  de  foules  les  aventures  comme  il 
vous  a  lire  de  celle-ci!),  n'y  a-t'il  pas  de  quoi 
faire  un  bon  conte  de  la  fpyeur  que  nous  avons 
eue?  moi,  du  moins;  car,  je  le  sais,  la  peur 
n'est  pas  de  votre  connaissance. 

Je  conviens,  dit  don  Quichotte,  que  dans  ce 
qui  vient  de  nous  arriver  il  y  a  quelque  chose 
de  plaisant,  cl  qui  prèle  à  rire;  cependant  il  me 
semble  peu  sage  d'en  parler,  tout  le  monde  ne 
sachant  pas  prendre  les  choses  comme  il  faut, 
ni  en  faire  ion  usage. 

Par  ma  foi,  seigneur,  reprit  Sancho,  on  ne 
dira  jias  cela  de  Votre  Grâce.  Peste  !  Vous  savez 
joliment  prendre  la  i:ince  et  vous  en  servir 
coimiic   il    i'aiit,  excepté   pourtant    lors(|ue,  vi- 


92 


DON    QUICHOTTE 


sant  à  la  tête,  vous  donnez  sur  les  épaules  ;  car 
si  je  n'eusse  fait  un  mouvement  de  v\W',  j  en 
tenais  de  la  bonne  fat-on.Au  reste,  n'en  parlons 
plus  :  tout  s'en  ira  à  la  première  lessive;  d'ail- 
leurs, qui  aime  bien  cluilic  bien,  sans  compter 
qu'un  bon  maître,  quand  il  a  dit  une  injure  à 
son  valet,  ne  manque  jamais  de  lui  donner  des 
chausses.  J'ignore  ce  qu'il  donne  après  des 
coups  de  gaule  ;  mais  je  pense  (jue  les  che- 
valiers errants  donnent  au  moins  à  leurs 
écuyers  des  îles  ou  quelques  royaumes  en  terre 
ferme. 

La  chance  pourrait  finir  par  si  bien  tourner, 
reprit  don  Quichotte,  que  ce  que  tu  viens  de 
dire  ne  tardât  pas  à  se  réaliser.  En  attendant, 
pardonne-moi  le  passé  :  tu  sais  que  l'homme 
n'est  pas  maître  de  son  premier  mouvement. 
Cependant,  afin  que  tu  ne  t'émancipes  ])lus  à 
l'avenir,  je  dois  t'apprcndie  une  chose  :  c'est 
que,  dans  tous  les  livres  de  chevalerie  que  j'ai 
lus,  et  certes  ils  sont  en  assez  bon  nombre,  je 
n'ai  jamais  trouvé  d'écuycr  qui  ôsàt  parler  de- 
vant son  maître  aussi  librement  que  lu  le  fais; 
et,  en  cela,  nous  avons  tort  tous  deux,  toi,  de 
n'avoir  pas  assez  de  respect  pour  moi,  et  moi, 
de  ne  pas  me  faire  assez  respecter.  I/écuyer 
d'Amadis,  Gandaiin,  qui  devint  comte  de  l'île 
Ferme,  ne  parlait  jamais  à  son  seigneur  que  le 
bonnet  à  la  main,  la  Icle  baissée,  et  le  corps 
incliné,  mure  turqiiesco,  à  la  manière  des  Turcs. 
Mais  que  dirons-nous  de  cet  écuyer  de  don 
Galaor,  (iasabal,  Io()ul'I  l'ut  si  discret  que,  pour 
instruire  la  postérité  de  son  merveilleux  silence, 
l'auteur  ne  le  nomme  (ju'une  seule  fois  dans 
cette  longue  cl  véri(li(|ue  histoire,  (ie  que  je 
viens  de  dire,  Sancho,  c'est  afin  de  le  faire  sentir 
la  distance  qui  doit  exister  entre  le  maître  et 
le  serviteur.  Ainsi,  vivons  désormais  dans  une 
plus  grande  réserve,  et  sans  prendre,  conmie  on 
dit,  trop  de  corde  ;  car,  enfin ,  de  quelque 
manière  que  je  me  fâche,  ce  sera  toujours  tant 
pis  pour  la  cruche.  Les  récompenses  que  jr  t'ai 
promises  arriveroni  eu  li'ur  temps;  ol  fallùl-il 


s'en  passer,  les  gages  au  moins  ne  manqueront 
pas. 

Tout  ce  que  vous  dites,  soigneur,  est  très- 
bien  dit,  répliqua  Sancho  ;  mais,  si  par  hasard 
le  temps  des  récompenses  n'arrivait  point  et 
qu'on  dût  s'en  tenir  aux  gages,  apprenez-moi, 
je  vous  jM  ic,  ce  que  gagnait  un  écuyer  de  che- 
valier errant  :  faisait-il  marché  au  mois,  ou  à  la 
journée? 

Jamais  on  n'a  vu  ces  sortes  d'écuyers  être  à 
gages,  mais  à  merci,  répondit  don  Quichotte.  Si 
je  t'ai  assigné  des  gages  dans  mon  testament, 
c'est  qu'on  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver;  et 
comme  dans  les  temps  calamitcux  où  nous  vi- 
vons, tu  parviendrais  i)cut-êlre  difficilement  à 
prouver  ma  chevalerie,  je  n'ai  pas  voulu  que 
pour  si  peu  de  chose  mon  âme  fût  en  peine  dans 
l'autre  monde.  Nous  avons  assez  d'autres  tra- 
vaux ici-bas,  mon  pauvre  ami,  car  tu  sauras 
qu'il  n'y  a  guère  de  métier  plus  scabreux  que 
celui  de  chercheur  d'aventures. 

Je  le  crois,  reprit  Sancho,  puisqu'il  a  suffi  du 
bruit  de  (piclques  marteaux  à  foulon  pour  trou- 
bler l'àme  d'un  errant  aussi  valeureiLX  que  l'est 
Votre  Grâce;  aussi  soyez  bien  certain  qu'à  l'ave- 
nir je  ne  rirai  plus  quand  il  s'agira  de  vos  af- 
faires, et  que  maintenant  je  n'ouvrirai  la  bou- 
che que  pour  \;ous  honorer  comme  mon  maître 
cl  mon  véritable  seigneur. 

C'est  le  moyen  que  tu  vives  longuement  sur 
la  terre,  dit  don  Quichotte,  car  après  les  pères 
et  les  mères,  ce  qu'on  doit  respecter  le  plus 
ce  sont  les  maîtres,  car  ils  en  tiennent  lieu. 


CUM'ITRE  XXI 

QUI    TRAITE    DE    LA   CONQUÊTE    OE    L'ARMCT    DE    MEMOniN, 

ET    D'AUTRES   CHOSES 

ARRIVEES    A    NOTRE    INVINCIBLE    CHEVALICn 

En  ce  moment,  il  rommonra  à  tomber  un  pou 

lie  pluie.  Sancho  eut  liieii  voulu  se  mettre  à  cou- 
vert fhu<  les  moulins  à  l'onlon,  mais  don  Qui- 


DR    LA    MANCHE. 


!•'. 


Sancho  fui  obligé  dp  se  serior  les  colos  avec  les  Jcu\  poings  (p.  91). 


cholle,  depuis  le  leur  qu'ils  lui  avaient  joué, 
les  avait  pris  en  si  grande  aversion,  que  jamais 
il  ne  voulut  consentir  à  y  mettre  le  pied.  Chan- 
geant donc  de  clicmin,  il  en  trouva  bientôt  :"i 
droite  un  semblable  à  celui  qu'ils  avaient  par- 
couru le  jour  précédent. 

A  peu  de  distance  don  Quichotte  aperçut  un 
cavalier  qui  portait  sur  sa  tète  un  objet  brillant 
comme  de  l'or.  Aussitôt  se  tournant  vers  San- 
cho :  Ami,  lui  dit-il,  sais-lu  bien  qu'il  n'y  a 
rien  de  si  vrai  que  les  proverbes  ?  ce  sont  au- 
tant de  maximes  tirées  de  l'expérience  même. 


Mais  cela  est  surtout  vrai  du  proverbe  qui  dit  : 
Quand  se  ferme  une  porte,  une  autre  s'ouvre. 
En  effet,  si  la  fortune  nous  ferma  hier  soir  la 
porte  de  l'aventure  que  nous  cherchions,  en 
nous  abusant  avec  ces  maudits  marteaux,  voilà 
maintenant  qu'elle  nous  ouvre  à  deux  battants 
la  porte  d'une  aventure  meilleure  et  plus  cer- 
taine. Si  je  ne  parviens  pas  à  en  trouver  l'en- 
trée, ce  sera  ma  faute;  car  ici  il  n'y  a  ni  va- 
carme inconnu  qui  m'en  impose,  ni  obscurité 
que  j'en  puisse  accuser.  Je  dis  cela  parce  que, 
sans  aucun  doute,  je  vois  venir  droit  à  nous  un 


ili 


DON    QUICIIOTTH 


lioiniu(>  i|iii  poilc  sur  .si  U'Ic  cet  arnicl  de  Mnin- 
liiiii  ;'i  |iin|iiis  (liii|iicl  i'ni  lait  le  serment  que  lu 
dois  le  rappeler. 

Seiguoiir,  répondit  Sanclio,  prenez  garde  à  ce 
que  vous  dites,  et  pins  encore  à  ce  qnc  vous  al- 
lez faire.  Ne  serait-ce  point  ici  d'autres  mar- 
teaux à  foulon,  (jui  achèveraient  de  nous  l'ouler 
et  de  nous  marteler  le  bon  sens? 

Maudits  soient  tes  marteaux  !  dit  don  Oui- 
cliollc  ;  quel  rapport  ont-ils  avec  un  arniet? 

Je  n'en  sais  rien,  reprit  Snndio;  mais  si  j'o- 
sais parler  comme  j'en  avais  l'habitude,  peul- 
èlre  convaincrais-je  Votre  Grâce  (prellc  pour- 
rait bien  se  trom|)er. 

Kt  connnent  puis-je  me  tromper,  traître 
méticuleux'.'  dit  don  Quichotte  :  ne  vois-tu  pas 
venir  droit  à  nous,  monté  sur  un  cheval  gris 
ponimeié,  ce  chevalier  qui  porte  sur  sa  tète  un 
armet  fl'or'.' 

Co(pn'jc  vois  et  revois,  re|)rit  Sanclio,  c'est 
nn  homme  monté  sur  un  âne  giis  brun,  et  qui 
a  sur  la  tiMc  je  ne  sais  (|uoi  t\v  luisant. 

Eh  bien,  ce  je  ne  sais  quoi,  c'est  l'armet  de 
Mambrin,  répliqua  don  Quichotlc.  Range-toi  de 
coté  et  nie  laisse  seul  :  tu  vas  voir  comment, 
en  un  tour  de  main,  je  mettrai  (iii  à  celte  aven- 
liire  et  resterai  niaitre  de  ce  piécienx  armet. 

Me  mettre  à  l'écart  n'est  pas  chose  diflicilc, 
répliqua  Sanclio  ;  mais,  encore  une  l'ois,  Dieu 
veuille  cpie  ce  ne  soit  pas  une  nouvelle  espèce 
dé  marteaux  à  Inuloii. 

MiiM  iiiiii,  ii'piirtit  viveiiiciil  diui  (Juicliiittc,  je 
vous  ai  déjà  dit  que  je  ne  voulais  plus  entendre 
|iarler  de  marteaux  ni  de  roulons,  et  je  jure 
par...  que  si  désormais  vous  m'en  rompez  la 
lêlc,  je  vous  foulerai  rame  dans  le  corps,  de 
façon  (pi'il  vous  en  souviendra. 

Sanclio  se  tut  tout  court,  craignant  qnc  son 
maître  n'accomplit  le  serment  qu'il  venait  de 
prononcer  avec  une  énergie  singulière. 

dr  voici  ce  ipi' étaient  cet  armet, ce  rbcNiil  cl  tf 
chevalier  (|ir;i|icrcc\iiil  dun  (Jnicliiilti'.  Pans  les 
cmirniiN  il  V  a\;nt  ili  ii\  \ill,i::rv,  ddnl  l'uu  l'tiiil 


si  petit  (pi'il  ne  s'y  trouvait  |ioint  (1(^  barbier; 
aussi  le  barbier  du  grand  village,  qui  se  mêlait 
un  peu  de  chirurgie,  servait  pour  tous  les  deux. 
Dans  le  plus  petit  de  ces  villages,  nn  homme 
ayant  en  besoin  d'une  saignée  et  un  autre  de  se 
faire  faire  la  barbe,  le  barbier  s'y  acheminait  à 
celte  intention.  Se  trouvant  surpris  par  la  pluie, 
il  avait  mis  son  plat  h  barbe  sur  sa  tète  pour 
garantir  son  chapeau  ;  et  comme  le  bassin  était 
de  enivre  tout  battant  neul,  on  le  voyait  reluire 
d  une  demi-licue.  Cet  hoiume  montait  nn  bel 
âne  gris,  ainsi  que  l'avait  fort  bien  remarqué 
Sanclio  ;  mais  tout  cela  pour  donOuicholte  était 
un  chevalier  monté  sur  un  cheval  gris  ])om- 
melé,  avec  un  armet  d'or  sur  sa  tète,  car  il  ac- 
commodait tout  à  sa  fantaisie  chevaleresque.  Il 
courut  donc  sur  le  barbier  bride  abattue  et  la 
lance  basse,  résolu  de  le  percer  de  part  en  pari. 
Quand  il  lut  sur  le  point  de  l'atteindre  :  Dé-- 
fends-toi,  lui  eria-t-il ,  chétive  créature,  on 
rends-moi  de  bonne  grâce  ce  qui  m'appar- 
tient. 

I',u  voyant  fondre  si  brusquement  sur  lui  cette 
espèce  de  fantôme,  le  barbier  ne  lrouv.'\  d'autre 
moyen  d'esquiver  la  rencontre  que  de  se  laisser 
glisser  à  terre,  où  il  ne  fut  pas  plus  tôt  que,  se 
relevant  prestement,  il  gagna  la  plaine  avec 
plus  de  vitesse  qu'un  daim,  sans  nul  souci  de 
son  âne  ni  du  bassin. 

C'était  tout  ce  (|ue  désirait  don  (jniclnitle, 
qui  se  retourna  vers  son  écuyer  et  lui  dit  m 
souriant  ;  .\nii,  le  païen  n'est  jias  liéte  ;  il  iiiiili' 
le  castor  auquel  son  instinct  apprend  à  échapper 
aux  chasseurs  en  se  coupant  ce  ipii  les  aiiiiiie  à 
sa  |io.iirsuile  :  ramasse  cet  arniet. 

l'ar  mon  âme,  le  bassin  n'est  pas  mauvais, 
(lil  S  iniho  en  soupesant  le  prétendu  casque;  il 
vaut  une  piastre  comme  un  maravédis.  Puis  il 
le  lendit  à  son  maître,  qui  voulut  inconlinenl  le 
mettre  sur  sa  lélc  ;  et  comme,  en  le  tournant 
t\v  Idus  cc'ilés  pour  trouver  l'enchàssure,  il  n'en 
piiuvinl  venir  ;i  IhuiI  :  Celui  jniuripii  l'cl  ;iiiiicl 
lui  I'ihl:!'',  dil    iinirc  l(''i'(i^,  di'\Mit  avoir  UNI'  lucn 


DK    LA    MANCIIK. 


«5 


fjrosse  li'lu  ;    le  («is,  c'i'sl  ([u'il   iii    iiiaiii|ii('  l.i 
iiioilié. 

(Juniul  il  ontoiulit  iloiiiicr  le  lumi  cl'nniu-li'i  un 
|)lal  à  Itailn',  Sandio  ne  piil  s'em|)èelier  île 
rire  ;  mais,  se  rappelant  les  nienaees  île  son 
niailie,  il  s'arrèla  à  moilié  chemin. 

De  ipioi  lis-tu,  Saiiclio?  lui  il(iii;iiiil;i  dcui 
Quichotte. 

Je  ris,  ié|ionilil  Téeuvei-,  de  la  grosse  lùle 
que  devait  avoir  le  preiniei"  (lossesseur  de  cet 
armct,  qui  ressemble  si  parlaitenicnl  à  un  bas- 
sin de  barbier. 

Sais-tu  ce  que  je  pense?  reprit  don  Quirhotlc. 
Cet  armct  sera  sans  doute  tombé  entre  les 
mains  de  quelque  ignorant,  incapable  d'en  ap- 
précier la  valeur  ;  comme  c'est  do  l'or  le  plus 
pur,  il  eu  aura  l'oiidu  la  moitié  poui'  en  l'aire 
argent,  puis  avec  le  reste  il  a  composé  ceci,  qui, 
eu  eliet,  ressemble  assez,  connue  tu  le  dis,  à  un 
bassin  de  barbier.  Mais  cpie  m'inq)orlc  à  moi 
qui  en  connais  le  prix'.'  Au  premier  village  où 
nous  rencontrerons  une  l'orge,  je  le  ferai  re- 
mellre  en  état,  etj'afllrme  qu'alors  il  ne  le  cédera 
pas  même  à  ce  l'ameux  casque  que  Vulcain  tour- 
bit  un  jour  pour  le  dieu  de  la  guerre.  Kn  at- 
tendant je  le  porterai  tel  qu'il  est  :  il  vaudra 
toujours  mieux  que  rien,  et  dans  tous  les  cas  il 
sera  bon  contre  les  coups  de  pierre. 

Oui,  dit  Sancho,  pourvu  qu'elles  ne  soient 
pas  lancées  avec  une  fronde,  comme  dans  ci'Ue 
bataille  entre  les  deux  armées,  quand  on  vous 
rabota  si  bien  les  mâchoires  et  qu'on  mil  en 
pièces  la  burette  où  vous  portiez  ce  breuvage 
ipii  faillit  me  faire  vomir  les  entrailles. 

(i'est  un  malheur  facile  à  réparer,  reprit  don 
Quichotte,  puisque  j'en  ai  la  recette  en  ma  mé- 
moire. 

Moi  aussi,  répondit  Sancho;  mais  s'il  m'ar- 
rivc  jamais  de  composer  ce  maudit  breuvage  et 
encore  moins  d'en  goùler^  que  ma  dcrniéic 
heure  soit  venue.  D'ailleurs,  je  me  promets  de 
fuir  toutes  les  occasions  d'en  avoir  besoin  :  car 
désormais  je  suis  bien  résolu  d'employer  mes 


cinq  sens  à  m'cviter  d'èlic  blessé;  connue  aussi 
j(!  renonce  de  bon  cœur  à  blesser  personne. 
Pour  ce  ipii  est  d'être  beiiié  encore  une  fois, je 
n'oserais  en  jurer  ;  ce  sont  des  accidents  qu'on 
ne  peut  guère  prévenir,  et  i|uand  ils  arrivent, 
ce  ipi'ii  y  a  de  uiii  u\  à  l'aire,  c'est  de  pliei'  les 
épaules,  de  retenir  son  souflle,  cl  de  se  laisser 
aller  les  veux  fermés  on  le  sort  et  la  couveilure 
vous  envoient. 

Tu  es  un  mauvais  chrétien,  Sancho,  dit  don 
Quicholle  ;  jamais  lu  ndublics  une  injure;  ap- 
prends qu'il  est  d'un  cieiir  noble  et  généreux 
de  mépriser  de  semblables  bagatelle?.  Car  en- 
lin,  de  quel  pied  boites-tu,  cl  quelle  côte  t'a- 
t-on  brisée,  pour  te  rappeler  celle  plaisanterie 
avec  lanl  d'amertume'.'  Après  tout,  ce  ne  fol 
i|u'un  passe-temps;  si  je  ne  l'avais  ainsi  consi- 
déré moi-même,  je  serais  retourné  sur  mes  pas, 
et  j'en  aurais  tiré  une  vengeance  encore  plus 
éclatante  que  les  Grecs  n'en  tirèrent  de  l'en- 
lèvement de  leur  Hélène,  ijui,  ajouta  t-ii  avec 
un  long  soupir,  n'aurait  pas  eu  celle  grande 
réputation  de  beauté,  si  elle  fut  venue  en  ce 
lenq)s-ci,  ou  que  ma  Dulcinée  eût  vécu  dans  le 
sien. 

V.U  bien,  dit  Sancho,  (|uc  l'affaire  passe  pour 
nue  plaisanterie,  [juisipie  après  tout  il  n'y  a 
pas  moyen  de  s'en  venger  ;  quant  à  moi,  je  sais 
fort  bien  à  quoi  m'en  tenir,  et  je  m'en  souvien- 
drai tant  (|ue  j'aurai  des  épaules.  Mais  laissons 
cela;  maintenant,  seigneur,  dites-moi,  je  vous 
prie,  iiu'allons-nous  faire  de  ce- cheval  gris  pcmi- 
melé,  qui  m'a  tout  l'air  d'un  àne  gris  brun,  et 
qu'a  laissé  sans  maître  ce  pauvre  diable  ijue 
vous  avez  renversé?  (^ar  à  la  manière  dont  il  a 
pris  la  clef  des  champs ,  je  crois  qu'il  n'a  guère 
envie  de  revenir  le  chercher,  et  par  ma  barbe  le 
grisou  n'est  pas  mauvais. 

11  n'est  pas  dans  mes  habitudes  de  dépouiller 
les  vaincus,  répondit  don  Quichotte,  et  les  rè- 
gles de  la  chevalerie  interdisent  de  les  laisser 
aller  à  l)ied,  à  moins  toutefois  que  le  vaimpuui 
n'ait  perdu  son  cheval  dans  le  coudjat,  auipiel 


\m 


DON    QUICHOTTE 


cas  il  iitnil  iutikIiv  le  clicMil  du  viiincii,  coiiimo 
conquis  de  bonne  j^ncrie.  Ainsi  donc,  Sanclio, 
laisse  là  cc  cheval  on  cet  àiie,  connne  lu  vou- 
dras l'appeler;  son  maître  ne  manquera  pas  de 
venir  le  reprendre  dès  que  nous  nous  serons 
éloignés. 

Je  voudrais  bien  pouilani  cuimener  celle 
lièle,  reprit  Sanclio,  on  du  moins  la  Iroipier 
contre  la  mienne,  qui  ne  me  paraît  pas  à  nioi- 
tic  si  bonne.  Peste  1  ipie  les  règles  de  la  che- 
valerie sont  élroiles,  si  elles  ne  peiTuetlent  pas 
seulement  de  Irocpier  un  âne  coiilrc  un  àne  ! 
Au  moins  il  ne  doit  pas  m'étre  défendu  de  tro- 
quer le  harnais. 

Le  cas  est  douteux,  dit  don  Ouicliotte  ;  cepen- 
dant, jusqu'à  plus  anqde  inl'ormation,  je  pense 
(pie  tu  peuN  faire  l'échange,  pourvu  seulement 
que  tu  en  aies  un  pressant  besoin. 

Aussi  pressant  ipie  si  c'était  pour  nioi-mcnie, 
K'pondit  Sanclio. 

Là-dessus,  usant  de  la  permission  de  sou 
maître,  Sanclio  opéra  rechange  du  harnais, 
niiitttlio  Cdjquinim,  coimni'  nu  dit,  ajustant  ce- 
lui du  barbier  sur  son  àne,  qui  lui  en  parut  une 
fois  plus  beau,  et  meilleur  de  inoiiié. 

Cela  fait,  ils  déjeunèrent  des  restes  de  leur 
souper,  cl  burent  de  l'eau  du  ruisseau  qui  ve- 
nait des  moulins  à  loulou,  sans  que  jamais  don 
Ouicbotlc  pût  se  résoudre  à  regarder  de  ce 
côté,  tant  il  conservait  rancune  de  ce  qui  lui 
était  arrivé.  Après  un  léger  repas,  ils  remiuitè- 
rciit  sur  leurs  bêles,  et  sans  s'inquiéter  du  clic- 
niiii,  ils  se  laissèrent  guider  par  llossiuaiile, 
que  l'ànc  suivait  toujours  de  la  meilleure  ami- 
tié du  monde,  l'uis  ils  gagnèrent  insensible- 
ment la  grande  roule,  ipi'ils  sui\ireiil  à  l'aven- 
tui'e,  n'avaiil  [loiir  le  moment  aucun  dessein 
arrêté. 

Tout  en  cheminant,  Sancho  dit  à  sou  maître  : 

Seigneur,  Votre  Ciràcc  veut-elle  i)ien  nie  per- 
mellre  de  causer  tant  soit  peu  avec  elle?  car, 
depuis  (pi  rlli'  me  l'a  d{'rcnilii,  ipialic  ou  cimi 
bonnes  choses  m'ont  piuiiri  dans  I  estomac,  et 


j'en  ai  piéseiiteuicut  une  sur  le  bout  de  la  lan- 
gue à  laquelle  je  souhaiterais  une  meilleure  (in. 

P.iile,  mais  sois  brel',  répondit  don  Quichotte  ; 
les  longs  discours  sont  ennuyeux. 

Eh  bien,  seigneur,  continua  Sanclio,  après 
avoir  considéré  la  vie  que  nous  menons,  je  dis 
(pic  toutes  ces  aventures  de  grands  chemins  et 
de  forêts  sont  l'm't  |ien  de  chose,  car,  si  ])éril- 
leuses  qu'elles  soient,  elles  ne  sont  vues  ni  sues 
de  personne,  et  j'ajoute  que  vos  bonnes  inten- 
tions et  vos  vaillants  exploits  sont  anlaiit  de  bien 
perdu,  dont  il  ne  nous  reste  ni  honneur  ni  pro-  ' 
lit.  Il  me  semble  donc,  sauf  meilleur  avis  de 
Votre  Grâce,  (pi'il  serait  prudent 'de  nous  met- 
tre au  service  de  ipichpie  empereur,  ou  de  (jiiel- 
que  autre  grand  prince  (|ui  eût  avec  ses  voisins 
une  guerre,  dans  laquelle  vous  pourriez  faire 
briller  votre  valeur  et  votre  excellent  jugement; 
car  eiilin  an  bout  de  ipielipie  temps  il  faudrait 
bien  de  t(Uile  nécessité  (jn'oii  nous  récompensât, 
vous  et  moi,  chacun  selon  notre  méiite,  s'en- 
tend ;  saas  compter  que  mainls  chroniqueurs 
|uciidraieiil  soin  d'écrin!  les  |iroucsscs  de  Votre 
Grâce,  afin  d'en  perpétuer  la  mémoire.  Pour  cc 
ipii  est  des  miennes,  je  n'en  parle  pas,  sachant 
qu'il  ne  faut  pas  les  mesurer  à  la  même  aune  : 
quoiipic,  en  fin  de  compte,  si  c'est  l'usage  d'c- 
ciiie  les  prouesses  des  écuyers  errants,  je  ne 
vois  pas  pourquoi  il  ne  serait  pas  fait  menlion 
de  moi  comme  de  tout  autre. 

Tu  n'as  pas  mal  parlé,  dit  don  Quichotte. 
Mais  avant  d'en  arriver  là  il  faut  d'abord  faire 
ses  preuves,  chercher  les  aventures;  parce  qu'a- 
lors le  chevalier  étant  (lumu  |iai'  Imite  la  terre, 
s'il  vient  à  se  présenter  à  la  cour  de  (jnebiiie 
grand  UKmanpie,  à  iieiiic  aura-t-il  franchi  \c» 
portes  de  la  \ille,  aussil(it  les  petits  gar(;ons  de 
rcudiiiil  se  |>récipiliTOMl  mic  ses  pas  en  criant  : 
Viuci  venir  le  ilievaliri'  du  Soleil,  on  du  Ser- 
pent, ou  de  tout  autre  emblème  sous  le(piel  il 
sera  connu  |)our  avoir  accompli  des  prouesses 
incompai  aille».  C'est  lui,  dira-ton,  qui  a  vaincu, 
en  combat  singulier,  le  géant  Brocambnmol  in- 


flK    I.A    \l  A  Mlll': 


'.a 


l'aris,  S.  Raçon  et  C'*,  imp. 

Or  voici  ce  quVliiicnt  tel  arnicl,  to  clioval  et  ce  chevalier  ip.  01) 


PiiiTic,  JouTtt  el  C",  édit. 


(loniphiljlc,  ct'sl  lui  (|iii  a  ilélivir  le  grand  Ma- 
iiioliik  lie  l'erse  du  loui;  encliaidemciit  où  d 
l'tait  rcteiui  depuis  près  de  neuf  cents  ans.  Si 
liien  qu'au  liniit  des  liants  fails  du  chevalier,  le 
roi  ne  pouira  se  dispenser  do  parailre  aux  1)m1- 
cons  de  son  palais,  et  reconnaissant  tnul  d'abord 
le  nouveaii  \cm\  à  ses  armes,  on  à  la  devise  de 
son  écu,  il  ordonnera  aux  gens  de  sa  cour  d'al- 
ler recevoir  la  fleur  de  la  chevalerie.  C'est  alors 
à  qui  s'empressera  d'obéir,  et  le  roi  hii-inéme 
voudra  descendre  la  moitié  des  degrés  jioin-  ser- 
rer plus  tôt  entre  ses  bras  l'illustre  inconnu,  en 
lui  donnant  an  visage  le  baiser  de  paix  ;  puis  le 
prenant  par  la  main,  il  le  conduira  aux  appar- 
tements de  la  reine,  où  se  trouvera  l'iniante  sa 
lille,  qui  doit  être  la  plus  acenni|ilie  d  h  plus 
belle  personne  du  monde. 

l'ne  lois  l'inrante  et  le  chevalier  en  [uésence, 
l'infante  jellera  les  veuv  sur  le  chevalier  el  le 


chevalier  sur  l'infante,  et  ils  se  paraîtront  l'un  à 
l'autre  nue  chose  divine  plutôt  qu'humaine; 
alors,  sans  savoir  j)ouiquoi  ni  eonmient,  ils  se 
trouveront  subitement  embrasés  d'amour  et 
n'avant  (|ii'iine  seule  nii|iii(''lude,  celle  desavoir 
par  quels  moyens  ils  pourront  se  découvrir  leurs 
peines.  Le  chevalier  sera  conduit  ensuite  dans 
un  des  pins  beaux  appartements  du  palais,  où, 
après  l'avoir  débarrassé  de  ses  armes,  on  lui 
présentera  un  manteau  d'écarlate,  tout  couvert 
d'une  riche  broderie  ;  et  s'il  avait  bonne  mine 
sous  son  arnmrc,  juge  de  ce  qu'il  paraîtra  en 
habit  de  courtisan.  La  miit  venue,  il  soupera 
avec  le  roi,  la  reine  et  l'infante.  Pendant  le  re- 
pas, et  sans  qu'on  s'en  aperçoive,  il  ne  «piitlera 
pas  des  veux  la  jeune  princesse  ;  elle  aussi  le 
regardera  à  la  dérobée,  sans  faire  send)lanl  de 
rien,  parce  que  c'est,  connue  je  te  l'ai  déjà  dit. 
une  personne  pleine  d'espril  et  de  sen<.  Le  re- 


'»S 


lui  \   i.ii  ii:  iioi Ti; 


pas  nclicvé,  on  vn-ia  cnlrpr  tniil  à  roiip  dans  la 
sallo  (lu  foslin  un  liidenx  pclil  nain,  suivi  d'une 
Irt's-bcllo  dame  accompagnée  de  deux  géants, 
laquelle  (i;inie  j)roposera  une  aventure  imaginée 
l>iir  un  anrien  sage,  et  si  difficile  à  accomplir 
ipie  relui  ijui  en  viendra  à  bout  scia  tenu  poui 
le  meilleur  clievalici'  de  la  ferre.  Aussitôt  le  roi 
voudra  que  les  elievaliers  de  sa  cour  en  fassent 
l'épreuve;  mais  fussent-ils  cent  fois  plus  nom- 
breux, tous  y  perdront  leur  peine,  et  seul  le 
nouveau  venu  pourra  la  metire  à  (in,  au  grand 
accroissement  de  sa  gloire,  et  au  grand  conten- 
tement de  l'infante,  qui  s'estimera  trop  heu- 
reuse d'avoir  mis  ses  pensées  en  si  haut  lieu. 

r.e  bon  (le  l'affaire,  c'est  que  ce  roi  ou  prince 
est  engagé  dans  une  grande  guerre  contre  un 
(le  ses  voisins.  Après  quelques  jours  passés  dans 
son  palais,  le  chevalier  lui  demande  la  permis- 
sion de  le  servir  dans  ladite  guerre;  le  roi  la  lui 
accorde  de  bonne  grâce,  et  le  chevalier  lui  baise 
i  ourtoi?ement  la  main,  pour  le  remercier  de  la 
laveur  qui  lui  est  octroyée.  Celte  même  nnil  il 
prend  congé  de  l'infante,  à  la  fenêtre  grillée  de 
ce  jardin  où  il  lui  a  déjA  parlé  plusieurs  fois, 
grâce  à  la  complaisance  (i'niie  (leniniselle,  mé 
diatrice  de  leurs  amours,  ;'i  qui  la  princesse  con- 
lie  lon^  Ses  secrets.  Le  chevalier  soupire,  l'iii- 
lante  s'évanouit  :  la  confidente  s'empresse  de  lui 
jeter  de  l'eau  au  visage,  et  ri'doule  de  voir  venir 
le  jour,  car  elle  sérail  au  liésespuii  (jne  i'iion 
oeiir  de  >a  maîtresse  ren'it  la  moindre  atteinte. 

l'.rel',  i'infaule  reprend  lomiaissauce,  et  pré- 
sente, an\  travers  des  barreaux  ses  blanches 
mains  au  chevalier,  cpii  les  couvre  de  baisers  et 
les  baigne  de  larmes.  Ils  se  concertent  ensuite 
sur  la  manière  dont  ils  pourront  se  donner  des 
nouvelles  l'un  de  l'autre;  l'infante  su|)plie  le 
chevalier  d'être  absent  le  moins  loufitemps  pos- 
sible; ce  qn'd  ne  inanipic  |t:is  de  lui  pronulti'e 
avec  mille  «ermenls.  Il  lui  bjiise  encore  inie  fois 
les  mains,  cl  s'attendrit  de  telle  sorte,  en  lui 
disant  ses  adieux,  qu'il  est  sur  le  point  d'en 
mourir.  Il  se  retire  ensuite  dans  sa  <  liandue  el 


se  jette  sur  son  lit,  mais  il  lui  est  impossible 
de  fermer  l'oeil;  aussi,  dès  la  pointe  du  jour 
est-il  debout,  afin  d'aller  prendre  congé  du  roi 
et  de  la  reine.  Il  demande  à  saluer  l'infante, 
mais  la  jeune  princesse  lui  fait  répondre  qu'é- 
tant indisposée  elle  ne  peut  recevoir  de  visite  ; 
el  connne  il  ne  doute  |)as  que  son  départ  n'en 
soit  la  véritable  cause,  il  en  est  si  touché  qu'il 
est  tout  près  de  laisser  éclater  ouvertement  son 
affliction. 

La  demoiselle  confidente,  à  laquelle  rien  n'a 
échappé,  va  sur  l'heure  en  rendre  compte  à  sa 
maîtresse,  qu'elle  trouve  toute  en  larmes,  parce 
que  son  plus  grand  chagrin,  dit-elle,  est  de  ne 
pas  savoir  cpiel  est  ce  chevalier,  s'il  est  on  non 
de  sang  royal.  Mais  comme  on  lui  affirme  qu'on 
ne  saurait  unir  tant  de  courtoisie  à  tant  de  vail- 
lance, à  moins  d'être  de  race  souveraine,  cela 
console  un  peu  la  malheureuse  princesse,  qLii, 
pour  ne  ilouner  aucun  soupçon  au  roi  el  à  Li 
reine,  consent  au  boni  de  quelques  jours  ;"i  re- 
paraître en  public. 

Cependant  le  chevalier  est  parti;  il  eouibal,  il 
défait  les  ennemis  du  roi,  prend  je  ne  sais  com 
bien  de  \illes,  e|  gagne  autant  de  batailles;  après 
quoi  il  revient  à  la  cour,  el  re|iaiail  devant  sa 
maîtresse,  couvert  de  gloire;  il  la  revoit  :"i  la  fe- 
nêtre ijue  tu  sais,  el  là  ils  arrêlenl  ensemble  ■ 
que,  pour  récompense  de  ses  sei'vices,  il  la  de- 
mandera eu  mariage  à  son  père.  Le  mi  rehise 
d'abord,  |iarce  qu'il  ignore  quelle  est  la  nais- 
sance du  (•he\;\lier;  mais  linfmte,  soil  par  un 
enlèveinenl,  s^ji  de  loule  autre  manière,  n'en 
devieid  pas  moins  son  é|ionse.  el  le  père  Unit 
])ar  tenir  celle  union  à  grand  lionneur,  car 
bientôt  on  déciuivre  (pie  son  gendre  est  le  (ils 
d'un  grand  roi,  de  je  ne  sais  plus  quel  pays  : 
on  ne  le  trouve  même  pas,  je  crois,  sur  la  carte. 

l'eu  après,  le  père  meurt  :  l'infante  devient 
sou  héritière;  voiL'i  le  cbr\;ilier  roi.  C'est  alors 
qu'il  songe  à  reeoiiipenser  son  écuvcr  el  tous 
ceux  qui  ont  ciuilribué  à  sa  haule  fortune;  aussi 
commiMice-t-il  jiar  marier  ledit  éciiver  a\ec  une 


DE   LA    MANCIIK, 


It!» 


tlfiiioiscllo  do  l'iiiraiik-,  ifllc  >;im>  doute  t|iii  lui 
la  tuiilideiile  de  leurs  iiiuours,  et  <|ui  se  trouve 
l'Ire  la  lille  d'un  des  [triuiipaux  persoiuiajj'i's  du 
royauuic. 

Voilà  juslenieiil  ce  (|ue  je  demiinile,  s'écria 
Sanciio,  ul  \ogue  la  galère!  l'aruia  l'oi,  seigneur, 
loul  arrivera  au  pied  de  la  lellre,  [lourvu  que 
Voire  Grâce  conserve  ce  surnom  de  chevalier  de 
la  ïrisle-1'  igure. 

N'en   doute   poiul,  uion   lils,  répliiiua  don 
(Juicliolte;   voilà   le  chemin  que  suivaient   les 
chevaliers  errants,  et  c'est  par  là  (|u'uu  si  giaiid 
nombre  sont  devenus  rois  ou  (  iiipereiir^.  11  ne 
nous  reste  donc  plus  qu'à  chercher  u[\  roi  thré- 
lien  ou  païen  (|ui  soit  eu  guerre  a\ec  sou  voi- 
sin, et  qui  ait  une  belle  lille.  Mais  nous  avons  le 
temps  d'y  penser,  car,  comme   je   le  l'ai  dit, 
avant  de  se  présenter  à  la  cour,  il  liul  se  taire 
un  tonds  de  renommée,  afin  d'y  èlre  connu  en 
arrivant.    Entre   nous    cependant ,    une    chose 
m'inquiète,  et  à  la([uelle  je  ne  vois  pas  de  re- 
mède, c'est,  lorscjue   j'aurai  trouvé  ce  roi  et 
cette  iul'ante  et  ac(|uis  une  renommée  incroya- 
ble, eoiiiment  il  jiourra  se  taire  qne  je  sois  de 
race  rovale,  ou  jiour  le  moins  bâtard  de  linéi- 
que emjiereur  :  car,  malgré  tous  mes  exploits, 
le  roi  ne  consentira  jamais  sans  celte  condition 
à  me  donner  sa  lille,  de  sorte  qu'il  est  à  eiaiii- 
drc  que  pour  si  peu,  je  ne  vienne  à  perdre  ce 
que  la  valeur  de  mon  bras  m'aura  mérité.  Pour 
gentiliiomme,  je  le  suis  de  vieille  race  et  bien 
connue  pour  telle;  j'espère  uiéme  que  le  sage 
qui  doit  écrire  mon  histoire  linira  par  débrouil- 
ler si  bien  ma  généalogie,  (|ue  je  me  troiiveiai 
toulà  coup  arrière-|ielillils  de  roi. 

A  |iropos  de  cela,  Sancho,  je  dois  t  apprendre 
qu'il  y  a  deux  sortes  de  races  parmi  les  hommes. 
Les  uns  oui  pour  aieiix  des  rois  el  des  princes; 
mais  peu  à  peu  le  temps  et  la  iiuun.iise  loi  lune 
les  ont  fait  déchoir,  el  ils  tiuiiseuL  en  pointe 
comme  les  pyramides;  le»  autres,  au  contraire, 
quoitpie  sortis  de  gens  de  basse  extraction,  n'ont 
cessé  de    prospérer,  jus(|u",i    devenu    de    tiès- 


giaiids  seigneurs  :  de  soiie  que  la   seule  dil'l'é- 
leiice  entre  eux,  c'est  que  les  uns  oui  elé  el  ne 
sont  plus,  el  les  autres  sont  ce  i|u'ils  n'étaient 
pas.  .Vussi,  je  ne  vois  pas  pourquoi,  en  étudiant 
l'histoire  de  ma  race,  on  ne  parviendrait  pas  à 
découvrir  que  je  suis  le  sommet  d'une  de  ces 
pyramides  à  base  uuguste,  c'est-à-dire  le  dernier 
rejeton    de   (piel(|ue   empereur,    ce   ijui    alors 
devra  décider   le    roi,   mon    futur    beau-|)è!'e, 
à  m'agréer   sans  scrupule  pour  gendre.   Dans 
tous  les  cas,  l'intaiite  m'aimera  si  éperdument 
qu'en  dépit  de  sa  famille  elle  me  voudra  pour 
époux,  luoii   père  ei'it-il  été  un  portefaix:  alor^ 
j'enlè\e  la  |>rincesse  et  l'emmène  où  hou   me 
sembleiii,  jusqu'à  ce  cpie  le  temps  ou  la  moi l 
aient  apaisé  le  courroux  de  ses  parents. 

Par  ma  foi,  vous  avez  raison,  reprit  Sancho, 
il  n'est  tel  que  de  se  nantir  soi-même;  el,  comme 
disent  certains  vaiu'ieiis,  à  quoi  bon  demander 
de  gré  ce  qu'on  peut  prendre  de  force'.'  Mieux 
vaut  saut  de  haies  (|ue  prières  de  bonnes  âmes; 
je  veux  dire  que  si  le  roi  voire  beau-père  ne  cou- 
seul  pas  à  vous  donner  sa  Mlle,  ce  sera  fort  bien 
fait  à  Votre  Grâce  de  l'enlever  et  de  la  trans- 
porter en  lieu  sûr.  Tout  le  mal  (jue  j'y  trouve, 
c'est  qu'avant  que  la  paix  soit  faite  entre  le  beau- 
père  et  le  gendre,  et  que  vous  jouissiez  paisi- 
bleiueiit  du  royaume,  le  pauvre  écuyer,  dans 
ralleiite  des  récompenses,  fonds  sur  lequel  il  ne 
trouverait  peut-être  pas  à  emprunter  dix  réaux, 
court  risque  de  n'avoir  rien  à  mettre  sous  la 
dent,  à  moins  que  la  demoiselle  conlidente  qui 
doit  devenir  sa  femme,  ne  plie  bagage  en  même 
temps  que  l'infante  et  (ju'il  ne  se  console  avec 
elle  jus(|u'à  ce  que  le  ciel  en  ordonne  autre- 
ment; car  je  pense  qu'alors  son  mailie  peut  bien 
la  lui  donner  pour  légitime  épouse. 

Et  qui  l'eu  empêcherait'.'  reparlil  dou  Oui- 
chottc. 

S'il  en  est  aiii»i,  du  baiiclio,  nous  n'avons 
plus  qu'à  nous  recommander  à  Dieu,  et  à  lais- 
ser courir  le  sort  la  "\\  il  lui  |>laiiM  do  uoii!' 
iiieuer. 


100 


DON    QUICIIUTTK. 


hii'U  M'Millc,  ;ijoiil;i  (liHi  (jiiifliollo,  (|in;  tdiil 
arrive  coiiiiiu'  iiou>  l'ciileiulmis  l'un  ul  l'iuilii': 
(|iH'  celui  ijni  s'estime  jiou,  se  iloiinc  piuir  ce 
qu'il  viUKliii. 

Ainsi  xiil-il,  reprit  Sauciio  ;  |iarliieu,  je  suis 
vieux  clirélieii,  et  cela  doit  sul'iirc  (lour  être 
comle. 

Va  (|ii;uiii  tu  ne  le  serais  |ias,  dit  dmi  (Jui- 
ehotlc,  cela  ne  fait  rien  à  ridiairc  ;  car,  dès  que 
je  serai  roi,  j'aurai  parraitenienl  le  pouvoir  de 
t'anoldir  sans  que  tu  achètes  la  noblesse;  un(^ 
fois  comte,  le  voilà  genlillionmie,  et  alors,  bon 
gré,  mal  gré,  il  l'aiulra  liicn  qu'on  le  traite  de 
Seigneurie. 

Et  poiu'ipioi  non'.'  répli(iua  Sanclio;  est-ce  (jue 
je  n'en  vaux  pas  un  antre'.'  par  ma  foi,  on  pour- 
rail  bien  s'y  tronqier.  J'ai  déjà  eu  l'honneur  d'être 
bedeau  d'une  confrérie,  et  chacun  disait  qu'avec 
ma  Ijcllc  prestance  et  ma  bonne  mine  sous  la 
robe  de  bedeau,  je  méritais  d'être  marguillier. 
Que  sera-ce  donc  lorsque  j'aurai  un  manteau 
ducal  sur  les  épaides  ou  (pie  je  serai  tout  cousu 
d'or  et  de  [)erles,  coninie  un  comte  étranger? 
.le  veux  qu'on  vienne  me  voir  de  cent  lieues. 

Certes,  tu  auras  fort  bon  air,  dit  don  (}ui- 
cholle  :  seulement  il  faudra  «pic  tu  te  fasses 
souvent  couper  la  barbe:  car  tu  l'as  si  épaisse 
i!t  si  crasseuse,  cpi'à  nmins  d'y  ])asser  le  rasoir 
tous  les  deux  jours,  on  rccoiuuiilra  (pii  tu  es  à 
une  portée  d'arquebuse. 

Kl  bien,  qu'à  cela  ne  tieime,  reprit  Sanclio  :  je 
[irriulrai  un  barbier  à  gages,  ,ilin  de  l'avoir  à  la 
maison,  el,  dans  l'occasion,  ji'  le  ferai  marcher 
derrière  moi  connue  l'éciiyer  il' im  grand  seigneur. 

fiommenl  sais-lu  que  les  grands  seigneurs 
mènent  derrière  eux  leurs  écuyers'.'  demanda  don 
(Juiclidllc. 

•le  vais  vous  le  dire,  rejioudit  Saucho.  Il  y  a 
quelipies  années  je  pa.>)sai  en\irou  un  mois  dairs 
la  ca|iitale,  cl  là  je  sis  à  la  promenade  un  petit 
Ih'unnc',  ipi Cri  disait  rire  un  grand  seigneur, 

'Coivanlts  fail  iillusioii  iiu  ilii.  ■KI-miim,  ilmil  un  ili^iiil  qu'il 
Il  avait  dn  pdil  que  In  Inillc 


sui\i  d'un  homme  à  cheval,  (|ui  s'arrètail  quand 
le  seigneur  s'arrètail,  marchait  quand  il  mar- 
cliail,  ni  plus  ni  moins  (|we  s'il  eiit  été  son 
ombre.  Je  demaiulai  pounpioi  celui-ci  ne  rejoi- 
gnail  pas  l'autre,  et  allait  toujours  derrière  lui; 
on  me  répondit  que  c'était  son  écuyer,  i^l  que 
les  grands  avaient  l'habitude  de  se  faire  suivre 
ainsi.  Je  m'en  souviens  el  je  veux  en  user  de 
même  quand  mon  lour  sera  venu. 

Par  ma  foi,  lu  as  raison,  dit  don  OiiiclioUe; 
el  lu  feras  fort  bien  de  mener  ton  barbier  à  la 
suite  :  toutes  les  modes  n'ont  pas  été  invcnlées 
d'un  seul  coup,  cl  lu  seras  le  |)remier  comle 
ipii  aura  mis  celle-là  en  usage.  D'ailleurs,  l'of- 
lice  de  barbier  est  bien  au-dessus  de  celui  d'é- 
cuyer. 

l'our  ce  qui  est  du  barbier,  icposez-vous-en 
siii'  moi,  reprit  Saucho;  que  \otre  Grâce  songe 
seulement  à  devenir  roi,  elà  me  faire  comle. 

Sois  tranquille,  dit  don  (Juicliolle,  qui,  le- 
vant les  yeux,  aperçut  ce  (|uc  nous  dirons  dans 
le  chapitre  suivant. 


I 

I 


CHAPITRE   XXII 

COMMENT     DON    QUICHOTTE    DONNA    LA    LIBERTÉ 

A    UNE    QUANTITÉ     DE    MALHEUREUX   QU'ON    MENAIT,    MALGRÉ    CUX, 

OU     ILS    NE    VOULAIENT     PAS    ALLER 

(lid  llanict  l!en-Kngcli,  auleui'  de  celte  grave, 
douce,  pompeuse,  humble  cl  ingénieuse  liisloire, 
raconte  qu'après  la  longue  el  admirable  conver- 
sation que  Miius  venons  de  rapporter,  don  Qui- 
cliolle,  levant  les  yeux,  vil  venir  sur  le  chciiiiii 
qn  il  suivail  une  don/aiiii'  (l'iiniiimes  à  pied 
avant  des  meiiolles  aux  In  as  et  enlilés  comme  le> 
grains  d'un  chapelet  par  une  longue  chaîne,  ipii 
les  prenait  tous  par  le  cou.  Ils  élaieul  accom- 
pagnés de  deux  honuues  à  cheval,  el  de  deux  à 
pied,  les  premiers  portant  des  aiqueltuses  à 
rom-t,  cl  les  seconds  des  piipujs  el  des  épées. 

Voilà,  dit  Sancho  eu  ajjercevanl  celte  caia 
\an>',  la  chaine  des  forçais  qu'on  mène  servir  le 
roi  sur  lis  ualères. 


llli   LA   MAM  II  i: 


|ii| 


Voilà  lii  chaîne  des  forçais  qu'on  iiu-iic  servir  le  roi  sur  les  gatcrcs  (page  iOO). 


Des  foirais'.'  s'écria  don  Ouicliolte;  est-il  pos- 
siltle  (juc  le  roi  fasse  violence  à  (jiielciu'un? 

Je  ne  dis  pas  cel:i,  rcjiril  Sanclio:  je  dis  que 
re  sont  des  gens  qu'on  a  condamnés  pour  leurs 
crimes  à  servir  le  roi  sur  les  galères. 

Kn  détinilive,  reprit  don  Quicliotle,  ces  gens 
sont  contraints,  et  ne  vont  pas  l:'i  de  leur  plein 
gré. 

Oli!  pour  cela  je  vous  en  réponds,  rep.irtit 
Sanclio. 

Kli  bien,  dit  «Ion  Ouicliolte,  cela  me  regarde, 
moi  ilonl  la  [irofessiou  est  d'empéclier  les  vio- 
lences et  de  secourir  les  niallieureux. 

Faites  allcnlion,  seigneur,  conliuua  Sanclio, 
c|ue  la  justice  et  le  roi  ne  funl  ancmie  violence 
à  de  sendjialdes  gens,  et  (pi  ils  n'oiit  que  ce 
qu'ils  méritent. 

Kn  ce  moment  la  liandc  passa  si  près  de  dmi 
Oiiicholle,  ipi'il  pria  les  gardes,  avec  beaucoup 


de  |ioIitesse,  de  voiildir  lilcn  lui  apprcmln'  pniir 
(piel  sujet  ces  painrc-  dialiles  iiiarcliaiL'iil  aiii>i 
enchaînés. 

Ce  sont  des  forçais  ipii  vont  servir  sur  les 
galères  du  roi,  lépoiuiil  im  des  cavaliers:  jo  ne 
sais  rien  de  plus,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  soit 
nécessaire  que  vous  en  sacliie/.  davantage 

Vous  m'obligeriez  beaucoup,  reprit  don  (Jni- 
diotle ,  en  me  laissant  apprendre  de  chacun 
d'euv  cil  p.irficiilii'i-  lu  cause  di;  sa  disgr.àce. 

Il  accomjiagna  sa  prière  de  tant  de  civilité-, 
que  l'autre  cavalier  lui  dit  :  Nous  avons  bien 
ici  les  sentences  de  ces  misérables,  mais  il  serait 
I  trop  long  de  les  lire,  et  cela  ne  vaut  jias  la  peine 
de  délairc  mis  valises  :  questionnez-les  vou-- 
mènie,  ils  vous  satisferont,  s'ils  en  ont  en\ic. 
car  ces  honnêtes  gens  ne  se  font  pas  plus  priei 
pour  raciMilcr  leurs  prouesses  que  pour  Ics 
,   faire. 


DON    QllIClinTTK 


Avec  celle  pciiiiissioii,  (|u'il  aurait  prise  ili' 
liii-iiièiiic  si  ou  la  lui  avail  refusée,  tlou  (Jui- 
iliotlc  s'ap|iro(lia  (l(^  la  cliaine,  et  ileuiaiiJa  à 
celui  qui  niarcliait  en  tète  pour  (pu'l  péché  il 
allait  lie  celte  triste  façou. 

C'est  pour  avoir  été  auioureux,  répoudil-il. 
Quoil  rien  que  pour  cela'.' s'éciia  nolic  che- 
valier. Si  ou  euvoie  les  amoureux  aux  galères,  il 
y  a  longtemps  que  je  devrais  rauier. 

Mes  amours  n'étaient  pas  de  ceux  (pie  suppose 
Votre  Grâce,  reprit  le  iorcjat,  j'aimais  si  fort  une 
corbeille  remplie  de  linge  blanc,  et  je  la  tenais 
embrassée  si  étroitement  que,  sans  la  justice 
(|ui  s'en  mêla,  elle  serait  encore  entre  mes  bras. 
Pris  sur  le  fait,  on  n'eut  pas  rccom's  à  la  question  ; 
je  lus  condamné,  après  avoir  eu  les  épaules  cha- 
touillées d'une  centaine  de  coups  de  l'ouel;  mais 
quand  j'aurai,  pendant  trois  ans,  fauché  le  grand 
pré,  j'en  serai  (juittc. 

Uu'entendez-vous  par  faucher  le  grand  (ué'.' 
demanda  don  (Juicliotte. 

C'est  ramer  aux  galères,  répondit  le  forçat, 
ipii  était  un  jeune  liouuae  d'environ  vingl-tjualre 
ans.  natif  de  Picdrahita. 

Don  Quichotte  lit  la  même  (jucstion  au  suivant, 
i|ui  ne  répondit  pas  un  seul  mot,  tant  il  était 
triste  et  mélancolique  ;  son  camarade  lui  en  épar- 
gna la  peine  en  disant  : 

(ielui-là  est  un  serin  de  Canarie;  il  va  aux 
galères  pour  avoir  trop  chanté. 

Conunent!  on  envoie  aussi  les  nuisiciens  aux 
galères'.'  dit  don  Quicbotte. 

Ouij  seigncui',  ii'pniiijit  le  forçat,  parce  (pi'il 
n'y  a  rien  de  plus  dangereux  (|ue  de  clninler 
dans  le  touiinenl. 

.l'avais  toujours  entendu  due  :  Qui  chante, 
.«son  mal  enchante,  repartit  notre  chevalier. 

C'est  tolil  au  rebours  ici,  répliqua  le  forçai  : 
ipii  chante  une  fois,  pleure  toute  sa  vie. 

Par  ma  foi,  je  n'v  eomprends  rien,  dil  don 
Quichutlc. 

Pour  ces  gens  de  hien  ,  lulnroiiipil  un  di.^ 
gardes,  ch;nilei   d.m-  li'  Iniii  iiinit,  siguilie  con- 


fesser à  la  loilurc.  Ou  a  donné  la  question  à  ee 
drôle;   il  a   fait  l'aveu  île   son  erime,  (pii  élait 
d'avoir  volé  des  bestiaux;   et,  pour  avoir  con- 
fessé, ou  chanté,  comme  ils  disent,  il  a  élé  con- 
damné à  six  ans  de  galères,  outre  deux  cents 
ciiu|)s  de  fouet  qui  lui  ont  été  comptés  sur-le- 
champ.  Si  vous  le  voyez  triste  et  confus,  c'est 
que  ses  camarades  le  bafouent  cl  le  niallraitenl 
pour  n'avoir  pas  eu  le  courage  de  souffiii'  et  de 
nier  :  car,  entre  eux,  ils  prétendent  (|u'il  n'y 
a  pas  |ilus  de  lettres  dans  un  non  (pie  dans  un 
oui,  et  (junii  accusé  est  bien  heureux  de  tenir 
son  absolution  an  boni  de  sa  langue,  (|uaiid  il 
n'y  a  pas  de  témoin  contre  lui.  l'ianchemenl,  je 
trouve  qu'ils  n'ont  [las  tout  à  fait  toit. 

C'est  aussi  mon  avis,  dit  don  (Juicliolle;  cl, 
passant  au  troisième ,  il  lui  adressa  la  même 
(|uesliuii. 

Celui-ci,  sans  se  l'aire  tirer  roreille,  répondit 
d'un  ton  dégagé  : 

Moi  je  m'en  vais  pour  eiiKi  ans  aux  galères, 
faute  de  dix  ducats. 

■l'en  donnerai  vingt  de  lion  c(j'ur  pour  vous 
en  dispenseï',  dil  don  Quichotte. 

Il  est  un  peu  tro|i  tard,  repartit  le  forçai  ; 
cela  ressemble  fort  à  celui  qui  a  sa  bourse  pleine 
au  milieu  de  la  mer,  et  qui  meurt  de  faim  faute 
de  pouvoir  acheter  ce  dont  il  a  besoin.  Si  j'avais 
eu  en  prison  les  vingt  ducats  que  vous  m'offre/, 
en  ce  moment,  pour  graisser  la  patte  du  grel- 
lier,  et  jiour  aviver  la  langue  de  mon  avocat, 
je  serais  à  l'heure  cju'il  est  à  me  promener  au 
beau  milieu  de  la  place  de  Zocodover  à  Tolède, 
et  non  >ur  ce  chemin,  mené  eu  laisse  comme 
un  lévrier.  Mais,  patience!  ehaipie  chose  a  son 
leuqis. 

Le  quatrième  était  un  vieillard  de  vénérable 
aspect,  avec  une  longue  liarlie  hjanebe  (pii  lui 
descendait  sur  la  poitrine.  Il  se  mit  à  pleurer 
ipiand  don  (Juicliolle  lui  demanda  ce  (|ui  l'avail 
amené  là,  et  celui  (pii  suivait  répondil  à  sa  place  : 
(.ri  lioniii'lr  liai  liuii  \,i  servir  le  roi  sur  mer  pcii- 
d.iiil   ipi.ilie  ans,   iqu'ès  avoir  été  proiiieiie   rn 


Il  K   I.  A    M  \  \  C  II  K. 


1(1.1 


lrioiii|i1ii^  |i.ii-  11'-  nii's,    mIu    iiiii^iiiliijiiiiiirnl. 

(!('l;i  s';i|»|iolli',  ji'  iiois,  l'aiii'  niiu'iiilf  Iuuki- 
lalilt",  (lit  Siiiu'ho. 

Jn^lement,  n'-poiitiit  le  l'orrat,  ôt  c'est  pour 
avoir  élu  courliiT  il'orrilio  ol  mémo  du  corps 
loiil  l'iilior;  t'ost-à-ilirc  que  co  tjpntillioinmo  es! 
ici  on  qualitc  lic  Mercure  galaiil,  cl  aussi  pour 
ipielqucs  petits  grains  de  sorcellerie. 

De  ces  grains-là,  je  n"ai  rien  à  dire,  reprit 
don  Qniciiollc  :  mais  s'il  n'avait  été  que  messa- 
ger d'amour,  il  ne  mériterait  pas  d'aller  aux 
galères,  si  ce  n'est  pour  èlre  lait  général.  L'em- 
ploi de  messager  d'amonr  n'est  pas  ce  qu'on 
imagine,  ol  ()Our  le  bien  remplir  il  faut  être  lia- 
liile  et  prudent .  Dans  un  Ktat  liien  réglé,  c'est 
un  oltice  qui  ne  devrait  être  lonlié  qu'.'i  des  per- 
sonnes de  choix.  Il  serait  bon,  pour  ces  sortes 
de  cli.nrgos,  de  créer  des  contrôleurs  et  exami- 
nateurs connue  il  v  en  a  pour  les  autres;  ceux 
qui  les  exercent  devraient  être  Tixés  à  un  certain 
nombre,  et  |irèter  serment  :  |iar  là  ou  évilerail 
beaucoup  de  désordres  provenaiil  de  ce  que  Irop 
de  gens  se  mêlent  du  métier,  gens  sans  intelli- 
gence, poiu"  la  plupart,  sottes  servantes,  laquais 
et  jeunc'j  pages,  (pii  dans  les  circonstances  dif- 
liciles  ne  savi^it  plus  reconnaître  leur  main 
droite  d'avec  leni'  main  gauche,  et  laissent  geler  | 
leur  sou|)e  dan-;  le  Irajel  i\>'  l'assiille  à  la  Imui- 
clio.  Si  j'en  avais  le  temps,  je  voudrais  tlonner  ; 
mes  raisons  du  soin  qu'il  convient  d'apporter  ' 
dans  le  choix  des  gens  destinés  à  un  emploi  de 
cette  importance;  mais  ce  n'es!  pas  ici  le  lieu. 
(}nel(pie  jour  j'en  parlerai  à  ceux  (]ui  peuvent  v 
pourvoir.  .Aujourd'hui  je  dirai  seulement  que 
ma  peine  à  la  vue  de  ce  vieillard,  avec  ses  che- 
veux blancs  et  sou  vénérable  visage,  si  dure- 
ment traité  pour  quelques  messages  d'amour,  a 
quelque  peu  cessé  quand  vous  avez  ajouté  (|irii 
se  mêlait  aussi  de  sorcellerie,  quoiqu'à  dire  vrai, 
je  sache  bien  qu'il  n'v  a  ni  charmes  ni  sortilèges 
au  monde  q\ii  |iuisscnt  influencer  la  volonté, 
comme  le  pensent  beaucoup  d"es|)rils  crédules. 
.\ou«;  avons  Ions  pleinement  noire  libre  arbitre. 


CMiilri'  |i'(|iii'l  pi, mil  <  cl  l'iirliaiili'iiKMils  nc  peu- 
vent lien.  (j'(|uc  font  ipu'iques  femmelettes  par 
sinq>licilé,  (juelques  fripons  par  fourbei'io,  ce 
sont  des  breuvages,  des  mixtures,  au  moyen 
des(piels  ils  rendent  les  hommes  fous  en  leur 
faisant  accroire  qu'ils  ont  le  secret  de  les  ren- 
dre anmnrenx,  tandis  qu'il  est,  je  le  répèle,  im- 
possible de  conlraindrc  la  volonté. 

Cela  est  vrai,  dil  le  vieillard,  et  pour  ce  (pii 
est  de  la  soicelleiie,  seiiineur,  je  n'ai  rien  à  me 
rejirocher.  Quant  aux  messages  galanls,  j'en 
conviens;  mais  je  no  croyais  pas  qu'il  y  eùl  le 
moindre  mal  à  cela,  je  voulais  seulement  qiu' 
chacun  fut  heureux.  Hélas!  ma  boime  intention 
n'aura  servi  qu'à  m'onvo\er  dans  un  lieu  «l'où 
je  pense  ne  plus  revenir,  chargé  d'ans  comme 
je  suis,  et  souffrant  d'une  rétention  d'urine  tpii 
ne  mo laisse  pas  un  inoincnt  de  repos. 

A  ces  mots  le  pauvre  homme  se  remit  à  pleu- 
rer de  plus  belle,  et  Sancho  en  eut  tant  de  com- 
passion, qu'il  tira  <le  sa  poche  une  pièce  do 
quatre  réanx  et  la  lui  donna. 

Passant  à  nu  autre,  don  (Quichotte  lui  de- 
manda quel  était  son  crime.  Le  forçat  répondit 
d'mi  ton  non  moins  dégagé  que  ses  camarades. 

.le  m'en  vais  aux  galère-;  jjour  avoir  trop  fola- 
Iri-  avec  deux  de  mes  cousines  germaines,  et 
luèiiii'  avec  deux  autre-i  cousine-  qui  n'étaient 
pas  les  miennes.  Bref,  nous  avons  joué  onsem- 
ble  aux  jeux  innocents,  et  il  s'en  est  suivi  im 
accroissement  de  iauiille  tellement  embiouillé 
(|ue  le  plus  habile  généalogiste  aurait  peine  à 
s'y  reconnaît le.  .l'ai  été  convaincu  pai'  |ireuves 
et  témoignages.  Los  |irotections  me  iuanf|iianl, 
l'iU'geiit  aussi,  je  me  suis  vu  sur  le  point  de 
moin-ir  d'ini  mal  de  gorge;  cependant  je  n'ai 
été  condanmé  qu'à  six  ans  de  galères  :  aussi 
n'en  ai-je  point  appelé,  crainte  de  pis.  J'ai  mé- 
rité ma  peine;  mais  je  me  sens  jeune,  la  vie  est 
longue,  et  avec  le  temps  on  vient  à  bout  de  tout. 
Maintenant,  seigneur,  si  Votre  Grâce  veut  se- 
coinir  les  pauvres  gens,  qu'elle  le  fasse  promp- 
temenl.   Hieu  la  récompensera   dans  |o  ciel,  et 


104 


DON    QUICHOTTE 


iiiiiis  II'  juicrons  ici-bas  |i(iiir  (luil  vniis  (Iniiiic 
saiilô  aussi  hoiiiio  cl  vie  aussi  loni^ui;  ijuc  vous 
!(•  uu'rilc/.. 

Ce  doinicr  portait  un  liajjit  d'otudiaul,  cl  un 
dos  gardos  dit  que  c'était  un  jioau  parleur  i{ui 
sa  va  il  son  lai  in. 

Ilfirièii'  tous  ('i'u\-là  \cnail  ini  lioinnii'  d'cu- 
\iroii  Iroide  ans,  Iticn  l'ait  cl  de  lionne  mine,  si 
ce  n'est  (jn'il  lonciiait  d'un  icil;  il  était  autre- 
ment attaché  cpie  les  autres,  car  il  pmtait  an 
|iied  une  chaîne  si  longue  (|u'ello  lui  eulourait 
liiut  le  corps,  puis  dvus.  anneaux  de  l'er  an  crin, 
l'un  ii\i''  à  la  clianu',  et  raulre  de  ceux  ipToii 
apptdle  l'u.ii  h'.\m,  d'où  descendaient  deux  hran- 
clies  allant  jusqu'à  la  ceinture,  et  aboutissant  à 
deux  menoltes  qui  lui  serraient  si  liien  les  bras, 
qu'il  lu'  pouvail  porter  les  mains  à  sa  houelie, 
ni  baisser  la  lète  jusqu'à  ses  mains.  iJoii  (jui- 
I  liotle  demanda  ponr<|noi  celui-là  <'tail  jilus 
maltraité  que  les  aidres. 

Parce  (pi'à  hii  seul  il  csl  plus  criminel  que 
kius  les  autres  ensemble,  répondit  le  ijarde:  il 
est  si  bardi  cl  si  rusé,  que  même  en  cet  élat 
nous  craignons  qu'il  ne  nous  échappe. 

Quel  crime  a-t-il  donc  conunis,  s'il  n'a  pniul 
nu'M'ité  la  uiint?  dit  don  (juicbolle. 

il  est  condamné  aux  i^alèrcs  pour  dix  ans,  re- 
prit le  commissaire,  ce  qui  l'ipiixanl  à  la  niori 
civile.  Au  reste,  il  vous  sut'tira  de  savoir  que  cet 
boiMicle  lioinnic  est  le  l'aunnix  Ginez  de  Passa- 
umul,  autieiuent  appelé  Ginesille  de  l'ara|)illa. 

liouecmcnt,  s'il  vous  plaît,  seigneur  commis- 
saire, interrompit  le  l'orçat,  (^t  n'épiloi;iions 
|ioinl  sur  nos  noms  et  surnoms;  je  m'app(dle 
(iinez  et  luui  pas  (liucsille  :  Passiuimiil  est  mon 
nom  de  lamille,  cl  pomi  du  lout  l'arapilla, 
ciniiiiie  il  vous  plail  de  in',ip|ieler.  (,liie  cliacmi 
à  la  ronde  s'examine,  et,  ijuaiid  nu  .niia  lait  le 
tour,  ce  ne  sera  pas  temps  perdu. 

Tais-toi,  maître  birron,  dit  le  counnissaire. 

L'homme  va  comme  il  plaît  à  Dieu,  leparlil 
Passaniniit  ;  mais  u\\  joui'  on  saur'a  >i  je  m'aji- 
|iclle  ou  lion  liini^ille  de  l'.ir.ipilla. 


N'est-ce  pas  ainsi  qu'on  t'appelle,  imposteiu''.' 
dit  le  f^arde.  ' 

C'est  viai,  re|ioiidit  Cim'/,;  mais  je  l'ei'ai  en 
sorte  qu'on  ne  me  donne  plus  ce  nom,  ou  je 
m'arracherai  la  barbe  jusqu'au  dernier  poil. 
Sciiiueur  chevaliei',  dit-il  en  s'adressant  à  don 
(juicholte,  si  vous  voulez  nous  donner  quebpu' 
chose,  l'ailes-le  proiupteiiienl,  et  allez-vous-en 
en  l.i  garde  de  Dieu,  car  tant  de  questions  sur 
la  vie  du  piocliain  commencent  à  nous  ennuyer; 
s'il  vous  plaît  de  connaître  la  mienne,  sachez 
que  je  suis  (iinez  de  Passamont,  dont  l'hisloire 
est  écrite  par  les  cinq  doigts  de  cette  main. 

Il  dit  vrai,  ajouta  le  commissaire;  lui-même  a 
écrit  son  histoire,  et  l'on  dit  même  (pu;  c'est  un 
morceau  fort  curieux  ;  mais  il  a  laissé  le  livie 
eu  gage  dans  la  prison  poiu'  deux  cents  réaux. 

J'espère  liien  le  retirer,  reprit  Passamont, 
fùt-il  engagé  pour  deux  cents  ducats. 

KsI-il  donc  si  parlait '.'  demanda  (bm  (,)ni- 
cholte. 

Si  pari'ail,  répomlil  i';issaiiionl,  ipi'il  fera  la 
barbe  à  Lazaiille  de  Tiuanes,  et  à  tous  les  livres 
de  cette  espi'ce,  écrits  ou  à  écrire.  Tout  ce  ipic 
je  puis  vous  dire,  c'esl  ()u'il  contient  des  vérités 
si  utiles  et  si  agréables,  cpi'il  n'y  a  fables  qui 
les  vaillent. 

Kt  quel  litre  porte  votre  livre'.'  poursui\il  don 
Quichotte. 

Vie  (](•  Giiu':-  de  Vdssamunt ,  répmulit  le  l'or- 
çat. 

Est- il  achevé '.'  dit  nuire  lii''ms. 

Achevé,  n'qiliqua  liinez,  autant  qn  il  peut 
l'être  jus(|n'à  cette  heure  où  je  n'ai  pas  achi'vé 
de  vivre.  Il  commence  du  jour  où  je  suis  né,  et 
s'arrête  à  cette  nouvelle  fois  que  je  vais  aux 
galères. 

Vous  y  ;ivez  donc  l'té  déjà?  demanda  don 
Quichotte. 

.l'v  ai  passé  (pialre  ans  pour  le  servive  de 
Dieu  et  du  roi,  répomlil  (!im'/.  ;  et  je  coiniais  le 

Ijoiii   i.\\\   lil-illll    ri    ilii    lleii    lie  liielll'.    Ail    reste, 
cela    ne  me    lâche  \\.\<  aiit.iiil  qu'on  le  cioil  d  v 


iti.  I.  \   Mv\t;iii; 


UI5 


^-r* 


raris,  S.  Riçon  et  C-,  imp.  Fume,  Jouvct  el  C",  idil. 

Tour  à  loiir  vi>aiit  ruii,  visant  l'aulre  (page  106). 


iclolirner,  parce  (pio  là  du  ir.oins  je  |)ourrai 
aclievor  mon  livre,  el  (pie  j'ai  encore  une  foule 
(le  honnc!!  clioscs  à  dire.  Dans  les  galères  d'Es- 
pagne, on  a  beancouj)  de  loisir,  et  il  ne  m'en 
faudra  guère,  car  ce  qui  me  reste  à  ajouter,  je 
le  sais  par  cu'ur. 

Tu  as  de  l'esprit,  dit  don  Ouicliotte. 

Et  du  mallienr,  reparût  (iinc/. ;  car  le  mal- 
licur  poursuit  toujours  l'esprit. 

Il  poursuit  les  scélérats,  interrompit  le  coni- 
niissaire. 

Je  vous  ai  déjà  dit,  .-seigneur  commissaire,  de 
parler  plus  doux,  répliqua  l'assaniont  ;  messei- 
gneurs  nos  juges  ne  vous  ont  ])as  mis  en  main 
celle  verge  noire  pour  maltraiter  les  pauvres 
gens  (pii  sont  ici,  mais  pour  les  luinhiin'  où  le 
roi  a  besoin  deux.  Sinon  et  par  la  vie  de... 
Mais  suffit;  ([ue  chacun  se  taise,  vive  bien  et 
parle  mieux  encore...  Poursuivons  notre  clic- 


iiiiii,  car  voilà  assez  de  fadaises  comnu^  cela. 

.\  ces  mots,  le  connnissaire  leva  sa  baguette 
sur  Passamont,  pour  lui  donner  la  réponse  à 
ses  menaces;  mais  don  Quicbotle,  se  jetant  au- 
devant,  le  pria  de  ne  pas  le  maltraiter. 

Encore  est-il  juste,  dit-il,  que  celui  qui  a  les 
bras  si  bien  liés  ait  au  moins  la  langue  un  peu 
libre.  Puis,  se  tournant  vers  les  forçats  :  Mes 
frères,  ajouta-  t-il,  de  ce  que  je  viens  d'entendre 
il  rcsulle  clairement  pour  moi  que  bien  (|u'on 
vous  ait  punis  pour  vos  fautes,  la  peine  que  vous 
allez  subir  est  fort  peu  de  votre  goût,  et  que 
vous  allez  aux  galères  tout  à  fait  contre  votre 
gré.  Or,  comme  le  peu  de  courage  que  l'un  a 
moiilré  à  la  (piestion,  le  manque  d'argent  chez 
raulie,  l'I  siirliuit  l'erreur  el  la  jinssion  de» 
juge^,  (jui  vont  si  vite  en  besogne,  ont  pu  voui» 
mellrc  dans  le  triste  état  où  je  vous  vois,  je 
pense  (jue  c'est  ici  le  cas  de  montrer  pourquoi 

14 


llHi 


DON    (Jl  ICIIOTTK 


le  ciel  m'a  fait  naître,  et  m'a  inspiré  le  noble 
dessein  il'cmbrasscr  celte  profession  de  cheva- 
lier errant  dans  laquelle  j'ai  fait  vœu  de  secou- 
rir les  malheureux  et  de  proléger  les  petits  con- 
tre l'oppression  des  j^rands.  Mais  comme  aussi 
dans  ce  qu'on  veut  obtenir  la  sagesse  conseille 
de  recourir  à  la  persuasion  plutôt  ([u'à  la  vio- 
lence, je  prie  le  seigneur  conuiiissairc  et  vos 
gardiens  de  vous  ôter  vos  fers  et  de  vous  laisser 
aller  en  paix  :  assez  d'autres  se  trouveront  pour 
servir  le  roi  quand  l'occasion  s'en  présentera,  et 
c'est,  à  vrai  dire,  une  chose  monstrueuse  de  ren- 
dre esclaves  des  hommes  que  Dieu  et  la  nature 
ont  créés  libres.  D'ailleurs,  conlinua-t-il  en 
s'adressant  au  commissaire  et  aux  gardes ,  ces 
gens-là  ne  vous  ont  fait  aucune  offense;  eh  bien, 
que  chacun  reste  avec  son  péché,  et  puisqu'il  y 
a  un  Dieu  ià-haut  cjui  prend  soin  de  châtier  les 
méchants  quand  ils  ne  veulent  pas  se  corriger, 
il  n'est  pas  bien  que  des  gens  d'honneur  se  fas- 
sent les  bourreaux  des  autres  hommes.  Je  vous 
demande  cela  avec  calme  et  douceur,  afin  (|ue, 
si  vous  me  l'accordez,  j'aie  à  vous  en  remercier: 
autrement,  celle  lance  et  cette  épée,  secondant 
la  vigueur  de  mon  bras  sauront  bien  l'obtenir 
par  la  force. 

Admirable  conclusion!  repartit  le  commis- 
saire ;  i)ar  ma  foi,  voilà  qui  est  plaisant  :  nous 
demander  la  liberté  des  forçais  du  roi  ;  connue 
si  nous  avions  le  pouvoir  de  les  délivrer,  ou  (pic 
vous  eussiez  celui  de  nous  y  contraindre  !  Sei- 
gneur, continez  votre  route,  et  redressez  un  peu 
le  bassin  que  vous  jiortcz  sur  la  tète,  sans 
vous  inquiéter  de  savoir  si  notre  chat  n'a  que 
trois  pattes. 

C'est  vous,  qui  êtes  le  rat,  le  chat,  et  le  gou- 
jat I  s'écria  don  Quichotte;  en  même  lenqis  il 
s  élança  avec  tant  de  furie  sur  le  couimissairc 
qu  avant  de  s'être  mis  en  défense,  celui-ci  lut 
reuNcrsé  jiar  terre  dangereusement  blessé  d  un 
coup  de  lance. 

Surpris  d'une  attaque  si  inalleudue,  les  au- 
tres garde»  ne  tardcreul  pa.s  à  se  reuicllre,  cl 


tous  alors,  les  uns  avec  leurs  épées,  les  autres 
avec  leurs  j)iques,  conuiiencèrent  à  attaquer  no- 
tre héros,  qui  s'en  serait  fort  mal  trouvé  si  les 
l'orçats,  voyant  une  belle  occasion  de  reprendre 
la  clef  des  champs,  n'eussent  cherché  à  en  pro- 
fiter pour  rompre  leurs  chaînes.  La  confusion 
devint  si  grande,  que,  tantôt  courant  au\  forçats 
(pii  se  déliaient,  tantôt  ripostant  à  don  (jui- 
cliolte  (pii  ne  leur  donnait  point  de  trêve,  les 
gardes  m;  liront  rien  qui  vaille.  He  son  côté, 
Sancho  s'cnqiressa  d'aider  Ginez  de  Passamont 
à  rompre  sa  chaîne,  lequel  ne  fut  pas  plutôt 
libre  qu'il  i'ondil  sur  le  connnissairc,  lui  arra- 
cha son  arquebuse,  et  tour  à  tour  visant  l'un, 
visant  l'autre,  sans  tirer  jamais,  sut  montrer 
tant  d'audace  et  de  résolution,  que,  ses  compa- 
guons  le  secondant  à  coups  de  pierres,  les  gardes 
prirent  la  fuite  et  abandonnèrent  le  champ  de 
bataille. 

Sancho  s'affligea  foit  de  ce  bel  exploit,  se 
doutant  bien  que  ceux  qui  se  sauvaient  à  toutes 
jambes  allaient  prévenir  la  Sainlc-IIermandad, 
et  chercher  main-forte,  alin  de  se  mettre  à  la 
[)oiirsuite  des  coupables.  Dans  celte  appréhen- 
sion, il  conjura  son  maître  de  s'éloigner  au  plus 
vite  du  grand  chemin  et  de  se  réfugier  dans  la 
sierra  qui  était  proche. 

C'est  fort  bien,  reprit  don  QnichoUe;  mais, 
piinr  riienre,  je  sais,  moi,  ce  qu'il  convient  de 
faire  avant  tout.  A  sa  voix,  les  forçats,  qui  cou- 
raient péle-mèlc,  et  qui  venaient  de  dépouiller  le 
commissaire  jus(|u'à  la  peau ,  s'approchèrent 
pour  savoir  ce  que  voulait  notre  héros  :  Des 
hommes  bien  nés  comme  vous  l'êtes,  leur  dit-il, 
doivent  se  incuilrci  reconnaissants  des  service.^ 
iprils  ont  reçus;  et  de  tous  les  vices  l'ingrati- 
tiidc,  vous  le  savez,  est  celui  que  Dieu  punit  le 
|)liis  sévèrement.  .Vussi,  d'ajuès  ce  que  je  viens 
de  faire  pour  vous,  persuadé  (|Ue  je  n  ni  pa> 
iildigi'  des  iiij;ials,  je  ne  demande  en  retour 
qii  nue  seule  chose  :  c'est  que,  chargés  de  celle 
même  cliaine  dont  je  vous  ai  délivrés,  vous  vous 
luetlicz  iminédi.itemeul  en  chemin  pour  la  cilc 


m; 


\     \l  \  NCII 


«07 


(In  Tolioso.  Lfi.  votis  prôscnlani  doviinl  inîi(laiiii' 
iMilciiiro,  vous  lui  (liri'z<]U('  son  csciavL',  le  clii'- 
xjiiicr  (le  laTrislf-Kijjiiro  lui  envoie  ses  cniupli- 
niciils,  et  vous  lui  laconteiez  mol  |ioui'  mot  ce 
(lue  je  viens  de  faire  pour  votre  dc'livranee.  Cela 
fait,  allez  où  il  vous  plaira. 

A  ce  diseoiMs,  fiinez  de  Passamont,  prenant 
la  parole,  ri'pondil  au  nom  de  ses  camarades  :  Sei- 
gneur chevalier  notre  libijratenr,  ce  (]ue  dt'sire 
Votre  Grâce  est  impossible,  et  nous  n'oserions 
nous  montrer  ensemble  le  long  des  grands  che- 
mins; il  faut,  au  contraire,  nous  sépai'crau  jdns 
vite,  afin  de  ne  plus  retomber  entre  les  mains 
de  la  Sainte-llermandad,  (jui,  sans  aucun  (ioutc, 
va  envover  à  nutre  poursuite.  Ce  (pie  ddil  faire 
Votre  Grâce,  et  ce  qui  me  parait  juste  qu'elle 
ra<se,  c'est  de  commuer  le  tribut  que  nous  de- 
vons à  madame  Dulcinée  du  ïoboso  en  une  cer- 
taine quantiti-  (VAve  Maria  et  de  Crctlo,  que 
nous  dirons  à  son  intention.  Voilà  du  moins  nue 
p(''nitence  t|ne  nous  pourrons  accomplir  facile- 
ment, de  nuit  comme  de  jour,  en  marche  ou  au 
repos.  Mais  penser  que  de  gaietf''  de  cœur  nous 
allions  retourner  aux  marmites  d'l]gy|)te,  c'est- 
à-dire  reprendre  notre  chaîne,  autant  vouloir 
ipi'il  soit  jour  en  pleine  nuit.  Nous  demaiuler 
semblable  folie,  c'est  demander  des  poires  à 
l'ormeau. 

Eh  bien,  dun  lils  de  gueuse,  don  (liiiez  ou 
(îinesille  de  Paropillo,  cai'  peu  m'importe  rom- 
ment  ou  l'appelle,  s'i'cria  don  Quichotte  en- 
llammc'  de  col(''ie,  je  jure  Ilicn  ([ue  seul  de 
les  conq)agnons  tu  iras  chargé  de  la  ciiaiiie 
(juc  je  t'ai  (')tée,  et  de  tout  le  bagage  (pu;  In 
avais  sur  ton  noble  corps. 

Peu  endurant  de  sa  nature,  Passanimil,  (jui 
n'en  était  plus  à  s'apercevoir  (pie  noire  héros 
avait  la  cervelle  ciidouunagée  d'après  ce  (ju'il 
venait  de  faire,  se  voyant  traité  si  cavalière- 
ment, lit  \m  signe  à  ses  compagnons.  Ceux-ci, 
s'éloignant  aussit(jt,  se  mirent  à  faire  pK'UVdir 
sur  don  OnichoUe  une  telle  gri'^le  de  pierres  (ju'il 
ne  pouvait  snilire  à  les  parer  avec  sa  rondache. 


(Jnant  au  pauvre  Rossinante,  il  se  souciait  aussi 
peu  de  l'éperon  que  s'il  eut  été  de  hron/e.  San- 
cho  s'abrita  derrière  son  àne,  et  par  ee  moyen 
évita  la  tempête  :  mais  sou  maître  ne  put  si 
bien  s'en  garantir  rpi'ji  ne  re(;ùt  à  tiavers  les 
reins  je  ne  sais  condiien  de  cailloux  qui  le  jetè- 
rent par  terre.  1,'étudiant  fondit  sin-  lui,  et  lui 
arrachant  le  bassin  qu'il  portait  sm-  la  tète,  il 
lui  en  donn:i  plusieurs  cnups  f,uv  les  épaules  ; 
après  (pioi  frappant  cin(|  on  six  fois  le  prétendu 
armel  contre  lesol,  il  le  mil  en  pièces.  Les  for(;ats 
enlevèrent  an  chevalier  une  casaque  qu'il  |ior  ■ 
tait  par-dessus  ses  armes,  et  ils  lui  auraient  (jlé 
jusqu'à  SCS  chausses,  si  ses  genouillères  ne  les 
en  eussent  enqiêcJK's.  l'uni'  ne  pas  laisser  l'ou- 
vrage imparlait,  ils  débarrassèrent  Sancho  de 
son  manteau,  et  le  laissèrent  en  justaucorps, 
après  quoi  ils  partagèrent  entre  eux  les  dé- 
pouilles du  condiat  ;  puis  chacun  lira  de  son 
c<')lé,  pins  curieux  d'éviter  la  Sainte-llermandad 
(pie  de  faire  connaissance  avec  la  princesse  du 
I  oliosci. 

1,'àne,  l'iossiiumte,  Saiirlin  cl  ijoii  (Juichutle, 
demcuièiçul  seuls  sur  le  champ  de  bataille  : 
l'iinc,  la  tète  baissée,  et  secouant  de  lenqis  en 
temps  les  oreilles,  comme  si  la  |)luie  de  cailloux 
durait  encore  ;  Rossinante,  ('tendu  jirès  de  son 
niailre;  Sancho  en  manches  de  chemise,  et 
tremblant  à  la  seule  pensée  de  la  Sainte-ller- 
mandad ;  (Ion  (Jnichiille  enlin,  l'âme  navrée  d'a- 
voir été  mis  en  ce  pileux  étal  par  ceii\-l;'i 
même  à  qui  il  \('nnil(le  rendre  iin  si  grand  ser- 
vice. 


CIIAPITIii:   WIN 

DE    CE    QUI    ARRIVA    ftU    FAMEUX    OON    QUICHOTTE 

DANS    LA   SIERRA    MORENA  . 

ET    OS    L'UNE    DES    PLUS    RARES    AVENTURES   QUE    MENTIONNE 

CETTE      VERIDIQUE      HISTOIRE 

Kii  so  voyant  Irailé  si  imlij^aioinont,  don  Oiii- 
ciiitUo  no  put  s'onipfîclicr  de  dirr  à  son  (Minor  : 
Snnclio,  j  ai  tonjom's  tM)ti>ndu  diro  ipin  faire  du 


108 


DON   OUUMIOTTE 


liii'ii  ;hix  mccliants,  cVMait  porter  de  Peau  à  la 
mer;  si  je  t'avais  écouté,  j'aurais  évité  celle  nié- 
savenlure  :  mais  enfin  rc  qui  est  fait  est  fait; 
prenons  patience,  cl  (|ue  l'expérience  nous  pro- 
fite pour  l'avenir. 

Vous  profiterez  de  rcxpéricnce  connue  je  de- 
viendrai Turc,  répondit  Sancho;  vous  dites  que 
si  vous  m'eussiez  cru,  vous  pouviez  éviter  cette 
mésaventure;  eh  bien,  croyez-moi  à  celte  heure, 
et  vous  en  éviterez  une  plus  grande  encore  ;  car, 
en  un  mol  comme  en  mille,  je  vous  avertis  que 
la  Saiute-llermandad  se  moque  de  toutes  vos  che- 
valeries, et  qu'elle  ne  fait  pas  plus  de  cas  de 
tous  les  chevaliers  errants  du  monde  que  d'un 
maravédis.  Tenez,  il  me  semble  que  j'entends 
déjà  ses  flèches. me  silller  aux  oreilles'. 

Tu  es  un  grand  poltron,  Sancho,  reprit  don 
lluieliolle  ;    cependant,  afin  que  tu  ne  dises  pas 
que  je  suis  un  entêté  et  que  je  ne  fais  jamais  ce 
i|ue  lu  nu'  conseilles,  je  veux  celle  lois  suivre 
Ion  avis,  et  ni'éloigner  de  ce  danger  (jue  tu  re- 
doutes si  fort  ;  mais  à  une  condition,  c'est  que, 
ou  mort  ou  vivant,  lu  ne  diras  jamais  (pie  je  me 
suis  esquivé  par  crainte,  uiais  sculenieiil  pour 
céder  à  la  prière  et  le  faire  jilaisir.  Si  lu  dis  le 
conlraire,  lu  aiu-as  uu'Uli  ;  etaujourd  hui  eouinie 
alors,  alors  connue  aujourd'hui,  je  te  doniu!  un 
démenti,  et  dis  que  tu  mens,  cl  mentiras  toutes 
les  fois  que  tu   diias  ou  penseras  pareille  chose, 
l'as  nu  mot,  je  t(!  jirie  ;  car  la  seule  iii(''e  ipieje 
tourne  le  dos  à  un   (.éril,  i)ue!(pie  giauil  i|iril 
puisse  être,  me  donne  envie  de  demeurer  ici,  cl 
d'y  attendre  de  pied  ferme,    non-seulement  la 
Sainte-Hermandad,  mais  encore  les  douze  tribus 
d'Israël,  les  sept  frères   Machabéos,  Castor  et 
i'ollux ,    cl    Idiis    les   Crères    et    rmilVéi  ies   du 
uionde. 

Se  retirer  n'est  pas  fuir,  dit  Sauelio  ;  et  at- 
tendre n'est  pas  sagesse,  (|uand  le  péril  dépasse 
l'espérance  et  les  l'orccs.  lu  Innnuie  sage  doit 


'  la  Saiiilc-ilerni.inilail  f;iisaii  tm  r  i  louji»  du  Ilirhcs  les  cri- 
iiiirii-ls  iiii'iilf  lunil^inin.iil,  il  liii>s:ilt  liMirs  ciil.ivns  c'X|iom'.< 
.111  ïiliPl. 


se  conserver  aujouKrimi  puni'  demain,  sans 
aventurer  tout  en  mi  jour.  Sachez  que  tout  rustre 
cl  vilain  que  je  suis,  j'ai  |)ûurtaul  quelque  idée 
de  ce  qu'on  appelle  se  bien  gouverner.  Ne  vous 
repentez  donc  point  de  suivre  mon  conseil  :  lâchez 
seulement  de  monter  sur  Rossinante,  sinon  je 
vous  aiderai,  et  suivez-moi,  car  quelque  chose 
médit  qu'à  cette  heure,  nous  avons  plus  besoin 
de  nos  pieds  ipie  de  nos  mains. 

Don  OuiclioUe  remonta  à  cheval  sans   dire 
mot,elSaiulio  prenant  les  devants  sur  son  âne, 
ils  entrèrent  dans  la  sierra  qui  se  trouvait  pro- 
che.  L'intention  de  l'écuvcr  était  de  traverser 
loiit<'  celle  chaîne  de  montagnes,  et  d'aller  dé- 
lnuielier   au    Viso    ou    bien    à    .-Vlmoibivar    del 
Caiiipo,  après  s'être  cachés  quelques  jours  dans 
ces  solitudes  |)our  échapper  à  la  Saiiite-Ilerman- 
dad,  dans  le  cas  où  elle  se  mettrait  à  leur  pour- 
suite, ('e  (pii  le  forlifiait  dans  ce  dessein,  c'était 
de  voir  que  le  sac  aux  provisions  ipie  portait  le 
grisou    avait  échappé  aux   mains  des   forçais, 
chose  qui  tenait  du  miracle,  lant  ces  honnêtes 
gens  avaient  bien   fuieli''  et  enlevé  loul  ce  (pii 
élail  à  leur  conveuaiuc. 

Nos  deux  voyageurs  aiiivèreiit  ii'lle  miil 
luèiiie  au  milieu  de  la  Sierni  Morciia  ou  inini- 
tagiic  Noire,  et  dans  l'endroit  le  jilus  déseil. 
Saru'ho  conseilla  à  son  maîtri'  d'y  faire  halle 
l)endant  qiiebpies  jours,  c'est-à-dire  tant  ipie 
diireraieiil  ieiiis  provisions,  ils  eommeneèreiil 
pai'  s'établir  enire  deux  roches,  au  milieu  de 
(piehpies  grands  lièges.  Mais  la  foi  tune,  qui, 
selon  l'opinion  de  ceux  (pie  n'éclaire  jias  la 
vi'aie  foi,  onloiiue  cl  règle  toutes  choses  à  sa 
fantaisie,  voidiil  que  (iiiiez  de  l'as.sauiont,  ce 
l'oleat  que  la  générosile  el  la  inlie  de  noire  i  hc- 
valier  avaicuit  tiré  de  la  chaîne,  i'iiyunl  de  son 
(MJté  la  Sainle-liermandad  (pi'il  redoiilail  avec 
juste  raison,  eût  la  |)eiisée  de  \eiiir  chercher  un 
asile  dans  ( es  monlagm-s,  cl  ipi'il  s';urétât  |)rê- 
ciséiJieul  au  nii'liii'  einJKiil  ait  ilMieiil  don  (Jiii- 
choltc  el  Sancho.  Il  ne  les  eut  pas  plus  tôt  re- 
connus à  leurs  discours,   (pi'il   le<  bii<sa  <'f>\- 


m:  I  \   M  \  m:  Il  i:. 


iii'.i 


Puis  cliai'Uii  lir.i  de  son  cMè  (pag'^  1*^7). 


dormir  paisiMiinciit  ;  rt,  (01111110  les  méchants 
sont  ini;rats,  <'t  (|ne  la  nécessité  n'a  pas  de  loi, 
(iini'z,  (jui  no  inillaitpas  jiar  la  rpconnaissancc, 
ri'snlnl,  pondant  lonr  somnioil,  do  dôndior  l'àno 
tU'  Sanrlio,  |ii(it''ialdonici)l  à  j'iossinanlo,  (pii 
lui  païut  do  iiiiiico  rossouroo,  suit  pour  le  nirl  ■ 
trc  011  gage,  soit  pour  le  vendre.  Kt  avant  lo 
jour,  l'insigne  vaurien,  nuuilé  sur  le  grison. 
était  ilojà  trop  loin  pour  ipi'on  jn'it  lo  rattraper. 
(Joaiiil  j'auiiur  avec  sa  face  liaolo  \inl  n- 
jonir  et  emltollir  la  terre,  ce  lut  pdur  ;illi  i>lor 
lo  pauvre  Sanelio.  Dès  (ju'il  s'aperçut  de  la  dis- 
parition de  son  âne,  il  se  mit  à  pousser  les  plus 
tristes  lamentations,  l(dlomenl  ipic  ses  sanglots 
réveillèrent  don  Quicliottc  ipii  1  Ciilrmlil  pleurer 
en  disant  :  0  fils  de  mes  entrailles,  né  dans  ma 
propre  maison,  jouet  de  mes  enfants,  déliées  de 
ma  l'enime,  envie  de  nu's  voisins,  compagnon 
de  mes  travaux,  et  Imalement  nourricier  de  la 


iiKiitié  do  ma  porMiniii',  pui'-ipio,  avec  les  ipicl- 
ipios  marav(''dis  cpio  lu  gayuais  par  jour,  jo  ^ull■ 
venais  à  la  moitii'  do  ma  do|iouso  ! 

lion  (Juiciiollo,  dcxiiiant  lo  sujet  do  la  dou- 
leur do  Sanclin,  i'ulio|inl  i\f  lo  ronsnliT  par  li's 
iiirdlours  raisonuoMiouls  ipi'il  put  Irouvor  mh 
les  disgrâces  do  cette  vie  ;  mais  il  ii'v  parvint 
réellement  (pi'après  avoir  promi.s  de  lui  donnei' 
une  lettre  do  cliango  de  trois  ànous,  à  prendn» 
sur  ciu(|  (pi'il  a\ail  laiss(''s  dans  ^lui  oiniie. 
Aussitôt  Sanclio  arrêta  ses  soupir^,  cMlina  •^os 
sanglots,  sécha  ses  larmes,  et  remercia  s(Hi  sei- 
gneur de  la  faveur  ipi'il  lui  aecordail. 

Kn  pénétiant  dans  ces  montagnos  (pii  lui 
promellaii'ut  les  a\onliHt's  <pi'il  cheichait  sans 
relâche,  noti'e  héros  avait  senti  son  (  <iiii' lnuidu 
do  joie.  Il  repassait  dans  sa  méuuiiio  les  mer- 
veilleux ovéuomenls  rpii  étaient  ai'ri\és  aux  1  ho- 
valieis  eiraiits  en   de   semldaldos  lieux,  et   ces 


H(»N    OIK^IIOI  TK 


|iens(>('s  lo  trans|iorlaient  ri  l'alisorlinicMil  à  Ici 
point,  qu'il  011  ouliliait  le  mondo  ciiliiM'.  Oiiniit 
n  Siiiulio,  (lp|iiiis  qu'il  croyait  cheuiiiKM'  en  liru 
sur,  il  ne  songeait  plus  (pi'à  restaurer  son  esto- 
mac avec  les  restes  du  Initiu  enlevé  aux  prêtres 
(lu  convoi.  Chargé  de  ce  qu'aurait  dû  porter  le 
grisou,  il  cheminait  à  petits  pas,  tirant  du  sac  à 
chaque  instant  de  quoi  remplir  son  ventre,  sans 
nul  souci  des  aventures,  et  n'en  imaginant  point 
de  plus  heureuse  (jue  celle-là. 

Eu  ce  moment  il  leva  les  yeux,  et,  voyant  sou 
maître  s'arrêter,  il  accourut  pour  en  savoir  la 
cause.  Kn  approchant,  il  reconnut  qvie  don 
(Mii("li(itl('  remuait  avec  lu  liont  de  sa  lance  un 
coussin  et  une  valise  attachés  ensemlile,  tous 
deux  eu  lambeaux  et  à  demi  jiourris,  mais  si 
pesants  (pi'il  fallut  que  Saucho  aidât  à  les  sou- 
lever. Son  maître  lui  ayant  dit  d'examiner  ce  que 
ce  pouvait  être,  il  s'empressa  d'obéir,  et  quoique 
la  valise  lût  icrmée,  il  put  facilement  voir  par 
les  trous  ce  qu'elle  contenait.  Il  en  tiia  quatre 
chemises  de  toile  de  Hollande  très-fine,  d'aulres 
bardes  aussi  propres  (pi'élégantes,  et  enlin  une 
i-erlaiiie  quantité  d'écus  d'or  renfermés  dans  un 
miiiiciidii'. 

A  cette  vue,  il  s'écria  :  liéni  soit  le  ciel,  qui 
eiilin  nous  envoie  une  si  heureuse  aventure.  En 
poursuivant  l'evaincM  ,  d  IrouNa  un  Mmc  de 
^(lUNenirs  ii(lii'i*ien(  relié. 

.Il'  rcliriis  ci'la,  dil  don  Ijuiriiolli' ;  (piaul  à 
l'ar^eiil,  tu  peux  le  prendre. 

(iraiid  merci,  seigneur,  ré|)oU(lit  Saucho  en 
hii  baisant  les  mains;  et  il  mil  les  bardes  el 
l'argent  dans  .son  bissac. 

Il  l'aul,  dil  don  (Jiiiilinlli',  ijiii'  i|iii'|iMir  \iiva- 
geiir  se  .soit  égaré  dans  ces  moiila^iues,  où  des 
v(deurs  l'auront  assassiné  et  seront  venus  l'en- 
terrer en  cet  endroit. 

Vous  n'v  t'Ii's  ji;is^  si'ii;iii'iir,  ii''|iiiM(lil  S.iu- 
elu»  :  si  c'/'laichl  des  videurs,  ils  auraienl  |iris 
l'argiMil. 

Tu  as  raison,  ilil  dim  (Juiilinllc,  il  je  ne  de- 
vine   pas  ce  (jiie   lela   |ieut  elle.    Mais,  allends; 


dans  ce  livre  se  trouve  sans  doute  (|uelque  écri- 
lure  (|ui  nous  apprendia  ce  i{ue  nous  eber- 
ebons. 

Eu  même  leiii|is,  notre  iii''riis  l'ouvril,  el  il  v 
trouva  le  brouillon  d'un  sonnet  (pi'il  lui  à  haute 
voix,  alin  que  Sanclio  l'eulendît  : 

Comme  Amour  est  sans  yeux,  il  est  sans  connaissance; 
Oui,  c'i'st  un  (lion  bizarre  el  plein  de  cruauté, 
(.lui  conilanme  au  liasaril  et  sans  nulle  éiinité; 
(In  le  mal  i|iu"  je  souffre  excède  sa  sentence. 

Mais  si  l'Aniiiur  est  dieu,  c'est  une  conséquence, 
Qn"il  voit  tout,  connaît  toul,  el  r'esl  impiélé 
D'accuser  de  rigueur  une  divinité  : 
D'où  viennent  donc  mes  maux,  et  i|ui  fall  inasouffiaucc? 

l'Iiilis,  ce  n'est  pas  vous;  un  si  uolile  sujel 
Ne  peut  jamais  causer  un  aussi  triste  effet; 
l^t  ce  n'esl  p.is  du  ciel  ipie  mon  inallieur  pro((''de. 

,1e  vois  i|u'il  faut  mourir  dans  ce  trouble  coufiis. 
C.oninient  guérir  de  maux  f|ui  nous  sont  inconinis? 
l'ii  miracle  peut  seul  en  donner  le  remède. 


Celle  chanson-là  ne  nous  apprend  rien,  dit 
Saucho,  à  moins  que  par  ce  lil  dont  (die  |)arle 
nous  ne  tenions  le  peloton  ih  toute  raventure. 

De  (piel  lil  parles-tu?  demaïKla  don  tjui- 
chotle. 

Il  me  semble  que  Votre  dràce  a  parlé  de  lil. 
répondit  Sanclio. 

.l'ai  parlé  de  Pliilis,  reprit  don  (Jiiiilinlle  ;  el 
ce  nom  doit  être  celui  de  la  dame  dnul  se  plaiiil 
l'auteiM'  de  ee  sonnet.  Certes,  le  poêle  n'esl 
pas  des  inoiiiilres,  on  je  u'eulenils  rien  au  mé- 
tier. 

(liMumenl  I  dit  Saucho,  est-ce  ipie  Votre  (iràce 
se  connaît  aussi  à  composer  des  vers'.' 

\lieii\  que  lu  lie  penses,  répondit  don  Oui- 
cliotte,  et  liiciilot  lu  le  verras  rpiaud  je  t'aurai 
donné  une  lettre  toute  en  veis  pour  portera 
DnlciiK'-e  du  Toboso.  Apprends,  Saneho,  (|ue  les 
tbev.iliers  eriauls  du  leiiips  passé  étaient,  la 
plu|)arl  du  moins,  poêles  el  musiciens;  car  ces 
talents,  ou  pour  mieux  dire,  ces  dons  du  ciel, 
sont  le  loi  ordinaire  des  amoureux  errants. 
Malgré   (ida,    il    l'aul   eniiv^'iiir  que   dans    lein- 


m;   LA   M  \  \  cil  !■; 


Il 


|)oi'sii'>  les aiicifii» ilic'\aluis  ont  |ilu.-  de  Myiinir 
t|iie  tli'  délicalesst'. 

l-ist'/.  toujours,  st'iguour,  dit  Sanclio,  pciit- 
l'tre  Uouveions-iious  ce  t|iie  nous  cliurclions. 

Don  (JiiirlioKc  liiuiiia  le  Icuilli'l  :  (]cii  es!  de 
la  prose,  dit-il,  et  lesseiiiMe  à  une  lettre. 

A  une  lettre  missive'.'  demanda  Sanclio. 

l'ar  ma  loi,  le  déimt  ferait  eroire  à  une  lettre 
d'amour,  répondit  don  Quiehotte. 

Lli  liien,  que  Votre  liràeeail  la  lionté  de  lire 
tout  haut  ;  J'aime  inliniment  ces  .sortes  de  lettres 
et  tout  ee  (|ui  est  dans  ce  genre. 

Volontiers,  dit  (Inii  (Juieiiolle;  et  il  lui  ee  (jui 
suit  : 

«  La  fausseté  de  les  promesses  et  la  certitude 
«  de  mon  malheur  me  conduisent  en  un  lieu 
«  d'où  tu  ap|»rendras  plus  tôt  la  nouvelle  de  ma 
i<  mort  (jue  l'expression  de  mes  plaintes.  Tu 
«  m'as  trahi,  ingrate,  pour  un  jilus  riche,  mais 
«  non  pour  un  meilleur  ipie  moi  :  car  si  la  vertu 
«  était  estimée  à  l'égal  de  la  richesse,  je  n'eu- 
«  vierais  pas  le  honheur  d'autiui,  et  je  ne  pleu- 
«  rerais  pas  mon  propre  malheur.  Ce  qu'a  fait 
n  naître  fa  heanlé,  ton  inconstance  l'a  détruit  : 
»  par  l'une  tu  me  parus  un  ange,  mais  l'autre 
«  m'a  prouvé  que  tu  n'étais  (pi'urie  femme. 
«  .Vdieu.  Vis  en  paix,  loi  qui  me  fais  une  guerre 
«  si  cruelle.  Fasse  le  ciel  que  la  perfidie  de  Ion 
«  époux  ne  te  soit  jamais  connue,  afin  que,  ve- 
«  liant  à  le  repentir  de  ta  trahison,  je  ne  sois 
«  point  forcé  de  venger  nos  déplaisirs  communs 
«  sur  un  hommo  ([ue  lu  es  désormais  tenue  de 
«  l'espcctcr.  » 

Voilà  qui  nous  enapprend  encore  moins  que  les 
vers,  dit  don  (Juichotle,  si  ce  n'est  pouitanlquc 
celui  qui  a  écrit  cette  lettre  est  Un  amant  trahi; 
et  continuant  de  feuilleter  le  livre  de  poche,  il 
trouva  ipi'il  ne  c-onleiuiil  que  des  plaintes,  des 
rejiroches,  des  lamentations,  puis  des  dédauiï 
et  des  faveurs,  les  unes  exhalées  avec  eiillidii- 
siasine,  les  autres  amèrement  déplorés. 

l'endanl  que  don  (Juicholte  feuilletait  le  livre  | 


lie  jHiilie,  Sainlio  ie\isilait  la  \alise,  sans  \ 
laisser  inui  |jIiis  cjhi'  dans  le  coussin,  un  repli 
qu'il  ne  fouillât,  une  (outiiie  ipi'il  ne  rompit, 
un  llocon  de  laine  ipi  il  ni'  triai  soigneusemeni, 
tant  il  était  en  goût,  depuis  la  découverte  des 
écus  d'or,  dont  il  avait  trouvé  plus  d'une  cen- 
taine. Cette  récompense  de  toutes  ses  mésa>eu- 
Imes  lui  parut  satisfaisante,  et  à  ce  prix  il  en 
eut  voulu  autant  tous  les  mois. 

.\otre  chevalier  avait  grande  envie  dccoiinai- 
Ire  le  maitre  de  la  valise,  conjecturant  jiar  le 
sonnet  et  la  letlre,  par  la(|uaiitité  d'éeus  d'or  et 
la  tinesse  du  linge,  (pi'elle  de\ait  appartenir  à 
un  amoureux  de  bonne  maison,  lédiiil  au  de- 
sespoir par  les  cruautés  de  sa  dame.  .Mais, 
comme  dans  ces  lieux  déserts  il  n'apeiee\ait 
personne  de  qui  il  put  recueillir  quelque  iiilor- 
malioii,  il  se  décida  à  passer  outre,  se  laissant 
aller  au  gré  de  Rossinante,  qui  marchait  tant 
hieii  que  mal  à  travers  ces  loches  hérissées  de 
ronces  et  d'éjjiiies. 

Tandis  qu'il  cheiiiinail   ainsi,  espérant  tou- 
jours ipieii  cet  endroit  âpre  et  sauvage  vien- 
drait   enliii    s'offrir    à    lui    quelque    aventure 
extraordinaire,  il  aper(;ul  tout  à  coup,  au  som- 
met d'une  montagne,  un  hoiiime  courant  a\ec 
une  légèreté  surprenante  de  rocher  en  rocher.  Il 
crut  reconnaître  que  cet  homme  était  presque 
sans  vêtements,  qu'il  avait  la  tête  nue,  les  che- 
veux en  désordre,  la  barbe  noire  et  touffue,  les 
pieds  sans  chaussure,  et  qu'il  portait  un  pour- 
point qui  semblait  de  velours  jaune,  mais  telle- 
ment en  lambeaux,   que  la  chair  paraissait  en 
plusieurs   endroits.  Bien  que  cet  homme    eût 
passé  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  tout  cela  fut 
lemaripié  par  don  Onichotte,  qui  lit  ses  effort" 
pour  le  suivre  ;  mais  il  n'était  pas  donné  aux 
faibles    jarrets    du    llegmalicpie  llossinaiitc  dc 
courir  sur  un  terrain  aussi  accidenté.  S'iinagi- 
n.ml  (jue  ce  devait  être  le  maitre  de  la   valise, 
notre  Ik'I'os  résolut  de  se  mettre  à  sa  recherche, 
(lùl-il,  pour  ralteiiidre,  errer  une  année  entière 
ilaiis  CCS  solitudes,  il  ordonna  à  Saiulio  de   pur- 


Il'i 


DON    QUICHOTTE. 


l'iiiiiir  iiii  côlé  (1(!  la  iiidiilauni',  |K'ii(liiiit  i|iu' 
liii-iiiilnii'  irait  du  (•(")t(''  (1|i|his(''. 

Cela  in'i'sl  im|)(issil)li',  loiioiulil  Saïuiiu,  car 
dès  •[lie  je  quille  laiil  soit  ]>eu  Votre  Grâce,  la 
peur  !>'eni|iaie  de  moi  el  viciil  m'assaillir  avee 
loiiles  soiles  de  visious.  Aussi  soyez  assuré  (|ue 
doi-éuavaul  je  ue  m'cloiguerai  pas  de  vous,  lùl- 
ec  d'tiu  (leini-pied. 

J'y  coiisi'iis,  (lil  don  (juicliolle,  el  je  suis  bien 
ai>e  de  \()ii'  la  coiiliauic  (|ue  lu  aseii  ma  valeur  ; 
sois  certain  qu'elle  ue  le  faillira  pas,  quand 
même  l'ànie  viendrait  à  te  niauciiier  au  corps. 
Suis-moi  doTic  pas  àpas,  les  yeux  grands  ouverts; 
luuis  ferons  le  tour  de  cette  montagne,  el  peut- 
èli'e  reiienulienii;s-ii(ius  le  uiaîlre  de  cette  valise, 
car  c'est  lui  sans  tloute  (|uc  nous  avons  vu  pas- 
ser si  rapidenu'Ml. 

Ne  serait-il  pas  mieux  de  ue  le  point  clier- 
clier;  reprit  Sanclio  ;  si  nous  le  ti'ouvoiis,  el 
que  l'ai-genl  soit  à  lui,  il  l'st  clair  (pie  je  suis 
obligé  de  le  restituer.  \(uis  le  voyez,  cette  re- 
clierdie  ne  peut  être  d'aucune  utilité,  et  mieux 
vaut  jiosséder  ccl  argent  de  bonne  foi,  jnsipi'à  ce 
(|ue  le  hasard  nous  en  fasse  découvrir  le  véritable 
propriétaire.  Cb!  alors,  si  l'arLieut  est  parti,  le 
roi  m'en  fera  quille. 

'fn  te  trompes  en  cela,  Sanclio,  dit  don  Qui- 
clioUe;  dés  qu'un  seul  instant  nous  pouvons 
supposer  que  cet  liomme  est  le  maître  de  cet 
argent,  noire  devoir  l'st  de  le  cbercber  sans  re- 
lâche pour  lui  faire  reslitulion;  car  la  seule 
présomption  qu'il  peut  l'être  écpiivant  pour 
nous  à  la  certitude  qu  il  l'est  réellement  el  nous 
eu  l'ail  responsables.  Ainsi  donc,  que  cette  re- 
cbcrcbe  ne  le  donne  point  de  chagrin;  quant  à 
moi,  il  me  semble  que  je  serai  déchargé  d'un 
irrand  fardeau  si  je  peux  i-énssir  à  rencontrer  cet 
inconnu. 

Kn  disant  cela  il  piipia  Rossinante,  et  Sanclio 
le  suivit  à  pied,  toujours  porlant  la  charge  d(^ 
l'une,  grâce  à  (linez  de  l'assainonl. 

Après  avoir  longtemps  fouillé  toute  la  inonta- 
giic,  ils  arrivèrent  au  bord  d'un  ruisseau,  oii  ils 


rencontrèrent  le  cadavre  d'une  nnilc  avant  en- 
core sa  selle  el  sa  bride  el  à  demi  niangéi!  des 
eoibcaiix  el  des  loups,  (lela  les  conlirma  dans 
rid('e  ipie  riioiiuiKi  (jui  hiyail  élail  le  maître  de 
la  valise  el  de  la  iiiiile.  l'cnilant  (pi'ils  la  consi- 
déraient, un  coup  de  sifflet  pareil  à  celui  d'im 
berger  rpii  rassemble  son  troupeau  se  lil  enten- 
dre; aussilôl  ils  aperçiirenl  sur  la  gauche  nue 
grande  (pianlilé  de  chèvies,  et  plus  loin  un  vieux 
paire  ipii  les  gardait.  Don  (Juicholle  élevant  la 
voix  pria  cet  lionime  de  descendre,  le(pi(d  tout 
surpris  leur  demanda  conimeul  ils  avaient  pu 
pénétrer  dans  un  endroit  si  sauvage,  connu 
seulement  des  chèvres  et  des  loups. 

Descendez,  lui  cria  Sanclio;  nous  vous  en 
rendrons  compte. 

Le  chevrier  dcsceiidil.  Je  gage,  seigneur,  dil- 
il  eu  arrivant  aujirès  de  don  Quichotte,  que  vous 
regardiez  cette  mule  étendue  dans  le  ravin.  Il  y 
a,  sans  mentir,  six  mois  (juelle  est  à  la  même 
place;  mais,  dites-moi,  n  avcz-vous  point  ren- 
contré son  maître? 

Nous  n'avons  rien  rencontré,  répondit  don 
(juichotte,  si  ce  n'est  un  conssin  et  une  petite 
valise  à  quelques  pas  d'ici. 

Je  l'ai  trouvée  aussi,  dit  le  chevrier,  et, 
comme  vous,  je  me  suis  bien  gardé  d'y  toucher  ; 
je  n'ai  pas  seulemcnl  voulu  en  approcher,  de 
peur  de  quelque  surprise,  cl  peiit-élre  de  me 
voir  accuser  d(^  larcin;  car  le  diable  csl  subtil, 
el  souvent  il  met  sur  notre  chemin  des  choses 
qui  nous  font  broncher  sans  savoir  ni  pourquoi 
ni  comment. 

Voilà  justement  ce  (|ue  je  disais,  re|)arlit 
Sanclio:  moi  aussi  j'ai  trouvé  la  valise,  sans 
vouloir  en  appi'oclier  il'un  jet  de  |)ierre.  Je  l'ai 
laissée  là-bas,  (pi'elle  y  demeure;  je  n'aime  pas 
â  attacher  des  grelots  aux  chiens. 

Savez-vons,  bonliniume,  ipiel  est  le  iiKiitre  de 
ces  objets','  irpiil  don  Qiiiclinlte  eu  s'adressaiil 
an  chevrier. 

Tout  ce  (]ue  ji;  sais,  répondil  celui-ci,  c'est 
qu'il  y  a  environ  six  mois,  un  jenne  lionnne  de 


DE    LA    M  ANC  m:. 


ii: 


Taris,  S.  Kaçt'ii  tl  t.",  i  '  i^.  Furnc,  Jotivet  ci  û'%  l'dil. 

Il  aperçut  au  «fimiiiol  d'une  mnniagnc  un  homme  rourani  de  r.iilier  en  rnelicr  (page  H1). 


belle  taille  et  de  bonne  façon,  monté  sur  la 
même  mule  que  vous  voyez,  mais  qui  alors 
était  en  vie,  avec  le  coussin  et  la  valise  que  vous 
dites  avoir  trouvés  et  n'avoir  jioint  toucbcs,  ar- 
riva à  (les  buttes  qui  sont  à  trois  lieues  d'ici, 
demandant  quel  était  l'endroit  le  plus  désert  de 
ces  montagnes.  Nous  lui  répondîmes  que  c'était 
celui  où  nous  sommes  en  ce  moment;  cela  est 
si  vrai  (pi'en  s' avançant  à  une  demi-lienc  pins 
loin,  on  aurait  bien  de  la  peine  à  en  sortir  ; 
aussi  suis-je  étonné  de  voir  (pic  vous  avez  pu  pé- 
nétrer jus(prici,  car  il  n'y  a  ni  ciiouiin  ni  sen- 


tier (pii  y  conduise.  Ce  jeune  bommc  n'eut  pas 
plus  lot  entendu  notre  réponse,  qu'il  tourna 
bride  et  prit  la  direction  que  nous  lui  avions  in- 
diquée, nous  laissant  tout  surpris  de  l'enqjres- 
semenl  qu'il  mettait  à  s'enfoncer  dans  ce  désert. 
Depuis,  personne  ne  l'avait  revu,  quand  un 
jour  il  rencontra  un  de  nos  pâtres,  sur  lequel  il 
se  jola  comme  un  furieux  en  l'accablant  de 
coups;  courant  ensuite  aux  provisionsqui  étaient 
là  sur  un  âne,  il  s'empara  du  pain  et  du  fro- 
mage qui  s'y  Irouvaieul,  puis  disparut  plus 
agile  qu'un  daim.  Quand  nous  apprîmes  cette 

15 


Il'( 


BON    QUICIIOTTK 


aveiiluro,  nous  nous  mimes,  quelques  clicvricrs 
et  moi,  à  le  clieicher;  et  aiiiès  avoir  Touillé  long- 
temps les  endroits  les  plus  épais,  nous  le  trou- 
vâmes, ciiHii,  taclié  dans  le  tronc  d'un  gros 
liège. 

Jl  s'avança  vers  nous  avec  douceur,  mais  le 
visage  si  altéré  et  si  brûlé  du  soleil,  que  sans 
ses  habits,  qui  déjà  étaient  en  lambeaux,  nous 
amions  eu  de  la  peine  à  le  reconnaître.  Il  nous 
salua  courtoisement;  et,  en  quelques  mots  bien 
tournés,  il  nous  dit  de  ne  pas  nous  étonner  de 
le  voir  agir  de  la  sorte,  qu'il  lallait  que  cela  tïil 
ainsi  pour  accomplir  une  pénitence  qu'on  lui 
avait  imposée.  Nous  le  priâmes  de  nous  diie  (|ui 
il  était,  mais  il  s'y  refusa  obstinément.  Nous  lui 
demandâmes  d'indiquer  l'endroit  où  nous  pour- 
rions le  retrouver  alin  de  lui  donner,  quand  il 
eu  aurait  besoin,  la  nourriture  dont  il  ne  pou- 
vait se  passer,  l'assurant  que  ce  serait  de  bon 
co'ur;  ou  que,  tout  au  moins,  il  vînt  la  deman- 
der sans  la  prendre  de  force.  Il  nous  remercia, 
s'excusa  de  ses  violences  passées,  nuus  pro- 
mettant de  demander  â  l'avenir,  pour  l'amour 
de  Dieu  et  sans  violenter  persoime,  ce  qui  lui 
serait  nécessaire.  Qminl  à  son  babilation,  il 
n'avait  point  de  retraite  fixe,  il  s'arrêtait,  dit-il, 
là  où  la  nuit  le  surprenait. 

Après  ces  demandes  et  ces  réj)onses,  il  se  mit 
à  pleurer  si  amèrement  qu'il  eût  fallu  être  de 
luonze  pour  ne  pas  en  avoir  pitié,  nous  autres 
surtout  qui  le  trouvions  dans  un  état  si  différent 
de  celui  où  nous  l'avions  vu  pour  la  ])remiére 
fois  ;  car,  je  vous  l'ai  dit,  c'était  un  beau  jeune 
liomme,  de  fort  bonne  iiiii:c,  qui  avait  de  l'es- 
prit, et  paraissait  plein  de  sens;  et  tout  cela 
réuni  nous  lit  croire  (pi'il  était  de  bonne  mai- 
son el  riclieuienl  élevé.  Tout  à  coup,  au  milieu 
lie  la  con\er>ation,  le  voilà  (pii  .s'arrête ,  devient 
muet,  et  demeure  longtemps  les  yeux  cloués  en 
terre,  pendant  que  nous  étions  là  étonnés,  in- 
quiets attendant  à  quoi  aboutirait  celte  e.stase, 
non  »aii»  éprouver  beaucouji  de  compassion  d'un 
-i   triste  vlA.   I.ii   lu  \uuint  ouvrir  de    grands 


yeux  sans  remuer  les  paupières,  puis  les  fermer 
en  serrant  les  lèvres  et  i'roiiçanl  les  sourcils, 
nous  reconnûmes  sans  peine  (|u'il  était  sujet  à 
des  accès  de  folie.  Nous  ne  tardâmes  pas  à  en 
avoir  la  preuve,  car  après  s'être  roulé  par 
(erre,  il  se  releva  brusquement  et  tout  aus- 
sitôt se  précipita  sur  l'un  de  nous  avec  une 
telle  furie,  que  si  nous  ne  l'eussions  arraché  de 
ses  mains,  il  le  tuait  à  coups  de  poings  et  à  coups 
de  dents  ;  en  le  frappant  il  lui  disait  :  Ah  ! 
traître  don  Fernand,  c'est  ici  que  tu  me  payeras 
roulrage  que  tu  m'as  fait  :  c'est  ici  que  mes 
mains  t'arracheront  ce  lâche  cu;ur  (jui  récèle 
toutes  les  méchancetés  du  moiulc.  11  ajoutait  en- 
core raille  autres  injures,  qui  toutes  tendaient  à 
reprocher  à  ce  Fernand  son  parjure  et  sa  tralii- 
son.  Après  quoi  il  s'enfonça  dans  la  montagne, 
courant  avec  une  telle  vitesse  à  travers  les  buis- 
sons et  sur  ces  rochers,  qu'il  nous  fut  impossi- 
ble de  le  suivre. 

Cela  nous  a  fait  penser  que  sa  folie  le  prenait 
par  intervalles,  et  qu'un  lioumu!,  appelé  don 
Fernand,  lui  avait  causé  un  déplaisir  si  grand 
qu'il  en  avait  perdu  la  raison.  Notre  soupçon 
s'est  confirmé  quand  nous  l'avons  vu  venir  tan- 
tôt demander  avec  douceur  à  manger  aux  bergers, 
tantôt  prendre  leurs  provisions  par  force,  selon 
qu'il  est  ou  iu)n  dans  son  bon  sens.  Aussi,  pour- 
suivit le  chevrier,  deux  bergers  de  mes  amis, 
leurs  valets  et  moi,  nous  avons  résolu  de  chercher 
ce  pauvre  jeune  homme  jusqu'à  ce  que  nous 
lavons  trouvé,  pour  l'amener  de  gré  ou  de  force, 
à  Almodovar  qui  est  à  huit  lieues  d'ici,  et  le 
faire  traiter  s'il  y  a  remède  â  son  mal,  ou  tout  au 
moins  apprendre  qui  il  est,  alin  qu'on  puisse  in- 
former ses  parents  de  son  malheur.  Voilà  tout  ce 
(pie  je  puis  répondre  aux  (juestious  (jue  vous 
m'avez  faites;  mais  soyez  certains  que  celui  (pic 
vous  avez  vu  courir  si  rapidcnicnt,  et  |iresi]ue  mi, 
est  le  véritable  maître  de  la  umle  et  de  la  valise 
que  vous  avez  trouvées  sur  votre  chemin. 

Kmeivcillé  du  récit  (jue  le  chevrier  venait  de 
lui  faire,  don  (Juicliolte  n'eu  eut  (pic  plus  d'en- 


DE    LA    MANGUE. 


11:. 


\ii'  (le  savoir  ([1101  cliiil  cet  Ikiiiiiuo  si  en  r'ili'- 
iiii'iil  Itail.'  |iar  le  sort,  cl  qu'il  liouvail  si 
liiil  à  plaindre.  Il  s'alfermit  dniu'  dans  la  irso- 
liilioii  de  le  i-iuTciior  par  loiilc  la  montapio,  se 
l>riiinfllaiit  de  ne  pas  laisser  im  recoin  sans  le 
visiter.  .Mais  la  l'oiiinie  eu  (inlnuna  niiiMix  (pi'il 
n'espérait,  car  au  niènie  instant,  dans  une  eni- 
lirasnrc  de  roeliei',  le  jeune  lionnue  jiarut,  s'a- 
vançant  vers  enx,  et  marnioltanl  tout  lias  des 
paroles  ipi'ils  ne  pouvaient  entendre.  Son  vote- 
nient  élait  Ici  (jne  nous  j'aNoiis  déjieinl  ;  seule- 
niciil,  d(in  (Juicliotle  reconnut,  en  s'appcdcliant, 
ijue  le  pourpoint  qu'il  portait  était  pari'unié 
d'ainlire,  ce  qui  le  conllrnia  dans  l'idée  qu'il 
devait  être  de  liante  condition.  IJn  les  abordant, 
le  jeune  liounne  les  salua  d  une  voix  lauipie  et 
lirusque,  (|noi(jne  avec  courtoisie.  Notre  liéios 
lui  rendit  son  salut ,  et  descendant  de  clieval 
s'avança  avec  empressement  pour  l'enilirasscr; 
mais  l'ineonnu,  a|)rès  s'être  lai.ssc  donner  l'ac- 
colade, s'écartanl  un  jien  et  posant  ses  deux 
mains  sur  les  épaules  de  don  Oniclintle,  se  mil 
à  In  ronsidérer  «le  la  tête  aux  pieds,  comme  s'il 
eut  cherclié  à  le  rcconnailre,  non  moins  snr|)ris 
de  la  figure,  de  la  taille  et  de  l'arunire  du  che- 
valier, que  celui-ci  ne  IClail  de  le  voii'  lui- 
même  en  cet  élal.  I.iiliii  le  |iiiniier  des  diii\ 
qui  parla  fut  l'inconnu,  cl  il  dil  ce  (pi'on  verra 
dans  !(>  diapilre  suivant. 


ciiUMiin:  \\i\ 

ou    SE    CONTINUE    L-AVENTURE    DE    I.A    SIERRA    MORENA 

L'histoire  rapporte  (jiie  don  Ouicliottc  écoutait 
aveome  extrême  attention  l'inconnu  de  la  mon- 
lajîne,  lequel,  poursuivant  l'entretien,  lui  dil  : 
Qui  que  vous  sovez,  seigneur,  je  vous  rends 
jfràces  de  la  courtoisie  dont  vous  faites  preuve 
envers  moi,  cl  je  voudrais  être  en  état  de  vous  té- 
moi/jner  autrement  que  par  des  paroles  la  recon- 
naissance (pie  m'inspire  un  si  bon  accueil  ;  mais 
ma  mauvaise  furliine  ne  s'accorde  pas  avec  mon 


ciinr,  cl  piuir  rccoun.iitre  l;iiil  de  Imuli'.;,  i|  np 
me  reste  que  des  désirs  impuissants. 

Les  miens,  répondit  don  Qnicliolte,  sont  lel- 
hinenl  de  vous  servir,  que  j'avais  résolu  do  ne 
point  quitter  ces  solitudes  jusqu'à  ce  ipie  je  vous 
eusse  découvert,  aliii  d'apprendre  de  votre  bou- 
che s'il  V  a  (piehpie  reiiicde  aux  di'plaisirs  qui 
vous  l'ont  meni-r  une  si  triste  existence,  cl  alin 
de  chercher  à  y  mettre  un  terme  à  qnelipie  prix 
que  ce  soit,  fùl-ce  au  péril  de  ma  projire  vie. 
Dans  le  cas  où  vos  malheurs  seraient  de  ceux  qui 
ne  souffrent  pas  de  consolation,  je  venais  du 
moins  pour  vous  aider  à  les  siijipoiier,  en  les 
partat;eant,  et  mêler  mes  larmes  aux  vôtres;  car 
c'est  lin  adoucissement  à  nos  disgrâces  que  de 
trouver  dv::  gens  (pii  s'v  nionlreiit  sensibles.  Si 
ma  liiiune  intention  vous  parait  mi''rilerqueli|up 
retour,  je  vous  supplie,  |iar  la  courtoisie  dont  je 
vous  vois  rempli,  je  vous  conjure  |iar  ce  que  vous 
ave/,  de  plus  cher,  de  me  dire  <pii  vous  êtes,  et 
(jtiel  motif  vous  a  fait  choisir  une  existence  si 
triste,  si  sauvage  et  si  différcnle  de  celle  ipie 
vous  devriez  mener.  Par  l'ordre  de  chevalerie 
que  j'ai  reçu  quoique  indigne,  et  par  la  profes- 
sion que  j'en  fais,  je  jure,  si  vous  me  montrez 
cette  conliance,  de  vous  rendre  toii';  les  services 
qui  seront  en  mon  pouvoir,  soit  en  apportant  du 
remède  à  vos  malheurs,  soit,  comme  je  vous  l'ai 
promis,  en  m'unissant  à  vous  pour  les  pleurer. 

Kn  entendant  parler  de  la  sorte  le  chevalier 
de  la  Triste  Figure,  rinconnu  de  la  iimnlagne 
se  mit  à  le  considérer  d(>  la  tête  aux  |iie(l-.  .\jirès 
l'avoir  longtemps  envisagé  en  silence,  il  lui  dil  : 
Si  l'on  a  quelque  nourriture  à  me  donner,  pour 
ramour  de  Dieu  (ju'on  me  la  donne,  ai>rès  ipnd 
je  ferai  ce  que  vous  sonh.ailez  de  moi.  Ausitot 
Sanclio  lira  de  son  bissac,  et  le  chevrier  de  sa 
panetière,  de  ipn'i  apaiser  la  faim  du  mallieu- 
reux,  qui  se  mit  à  manger  comme  un  insen.sé, 
et  avec  tant  de  précipitation,  qu'un  morceau 
n'attendait  pas  l'aulre,  cl  qu'il  dévorait  pliitiM 
qu'il  ne  mangeait.  .Vprès  avoir  apaisé  sa  faim, 
il  se  leva,  et    faisant   signe  à  don  (jnirlinlte   e| 


lie 


DON    QUICHOTTE 


aux  doux  autros  tlo  le  suivro,  il  les  conduisit  au 
d(''hiiir  d'un  rdclicr,  dans  une  praiiio  (jui  olail 
pW's  de  là. 

Quand  on  y  fut  arrivé,  il  s'assit  sur  l'iicibe  et 
cliaiun  en  lit  autant;  jiuis  s'élant  placé  à  son 
filé,  il  commença  ainsi  :  Si  vous  voulez  i|ue  je 
raconte  en  |u'u  de  mots  l'histoire  de  mes  iiial- 
lieurs,  il  faut  me  promettre  avant  tout  de  ne  pas 
m'intcrrompre,  parce  qu'une  seule  parole  pro- 
noncée meltrait  Un  à  mon  récit.  (Ce  préambule 
rappela  à  don  Quichotte  cerlainc  nuit  où,  faute 
par  lui  d'avoir  noté  avec  exactitude  le  nombre 
des  chèvres  qui  passaient  la  rivière,  Saucho  ne 
put  achever  son  conte.)  Si  je  prends  celle  pré- 
caution, ajouta  l'inconnu,  c'est  alin  de  ne  pas 
m'arrèter  trop  longtemps  sur  mes  disgrâces  : 
les  rappeler  à  ma  mémoire  ne  l'ait  que  les  accroî- 
tre, et  toute  question  en  allongerait  le  récit  ;  du 
reste,  pour  salisfaire  conq)létement  voire  curio- 
sité, je  n'omettrai  rien  d'importanl. 

Don  Quichotte  promit  au  nom  de  (ous  grande 
attention  et  silence  absolu,  après  quoi  l'inconnu 
commença  en  ces  termes  : 

Je  m'aiipelle  Cardenio;  mon  pays  est  une  des 
principales  villes  d'Andalousie,  ma  race  est  no- 
ble, ma  famille  est  riche;  mais  si  grands  sont 
mes  malheurs,  (pie  les  richesses  de  mes  parents 
n'y  sauraient  apporter  remède,  car  les  dons  de 
la  fortune  sont  impuissants  contre  les  chagrins 
ipu'  le  ciel  nous  envoie.  Dans  la  même  ville  a 
pris  naissance  une  jeune  (ille  d'une  beauté  in- 
conq)arable,  ajjpclée  Luscinde,  noiilc,  riche  au- 
tant que  moi ,  mais  moins  constante  que  ne 
méritait  riionncleté  de  mes  sentimenls.  Dès  mes 
plus  tendres  aimées,  j'aimai  Luscinde,  et  Lus- 
cinde m'aima  avec  cette  sincérité  qui  accom- 
pagTie  toujours  un  âge  innocent.  Nos  parents 
coimaissaient  nos  intentions,  et  ne  s'y  oppo- 
saient point,  parce  qu'ils  n'en  redoutaient  rien 
de  l'àclicux  :  l'égalité' des  biens  et  de  la  naissance 
les  aurait  fait  aisément  consenlir  à  noire  union. 
Cependant  i'amoui'  crût  avec  les  années,  et  le 
père  de  Luscinde,  senddable  à  celui  de  cellf 


Tin  hé  si  célèbre  chez  les  poètes,  croyant  ne 
p  nviiir  souffrir  plus  longtemps  avec  bienséance 
notre  familiarité  habituelle ,  me  fit  interdire 
l'entrée  de  sa  maison.  Cette  défense  ne  servit 
qu'à  irriter  notre  amour.  On  enchaîna  notre 
langue,  mais  on  ne  put  arrêter  nos  plumes;  et 
comme  nous  avions  des  voies  sûres  et  aisées 
pour  nous  écrire,  nous  le  faisions  à  toute  heure. 
Maintes  fois  j'envoyai  à  Luscinde  des  chansons 
et  de  ces  vers  amoureux  qu'inventent  les  amants 
pour  adoucir  leurs  peines.  De  son  côté,  Lus- 
cinde prenait  tous  les  moyens  de  me  faire  con- 
naître la  tendresse  de  ses  sentiments.  Nous  sou- 
lagions ainsi  nos  déplaisirs,  et  nous  entretenions 
une  passion  violente.  Enfin,  ne  pouvant  résister 
plus  longtemps  à  l'envie  de  revoir  Luscinde,  je 
résolus  de  la  demander  en  mariage,  et  pour  ne 
pas  perdre  un  temps  précieux,  je  m'adressai 
moi-même  à  son  père.  Il  me  répondit  qu'il  était 
sensible  au  désir  que  je  montrais  d'entrer  dans 
sa  famille,  mais  que  c'était  à  mon  père  à  faire 
celle  démarche,  parce  que  si  mon  dessein  avait 
été  formé  sans  son  consentement,  ou  (ju'il  re- 
fusât de  l'approuver,  Luscinde  n'était  pas  faite 
pour  être  épousée  clandestinement.  Je  le  remer- 
ciai de  ses  bonnes  intentions  en  l'assurant  que 
mon  père  viendrait  lui-nK'mc  faire  la  demande. 
Aussitôt  j'allai  le  trouver  pour  lui  découvrir 
mon  dessein,  et  le  prier  de  m'y  aider  s'il  l'ap- 
prouvait. 

Quand  j'entrai  dans  sa  chambre,  il  tenait  à 
la  main  une  lellre  qu'il  me  jnésenta  avant  (pie 
j'eusse  ouvert  la  bouche.  Vois,  Cardenio,  me  dit- 
il,  Ihonneur  (|ue  le  duc  Ricardo  veut  te  faire. 
Ce  duc,  vous  le  savez  sans  doute,  est  un  grand 
d'Es[)agne,  dont  les  terres  sont  dans  le  meilleur 
canton  de  rAïulalonsie.  Je  lus  la  lettre,  et  la 
trouvai  si  obligeante,  que  je  crus,  comme  mon 
père,  ne  pas  devoir  refuser  l'hoimenr  qu'on  nous 
faisait  à  tous  deux.  Le  duc  priait  mon  père  de 
me  faire  partir  sans  délai,  (N'^siranl  me  placer 
aiqirès  de  son  (ils  aîné,  non  pas  à  titre  de  servi- 
leur,  mais  de  compagnon  ;  il  se  chargeait,  disail  - 


DE    LA    MANCHE. 


117 


Don  Quicliolte  élevanl  la  viix  piia  le  >  iu\  p.iUi-  iln  ileyieiuhe  [['.'^n  ll'ii. 


il,  de  1110  faire  un  sort  cjui  réiionilit  à  la  bonne 
o|n'nion  qu'il  avait  de  moi.  Après  avoir  lu,  je 
restai  muet,  et  je  pensai  perdre  l'esprit  quand 
mon  père  ajouta  :  il  faut  que  tu  te  tiennes  prêt 
à  partir,  d'ici  à  deux  jours;  Cardenio,  rends 
grâces  à  Dieu  de  ce  qu'il  t'ouvre  une  carrière  où 
lu  trouveras  honneur  et  profit.  11  joignit  à  ces 
paroles  les  conseils  d'un  père  prudent  et  sage, 
la  nuit  qui  précéda  mon  départ,  je  vis  ma 
clière  Luscinde,  et  lui  appris  ce  qui  se  passait. 
La  veille,  j'avais  pris  congé  de  son  père,  en  le 
suppliant    de  me   conserver  la  bonne  volonté 


qu'il  m'avait  témoignée,  et  de  différer  de  pour- 
voir sa  lillc  jusqu'à  mon  retour.  Il  mêle  promit, 
et  Luscinde  et  moi  nous  nous  séparâmes  avec 
toute  la  douleur  ([ue  peuvent  éprouver  des 
amants  tendres  et  passionnés.  Après  mille  ser- 
ments réciproques,  je  partis,  et  bientôt  j'arrivai 
chez  le  duc,  qui  me  reçut  avec  tant  de  marques 
de  bienveillance  que  l'envie  ne  tarda  pas  à  s'é- 
veiller, surtout  parmi  les  anciens  serviteurs  de 
la  maison,  il  leur  semblait  que  les  marques 
d'inlérét  (pi'on  m'accordait  étaient  à  leur  délri- 
iiienl.  Le  seul  qui  parût  satisfait  de  ma  venue 


Il>^ 


DON    QUICHOTTE 


fut  lo  «orond  fils  du  iliic,  a|i|u'lé  don  l'oniand, 
\nu)c  lionimo  aimable,  gai,  liliôral  et  amoiirfiiix. 
Il  me  prit  hientùt  en  telle  amitié,  que  (ont  le 
monde  en  était  jaloux,  et  rommc  entre  amis  il 
n'y  a  ])oint  de  serrets,  il  me  confiait  tous  les 
siens,  à  ce  jioinl  i|n'il  ne  tai'da  pas  à  me  nieltre 
dans  la  confidence  d'une  inti'i,L;ue  amoureuse  (|ui 
l'occupait  entièrement. 

11  aimait  avec  passion  la  lillc  d'un  riche  labou- 
reiu',  vassal  du  duc  son  père,  jeune  paysanne 
si  belle,  si  spirituelle  et  si  sage,  qu'elle  faisait 
l'admiration  de  tous  ceux  (|iii  la  connaissaient. 
Tant  de  perfeclions  avaient  tellement  charmé 
l'esprit  de  don  Fernand,  que,  voyant  l'impossi- 
bilité d'en  faire  sa  maîtresse,  il  résolut  d'en  faire 
sa  femme.  Touché  de  l'amitié  qu'il  me  montrait, 
je  crus  devoir  le  délourner  de  ce  dessein,  m'ap- 
puyanl  des  raisons  (|rie  je  pus  trouver  ;  mais  après 
avoir  reconnu  l'innlilité  de  mes  efforts,  je  pris 
la  résolution  d'en  avertir  le  duc.  L'honneur 
m'imposait  de  lui  révéiiM  un  projet  si  contraire 
à  la  grandeur  de  sa  maison.  Don  Fernand  s'en 
douta,  et  il  ne  songea  qu'à  me  détourner  de  ma 
résolution  en  me  faisant  croire  qu'il  n'en  serait 
pas  besoin.  Pour  le  guérir  de  sa  passion,  il  m'as- 
sura que  le  meilleur  mo\en  élait  de  s'éloi'Tner 
pondant  quelque  temps  de  celle  (pii  en  était 
l'objet,  et  afin  de  motiver  mon  absence,  ajouta- 
l-il,  je  dirai  à  mon  père  que  tous  deux  nous 
avons  formé  le  projet  de  nous  rendre  dans  votre 
ville  nalnle  |ii)in'  acheter  dos  chevaux;  c'est  là 
en  effet  iiu'un  trouve  les  jihis  renommés.  I.e 
désir  de  revoir  l.uscinde  xnc.  lit  approuver  son 
|)lan;  je  croyais  que  l'absence  le  guérirait,  et  je 
le  pressai  d'exccnler  ce  projet.  .Mais,  C(nnme  je 
l'ai  su  depuis,  don  Fernand  n'avait  pensé  à  s'é- 
Idiiiner  ipi'après  avoir  abusé  de  la  lilh>  du  labou- 
reur, sous  le  (mi\  nom  d'époux,  et  afin  d'éviter 
le  premier  courroux  de  son  pèreipiand  il  appi-en- 
drait  sa  faute. 

<>r,  ronmie  die/  la  pbiparl  des  jeunes  gens, 
l'amour  n'est  qu'ini  gm'il  passager,  dont  le  plai- 
sir est  le  but  et  ipii  'j'étfinl   par  la  po^scs-ion, 


don  Fernand  n'eut  pas  plus  tôt  oblcnu  les  faveurs 
de  sa  maîtresse  qu'il  sentit  son  affection  dimi- 
nuer ;  ce  grand  feu  s'éteignit,  ses  désirs  se  refroi- 
dirent; et  s'il  avait  d'abord  feint  de  vouloir 
s'éloigner,  il  le  désirait  véritablement  alors. 
Jjc  duc  lui  en  accorda  la  permission,  et  m'or- 
donna de  l'accompagner.  Nous  vînmes  donc  chez 
mon  père,  où  don  Fernand  fut  reçu  connue  une 
|iersonne  de  sa  (pialité  devait  l'être  par  des  gens 
de  la  nôtre.  Quant  à  moi,  je  courus  chez  Lus- 
ciude,qni  m'accueillit  comme  un  amant  (jui  lui 
élait  cher  et  dont  elle  connaissait  la  constance. 
Après  quelques  jours  passés  à  fêter  don  Fernand, 
je  crus  devoir  à  son  amitié  la  même  confiance 
qu'il  m'avait  témoignée,  et  pour  mon  malheur 
j'allai  lui  faire  confidence  de  mon  amour.  Je  lui 
vantai  la  beauté  de  Luscinde,  sa  sagesse,  son 
esprit;  ce  portrait  lui  inspira  le  désir  de  con- 
naître une  personne  ornée  de  si  brillantes  qua- 
lités; aussi,  pour  satisfaire  son  inqialicm^e,  nu 
soir  je  la  lui  fis  voir  à  une  fenêlre  basse  i]o  sa 
maison,  on  nous  nous  entretenions  souvent.  Fll<^ 
lui  parut  si  séduisante,  qu'en  un  instant  il  ou- 
blia toutes  les  beautés  qu'il  avait  connues  jus- 
que-là. Il  resta  muet,  absorbé,  insensible;  en  un 
mol,  il  devint  épiis  d'amour  au  point  (|ue  vous 
le  verrez  dans  la  suite.  Pour  reulluumi'r  encore 
davantage,  le  hasard  fit  tondicr  enlie  ses  mains 
un  billet  de  Luscinde,  par  lequel  elle  me  pressait 
de  faire  parler  à  son  père  et  de  hâter  notre  ma- 
riage; mais  cela  avec  une  si  louchanle  pudcni 
(jue  don  Fernand  s'écria  (]u'cn  elle  siide  ('•laicnl 
réunis  les  charmes  de  l'esprit  et  du  corps  (|u'on 
trouve  répartis  entre  les  autres  femmes.  Ces 
louanges,  toutes  méritées  qu'elles  étaient,  me 
dcviiucnl  suspectes  dans  sa  bouche;  je  com- 
mençai à  me  caiiiei'  dr  lui;  mais  autant  je  pre- 
nais soin  de  ne  pas  prononcer  le  nom  de  Lus- 
cinde, autant  il  se  plaisait  à  m'en  entretenir. 
Sans  cesse  il  m'en  parla.'l,  et  il  avait  l'art  de 
ramener  sur  elle  notre  conversation,  ("ela  me 
donnail  de  la  jalousie,  non  (|ue  je  craignisse 
rirn    lie  Luscinde,  dont    je   iunnaissais  la  cou- 


DE    LA    MANCIII':. 


^laiiiOL'l  \.\  loNiiiili',  mais  i'a|i|Mt''lii'iuhiis  tout  (k' 
ma  lUiiuvaise  étoile,  car  les  amants  sont  rarc- 
iiiL'iil  sans  iiuiuiétuiie.  Sous  prétexte  (|ue  l'iiigé- 
nieiise  expression  de  notre  tendresse  nnituclle 
l'intéressait  vivement,  don  l'criiand  eliereliait 
toujoni's  à  von'  les  lettres  (pie  j'écrivais  à  Lus- 
einde  et  les  réponses  (luellc  y  l'aisail. 

In  jour  il  arri\a  ipu'  l.usciiiilc  m'avaiit  de- 
mandé un  livre  de  clievaléric  i|n"elle  alVeclion- 
nait,  l'Aniadis  de  (iaule... 

A  peine  don  (Juicliolte  enl-il  eutenihi  pronon- 
cer le  mol  de  livre  de  chevalerie,  (pTil  s'écria  : 

Si,  en  coumieiK.anl  son  histoire,  Votie  Giàcc 
m'eût  dit  (jue  cette  belle  demoiselle  aimait  au- 
tant les  livres  de  chevalerie,  cela  m'aurait  sufli 
pour  me  faire  apprécier  l'élévation  de  son  es- 
prit, qui  certes  ne  serait  pas  aussi  distingué  que 
vous  l'avez  dépeint,  si  elle  eût  maiii|ué  de  goût 
pour  mie  si  savoureuse  lecture.  Il  ne  me  faut 
donc  point  d'autre  preuve  ipi'elle  est  helle,  spi- 
rituelle et  d'un  mérite  accompli  ;  et,  puis(iu'elle 
a  celte  inclination,  je  la  tiens  pour  la  plus  belle 
et  la  plus  spirituelle  personne  du  monde.  J'au- 
rais voulu  seulement,  seigneur,  qu'avec  Auiadis 
tle  Gaule  vous  eussiez  mis  entre  ses  mains  cet 
excellent  don  Roger  de  Grèce  ;  car  l'aimable 
Luscinde  aurait  sans  doute  fort  goûté  Daraïde 
et  Garaya,  le  discret  berger  Darinel,  et  les  vers 
de  ses  admirables  bucoliques  ,  (pi'il  chantait 
avec  tant  d'esprit  et  d'enjouement.  Mais  il  sera 
facile  de  réparer  cet  oubli,  et  quand  vous  vou- 
drez bien  nie  faire  l'honneur  de  me  rendre  visite, 
je  vous  montrerai  [dus  de  trois  cents  ouvrages 
ipii  l'ont  mes  délices,  quoique  je  croie  me  rap- 
peler en  ce  niointnt  qu'il  ne  m'en  reste  plus  un 
seul,  grâce  à  la  malice  et  à  l'envie  des  enchan- 
teurs. Excusez-moi,  je  vous  prie,  si,  contre  ma 
promesse,  je  vous  ai  interrompu;  car  dès  qu'on 
parle  devant  moi  de  chevalerie  et  de  chevaliers, 
il  n'est  pas  plus  en  mon  pouvoir  de  me  taire 
qu'aux  rayons  du  soleil  de  cesser  de  répandre 
de  la  chaleur,  et  à  ceux  de  la  lune  de  riiumidité. 
Maintenant,  poursuivez  votre  récit. 


l'eiulant  ce  discours,  Cardenio  avait  laissé 
tomber  sa  télé  sur  sa  poitrine,  connue  un  linniiiio 
alisorbé  dans  une  proi'oiule  rêverie;  et  (pioiipie 
don  Quichotte  l'eût  prié  deux  ou  trois  fois  de 
continuer  son  histoire,  il  ne  répuiKlailrien.biiiliii, 
après  un  long  silence,  il  releva  la  lele  en  disant  : 
Il  y  a  une  chose  que  je  ne  puis  m'oler  de  la  pen- 
sée, et  personne  n'en  viendrait  à  boni,  à  muins 
d'être  un  maraud  et  un  co(|uin,  c'est  que  cet 
insigne  bélilre  d'Klisaliad'  vivait  en  concubinage 
avec  la  reine  Madasime. 

Oh!  pour  cela,  non,  non,  de  jiar  tous  les  dia- 
bles!... s'écria  don  (Juicbutle,  enllammé  de  co- 
lère, c'est  une  calomnie  au  premier  chef.  La 
reine  Madasime  fut  une  excellente  et  vertueuse 
dame,  et  il  n'y  a  pas  d'apparence  qu'une  si 
grande  princesse  se  soit  oubliée  à  ce  point  avec 
un  guérisseur  de  hernies.  Quiconque  le  dit  mciil 
impudeiiiment,  et  je  le  lui  prouverai  à  pied  et  à 
cheval,  armé  ou  désarmé,  de  jour  et  de  nuil, 
enfin  de  telle  manière  qu'il  lui  conviendra. 

Cardenio  le  regardait  lixenient  en  silence,  et 
n'était  |ias  plus  en  état  de  poursuivre  son  récit, 
(pie  don  Quichotte  de  renlendre,  tant  notre 
héros  avait  ressenti  l'affront  qu'on  venait  de 
faire  en  sa  présence  à  la  reine  Madasime.  Chose 
étrange  !  il  prenait  la  défense  de  cette  dame 
comme  si  elle  eût  été  sa  véritable  et  légitime 
souveraine ,  tellement  ses  maudits  livres  lui 
avaient  troublé  la  cervelle. 

Cardenio,  qui  était  redevenu  l'un,  s'enlendanl 
traiter  de  menteur  impLidcnt,  prit  mal  la  |)lai- 
sanleric,  et  ramassant  un  eaillon  qui  se  trouvait 
à  ses  pieds,  le  lança  si  rudement  contre  la  poi- 
trine de  notre  héros,  qu'il  retendit  (lar  terre. 
Saneho  l'anza  voulut  s'élancer  pour  venger  son 
maître;  mais  Cardenio  le  re(;ut  de  lel.e  fai,on, 
(jue  d'un  seul  cou])  il  l'envoya  j  ar  teric,  puis, 
lui  sautant  sur  le  vcntie,  il  I''  foula  tout  à  son 
aise  et  ne  le  lâcha  point  qu'il  ne  s'en  fût  ra:  asié. 
Le  chevrier  voulut  alhi  au  secours  de  Sanc!:.',  il 

<  ('.liirui);li;ii  d'AiiiaJi^  ilc  Gaule. 


120 


DON    QUIClIOTTt; 


n'en  l'ut  pas  (iniUe  à  nu'illi'ur  marché.  Enfin, 
après  les  avoir  lii(Mi  frollcs  et  moulus  l'un  après 
l'aulri-,  CarJcnio  les  laissa  et  regagna  à  pas  lenls 
le  chemin  de  la  mouhigne. 

l'iirieux  d'avoir  été  ainsi  maltraité,  Sancho 
s'en  prit  au  chevricr,  en  lui  disant  qu'il  aurait 
dû  les  prévenir  ([ue  cet  homme  était  sujet  à  des 
accès  de  fureur,  parce  (juc,  s'ils  l'avaient  su,  ils 
se  seraient  tenus  sur  leurs  gardes.  Le  chevrier 
répondit  qu'il  les  avait  avertis,  et  que  s'ils  ne 
l'avaient  pas  entendu,  ce  n'était  pas  sa  faute. 
Sancho  repartit,  le  chevrier  répliqua,  et  de  re- 
parties en  ré[)li(|ncs,  de  répliques  en  rc[)arties, 
ils  en  virent  à  se  prendre  par  la  harbe  et  à  se 
donner  de  telles  gourniadcsque  si  don  Quichotte 
ne  les  eût  séparés,  ils  se  seraient  mis  en  j)ièces. 
Sancho  était  en  goût,  et  ciiait  à  son  maître  : 
Laissez-moi  faire,  seigneur  chevalier  de  la  Triste- 
Figure;  celui-ci  n'est  pas  armé  chevalier,  ce  n  est 
(ju'un  paysan  connue  moi,  je  puis  comballre 
avec  lui  à  armes  égales  et  me  venger  du  tort  qu'il 
m'a  causé. 

Cela  est  vrai,  dit  don  Quichotte,  mais  il  est 
innocent  de  ce  (pii  nous  est  arrivé. 

Klant  [larvcnu  à  les  séparer,  notre  héros  de- 
manda au  chevrier  s'il  ne  serait  pas  possible  de 
retrouver  Cardenio,  parce  (pi'il  mourrait  d'envie 
de  savoir  la  fin  de  son  histoire.  Le  chevrier  ré- 
pondit, connue  il  avait  déjà  fait,  (jn'il  ne  con- 
naissait point  sa  retraite;  mais  qu'en  parcourant 
avec  soin  les  alentours,  on  le  retrouverait  sûre- 
ment, ou  dans  son  bon  sens  ou  dans  sa  folie. 


ClIVriTlîE  XXV 

DES    CHOSeS    ÉTRANGES  ' 

OUI     ARRIVÈRENT    AU    VAILLANT    CHE<JALIEn    DE    LA    MâNCHE 

DANS     LA     SIERRA     MORENA  , 

ET    DE    LA    PENITENCE   QU'IL    FIT    A    L'IMITATION 

DU   BEAU   TENEBREUX 

Avant  (lit  .'idini  ;iit  rlicviicr,  ilnii  nuirliallc 
remonta  sur  Rossinante,  et  ordoima  à  Sancho 
de  le  suivre,  ce  que  celui  ci  lit  de  Irès-niauvaisc 


grâce,  forcé  qu'il  était  d'aller  à  pied.  Ils  pcnc- 
trèreiit  jiou  à  [leu  dans  la  paitie  la  plus  âpre  de 
la  montagne.  SaTicho  nu)urail  d'envie  de  parler; 
mais  pour  ne  pas  contrevenir  à  l'ordre  de  son 
maître,  il  aurait  désiré  qu'il  commençât  l'en- 
tretien. Enfin,  ne  ])ouvant  supporter  un  plus 
long  silence,  et  don  Quichotte  continuant  à  se 
taire  :  Seigneur,  lui  dit-il,  je  supplie  Votre  Grâce 
de  me  donner  sa  bénédiction  et  mon  congé  ;  je 
veux,  sans  plus  larder,  aller  retrouver  ma  iennne 
et  mes  enfants,  avec  qui  je  pourrai  au  nu)ins 
converser  tout  à  mon  aise;  car  vous  suivre  par 
ces  solitudes,  jour  cl  nuit,  sans  dire  un  seul 
mot,  autant  vaudrait  m'enlerrcr  tout  vivanl. 
Encore  si  les  bétcs  parlaient,  comme  au  temps 
d'Ésope,  le  mal  serait  moins  grand,  je  m'entre- 
tiendrais avec  mon  âne'  de  ce  ([ui  me  passciail 
par  la  tétc,  et  je  prendrais  mon  mal  en  pa- 
tience ;  mais  être  sans  cesse  en  (luélc  d'aven- 
tures, ne  rencontrer  que  des  coups  de  poing, 
des  pluies  de  pierres,  des  sauts  de  couver- 
turc,  et,  pom-  loiil  dédommagement,  avoir  la 
bouche  cousue,  comme  si  on  était  né  nuiet, 
par  ma  foi,  c'est  une  lâche  qui  est  au-dessus 
de  mes  forces. 

Je  t'entends,  Sancho,  répi^mlil  don  Quichotte; 
lu  ne  saurais  tenir  Iongteui|)s  la  langue  ca|)tive. 
Eh  bien,  je  lui  rends  la  liberté,  mais  sculerneiil 
pour  le  temps  que  nous  serons  dans  ces  soli- 
tudes :  parles  donc  à  fa  fantaisie. 

A  la  bonne  heure,  rejirif  Sancho;  cl  p(Uirvu 
que  je  jiarle  aujourd'hui,  hicu  sait  ce  ipii  arri- 
vera demain.  Aussi,  pour  proliler  de  la  permis- 
sion, je  demanderai  à  Voire  Grâce  pourquoi  elle 
s'est  avisée  de  jircndre  si  chaudement  le  parti 
de  celle  reine  Marcassine,  ou  n'importe  comme 
elle  s'appelle,  car  je  ue  m'en  soucie  guère,  cl  (pic 
vous  importait  que  cet  Abad  fùl  ou  non  son  bon 
ami?  Si  vous  aviez  laissé  passer  cela,  qui  ne 
vous  touche  en  rien,  le  fou  aurait  achevé  son 
histoire,  vous  vous  seriez  épargné  le  coup  de 

'  liKnlvcrlnnoc  de  l'auluur,  tir  Sam  h»  a  perdu  son  âne  el  cie 
l'a  pis  encore  rclroinô. 


DE    LA   MANGUE. 


\-i\ 


i-:--,'i^\ 


Paris,  S.  Raçon  et  C'.iinp. 

De  repartie  en  répliques,  de  réplique.^  en  reparties,  ils  en  vinrent  ii  se  pienJrc  par  la  barbe  (page  120). 


Fume,  Jouvet,  et  C".,  édit 


pierre,  et  je  n'aurais  pas  la  toile  ilu  veiilre  roiu- 
pue. 

Si  tu  savais,  comme  moi ,  rcpiit  don  Qui- 
chotte, quelle  grande  et  noble  et  daine  était  la 
reine  Madasinic,  je  suis  certain  que  tu  dirais 
que  j'ai  eiu^ore  montré  trop  de  patience  en  n'ar- 
rachant pas  la  langue  iusideulo  qui  a  osé  profé- 
rer un  pareil  blasphème  ;  car,  jo  t'en  fais  juge, 
n'est-ce  pas  un  exécrable  blaspliriuc  de  inétcri- 
drc  qu'une  reine  a  fait  l'amour  avec  un  cliirur- 
gien?  La  vérité  est  que  cet  Klisabad,  dont  a  parlé 
le  fou,  fut  un  homme  prudent  et  de  hou  conseil, 
qui  servait  autant  de  gouverneur  (juc  de  méde- 
cin à  la  reine;  mais  soutenir  qu'elle  était  sa 
maîtresse,  c'est  une  insolence  digne  du  plus  sé- 
vère châlimcnt.  Au  reste,  afin  que  tu  sois  bien 
convaincu  queCardenio  ne  savait  ce  qu'il  ilisail, 
tu  n'as  qu'à  le  rappeler  qu'il  était  déjà  retombé 
dans  un  de  ses  accès  de  folie. 


Justement,  voilà  oit  je  vous  attendais,  s'écria 
Sancho;  à  quoi  bon  se  mettre  en  peine  des  dis- 
cours d'un  fou  !  et  si  ce  caillou,  au  lieu  de  vous 
Irapper  dans  l'estomac ,  vous  avait  donné  par  la 
tête,  nous  serions  dans  un  bel  état  pour  avoir 
pris  la  défense  de  celte  grande  dame,  que  Dieu 
a  mise  en  pourriture. 

Saucho,  répondit  don  Ouicbotte,  contre  les 
fous  et  contre  les  sages,  tout  chevalier  errant  est 
lonii  de  défendre  l'honneur  des  dames,  quelles 
(pi'elles  puissent  être  ;  à  plus  forte  raison  l'hon- 
neur des  hautes  et  nobles  princesses,  comme 
l'était  la  reine  Madasime,  pour  qui  j'ai  une  vé- 
nération particulière,  à  cause  de  sa  vertu  et  de 
toutes  ses  admirables  qualités;  car,  outre  qu'elle 
était  fort  belle,  elle  montra  beaucoup  de  patience 
et  de  résignation  dans  les  malheurs  dont  elle  fut 
accablée.  C'est  alors  cjue  les  sages  conseils  d'É- 
lisabad  l'aidèrent  à  supporter  ses  déplaisirs,  el 


122 


DON    QUinilOTTK 


c'est  aussi  ilo  In  (jiie  dos  gons  ifjiioraiifs  pt  mal- 
iiitentioiiiKJs  ont  jnis  occasion  ilc  dire  (|n'iis 
vivaient  l'amilicrement  ensemble.  Mais  encore 
une  fois  ils  ont  menti,  et  ils  menliront  deux 
cents  autres  fois,  tous  ceux  qui  le  dironl  on  seu- 
lement en  auront  la  pensée. 

Je  ne  le  dis  ni  ne  le  pense,  repartit  Sanciio  : 
que  ceux  qui  le  pensent  en  soient  seuls  respon- 
saldes  ;  s'ils  ont  ou  non  couché  onsemhle,  c'est 
à  Dieu  qu'ils  en  ont  rendu  compte.  Moi  je  viens 
de  mes  vignes,  et  je  ne  sais  rien  de  rien;  je  ne 
fourre  point  mon  nez  où  je  n'ai  que  fiiire  ;  qui 
achète  et  vend,  en  sa  bourse  le  sent;  nu  je  suis 
né,  nu  je  me  trouve;  je  ne  perds  ni  ne  gagne  ; 
et  que  m'importe,  à  moi,  qu'ils  aient  été  bons 
amis  !  Bien  des  gens  croient  qu'il  y  a  du  lard, 
là  où  il  n'y  a  pas  seulement  de  crochets  pour  le 
pendre  ;  qui  peut  mettre  des  portes  aux  champs'.' 
N'a-t-on  pas  glosé  de  Dieu  lui-même? 

Sainte  Vierge  I  s'écria  don  Quichotte;  eh  !  com- 
bien enfdes-tu  là  de  sottises?  Explique-moi,  je 
le  prie, quels  rnppoils  ont  tous  ces  impertinents 
proverbes  avec  ce  que  je  viens  de  dire?  Va,  va, 
occupe-toi  désormais  de  talonner  Ion  àne,  sans 
te  mêler  de  ce  qui  ne  te  regarde  pas.  Mais  sur- 
tout, tâche  (le  bien  imprimer  dans  la  cervelle 
que  ce  qu'avec  l'aide  de  mes  cinq  sens  j'ai  fait, 
je  fais  et  je  ferai,  est  toujours  selon  la  droite  mi- 
son,  et  parfaitement  conforme  aux  lois  de  la 
chevalerie,  que  j'entends  mieux  qu'aucun  des 
chevaliers  qui  en  ont  jamais  fait  profession. 

Mais,  seigneur,  est-ce  une  lui  de  la  chevalerie, 
reprit  Sancho,  de  courir  ainsi  perdus  au  milieu 
de  ces  montagnes,  où  il  n'y  a  ni  chemin  ni  sen- 
tier, cherchant  un  fou  auquel ,  dès  que  nous 
l'aurons  trouvé,  il  prendra  fnniaisie  d'achever 
de  nous  iiriser,  à  vous  la  h'ic,  cl  à  moi  les 
cotes? 

Encore  une  fois,  laissons  cela,  repartit  don 
Quichotte;  appreiuls  que  mon  dessein  n'est  pas 
seulement  de  retrouver  ce  pauvre  fou,  mnisd'ac- 
com]tlir  en  ces  lieux  mêmes  une  prouesse  qui 
doil   êti miser   inun  nom  parmi  les  lionunes,  et 


laissera  bien  loin  derrière  moi  tous  les  cheva- 
liers errants  passés  et  à  venir. 

Est-elle  bien  périlleuse,  cette  prouesse?  de- 
manda Sancho. 

Non,  répondit  don  Quichotte.  Cependant  la 
chose  pourrait  tourner  de  telle  sorte,  que  nous 
rencontrions  malheur  au  lieu  de  chance.  Au 
reste,  tout  dépendra  de  ta  diligence. 

De  ma  diligence?  dit  Sancho. 

Oui,  mon  ami,  repiit  don  Quichotte,  parce 
que  si  tu  reviens  promjitemcnt  d'où  j'ai  dessein 
de  l'envoyer,  plus  lot  ma  peine  sera  finie,  et 
plus  tôt  ma  gloire  commencera.  Mais  comme  il 
n'est  pas  juste  que  je  te  tienne  davantage  en 
suspens,  je  veux  que  tu  sat^hes,  ô  Sancho,  que  le 
fameux  Amadis  de  f.aule  fut  un  des  plus  parfaits 
chevaliers  errants  qui  se  soient  vus  dans  le 
monde  ;  que  dis-jc?  le  plus  parfait,  il  fut  le  seul, 
l'unique,  ou  tout  au  moins  le  premier.  J'en 
suis  fâché  pour  ceux  qui  oseraient  se  comparer 
à  lui,  ils  se  tromperaient  étrangement  ;  il  n'v 
en  a  pas  un  qui  soit  digne  seulement  d'élre  son 
écuyer.  Loi-squ'un  peintre  veut  s'illuslrer  dans 
son  ait,  il  s'attache  à  imiter  les  meilleurs  ori- 
ginaux, et  prend  pour  modèles  les  ouvrages  des 
plus  excellents  maîtres;  eh  bien,  la  même  règle 
s'appli(jueà  tous  les  arts  et  à  toutes  les  sciences 
(pii  font  rorncment  des  sociétés.  Ainsi,  celui  qui 
veut  acquérir  la  réputation  d'hoiinne  prudent 
et  sage  doit  imiter  Ulysse,  qu'Homère  nous  re- 
présente comme  le  type  de  la  sagesse  et  de  la 
prudence  ;  dans  la  iiersonne  d'Enée  ,  Virgile 
nous  montre  également  la  piété  d'un  fils  envers 
son  père,  et  la  sagacih'  d'nn  \iiill;nit  capitaine  : 
et  tous  deux  ont  peint  ces  héros,  non  pas  peul- 
êlre  tels  qu'ils  furent,  mais  tels  qu'ils  dcvaieni 
être,  aliu  de  laisser  aux  siècles  à  venir  un 
modèle  achevé  de  leurs  vertus.  D'où  il  suit  qu'.\- 
madis  de  Gaule  ayant  été  le  p(Me,  l'étoile,  le 
soleil  des  vaillants  et  amoureux  chevaliers,  c'est 
lui  que  nous  deviuis  imiter,  nous  tous  qui  som- 
mes enyaiiés  sous  les  bannièn  s  de  l'amour  el  de 
la  chevalerie.  .le  ccuiclus  donc,  ami  Sancho,  que 


DE    LA   MANHHK. 


Iijr> 


II'  cIicMiliiT  irniiit  (|iii  riiiiili'ia  If  mii'ux,  ;)[)- 
lirochera  le  plus  ilc  la  |uMtVclioii.  Or,  la  rircou- 
slanco  dans  la(|uelle  le  grand  Aiiiadis  lit  suiloul 
(•clalcr  sa  sagesse,  sa  valeur,  sa  patience  et  son 
amour,  l'ut  celle  où,  dédaigné  de  sa  dame 
Oriane,  il  se  relira  siu'  la  Uoclie  Pauvre  pour  y 
l'aire  pénitence,  changeant  son  nom  en  celui  de 
Beau  Ténébreux,  nom  signilieatit'et  tout  à  lait 
e.i  rapjiorl  avec  le  genre  de  vie  qu'il  s'était  im- 
[losé.  Mais,  comme  il  m'est  plus  facile  de  l'imiter 
en  sa  pénileiue  ipie  de  poiirlendre,  comme  lui, 
des  géants  farouches,  de  détruire  des  armées, 
<le  disjierscr  des  Hottes,  de  défaire  des  enchan- 
tements, et  i|ue  de  plus  ces  lieux  sauvages  sont 
admirablement  convenables  pour  mon  dessein, 
je  ne  veux  pas  laisser  écliapper,  sans  la  saisir, 
l'occasion  qui  m'offre  si  à  propos  une  mèche  de 
ses  cheveux. 

Mais  enfin,  demanda  Sancho,  (ju'est-ce  donc 
que  Votre  Grâce  prétend  faire  dans  un  lieu  si 
désert '.' 

Ne  t'ai-je  pas  dit,  reprit  don  Quichotte,  que 
mon  intention  est  non-seulement  d'imiter  Ania- 
dis  dans  son  désespoir  amoureux  et  sa  lolie  mé- 
lancolique, mais  aussi  le  valeureux  Roland, 
alors  que  s'offrit  à  lui  sur  l'écorce  d'un  hêtre 
l'irrécusable  indice  qu'Angélique  s'était  oubliée 
avec  le  jeune  Médor;  ce  qui  lui  donna  tant  de 
chagrin  qu'il  en  devint  fou,  qu'il  arracha  les 
arbres,  troubla  l'eau  des  fontaines,  tua  les  ber- 
gers, dispersa  leurs  troupeaux,  incendia  leurs 
chaumières,  traîna  sa  jument,  et  fit  cent  mille 
autres  extravagances  dignes  d'une  éternelle  mé- 
moire? Et  quoique  je  ne  sois  pas  résolu  d'imiter 
Uoland,  Orland  ou  llotoland  (car  il  portait  ces 
(rois  noms)  dans  toutes  ses  folies,  j'ébaucherai 
de  mon  mieux  les  plus  essentielles;  peut-être 
bien  me  conlenlerai-je  tout  simplement  d'imi- 
ler  Amadis,  (|ui,  sans  faire  des  choses  aussi 
éclatantes,  sut  acquérir  par  ses  lamentations 
amoureuses  autant  de  gloire  (pie  personne. 

Seigneur,  dit  Sancho,  il  me  semble  que  ces 
I  hcvaliers  avaient  leurs  raisons  pour  accomplir 


toutes  ces  folies  et  toutes  ces  pénitences;  mais 
(|uel  molif  a  ^'otre  GrAce  pour  devenir  fou"? 
Onelle  dame  vous  a  rebuté,  el  rpiels  indices 
peuvent  vous  l'aire  penser  (|ue  madame  Dulcinée 
du  Toboso  a  folâtré  avec  More  ou  chrétien'.' 

Eh  bien,   Sancho,  continua  don   Quichotte, 
voilà  justement  le  fin  de  mou  affaire  :  le  beau 
mérite  (|u'un  chevalier  errant  devienne  l'on  lors- 
tpril  a  de  bonnes  raisons  pour  cela  ;  l'ingénieux, 
le  piquant,  c'est  de  devenir  fou  sans  sujet,  et  de 
l'aire  dire  à  sa  dame  :  Si  mon  chevalier  fait  de 
telles  choses  à  l'ioid,  que  ferait-il  donc  à  chaud"? 
en  un  mot,  de  lui  montrer  de  quoi  on  est  capa- 
ble dans  l'occasion,  puisqu'on  agit  de  la  sorte 
sans  que  rien  vous  y  oblige.  D'ailleurs,  n'ai-je . 
pas  un  motif  suffisant  dans  la  longue  absence 
qui  me  sépare  de  la    sans   pareille  Dulcinée".' 
N'as-tu  pas  entendu  dire  au    berger  Ambrosio 
que  l'absence  fait  craindre  et  ressentir  tous  les 
maux'.' Cesse  donc,  Sancho,  de  me  détourner 
d'une  si  rare  et  si  heureuse  imitation.  Fou  je 
suis,  et  ïou  jeveux  demeurer,  jusqu'à  ce  que  tu 
sois  de  retour  avec  la  réponse  à  une  lettre  (|ue 
tu  iras  porter  de  ma  part  à  madame  Dulcinée  : 
si  je  la  trouve  digne  de  ma  fidélité,  je  cesse  à 
l'instant  même  d'être  fou  et  de  faire  pénitence; 
mais  si  elle  n'est  pas  telle  que  je  l'espère,  oh  ! 
alors,  je  resterai  fou  définitivement,  parce  qu'en 
cet  état  je  ne  sentirai  rien  :  de  sorte  que,  quoi 
que  me  réponde  ma  dame,  je  me  tirerai  tou- 
jours heureusement  d'aflaire,  jouissant  comme 
sage  du  bien  que  j'espère  de  ton  retour,  ou, 
comme  fou,  ne  sentant  pas  le  mal  que  lu  m'au- 
ras apporté.  Mais  dis-moi,  as-tu  bien  précieu- 
sement gardé  l'armet  de  Mambrin".'  Je  l'ai  vu  le 
ramasser  après  que  cet  ingrat  eut  fait  tous  ses 
efforts  pour  le  mettre  en  pièces,  sans  pouvoir 
en  venir  à  bout,  tant  il  est  de  bonne  trempe. 

Vive  Dieu!  reprit  Sancho,  je  ne  saurais  en- 
durer patiemment  certaines  choses  que  dit  Votre 
Grâce;  en  vérité,  cela  ferait  croire  que  ce  que 
vous  racontez  des  chevaliers  errants,  de  ces 
lovaumes  dont  ils  font  la  conquête,  de  ces  iles 


124 


DON    QUICHOTTE 


qu'ils  (lonnciit  pour  récompense  :"i  leurs  écuycrs, 
(juc  loules  ces  IjcUes  choses  colin  sont  des  con- 
tes à  dormir  debout.  Comment  sans  cesse  en- 
tendre répéter  qu'un  plat  à  barbe  est  rarnicl  de 
Mambrin,  sans  penser  que  celui  (pii  soutient 
cela  a  perdu  le  jugement?  J'ai  dans  mon  bissac 
le  bassin  tout  aplati,  et  je  l'emporte  chez  moi 
pour  le  redresser  cl  me  faire  la  barbe,  si  Dieu 
m'accorde  jamais  la  grâce  de  me  retrouver  avec 
ma  femme  et  mes  enfants. 

Saufho,  reprit  don  Ouichotte,  par  le  nom  du 
Dieu  vivant  (jue  tu  viens  de  jurer,  je  jure  à  mon 
tour  que  sur  toute  la  surface  de  la  terre  on  n'a 
pas  encore  vu  d'écuyer  d'un  plus  médiocre  en- 
tendement. Depuis  le  temps  que  je  t'ai  pris  à 
mon  service,  est-il  possible  que  tu  sois  encore 
à  t'aperccvoir  qu'avec  les  chevaliers  errants 
loul  scnd)le  chimères,  folies,  extravagances, 
non  |ias  parce  (pic  cela  est  ainsi,  mais  parce 
qu'il  se  rencontre  partout  sur  leur  passage  des 
cnclianleurs,  qui  changent,  bouleversent  cl  dé- 
naturent les  objets  selon  qu'ils  ont  envie  de 
nuire  ou  de  favoriser?  Ce  qui  le  paraît  à  loi  un 
bassin  de  barbier  est  pour  moi  l'armct  de  Mam- 
brin, et  j)araîtra  tout  autre  chose  à  un  troi- 
sième. En  cela  j'admire  la  sage  prévoyance  de 
reuchanlcur  qui  me  protège,  d'avoir  fait  que 
chacun  iircnne  pour  un  bassin  de  barbier  cet 
armet,  car  étant  une  des  plus  précieuses  choses 
du  monde,  et  naturellement  la  plus  enviée,  sa 
possession  ne  m'aurait  pas  laissé  un  moment  de 
repos,  et  il  m'aurait  fallu  soutenir  mille  com- 
bats pour  le  (Il  rendre;  tandis  que,  sous  celle  vile 
apparence,  |)ersonne  ne  s'en  soucie,  comme  cet 
étourdi  l'a  fait  voir  en  essayant  de  le  rom|)rc, 
sans  daigner  même  l'emporter.  Garde-le,  aun 
Sancho,  je  n'en  ai  pas  bcsoiu  pour  l'heure  ; 
au  conlraire,  je  veux  me  désarmer  entièrement 
et  me  mettre  nu  comme  lorsque  je  sorlis  du 
ventre  de  ma  mère,  si  toutefois  je  trouve  qu'il 
soit  plus  à  propos  d'imiter  In  ]iénileuce  de  Ro- 
land que  celle  d'Amadis. 

r.u  iie\isanlainsi,  ils  arrivèrent  au  pied  d'une 


roche  très-haute  ctcomme  taillée  à  pic.  Sur  son 
flanc  un  ruisseau  limpide  courait  en  serpentant 
arroser  une  verte  prairie.  Quantité  d'arbres  sau- 
vages, de  plantes  et  de  fleurs  des  champs  entou- 
raient cette  douce  retraite.  Ce  lieu  plut  beaucoup 
au  chevalier  de  la  Trisle-l'igure,  qui,  le  prenant 
pour  théâtre  de  sa  pénitence,  en  prit  possession 
en  ces  termes  : 

Cruelle  !  voici  l'endroit  que  j'adopte  et  que  je 
choisis  pour  pleurer  l'infortune  où  lu  m'as  fait 
descendre!  oui,  je  veux  que  mes  larmes  gros- 
sissent les  eaux  de  ce  ruisseau,  que  mes  soupirs 
incessants  agitent  les  feuilles  et  les  branches  de 
ces  arbres,  en  signe  et  témoignage  de  l'affliction 
qui  déchire  mon  cœur  outragé.  0  vousl  divini- 
tés champéires  qui  faites  séjour  en  ce  désert, 
écoutez  les  plaintes  d'un  malheureux  amant, 
qu'une  longue  absence  et  une  jalousie  imaginaire 
ont  amené  dans  ces  lieux,  afin  de  pleurer  son 
triste  sort,  cl  gémir  à  son  aise  des  rigueurs 
d'une  ingrate  en  qui  le  ciel  a  rassemblé  toutes 
les  perfections  de  l'humaine  beauté  !  0  Dulcinée 
du  Toboso!  soleil  de  mes  jours,  lune  de  mes 
nuits,  étoile  polaire  de  ma  destinée  !  prends  pitié 
du  triste  état  où  m'a  réduit  ton  absence,  et  dai- 
gne répondre  par  un  heureux  dénoûmenl  à  la 
constance  de  ma  foi  !  Arbres,  désormais  compa- 
uons  de  ma  solitude,  faites  connaître  par  le 

ux  bruissement  de  volic  l'iMiillnge  que  ma  pré- 
sence ne  vous  déplaît  pas.  Et  toi,  cher  écuyer, 
liilèlc  conqiagnon  de  mes  nombreux  travaux, 
regarde  bien  ce  (jue  je  vais  faire,  afin  de  le  ra- 
conter fidèlement  à  celle  cpii  eu  est  runi(|ue 
cause. 

Eu  achevant  ces  mois,  il  mit  pied  à  terre,  ôta 
la  selle  et  la  bride  à  Rossinante,  et  lui  frappant 
doucement  sur  la  croupe  avec  la  paume  de  la 
main,  il  dit  en  soupirant  : 

Celui  (pii  a  perdu  la  liberté  li  la  ddune,  o 
coursier  aussi  excellent  par  tes  œuvres  (|ue 
malheureux  par  ton  sort  !  Va,  prends  le  chemin 
ipic  tu  voudras,  car  tu  portes  écrit  sur  le  iront 
que  jamais  rhippogriflc  d'Astolphc,  ni  le  rc- 


o 
do 


DE   LA    MANCHE. 


125 


Celui  qui  a  pordu  sa  liberté  le  la  ilonnc  (pa^c  l^il|. 


iioiiiiiié  Fi'ontin,  (|iii  coula  si  clicrà  tîrnilnni.inlc, 
n'onl  rgalc  la  Iciicrclé  ol  la  vigueur. 

-Maiulit,  cl  mille  tois  maudit,  s'écria  Sanclio, 
Miil  celui  (|ui  luc  ]irivc  du  soin  de  déhàler  mon 
âne.  Par  ma  loi,  les  caresses  et  les  complimenls 
ne  lui  manqueraient  pas  à  cette  heure.  Et  pour- 
lanl  quand  il  serait  ici,  le  pauvre  grison,  à  qudi 
servirait  de  lui  ôler  le  bât?  Qu'a-t-il  à  voir  an\ 
folies  des  amoureux  et  des  désespérés,  j)uisquc 
son  maitrc,  et  ce  maître  c'est  moi,  n'a  jamnis 
été  ni  l'un  ni  l'autre?  Mais  dites-moi,  seigneur, 
si  mon  départ  cl  volrc  folie  sont  choses  sérieuses, 
ne  serait-il  jias  à  propos  de  seller  Rossinante, 
alin  de  remplacer  mon  àne?  ce  sera  loujoms  du 
temps  de  gagné;  tandis  que  s'il  me  faut  aller  à 
pied,  je  ne  sais  trop  quand  j'arriverai,  ni  (jiiand 
je  serai  de  retour,  car  je  suis  mauvais  mar- 
clieur. 

Fais  comme  tu   voudras,  [répondit  don  Qui- 


clioltc;  d'autant  que  Ion  idée  ne  me  semble  pas 
mauvaise,  .'u  reste,  tu  partiras  dans  trois  joiu's; 
je  te  retiens  jus(]ue-l;i,  alin  que  tu  puisses  voir 
ce  que  j'accomplirai  jiour  ma  dame,  et  que  tu 
puisses  lui  en  faire  un  fidèle  récit. 

Et  que  j)uis-je  voir  de  plus?  dit  Sancho. 

Vraiment,  tu  n'y  es  pas  encore,  repartit  don 
Quichotte  :  ne  faut-il  pas  que  je  déchire  mes  ha- 
liils,  que  je  disperse  mes  armes,  que  je  me  jette 
la  trie  eu  bas  sur  ces  rochers,  et  fasse  mille  au- 
tres choses  qui  te  raviront  d'adnn'ration? 

Pour  l'amour  de  Dieu,  reprit  Saiieho,  que 
Volie  Grâce  prenne  bien  garde  à  la  manière 
dont  elle  fera  ses  culbutes,  car  vous  pourriez 
diHuier  (]<'  la  léle  en  tel  endroit  (]ue  dès  le  pre- 
mier coup  l'échafaudage  de  votre  pénitence 
serait  renversé.  Si  cependant  ces  culbutes  sont 
indispensables,  je  suis  d'avis,  puisque  tout  cela 
n'est   que   feinle  et   imitation,    que  vous  vous 


\u 


DON    QLlUlIhiTTl 


conlcnlicz  de  les  l'aire  dans  l'eau  ou  sur  quel- 
que chose  de  mou  comme  du  coton;  après  (|uoi 
laissez-moi  le  soin  du  resle,  je  saurai  hien  dire 
à  madame  Dulcinée  que  vous  avez  i'iiil  ces  cul- 
butes sur  des  roches  plus  dînes  que  le  dia- 
mant. 

.le  le  suis  recoimaissaul  de  ta  bonne  intention, 
ilit  don  Onichotle;  mais  apprends  que  tout  ceci, 
loin  d'être  une  feinte,  est  une  alTairc  très-sé- 
rieuse. D'ailleurs,  agir  autrement  serait  man- 
(pirr  aux  lois  de  la  chevalerie,  qui  nous  défen- 
dent de  mentir  sous  peine  d'indignité  ;  or  faire 
ou  dire  une  chose  pour  une  autre  c'est  mentir; 
il  faut  donc  que  mes  culbutes  soient  réelles, 
franches,  loyales,  exenqites  de  toutes  sujierche- 
l'ie.  11  sera  bon  néanmoins  que  lu  me  laisses 
de  la  charpie  pour  i)anser  mes  blessures,  puis- 
(|uc  notre  mauvais  sort  a  voulu  que  nous  per- 
dions le  baume. 

(j'a  été  bien  pis  de  perdie  l'âne,  puisiju'il 
(lortait  la  charpie  et  le  baume,  re|)arlil  San- 
cho;  quant  à  ce  maudit  breuvage,  je  piie  Voire 
Grâce  de  ne  m'en  |iarlei' jamais  ;  rien  (pic  d'en 
entendre  prononcer  le  nom  me  met  l'àme  à  l'en- 
vers, et  à  plus  forte  raison  reslomac.  Je  vous 
|)rie  aussi  de  considérer  connue  achevés  les  trois 
jours  que  vous  m'avez  donnés  pour  voir  vos  fo- 
lies; je  les  tiens  pour  vues  et  revues,  et  j'en 
dirai  des  merveilles  à  madame  Dulcinée.  Veuil- 
lez écrire  la  lettre  et  m'c.vpédier  promptement; 
car  je  voudrais  être  déjà  de  retour  pour  vous 
tirer  du  puigatoire  où  je  vous  laisse. 

Purgatoire  1  reprit  don  Quichotte;  dis  enfer, 
li  pis  cncoi'e,  s'il  \  a  quclipu'  chose  de  pire  au 
iiiKiide. 

A  (jui  est  en  enici'  M  i.i.a  Lsr  m  tentio,  à  ce 
que  j'ai  entendu  diic,  répliqua  Sanclio. 

Qu'eiilcnds-tii  par  iiktentio'.'  demanda  dmi 
Quichotte. 

J'entends  par  iiktentio,  (|u'une  fois  en  enfer 
on  n'en  peut  plus  sortir,  répondit  Saiicho  ;  ce 
qui  n'arrivera  pas  à  Votre  Grâce,  ou  je  ne  sau- 
rais plus  jouer  des  talons  pour  hàlerUossinaiile. 


l'Ianlez-moi  ime  bonne  fois  devant  madame  Dul- 
cinée, et  je  lui  ferai  un  tel  récit  des  folies  que 
vous  avez  faites  pour  elle  et  de  celles  (|ui  vous 
restent  encore  à  faire,  que  je  la  rendrai  aussi 
souple  ()u'un  gant ,  fiit-elle  plus  dure  (|u'un 
tronc  de  liège.  Puis,  avec  sa  ré|ionse  douce 
comme  miel,  je  reviendrai  comme  les  sorciers, 
à  travers  les  airs,  vous  tirer  de  votre  purgatoire, 
qui  semble  enfer,  mais  qui  ne  l'est  pas,  puis- 
(pi'il  y  a  espérance  d'en  sortir,  tandis  qu'on  ne 
sort  jamais  de  l'enfer,  quand  une  fois  ou  y  a 
mis  le  pied;  ce  qui  est  aussi,  je  crois,  l'avis  de 
\  otre  Grâce. 

tl'est  la  vérité,  dit  don  Quichotte  ;  mais  com- 
ment ferons-nous  jiour  écrire  ma  lellic".' 

Ei  aussi  la  lettre  de  change  des  trois  ânons'.' 
ajouti  Sancho. 

Sois  tiaiu|uille,  je  ne  l'oublierai  pas,  reprit 
don  Quichotte;  et  puisque  le  papier  mamiue,  il 
me  faudra  l'écrire  à  la  manière  des  anciens,  sur 
des  feuilles  d'arbres  ou  des  tablettes  de  cire. 
Mais  je  m'en  souviens,  j'ai  le  livre  de  poche  de 
Cardeaio,  ipii  sera  très-bon  pour  cela.  Seule- 
ment tu  auras  soin  de  faire  transcrire  ma  lettre 
sur  une  feuille  de  ])a))icr  dans  le  premier  village 
où  tu  trouveras  un  maître  d'école;  sinon  tu  en 
chargeras  la  sacristain  de  la  paroisse;  mais 
garde-toi  de  l'adresser  à  un  homme  de  loi,  car 
alors  le  diable  même  ne  viendrait  pas  à  bout  de 
la  déchifirer. 

Et  la  signature'.'  demanda  Sancho. 

Jamais  Amadis  ne  signait  ses  lettres,  répondit 
tlon  (Juichotte. 

lîoii  pour  cela,  dit  Sancho  ;  mais  la  lettre  de 
change  doit  forcément  être  signée  :  si  elle  n'est 
(jue  Iranscrile,  ils  diront  que  le  seing  est  faux, 
et  adieu  mes  ànons. 

La  lettre  de  change  sera  dans  le  livre  dépê- 
che, reprit  dmi  Quichotte,  et  je  la  signerai; 
loi'sqiie  ma  nièce  verra  mon  niun,  elle  no  fera 
point  difliculté  d'y  faire  Ihumcur.  Quant  à  la 
lettre  d'amour,  lu  auras  .-oin  de  mettre  pour 
signature  ;  A  vous  jiis(iiui  ht  moil,  le  chevalier 


UK    I.A    .MANTIIK. 


(/(•  lu  Trhfe-Fiijme.  Peu  imporlo  ([n'ollo   soil 
(rniii'  main  i'lraMf^i''i-e,  car,  si  jo  m'en  smivioiis 
liicn,  riilriiuV  no  sait  ni  iiiT  ni  rcrirc,  cl  ilo  sa 
\ii'  n'a  vu  Icllrc  do  ma   main.    Kn  cffcl,   nos 
amours  ont  lonjours  été  platonicjnos,  et  n'uiit  | 
jamais  passo  los  hornos  d'une  lionnéle  (eillade  : 
encore  c'a  été  si  rarement,  que  depuis  dou/.e 
ans  qu'elle  m'est  plus  chère  que  la  jUMmelle  de  ' 
mes  veux,  ([u'un  jour  mangcroni   les  \(>rs  du 
tombeau,  je  ne  l'ai  pas  vue  quatre  l'ois;  peut-être  i 
même  ne  s'est-eile  jamais  aperçue  t\\\c  je  la  re- 
gardasse, tant  Laurent  Corchuclo,  son  père,  et 
Aldonça  Nogalès,  sa  mère,  la  veillaient  de  près 
et  la  tenaient  resserrée. 

l'omment  !  s'écria  Sanclio,  la  fillt^  de  Laurent 
Corcliuelo  et  d'AIdonça  Nogalès  est  madame 
Hnlc  liée  du  Toboso'.' 

Elle-même,  répondit  don  Oiiicliolte,  et  qui 
mérite  de  régner  sur  tout  l'univers. 

Oli  !  je  la  connais  bien,  dit  SancIio,  et  je  sais 
ipiVUe  lance  une  barre  aussi  rudement  que  le 
|dus  vigoureux  garçon  du  village.  Par  ma  foi, 
elle  peut  prêter  le  collet  à  tout  chevalier  errant 
qui  la  prendra  pour  maîtresse.  Peste  !  qu'elle 
est  droite  et  bien  faite!  et  la  bonne  voix  (pi'ellea! 
Vn  jour  qu'elle  était  montée  au  haut  du  clo- 
cher de  notre  village,  elle  se  uiit  à  appeler  les 
valets  de  son  père  qui  travaillaient  à  plus  (K; 
demi-lieue;  eh  bien,  ils  l'entendirent  aussi  dis- 
tinctement que  s'ils  eussent  été  asi  pied  de  la 
lonr.  Ce  qu'elle  a  de  bon,  c'est  qu'elle  n'est 
point  dé<laignense  :  elle  joue  avec  tout  le  monde, 
et  folâtre  à  tout  propos.  Maintenant  j'en  con- 
viens, seigneur  chevalier  de  la  TrislcFigure, 
vous  pouvez  faire  pour  elle  autant  de  folies  qu'il 
vous  plaira,  vous  po\ivez  vous  désespérer  et 
même  vous  pendre;  personne  ne  dira  que  vous 
avez  eu  tort,  le  diable  vous  eût-il  emporté.  .Al- 
donça Lorenço  !  bon  Dieu,  je  grille  d'cire  en 
chemin  pour  la  revoir.  Elle  doit  être  bien  chan- 
gée, car  aller  tous  les  jours  aux  champs  et  en 
plein  soleil,  cela  gâte  vite  le  teint  des  femmes. 

Seigneur  don  Onichotle,  continua  Sancho,  je 


dois  vous  cfud'esscr  mie  iliose.  .l'étais  resté  jus- 
ipi'iei  dans  une  grande  erreur;  j'avais  toujours 
cru  que  madame  Didi  inée  ét.iit  une  haute  piin- 
ccsse,  on  (piehjne  grande  dame  méritant  les 
présents  que  vous  lui  avez  envoj  es,  comme  ce 
Piscaien,  ces  forçats,  cl  tant  d'autres  non  moins 
nombreux  <|ue  les  victoires  renqiorlées  par  vous 
avant  que  je  fusse  votre  éeuyer;  mais  en  vérité 
iMir  doil  penser  iiiiulaiiie  Aldonça  Lorcmn,  je 
veux  dire  madame  Dulcinée  du  Tolioso,  en  vnyanl 
s'agenouiller  devant  elle  les  vaincus  que  lui  en- 
voie Votre  (ir.'ice?  Ne  pourrait-il  pas  arriver 
qu'en  ce  momeni  elle  lïit  occiipéi;  à  |  l'iiJiier  ilu 
chanvre  ou  à  battre  du  forain,  et  i\u''.\  celle  vue 
tous  ces  gens-là  se  mussent  en  colère,  tandis 
qn'idle-mème  se  moquerait  de  votre  présent  '.' 

Sancho,  reprit  don  (Juichotte,  je  t'ai  dit  bien 
des  fois  que  tu  étais  un  grand  bavard,  et  qu'avec 
ton  esprit  lourd  e(  obtus.  In  avais  tort  de  vou- 
loir badiner  et  de  faire  des  pointes.  Mais,  pour 
te  prouver  que  je  suis  encore  plus  sage  que  tu 
n'es  sol,  je  veux  que  In  écoutes  cette  petite  his- 
toire. Apprends  (lonr  (piunc  veuvr  ,  jeune  , 
belle,  riche,  el  surlonl  l'oil  amie  de  la  joie, 
s'amouracha  un  jour  d'un  frère  lai,  bon  com- 
pagnon et  de  large  encolure.  En  l'apprenant,  le 
frère  de  la  dame  vint  la  trouver  pour  lui  en  dire 
son  avis:  «  Comment,  madame,  une  femme 
aussi  noble,  aussi  belle  el  aussi  riche  (pic  r(^sl 
Votre  Grâce,  peut-elle  s'amouracherd'un  homme 
de  si  bas  étage  et  de  si  médiocre  intelligence, 
tandis  que  dans  la  même  maison  il  y  a  laiil  de 
docteurs  et  de  savants  théologiens,  parmi  les- 
quels elle  peut  clioisir  connue  au  milieu  d'uii 
cciil  de  poires?  —  Vous  n'y  entendez  rien,  mon 
cher  frère,  répondil  la  dame,  si  vous  pensez 
que  j'ai  fait  un  mauvais  choix  ;  car  pour  ce  que 
je  veux  en  faire,  il  .sait  autant  et  plus  de  philo- 
sophie qu'Aristote.  »  Pc  la  même  manière,  San- 
cho, tu  sauras  tpie  pour  ce  que  je  veux  faire  l'e 
Dulcinée  du  Toboso,  elle  est  autant  mon  fait 
que  la  plus  grande  princesse  de  la  terre,  (^rois- 
lu  (pie  les  Pliilis,  les  Galalées,  les  Planes  et  les 


128 


DON    QUICHOTTE 


Amaryllis,  (lu'oii  voit  dans  les  livres  cl  sur  le 
théâtre,  aient  été  des  créatures  en  cliair  et  en 
os,  et  les  maîtresses  de  ceux  ijui  les  ont  célé- 
brées? Non,  en  vérité  :  la  plupart  des  poètes  les 
imaginent  pour  s'exercer  rcs|)ril  et  i'air(^  croire 
fpi'iis  sont  amoureux  ou  capaltles  de  grandes 
passions.  Il  me  suflit  donc  qu'Aldonça  Lorenço 
soit  belle  et  sage  :  quant  à  sa  naissance,  peu 
m'importe  ;  on  n'en  est  pas  à  faire  une  enquête 
pour  lui  conférer  l'habit  de  clianoinesse,  et  je 
me  persuade,  moi,  qu'elle  est  la  plus  grande 
princesse  du  monde.  Apprends,  Sanclio,  si  lu 
ne  le  sais  pas,  que  les  choses  qui  nous  excitent 
le  plus  à  aimer  sont  la  sagesse  et  la  beauté  ;  or, 
ces  deux  choses  se  trouvent  réunies  au  degré  le 
plus  cniinent  chez  Dulcinée,  car  en  beauté  per- 
sonne ne  l'égale,  et  en  bonne  renonnnéc  peu 
lui  sont  conqtarables.  En  un  mot,  je  m'en  suis 
l'ait  une  idée  telle,  que  ni  les  Ilélènes,  ni  les  Lu- 
crèces,  ni  toutes  les  héro'ines  des  temps  passés, 
grecques,  latines  ou  barbares,  n'en  oui  jaiiuiis 
approché.  Qu'on  dise  ce  qu'on  voudra;  si  les 
sots  ne  m  approuvent  pas,  les  gens  sensés  ne 
manipieront  pas  d'être  de  mon  sentiment. 

Seigneur,  reprit  Sanclio,  vous  avez  raison  en 
tout  et  partout,  et  je  ne  suis  (pi'un  âne.  Mais 
pourquoi,  diable,  ce  mot-là  nu^  vient-il  à  la 
bouche'?  on  ne  devrait  jamais  parler  de  corde 
dans  la  maison  d'un  pendu.  Maintenant  il  ne 
rcslc  plus  (|u'à  écrire  vos  lettres,  et  je  décauij.e 
aussitôt. 

Don  Quicholte  prit  le  livre  de  poche,  et  s'étant 
mis  un  peu  à  l'écart,  il  commença  à  écrire  avec 
un  grand  sang-froid.  Sa  lettre  achevée,  il  ap- 
pela son  écuyer  pour  la  lui  lire,  jiarce  (pic,  lui 
dil-il,  je  crains  qu'elle  ne  se  perde  en  chemin, 
et  ipie  j'ai  tout  à  redouter  de  la  mauvaise  étoile. 

Votre  Grâce  ferait  mieux  di;  l'écrire  deux  ou 
trois  fois  dans  le  livre  di'  poche,  reprit  Sanclio  ; 
c'est  folir  do  penser  tpic  je  puisse  la  loger  dans 
ma  mémoire;  car  je  l'ai  si  mauvaise,  que  j'ou- 
blie quehpicfois  jusqu'à  mon  pro|irc  nom.  Ce- 
pendant, lisez-la-moi;  ju  inimagine  (piclle    .-l 


faite  connue  au  moule,  et  je  serai  bien  aise  de 
l'entendre. 

Écoute,  dit  don  Quichotte. 

LliiTHE    UE    liON    (lUlCIIilTïi;    A    lUI.CINKE    HU    TOBOSO. 

«  Haute  et  souveraine  Dame, 

«  Le  piijué  juscju'au  vif  de  la  pointe  aiguë  de 
l'absence,  le  blessé  dans  l'intime  région  du 
cœur,  dulcissiinc  Dulcinée  du  Toboso,  vous  sou- 
haite la  santé  dont  il  ne  jouit  pas.  Si  votre  beauté 
cuulinue  à  me  dédaigner,  si  -vos  mérites  ne  fi- 
nissent par  s'expliquer  en  ma  faveur,  si  enfin 
vos  rigueurs  persévèrent,  il  inc  sera  impossible, 
quoique  accoutumé  à  la  soulfrance,  de  résister  à 
tant  de  maux,  parce  que  la  force  du  mal  sera 
plus  l'oite  ipie  ma  force.  Mon  (idèle  écuyer  San- 
clio vous  rendra  un  compte  exact,  belle  ingrate 
et  trop  aimable  ennemie,  de  l'état  où  je  suis  à 
voire  intention.  S'il  plaît  à  Votre  (Iràce  de  me 
secourir,  vous  ferez  acte  de  justice,  et  sauverez 
\\]\  bi(Mi  (pii  vous  appailii'ut  :  sinon  faites  ce 
(prit  vous  plaira;  car,  en  achevant  de  vivre, 
j'aurai  sati>l'ait  à  votre  cruauté  et  à  mes  dé- 
sirs. 

«  (ielui  ipii  csl  à  vous  jusiju'à  la  mort. 

«  Le  chevalier  de  la  Tiuste-Figuue.  » 

Par  ma  barbe,  s'écria  Sancho,  voilà  la  meil- 
leure lettre  que  j'aie  enlcndue  de  ma  vie  !  Peste, 
comme  Votre  Grâce  dit  bien  ce  qu'elle  veut  dire, 
et  comme  vous  avez  enchâssé  là  le  chevalier  de 
la  Trislc-ligure  !  En  vérité,  vous  êtes  le  diable 
en  personne,  et  il  n'y  a  rien  que  vous  ne  sa- 
chiez. 

Dans  la  profession  (juc  j'exerce,  il  faut  tout 
savoir,  dit  don  Quicholle. 

Or  çà,  reprit  Sancho,  écrivez  donc  de  l'autre 
côté  la  lettre  de  change  des  ànons,  et  signez  li- 
siblemenl,  aliii  qu'on  sache  (pie  c'est  \olrc  ('iri- 
tnre. 

Volontiers,  dit  don  Quicholle.  Apr("s  l'avoir 
écrite,  il  lui  ce  ipii  suit  : 


l»K    LA    MANCIIK. 


120 


Pjtis,  s.  IUçod  et  C'*,  imp. 


Fume,  Jûuvet  et  C",  èdit. 


Dulcinée  du  Toboso  (p.  127.) 


«  Ma  nièce,  vous  payerez,  jiar  celte  première 
de  change,  trois  ànons  des  cinq  que  j'ai  laissés 
dans  mon  écurie,  à  Sancho  Panza,  mon  écuyer, 
valeur  reçue  de  lui.  Je  vous  en  tiendrai  compte 
sur  le  vu  de  la  présente,  quittancée  dudil  San- 
cho. Fait  au  fond  de  la  Sierra  Morena,  le  26  août 
de  la  présente  année.  » 

Très-bien,  s'écria  Sancho;  Voire  Grâce  n"a 
plus  qu'à  signer. 

C'est  inutile,  répondit  don  Quichotte,  je  nie 
contenterai  de  la  parapher,  et  cela  sul'lirait  pour 

rois  cents  ânes. 


Je  ui'ei)  rapporte  à  vous,  dit  Sancho;  main- 
tenant je  vais  seller  Rossinante;  préparez-vous 
à  me  donner  votre  bénédiction,  car  je  veux 
partir  à  l'instant  même,  sans  voir  les  extrava- 
gances que  vous  avez  à  faire  ;  je  dirai  à  madame 
Dulcinée  que  je  vous  en  ai  vu  faire  à  bouche 
que  veux-tu. 

Il  faut  au  moins,  et  cela  est  nécessaire,  reprit 
don  Quichotte,  que  tu  me  voies  nu,  sans  autre 
vêtement  que  la  i)eau,  faire  une  ou  deux  dou- 
zaines de  folies,  alin  que  les  ayant  vues,  tu 
puisses  jurer  en  toute  sûreté  de  conscience  de 

17 


1:^.0 


DON    ouïr.  IIOTTi:. 


cellos  qiio  lu  croiras  devoir  y  ajonlor,  ol  sois 
cortain  i|ii('  tu  n'i'U  diras  pas  la  uioitio. 

En  ce  cas,  seigneur,  dépèchez-vous,  repartit 
Sancho  ;  mais,  pour  l'amour  de  Dieu,  (pie  je  ne 
voie  point  la  peau  de  Votre  Grâce,  cela  me  fe- 
rait trop  de  riiagrin,  et  je  no  pourrais  m'empè- 
cher  de  pleurer.  J'ai  tant  pleuré  cette  nuit  uion 
grisou,  que  je  ne  suis  pas  en  état  de  recom- 
mencer. S'il  faut  absolument  ipie  je  vous  voie 
faire  quehjnes-unes  de  ces  folies,  faites-les  tout 
habillé,  et  des  premières  qui  vous  viendront  à 
l'esprit;  car  je  vous  l'ai  déjà  dit,  c'est  autant  de 
pris  sur  mon  voyage,  et  je  tarderai  d'autant  à 
rapporter  la  réponse  que  mérite  Votre  Grâce. 
Par  ma  foi,  que  madame  Dulcinée  se  tienne  bien 
et  réponde  comme  elle  le  doit,  car  autrement  je 
fais  vœu  solennel  de  lui  tirer  la  réponse  de 
l'estomae  à  beaux  soufflets  comptants  et  à  grands 
coups  de  pied  dans  le  ventre.  Peut-on  souffrir 
qu'un  chevalier  errant,  fameux  comme  vous 
l'êtes,  devienne  fou,  sans  rime  ni  raison,  pour 
une...?  Qu'elle  ne  me  le  fasse  pas  dire  deux  fois, 
la  bonne  dame,  on  bien  je  lâche  ma  langue,  et 
je  lui  crache  son  fait  à  la  ligiuT.  Oni-'da,  elle  a 
bien  rencontré  son  homme;  je  ne  suis  pas  si 
facile  qu'elle  s'imagine  ;  elle  me  connaît  mal,  et 
très-mal  ;  si  elle  me  connaissait,  elle  saurait  ipie 
je  ne  me  mouche  pas  du  pied. 

En  vérité,  Sancho ,  tu  n'es  guère  plus  sage 
que  moi,  dit  don  Quichotte. 

.le  ne  suis  pas  aussi  fou,  répllipia  Sancho, 
mais  je  suis  plus  colère.  Enfin,  laissons  cela. 
Dites-moi,  je  vous  prie,  jusqu'à  ce  (pie  je  sois  de 
retour  de  quoi  vivra  Votre  Grâce?  Ira-t-elle  par 
les  chemins  dérober  comme  Cardenio  le  |)ain 
des  pauvres  bergers  ? 

Ne  prends  de  cela  aucun  souci,  répondit  don 
ijuichotle;  quand  même  j'aurais  de  tout  en  abon- 
dance, je  suis  résolu  à  ne  me  uourrirque  des  her- 
bes de  cette  prairie  cl  des  fruits  de  ces  arbres. 
Le  lin  de  mon  alfiiire  consiste  même  à  ne  pas 
manger  du  tout,  et  à  souifrir  bien  d'autics  aus- 
térités. 


A  propos,  seigneur,  dit  Sancho,  savez-vous 
que  j'ai  graud'peur,  lorsque  je  reviendrai,  de 
ne  point  retrouver  l'endroit  où  je  vous  laisse, 
tant  il  est  écarté'.' 

Remarque-le  bien, repritdou  Quichotte;  quant 
à  moi,  je  ne  m'éloignerai  pas  d'ici,  et  de  tenqjs 
en  tenqis  je  monterai  sur  la  plus  haute  de  ces 
roches,  alin  que  tu  puisses  me  voir  ou  que  je 
t'aperçoive  à  ton  retour.  Mais,  pour  plus  grande 
sûreté,  tu  n'as  qu'à  couper  des  branches  de  ge- 
nêt, et  à  les  répandre  de  six  pas  en  six  pas,  jus- 
qu'à ce  que  tu  sois  dans  la  plaine;  cela  te  ser- 
vira à  me  retrouver;  Thésée  ne  fit  pas  autre 
chose,  quand  à  l'aide  d'un  fil  il  entreprit  de  se 
guider  dans  le  labyrinthe  de  Crète. 

Sancho  s'empressa  d'obéir,  et,  apiès  avoir 
coupé  sa  charge  de  genêts,  il  vint  demander  la 
bénédiction  de  son  seigneur,  j)rit  congé  de  lui 
et  monta  en  pleurant  sur  Rossinante. 

Sancho,  lui  dit  don  Quichotte,  je  te  recom- 
mande mon  bon  cheval  ;  aies-eu  soin  comme  de 
ma  propre  personne. 

Là-dessus,  l'écuyer  se  mit  en  chemin,  semant 
les  branches  de  genêt  comme  don  Quichotte  le 
lui  avait  conseillé.  Il  n'était  pas  encore  bien  éloi- 
gné, que  revenant  sur  ses  pas  :  Seigneur,  lui 
dit-il,  Votre  Grâce  avait  raison  (juand  elle  vou- 
lait me  rendre  témoin  de  quelques-unes  de  ses 
folies,  afin  que  je  puisse  jurer  en  repos  de  con- 
science que  je  vous  en  ai  vu  faire,  sans  compter 
que  l'idée  de  votre  pénitence  n'est  jtas  une  des 
moindres. 

Ne  te  l'avais-je  pas  dit'.'  répondit  don  Qui- 
clio||i\  V.\\  iiicii,  attends  un  peu  ;  en  moins  d'un 
Credo  ce  sera  fait. 

Se  mettant  à  tirer  ses  chausses,  il  lut  bientétt 
en  pan  de  chemise:  puis,  sans  antre  façon,  se 
donnanl  du  l.dou  :ni  derrière,  il  fil  deux  ca- 
brioles et  deux  (  ulbutcs,  les  pieds  eu  haut,  la 
tête  en  bas,  et  mettant  à  découvert  de  telles 
choses,  que  pour  ne  pas  les  voir  deux  fois  San- 
cho s'empressa  de  toin'uer  bride,  satisfait  de  pou- 
voir jui'cr  que  sou  maître  (•lait  p.irl'aiteuii'iit  I'om. 


i)i:  I.  \  M  AN  cm:. 


loi 


Nous  le  laisserons  suivre  son  tln'Miiii  jiis(|u'iiu 
■relour,  ijui  ne  lut  pas  loiij;. 


CHAriiHE  XXVI 

ou    SE   CONTINUENT    LES    RAFFINEMENTS    D'AMOUR 
DU    CALANT   CHEVALIER    DE    LA    MANCHE    DANS    LA   SIERRA    MORENA 

Eu  rc'vcnanl  à  conter  rc  (jue  lit  li'  clicvaliiT 
de  la  Triste-Figure  quand  ilse  vil  seul,  l'histoire 
(lit  ;  A  peine  don  Quicliotte  eut  achevé  ses  sauts 
et  ses  culbutes,  nu  de  la  ceinture  en  bas  et  velu 
de  la  ceinture  eu  haut,  voyant  Sancho  parti 
sans  en  attendre  la  lin,  (|u'il  i,'ravit  jns(iu';'i  la 
cime  d'une  roche  élevée,  et  là  se  mit  à  réllécliir 
sur  un  sujet  (jui  maintes  fois  avait  occupé  sa 
pensée  sans  qu'il  eût  encore  pu  prendre  à  cet 
égard  aucune  résolution  :  c'était  de  savoir  le- 
quel serait  préférable  et  lui  conviendrait  mieux 
d'imiter  Roland  dans  sa  démence  amoureuse, 
ou  bien  Amadis  dans  ses  folies  mélancoliques  ; 
et  se  parlant  à  lui-même,  il  disait  :  (jiie  Roland 
ait  été  aussi  vaillant  chevalier  (lu'on  le  prétend  ; 
qu'y  a-l-il  à  cela  de  merveilleux?  il  était  en- 
chanté, et  on  ne  pouvait  lui  otcr  la  vie,  si  ce 
n'est  en  lui  enfonçant  une  épingle  noire  sous  la 
plante  du  pied.  Or,  il  avait,  pour  le  préserver 
en  cet  endroit,  six  semelles  de  fer  :  et  pourtant 
tout  cela  ne  lui  servit  de  rien,  puisque  Bernard 
de  Carpio  devina  la  ruse  et  l'élouffa  entre  ses 
bras,  dans  la  gorge  de  Roncevaux.  Mais  laissons 
à  part  sa  vaillance,  et  venons  à  sa  folie;  car  il 
est  certain  qu'il  perdit  la  raison ,  quand  les 
arbres  de  la  fontaine  lui  eurent  dévoilé  le  fatal 
indice,  et  (|uand  le  pasteur  hii  eut  as.suré  qu'An- 
gélique avait  l'ait  deux  l'ois  la  sieste  avec  Médor, 
ce  jeune  More  à  la  blonde  chevelure.  Et  certes, 
après  que  sa  dame  lui  eut  joué  ce  vilain  tour,  il 
n'avait  pas  grand  mérite  à  devenir  fou.  Mais 
pour  l'imiter  dans  sa  folie,  il  faudrait  avoir  le 
même  motif.  Or,  je  jurerais  bien  que  ma  Dulci- 
née n'a  jamais  vu  de  More,  même  en  peintule, 
et  qu'elle  est  encore  telle  que  sa  mère  la  mise 


au  monde  :  ce  serait  donc  lui  faire  une  injiue 
gi'atuite  et  manifeste  que  de  devenir  fou  du 
même  genre  de  folie  que  Itolaïul. 

D'un  autre  cùlé,  je  vois  (piAmadis  de  (iaule, 
sans  perdre  la  raison  ui  l'aire  d'extravagances, 
ac(juit  en  amour  autant  et  plus  de  renommée 
ipie  personne.  Se  voyant  dédaigné  de  sa  dame 
(•liane,  ipii  lui  avait  défendu  de  paraître  en  sa 
présence  justpi'a  ce  ipi'elle  le  rappelât,  il  ne  lit 
lien  de  plus,  dit  son  histoire,  (pie  île  se  retirer 

en  conq)agnie  d'un  ermite,  sur  la  roche  Pauvre, 

* 

où  il  versa  tant  de  larmes  que  le  ciel  le  ])rit  en 
pitié  et  lui  envoya  du  secours  au  [dus  fort  de 
son  àprc  pénitence.  Et  cela  étant,  coiimie  cela 
est,  pourquoi  me  déshabiller  entièrement,  pour- 
quoi m'en  |)rendre  à  ces  pauv:es  arbres  qui  ne 
m'ont  l'ail  aucun  mal,  et  troubler  l'eau  de  ces 
ruisseaux  qui  doivent  me  désaltérer  quand 
l'envie  m'en  prendra?  Ainsi  donc,  vive  Amadis  ! 
el  qu'il  soil  imité  de  son  mieux  |iar  don  Qui- 
chotte de  la  Manche,  duquel  on  dira  ce  qu'on  a 
dit  d'un  autre  :  que  s'il  ne  lit  |ias  de  grandes 
choses,  il  périt  du  moins  pour  les  avoir  entre- 
prises. D'ailleurs,  si  je  ne  suis  ni  dédaigné,  ni 
outragé  par  ma  Dulcinée,  ne  suflil-il  pas  que  je 
sois  loin  de  sa  vue?  Courage,  mettons  la  main  à 
l'œuvre;  revenez  dans  ma  uiémoire,  immor- 
telles actions  d'Amadis,  et  faites-moi  connaître 
par  où  je  dois  commencer.  Si  je  m'en  souviens, 
la  prière  était  son  passe-temps  principal  ;  eh 
bien,  faisons  de  même,  imitons-le  en  tout  cl  pour 
toul,  jniisque  je  suis  l'Amadis  de  mon  siècle, 
comme  il  fut  celui  du  sien. 

lià-dessus  notre  chevalier  prit,  poui'  lui  servir 
de  chapelet,  de  grosses  pommes  de  liège  qu'il 
endla  cl  dont  il  se  lit  nu  rosaire.  Seulement,  il 
était  contrarié  de  ne  pas  avoir  sous  la  main  un 
ermite  pour  le  confesser  et  lui  oflrir  des  conso- 
lations ;  aussi  passail-il  le  temps,  soit  à  se  pro- 
mener dans  la  prairie,  soil  à  tracer  sur  l'écorcc 
des  arbres,  ou  même  sur  le  sable  du  chemin, 
une  loule  de  vers,  tous  en  rapport  avec  sa  tri;;^ 
Icssc,  tous  il  la  louange  de  Dulcinée. 


152 


DON   QUICHOTTE 


Beaux  arbres  qui  portez  vos  tètes  jusniraux  cieux, 
Et  recueillez  cliez  vous  cent  fainilles  errantes  ; 
Vous  que  mille  eouli'urs  foiil  briller  à  nos  yeux, 

Aimables  lleurs.  berbes  et  plantes, 
Si  mon  séjour  pour  vous  n'est  point  trop  ennuyeux. 
Écoutez  d'un  amant  les  plaintes  incessantes. 

Ne  vous  lassez  point  d'écouter  ; 
Je  suis  venu  vers  vous  tout  exprès  pour  chanter 
De  mes  maux  sans  pareils  l'horrible  destinée. 
Vous  aurez  en  revanche  iibondamnient  de  l'eau; 
Cardon  Quichotte  ici  va  pleurer  comme  un  veau, 

De  l'absence  de  Dulcinée 
Du  Toboso. 

Voici  le  lieu  choisi  par  un  fidèle  amant  : 

Des  plus  loyaux  anïants  le  jdus  iiarlait  modèle. 

Qui  pour  souffrir  tout  seul  un  horrible  tourment, 

Se  cache  aux  yeux  de  sa  belle. 
Et  la  fuit  sans  savoir  ni  pourquoi  ni  connnenl, 
Si  ce  n'est  qu'il  est  fou  par  un  excès  de  zèle. 

L'amour,  ce  petit  dieu  matois, 
Le  bn'de  à  petit  feu  par-dessous  son  harnois. 
Et  le  fait  enrager  connue  une  âme  damnée  : 
-Ne  sachant  plus  que  faire  en  ce  cruel  dépit. 
Don  Quichotte  éperdu  pleure  à  remplir  un  Jiiuid, 

De  l'absence  de  Dulcinée 
Du  Toboso. 

Pendant  que  pour  la  gloire  il  fait  un  grand  effort, 
A  travers  les  rochers  cherchant  des  aventures 
Il  maudit  mille  fois  son  déjilorable  sort, 

.\e  trouvant  qiie  des  pierres  dures, 
Des  ronces,  des  buissons  qui  le  |ii(pient  bien  fort, 
Et  sans  lui  faire  honneur  lui  t'ont  mille  blessures. 

L'amour  le  frappe  à  tour  de  bras, 
.Non  pas  de  son  bandeau,  car  il  ne  llatle  pas  : 
Mais  d'une  corde  d'arc  qui  n'est  pas  étrennéc. 
Il  ébranle  sa  fête,  il  trouble  son  cerveau, 
Et  don  Quichotte  alors  de  larmes  verse  un  seau, 

De  l'absence  de  Dulcinée 
Du  Toboso'. 

Ces  vcib  ne  ri'jouireiit  pas  iiic'uliocrciiiciit  ci'iix 
qui  les  lurent;  le  refrain  du  Toboso  lenr  pyriil 
surtout  liiit  plaisant,  car  ils  pensèrent  (pic  limi 
Quitliotte,  en  les  composant,  s'rtail  iiiiayint; 
(|u'oii  ne  les  compremirait  pas  si  apii's  le  nom 
de  Dulcinée  il  né^'lif,'eait  d'ajouter  celui  du 
Toboso  ;  ce  qui  était  vrai,  et  ce  qu'il  a  avoué 
depuis.  11  écrivit  encore  beaucoup  d'autres  vers, 
comme  on  l'a  dil,  mais  ces  stances  furent  les 
seules  qu'on  |)aivinl  à  ilécliilircr. 

'  Ce»  vers  sont  empruntés  à  la  traduction  de  l'illc.m  de  Saint- 
Martin. 


Telle  était  dans  sa  solitude  rocciqiation  de 
notre  airiourcux  chevalier  :  tantôt  il  soupirait, 
lanlôt  il  invoquait  la  plaintive  Echo,  les  faunes 
et  les  sylvains  de  ces  bois,  les  nymphes  de  ces 
fontaines,  les  conjurant  de  lui  répondre  et  de  le 
consoler;  tantôt  enfin  il  cherchait  des  herbes 
pour  se  noiu'rir,  attendant  avec  impatience  le 
retour  de  son  écuyer.  Si  au  lieu  d'être  absent 
trois  jours,  Soncho  ciit  tardé  plus  longtemps,  il 
trouvait  le  chevalier  de  la  Triste-Figure  telle- 
mont  défiguré,  que  la  mère  qui  le  mit  au  monde 
aurait  eu  peine  à  le  reconnaître.  Mais  laissons 
notre  héros  soupirer  tout  à  son  aise,  pour  nous 
occiqtcr  de  Sancho  et  de  son  ambassade. 

A  la  sortie  de  la  montagne,  l'écuyer  avait  pris 
le  chemin  du  Toboso,  elle  jour  suivant  il  attei- 
gnit riiôlellerie  où  il  avait  eu  le  malheur  d'élre 
berné.  A  cette  vue ,  un  frisson  lui  parcom'ut 
tout  le  corps,  et  s'imaginant  déjà  voltiger  par 
les  airs,  il  était  tenté  de  passer  outre,  quoique 
ce  fiil  riieure  du  dîner  et  (pi'il  n'ei'il  rien  mangé 
depuis  longtemps.  Pressé  par  le  besoin,  il  avança 
jus(|u'à  la  |)orte  de  la  maison.  Pendant  ipiil  dé- 
libérait avec  lui-même,  deux  hommes  en  sorti- 
rent qui  crm-ent  le  reconnaître,  et  dont  l'un  dit 
à  l'autre  :  Seigneur  licencié,  n'est-ce  pas  là  ce 
Sancho  Paii/.a  que  la  gouvernante  de  notre  voi- 
.■^in  nous  a  dit  avoir  suivi  son  maître  en  guise 
d  éctiyer'.' 

C'est  lui-même,  reprit  le  curé,  et  voilà  le  che- 
val de  don  Quichotte. 

C'était,  en  effet,  le  curé  et  le  barbier  de  son 
village,  les  mêmes  qui  avaient  fait  le  procès  et 
l'auto-da-lé  des  livres  do  ohcvaierio. 

(jiiand  ils  furent  certains  de  ne  pas  se  trom- 
per, ils  s'ajqirochorenl  ;  et  le  cin'é  appelant  San- 
chii  par  son  nom,  lui  doinauda  ou  il  avait  laissé 
son  maître.  Sancho,  (pii  los  recoiniut,  se  pro- 
inil  tout  d'abiu'd  do  taire  le  lioii  et  l'état  dans 
li'i|ihl  il  rivait  quille.  Mon  maître,  répondit-il, 
est  ou  un  coitaiii  endroil  ocoiq)é  en  une  certaine 
affaire  de  grande  imporlanoe,  que  je  ne  dirai 
pas  quand  il  s'agirait  de  ma  vie. 


m;  i.A  M  \  Ncii  i;. 


1". 


Sauclio  b'omiii'Cssa  de  lounicr  biiile,  suli>fail  de  pouvoir  jurer  que  son  mailre  élail  parfailcnieiu  fou  (p.  130). 


Ami  Saiiclio,  reprit  le  barbier,  on  ne  se  dé- 
barrasse pas  de  nous  si  aisément,  et  si  vous  ne 
déclarez  sur-Ie-chanip  où  vous  avez  laissé  le  sei- 
gneur don  Quicliolle,  nous  penserons  que  vous 
l'avez  tué  pour  lui  voler  son  cheval.  Ainsi,  dites- 
nous  où  il  est,  où  bien  préparez-vous  à  venir 
eu  prison. 

Seigneur,  répondit  Sanclio,  il  ne  faut  pas  tant 
de  menaces  :  je  ne  suis  point  un  homme  qui  tue, 
ni  qui  vole  ;  je  suis  chrétien.  .Mon  maître  est  au 
beau  milieu  de  ces  montagnes  où  il  fait  péni- 
tence tant  qu'il  peut:  et  sur-le-champ  il  leur 


conta,  .sans  prendre  haleine,  en  quel  édil  il  l'a- 
vait laissé,  les  aventures  qui  leur  étaient  arri- 
vées, ajinihuil  qu'il  portait  une  lettre  à  madame 
Dulcinée  du  Toboso,  la  fille  de  Laurent  Cnr- 
chuclo,  dont  sou  maître  était  éperdumcnt 
amourcii\. 

Le  curé  et  le  barbier  restèrent  tout  ébahis  de 
ce  que  leur  contait  Sancho  ;  et  bien  qu'ils  con- 
nussent la  folie  de  don  Quichotte,  leur  ctonne- 
ment  redoublait  en  apprenant  que  cha(pie  jour 
il  y  ajonlail  de  nouvelles  extravagances.  Ils  dc- 
1  maudèreut  à  voir  la  lettre  qu'il  écrivait  à  ma- 


loi 


DON    QUlCllUTTl- 


(lame  IhiK'iiR'i' ;  Saiulio  iqtoiulit  ([ircllc  ('(ail 
dans  le  livre  ilc  pociio,  eUiu'il  avait  (ndif  de  la 
l'aire  eopier  au  |)rciiiier  village  iiu'il  reiieoiilic- 
lait.  Le  curé  lui  i)i'o[iosu  de  la  tiansciiie  lui- 
inèiue;  sur  ce  Sanclio  initia  main  dans  son  sein 
pour  on  tirer  le  livre  de  poche;  mais  il  n'avait 
^'arde  de  l'y  trouver,  car  il  avait  oublié  de  le 
prendre,  et,  sans  y  penser,  don  Quichotte  l'avait 
retenu.  Oiiand  noire  écuyor  vil  que  le  livre  n'é- 
lait  pas  où  il  rroyail  l'avoir  mis,  il  fut  pris  d'une 
sueur  l'roide,  et  devint  pâle  conmie  la  mort. 
Trois  ou  quatre  fois  il  se  làla  par  tout  le  corps, 
fouilla  ses  habits,  regarda  cent  autres  fois  au- 
tour de  lui,  mais  voyant  enlin  que  ses  re- 
ciierches  étaient  inutiles,  il  porta  les  deux 
mains  à  sa  barbe,  et  s'en  arracha  la  moitié  ; 
puis,  tout  d'un  trait,  il  se  donna  sur  le  nez  et 
sur  les  mâchoires  cinq  ou  six  coups  de  poing 
avec  une  telle  vigueur  qu'il  se  mil  le  visage 
tiMil  en  sanir. 

Le  curé  et  le  barbier,  (|ui  n'avaient  pu  être 
assez  prompts  pour  l'arrêter,  lui  demandèrent 
pour  quel  motif  il  se  traitait  d'une  si  rude 
façon. 

C'est  parce  que  je  viens  de  perdre  en  un  in- 
>laul  trois  ànons,  dont  le  moindre  valait  une 
métairie,  répondil  Saiicho. 

Que  dites-vous  là'.'  reprit  le  barbier. 

J'ai  perdu,  repartit  Sanclio,  le  livre  de  poche 
on  était  la  lettre  pour  madame  Dulcinée  et  une 
lettre  de  change,  signée  de  mon  maître,  par  la- 
([uelle  il  mande  à  sa  nièce  de  me  donner  trois 
ànons,  de  (|uatre  ou  (•in(j  (ju'cllc  a  entre  les 
maius. 

11  raconta  ensuite  la  perte  de  son  grisou, 
et,  là-dessus,  il  voulut  recommencer  à  se  châ- 
tier ;  mais  le  curé  le  calma,  en  l'assurant  qu'il 
lui  ferait  donner  par  .son  maître  une  autre 
lettre  de  change,  et  celte  fois  sur  papier  con- 
venable, parce  que  celles  qu'on  écrivait  sur 
lin  livre  de  poche  n'i''l.ii('iil  pas  dans  la  foinic 
voulue. 

En  ce  cas,  réjiondilSunclio,  je  regreld'  peu  la 


lettre  de  madame  Dulcinée;  d'ailleurs,  je  la  sais 
par  cœur,  et  je  pourrai  la  l'aire  transcrire  cpiand 
il  nie  plaira. 

EU  bien,  dites-nous-la,  reprit  le  barbier,  après 
quoi  nous  la  transcrirons. 

Sanclio  s'arrêta  tout  court;  il  se  gratta  la  lèlc 
pour  se  rapiieler  les  termes  de  la  lettre,  se  te- 
nant tantôt  sur  un  pied,  lanlùl  sur  im  autre, 
regardant  le  ciel,  |)uis  la  terre;  enlin,  après 
s'être  rongé  la  moitié  d'un  ongle  :  Je  veux  mou- 
rir sur  l'heure,  dil-il,  si  le  diable  ne  s'en  mêle 
pas;  je  ne  saurais  me  souvenir  de  cette  chienne 
de  lettre,  sinon  qu'il  y  avait  au  commencement  : 
liante  cl  souterraine  dame. 

Vous  voulez  dire  souveraine,  et  non  pas  sou- 
terraine '.'  reprit  le  barbier. 

Oui,  oui,  c'est  cela,  cria  Sanclio:  attendez 
donc,  il  me  semble  qu'il  y  avait  ensuite  :  le  mal- 
traite, le  privé  de  sommeil,  le  blessé  baise  les 
mains  de  Votre  Grâce ,  ingrate  et  insensible 
belle.  Je  ne  sais  ce  qu'il  disait,  de  santé  et  de 
maladie,  qu'il  lui  envoyait;  tant  il  y  a  cpi'il  dis- 
courait encore  quelque  peu,  et  puis  finissait  par 
à  Vdits  jusqu'à  In  moii ,  le  clievalier  de  la 
Trisle-ïiijiiie. 

La  lidèle  mémoire  de  Sanclio  divertit  beau- 
coup le  curé  et  le  barbier  :  ils  lui  en  tirent  com- 
|)liineiit,  et  le  prièrent  de  recommencer  la  lettre 
trois  ou  (juatre  fois,  alin  de  l'apprendre  eux- 
mêmes  par  cœur.  Sancho  la  réi)éla  doue  quatre 
auliTS  fois,  et  quatre  antres  fois  répéta  quatre 
mille  imiierlinences.  Ensuite  il  se  mit  à  conter 
les  aventures  de  son  maître:  mais  il  ne  souilla 
mol  de  son  bernemeiit  dans  l'holelleric  II  ajouta 
(|ue  s'il  venait  à  rapporter  une  réponse  favorable 
de  madame  Dulcinée,  son  maître  devait  se  met- 
tre en  campagne  pour  lâcher  de  devenir  empe- 
reur :  chose  d'ailleurs  très-facile,  tant  étaient 
t;raiidcs  la  force  do  son  bras  et  sa  vaillance  in- 
comparable ;  qu'aussilùt  monté  sur  le  trône,  il 
le  iiiarieiait,  lui  Sanclio,  car  alors  il  ne  pouvait 
manquer  d'être  veiil,  avec  une  denioisi'lle  de 
Inupéralrico,  héritière  d  un  grand  ttuten  terre 


Ith;    I,  \     MANCII 


Irriiio,  lunis  sniis  iiucimo  ilt\  pni'i'o  (|n'il  ne  s'en 
soiit'iiiit  plus. 

Siiiu'lio  (It'hiliiil  liuil  (  (hi  avec  taiil  d'assii- 
rancf,  (|iit'  le  ciiiV'  cl  le  harhici-  en  ('■lait'iil  cii- 
i-oiv  à  coiiiiiroiulrc  fommciit  la  loliedciloii  Oiii- 
t'holte  avait  pu  iHiv  assez  eoiitafiieusc  pour 
luouiller  en  si  peu  de  temps  la  fciveile  de  son 
l'i'uyr.  Ils  ne  clierclièreul  poinl  à  le  désabuser, 
parce  (pi'en  cela  sa  conscience  ne  courail  auiuu 
danger,  et  que,  tant  qu'il  serait  plein  de  ces 
ridicules  espérances,  il  ne  sonp;erait  pas  à  mal 
l'aire,  sans  conqiler  qu'ils  étaient  bien  aises  de 
se  diverlii'  à  ses  dépens,  l.c  iMir  lui  icconinianda 
de  plier  Kien  pour  la  santé  de  son  seigneur, 
ajoutant  (ju'avec  le  temps  ce  n'était  pas  une 
•grande  alYaire  pour  lui  ipie  de  devenir  empe- 
reur, ou  pour  le  moins  arclievéque,  ou  digni- 
taire d'un  ordre  équivalent. 

Mais  si  les  alfaires  touinaienl  de  telle  sorte 
que  mon  seigneur  ne  voulût  pins  se  faire  em- 
jiereur,  et  qu'il  se  mit  en  tète  de  devenir  arclie- 
Néque,  dites-moi,  je  vous  prie,  demanda  San- 
cho,  ce  que  les  archevêques  errants  donnent  à 
leurs  écuyers. 

Ils  ont  l'habitude  de  leur  donner,  répondit 
le  curé,  un  ol'lice  de  sacristain,  ou  souvent  même 
une  cure  qui  leur  procure  un  beau  revenu,  sans 
compter  le  casuel,  qui  ne  vaut  pas  moins. 

Mais  pQur  cela,  dit  Sanclio,  il  laudrail  que 
l'écuyer  ne  fût  pas  marié,  et  qu'il  sût  servir  la 
messe.  S'il  en  est  ainsi,  me  voilà  dans  de  beaux 
draps  :  malheureux  que  je  suis  j'ai  une  fenmie 
et  des  enliints,  et  je  ne  sais  pas  la  première 
lettre  de  l'A,  li,  C.  Que  deviendrai-je,  bon  Dieu, 
s'il  prend  fantaisie  à  mon  maître  de  se  faire  ar- 
chevêque ? 

Rassurez-vous,  ami  Sancho,  reprit  le  barbier, 
nous  lui  parlerons,  et  le  seigneur  licencié  lui 
ordonnera,  sous  peine  de  péché,  de  se  l'aire 
plutôt  empereiu"  qu'archevêque;  chose  ponr  lui 
très-facile,  car  il  a  plus  de  valeur  que  de  science. 

C'est  aussi  ce  qu'il  me  semble,  repartit  San- 
cho, quoiqu'à  vrai  dire,  je  ne  croie  pas  qu'il  y 


ail  au  monde  rien  (pi'il  ne  sache,  i'our  moi,  je 
m'en  \ais  priei-  Kien  de  lui  envoyer  ci'  qui  lui 
conviendra  le  iinciix  il  lui  fournira  le  moyen  de 
me  diuinrr  de  plus  grandes  récompenses. 

\ous  parle/,  en  homme  sage,  dit  le  curé,  et 
vous  agirez  en  bon  chrétien.  Mais  ce  qui  im- 
porte à  présent,  c'est  de  tiicr  votre  maître  de 
celle  sauvage  cl  inutile  péiiilence,  ipii  ne  lui 
produira  aucun  fruit;  et  pour  y  penser  à  loisir, 
aussi  bien  ([ue  pour  dîner,  car  il  en  est  temps, 
entrons  dans  l'hôtellerie. 

Entrez,  vous  antres,  dit  Sancho;  pour  moi 
j'attendrai  ici,  et  je  vous  dirai  tantôt  pourquoi  ; 
qu'on  m'envoie  seulement  quel(|ue  chose  à 
manger,  de  chaud  bien  enleiidi',  avec  de  l'orge 
pour  Hossinante. 

[.es  den\  anns  cntièreni,  et  peu  après  le  bar- 
bier vint  lui  apporter  ce  qu'il  demandait. 

Ils  se  concertèrent  ensuite  sur  les  movens  de 
faire  réussir  leur  projet  :  le  curé  proposa  un  plan 
qui  lui  semblait  infaillible,  et  tout  à  l'ail  conforme 
au  caractère  de  don  Quichotte  :  J'ai  pensé, 
dit-il  au  barbier,  à  prendre  le  costume  de  prin- 
cesse, pendant  que  vous  vous  habillerez  de  votre 
mieux  en  écuyer.  Nous  irons  Iiduvci' don  (jui- 
chotle,  et  feignant  d'être  un  grande  dame  allli- 
gée  qui  a  besoin  de  secours,  je  lui  demanderai 
de  m'octroyer  un  don,  qu'en  sa  qualité  de  che- 
valier errant  il  ne  pourra  me  refuser  :  ce  don 
sera  de  venir  avec  moi,  pour  me  venger  d'une 
injure  ipie  m'a  faite  un  chevalier  discourtois  et 
félon;  j'ajouterai  comme  grâce  insigne  de  ne 
point  exiger  que  je  lève  mon  voile  jusqu'à  ce 
qu'il  m'ait  fait  rendre  justice.  En  nous  y  pre- 
nant de  la  sorte,  je  ne  doute  pas  ipie  don  Qui- 
cliolle  ne  fasse  tout  ce  qu'on  voudra  :  nous  le  tire- 
rons ainsi  du  lien  où  il  est,  nous  le  ramènerons 
chez  lui,  et  là  nous  verrons  à  loisir  s'il  n'y  a 
point  qiiclipii'  remède  à  sa  folie. 


d36 


DON   QUICHOTTE 


CHAPITRE  XXYII 

COMMENT     LE    CURÉ    ET     LE     BARBIER   VINRENT    A    BOUT 

DE    LEUR    DESSEIN  , 

AVEC    D'AUTRES   CHOSES    DIGNES    D'ÊTRE    RACONTEES 

D'accord  sur  le  niûritc  de  rinveiUion,  loiis 
deux  se  mirent  à  l'cruvre  aussitôt.  Ils  ciupruu- 
tiirent  à  riuHesse  une  jupe  de  femme  et  des 
coiffes  dont  le  curé  s'affubla,  laissant  pour  gage 
une  sonlane  tonte  neuve;  ijuant  au  l)arl)ier,  il 
se  lit  une  grande  barbe  avec  une  queue  de  vacbe 
dont  riiôtelier  se  servait  pour  nettoyer  son 
peigne.  L  hôtesse  demanda  quel  était  leur  pro- 
jet ;  le  curé  lui  ayant  appris  en  peu  de  thoIs  la 
folie  de  don  Quichotte,  et  la  nécessité  de  ce  dé- 
guisement pour  le  tirer  de  la  montagne,  elle  de- 
vina aisément  que  ce  fou  était  l'homme  au 
baume  cl  le  maître  de  l'écnver  borné  :  aussi 
s'empressa-t-elle  de  raconter  ce  qui  s'était  passé 
dans  sa  maison,  sans  oublier  ce  que  Sancho 
mettait  tant  de  soins  à  tenir  secret. 

liref,  l'hôtesse  accoutra  le  curé  de  la  façon  la 
plus  divertissante.  Elle  lui  lit  revêtir  une  jupe 
de  drap  chamarrée  de  bandes  noires  d'une  palme 
de  large,  et  toute  tailladée,  comme  on  en  por- 
tait au  temps  du  roi  AVamba.  Pour  coiffure,  le 
curé  .se  contenta  d'un  petit  iionnet  en  toile  |ii- 
quée,  qui  lui  servait  la  luiil;  puis  il  se  serra  le 
front  avec  une  jarretière  de  taffetas  noir,  et  fit 
de  l'autre  une  espèce  de  rnasipie  dont  il  se  cou- 
vrit la  barbe  et  le  visage.  Par-dessus  le  tout  il 
enfonça  son  chapeau,  qui  pouvait  lui  tenir  lieu 
de  parasol;  puis  se  couvrant  de  son  manteau,  il 
monla  sur  sa  mule  à  la  manière  des  fennnes. 
Affid)lé  de  sa  barbe  de  queue  de  vache,  qui  lui 
descendait  jusqu'à  la  ceinture,  le  barbier  en- 
fourcha aussi  sa  mule,  et  dans  cet  équipage  ils 
prirent  congé  dr  Inut  Ir  mundr,  ^;iiis  (luiilirr  la 
lionne  Maritorue,  lai|uelle,  quoicpie  pécheresse, 
liinniit  de  réciter  un  rosaire  pour  le  succès  d'une 
entreprise  si  chrétienne. 

A  peine  avaient-ils  fait  cinquante  pas,  qu'il 
vint    un    MiMpuIr    an    curé.    Iléiléihissant  que 


c'était  chose  inconvenante  pour  un  prêtre  de  se 
déguiser  en  fennne,  bien  que  ce  fût  à  bonne  in- 
tention, il  dit  au  barbier  :  Compère,  changeons 
de  costume;  mieux  vaut  que  vous  soyez  la  dame 
et  moi  Técuyer,  j'en  profanerai  moins  mon  ca- 
ractère; et  dut  le  diable  emporter  don  Quichotte, 
je  suis  résolu,  sans  avoir  fait  cet  échange,  à  ne 
pas  aller  plus  avant. 

Sancho  arriva  sur  ces  entrefaites,  et  ne  put 
s'empêcher  de  rire  en  les  voyant  travestis  de  la 
sorte.  Le  barbier  lit  ce  que  voulait  le  curé,  qui 
s'empressa  d'instruire  son  compère  de  ce  qu'il 
devait  dire  à  notre  héros  pour  lui  faire  aban- 
donner sa  pénitence.  Maître  Nicolas  l'assura  qu'il 
saurait  bien  s'acquitter  de  son  rôle;  mais  il  ne  vou- 
lut point  s'habiller  pour  lemoment.  Le  curé  ajusta 
sa  grande  barbe,  et  tous  deux  se  remirent  eu 
route  sous  la  conduite  dé  Sancho,  qui  leur  conta 
chemin  faisant  tout  ce  (pii  était  arrivé  à  son 
maître  et  à  lui  avec  un  fou  (pi'iis  avaient  ren- 
contré dans  la  montagne,  sans  parler  toutefois 
de  la  valise  et  des  écus  d'or;  car  tout  simple 
qu'il  était,  notre  homme  ne  manquait  pas  de 
finesse. 

Le  jour  suivant,  on  arriva  à  l'endroit  où  com- 
mençaient les  branches  de  genêt.  Sancho  leur 
dit  que  c'était  là  l'entrée  de  la  montagne,  et 
qu'ils  eussent  à  s'IiabilliT,  s'ils  croyaient  que 
leur  déguisement  pût  être  de  quelque  utilité  ; 
car  ils  lui  avaient  fait  part  de  leur  dessein,  en 
lui  reconnnandaut  de  ne  pas  les  découvrir. 
Lorsque  votre  maître,  avaient-ils  dit,  deman- 
dera, connue  cela  est  certain,  si  vous  avez  remis 
sa  lettre  à  Dulcinée,  donnez-lui  cette  assurance, 
mais  ayez  soin  d'ajouter  (|ue  sa  dame,  ne  sa- 
chant ni  lire  ni  écrire,  lui  ordonne  de  vive  voix, 
sous  peine  d'encourir  sa  disgrâce  et  même  sa 
malédiction,  de  se  rendre  sur-lc-iiiinnp  auprès 
d'elle,  et  que  c'est  son  plus  \  if  désir.  Avec  celte 
réponse  que  nous  appuictons  de  notre  côté,  nous 
sommes  assurés  de  le  faire  changer  de  résolu- 
lion,  cl  de  le  décifler  à  se  mettre  en  chemin 
pour  dcM'iiir  roi    nu  l'iiipirein',  car  alors  il  n'y 


iiK  LA  M  A. m; m: 


137 


raris,  S.  Raçon  et  Ci»,  iinp. 

Trois  ou  quatre  fuis,  il  se  lâl;t  parloul 

aura  plus  à  craindre  qu'il  ])ense  à  se  faire  ar- 
clievèque. 

Sancho  les  remercia  de  leur  bonne  intention. 
Il  sera  bien,  ajouta-t-il,  que  j'aille  d'abord  trou- 
vei'  mon  maitre  jioni'  lui  donner  la  réponse  de 
sa  dame;  peut-être  anra-l-elle  la  verln  de  le 
tirer  de  là,  sans  (pie  vous  pienie/.  lanl  de  pein'\ 

L'avis  fut  approuvé  ;  et  après  (pi'ils  lui  eurent 
promis  d'attendre  son  retour,  Sancho  prit  le 
chemin  de  la  montagne,  laissant  nos  deux  com- 
pagnons dans  un  étroit  délilé  au  boni  d'un  petit 
ruisseau,  où  quebiucs  arbres  et  de  hautes  ro- 


Furnc,  Jjuvol  cl  C"*,  édil. 

le  coiiis,  louiila  ses  haliits  (p.  134). 

clies  i'orniaienl  un  ombrage  d'autant  plus  agréa- 
ble, (ju'au  mois  d'août,  et  vers  trois  heures  a|)rcs 
midi,  la  chaleur  est  excessive  en  ces  lieux. 

I,c  curé  el  le  barbier  se  reposaient  paisible- 
ment à  l'ombre,  (piaïul  tout  à  coup  leurs  oreilles 
furent  frappées  des  accents  d'une  voix  (pii,  sans 
être  accomi)agnée  d'aucun  instrument,  leur 
parut  Irés-bclle  et  Irès-suavc.  Ils  ne  furent  pas 
peu  surpris  d'entendre  chanter  de  la  sorte  dans 
un  lieu  si  sauvage;  car,  bien  qu'on  ait  coutume 
de  dire  (pi'au  milieu  des  chanqisel  des  forêts  se 
rencontrent  Us  plus  belles  voix  du  monde,  per- 

13 


138 


DON    QUICHOTTE 


.voniie  n'ignore  qnc  ce  sont  là  plutôl  des  lictions 
(jiiedcs  vérilés.  Leur  étonnoinciil  redoubla  donc 
lors(jn'ils  entendirent  distinctement  ces  vers 
qui  n'avaient  rien  de  rustique  : 

Je  vois  (i'oii  vient  ciilin  le  trouble  de  mes  sens; 
L'absence,  le  ilédiiin,  une  Apre  jalousie 
Enipoisoiirieiit  ma  vie, 

Et  font  tous  les  maux  que  je  sens. 
Ilans  ces  tourments  affioux  quelle  est  mon  espérante'.' 
11  n'est  point  de  remède  à  des  maux  si  cuisants, 

El  les  efforts  les  plus  puissants 

Succombent  à  leur  violence. 

C'est  toi,  cruel  .\mour,  qui  causes  mes  douleurs  ! 
C'est  toi,  rigoureux  sort,  dont  l'aveugle  caprice 
Me  fait  tant  d'injustice; 

Ciel  I  lu  consens  à  mes  douleurs. 
Il  faut  mourir  enfin  dans  nu  état  si  tiiste, 
Le  ciel,  le  sort,  l'Amour,  l'ont  ainsi  résolu; 

Ils  ont  un  empire  aiisolu. 

Et  c'est  en  vain  qu'on  leur  résiste. 

Ilicn  ne  peut  adoucir  la  rigueur  de  mon  sort  : 
A  moins  d'être  insensible  au  mal  qui  me  possède, 
11  n'est  ]ioint  de  remède 

Oue  le  changement  uu  la  mort. 
Mais  mourir  ou  changer,  et  perdre  ce  qu'on  aime. 
Ou  se  rendre  insensible  en  perdant  la  raison, 

Peut-il  s'appeler  guérison, 

Et  n'est-ce  pas  un  mal  exlrèine'.' 

L'iietire,  la  solitude,  le  charme  des  vers  et  de 
la  voix,  (ont  cela  réuni  causait  à  nos  deux  amis 
un  |)]aisir  mêlé  d'étonncmont.  Ils  atlendirent 
(luehjiie  teni(is  ;  mais,  n'entendant  plus  rien,  ils 
se  levaient  pour  aller  à  la  recherche  de  celui  qui 
chantait  si  bien,  quand  la  même  voix  se  fit  en- 
tendre de  nouveau  : 

Pure  et  sainte  amitié,  rare  présent  des  dieux, 
Qui,  lasse  des  mortels  et  de  leur  incoiislauce, 
Ne  nous  laissant  de  toi  qu'une  vaine  apparence, 
As  quitté  ce  séjour  pour  retourner  aux  cieux  ; 

De  là  quand  il  te  plail,  tu  répands  îi  nos  yeux. 
De  tes  chai  mes  si  doux  l'adorable  abondance. 
Mais  une  fausse  image,  avec  ta  ressendilance, 
Sous  le  voile  menteur  désole  tous  ces  lieux. 

Descends  pour  quelque  temps,  amitii'  .sainte  et  pure; 
Viens  confondre  ici-bas  la  fourbe  et  l'imposlurc, 
Oui,  sous  ton  sacré  nom  abu-eiit  les  mortels; 

Découvre  h  nos  regards  l'éclat  de  ton  visage  ; 
liemels,  avec  la  paix,  la  franchise  en  usage. 
Et  dissipant  l'erreur,  renverse  ses  autels'. 

'Ces  vcr^  sont cni|irunlû> à  U  Iruductiou  de  Killu'iu  de  !-.iiiit- 
.Mai'liii.. 


I.r  ('h;ml  l'iil  Icriiiiné  par  ini  proroiiil  sinipir. 
Non  moins  touchés  par  la  compassion  <|u'exci- 
tés  par  la  curiosité,  le  curé  et  le  harhier  voulu- 
rent savoir  quelle  était  celte  |)ersomie  si  ariligée. 
A  peine  eurent-ils  l'ait  (|uelqiie  pas,  ipi'au  dé- 
tour d'un  rocher  ils  ilécouvrirenl  un  houime  (pii, 
on  les    voyant,  s'arrêta  tout  à  coup,  laissant 
tondier  sa  tète  sur  sa  poitriiu-,  comme  en  proie 
à  une  rêverie  proi'onde.  Le  ciné  était  plein  de 
charité  ;  aussi  se  doutant,  aux   détails  donnés 
|)ar  l'écuyer  de   don   ()iiicholle,   (pu;  c'était  là 
Cardenio,  il  s'apjjiocha  de  lui  avec  des  paroles 
obligeantes,  le  priant  en  termes  jircssants  de 
ipiilter  un  lieu  si  sauvage  et  mie  vie  si  misé- 
rable, dans  laquelle  il  courait  le  risque  de  perdre 
son  âme,  ce  qui  est  le  plus  grand  de  tous  les 
malheurs.   Cardenio,  libre  en  ce  moment  des 
accès   furieux   dont    il    t'Tîtit    souvent    possédé, 
voyant  deux  hommes  tout  autrement  vêtus  que 
ceux  (juil  avait  coutume  de  rencontrer  dans  ces 
montagnes    lui    parler   counne    s'ils   l'eussent 
connu,  commença  par  les  considérer  avec  atten- 
tion et  leur  dit  enlin  :  Qui  que  vous  soyez,  sei- 
gneurs, je  vois  bien  que  le  ciel,  dans  le  soin 
qu'il  prend  de  secourir  les  lions  et  quelquefois 
les  méchants,  vous  a  envoyés  vers   moi ,  sans 
que  j'aie  mérité  mie  telle  faveur,  pour  me  tirer 
de  cette  affreuse  solitude  et  m' obliger  de  re- 
tourner parmi  les  hommes  ;   mais  comme  vous 
ignorez,  ce  (pie  je  sais,  moi,  qu'en  sortant  du 
mal  présent  je  cours  risque  de  lomiier  dans  un 
pire,  vous  me  regardez  sans  doute  comme  un 
être  dépourvu  d'intelligence  et  ]irivé  de  juge- 
ment, llélas  !  il  ne  serait  pas  surprenant  qu'il 
eu  lui  ainsi,  car  je  sens  moi-même  que  le  sou- 
venir de  mes  mallieuis  me  trouble  souvent  au 
point  d'égarer  ma  raison,  sintout  ipiand  on  inc 
rap|)clle  ce  (|ue  j'ai  l'ail  pendant  ces  tristes  accès, 
cl  qu'on  m'en  donne  des  preuves  (pie  je  ne  puis 
récuser.  Alors  j'éclate  en  plaintes  inutiles,  je 
maudis  num  étoib';  et  pour  faire  excuser  ma 
l'cihe,  j'en  racoiili'  la  cause  à  ipii  veut  in'enleii- 
dre.  11  me  semble  ipie  cela  me  soiduge,  persuadé 


I»l-:    I,  A    MANCII  V. 


I  r,ii 


i|Uo  l'oiix  (|iii  in'i'coultMit  me  trouvent  plus  niiil- 
lieureux  (jue  Vou|iulile,  et  (jue  lu  i(Uii|)assioii 
(|uejc  leur  inspire  leur  lait  oublier  mes  extra- 
vagances. Si  VOUS  venez,  iei  avec  la  lucnic  in- 
tention que  d'autres  y  sont  déjà  venus,  je  vous 
supplie,  avant  de  continuer  vos  cliaritaliles  con- 
seils, d'écouler  le  récit  de  mes  tristes  aventures  : 
peul-ètrc,  après  les  avoir  entendues,  jugerez- 
vous  qu'avec  tant  de  sujets  de  ni'arilijjer,  et  ne 
pouvant  trouver  de  consolations  iniiiii  les 
hommes,  j'ai  raison  de  m'en  éloigner. 

Curieux  d'ai>prendre  de  sa  Louclic  la  cause  île 
.«es  disgrâces,  le  curé  et  le  barbier  le  prièrent 
instammeiil  de  la  lem-  raconter,  l'assurant  qu'ils 
n'avaient  d'autre  dessein  que  de  lui  procurer  i 
quel(iue  soulagement,  s'il  était  en  leur  pouvoir  | 
de  le  faire. 

Cardenio  couuuença  donc  son  récit  presque 
dans  les  mémos  termes  (piil  l'avait  déjà  fait  à 
don  Quicliolte,  récit  qui  s'était  trouvé  inter- 
rompu, à  propos  de  la  reine  Madasimc  et  de 
niaitre  Élisabad,  par  la  trop  grande  susceptibi- 
lité de  notre  liéros  sur  le  chapitre  de  la  cheva- 
lerie; mais  cette  fois,  il  en  fut  autrement,  et 
Cardenio  eut  tout  le  loisir  de  poursuivre  jusqu'à 
la  lin.  Arrivé  au  billet  que  don  l'ernand  avait 
trouvé  dans  un  volimied'Amadis  de  (îaule,  il  dit 
se  le  rappeler  et  qu'il  était  ainsi  conçu  ; 


I.USCINDE     A     CARIlENin. 


«  Je  découvre  ciia(|ue  jour  en  vous  de  non- 
veaux  sujets  de  vous  estimer;  si  donc  vous  vou- 
lez que  j'acquitte  ma  dette,  sans  que  ce  soit  aux 
dépens  de  mon  honneur,  il  vous  sera  facile  de 
réussir.  J'ai  un  père  qui  vous  connaît,  et  qui 
m'aime  assez  pour  ne  pas  s'opposer  à  mes  des- 
seins quand  il  en  reconnaîtra  rhomu'teté.  C'est 
à  vous  de  faire  voir  ijiic  vous  m'estimez  autant 
que  vous  le  dites  et  que  je  le  crois.  » 

Ce  billet ,  qui  m'engageait  à  demander  la 
main  de  laiscinde,  donna  si  bonne  opinion  de 


son  es|)rit  et  de  sa  sagesse  à  don  l'ernand,  que 
dès  lors  il  conçut  le  projet  de  renverser  mes  es- 
pérances. J'eus  rinqirudencc  de  conlier  à  ce 
dangereux  ann  la  réponse  du  père  de  Luscindc, 
léponse  |iar  laipicllc  il  me  disait  vouloir  con- 
naître les  sentiments  dn  mien,  et  <pie  ce  lut  lui 
ipii  fit  la  demande.  Itedoutanl  un  relus  de  mon 
père,  je  n'osais  lui  en  parler,  non  dans  la  irainte 
(pi'il  ne  trouvfil  [las  en  Luscindc  assez  de  \rilii 
et  de  beauté  pour  faire  honneur  à  la  meilleure 
maison  d'Kspagne,  mais  parce  (pie  je  pensais 
(ju'il  ne  consentirait  pas  à  mon  mariage  avant  de 
savoir  ce  que  le  duc  avait  l'intention  de  faire 
|iour  moi.  A  loul  cela,  don  Fernand  me  répondit 
qu'il  se  chargerait  de  parler  à  mon  père,  et 
d'(d)tenir  de  lui  ipi'il  s'en  ouvrit  au  père  de  Lus- 
cindc. 

Lors(pie  je  te  découvrais  avec  tant  d'abandon 
les  secrets  de  mon  cœur,  cruel  et  déloyal  ami, 
comment  pouvais-tu  songer  à  trahir  ma  con- 
fiance? .Mais,  hélas  !  à  quoi  sert  de  se  plaindre'.' 
Lorsque  le  ciel  a  résolu  la  perte  d'un  homme, 
est-il  possible  de  la  conjurer,  et  toute  la  pru- 
dence humaine  n'est-elle  pas  inutile?  Qui  aurait 
jamais  cru  que  don  l'ernand,  qui  par  sa  nais- 
sance et  son  mérite  pouvait  |U'étendre  aux"  |)lus 
grands  partis  du  royaume,  qui  me  témoignait 
tant  d'amitié  et  m'était  redevable  de  quelques 
services,  nourrissait  le  dessein  de  m'enlever  le 
seul  bien  qui  pût  faire  le  bonheur  de  ma  vie,  et 
(pie  même  je  ne  possédais  pas  encore? 

Don  Fernand,  qui  voyait  dans  ma  présence  un 
obstacle  à  ses  projets,  pensa  à  se  débarrasser  de 
moi  adroitement.  Le  jour  même  où  il  se  char- 
geait de  parler  à  mon  père,  il  fit,  dans  le  but  de 
m'éloigner,  achat  de  six  chevaux,  et  me  pria 
d'aller  demander  à  son  frère  aîné  l'argent  pour 
les  paver.  Je  n'avais  garde  de  redouter  une  tra- 
hison; je  le  croyais  plein  d'honneur,  et  j'étais 
de  trop  bonne  foi  pour  soup(;onner  un  homme 
que  j'aimais.  Aussi  dès  qu'il  m'eut  dit  ce  qu'il 
souhaitait,  je  lui  proposai  de  partir  à  l'inslant. 
J'allai  le  soir  même  prendre  congé  de  Luscindc, 


\\n 


DON   QIIICIIOTTI'; 


ot  lui  confiai  ce  que  don  Fcrnand  m'avait  pro- 
mis de  l'aire  pour  moi  ;  elle  me  répondit  de  re- 
venir au  plus  vile,  ne  doutant  pas  que  dès  que 
mon  père  auiait  |iarlé  an  sien,  nos  souhaits  ne 
fussent  accomplis.  Je  ne  sais  quel  pressentiment 
lui  vint  tout  à  coup,  mais  elle  fondit  en  larmes, 
et  se  trouva  si  éinue(jn'el!e  ne  pouvait  articuler 
nue  parole.  Quant  à  moi  je  demeurai  plein  de 
tristesse,  ne  comprenant  point  la  cause  de  sa 
douleur,  que  j'attribuais  à  sa  tendresse  et  au 
déplaisir  qu'allait  lui  causer  mon  absence.  Enfin 
je  partis  l'àmc  remplie  de  crainte  et  d'émotion, 
indices  troj)  certains  du  cou|i  qui  m'était  ré- 
servé. Je  remis  la  lettre  de  don  Fernand  à  son 
frère,  qui  me  lit  mille  caresses,  et  m'engagea  à 
attendre  huit  jours,  parce  que  don  Fernand  le 
priait  de  lui  envoyer  de  l'argent  à  l'insu  de  leur 
père.  Mais  ce  n'était  qu'un  artifice  pour  retar- 
der mon  départ  ;  car  le  frère  de  Fernand  ne 
mau(piait  jias  d'argent,  et  il  ne  tenait  qu'à  lui 
de  me  congédier  sur  l'heure.  Plusieurs  fois,  je 
fus  sur  le  point  de  repartir,  ne  pouvant  vivre 
éloignée  de  Luscinde,  surtout  en  l'état  plein 
d'alarmes  où  je  l'avais  laissée.  Je  demeurai 
pourtant,  car  la  crainte  de  contrarier  mon  père, 
et  d(i  faire  une  action  que  je  ne  pourrais  excuser 
raisonnablement ,  l'emporta  sur  mon  impa- 
lience. 

J'étais  absent  depuis  (jualre  jours,  lorsque 
tout  à  coup  un  lionuue  m'apporte  une  lettre, 
(|ue  je  reconnais  aussitôt  être  de  Luscinde.  Sur- 
pris qu'elle  m'envoyât  un  exprès,  j'ouvre  la 
lettre  en  treudilant  :  mais  avant  d'y  jetei-  les 
yeux,  je  demandai  au  porteur  (pii  la  lui  avait 
remise,  et  combien  de  teuqis  il  était  resté  en 
chemin.  Il  me  répondit  ipieu  jiassaut  par  ha- 
sard dans  la  rue,  vers  riuuic  de  midi,  une 
jeune  femme  toute  en  pleurs  l'avait  appelé  par 
une  fenêtre,  cl  lui  avait  dit  avec  beaucoup  de 
précipitation:  Mon  ami,  si  vous  êtes  ciirélicn, 
connue  vous  le  paraissez,  je  vous  supplie,  au 
nom  de  Dieu,  de  partir  sans  délai  et  de  porter 
celte  ii'ltrc  à  son  adresse;  en  reroiuialssauic  de 


ce  service,  voilà  ce  que  je  vous  donne.  En  même 
temps,  ajouta-t-il,  elle  me  jeta  un  mouchoir  où 
je  trouvai  cent  réaux  avec  une  bague  d'or  et 
cette  lettre  ;  quand  je  l'eus  assurée  par  signes 
(|ue  j'exécuterais  fidèlement  ce  ([u'elle  m'or- 
donnait, sa  fenêtre  se  referma.  Me  trouvant  si 
bien  payé  par  avance,  voyant  d'ailleurs  que  la 
lettre  s'adressait  à  vous,  que  je  connais,  Dieu 
merci,  et  plus  louché  encore  des  larmes  de  celle 
belle  dame  que  de  tout  le  reste,  je  n'ai  voulu 
m'en  fier  à  personne,  et  en  seize  heures  je  viens 
de  faire  dix-huit  grandes  lieues.  Pendant  que 
cet  homme  me  donnait  ces  détails,  j'étais, 
comme  on  dit,  i>endu  à  ses  lèvres,  et  les  jambes 
me  tremblaient  si  fort  que  j'avais  peine  à  me 
soutenir.  Enfin  j'ouvris  la  lettre  de  Luscinde, 
et  voici  à  peu  près  ce  qu'elle  contenait: 


U    I  }IH    ruiTllK    LIE    LUSCINDE    A     CAltl>KNIO. 

i(  Don  Fernand  s'est  acquitté  de  la  parole 
(ju'il  vous  avait  donnée  de  faire  parler  à  mon 
père  ;  mais  il  a  fait  pour  lui  ce  qu'il  avait  promis 
de  faire  poui-  vous  :  il  me  demande  lui-même 
en  mariage,  et  mon  père,  séduit  par  les  avan- 
tages (ju'il  attend  de  cette  alliance,  y  a  si  bien 
consenti,  que  dans  deux  jours  don  Fernand  doit 
me  donner  sa  main,  mais  si  secrètement,  que 
notre  mariage  n'aura  d'autres  témoins  que 
Dieu  et  quelques  personnes  de  notre  maison. 
Jugez  de  l'état  où  je  suis  par  celui  où  vous  devez 
être,  et  venez  promplement  si  vous  pouvez.  La 
suite  fera  voir  si  je  vous  aime.  Dieu  veuille  que 
celle  lettre  tombe  entre  vos  mains,  avant  que  je 
sois  obligée  de  in'unir  à  un  homme  qui  sait  si 
mal  garder  la  foi  promise.  Adieu.  » 

Je  n'eus  pas  achevé  de  lire  cette  lettre,  pour- 
suivit Cardenio,  (|ue  je  partis,  voyant  trop  lard 
la  fourberie  de  don  Fernand,  qui  n'avait  cherché 
à  m'éloigner  que  pouf  luoliter  de  mon  absence. 
L'indignation  et  l'amour  me  donnaient  des  ai- 
les; j'arrivai   le   lendemain  h   la   ville,  jusle   à 


i)i;  i.A  MA  \i:iiiv 


Hl 


iirp^p 


,pil«in'ti.'i:i'    ■  '■ 

J'allai  le  soir  même  prendre  congé  tic  Liiscinde  (p.  Iô9). 


riiciire  favoral)le  pour  entretenir  I.iiscinde.  Un 
heureux  hasard  voulut  que  je  la  trouvasse  à 
cette  fenêtre  basse,  si  longtemps  témoin  de  nos 
amours.  Notre  entrcvuoeut  (piflipie  ciioso  d'em- 
barrassé, et  Luscinde  ne  me  témoigna  pas  l'em- 
pressement que  j'attendais.  Hélas  !  fpiehiu'nn 
peut-il  se  vanter  de  connaître  les  confuses  pen- 
sées d'une  femme,  et  d'avoir  jamais  su  pénétrer 
les  secrets  de  son  cœur?  Cardenio,  me  dit- 
elle,  tu  me  vois  avec  mes  habillements  de  noce, 
car  on  m'attend  pour  aclievcr  la  cérémonie  ; 
mais  mon  père,  le   traître  don  Pernnnd  et   les 


autres,  seront  plutôt  témoins  de  ma  mort  que  de 
mon  mariage.  .\e  le  trouble  point,  cher  Carde- 
nio, tâche  seulement  de  te  trouver  présent  à  ce 
sacrifice;  et  sois  certain  (pie,  si  mes  paroles  ne 
peuvent  l'empêcher ,  un  poignard  est  là  qui 
saura  du  moins  me  soustraire  à  toute  violence, 
et  qui,  en  m'otant  la  vie,  mettra  le  sceau  à  l'a- 
mour que  je  t'ai  voué.  Faites,  Madame,  lui 
dis-je  avec  précipitation,  faites  que  vos  actions 
justifient  vos  paroles.  Quant  à  moi,  si  mon  épée 
ne  peut  vous  défendre,  je  la  tournerai  contre 
moi-même,  plutôt  que  de  vous  survivre.  Je  ne 


1V2 


DON    QUICHOTTE 


sais  si  Luscinde  m'entendit,  car  on  vint  la  clier- 
clier  en  fjramic  liâte,  en  disant  (in'on  n'attendait 
pins  qn'elle.  Je  denicniai  en  |)ri)ie  à  nne  tris- 
tesse et  à  nn  accableiiuMit  (lue  je  ne  sanrais 
exprimer  ;  ma  raison  était  éteinte  et  mes  yeux 
ne  voyaient  plus.  Dans  cet  état,  devenu  presque 
insensible,  je  n'avais  pas  la  force  de  me  mou- 
voir, ni  de  trouver  rentrée  de  la  maison  de  Lu- 
scinde. 

Eiidn,  ayant  repris  mes  sens,  et  ('oni|>renaMt 
combien  ma  présence  lui  était  nécessaire  dans 
nne  circonstance  si  critique,  je  nie  glissai  à  la 
laveur  du  bruil,  et,  sans  avoir  été  aper(;u,  je  me 
cacbai  derrière  une  tapisserie,  dans  l'embrasure 
d'une  lenètre,  d'où  je  pouvais  voir  aisément  ce 
qui  allait  se  passer.  Comment  peindre  l'émotion 
qui  m'agitait,  les  pensées  qui  m'assaillirent, 
les  résolutions  que  je  formai!  Je  vis  d'aboiddon 
Fernaiid  entrer  dans  la  salle,  vétn  comme  à 
l'onlinaire,  accompagné  seulement  d'un  parent 
de  Luscinde  ;  les  autres  témoins  étaient  des  gens 
de  la  maison.  Bientôt  après,  Luscinde  sortit 
d'un  cabinet  de  toilette,  accompagnée  de  sa  mère 
et  suivie  de  deux  femmes  qui  la  servaient;  elle 
était  velue  et  parée  comme  doil  l'èiic  luu'  |)er- 
soniie  de  sa  condition.  Le  trouble  où  j'étais 
m'e!upè(*lia  de  remarquer  les  détails  de  son  ha- 
billement, (pii  me  parut  d'une  étoffe  rose  et 
lilaiirlie,  avrr  beaucoup  de  perles  et  de  pierre- 
ries ;  mais  rien  n'égalait  l'éclal  de  sa  beauté, 
dont  elle  était  bien  plus  parée  (pie  de  tout  le 
reste.  0  souvenir  cruel,  ennemi  démon  repos, 
pourquoi  me  représentes-tu  si  (idèleiuent  l'in- 
(•oiii|iai  ;dil(^  lirauli'  de  Luscuide  !  iic  devrais-tu 
pas  plutôt  me  cacher  ce  que  je  vis  s'ar(oui|ilir '.' 
Seigneur,  i)ardonne/. moi  tes  plaintes  ;  je  n'en 
suis  point  le  mailre,  et  ma  douleur  est  si  vive 
(|ue  je  me  fais  violence  pour  ne  pas  ni'arrèter  à 
clia(|uc  parole. 

Après  quelques  instants  de  repos,  Cardcnio 
poursuivit  de  la  sorte  : 

()uaml  tout  le  monde  lui  n'uui  (buis  In  salle, 
nn  lilenlrerun  préirc,  ipii,  piiMianl  par  la  main 


chacun  des  fiancés,  demanda  à  Luscinde  si  ell(! 
recevait  don  Fernand  ]iour  époux.  En  ce  mo- 
ment j'avam;ai  la  tète  hors  de  la  tapisserie,  et, 
ton!  lioulib'  ([ue  j'étais,  j'écoutai  cependant  ce 
que  Luscinde  allait  dire,  atlendant  sa  réponse 
comme  l'arrêt  de  ma  vie  ou  de  ma  mort.  Hélas  ! 
qui  est  ce  qui  m'empêcha  de  me  montrer  en  ce 
niouieul?  Pourquoi  ne  me  suis-je  pas  écrié: 
Luscinde,  Luscinde,  tu  as  ma  foi,  et  j'ai  la  tienne; 
tu  ne  peux  te  parjurer  sans  commettre  nu  crime, 
et  sans  me  donner  la  mort.  Et  toi,  jjcriide  don 
Fernaud,  (pii  oses  violer  toutes  les  lois  divines 
et  humaines  pour  me  ravir  un  bien  cpii  m'ap- 
partient, crois-tu  i)ouvoir  troubler  iuqnmément 
le  repos  de  ma  vie'.'  crois-tu  qu'il  y  ait  quelque 
considération  capable  d'étouffer  mon  ressen- 
timent, (piaïul  il  s'agit  de  mon  honneur  et  de 
mon  amour  I  Malheui'cux  !  c'est  à  présent  (|ue 
je  sais  ce  (jue  j'aurais  dû  faire  !  Mais  pounpioi  le 
plaindre  d'un  eniu'ini  dont  tu  pouvais  te  venger? 
Maudis,  maudis  plutôt  ton  faible  cœur,  et  meurs 
comme  un  homme  sans  courage,  puis(|ue  tu  n'as 
pas  su  prendre  nne  résolution,  ou  que  tu  as  été 
assez  lâche  pour  ne  jias  l'acconqdir.  Le  prêtre 
alteudail  toujours  la  réjionse  de  Luscinde,  et 
ku'sqne  j'espérais  (pi'clle  allait  tirer  son  poignai'd 
poiu-  sortir  d'endjarras,  ou  qu'elle  se  dégagerait 
par  quehpie  subterfuge  qui  me  serait  favorable, 
je  l'ciilciidis  |irononcer  d'une  voix  faible  :  O»/,  je 
le  reçois.  Fcinaud,  avant  fait  le  même  serment, 
lui  donna  l'anneau  nuptial:  et  ils  demeurèrent 
unis  pour  jamais.  Fernand  s'approcha  poiu' 
emiuasser  son  épouse  ,  mais  elle,  posant  la  main 
siu'  s(ni  c(eur,  loinba  évaii(iui(-  entre  les  bras  de 
-•,1  mère. 

Il  me  reste  à  dire  le  qui  se  passa  en  nuii  à 
celte  heure  fatale  où  je  voyais  la  fausselé  des 
promesses  de  Luscinde,  cl  où  une  seule  parole 
venait  de  me  ravir  à  jamais  l'uiiMpie  bien  ipii 
me  fil  aimer  la  vie  !  Je  reslai  piivi' de  sentinu'ut; 
il  me  sembla  que  j'étais  devenu  l'objet  de  la 
colèie  du  ciel,  et  fpi'il  m'abnminnnait  :'i  la 
cruaulé  de  ma  destinée.  Le  Irouble  el   la  coid'u- 


m:  I.  A  M  AjNc.  Il  !•:. 


143 


I 


sion  s'i'iii|iiiriTi'iil  di'  num  esprit.  Mais  l)icntôl 
la  violence  de  la  lioiileiir  étDulïaiit  en  iiuii  les 
si.iii|iiis  el  les  laniieà,jo  fus  saisi  d'un  désespoir 
violent  el  transporté  de  jalousie  et  de  veugcanee. 
L'évanouissement  de  Luseiude  troubla  tonte 
l'assend)lée,  el  sa  mère  l'avant  délaeée  pour  la 
faire  respirer,  on  trouva  dans  sonscinnn  |)apier 
cacheté,  dont  s'empara  vivement  don  l'ernand  ; 
mais  après  l'avoir  lu,  sans  sonjjer  si  sa  l'emnie 
avait  besoin  de  secours,  il  scjetadansun  lan- 
teuil  connue  un  homme  (pii  vient  d'apprendre 
(pielcpie  chose  de  fâcheux.  Pour  moi,  au  milieu 
de  la  confusion,  je  sortis  lentement  sans  in'ni- 
(juiéter  d'être  aperçu,  et,  dans  tous  les  cas,  ré- 
solu à  faire  un  tel  éclat  en  châtiant  le  tniîtr<', 
(|u'on  a|)prendrait  en  même  temp.s  et  sa  perlidic 
et  ma  vengeance.  Mon  étoile,  qui  me  réserve 
sans  doute  |)0ur  de  plus  grands  malheurs,  me 
conserva  alors  un  reste  de  jugement  (jui  m'a 
(ont  à  l'ail  manqué  depuis.  Je  m'éloignai  sans 
tirer  vengeance  de  mes  ennemis,  qu'il  m'eut  été 
facile  de  surprendre,  et  je  ne  pensai  qu'à  tour- 
ner contre  moi-même  le  châtiment  (piils  avaient 
si  justement  mérité. 

Enfin  je  m'échappai  de  cette  maison,  etje  me 
rendis  chez  l'homme  on  j'avais  laissé  ma  mule. 
Je  la  lis  seller  et  sortis  aussitôt  de  la  ville.  .Arrivé 
à  quehjue  distance  dans  la  campagne,  seul  alors 
au  milieu  des  ténèbres,  j'éclatai  en  malédictions 
contre  don  Fernand,  comme  si  j'obtenais  par  là 
(juelque  soulagement.  Je  m'emportai  aussi  contre 
Luscinde,  comme  si  elle  eut  pu  entendre  mes 
reproches  :  cent  fois  je  l'appelai  ingrate  et  par- 
jure; je  l'accusai  de  manquer  de  foi  à  l'amant 
qui  l'avait  toujours  lidèlemeut  servie,  et,  pour 
un  intérêt  vil  et  bas,  de  me  préférer  un  honnne 
quelle  connaissait  à  peine.  Mais,  au  milieu  de 
ces  enq)orlements  et  de  ma  fureur,  un  reste  d'a- 
mour me  faisait  l'excuser.  Je  médisais  ipiélevée 
dans  un  grand  respect  pour  sou  père,  et  nalu- 
rellemenl  douce  et  timide,  elle  n'avait  peut-être 
cédé  (pi'à  la  contrainte  ;  qu'en  refusant,  contre 
la  volonté  de  ses  parents,  un  geulilhommc  si  no- 


ble, si  riche  et  si  bien  fait  de  sa  personne,  eib; 
avait  craint  de  donnei'  uiu'  mauvaise  opinion  de 
sa  t'omluite,  el  des  soupçons  désavantageux  à  su 
répulalioti.  Mais  aussi,  m'écriai-je,  pinnqiiiii 
n'avoir  pas  déclaré  les  serments  (pii  nous  liaient'.' 
Xe  p(Uivait-elle  légitimement  s'excuser  de  rece- 
voir la  main  de  don  l'ernand'.'  Qui  l'a  empêchée 
de  se  déclarer  pour  moi?  Suis-jc  donc  tant  à 
dédaigner'.'  Sans  ce  perlidi',  ses  jjarenls  ne  nie 
l'auraient  pas  refusée.  Mais  hélas  !  je  reslai  con- 
vaincu (pie  peu  d'amour  el  beaucoup  d'ambi- 
tion lui  avaient  fait  oublier  les  promesses  dont 
elle  avait  jusque-là  bercé  mon  sincère  et  fidèle 
espoir. 

Je  marchai  toute  la  nuit  dans  ces  angoisses, 
et  le  matin  je  me  trouvai  à  l'entrée  de  ces  mon- 
tagnes, où  j'errai  à  l'aventure  ])eudant  trois 
jours,  au  bout  desquels  je  demandai  à  quelques 
clicvrieis  ipii  vinrent  à  moi,  ipud  était  l'endroit 
le  plus  désert.  Ils  m'enseignèrent  celui-ci,  et 
je  m'y  acheminai,  résolu  d'y  achever  ma  triste 
vie.  Kn  arrivant  au  pied  de  ces  rochers,  ma 
mule  tomba  morte  de  fatigue  et  de  faim  :  moi- 
même  j'étais  sans  force,  et  tellement  abattu  que 
je  ne  pouvais  pins  me  soutenir.  Je  restai  ainsi 
je  ne  sais  combien  de  temps  étendu  par  terre, 
et  quand  je  me  relevai,  j'étais  entouré  de  ber- 
gers qui  m'avaient  sans  doute  secouru,  quoique 
je  ne  m'en  ressouvinsse  pas.  ils  me  racontèrent 
qu'ils  m'avaient  trouvé  dans  un  bien  triste  étal, 
et  disant  tant  d'extravagances,  qu'ils  crurent 
que  j'avais  perdu  l'esprit.  J'ai  reconnu  moi- 
même  depuis  lors  (pie  je  n'ai  pas  toujours  le  ju- 
gement libre  et  sain;  car  je  me  laisse  souvent 
aller  à  des  folies  dont  je  ne  suis  pas  inaîlre,  dé- 
chirant mes  habits,  maudissant  ma  mauvaise 
fortune,  et  répétant  sans  cesse  le  nom  de  Lus- 
cinde, sans  autre  dessein  que  d'expirer  en  la 
nommant  ;  puis,  quand  je  reviens  à  moi,  je  me 
sens  brisé  de  fatigue  comme  à  la  suite  d'un  vio- 
lent effort.  Je  me  retire  d'ordinaire  dans  un 
liège  creux,  qui  me  sert  de  demeure.  Les  clic- 
vriers  de  ces  montagnes  ont  pitié  de  moi  ;  ils 


DON    OIJICIIOTTI': 


déposent  quelque  nourriture  dans  les  endroits 
où  ils  pcnsentque  je  [louriai  la  rencontrer;  car, 
quoique  j'aie  presque  perdu  le  jugement,  la  na- 
ture nie  l'ait  sentir  ses  besoins,  ell'instinrl  m'ap- 
prend à  les  satisfaire.  Quand  ces  braves  gens 
nie  re[)roclicnt  de  leur  enlever  quelquefois  leurs 
provisions  et  de  les  maltraiter  (|iioi(|irils  me 
donnent  de  bon  canir  ce  (pie  je  demande,  j'en 
suis  extrêmement  affligé  et  je  leur  pionicls  d'en 
user  mieux  à  l'avenir. 

Voilà,  seigneurs,  de  quelle  nianicre  je  passe 
ma  misérable  vie,  en  attendant  que  le  ciel  en 
dispose,  ou  (jue,  touche  de  pitié,  il  me  fasse 
perdre  le  souvenir  de  la  beauté  de  Luscinde  et 
de  la  perlidic  de  don  Fernand.  Si  cela  m'arrivc 
avant  que  je  meure,  j'espère  que  le  trouble  de 
mon  esprit  se  dissipera.  En  attendant,  je  prie 
le  ciel  de  me  regarder  avec  compassion,  car,  je 
le  comprends,  cette  manière  de  vivre  ne  peut 
(pie  lui  déplaire  et  l'irriter;  mais  je  n'ai  pas  le 
courage  de  prendre  une  bonne  résolution  :  mes 
disgrâces  m'accablent  et  surmontent  mes  forces  ; 
ma  raison  s'est  si  fort  affaiblie,  que,  bien  loin 
(le  ir('lre  d'aiKun  secours,  elle  m'entretient 
dans  ces  sentiments  tout  contraires.  Dites  main- 
tenant si  vous  avez  jamais  connu  sort  plus  dé- 
jilorable,  si  ma  douleur  n'est  pas  bien  légitime, 
et  si  l'on  peut  avec  plus  de  sujet  témoigner 
moins  d'affliction.  Ne  perdez  (loue  point  votre 
temps  à  me  donner  des  conseils  ;  ils  seraient 
inutiles.  Je  ne  veux  pas  vivre  sans  Luscinde  ;  i| 
faut  que  je  meure,  puisqu'elle  m'abandonne. 
Km  MIC  préférant  don  l'eniand,  elle  a  fait  vdir 
(pi'elle  eu  voulait  à  ma  vie;  eli  bien,  je  veux  la 
lui  sacrilier,  et  jnscin'an  dernier  soupir  exécuter 
ce  <ju'elle  a  voulu. 

Cardeuio  s'arrêta  ;  et  comme  le  cuic  se  prépa- 
rait à  le  consolci,  il  en  lui  tniit  à  ciiii|i  cuqie- 
clié  par  des  plaintes  qui  attirèrent  leur  atten- 
tion, llans  le  quatrième  livre,  nous  verrons  de 
quoi  il  s'agit;  car  cid  Ilamet  lien-Kiigeli  écrit 
ceci  :  lin  du  livre  troisième. 


LIVRE  IV  -  CHAriTRE  XXVI II 

DE  LA  NOUVELLE  ET  AGREABLE  AVENTURE 

QUI  ARRIVA 

AU    CURE    ET    AU    BARBIER    DANS     LA    SIERRA    MORENA 

Heureux,  trois  fois  heureux  fut  le  siècle  où  vint 
an  monde  l'intrépide  chevalier  don  Onichottc  de 
la  Manche,  puisqu'on  lui  mettant  au  cœur  le 
généreux  dessein  de  ressusciter  l'ordre  déjà  plus 
(|u'à  demi  éteint  de  la  chevalerie  errante,  il  est 
cause  que,  dans  notre  âge  très-pauvre  en  joyeuses 
distractions,  nous  jouissons  non-seulement  de  la 
délectable  lecture  de  sa  véridique  histoire,  mais 
encore  des  contes  et  épisodes  (pi'elle  renferme, 
et  (jui  n'ont  pas  moins  de  charme  (pie  l'histoire 
elle-même. 

En  reprenant  le  lil  peigné,  retors  et  dévidé 
du  récit,  celle-ci  raconte  (pi'au  moment  où  le 
curé  se  dispusait  à  consoler  de  son  mieux  Car- 
deuio, il  en  fut  empêché  par  une  voix  plaintive 
qui  s'exprimait  ainsi  : 

0  mon  Dieu  I  serait-il  possible  (|ue  j'eusse 
cnlin  trouve  un  lieu  (pii  pùl  servir  de  tombeau 
à  ce  corps  misérable,  dont  la  charge  m'est  de- 
venue si  ]iesante'.'  (jue  je  serais  heureuse  de 
rcnconlrer  dans  la  solitude  de  ces  montagnes  le 
repos  qu'on  ne  trouve  point  parmi  les  hommes, 
alin  de  pouvoir  me  plaindre;  en  liberté  des  mal- 
Ikmus  (pii  m'accablent!  Ciel,  écoute  mes  plaintes, 
c'est  à  toi  (pie  je  m'adresse  :  les  hommes  sont 
faibles  et  trom|)eurs,  toi  seul  peux  me  soutenir 
et  m'inspirer  ce  (]ue  je  dois  faire. 

(]es  jiaroles  bireul  eiileiulues  par  le  curé  et 
par  ceux  qui  l'accompagnaient,  et  tous  se  levè- 
rent aussil("it  pour  aller  savoir  (pii  se  |)laignait  si 
tristement.  j\  peine  eureul-ils  fait  vingt  pas, 
(pi'au  détour  d'une  roclie,  an  pied  (riin  Irène, 
ils  dérouviiirnl  un  jrniie  liniiiiiie  M'tii  en  paysan, 
dont  (ui  ne  pouvait  voir  le  visage  parce  cpi'il 
l'iiicliiiail  en  lavant  ses  jiieds  dans-nn  ruisseau. 
Ils  s'étaient  approchés  avec  tant  de  précauli(m, 
(pie  le  jeune  ganjon  ne  les  enlemlil  point,  et  ils 
eurent  tmil  le  loisir  de  remar(picr  (pi  il  avait  les 


m-;  i,A  M  ANC  m;. 


I  \:, 


J'iilis.  s.  haeon  et  €'•,  imp,  Furiie,  Jonvt'lVl  C" 

Le  malin  jo  nie  trouvai  ;i  ri'iitrûc  tle  ces  nionlagnes   (page  IVt), 


pieds  si  blancs,  (|ir(Mi  les  vù[  clii  des  morceaux 
de  cristal  mêlés  aux  cailldiix  ilu  ruisseau.  Tant 
de  beauté  les  surprit  dans  un  homme  grossière- 
ment vêtu,  et,  leur  curiosité  redoublant,  ils  se 
cachèrent  derrière  quel(|ues  quartiers  de  roche, 
d'où,  l'observant  avec  soin,  ils  virent  qu'il  por- 
tait un  mantelet  gris  brun  serré  |)ar  une  cein- 
ture de  toile  blanche,  et  sur  la  tète  un  [lelil 
li(uniet  ou  moulera  '  de  même  couleur  que  le 
mantelet.  Après  qu'il  se  fut  lavé  les  pieds,  le 

'  MotiUra,  l'spùic  de  casquclle  sans  visière  inie  portent  les 
pays.ins  espagnols. 


jeune  garçon  prit  sous  sa  montera  un  mouchoir 
pour  les  essuyer,  et  alors  ce  nionvcment  laissa 
voir  un  visage  si  beau,  que  Cardcnio  ne  put 
s'empêcher  de  dire  au  curé  :  Puisque  ce  n'est 
poifit  Luscinde,  ce  ne  peut  être  une  créature 
iuimaine;  c'est  quelque  ange  du  ciel. 

En  ce  moment  le  jeune  homme  ayant  ôtc  sa 
moulera  pour  secouer  sa  chevelure,  déroula  des 
cheveux  blonds  si  beaux,  (pi'Apollon  en  eût  été 
jaloux.  Ils  rocomiiH'ent  alors  que  celui  qu'ils 
avaient  pris  pour  un  paysan  était  une  fenmie  déli- 
cate et  des  phi>  indles.  (iiudenio  Ini-mcmc  avoua 

19 


u\ 


DON    QUICHOTTE 


([u'après  Lustindo  il  n'avait  jamais  rien  vu  de 
comparable.  En  ilénièlant  les  beaux  cheveux  dont 
les  tresses  l'iiaisscs  la  couvraient  tout  entière,  à 
ce  point  que  de  tout  son  corps  on  n'apercevait 
que  les  jiieds,  la  jeune  lillc  laissa  voir  des  bras 
si  bien  laits,  et  des  mains  si  blanches  qu'elles 
semblaient  des  ilocons  de  neige,  et  que  l'admi- 
ration et  la  curiosité  de  ceux  qui  l'épiaient  s'en 
augmentant,  ils  se  levèrent  alin  de  la  voir  de 
j)lus  près,  et  apprendre  qui  elle  était.  Au  bruit 
qu'ils  liront,  la  jeune  lille  tourna  la  télé,  en 
écartant  les  cheveux  (jui  lui  couvraient  le  visage  ; 
mais  à  peine  eut-elle  aper(;u  ces  trois  hommes, 
que,  sans  songer  à  rassembler  sa  cheveline,  et 
oubliant  qu'elle  avait  les  pieds  nus,  elle  saisit  un 
petit  paquet  de  bardes,  et  se  mil  à  fuir  à  toutes 
jambes.  .Mais  ses  pieds  tendres  et  délicats  ne 
purent  supporter  longlenqis  la  dureté  des  cail- 
loux, elle  tomba,  et  ceux  qu'elle  fuyait  étant  ac- 
courus à  son  secours,  le  curé  lui  cria  : 

Arrêtez,  .Madame  ;  ne  craigne/,  rien,  qui  (jue 
vous  soyez;  nous  n'avons  d'autre  intention  que 
de  vous  servir.  En  même  tenqis  il  s'approcha 
d'elle  et  la  prit  par  la  irtàiii;  la  voyant  étoniiée 
et  confuse,  il  continua  de  la  sorte  : 

Vos  cheveux,  .Madame,  nous  ont  découvert  ce 
que  vos  vêtements  nous  cachaient  :  jireuves  cer- 
taines qu'un  motif  impérieux  a  pu  seul  vous  for- 
cer à  prendre  un  déguisement  si  indigne  de 
vous,  et  vous  conduire  au  lond  de  cette  solitude 
où  nous  sommes  heureux  de  vous  rencontrer, 
sinon  pour  faire  cesser  vos  malheurs,  au  moins 
pour  vous  offrir  des  consolations.  Il  n'est  point 
de  chagrins  si  violents  que  la  raison  et  le  temps 
MO  iiarvienniMil  à  adoucir.  ,Si  donc  vous  n'avez 
pas  renoncé  à  la  consolation  et  aux  conseils  des 
humains,  je  vous  supjdie  de  nous  a|)prendre 
le  sujet  de  vos  peines,  et  d'étri'  peisuadée  que 
nous  vous  le  demandons  moins  par  curiosité 
que  dans  le  dessein  de  les  adoucir  en  les  parta- 
geant. 

Pendaiil  que  le  curé  parhiil  ain>i,  la  belle  in- 
connue le  rcgaidait,  interdite  et  comme  frappée 


d'un  charme,  seinblable  en  ce  moment  à  l'igno- 
rant villageois  aïKpiel  on  montre  à  l'improviste 
des  choses  (jn'il  n'a  jamais  vues  ;  enlin  le  curé 
lui  ayàiit  laissé  le  temps  de  se  remettre,  elle 
laissa  échapper  un  ])rofoiul  sou|>ir  et  rompit  le 
silence  en  ces  termes  : 

Puisque  la  solitude  de  ces  montagnes  n'a  |)u 
me  cacher,  et  que  mes  cheveux  m'ont  trahi,  il 
serait  uésormais  inutile  de;  feindn^  avec  vous, 
en  niant  une  chose  dont  vous  ne  pouvez  jilus 
douter  ;  et  puisque  vous  désirez  entendre  le  ré- 
cit de  mes  malheurs,  j'aurais  mauvaise  grâce  de 
vous  le  refuser  après  les  offres  obligeantes  que 
vous  mé  faites.  Toutefois,  je  crains  bien  de  vous 
causer  moins  de  plaisir  que  de  compassion, 
parce  que  mon  infortune  est  si  grande,  (jue 
vous  ne  trouverez  ni  remède  pour  la  guérir,  ni 
consolation  pour  en  adoucir  l'amertume.  Aussi 
ne  révélerài-je  qu'avec  peitte  des  secrets  que 
j'avais  i-ésolu  d'ensevelir  avec  moi  ilans  le  tom- 
beau, cal-  je  ne  puis  les  raconter  sans  me  cou- 
vrir de  confusion  ;  mais  trouvée  seule  et  sous 
des  habits  d'honnne,  dans  un  lieu  si  écarté, 
j'aime  mieux  vous  les  révéler  que  de  laisser  le 
moihdre  doute  sur  nies  desseins  et  ma  con- 
duite. 

Cette  charmante  (ille,  ayant  parlé  de  la  sorte, 
s'éloigna  un  peu  pour  achever  de  s'habiller; 
puis,  s'étant  rapprochée,  elle  s'assit  siu'  l'herbe, 
et  après  s'être  lait  violence  quelque  temps  pour 
retenir  ses  larmes,  elle  commen(;a  ainsi  : 

Je  suis  néo  dans  une  ville  de  r.\ndalousic, 
dont  un  duc  porte  le  nom,  ce  qui  lui  donne  le 
titre  de  grand  d'Espagne.  Mon  père,  un  de  ses 
vassaux,  n'est  pas  d'une  (oniiilion  très-relevée, 
mais  il  est  riche,  et  si  les  biens  de  la  natm-e 
eussent  égalé  chez  lui  ceux  delà  fortune,  il  n'au- 
rait pu  rien  désirer  au  delà,  et  moi-même  je 
.serais  moins  à  plaindre  aujourd'hui;  car  je  ne 
diiute  jioint  que  mes  malheurs  ne  vicimcnt  de 
celui  i|u'niit  mes  parents  de  n'être  point  d'illustre 
origine.  Ils  ne  sont  pourtant  pas  d'une  extrac- 
lion  si  ba.sse  (prelle  iloive  les  faire  rougir  :  ils 


DE   lA    MANCHE. 


147 


sont  laliomoiirs  lie  [lère  eu  tils,  il'imi'  race  |iiin' 
et  sans  mélange;  ce  sont  ilc  vieux  clirélieus,  el 
leur  aueienneté,  jointe  à  leurs  grands  l>ieus  el 
à  leur  manière'  de  vivre,  les  élève  lieaucoup  au- 
dessus  des  gens  de  leur  profession,  pI  les  place 
prestjue  au  raii^  tics  plus  luibles.  Comme  je 
suis  leur  uuitiue  enfant,  ils  m'ont  toujours  ten- 
drement chérie  ;  et  ils  se  trouvaient  encore  pins 
heureux  de  m'avoir  pour  lille  que  de  toute  leur 
opulence.  De  morne  que  j'étais  maîtresse  de  leur 
cœur,  je  l'étais  aussi  de  leur  liion;  tout  passait 
par  mes  mains  dans  notre  maison  ,  les  affaires 
du  dehors  connue  celles  du  dedans  ;  et  comme 
ma  circouspecliou  et  mon  ïèle  éi;alaienl  Ic.iu' 
conliance,  nous  avions  vécu  jusque-là  heureux 
et  en  rcjnis.  Après  les  soins  du  incnage,  le  reste 
de    mon   lenips   était    consacré    aux   occupa- 
tions ordinaires  des  jeunes  filles,  telles  que  le 
travail  à   l'aiguille,    le  taniliour  à  liroder,  et 
bien  souvent  le  rouet;  (piand  je    quittais  ces 
travaux,  c'était  pour  faire  queUpic  lecture  utile, 
ou  jouer  de  quelque  instrument,  ayant  reconnu 
que  la  musique  met  le  calme  dans  l'âme  et  re- 
pose l'esprit  fatigué.   Telle  était  la  vie  que  je 
menais  dans  la  maison  paternelle.  Si  je  vous  la 
raconte  avec  ces  détails,  ce  n'est  pas  par  vanité, 
mais  pour  vous  apprendre  que  ce  n'est  pas  ma 
faute  si  je  suis  tombée  de  cette  benreuse  exis- 
tence dans  la  déplorable  situation  où  vous  me 
voyeï  aujourd'hui.  Pendant  que  ma  vie  se  pas- 
sait ainsi  dans  une  espèce  île  retraite  couqia- 
rablc  à  celle  des  couvents,  rio  voyant  d'autres 
gens  que  ceux  de  notre  maisoii ,  ne  sortant  ja- 
mais ijuc  pour  aller  à  l'église,  toujours  de  grand 
matin  et  en  compagnie  de  ma  mère,  le  bruit  de 
ma  beauté  commença  à  se  répandre,  et  l'amour 
vint  nui  troubler  dans  ma  solitude.  In  jour  à 
mon  insu,  le  second  fils  de  ce  duc  dont  ji;  vous 
ni  parlé,  nounné  don  Fernaud,  me  vil... 

\  ce  nom  de  Fernand,  Cardcnio  changea  de 
couleur,  et  laissa  paraître  imc  si  grande  agita- 
tion, (pie  le  I  nié  et  le  liai'bier,  f[ui  aviiient  les 
veux  sur  lui,  cinii^nirciil  rpi'ij  n'enlràl  ilans  un 


de  ces  accès  de  fureur  dont  ils  avaienl  appi'ii! 
(pi'il  était  souvent  alleiut.  lleureusonieul  qu'il 
n'en  fut  rien  :  seulenuMil  il  .-e  mit  à  considérer 
lixeuicul  la  belle  inconnue,  altacbaul  sur  elle 
ses  regards,  et  cherchant  à  la  reconnaître  ;  mais, 
sans  faire  attention  aux  mouvements  convnUifs 
de  Cardenio,  elle  continua  son  récit. 

Ses  yeux  ne   m'eiucnt  pas  |dutot  aperçue, 
counne  il  l'avoua  depuis,   (pi'il  ressentit  celte 
passion  violente  dont  il  donna  bientôt  des  preu- 
ves.  Pour    achever    promptenicul    lliistoire   de 
mes  malheurs,  et  ne  point  perdre  de  temps  en 
détails  inutiles,  je  passe  sous  silence  les  ruses 
qu'employa   don   Fernand  pour  me  révéler  son 
amour  :  il  gagna  les  gens  de  notre  maison  ;  il 
lit  mille  offres  de  services  à  mon  père,  l'assurant 
de  sa  faveur  eu  toutes  choses.  Chaque  jour  ce 
n'étaient  que  divertissements  sons  mes  fenêtres, 
et  la  nuit  s'y  passait  en  concerts  de  voix  et  d'in- 
struments, H  me  lit  lemettre,  par  des  moyens 
que  j'ignore  encore,  un  nombre  infini  do  billets 
pleins  de  promesses  et  de  tendres  siiutinieuts. 
Cependant  tout  cela  ne   faisait    cpie  m'irriter, 
bien  loin  de  me  plaire  et  de  m'altcndrii',  et  dès 
lors  je  regardai  don  Fernand  comme  nn  ennemi 
morlel.  Ce  n'est  pas  (pi'il  luc  parût  aimable,  el 
que  je  ne  sentisse  quehpie  plaisir  à  me  voir  re- 
cherchée d'un  homme  de   cette  condition;  de 
pareils  soins  plaisent  toujours  aux  fennues,  el  In 
plus  farouche  trouve  dans  son  cteur  un  peu  de 
complaisance  pour  ceux  (pii  lui  disent  (prolie 
est  belle;  mais  la  disproportion  de  fortune  était 
trop  grande  pour  me  permettre  des  espérances 
raisonnables,  et  ses  soins  trop  éclatants  jionr 
ne  pas  m'offenser.  Les  conseils  de  mes  parents, 
qui  avaienl  deviné  don  Fernand,  achevèrent  de 
détruire  tout  ce  qui  jiouvait  me  llatter  dans  sa 
recherche.  Un  jour  mon  jière,  me  voyant  plus 
inipiièteque  de  coutume,  me  déclara  que  le  seul 
moyen  de  faire  cesser  ses  poursuites  el  de  met- 
tre un  obstacle  insurmontable  à  ses  prélenlionR, 
c'était  de  prendre  nn  époux,  que  je  n'avais  qu'à 
choisir,  dans  la  ville  ou  dans  notre  voisinage, 


d48 


DON    QUICHOTTE 


un  parti  à  mon  jjré,  et  qu'il  ferait  tout  ce  que  je 
pouvais  attendre  de  son  affection. 

Je  le  remerciai  de  sa  bouté,  et  répondis  que 
n'ayant  encore  jamais  pensé  au  mariage,  j'allais 
songer  à  éloigner  don  Feruand,  d'une  autre 
manière,  sans  enchaîner  pour  cela  ma  liberté. 
Je  résolus  dès  lors  de  l'éviter  avec  tant  de  soin, 
(|u'il  ne  trouvât  plus  moyen  de  me  parler.  Une 
manière  de  vivre  si  réservée  ne  fit  que  l'exciler 
dans  son  mauvais  dessein,  je  dis  mauvais  des- 
sein, parce  que,  s'il  avait  été  honnête,  je  ne  se- 
rais pas  dans  le  triste  élat  où  vous  me  voyez. 
Mais  (|uand  don  l'ernand  apprit  que  .mes  pa- 
rents cherchaient  à  m'établir,  afin  de  lui  ôter 
l'espoir  de  me  posséder,  ou  que  j'eusse  plus  de 
gardiens  pour  me  défendre,  il  résolut  d'entre- 
prendre ce  que  je  vais  vous  raconter. 

Une  nuit  que  j'étais  dans  ma  chambre,  avec 
la  fille  qui  me  servait,  ma  porte  bien  fermée 
pour  être  en  sûreté  contre  la  violence  d'un 
homme  que  je  savais  capable  de  tout  oser,  il  se 
dressa  sui)ilemenl  devant  moi.  Sa  vue  me  trou- 
bla à  tel  point  que,  perdant  l'usage  de  mes 
sens,  je  ne  pus  articuler  un  seul  mot  i)our  ap- 
peler du  secours.  Profitant  de  ma  faiblesse  et 
de  mon  étonnement,  don  Feruand  me  prit  entre 
ses  bras,  me  parla  avec  tant  d'artifice,  et  me 
montra  tant  de  tendresse,  que  je  n'osais  appeler 
quand  je  m'en  serais  senti  la  force.  Les  soupirs 
du  i)erlide  donnaient  du  crédit  à  ses  paroles,  et 
ses  larmes  seudjlaient  justifier  son  intention; 
j'étais  jeune  et  sans  expérience  dans  une  ma- 
tière où  les  plus  hai)iles  sont  trompées.  Ses 
mensonges  me  parurent  des  vérités,  et  touchée 
de  ses  soupirs  et  de-ses  larmes,  je  sentais  quel- 
ques mouvements  de  compassion,  dépendant 
revenue  de  ma  pi  emière  surprise,  et  commen- 
çant à  me  reconnaître,  je  lui  dis  avi-c  indigna- 
tion : 

Seigneur,  si  in  même  temps  qiir  vous  m'of- 
frez votre  amitié,  et  que  vous  m'en  donnez  des 
marques  si  étranges,  vous  me  permetlie/,  de 
ilioisir  entre  cette  aniilié  ri  le  poi-;(m,  cslimaiit 


beaucoup  plus  riidniioiii'  (pie  la  vie,  je  n'aurais 
pas  de  p<ùu(!  à  saciilit  r  l'inio  à  l'autre.  Je;  suis 
votre  vassale,  et  non  votre  esclave  ;  et  je  m'es- 
timeantant,nioi  fille  obscure  d'un  laboureur,  que 
vous,  gentilhouuue  et  cavalier.  Ne  croyez  donc 
pas  m'ébioiiir  par  vos  richesses,  ni  me  tenter  par 
l'éclat  de  vos  grandeurs.  C'est  à  mon  père  à  dis- 
|)Oser  de  ma  volonté,  et  je  ne  me  rendrai  jamais 
qu'à  celui  (pi'il  m'aura  choisi  pour  époux.  Si 
donc,  vous  m'estimez  comme  vous  le  dites, 
abandonnez  un  dessein  (|ui  m'offense  et  ne  ])eut 
jamais  réussir.  ?our(]ue  je  jouisse  paisiblement 
de  la  vie,  laissez-moi  l'iionneur,  qui  en  est  in- 
séparable ;  et  puisque  vous  ne  pouvez  être  mon 
époux,  ne  prétendez  pas  à  un  amour  que  je  ne 
puis  donner  à  aucun  autre. 

S'il  ne  faut  que  cela  pour  te  satisfaire,  ré- 
pondit le  déloyal  cavaliei-,  je  suis  troj)  heureux 
que  ton  amour  soit  à  ce  prix.  Je  t'offre  ma  main, 
charmante  Dorothée  (c'est  le  nom  de  l'infortu- 
née qui  vous  parle),  et  pour  témoins  de  mon 
serment  je  prends  le  ciel,  à  qui  rien  n'est  ca- 
ché, et  celte  image  de  la  Vierge  (pii  est  devant 
nous. 

Le  nom  de  Dorothée  fit  encore  une  fois  tres- 
saillir Cardenio,  et  le  confirma  dans  l'opinion 
qu'il  avait  eue  dès  le  commencement  du  récit; 
mais  pour  ne  pas  l'interrompre,  et  savoir  quelle 
en  sera  la  fin,  il  se  contenta  de  dire  :  Quoi  I 
Madame,  Dorothée  est  voire  nom  '.'  J'ai  entendu 
parler  d'une  personne  ipu  le  portail,  et  dont  les 
malheurs  vont  de  pair  avec  les  vôtres.  Conti- 
nuez, je  vous  prie;  bientôt  je  vous  apprendrai 
des  choses  (|ui  ne  vous  causeront  pas  moins  d'é- 
Icinnemeut  (|ue  de  pilié. 

Dorothée  s'arrêta  pour  regarder  Cardenio  et 
l'étrange  dénùment  où  il  était  :  Si  vous  savez 
quebjue  chose  qui  nie  regarde,  je  vous  conjure, 
lui  dit-elle,  de  me  l'apprendre  à  l'instant  :  j'ai 
assez  de  courage  pour  supporter  les  coups  que 
me  réserve  la  fortune;  mou  malheur  pré- 
sent me  rend  insensible  à  ceux  (|ii('  je  pourrais 
reilouler  enciwe. 


DE    LA    M  A. Ni:  111.. 


U9 


:'jjk^%,.:  J^'::n^^ 


Après  qu'il  »p  fui  lavé  les  pied--,  le  jeune  gardon  prit  sous  sa  montera  un  moucliuir  (page  1 15). 


Jo  VOUS  aurais  déjà  dit  ce  que  je  pense,  Ma- 
dame, répondit  Cardenio,  si  j'étais  bien  certain 
de  ce  tpie  je  suppose  ;  mais  jusipi'à  cette  heure, 
il  ne  vous  inijiorte  en  rien  de  le  connaître,  et  il 
sera  toujours  temps  de  vous  en  instruire. 
Dorothée  continua  en  ces  termes  : 
Après  ces  assurances,  don  Fernand  me  pré- 
senta la  main,  et  m'ayant  donné  sa  loi,  il  me  l:i 
coiilirma  par  des  paroles  pressantes,  et  avec  des 
.serments  extraordinaires;  mais,  avant  de  soul- 
tVir  qu'il  se  liât,  je  le  conjurai  de  ne  point  se 
laisser  aveuiiler  par  la  pa.^siun ,  et  par  un  peu 


dt-  beauté  qui  ne  suffirait  point  à  l'excuser.  Ne 
cause/,  pas,  lui  dis-je,  à  votre  pi're  le  déplaisir 
et  la  honte  de  vous  voir  épouser  une  personne 
si  fort  au-dessous  de  votre  condition  ;  et,  par 
emportement,  ne  prenez  pas  un  parti  dont  vous 
pourriez  vous  repentir,  et  qui  me  rendrait  mal- 
heureuse. A  ces  raisons,  j'en  ajoutai  beaucoup 
d'autres,  qui  toutes  furent  inutiles.  Don  Fernand 
s'engagea  en  amant  passionné  (pii  sacrifie  tout  à 
son  amour,  ou  |»lulol  en  fourbe  qui  se  soucie 
peu  de  tenir  ses  promesses.  Le  voyant  si  opinià- 
Ire  dans  sa  résolution,  je  |)ensai  sérieusement  à 


DON    QLICIIOTTI': 


la  oonduito  q\io  jo  dovais  (onir.  Je  me  rcprcscn- 
lai  quo  je  n'étais  pas  la  j)remièrc  que  le  mariage 
ent  élevée  à  des  grandeurs  inespérées,  et  à  qui 
la  iieaiilé  ciU  tenu  lien  de  naissance  et  de  mé- 
rite. L'occasion  était  belle,  et  je  crus  devoir 
|irnfiler  de  la  faveur  que  m'envoyait  la  fortune. 
Ouand  elle  m'offre  un  époux  qui  m'assure  d'un 
altacliement  éternel ,  pourquoi ,  me  disais-je, 
m'en  faire  un  ennemi  par  des  mépris  injustes? 
.le  me  représentai  de  plus  que  don  Fernand  était 
à  ménager  ;  que  s'offraut  surtout  avec  de  si 
grands  avantages,  un  refus  pourrait  l'irriter;  et 
que  sa  passion  le  portant  peut-être  à  la  vio- 
lence, il  se  croirait  dégagé  d'une  parole  que  je 
n'aurais  pas  voulu  recevoir,  et  qu'ainsi  je  de- 
meurerais sans  honneur  et  sans  excuse.  Toutes 
ces  réflexions  couuncntaicnt  à  m'ébranler  ;  les 
serments  de  don  ^^ernand,  ses  soupirs  et  ses 
larmes,  les  témoins  sacrés  qu'il  invoquait  ;  en 
un  mot,  son  air,  sa  bonne  mine,  et  l'amour  que 
je  croyais  voir  en  toutes  ses  actions,  achevèrent 
de  me  perdre.  J'appelai  la  liile  (pii  me  servait, 
pour  qu'elle  entendit  les  serments  de  don  ler^ 
naiid  ;  il  prit  encore  une  fois  devant  elle  le  oiel 
à  témoin,  appela  sur  sa  tète  toutes  sortes  de 
malédictions  si  jamais  il  violait  sa  promesse;  il 
m'attendrit  par  de  nouveaux  soupirs  et  de  nou- 
velles larmes;  et  cette  fdlo  s'élant  retirée,  le 
|)erfide,  abusant  de  ma  faiblesse,  acheva  la  tia- 
liison  qu'il  avait  méditée. 

Quand  le  jour  qui  succéda  à  celte  nuit  fatale 
fui  sm- le  point  de  jiaraitre,  don  l'eniaud,  sous 
prétexte  (le  ménager  ma  répulalion  ,  nniiiha 
lpi'an(ou|i  ircnipressement  à  s'éloigner.  Il  me 
dil  avec  froideur  de  me  repo-MM- sur  son  honneur 
et  sur  sa  foi  ;  et  pour  gage,  il  tira  un  riche  dia- 
mant de  son  doigt  et  le  mit  au  mien.  11  s'en 
l'ut:  la  servante  ipii  l'aNail  iiiliuilnil  (l;in>  ma 
cliandire,  à  ce  qu'elle  m'avoua  depuis,  liiiouviil 
la  porte  de  la  rue,  et  je  demeurai  si  coid'use  de 
tout  ce  qui  venait  de  lu'ari'ivcr,  (pie  je  ne  sau- 
rais dire  si  j'en  é|irouvnis  de  la  jdic  nu  de  l,i 
lri<(esse.  J'étais  l.ilcmcul  Ikm-  de  i,  (pic  je 


ne  songeais  pas  à  reprocher  à  cette  fille  sa  tra- 
hison, ne  jiouvant  encore  bien  juger  si  elle  m'é- 
tait nuisible  ou  favorable.  J'avais  dit  à  don  Fer- 
nand, avant  qu'il  s'éloignât,  que  puisque  j'étais 
à  lui,  il  pouvait  se  servir  de  la  même  voie  pour 
me  revoir,  jusqu'à  ce  qu'il  trouvât  à  propos  de 
déclarer  l'hoiuieur  (pi'il  m'avait  fait.  Il  revint  la 
nuit  suivante  ;  mais  depuis  lors,  je  ne  l'ai  pas 
revu  une  seule  fois,  ni  dans  la  rue,  ni  à  l'église, 
pendant  un  mois  entier  que  je  me  suis  fatiguée 
à  le  chercher,  quoique  je  susse  bien  qu'il  était 
dans  le  voisinage  et  (pi'il  allât  tous  les  jours  à 
la  chasse. 

Cet  abandon  que  je  regardais  comme  le  der- 
nier des  malheurs,  faillit  m'accabler  entière- 
ment, (^e  fut  alors  (jue  je  compiis  les  consé- 
quences de  l'audace  de  nia  servante,  et  combien 
il  est  dangereux  de  se  fier  aux  serments.  J'écla- 
tai en  imprécalions  contre  don  Fernand,  sans 
soulager  ma  douleur.  Il  fallut  cependant  me 
faire  violence  pour  cacher  mon  ressentiment, 
dans  la  crainte  que  mon  père  et  ma  mère  ne  me 
pressassent  de  leur  en  dire  le  sujet.  Mais  bien- 
tôt il  n'y  eut  plus  moyen  de  feindre,  et  je  perdis 
toute  |)atience  en  apprenant  que  don  Fernand 
s'était  marié  dans  \me  ville  voisine,  avec  une 
belle  et  noble  |»ersonne  appelée  Luscindc 

En  entendant  prononcer  le  nom  de  l.uscinde, 
vous  eussiez  vu  Cardenio  plier  les  épaules, 
froncer  le  sourcil,  se  mordre  les  lèvres,  et  bicn- 
t()t  après  deux  ruisseaux  de  larmes  inonder  son 
visage.  Dorothée,  cependant,  ne  laissa  pas  de 
continuer  son  récit. 

A  celte  li'isle  nouvelle,  l'indignalidU  et  le  dé- 
sespoir s'emparèrent  de  mon  es]irit,  et,  dans  le 
premier  transport,  je  voidais  |)uhlier  jiarloul  la 
perlidie  de  don  Fernand,  sans  m'imiuiéter  si 
en  MK'ine  temps  je  n'iil'lichais  pas  ma  IhuiIc  , 
reut-(''lre  un  teste  de  raison  calma-l-il  tous  ces 
mouvements,  mais  je  ne  les  ressentis  plus  après 
le  dessein  que  je  formai  sur  l'heure  nw''me.  Je 
(h'couvris  le  sujet  de  m.n  douleur  à  un  jeune 
licrgei'  (|ui   seivail  clic/  inen  père,  et,  lui  a\anl 


WV.     I.  \     M  \  NCIIi:. 


\b\ 


eiu|ii  imli'  iiii  ilf  SCS  vifîlemciUs,  je  lo  prini  de 
iiraccoiiipagnor  jusqu'à  la  \illo  où  je  savais 
(juV-lail  lion  Feniaïul.  Le  berjfor  fil  tout  cetju'il 
|)ul  pour  m'iMi  ilèlouiiicr  ;  mais,  voyant  ma  ré- 
sohilion  int'ljraulabli',  il  l'ousentil  à  me  suivre. 
Ayant  done  pris  un  habit  de  fcnnne,  ([ueliiues 
bafoues  et  de  Paryeut  <iue  je  lui  donnai  à  poiler 
pour  m'en  servir  au  besoin,  nous  nous  iinuics 
(Il  elieiiiin  la  nuit  suivante,  à  1  insu  de  loul  le 
monde,  llélas  !  je  ne  savais  pas  trop  ce  (pie 
j'allais  l'aire  ;  car  que  pouvais-je  espérer  en 
voyant  le  perfide,  si  ce  n'est  la  triste  satisiatlion 
de  lui  adresser  des  reproches  inutiles  "? 

.l'anivai  en  deux  jours  et  demi  an  terme  de 
mon  voyage.  En  entrant  dans  la  ville  je  m'in- 
formai sans  délai  de  la  demeure  des  parents  de 
I.nscinde;  le  premier  que  j'interrogeais  m'en 
a|i|)ril  beaucoup  plus  que  je  ne  voulais  en  sa- 
voir. 11  me  raconta  dans  tous  ses  détails  le  ma- 
riage de  don  Fernand  et  de  Luscinde  ;  il  me  dit 
qu'au  milieu  de  la  cérémonie,  Luscinde  était 
tombée  évanouie  eu  [trononçant  le  oui  l'alal,  et 
(pie  son  époux,  ayant  desserré  sa  robe  pour  l'aider 
à  respirer,  y  avait  trouvé  cachée  une  lettre  écrite 
de  sa  main,  dans  laquelle  elle  déclarait  ne  pou- 
voir être  sa  femme,  parce  qu'un  gentilhomme 
nommé  Cardenio  avait  di^à  reçu  sa  foi,  et  qu'elle 
n'avait  feint  de  consentir  à  ce  mariage  que  pour 
ne  pas  désobéir  à  son  père.  Dans  cette  lettre, 
elle  annonçait  le  dessein  de  se  tuer;  dessein 
ijue  confirmait  un  poignard  trouvé  sur  elle,  ce 
qu'au  reste  don  Fernand,  furieux  de  se  voir 
ainsi  trom[)é,  aurait  fait  hii-méme,  si  ceux  qui 
étaient  présents  ne  l'en  eussent  empêché.  Cet 
lioiiime  ajouta  cnlin  qu'il  avait  (piilté  aussitôt  la 
maison  de  Luscinde,  laquelle  n'était  revenue  de 
son  évanouissement  que  le  lendemain,  déclarant 
de  nouveau  avoir  depuis  longtemps  engagé  sa 
foi  à  Cardenio.  11  m'apprit  aussi  que  ce  Carde- 
nio s'était  trouvé  présent  au  mariage,  et  qu'il 
s'était  éloigné,  désespéré,  après  avoir  laissé  une 
lettre  dans  hupielle,  maudissant  l'infidélité  de 
sa  maîtresse,  il  déclarait  la  fuir  pour  toujours. 


Cela  était  de  notoriété  publique  cl  faisait  le  su- 
jet de  tontes  les  coiuersatiiuis. 

Mais  ce  fut  bien  aulro  chose  quand  on  apprit 
la  fuite  de  Luscinde  de  la  maison  paliiinllc  et 
le  déses|ioir  de  ses  parents,  ipii  ne  savaient  ce 
qu'elle  était  devenue.  Pour  moi,  je  trouvai  quel- 
ipie  consolation  dans  ce  qu'on  jenail  de  m'ap- 
prendre  ;  je  me  disais  ([ué  le  ciel  n'avait  sans 
donlc  renversé  les  injustes  desseins  de  don  Fer- 
nand que  pciur  le  faire  reiilrcr  en  lui-même;  et 
qn'enlin,  puisipie  son  inaria:;e  avec  Luscinde  ne 
s'était  pas  accompli,  je  pouvais  un  jour  voir  le 
mien  se  réaliser,  .le  lâchai  de  me  persuader  ce 
(|ue  je  souhaitais,  me  furgeant  de  vaines  espé- 
rances d'un  bonheur  à  venir,  [.our  ne  pas  me 
laisser  accabler  entièrement,  et  pour  prolonger 
une  vie  qui  m'est  désormais  insupportable. 

Pendant  que  j'errais  dans  la  ville,  sans  savoir 
à  quoi  me  résoudre,  j'entendis  annoncer  la  pro- 
messe d'une  grande  réconqiense  pour  celui  qui 
iîidi(|uerait  ce  que  j'étais  devenue.  On  me  dési- 
gnait par  mon  âge  et  par  l'habit  que  je  portais. 
J'appris  en  même  temps  qu'on  accusait  le  berger 
qui  était  venu  avec  moi  de  m'avoir  enlevée  de 
chez  mon  père;  ce  qui  me  causa  un  déplaisir 
presque  égal  à  l'infidélité  de  don  Fernand,  car 
je  voyais  ma  réputation  absolument  [lerdue,  et 
pour  un  sujet  indigne  et  bas.  Je  sortis  de  la 
ville  avec  mon  guide,  et  le  même  soir  nous  ar- 
rivâmes ici,  au  milieu  de  ces  montagnes.  Mais, 
vous  le  savez,  un  malheur  en  appelle  un  autre; 
et  la  fin  d'une  infortune  est  le  commcncHiment 
d'une  plus  grande.  Je  ne  fus  pas  plus  tôt  dans  ce 
lien  écarté,  que  le  berger  en  qui  j'avais  mis 
lùule  ma  confiance,  ^eiité  sans  doute  par  l'occa- 
sion plutôt  que  par  ma  beauté,  osa  me  parler 
d'amour.  Voyant  q\ic  je  ne  lui  réj)ondais  qu'avec 
mépris,  il  résolut  d'employer  la  violence  pour 
accoml)^ir  son  infâme  dessein.  Mais  le  ciel  cl 
mon  courage  ne  m'abandonnèrent  pas  en  celte 
circonstance.  .Vveuglé  par  ses  désirs,  ce  misé- 
rable ne  s'aperçut  pas  qu'il  était  sur  le  bord 
d'un  précipice;  je  l'y  poussai  sans  peine,  puis 


152 


DON    QUICHOTTE 


courant  de  toute  ma  l'orce,  je  pénéliai  hicii  avunl 
dans  CCS  déserts,  \w\\v  dérouter  les  reclierclies. 
Le  lendemain,  je  rencontrai  un  paysan  (|iii  me 
prit  à  son  service  en  qualité  de  berger  et  m'em- 
mena au  milieu  de  ces  monta^'nes.  Je  suis  res- 
tée chez  lui  bien  des  mois,  allant  chaque  joiu' 
travailler  aux  champs,  et  ayant  grand  soin  de 
ne  pas  me  laisser  reconnaître  ;  mais ,  malgré 
lo\it,  il  a  Uni  par  découvrir  ce  que  je  suis;  si 
bien  que  m'ayant,  à  son  tour,  témoigné  de  mau- 
vais desseins,  et  la  fortune  ne  m'offrant  pas  les 
mêmes  moyens  de  m'y  soustraire,  j'ai  quitté  sa 
maison  il  y  a  deux  jours,  et  suis  venue  chercher 
un  asile  dans  ces  solitudes,  pour  ])rier  le  ciel 
en  repos,  et  tâcher  de  l'émouvoir  par  mes  sou- 
pirs et  mes  larmes,  ou  tout  au  moins  pour  finir 
ici  ma  miséi'able  vie,  et  y  ensevelir  le  secret  de 
mes  douleurs. 


CilAriTRK    XXI\ 

OUI     TRAITE    DU    GRACIEUX    ARTIFICE 

QU'ON    EMPLOYA    POUR    TIRER    NOTRE    AMOUREUX    CHEVALIER 

DE    LA    RUDE    PENITENCE    QU'IL    ACCOMPLISSAIT 

Telle  est,  seigneurs,  l'histoire  de  mes  tristes 
aventures  ;  jugez  maintenant  si  ma  douleur  est 
légitime,  et  si  une  infortunée  dont  les  maux  sont 
sans  sans  remède  est  en  état  de  recevoir  des  con- 
solations. La  seule  chose  que  je  vous  demande 
et  ((u'il  vous  sera  facile  de  m'accorder,  c'est  de 
m'apprendre  où  je  pourrai  passer  le  reste  de  ma 
vie  à  l'abri  de  la  n'clicrchc  de  mes  parents  :  non 
pas  que  je  craigne  qu'ils  m'aient  rien  retiré  de 
leur  affection,  et  (pi'ils  ne  me  reçoivent  pas  avec 
l'amitié  (|u'ils  m'ont  toujours  témoignée  ;  mais 
(juiuidjr  pense  ipi'iis  ne  doivent  croire  à  mon 
innocence  que  sur  ma  painir,  je  ne  jniis  M)e  ré- 
soudre à  affronlei-  leur  i)résen(c. 

Dorothée  se  tut,  et  la  rougeur  qui  couvrit 
son  beau  visage,  ses  yeux  baissés  et  humides, 
montrèrent  clairement  son  inquiétude  et  tous 
les  sentiments  (|ui  agitaient  son  cn-ur. 

Ceux  (pii  venaient  il'enlendre  l'iiistoire  de  la 


jeune  tille  étaient  charmés  de  son  esprit  et  de 
sa  grâce;  et  ils  éprouvaient  d'autant  |)lus  de 
conqjassion  pour  ses  malheurs,  qu'ils  les  trou- 
vaient aussi  sinprcnants  qu'immérités,  he  curé 
voulait  lui  donner  des  consolations  et  des  avis, 
mais  Cardenio  le  prévint. 

—  Quoil  madame,  s'écria-t-il,  vous  êtes  la 
lilh-  uni(]ue  du  riche  Clenardo? 

Dorothée  ne  fut  pas  peu  surprise  d'entendre 
le  nom  de  son  père,  en  voyant  la  cliélive  a|)|)a- 
rence  de  celui  qui  parlait  (on  se  rappelle  com- 
ment était  vêtu  Cardenio).  Qui  étes-vous,  lui  dit- 
elle,  vous  qui  savez  le  nom  de  mon  père'.'  car  si 
j(>  ne  me  (rompe,  je  ne  l'ai  pas  nonnné  une  seule 
fois  dans  le  cours  du  récit  que  je  viens  de  faire. 

Je  suis,  répondit  Cardenio,  cet  infortuné  qui 
reçut  la  foi  de  Luscinde,  celui  qu'elle  a  dit  être 
son  é|)oux,  et  que  la  trahison  de  don  Fernand 
a  réduit  au  triste  état  que  vous  voyez,  abandonné 
à  la  douleur,    privé  de  toute  consolation,  et, 
pour  comble  de  maux,  n'ayant  l'usage  de  sa 
raison  cpu^  })endaut  les  courts  intervalles  qu'il 
plaît  au  ciel  de  lui  laisser.  C'est  moi  qui  fut  le 
triste  témoin  du  mariage  de  don  Fernand,  et  qui 
déjà,  ])lein   de  trouble  et  de  terreur,  tinis  par 
m'abandonner  au  désespoir  quand  je  crus  que 
Luscinde  avait  prononcé  le  oui  fatal.  Sans  at- 
tendre la  fin  de  son  évanouissement,  éperdu, 
hors  lie  moi,  je  ipiittai  sa  maison  après  avoir 
donné  à  un  do  mes  gens  une  lettre  avec  ordre  de 
la  remettre  à   Luscinde,  et  je  suis   veim  dans 
ces  déserts  vouei'  à  la  doiili'ur  une  vie  dont  tous 
les  moments  étaient  i)our  moi  autant  de  sup- 
plices. Mais  Dieu  n'a  pas  voulu  nie  l'ôter,  me 
réservant  sans  doiitc  pour  le  boidicur  que  j'ai 
devons  rencontrer  iri.  Console/.-vuus  belle  Do- 
rothée, le  ciel  est  de  notre  côté;  ayez  coidiance 
dans  sa  bonté  et  sa  proleclimi,  et  après  ce  ipi'il 
a  fait  en  votri;  faveur  ce  serait  l'oflenser  (|ue  de 
ne  pas  espérer  un  meilleur  sort.  Il  vous  rendra 
don  Fernand,  qui  ne  peut  cire  à  Luscinde;  cl  il 
iiir  icndra  luscinde,  qui  ne  peut  être  qu'à  moi. 
(juand    nies  iiilércls  ne  seraient   |ias   d'accord 


DK    LA     MANCIIK 


irC) 


Palis,  S.  r.aïun  nc:\  nu^'.  Filrnp,  Juuvcl,  cl  C'".,éilil 

I-e  ciel  et  mon  courage  ne  nriibamloinirTenl  pjis  ilans  celle  t'irr<)n?liiiK'C  {patio  151). 


avec  les  vôtres,  ma  sympathie  ]ioiir  vos  mallieurs 
est  telle  i|u'il  n'est  rien  que  je  ne  fasse  pour  y 
mettre  un  terme;  je  jure  de  ne  prendre  aucun 
repos  que  don  Fernand  ne  vous  ail  rendu  jus- 
tice, et  même  de  l'y  forcer  au  pi  ril  de  ma  vie, 
si  la  raison  et  la  générosité  ne  l'y  peuvent  ame- 
ner. 

Dorothée  était  si  émue,  qu'elle  ne  savait  com- 
ment remercier  Cardenio;  et  le  regardant  déjà 
comme  son  protecteur,  elle  allait  se  jeter  à  ses 
pieds,  mais  il  l'en  empèclTa.  Le  curé,  prenant  la 
parole  pour  tous  deux,  loua  Cardenio  de  sa  gé- 


néreuse résolution,  et  consola  si  bien  Dorothée 
qu'il  la  fit  consentir  à  venir  se  remettre  un  pou 
de  tant  de  fatigues  dans  sa  maison,  où  ils  avise- 
raient tous  ensemldc  au  iiiuyeii  île  reti'ouver 
don  Fernand.  Le  barhier,  qui  jusque-là  avait 
écoulé  en  silence,  s'offrit  avec  empresseinont  à 
faire  tout  ce  qui  dépendrait  de  lui  ;  il  leur  apprit 
ensuite  le  dessein  qui  les  avait  conduits,  lui 
et  le  curé,  dans  ces  montagnes,  et  l'étrange  folie 
de  don  Quichotte,  dont  ils  attendaient  l'écuyer, 
lequel  n'avait  guère  moins  besoin  de  traitement 
que  sou  maître.  (Cardenio  se  ressouvint  alors  du 

2(t 


nON    OIIICIUITTK, 


flémôlr''  qu'il  avait  ou  avec  notre  héros,  mais 
seiiloiiii'tit  comme  d'un  .snnpe,  et  en  le  racon- 
tant il  n'oii  [Mil  iliic  le  sujet. 

En  ce  moment  des  cris  se  tirent  entendre,  et 
ils  reconnurent  la  voix  de  Sanclio,  qui,  ne  les 
trouvant  point  à  l'endroit  où  il  les  avait  laissés, 
les  appelait  à  tue-lèfe.  Tous  allèrent  au-devant 
de  lui,  et  ronnne  le  i  uré  lui  demandait  avec  em- 
pressement (les  nouvelles  ijc  don  (Jujchotlo,  San- 
chn  répondit  c(unment  il  l'avait  trouvé  en  che- 
mise, p;\le,  jaune,  mourant  de  faim,  mais  sou- 
pirant toujours  pour  sa  dame  Dulcinée.  Je  lui  ai 
liien  (lit,  ajoula-t-il,  qu'elle  lui  ordonnait  de 
quitter  ce  déseï  t  pour  se  rendre  au  Tohoso,  on 
elle  Tatlond  avec  impatience;  mais  il  m'a  ré- 
pondu (ju'il  est  résolu  à  ne  point  paraître  devant 
sa  beauté,  jusqu'à  ce  (|u'il  ait  fait  des  prouesses 
dignes  do  cette  faveur.  En  vérité,  seijineurs,  si 
cela  dnie  plus  ioiiglenips,  iiion  maître  roiu'l 
grand  risque  de  ne  jamais  devenir  empereur, 
comme  d  s'y  est  enj^aj^é,  ni  même  arciievèque, 
ce  qui  est  le  moins  qu'il  puisse  faire.  Au  nom 
lin  ciel,  voyez  donc  promplemcnt  ce  qu'il  y  au- 
r.iit  à  faire  pour  le  tirer  de  là. 

Rassnr(V.-vous,  Sanclio,  dit  le  eiiré,  nous  l'en 
tirerons  malgré  lui  ;  et  se  tournant  vers  (iardenio 
et  Dorothée,  il  ienr  raconta  ce  qu'ils  avaient 
imaginé  |ionr  la  guérison  de  don  (Jnidiotle,  ou 
tout  an  moins  poui'  l'oldiger  de  retourner  dans 
sa  maison. 

Dorothée,  à  (pii  ses  nouvelles  csj)érances  len- 
daient  déjà  un  peu  de  gaieté,  s'offrit  à  renq)lir 
le  rôle  de  la  damoiselle  affligée,  disant  ipi'elle 
.s'en  acquitterait  mieux  ipie  le  Larhier,  [larce 
qu'elle  avait  justement  emporté  un  costume  de 
gran(l(!  dame  ;  (pi'aii  reste  il  n'était  pas  besoin 
de  1  in.struire  \><>\iv  représenter  ce  jiersonnagc, 
parce  qn'ajant  lu  beaucoup  de  livies  de  cheva- 
Itîrie  elle  en  connaissait  le  style,  et  savait  de 
quelle  manière  les  damoiselles  infortunées  im- 
ploraient lu  protection  des  chevaliers  errants. 

A  la  boime  heure,  madame,  dit  le  curé;  il  ne 
s'agit  plus  (juede  se  metire  ;i  I  dime. 


Dorothée  ouvrit  son  paquet  et  en  tira  une 
jiqie  de  trèsdielle  étoffe  et  un  liche  mantelel  de 
brocart  voit  avec  un  leur  de  jieilcs  et  d'autres 
ajustements  ;  quand  elle  s'en  fut  parée,  elle  leur 
parut  à  tous  si  belle,  qu'ils  ne  se  lassaient  pas 
de  l'admirer,  et  plaignaient  don  Eernand  d'avoir 
dédaigné  une  si  charmante  personne.  Mais  celui 
qui  trouvait  Dorothée  le  plus  à  son  goût,  c'é- 
tait Sancho  Panza  ;  il  n'avait  |)as  assez  d'yenx 
pour  la  regarder,  et  il  était  devant  elle  comme 
en  extase. 

Quelle  est  donc  cette  belle  dame?  demanda- 
t-il;  et  que  vient-elle  chercher  au  milieu  de  ces 
montagnes'.' 

Cette  belle  dame,  ami  Sancho,  réjiondit  le 
curé,  c'est  tout  sinq)lement  l'héritière  en  ligne 
directe  dn  grand  royaume  de  Micomicon.  Elle 
vient  prier  votre  maître  de  la  venger  d'une  in- 
jure que  lui  a  faite  un  géant  délovai  ;  et  au 
bruit  que  fait  dans  toute  la  (iuinée  la  valeur  du 
fameux  don  (Juichotte,  cette  princesse  n'a  pas 
craint  d'entreprendre  ce  long  voyage  pour  venir 
le  chercher. 

Par  ma  foi  !  s'écria  Sancho  transporté,  voilà 
une  henreusc  quête  et  une  heureuse  trouvaille, 
surtout  si  mon  maître  est  assez  chanceux  pour 
venger  celte  injure  et  assommer  ce  damné  géant 
(pie  vient  de  dire  \'otre  (Jràcc.  Oh  !  certes,  il 
l'assoniTnein  s'il  le  rene(udre;  à  moins  pourtant 
que  ce  soit  un  fant(Jme,  car  sur  ces  gens-là 
mon  maître  est  sans  pouvoir.  Seigneur  licencié, 
lui  dit-il,  j'ai,  entre  autres  choses,  une  grâce  à 
vous  demander  :  pour(pi'il  ne  prenne  pas  fan- 
taisie à  miin  maitie  de  se  faire  archevêque,  car 
c'est  là  toute  ma  crainte,  conseillez-lui,  je  vous 
en  conjui'c,  de  se  marier  promptement  avec 
cette  princesse,  afin  (pie  n'étant  plus  en  état  di' 
recevoir  les  ordres,  il  soit  forcé  de  devenir  em- 
pereur. Iranchenient,  j'ai  bien  rélléciii  là-des- 
sus, cl,  liiul  eomple  lait,  je  trouve  qu'il  n'est 
pas  bon  pour  inui  qu'il  soit  archevêque,  parce 
que  je  ne  vaux  rien^iour  être  d'église,  et  cpie 

d'adli'IU^    a\aill     femme    el    enljuls,    il    me    l';ill- 


DE    LA    MANCIIK. 


ibt, 


tirait  songer  ù  |)rciidre  des  disponsus,  afin  de 
louchiT  les  revenus  d'iiiic  iiréliciidc,  ce  (|iii  me 
duiiiioi'iiit  litMih'0(i|i  troji  (rciiiliiii'i'its.  I.i>  iiiit'(i\ 
e»l  donc  (|iH'  mon  srij;npin'  se  niitrif  tmil  de 
suite  avi'i-  cctle  ltmiiiIc  (iiuiie  que  je  ne  puis  |i;is 
nuninier  paice  i]ne  j'iifmne  «on  nom. 

Elle  s'a|>|icllc  la  princesse  Miroinicona,  dil  le 
curé;  car  son  royaume  élaiil  celui  de  Miiomicon, 
elle  doit  se  nommer  ainsi. 

En  clïot,  reprit  Sanclio  :  i  ai  vu  nondire  de 
gens  qui  prennent  le  nom  du  lieu  de  leur  nais- 
sance, connue  Pedro  d'Alcala,  Juan  d'Ihcda, 
Diego  de  Valladolid  ;  il  doit  eu  être  de  iiienu'  en 
(iuinéc. 

Sans  aucun  doute,  Sancho,  répondit  le  curé, 
et  pour  te  qui  est  du  niaria!,'e  de  votre  maître, 
croyez  ipie  j'y  ponsserai  de  tout  mon  pouvoir. 

Sancho  demeura  iort  satisfait  de  la  promesse 
i\\\  curé,  et  le  curé  encore  plus  étonné  de  la 
!«implicité  de  Sancho,  en  voyant  à  quel  point  les 
contagieuses  folies  du  maître  avaient  pris  racine 
dans  le  cerveau  du  serviteur. 

Pendant  cet  entretien,  Dorothée  étant  montée 
sur  la  mule  du  curé,  et  le  harhier  ayant  ajusté 
sa  fausse  harhe,  tous  dirent  à  Sancho  de  les  con- 
duire où  se  trouvait  don  Quichotte;  lui  recom- 
mandant de  ne  pas  laisser  soupçonner  qu'il  les 
connût ,  parce  que,  si  le  chevalier  venait  à  s'en 
douter  seulement,  l'occasion  de  le  faire  empereur 
serait  perdue  à  jamais.  Cardenio  ne  voulut  point 
les  accompasjner,  dans  la  crainte  (|ue  don  (jui- 
eliotle  ne  vint  à  se  rappeler  le  démêlé  qu'ils 
avaient  eu  ensemble  ;  cl  le  curé,  ne  croyant  pas 
sH  présence  nécessaire, demeura  égalenionl,  après 
avoir  donné  quelque.s  instructions  à  Dorothée, 
qui  le  pria  de  s'en  reposer  sur  elle,  l'assurant 
<|u"elle  suivrait  exacleuieul  ce  (pie  lui  avaient 
appris  les  livres  de  chevalerie. 

La  princesse  Micomicona  et  ses  deux  compa- 
Kiions  se  mirent  donc  en  chemin.  Ils  eurent  à 
peine  fait  trois  quarts  de  lieue,  qu'ils  découvri- 
rent au  milieu  d'un  tToupc  de  roches  amonce- 
lées don  tjuicholle,  déjà  hahillé,  mais  sans  ar- 


mure. Sitôt  qiu'  llorothée  l'aperçut  et  que 
.'^ancho  lui  eut  appris  ipie  c'était  là  notre  héros, 
elle  hâta  son  palefroi,  suivi  de  son  écuyer  liarliu. 
Aussitôt  celui-ci  sauta  à  has  de  sa  mule,  prit 
eiilie  ses  bras  sa  maitresse,  cpii  ayant  ntis  [)ied 
à  terre  avec  beaucoiq)  d'aisance,  alla  se  jetei' 
aux  iienoux  de  don  Ouieholle  ;  notre  héros  lit 
tous  ses  elforts  pour  la  relever,  mais  elle,  sans 
vouloir  y  consentir,  lui  parla  de  la  sorte: 

Je  ne  me  relèverai  pciiul,  invincible  cheva- 
lier, que  votre  courtoisie  ne  m'ait  octrové  un 
don,  lequel  ne  tournera  pas  moins  à  la  «gloire  de 
votre  maj^'nanimc  personne  ipi'à  l'avantage  de  la 
|tlus  outragée  damoiselle  ipie  jamais  ait  éclairée 
le  soleil.  S'il  est  vrai  (pie  votre  valeur  et  la  force 
de  votre  bras  répondent  à  ce  (pren  publie  la 
lenommée,  vous  êtes  tenu,  pai-  les  lois  de  l'hon- 
neur et  par  la  profession  cpie  vous  exercez,  de 
secourir  une  infortunée  (pii,  sur  le  luiiit  de  vos 
exjiloits  et  à*la  trace  de  votre  nom  célèbre,  vient 
des  extrémités  de  la  terre  eheichei-  un  remède 
à  ses  malheurs. 

Je  suis  bien  résolu,  belle  et  noble  dame,  dit 
don  Quichotte,  à  ne  point  entendre  et  à  ne  (toinl 
répondre  une  seule  parole  (pie  vous  ne  vous  soyez 
relevée. 

Et  moi,  je  ne  me  relèverai  jioiut  d'où  je  suis, 
illustre  chevalier,  reprit  la  dolente  damoiselle, 
que  vous  ne  m'ayez  octroyé  le  doiwpic  j'implore 
de  votre  courtoisie. 

Je  vous  l'octroie,  Madame,  dit  don  Onichottc, 
nmis  à  une  condition  :  c'est  qu'il  ne  s'y  trou- 
vera rien  de  contraire  au  service  de  mou  roi  on 
de  mon  pays,  ni  aux  intérêts  de  celle  qui  tient 
'  mon  cœur  et  ma  liberté  enchaînés. 
I  Ce  lie  sera  ni  au  préjudice  ni  contre  rhonneur 
de  ceux  ou  de  celle  que  vous  venez  de  nommer, 
répondit  iJoroliiée. 

Comme  elle  allait  continuer,  Sancho  s'appro- 
cha (le  son  maître,  et  lui  dit  à  l'oreille  :  Par  ma 
loi,  seigneur,  vous  pouvez  bien  accordera  cette 
dame  ce  (ju'ellc  vous  demande;  en  vérité,  ce 
n'est   ([u'une  bayalelle  :  il  s'agit  tout  simple- 


1  M) 


DON    QUICIIOTTK 


iiiciit  irassomnicr  un  gûani,  et  celle  qui  vous 
eu  |)rie  est  la  |iiiiiccssc  Micomicona,  reine  du 
grand  royaume  de  Mieouiicon,  en  Ethiopie. 

Qu'elle  soit  ce  qu'il  plaira  à  Dieu,  répondit 
don  Quichotte;  je  ferai  ce  que  me  dicteront  ma 
couseicuce  et  les  lois  de  ma  |)rofession.  Puis  se 
tournant  vers  Dorothée  :  Que  Votre  lieauté  veuille 
hien  se  lever,  Madame,  lui  dit-il,  je  vous  octroie 
le  don  (ju'il  vous  plaira  de  me  demander. 

Eh  bien,  chevalier  sans  pareil,  reprit  Doro- 
thée, le  don  (jue  j'implore  de  votre  valeureuse 
pei'sonne,  c'est  qu'elle  me  suive  sans  retard  où 
il  me  plaira  de  la  mener,  et  qu'elle  me  promette 
de  ne  s'engager  dans  aucune  autie  aventure 
jusqu'à  ce  qu'elle  m'ait  vengé  d'un  traître  qui, 
contre  toutes  les  lois  divines  et  humaines,  a 
usurpé  mon  royaume. 

Ce  don,  très-haute  dame,  je  répète  que  je 
vous  l'octroie,  répondit  don  Quichotte;  désor- 
mais prenez  courage  et  chassez  la  tristesse  qui 
vous  accable  :  j'espère,  avec  l'aide  de  Die\i  et  la 
l'orce  démon  bras,  vous  rétablir  avant  peu  dans 
la  possession  de  vos  États ,  en  dépit  de  tous 
ceux  (|ui  prétendraient  s'y  opj)oser.  Or,  met- 
tons prouqitement  la  main  à  l'œuvre  ;  les  bonnes 
actions  ne  doivent  jamais  être  différées,  et  c'est 
dans  le  retardement  qu'est  le  péril. 

Dorothée  lit  tous  ses  efforts  pour  baiser  les 
mains  de  don  Quichotte,  qui  ne  voulut  jamais 
y  consentir.  Au  contraire,  il  la  lit  relever,  l'em- 
brassa respectueusement,  après  quoi  il  dit  i'i 
Sauclio  (le  bien  sangler  liossinaute  et  de  lui 
iluiiiM  r  se>  armes.  L'écuyer  détacha  d'un  arbre 
l'armure  de  sou  maître,  (|ui  y  était  suspendue 
comme  un  trophée.  Quand  notre  héros  l'eut  en- 
dossé :  Maintenant,  dit-il,  allons,  avec  l'aide 
de  Dieu,  porter  secours  à  cette  grande  prin- 
cesse, et  employons  la  valeur  et  la  force  que  le 
ciel  nous  a  données,  à  la  faiie  triompher  de  ses 
ennemis. 

Le  barbier,  (|ui,  iieiidaiit  cette  cérémunie, 
était  resté  à  genoux,  faisait  tous  ses  cflorls  |)our 
ne  pas  éclater  de  rire  ni  laisser  tomber  sa  barbe, 


dans  la  crainte  de  tout  gâter;  quand  il  vit  le 
<lon  octroyé  et  avec  quel  empressement  notre 
héros  se  disposait  à  partir,  il  se  releva,  et,  pre- 
nant la  princesse  d'une  main  tandis  que  don 
Quichotte  la  prenait  de  l'autre,  tous  deux  la 
mirent  sur  sa  mule.  Le  chevalier  enfourcha 
Rossinante,  le  barbier  sa  monture,  et  ils  se  mi- 
rent en  chemin. 

Le  pauvre  Sancho  les  suivait  à  pied,  et  la  fa- 
tigue (pi'il  en  éprouvait  lui  rappelait  à  chaque 
|)as  la  perte  de  son  grisou.  11  |)ienail  toutefois 
son  mal  en  patience,  voyant  son  maître  en  che- 
min de  se  fane  empereur;  car  il  ne  doutait 
point  qu'il  ne  se  mariât  avec  celte  princesse, 
et  (pi'il  ne  devînt  bientôt  souverain  de  Micomi- 
con.  Une  seule  chose  troublait  le  plaisir  qu'il 
ressentait,  c'était  de  penser  que  ce  royaume  étant 
dans  le  pays  des  nègres,  les  gens  que  son  maître 
lui  donnerait  à  gouverner  seraient  Mores;  mais 
il  trouva  sur-le-champ  remède  à  cet  inconvé- 
nient. Eh  !  qu'importe,  se  disait-il,  que  mes 
vassaux  soient  Mores  ?  Je  les  ferai  charrier  en 
Es|)agne,  où  je  les  vendrai  fort  bien,  et  j'en 
tirerai  du  bon  argent  comptant,  dont  je  pourrai 
acheter  (]uelque  oflice,  afin  de  vivre  sans  souci 
le  reste  de  mes  jours.  Me  croit-on  donc  si  mala- 
droit, que  je  ne  sache  tirer  parti  des  choses'.' 
faut-il  tant  de  philosophie  pour  vendre  vingt  ou 
trente  mille  esclaves  ?  Oh  !  par  ma  foi,  je  saurai 
bien  en  venir  bout  ;  et  je  les  rendrai  blancs  ou 
l(Uil  au  moins  jaunes,  seraient -ils  plus  noirs  que 
le  diable.  Plein  de  ces  agréables  pensées,  San- 
cho cheminait  si  content,  (|u'il  en  oubliait  le 
désagrément  d'aller  à  pied. 

Toute  cette  étrange  scène,  le  curé  et  Carde- 
uio  la  regardaient  depuis  longtemps  à  travers 
les  broussailles,  fort  en  peine  de  savoir  com- 
ment ils  pourraient  se  réunir  au  reste  de  la 
troupe;  uuiis  le  curé,  grand  tramcur  d'expé- 
dients, en  liouva  mi  lotit  à  |>oint  :  avec  de^ 
ciseaux  qu'il  portiiil  ilan>  un  étui,  il  coupa  la 
barbe  à  Cardeuio,  et  lui  lit  prendre  sa  soutane 
et  son  manteau  noir,  se  réservant  seulement  le 


IIK     I,  A     ^1  A  NCIIi;. 


ir,7 


Je  ne  me  rclèvri-rii  poiiil,  invincible  clievalier,  que  voire  courtoisie  ne  ni'ail  ocliLni-  un  tlon  (page  liio). 


))(Uirj)oint  cl  les  tliaiisscs.  Sous  ce  nouveau  cos- 
tume, Cai'denio  était  si  changé,  qu'il  ne  se  se- 
rait pas  reconnu  lui-même.  Cela  fait,  ils  gagnè- 
rent le  grand  clieniiii,  où  ils  arrivèient  encore 
avant  notre  chevalier  et  sa  suite,  tant  lus  mules 
avaient  de  peine  à  marcher  dans  ces  sentiers 
dilliciles.  Dés  que  le  cuié  a|ierçut  venir  don 
(Juicholle  suivi  de  ses  compagnons,  il  courut  à 
lui  les  liras  ouverts,  et  le  regardant  fixement 
comme  un  homme  qu'on  cherclic  à  reconnaître, 
il  s'écria  :  Qu'il  soit  le  bien  venu,  le  bien  trouvé, 
mon  cher  compatriote  don  Ouicliotte  de  la  Man- 
che, lleur  de  la  galanterie,  lemparl  des  alfli- 
gés,  quintessence  des  chevaliers  errants.  En 
parlant  ainsi,  il  tenait  embrassée  la  jambe  gau- 
che de  notre  héros,  qui,  tout  stupéfait  d'une 
rencontre  si  imprévue,  voulut  mettre  pied  à 
(erre  (piand  il  l'eut  enfin  reconnu;  mais  le  curé 
l'en  empêcha. 


Il  n'est  pas  convenable,  lui  disait  don  Oui- 
chotte,  que  je  sois  à  cheval  pendant  que  Votre 
Révérence  est  à  pied. 

Je  n'y  consentirai  janiai.-,  n'init  le  cuic:  (|Ue 
\ûtre  Griice  reste  à  cheval,  où  elle  a  fait  tant  de 
merveilles!  c'est  assez  pour  moi  de  jirendre  la 
croupe  d'une  de  ces  mules,  si  ces  gentilshommes 
veulent  bien  le  permettre;  et  j'aime  mieux  être 
eu  votre  com|)agnie  de  cette  fai;on,  que  de  me 
voir  monté  sur  le  célèbre  cheval  l'égase,  ou  sur 
la  jument  sauvage  de  ce  fameux  More  Muzai- 
rache ,  qui  aujourd'hui  encore  est  enchante 
dans  la  caverne  de  Zulema,  auprès  de  la  grande 
ville  de  Couqiluto. 

Vous  avez  raison,  seigneur  licencié,  dit  don 

Quichotte,  et  je  ne  m'en  étais  pas  avisé.  J'espère 

que  madame   la  princesse  voudra   bien,  pour 

I  l'amour   de   moi,   ordonner  à    son    écuver    de 

[  viiiis    donner  la  selle    de  sa    muli',    el    de    se 


158 


liO.N    OUI  (.  IIOITK 


contenter  de  l;i  croupe,  si  tant  est  (jue  la  liète 
soit  accoutumée  à  porter  double  fardeau. 

Assurément,  répondit  Dorolliée,  et  mon  écuyer 
n'attendra  pas  mes  ordres  pour  cela  ;  il  a  trop 
de  courtoisie  poursoullrir  que  le  seigneur  licen- 
cié aille  à  pied. 

Assurément,  dit  le  barbier  ;  et  saulanl  à  bas 
de  sa  mule,  il  présenta  la  selle  au  curé,  qui 
raccepta  sans  se  faire  prier. 

Par  malheur  la  mule  était  de  louage,  c'est-à- 
ilire  (|uinlcuse  et  mutine,  (juand  le  barbier  vou- 
lut monter  en  croupe,  elle  leva  brus(|uement  le 
train  de  derrière,  et,  détachant  quatre  ou  cinq 
ruades,  elle  donna  une  telle  secousse  à,  notre 
homme,  qu'il  roula  parterre  fort  rudement;  et 
connue  dans  cette  chute  la  barbe  de  mailre 
Nicolas  vint  à  se  détacher,  il  ne  trouva  rien  de 
mieux  à  l'aire  que  de  porter  vivement  les  deux 
mains  à  son  visage,  en  criant  île  toutes  ses 
forces  que  la  maudili;  bêle  lui  avait  cassé  Id 
mâchoire. 

En  apercevant  ce  i^ros  paipu'l  de  poils  sans 
chair  ni  sang  répandu  ;  (,luel  miiacle  !  s'écria 
don  Quichotte,  la  mule  vient  de  lui  enlever  la 
barbe  du  menton  comme  auiail  fait  un  revers 
d'épée  ! 

Le  curé,  voyant  son  invention  en  graïul  dan- 
ger d'être  découverte,  se  hâta  de  ramasser  la 
barbe;  et  courant  à  maître  Nicolas,  (pii  conli- 
imail  à  pousser  des  cris,  il  lui  prit  la  tète,  et 
l'appuvanl  contre  sa  poitrine,  il  lui  rajusta  la 
barbe  en  un  clin  d'ieil,  en  marmottant  (pielques 
paroles  qu'il  dit  être  un  charme  propre  à  faire 
reprendre  les  barbes,  connne  on  l'allait  voii'; 
eu  ('fret,  il  s'éloigna,  et  l'écuyer  parut  aussi 
baibii  (|u'auparavant.  Uon  Quichotte,  fout  émer- 
veillé de  la  guérison,  pria  le  cuié  de  lui  ensei- 
gner le  charme  quaml  il  en  aurait  le  loisir,  m; 
doutant  pdint  (pie  sa  verlu  ne  s'étendit  beau- 
r.iup  pins  loin,  puisijn'il  était  impossible  que 
ii's  barbes  lussent  enlevées  de  la  sorte  sans  que 
la  chair  fi'il  euijiortée  du  même  coup,  et  (pu' 
cependant  il  n'y  paraissait  |ilu>.  Le  désordre 


ainsi  réparé,  on  convint  que  le  curé  monterait 
seul  sur  la  nmlejusrpi'à  ce  (pi'on  fût  arrivé  à 
l'hôtellerie,  distante  encore  de  deux  lieues. 

Le  chevalier  de  la  Triste-Figure,  la  princesse 
Micomicona  et  le  curé  étant  donc  à  cheval,  lau- 
dis  ([uc  Cardenio,  le  barbier  et  Sancho  les  sui- 
vaient à  pied,  (Ion  Quichdlte  dit  à  la  princesse  : 
Que  Votre  (Irandeur  nous  conduise  maintenant 
(ii'i  il  lui  plaira,  nous  la  suivrons  jusipi'au  boni 
(lu  monde. 

l.e  curé,  |u'enant  la  parole  avant  qu'elle  eût 
ouveit  la  bouche  :  Madame,  lui  dit-il,  vers  quel 
royaume  Votre  Grâce  veut-elle  diriger  ses  pas? 
N'est-ce  pas  vers  celui  de  Micomicon? 

Dorothée  comprit  très-bien  ce  (ju'il  fallait 
répondre  :  C'est  justement  là,  re|)rit-elle  aus- 
sit()t. 

En  ce  cas.  Madame,  dit  le  curé,  il  nous  fau- 
dra passer  au  beau  milieu  de  mon  village;  vous 
prendre/  ensuite  la  route  de  Carthagène  ;  là 
Vous  pourrez  vous  embar<|uer;  et  si  vous  avez 
un  bon  vent,  en  un  peu  moins  de  neuf  années 
vous  serez  rendus  aux  Pakis-Méotides,  d'oii  il 
n'y  a  ]ias  plus  de  cent  jouinées  de  niarclie  ju^- 
ipi'au  l'oyaume  de  Votre  Altesse. 

Votre  (Iràce,  seigiu'ur,  me  semble  se  trom- 
per, ré|)ondit  Dorothée;  j'en  suis  partie  il  n'y  a 
jias  deux  ans,  sans  avoir  jamais  eu  le  vent  bien 
favorable,  et  cependant  depuis  (puhpic  lemiis 
di'jà  je  suis  en  Espagne,  où  je  n'ai  pas  }ilus  tôt 
eu  mis  le  pied,  (|ue  le  nom  du  fameux  d<ui  Qui- 
chotte est  vemi  fiap|)er  mon  oreille;  et  j'en  ai 
entendu  iac(uiter  des  choses  si  grandes,  si  mer- 
veilleuses, (pic  (|uaiiil  UK'mc  ce  n'cùl  pas  ('lé  ma 
première  pensée,  j'aurais  pris  soudain  la  réso- 
lution i\v  confier  mes  inlérèts  à  la  valcin-  de  son 
bras  invincible. 

Assez,  assez,  madame,  s'écria  diui  Quiihullc, 
mettez,  je  vous  en  supplie,  un  lerme  à  vos 
louanges  :  je  suis  cinicmi  de  la  llatteric,  et 
ipioi(pie  Vous  me  rendiez  peut-être  justice,  je 
ne  saurais  entendra'  sans  rougir  im  discours  si 
obligoiuit  et  de»  louanges  si  excessives.  Tout  ce 


ni:    l,A    M  ANC  II  K. 


I  r.'.t 


b 


que  jo  puis  diro,  cVst  que,  vaillant  nu  non,  je 
suis  |»r<''t  à  verser  pour  votre  service  jusqu'à  la 
ileriiiore  goutte  de  mon  suu^',  el  letiMiips  vous  le 
prouvera.  Mainleniuit  trouve/,  bon  que  j  ap- 
prenne (lu  seiijneur  licciicié  ee  (|ui  l'amène  seul 
ici,  ù  pied,  el  vctu  lellenienl  à  la  léfière,  que  je 
ne  sais  que  |)enser. 

l'ouivous  satisfaire  en  peu  de  mots,  soigneur 
don  (}uicliofte,  ri'pondit  le  eui'('',  il  l'aiil  (pie 
vous  sacliie/.  ipie  niailre  Nicolas  et  moi  nous  al- 
lions à  Séville  pour  y  toucher  de  l'argent  qu'un 
de  mes  parents  m'envoie  des  Indes,  et  la  somme 
n'est  pas  si  peu  cousidcrablo  qu'elle  n'atteigne 
pour  le  moins  si\  mille  cens,  lin  passant  pr(''s 
d'ici,  nous  avons  éh'  attn(pi(''s  par  des  voleuis, 
ipii  nous  ont  tout  eidevé",  mèuw  la  liarhe,  si  bien 
que  maitre  Nicolas  est  contraint  d'eu  |iorter  une 
postiche.  Ils  ont  aussi  !aiss(''  nu  coiiinie  la  main 
ce  jeune  homme  que  vous  vovez  lil  montrait 
Cardeuio).  Mais  le  plus  curieux  de  l'affaire, 
c'est  que  ces  hrigands  sont  des  forçats  à  qui  un 
\aillant  chevalier  a,  dit-on,  donni»  la  clef  des 
champs,  malgré  la  résistance  de  leurs  gardiens. 
Il  faut,  eu  vérité,  que  ce  chevalier  soit  un  liicn 
grand  fou,  on  qu'il  ne  vaille  gufMC  mieux  (pie 
les  scélérats  (juil  a  mis  en  liberté,  puisqu'il  ne 
se  fait  aucun  scrupule  de  livrer  les  brebis  à  la 
fureur  des  loups;  piiisipi'il  \iolc  le  respect  dû 
au  roi  cl  il  la  justice,  cl  se  l'ail  le  prolcclciir  des 
enuemis  de  la  sûreté  publique;  puisipi'il  prive 
les  gah'-res  de  ceux  (pii  les  font  mouvoir,  et 
remet  sur  le  pied  la  Sainle-llermandad,  qui 
se  reposait  depuis  longues  années:  puisque, 
enfin,  il  expose  légèrement  sa  liberté  et  sa 
vie,  et  renonce  avec  impiété  an  salut  de  son 
à  me. 

Saiiclio  avait  conté  l'histoire  des  for(jals  an 
curé,  qui  parlait  ainsi  pour  voir  ce  (pie  dirait 
don  Quichotte,  lequel  changeait  de  couleur  à  i 
chaque  jiarole,  el  n'osait  s'avouer  le  libérateur 
de  ces  misérables. 

Voilà,  ajouta  le  cuié,  les   honnêtes  gens  qui 
nous  ont  niis  dans  cet  état  :  ipic  llieii  leur  par- 


donne, el  à  celui  ipii    a  empêché  (pi'iU   ne  n 
çussent  le  juste  châtiment  de  leurs  cii $. 


ciiArmiK  \\\ 

OUI    TRAITE    OE    LA    FINESSE    O'iSPRIT 

Que    MONTRA    LA    BELLE    DOROTHEE,    AINSI    QUE    D'AUTRCS  CHOSES 

NON    MOINS    DIVERTISSANTES 

Le  curé  n'avait  pas  Uni  de  parler  qiif  Sanilm 
s'(''cria  :  Savcz-voiis,  seigneur  licencié,  qui  .n 
fait  ce  bel  exploit'.'  eh  bien,  c'est  mon  maîtie  !  l'A 
pourtant  je  n'avais  cessé  de  lui  dire  de  prendre 
garde  à  ce  ipi'il  allait  l'aire,  cl  de  lui  ic|i(''lcr 
(pie  c'était  péché  de  rendre  libres  des  corpiiiis 
ipi'on  envovait  aux  galères  en  pimilinn  de  leiiiv 
méfaits. 

Traître,  repartit  don  Oi'ichotlc  ;  est-ce  aux 
ciievaliers  eri'ants  à  s'enquérir  si  les  nialluMi- 
reux  el  les  opprimés  ipi'ils  rencontrent  siiriciii 
chemin  sont  ainsi  traités  pour  leurs  fautes,  on 
si  on  leur  lait  injustice'.'  lis  ne  doiveni  considi'- 
rer  que  leur  misère,  sans  s'informer  de  leurs  ac- 
tions. Je  rencontre  imi>  troupe  de  pauvres  dia- 
bles, enfilés  comme  les  grains  d'un  clia|)elcl, 
el  je  fais,  pour  les  secourir,  ce  ipie  m'ordonne 
le  serment  de  la  noble  profession  que  j'exerce. 
Qu'a-l-on  à  dire  à  cela?  Quicompie  le  trouve 
mauvais,  n'a  ipi'a  me  le  témoigner,  el  à  tout 
antre  (pi'au  seigneur  licencié,  dont  j'honore  el 
respecte,  le  caractère,  je  ferai  voir  qu'il  ne  sait 
pas  un  mot  de  la  chevalerie  errante  ;  el  je  suis 
prêt  à  le  lui  prouver  l'i'péc  à  la  main,  à  pied  el 
à  cheval,  on  de  tonte  autre  manière. 

En  disant  cela,  notre  héros  s'afrermil  sur  ses 
élriers,  et  enfonça  son  morioii  ;  car  depuis  le 
jour  où  les  forçats  l'avaienl  si  fort  maltraité, 
l'armet  de  Manilnin  élail  resté  pendu  à  l'aiçoii 
de  sa  selle. 

Dorothée  ne  iiiampiail  pas  de  malice;  con- 
naissant l;i  folie  (le  (Ion  Quicliolle,  cl  sachaiil 
d'ailleurs  que  tout  le  inonde  s'en  moquait,  hor- 
mis Sanclio  Panza,  elle  voiilnt  prendre  sa  part 
du  divertissement  : 


160 


DON    QUICIIOTTF 


Seigneur  chevalier,  lui  (lit-elle,  que  Votre 
Grâce  se  souvienne  du  sermeut  qu'elle  a  fait  île 
n'entreprendre  aucune  aventure,  si  pressante 
qu'elle  puisse  être,  avant  de  m'avnir  l'étalilie 
dans  mes  États.  Calmez-vous,  je  vous  prie,  et 
croyez  que  si  le  seigneur  licencié  eût  pu  se 
douter  un  seul  instant  que  les  fori;als  devaient 
leur  délivrance  à  votre  bras  invincible,  il  se  se- 
rait mille  fois  coupé  la  langue  plutôt  que  de  rien 
dire  qui  vous  déplût. 

.ïe  prends  Dieu  à  témoin,  ajouta  le  curé,  que 
j'a\irais  |)référé  m'arracher  la  moustache  poil  à 
poil. 

Il  suffit,  madame,  reprit  don  Quichotte;  je 
réprimerai  ma  juste  colère,  et  je  jure  de  nou- 
veau de  ne  rien  entreprendre  que  je  n'aie  réa- 
lisé la  promesse  que  vous  avez  reçue  de  moi.  En 
attendant,  veuillez  nous  apprendre  Thistoire  de 
vos  malheurs,  si  toutefois  vous  n'avez  pas  de 
secrètes  raisons  pour  les  cacher  :  car  enfin,  il 
faut  que  je  sache  de  qui  je  dois  vous  venger,  et 
de  (|uel  nombre  d'ennemis  j'aurai  à  tirer  pour 
vous  une  éclatante  et  couq)lète  satisfaction. 

Volontiers,  répondit  Darothée;  mais  je  crains 
bien  de  vous  ennuyer  par  ce  triste  récit. 

Non,  non,  madame,  repartit  don  Quichotte. 

En  ce  cas,  dit  Dorothée  ;  que  Vos  Grâces  me 
prêtent  attention. 

Aussitôt,  (lardenio  et  le  barbier  s'approchè- 
rent pour  entendre  ce  qu'elle  allait  raconter  ; 
Sancho,  non  moins  abusé  que  son  maître  sur  le 
compte  de  la  princesse,  s'approcha  aussi;  Ho- 
rolhée  s'affermit  sur  sa  mule  pour  parler  plus 
commodément  ;  puis  après  avoir  toussé  et  pris 
les  précautions  d'un  orateur  au  début,  elle 
commença  de  la  sorte  : 

Seigneur,  vous  saurez  d'aiiord  ipic  je  m'np- 
pelle...  Elle  s'arrêta  (piebpics  instants,  parce 
(pi'elle  ne  se  ressouvenait  plus  du  nom  que  lui 
avait  donné  le  curé;  celui-ci,  qui  vil  .son  em- 
barras, vint  à  son  ai<li'  rt  lui  ilil  :  Il  n'est  pas 
.surprenant,  madame,  que  Votre  Grandeur  hé- 
site en  commençant   le  réeil  de  .ses  malheurs  ; 


c'est  l'effet  ordinaire  des  longues  disgrâces  de 
troubler  la  mémoire,  et  celles  de  la  |)rincesse 
Micomicona  ne  doivent  pas  être  médiocres,  puis- 
(pi'elle  a  traversé  tant  de  terres  et  de  mers  pour 
y  chercher  remède. 

J'avoue,  reprit  Dorothée,  (ju'il  s'est  tout  à 
coup  présenté  à  ma  mémoire  des  souvenirs  si 
cruels,  que  je  n'ai  plus  su  ce  que  je  disais;  mais 
me  voilà  remise,  et  j'espère  maintenant  mener  à 
bon  port  ma  véridique  liistoin;. 

.Fe  vous  dirai  donc,  seigneurs,  (|ue  jesuis  l'hé- 
ritière légitime  du  grand  rovaume  de  Micomi- 
con.  be  roi,  mon  père,  qui  se  nommait  Tinacrio 
le  Sage,  était  très-versé  dans  la  science  (pi'on 
appelle  magie  ;  cette  science  lui  lit  découvrir  que 
ma  mère,  la  reine  Xaramilla,  devait  mourir 
la  première,  et  que  lui-même  la  suivant  de  près 
au  tombeau,  je  resterais  orpheline.  Cela,  toute- 
fois, affligeait  moins  mon  père  (pie  la  triste 
certitude  où  il  était  que  le  souverain  d'une 
grande  île  située  sur  les  confins  de  mon  royaume, 
effroyable  géant  appelé  Pandafilando  de  la  Vue 
Sombre,  ainsi  surnommé  parce  qu'il  regarde 
toujours  de  travers  comme  s'il  était  louche,  ce 
qu'il  ne  fait  ([ue  par  malice  et  pour  effrayer  tout 
le  monde;  que  cet  effroyable  géant,  dis-je,  me 
sachant  orpheline,  devait  un  jour  à  la  tète  d'une 
armée  formidable  envahir  mes  États  et  m'en  dé- 
pouiller entièrement,  sans  me  laisser  un  seul  vil- 
lage où  je  pusse  trouver  asile;  inaisipie  je  pour- 
rais éviter  cette  disgrâce  en  consentant  à  l'épou- 
ser. Aussi  mon  père,  qui  savait  bien  que  jamais 
je  ne  pourrais  m'y  résoudre,  me  conseilla,  lors- 
que je  verrais  Pandatilando  |)rét  à  envahir  ma 
frontière,  de  ne  point  essayer  de  me  défendre, 
parce  que  ce  serait  ma  perte,  mais,  au  con- 
traire, de  lui  abaiuloimer  mon  royaume,  afin  de 
sauver  ma  vie  et  empêcher  la  ruine  de  mes 
loyaux  et  fidèles  sujets;  et  il  ajouta  qu'en  choi- 
sissant (pielqiies-uns  d'entre  eu.v  pour  maccom- 
pagner,  je  devais  passer  incontinent  en  Espa- 
;,'lie,  iiu  j'(''l:iis  cerliiilie  (le  trouver  un  prolecteur 
dans  la  pcr.sonne  il  un  r,iiiieii\  chevalier  errant. 


UK    LA   M  AN  G  Ht:. 


\(>\ 


l'aris,  s.  Kaçoii  cl  C",  imp.  l-'uine,  Jûuvet|etfC'»,  Adit. 

Don  Quichotte  dit  ;t  la  princesse     Que  Votre  Grandeur  nous  conduise  où  il  lui  plair.i  ([taf^tî  l"i8>. 


connu  par  toute  la  terre  pour  sa  force  et  son  cou- 
rage, et  (jui  se  nomiiiait,  si  je  m'en  souviens 
bien,  don  Cliicot,  ou  tlon(ii;,'ot... 

Don  Quichotte,  madame,  s'écria  Sanclio  ;  don 
Quicliotte,  autrement  appelé  le  chevalier  de  la 
Triste-Figure. 

C'est  cela,  dit  Dorothée.  Mon  père  ajouta  que 
mon  pi-otecteur  devait  être  de  haute  stature, 
maigre  de  visage,  sec  de  corps,  et,  de  plus, 
avoir  sous  l'épaule  gauche,  ou  près  de  là,  un 
signe  de  couleur  brune,  tout  couvert  de  poil  en 
manière  de  soie  de  sanglier. 

.Approche  ici,  mon  lils  Sancho,  dit  initie  hé- 
ros à  son  écuver;  aide-moi  à  me  déshabiller 
promptement,  que  je  sache  si  je  suis  le  cheva- 
lier qu'annonce  la  prophétie  de  ce  sage  roi. 

Que  voulez-vous  faire,  seigneur?  demanda 
Dorothée. 

Je  veux  savoir,  madame,  répondit  ilou  Qui- 


chotte, si  j'ai  sur  moi  ce  signe  dont  votre  père  a 
fait  mention. 

Il  ne  faut  point  vous  déshabiller  pour  cela, 
reprit  Sancho  ;  je  sais  que  Votre  Grâce  a  ju.ste- 
ment  au  milieu  du  dus  un  signe  tout  sem- 
blable, et  l'on  assure  que  c'est  une  preuve  de 
force. 

Il  suflit,  dit  Dorothée;  entre  amis  on  n'y  re- 
garde pas  de  si  près,  et  peu  importe  que  le 
signe  soit  à  droite  ou  à  gauche,  puisque  après 
tout  c'est  la  même  chair.  Je  le  vois  bien,  mon 
père  a  tou(,hé  juste  en  tout  ce  qu'il  a  dit;  quant 
à  moi,  j'ai  encore  mieux  rencontré,  en  m'adres- 
sant  au  seigneur  don  Quichotte,  dont  la  taille  et 
le  visage  sont  si  conformes  à  la  prophétie  pater- 
nelle, et  dont  la  renommée  est  si  grande,  non- 
seulement  en  Espagne,  mais  encore  dans  toute 
la  Manche,  qu'à  iieine  débarquée  à  Ossuna,  j'ai 
ciitiiidn    l'ai  II'  un    lid    rérit    de  ses   prouesses, 

1\ 


lt>J 


DON   QUICHOTTE 


fin'anssifôl  mon  cn'iirin'a  dit  (|np  (•'('"tait  liion  le 
fhcvalior  i|iie  je  cli(>riliais. 

Mais  comment  peut-il  se  faire,  madame,  ob- 
serva don  Quichotte,  (jue  vous  ayez  débarqué  à 
Ossuna  où  il  n'y  a  point  de  port? 

la  prineessc,  répondit  le  curé,  a  voulu  dire 
qu'après  avoir  débanpié  à  Malaf;a,  le  premier 
endroit  où  elle  ap|)rit  de  vos  nouvelles  fut 
Ossima. 

C'est  ainsi  (|uc  je  l'entendais,  scipiieur,  dit 
Dorothée. 

Maintenant,  reprit  le  curé.  Votre  Altesse  \)c\\l 
poursuivre  quand  il  lui  plaira. 

Je  n'ai  rien  à  dire  de  plus,  continua  Doro- 
thée, si  ce  n'est-  que  c'a  été  pour  moi  une  si 
haute  fortune  de  rencontrer  le  seigneur  don 
Quichotte,  que  je  me  regarde  comme  déjà  réta- 
blie sur  le  trône  de  mes  pères,  puisqu'il  a  eu 
l'extrême  courtoisie  de  m'accorder  sa  protec- 
tion, et  de  s'engager  à  me  suivre  partout  où  il 
me  plaira  de  le  mener;  et  certes  ce  sera  contre 
le  traître  Pandatilando,  dont  il  me  venjïera,  je 
l'espère,    en    lui    arrachant,    avec    la    vie,    le 
royaume  dont  il  in'n  si  injustement  dépouillée. 
J'oubliais  de  vous  dire  que  le  roi  mon  père  ma 
laissé  un  écrit  en  caractères  firccs  ou  arabes, 
que  je   ne  connais  point,   mais  par  lequel  il 
m'ordonne  de  consentir  à  épouser  le  chevalier 
mon  libérateur,  si,  après  m'avoir  rétablie  dans 
mes  Étals,  il  me  demande  en  mariage,  et  de  le 
mettre   sur-le-cliam|)    en    j)ossession   de   mon 
royaume  et  de  ma  personne. 

lié  bien,  que  t'en  semble,  ami  v^ancho?  dit 
don  Quichotte;  vois-tu  ce  qui  se  passe'?  Ne  te 
l'avais-je  pas  dit?  Avons-nous  des  royaumes  à 
notre  disposition,  et  des  tilles  de  roi  à  épouser? 
Par  ni.i  lui,  il  y  a  assez  longtemps  que  nous 
les  rherchons,  reprit  Sancho,  et  nargue  du  bâ- 
tard qui  après  avoir  ouvert  le  gosier  à  ce 
(îraml-lil- en-dos,  n'épouserait  pas  incontinent 
mailanic  la  princesse!  l'estc!  elle  est  assez  jolie 
pour  cela,  et  je  voudrais  que  toutes  les  puces  de 
mon  lit  lui  ressemblassent!  Là-dessus,  se  don- 


nant du  talon  au  derrière,  le  crédule  écuycr  fit 
deux  sauts  en  l'air  en  signe  de  grande  allégresse; 
puis  s'allant  mettre  à  genoux  devant  Dorothée, 
il  lui  demanda  sa  main  à  baiser  alin  de  lui 
prouver  que  désormais  il  la  regardait  comme  sa 
légitime  souveraine. 

Il  eût  fallu  être  aussi  peu  sage  que  le  maître 
et  le  valet  |)0ur  ne  pas  rire  de  la  folie  de  l'tm  et 
de  la  simplicité  de  l'autre.  Dorothée  donna  à 
Sancho  sa  main  à  baiser,  lui  promettant  de  le 
faire  grand  seigneur  dès  qu'elle  serait  rétablie 
dans  ses  Klats,  et  Sancho  l'en  remercia  par  un 
compliment  si  extravagant,  que  chacun  se  mit  ;i 
rire  do  plus  belle. 

Voilà,  reprit  Dorothée,  la  fidèle  histoire  de 
mes  malheurs;  je  n'ai  rien  à  y  ajouter,  si  ce 
n'est  que  de  tous  ceux  de  mes  sujets  qui  m'ont 
accompagnée  il  ne  m'est  resté  que  ce  bon  écuyer 
barbu,  les  autres  ayant  péri  dans  une  grande 
tempête  en  vue  du  port;  ce  fidèle  compagnon 
et  moi,  nous  avons  seuls  écha|)pé  par  un  de  ces 
miracles  (|ui  font  croire  que  le  ciel  nous  réserve 
pour  quelque  grande  aventure. 

Elle  est  toute  trouvée,  madain«\  dit  don  (jui- 
chotte  :  je  contirine  le  don  que  je  vous  ai  octroyé  ; 
et  je  jure  encore  une  fois  de  vous  suivre  jus- 
(ju'au  bout  du  monde,  et  de  ne  prendre  aucun 
repos  que  je  n'aie  rencontré  votre  cruel  ennemi, 
dont  je  |)rétends,  avec  le  secours  du  ciel  et  par 
la  force  de  mon  bras,  trancher  la  tète  .superbe, 
fùt-il  aussi  vaillant  que  le  dieu  Mars.  Mais 
après  vous  avoir  remise  en  possession  de  votre 
royaume,  je  vous  laisserai  la  libre  disposition 
de  votre  personne,  car  fan!  que  mon  cœur  et 
ma  volonté  seront  assujettis  aux  lois  de  celle... 
Je  m'arrête  en  songeant  qu'il  m'est  impossible 
de  penser  à  me  marier,  fùl-ce  avec  le  phénix. 

Sancho  se  trouva  si  choqué  des  dernières  pa- 
roles (le  son  maître,  qu  il  s'écria  plein  de  cour- 
roux :  Je  jure  Dieu  et  je  jure  diable,  seigneiu- 
(Ion  Quichotte,  (pie  Votre  (iràce  n'a  pas  le  sens 
connuun!  eonnuenl  se  peut-il  que  vous  b(''si(iez 
à  épouser  une  si  grande  princesse  que  celle-là  ? 


DE  LA   MANCHE. 


163 


I 


Ci'oyi'/.-vdiKi  (Idiif  (|iii'  lie  semblablos  Ibrtimos 
viendront  se  pii'jjenter  l't  loiit  boni  de  thain|i'.' 
Lst-ce  (jiie  |iiir  hasaid  tnadaiiie  Kiilciiipe  vous 
seiublerait  plus  belle'.'  Par  rua  loi,  il  s'en  laut 
de  plus  do  moitié  (|u'elle  soit  digne  de  lui  dé- 
nouer les  cordons  de  ses  souliers!  C'est  bien 
par  ce  clieiuiii-là  que  j'attraperai  le  comté  que 
vous  m'avez  promis  tant  de  l'ois,  et  (pie  j'atletids 
encore.  Mariez-vous!  iiiaiie/.-vous  !  pioiiez-iiioi 
ce  royaume  {|iii  nous  tombe  dans  la  main;  puis 
quand  vous  serez  roi,  laites-moi  marcpiis  ou  gou- 
verneur, et  (pie  Satan  emporte  le  reste. 

En  enteiidant  de  tels  blas])lièiiies  coniro  sa 
Dulcinée,  don  (juicliotte,  sans  dire  gare,  leva  sa 
lance,  et  en  déchargea  sur  les  reins  de  l'indis-  ; 
cret  écuyer  deux  coups  tels,  (pi'il  le  jeta  par  i 
terre,  et  sans  Dorothée,  qui  lui  criait  de  s'arrè-  | 
1er,  il  l'aurait  tué  sur  la  jdace.  Quand  il  se  tut  1 
lin  peu  calmé  :  l'ensez-vous,  rustre  mal  ap-  i 
pris,  lui  dit-il,  que   notre  unique  occupation  à 
tous  deux  soit,  vous  de  laiie  toujours  des  sottises 
et  moi  de  vous  les  pardonner  sans  cesse?  N'y 
comptez  ])as,  misérable  excommunié,  car  tu  dois 
l'être  pour  avoir  osé  mal  parler  de  la  sans  pa- 
reille Dulcinée.  Ignorez-vous,  vaurien,  maraud, 
bélitre,  que  sans  la  valeur  (ju'elle  prête  à  mon 
bras,  je  suis  incapable  de  venir  à  bout  d'un  en- 
l'anf.'  Dites-moi  un  peu,  langue  de  vip('re,  ([ui 
a   conquis    ce    royaume,  qui  a  coupé   la   tète 
à  ce  géant,  qui  vous  a  fait  marquis  ou  gouver- 
neur, car  je  liens  tout  cela  pour  accompli,  si  ce 
n'est  Dulcinée  elle-même,  qui  s'est  servie  de  mon 
liras  |)0ur  exécuter  ces  grandes  choses  '.'  Sachez 
ipie  c'est  elle  qui  combat  en  moi  et  qui  remporle 
toutes  mes  victoires,   comme  moi  je  vis  et  je 
respire  en  elle  !  Il  faut  que  vous  soyez  bien  in* 
grat  !  .V  l'instant  même  où  l'on  vous  tire  de  la 
poussière  pour  vous  élever  au  rang  des  plus 
grands  seigneurs,  vous  ne  craignez  pas  de  dire 
du  mal  de  ceux  qui  vous  comblent  d'honneurs 
et  de  richesses. 

Tout   maltraité  qu'il  était,  Saiicho  entendait 
i'oit  liien  ce  (pic  disait  son  maiti-e;  mai?  pour  y 


répondre  il  voulait  être  en  lieu  de  sûreté.  Se  le- 
vant de  son  mieux,  il  alla  d'abord  se  réfugier 
derri('re  le  palel'ioi  de  Dorothée  et  de  là  apostro- 
|ilianl  don  Quicliott-  :  (Jr  (;a,  seigneur,  lui  dit  il, 
si  Votre  Grâce  est  très-décidée  à  ne  point  épou- 
ser madame  la  princesse,  son  royaume  ne  sera 
pas  à  votre  disposition;  eh  bien,  cela  étant, 
(piclle  récompense  aurez-vous  à  me  donner'.' 
\oilà  ce  dont  je  me  plains.  Mariez-vous  avec 
cette  reine,  pendant  que  vous  l'avez  là  comme 
tombée  du  ciel  ;  ce  sera  toujours  autant  de  pris, 
après  quoi  vous  pourrez  retourner  à  votre  Dul- 
cinée; car  il  me  semble  (piil  doit  s'être  trouvé 
dans  le  monde  des  rois  qui,  outre  leur  femme, 
ont  eu  des  maîtresses.  (Juant  à  leur  beauté,  je 
ne  m'en  mêle  pas;  à  vrai  dire,  cependant,  je  les 
trouve  fort  belles  l'une  et  l'autre,  (|uoiquc  je 
n'aie  jamais  vu  madame  Dulcinée. 

Comment,  traître,  tu  ne  l'as  jamais  vue!  re- 
prit don  (Juichotte  ;  ne  viens-tu  pas  de  m'appoi- 
ler  1111  message  de  sa  part'.' 

Je  veux  dire  que  je  ne  l'ai  pas  assez  vue  (loui 
remarquer  toute  sa  beauté,  re|iartit  Sancho  ; 
mais  en  bloc  je  l'ai  trouvée  fort  belle. 

Je  te  pardonne,  reprit  don  (Juichotte;  par- 
donne-moi aussi  le  déplaisir  que  je  t'ai  causé  : 
l'homme  n'est  pas  toujours  maître  de  son  pre- 
mier mouvement. 

Je  le  sens  bien,  repartit  Sancho  ;  et  l'envie  de 
parler  est  en  moi  un  premier  mouvement  au- 
quel je  ne  puis  résister  :  il  faut  toujours  que  je 
dise  au  moins  une  l'ois  ce  qui  me  vient  sur  Ir 
bout  de  la  langue. 

D'accord  ,  dit  don  Quichotte  ;  mais  prends 
garde  à  l'avenir  de  quelle  manière  tu  parleras  ; 

tant  va  la  cruche  à  l'eau Je  ne  t'en  dis  pas 

davantage.  ... 

Dieu  est  dans  le  ciel  (jiii  \oit  les  tricheries, 
ivpliipia  Sancho:  eh  bien,  il  jugera  qui  de  nous 
deux  l'olTense  le  plus,  ou  moi  en  parlant  tout 
detravers,ou  Votre  Seigneurie  en  n'agissant  pas 
mieux. 

C'est  assez,  dit  Dorothée  ;  Sancho,  allez  baiser 


IBi 


DON    QUICHOTTE 


la  main  île  votre  seigneur,  demandez-hii  par- 
don, et  soyez  plus  circonspect  à  l'avenir.  Sur- 
tout ne  parlez  jamais  mal  de  cette  dame  du  To- 
boso,  que  je  ne  connais  p  int,  mais  que  je 
serais  heureuse  de  servir,  puisque  le  grand  don 
Quichotte  la  vénère  :  ayez  confiance  en  Dieu,  et 
vous  ne  manquerez  point  de  récom|)ensc. 

Sancho  s'en  alla  tète  baissée  demander  la 
main  à  son  maître,  qui  la  lui  donna  avec  beau- 
coup de  gravité;  après  quoi,  don  Quichotte  le 
prenant  à  part  lui  dit  de  le  suivre,  parce  qu'il 
avait  des  questions  de  haute  importance  à  lui 
adresser. 

Tous  deux  prirent  les  devants;  et  quand  ils 
lurent  assez  éloignés  :  Ami  Sancho,  dit  don 
Quichotte,  depuis  ton  retour,  je  n'ai  pas  trouvé 
occasion  de  t'cntretenir  touchant  ton  ambas- 
sade; mais  à  présent  que  nous  sommes  seuls, 
dis-moj  exactement  ce  qui  s'est  passé,  et  ra- 
conte-moi toutes  les  particularités  que  j'ai  be- 
soin de  savoir. 

Que  Votre  Grâce  demande  ce  qu'il  lui  plaira, 
répondit  Sancho,  tout  sortira  de  ma  bouche 
comme  cela  est  entré  par  mon  oreille;  seule- 
ment, à  l'avenir  ne  soyez  pas  si  vindicatif. 

Pourquoi  dis-lu  cela?  demanda  don  Qui- 
chotte. 

Je  dis  cela,  répondit  Sancho,  parce  que  ces 
coups  de  bâton  de  tout  à  riieine  me  viennent 
de  la  querelle  que  vous  m'avez  laite  à  ,,ropos 
<lt'.-<  forçats,  et  non  de  ce  que  j'ai  dit  contre 
■uadame  Dulcinée,  que  j'honore  et  révère  connue 
une  relique,  encore  qu'elle  ne  serait  pas  bonne 
■'  «■"  t';nre,  mais  paire  que  c'est  un  bien  qui  est 
à  Votre  Grâce. 

l-aisse  là  ton  discours,  il  me  chagrine,  repar- 
tit don  Quichulle;  je  t'ai  pardonné  tout  •<  Iheure, 
Miais  tu  connais  le  proverbe  :  A  pe.he  nouveau, 
nouvelle  pénitence. 

Comme  ils  en  étaient  là,  ils  viieiil  Nenir  à 
••u.\,  assis  sur  un  àiie,  un  homme  qu'ils  prirent 
■l'j'bord  pour  un  Ijidiémien.  Sancho,  ijui  depuis 
I''  |"^rtr  de  son  grisou  n'en  apercevait  pas  un 


seul  (pie  le  cœur  ne  lui  bondît,  n'eut  pas  plus 
tôt  aperçu  celui  qui  le  montait,  (|u'il  reconnut 
Gincz  de  Passamoiit,  comme  c'était  lui  en  effet. 
Le  drôle  avait  pris  le  costume  des  Bohémiens, 
dont  il  possédait  parfaitement  la  langue,  et  pour 
vendre  l'àne  il  l'avait  aussi  déguisé.  Mais  bon 
sang  ne  peut  mentir,  et  du  même  coup  Sancho 
reconnut  la  monture  et  le  cavalier,  à  (|ui  il  cria  : 
Ah!  voleur  de  Ginésille,  rends-moi  mon  bien, 
rends-moi  mon  lit  de  repos;  rends-moi  mon 
àne,  tout  mon  plaisir  et  toute  ma  joie;  dé- 
campe, brigand  ;  rends-moi  ce  (pii  m'appar- 
tient. 

Peu  de  paroles  suffisent  à  ipii  comprend  à 
demi-mot;  dès  le  premier,  Ginez  sauta  à  terre 
et  disparut  en  un  clin  d'iril.  Sancho  courut  à 
son  àne,  et  l'embrassant  avec  tendresse  :  Com- 
ment t'es-tu  porté,  mon  fils,  lui  dit-il,  mon 
cher  compai^non,  mon  fidèle  ami'.' et  il  le  bai- 
sait, le  clioyait  comme  quclipi'un  qu'on  aime 
tendrement.  A  cela  l'ànc  ne  répondait  rien,  et  se 
laissait-  caresser  sans  bouger.  Toute  la  coni|)a- 
gnie  étant  survenue,  chacun  félicita  Sancho 
d'avoir  retrouvé  son  grisou  ;  et  don  Quichotte, 
pour  récompenser  un  si  bon  naturel,  confirma 
la  promesse  qu'il  avait  faite  de  lui  donner  trois 
allons. 

Pendafil  que  notre clievilier  et  son  ccuyer  s'é- 
taient écartés  |)our  s'entretenir,  le  curé  com|)li- 
uieutait  Doioliiée  :  Madame,  lui  dit-il,  l'histoire 
que  vous  avez  composée  est  vraiment  fort  ingé- 
nieuse: j'admire  avec  quelle  facilité  vous  avez 
employé  les  termes  de  chevalerie,  et  combien 
vous  avez  su  dire  de  choses  en  peu  de  paroles. 

J'ai  assez  feuilleté  les  romans  pour  en  con- 
naître le  style,  répondit  Horothée  ;  mais  la  géo- 
graphie m'est  moins  familière,  cl  j'ai  été  dire 
.issc/.  mal  à  propos  que  j'avais  ih'banpié  à  (Js- 
suna. 

Cela  n'a  rien  gale,  madame,  répliipia  le  curé, 
et  le  petit  correctif  que  j'y  ai  apporté  a  tout  re- 
mis en  place.  Mais  n'admirez-vous  pas  la  crédulité 
de  ce  pauvre  geiililliomme,  qui  accueille,  si  faci- 


DE    LA    MANCIIK. 


Ktr^ 


Bon  Quicliollc  leva  sa  lauce.lel  eii  Ju'.liargea  sur  le»  rein.  Je  l'indiscret^éeuver  Jeux  iuuii>  (|>aj;e  itià). 


leiiieiit  tous  ces  mensonges,  par  cela  seulement 
<|u'ils  re.sseml)lent  aii\  extravagances  des  ro- 
mans de  chevalerie  '.' 

Je  crois,  dit  CardiMiio,  quOn  ne  saurait  l'orgcr 
de  labiés  si  déi'aisonnabies  et  si  éloignées  de  la 
vérité,  qu'il  n'y  ajout;U  l'oi. 

Ce  iju'il  y  a  de  plus  étonnant,  continua  le 
luré,  c'est  qu'à  part  le  chapitre  de  la  chevalerie, 
il  n'y  a  point  de  sujet  sur  lequel  il  ne  montre  un 
jugement  sain  et  un  goût  délicat  ;  en  sorte  (pie, 
pourvu  qu'on  ne  touche  point  à  la  corde  sen- 
sible, il  n'y  a  personne  qui  ne  le  juge  homuie 
d'esprit  lin  et  de  droite  raison. 


CHAPITUK  XXXI 

ou     PLAISANT    DIALOGUE    QUI     EUT     LIEU 

ENTRE     DON    QUICHOTTE     ET     SANCHO,    SON     ECUVER. 

AVEC    D-AUIRES    EVENEMENTS 

Tandis  tiue  Dorothée  et  le  curé  s'entietenaienl 
de  la  sorte,  don  Quichotte  reprenait  la  conver- 
sation interrompue  par  (iiiie/..  Ami  Sancho,  fai- 
sons la  jiaix,  lui  dit-il,  jetons  au  vent  le  souve- 
nir de  nos  querelles,  et  raconte-uioi  maintenant 
sans  garder  dépit  ni  rancune,  où,  quand  et 
comment  lu  as  trouvé  Dulcinée.  Que  faisail-elle'.' 
que  lui  as-tu  dit'.'  que  l'a-l-elle  répondu'.'  quelle 


Il)« 


DON    QUICHOTTE 


mille  (il-t'llo  ;i  la  ioiUirc  di'  ma  Icllic?  (jiii  lu 
l'avait  transcrite'.'  ciiliii  raconlc-iiioi  tout,  sans 
rien  retraiiclior  ni  rien  ajouter  dans  le  dessein 
(le  ni'èlre  agréable  ;  car  il  m'imjiorle  de  savoir 
exactement  ce  (|iii  s'est  passé. 

Seigneur,  ré|ioiiilit  Saiiclio,  s'il  iïuil  dire  la  vé- 
rité, ])ersoniie  ne  m'a  transcrit  de  Ictlie,  car  je 
n'en  ai  jioint  cmjiorté. 

Kn  elTet,  dit  don  (Jnicliotfe,  deux  jours  ajnès 
ton  dé|)art  je  trouvai  le  livre  de  [loclie,  ce  qui 
me  mit  l'orl  en  peine  ;  j'avais  toujours  cru  que 
lu  reviendrais  le  chercher. 

.le  l'aurais  fait  aussi,  si  je  n'eusse  pas  .su  la 
lettre  \nn'  cœur,  reprit  Sancho;  mais  l'ayant  ap- 
prise pendant  (pie  vous  me  la  lisicï,  je  la  répé- 
tai mot  pour  mot  à  un  sacristain  ipù  me  la 
lianscrivit,  et  il  la  trouva  si  hoiine,  (pi'il  jura 
n'en  avoir  jamais  rencontré  de  semblaide  en 
lonle  sa  vie,  hien  (pi'il  eût  mi  l'orce  Ijillets  d'eii- 
lerreineiit. 

La  snis-tu  encore'.'  dit  don  (juichotle. 

.Non,  seigneiii-,  r(''jioiidit  Sancho  ;  quand  une 
l'ois  je  la  vis  écrite,  je  me  mis  à  l'oublier,  si 
ipielque  chose  m'en  est  resté  (lan^  la  méinoire, 
c'est  le  commencement,  lu  situU'rrdiiie,  je  veux 
dire  hi  souveraine  dinnc,  el  la  lin,  à  vous  jus- 
ijii'a  lu  )u(irt,  le  chevuVu'y  de  lu  TrisWF'Kiure  ; 
eiilie  (ont  cela  j'a\ais  mis  pins  de  trois  cents 
âmes,  beaux  yeux  et  m'amours. 

Tout  va  bien  jusqu'ici,  dit  don  (.luichotte  ; 
poursuivons.  (Jue  faisait  cet  aslre  de  beauté 
quand  lu  |)arus  en  sa  i)résence'.'  .V  coup  sur  tu 
l'auras  liiMi\é  enlilaiil  un  c(dlier  de  perles,  nu 
brodant  (juehiue  riciic  ccharpe  pcmr  le  chevalier 
son  esclave? 

.le  l'ai  trouvé  vannant  deux  setiers  de  liji' 
dans  sa  basse-cour,  répondit  Sancho. 

lié  bien,  dit  don  Ouicholte,  sois  assuré  (pie, 
Iniiclii'  par  >e>  belles  mains.  (Iiaipie  giaiii  de 
blé  se  convertissait  en  diamant;  et  si  lu  y  as  fait 
alleiitiiin,  ce  blé  devail  élie  ilii  pur  rromeiil, 
bien  lourd  et  bien  luuii'.' 


Ce  n'était  (|ue  du  seigle  blond  ,  répondil 
Sancho. 

Vanné  par  ses  mains,  ce  seigle  aura  fait  le 
plus  beau  et  le  meilleur  pain  du  monde!  dit 
(Ion  (Juicholle  ;...  mais  passons  outre.  Oiiand 
lu  lui  reiiilis  ma  lettre,  elle  dut  certainement  la 
couvrir  de  baisers  et  témoigner  une  grande  joie'.' 
Une  fit  file,  enlin'.' 

(juaiid  je  lui  présentai  votre  lettie,  répondil 
Sancho,  son  van  était  plein,  et  elle  le  reiiuiait  de 
la  bonne  fa(jon,  si  bien  qu'elle  me  dit  :  Ami,  met- 
tez celte  lettre  sur  ce  sac,  je  ne  puis  la  lire  que 
je  n'aie  achevé  de  vanner  tout  ce  qui  est  là. 

(iharmanle  discrétion,  dit  don  (juichotte  ; 
sans  doute  elle  voulait  être  seule  pour  lire  ma 
lettre  et  la  savourer  à  loisir.  Pendant  qu'elle  dé- 
pêchait sa  besogne,  quelles  questions  te  faisait- 
elle'/  (Jue lui  répondis-tu'.'  .Vchève,  ne  me  cache 
rien,  et  salis!'ais  mon  irn|)atience. 

KUe  ne  me  demanda  rien  reprit  Sancho;  mais 
moi,  je  lui  appris  de  quelle  manière  je  vous 
avais  laissé  dans  ces  montagnes,  faisant  |)éui- 
tence  ù  son  service,  nu  de  la  ceinture  en  bas 
comme  nu  vrai  sauvage,  dormant  sur  la  terre, 
ne  mangeant  pain  sur  nappe,  ne  vous  peignant 
jamais  la  barbe,  pleuiant  coniuie  mi  veau,  el 
maudissant  votre  forluue. 

Tu  as  mal  fait  de  dire  ipie  je  maudissais  ma 
fortune,  dit  don  (Juichotte,  parce  ipi'an  coritrairc 
je  la  bénis,  et  je  la  bénirai  tous  les  jours  de  ma 
vie,  pour  m'avoir  rendu  digiu'  d'aimer  une  aussi 
glande  dame  que  Dulcinée  du  Toboso. 

Oh!  |)ar  ma  foi,  elle  est  très-grande,  repailit 
Sancho  :  elle  a  au  moins  un  deini-[iied  de  plus 
(|ue  moi. 

Ili'  (piiii  !  (leuiaiida  don  (Juichotte,  t'es-lu 
donc  mesuré  avec  elle,  pour  en  parler  ainsi'.' 

.le  me  suis  mesuré  avec  elle  en  lui  aidant  à 
mettre  un  sac  de  blé  t,ui-  son  âne,  répondit  San- 
elid  .  nous  niiii>  lii)U\;uiii>  abus  .--i  près  l'un  (le 
lauli'e.  (pie  je  vis  bien  ipi'clle  élail  plii>  haute 
(pi(!  moi  de  toute  la  léte. 

ÎN"est-il  pas  vrai,  dil  don  (Joicholte,  ()ue  celle 


DE  LA    MANCHE. 


1fi7 


noble  liiille  est  accompajinco  d'un  million  de 
^•ificps,  tant  de  l'esprit  que  du  corps?  An  moins 
tu  conviendras  d'une  chose  :  en  approchant 
d'elle,  tu  dus  sentir  une  merveilleuse  odeur,  un 
agréable  composé  des  plus  excellents  parfums, 
un  je  ne  sais  quoi  qu'on  ne  saurait  exprimer, 
une  vapeur  délicieuse,  une  exhalaison  qui  t'em- 
iKinriiail,  cumiiio  si  lu  avais  été  dans  la  boutique 
du  plus  cléfiant  parfumeur'.' 

Tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  répondit  San- 
cho,  c'est  que  je  sentis  une  certaine  odeur  qui 
approchait  de  celle  du  bouc:  mais  sans  doute 
elle  avait  chaud,  car  elle  suait  à  jjrosses  gouttes. 

Tu  te  trompes,  dit  don  Quichotte  :  c'est  que  lu 
étflis  enrhumé  du  cerveau  ou  (\uo  tu  sentais  toi- 
même.  Je  sais.  Dieu  merci,  ce  que  doit  sentir 
celte  rose  épanouie,  ce  lis  des  rlinmps,  cet  am- 
bre dissous. 

A  cela  je  n'ai  rien  à  répondre,  repartit  San- 
cho;  bien  souvent  il  sort  de  moi  l'odeur  que  je 
sentais;  mais  en  ce  moment  je  me  (iifurai  qu'elle 
sortait  de  la  Seigneurie  do  madame  Dulcinée  ;  au 
reste,  il  n'y  a  là  rien  d'étonnant  :  un  diable  res- 
semble à  l'autre. 

Kh  bien,  maintenant  qu'elle  a  fini  de  cribler 
son  froment,  et  qu'elle  l'a  envoyé  au  moulin, 
(pie  lit-elle  en  lisant  ma  lettre?  demanda  don 
(Quichotte. 

Votre  lettre,  elle  ne  la  lut  pninl,  ré|iondil 
Sancho,  ne  sachant,  m'a-t-elle  dit,  ni  lire  ni 
écrire;  au  contraire,  elle  la  déchira  en  mille 
morceaux,  ajoutant  que  personne  ne  devait  con- 
naître ses  secrets;  qu'il  snltisait  de  ce  que  je 
lui  avais  raconté  de  vive  voix,  touchant  l'amour 
que  vous  lui  portez,  et  la  pénitence  que  vous 
faisiez  à  son  intention,  ^"inalement,  elle  me  com- 
manda de  dire  à  Votre  Grâce  qu'elle  lui  baise 
bien  les  deux  mains,  et  qu'elle  a  plus  d'envie  de 
vous  voir  que  de  vous  écrire  ;  qu'ainsi  elle  vous 
supplie  et  vous  ordoime  humblement,  aussitôt 
la  présente  reçue,  de  sortir  de  ces  rochers  sans 
faire  plus  de  folies,  et  de  prendre  siM--le-champ 
le  chemin  du  Toboso.   à  moins    ini'une  affaire 


plus  importante  ne  vous  en  empêche,  car  elle 
briUe  de  vous  revoir.  File  faillit  mourir  de  rire 
quand  je  lui  contai  (pie  vous  aviez  piis  le  sur- 
nom de  chevalier  de  la  Triste-Figure.  Je  lui  de- 
mandai si  le  Biscaien  était  venu  la  trouver;  elle 
me  répondit  (|ue  oui,  et  m'as.sura  que  c'était  un 
fort  palant  honnnc.  Oiiant  aux  forçats,  elle  me 
dit  n'en  avoir  encore  vu  aucun. 

.Maintenant,  dis-moi,  continua  ildii  Oiiichntlc, 
quand  tu  pris  congé  d'elle,  quel  bijou  te  remit- 
on  de  sa  part  pour  les  boniies  nouvelles  que  tu 
lui  portais  de  son  chevalier?  car  entre  les  che- 
valiers errants  et  leurs  dames,  il  est  d'usage  de 
donner  quelque  riche  bagne  aux  écuyers  en  ré- 
compense de  leurs  messages. 

J'en  approuve  fort  la  coutume,  répondit  San- 
cho ;  mais  cela  sans  doute  ne  se  pratiquait 
(|u'au  temps  passé  :  à  présent  on  se  contente  de 
leur  donner  un  morceau  de  pain  et  de  fromage  ; 
voilà  du  moins  tout  ce  que  madame  Dulcinée 
m'a  jeté  par-dessus  le  mur  de  la  basse-cour, 
quand  je  m'en  allai  :  à  telles  enseignes  que  c'é- 
tait (lu  fromage  de  brebis. 

Oh!  elle  est  extrêmement  libérale,  reprit  don 
Quichotte;  et  si  elle  ne  t'a  pas  fait  don  de  quel- 
que diamant,  c'est  qu'elle  n'en  avait  pas  sur  elle 
en  ce  moment  ;  mais  je  la  verrai,  et  tout  s'arran- 
gera. Sais-tu,  Sancho,  ce  qui  m'i-tonne?  c'est 
qu'il  semble,  en  vérité,  que  lu  aies  voyagé  par 
les  airs:  à  peine  a.s-tu  mis  trois  jours  pour  aller 
et  revenir  d'ici  au  Toboso,  et  pourtant  il  y  a 
trente  bonnes  lieues  ;  aussi  cela  me  fait  penser 
que  le  sage  enchanteur  qui  prend  soin  de  mes 
affaires  et  qui  est  mon  ami,  car  je  dois  en  avoir 
un,  sous  peine  de  ne  pas  élre  un  véritable  che- 
valier errant,  l'aura  aidé  dans  ta  course,  sans 
que  lu  t'en  sois  aperçu.  En  effet,  il  y  a  de  ces 
enchanteurs  qui  prennent  tout  endormi  dans  son 
lit  un  chevalier,  lequel,  sans  qu'il  s'en  duufe, 
se  trouve  le  lendemain  à  deux  ou  trois  mille 
lieues  de  l'endroit  où  il  était  la  veille  ;  et  c'est 
là  ce  qui  explique  comment  les  chevaliers  peu- 
vent se  porter  secours  les  uns  aux  autres,  cumme 


IfiS 


nON    QUICHOTTE 


ils  le  font  à  louto  liciiro.  Ainsi,  l'un  d'ciiv  est 
dans  los  montagnes  d'ArnitMiie,  à  comliatlre 
f|uclqHe  andriagno,  ou  n'ini|)orte  quel  nionstro 
qui  le  incl  en  danger  de  perdre  la  vie;  oh  bien, 
au  moment  où  il  y  pense  le  moins,  il  voit  arri\er 
sur  un  nuage,  ou  dans  un  char  de  l'eu,  un  doses 
amis  qu'il  croyait  ou  Angleterre,  ot  ([ui  vient  le 
tirer  du  jioril  où  il  allait  succomber;  puis  le 
soir,  ce  même  chevalier  se  retrouve  chez  lui  frais 
fit  dispos,  assis  à  table  et  soupant  fort  à  son  aise, 
comme  s'il  revenait  de  la  promenade.  Tout  cola, 
ami  Sancho,  se  fait  parla  science  et  l'adresse  de 
ces  sages  enchanteurs  qui  veillent  sur  nous.  Ne 
t'étonne  donc  plus  d'avoir  mis  si  peu  de  temps 
dans  ton  voyage  ;  tu  auras  sans  doute  été  mené 
de  la  sorte. 

.le  le  croirais  volontiers,  répondit  Sancho,  car 
Rossinante  détalait  comme  l'àne  d'un  iJohémo; 
on  eut  dit  qu'il  avait  du  vif-argent  par  tout  le 
corps  '. 

Du  vif-argent  !  repartit  don  Quichotte  ;  c'était 
plutôt  une  légion  do  ces  démons  qui  nous  font 
cheminer  tant  qu'ils  veulent,  sans  ressentir  eux- 
mêmes  la  moindre  fatigue.  Mais  revenons  à  nos 
affaires.  Dis-moi,  Sancho,  que  faut-il  que  je 
fasse,  touchant  l'ordre  que  me  donne  Dulcinée 
daller  la  trouver?  car,  cpioique  je  sois  obligé  de 
lui  obéir  ponctucllenienl,  ot  que  ce  soit  mon 
plus  vif  désir,  j'ai  des  engagements  avec  la  |)rin- 
cesse  ;  les  lois  de  la  chevalerie  m'ordonnent  de 
tenir  ma  parole  et  de  préférer  le  devoir  à  mon 
plaisir.  D'une  part,  j'éprouve  un  ardent  désir  de 
revoir  ma  dame,  do  l'autre,  ma  parole  engagée 
.  et  la  gloire  me  retiennent  ;  cela  réuni  m'embar- 
rasse extrêmement.  Mais  je  crois  avoir  liouvé  le 
moyen  de  to\it  concilier:  sans  perdre  de  teuq)s, 
je  vais  me  mettre  à  la  reciiercho  de  ce  géant;  en 
arrivant,  je  lui  coupe  la  tôle,  je  rétablis  la  prin- 
cesse sur  .son  trône  et  lui  rends  ses  États;  cela 
fait,  je  repars  à  l'instant,  et  reviens  trouver  cet 

*  Allusion  à  Pusni^o  Aos  Bohémiens  qui  vcr«nif^nt  du  vif-nr- 
gpiil  dans  les  oroillos  d'nnc  iiiiiIp  pour  lui  donner  unn  .'illnrf 
|iln«  ïivp. 


astre  qui  illumine  mes  sens  ot  à  qui  je  donnerai 
des  excuses  si  légitimes,  qu'elle  me  saura  gré  do 
mon  retardement,  voyant  qu'il  tourne  au  profil 
de  sa  gloire  ot  do  sa  renommée,  car  toute  celle 
(pie  j'ai  déjà  acquise,  toute  celle  que  j'acquiers 
chaque  jour,  et  (pie  j'acquerrai  à  l'avenii',  me 
vient  (le  riiomieur  insigne  (jue  j'ai  d'être  sou 
esclave. 

Aïe!  aïe  !  c'est  toujours  la  même  note,  repril 
Sancho.  Comment,  seigneur,  vous  voudriez  faire 
tout  ce  chemin-là  pour  rien,  et  laisser  perdre 
l'occasion  d'un  mariage  qui  vous  apporte  un 
royaume  ;  mais  un  royaume  qui,  à  ce  que  j'ai 
entendu  dire,  a  plus  de  vingt  mille  lieues  de  tour, 
qui  regorge  de  toutes  les  choses  nécessaires  à  la 
vie,  et  qui  est  à  lui  tout  seul  plus  grand  que  la 
Castille  et  le  Portugal  réunis  !  En  vérité,  vous 
devriez  mourir  de  honte  dos  choses  que  vous 
diles.  Croyez-moi,  épousez  la  princesse  an  pre- 
mier village  où  il  y  aura  un  ciné  ;  sinon  voici  le 
seigneur  licencié  qui  en  fera  l'office  à  merveille. 
Je  suis  déjà  assez  vieux  pour  donner  des  conseils, 
et  celui  que  je  vous  donne,  un  autre  le  pren- 
drait sans  se  faire  prier.  Votre  Grâce  ignoro- 
t-eile  que  passereau  dans  la  main  vaut  mieux 
que  grue  qui  vole;  et  que  lorsqu'on  vous  pré- 
sente l'anneau,  il  faut  tondre  le  doigt? 

Je  vois  bien,  Sancho,  reprit  don  Quichotte, 
que  si  tu  me  conseilles  si  fort  de  me  marier, 
c'est  pour  (|uc  je  sois  bientôt  roi  afin  de  te  don- 
ner les  récompenses  que  je  t'ai  promises.  Mais 
apprends  (|ue  sans  cela  j'ai  un  sur  moyen  de  te 
satisfaire;  c'est  de  mettre  dans  mes  conditions, 
avant  d'entrer  au  combat,  que  si  j'en  sors  vain- 
queur, on  me  donnera  une  partie  du  royaume, 
pour  en  disposer  comme  il  me  jdaira  ;  et  quand 
j'en  serai  maître,  à  qui  penses-tu  i|ue  j'en  fasse 
don,  si  ce  n'est  à  toi? 

A  la  bonne  heure,  répondit    Sancho;  mais 

surtout  que  Votre  Grâce  n'oublie  pas  de  choisir 

le  côté  (|ui  avoisine  la  mer,  alin   (|iio  si  lo  pays 

ne  me  plait  pas,  je  puisse  embarquer  mes  vàs- 

i  saux  nègres,  et  ou  faire  ce  que  je  me  disais  tan- 


H  I-:     I,  A    M  \  N  C.  Il  K 


169 


G^...?J 


ï'jiis,  s.  Raçon  cl  O',  iwy.  FUî-ne,  Jouvet  et  C»,  écUl. 

li'embi-as-aiil  awc  lciulre:>be  :  Comineiil  re>-lu  iiortt'-,  mon  tits.'  lui  «tii-il  (page  l(li). 


I 


tôt.  Ainsi,  pour  l'Iiciire,  laisse/,  là  madame  Dul- 
cinée, afin  lie  courir  assommer  ce  géant,  et 
aclievons  promptcment  cette  alTairc  ;  je  ne  sau- 
rais m  oter  de  la  tète  qu'elle  sera  lionoralile  et  de 
grand  profit. 

.le  le  |)romols,  Sanclio,  de  suivre  ton  conseil, 
dit  don  Quicliolle,  et  de  ne  |ias  cherchera  revoir 
Dulcinée  avant  d'avoir  rétahli  la  princesse  dans 
ses  Etats.  En  attendant,  ne  parle  pas  de  la  con- 
versation que  nous  venons  d'avoir  ensemble, 
car  Dulcinée  est  si  réservée  qu'elle  n'aime  pas 
qu'on  sache  ses  secrets,  et  il  serait  peu  conve- 


nable que  ce  lut  moi  t\m  les  eusse  découverts. 

S'il  en  est  ainsi,  reprit  Sancho,  à  quoi  |)ense 
Votre  Grâce  en  lui  envoyant  tous  ceux  qu'elle  a 
vaincus  '.'  n'est-ce  pas  leur  déclarer  que  vous  êtes 
sou  amoureux,  et  esl-ce  bien  garder  le  secret 
pour  vous  et  pour  elle,  que  de  forcer  les  gens 
d'aller  se  jeter  à  ses  genoux? 

Que  tu  (S  siiii|i!e!  ilil  don  Quichotte? ne  vois- 
in pas  que  tout  cela  tourne  à  sa  gloire?  ne  sais- 
tu  pas  qu'en  malière  de  chevalerie,  il  est  gran- 
dement avantageux  à  une  daine  de  tenir  sous  sa 
loi  plusieurs  chevaliers  errants,  sans  que  j)our 


DON    QUICHOTTE 


cela  ils  prétendent  l'urantrpsréi'ompciisps  (le leurs 
services  que  l'honneur  de  les  lui  offrir,  et  qu'elle 
daigne  les  avouer  pour  ses  chevaliers  ? 

C'est  de  cette  façon,  disent  les  prédicateurs, 
qu'il  faut  aimer  Dieu,  reprit  Sancho,  pour  lui 
sculemeut,  et  sans  y  être  poussé  par  l'espérance 
(lu  paradis  ou  par  la  crainte  de  l'enfer  ;  quant  à 
moi,  je  serais  content  de  l'aimer  n'importe  pour 
<(uelle  raison. 

Diahle  soit  du  vilain,  dit  don  Quichotte;  il  a 
parfois  des  reparties  surprenantes,  et  on  croirait 
vraiment  qu'il  a  étudié  à  l'université  de  Sala- 
nianque. 

Eh  bien,je  ne  connais  pas  seulement  l'A,  lî,C, 
répondit  Sancho. 

ils  eu  étaient  là  quand  maître  Nicolas  leur 
cria  d'attendre  un  peu,  parce  que  la  princesse 
voulait  se  rafraîchir  à  une  source  que  se  trouvait 
sur  le  bord  du  chemin.  Don  Quichotte  s'arrêta, 
au  grand  contentement  de  Sancho,  qui,  las  de 
tant  mentir,  craignait  enlin  d'être  pris  sur  le 
l'ait;  car.  Lieu  qu'il  sût  que  Dulcinée  était  fdle 
d'un  laboureur  du  ïoboso,  il  ne  l'avait  vue 
de  sa  vie.  On  mit  donc  pied  à  terre  auprès  de  la 
fontaine,  et  ou  lit  un  léger  repus  avec  ce  que  le 
curé  avait  apporté  de  l'iKitellerie. 

Sur  ces  entrefaites,  un  jeune  gar(;on  vint  à 
passer  sur  le  chemin,  11  s'arrêta  d'abord  pour 
regarder  ces  gens  (|ui  mangeaient,  et  après  les 
avoir  considérés  avec  attention,  il  accourut  au- 
près de  notie  chevalier  et  embrassant  ses  genoux 
en  pleurant  :  Hélas  1  seigneur,  lui  dit-il,  ne  me 
reconnaissez-vous  pas?  ne  vous  souvient-il  plus 
de  cet  André  (|uo  vous  trouvâtes  attaché  à  un 
chêne  '.' 

Don  Quichotte  le  reconnut  sur  ces  paroles,  et 
le  prenant  jiar  la  main,  il  le  présenta  à  la  com- 
pagnie eu  disant  :  Seigneurs,  alin  que  Vos  (irà- 
ces  voient  de  quelle  importance  et  de  (|uellc 
utilité  sont  les  chevaliers  errants,  et  comment 
ils  portent  remède  aux  désordres  (pii  ont  lieu 
dans  le  monde,  il  faut  (pie  vous  sachiez  qu'il  y 
a  quelque  tenqis,  passant  auprès  d'un  bois,  j'en- 


tendis des  cris  et  des  gémissements.  J'y  courus 
aussitôt  pour  satisfaire  à  mon  inclination  natu- 
relle et  au  devoir  de  ma  profession.  Je  trouvai 
ce  ganjon  dans  un  état  déplorable,  et  je  suis  ravi 
(pie  lui-même  puisse  en  rendre  témoignage.  Il 
était  attaché  à  un  chêne,  nu  de  la  ceinture  en 
haut,  tandis  (pi'un  brutal  et  vigoureux  paysan  le 
déchirait  à  grands  coups  d'élrivières.  Je  deman- 
dai à  cet  homme  pourquoi  il  le  tiaitait  avec  tant 
de  cruauté  ;  le  rustre  me  répondit  que  c'était  son 
valet,  et  (pi'il  le  châtiait  pour  des  néf^ligences 
qui  sentaient,  disait-il,  encore  plus  le  larron  que 
le  paresseux.  C'est  parce  que  je  réclame  mes 
gages,  criait  le  jeune  garçon.  Son  maître  voulut 
me  donner  quelques  excuses,  dont  je  ne  fus  pas 
satisfait.  Bref,  j'ordonnai  au  paysan  de  le  déta- 
cher, en  lui  faisant  promettre  d'emmener  le 
pauvre  diable,  et  de  le  payer  jusqu'au  dernier 
maravédis.  Cela  n'est-il  pas  vrai,  André,  mon 
ami'.'  Te  souviens-tu  avec  quelle  îfutorité  je 
gourmandai  ton  maître,  et  avec  (juelle  humilité 
il  me  promit  d'accomplir  ce  qne  je  lui  ordonnais'.' 
Réponds  sans  te  troubler,  afin  que  ces  seigneurs 
sachent  de  (juelle  utilité  est  dans  ce  monde  la 
chevalerie  errante.  ' 

Tout  ce  (|u'a  dit  Votre  Seigneurie  est  vrai, 
léjjondit  .Vndré  ;  mais  l'alfaire  alla  tout  au  re- 
bours de  ce  que  vous  pensez. 

(lomment!  répli()ua  don  Quichotte,  ton  maître 
ne  t'a-t-il  pas  payé  sur  l'heure'.' 

Non-seulement  il  ne  m'a  pas  payé,  répondit 
André,  mais  dès  que  vous  eûtes  traversé  le  bois 
et  que  nous  fûmes  seuls,  il  me  rattacha  au  même 
chêne,  et  me  donna  ini  si  urand  noiiibrc  de  coups 
que  je  ressemblais  à  un  chat  écorchê.  Il  les  as- 
saisonna même  de  tant  de  railleries  en  parlant 
de  Votre  (irâce,  (pie  j'aurais  ri  de  bon  cieiir,  si 
c'avait  été  un  autre  ipic  iimi  ijiii  eiil  ici.ii  le« 
coups,  l'jiliii  il  me  mil  ilaiis  un  tel  étal,  (pie 
depuis  je  suis  resté  à  riu'qiital,  où  j'ai  eu  bien  de 
la  peine  â  me  rétablir.  Ainsi,  c'est  à  vous  (pie  je 
dois  tout  cela,  seigneur  chevalier  errant  :  car  si, 
au  lieu  de  fourrer  votre  lie?,  où  vous  n'aviez  (jue 


DK   LA    MANOIIK. 


171 


faire,  vous  eussiez  passé  voli'i'  rluMiiin,  j'i'ii  au- 
rais éli'  iiiiillc  pour  une  tlouz.iiiie  ilc  coups,  cl 
mou  uiaiire  ni'eùl  payé  ce  (|U  il  ine  (levait.  Mais 
vous  nllàles  lui  dire  lant  il'iujuresrpiil  eu  deviiil 
furieux,  et  (pie,  ne  pouvant  se  veuffer  sur  vous, 
c'est  sur  moi  que  le  nuage  a  crevé;  aussi  je  crains 
bien  de  ne  devenir  liouuuedc  ma  vie. 

Tout  le  mal  est  que  je  m'éloij^'iiai  trop  vile, 
dit  don  Quichotte  :  je  n'aurais  poiut  dû  |)arlir 
(|u'il  ne  l'eût  payé  cntièremeut  ;  cni'  les  paysans 
ne  sont  guère  sujets  à  tenir  jtarole,  à  moins 
qu'ils  n'y  trouvent  leur  compte.  Mais  tu  dois  le 
rappeler,  nnui  bon  Aiulré,  (|ue  je  lis  serment, 
s'il  inan(|uail  à  te  satisfaire,  que  je  saurais  le 
retrouver,  fùt-il  caché  dans  les  entiailles  de  la 
terre. 

C'est  vrai,  reprit  .André;  mais  à  quoi  cela 
sert-il  ? 

Tu  verras  tout  à  l'heure  si  cela  sert  à  quelque 
chose,  repartit  don  Quichotte  ;  et  se  levant  brus- 
quement, il  ordonna  à  Sancho  de  seller  Rossi- 
nante ([ui,  pendant  <pie  la  compagnie  dînait, 
paissait  de  son  ct>té. 

Dorothée  demanda  à  don  Quichotte  ce  fpi'il 
prétendait  faire:  Partir  à  l'instant,  dit-il,  pniu' 
aller  châtier  ce  vilain,  et  lui  faire  payer  jusqu'au 
dernier  maravédis  ce  qu'il  doit  à  ce  pauvre  gar- 
(.ou,  en  dépit  de  tous  les  vilains  (pii  voudraient 
s'y  opposer. 

Seigneur,  reprit  Dorothée,  après  la  promesse 
que  ma  faite  Votre  Grâce,  vous  ne  pouvez  en- 
treprendre aucune  aventure  ijue  vous  n'avez 
achevé  la  mienne;  suspendez  votre  courroux,  je 
vous  prie,  jusqu'à  ce  que  vous  ni'ayez  rétabli 
dans  mes  Etats. 

Cela  est  juste,  madame,  répondit  don  Qui- 
chotte, et  il  faut  de  toute  lU'cessité  (pi'.Vndré 
prenne  patience;  encore  une  fois  je  jure  de  ne 
prendre  aucun  repos  avant  que  je  ne  l'aie  vengé 
et  qu'il  ne  soit  entièrement  satisfait. 

Je  me  fie  à  vos  serments,  comme  ils  le  mé- 
ritent, dit  .André,  mais  j'aimerais  mieux  avoir 
de  quoi  nie  rendre  à  Séville,  que  toutes  ces  ven- 


geances que  vous  me  promelte/..  Seigneur,  cou- 
tiuua-t  il,  l'aite.<-moi  doinu-r  un  morceau  de  pain 
a\ec  (|uel(iues  réaux  piuu'  mon  voyage,  et  (pie 
Dieu  vous  conserve,  ainsi  que  tous  les  chevaliers 
errants  du  iikiikIc.  Puissent-ils  être  aussi  chau- 
ceu.v  pour  eux  (pi'ils  l'ont  été  pour  moi. 

Sanclio  tira  de  son  bissac  un  ipiarlicr  d(;  pain 
et  un  morceau  de  fromage,  et  le  doimant  à 
André:  'l'enez,  frère,  lui  dit-il,  il  est  juste  que 
chacun  ait  sa  part  de  votre  mésavculure. 

Et  quelle  part  en  avez-vons?  repartit  André. 

Ce  pain  et  ce  fromage  que  je  vou:^  donne, 
répondit  Sancho,  Dieu  sait  s'ils  ne  me  feiont  pas 
faute;  car,  a|)prenez-le,  mon  ami,  nous  autres 
écuyers  de  chevaliers  errants,  nous  sommes  tou- 
jours à  la  veille  de  mourir  de  faim  et  de  soif, 
sans  compter  lieaucoup  d'autres  désagréments 
qui  se  sentent  mieux  (ju'ils  ne  se  disent. 

André  prit  le  pain  et  le  fromage;  et  voyant 
que  personne  ne  se  disposait  à  lui  donner  autre 
chose,  il  baissa  la  tète  et  tourna  le  dos  à  la  com- 
pagnie. Mais  avant  de  partir,  s'adressant  à  don 
Quichotte  :  Pour  l'amour  de  Dieu,  seigneur  che- 
valier, lui  dit-il,  une  autre  fois  ne  vous  mêlez 
point  de  me  secourir;  et  quand  même  vous  me 
verriez,  mettre  en  pièces,  laissez-moi  avec  ma 
mauvaise  fortune;  elle  ne  saurait  être  pire  que 
I  celle  que  m'attirerait  Votre  Seigneurie,  que  Dieu 
confonde  ainsi  que  tous  les  chevaliers  errants 
qui  pourront  venir  d'ici  au  jugement  dernier. 

Don  Quichotte  se  levait  pour  châtier  André; 
mais  le  i]w\e  se  mit  à  détaler  si  lestement,  (pi'il 
eût  été  ditlicile  de  le  rejoindre,  et  pour  n'avoir 
pas  la  honte  de  tenter  une  chose  inutile,  force 
fut  à  notre  chevalier  de  rester  sur  place  ;  mais 
il  était  tellement  courroucé  que,  dans  la  crainte 
de  l'irriter  davantage, personne  n'osa  rire.  Lien 
que  tous  en  eussent  grande  eii\ie. 


il-2 


DON    QUICHOTTE 


CHAPITRE  XXXII 

QUI    TRAITE    DE    CE    QUI    ARRIVA    DANS    L'HOTELLERIE 
A    DON    QUtCHOTrE    ET    A    SA   COMPAGNIE 

Le  repas  terminé  on  remit  la  selle  aux  mon- 
tures; et  sans  qu'il  survînt  aucun  événement 
(ligne  d'être  raconté,  toute  la  troupe  arriva  le 
lendemain  ii  cette  liôtelleric,  la  terreur  de  San. 
cho  Panza.  L'hôtelier,  sa  femme,  sa  fille  et  Ma- 
ritorne,  qui  reconnurent  de  loin  don  Quichotte 
et  son  écuyer,  s'avancèrent  à  leur  rencontre  avec 
de  joyeuses  démonstrations.  Notre  héros  les 
reçut  d'un  air  grave,  et  leur  dit  de  lui  préparer 
un  meilleur  lit  que  la  première  fois;  l'hôtesse 
répondit  que,  pourvu  qu'il  payât  mieux,  il  aurait 
une  couche  de  prince.  Sur  sa  promesse,  on  lui 
dressa  un  lit  dans  le  même  galetas  qu'il  avait 
déjà  occupé,  et  il  alla  se  coucher  aussitôt,  car  il 
n'avait  pas  le  corps  en  meilleur  état  que  l'es- 
prit. 

Dès  que  l'hôtesse  eut  fermé  la  porte,  clic 
courut  au  harhier,  et  lui  sautant  au  visage  :  Par 
ma  foi,  dit-elle,  vous  ne  vous  ferez  pas  plus 
longtemps  une  barhe  avec  ma  queue  de  vache, 
il  est  bien  temps  qu'elle  me  revienne;  depuis 
qu'elle  vous  sert  de  barhe,  mon  mari  ne  sait  |)lus 
où  accrocher  son  peigne.  L'hôtesse  avait  beau 
faire,  maître  Nicolas  ne  voulait  pas  lâcher  prise; 
mais  le  curé  lui  fit  observer  que  son  déguisement 
était  inutile,  et  qu'il  pouvait  se  montrer  sous  sa 
forme  ordinaire.  Vous  direz  à  don  Quichotte, 
ajoula-t-il,  qu'après  avoir  été  dépouillé  par  les 
forçats,  vous  êtes  venu  vous  réfugier  ici  ;  et  s'il 
demande  où  est  l'écuyer  de  la  princesse,  vous 
répondrez  (jue  par  son  ordre  il  a  pris  les  devants 
pour  aller  annoncer  à  ses  sujets  qu'elle  arrive 
accompagnée  de  leur  commun  liiiéraleur.  Là- 
dessus,  le  barbier  rendit  sa  limbe  irciiiiiiiinl, 
ainsi  que  les  autres  bardes  (in'un  lui  avait  \iii- 
tées. 

Tous  les  gens  de  riiôlclbiif  ne  lurent  pas 
moins  émerveillés  de  la  beauté  de  Diuothée  que 
de  la  iioiinr   iiiiiii'   ilc  Cardiiiio.  I.c  inié  (it  pré- 


parer à  manger;  et  stinmié  par  l'espoir  d'être 
bien  pavé,  l'hôtelier  leur  servit  un  assez  bon 
repas.  Pendant  ce  temps,  don  Quichotte  conti- 
nuait à  dormir,  et  tout  le  nuirnlc!  fut  d'avis  de  ne 
|K)int  l'éveiller,  la  laide  lui  étant  à  celte  heure 
beaucoup  moins  nécessaire  que  le  lit.  Le  repas 
Uni,  on  s'entielint  devant  l'hôtelier,  sa  femme, 
sa  tille  et  Alaritorne,  de  l'étrange  folie  de  don 
Quichotte,  et  de  l'état  où  on  l'avait  trouvé  fai- 
sant pénitence  dans  la  montagne.  L'hôtesse  pro- 
fita de  la  circonstance  pour  raconter  l'aventure 
de  notre  héros  avec  le  muletier  ;  et  comme  San- 
cbo  était  absent  pour  le  moment,  elle  y  ajouta 
celle  du  bernement,  ce  qui  divertit  fort  l'audi- 
toire. 

Comme  le  curé  accusait  de  tout  cela  les  livres 
de  chevalerie  :  Je  n'y  comprends  rien,  dit  Ihô- 
telier;  car,  sur  ma  foi,  je  ne  connais  pas  de 
plus  agréable  lecture  au  monde.  Au  milieu  d'un 
tas  de  paperasses,  j'ai  là-haut  deux  ou  trois  de 
ces  ouvrages  qui  m'ont  souvent  réjoui  le  Cd'ur, 
ainsi  qu'à  bien  d'autres.  Quand  vient  le  temps 
de  la  moisson,  (piantité  de  moissonneurs  se  ras- 
semblent ici  les  jours  de  fête  :  l'un  d'entre  eux 
prend  nn  de  ces  livres,  on  s'assoit  en  demi- 
cercle,  et  alors  nous  restons  tous  à  écouter  le 
lecteur  avec  tant  de  plaisir,  que  cela  nous  ùte 
des  milliers  de  cheveux  blancs.  Quant  à  moi, 
lorsque  j'entends  raconter  ces  grands  coups  d'é- 
pée,  il  nie  prend  envie  de  courir  les  aventures, 
et  je  passerais  les  jours  et  les  nuits  à  en  écoulei' 
le  récit. 

Moi  aussi,  dit  l'bôlesse,  et  je  n'ai  de  bons 
moments  que  ceux-là  ;  en  pareil  cas,  on  est  si 
occupé  à  prêter  l'oreille,  qu'on  nnlilie  lunl  , 
même  de  gronder  les  gens. 

C'est  vrai,  ajouta  .Marilorno,  j  ai  de  même  un 
grand  ])laisir  à  entendre  ces  jolies  histoires,  siir- 
tiMil  i{u;niil  il  e>l  queslion  de  dames  i|iji  se  pro- 
mènent sous  des  orangers,  au  bras  de  leurs 
chevaliers,  i)endant  que  leurs  duègiu's  font  le 
guet  en  enrageant  ;  cela  iloil  être  doux  comme 
miel. 


|t  !•;    I.  A    M  A  N  C  II  K. 


173 


^^v 


^K,y  5 


'^^'^Wy.,-^'^^ 


Pour  l'amour  de  Dieu,  seigneur  tlievalicr,  lui  dil-il,  une  autre  fois  ne  vou*  racle/,  poinl  ile  me  ?ecourir  (pai-'e  171). 


Et  VOUS,  que  vous  en  semble'.'  dit  le  cure  en 
b'adressant  à  la  lille  de  l'Iiotcsse. 

Seigneur,  je  ne  sais,  répondit  la  jeune  fille  ; 
mais  j'écoute  comme  les  autres.  Seulement,  ces 
grands  coups  d'épée  qui  plaisent  lanl  à  mon 
père  m'intéressent  bien  moins  que  les  lamenta- 
tions poussées  par  ces  chevaliers  quand  ils  sont 
loin  de  leurs  dames,  et  souvent  ils  me  t'ont  pleu- 
rer de  compassion. 

Ainsi  donc,  vous  ne  laisseriez  pas  ces  cheva- 
liers se  lamenter  de  la  sorte?  reprit  Dorollice. 

Je  ne  sais  ce  que  je  ferais,  répondit  la  jeune 


fille;  mais  je  trouve  ces  dames  bien  cruelles,  et 
je  dis  (jue  leurs  chevaliers  ont  raison  de  les  ap- 
peler panthères,  tigresses,  et  de  leur  donner 
mille  autres  vilains  noms.  En  vérité,  il  faut  être 
de  marbre  pour  laisser  ainsi  mourir,  ou  tout  au 
moins  devenir  fou,  un  honnête  homme,  plutôt 
(pie  de  le  regarder.  Je  ne  comprends  rien  à 
toutes  ces  façons-là.  Si  c'est  par  sagesse,  eli 
bien,  pourquoi  ces  dames  n'épousent-elles  pas 
ces  chevaliers,  puisqu'ils  ne  demandent  pas 
mieu.\? 

Taisez-vous,  repai  lit  l'Iiôle.v^e  :  il  parait  que 


174 


DON   QUICHOTTE 


vous  en  savez  long  là-ilossus  ;  il  ne  convient  |i:\s 
à  nno  petite  lille  de  tant  hiibiller. 

On  m'interroge,  il  finit  bien  (|ne  je  réponJe, 
n'|ilii|ua  la  jeune  fille. 

En  voilà  assez  sur  ee  sujet,  rejirit  le  cnré. 
Montrez-moi  un  peu  ces  livres,  dit-il  en  se 
tournant  vers  l'Iiôlelier;  je  serais  bien  aise  de 
les  voir. 

Très-volontiers,  répondit  celui-ci;  et  bientôt 
après  il  rentra  portant  une  vieille  malle  fermée 
d'un  cadenas,  d'où  il  tira  trois  gros  volumes  cl 
quelques  manuscrits. 

Le  curé  prit  fcs  livres,  et  le  lu-emier  qu'il 
oiiviil  fut  (Imi  (VnomiiHn  de  Tliraci'  ;  le  second, 
(Ion  Félix-Mars  d' Hircuii'u'  :  et  le  (lernier,  l'his- 
loiredu  fameiLi  capitaine  Qonzaive  de  Cordoiie, 
avec  la  Vie  de  don  Dierjo  Garcia  de  Paredès. 
Après  avoir  vu  le  titre  des  deux  premiers  ou- 
vrages, le  curé  se  tourna  vers  le  barbier  en  lui 
disant  :  Compère,  il  manque  ici  la  nièce  et  la 
gouvernante  de  notre  ami. 

-Nous  n'en  avons  pas  besoin,  répondit  le  bar- 
bier; je  saurai  aussi  bien  qu'elles  les  jeter  par  la 
Iriirlre;  et,  sans  aller  plus  loin,  il  y  a  bon  feu 
dans  la  cbeminée. 

Comment!  s'écria  l'bôlclier,  vous  |)ar]ez  de 
brûler  mes  livres? 

Seulement  ces  deux-ci,  répondit  le  cLué,  duu 
GiromjiHo  de  Tlirace  et  Félix-Mars  d' Uircanie. 

Kst-ce  que  mes  livres  sont  hérétiques  ou  fleg- 
maliques,  pour  les  jeter  au  ieu?  dit  l'bolelier. 

Vous  voulez  dire  scliismali(pies'.'  reprit  lecui'é 
en  siuiriant. 

(iiiiniiic  il  viiiis  plaira,  reparlil  l'iiiilclier  ; 
mais  si  vous  avez  laiil  d'cnvii'  d'en  ijnilcr  (juci- 
(|ues-uus,  je  vous  livre  de  bon  cœur  le  grand 
capitaine  et  ce  don  Diego;  (juaiit  aux  deux  au- 
tres, je  laisserais  |)lutot  brûler  ma  feuune  cl  mes 
enfants. 

Fièi'e,  re|)ril  le  curé,  Vds  préférés  s(Uit  des 
contes  rem|>lis  de  sottises  et  de  rêveries,  tandis 
que  l'autre  est  l'Iiisloire  véritable  de  ce  (lon- 
/alve  de  tlordoue  qui  pour  m'^  vailliinls  exploits 


niéiila  le  surnom  de  grand  capitaine.  Quant  à 
don  Diego  Garcia  de  l'aredès,  ce  n'était  (|u'un 
sinq)le  cbevalier  natif  de  la  ville  de  Truxillo  en 
Estramadure,  mais  si  vaillant  soldat,  et  d'une 
force  si  |)rodigieuse,  (]ue  du  doigt  il  arrêtait 
une  meule  de  moulin  dans  sa  plus  grande  furie. 
On  raconte  de  lui  qu'un  jour,  s'étant  placé  au 
milieu  d'un  pont  avec  une  épéc  à  deux  mains, 
il  en  défendit  le  passage  contre  une  armée  en- 
tièie  :  et  il  a  lait  tant  d'autres  choses  dignes 
d'admiration,  que  si  au  lieu  d'avoir  été  racon- 
tées par  lui-même  avec  trop  de  modestie,  de  |)a- 
reilles  prouesses  eussent  été  écrites  par  (juelque 
biographe,  elles  auraient  fait  oublier  les  Hector, 
les  Achille  et  les  Rolaml. 

Arrêter  une  meule  de  moulin  !  eh  bien,  qu'y 
a-t-il  d'étonnant  à  cela'?  lepartit  l'hôtelier.  Que 
direz-vous  donc  de  ce  l'élix-Mars  d'Hircanie, 
(pii,  d'un  revers  d'épée,  pourfendait  cinq  géants 
comme  il  aurait  pu  faire  de  cinq  raves  ;  et  qui, 
une  autre  fois,  altaquant  seul  une  armée  de 
plus  d'un  million  de  soldats  armés  de  pied  en 
ca|),  vous  la  mit  en  déroule  comme  si  ce  n'eût 
été  qu'un  troupeau  de  moutons?  Parlez-moi  en- 
core du  brave  don  Girongilio  de  Tlirace,  lequel 
naviguant  sur  je  ne  sais  plus  quel  fleuve,  en  vit 
sortir  tout  à  coup  un  dragon  de  feu,  lui  sauta 
sur  le  corps  et  le  serra  si  fortenient  à  la  gorge, 
(pie  le  dragon,  ne  pouvant  plus  respirer,  n'eut 
d'autre  ressource  que  de  rejilonger,  entraînant 
avec  lui  le  chevalier,  qui  ne  voulut  jamais  lâ- 
cher |)rise.  Mais  le  plus  surprenant  de  l'affaire, 
c'est  qu'arrivés  au  fond  de  l'eau,  tous  deux  se 
tioiivèreni  dans  un  admirable  palais  où  il  y  avait 
les  |ilns  beaux  jirdiiis  do  uioiulc;  et  (pic  là  le 
dragon  .se  transforma  eu  un  vénérable  vieillard, 
(]ui  raconta  au  chevalier  des  choses  si  extraor- 
dinaires, que  c'était  ravissant  de  les  entendre. 
.Allez,  allez,  seigneur,  vous  deviendriez  l'on  de 
plaisir,  si  \(ius  lisiez  cette  histoire;  aussi,  par 
ma  foi,  deux  figues'  pour  le  grand  capitaine 
et  votre  don  Diego  Garcia  de  l'aredès  ! 

'  Allusion  ù  (i((  |iiOT('r|jL'  italien. 


IM-:    l,.\    M  \  NCII  K. 


norotlioo,  se  touniaiil  alors  vers  Cardcnio  : 
(juc  |)iMisi'z-vous  de  tout  ceci  '.'  lui  dit-elle  à 
demi-voix  :  il  s'en  faut  de  peu,  ce  me  semble, 
que  noire  hôtelier  ne  soit  le  second  tome  de  don 
Quichotte. 

Il  est  en  bon  chemin,  répondit  (^ardenio,  et 
je  suis  d'avis  (ju'oii  lui  donne  ses  licences  ;  car, 
à  la  manière  dont  il  |)arle,  il  n'y  a  pas  nu  mol 
dans  les  romans  (]u'il  ne  soutienne  article  de 
foi,  et  je  délierais  (jiii  ijue  ce  soit  de  le  désa- 
buser. 

Sachez  donc,  frère,  continua  le  curé,  (ju'.' 
votre  lion  Girongilio  de  Thrace  et  votre  P"éli\- 
.Mars  d'Hircanie  n'ont  jamais  existé.  Ignorez- 
vous  que  ce  sont  autant  de  fables  inventées  à 
plaisir?  Ilétrouipez-vous  une  lois  pour  toutes, 
et  apprenez  qu'il  n'y  a  rien  de  vrai  dans  ce 
epi'on  raconte  des  chevaliers  errants. 

.V  d'autres,  à  d'antres,  s'écria  l'hôtelier; 
croyez-vous  que  je  ne  sache  jias  où  le  soulier 
me  blesse,  et  combien  j'ai  de  doigts  dans  la 
main'.'  Oh!  je  ne  suis  plus  au  maillot,  pour 
qu'on  me  fasse  avaler  de  la  bouillie,  et  il  faudra 
vous  lever  de  grand  matin  avant  de  me  faire 
accroire  que  des  livres  imprimés  avec  licence  et 
approbation  de  messeigneurs  du  conseil  royal 
ne  contiennent  que  des  mensonges  et  des  rêve- 
ries :  comme  si  ces  seigneurs  étaient  gens  à 
permettre  qu'on  imprimât  des  faussetés  capa- 
bles de  faire  perdre  l'esprit  à  ceux  qui  les 
liraient  ! 

.Mon  ami,  l'eprit  le  curé,  je  vous  ai  déjà  dit 
que  tout  cela  n'est  fait  que  pour  amuser  les  oi- 
sifs :  et  de  même  (jue  dans  les  États  bien  réglés 
on  tolère  certains  jeux,  tels  (pie  la  piiume,  les 
échecs,  le  billard ,  pour  le  divertissement  de 
ceux  qui  ne  peuvent,  ne  veulent,  ou  ne  doivent 
pas  travailler,  de  même  on  permet  d'imprimer 
et  de  débiter  ces  sortes  de  livres,  parce  qu'il 
ne  vient  dans  la  pensée  de  personne  qu'il  se 
trouve  quel(]u'un  assez  simple  pour  s'imaginer 
que  ce  sont  là  de  véritables  histoires.  Si  j'en 
avais  le  temps,  et  que  l'auditoire  y  consentit,  je 


m'étendi'ais  siu'  ce  sujet;  je  voudrais  montrer 
de  iiuellc  fa(;on  les  romans  doivent  être  ennqio- 
sés  pour  être  bons ,  et  mes  observations  ne 
manqueraient  peul-élie  ni  d  utilité,  ni  d'agré- 
MU'ul  ;  mais  un  jour  viendra  où  je  pourrais  m'en 
entendre  avec  c<'n\  qui  doivent  y  mettre  ordre. 
Kn  attendant ,  croyez  ce  que  je  viens  de  vous 
dire,  tâchez  d'en  proliter,  cl  Hien  veuille  que 
vous  ne  clochiez  pas  du  inèuie  pii'd  que  le  sei- 
gneur don  Ouicholle! 

Oh!  pour  cela,  nou,  rejiaitil  riiùleliei  :  je  ne 
serai  jamais  assez  fou  pour  me  faire  chevalier 
errant;  d'ailleurs  je  vois  bien  qu'il  n'en  est  plus 
aujourd'hui  comme  au  temps  passé,  lorsque  ces 
fameux  chevaliers  s'en  allaient,  dit-on,  chevau- 
chant par  le  monde. 

Sancho,  qui  rentrait  à  cet  endroit  de  la  con- 
versation, fut  fort  étonné  d'entendre  dire  que 
les  chevaliers  errants  n'étaient  plus  de  mode,  cl 
que  les  livres  de  chevalerie  étaient  autant  de 
faussetés.  Il  en  devint  tout  jiousif  ;  il  se  |ironùt 
à  lui-même  d'attendre  le  lésultal  du  voyage  de 
son  maître,  et,  dans  le  cas  où  il  ne  réussirait 
pas  comme  il  res|}érait,  de  le  iilanter  là,  et  de 
1  s'en  aller  retrouver  sa  femme  et  ses  enfants. 

L'hôtelier  emportait  sa  malle  et  ses  livres 
pour  les  remettre  eu  place  ;  mais  le  curé  l'arrêta 
en  lui  disant  qu'il  désirait  voir  quels  étaient  ces 
papiers  écrits  d'une  si  belle  main.  L'hôlelier  les 
lira  du  coffre,  et  les  donnant  au  curé,  celui-ci 
trouva  qu'ils  formaient  plusieurs  feuillets  ma- 
luiscrils  portant  ce  titre  :  Nouvelle  du  Curieux 
mahivisé.  Il  en  lut  tout  bas  quelques  lignes, 
sans  lever  les  yeux,  puis  il  dit  à  la  couqiagnie  ■ 
J'avoue  que  ceci  me  tente  et  me  donne  envir 
de  lire  le  reste. 

Je  n'ensuis  pas  surpris,  dit  1  hulelier  ;  (piel- 
ques-uns  de  mes  hôtes  en  ont  été  satisfaits,  el 
tous  me  l'ont  demandé;  si  je  n'ai  jamais  voulu 
m'en  défaire,  c'est  que  le  maitre  de  cette  malle 
pourra  repasser  (pu'hpie  jour,  cl  je  veux  la  lui 
rendre  telle  qu'il  l'a  laissée.  Ce  ne  sera  pour- 
tant pas  sans  regret  que  je  verrai  partir  ces 


176 


DON    QUICHOTTE 


livres  :  mais  enliii  ils  ne  sont  psis  à  moi,  el  loul 
hôtelier  que  je  suis,  je  ne  laisse  pas  d'avuir  ma 
eonscicnce  à  garder. 

Permettez-moi  au  moins  d'en  prendre  une 
copie,  dit  le  curé. 

Volontiers,  repondit  l'IicMelier.- 

Pendant  ce  discours,  Cardenio  avait  à  sou 
tour  parcouru  quelques  lignes  :  Cela  me  paraît 
intéressant,  dit-il  au  curé,  el  si  vous  voulez 
prendre  la  peine  de  lire  tout  haut,  je  crois  que 
chacun  sera  bien  aise  de  vous  entendre. 

N\\st-il  pas  plutôt  l'heure  de  se  coucher  que 
de  lire?  dit  le  curé. 

J'écouterai  avec  plaisir,  reprit  Dorothée,  et 
une  agréable  distraction  me  remettra  l'esprit. 

Puisque  vous  le  voulez,  madame,  reprit  le 
curé,  voyons  ce  que  c'est,  et  si  nous  en  serons 
tous  aussi  contents. 

Le  baihier  et  Sanclio,  témoignant  la  même 
curiosité,  chacun  prit  sa  place,  et  le  curé  com- 
iiienea  ce  qu'on  va  lire  dans  le  chapitre  sui- 
vant. 


CH.\PITRE  XXXIII 

ou    L-ON    BftCONTE    L'AVENTURE    DU    CURIEUX    MALAVISE 

\  Florence,  riche  et  fameuse  ville  d'Italie, 
dans  là  province  ([u'ou  appelle  Toscane,  vi- 
vaient deux  nobles  cavaliers,  Anselme  et  Lo- 
thaire  ;  tous  deux  unis  par  les  liens  d'une 
amitié  si  étroite,  qu'on  ne  les  appelait  que  Lks 
DEUX  AMIS.  Jeunes  et  [)resqiie  du  même  âge,  ils 
avaient  les  mêmes  inclinations,  si  ce  n'est 
qu'Anselme  était  plus  galant  et  Lothaire  plus 
grand  chasseur;  mais  ils  s'aimaient  par-dessus 
tout,  et  leurs  volontés  marchaient  si  parfaite- 
ment d'accord,  que  deux  horloges  bien  réglées 
n'offraient  pas  la  même  harmonie. 

Anseluic  devint  éperdumeut  amoureux  (l'une 
belle  cl  noble  porsoime  tie  la  même  ville,  lille 
de  |)arcnts  rcconunandables,  et  si  digne  d'estime 
elle-même  (jud  lésohit,  après  avoir  pris  eouseil 


de  son  ami,  sans  le(]nel  il  ne  faisait  rien,  de  la 
demander  en  mariage.  Lothaircs'en  chargea,  el 
s'y  prit  d'une  façon  si  habile  qu'en  |)eu  de  temps 
Anselme  se  vit  en  possession  de  l'objet  de  ses 
désirs.  De  son  côté,  Camille,  c'était  le  nom  de 
la  jiHine  lille,  se  trouva  tellement  satisfaite  d'a- 
voir Anselme  pour  époux,  que  clia(|uc  jour  elle 
rendait  grâces  au  ciel,  ainsi  qu'à  Lothaire,  par 
l'entremise  duquel  lui  était  venu  tant  de  bon- 
heur. 

Lothaire  continua  comme  d'habitude  de  fré- 
(juenter  la  maison  de  son  ami,  tant  que  du- 
rèrent les  réjouissances  des  noces  ;  il  aida  même 
à  eu  faire  les  honneurs,  mais  dès  que  les  félici- 
tations et  les  visites  se  furent  calmées ,  il  crut 
devoir  ralentir  les  siennes ,  parce  (|ue  cette 
grande  familiarité  qu'il  avait  avec  Anselme  ne 
lui  semblait  plus  convenable  depuis  son  mariage. 
L'honneur  d'un  mari,  ilisait-il,  est  chose  si  dé- 
licate, qu'il  peut  être  blessé  par  les  frères,  à  plus 
foite  raison  par  les  amis. 

Tout  amoureux  (ju'il  était,  Anselme  s'aperçut 
du  refroidissement  de  Lothaire.  11  lui  en  fit  les 
plaintes  les  plus  vives,  disant  que  jamais  il  n'au- 
rait pensé  au  mariage  s'il  eût  prévu  que  cela 
dût  les  éloigner  l'un  de  l'autre;  que  la  femme 
(ju'il  avait  épousée  n'était  que  comme  un  tiers 
dans  leur  amitié;  (|u'uMe  circonspection  exagé- 
rée iK!  devait  pas  leur  l'aire  perdre  ces  doux 
surnoms  des  delx  amis,  qui  leur  avait  été  si 
cher;  il  ajouta  que  Camille  n'éprouvait  jias  moins 
de  déplaisir  (juc  lui  de  son  éloignement,  el 
qu'heureuse  de  l'union  (ju'elle  avait  formée,  sa 
plus  grande  joie  était  de  voir  souvent  celui  qui 
y  avait  le  plus  contribué;  enfin  il  mit  tout  en 
œuvre  jtour  engager  Lothaire  à  venir  chez  lui 
comme  par  le  passé,  lui  déclarant  ne  pouvoir 
être  heureux  (pi'à  ce  prix. 

Lothaire  lui  ré|)()udit  avec  tant  de  réserve  et 
de  prudence,  (pr.\uselme  demeura  charmé  de 
sa  discrétion;  cl  pour  concilier  la  bienséance 
avec  l'amitié,  ils  convinrent  entre  eux  (pie  Lo- 
thaire viendrait  manger  chez  Anselme  deux  fois 


DE  LA  manche;. 


177 


l'ans,  s.  Raçon  01  C",  imp.  Fume,  Jouvel  et  C",  i-dil. 

renJant  ce  temps,  don  Quichotte  conlinu^iil  de  dormir  (page  172). 


I 


la  semaine,  ainsi  que  les  jours  de  fête.  I.othaire 
le  promit.  Toutefois  il  continua  à  n'y  aller 
qu'autant  qu'il  crut  pouvoir  le  faire  sans  com- 
proniottre  la  réputation  de  son  ami,  qui  ne  lui 
était  pas  moins  chère  que  la  sienne.  Il  répétait 
souvent  que  ceux  qui  ont  de  belles  femmes  ne 
sauraient  les  surveiller  de  trop  près,  quelque 
assurés  qu'ils  soient  de  leur  vertu,  le  monde  ne 
manquant  jamais  de  donner  une  fâcheuse  iuler- 
j)rétation  aux  actions  les  plus  innocentes.  Par 
de  semblables  discours,  il  lâchait  de  faire  trou- 
ver bon  à  Anselme  qu'il  le  fréquentât  moins  qu'à 
l'ordinaire,  et  il  ne  le  voyait  en  effet  (pic  très- 
rarement. 

On  trouvera,  je  le  pense,  peu  d'exemples  d'une 
aussi  sincère  alfection;  je  ne  crois  même  pas 
qu'il  se  soit  jamais  rencontré  un  second  Lo- 
thaire,  un  ami  jaloux  de  l'honneur  de  son  ami, 
au  point  de  se  priver  de  le  voir  dans  la  crainte 


qu'on  interprétât  mal  ses  visites,  et  cela  dans 
un  âge  où  l'on  réfléchit  peu,  où  le  plaisir  tient 
lieu  de  tout.  Aussi  Anselme  ne  voyait  point  ce 
fidèle  ami,  qu'il  ne  lui  fît  des  reproches  sur  cette 
conduite  si  réservée;  et  chaque  fois  Lothaire  lui 
donnait  de  si  bonnes  raisons,  iiu'il  parvenait 
toujours  à  l'apaiser. 

Un  jour  qu'ils  se  promenaient  ensemble  hors 
de  la  ville,  Anselme,  lui  prenant  la  main, 
parla  en  ces  termes  :  Pourrais-tu  croire,  mon 
cher  Lothaire ,  après  les  grâces  dont  le  ciel  m'a 
comblé  en  me  donnant  de  grands  biens,  de  la 
naissance,  et,  ce  que  j'estime  chaque  jour  da- 
vantage, Camille  cl  ton  amitié,  pourrais-tu  croire 
que  je  désire  encore  quelque  chose  et  n'éprouve 
guère  moins  de  souci  qu'un  homme  privé  de 
tous  ces  biens?  Depuis  quelque  teuq)s,  le  l'a- 
voucrai-je,  une  idée  bizarre  m'obsède  sans  re- 
!  lâche;  c'est,  j'en  conviens,  une  fantaisie  exfra- 

23 


n.s 


DON    QUICHOTTE 


vagaiilc  :  ji'  iiirn  ('lonnc  nioi-niL'Hie  cl  m'en  f;iis 
à  toute  liciire  des  rc|)rûclies  ;  mais  iic  pouvant 
plus  coutcuir  ce  secret,  je  m'en  ouvre  à  loi, 
dans  l'espoir  que  par  tes  soins  je  me  verrai  dé- 
livré des  angoisses  qu'il  me  cause,  et  que  ta  sol- 
licitude saura  me  rendre  le  calme  que  j'ai  perdu 
par  ma  folie. 

En  écoulant  ce  long  préambule,  Lolliaire  se 
creusait  l'esprit  pour  deviner  ce  que  pouvait 
élre  cet  élraiige  désir  dont  son  ami  paraissait 
obsédé.  Aussi,  afin  de  le  lirer  |iromptement  de 
|)eine,  il  lui  dit  (pi'il  faisait  tort  à  leur  amitii' 
en  prenant  tant  de  détours  pour  lui  confier  ses 
plus  secrètes  pensées,  puisqu'il  avait  dû  se 
promettre  de  trouver  en  lui  des  conseils  pour 
les  diriger,  ou  des  ressources  pour  les  ac- 
complir. 

Tu  as  raison,  répondit  Anselme;  aussi,  dans 
cette  confiance,  je  t'apprendrai,  mon  clier  Lo- 
Ibaire,  que  le  désir  (jui  m'idisède,  c'est  de  sa- 
voir si  Camille,  mon  épouse,  m'est  aussi  fidèle 
que  je  l'ai  cru  jusqu'ici.  Or,  afin  de  m'en  bien 
assurer,  je  veux  la  metire  à  la  plus  haute 
épreuve.  La  verlu  chez  les  femmes  est,  selon 
moi,  conune  ces  monnaies  qui  ont  tout  l'éclat  de 
l'or,  mais  que  l'épreuve  du  feu  peut  seule  faire 
connaître.  Ce  grand  mot  de  vertu,  qui  souvent 
couvre  de  grandes  faiidesses,  ne  doit  s'appliquer 
qu'à  celles  qui  ne  sont  séduites  ni  par  les  pré- 
sents ni  |iar  les  promesses,  qu'à  relies  (|ue  In 
persévérance  et  les  larmes  d'un  amant  n'ont  ja- 
mais émues.  Qu'y  a-t-il  d'étonnant  qu'une  femme 
reste  sage  quand  elle  n'a  pas  assez  de  liberté 
pour  mal  faire,  ou  (pi'clle  n'est  suilicilée  par 
personne?  Aussi  je  fais  peu  de  cas  d'une  verlu 
qui  n'est  fondée  (|ue  sur  la  crainte  ou  sur  l'ab- 
sence d'occasions,  et  j'estime  celle-là  seule  que 
lien  n'éblouit  et  (|ui  résiste  à  toutes  les  atta- 
ques. Eii  bien,  je  veux  savoir  si  la  verlu  de  (ia- 
miljp  est  de  CDtlo  trempe,  et  l'éprouver  par  toul 
ce  qui  est  ca[)al»le  de  séduire.  L'épreuve  est 
ilan^'eicusc,  je  le  sens;  mais  je  ne  puis  goûter 
de  rc|  os  tant  que  je  ne  .serai  pas  compléleinent 


rassuré  de  ce  côté.  Si,  comme  je  l'espère,  Ca- 
mille sort  victorieuse  de  la  lutte,  je  suis  le  jdus 
heureux  des  hommes;  si,  au  contraire,  elle  suc- 
combe, j'aurai  du  moins  l'avantage  de  ne  m'élre 
point  trompé  dans  l'opinion  que  j'ai  des  fem- 
mes, et  de  n'avoir  |ias  été  la  dupe  d'une  con- 
fiance qui  en  abuse  tant  d'antres.  Ne  cherche 
point  à  me  détourner  d'un  dessein  qui  doit  le 
paraître  ridicule,  tes  efforts  seraient  vains;  pré- 
pare-toi seulement  à  me  rendre  ce  service.  Fais 
en  sorte  de  persuader  à  Camille  que  tu  es  amou- 
reux d'elle,  et  n'épargne  rien  pour  t'en  faire 
aimer.  Songe  que  lu  ne  saurais  me  donner  une 
plus  grande  preuve  de  ton  amitié,  et  commence 
dès  aujourd'hui,  je  t'en  conjure. 

Atterré  d'une  semblable  confidence,  Lotbaire 
écoutait  son  ami  sans  desserrer  les  lèvres;  il  le 
regardait  fixement,  plein  d'anxiété  et  d'effroi; 
enfin,  après  une  longue  pause,  il  lui  dit  : 

Anselme,  faut-il  prendre  au  sérieux  ce  que  je 
viens  d'entendre?  Crois-tu  que  si  je  ne  l'eusse 
regarde  comme  une  plaisanterie  je  ne  t'aurai 
pas  interrompu  au  premier  mot'?  .h'  ne  te  con- 
nais plus,  Anselme,  ou  lu  ne  me  connais  plus 
moi-même;  car,  si  lu  avais  réfléchi  ini  seul  in- 
stant, je  ne  pense  pas  que  tu  m'eusses  voulu 
charger  d'im  pareil  emploi.  On  a  raison  de  re- 
courir à  ses  amis  en  toute  circonstance  ;  mais 
leur  demander  des  choses  qui  choquent  i'iiou- 
nélelé  et  dont  ou  ne  |irut  alteiulrc  aucun  bien, 
c'est  leur  faire  injure.  Tu  veux  que  je  feigne 
d'être  amoureux  de  ta  femme,  et  qu'à  force  de 
soins  et  d'bominages  je  tâche  de  la  séduire  et  de 
m'en  faire  aimer  ?  Mais  si  tu  es  assuré  de  sa 
verlu,  ipie  le  lant-il  île  plus,  et  qu'est-ce  que 
mes  soins  ajoulcront  à  son  mérite?  Si  tu  ne 
crois  pas  Camille  plus  sage  que  les  autres  fem- 
mes, résigne-toi  sans  chercher  à  l'éprouver,  et, 
dans  la  mauvaise  opinion  que  tu  as  de  ce  sexe 
en  général,  jouis  paisiblement  d'ini  ddule  ipii 
est  pour  loi  im  avantage.  L'Iioiuicin-  d'une 
femme,  mon  cher  Anselme,  consiste  avant  tout 
dans  la  bonne  opinion  (pi'on  a  d'elle  :  c'est  un 


DE    LA    MANCHE. 


179 


iniittii-  qui'  II'  iiioimliL'  souille  h  mil,  iiin'  lli'iir 
ilélicalo  (|ui  se  tlvtrit  |iiim-  [nii  (|ii'(iii  la  loin  lu. 
■le  vais  le  citer,  à  ce  sujet,  (iiiel(|iies  vers  (|ui  me 
reviennent  ;i  la  nionioire  el  i|ui  sont  tout  à  l'ait 
a|)i)litablos  an  sujet  qui  nous  occupe  ;  c'est  un 
vieillard  (|ui  conseille  à  un  |ièie  île  mIIIci  de 
près  sur  sa  fille,  île  reuleniier  im  iiesoin,  et  île 
ne  s'en  lier  iju'à  lui-nuiiie. 

Les  fciniiies sont  comme  le  vciru  : 

H  ne  f;iul  j;\Mi;iis  ('piouver 
S"il  biiseniit  ou  non,  on  le  jit;inl  |i;ii'  lenc; 
Ciir  on  ne  sail  |ias  bien  co  qui  poul  aiiiver. 

M;iis  comme  il  biisciail,  selon  tonte  apiiul'enee. 
Il  {'Mit  être  bien  fou  imur  vouloir  liasaider 
Une  semblable  expérience 
Sur  un  corps  qu'on  ne  peut  souder! 

Ceci  sur  la  raison  se  l'onde, 
El  c'est  l'opinion  de  tout  le  monde  encor  : 
Que  tant  ipie  l'on  verra  des  Danaés  au  monde, 

On  y  verra  pleuvoir  de  l'or  '. 

Après  avoir  parlé  dans  ton  intérêt,  continua 
Lolliaire,  permets,  Anselme,  que  je  parle  dans 
le  mien.  Tu  me  regardes,  dis-tu,  comme  ton 
véritable  ami,  el  cependant  tu  veux  m'ôter  l'iion- 
neur,  ou  tu  veux  que  je  le  l'otc  à  loi-mcme. 
Que  pourra  penser  Camille  quand  je  lui  parlerai 
d'amour,  si  ce  n'est  que  je  suis  un  traitre,  qui 
viole  sans  scrupule  les  droits  sacrés  de  l'amitié? 
Ne  devra-t-elle  pas  s'olïenser  d'une  iiardie.-se 
qui  semblera  lui  dire  que  j'ai  reconnu  quelque 
chose  de  peu  estimable  dans  sa  conduite'.'  Si  je 
la  trouve  faible,  faudra-t-il  que  je  te  trahisse  "? 
Si  je  cesse  ma  poursuite,  quille  ne  sera  pas  son 
aversion  pour  celui  qui  ne  voulait  que  se  jouer 
de  sa  crédulité"?  Si  je  donne  pour  excuse  les 
instances  que  tu  me  fais,  ijuc  pensera-t-elle 
d'un  homme  (jui  se  ehariie  il'uno  pareille  mis- 
sion, el  quel  ne  sera  |)as  son  mépris  pour  celui 
r|ui  l'a  imposée'?  Comment  éviterai-je  les  repro- 
ches des  honnêtes  gens,  après  avoir  troublé, 
par  une  fatale  complaisance,  le  repos  de  toute 


'  Ces  vers  soûl  empruntés  ù  la  traduclloii  de  Fillcui  ilc  Saiiil- 
M^irlin. 


une  famille'?  Kniin  ne  ileNieiiiliniis-iious  pas, 
l'un  et  l'autre,  la  risée  de  ceux  (jui  \aiilaienl 
noire  amilié?  (!rois-moi,  cher  Anselme,  reste 
dans  inie  conliance  qui  doit  te  rendre  heureux 
el  sonoe  que  tu  compromets  ton  repos  par  un 
projet  bien  téméraire;  car  si  l'événement  ne 
répoiidail  pas  à  ton  attente,  tu  en  serais  morlel- 
lement  aflligé,  quoi  que  lu  dises,  et  lu  ne  ferais 
plus  (]iic  traîner  une  vie  misérable  qui  me  jette- 
rait moi-même  dans  le  désespoir,  liref,  pour 
l'ôtcr  l'espoir  de  ine  convaincre,  je  te  déclare  ipie 
ta  prière  m'offense,  et  que  je  ne  le  rendrai  ja- 
mais le  dangereux  service  que  tu  exiges  de  moi, 
quand  même  ce  refus  devrait  me  faire  perdre 
Ion  affection,  ce  qui  est  la  perle  lapins  sensible 
que  je  puisse  faire. 

Ce  discours  causa  une  telle  confusion  à  An- 
selme, qu'  il  resta  longtcnps  sans  prononcer  un 
seul  mot  ;  mais  se  remettant  peu  à  peu  :  Mon 
cher  Lothairc,  lui  dit-il,  je  t'ai  écouté  avec  atten- 
tion, avec  plaisir  même;  tes  paroles  montrent 
tout  ce  que  tu  possèdes  de  discrétion  et  do  ]iru- 
dence,  cl  ton  refus  lait  preuve  de  ta  sincère 
amitié.  Oui  j'avoue  que  j'exige  une  chose  dérai- 
sonnable, et  qu'en  rc|)Oussant  tes  conseils  je 
fuis  le  bien  et  cours  après  le  mal.  Ilélas!  Lo-. 
Ihaire,  celui  dont  je  souffre  s'irrite  chaque  jour 
davantage.  Je  t'ai  longtemps  caché  ma  faiblesse, 
es|)érant  la  surmonter  ;  mais  je  n'ai  pu  m'en 
rendre  maître,  et  c'est  ce  déplorable  état  qui 
m'oblige  a  chercher  du  secours.  Ne  m'aban- 
donne pas,  cher  ami  ;  ne  t'irrite  point  contre  un 
insensé  :  traite-moi  plutôt  comme  ces  malades 
chez  qui  le  goiîl  s'est  dépravé,  cl  qui  ne  savent 
ce  qu'ils  veulent.  Commence,  je  t'en  supplie,  à 
éprouver  Camille:  elle  n'est  pas  assez  faible 
pour  se  rendre  à  une  première  alla(|Ue,  et  peut- 
élre  qu'alors  celle  simple  épreuve  de  sa  vertu  el 
de  Uni  amilié  me  suffira,  sans  qu'il  soil  besoin 
d'insister  davantage.  Rellédiis  que  j'en  suis  ar- 
rivé à  ce  point  de  ne  pouvoir  guérir  seul,  et  que 
si  tu  me  forces  à  recourir  à  un  autre,  je  publie 
moi-même  mon  exlravagance  el  perds  cet  hou- 


18(1 


DON    QUICHOTTE. 


iieur  que  tu  veux  me  conserver.  Quant  au  tien, 
que  tu  redoutes  de  voir  eonipromis  dans  rojii- 
nion  de  Camille  par  tes  sollieitiilious, rassure-toi; 
et  s'il  l'aut  lui  découvrir  notre  intelligence,  je 
suis  certain  qu'elle  ne  prendra  tout  cela  que 
comme  un  badinage.  Tu  as  donc  bien  peu  de 
chose  à  faire  pour  me  donner  satislacliou  ;  car 
si  après  un  premier  effort  tu  éprouves  de  la  ré- 
sistance, je  suis  content  de  Camille  et  de  toi,  et 
nous  sommes  en  repos  pour  jamais. 

Voyant  l'obstination  d'Anselme,  Lotliairc 
accepta  cet  étrange  rôle,  se  promettant  de  le 
remplir  si  adroitement,  que,  sans  blesser  Ca- 
mille il  trouverait  le  moyen  de  satisfaire  son  ami  : 
il  serait  imprudent,  lui  dit-il,  de  vous  confier 
à  un  autre  ;  je  me  charge  de  l'entreprise,  et  mon 
amitié  ne  saurait  vous  refuser  plus  longtemps. 
Anselme  le  serra  tendrement  dans  ses  bras,  le 
remerciant  conmie  s'il  lui  eût  accordé  une  in- 
signe faveur,  et  il  exigea  que  dès  le  jour  suivant 
commençât  l'exécution  de  ce  beau  dessein.  Il 
promit  à  Lotliaire  de  lui  fournir  le  moyen  d'en- 
tretenir Camille  tète  à  tète;  il  arrêta  le  plan  des 
sérénades  qu'il  voulait  que  son  ami  donnât  à  sa 
fenunc,  s'offrant  de  composer  lui-même  les  vers 
à  sa  louange  si  Lothaire  ne  voulait  pas  s'en  don- 
ner la  peine,  et  il  ajouta  qu'il  lui  mettrait  entre 
les  mains  de  l'argent  et  des  bijoux  pour  les  offrir 
(juand  il  le  jugerait  à  projios.  Lotliaire  consentit 
à  tout  pour  contenter  un  lioinme  si  déraison- 
nable, et  ils  retournèrent  près  de  Camille,  qui 
était  (li'jà  inquiète  de  voir  son  mari  rentrer  plus 
tard  (|ue  de  coutume.  Apiès  quebjues  |)r(»|ios 
indifférents,  Lotliaire  laissa  Anselme  plein  de 
joie  de  la  promesse  ipiil  lui  avait  faite,  mais  se 
relira  fort  contrarié  de  s'être  chargé  d'une  si 
cxtravaganle  aifaire. 

Ayant  passé  la  nuit  à  songer  ediiiiiuiil  il  s'en 
tirerait,  Lotliaire  alla,  dès  le  lendemain,  diner 
chez  Anselme,  et  Camille,  rduimi'  h  Idiiliiiaire, 
lui  fit  très-bon  visage,  sachant  qu'en  cehi  elle 
complaisait  à  sou  mari.  Le  repas  achevé,  An- 
selme |iréte\ta  une  affaire  pour  (|ueli|ues  lieuics, 


priant  Lothaire  de  tenir,  pendant  son  absence, 
compagnie  à  sa  femme.  Celui-ci  voulait  l'accom- 
pagner, et  Camille  le  retenir;  mais  tontes  leurs 
instances  furent  inutiles;  car,  après  avoir  en- 
gagé son  ami  à  l'attendre,  parce  que,  disait-il, 
il  avait  à  son  retour  (piehpie  chose  d'important 
à  lui  communiiiuer.  Anselme  sortit  et  les  laissa 
seuls.  Lothaire  se  vit  alors  dans  la  situation  la 
plus  redoutable;  aussi,  ne  sachant  (pie  faire 
pour  conjurer  le  péril  où  il  se  trouvait,  il  fei- 
gnit d'être  accablé  par  le  sommeil,  et,  après 
quelques  excuses  adressées  à  Camille,  il  se  laissa 
aller  sur  un  fauteuil,  où  il  fit  semblant  de  dor- 
mir. Anselme  revint  bientôt  après  ;  retrouvant 
encore  Camille  dans  sa  chambre,  et  Lothaire 
endormi,  il  pensa,  malgré  tout,  ipie  son  ami 
avait  parlé,  et  il  attendit  son  réveil  pour  sortir 
avec  lui  et  l'interroger. 

Lothaire  lui  dit  (pi'il  avait  jugé  inconvenant 
de  se  découvrir  dès  la  première  entrevue;  qu'il 
s'était  contenté  de  parler  à  Camille  de  sa  beauté, 
et  de  lui  dire  que  partout  on  s'entretenait  de 
l'heureux  choix  d'Anselme,  ne  doutant  point 
qu'en  s'insinuant  ainsi  dans  son  esprit,  il  ne  la 
disposât  à  l'écouter  une  autre  fois.  Ce  commen- 
cement satisfit  le  malheureux  époux,  qui  promit 
à  son  ami  de  lui  ménager  souvent  semblable 
occasion. 

Plusieurs  jours  se  passèrent  ainsi  sans  (|ue 
Lothaire  adressât  une  seule  parole  â  Camille  ; 
chaque  fois  cependant  il  assurait  Anselme  qu'il 
devenait  plus  pressant,  mais  qu'il  avait  beau 
l'aire,  clia(pie  fois  ses  avances  étaient  repoussées 
et  qu'elle  l'avait  même  menacé  de  tout  révéler 
à  son  époux  s'il  ne  iliassait  pas  ces  manvaiscs 
|)ensécs.  Mais  Anselme  n'était  pas  homme  à  en 
rester  là.  Camille  a  résisté  â  des  paroles,  dit-il  ; 
eh  bien,  vovons  si  elle  aura  la  force  de  tenir 
contre  quelque  chose  de  plus  réel  :  je  le  remet- 
trai drinaiii  deux  iiiillc  ('cns  d'or  (lue  lu  lui 
(d'friras  en  cadeau,  et  deux  imllc  autres  pour 
acheter  des  pierreries;  il  n'y  a  rien  tpie  les 
femnies,  même  les  plus  chastes,  aiment  aillant 


m,  i.A   M  A. m;  Il  K. 


«81 


'>'-  JÉPRICli  5.V 


&At  ^. 


(|iit;  la  parure  ;  si  Camille  résiste  à  cette  spcIuc- 
tion,  je  n'exigerai  rien  de  plus.  Puisque  j'ai  com- 
mencé, (lit  Lotiiaire,  je  poursuivrai  l'cprouve  ; 
mais  sois  bien  assuré  que  tous  mes  efforts  se- 
sont  vains. 

Le  jour  suivant,  Anselme  mit  les  quatre  mille 
écus  d'or  entre  les  mains  de  son  ami,  qu'il  jetait 
ainsi  dans  de  nouveaux  embarras.  Toutefois  Lo- 
tiiaire se  promit  de  toniiimcr  à  lui  dire  que  la 
vertu  de  Camille  était  inébranlable  ;  que  ses 
présents  ne  l'avaient  pas  plus  émue  (|ue  ses 
discours,  et  (pril  iiaignait  d'attirer  sa  haine  à 


force  de  persécutions.  Mais  le  sort,  (pii  nicii.iil 
les  choses  d'une  autre  faron,  voulut  qu'Anselme 
ayant  un  jour  laissé  comme  d'habitude  Lothairc 
seul  avec  sa  femme,  s'enferma  dans  une  cliaiii- 
bre  voisine,  d'où  il  pouvait  par  le  trou  de  la 
serrure  s'assurer  tle  ce  qui  se  passait.  Or,  après 
les  avoir  observé  pendant  près  d'une  Iieure,  il 
reconnut  que  pendant  tout  ce  temps  Lolhaire 
n'avait  pas  ouvert  la  bouche  une  seule  fois  ;  ce 
qui  lui  fit  penser  que  les  réponses  de  Camille 
étaient  supposées.  Pour  s'en  assurer  il  entra 
dans  la  chambre,  et  ayant  pris  Lothaiie  à  part, 


182 


DON   QUICHOTTE 


il  lui  (IciiKtiiila  (luclles  nouvelles  il  avail  à  lui 
doiiiuT  ul  (ltM|iiL'll('  liiinictir  s'était  inontréo  (ia- 
mille.  Lotliaiie  réjioiidit  qu'il  voulait  en  rester  là, 
parce  qu'elle  venait  de  le  traiter  avec  tant  de 
dureté  et  d'aigreur,  qu'il  ne  se  sentait  jilus  le 
courage  de  lui  adresser  désormais  la  parole.  Ah  1 
Lotliaire  !  Lolhaire  !  reprit  Anselme,  est-ce  donc 
là  ce  que  tu  m'avais  promis,  et  ce  que  je  devais 
attendre  de  ton  amitié'.'  J'ai  fort  bien  vu  que  lu 
n'as  pas  parlé  à  Camille,  et  je  ne  doute  point 
(jue  tu  ne  m'aies  trompé  en  tout  "Ce  que  tu  m'as 
dit  jusi|u'ici.  Pourquoi  vouloir  m'ôler  par  la 
ruse  les  moyens  de  satisfaire  mon  désir'.' 

Piqué  d'être  pris  en  flagrant  délit  demensonge, 
Lolhaire  ne  songea  qu'à  apaiser  son  ami  au 
lieu  de  chercher  à  le  guérir,  et  il  lui  promit 
d'employer  à  l'avenir  tous  ses  soins  pour  lui 
donner  satisfaction.  Anselme  le  crut,  et  pour 
lui  laisser  le  champ  libre,  il  résolut  d'aller  pas- 
ser huit  jours  à  la  campagne,  où  il  prit  soin  de 
se  faire  inviter  par  un  de  ses  amis,  afin  d'avoir 
au])rès  de  Camille  un  prétexte  de  s'éloigner. 

Malheureux  et  iin|uudenl  Anselme  1  que  fais- 
tu?  Ne  vois-tu  pas  que  tu  travailles  contre  toi- 
mùnie,  ipie  tu  tianies  ton  déshoimeur,  (pie  tu 
prépares  la  perte  '.'  Ton  épouse  est  vertueuse  : 
tu  la  possèdes  en  paix,  personne  ne  te  cause 
d'alarmes;  ses  pensées  et  ses  désirs  n'ont  ja- 
mais franchi  le  seuil  de  ta  maison  ;  lu  es  son 
ciel  sur  la  terre,  l'accomplisseinenlde  ses  joies, 
la  mesure  sur  lacjuelle  se  règle  sa  volonté  ;  eh 
bien,  comme  si  tout  cela  ne  pouvait  contenter 
un  mortel,  lu  te  tortures  à  chercher  ce  qui  ne 
peut  se  rencontrer  ici-bas. 

Dès  le  lendemain  Anselme  partit  pour  la  cam- 
pagne, après  avoir  prévenu  Camille  que  Lotliaire 
viendrait  diner  avec  elle,  qu'il  veillerait  à  tout 
en  son  absence,  cniin  lui  enjoignant  de  le  traiter 
comme  lui-même.  Cet  ordre  contraria  Camille 
non  moins  que  le  départ  de  son  mari  :  aussi 
lémoigna-t-elle  modeslemenl  qu'elle  s'y  soumet- 
tait avec  peine;  (pie  la  bienséance  s'opposait  à 
ce  que  Lotliaire  vint  si  iamiiièreineiit  pendant 


son  absence  :  Si  vous  doutez  (jue  je  sois  ca- 
pable (le  (diulnire  seule  les  affaires  de  la 
maison,  ajoiila-t-elle,  veuillez  en  faire  l'expé- 
rience, et  vous  vous  convaincrez  que  je  ne  man- 
(|U('  ni  d'ordre  ni  de  surveillance.  AnseliiK!  ré- 
pliipui  avec  autorité  (pi'il  le  voulait  ainsi,  el 
|)arlit  sur-Ic-champ. 

Lolhaire  vint  donc  le  lendemain  s'installerchez 
Camille,  dont  il  ie(;iit  un  honnête  et  affectueux 
accueil;  mais  pour  ne  passe  trouver  en  tête 
à  tête  avec  lui,  l'épouse  d'Anselme  eut  soin  d'a- 
voir toujours  dans  sa  chambre  quehpi'un  de  ses 
domestiques,  priiicijialenienl  une  tille  appelée 
Léonelle,  qu'elle  aimait  beaucoup.  Les  trois  pre- 
miers jours,  Lolhaire  ne  lui  adressa  pas  un  seul 
mot,  quoiqu'il  lui  fût  aisé  de  parler  tandis  que 
les  gens  de  la  maison  prenaient  leur  repas.  Il 
est  vrai  que  Camille  avait  ordonné  à  Léonelle  de 
diner  toujours  de  bonne  heure,  afin  d'être  à  ses 
côtés;  mais  celte  lille,  (pii  avail  bien  d'autres 
affaires  en  tête,  ne  se  souciait  guère  des  ordres 
de  sa  maîtresse,  el  la  laissait  souvent  seule.  Tou- 
telois  Lolhaire  ne  profila  i)as  de  l'occasioli,  soit 
qu'il  voulût  encore  abuser  son  ami,  soit  (lu'il 
ne  |)ùl  se  résoudre  à  se  jouer  de  Camille,  (pii  le 
traitait  avec  tant  de  douceur  el  de  bonté,  el 
dont  le  mainlicn  était  si  modeste  el  si  grave, 
(ju'il  ne  pouvait  la  regarder  qu'avec  respect. 

Mais  celle  retenue  de  Lotliaire  et  le  silence 
qu'il  gardait  eurent  à  la  lin  un  effet  oppose  à 
son  intention,  car  si  la  langue  se  taisait,  l'ima- 
gination n'élait  pas  en  repos.  Croyant  d'abord 
ne  regarder  Camille  (ju'avec  inddïércnLe,  jieu 
à  peu  il  commença  à  la  contempler  avec  admira- 
tion, et  bieiit(jt  avec  tant  de  plaisir  ipi'il  ne  pou- 
vait plus  en  détacher  ses  yeux.  Enfin,  l'amour 
grandissait  iiisensiblcmenl  cl  avail  déjà  fait  bien 
des  progrès  ipiand  liii-nième  s'en  aper(;ut.  Que 
ne  se  dit-il  point  lorsipi  il  vint  à  se  recoiinailre 
el  à  s'interroger,  el  (piels  combats  ne  se  livrè- 
rent pas  dans  son  cœur  cet  amouC  naissant  cl  là 
sinci're  amitié  ipi'il  portail  à  Anselme!  Il  se  re- 
pentit mille  lois  de  sa  fatale  complaisunce,  el  il 


DE    LA    M  AN  cm:, 


l«.- 


élait  à  tout  inoincnt  tenté  de  pie  mire  la  fiiile; 
mais  cliaque  Ibis  le  plaisir  île  voir  Camille  le  le- 
leiiait,  el  il  n'avait  pas  la  force  de  s'éluignei'. 
Lutte  inutile!  la  lieauté,  la  modestie,  les  rares 
qualités  de  cette  femme,  et  sans  doute  aussi  le 
destin  qui  voulait  cliàticr  l'imprudent  Anselme, 
linirenl  par  triompher  de  la  loyauté  de  I.olliaire. 
Il  crut  qu'une  résistance  de  plusieurs  jours, 
mêlée  de  perpétuels  combats,  suflisait  pour  le 
dégager  des  devoiis  de  l'amilié:  et  ne  IriuivanI 
d'antre  issue  que  celle  d'aimer  la  jilus  aimable 
personne  du  monde,  il  franchit,  ce  dernier  pas  et 
découvrit  à  Camille  la  \iolencc  de  sa  passion.  A 
cette  révélation  inattendue,  l'épouse  d'Anselme 
resta  confondue  ;  elle  se  leva  de  la  iilacc  (pi'eiio 
occupait,  et  rentra  dans  sa  chambre  sans  ré- 
pondre un  seul  mot.  Mais  ce  froid  dédain  ne 
rebuta  point  Lothaire,  qui  l'en  estima  davantage; 
et  l'estime  augmentant  encore  l'amour,  il  résolut 
de  poursuivre  son  dessein.  (]cpendant  Camille, 
après  avoir  réfléchi  an  parti  qu'elle  devait  pren- 
dre, jugea  (jup  le  meilleur  était  de  ne  [ilus 
(hunier  occasion  à  Liithairc  de  l'entretenir,  et, 
dès  le  soir  même,  elle  envoya  un  de  ses  gens  à 
-Vuselme.  avec  un  billet  ainsi  coikmi  : 


CHAPITRE    XXXIV 

ou  SE  CONT  NUE  LA  NOUVELLE  DU  CURIEUX  MALAVISE 

«  De  même  ijnon  a  coutume  de  ilire  (pi'une 
armée  n'est  pas  bien  sans  son  général,  ou  un 
ehàteausans  son  châtelain,  de  même  une  femme 
mariée  est  pis  encore  sans  son  mari,  lorsijuo 
aucune  affaire  importante  ne  les  sépare.  Je  me 
trouve  si  mal  loin  do  vous,  et  je  supporte  si  im- 
|>atienniient  votre  absence,  que,  si  vous  ne  re- 
venez promptement,  je  me  verrai  contrainte  de 
me  relirer  dans  la  maison  de  mon  père,  dût  la 
vôtre  rester  sans  gardien  :  aussi  bien,  celui  que 
vous  m'avez  laissé,  si  vous  lui  donnez  ce  titre, 
me  parait  plus  occupé  de  son  plaisir  que  de  vos 


intérêts.  Je  ne  vous  dis  rien  de  plus,  et  même  il 
ne  convient  pas  que  j'en  dise  davanlaL'e.  » 

Anselme  s'applaudit  en  recevant  ce  billet;  il 
vit  que  Lothaire  lui  avait  lemi  parole,  et  que 
Camille  avait  fait  son  devoir;  ravi  d'un  si  heu- 
reux commencement,  il  répondit  à  sa  femme  de 
ne  pas  songer  à  s'éloigner,  et  ipi'il  serait  bientôt 
(le  rctoui'. 

Camille  fut  fiu't  éldiuiée  de  cclto  réponse,  qui 
la  jetait  dans  de  nouveaux  embarras.  Elle  n'osait 
ni  rester  dans  sa  maison,  ni  se  retirer  chez  ses 
parents.  Dans  le  premier  cas,  ellevoyait  sa  vertu 
en  péril;  dans  le  second,  elle  désobéissait  au.v 
ordres  de  son  maii.  Livrée  à  cette  incertitude, 
elle  prit  le  plus  mauvais  parti,  celui  de  res- 
ter et  de  ne  point  fuir  la  présence  de  Lothaire 
de  peur  de  donner  à  ses  gens  matière  à  causer. 
Déjà  même  elle  se  repentait  d'avoir  écrit  à  son 
époux,  craignant  qu'il  ne  la  soupçonnikt  d'avoir 
donné  à  Lothaire  quelque  sujet  de  lui  manquer 
de  respect;  mais,  confiante  en  sa  vertu,  elle  se 
mit  sous  la  garde  de  Dieu  el  de  sa  ferme  inten- 
tion, espérant  triompher  par  le  silence  de  tout 
ce  que  pourrait  lui  dire  t'ami  d'Anselme. 

Dans  une  résolution  si  prudente  en  apparence, 
et  en  réalité  si  périlleuse,  Camille  écouta  le  jour 
suivant  les  galants  propos  de  Lothaire,  qui,  trou- 
vant l'occasion  favorable,  sut  ernphner  un  lan- 
gage si  tendre  et  des  expressions  si  passionnées 
que  la  fermeté  de  Camille  commençant  à  s'ébran- 
ler, elle  eut  bien  de  la  peine  à  eiiqu'cber  ses  veux 
de  découvrir  ce  (pii  se  passait  dans  son  cœur. 
Ce  combal  inl('iicur,  soigneusement  oliservé  par 
Ldlliaire,  redoubla  ses  espérances  ;  jiersuadé  dès 
lors  que  le  cœurdc  Camille  n'était  pas  de  bronze, 
il  n'oublia  rien  de  ce  qui  pouvait  la  loucher;  il 
|)ria,  supplia,  pleura,  adula,  enlin  il  monti'a 
tant  (J'ardeur  et  de  siiic(''iilé,  (pi'à  la  lin  il  con- 
(piil  ce  ipi'il  désirait  le  plus  et  espérait  le  moins. 
Nouvel  exemple  de  la  puissance  de  l'amour, 
qu'on  ne  peut  vaincre  que  par  laluite;  car  pour 
lui  lésislcr,  il  faudrait  des  forces  surhnniaines. 


ISl 


11  ON  0 u I Cil 0 r T !•: 


Léoncllc  coiiiuitseiilo  la  faulpilpsa  maîtresse. 
Oiiant  à  Lolliairc,  il  se  fiarda  liien  de  découvrir 
à  (Camille  l'étrange  fantaisie  de  son  époux,  et 
d'avouer  (|uc  c'était  de  lui  (|u'il  avait  lemi  les 
moyens  d'y  réussir;  il  aurait  craint  qu'elle  ne 
prit  son  amour  pour  une  l'cintc  dont  elle  avait 
été  dupe,  et  que,  venant  à  se  repentir  de  sa  fai- 
Idesse,  elle  ne  le  détestât  plus  encore  qu'elle 
n'était  disposée  à  l'aimer. 

Après  plusieurs  jours  d'ahsence,  Anselme 
revint.  Plein  d'impatience,  il  court  chez  son  ami 
pour  lui  demander  des  nouvelles  de  sa  vie  ou 
de  sa  mort.  Anselme,  lui  dit  Loliiaire  en  l'em- 
brassanl,  lu  peu\  te  vanler  d'avoir  une  épouse 
iiuoMiiiarable,  et  (]ue  toutes  les  femmes  devraient 
se  proposer  comme  le  modèle  et  i'orneineiit  de 
leur  sexe.  Mes  paroles  se  sont  perdues  dans  les 
airs;  elle  s'est  moquée  de  mes  larmes,  et  mes 
offres  n'ont  fait  (|ue  l'irriter.  Kn  un  mol,  t.'a- 
miile  n'a  pas  moins  de  sagesse  que  de  beauté, 
et  tu  es  le  plus  heureux  des  hommes.  Tiens, 
cher  ami,  voilà  ton  argent  et  les  bijoux  ;  je  n'ai 
point  eu  besoin  d'y  toucher.  Camille  m'a  fait 
voir  qu'elle  a  le  cieur  trop  noble  pour  céder  à 
des  moyens  si  bas.  Tu  dois  être  satisfait  mainte- 
nant; jouis  donc  de  ton  bonheur,  sans  le  com- 
promettre davantage  ;  c'est  Uî  sage  conseil  que 
te  donne  mon  amitié,  et  le  seul  fruit  (|ue  je 
veuille  tirer  du  service  que  je  t'ai  rendu. 

A  ce  discours  qu'il  écoutait  conmie  les  pa- 
roles d'un  oracle,  on  ne  saurait  exprimer  la  joie 
d'Anselme.  Il  pria  Lolhaire  de  conlinuer  ses 
galanteries,  ne  fût-ce  que  comme  passe-temps; 
ajoutant  qiiil  pouvait  à  l'avenir  s'épargner  une 
partie  des  soins  qu'il  avait  pris  jus(jue-là,  mais 
sans  les  discontinuer  tout  à  fait;  et  connue  son 
ami  faisait  facilement  des  vers,  il  le  conjura 
d'en  composer  |)our  Camille,  sous  le  nom  de 
Chloris.  Je  feindrai,  lui  dit-il,  de  les  croire 
adressés  à  une  personne  dont  tu  seras  amoureux. 
Lolhaire,  poiu-  qui  ses  coinpiaisances  n'étaient 
plus  une  gène,  promit  tout  ce  (|u'on  lui  deinan- 
dail. 


De  retour  dans  sa  maison,  Anselme  s'était  em- 
pressé de  demander  à  sa  femme  ce  qui  l'avait 
obligée  de  lui  écrire.  .le  m'étais  figuré,  répon- 
dit elle,  (pi'en  votre  absence  Lothaire  me  re- 
gardait avec  d'autres  yeux  que  lorsque  vous  étiez 
présent  ;  mais  j'ai  bientôt  reconnu  que  ce  n'é- 
tait (|u'une  chimère;  il  me  scnd)le  même  que 
depuis  ce  moment  il  évite  de  me  voir  et  de  rester 
seul  avec  moi.  yVnscIme  la  rassura  en  lui  disant 
qu'elle  n'avait  rien  à  craindre  de  son  ami,  parce 
qu'il  le  savait  violemment  épris  d'une  jeune  per- 
sonne pour  qui  il  faisait  souvent  des  vers  sous 
le  nom  de  Chloris,  et  que,  quand  bien  même 
son  cœur  serait  libre,  il  était  assuré  de  sa  loyauté. 
Celle  feinle  Chloris  ne  donna  point  de  jalousie 
à  Camille,  que  Lolhaire  avait  prévenue  afin  de 
lui  ôter  tout  ombrage  et  de  pouvoii  faire  des 
vers  pour  elle  sous  un  nom  supposé. 

Quelques  jours  après,  tous  trois  étant  réunis 
à  table,  Anselme  pria,  vers  la  lin  du  repas,  son 
ami  de  leur  réciter  quelques-unes  des  poésies 
qu'il  avait  composées  pour  la  personne  objet  de 
ses  soins,  ajoulant  qu'il  ne  devait  point  s'en 
faire  scrupule,  puisque  Camille  ne  la  connaissait 
pas.  Kl  quand  ellela  connaîtrait?  reprit  Lothaire, 
un  amant  fait-il  injm'c  à  celle  qu'il  aime  lors- 
qu'il se  plaint  de  sa  rigueur  en  même  temps 
qu'il  loue  sa  beauté.  Quoi  (]n'il  en  soit,  voici  un 
sonnet  (jne  j'ai  fait  il  n'y  a  pas  longtemps  : 


IVndaiil  qu'un  doux  smiiiiioil  dans  l'ombre  et  \o  silence 
Di'hissc  1rs  iiiorlols  de  Iciiis  rudes  travaux. 
Des  ligueurs  de  (^Idniis  y  sens  la  vi(denec, 
Kl  |'iin|iliu-i'  le  ciel  sans  trouver  de  repos. 

IJuaud  l'aube  re|iarail.  ma  |i|ainl''  ic  rouunenee, 
El  je  ressens  alors  mille  tourments  nouveaux; 
Je  passe  tout  le  jour  dans  la  niènic  souflranee, 
Espérant  vainement  la  fin  de  tant  de  maux. 

l,a  mjil  levient  encor,  et  ma  plainte  est  la  même;        , 
Tout  isl  dans  le  repos,  et  mm  mal  est  extrême, 
l^omme  si  j'étais  né  seulement  pour  souffrir. 

Qu'csl-ce  donc  que  j'attends  de  ma  persévérance, 
Si  le  ciel  et  Cliloris  tn'ôtent  toute  espérance? 
.Mais  n'est-ce  pas  assez  d'aimrrel  de  mourir? 


|)i:    I.V    MAM.IIE. 


1«5 


Paris,  S.  r.açpn  ctc''i  'inp^ 

Camillo  Ocoula  le  jour  suivaiU  les  ^niants  |n"o|iof  lie  I.olhoirt'  (l'.'ifie  ls5 


Furne,  Jouvct,  cl  C".,éiUt 


Le  sonnet  plut  n  Camille;  (|iianl  h  Anselme, 
il  le  trouva  admirable.  11  faut,  dit-ii,  que  celte 
dame  soit  liieu  cruelle  pour  ne  pas  se  laisser 
toucher  par  un  amour  si  sincère  et  si  passionne? 
Est-ce  que  tous  les  amants  disent  vrai  dans  leurs 
vers?  demanda  Camille.  Non  pas  comme  poètes, 
mais  comme  amoureux,  ils  sont  bien  au-des- 
sous de  la  vérité,  répondit  Lotliaire.  Cela  ne  fait 
pas  le  moindre  doute,  reprit  Anselme,  toujours 
pour  appuyer  les  sentiments  de  son  ami  et  les 
faire  valoir  auprès  de  sa  femme.  Camille,  qui 
savait  que  ces  vei-s  s'adressaient  à  elle  seule  et 


qu'elle  était  la  véritable  Cliloris,  demanda  ii 
Lotliaire  s'il  savait  quebiue  autre  sonnet,  de  le 
réciter.  En  voici  un,  répondit  celui-ci,  dont  je 
n'ai  guère  meilleure  opinion  que  tlii  premier  ; 
mais  vous  eu  jugerez. 


ACTISE     SOXXET 

Je  fcns  venir  l.i  ninit,  elle  est  inévitiblc! 

Lii  douleur  qui  me  presse  achève  son  (  fi'orl  ; 

F.t  nioi-nièiuc  après  tout,  j'aime  bien  mieux  mon  sort 

Ouc  (le  cesscni'uimer  ce  que  je  trouve  .Timable. 

A  quoi  bon  essayer  un  romèdu  haïssable, 
(Jui  pour  ma  gui'rison  ne  peut  être  assez  fort? 

24 


I.SO 


DON    QUICIIOTTF': 


Mais,  bravant  les  lùnieurs,  les  iiu''|iris  cl  la  mort. 
Faisons  voiràChloris  ini  amant  vérilaljlf. 

Ali  !  qu'on  est  ini|irn(lent  de  courir  au  iiasard, 
Sans  coriiiailro  (le  port,  sans  [lilolo  et  sans  art, 
II71C  mer  inconnue,  et  snjellc  à  l'orage  ! 

Mais  pourquoi  murmurei?  s'il  laul  mouiir  un  jour, 
11  est  beau  de  mourir  parles  mains  de  l'Amour; 
Et  mourir  pourCbloris  est  un  beureux  naufrage'. 

Anselme  trouva  ce  sonnet  non  moins  bon  que 
le  |)rcmier,  et  ne  le  loua  ]);is  moins.  Ainsi  con- 
tinuant à  se  tromper  lui-nièmc,  il  ajoutait  chaque 
jour  à  sou  malheur;  car  plus  Lothaire  le  désho- 
norait, plus  il  vantait  sa  lojalc  amitié,  et  plus 
Camille  devenait  coupable,  plus,  dans  l'opinion 
(le  son  époux,  elle  atteignait  le  faite  de  la  vertu 
et  de  la  bonne  renommée. 

Un  jour  cependant  que  Camille  se  trouvait 
seule  avec  sa  caméristc  :  Que  je  m'en  veUx,  lui 
dit-elle  de  m'étre  si  tôt  laissé  persuader!  Je 
crains  bien  que  Lothaire  un  jour  ne  vienne  à 
me  mépriser,  quiuid  il  se  souviendra  de  ma  fai- 
blesse et  du  peu  que  lui  a  coûté  ma  posses- 
sion. Rassurez-vous,  madame,  répondit  Léonelle; 
ce  n'est  pas  ainsi  que  se  mesurent  les  affections, 
et  pour  être  accordées  promptemeiif,  les  faveurs 
ne  perdent  point  de  leur  prix  ;  loin  de  là  :  n'a- 
t^on  pas  coutume  de  dire  que  donner  vite  c'est 
donner  deux  fois'.'  Oui,  repartit  Camille,  mais  on 
dit  aussi  que  ce  qui  coule  peu  s'estime  de  mênic. 
Cela  ne  vous  regarde  pas,  madame,  reprit  la  ru- 
sée Léonelle,  et  vous  ne  vous  êtes  pas  rendue  si 
proiiiplemenl  que  vous  n'ayez  pu  voir  toute 
l'àme  de  Lotliairc  dans  ses  yeux,  dans  ses  ser- 
ments, cl  reconnaître  combien  ses  qualités  le 
rendent  digne  d'être  aimé.  Pouii|uoi  donc  vous 
mettre  dans  l'esprit  toutes  ces  chimères'.'  Vive/ 
plutôt  contente  et  satisfaite  de  ce  qu'étant  tom- 
bée dans  l'amoureuse  chaîne,  celui  qui  l'a.serrée 
mérite  votre  estime.  Au  reste,  ajouta-t-elle,  j'ai 
remarqué  une  chose,  car  je  suis  de  chair  aussi 
et  j'ai  du  sang  jeune  dans  les  veines,  c'est  que 

'  Ce»  vers  ?oiit  eni|>runlc>  à  la  Iruduction  de  Flllcau  dcSninl- 
M'irliii. 


l'aniour  ne  se  gouverne  |ias  comme  on  le  veut, 
au  contraire,  c'est  lui  qui  nous  mène  à  sa  fan- 
taisie. 

Camille  sourit  des  propos  de  sa  suivante,  ne 
doutant  pas,  d'après  ces  dernières  paroles,  qu'elle 
ne  fi'il  plus  savante  en  amour  (pi'elle  ne  le  parais- 
sait. Cette  lille  lui  en  fournit  bientôt  la  preuve 
en  avouant  franchement  (jii'ini  jeune  gentil- 
homme de  la  ville  la  courtisait.  Extrêmement 
troulilée  d'une  conlidencesi  inattendue,  Camille 
voulut  savoir  s'il  y  avait  entre  eux  autre  chose 
que  des  promesses;  mais  Léonelle  lui  déclara 
effrontément  que  les  choses  ne  pouvaient  aller 
plus  loin.  Dans  l'embarras  où  se  trouvait  l'é- 
|iouse  d'Anselme,  elle  conjura  sa  suivante  de  ne 
lion  dire  à  son  amant  de  ce  qu'elle  savait,  et 
d'avoir  soin  d'agir  de  façon  que  ni  Anselme  ni 
Lothaire  ne  pussent  en  avoir  connaissance.  Léo- 
nelle le  promit;  mais  sa  conduite  fit  bientôt  voir 
combien  Camille  avait  eu  raison  de  la  craindre. 
En  effet,  assurée  du  silence  de  sa  maîtresse, 
celte  (illc  fut  bientôt  assez  hardie  pour  faire  venir 
son  amant  dans  la  maison,  et  jusque  sous  les 
yeux  de  Camille,  (|ui,  désormais  réduite  à  tout 
souffrir,  était  contrainte  de  servir  sa  passion,  et 
souvent  l'aidait  à  cacher  ce  jeune  homme. 

'foutes  ces  précautions  n'empêchèrent  pas 
qu'un  matin  à  la  j>oinle  du  jour,  Lothaire  n'a- 
perçût sortir  l'amant  de  Léonelle.  Il  en  lut  d'a- 
bord si  étonné  (ju'd  le  prit  pmir  un  fantôme  ; 
mais  en  le  vovant  s'éloigner  à  grand  pas,  le  vi- 
sage dans  s(ui  manteau,  il  comprit  que  c'était  un 
honnne  (pii  ne  voulait  pas  être  reconnu.  Aussi- 
tôt, sans  (jiie  Léonelle  vint  à  se  présenter  à  sa 
pensée,  il  s'imagina  que  ce  devait  être  un  rival 
aussi  bien  traité  que  lui-même.  Tians|Hirté  de 
fureur,  il  court  chez  .\nscluie  :  A|qireuds,  lui 
dil-ilcn  entrant, apprends  (|ue  depuis  longlenqis 
déjà  je  me  fais  violence  pour  ne  pas  le  découvrir 
un  secret  qu  il  l'aiit  enlin  que  tu  saches;  mais 
mon  amitié  piuu'  toi  !"ciii|Huli',  et  je  ne  puis 
dissimuler  davantage  :  Canulle  s'est  enfin  ren- 
ducj  Anselme,  et  est  prèle  à  faire  ce  qu'il  me 


1)1-:   LA    MANCHE. 


187 


plaira.  Si  j'ai  lartlô  à  l'en  avertir,  c'est  parce  (|iie 
je  n'étais  pas  eeitaiii  j-i  ce  cpic  je  prenais  chez 
la  l'einnie  ponr  nn  caprice  n'était  point  au  con- 
traire une  ruse  pour  m'épronver.  Je  m'attendais 
clin(pie  jour  que  tu  vicndiais  me  dire  qu'elle  t'a 
tout  révélé;  connue  elle  n'eu  a  rien  fait,  je  ne 
doute  plus  (pi'elle  n'ait  envie  de  me  tenir  parole 
et  de  me  |)rocnrer  la  liberté  de  l'eutretcnir  seule 
la  première  l'ois  que  tu  iras  à  la  campagne.  Ce 
secret  que  je  te  conlie  ne  doit  pas  te  causer 
d'cuiiiortemcnl;  car,  après  tout,  Camille  ne  t'a 
point  encore  offensé,  et  elle  peut  revenir  d'une 
faiblesse  que  tu  crois  si  naturelle  aux  femmes. 
.Ius(pi'ici  tu  t'es  bien  trouvé  de  mes  conseils, 
écoute  celui  (pie  je  vais  le  donner.  Feins  de  t'ali- 
senler  pour  ciuchpies  jours,  cl  trouve  moveu  de 
te  caclier  dans  la  cliambre  de  Camille;  si  son 
intention  est  coupable,  comme  je  le  crains,  alors 
tu  pourras  venger  sûrement  et  sans  bruit  Ion 
honneur  outragé. 

Oui  pourrait  exprimer  ce  que  devint  le  pau- 
vre Anselme  à  une  confidence  si  imprévue?  Il 
demeura  immobile,  les  yeux  baissés  vers  la  terre, 
comme  un  homme  privé  de  sentiment.  A  la  lin, 
regardant  tristement  Lothaire  :  Vous  avez  fait, 
reprit-il,  ce  que  j'attendais  de  votre  amitié;  dites 
mainleuant  comment  il  faut  que  j'agisse,  je  m'a- 
liandonue  entièrement  à  vos  conseils.  Lothaire, 
ne  sachant  (pie  lui  rcpoiidre,  l'embrassa  cl  sortit 
hrusqueiiieiit.  NLiis  à  peine  l'eul-il  (piitlé,  (pi'il 
commeui,'a  à  se  repentir  d'avoir  compromis  si 
mconsidérément  Camille,  dont  il  eût  pu  tirer 
vengeance  a\ec  moins  de  honte  et  de  péril  pour 
elle.  Mais  ne  pouvant  plus  revenir  sur  sa  dé- 
marche, il  résolut  au  moins  de  l'en  avertir  ;  et 
Cflmme  il  pouvait  lui  p.irler  à  loule  heure,  il 
voulut  le  faire  à  l'instant  même. 

Anselme  était  déjà  sorti  de  chez  lui  (juand  Lo- 
thaire y  entra.  Ah  '  mon  cher  Lothaire,  lui  dit 
Camille  eu  le  vovaiit,  j'ai  au  fond  du  cnenrune 
chose  ipii  me  cause  bien  du  lonrnieiit,  et  dont 
ie.s  .suites  me  font  trembler!  Ma  suivante  Léo- 
nelle.  a  un  ainaul,etson  rffroTileric  en  est  venue 


à  ce  point  de  rinlro(lnirc  toules  les  nuits  dans 
sa  chandire,  où  il  reste  juscpTaii  jour.  Jugez  à 
quoi  elle  m'expose,  et  ce  (pTon  pourra  penser  en 
voyant  sortir  de  ma  maison  nu  homme  à  pareille 
lieui'e'.'  Mais  ce  ipii  m'ariliL^e  le  plus,  c'est  d'être 
forcé  de  dissimuler,  parce  qu'en  voulant  châtier 
cette  lille  de  son  im|)udence,  je  puis  provoquer 
un  éclat  qui  me  serait  funeste.  Cependant,  je 
suis  perdue  si  cela  ne  change  pas  :  songez,  son- 
gez à  y  mettre  ordre,  je  vous  en  conjure. 

Aux  premières  paroles  de  Camille,  l.nlliaire 
crut  (pie  c'était  un  artifice  de  sa  |)art;  mais  en  la 
voyant  toute  en  larmes,  il  ne  douta  plus  qu'elle 
nedil  vrai,  ce  qui  accrut  son  re|)entir  et  sa  con- 
fusion. Il  lui  ap|irit  (pie  ce  n'était  pas  là  le  |ilns 
i;ian(l  de  leurs  malheurs  ;  et,  lui  demandant 
cent  fois  pardon  de  ses  soup(jons,  il  avoua  ce 
que  les  transports  d'une  flamme  jalouse  l'avaient 
poussé  à  dire  à  Anselme,  ajoutant  qu'il  l'avait 
l'ait  résoudre  à  se  cacher  pour  voir  par  ses  pro- 
pres yeux  de  (pielle  loyaulé  (''lait  payée  sa  ten- 
dresse. 

Epouvantée  de  cet  aveu  de  Lothaire,  Camille 
lui  reprocha  d'abord  avec  emportement,  puis 
avec  douceur,  sa  mauvaise  pensée  et  la  résolu- 
tion qui  l'avait  suivie  ;  mais  comme  la  femme  a 
l'esprit  plus  prompt  que  l'homme  pour  le  bien 
de  même  que  pour  le  mal,  esprit  qui  lui  écliappe 
quand  elle  veut  lélléchir  mùreuient,  elle  trouva 
sui-lc-champ  le  moyen  de  réparer  l'imprudence 
(le  son  amant.  Elle  lui  dit  de  faire  en  sorte  qu'An- 
selme se  cachât  le  lendemain  à  l'endroit  con- 
venu, parce  que,  d'après  le  plan  qui  lui  venait  à 
l'esprit,  elle  espérait  tirer  de  cette  épreuve  une 
facilité  nouvelle  pour  se  voir  tous  deux  encore 
plus  librement.  Lothaire  eut  l)eau  la  presser, 
elle  refusa  de  s'expliquer  davantage.  Ne  manquez 
pas,  lui  dit-elle,  de  venir  dès  que  je  vous  ferai 
appeler,  et  répondez  comme  si  vous  ne  saviez  pas 
être  écouté  d'Anselme.  Là-dessus,  Lothaire  s'é- 
loigna. 

Le  lendemain,  .Vn.selme  monta  à  cheval,  sous 
prétcvte  d'aller  à    la  cmqiagne,  chez  nu  de  ses 


18S 


DON    QUICHOTTE 


amis  :  nuis  revoiiarit  aussilôt  sur  ses  pas,  il  alla 
se  cachor  dans  le  caliiiui  allciiant  à  la  clianihrc 
(le  sa  femme,  où  il  put  s'onihiisfpicr  tout  à  son 
aise  sans  être  troublé  par  Camille  ni  par  l.éo- 
nellc,  qui  lui  en  donnèrent  le  loisir.  Aprè>  l'a- 
voir laissé  quelque  temps  livré  aux  angoisses  que 
doit  éprouver  un  homme  qui  va  s'assurer  par 
ses  propres  yeux  de  la  perte  de  son  honneur,  la 
maîtresse  et  sa  suivante  entrèrent  dans  la 
eliamhre. 

A  peine  Camille  y  eut-elle  mis  le  pied  :  Hélas  I 
chère  amie,  dit-elle  à  sa  suivante  en  poussant 
un  grand  soupir  et  eu  brandissant  une  épéc, 
peut-être  l'erai-je  mieux  de  me  percer  le  cœur 
à  l'instant  môme,  que  d'exécuter  la  résolution 
que  j'ai  formée;  mais  d'abord  je  veux  savoir 
•pielle  imprudence  de  ma  part  a  pu  inspirer  à 
I.othaire  l'audace  de  m'avouer  un  aussi  cou- 
paiile  désir  ipie  celui  (pi'il  n'a  pas  eu  honte  de 
me  témoigner,  au  méj)ris  de  moTi  honneur  et 
de  son  amitié  pour  Anselme.  Ouvre  cette  fe- 
nêtre et  donne-lui  le  signal;  car  sans  doute  il 
allcnd  dans  la  rue,  espérant  bientôt  satisfaire  sa 
perverse  intention  ;  mais  il  s'abuse  le  traître,  et 
je  lui  ferai  voir  combien  la  mienne  est  cruelle 
aulant  qu'honorable.  lié!  madame,  à  quoi  bon 
cette  épée'.'  reprit  la  rusée  Léonclie.  Ne  voyez- 
vous  pas  qu'en  vous  tuant,  ou  en  tuant  Lothaire, 
cela  tournera  toujours  conti'e  vons-même?  Allez  1 
il  vaux  mieux  dissimuler  l'outrage  que  vous  a 
fait  ce  méchant  homme,  et  ne  point  le  laisser 
entrer  maintenant  (pie  nous  sommes  seules  :  car, 
aveuglé  par  sa  passion,  il  serait  capable,  avant 
que  vous  ayez  pu  vous  venger,  de  se  i)ort.r  à 
quelque  violence  plus  déplorable  encore  que  s'il 
vous  était  la  vie.  Ht  puis,  ,p,and  vous  l'aurez  tué, 
car  je  ne  doute  pas  que  ce  ne  soit  votre  dessein | 
qu'eu  ferez-vous','  OuAnselnie  en  fasse  ce  qu'i'l 
voudra,  répondit  Camille;  pour  moi,  il  me  sem- 
ble que  chaque  minute  de  relard  mr  rend  pins 
coupable,  et  que  je  suis  .raulaul  moins  lideleà 
""'"  '"="i  '!"(•  ,jo  diffère  plus  longlenq.s  à  ven- 
ger sou  iiniincur  cl  le  rrucri. 


Tout  cela,  Anselme  l'entendait  caché  derrière 
une  tapisserie,  et  à  clnupie  |»arole  de  Camille  il 
formait,  autant  d(^  dilIV'rentes  pensées.  En  la 
\oyant  si  résolue  à  tuer  Lolhaire,  il  l'ut  sur  le 
poini  de  se  découvrir  j)Our  sauver  son  ann  ;  mais 
curi(!ux  de  voir  jusqu'où  pouvait  aller  la  déter- 
mination de  sa  feunne,  il  résolut  de  ne  paraître 
qu'en  temps  opportun.  En  ce  moment,  Camille 
parut  alteinic  d'une  forte  pâmoison;  aussitôt 
Léonelle  de  se  lamenter  amèrement  :  Malheu- 
reuse! s'ccria-t-elle  en  portant  sa  maîtresse  sur 
un  lit  qui  se  trouvait  là,  suis-jedonc  destinée  à 
voir  mourir  entre  mes  bras  cette  tleur  de  chas- 
teté, cet  excnqtir  île  vertu  !  avec  bien  d'autres 
e\ciainations  qui  auraientdonnéà  penser  qu'elle 
était  la  plus  affligée  des  servantes,  et  sa  maî- 
tresse une  autre  Pénélo|)e.  Mais  bientôt  Camille, 
feignant  de  reprendre  ses  sens  :  Pounjuoi  n'ap- 
|)ellestu  pas  le  traître'?  ilit-elle  à  sa  suivante  ; 
cours,  vole,  hàte-toi,  de  peur  que  le  feu  de  la 
colère  qui  m'embrase  ne  vienne  à  s'éteindre,  et 
que  mon  lessenliment  ne  se  dissipe  en  vaines 
paroles!  J'y  cours,  répondit  Léonelle;  mais 
avant  tout,  madame,  donnez-moi  cette  épée. 
Ne  crains  rien,  reprit  Camille;  oui,  je  veux 
mourir,  et  je  mourrai,  mais  seulement  après 
(jue  le  sang  de  Lolhaire  m'aura  fait  raison  de 
son  outrage. 

La  suivante  semblait  ne  pouvoir  se  résoudre 
à  (piiller  sa  maîtresse,  et  elle  ne  sortit  qu'après 
se  l'éire  fait  répéter  plusieurs  fois.  Quand  Ca- 
mille se  vit  seule,  elle  commeu(,'a  à  maicher  à 
grand  pas,  puis  à  diverses  reprises  clic  se  jeta 
sur  son  lit  avec  les  signes  d'une  violente  agita- 
lion.  Il  n'v  a  |)lus  à  balancer,  disait-elle;  ilfaut 
iju'il  |)érisse,  il  me  coule  troj)  de  larmes;  il  le 
payera  de  sa  vie,  et  il  ne  se  vantera  pas  d'avoir 
inq)unément  tenté  la  vertu  de  Camille.  En  par-, 
lanl  ainsi,  elle  parcourait  l'apiiarlement  l'épée 
à  la  main,  les  yeM\  pliins  de  liueui',  cl  laissant 
ée'iap|ier  des  |iai'oles  euqireintes  d'un  tel  dé- 
sespoir, (jue  de  fenmic  délicate,  elle  semblait 
ihaugée  en  bravache  désespéré.  Anselme  était 


m:   I.  A   M  AN  cm:. 


18!) 


Ouvre  celle  fcnéiie  cl  ilocjiiL-lui  le  signal  (pase  188. 


dans  un  ravissomciil  iiicxpiiiiiabli^;  aussi  crai- 
gnant pour  son  ami  la  fureur  île  sa  femme,  ou 
quelque  funeste  résolution  île  celle-ci  contre 
elle-même,  il  allait  se  montrer,  quand  Léonelle 
revint  tenant  Lolliaire  par  la  main. 

Aussitôt  f|ue  Camille  l'aperçut,  elle  traça  jiar 
terre  une  longue  raie  avec  l'éiu-e  qu'elle  tenait  à 
la  main  :  Arrête,  lui  dil-ello  ;  ne  va  ]tas  plus 
avant,  car  si  lu  oses  dépasser  cette  limite,  sous 
les  yeux  je  me  perce  le  cœur  avec  cette  épée. 
Connai.s-tu  Anselme,  et  me  connais-tn,  l.otliairei 
réponds  sans  détour.  Celui-ci,  qui  avait  soup- 


çonné le  dessein  de  sa  maîtresse,  n'éprouva  au- 
cune surprise,  et  accommodant  sa  réponse  à  son 
intention,  répondit  :  Je  ne  croyais  pas,  madame, 
que  vous  me  lissiez  appeler  pour  me  parler  de 
la  sorte  ;  j'avais  meilleure  opinion  de  mon  bon- 
heur ;  et  puisque  vous  n'étiez  pas  disposée  à  te- 
nir la  parole  que  vous  m'avez  donnée,  au  moins 
vous  auriez  dû  m'en  avertir,  sans  me  tendre  un 
piège  qui  fait  tort  à  voire  foi  et  à  la  grandeur 
de  mon  affection.  Maintenant,  s'il  faut  vous  ré- 
pondre, oui,  je  connais  Anselme,  et  tous  deu\ 
nous  nous  connaissons  dès  l'enfance;  et  si  j'ai 


l'.HI 


hoN   nr  iciKiTTl': 


Inissé  |)arailrc  dos  sentiiuoiifs  qui  spiul)leiit  trahir 
iiotiT  aiiii(i(',  il  l'aut  s'en  |)rondi<'  à  l'amour  et  à 
vous,  licilc  Camille,  dont  les  charmes  ont  détruit 
mon  repos. 

Si  c'est  là  ce  que  tù  confesses,  perfide  et 
lâche  ami,  reprit  Camille,  de  quel  front  oses-tu 
to  présenter  devant  moi ,  après  nue  déclaration 
qui  ne  nroffensc  pas  moins  (pie  lui?  (jue  pen- 
sais-tn  donc,  quand  lu  vins  me  déclarer  ta  pas- 
sion? T'avait-on  dit  qu'il  fut  si  aisé  de  me  tou- 
cher? Mais  je  crois  deviner  à  présent  ce  qui  peut 
t'avoir  enhardi  :  j'aurai  sans  doute  manqué  de 
réserve,  j'aurai  négligé  quelque  bienséance,  ou 
souffert  des  familiarités  que  tu  auras  mal  iiiler- 
prétées.  Ai-je  rien  fait  cependant  qui  pût  flatter 
ton  espérance?  m'as-tn  trouvée  sensible  aux 
présents,  et  m'as-tu  jamais  parlé  de  les  désirs 
sans  que  je  les  aie  rejetés  avec  mépris!  Hélas! 
mon  seul  tort  est  de  ne  t'avoir  pas  repoussé  as- 
sez sévèrement  ;  c'est  mon  indulgence  qui  t'a 
encouragé  ;  aussi  quand  je  n'aurai  d'autres  re- 
proches M  me  faire  que  la  sotte  prudence  qui  m'a 
empêché  d'en  instruire  Anselme,  afin  de  ne  pas 
rompre  votre  amitié  et  dans  l'espoir  que  tu 
éprouverais  du  repentir,  je  suis  assez  coupable, 
et  je  veux  m'en  punir;  mais  avant  il  faut  que  je 
t'arrache  la  vie,  et  que  je  satisfasse  ma  vengeance. 

,\  ces  mots,  Camille  se  précipita  sur  Lothairc, 
feignant  si  bien  de  vouloir  le  percer^  que  ce- 
lui-ci ne  savait  ])lus  (|u'en  penser,  tant  il  lui 
fallut  employer  de  force  et  d'adresse  pour  se 
garantir.  Elle  jouait  le  désespoir  avec  des  cou- 
leurs si  vraies,  qu'il  élail  im|iossilile  de  ne  pas 
y  être  trompé.  Kiiliu  voyant  (pi'ejle  ne  pouv.iil 
atleindre  Lothaire,  ou  plulôl  feiguanlde  ne  pou- 
voir accomplir  sa  niciiac('  :  Eli  bien!  tu  vivras, 
s'écria-t-elle,  puis(|ue  je  n'ai  pas  assez  de  force 
poiM'  le  (Idinicr  l;i  moil  ;  mais  du  moins  lu  iic 
m'empêcheras  pas  de  me  punir  moi-nièinc;  et 
s'airacbaut  des  bras  de  son  aiiiaut  ipii  s'effoi- 
t;ail  de  la  contenir,  elle  se  frappa  de  l'épée  au- 
dessus  du  sein  gauche,  près  de  ré|iaule,  puis  se 
laissa  tomber  comme  évanmiie. 


Lolliaire  et  l.éonelle,  frappés  de  surprise,  ac- 
coururent ])our  la  relever;  mais  en  voyant  une 
si  légère  blessure,  ils  se  regardèrent  tous  deux, 
étonnés  des  merveilleux  artifices  de  cette  femme. 
Lothaire  simula  un  profond  chagrin,  et  se  donna 
mille  malédictions,  ne  les  épargnant  pas  non 
plus  à  l'auteur  de  la  catastrophe,  qu'il  avait 
aposté  près  de  là,  Léonclle  prit  sa  maîtresse  en- 
tre ses  bras,  et,  l'ayant  déposée  sur  le  lit,  pria 
Lothaire  d'aller  chercher  en  secret  quelqu'un 
pour  la  panser,  lui  demandant  conseil  sur  ce 
(ju'il  fallait  dire  à  Anselme  s'il  revenait  avant 
(lu'elle  fût  guérie.  Faites  ce  que  vous  voudrez, 
répondit  Lothaire  ;  je  suis  si  peu  en  état  de  don- 
ner des  conseils,  que  je  ne  sais  moi-même  quel 
parti  prendre.  Arrêtez  au  moins  le  sang  (pii  s'é- 
chappe de  sa  blessure  ;  quant  à  moi,  je  vais 
chercher  un  lieu  écarté  afin  d'y  vivre  loin  de 
tous  les  regards;  et  il  sortit  en  donnant  les  mar- 
ques du  plus  violent  désespoir. 

Léonclle  étancha  sans  peine  la  blessure  de 
Camille,  blessure  si  légère  qu'il  n'en  avait  coulé 
(pie  le  sang  nécessaire  pour  appuyer  sa  feinte  ; 
et  tout  en  pansant  sa  maîtresse,  elle  tenait  de 
tels  discours,  que  le  malheureux  époux  ne  dou- 
tait point  que  sa  femme  ne  fût  une  seconde  Por- 
cie,  une  nouvelle  Lucrèce.  Pendant  ce  temps, 
Camille  maudissait  l'impuissance  qui  avail  trahi 
son  liras,  et  paraissait  inconsolable  de  survi- 
vre, tout  en  demandant  à  Léonclle  si  elle  lui 
conseillait  île  révéler  à  Anselme  ce  (|iii  vouait 
de  se  passer.  N'en  faites  rkm,  madamo,  répon- 
dait celle-ci  :  il  lie  maiiipiciail  [las  de  se  porter 
à  des  violences  contre  Lothaire;  une  honnête 
l'emiuc  ne  doit  jamais  compromettre  un  mari 
(pi'ollc  aime.  .le  suivrai  Ion  conseil,  répondit 
Camille;  mais,  pourtant,  il  faut  bien  trouver 
(|ncl({n('  l'Iiose  m  lui  dire  i{u;iiiil  il  veil'il  nia 
blessure.  Madame,  reparlil  l.couelle,  je  ne  sau- 
rais mentir,  même  eu  |daisaiilant.  Ni  moi  non 
|ilus,  y  allàl-il  de  bi  vie,  reprit  Camille;  je  ne 
vois  donc  rien  de  mieux  cpie  d'avouer  ce  (|iii  en 
est.  (Jiiillc/  ce  souci,  dit  l,i''oiielle  ;  j'y  songerai,  el 


I.  \     MANCllK 


1UI 


|)ciil  être  iiloi-s  voire  blessure  sera  si  bien  l'er- 
iiK'c  qu'il  n'y  paraiira  plus.  Tàflicz  de  vous  re- 
iiu'ttro  lie  celte  rruelle  éiiiolion,  vous  eu  serez 
[liiili'il  guérie.  Si  Notre  t''|iiui\  aiiive  au|i;uavaiil, 
vous  ne  meutirez  point  en  lui  (lisant  i|u't'laul 
indisposée,  vous  avez  besoin  de  repos. 

IV'udant  que  ces  deux  hy|iocrites  se  jouaient 
ainsi  de  la  crédulilé  d'Anselme,  qui  n'avait  pas 
perdu  nue  sciiie  dr  leurs  paroles,  leniallieureuv 
époux  s'applaudissait  tians  son  cœur,  et  allen- 
dait  avec  iiupatieuce  le  niouient  d'aller  remer- 
cier ce  lidèleami.  Camille  et  Léouelle,  cpii  n'é- 
taient pas  au  bout  de  leurs  ruses,  lui  en  laissè- 
rent la  liberté.  Sans  perdre  de  temps,  il  alla 
trouver  Lolliaire,  qui  s'attendait  à  cette  visite. 
En  entrant,  il  se  jeta  à  sou  cou,  lui  lit  tant  de 
remercimeuts,  et  tlit  tant  de  clinses  à  la  louange 
de  sa  l'emnie,  dont  il  ne  [larlait  (pi'avec  trans- 
port, tpie  Lolliaire  tout  conl'us  et  la  conscience 
bourrelée,  ne  savait  que  répondre  et  n'avait  i)as 
le  courage  de  lui  témoigner  la  moindre  joie. 
Anselme  s'aperçut  bien  de  la  tristesse  de  son 
ami  ;  mais,  l'attribuant  à  la  blessure  de  Camille, 
dont  il  se  disait  seul  la  cause,  il  se  mit  à  le  con- 
soler, l'assurant  que  c'était  peu  de  cliosc  puis- 
qu'elle était  convenue  de  n'en  pas  parler.  Il 
ajouta  que  loin  de  s'affliger,  il  devait  plutôt  se 
réjouir  avec  lui,  puis(|ue  grâce  à  sou  entremise 
et  à  son  adresse,  il  se  voyait  parvenu  à  la  plus 
haute  félicité  dont  il  eût  pu  concevoir  le  désir  ; 
que,  désormais  il  n'y  avait  qu'à  composer  des 
vers  à  la  louange  de  Camille,  pour  élerniser  son 
nom  dans  les  siècles  à  venir,  l.otliaire  répondit 
ipi'il  trouvait  cela  juste,  et  s'offrit  de  l'aider 
pour  sa  part  à  élever  ce  glorieux  nionuuuiil. 

Anselme  resta  donc  le  mari  le  mieux  trompé 
(|u'on  pût  rencontier  dans  le  monde;  condui- 
sant cbatpie  jour  par  la  main,  dans  sa  maison 
l'homme  qu'il  croyait  l'instrument  de  sa  gloire, 
et  qui  l'était  de  son  déshonneui',  il  re|uochait  à 
sa  femme  de  le  recevoir  avec  un  visage  cour- 
roucé, tandis  qu'au  contraire,  elle  l'accueillait 
avec  une  àme  riante  et  gracieuse.  Celte  trompe-. 


rie  dura  encore  quel(|ue  teuqis,  juscpi'à  ce  que 
la  fortune,  reprenant  son  rôle,  la  lil  éclater  aux 
yeux  de  linil  le  monde,  et  (pic  la  fatale  curiosih' 
irAiiseiiiie,  après  lui  avoir  coi'ilé  riioimeui',  lui 
coûta  la  vie. 


ClIAl'lTUE   XXXV 

OUI    TRUITE    DE    L'EF  FROVABLE    BATAILLE 

QUE    LIVRA    DON    QUICMOTTE    A    DES    OUTRES     DE    VIN     ROUGE,    ET     OU 

SE    TERMINE    LA    NOUVELLE    DU    CURIEUX    MALAVISE 

Quel()iies  pages  delà  nouvelle  restaient  à  lire, 
lorsque  tout  à  coup,  sortanl  effaré  du  galetas  où 
couchait  don  Quichotte,  Sancho  se  mil  à  criera 
pleine  gorge  :  Au  secours,  seigneurs!  au  se- 
cours !  accourez  à  l'aide  de  mon  inailre,  (|ui  esl 
engagé  dans  la  plus  terrible  et  la  |)lus  sanglante 
balaille(iue  j'aie  jamais  vue.  Vive  Dieu  !  du  pre- 
mier coup  qu'il  a  porté  à  rennemi  de  madame 
la  princesse  de  Micomicon,  il  lui  a  fait  tomber 
la  tète  à  bas  des  épaules,  comme  si  ce  n'eût  été 
qu'un  navet. 

Que  dites-vous  là,  Sancho"?  reprit  le  curé; 
avoz-vous  perdu  l'esprit"?  C'est  chose  imj)os- 
sible,  puisque  le  géant  esl  à  plus  de  deux  mille 
lieues  d'ici. 

Kn  ce  moment  un  grand  bruit  se  lit  entendre, 
et  au  milieu  du  tapage  on  distinguait  la  voix  de 
don  Quichotte,  qui  criait  :  Arrête,  brigand  !  fé- 
lon !  malandrin  !  ,1e  le  tiens  celte  fois,  et  ton 
cimeterre  ne  le  sauvera  pas!  Le  tout  accom|)a- 
gné  de  cou])s  d'épée  (pii  retentissaient  eonlre  la 
muraille. 

A  quoi  songez-vous,  seigneurs?  disait  Ion- 
jours  Sancho  ;  venez  donc  séparer  les  C(unbal- 
lanls  !  quoique,  à  vrai  dire,  je  pense  qu'il  n'eu 
soit  guère  besoin,  car  à  cette  heure  le  géant  doit 
être  allé  rendre  comj)te  à  Dieu  de  sa  vie  passée; 
puisque  j'ai  vu  son  sang  couler  comme  une  fon- 
taine, et  sa  tète  cou|iéc  rouiei-  dans  un  coin, 
grosse,  sur  ma  foi,  comme  un  muid. 

Que  je  meure,  s'écria  l'hôtelier,  si  ce  don 
Quichotte  ou    don  Diable  n  a  pas  donné  quel- 


192 


iDN  oi;i(;ii()TTK 


(jiies  coups  d'estoc  à  îles  outres  de  vin  rouge  qui 
sont  rangées  dans  sa  clinnibre  le  long  du  mur; 
c'est  le  vin  (|ui  en  sort  que  cet  lioninie  aura 
pris  |)our  du  sang. 

Il  courut  aussitôt,  suivi  de  Ions  ceux  (|ui 
élaient  là,  sur  le  prétendu  cli;uup  de  liataille, 
où  ils  trouvèrent  don  (juicliotte  dans  le  plus 
étrange  accoulreiuenl.  Sa  chemise  était  si  courte 
par  devant,  qu'elle  lui  déjtassait  à  ]ieine  la  moi- 
tié des  cuisses,  et  il  s'en  fallait  d'un  demi-pied 
quVlle  lût  aussi  longue  par  derrière;  ses  jambes 
longues,  sèches,  velues,  étaient  d'une  pr()j)rclé 
plus  (|ue  douleuse;  il  portait  sur  la  tète  un  bon- 
net de  coideur  rouge,  fort  gras,  qui  avait  long- 
lenqis  servi  à  rhùtelier;  autour  de  son  bras 
gauche  était  roulée  cette  couveriure  à  laquelle 
Sanclio  gardait  une  si  profonde  rancune,  et  de 
la  main  droite,  brandissant  son  épée,  il  frappait 
à  tort  et  à  travers,  en  |iroférant  des  menaces. 
Le  plus  surprenant,  c'est  qu'il  avait  les  yeux 
fermés,  car  il  dormait  ;  mais,  l'imaginalinn 
l'ra|)pée  de  l'aventure  (|u'il  allait  entreprendre, 
il  avait  fait  en  dormant  le  voyage  deMicomicon, 
et  il  croyait  se  mesurer  avec  son  ennemi.  Par 
malheur,  ses  coups  étaient  tombés  sur  des  ou- 
tres suspendues  contre  la  muraille,  en  sorte  que 
la  chandjre  était  inondée  de  vin. 

Quand  l'hôtelier  vil  tout  ce  dégât,  il  entra 
d.uis  une  telle  iincui',  que,  s'élaueaTit  sur  don 
Ouicliottc  les  pouigs  fermés,  il  aurait  prompte- 
ment  mis  fin  à  sa  bataille  contre  le  géant,  si 
Cardenio  et  le  curé  ne  le  lui  eussent  arraché  des 
mains.  Malgré  cette  grêle  de  coups,  li^  pauvre 
chi'Viilicr  ne  se  réveillait  pas;  il  fnllut  ([ue  le 
barbier  courût  chercher  un  seau  d'eau  i'ro'de 
pour  le  lui  jeter  sur  le  corps,  ce  (pii  finit  par 
l'éveiller,  mais  non  assez  toutefois  pour  le  l'ain' 
s'apercevoir  île  l'état  m'i  il  était.  Hiiiothée  ipii 
survint  en  ci;  mkimii'IiI,  s'en  l'clourua  .^ur  ses 
pas,  à  l'aspect  de  son  défenseur  si  légèrement 
vêtu,  et  n'en  voulut  pas  voir  davanlage. 

Quanta  Sancho,  il  allait  i  herchant  dans  tous 
les  coins  la  létc  du  gi'vmt  ;   et   eounne   il  ne  la 


trouvait  pas  :  Je  savais  bien,  dit-il,  que  dans 
cette  maudite  maison  tout  se  faisait  par  enchan- 
tement; cela  est  si  vrai  qLic  dans  le  même  en- 
droit oii  je  suis,  j'ai  reçu,  il  n'y  a  pas  longtemps, 
force  coups  de  picil  et  de  poing,  sans  jamais 
pouvoir  deviner  d'où  ils  venaient;  maintenant 
le  diable  ne  veut  pas  (jue  je  retrouve  celte  tète, 
quand  de  mes  deux  yeux  je  l'ai  vu  couper,  et  le 
saiig^ ruisseler  comme  une  fontaine. 

De  quel  sang  et  de  quelle  fontaine  parles-tu, 
ennemi  de  Dieu  cl  des  saints?  re|)rit  l'hôtelier, 
ne  vois-tu  pas  que  cette  fontaine  ce  sont  mes 
outres  que  ton  maître  a  percées  comme  un  cri- 
ble, cl  ce  sang,  mon  vin  dont  cette  chambre  est 
inondée?  Puissé-je  voir  nager  en  enfer  l'àme  de 
celui  qui  m'a  lait  tout  ce  dégât! 

Ce  ne  sont  pas  là  mes  affaires,  repartit  San- 
cho ;  tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  faute  de  re- 
trouver cette  tète,  mon  gouvernement  vient, 
hélas!  de  se  fondre,  comme  du  sel  dans  l'eau. 

L'hôtelier  se  désespérait  du  sang-froid  de  l'é- 
cuyer,  après  le  dégât  (pie  venait  de  lui  causer  le 
maître;  il  jurait  que  cela  ne  se  passerait  pas 
cette  fois-ci  coninic  la  première,  el  que  malgré 
les  privilèges  de  leur  chevalerie,  ils  lui  |iayeraient 
jusqu'au  dernier  maravédis  les  outres  et  le  vin. 
Le  curé  tenait  par  les  bras  don  (Juicholte,  leiiuel, 
croyant  avoir  achevé  raventureet  se  trouver  en 
pi'ésence  de  la  |uiucesse  de  Micomicou,  se  jeta 
à  ses  pieds  en  disant  :  Madame,  Votre  Grandeur 
est  maiiitenant  en  sûreté  ;  vous  n'avez  plus  à 
craiiulie  le  tyran  qui  vous  persécutait;  quanta 
moi,  je  suis  (|iiitte  de  ma  pinule,  puisque  avec 
le  secours  du  ciel,  et  la  i'aveiu' de  celle  pour  qui 
je  vis  et  je  res|iii'e,  j'en  suis  venu  à  bout  si  lieu- 
rcusemeul. 

Kh  bien,  seigiuuis,  dit  Sanclio,  dircz-vous 
encore  (pie  je  suis  ivre'.'  voyez  .si  mou  maître 
n'est  pas  venu  à  liiuit  du  géant  :  plus  de  doute, 
mon  gouvernement  est  sauvé. 

Chacun  des  assistants  riait  à  gorge  déployée 
(lu  maître  et  du  valet,  excepte  l'hôteliei'  (pii  les 
doiniait  à  tous  les  diables.  A  la  iiu,  pourtant,  le 


1)K   LA    MANCIIK. 


lîiri 


Paris,  s.  RaçoQ  et  C'*,  imp.  I n  n. .  J  .     .[  ^IL",  êdit. 

Lolhaire  simule  un  profond  iliaurin  et  se  donne  mille  nialédietions  {pacc  lîtO). 


curé,  Cardcnio  et  le  barliier  iiarvinrent,  non 
sans  peine,  à  renietlrc  don  QuiclioUe  dans  son 
lit,  où  on  le  laissa  dormir,  et  tous  trois  retour- 
nèrent sous  le  portail  de  l'hôlpllerie  consoler 
Sancho  de  ce  q\ril  n'avait  pu  trouver  la  tète  du 
géant.  Mais  ils  furent  impuissants  à  calmer  l'hô- 
telier, désespéré  de  la  mort  subite  de  ses  outres  ; 
l'hôtesse,  surtout,  jetait  les  hauts  cris  et  s'arra- 
chait les  cheveux.  Malédiction,  s'écriait-elle,  ce 
diable  errant  n'est  entré  dans  ma  maison  que 
pour  me  ruiner  :  une  l'ois,  déjà,  il  m'a  emporté 
sa  dépense,  celle  de  son  chien  d'écuyer,  d'un 


cheval  et  d'un  âne,  sous  ])réte\le  iju'ils  sont  che- 
valiers errants,  et  (pi' il  est  écrit  dans  leurs 
maudits  grimoires  ijuils  ne  doivciil  jamais  rien 
débourser.  Dieu  les  damne,  et  (jue  leur  ordre 
soit  anéanti  dès  demain  !  Mort  de  ma  vie  !  il 
n'en  sera  pas  cette  l'ois  (|uille  à  si  bon  marché  ; 
il  me  payera,  ou  je  perdrai  le  nom  de  mon 
père.  Que  le  diable  emporte  tous  les  chevaliers 
errants!  grommelait  de  sou  côté  Maritorne. 
Quant  à  la  lillr  de  riiôlclicr,  elle  souriait  et  ne 
disait  mol. 

Le  curé  calma  celle  lempète,  en  |  romcltant 

25 


Illl 


IKIN    OIICIIKTTK 


ilo  payi'r  loiit  le  ilégnt,  cVsl-à-diro  les  miti'cs  et 
le  vil),  sans  oublier  riisiirc  île  lu  queue  de  vaclic, 
dont  rh(")lcsse  faisait  grand  hruil.  Dorolliée  con- 
sola Sanchi) ,  cii  lui  disant  que  luiisque  sou 
maître  avait  abattu  la  tète  du  géant,  elle  lui  don- 
nerait la  meilleure  seigneurie  de  son  royaume 
liés  (|u'ello  y  serait  rétublio.  Sanclio  jura  de  nou- 
veau avoir  vu  tomber  cette  tète,  à  telles  ensei- 
gnes, qu'elle  avait  une  barbe  qui  descendait 
jusqu'à  la  ceinture.  Si  ou  ne  li  retrouve  pas, 
njoulatil,  c'est  que  dans  cette  maison  rien  n'ar- 
rive que  par  enchantement,  comme  je  l'ai  déjà 
éprouvé  une  première  fois.  Horolhi'e  lui  dit  de 
ne  pas  s'affliger,  et  que  tout  s'arrangerail  à  son 
entière  satisfaction. 

La  paix  rétablie,  le  curé  proposa  d'achever 
l'histoire  du  Ciu'ienx  malavisé;  et  tous  étant  de 
son  avis,  il  continua  ainsi  : 

Désormais  assuré  de  la  vertu  de  sa  femme, 
Anselme  se  croyait  le  jilus  lieurcux  des  hommes. 
Ounrd  à  Camille,  elle  continuait  de  faire,  avec 
intculion,  mauvais  visage  à  Lolbaire,  et  tous 
deux  entretenaient  le  malheureux  époux  dans 
une  erreur  dont  il  ne  pouvait  plus  revenir;  car 
persuadé  qu'il  ne  manquait  à  son  bonheur  que 
de  voir  son  ami  et  sa  femme  en  parfaite  intelli- 
gence, il  s'efforçait  chaque  jour  de  les  réunir, 
leur  fournissant  ainsi  mille  moyens  de  le  trom- 
per. 

Pendant  ce  temps,  Léonelle,  emportée  par  le 
plaisir,  et  autorisée  par  l'exemph"  de  sa  maî- 
tresse, qui  élait  forcée  de  fermer  les  yeux  sur 
ces  déportemenis,  ne  ganlail  plus  aucune  me- 
sure, lue  nuit,  enliu,  il  aiiiva  (pr\n^elnie  eu- 
Icndil  du  bruit  dans  la  chambre  de  celle  (ille; 
il  voulu!  y  |)énélrer  pour  savoir  ce  i|ue  c'elail  : 
sentant  la  porte  résister,  il  sut  s'en  icmlre  mai- 
Ire,  el,  eu  eiilraiil,  il  api'irul  un  li(uiiiiie  ipii  v,> 
laissait  glisser  par  la  fenêtre.  Il  s  elfurca  di' 
l'arrêter;  mais  il  ne  put  y  parvenir,  parce  que 
béiiuelle  se  jeta  au-devaiil  de  lui,  le  suppliant 
lie  ne  point  (aire  de  biiiil,  lui  jiir.iiil  (pie  cela 
ne  regardai!  qu'elle  siiile,  el  ipie  celui  ipii  linail 


élait  un  jeune  homme  de  la  ville  qui  avait  pro- 
mis de  l'épouser.  Anselme,  plein  de  l'ureiu',  la 
menaça  d'un  poignard  (juil  tenait  à  la  main. 
Parle  à  l'iustant,  lui  dit-il,  ou  je  te  tue.  Il  m'est 
impossible  de  le  faire  en  ce  moment,  tant  je 
suis  troublée,  répondit  Léonelle  en  embras- 
sant ses  genoux  :  mais  attendez  jusqu'à  de- 
main, et  je  vous  apprendrai  des  choses  dont 
vous  ne  scie/,  pas  peu  élonné.  Anselme  lui 
accorda  le  temps  qu'elle  demandait,  et,  après 
l'avoir  enfermée  dans  sa  chambre,  il  alla  re- 
trouver Camille  pour  lui  dire  ce  qui  venait  de 
se  passer. 

Pensant  avec  raison  que  ces  choses  importantes 
la  concernaient,  Camille  fut  saisie  d'une  telle 
frayeur,  que  sans  vouloir  attendre  la  confirma- 
tion de  ses  soupçons,  aussitôt  Anselme  endormi, 
elle  prit  tout  ce  qu'elle  avait  de  pierreries  el 
d'argent,  et  courut  chez  Lothaire,  pour  lui  de- 
mander de  la  mettre  en  lieu  de  sûreté.  La  vue- 
de  sa  maîtresse  jeta  Lothaire  dans  un  si  grand 
trouble,  qu'il  ne  sut  que  répondre  et  encore 
moins  quel  parti  prendre.  Cependant  l'affaire 
ne  pouvant  souffrir  de  letard,  et  Camille  le  pres- 
sant d'agir,  il  la  conduisit  dans  un  couvent,  et 
la  laissa  entre  les  mains  de  sa  sunir,  qui  en  était 
abbesse;  puis,  montant  à  cheval,  il  sortit  de  la 
ville  sans  avertir  personne. 

Le  jour  venu,  Anselme,  plein  (riuipatieuce, 
entra  dans  la  chambre  de  Léonelle,  qu'il  croyait 
encore  an  li!  :  mais  il  ne  la  trouva  point,  parce 
qu'elle  s'était  laissé  glisser  la  nuit  au  moyeu  de 
draps  noués  ensend)le,  el  (jui  pemlaicnt  cnriue 
à  la  fenêtre.  Il  retourna  aus.-.ilùl  vers  Camille, 
et  sa  smprise  fut  au  comble  de  ne  la  rencontrer 
nulle  part,  sans  (prancuu  de  ses  gens  pût  dire 
ce  ipi'elle  élail  devenue.  Ku  la  eherehanl  avec 
aiivii'lé,  il  entra  dans  nu  cabiiiel  ou  il  \  avail 
un  (olIVe  resié  lout  grand  ouvert.  Il  s'aperçut 
alors  qu'on  en  avait  enlevé  iiiianlilé  de  pierre- 
ries; à  cette  vue,  ses  soupçons  redoublèrent,  el 
se  rappelani  ce  ipie  lui  avait  dit  Léonelle,  il  ne 
(Idiila  plus  ipi'il  n'y  eu  I  i  lie/  lui  (pii'li|iie  (h'^soiili-e 


m;    I,  A    MANCIIK. 


hiri 


lionl  ifllelilliMiélail  pas  ruiiiqui' cause.  ÉiK-rdii, 
cl  sans  achever  ilc  s'haliillor,  il  cniiriil  clio/.  1,0- 
lliaiie,  [lour  lui  raconter  sa  ilisjjiàce  ;  mais  (|uand 
on  lui  eul  appris  qu'il  n'y  élail  point,  et  que 
cette  nuit-là  même  il  était  moult'  à  clieval  après 
avoir  pris  tout  rargout  doul  il  pouvait  disposer, 
il  ne  sut  plus  tpie  penser,  et  peu  s'en  l'allul 
qu'il  ne  perdit  l'esprit.  | 

l']n  ellet  ipu^  pouvait  supposer  un  liouniic  (pu, 
après  s'être  cru  au  couildc  du  lionlicnr,  se  voyait 
eu  un  iiislaut  sans  t'enuiie,  sans  anii,  et  par-des- 
sus  tout,  il  laut  le  dire,  désliouuré'.'  .Ne  sachant 
plus  que  devenir,  il  lernia  les  portes  de  sa  mai- 
son, et  sortit  à  cheval  pour  aller  trouver  cet  ami 
(|ui  habitait  à  la  campagne,  et  chez.  lei|U(l  il 
avait  passé  le  temps  employé  à  la  niacliination 
de  son  iid'ortune;  mais  il  n'eut  pas  fait  la  moitié 
du  chemin,  (ju'à  bout  de  forces,  et  accablé  de 
mille  pensées  désespérantes,  il  mit  pied  à  terre 
et  se  laissa  tomber  au  pied  d'un  arbre  en  pous- 
sant de  plaintifs  et  douloureux  soupirs,  il  y  resta 
jusqu'à  la  chute  du  jour. 

11  était  ])resque  nuit,  quand  passa  un  cavalier 
(pii  venait  de  la  ville.  Anselme  lui  ayant  de- 
mandé quelles  nouvelles  il  y  avait  à  Florence  : 
Les  plus  étranges  qu'on  y  ait  depuis  lougteuq)s 
entendues,  répondit  le  cavalier.  On  dit  publi- 
(piemenl  que  Lothaire,  ce  grand  ami  d'Anselme, 
qui  demeure  auprès  de  Saiut-Jeaii,  lui  a  enlevé 
sa  femme  la  nuit  dernière,  et  (pie  tous  deux  ont 
disparu.  C'est  du  moins  ce  qu'a  raconté  une 
suivante  de  Camille,  que  le  guet  a  arrêtée  comme 
elle  se  laissait  glisser  par  la  fenêtre  dans  la  rue. 
Je  ne  saurais  vous  dire  précisément  connnent 
cela  s'est  passé;  mais  on  ne  paile  d'autre  chose, 
et  tout  le  monde  en  est  dans  un  extrême  étoiuie- 
ment,  parce  que  l'amitié  de  Lothaire  et  d'An- 
selme était  si  étroite  et  si  connue,  qu'on  ne  les 
appelait  que  les  deux  amis.  Et  sait-on  ipicl  che- 
min ont  pris  les  fugitifs'.'  reprit  Anselme.  Je 
l'ignore,  répondit  le  cavalier;  on  dit  seulement 
(pie  le  gouverneur  les  fait  rechercher  avec  beau- 
coup de  soin.   .Vllez  avec  Dieu,  seigneur,  dit 


Anselme.  Llememcz  avec  lui,  reprit  le  cavalier, 
et  il  continua  s(ui  chemin. 

Ces  tristes  nouvelles  achevèrent  uouseulumenl 
tle  troubler  la  raison  du  malheureux  Anselme, 
nuiis  de  l'abattre  entièrement;  enlin  il  se  leva, 
et,  irmonlant  à   cheval  non  sans  peine,  il  alla 
descendie  che/  cet  ami,   ipii   ignorait  son  mal- 
heur. Celui-ci  en  le  voyant  devina  (pi'il  lui  était 
arrivé   qiiekpie   chose  de   teiiible.   Aum'Iiuc   le 
pi'ia  (le  lui  l'aire  préparer  un   iil,  de  lui  (luniiri 
(je  (pidi  ('criic,  et  de  le  laisser  seul,    mais  dès 
(pi'il  fut  eu  face  de  lui-même,  la  |)eiisêe  de  son 
infortune  se  présenta  si  vivement  à  son  esprit  et 
l'accabla  de  telle   sorte,  (|ue  jugeant,   aux  an- 
goisses mortelles  (pii  luisaient  son  cour,  ipn'  la 
vie  allait  lui  échapper,  il  voulut  du  moins  faire 
connaiire  l'étrange  cause  de  sa  mort.   Il  coni- 
mci\ÇA  donc  à  écrire,  mais  le  souille  lui  mampia 
avant  qu'il  pût  achever;  et  le  maître  de  la  mai- 
son étant  entré  dans  la  rliainlu c  pour  savoir  s'il 
avait  besoin  de  secours,  le  trouva  sans  mouve- 
ment, le  coijis  à  demi  penché  sur  la  table,  la 
plume  encore  à  la  main,  et  posée  sur  un  papier 
ouvert  sur  lequel  on  lisait  c(!s  mots  ; 

((  l'nc  fatale  curiosité  me  coûte  l'honneur  el 
la  vie.  Si  la  nouvelle  de  ma  mort  parvient  à  Ca- 
mille, (pielle  sache  que  je  lui  pardonne  ;  elle 
n'était  pas  tenue  de  faire  un  miracle,  je  n'en 
devais  pas  exiger  d'elle  :  et  puisque  je  suis  seul 
artisan  de  mon  maliieur,il  n'est  pas  juste  que...» 

Ici  In  main  s'était  arrêtée,  et  il   fallait  croire 

(ui'en  cet  endroit  la  douleur  d'Anselme  avait  mis 

lin  à  sa  vie.  Le  lendemain,  sou  ami  prévint  la 

famille,  (pii    savait   déjà  celte   triste   aventure. 

(Juanl  à  Camille,  enfermée  dans  un  couvent,  elle 

était  inconsolable,  non  de  la  mort  de  son  mari, 

mais  de  la  perle  de  .son  amant.  Elle  ne  vouUu, 

dit-on,  prendre  de  |iarti  (pi'après  avoir  a|q)ris 

la  mort  de  Lothaire,  qui  fut  tué  dans  une  ba- 

I   taille  livrée  près  de  Naplcs  à  lionsalve  de  Cor- 

!   doue  par  M.  de  Laulrcc.  Cette  nouvelle  la  décida 

I   à  prononcer  ses  vu'ux,  et  depuis  elle  traîna  une 


1% 


DON    (JUIC  HOTTE 


vie  languissanto,  qui  s'ôlcigiiit  peu  de  Icmjis 
après.  Aiusi  tous  trois  nioururcut  victimes  (Tuue 
dépioralilo  curiosité. 

Cette  nouvelle  me  paraît  intéressante,  dit  le 
curé,  mais  je  ne  saurais  me  persuader  qu'elle 
soit  véritable.  Si  elle  est  d'invention,  elle  part 
d'un  esprit  peu  sensé;  car  il  n'est  guère  vrai- 
semblable qu'un  mari  soit  assez  fou  pour  tenter 
pareille  épreuve  :  d'un  amant  cela  ponrr;iil  à 
peine  se  concevoir,  mais  d'un  ami  je  le  liens 
pour  impossible. 


ClIAPirUE  XXXYI 

QUI    TRAITE    D'AUTRES    INTERESSANTES    AVENTURES    ARRIVÉES 
DANS    L'HOTELLERIE 

Vive  Dieu!  s'écria  l'hôtelier,  qui  était  en  ce 
moment  sur  le  seuil  de  sa  maison  ;  voici  venir 
une  belle  troupe  de  voyageurs;  s'ils  airèleul 
ici,  nous  chanterons  un  lameux  alléluia. 

(,)uelssont  ces  voyageurs?  demanda  Cardenio. 

Ce  sont  quatre  cavaliers,  masqués  de  noir, 
avec  l'écu  et  la  lance,  répondit  l'hôtelier  ;  il  y  a 
au  milieu  d'eux  une  dame  vêtue  de  blanc,  assise 
sur  une  selle  en  fauteuil;  elle  a  le  visage  cou- 
vert, et  elle  est  suivie  de  deux  valets  à  pied. 

Sont-ils  bien  jirès  d'ici?  demanda  le  curé. 

Si  près  (pie  les  voilà  arrivés,  répondit  1  hôte- 
lier. 

\  ces  paroles  Dorothée  se  couvrit  le  visage, 
et  Cardenio  courut  s'enfermer  dans  la  chand)re 
(le  iliin  (Juicliiillr,  [M'iiiliinl  (|iir  les  cavaliers, 
mettant  picil  ii  terre,  s'empressaient  de  descen- 
dre la  dame,  (pic  l'ini  d'env  |iiil  entre  ses  bras 
et  déposa  sur  une  chaiM'  (pu  se  trouvait  à  l'en- 
trée de  la  chambre  où  venait  d'entrer  Cardenio. 
Jusque-là  personne  de  la  troupe  n'avait  (|iutt('' 
son  masque  ni  prononcé  une  pande.  I.a  dame 
seide,  en  s'assevant,  poussa  un  graïul  soupir, 
laissant  tomber  ses  bras  connue  une  personne 
malade  et  défaillante.  I.es  valets  de  pied  ayant 
mené  les  clievau.x  à   l'écurie,  le  i  ur('',  dont  ce 


déguisement  et  ce  silence  piquaient  la  curiosité, 
alla  les  trouver,  et  demanda  à  l'un  d'eux  qui 
étaient  ses  maîtres. 

Par  ma  foi,  seigneur,  je  serais  fort  en  |)einc 
de  vous  le  dire,  répondit  cet  homme;  il  faut 
pourtant  que  ce  soient  des  gens  de  (jualité,  sur- 
tout celui  qui  a  descendu  de  cheval  la  dame  que 
vous  avez  vue,  car  les  autres  lui  montrent  beau- 
coui)  de  l'cspect  et  se  contentent  d'exécuter  ses 
ordres.  Voilà  tout  ce  que  j'en  sais. 

Kt  ipiellc  est  cette  dame?  reprit  le  curé. 

Je  ne  suis  pas  plus  savant  sur  cela  <pie  siu'  le 
reste,  repartit  le  valet,  car  pendant  tout  le  che- 
min jo  n'ai  vu  qu'une  seule  fois  son  visage;  mais 
en  revanche  je  l'ai  entendue  bien  souvent  sou- 
pirer et  se  plaindre  :  à  chaque  instant  on  dirait 
(|u'elle  va  rendre  l'àme.  Au  reste,  il  ne  faut  pas 
s'étonner  si  je  ne  puis  vous  en  dire  plus  long  : 
depuis  deux  jours  seulement,  mon  camarade  et 
moi  nous  avons  rencontré  ces  cavaliers  en  che- 
min, et  ils  nous  ont  engagés  à  les  suivre  en 
Andalousie,  avec  promesse  de  nous  récompenser 
largement. 

Vous  savez  au  moins  leurs  noms?  demanda 
le  curé. 

Pas  davantage,  répondit  le  valet;  ils  voyagent 
sans  mot  dire,  et  on  les  prendrait  |)our  des 
chartreux.  De|)uis  (pie  nous  sonunes  à  leurs  or- 
dres, nous  n'avons  entendu  (|ue  les  soupirs  et 
les  plaintes  de  cette  pauvre  dame,  qu'on  em- 
iiièiic,  si  je  ne  me  trniiipe,  contre  son  gré.  Au- 
tant que  je  puis  eu  juj^er  par  son  habit,  elle 
est  religieuse,  ou  va  bientôt  le  devenir;  et  c'est 
sans  doute  |KUce  ([u'elle  n'a  pas  de  goùl  poui'  le 
couvent  (ju'elle  est  si  mélancolique. 

Cela  se  pourrait,  dit  le  curé.  Là-dessus  il  re- 
vint trouver  Dorothée,  qui,  ayant  aussi  entendu 
les  soupirs  de  la  dame  voilée,  s'était  empressée 
de  lui  offrir  ses  soins.  Comme  celle-ci  ne  répon- 
dait rien,  le  cavalier  mas(pié  ipii  l'avait  descen- 
due de  cheval  s'approcha  de  Dorothée  et  lui  dit  : 
Ni!  perdez  |)oint  votre  temps,  madame,  à  faire 
des  offres  de  service  à  cette  Icmnie  :  rlle  est  ha- 


DE   LA   MANCIII-: 


11)7 


11  frappait  à  Coil  et  à  travel■^,  on  pioKiaiil  ili'S  menaces  (19i.'. 


biluée  il  ne  tciiii-  ;tiionii  cOiii|)tc  tlo  ce  i|u'oii  lïiit 
pour  elle;  et  ne  la  Forcez  point  Je  parler,  si  vous 
ne  voulez  entendre  sortir  de  sa  bouche  quelque 
mensonge. 

Je  n'ai  jamais  menti,  repartit  fièrement  la 
dame  afnigée,  et  c'est  pour  avoir  été  trop  sin- 
cère que  je  suis  dans  la  triste  position  où  l'on 
me  voit;  je  n'en  veux  d'autre  témoin  que  vous- 
même,  car  c'est  par  trop  de  francliisc  de  ma 
part  que  vous  êtes  devenu  faux  et  nienleur. 

Quels  accents!  s'écria  Cardcnio,  qui  de  la 
chambre  où  il  était  entendit  distinctement  ces 
paroles. 


Ail  cri  tic  t^irdenio,  la  dame  voulut  s'élancer  ; 
mais  le  cavalier  masqué  (pii  no  l'avait  pas  quit- 
tée un  seul  instant  l'en  empêcha.  Dans  le  mou- 
vement qu'elle  fit,  son  voile  tomba,  et  laissa 
voir,  malgré  sa  pâleur,  une  beauté  incompa- 
rable. Occupé  à  la  retenir,  le  cavalier  dont  nous 
venons  de  |)arler  laissa  aussi  tomber  son  mas- 
que, et,  Dorothée  ayant  levé  les  yeux,  reconnut 
don  Fernand  ;  elle  poussa  un  grand  cri  et  tomba 
évaiKiiiie  entre  les  mains  du  barbier,  qui  se 
trouvait  à  ses  cotés.  Le  curé  accouru  et  écarta 
son  voile  afin  de  lui  jeter  de  l'eau  au  visage  ; 
alors  don  l'ernaud,  car  c'ciail  lui,  reconnut  Do- 


l'JS 


DON    QUICIIUTTK 


rollu'-e  t'I  resta  comme  fra|)pc  de  mort.  Malgré 
son  troiil)l(\  il  continuait  à  rrtcnir  Luscindc,  (|iii 
laisiiit  tous  SCS  cITorts  pour  lui  ccliaiiiicr,  depuis 
(|u  clic  a\ail  entendu  Cardcnio.  Celui-ti,  de  son 
côté,  avant  dcviiu''  Lusciudc  au  son  de  sa  voix, 
s'élança  hors  de  la  chaïubre,  et  le  |)reniier  objet 
(|ui  lVa|)pa  sa  vue,  ce  fut  don  Fcrnand,  leipicl 
ne  lui  pas  moins  saisi  en  voyant  (laidenio.  Tons 
quatre  étaient  uiiiclsirélonnonicnt,  et  pouvaient 
à  peine  comprendre  ce  cpii  venait  de  se  passer. 
Après  qu'ils  se  lurent  pendant  quelque  tenqis 
regardés  en  silence,  Luscindc,  ]n'enant  la  parole, 
dit  à  don  l'ernand  : 

Seigneur,  il  est  temps  de  cesser  une  violence 
aussi  injuste;  laissez-moi  retourner  au  chêne 
dont  je  suis  le  lierre,  à  celui  dont  vos  jjro- 
messes  ni  vos  menaces  n'ont  pu  me  séparer. 
Voyez  par  (juels  chemins  étranges  et  })our  nous 
inconnus  le  ciel  m'a  ramenée  devant  celui  qui 
a  ma  foi.  Mille  épreuves  pénibles  vous  ont  déjà 
[u'ouvé  que  la  mort  seule  aurait  le  |)ouvoir  de 
l'eifacer  de  mon  souvenir;  aujourd'hui  désa- 
busé par  ma  constance,  changez,  s'il  le  faut, 
votre  amoni'  en  haine,  votre  bienveillance  en 
fureur,  ôtez-moi  la  vie;  la  niurl  me  sera  douce 
aux  veux  de  mon  époux  bien-aimé. 

Dorothée,  revenue  peu  à  peu  de  son  évanouis- 
sement, devinant  à  ces  paroles  que  la  dame  qui 
parlait  était  Luscinde,  et  voyant  que  don  Fer- 
nand  la  retenait  toujours  sans  répondre  im  seul 
mot,  alla  se  jeter  à  ses  genoux,  et  lui  dit,  en 
fondant  en  larmes  : 

0  mon  seigneur,  si  les  rayons  de  ce  soleil  (p\e 
lu  tiens  embrassé  ne  t'ont  |i(iint  encore  oté  la 
lumière  des  yeux,  tu  auras  bientôt  reconnu  que 
celle  (pu  tombe  à  tes  pieds  est,  tant  qu'il  te 
plaira  iprclle  le  soit,  la  triste  et  malheureuse 
Dorothée.  Oui  je  suis  celle  lunnble  paysanne, 
i|ue,  soit  bonté,  soit  caprice,  tu  as  voulu  élever 
assez  haut  pour  oser  se  dire  à  toi;  je  suis  cette 
jeune  lillc  si  heureuse  dans  la  maison  de  son 
père,  et  cpii,  contente  de  sa  cnndilion,  n'avait 
connu  encore  aucun  dé>ii  (juand  tu  vuis  trou- 


bler son  innocence  et  son  repos,  et  (pie  tu  lui 
lis  ressentir  les  premiers  tourments  de  l'amour. 
Tu  dois  te  rappeler,  seigneur,  (jue  tes  promesses 
et  tes  présents  furent  inutiles,  et  que,  pour 
m'cntietenir  quelques  instants,  il  te  fallut  re- 
conrii'  à  la  ruse,  (jue  n'as-tu  pas  fait  pour  me 
persuader  de  ton  amour'.'  Cependant,  à  quel 
]Hix  es-tu  venu  ta  bout  de  ma  résistance  ?  Je  ne 
me  défends  pas  d'avoir  été  touchée  par  tes  sou- 
|)irs  cl  par  tes  larmes,  et  d'avoir  ressenti  pour 
loi  de  la  leiulressc;  mais,  tu  le  sais,  je  ne  me 
rendis  qu'à  l'honneur  d'étr(!  ta  femme,  et  sui' 
la  foi  que  tu  m'en  domias  après  avoir  pris  le 
ciel  à  témoin  par  des  serments  solennels.  Tra- 
hiras-tu, seigneur,  à  la  fois  tant  d'amour  et  de 
constance'.'  El  si  tu  ne  peux  être  à  Luscindc 
puisque  tu  es  à  moi,  et  que  Luscinde  ne  saurait 
l'appartenir  puisqu'elle  est  à  Cardenio,  rends-les 
l'un  à  l'autre  ;  et  rends-moi  don  Fcrnand,  sur 
lequel  j'ai  des  droits  si  légitimes. 

Ces  paroles,  Dorothée  les  ])rononea  d'un  ton 
si  touchant  et  en  versant  tant  de  larmes,  que 
chacun  en  fui  attendri.  Don  Fernand  l'écoula 
d'abord  sans  répondre  nu  mol;  mais  la  voyant 
affligée  au  point  d'en  luouiir  de  doulein-,  il 
se  sentit  Icllenienl  énui ,  que,  reiulant  la 
liberté  à  Luscinde,  il  tendit  les  bras  à  Do- 
rothée, en  s'écriant  :  Tu  as  vaincu,  belle 
Dorothée. 

Encore  mal  rennse  de  son  évanouissemenl, 
Luscinde,  que  don  Fernand  venait  de  (juitter 
sans  (|u'elle  s'y  attendit,  fut  bien  près  de  dé- 
faillir; mais  Cardenio,  rapide  comme  l'éclair, 
s'empressa  de  la  soutenir,  en  lui  disant  :  Noble 
et  loyale  Luscinde,  puisque  le  ciel  permet  enliii 
qu'on  vous  laisse  en  rej)os,  vous  ne  sauriez 
trouver  un  plus  sûr  asile  qu'entre  les  bras  d'un 
honune  qui  vous  a  si  tendremenl  aimée  toute  sa 
vie. 

A  ces  mots,  Luscinde  lnui  un  la  lèle,  et  ache- 
vant de  recoiniaîti'e  Cardenio,  elle  se  jeta  a  sou 
cou.  (Juoi  1  c'est  vous,  cher  Cardenio!  lui  dit- 
elle  ;  suis-jc  assez  heureuse  pour  revoir,  en  dé- 


liK    I.A    MANCIIi;. 


lit» 


pil  (lu  destin  conlniiic,  la  sciiIp  ptMsonnc  (|iic 
j'aime  au  inunJe'.' 

Les  marques  de  leiidresse  prodiguées  par 
Ijiscinde  à  Cardenio  llrenl  une  telle  impression 
sur  don  reinand,  cpie  Morolliée,  dont  les  yeux 
ne  le  (piittaiont  pas,  le  voyant  ilianyor  de  cou- 
leur et  prêt  à  mettre  l'épéc  à  la  main,  se  jeta 
au-devant  de  lui,  et  embrassant  ses  genoux  : 
Seifïncur,  (]u'allez-vous  faire?  lui  dit-elle  :  votre 
femme  est  devant  vos  yeux,  vous  venez  de  la  re- 
fonnaitre  à  Tiiistanl  même,  el  pourtant  vous 
songez  à  troubler  des  personnes  que  l'amour 
unil  depuis  longtemps.  Quels  sont  vos  droits 
pour  y  mettre  obstacle?  Pourquoi  vous  offenser 
des  témoignages  d'amitié  qu'ils  se  donnent?  Sa- 
chez, seignein-,  combien  j'ai  souffert  ;  ne  me 
causez  pas,  je  vous  en  conjure,  de  nouveaux 
chagrins  ;  el  si  mon  amour  et  mes  larmes  ne 
peuvent  vous  toucher,  rappelez  votre  raison, 
songez  à  vos  sermenls,  et  conformez-vous  à  la 
volonté  du  ciel. 

Pendant  que  Dorothée  parlait  ainsi,  Cardenio 
tenant  Luscinde  embrassée,  ne  quittait  pas  des 
yeux  son  rival,  aTui  de  ne  point  se  laisser  sur- 
prendre ;  mais  ceux  qui  accompagnaient  don 
lernand  étant  accourus,  le  curé  se  joignit  à  eux, 
et  tous,  y  compris  Sancbo  Panza,  se  jetèrent  à 
ses  pieds,  le  suppliant  d'avoir  jiitié  des  larmes 
de  Dorothée,  puisqu'il  lui  avait  fait  l'honneur 
de  la  reconnaître  pour  sa  femme.  Considérez, 
seigneur,  disait  le  curé,  que  ce  n'est  point  le 
hasard,  comme  pourraient  le  faire  croire  les  ap- 
parences, mais  une  intention  particulière  de  la 
Providence,  (pii  vous  a  tous  réunis  d'une  façon 
>i  imprévue  ;  crovcz  que  la  mort  seule  |)eut  en- 
lever Luscinde  à  Cardenio,  et  que  dùl-on  les  sé- 
parer avec  le  tranchant  d'une  épée^  la  mort  qui 
les  frapperai!  <lu  même  coup  leur  semblerait 
douce.  Dans  les  cas  désespérés,  ce  n'est  pas  fai- 
blesse que  de  céder  à  la  l'aison.  D'ailleurs  la 
charmante  Dorothée  ne  posscde-t-elle  pas  Ions 
les    avantages  qu'on   peut   souhaiter  dans   ime 


leniine 


Klli'   est    veiheuse,    elle    vous    ainu' 


vous  lui  avez,  donné  votre  loi,  et  vous  avez  reçu 
la  sienne  :  qn'altendiz-vtuis  pour  lui  rendre 
justice  ? 

Persuadé  par  ces  raisons  auxquelles  chai  un 
ajouta  la  sienne,  don  Fernand  ipii,  malgré  tout, 
avait  l'àme  généreuse,  s'attendrit,  et  pour  le 
prouver  :  Levez-vous,  madame,  dit-il  à  Doro- 
thée :  jr  nr  puis  voii-  à  mes  pieds  celle  que  je 
]>orlc  en  mon  cœur,  el  qui  me  prouve  Imil  de 
constance  el  tant  d'amoni';  oubliez  mon  injus- 
tice el  les  chagrins  (|ue  je  vous  ai  causés  :  la 
beauté  de  Lusciiule  doit  me  servir  d'excuse. 
Qu'elle  vive  tranquille  et  satisfaite  pendant  lon- 
gues années  avec  son  Cardenio,  je  prierai  le  ciel 
à  genoux  qu'il  m'en  accorde  aulaiil  avec  ma 
Dorothée. 

En  disant  cela,  don  l'ernand  l'embrassait 
avec  de  telles  expressions  de  tendresse,  qu'il 
eul  iiicii  de  la  peine  à  retenir  ses  larmes.  Car- 
denio, Luscinde  el  tous  ceux  qui  étaient  pré- 
sents furent  si  sensibles  à  la  joie  de  ces  amants, 
qu'ils  ne  purent  s'empêcher  d'en  lépandre. 
Sancbo  lui-même  pleura  de  tout  son  ciiiir; 
mais  il  avoua  depuis  que  c'élail  du  regret  de 
voir  (jue  Dorothée  n'élanl  plus  reine  de  !\lico- 
micon,  il  se  trouvait  frustré  des  laveurs  qu'il 
en  attendait. 

Luscinde  et  Cardenio  remercièrent  don  l'er- 
nand de  la  noblesse  de  ses  procédés,  et  en  ter- 
mes si  louchanis  ipie,  ne  sachant  C(minient  lé- 
pondrc,  il  les  embrassa  avec  effusion,  il  demanda 
ensuite  à  Dorothée  par  (piel  hasard  elle  se  trou- 
vait dans  un  pays  si  éloigné  du  sien.  Dorothée 
lui  raconta  les  mêmes  choses  qu'au  i-utv  cl  ,'i 
Cardenio,  el  cliarma  tout  le  monde  pai'  le  K'eit 
de  son  histoire. 

Don  lernand  raconta,  à  son  tour,  ce  ipii  s'é- 
tait passé  dans  la  maison  de  Luscinde,  le  jour 
de  la  cérémonie  nuptiale,  quand  le  bille!  pai' 
lequel  elle  déclarait  avoir  donni'  sa  foi  à  Carde- 
nio fui  trouvé  dans  son  sein.  Je  voulus  la  tuer, 
dil-il,  el  je  l'aurais  fiil  si  .m  s  parents  ne  m'eus- 
sent retenu.  Knliu  ji' qiiiltai  la  neiisun  plein  de 


20(1 


DON    QUICHOTTE 


fureur,  et  ii(>  l'espiraut  que  la  vengeanco.  [,p 
londiMiiaiii,  j'appris  la  fuite  de  Lusciude,  sans 
(]ue  pcrsonuo  pût  ui'imlitpier  le  lieu  de  sa  rc- 
Iraite.  .Mais  (pu'hpie  l('ui|)s  après,  ayaut  appris 
qu'elle  s'élaiL  retirée  dans  un  couvent,  décidée 
à  V  passer  le  reste  de  ses  jours,  je  me  lis  accom- 
liagner  de  tiois  cavaliers,  puis  ayant  é|)ié  le 
inoinent  où  la  porte  était  ouverte,  je  parvins  à 
l'enleviM'  sans  lui  laisser  le  temps  de  se  recon- 
naître; ce  (jui  ne  l'ut  |ias  dii'licile,  puis(iuc  ce 
eonvcnt  était  dans  la  cnnipayne  et  loin  de  toute 
lialiitalion.  Il  ajoula  (pic  lorsque  Luscindc  se 
vil  entre  ses  luas,  elle  s'était  d'abord  évanouie  ; 
mais  (pi'ayaut  repris  ses  sens,  elle  n'avait  cessé 
de  gémir  sans  vouloir  prononcer  un  seul  mot, 
et  qu'en  cet  état  ils  l'avaient  amenée  jus(|u'à 
celte  hôtellerie,  où  le  ciel  réservait  une  si  heu- 
reuse lin  à  toutes  leurs  aventures. 


ciiAPiTRi'  xxx.vn 

OJ    SE    POURSUIT    L'HISTOIRE    DE    LA    PRINCESSE    OE    MICOMICON, 
AVEC    D'AUTRES    PLAISa>TES    AVENTURES 

Témoin  de  tout  cela,  U'.  pauvre  Sanclio  avait 
l'àme  navrée  de  voir  ses  espérances  s'en  aller  en 
fumée  depuis  que  la  princesse  de  Micomicon 
était  rodevcnuc  Dorothée,  et  le  géant  l'andali- 
laiido  don  Feriiand ,  pendant  que  sou  maître 
dormait  comme  un  hienheureux  sans  s'inijuiéler 
de  ce  qui  se  passait. 

llorothée  se  trouvait  si  satisfaite  de  son  chau- 
gemcut  de  fortune,  (pi'fdie  croyait  rêver  encore; 
Cardenio  et  l,useinde  ne  |)ouvaieiit  comprendre 
cette  lin  si  prûiu|)te  de  leurs  malheurs,  (■(  don 
Fernand  rendait  grâces  au  ciel  de  lui  avoir 
fourni  h'  moyen  de  sortir  de  ce  lah\riuthi'  \nv\- 
ti'icable  où  son  huniicur  et  son  salut  couraient 
tant  de  risques;  liiiaiermîiit ,  tous  ceu\  (|ui 
étaient  dans  lliotidleric  faisaient  éclater  leur 
joie  de  l'heureux  dénoùmcut  qu'avaient  eu  des 
affaires  si  desespérées.  Le  curé,  en  homme  d'es- 
prit, arrangeait  toute  chose  à  merveille,  et  l'idi- 


citait  chacun  d'eux  en  particulier  d'être  la  cause 
d'un  honheur  dont  ils  jouissaient  tous.  Mais  la 
plus  contente  était  l'hôtesse,  à  qui  Cardenio  et 
le  curé  avaient  promis  de  payer  le  dégât  qu'avait 
fait  notre  chevalier. 

Fe  seul  Sanclio  était  triste  et  affligé,  comme 
on  l'a  déjà  dit  ;  aussi  entrant  d'un  air  tout  piteux 
dans  la  chambre  de  son  maître,  qui  venait  de  se 
réveiller  :  Seigneur  'friste-Figure,  lui  dit-il. 
Votre  Grâce  peut  dormir  tant  qu'il  lui  plaira, 
sans  se  mettre  en  peine  de  rétablir  la  princesse 
dans  ses  Klats,  ni  de  tuer  aucun  géant  ;  l'allaire 
est  faite  et  conclue. 

Je  le  crois  bien,  dit  don  Quichotle,  puisque  je 
viens  de  livrer  à  ce  mécréant  le  plus  formidable 
combat  que  j'aurai  à  soutenir  de  ma  vie,  et  i|ue 
d'un  seul  revers  d'épée  je  lui  ai  tranché  la  tète. 
Aussi  je  t'assun;  (pic  son  sang  coulait  comme 
une  nappe  d'eau  (|ui  tonibciait  du  haut  d'une 
montagne. 

Dites  plutôt  comme  un  torrent  de  vin  rouge, 
reprit  Sanclio  ;  car  Votre  Grâce  saura,  si  elle  ne 
le  sait  pas  encore,  cpie  le  géant  mort  est  tout 
simplement  une  outre  crevée,  et  le  sang  ré- 
pandu, six  mesures  de  vin  rouge  ipi'elle  avait 
dans  le  ventre  ;  quant  à  la  léle  coupée,  autant 
en  emporte  le  vent,  cl  que  le  reste  s'en  aille  à 
tous  les  diables. 

Une  dis-tu  là,  fou?  repirtil  don  (liiicholle; 
as-lu  jieidu  res|uit'.' 

Levez-vous,  seigneur,  répondit  Sanclio,  et 
venez  voir  le  bel  exploit  que  vous  avez  fait,  et  la 
besogne  (pie  nous  aurons  à  payer  ;  sans  comp- 
ter (pi'à  cette  heure  la  princesse  de  Micomicon 
est  mélamorphosée  en  une  simple  dame,  qui 
s'appelle  Dorolliée,  et  bien  d'autres  aventures 
(pii  ne  vous  élomieronl  jias  moins  .si  vous  y 
comprenez  quelque  chose. 

Rien  de  cela  ne  peut  m'étonner,  répli(|ua  don 
(Juicliotte;  car,  s'il  l'en  souvient,  la  |ireniière 
fois  (|ue  nous  vînmes  ici,  ne  t'ai-je  pas  dit  que 
(ont  \  ('lail  magie  et  <ii(  liaiiteiiienl'.'  l'our(|Uui 
eu  seiail-il  iiiiliciinnt  anjnnnl'liui  '.' 


I»K    LA    MANCIIi:. 


201 


Taris,  S.  Ra^n  et  O»,  imp. 


Furiic,  Jouvet  et  C",  edit. 


Ti'iiioi»  tic  loin  ot'la,  le  paiivi'c  Sanclio  avitit  râmc  navrée  (paj;c  "^IX)). 


Je  pourrais  vous  croire,  répondit  Sancho,  si 
mou  berneniotit  avait  été  lic  la  même  espèce  ; 
mais  il  ne  lut  que  trop  véritable,  et  je  remar- 
quai fort  bien  que  notre  hôtelier,  le  même  qui 
est  là,  tenait  un  des  coins  de  la  couverlure,  à 
telles  enseignes  que  le  traître,  en  riant  de  toutes 
ses  forces,  me  poussait  encore  plus  vigoureuse- 
ment (pie  les  autres.  Or,  lorsqu'on  reconnaît  les 
gens,  il  n'y  a  point  d'encliantement,  je  soutiens 
que  c'est  seulement  une  mauvaise  aventure. 

Allons,  dit  don  Quichotte,  l>ieu  saura  y  remé- 
dier. En  attendant,  aide-moi  à  m'habiller,  (|ue 
je  me  lève  et  (juc  j'aille  voir  toutes  ces  transl'or- 
inations  dont  tu  parles. 

Pendant  que  don  Ouicholte  s'habillait,  le 
curé  apprenait  à  don  Fernand  et  à  ses  tompa- 
gnon^  quel  homme  était  notre  héros,  et  la  luse 
qu'il  avait  fallu  enqtloyer  pour  le  tirer  de  la 
lloclie-Pauvre,  où  il  se  croyait  exilé  par  les  dé- 


dains de  sa  daine.  11  leur  raconta  la  plupart  des 
aventures  que  Sancho  lui  avait  apprises,  ce  (pii 
les  divertit  beaucoup  ,  et  leur  parut  la  plus 
étrange  espèce  de  folie  qui  se  pût  imaginer.  Le 
curé  ajouta  que  l'heureuse  métamorphose  de  la 
princesse,  ne  permettant  plus  de  mener  à  bout 
leur  dessein,  il  fallait  inventer  un  nouveau  stra- 
tagème pour  ramener  don  (Juichotte  dans  sa 
maison.  Cardenio  insista  pour  ne  rien  déranger 
à  leur  projet,  disant  (pic  Luscinde  prendrait  la 
place  de  Dorothée.  Non,  non,  s'écria  don  Fer- 
nand, Dorothée  achèvera  ce  (|u'elle  a  entrepris. 
Je  serai  bien  aise  de  contribuer  à  la  guérison 
de  ce  pauvre  gentilhomme,  puisque  nous  ne 
sommes  pas  loin  de  chez  lui. 

Don  Fernand  parlait  encore,  quand  soudain 
parut  don  Onichottc  armé  de  |)icd  en  cap,  l'ar- 
inet  de  Mambrin  tout  bossue  sur  la  léfc,  la  ron- 
dache  au  bras,  la  lance  à  la  main.  Cette  étrange 

2fi 


mi 


DON    QUICHOTTE 


apparition  frappa  de  surprise  don  Fcrnand  et 
les  cavaliers  venus  avec  lui.  Tous  regardaient 
avec  ctonncment  ce  visage  d'une  denii-iieue  de 
long,  jaune  et  sec,  cette  contenance  calme  et 
fière,  enfin  le  bizarre  assemblage  de  ses  armes, 
et  ils  attendaient  en  silence  qu'il  prît  la  parole. 
Après  (juelques  instants  de  silence,  don  0"i- 
cbotle,  d'un  air  grave,  et  d'une  voi\  lente  et 
solennelle,  les  yeux  fixés  sur  Dorolliéc,  s'ex- 
prima de  la  sorte  : 

Belle  et  noble  dame,  je  viens  d'apprendre  par 
mon  écuyer  (|ue  votre  grandeur  s'est  évanouie, 
puisque  de  reine  que  vous  étiez,  vous  êtes  rede- 
venue une  simple  damoiselle.  Si  cela  s'est  fait 
par  l'ordre  du  grand  enchanteiu',  le  roi  votre 
père,  dans  la  crainte  que  je  ne  parvinsse  pas  à 
vous  donner  l'assistance  convenable,  je  n'ai  rien 
à  dire,  si  ce  n'est  qu'il  s'est  trompé  loui'dement, 
cl  (|u'il  connaît  bien  peu  les  traditions  de  la 
clicvaieric;  car  s'il  les  eût  lues  et  relues  aussi 
souvent  et  avec  autant  d'attention  que  je  l'ai 
l'ait,  il  aurait  vu  à  chaque  page  que  des  cheva- 
liers d'un  renom  moindre,  sans  vanité,  que  le 
iiiieti,  ont  mis  lin  à  des  entreprises  incompara- 
blement plus  difficiles.  Ce  n'est  pas  merveille,  je 
vous  assure,  de  venir  à  bout  d'un  géant,  quelles 
que  soient  sa  force  et  sa  taille,  et  il  n'y  a  pas 
longtemps  que  je  me  suis  mesuré  avec  un  de 
ces  fiers-à-bras;   aussi  je  me  tairai,  de  peur 
d'être   accusé   de  forfanterie  ;  mais  le  tonqis, 
qui  ne  laisse  rien  dans  l'ombre,  parlera  pour 
moi,   et    au    moment    où    l'on    v    pensera    le 
moins. 

Vous  vous  êtes  escrimé  contre  des  outres 
pleines  de  vin,  et  non  pas  contre  un  géant,  s'é- 
cria l'hôtelier,  à  i\\n  dnn  l'crnaiid  imposa  silence 
aussitôt. 

J'ajoute,  très-haute  et  déshéritée  princesse, 
poursuivit  don  (Juichotle,  que  si  c'est  pour  un 
pareil  nidlif  qm;  |c  roi  volic  |)ère  a  opéré  cetl<^ 
métamorphose  en  votre  personne,  vous  ne  devez 
lui  accorder  aucune  créance,  car  il  n'v  a  point 
de  danger  sur  la  Ici  re  dont  je  ne  puisse  triom- 


pher à  l'aide  de  cette  épée  ;  et  c'est  par  elle  que, 
mcltant  à  vos  pieds  la  tète  de  votre  redoutable 
ennemi,  je  vous  rétablirai  dans  peu  sur  le  trône 
de  vos  ancêtres. 

Don  Quichotte  se  tut  poiu'  atteiulre  la  réponse 
de  la  princesse  ;  et  Dorothée,  sachant  qu'elle  fai- 
sait plaisir  à  don  Fernand  en  continuant  la  ruse 
jusqu'à  ce  qu'on  eût  ramené  don  Quichotte  dans 
son  pays,  répondit  avec  gravité  :  Vaillant  che- 
valier de  la  Triste-Figure,  celui  qui   vous  a  dit 
que  je  suis  transformée  est  dans  l'erreur.  11  est 
survenu,  j'en  conviens,  un  agréable  changement 
dans  ma  fortune  ;  mais  cela  ne  m'enipèchc  pas 
d'être  aujourd'hui  ce  que  j'étais  hier,  et  d'avoir 
toujours  le  même  désir  d'employer  la  force  in- 
vincible de  votre  bras    pour  remonter  sur  le 
trône  de  mes  ancêtres.  Ne  doutez  donc  point, 
seigneur,  que  mon  père  n'ait  été  un  homme 
aussi  prudent  qu'avisé,  puisque  sa  science  lui  a 
révélé  un  moyen  si  facile  et  si  sûr  de  remédiera 
mes  malheurs.  En  effet,  le  bonheur  de  votre 
rencontre  a  été  pour  moi  d'un  tel  prix,  que  sans 
elle  je  ne  me  serais  jamais  vue  dans  l'heureux 
état  où  je  me  trouve;   ceux  qui  m'entendent 
sont,  je  pense,  de  mon  sentiment.  Ce  qui  nie 
reste  à  faire,  c'est  de  nous  mettre  en  route  dès 
demain;  aujourd'hui  il  serait  trop  lard.  Quant 
à  l'issue  de  l'entreprise,  je  l'abandonne  à  Dieu, 
et  m'en  remets  à  votre  courage. 

A  peine  Dorothée  eut-elle  achevé  de  parler, 
que  don  Quichotte,  apostrophant  Sancho  d'un 
ton  courrovicé  :  Petit  Sancho,  lui  dit-il,  tu  es 
bien  le  plus  insigne  vaurien  qu'il  y  ait  dans 
toute  l'Espagne.  Dis-moi  un  peu,  scélérat,  ne 
viens-tu  pas  de  m'assurera  l'instant  que  la  jirin- 
cesse  n'était  plus  qu'une  simple  damoiselle,  du 
nom  de  Dorothée,  et  la  tête  du  géant  une  plai- 
santerie, avec  cent  autres  extravagances  qui 
m'ont  jeté  dans  la  plus  horrible  confusion  où  je 
me  sois  trouvé  de  ma  vio.  Par  le  Dieu  vivant, 
s'écria-t-il  en  grinçant  de>^  dents,  si  je  ne  me 
retenais,  j'cxcicerais  sur  ta  pcr-onne  un  tel  ra- 
vage, (pie  tu  servirai»  d'exeuqile  à  tous  lesécuyers 


\)E    h  A   MANCIII';. 


•2(1.1 


I 


l'alliR'ieiiv  et  retors  qui  auront  jamais  l'Iionncui 
(le  suivre  des  clievalicrs  erranls. 

Seif,'ncur,   ré|iouiJit  Sauclio,  (|ue  Votre  Grâce  ; 
ne  se  mette  point  en  colère;  il  peut  se  faire  ipie 
je  nie  sois  trompé  quant  à  la  transformation  de  ! 
madame  la  princesse  ;  mais  pour  ce  qui  est  des  ' 
outres  percées,  et  du  vin  au  lieu  de  sang,  oh!  ' 
par  ma  foi  !  je  ne  me  trompe  pas.   Les  outres,  \ 
toutes  criblées  de  coups,  sont  encore  au  chevet  i 
de  votre  lit,   el   le  vin  l'orme  un   lac  dans  vulrc 
chambre;  vous  le  verrez  bien  tout  à  Plieurc, 
(piand  il  faudra  l'aire  frire  les  œufs,  c'est-à-dire 
ipiand  on  vous  demandera  le  payement  du  dégât 
(|ue  vous  avez  fait.  Au  surplus,  si  madame  la 
princesse  est  restée  ce  qu'elle  était,  je  m'en  ré- 
jouis de  toute  mon  âme,  d'autant  mieux  que  j'y 
trouve  aussi  mon  compte. 

En  ce  cas,  Sancho,  réplnjua  don  Onieliolte, 
je  dis  que  tu  n'es  qu'un  imbécile  ;  pardonne-moi, 
et  n'en  parlons  plus. 

Très-bien,  s'écria  don  Fcrnand;  cl  puis(pic 
madame  veut  qu'on  remette  le  voyage  à  demain, 
parce  qu'il  est  tard,  il  faut  ne  songer  qu'à  passer 
la  nuit  agréablement  en  allcndaiit  le  jour.  Nous 
accompagnerons  ensuite  le  seigneur  don  Qui- 
chotte pour  être  témoins  des  merveilleuses 
prouesses  qu'il  doit  accomplir. 

C'est  moi  qui  aurai  l'honneur  de  vous  accom- 
pagner, re|)rit  notre  héros  :  je  suis  extrêmement 
reonnaissant  envers  la  compagnie  de  la  bonne 
opinion  qu'elle  a  de  moi,  et  je  tâcherai  de  ne 
pas  la  démériter,  dût-il  m'en  coûter  la  vie,  et 
plus  encore,  s'il  est  possible. 

Il  se  faisait  un  long  échange  d'offies  de  ser- 
vices entre  don  Quichotte  et  don  Fcrnand,  quand 
ils  furent  interrompus  par  l'arrivée  d'un  voya- 
geur dont  le  costume  annonçait  un  cliréticn 
nouvellement  revenu  du  pavs  dos  Mores,  velu 
(|u'il  était  d'une  casaque  de  drap  bleu  fort  courte 
et  sans  collet,  avec  des  demi-manches,  des  hauts- 
de  chausses  de  toile  bleue,  et  le  bonnet  de  même 
couleur.  Il  portait  un  cimeterre  à  sa  ceinture. 
Tne  femme  velue  à  la  moresque,  le  visage  cou- 


vert li'iiii  \(iile,  sous  b'i|iii'l  (in  a|ii'rir\Mil  un 
petit  bonnet  de  brocart  d  or,  et  liabill(''e  d'ime 
longue  l'ohe  ipii  lui  venait  jus(prau\  pieds,  li< 
suivait  assise  sur  un  âne.  Ne  captif  paraissait 
avoir  quarante  ans;  il  était  d'une  taille  robuste 
et  bien  prise,  brun  de  visage,  portail  de  grandes 
moustaches,  et  l'on  jugeait  à  sa  démarche  (pi'il 
devait  être  de  noble  condition.  Kn  entrant  dans 
riiotellerie,  il  demanda  nue  chambr.',  et  pai'iil 
fort  coritiaiié  (piami  on  lui  n''|i(in(lil  ijii  il  n'cii 
restait  puiiil. Cependant  il  piil  la  .Moresque en Irr 
ses  bras,  et  la  descendit  de  sa  monture.  Lus- 
cinde,  Dorothée  et  les  femmes  delà  maison,  at- 
tirées par  la  nouveauté  d'un  costume  qu'elles  ne 
connaissaient  pas,  s'approchèrent  de  l'étran- 
gère ;  après  l'avoir  bien  considérée,  Dorothée, 
qui  avait  remarqué  son  dé|)laisir,  lui  dit  :  11  ne 
faut  point  vous  étonner.  Madame,  de  ne  pas 
trouver  ici  toutes  les  commodités  désirables, 
c'est  l'ordinaire  des  hôlelleries;  mais  si  vous 
consentez  à  partager  notre  logement,  dil-cllc  in 
montrant  Luscinde,  peut-être  avouerez-vous  n'a- 
voir point  rencontré  dans  le  cours  de  votre 
voyage  un  meilleur  gîte  que  celui-ci,  et  où  l'on 
vous  ait  fait  un  meilleur  accueil.  L'étrangère  ne 
répondit  rien;  mais  croisant  ses  bras  sur  sa  poi- 
trine, elle  baissa  la  tête  pour  témoigner  qu'elle 
se  sentait  obligée;  son  silence  ainsi  que  sa 
manière  de  saluer  firent  penser  qu'elle  était 
musulmane  et  qu'elle  n'entendait  pas  l'es- 
pagnol. 

Mesdames,  répondit  le  captif,  cette  jeune 
femme  ne  comprend  pas  la  langue  espagnole  et 
ne  parle  que  la  sienne;  c'est  pourquoi  elle  ne 
répond  pas  à  vos  questions. 

rs'oiis  ne  lui  adressons  poiiil  de  cjnestions,  re- 
prit Luscinde;  nous  lui  offrons  seulement  notre 
compagnie  pour  cette  nuit,  et  nos  services  au- 
tant qu'il  dé|)end  de  nous  et  que  le  lieu  le  |)er- 
met. 

.le  vous  rends  grâces,  mesdames,  et  pour  elle 
et  pour  moi,  dit  le  captif;  et  je  suis  d'anlani 
|ilns  tdiiclié  lie  vos  offr((s  de  service,  que  je  vois 


'JO-l 


DO.N  ,QU1(;  HOTTE 


qu'elles  sont  t'ailps  par  des  ])ersonncs  de  (|iiii- 
lité. 

Cette  (lame  est-elle  clirélieMiic  on  luiisuliiiaiu;'.' 
(lemanila  Dorothée,  car  son  liabil  et  son  silence 
nous  l'ont  croire  (luçiie  n'est  pas  de  notre  reii- 
.yion. 

Elle  est,  née  nuisnlniane,  répondit  le  caplil'; 
mais  au  l'ond  de  l'àme  elle  est  clnétieinie  et  ne 
souhaite  rien  tant  (pie  de  le  devenir. 

Est-elle  l)ai)tisée?  demanda  Lnscindc. 

Nous  n'en  avons  pas  encore  trouvé  l'occasion, 
depuis  (pfclle  est  partie  d'Alger,  sa  patrie,  ré- 
pondit le  captif,  cl  nous  n'avons  pas  voulu  (ju'elle 
le  iïil  avant  d'être  bien  instrinte  dans  notre 
sainte  religion  ;  mais  s'il  plail  à  Hieii,  elle  l'eee- 
vra  hieiit(!it  le  haptème  avec  toute  la  solennité 
(pie  mérite  sa  (]ualité,  qui  est  plus  relevée  que 
ne  l'annoncent  son  costume  et  le  mien. 

Ces  paroles  donnaient  à  ceux  (jui  les  avaient 
entendues  nn  \if  désir  de  savoir  (pii  étaient  ces 
voyageurs;  mais  |iersoniie  n'osa  le  laisser  pa- 
raître, parce  qu'on  voyait  qu'ils  avaient  besoin 
de  rcjios.  Dorothée  prit  la  Moresque  par  la  main, 
et  l'ay.uit  l'ail  asseoir,  la  pria  de  lever  son  voile. 
L'élrangère  regarda  le  captif  comme  ])oiir  lui 
demander  ce  qu'on  souhaitait  d'elle,  et  quand  il 
lui  eut  fait  comprendre  en  arahe  que  ces  dames 
la  priaient  de  lever  son  voile,  elle  lit  voir  tant 
d'attraits,  que  Dorothée  la  trouva  |)liis  belle  (pie 
Lusciude,  et  Luseinde  plus  belle  que  Dorothée  ; 
et  comme  le  privilège  de  la  beauté  est  de  s'at- 
tirer la  sympathie  générale,  ce  lut  à  qui  s'em- 
presserait auprès  de  l'élrangcre,  et  a  qui  lui 
ferait  le  plus  d'avances.  Don  l'ernand  ayant  ex- 
primé le  désir  d'apprendre  son  nom,  le  captif 
répondit  qu'elle  s'a|ipclait  Lela  Zoniïde;  mais 
elle,  qui  avait  deviné  l'intention  du  jeune  sei- 
gneur, s'écria  aussittit  :  No,  no,  Zoiuida  !  Mu- 
ila!  Muiiu  !  voulant  duc  qu'elle  s'appelait  .Marie, 
et  non  ()as  Zoraide.  Ces  paroles,  le  ton  dont  elle 
les  avait  i)ronoiicées,  émurent  vivement  tous 
ceux  (pli  étaient  présents,  et  particulièrement  les 
liâmes,  ipii,   nalurellement  tendres,  son!  |.lus 


accessibles  aux  émotions.  I.uscinde  l'embrassa 
avec  effusion,  (^n  disant  :  Oui,  oui,  Marie!  Ma- 
rie !  A  (pioi  la  Moresque  répondit  avec  empres- 
sement: Si,  si,  Maria!  Zoraïda  macanj/t;'.' c'est- 
à-dire  plus  de  Zoraide. 

(lependant  la  nuit  approchait,  et  sur  Tordre 
de  don  Fernand  l'hôtelier  avait  mis  tous  ses 
soins  à  pré|)arer  le  souper.  L'heure  venue,  cha- 
cun prit  place  à  nue  longue  table,  étroite  comnii! 
celle  d'un  réfectoire.  On  donna  le  haut  bout  à 
don  (Juicholte,  (|ui  d'abord  déclina  cet  honneur, 
et  ne  consentit  à  s'asseoir  (|u'à  une  condition, 
c'est  (jue  la  princesse  de  Micomicon  prendrait 
place  à  son  côté,  puisiprelle  était  soUs  sa  garde. 
Lusciude  et  Zoraïdc  s'assiieiit  ensuite,  et  en  face 
d'elles  don  Fernand  et  (^ardenio;  plus  bas  le 
captif  et  les  autres  cavaliers,  puis,  immédiate- 
ment après  les  dames,  le  curé  et  le  barbier. 

Le  rcjias  fut  très-gai,  parce  (|ue  la  compagnie 
était  agréable  et  (pie  tous-  avaient  sujet  d'être 
contents.  Mais  ce  qui  augmenta  la  l)onne  hu- 
meur, ce  fut  quand  ils  virent  (pie  don  Ouichotle 
s'apprêtait  à  parler,  animé  du  même  esprit  qui 
lui  avait  fait  adresser  naguère  sa  harangue  aux 
chcvriers.  En  v(''rite,messeigneurs,  dit  notre  hé- 
ros, il  faut  convenir  que  ceux  qui  ont  l'avantage 
d'avoir  fait  ]uofession  dans  l'ordre  de  la  che- 
valerie errante  sont  souvent  témoins  de  bien 
grandes  et  bien  merveilleuses  choses!  Dites- 
moi,  je  vmis  prie,  (piel  êlre  vivant  y  a-t-il  au 
monde  qui,  entrant  à  cette  heure  dans  ce  châ- 
teau, et  nous  voyant  attablés  de  la  sorte,  pût 
croire  ce  (|ue  nous  sonmies  en  réalité?  Qui  pour- 
rait jamais  s'imaginer  que  cette  dame,  assise 
à  ma  droite,  est  la  grande  reine  (jue  nous  con- 
naissons tous,  et  que  je  suis  ce  chevalier  de  la 
Triste-Figure  dont  ne  cesse  de  s'occuper  la  re- 
nomiiH'e'.'  Comment  donc  ne  pas  avouer  que 
celte  noble  profession  suri)a,sse  de  beaucoup 
toutes  celles  que  les  hommes  ont  imaginées?  et 
n'est  elle  pas  d'autant  plus  digne  d'estime  qu'elle 
expose  ceux  (jui  rexercenl  à  de  pins  grands 
dangers?  Qu'on  ne  vienne  donc  point  souli^nir 


m;  i.A  M  A  m;  Il  i: 


'20.J 


,^tv^ 


Souiiaii»  i>ariil  iloa  Quiihû'.li'.  arme  de  pieii 


il)!  ipa:i-   2lHi 


devant  moi  que  les  leltrcs  l'emportent  sur  les 
armes,  ou  je  l'épondrai  à  celui-là,  quel  qu'il 
soit,  qu'il  ne  sait  ce  qu'il  ilit. 

La  raison  que  bien  îles  gens  donnent  de  la 
prééminence  des  lettres. sur  les  armes,  et  sur 
la(|iKllc  ils  se  fondent,  c'est  que  les  travaux  de 
rintolligence  surpassent  de  l)C,uicoup  ceux  du 
corps,  parce  que,  selon  eux,  le  corps  l'onctionne 
seul  dans  la  prolessiou  des  armes  :  connue  si 
cette  profession  était  un  métier  de  portefaix,  qui 
n'exigeât  que  de  hormes  épaidcs,  et  (ju'il  ne 
faillit  point  un  grand  discernement  pour  bien 


employer  celte  force:  comme  si  le  général  qui 
commande  une  armée  en  campagne  et  qui  dé- 
fend une  place  assiégée,  n'avait  pas  encore  plus 
besoin  de  vigueur  d'esprit  que  de  force  de  corps! 
Est-ce  par  Iiasard  avec  la  force  du  corps  qu'on 
devine  les  desseins  de  l'ennemi,  (pi'on  imagine 
des  ruses  pour  les  opposer  aux  siennes  et  des 
stratagèmes  |)(iur  ruiner  ses  entreprises?  Ne 
sont-ce  pas  là  toutes  choses  du  ressort  de  l'in- 
telligence, et  où  le  corps  n'a  rien  à  voir?  Main- 
tenant, s'il  est  vrai  que  les  armes  exigent  comme 
les  lettres  l'emploi  de  l'intelligence,^  juiisqu'il 


•Jdtl 


DON    QIJICIIOTTK 


n'en  fanl  ]>;is  moins  à  l'iionmie  de  guerre  qu'à 
riionime  de  lettres,  voyons  le  but  que  chacun 
d'eux  se  ]>ropose,  et  nous  arriverons  à  conclure 
que  celui-là  est  le  plus  à  estimer  ([ui  se  propose 
une  plus  Mdliie  lin. 

La  lin  et  le  l)ut  des  lettres  (je  ne  parle  pas  des 
lettres  divines,  dont  la  mission  est  de  conduire 
et  d'aclieminer  les  âmes  au  ciel  ;  car  à  une  telle 
lin   nulle  autre  ne  peut  se  comparer);  je  parle 
des  lettres  humaines,  qui  ont  pour  but  la  justice 
distributive,  le  maintien  et  l'exécution  des  lois. 
Cette  lin  est  assurément  noble,  généreuse  et 
digne  d'éloges,  mais  pas  autant,  toutefois,  que 
(l'Ile   (les   armes,   lesquelles  ont  pour   objet  et 
pour  but  la  paix,   c'est-à-dire  le  plus  grand  des 
biens  (pie  les  bonnnes  puissent  désirer  en  cette 
vie.    Quelles  lurent,  je  vous  le  demande,    les 
premières  paroles  prononcées  par  les  anges  dans 
celle  nuit  féconde  qui  est  devenue  poui'  nous  la 
source  de  la  lumière?  Gloiie  à  Dieu  dans  les 
hiiiitciirs  cc'lcsh's,  paix  sur  la  terre  aux  hommes 
lie  lionne  volonté.  Quel  était  le  salut  bienveillant 
que  le  divin  maître  du  ciel  et  de  la  terre  recom- 
mandait à  ses  disciples,  quand  ils  entraient  dans 
quelque  lieu  ;  La  jiai.r  mit  dans  celle  ntaisint. 
Maintes  fois  il   leur  a  dit  :  Je  vous  donne  ma 
paix,  je  vous  laisse  la  paix,  comme  le  joyau  le 
plus  précieux  que  pût  donner  et  laisser  une  telle 
main,  et  sans  lequel  il  ne  saurait  existei'  de  bon- 
heur ici-bas.  Or,  la  |iaix  est  la  lin  que  se  propose 
la  guerre,  et  qui  dit  la  guerre   dit  b^s  armes. 
Une  fois  celte  vérité  admise,  que  la  paix  est  la 
fin  que  se  propose  la  guerre,  et  (ju'en  cela  elle 
remporte  sur  les  lettres,  venons-en  à  conqiarer 
les  travaux  du  lettré  avec  ceux  du  suidai,  et 
voyons  (juels  sont  les  plus  pénibles.  : 

Don  Quidiotle  pouistiivait  son  discours  avec  i 
tiinl  de  méthode  et  d'éloquence,  qu'aucun  de  i 
ses  auditeurs  iic  .songeait  à  sa  folie;  an  cou-  | 
traire,  comme  ils  étaient  la  plupart  adonnés  à  j 
la  profession  des  armes,  ils  l'écoulaient  avec  , 
autant  de  plaisir  (|Ue  d'attention.  { 

.le  dis  donc,  contnma-l-il,  (jue  les  liavauv  et   i 


les  soulfrances  de  l'étudiant,  du  lettré,  sont 
ceux  que  je  vais  énumérer.  D'abord  et  par-dessus 
tout  la  pauvieté;  non  pas  (pie  tous  les  étudiants 
soient  pauvres,  mais  pour  |)rendre  leur  condi- 
tion dans  ce  (pTclhi  a  de  pire,  et  parce  que  la 
[lauvreté  est  selon  moi  un  des  plus  grands 
maux  qu'on  puisse  endurer  en  cette  vie;  car  qui 
dit  pauvre,  dit  exposé  à  la  faim,  au  froid,  à  la 
nudité,  et  souvent  à  ces  trois  choses  à  la  fois. 
Eh  bien,  l'étudiant  n'est-il  jamais  si  pauvre, 
qu'il  ne  puisse  se  procurer  quelque  chose  à 
mettre  sous  la  dent?  ne  rencontie-l-il  pas  le 
])lus  souvent  quelque  brasero.,  quelque  chemi- 
née hospitalière,  on  il  peut,  sinon  s(!  réchauffer 
tout  à  fait,  au  moins  se  dégourdir  les  doigts,  et, 
quand  la  nuit  est  venue,  ne  trouve-t-il  pas  tou- 
jours un  toit  où  se  reposer?  Je  passe  sous  silence 
la  pénurie  de  leur  chaussure,  l'insufliscuice  de 
leur  gifi de-robe,  et  ce  goi'it  (pi'ils  ont  |)oiii- 
s'empiffrer  jns([u'à  la  gorge,  (luand  un  heureux 
hasard  leur  l'ait  trouver  place  à  (pielque  festin. 
Mais  c'est  par  ce  chemin,  àprc  et  difticilc,  j'en 
conviens,  que  beaucoup  i)armi  eux  broncluml 
par  ici,  tombant  j)ar  là,  se  relevant  d'un  <ôlé 
pour  retomber  de  l'autre,  bcaucoii|),  dis-je,  sont 
arrivés  au  but  (ju'ils  ambitionnaient,  et  nous 
eu  avons  vu  qui,  après  avoir  traversé  toutes  ces 
misères,  paraissant  comme  emportés  par  le  vent 
favorable  de  la  l'orlmic,  se  .•■oiit  trouvés  tout  à 
coup  appelés  à  gouverner  l'Etat,  ayant  changé 
leur  faim  en  satiété,  leur  nudité  en  habits  somp- 
tueux, et  leur  natte  de  jonc  en  lit  de  damas, 
prix  justement  mérité  de  leur  savoir  et  de  leur 
\crtu.  Mais  si  l'on  met  leurs  travaux  en  regard 
(le  ceux  du  soldat,  el  (|iie  l'on  ((imiiarc  l'un  à 
1  autre,  combien  le  lettré  reste  en  arrière!  (l'est 
ce  que  je  vais  facilement  démontrer. 


rjiArrnii:  wwiii 

ou    se   CONriNUC    LC  CURIEUX    DISC0un3   QUE    FIT    QOH  OUICHOTTC 
SUR    LES    LETTRES    ET    SUR    LES    «RMEO 

Don   Qnicliolle,    après   avoir    rejiris   haleine 


|iK    I.  \    MAN'CIIK 


207 


pendant  (jiiplqnrs  instants,  continua  ainsi  :  Nnns 
avons  pailt''  do  tnnlcs  les  misiTos  ri  de  la  pnn- 
viptc  (In  Ictiiv  ;  voyons  nianil('n:nit  si  le  soldât 
est  plus  riclio.  Kli  liien,  il  nous  faudra  convriiii' 
(|uo  nul  au  monde  n'est  plus  ])au>ii'0  ipio  ee  der- 
nier, car  c'est  la  pauvreté  même.  Kn  el'l'et,  il 
doit  se  contenter  de  sa  misérable  solde,  ipii 
vient  toujours  t;u(l,  (pu'hpu'fois  même  jnmais; 
alors,  si  niani]u;iu(  du  lu'ccssaire,  il  se  hasarde 
à  dérober  quelipu'  chose,  il' le  l'ail  s(Uivent  au 
péril  de  sa  vie,  et  toujours  au  uotable  détriment 
de  son  àine.  A'ons  le  verrez  passer  tout  un  hiver 
avec  un  méchnnl  juslaucor[is  tailladé,  ipii  hii 
sert  fi  la  fois  d'imil'ornic  et  de  chemise,  n'ayant 
po>U'  se  défendre  contre  l'inclémence  du  ciel  (pi(> 
le  souille  de  sa  bouche,  lecjuel  sortant  d'un  en- 
droit vide  et  affamé,  doit  nécessairement  être 
l'ioid.  Maintenant  vienne  la  nuit,  pour  (pi'il 
puisse  prendre  un  peu  de  repos;  }>ar  ma  foi, 
lanl  pis  pour  lui  si  le  lit  qui  raltend  pèeiic  par 
défaut  de  largeur,  car  il  peut  mesurer  sur  la 
terre  autant  de  pieds  qu'il  voudra,  pour  s'y 
tourner  et  retourner  tout  à  son  aise,  sans  crainte 
de  déranger  ses  draps.  Arrive  enCin  le  jour  et 
l'heure  de  gagner  les  degrés  de  sa  profession, 
c'est-à-dire  un  jour  de  bataille;  en  guise  de 
bonnet  de  docteur,  on  lui  appliquera  sur  la  tète 
une  compresse  de  charpie  pour  panser  la  bles- 
sure d'une  balle  qui  lui  aura  labinii('  la  tempe, 
ou  le  laissera  estropié  d'une  jambe  ou  d'un  bi'as. 
Mais  supposons  qu'il  s'en  soit  tiré  heureusement, 
et  que  le  ciel,  en  sa  miséricorde,  l'ait  conserve 
sain  et  sauf,  en  revient-il  plus  riche  qu'il  n'était 
auparavant?  ne  doit-il  pas  se  trouver  encore  à 
un  grand  nombre  de  combats,  et  en  sortir  tou- 
jours vainqueur ,  avant  d'arriver  à  quelque 
chose'?  sortes  de  miracles  qui  ne  se  voient  que 
fort  rarement.  Aussi,  combien  peu  de  gens  font 
fortune  à  l'armée,  en  comparaison  de  ceux  qui 
périssent!  le  nombre  des  morts  est  incalcu- 
lable, et  les  survivants  n'en  font  pas  la  mil- 
lième partie,  l'our  le  lettré,  c'est  tout  le  con- 
traire :  car,  de  manière  ou  d'autre,  avec  le  pan 


de  sa  robe,  sans  compter  les  manches,  il  trotivc 
toujours  de  quoi  vivre;  et  pourlani,  bien  (pie 
les  travaux  du  soldat  soient  incomparableinenl 
plus  p(''nililis  (pic  fvu\  du  lettré,  il  a  beaucoup 
moins  de  iécom|ieiises  il  espérer,  et  elles  >(Mit 
toujours  de  moindre  importance. 

Mais,  dira-t-on,  il  est  plus  aisé  de  ii'i-ompen- 
ser  le  pclil  iioMiiiie  des  lettrés  (pie  celle  loiile 
de  gens  (pii  suiveul  la  iinilcssidii  des  armes, 
parce  (ju'on  s'acipiitte  envers  les  premiers  en 
leur  conférant  des  offices  qui  reviennent  de 
droit  à  ceux  de  leur  profession,  tandis  (pie  les 
seconds  ne  peuvent  être  rénuniérés  qu'aux  dé- 
pens du  seigneur  (pi'ils  servent  :  C(;  rpii  ne  fait 
(jue  confirmer  ce  que  j'ai  déjà  avancé.  .Mais 
laissons  là  ce  labyrinthe  de  difficile  issue,  et 
revenons  à  la  prééminence  des  armes  sur  les 
lettres. 

On  dil,  pour  les  lettres,  (jue  sans  elles  les 
armes  ne  pourraient  subsister,  à  cause  des  lois 
auxquelles  la  guerre  est  soumise,  et  |)arce  (|ue 
ces  lois  étant  du  domaine  des  lettrés,  ils  en  sont 
les  interprètes  et  les  dispensateurs.  A  cela  je 
réponds  que  sans  les  armes,  au  coiilraire,  les 
lois  ne  pourraient  pas  se  maintenir,  parce  (|ue 
c'est  avec  les  armes  que  les  États  se  défendent, 
que  les  royaumes  se  conservent,  (|ue  les  villes 
se  gardent,  que  les  cheiiiins  deviennent  sûrs, 
que  les  mers  sont  purgées  de  pirates;  (|ue  sans 
les  armes  enfin,  les  royaumes,  les  cités,  en  un 
mot  la  terre  et  la  mer,  seraient  perpétucllenient 
en  butte  à  la  plus  horrilde  ciuifnsion.  Or,  si 
c'est  un  fait  reconnu,  (\\h'  plus  une  chose  coûte 
cher  à  acquérir,  plus  clh;  s'estime  et  doit  être 
estimée,  je  demanderai  ce  qu'il  en  coûte  pour 
devenir  éminent  dans  les  lettres'.' Du  temps,  des 
veilles,  de  l'application  d'esprit,  faire  souvent 
mauvaise  chère ,  cire  mal  vêtu  ,  et  d'aulres 
choses  don!  je  crois  avoir  d('ji'i  parlé.  Mais, 
pour  devenir  bon  s(ddat,  il  faut  endurer  tout 
cela,  et  bien  d'autres  misères  presque  sans  re- 
lâche, sans  compter  le  ris(iue  de  la  vie  ù  toute 
heure. 


t>08 


DON    QUICHOTTE 


(}uclU'  sdiiniMiicc  |H'ul  ciuluicr  le  Icltri'  (lui 
iipproclii'  lit'  celle  i|n'en(liire  un  sdldaldiiiis  une 
ville  assiégée  par  i'cimeini'.'  Seul  en  sentinelle 
snr  lin  roin|)arl,  le  solihil  ciiteiid  creuser  une 
mille  siiiis  ses  pioils  ;  cli  bien,  oscra-l-il  jamais 
s'éloigner  du  péril  qui  le  menace?  Tonl  an  pins 
s'il  lui  esl  |>ermis  de  l'aire  donner  à  son  capi- 
laiiie  avis  de  ce  ([iii  se  passe,  aliu  cproii  puisse 
remédier  au  danger  ;  mais  en  altcndanl  il  doit 
demeurer  ferme  à  son  (loste,  jusiiu'à  ce  ipie 
l'explosion  le  lance  dans  les  airs,  ou  l'enseve- 
lisse sous  les  décombres.  \'oyez  mainlenanl  ces 
deux  galères  s'aliordant  |iar  leurs  proues,  se 
cramponnant  l'une  à  l'antre  au  milieu  du  vaste 
Océan.  Tour  eliamp  de  bataille,  le  soldat  n'a 
(pi'un  étroit  espace  sur  les  plaucbes  de  l'éperon: 
lout  ce  qu'il  a  devant  lui  sont  autant  de  minis- 
tres de  la  mort  ;  ce  ne  sont  (pic  iiious(jiiets, 
lances  ci  coutelas  ;  il  sert  de  but  aux  grenades, 
aux  pots  à  feu  ,  et  cba(|ue  canon  est  braqué 
contre  lui  à  (]uatre  pas  de  distance.  Dans  une  si- 
tuation si  terrible,  presse  de  toutes  parts  et  cerné 
par  la  mer,  quand  le  moindre  faux  pas  peut  l'en- 
voyer visiter  la  iirofondcur  de  l'empire  de  Nep- 
tune, son  seul  espoir  est  dans  sa  force  et  son 
courage.  Aussi,  intrépide  et  emporté  par  l'hon- 
neur, il  alfroiile  tous  ces  périls,  surmonte  tons 
ces  obstacles,  et  se  fait  jour  à  travers  tous  ces 
mousquets  et  ces  piques  pour  se  jirécipiler  dans 
Taulre  vaisseau,  où  tout  lui  est  ennemi,  tout 
lui  est  danger.  A  peine  le  soldat  est-il  emporté 
|iar  le  boulet,  i|iruii  aiilii'  le  remplace;  celui- 
là  est  englouti  par  la  mer,  un  antre  lui  suceè(l(\ 
puis  un  autre  encore,  sans  qu'aucun  de  ceux 
ipii  survivent  s'effraye  de  la  mort  de  ses  compa- 
gnons; ce  (|ui  est  une  marijuc  extraordinaire 
de  courage  et  de  merveilleuse  iiitrepidih'.  lien- 
relix  les  temps  rpii  ne  e(innai>saienl  point  ces 
abominables  iuslrnmenls  de  guerre  ,  dont  je 
tiens  l'inventeur  pour  damné  an  fond  de  l'enfer, 
où  il  reçoit,  j'en  suis  certain,  le  salaire  de  sa 
diabolique  iiiNenlion!  ("iiàce  à  lui,  le  plus  va- 
leureux chevalier   |ienl  tomber  sans  vengeance 


sous  les  coups  éloignés  du  b'ielie  !  grâce  à  lui, 
une  balle  égaréi;,  tirée  peut-être  par  tel  ipii 
s'est  enfui,  l'pouvaiilé  du  l'eu  de  sa  maudite  ma- 
chine, arrête  en  un  instant  les  ex|)loits  d'un 
héros  (|iii  méritait  de  vivre  longues  années  I 
Aussi,  m'arrivc-t-il  s(ui\ent  de  regretter  au 
fond  de  l'àine  d'avoir  embrassé,  dans  ce  siècle 
di'deslable,  la  profession  d(^  chevalier  errant  ; 
car  bien  (lu'aucun  péril  ne  me  lasse  sourciller, 
il  m'est  pénible  de  savoir  ()u'il  suffit  d'un  jieu 
de  poudre  et  de  plomb  peur  paralyser  ma  vail- 
lance et  m'empêcher  de  faire  connaître  sur 
tonte  la  surface  de  la  (erre  la  forée  de  mon 
bras.  Mais  après  tout,  ipie  la  volonté  du  ciel 
s'accomplisse,  [luisque  si  j'atteins  le  but  que  je 
me  suis  pro|)osé,  je  serai  d'autant  plus  digne 
d'estime,  ipie  j'aurai  aHronté  de  plus  grands 
]i(''rils  (|ne  n'eu  affrontèrent  les  chevaliers  des 
siècles  passés. 

Pendant  que  don  (Juichotte  prononçait  ce 
long  discours  au  lieu  de  prendre  part  au  repas, 
bien  (jiie  Sancho  l'eût  averti  plusieurs  fois  de 
manger,  lui  disant  cpiil  |iourrait  ensuite  parler 
à  son  aise,  ceux  qui  l'écoutaient  trouvaient  un 
nouveau  sujet  de  le  plaindre  de  ce  qu'après 
avoir  montré  tant  de  jugement  sur  diverses  ma- 
tières, il  venait  de  le  peidre  à  jucquis  de  sa 
maudite  chevalerie.  I,e  curé  aiiplaudit  à  la  pré- 
férence (jue  notre  héros  (hmiuiil  aux  armes  sur 
les  lettres,  ajoutant  que  tout  intéressé  qu'il 
était  dans  la  question,  eu  sa  fpialité  de  docteur, 
il  se  sentait  eiitraiiié  vers  son  scnliiiieiit. 

On  acheva  de  souper;  et  pendant  (pie  TIk')- 
lesse  et  .Marilorne  préparaient,  pour  les  dames, 
la  chambre  de  don  Ouichotte,  don  l'crnand  pria 
le  captif  de  conter  l'histoire  de  sa  vie,  ajoiilanl 
ipie  toute  la  eonipagiiie  l'eu  priait  iiislammeni, 
la  reiieoiilre  de  Zoraide  leur  laisaiit  |)enser  qu'il 
devait  s'v  Irouver  des  aventures  fort  intéres- 
santes. Le  captif  r(''poudit  qu'il  ne  savait  point 
résister  à  ce  (pi'oii  bu  demandait  de  si  bonne 
grâce,  mais  (pi'il  eiaignait  (pie  sa  manière  de 
r.iconter  ne  leur  donnai  pas  aniaiil  de  salisfac- 


|1K    I.  A    MANCIII-; 


209 


Paviî,  S.  r.açfin  etc'".  imp. 

Le  cnslumo  ilu  vny.igeur  niinonçaït  un  clirt-lien  iiouvpUenionl  ii-vt'-ini  «lu  p.i\>  ^c-<  Mores  (page  2o;>). 


Fui  no,  Jouvet,  cl  C".,  êtlit . 


lion  (|u'ils  son  pioiiicttiiienl.  V  la  fin,  se  voyant 
sollicité  par  tout  le  monde:  Seigneurs,  dit-il, 
(juc  Vos  (îr;ues  me  |irètciif  attention,  et  je  vais 
leur  faire  une  relation  véridiqiie,  qui  no  le  cède 
en  rien  aux  fables  les  mieux  inventées.  Chacun 
étant  ainsi  préparé  à  l'écouter,  il  coniiutiK^'a  en 
CCS  termes  : 


CHAPlTUi:    XXXIX 


ou    LE    CAPTIF    RACONTE    SA   VIE    ET    SES    AVENTURES 

.le  suis  né  dans  un  xillauc  des  iiionlaii;nes  de 


Léon,  lie  paronis  plus  favorisés  des  biens  de  la 
nature  que  do  ceux  de  la  fortune.  Toutefois, 
dans  un  pavs  où  les  gens  sont  misérables,  mon 
pore  ne  laissait  pas  d'avoir  la  réj)utation  d'être 
riche  ;  et  il  l'aurait  été  en  effet  s'il  eût  mis  au- 
tant do  soin  à  conserver  son  patrimoine  (pi'il 
iiiollait  d'empressement  à  le  dissiper.  11  avait 
coutracté  celte  manière  de  vivre  à  la  guerre, 
ayant  passé  sa  jeunesse  dans  cette  admirable 
école,  qui  fait  d'un  avare  un  libéral,  cl  d'un  li- 
béral un  prodigue,  et  où  celui  qui  épargne  est 
à  bon  droit  regardé  connue  un  monstre  indigne 

r, 


2t0 


DON    QUICHOTTE 


de  la  nol)lo  profession  des  armes.  Mon  père, 
voyant  qn'il  ne  pouvait  résister  à  son  humeur 
trop  disposée  ;i  la  dépense  et  aux  largesses,  ré- 
solut de  se  dépouiller  de  son  liicu.  Il  nous  lit 
appeler,  mes  deux  frères  et  moi,  cl  nous  tint  à 
peu  près  ee  discours  : 

Mes  chers  enfants,  vous  donner  ee  nom,  c'est 
dire  assez  que  je  vous  aime  ;  mais  eonnne  ee 
n'est  pas  en  fournir  la  ])reuve  (jue  de  dissiper 
un  bien  qui  doit  vous  revenir  un  jour,  j'ai  ré- 
solu d'accomplir  une  chose  à  laquelle  je  [,rnse 
depuis  longtemps,  et  que  j'ai  mûrement  prépa- 
rée. Vous  êtes  tous  les  trois  en  âge  de  vous  éta- 
lilir,  ou  du  moins  de  choisir  une  profession  qui 
vous  j)rocure  dans  l'avenir  honneur  et  profit. 
Eh  bien,  mon  désir  est  de  vous  y  aider  ;  c'est 
pourquoi  j'ai  fait  de  mon  bien  quatre  portions 
égales;  je  vous  en  abandonne  trois,  me  réser- 
vant la  dernière  pour  vivre  le  reste  des  jours 
(pi'ii  plaira  au  ciel  de  m'accorder;  seulement, 
après  avoir  rei;u  sa  part,  je  désire  que  chacun 
de  vous  choisisse  une  des  carrières  que  je  vais 
vous  indiquer. 

11  y  a  dans  notre  Espagne  un  vieux  dicton 
plein  de  bon  sens,  comme  ils  le  sont  tous  d'ail- 
leurs, étant  api)uyés  sur  une  longue  et  sage  ex- 
périence; voici  ce  dicton:  L'Eglise,  la  mer  ou  la 
maison  du  roi;  c'est-à-dire  que  celui  qui  veut 
prospérer  et  devenir  riche  ,  doit  entrer  dans 
l'Eglise,  ou  trafiquer  sur  mer,  ou  s'attacher  à  la 
cour.  Je  voudrais  donc,  mes  chers  enfants,  (juc 
l'un  de  vous  s'adonnât  à  l'étude  des  lettres,  un 
autre  au  commerce,  et  (juenlin  le  troisième 
servît  le  roi  dans  ses  armées,  car  il  est  aujour- 
d'hui fort  difficile  d'entrer  dans  sa  maison;  et 
(|Uoiquc  le  métier  des  armes  n'enrichisse  guère 
ceux  qui  l'exercent,  on  y  obtient  du  moins  de 
la  considération  el  de  la  gloire.  D'ici  à  liiiil 
jours  vos  parts  seront  prêtes,  et  je  vous  les  donne- 
rai en  argent  comjdant,  sans  vous  faire  tort  d'un 
niaravédis,  connue  il  vous  sera  aisé  de  le  recon- 
naître. Dites  maintenant  quel  est  votre  sentiment, 
el  si  vous  êtes  disposés  à  suivre  mon  conseil. 


Mon  père  m'ayant  ordonné  de  répondre  le 
premier,  comme  étant  l'aîné,  je  le  priai  instam- 
ment (le  ne  point  se  priver  de  son  bien,  lui  di- 
sant (pi'il  pouvait  en  faire  tel  usage  qu'il  lui 
plairait;  ()ue  nous  étions  assez  jeunes  poui  en 
ac(juérir;  j'ajoutai  que  du  reste  je  lui  obéirais, 
et  que  mon  désir  était  de  suivre  la  profession 
des  armes.  Mon  second  frère  demanda  à  partir 
pour  les  Indes  ;  le  plus  jeune,  et  je  crois  le 
mieux  avisé,  dit  qu'il  souhaitait  entrer  dans 
l'Eglise,  et  aller  à  Salaman(|ue  acliever  ses  étu- 
des. Après  nous  avoir  entendus,  notre  père  nous 
embrassa  tendrement;  et  dans  le  délai  qu'il  avait 
fixé,  il  remit  à  chacun  de  nous  sa  part  en  ar- 
gent, c'est-à-dire,  si  je  m'en  souviens  bien,  trois 
mille  ducats,  un  de  nos  oncles  ayant  acheté  no- 
tre domaine  afin  qu'il  ne  sortît  point  de  la  fa- 
mille. 

Tout  étant  prêt  pour  notre  départ,  le  même 
jour  nous  quittâmes  tous  trois  notre  père;  mais 
moi  qui  regrettais  de  le  laisser  avec  si  peu  de 
bien  dans  un  âge  si  avancé,  je  l'obligeai,  à  force 
de  prières,  à  reprendre  deux  mille  ducats  sur 
ma  part,  lui  faisant  observer  que  le  reste  était 
[dus  (|ne  suflisaiil  pour  un  soldat.  Mes  frères,  à 
mon  exemple,  lui  laissèrent  chacun  aussi  mille 
ducats,  outre  ce  qu'il  s'était  réservé  en  fonds  de 
terre.  Nous  prîmes  ensuite  congé  de  mon  père 
et  de  mon  oncle,  qui  nous  prodiguèrent  toutes 
les  marques  de  leur  affection,  nous  recomman- 
dant avec  instance  de  leur  donner  souvent  de 
nos  nouvelles.  Nous  le  promîmes,  et  après  avoir 
reçu  leur  baiser  d'adieu  et  leur  bénédiction,  un 
de  nous  prit  le  chemin  de  Salamanquc,  un  au* 
tre  celui  de  Séville  ;  quant  à  moi,  je  me  dirigeai 
vers  Alicante,  où  se  trouvait  un  balinient  de 
commerce  génois  qui  allait  faire  voile  pour  l'I- 
i  talie,  et  sur  le(|iu'l  je  m'endjarquai.  11  peut  y 
avoir  vingt-deux  ans  que  j'ai  quitté  la  maison 
de  mon  ])ère;  et  pendant  ce  long  intervalle,  bien 
que  j'aie  écrit  |)lusieurs  fois,  je  n'ai  reçu  aucune 
nouvelle  ni  de  lui  ni  de  mes  frères. 

Noire  bâlinient  ai  riva  heureusement  à  Gênes  ; 


i)K  LA  M  ANC  m:. 


'2H 


(le  l;'i  je  Mif  roiiilis  ;'i  Milan,  tu'i  j'aclulai  dt's  ar- 
iiu's  et  un  équipcinenl  île  .soldai,  aliii  d'allir 
ineiuùler  dans  les  troupes  piémoiitiiiscs ;  mais, 
sur  le  chemin  d'Alexandrie,  j'appris  qnc  le  duc 
d'Albe  passait  en  Flandre.  Celte  iionvelle  me  lit 
changer  de  résolution,  et  j'allai  prendre  du  ser- 
vice sous  ce  grand  capitaine.  Je  le  suivis  dans 
toutes  les  batailles  qu'il  livra  ;  je  me  trouvai  à  la 
mort  des  comtes  de  llorn  et  d'Kf,'mont,  et  je  de- 
vins enseigne  dans  la  compagnie  de  don  llie^ro 
d'irbina.  J'étais  en  Flandre  depuis  quelque 
temps,  quand  le  lnuit  coiirul  que  le  pape,  l'Es- 
pagne et  la  république  de  Venise  s'étaient  ligues 
contre  le  Turc,  qui  venait  d'enlever  Cliv|)re  aux 
Nénitiens;  que  don  Juan  d'.Vulriche,  l'rère  natu- 
rel de  notre  roi  Philippe  II,  était  général  de  la 
ligue,  et  qu'on  faisait  de  grands  préparatifs  pour 
cette  guerre.  Cette  nouvelle  me  donna  un  vif 
désir  d'assister  à  la  brillante  cam|iagne  qui  ai- 
lait  s'ouvrir  ;  et  i|uoique  je  lusse  presque  cer- 
tain d'avoir  une  eonqiagnic  à  la  première  occa- 
sion, je  préférai  renoncer  à  cette  espérance,  et 
revenir  en  Italie. 

Ma  lionne  étoile  voulut  que  j'arrivasse  à  Gè- 
nes en  même  temps  que  don  Juan  d'Autriche  y 
entrait  avec  sa  flotte  pour  cingler  ensuite  vers 
Naplcs,  un  il  devait  se  réunir  à  celle  de  Venise, 
jonction  qui  eut  lieu  plus  tard  à  Messine.  Bref, 
devenu  capitaine  d'infanterie,  honorable  enqiloi 
que  je  dus  à  mon  bonheur  plutôt  qu'à  mon  mé- 
rite, je  me  trouvai  à  cette  grande  et  mémora- 
ble journée  de  Lépanle,  qui  désabusa  la  chré- 
tienté de  l'opinion  où  l'on  était  alors  que  les 
Turcs  étaient  invincibles  sur  mer. 

En  ce  jour  où  fut  brisé  l'orgueil  ottoman, 
parmi  tant  d'heureux  qu'il  lit,  seul  je  fus  mal- 
heureux. .\u  lieu  (le  recevoir  après  la  bataille, 
comme  au  temps  de  Rome,  une  couronne  na- 
vale, je  me  vis,  la  nuit  suivante,  avec  des  fers 
aux  pieds  et  des  menottes  aux  mains.  Voici  com- 
ment m'était  arrivée  cette  cruelle  di.'gràce  : 
Uchali,  roi  d  Alger  et  hardi  corsaire,  ayant  pris 
Il  ralididaiie  la  galère  capilane  de  Malle,  où  il 


u  élail  rislé  que  trois  chevaliers  tout  couverts 
de  iilessures,  le  bàtinu-nl  aux  (lidres  de  Jean- 
André  Doria,  sur  lequel  je  servais  avec  ma  cum- 
pagnie,  s'avança  pour  le  secourir  ;  je  sautai  le 
premier  à  bord  de  la  galère  ;  mais  celle-ci  s'é- 
tant  éloignée  avant  qu'aucun  de  mes  compa- 
gnons pût  me  suivre,  les  Turcs  me  (irent  pri.son- 
nier  après  m'avoir  blessé  grièvement.  Lchali, 
comme  vous  le  savez,  ayant  réussi  à  s'échapper 
avec  toute  son  escadre,  je  restai  en  son  pouvoir, 
et  dans  la  même  journée  qui  rendait  la  liberté 
à  quinze  mille  chrétiens  enchaînés  sur  les  galè- 
res turques,  je  devins  esclave  des  barbares. 

Emmené  à  Conslantinople,  où  mon  maître  fut 
fait  général  de  la  mer,  en  récompense  de  sa  belle 
conduite  et  pour  avoir  pris  l'étendard  de  l'ordre 
de  Malte,  je  me  trouvai  à  Navarin  l'année  sui- 
vante, ramant  sur  la  capitane  appelée  les  Tioix- 
Faiiaux.  Là,  je  pus  remarquer  comme  quoi  on 
laissa  échapper  l'occasion  de  détruire  toule  la 
flotte  turque  pendant  qu'elle  était  à  l'ancre,  car 
les  janissaires  qui  la  moulaient,  ne  doulani 
point  qu'on  ne  vînt  les  atlaquer,  se  tenaient 
déjà  prêts  à  gagner  la  terre,  sans  vouloir  atten- 
dre l'issue  du  combat,  tant  ils  étaient  épouvan- 
tés depuis  l'affaire  de  Lépante.  Mais  le  ciel  en 
ordonna  autrement;  cl  il  ne  faut  en  accuser  ni 
la  conduite,  ni  la  négligence  du  général  qui 
commandait  les  nôtres.  En  effet,  Uchali  se  re- 
lira à  Modon,  île  voisine  de  Navarin;  là,  ayant 
mis  ses  troupes  à  terre,  il  fortifia  l'entrée  du 
pori,  et  y  resta  jusqu'à  ce  (pie  don  Juan  se  fût 
éloigné. 

Ce  fut  dans  celte  campagne  que  notre  bâti- 
ment, appelé  la  Louve,  moulé  par  ce  foudre  de 
guerre,  ce  père  des  soldats,  cet  heureux  et  in- 
vincible don  Alvar  de  llazan,  marquis  de  Sainte- 
Croix,  s'empara  d'une  galère  que  commandait 
un  des  (ils  du  fameux  liarberousse.  Vous  serez 
sans  doute  bien  aise  d'apprendre  connuent  eut 
lieu  ce  fait  de  guerre.  Ce  fils  de  liarberousse 
traitait  ses  esclaves  avec  tant  de  cruaujté,  et  en 
élait  lellement  haï,  que  ceux  «pii  ramaient  sur 


212 


DON   QUICHOTTE 


sa  galère,  se  voyant  près  d'èlre  atleinls  par  la 
Louve,  qui  les  poursuivait  vivement,  laissèrent 
eu  niênic  l(Mnps  tomber  leurs  rames,  et,  saisis- 
sant leur  cliel',  qui  criait  du  gaillard  d'arrière  de 
ramer  avec  plus  de  vigueur,  le  firent  passer  de 
banc  en  banc,  de  la  poupe  à  la  [)roue  et  en  lui 
donnant  tant  de  coups  de  dents,  qu'avant  qu'il 
eût  atteint  le  grand  màt  son  âme  était  dans  les 
enfers. 

De  retour  à  Constantinople,  nous  y  apprîmes 
que  notre  général  don  Juan  d'Autriche,  après 
avoir  emporté  d'assaut  Tunis,  l'avait  donné  à 
Muley-Hamet,  ôtant  ainsi  l'espérance  d'y  ren- 
trer à  Muley-llamida,  le  More  le  plus  vaillant 
mais  le  plus  cruel  qui  fût  jamais.  Le  Grand  Turc 
ressentit  vivement  cette  perte  ;  aussi  avec  la  sa- 
gacité qui  caractérise  la  race  ottomane,  il  s'em- 
pressa de  conclure  la  paix  avec  les  Vénitiens, 
qui  la  souhaitaient  non  moins  ardemment  ;  puis, 
Tanné  suivante,  il  ordonna  de  mettre  le  siège 
devant  la  Goulette  et  devant  le  fort  que  don 
Juan  avait  commencé  à  faire  élever  auprès  de 
Tunis. 

Pendant  ces  événements,  j'étais  toujours  à  la 
chaîne,  sans  aucun  espoir  de  recouvrer  ma  li- 
berté, du  moins  par  ranron,  car  je  ne  voulais 
pas  donner  connaissance  à  mon  père  de  ma 
triste  situation.  Bientôt  on  sut  que  la  Goulette 
avait  capitulé,  puis  le  fort,  assiégés  qu'ils 
étaient  par  soixante  mille  Turcs  réguliers,  et 
par  plus  de  quatre  cent  mille  Mores  et  Arabes 
accourus  de  tous  les  points  de  l'Afrique.  La  Gou- 
lette, réputée  jus(pralors  inqirenable,  succomba 
la  première  malgré  son  opiniâtre  résistance.  On 
a  prétendu  ([ue  c'avait  été  une  grande  faute  de 
s'y  enfermer  au  liru  d'empêcher  la  descente  des 
ennemis  ;  mais  ceux  t\m  parlent  ainsi  font  voir 
qu'ils  n'ont  guère  l'expérience  de  la  guerre. 
Comment  sept  mille  iiommes,  tout  au  plus,(pi'il 
V  avait  dans  la  Goulette  cl  dans  le  fort,  auraient- 
ils  pu  se  partager  pour  garder  ces  deux  places, 
et  tenir  en  même  temps  la  campagne  contre 
une  armée  si  nondireuse'.'cl  d'iu Meurs  où  nsl  la 


place,  si  forle  soit-elle,  qui  ne  finisse  par  capi- 
tuler si  elle  n'est  point  secourue  à  temps,  sur- 
tout (|uand  elle  est  altaquée  par  uru;  foule  im- 
mense et  opiniâtre,  tpii  combat  dans  son  pays'.' 

Pour  moi,  je  pense  avec  beaucou])  d'autres 
(|ue  la  chute  de  la  Goulette  lut  un  bonheur  pour 
l'Espagne  ;  car  ce  n'était  qu'un  repaire  de  ban- 
dits, qui  coûtait  beaucoup  à  entretenir  et  à  dé- 
fendre sans  servir  à  rien  qu'à  perpétuer  la  mé- 
moire de  Charles-Quint,  comme  si  ce  grand 
prince  avait  besoin  de  cette  masse  de  pierres 
pour  éterniser  son  nom.  Quant  au  fort,  il  coûta 
cher  aux  Turcs,  qui  perdirent  plus  de  vingt- 
cinq  mille  hommes  en  vingt-deux  assauts,  où 
les  assiégés  firent  une  si  opiniâtre  résistance 
et  déployèrent  une  si  grande  valeur,  que  des 
treize  cents  qui  restèrent  aucun  n'était  sans 
blessures. 

Un  petit  fort,  construit  au  milieu  du  lac,  et 
où  s'était  enfermé,  avec  une  poignée  d'hommes, 
(Ion  Juan  Zanoguera,  brave  capitaine  valencien, 
fut  contraint  de  capituler.  Il  en  fut  de  même  du 
connnanilant  de  la  Goulette,  don  Pedro  Puerlo- 
(larrero,  qui,  après  s'être  distingué  par  la  dé- 
fense de  cette  place,  mourut  de  chagrin  sur  la 
roule  de  Constantinople,  où  on  le  conduisait. 
Gabriel  Cerbellon,  excellent  ingénieur  milanais 
et  très-vaillant  soldat,  resta  aussi  prisonnier. 
Enliii,  il  périt  dans  ces  deux  sièges  un  grand 
iiouduo  de  gens  de  marque,  parmi  lesquels  il 
faut  citer  Pagano  Doria,  chevalier  de  l'ordre  de 
Saint-Jean,  lionune  généreux  comme  le  montra 
l'extrême  libéralité  dont  il  usa  envers  son  frère, 
le  lamcnix  Jean-André  Doria.  Ce  qui  rendit  sa 
mort  encore  plus  déplorable,  c'est  que,  voyant 
le  fort  perdu  sans  ressource,  il  crut  pouvoir  se 
conlier  à  des  .arabes  (|ui  s'étaient  ofl'erls  à  le 
conduire  sons  un  habit  mores(|ue  à  Tabarca, 
petit  port  pour  la  pèche  du  corail  que  possè- 
dent les  Génois,  sur  ce  rivage.  Mais  ces  Arabes 
lui  cou|ièrent  la  tète,  et  la  portèrent  au  chel  de 
la  llolle  tuique;  celui-ci  les  récompen.sa  sui- 
\aut  II'  |ir(i\erbe  castillan   :   La  trahison  filait. 


m;   I.A    MANCIIK. 


213 


Kf"\\'. 


/.AI:^.^  .    ,} 


Je  soiilai  le  premier  à  liorii  ilt'  la  galère  ((lago  ^11). 


mais'  )io)t  le  traître;  car  il  les  fit  pendre  tous 
pour  ne  pas  lui  avoir  amené  Doria  vivant. 

Parmi  les  prisonniers  se  trouvait  aussi  un 
certain  don  Pedro  d'Aguilar,  de  je  ne  sais  plus 
quel  endroit  de  l'Andalousie;  c'était  un  homme 
d'une  grande  bravoure,  qui  avait  été  enseigne 
dans  le  fort  :  militaire  distingué  ;  il  possédait 
de  plus  un  goût. singulier  pour  la  poésie;  il  fut 
mis  sur  la  même  galère  que  moi,  et  devint  es- 
clave du  même  maître.  Avant  de  partir,  il  com- 
posa, pour  servir  d'épilaphe  à  la  Goulette  et  au 
fort,  deux  sonnets  que  je  vais  vous  réciter,  si  je 


m'en  souviens  ;  je  suis  certain  qu'ils  vous  feront 
plaisir. 

En  entendant  prononcer  le  nom  de  Pedro  d'A- 
giiilar,  don  Fernand  regaida  ses  compagnons, 
et  tous  trois  se  mirent  à  sourire.  Comme  le  cap- 
tif allait  continuer  : 

Avant  de  passer  outre,  lui  dit  un  des  cava- 
liers, veuillez  m'insfruire  de  ce  qu'est  devenu 
ce  Pedro  d'Aguilar. 

Tout  ce  que  je  sais,  répondit  le  captif,  c'est 
qu'après  deux  ans  d'esclavage  à  Constantino|)le 
il  s'enfuit  un  jour  en  liidiil  d'Arnaute  avec  un 


314 


DON    QUI  C  II  0  T  T  E 


espion  avec  :  j'iijiiiirc  s'il  pai  vint  h  recouvrer  la 
liberté;  mais  un  au  plus  lard,  je  vis  le  Grec  à 
Coiistanlinople,  sans  jamais  trouver  l'occasion 
(le  lui  ilemander  des  nouvelles  de  leur  évasion. 

Je  puis  vous  en  donner,  repartit  le  cavalier; 
ce  don  Pedro  est  mon  frère;  il  est  maintenant 
dans  son  pays  en  bonne  santé,  richement  marié, 
et  il  a  trois  enfants. 

Dieu  soit  loué!  dit  le  captif;  car,  selon  moi, 
le  plus  grand  des  biens,  c'est  de  recouvrer  la  li- 
berté. 

J'ai  retenu  aussi  les  sonnets  que  fit  mon  frère, 
reprit  le  cavalier. 

Vous  me  ferez  plaisir  de  nous  les  réciter,  ré- 
pondit le  captif,  et  vous  vous  en  acquitterc/. 
mieux  que  moi. 

Volontiers,  dit  le  cavalier.  Voici  celui  de  la 
(îoulette  : 


CHAPITRE  XL 

ou    SE   CONTINUE    L'HISTOIRE    DU    CAPTir 
SONNET 

Esprits  qui.  dt'gngi's  dos  cnlr.ivp.is  du  corps, 
.louisspz  iHuintciiant  (lo  celte  piii\  profonde 
Oue  jamais  les  mortels  ne  goiUcnt  dans  le  monde, 
(>  digne  et  juste  prix  de  vo.s  noliles  clîorts, 

Vous  avez  su  montrer  par  d'illustres  tr;Misporls 
Qu'un  zèle  ardent  et  saint  rend  la  valeur  féconde, 
Lorsque  dejiotre  sang  teignant  à  peine  l'onde, 
ViiMs  files  des  vainquiMMS  des  inonlagnes  de  morts. 

Vous  maiii|uàles  de  \ii-el  non  pas  di'  courage, 
Et  vos  corps  épuisés  après  tant  de  tarnage. 
Toinliérenl  invaincus,  les  armes  à  la  main. 

0  valeur  iniiiKirlclli' !  une  seidr  journée 
Te  fait  vivre  iri-lin<  à  jamais  couronnée, 
El  le  niaitre  du  ciel  le  counume  en  son  sein. 

Je  me  le  rapiiiilc  lni'ii,  dit  1(;  captii. 

Quant  à  celui  qui  lut  l'ait  pour  le  fort,  si  j'ai 
l)onne  mémoire,  il  était  ainsi  conrii,  reprit  le 
cavalier  : 

Tous  ces  murs  écroulés  dans  ces  plaines  stériles, 
.*>ont  11'  noble  ttiéàtre  où  trois  mille  soldais, 
l'onr  renaître  liienléil  en  des  lieux  plus  paisilili-s, 
Souffrirunl  par  le  fer  un  illustre  Irépas. 


Après  avoir  rendu  leurs  remparis  inutiles, 
Ces  cruels  ennemis  noies  vainquirent  pas; 
Mais  leurs  corps  épuises,  languissants  et  débiles, 
C(''(lérent  sous  l'effort  d'nn  million  de  bras. 

C'est  là  ce  lieu  fatal  oij,  depuis  tant  d'années, 

Par  les  sévères  lois  des  saintes  destinées, 

On  moissonne  en  mourant  la  gloire  et  les  lauriers. 

Mais  jamais  cette  terre,  en  prodiges  féconde. 

N'a  nourri  pour  le  ciel,  ou  fait  voir  dans  le  monde, 

M  de  plue  saints  martyrs,  ni  de  plus  grands  guerriers  ' . 

Le  sonnets  ne  furent  pas  trouvés  mauvais,  et 
le  captif,  après  s'être  réjoui  des  bonnes  nou- 
velles qu'on  lui  donnait  de  sou  ancien  compa- 
gnon d'infortune,  continua  son  histoire  ;  Les 
Turcs  firent  démanteler  la  Goulette,  et  pour  en 
venir  plus  promptement  à  bout,  iia  la  minèrent 
de  trois  côtés  ;  mais  jamais  ils  ne  purent  |)arve- 
nir  à  renverser  les  vieilles  mnraiiics,  qui  sem- 
blaient les  plus  faciles  à  détruire  ;  tout  ce  qui 
restait  de  la  nouvelle  fortincatinn  tomba  an 
contraire  en  un  instant.  Quant  au  fort,  il  était 
dans  un  tel  état,  qu'il  ne  hit  pas  besoin  de  le 
ruiner  davantage.  Dref,  l'armée  retourna  triom- 
phante à  Constantinople,  où  Uchali  mourut  peu. 
de  temps  après.  On  l'avait  surnommé  Fartax, 
ce  qui  en  langue  turque  veut  dire  teii;nei  x,  car 
il  l'était  effectivement.  Les  Turcs  ont  coutume 
de  donner  aux  gens  des  sobriquets  tirés  de  leurs 
qualités  ou  de  leurs  défauts  ;  connue  ils  ne  pos- 
sèdent que  quatre  noms,  ceux  des  quatre  fa- 
milles de  la  race  ottomane,  ils  sont  (ddigés  pour 
se  distinguer  ciitio  eux  d'ciiiprunti-r  des  dési- 
gnations provenant  soit  de  quchpie  (pialili''  mo- 
rale soit  de  queh|ue  défaut  corporel. 

Cet  Uchali  avait  commencé  par  être  forçat 
sur  les  galères  du  Grand  Scignetu-,  dont  il  resta 
l'esclave  pendant  quatorze  années.  A  trcnle- 
qualre  ans,  il  se  fit  renégat  pour  devenir  libre 
et  se  venger  d'un  Turc  qui  lui  avait  donné  un 
soulllet.  Dans  la  première  reiviontrc,  il  se  dis- 
tingua teliciiMiit  par  sa  valeur,  que, sans  passer 
par  les  ciuplois  siibaltcnios,  ce  dont  les  favoris 

'  Ces  verssoni  emprunlés  à  In  traduction  de  l'illciu  île  ?:iinf- 
Marlin 


Il  i:    I.  A    M  A  N  C  II  !•:. 


2i:. 


même  ilii  Giniul  Soigneur  no  sont  pas  oxempls, 
il  tieviiil  dey  d'Alger,  puis  yéiiéral  île  la  nier,  ce 
ipii  est  la  Iroisièinc  charge  île  l'empire.  Il  était 
Calalirais  de  nation,  el,  à  sa  religion  près, 
licuniiic  de  iuen  el  assez  liuniain  poiu'  ses  escla- 
ves, dont  le  nombre  s'élevait  à  plus  de  trois 
mille,  l'iliali  mort,  ses  esclaves  furent  partagés 
entre  le  Grand  Seigneur,  qui  d'ordinaire  hérite 
de  ses  sujets,  et  les  renégats  attachés  à  sa  per- 
sonne. Quant  à  moi,  j'échus  en  partage  à  un  re- 
négat vénitien,  cpii  avait  été  mousse  sur  un  na- 
vire touillé  au  pouvoir  d'Uchali,  lecpiel  conij.ut 
pour  lui  une  si  grande  affection  qu'il  en  avait 
fait  un  de  ses  plus  chers  confidents.  Il  s'appe- 
lait A/anaga.  Devenu  extrêmement  riche,  il  l'ut 
lait  plus  tard  dey  d'Alger.  Mais  c'était  un  des 
lionnncs  les  plus  cruels  qu'on  ait  jamais  vus. 

Conduit  dans  cette  ville  avec  mes  compagnons 
d'esclavage,  j'eus  une  grande  joie  de  me  sentir 
rapproché  de  rEs|iagne,  persuadé  que  je  trouve- 
rais à  Alger,  plutôt  cpi'à  Constantino|ilc,  (juelque 
moyen  de  recouvrer  ma  liberté  ;  car  je  ne  per- 
dais point  l'espérance,  et  quand  ce  que  j'avais 
projeté  ne  réussissait  pas,  je  cherchais  à  m'en 
consoler  en  rêvant  à  d'autres  moyens.  Je  pas- 
sais ainsi  ma  vie,  dans  une  prison  que  les  Turcs 
appellent  l)a(jiU',où  ils  renfenncnt  tous  leurs  es- 
claves, ceux  (|ui  appartiennent  au  dey,  ceux  des 
jiarticuliers,  et  ceux  appelés  esclaves  de  Valma- 
cen,  comme  on  dirait  en  Espagne  de  Vaijunta- 
miotto;  ils  sont  tous  employés  aux  travaux  pu- 
blics. Ces  derniers  ont  bien  de  la  peine  à  recou- 
vrer leur  liberté,  parce  qu'étant  à  tout  le  monde, 
et  n'appartenant  à  aucun  maître,  ils  ne  savent  à 
qui  s'adresser  pour  traiter  de  leur  rançon. Quant 
aux  esclaves  dit  de  iinliat,  on  les  place  dans  ces 
bagnes  jus(pi'à  ce  que  leur  rançon  soil  venue. 
Là  ils  ne  sont  employés  à  aucun  travail,  si  ce 
n'est  quand  l'argent  se  fait  trop  attendre  ;  car 
alors  on  les  envoie  au  bois  avec  les  autres,  tra- 
vail extrêmement  pénible.  Dès  qu'on  sut  que 
j'étais  capilame,  ce  fut  inutilement  que  je  me 
lis  pauvre  :  je  fus  regarde  comme  un  honmie 


considérable,  et  on  me  mit  au  nombre  des  es- 
claves de  rachat,  avec  une  cliainc  qui  faisait  voir 
que  je  traitais  de  ma  liberté  plutôt  qu'elle  n'é- 
tait une  nianjuc  de  servitude. 

Je  demeurai  ainsi  (|uebpu!  temps  dans  ce  ba- 
gne, avec  d'autres  esclaves  (pii  n'étaient  pas. re- 
tenus plus  étroitement  que  moi  ;  el  bien  ipic 
nous  fussions  souvent  pressés  par  la  faim,  et 
cpie  nous  subissions  une  foule  d'autres  misères, 
rien  ne  nous  affligeait  tant  que  les  cruautés 
(pi'Azanaga  exerçait  à  toute  heure  sur  nos  mal- 
heureux compagnons.  11  ne  se  passait  |ias  de 
jour  (pi'ii  ne  fit  pendre  ou  empaler  quehpu's- 
uns  d'entre  eux;  le  moindre  suj)plice  consistait 
à  leur  couper  les  oreilles,  et  pour  des  motifs  si 
légers,  (ju'au  dire  même  des  Turcs  il  n'agissait 
ainsi  qu'alin  de  satisfaire  son  instinct  cruel  et 
sanguinaire. 

In  soldat  espagnol,  nonmié  Saavedra,  trouva 
seul  le  moyen  el  eut  le  courage  de  braver  cette 
humeur  barbare.  Quoique,  pour  recouvrer  sa  li- 
berté, il  eut  fait  des  tentatives  si  prodigieuses 
(jue  les  Turcs  en  parlent  encore  aujourd'hui,  et 
que,  chaque  jour,  nous  fussions  dans  la  crainte 
de  le  voir  emjialé,  (jue  lui-même  enlin  le  crai- 
gnit plus  d'une  fois,  jamais  son  maître  ne  le  fit 
battre  ni  jamais  il  ne  lui  adressa  le  moindre  re- 
proche. Si  j'en  avais  le  temps,  je  vous  raconte- 
rais de  ce  Saavedra  des  choses  qui  vous  intéres- 
seraient beaucouj)  plus  que  mes  propres  aven- 
tures ;  mais,  je  le  répète,  cela  m'entraînerait 
trop  loin. 

Sur  la  cour  de  notre  prison  donnaient  les  fe- 
nêtres de  l'habitation  d'un  riche  More;  selon 
l'usage  du  pays,  ce  sont  plutôt  des  lucarnes  (|ue 
des  fenêtres,  encore  sont-elles  protégées  jiar  des 
jalousies  épaisses  et  serrées.  In  jour  que  j'étais 
monté  sur  une  terrasse  où,  pour  tuer  le  temps, 
je  m'exerçais  à  sauter  avec  trois  de  mes  compa- 
gnons, les  autres  ayant  été  envoyés  aii  travail, 
je  vis  tout  à  coup  sortir  d'une  de  ces  lucarnes 
un  mouchoir  attaché  au  bout  d'une  canne  de 
jonc.  Au  mouvement  de  cette  canne,  qui  sem- 


216 


DON    QUICHOTTE 


blaitêtre  un  appel,  iiii  do  inos  compagnons  s'a- 
vanra  pour  In  prendre;  niiiis  on  la  relirn  snr- 
le-cliamp.  Celui-ci  à  jicinc  éloigné,  la  canne 
reparut  aussitôt;  un  autre  voulut  recommencer 
l'épreuve,  mais  ce  l'ut  en  vain;  le  troisième  ne 
fut  pas  plus  iieureux.  Enfin  je  voulus  éprouver 
la  l'ortuiie  à  mon  tour,  et  dès  que  je  lus  sous  la 
fenêtre,  la  canne  tomba  à  mes  pieds.  Je  m'em- 
|)ressai  de  dénouer  le  mouchoir,  et  j'y  trouvai 
dix  petites  pièces  valant  environ  dix  de  nos 
réaux.  Vous  jugez  de  ma  joie  en  recevant  ce  se- 
■  cours  dans  la  détresse  oîi  nous  étions,  joie  d'au- 
tant plus  grande  que  le  bienfait  s'adressait  à 
moi  seul. 

Je  revins  sur  la  terrasse ,  et  regardant  du 
côté  de  la  fenêtre ,  j'a|)erçus  une  main  très- 
blanche  qui  la  fermait;  ce  qui  me  fit  penser  que 
nous  devions  à  une  femme  cette  libéralité.  Nous 
la  remerciâmes  à  la  manière  des  Turcs,  en  in- 
clinant la  tète  et  le  corps,  et  en  croisant  les 
bras  sur  la  poitrine.  An  bout  de  qucbjue  temps, 
nous  vîmes  paraître  à  la  niênic  lucarne  une  pe- 
tite croix  de  roseau  qu'on  retira  aussitôt.  Cela 
nous  donnai!  croire  (luec'élait  une  esclave  chré- 
tienne qui  nous  voulait  du  bien  ;  néanmoins, 
d'après  la  blancheur  du  bras,  et  aussi  d'après  le 
bracelet  que  nous  avions  distingué,  nous  pen- 
sâmes que  c'était  plutôt  une  chrétienne  rené- 
gate (jue  son  maître  avait  épousée,  les  Mores  pré- 
férant ces  femmes  à  celles  de  leur  propic  pays  ; 
mais  nous  nous  trompions  dans  nos  diverses 
conjectures,  comme  vous  le  verrez  par  la  suite. 
Depuis  ce  moment,  nous  avions  sans  cesse  les 
yeux  attachés  sur  la  fcLiétre  d'où  nous  avions 
reçu  une  si  agréable  assistance.  (Jnin/.e  jours 
se  passèrent  sans  (pi'on  l'ouvrit,  et,  malgré  les 
peines  que  nous  nous  donnâmes  pour  savoir  s'il 
se  trouvait  dans  celte  maison  (juclque  chrétienne 
renégate,  nous  ne  pûmes  ricu  découvrir,  si  ce 
n'est  que  la  maison  appartenait  à  Agimorato, 
homme  considérable,  ancien  t;i\i\  ilii  loii  di' 
I5ata,  emploi  des  plus  importants  chez  les  Mores, 
l'n  jour  qne  nous  étions  encore  tons  les  ipia- 


tre  seuls  dans  le  bagne,  nous  aperçûmes  de 
nouveau  la  canne  et  le  mouchoir  :  nous  répétâ- 
mes la  même  épreuve,  et  toujours  avec  le  même 
résultat;  la  canne  ne  se  rendit  qu'à  moi,  et  je 
trouvai  dans  le  mouchoir  quarante  écus  d'or 
d'Espagne,  avec  une  lettre  écrite  en  arabe  et 
une  grande  croix  au  bas.  Je  baisai  la  croix,  je 
pris  les  écus,  et  nous  retournâmes  sur  la  ter- 
rasse |)our  faire  notre  remerciment  ordinaire. 
Lorsque  j'eus  fait  connaître  par  signe  (|ue  je  li- 
rais le  papier,  la  main  disparut  et  la  fenêtre  se 
referma. 

Cette  bonne  fortune,  dans  le  triste  étal  où 
nous  étions,  nous  donna  une  joie  extrême  et  de 
grandes  espérances  ;  mais  aucun  de  nous  n'en- 
tendait l'arabe,  et  nous  étions  fort  embarrassés 
de  savoir  le  contenu  de  la  lettre,  craignant,  en 
nous  adressant  mal,  de  compromettre  notre 
bienfaitrice  avec  nous.  Enfin  le  désir  de  savoir 
pourcjuoi  on  m'avait  choisi  plutôt  que  mes  com- 
pagnons, m'engagea  à  me  confier  à  un  renégat 
de  Murcie  qui  me  témoignait  de  l'amitié.  Je 
m'ouvris  à  cet  honune  après  avoir  pris  toutes 
les  précautions  possibles  pour  l'engager  an  se- 
cret, c'est-â-dire  en  lui  donnant  une  attestation 
(pi'il  avait  toujours  servi  et  assisté  les  chrétiens, 
et  que  son  dessein  était  de  s'enfuir  dès  qu'il  en 
trouverait  l'occasion  ;  les  renégats  se  munissent 
de  ces  certificats  par  précaution.  Je  vous  dirai 
à  ce  sujet  qne  les  uns  en  usent  de  bonne  foi, 
mais  que  d'antres  agissent  seulement  par  ruse. 
Lorsqu'ils  vont  faire  la  course  en  mer,  si  par 
hasard  ils  tombent  entre  les  mains  des  chré- 
tiens, ils  se  tirent  d'affaire  au  moyen  de  ces 
certificats  qui  tendent  à  prouver  que  leur  inten- 
tion était  de  rilounu'r  dans  leur  pays.  Ils  évi- 
tent ainsi  la  mort  en  feignant  de  se  réconcilier 
avec  la  religion  chrétienne,  et  sous  le  voile  d'une 
abjuration  simulée,  ils  vivent  en  liberté  sans 
(pi'on  les  inquiète;  mais  le  plus  souvent,  à  la 
première  occasion  favorable,  ils  repassent  en 
Barbarie. 

Le  renégat  auquel  je  m'(''tais  confié  avait  une 


m:   i.A  M  A  m:  m:. 


'217 


Pans,  S.  Kjvon  ot  C", 


[■'lime,  JoiJvi:[  oi  C",  ■''du. 


^ou^  vinics  jiaraiti'e  à  la  même  luearnc  une  petite  croix  de  roseau  (i>aj;c  2Hï). 


attostatioii  semitlablc  de  tous  mes  compagnons 
{rinrortuue  ;  et  si  les  Mores  l'avaient  soupçonné, 
il  aurait  été  hrù\c  vif.  .\|)rès  avoir  pris  mes  pré- 
cautions avec  lui,  et  sachant  (|u"il  parlait  l'a- 
rabe, je  le  |iriai,  sans  m'expliquer  davantage, 
de  me  lire  ce  billet  ([ue  je  disais  avoir  tiouvé 
dans  un  coin  de  ma  prison.  Il  l'ouvrit,  l'examina 
quel(|ue  temps,  et  après  l'avoir  lu  deux  ou  trois 
lois,  il  me  pria,  si  je  vunlais  en  avoir  l'explica- 
tion, de  lui  procurer  de  l'encre  et  du  jjapier; 
ce  que  je  fis.  L'ayant  traduit  sur-le-champ  : 
^'oici   me  dit-il,  ce  (|ue  signilie  cet  écrit,  sans 


(pi'il  y  man(|ue  un  seul  mot  ;  je  vous  avertis  seu- 
lement que  Li-/(/  Mav'wn  veut  dire  vierge  Marie, 
et  A//r//i,  Dieu. 

Tri  était  le  contenu  de  cette  lelti'c,  ipii  ne 
sortira  jamais  de  ma  mémoire  : 

«  l.orscpie  j'étais  enfant,  une  lemme,  esclave 
démon  pcre,m'ap[)rit  en  notre  langue  la  |)rière 
des  chrétiens,  et  me  dit  plusieurs  choses  de 
l.cla  Malien.  Cette  eschive  moni'ut,  l't  je  sais 
i|u'ell('  n'alla  |ioint  dans  le  feu  éternel,  mais 
avec  Dieu  ;  car,  depuis  qu'elle  est  morte,  je 
l'ai  revue  deux  fois,  et  toujours  elle  m'a  recom- 

28 


2IS 


DON    0  1  ir.IKtTTK 


maii(l('  (i'all(M'  clioz  les  clirélioiis  voir  Lela  Ma- 
lifii,  qui  nrainii"  liPiiucoup.  Diî  ci-llo  fciKHrc, 
j'ai  a|)rr.:ii  liicii  des  clirctions  ;  mais  je  dois  l'a- 
voiior,  loi  seul  |ianiii  onx  m'a  paru  gentil- 
lioimiio.  .lo  suis  jeune  et  assez  hcllc,  et  j'ai  beau- 
coup d'argent  que  j'emporterai  avec  moi:  vois 
si  tu  veux  entreprendre  de  m'emmener.  Il  ne 
tiendra  ipi'à  toi  que  je  sois  ta  femme  ;  si  tu  ne 
le  veux  pas,  je  n'en  suis  point  en  peine,  parce  que 
Lela  Malien  saura  me  donner  un  mari.  Comme 
c'est  moi(|ui  ai  écrit  celte  lettre,  je  voudrais  pou- 
voir l'avertir  de  ne  te  fiera  aucun  More,  pane 
qu'ils  sont  Ions  traîtres.  Aussi  cela  me  cause 
lieauninp  d'iuquiétude  ;  car  si  mon  père  vient 
à  en  avoir  connaissance,  je  suis  perdue.  Il  y  a 
au  l)oiit  de  la  canne  un  fil  auquel  tu  attacheras 
la  réponse  ;  si  tu  ne  trouves  personne  qui  sache 
écrire  en  arabe,  explique-moi  par  signes  ce  que 
tu  auras  à  me  dire.  Lela  Marien  me  le  fera 
comprendre.  Je  te  recommande  à  Dieu  et  à  elle, 
et  encore  :i  cette  croix  que  je  baise  souvent, 
comme  l'esclave  m'a  recommandé  de  le  faire.  » 
Il  serait  difficile,  continua  le  captif,  de  vous 
exprimer  combien  cette  lettre  nous  causa  de 
joie  et  d'admiration.  Le  renéyal,  qui  ne  pouvait 
se  persuader  qu'elle  eût  été  trouvée  jiar  hasard, 
mais  qui  croyait  au  contraire  qu'elle  s'adressait 
.'i  l'un  de  MOUS,  nous  pria  de  lui  dire  la  vérité, 
et  de  n(nis  fier  entièrement  à  lui,  résolu  qu'il 
était  de  hasarder  sa  vie  pour  notre  liberté.  Eu 
parlant  ainsi,  il  lira  de  son  sein  un  petit  cru- 
cilix,  et,  v(rsaiit(lcs  larmes  abondantes,  il  jura, 
par  le  Hicu  dont  il  montrait  Tiuiage  et  en  qui 
il  croyait  de  tout  son  ((eur  malgré  son  infidé- 
lité, de  garder  un  secret  inviolable  ;  ajoutant 
«pi'il  voyait  bien  ([ue  nous  pouvions  tous  recou- 
vrer h  liberté  par  le  secoin's  de  celle  qui  nous 
éciivail,  il  (ju'aiiisi  il  ainait  la  consolation  de 
rentrer  dans  le  srin  du  christianisme,  diuit  il 
s'était  niallieuicusement  sé|)aré.  Cet  honnne 
manifestait  un  tel  repentir,  (pie  nous  u'Iiési- 
làmesplus  à  lui  découvrir  la  vérité,  et  mémo  à 
lui  moiilrcr   la  fenêtre  d'dii  nous  était  \eiiu  tant 


de  bonheur.  Il  promit  d'employer  toute  son 
adresse  pour  savoir  cjui  habitait  celle  maison  ; 
puis  il  écrivit  en  arabe  ma  réponse  à  la  letlre. 

En  voici  les  propres  termes,  je  les  ai  très- 
bien  retenus,  comme  tout  ce  qui  m'est  arrivé 
dans  mon  esclavage  : 

n  Le  véritable  Allah  vous  conserve,  madame, 
et  la  bienheureuse  Lela  Mavien,  la  mère  de 
notre  Sauveur,  (|ui  vous  a  mis  au  conir  le  désir 
d'aller  chez  les  chrétiens  parce  qu'elle  vous 
aime  !  Priez-la  qu'il  lui  plaise  de  conduire  le 
dessein  qu'elle  vous  a  ins()iré  ;  elle  est  si  bonne 
qu'elle  ne  vous  repoussera  pas.  .le  vous  promets 
de  ma  part,  clan  nom  de  mes  compagnons,  de 
faire,  au  risque  de  la  vie,  tout  ce  qui  dépendra 
de  nous  pour  votre  service.  Ne  craignez  point 
de  m'écrire,  et  donnez-moi  avis  de  tout  ce  que 
vous  aurez  résolu  :  j'aurai  soin  de  vous  l'aire  ré- 
jionse.  Nous  avons  ici  un  esclave  chrétien  qui 
sait  écrire  en  arabe,  comme  vous  le  verrez  par 
celte  lellrc.  Quant  à  l'offre  (pic  vous  me  faites 
d'être  ma  femme  quand  nous  serons  chez  les 
chrétiens,  je  la  reçois  de  grand  co-ur  et  avec  une 
joie  extrême;  cl  dès  à  présent  je  vous  donne 
ma  parole  d'être  voire  mari:  vous  savez  que  les 
chrétiens  tiennent  mieux  leurs  promesses  que 
les  Mores.  Le  véritable  Allah  et  Lela  Marie» 
vous  conservent!  » 

(le  billet  écrit  et  fermé,  j'attendis  deux  jours 
(pie  le  bagne  fût  vide  pour  retourner,  comme  à 
l'ordinaire,  sur  la  terrasse.  .le  n'y  fus  pas  long- 
temps sans  voir  la  canne,  et  j'y  attachai  ma  ré- 
ponse. Illle  reparut  peu  après,  et  celte  fois  le 
mouchoir  tomba  à  mes  pieds  avec  plus  de  cin- 
(piaiile  crus  d'(n',  ce  (pii  redoubla  notre  allé- 
gresse et  nos  espérances.  La  nuit  suivante  le 
renégat  vint  nous  apprendre  (|uc  celle  maison 
était  celle  d'Agimoratu  ,  im  des  plus  riches 
Mores  d'Alger,  qui  n'avait,  disait-on,  pour  hé- 
ritière (pi'nnc  seule  fille,  et  la  jiliis  belle  per- 
sonne de  tdiili'  la  llarbai  ic.  (]etle  (ille,  aj(Uila- 
l-il,  ;i\ait  (U  jmur  esclave  une  cliréliemie  morte 
depuis  peu  :    i c    qui    s'accoidail  avec  ce  <pi'clle 


m;  i.A  MA.Nciii'; 


9.19 


;iv;iil  l'i'iil.  .\oii>  luiiis  tdiisiillJiiu"-  .ww  le  n- 
lu'-fjal  sur  li's  iiuiyciis  iroimiiciH'i-  la  Ir'IIi'  Mo- 
resque et  (le  revenir  tous  en  pays  cliiélieiis; 
uiais  avant  de  rien  loiicltue,  nous  irsolùmcs 
irallendre  cneorc  une  l'ois  des  nouvelles  do  Zo- 
raido  (ainsi  s'apiiellc  celle  qui  souhaite  si  ar- 
doninienl  d'être  nommée  Marie).  Le  renégat 
nous  voyant  déterminés  à  l'uir,  nous  dit  de  le 
laisser  agir  seul,  qu'il  réussirait  ou  qu'il  y  per- 
drait la  vie.  Le  bagne  étant  resté  pendant  quatre 
jours  plein  de  monde,  nous  fûmes  tout  ce  temps 
sans  voir  reparaître  la  canne:  mais  le  cin- 
([uièmcjour,  comme  nous  étions  seuls,  elle  se 
montra  de  nouveau  avec  un  mouchoir  beaucoup 
plus  lourd  ipic  les  deux  précédents  :  on  l'abaissa 
comme  à  l'ordinaire,  pour  moi  seulement,  et 
je  trouvai  cent  écus  d'or,  avec  une  lettre  que 
nous  allâmes  iaire  lire  au  renégat.  Voici  ce 
qu'elle  contenait  : 

«  Je  ne  sais  comment  nous  l'crons  pour  ga- 
gner l'Espagne;   Lela  Maricn  ne  me  l'a  jioint 
dit,  (pioi(|ueje  l'en  ai  bien  priée.    Tout  ce  que 
je  puis  l'aire,  c'est  de  te  donner  bcaucouj)  d'or, 
dont  tu  te  rachèteras  ainsi  que  tes  compagnons, 
et  l'un  d'eux  ira  chez  les  chrétiens  acheter  une 
barque,  avec  laquelle  il  reviendra  chercher  les 
autres.  Quant  à  moi,  tu  sauras  que  je  vais  pas. 
ser  le  printemps  avec  mon  père  et  nos  esclaves 
dans  un  jardin  au  bord  de  la  mer,  près  de  la 
porte  Babazoun  ;  là,  tu  pourras  venir  me  pren- 
dre une  miil,  et  me  conduire  à  la  barque  sans 
rien  craindre.  Mais  souviens-toi,  chrétien,  que 
tu  m'as  promis  d'être  mon  mari  ;  si  tu  manques 
à  ta  parole,  je  prierai  Lela  Marioi  de  te  |)unir. 
Si  tu  ne  veux  te  conlier  à  personne  pour  acheter 
la  barque,  vas-y  toi-mcme  :  car  je  ne  doute  pas 
(pie  tu  ne  reviennes,  puisque  tuesgentilhunmie 
et  chrétien.  Fais  aussi  en  sorte  de  savoir  où  est 
notre  jardin.  En  attendant  (jue  tout  soit  prêt, 
promène-toi  dans  la  cour  du  bagne  quand  il  sera 
vide,  et  je  te  donnerai  autant  d'or  (|ue  tu  en 
voudras,  .\llah  te  garde,  chrétien  !  » 

Après  la  lecture  de  cette  lettre,  cliacim  s'of- 


l'i  il  |iiiiir  aller  at  lirici  la  iiMii|iic.  Mais  le  rené- 
gat jma  ipi'aucmi  de  nous  ne  sortirait  de  lapli- 
vité  sans  être  suivi  de  sesconqiagnons,  sachant, 
dit-il,  par  expérience,  (pi'on  ne  garde  pas  Irès- 
scriq)uleusement  les  paiolcs  dmiiK'es  dans  les 
l'ers,  et  ipie  déjà  jilii>iciirs  lois  des  esclaves  ri- 
ches (pii  en  avaient  racheté  d'autres  pour  les 
envoyer  à  Major(pie  ou  à  Valence  fréter  im  es- 
(juif,  avaient  été  tronqiés  dans  leur  attente  ;  au- 
rmi  n'avait  reparu,  la  liberté  êlanl  un  si  grand 
bien  (pie  la  crainte  de  la  perdre  encore  el'l'a(;ait 
souvent  dans  les  ca-urs  tout  sentiment  de  re- 
connaissance. Donnez-moi,  ajouta-t-il,  l'argent 
que  vous  destinez  à  la  ian(;on  de  l'un  de  vous, 
j'aciièterai  une  bar(pie  à  Alger  même,  en  disai.l 
(|uc  mon  intention  est  de  tialiquer  à  Tétouan 
et  sur  les  côtes  ;  a|)rès  quoi,  sans  éveiller  les 
soup(;ons,  je  me  mettrai  en  mesure  de  nous 
sauver  tous.  Cela  sera  d'autant  plus  facile,  (|ue 
si  la  Mores(pie  vous  donne  autant  d'argeni 
(ju'eile  l'a  promis,  vous  pourrez  i'acllemcnt  vous 
racheter,  et  même  vous  embar(|uer  en  plein 
jour.  Je  ne  vois  à  cela  qu'une  difliculté,  conti- 
nua-t-il,  c'est  (pie  les  Mores  ne  permettent  pas 
aux  renégats  d'avoir  do  grands  bâtiments  pour 
faire  la  course,  parce  qu'ils  savent,  surtout 
quand  c'est  un  Espagnol,  qu'il  n'achète  un  na- 
vire que  pour  s'enfuir.  !l  faudrait  donc  m'asso- 
cier  avec  un  More  de  Tanger  pour  l'achat  de  la 
banpie  et  la  vente  des  marchandises:  plus  tard 
je  saurai  bien  m'en  rendre  maître,  et  alors  j'a- 
chèverai le  reste. 

Tout  en  pensant,  mes  comj)agnons  et  moi, 
qu'il  était 4)eaucoup  plus  sur  d'envoyer  acheter 
une  barque  à  Majorque,  comme  nous  le  jnandait 
Zoraïde,  nous  n'osâmes  point  contredire  le  re^ 
négat,  dans  la  crainte  de  l'irriter,  et  qu'en  al- 
lant révéler  notre  intelligence  avec  la  jeune  tille, 
il  ne  compromit  une  existence  qui  nous  était 
bien  plus  chère  que  la  nôtre.  Nous  mîmes  donc 
le  tout  entre  les  mains  de  Dieu,  et  pour  téinoi- 
;  gner  une  confiance  entière  au  renégat,  je  le 
priai  d'écrire  à  Zoraïde  (pie  nous  suivrions  son 


2-2() 


DON    QUICHOTTE 


oonsoil,  car  il  scm!)lait  qiio  Lela  Marien  l'eût 
ins|)irée;  jo  réilcTai  ma  parole  d'être  son  mari, 
lui  ilisant  (jiic  (i(''sormais  cria  iio  (l(''jicii(lail  plus 
(|U('  (rdli'. 

Le  li'iulemain,  le  liagiie  se  trouvant  vide,  /o- 
raïdc  nous  donna  en  plusieurs  fois  mille  éeus 
d'or,   nous  prévenant  en  même  temps  rpic;  le 
vendredi  snixanl  elle   (piillerait   la    ville;  ipi'a- 
\anl  de  jiarlir  elle  nous  l'ouniirail   aiilaiil  d'ar- 
,^enl  (|uc  nous  pourrions  en   souhaiter,   puis- 
i|u'elle  était  maîtresse  absolue  des  riclicsscs  de 
son   père.  Je  remis  aussitôt  cinq  cents  écus  au 
rcnéfçat  |)()ur  acheter  une  hanpie,  et  j'en  di'']io- 
sais  huit  ceiits  antres  entre  les  mains  d'ini  mar- 
chand valencien,  qui  me  racheta  sur  sa  |iarole, 
et  sous  j)romesse  de  faire  compter  l'argent  par 
le  premier  vaisseau  qui  arriverait  de  Valence.   Il 
ne  voulut  jias  payer  ma  rançon    sur-Ie-cluinip, 
dans  la  crainte  ([u'on   ne  le  sonpçoiuiàt  d'avoir 
celte   sonnne   depuis  longlemps;  car   A/anaga 
était  un  homme  rusé,  dont  il  fallait  toujours  se 
délier.    Le  jeudi   suivant,    Zoraïde  nous  donna 
encore  mille  écus  d'oi',  en  nous  prévenant  ipi'elle 
se  rendrait  le  lendemain  au  jardin  de  son  iière; 
elle  me  recommandait  de  me  faire  indiquer  sa" 
demeure,  dès  que  je  serais  racheté,  et  de  mettre 
lont  en  œuvre  pour  arriver  à  lui  parler.  Je  trai- 
tai delà  rançon  de  mes  compagnons,  alin  ipi'ils 
eussent   aussi    la    liherté  de  sortir  du   lian-ne, 
paroe  que,   me  voyant  seul  lihre,  tandis  que  je 
possédais  les  moyens  de  les  racheter  tous  trois, 
j'aurais  craint  que  le  désespoir  ne  les  poussât  à 
ipielquc  résoluliiiii  filale  à  Zoraide.  .fe  les  cmi- 
naissais  assez  pour  me  liei- à  eu\  :    mais   M;irmi 
tant  de  maux  (pu  aecompa-nent  l'esclavage,  on 
conser\t  diflicilcment  la  mémoire  des  hienfails, 
et  de  longues  souffrances  rendent  mi  honnne  ca- 
palilo  de   tout;    en    nu    nml,  je   ne  voulais  rien 
coimnetirc  au  hasard  sans  une  nécessité  aliso- 
liie.  Je  consignai  donc  etdre  les  mains  du  mar- 
chand l'argent  nécessaire  |)our  nous  cautionner 
tous,  mais  je  ne  lui  découvris  rien  de  noire  des-  ] 
sein. 


Cil  VIMTUK  \LI 

ou     LE    CAPTIF    TERMINE    SON     HISTOIRE 

Hninze  jours  à  peine  s'étaient  écnnh's,  que  le 
renégat  avait  aclieh'  une  liai(pie    pouvant  con- 
tenir (rente  personnes.  Pour  prévenir  tout  soup- 
çon et  mieux  cacher  son  dessein,   il  lit  d'ahord 
seul  un  voyage  à  Sargel,  jiort  distant  de  vingt 
lieiK^sd'Algei-,  du  côté  d'Oran,   où  il  se   fait   un 
granil  conimeri'c  de  ligues  sèches.  Il  v  relourua 
encore  deux  ou  trois  fois  avec  le  More  (pi'il  s'é- 
tait associé.  Dans  chacun  de  ses  voyages,  il  avait 
soin,  en  passant,  de  jeter  l'ancre  dans  une  pe- 
tite cale  située  à   nue   portée   de  mousqu(.'t  du 
jardiTi  d'Agimoralo.  Là  il  s'exerçait  avec  ses  ra- 
meurs à  faire   la  ziila,  qui  est  un  exercice  de 
mer,  et  à  essayer,  comme  en  jouant,  ce  (pi'il 
voulait  bientôt  exécuter  en  réalité.  Il  allait  môme 
au  jardin  de  Zoraïde  demander  du  l'ruil,  qu'Agi- 
morato    lui    donnait  voioidiei's  quoi(pi  il  ne  le 
connût  point.  Son  intention,  m'a-l-il  ditde|)uis, 
était  de  parler  à   Zoraide,  et  de  lui  aj)prendre 
(]ue  c'était  de  lui  (pie  j'avais  fait  choix  pour  l'en- 
lever et  l'eunnener  en  Espagne;  mais  il  n'en  put 
trouver  l'occasion,  les  femmes  du  pays  ne  se  lais- 
sant voir  ni  aux  Mores  ni  aux  Turcs.  Quant  aux 
esclaves  chrétiens,  c'est  autre  chose,  et  elles  ne 
lesaccneillentmèmeque  trop  librement.  J'aurais 
beaucoup  regictté  t\U('  le  renégat  eût  parlé  à 
Zoraïde,  (pii  sans  doute  aurait  pris  l'alarme  en 
voyant  son  secret  confié  à  la  langue  d'un  rené- 
gat ;  mais  Dieu  ordonna  les  choses  d'une  autre 
l'a  cou. 

(Jnanil  le  renéi^al  vil  (jn'il  lui  était  facile  d'al- 
ler et  de  venir  le  long  des  côtes,  de  mouiller  où 
bon  lui  semiilail,  que  le  More,  son  associé,  se 
fiait  entièrement  à  lui,  et  (|ue  je  m'étais  ra- 
clielé,  il  nie  di'ilaia  ipi'il  n'y  avait  plus  (pi'à 
chercher  des  ranu'urs,  et  à  choisir  promple- 
menl  ceux  d'entre  mes  compagnons  que  je  vou- 
lais emmener,  afin  qu'ils  fussent  prêts  le  ven- 
dredi suivant,  jour  lixi'  jiar  lui  pour  notre 
départ.  Je  m'assurai   de  dou/e  Espagnols   bons 


DE    LA    MANCIIK. 


'221 


I  jura  par  le  Diou  dont  il  iiîontraii  l'imagL'  Je  ^arilir  un  ^ecrct  inviulahle  (pajje  2IS). 


rameurs,  paniii  ceux  ((ui  |ioiivaioiit  le  plus  libre- 
ment soilii'  Je  la  ville.  Ce  fut  hasard  d'en  trou- 
ver un  si  grand  nombre,  dans  un  moment  où  il 
y  avait  à  la  mer  plus  de  vingt  galères,  sur  les- 
quelles ils  étaient  presque  tous  embarqués. 
Heureusement  leur  maître  n'allait  |wint  en 
course  en  ce  moment,  occupé  qu'il  était  d'un 
navire  alors  en  construction  sur  les  chantiers. 
Je  ne  recommandai  rien  autre  chose  à  mes  Es- 
pagnols, sinon  le  vendredi  suivant  de  sortir  le 
soir  l'un  après  l'autre,  et  d'aller  in'altcndre  au- 
près- du  jardin  d'Agimorato,  les  avertissant,  si 
d'autres  chrétiens  se  trouvaient  là,  de  leur  dire 
que  je  leur  en  avais  donné  l'ordre.  Restait  en- 
core à  prévenir  Zoraïdc  de  se  tenir  prèle  et  donc 
point  s'effrayer  en  se  voyant  enlever  avant  d'être 
instruite  que  nous  avions  une  barque. 

En  conséquence,  je  résolus  donc  de  faire  tous 
mes  efforts  pour  lui  parler,  et  deux  jours  avant 


notre  départ  j'allai  dans  son  jardin  sous  prétexte 
de  cueillir  des  herbes.  La  première  personne 
que  j'y  rciieoiiliai  fut  son  père,  lequel  me  de- 
manda en  lanijuc  fyanquc,  langage  usité  dans 
toute  la  Barbarie,  ce  que  je  voulais  et  à  qui 
j'appartenais.  .le  répondis  qu'étant  esclave  d'Ar- 
naute  Manii,  et  sachant  que  mon  maître  était  de 
ses  meilleurs  amis,  je  venais  cueillir  de  la  sa- 
lade. Il  me  demanda  si  j'avais  traité  de  ma 
rançon,  et  combien  mon  maître  exigeait.  Pen- 
dant ces  questions  et  ces  réponses,  la  belle 
Zoraïde,  ijui  m'avait  aperçu,  entra  dans  le  jar- 
din ;  et,  tomme  je  l'ai  déjà  dit,  les  femmes 
mores  se  montrant  volontiers  aux  chrétiens,  elle 
vint  trouver  son  père,  qui,  en  l'apercevant, 
l'avait  appelée  lui-même. 

Vous  peindre  mon  émotion  en  la  voyant  s'ap- 
procher est  impossible  :  elle  me  parut  si  sédui- 
sante que  j'en  fus  ébloui,  et  (piand  je  vins  à 


'2'22 


DUN    (Il  ICIIOTTK 


coinpiu'er  cette  nierveillcuse  heaiilé  el  sa  riche 
|iai'iire  avec  le  misérable  élat  où  j'étais,  je  ne 
pouvais  in'imaf^iner  (lue  ce  fût  moi  qu'elle  choi- 
sissait |Huu'  sou  uiari,  et  (ju'elle  voulût  suivre 
ma  iortuiie.  Elle  portait  sur  la  poitriue,  aux 
oreilles,  et  dans  sa  coiffure,  une  très-f^randc 
i)uanlité  de  perles,  et  les  plus  belles  que  j'aie 
vues  de  ma  vie  ;  ses  pieds,  nus  à  la  manière  du 
[lays,  entraient  dans  des  espèces  de  brodequins 
dur  ;  ses  bras  étaient  ornés  de  bracelets  en  dia- 
mants qui  valaient  plus  de  vingt  mille  ducats; 
sans  compter  les  perles  qui  ne  valaient  i)as 
moins  que  le  reste.  Comme  les  perles  sont  la 
[irincipale  parure  des  Moresques,  elles  en  ont 
plus  que  les  femmes  d'aucune  autre  nation.  Le 
|ière  de  Zoraidc  passait  pour  posséder  les  plus 
belles  perles  de  tout  le  |iays,  et  en  outre  plus  de 
deux  cent  mille  ccus  d'or  d'Espagne,  dont  il  lui 
laissait  la  libre  disposition.  Jugez,  seigneurs, 
par  les  restes  de  beauté  que  Zoraidc  a  conservés 
après  tant  de  souffrances,  ce  qu'elle  était  avec 
une  parure  si  éclatante  et  un  cœur  libre  d'in- 
quiétude. Pour  moi,  je  la  trouvai  plus  belle  en- 
core qu'elle  n'était  richement  parée;  et,  le  cœur 
plein  de  reconnaissance,  je  la  regardais  comme 
une  divinité  descendue  du  ciel  pour  me  charmer 
et  me  sauver  tout  ensemble. 

Dès  qu'elle  nous  eut  rejoint,  son  père  lui  dit 
dans  son  langage  que  j'étais  un  esclave  d'Ar- 
naute  Manii,  et  (jue  je  venais  chercher  de  la  sa- 
lade; se  tournant  alors  de  mon  côté,  elle  me  de- 
manda dans  cette  langue  dont  je  vous  ai  déjà 
parlé,  pourquoi  je  ne  nu'  rachclais  point.  Ma- 
dame, je  uw  suis  racheté,  lui  dis-je,  et  mon 
maître  m'csliiuait  assez,  pour  mellrc  ma  liberté 
au  prix  de  quinze  cents  sullanius.  Kn  vérité,  re- 
partit Zoraide,  si  lu  avais  appartenu  à  mon 
père,  je  n'aurais  pas  consenti  qu'il  leiit  laissé 
partir  i)our  deux  l'ois  autant;  car,  vous  autres 
chrétiens,  vous  mentez  en  tout  ce  (juc  vous 
dites,  et  vous  vous  laites  pauvres  pour  nous 
tromper.  Peut-être  bien  y  en  a-t-il  qui  ne  s'en 
font  pas  scrupule,  répondis-je;  mais  j'ai  traité  de 


bonne  foi  avec  mon  maître,  et  je  traiterai  tou- 
jours de  même  avec  qui  que  ce  soit  au  uionde. 
Et  (luand   t'en  vas-tu?  demanda    Zoraide.   ,1e 
pense    ijue  ce  sera   demain,  madame,  ré|)oii- 
dis-jc  ;  il  y  a  au  port  un  vaisseau  français  |)rèt 
à  mettre  à  la  voile,  et  je  veux  prodter  de  l'occa- 
sion. Et  ne  serait-il  pas   mieux,  dit  Zoraide, 
d'attendre  un  vaisseau  espagnol  plutôt  ijue  de 
t'en  aller  avec  des  Fran(,'ais,  qui  sont  ennemis 
de  ta  nation  ?  Madame,  répondis-je,  quoicpi'il 
puisse  arriver  bientôt,  dit-on,  un  navire  d'Es- 
pagne, j'ai  si  grande  envie  de  revoir  ma  i'amillc 
et  mon  pays,  que  je  ne  puis  me  résoudre  i'i  re- 
tarder mon  départ.  Tu  es  sans  doute  marié,  dit 
Zoraide,  et  tu  souhaites  de  revoir  ta  femme?  Je 
ne  le  suis  pas,  madame,  mais  j'ai  donné  ma 
parole  de  l'être  aussitôt  que  je  serai  dans  mon 
pays.  Et  celle  à  qui  tu  as  donné  la  parole  est- 
elle  belle?  demanda  Zora'ide.  Elle  est  si  belle, 
répondis-jc,  que  pour  en  donner  une  idée,  je 
dois  dire  qu'elle  vous  ressemble.   Cette  ré[ionsc 
lit  sourire  Agimoralo  :  Par  Allah,  chrétien,  me 
dil-il,  tu  n'es  pas  à  plaindre  si  ta  maîtresse  res- 
semble à  ma  iille,  (jui  n'a  point  sa  pareille  dans 
tout  Alger;  regarde-la  bien,  et  vois  si  je  dis 
vrai.   Le  père  de  Zoraide  nous  servait  comme 
d'interprète  dans  cette  conversation  ;  car,  pour 
elle,  quoiqu'elle  entendît  assez  bien  la  liinyuc 
fiaiiqiti',  elle    s'expliquait  beaucoup   [)lus    par 
signes  qu'autrement. 

Sur  ces  entrefaites,  un  More,  ayant  ai»erçu 
([uatre  Turcs  fraiuliissant  les  murailles  du  jar- 
din poin'  cueillir  du  fruit,  vint,   en  courant, 
(ioiiuir  ralarine.  Agimoralo  se  troubla,  car  les 
Mores  redoutent  extrêmement  les  Turcs,  et  sur- 
tout les  soldats,  qui  les  traitent  avec  beaucoup 
'   d'insolence.  Ueiitrc  dans  la  maison,  ma  Iille,  dit 
j  Aginioiato,  et  resles-y  jusqu'à  ce  (juej'aie  parlé 
à  ces  chiens.  Toi,  chiélicu,  ajoula-t-il,  picnds 
de  la  salade  autant  que  lu  voudras,  et  que  Dieu 
j   le  conduise  en  santé  dans  ton  pays.  Je  m'incli- 
nai, en   si;;ne  d('   rciucrciment ,  cl   Agimoratu 
s'en  lui  aii-di\aiil  de  ces  Turcs,  me  laissant  seul 


DK    I  \    M  \Ni:il  Iv 


avri-  Zoraulc,  iiui  fil  alors  scnililant  de.  se  ron- 
l'ormerà  l'onlrc  ilc  son  poir.  Mais  dès  (lu'olli'  le 
vil  assez  éloifiiié,  elle  revint  sur  ses  pas,  cl  me 
(II!  1rs  yoiix  pleins  ilc  larmes  :  Aiiic.ii,  rJni- 
stimio,  awi'xi?  ce  qui  veut  dire  :  Tu  t'en  vas 
donc,  chrétien,  tu  t'en  vas?  Oui,  madame,  ré- 
pondis-je;  mais  je  ne  m'en  irai  point  sans  vous. 
Tout  est  prêt  pour  vendredi;  comptez  sur  moi  : 
je  vous  donne  ma  parole  de  vous  emmener  chez 
les  chrétiens.  J'avais  dit  ce' peu  de  mots  de  ma- 
nière à  me  fiiirc  comprendre;  alors,  appuyant 
sa  main  sur  mon  épaule,  elle  se  dirigea  d'un 
pas  tremhiant  vers  la  maison. 

Tandis  (pie  nous  niarchions  ainsi,  nous  a|iei'- 
cùmes   Agimorato  cpii  revenait.  Pensant  hicn 
qu'il  nous  avait  vus  dans  cette  altitude,  je  trem- 
blais pour  ma  clièrc  Zoraide  ;  mais  elle  au  lieu 
de  retirer  sa  main,  elle  s'approcha  encore  plus 
de  moi,  et,  appuyant  sa  tète  contre  ma  poitrine, 
se  laissa  aller  comme  une  personne  délaillanlc, 
pendant  que  de  mon  côté  je  feignais  do  la  soute- 
nir. Kn  voyant  sa  lille  en  cet  état,  Agimorato  lui 
demanda  ce  qu'elle  avait  ;  et  n'obtenant  pas  de 
réponse  :  Sans  douto,  dit-il,  ma  liile  s'est  éva- 
nouie de  la  frayeur  que  ces  chiens  lui  ont  laite, 
et  il  la  prit  entre  ses  bras.  Zoraide  poussa  un 
grand  soupir,  en  me  disant  les  yeux  pleins  de 
larmes  :  Ya-t'en,  chrétien,  ya-l'cn.  Mais  pour- 
quoi vcu\-tu  qu'il  s'en  aille,  ma  lille?  dit  X'/i- 
moralo;  il  ne  l'a  point  l'ail  de  mal,  et  les  Turcs 
se-font  retirés.  Ne  crains  rien,  il  n'y  a  personne 
ici  qui  veuille  te  causer  du  déplaisir.  Ces  Turcs, 
dis-je  à  Agimorato,  l'ont  sans  doute  épouvantée, 
et  puisqu'elle  veut  que  je  m'en  aille,  il  n'est 
pas  juste  que  je  l'importune  :  avec  votre  |  er- 
mission,  ajoulai-je,  je  reviendrai  iciquehpicfois 
pour  chercher   de  la  salade,   parce  que  mon 
maître   n'en   trouve   pas    de   pareille  ailleurs. 
Tant  que  tu  voudras,  répondit  Agimorato  ;  ce 
que  vient  do  dire  mn  lille  ne  regarde  ni  loi  ni 
aucun  des  chrétiens;  elle  désirait  seulement  que 
les  Turcs  s'en  allassent;  mais  comme  elle  était 
un    peu  lro\ihlée,  elle  s'est  méprise,  ou   peut- 


(,[fP  a-t-elle  \oulu   l'avertir  (pi'il  est    temps  de 
cueillir  les  lii'rbes. 

Ayant  pris  congé  d'Agimoralo  et  de  sa  lille, 
(jui,  en  se  retirant,  me  montra  qu'elle  se  faisait 
une  violence  extrême,  je  visitai  le  jardin  tout  à 
mon  aise  ;  j'en  étudiai  les  diverses  issues,  en  un 
mot  tout  ce  qui  pouvait  favoriser  noire  entre- 
prise, et  j'allai  en  donner  connaissance  au  rené- 
gat cl  à  mes  compagnons. 

Enfin  le  temps  s'écoula  et  amena  pour  nous 
le  jour  tant  désiré.  A  l'entrée  de  la  nuit  le  rené- 
gat vint  jeter  l'ancre  en  face  du  jardin  d'Agimo- 
ralo. Mes  rameurs,  déjà  cachés  en  plll^leurs  en- 
droits (les  environs,  m'attendaient  avec  inquié- 
tude, parce  i|ue  n'étant  |ioint  iiistrnils  de  notre 
dessein  et  ne  sachant  pas  ijuc  le  renégat  fût  de 
nos  amis,  il  ne  s'agissait  plus,  disaient-ils,  que 
d'attaquer  la  barque,  d'égorger  les  Mores  iini  la 
montaient  pour  s'en  rendre  maîtres,  et  de  fuir. 
Ouand  j'arrivai  avec  mes  compagnons,  nos  Es- 
pagnols me  reconnurent,  et  vinrent  se  joindre 
à  nous.  Par  bonheur  les  portes  de  la  ville  étaient 
déjà  fermées,  et  il  ne  paraissait  plus  personne 
de  ce  côté-là.  Une  fois  réunis,  nous  délibérâmes 
sur  ce  qui  était  préférable ,  ou  de  commencer 
par  enlever  Zoraide,  ou   de  nous  assurer  des 
Mores.  Mais  le  renégat,  qui  survint  pendant  celte 
délibération,  nous  dit  qu'il  était  temps  de  met- 
tre la  main  à  l'ciiivre;  ipie  ces  Mores  étant  la 
plupart  endormis,  et  ne  se  tenant  point  sur  leurs 
Tardes,  il  fallait  s'en  rendre  maîtres  avant  d'al- 
1er  chercher  Zoraide.  Se  dirigeant  aussitôt  vers 
la  barque,  il  sauta  le  premier  à  boni,  le  cime- 
terre à  la  main  :  Que  pas  un  ne  bouge,  s'il  veut 
conserver  la  vie!  s'écria-t-il  en  langue  arabe. 
Ces  hommes,   qui  manquaient   di-  résolution, 
surpris  des  paroles  du  patron,  ne  liront  seule- 
ment pas  mine  de  saisir  leurs  armes,  dont  il> 
étaient  d'ailleurs  très-mal  pourvus.  On  les  mil 
sans  peine  à  la  chaîne,  les  menaçant  de  la  mort 
au    moindre  cri.  Une  partie  des   nôtres  resta 
pour  les  garder.  Puis,  le  renégat  servant  de 
iiiiiile  au  resie  de  imlre  lroiip(>,  nous  coin  unies 


00  : 


DON    QUICHOTTE. 


;iii  j.irdiii,  cl,  ayaiil  ouvert  l;i  piiric,  nous  ap- 
procliàmcs  de  I;i  maison  sans  (Hrc  vus  lie  poi- 
sojino. 

Zoraïde  nous  allciulait  à  sa  l'onclro.  Ouand 
elle  nous  vit  approclier,  elle  demanda  à  voix 
basse  si  nous  étions  Nazarani,  ce  qui  veut  dire 
flirétions  ;  je  lui  répondis  affiruiativemenl,  et 
(ju'elle  n'avait  qu'à  descendre.  Ayant  reconnu 
ma  voix,  elle  n'Iiésita  pas  un  seul  instant,  et, 
descendant  en  toute  hàle,  elle  se  montra  à  nos 
yeux  si  belle,  si  richement  parée,  que  je  ne  pour- 
rais en  donner  l'idée.  Je  pris  sa  main,  que  je 
baisai  ;  le  renégat  et  mes  compagnons  en  tirent 
autant  pour  la  remercier  de  la  liberté  qu'elle  nous 
procurait.  Le  renégat  lui  demanda  où  était  son 
père;  elle  répondit  qu'il  dormait.  Il  Tant  l'éveiller, 
ré[)liqua-t-il,et  l'emmener  avec  nous.  Non,  non, 
dit  Zoraïde,  qu'on  ne  touche  point  à  mon  père: 
j'emporte  avec  moi  tout  ce  que  j'ai  pu  réunir-, 
et  il  y  en  a  assez  pour  vous  rendre  tous  ri- 
ches. Klle  rentra  chez  elle  en  disant  qu'elle  re- 
viendrait bientôt.  En  elïet,  nous  ne  lardâmes 
pas  à  la  revoir  portant  im  coffre  rempli  d'écus 
d'or,  cl  si  louid  qu'elle  iléchissait  sous  le  |)oids, 

La  fatalité  voulut  qu'en  cet  instant  Agimorato 
s'éveillât.  Le  bruit  (ju'il  entendit  lui  (it  ouvrir  la 
fenêtre,  et,  à  la  vue  des  chrétiens,  iTse  mit  à 
pousser  des  cris.  Dans  ce  péril,  le  renégat,  sen- 
tant combien  les  moments  étaient  précieux  avant 
(pi'on  pût  venir  au  secours,  s'élança  dans  la 
chambie  d'Agimorato  avec  quelques-uns  de  nos 
compagnons,  pendant  que  je  restai  auprès  de 
Zoraïde,  tombée  presque  évanouie  entre  mes 
bras.  Bref,  ils  firent  si  bien,  (pi'au  bout  de  quel- 
ques minutes  ils  accoururent  nous  rejoindre, 
emmenant  avec  eux  le  More,  les  mains  liées 
et  un  mouchoir  sur  la  bouche. 

Nous  les  dirigeâmes  tous  deux  vers  la  barque, 
où  nos  gens  nous  attendaient  dans  une  horrible 
anxiété.  Il  t'Iail  cnvinm  dmix  heures  de  la  unit 
(|nand  nous  y  entrâmes.  On  ota  à  .Agimorato  le 
mouchoir  et  les  liens,  en  le  menaçant  de  le 
tuer  s'il  jetait  un  seul  cri.  Tournant  les  yeux 


sur  sa  fille  qu'il  ne  savait  |ias  encore  s'être  li- 
vrée elle-même,  il  fut  étrangement  surpris  de 
voir  que  je  la  tenais  embrassée,  et  qu'elle  le 
souHrait  sans  résistance  ;  il  poussa  un  soupir, 
et  s'apprêtait  à  lui  faire  d'amers  reproches, 
quand  les  injonctions  du  renégat  lui  imposèrent 
silence. 

Dès  que  l'on  commença  à  ramer,  Zoraïde  me 
lit  ])ricr  ])ar  le  renégat  de  rendre  la  liberté  aux 
prisonniers,  menaçant  de  se  jeter  à  la  merplu- 
t(U  (jue  de  souffrir  qu'on  emmenât  captif  un 
père  qui  l'aimait  si  tendrement,  et  pour  qui  elle 
avait  une  affection  non  moins  vive.  J'y  consentis 
d'abord;  mais  le  renégat  m'ayant  représenté 
combien  il  était  dangereux  de  délivrer  des  gens 
qui  ne  seraient  pas  plus  tôt  libres  qu'ils  com- 
promettraient notre  entreprise,  nous  tombâmes 
tous  d'accord  de  ne,  les  relâcher  que  sur  le  sol 
chrétien.  Aussi,  après  nous  être  recommandés 
à  Dieu,  nous  naviguâmes  gaiement,  à  l'aide  de 
nos  bons  rameurs,  faisant  route  vers  les  îles 
Baléares,  terre  chrétienne  la  plus  proche.  Mais 
tout  à  coup  le  vent  du  nord  s'éleva,  et,  la  mer 
grossissant  â  chaque  instant,  il  devint  im|ios- 
sible  de  conserver  cette  direction  :  nous  fiïmes 
contraints  de  tourner  la  proue  vers  (Jran,  non 
sans  apj)réhension  d'être  découverts  ou  de  ren- 
contrer quehjucs  bâtiments  faisant  la  course. 
l'endaut  ce  temps,  Zoraïde  tenait  sa  tète  entre 
ses  mains  |)our  ne  pas  voir  son  jièrc,  et  j'en- 
tendais qu'elle  priait  Ia'Iu  Maiicii  de  venir  à 
notre  secours. 

Nous  avions  fait  trente  mille  environ,  quand 
le  jour,  (pii  comnienc'ait  â  poindre,  nous  laissa 
voir  la  terre  â  trois  portées  de  mousquet.  Nous 
gagnâmes  la  haute  mer,  devenue  moins  agitée  ; 
puis  lorsque  nous  fûmes  â  deux  lieues  du  ri- 
vage, nous  dîmes  à  nos  espagnols  de  ramer 
plus  lentcmi'nl,  aliii  ilc  lucinlic  un  pi'u  de  nour- 
riture, ils  répondirent  (ju'ils  mangeraient  sans 
(piilter  les  rames,  parce  ijuc  le  moment  de  se 
reposer  u'élail  pas  veini.  In  fort  coup  de  vent 
nous  ayant  alors  assaillis  à  l 'improviste,    nous 


Di'.  I,  \   M  \  Nc.  Il  i; 


'>'>.'; 


Paris,  S.  Raçon  et  C",  imp. 

Elle  me  dit,  les  veux  pleins  de  firmes:  Tu  l'en  v.i^  donr,  .liréiien,  lu  feu  vns?  (pa?'-  --3.) 


FU'TiG,  Jouvel  elC",  é.Ii». 


frimes  oblifîés  de  hisser  la  voile  et  de  cingler  de 
nouveau  sur  Oran.  (Jn  donna  à  manger  aux 
Mores,  que  le  renégat  consolait  en  leur  affirmant 
qu'ils  n'étaient  point  esclaves,  et  ([ue  bientôt 
ils  seraient  libres. 

11  tint  le  même  langage  au  père  de  Zoraide  ; 
mais  le  vieillard  répondit  :  Chrétiens ,  après 
vous  être  exposés  à  tant  de  périls  pour  nie  ravir 
la  liberté,  pensez-vous  que  je  sois  assez  simple 
pour  croire  que  vous  ayez  l'intention  de  me  la 
rendre  si  libéralement  et  si  vite,  surtout  me 
connaissant,  et  sachant  de  quel  prix  je  puis  la 


payer?  Si  vous  voulez  la  mettre  à  prix,  je  \ous 
offre  tout  ce  que  vous  demanderez  pour  moi  et 
pour  ma  pauxrc  lille,  ou  seulement  jiour  elle, 
qui  m'est  plus  rhèic  (pie  la  vie. 

En  achevant  ces  mots,  il  se  mit  à  verser  des 
larmes  amères.  Zoraïde,  qui  s'était  tournée  vers 
son  père,  en  vovant  son  alfliction,  l'embrassa 
tendrement,  et  ils  pleurèrent  tous  deux  avec  de 
telles  expressions  de  tendresse  et  de  douleur, 
que  la  plupart  d'entre  nous  sentirent  leurs 
veux  s»  mouiller  de  larmes. 

Mais  lorsque  Agimoralo  vint   à  s'apercevoir 

2  y 


226 


DON    QUICHOTTE 


que  sa  iille  élait  parée  et.  aussi  couverte  de 
pierreries  que  dans  un  jour  de  fête  :  Qu'est-ce 
que  ceci?  lui  dit-il.  Hier,  avant  notre  niallieur, 
lu  portais  tes  vêtements  ordinaires,  et  aujour- 
d'Iiui  que  nous  avons  sujet  d'être  dans  la  der- 
nière at'llietion,  te  voilà  parée  de  ce  que  tu  as 
de  plus  précieux,  comme  au  temps  de  ma  pros- 
périté? Réponds  à  cela,  je  te  prie,  car  j'en  suis 
encore  étonm''  pins  (|\io  de  l'infortune  qui  nous 
nrcahle. 

/oraïde  ne  répondait  rien,  quand  tout  à  coiq) 
son  père,  découvrant  dans  un  coin  de  la  barque 
sa  cassette  de  pierreries,  lui  demanda,  frappé 
d'une  nouvelle  surprise,  comment  ce  coffre  se 
trouvait  entre  nos  mains. 

Seigneur,  lui  dit  le  renégat,  n'obligez  point 
votre  fille  h  s'expliquer  là-dessus;  je  vais  tout 
vous  apprendre  en  peu  de  mots  :  Zoraïde  est 
(brétienne;  elle  a  été  la  lime  de  nos  cbaines,  et 
c'est  elle  qui  nous  rend  la  liberté;  elle  vient 
avec  nous  de  son  plein  gré,  beureuse  surtout 
d'avoir  embrassé  une  religion  aussi  pleine  de 
vérités  que  la  vùlre  l'est  de  mensonges.  Cela 
est-il  vrai,  ma  fille?  dit  le  More.  Oui,  mon  père, 
répondit  Zoraïde.  Tu  es  cliiéticnnel  s'écria  .Vgi- 
niuialo  ;  c'est  donc  loi  qui  as  mis  ton  père  au 
pouvoir  de  ses  ennemis?  Je  suis  cbrétienne,  il 
est  vrai,  if''pli([ua  Zoraïde;  mais  je  ne  vous  ai 
point  mis  dans  l'état  où  vous  êtes;  jamais  je  n'ai 
pensé  à  vous  livrer,  ni  à  vous  causer  le  moindre 
déplaisir;  j'ai  seulement  voulu  cbereber  un  bien 
que  je  ne  |)ouvais  trouver  parmi  les  Mores.  Et 
quel  est  ce  bien,  ma  Iille'.'  dit  le  vieillard.  De- 
mandc/.-Ie  à  Lela  Marien,  répondit  Zoraïde;  elle 
vous  l'apprendra  mieux  (|iie  moi. 

.\giniorato  n'eul  pas  plulùl  entendu  cille  ré- 
ponse, que  sans  du c  mi  mol  il  se  précipita  dans 
la  mer,  el  il  y  imiI  cerlaiiu'iiirnt  liouvé  la  luoi't 
sans  les  longs  vêtements  qu'il  portait.  Au.v  cris 
de  Zoraïde,  on  s'élança  et  l'on  parvint  à  remet- 
tre le  vieillar<l  dans  la  barcpae  à  demi-uiort  el 
privé  de  sentiinenl .  l'ênétrée  de  douleur,  Zuraidr 
embras.sait  avec  désespoir  le  corps  de  son  père  ; 


mais  grâce  à  nos  soins,  au  bout  de  quelques 
lieures  il  reprit  connaissance. 

Bientôt  le  vent  changea,  alors  nous  fûmes  for- 
cés de  nous  diriger  vers  la  terre,  craignant  sans 
cesse  d'y  élre  jetés,  et  tâchant  de  nous  en  ga- 
rantir à  force  de  rames.  Mais  noire  bonne  étoile 
nous  fit  aborder  aune  cale  voisine  d'un  petit  cap 
ou  promontoire  que  les  Mores  appellent  la  Cava 
nimin^,  ce  (jui  en  leur  langue  veut  dire  la 
manvaine  femme  chrétienne,  parce  que  la  tradi- 
tion raconte  que  Florinde,  cette  fameuse  fille  du 
comte  Julien,  qui  fut  la  cause  de  la  perte  de 
l'Espagne,  y  est  enterrée.  Ils  regardent  comme 
un  mauvais  présage  d'être  obligé  de  se  réfugier 
dans  cet  endroit,  et  ds  ne  le  font  jamais  que  par 
nécessité  :  mais  ce  fut  pour  nous  un  p(U't  assuré 
contre  la  tempête  qui  nous  menaçait.  Nous  pla- 
çâmes des  sentinelles  à  terre,  et,  sans  abandon- 
ner les  rames,  nous  prîmes  un  peu  de  nourriture, 
|)riant  Dieu  de  mener  à  bonne  (lu  une  entreprise 
si  bien  commencée. 

Pour  céder  aux  supplications  de  Zoraïde,  on 
se  prépara  à  mettre  à  terre  son  père  et  les  autres 
Mores  prisonniers.  En  effet,  le  ciel  ayant  exaucé 
nos  prières,  et  la  mer  étant  devenue  plus  tran- 
quille, nous  déliâmes  les  Mores,  el  contre  leur 
espérance  nous  les  déposâmes  sur  le  rivage. 
Mais  quand  on  voulut  l'aire  descendre  le  père  de 
Zoraïde  :  Chrétiens,  nous  dit-il,  pourquoi  pen- 
sez-vous que  cette  méchante  créature  souhaite 
de  me  voir  en  liberté?  croyez-vous  qu'un  .senti- 
ment d'innour  et  de  pilié  l'engage  à  ne  pas  me 
rendre  le  témoin  de  ses  mauvais  desseins? 
Croyez-vous  qu'elle  ait  changé  de  religion  dans 
l'espoir  que  la  vôtre  soit  meilleure  que  la  sienne? 
Non,  non,  c'est  parce  qu'elle  sait  que  les  fem- 
mes sont  plus  libres  chez  vous  que  chez  les 
Mores.  Infànu',  iijoula-l-il  eu  se  lournant  vers 
elle,  pendant  que  nous  le  tenions  à  bras-le-corps 
pour  prévenir  ((uebpie  eni|)ortemenl,  fille  déna- 
turée!, (|ue  ihcrcbes-lu  ?  oïi  va^-tii,  aveugle?  ne 

'  l.f  iniil  cnrii.   siL'iiilii'  rii;iii\:ii-i'    ri  iiimin  vciil   rlirc  clin'- 
lii  mil'. 


\)E  LA   MANCHE. 


2'i7 


^ui^-lu  |ioiiit  4110  lu  le  jcllcs  eiilre  les  bras  de 
nos  plus  dangereux  ennemis'.'  Va,  misérable!  je 
uie  répons  do  l'avoir  donné  la  vie.  Que  l'iicuro 
ou  soit  maudite  à  Jamais!  à  jamais  maudits 
soient  les  soins  que  j'ai  pris  de  ton  cnlanee! 

Voyant  que  ces  imprécalions  ne  tarissaient 
pas,  je  fis  jiromptenient  déposer  sur  le  rivage 
Agimorato;  mais  à  peine  y  l'ul-il  (juilles  recom- 
mençn  avec  une  fureur  croissante,  priant  Allah 
de  nous  engloutir  dans  les  Ilots  ;  puis,  quand  il 
crut  que  ses  paroles  ne  pouvaient  presque  plus 
arriver  jusqu'à  nous,  la  barque  commentant  à 
s'éloigner,  il  s'arracha  les  cheveux  et  la  barbe, 
et  se  roula  par  terre  avec  de  si  grandes  marques 
de  désespoir,  que  nous  redoutions  quelque  l'u- 
nestc  événement. 

Mais  bientôt  nous  l'entendîmes  crier  de  toutes 
ses  forces  :  Reviens,  ma  chère  fille,  reviens  !  je 
te  pardonne  ;  laisse  à  tes  ravisseurs  ces  richesses, 
et  viens  consoler  un  père  qui  t'aime  et  qui  va 
mourir  dans  ce  désert  où  tu  l'abandonnes.  Zo- 
raïde  pleurait  à  chaudes  larmes  sans  pouvoir 
articuler  une  parole  ;  à  la  lin,  faisant  un  suprême 
effort  :  Mon  père,  lui  dit-elle,  je  prie  Lela  Ma- 
rien,  qui  m'a  faite  chrétienne,  de  vous  donner 
de  la  consolation.  Allah  m'est  témoin  que  je  n'ai 
pu  m'cmpècher  de  faire  ce  que  j'ai  fait;  le^ 
chrétiens  ne  m'y  ont  nullement  forcée  ;  mais  je 
n'ai  pu  résistera  Lela  Marien.  Zoraïde  parlait 
encore,  quand  sou  père  disparut  à  nos  yeux. 

Délivrés  de  cette  inquiétude,  nous  voulûmes 
])rolitcr  d'une  brise  qui  nous  faisait  espérer  d'at- 
teindre le  lendemain  les  côtes  d'Espagne.  Par 
malheur,  notre  joie  fut  de  courte  durée;  peut- 
être  aussi  les  malédictions  d'Agimorato  produi- 
sirent-elles leur  effet,  car  vers  trois  heures  de  la 
nuit,  voguant  à  pleines  voiles  et  les  rames  au 
repos,  nous  aperçûmes  tout  à  coup,  à  la  clarté 
de  la  lune,  un  vaisseau  rond  qui  venait  par  notre 
travers,  et  déjà  si  rapproché  que  nous  eûmes 
beaucoup  de  peine  à  éviter  sa  rencontre.  Il  nous 
héla,  demandant  (jui  nous  étions,  d'où  nous  ve- 
nions, et  où  nous  allions.  A  ces  (picstions  faites 


en  français,  le  renégat  ne  voulut  pas  (pi'on  ré- 
pondit, assurant, disait-il,  que  c'étaient  des  cor- 
saires IVani.iiis  (|ui  pillaient  indifféremment  amis 
ol  oimomis.  iSous  pensions  déjà  on  otre  (piitte.>( 
pour  la  peur,  quand  nous  reçûmes  deux  boulets 
rames,  dont  l'un  coupa  en  doux  noire  grand 
mât,  ipii  tomba  dans  la  mer  avec  la  voile,  et 
dont  l'aulro  donna  dans  les  lianes  de  la  liar(pio, 
et  la  perça  de  part  on  part,  sans  pourtant  bles- 
ser personne.  En  nous  sentant  couler,  nous  de- 
mandâmes du  secours  aux  gens  du  vaisseau, 
leur  criant  de  venir  nous  prendre,  parce  que 
nous  périssions.  Ils  diminuèrent  de  voiles,  et, 
mettant  la  chaloupe  à  la  mer,  ils  vinrent  au 
nombre  de  douze,  mousquet  ot  mèche  allumée; 
lorsqu'ils  eurent  reconnu  que  la  barque  enfon- 
çait, ils  nous  prirent  avec  eux,  tout  en  nous  re- 
prochant de  nous  être  attiré  ce  traitement  par 
notre  incivilité. 

A  peine  fûmes-nous  montés  à  leur  bord,  qu'a- 
près s'être  informés  de  ce  qu'ils  voulaient  savoir, 
ils  se  mirent  à  nous  traiter  en  ennemis  :  nous 
dépouillant  du  peu  que  nous  possédions,  car  la 
cassette  où  étaient  les  pierreries,  avait  été  jetée 
à  la  mer  par  le  renégat  sans  que  personne  s'en 
fût  aperçu.  Ils  ôtèrenl  aussi  à  Zoraïde  les  bra- 
celets qu'elle  avait  aux  pieds  et  aux  mains;  et 
plus  d'une  fois  je  craignis  qu'ils  ne  passassent  à 
des  violences  plus  graves;  mais  heureusement 
ces  gcns-là,tout  grossiers  qu'ils  sont,  n'en  veu- 
lent qu'au  butin,  dont  ils  sont  si  avides,  qu'ils 
nous  auraient  enlevé  jusqu'à  nos  habits  d'escla- 
ves s'ils  avaient  pu  s'en  servir.  Un  moment  ils 
délibérèrent  entre  eux  s'ils  ne  nous  joUeraicnl 
point  à  la  mer,  onvolopjjos  dans  une  voile,  parce 
(ju'ayant  dessein,  disaient-ils,  de  trafiquer  dan."? 
quelques  ports  de  l'Espagne,  sous  pavillon  an- 
glais, ils  craignaient  que  nous  ne  donna.ssions 
avis  de  leurs  brigandages,  beaucoup  furent  de 
cette  opinion  ;  mais  le  capitaine,  à  qui  la  dé- 
pouille de  ma  chère  Zoraïde  était  tombée  en 
partage,  déclara  qu'il  ét;iit  content  de  sa  prise, 
I  et  ipi'il  ne  songeait  plus  qu'à  re|)asser  le  détroit 


-22S 


DON    QUICHOTTE 


de  Gibraltar,  pour  regagner,  sans  s'arrêter,  le 
port  (le  la  Hoclielle,  (roù  il  était  parti.  S'étant 
mis  (l'aceortl  sur  ce  point,  le  jour  suivant  ils 
nous  donnèrent  leur  chaloupe  avec  le  peu  de 
vivres  (pi'il  fallait  pour  le  reste  de  notre  voyage, 
car  nous  étions  déjà  proche  des  terres  d'Espa- 
gne, dont  la  vue  nous  causa  tant  de  juie  (]ue 
nous  en  oubliâmes  tontes  nos  disgrâces. 

il  était  midi  environ  (piand  nous  descendinies 
dans  la  chaloupe,  avec  deux  barils  d'eau  cl  un 
peu  de  biscuit.  Touché  de  je  ne  sais  (pielle  pitié 
pour  Zoraïde,  le  ca|)itainc,  en  nous  (piiKant,  lui 
remit  quarante  écus  d'or,  et  de  plus  délendit  à 
ses  com|)aguons  de  la  dépouiller  de  ses  habits, 
i[ni  sont  ceux  qu'elle  porte  encore  aujoind'hui. 
\ous  primes  congé  de  ces  hommes,  en  les  remer- 
ciant et  en  leur  témoignant  moins  de  déplaisir 
que  de  reconnaissance;  et  pendant  qu'ils  conti- 
nuaient leur  roule,  nous  voguâmes  en  hâte  vers 
la  terre,  (juc  nous  avions  en  vue,  et  dont  nous 
approchâmes  tellement  au  coucher  du  soleil, 
ipie  nous  aurions  jui  aborder  avant  la  imit.  Mais 
connue  le  temps  était  couvert,  et  que  nous  ne 
connaissions  point  le  pays,  nous  n'osâmes  dé- 
barquer, malgré  l'avis  de  plusieurs  d'entre  nous, 
qui  disaient,  non  sans  raison,  qu'il  valait  mieux 
donner  contre  un  rocher,  loin  de  toute  habita- 
tion, plutôt  que  de  s'exposera  la  rencontre  des 
corsaires  de  Tétouan,  qui  toutes  les  nuits  infes- 
tent CCS  parages. 

De  ces  avis  opposés  il  s'en  forma  un  troi- 
-ième,  ce  fut  d'a|)juoclier  peu  à  |)eu  de  la  cote, 
et  de  descendre  dès  que  l'étal  de  la  mer  le  per- 
mettrait. (Jn  continua  donc  à  ramer,  cl  vers 
minuit  nous  arrivâmes  près  d'une  liante  niimla- 
gne  ;  tous  alors  nous  descendîmes  sur  le  sable, 
cl  aussitôt  chacun  de  nous  embrassa  la  leire 
avec  des  larnus  de  joie,  rendant  grâce  à  jlieu 
lie  la  protection  (jii  il  ikhis  nv.iil  accordée.  (In 
ola  les  provisions  de  la  clialoiqic,  après  l'avoir 
tirée  sur  le  rivage;  puis  nous  nous  dirigeâmes 
vers  la  montagne,  ne  pouvant  croire  encore  que 
nous  fussions  chez  des  chrétiens  cl  en  lieu  de 


sûreté.  Le  jour  venu,  il  fallut  atteindre  le  som- 
met pour  découvrir  de  là  (juelquc  village,  ou 
(jnelque  cabane  de  pécheur  ;  mais  ne  voyant  ni 
habitation,  ni  chemin,  ni  même  le  moindre 
sentier,  si  loin  (juc  nous  pussions  porter  la  vue, 
nous  nous  mîmes  en  chemin,  soutenus  par  l'es- 
poir de  renconlrer  (juelqu'un  qui  nous  apprît  où 
nous  étions. 

Après  avoir  fait  environ  un  quart  de  heue,  le 
son  d'une  petite  clochette  nous  lit  penser  qu'il 
y  avait  non  loin  de  là  quelque  troupeau,  et  en 
même  temps  nous  vîmes  assis  an  pied  d'un  liége 
un  berger  qui,  dans  le  })lus  grand  calme,  taillait 
un  bâton  avec  son  couteau.  Nous  l'appelâmes  ; 
il  se  leva,  tourna  la  tète,  et,  â  ce  que  nous  avons 
su  depuis,  ayant  aperiju  le  renégat  et  Zoi'aïde 
vêtus  en  Mores,  il  s'enfuit  avec  une  \itessc  in- 
croyable, en  criant  ;  Aux  armes?  aux  armes! 
et  croyant  avoir  tous  les  Mores  d'Afrique  à  ses 
trousses.  Cela  nous  mil  un  peu  en  peine;  aussi, 
prévoyant  que  tout  le  canton  allait  prendre  l'a- 
larme, et  ne  manquerait  pas  de  venir  nous  re- 
connaître, nous  fîmes  prendre  au  renégat,  la 
casaque  d'un  des  nôtres,  au  lien  de  sa  veste; 
puis,  nous  recommandant  à  Dieu,  nous  suivîmes 
la  trace  du  berger,  toujours  dans  l'appréhen- 
sion de  voir  d'un  nmment  â  l'autre  la  cavalerie 
de  la  côte  fondre  sur  nous.  Au  bout  de  deux 
heures,  la  chose  arriva  comme  nous  l'avions 
pensé. 

A  peine  étions-nous  entres  dans  la  plaine,  à 
la  sortie  d'une  vaste  lande,  que  nous  apcr(,ùmes 
une  cinquantaine  de  cavaliers  qui  venaient  au 
grand  trot  â  notre  rencontre.  Nous  fîmes  halte 
pour  les  attendre;  mais  (piand  ils  furent  arri- 
vés, et  qu'au  lieu  de  Mores  qu'ils  cherchaient, 
ils  virent  une  petite  Iroupo  de  chrélieus  miséra- 
bles et  en  désordre,  ils  s'arrêtèrent  tout  surpris 
et  nous  demandèrent  si  ce  n'élml  point  nous  qui 
avions  causé  l'alarme.  Je  répondis  ipie  oui,  et  je 
nie  préparais  à  en  dire  davantage,  lorsqu'un  de 
nu's  conqiagnons,  reconnaissant  le  cavalier  qui 
padail,  lu'interro  iipit  en  s'écrianl  :  Dieu  soit 


m:  I.  A   M  AN  cm;. 


'i'j'.i 


-^'^^ 


lîcviens,  nia  chrre  lille,  reviens,  jo  le  [larjoiinc!  (l'a^'t-  i'i'i.) 


loué,  (]iii  nous  a  si  IiIlmi  ^iiliessés!  car,  si  je  ne 
me  trompe,  nous  sommes  dans  la  province  de 
Velez-Malaga  ;  et  vons,  seigneur,  si  ma  captivité 
ne  m'a  point  fait  perdre  la  mémoire,  vous  êtes 
Pedro  Bustamcnte,  mon  cher  oncle. 

.V  ce  nom,  le  cavalier  sauta  à  bas  de  son  che- 
val, et  courut  emhrasser  le  jeune  honnne  :  Oui, 
cest  moi,  mon  cher  neveu,  lui  dit-il  ;  oui,  c'est 
c'est  bien  toi,  mon  enfant,  que  j'ai  cru  mort  et 
pleuré  tant  de  fois;  ta  mère  et  toute  ta  i'amille 
auront  bien  Je  la  joie  de  ton  retour  :  nous 
avions  enfin  ajipris  (|ue  lu  étais  à  .VIger,  et  à  tes 
vêtements  comme  à  ceux  de  les  compagnons,  je 
comprends  que  vous  vous  êtes  sauvés  par  quel- 
ijuc  voie  extraordinaire.  Cela  est  vrai,  répondit 
le  captif,  et  Hieu  aidant,  nous  vous  en  ferons  le 
récit. 

Dès  qu'ils  surent  que  nous  étions  des  chré- 
tiens esclaves,  les  cavaliers  mirent  pied  à  terre. 


et  chacun  offrit  sa  monture  pour  nous  conduire 
à  A'elez-Malaga,  (jui  était  distant  d'une  lieUc  et 
demie,  (juelques-nns  d'entre  cu.v  se  chargèrent 
d'aller  prendre  la  barque  pour  la  jiorter  à  la 
ville;  les  autres  nous  prirent  en  croupi-  di-  leurs 
chevaux  ;  et  nnstamentc  fit  monter  Zoraïde  avec 
lui  sur  le  sien.  En  cet  é(|uipuge  nous  fi'imes  ac- 
cueillis avec  joie  par  tous  les  habit;iiits,  qui, 
déjà  prévenus,  venaient  au-devant  de  nous.  Ils 
s'étonnaient  peu  de  voir  des  esclaves  et  des 
Mores  esclaves,  parce  que  ceux  (jui  habitent  ces 
côtes  sont  accoutumes  à  semblables  rencontres. 
Quant  à  /.oraide,  la  fatigue  du  chemin  et  la  joie 
de  se  voir  parmi  les  chrétiens,  donnaient  des 
couleurs  si  vives  et  tant  d'éclat  à  sa  beauté,  que, 
je  puis  le  dire  sans  flalterie,  elle  excitait  l'ad- 
miration générale.  Tout  le  peuple  nous  accom- 
pagna à  l'église,  pour  aller  rendre  grâces  à 
Dieu.  Nous  n'y  fûmes  pas  plus  lot  entrés,  que 


'250 


DON    QUICHOTTE 


Zoraïtle  s'écria  :  \Hil;i  des  visages  qui  resseiii- 
liIiMit  à  celui  (le  Lela  Marieii.  Nous  lui  diines 
que  c'élaieut  ses  iiuaii;os,  cl  le  lenéf^al  lui  exi>li- 
(jua  de  son  mieux  pourquoi  elles  étaient  là,  alin 
qu'elle  leur  rendit  le  même  hommage  que  les 
clirélicns. 

L'esprit  vil'  de  Zoraïde  lui  lit  comprendre 
aisément  les  paroles  du  renégat,  et  dans  sa  dé- 
votion naïve  elle  montra  à  sa  manière  une  si 
véritable  piété  que  tous  ceux  (jui  la  regardaient 
pleuraient  de  joie.  En  sortant  de  l'église,  on 
nous  donna  des  logements,  et  mon  compagnon, 
ce  neveu  de  Rustamente,  nous  emmena,  le  re- 
négat, Zoraide  et  moi,  dans  la  maison  de  son 
père,  qui  nous  reçut  avec  la  même  affection 
qu'il  témoignait  à  son  propre  (ils.  Après  avoir 
|)assé  environ  six  jours  à  Velez-Malaga,  et  avoir 
fait  toutes  les  démarches  nécessaires  à  sa  sûreté, 
le  renégat  se  rendit  à  Grenade  a(in  de  rentrer, 
par  le  moyen  de  la  Sainte-Inquisition,  dans  le 
giron  de  l'Église,  et  chacun  de  nos  compagnons 
(iril  le  parti  qui  lui  plut.  Zoraïde  et  moi  nous 
restâmes  seuls  avec  le  secours  qu'elle  tenait  de 
la  libéralité  du  corsaire  français,  dont  j'employai 
une  partie  à  acheter  cette  monture  alin  de  lui 
épargner  de  la  fatigue. 

Maintenant,  lui  servant  toujours  de  protecteur 
et  d'écuyer,  nous  allons  savoir  si  mon  père  est 
encore  vivant,  et  si  l'un  de  mes  frères  a  rencon- 
tré un  meilleur  sort  que  le  mien,  quoique  après 
tout  je  n'aie  pas  lieu  de  m'en  jdaindre,  jtuis- 
qu'clle  me  vaut  l'alfection  de  Zoraïde,  dont  la 
beauté  et  la  vertu  sont  pour  moi  d'un  plus  liant 
prix  que  tous  les  trésors  du  monde.  Mais  je  vou- 
drais pouvoir  la  dédommager  de  tout  ce  (ju'elle 
a  perdu,  et  (pi'elle  n'eût  pas  lieu  de  se  repentir 
d'avoir  abandonné  tant  de  riiliesses,  et  un  jïère 
qui  l'aimait  si  tendrement,  pom-  accompagner 
un  malheureux.  Hien  de  plus  admirable  que  la 
patience  dont  elle  a  fait  preuve  dans  toutes  les 
fatigues  que  nous  avons  souffertes  et  de  tous  les 
accidents  qui  nous  sont  arrivés,  si  ce  n'est  le 
désir   aidi'iil   qu'elle  ;i  de    se   voir  chrétienne. 


Aussi,  quand  je  ne  serais  point  son  obligé  au- 
tant que  je  le  .suis,  sa  seule  vertu  m'inspirerait 
toute  l'estime  et  rattachement  (|ue  je  lui  dois 
par  reconnaissance,  et  m'engagerait  à  la  servir 
et  à  l'honorer  toute  ma  vie.  Mais  le  bonheur 
que  j'éprouve  d'être  à  elle  est  troublé  par  l'in- 
quiétude de  savoir  si  je  pourrai  trouver  dans 
mon  |)ays  (juelque  abri  pour  la  retirer,  mon 
père  étant  mort  sans  doute,  et  mes  frères  occu- 
pant, je  le  crains,  des  emplois  (jui  les  tiennent 
éloignés  du  lieu  de  leur  naissance,  sans  compter 
(pie  la  fortune  ne  les  aura  peut-être  pas  mieux 
traités  que  moi-même. 

Seigneurs,  telle  est  mon  histoire.  J'aurais  dé- 
siré vous  la  raconter  aussi  agréablement  qu'elle 
est  pleine  d'étranges  aventures  ;  mais  je  n'ai 
point  l'art  de  faire  valoir  les  choses,  et  dans  un 
pays  où  j'ai  été  obligé  d'apprendre  une  autre 
langue,  j'ai  jiresque  oublié  la  mienne.  Aussi  je 
crains  bien  de  vous  avoir  cmuiyés  par  la  lon- 
gueur de  ce  récit;  cependant  il  n'a  pas  dé- 
pendu de  moi  de  le  faire  plus  court,  et  j'en  ai 
môme  retranché  plusieurs  circonstances. 


CHAPITUK  XLII 

DE   CE   QUI    ARRIVA    DE    NOUVEAU    DANS    L'HOTELLERIE, 
ET     DE     PLUSIEURS    AUTRES    CHOSES     OIGNES    D'ÊTRE   CONNUES 

Après  ces  dernières  paroles,  le  cajitif  se  tut. 
En  vérité,  seigneur  capitaine,  lui  dit  don  Fer- 
nand,  la  manière  dont  vous  ave/,  raconté  votre 
histoire  égale  l'intérêt  et  le  charme  de  l'histoire 
elle-même;  tout  y  est  curieux,  extraordinaire, 
et  plein  des  plus  merveilleux  incidents;  dut  le 
jour  de  (leniaiti  nous  retrouver  occupes  à  vous 
écouter,  nous  serions  aises  de  l'entendre  encore 
une  fois.  Cardenio  et  les  autres  convives  lui  (ireni 
les  mêmes  compliments,  mêlés  d'offres  si  obli- 
geantes, que  le  captif  ne  pouvait  suffire  à  ex- 
primer sa  reconnaissance,  et  il  remerciait  Dieu 
d'avoir  trouvé  tant  d'amis  dans  sa  mauvaise  for- 
tune. I)(in  l'eiiiaïKl  ajouta  (pic  s'il  Noulail  lac- 


DE   LA   MANCHE. 


2:1 1 


compagmn-,  il  piiorail  le  iiiar(|iiis,  son  firre, 
irèlre  parrain  Je  Zoraiile,  et  qm'  l'unr  lui,  il  se 
eliargeail  de  le  niettie  en  niesnre  île  rentier 
dans  son  pavs  avec  tonte  la  considération  dne  à 
son  mérite.  Le  captif  les  remercia  conrtoiso- 
ment,  et  se  défendit  de  bonne  grâce  d'accepter 
CCS  oiTres  généreuses. 

Cependant  le  jonr  baissait,  et  qnand  la  nnit 
fnt  venne,  un  carrosse  s'arrêta  devant  la  porte 
lie  riiôlellerie,  escorté  de  qnelquos  cavaliers  qui 
demandèrent  à  loger.  On  lenr  répondit  iiu'il  n'y 
avait  pas  un  pied  carré  de  libre  dans  tonte  la 
maison.  Pardien,  dit  un  des  cavaliers  qui  avait 
Mj'd  pied  à  terre,  il  y  aura  bien  toujours  jilace 
pour  nionscii;neur  l'autliteur.  A  ce  nom,  l'iio- 
lesse  se  troubla  :  Seigneur,  reprit-elle,  je  veux 
dire  que  nous  n'avons  point  de  lits  vacants  ; 
mais  si  monseigneur  fait  porter  le  sien,  comme 
je  n'en  doute  pas,  nous  lui  abandonnerons  vo- 
lontiers notre  cliainbre  pour  que  Sa  (irâcc  s'y 
établisse.  .\  la  bonne  beure,  dit  1  écuyer. 

En  même  temps  descendait  du  carrosse  un 
iiomme  de  bonne  mine,  dont  le  costume  indi- 
quait la  dignité.  Sa  longue  robe  à  manches  tail- 
ladées faisait  assez  connaître  qu'il  était  auditeur, 
comme  l'avait  annoncé  son  valet.  Il  tenait  par 
la  main  ime  jeune  demoiselle  d'environ  quinze 
à  seize  ans,  en  habit  de  voyage,  mais  si  fraîche 
si  jolie  et  do  si  bon  air,  que  tous  ceux  qui  élaienl 
dans  l'Iiolelleric  la  trouvèrent  non  moins  belle 
que  Dorothée,  Luscinde  et  Zoraïde.  Don  Qui- 
chotte, (jui  se  trouvait  présent,  ne  put  s'empê- 
cher, en  le  voyant  s'avancer,  de  lui  adresser  ces 
paroles  :  Seigneur,  lui  dit-il,  que  Votre  Grâce 
entre  avec  assurance  dans  ce  château,  et  v  de- 
meure tant  (pi'il  lui  plaira.  Tout  étroit  qu'il  csl 
et  assez  mal  pourvu  des  choses  nécessaires,  il 
peut  suffire  à  n'importe  quel  homme  de  guerre 
ou  de  lettres,  surtout  quand  il  se  présen'e,  anisi 
(pie  Votre  Grâce,  accompagné  d'une  si  char- 
mante personne,  devant  qui  non-seulement  les 
portes  des  châteaux  doivent  s'ouvrir,  mais  les 
rochers  se  dissoudre,  et  les  montagnes  s'abais- 


ser. Que  \iilr('  (Irncc  cutn-  diuir  d;ins  ce  para- 
dis, clic  y  trouvera  des  soleils  et  des  étoiles  di- 
gnes de  faire  conqiagnie  à  l'astre  éblouissant 
qu'elle  condiiit  par  la  main  :  je  veux  dire  les 
armes  â  leur  poste,  et  la  beauté  dans  toute  son 
excellence. 

Tout  interdit  de  cette  harangue,  l'auditeur  se 
mil  â  considérer  notre  héros  de  la  tète  aux  pieds, 
non  moins  étonné  de  sa  ligure  que  de  ses  pa- 
roles, l'endanl  (jue  Luscinde  et  Dorothée  enleu- 
diHit  riiùlcssc  vanter  la  lieauti'  de  la  jeune  voya- 
geuse, s'avançaient  avec  empressement  pour  la 
recevoir.  Don  Fernand,  Cardenio  et  le  curé  vin- 
rent se  joindre  â  elles;  et  tous  accablèrent  l'au- 
diteur de  tant  de  civilités,  qu'il  avait  à  peine  le 
temps  de  se  reconnaître  ;  aussi,  tout  surpris  de 
ce  qu'il  venait  de  voir  et  d'entendre  en  si  peu 
de  temps,  il  entra  dans  l'hôtellerie,  faisant  de 
grandes  lévércnces  à  droite  et  à  gauche  sans  sa- 
voir que  répondre.  Il  ne  doutait  pas  qu'il  n'eut 
affaire  à  des  gens  de  qualité;  mais  le  visage,  le 
costume  et  les  manières  de  don  Quichotte  le 
déroutaient.  Enfin,  après  force  compliments  de 
part  et  d'autre,  on  arrêta  (jne  les  dames  couche- 
raient toutes  dans  la  même  chambre,  et  que  les 
hommes  se  tiendraient  au  dehors,  comme  leurs 
protecteurs  et  leurs  gardiens  ;  l'auditeur  con- 
sentit à  tout  et  s'accommoda  du  lit  de  l'Iiôlelier 
joint  à  celui  qu'il  faisait  porter. 

Quant  au  captif,  dès  le  premier  regard  jeté 
sur  l'auditeur,  il  avait  ressenti  de  secrets  mou- 
vements qui  lui  disaient  (jue  cet  inconnu  était 
son  frère  ;  mais  dans  la  joie  ([ue  lui  donnait  cette 
rencontre,  ne  voulant  pas  s'en  rapporter  à  son 
pressentiment,  il  demanda  à  l'un  des  écuycrs  le 
nom  de  son  maître.  L' écuyer  répondit  qu'il  s'ap- 
pelait Juan  Perez  de  Viedma;  et  ipril  le  croy^ul 
ori-nnaire  des  montagnes  de  Léon.  Cette  réponse 
acheva  de  confirmer  le  captif  dans  son  opinion, 
il  prit  à  part  don  Fernand,  Cardenio  et  le  curé, 
et  les  assura  (pie  le  voyageur  était  certainement 
ce  frère  qui  avait  voulu  se  livrer  â  lélude:  (|iie 
ses  gens  venaient  de  lui  apprendre  (pi'il  était 


'iT.-l 


DON    QUICHOTTE. 


auditeur  dans  les  Indes,  en  l'audience  du  Mexi- 
que, et  que  la  jeune  demoiselle  étnit  sa  lillo, 
(joui  la  mère  était  morte  en  la  mettant  an  monde. 
Là-dessus  il  leur  demanda  conseil  sur  la  manicre 
dont  il  pourrait  se  l'aire  reconnaître,  ol  s'il  ne 
devait  pas  d'ahord  s'assurer  de  l'accueil  cpii  lui 
était  réservé,  parce  que,  dans  le  dénnmcnt  où 
il  se  trouvait,  l'auditeur  aurait  peut-èlreciuelqne 
honte  de  l'avouer  pour  son  Irèrc. 

Seigneur,  laissez-moi  tenter  cette  épreuve, 
dit  le  curé;  j'ai  lionne  oi)inion  du  succès,  et  à 
sa  physionomie  je  vois  d'avance  (ju'il  n'a  pas  ce 
sot  orgueil  (|ui  fiiit  mépriser  les  gens  que  la 
l'ortune  persécute. 

Je  ne  voudrais  pourtant  jias  me  présenter 
hrusqnement,  reprit  le  captif;  il  serait  préle- 
ralilc,  ce  me  semhie,  de  le  pressentir  el  de  le 
préparer  adroitement  à  me  revoir. 

Encore  une  fois,  réplitpia  le  curé,  si  vous 
voulez  vous  en  rapporter  à  moi,  je  ne  doute  point 
que  vous  n'ayez  satisfaction,  et  vous  me  ferez 
plaisir  en  me  procurant  celte  occasion  de" vous 
rendre  service. 

Le  souper  étant  servi,  l'auditeur  se  mit  à  ta- 
ble; don  l'ernand,  ses  compagnons,  le  curé  et 
Cardenio  vinrent  lui  tenir  compagnie,  quoiqu'ils 
eussent  déjà  pris  leur  repas  du  soir;  les  dames, 
de  leur  coté,  restèrent  avec  la  jeune  lille,  qui 
alla  souper  dans  l'autre  chamiire,  où  le  captif 
entra  sous  prétexte  de  servir  d'interprète  à  Zo- 

raïde. 

Le  curé,  s'adressant  à  l'aiulileur,  pendant 
(pi'il  mangeait  :  Seigneur,  lui  dit-il,  étant  jadis 
esclave  à  t:onslantino|ile,  j'ai  eu  un  compagnon 
de  ma  mauvaise  forlmic.  du  nu'me  nom  que 
Votre  Grâce;  c'était  nu  iuavr  lidinme,  et  un  des 
meilleurs  olliciers  de  I  inianlerie  espagnole; 
mais  le  pauvre  diable  éprouva  autant  île  tra- 
verses qu'il  avait  de  mérite. 

Kt  connnent  s'appelait  cet  ollicier'.'  demanda 
l'anditenr. 

r.uiz  l'erezde  Vie.lma,  répondit  le  cnré,  et  il 
étail  des  montagnes  de  l.éoii.  Iri  jdur,  il  me  ra- 


conta une  particularité  assez  étrange  de  lui  et 
de  ses  deux  frères  :  son  père,  me  disait-il,  crai- 
gnant, par  suite  d'une  humeur  trop  libérale,  de 
dissiper  son  bien,  le  parlagea  entre  ses  trois 
eidanls,  en  y  ajoutant  des  conseils  qui  faisaient 
voir  qu'il  était  homme  de  sens.  Mon  compagnon 
avait  ciuiisi  la  carrière  des  armes;  il  s'y  distin- 
gua si  i)ien  par  sa  valeur,  qu'en  peu  de  temps 
on  lui  donna  une  compagnie  d'infanterie,  et  il 
étail  en  passe  de  devenir  mestre  de  camp,  (juand 
le  sort  voulut  qu'il  perdît  cet  espoir  avec  la  li- 
berté dans  cette  grande  journée  de  Lépante,  où 
tanl  il'esclaves  la  recouvrèrent;  jiour  moi,  je 
fus  fait  prisonnier  à  la  Gouletle,  et,  après  divers 
événements,  nous  nous  trouvâmes  à  Coustanti- 
nople  appartenir  à  un  même  maître.  De  là  il  fut 
conduit  à  Alger,  où  il  lui  arriva  des  aventures 
qui  semblent  tenir  du  prodige.  Le  curé  termina 
par  le  récit  succinct  de  l'iiistoire  du  captif  et  de 
Zoraïde,  récit  que  l'auditeur  écoutait  avec  une 
attention  extrême,  jusqu'au  moment  où  les  Fran- 
çais, après  s'être  emparés  de  la  barque  cl  avoir 
dépouillé  les  malheureux  Espagnols,  laissèrent 
Zoraïde  et  son  compagnon  dans  le  plus  grand 
dénùment.  Depuis  ce  jour,  ajonta-t-il,  on  n'a 
pas  en  de  leurs  nouvelles,  et  j'ignore  s'ils  sont 
arrivés  en  Espagne,  ou  si  les  corsaires  les  ont 
emmenés  en  France. 

Le  captif  ne  perdait  pas  une  des  paroles  du 
curé,  et  observait  avec  une  égale  attention  tous 
les  mouvements  de  l'auditeur.  Celui-ci  poussa 
un  griuid  soupir,  et  les  yeux  pleins  de  larmes  : 
.\h!  seigneur,  dit-il  au  curé,  si  vous  saviez  com- 
bien votre  récit  me  touche!  Ce  brave  soldat 
dont  vous  |)arlez  est  mon  frère  aîné,  ()ui,  plein 
d'une  généreuse  résolution,  embrassa  la  carrière 
des  armes;  nidi  j'ai  préféré  celle  des  lettres,  où 
Dieu,  mes  travaux  et  mes  veilles  m'ont  fait  par- 
venir à  la  dignité  d'auditeur.  Quant  à  notre 
frère  cadet,  il  habile  le  Pérou,  où  il  s'est  cnri- 
clii.  L'argent  ipi'il  lunis  a  envoyé  surpasse  de 
beaucoup  la  sonnne  qu'il  avait  reçue  en  partage, 
el  elle  a  mis  notre  père  â  même  de  satisfaire  celte 


im:   i,.\   manciik. 


rar»t  S.  Raçoa  et  €■*,  imp. 

Chacun  lie»  cav^■lie^^  nflVil  su  inontuio  pour  nous  conjuiro  ;i  Ve!ez-Mal.iga  (page  âSS). 


Furne,  J^uret  et  O*,  étlit. 


libéralité  (|iii  lui  est  nalurflle.  Cet  excellent 
homme  vil  encore,  et  tous  les  jours  il  |)ric  Dieu 
de  rte  point  le  retirer  de  ce  monde  qu'il  n'ait  eu 
la  consolation  d'embrasser  l'ainé  de  ses  enfants, 
dont  il  n'a  pas  reçu  la  moindre  nouvelle  depuis 
son  départ.  On  a  vraiment  peine  à  comprendre 
(pi'un  homme  tel  ijue  mon  frère  soit  resté  aussi 
longtemps  sans  informer  de  sa  situation  un  père 
qui  l'aime  et  sans  témoigner  queUpie  sollicitude 
pour  sa  famille.  Si  nous  eussions  été  instruits 
de  sa  disgrâce,  il  n'aurait  pas,  à  coup  sur,  eu 
besoin  de  cette  canne  nierseilleuse  (jui  lui  rendit 
la  liberté.  .Mais  je  crains  bien  (pi'd  ne  l'ail  re- 
perdue avec  CCS  corsaires.  Kt  qui  >ail  si  ces  mi- 
sérables ne  se  seront  pas  défaits  de  lui  pnur 
mieux  cacher  leurs  brigandages?  Iklas!  cette 
pensée  va  troubler  tout  l'agrément  que  je  me 
promettais  de  mon  voyage,  et  je  ne  saurais  |ilus 
goûter  de  véritable  joie.  .Ui!  mon  pauvre  frère. 


si  je  pouvais  savoir  où  vous  êtes  en  ce  moment, 
je  n'épargnerais  rien  pour  adoucir  votre  misère, 
et  je  suis  assuré  que  notre  père  donnerait  tout 
pour  vous  délivrer.  0  Zoraïde!  aussi  libérale 
que  belle,  qui  pourra  jamais  vous  récompenser 
dignement'.'  (Jue  j'aurais  de  plaisir  à  voir  la  lin 
de  vos  malheurs,  et,  par  un  mariage  tant  dé- 
siré, de  contribuer  à  faire  deux  heureux  !  L'au- 
diteur [uononga  ces  paroles  avec  une  telle  ex- 
pression de  douleur  et  de  tendresse,  cpie  tous 
ceux  qui  l'entendaient  en  furent  touchés. 

Le  curé,  voyant  que  son  dessein  avait  si  bien 
réussi,  ne  voulut  pas  différer  plus  longtemps  : 
il  se  leva  de  table,  et  allant  prendre  d'une  main 
Zoraïde,  (pie  suivirent  l'orotliée,  L.iscinde  et 
Claire,  il  saisit  en  passant  de  l'autre  main  celle 
du  cajitif  :  Essujez  vos  larmes,  seigneur,  dit-il 
à  l'auditeur  en  revenant  vers  lui;  vous  ave/, 
devant  vous  ce  cher  frère  et  cette  aimable  belle- 

r.ti 


DON    QUICHOTTE 


sœur  (jiic  vous  soiiliailcz  si  artlemnipiit  de  voir  : 
voilà  le  cajiitaiiie  Viedina,  et  voici  la  belle  More 
à  qui  il  est  redevable  de  si  grands  services;  en 
voyant  le  misérable  état  où  ces  f'Vançais  les  ont 
réduits,  vous  serez  heureux  de  donner  iin  libre 
cours  à  votre  générosité. 

Le  caplii'  courut  aussitôt  vers  son  Irère,  (jui, 
l'ayant  considéré  quebjue  temps  et  aclievant  de 
le  rciounaître,  se  jeta  dans  ses  bras,  et  tous 
deux  étroitement  attachés  l'un  à  l'autre,  ils  ver- 
sèrent tant  de  larmes  qu'aucun  des  assistants 
ne  jiut  retenir  les  siennes.  Il  serait  impossible 
de  répéter  tout  ce  que  se  dirent  les  deux  frères  : 
(ju'on  se  figure  ce  que  de  braves  gens  qui  s'ai- 
ment peuvent  éprouver  dans  un  pareil  moment  ! 
Ils  se   racontèrent  succinctenicyiit  leurs  aven- 
tures, et  à  chaque  parole  ils  se  prodigtfaient  les 
plus  précieuses    marques    d'une    vive   amitié. 
Tantôt  l'auditeur  quittait  son  frère  pour  em- 
brasser Zoraïde,  à  qui  il  faisait  mille  offres  obli- 
geantes, tantôt  il  retournait  embrasser  son  frère  ; 
la  fille  de  l'auditeur  et  la  belle  More  ne  pouvaient 
non  jdus  se  séparer,  et  par  les  témoignages  de 
tendresse  qu'ils  se  donnaient  les  uns  aux  autres, 
ils  firent  de  nouveau  couler  les  larmes  de  tous 
les  yeux . 

Quant  à  don  Quichotte,  il  regardait  tout  cela 
sans  dire  mot,  et  l'attribuait  en  lui-même  aux 
prodiges  de  la  chevalerie  errante.  Les  deux 
frères,  après  s'être  embrassés  de  nouveau,  adres- 
sèrent quelques  excuses  à  la  compagnie,  qui 
leur  exprima  combien  elle  prenait  |)art  à  leur 
joie.  Les  compliments  étant  épuisés  de  part  et 
d'autre,  l'auditeur  voulut  que  le  captif  l'accom- 
pagnât à  Sévillc,  pendant  qu'on  donnerait  avis 
de  son  retour  à  leur  père,  afin  que  le  vieillard 
pût  s'y  rendre  pour  assister  au  baptême  et  aux 
noces  de  Zoraïde,  lui-même  devant  continuer 
son  voyage,  afin  de  ne  pas  laisser  échapper  l'oc- 
c?sioii  d'un  bâtiment  prêt  à  mettre  à  la  voile 
pour  1rs  Indes.  Tout  le  monde  partageait  la 
joie  du  captif,  et  ne  cessait  point  de  le  lui 
témoigner;  mais  comme  il  était  fort  tard,  cha- 


cun se  décida  à  aller   dormii'    le   reste   de   la 
nuit. 

Don  Quichotte  s'offrit  à  faire  la  garde  du 
château,  afin  d'empêcher  qu'un  géant  ou  (luei- 
ipi'autre  brigand  de  cette  espèce,  jaloux  des  tré- 
sors de  beautés  qu'il  renfermait,  ne  vînt  à  s'y 
introduire  jiar  surprise.  Ceux  qui  le  connais- 
saient le  remercièrent  de  son  offre  et  ils  ap|)ri- 
rcnt  à  l'auditeur  la  bizarre  manie  du  chevalier 
de  la  Triste-Figure,  ce  qui  le  divertit  beaucoup. 
Le  seul  Sancho  se  désespérait  au  milieu  de  la 
joie  générale,  en  voyant  qu'on  tardait  à  se 
mettre  au  lit;  lorsqu'il  en  eut  enfin  ro(;u  la 
permission  de  son  maître,  il  alla  s'étendre  sur 
le  bât  de  son  âne,  qui  va  lui  conter  liien  cher, 
comme  nous  le  verrons  tout  à  l'heure.  Les  da- 
mes retirées  dans  leur  chambre,  et  les  hommes 
arrangés  de  leur  mieux,  don  Quichotte  sortit  de 
l'hôtellerie  pour  aller  se  mettre  en  sentinelle  et 
faire,  comme  il  l'avait  offert,  la  garde  du  châ- 
teau. 

Or,  au  moment  on  l'aube  commençait  à  poin- 
dre, les  dames  entendirent  tout  à  coup  ime  voix 
douce  et  mélodieuse  :  d'abord  elles  écoutèrent 
avec  grande  attention,  surtout  Dorothée,  qui 
s'était  éveillée  depuis  qncl(|ue  tem[)s,  tandis  que 
Claire  Viednia,  la  fille  de  l'auditeur,  dormait  à 
SCS  côtés.  Cette  voix  n'était  accompagnée  d'au- 
cun instrument,  et  tantôt  il  leur  semblait  que 
c'était  dans  la  cour  qu'on  chantait,  tantôt  dans 
un  antre  endroit.  Conmie  elles  étaient  dans  ce 
doute  et  toujours  fort  attentives,  Cardenio  s'ap- 
procha de  la  |Hirlc  de  leur  cliambre  :  Mesdames, 
dit-il   à  demi-voix,  si  vous  ne  dormez  point, 
écoutez  un  jeune  muletier  qui  chante  à  merveille, 
Nous  l'écontions,  et  avec  beaucoup  de  plaisir, 
répondit  Dorothée;  ]Hiis  voyant  (pie  la  voix  rc- 
commcnrait,  elle  prêta  de  nouveau  l'oreille,  et 
entendit  les  couplets  suivants  ; 


1»K   I.A    MANCIII'. 


2:^r. 


r.iiAnTui:  \i.iii 

ou    L'ON     RACONTE    L'INTËRCâSANT  E    HISIOIRE 

OU   GARÇON    MULETIER, 

Avec  D'AUTRES   EVENEMENTS    EXTRAORDINAIRES  ARRIVÉS  DANS 

L'HOTELLERIE 

Je  suis  un  nauloniiior  (.l'ainoui', 
Voguant  sur  ccllt'  uier  si  l'oitiit'  en  orages; 
Sanscoiuiailrt'  île  porl  où  se  lerininc  un  jour 
Ma  loiu'se  (I  mes  voyages. 

J'ai  iHiurgniilc  un  astre  lirillaiil, 
Ilonl  je  suis  en  tous  lieux  l'(ii'lalaule  luniiêro  ; 
Le  soleil  ncn  voit  iioiut  do  plus  rtineelant 
En  toute  sa  carrière. 

Mais  lonuuej'ignore  son  cours, 
Je  navigue  an  liasaril.  in.erlain  de  lu.i  enni-se. 
Attentif  seulement  à  l'observer  toujours, 
Et  .sans  autre  ressource. 

Trop  souvent  le  jaloux  destin. 
Sous  le  voile  fàelKiix  de  (|ueli)ne  retenue, 
.Me  fait  .«ans  guide  errer  du  soir  jusqu'au  malin 
Le  laclianl  à  ma  vue. 

liel  astre  si  doux  à  mes  yeux  ! 
Ne  caelie  plus  le  pbai'e  utile  "a  mon  voyage  : 
Si  lu  cesses  de  luire,  en  ces  funestes  lieux 
Je  vais  faire  naufrage. 


En  cet  endroit  delà  chanson,  Dorothée  voulut 
faire  partafier  à  Claire  le  plaisir  qu'elle  éprou- 
vait :  elle  la  poussa  deux  ou  trois  l'ois,  et  étant 
parvenue  à  l'éveiller  :  Pardonnez-moi,  ma  belle 
enfant,  lui  dit-elle,  si  j'interromps  votre  som- 
meil, mais  c'est  pour  vous  faire  entendre  la  plus 
agréable  voix  qui  soit  au  monde. 

Claire  ouvrit  les  yeux  à  demi,  sans  comprcn- 
ilre  d'abord  ce  que  lui  disait  Dorothée;  mais 
après  se  l'être  fait  répéter,  elle  se  mit  aussi  à 
écouler.  .V  priiio  eut-elle  entendu  la  voix,  qu'il 
lui  prit  un  tremlilenieut  dans  tous  les  membres 
comme  si  elle  avait  eu  la  lièvre.  \\\  !  madame, 
dit-elle  en  se  jetant  dans  les  bras  de  sa  compa- 
gne, pourquoi  m'avez-vous  réveillée?  La  plus 
grande  faveur  que  pouvait  à  celte  heure  m'ac- 
cordcr  la  forttme,  c'était  de  me  tenir  les  oreilles 
fermées  pour  ne  pas  entendre  ce  pauvre  musi- 
cien. 


Ma  chère  enfant,  dit  Dorothée,  apprenez  que 
celui  ipii  chaule  n'est  qii'iui  garçon  nuiletier. 

Ce  n'est  pas  un  garçon  nuiletier,  re|tril  Claire, 
c'est  ini  seigneur  de  Icric  et  d'àmes,  et  si  bien 
seigneur  de  la  miemie,  que  s'il  ne  veut  pas  de 
lui-même  y  renoncer,  il  la  conservera  éternel- 
lement. 

Dorothée,  surprise  de  ce  discours,  qu'elle  n'at- 
tendait pas  d'une  lille  de  cet  i\ge,  lui  ié|iondit  : 
K\pliquez-vous,  ma  belle,  et  apprenez-moi  quel 
est  ce  musicien  qui  vous  cause  tant  d'inquié- 
tude. Mais  il  me  semble  (pi'il  recommence  à 
chanter;  il  mérite  bien  qu'on  l'écoute,  vous  ré- 
pondrez enstiile  à  mes  questions. 

(lui,  dit  Claire  en  se  bouchant  les  oreilles 
avec  ses  deux  mains  pour  ne  pas  entendre.  La 
voix  reprit  ainsi  : 

Mon  cœur,  ne  perds  point  l'espérance, 
Persévériins  jusques  au  lioul  : 
L'amour  est  le  ir.aitre  de  tout  ; 
On  devient  plus  heureux  lorsque  moins  on  y  pense. 

Et  le  Iriouqilie  et  la  victoire 
Suivent  un  généreux  effort  ; 
11  faut  loiijours  tenter  le  sort, 
Mais  pour  les  paresseux  il  n'est  aucune  gloire. 

L'amour  vend  bien  cher  ses  caresses; 
Pourrait-on  les  acheter  moins? 
Qu'est-ce  que  du  temps  et  des  soins? 
Un  moment  de  bonheur  vaut  toules  les  richesses  ' . 

Ici,  la  voix  cessa,  et  la  fille  de  raudileur 
poussa  de  nouveaux  soupirs.  Dorothée,  dont  la 
curiosité  s'atigmentait,  la  pria  de  remplir  sa 
promesse.  Claire,  approchant  sa  bouche  de  l'u- 
reille  de  Dorothée  pour  ne  pas  être  entendue  de 
Lusrinde  i\m  était  dans  l'autre  lit  :  Celui  ijui 
chante,  lui  dit-elle,  est  le  fils  d'un  grand  sei- 
gneur d'.'Vragon,  qui  a  sa  maison  à  Madrid,  vis- 
à-vis  celle  de  mou  [lère.  Je  ne  sais  vraiment  où 
ce  jeune  gentilhomme  a  pu  me  voir,  si  ce  fut  à 
l'église  ou  ailleurs,  car  nos  fenêtres  étaient  tou- 
jours soigneuseuicnl  fermées  :  cpioi  «pi'il  en  soit, 

'Ces  vers  et  les  précédenls  soûl  eni|jrunlL-s  «  la  induction 
lie  l'illcaii  (le  Sninl-Mirliii 


DON    nUlCIIOTTK 


il  devint  amoureux  de  moi,  et  il  me  l'exprimait 
soiiveni  par  une  dos  fenêtres  de  sa  maison  qui 
ouvrait  sur  les  nôtres,  et  où  je  le  voyais  verser 
tant  de  larmes  qu'il  me  faisait  pitié.  Je  m'ae- 
coutumai  à  sa  vue,  et  je  nie  mis  à  l'aimer  sans 
savoir  ce  qu'il  me  demandait.  Entre  autres 
signes,  je  le  voyais  toujours  joindre  ses  deux 
mains  pour  me  faire  comprendre  qu'il  désirait 
se  marier  avec  moi.  J'aurais  été  bien  aise  qu'il 
en  lût  ainsi;  mais,  hélas!  seule  et  sans  mère, 
je  ne  savais  comment  lui  faire  connaître  mes 
sentiments.  Je  le  laissai  donc  continuer,  sans  lui 
accorder  aucune  faveur,  si  ce  n'est  pourtant 
quand  mon  père  n'était  pas  au  logis,  celle  de 
hausser  un  moment  la  jalousie,  afin  qu'il  put 
me  voir,  ce  dont  le  pauvre  garçon  avait  tant  de 
joie,  qu'on  eût  dit  qu'il  en  perdait  l'esprit. 

Enfin  l'époipie  de  notre  départ  approchait. 
J'ignore  comment  il  en  fut  instruit,  car  je  ne 
pus  trouver  moyen  de  l'en  prévenir;  j'appris 
alors  qu'il  en  était  tombé  malade  de  chagrin,  et, 
ce  moment  venu,  il  me  fut  impossible  de  lui 
dire  adieu.  Mais  au  bout  de  deux  jours  de  route, 
comme  nous  entrions  dans  une  hôtellerie  qui 
est  à  une  journée  d'ici,  voilà  que  je  l'aperçois 
sur  la  porte  en  habit  de  muletier,  et  si  bien  dé- 
guisé, que  ne  l'aurais  pas  reconnu  si  je  ne  l'a- 
vais toujours  présent  à  la  pensée.  Je  fus  fort 
étonnée  de  cette  rencontre  ;  et  j'en  ressentis 
bien  de  la  joie.  Quant  à  lui,  il  a  les  yeux  sans 
cesse  altaciiés  sur  moi,  excepté  devant  mon  père, 
dont  il  se  cache  avec  beaucoup  de  soin.  Comme 
je  sais  qui  il  est,  et  que  c'est  par  iiiiKiiir  pour 
niiii  qu'il  a  fait  la  route  à  pied  avec  tant  de  fa- 
tigue, j'en  ai  beaucoup  de  chagrin,  et  partout 
où  il  met  les  pieds,  je  le  suis  des  veux.  J'ignore 
quelles  sont  ses  intentions,  ni  comment  il  a  pu 
s'échapper  de  chei  son  père,  qui  l'aime  Icmlre- 
ment,  car  il  n'a  que  lui  pour  héritier,  et  aussi 
parce  qu'il  est  fort  aimable,  comme  en  jugera 
sans  doute  Votre  Ciràce.  On  dit  qu'il  a  beaucoup 
d'esprit,  qu'd  compose  tout  ce  qu'il  i  !i;iiite, 
qu'il  l'ait   très-bien  les  vers.  .Aussi,  cli.iqiie  fois 


que  je  le  vois  et  l'entends,  je  ticmble  que  mon 
père  ne  vienne  à  le  reconnaître.  De  ma  vie  je 
ne  lui  ai  adressé  la  parole,  et  pourtant  je  l'aime 
à  tel  point  qu'il  me  serait  désormais  impossible 
de  vivre  sans  lui.  Voilà,  ma  chère  dame,  tout  ce 
que  je  puis  vous  dire  de  ce  musicien  dont  les 
accents  vous  ont  charmée  ;  vous  voyez,  d'après 
cela,  que  ce  n'est  j)ns  un  garçon  muletier,  mais 
le  fils  d'un  grand  seigneur. 

(.'aimez-vous,  ma  chère  enfant,  reprit  Doro- 
thée en  l'embrassant;  tout  ira  bien,  et  j'espère 
que  des  sentiments  si  raisonnables  auront  une 
heureuse  fin. 

Hélas  1  madame,  dit  Claire,  quelle  fin  dois-je 
espérer!  Son  père  est  un  seigneur  si  noble  et  si 
riche,  qu'il  m'estimera  toujours  trop  au-dessous 
de  son  fils;  et  quand  à  me  marier  à  l'insu  du 
mien,  je  ne  le  ferais  pas  pour  tous  les  trésors  du 
monde.  Je  voudrais  seulement  que  ce  pauvre 
enfant  s'en  retournât;  peut-être  alors  que  ne  le 
vojant  plus,  cl  près  de  faire  moi-même  avec  mon 
père  un  si  long  voyage,  je  serai  soulagée  du  mal 
dont  je  souffre,  quoique  je  ne  pense  pas  que  cela 
puisse  servir  à  grand'chose.  Je  ne  sais,  vraiment, 
quel  démon  nous  a  misées  idées-là  dans  la  tête, 
puisque  nous  sommes  tous  deux  si  jeunes,  que 
je  le  crois  à  peine  âgé  de  seize  ans,  tandis  que 
j'en  aurai  treize  seulement  dans  quelques  mois, 
à  ce  que  m'a  dit  mon  père. 

Dorothée  ne  put  s'empêcher  de  sourn-e  de  l'in- 
génuité de  l'aimable  Claire  :  Mon  enfant,  lui 
dit-elle,  dormons  le  reste  de  la  nuit;  le  jour 
viendra,  et  il  faut  espérer  que  Dieu  aura  soin  de 
toutes  choses. 

Elles  se  rendormirent  après  cet  entretien,  et 
dans  riiôtelleric  régna  le  plus  profond  siiciue  : 
il  n'y  avait  d'éveillée  que  la  fille  de  l'hôtelier  et 
Marilorne,  qui,  toutes  deux  connaissant  la  folie 
de  don  Quichotte,  résolurent  de  lui  jouer  quel- 
(pi«'  bon  tour,  pendant  que  notre  chevalier,  armé 
(le  pied  en  cap  et  moulé  sur  Rossinante,  ne  son- 
geait ((u'à  faire  une  garde  exacte. 

(Ir.  il  faut  savoir  iiu'il  n'v  avait  dans  tonte  la 


ItK    LA    MANCIIK 


'i-)7 


L'auclHeur  tenait  parla  main  uni'  jeune  demoiselle  (pafieîlîl). 


maison  d'autre  fenêtre  donnant  sur  les  cliam[)s, 
qu'une  simple  lucarne  pratiquée  dans  la  mu- 
raille, et  par  laquelle  on  jetait  la  paille  pour  les 
mules  et  les  chevaux.  Ce  fut  à  cette  lucarne  que 
vinrent  se  poster  les  deux  douzelles,  et  c'est  de 
là  qu'elles  aperçurent  don  Quicholte  à  clicval, 
languissamment  appuyé  sur  sa  lance  et  poussant 
par  intervalles  de  profonds  et  lamentables  sou- 
pirs, comme  s'il  eût  été  prêt  de  rendre  l'âme. 
0  Dulcinée  du  Toboso  !  disait-il  d'une  voix  ten- 
dre et  amoureuse  ;  type  suprême  de  la  beauté, 
idéal  de  l'esprit,  sommet  de  la  raison,  archives 


des  grâces ,  dépôt  des  vertus,  et  finalemeni 
abrégé  de  toul  ce  ([irii  y  a  dans  le  monde  de 
bon,  (rutile  et  de  délectable,  que  fait  Ta  Sei- 
itneurie  en  ce  moment?  Ta  pensée  s'occupe- 
t-clle  par  aventure  du  chevalier  de  Ion  esclave 
qui,  dans  le  seul  dessein  de  te  plaire,  s'est  ex- 
posé volontairement  à  tant  de  périls?  Oh  !  donne- 
moi  de  ses  nouvelles,  astre  aux  trois  visages, 
qui,  peut-être  envieux  du  sien,  te  livres  au  plai- 
sir de  la  regarder,  snit  qu'elle  se  promène  dans 
(|iielque  galerie  d'un  de  ses  magnifiques  palais, 
soit  qu'a|)puyée  sur  un  balcon  doré,  elle  rêve 


'2'H 


DON    QIICIKITTK 


aux  moyons  de  faire  rcntror  lo  raliiio  dans  mon 
àine  agitée  ;  c'est-à-dire  de  me  rappeler  d'une 
triste  mort  à  une  délicieuse  vie,  et,  sans  péril 
pour  sa  réputation,  de  récompenser  mon  amour 
et  mes  services.  Et  toi.  Soleil,  qui  sans  doute  ne 
te  hâtes  d'atteler  tes  coursiers  qu'alin  de  venir 
admirer  plus  tôt  celle  que  j'adore,  salue-la,  je 
t'en  prie,  de  ma  part;  mais  garde-toi  de  lui 
donner  un  hnisor,  car  j'en  serais  encore  plus 
jaloux  que  tu  ne  le  fus  de  cette"  nymphe  ingrate 
et  légère  qui  te  lit  tant  courir  dans  les  plaines 
de  la  Tlicssalie  ou  sur  les  rives  du  Pcnée  ;  je  ne 
me  rappelle  pas  bien  où  ton  amour  et  ta  jalousie 
t'entraînèrent  en  cette  circonstance. 

Notre  héros  en  était  là  de  son  pathétique  mo- 
nologue, quand  il  fut  interrompu  par  la  fille  de 
l'hôtelier,  qui,  faisant  signe  avec  la  main,  lui 
dit,  on  l'appelant  à  voix  basse  :  Mon  bon  sei- 
gneur, approchez  quelque  peu,  je  vous  prie.  A 
cette  voix,  l'amoureux  chevalier  tourna  la  tête, 
et  reconnaissant,  à  la  clarté  de  la  lune,  qu'on 
l'appelait  par  cette  lucarne,  qu'il  transformait 
en  une  fenèlre  à  treillis  d'or,  ainsi  qu'il  en 
voyait  à  tous  les  châteaux  dont  il  avait  l'imagi- 
nalion  remplie,  il  fc  mit  dans  l'esprit,  comme 
la  première  lois,  que  la  fille  du  scignciu'  châte- 
lain, éprise  de  son  mérite  et  cédant  à  la  pas- 
sion, le  sollicitait  de  nouveau  d'apaiser  son  mar- 
tyre. Aussi,  |ilcin  de  celle  chimère,  et  pour  ne 
pas  paraître  discourtois,  il  tourna  la  bride  à 
Rossinante,  et  s'approcha  :  Que  je  vous  plains, 
madame,  lui  dit-il  en  soupirant,  que  je  vous 
plains  d'avoir  pris  pour  but  de  vos  amoureuses 
pensées  un  malheureux  chevalier  errant,  (jui  m- 
s'appartient  plus,  et  que  l'amour  tient  ailleurs 
enchaîné.  No  m'en  voulez  pas,  aimable  demoi- 
selle ;  retire/.-voiis  dans  votre  ap|)arlenient,  je 
vous  en  ronjiiie,  et  à  force  do  faveurs  ne  me 
rendez  point  encore  plus  ingrat.  Mais  si,  à  l'ex- 
re|ilion  de  mon  cœur,  il  se  trouve  en  moi  quel- 
que chose  (jiii  puisse  payer  l'amour  que  vous 
me  témoignez,  demandez-le  hardiment  :  je  jure 
par  les  yeux  «le  la  belle  et  douce  eniUMuie  dont 


je  suis  l'esclave,  de  vous  l'accorder  sur  l'heure, 
quand  bien  même  vous  exigeriez  une  tresse  des 
cheveux  de  Méduse,  (jui  étaient  autant  d'ef- 
froyables couleuvres,  ou  les  rayons  du  Soleil 
lui-même  enfermés  dans  une  fiole. 

Ma  maîtresse  n'a  pas  besoin  de  tout  cela, 
seigneur  chevalier,  répondit  Maritorne. 

De  quoi  votre  maîtresse  a-t-elle  besoin,  duè- 
gne sage  et  discrète?  demanda  don  Quichotte. 

Seulement  d'une  de  vos  belles  mains,  répon- 
dit Maritorne,  afin  de  calmer  un  feu  dont  l'ar- 
deur l'a  conduite  à  celte  lucarne  en  l'absence 
d'un  père  qui,  sur  le  moindre  soupçon,  hache- 
rait sa  fille  si  menu  que  l'oreille  resterait  la 
plus  grosse  partie  de  toute  sa  personne. 

Qu'il  s'en  garde  bien,  repartit  don  Quichotte, 
s'il  ne  veut  avoir  la  plus  terriijle  fin  que  père 
ail  jamais  eue  pour  avoir  porté  une  main  inso- 
lente sur  les  membres  délicats  de  son  amou- 
reuse fille. 

Après  un  pareil  serment,  Marilorne  ne  douta 
point  que  don  Quichotte  ne  donnât  sa  main. 
Aussi  pour  exécuter  son  projet,  elle  courut  à  . 
l'écurie  chercher  le  lieou  de  làiie  de  Sancho,  et 
revint  bientôt  après  juste  au  moment  où  le  che- 
valier venait  de  se  mcllre  debout  sur  sa  selle, 
pour  atteindre  jusqu'à  la  fenêtre  grillée  où  il 
apercevait  la  passionnée  demoiselle  :  Voilà,  lui 
dil-ii  en  se  haussant,  voilà  (cltc  nuiin  que  vous 
demandez,  madame,  ou  plutôt  ce  fléau  des  mé- 
chants qui  troublent  la  terre  par  leurs  forfaits, 
cette  main  que  personne  n'a  jamais  touchée,  pas 
môme  celle  à  qui  j'appartiens  corps  et  Ame; 
|iri  iicz-Ia  celte  main,  je  vims  la  (Idunc  non  pour 
la  couvrir  de  baisers,  mais  sinqdement  pour 
vous  faire  admirer  l'admirable  contexture  de 
ses  nerfs,  le  puissant  assemblage  de  ses  muscles, 
et  la  grosseur  peu  commune  de  ses  veines  ;  ju- 
gez, d'après  cela,  (|uelle  est  la  fiu'ce  du  bras  au- 
quel appartient  une  telle  main. 

Nous  le  verrons  dans  nu  instant,  dit  Mari- 
torne, t|ui  avant  fait  un  nieud  coulant  à  l'un  des 
boni-  dn  litiiu,  lo  jcla  au  poignet  de  don  Qui- 


m:    I.A   MANCHE. 


'.'5(1 


chollo,  |>iiis  sVmprossa  d'attacher  l'aulrc  hoiil 
au  M'iTuu  lie  la  porto. 

I.c  i-lu'valier,  .sentant  la  niticssc  du  lii'ii  <|iii 
lui  reli'iiail  lo  bras,  ne  savait  ipu'  iicuser  ;  Ma 
liflle  (li'uioiscllo,  lui  dit-il  avec  douceur,  il  me 
spuiiile  iiuo  \otrc  (iràce  ni'éjjfralifine  la  niaiii  au 
lieu  de  la  caresser,  épargnez-la,  de  grâce;  elle 
n'a  aucune  [lart  au  tourment  (pie  vous  endurez; 
il  n'est  pas  juste  que  vous  vengiez  sur  une  petite 
partie  de  nioi-niènie  la  grandeur  de  votre  dé- 
pit: quand  'jn  aiuic  bien,  on  ne  traite  pas  les 
gens  avec  cette  rigueur. 

Il  avait  beau  se  plaindre,  personne  ne  i'écon- 
lait,  car  dès  que  Marilorne  l'eut  lié  de  telle 
sorte  ipi'il  ne  pouvait  [dus  se  détacher,  nos 
deux  donzellcs  s'étaient  retirées  en  poulTanl  de 
rire.  Le  pauvre  chevalier  resta  donc  debout  sur 
son  cheval,  le  bras  engagé  dans  la  lucarne,  l'or- 
tenient  retenu  jun'  le  poignet,  et  mourant  de 
[>eur  que  Rossinante,  en  se  détournant  tant  soit 
peu,  ne  l'abandonnât  à  ce  supplice  d'un  nou- 
veau genre.  Dans  cette  inquiétude  il  n'osait  re- 
muer ;  et  retenant  son  haleine,  il  craignait  de 
faire  un  mouvement  qui  impatientât  son  cheval, 
car  il  ne  doutait  pas  que  de  lui-même  le  paisible 
quadrupède  ne  fût  capable  de  rester  là  un  siècle 
entier.  Au  bout  de  quelque  temps  néanmoins,  le 
silence  de  ces  dames  commença  à  lui  faire  pen- 
ser qu'il  était  le  jouet  d'un  enchantement, 
comme  lorsqu'il  fut  roué  de  coups  dans  ce  même 
château  par  le  More  enchanté,  et  il  se  reprochait 
déjà  rimprudcnce  qu'il  avait  eue  de  s'y  exposer 
une  seconde  fois,  après  avoir  été  si  maltraité  la 
première.  J'aurais  dû  me  rappeler,  se  disait-il 
en  lui-même,  que  lorsqu'un  chevalier  tente  une 
aventure  sans  pouvoir  en  venir  à  bout,  c'est  une 
preuve  qu'elle  est  réservée  à  un  autre;  et  il  est 
dispensé  dans  ce  cas  de  l'entreprendre  de  nou- 
veau. Cependant  il  lirait  son  bras,  avec  beau- 
coup de  ménagement  toutefois,  de  crainte  de 
faire  bouger  Rossinante,  mais  tous  ses  efforts  ne 
faisaient  que  resserrer  le  lien,  de  sorte  qu'il  se 
trouvait  dans  cette  cruelle  alternative,  ou  de  se 


tenir  sur  la  pointe  des  pieds,  ou  de  s'arracher 
le  poignet  pour  parvenir  à  se  rcincllre  en  selle. 
Oli  !  comme  en  cet  instant  il  eût  voulu  posséder 
cette  tranchante  épée  d'Aniadis,  qui  détruisait 
luutes  sortes  d'enchantements!  ipie  de  fois  il 
maudit  son  étoile,  (pii  privait  la  terre  du  secours 
de  son  bras  tant  qu'il  resterait  enchanté  !  (Jue 
de  fois  il  iiivo(ina  sa  bien-ainiéc  Dulcinée  du 
Toboso!  que  de  fois  il  appela  son  lidèle  écuyer 
Saiicho  Panza,  (|ui,  étendu  sur  le  bat  de  son 
àue,  et  enseveli  dans  un  profond  sommeil,  ou- 
bliait que  lui-même  fiU  de  ce  monde! 

Finalement,  i'aiilic  du  jour  le  surprit,  mais  si 
confondu,  si  désespéré,  (|u'il  mugissait  comme 
un  taureau,  et  malgré  tout  si  bien  persuadé  de 
son  enchanleiiient,  que  conlirinait  eiicoie  l'in- 
croyaidc  immobilité  de  Rossinante,  ipi  il  ne 
douta  plus  que  son  cheval  et  lui  ne  dussent  res- 
ter plusieurs  siècles  sans  boire,  ni  manger,  ni 
dormir,  jusqu'à  ce  que  le  charme  fût  rompu, 
ou  qu'un  plus  savant  enchanteur  vint  le  dé- 
livrer. 

11  en  étiiit  là,  lors<|ue  quatre  cavaliers  bien 
équipés  et  portant  l'escopette  à  l'arçon  de  leurs 
selles,  vinrent  frappera  la  porte  de  l'hùtellerie. 
Hou  Quichotte,  pour  remplir  malgré  tout  le  de- 
voir d'une  vigilante  sentinelle,  leur  cria  d'une 
voix  haute  :  Chevaliers  ou  écuyers,  ou  qui  (pic 
vous  soyez,  cessez  de  frapper  à  la  porte  de  ce 
château  :  ne  voyez-vous  pas  qu'à  celte  heure 
ceux  qui  l'habitent  reposent  encore?  On  n'ouvre 
les  forteresses  qu'après  le  lever  du  soleil.  Reti- 
rez-vous, et  attendez  qu'il  soit  jour;  nous  ver- 
rons alors  s'il  convient  ou  non  de  vous  ouvrir. 

Quelle  diable  de  forteresse  y  a-t-il  ici,  i)our 
nous  obliger  à  toutes  ces  cérémonies?  dit  l'un 
des  cavaliers;  si  vous  êtes  l'hôtelier,  faites-nous 
ouvrir  promptement,  car  nous  sommes  pressés, 
et  nous  ne  voulons  {|ue  faire  donner  l'orge  à 
nos  montures,  puis  continuer  notre  chemin. 

Est-ie  que  j'ai  la  mine  d'un  liolelierV  repartit 
don  Quichotte. 

Je  ne  sais  de  qui  vous  avez  la  mine,  répondit 


.'4(1 


DON    QUICIIOÏTK 


le  cavalier;  mais  il  i'aut  rcvorimur  ajipclei'  cette 
liolfilerie  un  château. 

C'en  est  1111  jiourlaiil,  et  îles  [iliis  ruineux  de 
tout  le  royaume,  répliqua  don  (juicliolte  ;  il  a 
pour  Ilotes  eu  ce  moiiieiit  lels  personnages  cpii 
se  sont  vus  le  sceptre  à  la  main  et  la  eouroime 
sur  la  tète. 

C'est  sans  doute  une  troupe  de  ces  comédiens 
qu'on  voit  sur  le  théâtre,  répondit  le  cavalier  ; 
car  il  n'y  a  guère  d'apparence  (pi'il  y  ait  d'au- 
tres gens  dans  une  ])areille  liôlcllerie. 

Vous  connaissez  peu  les  choses  de  la  vie,  re- 
partit don  Quichotte,  puisque  vous  ignorez  en- 
core les  miracles  qui  ont  lieu  chaque  jour  dans 
la  chevalerie  errante. 

Ennuyés  de  ce  long  dialogue,  les  cavaliers 
recommencèrent  à  frapper  de  telle  sorte,  qu'ils 
linirent  par  éveiller  tout  le  monde.  Or,  il  arriva 
(ju'cn  ce  moment  la  jument  d'un  d'entre  eux 
s'en  vint  flairer  Rossinante,  qui,  immobile  et 
l'oreille  basse,  continuait  à  soutenir  le  corps  al-  ! 
longé  de  son  maître.  Rossinante,  qui  était  de 
chair,  quoiqu'il  parût  de  bois,  voulut  à  son  tour 
s'approcher  de  la  jument  qui  lui  faisait  des 
avances  ;  mais  à  peine  eût-il  bougé  tant  soit  peu, 
(pie,  glissant  de  sa  selle,  les  deux  pieds  de  don 
Quichotte  perdirent  à  la  fois  leur  a|)pui,  el  le 
pauvre  homme  serait  tombé  lourdement  s'il  n'a- 
vait été  fortement  attaché  par  le  bras.  Il  éprouva 
une  telle  angoisse,  qu'il  crut  qu'on  lui  arrachait 
le  poignet.  Allongé  par  le  poids  de  son  corps,  il 
touchait  presque  à  terre,  ce  qui  lui  fut  un  sur- 
croit de  douleur,  car,  sentant  combien  |)eu  il 
s'en  fallait  que  ses  pieds  ne  portassent,  il  s'al- 
longeait de  liii-niénie  encore  plus,  comme  font 
les  malheureux  soumis  au  supplice  de  1  estra- 
pade, et  augmentait  ainsi  son  tourment. 


ClIM'lTIiK  \L1V 

ou    SE    POORïUH/CNr    LES    EVENEMENTS    INOUÏS 
DE    L'HOTELLERie 

.Vii\  cris  épouvantables  que  pou?sail  dnn  Qui- 


chotte, riiotelier  s  empressa  d'ouvrir  la  porte, 
IH'iidant  que  de  son  côté  Maritorne,  éveillée  par 
le  bruit  el  en  devinnnt  sans  peine  la  cause,  se 
glissait  dans  le  grenier  afin  de  détacher  le  licou 
et  de  rendre  la  liberté  au  chevalier,  qui  roula 
par  terre  en  présence  des  voyageurs.  Ils  lui  de- 
mandèrent pourquoi  sujet  il  criait  si  fort;  mais, 
sans  leur  répondre,  notre  héros  se  relève  promp- 
tement,  saute  sur  Rossinante,  embrasse  son  écu, 
met  la  lance  en  arrêt,  et,  prenant  du  cham]), 
revient  au  petit  galop  en  disant  :  (Juiconque  pré- 
tend que  j'ai  été  justement  enchanté  ment 
conimc  un  imposteur;  je  lui  en  donne  le  dé- 
menti !  et  [lourvu  que  madame  la  princesse  de 
Micoinicon  m'en  accorde  la  permission,  je  le  dé- 
lie cl  l'appelle  en  combat  singulier. 

Ces  paroles  surprirent  grandement  les  nou- 
veaux venus  (pii,  ayant  su  l'humeur  bizarre  du 
chevalier,  ne  s'y  arrêtèrent  pas  davantage  et 
demandèrent  à  l'hôtelier  s'il  n'y  avait  point  chez 
lui  un  jeune  lioinmc  d'environ  quinze  ans,  vêtu 
en  muletier;  en  un  mot,  ils  donnèrent  le  signa- 
lement complet  de  l'amant  de  la  belle  Claire. 

11  y  a  tant  de  gens  de  toute  sorte  dans  ma 
maison,  ré[)ondit  l'hôtelier,  que  je  n'ai  ]ias  pris 
garde  à  celui  dont  vous  parlez. 

Mais  un  des  cavaliers,  reconnaissant  le  cocher 
(pli  avait  amené  l'auditeur,  s'écria  que  le  jeune 
homme  étail  sans  doute  là  :  Qu'un  de  nous, 
ajouta-t-il,  se  tienne  à  la  porte  cl  fasse  senti- 
nelle, pendant  que  les  autres  le  chercheront  ;  il 
serait  bon  aussi  de  veiller  autour  de  l'hôtellerie, 
(le  peur  que  le  l'iigidr  ne  s'échappe  par-dessus 
les  murs.  Ce(|ui  fut  fait. 

Le  jour  étant  venu,  chacun  pensa  à  se  lever, 
surtout  Dorothée  el  la  jeune  (ilaiie,  (luin'avaienl 
pu  dormir,  riiiic  troublée  de  savoir  son  amant 
si  près  d'elli',  cl  l'aiilK^  linilanl  d'envie  de  le 
coiinaitre.  iJuu  Quichotle  élouriail  de  rage,  en 
voyant  qu'aucun  des  voyageuis  ne  faisait  allen- 
tion  à  lui,  et  s'il  n'eût  craint  de  man(|uer  aux 
lois  de  la  chevalerie,  il  les  aurait  assaillis  tous 
.1  la  foi-,  pour  loseonlraiiidre  de  ré|iondre  à  son 


Il  i;    I.  A    M  A  N  t;  Il  K. 


241 


Voilà,  dit-il  en  se  liaussinl,  voilà  la  main  que  voit^  dcmanilez,  majamc  (page  238). 


défi.  Mais  lemicommc  il  l'était  Je  n'cntroproiulre 
aucune  aventure  avant  d'avoir  rétabli  la  prin- 
cesse de  Micomicon  sur  le  trône,  il  se  résigna 
cl  regarda  faire  les  voyageurs. 

L'un  d'eux  ayant  enlin  trouve  le  jeune  garçon 
qu'ils  cherchaient,  endormi  tranquille  iicnl  au- 
près d'un  muletier,  le  saisit  par  le  bras  et  lui 
dit  en  réveillant  :  Par  ma  foi,  seigneur  don  Luis, 
je  vous  trouve  dans  un  bel  écjuipage,  et  ce  lit 
répond  bien  aux  délicatesses  dans  IcsciiicUos 
vous  avez  été  élevé  1 

Notre  amoureux,  eucore  tout  assoupi,  to  trotta 


]  les  veux,  et  avant  envisage  celui  qui  le  tenait,  re- 
connut un  des  valets  de  son  père,  ce  dont  il  fut 
si  surpris  qu'il  fut  longtemps  sans  pouvoir  ar- 
ticuler une  parole. 

Seigneur  don  Luis,  continua  le  valet,  vous 
n'avez  qu'un  seul  parli  à  prendre.  Hetourncz 
chez  votre  père,  si  vous  ne  voulez  être  bientôt 
privé  de  lui;  car  il  n'y  a  guère  autre  chose  à  at- 
tendre de  l'étal  où  Ta  mis  votre  fuite. 

llél  comment  mon  père  a-l-il  su  que  j'avais 
pris  ce  chemin  et  ce  déguisement'.'  répondit  don 
Luis. 


242 


DON   QUICHOTTE 


En  voyant  son  arfliction,  un  éUidiant  à  (|ui 
vous  aviez  confié  votre  dessein  lui  a  tout  dé- 
couvert, et  il  nous  a  envoyés  à  votre  poursuite, 
ces  trois  cavaliers  et  moi.  Nous  serons  heureux 
de  pouvoir  liieiilôl  vous  remettre  entre  les  bras 
d'un  père  qui  vous  aime  tant. 

Oli  !  il  n'en  sera  que  ce  que  je  voudrai,  ré- 
pondit don  Luis. 

Le  muletier  auprès  de  qui  don  Luis  avait  passé 
la  nuit,  ayant  entendu  cette  conversation,  en  alla 
donner  avis  à  don  Fernand  et  aux  autres,  (pii 
étaient  déjà  sur  pied  ;  il  leur  dit  que  le  valet 
appelait  le  jeune  homme  seigneur,  et  qu'on  vou- 
lait rcinnioner  malgré  lui.  Ces  paroles  leur 
donnèrent  à  fous  l'envie  de  le  connaître  et  de 
lui  prêter  secours  au  cas  où  l'on  voudrait  lui 
l'aire  quelque  violence;  ils  coururent  donc  à  l'é- 
curie, où  ils  le  trouvèrent  se  débattant  contre  le 
valet.  Dorothée  qui,  en  sortant  de  sa  chambre, 
avait  rencontré  Cardenio,  lui  conta  en  peu  de 
mots  l'histoire  de  Claire  et  du  musicien  in- 
connu, et  Cardenio,  de  son  côté,  lui  apprit  ce 
qui  se  passait  entre  don  Luis  et  les  gens  de  son 
père.  Mais  il  ne  le  fit  pas  si  secrètement  que 
Claire,  qui  suivait  Dorothée,  ne  l'entendît.  Elle 
en  fut  si  émue,  qu'elle  faillit  s'évanouir.  Heu- 
reusement Dorothée  la  soutint  et  l'emmena  dans 
sa  chambre,  après  que  Cardenio  l'eût  assurée 
qu'il  allait  faire  tous  ses  efforts  pour  arranger 
tout  cela. 

Cependant  les  quatre  cavaliers  venus  à  la  re- 
cherche de  don  JAiis  ne  le  (piitlaient  pas;  ils 
tâchaient  de  lui  persuader  de  partir  sur-le- 
champ  ])our  aller  lonsoler  son  père;  et  connue 
il  refusait  avec  emportement,  ayant,  disait-il, 
à  terminer  une  affaire  qui  intéressait  son  hon- 
neur, sa  vie,  et  même  son  salut,  ils  le  pressaient 
de  façon  à  ne  lui  laisser  aucun  doute  sur  la  ré- 
solution où  ils  étaient  de  l'euunencr  à  quehpu' 
prix  que  ce  lût.  Tons  ceux  qui  étaient  dans  l'hô- 
tellerie étaient  accourus  au  bruit,  Cardenio,  don 
l'ernaiid  et  ses  cavaliers,  l'auditeur,  le  curé, 
maître  Nicolas  et  don  Quichotte  lui-même,  au- 


quel il  avait  semblé  inutile  de  faire  plus  long- 
temps la  garde  du  château.  Cardenio,  qui 
cduiiaissaitdéjà  l'histoire  du  gareon  nuilclier,  de- 
manda à  ceux  qui  voulaient  l'entraîner  par  force, 
(piel  motif  ils  avaient  d'emmener  ce  jeune 
honnne,  puisqu'il  s'y  refusait  obstinément. 

Notre  motif,  répondirent-ils,  c'est  de  rendre 
la  vie  au  père  de  ce  gentilhonnne,  que  son  ab- 
sence réduit  au  désespoir. 

Ce  sont  mes  affaires  et  non  les  vôtres,  ré- 
|)li([ua  don  Luis  ;  je  retournerai  s'il  me  plaît,  et 
pas  un  de  vous  ne  saurait  m'y  forcer. 

La  raison  vous  y  forcera,  répondit  un  des 
valets,  et  si  elle  ne  peut  rien  sur  vous,  nous  fe- 
rons notre  devoir. 

Sachons  un  peu  ce  qu'il  y  a  au  fond  de  tout 
cela,  dit  l'auditeur. 

Ce  valet  reconnut  l'auditeur.  Est-ce  que  Votre 
(iràce.  Seigneur,  lui  dit-il  en  le  saluant,  mi  se 
rappelle  pas  ce  jeune  gentilhomme  ?  C'est  le  fils 
de  voire  voisin;  il  s'est  échappé  de  chez  son 
l)ère  sous  un  costume  qui  ne  ferait  guère  soup- 
(;onner  qui  il  est. 

Frappé  de  ces  paroles,  l'auditeur  le  considéra 
quelque  temps,  et,  s'étant  rappelé  ses  traits,  il 
lui  dit  en  l'embrassant:  lié!  quel  enfantillage 
est-ce  là,  seigneur  don  Luis'.'  Quel  motif  si 
puissant  a  pu  vous  faire  jjrendre  un  déguise- 
ment si  indigne  de  vous?  mais  voyant  le  jeune 
garçon  les  yeux  pleins  de  larmes,  il  dit  aux  va- 
lets de  s'éloigner;  et  l'ayant  pris  à  part,  il  lui 
demanda  ce  que  cela  signifiait. 

Pendant  que  l'auditeur  interrogeait  don  Luis, 
(in  (!iiU'iidil  de  grands  cris  à  la  porte  de 
riiùtellerie.  Deux  hommes  (|ui  y  avaient  passé 
la  nuit,  voyant  tous  les  gens  de  la  maison  oc- 
cupés, voulurent  déguer|)ir  sans  payer  :  mais 
l'hôtelier,  plus  attentif  à  ses  affaires  qu'à  celles 
d'aulrui,  les  arrêta  au  passage,  leur  réclamant 
la  dépense  avec  un  tel  surcroît  d'injures  qu'il 
les  excita  à  lui  répondre  à  coups  de  poing,  et 
en  elTel,  ils  le  gourmaient  de  telle  sorte,  qu'il 
l'ut  contraint  d'appeler  au  secours.  L'hôtesse  et 


UK   LA    MANCHE. 


2A.1 


sa  lille  accmirurcnt  ;  innis  comme  l'ilcs  n'y 
pouvaient  rien,  la  fille  de  nuMessc,  ipii  avail  mi 
en  passant  don  Qnidiolle  les  bras  cinisés  el  an 
repos,  revint  sur  ses  pas  et  lui  dit  :  Seif,'neur 
tiievalier,  par  la  vertu  que  Dieu  vous  a  donnée, 
venez,  je  vous  eu  supplie,  venez  secourir  mon 
père,  quedeux  méchants  hommes  battent  comme 
plâtre. 

Très-belle  demoiselle,  répondit  donOnichotte 
avec  le  plus  grand  sang-froidv,  voire  requête  ne 
saurait  pour  riienrcétre  accueillie,  car  j'ai  donné 
ma  parole  do  n'entreprendre  aucune  aventure 
avant  d'en  avoir  achevé  une  à  laquelle  je  me 
suis  engage.  Mais  voici  ce  que  je  peux  faire 
pour  votre  service  :  courez  dire  au  seigneur 
votre  père  de  soutenir  de  son  mieux  le  coud)at 
où  il  est  engagé,  sans  se  laisser  vaincre;  j'irai 
jiendant  ce  temps  demander  à  la  princesse  de 
Micomicon  la  liberté  de  le  secourir;  si  elle  me 
l'octroie,  soyez  convaincue  que  je  saurai  le 
tirer  d'affaire. 

Pécheresse  que  je  suis  !  s'écria  Maritorne  qui 
était  présente,  avant  que  Votre  Seigneurie  ail 
la  permission  qu'elle  vient  de  dire,  notre  maître 
sera  dans  l'autre  monde  I 

Trouvez  bon,  madame,  (juc  j'aille  la  récla- 
mer, repartit  don  Quichotte,  et  quand  une  fois 
je  l'aurai  obtenue,  peu  importe  que  le  seigneur 
châtelain  soit  ou  non  dans  l'autre  monde  ;  je 
saurai  l'en  arracher  en  dépit  de  tous  ceux  (|ui 
voudraient  s'y  opposer,  ou  du  moins  je  tirerai 
de  ceux  qui  l'y  auront  envoyé  une  vengeance  si 
éclatante  que  vous  aurez  lieu  d'être  salisl'aito. 
Cela  dit,  il  va  se  jeter  à  genoux  devant  Do- 
rothée, la  suppliant,  avec  les  expressions  les 
plus  choisies  de  la  chevalerie  errante,  de  lui 
permettre  de  secourir  le  seigneur  du  château, 
qui  se  trouvait  dans  un  pressant  péril.  La  prin- 
cesse y  consent  ;  alors  notre  valeureux  chevalier, 
mettant  l'épée  à  la  main  et  embrassant  son  écu, 
se  dirige  vers  la  porte  de  l'hôtellerie,  où  le 
combat  continuait  au  grand  désavantage  de  l'hô- 
telier. Mais  tout  à  coup  il  s'arrête  et  demeure 


innnoliile,  quoiipie  l'hôtesse  et  Mariinrne  le 
harcelassent  en  lui  demaiulant  ce  qui  l'ciMpc'- 
I  hait  de  secourir  leur  maître. 

(!e(pii  m'en  empêche,  rêpiunlil  don  Quichotte, 
c'est  (pi'il  ne  m'est  pas  permis  de  tirer  l'épée 
contre  <le  pareilles  gens;  appelez  mon  écuyer 
Sanclio  Panza,  c'est  à  lui  <|nc  revient  dedroitle 
châtiment  de  ceu\  ipii  ne  sont  pas  aruii''>  che- 
valiers. 

Voilà  ce  qui  se  jiassail  à  la  ])ortc  de  l'hôtel- 
lerie, où  les  gonrmades  tombaient  dru  comme 
grélc  sur  la  tête  de  l'hôtelier,  pendant  (pie  Ma- 
ritorne, l'hôtesse  et  sa  (ille  enrageaient  de  la 
froideur  de  don  Quichotte  et  lui  reprochaient  sa 
poltronnerie.  Mais  quittons-les  un  moment,  el 
allons  savoir  ce  que  don  Luis  ré|)ondait  aux 
questions  de  l'auditeur,  au  sujet  de  sa  fuite  el 
de  son  déguisement. 

Le  jeune  homme  pressait  les  mains  du  père 
de  la  belle  Claire  et  versait  des  larmes  abon- 
dantes. Seigneur,  lui  disait-il,  je  ne  saurais  con- 
fesser autre  chose,  sinon  qu'après  avoir  vu  ma- 
demoiselle votre  fdle,  lorsipie  vous  êtes  venu 
habiter  dans  noire  voisinage,  j'en  devins  é|)er- 
dumcnt  amoureux  ;  et  si  vous  consentez  à  ce  que 
j'aie  l'honneur  d'être  votre  fils,  dès  aujourd'hui 
même  elle  sera  ma  femme  :  c'est  pour  elle  que 
j'ai  quille  sous  ce  déguisement  l:i  maison  de 
mon  père,  et  je  .suis  résolu  à  la  suivre  partout. 
Elle  ne  sait  pas  ('ond)ien  je  l'aime,  à  moins 
pourtant  qu'elle  ne  l'ail  deviné  à  mes  larmes, 
car  je  n'ai  jamais  eu  le  bonheur  de  lui  parler. 
Vous  savez  qui  je  suis,  quel  est  le  bien  do  mon 
père,  vous  savez  aussi  qu'il  n'a  pas  d'autre  hé- 
ritier que  moi.  D'après  cela  si  vous  me  jugez 
(ligne  de  votre  alliance,  rendez-moi  heureux 
jiromptement,  je  vous  en  supplie,  en  m'accep- 
tant  piuir  voire  lils,  et  je  vous  jure  de  vous  ser- 
vir toute  ma  vie  avec  tout  le  respect  et  toute 
l'affection  imaginables.  Si,  par  hasard,  mon  père 
refusait  d'y  consentir,  j'espère  ipie  le  temps  et 
rexccUence  de  mon  choix  le  feront  changer 
d'idée. 


UA 


DON    QUICHOTTE 


L'amoureux  jeune  liomme  se  tut  ;  l'auditeur 
demeura  non  moins  surpris  tl'une  confidence 
si  imprévue,  qu'indécis  sur  le  pnrti  ([u'il  devait 
prendre.  Il  engagea  d'aliord  don  Luis  à  se  cal- 
mer, et  lui  dit  que  pourvu  qu'il  obtînt  des  gens 
de  son  père  de  ne  pas  le  forcer  à  les  suivre,  il 
allait  aviser  au  moyen  de  faii'e  ce  (|ui  convien- 
drait le  mieux. 

L'hôtelier  avait  fait  la  paix  avec  ses  deux  hôtes, 
que  les  conseils  de  don  Quichotte,  encore  plus 
que  ses  menaces,  avaient  décidés  à  payer  leur 
dépense,  et  les  valets  de  don  Luis  attendaient 
le  résultat  de  l'entretien  de  leur  jeune  maître 
avec  l'auditeur,  quand  le  diahle ,  qui  ne  dort 
jamais,  amena  dans  l'hôtellerie  le  barbier  à  qui 
don  Quichotte  avait  enlevé  l'armet  de Mambrin, 
et  Sancho  Panza  le  harnais  de  son  âne.  En  con- 
duisant sa  bête  à  l'écurie,  cet  homme  reconnut 
Sancho  qui  accommodait  son  grison  :  Ah  :  lar- 
ron, lui  dit-il  en  le  prenant  au  collet,  je  te  tiens 
à  la  fin  ;  tu  vas  me  rendre  mon  bassin,  mon  bât 
et  tout  l'équipage  que  tu  m'as  volé.  Se  voyant 
attaqué  à  l'improviste,  et  s'entendant  dire  des 
injures,  Sancho  saisit  d'une  main  l'objet  de  la 
dispute,  et  de  l'autre  appli(|ua  un  si  grand  coup 
de  poing  à  son  agresseur,  qu'il  lui  mit  la  mâ- 
choire en  sang  ;  néanmoins  le  barbier  ne  lâ- 
chait point  prise,  et  il  se  mit  à  pousser  de  tels 
cris,  que  tout  le  monde  accourut.  Justice!  au 
nom  du  roi  !  justice!  criait-il;  ce  détrousseur 
de  passants  veut  m'assassiner  parce  que  je  re- 
prends ifton  bien. 

Tu  en  as  menti  par  la  gorge  !  répliquait  San- 
cho; je  ne  suis  point  un  détrousseur  de  pas- 
sants, et  c'est  de  bonne  guerre  que  mon  maître 
a  conquis  ces  dépouilles. 

Témoin  de  la  valeur  de  son  écuyer,  don  Oiii- 
cliotte  jouissait  de  voir  avec  quelle  vigueur  San- 
cho savait  attaquer  et  se  défendre  ;  aussi  dès  ce 
moment  il  le  tint  pour  honune  de  cœur,  et  il 
résolut  de  l'armer  chevalier  à  la  première  occa- 
sion qui  viendrait  à  se  présenter,  ne  doutant 
|ioiiit  qur   l'iirdn'  n'i'ii   ri'ti!;it    un    très-grand 


lustre.  Pendant  ce  temps,  le  pauvre  barbier  con- 
tinuait à  s'escrimer  de  sou  mieux.  De  même  que 
ma  vie  est  à  Dieu,  disait-il,  cç  bât  est  à  moi,  et 
je  le  recoimais  comme  si  je  l'avais  mis  au 
monde  1  d'ailleurs  mon  âne  est  là  qui  pourra  me 
démentir  :  qu'on  le  lui  essaye,  et  si  ce  bât  ne 
lui  va  pas  comme  un  gant,  je  consens  à  passer 
pour  un  infâme.  Mais  ce  n'est  pas  tout,  le  même 
jour  qu'ils  me  l'ont  pris,  ils  m'ont  aussi  enlevé 
un  plat  à  barbe  de  cuivre  tout  battant  neuf,  qui 
m'avait  coûté  un  bel  et  bon  écu. 

En  entendant  ces  paroles,  don  Quichotte  ne 
put  s'empêcher  d'intervenir;  il  sépara  les  com- 
battants, déposa  le  bât  par  terre,  afin  qu'il  fût 
vu  de  tout  le  monde,  et  dit  :  Seigneurs,  Vos 
Grâces  vont  reconnaître  manifestement  l'erreur 
de  ce  bon  écuyer,  qui  appelle  un  plat  à  barbe 
ce  qui  est,  fut  et  ne  cessera  jamais  d'être  l'ar- 
met de  Mambrin  ;  or,  cet  armct,  je  le  lui  ai  en- 
levé en  combat  singulier,  j'en  suis  donc  maître 
de  la  façon  la  plus  légitime.  Quant  au  bât,  je  ne 
m'en  mêle  point  :  tout  ce  que  je  puis  dire  à  ce 
sujet,  c'est  qu'après  le  combat  mon  écuyer  me 
demanda  la  permission  de  prendre  le  harnais 
du  cheval  de  ce  poltron,  [tour  remplacer  le  sien. 
Expliquer  comment  ce  harnais  s'est  métamor- 
phosé en  bât,  je  ne  saurais  en  donner  d'autre 
raison,  sinon  que  ces  sortes  de  transformations 
se  voient  chaque  jour  dans  la  chevalerie  errante  ; 
et  pour  preuve  de  ce  qiui  j'avance,  ajoula-t-il, 
cours,  Sancho,  mon  enfant,  va  cliercher  l'armet 
(|ue  ce  brave  houinie  appelle  un  bassin  de  bar- 
bier. 

Si  nous  n'avons  pas  d'autre  preuve,  répliqua 
Sancho,  nous  voilà  dans  de  beaux  draps  ;  aussi 
plat  à  barbe  est  l'armet  de  Mambrin,  que  la  selle 
de  cet  lioiiune  est  bat. 

Fais  ce  que  je  t'ordonne,  repartit  don  Qui- 
chotte; peut-être  que  ce  qui  arrive  dans  ce  châ- 
teau ne  se  fera  pas  toujours  par  voie  d'encban- 
tcmenl. 

Sancho  alla  chercher  le  bassin  cl  l'apporta. 
Voyez  mainlciinnl,  seigneurs,  dit  ilon  Quichotte 


DK   LA   MANCKE. 


2ir. 


II  ne  m'c^l  pa^  itermis  de  lircr  l'épôc  contre  de  porcilles  gens,  appelez  mon  éeuyer  Siini-lio  ip.ige  ilô). 


en  le  présentant  à  rassemblée,  voyez  s'il  est 
possible  de  soutenir  que  ce  ne  soit  pas  là  un 
armet?  Je  jure,  par  l'ordre  de  chevalerie  dont 
je  fais  ])rofession,  que  cet  armet  est  tel  que  je 
l'ai  pris,  sans  y  avoir  rien  ajouté,  rien  rctranclié. 

11  n'y  a  pas  le  moindre  doute,  ajouta  Sanolio, 
et  depuis  que  mon  maître  l'a  conquis,  il  n'a  li- 
vré qu'une  seule  bataille,  celle  où  il  délivra  ces 
misérables  forçats  ;  et  bien  lui  en  prit,  car  ce 
plat  à  barbe  ou  armet,  comme  on  voudra  l'ap- 
peler, lui  a  garanti  la  tète  de  nombreux  coups 
de  pierre  en  cette  diabolique  rencontre. 

Eh  bien  !  messeigneurs,  dit  le  barbier,  que 
vous  semble  de  gens  qui  afiirment  que  ceci  n'est 
point  un  plat  à  barbe,  mais  un  armet? 


CHAPITRE  XLV 

ou    L'ON    ACHEVE    DE  VÉRIFIER    LES    DOUTES 

SUR     L'AHMET     DE     MEM8RIN     ET     SUR     LE     BAT     DE     L'ANE, 

AVEC     D'AUTRES    AVENTURES    AUSSI     VERITABLES 

A  qui  osera  soutenir  le  coniraire,  repartit  don 
Quichotte,  je  dirai  qu'il  ment,  s'il  est  chevalier, 
et  s'il  n'est  qu'écuM'r,  qu'il  a  iiiri:li  et  rcmenli 
mille  fois. 

Pour  diverlir  la  compagnie,  maître  Nicolas 
voulut  appuyer  la  folie  de  don  Quichollc,  et 
s'adressant  à  son  confrère  :  Seigneur  barbier, 
lui  dit-il,  sachez  que  nous  sommes,  vous  et  moi, 
du  même  métier  :  il  y  a  plus  de  vingt  ans  que 
j'ai  mes  lettres  de  maîtrise,  et  je  coiniais  fort 
bien  tous  les  instruments  de  barbcrie,  depuis  le 
plus  grand  jusqu'au  plus  petit.  Sachez  de  plus 
qu'ayant  été  soldat  dans  ma  jeunesse  je  connais 
parfaitement  ce  que  c'est  qu'un  iiriiicl,  un  mo- 
rion,  une  salade,  eu  nn  mot  toutes  les  choses 


2 '(6 


DON   QUICHOTTE 


de  la  guerre.  Ainsi  donc,  sauf  meilleur  avis,  je 
disque  cette  pièce  qui  est  entre  les  mains  du 
seigneur  chevalier  est  si  éloignée  d'être  un  |)lat 
à  barbe,  qu'il  n'existe  pas  une  plus  grande  dif- 
férence entre  le  blanc  et  le  noir;  je  dis  et  redis 
que  c'est  un  armet;  seulement  il  n'est  pas  en- 
tier. 

Assurément,  répliqua  don  Quichotte,  car  il  en 
inanijuo  la  moitié,  à  savoir  la  uicntonnière. 

Tout  le  monde  est  d'accord  là-dessus!  ajouta 
le  curé,  qui  avait  saisi  l'intention  de  maître  Ai- 
colas. 

Cardenio,  don  Fernand  et  ses  amis  affirmèrent 
la  même  chose.  L'auditeur  aurait  volontiers  dit 
comme  eux,  si  l'affaire  de  don  Luis  ne  lui  eût 
donné  à  réfléchir  ;  mais  il  la  trouvait  assez  grave 
pour  ne  pas  se  mêler  à  toutes  ces  plaisanteries. 

Dieu  me  soit  en  aide  1  s'écriait  le  malheureux 
barbier;  comment  tant  d' honnêtes  gentilsliouimes 
peuvent-ils  prendre  un  plat  à  barbe  pour  un  ar- 
met? En  vérité,  il  y  a  là  de  quoi  confondre 
toute  une  université  ;  si  ce  plat  à  barbe  est  un 
armet,  alors  ce  bât  doit  être  aussi  une  selle  de 
cheval,  connue  le  prétend  ce  seigneur. 

Quant  à  cet  objet,  il  me  semble  bât,  reprit 
notre  chevalier;  mais  je  vous  ai  déjà  dit  que  je 
ne  me  mêle  point  de  cela. 

Selle  ou  bat,  dit  le  curé,  c'est  à  vous,  sei- 
gneurdon  Quichotte,  (|u'iiappar(ientderésoudre 
cette  question,  car,  en  matière  de  chevalerie, 
tout  le  monde  ici  vous  cède  la  palme,  et  nous 
nous  en  rapportons  à  votre  jugement. 

Vos  Grâces  me  font  trop  d'honneur,  répliqua 
notre  héros;  mais  il  m'est  arrivé  des  aventures 
si  étrnnges,  les  deux  fois  que  je  suis  venu  loger 
dans  ce  château,  que  je  n'ose  plus  me  prononcer 
sur  ce  qu'il  renferme  :  car  tout  s'y  l'ait,  je  pense, 
par  voie  d'enchantement.  La  première  fois,  je 
fus  très-lourmenté  par  le  More  enchanté  qui  est 
ici,  et  Santho  n'eut  guère  à  se  louer  des  gens 
de  sa  suite.  Hier  au  soir,  la  date  est  toute  fraî- 
che, je  me  suis  trouvé  suspendu  \>ai  \r  liras,  cl 
je  suis  resté  en  cet  étiit  pendant  juès  de  deux 


heures,  sans  pouvoir  m'expliquer  d'où  me  venait 
cette  disgrâce.  Après  cela,  donner  mon  avis  sur 
des  choses  si  confuses,  serait  témérité  de  ma 
part.  J'ai  dit  mon  sentiment  pour  ce  qui  est  de 
l'armct;  mais  décider  si  c'est  là  un  bât  d'àne  ou 
une  selle  de  cheval,  cela  vous  regarde,  seigneurs. 
Peut-être  que,  n'étant  pas  armés  chevaliers,  les 
enchantements  n'auront  point^de  prise  sur  vous  ; 
peut-être  aussi  jugerez-vous  plus  sainement  de 
do  ce  qui  se  passe  ici,  les  objets  vous  paraissant 
autres  qu'ils  ne  me  paraissent  à  moi-même. 

Le  seigneur  don  Quichotte  a  raison,  reprit  don 
Fernand;  c'est  à  nous  de  régler  ce  différend; 
et  pour  y  procéder  avec  ordre  et  dans  les  for- 
mes, je  vais  prendre  l'opinion  de  chacun  en  par- 
ticulier :  la  majorité  décidera. 

Pour  qui  connaissait  l'humeur  du  chevalier, 
tout  cela  était  fort  divertissant;  mais  pour  ceux 
qui  n'étaient  pas  dans  le  secret,  c'était  de  la 
dernière  extravagance,  notamment  pour  les  gens 
de  don  Luis,  don  Luis  lui-même,  et  trois  nou- 
veaux venus  qu'à  leur  mine  ou  prit  pour  des 
archers,  ce  qu'ils  étaient  en  effet.  Le  barbier 
enrageait  de  voir  son  plat  à  barbe  devenir  un 
armet,  et  il  ne  doutait  pas  que  le  bat  de  son  âne 
ne  se  transformât  en  selle  de  cheval.  Tous  riaient 
en  voyant  don  Fernand  consulter  sérieusement 
l'assemblée,  et  dans  les  mêmes  formes  que  s'il 
se  fût  agi  d'une  affaire  de  grande  importance. 
Enfin,  après  avoir  recueilli  les  voix,  don  Fernand 
dit  au  barbier  :  Bon  homme,  je  suis  las  de  ré- 
péter tant  de  fois  la  même  question,  et  d'en- 
tendre toujours  répondre  qu'il  est  inutile  de 
s'enquérir  si  c'est  là  un  bât  d'àne,  quand  il  est 
de  la  dernière  évidence  que  c'est  une  selle  de 
cheval  et  même  d'un  cheval  de  race  :  prenez 
ddui'  pati(uice,  car  en  (lé|iil  de  votre  âne  et 
de  vous,  c'est  une  selle  et  non  un  bât.  Vous 
avez  mal  plaidé,  et  encore  moins  fourni  de 
preuves. 

Que  je  perde  ma  |dace  en  paradis,  s'écria  le 
pauvre  barbier,  si  vous  ne  rêvez,  tous  tant  que 
vous  êtes;  et  puisse  mon  àme  paraître  devant 


lU']    LA    M  ANC  II  lî. 


'247 


Dieu,  comme  cela  me  parait  un  bât!  mais  les 
lois  vont...  Je  n'en  dis  pas  ilavanla(j;e  ;  et  certes 
je  ne  suis  pas  ivre,  car  je  n'ai  encore  lui  ni 
man^é  d'aujouririiiii. 

On  ne  s'amusait  pas  moins  des  naïvetés  du 
barbier  ipie  des  extravagances  do  doEi  Qiiiclioltc, 
qui  conclut  en  disant  :  Ce  (ju'il  y  a  de  miens  à 
faire,  c'est  que  chacun  ici  reprenne  son  bien. 
Et  comme  on  dit  :  ce  que  Dieu  l'a  donné,  que 
saint  Pierre  le  bénisse. 

Mais  si  la  chose  en  fût  restée  là,  le  diable  n'y 
aurait  pas  trouvé  son  compte;  un  des  valets  de 
don  Luis  voulut  aussi  donner  son  avis.  Si  ce 
n'est  pas  une  plaisanterie,  dit-il,  comment  tant 
de  gens  d'esprit  peuvent-ils  prendre  ainsi  mar- 
tre pour  renard  ?  Assurément  ce  n'est  pas  sans 
intention  que  l'on  conteste  une  chose  si  évi- 
dente; quant  à  moi,  je  défie  qui  que  ce  soit  de 
m'empécher  de  croire  i|ue  cela  est  un  plat  à 
barbe,  et  ceci  un  bât  d'âne. 

Ne  jurez  pas,  dit  le  curé;  ce  pourrait  élre 
celui  d'une  ànesse. 

Comme  vous  voudrez,  repartit  le  valet;  mais 
enfin,  c'est  toujours  un  bât. 

Un  des  archers  (|ui  venaient  d'entrer  voulut 
aussi  se  mêler  delà  contestation.  Parbleu!  dit-il, 
voilà  qui  est  plaisant!  ceci  est  un  bat  comme  mon 
père  est  un  lionime,  et  quiconque  soutient  le 
contraire  doit  être  aviné  comme  un  grain  de 
raisin. 

Tu  en  as  menti,  maraud  !  répliqua  don  fkii- 
chotte;  et  levant  sa  lance,  qu'il  ne  quittait  ja- 
mais, il  lui  en  déchargea  un  tel  coup  sur  la 
tète,  que  si  l'archer  ne  se  fût  un  peu  écarté,  il 
rétendait  tout  de  son  long.  La  lance  se  brisa, 
et  les  autres  archers,  voyant  maltraiter  leur 
compagnon,  commencèrent  à  faire  grand  bniil, 
demandant  inain-lorle  pour  la  Sainte-llcrnian- 
dad.  Là-dessus  l'hôtelier,  qui  était  de  cette  no- 
ble confrérie,  courut  chercher  sa  verge  et  son 
épée,  et  revint  se  ranger  du  côté  des  archers  ; 
les  gens  de  don  Luis  entourèrent  leur  jeune 
maître  pour  qu'il  ne  put  s'échap|)cr  à  la  faveur 


du  tumulte;  le  pauvre  barbier,  qu'on  avait  si  fort 
mvstilié,  vovant  toute  l'Iiiitellerie  en  confusion, 
\uulul  (Il  |ii(ililcr  |i(nir  re|)rendre  son  bat,  et 
Sancho  en  lit  autant. 

Don  Ouichotte  mit  l'épée  à  la  main,  cl  attaqua 
vigoureusement  les  archers;  don  Luis,  vovant  la 
bataille  engagée,  se  démenait  au  milieu  de  ses 
gens,  leur  criant  de  le  laisser  aller,  et  de  courir 
au  secours  de  don  Quichotte,  de  don  Fernand  et 
de  Cardenio,  qui  s'étaient  mis  de  la  |)artic  ;  le 
curé  haranguait  de  toute  la  force  de  ses  pou- 
mons ;  l'hôtesse  jetait  les  hauts  cris,  sa  (ille  était 
toute  en  larmes,  Maritorne  hors  d'elle-même; 
Dorothée  et  Luscinde  épouvantées,  lajeuneClaire 
évanouie  ;  le  barbier  gourmait  Sancho,  et  Sancho 
rouait  de  coups  le  barbier;  d'un  autre  côté,  don 
Luis,  qui  ne  songeait  qu'à  s'échapper,  se  sen- 
tant saisi  par  un  des  valets  de  son  père,  lui  ap- 
pliijua  un  si  vigoureux  coup  de  bâton,  (ju'il  lui 
lit  lâcher  prise;  don  Fernand  tenait  sous  lui  un 
archer  et  le  foulait  aux  pieds,  Cardenio  frappait 
à  tort  et  à  travers,  pendant  que  l'hôtelier  ne 
cessait  d'invoquer  la  Sainle-llermandad  :  si  bien 
que  dans  toute  la  maison  ce  n'étail  (|ue  cris, 
sanglots,  hurlements,  coups  de  poings,  coups 
de  pied,  coups  de  bâton,  coups  d'épée  et  effusion 
de  sang. 

Tout  à  coup,  au  milieu  de  ce  chaos,  l'idée  la 
plus  bi/arre  vient  traverser  l'imagination  de  don 
Quichotte;  il  se  croit  transporté  dans  le  camp 
d'Agramanl,  et,  s'imaginant  être  au  plus  foil 
de  la  mêlée,  il  cric  d'une  voix  à  ébranler  les 
murs  :  Que  tout  le  monde  s'arrête  !  qu'on  re- 
mette l'épée  au  fourreau!  et  que  chacun  m'é- 
coute s'il  veut  conserver  la  vie  !  Tous  s'arrêtèrent 
à  la  voix  de  notre  héros,  qui  continua  en  ces 
termes  :  Ne  vous  ai-je  pas  déjà  dit,  seigneurs, 
que  ce  château  est  enchanté,  et  qu'une  légion 
de  diables  y  fait  sa  demeure?  voyez  plutôt  de 
vos  propres  yeux  si  la  discorde  du  camp  d'Agra- 
manl ne  s'est  pas  glissée  parmi  nous  :  voyez, 
vous  dis-je;  ici  l'on  combat  pour  l'épée,  là  pour 
le  cheval,  d'un  autre  côté  pour  l'aigle  blanc, 


248 


DON    QUICHOTTE 


ailleurs  pour  un  armet  ;  enfin  nous  en  sommes 
Ions  venus  aux  mains  sans  nous  entendre,  cl  sans 
distinguer  amis  ni  ennemis.  De  yràce,  seigneur 
auditeur,  et  vous,  seigneur  licencié,  soyez,  l'un 
le  roi  Agramant,  l'autre  le  roi  Sobrin,  et  tàcliez 
de  nous  mettre  d'accord  ;  car,  par  le  Dieu  tout- 
puissant,  il  est  vraiment  honteux  que  tant  de 
gens  de  (pialité  s'cntre-luent  pour  de  si  miséra- 
bles molil's. 

Les  archers,  ([ui  no  comprenaient  rien  aux 
rêveries  de  don  Quicholle  cl  que  Cardenio,  don 
Fernand  cl  ses  conqiagnons  avaient  rudemcnl 
étrillés,  ne  voulaienl  point  cesser  le  combat;  le 
pauvre  barliicr,  au  cunirairc,  ne  doniaiidail  pas 
mieux,  car  son  hàl  était  rompu,  et  à  peine  lui 
restait-il  un  poil  de  la  barbe;  (piant  à  Sancho, 
il  s'était  arrêté  à  la  voix  de  son  maître,  et  re- 
prenait haleine  en  s'essuyanl  le  visage;  seul, 
rhôtelier  ne  pouvait  se  contenir  et  s'obstinait  à 
vouloir  châtier  ce  fou,  (pii  mettait  sans  cesse  le 
trouble  dans  sa  maison.  A  la  fin  pourtant  les 
querelles  s'apaisèrent,  ou  du  moins  il  y  eut  sus- 
pension d'armes  :  le  bât  demeura  selle,  le  plat  à 
barbe  armet,  et  l'hôtellerie  resta  château  dans 
l'imagmation  de  don  Quicholle. 

Les  soins  de  l'auditeur  et  du  curé  ayant  ré- 
tabli la  paix,  cl  tous  étant  redevenus  amis,  ou 
à  peu  près,  les  gens  de  don  Luis  le  ]iressèront 
de  partir  sans  délai  pour  aller  retrouver  son 
père;  et  pendant  qu'il  discutait  avec  eux,  l'au- 
diteur, prenant  â]iart  don  romand,  (lardenio  et 
le  curé,  leur  ap[)ril  ce  (juc  lui  avait  révélé  ce 
jeune  homme,  demandant  leur  avis  sur  le  parti 
ipi'il  lallait  |U'oniirr.  Il  lui  décidé  d'un  cdm- 
niun  accord  que  don  l'ernand  se  l'orait  comiailie 
aux  gens  de  don  Luis,  leur  déclarant  qu'il  vou- 
lait remmener  en  Andalousie,  où  le  marquis 
son  frère  raccucillerail  de  la  manière  la  plus 
distinguée,  puiscpie  ce  jouno  Ikhuuk!  refusait 
absulnmcul  de  retourner  à  iMadrid.  Cédant  à  la 
volonté  ilo  leur  joime  maître,  les  valets  con- 
vinionl  i|uo  trois  d  outre  eux  iraient  donner  avis 
au  père  de  ce  (|ui  se  passait,  et  que  le  dernioi' 


resterait  auprès  du   fils  en  attendant  des  nou- 
velles. 

C'est  ainsi  (pio,  par  l'autorité  du  roi  d'Agra- 
manl  cl  par  la  prudence  du  roi  Sobrin,  lut  apai- 
sée celle  effroyable  tempête,  et  que  fut  étouffé 
cet  immense  foyer  de  divisions  et  de  querelles. 
Mais  quand  le  démon,  ennemi  de  la  concorde  et 
de  la  (laix,  se  vil  arracher  le  fruit  qu'il  espé- 
rait de  si  grands  germes  de  discorde,  il  résolut 
de  susciter  de  nouveaux  troubles. 

Or,  voici  ce  qui  arriva  :  les  archers,  voyant 
(jue  leurs  adversaires  étaient  des  gens  de  qua- 
lité, avec  qui  il  n'y  avait  à  gagner  que  des  coups, 
se  retirèrent  doucement  de  la  mêlée.  Mais  l'un 
d'oiitio  eux,  celui  qui  avait  été  si  malmené  par 
don  Fernand,    s'étant   ressouvenu    (|ue  parmi 
divers  mandats  dont  il  était  porteur,  il  y  en  avait 
un  contre  un  certain   don   Quichotte,  (jue    la 
'  Sainle-IIermandad  ordonnait  d'arrêter  pour  avoir 
mis  en  liberté  des  forçais  qu'on  menait  aux  ga- 
lères, voulut  s'assurer  si  par  hasard  le  signale- 
ment de  ce  don  Quichotte  s'appliquait  à  l'homme 
qu'il  avait  devant  les  yeux  :   il  tira  donc  un 
parchemin  de  sa  poche,  et  le  lisant  assez  mal, 
car  il  était  fort  peu  lettré,    il  se  mil  à  comparer 
cluupu;  phrase  du  signalement  avec  le  visage  de 
notre  chevalier.  Reconnaissant  enfin  que  c'était 
iiicn  là  le  personnage  en  question,  il  prend  son 
|iai(liomin  do  la   mani  gaucho,  saisit  au  cdliol 
udhe  héros  de  la  main  droilo,  et  cola  avec  une 
toile    force  ,   (pi'il   lui  coupait   la   rcs|iiration  : 
Main-forte,  soigneurs,  s'éoriail-il,  main-forte 
à  la  Sainte-llcrniandadl   ol   aliii   (pio  por,«onne 
non   (liiulo,    Vdilà  lo    mandai    (pii    m'ordoniu' 
d'arroter  ce  détrousseur  de  grands  ohoniiiis.  I.o 
curé  prit  le  mandai,  et  vil  que  i'archor   disait 
vrai  ;    mais  lorsque   don  Quichotte    s'ontendit 
Iraitor   de  détrousseur  de  grands  chemins,  il 
onlia  dans  une  si  effroyable  colère,  tpie  les  os 
de  son  corps  cncrafpiaicnt  ;  et,  saisissant  à  son 
tour   l'archer  à  la  gorgo,    il   l'aurait  étranglé 
plulùl  que  de  lâcher  prise,  si  on  n'élail  venu 
au  secours.  L'hùlelicr  accourut,  obligé  ipi'il  y 


iiM  LA  M  ANC  m:. 


249 


■•^'^,■■rr^!.;i:,!';!l!''^;1l^»:flll^f,ilell'ulL:l'lIll'" 


Parte,  s.  Havûii  etc",  iinp.  '  l.i..>.,J.u 

^ôanmoiIl^|p  tiarliicr  ne  lûchait  pas  prise,  el  il  se  mit  à  pousser  île  tels  cris,.,  (page  ^i). 


l  L  -.,t;iiU. 


était  par  lo  ilovoir  de  sa  cliarge.  Kn  voyant  do 
nouveau  son  mari  fourré  dans  cette  mêlée,  l'hô- 
tesse se  mit  à  rrior  de  plus  belle,  ])eii(lant  que 
sa  fille  et  Maritorne,  renchérissant  sur  le  tout, 
imploraient  en  hurlant  le  secours  du  ciel  et  de 
ceux  qui  se  trouvaient  là. 

Vive  Dieu  !  s'écria  Sancho  ;  mon  maître  a  bien 
raison  de  dire  que  ce  château  est  enchanté; 
tous  les  diables  de  l'enfer  v  sont  déchaînés,  et 
il  n'y  a  pas  moyen  d'y  vivre  une  heure  en 
repos. 

On  sépara  l'archer  et  don  Quichotte,  au  grand 
soulagement  de  tous  les  deux,  car  ils  s'étran- 
glaient réciproquement.  Cependant  les  archers 
continuaient  à  réclamer  leur  prisonnier,  priant 
qu'on  les  aidât  à  le  lier  et  (pi  on  le  remit  entre 
leurs  mains,  el  disant  qu'il  y  allait  du  service 
du  rni  et  de  la  Sainte-Hermandad,  au  nom  de 
laquelle  ils  demandaient  secours  el  protection, 


afin  de  s'assurer  de  cet  insisjne  brigand,  de  ce 
détrousseur  de  passants. 

A  tout  cela  don  Quichotte  souriait  dé- 
daigneusement, el  avec  un  calme  admirable, 
il  se  conleiila  de  leur  réjiondre  :  .\ppro- 
chez  ici,  hommes  mal  nés,  canaille  mal  ap- 
prise !  Quoi  !  rendre  la  liberté  à  des  hommes 
enchaînés,  secourir  des  malheureux,  prendre 
la  défense  des  opprimés,  vous  appelez  cela  dé- 
trousser les  passants  !  Ah  1  race  infâme,  race 
indigne,  par  la  bassesse  de  votre  intelligence, 
que  le  ciel  vous  révèle  jamais  la  moindre  par- 
celle de  cette  vertu  que  renferme  en  soi  la  che- 
valerie errante,  ni  qu'il  vous  tire  de  l'erreur  où 
vous  croupissez,  en  refusant  d'honorer  la  pré- 
sence, que  dis-je?  l'ombre  du  moindre  clieva- 
liererrant!  Venez  ici,  archers,  ou  plutôt  voleurs 
de  L'rands  chemins  avec  licence  de  la  Sainte- 
Hermandad  ,  dites-moi  un  peu  quel  est  l'étourdi 

7,1 


2r.o 


rtON    OI'ICIIOTTK 


qui  a  osé  sigiior  un  inaiidat  cnndoiin  chevalior 
Irl  (lue, moi 7  ijucl  est  rif^norant  (|iii  en  est  à 
savoir  que  les  clievaliers  crranls  ne  sont  pas  gi- 
l)ier  (le  juslice,  qu'ils  ne  reconnaissent  au  inonde 
ni  tribunaux,  ni  juges,  qu'ils  n'ont  d'autres  lois 
que  leur  ép(''e,  et  que  leur  seule  volontt^  rem- 
place pour  eux  édits,  arrêts  et  ordonnances  ? 
Quel  est  le  sot,  continua-t-il,  (pii  ne  sait  pas 
encore  qu'aucunes  lettres  de  noblesse  ne  con- 
fèrent autant  de  priviU-geset  d'immunités  qu'en 
acquiert  un  chevalier  errant,  dès  le  jour  où  il 
se  voue  à  ce  pénilde  et  honoralile  exercice?  quel 
chevalier  errant  a  jamais  payé  taille,  imp(jts, 
gabelle?  (juel  tailleur  leur  a  jamais  demandé  la 
façon  d'un  habit?  quel  châtelain  leur  a  jamais 
refusé  l'entrée  de  son  château? quel  roi  ne  les  a 
fait  asseoir  à  sa  table?  quelle  dame  n'a  été  char- 
mée de  leur  mérite,  et  ne  s'est  mise  à  leur  en- 
tière discrétion?  Eiilin  quel  chevalier  errant 
vit-on,  voit-on  ou  verra-t-on  jamais  dans  le 
monde,  (|ui  n'ait  assez  de  force  et  de  courage 
pour  donner  à  lui  seul  quatre  cents  coups  de 
bâton  à  quatre  cents  marauds  d'archers  qui  ose- 
raient lui  tenir  tête? 


CHAPITRE  XUI 

DE    LA   GRANDE  COLÈRE    DE    DON    QUICHOTTE, 
ET    D'AUTRES   CHOSES   ADMIRABLES 

Pendant  cotte  harangue,  le  curé  cherchait  à 
faire  entendre  aux  archers  comme  quoi  notre 
chevalier  ne  jouissait  pas  de  son  bon  sens,  ainsi 
qu'ils  pouvaient  en  juger  eux-mêmes  par  ses  ac- 
tions et  ses  paroles,  ajoutant  qu'il  était  inutile 
d'aller  plus  avant,  car  ils  no  l'auraient  pas 
plus  tilt  jiris  et  ennuené,  qu'on  le  rclaclierait 
comme  liai. 

Le  porteur  du  mandat  répondait  qu'd  n'était 
pas  juge  de  la  folie  du  personnagr  ;  cjuil  de- 
vait d'abord  ex(''cuter  son  ordre,  qu'ensuite  on 
pourrait  relâcher  le  prisonnier  sans  (ju'ii  s'en 
mit  en  peine. 


Vous  no  remm('nerez  pourtant  pas  de  rcl te 
fois,  (lit  le  curé;  car  je  vois  bien  qu'il  n'est  pas 
d'humeur  à  y  consentir,  EtiIIu  le  cuié  parla  si 
bien,  et  don  Quichotte  lit  tant  d'extravagances, 
que  les  archers  eussent  été  plus  fous  que  lui  s'ils 
n'eussent  reconnu  qu'il  avait  perdu  l'esprit.  Ils 
prirent  donc  le  |)arti  de  s'apaiser,  et  se  por- 
tèrent même  médiateurs  entre  le  barbier  et 
Sancho,  qui  se  regardaient  toujours  de  travers 
et  mouraient  d'envie  de  recommencer.  Comme 
memJjres  de  la  justice,  ils  arrangèrent  l'affaire 
à  la  satisfaction  des  deux  parties  ;  (juant  â  l'ar- 
met  de  Membiin,  le  curé  donna  huit  réaux  au 
barbier  sans  que  don  Quichotte  s'en  aperçût,  et 
sur  la  promesse  qu'il  ne  serait  exercé  aucune 
poursuite. 

Ces  deux  importantes  querelles  apaisées,  il  ne 
restait  plus  (pi'à  forccrles  gens  de  don  Luis  à  s'en 
retourner,  à  l'exception  d'un  seul  qui  suivrait 
le  jeune  garçon  là  où  don  Fcrnand  avait  dessein 
de  l'emmener.  Après  avoir  commencé  à  se  dé- 
clarer en  faveur  des  amants  et  des  braves,  la 
fortune  voulut  achever  son  ouvrage  :  les  valets 
de  (Ion  Luis  tirent  t()utce(pril  exigea,  et  la  belle 
Claire  eut  tant  de  joie  de  voir  rester  son  amant, 
qu'elle  en  païut  mille  lois  plus  belle.  Quant  à 
Zoraïde,  qui  ne  comprenait  |)as  bien  ce  qu'elle 
voyait,  elle  s'attristait  ou  .se  réjouissait  selon 
qu'elle  voyait  les  autres  être  gais  ou  tristes,  ré- 
glant ses  sentiments  sur  ceux  de  son  Espagnol, 
qu'elle  ne  (piittait  pas  des  yeux  un  seul  instant. 
L'h(jtelier,  (|ui  s'était  aperçu  du  présent  (|ue  le 
curé  avait  fait  au  barbier,  voulut  se  faire  apaiser 
de  la  nuMue  manière,  et  se  mil  aussi  à  réclamer 
l'écot  (!e  don  (.)uicliotli\  plus  le  prix  de  ses 
outres  et  de  son  vin,  jurant  (pi'il  ne  laisserait 
sortir  ni  Ilossiuante,  Tii  Sancho,  ni  l'âne,  avant 
d'être  payé  ius(pr:ui  ilciiiier  maravédis.  Le  curé 
régla  le  compte ,  cl  (Km  Fernand  en  paya  le 
moiiliiiil,  i|ii(iii|iii'  rniiilitcureùl  offert  s.t  bourse. 
Ainsi,  pour  la  seconde  fois,  la  paix  fut  con- 
clue, et,  SI  iiMi  l'expression  de  notre  chevalier, 
au  lieu  de  la  discorde  du  camp  d'Agramanl,  on 


DE    LA    M  AN  Cil  E. 


9,51 


vil  régner  le  calme  cl  la  douceur  de  l'empiri' 
d'Augusti'.  Tout  le  momie  convinl  (|ue  cet  heu- 
reux lésultal  était  dû  à  rélotiuciice  du  curé  et  à 
la  libéralité  de  don  Fernand. 

Se  voyant  débarrassé  de  toutes  ces  querelles, 
taul  des  siennes  que  de  celles  de  son  écuyer, 
don  Quichotte  crut  qu'il  était  temps  de  conti- 
nuer son  voyage,  et  de  songer  à  poursuivre  la 
grande  aventure  (|u'il  s'était  chargé  de  mener  à 
lin.  Dans  cette  intention,  il  alla  se  jeter  aux 
genoux  de  Dorothée,  qui  d'abord  ne  voulut  point 
l'écouler;  aussi,  pour  lui  obéir,  il  se  releva  et 
dit  :  C'est  un  adage  bien  connu,  Irès-baute  et 
très-illustre  princesse,  que  la  diligence  est  mère 
du  succès,  el  l'expérience  a  prouvé  maintes  fois 
que  l'aclivité  du  plaideur  vient  à  bout  d'un 
procès  douteux  :  mais  celte  vérité  n'éclate  nulle 
part  mieux  (ju'à  la  guerre,  où  la  vigilance  el  la 
célérité  à  prévenir  les  desseins  de  l'ennemi  nous 
en  font  souvent  triompher  avant  qu'il  se  soit 
mis  sur  1-a  défensive.  Je  vous  dis  ceci,  Irès-ex- 
cellenle  dame,  parce  qu'il  me  semble  que  notre 
séjour  dans  ce  château  est  non-seulement  dé- 
sormais inutile,  mais  qu'il  pourrait  même  nous 
devenir  funeste.  Qui  sait  si  Pandafilando  n'aura 
point  appris  par  des  avis  secrets  que  je  suis  sur 
le  point  de  l'aller  détruire,  et  si,  se  prévalant 
du  temps  que  nous  (lerdons,  il  ne  sera  point 
l'orlilié  dans  quelque  château,  contre  lequel 
toute  ma  force  et  toute  mon  adresse  seront  im- 
[luissantes?  Prévenons  donc  ses  desseins  par 
notre  diligence,  el  parlons  à  l'instant  même, 
car  raccouq)lissemcnl  des  souhaits  de  Votre 
Grâce  n'est  éloigné  que  de  la  dislance  qui  me 
sépare  encore  de  son  ennemi . 

Après  ces  paroles,  don  Quichotte  se  tut,  et 
attendit  gravement  la  réponse  de  la  princesse, 
ipii,  avec  une  contenance  étudiée  et  un  langage 
acconuTiodé  à  l'humeur  de  notre  héros,  lui  ré- 
pondit en  ces  termes  : 

Seigneur,  je  vous  sais  gré  du  désir  ardent 
que  vous  faites  paraître  de  soulager  mes  peines; 
c'est  agii'  en  véritable  chevalier  ;  plaise  au  ciel 


que  vos  vœux  el  les  miens  s'accomplissent,  alin 
que  je  |inissc  être  à  mémo  de  vous  |)rouver  que 
toutes  les  fenniies  ne  sont  pas  ingrates.  Parlons 
sur-le-champ  si  tel  est  votre  désir,  je  n'ai  de 
viilonlé  (|ue  la  vôtre;  disposez  de  moi  :  celle  qui 
a  mis  entre  vos  mains  ses  inlércls  et  la  défense 
de  sa  personne  a  hautement  manifesté  l'opi- 
nion qu'elle  a  de  votre  prudence,  el  témoigné 
(|u'clle  s'abandonne  aveuglément  à  votre  con- 
duite. 

A  la  garde  de  Dieu!  reprit  don  Quichotte; 
|)uisqu'uue  si  grande  princesse  daigne  s'abais- 
ser devant  moi,  je  ne  veux  point  perdre  l'oc- 
casion de  la  relever  el  de  la  rétablir  sur  son 
trône  ;  partons  sur-le-champ.  Sancho,  selle  Ros- 
sinante, prépare  la  monture  et  le  palefroi  de  la 
reine  ;  prenons  congé  du  châtelain  el  de  tous 
ces  chevaliers,  et  quittons  ces  lieux  au  plus 
vile. 

Seigneur,  seigneur,  répondit  Sancho  en  bran- 
lant la  tête,  va  le  hameau  plus  mal  que  n'ima- 
gine le  bedeau,  soit  dit  sans  offenser  personne. 

Traître,  repartit  don  Quichotte,  (|uel  mal 
peut-il  y  avoir  en  aucun  hameau,  ni  en  aucune 
ville  du  monde,  qui  soit  à  mon  désavantage? 

Si  Voire  Grâce  se  met  en  colère,  reprit  San- 
cho, je  me  tairai:  alors  vous  ne  saurez  point  ce 
(pic  je  me  crois  obligé  de  vous  révéler  et  ce  i[ue 
tout  bon  serviteur  doit  dire  à  son  maître. 

Dis  ce  que  lu  voudras,  répliqua  don  Qui- 
chotte, pourvu  que  tes  paroles  n'aient  pui  jiour 
but  de  m'intimider  :  si  la  peur  te  possède, 
songe  à  l'en  guérir;  quant  à  moi,  je  ne  veux  la 
connaître  que  sur  le  visage  de  mes  ennemis. 

Il  ne  s'agit  point  de  cela,  ni  de  rien  qui  en 
approche,  répondit  Sancho  ;  mais  il  est  une 
chose  que  je  ne  saurais  cacher  plus  longtemps 
à  Votre  Grâce,  c'est  que  celte  grande  dame  qui 
se  prétend  reine  du  royaume  de  Micomicon  ne 
l'est  pas  plus  que  ma  défunte  mère  ;  si  elle 
l'était,  elle  n'irait  pas,  dès  qu'elle  se  croit  seule, 
et  à  cliaipie  coin  de  mur,  se  becqueter  avec 
(piehpi'un  de  la  comi)agnie. 


'JV2 


DON    OUICHOTTE 


Ces  paroles  firent  rougir  Doroliiée,  parce  ((u'à 
dire  vrai  don  l'cniand  reiiibrassiiil  souvent  à  la 
déiobée;  et  Sanclio,  (|ui  s'en  était  aperçu,  trou- 
vait (pic  ce  iirocédé  sentait  plutôt  la  courtisane 
que  la  princesse  :  de  sorte  que  la  jeune  liile, 
un  peu  conluse,  ne  sut  que  répondre.  Ce  (|ui 
in'oijliye  à  vous  dire  cela,  mon  clier  inailre, 
c'est  que,  si  après  avoir  vous  et  moi  hitn  che- 
vauché, passé  de  mauvaises  nuits  et  de  piies 
journées,  il  faut  qu'un  fanfaron  de  taverne 
vienne  jouir  du  fruit  de  nos  travaux,  je  n'ai 
pas  besoin  de  me  presser  de  seller  Rossinante 
et  le  palefroi  de  la  reiiu',  ni  vous  de  battre  les 
buissons  pour  ([u'iiu  autre  en  prenne  les  oi- 
seaux. En  pareil  cas,  mieux  vaut  rester  tran- 
quille, et  que  chaque  femelle  lile  sa  quenouille. 

Qui  m'aidera  à  peindre  l'effroyable  colère  de 
don  (Juiciiotle,  (juand  il  entendit  les  inconve- 
nantes iiaroles  de  son  écuyer'.'  Elle  fut  telle  que, 
les  yeux  hors  de  la  tète,  et  bégayant  de  rage,  il 
s'écria  :  Scélérat,  téméraire  et  impudent  blas- 
phémateur! commentas-tu  l'effronterie  de  par- 
ler ainsi  en  ma  présence,  et  devant  ces  illustres 
dames!  comment  oses-tu  former  dans  ton  ima- 
gination des  pensées  si  détestables!  Fuis  loin 
de  moi,  cloaque  de  mensonges,  réceptacle  de 
fourberies,  arsenal  de  malice,  publicaleur  d'ex- 
travagances scandaleuses,  perfide  eniieiui  de 
l'honneur  et  du  respect  (pion  doit  aux  per- 
sonnes royales!  fuis,  ne  parais  jamais  en  ma 
préser.ce,  si  tu  ne  veux  pas  que  je  t'anéantisse 
après  l'avoir  fait  souffiir  tout  ce  que  la  fureur 
|)eut  inventer.  En  [lai  lant  ainsi,  il  fi(.n(;ait  les 
sourcils,  il  s'enllait  les  narines  et  les  joues, 
|torlait  de  tous  côtés  des  regards  mena(;auts,  et 
fraj)pait  du  pied  à  grands  coups  sur  le  sol, 
signes  évidents  de  l'eiiouvantable  colère  qui 
faisait  bouillonner  ses  entrailles. 

En  entendant  ces  terribles  invectives,  dcviuit 
CCS  gestes  furieux  et  menaçants,  Sancho  de- 
meura si  attéré,  (|uc  lien-Engeli  ne  craint  pas 
lie  dire  (jue  le  pauvre  écuyer  eut  voulu  de  bon 
cœur  que  la  terre  se  fut  cnlr'ouverle  pour  l'en- 


îjloutir  ;  aussi,  dans  l'impuissance  de  répondre, 
il  tourna  les  talons,  et  s'en  l'ut  loin  de  la  jirc- 
sence  de  son  maître.  IVIais  la  spirituelle  Dorothée, 
qui  connaissait  riuimeur  de  don  Quichotte,  lui 
dit  pour  l'adoucir  :  Seigneur  chevalier,  ne  vous 
irritez  point  des  imjiertincnces  de  votre  bon 
écuyer;  j)eut-ctre  ne  les  a-t-il  pas  proférées 
sans  raison,  car  on  ne  peut  soupçonner  sa  con- 
science chrétienne  d'avoir  scienunent  porté  un 
faux  témoignage.  Il  faut  donc  croire,  et  même 
cela  est  certain,  (pie,  dans  ce  château,  toutes 
choses  arrivant  par  enchantement,  Sauclio  aura 
vu  par  cette  voie  diabolique  ce  qu'il  dit  avoir 
vu  d'offensant  contre  mon  honneur. 

Par  le  Dieu  tout-|)uissant,  créateur  de  l'uni- 
vers, s'écria  don  Quichotte,  Votre  Grandeur  a 
touché  juste  :  quelque  mauvaise  vision  a  trou- 
blé ce  misérable  pécheur,  et  lui  aura  fait  voir 
par  enchantement,  ce  qu'il  vient  de  dire;  car  je 
connais  assez  sa  sim|ilicité  et  son  innocence 
pour  être  persuadé  ipie  de  sa  vie  il  ne  voudrait 
faire  de  tort  à  (pii  que  ce  soit. 

Sans  aucun  doute,  ajouta  don  Kernand  ;  et 
votre  Seigneurie  doit  lui  pardonner  et  le  rap- 
jieler  au  giron  de  ses  bonnes  grâces,  comme 
avant  que  ces  visions  lui  eussent  brouillé  la  cer- 
velle. 

Je  lui  pardonne,  dit  don  Quichotte  ;  et  aus- 
sitôt le  curé  alla  chercher  Sancho,  (pii  vint 
humblement  se  |)rosterner  aux  pieds  de  son 
maître,  en  lui  demandant  sa  main  à  baiser. 

Don  Quichotte  la  donna.  A  présent,  mon  lils 
Saïuho,  lui  dit-il,  lu  ne  douteras  plus  de  ce 
(]ue  je  t'ai  dit  tant  de  j'ois,  (pie  tout  ici  n'arrive 
que  par  voie  d'enchantement. 

Je  n'en  doute  plus,  et  j'en  jurerai  (piand  on 
voudra,  répondit  Sancho,  car  je  vois  que  je 
parle  moi-mèuie  par  ('iirlianlciiicnt.  Toutefois, 
il  faut  en  excepter  mon  bcrneuierit,  (pii  fut  vé- 
ritable, et  dont  le  diable  ne  se  mêla  |ioiiil,  si  ce 
n'est  pour  en  suggérer  l'idée. 

i\  en  crois  rien,  léplnpia  don  Qiiuliotic  ;  .s  il 
cil  était  ainsi, je  l'aurai  venge  alors,  cl  je  le  ven- 


liK    LA    M  AN  (111  Iv 


'.'.').» 


Voilà  le  Diati(l;it  ijui  m'ordonne  J'arrtter  ce  détroiisseui"  de  firands  cliemins  (page  2-18). 


gérai  h  cette  heure;  mais  ni  ;i  celte  heure,  ni 
alors,  je  n'ai  pu  trouver  sur  qui  venger  ton  ou- 
trage. 

On  vouhit  savoir  ce  (juc  c'était  (|ue  ce  berne- 
ment,  et  l'hùtelier  conta  de  point  en  point  de 
ipiolle  manière  on  s'était  diverti  de  Sanciio,  ce 
ipii  lit  beaucoup  rire  l'auditoire;  aussi,  ])endant 
ce  récit,  l'écuyer  aurait-il  cent  fois  éclaté  de 
colère,  si  son  maître  ne  l'eût  assuré  de  nouveau 
(|ue  tout  cela  n'était  (|u'enchaiileinent.  iN'éan- 
nioins  la  simplicité  de  Sanciio  n'alla  jamais  jus- 
qu'à croire  (juc  ce  lut  une  liclion  ;  au  contraire. 


il  persista  à  penser  que  c'était  une  malice  bien 
et  dûment  exécutée  i)ar  des  hommes  en  chair  et 
en  os. 

Il  y  avait  deux  jours  que  tant  d'illustres  per- 
sonnages se  trouvaient  réunis  dans  l'hôtellerie. 
Jugeant  qu'il  était  temps  de  partir,  ils  pensè- 
rent aux  moyens  de  ramener  don  Quichotte  en 
sa  maison,  où  le  curé  et  maître  Nicolas  pour- 
raient travailler  plus  aisément  à  remonter  celte 
imagination  détraipiéc,  sans  domier  à  don  Fer- 
nimd  et  à  Dorothée  la  peine  de  l'aire  le  vovage, 
connue  on  l'avait  arrêté  d'abord,  sous  prétexte 


254 


DON    QUICHOTTE 


de  r(''lnl)lir  la  |iiiiicessc  de  Micomicoii  dans  ses 
Etals.  Ils  imayiiiL'ioiit  de  l'aire  marché  avec  le 
coiulucleur  d'une  cliarrelte  à  bœufs,  (jui  passait 
là  par  hasard,  |iour  euiiiiencr  notre  chevalier  de 
la  manière  que  je  vais  raconter. 

.\vcc  de  grands  bâtons  entrelacés,  on  con- 
struisit une  es|)èce  de  cage,  assez  vaste  pour 
qu'un  homme  y  pût  tenirpassablcment  à  l'aise; 
après  (|uoi  don  Fernand  et  ses  compagnons,  les 
gens  de  don  l.uis,  les  archers  et  l'hùlelier,  ay:int 
pris  divers  déguisements  d'ai)rès  l'avis  du  cui'é 
qui  conduisait  raiïaire,  entrèrent  en  silence 
dans  la  chandjre  de  don  (Juiciiotte.  Plongé  dans 
le  sommeil,  notre  héros  était  loin  de  s'attendre 
à  une  pareille  aventure.  On  lui  lia  les  pieds  et 
les  mains  si  étroitement,  que  lorsqu'il  s'éveilla 
11  ne  put  l'aire  autre  chose  que  s'étonner  de  l'é- 
tat on  il  se  trouvait  et  de  l'étrangelé  des  figures 
»jui  l'environnaient.  Il  ne  man(iua  pas  de  croire 
tout  aussitôt  ce  que  son  extravagante  imagina- 
tion lui  représentait  sans  cesse,  c'est-à-dire  que 
c'étaient  des  l'anlomes  habitants  de  ce  château 
enchanté,  et  qu'il  était  enchanté,  puisqu'il  ne 
pouvait  se  défendre  ni  même  se  remuer.  Tout 
réussit  précisément  comme  l'avait  prévu  le  curé 
inventeur  de  ce  stratagème. 

De  tous  les  assistants,  le  seul  Sancho  était 
avec  sa  ligure  ordinaire,  et  peut-être  aussi  le 
seid  ilanj;  son  bon  sens.  Quoi(pril  fut  bien  près 
de  partager  la  maladie  de  son  maître,  il  ne  laissa 
pas  de  reconnaître  ces  ])ersonnages  travestis; 
mais  dans  son  abasourdissement,  il  n'osa  point 
ouvrir  la  bouche  avant  d'avoir  vu  où  aboutirait 
cette  séquestration  de  son  seigneur,  lequel,  muet 
comme  un  poisson,  attendait  le  dénoù  nient  de 
toutcela.  Le  dénoùmcntl'ut  (|u'on  apporta  laçage 
près  de  son  lit  et  qu'on  le  mit  dedans.  A|irès  en 
avoir  cloué  les  ais  de  telle  façon  qu'il  eut  fallu 
de  puissants  efforts  pour  les  rompre,  les  laiitômes 
le  chargèrent  sur  leurs  épaule»  ;  et  au  sortir  de 
la  chambre,  ou  enliMidit  une  voix  éclatante  (c'é- 
tait celle  de  mailre  Nicolas)  prononcer  ces  |»a- 
rolcs  : 


I  0  noble  et  vaillant  chevalier  do  la  Triste-Fi- 
gure I  N'éprouve  aucun  déconfort  de  la  cajiti- 
vilé  i]uc  tu  subis  en  ce  moment;  il  doit  en  être 
ainsi  pour  que  l'aventure  où  t'a  engagé  la  gran- 
dciu'  de  ton  courage  soit  plus  tôt  achevée.  On 
en  veria  la  fin,  (piand  le  terrible  lion  de  la 
Manche  et  la  blanche  colombe  du  Toboso  repo- 
seront dans  le  même  nid,  après  avoir  humilié 
leurs  fronts  superbes  sous  le  joug  d'un  doux  hy- 
niénée  d'où  sortiront  un  jour  de  vaillants  lion- 
ceaux (jui  porteront  leurs  griffes  errantes  sur 
les  traces  de  leur  inimitable  |ière.  Et  toi,  ô  le 
plus  discret  et  le  plus  obéissant  écuyer  qui  ait 
jamais  ceint  l'épée  et  porté  barbe  au  menton, 
ne  le  laisse  pas  troubler  en  voyant  ainsi  enlever 
sous  les  jeux  la  Heur  de  la  chevalerie  errante. 
Bientôt,  toi-même,  s'il  plaît  au  grand  régula- 
teur des  mondes,  tu  to  verras  élevé  à  une  telle 
liauleur  (pie  tu  ne  jiourras  plus  te  reconnaître; 
ainsi  seront  accomplies  les  promesses  de  ton 
bon  seigneur.  Je  viens  encore  te  dire,  au  nom 
de  la  sage  Mentironiane,  que  tes  travaux  ne  de- 
meureront pas  sans  récompense,  et  que  lu  verras 
en  son  temps  s'abattre  sur  toi  une  fertile  rosée 
de  gages  et  de  salaires.  Va,  divin  éeujer,  va 
sur  les  traces  de  ce  valeureux  et  enchanté  che- 
valier, car  il  t'est  commandé  de  le  suivre  jus- 
qu'au terme  fixé  par  votre  commune  destinée; 
et  comme  il  ne  m'est  pas  permis  de  t'en  dire 
davantage,  je  te  fais  mes  adieux,  et  m'en  re- 
tourne où  seul  je  sais. 

A  la  lin  de  la  prédiction,  le  baibier  reiiloira 
sa  voix,  puis  la  baissa  peu  à  peu  avec  une  iu- 
llexion  si  touchante,  (jue  ceux  même  (jui  sa- 
vaicMit  la  supercherie  furent  sur  le  |)oinl  de 
prendre  au  sérieux  ce  qu'ils  venaient  d'en- 
tendre. 

Don  Quichotte  se  sentit  consolé  par  les  pro- 
messes de  l'oracle,  car  il  en  démêla  le  sens  et 
la  portée  et  comprit  fort  bien  qu'on  lui  faisait 
es|>érer  de  se  voir  un  jiuir  uni  par  les  liens  sa- 
crés d'un  légitime  mariage  avec  sa  chère  Dul- 
cinée du  Toboso,  dont  le  sein  fécond  inctlruit  au 


liK    I.A    MANCllK. 


<ît,U 


monde  los  lionrcaiix,  sps  fils,  pour  rélpriiollo 
^iloirc  (le  la  Maïuiic.  Ajoiilaiit  tloiic  à  ces  |)ri)- 
messes  une  foi  égale  à  relie  qu'il  avait  pour  les 
livres  de  chevalerie,  il  répondit  en  |i<iiissanl  un 
grand  soupir  : 

0  foi,  qui  que  tu  sois,  (jui  m'annonces  de  si 
heureux  événenienls,  conjure  de  ma  pari,  je 
t'en  supplie,  le  sage  enchanteur  cpii  prend  soin 
de  mes  affaires  de  ne  pas  me  laisser  nnuirir 
ilans  cette  prison  où  l'on  m'cmniène,  avant  d'a- 
voir vu  rentier  accomplissement  des  incompa- 
rahles  promesses  que  tu  m'annonces.  Pourvu 
qu'elles  viennent  à  se  réaliser,  je  ferai  gloire  des 
peines  de  ma  captivité  ;  et  loin  de  regarder 
comme  un  rude  champ  de  bataille  le  lit  étroit 
et  dur  sur  lequel  je  suis  étendu  en  ce  moment, 
je  le  tiendrai  pour  une  molle  et  délicieuse 
couche  nuptiale.  Quant  à  la  consolation  que  doit 
m'offrir  la  compagnie  de  Sanclio  Panza,  mon 
écuyer,  j'ai  trop  de  confiance  dans  sa  loyauté 
et  son  affection  pour  craindre  qu'il  m'aban- 
donne en  la  bonne  ou  en  la  mauvaise  fortune  ; 
et  ail  arrivait,  i>ar  la  faute  de  son  étoile  ou  de 
la  niionnc,  que  je  ne  pusse  hii  donner  l'Ile  (juc 
je  lui  ai  promise  ou  (juelque  chose  d'éipiivalent, 
il  est  du  moins  assuré  de  ses  gages,  car  j'ai  en 
soin  de  déclarer  par  mon  testament  le  dédom- 
magement que  je  lui  destine,  dédommagement, 
il  est  vrai,  fort  au-dessous  de  ses  services  et  de 
mes  bonnes  intentions  à  son  égard,  mais  enfin 
le  seul  que  me  permettent  mes  faibles  moyens. 

A  ces  mots,  Sanclio  Panza,  tout  attendri,  fit 
un  profond  saint  et  i)aisa  les  deux  mains  de  son 
maître,  car  lui  en  baiser  une  seulement  n'était 
pas  possible,  puisqu'elles  étaient  attaciiées  en- 
semble; aussitôt  les  fantômes,  enlevant  la  cage, 
la  placèrent  sur  la  charrette. 


CHAPITRE  XLVn 


QUI   CONTIENT   DIVERSES  CHOSES 

Lorsque  don    Quichotte  se  vit  hissé   sur  la 
charrelte  :  Certes,  dit-il,  j'ai   lu  bien  des  his- 


toires de  chevaliers  errants,  mais  de  ma  vie  je 
n'ai  lu,  ui  \u,  ni  entendu  dire,  qu'on  ennucnàt 
de  la  sorte  les  chevaliers  enchantés,  snrluul 
avec  la  lenteur  particulière  ii  ces  lourds  et  pa- 
resseux animaux.  En  effet,  c'est  toujours  par- 
les airs,  et  avec  une  rapidité  excessive  (|u'on  a 
Coutume  de  les  eidever,  soit  enfermés  dans  un 
éjiais  image,  soit  sur  un  char  de  feu,  soit  cnliu 
montés  sur  quelque  hi|)pogril're ;  mais  étie  em- 
mené dans  une  charrette  traînée  |)ar  des  bœufs, 
vive  Dieu  !  j'en  mourrai  de  honte.  Après  tout, 
pe\it-étre,  les  enchanteurs  de  nos  jours  procè- 
dent-ils autrement  que  ceux  des  tenip>  passés. 
Pi^ul-ètre  aussi  étant  nouveau  chevalier  dans  le 
monde,  et  le  premier  qui  ait  ressuscité  l'exer- 
cice oublié  de  la  chevalerie  errante,  aura-t-on 
inventé,  pour  moi,  de  nouveaux  genres  d'en- 
chantements et  de  nouvelles  manières  de  faire 
voyager  les  enchantés.  Dis-moi,  rpie  l'eu  sem- 
ble, ami  Sancho? 

Je  ne  sais  trop,  seigneur,  ce  qu'il  m'en  sendde, 
répondit  Sancho,  car  je  n'ai  pas  autant  lu  que 
Votre  Grâce  dans  les  écritures  errantes,  mais 
pourtant  j'oserais  affirmer  t\\w  ces  visions  qui 
nous  entourent  ne  sont  pas  très-cathûrK|ues. 

Catholiques!  s'écria  don  Ouicboltc  ;  hé,  bon 
Dieu!  comment  seraient-elles  catholiques,  puis- 
que ce  sont  autant  de  démons  qui  ont  pris  des 
figures  fantastiques  peur  venir  me  mettre  en  cet 
étal  ?  Si  tu  veux  t'en  assurer  par  toi-même,  tou- 
che-les, mon  ami,  et  tu  verras  que  ce  sont  de 
purs  esprits  qui  n'ont  d'un  corps  solide  que 
l'apparence. 

Pardieu,  seigneur,  repartit  Sancho,  je  les  ai 
déjà  assez  maniés,  à  telles  enseignes  que  le  dia- 
ble qui  se  donne  là  tant  de  peine  est  bien  en 
chair  et  en  os,  et  je  ne  pense  pas  que  cet  autre 
se  nourrisse  de  vent.  Il  a  de  i)lusune  propriété 
très-différente  de  celle  (pion  attribue  aux  dé- 
mons, (|ui  est  de  sentir  toujours  le  soufre,  car 
lui,  il  sent  l'ambre  à  une  demi-lieue  de  dis- 
tance. 

Sancho  désignait  par  là  don  Fernand,  qui,  en 


2r.fi 


DON    QIIICIIOTTI'; 


ijunlilt''  (lo  fii'iiiiil  scigiKMir,  piirlail  t(iii|nurs  sut' 
lui  des  ijarliims. 

Ne- t'en  é(onne  poiiil,  ami  Sanclio,  rcpartil 
don  Qnicliolto,  les  ilial)lcs  en  savent  plus  ionj^ 
(pie  (u  ne  penses;  et  bien  (pi'ils  portent  avec 
enx  des  odenrs,  ils  ne  peuvent  rien  sentir,  étant 
(le  purs  esprits;  ou  s'ils  sentent  (|uel(iue  chose, 
ce  ne  peut  (Hre  qu'une  odeur  fétide  et  détestable. 
La  raison  en  est  simple,  quelque  part  qu'ils  ail- 
lent, ils  traînent  après  eux  leur  enfer;  et  comme 
la  bonne  odeur  est  une  chose  qui  r(''jouit  les 
sens,  il  est  impossible  qu'ils  sentent  jamais  bon. 
Quand  donc  tu  t'imagines  que  ce  démon  sent 
l'ambre,  ou  tu  le  trompes,  ou  il  veut  te  trom- 
per, afin  de  t'empêcher  de  reconnaître  qui 
il  est. 

Pendant  cet  entretien  du  maître  et  du  valet, 
don  Fernand  et  Cardenio,  craignant  que  don 
Quicholte  ne  vînt  à  découvrir  la  supercherie, 
décidèrent,  afin  de  prévenir  ce  contre-temps, 
de  partir  sur  l'heure  ;  en  conséquence,  ils  or- 
donnèrent à  l'hôtelier  de  seller  Rossinante  et  de 
bâter  le  grison,  en  même  temps  que  le  curé 
faisait  prix  avec  les  archers  pour  accompagner 
jusqu'à  son  village  le  chevalier  enchanté.  Car- 
denio attacha  le  plat  à  barbe  et  In  rondache  à 
rar(;on  de  la  selle  de  Rossinante,  puis  le  donna 
à  mènera  Sancho,  qu'il  (it  monter  sur  son  ànc, 
et  prendre  les  devants,  pendant  que  deux  ar- 
chers, armés  de  leurs  arquebuses,  marchaient 
de  chaque  côté  de  la  charrette.  Mais  avant  que 
les  bd'ufs  coinmcn(jasscnt  à  tirer,  l'hôtesse  sor- 
tit du  logis  avec  sa  fille  et  Maritorne,  ponr 
prendre  congé  de  don  Quichotte,  dont  elles  tei- 
gnaient de  pleurer  amèrement  la  disgrâce. 

Ne  ideurez  point,  mes  excellentes  dames, 
leur  dit  notre  héros;  ces  malheurs  sont  attachés 
à  la  profession  que  j'exerce,'  et  sans  eux  je  ne 
me  croirais  pas  un  véritable  chevalier  errant , 
car  rien  de  semblable  n'arrive  aux  chevaliers  de 
peu  de  renom,  qu'on  laisse  tonjoins  dans  l'ob- 
scurilé  où  ils  s'ensevelis>ent  d'eux-nK'nies.  Ces 
malheurs,  n'en  doutez  pas,  sont  le  lot  des  \)\u.-i 


renomm(''s,  de  ceux  enfin  dont  la  vaillance  et  la 
vertu  excitent  la  jalousie  des  chevaliers  leurs 
conirères  qui,  désespérant  de  pouvoir  égaler 
leui'  mérite,  trament  lâchement  leur  ruine; 
mais  la  vérité  est  d'elle-même  si  puissante, 
qu'en  dépit  de  la  magie  inventée  par  Zoroastre, 
elle  sortira  victorieuse  de  tous  ces  périls,  sur- 
montera fous  ces  obstacles,  et  répandra  dans  le 
motule  un  éclat  non  moins  vif  que  celui  dont  le 
soleil  ilhnnine  les  cieux.  Pardonnez-moi,  mes 
bonnes  dames,  si  je  vous  ai  causé  quelque  dé- 
plaisir :  croyez  bien  que  ce  fut  malgré  moi,  car 
volontairement  et  en  connaissance  de  cause  ja- 
mais je  n'offenserai  personne.  Priez  Dieu  qu'il  me 
tire  de  cette  prison  où  me  retient  quelque  mal 
intentionné  enchanteur  :  et  si  un  jour  je  deviens 
libre,  je  veux  rappeler  à  ma  mémoire,  où  elles 
sont  du  reste  profondément  gravées,  les  cour- 
toisies que  j'ai  reçues  dans  votre  château,  pour 
vous  en  témoigner  ma  gratitude  par  toutes  sortes 
de  bons  offices. 

Pendant  que  notre  chevalier  laisait  ses  adieux 
aux  (lames  du  château,  le  curé  et  le  barbier 
prenaient  congé  de  don  Fernand  et  de  ses  com- 
pagnons, ainsi  que  du  captif,  de  l'auditeur  et 
des  autres  dames,  principalement  de  Dorothée 
et  de  Luseinde.  Tons  s'embrassèrent  en  se  pro- 
mettant de  se  donner  de  leurs  nouvelles.  Don 
Fernand  indiqua  au  curé  une  voie  sûre  pour 
l'informer  de  ce  ([ue  deviendrait  don  Quichotte, 
affiiiiiant  (ju'il  ne  saurait  lui  faire  un  plus 
grand  plaisir;  de  son  côté,  il  s'engagea  à  lui 
mander  tout  ce  qu'il  croyait  pouvoir  l'intéresser, 
Ici  ipic  son  mariage  avec  Dorothée,  la  solennité 
du  baptême  de  Zoraide,  le  succès  des  amours  de 
(Ion  Luis  et  de  la  belle  Claire.  Les  compliments 
terminés,  on  s'endirassa  de  nouveau,  en  se  réi- 
térant les  offres  de  service. 

Sur  le  point  de  se  séparer,  l'hôtelier  s'appro- 
I  lia  lin  curé  et  lui  remit  quelques  papiers  (pi'il 
avait  trouvés  dans  la  même  valise  où  était  l'his- 
toire du  Curieux  malavisé,  désirant,  disait-il,  lui 
en  faire  présent,  puisqu'il  n'avait  point  de  nou- 


I 


ItK    l,.\    MANCIIi:. 


2Î)7 


iM[i.  Fiirnc,  Jouvet  et  C<*,  éiiiu 

Il  ne  manqua  pas  de  croire  que  c'élaicnl  des  taiilùme»  el  qu'il  élait  euclianlé  (pagcSol). 


vellcs  du  maître  Je  cette  valise.  Le  curé  le  re- 
mercia, el  |)ronanl  le  manuscrit,  il  lut  au  titre  : 
Histoire  di'  Uiiuoiu-ile  et  de  Covt(idillo\  Puis- 
quelle  est  ilu  même  auteur,  pensa-t-il,  cette 
iiistoire  ne  doit  pas  être  moins  intéressante  que 
celle  du  Curieux  malavisé. 

Là-dessus,  le  cortège  se  mit  eu  route  dans 
l'ordre  suivant  :  d'abord,  le  char  à  Ijœui's,  ac- 
compagné, comme  je  l'ai  déjà  dit,  par  doux  ar- 
chers marchant  de  chaque  côté  armés  de  leurs 
arquebuses  ;  Sancho  suivait,  monté  sur  son  âne 
et  tirant  liossinanlc  par  la  bride;  puis  enfin  le 
curé  et  le  i)ail)ier,  sur  leurs  nuilcs  el  le  mastpie 
sur  le  visage  pour  n'être  pas  reconnus.  Cette  il- 
lustre troupe  Tuarchait  d'un  pas  grave  et  majes- 
tueux, s'acconiiiiodMiit  à  hi  lenteur  de  l'altclage. 

'  Celle  nouvelle  esl  de  Cervantes  lui-niùuic.  Elle  fui  irablice, 
pour  la  première  fois,  dans  le  recueil  de  tes  nouvelles,  1613. 
Klles  élaicnl  divisées  en  Jocosas]  badine?  cl  («tnVw)  sérieuses. 


Quant  à  don  Quitliolle ,  il  était  assis,  appuyé 
contre  les  barreaux  de  sa  cage,  les  mains  atta- 
chées et  les  jambes  étendues,  immobile  cl  silen- 
cieux comme  une  statue  de  pierre.  On  fit  dans 
cet  ordre  environ  deux  lieues,  jusqu'à  ce  qu'on 
fût  arrivé  dans  un  vallon  où  le  conducteur  de- 
manda à  faire  paiti*  ses  bœufs  ;  après  en  avoir 
parlé  au  curé,  le  barbier  conseilla  d'aller  un 
peu  plus  loin,  parce  (|iie  dcniéie  un  coteau 
qu'ils  voyaient  devant  eux  se  trouvait,  disait-il, 
une  vallée  oii  il  y  avait  beaucouj)  plus  d'herbe, 
et  de  la  meilleure. 

Us  continuèrent  donc  leur  chemin,  mais  le 
curé  ayant  lournè  la  lèlc,  \il  venir  six  ou  sept 
honnnes,  montés  sur  de  |>uissantes  mules,  qui 
les  eurent  bienlot  rejoints,  car  ils  allaient  le  train 
de  gens  pressés  d'arriver  à  l' hôtellerie,  encore 
éloignée  d'une  bonne  lieue,  pour  y  passer  la 
grande  chaleur  du  jour.  Us  se  saluèrent  les  uns 


2Ô8 


DON  OUICMOTTE 


les  autres,  et  un  des  voyageurs,  (|ui  édiil  tha- 
noinc  de  Tolède  et  paraissait  cliet"  de  la  troupe, 
voyaut  celte  procession  si  Ijicn  ordonnée  cl  un 
lionnue  renfermé  dans  une  cage,  ne  put  s'em- 
|)èclicr  de  dcuiandcr  ce  que  cela  signifiait  et 
pourquoi  ou  menait  ainsi  ce  malheureux,  pen- 
sant bien  loutefois,  à  la  vue  des  archers,  que 
celait  quelque  fameux  brigand  dont  le  chàli- 
ment  aj)partcnHit  ùla  Sainlc-llermandad. 

l/archcr  à  (pii  le  chanoine  avait  adressé  la 
jiHrole  répiuidil  :  Seigneur,  c'est  à  ce  gcnlil- 
liomnie  à  vous  apprendre  lui-même  pourquoi 
on  le  conduit  de  la  sorte,  car  nous  n'en  savons 
rien. 

Don  Quichotte  avait  tout  entendu  :  Est-ce 
que  par  hasard,  dit-il,  Vos  Grâces  seraient  in- 
struites et  versées  dans  ce  qu'on  appelle  la  che- 
valerie errante?  En  ce  cas,  je  ne  ferai  pas  de 
difficultés  pour  vous  apprendre  mes  infortunes  ; 
sinon,  il  est  inutile  que  je  me  fatigue  à  vous  les 
raconter. 

Frère,  répondit  le  chanoine,  je  connais  bien 
mieux  les  livres  de  chevalerie  que  les  éléments 
de  logique  du  docteur  Villalpando';  ainsi  vous 
pouvez  en  toute  assurance  mo  confier  ce  qu'il 
vous  plaira. 

Eh  bien,  seigneur  chevalier,  répliqua  don 
Quichotle,  apprenez  que  je  suis  retenu  dans 
celle  cage  par  la  malice  et  la  jalousie  des  en- 
chanteurs, car  In  vertu  est  toujours  plus  vive- 
ment persécutée  par  les  méchants  (pi'elle  n'est 
soutenue  par  les  gens  de  l)ien.  Je  suis  chevalier 
errant,  non  de  ceux  qiu^  la  renommée  ne  con- 
naît point,  ou  dont  elle  dédaigne  de  s'occuper, 
mais  de  ces  chevaliers  dont,  en  déjiit  de  l'envie, 
en  dépit  de  tous  les  mages  de  la  l'erse,  de  tous 
les  brahmanes  de  l'Inde  et  de  tous  les  gymno- 
sopiiisles  de  rilthiopie,  elle  preml  soin  de  gra- 
ver le  nom  et  les  exploils  dans  le  leni|;le  de  l'im- 
mortalité, pour  servir,  d.ins  les  siècles  à  venir, 
de  modèle  cl  d'exemple  aux  chevaliers  errants 

'  Ga>|wrd  (le  Villol|.<aiiilo  c>l  l'aulcui-  J  un  livre  scolaslii|ue 
f  jrl  csliiiié  <lc  son  tcnip?. 


(jui  voudront  arriver  jusqu'au  laite  de  la  gloire 
des  armes. 

Le  curé,  cpii  s'était  approché  avec  le  barbier, 
ajouta  :  Le  seigneur  don  Quichotte  a  raison  ;  il 
est  enchanté  sur  celte  charrelle,  non  par  sa 
faute  et  pour  ses  péchés,  mais  par  la  surprise  et 
l'injuste  vinlence  de  ceux  à  qui  sa  valeur  et  sa 
vertu  donnent  de  l'ombrage.  Vous  avez  devant 
vous  ce  chevalier  de  la  Triste-Figure  dont  vous 
aurez  sans  doute  entendu  parler  et  de  qui  les 
actions  héroïques  et  les  exploits  inouïs  seront  à 
jamais  gravés  sur  le  marbre  et  le  bronze,  quel- 
que effort  que  fassent  l'envie  pour  en  ternir 
l'éclat,  cl  la  malice  pour  les  ensevelir  dans 
l'oubli. 

Lorsque  le  chanoine  entendit  celui  qui  était 
libre  tenir  même  langage  que  le  prisonnier,  il 
fut  sur  le  point  de  se  signer  de  surprise,  ainsi 
que  ceux  qui  l'accompagnaient.  En  ce  moment, 
Sancho  l'anza,  qui  s'était  approché  afin  d'en- 
tendre la  conversation,  voulut  tout  raccommo- 
der, cl  prit  la  parole  : 

Par  ma  loi,  seigneurs,  dit-il,  qu'on  me  saelie 
gré  ou  non  de  ce  que  je  vais  dire,  peu  m'im- 
porte, puisque  ma  conscience  m'oblige  à  par- 
ler. La  vérité  est  que  monseigneur  don  Qui- 
chotle n'est  pas  plus  enchanté  que  ma  défunte 
mère  :  il  jouit  de  son  bon  sens,  il  boit,  il  mange, 
et  il  fait  ses  nécessités  comme  les  autres  hom- 
mes, enfin  tout  couime  avant  d'être  mis  dans 
celle  cage.  Cela  étant,  pounpioi  donc  veut-on 
me  faire  accroire  ([u'il  est  enchante?  comme  si 
je  ne  savais  pas  (|iie  les  cnchanlés  ne  mangent, 
ni  ne  dorment,  ni  ne  parlent;  tandis  (jiie  si  une 
fois  mon  mailrc  s'y  met,  je  gage  qu'il  va  jaser 
|)lus  que  trente  procmeurs.  Puis,  regardant  le 
ciuè,  il  ajouta  :  Est-ce  (pie  Votre  Grâce  s'ima- 
gine (pie  je  ne  devine  pas  on  leiulcnt  tous  ces 
enchanlementsV  Vous  avez  beau  cacher  votre 
visage,  seigneur  licencié,  je  vous  connais  comme 
je  connais  mon  àiie.  Au  diable  soil  la  reneou- 
lic!  si  Votre  lievérencc  ne  s'était  mise  à  la  tra- 
verse, mon  mailre  sérail  déjà  marié  avec  l'in- 


DK    LA    MANCHE. 


i.'i'J 


fanto  (le  Micoiniooii,  cl  moi  j'allais  ohtoiiir  iiii 
comte  011  une  seigiiourie,  ce  qui  est  la  inoiiulro 
rt''coiii|ioiise  (|ue  je  puisse  r>|)i''ri'i'  de  la  fjénéro- 
silé  lie  iiionsfifiiiciir  de  la  Triste-l'"if;ure,  el  de 
la  lidélilé  de  mes  services,  .le  vois  à  préseiil 
cond>ien  est  vi'ai  ce  (|iroM  ilil  ilaiis  hkhi  pays  : 
«  La  roue  de  la  fortune  va  plus  vite  (pic  celle 
d'un  moulin,  et  ceuv  ipii  élaieiit  hier  sur  le  pi- 
nacle sont  aujourd'liui  dans  la  poussière.  »  .l'en 
suis  fâché  seulement  pour  ma  femme  et  mes  en- 
ftuits,  ipii  me  verioiit  l'cveuir  comme  un  simple 
palefrenier,  au  lieu  de  me  voir  arriver  gou- 
verneur ou  vice-roi  de  tjuel(|ue  Ile.  En  atten- 
dant, seigneur  licencié,  prenez  garde  (|ue  Dieu 
ne  vous  demande  compte,  dans  ce  monde  ou 
dans  l'auti'e,  du  tour  que  l'on  joue  à  mon  maître, 
el  de  tout  le  bien  qu'on  l'enipcche  de  faire  en 
lui  ôtant  les  moyens  de  seconi'ir  les  affligés, 
les  veuves  et  les  orphelins,  et  de  cluïtier  les 
brigands. 

Allons!  nous  y  voilà,  repartit  le  barbier  : 
comment  Sancho,  vous  êtes  aussi  de  la  con- 
frérie de  votre  maître?  Vive  Dieu  !  il  me  prend 
envie  de  vous  enchanter,  et  de  vous  mettre  en 
cage  avec  lui  comme  membre  de  la  même  che- 
valerie. A  la  malheure,  vous  vous  êtes  laissé 
engrosser  de  s(>s  promesses,  el  fourrer  dans  la 
cervelle  cette  ile  que  vous  convoitez  si  fort. 

Je  ne  suis  gros  de  persoime,  re|)artil  Sancho, 
et  je  ne  suis  point  homme  à  me  laisser  engros- 
ser, fiitce  i)ar  nu  prince.  Quoique  pauvre,  je 
suis  un  vieux  chrétien,  et  je  ne  dois  rien  à  per- 
sonne; si  je  convoite  des  îles,  les  autres  con- 
voitent bien  autre  chose,  et  chacun  est  fils  de 
ses  œuvres.  Après  tout,  puiscpie,  étant  honune, 
je  pourrais  devenir  pape,  pourquoi  pas  gouver- 
neur d'îles,  si  mou  maître  en  peut  conquérir 
tant  (pi'il  ne  sache  qu'en  faire'.'  Prenez  garde 
à  ce  que  vous  dites,  seigneur  baibier  :  ce  n'est 
pas  (ont  que  de  faire  des  barbes,  il  faut  savoir 
fair.'  la  différence  de  Pierre  à  Pierre.  .le  dis  cela 
parce  que  nous  nous  connaissons,  et  que  ce  n'est 
pasàmoi  qu'il  faut  d<innerdi'  faux  dés.  Ouaul  à 


renchantoinent  de  mon  maître,  Dieu  sait  ce  qui 
en  est.  Mais  restons  en  là,  aller  plus  loin  nous 
ferait  trouver  pire. 

Le  barbier  ne  voulut  pas  n''pli(pier,  de  craiulc 
que  Sanclio,  en  parlant  davantage,  ne  décou- 
vrît ce  que  lui  et  le  curé  avaient  tant  d'envie  de 
cacher.  Pour  conjurer  ce  danger  le  curé  avait 
pris  les  devants  avec  le  chanoine  et  ses  gens,  à 
qui  il  dévoilait  le  mystère  de  cet  homme  encagé; 
il  les  informa  de  la  condition  du  chevalier,  de 
sa  vie  et  de  ses  mœurs,  racontant  succincte- 
ment le  commencement  et  la  cause  de  ses  rêve- 
ries extravagantes,  et  la  suite  de  ses  aventures, 
juscpi'à  celle  de  la  cage,  enlin  le  dessein  ([u'ils 
avaient  de  le  ramener  chez  lui,  pour  essayer  si 
sa  folie  était  susceptible  de  guérison. 

Le  chanoine  et  ses  gens  écoutaient  tout  sur- 
pris l'histoire  de  don  (Quichotte;  quand  le  curé 
reut  achevée  :  Seigneur,  lui  dit  le  chanoine,  les 
livres  de  chevalerie  sont,  suivant  moi,  non-seu- 
lement inutiles,  mais  encore  très-préjudiciables 
à  un  État  ;  et  quoique  j'aie  commencé  la  lecture 
de  itresque  tous  ceux  qui  sont  imprimés,  je  n'ai 
jamais  pu  me  résoudre  à  en  achever  un  seul, 
car  tous  se  ressemblent,  et  il  n'y  a  pas  plus  .à 
apprendre  dans  l'un  (pie  dans  l'autre.  Ces  sortes 
de  compositions  rentrent  beaucoup  danslegenre 
des  anciennes  fables  milésieimes,  contes  bouf- 
fons, extravagants,  lesquels  avaient  pouruniipie 
objet  d'amuser  et  non  d'instruire,  au  rebours  des 
apologues,  dont  le  but  est  de  divertir  et  d'en- 
seigner tout  ensemble.  Si  réjouir  l'esprit  est  le 
but  (pi'on  s'est  jiroposé  dans  les  livres  de  che- 
valerie, il  faut  convenir  (pi'ils  sont  loin  d'y  at- 
teindre, car  ils  ne  sont  remplis  cpie  d'événe- 
ments invraisemblables,  comme  si  leurs  auteurs 
ignoraient  que  le  mérite  d'une  composition  ré- 
sultant toujours  de  la  beauté  de  l'ensemble  et  de 
l'hannonie  des  parties,  la  difformité  et  le  dé- 
sordre ne  sauraient  jamais  plaire. 

En  effet,  (pidli'  |irii|ioili(iii  de  rcnsciiiiile 
avec  les  parties  et  des  parties  avec  rensc-inble 
pcut-iMi    trouver  dans  une  composition    où   un 


2C0 


DON    QUICIIOTTl': 


damoiseau  de  quinze  anspitiirl'ciul  irim  seul  rc 
vers  un  géaut  d'une  taille  énoruio,  eouune  s'il 
s'ayissait  d'un  peu  de  luniéo'.'  Comment  croire 
(ju'uu  elievalicr  triomplie  seul,  par  la  force  de 
sou  liras,  d'un  million  d'ennemis,  et  sans  (pi'il 
lui  en  coûte  uuegoutte  de  sang'.'  (jue  dire  de  la 
i'aciliié  avec  larpielle  une  reine,  ou  l'Iiérilièrc 
de  quelque  yraud  empire,  coulie  ses  intérêts  au 
premier  chevalier  errant  qu'elle  rencontre? 
Quel  est  l'esprit  assez  stupidcet  d'assez  mauvais 
goût  pour  se  complaire  à  entendre  raconter 
qu'une  grande  tour  remplie  de  chevaliers  vogue 
légèrement  sur  la  mer  comme  le  vaisseau  le 
plus  léger  pourait  le  faire  par  un  bon  vent  ;  que 
le  soir  cette  tour  arrive  en  Lombardie,  et  le  len- 
demain, à  la  pointe  du  jour,  sur  les  terres  du 
Prêtre-Jean  des  Indes,  ou  en  d'autres  royaumes 
que  jamais  Ptolémée  ou  Marco  Polo  n'ont  dé- 
crits'.' 

On  dit  que  les  auteurs  de  ces  ouvrages,  les 
donnant  comme  de  pure  invention,  dédaignent 
la  vraisemblance  ;  parbleu  !  voilà  une  étrange 
raison.  Pour  que  la  lictiou  puisse  plaire,  ne  doit- 
elle  |)as  approcher  un  pende  la  vérité,  et  n'est-ce 
pas  une  lègle  du  bon  sens  que,  |iour  être 
divertissantes,  les  aventures  ne  doivent  pas  sem- 
bler impossibles?  il  conviendrait,  selon  moi, 
que  les  ouvrages  d'imagination  fussent  com- 
posés de  manière  à  ne  pas  choquer  le  sens  com- 
mun, et  qu'après  avoir  tenu  l'esprit  en  suspens, 
ils  en  vinssent  à  l'émouvoir,  à  le  ravir,  et  à  lui 
causer  autant  de  plaisir  que  d'admiration;  ce 
qui esttoutela  perfection  d'un  livre.  Eh  bien, quel 
livre  de  chevalerie  a-t-on]amais  vu  dont  tous  les 
membres  formassent  un  corps  entier,  c'est-à-dire 
dont  le  milieu  répondît  au  commencement,  et  la 
lin  au  commencement  et  au  milieu  '.'  Lom  de  là, 
les  auteurs  les  composent  de  tant  de  meud)res 
dépareillés,  qu'on  dirait  (|u'ils  se  sont  plutôt 
proposés  dépeindre  un  monslrenn  une  chimère 
qu'une  figure  avec  ses  proportions  naturelles. 
Uulre  cela,  leur  style  est  rude  et  grossier,  les 
prouesses   qu'ils    racontent   sont    incroyables. 


leur.s  avenhires  d'amour  blessent  la  pudeur;  ils 
sont  prolixes  dans  la  (lescri|ition  des  batailles, 
ignorants  en  géographie,  et  extravagants  dans 
les  voyages;  linalcment  dépourvus  de  tact,  d'art, 
d'invention,  et  dignes  d'être  chassés  de  tous  les 
États  comme  gens  inutiles  et  dangereux. 

Le  curé  avait  attentivemnt  écoulé  le  cha- 
noine, et  le  trouvait  homme  de  sens.  Il  dit  qu'il 
partageait  son  opinion,  et  que,  par  une  aversion 
particulière  qu'il  avait  toujours  eue  pour  les 
livres  de  chevalerie,  il  avait  fait  brûler  le  plus 
grand  nombre  de  ceux  que  possédait  don  Oui- 
chottc.  Il  raconta  de  quelle  i'a(;on  il  avait  in- 
struit leur  procès,  ceux  qu'il  avait  condamnés 
au  feu,  ceux  auquel  il  avait  fait  grâce,  enfin  ce 
qu'avait  pensé  le  chevalier  de  la  perte  de  sa  bi- 
bliothèque. Ce  récit  divertit  beaucoup  le  cha- 
noine et  ceux  qui  l'accompagnaient. 

Néanmoins,  seigneur,  reprit  le  chanoine, 
quelque  mal  (jue  je  pense  de  ces  livres,  ils  ont, 
selon  moi,  un  bon  côté,  et  ce  côté  le  voici  :  c'est 
l'occasion  qu'ils  offrent  à  l'intelligence  de  s'exer- 
cer et  de  se  déployer  à  l'aise;  en  effet,  la  plume 
peut  y  courir  librement,  soit  pour  décrire  des 
tempêtes,  des  naufrages,  des  rencontres,  des 
batailles,  soit  pour  peindre  \mi  grand  capitaine 
avec  toutes  les  qualités  qui  doivent  le  distinguer, 
telles  que  la  vigilance  à  prévenir  l'ennemi,  l'é- 
loquence à  persuader  les  soldats,  la  prudence 
dans  le  conseil.  Tantôt  l'auteur  peindra  une 
lamentable  histoire,  tantôt  (pielque  joyeux  évé- 
nement ;  là,  il  représentera  une  femme  belle  et 
vertueuse;  ici,  un  cavalier  vaillant  et  libéral: 
d'un  côté,  un  barbare  insolent  et  téméraire  ;  de 
l'autre,  un  prince  sage  et  modéré,  sans  cesse 
occupé  du  bien  de  ses  sujets,  et  toujours  prêt  à 
récompenser  le  zèle  et  la  lidélilé  de  ses  servi- 
teurs, il  prêtera  successivement  à  ses  héros  l'a- 
dresse cl  l'éloquence  d'Ulysse,  la  piété  d'Ênée, 
la  vaillance  d'Achille,  la  prudence  de  César,  la 
clémence  d'Auguste,  la  bonne  foi  de  Trajan,  la 
sagesse  de  Calon,  enliu  toutes  les  grandes  (pia- 
illes cpii  peuvent  rendre  un  iiomme  illustre   Si- 


DE    LA    M  AN  Cil  F,. 


'.'(,1 


M*»n«a«ri«~f 


On  fit  d;ins  cet  ordre  environ  deuï  lieues  (257). 


avec  cela,  l'ouvrage  est  écrit  d'un  slylo  pur,  la- 
cile  el  agrt'-able ;  si,  au  mérite  Je  Tinvention, 
l'auteur  joint  l'art  tic  conserver  la  vraisem- 
blance dans  les  événements  ,  il  aura  tissu  sa 
toile  de  fils  précieux  et  variés,  et  composé  un 
tableau  qui  ne  manquera  |)as  de  plaire  et  d'in- 
struire, ce  qui  est  la  fin  qu'on  doit  se  proposer 
en  prenant  la  plume. 


CHAPITRE  XLVIII 

SUITE  OU  ois::ouRS  ou  chanoine  sur   le  sujet  des  livres 

DE  chevalerie 

Votre  Grâce  a  raison,  dit  le  curé,  et  ceux  qui 
composent  ces  sortes  d'ouvrages  sont  d'autant 
plus  à  blâmer,  qu'ils  négligent  les  règles  que 
vous  venez  do  poser,  règles  dont  l'(d)servation  a 
rendu  si  célèbres  les  deux  princes  de  la  poésie 
greciiue  et  latine. 


J'ai  quelquefois  été  tenté;  repiil  le  chanoine, 
de  composer  un  livre  de  chevalerie  d'après 
ces  mêmes  règles,  et  j'en  avais  déjà  écrit  une 
centaine  de  pages.  Pour  éprouver  si  cet  essai 
méritait  quelque  estime,  je  l'ai  montré  à  des 
personnes  qui,  quoique  gens  d'esprit  et  de 
science,  aiment  passionnément  ces  sortes  d'ou- 
vrages, et  à  des  ignorants  (|ui  n'ont  de  goùls 
que  pour  les  folies;  cli  bien,  chez  les  uns 
comme  chez  les  autres,  j'ai  trouvé  une  agréa- 
ble approbation.  Néanmoins  j'y  ai  renoncé, 
parce  que  d'abord  cela  ne  me  sendjlait  guère 
convenir  à  ma  profession,  et  qu'ensuite  les 
gens  ignorants  sont  beaucoup  plus  nombreux 
que  les  gens  éclairés;  et,  quoiqu'on  puisse 
se  consoler  d'être  siffle  par  le  grand  nombre 
des  sots,  quand  on  a  l'estime  de  quelques 
sages,  je  n'ai  pas  voulu  me  soumettre  au 
jugement  de  cet  aveugle  et   impertinent  vul- 


262 


DON   QUICHOTTE 


gairo,  h  (|nl  s'adressent  piincipalpnicnl  de  sem- 
blables livres. 

Mais  ce  (pii  in'ôla  surtoiil  la  pensée  de  le  ler- 
miner,  ce  fut  ini  raisonnement  que  je  me  fis  à 
propos  des  comédies  qu'on  représenle  aujour- 
d'hui. Si  ces  comédies,  me  disais-je,  aussi  liien 
celles  d'invention  que  celles  empruntées  à  l'iiis- 
(oire,  sont,  de  l'aveu  de  tous,  des  ouvrages 
ridicules,  sans  nulle  délicatesse,  el  enlière- 
iiient  contre  les  règles,  si  pourtant  le  vulgaire 
ne  cesse  d'v  applaudir,  si  les  auteurs  qui  les 
composent  et  les  aclenrs  qui  les  représentent 
prétendent  (ju'elles  doivent  être  ainsi  compo- 
sées, parce  que  le  public  les  veut  ainsi,  tandis 
que  les  pièces  où  l'on  respecte  les  règles  de 
l'art  n'ont  pour  approbateurs  que  quelques 
hommes  de  goût,  la  même  chose  arrivera  à  mon 
livre  ;  et  quand  Je  me  serai  brûlé  les  sourcils  à 
force  de  travail,  je  resterai  comme  ce  Itiillciir 
(le  CampiUo,  (pii  fournissait  gratis  le  fil  et  la 
façon. 

Souvent  j'ai  entrepris  de  faire  comprendre  à 
ces  auteurs  qu'ils  faisaient  fausse  route,  qu'ils 
obtiendraient  plus  de  gloire  etde  profit  (ii  com- 
posant des  pièces  régulières  ;  mais  je  les  ai  trou- 
vés si  entichés  de  leur  méthode,  qu'il  n'y  a  rai- 
sons ni  évidence  qui  puisse  les  y  faire  renoncer. 
M'adressant  un  jour  à  un  de  ces  opiniâtres: 
Seigneur,  lui  disais-je,  ne  vous  souvient-il  point 
qu'il  V  a  (piel(|ues  aimées  on  représenta  trois 
comédies  d'un  |)oëte  espagnol  cpii  obtinrent  l'ap- 
probation générale  ;  et  que  les  coméilicns  y  ga- 
gnèrent plus  (pi'ils  n'ont  gagné  depuis  avec 
trente  autres  des  ineillciirs  qu'on  nil  eonipo- 
sces?  Je  m'en  souviens,  répondit-il,  vous  voulez 
assurément  parler  de  la  isahdhi^  de  la  Vhilisci 
de  la  /l/fjrniK/rn' 1' Justement,  répli(piai-je.  lié 
bien,  ces  pièces  ne  sont-elles  pas  selon  les 
règles?  et  pourtant  elles  ont  enlevé  tous  les  suf- 
frages. La  faute  n'en  est  donc  pas  au  vulg;>irc, 
fpi'on  laisse  se    plaire  à  voir  représenter  des 

'  r<s Irnis  pii''ccs  wnl  île  Lupcn-io  Lconnnto de  Argr-nsnla. 


inepties,  mais  à  ceux  (]ni  ne  savent  lui  servir 
autre  chose.  Il  n'y  a  rien  de  tel  dans  I'/h- 
ijratiliiile  veiiiiée  ',  dans  la  Niimancia^  dans 
le  Marchduti  amoureux,  el  encore  moins 
dans  VEniicm'i  favorahh' ,  ni  dans  bciui- 
c(m|)  d'auties  pièces  qui  ont  fait  la  réjn!- 
lation  de  leurs  auteurs,  et  enrichi  les  co- 
niédithis  qui  les  ont  représentées.  J'ajoutai 
encore  bien  des  raisons  qui  confondirent 
mon  homme ,  mais  sans  le  faire  changer 
d'opinion. 

Seigneur  chanoine,  répondit  le  curé,  vous  ve- 
nez de  toucher  là  un  sujet  qui  a  réveillé  dans 
mon  esprit  une  aversion  que  j'ai  toujours  eue 
pour  les  comédies  de  notre  temps,  aversion  au 
moins  égale  à  celle  que  j'éprouve  pour  les  livres 
de  chevalerie.  Lorsque  la  comédie,  suivant  Ci- 
céron,  devrait  être  l'image  de  la  vie  humaine, 
l'exemple  des  bonnes  mœurs  et  le  miroir  de  la 
vérité,  jiourquoi,de  nos  jours,  la  comédie  n'est- 
elle  que  miroir  d  extravagances  ,  exemi>le  de 
sottises,  image  d'impiidicités?  ('ar  quelle  plus 
grande  extravagance  que  de  montrer  un  enfant 
ipii,  dans  la  première  scène,  est  au  berceau,  et 
dans  la  seconde  a  déjà  barbe  au  menton?  Quoi 
de  plus  ridicule  (|ue  de  nous  peindre  un  vieil- 
lard bravache,  un  homme  po'tron  dans  toute  la 
force  de  l'âge,  un  laquais  orateur,  un  page  con- 
seiller, un  roi  crocheteur,uneprincesselavcHsede 
vaisselle  ?  Que  dire  de  cette  confusion  des  temps 
et  des  lieux  dans  les  pièces  qu'on  représente! 
N'ai-je  pas  vu  une  cométlie  où  le  premier  acie 
se  passait  en  Fairope,  le  second  en  Asie,  et  le 
tl'lli^i^n:n  en  Afrique  !  V.n  vérité,  je  gage  que  si 
l'ouvrage  avait  eu  plus  de  trois  actes,  l'Amé- 
liqiie  aurait  eu  aussi  sa  pari.  Si  la  vraisem- 
blance doit  être  observée  dans  une  pièce  de 
théâtre,  comment  peut-on  admettre  (|iie  dans 
celle  dont  l'action  est  présentée  comme  contem- 
poraine de  F'épin  (iii  de  riiarlcmagne,  le  prin- 

'  l,  Iiii/iuliliiiU'  itityi'e  i>l  lie  Lopc  ilcVug.i;  .\»«/«(ic(«,  ilf 
CiMViiiitcs  liii-iiièrpip;  li'  Marcliaiitl  nnioiiini.r,  ilr  (i.n^p.nid  l'u' 
Agiiilni',  l'i  \  t'iinnni  (itioriiblc,  Ae  Kr.niriscii  TinT.i)i:i. 


1)K    LA    MANCIIK 


2(JÔ 


cipal  |U'rsoiiiiiigc  soil  l'('m|ieiTUr  lléiiicliiis,  (|iic  | 
l'on  l'ail  ïi'i'iii|iaror  do  la  Icne  saiiile  i-l  v\\- 
Iror  dans  Ji'iusalfiii  avi'c  la  croix?  exploit  qui 
lut  l'iiMiMC  lie  (lodriiov  do  lîouilloii  ,  séparé 
ilii  lii'ni^  li\ /.iiiliii  par  un  si  grand  nnndiic  d'aii- 
iiées  ! 

Si  nous  arri\i)iis  aux  sujets  sacrés,  ipio  de 
taux  minu'les,  (pic  de  laits  ai>oci  yplies  !  No  va- 
t-on  pas  lut'ino  jusqu'à  iiitroiluiio  le  suriiatuiel 
dans  les  sujets  |)ureinent  prol'anes  7  Tel  eu  est 
prcsiiuc  toujours  aujourd'hui  le  dénonuicnl,  et 
cela  sans  autre  uiotil'  (pie  celui-ci  :  le  vulgaire 
se  laisse  lacilement  toucher  par  ces  scènes  ex- 
traordinaires et  en  aime  la  représentation  ;  ce 
qui  est  un  oubli  complet  de  la  vérité,  et  la  honte 
des  écrivains  cspaiinols,  (pie  les  étrangers,  ob- 
servateurs lidolcs  des  r('gh's  du  théâtre,  regar- 
dent comme  des  barbares  dépourvus  de  goût  et 
de  sens.  C'est  un  grand  tort  de  prétendre  (pie 
les  spectacles  [uihlics  étant  laits  pour  amuse» 
le  peujile  elle  détourner  des  vices  (piengendre 
l'oisiveté,  on  obtient  ce  résultat  par  une  mau- 
vaise comédie  aussi  bien  que  par  une  bonne,  et 
qu'il  est  loi!  inulile  de  s'assujettir  à  des  règles 
qui  fatiguent  l'esprit  et  consument  le  temps  ; 
car  bien  certainement  le  spcctaleur  serait  .plus 
satisl'ait  d'une  pièce  à  la  fois  régulière  et  em- 
bellie de  tous  les  ornements  de  l'art,  une  action 
bien  représentée  ne  manquant  jamais  d'intéres- 
ser le  spectateur,  et  d'éiuouviiir  l'esprit  même 
le  plus  grossier. 

Après  tout,  peut-être  ne  i'aut-il  pas  s'en 
prendre  tout  à  fait  aux  auteurs  des  défauts  de 
leurs  ouvrages  ;  la  plupart  les  connaissent,  et 
certains  parmi  eux  ne  manquent  ni  d'intelli- 
gence ni  de  goût,  mais  ils  ne  travaillent  pas 
pour  la  gloire,  et  les  pièces  de  théâtre  sont  de- 
venues une  marchandise  que  les  comédiens  re- 
fuseraient si  elles  n'élaient  pas  conçues  selon 
leur  fantaisie  :  si  bien  que  l'auteur  est  forcé  de 
s'accommoder  à  la  volonté  de  celui  (|ui  doil 
payer  son  ouvrage,  et  de  le  livrer  tel  qu'on  lui 
a  commandé.  N'avons-nous  pas  vu  un  des  plus 


beaux  et  des  plus  rares  es|uils  de  ce  rovaume', 
p(mr  complaire  aux  coinédicns ,  négliger  di! 
meltic  la  dernière  main  à  ses  ouvrages  et  de  les 
rendre  execileiils,  coinme  il  ponxail  le  faire '.' 
Il'anlres,  eiilin,  n'onl-ils  |la^  eiril  avec  si  peu 
de  mesure,  (pi'apres  une  seule  i-e|ir(''M'nlatioii 
de  leurs  pièces,  on  a  vu  les  acteurs  obligés  de 
s'enfuir,  dans  la  crainte  d'être  châtiés  pour 
avoir  parh''  coiilre  l:i  c(Ui(liiili'  du  prince,  ou 
contre  riionnenrde  sa  maison'.'  On  olivierait,  il 
me  .semble,  à  ces  incitnvénienls,  si,  choisissant 
un  homme  d'autorité  et  d'intelligence,  on  lui 
donnait  la  charge  d'examiner  ces  sortes  d'ou- 
vrages, et  de  n'en  permettre  l'impression  et  le 
débit  (pi'après  avoir  été  revêtus  de  son  appro- 
bation. Ce  serait  un  remède  contre  la  licence 
qui  règne  au  théâtre:  la  crainte  d'un  examen 
sévère  forcerait  les  auteurs  à  montrer  plus  de 
retenue  ;  on  ne  verrait  que  de  bons  ouvrages, 
écrits  avec  la  perfection  dont  vous  venez  de  nous 
tracer  les  rèjes;  enlin  le  public  aurait  là  un 
passe-temps  utile  et  agréable,  car  l'arc  ne  peut 
toujours  être  tendu  ,  et  l'humaine  faiblesse 
a  besoin  de  se  re|ioser  dans  d'honnêtes  ré- 
créations. 

La  conversation  en  était  là,  quand  le  barbier 
s'approcha  et  dit  au  curé:  Seigneur,  voici  l'en- 
droit où  j'ai  pensé  que  nous  pourrions  (dus 
commodément  faire  la  sieste,  et  on  les  Ixeufs 
trouveront  une  herbe  fraîche  et  abondante. 

C'est  aussi  ce  qu'il  me  semble,  répondit  le 
curé;  et  il  demanda  au  chanoine  (piels  étaient 
ses  |)iojets. 

Le  chanoine  répondit  qu'il  serait  bien  aise  de 
rester  avec  eux  pour  jouir  de  la  beauté  dii  vallon 
qui  s'offrait  à  leur  vue,  pour  profiter  de  la  con- 
versation du  curé,  (jui  l'inléressait  vivement, 
enlin  iionra|)preiidre  plus  en  détail  l'histoire  et 
les  prouesses  de  don  Quichotte.  Afin  de  pouvoir 
se  reposer  en  cet  cnijniil  l'après-dinée,  il  coin- 
manda  à  un  de  ses  gens  d'aller   à  l'hôtellerie 

'  Liipo  du  Vcg;i.  Il  il  codilxiM;  |>rès  ilo  lUx-liuil  ccnU  piùie 
lie  llii;àU'o. 


26  i 


DON    QUICHOTTE. 


voisine  cliorclicr  de  quoi  manfrer;  et  comme 
011  lui  réiiondil  iiue  le  mulet  de  liayage,  bien 
pourvu  de  vivres,  devait  être  arrivé,  il  se  con- 
tenta d'envoyer  son  équipage  à  riiôtellcrie, 
ordonnant  d'amener  le  nudet  porteur  des  pro- 
visions. 

l'endant  (pie  cet  ordre  s'exécutait,  Sancho, 
voyant  (pi'il  pouvait  enlin  parler  à  son  maître 
sans  la  continuelle  présence  du  curé  et  du  bar- 
bier, s'a|»proclia  de  la  cage  et  lui  dit  :  Seigneur, 
pour  la  décharge  de  ma  conscience,  je  veux 
vous  dire  ce  qui  se  passe  au  sujet  de  votre  en- 
chanlemcnt.  Ces  deux  hommes  qui  vous  accom- 
pagnent avec  le  niastiue  sur  le  visage  sont  le 
curé  de  notre  paroisse  et  maître  Nicolas,  le  bar- 
bier de  notre  endroit,  ,1e  pense  qu'ils  ne  vous 
emmènent  de  la  sorte  que  par  jalousie,  et  parce 
(jue  vos  exploits  leur  doimcnt  de  l'ombrage  ; 
j'en  conclus  donc  que  vous  n'êtes  pas  plus  en- 
chanté que  mon  àne,  mais  tout  simplement  joué 
et  myslitié.  Je  n'en  veux  pour  preuve  que  la 
réponsi>  à  une  question  que  je  vais  vous  adres- 
ser: si  elle  est 'elle  qu'elle  doit  être  et  qu'elle 
sera,  j'en  suis  certain,  je  vous  ferai  toucher  du 
doigt  la  ruse,  cl  alors  vous  avouerez  qu'au  lieu 
d'être  enchanté,  vous  n'avez  que  la  cervelle  à 
l'envers. 

Demande  ce  que  lu  V(uidras,  mou  lils,  ré- 
pondit don  Quichotte,  je  te  donnerai  salisl'ac- 
tion.  Quant  à  l'opinion  (jue  lu  as  que  ces  deux 
hommes  (pii  vont  et  viennent  autour  de  nous 
sont  le  curé  et  le  baibier  de  notre  village,  il 
peut  se  faire  (ju'ils  te  paraissent  tels  ;  mais 
qu'ils  le  soient  elïeclivemcnl,  n'en  crois  rien, 
je  le  prie.  S'ils  le  semblent  ce  (jue  tu  dis,  sois 
sur  que  les  enchanteurs,  auxrpuls  il  est  facile 
de  se  transl'ormer  à  volonté,  ont  pris  leur  res- 
semblance ,  alin  de  t'abnser  il  de  te  jeter 
d.ui.-  un  l;ili\iinllie  de  doulo  cl  iriiicrrtitudcs 
dont  lu  ne  sortirais  pas  quand  lu  aurais  en 
main  le  lil  de  Thésée,  et  aussi  pour  me  trou- 
bler l'espiil,  alin  que  je  ne  puisse  pas  deviner 
qui  nie  joue  ce  mauvais  tour.  Car,  enlin,  d  on 


côté  lu  me  dis  que  ce  sont  là  le  curé  et  le  bai- 
bier de  notre  village  ;  d'un  antre  coté,  je  me  vois 
enfermé  dans  une  cage,  pendant  que  je  suis 
certain  (ju'aucune  puissance  humaine  ne  sérail 
capable  de  m'y  retenir  ;  que  dois-je  en  conclure, 
si  ce  n'est  que  mon  enchantement  est  bien  plus 
fort  et  d'une  tout  autre  espèce  que  ceux  que  j'ai 
lus  dans  toutes  les  histoires  de  chevaliers  er- 
rants (pii  ont  subi  le  même  sort  que  moi  ?  Ainsi 
donc,  cesse  de  croire  que  ces  gens-là  sont  ce 
que  lu  dis,  car  ils  le  sonl  tout  comme  je  suis 
turc.  Maintenant  adresse -moi  telle  question 
(jue  tu  voudras;  je  consens  à  répondre  jusqu'à 
demain. 

Par  A'otre-Dame  ;  s'écria  Sancho,  faul-il  que 
vous  ayez  la  tcle  assez  dure  pour  en  être  encore 
à  reconnaître  que  le  diable  se  mêle  bien  moins 
de  vos  affaires  que  les  hommes  !  Or  (^a,  je  m'en 
vais  vous  prouver  clair  comme  le  jour  que  vous 
n'êtes  point  enchanté  :  dites-moi,  je  vous  prie, 
seigneur...  que  Dieu  vous  délivre  du  tourment 
où  vous  êtes,  et  puissiez-vous  tomber  dans  les 
bras  de  madame  Dulcinée,  au  moment  où  vous 
y  penserez  le  moins... 

Cesse  tes  exorcismes,  mon  (ils,  reprit  don 
(Juicholle  :  ne  t'ai-je  pas  dit  rpic  je  répondrai 
ponctuellemenl  à  les  (juestions? 

Voilà  justement  ce  (pie  je  demande,  ré|)li(pia 
Sancho  :  or  (;à,  dites-moi,  sans  rien  ajonlcr  ni 
rien  retrancher,  mais  franchement  et  avec  vé- 
rité, comme  doivent  parler  tous  ceux  (pii  font 
profession  des  armes  en  qualité  de  chevaliers 
errants... 

.le  le  répète  que  je  ne  mentirai  en  rien,  reprit 
don  Quicholle  ;  mais  pour  l'amour  de  Dieu, 
linis-en,  tu  me  fais  mourir  d'iiiipalience  avec 
tes  préambules. 

Je  n'en  voulais  pas  davantage,  dit  Sancho  ; 
l'I  |e  nie  crois  assuré  de  la  bniilé  et  de  la  l'ian- 
cliise  de  mon  maître.  Des  lors,  comme  cela  vient 
fort  à  propos,  je  lui  ferai  une  (pieslion  :  voyons, 
répondez,  seigneur,  depuis  (|ue  Votre  Grâce  est 
inchantéc  dans  celle  caj{c,a-l-ellc  eu  par  hasard 


015    I.  \    MANCIIIv 


'2(55 


taris,  S.  Raçon  et  C',  imp.  Funie,  Jouvet  et  G'»,  édu. 

Sanolio,  ïoyafll  qu'il  pouvjii  eiiliii  [lai-ler  à  son  maîlic,  s'approdia  île  la  cago  (page  261). 


envie  de  faire,  comme  on  ilit,  le  petil  mi  le 
gros? 

Mon  ami,  j(>  ne  te  comprends  pas,  dit  don 
Quichotte  ;  expli(pie-toi  mieux,  si  tu  veux  que 
je  réponde  d'une  manière  nette  et  précise. 

Vous  ne  comprenez  pas  ce  que  signifie  le  petit 
et  le  gros  !  repartit  Sanclio  :  vous  mo(|ucz-vous 
de  inoi '.'  mais  c'est  la  première  chose  (pi'on 
apprend  à  l'écoii'.  Je  demande  si  vous  n'avez 
point  eu  envie  de  faire  ce  que  personne  ne  |)cut 
faire  à  votre  place? 

Ali!  si,  vraiment  I   je  comprends,  répondit 


don  Quichotte,  et  plus  d'une  fois  ;  même  à 
l'heure  où  je  te  parle,  je  me  sens  hien  pressé  ; 
mets-y  ordre  promptement,  je  te  prie  ;  je  crains 
(pi'il  ne  soit  déjà  trop  tard. 


CHAPITRE  XLIX 

DE     L'EXCELLENTE    CONVERSATION     DE    DON    QUICHOTTE 
ET    DE   SANCHO    PAN2A. 

Par  ma  foi,  vous  êtes  pris,  s'écria  Sancho,  et 
voilà  où  je  voulais  en  venir.  Or  çà,  monseigneur  : 

34 


2(i() 


DON    QUICHOTTE 


nierp/.-vous  quand  on  voit  nne  personne  abattue 
Pl  lanfjnissanto,  qu'on  n'ait  I  haijitude  do  se  dire  : 
Qn"esf-ce  qn'a  ini  tel?  il  ne  mange,  ne  boit,  ni 
ne  dort,  et  ne  sait  jamais  ce  qu'on  lui  demande; 
on  (lirMil  ([u'il  est  cnclianté?  Il  faut  donc  con- 
clure de  là  que  ceux  qui  ne  i)oivent,  ne  mangent, 
ni  ne  dorment,  et  ne  lont  point  leurs  fonctions 
naturelles,  sont  enchantes;  ninis  non  pas  ceux 
<|iii  niit  renvic  qui  vous  presse  à  cette  heure, 
qui  boivent  quand  ils  ont  soif,  mangent  quand 
ils  ont  faim,  et  répondent  ;'i  propos. 

Tu  as  raison,  Sancho,  répliqua  don  Quichotte  ; 
mais  ne  t'ai-je  pas  dit  aussi  qu'il  y  avait  plu- 
sieurs sortes  d'enchantements,  que  peut-être  la 
forme  en  a  changé  par  la  succession  des  temps, 
et  (piaujourd'lnii  c'est  un  usage  établi  que  les 
rnchantés  fassent  tout  ce  que  je  fais?  Cela  étant, 
il  n'y  a  rien  à  objecter;  d'ailleurs,  je  sais  et  je 
tiens  pour  certain  que  je  suis  enchanté,  ce  qui 
suflit  pour  mettre  ma  conscience  en  repos  :  car 
si  j'en  doutais  un  seul  instant,  je  me  ferais  scru- 
pule de  demeurer  ainsi  enseveli  dans  une  lâche 
oisiveté,  pendant  que  le  monde  est  rempli  d'in- 
fortunés qui  sans  doute  ont  besoin  de  mon  se- 
cours et  de  ma  [irotection. 

Eh  bien,  repartit  Sancho,  (pie  n'essayez-vous, 
pour  en  être  plus  certain,  de  sortir  de  prison, 
ce  à  quoi  je  vous  aiderai,  puis  de  tâcher  de 
monter  sur  Uossinanle,  cpii  me  parait  aussi  en- 
chanté que  vous,  tant  il  est  triste  et  niélanco- 
iiquc,  et  de  nous  mettre  encore  une  fois  à  la 
rerherche  des  aventures?  Si  cela  ne  réussit 
point,  lions  avons  tout  le  tenq)s  de  revenir  à  la 
cage,  où  je  promets  et  je  jin-e,  foi  de  bon  cl 
loyal  écuycr,  lii'  m'crd'ermer  avec  Votre  Grâce 
s  il  arrive  que  mius  soyez  assez  malheureux  el 
moi  assez  indjéciie  pour  ne  pouvoir  venir  à  boni 
de  ce  que  je  viens  de  dire. 

Je  consens  à  (nul,  mon  ami,  répuiidit  ddii 
Quicholte,  et  dés  ipie  lu  verias  l'occusion  favo- 
rable, lu  n'as  qu'à  meltre  la  main  à  l'ouvre;  je 
ferai  tout  ce  (|ue  lu  voudras,  cl  me  laisserai 
coniluire  :  mais  tu  vciras,  n  p;Mivi.'  .Sam  Im, 


combien  est  fausse  l'opinion  que  In  te  formes  de 
tout  ceci. 

Le  chevalier  errant  et  le  (idèle  écuyer  s'cu- 
Irelinrent  de  la  sorte  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent 
arrivés  à  l'endroit  où  le  cure,  le  chanoine  et  le 
barbier  avaient  mis  pied  à  terre  en  les  attendant. 
Les  bd'ufs  fm-ent  dételés  pour  les  laisser  paître 
en  libellé,  el  Sancho  pria  le  curé  de  permettre 
que  son  maître  sortît  un  moment  de  la  cage, 
parce  qu'autrement  elle  courait  grand  risque  de 
ne  pas  rester  aussi  propre  que  l'exigeait  la  di- 
gnité et  la  décence  d'un  chevalier  tel  que  lui. 
Le  curé  comprit  Sancho,  et  répondit  qu'il  y  con- 
sentirait de  bon  cœur,  sans  la  crainte  où  il  était 
que  don  Quicholte,  une  fois  libre,  ne  vînt  à  faire 
des  siennes,  cl  qu'il  ne  s'en  allât  si  loin  qu'on 
ne  le  revît  plus. 

Je  réponds  de  lui,  reprit  Sancho. 
Et  moi    aussi,  ajouta   le   chanoine,    pourvu 
(ju'il  nous  donne  sa  foi  de  chevalier  qu'il  ne  s'é- 
loignera |)as  sans  notre  consentement. 

J'en  fais  le  serment  ,  dit  don  Quichotte. 
D'ailleurs,  ajouta-t-il,  l'enchanté  n'a  pas  la  li- 
berté de  faire  sa  volonté,  puisque  l'enchanlem" 
peut  empêcher  qu'il  ne  bouge  de  trois  siècles 
entiers;  et  que  s'il  s'enfuyait,  il  peut  le  faire 
revenir  plus  vite  que  le  vent  :  ainsi,  seigneurs, 
l'clàchez-nioi  sans  crainte;  car  franchement  lu 
chose  presse,  et  je  ne  réponds  de  rion. 

Sur  sa  parole,  le  chanoine  le  prit  par  la  main 
et  le  tira  de  sa  cage,  ce  dont  le  pauvre  homme 
ressentit  une  joie  extrême.  La  première  chose 
qu'il  lit  fut  de  se  détirer  deux  ou  trois  fois  tout 
le  corps;  puis  s'approchant  de  lîossinante  :  Mi- 
roii'  et  lleur  des  coursiers  errants,  dit-il  en  lui 
donnant  deux  petits  coups  sur  la  croupe,  j'es- 
père toujours  (pie,  grâce  à  Uiuu  et  à  sa  sainte 
Mère,  nous  nous  rcverrons  bientôt  dans  l'état 
que  nous  souhaitons  l'un  el  l'autre  ;  toi  sous  ton 
cher  maître,  el  moi  sur  tes  reins  vigoureux, 
exerçant  ensemble  la  profession  pour  laquelle 
Dieu  nous  a  mis  en  ce  monde. 

.\près  avoir  ainsi  parlé,  notre  chevalier  se  re- 


ni':  \.x  manche;. 


ao7 


lira  à  l'écart  avec  Sani'ho,  et  revint  peu  après, 
Ibrt  soiila^i''.  et  iW's-impalient  ilc  voir  rdïct  di's 
proiiu'sses  (le  son  t'cuver. 

Le  chanoine  ne  pouvait  se  lasser  ilc  consi- 
dérer notre  liéios  :  il  observait  juscprà  ses 
moindres  iiiouveincnls,  étonné  de  celle  étrange 
Iblie  qui  lui  laissait  res|uil  lilirc  sur  toutes 
sortes  de  sujets,  l'I  l'altérail  si  l'orl  ipiand  il  s'a- 
gissait de  chevalerie.  Le  niallu'ur  de  ce  |iau\rc 
gcnliliionnue  lui  lit  compassion,  et  il  voulut 
essayer  de  le  guérir  par  le  raisonnement.  Toute 
la  compagnie  s'élant  donc  assise  sur  l'herbe,  en 
atleiuiant  les  [)rovisions,  il  |)arla  ainsi  à  don 
Quichotte  : 

Est-il  possible,  seigneur,  que  cette  fade  cl 
impertinente  lecture  des  romans  de  chevalerie 
ail  Irnublé  voire  esprit  au  point  de  vous  per- 
suader que  vous  êtes  enchanté 7  comment  peut-il 
se  trouver  au  monde  un  lioiiimc  assez  simple 
pour  s'imaginer  que  ces  Amadis,  ces  empereurs 
de  Trébizonde,  ces  Félix  Mars  d'icarnie,  tous 
ces  monstres  et  tous  ces  géants,  ces  enchante- 
ments, ces  querelles,  ces  délis,  ces  combats, 
en  un  mot  tout  ce  fatras  d'extravagances  dont 
parlent  les  livres  de  chevalerie  aient  jamais 
existé?  Pour  moi,  je  l'avoue,  quand  je  les  lis 
sans  faire  réllexion  qu'ils  sont  pleins  do  men- 
songes, ils  ne  laissent  pas  de  me  donner  quelque 
plaisir;  mais  lorsque  je  viens  à  ne  les  plus  con- 
sidérer que  comme  un  tissu  de  fables  sans  vrai- 
semblance, je  les  jetterais  de  bon  c<rur  au  feu, 
comme  des  impostures  qui  abusent  de  la  crédu- 
lité publique,  et  portent  le  trouble  cl  le  dé- 
sordre dans  les  meilleurs  es[)rits,  tels  onlin 
que  le  vôtre ,  au  point  qu'on  e.-l  obligé  de 
vous  mettre  en  cage  ,  et  de  vous  conduire  dans 
un  char  à  bd-ufs,  comme  un  lion  ou  un  tigre 
promené  de  ville  en  ville. 

Allons  ,  seigneur  don  Quicliolle ,  rappelez 
voire  raison  el  servez-vous  de  ce  discerneincnl 
admirable  que  le  ciel  vous  a  donné,  alin  de 
choisir  des  lectures  plus  protitables  à  votre 
esprit i  et  si,  après  tout,  par  inclination  natu- 


relle, vous  éprouvez  un  grand  plaisir  à  lire  les 
exploits  guerriers  et  les  actions  pruili^;ieusi;s, 
adiossiv.-vous  à  riiisloire,  et  là  vous  trouverez 
(ii's  nnracics  de  valeur  (pii  non-seulement  ne  le 
céderont  en  lien  .1  la  l'iible,  mais  qui  surpiisscnl 
encore  tout  ce  (pie  l'imagiiialion  peut  enfanter. 
Si  vous  voulez  des  grands  hommes,  la  Grèce 
n'a-t-elle  pas  son  Alexandre,  llome  son  César, 
Carthage  son  Aimibal,  la  Lnsilanie  sou  VirialeV 
N'avons-nous  pas,  dans  la  (bastille,  lernandu 
(Jonzalès,  le  Cid  dans  Valence,  don  Diego  Garcia 
de  Parades  dans  rtslramadure,  don  Gaicy  Pérès 
de  Vargas  dans  Xérès,  don  (laicilasso  dans  To- 
lède, et  don  Manuel  l'once  de  Léon  dans  Sé- 
vilie,  tous  modèles  d'une  vertu  licroujuc,  dnnl 
les  prouesses  intéressent  le  lecteur,  et  lui  don- 
nent de  grands  exemples  à  suivie?  Voilà,  sei- 
gneur don  Ou  iciiolte,  imelecture  digne  d'occuper 
votre  esprit;  là  vous  apprendrez  le  métier  de  la 
guerre,  et  commcnl  duil  se  iiiiiilnirc  nii  t;r,in(l 
capitaine;  là,  enlin,  vous  verrez  des  prodiges 
de  valeur,  qui,  tout  en  restant  dans  les  limites 
de  la  vérité,  surpassent  de  beaucoup  les  actions 
ordinaires. 

Don  Quichotte  écoulait  avec  une  exlrèine  at- 
tention le  discours  du  chanoine  ;  après  l'avoir 
considéré  quelque  temps  en  silence,  il  répondit  : 
Si  je  ne  me  trompe,  seigneur,  celle  longue  ha- 
rangue tend  à  me  persuader  (ju'il  n'a  jamais 
existé  de  chevaliers  errants;  (juo  les  livres  de 
chevalerie  sont  faux,  menteuis,  inutiles  et  per- 
nicieux à  l'Etat  ;  (]ue  j'ai  mal  fait  de  les  lire, 
iorl  mal  fait  d'y  ajouter  foi,  et  plus  mal  fait  en- 
core de  les  prendre  [lour  nuidèles  dans  la  pro- 
fession que  j'exerce;  en  un  mol,  (pi'il  n'y  a 
jamais  eu  d'Amadis  de  Gaule,  ni  de  Hoger  de 
Grèce,  ni  celte  foule  de  chevaliers  dnnl  nous 
|)ossédons  les  histoires. 

C'est  la  pure  vérité,  répondit  le  chanoine. 

Vous  avez  ajnulé,  conlinua  don  Onicholle, 
(pie  ces  livres  m'ont  jxird'  un  grand  pr(''judicej 
puisqu'ils  m'ont  troublé  le  jugement,  et  qu'ils 
sont  cause  (lu'on  m'a  mis  dans  celte  cage  ;  enlin 


DON    QUICHOTTE 


vous  m'avez  conseillé  de  ch,int;er  de  lecture  cl 
de  choisir  des  livres  sérieux,  qui  soient  cniuènic 
temps  utiles  et  agréables. 

Tout  cela  est  vrai   au  pied  de   la  lettre,  ré- 
pondit le  clianoinc. 

Eh  bien, rejtrit  don  Quichotte,  toute  réilexion 
faite,  je  trouve  cpie  c'est  vous  (pii  êtes  enchanté 
et  sans  jugement,  puisque  vous  osez  jiroférer  de 
pareils  blasphèmes  contre  une  chose  si  géné- 
ralement reçue,  et  tellement  admise  pour  véri- 
table, que  celui  qui  la  nie,  comme  le  fait  Votre 
Grâce,  mérite  le  même  cluitinient  (|ue  vous  in- 
fligez à  ces  livres  dont  la  lecture  vous  révolte; 
car  enfin  prétendre  qu'il  n'y  a  jamais  eu  d'Ama- 
dis  ni  aucun  de  ces  chevaliers  errants  dont  les 
livres  font  mention,  autant  vaut  soutenir  que  le 
soleil  n'éclaire  point,  ou  que  la  terre  n'est  pas 
ronde. 

Ainsi,  selon  vous,  ce  serait  autant  de  fausse- 
tés, poursuivit  notre   héros,   que  l'histoire  de 
l'infante  Floride  avec  Guy  de   Bourgogne,   et 
celte  aventure  de  Kier-à-Bras  au  |)ont  de  Man- 
lible,  aventure  (pii  se  passa  du  temps  de  Char- 
lemagne.  Mais  si  vous  traitez  cela  de  mensonges, 
il  doit  en  être  de  même  d'Hector,  d'Achille,  de 
la  guerre  de  Troie,  des  douze  pairs  de  France, 
de  cet  Arlus,  roi  d'Angleterre,  qui  existe  encore 
aujourd'hui  sous  la  forme  d'un  corbeau,  et  rpi'à 
toute  heure  on  s'attend   à  voir  reparaître  dans 
son  rovaumo.  Que  ne  dites-vous  que  l'histoire 
de  Guérin  Mesquin  et  de  la  dame  de  Suinl-Grial, 
que  les  amours  de  don  Tristan  et  de  la   reiiu^ 
Iseult  sont  fausses  également;  que  celles  de  la 
belle  Geneviève  et  de  Lancelot  sont  apocryphes, 
quand  il  va  des  gens  (|ui  se  souviennent  presipie 
d'a>oir  vu  la  duègne  (juinlagiioniu',  (pii  ont  le 
lion  de  se  connaître  en  vins  mieux  que  le  meil- 
leur   gourmet  de  la    Grande-Bretagne.    Ainsi, 
moi   qui  vous  parle,  je  crois  entendre  encore 
mon  aïeule,  du   coté  paternel,  me  dire  quand 
i-lh;  rencontrait  une  de  ces  séuérahlis  malioiies 
à    long  voile  ;  Vois-tu,  nion   (ils,  en  voici  une 
qui  ressemble  à  la  duègne  (Juinlagnonne  ;  d'où 


j'infère  <piellc  devait  la  connaître,  ou  qu'elle 
avait  pour  le  moins  vu  son  portrait.  Il  faudrait 
donc  contester  aussi  l'histoire  de  Pierre  de  Pro- 
vence et  de  la  belle  Maguelonne,  lorsqu'on  voit 
encore  aujourd'hui  dans  le  musée  royal  mili- 
taire la  cheville  de  bois  i|uc  moulait  ce  chevalier, 
la<juelle  cheville,  plus  grosse  qu'un  timon  de 
charrette,  est  auprès  de  la  selle  de  Babieça,  le 
cheval  du  Cid.  De  tout  cela  donc,  je  dois  con- 
clure, qu'il  y  a  eu  douze  pairs  de  France,  un 
Pierre  de  Provence,  un  Cid,  et  d'autres  cheva- 
liers de  même  espèce,  enlin  de  ceux  dont  on  dit 
communément  qu'ils  vont  aux  aventures. 

Voudrait-on  soutenir  encore  que  Juan  de 
Merlo,  ce  vaillant  Portugais,  n'était  paschevalier 
errant,  qu'il  ne  se  battit  pas  en  Bourgogne  contre 
le  fameux  Pierre  seigneur  de  Chargny,  et  plus 
lard  à  Bàle  avec  Henry  deRamestan,  et  qu'il  ne 
remporta  pas  l'honneur  de  ces  deux  rencontres? 
Il  ne  num(|uerait  plus  que  de  traiter  de  contes 
en  l'air  les  aventures  de  Pedro  Barba,  et  celles 
de  Gutticrès  Quixada  (duquel  je  descends  eu 
droite  ligne  par  les  mâles),  qui  se  signalèrent 
par  la  défaite  des  lils  du  comte  de  Saint-Pol.Ce 
sont  sans  doute  aussi  des  fables  que  ces  fa- 
meuses joules  de  Suero  de  (Juinones,  ce  célèbre 
déli  du  pas  de  l'Urbigo,  celui  de  Luis  de  Falces 
contre  don  Gonzalès  de  Gusman,  chevalier  cas- 
tdlan,  et  mille  autres  glorieux  faits  d'armes  des 
chevaliers  clirélii'ns,à  travers  le  monde,  tous  si 
véritables  et  si  aulhenti(pies,  que,  je  ne  crains 
pas  de  le  lépéter,  il  faut  avoir  j)erdu  la  raison 
pour  eu  douter  un  seul  instant. 

Le  chanoine  était  de  plus  en  plus  étonne  de 
voir  ce  mélange  confus  (|ue  faisait  notre  héros 
lie  la  fable  et  de  l'histoire,  et  de  l'admirable 
comiaissance  qu'avait  cet  honmie  de  tout  ce  qui 
a  été  écrit  touchant  la  chevalerie  errante. 

Je  ne  ])uis  nier,  seigneur  don  (Juichotte,  ré- 
pliqua-t-il,  qu'il  n'y  ait  <|ui'ique  chose  de  vrai 
dans  I  e  ipie  vous  M'iie/,  de  dire,  et  |)articuliè- 
renienl  dans  ce  qui  concerne  les  chevaliers  er- 
r.uits  d'Espagne  ;  je  vous  accorde  aussi  qu'il  y  a 


DE  LA   MANCHE. 


269 


^;^^'3ff^^-T->j5>^ 


Nolie  chevalier  se  relira  àlVcail  avec-  Sanclio  (page  2C7). 


Cil  doiizi"  pairs  de  France,  mais  je  ne  saurais 
ajouter  foi  à  tout  ce  (lu'en  a  écrit  lu  l)on  arclie- 
vcqiie  Turpin .  Il  est  vrai  iiuc  des  chevaliers  choisis 
par  les  rois  de  France  rccnrent  le  nom  de  pairs, 
parce  qu'ils  avaient  tous  le  même  rang  et  i|u'ils 
étaient  égaux  en  naissance  et  en  valeur  :  c'était  un 
ordre  à  peu  près  comme  l'ordre  de  Saint-Jacques 
ou  celui  de  Calatrava  en  Espagne,  dont  chacun 
des  membres  est  réputé  vaillant  et  d'illustre  ori- 
gine, et  de  même  que  nous  disons  chevalier 
de  Saint-Jean  ou  d'Alcantara,  on  disait  alors  un 
des  douze  pairs,  parce  qu'ils  n'étaient  que  dou/.c. 


Pour  ce  qui  est  de  l'existence  du  Cid,  je  n'en 
doute  pas  plus  que  de  celle  de  IScruanl  de 
Carpio  ;  mais  qu'ils  aient  fait  tout  ce  qu'on  en 
raconte,  c'est  autre  chose.  Quant  à  la  cheville 
du  cheval  de  Pierre  de  l'rovence,  (]uevous  dites 
se  trouver  à  côté  de  la  selle  de  Babicça  dans  le 
musée  royal,  je  confesse  à  cet  égard  mon  igno- 
rance ou  la  faiblesse  de  ma  vue,  car  je  n'ai  ja- 
mais remarqué  celte  dicville,  ce  qui  me  sur- 
prend, d'après  le  volume  cpie  vous  dites,  quoique 
j'aie  bien  vu  la  selle. 

Flic  y  est  pourtant,  répliipia  don  Quichotte, 


270 


DON    QUICHOTTE 


cl  la  iirciivc,  c'isl  (|ii'oii  l'a  mise  dans  un  t'oui- 
loaii  do  cuir  |ioui'  la  conserver. 

D'accord,  repartit  le  chanoine,  mais  je  ne  me 
souviens  pas  de  l'avoir  vue;  d'ailleurs,  cpiand 
je  vous  accorderais  qu'elle  y  fût,  cela  ne  sul'li- 
rait  pas  |)Our  me  faire  ajouter  foi  aux  histoires 
de  tous  ces  Amadis  et  de  ce  nomhre  infini  de 
chevaliers.  C'est  vraiment  chose  étonnante,  (pi'un 
;,'alant  homme  tel  que  vous,  doué  d'un  si  bon 
entendement,  ait  pu  prendre  toutes  ces  extra- 
vagances pour  autant  de  vérités  incontestables. 


CHAPITRE  L 

DE  L'AGRÉABLE    DISPUTE    DU    CHANOINE    ET    DE    DON    QUICHOTTE 

Sur  ma  loi  !  voilà  qui  est  plaisant  !  s'écria 
don  Quichotte;  comment  des  livres  imprimés 
avec  privilège  du  roi  et  approbation  des  exami- 
nateurs, accueillis  de  tout  le  monde,  des  gens  de 
qualité  etdu  peuple,  des  savants  et  des  ignorants, 
comment  de  tels  livres  ne  seraient  que  rêveries 
et  mensonges,  quand  la  vérité  y  est  partout  si 
claire  et  si  nue,  cltouleslcscirconstances  si  bien 
l)récisécs,  qu'on  y  trouve  le  lieu  de  naissance  et 
l'âge  des  chevaliers,  les  noms  de  leurs  pères  et 
mères,  leurs  exploits,  les  lieux  on  ils  les  ont 
accomplis;  et  tout  cela  de  jwint  en  point,  jour 
par  jour,  avec  la  plus  scrupuleuse  exactitude! 
Pour  l'amour  de  Dieu,  seigneur,  n'ouvrez  jamais 
la  bouche,  plutôt  (juc  de  prononcer  un  tel  blas- 
phème, et,  croyez  que  je  vous  conseille  en  ami  : 
sinon,  lisez  ces  livres  ;  et  vous  verrez  (|uel  plai- 
sir vous  eu  donnera  la  lecture.  Dites-moi  un  peu, 
je  vous  prie,  n'auriez-vous  pas  un  bonheur  ex- 
trême, à  l'instant  où  je  vous  parle,  s'il  s'offrait 
soudain  devant  vous  un  lac  de  poix  bouillante, 
rempli  (11!  serpents,  de  lézards  et  de  couleuvres, 
cl  (pic,  (lu  milieu  de  ses  ondes  éiiaisses  cl  fu- 
mantes, une  voix  lamentable  s'élevât,  eu  vous 
disant  ? 

«  0  toi,  chevalier,  qui  ipic  lu  sois,  qui  es  à 
regarder  ce  lac  épouvantable,  si  lu  veux  po!»séder 


1(!  trésor  caché  sous  ses  eaux,  eh  bien,  inonlre 
la  grandeur  de  ton  courage  en  te  plongeant  au 
milieu  de  ces  ondes  eiillammécs;  autrement  lu 
es  indigne  de  contempler  les  incomparables  mer- 
veilles qu'enferment  les  sept  châteaux  des  sept 
fées,  qui  gisent  sous  sa  noire  épaisseur  !  » 

A  peine  la  voix  a-t-elle  cessé  de  se  faire  en- 
tendre, que  le  chevalier,  sans  considérer  le  péril 
auquel  il  s'expose,  se  recommande  à  Dieu  et  à  sa 
dame,  s'élance  dans  ce  lac  bouillonnant,  puis 
quand  on  le  croit  perdu,  et  que  lui-même  ne 
sait  plus  ce  qu'il  va  devenir;  le  voilà  qui  se  re- 
trouve dans  une  merveilleuse  campagne,  à  la- 
quelle les  Champs-Elysées  eux-mêmes  n'ont  rien 
de  comparable.  Là,  le  ciel  lui  semble  plus  pur 
et  plus  serein,  et  le  soleil  brille  d'une  lumière 
nouvelle  ;  bientôt  une  agréable  forêt  se  présente 
à  sa  vue,  et  pendant  qu'une  foule  d'arbres  dif- 
férents et  toujours  verts  réjouit  ses  yeux,  un 
nombre  infini  de  petits  oiseaux  nuancés  de  mille 
couleurs  voltigent  de  branches  en  branches,  et 
charment  son  oreille  par  leur  doux  gazouille- 
ment ;  sans  compter  que  non  loin  de  là,  un 
ruisseau  rouie  en  ser|)entanl  des  llols  ar- 
gentés sur  un  sable  d'or,  f^e  chevalier  aperçoit 
ensuite  une  élégante  fontaine  formée  de  jaspe 
aux  mille  couleurs  et  de  marbre  poli;  plus  loin 
il  en  voit  une  autre,  dis|)osée  d'une  fa(;on  rus- 
tique, où  les  lins  coquillages  de  la  moule  et  les 
tortueuses  maisons  de  l'escargot,  rangés  dans 
un  aimable  désordre  cl  mêlés  de  brillants  mor- 
ceaux de  cristal,  forment  un  ouvrage  varié,  où 
l'art  imitanl  la  nature,  rivalise  avec  elle  cl 
semble  même  la  vaincre  celte  fois.. 

Soudain  le  chevalier  voit  s'élever  un  palais, 
dontles  murailles  sont  d'or  massif,  les  créneaux 
de  diamants,  les  portes  de  hyacinthes  et  finale- 
ment d'une  si  admirable  architecture  qui!  les 
rubis,  les  escarboucles,  l(>s  perles  et  les  éme- 
raiides  en  composent  la  iiiiiindie  matière.  Tout 
à  coup  p.ir  une  des  portes  du  (hàleaii  sort  une 
foule  de  jeunes  danioiselles,  dans  un  costume  si 
liclie  et  si  galant,  que  je  n'en  (inirais  jamais  si 


DE  LA   MANCHE). 


271 


j'enlro|ircnai  de  vous  le  dépeiiulie.  Celle  qui  pa- 
rait lUrc  In  niailroiiso  de  ce  lieu  cnchantcui'  prend 
alors  par  la  main  le  preux  aventurier,  et,  sans 
lui  adresser  une  seule  parole,  elle  le  coiuluil  dans 
ce  riche  palais,  où  ajirès  l'avoir  l'ait  désiialiillei' 
par  ses  compagnes,  il  est  plongé  dans  un  bain 
d'eaux  délicieuses,  où  on  le  l'rdlle  de  diverses 
essences  ;  au  sortir  du  bain,  on  lui  passe  une 
chemise  de  lin  toute  parfumée  ;  après  quoi  on 
lui  jette  sur  les  épaules  un  magnili(|ue  manteau 
dont  le  prix  égale  pour  le  moins  une  ville  en- 
tière,  si  ce  n'est  même  davantage. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  on  l'introduit  dans 
une  salle  dont  l'iimeublemcnt  surpasse  tout  ce 
qu'on  peut  imaginer  ;  là,  le  chevalier  trouve  la 
table  toute  dressée  ;  on  lui  donne  h  laver  ses 
mains  dans  un  bsssin  d'or  ciselé,  enrichi  de  dia- 
mants, avec  une  eau  toute  distillée  d'ambre  et 
de  fleurs  les  plus  odoranics;  puis  on  le  l'ait  as- 
seoir dans  une  chaise  d'ivoire,  et  alors  les  da- 
moiselles  le  servent  à  l'envi  en  observant  un 
profond  silence.  Que  dire  du  nombre  et  de  la 
délicatesse  des  mets  cpii  lui  sont  présentés? 
comment  exprimer  rexcellcncc  de  la  musi(]ue 
qu'on  lui  donne  pendant  le  repas,  sans  qu'il  voie 
ni  ceux  qui  chantent,  ni  ccux(iui  jouent  des  in- 
struments? Le  festin  achevé,  pendant  que,  mol- 
lement enfoncé  dans  son  fauteuil,  le  chevalier 
est  peut-être  à  se  eurer  les  dents,  entre  à  l'im- 
proviste  une  damoisclle  incomparablement  plus 
belle  que  toutes  les  autres;  elle  va  s'asseoir  au- 
près de  lui,  lui  dit  ce  que  c'est  que  ce  château, 
lui  apprend  qu'elle  y  est  enchantée,  et  lui  ra- 
conte mille  autres  choses  qui  ravissent  le  che- 
valier et  causeront  l'admiration  de  tous  ceux  qui 
liront  celte  histoire.  Mais  il  est  inutile  de  m'é- 
tendre  davantage  sur  ce  sujet;  en  voilà  plus  qu'il 
n'en  faut,  ce  me  semble,  pour  prouver  qu'on 
ne  saurait  rencontrer  un  lableau  plus  délicieux 
Croyez-moi,  seigneur,  lisez  ces  livres,  et  vous 
verrez  comme  ils  savent  insensiblement  charmer 
la  mélancolie  et  faire  naître  la  joie  dans  le  cœur; 
je  dirai  jdus  :  si,  par  hasard  vous  aviez  un  mau- 


vais naturel,  ils  sont  capables  de  le  corriger,  et 
de  vous  inspirer  de  meilleures  inclinations. 

Tour  moi,  depuis  que  je  suis  chevalier  errant, 
je  puis  dir(>  ipie  je  me  sens  plein  de  vaillance, 
aifable,  eonqilaisant,  généreux,  hardi,  patient, 
1  infatigable;  enlin  prêt  à  supporter  avec  un  snr- 
I  croit  de  vigueur  d'esprit  et  de  corps  les  ludes 
i  travaux,  la  captivité  et  les  enchantements.  Tout 
enfermé  qui'  je  suis  à  cette  heure  dans  une  cage 
comme  un  fou,  je  ne  désespère  pas  de  me  voir, 
sous  très-peu  de  jours,  par  la  force  de  mon 
bras  et  la  faveur  du  ciel,  souverain  de  quehpie 
grand  empire,  ce  ipii  me  permettra  de  faire 
éclater  la  libéralité  et  l'a  reconnaissance  que  je 
porte  au  l'ond  do  mon  eieur.  .Mais  en  cùl-il  le 
plus  vif  désir,  le  pauvre  n'a  pas  le  pouvoir  d'ê- 
tre libéral,  car  la  gratitude,  qui  ne  git  (pie  dans 
le  désir  est  une  vertu  morte,  comme  la  foi  ^ans 
les  ouvres  :  voilà  |ioiirquoi  je  voudrais  que  la 
fortune  m'oliril  bientôt  l'occasion  de  me  l'aire 
empereur,  afin  de  pouvoir  faire  éclater  mes 
bons  sentiments  m  enrichissant  mes  amis,  à 
commencer  par  ce  fidèle  écuyer  ici  présent,  cpii 
est  le  meilleur  des  hommes.  Je  serais  fort  aise 
de  lui  donner  un  comté,  que  du  reste  je  lui  pro- 
mets depuis  longtemps,  quoique,  à  vrai  dire,  je 
me  défie  un  peu  de  sa  capacité  pour  le  bien 
gouverner. 

Seigneur,  repartit  Sancho,  travaillez  seule- 
ment à  me  donner  ce  comté,  que  vous  me  faites 
tant  attendre  :  et  je  le  gouvernerai  bien,  je  vous 
en  réponds,  [tailleurs,  si  je  n'en  puis  venir  à 
bout,  j'ai  entendu  dire  qu'il  y  a  des  gens  qui 
prennent  à  ferme  les  terres  des  seigneurs  et  les 
font  valoir  à  leur  place,  tandis  que  les  maîtres 
se  donnent  du  bon  temps  et  mangent  gaiement 
leur  revenu.  Par  ma  foi,  j'en  ferais  bien  autant, 
et  cela  ne  me  paraît  pas  si  difficile.  Oh  '  que  je 
ne  m'amuserai  point  à  marchander!  je  vous 
mettrai  prestement  le  fermier  en  fonctions,  et  je 
mangerai  mes  rentes  comme  un  prince  :  après 
cela,  (|u'on  en  fasse  des  choux  ou  des  raves,  du 
diable  si  je  m'en  soucie  ! 


975 


DON    QUICHOTTE 


Ce  ne  sont  pas  là  de  mauvaises  pliilosopliics, 
comme  vous  le  prétondez,  Sanelio,  répliqua  lo 
clianoinc;  mais  il  y  a  iticn  quchpie  l'Iioso  à  dire 
an  sujet  de  ce  eoml<''. 

Je  n'entends  rien  à  vos  philosopliies,  répon- 
dit Sancho  ;  qu'on  commence  par  me  donner  ce 
comté,  et  je  saurai  bien  le  fjouverner.  J'ai  au- 
tant d'àme  qu'un  autre  et  aulaut  de  corps  que 
celui  qui  eu  a  le  plus,  j'espère  donc  être  aussi 
roi  dans  mon  État  que  chacun  l'est  dans  le  sien  : 
cela  étant,  je  ferai  ce  que  je  voudrai,  et  faisant 
ce  que  je  voudiai,  je  ferai  à  ma  fantaisie  ;  fai- 
sant à  ma  fantaisie,  je  serai  content,  et  quand 
je  seiai  content,  je  n'aurai  plus  rien  à  désirer  ; 
et  quand  je  n'aurai  plus  rien  à  désirer,  que  dia- 
ble me  fandra-l-il  de  plus'.'  Ainsi  donc,  que  le 
comté  vienne,  et  adieu  jusqu'au  revoir,  comme 
se  disent  les  aveugles. 

Compère  Sancho,  quant  au  revenu,  dit  le 
chanoine,  cela  se  peut;  mais  quant  à  l'admi- 
nistration de  la  justice,  c'est  autre  chose  :  c'est 
là  que  le  seigneur  doit  appliquer  tousses  soins  ; 
c'est  là  qu'il  montre  l'excellence  de  son  juge- 
ment, et  siu'tout  son  désir  de  bien  faire,  désii' 
qui  doit  être  le  principe  de  ses  moindres  actions. 
Car  de  même  (pie  Dieu  aide  et  récompense  les 
bonnes  intentions,  de  même  il  renverse  les 
mauvais  desseins. 

Je  ne  sais  pas  ce  qu'il  y  a  à  dire  au  sujet  du 
comté  que  j'ai  promis  à  Sancho,  dit  don  Qui- 
chotte ;  mais  je  me  guide  sur  l'excnqjle  du  grand 
Amadis,  lequel  fit  son  éciiyer  comte  de  l'Ile 
Ferme  ;  je  puis  donc  sans  scrupule  donner  un 
comté  à  Sancho  Pau/.a,  (jui  est  assurément  un 
des  meilleurs  écuyers  qu'ait  jamais  eu  chevalier 
errant. 

liC  chanoine  était  confondu  des  extravagances 
que  déi)ilait  don  Quii  hotte  :  il  admirait  cette 
présence  d'es|)rit  avec  laquelle  il  venait  d'im- 
proviser l'aventure  du  chevalier  du  Lac,  et 
celle  vive  impressiou  (|ue  les  rêveries  contenues 
dans  les  romans  avaient  faite  dans  son  imagina- 
tion. Il  n'était  giu'-re  moins  étonné  de  la  simpli- 


cité de  Sancho,  qui  demandait  \m  comté  avec 
tant  d'empressement,  et  qui  croyait  que  son 
maître  pouvait  le  lui  donner  comme  on  donne 
une  simple  métaiiic.  Pendant  qu'il  réfléchissait 
là-ilessus,  ses  gens  revinrent  avec  le  mulet  de 
bagages,  et  îiyant  jeté  un  lapis  sur  l'herbe  à 
l'ombre  de  quelques  arbres ,  on  se  mit  à 
manger. 

A  peine  avaient-ils  commencé,  qu'ils  enten- 
dirent le  son  d'une  clochette,  et  en  même 
temps  ils  virent  sortir  des  buissons  qui  étaient 
là  une  chèvre  noire  et  blanche,  mouchetée  de 
taches  fauves  ;  derrière  elle  courait  un  berger 
qui  la  flattait  en  son  langage  pour  la  taire  ar- 
rêter ou  retourner  au  troupeau.  La  fugitive 
s'en  vint  tout  effarouchée  se  jeter,  comme  dans 
un  asile,  au  milieu  des  personnes  qui  man- 
geaient, et  s'y  arrêta  ;  alors  le  chevrier  la  pre- 
nant par  les  cornes,  se  mit  à  lui  dire,  comme 
si  elle  eut  été  capable  de  raison  :  Ah  çà,  mon* 
tagnarde  mouchetée,  comme  vous  fuyez!  Qu'a- 
vez-vous  donc,  la  belle?  Qu'est-ce  qui  vous  fait 
peur?  me  le  dircz-vous,  ma  lille?  A  moins  qu'en 
votre  qualité  de  femelle  il  vous  soit  impossible 
de  rester  en  repos?  Revenez,  ma  mie,  revenez  ; 
vous  serez  plus  en  sûreté  dans  la  bergerie,  ou 
parmi  vos  compagnes.  Vous  qui  devez  les  con- 
duire, que  deviendront-elles,  si  vous  vous  éga- 
rez de  la  soile? 

Ces  paroles  intéressèrent  le  chanoine,  (pii 
pria  le  berger  de  ne  point  se  presser  de  remme- 
ner sa  chèvre.  Mou  ami,  lui  dit-il,  étant  femelle 
comme  vous  dites,  il  faut  la  laisser  suivre  sa 
volonté  :  vous  auriez  beau  vouloir  l'en  enq)è- 
chcr,  elle  n'écoulera  jamais  que  sa  fantaisie. 
Prenez  ce  morceau,  mon  camarade,  ajouta-t-il, 
et  buvez  un  coup  pour  vous  remettre,  |)endant 
que  votre  chèvre  se  reposera. 

On  lui  (inuna  une  cuisse  de  lapin  froid,  qu'il 
accepta  sans  façon,  et  après  avoir  bu  nn  coupa 
la  santé  de  la  eonqiagnie  :  Seigneurs,  dit-il,  pour 
m'avoir  entendu  parler  ainsi  à  cette  bêle,  ne 
croyez  pas  que  je  .sois  nu  iud)écilc.  Ce  (|ue  je 


DE  LA   HANCHE. 


'27- 


Paii.s  S.  nan'ii  l'ic",!'!!]'.  Fui™,  Jouvei,  elC"., éJil. 

Le  chevalier  se  recommande  à  Dieu  el  à  sa  dame,  ^'élance  dans  ce  lac  bouillonuanl  (page  270). 


viens  de  dire  ne  vous  paraît  pas  très-raison- 
nal)le  ;  mais  tout  rustre  que  je  suis,  je  sais 
comment  il  faut  parler  aux  hommes  et  aux 
bctcs. 

Je  n'en  fais  aucun  ilouto,  dit  le  curé;  car  je 
sais  par  expérience  qu'on  trouve  des  poêles  dans 
les  montagnes,  et  que  souvent  les  cabanes  abri- 
tent des  philoso|ilies. 

Seigneurs,  répliqua  le  cbevrier,  il  ne  laisse 
pas  de  s'y  trouver  quelquefois  des  gens  qui  sont 
devenus  sages  à  leurs  dépens,  et  si  je  ne  crai- 
gnais de  vous  ennuyer,  je  vous  conterais  une 


petite  histoire  pour  confirmer  ce  que  le  seigneur 
licencié  vient  de  dire. 

Mon  ami,  reprit  don  Quichotte,  prenant  la 
parole  au  nom  de  la  compagnie  entière,  comme 
ce  (jue  vous  avez  à  nous  conter  me  parait  avoir 
quelipie  semblant  d'aventure  de  chevalerie,  je 
vous  écouterai  de  bon  cœur  ;  tous  ceux  qui  sont 
ici  feront  de  même,  j'en  suis  certain,  car  ils 
aiment  les  choses  curieuses  ;  vous  n'avez  donc 
qu'à  conmieiicer,  nous  vous  donnerons  toute 
notre  attention. 

iViui'  Mioi,  je  suis  votre  serviteur,  dit  Sanclio  ; 

Ô5 


274 


nON    QUICHOTTE 


ventre  al'fanK'  n'a  pas  d'oreilles.  Avee  votre 
|ierniission,  je  in"cn  vais  au  bord  de  ce  ruisseau 
m'en  doTuier  avec  ce  pàlé  cl  me  l'areir  la  ]ianse 
l)o\ir  trois  jours.  Aussi  liien  ai-je  entendu  diic 
à  mon  mailrc  que  réouyer  d'un  chevalier  errant 
ne  doit  jamais  perdre  l'occasion  de  se  garnir 
l'estomac,  (piand  il  la  trouve,  car  il  n'a  ensuite 
ipie  trop  de  loisir  pour  digérer.  En  effet,  il  lui 
arrive  souvent  de  s'égarer  dans  nue  forél  dont 
on  ne  trouverait  pas  le  bout  en  six  jours;  si  donc 
le  pauvre  diable  n'a  pas  pris  ses  précautions,  et 
n'a  rien  dans  son  bissac,  il  demeure  là  comme 
une  momie.  D'ailleurs,  cela  nous  est  arrivé  plus 
d'une  fois. 

Tu  as  peut-être  raison,  Sancho,  dit  don  Qui- 
chotte; va  où  tu  voudras  et  mange  à  ton  aise. 
Pour  moi,  j'ai  pris  ce  (pi'il  me  faut,  et  je  n'ai 
plus  besoin  que  de  donner  un  peu  de  nourriture 
à  mon  esprit,  comme  je  vais  le  faire  en  écoutant 
riiistoire  du  chevrier. 

Allons,  dit  le  chanoine,  il  peut  commencer 
(|uand  il  voudra;  il  me  semble  que  nous  som- 
mes prêts. 

Le  chevrier  frappa  deux  petits  coups  sur  le 
dos  de  sa  chèvre,  en  lui  disant  :  Couche-toi  au- 
près de  moi,  mouchetée,  nous  avons  plus  de 
loisir  qu'il  ne  nous  en  faut  pour  retourner  au 
troupeau.  On  eût  dit  que  la  chèvre  comprenait 
les  paroles  de  son  maître,  car  elle  s'étendit  près 
de  lui  ;  puis  le  regardant  (ixcment  au  visage,  elle 
semidait  attendre  ijn'il  commençât,  ce  (|u'il  (it 
en  ces  termes  : 


ClIAl'IÏUI':   Li 

CONTENANT    CE  QUE    RACONTE    LE   CHEVRIER 

A  trois  lieues  de  ce  vallon,  dans  un  hameau 
qui,  malgré  son  peu  d'étendue,  n'en  est  pa< 
moins  un  des  plus  riches  du  pays,  demeurait  u[i 
laboureur  aimé  et  estimé  de  ses  voisins,  mais 
bien  plus  encore  pour  sa  vertu  que  jtour  sa  ri- 
chesse. Ce  laboureur  se  trouvait  si  heureux  d'a- 


voir une  fille  belle  et  sage,  qu'il  en  faisait  sa 
plus  grande  joie,  ne  comptant  pour  rien,  au  prix 
de  cet  enfant,  tout  ce  qu'il  possédait.  A  peine 
cut-i'lle  atteint  seize  ans,  la  renonnnée  de  ses 
ciiai'mes  se  répandit  tellement,  (pie  uon-seule- 
ment  des  villages  d'alentour,  mais  nieiiic  des 
plus  éloignés,  on  venait  la  voir,  ainsi  (pi'nne 
image  de  sainte  opérant  des  mira<les.  I,e  père 
la  gardait  ni  plus  ni  moins  qu'un  trésor,  mais 
elle  se  gardait  encore  mieux  elle-même,  et  vivait 
dans  une  extrême  retenue.  Aussi  quantité  de 
gens,  attirés  par  le  bien  du  père,  par  la  beauté 
de  la  jeune  fille,  et  surtout  par  la  bonne  réputa- 
tion dont  ils  jouissaient  tous  deux,  se  déclarè- 
rent les  serviteurs  de  la  belle,  et  embarras- 
sèrent fort  le  bon  homme,  en  la  lui  demandant 
en  mariage. 

Parmi  ce  grand  nombre  de  prétendants,  j'é- 
tais un  de  ceux  qui  avaient  le  plus  sujet  d'espé- 
rer :  fort  connu  du  père,  et  habitant  le  même 
village,  il  savait  que  je  sortais  de  gens  sans  re- 
proche ;  il  connaissait  mon  bien  et  mon  âge,  et 
autour  de  moi  on  disait  que  je  ne  manquais  pas 
d'esprit.  Tout  cela  parlait  en  ma  laveur  ;  mais 
un  certain  Anselme,  garçon  de  l'endroit,  estimé 
de  tout  le  monde,  et  qui  avait  même  dessein  que 
moi,  tenait  en  suspens  l'esprit  du  jière  ;  de 
sorte  que  ce  brave  homme,  jugeant  que  nous 
pourrions  l'un  ou  l'autre  être  le  l'ail  de  sa  Lean- 
dra  (c'est  le  nom  de  la  jeune  fille)  se  remit  en- 
tièrement à  elle  du  choix  qu'elle  ferait  entre 
nous  deux,  ne  voulant  pas  contraindre  son  in- 
clination en  choisissant  lui-même,  .l'ignore 
ipielie  lut  la  réponse  de  Lcandra;  mais  dès  ce 
moment  son  père  nous  ajourna  toujours  avec 
adresse,  sous  prétexte  du  peu  d'âge  de  sa  fille, 
sans  s'engager  et  sans  nous  rebuter. 

Vers  cette  épo(|ue,  ou  vit  tout  à  coup  arriver 
dans  le  village  un  certain  Vincent  de  la  Roca, 
fils  d'un  pauvre  laboureur,  iiotie  voisin.  Ce 
Vincent  revenait  d'Italie  cl  d'autres  contrées 
lointaines  où  il  avait,  disait-il,  fait  la  guerre. 
Un   capitaine  d'infanterie,   qui  passait  dans  le 


liK    I.A    MANnillv 


'J7.> 


pays  avec  sa  comiia-jnic,  l'avait  fiirôlt'  à  Viv^c 
(le  douze  ans,  et  au  bout  de  douze  autres  années, 
nous  vîmes  reparailre  ce  Vincent  avec  un  habit 
de  soKlat,  bariolé  de  mille  couleurs ,  et  loul 
couvert  di'  verroteries  et  de  chaînettes  d'acier. 
Chaque  jour  il  changeait  de  costume  :  aujour- 
d'hui une  parure,  demain  une  autre,  le  tout  de 
peu  de  poids  et  surtout  de  jicu  de  valeur,  (iomme 
on  est  malicieux  dans  nos  campafjncs,  et  ipie 
souvent  on  n'a  rien  de  mieux  à  l'aire,  on  s'amu- 
sait à  re^'arder  ces  braveries,  cl  de  compte  fait 
on  liml  jiar  trouver  qu'il  n'avait  que  trois  ha- 
bits d'élotïesdil'i'érentes,  tant  bons  que  mauvais, 
avec  les  hauts-de-chausses  et  les  jarretières, 
mais  ipiil  savait  si  bien  les  ajuster,  cl  de  tant 
de  fa(;ons,  qu'on  eût  jure  qu'il  en  avait  plus  de 
dix  paires,  avec  autant  de  |ianaches.  Xe  vous 
étonnez  pas,  seigneurs,  si  je  fais  mention  de  ces 
bagatelles;  la  suite  vous  apprendra  qu'elles 
jouent  un  grand  rôle  dans  cette  histoire. 

D'ordinaire,  notre  soldat  s'asseyait  sur  un 
banc  de  pierre  cpii  est  sous  le  grand  peuplier 
(le  la  [ilace  du  village  ;  là  il  faisait  le  récit  de 
ses  aventures,  et  vantait  sans  cesse  ses  proues- 
ses. Il  n'existait  point  de  lien  au  monde  (pi'ij 
ne  connût,  ni  de  bataille  oii  il  n'eût  assisté  :  il 
avait  tué  ]dus  de  Mores  qu'il  n'v  en  a  dans  le 
Maroc  et  dans  Tunis.  Gante,  Luna,  tlon  Hiego 
tîarcia  de  Paredes,  et  mille  autres  qu'il  nom- 
mait, n'avaient  pas  paru  aussi  souvent  (|mc  lui 
sur  le  pré,  et  il  s'était  toujours  tiré  avec  avan- 
tage de  ces  différentes  affaires,  sans  qu'il  lui  en 
coûtât  une  seule  soutte  de  san::;.  Anrès  avoir  ra- 
conté  ses  exploits,  il  nous  montrait  des  cica- 
trices imperceptibles,  prétendant  qu'elles  w- 
naient  d'autant  d'arquebusades  rci.iics  dans 
différentes  batailles.  Bref,  pour  achever  son 
portrait,  il  était  si  arrogant  qu'il  liaitail  sans 
i-M-ow  non-seulement  ses  égaux,  mais  ceux  mê- 
mes qui  l'avaient  coniui  jadis,  disant  (pio  son 
bras  était  son  père,  ses  actions  sa  race,  et  qu'c- 
tanl  soldat,  il  ne  le  cédait  dans  le  monde  à  (pii 
que  ce  fût.  Ce  fa^ifaron,  qui  est  quelque  peu 


musicien,  se  mêlait  aussi  de  racler  ime  guitare, 
qu'il  disait  avoir  reçue  en  présent  d'une  du- 
chesse :  il  obtenait  de  la  sorte  l'admiration  de> 
niais,  et  anmsail  les  habitants  du  village. 

Mais  là  ne  se  bornaient  pas  les  perfections 
de  ce  drôle  :  il  était  |)oële,  et  sur  le  moindre 
incident  arrivé  dans  le  pays,  il  composait  une 
romance  de  trois  ou  quatre  pages  d'écriture. 
Or,  ce  soldat  (pie  je  viens  de  dire,  ce  Vincent 
(le  la  Roca,  ce  brave,  ce  galant,  fut  vu  de  Lean- 
dra  par  une  fenêtre  de  la  maison  de  son  père 
qui  donne  sur  la  place;  la  belle  le  remarqua  ; 
l'oripcau  de  ses  habits  l'éblouit;  elle  fut  char- 
mée de  ses  romances,  dont  il  dimnait  libérale- 
ment des  copies,  et  le  récit  de  ses  prétendues 
prouesses  lui  ayant  tourné  la  tête,  le  diable 
aussi  s'en  mêlant,  elle  devint  éperdument 
amoureuse  de  cet  homme  avant  même  (pi'il  eût 
osé  lui  parler  d'amour.  Or  comme,  en  pareille 
matière,  on  dit  ipie  la  chose  est  en  lion  train 
lorsque  le  galant  est  regardé  d'ini  bon  a'il,  bien- 
tôt la  ï\oca  et  Leandra  s'aimèrent,  et  ils  étaient 
d'intelligence  avant  qu'aucun  de  nous  s'en  fût 
aperçu.  Aussi  n'eurent-ils  pas  de  peine  à  faire 
ce  qu'ils  avaient  résolu.  In  beau  matin  Leandra 
s'enfuit  de  la  maison  de  son  père,  (jui  l'aimait 
tendrement,  pour  suivre  un  homme  (pi'elle  ne 
connaissait  pas;  et  Vincent  de  la  lioca  sortit  plus 
triomphant  de  cette  entrepiise  que  de  toutes 
celles  dont  il  se  vantait. 

L'événement  surprit  tout  le  monde;  k^  "père 
fut  accablé  de  douleur;  Anselme,  ainsi  que  ir.oi, 
nous  faillîmes  mourir  de  désespoir. 

Furieux  de  l'outrage,  les  parents  eurent  re- 
'  cours  à  la  justice  ;  incontinent  les  archers  se 
mirent  en  campagne,  on  battit  les  chemins,  on 
fouilla  les  bois;  enlin,  au  bout  de  trois  jours, 
Léamlia  fut  retrouvée  dans  la  montagne  au 
f.nd  (rime  ca\crne,  prcs(iue  sans  vêtements  et 
n'ayant  jibis  ni  lari;ent.  ni  les  pierreries  qu'elle 
avait  cnqiorlés.  La  jianvre  créature  fut  ramenée 
à  son  père:  on  lui  demanda  la  cause  de  son 
malhein-;  elle  confessa  que  Vincent  de  la  Roca 


27(i 


DON   QUICHOTTE 


l'avait  trompée;  que  sons  promesse  d'être  son 
mari,  il  Ini  avait  persuadé  de  i'aceonipa,t;ner  à 
Naples,  où  il  prét('ii(l;)it  avoir  de  très-liantes 
connaissances  ;  elle  .ajouta  que  ce  misérable, 
abusant  de  son  inexjiérience  et  de  sa  faiblesse, 
après  lui  avoir  fait  emporter  le  plus  possible 
d'argent  et  de  bijoux ,  l'avait  menée  dans  la 
montagne,  et  enfermée  dans  cette  caverne,  dans 
l'état  où  on  la  trouvait,  sans  lui  demander 
autre  cbose,  ni  lui  avoir  fait  aucune  violence. 

Croire  à  la  continence  du  jeune  liomme  était 
cbose  difficile;  mais  Leandra  l'aflirnia  de  (ant 
de  manières,  que,  sur  la  parole  de  sa  fille,  le 
pauvre  père  se  consola,  et  rendit  grâces  à  Dieu 
de  l'avoir  si  miraculeusement  préservée.  Le 
même  jour,  il  la  fit  disparaître  h  tous  les  re- 
gards, et  alla  l'enfermer  dans  un  couvent  des  j 
environs,  en  attendant  que  le  tenq)s  eût  effacé 
la  honte  dont  la  couvrait  son  imprudence.  La 
jeunesse  de  Leandra  servit  d'excuse  à  sa  létrè- 
reté,  au  moins  auprès  des  gens  qui  ne  prenaient 
pas  d'intérêt  à  elle  :  mais  ceux  qui  la  connais- 
saient n'atlribuèienl  |ioint  sa  faule  à  son  igno- 
rance, ils  en  accusèrent  plutôt  le  naturel  des 
femmes,  qui  sont  |)iuir  la  jdupart  volages  et 
inconsidérées.  Depuis  lors,  Anselme  est  en  proie 
à  une  mélancolie  dont  rien  ne  peut  le  guérir. 
Pour  moi,  qui  l'aimais  (ant,  et  qui  l'aime  pcul- 
ê]re  encore,  je  ne  connais  plus  de  joie  ici-bas, 
et  la  vie  m'est  devenue  insupportable.  Je  ne 
vous  lis  point  toutes  les  mab'dictions  ((ue  nous 
ave  .s  données  au  soldat;  combien  de  fois  nous 
avons  déploré  l'imprévoyance  du  père,  qui  a  si 
mal  gardé  sa  fille,  et  combien  nous  lui  avons 
adressé  de  reproclies  à  elle-même,  en  un  mot 
tous  ces  regrets  inutiles  anvipiels  se  livrent  les 
amants  désespérés. 

Aussi,  depuis  la  fuite  de  Leandra,  .\nselnie 
et  moi,  tous  deux  inconsolables,  nous  sommes- 
nous  retirés  dans  cette  vallée,  où  nous  menons 
paître  deux  graiuls  troupeaux,  passant  notre  vie 
au  milieu  de  ces  arbres,  tantôt  soupirant  chacun 

de    lUill-e    ent('',    tantôt    eli.ililiillt    enseinide,  soit 


des  vers  pour  célébrer  la  belle  Leandra,  soit  des 
invectives  contie  elle.  A  nolr(!  <'xenq)le,  bien 
d'antres  de  ses  amants  sont  venus  habiter  ces 
montagnes,  où  ils  mènent  une  vie  aussi  déiai- 
sonnable  que  la  nôtre  ;  et  le  nond)re  des  ber- 
gers et  des  troupeaux  est  tel,  qu'il  semble  que 
ce  soit  ici  l'Arcadie  pastorale,  dont  vous  avez 
sans  doute  entendu  parler.  Les  lieux  d'alentour 
retentissent  sans  cesse  du  nom  de  Leandra  :  un 
berger  l'appelle  fanlas(|ue  cl  légère;  un  autre 
la  traite  de  facile  et  d'imprudente  ;  d'autres 
tout  à  la  fois  l'accusent  et  la  |)laignent  ;  ceux-ci 
ne  parlent  que  de  sa  beauté,  et  regrettent  son 
absence;  ceux-là  lui  reprochent  les  maux  qu'ils 
eiulurcut.  Tous  la  maudissent  et  tous  l'adorent; 
et  leur  folie  est  si  grande,  que  les  uns  se  plai- 
gnent de  ses  mépris  sans  jamais  l'avoir  vue, 
tandis  que  d'autres  meurent  de  jalousie  avec 
aussi  |ieu  île  raison  ;  car,  ainsi  (|ue  je  l'ai  déjà 
dit,  je  ne  la  crois  coupable  que  de  l'imprudence 
qu'elle-même  a  confessée,  (juoi  (ju'il  en  soit, 
on  ne  voit  sur  ces  rochers,  au  bord  des  ruis- 
seaux et  au  pied  des  arbres,  qu'amants  désolés, 
poussant  mille  plaintes,  et  prenant  le  ciel  et  la 
terre  à  témoin  de  lem-  martyre  :  les  échos  ne  se 
lassent  pas  de  répéter  le  nom  de  Leandra;  les 
montagnes  en  retentissent,  l'écorce  des  arbres 
en  est  couverte,  et  l'on  dirait  que  les  ruisseaux 
le  nnn'uiMrent.  On  n  entend,  la  nuit,  le  jour,  (|ue 
le  nom  de  Leandra,  et  cette  Leandra  qui  ue  pense 
guère  à  nous,  nous  enchante  et  nous  poursuit  sans 
cesse;  tous  enfin  nous  sommes  en  proie  h  l'es- 
jiéraufe  et  à  la  crainte,  sans  savoir  ce  (|ue  nous 
devons  craindre  ou  ce  que  nous  devons  espérer, 
l'ainii  ces  pauvres  insensés,  le  plus  raison- 
nable et  à  la  l'ois  le  plus  fou,  c'est  .\nsclme,  mon 
rival,  ipti,  avec  tant  de  sujets  de  .se  lamenter, 
ne  gémit  (|ne  di'  la  seule  absence  de  Leandra, 
et  au  son  d'un  violon  dont  il  joue  admirable- 
ment, exprime  sa  douleur  en  cadence,  chantant 
des  vers  de  s;i  façon,  (|ui  ])rouvent  combien  il 
a  d'es|)iil.  (Jiianl  à  nmi,  je  suis  un  cliemin  plus 
facile  et   plus  sage,  à   mon   avis  :  je  jiasse  mon 


m;  i..\  M  \  Ncii  K 


1^ 


tVrrir'ic  elle  couiail  un  Ijeijei-  qui  l.i  llaluit  en  ^on  lanpnge  (page  27i). 


temps  à  me  plaindre  de  la  légèreté  des  femmes, 
de  leur  inconstance,  de  la  fausseté  de  leurs  pro- 
messes, et  de  l'inconséquence  empreinte  dans 
presque  toutes  leurs  actions. 

Voilà,  seigneurs,  l'explication  des  paroles 
que  vous  m'avez  entendu  adresser  h  cette  chèvre 
quand  j'approchai  de  vous  ;  car,  en  sa  qualité 
de  femelle,  je  l'estime  peu  ,  quoiqu'elle  soit  la 
meilleure  de  mon  troupeau. 

Mon  histoire,  seigneurs,  vous  a  peu  divertis, 
j'en  suis  certain;  mais  si  vous  voulez  prendre  la 
peine  de  venir  jusqu'à  ma  cabane,  qui  est  pn's 


d'ici,  je  lâcherai  de  réi>arer  l'ennui  que  je  vous 
ai  causé,  par  un  petit  ralVaichissenient  de  fro- 
mage et  de  lait,  mêlé  à  quelques  fruits  de  la 
saison,  qui,  j'espère,  ne  vous  sera  pas  dé-a- 
gréable. 


CHAIMTRK  IJi 

DU    DÉMÊLÉ    DE    DON    QUICHOTTE   AVEC    LE    CHEVRIED, 

ET    DE    LA    BABE    AVENTUBE    DES    PENITENTS. 

QUE     LE     CHEVALIER     ACHEVA     A     LA     SUEUB     DE     SON     CORPS 

l'histoire    fut    trouvée    intéressante,    et    le 
ihanoine,  à  qui  elle  avait  beaucoup  plu,  vanta 


278 


DON    QUICHOTTE 


le  récit  (lu  chevrier,  en  lui  disant  que  loin  d'a- 
voir rien  de  i,TOssi(>r  et  de  rustique ,  il  avait 
parlé  en  homme  délicat  et  de  bons  sens,  et  que 
le  seigneur  licencié  avail  eu  grandement  raison 
de  dire  qu'on  rencontrait  parfois  dans  les  mon- 
tagnes des  gens  qui  ont  de  l'esprit.  Chacun  lui 
lit  son  compliment;  mais  don  Quichotte  ren- 
chérit sur  tous  les  autres. 

Frère,  lui  dit-il,  je  jure  que  s'il  m'était  permis 
d'entreprendre  aujourd'hui  quelque  aventure, 
j<^  me  mettrais  à  l'instant  même  en  chemin  pour 
vous  en  procurer  une  heureuse  :  oui ,  j'iiais  ar- 
racher la  belle  Leaiulra  de  son  couvent,  où  sans 
doute  on  la  retient  contre  sa  volonté  ;  et  en 
dépit  de  l'abbesse,  en  dépit  de  tous  les  moines 
l)assés,  présents  et  à  venir,  je  la  remettrais 
entre  vos  mains  pour  que  vous  puissiez  en  dis- 
poser selon  votre  gré,  en  observant  toutel'ois  les 
lois  (le  la  chevalerie  errante,  qui  défendent  de 
causer  aux  dames  le  moindre  déplaisir.  Mais  j'ai 
l'espoir.  Dieu  aidant,  que  le  pouvoir  d'un  en- 
chanteur plein  de  malice  ne  prévaudra  pas 
toujours  contre  celui  d'un  autre  enchanteur 
mieux  intentionné  :  et  alors  je  vous  promets  mon 
concours  et  mon  appui,  connue  l'exige  nui  pio- 
fession,  qui  n'est  autre  (|ue  de  secourir  les  op- 
primés et  les  malheiu'eux. 

.!us(pie-là  le  chevrier  n'avait  pas  fait  attention 
à  don  Quichotle  :  il  se  mil  alors  à  le  regarder 
de  la  tète  aux  pieds,  et,  en  le  voyant  de  si 
jiauvre  pelage  et  de  si  pauvre  carrure,  il  se 
tourna  vers  le  barbier,  assis  près  de  lui  : 
Seigneur,  lui  dit-il,  (picl  est  donc  cet  honuiie 
(jui  a  une  niiuc  si  étrange  et  ijui  paile  d'une  si 
singulière  façon? 

Kt  qui  ce  peut-il  èlic,  répondit  le  barbier, 
sinon  le  fameux  don  Ouicliotte  de  la  Manche,  le 
redresseur  de  torts,  le  réparateur  d'injustices 
\r  |iiiitcclcur  des  dames,  bi  Ici n m-  des  géants, 
le  vainqueur  invincible  dans  toutes  les  batailles. 

Voilà,  re|)rit  le  chevrier,  qui  ressemble  fort 
à  ce  (pi'on  lit  dans  les  livres  des  chevaliers  er- 
rants, qui  étaient  tout  ce  que  vous  dites;  mais 


pour  moi,  je  crois  que  vous  vous  moquez,  ou 
plutôt  (jne  ce  gentilhomme  a  des  cases  vides 
dans  la  cervelle. 

Insolent,  s'écria  don  Quichotte,  c'est  vou- 
qui  manquez  de  cervelle,  à  moi  seul  j'en  ai  cent 
fois  plus  que  la  double  carogne  qui  vous  a  mis 
au  monde! 

En  disant  cela  il  prit  un  pain  sur  la  table,  cl 
le  j(^la  à  la  tète  du  chevrier  avec  tant  de  force, 
qu'il  lui  cassa  presque  le  nez  et  les  dents.  Cet 
lionnne  n'(întendait  point  raillerie  ;  sans  nul 
souci  de  la  nappe  ni  des  viandes,  m  de  ceux 
qui  les  entouraient,  il  sauta  brnsipicment  sur 
don  Quichotte,  cl  lui  portant  les  mains  à  la 
gorge,  il  l'aurait  étranglé,  si  Sancho,  le  saisis- 
sant lui-même  par  les  épaules,  ne  l'eût  renversé 
sur  le  pré  pèle-méle  avec  les  débris  du  festin. 

Don  Quichotte,  aussitôt  qu'il  se  vit  liluc,  se 
rejeta  siu'  le  chevrier,  taudis  que  celui-ci,  se 
trouvant  deux  hommes  sur  les  bras,  le  visage 
sanglant  et  le  corps  tout  brisé  des  coups  que  lui 
portait  Sancho,  cherchait  à  tâtons  un  couteau 
pour  en  percer  son  ennemi  ;  mais,  par  pru- 
dence, h  chanoine  et  le  curé  s'étaient  emparés 
de  toutes  les  armes  offensives.  Le  barbiei',  na- 
lurellement  charitable ,  eut  pitié  du  pauvre 
dialile,  et  j)arvint  à  mettre  sous  lui  don  Qui- 
chotte, sur  lecpicl  le  chevrier,  devenu  maître 
d'agir,  fit  pleuvoii  tant  de  coups  pour  se  venger 
du  sang  (pril  avait  perdu,  pai'  celui  ipi'il  lira 
du  nez  de  son  adversaire,  qu'on  eût  dit  (|u'ils 
portaient  chacun  un  masque,  tant  ils  étaient 
défigurés.  Le  curé  et  le  chanoine  étoufl'aient  de 
rire;  les  archers  trépignaient  de  joie;  et  tous 
ils  les  animaient  l'un  ciuitre  l'autre  en  les  aga- 
(.•ant  comme  on  fait  aux  chiens  qui  se  battent. 
Sancho  seul  se  désespérait  en  se  sentant  retenu 
par  un  des  valets  du  chanoine,  qui  l'enqiéchait 
de  secouiii-  son  m.iitre. 

riiiilani  ipi  ils  claiciil  amsi  occupés,  les  s|)ec- 
laleurs  à  rire,  les  coud)altants  à  se  déchirer, 
on  entendit  tout  à  coup  le  son  d'une  Ironqielte, 
mais  si  triste  cl  si  lugubre,  qu'il  attira  l'allen- 


i)K  LA  M  A  M. m:. 


tioii  ijciicrale.  Le  ])liis  t'iiui  l'ut  don  OuichoUc, 
(|iii,  loujouis  sous  II'  clievrior,  et  plus  (jue  moulu 
lies  coups  (|u  il  tii  recevait,  fit  néanuioius  céder 
le  sentiuiciit  de  la  veiif,'eaiice  à  l'instinct  de  hi 
curiosité.  Frère  diable,  dit-il  à  son  adversaire, 
c.ir  tu  ne  pcuv  être  autre  chose,  ayant  assez  de 
valeur  cl  de  force  pour  triompher  de  moi,  lai- 
sons  trêve,  je  le  prie,  pour  une  lieurc  seulement  : 
il  me  sendde  (pie  le  son  lamentable  de  celte 
trompette  m'appelle  à  (pichpu'  nouvelle  a\en- 
ture. 

Le  clievrier,  non  moins  las  tie  j^'ourmer  (jue 
d'être  gourmé,  le  lâcha  aussitôt.  Don  nuicliolle 
s  étant  relevé  s'essuva  le  visa^'e,  tourna  la  tèle 
du  côté  d'où  venait  le  bruit,  et  aperçut  plusieurs 
hunnncs  vêtus  de  blanc,  semblables  à  des  péni- 
tents ou  à  des  fantômes,  qui  desceudaient  la 
pente  d'un  coteau.  Or,  il  faut  savoir  que  cette 
aimée-là  le  ciel  avait  refusé  sa  rosée  à  la  Icrre, 
et  (jue  dans  toute  la  contrée  on  faisait  des 
prières  pour  obtenir  de  la  pluie  ;  c'est  pourquoi 
les  habitants  d'un  village  voisin  venaient  en  pro- 
cession à  un  saint  ermitage  construit  sur  le  pen- 
chant de  la  montagne. 

.\  la  vue  de  l'étranjie  habillement  des  péni- 
tents, don  (Quichotte,  sans  se  rappeler  qu'il  en 
avait  cent  fois  rencontré  dans  sa  vie  ,  se  figure 
que    c'était  ipielque  aventure  réservée  pour  lui 
comme  au  seul  chevalier  errant  de  la  troupe. 
Une  statue  couverte  de  deuil  que  portaient  ces 
gens   le  confirma  dans  cette  illusion  ;  il  s'ima- 
gina que  c'était  quelque  princesse  emmenée  de 
force  par  des  brigands   félons   et  discourtois. 
Dans  cette  pensée,  il  court  promptement  à  Ros- 
sinante qui  paissait,  le  bride,    saute  en  selle  ; 
puis,  son  écuyer  lui  ayant  donné  ses  armes,  il 
embrasse  son  écu,  et,  s'adressant  à  ceux  qui 
l'entouraient,  il  s'écrie   :   C'est  maintenant,  il- 
lustre compagnie,  (pie  vous  allez  reconnaître 
combien  importe  au  monde  rcxistence  des  gens 
voués  à  l'exercice  de  la  chevalerie  errante  ;  c'est 
maintenant  que  vous  allez  voir  par  mes  actions 
et  par  la  liberté  rendue  à  cette  dame  tapti\e,   ! 


quelle   estime  on  doit   faire   des  chevaliers  cr- 
ranls. 

.Vussilôt,  à  défaut  ilépirous,  il  serre  le>  lianes 
de  Rossinante,  et  s'en  va  au  grand  li  ol  donner 
au  milieu  des  pénitents,  malgré  les  efforts  du 
curé  et  du  chanoine  pour  le  retenir,  et  sans  s'in- 
(|uiéler  des  hurlements  de  Sancho,  qui  criait  de 
toutes  ses  forces:  Où  courez -vous,  seigneur 
don  (juicholte '.'  quel  diable  vous  lient  mu  (orps 
pour  aller  ainsi  contr.'  la  foi  catholique?  Ne 
voyez-vous  |)as  (jue  c'est  une  procession  de  pé- 
iiilenls,  et  que  la  dame  qu'ils  portent  sur  ce 
brancard  est  l'image  de  la  Vierge?  Seigneur, 
seigneur,  prenez  garde  àee  que  vous  allez  faire. 
Mort  de  ma  vie  !  c'est  maintenant  qu'il  faut  dire 
(jne  vous  avez  perdu  la  raison. 

Sancho  s'épuisait  en  vain,  car  son  maître 
élait  trop  pressé  de  délivrer  la  dame  en  deud 
pour  écouter  une  seule  parole;  et  l'eùt-il  en- 
tendu, il  n'aurait  pas  tourné  bride,  même  sur 
Tordre  du  roi.  Lorsqu'il  fut  à  vingt  pas  de  la 
;  procession,  le  chevalier  retint  sa  moulure,  qui 
déjà  ne  demandait  pas  mieux,  puis  cria  d'une 
voix  rauqueet  tremblante  :  .Vrrètez,  misérables, 
(pii  vous  masquez  sans  doute  à  cause  de  vos  mé- 
faits; arrêtez  et  écoutez  ce  que  je  veux  vous 
dire. 

Les  porteurs  de  l'image  obéirent  les  premiers. 
Un  des  prêtres  qui  chantaient  des  litanies,  voyant 
l'étrange  mine  de  don  (juicliotte,  la  maigreur 
de  Rossinante,  et  tout  ce  (|u'il  y  avait  de  ridi- 
cule dans  le  chevalier  répli(pia  :  Frère,  si  vous 
avez  à  nous  dire  quelque  chose,  parlez  vite,  car 
ces  pauvres  gens  ont  les  épaules  rompues,  et  nous 
n'avons  pas  le  loisir  d'entendre  de  longs  dis- 
cours. 

Je  n'ai  (pi'uiie  parole  à  dire,  repartit  don 
Quichotte  :  rendez  sur  l'heure  la  liberté!  à  cette 
noble  dame,  dont  la  contenance  triste  et  l'air 
afiligé  font  assez  connaître  (jue  vous  lui  avez 
fait  (piebiue  outrage,  et  (pie  vous  l'emmenez 
contre  son  gré;  quant  à  moi,  qui  ne  suis  venu 
en  ce  monde  ipie  pour  redresser  de  sendilables 


'JSO 


DON    QUICHOTTE 


lorts,  je  IIP  puis  vous  laisser  l'aiic  un  pas  de 
plus. 

Il  n'eu  l'allul  pas  davaulage  pour  apprendre  à 
ces  gens  que  don  Quichotte  était  fou,  et  ils  ne 
purent  s'empèclicr  de  lire.  Mallieureusenicnt, 
c'était  mettre  le  feu  aux  étoupes.  Se  voyant  ba- 
foué, notre  héros  tire  son  épée,  et  court  furieux 
vers  la  sainte  image.  Aussitôt  un  des  porteurs, 
laissant  toute  la  charge  à  ses  compagnons,  se 
jette  au-devant  du  clievaiier,  et  lui  oppose  vine 
des  fourches  (jui  servaient  à  soutenir  le  brancard 
pendant  le  rep(»s.Du  premier  choc,  elle  se  rom- 
pit, mais  du  tronyon  qui  restait  il  porta  un  si 
rude  cou|i  à  notre  héros  sur  l'épaule  droite,  que 
iécu  n'arrivant  pas  assez  à  temps  pour  la  cou- 
vrir, ou  n'étant  pas  assez  fort  pour  amortir  la 
violence  du  choc,  don  Quicholte  roula  à  terre, 
les  bras  étendus,  et  comme  inanimé.  Sancho, 
qui  suivait,  arrive  tout  essoufflé;  à  la  vue  de  son 
maître  en  ce  piteux  état,  il  crie  au  paysan  d'ar- 
rêter, en  lui  jurant  que  c'est  un  pauvre  cheva- 
lier enchanté,  lequel,  en  toute  sa  vie,  n'avait 
jamais  fait  de  mal  à.  personne. 

Les  cris  de  Sancho  eussent  été  inutiles  si  le 
[)aysan,  voyant  son  adversaire  immobile,  n'eût 
cru  l'avoir  tué;  retroussant  donc  son  surplis 
pour  courir  jikis  à  l'aise,  il  détala  comme  s'il 
avait  eu  la  Sainic-llermandad  à  ses  tiousses.  Té- 
moins de  ce  qui  se  pa.ssait,  les  compagnons  de 
don  Quicholte  accoururent  pleins  de  colère,  et 
les  gens  de  la  jjrocession,  remarcpiant  parmi  eux 
des  archers  armés  d'arquebuses,  jugèrent  \nu- 
dcnt  de  se  tenir  sur  K'urs  gardes.  Kn  un  clin 
irn'il  ils  se  rangèrent  autour  de  l'image,  et  re- 
levant leurs  voiles,  les  pénitents  armés  de  leurs 
disciplines,  les  clercs  armés  de  leurs  chande- 
liers, ils  attendirent  de  pied  ferme,  résolus  à  se 
bien  défendre.  Toutefois  la  fortune  en  ordonna 
mieux  qu'ils  n'osaient  l'espérer,  et  se  rendit  fa- 
vorable aux  deux  partis,  l'ciulaiil  qiir  Sanclm, 
couché  sur  le  corps  de  son  maître,  poussait  les 
plus  tristes  et  les  plus  plaisantes  lamentations 
du  monde,  le  curé  fut   reconnu  par   celui  de  la 


procession,  ce  qui  calma  les  esprits;  et  le  pre- 
mier ayant  appris  à  son  confrère  ce  qu'était  le 
chevalier;  tous  deux  ils  se  hâtèrent  d'aller, 
suivis  des  pénitents  et  de  toute  l'assistance, 
pour  voir  si  le  pauvre  gentilhomme  était  niorl. 
En  arrivant,  ils  trouvèrent  Sancho  cpii,  les 
Inriucs  aux  yeux,  exprimait  sa  douleur  en  ces 
termes  '.' 

0  fleur  de  la  chevalerie  :  qui  d'un  seul  coup 
de  bâton  as  vu  terminer  le  cours  d'une  vie  si 
bien  euqiloyée  !  ô  honneur  de  ta  race,  gloire  et 
merveille  de  la  Manche,  merveille  du  monde  en- 
tier, que  la  mort  laisse  or[)helin  et  exposé  à  la 
rage  des  scélérats  qui  vont  le  mettre  sens  dessus 
dessous,  parce  (ju'il  n'y  aura  j)lus  personne  pour 
châtier  leurs  brigandages!  ô  toi,  dont  la  libé- 
ralité surpasse  celle  de  tous  les  Alexandre,  puis- 
que, pour  huit  mois  de  service  seulement,  tu 
m'avais  donné  la  meilleure  île  de  la  terre  !  ù 
toi,  humble  avec  les  superbes  et  arrogant  avec 
les  humbles  ;  affronteur  de  périls,  endureur 
d'outrages,  amoureux  sans  sujet,  imitateur  des 
bons,  Iléau  des  méehanis  et  ennemi  de  toute 
malice  ;  en  un  mot,  chevalier  errant,  ce  qui  est 
tout  ce  qu'on  peut  dire  de  plus! 

Aux  cris  et  aux  gémissements  de  Sancho,  don 
Quicliolte  ouvrit  les  yeux,  et  la  première  parole 
qu'il  prononça  fut  celle-ci  :  Celui  qui  vit  loin  de 
vous,  sans  pareille  Dulcinée,  ne  peut  jamais  être 
(pie  misérable.  Ami  Sancho,  ajouta-t-il,  aidc- 
n)oi  ù  me  remettre  sur  le  char  enchanté,  car  je 
ne  suis  plus  en  état  de  me  tenir  sur  Rossinante, 
j'ai  l'épaule  toute  brisée. 

lîien  NolontMis,  mon  cher  maître,  répondit 
l'écuyer.  Allons,  retouiiions  à  notre  village  en 
compagnie  de  ces  seigneurs  qui  ne  veulent  (|ue 
votre  bien;  et  là  nous  songerons  à  faire  une 
nouvelle  excursion  qui  nous  procure  plus  de 
gloire  et  plus  de  prolit. 

lu  as  raisiiii,  Sarulio,  ic|i;irlit  sdii  maitre;  il 
est  jprudent  de  laisser  passer  cette  maligne  in- 
fluence des  astres  (|ui  nous  poursuit  en  ce  mo- 
ment. 


Il  K    I.  A    M  A  N  C  II  K. 


'J8I 


Pjns,  S.  RaçQfi  el  C",  imp.  1  Ul  De,  Ju.>vi;i  el  L",  tjil. 

Ce  misérûble  l'avait  ment^û  Jans  la  monlai:no  el  enfermée  dans  relie  caverne  (page  276). 


Lcclianoinfi,lecuré,et  lIlaitr('^'iL■olas,a|lpl■ou- 
vrrent  vivement  celte  résolution;  et  |)liis  étonnés 
que  jamais  des  simplicités  de  Sancho,  ils  seliâ- 
tèrentde  replacerdon  Quichotte  sur  la  charrette. 
La  procession  se  reforma,  et  se  reniiten  chemin, 
le  chevrier  se  retira  après  avoir  salué  la  compa- 
gnie ;  les  deux  archers,  se  voyant  désormais  inu- 
tiles, firent  de  même,  non  sans  avoir  d'abord  été 
lar<;pmenl  récompensés  par  le  cnré.  De  son  côté, 
le  chanoine  ayant  emlirassé  son  confrère,  le  pria 
instannnent  de  lui  donner  des  nouvelles  de  ce 
qui  arriverait  à  notre  héros,  et  poursuivit  son 


chemin.  Liref,  la  troupe  se  sépara,  el  il  ne  resta 
plus  que  le  curé,  le  barbier,  don  Quicliolte  et 
Sancho,  sans  com|)ter  l'ilhislre  Rossinante,  qui 
en  toul  ceci  n'avait  pas  témoigné  moins  de  pa- 
tience que  son  maîlre.  Le  bouvier  alleia  ses 
bœufs,  accommoda  le  chevalier  sur  une  boHe  de 
foin,  et  suivit  avec  son  flegme  accoutumé  la  route 
(ju'oii  lui  indiijua. 

Au  bout  de  six  jours  ils  arrivèrent  au  village 
du  pauvre  Hidalgo,  où  entrani  en  plein  midi 
et  un  jour  de  dimaiiche,  ils  trouvèrent  la  po- 
pulation assemblée  sur  la  jdace  ;  aussi  ne  maii- 

r.fi 


282 


DON    OllICIlOTTK 


qua-t-il  pas  de  ciirionx  qui  tons  reconnurent 
leur  concitoyen. 

IViiilanI  ([h'ijh  pnMurM  I"  Pliaiiot,  ijut;  c|)ii- 
cnn  à  l'envi  ileiusude  è  doft  Quiphotlo  (Je  gfls 
nouvelles,  et  à  (ifi^\  qqj  l'accompagnent  pour- 
quoi on  le  menftit  ilsiis  pot  équipage,  un  pe- 
tit garçon  cou('|.  ftvprtir  la  nièce  et  la  gou- 
vernante que  leur  niaître  arrivait  Jans  une 
charrette  traîi](5(i  par  dp6  bœufs,  concile  sur  une 
botte  (le  foin,  mm  S)  mpigre  et  si  4écl|arné, 
qu'il  ressembliiît  à  un  squelette. 

Aussi  ce  fut  pitip  d'ouïr  Ips  cris  ipie  jetèrent 
ces  pauvres  femmas,  dfi  voir  les  sonldeU  doitt 
elles  se  ploml|p{:pn|,  la  visage,  d'entpudre  les 
malédictions  c[H>||pg  donnèrent  à  ppg  m^ndits 
livres  de  chcvajpne,  qnsiul elles  virent  notre  hé- 
ros franchir  le  spnil  dP  S4  maison  en  plus  man- 
vais  état  encofp  qn'pn  ne  le  Ipur  j^vilit  qnnonop. 

A  la  nouvellp  dn  »'P(OHF  dP  008  Am\  aven- 
turiers, Thérèsp  \h\m  (\\n  ftvait  (lui  \m-  savoir 
queSancho  acconipsgnsil.  donûnieliotlp  en  (jna- 
lité  d'écuyer,  vint  des  pfemièrps  pmir  lui  faire 

son  compliment,  pt  renpontranl  son  mari  ;  Eh 
bien,  mon  ami,  lnj  dlMlp,  pomnieiH  sp  porte 
notre  âne  ? 

Il  se  porte  miouK  qHP  son  maître,  répondit 
Sancho. 

Dieu  soit  loué,  dit  Tliérèsp.  Mais  pontP-moi 
donc  tout  de  suite  ce  que  tu  as  f,'a!,nié  dans  fou 
écuyerie  :  où  sont  les  jupes  ()ue  lu  m'apportes'/ 
où  sont  les  souliers  pour  nos  cnlanls  ? 

.le  n'apporte  rien  de  tout  cela,  femme,  ré- 
pondit Sancho  ;  mais  j'apporte  d'autres  choses 
qui  sont  de  bien  plus  haute  importance. 

Quel  plaisir  tu  me  fais,  reprit  Thérèse  :  Ôh  ! 
montre-les-moi  ces  ehosos  de  haute  impoilancc, 
mon  ami;  j'ai  i<ramhï  envie  de  les  voir  |iûiu'  ré- 
jouir un  peu  mon  pauvre  cœur,  qui  a  été  triste 
tout  le  temps  (le  ton  absence. 

Je  te  les  montrerai  demain,  femiiie,  reparti! 
Sancho,  jireuds  patience,  et  .sois  assurée  que. 
s  il  jilait  à  Dieu,  mon  maître  et  mui  nous  iriMi> 
encore  uni'  hiis  diercher  les  aventures,  et  qu'a- 


lors tu  me  verras  bientôt  comte  ou  gouverneur 
d'mie  iMe,  je  dis  d'une  île  en  terre  ferme,  et  des 
meilleures  qni  puissent  se  rencuntrer. 

Dieu  le  veuille  !  ajoula  Tliér^sp,  «-h'  nous  eu 
avons  grand  liesoin  ;  mais  rjn'est-i»'  q>ip  «du, 
des  îles?  Je  n'y  pnfpuds  rjpn. 

Le  miel  n'est  pas  faitponr  la  bouche  de  l'âne, 
répondit  Sancho;  tu  sauras  cela  en  sou  temps, 
femme»  et  alors  tu  t'émerveilleras  de  t'entendre 
appeler  Seigneurie  par  tes  vassaux. 

Que  parles-tu  de  seigneurie  et  de  vassaux, 
repartit  JitanaPaUïa.  (C'est  ainsi  que  s'api>clnil 
la  fentme  de  Sanelio,  non  ((U'ils  fussent  parents, 

comme  le  tait  observer  Den-Engell,  mais  pane 

que  c'est  |a  poutnmo  de  la  Manche,  que  la  femme 
prenne  Ip  nom  de  son  maii.  ) 

Tu  as  tout  le  temps  d'apprendre  cela,  .luana, 
rép|if|ua  Sancho  :  [p  jour  dut'P  plus  d'une  heure  ; 
il  suffit  que  jp  disP  la  vérité.  Sache,  en  atten- 
dant, qu'il  n'y  a  pas  de  plus  grand  plaisir  au 
monde  que  d'être  rimnncle  écuyer  d'un  che- 
valier errant  en  quête  d'aventures,  quoique 
celles  (|u'on  rencontre  n'aboutissent  pas  toujours 
comme  on  le  voudrait,  et  «jue  sur  cent  il  s'en 
trouve  an  moins  qualre-vingl-dix-ueuf  de  tra- 
vers, le  le  sais  par  expérience,  femme;  j'en  ai 
làlp,  Dieu  merci,  et  tu  peuif  m'en  croire  sur 
parole  :  il  y  en  a  d'où  je  me  suis  tiré  berné  ; 
d'autres,  d'où  je  suis  sorti  roué  de  C(Ui|is  de 
bâton  ;  et  pourtant,  malgré  cela,  c'est  une  eliose 
très-agréable  que  d'aller  chercher  fortune,  gia- 
vissant  les  montagnes,  traversant  les  forêts, 
visitant  les  châteaux  et  logeant  dans  les  hôtel- 
leries sans  jamais  payer  son  écot,  quelque  chère 
ipi'oii  V  fasse. 

l'etidaul  ce  dialo^Mie  de  Sancho  et  du  sa 
femme,  la  nièce  et  la  gouvernante  désliabiliaienl 
et  étendaient  dans  son  antique  lit  à  rauuiges 
don  Quictiolte  qui  les  re^'aidail  tour  à  tour  avec 
des  yeux  hagards,  sans  parviMiir  à  les  recun 
uaiire  ni  à  se  recouuailre  lui-mèint;.  I.e  curé 
recunnnand.i  à  la  nièce  d'avoir  grand  soin  de 
kou  nnrie,  cl  <lc  veiller  à  ce  (pi'il  ne  vint  jkuiiI 


m;  i,A  MA.Nciii:. 


ÎI83 


A  la  vue  (lu  aou  iiiaiuc  en  ce  pueux  étal,  il  crie  au  paysan  d'arrêter  (page  iW). 


il  leur  échapper  ciictjre  tiHC  fois.  Mais  quand  il 
se  mil  à  raconter  le  mal  qu'on  avait  eu  à  le  ra- 
mener dans  sa  maison,  les  deux  iemiiies  se  re- 
mirent à  crier  de  plus  belle,  et  fulminèrent  de 
nouveau  mille  malédictions  Contre  les  livres  de 
chevalerie  ;  elles  se  laissèrent  même  aller  à  un 
tel  degré  d'emportement,  qu'elles  conjuraient 
le  ciel  de  plonger  dans  le  fond  des  abîmes  les 
auteurs  de  tant  d'impostures  et  d'extravagances. 
A  la  fin  polluant  elles  se  calflièrent  et  ne  son- 
gèrent plus  qu'à  soigner  attentivement  leur  sei- 
gneur, au  milieu  des  transes  continuelles  que 
leur  causait  la  crainte  de  le  reperllrc  aussitôt 
qu'il  serait  en  meilleure  santé;  ce  ^jui,  malgré 
tout,  ne  tarda  guère  à  arriver. 

Mais  quelques  soirts  qu'ait  pris  l'auteur  de 
celle  histoire  pour  recherclierla  suite  des  exploits 
de  don  Ouitholle,  il  na  |iu  en  obtenir  une  con- 
naissance exacte,  du  moins  par  des  écrits  au- 


thentiques. La  seule  tradition  qui  se  Soit  con- 
servée dans  la  mémoire  des  peuples  de  la 
Manche,  c'est  que  notre  chevalier  lit  une  troi- 
sième sortie,  que  cette  fois  il  se  rendit  à  Sara- 
gosse,  et  qu'il  y  figura  dans  lin  célèbre  tournoi, 
où  il  accomplit  des  prouesses  dignes  de  sa  valeur 
et  de  l'excellence  de  son  jugement.  L'auteur 
n'a  pu  recueillir  rien  de  plus  concernant  ses 
aventures  ni  la  fin  t|e  sa  vie,  et  jamais  il  n'en 
aurait  su  davantage,  si  par  bonheur  il  n'eût  fait 
la  rencontre  d'un  vieux  médecin,  possesseur 
d'une  caisse  de  |)lomh,  trouvée,  disait-il,  sous 
les  fondations  d'un  ancien  ermitage,  et  dans 
laquelle  on  découvrit  un  parchemin  où  des  vers 
espagnols  en  lettres  gothiques  retraçaient  plu- 
sieurs des  exploits  dO  don  Quichotte,  et  célé- 
braient la  beauté  de  Dulcinée  du  Toboso,  la 
vigueur  de  Rossinante  et  la  lidélilé  de  Saiicho 
l'anza. 


tiSi 


H  ON    Oi:  ICIIOTTK 


Le  scni|)iil('ux  liisloiioii  de  ces  incroval)les 
avenluios  ra|)|ioile  ici  tout  ce  qu'il  a  |iu  ou  ap- 
prentlre,  et  pour  récompense  de  la  peine  ([u'il 
s'est  donnée  en  feuiiletani  toutes  les  archives 
de  la  Manche,  il  ne  demande  qu'une  chose 
au  lecteur  :  c'est  d'ajouter  foi  à  son  récit,  autant 
que  les  houncles  j,'ens  en  accordent  aux  livres 
de  chevalerie ,  si  fort  en  crédit  par  le  monde. 


Tel  est  sou  uui(|uc  désir,  et  cela  suffira  pour 
rencouragcr  à  s'imposer  de  nouveaux  labeurs  et 
à  |)oursuivre  ses  investigations  touchant  la  vé- 
ritalilf  suile  (le  celle  liisloiie,  ou  tout  au  moins 
à  écrire  des  aventures  aussi  divertissantes. 

Les  lU'omières  paroles  qui  étaient  écrites  sur 
le  parchemin  trouvé  dans  la  caisse  de  ))loudi, 
étaient  celles-ci  : 


l.BS  ACAlIliMIi.lE.XS  DE  l.'A  IKU  \UM  M.  \ 
\  ILI.AdK   IIE  LA    MAi\(,lll. 

HOC   SCHII'SHIItlST 

SUli   I,A   VIE    V.f   I.A  MORT 

Ut    VAILLANT    IKiN    inH^IIOTTE 

Hr.  LA'  MAMilU: 


LE    MONICONGO'.    ACADÉMICIEN    DE     L'ARGAMASILLA  . 
DANS    LE    TOMBEAU    DE    DON    QUICHOTTE 

É  r  I  T  A  P  11  E 

L;i  tète  bniléc  qui  |i;ii;i  la  Maiiclir 
llf  plus  (il'  (Ii'piiiiillcs  ijiif  JiiM)ii  (le  Crèlc  ; 
l.(^  jugfiiiciit  i|iii  cul  la  giiiiiicllc  piiiuluc, 
l.ii  oii  l'Ile  aiuail  di'i  ètri^  ]ilat(": 

Le  bras  que  sa  iovcv  a  laiil  alliinijt(;, 
l'ulsipi'il  atlcij;nll  du  CaLi\  à  (jaelo, 
i..i  Musc  la  plus  a(ïreus(,'  cl  la  plus  disciclc, 
Qui  grava  jamais  des  vers  sur  l'aiialii  : 

Celui  qui  laissa  cii  ariicrc  les  Auiadis, 
Kl  fit  lios-peu  de  cas  des  Galaors, 
S'appu\aiil  sur  sou  aiumii'  et  sur  sa  1  ravourc  : 

(^•lui  q(u  m  laiic  les  Itcliaucs  : 
Celui  qui  ena  cà  et  là  sur  Rossinaule. 
Gil  ici  sous  celle  nicirc  IVoilc. 


'  lli'l  i.uiipr.M'-  lie  inimn,  singe,  cl  de  Congo,  te-l-à-dir.- 
«iiige  ilu  Congo,  iii.iruiul,  gn»  siu^e 


I  IK    M,\nr,Mli.(iS   liE  H   AlUiAMASlI.LA 
l.lCAll   DE  LA   MANCllA 

/;(!(.'  si:itirsh:iii<sr 

i:.N     VI  11  A    V    JILEUTL 

llLL  VALEFlUSd  IION   iJUJUiL 

llE  LA   M  V.NCIIA 


EL    MONICONGO,    ACAOÉMICO    DE    LA   ARGAMASILLA. 
A     LA    SEPULTURA    DE    DON    QUIJOTE 

1    1'  IT  V  1  1  U 

Kl  (alvaliueuo  '  ipie  ailuiiio  la  Maiiclia 
I),j  Mias  despojos  que  Jasou  de  (àcla  ; 
Kl  juieio  que  tuvo  la  vclela. 
.\j;iula.  (Innde  fuera  iiiejor  auelia: 

Kl  lira/o  (pic  s»  fiieiza  lalilu  eusamlia. 
(.lue  llctii'i  (Ici  Calay  liasla  Gacla. 
I,a  Musa  mas  liorroiiila  \  iiins  disireta, 
l.liie  gialii'i  \ersiis  en  Inonciiica  plaiiclia  : 

Kl  que  à  iiila  deiii  los  AmadisCS, 
V  ou  niiiv  poipiilii  à  Cialaoïcs  luvn, 
l^sliiliauiJo  en  su  aiiior  y  liizariia  : 

Kl  que  hv/.u  callar  lus  lleliauises  ; 
A(|iicl  que  eu  ISocirianlc  erraudo  anduvo, 
Va(  e  (leliajo  (iesla  liisa  fiia. 


1  Se  diee  ilel  que  lieiie  la  caLe<a  jilioii.ida.  >  (^'  votiiigloro 
j  iilocadii. 


UK    LA    MAiNCIIB. 


';.8.'i 


DEL    PANtAGUAOO,   *C*0£MIC0    OE    L\    ARCAMASILLA, 
(N    LAUDEM    OULCINEX:    OIL    TOSOSO 


KsUl  qiir  vci»  do  rosiro  uniondoii^iulu, 
Alla  (lo  pt'clios  V  adi'iiKiii  hrioso, 
Es  Dulcinca,  Iti'Mia  dcl  Tolinso, 
I>p  (luifii  filé  cl  gran  (Jnijolo  alii'ioiiaJo. 

l'iso  |ioi'  rlla  ri  iino  y  oitu  iado 
De  la  f:ran  Sierra  Noijra,  >  v\  fanion 
Caiii|io  de  Moiiticl,  liasla  id.liciboMi 
Llaiio  de  Araiijuez,  a  |iic  y  cansado  ; 

(ail|>a  lie  Pinciiiaiilp.  ;  0  dura  L'sliolla'. 
Une  esta  .Maiuliega  dama,  v  e^lc  iinlln 
Aiidaiilc  laliallpio,  en  lieriins  afii», 

Klla  doj(')  niuricndo  de  >cr  hclla, 
\  il,  aiiiii|iii'  qiioda  en  iiiàriiinles  Csciilo, 
.Nil  pudo  liiiir  de  ainor,  ira.s  y  cngaùos. 


OEL   CAPRICHOSO,    DISCnETISIMO    ACADEMICO     OE    lA    ARGAMASILLA 

EN    LOOR    DE    ROCiNANTE 

CA8ALL0    OE    DON    QUIJOTE    DE    LA    MANCHA 


En  el  ïoberbio  Iroiico  diaiiiaiitiiio. 
•Jue  con  sangrienlas  plantas  Imella  Marie, 
Krenélico  el  Manchego  su  eslandarle 
Troinola  con  esfucrzo  peregrino. 

Cuelga  las  amias  y  el  acero  lino, 
Con  que  dcslroza,  asucla,  raja  y  parle  : 
Nuevas  proezas;  pero  inventa  cl  arle 
Un  niievo  estilo  al  nuevo  Paladino. 

Y  si  de  su  Ainadis  se  preeia  tjaula, 
l'or  cuyos  bravos  desccndieiilcs  Grecia 
Triun'"6  mil  vcces,  y  su  fama  cnsancha, 

Hnv  â  (Jnijote  le  corona  cl  auta 
llo  Belona  préside,  v  dél  se  preeia 
Mas  que  (jrecia  ni  Gaula,  la  alla  Maiielia. 

Sunea  sus  gloiias  cl  olvido  maneha, 
l'iies  liasta  Rocinanlc,  en  ser  gallardo. 
EiL'cdc  il  Brilladoro  v  à  Ba\arilo. 


LC   PANIAOUADO*.  ACADÉMICIEN    DE    L'AROAMASILLA 
IN    LAUOEM    DULCINEC    DU    TO0OSO 


Gellc  (|iifi  vous  \oycz  an  visage  jniiHlii, 
A  la  forte  poitrine  el  au  maintien  allier, 
(l'est  hulcinic,  n  iiie  du  ToImimi, 
lliint  le  grand  dmi  Hiiii  Imlle  fut  railuratenr. 

Il  fi)ijla,  piiiii  elle,  à  pied  et  fatigué, 
L'un  et  l'anlre  liane  de  la  gramle  nintilagnc  Noire 
Et  les  laiiieiix  eli.iiiips  de  .Mmilii'l, 
Jusqu'à  la  |ilaine  verdn\aiile  d'Aranjncz. 

Par  la  lanle  de  llnsMiianle,  l'i  étnile  adverse! 
Cette  dame  manelioise  et  cet  invincible 
Chevalier  errant,  dans  leurs  jeiincs  années, 

Elle  cessa  en  niouranl  d'être  belle. 
Et  lui,  bien  qu'il  reste  écrit  sur  le  inaiiiic, 
Il  ne  pnl  écbapper  à  ramour  et  an\  Irompeiies. 


LE    CAPRICIEUX    TRÈS-DISCRET    ACADEMICIEN    OE    L'ARGAMASILLA 

A    LA    LOUANGE    OE    ROSSINANTE, 

CHEVAL    DE    DON    QUICHOTTE    DE    LA    MANCHE 


Sur  le  superbe  tronc  diaiiianlé, 
Oue  Mars  foule  de  ses  pieds  sanglants, 
Le  Mancliois  frénétique  fait  flo'.ter  son  élendai  d 
Avec  un  courage  extraordinaire. 

Il  suspend  les  armes  cl  le  lin  acier 
Avec  lequel  il  détruit,  il  ravage,  il  fend,  il  taille  : 
Nouvelles  prouesses;  mais  l'art  invente 
Un  nouveau  style  po\ir  le  nouveau  paladin. 

Et  si  la  Gaule  se  glorifie  de  son  Aniadis. 
Dont  les  braves  descendants  lirent  Irionipbcr 
Mille  fois  la  Grèce  en  propageant  sa  renommée  ; 

Aujiiiird'Iini  le  temple  on  Bellnnc  règne. 
Couronne  don  Ouicbolte,  el  la  Manche  .u-  glorilie 
Plus  de  lui  que  la  Grèce  el  la  Gaule. 

L'oubli  Ile  souillera  jamais  ses  gloires, 
Car  Bossinante  iiièine  excède  en  gaillardise 
Brilladoro  et  Bavard. 

'  l>  mol    n   dilfi'Tontcs  acception-,  telle-  qne  coiiiiiiiiiwl 
compngnoii .  p'irt'S'jti  li'c'ai^  etc. 


28G 


DON    QUICHOTTE 


bu    MËÊrleuX   IcibÉMIClÈN    de    L'tnSÀMlS>L.L> 
A    5£ncM6    PÙNçi 


\oKi  S;iii(lio  l';ilii,M,  |irlit  ilr  liH'lis, 
M;iis  d'un  ghiiid  cOiitagp.  Mincli'  ûliiiil^c! 
Jo  \ims  jmc  et  ccililii' i|u"il  fui  l'iVliNOl'  le  |ilils  . '•impie 
Kl  >;ièIs  ailillii'  qu'il  y  ofll  lui  tiioiidc. 

Il  luit  il  un  Mtil  i|li'il  nis  fill  ((uuli', 
Ici  il  fitlllîiil  tcrlCS  cil'  si  les  lifSdlclitit-s  et  los  injure^ 
Ile  ce  siècle  iues(i(lili  (|ui  lie  |iardt)illle,  pas  lllêluc 
A  uii  âne,  lit'  se  lilss-pnt  eonjuiéeS  |iniii-  sa  liliiie. 

C'esl  sur  lili  '  (parddli  de  le  nl(iillllt'i-) 
Hue  Hiaieh;ilt  Ce  paisilde  éctijCr,  tleiriére  le  iiais'ljje 
Cheval  Htfssiuartte,  el  dciriërc  soti  tnallre. 

0  values  espfraiices  du  llldiiile  | 
Vous  passez  en  pioliicllaiil  le  lepds, 
Al'tfih  toilêdetoilez  ulleoitibre,  de  la  fumée  uu  iiii  icve. 


LE    CACHIDIABLO  •.    ACaDÉMICtEN    De    L' ARGAMASILLA 
SUR    Le    TOMBEAU    DE    DON   QUICHOTTE 


Lrl  1  Al'lin 


Ci-i;lt  le  clievalirc 

lii<'n  niottlil  el  mal  ciraul 

(.lue  pbfla  Ilossiilaiite 

l'ai  liialiil  e(  inaiiit  sentier. 

Sanclio  l'ani,"!  le  !Sif;aiiil 
r>i  |i(Jse  atlssi  |iiès  de  lui; 
Ce  fut  léeUjer  le  plus  lidéle 
l'armi  Inus  les  éeuyeis. 


ou    TIQUETOC.    ACADÉMICIEN    DE    L-ARGAMASILLA  .    SUR    LE    TOMBEAU 
OE    DULCINEE    DU    TOBOSO 


Ici  l'cpose  llulcillée, 
Ijuc,  liieii  que  fiaiclic  cl  dodue, 
A  été  tliangéc  eu  poHssioiu  et  en  ceiidi e 
l'ar  la  inoit  épouviuilalile  et  vilaine. 


'   I.  jlie. 

'  Niiin  d'un  raiiieui   ieiié);al. 


DEL    BURLADOR,   ACADEMICO  ARGAMASILLESCO, 
  SANCHO    f>ÂNZÀ 


Saiiclio  l'aiiza  es  aqiieslij  en  cueipo  eliito; 
l'en)  grande  en  Valor.  jMilagro  exti'aîio! 
Ksciiilero  el  mas  simple  y  siii  engano. 
Que  liivo  cl  muiido,  os  jul-o  y  ccriilico. 

De  scr  Condc  no  csliivo  en  un  lanlico, 
Si  no  se  conjiiiai-ati  en  sii  daùo 
lusoleiicias  y  agravios  uel  lacano 
Sigio,  que  aiin  no  perdonan  à  un  bôirico. 

Sobre  él  aiiduvo  (con  perdoii  se  nueiile) 
Ksle  inanso  escudèio,  ti'as  él  niiilibo 
(laballo  Rociriaiile  y  Iras  su  aiieno. 

;  U  vanas  esjierauzas  de  la  génie, 
Coiuo  pasais  con  promelcr  descanso, 
V  al  fin  parais  ërt  sombra,  eu  bun.u,  en  sueflu! 


O^EL  CACMIOIABLO,    ACADEMICO    DE    LA    ARGAMASILL*)' 
EN     LA    SEPULTURA    DE    DON    QUIJOTE 

1 1'  I  T  M  1  u 

Aqui  yacc  el  Caballcro 
llieii  iilolidu  V  mal  artllaiile. 
A  ((uien  llevô  Roeitiantn 
l'or  unb  »  Otfo  Scndeio. 

Sancho  l'an/a  el  majadeio 
Vace  lanlbioil  julilo  à  él, 
Eseudeio  el  Dias  fiel, 
Oiie  vio  ri  iratO  (le  esliltWri). 


DEL    TIQUETOC,    ACADÉMICO    DE    LA    ARGAMAâlLLA,    EN    LA 
SEPULTURA    DE   DULCINEA    DEL    TOBOSO 


IlepiiHa  aqui  Diilcineii. 
\  aimqilfi  de  carnes  luIliM; 
l.a  \olvin  en  polvn  y  cenlzS 
l.a  iiluerle  es|iaulalilc  y  fe.i. 


DE    LA    MANCHE. 


2«7 


FiK'  de  Ciisli/a  ruli-ii, 

V  luvo  asonios  de  iliiiiia, 
|t('l  gr:iil  l.luijotc-  1111'  llaiiia, 

Y  filé  ïloria  de  su  aldiM, 


Kllc  ii:ii|iiil  ili'  Loiiiii'  rare, 
Kl  iMil  un  rcrlaiii  air  de  daini'; 
Klli>  lut  la  llaiiiiiH'  du  ;;niiid  (.liiicliullc 
Kl  la  ''luire  (le  son  liaineail. 


Estos  fiieron  los  versos  que  se  pudieron leer  :  Voici  les  seuls  vers  que  l'on  put  lire;  l'écri- 

ios  demiis,    por  eslar  rarcomida   la  lelra,   se      turc    des   autres    était    tellement    vermoulue, 


entregaron  à  un  Aeadéinioo,  para  que  por  coii- 
jeturas,  los  deelaïase.  Tiéiiosc  iiolicia  que  lo 
ha  liecho  à  costa  de  iiiuchas  vijjilias  y  niueho 
Iraliajo,  v  i|uo  (loue  iiiteiuimi  de  sacallos  à 
lu/.,  eon  esperenza  de  l;i  terrria  salida  de  don 
(Jnijoli". 


(|u'on  les  remit  à  un  académicien  pour  qu'il 
les  défrichât  par  conjectures.  On  a  appris 
qu'il  est  parvenu  à  le  faire  à  force  de  veilles 
cl  d'assiduité  et  ipi'il  a  l'intention  de  les  publier 


dans  1  espoii 
Oniclidlle. 


de    la     Irctisirme    sortie    de    don 


l'iiisf  allni  ciiutcvn  ron  nii(iliiir  plflliv. 


r IN    m     1  \   l'iii  Mil  II i:    l'A  it  1 1 r 


v\\\:v  \(:e 


Vive  Dieu  !  avi'c  (jin'llf  iidpaticiico,  ami  li>cli'iir, 
illiisliv  on  iili''lii''icii ,  |icii  iiM|iiul(',  tu  dois  alliiulrc 
cfltc  |Mi'l'ai'o,  croNaiil  sans  (Idiitf  y  Iromci'  dis  pcr- 
soiiiialilûs,  dos  rcpn'sailli's ,  dus  injures,  conlic  l'aii- 
loiir  (lu  si'ioiid  don  Qukholle  :  je  veux  parler  de 
leliii  ([iii  l'ut,  dit-on,  en;:endi'é  à  Toidesillas,  et  na- 
ipiit  à  Tarrajjone  '.  VU  liii-u,  je  t'en  ili'uiande  |i.ii(1(mi, 
mais  il  no  m'est  pas  pu>>ilile  dr  le  donner  celte 
salislactioii,  car  si  d'iiaiiilude  riNJusliit'  et  l'outraf;e 
éveillonl  la  colère  dans  les  plus  liiuidijo  ni^ius,  <eltt' 
rèyle  reiRontro  une  exception  dans  le  mien,  Vou- 
diais-lu  que  j'allasse  jelor  au  nez  de  eel  lionnne  (ju'il 
n'est  ([u'un  imporlinenl,  un  sot,  un  âne?  Eli  bien,  je 
n'en  n'ai  pas  nionie  la  pensée  ;  (pi'il  reste  avec  son 
péché,  (pi'il  le  nian^'e  avec  son  pain,  et  grand  liieii 
lui  lasse. 

Mais  ce  ipie  je  ne  puis  nie  résoudre  à  passer  sous 
silence  et  àcoinrir  siiiiplenient  de  mon  mépris,  c'est 
de  m'entendre  appeler  par  lui  vieux  et  manchot, 
comme  s'il  avait  été  on  mon  pouvoir  d'arrêter  la 
niarclio  du  teuijjs  et  de  laire  qu'il  ne  s'écoulât  pas 
pour  moi,  et  comme  si  ma  niaiu  brisée  l'avait  été  dans 
(juehpie  dis|)ute  de  taverne,  et  non  dans  la  plus  écla- 
tante renconlre'  (pi'aieiit  vue  les  siècles  passés  et 
présents  et  que  pnissonl  voir  les  siècles  à  venir. 

Si  ma  blessure  ne  brille  jias  aux  yeux,  elle  est,  du 
moins ,  ajipréciée  par  ceux  qui  savent  où  elle  liit  re- 
çue, car  niiiurir  eu  romiialliiul  sii'd  mieux  au  s(j|(lal, 
qu'être  libre  dans  la  tuile  ;  et  je  prélèie  avoir  assisté 
jadis  à  cette  j>iodii;ieu>e  alVaire  que  de  me  voir  au- 
jourd'hui exempt  de  blessures  sans  \  a\(iir|iiis  jiart. 
Les  cicatrices  que  le  soldat  porte  sur  la  poitiiue  et  au 
visage  sont  autant  d'étoib's  ipii  nous  ijuideul  dans  le 
sentier  de  l'honneur  vers  le  désir  des  nobles  loiiaii- 
pes.  D'ailleui's  est-ce  avec  les  che\oux  blancs  ipion 

'  C'est  l'écrivain  cadié  sous  le  nom  du  licencié  Alonzo  l'er- 
nanilez  (le  Avellaiieila.  natif  de  ToiJcsillas,  et  dont  le  livre  fut 
imprimé  à  Tarra^'one. 

•  I.a  lialaille  de  I.épanle.  livrée  le  îi  nelnlire  I.'hI. 


écrit  ?  N'esl-ce  pas  plutôt  avec  rentendemont,  lei|uel 
a  coutume  (le  se  l'oililier  iiar  les  années'.'' 

Antre  chose  encore  m'a  causé  du  elia,:;iiu  :  cet 
honinio  m'appelle  envieux  et  il  se  donne  la  peine  de 
m'exjiliquer,  comme  si  je  l'ignorais,  ce  que  c'est  que 
l'envie;  eh  bien,  (ju'il  le  sache,  des  deux  sortes  d'en- 
vie cpie  l'on  ((uui.iit,  je  n'éprouve  ((lie  celle  ipii  est 
sainte,  nidile,  bien  iutelitioimée.  lainmielit  doue  oser 
supposer  que  j'aille  m'altatjuer  à  un  |)iètre,  siirtoiil 
ipiaiid  ce  pièire  ajoute  à  ce  respectable  caractère  le 
tilre  (le  t'amilier  du  saint-ollice '?  Je  le  déclare  ici, 
mon  adversaire  se  trompe  ;  car  de  celui  qu'il  pré- 
tend que  j'ai  voulu  dési;,'ner,  j'adore  le  génie,  j'ad- 
mire les  travaux  et  je  respecte  le  labeur  incessant  et 
bonoralile.  (Jiiant  à  mes  Nouvelles  ,  que  cet  arislar- 
ijue  trouve  plus  satiriques  (pi'exemplaires;  eli  bien, 
qu'importe?  pourvu  qu'elles  soient  bonnes,  et  elles  ne 
pourraient  l'être  s'il  ne  s'y  trouvait  un  peu  de  tout. 

Tu  vas  dire  sans  doute,  ami  lecteur,  que  je  me 
montre  peu  exigeant ,  mais  il  ne  faut  pas  accroître  les 
chagrins  d'un  homme  déjà  si  affligé,  et  ceux  de  ce 
seigneur  doivent  être  grands  puisqu'il  dissimule  sa 
jiatrie  et  déguise  sou  nom,  comme  s'il  se  sentait  cou- 
pable du  crime  de  lèse-majesté.  Si  doue  p:ii  avenliire 
tu  viens  à  le  coimaitre,  dis-lui  de  ma  [larl  ipie  je  ne  me 
tiens  nullement  pour  offensé,  (jue  je  connais  fort  bien 
les  pièges  du  démon  ,  et  (ju'un  des  plus  dangereux 
qu'il  puisse  tendre  Ti  un  homme,  c'est  de  lui  mettre 
dans  la  cervelle  qu'il  est  capable  de  composer  un  livre 
ipii  lui  ])rocurera  autant  de  renommée  (jue  d'ariieiit 
el  aul;iul  d'argent  cpie  de  ri'iiommée.  A  r,ip]iiu  île 
ce  qnej'avauce,  conte-lui  avec  ton  esprit  et  la  lionne 
grâce  accoutumée  la  pelile  hi-toire  que  Miici  : 

Il  II  y  avait  à  Séville  un  Imi  qui  doiiiia  dans  l.i 
plus  Jilaisaule  folie  doni  fou  se  soit  jamais  avisé.  11 
piil    un   imir  qu'il   tailla  eu   pointe  par  un  bout,  el 

'  Allusion  à  l.ope  de  Ve'.M.qui  élail  en  efli  t  (iivlre  ri  faiiii- 
liei-  liu  Saiii'.-Ofliee. 


292 


r  li  K  F  A  C  K. 


i|Uniid  il  rencontrait  un  cliii'ii,  il  lui  niollait  un  pied 
sur  la  |iallc  de  denièrc  ,  lui  levait  l'aulri»  patle  avec 
la  main,  après  (pioi  lui  iulruduisaul  sou  lu\au  dans 
reilaiii  ciidiiiil  ,  il  Miulilail  |iar  l'aMlir  IkihI,  el  ren- 
dait liieulèl  l'auiuial  rond  cinuuii'  une  lioule.  Ouaiid 
il  l'avait  mis  eu  cet  élat.illui  donnait  deux  tapes sui' 
le  ventre  elle  lâchait  en  disant  à  ceux  cjui  étaient  là 
toujouis  en  grand  nombre  :  «  Vos  Grâces  pcnsent- 
ell(>s  (ju(>  ce  soit  chose  si  facile  ([ue  d'eidlorun  chien?  n 
Eh  hieu,  à  mon  tour,  je  demanderai  :  Pensez-vous 
([ue  ce  soit  un  polit  tiavail  de  l'aire  im  livie? 

Si  ce  coule,  ami  lecteur,  ue  lui  c(uivieut  pas,  dis- 
lui  cet  autre,  qui  est  encore  un  coule  de  l'on  et  de 
chien  :  (I  II  V  axait  à  Corddue  un  loii  qui  avail  c(]u- 
lumc  de  porter  sur  sa  tète  un  morceau  de  dalle  eu 
marbre  ou  en  pierre,  non  des  plus  légers  ;  ([uand  il 
apercevait  un  chien ,  il  s'en  approchait  avec  précau- 
tion et  laissait  la  dalle  tomber  d'aplomb  >ur  le  pauvre 
animal.  Roulant  d'abord  sous  le  coup,  le  chien  ne 
lardait  jias  à  se  sauver  en  jetant  des  hurlenienls  à  ne 
pas  s'arrêter  au  houl  de  trois  rues.  Or,  il  aiiiva  (lu'im 
jour  il  s'en  prit  au  chien  d'un  mercier,  que  son  maî- 
tre aimait  beaucoup.  L'animal  poussa  des  cris  per- 
çants. Le  mercier,  furieux,  saisit  une  aune,  tomba 
sur  le  fou  et  le  bàtonna  rondement,  en  lui  disant  à 
chaque  coup  :  «  Chien  de  vole\u-,  ne  vois-tu  pas  que 
mon  chii'n  est  un  lévrier?  »  Kl  après  lui  avoir  réjiélé 
le  mol  de  lévrii'r  plus  de  cent  l'ois,  il  h»  rcn\(i\a 
moulu  comme  plaire.  L'avertissement  fit  son  elfel,  et 
le  l'on  l'ut  tout  un  mois  sans  se  montrer.  A  la  fin  ce- 
pendant, il  reparut  avec  une  dalle  bien  plus  pesante 
que  la  première,  mais  quand  il  rencontrait  un  chien, 
il  s'arrêtait  tout  court  en  disant  :  «  Oh!  oh!  celui-ci 
est  un  lévrier.  »  Depuis  lors,  tous  les  chiens  qu'il 
trouvait  sur  son  chemin,  Aissenl-ils  dogues  ou  ni- 
(]uels,  étaient  pour  lui  autant  de  léviiers,  et  il  ne  lâ- 
chait jilus  sa  pierre.  l'euUHre  en  arrivera-l-il  de 
même  à  cet  homme  ;  il  n'osera  plus  lâcher  en  livies 


le  |iiiids  de  sein  espiil,  lequel,  il  liiul  en  ciuneuil',  est 
plus  lourd  (pie  le  marbre. 

Quant  à  la  menace  iju'il  me  l'ail  de  m'enlever  loul 
pmlil  ;i\ee  Min  iiuvrage,  dis-lui,  anu'  lecleur,  que  je 
m'en  moque  connue  d'un  maravédis  et  ipic  je  lui  ré- 
p(in<!s  :  Il  Vive  jiour  moi  le  comle  de  Lémos,  el  Hieu 
pour  Ions  !  »  Oui,  vive  le  grand  ciuiile  de  Lémos, 
dont  la  Idiéralilé  bien  iiuuiue  m'abrileconlre  la  mau- 
vaise foilnue,  et  vive  la  supième  charilé  de  l'arche- 
vêque de  Tiilèdi'  '  !  Ces  deux  pi  inces,  jiar  leur  seule 
boulé  il'ànie  et  sans  que  j(^  les  aie  sollicités  par  aucune 
espèce  d'éloges,  ont  pris  à  leur  charge  le  soin  de  venir 
généreusement  à  mon  aide ,  et  en  cela  je  me  tiens 
jiourplus  honoré  et  plus  riche  ipie  si  la  fortune,  par 
une  voie  ordinaire,  m'eût  comblé  de  ses  faveurs. 
L'hoimeiir,  je  le  sens,  peut  rester  au  pauvre,  mais 
non  au  pervers;  la  pauvreté  peut  couvrir  d'un  nuage 
la  noblesse,  mais  non  l'olisciircir  entièrement,  l'ourvu 
que  la  vertu  jelte  quehjue  liiiiiièri',  lùt-cepar  les  lis- 
sures  de  la  détresse,  elle  linit  toujours  par  être  estimée 
des  grands  et  nobles  esprits. 

Ne  lui  dis  rien  de  plus,  ami  lecteur;  quant  à  moi, 
je  me  contenterai  de  te  l'aire  remarquer  que  cette  se- 
eoiide  partie  de  Don  Quichotte,  dont  je  te  fais  hom- 
mage, est  taillée  sur  le  même  patron,  et  qu'elle  est 
de  même  étoffe  ipie  la  première.  Dans  celle  seconde 
partie,  je  te  donne  mon  chevalier  conduit  ju- qu'au 
terme  de  sa  \ie,  et  finalement  mort  et  enterré,  alin 
(jue  personne  ne  [misse  en  douter  désormais.  C'est 
assez  qu'un  honnête  homme  ail  rendu  compte  de  ses 
aimables  folies,  sans  que  d'autres  préleiident  encore 
y  mettre  la  main.  L'abondance  des  choses,  mémo 
bonnes,  en  diminue  le  prix,  taudis  que  la  rareté  des 
mauvaises  les  l'ait  a])précier  en  ce  point... 

.r(iiililiai>  (le  le  t\ivr  que  lii  auras  bieutèt  Pri'siles, 
que  je  suis  en  train  d'achever,  ainsi  ipie  la  seconde 
partie  de  Galatée. 
'  Don  Bernardo  Sandoval  y  Rojas. 


L'INGKN'Il'llX  (lllKVAMKIt 

DON    0 1  I  C  H  0  T  T  E 


DE  LA  MANCHE 


DEUXIÈME  PAirriE 


CHAPITRE   PREMIER 

DE   CE    OUI    SE    PASSA    ENTRE    LE   CURÉ    ET   LE    BARBIER    AVEC    DON   QUICHOTTE   Au    SUJET    DE   SA    MALADIE 

Dans  la  seconde  partie  de  cette  histoire,  qni  |  et  sa  gouvernante,  leur  recommandant  cliafinc 
contient  la  troisième  sortie  de  don  Quichotte,  fois  d'avoir  grand  soin  de  leur  maître,  et  de  lui 
Cid  Hamel  Ben-Engeli  raconte  que  le  curé  et  le      donner  une  nourriture  bonne  pour  l'estomac  et 


Barbier  restèrent  plus  d'un  mois  sans  chercher 
à  le  voir,  pour  ne  pas  lui  rappeler  par  leur  |)ré- 


smlnul  ]Hiiir  le  cerveau,  d'où  venait,  à  n'en  pas 
douter,  tout  son  mal.  Ces  femmes  répondaient 


sence  le  souvenir  des  choses  passées.  Ils  ne  lais-      qu'elles  n'auraient  garde  d'v  manquer,  d'autant 
saicnt  pas  néanmoins  de  visiter  souvent  sa  nièce      plus  que,  |)ar  momeiil,  leur  seigneur  paraissait 


H'M 


DON    QUICIIOTTK 


avoir  rertnivré  tout  son  bon  sens.  Celle  nouvelle 
causa  bien  de  la  joie  à  nos  deux  amis,  (jui  s'ap- 
|)laudircnl  d'autant  plus  d'avoir  employé,  ])our 
le  ramener  clic/,  lui ,  le  stratagème  que  nous 
avons  raconté  dans  les  chapitres  qui  terminent 
la  [iremièrc  partie  de  cette  grande  et  vcriditjue 
histoire.  Toutefois,  comme  ils  tenaient  cette 
guérison  pour  impossible,  ils  résolurent  de  s'en 
assurer  par  eux-mêmes,  et  après  s'être  promis 
de  ne  pas  toucher  la  corde  de  la  chevalerie, 
dans  la  ciainle  de  découdre  les  points  d'une 
blessure  si  fraichement  fermée  ',  ils  se  rendirent 
chez  don  Quichotte,  qu'ils  trouvèrent  dans  sa 
chambre,  assis  sur  son  lit,  en  camisole  de  serge 
verte,  et  coiffé  d'un  bonnet  de  laine  rouge  de 
Tolède,  mais  tellement  sec  el  décharné,  qu'il 
ressemblait  à  une  momie.  Ils  furent  très-bien 
reçus  de  notre  chevalier,  qui  répondit  à  leurs 
questions  sur  sa  santé  avec  beaucoup  de  jus- 
tesse el  en  ternies  choisis. 

Peu  à  peu  la  conversation  s'engagea,  et  après 
avoir  causé  d'abord  de  choses  indifférentes,  on 
en  vint  à  entamer  le  chapitre  des  affaires  pu- 
bliques et  des  formes  de  gouvernement.  Celui-ci 
changeait  une  coutume ,  celui-là  corrigeait  un 
abus;  bref,  chacun  de  nos  trois  amis  devint, 
séance  tenante,  un  nouveau  Lycurgue,  un  mo- 
derne Selon,  et  ils  remanièrent  si  bien  l'État, 
qu'il  seinliiait  (juaprès  lavoir  mis  à  la  forge, 
ils  l'en  avaient  retiré  entièrement  remis  à  neuf. 
Sur  ces  divers  sujets ,  don  Quichotte  montra 
tant  de  tact  et  d';i-|)ropos,  que  les  deux  visiteurs 
ne  doutèrent  plus  (pi'il  n'eût  recouvré  loni  sou 
lion  siMis.  l'i'éseules  à  rcnlrrlieu,  la  nièce  et  la 
gouvernaiile  versaient  des  larmes  de  joie  et  ne 
ces.saienl  de  rendre  grâces  à  Ilicu  en  voyant  leur 
mailre  montrer  nue  telle  lucidité  d'esprit.  Mais 
Is  curé,  revenant  sur  sa  première  intention,  qui 
était  de  ne  point  parler  chevalerie,  voulut  coni- 
|)létcr  l'épreuve,  ahn  de  s'assurer  si  cette  gué- 
rison était  réelle  ou  seulement  apparente.  De 
propos  en  propos,  il  se  mil  à  conter  quelques 

'   Il  clail  aliir»  d'usago  pii  rhirurnic  île  louilrc  les  bli^siires. 


nouvelles  récemment  venues  de  la  cour  :  On 
tient  pour  assuré,  dit-il,  que  le  Turc  fait  de 
grands  préparatifs  de  guerre,  el  qu'il  se  dis- 
pose à  descendre  le  Bosphore  avec  une  immense 
flotte;  seulement,  on  ne  sait  pas  sur  quels  ri- 
vages ira  fondre  une  si  formidable  tempête  ;  il 
ajouta  que  la  chrétienté  en  était  fort  alarmée,  et 
qu'à  tout  événement  Sa  Majesté  faisait  pourvoir 
à  la  sûreté  du  royaume  de  Naples,  des  côtes  de 
la  Sicile  et  de  l'île  de  Malte. 

Sa  Majesté  agit  en  j)rudenl  capitaine,  dit  don 
Quichotte,  lorsqu'elle  met  ses  vastes  Etats  sur 
la  défensive,  afin  que  l'ennemi  ne  les  prenne 
pas  au  dépourvu.  Mais  si  elle  me  faisait  l'hon- 
neur de  me  demander  mon  avis,  je  lui  conseil- 
lerais une  mesure  à  laquelle  elle  est,  j'en  suis 
certain,  bien  éloignée  de  penser  à  cette  heure. 

A  peine  le  curé  eut-il  entendu  ces  paroles, 
qu'il  se  dit  en  lui-même  :  Dieu  le  soit  en  aide, 
pauvre  don  Quichotte;  car,  si  je  ne  me  trompe, 
te  voilà  retombé  an  |ilus  profond  de  ta  démence. 

Le  barbier,  qui  avait  eu  la  môme  pensée,  de- 
manda quelle  était  cette  importante  mesure, 
craignant,  disait-il,  ipie  ce  ne  fût  un  de  ces 
impertinents  avis  qu'on  ne  se  fait  pas  faute  de 
donner  aux  princes. 

Mailre  ràpcur  de  barbes,  repartit  don  (Jui- 
chotte,  mon  avis  n'a  rien  d'imperlinenl  ;  il  csl, 
au  contraire,  tout  à  fait  pertinent. 

D'accord,  répliqua  le  barbier;  cependant  l'ex- 
périence a  prouvé  que  ces  sortes  d'expédients 
sont  |)res(jue  toujours  impraticables  ou  riduules, 
(piel(]Ucfois  même  contraires  à  l'intérêt  du  roi  et 
(le  IKlat. 

Soil  ;  mais  le  mien,  repril  diui  (juicholle, 
n'est  ni  inipialicable  ni  ridicule  :  loin  de  là, 
c'est  le  plus  simple  et  le  plus  convenable  (|ui 
puisse  se  présenter  à  l'cspril  d'un  donneur  de 
conseil. 

\olrc  Grâce  larde  bien  à  nous  l'apprendre, 
dit  le  curé. 

Je  ne  suis  pas  foil  euqiressé  de  le  laire  con- 
naître, répondit  don  Qnicholle,  de  peur  qu'en 


DE    LA   MANCIIi:. 


2'.t.'. 


iiri'i\:iiit  aux  oicillcs  ilc  luesscigiieiirs  du  con- 
sfil,  l'honneur  de  l'iiivcntioii  ne  soit  aussitôt 
enlevé. 

Huant  à  moi,  reprit  le  liarbier,  je  jure  devant 
l>ieu  et  de\ant  les  luminies  do  n'en  parler  ni  à 
roi,  ni  it  Rock,  ni  à  ànie  (pii  vive,  connue  il  est 
dit  dans  celle  romance  du  curé  ',  où  l'on  avise  le 
roi  de  ee  vtdcur  ijui  lui  a\ait  escamoté  cent 
donldons  et  sa  mule  qui  allait  si  bien  ranililc. 

Je  ne  connais  |)as  celle  hisloiio,  dit  don  (Jui- 
eliotte,  mais  je  liens  le  serment  pour  bon,  sa- 
chant le  seigneur  barbier  homme  de  bien. 

Et  quand  cela  ne  serait  pas,  reprit  le  curé, 
je  me  porte  l'orl  |Knii'  lui,  el  je  réponds  qu'il 
n'en  parlera  pas  plus  ipie  s'il  était  né  nnict. 

Et  vous,  seigneur  curé,  demanda  don  Qui- 
chotte, quelle  sera  votre  caution? 

Mon  caractère,  répliqua  le  curé,  car  il  me  fait 
un  devoir  de  garder  les  secrets. 

Eh  bien  donc,  s'écria  don  Ouicliotle,  j'affirme 
que  si  le  roi  faisait  publier  à  son  de  tronqie  que 
tous  les  chevaliers  qui  errent  par  l'Espagne  sont 
tenus  de  se  rendre  à  sa  cour,  à  jour  nommé  , 
ne  s'en  présentàt-il  qu'une  demi-douzaine,  tel 
parmi  eux,  j'en  suis  certain,  pourrait  se  ren- 
contrer qui  viendrait  à  bout  de  la  puissance  du 
Turc.  Que  Vos  tîràces  vcuillcnl  bien  me  prêter 
attention  et  suivre  mon  raisonnement.  Est-ce 
(|u"on  n'a  pas  vu  maintes  fois  un  chevalier  dé- 
faire à  lui  seul  une  armée  de  deux  cent  mille 
lionnues,  comme  si  tous  ensemble  ils  n'avaient 
eu  qu'une  tète  à  couper  '.'  Vive  Dieu  !  si  le  fa- 
meux don  Bélianis,  ou  même  un  sinqile  rejeton 
des  Amadis  de  Gaule  était  encore  vivant,  et  que 
le  Turc  se  trouvât  face  à  face  avec  lui,  par  ma 
foi,  je  ne  parierais  pas  pour  le  Turc.  .Mais  pa- 
tience, Dieu  aura  pitié  de  son  peuple,  et  saura 
lui  envoyer  quelque  chevalier  moins  illustre 
peut-être  que  ceux  des  temps  passés,  qui  pour- 
tant nt!  leur  sera  point  inférieur  en  vaillance.  Je 
n'en  dis  pas  davantage,  Dieu  m'entend. 

'  .'lllusioii  a  quelque  romance  pupulaiie  de  1  époque,  aujour- 

<l  ImiI    IIKUIIIIUC. 


Sainte  \ierge!  s'écria  la  nièce,  que  je  nu'ure 
si  mon  oncle  n'a  |)as  envie  de  se  faire  encore  une 
fois  chevalier  errant! 

Oui,  oui,  repartit  don  Quicholte,  chevalier 
errant  je  suis,  et  chevalier  errant  je  mourrai; 
que  le  Turc  monte  ou  descende  (piand  il  vou- 
dra, et  dé|)l()ie  toute  sa  puissance  I  je  le  répèle, 
Dieu  m'entend. 

Sur  ce  le  barbier  prit  la  parole  :  Que  Vos 
liràccs,  dit-il,  me  permettent  de  leur  raconter 
une  petite  histoire;  elle  vient  ici  b)rt  à  |)ropos. 

Comme  il  vous  plaira,  rejirit  don  Quichotte  ; 
nous  sommes  prêts  à  vous  donner  audience. 

Le  barbier  continua  de  la  sorte  :  A  Séville, 
dans  l'hôpital  des  fous,  il  y  avait  un  lionune  que 
ses  parents  liront  enfermer  comme  ayant  perdu 
la  raison.  Cet  homme  avait  pris  ses  licences  à 
l'université  d'Ossuna;  mais  quand  même  il  les 
eût  prises  à  celle  de  Salamanque,  il  n'en  serait 
pas  moins,  disait-on,  devenu  fou.  Aj)rès  plu- 
sieurs années  de  réclusion,  le  pauvre  diable  se 
croyant  guéri,  écrivit  à  l'archevêque  une  lettre 
pleine  de  bon  sens,  dans  laquelle  il  le  suppliait 
de  le  tirer  de  sa.  misérable  vie,  puis(jue  Dieu, 
dans  sa  miséricorde,  lui  avait  fait  la  grâce  de 
lui  rendre  ia  raison.  Il  prétendait  (juc  ses  pa- 
rents, pour  jouir  de  son  bien,  continuaient  à  le 
tenir  enfermé,  et  voulaient,  en  dépit  de  la  vé- 
rité, le  faire  passer  |)our  fou  jusqu'à  sa  mort. 
Convaincu  du  bon  sens  de  cet  homme  par  les 
lettres  qu'il  ne  cessait  d'en  recevoir,  l'arche- 
vêque chargea  un  de  ses  chapelains  de  s'infor- 
mer auprès  du  directeur  de  l'hôpital  si  tout  ce 
que  lui  écrivait  le  licencié  était  exact,  enfin  de 
l'interroger  lui-même,  l'autorisant,  si  l'examen 
était  favorable,  à  le  faire  mettre  en  liberté. 

Le  chapelain  vint  trouver  le  directeur  de  l'hô- 
pital, et  lui  demanda  ce  qu'il  pensait  de  l'état 
mental  du  licencié.  Le  directeur  répondit  qu'il 
le  tenait  pour  aussi  fou  que  jamais;  qu'îi  la  vé- 
rité il  parlait  (piclquefois  en  homme  de  bon 
sens,  mais  (pi'en  lin  de  couq)te  il  retombait 
toujours    dans    ses    premières    extravagances, 


!2i)() 


DON   QLICIIOTTE 


comme  le  cliapelain  pouvait  d'ailleurs  s'en  assu- 
rer par  lui-même.  Celui-ci  (émoif^ua  le  désir  de 
tenter  rexpérience.  Ou  le  mena  à  la  eliamhie  du 
licencié,  avec  lequel  il  s'entretint  plus  d'une 
heure  sans  (|uc  pendant  tout  ce  temps  cet 
liounne  donnât  le  moindre  signe  de  l'olie;  loin 
de  là,  ses  discours  furent  si  pleins  d'à-propos  et 
de  l)on  sens,  que  le  cliapelain  ne  put  s'cmpc- 
clier  de  le  regarder  comme  entièrement  guéri. 

Entre  autres  choses,  le  pauvre  diahie  se  plai- 
gnit de  la  connivence  du  directeur  de  l'hôpital, 
(pii,  pour  plaire  à  sa  famille  et  ne  pas  perdre 
les  cadeaux  qu'il  en  recevait,  affirmait  (pi'il 
était  toujours  iou  ,  quoiqu'il  eût  souvent  de 
bons  moments.  Il  ajoutait  que,  dans  son  mal- 
heur, son  plus  grand  ennemi,  c'était  sa  fortune; 
car  pour  en  jouir,  disait-il,  mes  parents  portent 
un  jugement  qu'ils  savent  faux,  puisqu'ils  ne 
veulent  pas  reconnaître  la  grâce  que  Dieu  m'a 
faite  en  me  rappelant  de  l'état  de  brûle  à  l'état 
d'houune.  Bref,  il  parla  de  telle  sorte,  qu'il 
réussit  à  rendre  le  directeur  suspect,  et  à  faire 
passer  ses  parents  pour  cupides  et  dénaturés,  si 
bien  (|uc  le  chapelain  résolut  de  l'emmener, 
pour  rendre  l'archevêque  lui-même  témoin 
d  une  guérison  dont  il  n'était  plus  permis  de 
douter.  Le  directeur  fit  tousses  efforts  pour  dis- 
suader le  chapelain,  lui  disant  d'y  prendre  garde; 
que  cet  homme  n'avait  jamais  cessé  d'être  fou, 
et  qu'il  aurait  le  déplaisir  de  s'être  tronqié  sur 
son  conq)le  ;  mais  quand  on  lui  eut  montré  la 
lettre  de  l'archevêque,  il  ordonna  de  rendre  au 
licencié  ses  anciens  vêtements,  et  le  laissa  entre 
les  mains  du  chapelain. 

A  peine  dépouilh''  de  sa  casaipic  de  fou,  notre 
homme  voulut  aller  ]uendie  congé  de  ses  an- 
ciens compagnons.  SI  en  demanda  avec  instance 
la  permission  au  chapelain,  «pii  désira  même 
racconq)agner  dans  cette  visite;  (juelques-unsde 
ceux  ipii  étaient  là  se  joignirent  à  lui.  En  pas- 
sant devant  la  loge  d'un  l'nu  furieux  qui  |)ar  ha- 
sard était  calme  en  ce  moment  ;  Adieu,  frère, 
lui    clil   le  licencié;   voyez,   si    vous    u'ave/,    pas 


quelque  chose  à  me  demander,  car  je  vais  re- 
tourner chez  moi,  puis(|uc  llieu  dans  sa  bouté 
infinie  cl  sans  (pie  je  le  méritasse,  m'a  fait  la 
grâce  de  me  rendre  la  raison.  J'espère  qu'il  fera 
de  même  pour  vous  ;  aussi  priez-le  bien  et  ne 
manquez  jamais  de  confiance  ;  en  attendant, 
j'aurai  soin  de  vous  envoyer  quelques  bons 
morceaux,  car  je  sais,  par  ma  propre  expérience, 
que  la  folie  ne  vient  le  plus  souvent  que  du  vide 
de  l'estomac  et  du  cerveau.  Prenez  donc  cou- 
rage, et  ne  vous  laissez  point  abattre  ;  dans  les 
disgrâces  qui  nous  arrivent,  le  découragement 
détruit  la  santé  et  ne  fait  (pi'avanccr  la  mort. 

En  entendant  ce  discours,  un  autre  fou  ren- 
fernu'  dans  une  loge  qui  faisait  face  à  celle  du 
fou  furieux,  se  redressa  tout  à  coup  d'une  vieille 
natte  de  jonc  sur  laquelle  il  était  couché,  et  de- 
manda en  criant  à  tue-tête  (juel  était  ce  cama- 
rade qui  s'en  allait  si  sain  de  corps  et  d'esprit? 

C'est  moi,  frère,  répondit  le  licencié;  je  n'ai 
plus  besoin  de  rester  dans  cette  maison  ajjrès  la 
grâce  que  Dieu  m'a  faite. 

Prends  garde  à  ce  que  tu  dis,  licencié  mon 
ami,  repartit  cet  homme,  et  (|ue  le  diable  ne 
t'abuse  ])as.  Crois-moi,  reste  av(;c  nous,  afin  de 
t'épargner  l'allée  elle  retour. 

Je  sais  que  je  suis  guéri,  reprit  le  licencié,  et 
je  ne  pense  pas  avoir  j  imais  à  recommencer  mes 
stations. 

Toi,  guéri,  continua  le  fou  ;  à  la  bonne  heure, 
et  que  Dieu  te  conduise  ;  mais  par  le  nom  de  Ju- 
piter, dont  je  représente  ici-bas  la  m.ijesté  sou- 
veraine, je  jure  (|ue  pour  ce  seul  péché,  (jue 
Séville  vient  de  commettre  en  le  rendant  la  li- 
berté, je  la  frap|ierai  d'un  tel  châtiment, que  le 
souvenir  s'en  perpétuera  dans  les  siècles  îles 
siècles.  Amen.  Ne  sais-lu  pas,  pauvre  petit  licen- 
cié "sans  cer\i.'lie,  (pu' j'en  ai  le  |i(iu\oir,  puiscjuc 
je  suis  JuiiilerTouiiaiil,  et  que  je  liens  dans  mes 
mains  les  Inudies  desirucleur.s  (pii  peuvent  en 
un  instant  réduire  toute  la  terre  en  cendres? 
Mais  non,  je  n'iniligerai  qu'une  simple  correc- 
tion à  celle  ville  iimoranlc  (1   slupiile:  je  me 


DR  LA   MANCIii<:. 


•i'M 


Paris,  S.  Raçon  et  C'*,  imp. 

S'il  csl  Jupiler,  \r  dieu  de  la  foudre,  je  suis  -NcpUiiie,  le  dieu  des  eaux  (i>.  'i'J") 


FurttclJouvct  el  C**,  Mil, 


conlenlerai  de  la  priver  de  l'eaii  du  ciel,  ainsi 
que  tous  ses  habitants,  pendant  trois  années  en- 
tières et  consécutives,  à  compter  du  jour  où  la 
menace  vient  d'en  être  prononcée.  Aji  !  tu  es 
libre,  tu  es  dans  ton  bon  sens,  et  moi  je  suis 
fou  et  en  prison  !  De  par  mon  tonnerre,  je  leur 
enverrai  de  la  pluie,  tout  comme  je  soni;e  à  me 
pendre. 

Chacun  écoutait  ces  propos  avec  étonnement, 
quand  le  licencié  se  tourna  vivement  vers  le 
rhapelain  et  lui  prenant  les  deux  mains  :  Que 
Voire  Grâce,  mon  cher  seiiinenr,  lui   dit-il,  ne 


se  mette  point  en  jieine  des  menaces  que  ce  fou 
vient  de  dél)iter  ;  car  s'il  est  Jupiter,  le  dieu  de 
la  foudre,  je  suis  Neptune,  le  dieu  des  eaux,  et 
je  ferai  pleuvoir  quand  il  en  sera  besoin. 

Très-bien,  très-bien,  repartit  le  chapelain; 
mais  en  attendant,  il  ne  faut  pas  irriter  Ju|)iter, 
seigneur  Neptune.  Rentrez  dans  votre  loge,  nous 
reviendrons  vous  chercher  une  autre  fois. 

Chacun  se  mit  à  rire  en  voyant  la  confusion 
du  chapelain.  Quant  an  licencié,  on  l.ii  n-niit  sa 
casaque,  on  le  renferma  de  nouveau,  cl  le  coule 
est  fini. 

38 


298 


DON    QUICHOTTE 


('.'(■'lait  dont  là,  rcpril  ilon  Quiclidllo,  rc  coiitu 
vomi  si  M  |K>inl  iju'on  ne  pouvait  se  dispenser 
(le  nous  le  servir.  Alil  maître  raseur,  maître 
raseur,  hien  aveugle  csl  celui  qui  ne  voit  pas 
à   travers  la   toile  du    tamis!  Votre  Grâce   en 
est-elle  encore  à  ignorer  que  ces  comparaisons 
d'esprit  à   esprit,   de    courage  à  courage,  do 
lieauté  à  lioanté,  de  famille  à  famille,  sont  ton 
jours  odit'US(>s  et  mal  reçues?  Seigneur  liarliier, 
je  ne  suis  pas  Neptune,  le  dieu  des  caii\,  et  je 
ni'inipiièle  foil  peu  de  passer  pour  un  homme 
d'esprit,  surtout  ne  l'étant  pas  ;  mais,  quoi  qu'il 
en  soit,  je  n'en  continuerai  pas  moins  jusrpi'à 
luon  dernier  jour  à  signaler  au  monde  l'(''nornie 
faute  que  Ton  commet  en  négligeant  de  rélalilir 
l'ancienne  elicvalerie  errante.   Ilclas!  je  ne  le 
vois  que  trop,  notre  âge  dépravé  ne  mérite  pas 
de  jouir  du  lionlieur  inefl'alde  dont  ont  joui  les 
siècles  passés,  alors  (jue  les  chevaliers  errants 
prenaient  en  main  la  défense  des  royaumes,  la 
pidlcction  des  je\mes  filles,  des  veuves  et  des 
(U'phelins.  Maintenant,  les  chevaliers  ahandon- 
nent  la  (Miirasse  et  la  cotte  de  mailles,  j)our  re- 
vêtir la  veste  de  hrocard  et  de  soie.  On  sonl-ils 
cen\  qui,  aruK's  de  pied  en  cap,  à  cheval  el  aji- 
puyés  sur  leur  lance,  s'ingéniaient  à  tromper  le 
sommeil,  la  faim,  la  soif,  et  les  besoins  les  plus 
impérieux  de  la  nature?  t)ù  est  le  chevalier  de 
notre  temps  qui,  après  une  longue  course  à  tra- 
vers   les  montagnes  et  les  forêts,   arrivant   an 
lioi'd   de   la   mer,   où   il   ne   troiivr    ipiim  lii'le 
esquif,  s'y  jette  iiaidiment,   malgré  les  vagues 
furieuses  (pii  tantôt  le  lancent  au  ciel,  tantôt  le 
précipitent  au  fond  des  aliimcs  ;  |)nis  le  lende- 
main, à   trois  mille  lii'iies  de  là,  aliindaiil   nue 
terre  inconnue,  y  accomplit  des  prouesses  si  ex- 
traordinaires,  (pi'ellos   méritent  d'être  gravées 
sur  le  hronze?  A  présent,  la  mollesse  el  l'oisi- 
veté sont  vertus  à  h  mode,  et  la  véritable  valem' 
(pii  fut   jadis  le  partage  des  chevaliers  errants 
n'est  plus  de  saison.  Où  rencontrer  aujourd'hui 
un  chevalier  aussi  vaillant   qu'Ainadisi'   aussi 
courtois  rpie  Palmerin  d'Olive?  aussi  galant  <|ue 


Lisvart  de  Grèce  ?  plus  blessant  et  plus  blessé 
que  don  Rélianis?  aussi  brave  que  Rodomont? 
aussi  prudent  que  le  roi  Sobrin?  aussi  entrepre- 
nant que  Renaud? aussi  invincible  que  Roland? 
aussi  séduisant  que  Roger,  de  qui,  en  droite 
ligne,  descendent  les  ducs  de  Ferrare,  d'après 
Turpin  dans  sa  Cosmo(p-aphie. 

Tous  ces  chevaliers  et  tant  d'autres  que  je 
pourrais  citer,  ont  été  l'honneur  de  la  chevale- 
rie errante;  c'est  d'eux  et  de  leurs  pareils  (pie 
je  conseillerais  au  roi  de  se  servir,  s'il  veut  être 
bien  servi  et  à  bon  marché,  et  voir  le  Turc  s'ar- 
racher la  barbe  à  |)leines  mains.  Mais  avec  tout 
cela,  il  faut  (jue  je  reste  "dans  ma  loge,  puisqu'on 
refuse  de  m'en  tirer;  et  si  Jupiter,  comme  a  dit 
le  barbier,  ne  veut  pas  qu'il  pleuve,  je  suis  ici, 
moi,  pour  faire  pleuvoir  quand  il  m'en  prendra 
fantaisie.  Ceci  soit  dit  afin  que  le  seigneur  Plat- 
à-iiarbe  sache  (pie  je  l'ai  compris. 

Seigneur  don  Quichotte,  répondit  le  barbier, 
Votre  Grâce  aurait  tort  de  se  fâcher;  Dieu  m'est 
témoin  (pie  je  n'ai  pas  eu  dessein  de  vous  dé- 
plaire. 

Si  je  dois  me  fâcher  on  non,  c'est  à  moi  de 
le  savoir,  reprit  don  Ouichotle. 

Seigneurs,  interrompit  le  curé,  qui  jusqu'alors 
avait  écouté  sans  rien  dire,  je  voudrais  éclair- 
cir  un  doute  qui  me  pèse,  et  que  vient  de  faire 
naître  en  moi  le  discours  du  seigneur  don 
(Hiichotte. 

Parlez  sans  crainte,  réjiondit  notre  chevalier, 
et  mêliez  votre  conscience  en  repos. 

Kh  bien,  dit  le  curé,  je  dois  avouer  cpi'il 
m'(^sl  impossible  de  croire  que  tous  ces  cheva- 
liers crriinl- dmit  Votri' Grâce  vient  di'  paili'i, 
aiiut  ('■ti'  do  luinimes  en  chair  el  en  os;  pour 
moi,  tout  cela  n'esl  (pie  fictions,  rêveries  el 
coules  faits  à  plaisir. 

Voilà    iwif   eiii'ur,   réptiiulit    don    Quichotte, 
dans  laipit'llr  smit  tombés  nombre  de  gens,  .l'ai 
souvent  cherché  à  faire  luire  la  lumière  de  la 
véiité  sur  celle  illusion  devenue  preqne  s^i'iié 
raie;  ipielqucfois  je  n'ai  pu  réussir;   mais  près- 


Ill']    LA    MANCIIK. 


i>'J9 


(|iic  loujouis  j'en  suis  venu  à  bout,  et  j'ai  eu  le 
lioiilifiu  lie  leiicoiilrer  des  iiersoiuies  (pii  se 
sont  leuduess  à  la  force  Je  celle  vérité  pour  uioi 
si  luanilestc,  qui'  je  |iuuirais  dire  avoir  vu  de 
mes  yeux  Aniadis  de  Gaule.  Oui,  c'était  uu 
lioiuuie  de  haute  taille,  au  teint  vif  et  Idaiir  ;  il 
avait  la  harlie  noire  et  bien  plantée,  le  reyard 
lier  et  doux  ;  il  n'était  pas  grand  parleur,  se  niel- 
lait rarement  en  colère,  et  n'y  restait  pas  long- 
temps. Non  moins  aisément  que  j'ai  dépeint 
Amailis,je  pourrais  vous  faire  le  portrait  de  tous 
les  chevaliers  errants  ;  car  sur  l'idée  qu'en  don- 
nent leurs  histoires,  il  est  facile  de  dire  quel 
était  leur  air,  (juelle  était  leur  stature  et  la  cou- 
leur de  leur  teint. 

S'il  en  est  ainsi,  seigneur,  dit  le  barbier,  ap- 
prenez-nous quelle  taille  avait  le  géant  Morgan'.' 

Qu'il  ait  B-visté  des  géants  ou  qu'il  n'en  ait 
pas  existé,  répondit  don  Quichotte,  les  opinions 
sont  partagées  à  ce  sujet.  Cependant  la  sainte 
Kcriture,  qui  ne  peut  induire  en  erreur,  nous 
apprend  qu'il  y  en  a  eu,  [)ar  ce  qu'elle  raconte 
de  ce  Goliath  qui  avait  sept  coudées  et  ])ius  de 
hauteur.  On  a  trouvé  en  Sicile  des  ossements  de 
jambes  et  de  bras  dont  la  longueur  prouve 
ipi'ils  ap|>artenaient  à  des  géants  aussi  hauts  (|ue 
des  tours.  Toutefois  je  ne  saurais  allirmer  que 
le  géant  Morgan  ail  élé  d'une  Irès-grande 
taille;  je  ne  le  pense  pas,  et  en  voici  la  raison  : 
son  histoire  dit  qu'il  dormait  souvent  à  couvert; 
or,  puisqu'il  trouvait  des  habitations  capables 
de  le  recevoir,  il  ne  devait  [)as  être  d'une  gran- 
deur démesurée. 

C'est  juste,  dit  le  curé,  qui,  prenant  plaisir 
à  entendre  notre  héros  débiter  de  telles  extrava- 
gances, lui  demanda  à  son  tour  ce  qu'il  pensait 
de  lîoland,  de  Renaud  et  des  douze  pairs  de 
France,  tous  anciens  chevaliers  errants'.' 

De  Renaud,  répondit  don  Quichotte,  je  dirai 
([u'il  devait  avoir  la  face  large,  le  teint  vermeil, 
les  yeux  à  Heur  de  tète  et  plein»  de  feu  ;   il  était 
extrêmement  chatouilleux  et  emporté,  et  se  plai 
sait  à  protéger  les  malandrins  et  gens  de  cette 


espèce.  Ijuant  à  Kolaud,  Kololainl  nu  llilaiid 
(l'histoire  lui  doimc^  ces  trois  nomsi,  je  crois 
pouvoir  aflirnu'r  (|u'il  rl.\\[  ili'  nioycimc  laille, 
large  des  épaules,  un  peu  cagneux  des  genoux; 
Il  avait  le  teint  brun,  la  barbe  rude  el  rousse, 
le  corps  velu,  la  parole  biève  et  le  regard  me- 
narant  ;  du  reste,  courtois,  affable  el  bien  élevé. 

l'ar  ma  foi,  si  lloland  ressemblai!  au  piulrait 
que  vient  d'en  faire  Votre  Grâce,  dit  le  barbier, 
je  ne  m'étonne  plus  cpie  la  belle  AugéliqiU'  lui 
ail  de  beaucoup  préféré  ce  petit  More  à  poil 
follet  à  qui  elle  livra  ses  charmes. 

Celte  Angéliijue,  reprit  don  Quichotte,  était 
une  créature  fantasque  el  légère,  une  cou- 
reuse, qui  a  rempli  le  monde  du  bruit  de  ses 
fredaines.  Sacriliant  sa  réputation  à  son  plaisir, 
elle  a  dédaigné  mille  nobles  personnages,  mille 
chevaliers  pleins  d'esprit  et  de  bravoure,  pour 
un  petit  page  au  menton  cotonneux,  sans  nais- 
sance el  sans  fortune,  et  dont  tout  le  renom 
fut  rattachemenl  qu'il  montra  pour  son  vieux 
maître  '.  Aussi,  le  chantre  de  sa  beauté,  le 
grand  Ariosle,  cesse-l-il  d'en  parler  après  celle 
faiblesse  impardonnable,  el  pour  ne  (ilus  s'occu- 
perd'elle,  il  termine  brusquement  son  histoire 
par  ces  vers  : 

l'eut-èlre  à  l'avi'Uii'  une  iiiuilleuri;  lyro, 

Dira  comme  elle  obtint  du  grand  Calav  l'eniiiire. 

Ces  vers  furent  une  prophétie,  car  les  poêles 
s'appellent  votes,  c'est-à-dire  devins,  et  la  pré- 
dicliou  s'accomplit  si  bien,  que  depuis  lors  ce 
fut  un  poêle  andaloux  qui  chanta  les  larmes 
d'Angélique,  el  un  poêle  castillan  qui  chanta  sa 
beauté. 

l'armi  tant  de  poètes  ipn  l'uni  célébrée,  dit 
uiaitre  Nicolas,  il  doit  s'en  être  trouvé  au  moins 
un  pour  lui  dire  son  fait. 

Si  Sacripant  ou  Roland  eussent  élé  poêles, 
reprit  don  Quicholle,  j'incline  à  croire  qu'ils 
auraient  joliment  savoimé  la  tète   à  cette  écer- 

'  Méilor  fui  lai>sc  pour  niorl  sur  la  place,  en  allant  relever  le 
cadavre  Je  son  niaître.  ,Amo-Tt,  tlianl  xxni.) 


300 


DON    QUICHOTTE. 


veléc;  car  c'est  l'ordinaire  des  amants  rclmlés 
de  se  venger  par  des  satires  et  des  lil)clles  : 
vengeance,  après  tout,  indigne  d'un  cicur  gé- 
néreux. Mais  jusqu'à  ce  jour,  je  n'ai  pas  con- 
naissance d'un  seul  vers  injurieux  contre  cette 
Angéli(jue  (|ui  a  l)ouleversé  le  monde. 

C'est  miracle!  dit  le  curé;  et  tout  à  coup  on 
entendit  la  nièce  et  la  gouvernante,  qui  depuis 
quelque  lem|)s  déjà  s'étaient  letirées,  jeter  les 
hauts  cris;  aussitôt  nos  trois  amis  se  levèrent 
et  coururent  au  luuil. 


CHAPITRE    II 

QUI    TRAITE    DE    LA    GHANOE   QUERELLE    QU'EUT   SANCHO    PANZA 

AVEC    LA    NIÈCE    ET    LA    GOUVERNANTE, 

AINSI    QUE    D'AUTRES    PLAISANTS    EVENEMENTS 

L'histoire  raconte  que  les  auteurs  de  tout  ce 
tapage  étaient  Sancho,  lequel  voulait  enircr 
|iour  voir  son  seigneur,  cl  la  nièce  et  la  gou- 
vernjuite  ijui  s'y  opposaieiil  de  toutes  leurs 
i'orces. 

Ouc  veut  ce  vagabond,  ce  fainéant?  deman- 
dait la  gouvernante.  Retournez  chez  vous,  mon 
ami,  vous  n'avez  que  faire  céans  ;  c'est  vous 
qui  débauche/,  cl  pcrvcriissc/.  notre  maître,  et 
l'emmenez  courir  les  grands  chemins. 

Gouvernante  de  Satan,  répondait  Sancho, 
vous  vous  trompez  de  plus  de  moitié;  le  dé- 
bauché, le  perverti  et  l'emuieué  par  les  che- 
mins, c'est  moi  cl  non  pus  viilre  maître.  C'est 
loi  qui  uùi  lire  de  ma  maison  en  m'enjolanl 
avec  des  Iriiherics  cl  eu  me  piomcllMut  nue  île 
que  j'atlemis  enc(ue. 

Que  veut-il  dire  avec  ses  ilcsV  rc|ili(|n;iil  la 
gouveniMiitc.  K.st-ce  par  IimmuiI  qiicKpie chose  de 
bon  à  manger,  gloulnii  (|iii'  lu  es'/ 

Non  pas  à  manger,  reprenait  Sancho,  mais  à 
gouverner,  et  meilleur  que  ipinlrc  vilio  d  nui' 
(province  enlicrc. 

ïu  n'eulreras  pas  iii,  lonui'au  de  iii.ijiees, 
sac  de  in/chancetés,  coiiliiiii.ul  l,i  gnUM'i  ii.iiitc  : 


va  gouverner  ta  maison  et  labourer  ton  coin  de 
terre,  et  laisse-là  tes  gouveruejuents. 

Le  curé  et  le  barbier  riaient  de  bon  cceur  de 
ce  piaisaul  dialogue;  mais  don  Quichotte  crai- 
gnant (pu!  Sanciio  ne  lâchât  sa  langue  et  n'en 
vint  à  débiter,  selon  sa  coutume  quelques  ma- 
licieuse siuqilicité,  fit  taire  les  deux  femmes,  et 
ordomia  (|u'ou  le  laissât  entrer.  Sancho  entra. 
Aussitôt  le  curé  et  le  barbier  prirent  congé  de 
leur  ami,  désespérant  de  sa  guérison,  puis(|u'il 
se  montrait  entiché  plus  (jue  jamais  de  sa  mau- 
dite chevalerie. 

Vous  verrez,  compère,  dit  le  curé  en  sortant, 
qu'au  moment  où  nous  y  penserons  le  moins, 
notre  hidalgo  reprendra  sa  volée. 

Oh  !  cela  est  certain,  reprit  le  barbier  ;  mais 
ce  (jui  m'étonne,  c'est  moins  la  folie  du  maître 
que  la  simplicité  de  l'écuyer:  il  s'est  si  bien 
l'oMiié  cette  île  dans  la  cervelle,  que  rien  au 
monde  ne  pourrait  l'eu  faiie sortir. 

Dieu  leur  soit  en  aide,  dit  le  curé  ;  (|uant  à 
nous,  guettons-les  bien  afin  (h;  voir  où  abou- 
liii\  cette  mise  en  comuuui  d'extravagances;  car 
ou  (liiail  (ju'ils  oui  été  créés  l'un  pour  l'autre, 
et  ipu!  les  folies  du  maître  vaudraient  moins  sans 
celles  du  valel. 

C'est  vrai,  ajouta  le  liaibicr;  uiais  je  voudrais 
iilcn  savoir  ce  (pTils  v(Uit  comploter  sensemble. 

Soyez  trantiuille,   répliqua  le  curé,  la  nièce 
I   cl  la  gouvernante  ne  nous  laisseront  rien  igno- 
rer ;  elles  ne  sont  pas  femmes  à  en  perdre  leur 
pari. 

i'euilaid  (cl  entretien,  don  (jiiiciiolle  et  .-^on 
écuyer  s'élaieul  leiilermés.  (juand  ils  se  virent 
seuls  :  Sancho,  dit  lion  (jiiichotlc,  je  suis  très- 
':  ]ieiné  d'apprendre  (|ue  lu  ailles  ri'pélanl  par- 
I  tout  (pu^  jt^  t'ai  enlevé  de  lii  <  lianinière,  (piaud 
lu  sais  i|iii'  |e  ne  sins  jias  rcslc  ilaiu  ma  iiiaisou. 
l'arlis  ensemlde,  nous  avons  fait  Ions  deux 
même  chemiu  cl  éprouvé  mi'Uie  fortune  :  si 
nue  loi.-,  on  ta  berné,  cent  l'ois  j'ai  re(;u  de^ 
coups  de  bàlon  :  c'est  le  seul  avantage  que  j'ai 
M\\   lui. 


iti;  LA  MA  Ni:  m;. 


r.(ii 


Tu  n'onticra-  lias  î<i,  lonncan  île  iitaiîc.'S,  iar  île  nu'^■llancc(l'^...  ^p.  SÛO). 


Celait  bien  jiisto,  répoiulil  Siiiulio  ;  |nii>(|iie, 
d'^prùs  le  (lire  de  \oln'  Grfu'O,  les  iiU'savon- 
turcs  sont  plulol  le  liiil  îles  Lliiv;ilii  rs  cnaiils 
(liic  de  leurs  éouyers. 

Tu  te  trompes,  Sanclio ,  rcpailit  don  ()ui- 
cliulle,  témoins  ces  vers  :  Quamlo  cdjiiit  dvict..- 

Je  n'entends  point  daulie  lanjzuo  ipir  la 
mirnnc,  <lit  Sanclio. 

.le  veux  dire,  répiiijna  don  (Jnicliolle,  (pic 
iiuand  la  lèle  soulïre,  sonllrenl  lous  les  mem- 
bres. Ainsi,  moi.  Ion  maître,  je  suis  la  lèle  du 
eoi'ps  dont  lu  lais  pai  lie,  elaid  mon  serviteur  ; 


par  eonsé(|neiit,    le  n:al  ipic  j'épiunve,  lu  dois 
le  resscnlii',  cl,  iiKii  li'  lien. 

Cela  devrail  elre,  repartit  Sanelio;  mais  jien- 
dant  qu'on  me  bernait,  nioi,  pauvre  membre, 
ma  tèle  était  derrière  la  muraille  de  la  eour,  et 
elle  me  re,!jardait  volti^^r  dans  les  airs',  sans 
épioiiver  la  moindic  diuiienr  ;  si  les  membres 
sont  oljli.i;(''s  de  ressentir  le  mai  de  la  lèle,  il 
me  semble  (jue  la  lèle  devrait  à  s(Ui  Idur  piendie 
[lart  à  leur  mal. 

Crois-tu,  reprit  don  (Jun  Iw'tlc,  <|ut' je  ne  soûl 
frais  j)as  pendant  ({non  le  bernait'.'  Ne  le  dis, 


302 


DON    QUICHOTTE 


ni  lU'  le  pense,  mon  ami,  cl  sois  bien  persuade 
ijue  je  souillais  plus  dans  mon  esprit  que  toi 
dans  tout  ton  corps.  Mais  laissons  cela,  nous 
en  reparlerons  à  loisir.  Maintenant,  ami  Sanclio, 
réponds-moi  franchement,  je  te  prie;  que  dit- 
on  de  moi  dans  le  [laysV  comment  en  parlt^nt 
les  paysans,  les  hidalgos,  les  chevaliers'.'  quelle 
opinion  a-t-on  de  ma  courtoisie ,  de  ma  va- 
leur, de  mes  exploits'.'  que  penset-on  du  des- 
sein que  j'ai  l'onné  de  rétablir  dans  son  antique 
lustre  oublié  l'ordre  de  la  ciievaleric  errante"/ 
IJrel',  répète -moi,  sans  Uatterie,  ce  qui  est 
arrivé  à  tes  oreilles,  sans  rien  ajouter,  sans 
rien  retrancher;  car  le  devoir  d'un  serviteur 
hdrle  est  de  dire  à  son  seigneur  la  vérité  telle 
(lu'elle  est,  sans  qu'aucune  considération  la  lui 
lasse  exagérer  ou  diminuer.  Tu  sauras,  Sancho, 
(|ue  si  la  vérité  se  présentait  toujours  devant 
les  princes  ime  et  dépouillée  des  ornements  de 
la  flatterie,  notre  siècle  serait  un  âge  d'or,  ce 
qu'il  est  déjà,  à  ce  (jue  j'entends  dire  chaque 
jour,  comparé  aux  siècles  ipii  nous  ont  précédés. 
Mets  à  prolit  cet  avis,  et  réponds  sans  déguise- 
Munit  à  ma  (lucslioii. 

Volontiers,  répondit  Sancho,  mais  à  condi- 
tion que  Votre  (iràcc  ne  se  i'àchera  |)as  si  je  lui 
redis  les  choses  telles  qu'elles  sont  venues  à 
mes  oreilles. 

Je  t'assure  (jue  je  ne  me  fâcherai  nullement, 
dil  don  Quichotte;  parle  librement  et  sans 
délour. 

Eh  bien,  seigneur,  ic\)id  Sunciio,  vous  saurez 
(|Ue  tout  le  monde  nous  tient,  vous,  pour  le 
plus  grand  des  fous,  et  moi,  pour  le  dernier  des 
imbéciles,  l.cs  hidalgos  disent  (pie  Votre  (îràce 
n'avait  pas  le  droit  de  s'arro;;er  le  ilon,  et  de 
.se  l'aire  d'eudjiée  chevalier,  a\ec  (piatre  pieds 
de  vigne,  deux  journaux  de  terre,  un  fossé  par 
devant  et  un  par  derrière.  Quiuil  aux  chevaliers, 
ils  sont  fort  peu  satisfaits  que  les  hildagos  se 
mêlent  à  eux,  prineipulement  ceux  qui  sont 
tout  au  plus  bons  pour  être  étuycrs,  qui  noir- 
cissent leurs  chaussures  avec  de  la   suie,   et 


raccommodenl   leurs  bas  noirs  avec  de  la  soie 
verte. 

(!eh\  ne  me  legarde  pas,  dit  don  (Juiehotle  ; 
je  suis  toujours  très-convenablement  velu,  et  je 
ne  porti!  jamais  d'Iialùts  rapiécés;  déeliirés, 
c'est  possible,  et  encore  plutôt  pai'  le  liotti;nienl 
des  armes  que  |)ar  l'action  du  temps. 

Quant  à  votre  valeur,  votre  courtoisie,  vos 
exploits  et  vos  jn'ojets,  continua  Sancho,  les 
o[)inions  sont  partagées;  les  uns  disent  :  (j'est 
un  fou,  mais  il  est  ])laisant:  les  autres  :  Il  est 
vaillant,  mais  peu  chanceux;  d'autres  :  11  est 
courtois,  mais  extravagant  ;  et  pour  ne  rien 
vous  cacher,  ils  en  débitent  tant  sur  votic 
compte,  que,  par  ma  foi,  ils  ne  laissent  rien  à 
y  ajouter. 

Tu  le  vois,  Sancho,  dil  don  Quichollc,  plus 
la  vertu  est  éminente,  plus  elle  est  exposée  à 
la  calomnie,  l'eu  de  glands  hommes  y  ont 
échappé  :  Jules  César,  ce  sage  et  vaillant  capi- 
taine a  passé  pour  un  audjilieux;  on  lui  a  même 
reproché  de  n'avoir  ni  grande  propreté  dans 
i  ses  habits,  ni  grande  pureté  dans  ses  mœurs. 
On  a  accusé  d'ivrognerie  Alexandre,  ce  héros 
aucpiel  tant  de  belles  actions  ont  mérité  le  sur- 
nom de  Grand.  Hercule,  après  avoir  consumé  sa 
vie  en  d'incroyables  travaux,  a  Uni  par  passer 
pour  un  honmie  voluptueux  et  elféminé.  On  a 
dil  du  frère  d'Amadis,  don  (ialaor,  que  c'était 
un  brouillon,  un  querelleur,  et  d'Amadis  lui- 
même,  (ju'il  pleurait  connue  une  l'emnic.  Aussi, 
mon  pauvre  Sancho,  je  ne  me  mets  nullement 
en  peine  des  traits  de  l'envie,  et  pourvu  que  ce 
soit  là  tout,  je  m'en  console  avec  ces  héros,  (|ui 
ont  lait  l'admiration  de  l'univers. 

(lli  !  répli(pia  Sancho,  on  ne  s'arrête  pas  en 
SI  beau  chemin. 

(Ju  y  a-t-il  donc  encore'.'  demanda  don  Qui- 
chotte. 

Il  reste  la  queue  à  écorcher,  répondit  Sancho  : 
jusipi'ici  ce  n'était  que  miel,  mais  si  vous  voulez 
savoir  le  reste,  je  vais  v<ius  amener  un  homme 
(|ui  vous  donnera  contentement.  Le  lils  de  Bar- 


l)i;    LA    MAiNClIK. 


lli(il(Miii''  (lariMscii  ol  .\tn\r  li'uT  soir  de  S.ila- 
iiiUMiiiu',  tii'i  il  s'i'sl  l'ail  ri'ccvdii'  liailiciicr  ; 
cl  comme  j'allais  le  voir  pour  me  réjouir  avec 
lui,  il  m'a  laeoiilé  (lue  l'iiistoiie  de  Veire  (iràee 
est  déjà  mise  en  livre  sons  le  titre  de  V IiKji'nit'ii.r 
chevalier  don  Quicbolli'  île  la  Manche  ;  il  dit  de 
plus  (lue  j'v  >iiis  lent  du  liin^'  avec  mon  |)ropre 
iimii  de  Sanrlie  i'aii/a,  et  ipi'on  y  a  même  l'om  ré 
madame  lUileiiiée  du  '{'(dutsp,  sans  com()ler  liieii 
d'aiilres  choses  cpii  se  sont  passées  cnlrt>  vous  et 
iiidi  ,  lellemenl  (pie  j'ai  lail  mille  signes  de 
croix,  no  sachant  comment  ce  diable  d'aiilein 
a  pu  les  ajtprendre. 

Il  Tant  assmvmeiil,  dit  don  Quichotte,  (pie  ce 
soit  nn  enchantenr  (pii  ait  écrit  cette  histoire, 
car  ces  gens-là  devinent  tout. 

Parhlen,  si  c'est  nn  enchanteur,  je  le  crois 
bien,  reprit  Saiicho,  pnisfpie  le  harlielier  Samson 
Carrasco  dit  (pi'il  s'appelleCjd  llamel  lierenf^ena. 

C'est  un  nom  morcscpie,  dit   don  Quichotte. 

Ma  se  pourrait,  répondit  Sanclio,  d'autant 
pins  cpie  j'ai  oui  diic  (pie  les  Moies  aiment 
lteaueou|i  les  auberi^ines  '. 

il  faut  que  tu  te  trompes  quant  au  mot  de 
eid,  dit  don  Quichotte,  car  ee  mot  sifjnitie  sei- 
fineur. 

.le  n'en  sais  rien,  répondit  Sancho;  mais  si 
vous  voidez  que  j'amène  ici  le  bachelier,  je  l'irai 
quérir  à  vol  d'oiseau. 

Tu  me  feras  plaisir,  mon  enfant,  dit  don  (jiii- 
rlmlte  :  ce  que  tu  viens  de  m'apprendre  m'a 
mis  la  pure  i'i  l'iirrillc,  cl,  j(>  ne  manijerai  mor- 
ceau ipii  lue  pi(dile  jusqu'à  ce  que  je  sois  exac- 
tement informé  de  tonl. 

Sancho  s'en  fut.  Peu  après  il  revint  avec  le 
liachelier,  et  il  y  eut  entre  eux  (rois  la  plaisante 
conversation  (pie  l'on  verra  dans  Ii^  chapitre 
suivant. 


'  S»nclio  cimngo  !:■  nom  <lo  neii-En>îeli  en  Dercngenn,  qui 
vpiil  ilir(^  aiiborginp,  csprcp  ili^  le'uiinic  fnrl  cxiinuiii  d.dis  le 
rnvnunic  (In  Valence. 


ciiAprriii:  m 

DU    niSIRLE    ENTRETIEN    QU'EURENT    ENSEMBLE    DON    QUICHOTTE 

SANCHO    PANZA 

ET    t-t    BACHEI  lER   SAMSON    CARRASCO 

lin  attendant  le  bachelier  Samson  Carrasco, 
don  Quichotte  resta  tout  |ieiisil';  il  ne  pouvait 
se  persuader  (|iie  1  histoire  de  ses  prouesses  fiil 
déjà  publiée,  quand  son  é|)ée  fumait  encore  du 
sang  de  ses  ennemis.  Il  eu  vint  abus  à  s'ima- 
giner (pi'iin  enchanteur,  ami  ou  emi(>mi,  les 
avait,  par  son  art,  écrites  et  livrées  à  riiii|)res- 
siou  :  ami,  povvr  les  grandir  et  les  élever  au- 
dessus  de  celles  des  plus  illustres  chevaliers; 
ennemi  ,  pour  les  ravaler  et  les  mettre  au- 
dessous  des  moindres  exploits  du  plus  mince 
écuyer.  Cependant,  se  disait-il  à  hii  -  même, 
jamais,  s'il  m'en  souvient,  exploits  d'écuver  ne 
furent  écrits!  et  s'il  est  vrai  cpie  mon  histoire 
existe,  étant  cille  d'un  ciievalier  errant,  elle 
doit  être  noble,  Hère,  pompeuse  et  véridiqiie. 
Cette  réilexion  le  c(Uisoia;  mais  venant  à  songer 
que  l'auteur  était  More,  comme  l'indiquait  ce 
nom  de  cid,  et  que  de  pareilles  gens  on  ne  doit 
attendre  ririi  de  vrai,  puis(pi'ils  siuil  tous  men- 
teurs et  faussaires,  cela  lui  lit  craindre  (|ne  ( cl 
écrivain  n'eût  parlé  de  ses  amours  avec  madame 
Dulcinée  du  Toboso  d'une  manière  peu  décente 
et  qui  entachât  l'honneur  de  la  souveraine  de 
son  C(eiir.  Il  espérait  au  moins  (pi'en  |iariaiil  de 
lui,  l'auteur  avait  eu  soin  d'exalter  cette  admi- 
rable constance  envers  sa  dame,  qui  lui  lit  re- 
fuser tant  d'impératrices  et  de  reines,  jiour  ne 
point  jiorter  d'atteinte,  même  légère,  à  la  fidé- 
lité (pi'il  lui  devait,  (.'e  fui  plongé  dans  ces 
pensées  que  le  trouvèrent  Sancho  ['an/.a  et 
Samson  Carrasco,  et  il  sortit  comme  d'un  as- 
soupissement pour  recevoii-  le  bachelier,  à  qui 
il  til  beaucoup  de  civilités. 

liieii  (pi'il  s'appelât  Sain.son,  ce  Carrasco  était 
nn  iiitil  homme,  âgé  d'environ  vingt-quatre 
ans,  maigre  et  pâle,  de  beaucou))  d'esprit  et 
Irès-railleiir  :  il  avait  le  visage  rond,  le  nez  ca- 


'M 


DON   QUICHOTTE 


niartl  cl  la  lioiiiln'  ,;;iiiii(li',  sij^iics  caracléiis- 
lifjues  des  gens  i|iii  ne  si;  l'ont  pas  scrui»iilo  de 
se  divertir  aux  dépens  d'autrui.  lin  entrant  clie/. 
don  Quichotte,  il  se  jeta  à  genoux  en  lui  deman- 
dant sa  main  à  baiser  :  Seigneur,  lui  dit-il,  |iar 
les  licences  (jne  j'ai  reçues,  vons  èles  bien  \c 
plus  fameux  chevalier  errant  qui  ait  jamais  été 
et  qui  sera  jamais  dans  tout  l'univers.  Soit  mille 
fois  loué  Cid  llaniet  lien-Engeli  du  soin  (pi'il  a 
pris  d'écrire  l'histoire  de  vos  merveilleuses 
prouesses!  et  cent  mille  l'ois  loué  soit  celui  (|ui 
l'a  fidèlement  traduit  de  l'arabe  en  castillan  et 
qui  par  là  nous  faii  jouir  d'une  si  agréaiilc 
lectnre  ! 

Il  est  donc  vrai,  dit  don  Quichotte  en  le  rele- 
vant, que  l'on  a  écrit  mon  hisluire,  et  (ju'un 
More  en  est  l'auteur'? 

Cela  est  si  vrai,  seigneur,  repartit  Carrasco, 
qu'à  cette  heure  on  en  a  imprimé,  je  crois,  plus 
de  douze  mille  exemplaires  tant  à  Lisbonne  (pi'à 
Barcelone  et  à  Valence;  on  dit  même  (|u'uu  a 
commencé  de  l'imprimer  à  Anvers,  et  je  ne 
doute  point  (pi'un  jour  on  ne  l'imprime  par- 
tout, et  qu'on  ne  la  traduise  dans  toutes  les 
langues. 

Une  des  choses  qui  peuvent  donner  le  plus  de 
.satisfaction  à  un  homme  éminent  et  vertueux, 
dit  don  Quichotte,  c'est  de  se  savoir  en  bon  re- 
nom dans  le  monde,  imprimé  et  gravé  de  son 
vivant. 

(th!  pour  le  bon  renom,  repartit  le  bachelier, 
Votre  Grâce  l'emporte  de  cent  piques  sur  tous 
les  chevaliers  errants,  car  l'auteur  more  dans  sa 
langue,  et  le  chrétien  dans  la  sienne,  ont  pris  à 
tâche  de  peindre  votre  caractère  avec  tous  les 
ornements  qui  pouvaient  lui  domier  de  l'éclat  : 
rinlré|)idité  dans  le  péril,  la  patience  dans  les 
adversités,  le  courage  à  supjjorlcr  les  blessures, 
eiiliii  la  chasteté  de  vos  amours  platoniques  avec 
madaiiM'  diinii  Ihilciiuc  du  Toboso. 

.Ml  '.  ail  I  mlerroni|iit  Sancho,  je  n'avais  pas 
encore  entendu  donner  le  ilun  à  madame  Dul- 
cinée du  Toboso,  ou   l'appelait  seulement  ma- 


dame Oiilcincc,  voilà  déjà  une  faute  dans  l'his- 
toire. 

C'est  une  id)je(  tion  sans  importance,  répondit 
le  bachelier. 

Certainement,  ajouta  don  Quichotte.  Mais, 
dites-moi,  je  vous  prie,  seigneur  bachelier, 
quels  sont  ceux  de  mes  exploits  (|ue  l'on  vante 
le  plus  dans  cette  histoire? 

Les  goûts  diffèrent  à  ce  sujet,  répondit  Car- 
rasco, et  les  opinions  sont  partagées.  Ceux-ci 
raffolent  de  l'aventure  des  moulins  à  vent,  que 
Votre  Grâce  prit  pour  des  géants;  ceux-là  de 
l'aventure  des  moulins  à  foulon  ;  quelques-uns 
prél'èreiit  celle  des  deux  armées  qui  se  trouvèreni 
élrc  deux  troupeaux  de  moutons;  il  yen  a  qui 
sont  pour  l'histoire  du  mort  qu'on  menait  à  Sé- 
govie  ;  d'autres  pour  celle  des  forçats  ;  beau- 
couji  enfin  prétendent  que  votre  bataille  contre 
le  valeureux  Biscayen  l'emporte  sur  tout  le 
reste. 

Dites-moi,  je  vous  prie,  seigneur  bachelier, 
demanda  Sancho,  parle-t-on  dans  cette  histoire 
de  l'iiventure  des  muletiers  Yangois,  quant  il 
prit  fantaisie  à  Rossinante  de  faire  le  galant'.' 

Il  n'y  nuuKpie  rien,  réj)ondit  le  bachelier  : 
l'auteur  n'a  rien  laissé  au  fond  de  son  écritoire, 
il  a  tout  relaté,  tout  bien  circonstancié,  jus- 
qu'aux cabrioles  que  le  bon  Sancho  lit  dans  la 
couverture. 

Je  ne  fis  pas  de  cabri(dcs  dans  la  con\crture, 
répliqua  Sancho;  mais  dans  l'air,  et  beaucoup 
plus  (juc  je  n'aurais  vendu. 

Il  n'y  a  point  d'hislon-e,  ajouta  don  Qui- 
chotte, qui  n'ait  ses  hauts  et  ses  b<is,  surtout 
les  histoires  qui  traitent  de  chevalerie,  car  elles 
ne  sont  pas  toujours  remplies  d'événenicnls 
heureux. 

l'.ii  ciTcl,  reiiailil  Carrasco,  parmi  ceux  cpii 
ont  In  c(dle-ci ,  beaucoup  disent  que  l'auteur 
aiir.iil  bien  dû  onictln"  qMcli|iic>-ims  de  ces 
noudireux  coups  de  bàlou  que  le  seigneur  don 
Qnicliolle  a  reçus  en  diverses  rencontres. 

Ils  sont  pourtani  bien  réels,  dit  Sancho. 


I»i;    I.A    M  ANC  II  K. 


3o:j 


(':i  i!fr'*'^?'H'!i'^;i 


',   l,t/M       «  I,     •/.  /. 


Paris,  S.  Hoçon  et  O;  imp.  P.iris,  Jouvel  cl  C/»,  .'dit. 

Le  bachelier  Samsoii  Caii'asco. 


On  aurait  iiiiciix  fait  de  les  passer  sous  silence, 
rc|)rit  don  Quichotte  :  à  ([uoi  l)on  rapporter  des 
choses  inutiles  à  l'intelligence  du  récit,  et  qui 
sont  faites  pour  déconsidérer  le  héros  qui  en  est 
rol)jct7  Croit-on  qu'Enée  ait  été  aussi  pieux  que 
le  dépeint  Virgile,  et  l'Iysse  aussi  prudent  que 
le  fait  Homère? 

En  effet,  répliqua  Carrasco,  autre  chose  est 
d'écrire  comme  poète  ou  d'écrire  comme  histo- 
rien; le  poëte  peut  raconter  les  événements  non 
tels  qu'ils  furent,  mais  tels  qu'ils  devraient 
être  ;  tandis  que  l'historien  doit   toujours   les 


rapporter  comme  ils  sont,  sans"rien  y  ajouter, 
ni  rien  retrancher. 

Pardieu,  si  ce  seigneur  more  est  un  historien 
véridique,  dit  Sancho,  sans  doute  qu'en  parlant 
des  coups  de  bâton  de  mon  maître,  il  aura  fait 
mention  des  miens  ;  car  jamais  on  n"a  pris  à  Sa 
Grâce  la  mesure  des  épaules ,  qu'en  même 
tem]is  on  ne  m'ait  pris  celle  de  tout  le  corps. 
Mais  il  ni^  faut  pas  s'en  étonner,  si,  comme  le 
(lit  monseigneur,  du  mal  de  la  tète  les  membres 
doivent  souffrir. 

Sancho,  vous  êtes  un  mauvais  plaisant,  reprit 

59 


•idli 


llii>i    oriClloTTK 


lion  Onirhottr,  fit  vous  ne  manfuioz  pns  do  n'i'- 
moiro,  inianJ  cela  vmis  convipiil. 

Coinment  pourrais-jc  oiililicr  les  coups  de 
bâton,  ivpaiCit  Siimlio,  (piand  les  meurtrissures 
sont  encore  toutes  fraiclies  sur  mes  côtes? 

Taisez-vous,  dit  don  Quicliotle,  et  n'inter- 
rom|iez  pas  le  seigneur  bachelier,  que  je  |)rie 
de  laisser  outre,  et  de  m'apprendre  ce  qu'on 
raconte  de  moi  dans  l'histoire  en  question. 

Et  de  moi  aussi,  ajouta  Sancho,  car  ou  prétend 
que  j'en  suis  un  des  principaux  parsontiages. 

Dites  personnages,  et  non  parsonnages,  in- 
terrompit Carrasco. 

Allons  !  voilà  un  autre  éplucheur  de  paroles, 
s'écria  Sancho;  si  cela  continue,  nous  ne  fini- 
rons de  la  vie. 

Que  Dieu  cesse  de  veiller  sur  la  mienne,  San- 
cho, reprit  le  bachelier,  si  vous  n'êtes  pas  le  se- 
cond personnage  de  celte  histoire  ;  il  y  a  des 
gens  qui  préfèrent  vous  entendre  parler  (jue 
d'entendre  le  plus  huppé  du  livre  ;  mais  on 
trouve  que  vous  avez  été  bien  crédule  en  pre- 
nant jioin'  argent  oonqitant  cette  île  que  le  sei- 
gnein'  don  ()nirholte  devait  vous  donner  à  gou- 
verner. 

H  V  a  encore  du  sidcil  derrière  la  montagne, 
(lit  don  (Juicholte  ;  à  mesure  que  Sancho  avan- 
cera en  âge,  il  deviendra,  avec  l'expérience  des 
années,  ]ihis  capable  d'être  gouverneur  (juil  ne 
l'est  à  présent. 

Par  ma  foi,  reprit  Sanciio,  l'ile  que  je  ne  sau- 
rais pas  gonvorner  à  l'âge  (jue  j'ai,  je  n'en 
viendrais  pas  à  bout,  quand  même  j'aurais  ITige 
de  Mathusalem  :  le  mal  est  que  l'île  se  cache, 
et  qu'on  ne  sait  où  la  trouver,  mais  ce  n'est  pas 
la  cervelle  qui  manque  pour  cela. 

Il  ImiiI  ^'c■^  rapportera  Dieu  i:'i-dessus,  reprit 
don  (Juichotte,  et  tout  ira  peut-être  mieux  ipron 
ne  pense  ;  il  ne  tnndie  pas  nni>  icuilii'  dr  rnrbie 
sans  sa  volonté. 

Cela  est  vrai,  reprit  Carrasco,  et  si  Dieu  le 
veut,  Saiii'liii  ;nii:i  plulnl  cnit  Iles  à  gouvi.'iiicr 
({u'uiie  seule. 


Moi,  j'ai  vu  par  ici,  dit  Sancho,  des  gouver- 
neurs qui  ne  me  vont  pas  i'i  la  cheville  ;  cepeu'- 
dant  ou  les  traite  de  Seigneurie,  et  ils  mangent 
dans  des  plats  d'argent. 

Ce  ne  sont  pas  des  gouverneurs  d'îles,  mais 
d'autres  gouvernements  plus  à  la  main,  reprit 
Carrasco  ;  car  ceux  qui  ont  la  prétention  de 
gouverner  des  îles  doivent  au  moins  savoir  la 
grammaire. 

Je  n'entends  rien  à  toutes  vos  balivernes,  ré- 
pliqua Sancho  ;  au  reste,  Dieu  saura  m'envoyer 
là  où  je  pourrai  mieux  le  servir.  Seigneur  ba- 
chelier, l'auteur  de  cette  histoire  a  bien  fait,  en 
parlant  de  moi,  de  prendre  garde  à  ce  qu'il  di- 
sait; autrement  je  jure  que  j'aurais  crié  à  nn> 
faire  entendre  des  sourds. 

Par  ma  foi,  on  aurait  crié  au  miracle,  repartit 
Samson. 

Miracle  ou  non,   répliqua  Sancho,  que  cha- 
cun fasse  attention  à  la  manière  dont  il  paiie 
'  des  personnes,  et  qu'il  ne  mette  pas  à  tort  et  à 
travers  tout  ce  qui  lui  passe  par  la  cervelle. 

Un  des  défauts  de  cette  histoire,  continua  le 
bachelier,  c'est  que  l'auteur  y  a  inséré  une  nou- 
velle intitulée  :  le  Cinicitx  mainvifié;  non  que 
i  celte  nouvelle  soit  ennuyeuse  ou  mal  écrite , 
mais  parce  qu'elle  n'a  aucun  rapport  avec  les 
aventures  du  seigneur  don  (Juiclu)tte. 

Je  gage  que,  dans  celle  histoire,  ce  Dis  de 
chien  aura  tout  fourré  iiéle-mêle  comme  dans 
une  valise,  dit  Sancho. 

S'il  en  est  ainsi, reprit  don  Oiiiriiotte,  cet  histo- 
rien n'est  pas  un  sage  enciianteur,  mais  quelque 
bavard  ignorant  ;  il  ama  sans  doute  écrit  sans 
jugement  et  au  hasard,  comme  peignait  ce  pein- 
tie  (iriicda  fpù ,  lorscju'on  lui  demandait  ce 
(pi'il  allait  faire,  répondait  :  Ce  qui  se  rencon- 
trera, l'iic  l'ois,  il  |ii'ignit  un  loij  si  lessem- 
iilaul,  ipi'iiu  fut  obligé  d'écrire  au  bas  :  Ceci  est 
un  coq.  Je  crains  bien  (pi'ii  n'en  soit  de  même 
de  mon  lii>toire,  cl  rpi  elle  n'ait  grand  besoin 
de  coiniiii'iitiiic. 

Oh!  pour  (lia,  non,  repomlit  Carrasco;  elle 


It  r.    I.  A    M  A  N  C  II  !■;. 


3(17 


l'sl  si  rliiiio,  qii'tiiKiiMC  iliriicullé  n'y  emliar- 
rassi",  ft  (|iii'  toiil  h'  momie  la  coiiipiciiil.  Les 
c'iiranls  la  rfuilltlli'iit,  les  jeunes  ^'eiis  la  dévo- 
leiil,  les  hommes  en  sont  épris,  les  vieillards 
hi  \ aillent.  Finalement,  elle  est  lue  el  relue  par 
tant  de  gens,  qu'à  peine  voif-on  [tasser  un  ilie- 
val  éticpie,  aussitôt  chacun  de  s'écrier  :  Voilà 
Uossinante.  Mais  ceux  qui  ralToleut  le  plus  de 
cette  lecture,  ce  sont  les  pages  :  il  n'y  a  pas 
d'aniichamhre  de  grand  seigneur  où  Ton  ne 
trouve  un  dox  Quichotte  ;  dès  que  l'im  Ta  quitté, 
l'autre  s'en  empare;  et  tous  voudraient  l'avoir 
à  la  Ibis.  Enfin,  ce  livre  est  bien  le  plus  agréahle 
et  le  plus  innocent  passe-temps  que  l'on  ait  en- 
core vu,  car  on  n'y  rencontre  pas  un  seul  mot 
qui  éveille  une  pensée  déshoniiôte  ou  qui  prête  à 
une  interprétation  qui  ne  soit  parfaitement  or- 
thodoxe. 

(.'elni  qui  écrirait  autrement  mériterait  d'être 
brûlé  vif  comme  faux-monnayeur,  reprit  don 
Ouichotte.  Mais  je  ne  sais  vraiment  pourquoi 
l'auteur  s'est  avisé  d'aller  mettre  dans  celte  his- 
toire des  aventures  épisodiques  et  qui  n'ont  nul 
rapport  au  sujet,  alors  que  les  miennes  lui  four- 
nissaient une  si  ample  matière?  Rien  qu'avec 
mes  pensées,  mes  soupirs,  mes  larmes,  mes 
chastes  désirs  et  mes  hardies  entreprises,  n'a- 
vait-il pas  de  quoi  remplir  plusieurs  volu'ues'.' 
Je  conclus  de  tout  ceci,  seigneur  bachelier,  que 
pour  composer  un  livre  il  faut  posséder  un  ju- 
gement solide  et  un  niùr  entendement;  il  n'ap- 
partient qu'aux  grands  es|)rils  de  plaisanter 
avec  grâce,  de  dire  des  choses  piquantes  et  in- 
génieuses. Dans  la  comédie,  vous  le  savez,  le 
rôle  le  plus  difficile  à  (leindre,  c'est  celui  du 
niais;  car  il  ne  faut  pas  être  simple  pour  savoir 
le  paraître  à  propos.  Je  ne  dis  rien  de  l'histoire, 
chose  sacrée,  qui  doit  toujours  être  conforme  à 
la  vérité  ;  et  cependant  on  voit  des  gens  ipii 
composent  et  débitent  des  livres  à  la  douzaine, 
comme  si  c'étaient  des  beignets. 

Il  n'y  a  livre  si  médiocre  qui  ne  coiilicnne 
ipiel(|ue  chose  de  bon,  dit  le  bachelier. 


Sans  doute,  repartit  don  Quichotte  :  mais  on 
a  vu  souvent  des  écrits  vantés  tant  «pi  il  restent 
en  poiiel'enille,  être  réduits  à  rien  dès  (ju'ils 
sont  livrés  à  l'impression. 

La  raison  en  est  simple,  dit  Carrasco;  un  ou- 
vrage imprimé  s'examine  à  loisir,  on  est  à 
même  d'en  saisir  tous  les  défauts,  et  plus  la  ré- 
putation de  l'auteur  est  grande,  jilus  on  les  re- 
lève avec  soin.  Nos  grands  poètes,  nos  histo- 
riens célèbres,  ont  toujours  eu  pour  envieux 
cette  foule  de  gens  cpii  ii  ayant  jamais  rien  pro- 
duit, se  font  un  malin  plaisir  de  juger  sévère- 
ment les  ouvrages  d'autrui. 

Il  ne  faut  pas  s'en  étonner,  reprit  don  Qui 
chotte  ;  nous  avons  quantité  de  théologiens  qui 
ligureraieiit  très-mal  en  chaire,  quoiqu'ils  jugent 
admirablement  des  sermons. 

l)  accord ,  répliqua  le  bachelier,  mais  au 
moins  ces  rigides  censeurs  devraient  être  plus 
indulgents ,  et  considérer  que  si  nliquaiidu 
bonus  (lonnitat  Homi'viis  ',  il  a  dû  se  tenir  long- 
leiiips  éveillé  pour  imprimer  à  la  lumière  de  son 
(vuvre  le  moins  d'ombre  (lossible;  il  se  pour- 
rail  iiièiiie  (pie  ces  prétendus  défauts  dont  ils 
sont  choqués  fussent  comme  ces  signes  qui  re- 
lèvent la  beauté  de  certains  visages.  Aussi,  je 
dis  que  celui  qui  publie  un  livre  s'expose  à  une 
bien  grande  épreuve,  car,  (juoi  qu'il  fasse,  il  ne 
pourra  jamais  plaire  à  tout  le  monde. 

D'après  cela,  dit  don  Quichotte,  je  crois  que 
mon  histoire  n'aura  pas  satisfait  beaucoup  de 
gens. 

Au  contraire,  repartit  le  bachelier;  comme 

stiilloniM  infinitus  est  nnmenis  -,  iiiliiii  est  le 

nombre  de  ceux  à  qui  a  plu  celte  histoire.  On 

reproche  seulement  à  l'auteur  de  manquer  de 

mémoire,  parce  qu'il  oublie  de  faire  connaître 

I  le  voleur  qui  déroba  l'àue  de  Sancho  ;  en  effet, 

il  dit  (pie  le  grison  fut  volé,  et  quelques  pages 

j  plus  loin  on  revoit  Sancho  sur  son  àne,  sans 

I  (pion  sache  cominent  il  fa  retrouvé.  On  lui  re- 

i         '  si  le  liuii  lioiiiérc  iloil  inirli|urloi^ 
j        -'  liiliiii  esl  le  iioiiibro  do?  loun. 


Ô08 


DON    QUICHOTTE 


proche  encore  d'avoir  oublié  de  nous  apprendre 
ce  que  Sancho  (it  des  cent  écus  qu'il  trouva 
dans  certaine  valise;  car  il  n'en  est  plus  ques- 
tion, et  l'on  sérail  bien  aise  de  savoir  ce  (pi'ils 
sont  devenus. 

Seignein-  bachelier,  répondit  Sancho,  je  ne 
suis  guère,  à  l'heure  qu'il  est,  en  étal  de  vous 
répondre  sur  tant  de  points  ;  je  viens  d'être  pris 
d'une  faiblesse  d'estomac  que  je  vais  m'em- 
presser  de  guérir  avec  deux  bonnes  rasades.  Ma 
ménagère  m'attend,  et  dès  que  j'aurai  fini,  je 
reviendrai  vous  satisfaire  sur  l'àne,  sur  les  cent 
écus,  sur  tout  ce  que  vous  voudrez  ;  et  il  pailil 
sans-attendre  de  réponse. 

Don  Quichotte  retint  Carrasco  à  dîner  ;  on 
ajouta  deux  pigeons  à  l'ordinaire,  ils  prirent 
place  à  table,  et  le  bachelier  se  metlnnt  à  l'unis- 
son de  Son  hèle,  on  ne  parla  (pie  de  chevalerie. 
Après  le  repas,  ils  lirent  la  sieste,  cl  (juaiid 
Sancho  revint  on  reprit  la  eoiivcrsaliuii. 


CHAPITRE  IV 

ou    SANCHO    PAN2A    RÉPOND    AUX   QUESTIONS 

ET    ECLAIBCIT    LES    DOUTES    DU    BACHELIER   SAMSON    CARRASCO, 

AVEC    D'AUTRES    ÉVÉNEMENTS    DIGNES    D'ÊTRE    RACONTES 

Vous  voulez  savoir,  seigneur  baclielier,  dit 
Sancho,  reprenant  la  conversation  précédente, 
quand,  comment  et  par  qui  mon  âne  fut  volé. 
Eh  bien,  je  m'en  vais  vous  le  dire.  La  nuit  où, 
redoutant  laSainte-llermandad,  nous  gagnâmes, 
mon  seigneur  cl  moi,  la  sierra  Morena,  a|)rès 
cette  maudite  aventure  des  forçats  cl  la  ren- 
contre du  défunt  (pi'dii  meiiail  à  Ségovie,  nous 
nous  enfonçanieh  dans  l'épaisseur  d'un  bois,  et 
là,  lui  à  cheval,  et  appuyé  sur  sa  lance,  et  moi 
planté  sur  nuin  grisou,  lou>  dniv  iiiotilns  de 
nos  derniers  comlials,  nous  iioiis  riuliiriiiiiin's 
cuinnie  sur  de  bous  lils  de  plunir.  l'our  mon 
coiiqilc,  mon  soiimieil  lui  si  profond,  que  ijui 
MHiliil  l'ul  liiiil  II'  l('iii|i~  de  meltre  (piaire  |iieii\ 
au\  ipialie  coins  du  b.il  iiour  le  -luili'iiir,  Niii- 


de  tirer  mon  âne  d'entre  mes  jambes  sans  que 
je  m'en  aperçusse. 

L'aventure  n'est  pas  nouvelle,  dit  don  Qui- 
chotte ;  pareille  chose  est  arrivée  à  Sacripan, 
lorsqu'au  siège  d'Albraque  ce  larron  de  Bruncl 
lui  déroba  son  cheval. 

Le  jour  vint,  continua  Sancho,  et  au  premier 
mouvement  que  je  hs  en  m'éveillant,  les  quatre 
j)ieux  manquant  à  la  fois,  je  tombai  à  terre  fort 
lourdement,  .le  clicrchai  mon  âne,  et  je  ne  le 
vis  plus.  Aussitôt  mes  yeux  se  remplirent  de 
larmes,  et  je  me  livrai  à  une  lamentation  telle 
que  si  l'auteur  de  notre  histoire  n'en  a  rien  dit, 
il  [leiit  se  vanter  d'avoir  oublié  un  excellent 
morceau.  A  (|nel(pie  temps  de  là,  comme  je 
suivais  madame  la  princesse  Micomicona,  je  re- 
connus sur  le  dos  de  mon  âne,  en  habit  de  bo- 
hémien, ce  vaurien  de  Gincz  de  Passamont  que 
mon  iiiaîlre  avait  délivré  de  sa  chaîne. 

Ce  n'est  jias  en  cela  qu'est  l'erreur,  dit  Car- 
rasco, mais  en  ce  qu'avant  d'avoir  retrouvé 
l'âne,  l'auteur  dit  (|ue  Sancho  était  monté  sur 
ce  même  grisou. 

Je  n'ai  rien  â  répondre  à  cela,  reprit  Sancho, 
sinon  que  l'historien  s'est  trompé  ou  que  c'est 
une  faute  de  l'imprimeur. 

C'est  assez  probable;  mais  qu'avez-vous  fait 
des  cent  écus?  demanda  Carrasco. 

J(!  les  ai  défaits,  répondit  Sanciio;  je  les  ai 
dépensés  pour  l'utilité  de  ma  personne,  |i(iur 
celle  de  ma  femme  cl  de  mes  enfants.  Ils  sont 
cause  (jue  ma  Thérèse  a  pris  en  |)atience  toutes 
mes  courses  à  la  suite  du  Seigneur  don  Qui- 
chotte; car  si,  après  ma  longue  absence,  j'étais 
revenu  sans  âne  et  sans  argent,  je  n'en  aurais 

lias  été  quille  à  bon  marclié!  Maintenant  veiil- 

t 

!   on  en  savou'  |)lus  long'.'  .Me  voici  prêt  à  répondre 

;iii  roi  mi'iiic  en  personne.  l'A  (pr<Mi  ne  se  mette 

j    point  à  éplucher  ce  (pic  j'ai   r;i|ipoi(('',   ce  que 

I  j'ai  dépensé;  car  si  tous  les  coups  de  bâton  «pie 

'  j'ai  reçus  dans  le  cours  de  ces  voyages  nrélaient 

(omptés  seulemeiil  ipialre  maravédis  la  pièce, 

mille'  ii'aux  ne  sulliinriil  jnis  |Muir  m'en  payer 


Di;  LA  M  AN  cm:. 


",II'J 


-  :  -rri.-^gfeSggjaSRtteS'.^jg^a^Sfeaster^^ 


JIiJïj  soniiruil  fut  ^i  jroUMMl.  iii..    .^u;  M'uliii  m  r  .iik'  '  ui  loui  :l-  tt  mj!^  (page  30SJ, 


9 

la  moitié.  Soif,nu>iir  Uiicliclifr,  que  chacun  s'exa- 
niinc,  sans  se  inclci'  de  criliquer  les  autres. 

J'aurai  soin,  reprit  Carrasco,  d'avertir  Tau- 
leur  de  riiistoirc  de  ne  point  oublier,  s'il  la  réim- 
prime, ce  (|ue  le  bon  Saucho  vient  de  dire;  cela 
devra  rehausser  le  prix  d'une  nouvelle  édition. 

V  a-l-il  encore  autre  ciiosc  à  corriger'.'  de- 
manda don  Quichotte . 

Sans  doute,  répondit  Carrasco,  mais  aucune 
correction  n'aura  l'importance  de  ccUc-ci. 

Et  l'auteur  promcl-il  par  hasard  une  seconde 
^tarlie'.'  poursuivit  don  Quichotte. 


Uui,  Certes,  répondit  Carrasco  ,  mais  il  dit 
(pi'il  ne  l'a  ]ias  encore  trouvée  cl  qu'il  ne  sait 
ou  la  prendre;  de  sorte  (pi'on  iiinore  si  ja- 
mais elle  paraitia.  Ainsi,  pour  cette  raison 
d'abord,  puis  à  cause  de  la  prévention  que 
le  public  a  toujours  eue  pour  les  secondes 
parties,  on  craint  bien  que  l'auteur  n'en  reste 
là  ;  et  pourtant  on  ne  cesse  de  demander 
des  Aventures  de  don  Quicholle.  Que  don 
Quichotte  agisse  cl  que  Sancho  Panza  parle, 
entend-on  répéter  à  tout  propos,  nous  sommes 
contents. 


r,io 


DON    QUICHOTTE 


Kl  à  (]iioi  se  décide  rmilt'iii'?  di'iiiaiula  notre 
clicvalicr. 

A  quoi?  répondit  Carrasco,  à  clieiclier  ceUc 
histoire  avec  un  soin  extrême,  et  quand  il  l'aura 
trouvée,  à  la  livrer  sans  relard  à  l'impression, 
|ilutôt  en  vue  du  [inilit  (juc  de  l'iMuiueiu'  ijn'il 
peut  en  tirer. 

Ah!  l'auteur  ne  pense  (pi'à  l'arycnt!  s'écria 
Sancho  ;  par  ma  loi,  eu  sera  merveille  s'il  réussit. 
Il  m'a  bien  la  mine  de  faire  comme  ces  tailleurs 
qui,  la  veille  de  Pâques,  cousent  à  grands  points 
pour  expédier  la  besogne,  mais  du  diable  s'il  y 
a  morceau  qui  tienne.  Dites  de  ma  part  à  ce 
seigneur  more  de  prendre  un  jjcu  de  patience; 
car  mon  maître  et  moi  nous  lui  fournirons 
bientôt  tant  d'aventures,  (|u'il  pourra  publier 
non-seulement  une  seconde  ])artie,  mais  dix 
autres  encore.  Le  bon  homme  pense  peut-être 
que  nous  ne  songeons  (|u'à  dormir;  eh  bien, 
ipi  il  vienne  nous  tenir  le  pied  à  la  forge,  et  il 
verra  du(piel  nous  sommes  chatouilleux.  Tenez, 
seigneur  bachelier,  si  mon  maître  voulait  suivre 
mon  conseil,  nous  serions  déjà  eu  campagne, 
redressant  les  torts,  réparant  les  injustices, 
vengeant  les  outrages,  coumie  c'est  le  devon- 
des  chevaliers  errants. 

A  peine  Sancho  achevait  de  parler,  qu'on 
enlendil  hennir  Rossinante  ;  don  Quichotte, 
voyant  là  un  favorable  augure,  résolut  de  faire 
sous  peu  de  jours  une  nouvelle  sortie.  Il  s'ouvrit 
de  son  projet  à  Samson  Carrasco,  et  lui  de- 
manda son  avis  sur  le  chemin  qu'il  devait 
prendre. 

Si  vous  m'en  croyez  ,  répondit  le  bachelier, 
vous  vous  dirigerez,  du  coté  de  Saragossc,  où 
dans  peu,  pour  la  Saint-Georges,  doivent  avoir 
lieu  des  joutes  solennelles  ;  là  il  y  aura  de  la 
gloire  à  acquérir,  car,  en  l'emportant  sur  les 
chevaliers  aragonais,  vous  pourrez  vous  vanter 
de  remporter  sur  tous  les  cheval iei^  du  innuili'. 
Carrasco  loua  sa  généreuse  résolution,  l(Uil  eu 
lui  conseillant  d'afftonler  ilésoruuiis  le  péril 
avec  moins  de  témérité,  parce  qui'  .•sa  vie  ne  lui 


appartenait  pas,  nuiis  à  ceux  qui  avaient  besoin 
du  secours  de  son  bras. 

Voilà  justement  ce  qui  me  fait  donner  au 
diable,  dit  Sancho  ;  mon  maître  se  précij)ile  sur 
cent  hommes  armés,  coninic  un  enfant  gour- 
mand tombe  sur  une  douzaine  de  poires.  Mort 
de  ma  vie  !  il  y  a  temps  pour  attaquer,  cl  temps 
pour  faire  retraite  ;  on  ne  peut  pas  toujours  crier 
.S'(/////  Jacques!  cl  Ferme  EsjXKjne!  d'autant  plus 
(jue  j'ai  entendu  dire  bien  des  fois,  et,  si  j'ai 
boiuie  mémoire ,  c'est  à  monseigneur  lui- 
même,  (ju'entre  la  témérité  et  la  poltronerie, 
il  y  place  pour  le  vrai  courage.  Ou  ne  doit 
donc  pas  fuir  sans  motif,  ni  attaquer  hors 
de  propos.  Au  surplus,  je  l'avertis  que  s'il 
m'emmène  avec  Itii,  ce  sera  à  condition  qu'il 
se  chargera  seul  de  toutes  les  batailles,  et 
que  je  n'aurai  à  m'occuper  que  de  sa  nour- 
riture et  de  ses  vêtements;  oh!  pour  cela,  il 
lie  me  trouvera  pas  en  défaut:  mais  espérer 
que  je  mette  ré|iée  à  la  main,  fût-ce  même 
contre  des  muletiers,  par  ma  foi,  je  suis  bien 
son  serviteur. 

Seigneur  bachelier,  jamais  je  n'ai  songé  à  pas- 
ser iiour  un  Roland,  mais  pour  le  meilleur  et  le 
plus  loyal  écuyer  (jui  ait  servi  chevalier  errant. 
Après  cela,  si,  en  récompense  de  mes  bous  ser- 
vices, monseigneur  don  Quichotte  veut  ni'ac- 
(onler  une  deces'iles  qii  il  doit  coiiipu'rir,  à  la 
lionne  heure!  je  lui  en  aurai  grande  obligation. 
S'il  ne  me  la'*ilonne  pas,  eh  bleu,  il  faudra  s'en 
consoler;  riionime  ne  doit  pas  vivre  sur  la  pa- 
role d'autriii,  mais  sur  celle  de  Dieu.  Kt  puis, 
gouverné  ou  goinernaiit,  le  pain  ()ue  je  man- 
gerai me  semblera-t-il  meilleur'.'  Que  sais-je 
niêmc,  si,  en  lin  de  compte,  le  diable  ne  me 
prépare  pas  dans  ces  gouvernements  (juclquc 
croc-en-jambc  pour  me  faire  tomber  cl  casser 
la  mâchoire'.'  Sancho  je  suis  né,  cl  Sancho  je. 
jjcnse  mourir,  l'ourlant,  si,  sans  risques  ni 
soucis,  le  ciel  m'envoyait  une  lie  ou  quelque 
ehose  (le  semblable,  je  ne  suis  pas  si  sol  que 
d'en  l'aire  ii.  Quand  u\\  te  duniic  la  génisse,  dit 


liK    LA    M  \  N<;il  1. 


>M 


II'  piovt'il»',  JL'lU'-liii  la  conlo  nn  roii  et  nu'-no- 
li)  dans  tii  maison. 

Ami  Saiiclio,  vous  veiio/,  ilc  [laiiiM' cnminc  un 
livre,  ri"|iiil  U'  hachelier;  prenez  palioiico  ;  loiil 
vienlà  point  pourqui  saitaltendre,  et  le  seigiuiir 
ilun  Oiiii'liolle  vous  donnera  non-seulement  une 
Ile,  mais  un  royaume. 

Va  pour  le  plus  comme  pour  le  moins,  repar- 
tit Sanclio.  Soyez  certain,  seigneur  bachelier, 
que  si  mon  maître  me  ilimnc  un  royaume,  il 
n'aura  |)aslii'u  de  s'en  repentir;  je  me  suis  hieu 
tàté  là-dessus,  et  me  sens  de  l'orce  à  gouverner 
île  ou  royaume. 

Prenez  garde,  Sanclio,  dit  le  bachelier  ;  les 
honneurs  changent  les  mœurs,  et  il  se  pourrait 
(ju'une  fois  gouverneur,  vous  en  vinssiez,  à  mé- 
counaitre  la  mère  (jui  vous  a  mis  au  monde. 

Cela  serait  bon  pour  ces  |)etites  gens  nés  sous 
la  feuille  (l'un  eluni,  répliqua  Sanclio;  mais  ceux 
qui,  comme  moi,  ont  sur  l'àme  quatre  doigts 
dégraisse  de  vieux  (-hrétien  1  oh!  ne  craignez 
rien,  tout  le  monde  sera  content. 

Dieu  le  veuille  ainsi,  ajouta  don  (Juicliolte. 
.\ii  reste,  nous  ne  tarderons  pas  à  voii'  Sanclio  à 
1  "œuvre;  car,  si  je  ne  me  trompe,  l'ilc  est  bien 
près  de  venir,  je  crois  déjà  la  voir  d'ici. 

Cela  dit,  notre  héros  pria  le  bachelier,  en  sa 
qualité  de  jjoëte  de  vouloir  bien  lui  composer 
quelques  vers  pour  prendre  congé  do  madame 
Dulcinée  du  Toboso.  Je  voudrais,  lui  dit-il,  «[iie 
chaque  vers  commençât  par  une  leUre  de  son 
nom,  de  manière  que  les  |ire:nières  lettres  de 
chacun  d'eux  formassent  par  leur  réunion  le 
nom  de  Dulcinée  du  Toboso. 

iiieii  (pie  je  ne  sois  pas  un  des  poètes  fameux 
que  possède  Ttispagne,  puisqu'on  n'en  compte 
que  trois  et  demi,  j'essayerai  de  vous  donner  sa- 
tisfaction, repartit  le  bachelier. 

Surtout,  répliqua  don  Quichotte,  faites  de 
façon  à  ne  pas  laisser  croire  que  ces  vers  aient 
pu  élre  composés  pour  une  autre  dame  que  pour 
Dulcinée  du  Toboso. 

lis  loinbèrent  d'accord  sur  ce  point  et  lixèrcnt 


le  dé|iart  à  huit  jours  de  là.  Don  Ouichotle  re- 
couimanda  ,111  bachelier  le  secret,  smioni  à  l'é- 
gard du  cure,  lie  UKiilre  Nicolas,  de  sa  nièce  et 
de  sa  gouvernante,  afin  (|u'ils  ne  vinssent  pas  se 
jeter  eu  travers  de  sa  louable  résolution.  Car- 
rascii  le  promit  et  prit  congé  de  notre  héros,  le 
priant  de  l'aviser,  (juand  il  en  aurait  l'occasion, 
de  sa  bonne  bu  de  sa  mauvaise  fortune.  Sur 
cela  ils  se  séparèrent,  et  Sanclio  alla  faire  ses 
dispositions  pour  leur  nouvelle  camjiagne. 


CIlAPITHi:   V 

DU    SPIRITUEL,    PROFOND    ET   GRACIEUX    ENTRETIEN 

DE   SANCHO    ET    DE  SA    FEMME. 

AVEC    D'AUTRES    EVENEMENTS    DIGNES    D'HEUREUSE   SOUVENANCE 

Kii  arrivant  à  écrire  ce  cinquième  chapitre, 
le  traducteur  de  cette  histoire  avertit  qu'il  le 
tient  pour  apocryphe,  j)arcc  que  Sanclio  y  parle 
un  langage  qui  semble  surpasser  son  intelli- 
gence bornée,  et  qu'il  y  dit  des  choses  si  sub- 
tiles <ju"elles  ne  sauraient  venir  de  son  propre 
fonds;  toutefois,  il  ajoute  ipiil  n'a  pas  voulu 
man(|uer  de  le  traduire,  comme  c'était  son  de- 
voir, |iuis  il  continue  de  la  sorte  : 

Saucho  revenait  chez  lui  si  joyeux,  si  content, 
que  sa  femme,  qui  avait  aperçu  son  allégresse  à 
la  distance  d'un  trait  d'arbalète,  lui  demanda 
avec  empressement  ;  Qu'ave/.-vous  donc,  mou 
ami,  (]ue  vous  paraissez  si  joyeux'.' 

Femme,  répondit  Sanclio,  je  le  serais  bien 
davantage,  si  je  n'étais  pas  si  content. 

Je  ne  vous  comprends  pas,  mon  ami.  Vous 
dites  que  vous  seriez  i)lus  joyeux  si  vous  n'étiez 
pas  si  content  ;  encore  que  je  sois  bien  sotte, 
je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  regretter  d'élre 
content. 

Apprends,  Thérèse,  répondit  Sancho,  que  si 
je  suis  joyeux,  c'est  parce  que  j'ai  résolu  de  re- 
partir avec  mon  maître  don  Quichotte,  qui  s'en 
va  pour  la  troisième  fois  chercher  les  aven- 
tures ;  ajiprends  de  plus  (pie  si  je  m'en  vais  avec 


5I'2 


DON    QUICHOTTE 


lui,  c'est  d'abord  par  néccssilo,  et  ensuite  dans 
l'espoir  do  trouver  cent  autres  écus  comme 
ceux  que  nous  avons  déjà  dépensés  ;  car  si  Dieu 
m'avait  accordé  de  vivre  à  l'aise  dans  ma  mai- 
son, ce  qui  lui  était  facile,  puisqu'il  n'avait  qu'à 
le  vouloir,  uia  joie  serait  bien  plus  grande  en- 
core, car  je  n'aurais  jias  le  déplaisir  de  te  quit- 
ter ainsi  que  mes  curants  !  N'ai-je  donc  pas  rai- 
son de  dire  que  je  serais  plus  content  si  je 
n'étais  pas  si  joyeux  ? 

Kn  vérité,  dit  Thérèse,  il  n'y  a  plus  moyen 
de  vous  entendre  depuis  que  vous  êtes  dans  vos 
chevaleries. 

Dieu  m'entend,  femme,  répliqua  Saiicho  ;  et 
comme  il  est  l'entendeur  de  toutes  choses,  cela 
me  suffit.  Aie  seulement  soin  du  grisou  pendant 
ces  trois  jours-ci,  afni  (]u'il  soit  en  bon  état; 
douhie-lui  sa  ration,  regarde  s'il  ne  manque  rien 
aux  harnais,  car  ce  n'est  pas  à  la  noce  que  nous 
allons,  mais  bien  faire  le  lour  du  monde,  nous 
prendre  de  querelle  avec  des  géants,  des  an- 
driaques,  des  vampires  ;  et  tout  cela  encore  ne 
serait  que  pain  bénit,  si  l'on  ne  rencontrait  pas 
des  muletiers  yangois  et  des  Mores  enchantés. 
.  Je  me  doute  bien,  répliqua  Thérèse,  que  les 
écuycrs  errants  ne  mangent  pas  gratis  le  pain  do 
leur  maître  ;  aussi  je  prierai  Dieu  qu'il  vous  ga- 
rantisse des  mauvaises  aventures. 

Vois-tu,  femme,  dit  Saiulio,  si  je  n'espérais 
devenir  bientôt  gouverneur  d'une  île,  je  me 
laisserais  tomber  mort  à  l'instant  mémo. 

Que  dites-vous  là,  Sanclio?  reprit  Thérèse, 
vive,  vive  la  poule,  même  avec  sa  i)épie!  Vive/, 
donc,  et  que  les  gouvernements  s'en  aillent  à 
tous  les  diables.  Vous  êtes  sorti  sans  gouverne- 
ment du  ventre  de  votre  mère,  et  sans  gouver- 
nement vous  avez  vécu  justju'à  cette  heure  ;  il 
faudra  bien  trouver  moyende  s'en  passer;  que  de 
gens  vivent  sans  cela,  et  qui  n'en  sont  pas  moins 
gens  de  bien  !  Tenez,  la  meillein-e  sauce  du  monde 
c'est  la  faim,  et  comme  elle  ne  manque  jamais 
aux  pauvres,  ils  mangent  toujours  avec;  appétit. 
Mais  pourtant,  mon  ami, si  vous  veniezà  alliapei' 


un  gouvernement,  tâcbez  de  ne  pas  oublier  votre 
femme  et  vos  enfants.  Votre  fils  Sancbo  a  bien- 
tôt quinze  ans,  et  il  est  tem|)s  de  l'envoyer  à 
l'école,  si  tant  est  que  son  onde  le  bénéficier  le 
dcsiino  toujouis  à  l'Eglise;  quant  à  Sanchetto, 
votre  fille,  je  ne  pense  pas  (ju'un  mari  lui  fasse 
peur;  et  si  je  ne  me  trompe,  elle  n'a  pas  moins 
d'envie  d'élre  mariée  que  vous  d'être  gouver- 
neur ;  après  tout,  mieux  vaut  lille  mal  mariée 
que  bien  amourachée. 

Ecoute,  femme,  repartit  Sancbo,  je  l'assure 
(pie  si  je  (lovions  gouverneur,  je  marierai  notre 
lillo  en  si  haut  lieu,  qu'on  ne  l'approcluM'a  pas  à 
moins  do  la  traiter  de  Seigneurie. 

Oh  !  pour  cela,  non,  non,  s'il  vous  plaît,  ré- 
pliqua Thérèse,  croyez-moi,  mariez-la  avec  votre 
égal,  c'est  le  plus  sage  parti;  mais  si  vous  la 
faites  passer  dos  sabots  aux  escarpins  et  de  la 
jaquette  de  laine  au  vortugadin  de  velours  ;  si 
d'une  Sanchette  qu'on  tutoie,  vous  en  faites  une 
doua  Maria,  (]u'on  traitera  de  Seigneurie,  la 
pauvre  enfant  ne  s'y  reconnaîtra  plus,  et  fera 
voir  à  chaque  instant  qu'elle  n'est  qu'une  gros- 
sière paysanne. 

Tais-toi,  sotte,  ri'[inilit  Sancbo,  tout  cela  n'est 
(pic  l'affaire  de  deux  ou  trois  ans,  après  quoi  tu 
verras  si  elle  ne  fait  pas  coMune  les  autres  ! 
Qu'elle  soit  Seigneurie  d'abord,  après  nous 
verrons. 

Mesurez-vous  avec  votre  état,  Sancbo,  re|)rit 
Thérèse,  sans  chercher  à  vous  élever  plus  haut 
(pie  lui.  Ce  serait,  par  ma  foi,  une  belle  affaire 
de  marier  notre  Sanchette  avec  quelque  gen- 
tillàlre,  qui,  lorsqu'il  lui  en  prendrait  fantaisie, 
l'appellerait  fille  de  manant  pioche- terre  et  de 
dame  tourne-fuseau.  Non,  non,  mon  ami,  ce 
n'est  pas  pour  cola  que  je  l'ai  élevée;  tâchez 
seuleniciil  d'apporter  do  l'argent;  cl  cpiant  à  la 
marier,  liez-vous-en  à  moi.  Nous  avons  ici  tout 
près  le  lils  lie  .luan  Tocho,  notre  voisin,  I,o|to 
Tocho,  gar(;on  frais  et  gaillard,  que  nous  con- 
naissons depuis  longtemps;  je  sais  qu'il  ne  re- 
gaido  pas  la  |)olit(' d'un  mauvais  œil,  il  est  noire 


i)L  LA  M  A  m:  m; 


l'aj'is,  S.  R.iyon  el  O'.  iiii|i. 


Mrvncz-vuus  avfc  Viilre  t'tiil,  SLindin  (iiayo  Ttl-ii. 


égal,  el  avec  lui  cIIl-  sei-a  liiou  mariée.  Nous  les 
aurons  tous  les  Jeux  sous  nos  yeux  ;  père, 
mère,  enfanls  cl  iiclils-eiifants,  nous  vivrons 
tous  ensemble,  el  la  bénédiction  de  Dieu  sera 
sur  nous.  Mais  n'allez  pas  me  la  marier  dans  vos 
grands  palais,  on  on  ne  l'entendrait  pas  plus 
(ju'clle  ne  s'entendrait  elle-même. 

Viens  çà,  bête  opiniâtre,  femme  de  Barabbas, 
répliqua  Sanclio;  pourquoi  veux-tu  m'empcclicr, 
sans  rime  ni  raison,  de  marier  ma  lille  avec  un 
homme  qui  me  donnerait  des  grands  seigneurs 
pour  héritiers?  Écoule,  Thérèse,  j'ai  toujours  en- 
tendu dire  à  mon  grand-père  que  celui  qui  ne 
sait  pas  saisir  le  bonheur  quand  il  vient  ne  doit 
pas  se  plaindre  quand  il  s'en  va;  ainsi,  à  cette 
heure,  qu'il  frappe  à  notre  porte,  nous  serions 
bien  sots  de  la  lui  fermer  au  nez.  Laissons-nous 
donc  emporter  par  le  vent  favorable  de  la  for- 
tune, puisqu'il  souffle  dans  nos  voiles  I   (C'est  à 


cause  de  cette  façon  de  parler,  et  aussi  pour  ce 
que  Sancho  va  dire  plus  bas,  (]ue  le  traducteur 
de  cette  histoire  tient  le  présent  cliapitrc  [)our 
apocrvplip.  )  Lorsque  j'aurai  attrapé  (|uelque  bon 
gouvernemcnl  qui  nous  tire  de  la  misère,  et 
que  j'aurai  marié  ma  fille  selon  mon  goût,  lu 
verras  alors  comme  on  l'appellera  dona  ïeresa 
Panza,  gros  comme  le  poing,  et  comment  à  l'é- 
glise lu  t'assoiras  sur  des  tapis  et  des  carreaux 
de  velours,  en  dépit  de  toutes  les  femmes  d'hi- 
dalgos du  pays?  Veux-tu  donc  rester  toujours 
dans  le  même  état,  sans  jamais  croître  ni  dc^ 
croître,  comme  une  figure  de  tapisserie?  Mais 
en  voilà  assez  là-dessus.  Quoi  que  tu  dises,  notre 
lille  sera  comtesse. 

Prenez  garde  à  ce  que  vous  dites,  mon  ami, 

répondit  Thérèse,  j'ai  bien  |Mur  (jue  tout  cela 

ne  soit  un  jnur  la  pi'rdition  de  votre  lille.  Faites- 

l  en  ce  que  vous  voudrez,  mais  pour  comtesse,  ja- 

40 


\li 


DON   QUICHOTTE 


mais  je  n'y  donnerai  mon  consentement.  Voyez- 
vous,  Sanclio,  j'ai  toujours  aimé  l'éjialité,  et  je 
ne  saurais  euilurcr  la  morgue  et  la  sullisance  ; 
on  m'a  nommée,  au  baptême,  Thérèse  tout  court; 
mon  père  s'appelait  Cascayo,   et  moi  je  m'ap- 
pelle Thérèse  Panza,  parce  que  je  suis  votre 
l'ennne,  car  je  devrais  m'a|)peler  Thérèse  Cas- 
cayo; mais  là  où  sont  les  rois,  là  vont  les  lois; 
tant  il  y  a  que  je  suis  contente  de  mon  nom,  et 
ne  veux  pas  qu'on  le  grossisse,  de  peur  qu'il  ne 
pèse  trop  et  ne  lasse  jaser  les  gens.  Vraiment  ils 
se  gêneraient  bien  pour  dire  :  Voyez  donc  comme 
elle  t'ait  la  renchérie,    cette  gardeuse     de  co- 
chons I  Hier  encore  elle  filait  de  I  étoupe  et  allait 
à  la  messe  avec  le  pan  de  sa  robe  en  guise  de 
mante,  et  aujourd'hui  madame  se  promène  avec 
une  robe  de  soie  et  porte  un  vertugadin.  Si  Dieu 
me  conserve  mes  cinq   ou  six  sens,   enlin  le 
nombre  que  j'en  ai,  je  jure  bien  de  ne  pas  leur 
donner  cette  satisfaction.  Pour  vous,  mon  ami, 
soyez  gouverneur,  président,  tout  ce  qu'il  vous 
plaira;  mais  quand  à  votre  liile  et  à  moi,  nous 
ne  ferons  jamais  un  pas  hors  de  notre  village, 
ou  je  n'aurai  pas  voix  au  chapitre.  Femme  de 
bon  renom  a  la  jambe  cassée  et  reste  à  la  mai- 
son, et  fille  honnête  de  travailler  se  fait  fête. 
Allez-vous-en  courir  à  vos  aventures  avec  votre 
seigneur  don   Quichotte,  et   laissez-nous  tran- 
quilles;  en  vérité,  je  ne  sais  où  il  a  pris  le  (lo)i 
celui-là,  car  ni  son  père  ni  son  grand-père  ne 
l'ont  jamais  porté  ! 

En  vérité,  femme,  répliqua  Sancho,  il  faut 
que  tu  aies  un  démon  familier  dans  le  corps  ; 
où  vas-tii  piTiuhe  toutes  les  sottises  que  lu 
viens  de  débiter'.'  U"'csl-cc  que  tes  Cascayo,  tes 
vertugadins  et  tes  présidents  ont  à  voir  avec  ce 
que  j'ai  dit'.'  Viens  (;à,  stu|)ide  ignorante;  car 
j'ai  bien  le  droit  de  l'appeler  ainsi,  puisque  tu 
n'entends  pas  raison,  et  (|ue  tu  luis  Ion  bon- 
heur. Si  je  te  disais  qu'il  faut  (pie  ma  lillc  se 
jette  du  haut  d'une  toiu-  en  bas,  on  s'en  aille 
courir  le  monde,  comme  l'infante  r/ow/t/nrtcrt', 
'  L'iiilanle  <loii«  l'i  laia  niiyaiil  ricii  reçu  diiiii'  le  parliigc  des 


tu  pouri'ais  te  fàchei'  :  mais  si  en  liois  jtas  et  un 
saut  je  fais  tant  (|u'on  la  nomme  madame,  si  je 
la  tire  du  chaume  pocu'  la  l'aire  asseoir  sous  un 
dais,  et  sur  plus  de  coussins  de  velours  (pi'il  n'y 
M  d'Almohades  au  Maroc,  pouripioi  ne  \eu.\-lu 
pas  être  de  mon  avis'.' 

Pourquoi'.'  n'poiulil  Thérèse  ;  c'est  à  cause  du 
proverbe  qui  dit  :  (jiii  le  couvre,  te  découvre, 
tin  ne  jette  les  yeux  qu'en  passant  sur  les  pau- 
vres, mais  on  les  arrête  sur  les  riches  ;  quand 
le  riche  a  été  pauvre,  on  ne  fait  que  murmurer 
et  en  médire,  et  le  pis  est  que  lorsqu'on  a  com- 
mencé, on  ne  iinit  plus;  car  il  y  a  dans  les  rues 
des  médisants  par  tas,  comme  des  essaims  d'a- 
beilles. 

Ma  pauvre  Thérèse,  répliqua  Sancho,  je  m'en 
vais  le  dire  des  choses  que  lu  n'as  peut-être 
jamais  entendues  en  toute  ta  vie,  et  certes  elles 
ne  sont  pas  de  mon  cru,  car  ce  sont  les  propres 
paroles  du  prédicateur  qui  prêchait  le  carême 
dernier  dans  notre  village.  Il  disait,  si  j'ai  bonne 
mémoire,  que  les  choses  (pi'on  a  tous  les  jours 
devant  les  yeux  enirent  dans  la  tête,  et  s'im- 
priment mieux  dans  la  mémoire  que  les  choses 
passées.  (Ce  discours  que  va  leuir  Sancho  est 
tellement  au-dessus  de  sa  portée  d'esprit  habi- 
tuelle, que  c'est  le  second  motif  pour  Iccpiel  le 
liaduclcur  croit  que  le  présent  chapitre  n'est 
pas  authentiipie.)  Ainsi,  lorsque  nous  voyons  un 
homme  paré  de  beaux  babils  et  entouré  de  nom- 
breux valets,  nous  lui  portons  involontairement 
du  res|)ect,  quoique  nous  nous  rappelions  de 
l'avoir  jadis  vu  pauvre,  parce  qu'il  ne  l'est  plus, 
et  (|ue  nous  ne  pensons  qu'à  ce  (pi'il  est  devenu: 
lélat  où  on  le  voil  l'ait  oublier  l'état  où  on  l'a 
vu.  Pourcpioi  donc,  celui  que  le  sort  favorise, 
s'il  est  bon  et  libéral,  serait-il  moins  aimé  et 
estimé  (jue  ceux  (pii  soûl  ilc  noble  race,  puisqu'il 
\it  connue  s'il  l'élait,  cl  qu'il  mérite  de  l'être; 
il  n'y  a  (|ue  les  envieux  cpii  se  rappellent  son 
passé  pour  lui  en  faire  reproche. 

biens  df  la  l'uuiuiiiic  iiiii'  lit  le  loi  do  Caslillo,  Ferdinand  1", 
entre  >c,«  lioi-,  lil..,  prit  le  lionrdun  de  (lèlcrin,  cl  menaça  suii 
|)èrc  de  quitter  l'b-.pagne.  Elle  iditlnt  alurr  la  ville  de  iiainoia. 


DK  LA  M  A  m;  m; 


Je  lie  cdinpreiuls  rien  j'i  loiil  cela,  i-epril  Thé- 
rèse :  l'ailes  ce  (jue  vous  vomirez,  mon  ami,  et 
ne  nie  rompez  plus  la  tèle  si  vous  êtes  si  révolu 
de  faire  ce  que  vous  diles... 

Il  faut  dire  résolu,  femme,  cl  imii  pas  révolu, 
observa  Sanclio. 

Ne  nous  amusons  point  à  disputer,  réplitpia 
Thérèse,  je  parle  comiiKî  il  plail  à  Dieu,  et  cela 
me  suflit.  Je  veux  dire  (|ue  si  vous  vous  opiiiià- 
trez  à  être  gouvcriii'iir,  il  luiuha  ciiiiiiencr  avec 
vous  votre  liIsSanclio,  pour  lui  a]i|)rendreà  tenir 
un  gouvernement  ;  car  les  lils  doivent  ap|)rcndre 
de  bonne  lieure  le  métier  de  leurs  pères. 

Quand  je  serai  dans  le  gouvernement,  répon- 
dit Sanclio,  j'enverrai  chercher  le  petit  par  la 
poste,  et  en  même  temps  je  t'enverrai  de  l'ar- 
gent: je  n'en  man(|uerai  pas  alors,  car  il  n'y  a 
personne  (|ui  n'en  prête  aux  gouverneurs  ;  seu- 
lement, fais  en  sorte  que  son  habit  ne  laisse  pas 
voir  ce  qu'il  est,  mais  ce  qu'il  doit  paraître. 

Commencez  par  envoyer  l'argent,  ajouta  Thé- 
rèse, et  je  vous  riiabillerai  comme  un  chérubin. 

Orçà,  femme,  dit  Sanclio,  sommes-nous  d'ac- 
cord que  notre  fille  sera  comtesse? 

Le  jour  où  elle  sera  comtesse,  s'écria  Thérèse, 
je  préférerais  la  voir  à  cent  pieds  sous  terre.  Mais 
encore  une  fois,  faites  comme  vous  l'entendrez  : 
car,  vous  autres  hommes,  vous  êtes  les  maîtres, 
et  les  lemmes  ne  sont  que  vos  servantes. 

Là-dessus  la  pauvre  Thérèse  se  mil  à  pleurer, 
comme  si  l'on  eut  porté  sa  lille  en  terre.  .Mais 
Sancho  l'apaisa  en  l'assurant  qu'il  attendrait  le 
plus  lard  possible  |)our  la  faire  comtesse,  et  il 
alla  trouver  don  tjuichotte  pour  procéder  aux 
préparatifs  du  départ. 


CHAPITRE    M 

QUI    TRAITE    DE    CE    QUI    ARRIVA    A    DON    QUICHOTTE 

AVEC  SA   NIÈCE    ET   S»   GOUVERNANTE, 

ET    L-UN    DES   FI.05    IMPORTANTS  CHAPITRES    DE  CETTE   HISTOIRE 

Pendant  que  Sancho  Panza  et  sa  reinnie  Thé- 
rèse Cascayo  avaient  ensemble  l'étonnante  con- 


versation que  nous  venons  de  rapporter,  la  nièce 
et  la  gouvernante  de  don  (juichotle  étaient  dans 
une  grande  anxiété,  car  à  mille  signes  divers 
elles  voyaient  bien  ipie  Inironcle  et  seigneur  se 
préparait  à  leur  échapper  une  troisième  fois 
pour  retourner  à  sa  maudite  chevalerie;  aussi, 
partons  les  moyens |)()ssibles,  tàchaient-ellesdc 
l'en  détourner,  mais  c'était  prêcher  dans  le  dé- 
sert et  battre  le  fer  à  froid. 

.  Enlin  a|)rès  y  avoir  dépensé  toute  son  élo- 
(|nence,  la  gouvernante  ne  put  s'empêcher  de 
lui  dire  :  En  vérité,  monseigneur,  si  Votre  (jràce 
a  résolu  de  quitter  encore  une  fois  sa  mai.son 
pour  s'en  aller  courir  par  monts  et  par  vaux, 
comme  une  âme  en  peine,  cherchant  ce  que  vous 
appelez  des  aventures,  et  ce  qu'il  faudrail  |)lul()t 
appeler  mauvaises  rencontres,  je  jiiie  que  j  irai 
m'en  plaindre  à  Dieu  et  au  roi. 

J'ignore,  ma  mie,  repartit  don  Quichotte,  ce 
que  Dieu  répondra  à  vos  plaintes,  non  plus  que 
ce  que  dira  le  roi  ;  mais  ce  que  je  sais,  c'est  qu'à 
sa  place,  je  me  dispenserais  de  recevoir  toutes 
ces  impertinentes  re(|uêtes  qu'on  lui  l'ail  parve- 
nir cha(|ue  jour.  Tn  des  plus  grands  ennuis  de 
la  royauté,  parmi  beaucoup  d'autres,  c'est,  à 
mon  avis,  d'être  forcé  d'écouter  tout  et  de  ré- 
pondre à  tout;  aussi  ne  voudrais-je  pas  que  mes 
aifaires  causassent  au  roi  le  moindre  souci. 

Dites-moi,  seigiunr,  demanda  la  gouvernante, 
est-ce  que  dans  la  cmir  du  roi  il  n'y  a  |)as  des 
chevaliers? 

Il  v  en  a  un  grand  nombre,  répondit  ilon 
Quichotte,  car  ces  chevaliers  sont  le  soutien  du 
trône,  et  leur  présence  augmente  l'éclat  de  la 
majesté  royale. 

FJi  bien,  reprit  la  nièce,  pourquoi  ne  sériez- 
vous  pas  un  de  ces  heureux  chevaliers  qui,  sans 
tourner  les  talons  à  tout  propos,  servent  tranquil- 
lement, dans  sa  cour,  leur  roi  et  seigneur? 

Ma  mie,  répli(pia  don  Quichotte,  tous  les 
ehcvaliers  ne  peuvent  pas  être  (ourtisans,  ni 
tous  les  courtisans  être  chevaliers;  il  faut  de 
tout  dans  le  inonde,  et  quoique  les  uns  et  les 


7)10 


iMtN    OIMC  HOTTE 


autres  portent  le  même  nom,  il  existe  cepen- 
dant entre  eux  une  grande  différence.  Kn  effet, 
sans  (piiller  la  cour,  sans  dépenser  un  niara- 
\é(lis,  et  sans  éprouver  la   moindre  falii^ue,  il 
sullit  aux  courtisans,  pour  voyai;er  par  toute  la 
terre,  de  regarder  simplement  la  carte.  Mais 
nous,  chevaliers  errants,  c'est  exposés  an  lirû- 
lant  soleil  de  l'été  et  au  froid  glacé  de  l'Iiiver, 
(pie  nous  parcourons  incessamment  la  surface 
entière  du  globe;  ce  n'est  pas  en  pointure  (pie 
nous   connaisscuis  l'eimemi,    c'est  armés  et  à 
chaque  instant  que  nous  l'alfrontons,  sans  con- 
sulter cette  loi  du  duel  qui  veut  (pio  la  longueur 
des  épées  soit  égale  de  part  et  d'autre  ;  sans  sa- 
voir si  notre  adversaire  n'a  |  as  sur  lui  (juelque 
talisman  ipii  lui  assure  l'avantage;  sans  penser, 
avant  d'en  venir  aux  mains,  à  partager  le  soleil  ; 
et  tant  d'autres  cérémonies  en  usage  dans  les 
combats   singuliers.   Sachez,  ma  chère   nièce, 
(pi'un  véritable  chevalier  errant,    loin  de  s'é- 
pouvanter de  la  rencontre  de  dix  géants,  leurs 
ti'tes  dépassassent-elles  les  nuages,  leurs  jambes 
fussent-elles  plus  grosses  que  des  tours,  leurs 
liras  |)ius  longs  qui'  des   niais  de  navires,  leurs 
\eux  plus  giaruls  (pui  des  roues  de  moulins  et 
plus  ardents  qu'un  four  do  vitrier;  sachez,  dis-je, 
que  loin  d'éprouver  la  moindre  crainte,  ce  che- 
valier doit,  avec  une  conlenance  dégagée  et  un 
cœur  intrépide,  attaquer  ces  géants,  s'cfforcei' 
de  li's  vaincre,  de  les  tailler  en  piè<:es  :  et  cela, 
quand  bien  même  ils  auraient  pour  arnnu'e  les 
écailles  d'un  certain  poisson  qu'on  dit  plus  dures 
que  le  diamant,  et  |)our  épées,  des  cimeterres 
de  Damas   ou   des  massues   à    |)ointes   d'acier, 
cnnurie  j'en  ai  vu  très-souvent.  .le  vous  dis  cela 
afin  ipie  vous  fassiez  la  différence  de  tel  cheva- 
lier à  tel  autre  chevalier;  il  serait  bon  que  les 
princes  sussent  faire  aussi  celte  diff(''reucc,  afin 
d'apprécier  un  ]icu   niicux   le  nieiile  el  run|iiir- 
lanee  de  ceux  qu'on  ap|ielle  chevaliers  errants, 
car  il  s'est  reucoutr<''  tid  parmi  eu\  qui  a  été  le 
salul  de  tout  nu  royaume. 

fjue  diles-Niius  i.i,  niou  Imii  si  igiieur '.'  repar- 


tit la  nièce  ;  considérez  donc  que  tout  ce  qu'on 
dit  des  chevaliers  errants  n'est  que  fable  et  men- 
songe ;  |)armafoi,  leurs  histoires  mériteraient 
un  sd)!  Iiciiilo',  comme  corruptrices  des  bonnes 
uKeurs. 

Par  le  Dieu  vivant  ipii  nous  éclaire!  s'écria 
don  (juicliotte,  si  tu  n'étais  ma  nièce,  la  fille  de 
ma  propre  sœur,  je  t'inlligerais,  pour  le  blas- 
phème (pie  lu  viens  d(>  prononcer,  un  tel  châ- 
timent, (pie  tout  rimivers  eu  parlerait.  Est-il 
possible  qu'une  petite  morveuse  qui  sait  à  peine 
tourner  le  fuseau,  ail  l'audace  de  parler  ainsi 
des  chevaliers  errants  !  qu'aurait  dit  le  grand 
Amadis  s'il  t'avait  entendue  tenir  un  semblable 
langage'?  Tiens...  il  aurait  eu  pitié  de  toi,  car 
c'était  le  plus  courtois  des  chevaliers  et  le  plus 
grand  protecteur  des  jeunes  tilles.  Mais  tel  autre 
te  l'aurait  fait  paver  cher;  car  ils  n'avaient  pas 
tous  la  même  modération,  et  pour  s'appeler 
chevaliers,  ils  ne  se  ressemblaient  pas  en  toutes 
choses.  Si  les  uns  sont  d'or  pur,  les  autres  sont 
d'alliage.  Les  premiers  s'élèvent  par  leur  mérite 
et  leur  courage,  les  seconds  s'abaissent  par  leur 
mollesse  et  leurs  vices.  Il  faut,  je  t'assure,  beau- 
coup do  discerneiiuml  et  d'expérience  pour  dis- 
tinguer ces  deux  espèces  de  chevaliers,  si  sem- 
blables par  le  nom,  mais  si  différents  par  la 
conduite. 

Sainte  Vierge  !  s'écria  la  nièce  ;  en  vérité,  mon 
cher  oncle,  vous  pourriez  monter  en  chaire  et 
devenir  prédicateur  ;  et  |)ourtant  vous  êtes  aveu- 
gle à  ce  point  de  vous  croire  encore  un  jeune 
iKuimie,  font  vieux  que  vous  êtes,  et  surtout  de 
vous  (lire  chevalier,  ne  l'étaut  jiasVcar  liieii  (|ue 
les  hidalgos  puissent  le  devenir,  ce  n  est  pas 
(piand  ils  sont  pauvres. 

Kn  ceci  tu  as  raison,  ma  chère  nit'ce,  répoiulil 
don  Oiiicholte,  el  je  pourrais,  sur  ce  chapitre  de 
la  naissance,  rapprendre  des  choses  qui  t'éton- 
neraieiil;  mais  pour  ne  pas  mêler  le  divin  au 
terrestre,   je  m'en  abstiens.  Ecoutez  sciilemenl 

'  Ct'fnil  1(1  OMifluro  ili"i  ronilnimii'-i  ilii  Sniiit-dflic*'. 


Dlî    LA    MANCIIK. 


117 


\^-  ...=C^- 


Tai'  \i:  Dieu  vivnnt  qui  nous  ùdain*  !  ^i  lu  n'étais  pas  ma  nièce  {page  ôl'J). 


ceci,  l'une  et  l'autre,  et  faites-en  votre  profit. 
On  peut  réduire  à  quatre  toutes  les  races  ou  fa- 
milles (|u'i!  y  a  dans  le  monde  :  les  unes,  par- 
ties d'un  humble  commencement,  se  sont  pro- 
gressivement élevées  jusqu'à  la  puissance  sou- 
veraine; d'autres,  illustres  dès  l'origine,  se 
maintiennent  encore  aujourd'hui  dans  le  même 
érlal;  il  en  est  dont  la  grandeur  peut  se  conipa- 
rer  à  celle  des  pyramides  :  ayant  eu  d'abord 
une  base  large  et  puissante,  elles  ont  fini  jieu  à 
peu  en  pointe  imperceptible;  la  dernière,  enfin, 
et  la  plus  nombreuse,  est  tou|oin's  rcstéi^  dan-; 


l'obscurité,  et  continuera  d'y  demeurer,  c'est  le 
menu  peuple. 

De  CCS  races  parties  d'iumiblcs  commence- 
ments, je  pourrais  citer  en  exemple  la  maison 
ottomane,  qui  a  eu  jiour  point  <le  départ  un 
simple  paire,  et  s'est  élevée  successivement  au 
faîte  de  la  grandeur  où  nous  la  voyons  aujour- 
d'hui. Nunibic  de  princes  qui  régnent  par  droit  de 
succession  et  qui  ont  su  conserver  en  paix  leurs 
Klats,  sont  la  pi  cuve  des  secondes;  pour  les 
troisièmes,  qui  ont  fini  en  pointe  ainsi  que  les 
pvraiiiides,  nous  avons  les  Pharaons  et  les  l'Io- 


318 


DON    QUICHOTTE 


léiiiées  d'Egypte,  les  Césars  de  Rome,  el  celle 
miillitude  de  princes,  assyriens,  nièdes,  grecs 
ou  liarhares,  dont  il  ne  reste  plus  que  le  nom. 
Quant  lux  familles  plébéiennes,  je  n"ai  rien  à 
en  dire,  si  ce  n'est  qu'elles  servent  à  augmenter 
le  nombre  des  vivants,  sans  mériter  aucunrt 
mention  dans  1  bistoiic. 

Par  tout  ce  que  je  viens  de  dire,  mes  enfants, 
je  veux  vous  faire  conclure  qu'il  y  a  des  diffé- 
rences considérables  entre  les  races,  et  que  celle-là 
seule  est  grande  et  illustre,  qui  se  distingue 
par  la  vertu,  la  ricliesse  et  la  libéralité  de  ses 
membres;  je  dis  la  vertu,  la  richesse  et  la  libé- 
ralité, parce  (ju'un  grand  seigneur  sans  vertu 
n'est  qu'un  grand  vicieux  ;  et  le  riche  sans  libé- 
ralité, qu'un  mendiant  avare.  Ce  ne  sont  pas  les 
richesses  qui  font  le  bonheur,  c'est  l'usage 
qu'on  en  fait.  Le  chevalier  pauvre  a  un  sùv 
moyen  de  prouver  qu'il  est  un  véritable  cheva- 
lier; ce  moyen,  c'est  de  se  montrer  loyal,  oiili- 
geant,  sans  orgueil,  et  surtout  charilalile,  cai' 
avec  deux  maravcdis  seulement  qu'il  donnera 
d'un  cœur  joyeux,  il  ne  sera  pas  moins  libéral 
(|ue  celui  (|ui  fuit  l'aumône  à  son  de  cloches.  En 
le  voyant  orné  de  ces  vertus,  chacun,  même  en 
sachant  sa  détresse,  le  jugera  de  noble  race,  et 
ce  serait  miracle  qu'il  en  fût  autrement;  car 
l'estime  publique  a  toujours  réconqiensé  la 
vertu. 

Deux  chemins,  mes  ciièns  lilles,  jieuveiit 
conduire  aux  richesses  et  aux  honneurs  ;  ces 
deux  chemins  ce  sont  les  lettres  et  les  armes. 
Il  laut  croire  que  la  |)lanète  de  Mars  dominait 
i|niiiiil  jr  \  iu,->  au  MKiuilc,  [luisque  les  armes  sont 
plu^  (II'  mon  guùt;  aussi  jt\  me  vois  contraint 
d'obéir  à  leiu'  inlluence,  et  de  suivre  le  |ienchant 
de  ma  nature.  Oui,  c'est  en  vain  (|ue  l'on  vou- 
drait me  persuader  de  résister  à  la  volonté  du 
ciel,  d'aller  contre  ma  destinée,  et  avant  tout 
contre  mon  désir,  .le  connais  les  rudes  travaux 
imposés  à  la  chevalerie  errante,  mais  je  sais 
aussi  combien  on  y  rencontre  de  sérieux  avan- 
tages ;  je  n'ignore  pas  (|ue  le  sentier  de  la  vertu 


est  rude  el  étroit,  et  le  chemin  du  vice  large  et 
facile  ;  mais  je  sais  aussi  que  ces  deux  voies 
aboutissent  à  des  résultats  bien  différents  :  le 
chemin  du  vice,  avec  tous  ses  charmes,  nous 
conduit  à  la  mort  ;  tandis  que  le  sentier  de  la 
vertu,  tout  pénible  qu'il  est,  nous  conduit  à  la 
vie,  non  à  une  vie  périssable,  mais  à  une  vie 
qui  n'a  point  de  fin;  et,  comme  dit  notre  grand 
pot'te  castillan  '  : 

l'ai'  ce  sentiui'  étroit,  si  rudo  cl  si  ]ii''iiil)le, 
On  ari'ivi;  à  la  lin  au  séjour  éternel  ; 
l.e  cherciier  autieiiient,  ("est  tenti'i-  l'impossible 
Et  renoncer  au  ciel. 

Miséricorde  !  s'écria  la  nièce,  quoi  !  mou  on- 
cle est  poëte  aussi?  il  connaît  tout,  il  sait  tout  ; 
je  gage,  s'il  l'eût  entrepris,  qu'il  |)oiu-rait  bâtir 
une  maison. 

Ma  pauvre  enfant,  repartit  don  Quichotte,  je 
t'assure  que  si  l'exercice  de  la  chevalerie  errante 
ne  m'absorbait  tout  entier,  il  n'est  rien  au  monde 
dont  je  ne  puisse  venir  à  bout. 

l']n  ce  moment,  on  entendit  frapper  à  la  porte. 
Sancho  ayant  fait  connaître  que  c'était  lui,  la 
gouvernante  se  cacha  aussitôt  pour  ne  pas  le 
voir,  car  elle  le  haïssait  mortellement;  la  nièce 
alla  lui  ouvrir  ;  don  Quichotte  courut  au-devant 
de  son  écuyer,  l'embrassa,  se  renferma  avec  lui 
dans  sa  chambre,  où  ils  eurent  ensemble  une 
conversation  (|iii  ne  le  cède  en  rien  à  celle  qui 
vieiil  d  avoir  Inni. 


CM  M'ITIii:  vil 

DE   CE  OUI  SE    PASSA    ENTRE    DON    QUICHOTTE    ET   SON    ECUYEft. 

AINSI   QUE    D'AUTRES    EVENEMENTS 

ON     NE    PEUT     PLUS     DIGNES     DE     MEMOIRE 

Dès  ipie  la  gouvernante  vit  Samho  s'enfer- 
mer avec  son  seigneiu-,  elle  devina  leur  dessein; 
aussi,  se  doutant  bien  que  de  cette  entrevue  al- 
lait naître  la  résolution  d'ime  troisième  sorlie, 
elle  prit  sa  tuante,  et,  pleine  de  trouble  et  de 
chagrin,  elle  courut  trouver  le  bachelier  Sani- 

'  liarcil»«ii  ilf  In  Vrjç.i. 


DE    LA    M  AN  cm;. 


7)19 


son  C.ariasco,  peiisanl  (|iie,  eoniine  nouvel  ;iiiii 
de  son  maille,  cl  doué  d  une  |)aiole  l'inilo,  il 
|ioiniait  uiicux  que  personne  le  dissuader  de 
son  inipertininle  lésolulion.  (Juand  elle  entra, 
le  baclielier  se  promenail  dans  la  cour  de  sa  mai- 
son; ausoilôt  qu'elle  l'aperçut,  elle  se  laissa 
louiber  à  ses  pieds  haletante  et  désolée. 

(Ju'avez-vous,  dame  gouvernante  '.'  demanda 
(larrasco;  qu'esl-il  donc  arrivé'.' Un  dirait  que 
vous  allez  rendre  ràmc. 

Hien,  rien,  seigneur  baclielier,  répondil-elle, 
sinon  que  mon  niaiire  s'en  va;  bien  certaine- 
ment il  sen  va. 

Et  par  où  s'en  va  votre  niailreV  demanda 
Carrasco  ;  s"est-il  ouvert  quelque  |)artie  du 
corps? 

Non,  seigneur,  ré|)ondit-elle:  il  s'en  va  par  la 
porte  de  sa  folie;  je  veux  dire,  seigneur  bache- 
lier de  mon  ànie,  qu'il  va  faire  une  nouvelle 
sortie,  et  ce  sera  la  troisième,  afin  d'aller  courir 
encore  une  fois  le  monde  à  la  recherche  de  ce 
qu'il  appelle  d'heureuses  aventures  ,  quoique  je 
ne  sache  guère  comment  il  peut  les  nommer 
ainsi.  La  première  fois,  on  nous  le  ramena  cou- 
ché en  travers  sur  un  ànc,  et  roué  de  coups 
de  bâton  ;  la  seconde,  nous  le  vîmes  rêve* 
nir  sur  une  charrette  traînée  par  des  bœufs, 
enfermé  dans  une  cage  où  il  se  prétendait  en- 
'hanté,  et  dans  un  état  tel  que  la  mère  qui  l'a 
mis  au  monde  aurait  eu  peine  à  le  reconnaître. 
Il  était  jaune  comme  un  parchemin,  et  il  avait 
les  yeux  tellement  enfoncés  dans  le  lin  fond  de 
la  cervelle,  que  pour  le  remettre  sur  pied,  il 
m'en  a  coûté  plus  de  cent  douzaines  d'œufs, 
comme  Dieu  le  sait,  et  comme  le  diraient  mes 
pauvres  poules  si  elles  pouvaient  parler. 

Il  n'est  pas  besoin  de  témoin  pour  cela,  reprit 
Carrasco  ;  on  sait  que  pour  tout  au  monde  vous 
ne  voudriez  pas  altérer  la  vérité.  Ainsi  donc, 
dame  gouvernante,  il  ne  s'est  passé  rien  autre 
chose,  et  vous  n'avez  à  celte  heure  d'autre  so.uci 
que  celui  de  voir  le  seigneur  don  Quichotte 
prendre  encore  une  fois  la  clef  des  champ? '.' 


•  lui,  seigneur,  répondil-elle. 

i;ii  bien,  ne  vous  mettez  point  en  peine,  re- 
partit le  bachelier,  retournez  chez  vous,  et  jué- 
parez-moi  (|uel(iue  chose  de  chaud  pom-  déjeu- 
ner. Vous  direz  seulement,  chemin  faisant, 
l'oiaisoii  de  sainte  Apolline:  je  vous  suis  de  près 
et  vous  verrez  merveilles. 

L'oraison  de  sainte  Ai)ollinel  Jésus!  Maria  ! 
s'écria  la  gouvernante;  ce  serait  bon  si  mon 
maître  avait  mai  aux  dénis:  mais,  ce  qui  est 
malade  chez  lui,  c'est  la  cervelle. 

Allez,  dame  gouvernante,  allez,  repartit  Car- 
rasco ;  faites  ce  (pie  je  vous  dis  sans  répliquer  ; 
car,  ne  l'ouiiiioz  pas,  je  suis  bachelier,  et  qui 
plus  est  de  pur  l'université  de  Salamanquc. 

Là-dessus,  la  gouvernante  se  relira,  et  le  ba- 
chelier alla  trouver  le  curé  pour  comploter  avec 
lui  ce  qu'on  verra  plus  tard. 

Pendant  ce  temps,  don  Quichotte  et  Sanclio 
avaient  ensemble  une  longue  conversation,  dont 
l'histoire  nous  a  conservé  la  relation  véridique. 

Seigneur,  disait  Sanclio,  j'ai  fait  si  bien  que 
ma  femme  est  réiuite  à  me  laisser  aller  encore 
une  fois  avec  Votre  Grâce,  partout  où  il  lui  plaira 
lie  m'emniener. 

C'est  réduite  qu'il  faut  dire,  et  non  réiuite, 
reprit  don  Quichotte. 

.le  vous  ai  déjà  prié,  seigneur,  ré|)ondit  San- 
clio, de  ne  pas  me  reprendre  sur  les  mots,  lors- 
que vous  comprenez  ce  que  je  veux  dire  ;  quand 
vous  ne  me  comprenez  pas,  dites  :  Sancho,  je 
ne  te  comprends  pas.  Si  après  cela  je  m'exj)lique 
mal,  alors  Vous  pourrez  me  reprendre;  car  je 
n'ai  pas  un  esprit  de  contravention  et  je  ne  de- 
mande pas  mieux  qu'on  m'induise? 

Du  diable  si  je  te  comprends,  repartit  don 
Quichotte  ;  que  veux-tu  dire  avec  ton  esprit  de 
contravention,  et  ton  je  veux  bien  qu'on  m'in- 
duise? 

Un  esprit  de  contravention,  répliqua  Sancho, 
cela  veux  dire  un  esprit  qui  est...  tout...  atlea- 
dez...  tout  je  ne  sais  comment,  qui  n'aime  point 
à  être...  vous  me  comprenez  bien. 


V2(t 


DON    QIIICIIOTTK 


Je  lo  i:oiii(ifi,'mls  encore  moins,  dit  don  (Jni- 
chollc. 

l'ar  ma  loi,  si  vons  ne  nie  comprenez  pas,  je 
ne  sais  plus  coniinenl  parler,  reprit  Sanclio  : 
nous  n'avons  donc  qu'à  en  rester  là. 

Ah  !  si  vraiment,  je  devine,  repartit  don  (Jni- 
eliottc  :  tu  veux  dire  (pic  tu  n'as  pas  un  esprit 
de  contradiction,  cL  (pie  lu  es  Iiicn  aise  (pi'on 
t'inslruisc. 

Je  gagerais  ma  vie,  reprit  Sanclio,  (]ue  vous 
m'avez  compris  du  premier  coup;  mais  vous 
prenez,  plaisir  à  me  l'aire  trébucher  à  tout  bout 
de  champ. 

Ce  n'cilait  pas  mou  intention,  observa  don 
Quichotte;  mais  enlin  que  dit  Thérèse? 

Thérèse  dit.  qu'il  faut  (|ue  je  prenne  mes  sû- 
retés avec  Votre  Grâce,  que  quand  l'homme  se 
tait  le  paj)ier  parle  ;  que  qui  prend  bien  ses  me- 
sures ne  se  trompe  point  :  qu'un  tiens  vaut 
mieux  quedeux  tu  l'auras;  et  moi  j'ajoute  qu'un 
conseil  de  femme  n'est  pas  gr.md'cliose,  mais 
(|ue  celui  qui  ne  l'écoute  pas  est  un  fou. 

C'est  aussi  mon  avis,  dit  don  (juicliotte  ;  con- 
tinue, Sancho,  tu  parles  aujourd'hui  comme  un 
livre. 

Je  dis  donc,  poursuivit  Sancho,  et  Votre  ' 
(îràce  Iesaitmieux(piemoi,je  dis  doucque  nous  ' 
sommes  tous  mortels,  que  l'agneau  meurt  conmie 
la  brebis,  et  que  nul  ne  peut  en  cette  vie  se  pro- 
mettre une  heure  au  delà  de  celle  que  Itieu  a 
jugé  bon  de  lui  accorder;  car  la  mort  est  sourde, 
et  lorsqu'elle  frajjpe  à  notre  porte,  c'est  tou- 
jours à  grand'hàte,  et  alors  prières,  couronnes, 
sceptres,  mitres  n'y  peuvent  rien,  comme  disent 
les  prédicateurs. 

Tout  cela  est  vrai,  mais  où  veux-tu  en  venir'.' 
demanda  don  niii(qiolte. 

Je  veux  en  venir,  répondit  Sancho,  à  ce  que 
Votre  Grâce  m'alloue  des  gages  fixes,  c'esl-à- 
dire,  tant  par  mois,  tout  le  temps  que  j'aurai 
l'honneur  de  la  ser\  ii ,  et  ipie  ces  gages  me  soient 
payés  sur  ses  biens.  J'aime  mieux  cela  que  d'être 
à  merci,  parce   ipie  les  récompenses  vieniunt 


Irop  tard  ou  même  jamais,  tandis  qu'avec  des 
gages,  je  sais  au  moins  à  quoi  m'en  tenir,  l'eu 
ou  beaucoup,  on  est  bien  aise  di^  savoir  ce  (|ue 
l'on  gagne;  et  qui  gagne,  ne  perd  |)oint.  Malgré 
cela,  s'il  arrivait,  ce  que  je  ne  crois  ni  n'espère 
plus,  (|ue  Votre  Grâce  vint  â  me  donner  l'île 
qu'elle  m'a  promise,  je  ne  suis  pas  si  ingrat  ni 
si  exigeant,  que  je  ne  consente  volontiers  â  ra- 
battre mes  gages  sur  le  montant  des  revenus  de 

nie. 

A  bon  chat  bon  rat,  ami  Sancho,  dit  don  (Jui- 
cliotte. 

Je  gage,  repartit  Sancho,  (pie  Votre  Giàce  a 
voulu  dire  qu'un  rat  est  aussi  bon  qu'un  chat  ; 
mais  qu'importe  !  puisque  vous  m'avez  compris. 

Si  bien  compris,  continua  don  Quichotte, 
que  j'ai  pénétré  le  fond  de  ta  pensée,  et  deviné 
le  but  on  visent  les  innombrables  tlèches  de  tes 
proverbes.  Ecoute,  Sancho,  si  dans  une  seule 
histoire  j'avais  pu  trouver  le  plus  léger  indice 
(le  ce  (juc  les  clicvaiiers  errants  donnaient  |>ar 
mois  à  leurs  écnyers,  je  ne  ferais  aucune  diffi- 
culté de  condescendre  à  ton  désir  ;  mais  je  t'af- 
iiniie  (ju'après  les  avoir  toutes  lues  et  relues,  je 
n'y  ai  jamais  rencontré  rien  de  semblable.  Tout 
ce  que  je  sais,  c'est  que  les  écuyers  servaient  à 
merci  ;  seulement  à  l'heure  où  ils  y  pensaient  le 
moins  ;  et  si  la  chance  tournait  en  faveur  de 
leurs  mailres,  ils  étaient  gratiliêsde  quehpie  île, 
ou  tout  au  moins  ils  attrapaient  un  titre  ou  une 
seigneurie.  Si  dans  cette  espérance,  mon  ami, 
vous  voulez  rester  à  mon  service,  à  la  bonne 
hevirc;  sinon  je  vous  baise  les  mains  ;  car,  croyez- 
le  bien,  je  n'irai  pas  pour  vos  beaux  yeux  clian- 
"vv  les  niiti(pies  conliimes  de  la  chevalerie  er- 
rante. Vous  n'avez  donc  qu'à  retourner  chez 
vons,  et  consulter  votre  Thérèse  :  si  elle  trouve 
bon  que  vons  me  serviez  dans  l'attente  des  ré- 
coiu|)enses,  ainsi  soit-il  ;  si  elle  ne  le  veut  j)aâ, 
ni  vous  non  plus,  hi'iic  (ynir/t'Mi,  nous  n'en  serons 
pas  iiinins  bons  anus,  'faut  (pie  le  grain  ne 
man(|uera  pas  au  colombier,  le  colombier  ne 
niMiupieia  point  di>  pigeons.  Cependant,  je  vous 


I>K    I.A    MA  .\i; 


r.2i 


Paris.  S.  K-n-ifi  .  t  (.-,  iinii,  Fmiip,  Jouvet  ot  C*,  /-dit. 

Devant  imo  si  ferme  décision  de  son  maître.  Sniiclin  >ciilit  ses  yeux  se  couvrir  d'un  nuage  ipape  '"21). 


avertis  que  bonne  p.'pérance  vaut  nneux  que 
mauvaise  possession,  et  bonne  revendication 
mieux  (|uo  mauvais  payement.  Vous  voyez,  San- 
cho,  que  les  proverbes  ne  me  coûtent  pas  plus 
qu'à  un  autre.  Je  vous  parle  franchement,  si  vous 
navcz  pas  envie  de  me  suivre  à  merci,  Dieu 
vous  bénisse  et  vous  sanctifie!  quant  h  moi,  je 
saurai  trouver  des  écuyers  plus  obéissnnts,  plus 
empressés,  et  surtout  moins  bavards  que  vous. 
Devan  tune  si  i'erme  décision  de  son  maître, San- 
cho  sentit  son  creur  défaillir  et.'^ps  veux  se  couvrir 
d'un  nuage;  car  il  s'était  persuadé  que  pour  tout 


les  trésors  du  monde  don  Ouiclmllc  ne  partirait 
|)as  sans  lui.  Il  en  était  encore  tout  interdit, 
lorsque  Samson  Carrasco  survint  avec  la  nièce 
et  la  trouvernanle,  qui  le  suivaient,  empressées 
de  savoir  comment  le  bachelier  parviendrait  à 
détourner  leurseigneur  de  se  lancer  encore  une 
fois  ;i  la  recherche  des  aventures.  A  peine  le  ba- 
chelier fut-il  entré,  qu'embrassant  les  genoux  de 
notre  héros  :  0  Heur  de  la  chevalerie  errante, 
s'écria-t-il,  lumière  resplendissante  des  armes, 
honneur  et  miroir  de  la  vaillante  nation  espa- 
gnole !   plaise  au  Dieu   tout-puissant  que  ceux 

41 


Il  ON    OlMCIKiTTr, 


(jui  voudraient  s'opposer  à  la  généreuse  réso- 
lution que  tu  as  formée  ilc  faire  une  troisième 
sortie,  ne  sachent  plus  comment  sortir  du  la- 
byrinthe de  leurs  folle»  pensées,  cl  ne  voient 
jamais  s'accompl-ir  leurs  souhaits  les  plus  ar- 
dents! 

il  est  inutile  de  réciter  plus  longtemps  l'orai- 
son de  sainte  Apolline,  dit-il  à  la  pouveniaiitc  ; 
je  sais  que  le  ciel,  dans  ses  décrets  immuables, 
a  décidé  que  le  seigneur  don  Quichotte  retour- 
neraitau  grand  exercice  de  la  chevalerie  errante; 
je  chargerais  donc  gravement  ma  conscience  si 
je  ne  conseillais,  que  dis-je,  si  je  n'intimais  à  ce 
chevalier  de  faire  éclater  de  nouveau  la  bonté  de 
son  inqicrturbable  cœur  et  la  force  de  son  va- 
leureux bras,  qu'il  ne  peut  laisser  plus  longtemps 
dans  l'inaction,  sans  troni|ier  l'allente  des  mal- 
heureux, sans  faire  tort  aux  orphelins  et  aux 
veuves,  sans  exposer  I  honneur  des  femmes  et 
(les  (illes,  dont  il  est  le  rempart  et  l'appui,  sans 
contrevenir  à  toutes  les  lois  de  cet  ordre  in- 
comparable que  Dieu  enflamma  de  son  souffle 
tout-puissant  pour  la  sûreté  du  genre  humain. 
Courage  donc,  seigneur  don  Quichotte  !  courage! 
commençons  aujourd'hui  plutôt  que  demain  ;  et 
si  quelque  chose  vous  manque  pour  l'exécution 
de  vos  grands  desseins,  je  suis  prêt  à  vous  y 
aider  en  personne  ;  je  tiendrai  non-seulement  à 
honneur  d'être  écuyer  de  Votre  Grâce,  mais  j'en 
recevrai  encore  le  titre  comme  la  première  et  la 
plus  glorieuse  fortune  du  nminii'. 

Kh  bieu,  que  t'avais-je  dil,  nprit  Iton  Qui- 
ihollc  en  se  touiuanl  vers  Sanciio  ;  crois-tu 
maintenant  que  je  man(iuciai  d'écuyer'.'  vois-tu 
rjni  s'offre  à  m'en  servir!  sais-tu  (pie  c'est  l'é- 
tonnant liachcliii'  Samsoii  (iarra^co,  le  joyeux 
iionli-cn-lrain  de  l'univcisilé  de  Salamaii(]ue? 
Considère  comme  il('>l  >aiii  de  corp^  (^t  d'esprit, 
bien  fait  de  sa  personne,  et  dans  la  viiiiicur  de 
l'âge;  celui-là  sait  souffrir  le.  chaud  elle  iroid, 
la  faim  cl  la  soif,  et,  ce  (|ui  vaul  mieux,  il  sait 
se  lairo  ;  enlin  c'est  un  lionune  (pu  pos>èd('  an 
|dus  haut  ilegre  (oiilcs  les  (piailles  icipiiscs  rliez 


l'écuyer  d'un  chevalier  errant.  A  Dieu  ne  plaise 
cependant  que  pour  mon  intérêt  particulier, 
j'expose  ainsi  le  vase  de  la  science,  la  colonne 
des  lettres,  et  la  palme  des  beaux-arts!  Que  le 
nouveau  Samson  reste  dans  sa  patrie  dont  il  est 
l'honneur  et  la  défense  ;  ne  privons  pas  son  vieux 
père  de  l'appui  de  sa  vieillesse;  et  puisque  San- 
ciio ne  veut  pas  venir  avec  moi...  j'aime  mieux 
me  contenter  du  premier  écuyer  venu. 

Si  fait,  si  fait,  je  veux  y  aller,  reprit  Saiicho 
tout  attendri  et  les  yeux  pleins  de  larmes  :  il  ne 
sera  pas  dit  (|ue  j'aurai  faussé  compagnie  à  un 
homme  après  avoir  mangé  son  pain,  ,1e  ne  suis 
point,  Dieu  merci,  d'une  race  ingrate,  et,  dans 
notre  village,  tout  le  monde  connaît  ceux  dont  je 
suis  sorti  ;  et  puis,  je  vois  à  vos  actes  et  plus 
encore  à  vos  paroles,  que  vous  avez  envie  de 
niefairedubien.  Si  je  vous  ai  demandédes  gages, 
c'(''tail  pour  complaire  à  ma  femme;  cardes 
qu'elle  s'est  mis  une  chose  dans  la  tète,  il  ii  y 
a  pas  de  maillet  qui  serre  autant  les  cercles 
d'une  cuve,  qu'elle  vous  serre  le  bouton  pour  en 
venir  à  ses  fins.  Mais,  après  tout,  il  faut  ipie 
l'homme  soit  homme,  et  puisque  je  le  sui.s,  je 
le  serai  dans  ma  maison  comme  ailleurs,  (piand 
on  devrait  en  enrager.  11  n'y  a  donc  plus  qu'une 
chose  à  faire,  c'est  que  Voire  Grâce  rédige  son 
testament  et  son  concile,  de  telle  fa(;on  (pi' il  ne 
se  puisse  rétorquer;  après  quoi  mettons-nous  en 
chemin,  aliii  que  ràiiic  du  seigneur  bachelier 
ne  pâtisse  pas  davantage,  car  il  a  dit  (pie  sa 
conscience  le  pressait  de  pousser  Votre  (iiàce  à 
f.iire  une  troisième  soitie.  Quant  à  moi,  mmi 
cher  maître,  je  suis  prêt  à  vous  suivre  jusqu'au 
bout  du  inonde  ;  et  je  vous  servirai  aussi  lidè- 
leincnt,  et  même  mieux  qu'aucun  des  écuycrs 
qiii  ont  jamais  servi  les  chevaliers  errants  pas- 
sés, pii''seiits  et  à  venir. 

I,e  liaehelier  lie  fut  pas  médiocrement  étonné 
du  diseoiirs  de  Sanclio,  car  bien  qu'il  connût  la 
première  partie  de  l'histoire  de  don  (Juiehotle, 
il  ne  crovail  pas  son  écuyer  aus-i  |)laisaiit  ipie 
l'aiileiir  le  l'ail  ;  iiiai>  en  lui   enlendaiit    dire   ini 


D  K    1,  A    M  A  ,\  C  11  K. 


9iZ 


lublainciit  !■(  un  coiuilo  (|ui  iic  se  puisse  rrlor- 
(|iii>r,  au  lii-u  d'uii  tostaiiieiit  cl  d'un  coilicille 
(|iii  no  si'|)iiissc  révo(|uc'r,  il  crut  aisémcnl  tout 
ce  (|u'il  avait  lu  sur  son  compte,  cl  il  se  dit  en 
liii-incnie  qu'après  le  maître  il  n'y  avait  guère  de 
plus  grand  Ion  an  monde  (|ue  le  serviteur.     . 

Finalement,  don  Quicliolte  et  Sanclio  seni- 
brassèrcnt,  meilleurs  amis  (jne  jamais:  puis,  sur 
l'avis  du  grand  Sauison  L'arrasco,  qui  était  de- 
venu son  oracle,  notre  chevalier  arrêta  de  partir 
sous  trois  jours,  [)endant  lesquels  il  aurait  le 
loisir  de  se  munir  des  choses  nécessaires  pour  le 
voyage  et  de  se  procurer  une  salade  à  visière, 
décidé  (ju'il  était  à  en  porter  désormais  une  de 
la  sorte.  Carrasco  s'offrit  à  lui  procurer  celle 
que  possédait  un  de  ses  amis,  l'assurant  qu'elle 
était  de  bonne  trempe,  et  qu'il  siiltirail  de  la 
dérouiller. 

La  nièce  et  la  gouvernante,  qui  attendaient 
tout  autre  chose  des  conseils  du  bachelier,  lui 
donnèrent  mille  malédictions  :  elles  s'arrachè- 
rent les  cheveux  et  s'égraiignèrent  le  visage, 
criant  et  hurlant,  connue  si  la  troisième  sortie 
de  don  tjuicliolte  eut  été  un  présage  de  sa  mort. 
Le  projet  de  Carrasco,  en  lui  conseillant  de  se 
mettre  encore  une  fois  en  campagne,  était  de  ; 
faire  ce  qu'on  verra  dans  la  suite  de  cette  his' 
toire. 

Enfin,  pourvus  de  tout  ce  qui  leur  parut  né-  j 
cessaire,  Sancho  ayant  apaisé  sa  femme,  et  don 
Quichotte  sa  nièce  et  sa  gouvernante,  un  beau 
soir,  sans  témoins,  hormis  le  bachelier,  qui 
voulut  les  accompagner  à  demi-lieue,  nos  deu.x 
chercheurs  d'aventures  [irireut  le  chemin  du 
Toboso,  don  Quichotte  sur  Rossinante,  et  San- 
cho sur  son  ancien  grison,  le  bissac  bien  bourré 
de  provisions  de  bouche  et  la  bourse  garnie 
d  argent.  Carrasco  prit  congé  du  chevalier,  après 
I  avoir  supplié  de  lui  donner  avis  de  sa  bonne 
ou  de  sa  mauvaise  fortune,  alin  de  »e  réjouir  de 
l'une  ou  de  s'attrister  de  l'autre,  comme  le 
voulait  leur  amitié,  ils  s'embrassèrent;  le  ba 
I  helier  reprit  le  chemin  de  son  village,  et  don 


Quichotte  continua  le  sien  veis  la  grande  cité  du 
Toboso. 


Cil  M'inii;  \  III 

OE  CE   OU"    ARRIVA    A    DON   OUi-MOTTE    ET    A   SANCHO 
EN    ALLANT   VOIR    DULCINEE 

liéni  soil  le  ïont-l'uissant  .Vllali!  s'écrie  cid 
llamed-licn-Eugeli  au  commencement  de  ce  cha- 
pitre, Allah  soit  béni  !  répète-t-il  par  trois  fois  ! 
ajoutant  que  s'il  lui  adresse  ses  bénédictions, 
c'est  parce  qu'enlin  don  Quichotte  et  Sanclio 
sont  en  cam|)agne,  et  (pie  désormais  vont  re- 
commencer les  exploits  du  maître  et  les  facéties 
de  l'écnyer.  Il  invite  en  même  lemj)s  le  lecteur 
à  oublier  les  prouesses  passées  de  notre  héros, 
pour  accorder  toute  son  attention  à  celles  cpi'il 
va  laconler  et  (jui  conunencent  sur  le  chemin 
du  Toboso,  comme  les  premières  ont  commencé 
dans  la  plaine  de  Montiel;  et  en  vérité  ce  qu'il 
demande  est  peu  de  chose  en  comparaison  de 
ce  qu'il  promet.  Après  quoi  il  continue  de  la 
sorte  : 

A  peine  don  Quicliolle  et  Sancho  venaient-ils 
de  quitter  Samson  Carrasco,  que  Rossinante  se 
mil  à  hennir  et  la  grison  à  braire;  ce  que  le 
maître  et  l'écuyer  tinrent  à  bon  signe  et  regar- 
dèrent comme  un  heureux  présage.  Toutefois, 
s'il  faut  dire  la  vérité,  les  soupirs  et  les  brai- 
ments de  l'àne  furent  plus  prolongés  et  plus 
forts  que  les  hennissements  du  cheval ,  d'où 
Sancho  conclut  que  son  bonheur  devait  surpas- 
ser celui  de  son  maître,  se  fondant  sur  je  ne  sais 
quelle  astrologie  judiciaire  dont  il  avait  sans  doute 
connaissance,  quoique  l'histoire  n'en  parle  pas. 
Seulement  on  lui  avait  entendu  dire  (pie  lors- 
qu'il trébuchait  ou  tombait,  il  eût  voulu  n'être 
pas  sorti  d-;  >a  maison ,  parce  que  trébucher  et 
tomber  sign: liait,  selon  lui,  souliers  ronqius, 
ou  eûtes  brisées;  et  par  ma  foi,  tout  sinq)le  qu'il 
était,  il  faut  convenir  <|u'il  avait  raison: 

Ami  Snnclio,  dit  don  Quichotte,  plus  nou> 
marchons,  plu>  la   nuit  avance,  et  bientôt  elle 


r.'2.4 


DON    QUICHOTTE 


^seI•a  si  obscure,  que  nous  ne  pourrons  ajjercc- 
voir  le  Toboso:  et  [lourlant  c'est  là  que  j'ai  ré- 
solu de  nie  rendre  avant  d'entreprendre  aucune 
aventure.  Là  je  demanderai  à  la  sans  pareille 
Dulcinée  son  agrément  et  sa  bénédiction,  et  dès 
qu'elle  m'aura  accordé  l'une  et  l'autre,  j'espère 
et  je  suis  même  assuré  de  mener  à  bonne  lin 
toute  périlleuse  prouesse,  car  rien  n'exalte  et  ne 
fortifie  le  cœur  d'un  cbevalier  errant  comme  de 
se  savoir  protégé  par  sa  dame. 

Je  le  crois  aussi,  répondit  Sancho  ;  mais  il  me 
semble  ([u'il  sera  bien  difficile  à  Votre  (îràce  de 
lui  parler  et  de  recevoir  sa  bénédiction,  à  moins 
cependant  qu'elle  ne  vous  la  jette  par-dessus  le 
nnir  de  la  basse-cour  où  je  la  vis  la  première 
fois  quand  je  lui  portai  votre  lettre  avec  le  détail 
des  extravagances  (pie  vous  faisiez  pour  elle  au 
fond  de  la  Sierra-Morena. 

Un  mur  de  basse-cour!  s'écria  don  Quicliotte. 
Quoi  !  c'est  là  (juc  tu  t'iniagines  avoir  vu  cet 
astre  de  beauté!  Tu  te  trompes  grandement, 
mon  aini  ;  ce  ne  pouvait  être  que  sur  quelque  bal- 
con doré  ou  sous  le  riclie  vestibule  de  quelque 
somptueux  palais. 

C'est  possible,  répondit  Sancho;  mais  à  moi, 
si  je  m'en  souviens  bien,  cela  m'a  semblé  le  mur 
d'une  basse-cour. 

(Juoi  (ju'il  en  soit,  allons-y,  reprit  don  Oui- 
cliotlc,  et  pourvu  que  je  voie  Dulcinée,  peu 
m'imporlc  que  ce  soit  par-dessus  le  mur  d'une 
basse-cour  ou  à  travers  la  grille  d'un  jardin,  car 
de  (piclque  endroit  que  m'arrivc  le  moindre 
rayon  de  sa  beauté,  il  éclairera  mon  entende- 
iiient  et  fortifiera  mon  cœur  de  telle  sorte  que 
je  deviendrai  sans  égal  pour  l'esprit  et  pour  la 
vaillance. 

Par  ma  foi,  seigneur,  dit  Sancho,  quand  je 
vis  ce  soleil  de  madame  Dulcinée,  il  n'était  |ias 
assez  brillant  pour  jeter  aucun  rayon.  Mais  cela 
vient  sans  doute  de  ce  qu'étant  à  cribler  le  grain 
tjue  je  vous  ai  dit,  la  |ioussièrc  épaisse  qui  en 
sortait  élevait  devant  elle  un  nuage  qui  ni'c  iu|iè- 
cliail  de  la  voir. 


Est-il  possible,  Saiiclio,  reprit  don  Quichotte, 
que  lu  persistes  encore  à  croire  et  à  soutenir 
([ue  Dulcinée  criblait  du   grain,  (juand  tu  sais 
combien  une  semblable  occupation  est  indigne 
d'une  personne  de  son  mérite  et  de  sa  qualité  ! 
As-tu  donc  oublié  ces  vers  dans  lesquels  notre 
grand  poète  '  dépeint  les  ouvrages  délicats  dont 
s'occupaient,  au  fond  de  leur  palais  de  cristal, 
ces  nymphes  qui,  sortant  des  profondeurs  du 
Tage,  allaient  souvent  s'asseoir  dans  une  verte 
prairie  ])our  travailler  à  de  riches  étoffes  toutes 
de  perles,  d'or  et  de  soie'.'  Eh  bien,  telle  devait 
être  l'occupation  de  Dulcinée  quand  tu  la  vis,  à 
moins  cependant  que  quelque  maudit  enchan- 
teur, par  une  de  ces  transformations  qu'ils  ont 
loujouis  à  leurs  ordres,  ne  t'ait  donné  le  change 
et  jeté  dans  l'erreur.  Aussi  je  crains  bien  que 
l'histoire  de  mes  prouesses  (qui  circule  impri- 
mée, dit-on),  si  elle  a  pour  auteur  un  de  ces 
I  mécréants,  contienne  fort  peu  de  vérités  mêlées 
I  à  beaucoup  de  mensonges.  0  envie!  source  de 
j  tous  les  maux,  ver  rongeur  de  toutes  les  vertusl 
I  Les  autres  vices,  Sancho,  ont  encore,  malgré 
I  leur  laideur,  je  ne  sais  quel  charme,  mais  l'en- 
!  vie  ne  traîne  après  elle  que  désordres,  ressenti- 
;   mciits  cl  fureurs! 

Voilà  justement  ce  que  je  pense,  dit  Sancho  : 
aussi  je  g.ige  ipic  dans  ce  livre,  dont  a  parlé  le 
bachelier  Carrasco,  je  suis  arrangé  de  la  bonne 
faroii,  cl  que  mon  hcinneur  y  va  roulant  de  i;à, 
de  là,  battant  les  murs  comme  une  voiture  dis- 
loquée; et  pourtant,  je  le  jure  par  l'âme  des 
l'an/a,  je  n'ai  de  ma  vie  médit  d'aucun  enchan- 
teur, et  je  ne  suis  pas  assez  riche  pour  faire  des 
jaloux.  Ce  (pi'oii  peut  me  rcpiochcr,  c'est  d'a- 
voir un  |ictil  grain  île  coquineric  et  de  dire 
trop  souvent  ce  qui  me  vient  au  bout  de  la  lan- 
gue; mais,  après  tout,  je  suis  plus  simple  cpie 
méchant,  et  ipiand  je  n'aurais  pour  moi  que  de 
croire  sincèrement  et  fermement  à  tout  ce  que 
cinit  cl  enseigne  la  .siinte  Église  catholique  ro- 

'  Gaicilaso  ilv  In  Vcgn. 


DI':    LA    MAISCIli^. 


02.'] 


Knlîii,  le  second  jour,  ils  dûcouvrireiit  lu  grande  eilé  du  Toboso  (iiaye  527). 


niaine,  et  d'être,  comme  je  le  suis,  eiiiu'iiii  n'cir- 
tel  des  Juifs,  les  historiens  devraient  m'en  tenir 
compte  et  nvépargncr  dans  leurs  écrits.  Au 
reste,  puisque  je  n'y  peux  rien,  et  que  me  voilà 
mis  en  livre,  qu'ils  disent  ce  qu'ils  voudront  ; 
je  m'en  soucie  comme  d'une  ligue,  et  je  ne 
donnerais  pas  un  maravédis  pour  les  eu  cnqic- 
cher. 

Ce  que  tu  viens  de  dire,  Sanclio,  reprit  don 
Quicholte,  me  rappelle  l'histoire  d'un  poète  de 
notre  temps,  ([ui,dans  une  satire  contre  les  da- 
mes galantes  de  la  cour,  avait  négligé  à  dessein 
d'en  nommer  une  sur  le  tomiite  de  la(|uelit'  il 
n  osait  pas  se  prononcer.  Furieuse  de  l'oubli,  la 
dame  courut  chez  le  poëte,  le  sonunant  de  ré- 
parer l'omission  et  le  mena(;ant,  en  cas  de  refus, 
de  lui  faire  un  mauvais  parti.  Le  poète  s'em- 
pressa de  lui  donner  satisfaction,  et  l'arrangea 
de  telle  sorte   que  mille    langues   de   duègnes 


n'eussent  pas  mieux  l'ail.  A  ce  propos  vient  en- 
core l'histoire  de  ce  berger  qui,  dans  le  seul  but 
d'immortaliser  son  nom,  incendia  une  des  sept 
merveilles  du  monde,  le  fameux  temple  de  Diane 
à  Ephèse  :  aussi  malgré  tout  ce  qu'on  put  faire 
pour  empêcher  d'en  parler,  nous  ne  savons  pas 
moins  qu'il  s'appelait  Erostratc> 

On  peut  encore  citer  à  ce  sujet  ce  tpii  arriva 
à  notre  grand  empereur  Charles-Quint.  En  pas- 
saut  à  Rome,  ce  prince  voulut  visiter  le  Pautliéon 
d'Agrippa,  ce  fameux  temple  de  tous  les  diuux, 
qu'on  a  depuis  appelé  temple  de  tous  les  saints  : 
c'est  l'édilice  le  mieux  conservé  de  l'ancienne 
Uome,  celui  qui  donne  la  plus  haute  idée  de  la 
•  magnilicence  de  ses  l'oudalcurs;  il  est  d'u'ne  ad- 
mirable architecture,  et  (juoi(|u'il  ne  reçoive  le 
jour  que  \ydv  une  large  ouverture  |)lacée  au  som- 
met du  monument,  il  est  aussi  bien  éclairé  que 
s'il  était  ouvert  de  tous  côtés.  L'illustre  visiteur 


r.'iii 


DON    QUICHOTTE 


considérait  do  là  l'édifice,  pendant  qu'un  gcntil- 
iioinmc  romain,  (|ui  l'accompagnait,  lui  Taisait 
ieniar(|ucr  les  détails  de  ce  cliet-d'œuvre  d'ai- 
cliitccturc.  Lorsque  l'empereur  se  fut  retiré  : 
«  Sire,  lui  dit  ce  gentilhomme,  il  faut  que  j'a- 
voue h  Votre  Majesté  une  pensée  bizarre  qui 
vient  de  me  traverser  l'esprit  :  penilant  qu'elle 
était  au  bord  de  ce  Irou,  il  m'a  pris  plusieurs 
fois  envie  de  la  saisir  à  bras-le-corps  et  de  me 
jeter  du  liant  en  bas  avec  elle,  afin  de  rendre, 
par  sa  mort,  mon  nom  immortel  !  —  Je  vous 
sais  gré  de  n'avoir  pas  mis  à  exécution  celle 
mauvaise  pensée,  reprit  (;iiarb^s-(Juinl;  cl  jiour 
ne  plus  vous  exjtoser  à  semblable  tentation,  je 
vous  défends  de  jamais  vous  trouver  dans  le  même 
lieu  que  moi.  »  Après  quoi  il  le  congédia  en  lui 
accordant  une  grande  faveur. 

Ceci  te  montre,  Sancbo,  combien  est  vif,  clioz 
les  hommes,  le  désir  de  faire  parler  de  soi.  Quel 
motif,  à  ton  sens,  avait  lloratius  Coclès  pour  :^^e 
jeter  dans  le  Tibre,  chargé  du  poids  de  ses  ar- 
mes'.' Qui  pouvait  inspirer  à  Mulius,  surnommé 
depuis  Sca'vola,  un  mépris  de  la  douleur  assez 
grand  pour  lui  faiie  tenir  la  nuiin  étendue  sur 
un  brasier  ardent,  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  pros- 
(pie  consumée'.' Oui  poussa  Ciuiius  à  se  jirécipi- 
ler  dans  cet  abime  de  feu  qui  s'était  ouvert  tout 
à  coup  au  milieu  de  Rome?  Pourquoi  Jules  Cé- 
sar |)assa-t-il  le  Hubicon  après  tant  de  présages 
sinistres?  De  nos  jours,  cnlin,  ])ourquoi  les  vail- 
lants Espagnols,  (jue  guidait  le  grand  Corle/,  à  la 
cou(|uéte  du  nouveau  monde,  coulèrent-ils  eux- 
mêmes  leurs  vaisseaux,  s'ôtant  ainsi  tout  moyen 
de  retiaite? 

Kli  bien,  Sancho,  c'est  la  soif  de  la  renonnnée 
i|ui  a  produit  tous  cesexjdoits;  c'est  pour  elle 
qu'un  affronte  les  plus  grands  |)érils  et  la  moit 
même,  comme  si  dans  la  résolution  que  l'on 
fait  paraître  ou  jouissait  par  avance  de  l'inumir- 
tiiité.  Mais  nous,  chrétiens  catholi(|ues  et  cheva- 
liers errants,  nous  devons  travailler  pliilôt  pour 
la  gloire  éternelle  dont  on  jouit  dans  le  ciel, 
que  pour  une  vainc  rciioinmée  qui  doit  finir 


avec  celte  vie  périssable.  Ainsi  donc,  Sancho, 
que  nos  actions  soient  toujours  conformes  aux 
règles  de  celte  religion  (|ue  nous  avons  le  bon- 
heur de  comiaître  et  de  professer.  En  tuant  des 
géants,  proposons  nous  de  terrasser  l'orgueil, 
combattons  l'envie  par  la  générosité  et  la  gran- 
deur d'âme,  opiiosons  à  la  colère  le  calme  et  le 
saug-froid,  à  la  gourmandise  la  sobriété,  à  l'in- 
continence et  à  la  luxure,  la  fidélité  due  à  la 
dame  de  nos  pensées;  triomphons  de  la  paresse 
I  en  [)arcouranl  les  quatre  parties  du  monde  cl  en 
recherchant  sans  cesse  toutes  les  occasions  qui 
peuvent  nous  rendre  non-seulement  bons  chré- 
tiens,  mais  encore  fameux  chevaliers.  Voilà, 
Sancho,  les  degrés  par  lesquels  on  peut  et  on 
doit  atteindre  au  faîte  glorieux  d'une  bonne  re- 
nommée. 

Seigneur,  dit  Sancho,  j'ai  bien  compris  ce 
que  vient  de  dire  Voire  (Iràcc  :  je  désire  seule- 
ment que  vous  me  déballassiez  d'un  doute  ipii 
m'arrive  à  l'esprit 

(ju'est-ce,  mou  fils,  re|)ritdoii  (Jiiichotle  ;  dis 
ce  ipie  tu  voudras,  et  je  te  répondrai  de  mon 
mieux. 

Ces  Césars,  ces  Jules,  tous  ces  chevaliers  dont 
vous  venez  de  parler  et  qui  sont  morts,  oii  sont- 
ils  maintenant?  demanda  Sancho. 

Sans  aucun  doute,  les  païens  sont  en  enfer, 
répondit  don  Quichotte  ;  les  chrétiens,  s'ils  ont 
bien  vécu,  sont  dans  le  |iurgatoire  ou  dans  le 
ciel. 

Voilà  (|in  est  bien,  continua  Sancho;  mais, 
dites-moi,  les  tombeaux  où  roj)osent  les  corps 
de  ces  gros  seigneurs  oiil-ils  à  leurs  portes  des 
lampes  d'argent  sans  cesse  allumées,  elles  mu- 
railles de  leurs  chapelles  sont-elles  ornées  de 
béquilles,  de  suaires,  de  têtes,  de  jambes  et  de 
bras  en  cire  ;  Si  ce  n'est  de  tout  cela,  de  quoi 
soiil-elles  ornées,  je  voti>  piir? 

Les  tombeaux  des  paii'ii>;  npnndil  don  Qui- 
chotte, ont  (té,  pour  la  plupart  des  numuiuents 
fastueux.  Les  cendres  de  Jules  César  furent 
mises  sous  une  pyramide  en  pierre  d'une  gian- 


DELA    M  ANC  II  K 


:.tJ7 


(leur  démesurée,  (iii'oii  npiielle,  à  Home,  \'m- 
feuille  de  Saint-Pierre,  un  tondieau  friand  connue 
ini  village,  (]u"(in  a|)|H'lail  alors  Moli's  Adiiaiii, 
et  (|ni  est  aujourd'hui  le  chàleau  Sainl-Anuc, 
a  servi  de  sépulture  à  l'euiiiereui'  Ailiicu;  l;i 
reine  Arlémise  a  l'ail  placer  le  corps  de  son 
époux  Mausole  dans  un  tombeau  si  vaste  et 
d'un  travail  si  cx(|uis,  qu'on  l'a  mis  au  ran;?  des 
sept  nierveil|{>s  du  monde  ;  mais  tous  <e>  somp- 
tueux monunienls  n'ont  jani.us  élé  ornés  de 
suaires  ou  d'olïrandcs  pouvant  l'aiic  jieiisir  ([ue 
ceu\(ju'ils  renferment  soient  devenus  des  saints. 

Très-bien,  répiitpia  Sanclio,  maintenant  (|ue 
choisirait  Votre  (iràce  de  tuer  un  yéant  ou  de 
ressusciter  im  mort'.' 

La  ié|iouse  est  iacile,  dit  dun  Ouichotte;  je 
prél'érerais  ressusciter  un  mort'.' 

l'arma  foi,  je  vous  tiens!  s'écria  Sancho  : 
vous  convenez  que  la  renommée  de  ceux  ([ui 
ressuscitent  les  morts,  (jui  rendent  la  vue  aux 
aveugles,  qui  font  marcher  les  boiteux,  et  (|ui 
ont  sans  cesse  la  l'oule  afienouillée  devant  leurs 
reliques,  est  plus  grande  dans  ce  monde  et  dans 
l'autre  que  celle  de  tous  les  empereurs  idolâtres 
et  de  tous  les  chevaliers  errants  ayant  jamais 
existé? 

J'en  demeure  d'accord,  dit  don  Quichotte. 

Eh  bien,  reprit  Sancho,  puis(iue  les  saints 
ont  seuls  le  privilège  d'avoir  des  chapelles  tou- 
jours renq)lies  de  lampes  allumées,  de  jambes 
et  de  bras  en  cire;  que  les  évoques  et  les  rois 
portent  leurs  reliques  sur  leurs  épaules,  qu'ils 
en  décorent  leurs  oratoires,  et  en  enrichissent 
leurs  autels... 

.\chève,  dit  don  Quichotte;  que  veux-lu  con- 
clure de  là? 

Je  conclus,  continua  Sancho,  que  nous  ferions 
mieux  de  nous  adonner  à  être  saints,  pour  at- 
teindre plus  tôt  eetle_  bonne  renonnuée  que 
nous  cherchons,  et  qui  nous  fuira  peut-être  en- 
core longtemps.  Tene/.  :  avant-hier,  on  eaiiouisa 
deux  carmes  dèchaux  ;  eh  bien,  vous  ne  sauriez, 
imaginer  la  l'oide  «pi'il  y  avait   pour   bai-er  le< 


chaînes  qu'ils  poi'lnient  aulour  dr  ii'ui'  corps. 
Sur  ma  fui,  on  paraissait  les  priser  bien  plus 
(\[H'  cette  fameuse  épèc  de  Roland  (pii  est 
dans  le  magasin  des  armes  du  roi-,  notre  maître, 
(|iif  llu'U  garde!  \()us  voyez,  doue,  seij^Mcur, 
(ju'il  vaut  uiieuv  être  un  simple  moine,  n  un- 
porte  de  (|uel  oi'dre,  que  h'  plus  vaillant  cheva- 
lier errant  du  monde,  llouze  coups  de  discipline 
applii|ués  à  |)ropos  sont  plus  agréables  à  Dieu 
que  mille  coups  de  lance  (pu  louibent  vur  des 
géants,  des  vampires  on  iiutres  iiioiislies  de  celle 
espèce. 

J'en  conviens,  mon  ami,  dit  don  Quicbolte  ; 
mais  nous  ne  pouvons  pas  tons  être  moines  et 
Dieu  a  plusieurs  voies  pour  aeheniiner  ses  dus 
au  ciel.  La  chevalerie  est  un  ordre  religieux,  cl 
il  y  a  des  saints  chevaliers  dans  le  paradis. 

U'accord,  reprit  Sancho;  mais  on  dit  ipi'il  s'y 
trouve  encore  plus  de  moines. 

(i'est  vrai,  ié|>ondit  don  Quichotte,  i  ;u  le 
niuubre  des  religieux  est  |)lus  grand  que  cehn 
des  chevaliers  errants. 

Il  y  a  pourtant  bien  des  gens  cpii  errent,  dit 
Sancho. 

Deaucou|),  reprit  don  Quichotte,  mais  jieu 
(|ui  méritent  le  nom  de  chevaliers. 

Ce  fut  dans  cet  entretien  el  autres  semblables, 
que  nos  aventuriers  passèrent  la  nuit  et  le  jour 
suivant,  sans  qu'il  leur  arrivât  rien  qui  mérite 
d'élre  raconté,  ce  qui  chagrinait  fort  don  Qui- 
cbolte. Knlin,  le  second  jour,  ds  découvrirent  la 
grande  cité  du  '^obo^o,  et  notre  chevalier  ne 
l'eût  pas  plus  tôt  aperçue  qu'il  ressentit  une 
joie  incroyable.  Sancho,  au  contraire,  devint 
mélancolique  et  rêveur,  pai  ce  (pi'il  ne  coiuiaissait 
pas  la  maison  de  l)iilcin('",  el  ipie  pas  plus  qiu> 
son  seigneur,  il  n'avait  vu  la  dame;  de  sortecpie 
tous  deux,  l'un  pour  la  voir,  l'autre  pour  ne  pas 
l'avoir  vue,  ils  étaient  incpiiels  et  agités.  Bref, 
noire  chevalier  résolut  de  n'enlicr  dans  la  ville 
qu'à  liMHiit  close;  en  atteiidaiil  l'heure,  ils  se 
tinrent  cachc'S  dans  un  bouquet  de  chênes  (jui 
est  proche  du  l'oboso,  et  1 1   nuit  venue   ils   en- 


-.'28 


nON    QUICHOTTE 


Irèrcnt  dans  la  ^l'antlo  cite,  où  il  loiir  arriva  des 
rliosos  (]iii  |iouvcnt  ôtrc  qnalidi'i's  ainsi. 


CHAPITRE  l\ 

ou  L'ON  RACONTE  CE  QU'ON  Y  VERRA 

il  était  niitiuit  on  à  |ion  près,  (|uari<l  ilon 
OuicliottectSanclio  quittèrent  le  petit  liois  |i(iMr 
entrer  dans  le  Toi)oso.  Un  profond  silence  ré- 
gnait dans  tont  le  villa;:e,  car  à  cette  heure  les 
habitants  dorniaient,  comme  on  dit,  à  jambe  é- 
tcndue.  La  nuit  était  d'une  clarté  dou  teuse,  etSan- 
clid  aniail  bien  voulu  (|u'i'llelVil  tout  à  fait  noire, 
a(in  que  cette  obscurité  vint  eu  aide  à  son  igno- 
rance. Partout  ce  n'était  qu'aboiements  de  chiens, 
qui  assourdissaient  dim  (Jiiichotle  et  troublaient 
l'âme  de  son  écuyer.  De  temps  en  leni]is  nu  âne 
se  mettait  à  braire,  descochons  grognaie!it,des 
chats  miaulaient,  et  ces  bruits  divers  produi- 
saient un  vacarme  qu'augmentait  encore  le  si- 
lence de  la  nuit.  Tout  cela  parut  de  mauvais  au- 
gure à  l'amoureux  chevalier;  cependant  il  dit  à 
Sanclio  :  Mon  (ils,  conduis-nous  au  palais  de 
Dulcinée;  peut-être  la  trouverons-nous  encore 
éveillée. 

A  ipiel  diable  de  palais  voulez-vous  (|ue  je 
vous  conduise,  répondit  Sancho  ;  celui  (u'i  j'ai 
vu  Sa  Grandeur  n'était  qu'une  huile  pclile  mai- 
son dos  moins  apparentes  du  village. 

Sans  doute,  répondit  don  Quichotte,  elle  s'é- 
tait retirée  dans  quelque  modeste  |)avillou  de 
son  alcazar,  pour  se  divertir  m  liberté  avec  ses 
femmes,  comme  c'est  la  coutume  des  grandes 
princesses. 

Puisque  Votre  Grâce  veut  à  toule  lorcc  i|uc  la 
maison  de  madame  Dulcinée  soit  un  alcazar,  ré- 
pliqua Saucliii,  dites-moi,  je  viuis  prie,  est-ce 
bien  l'heure  d'en  tiduver  la  porte  ouverle?  est- 
il  convenable  d'v  aller  frapper  à  tour  de  bras, 
au  risque  de  mettre  sur  |)icd  tout  le  monde? 
Allons-nous  par  hasard  ciicz  nosdonzelles,  sem- 


blnbles  à  ces  galants  prolecteurs  qui   entrent  et 
sortent  à  toute  heure  de  miit? 

Coumiençons  par  trouver  l'alcazar,  dit  dou 
Quichotte;  après  je  te  dirai  ce  qu'il  faut  faire. 
Mais,  ou  je  n'y  voisgoutic,  ou  cette  masse  qu'on 
aperçoit  là-bas  et  qui  projette  une  si  gi'ande 
ombre  doit  être  le  palais  de  Dulcinée? 

Eh  bien,  seigneur,  conduisez-moi,  répondit 
Sancho;  peut-être  bien  est-ce  cela;  mais  quand 
nuMuo  je  le  verrais  de  mes  yeux  et  le  loucherais 
de  mes  mains,  j'y  croirais  connue  je  crois  iju'il 
fait  jour  à  présent. 

Don  Quichotte  prit  les  devants,  et  après  avoir 
fait  environ  deux  cents  pas,  il  s'arrêta  au  |)ied 
de  la  niasse  ipii  pinjelait  la  grande  ombre.  En 
voyant  une  haute  tour,  il  reconnut  que  cet  édi- 
fice n'était  pas  un  palais,  mais  l'église  parois- 
siale du  village.  Nous  avons  rencontré  l'église, 
dit-il  à  son  écuver. 

Je  le  vois  bien ,  répondit  Sancho  ,  el  Dieu 
veuille  (|uc  nous  n'ayons  pas  rencontré  notre 
sépulture,  car  c'est  mauvais  signe  de  courir 
les  cimetières  à  pareille  heure,  surtout,  si  je 
m'en  souviens,  quand  j'ai  dit  à  \i>lre  (iràce  que 
la  maison  de  sa  dame  est  dans  un  eul-de-sac. 

Maudit  sois-tu  de  Dieu,  s'écria  don  Quichotte; 
où  et  par  qui  as-tu  jamais  entendu  dire  (|ue  les 
maisons  royales  étaient  bâties  dans  de  pareils 
endroits'? 

Seigneur,  ié|ilii|iia  Sancho,  chaque  |)ays  a  sa 
coutume,  et  peut-être  que  celle  du  Toboso  est 
de  placer  dans  les  culs-dc-sac  les  palais  et  les 
grands  édifices;  je  supplie  Votre  Grâce  de  me 
laisser  chercher  autour  d'ici,  et  sans  doute  je 
trouverai  dans  (piebpie  coin  cet  alcazar  que  je 
voudrais  voir  mangé  des  chiens,  tant  il  nous  fait 
donner  au  diable. 

Sancho,  dit  don  (Juiiluitle,  parle  avec  |)lus  de 
respect  de  ce  qui  concerne  ma  dame;  passons  la 
fête  en  |i.ù\  et  ne  jehuis  |ias  le  innnclie  après  la 
cognée. 

Je  tiendrai  ma  langue,  Seigneur,  répondit 
Sancho,   mais   comment  Votre  Grâce  veut-elle 


i»i:  (.A  M  AN  cm:. 


5'i'J 


i'aris,  S.  Raçon  et  C*,  imp.  Purne,  Jouvel  et  C,  cdit. 

Il  s'arrêta  au  \<iei  Je  la  niasse  qui  projrlail  la  grande  ombre  (page  328). 


que  je  recounaisse  la  inaLsoii  de  noire  niai- 
tresse,  que  je  n'ai  vu  qu'une  seule  fois  dans 
uia  vie,  et  surtout  quand  il  l'ait  noir  comme 
dans  un  four,  taudis  que  vous,  (jui  devoz  la- 
voir  vue  plus  de  cent  fois,  vous  ne  pouvez  la 
retrouver. 

Tu  me  ferais  |)erdic  i'eb.|prill  reprit  don  Oui- 
cliotte.  Viens  çà,  hcrélique.  Ne  t'ai-je  pas  dit 
mille  et  mille  fois  que  de  ma  vie  je  n'ai  vu  la 
sans  pareille  Dulcinée;  que  je  n'ai  jamais  fran- 
chi le  seuil  de  son  palais;  qu'enfin  je  n'en  suis 
amoureu.xquc  sur  ouï-dire  etd'après  celte  grande 


réputation  qu'elle  a  d'être  la  plus  belle  et  la  plus 
sage  princesse  de  la  terre  ! 

Je  l'apprends  ;i  celle  heure,  répondit  Saucho, 
et  je  dis  que  puisque  Votre  Grâce  ne  l'a  pas  vue, 
|)ar  ma  foi,  je  ne  l'ai  pas  vue  davanla.i^e. 

Cela  ne  peut-être,  répliipia  don  (Juicholte, 
puisque  tu  m'as  dit  l'avoir  trouvée  crihlant  du 
blé,  quand  lu  nie  rai)pnrlas  sa  réponse  à  la  lettre 
que  tu  lui  avais  remise  de  ma  part. 

Ne  vous  y  fiez  pas,  seigneur,  répondit  San- 
tlio;  car,  sachez-le,  ma  visite  et  la  réponse  que 
je  vous  rapporlai  sont  aussi   sur  ouï-dire;  je 

42 


JÔO 


DUN    nUlCllOTTK 


connais  maclame  Dulcinée  tout  comme  je  puis 
doinicr  un  couji  lio  poing  dans  la  lune. 

Sancho,  Sancho,  repartit  don  Quichotte,  il  y 
a  temps  pour  plaisanter  et  temps  où  la  plaisan- 
terie ne  serait  pas  de  saison.  Parce  que  je  dis 
n'avoir  jamais  vu  la  dame  de  mes  pensées,  il 
ne  t'est  pas  permis  à  toi  d'en  dire  autant,  sur- 
tout (|uand  tu  sais  que  c'est  le  contraire  qui  est 
la  vérité. 

ils  en  étaient  là  de  leur  entretien,  loisi|u'ils 
virent  venir  à  eux  un  iiommc  qui  poussait  deux 
nmlcs  devant  lui.  .Vu  bruit  que  faisait  la  charrue 
que  traînaient  ces  mules,  nos  aventuriers  jugè- 
rent que  ce  devait  être  quelque  laboureur  levé 
avant  le  jour  pour  aller  aux  champs  ;  ce  qui  était 
vrai.  Tout  en  cheminant,  ce  rustre  chantait  ce 
refrain  d'une  vieille  romance  : 

Un  vous  lit  bonne  chasse, 
Français,  à  Roncuvaux'. 

(Juo  je  meure,  dit  don  Ouichotte,  s'il  nous 
arrive  rien  de  bon  cette  nuit;  entends-tu  ce  que 
chante  ce  drôle? 

Je  l'entends  fort  bien,  répondit  Sancho,  mais 
(|u'cst-ce  que  cela  fait  à  notre  affaire,  la  chasse 
de  Roucevaux? 

Le  laboureur  les  ayant  rejoints  :  Ami,  lui  dit 
don  (Juichotte,  Dieu  vous  donne  .sa  bénédiction. 
Pourriez-vous  m'indiquer  où  est  le  palais  de  la 
sans  pareille  princesse  doua  Dulcinée  du  To- 
boso  '! 

Seigneur,  répondit  le  laboureur,  je  ne  sui.s 
pas  d  ici,  et  il  y  a  peu  de  temps  que  je  sers  un 
riche  fermier  de  ce  village  ;  mais,  dans  cette 
maison,  là  en  face,  demeurent  le  curé  et  le  sa- 
cristain; l'un  ou  l'autre  pourra  vous  donner  des 
nouvelles  de  celle  princesse,  parce  qu'ils  ont  la 
liste  de  tous  les  habitants  du  Toboso  ;  (pioique, 
à  vrai  dire,  je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  dans  ce 
pays    aucune    princesse,   mais   sciiIcMienl    des 


M.iIji  b  JKivisIcs,  Krnnccscs, 

L.I  util  lie  Ituiio'svullc!)  ;  clc,  olc.  (Cuiicioiieri' 


dames  de  qualité  qui  peut-être  sont  princesses 
dans  leurs  maisons. 

|]ii  bien,  c'est  parmi  elles  que  doit  se  (rou- 
ver  celle!  inie  je  cherche,  dit  don  Quichotte. 

t]cla  se  pourrait,  répondit  le  laboureur  :  le 
jour  vient,  adieu  ;  et  touchant  ses  mules,  il  s'é- 
loigna. 

Voyant  son  niaitre  indécis  et  mécontent  de  la 
réponse,  Saneiio  lui  dit  :  Seigneur,  voici  venir 
le  jour,  et  il  me  semble  ([u'il  ne  serait  pas  \nn- 
dent  que  le  .'oleil  nous  trouvât  dans  la  rue.  Si 
vous  m'en  croyez,  nous  sortirons  de  la  ville,  et 
nous  irons  nous  embusquer  dans  (juelques  bois 
près  d'ici;  quand  le  jour  sera  venu,  je  revien- 
drai chercher  de  porte  en  porte  le  palais  de 
votre  maîtresse;  et,  par  ma  foi,  il  faudra  que 
je  sois  bien  malheureux  si  je  ne  parviens  pas  à 
le  déterrer;  puis,  (juand  je  l'aurai  trouvé,  je 
pai'lerai  à  Sa  Grâce  et  je  lui  demanderai  hum- 
blement où  et  comment  vous  pourrez,  la  voir 
sans  dommage  pour  sa  réputation  et  son  hon- 
neur. 

Bien  parlé,  Sancho,  dit  don  Quichotte,  ces 
quel{|ues  mots  valent  un  millier  de  proverbes, 
et  je  veux  suivre  ton  conseil.  Allons,  mon  fds, 
allons  chercher  un  endroit  ])ropre  à  m'cmbus- 
quer  en  l'attendant;  après  quoi  tu  iras  trouver 
cette  reine  de  la  beaitté,  dont  la  discrétion  et  la 
courtoisie  me  font  espérer  mille  faveurs  mira- 
culeuses. 

Sancho  brûlait  d'impatience  d'enniiener  son 
maître,  tant  il  eiaignail  de  voir  découvrir  sa 
fraude  au  sujet  de  celte  réponse  qu  il  lui  avait 
rapportée  dans  la  Sicrra-Moreiui,  de  la  jiarl  de 
Dulcinée  ;  il  se  mil  donc  à  marcher  le  premier, 
et  au  boni  d'une  demi-lieue,  ayant  rencontré  un 
petit  bois,  don  (jnniiotte  s'y  cacha  pendant  (jue 
son  éeuyer  alla  faire  cette  ambassade  dans  la- 
(pielle  il  lui  arriva  des  événements  (pii  méi-ileni 
un  redoublement  d'attention. 


r.    I,  A    MWCIII'. 


mI 


CHAPITRE  \ 


ou    L'ON    RtCONTE    LE   STRATAOtMt  QU'EMPLOVA   SANCMO 

POUR    ENCHANTEft    DULCINEE 

AVEC    d'autres    événements   NON    MOINS   PLAISANTS 

QUE   VERITABLES 

En  arrivant  à  riicoiitor  les  évùnemenls  ijuc 
ronrerme  le  présent  fliapitre,  l'autour  de  celle 
fîraiiiie  histoire  dit  i|iril  tut  leuté  de  les  passer 
sous  silence,  dans  la  craint(3  qu'on  ne  voiilùl  pas 
y  ajouter  foi,  parce  qu'ici  les  folies  de  don  (Jui- 
cliotte  louchèrent  la  dernière  limite  qu'il  soit 
possible  d'atteindre  et  allèrent  même  à  deux 
portées  d'arquebuse  au  delà.  Il  se  décida  pour- 
tant à  les  écrire  comme  le  chevalier  les  avait 
faites,  sans  rien  ajouter,  sans  rien  retrancher, 
dùl-il  cire  accusé  d'avoir  menti;  et  on  cela  il 
eut  raison,  car  la  vérité,  si  ténue  qu'elle  soit, 
ne  se  brise  jamais,  et  nage  toujours  au-tlessus 
du  mensonge,  comme  l'huile  nage  au-dessus  de 
l'eau. 

Continuant  donc  son  récit,  riiistoricn  dit 
qu'à  peine  entré  dans  le  petit  bois  qui  est  près 
du  Toboso,  don  Quichotte  ordonna  à  Sancho 
de  retourner  à  la  ville,  et  de  ne  pas  reparaître 
devant  lui  sans  avoir  parlé  à  sa  dame,  pour  la 
su|)plier  de  daigner  admettre  en  sa  présence 
son  captif  chevalier,  dont  le  souhait  le  plus  ar- 
dent était  d'obtenir  et  de  recevoir  sa  bénédiction, 
afin  qu'il  pût  se  promettre  de  sortir  heureuse- 
ment de  toutes  les  entreprises  qu'il  allait  affron- 
ter désormais.  Sancho  promit  d'exécuter  ponc- 
tuelicnienl  les  ordres  de  son  maître,  et  de  lui 
rapporter  une  réponse  non  moins  hoiine  ijuc  la 
première  fois. 

Va,  mon  fils,  lui  dit  don  Quichotte,  va,  mais 
songe  à  ne  point  te  troubler  quand  tu  appro- 
ilieras  de  ce  soleil  de  beauté  à  la  recherche  du- 
quel je  l'envoie,  ô  le  plus  fortuné  des  écuveis 
du  monde!  Lorsque  tu  seras  admis  en  son  au-' 
gusie  présence,  aies  bien  soin  de  graver  dans  ta 
mémoire  de  (pielle  façon  elle  te  recevra  ;  observe 
si  elle  se  trouble  quand  tu  lui  exposeras  l'objet 


de  ton  ambassade,  si  elle  rougit  en  entendant 
piDUoncer  mon  nom.  Si  tu  la  trouves  assise  sur 
les  moelleux  coussins  de  la  riche  estrade  où  doit 
le  recevoir  une  femme  de  sa  condition,  remar- 
que bien  si  elle  s'agite,  si  elle  a  de  la  peine  à 
rester  en  place.  Dans  le  cas  où  elle  serait  de- 
bout, observe  si  elle  se  |)ose  tantôt  sur  un  pied, 
tantôt  sur  l'autre  ;  si  elle  hésite  dans  sa  réponse, 
si  elle  la  change  de  douce  en  aigre,  et  d'aigre  en 
amoureuse:  si  enlin,  pour  cacher  son  endiarras, 
elle  porte  la  main  à  sa  chevelure,  faisant  sem- 
blant de  l'arranger,  bien  qu'elle  ne  soit  pas  en 
désordre,  liref,  mon  lils,  examine avecsoin  tous 
ses  gestes,  tons  ses  mouvements,  aliii  de  mVn 
faire  un  fidèle  récit.  Car  tu  sauras,  Sancho,  si 
tu  ne  le  sais  pas  encore,  (|u'en  amour  les  mou- 
vements extérieurs  trahissent  les  secrets  senti- 
ments de  l'âme.  Pars,  ami,  sois  guidé  par  un 
meilleur  sort  que  le  mien,  et  ramené  par  nu 
meilleur  succès  que  celui  dans  l'attente  duquel 
je  vais  rester  en  l'amère  solitude  on  tu  me 
laisses. 


J'irai  et  je  reviendrai  promptement,  répondit 
Sancho;  mais,  seigneur,  remettez-vous,  de  grâce, 
et  laissez  dilater  un  i)eu  ce  petit  cœur,  (|ui  ne 
doit  pas  être  en  ce  moment  plus  gros  (ju'une 
noisette  ;  rappelez-vous  ce  qu'on  a  coutume  de 
dire  :  Bon  courage  vient  à  bout  de  mauvaise 
fortune,  et  à  l'heure  où  l'on  s'y  attend  le 
moins,  saute  le  lièvre.  Si  je  n'ai  pu  trouver, 
celte  nuit,  le  palais  de  madame  Dulcinée,  main- 
tei.ant  qu'il  fait  jour  je  saurai  bien  le  recon- 
naître, et  quand  je  l'aurai  trouvé,  laissez-moi 
laire. 

Sur  ce,  Sanclio  tourna  le  dos  et  bâtonna  son 
grisou,  tandis  que  don  Quichotte  restait  à  che- 
val, languissammenl  appuyé  sur  sa  lance,  l'es- 
prit livré  à  de  tristes  et  conhises  pensées.  Nous 
le  laisserons  dans  celle  attitude  pour  suivre  l'é- 
enver,  (pii  s'éloignait  non  moins  pensif  et 
préoccupé  (pie  son  maître. 

Quand  Sancho  fut  hors  ilu  bois,  il  Imniia  la 
ti'tc;    n'aiiercevaul   plus  don  Quichotte,   il  mil 


DON    QUICHOTTE 


pied  à  terre,  puis  s'asseyanl  au  pied  d'un  arbre, 
il  comnieni;a  de  la  sorte  a  se  parler  à  lui  inéme: 
Maintenant,  frère  Sancld,  dilos-nioi  nn  pou  où 
va  Votre  Grâce?  Allez-vous  à  la  recherclic  de 
(|U('lijMe  àiic  (]ue  vous  avez  i)erdu'.'  —  Pas   le 
UKiius  du  monde.  —  Eli  liien,  cpi'allcz-vous  donc 
clierclier?  —  Je  vais  tout  simplement  clicrclier 
luic  princesse  qui,  à  elle  seule,  est  plus  lielle 
que  le  soleil  et  tous  les  astres  ensemble.  —  Et 
où  pensez-vous  trouver  colle  princesse?  —  Où? 
Dans  la  grande  cité  du  Tolioso.  —  Fort  bien. 
l'A  de  quelle  part  l'allcz- vous  cbcrchcr?  —  De  la 
part  du  fameux  chevalier  don  Quichotte  de  la 
Manche,  celui  qui  redresse  les  torts,  qui  donne 
à  manger  à  ceux  qui  ont  soif,  et  à  boire  à  ceux 
qui  ont  faim.  —  Très-bien.   Connaissez-vous  la 
demeure  de  celte  diunc?  —  Pas  du  tout;  seule- 
ment mon  maître  m'a  dit  que  c'était  un  magni- 
fique palais,  un  superbe  alcazar.  —  L'avez- vous 
vue  quelquefois,  cette  dame?  —  Ni  mon  maître 
ni  moi  ne  l'avons  jamais  vue?  —  Et  si  les  gens 
du  Toboso  savaient  que  vous  venez  dans  l'inten- 
tion d'enlever  leurs  princesses  et  de  débaucher 
leurs  femmes,  croyez-vous,  ami  Sancho,  qu'ils 
auraient  tort  de  vous  frotter  les  épaules  à  grands 
coups  de  bâton?  —  C'est  juste;  mais  s'ils  con- 
sidèrent (pic  je  ne  suis  qu'ambassadeur,  et  que 
je  ne  viens  que  pour  le  compte  d'autrui,  je  ne 
pense  pas  qu'ils  se  permettent  d'en  user  si  libre- 
mont.  —  Ne  vous  y  liez  pas,  Sancho;  les  gens 
de  la  Manche  n'entendent  point  railloiic.  Vive 
Dieu  !  s'ils  vous  dépistent,  vous  n'avez  qu'à  bioii 
vous  tenir,  ou  à  jouer  des  jambes  au  plus  vile. 
—  En  ce  cas,  qu'esl-ce  donc  que  je  viens  cher- 
cher? Par  ma  loi,  je  l'ignore  moi-mémo,  et  j'en 
doniimia  langueaux chiens  ;  d'ailleurs, chercher 
madame  Dulcinée  dans  le  Toboso,  n'est-ce  pas 
chercher  lo  bachelier  dans  Sal<un,in(|uo?  Malé- 
diction !    c'est  le  diablo  en   porsonuc  qui  m'a 
fourré  dans  celle  affaire. 

Toiles  étaient  les  réiloxions  (|uo  faisait  San- 
cho, et  la  conclusion  qn  il  on  liiii  fut  de  se  ra- 
viser sur-lo-ohainp.   l'ardiru,  so  dil-il,  il  va  re- 


mède à  tout,  si  ce  n'est  à  la  mort,  à  laquelle 
nous  devons  Iribut  à  la  fin  de  la  \io.  Mon  maître 
osl  fou  à  lier,  connue  je  m'en  suis  maintes  fois 
aperçu;  et  franchement  je  no  suis  guère  en  reste 
avec  lui,  puisque  je  l'accompagne  et  le  sers  ;  car, 
selon  le  provorbo,  dis-moi  (pii  tu  hantes,  et  je 
te  dirai  qui  tu  es.  Or,  mon  maître  étant  fou,  et 
d'nno  folio  (|ui  lui  fait  prendre  le  blanc  pour  le 
noir  et  lo  noir  pour  lo  blanc,  dos  moulins  à  vent 
pour  des  géants,  des  mules  pour  dos  droma- 
daires, des  troupeaux  de  moutons  par  des  ar- 
mées, et  cent  autres  choses  de  la  même  force,  il 
ne  me  sera  pas  (lillieilc  de  lui  faire  accroire  ipie 
la  |iromicre  paysanne  qui  me  tombera  sous  la 
main  est  madame  Dulcinée.  S'il  s'y  refuse,  j'en 
jurerai;  s'il  soutient  le  contraire,  j'en  jurerai 
encore  plus  fort  ;  s'il  tient  lion,  je  n'en  démor- 
dcrai  pas;  de  celle  façon,  j'aurai  toujours  man- 
che pour  moi,  (juoi  qu'il  arrive.  Peut-être  ainsi 
le  dégoùtcrai-jc  do  me  charger  do  pareils  mes- 
sages, en  voyant  lo  pou  d'avantage  (ju'il  en 
lire;  on  plutiil  s'en  prondra-t-il  à  quelque  en- 
chantonr  (pii,  pour  lui  faire  pièce,  aura  change 
la  figure  de  sa  dame. 

De  cette  manière,  Sancho  se  mit  l'esprit  en 
repos  et  regarda  l'affaire  comme  arrangée.  Il 
resta  sous  son  arbre  jnsipi'au  soir,  alin  de  mieux 
tromper  son  mailic  sur  l'aller  ol  lo  retour,  et 
son  biuilieur  fut  loi,  ipie  lorsipi'il  se  leva  pour 
remonter  sur  sou  giison,  il  ai)ei\ut  venir,  sur 
lo  chemin  du  Toboso,  trois  pa\ saunes  montées 
sur  trois  ânes  ou  trois  ânesses  (l'auteur  se  lait 
sur  ce  point),  mais  il  faut  croire  que  c'étaicut 
des  bourriques,  monture  ordiuaiie  dos  femmes 
de  la  campagne.  r)ref,  dès  que  Sancho  vit  ces 
trois  donzidles,  il  revint  au  petit  trot  chercher 
don  ihiiilmilo,  (pi'il  rotiouva  dans  la  même  at- 
titude oii  il  l'avait  laissé,  conliiniant  à  se  la- 
montor  et  à  soupirer  ainoureusoinout. 

Eh  bien,  qu'y  a-l-il,  ami?  lui  dit  son  maître, 
dois-je  niarcpier  celte  journée  avec  une  jiierrc 
blanche  ou  avec  une  pierre  noire? 

Il  faut  la  maiMpior  avec  une  piiM'ie  ronge,  r<''- 


DE    LA    MANCHE. 


.iv  :  ::^ 


Di"  celle  manière,  Soiiiho  se  mit  l'ejpril  en  rciios  et  regorila  l'affuiie  rcmine  ai'ian(;ée  (page  "yl). 


pondit  Sancho;  comme  ces  écriteaiix  (\\\\\n  veut 
qui  soient  vus  de  loin. 

Tu  m'apportes  donc  de  bonnes  nouvelles, 
mon  nis?  demanda  don  Quiciiotte. 

Si  lionnes,  répondit  Sancho,  que  vous  n'avez 
qu'.î  éperonner  Rossinante,  pour  aller  au-devant 
de  madame  Dulcinée,  qui  vient  avec  deux  de  ses 
feiiimes  rendre  visite  à  Votre  (îràce. 

Sainte  \ierj;e!  dis-tu  vrai?  s'écria  don  (Jiii- 
cliotfc  ;  ne  m'abuse  point,  mon  ami,  et  ne 
cherciie  pas  à  nie  donner  de  l'ausses  joies  pinir 
charmer  mes  ennuis. 

Et  que  nafrnerais-jc  à  vous  tromper,  répliqua 
Sancho,  quand  vous  êtes  à  deux  doigts  de  savoir 
ce  qu'il  en  est?  Avancez  seulement  de  quelques 
pas,  et  vous  verrez  venir  votre  maîtresse  parée 
comme  une  châsse.  Elle  et  ses  femmes  ne  sont 
que  colliers  de  perles,  rivières  de  diamants, 
étoffes  d'argent  et  d'or,  si  bien  que  je  ne  sais 


comment  elles  peuvent  |)orter  lout  cela;  leurs 
cheveux  tombent  sur  leurs  épaules  à  grosses 
boucles,  et  on  dirait  les  rayons  du  soleil  agités 
par  le  vent;  enliii,  dans  un  nionicnl,  vous  allez 
les  voir  toutes  les  trois,  montées  sur  des  caquenées 
grasses  à  lard,  et  qui  valent  leur  pesant  d'or. 

C'est  haquenées  qu'il  faut  dire,  Sanelio,  re- 
prit don  Quiciiotte;  si  Dulcinée  l'entendait  par- 
ler de  la  sorte,  elle  ne  nous  prendrait  pas  pour 
ce  que  nous  sommes. 

I,a  distance  de  caquenées  à  hnipienées  n'est 
pas  bien  grande,  répliqua  Sancho;  mais  qu'elles 
soient  montées  sur  ce  qu'elles  voudront,  je  n'ai 
jamais  vu  de  dames  plus  élégantes,  et  surtout 
madame  Dulcinée. 

Allons,  reprit  don  Quichotte,  ])our  étrennes 
d'une  nouvelle  si  heureuse  et  si  peu  attendue, 
je  t'abandonne  le  butin  de  notre  prochaine  aven- 
ture ;  ou,  si  tu  l'aimes  mieux,  les  poulains  d- 


Il  ON    Oi;  ICIIOITK 


nii\-!  trois  jmnonls,  (|iii.  lu  \c  sais,  sont  pri'-s  de 
inotlrc  lias. 

.le  iii'i'ii  liens  aux  poiilaiiis,  repartit  Sanclio, 
car  il  n'est  pas  si'ir  (pie  le  luiliii  de  votre  |)ro- 
cliaine  aventure  soit  bon  à  garder. 

Ainsi  discourant  ils  sortirent  du  liois;  aussitôt 
(Ion  Quicliotte  jeta  les  yeux  sur  toute  la  lon- 
gueur du  (■lieuiin  (lu  Tolioso;  mais  n'aperc(!vaiit 
(pie  trois  pavsannes,  il  conin:eii(;a  à  se  trouiiler, 
et  deinanda  à  S(ui  ccuyer  s'il  avait  laiss(''  ces 
dames  hors  de  la  ville. 

Hors  de  la  ville'.'  n''pondit  Sanclio.  \ Otre 
Grâce  a-t-elle  les  veux  dcnii''re  la  t(?te'.'  ne 
vovez-vons  point  ces  trois  daines  (pii  viennent  à 
nous,  resplendissantes  connue  le  soleil  en  plein 
midi'? 

.le  ne  vois  (pie  trois  pavsannes  montées  sur 
trois  ânes,  dit  don  Ouirliotte. 

rileu  nie  soit  en  aide  !  repartit  Sanclio;  se 
peut-il  (pic  vous  preniez  pour  trois  ânes  trois 
liaquenées  plus  lilanclics  (|iie  la  neige  !  Par  ma 
loi,  on  (lirait  (|ue  vous  n'y  voyez  goutte,  ou  que 
vous  (''tes  encore  enchanté. 

En  vérité,  Sanclio,  r(>prit  notre  chevalier, 
c'est  toi  qui  n'y  vois  goutte  :  ce  sont  des  ânes 
ou  des  ânesscs,  aussi  sur  que  je  .snis  don  Qui- 
chotte et  (pie  tu  es  Sanclio  Panza;  du  moins  il 
nie  le  senihle  ainsi. 

,\llons,  allons,  seigneiii',  vous  vous  moque/,, 
repartit  Sanclio  :  Irottez-vous  les  yeux,  et  venez 
l'aire  la  révérence  à  la  daine  de  vos  pensées  (pie 
voilà  tout  près  de  vous. 

Kn  iiHiiie  lcm]is,  il  alla  à  la  renciuilre  des 
paysannes,  et  saiilanl  à  lias  de  son  grisou,  il 
arrêta  nu  des  àiics  par  le  licou,  pui-;,  se  jetant 
à  deux  genoux  : 

0  snhiime  princesse!  s'écria-t-il,  reine  cl  dii- 
rhesse  de  la  heaiilé,  ipir  Wilrc  liiaiidciir  ail  la 
honte  d'admettre  en  grâce  et  d'accueillir  avec  la- 
veur ce  pauvre  chevalier,  votre  esclave,  (|iii  est 
là  froid  comme  le  marine,  tant  il  est  trouhié  et 
hali'lanl  de  se  voir  en  votre  magniliipie  pré- 
sence !  .le  suis  Sanclio  l'anza,  son  écuvcr,  pour 


vous  servir,  et  lui,  c'est  le  vagahond  chevalier 
don  Quichotte  de  la  .Manche,  autrement  a|)pclé 
le  chevalier  de  la  Triste-Figure. 

Pendant  cette  harangue,  l'amoureux  cheva- 
lier s'était  jeté  à  genoux  auprès  de  Sanclio  et 
ouvrait  de  grands  yeux  ;  mais  ne  voyant  dans 
cidle  (jue  son  écuyer  traitait  de  reine  et  de 
princesse  qu'une  grossière  paysanne  an  visage 
hoiirsotillé  et  au  nez  camard,  il  demeura  si  slii- 
liél'ait  qu'il  ne  pouvait  desserrer  les  lèvres.  Les 
paysannes  n'étaient  pas  moins  élonnées  à  la  vue 
de  ces  deux  hommes  si  dilïérents  l'un  de  l'au- 
tre, tous  deux  à  genoux  et  leur  barrant  le  che- 
min; aussi  celle  que  Sanclio  avait  arrêtée, 
prenant  la  parole  :  Gare,  seigneurs,  gare,  dit- 
elle,  passez  votre  chemin  et  laissez-nous,  nous 
sonimes  pressées. 

0  grande  princesse!  répondit  Sanclio,  ôdaiiie 
universelle  du  Tohoso  !  coinmeiil  votre  cd'ur 
magnanime  ne  s'amollit- il  point,  en  voyant 
|iiosterné  devant  votre  sublime  présence  la  co- 
lonne et  l'arc -boutant  de  la  chevalerie!  er- 
rante? 

Oiii-da,  oui-da,  re|iiit  une  des  jiaysannes  : 
voyez  uii  peu  ces  hidalgos  (]ui  viennent  se 
gausser  des  filles  du  village;  comme  si  nous 
n'étions  pas  faites  comme  les  autres  !  Passez, 
passez,  celles-là  sont  ])rises  ;  laissez-nous  con- 
tinuer notre  chemin. 

Lève-toi,  Sanclio,  lève-toi,  dit  tristement  don 
(juichottc;  je  vois  bien  que  le  sort  n'est  point 
encore  rassasié  de  mon  mallicur,  et  (iiiil  a 
feriiii''  tons  les  cliemins  par  où  pouvait  arriver 
(pichpie  joie  à  cette  ànic  cliétive  (pic  je  porte 
en  ma  chair.  Lt  loi,  dernier  ternie  de  la 
iieauté  humaine,  résumé  accompli  de  toutes 
les  perfections,  unique  soutien  de  ce  cœur  nf- 
llig(''  (pii  l'adore,  pnisipie  le  niandil  cnclianleiir 
(pii  me  ponisiiit  a  jeté  sur  mes  veux  une  ef- 
froyable cataracte,  et  (pie  pour  moi  et  non  pour 
d'autres  il  cache  ton  incomparable  li<  aiilé  sous 
les  traits  d'une  grossière  paysanne,  ne  laisse 
pas,    je   t'en   Mip|ilic,    de    me    regarder    avec 


ni';    LA    MA.NCiîi; 


aiiioui,  h  Muiiiis  loulerois  qu'il  ne  m'nit  iliuiiir 
;\iissi  l\is|ioct  (lo  i|iieli|ue  v:iiii|)iio,  iiour  iin' 
ifiidiv  lioi rible  à  les  yeux  !  Tu  vois,  adorable 
liriMOcsse,  tu  vois  quelle  est  ma  souiiiissiou  et 
uiiui  icU'y  l'I  c|ui',  uialuri'  1  aiiiliee  do  uies  eii- 
ueniis,  uion  cœur  uc  laisse  pas  do  l'olTrii  les 
liomniaiïcs  ([tii  te  sont  dus. 

Ail!  jiar  nia  lui,  roparlit  In  piusaïuic,  je  suis 
liieu  bonne  d'ocoufor  vos  cajoleries!  Laissez-nous 
passer,  seigneurs,  nous  n'avons  pas  de  tunips  à 
perdre. 

Sanclio  s'empressa  de  se  relever  et  de  lui 
l'aire  [ilaie,  ravi  dans  son  cœur  d'être  ])arvenu 
si  heureusement  à  sortir  d'embarras. 

A  piino  la  prétendue  Dulcinée  se  vit-elle  li- 
bre, qu'avec  le  clou  qui  était  fixé  au  bout  de 
sou  bâton  elle  piqua  son  âne,  et  se  mit  à  le 
l'aire  courir  de  toute  sa  force  à  travers  le  pré. 
.Mais  pressé  par  l'aiguillon  jjIus  (ju'à  l'ordi- 
naire, le  baudet  allait  par  sauts  et  par  bonds, 
lâchant  force  ruades,  et  il  lit  tant  qu'à  la  lin  il 
jeta  madame  Dulcinée  ]iar  terre.  .Aussitôt,  l'a- 
niomeux  chevalier  courut  ])our  la  relever,  tandis 
que  Sancho  ramenait  le  bât  (|ui  avait  tourné 
sous  le  ventre  de  la  bête.  Le  bat  replacé  et  san- 
glé, don  Quichotte  voulut  prendre  sa  dame  en- 
tre ses  bras  pour  la  porter  sur  l'àne,  mais  la 
belle,  se  relevant  prestement,  fit  trois  pas  en 
arrière  pour  prendre  son  élan,  posa  les  mains 
sur  la  croupe  de  sa  monture,  et  d'un  saut  se 
trouva  à  califourchon  sur  le  bât. 

Vive  Dieu!  s'écria  Sancho,  notre  maîtresse 
est  plus  légère  (pi'uu  daim,  et  elle  rendrait  des 
|)oints  à  Ions  les  écuyers  de  Cordoue  et  du 
Me\i(|ii('  '  D'un  seul  jjond  elle  a  passé  j)ar-des- 
sus  l'arçon  de  sa  selle.  Voyez  comme  elle  fait 
courir  sa  luuiuenéc  sans  éperons.  Par  ma  foi  ! 
ses  fenuues  ne  sont  point  en  reste,  tout  cela 
court  comme  le  vent. 

Sancho  disait  vrai,  car  toutes  trois  galopaient 
à  (jui  mieux  mieux,  sans  tourner  la  tête,  et 
elles  coururent  ainsi  plus  d'une  demi-lieuo. 

Don    tjuichotte  les  suivit  des  yeux  pendant 


i]iie!(pic  lenqis,  et  lors(|u'il  cessa  de  les  apercc- 
\oii'  :  ^'ois,  Sancho,  lui  dil-il,  jus(pi'où  va  la 
haine  des  enchanteurs,  et  de  quel  détestable 
artifice  ils  se  servent  pour  me  priver  du  bonheur 
ijue  j'aurais  eu  à  contempler  Dnleinée!  Inl-il 
jamais  homme  plus  malheureux  que  moi,  et  ne 
suis-je  pas  le  type  du  malheur  même'.'  Les  traî- 
tres! non  contents  de  la  transfiirmer  eu  une 
grossière  paysanne,  cl  de  nie  Li  unniliei-  sous 
une  ligure  indigne  de  sa  (jnalilt''  et  de  son  mé- 
rite, ils  lui  ont  encore  ôté  ce  (pii  distingue  les 
grandes  |irincesses,  dont  l'haleine  rcs|)ire  tou- 
jours un  si  doux  paihmi  ;  car  h)rs(]ue  je  me 
suis  approchée  de  Dulcinée  pour  la  remellresur 
sa  luKpienéc,  connue  tu  rap|)elles,  quoi(|ue  j'aie 
constamment  pris  sa  monture  pour  une  àuesse, 
elle  m'a  lancé,  te  l'avouerai-je,  une  odeur  d'oi- 
gnon cru  (jui  m'a  soulevé  le  cieur. 

Canailles  !  misérables  it  pervers  enchan- 
teurs !  cria  Sancho,  n'aurai-je  jamais  le  plaisir 
de  vous  voir  tous  enlilés  par  la  nu'me  broche, 
et  griller  comme  des  sardines!  Ne  devait-il  pas 
vous  suffire,  infâmes  coquins  I  brigands  mau- 
dits !  d'avoir  changé  les  perles  des  yeux  de  noire 
maîtresse  en  des  veux  de  chèvre,  ses  ilieveux 
d'or  pur  en  queue  de  vache  rousse,  et  finale- 
ment d'avoir  gâté  toute  sa  personne,  sans  per- 
vertir encore  son  odeur?  Par  là  du  moins  niuis 
aurions  pu  nous  faire  quelipie  idée  de  ce  (pii 
était  caché  sous  cette  grossière  écorce;  bien 
qu'à  vrai  dire,  je  ne  me  sois  point  aperçu  de  sa 
laideur,  et  qu'au  contraire  je  n'aie  vu  que  sa 
beauté,  à  telles  enseignes  qu'elle  a  sur  la  lèvre 
droite  un  gros  signe,  en  niaiiière  de  mousta- 
elie,  d'oi^i  sortent  sept  nu  huit  poils  roux  de 
deux  doigts  de  long,  qu'on  prendrait  pour  au- 
tant de  filets  d'or. 

Il'a|)rès  les  rapports  (jiie  les  signes  du  visage 
ont  a\ec  ceux  du  corps,  reprit  don  (Juicliollc, 
Dulcinée  doit  en  avoir  un  ilii  même  côté  sur  le 
plat  de  la  cuisse;  mais  ces  poils  que  tu  viens  de 
dire,  Sancho,  sont  bien  grands  pour  un  signe, 
et  cela  n'est  point  ordinaire. 


536 


DON    QUICHOTTE 


Par  ma  foi,  seigneur,  i'c|iarlil  Sanclio,  ilsfuut 
là  merveille. 

(Ili  !  j'en  suis  [lersuadé,  dit  don  (juiclidlle, 
car  la  nature  n'a  rien  mis  en  Dulcinée  (|iii  ne 
soit  l'idéal  de  la  |)erlVclion;  el  ces  signes  dont 
tu  parles  ne  sont  pas  en  elle  des  défauts,  ce 
sont  plutôt  (les  étoiles  resplendissantes  et  lumi- 
neuses. Mais  dis-moi,  ce  qui  m'a  semblé  un 
liât,  élail-ce  une  selle  plaie  ou  nue  selle  en 
fauteuil? 

C'était  une  selle  à  la  gcnette  '  avec  une  lioussc 
si  liclic,  mais  si  riclie,  qu'elle  vaut  la  moitié 
d'un  royaume,  répondit  Sanelio. 

Kl  je  n'ai  rien  vu  de  tout  cela?  reprit  don 
(Juicliolte  :  ali  !  je  ne  cesserai  de  le  répéter,  je 
suis  le  plus  malheureux  des  hommes. 

Le  sournois  d'ccuyer  avait  bien  de  la  peine  à 
s'empêcher  de  rire  en  voyant  l'extravagance 
cl  la  crédulité  de  son  maître,  et  il  se  réjouissait 
tout  bas  de  l'avoir  trompé  si  adroitciricnt.  Fina- 
lement, nos  deux  aventuriers  remontèrent  sur 
leurs  bètes,  et  prirent  le  chemin  de  Saragosse, 
où  ils  comptaient  être  encore  assez  à  temps 
pour  se  trouver  à  une  fête  solennelle  qui  a  lieu 
tous  les  ans  dans  cette  ville  :  mais  il  leur  arriva 
tant  de  choses  et  de  si  surprenantes,  qu'elles 
méritent  d'être  racontées  comme  on  le  verra 
ci-après. 


CllAPITllE  XI 

DE    L'ETR4NGE    AVENTURE    DU    CHAR    DES   CORTÈS    DE    LA    MORT 

Don  Quichotte  suivait  son  chemin  loul  |iensif 
et  tout  |iréoccu])é  du  mauvais  tour  (jue  lui 
avaient  joué  les  enchanteurs  en  transformant  sa 
dame  en  une  grossière  paysanne,  ce  qui  mal- 
hcureusemeul  lui  paraissait  sans  remède.  Ces 
pensées  rabsorl)aient  tellement  (pic,  sans  y  faire 
attention,  il  lâcha  la  bride  à  Rossinante,  le- 
quel, se  sentant   libre,  s'arrêtait  à  chaque  pas 

'  Sclli-  iimbi'.  ai  ce  ili'iix  iiioiilaiiU,  un  par  ilcv.icil  il  un  |mi 
derriOri'. 


pour  paître  l'herbe  fraîche  qui  croiss  lit  abou- 
dannuent  dans  cet  endroit. 

Seigneur,  lui  dit  Sancho  en  le  voyant  ainsi, 
la  tristesse,  j'en  conviens,  n'a  pas  été  faite  pour 
les  bêtes,  u:ais  jiour  l'homme;  et  pourtant, 
quand  l'homme  s'y  abandonne,  il  devient  une 
bêle.  Allons,  allons  !  remettez-vous,  relevez  la 
bride  à  Rossinante,  et  faites  voir  ce  que  vous 
êtes  :  un  véritable  chevalier  eriaut.  Morbleu  ! 
pounpioi  vous  décourager  de  la  sorte'.'  Que  Sa- 
tan enqiorte  toutes  les  Duleiiiées  qu'il  y  a  dans 
ce  monde,  plut('jt  (|ue  j'aie  la  douleur  de  voir 
un  seul  chevalier  errant  succond)er  à  la  ma- 
ladie! 

Tais-toi,  répondit  don  Quichotte,  et  ne  pro- 
fère point  de  blasphème  contre  Dulcinée;  c'est 
moi  (pii  siiis  la  seule  cause  de  sa  disgrâce  :  elle 
ne  serait  |)as  telle  ([u'elle  m'est  apparue  si  les 
enchanteurs  ne  portaient  envie  à  ma  gloire  et  à 
mes  plaisirs. 

C'est  aussi  mon  avis,  reprit  Sancho  ;  en  vérité 
le  cœur  se  fend  quand  on  pense  à  ce  qu'elle 
était  jadis  el  à  ce  qu'elle  est  maintenant. 

Ah  !  tu  peux  bien  le  dire,  fui  (pii  l'as  vue 
dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté,  car  le  charme 
dirigé  contre  moi  ne  troublait  |)oint  la  vue.  Il 
me  semble  pourtant,  Sancho,  que  lu  as  mal 
dépeint  la  beauté  de  ma  dame  en  disant  (prelle 
avait  des  yeux  de  perles:  des  yeux  de  perles 
sont  des  yeux  de  poisson  plutôt  que  des  yeux 
de  femme.  Les  yeux  de  Dulcinée  ne  peuvent 
être  (pie  deux  vertes  émeraudes,  avec  deux  arcs- 
cn-ciel  pour  sourcils.  Mon  ami,  réserve  les  per- 
les pour  les  dents  el  non  pour  les  yeux  ;  tu  auras 
sans  doute  fait  confusion. 

Cela  ])eut  être,  répondit  Sancho,  car  j'ai  été 
aussi  troublé  de  sa  beauté  ipie  vous  avez  pu 
l'èlrc  de  sa  laiilelii'.  .\lai^  recoiiniianilons  le  tout 
à  Dieu,  (pii  seul  sait  ce  i|ui  doit  arriver  dans 
cette  vallée  de  larmes,  dans  ce  méchant  monde 
où  il  n'y  a  rien  qui  soit  exempt  de  malice  ou  de 
fourberie.  Tne  seule  chose  m'iiupiiète,  c'est  de 
savoir  rniiMiieiil    on   s'y  prendra  (piaivd,  après 


DE    LA    MANCIIR. 


■.57 


k 


l'.iil*,  s.  U^rt.T\  .>1  C,  îiii].. 


F'irnf,  InnxH  ri  V*   i;Ul. 


D'un  ^aiH  iii  in'llr  >(•  Irouv.'  à  Oîilifmin  linii  sur  le  Ik'iI  ^i>ii;;c  r,^.')). 


avoir  vaincu  quelque  géant  ou  quelque  i  lieva- 
lipr,Volrc  Grâce  lui  ordonnera  d'allerse  présenter 
(levant  niatlanie  Dulcinée.  Où  le  pauvre  diable 
la  trouvera-t-il?  Il  me  semble  le  voir  d'ici  se 
promener  dans  les  rues  du  Tohoso,  le  nez  en 
Pair,  la  bourbe  béante,  et  cbercliant  madame 
Dulcinée,  qui  passera  cent  fois  devant  lui  sans 
qu'il  la  reconnaisse. 

L'encbantement  ne  s'étendra  peut-cire  pas 
jusqu'aux  géants  ou  aux  chevaliers  vaincus, 
répondit  don  Quichotte.  \u  reste,  nous  en  fe- 
rons l'expérience  sur  les  deux  ou  trois  premiers 
auxquels  nous  aurons  affaire,  en  leur  ordon- 
nant de  venir  me  rendre  compte  de  ce  qu'ils 
auront  éprouvé  à  ce  sujet. 

Voire  idée  me  parait  excellente,  repartit  San- 
cho.  Une  fois  certain  que  la  beauté  de  notre 
maîtresse  n'est  voilée  que  pour  vous  seul,  il 
faudra  en  prendre  votre  parti  ;  le  malheur  sera 


pour  vous  et  non  pour  elle;  et  puis  du  monienl 
que  madame  Dulcmée  se  porte  bien,  pouripioi 
nous  attrister'.'  Kn  attendant,  poussons  notre 
fortune  du  mieux  que  nous  pourrons  en  cber- 
cliant les  aventures  ;  le  temps  arrangera  le  reste, 
car  il  est  le  meilleur  médecin  du  monde,  et  il 
n'y  a  pas  de  maladie  qu'il  ne  guérisse. 

Don  (juicbotte  allait  répliquer,  quand  tout  à 
coup,  au  détour  du  chemin,  parut  un  chariot 
chargé  de  divers  personnages  et  des  plus  étranges 
figures  (pi'oii  puisse  imaginer.  Celui  «pii  faisait 
l'office  de  cocher  était  un  horrible  démon,  et 
comme  le  chariot  était  découvert,  an  voyait  ai- 
sément ceux  qui  étaient  dedans.  .Vprès  le  ro- 
cher, la  première  figure  qui  s'offrit  aux  yeux  de 
don  Quichotte  fut  celle  de  la  Mort  sous  un  visage 
humain.  Tout  prés  d'elle  se  tenait  un  ange  avec 
de  grandes  ailes  de  différentes  couleurs;  à  sa 
droite  était  un  empereur  avec  une  couronne  qui 

•4Ô 


.".îS 


DON    nu  ICIIOT'I  !■: 


paraissait  d'or;  aux  pieds  de  la  Mort,  on  voyait 
assis  le  dieu  Cupidoii,  avec  son  carquois,  son  arc 
et  ses  flèches,  mais  sans  bandeau  sur  les  yeux  ; 
enfin,  un  chevalier  armé  de  toutes  pièces,  si  ce 
n'est  qu'au  Heu  de  casque  il  portait  un  chaiiciiu 
orné  de  plumes  de  diverses  couleurs,  conqdctait 
la  troupe. 

Ce  spectacle  inallendu  troubla  quelque  peu 
iiotie  chevalier,  ol  jeta  Telfroi  dans  l'àuic  de 
Sancho;  mais  une  prompte  joie  succéda  à  la 
surprise  dans  l'esprit  do  don  Ouicliolte,  (|ui  ne 
liouta  point  (pie  ce  ne  lût  quelque  périlleuse 
aventure.  Dans  cette  pensée,  et  avec  un  courage 
prêt  à  tout  braver,  il  se  camjie  au  ilevaiU,  de 
l'i'qiiipage,  et  d'une  voix  lière  et  menaçanle  : 
(iocherou  diable,  s'écrie-t-il,  il  faut  que  tu  me 
dises  à  l'instant  qui  tues,  où  tu  vas,  et  quelles 
^'ciis  lu  mènes  dans  ce  chariot,  qui  a|)lul('il  I  air 
de  la  barque  à  Caron  ([lie  d'une  charrette  ordi- 
naire. 

Seigneur,  répondit  le  diable  d'une  voix  miel- 
leuse et  en  retenant  les  rênes,  nous  sommes 
acteurs  de  la  troupe  d'Angulo  le  Mauvais.  Ce 
malin,  octave  de  la  Kéte-Dieii,  nous  venons  de 
re|)résenter  derrière  celte  colline  que  vous  voyez 
là-bas,  la  tragédie  des  (lorlè.s  de  la  Mari,  et 
nous  (levons  la  jouer  encore  ce  sdir  dans  le  vil- 
lage ipii  (-1  (levant  nous  :  comme  c'était  tout 
proche,  iious  n'avons  pas  voulu  ipiiiter  uns  hn- 
liits,  aliu  de  n'avoir  jias  la  peine  de  les  re- 
prendre. Ce  jeune  homme  (pie  vous  v(iy(7,  re- 
présente la  Mort  :  cet  autre  un  ange  :  celle  dame, 
i|ui  est  la  Irinuie  de  l'Mnleur  de  In  pièce,  l'iiil  |,-| 
reine  ;  en  vnilà  un  (pii  rem|ilil  un  ii'dc  d'em- 
|)ereur,  cet  autre  celui  de  soldat,  (piaut  à  iiiei 
je  suis  le  diable  pour  vous  servir  et  un  (le>  priii- 
eipaiiv  acteurs,  car  j'ouvre  la  scène.  Si  vuus 
ave/  d'autres  questions  il  me  la  ire,  parle/,  sei- 
gneur, parle/,  je  répondrai  à  Imil  punehielle- 
iiienl,  (''tant  le  diable,  il  ii'v  a  rii'ii  ipie  |e  ne 
saciie. 

l'di  de  chevalier   errant ,    repniiijil    dnn    (.tui- 
elidlli',  d('s    i|iii'  |';ii    vu    \(ilre    eliaruil.    j'aiir.ii- 


juré  que  c'était  une  grande  aventure  qui  s'of- 
frait à  moi  ;  je  vois  biini  qu'il  ne  faut  pas  se  fier 
aux  apparences,  si   l'on   ne   veut  être  trompé. 

Aile/,  mes  amis,  aile/ en  paix  célébrer  votre 
fête,  et  si  je  puis  vous  être  utile  à  qiiehpie  chose, 
croyez  (pie  je  suis  à  vous  de  bien  bon  cœur  : 
j'ai  été  toute  ma  vie  grand  amateur  du  théâtre, 
et  (lès  ma  tendre  jeunesse  je  ne  rêvais  que  co- 
médie. 

Comme  ils  eu  élaieul  là,  le  sort  voulut  (pi'uii 
des  acteurs  do  la  troupe,  (|iii  était  resté  en  ar- 
rière, les  rejoignit.  Ce  dernier  était  habillé  en 
fou  de  cour,  avec  (pianlité  de  grelots  autdui  du 
corps,  et  il  portait  au  bout  d'un  bàtim  trois 
vessies  gonflées.  En  approchant  de  don  Q"'- 
chûtte,  ce  grotesque  personnage  se  mit  à  s'es- 
crimer ave(î  son  bâton,  frappant  la  terre  avec 
ses  vessies,  et  sautant  de  droite  et  de  gauche 
pour  faii'e  résonner  ses  grelots.  Celle  fantastique 
vision  épouvanta  tellement  Rossinante,  (lue, 
malgré  les  efforts  de  son  maître  pour  le  calmer, 
il  prit  le  mors  aux  dents  et  se  mit  à  courir  à 
travers  champs  avec  une  vitesse  qu'on  éiail  loin 
d'attendre  de  lui.  A  cette  vue  Sancho  sauta  à 
bas  de  son  àiic  pour  aller  secourir  son  seigneur, 
mais  (|uaii(l  il  arriva,  cheval  et  cavalier  étaient 
étendus  sur  la  poussière,  conclusion  onliuaire 
des  prouesses  de  Rossinante. 

Or,  à  peine  Samlio  eut-il  lâché  sa  monture, 
(pie  le  fou  sauta  dessus,  el,  la  fuuct tant  à  grands 
coups  de  vessies,  il  la  lit  courir  vers  le  village 
où  la  fête  allait  avoir  lien.  Entre  la  (bute  de  son 
maitie  et  la  iiiile  de  son  àne,  Samdio  se  trou- 
vail  d.iiis  une  cruelle  perplexité;  mais,  en  lidele 
écuver,  l'amour  de  son  seigneur  l'eniporla,  cl 
malgré  la  pluie  de  coups  qu'il  voyait  tomber  sur 
la  croupe  du  baudet,  el  (pi'il  eut  préféré  ceni 
fois  recevoir  sur  la  prunelle  de  ses  propres 
\eu\,  il  aciiiurui  aupiès  de  don  (Jnieiiolle  qu'il 
trouva  en  but  mauvais  elal.  Tout  en  l'aidanl  à 
remoulcr  sur  lio-sinanle  :  Seigiieiir,  lui  dil-il, 
le  diable  empoi  le  l'àiK'. 

Duel  diable'.'  drliiaiida  ibui  (jniiliolle. 


m-:  LA  HANCiii: 


359 


l,e  ilialili' iui\  \('>si('s,  ii'|MMi(lil  Sjni'lio. 
Sois  li.iiii|iiilli',  rt'|iiil  Mulif  licios,  je  le  II" 
l'i'nii  rt'iulic,  ;ill;it-il  se  cacher  an  Itnid  îles  cii- 
l'iTs.  Suis-iiidi  ;  le  cliariol  niaiclie  Iciilciiienl,  »'t 
avec  les  iiuiles  (|iii  le  trainciil  je  lOiivi'itMJ,  sois 
en  ccilaiii,  la  |)cilc  de  ton  j^ii^on. 

l'Ins  n'est  besoin  île  s'en  iHcn|icr!  s'écria 
Sanclio;  le  tlial)lc  l'a  lâché,  cl  le  vol!  j  ipii  iivienl, 
le  panvie  entant  ! 

Sanclio  disait  vrai;  le  iliiilde  et  le  ;L!rison 
avaient  culbuté  à  l'instar  de  don  Quicholle  et  de 
Rossinante,  et  pendant  (|iie  l'un  jjafinait  le  vil- 
lage, l'autre  venait  relronver  son  maître. 

Mal^'ré  tout,  dit  don  Oiiichotle,  il  serait  luin 
de  châtier  l'insolence  de  ce  démon  sur  un  des 
liomnies  du  chariot,  fût-ce  sur  l'enipereur  lui- 
même. 

Otez-vous  cela  de  l'esprit,  Seigneur,  repartit 
Sancho;  il  n'y  a  rien  à  gagner  avec  les  comé- 
diens, ces  gcns-là  ont  des  amis  partout.  J'ai 
connu  autrefois  un  comédien  jKiursuivi  pour 
deux  meurtres  ;  eh  bien,  il  s'en  est  tiré  sans 
ipi'il  lui  en  coûtât  un  cheveu  de  la  lète.  Comme 
ce  sont  des  gens  de  plaisir,  tout  le  monde  les 
protège  et  les  aime,  ceux-ci  surtout  qui  se  pré- 
tendent do  In  troupe  royale. 

11  ne  sera  pas  dit,  répliqua  don  Quichotte 
([uc  ce  mauvais  histrion  m'aura  échappé,  dût  le 
genre  humain  bout  entier  le  prendre  sous  sa 
protection  !  Et  il  se  mit  à  courir  après  le  cha- 
riot, en  criant  :  Arrêtez,  baladins  !  arrêtez,  mau- 
vais bouffons!  je  veux  vous  apprendre  à  respec-  ' 
ter  à  l'avenir  les  bêles  qui  servent  de  monture 
aux  écuyers  des  chevaliers  errants. 

Don  Quicholle  criait  si  fort  que  les  comédiens 
l'entendirent.  Jugeant  de  son  intention  par  ses 
paroles,  la  Mort  saute  à  terre,  avec  le  diable, 
suivi  de  rem|)erenr  et  de  l'ange;  il  n'y  cul  pas 
jusqu'au  dieuCupidon  qui  ne  voulut  être  de  la 
partie  :  alors  tous  se  chargent  de  pierres,  et, 
se  retranchant  derrièreleur  voiture,  ils  attendent 
l'assaillant,  résolus  à  se  défendre.  En  les  voyant 
si  bien  ariiiés  et  faire  boiuu'  Cdulenance,  notre 


lii'ins  relinl  la  Iniih'  à  llnssinanle,  et  se  mit  à  l'é- 
lléchir  (le  (pielle  uMiiieie  il  atiaipierait  ce  ba- 
taillon avec  lu  moins  de  danger,  l'endanl  qu'il 
déhhéi'ait  sur  ce  qu'il  a\ailà  faire,  Sancho  ai- 
riva,  et  trouvant  son  maître  prêt  à  en  venir  aux 
niaiii>  : 

Seigneur,  lui  dil-il,  voici  une  aventure  qui  ne 
me  paraît  niilleiiient  i)()nn(!  à  entreprendre.  Cou 
sidérez  (pie  contre  des  amandes  de  ruisseaux  il 
n  existe  pas  d'armes  défensives,  à  moins  de  se 
blottir  sous  une  cloche  de  liiouze'.'  Considère/ 
aussi  qu'il  y  a  plus  de  témérité  que  de  courage 
à  vouloir  altacpier  seul  une  armée  où  les  em- 
pereurs comhaltent  en  personne  ,  et  qui  est 
soutenue  par  les  bons  cl  les  mauvais  anges,  sans 
compter  la  Mort,  ipii  est  à  leur  lèle'.'  \A  puis, 
remar(|uez,  je  vous  |)rie,  mon  cher  niailre,  que 
parmi  tous  ces  gens-là  il  n'y  a  pas  un  seul  che- 
valier errant. 

Tu  as  touché  juste,  interrompit  don  Quichotte, 
et  voilà  de  quoi  me  faire  changer  de  résolution  ; 
je  ne  jiuis  ni  ne  dois  tirer  l'épée  contre  n'im- 
porte quelles  gens  s'ils  ne  sont  armés  chevaliers; 
ainsi  donc,  Sancho,  cela  te  regarde;  c'est  à  toi 
de  tirer  vengeance  de  l'outrage  fait  à  ton  gri- 
sou. Je  me  tiendrai  ici  pour  te  donner  mes  con- 
seils et  t'animer  au  combat. 

Seigneur,  il  n'y  a  pas  là  de  quoi  tirer  vengeance 
de  personne,  repartit  Sancho,  et  un  bon  chrétien 
doit  savoir  oublier  les  offenses  :  d'ailleurs,  je 
m'arrangerai  avec  mon  âne,  et  coinim;  il  n'est 
pas  moins  pacifique  que  son  maître,  je  suis  cer- 
tain qu'une  mesure  d'avoine  sera  bien  plus  de 
son  goût. 

Si  c'est  là  ton  avis,  bon  et  pacifique  Sancho, 
répliqua  don  Quichotte,  laissons-là  ces  fantômes 
et  allons  chercher  de  meilleures  aventures;  car 
ce  pays-ci  m'a  tout  l'air  d  en  fournir  un  bon 
nombre  et  des  plus  surprenantes. 

En  parlant  ainsi,  il  tourna  bride,  suivi  de  son 
écuyer.  De  son  côté,  la  Mort  et  ses  compagnons 
remontèrent  sur  le  chariot  et  continuèrent  leur 


voy 


âge.  Telle  fut,  grâce  aux  sages  conseils  de 


)iO 


DON    QUICHOTTE 


Saiiclu)  l'iinza,  l'Iicurcusc  lin  do  la  teniliU'  aven- 
ture du  char  de  la  Mort.  Le  jour  suivant,  notre 
héros  eut  une  autre  aventure  avec  un  chevalier 
amoureux  et  errant,  laquelle  mérite,  à  elle 
seule,  un  nouM'aii  cliainlre. 


CHAl'lTHl':  Ml 

de  l'éinange  aventure  qui  arriva  au  valeureux 

don  quichotte 

Avec  le  grand  chevalier  de;   miroirs 

l.a  nuit  qui  suivit  le  jour  de  la  rencontre  du 
char  de  la  Mort,  don  Ouichotte  et  son  écuyer  la 
passèrent  sous  un  bouquet  de  grands  arbres  où 
ils  soupèreiit  avec  les  provisions  que  portait  le 
grisou,  l'endant  qu'ils  mangeaient,  Sancho  dit 
à  son  niaitre  ?  Avouez,  Seigneur,  que  j'aurais  eu 
grand  tort  de  choisir  pour  étrennes  le  butin  de 
votre  dernière  aventure  plutôt  (|ue  les  poulains 
des  trois  juments  :  Par  ma  loi,  mieux  vaut  moi- 
neau en  cage  que  grue  qui  vole  ! 

Cela  se  peut,  répondit  don  Quichotte,  mais 
pourtant  ^i  tu  m'avais  laissé  attaquer  et  com- 
battre connue  je  le  voulais,  tu  n'aurais  certes 
pas  eu  lieu  de  le  plaindre,  car  à  cette  heure,  tu 
serais  en  |iossession  de  la  couronne  d'or  de  l'em- 
pereur et  des  ailes  peintes  de  ce  Cupidon  :  je  les 
lui  aurais  arrachées 'pour  les  remettre  entre  tes 
mains. 

liali  I  icprit  Sancho,  jamais  sceptres  ni  cou- 
ronnes des  enqiereurs  de  comédie  n'ont  été  d'or, 
mai>  liitii  Je  cuivie  ou  de  l'er-blanc. 

Cela  est  vrai,  rr|iril  don  Uuicholte;  en  eil'el, 
il  ne  conviendrait  pas  que  les  hochets  de  la  co- 
médie fussent  de  fine  matière;  ils  doivent  élre 
comme  elle  une  sorte  de  fiction,  une  simple  aii- 
parence.  A  propos  de  comédie,  j'cnteiHJ.s,  S;im- 
cho,  que  tu  sois  bien  disposé  |Miur  le  théâtre, 
ainsi  que  |iour  ceux  (|ui  conqiosent  les  pièces 
et  ceux  (pii  les  rej)résentent,  parce  que  ce  sont 
des  gens  fort  ulilcs  dans  un  Klat,  car,  en  nous 
ollianl  ch:i(]iie  jour  un  miroir  lidclc  où  se  rc- 


llète  la  vie  humain(\  ils  nous  montrent  ce  (jue 
nous  sonnnes  et  ce  (pie  nous  devrions  élre.  lu 
as  sans  doute  vu  représenter  des  comédies 
dans  lesquelles  il  y  avait  des  rois,  des  prêtres, 
des  chevaliei>s,  des  dames  et  autres  |i('rsonnages 
divers?  L'un  fait  le  faiii'aron,  l'autre  le  fourbe, 
celui-là  le  soldat ,  celui-ci  l'amoureux  ;  ])uis, 
(juand  la  pièce  est  terminée,  chacun  quitte  son 
costume,  ej,  dans  la  coulisse  tout  se  donne  la 
main. 

Oui,  vraiment,  j'ai  vu  i%  ces  comédies-là, 
répondit  Sancho. 

Eh  bien,  reprit  don  (Juicliotte ,  il  en  est 
de  même  dans  la  comédie  de  ce  monde  :  les 
uns  sont  empereurs,  les  autres  papes;  finale- 
ment autant  'de  personnages  différents  que  sur 
le  théâtre.  Puis  quand  arrive  la  fin  de  la  pièce, 
c'est-à-dire  quand  vient  la  mort  qui  leur  fait 
(piitter  les  oripeaux  qui  les  distinguaient,  tous 
redeviennent  égaux  dans  la  sépulture. 

Voilà  une  comparaison  i\ue  j'ai  entendu  l'aire 
bien  souvent  et  qui  ressemble  connue  deux 
gouttes  d'eau  au  jeu  des  échecs,  dit  Sancho  : 
tant  que  le  jeu  dure,  cha(pie  pièce  représente 
un  personnage;  mais  une  fuis  le  jeu  fini,  elles 
sont  toutes  jetées  péle-méle  dans  une  boite, 
conmie  dans  un  tombeau. 

Il  me  semble,  re|)rit  don  Ouichotte,  (pie  tu 
deviens  cha(pie  jour  moins  simple  et  jilus 
avisé. 

Pardieu,  répliijua  Sancho,  en  me  frottant 
tous  les  jours  contre  Votre  Grâce,  il  faut  bien 
(|u'il  m'en  reste  quelque  chose.  Bien  aride  se- 
rait le  terraiiMiui  ne  rapporterait  rien, ipiand  on 
le  cultive  et  qu'on  le  fume  :  je  veu.v  dire,  sei- 
gneur, que  la  conversation  de  Votre  Grâce  a  été 
l'engrais  réjtandu  sur  la  terre  sèche  de  mon 
esprit,  et  le  temps  j)assé  à  votre  service  la  cul- 
ture moyennant  laquelle  j'espèie  rapporter  des 
moissons  dignes  du  bon  labourage  (|ue  vous 
avez  fait  dans  mon  stérile  entendement. 

Le  chevalier  ne  put  s'enqiécher  de  souiire 
des  expressions  recherchées  dont  Sancho  ap- 


ni-:  LA  M  ANC  lit:. 


541 


Ilnii  ijuirlinlli'  niait  -1  l'orl  ipio  'f.  <inm'Mlieii-  rriiliMlilin-nl  ii>api'  "l'h. 


puyail  son  raisuiuu'uiei:!  ;  il  lui  sciiilila  (|u  il  on 
savait  plus  long  qu'à  l'oidiiiairc,  et  il  en  était 
tout  sur|)ris.  En  el'fel,  depuis  quelque  temps, 
Samlio  parlait  de  faron  à  étonner  son  niaitro  ; 
seulenicnl,  quand  il  voulait  par  tro|>  faire  le 
beau  parleur,  comme  un  candidat  au  contours, 
il  trébuchait  lourdement.  Ce  (jui  lui  alhiil  le 
mieux,  c'était  de  débiter  des  proverbes,  qu'ils 
vinssent  à  tort  ou  à  raison,  comme  on  la  vu 
souvent  et  comme  on  le  verra  encore  dans  la 
suite  de  cette  histoire. 

Nos  aventuriers  passèrent  une  partie  île  la 
nuit  en  de  semblables  entretiens,  jusqu'à  ce 
qu'il  ])rit  envie  à  Sancho  de  laisser  tomber  les 
rideaux  de  ses  yeux  :  c'était  sa  manière  de  s'ex- 
primer lorsqu'il  voulait  dormir.  Il  ôta  le  bât  et 
le  licou  au  grison,  et  le  laissa  paitrc  en  liberté. 
Quant  à  Rossinante,  il  se  contenta  de  lui  retirer 
la  bride,  parce  que  don  Quichotte  lui  avait  ex- 


pressément défendu  d'enlever  la  selle  tant  (|u"iLs 
seraient  en  campagne,  suivant  la  eoulume  si 
prudennnent  établie  et  si  lidèlemcnt  observée 
par  les  chevaliers  errants. 

D'après  la  même  tradition,  l'amitié  de  ces  deux 
paciliqucs  animaux  hit  si  intime,  (jue  l'auteur 
lie  ce  récit  lui  avait  consacré  plusieurs  chapi- 
tres; il  les  supprima  depuis  par  bienséance  et 
pour  garder  la  dignité  qui  convient  à  une  si 
héroïque  histoire.  Parfois,  néanmoins,  il  oublie 
sa  résolution,  et  se  complaît  à  nous  représenter 
les  deux  amis  se  grattant  l'iiii  l'autre  ;  puis, 
ipiand  ils  étaient  fatigués  de  cet  exercice,  Ros- 
sijiante  croisant  sur  le  cou  du  grison  un  cou 
qui  le  dépassait  d'une  denii-aune;  et  tous  deux 
les  yeux  licbés  en  terre  ilenieuraicut  ainsi  des 
jours  entiers,  à  moins  qu'on  ne  les  tirât  de  leur 
immobilité,  ou  que  la  faim  ne  les  talonnât.  L'au- 
teur n'avait  jias  craint  de  comparer  leur  amitié 


U'I 


DON   QUICHOTTE 


;i  celle  de  IVisus  ^•\.  Eiiryali',  (Hi  l)i('ii  encore  ;'i 
celle  irUreslo  el  l'ylaile,  ce  qui  l'ait  voir  la  haute 
o|iiiiiou  (|iril  en  avait  conçue;  peut-être  aussi 
voulait-il  par  là  montrer  aux  liommcs  combien 
ils  mit  tort  de  traliir  l'amilir,  ([uand  les  liètes 
la  prati(|uenl  si  lidèleuient.  (i'est  |unir(|iioi  Idu  a 
tlit  :  il  n'y  a  pas  d'ami  pour  l'ami,  et  les  roseaux 
se  changent  en  lance.  VA  (pi'on  n'aille  pas  blâ- 
mer cette  comparaison  de  l'amitié  des  bctes 
avec  celle  des  iioinmes  :  n  avons-imus  pas  ap- 
pris du  chien  la  lidélité,  de  la  foni'ini  la  jiré- 
voyauce,  de  l'éléphant  la  (ludenr,  et  du  cheval 
la  loyauté  1 

Nos  aventuriers  reposaient  depuis  peu  de 
lenips,  Sancho  sous  un  liège  et  don  (Juicholle 
sous  un  robuste  ciicne,  lorsque  notre  héros  l'ut 
léveilié  par  un  bruit  qui  se  fit  derrière  sa  tète; 
se  levant  en  sursaut  pour  s'assurer  d'où  ce  bruit 
provenait,  il  crut  entendre  deux  cavaliers,  dont 
l'un,  se  laissant  glisser  de  sa  selle,  disait  à 
l'autre  : 

Ami,  mets  [Âed  à  terre,  et  ôte  la  bride  à  nos 
chevaux;  ils  doivent  trouvei'  ici  de  l'iierbe  i'rai- 
che,  connue  j'y  trouverai  moi-même  le  silence 
et  la  solitude  |iro|ires  à  entrelcnir  mes  amou- 
l'cnses  pensées. 

Diie  ce  jieu  de  mots  et  s'étendre  à  terre 
hit  raflaire  d'un  instant.  Mais  en  se  cou- 
iliaiit  rinconmi  fil  résonner  les  aiiius  dont  il 
était  couvert.  A  cet  indice,  don  (Juicholte 
reconnut  un  chevalier;  s'approchant  de  San- 
cho, el  le  secouant  ]iar  le  bras  pour  l'éveiller  : 
Ami,  lui  dit-il  à  voix  ba.sse,  nous  tenons  une 
aventure. 

Dieu  M  iiillr  nous  l'ciiMiyer  iinniic,  ré'pdiidil 
Saucho  encore  à  moitié  endormi;  mais,  dites- 
moi,  .'«cignenr,  où  est-elle  Sa  tiràce  madame 
l'aventure'.' 

Où  elle  est,  répliqua  Ai\\\  Ouieliolle  :  regarde 
lie  ce  côté,  el  lu  y  verras  élemlii  un  clievaliei 
qui,  si  je  ne  me  trompe,  a  qnchpie  grand  sujet 
de  déplaisir,  car  il  s'r st  laissé  lomber  à  terre  si 
lourdement,  (pie  ses  armes  en  oui  lésdimé. 


l'.li  bien,  où  voyez-vous  ipie  ce  soit  une  aven- 
lure  '.'  dit  Sancho. 

Je  ne  prétends  pas  (pie  ce  soit  absoluuieiit 
une  aventure,  repartit  don  (Juichotte,  je  disque 
c'est  un  coinmcnccment  d'aventure,  car  elles 
d(d)nlenl  toujouis  aiiKsi.  Au  reste,  écoutons  ;  il 
me  semble  que  ce  chevalier  accorde  un  luth  ou 
une  guitare,  et  à  la  manière  dont  il  tousse  pour 
se  nettoyer  le  gosici',  il  doit  se  préparer  à  chan- 
ter. 

l'ar  ma  loi,  vous  avez  raison,  dit  Saiiehu,  il 
l'aut  (pie  ce  soit  un  chevalier  amomeux. 

(Irois-ln  donc  qu'il  y  en  ait  d'autres'.' reprit 
don  Quicliotle  ;  ap|)rcnds,  mon  ami,  qu'il  n'y  a 
point  de  chevalier  (pii  ne  soit  amoureux.  Kcoii- 
tons-ie;  sa  plainte  nous  apprendra  sans  doute 
son  secret,  car  l'abondance  du  c(eur  l'ail  parler 
la  langue. 

Sancho  allait  répliquer,  (piand  l'iiicoinui  se 
mit  à  chanter  ce  ipii  suit  : 

l'!l]  liirii,  il  l'iml,  iii.uhime,  il  liiiit  vuus  .si^li^^ilil■(^ 

Kt  ne  |ilus  vous  parler  d'amour, 
.Mou  touriMcnt  a. beau  croître  et  graudir  dia(|uu  joui  , 
(le  cii'iir.  trop  amoureux,  sait  souffrir  et  se  laire; 
Mais  cpiaiiil  pour  vos  bt'au.\  yeux  je  consens  à  mourir, 
l'aniouni'Z  à  l'amour  s'il  ni'écliappe  un  soupir. 

L'inconnu  poussa  un  protoml  sou|iir,  et  iiien- 
t("it  il  s'écria  d'une  voix  dolente  el  |)laiiilivc  : 
(I  la  plus  belle,  mais  la  plus  ingrate  de  toutes 
les  leinmes,  sérénissime  Cassildée  de  Vandalic  ! 
comment  |ieiix-lu  consentir  à  laisser  errer  par 
le  monde  et  consumer  sa  vie  en  d'âpres  el  pé- 
nibles travaux  le  chevalier  ton  esclave  '.'  Ne 
siitlit-il  pas  ipie  ma  valeur  el  mon  liras  aient  l'ail 
cniiressi'r  à  tmis  les  clievalier,s  de  la  Navarre,  à 
Ions  les  chevaliers  de  Léon,  d'Andalousie,  de 
(laslille,  et  eiilin  à  tous  les  ciicvaliers  de  la 
Manche  ipie  lu  es  la  plus  belle  peisonne  du 
inonde'.' 

Oh!  pour  cela  non,  ri'|iarlil  don  Quicliotle, 
car  je  suis  de  la  Manche,  et  je  n'ai  jamais  cou- 
l'es.sé  ni  ne  confesserai  de  ma  vie  une  chose  si 
1  (iiilraire  et  si  pn'judiciabk;  à  la  beauté  de  HuU 


4 


DE   LA   MANCHE. 


>\7> 


ciiiéo.  Saiiclio,  re  rlii'\;illi  r  divajjiii'  ;  mais 
l'cmildiis  cncmo,  |ii'iitt'li('  \;i-l  il  m'  t':iirr  mieux 
foiinailit'. 

Sans  aiuMiii  iloiilo,  rt'|ilii|iia  Saiiclii)  ;  car  il 
Mil'  |iar:iit  |in'nili'('  !<'  ilii'iiiin  Ji'  --i'  liniii'iiti'r  un 
mois  durant. 

Toulofois,  il  n'en  fut  pas  ainsi  :  l'inconnu 
ayant  cru  enlemirt'  qu'on  parlait  à  ses  cùIl's,  se 
leva  et  tlil  il'une  voix  sonore  :  Oui  va  là'.'  qui 
('•Ics-vous'.'  Ktes-vciiis  du  noiniiii'  lic-;  lii'Uienv, 
DU  (le  celui  ilos  alllinés'.* 

,1e  suis  (lu  nombre  des  alUij^és,  répondit  don 
Onieholte. 

Pans  ee-  cas,  approdie/.,  rqu  il  linronnu  ; 
vous  Irouverez  ici  la  Irislesse  et  l'afllietion  en 
personne. 

Pou  Quichotte  s'approcha,  s'y  voyant  invité 
avec  tant  de  courtoisie,  et  l'inconnu  le  prenant 
par  le  bras  : 

Asseyez-vous,  seigneur  chevalier,  lui  dil-ii  ; 
car  pour  deviner  que  vous  l'êtes,  il  me  suffit 
de  vous  avoir  rencontré  dans  cet  endroit,  où 
vous  font  compagnie  la  siditude  et  le  serein, 
gite  naturel  et  couche  ordinaire  des  chevaliers 
errante. 

Je  suis  chevalier,  en  effet,  répondit  don  (Jui- 
iliolte,  et  de  la  profession  que  vous  dites;  ac- 
lalilé  moi-ménie  paf  le  souvenir  de  mes  dis- 
grâces, je  ne  laisse  pas  d'avoir  le  cœur  sensible 
aux  niaiheurs  d'anlrui;  et  je  compatis  d'aulaiil 
plus  aux  v(itres,  seigneur,  que  par  vus  plainte-^ 
l'ai  compris  qu'ils  doivent  avoir  leur  source 
dans  votre  amour  pour  l'ingrate  (pie  vous  venez 
de  nommer. 

reuilanl  ((ii'il>  s'eutrelennient  de  la  sorte,  tous 
deux  étaient  assis  sur  le  gazon,  l'un  à  côté  de 
1  antre,  et  aussi  tranquilles  que  s'ils  n'eussent 
pas  du  se  couper  la  gorge  au  lever  de  l'aurore. 

SeigneiM'  chevalier,  seriez-vons  par  bonheur 
amoureux'.' deniiiiiila  linciuimi. 

Pour  mou  malheur,  je  le  suis,  répondil  noire 
h-'Mos,  (pioi(pie,  après  tout,  les  souffrances  qui 
les-tdleiil  du   choix  d'im  trop  noble   sujet  puis- 


sent pliilôl  pas-er  pour  des  biens  ipu'  pour  «les 
maux. 

Oui,  icprit  l'inconnu,  >i  Icn  dédain.-  d'une 
ingrate  n'en  v(  naient  pas  à  troubhu'  notre  rai- 
son, et  à  nous  exeilc'i'  à  la  vengeance. 

Pour  moi,  repartit  ilun  (juichnlle  ,  je  n'ai 
jamais  éprouvé  le  dédam  de  ma  dame. 

Non,  par  ma  loi,  interr'ompit  Sanclio  :  noli'e 
maiti'esse  est  tendre  connue  la  losée,  et  plus 
ilouce  (pi'un  niouinn. 

KsI-ce  là   voire  éiiiyer'.'  demanda  l'inminm 


du  bocage  à  don  Quichotte. 


(y est  mon  écuyer,  ré|)ondit  nuire  héros. 

Iji  vérité,  répliipia  l'incomm,  il  est  le  pre- 
mier que  j'aie  entendu  parler  si  libreuu'ut  en 
présence  de  son  maître;  jai  là  le  mien,  i|ui  n'a 
jamais  été  assez  hardi  pour  diîsserrer  les  dents, 
quand  il  est  devant  moi. 

i'ih  bien,  moi,  s'écria  Sancbo,  j'ai  pailc  el  je 
parlerai  devant  le...  et  même  plus...  mais  lais- 
sons cela. 

En  ce  moment,  l'antre  écuyer  lira  Sancho  par 
le  bras,  el  lui  dit  à  l'oreille  :  Frère,  cherchons 
quelcftie  endroit  où  nous  puissions  parler  à  notre 
aise,  et  laissons  ici  nos  maîtres  s'entretenir  de 
leurs  amours  ;  car  le  jour  les  s\n'|>rendra  qu'ils 
n'auront  pas  encore  lini. 

Volontiers,  repartit  Sancho;  je  serais  bien 
aise  d'apprendre  à  A'otre  Grâce  qui  je  suis,  et 
de  vcnis  montrer  si  c'est  à  moi  (pi'nn  |ie\it  repro- 
cher d'élre  un  bavard. 

Tons  deux  s'en  furent  à  l'écart,  el  il  s'établit 
entre  eux  une  conversation  pour  le  moins  aussi 
plaisaide  que  celle  de  leurs  maîtres  lut  sérieuse. 


CIIAPmîK  Mil 

ou   SE    POURSUIT    L'AVENTURE    OU   CHEVALIER    OU    BOCAGE 
AVEC    LE   PIQUANT    DIALOGUE   QU'EURENT    ENSEMBLE    LES    ECUVERS 

.\iusi  séparés,  d'un  côté  étaient  les  chevaliers, 
de  laulre  les  écnyers,  ceux-ci  se  racontant  leurs 
vies,   ceux-là    se  eonliant    leurs   amours;    mais 


ti 


DON    OUICHOTTE 


riiistoirc  s'orciipc  d'aliord  de  la  conversation 
des  valets,  et  lapiuirte  que  l'éeiiyei'  dn  lioeai^e 
dit  à  Sanelio  : 

Il  faut  convenir,  tV(  re,  (|ii'ii  y  a  peu  d'exis- 
tences anssi  nides  que  celles  des  écuyers  errants, 
et  c'est  liien  à  eux  que  peut  s'appliquer  la  nia- 
lédictiiiii  dont  Dieu  frappa  notre  premier  père, 
quand  il  lui  dit  :  «  Tu  mangeras  ton  pain  à  la 
sueur  de  ton  front.  » 

El  à  la  froidure  do  ton  corps,  ajouta  Sancho, 
car  qui  souffre  plus  de  l'intempérie  des  saisons 
qu'un  écuyer  dans  la  chevalerie  errante?  En- 
core s'il  avait  toujours  de  (|uoi  manfïer,  le  mal 
serait  moins  prand  :  avec  du  pain  on  nari,'ue  le 
cliagrin;  mais  il  se  passe  des  jours  entiers  où 
nous  n'avons  rien  à  mettre  sous  la  dent,  si  ce 
n'est  poiu'tant  l'air  que  nous  respirons. 

Ouand  on  a  l'espoir  d'être  récompensé  quel- 
que jour,  tout  cela  peut  se  prendre  en  patience, 
repartit  l'écuver  du  Bocage  ;  car  il  l'aiit  (|n'un 
chevalier  errant  soit  bien  peu  chanceux  s'il  n'a 
pas  une  l'ois  en  sa  vie  une  île  ou  \\n  comté  à 
donner  à  son  écuyer. 

■l'ai  souvent  dit  à  mon  maiire  (pi'avec  une  île 
je  me  tiendrais  pour  satisfait,  répliqua  Sancho, 
et  il  est  si  noble  et  sj  libiTal  qu'il  me  l'a  pro- 
mise bien  des  fois. 

.le  n'ai  pas  de  si  hautes  prétentions,  repartit 
i'écuyer  du  Bocage,  et  avec  un  canonicat  dont 
mon  maître  m'a  déjà  pourvu  je  me  Irouveiai 
amplement  récompensé  de  mes  services. 

Votre  maiire,  demanda  Sancho,  est  donc  che- 
valier ecclésiastique,  puis(|u'il  |)eut  donner  un 
canonical  à  son  écuyer?  (juant  an  mii'ii,  il  est 
simple  laii|uc  ;  et  [louilanl,  jr  me  rap|iclle  ipie 
des  gens  d  esprit  et  de  sens,  dans  des  inlentioiis 
suspectes,  à  mon  avis,  lui  cimseillaieut  ih;  devenir 
archevé(|ue.  Par  bonheur,  il  ne  voulut  jamais 
être  qu'empereur;  mais  je  tremblais  (ju'il  ne  hii 
pT'il  fantaisie  do  se  faire  d'église;  car,  entre 
nous,  tout  dégourdi  (pie  je  paraisse,  vans  saurez 
(jue  je  ne  suis  qu'une  béte  pour  gérer  un  bé- 
néfice. 


Ne  vous  y  trompez  pas,  répondit  I'écuyer  du 
Bocage,  les  gouvernements  d'îles  ne  sont  pas  si 
ais(''s  à  conduire  ipie  vous  pourriez  le  supposer, 
et  souvent  on  n'y  trouve  pas  même  de  l'eau  à 
boire.  Il  y  en  a  de  fori  pauvres,  d'autres  sont 
très-mélancoliques  ;  et  les  meilleurs  sont  des 
charges  fort  pesantes  que  se  mettent  sur  les 
épaides  certains  gouverneurs  ;  aussi  à  toute 
heure  eu  voit-on  (jui  |doientsous  le  faix.  Tenez, 
plutôt  que  d'exercer  une  prid'cssion  comme  la 
nôtre,  on  ferait  mieux  de  s'en  aller  chez  soi  pour 
y  passer  le  temps  à  des  exercices  plus  paisibles, 
tels  que  la  chasse  ou  la  pèche;  car  (juel  est  l'é- 
cuver, si  pauvre  soit-il,  qui  n'a  pas  quelque 
mécliant  cheval  et  tme  couple  de  lévriers,  ou 
tout  au  moins  une  ligne  à  pécher,  pour  se  di- 
vertir dans  son  village? 

A  l'exception  du  cheval,  je  possède  tout  cela, 
répondit  Sancho;  mais  j'ai  un  âne  qui,  san.s  le 
flatter,  vaut  deux  fois  le  cheval  de  mon  maître; 
aussi  je  me  garderais  bien  de  le  troquer,  me 
donnât-t-il  quatre  boisseaux  d'avoine  en  retour. 
Sur  ma  foi,  vous  ne  sauriez  croire  ce  que  vaut 
mon  gris(Ui,  je  dis  grisiui,  parce  que  c'est  sa 
couleur;  (piant  aux  lévriers,  du  diable  si  j'en 
manquais,  car  il  y  en  a  de  reste  dans  notre  vil- 
lage, et  la  chasse  est  d'autant  plus  agréable 
qu'on  la  l'ait  aux  dépens  d'autrui. 

Seigneui',  dit  I'écuyer  du  Bocage,  il  faut  que 
je  vous  avoue  une  chose  ;  c'est  que  j'ai  résolu 
de  laisser  là  cette  rilicule  chevalerie  et  de  me 
retirer  chez  moi,  afin  d'y  vivre  en  pai\  et  d'éle- 
ver mes  enfants;  j'en  ai  trois,  Dieu  merci,  qui 
sont  beaux  comme  des  anges. 

Moi,  repartit  Sancho,  j'en  ai  deux  qu'on  pour- 
rait présenter  au  pape  en  personne,  surtout  une 
jemie  créature  que  j'élève  pour  être  comtesse, 
s'il  i)lait  à  Dieu,  ipioique  un  juu  en  déjùt  de  sa 
mère. 

Eh  '  (|nel  âge  a  celte  demoiselle  que  vous  éle- 
vez pour  être  comtesse?  demanda  I'écuyer  du 
Bocage. 

Environ  quinze  ans  et   dniii,  plus  ou  moins, 


iK    I.A    MA.NCIII': 


ii.'i 


Pan',  S.  Rai...  cl  C-,  mi^|>. 

Aiiis-  s-pnrés,  il'uii  .  "i/-  il  li.  ni  lf«  rlicvnlinri,  île  l'iiiUie  li's  rcuyi-rs  (jiage  313). 


répondit  Sancho;  elle  est  graiule  comme  une 

perche,  fraîche  coinnic  une  matinée  d'avril,  cl 

forte  comme  un  portefaix. 

Peste!  s'écria  lécuvcr  du  Bocage,  voilà  bien 

des  qualités  :  il  y  a  là  de  quoi  faire  non-seidc- 
mcnt  une  comtesse,  mais  encore  une  nymphe 
du  vert  bosquet.  Oh!  la  gueuse,  la  (illc  de 
gueuse,  elle  m'a  la  mine  de  porter  joliment  son 
bois  ! 

Ma  fille  n'est  point  une  gueuse,  reparlil  San- 
cho  avec  humeur,  ni  sa  mère  non  pins;  et  il 
n'en  entrera  jamais  à  la  maison  tanl  i|iu'  je 


vivrai.  Seigneur  écuyer,  parlons  plus  sagement: 
|tour  un  homme  nourri  parmi  les  chevaliers  er- 
rants, qui  sont  la  courloisie  même,  vos  propos 
sont  très-malsonnants. 

Oh  !  que  vous  vous  connaissez  mal  en  fait  de 
louanges  !  ré|)iiqua  l'écuyer  du  Bocage.  N'avez- 
vous  donc  jamais  entendu,  lorsque  dans  un  com- 
bat de  taureau.v  le  toréador  vient  de  faire  un 
beau  coup,  chacun  s'écrier  :  Ulil  le  gueu.v,  le 
rds  de  gueuse,  comme  il  s'en  est  bien  tiré  !  Vous 
voyez  donc  cjuc  ce  n'est  pas  une  injure,  mais  une 
sorte  de  louange.  .VUcz,  seigneur,  reniez  plutôt 


lie 


DON    QUICIIOTTI:; 


vos  enfants  s'ils  ne  font  rien  pour  mériter  de 
j)arcils  éloges. 

A  ce  coni|)te-i;i  vous  pourrie/  leur  jelcr  loul(! 
une  j^ueuserie  sur  le  corps,  repartit  Sanclio  ; 
mais  j'espère  (pi'ils  ne  me  causeront  point  ce 
chagrin,  car  ils  no  font  et  ne  ilisent  rien  (|ui 
mérite  de  pareils  compliment»  :  aussi  je  vou- 
drais déjà  les  revoir,  tant  je  les  aime,  et  tous 
les  jours  je  prie  Dieu  qu'il  me  tire  de  ce  dange- 
reux métier  d'écuyer,  où  je  me  suis  l'ouiré  en- 
core une  fois  dans  l'espoir  de  trouver  une  bourse 
de  cent  ducats,  comme  je  l'ai  déjà  fait  dans  la 
Sierra-Morcna.  Depuis  lors,  le  diable  me  met  à 
toute  beurc  devant  les  yeux  un  sac  de  doublons; 
il  me  semble  en  ce  moment  que  je  le  vois,  que 
je  me  jette  dessus,  que  je  le  tiens  entre  mes 
bras,  (|ue  je  l'emporte  dans  ma  maison,  quej'en 
achète  des  terres,  et  que  je  vis  comme  un  prince. 
Aussi  chaque  fois  que  je  pense  à  cela,  je  compte 
pour  rien  toutes  les  fatigues  que  j'endure  à  la 
suite  de  mon  maître,  cpii,  je  le  vois  bien,  tient 
plus  du  fou  que  du  chevalier. 

C'est  pour  cela  qu'on  dit  convoitise  rom|)t  le 
sac,  reprit  l'écuyer  du  Bocage;  et,  s'il  faut  par- 
ler de  nos  mailles,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  au 
monde  un  plus  grand  fou  que  le  mien;  il  est  de 
ceux  dont  on  dit  :  Des  soucis  d'autrui,  l'àne  dé- 
périt. Ainsi,  pour  rétablir  en  son  bon  sens  un 
chevalier  qui  est  devenu  fou,  il  est  devenu  lou 
lui-même,  et  il  va  chercher  sans  difliculté  une 
chose  telle,  que  s'il  la  trouvait,  il  pourrait  bien 
s'en  mordre  les  doigts. 

Serait-il  par  hasurd  amoureux,  xulrc  iiuiilre'.' 
dit  Sancho. 

.luslemenl,  répondit  i'écuyerdu  Hocagc,  il  est 
amoureux  d'une  certaine  (iassildée  de  Vandalie, 
qui  est  la  jilus  i  lUille  t  réalurc  et  la  plus  difli- 
cilc  à  gouverner  qu'on  puisse  ri  m  onln'i  (hui> 
le  monde.  Mais  ce  n'est  point  1 1  la  ipii  occupe 
mon  maître  en  ce  moment  :  il  a  bien  d'autres 
projets  en  létc,  comme  il  le  fera  voir  avant  peu. 
11  n'est  (  iirnnu  >i  uni  i|in  n  ail  (juchpiis 
jtierres  à  faire  bionclier,  repiil  Simlio;  >i  l'on 


l'ail  cuire  des  fèves  chez  les  autres,  chez  nous 
c'est  à  pleine  marmite,  et  la  folie  a  toujours 
plus  de  couimensaux  i|ue  la  raison.  Mais  si, 
comme  je  l'ai  entendu  dire;  souvent,  les  malheu- 
reux se  consolent  entre  eux,  je  pourrai  me  con- 
soler avec  Voire  Grâce,  puisipie  vous  servez  un 
maître  aussi  fou  que  le  mien. 

Fou,  oui,  mais  vaillant,  dit  l'éeujer  du  Do- 
cage,  et  plus  matois  encore  rpie  vaillant  et  que 
fou . 

Oh  1  ce  n'est  point  ainsi  qu'est  mon  maitre, 
reprit  Sancho  :  il  n'y  a  pas  chez  lui  la  moindre 
malice;  au  contraire,  il  a  un  cœui'  de  pigeon, 
et  il  est  incapable  de  faire  du  mal  à  une  fourmi  ; 
de  plus,  il  est  si  naïf,  (ju'un  enfant  lui  ferait 
accroire  qu'il  est  nuit  en  plein  jour.  Eh  bien, 
c'est  une  simplicité  qui  faitipie  je  l'aime  comme 
la  prunelle  de  mes  yeux,  et  que  je  ne  puis  me 
résoudre  à  le  quitter  malgré  toutes  ses  extra- 
vagances. 

Mais,  en  fin  de  compte,  ditl'écujcM'  du  Docage, 
quand,  un  aveugle  en  conduit  un  autre,  il  y  a 
danger  pour  les  deux.  .le  pense  doue  <pie  le 
meilleur  et  le  |)lus  sûr  sérail  de  battre  en  re- 
traite et  de  regagner  nos  gîtes  ;  cai'  ceux  ipii 
cberchenl  les  aventures  ne  les  trouvent  pas  tou- 
jours comme  ils  les  voudraient. 

En  cet  endroit  de  la  conversation,  l'écuyer  du 
Docage  s'aj)ercevant  que  Sancho  crachait  souvent 
et  avec  peine,  lui  dit  :  Seigneiu',  il  me  semble 
qu  à  force  de  parler  nous  nous  sommes  desséché 
le  gosier  et  la  langue;  il  n'y  aurait  pas  grand 
mal  de  nous  les  rafraîcliii',  el,  contre  de  tels 
accidents,  mon  cheval  porte  à  l'ar(;on  de  ma  selle 
un  remède  qui  n'est  pas  à  dédaigner.  Attendez- 
moi  un  moment. 

(.'ela  dit,  il  se  leva,  el  revint  bientôt  après 
porlaiil  une  grande  outre  pleine  de  vin,  et  Un 
pàlé  si  long,  que  Sancho  criil  (|u'il  (onlcnail  non 
pas  im  chevreau,  mais  un  bnur. 

Commenl,  seigneur!  dit  Sambo  en  le  débar- 
ras.sant  du  pàlé,  ce  sont  là  vos  provisions"? 

El  ipialtendicz-vous  donc'.'  répondit  l'écuyer 


liK    I.A    MANCIIi;. 


.li? 


(Ju  Rocade  ;  ino  |)rpnit'/-voiis  pour  un  ('Tuvcr  au 
pain  cl  à  l'eau'.' Je  ne  uicuicU  jauiais  en  cluMiiin 
sans  avoir  scnil)lablp  valise  en  croupe. 

Ils  s'assirent  à  lerre;  et  Sanclio,  .sans  .solaire 
prier,  se  mit  à  manger  d'un  si  grand  appétit, 
ijue,  fjràceà  l'obscurrté,  il  avalail  des  innneaux 
^'ros  comme  le  poing. 

Seigneur,  dit-il,  à  en  juger  par  les  provisions 
que  vous  |H)rlez,  si  vous  n'êtes  |Point  ici  p;u  eu- 
cliantenient,  au  moins  le  croirait-on  ;  vous  êtes 
bien  le  plus  magnifique  et  le  plus  généreux 
écuyer  que  j'aie  reiieonlré  de  ma  vie;  en  vé- 
rité, vous  méritez  d'être  celui  d'un  roi.  Tandis 
que  moi,  pauvre  diable,  je  n'ai  dans  mon  bissac 
(|u'uu  morceau  de  fromage  si  dur,  si  dur,  (ju'oii 
pourrait  en  casser  la  tète  à  un  géant  :  |)uis 
quelques  oignons  et  deux  on  trois  douzaines  de 
noisettes  qui  lui  font  compagnie,  grâce  à  la  dé 
tresse  de  mou  lUiiitre,  et  à  la  conviction  où  il 
est  que  les  chevaliers  errants  doivent  se  con- 
tenter de  quelques  fruits  secs  et  des  lierlies  des 
champs. 

Mon  estomac  n'est  point  accoutumé  aux  oi- 
gnons el  aux  racines  sauvages,  répliqua l'écuyer 
du  Bocage:  que  nos  maîtres  vivent  tant  (|uiU  I 
voudront  selon  les  règles  de  leur  étroite  che- 
valerie ;  moi,  je  porte  toujours  dos  viandes 
froides,  et  déplus  cette  outre  pendue  à  l'arçon 
de  ma  selle  :  c'est  ma  lidèle  compagne,  et  je 
l'aime  si  tendrement  que  je  lui  donne  à  chaque 
instant  mille  embrassades  et  mdie  baisers. 

Kii  (Wsaiit  cela,  il  passa  l'outre  à  Sancbo,  qui, 
l'ayant  aussitôt  portée  à  sa  bouche,  se  mit  à  re- 
garder les  étoiles  pendant  un  bon  ijuart  d'heure. 
(juand  il  eut  achevé  d'étancher  sa  soif,  il  laissa 
tomber  sa  tète  sur  son  épaule,  et  jetant  nn  pro- 
fond soupir,  il  s'écria  :  Oh  !  le  lils  de  gueuse  ! 
comme  il  est  catholique  el  comme  il  se  laisse 
avaler  ! 

.\h  !  pour  le  coup,  je  vous  y  prends,  repartit 
l'écuyer  du  IJocagc  :  comment  venez-vous  d'ap- 
peler ce  vin'.' 

.le  conviens,   répondit  Sancbo,   ce   n'e>t    pas 


une  injure  que  d'appelerquebiu'iin  filsdegiieuse, 
ipiand  c'est  avec  intention  de  le  louer.  Mais, 
diles-moi,.seigneur,  par  le  salut  de  voire  âme, 
n'est-ce  pas  là  du  \in  dr  (liudad-Réal'.' 

Par  ma  foi,  vous  êtes  un  lin  gourmet,  ré- 
|Kindit  l'écuyer  du  Bocage;  vous  l'avez  deviné, 
il  n'est  |)as  d'un  autre  cru,  et  il  est  vieii.v  de 
plusieurs  années. 

Oli!  j'ai  le  nez  bon,  repartit  Sanelio:  cl  |i(mu' 
se  connaître  en  vin,  je  délie  ijui  que  ce  soit  : 
rien  qu'au  flair  je  vous  dirai  d'où  II  vient,  quel 
est  son  âge,  s'il  est  de  garde;  cnlin  toutes  ses 
bonnes  ou  mauvaises  qualités.  Et  il  ne  faut  pas 
s'étonner  de  cela:  dans  ma  famille,  du  coté  de 
mon  père,  nous  avons  eu  les  deux  ()lus  l'ameux 
gourmets  qui  se  soient  jamais  vus  dans  toute  la 
Manche.  Ce  que  je  vais  vous  couler  en  est  la 
preuve.  Un  jour  on  les  appela  pour  avoir  leur 
avis  sur  du  \  in  qui  l'Iait  dans  une  cuve.  L'un  en 
mit  sur  le  imut  de  sa  langue,  l'autre  l'approcha 
de  son  Ile/  :  le  premier  prétendit  que  le  vin 
sentait  le  fer,  le  second  assura  qu'il  sentait  le 
cuir;  le  maître  du  vin  jura  qu'il  était  franc,  el 
qu'on  n'y  avait  rien  mis  (|ui  put  lui  donner  au- 
cune odeur  :  mais  nos  deux  gourmets  ne  vou- 
lurent pas  en  démordre.  A  quel(|ue  temps  delà, 
le  vin  se  vendit,  cl  quand  on  eut  neltové  la 
cuve,  on  trouva,  au  fond,  une  petite  clef  at- 
tachée à  une  aiguillette  de  cuir.  Maintenaiil. 
seigneur,  dites-moi  si  un  homme  qui  sort  d'une 
telle  race  peut  donner  son  avis  en  senibl;di!>- 
matière? 

Assurément,  répondit  l'écuyer  du  liocage, 
mais  à  quoi  cela  vous  sert-il  dans  le  métier 
que  vous  faites?  Croyez-moi,  laissons  la  cheva- 
lerie el  les  aventures  pour  ce  (|u'elles  valent,  el 
puisque  nous  avons  du  pain  chez  nous,  n'allons 
pas  chercher  des  tourtes  là  où  il  n'y  a  |ieut-èlr(' 
j)as  de  farine. 

.l'ai  résolu  d'accompagner  mon  maître  jusqu'à 
Saragosse,  rc|)arlit  Sancbo  ;  mais  après,  servi- 
teur !  et  je  verrai  Ii'  pai'ti  ipi'il  me  faiidrn 
prendre. 


H8 


DON    nu  ICIlnTTK 


Finalcmont,  laiil  |i;iflèroiit  cl  tant  bnrciilnos 
doux  ('cuyors,  qui'  le  .sommeil  seul  fui  ci\|ial)le 
de  mettre  (iii  à  leurs  propos  et  i\  leurs  rasades. 
Aussi,  tous  deux,  lenaul  ond)rassée  l'outre  à 
peu  près  vide,  et  ayaul  eucore  les  morceaux 
mâchés  daus  la  boudie,  ils  s'eudormircut  sur 
la  place.  Nous  les  y  laisserons,  pour  couler  ce 
qui  se  passa  entre  le  chevalier  du  Bocage  et  le 
chevalier  de  la  Triste-Figure. 


CHAPITRE  XIV 

ou    SE   POURSUIT    L'AVENTURE    DU    CHEVALIER    DU    BOCAGE 

Parmi  beaucoup  do  propos  qu'échangèrent 
don  Quichotte  et  le  chevalier  du  Bocaj,'e,  1  his- 
toire raconte  que  celui-ci  dit  à  l'autre  :  Enfin, 
Soigneur,  vous  saurez  que  ma  destinée,  ou  plu- 
tôt mon  libre  choix,  m'a  reudu  amoureux  de  la 
sans  pareille  Cassildée  de  Vandalie  ;  je  dis  sans 
pareille,  parce  qu'elle  n'a  point  d'égale  pour 
l'élégance  delà  taille,  ni  pour  la  perfection  de 
la  beauté;  eh  bien,  quolipie  j'aie  pu  faire,  celte 
Cassildée,  dont  je  vous  parle,  n'a  su  récom- 
penser mes  honncles  pensées  et  mes  chastes 
désirs  (pi'en  m'exposaut  sans  cesse  connue  la 
marâtre  d'Hercule  à  une  foule  de  périlleux  tra- 
vaux, me  llallaul  de  l'espérance  toujours  déçue 
de  me  récompenser  à  la  fin  de  chaque  aven- 
ture. 

Une  fois,  le  croiriez-vous,  elle  m'a  commandé 
d'aller  combattre  en  chanq)  clos  cette  fameuse 
géante  do  Sovillo,  appelée  la  fiiralda',  qui, 
tout  uaturcllouiont  ol'l'n^  la  résislauco  et  la  force 
du  biciu/îi',  et  qui,  sans  jauiais  bougoi'  de  place, 
est  la  plus  volage  il  la  plus  ciiaugoaiile  feuune 
de  la  terre.  Je  vins,  je  la  vis,  je  la  vaiuipiis,  et 
je  la  tins  immobile,  aidé  d'un  vent  du  nord  (|ui 
souflla  tiuito  tme  semaine,  lue  autre  fois,  Cas- 
sildée m'ordonna  d'alloi-  prendre  et  soupeser  les 


<  U  (ilralila,  gr.iiiitc  slaliic  ilr  lironzcqiii  S' ri  ilo  iiIroinUe  . 
la  liaule  tour  .irolicilu  lu  c.TlliMralc  de  Srvillc. 


formidables  tauroaux  de  Cuisaudo',  entreprise 
plus  digne  d'un  portefaix  que  d'un  chevalier. 
Ce  n'est  pas  tout,  elle  a  voulu  que  je  me  préci- 
pitasse twil  vivant  dans  les  profondeurs  de  Ca- 
bra pour  lui  rapporter  une  relation  exacte  de 
ce  que  renferme  cet  obscur  abîme,  entreprise 
léméraire,  inouïe,  et  dont  on  ne  peut  sortir  que 
par  miracle.  Eh  bien,  j'arrêtai  la  Giralda,  je 
soupesai  les  taureaux  de  Guisando,  je  révélai 
le  secret  des  abîmes  de  Cabra,  sans  que  Cassildée 
cessât  de  se  montrer  ingrate  et  dédaigneuse. 
Enfin,  pour  dernière  épreuve,  elle  m'a  onlonné 
de  parcourir  toutes  les  provinces  d'Espagne,  afin 
do  faire  confesser  à  tous  les  chevaliers  errants 
que  je  viendrais  à  rencontrer,  qu'elle  seule  mé- 
rite le  sceptre  de  la  beauté,  et  queje  suis  le 
plus  vaillant  et  le  plus  amoureux  des  chevaliers. 
J'ai  obéi,  et  dans  plusieurs  rencontres,  j'ai  vaincu 
bon  nombre  de  chevaliers  assez  hardis  pour  me 
contredire.  Mais,  je  dois  l'avouer,  l'exploit  d(Uit 
je  suis  le  [dus  fier,  c'est  d'avoir  vaincu  en  com- 
bat singulier,  le  fameux,  l'illuslre  chevalier  d(ui 
(Juichotle  de  la  Manche,  et  de  lui  avoir  fait 
confesser  que  ma  Cassildée  de  Vandalie  est  in- 
oomparablemont  |)lus  belle  ipio  sa  Dulcinée  du 
Tohoso  :  victoire  à  jamais  glorieuse  pour  moi, 
et  dans  laquelle  je  puis  me  vanter  d'avoir  triom- 
phé de  tous  les  chevaliers  erraiits  du  monde, 
puisque  le  fameux,  l'illustre  don  Quichotte  dont 
je  vous  parie  les  a  tous  vaincus. 

|)on  Quichotte  eut  besoin  de  toute  sa  courtoisie 
|)our  ne  pas  donner  sur  le  champ  un  démenti  au 
chevalier  du  Bocage  ;  la  formule  consacrée  tu  eu 
us  mi-iit'i  lui  vint  mémo  au  bout  do  la  langue: 
il  se  contint  toutefois,  certain  do  lui  laire  con- 
fesser plus  tard  son  erreur  de  sa  pro|ire  bouche. 

Seigneur,  lui  dit-il  avec  calme,  que  Votre 
(Irâce  ail  liidiiqiln''  ilr  la  plupart  des  chevaliers 
errants  d'Espagne  et  même  du  unuido  entier, 
à  cola  je  n'ai  lieu   à   ré|ioiidio;    mais  (|ue  vous 

'  I.cs  (aurcaiix  <lc  Giiisaïulu  soiil  qualr»  ciiormcs  lilocs  i\e 
(litnc  "lui  oui  lu  roriiii- ili>  l.iiiri:nn;  ils  sonl  ilaiis  la  prnvimo 
il'Avila. 


DE   I.A    MANnilK. 


<\'.) 


\m-'^ù'^!^ 


-  '^'Xr^^^^:  ^  -  ^' 


le  chevalier  du  Boeage  ou  île;  Miroir  el  son  éiiiycr  au  grand  ne^  (pages 3.Sl-ôoi). 


nyiv.  vaincu  don  Qiiiihottc  de  la  Manche,  vous 
me  pernifUrez  d'en  douter  ;  il  se  pourrait  que 
ce  fût  qucliiu'un  qui  lui  ressemblât,  <juoi(iu';i 
vrai  dire  il  y  ait  bien  peu  do  gens  qui  lui  res- 
semblent. 

Non,  non  répliqua  le  chevalier  du  Bocage, 
c'est  bien  don  Quichotte  de  la  Manche  que  j'ai 
combattu,  que  j'ai  vaincu,  que  j'ai  fait  rendre  à 
merci.  C'est  un  homme  de  haute  taille,  maigre 
de  visage,  qui  a  les  membres  longs  et  grêles,  les 
cheveux  grisonnants,  le  nez  aquilin  et  même  uu 
peu  crochu,  les  moustaches  grandes,  noires  et 


tombantes;  il  combat  sous  le  nom  de  chevalier 
de  la  Triste-Figure,  et  mené  pour  écuyer  un 
paysan  nomme  Saiicho  Panza  ;  il  presse  le  liane 
et  dirige  le  frein  d'un  fameux  coursier  appelé 
l'iossinanle;  enliii  il  a  pour  dame  de  ses  pensées 
une  certaine  Dulcinée  du  Toboso,  appelée  jadis 
AldonçaLorenzo,  comme  la  mienne  quej"ap|H'lle 
Cassildée  de  Vandalic,  parce  qu'elle  a  nom  Cas- 
silda  et  ([u'elie  est  Andalouse  :  maintenant  si 
tout  cela  ne  suffit  pas  pour  prouver  ce  que  j'a- 
vance, j'ai  là  une  épée  qui  saura  mettre  les  in- 
crédules à  la  raison. 


..,l() 


11  ()  N    (I  r  1  C  II  0  T  T  K 


Dnncoinent,  seijjnciir  chevalier,  reprit  don 
(jitirliotto;  lie  \o!is  cni|)ortez  pas,  et  écoulez  ce 
que  je  vais  vous  dite.  A|i|)reiic/.  (pie  ce  don 
Quicliotte  est  le  meilleur  ami  ipic  j'aie  au  monde, 
et  que  sa  réputation  ne  m'est  pas  moins  chère 
que  la  mienne.  Aux  indices  que  vous  m'en  don- 
nez, je  dois  croire  que  c'est  lui-même  rpie  vous 
avez  vaincu  ;  cependant,  je  vois  avec  les  yeux  et 
je  touche  avec  les  mains  que  cela  es!  de  toute 
impossibilité,  et  je  ne  trouve  aucune  explication 
à  ce  que  vous  alTirmez,  si  ce  n'est  que  des  en- 
rlianleurs.  surtout  un,  qui  est  son  ennemi  par- 
lirulic'i',  aura  pris  sa  ressemblance  et  se  sera 
laissé  vaincre  tout  exprès  pour  lui  enlever  la 
içloire  que  ses  exploits  lui  ont  si  justement  ac- 
quise par  tonte  la  terre;  et  pour  preuve  de  cela, 
je  (lois  vous  apprendre  qu'il  y  a  deux  jours  à 
peine,  ces  mécréants  ont  transformé  la  belle  Dul- 
cinée du  Toiioso  en  une  horrible  paysanne.  Ils 
auront  sans  doute  aussi  transformé  don  Qui- 
cliolte.  Si,  après  cela,  il  vous  reste  encore  quel- 
que incertitude,  voici  devant  vous  don  Ouicliotte 
en  personne  ipii  maintiendra  ce  qu'il  avance  les 
armes  à  la  main,  soil  à  pied,  soit  à  cheval,  enfin 
de  telle  manière  qui  vous  conviendra. 

En  même  temps,  don  Quichotle  se  leva  brus- 
quement, et  |iorlant  la  main  sur  la  j,'arde  de  son 
éjiée,  il  attendil  la  décision  du  chevalier  du  Bo- 
cage,  qui  lui  répondit  l'iiiidement  : 

In  bon  payeui'  ne  craint  pas  de  donner  des 
i;af;es,  seigneur  chevalier  ;  celui  ipii  une  ])re- 
mière  fois  a  su  vous  vaincre  transformé  peut 
espérer  vous  vaincre  de  nouveau  sous  voire  huMiie 
véritable.  Mais  comme  il  n'est  pas  convenable 
(pie  les  chevaliers  errants  accomplissent  leurs 
exploits  dans  les  ténèbres,  jiinsi  que  des  vau- 
riens et  des  hrijçands,  attendons  le  lever  du  so- 
leil, et  alors  nous  verrons  à  (pii  des  deux  Mars 
sera  favorable:  loutefois,  seigneur,  sous  celte 
conditi(m,  (\w  le  vaincu  restera  à  la  discréli(M) 
du  viiiiKiueur,  et  sera  obligé  de  faiie  ce  (pi'il 
lui  ordonnera,  p(uuvu  (pie  ce  soil  -elcm  le> 
r(''gle';  de  \;\  chevalerie. 


Cela  dit,  ils  se  rapprochèrentde  leurs  écuvers, 
(pi'ils  trouvèrent  dormant  et  ronllant  dans  la 
même  posture  où  ils  avaient  été  surpris  par  le 
sommeil;  ils  les  réveillèrent  en  leni'  ordoimaut 
de  tenir  leurs  chevaux  prêts  et  en  bon  état, 
parce  qu'au  lever  du  soleil  allait  se  livrer  mi 
combat  sanglant  et  formidable. 

Atterré  de  cette  nouvelle,  Sancho  tremblait 
(h'jà  pour  les  jours  de  son  maître,  après  les 
prouesses  qu'il  avait  entendu  raconter  du  che- 
valier du  Bocage  par  son  éeuyer.  Tous  deux 
néanmoins  se  mirent  en  devoir  d'obéir,  et  s'en 
furent  chercher  leur  troupeau  ;  car,  après  s'être 
flairés,  les  trois  chevaux  et  l'àne  |iaissaient  en- 
semble. 

Cliemin  faisant,  l'écuyer  du  Bocage  dit  à 
Sancho  :  Vous  saurez,  frère,  que  la  coulmue 
des  écuyers  d'Andalousie  n'est  pas  de  rester  les 
bras  croisés  ipiand  leurs  maîtres  se  battent  ; 
ainsi  nous  n'avons  (pi'à  nous  préparer  à  jouer 
des  couteaux. 

Cette  coutume  peut  être  celle  des  bravaches 
doiU  vous  parlez,  répondit  Sancho  ;  mais  que 
ce  soit  la  coutume  des  chevaliers  errants,  je  ne 
le  pense  pas  ;  au  moins  n'ai-je  jamais  entendu 
dire  rien  de  semblable  à  mon  maître,  lui  qui 
sait  par  cœur  tous  les  règlements  de  la  cheva- 
lerie. D'ailleurs,  s'il  v  a  obligation  pour  les 
écuyers  de  se  battre  quand  s'escriment  leurs 
seigneurs,  il  deil  v  avoir  une  peine  jiour  les 
contrevenants;  eb  bien,  je  préfère  payer  l'a- 
mende  ;  elle  n'excédera  point,  j'en  suis  sur, 
la  valeur  de  deux  livres  de  cire';  aussi, 
j'aime  mieux  paver  les  cierges  ipie  de  rece- 
voir (pielipie  mauvais  coup  et  de  me  ruiner 
en  emplàlies;  il  v  a  plus,  c'est  (pie  je  n'ai 
|ioint  d'épée,  et  ipie  je  n'en  ai  porté  de  ma 
vie. 

Ou'à  cela  ne  tienne,  repartit  ri''cu\er  du  Bo- 
;   cage;    j  ai  là    deux  sacs  de  toile    de   la   même 

I   grandeur    :    Votre   (Iràce   en    |uendra   un,  moi 

! 

I     ,  '  C'i'Init    l'iinicnili'  à   hii|iic'll<'   un  cuiiilnmii.iil    li"   iiieniliir'i 
j    irnno  ('uiifnTÎf^  .'(l)srnK  lo  jniii-  iViino  r/*iiiiirtii 


m-;  LA  M  A  m;  Il  k 


:.;.! 


l'autre,  ot  ilchi  sorlo  nmis  (■(iiniiallioiis  h  nniics 
ofîalcs. 

Très-bifii,  (lit  S:iihlio  :  iImiiLiiiI  (iiir  ri's  ar- 
mes seroiil  |>lii>  iniipies  à  oler  la  [loussière  de 
nos  habits  n^ix  nous  l'aire  ilii  mal. 

Couuni'ut  i'culeiuii'/.-vous'.'  ii'|)li(|ua  l'écuver 
du  Hocagi'  :  nousiueltrous  dans  clia(|no  sac,  afin 
que  le  vent  ne  les  emporte  pas,  luie  douzaine 
de  jolis  cailiouv  hii-n  polis,  liicn  mnds,  et  après 
cela  nous  pourrons  nous  iialtrc  tout  à  nolie 
aise. 

l'no  douzaine  de  cailloux  I  (luelle  ouate!  re- 
partit Sanclio;  si  vous  avez  la  tète  de  bronze, 
la  mienne  est  de  ciiair  cl  tros  :  mais,  je  vous  le 
dis  et  le  redis,  n'y  aurait-il  dans  les  sacs  que 
des  cocons  de  soie,  je  ne  me  sens  pas  d'humour 
à  guerroyer  :  laissons  nos  maîtres  combattre 
tant  qu'ils  voudront,  s'ils  en  ont  envie;  quant  à 
nous,  buvons  et  mangeons,  par  ma  foi,  c'est  le 
plus  court  et  le  plus  sûr;  le  temps  se  chargera 
bien  assez  du  soin  do  nous  ùter  la  vie,  sans  tra- 
vaillera la  raccourcir  nous-mêmes  avant  qu'elle 
soit  à  terme  et  tombe  de  maturité. 

\ous  avez  beau  dire,  réplicjua  l'écuyer  du 
Bocage,  nous  nous  battrons  an  moins  une  demi- 
heure. 

Non,  non,  réjjondit  Sanclio,  pas  même  une 
minute  :  je  suis  trop  courtois  pour  chercher 
(|uerelle  à  un  homme  avec  qui  je  viens  de  boire 
et  de  manger;  et  puis,  diable!  qui  |)eut  songer 
à  se  battre  sans  être  en  colère'.' 

A  cela  je  sais  un  remède,  dit  l'écuyer  du  Bo- 
cage :  avant  de  commencer  le  condtat  je  m'ap- 
procherai tout  doticcmeni  de  Votre  Grâce,  et 
avec  cinq  ou  six  coups  de  poing  par  les  mâ- 
choires et  autant  de  cou|is  de  pied  dans  le  ven- 
tre, je  suis  assuré  de  léveillcr  votre  colère,  l'ùt- 
elle  plus  endormie  qu'une  marmotte. 

Et  moi  j'en  sais  un  autre  qui  ne  lui  cède  en 
rien,  reprit  Sancho  :  je  prendrai  un  bon  gour- 
din, et  avant  que  vous  ayez  réveillé  ma  colère, 
j'endormirai  si  bien  la  vôtre,  qu'elle  ne  pourra 
se  réveiller  que  dans  l'autre  monde.  Uh!  je  ne 


suis  |)as  homme  à  me  laisser  manier  de  la  sorte; 
lene/,  le  meilleur  est  de  laisser  dormir  chacun 
nuire  (  iilere.  Il  ne  faut  point,  comme  on  dit, 
réveiller  le  elial  (pii  dort ,  cl  tel  souvent  va 
•  iiM'clirr  lie  l;i  laiiii'  (|ni  revient  Innilii.  |)ieii  ii 
béni  la  paix  et  el  maudit  les  (luerelles  ;  faisons 
de  mènu'  :  aussi  bien,  si  un  chat  enfermé  se 
change  en  lion,  en  (juoi  suis-je  capable  de  me 
changer,  moi  (jui  suis  un  homme'.' 

C'est  bien,  dit  réenyer  du  Bocage;  le  jum  rie 
tardera  pas  à  paraître,  et  nous  verrons  ce  ipi'il 
faudra  faire. 

Déjà  l'on  euleiidail  i;azouillei  dans  le  feuil- 
lage une  foule  de  peliN  oiseaux,  saluant  de 
leurs  cris  joyeux  la  venue  de  la  blanche  aurore, 
(|ui  conaueneait  à  se  monirer  sur  les  balcons  de 
l'Orient.  De  sa  chevelure  dorée  ruisselait  un 
nombre  inlini  de  perles  li(iuides,  et  les  plantes, 
baignées  de  cette  suave  liqueur,  paraissaient 
elles-mêmes  répandre  des  gouttes  de  diamant  ; 
les  saules  distillaient  une  manne  savoureuse,  les 
fontaines  sendilaient  rire,  les  ruisseaux  mur- 
1  murer,  les  bois  prenaient  un  air  de  fête  et  les 

|irairies  se  paraient  de  lleurs. 
'        Anssilol  ipielejour  parut,  le  premier  objet 
qui  s'ollrit  aux  regards  de  Sancho  hit  le  nez  de 
j  l'écuyer  du  Bocage,  nez  si  grand,  si  énorme, 
i  (ju'il  faisait   ombre  sur   son  corps.   Kn  effet, 
riiisloire  raconte  (jue   ce  nez  était  (ruiie   lon- 
!  giieur  démesurée,  bossu  au  milieu,  tout  couvert 
de  verrues,  d'une  couleur  violacée  comme  celle 
des  mûres,  et  (|u'il  descendait  deux  doigts  plus 
bas  que  la  bouche.  Cette  hideuse  vision  épou- 
vanta si  fort  le  pauvre  Sancho,  et  il  fut  saisi 
d'un  tel  tremblement  que,  tout  bas,  il  se  vouait 
il  tous  les  saints  d'Espagne,  alin  d'être  délivré 
de  ce  fantôme,  bien  résolu  d'en  recevoir  cent 
gourmades  plutôt  que  de  laisser  éveiller  sa  pro- 
pre colère  pour  combattre  ce  vampire. 

Bon  Quichotte  regarda  aussi  son  adversaire; 
mais  celui-ci  avait  déjà  le  casijue  en.  tète  el  la 
visière  baissée,  de  sorte  ipi'il  ne  put  le  voir  au 
visage  ;  seulement  il  remar(]ua  (|ue  c'était  un 


Il  ON    nlllCIKiTTK 


lumimc  fort  et  robuste,  (juoiqiie  de  moyenne 
taille  ;  par-Hessus  ses  armes  il  portail  une  casa- 
que ipii  |)aiai<sail  de  liincail  (l'iii-;  im  y  voyait 
éclater  quantité  de  petites  lunes  ou  iniroiis 
d'aryeni,  et  ce  riche  costume  lui  prêtait  i)eau- 
coup  d'élégance  et  de  grâce;  son  cas(|ue  était 
surmonté  de  plumes  jaunes,  vertes  et  Manches  ; 
sa  lance,  aj)puyéc  contre  un  arbre,  était  grosse 
et  longue,  et  terminée  par  une  pointe  d'acier 
d'une  palme  de  long.  De  tout  cela,  don  Oui- 
chotle  ciuickit  (|ue  l'inconnu  devait  être  d'une 
force  peu  commune  ;  mais  loin  de  s'en  étonner, 
il  s'avani;a  vers  lui  d'un  air  dégagé  :  Seigneur, 
lui  dit-il,  si  l'ardeur  (jui  vous  pnrle  au  combat 
n'altère  point  voirc  courtoisie,  je  vous  prie  de 
lever  un  moment  votre  visière,  afin  que  je  puisse 
voir  si  votre  bonne  mine  lépond  à  la  vigueur 
qu'annon.ce  votre  noble  taille. 

Vainqueur  ou  vaincu,  répondit  le  chevalier 
des  Miroirs,  vous  aurez  tout  le  temjis  de  m'exa- 
uiiner  a|)rès  le  cond)at;  je  no  puis  accéder  à 
votre  demande,  car  il  me  semble  que  je  fais  tort 
à  la  beauté  de  ma  Cassildée  et  à  ma  gloire,  en 
reculant  d'une  seule  minute  l'aveu  t\\n'  je  dois 
vous  arracher. 

Au  moins,  réplicjua  notre  héros,  vous  pouvez 
nie  dire,  avant  que  nous  montions  à  cheval,  si 
je  suis  ce  don  (Juichotle  que  vous  prétendez 
avoir  vaincu. 

A  cela,  je  répondrai  cpi'on  ne  |)eul  pas  avoir 
plus  de  ressemblance,  dit  le  chevalier  des  Mi- 
roirs :  mais,  après  ce  que  vous  m'avez  dit  de  la 
persécution  des  enchanteurs,  je  n'oserais  jurer 
que  vous  soyez  le  même. 

Il  suflil,  reprit  don  Quicliolle;  (pi'on  amène 
nos  chevaux,  et  je  vous  tirerai  d'erreur  en 
moins  (le  lenqis  que  vous  n'en  atu  ie/,  mis  à  lever 
votre  visière;  si  Dieu,  m  i  dame  et  iikhi  bras,  ne 
me  font  pas  défaut,  je  verrai  voire  visage,  et 
vous  me  direz  alors  si  je  suis  ce  don  Oiiieholle 
qui  se  laisse  vaincre  si  aisément. 

Ils  montèrent  à  cheval  sans  discourir  davau- 
lage,  cl  lournèrenl  leurs  cliev;uix  pour  |irendre 


du  champ;  mais  à  peine  s'ctaient-ils  éloignés 
d'une  vingtaine  de  pas,  cpic  le  chevalier  des 
Miroirs  appela  don  Ouitl'.dtle. 

Seigneur  ciunalier,  lui  dit-il  en  se  rappro- 
chant, vous  savez  les  conditions  de  notre  com- 
bat; le  vaincu  sera  à  la  dis])osilion  du  vain- 
queur. 

Je  le  sais,  répondit  don  (Juichotle;  mais  à  la 
condilion  aussi  (pie  le  vainqueur  n'iuq)osera 
rien  de  contraire  aux  lois  de  la  chevalerie. 

Cela  est  de  toute  justice,  l'cparlil  le  dieva- 
licr  des  Miroirs. 

Kn  ce  moment,  i'élrange  nez  de  l'écUjCr  du 
liocage  vint  frapper  les  regards  de  don  (Jui- 
idiolte,  (pii  n'en  l'ut  pas  moins  surjuis  (juc 
Sanclio;  il  crut  même  voir  une  sorte  de  mons- 
tre, un  houmie  de  race  nouvelle,  jusqu'alors 
inconnu  sur  la  teire.  Sancho,  \oyant  partir  son 
maître  pour  prendre  du  chanq),  ne  voulut  pas 
rester  seul  avec  cet  effroyable  nez;  s'accrochant 
à  une  des  courroies  de  la  selle  de  Rossinante,  il 
courut  derrière  don  Quichotte,  cl  dès  cju'il  le 
vit  prêt  à  tourner  bride,  il  lui  dit  à  l'oreille  : 
Seigneur,  je  vous  supplie  de  ui'aider  à  grimper 
sur  ce  chêne,  afin  que  je  puisse  voir  plus  à  mon 
aise  votre  combat  avec  ce  chevalier. 

N'est-ce  point  plutôt,  dit  don  (luicholte,  que 
tu  veux  luoiilei'  sur  les  bampiettes  |)our  voir 
sans  danger  courir  les  taureaux'.' 

S'il  faut  dire  la  vérité,  re|)arlit  Sancho,  l'ef- 
froyable ne/  de  cet  homme  me  l'ait  peur,  et  je 
n'ai  pas  le  courage  de  rester  seul  avec  lui. 

11  est  tel,  en  effet,  rcpiit  don  Quichotte,  que 
si  j(!  n'élais  pas  ce  que  je  suis,  il  me  ferait  trem- 
bler moi-uiéme.  Viens  i;à,  (pie  je  l'aide  à  ac- 
complir ton  dessein. 

l'emlant  (pie  don  Quiehulle  secondait  les  cf- 
l'iirls  de  Saiiclui,  le  chevalier  des  Miroirs  pre- 
nait le  chauq)  qu'il  jugeait  nécessaire;  cl  pensant 
(pie  son  adversaire  avait  fait  de  même,  il  tourna 
luide  pour  venir  à  sa  rencontre  de  toute  la  vi- 
tesse (le  son  cheval,  c'esl-ii-dire  au  petit  Irol, 
car  son    (ouis;cr   ne   \alait    guère    mieux  que 


uv. 


\     MANCII 


I 


Rossinante.  Mais  on  \ovanl  clou  nuiclioUc  oc- 
cu|)é  à  |)réler  secours  à  Sanclio,  il  s'arrèla  au 
milieu  de  la  carrière,  à  la  grande  satisfaction 
(le  sa  nionlurc,  qui  ne  pouvait  déjà  pins  rcnuier. 
iSotre  héros,  qui  croyait  an  contraire  que  son 
adversaire  allait  tomber  sur  lui  connue  la  fou- 
dre, enfonça  vigoureusement  l'éperon  dans  les 
lianes  de  Ilossinante,  et  le  lit  détaler  de  Iclle 
sorte,  (|ue  riiisloirc  rapporte  (|u'il  prit  cnlin  le 
galop,  ce  (pii  ne  lui  était  |auiius  arrivé.  .Viiisi 
iiuportc,  Ir  cliivalier  de  la  Triste-Figure  s'é- 
lança sur  celui  des  Miroirs,  qui  ne  cessait  de  ta- 
lonner sou  cheval  sans  pouvoir  le  faire  avancer; 
et  le  choc  fut  si  violent,  qu'il  lui  (il  vider  les 
arçons  et  le  coucha  par  terre  privé  de  connais- 
sance. 

Sancho,  se  laissant  glisser  de  son  arbre,  vint 
en  toute  hàle  rejoindre  son  maître,  qui  déjà  s'é- 
tait précipité  sur  le  vaincu,  et  lui  détachait  les 


courroies  de  son  armet,  pour  voir  s'il  était 
mort,  ou  pour  lui  donner  de  l'air,  si  par  hasard 
il  était  encore  vivant.  Il  reconnut...  (conmient 
le  dire  sans  frapiier  d'étonnement  et  d'épou- 
vante ceux  qui  liront  ce  récit?...)  il  reconnut, 
dit  l'histoire,  le  visnge,  la  ligure,  l'aspect,  l'el- 
ligie,  cnlin  toute  l'appareiu/e  du  bachelier  Sani- 
son  Carrasco.  A  cette  vue,  il  apjiela  Sancho  à 
glands  cris  :  .\ccours,  mon  lils,  lui  dit-il,  ac- 
cours, viens  voir  ce  (pie  tu  ne  pourras  jamais 
croire,  même  après  l'avoir  vu  ;  regarde  quel  est 
le  ])ouvoir  de  la  magie,  la  malice  des  enchan- 
teurs et  la  force  des  enchantements. 

L'éciiyer  s'approcha,  et  reconnaissant  Sam- 
sou  Carrasco,  il  se  signa  plus  de  mille  fois. 
.Mais  comme  le  chevalier  vaiucii  ne  donnait  pas 
signe  do  vie  :  Seigneur,  dit-il  à  son  inailre? 
planlez-uioi,  à  tout  hasard,  votre  épée  deux  ou 
trois  l'r/is  dans  la  gorge  de  cette  lioiume  qui  res- 


554 


DON    (JIMCIIOTTK 


soiiihlc  si  l'oil  au  bacliolici';  peut-être  tucrcz- 
vous  eu  lui  uu  de  vos  ennemis  les  enchanteurs. 
Tn  as  raison,  repartit  don  (Juicliottc  ;  aussi 
bien,  plus  de  morts,  moins  d'ennemis.  Et  déjà 
il  tirait  son  épce  quand  l'écuj  er  du  chevalier  des 
Miroirs,  qui  n'avait  plus  va  nez  (pji  le  rendait  si 
cITroyable,  accourut  en  criant  de  toutes  ses  for- 
ces :  Arrêtez,  seigneur,  arrêtez,  prenez  garde  à 
'■!■  (jnc  vous  allez  faire,  cet  homme  étendu  à  vos 
pieds  est  le  bachelier  Samson  Carrasco,  votre 
bon  ami,  et  moi  qui  vous  parle,  je  lui  servais 
il'écuyer.         « 

A  d'autres,  répliqua  »Sancho  ;  qu'est  devenu 
le  nez? 

Le  voici,  répondit  l'écuyer  du  Bocage;  et  il 
tira  de  sa  poche  un  nez  de  carton  veinissé,  tel 
qu'il  a  été  dépeint. 

Sainte  Vierge  !  s'écria  Sancho  en  regardant 
l'homme  qui  le  lui  montrait,  n'est-ce  pas 
là  Thomas  Cécial,  mon  voisin  et  mon  com- 
père ? 

C'est  lui-même,  ami  Sancho,  répondit  Tho- 
mas, c'est  votre  voisin,  et  qui  vous  dira  tout  à 
l'heure  par  suite  de  quelle  intrigue  il  se  trouve 
ici.  Mais  priez  d'abord  votre  maître  de  ne  point 
faire  de  mal  à  ce  chevalier  qu'il  tient  sous  ses 
pieds,  et  qui  n'est  autre  que  le  pauvre  et  impru- 
dent Samson  Carrasco. 

En  cet  instant,  le  chevalier  des  Miroirs  revint 
à  lui,  et  au  premier  signe  de  vie  qu'il  donna, 
don  Ouichotte  lui  présenlant  ré|)éc  à  la  gorge  : 
Vous  êtes  mort,  chevalier,  lui  dit-il,  si  vous  ne 
confessez  (|ue  la  sans  pareille  Dulcinée  du  To- 
boso  l'emporte  en  beauté  sur  votre  Cassiidér  de 
Vandalie.  Vous  allez  promettre  en  outre,  dans 
le  cas  où  vous  survivriez  à  ce  cond)at  et  à  cette 
chute,  de  vous  rendre  à  la  ville  du  Toboso,  et 
de  vous  présenter  devant  madame,  pour  qu'elle 
dispose  de  vous  selon  son  bon  plaisir.  Si  elle 
vous  laisse  hbre,  vous  reviendrez  me  clierchcr  à 
la  trace  de  mes  exj)loils,  afin  de  me  rendre 
compte  de  ce  cpii  se  sera  passé  entre  elle  et 
TOUS,  conditions  qui,  ainsi  que  nous  en  sommes 


convenus  avant  le  condjat,  ne  sortent  pas  des 
règles  de  la  chevalerie. 

Uni,  je  le  confesse,  répondit  le  pauvre  Cai- 
rasco,  mieui  vaut  cent  l'ois  le  soulier  sale  et  dé- 
chiré de  madame  Dulcinée  du  Toboso,  que  les 
mules  brodées  d'or  do  Cassildée  de  Vandalie;  je 
promets  d'aller  au  Toboso  me  présenter  devant 
votre  dame,  et  de  revenir  ensuite  vous  rendre 
un  compte  exact  et  détaillé  de  ce  (pie  vous  de- 
mandez. 

Il  faut  encore  confesser,  continua  don  Qui- 
chotte, que  le  chevalier  que  vous  avez  vaincu 
n'était  ni  ne  pouvait  être  don  Quichotte  de  la 
Manche,  mais  seulement  quehju'un  (jui  lui  res- 
semblait :  comme  aussi,  de  mon  côté,  je  recon- 
nais que  vous  n'êtes  point  le  bachelier  Samsnn 
Carrasco,  mais  quelque  autre  qui  lui  ressemble, 
et  à  qui  les  enchanteiu's  mes  ennemis  ont  donné 
le  même  visage  et  la  même  forme,  afin  de  mo- 
dérer les  mouvements  impétueux  de  ma  colère, 
et  me  faire  user  avec  clémence  de  la  victoire. 

J'avoue  tout  cela  et  le  confesse  selon  votre 
désir,  dit  Carrasco;  laissez-moi  seulement  me 
remettre  debout,  je  suis  fort  incommodé  de  ma 
chute. 

Don  (Quichotte  l'aida  à  se  relever,  secondé  par 
Thomas  Cécial,  (jue  Sancho  ne  (piittait  pas  des 
yeux,  lui  faisant  mille  questions  pour  s'assurer 
si  c'était  bien  lui  (ju'il  vo\ail,  car  il  ne  jiouvait 
j  y  croire,  tant  la  rencontre  lui  semblait  surpre- 
j  nante,  et  tant  l'oiiinion  de  son  maître  sur  le 
pouvoir  des  enchanteurs  s'était  fortement  im- 
primé dans  son  esprit. 

Finalement ,  maitic  cl  valet  restèrent  dans 
celte  erreur,  et  le  chevalier  des  Miroirs  s'éloigna, 
suivi  de  son  écuver,  alin  d'aller  se  faire  guérir 
les  côtes.  L'ii  moment  après,  don  Quicliotte  re^ 
prit  sa  route  vei»  Saragosse,  où  il  faut  le  laisser 
aller  pour  dire  quels  ('laieul  le  chevalier  de» 
Mirons  et  récuverau  iir'and  ne/.. 


DE    LA    MANCHE. 


I 


CHMMTRr.  W 

OuetS    ETAIENT    LE    CHCVAUien    des    MIAOiRS    CT    L'ECUVER 
AU    GRAND   NE2 

Don  Quichotte  son  allait  tout  ravi,  tout  i,'lo- 
riinix,  tout  lier  de  la  vicloirc  rtMii|Hiili''c  >iii'  un 
aussi  vaillant  ailversairi'  (|ue  le  chevalier  des 
Miroirs  ;  coiiliaiil  dans  la  parole  (|ne  ce  chevalier 
lui  avait  si  solennellement  donnée,  il  eoniplait 
apprendre  bientôt  des  nouvelles  de  Dulcinée,  et 
surtout  si  son  enchantement  durait  toujours. 
Mais  si  le  vainqueur  pensait  une  chose,  le  vaincu 
en  pensait  une  autre  ;  car  ce  dernier  ne  soufieait, 
Comme  on  l'a  dit,  qu'à  se  faire  guérir  prompte- 
ment  les  côtes  pour  être  en  état  d'exécuter  son 
nouveau  dessein. 

Or,  voici  ce  que  rapporte  riiistoire  :  lorsque 
Samson  Carrasco  conseilla  à  don  Onicliotte  de 
retourner  à  la  recherche  des  aventures,  ce  ne 
fut  qu'a|irès  en  avoir  conféré  avec  le  curé  et  le 
liarliier.  Sur  sa  proposition  particulière,  l'avis 
unanime  fut  qu'on  laisserait  partir  noire  héros, 
puis(|ue  le  retenir  était  chose  impossible  ;  que 
quelques  jours  après,  Carrasco  partirait  à  sa 
rencontre,  en  équipage  de  chevalier  orrani, 
chercherait  à  le  provoquer  et  h  le  vaincre,  avant 
auparavant  mis  dans  les  conditions  du  combat 
que  le  vaincu  serait  à  la  discrétion  du  vainqueur; 
(pi'alors  il  lui  ordonnerait  de  retourner  dans  sa 
maison,  et  de  n'en  pas  sortir  sans  sa  permission 
avant  l'expiration  ilr  deii\  aiiiK'es  :  ce  que  don 
Quichotte  ne  manquerait  pas  d'accomplir  reli- 
lîieusement,  pour  ne  pas  contrevenir  aux  lois  de 
la  chevalerie,  et  (pi'alors  |ieut-étre  il  oublierait 
ses  extravagances,  ou  du  moins  (pi'oii  aurait  le 
loisir  d'y  apjioiter  remède.  Samson  s'était 
chargé  de  bon  cieur  de  l'entreprise  :  Thomas 
Cécial,  compère  et  voisin  de  Sancho,  et  de  plus 
bon  compagnon,  s'était  offert  à  lui  servir  dé- 
luver. 

Carrasco  s'équipa  donc  comme  nous  venons 
de  le  voir,  et  prit  le  nom  de  chevalier  des  Mi- 
roirs. Poui' n'être  pas  reconnu  de  Snnilm.  Tho- 


mas Cécial  s'ctani  mis  un  l'auv  ne/.  Ions  dcnv 
suivirent  don  (Juicliolle  à  la  trace,  et  de  si  près, 
ipi'ils  faillirent  assister  à  l'aventure  du  char  de 
la  Miu't  ;  mais  ils  le  rejoignirent  seulement  dans 
le  bois  011  eut  lii'U  le  ciuidial  ipir  imus  venons 
tic  raconter;  et  n'ei'il  ('ti''  la  cervelle  détraijuéede 
don  Quichotte,  qui  se  ligura  (pie  le  vaincu  n'é- 
tait point  Carrasco,  notre  baclndier  deuienrail  à 
tout  jamais  hors  d'étal  de  prendre  ses  licences 
(le  docteur. 

Thomas  Cécial,  voyant  le  mauvais  succès  de 
leur  voyage,  et  le  pauvre  Carrasco  en  si  piteux 
étal  :  Par  ma  foi,  seigneur  bachelier,  lui  dit-il, 
nous  n'avons  que  ce  que  nous  méritons;  entre- 
prendre une  aventure  n'est  pas  chose  diflicile, 
mais  la  mènera  bonne  (in  est  tout  dilTérent.  Don 
Quichotte  est  un  fou ,  et  nous  nous  crovons 
sages;  cependant  il  s'en  va  sain  et  content,  et 
nous  nous  en  retournons  tous  deux  tristes, 
cl  (le  plus  vous  bien  Trotté.  Dites-moi,  je  vous 
prie,  (|iiel  csl  le  plus  fou,  ou  de  celui  (pii  l'est 
parce  qu'il  ne  peut  s'en  empêcher,  ou  de  celui 
(|ui  le  devient  par  l'effet  de  sa  volonté?  La  dif- 
férence entre  ces  deux  espèces  de  fous  est  que 
cehii  ipii  l'est  sans  le  vouloir,  le  sera  toujours, 
tandis  (jue  celui  qui  l'est  par  sa  volonté,  cessera 
de  l'être  quand  il  lui  plaira,  \insi  donc,  si  j'ai 
consenti  à  être  fou  en  vous  servant  d'écuver,  je 
veux,  pour  ne  l'être  pas  davantage,  reprendre  le 
l'hemin  de  ma  maison. 

tiomme  il  vous  (■(Uiviendra,  dit  le  bachelier 
mais  si  vous  croye/.  que  je  l'entrerai  chez,  moi 
avant  d'avoir  roué  de  coups  don  tjiiicholle,  vous 
vous  trompez  étrangement.  (]e  (|ui  m'anime  à 
cette  heure,  ce  n'est  pas  le  désii'  ih'  lui  rendre 
la  raison,  mais  bien  le  désir  de  tirer  une  ('ela- 
tante  vengeance  de  l'effroyable  douleur  (|iie  je 
ressens  dans  les  côtes. 

Tout  en  [larlanl  ainsi,  ils  atteignirent  un  vil- 
lage où,  par  liiiiilieur,  il  v  avait  un  chirurgien; 
Samson  se  mit  entre  ses  mains,  et  Thomas  Cé- 
cial reprit  le  chemin  de  sa  maison.  Pendant  que 
le  bachelier  se  l'ail    penser  et    sonue  :"i  s;)  yen- 


sse 


DON   QUICHOTTE 


geance,allonsrctrouver  (Ion  Quichotte,  et  voyons 
s'il  ne  nous  donnera  point  de  nouveaux  sujets 
de  divertissement. 


ClIAPITHK  XVI 

DE    CE   QUI    ARRIVA    A     DON    QUICHOTTE    AVEC    UN    CHEVALIER 
DE    LA    MANCHE 

Dans  cette  satisfaction,  ce  ravissement  et  cet 
orgueil  qu'on  vient  de  dire,  notre  héros  pour- 
suit son  cliemin,  se  croyant  désormais  le  plus 
vaillant  chevalier  du  monde,  car  cette  deiniùre 
victoire  lui  semblait  le  présage  assuré  de  toutes 
les  autres  ;  il  tenait  pour  achevées  et  menées  à 
bonne  finies  aventures  qui  pourraient  lui  arriver 
désormais;  et  narguant  enchanteurs  et  enchan- 
tements, il  ne  se  souvenait  phis  des  nombreux 
coups  de  bâton  qu'il  avait  reçus  dans  le  cours 
de  ses  expéditions  chevaleresques,  ni  de  celte 
pluie  de  pierres  qui  lui  cassa  la  moitié  des 
dents,  ni  de  l'ingratitude  des  forçats,  ni  de  l'in- 
solence des  muletiers  yangois.  Enlin,  se  disait- 
il  en  hii-niéme,  si  je  parviens  à  découvrir  quelque 
moyen  de  désenchanter  Dulcinée,  je  n'aurai  rien 
à  envier  au  plus  fortuné  de  tous  les  chevaliers 
errants  des  siècles  passés. 

Il  était  plongé  dans  ces  agréables  rêveries, 
lorsque  Sanclio  lui  dit  : 

Seigneur,  n'est-il  pas  singulier  (|ue  j'aie  tou- 
jours devant  les  yeux  cet  elTmyalilc  nez  de  mon 
compèr(!  (lécial  1 

Est-ce  que  par  hasard  lu  t'imagines  que  le 
chevalier  des  Miroirs  était  le  bachelier  Samsou 
Carrasco,  et  son  écuycr  Tlmnias  Cécinl'.'  repartit 
don  Ouicliotle. 

Je  ne  sais  que  dire  à  cela,  répondit  Saucho, 
mais  tout  ce  que  je  sais,  c'est  qu'un  autre  que 
(iécial  ne  pouvait  savoir  ce  (jui'  crliii-lii  m'a 
conté  de  ma  maison,  de  ma  fennne  et  de  mes 
enfants;  et  puis,  quand  il  n'a  plus  ce  grand  nez, 
c'est  bien  le  visage  de  Cérial,  c'esl  aussi  le 
uieiur  son  de  Vdiv  ;  en  un  mot,  il  isl   lil  ipic  je 


l'ai  coniui  toute  ma  vie.  Je  ne  puis  m'y  trom- 
pei',  puisfpu>  nous  demeurons  porte  à  porte  et 
que  charpie  jour  nous  sommes  ensemble. 

D'accord,  répliqua  don  Ouicliolte;  mais  rai- 
sonnons un  p.'u.  Comment  peux-tu  supposer 
que  le  bachelier  Samson  Carrasco  vienne  en 
('■quipagc  de  chevalier  errant,  avec  armes  offen- 
sives et  défensives,  jiour  me  condiattre'.' Suis- 
jc  son  ennemi,  lui  ai-je  jamais  donné  le  moin- 
dre sujet  d'être  le  mien?  Peut-il  me  regarder 
comme  son  rival  '.'  Kniin  exerce-t-il  la  profes- 
sion des  armes,  pour  porter  envie  à  la  gloire 
que  je  m'y  suis  acquise? 

Mais  enfin,  seigneur,  reprit  Saucho,  que 
penser  de  la  ressemblance  de  ce  chevalier  avec 
Samson  Carrasco,  et  de  celle  de  son  écuyeravec 
I  mon  compère  Cécial  ?  Si  c'est  enchantement, 
comme  le  dit  Votre  Gr<àce,  n'y  a-t-il  pas  dans  le 
monde  d'autres  individus  dont  ils  auraient  pu 
pieudre  la  figure? 

Tout  cela  n'est  qu'artifice  et  stratagème  de 
mes  ennemis  les  enchanteurs,  dit  don  (Quichotte. 
Prévoyant  (jue  je  sortirais  vainqueur  de  ce 
combat,  ils  ont,  pai'  prudence,  changé  le  visage 
de  mon  adversaire  en  celui  du  bachelier  Samson 
Carrasco,  afin  que  l'amitié  qu'ils  savent  que  je 
lui  porte,  arrêtant  ma  juste  fureur,  me  fit  épar- 
gner la  vie  de  celui  (pii  attaquait  si  déloyale- 
ment  la  miciuu^  Te  fanl-il  d'autre  preuve  de  la 
malice  et  du  pouvoir  de  ces  mécréauls,  ipie 
celle  que  nous  avons  eue  tout  récemment  dans 
la  transformation  de  Dulcinée?  i\e  m'as-tu  jias 
dit  toi-même  que  tu  la  voyais  dans  toute  sa 
liiaute  naturelle,  avec  tous  les  charmes  ipu'  lui 
a  si  largement  dêpaitis  la  nature,  tandis  que 
moi,  objet  de  l'aversion  de  ces  misérables,  elle 
m'apparaissait  sous  la  figure  d'une  paysanne 
laide  et  difforme,  avec  des  yeux  chassieux  el 
uiu'  iialeiue  euqiestêe  I  Qu'y  a-l-il  donc  d'etun- 
nant  à  ce  que  l'euchanlinir  pervers,  i|ui  a  osé 
l'aine  une  si  détestable  tiansfornuition,  ail  éga- 
lement opéié  celle  de  Sainsou  (iarrasco  et  de 
ton  compèi'e,  poia  ni<'   piivir  de   la  gloire  du 


DK    LA    M  A  NT  II  K. 


557 


I,p  gcitlillioinniL-  Il'>  salua  polinioiil  en  jassiMl  prè^  il'eux  fp.n-o  ô.'iT). 


trioniplic?  Cependant,  j'ai  lieu  de  me  consoler, 
|iiiis(|iio  mon  liras  a  viv  plus  fort  (|ue  loiile  sa 
iii.igif,  et  qu'en  dL'|)it  de  la  puissance  d'un  art 
dét(;stal)Ie,  mon  courafçe  m'a  rendu  vainqueur. 

Hieu  sait  la  vérité  de  toutes  choses,  reprit 
Sancho  peu  satisfait  des  raisonnements  de  son 
maître  ;  mais  il  ne  voulait  pas  le  contredire, 
dans  la  crainte  de  découvrir  sa  su|)er(lierie  à 
propos  de  l'enchantement  de  Dulcinée. 

Us  en  étaient  là  de  leur  entretien,  quand  ils 
lurent  rejoints  par  un  cavalier  monté  sur  une 
helle  jument  i:ris  pommelé.  Ce  cavalier  jinrlait 


un  calian  de  drap  verl,  avec  une  bordure  de 
velours  fauve,  et  sur  la  tête  une  )ii(i)ilt'r(i  de 
même  étoffe;  un  cimeterre  niores(pie,  souleiui 
par  un  baudrier  vert  et  or,  pendait  à  sa  cein- 
ture. Ses  bottines  élniciil  du  niénu'  travail 
que  le  baudrier,  et  se.s  éperons  également 
vernis  de  verl  d'un  bruni  si  luisant,  (jue  par 
leur  harmonie  avec  le  reste  du  costume,  ils 
faisaient  meilleur  effet  (juc  s'ils  eussent  été 
d'or  |Hir.  l.e  ■ientilhouune  les  salua  poliment  en 
|)assanl  près  d'eux  ;  puis,  donnant  de  l'éperon 
à    sa    moulure,   il  allait    poursuivre  sa   roule. 


3.S8 


l»ON    QinCHOTTE 


quand  don  Quic-iioltc  lui  dit  ;  Seigiinir,  si  \ otrp 
(îràce  suit  le  même  chemin  (|ue  nous  et  si  rien 
ne  la  presse,  je  serais  tlalté  de  ciieminer  avec 
elle. 

Seigneur,  j'avais  même  intention,  répondit 
le  voyageur;  mais  j'ai  craint  (|ne  votre  cheval 
ne  s'emportât  à  cause  de  ma  jument. 

Oh  !  pour  cela  ne  craignez  rien ,  repartit 
Sancho;  notre  cheval  est  le  plus  lionmMe  et  le 
mieux  ajtpris  (jui  soit  au  monde;  ce  n'est  pas 
un  animal  à  l'aire  des  escapades,  et  pour  une 
lois  en  toute  sa  vie  qu'il  s'est  émancipé,  nous 
l'avons  payé  cher,  mon  maître  et  moi.  Ne  crai- 
gnez rien,  je  le  répète;  votre  jument  est  en 
sûreté,  car  ils  seraient  dix  ans  côte  à  côte,  qu'il 
ne  prendrait  pas  à  notre  cheval  la  moindre  en- 
vie de  folâtrer. 

Le  genldhomme  ralentit  sa  moulure  et  se  mil 
à  considérer,  non  sans  élonnement,  la  ligure  de 
notre  héros,  qui  marchait  tète  nue,  Sancho  por- 
tant le  casque  de  son  maître  pendu  à  l'arçon  du 
liât  de  son  âne.  Mais  si  le  cavalier  regardait 
attentivement  don  Quichotte ,  don  Ouichotte 
regardait  le  cavalier  avec  une  curiosité  |)lus 
grande  encore,  le  jugeant  homme  d'impoitance. 
Son  âge  paraissait  être  d'environ  cinquante  ans, 
il  avait  les  cheveux  grisonnants,  le  nez  aquilin, 
le  regard  grave  et  doux;  entin  sa  tenue  et  ses 
manières  annonçaient  beaucoup  de  distinction. 

OuanI  M  rinconuu,  le  jugement  (pi'il  jiorta  de 
mitre  chevalier  lut  que  c'était  quelque  person- 
nage extraordinaire,  et  il  ne  se  souvenait  pas 
d'avoir  jamais  vu  quelqu'un  équipé  de  la  sorte. 
Sa  longue  taille,  la  maigreur  de  son  visage,  ces 
armes  dépareillées  et  celte  singulière  tournure 
sur  ce  rlievii!  enllanque,  tout  eiiliii  lui  paraissait 
-i  ('•traut,'e,(|u'il  lu' se  lassait  point  de  le  regarder- 
lion  Ouichotte  s'aperçut  de  la  surj)rise  qu'é- 
prouvait le  gentilhomme,  et  lisant  dans  ses 
veux  l'envie  (|u''il  avait  d'en  savoir  (l;i\;iMtage, 
il  voulut  le  prévenir  jiar  un  erCel  de  sa  courtoisie 
haliituelle. 

Je  comprvMids,  <eigiuMn  ,  lui  tlit-il,  que  vous 


soyez  surpris  de  voir  en  moi  un  air  et  des  ma- 
nières si  différentes  de  celles  des  autres  hom- 
mes ;  mais  votre  éloimement  cessera,  quand 
vous  saurez  que  je  suis  chevalier  errant,  de  ceux 
dont  on  dit  communément  qu'ils  vont  à  la  re- 
cherche des  aventures.  Oui,  j'ai  ipiitlé  mon 
pays,  j'ai  engagé  mon  bien,  j'ai  renoncé  à  tous 
les  plaisirs,  et  je  me  suis  jeté  dans  les  bras  de 
la  fortune,  pour  qu'elb;  m'emmenât  où  bon  lui 
semblerait.  Mon  dessein  a  été  de  ressusciter  la 
défunte  chevalerie  errante,  et  depuis  longtemps 
déjà,  bronchant  ici,  tombant  là,  me  lelevant 
plus  loin,  j'ai  en  grande  partie  réalisé  mou 
désir,  car  j'ai  secouru  les  veuves,  protégé  les 
jeunes  filles,  défendu  les  droits  des  femmes 
mariées,  des  orphelins,  et  de  tous  les  affligés, 
labeur  ordinaire  des  chevaliers  errants.  Aussi, 
par  bon  nombre  de  vaillantes  et  chrétiennes 
prouesses,  ai-jc  mérité  de  parcourir  en  lettres 
moulées  presque  tons  les  pays  du  globe.  Trente 
mille  volumes  de  mon  histoire  sont  déjà  impri- 
més, et  elle  pourra  bientôt  se  répandre  encore 
davantage,  si  Dieu  n'y  met  ordre,  lîref,  pour 
tout  dire  en  peu  de  mots,  et  même  (>n  un  seul, 
je  suis  don  Quichotte  de  la  Manche,  autrement 
dit,  le  chevalier  de  la  Triste-Figure  ;  et  quoiqu'il 
soit  peu  convenable  de  publier  ses  propres 
louanges,  je  suis  parfois  obligé  de  le  faire, 
quand  personne  ne  se  rencontre  pour  m'en 
épargner  le  soin  et  la  peine,  .Ainsi  doui ,  sei- 
gnem-,  ni  cet  écu,  ni  cette  lance,  ni  cet  écuyer, 
ni  ce  cheval,  ni  la  couleur  de  mon  visage,  ni  la 
maigreur  de  mon  corps,  ne  doivent  vous  éton- 
ner, puisque  vous  savez  qui  je  suis  et  la  profes- 
sion que  j'exerce. 

Don  Quichotte  se  lut,  cl  l'honmie  au  caban 
veri,  aju'ès  avoir  tarde  (piel(|ue  tenqis  à  lui  ré- 
pondre, dit  cnliu  :  Seigneiu'  chevalier,  au  mo- 
ment de  notre  rencontre,  vous  aviez  lu  ma 
curiosité  sur  nmii  visage;  mais  ce  ipu'  vous 
venez  de  dire  est  loin  de  l'avoir  fait  cesser.  Est- 
il  [lossible  ipi'il  existe  aujourd'hui  des  chevaliers 
errants,  et  qu'on    ail  imprinu'*  des  histoires  de 


I.A     MANCIIK 


ri.'i',) 


I 


v('riliib|p  chevalerie'.'  l'iirma  foi,  seif^neiir,  j'un- 
rais  eu  peine  à  me  |)eisiia(i('i'  (lu'il  \  eut  encore 
lie  ces  ilélenseurs  des  ilaiius,  de  ces  piotecleiiis 
(lès  veuves  el  des  t)i|ilieliiis,  si  mes  yeu\  ne 
m'en  Taisaient  voir  en  voire  personne  unlénioi- 
Lîiiam'  assuré.  IJéni  soil  le  ciel  (|uia  permis  (pie 
riiisloire  île  vos  grands  et  vi;riili(pies  e.\|)loils, 
(pie  vous  dites  imprimée,  soil  venue  l'aire  ou- 
Itlier  les  iniiondirables  |)rotiesses  de  ces  cheva- 
liers criants  imaginaires,  dont  le  inonde  était 
jilein,  au  grand  diUrimont  des  histoires  vérila- 
hles. 

Il  y  a  ht'aucou|i  à  dire  sur  la  (luestioii  de  sa- 
voir si  les  histoires  des  chevaliers  errants  sont 
imaginaires  ou  ne  le  soiil  pas ,  répondil  don 
nuicholle. 

Comment  1  reprit  le  voyageur,  se  trouverait-il 
f|ueh]u'un  (|ui  doutât  de  la  laussetc  de  ces  his- 
toires? 

Moi  j'en  doute,  répliqua  don  Quichotte.  Mais 
laissons  cela;  j'espère,  si  nous  vovageoiis  (piel- 
(|ue  temps  ensemble,  vous  tirer  de  l'erreur  dans 
laijuelle  vous  a  entraîné  le  torrent  de  l'opinion. 
Ces  dernières  paroles,  le  ton  dont  elles  avaient 
été  prononcées,  firent  penser  au  voyageur  (|ue 
notre  héros  devait  être  (juelqne  cerveau  fêlé,  et 
il  l'observait  soigneusement  pour  saisir  un 
nouvel  indice  qui  vint  confirmer  ses  premiers 
soupçons. 

Mais  avant  d'aborder  un  autre  sujet  d'entre- 
tien, don  Quichotte  le  pria  de  lui  dii-e  à  son 
tour  (|ui  il  était. 

Seigneur  chevalier,  répondit  le  voyageur,  je 
m'ap|)elle  don  lliego  de  Miranda;  je  suis  vm  hi- 
dalgo, natif  d'un  bourg  voisin,  où  nous  irons 
souper  ce  soir,  s'il  plait  à  Dieu.  Possesseur  d'une 
fortune  raisoimable,  je  jiasse  doucement  ma  vie 
entre  ma  fenmie  et  mon  tils.  Mes  exercices  ordi- 
naires sont  la  chasse  et  la  pèche:  mais  je  n'en- 
Ireliens  ni  faucons  ni  lévriers  :  je  me  contente 
d'un  chien  courant  ou  d'un  hardi  furet.  Ma  bi- 
bliothèque se  compose  d'une  soixantaine  de 
volumes,  tant  latins  qu'espagnols,  quelques-uns 


d'histoire,  d'autresde  dévotion  ;  (piaiit  auxlÎMcs 
de  chevalerie,  jamais  ils  n'ont  |)assé  le  seuil  de 
ma  maison,  .le  prelVri!  à  tous  les  autres  le^ 
livres  profanes,  pnurvu  ipi'ils  aient  du  stvie  et 
de  l'invention  ;  et  de  ceux-là  il  v  en  a  liii  t  peu 
dans  noire  Kspagne.  Mes  voisins  et  moi  nou> 
vivons  en  parfaite  intelligence,  el  souvent  nous 
mangeons  les  uns  che/.  les  autres  ;  nos  repas  sont 
ajpondaiils  sans  suiierllniti'.  .le  ne  glose  jamais 
sur  la  conduite  d'aulrni,  et  ne  souflre  pa>  ipie 
i  la  médisance  se  donne  carrière  devant  moi.  ,1e 
ne  fouille  la  vie  el  n'épie  les  actions  de  personne, 
l'entends  la  messe  cha(|ue  jour;  je  donne  aux 
p.-iuvres  une  partie  de  m'>n  bien,  sans  l'aire  pa- 
rade de  bonnes  œuvres,  alin  de  ne  pas  ouvrir 
dans  mon  âme  accès  à  l'hypocrisie  ou  à  la  va- 
nité, ennemis  (jui,  si  l'on  n'y  prend  garde,  ne 
tardent  pas  à  s'empaier  du  Cd'ur  le  plus  humble, 
.le  m'efforce  d'apaiser  autour  de  moi  les  (|ue- 
relles  ;  je  suis  dévot  à  la  mère  de  notre  Sau- 
veur, et  j'ai  conliance  dans  la  miséricorde  de 
Dieu. 

Sancho  avait  écouté  avec  la  |)Ius  grande  at- 
tention cet  exposé  de  la  vie  et  des  oceu|iations 
(lu  gentilhomme  au  caban  vert:  aussi,  persuadé 
qu'un  homme  (pii  vivait  de  la  sorte  devait  être 
un  saint  et  faire  des  miracles,  il  saute  à  bas  de 
son  âne,  va  saisir  l'élrier  du  voyageur,  puis  d'un 
cœur  dévot  et  les  larmes  aux  yeux,  il  lui  baise 
le  pied  à  plusieurs  reprises. 

<jm'  faites-vous  là,  mon  ami'.'  s'écria  le  gen- 
tilhomme; qu  avez-vous  à  me  baiser  ainsi  les 
|)ieds'? 

Laissez-moi  l'aire,  seigneur,  repondit  Sancho  ; 
j'ai  toujours  honoré  les  saints,  mais  votre  Grâce 
est  le  premier  saint  à  cheval  (pie  j'aie  vu  en 
toute  ma  vie. 

Je  ne  suis  pas  un  saint,  ré[)liqua  le  gentil- 
homme, mais  un  grand  pécheur:  c'est  plut(>t 
vous,  mon  frère,  qui  méritez  le  titre  de  saint, 
p.ir  l'humilité  que  vous  faites  |iarailre. 

Satisfait  de  ce  iju'il  venait  de  faire,  Sancho 
sans  rien  répon 've,  remonta  sur  son  grisou. 


3(în 


DON    QUICIIOTTK 


Don  (Juicliulli',  (jui  iiialgiT  sa  iiiélaïudiic  n'a- 
vait 1)11  s'cin|)(''clier  de  rire  de  la  naïveté  de  son 
éciiyer,  init  la  parole,  cl  demanda  au  seigneur 
don  Dief^o  s'il  avait  beaucoup  d'enfants,  ajiuilant 
que  la  ciiose  dans  la(|uelle  les  anciens  pluio- 
sophes,  qui  pourtant  nian(iuèrent  de  la  connais- 
sance du  vrai  Dieu,  avaient  placé  le  souverain 
bien,  c'était,  outre  les  avantages  de  la  nature  cl 
de  la  fortune,  de  posséder  beaucoup  d'amis  et 
d'avoir  des  enlants  bons  et  nombreux. 

Seigneur,  répondit  don  Diego,  je  n'ai   ()n'un 
(ils,  niais  il  est  tel  (pie  peut-être  sans  lui  je  se- 
rais plus  complètement  heureux  que  je  ne  suis  ; 
non  (|ue  ses  inclinations  soient  mauvaises,  mais 
enfin  parce  qu'il  n'a  pas  celles  que  j'aurais  sou- 
haité (pi'il  eût.  il  a  environ  dix-huit  ans  ;  les  six 
dernières  années  il  les  a  passées  à  Salamanque 
à  apprendre  les  langues  grecque  et  latine;  mais 
quand  j'ai  voulu  ra|)pliqucr  à  d'autres  sciences, 
je  l'ai  trouvé  si  eiitèlé  de  poésie  (si  toutefois  la 
poésie  peut  s'appeler  une  science),  qu'il  m'a  été 
impossible  de  le  l'aire  mordre  à  l'étude  du  droit, 
ni  à  la  première  de  toutes  les  sciences,  la  théo- 
logie. J'aurais  voulu  qu'il  étudiât  pour  devenir 
l'honneur  de  sa   race,  puisque  nous  avons  le 
bonheur  de   vivre  dans  un  temps  où  les  rois 
savent  si  bien  récompenser  le  mérite  vertueux': 
mais  il  préfère  passer  ses  journées  à  discuter  sur 
un  passage  d'Homère,  ou  sur  la   manière  d'in- 
terpréter tel  ou  tel  vers  de  Virgile.  Enliu  il  ne 
quitte  pas  un  seul  instant  ces  auteurs,  non  pins 
qu'Horace,  Perse,  Juvénal  et  Tibulle,  car  des 
jioëtcs  modernes  il  l'iiil  l'ort  peu  de  cas;  et  tc- 
|)cndant,  malgré  son  dédain  pour  notre   poésie 
espagnole,    il    est    complètement    absorbé,    à 
l'heure  (]n'il  est,  par  la  composition  d'une  glose 
>ur  quatre   vers   qu'on    lui  a  en\ovés  de  Sala- 
manque, et  (pii   soiil,  je  crois,    le   >ujcl  d'une 
joute  litléraiie. 

Seigueui',   répiuidil   don    (Juiciiolle,  nos  en- 
fants sont  une  portion  de  nos  entrailles,  cl  nous 

'  Ce  pnssiigp,  sous  1.1  [ilciiiie  ili' CiTvanle*.  paiivro  pi  oulilic. 
c^t  UNO  bien  innocente  ironie. 


(hîvoiis  les  aimer  tels  (piilssonl,  eoiniiie   nous 
aimons  eeu\  (pii    nous   oui  donné  la  vi(!.   C'est 
aux  parents  à  les  diriger  dès   l'enfance  dans  le 
sentier  de  la  vertu  par  une  éducation  sage -et 
clirétienne,  afin  que,  devenus  hommes,  ils  soient 
l'appui  de  leur  vieillesse  et  l'honneur  de  leur 
postérité.  Ouant  à  étudier  telle  on  telle  science, 
je  ne  suis  pas  d'avis  de  les  contraindre  ;  il  \aul 
mieux   y  employer  la  persuasion;    après  cpioi, 
surtout  s'ils  n'ont  pas   besoin  d'étudier  de  jxi- 
iw  liiiraiiilii,   011  fera  bien  de  laisser  se  déve- 
lopper   leur  inclination    iiatnrell(\    Ouoicpu!  la 
poésie  oHie  plus  d'agrément  ipic  d'utilité,  c'est 
un  art  qui  ne  peut  maiHjuer  d'honorer  celui  qui 
le  cultive.  La  poésie,  seigneur,  est  ii  mon  sens 
coinuie  une  belle  fille  dont  les  autres  sciences 
foriuput  la   couronne  ;    elle    doit  se  servir    de 
toutes,  et  toutes  doivent  se  rehausser  par  elle. 
Mais  celte  aimable  vierge  ne   doit  pas   s'éman- 
ciper en  honteuses  satires  ou  en  sonnets  liber- 
lins  ;  noble  interprète,  c'est  à  des  poèmes  lié- 
l'oupies,   à    des   tragédies  intéressantes,  à   des 
ccHiiédics  ingénieuses,  (Qu'elle  prêtera  ses  ac- 
cents et  sa  voix.  Celui  donc  qui  s'occupera  de 
poésie  dans  les  conditions  que  je  viens  de  poser 
rendra  son  nom  célèbre  chez  toutes  les  nations 
policées. 

Quant  à  ce  que  vous  dites,  seigneur,  ipie  votic 
lils  fait  peu  de  cas  de  notre  poésie  espagnole, 
je  trouve  qu'il  a  tort;  et  voici  ma  raison  :  puis- 
que le  grand  Homère,  1  harmonieux  et  tendre 
\ii'gile,  en  un  mol  Ions  les   poêles   anciens  ont 
écrit  dans  leur  langue  mat(;riie]lc,  el  n'ont  point 
cherché  des  idiomes  étrangers  pour  expriincr 
leurs  hautes  eonccplions,  pounpioi  condamner 
le  poète  allemand  parce  qu'il  écrit  dans  sa  langue, 
nu  le  ca.-^tillan,  el  même  le  biscaycn  parce  <iu'il 
écrit  dans  lasiennc?La  conclusion  de  tout  ceci, 
seigneur,  est  que  vou.s  laissiez  voire  lils  suivre 
son  inclination  ;  laborieux  comme  il  doit  l'être, 
puisqu'il   a  franchi   bcureusemenl  le   premier 
éclielon  des  sciences,  je  veux  dire  la  connais- 
sance des  langues  aneieiuics,    il   parvicmiia  de 


ni';  i..\  M  ANC  ni:. 


OUI 


Pjiis,  S.  Raçon  cl  C*,  imp.  Furne,  Jumel  et  l>,  (dit. 

Ualappris  et  impertinent  êciiyci',  tu  a:>  mis  <le^  fromages  il.tiis  mon  c.iS4|iie  (page  jiM). 


liii-mi}n)c  au  laile  des  loUies  liuiiiaines,  ce  t|iii 
sied  non  nioins  à  un  genlilliomme  que  la  mitre 
aux  évéques,  ou  la  toge  aux  jurisconsultes.  Ré- 
primandez votre  lils  s'il  compose  des  satires  (jui 
puissent  nuire  à  la  réputation  d'autrui  ;  mais  s'il 
s'occupe,  à  la  manière  d'Horace,  de  satires  mo- 
rales, où  il  gourmande  le  vice  en  général,  sur- 
tout avec  autant  d'élégance  que  l'a  t'ait  son  de- 
vancier, oli  !  alors,  ne  lui  épargnez  pas  les 
éloges.  On  a  vu  certains  poètes,  qui,  pour  le 
stérile  plaisir  de  dire  une  méchanceté,  n'ont  jjas 
craint  de  se  iaire  e.viler  dans  les  îles  du  Pont'. 
Mais  si  le  poète  est  réservé  dans  ses  mœurs,  il 
le  sera  dans  ses  vers.  La  plume  est  l'interprète 
de  Tàme;  ce  que  l'une  pense,  l'autre  l'exprime. 
.\ussi  quand  les  princes,  rencontrent,  clie/.  des 
hommes  sages  et  vertueux,  cette  merveilleuse 

'  Allii.'-iuii  à  l'exil  >l  (Hiilr. 


science  de  la  |)oésie,  ils  s'empressent  de  l'ho- 
norer, de  remicliir  et  de  la  couronner  des 
feuilles  de  cet  arbre  (|ue  la  l'ouclif  iif  frappe 
jamais,  pour  montrer  qu'on  doit  respecter  ceui 
dont  le  front  est  paré  de  telles  couronnes. 

L'homme  au  caban  vert  ne  savait  que  penser 
du  langage  de  don  Quichotte,  et  il  tummenrail 
à  revenir  do  ropinion  peu  favoridile  (in'il  avail 
d'abord  cont,'ue  de  son  jugement.  Vers  le  milieu 
de  ce  discours,  qui  n'élait  pas  fort  de  son  goùl, 
Sancho  s'élail  écarté  du  chemin  pour  ilemamler 
un  peu  (le  lait  à  des  bergers  occupés  près  de  là 
à  Ir.iirc  des  brelûs.  Le  gentilhomme  s'apprêtait 
à  répondre,  enchanté  de  res|)rit  et  du  biui  sens 
de  notre  héros,  lorstpie  celui-ci,  levant  les  veuv, 
vil  venir  sur  le  chemin  ipiil  suivait  un  cli.ir 
sminonté  de  bannières  auv  armes  nivales.  S'i- 
maginanl  que  c'élail  i|iii'l(|ui'  uouvelle  aven- 
liiii'.    il   a|i|ii'la  S.inilid  j  •.mmiuI-  cris  pour  qu  il 


Sfi'i 


DON    nUICIIOTTF, 


lui  apportnt  sa  salade.  Ouittant  aussitôt  les  ber- 
gers, et  laiounanl  le  grisou  de  toutes  ses  forces, 
l'écuyer  accourut  auprès  de  son  maître,  auquel, 
en  effet,  il  va  arriver  la  plus  insensée  et  la  plus 
épouvantable  aventure. 


CHAPITllK  Wll 

DE    LA     PLUS    GRANDE    PREUVE    DE    COURAGE    Q'J'AIT    JAMAIS    DONNÉE 

DON    QUICHOTTE 

ET    DE    L'HEUREUSE    FIN    OB    L'AVENTURE    DES    LIONS 

l 'histoire  raconte  que  Sancbo  était  en  Iraiu 
il  acheter  de  petits  fromafçes  aux  bergers  lorsque 
don  Quichotte  l'appela.  Pressé  d'obéir  cl  ne 
■sachant  comment  emporter  ces  fromay;os  iju'il 
ne  ])ouvail  se  résoudre  à  perdre  après  les  avoir 
payés,  notre  écuyer  imagina  de  les  jeter  dans  le 
casque  de  son  seigneur  ;  puis  il  accourut  en 
toute  hAte  pour  savoir  ce  rfu'il  voulait. 

Donne,  ami,  dinnie-moi  ma  salade,  lui  dit 
don  Quichotte;  car  je  suis  peu  expert  en  fait 
d'aventures,  on  celle  que  j'aperçois  m'oJdige 
dès  à  présent  à  prendre  les  armes. 

En  entendant  ces  paroles,  l'homme  au  caban 
vert  jeta  les  yeux  de  tous  cotés  et  ne  découvrit 
rien  antre  chose  (ju'nn  chariot  surmonté  de  deux 
ou  trois  petites  banderoles,  qui  venait  à  leur 
rencontre;  d'où  il  l'onchil  (|uc  ce  chariot  portail 
l'argent  du  trésor  royal.  Il  fit  part  de  cette  pen- 
sée à  don  Quichotte;  mais  notre  héros,  qui  n'é- 
tait pas  homme  à  se  détromper  aisément,  et 
croyait  toujours  voir  arriver  .ivenliiri'  '^ur  aven- 
ture, lui  répondit  :  Seigneur,  un  Imii ■  dé- 
couvert est  à  demi  vaincu  ;  je  ne  ris(|ue  rien  en 
me  tenant  sur  mes  gardes,  car  je  sais  iiar  expé- 
rience que  je  ne  iiiaïupie  pasd'ermemis  visibles 
et  invisibles,  loiijoiir-;   prêts  à    me  -ur|iicriilrc. 

Kn  paibiiil  ainsi,  il  |iiil  le  c;i-.(p |    |,.  ,,,j|  m,,. 

■^a  léte,  avant  (pu'  sou  écnyer  eiil  en  le  ti'inps 
lien  (lier  les  fromages;  mais  le  petit  lait  com- 
uiença  à  dégoutter  de  tous  c(Més  sur  ses  yeux  et 
«iursa  barbe. 

Qm'oI-cp  eeri,Sanchir,'  s'écria  dmi  (liiii  hutte  ; 


on  dirait  que  mon  crâne  se  ramollit,  et  que  ma 
cervelle  se  foiul;  en  effet,  je  sue  des  pieds  à  la 
tète  ;  ce  n'est  pas  de  peur  assurément.  Oui,  j'en 
ai  le  pressentiment,  j'ai  devant  moi  une  terrible 
aventure  ;  donne-moi  de  quoi  m'essuyer,  ajoufa- 
t-il,  je  suis  aveuglé  |)aria  sueur. 

Sancbo  lui  donna  un  mouchoir,  sans  dire  mot, 
remerciant  Dieu  de  ce  (|ue  son  maître  ne  devi- 
nait point  ce  (pie  c'était.  Pou  Quichotles'essuya 
le  visage,  et  ayant  (îté  son  casque  pour  s'essuyer 
aussi  la  tète,  et  savoir  ce  (jui  la  rafraîchissait  à 
conlrt^-temps,  il  vit  cette  bouillie  blanche,  qu'il 
porta  aussitôt  à  son  nez  :  Par  la  vie  de  la  sans 
pareille  Dulcinée,  s'écria-è-il,  traître,  malappris 
et  impertinent  écuyer,  tu  as  mis  des  fromages 
dans  mon  casque. 

Seigneur,  répondit  Sancho  sans  s'émouviorel 
avec  une  dissinudation  parfaite,  si  ce  sont  des 
fromages,  donnez-les  moi,  je  les  mangerai  bien. 
Mais  non  :  (jue  le  diable  les  mange,  lui  qui  les 
a  fourrés  là.  Me  croyez-vous  assez  hardi  poiu' 
salir  l'armet  de  Votre  Grâce?  Par  ma  foi,  vous 
avez  joliment  trouvé  le  coupable.  Tout  ce  que 
je  vois,  c'est  qu'il  y  a  des  enchanteurs  qui  me 
persécutent  aussi  bien  (pie  vous;  et  pourquoi  v 
écliapperais-je,  étant  membre  de  Votre  Grâce'.' 
Vous  verrez  que  ce  sont  eux  qui  auront  place  là 
ces  imnmndices,  pour  exciter  votre  colère,  et  me 
faire,  suivant  l'usage,  moudre  les  côtes;  mais, 
celle  fois,  ils  auront  craché  en  l'air,  car  j'ai  af- 
faire à  un  lion  nuiitre,  (|ni  connaît  toiili<  leur 
niiiiice,  et  (pii  sait  (|iie  si  ce  sont  là  des  fro- 
mages, j'aurais  nii(Mi\aiMi(''  les  inetlic  (iaii<  iiiom 
estomac. 

ïont  cela  est  |)ossilile,  repiil  don  (.)iiicholte, 
mais  linissons. 

I.lioimiie  an  caban  vert  les  regardait  tout 
étonné  ;  et  son  étonnemeiit  fut  mu  conilile  lois- 
(pi'il  vit  lion  IJnliiiotte,  a|irc''s  s'être  essuvé  le 
visaile  et  la  liarlie  ,  eniniii-iT  de  nouveau  son 
cas(pie  Mir  >a  tetc,  >"alTermir  .sur  .^es  étriers, 
défiaiuer  à  demi  son  épée  et  empoigner  sa  lance 
lii  disant   :  Maliiteiiaiil  ail\ieniie  (pie  Miiiiiia,  me 


!•:    1,  A    M  AN  cil  I, 


snri 


voili'i  prêt  et  résolu  ;"i  en  wiiir  aux  mains  avec 
Salaii  lui-mènic. 

Sur  ri's  eulicrailcs,  ariiva  le  ili;ir  au\.  Iiamlc- 
roles,  lu'i  il  u'v  av.iit  irautics  gcus  (juc  le  ;,'ar- 
(lieii  assis  sui-  le  divaul,  i-t  le  roiuluctcuriuonlé 
sur  iiiu'  (les  mules.  Don  (juicliolti'  leur  l)arra  le 
passaiie '.' Où  aiioz-vous,  amis,  li-ur  dit-il,  quel 
est  ce  chariot'.'  qu'y  a-t-il  dedans,  et  que  signi- 
tieiit  ces  banderoles! 

Seigneur,  répondit  le  gardien,  ce  chariot  est 
à  moi,  et  dans  ces  deux  cages  il  y  a  deux  lions, 
que  le  gouverneur  d'Oran  envoie  au  roi  notre 
maître.  .\u  reste,  pour  preuve  de  ce  que  j'a- 
vance, voilà  les  armoiries  royales. 

Les  lions  sont-ils  grands?  demanda  don  Oui- 
cliotte. 

Oui,  vraiment,  ils  sout  grands,  répondit  le 
gardien,  et  si  grands  qu'il  n'en  est  point  encore 
venu  de  semblables  d'.Vfriijue  en  Espagne  ;  c'est 
moi  qui  en  suis  le  gardien,  ajoula-l-il,  jeu  ai 
conduit  beaucoup  en  ma  vie,  mais  jamais  qui 
approchent  de  ceux-là.  Dans  cette  première  cage 
est  le  lion,  et  dans  l'autre  la  lionne;  à  cette 
heure  ils  ont  grand'faim,  car  d'aujourd'hui  ils 
n'ont  encore  pris  aucune  nourriture.  Ainsi,  sei- 
gneur', veuilles  nous  laisser  continuer  notre 
chemin  justju'n  l'endroit  où  nous  pourrons  leur 
doinier  à  manger. 

Le  conducteur  allait  passer  outre  ;  mais  don 
Quichotte  lui  dit  en  souriant  :  .\  moi  des  lions  ! 
des  lions  à  moi!  eh  bien,  je  veux  montrer  à 
ceux  qui  me  les  envoient  si  je  suis  homme  à 
m'éiiouvanter  pour  des  lions.  Ami,  mets  pied  à 
terre,  et,  puisque  tu  es  leur  gardien,  ouvre  ces 
cages  et  fais  les  sortir.  Je  veux  ,tu  milieu  de  celte 
campagne,  en  dépit  et  à  la  barbe  des  enchan- 
teurs, leur  iairo  connaître  quel  est  don  (Jui- 
cliolle  de  la  Manche. 

Oh!  pour  le  coup,  il  n'en  faut  plu>  douter, 
dit  eu  lui-même  IliuMune  au  caban  vert,  noire 
chevalier  vient  de  se  découvrir,  ces  fromages 
lui  auront  sans  doute  amolli  la  cervelle. 

Seigneur,  au  nom  de  Dicd,   lui  dit  Saucho  en 


s'approchanl  tout  tremblant,  empêchez  que  mon 
m.ulre  n'ait  ipierelle  avec  tes  lions  ;  car  s'il  les 
altacpie,  ils  vont  nous  mettre  en  pièces. 

Croye/.-vous  ilonc  votre  maître  assez  Inu  |iiiiir 
vouloir  eu  venir  aux  mains  aver  des  bêles  le- 
roces'.'  reprit  le  geulilhoumu-. 

Il  n'est  |»as  fou,  dit  Saucho;  mais  c'est  un 
homme,  (pii  ne  craint  rien. 

Allez,  allez,  reprit  le  gentilhonmu',  je  ré- 
ponds de  lui  ;  et  s'ap|)rochant  de  don  Quichotte, 
qui  pressait  toujours  le  gardien  d'ouvrir  les 
cages  :  Seigneur,  lui  dit-il,  les  chevaliers  errants 
ne  doivent  entreprendre  que  des  aventures  dont 
ils  puissent  venir  à  bout,  mais  non  celles  dont 
le  succès  est  impossible  ;  autrement  leur  cou- 
rage n'est  que  brutalité  farouche  (jui  tient  plus 
de  la  folie  que  de  la  véritable  vaillance.  l)'ail- 
leurs,  ces  lions  ne  viennent  pas  contre  vous, 
c'est  un  présent  que  l'on  envoie  au  roi;  il  serait 
malséant  de  les  retenir  et  de  retarder  leui 
voyage. 

A  chacun  son  métier,  mon  gentilhomme,  ré- 
pondit brusquement  don  Quichotte  ;  mélez-vous 
de  vos  perdrix  et  de  vos  lilets  :  ceci  me  regarde, 
et  c'est  à  moi  de  savoir  si  les  lions  viennent  ou 
non  contre  moi  ;  puis  se  tournant  vivement  vers 
le  gardien  :  Maraud,  lui  dit-il,  ouvre  ces  cages, 
ou  je  le  cloue  à  l'instant  même  contre  ton  cha- 
riot avec  ma  lance. 

Par  charité,  seigneur,  s'écria  le  conducteur, 
permettez  que  je  dételle  mes  nmles,  afin  de 
m'enl'uir  avec  elles  avant  qu'on  ouvre  aux  lions; 
cai  s'ils  se  jettent  sur  ces  pauvres  bêtes,  me 
voilà  ruiné  pour  le  reste  de  mes  jours,  et,  je  le 
jure  devant  Dieu,  je  n'ai  d'autre  bien  que  ces 
mules  et  ce  chariot. 

Homme  de  peu  de  foi,  ajouta  don  Quichotte, 
descends,  dételle,  fais  ce  que  tu  voudras,  mais 
tu  vas  voir  que  c'était  une  peine  que  tu  aurais 
pu  l'épargner. 

Le  nudetier  ne  se  le  lit  l'oint  répéter;  il  sauta 
par  terre  et  détela  ses  nudes  en  toute  hâte  pen- 
dant que  le  gardien  criait  :  -le  vous  prends  a 


-.Ci 


DON    QUICHOTTE 


léiiioiii  vcnis  tous  ici  prt'sciils,  ([lU'  l' fsl  contre 
ma  voliinti' et  |i:ii-  l'orce  que  j'ouvre  les  cages  et 
que  je  lâche  ces  lions  ;  je  proteste  contre  ce  sci- 
finenr  (le  tout  le  mal  quipeut  cnaniver,  connue 
aussi  de  la  perle  de  mon  salaire.  llàtc/.-vous  de 
vous  mettre  en  sûreté;  (piaiit  à  moi,  je  suis  bien 
sur  que  les  lions  ne  me  feront  aucun  mal 

1-e  genlilliomuuî  voulut  encore  une  lois  dé- 
tourner don  (juicliotte  d'un  si  étrauf^c  dessein, 
eu  lui  représentant  que  c'était  tenter  Dieu  (]ue 
de  s'exposer  à  un  pareil  danger  ;  mais  notre 
héros  répondit  qu'il  n'avait  pas  besoin  de  con- 
seils. 

Prencz-y  garde,  reprit  l'homme  au  caban  vert; 
bien  certainement  vous  vous  trompez. 

Seigneur,  répliqua  don  Quichotte,  si  vous 
croyez  qu'il  y  ait  tant  de  danger,  vous  n'avez 
qu'à  jouer  de  l'éperon. 

Sanclio,  voyant  que  le  gentilhomme  n'y  pou- 
vait rien,  voulut  à  son  tour  dissuader  son  maître, 
et,  les  larmes  aux  yeux,  il  le  supplia  de  ne  point 
entreprendre  cette  aventure,  disant  que  celle 
des  moulins  à  veut  et  celle  des  marteaux  à  fou- 
lon n'étaient  en  comparaison  que  jeux  d'enfants. 
Seigneur,  faites  attention,  lui  disait-il,  qu'il  n'y 
a  point  ici  d'enchantement  :  j'ai  vu  une  des 
pattes  du  lion  à  travers  les  barreaux  de  sa  cage, 
et,  par  ma  foi,  à  en  juger  ])ar  les  ongles,  il  doit 
cire  |)lus  gros  qu'un  éléphant. 

liientôt  la  peur  te  le  feia  voir  plus  gros  qu'une 
montagne,  repartit  don  (Jiiicliotle;  retire-toi, 
mon  pauvre  Saneho,  et  laisse-moi  seul,  lu  perds 
ton  tenqis,  aussi  bien  (]ue  les  autres.  S'il  ni'ar- 
I  ive  malheur,  ipi'il  te  souvienne  de  ce  dont  nous 
sommes  convenus  :  tu  iras  trouver"  Dulcinée  de 
ui.{  |iiul,  cl,  y  ne  l'eu  (lis  pa^  il.i\,inl;ige.  Il 
ajouta  encore  quelques  panilc>  qm  niniihaicut 
que  rien  n'était  capable  de  le  l'aire  recider. 

Le  geritilboiuuie  tenta  un  dernier  effort;  mais 
vovant  que  tout  ét.iit  iuulile,  et  se  trouvant 
li'ailleurs  hors  d'(''lat  de  nieltic  à  la  raison  ce 
fou  (]ui  n'euleudait  |ioint  laillcric,  cl  cpii  était 
d'ailleur-  bien  armé,   il  prit    le    parti   de   ^'(''loi- 


gner  avec  Saneho  et  le  muletier,  qui  pressèrent 
vigoureusement  leurs  montures,  i)eiidant  que 
don  Quichotte  continuait  à  menacer  le  gardien 
lies  lions.  Le  pauvre  Saneho  était  accablé  de 
douleur,  pleurant  déjà  la  mort  de  son  maître  ;  il 
maudissait  son  étoile  etTlieurc  où  il  s'était  at- 
taché à  son  service  ;  mais  tout  en  regrettant  la 
perle  de  son  temps  et  de  ses  récompenses,  il 
talonnait  le  grisou  de  toutes  ses  forces  pour 
s'eiiluir  au  plus  vite. 

Quand  le  gardien  vit  nos  gens  assez  éloignés, 
il  pria  de  nouvan  don  Quichotte  de  ne  point  le 
contraindre  d'ouvrir  à  des  animaux  si  dange- 
reux, et  voulut  encore  une  fois  lui  remontrer  la 
grandeur  du  péril;  mais  notre  chevalier  ne  lit 
que  sourire,  lui  disant  seulement  de  se  hâter. 
Pendant  que  le  gardien  ouvrait  avec  lenteur  une 
des  cages,  don  Quichotte  se  demanda  en  lui- 
même  s'il  ne  ferait  ])as  mieux  de  combattre  à 
pied  ;  considérant,  en  effet,  (jue  Rossinante  pou- 
rail  s'épouvanter  à  l'aspect  du  lion,  il  saule  à 
bas  de  son  cheval,  jette  sa  lance,  embrasse  son 
écu,  tire  sou  épée,  et  va  intré()ideiiieiit  se  cam- 
per devant  le  chariot,  se  recommandant  d'abord 
à  Dieu,  puis  à  sa  dame  Dulcinée. 

t)r,  vous  saurez  qu'arrivé  en  cet  endroit,  l'au- 
teur de  cette  véridique  histoire  s'écrie,  trans- 
porté d'admiration  :  0  vaillant!  o  iutré|)ide  don 
Quichotte  de  la  Manche  !  Miroir  où  peuvent  venir 
se  contein[)ler  tous  les  vaillants  du  monde  !  0 
nouveau  Ponce  de  Léon,  honneur  et  gloire  des 
chevaliers  espagnols'!  ipielles  paroles  employer 
I  pour  laconter  cette  prouesse  surhumaine,  aliii 
de  la  rendre  vraisemblable  aux  âges  futurs!  où 
trouver  des  louanges  (]ui  ne  soient  toujours  aii- 

'  Ou  i.iciinic  c|iie  |ieii(laiit  l;i  ilerniéro  piicrrc  de  Orcna'lc.  Ir- 
liois  t'nll]ulii|iiuj  .-lyiiiil  reçu  il'iiii  liniir  •i'iicaiii  un  pn'scnl  ilr 
pliisiiiirN  lions,  des  (l.iines  cli'  la  cour  ieg.Ti(lnieMl  ilu  h.uil  d'un 
liiKiiii  (•(>  iiniiiKiux  dans  leur  l'nceiiilc.  I/unc  il'r'lles,  i|uc  ter- 
vait  le  célèbre  don  Marnicl  Ponce,  laissa  Inndier  son  ganl  Cïprès 
i>u  par  mégarde.  Aussilôl  don  Mannrl  sV'Iani;a  dans  l'enceinlf 
l'i'pée  à  la  niiiin,  cl  releva  le  panl  de  sa  inailresse.  C'esl  à  celle 
occasion  «pie  la  reine  ïsalirllr  l'appela  don  Manuel  l'onci:  de 
l-t'o».  nom  qne  ses  desctiidanls  (ntl  conservé  depuis  ;  el  c'esl 
aussi  pour  ci'la  que  Cer(ante!i  appelle  diin  l.luicliollc  nimvi'aii 
l'filiff  ih-  î.t-oii 


liK    l.A    MANCII  K 


riCif! 


Il  tire  >on  épéi^,  ot  v:i  iiitri'piilcmenl  sf  fampor  ilovnnt  \c  rhariol  (p^tge  301). 


dessous  lie  la  grandeur  do  ton  courage  I  Toi  seul, 
à  pied,  coHvcrl  d'une  mauvaise  rondaclie,  armé 
d'une  simple  épéc  et  non  d'une  de  ers  Hues 
lames  de  Tolède  marquées  au  petit  chien  ',  tu 
provoijues  et  tu  attends  les  deux  plus  foriui- 
daldes  lions  (ju'aient  produits  les  déserts  afri- 
cains. Que  les  exploits  parlent  seuls  à  la  louange, 
héros  incomparable,  valeureux  Mancliois.  Quant 
à  moi,  je  m'arrête,  car  les  expressions  meman- 
(pUMit  pour  te  louer  dii^neiucnt. 

'  '.rlùlTCS  L•lnje^  ijui  M'  lj|irii|iiairiil  à  Tolédi'  ri  <|ui  avaient 
l'ouï  iiiiii'<|iJo  un  petit  chien. 


Après  cette  invocation,  l'auteur  coutintie  son 

récit. 

Oiiiiiul  le  gardien  des  lions  vil  qu'il  lui  était 
impossible  de  résister  sans  s'attirer  la  colère  de 
notre  héros,  il  ouvrit  à  deux  ballants  la  |ire- 
mière  cage  ot'i  se  trouvait  le  lion  niàle,  letjuel 
parut  d'une  grandeur  démesurée.  La  première 
chose  que  fit  l'animal  fut  de  se  retourner  plu- 
sieurs fois,  puis  de  s'étendre  tout  de  son  long, 
en  allongeant  ses  pâlies  et  faisant  jouer  ses 
griffes;  il  ouvrit  ensuite  une  gueule  immense, 
bâilla  lentement  et  tirant  deux  pieds  de  langue,  il 


7,W, 


DON   QUICHOTTE 


s'en  IVolla  les  voiix  et  s'en  lava  la  face.  Cela  fait, 
il  avaiii;a  la  tète  hors  île  sa  eagc,  et  regarda  de 
tous  côtés  avec  deux  yeux  rouges  comme  du  sang. 
Ce  spectacle,  capable  d'effrayer  la  témérité  en  per- 
sonne, don  Quichotte  se  contentait  de  l'observer 
attentivement,  impatient  d'un  venir  aux  mains 
avec  son  terrible  adversaire  et  comptant  bien  le 
mettre  en  pièces.  Maislc  lion,  plus  courtois  qu'ar- 
roganl,  louina  le  dos  sans  faire  attention  à  toutes 
ces  bravades,  se  mit  à  regarder  de  tous  côtés, 
puis  alla  se  recoucher  au  fond  de  sa  cage  avec  le 
plus  grand  sang-froid.  Kn  voyant  cela,  notre 
chevalier  ordonna  impérieusement  au  gardien 
de  harceler  le  lion  à  coups  de  bâton,  pour  le 
faire  sortir  à  fiuelque  prix  que  ce  fût. 

t)h  !  pour  cela  je  n'en  ferai  rien,  dit  le  gar- 
dien ;  car  si  on  l'excite,  le  premier  qui  sera  mis 
en  pièces,  ce  sera  moi.  Votre  tiràce,  seigneur 
chevalier,  n'a-t-elle  pas  assez  montré  sa  vail- 
lance sans  vouloir  tenter  une  seconde  fois  la 
fortune'.'  Le  lion  a  eu  la  porte  ouverte;  s'il  n'est 
pas  sorti,  c'est  qu'il  ne  sortira  pas  de  tout  le 
jour.  Personne  n'est  tenu  à  plus  qn'à  délier  son 
ennemi  et  à  l'attendre  en  rase  campagne.  Si  le 
provoqué  ne  vient  pas,  tant  pis  pour  lui  :  le 
coiulialtant  exact  au  rendez-vous  est  sans  contre- 
dit le  victorieux. 

Par  ma  foi,  tu  as  raison,  répondit  don  Oui- 
cliotte;  donne-moi  une  attestation  en  bonne 
forme  de  ce  ipii  vient  de  se  i)asser,  c'est-à-dire, 
(|ue  tu  as  ouvert  au  lion,  (juc  je  l'ai  attendu,  et 
qu'il  n'est  point  sorti;  (pie  je  l'ai  attendu  nue 
seconde  fois,  (ju'il  a  de  nouveau  refusé  de  sor- 
tir, et  ([u'il  est  allé  se  coucher,  .le  ne  dois  rien 
(le  pins  :  arrière  les  enchanteurs  et  les  enchan- 
teinents,  et  vive  la  véritable  chevalerie!  l'ernie 
la  cage,  pendant  que  je  vais  rappeler  nos  fuyards, 
alin   qu'ils    a|ipreiinciit    la  vérité   de    ta  |.ropie 

bouche. 

Le  gardien  ne  se  le  lit  pas  dire  deux  hiis,  et 
don  Quichotte,  attachant  au  bout  de  sa  lance  le 
mouchoir  avec  lequel  il  avait  essuvé  ie>  fro- 
mages, réleva  dans  l'iur  pour  faire  signe  aux 


fuyards  de  revenir.  Sancho  courait  toujours  avec 
les  autres;  mais  comme  il  tournait  de  temps  en 
temps  la  tète,  il  aperçut  le  signal  :  Que  je  sois 
[lemiu,  dit-il,  si  mon  maître  n'a  |)as  vaincu  ces 
bètes  féroces,  car  Lt  voilà  (pii  nous  appelle  ! 

Tous  trois  s'arrètèrenl,  reconnaissant  que  c'é- 
tait bien  don  Quichotte  qui  leur  faisait  signe  ; 
ils  commencèrent  à  se  rassurer,  et  se  rappro- 
chant peu  à  peu,  ils  entendirent  bientôt  la  voix 
de  noti(!  héios,  aujirès  dmiuel  ils  ne  tardèrent 
pas  à  arriver. 

(Camarade,  dit  don  Quichotte  au  muletier,  at- 
lille  les  mules,  et  eontinue  ton  chemin  ;  et  toi, 
Sancho,  doniie  deux  écus  d'or  à  cet  homme, 
pour  le  temps  que  je  lui  ai  fait  perdre. 

De  bon  cienr,  ré|)ondit  Sancho  en  les  tirant 
de  sa  bourse;  mais  que  sont  devenus  les  lions: 
ajouta-l-il  :  sont-ils  morts  ou  vivants'.' 

Alors  le  gardien  se  mit  à  raconter  longue- 
ment conuiient  l'action  s'était  passée,  exagérant 
à  dessein  l'intrépidité  de  notre  héros,  et  attri- 
buant la  poltronnerie  du  lion  à  la  frayeur  qu'il 
lui  avait  causée. 

Eh  bien  !  quet'en  semble,  ami  Sancho'.' dildon 
(Juicbotte,  croi— tu  (pi'il  y  ait  désenchantements 
au-dessus  de  la  vériiable  vaillance  .'  Les  enchan- 
teurs pourraient  peut-être  me  dérober  la  vic- 
tou'e,  mais  diminuer  mon  courage,  je  les  en 
délie. 

Sancho  donna  les  deux  écus,  le  muletier  at- 
tela ses  bétes,  le  gardien  baisa  les  mains  du 
chevalier  en  signe  de  reconnaissance,  et  promit 
de  raconter  ce  merveilleux  exploit  au  roi  lui- 
même,  (juaml  il  serait  arrivé  à  la  cour. 

Si  par  hasard,  ajoiila  don  Quichotte,   Sa   Ma- 
I  jesté  (lésiie  connailre  celui  (|ui  en   est  l'auteur, 

i  vous  lui  dire/,  que  c'est  le  chevalier  des  Lions, 

... 
)  car  dcsoiiii.iis  je  veux  piuter  ce  nom  au   lieu  de 

celui  (le  chevalier  de  la  Tiisle-ligme,  et  en  cela 

je  ne   fais  que  suivre  l'antique  coutume  des 

chevaliers  errants,  qui   changeaient  de  nom  à 

li'iH    liiiitaisie. 

I       "^11  ce,  le  chariot,  se  remit  en  marche,  puis 


liK    LA    MA.NCIIK. 


307 


don  Qnicliottc,  SniU'.lio  cl  le  geiilillumiiiio  ;iu 
caliaii  verl,  coiilimièreiit  leur  chemin. 

Pendant  tout  ce  temps,  don  nie;jo  n'avait  \k\< 
dit  une  seule  jiarole,  occupé  (|n'il  était  à  oliser- 
ver  notre  elievalier,  qui  lui  paraissait  tantôt  le 
plus  sage  des  fous,  taulot  le  plus  l'un  des  sages. 
^"aJant  pas  lu  la  première  partie  de  sou  liis- 
toiie,  il  ne  pouvait  comprendre  quelle  était  cette 
folie  d'une  si  étrange  espèce.  (Juelle  plus  jurande 
extravagance,  se  disait-il  en  Ini-mèuie  (pie  de 
mettre  sur  sa  tète  uii  casijue  plein  de  fromages, 
et  d'aller  s'imaginer  que  les  enchanteurs  vous 
ramollissent  la  cervelle?  Quelle  témérité  peut  se 
comparer  à  elle  d'un  homme  qui  veut  lutter 
seul  contre  des  lions'.' 

Don  Quichotte  vint  le  tirer  de  ses  rellexions 
en  lui  disant  :  Je  gagerais,  seigneur,  (pie  \olre 
(iràee  me  regarde  comme  un  être  privé  de  rai- 
son; et  à  dire  vrai,  je  ne  serais  point  étonné  qu'il 
en  fut  ainsi,  car  mes  actions  ne  rendent  pas 
d'autre  témoignage;  toutefois  je  vous  prie  de 
suspendre  votre  jugement,  et  de  croire  que  je 
ne  suis  pas  au.'si  fou  que  je  le  parais.  Tel  che- 
valier se  distingue  sous  les  yeux  de  son  roi,  en 
donnant  un  lieau  coup  de  lance  à  un  taureau 
farouche  ;  tel  autre  couvert  d'une  brillante  ar- 
mure parait  dans  la  lice  aux  yeux  des  dames;  et 
Ions  deux,  à  des  titres  divers  sont  admirés,  fê- 
tés, applaudis.  Mais  combien  est  plus  digue  d'es- 
time le  chevalier  errant  ipii  parcourt  les  forets 
et  les  montagnes,  recherchant  les  aventures  les 
plus  périlleuses  pour  les  mener  à  bonne  lin,  et 
cela  dans  la  seule  intention  d'acquérir  une  re- 
nommée glorieuse  et  durable'.'  N'aurait-il  qu'une 
fois  le  bonheur  de  protéger  dans  quel(|iie  lieu 
dé'sert  une  pauvre  veuve,  combien  il  l'emiiorle 
sur  le  chevalier  qui  courti-e  la  jiMiiie  lille  au 
sein  des  cités  ! 

Au  surplus,  çliaciin  a  sa  Innction  :  que  le  che- 
valier de  ciiur  serve  les  dames,  qu'il  rehausse 
par  le  luxe  de  ses  livrées  l'éclat  de  la  suite  des 
princes,  qu'il  reçoive  à  sa  table  les  gentils- 
lioinmes  pauvre<,  qu'il  porte   un   déli  dan<  une 


joute,  (|u'il  soit  Iriiant  dans  un  tniiinoi  ;  s'il  se 
montre  libéral,  magniliipie,  et  surtout  bon  cliri'>- 
tien,  il  aura  fait  tout  ci:  (pie  son  rang  lui  im- 
pose. Mais  le  chevalier  errant,  oh  !  pour  celui- 
là,  c'est  autre  chose  :  son  devoir  est  de  sans 
cesse  parcourir  tous  les  coins  du  globe,  de  pé- 
nétrer dans  les  labyrinthes  les  plus  inextricables, 
de  tenter  à  cliaipie  pas  l'impossible,  de  braver 
les  brûlants  rayons  du  soleil  d'été,  aussi  bien 
(pie  les  glaces  hérissées  de  l'hiver,  de  regarder 
les  lions  sans  (d'I'roi,  les  vam|iires  sans  é|)ou- 
vante,  les  andriagues  sans  teireiir;  car  chercher 
les  uns,  attaipier  les  autres,  les  vaincre  tous, 
voilà  ses  principaux  et  véritables  exercices. 
Coiniiie  nieiiibie  di'  la  chevalerie  errante,  il 
m'i'st  iiiipos(''  d'entreprendre  tout  ce  (pii  tient 
au  devoir  de  ma  profession  ;  ainsi  donc  j'ai  du 
aujourd'hui  attaipier  ces  lions,  qnoiipie  je  susse 
à  n'en  |ias  douter  ipie  c'était  une  extrême  té- 
mérité, .le  n'ignore  pas  ipie  la  véritable  vail- 
lance est  un  juste  milieu  placé  entre  la  couar- 
dise et  la  témérité;  mais  mieux  vaut  ce  dernier 
excès  que  d'être  accusé  de  poltronnerie  ;  et  de 
inêiiie  (pi'il  est  plus  facile  au  prodigue  qu'à  l'a- 
vare de  se  montrer  libéral,  de  même  il  est  plus 
aisé  au  téméraire  de  rester  dans  les  bornes  du 
vrai  courage,  (|u'au  làclie  de  s'y  élever,  l'oiir  ce 
qui  est  de  tenter  les  aventures,  croyez-moi,  sei- 
gneur, mieux  vaut  se  perdre  pour  le  plus  que 
lioiir  le  moins,  et  i^ela  résonne  |)liis  agrêabh-- 
iiient  à  l'oreille,  (piand  on  s'entend  dire  :  Ce 
chevalier  est  audacieux  et  lêniéraire,  ijne  si  l'on 
disait  :  Il  est  timide  et  |)oilron. 

.le  le  reconnais,  seigneur  don  tjnicliolle,  re- 
put don  Diego;  toni  ce  (jne  dit  et  fait  Votre 
Grâce  est  luaicpié  nu  cachet  de  la  droite  raison, 
et  je  suis  certain  que  si  li!s  lois  de  la  chevalerie 
venaient  à  se  iierdre,  elles  se  retrouveraient 
dans  votre  ciEur,  comme  dans  leur  dernier 
asile.  Cependant  il  se  fait  lard;  doublons  le  pas, 
je  vous  |)ric,  alin  d'arriver  d'assez  bonne  heure 
chez  moi,  où  je  serai  heiiiciiv  de  profiler  de  tout 
le  temps  que  vous  voiidr.'/  |ii(  n  v  dciiienrer. 


:m 


DON    QUICIIOTTK 


Je  tiens  l'invitation  à  i^rand  honneur,  rqjon- 
liil  don  Quichotte. 

Kn  même  temps,  ils  pressèrent  leurs  che- 
vaux, et  sur  les  lieux  heures  de  l'après-midi,  ils 
arrivèrent  à  la  maison  de  l'homme  au  caban 
vert. 


CHAPITIIK  WllI 

DE    CE   OUI    ARRIVA    A    DON    QUICHOTTE    DANS    LA    MAISON 
DE    DON    DIEGO 

En  entrant  dans  la  maison  de  don  Dicf^o,  ([u'il 
trouva  belle  et  surtout  sj^acieuse,  comme  elles 
le  sont  toutes  à  la  campagnes,  avec  armes  sculp- 
tées au-dessus  delà  porte,  don  Quichotte  aperçut 
plusieurs  grandes  cruches  de  terre  propres  à 
garder  le  vin,  rangées  en  cercle  dans  la  cour, 
près  du  cellier;  ces  cruches,  qui  se  fabri(]uent 
an  Toboso,  lui  rappelèrent  sa  dame  enclianléc. 
Aussitôt  il  se  prit  à  soupirer,  et  sans  faire  al- 
fiMilion  à  ceux  (|ui  I  entouraient,  il  s'écria  :  0 
chers  trésors  rencontrés  |)our  mon  malheur! 
ehers  et  joyeux  tant  que  Dieu  l'a  permis  !  cruolies 
tohosines,  qui  me  rappelez  de  si  amers  chagrins! 

Ces  exclamations  furent  entendues  de  l'étu- 
diant-poéte,  lils  di;  don  Diego,  qui  était  venu 
le  recevoir  accompagné  de  sa  mère;  la  mère  et 
le  fils  restèrent  interdits  en  voyant  l'étrange  fi- 
gure de  notre  héros.  Quant  à  ichii-ci,  il  s'avança 
vers  la  dame  en  réclamant  la  favciii'  de  lui  bai- 
ser la  main. 

Madame,  dit  don  Diego  à  sa  l'ennne,  je  vous 
présente  et  vous  prie  de  recevoir  avec  vulic 
ii(iiinc  grâce  ac(  iiulumée  le  seigneur  ilun  (Jiii- 
chotte,  le  chevalier  errant  le  pins  diMiel,  le 
plus  s|)irituel  et  le  plus  \adl;iiil  ipii  xiil  ;m 
monde. 

Dona  Cliristina,  c'était  le  nom  d(^  la  ilame, 
reçut  son  hôte  avec  de  grandes  démonstrations 
de  politesse  cl  d'estinu'  anx(|uelles  celui-ci 
répondit  avec  sa  courloisie  accoutumée.  Il  en 
lut  de  meiuc  de  l'eludiaul  (|ui,  en   reiileuilanl. 


le  tint  pour  un  homme  d'un  esprit  fin  et  dé- 
licat. 

Ici  l'auteur  décrit  dans  tous  ses  détails  la 
maison  de  don  Diego,  qui  était  celle  d'un  riche 
campagnard.  Mais  le  traducteur  laisse  de  côté 
ces  minuties,  comme  inutiles  à  l'objet  principal 
de  l'histoire,  (jui  n'a  que  faire  de  froides  di- 
gressions. 

Notre  héros  fut  conduit  dans  une  salle  basse 
où,  s'étant  fait  désarmer  par  Sancho,  il  resta 
en  chausses  à  la  wallonne  et  en  pourpoint  de 
chamois  tout  souillé  de  la  crasse  de  ses  vieilles 
aimes.  11  |)ortait  un  collet  de  simple  toile  à  la 
façon  des  étudiants.  Ses  bottines  étaient  jaunes 
et  ses  souliers  enduits  de  cire.  Il  passa  sur  l'é- 
paule sa  bonne  épée,  qui  pendait  à  un  baudrier 
de  peau  de  loup  marin,  et  qu'il  ne  ceignait  pas 
autour  de  son  corps,  parce  que,  dit-on,  il  avait 
souffert  des  reins  pendant  longues  années. 
Puis  il  jeta  sur  son  dos  un  petit  manteau  de 
drap  brun.Mais,avant  toute  chose,  il  s'était  lavé 
la  léle  et  le  visage  dans  cinq  ou  six  aiguiérées 
d'eau  (on  n'est  pas  d'accord  sur  le  nombre),  en- 
core la  dernière  resta-t-elle  couleur  de  petit  lait, 
grâce  à  la  gourmandise  de  Sancho  et  à  ces  mau- 
dits fromages  qui  avaient  si  bien  barbouillé  sou 
maître. 

Le  désordre  de  son  costume  ainsi  réparé,  don 
Quichotte,  d'un  air  libre  et  dégagé,  entra  dans 
une  autre  pièce  où  l'étudiant  l'attendait  pour  lui 
tenir  compagnie  jnsipi'à  ce  que  la  table  fût  ser- 
vie, car  pour  honorer  un  tel  hôte  dona  Cliristina 
n'avait  rien  épargné. 

l'eiidant  que  don  Quichotte  quittait  son  ar- 
iiime,  dnu  Loreii/.o,  ainsi  s  apjieiait  l'étudiant, 
:i\,iit  eu  le  leni|is  de  dire  à  son  |)ère  :  Quel  est 
cet  hidalgo  (pic  nous  amène  \otre  (iràce?  Nous 
siinnnes  élraugeineut  snrjiris,  nia  mère  et  moi, 
de  sa  figure,  de  son  nom,  et  surtout  de  ce  litre 
de  chevalier  errant  (pie  vous  lui  avez  donné. 

Kn  vérité,  je  ne  sais  (pi'en  penser,  répondit 
d(ui  Diego;  tout  ce  que  je  puis  diie,  (-'est  qu'il 
parle  comme  un  sage  et  (pi'il  agit   comme  un 


DK  I.A   MANCHE. 


'jO'J 


I 


i'ans,  S.  Raçbn  et  C',  Lnip. 


Fume,  JouTet  et  C*.  édit. 


Il  >'t'tail  lavé  l.i  tête  et  le  visage  ilan<  cinq  on  six  ;iigiiiérées  d'eau  (page  5Ô 


fou.  Ail  reste,  cnlretiens-le  toi-même,  et  tu 
m'en  diras  Ion  avis. 

Sur  ce,  don  Lorenzo  alla,  comme  il  a  été  dit, 
tenir  compagnie  à  don  Quichotte,  et  dans  la 
conversation  ([u'ils  eurent  ensemble,  notre  hé- 
ros lui  dit  entre  autres  choses  :  Le  seigneur  don 
Diego,  votre  père,  m'a  parlé  de  l'esprit  ingé- 
nieux que  possède  Votre  Grâce  ;  il  m'a  entre- 
tenu particulièrement  de  votre  talent  |)oiir  la 
poésie,  il  a  même  ajouté  que  vous  étiez  un  grand 
pocle. 

Poëlc,  c'est  possible,  réponditle  jeunehomme; 
pour  grand,  je  ne  m'en  llallc  pas.  La  vérité  est 
que  j'ai  du  goût  pour  la  poésie  et  que  j'aime  à 
lire  les  bons  auteurs;  mais  pour  être  qualifié 
de  grand  poète,  comme  l'a  l'ait  mon  père,  cela 
ne  suffit  pas. 

Celle  modestie  est  de  bon  augure,  répliqua 
don   Quichotte,    car    qui  dit   poêle,  dit    pré- 


somptueux, et  le  moindre  se  croit  toujours  le 
premier. 

11  n'y  a  point  de  règle  sans  exception,  ré- 
pondit Lorenzo,  et  tel  peut  se  recontrer  qui  soit 
poète  sans  s'en  douter. 

Peu  sont  dans  ce  cas,  rep;irtil  don  Quichotte  ; 
mais  dites-moi,  je  vous  prie,  quels  sont  les 
vers  que  vous  avez  maintenant  sur  le  métier  et 
ipii  vous  tiennent  préoccupé  et  soucieux'.'  Si 
c'est  par  hasard  quehpie  glose,  je  m'entends 
assez  dans  ce  genre  de  composition,  cl  je  serai 
charmé  de  connaître  votre  ouvrage.  S'il  s'agit 
d'aulrechose,d'unejoute  littéraire,  parcxcnplc, 
je  souhaite  à  Votre  Grâce,  d'obtenir  plutôt  le 
second  prix  tpieie  premier,  car  le  premier  prix 
se  donne  toujours  à  la  laveur  ou  à  la  qualité  de 
la  personne,  tandis  que  le  second  ne  s'accorde 
(pi'au  mérite;  de  manière  que  le  troisième  prix 
devient  le  second,  et  que  le  proniierà  ce  compte, 

47 


S70 


DON    QUICHOTTE 


n'est  plus  que  le  troisième,  à  la  façon  des  li- 
cences qui  s'ohtioniicnt  dans  les  universités. 
Malgré  tout,  cela  n'enipcclio  pas  le  prcuiicr  prix 
d'être  une  très-honorable  distinction. 

.Ius(|u'à  présent,  dit  à  pari  lui  Lorenzo,  je  ne 
puis  le  prendre  pour  un  l'on.  11  me  semble,  con- 
tinua-t-il  que  Votre  Grâce  a  fréquenté  les  uni- 
versités :  quelles  sciences  y  a-t-elle  principale- 
ment étudiées? 

Celle  de  la  chevalerie  errante,  répondit  don 
Quichotte,  qui  est  aussi  élevée  que  celle  de  la 
poésie,  et  la  dépasse  même  de  deux  doigts,  à 
quelque  point  qu'on  puisse  y  exceller. 

J'ignore  quelle  est  cette  science,  répliqua  Lo- 
renzo, et  jusqu'à  présent  je  n'en  avais  |)as  en- 
tendu parler. 

C'est  une  science  qui  renferme  toutes  les 
autres,  reprit  don  Quichotte.  En  effet,  celui  qui 
la  professe  doit  être  jurisconsulte,  et  savoir  les 
lois  de  la  justice  distributive  et  commutative, 
pour  rendre  à  chacun  ce  qui  lui  a|)partient.  Il 
doit  être  théologien,  afin  de  pouvoir,  en  toute 
circonstance,  donner  les  raisons  de  sa  foi.  Il 
doit  être  médecin  et  connaître  les  simples  ((ui 
ont  la  vertu  de  guérir,  car  an  milieu  des  mon- 
tagnes et  des  déserts,  le  chevalier  errant  ne 
trouve  guère  de  chirurgien  pour  panser  ses 
blessures.  S'il  n'est  pas  instruil  de  l'astronomie 
et  qu'il  ignore  le  cours  des  astres,  comment 
|i(iinia-t-il  savoir  la  iiuil  (picllc  heure  il  est, 
sous  (piel  climat,  dans  quelle  p. ulic  du  monde 
il  se  trouve?  Il  doit  coniiaitre  l("<  nialhéma- 
ti(|ues,  car  à  chaque  pas  le  calcul  lui  est  néces- 
saire ;  et  laissant  de  côté,  comme  chose  conve- 
mic,  (piil  doit  être  orné  de  toutes  les  vertus 
théologales  et  cardinales,  je  dirai,  \u\uv  des- 
criuire  à  des  bagatelles,  qu'il  lui  faut  savoir 
monter  un  cheval,  le  ferrer  au  besoin,  raccom- 
moder une  selle  et  une  bride,  nager  comme  un 
poisson,  danser,  faiic  des  armes,  eulin  (diil 
ce  (pii  constitue  le  cavalier  accouqdi  ;  remoiitaiil 
ensuite  aux  choses  d'en  haut,  je  dirai  ipi'il  doit 
l'Iic  lidclc  à  Dieu  et  à  sa  dame,  chaste  ilans  ses 


pensées,  discret  dans  ses  discours,  généreux, 
vaillant,  charitable  envers  les  malheureux;  (ina- 
leuient,  le  constant  et  ferme  champion  de  la 
vérité  en  tous  temps  et  en  tous  lieux,  aux  dé- 
pens même  de  sa  vie.  Telles  sont  les  qualités, 
grandes  et  petites,  qui  constituent  le  véritable 
clievalier  errant  ;  jugez  maintenant,  seigneur 
Loreir^o,  cpielle  science  est  la  clievalerie  er- 
rante, et  si  parmi  celles  qu'on  enseigne  dans 
les  gymnases  et  les  écoles,  aucune  est  capable 
d'en  approcher. 

S'il  en  est  ainsi,  répondit  Lorenzo,  cette 
science  assurément  l'emporte  sur  toutes  les 
autres. 

En  doutez-vous,  repartit  don  Quichotte. 

Je  veux  dire,  répliqua  Lorenzo,  que  j'ai  de  la 
peine  à  croire  qu'il  v  ait  jamais  eu,  et  encore 
moins  qu'il  y  ait  aujourd'hui  dans  le  monde  des 
chevaliers  si  accomplis. 

Voilà  justement,  dit  don  Quichotte,  comment 
parlent  la  plupart  des  hommes  ;  je  vois  bien 
que  si  le  ciel  ne  fait  un  miracle  tout  exprès 
pour  leur  prouver  clair  connue  le  jour  qu'il  a 
existé  des  chevaliers  errants,  et  qu'il  en  existe 
encore  à  cette  heure,  c'est  vouloir  se  casser  la 
tète  que  de  prétendre  le  leur  démontrer.  Sei- 
gneur, je  ne  chercherai  point  en  ce  moment  à 
vous  tirer  d'une  ignorance  que  Votre  Grâce  par- 
tage avec  tant  d'autres  ;  tout  ce  que  je  puis  faire, 
c'est  de  prier  Dieu  qu'il  vous  éclaire,  et  vous 
fasse  comprendre  combien  ces  chevaliers  furent 
nécessaires  dans  les  siècles  passés,  et  combien 
ils  seraient  utiles  dans  le  siècle  présent  ;  mais 
aujourd'hui  triomphent,  pour  nos  péchés,  la  pa- 
resse, l'oisiveté,  la  gourmandise  et  la  mollesse. 

Notre  hôte  vient  de  se  trahir,  dit  tout  bas 
Lorenzo,  (pii  ne  cessait  de  l'observer  avec  beau- 
cou|i  d'attention;  malgré  tout,  c'est  un  fou  re- 
marquable, et  j'aurais  grand  tort  de  ne  pas  cire 
de  son  avis. 

En  ce  moment,  on  les  appela  pour  dîner,  et 
dou  Hif'go,  prenant  son  (ils  â  piu-t,  lui  druianda 
ce  (pi  il  |iensail  de  notre  chevalier. 


DE    LA    MANCHE. 


371 


Je  pense,  seigneur,  répondit  le  jeune  homme, 
que  tons  les  méilecins  du  monde  ne  viendraient 
pas  à  bout  de  le  guérii-,  car  il  est  lou  sans  re- 
mède; mais  tel  (|u'il  est,  il  a,  sur  ma  loi,  de 
fort  l)ons  moments. 

On  se  mil  à  table,  et  l'on  fit  bonne  chère.  Ce 
qui  enchanta  le  plus  don  Quichotte  pendant  le 
repas,  ce  fut  le  merveilleuv  silence  qu'on  ob- 
servait dans  toute  la  maison,  qu'il  comparait  en 
lui-même  à  un  couvent  de  chartreux. 

Sitôt  qu'on  eut  desservi,  récité  les  grâces  et 
jeté  de  l'eau  sur  les  mains,  don  Quichotte  ])ria 
instamment  Lorenzo  de  lui  montrer  les  vers  dont 
il  lui  avait  parlé. 

Seigneur,  répondit  l'étudiant,  pour  ne  point 
ressembler  à  ces  poètes  qui  refusent  de  mon- 
trer leurs  ouvrages  quand  on  les  en  prie,  et  les 
jettent  à  la  tète  des  gens  quand  on  ne  les  leur 
demande  pas,  je  vais  vous  lire  ma  glose  dont  je 
n'attends  aucun  prix,  et  que  j'ai  composée  seu- 
lement dans  le  but  de  m'exercer  l'imagination. 

Un  de  mes  amis,  (jui  est  homme  de  sens  et 
d'esprit,  reprit  don  Quichotte,  me  disait  un 
jour  qu'il  n'était  pas  d'avis  qu'on  se  fatiguât  à 
composer  une  glose,  parce  que  c'était,  selon  lui, 
un  travail  ingrat,  et  dont  les  règles  sont  fort 
étroites  ;  en  effet,  jamais  glose  ne  peut  égaler  le 
thème  ;  la  plupart  du  temps,  elle  s'éloigne  du 
sujet  qu'elle  est  destinée  à  développer,  enfin 
elle  présente  une  foule  d'entraves  qui  gênent  un 
auteur  et  qu'on  ne  rencontre  que  dans  ce  genre 
de  poésie,  comme  doit  le  savoir  Voire  Grâce. 

En  vérité,  seigneur,  répondit  Lorenzo,  vous 
m'apprenez  là  bien  des  choses  qu'on  ignore  gé- 
néralement; j'espérais  trouver  Votre  (!ràce  en 
défaut,  mais  vous  m'échappez  toujours  au  mo- 
ment où  je  crois  le  mieux  vous  tenir. 

Je  n'entends  point  ce  que  vous  voulez  dire 
par  ces  mots,  que  je  vous  échappe,  repartit  don 
(Juichotte. 

le  m'expliquerai  mieux  plus  tard,  réplicpia 
(étudiant  ;  pour  l'heure  voyons  ma  glose.  Voici 
le  texte  qu'on  m'a  envoyé  : 


Si  mon  bonheur  pnssu  poiiv.iil  encor  rcnailr'i', 
Snns  me  f.iiro  ps|i(''ii'r  im  dnnli'ux  avi'nir, 
Un  que  (li'S  aujounl'luii  l'a»enir  put  par.nitr>'. 
Ft  que  je  susse  cnlin  si  mon  mal  doit  liiiir....' 

Kl  voici  la  glose  que  j'ai  faite  : 

Tout  change,  liéias  1  et  rien  ici-has  n'est  durahlu  ; 
Dans  les  plus  }:rands  plaisirs  il  n'est  rien  d'arrêté; 
Le  sort  à  mes  désirs  autrefois  favorahle 
Par  nii  no\ivi>aii  caprice  enlin  iTi'a  Imit  ùl'''. 
Fortune,  en  ma  faveur,  pnin-uis  ton  inconstance; 
Je  n'ai  que  trop  souffert,  fais  cesser  ma  souffrance, 
VA  laisse-toi  néchir  à  l'ardeur  de  mes  vœux  ; 
Je  ne  désire  rien  qu'un  bien  dont  je  fus  maître  ; 
Kl  malgré  tant  de  maui  je  serais  trop  heureux 
Si  mon  boidieur  passé  pouvait  encor  renaître. 

Je  ne  demande  point  la  pompe  cl  l'ornement. 

Ce  superhc  appareil,  où  la  riclicssc  éclate; 

La  gloire  qui  des  rois  fait  tout  l'empressement 

N'est  point  ce  qui  me  touche,  et  n'a  rien  qui  me  flatte  ; 

Sans  orgueil,  sans  envie,  et  sans  ambition. 

Mon  cœur  avait  borné  toute  .sa  passion 

A  goûter  mon  bonheur  tlans  un<'  pui\  tranquille; 

Mais  que  m'en  resle-t-il,  qu'un  triste  souvenir? 

Rends-moi  ce  bien.  Fortune,  à  qui  tout  est  facile, 

Et  sans  me  faire  attendre  un  douteux  avenir. 

Mais  il  faut  que  mes  maux  me  remlciil  bien  sensible. 

Pour  nourrir  si  longtemps  des  désirs  siipordus; 

Je  sonbaite,  et  je  tente  une  chose  impossible; 

Hélas  I  le  temps  passé  ne  se  rappelle  plus. 

Le  temps,  qui  fuit  sans  cesse,  incessamment  s'efface  ; 

Il  ne  laisse  après  lui  qu'une  invisible  trace  ; 

C'est  en  vain  qu'on  le  cherche,  en  vain  qu'on  le  poursuit  ; 

Cessons  donc  d'espérer  ce  qui  ne  saurait  être, 

Ou  (|u'on  put  retenir  le  |)asse  qui  nous  fnil. 

Ou  que  dès  aujourd'hui  l'avenir  put  paraître. 

(Jue  le  sort  m'a  réduit  dans  un  état  fâcheux  ! 

.\  toute  heure  agité  d'espérance  et  de  crainte  : 

Kl  si  quelque  moment  j'espère  un  bien  douteux, 

La  crainte  au  même  instant  me  donne  quelque  atteinte. 

Ab  !  terminons  enlln  le  cours  de  mes  ennuis. 

Mourons,  c'est  un  bien  sûr  en  l'état  où  je  suis 

Mourons;  mais  perdre  tout,  renonçant  à  la  vie. 

Le  dur  remède,  hélas!  ne  .«aurais-jc  obtenir. 

Perdant  l'espoir  du  bien,  d'en  perdre  aussi  l'envie, 

Ou  que  je  susse  enfin  si  mon  mal  doit  finir.' 

A  peine  Lorenzo  eut  a(  lievé  de  lire,  que  don 

Quichotte  se  levant  vivement,  et   lui   saisissant 

les  deux  mains;    Vive  Dieu!   s'écria-t-il  avec 

;  transport,  vous  êtes  bien  le  meilleur  poète  que 

'  Ces  verset  les  siiivanl*  sont  empruntés  à  l.i  Ir.niiiiclion  de 
I    pilleau  de  Sainl-Mardn. 


572 


DON    QUICHOTTE 


j'aie  rencontré  de  ma  vie  :  et  certes,  vous  au- 
riez bien  mérité  d'être  couronné  de  lauriers 
par  les  académies  d'Atiiones,  si  elles  exis- 
taient encore,  comme  vous  méritez  de  Pètre 
aujourd'hui  par  celles  de  Paris,  de  Bologne  et 
de  Salamanque.  Qu'Apollon  perce  de  ses  flèches 
les  juges  assez  ignorants  pour  vous  refuser  le 
premier  prix,  et  que  jamais  les  Muses  ne  fran- 
chissent le  seuil  de  leurs  demeures.  Récilez-moi, 
je  vous  supplie.  Seigneur,  quelques  vers  de 
grande  mesure,  car  je  désire  connaître  à  fond 
votre  admirable  génie. 

Est-il  besoin  de  dire  que  Loren/.o  fut  en- 
chanté de  s'entendre  louer  par  don  Quichotte, 
bien  qu'il  le  tînt  pour  fou!  0  puissance  de  la 
flatterie!  que  tu  es  grande,  et  combien  loin  s'é- 
tendent les  lois  de  ton  séduisant  empire!  Notre 
jeune  étudiant  confirma  cette  vérité,  en  s'cm- 
pressant  de  réciter  à  don  Quichotte  un  sonnet 
sur  la  mort  de  Pyrame  et  Thisbé,  qui  lui  valut 
encore  de  la  part  de  noire  héros  les  plus  hyper- 
boliques compliments. 

Enlin,  après  quatre  jours  passés  dans  la 
maison  de  don  Diego,  don  Quichotte  lui  de- 
manda la  permission  de  prendre  congé  :  Je  suis 
très-reconnaissant  de  votre  bon  accueil,  lui  dit- 
il;  mais  il  sied  mal  aux  chevaliers  errants  de 
s'oublier  au  sein  de  l'oisiveté  ;  je  dois  pour- 
suivre le  devoir  de  ma  profession,  et  ciiercher 
les  aventures  dont  je  sais  (jue  le  pays  abonde, 
en  attendant  l'époque  des  joutes  de  Saragosse, 
qui  sont  le  principal  but  de  mon  voyage.  Mon 
intention  ol  de  coinmencer  |)ar  la  caverne  de 
Montésinos,  dont  on  raconte  tant  de  merveilles, 
et  de  rechercher  la  sourcederes  lacs,  au  iiiniilire 
de  sept,  vulgaircinrul  iipprlés  les  lagunes  de 
Ruidera. 

Don  Diego  et  son- lils  louèrent  sa  nnlilc  réso- 
lution, et  se  mirent  à  son  servii  e  puur  lout  ce 
qui  était  en  leur  pouvoir  et  dont  il  pourrait 
avoir  besoin. 

Enfin  arriva  le  jour  du  déparl,  aussi  beau 
pour  don  nuicholle  (pie  triste  pourSan<ho,  qui, 


du  sein  de  l'aliondance  où  il  nageait,  se  voyait 
forcé  de  retourner  aux  aventures  et  d'en  revenir 
aux  maigres  provisions  de  son  bissac.  En  atten- 
dant, il  le  remplit  tout  comble  de  ce  (jui  lui 
|)arut  nécessaire. 

En  prenant  congé  de  ses  botes,  don  Quichotte 
s'adressa  à  Lorenzo  :  Seigneur,  je  ne  sais  si  j'ai 
dit  à  Votre  GiAce,  mais  en  tous  cas  je  le  lui  ré- 
pète, (pie  si  elle  veut  arriver  sûrement  au  temple 
de  Mémoire,  il  lui  faut  quitter  le  sentier  déjà 
fort  étroit  de  la  poésie  pour  prendre  le  sentier 
plus  étroit  encore  de  la  chevalerie  errante  ;  cela 
suffit  pour  devenir  empereur  en  un  tour  de 
main. 

Par  ces  propos,  don  Quichotte  acheva  de  vider 
le  procès  de  sa  folie,  et  surtout  quand  il  ajouta: 
Dieu  sait  si  j'aurais  eu  du  plaisir  à  emmener 
avec  moi  le  seigneur  Lorenzo,  pour  lui  ensei- 
gner les  vertus  inhérentes  à  la  profession  que 
j'exerce,  et  lui  montrer  de  quelle  manière  on 
é|)argne  les  humbles  et  on  abat  les  superbes. 
Mais  comme  il  est  trpp  jeune  pour  cela,  et  <pi'il 
a  d'ailleurs  d'autres  occupations,  je  me  borne- 
rai ù  lui  donner  un  conseil  :  c'est  que  pour  de- 
venir un  poëte  célèbre,  il  fera  bien  de  se  guider 
philot  sur  l'opinion  d'autrui  que  sur  la  sienne 
propre;  car  s'il  n'y  a  pas  d'enfants  disgracieux 
aux  yeux  de  leur  père  et  mère,  pour  les  enfants 
de  notre  intelligence,  c'est  bien  une  autre  af- 
faire. 

Don  Diego  cl  son  fils  ne  cessaient  de  s'éton. 
ner  des  proj)os  tantôt  sensés,  tantôt  extrava- 
gants de  notre  chevalier,  et  surtout  de  son  in- 
curable manie  de  se  lancer  incessamment  à  la 
recherche  des  aventures.  On  réitéra  de  pari  et 
d'autre  les  politesses  et  les  offres  de  service, 
après  quoi,  avec  la  gracieuse  permission  de  la 
dame  du  château,  don  Quichotli'  et  Sancho  s'é- 
loignèrent, l'un  sur  Rossinante  et  l'autre  sur  son 
grison. 


DK    LA    M  ANC  II  K. 


-.75 


A  (icînc  Lorenzo  eut  aclicvé  de  lire  que  don  QuiihoUi'  se  levanl  viveinont  (page  371). 


ClIAI'ITRi:  XIX 

DE     L'AVENTURE    DU    BERGER    AMOUREUX.    ET    DE    PLUSIEURS 
AUTRES   CHOSES 

Don  Quicholteri"('lait  ijn'it  prii  diMlistance  ilii 
village  de  don  Diego,  iinaiid  il  lut  rejoint  par 
quatre  hommes,  dont  deux  étaient  des  laboureurs 
et  les  deux  autres  paraissaient  des  étudiants, 
tous  montés  sur  des  ânes.  L'un  des  étudiants  por- 
tail en  guise  de  porte-manteau  un  petit  paquet 
composé  de  quelques  liardcs  et  de  deux  paires  de 
bas  en  bure  noire;  tout  \r  Imirage  de  son  rom- 


pagnon  consistait  en  deux  fleurets  mouchetés; 
quant  aux  laboureurs,  leurs  bêtes  étaient  char- 
gées de  différentes  |)rovisions  qu'ils  venaient 
sans  doute  d'acheter  à  quelque  ville  voisine. 

Etudiants  et  laboureurs  éprouvèrent  la  même 
siM'prise  que  causait  dcui  (juichollc  à  ipiironque 
le  voyait  pour  la  première  fois,  et  tous  ils  mou- 
raient d'envie  de  savoir  quel  était  cet  homme 
dont  le  pareil  ne  s'était  jamais  présenté  à  leurs 
yeux.  Notre  héros  les  salua,  et  lorsqu'il  eut  ap- 
pris qu'ils  suivaient  la  même, direction,  il  leur 
témoigna  le  désir  de  faire  route  ensemble,  en 


o;t 


Il  ON    QUICHOTTE 


les  priant  de  ralentir  le  pas,  parce  que  leurs 
botes  marchaiont  plus  vile  que  son  cheval.  Par 
courtoisi(\  il  leur  dit  sa  (jualité  et  sa  prol'cs- 
sion  ;  à  savoir,  (]u'il  était  chevalier  errant,  et 
qu'il  allait  cherchant  les  aventures  par  toute  la 
terre,  il  ajouta  qu'il  s'appelait  don  Quichotle  de 
la  Manche,  surnommé  le  chevalier  des  Lions. 
Pour  les  lahoiu'eurs,  c'était  parler  grec,  mais  il 
n'en  fut  pas  de  même  des  étudiants,  (jui  com- 
prirent aussitôt  que  cet  inconnu  avait  des 
chambres  vides  dans  la  cervelle.  Néanmoins  ils 
le  regardaient  avec  un  élonnement  mêlé  de  res- 
pect, et  l'un  d'eux  lui  dit  :  Seigneur  chevalier, 
si,  comme  tous  ceux  qui  cherchent  les  aventures. 
Votre  Grâce  n'a  point  de  chemin  arrêté,  venez 
avec  nous,  et  vous  verrez  assurément  une  des 
noces  les  plus  belles  et  les  plus  magnitiques  dont 
on  ait  eu,  depuis  longtemps,  le  spectacle  dans 
toute  la  Manche. 

De  la  façon  dont  vous  parlez,  il  faut  que  ce 
soient  les  noces  de  quelque  prince,  répondit  don 
(Juicliolte. 

Point  du  tout,  répliqua  l'étudiant,  ce  sont  les 
noces  d'un  laboureur,  mais  le  plus  riche  du 
pays,  et  d'une  paysanne,  la  plus  belle  fille  qui 
se  puisse  voir.  Ces  noces  doivent  se  faire  dans 
un  pré,  voisin  du  village  de  la  fiancée.  Elle  s'ap- 
pelle Quitlerie  la  belle;  le  fiancé  se  nomme  Ga- 
mache  le  riche;  c'est  un  garçon  d'environ  vingt- 
deux  ans;  la  fiancée  en  compte  à  peine  dix-huil  : 
en  un  mot,  ils  sont  faits  l'un  pour  I  autre, 
quoique  certains  disent  que  la  race  de  (Juiltcrie 
est  plus  ancienne  que  celle  de  Gamacbe;  mais 
il  ne  faut  pas  s'arrêter  à  cela,  etilans  la  richesse 
il  y  a  de  quoi  boucher  bien  des  trous.  Ce  Ga- 
maclic,  qui  est  libéral,  ne  veut  rien  épargner 
pour  rendre  la  fête  célèbre;  il  a  l'ail  couvrir  le 
pré  avec  des  branches  d'arbres,  afin  que  le  so- 
Iril  ni'  puisse  v  pénétrer  :  là  ainiinl  i'iu  lnud  < 
sortes  de  divertissements,  jeu  de  paume,  jeu  de 
barre,  luttes,  danse  avec  les  castagnettes  et  le 
tambour  de  basiiue,  car  son  village  est  rempli 
de  gens  qui  savent  le  faire  résonner,  sans  comp- 


ter la  Z(i})at('l(i\  qu'on  y  exécute  dans  la  per- 
fection. Mais  de  toutes  ces  belles  choses  et  de 
bien  d'autres  encore  que  je  passe  sous  silence, 
aucune,  j'imagine,  ne  vaudra  le  spectacle  que 
nous  donnera  le  désespéré  Basile. 

Et  quel  est  ce  Basile?  demanda  don  Qui- 
chotte. 

Basile,  répondit  l'étudiant,  est  un  berger  du 
même  village  que  Quitterie,  et  dont  la  maison 
touche  presque  à  la  sienne  :  tous  deux  ils  se 
sont  aimés  dès  l'enfance.  Lorsqu'ils  commencè- 
rent à  devenir  grands,  le  père  de  Quitterie,  qui 
ne  trouvait  pas  Basile  assez  riche  pour  sa  fille, 
commença  par  lui  refuser  l'entrée  de  sa  mai- 
son :  et  pour  lui  ôter  toute  espérance,  il  résolut 
de  la  marier  avec  Gamacbe.  Ce  Gamacbe  a 
beaucoup  plus  de  bien  que  Basile;  mais,  à  vrai 
dire,  il  ne  l'égale  pas  dans  le  reste,  car  Basile 
est  le  garçon  le  mieux  fait  et  le  |iius  adroit, 
toujours  le  premier  à  la  course  et  à  la  lutte  ; 
personne  ne  lance  mieux  une  barre,  et  n'est  si 
adroit  à  la  paume  ;  il  pince  de  la  guitare  au 
point  de  la  faire  parler  ;  il  chante  comme  une 
alouette,  saute  comme  un  daim;  mais  sur- 
tout il  manie  l'épée  comme  un  maître  d'es- 
crime. 

Pour  ce  seul  talent,  dit  don  Quichotte,  ce 
garçon  méritait  d'épouser,  non-seulement  la 
belle  Quitterie,  mais  la  reine  Genièvre  elle- 
même,  si  elle  vivait  encore,  en  dépit  de  Lancc- 
lol  et  de  tons  ceux  qui  vomiraient  s'v  opposer. 

Allez  donc  dire  cela  à  ma  femme,  interrom- 
pit Sancho,  qui  n'avait  fait  jusque-là  qu'écouler 
et  se  taire;  elle  (|ui  veut  i|ii'(im  ne  se  marie  qu'a- 
vec son  égal,  chaque  brebis  avec  sa  pareille. 
Ce  que  je  demande,  moi,  c'est  que  ce  brave  Ba- 
sile, car  je  conunencc  à  l'aimer,  se  marie  avec 
celle  dame  Quitterie;  maudits  soient  dans  ce 
monde  et  dans  l'aulrc  ci'ux  i|ui  empéciienl  les 
gens  de  se  marier  à  leur  goùl  ! 

Si  tous  cp\\\  qui  s'aiment  |)oiivaicnl  se  marier 

'  /apaliln,  ilniiso  aux  souliers.  I.e  iLinsiMir  fnippo  pnr  inlrr- 
mIIc  »:on  soulier  .ivcc  In  |>aiime  île  ^.i  niniu. 


DE    LA    MANCHE. 


575 


niiisi,  rf|iai'lit  don  (JuiclioUc,  ipu' ilevicnilraioiil 
le  pouvoir  et  l'aulorilé  des  pères?  Il  serait  beau 
viainieiit  que  les  enfants  eussent  la  liberté  de 
choisir  suivant  leur  capriec!  Si  le  elioi.v  d'un 
mari  était  laissé  à  la  volonté  des  filles ,  telle 
épouserait  le  \alil  de  son  père,  ou  le  premier 
venu  qu'elle  trouverait  à  sa  fantaisie,  quand 
nicnicee  serait  un  débauché  et  un  spadassin  ;  car 
l'amour  est  aveugle,  et,  quand  il  nous  possède, 
on  a  plus  assez  de  raison  pour  l'aire  un  bon 
choix.  Ainsi  tu  vois,  mon  pauvre  Saneho,  (pi  il 
n'y  a  point  de  circonstance  dans  la  vie  où  l'on 
ait  |)lus  grand  besoin  de  jugement  (pu;  lors(ju'il 
s'agit  de  contracter  mariage  :  une  femme  légi- 
time n'est  pas  une  marchandise  dont  on  puisse 
se  défaire  à  sa  volonté  :  c'est  une  compagne  in- 
séparable qu'on  s'associe  au  lit,  à  la  table,  en 
tout  et  [lartoul;  c'est  un  lien  qu'on  ne  jx'ut 
rompre,  à  moins  qu'il  ne  soit  tranché  par  le  ci- 
seau des  Parques.  Je  pourrais  en  dire  beaucoup 
plus  sur  ce  sujet,  mais  j'ai  hâte  de  savoir  si  le 
seigneur  licencié  n'a  point  autre  chose  à  nous 
apprendre  touchant  ce  Basile. 

Il'  ne  me  reste  qu'une  chose  à  dire,  répondit 
l'étudiant,  c'est  (jue  du  jour  où  Basile  a  su  que 
la  belle  Quitterie  épousait  Gamache  le  riche, 
on  ne  l'a  plus  vu  rire,  on  ne  lui  a  plus  entendu 
tenir  un  jiropos  sensé.  Il  marche  triste,  la  tctc 
basse,  se  parlant  à  lui-même;  il  mange  peu  et 
ne  dort  pas  davantage  ;  s'il  mange,  ce  sont  des 
fruits,  et  s'il  dort,  c'est  comme  une  brute,  sur 
la  terre  nue.  De  temps  en  temps  on  le  voit  lever 
les  yeux  au  ciel,  puis  tout  à  coup  les  attacher 
fixement  sur  le  sol,  comme  s'il  était  en  extase, 
et  de  telle  sorte  qu'il  semble  métamorphosé  en 
statue  ;  enfin,  le  pauvre  garçon  est  dans  un  tel 
état,  que  ceux  qui  le  connaissent  ne  doutent  pas 
qu'à  peine  Quitterie  aura  prononcé  le  oui  fatal, 
il  ne  rende  le  dernier  soupir. 

Dieu  y  mettra  ordre,  reprit  Saneho  :  quand  il 
envoie  le  mal,  il  envoie  le  remède;  personne  ne 
sait  ce  qui  doit  arriver!  d'ici  à  demain  il  y  a 
bien  des  heures,  et  dans  un  instant  la  maison 


|ieut  tomber,  (ionibicn  de  fois  ai-je  vu  picu\oir 
et  faire  soleil  tout  ensemble  I  tel  se  couche 
bien  portant,  (pii  s'éveille  roide  mort  le  lende- 
main; (luehiu'un  pourrait-il  se  vanter  d'avoir 
attaché  un  clou  à  la  roue  de  fortune?  sans 
compter  (pi'entre  le  oui  et  le  non  d'une  femme, 
je  ne  voudrais  pas  mettre  la  pointe  d'une  ai- 
guille, elle  n'y  tiendrait  pas.  Faites  seulement 
que  Quitterie  ait  de  la  bonne  volonté  pour  Ba- 
sile, et  je  prédis  (pi'il  lui  reste  encore  de  fa- 
meuses chances;  car,  à  ce  qucj'ai  entendu  dire, 
l'amour  regarde  avec  des  yeux  qui  font  passer 
le  cuivre  j)our  de  l'or  et  des  noyaux  pour  des 
perles. 

Où  t'arrètcras-lu,  maudit  Saneho?  interrom- 
pit don  Quichotte;  ijuand  une  fois  lu  commences 
à  enfiler  des  proverbes,  personne  ne  peut  te 
suivre,  si  ce  n'est  le  diable  en  personne,  et 
puisse-t-il  l'emporter  !  Dis-moi,  animal,  sais-lu 
ce  que  c'est  que  la  roue  de  fortune,  pour  te  mê- 
ler d'en  dire  ton  sentiment? 

Si  l'on  ne  m'entend  pas,  répondit  Saneho,  il 

n'est  pas  étonnant  que  mes  sentences  passent 

pour  des  sottises  ;  mais  qu'importe  !  je  m'en- 

I  tends  moi-même,  et  je  suis  sûr  de  n'avoir  pas 

;  dit  trop  de  bêtises;  mais  Votre  Grâce  prend  tou- 

!  jours  plaisir  à  pontrôler  mes  paroles. 

I       Dis  donc  contnMer,    prévaricateur  du  beau 

langage,  reprit  don  Quichotte,  ou  (juc  Dieu  te 

rende  muet  pour  le  reste  de  tes  jours. 

Que  Votre  Grâce  ne  se  fâche  point  contre 
moi,  répondit  Saneho;  vous  savez  bien  que  je 
n'ai  pas  été  élevé  à  la  cour,  et  (|ue  je  n'ai  pas 
étudié  à  Salamanque,  pour  savoir  si  je  manque 
quand  je  parle.  Vive  Dieu  !  le  paysan  de  Sayago 
ne  peut  pas  parler  comme  le  citadin  de  Tolède: 
sans  compter  qu  il  y  a  beaucoup  de  gens  à  To- 
lède qui  parlent  comme  il  plaît  à  Dieu. 

C'est  vrai,  reprit  un  des  étudiants  ;  ceux  qui 
sont  élevés  dans  les  tanneries  ou  dans  les  bou- 
tiques du  Zocodover  ne  parlent  pas  aussi  bien 
que  ceux  qui  |)assent  tout  le  jour  à  se  proniener 
dans  le  cloître  de  la  cathédrale  :  cependant  ils 


376 


DON    QUICHOTTE 


sont  tous  de  Tolède.  L'élégance  du  langaf,'e  ne 
se  trouve  puèro  qii(>  (larmi  les  courtisans,  et  en- 
core |iaruii  les  ]ikis  délicats.  Quant  à  moi,  sei- 
gneurs, j'ai,  pour  mes  péchés,  étudié  (piel(|uc 
temps  à  Salamanque,  et  je  nie  pi(juo  de  m'cxpri- 
mer  en  termes  clioisis. 

Si  vous  ne  vous  pi(]uiez  pas  de  jouer  encore 
mieu.x  de  ces  lleurets  que  de  la  langue,  dit 
l'autre  étudiant,  vous  auriez  tenu  la  tète  du 
concours,  au  lieu  d'en  avoir  la  (|ueue. 

Bachelier,  répliqua  le  licencié,  vous  vous 
trompez  grandement  quand  vous  croyez  (jue  sa- 
voir manier  l'épéc  soit  chose  ituilile. 

Pour  moi  ce  n'est  pas  une  opinion,  repartit 
Corcliuelo  (c'était  le  nom  du  hachelier),  c'est 
une  vérité  démontrée;  au  reste,  s'il  vous  jdaît 
d'en  faire  l'expérience,  l'occasion  est  belle  : 
vous  avez  là  deux  épées,  et  je  possède  en  force 
et  en  courage  plus  (ju'il  n'en  faut  pour  vous 
prouver  que  j'ai  raison.  Descendez  seulement  de 
votre  monture,  mettez  en  usage  toutes  les  ruses 
de  la  salle,  et  si,  avec  la  seule  adresse  que  m'a 
donnée  la  nature,  je  ne  vous  fais  voir  des  étoiles 
en  plein  midi,  je  veux  recevoir  des  étrivières  : 
tel  que  je  suis,  voyez-vous,  je  délie  qui  (jue  ce 
soit  de  me  faire  reculer  d'un  pas,  et  il  n'est 
personne  à  qui  je  ne  luiissc  l'aire  perdre  terre, 
l'our  ce  qui  est  de  ne  point  reculer,  je  le 
crois,  répondit  le  licencié;  mais  il  |)ouriait  se 
faire  que  là  où  vous  auriez  cloué  le  pied  on 
creusât  votre  sépulture  :  je  veux  dire  tpie,  faute 
d'avoir  appris  le  métier,  il  pourrait  vous  en 
coûter  la  vie. 

C'est  ce  que  nous  allons  vnir,  re|)artit  Cor- 
chuclo;  et,  sautant  à  bas  de  son  une,  il  saisit 
avec  furie  un  des  fleurets  que  portait  le  li- 
cencié. 

Ah!  vraiment,  cela  ne  peut  se  passer  ainsi, 
dit  don  Qiiicliiilte;  il  laiit  procéder  avec  mé- 
thode, et  je  veux  être  le  juge  d'une  question 
tant  de  fois  débattue  et  qui  n'est  point  encore 
décidée. 

Aussitôt  il  descendit  de  cheval,  et  iircuant 


sa  lance,  il  se  campa  au  milieu  du  chemin,  pen- 
dant que  le  licencié,  d'un  air  dégagé  et  en  me- 
surant ses  pas,  s'avançait  contre  Corchuelo,  qui 
courait  sur  lui  plein  de  fureur,  et,  comme  on 
dit,  jetant  le  feu  par  les  yeux.  Les  deux  paysans 
et  Sancho  s'écartèrent  un  peu,  sans  descendre 
de  leurs  ânes,  et  furent  ainsi  spectateurs  du 
combat  qui  commença  à  l'instant.  Les  bottes 
d'estoc  et  de  taille  que  portait  Corchuelo  ne 
pouvaient  se  compter;  il  attaquait  en  lion,  et 
un  coup  n'attendait  pas  l'autre;  mais  le  licencié, 
sans  s'émouvoir,  parait  toutes  ses  altacpies,  et 
lui  faisait  souvent  baiser  la  |)ointe  de  son  fleu- 
ret comme  si  c'eût  été  une  relique,  (pioique  avec 
moins  de  dévotion.  Bref,  le  licencié  lui  coupa 
l'un  après  l'autre  tous  les  boutons  de  sa  souta- 
nelie,  et  la  mit  en  lambeaux,  sans  jamais  être 
touché;  il  lui  abattit  deux  fois  son  chapeau,  et 
le  fatigua  de  telle  sorte, que,  de  dépit  et  de  rage, 
Corchuelo  jeta  son  fleuret,  qui  alla  tomber  à 
plus  de  cimpiaiitc  ])as,  comme  en  témoigna  par 
écrit  un  des  laboureurs,  greflier  de  son  état, 
qui  était  allé  le  ramasser;  ce  qui  lit  voir  par 
preuve  authentique,  comment  la  force  est  vain- 
cue par  l'adresse. 

Corchuelo  s'était  assis  tout  essoufflé  :  Par  ma 
foi,  seigneur  liacheliei-,  lui  dit  Sancho,  si  vous 
m'en  croyez,  dorénavant  vous  ne  délierez  per- 
sonne à  l'escrime,  mais  plutôt  à  jeter  la  barre, 
ou  à  lutter,  car  vous  avez  la  force  nécessaire 
pour  cela.  Quant  à  ces  bretteurs,  croyez-moi, 
il  ne  faut  pas  s'y  frotter  :  je  me  suis  laissé  dire 
qu'ils  mettraient  la  pointe  de  leur  épée  dans  le 
trou  d'une  aiguille. 

.l'en  eoiivicus,  reprit  Corchuelo,  et  ne  regrette 
pas  l'expéiieiicc  (pii  m'a  fait  revenir  de' mon 
erreur. 

Kn  mémo  temps  il  embrassa  le  licencié,  et  ils 
restèrent  meilleurs  amis  (jiie  jamais. 

Les  voyageurs  se  remirent  en  marche,  hâtant 
leurs  montures  pour  arriver  de  bonne  heure  an 
village  de  Quilteiie,  d'où  ils  étaient  tous.  Che- 
min faisant,  le  licencié  leur  expliqua  l'excellence 


liK    i.A     MANCIIl':. 


-.77 


Pans,  s.  Raçon  et  C",  ioip. 


Paris,  Jouvct  et  C*,  ^dit. 


I,e  iioencié,  sans  s'émouvoir,  par.iit  toutes  ses  attaques  (page  ù"fi). 


de  l'escrime,  et  il  en  prouva  les  avantages  par 
tant  de  figures  et  de  démonstrations  maliiéma- 
tiquos,  que  chacun  resta  persuadé  de  l'utilité 
de  cet  art  ;  Corchuelo  encore  plus  que  les 
autres. 

La  nuit  venue,  et  comme  ils  étaient  sur  le 
point  d'arriver,  ils  crurent  voir  en  avant  du 
village  un  ciel  resplendissant  d'innombrables 
étoiles;  bieuttJt  après  ils  entendirent  un  bruit 
confus,  mais  agréable,  de  divers  instruments, 
flûtes,  hautbois,  fifres  et  tambours  de  basque. 
Kn  approchant  ils  virent  qu'on  avait  suspendu 
aux  arbres  une  induite  de  lamjiions,  dont  l'effet 
était  d'autant  plus  agréaiile  qu'il  ne  faisait  pas 
le  moindre  vent.  Les  joueurs  d'instruments  (|u'iiii 
rencontrait  de  tous  côtés  par  bandes,  les  mis 
dansant,  les  autres  jouant  de  leurs  cornenmses 
ou  de  leurs  flageolets,  réjouissaient  toute  l'as- 
semblée. Enfin,  ce  pré  semblait  le  séjour  de  la 


joie  et  des  plaisirs  :  en  divers  endroits  il  y  avait 
des  gens  occupés  à  dresser  des  échafauds  pour 
placer  beaucoup  de  monde  durant  la  fcle  qui 
devait  avoir  lieu  le  lendemain,  jour  fixé  pour  la 
solennité  des  noces  du  riche  Gamache,  et,  sui- 
vant les  apparences,  pour  les  funérailles  du 
pauvre  Basile. 

Don  Quichotte  ne  voulut  jias  pénétrer  dans  le 
village,  quel(]ues  instances  (juc  lui  tissent  ses 
compagnons  de  route,  alléguant  l'antique  cou- 
tume des  chevaliers  errants,  qui  aimaient  mieux 
dormir  à  la  belle  étoile  que  sous  les  lambris 
dorés.  Il  se  détourna  donc  un  peu  du  chemin, 
quoi  (|ue  |u'it  dire  sou  écuver,  (jui  regiettait  de 
tout  son  cœur  la  maison  du  seigneur  don 
Die^'o. 


•is 


Ô78 


DON   QUICHOTTE 


CHAPITRE  XX 

DES    NOCES    DE   GAMACHE,    ET    DE   CE   QU'Y    FIT    BASILE 

A  peine  les  rayons  du  lirùlaiit  Phcbus  ache- 
vaient de  sécher  les  perles  liquides  des  cheveux 
de  la  pâle  Aurore,  que  don  Quichotte,  secouant 
ses  membres  engourdis,  se  leva  et  appela  son 
ccuyer  qui  dormait  encore  ;  mais  en  l'entendant 
ronller  de  toutes  ses  forces,  il  s'arrêta  pour  lui 
adresser  ces  paroles  : 

0  toi,  bienheureux  entre  tous  les  mortels, 
puisque,  sansexciterni  ressentir  l'envie,  tu  dors 
dans  le  repos  de  ton  esprit,  aussi  libre  des  per- 
sécutions des  enchanteurs  que  peu  troublé  des 
enchantements;  dors,  te  dirai-je  mille  fois,  dors, 
toi  qui  ne  connus  jamais  les  cuisants  soucis 
d'une  flamme  jalouse,  les  pénibles  insomnies  du 
débiteur  qui  ne  peut  s'acquitter,  ni  la  sollici- 
tude quotidienne  de  fournir  à  ta  subsistance  et  à 
celle  de  ta  pauvre  famille  ;  dors,  toi  dont  le 
repos  n'est  pas  troublé  par  l'ambition,  et  dont 
la  vaine  pompe  du  monde  n'excite  pas  les  dé- 
sirs, lesquels  se  bornent  au  soin  de  Ion  âne, 
celui  de  ta  personne  étant  remis  à  ma  charge, 
compensation  légitime  qu'imposent  au  seigneur 
la  nature  et  la  coutume.  Le  valet  dort,  pendant 
que  veille  le  seigneur,  songeant  au  moyen  de  le 
nourrir  et  de  lui  assurer  un  juste  salaire  :  un 
ciel  de  bronze  a  beau  refuser  à  la  terre  la  rosée 
dont  elle  a  besoin,  ce  soin  ne  regarde  pas 
le  serviteur,  il  revient  tout  entier  au  maître, 
(|ui  doit,  (JMiis  la  stérilité,  uoiUTir  (■ciiii  (|ui  l'n 
servi  dans  l'abondance. 

A  tout  ci'la  Sancho  ne  répondait  mot,  car  il 
dormait,  et  certes  il  ne  se  serait  pas  réveillé  de 
longtemps  si  don  Quichotte  ne  l'eût  poussé  deux 
ou  trois  fois  avec  le  bois  de  sa  lance.  Knlin  il 
ouvrit  les  \eux,  et  encore  à  moitié  endormi,  il 
promena  ses  regards  à  droite  et  à  gauche.  Du 
côté  de  celte  ramée,  dit-il,  vient,  si  je  ne  me 
trompe,  une  odeur  de  jambon  roli  qui  vaut  bien 
celle  du  thym  et  ilu  scrjiolel.  Sur-  iiiniiiiiiii',  des 


noces  qui  s'annniiconl  |)ar  <lc  tels  parfums  pro- 
mettent d'être  abondantes  et  libérales. 

Paix!  glouton,  dit  don  Quichotte;  lève-toi, 
et  allons  voir  ces  noces  qui  te  préoccupent  si 
fort,  pour  savoir  ce  que  fera  le  pauvre  Basile. 

Par  ma  foi  !  qu'il  fasse  ce  qu'il  voudra,  ré- 
pondit Sancho.  Puisqu'il  est  pauvre,  pourquoi 
veut-il  épouser  Quitterie?  Quand  on  n'a  pas  le 
sou  vaillant,  pourquoi  vouloir  se  marier  dans 
les  nuages?  En  vérité,  seigneur,  le  pauvre,  selon 
moi,  devrait  se  contenter  de  ce  qu'il  trouve, 
sans  chercher  des  jicrles  dans  les  vignes.  Je  ga- 
gerais bien  ma  tête  que  Gamache  pourrait  en-  ■ 
terrer  Basile  sous  ses  réaux  ;  cela  étant,  pour- 
quoi Quitterie  irait-elle  renoncer  aux  parures  et 
aux  joyaux  que  Ganache  lui  a  donnés,  et  lui  don- 
nera encore,  pour  un  tireur  de  barre  ou  de 
fleuret  comme  Basile.  Ce  n'est  pas  sur  un  coup 
de  barre  ou  un  coup  d'épée  qu'on  trouve  à  la 
taverne  un  verre  de  vin.  Foin  des  talents  cpii  ne 
rapportent  rien;  quand  ils  se  rencontrent  avec 
les  écus,  oh  !  c'est  différent.  Sur  un  bon  fonde- 
ment on  peut  bâtir  une  bonne  maison;  et  en 
fait  de  fondement,  il  n'y  a  rien  de  tel  que 
l'argent. 

Au  nom  de  Dieu!  Sancho,  dit  don  Quichotte; 
mets  hn  à  ta  harangue  1  (piaïul  une  fois  tu  as 
commencé  à  parlei',  je  crois,  si  l'on  ne  t'arrêtait, 
que  lu  ne  .songerais  plus  à  manger  ni  à  dormir. 

Si  Votre  (iràce  avait  bonne  mémoire,  réplicpia 
Sancho,  elle  se  souviendrait  (pi'avant  notre  der- 
nière sortie,  nous  sommes  convenus  qu'il  me  se- 
rait permis  de  piulcr  tant  que  je  voudrais,  |)0urvu 
que  ce  ne  soit  pas  contre  le  prochain  ou  contre 
votre  autorité.  Jusqu'à  présent,  vous  n'avez  rien 
à  me  reprocher. 

Je  ne  m'en  souviens  pas,  répondit  don  (Qui- 
chotte, et  quand  cela  serait  vrai,  je  veux  que  lu  le 
taises  et  ipie  lu  me  suives.  J'enlends  déjà  le  son 
des  instruments  ipii  retentissent  de  toutes  parts; 
sans  doute  que  le  mariage  aura  lieu  de  bon  ma- 
lin, pour  éviter  la  chaleur  du  jour. 

Sanchoohéil  et  sella  promptement  Uossinanle, 


ItK    I.A    MANCHE. 


37'J 


puis,  ayant  mis  le  lint  sur  le{»rison,  le  maître  et 
l'ccuvcr  moulèroMl  sur  leurs  bùlcs  ci  se  dirigè- 
rt'ut  ;iu  |iflil  |ms  du  lolé  de  la  ramée. 

La  première  eliose  qui  s'ollrit  aux  regards  lio 
SauL'Iio,  te   fut  un  Ixeul' entier,  au(iu('l  un  or- 
meau servait  de  broche,  l'ne  montagne  de  gros 
bois  composait  le  loyer  où  l'on  allait  le  l'aire  rôtir  ; 
alentour  bouillaient  six  grandes  marmites,  on 
plutôt  six  cuves  capables  d'engloutir  plusieurs 
moutons  tontenliers  ;  une  niultitude  de  chapons, 
d'oisons  et  de  poules,  étaient  déjà  préparés  pour 
être  ensevelis  dans  les  marmites,  et  toutes  sortes 
d'oiseaux,  de  gibier  de  basse-cour  et  autres  pen- 
daient en  Ibule  à  des  arbres  où  on  les  avait  mis 
la  veille  i)our  les  mortilier.  Sancho  compta  plus 
de  soixante  outres  pleines   de  vin,  (jui  conte- 
naient chacune  pour  le  moins  cin(puuite  pintes. 
On  voyait  là  des  monceaux  de  pain  blanc,  connue 
on  voit  les  tas  de  moellons  près  des  carrières; 
l'^'S  fromages  empilés  ressemblaient  à  un  mur  de 
briques.  Tout  auprès,  deux  chaudières  pleines 
d'huile  et  plus  grandes  que  celles  des  teinturiers, 
servaient  à  faire  des  beignets  et  la  pâtisserie, 
pendant  qu'on  prenait  le  sucre  à  pleines  mains 
dans  une  caisse  qui  en  était  remplie.  11  y  avait 
plus  de  cin(pianto  cuisiniers  ou  cuisinières,  tous 
la  joiejieinte  sur  le  visage,  et  travaili;inl  avec  dili- 
gence. Dans  le  large  ventre  du  bnuf  on  avait 
cousu  une  douzaine  de  cochons  de  lait  pour  l'at- 
tendrir et  lui  donner  du  goût.  (Juanlaux  épice-  ! 
ries  de  toutes  sortes,  elles  n'étaient  point  là  en 
cornets  de  papier,  mais  par  quintaux  et  à  plein 
coffre.  Finalement,  les  préparatifs  de  la  noce, 
quoique  rustiques,  étaient  très-abondants,  et  il 
y  avait  de  quoi  nourrir  une  armée  entière. 

Sancho  regardait  chaque  chose  avec  de  grands 
yeux;  il  prenait  tout  en  amitié,  et  était  enchanté 
de  ce  spectacle.  Les  marmites  le  tentèrent  les 
premières,  et  il  élit  de  bon  cœur  pris  le  soin  de 
les  écumer.  Plus  loin,  il  se  sentit  attendri  par 
la  vue  des  outres  de  vin  ;  puis  les  gâteaux  et 
l'odeur  des  beignets  le  captivèrent  tout  à  fait; 
enfin,  n'y  pouvant  plus  tenir,  il  aborda  un  des 


cuisiniers  et  avec  la  politesse  d'un  estomac  af- 
famé, il  le  |)ria  de  permettre  qu'il  trempât  uiu- 
cruùti'  de  pain  dans  une  de  ces  marmites. 

Irère,  répondit  le  cuisinier,  ce  jour-ci  n'est 
pas  un  jour  de  jeune,  grâce  à  la  libéralité 
du  riche  Gamache;  mettez  pied  à  terre,  et 
cherchez  s'il  n'y  |)oiiit  là  queUpie  cuiller  à  pot 
pour  écumer  une  ou  deux  poules,  et  grand  bien 
vous  fasse!  personne  ne  s'avisera  de  vous  le  re- 
procher. 

Je  ne  vois  point  de  cuiller,  dit  Sancho  en 
soupirant. 

Parbleu  1  répondit  le  cuisinier,  vous  voilà  em- 
barrassé pour  bien  pou  de  chose;  et  prenant 
une  casserole,  il  la  |)Kuigea  dans  une  marmite 
d'où  il  lira  d'un  seul  coup  trois  poules  et  deux 
oies  :  Tenez,  ami,  dit-il  à  Sancho,  déjeunez  de 
cette  écume  en  attendant  l'heure  du  diner. 

Grand  merci,  mais  je  ne  sais  où  mettre  cela, 
dit  Sancho. 

Emportez  la  casserole  et  ce  qu'elle  contient, 
repartit  le  cuisinier  ;  Gamache  est  trop  riche  et 
trop  heureux  aujourd'hui  pour  y  regarder  de  si 
près. 

Pendant  que  Sancho  mettait  ainsi  le  temps 
à  prolit,  don  Quichotte  regardait  entrer  douze 
jeunes  garçons  en  habits  de  fête,  et  montés  sur 
de  belles  juments  couvertes  de  riches  harnais 
avec  quantité  de  grelots  autour  du  poitrail.  Ils 
s'élancèrent  dans  le  pré,  maniant  leurs  mon- 
tures avec  beaucoup  d'adresse,  et  criant  tous 
ensemble.  Vive  Quitterie  et  Gamache,  lui  aussi 
riche  qu'elle  est  belle,  et  elle  la  plus  belle  du 
monde  I  On  voit  bien,  dit  don  Quichotte  en  lui- 
même,  que  ces  gens-là  ne  connaissent  pas  ma 
Dulcinée,  car  s'ils  l'avaient  vue,  ils  seraient  un 
peu  plus  sobre  de  louanges  pour  leur  Quitterie. 
Un  moment  après,  on  vit  déboucher  sur  plusieurs 
points  de  la  ramée  une  troupe  de  danseurs  que 
précédaient  vingt- quatre  jeunes  bergers  de 
bonne  mine,  vêtus  de  toile  blanche  et  fine,  ayant 
sur  la  tète  des  mouchoirs  de  soie  de  différentes 
couleurs,  avec  des  couronnes  de  laurier  et  de 


7^m 


DON   OUICIIOTTE 


clièiio,  et  tous  l'opoc  l'i  la  main.  Sitôt  ([u'il  pa- 
nirciit,  lin  de  ceux  ijui  était  h  cheval  demanda 
à  celui  (]iii  les  conduisait,  jeune  luiirmie  élénanl 
et  bien  pris,  si  aucun  des  danseurs  n'était 
blessé. 

Aucun  jusqu'à  cette  heure,  répondit  celui-ci  ; 
nous  sommes,  Dieu  merci,  tous  bien  portants 
et  prêts  à  l'aire  merveille  ;  et  aussitôt  il  se  mêla 
avec  ses  compagnons,  qui  s'escrimèrent  les  uns 
contre  les  autres  en  cadence  et  avec  tant  d'a- 
dresse, que  don  Quichotte,  tout  habitué  qu'il 
était  à  ces  sortes  de  spectacles,  avoua  qu'il  n'en 
avait  jamais  vu  de  comparable.  Notre  héros  ne 
fut  |ias  moins  charmé  de  l'entrée  d'une  autre 
troupe  :  c'étaient  de  belles  jeunes  filles  âgées  de 
quinze  à  seize  ans  au  plus,  vêtues  d'une  étoffe 
verte  ;  partie  de  leurs  cheveux  était  attachée 
avec  des  rubans,  et  le  reste  épars  et  traînant 
])resque  jusqu'à  terre  ;  elles  portaient  sur  la 
télé  des  guirlandes  de  jasmin,  de  roses  et  de 
ehèvrefeuille.  Cette  troupe,  sous  la  conduite 
d'un  vénérable  vieillard  el  d'une  imposante  ma- 
trone, tous  deux  plus  dispos  que  ne  rannonrait 
leur  grand  âge,  exécuta  une  danse  moresque  au 
son  de  la  cornemuse  et  avec  tant  de  légèreté 
et  (l'élégance,  qu'elle  enleva  tous  les  suffra- 
ges. 

Après  cela  on  vit  exécuter  une  autre  danse 
fort  ingénieusement  composée,  de  celles  ([u'oii 
appelle  pu  il  uni  es  \  (Télail  une  troupe  de  huit 
nymphes  partagées  en  deux  files,  l'une  conduite 
par  l'Aiiiour,  avec  ses  ailes,  son  canpiois,  son 
arc  et  ses  flèches;  cl  l'autre  par  rintérèt,  cou- 
vert d'une  riche  étoffe  d'or  et  de  soie.  Les  nym- 
phes <jui  suivaient  l'Amour  avaient  sur  les  épau- 
les un  morceau  de  taffetas  blanc  pour  les 
(listiiigiier  ;  la  l'ocsie  étaii'iil  l;i  inciiiirre  ;  la 
Sagesse,  la  seconde;  la  Noblesse,  la  troisième, 
el  la  Vaillance,  la  quatrième.  Celles  ipii  niai- 
chaienl  .sous  la  conduite  de  llntèret  avaient  des 
inaïqucs  différentes  :  l'une  s'appelait  la  l.ilura- 

'  les  danses  pailaiitcf ,  iiaiiluiiiinies  mêlées  de  danses  il  de 
réeilalirs. 


lilé  ;  l'autre,  la  Largesse  ;  celle-ci,  la  lUchesse, 
et  celle-là,  la  Possession  pacifique.  Devant  cette 
troupe,  une  espèce  de  cliàteau  était  Irainé  par 
quatre  sauvages  vêtus  de  toile  verte,  tous  cou- 
verts de  lierre,  et  porteurs  de  si  horribles  mas- 
ques, que  Sanelio  ne  put  les  voir  sans  en  être' 
effrayé.  Sur  la  façade  du  château  et  sur  les 
trois  autres  côtés,  on  lisait  :  Château  de  la 
Pruileiici'. 

L'Amour  ouvrit  la  danse  au  son  de  deux  tam- 
bours et  de  deux  ilùtcs  ;  après  avoir  fait  quel- 
(|ues  pas,  il  leva  Ks  yeux,  saisit  une  flèche  et  fit 
mine  de  vouloir  tirer  sur  une  jeune  lille  qui 
était  venue  se  placer  entre  les  eréncaux  du  châ- 
teau, mais  à  laquelle  il  adressa  d'abord  ces  pa- 
roles : 

Je  suis  le  souverain  de  la  Icri'c  ot  de  l'onde, 

El  tout  cède  h  ma  voix  : 
Je  uc  me  borne  pas  à  Teinpiie  du  monde. 
Le  ciel  et  les  enfers  reconr.aissent  mes  lois; 
C'est  en  vain  qu'on  lét^isle,  et  jusciu'à  l'impossible, 

J'en  sais  venir  à  bout; 
Kt  poi'tant  en  tous  lieux  un  jiouvoii'  invincible, 
La  gloire  el  les  lauriers  m'accomiiagnent  [lartout. 

En  finissant,  l'Amour  décocha  une  flèche 
par-dessus  le  château,  et  regagna  sa  place. 
L'Intérêt  s'avan(;a  à  son  tour,  dansa  aussi  deux 
pas,  puis  regardant  la  jeune  lille,  il  récita  ces 
vers  : 

J'ai  plus  de  pouvoir  que  l'iViiiour, 

Quelque  vanité  qu'il  en  fasse  ; 

Rien  n'est  plus  noble  que  ma  race, 

Dont  l'auteur  est  père  du  jour, 
(l'est  moi  qui  fais  la  paix,  c'est  moi  qui  fais  la  guerre  ; 

(Test  moi  ipii  meus  tout  ici-bas  : 
.Mais  pendant  que  je  règne  en  tvran  sur  la  terre. 
Je  veux  suivre  en  captif  et  ton  iliar  el  tes  pas. 

L'Intérêt  se  retir.i,  et  la  Poésie  ayant  pris  sa 
[iliiee,  récita  les  vers  suivanls,  les  yeux  élevés 
du  cdle  du  château,  ciHunie  1  avaient  lait  les 
diii\  personnages  pi^'ciHleiils  ; 

(;'e>t  miil  qui  des  vertus  coiiserv(   la  iiiijinoirc. 

Moi  qui  les  sauve  de  l'oubli  ; 
Lt  le  nom  des  lii/ros  serait  enscvcl. 
Si  mes  soins  et  mes  vers  nu  consacraient  leur  gloire. 


bV.    1.  A    MANCIli; 


3SI 


I 


Enipoilcz    la  casserole  cl  ce  qu'elle  coiitiefil,  npariit  le  cui^inieI■  ipage  ol'.i). 


.le  viens,  au  briiil  île  ta  lieautr. 
Te  rendre  un  légitimo  lioinniagc. 
Et  [lar  un  immortel  ouvrage 
Apprendre  ii  l'univers  quelle  est  la  vanité 
De  t'en  disputer  l'avantage. 

La  Poésie  étant  lelournée  à  sa  (ilacc,  la  Li- 
béralité quitta  la  trou|)e  de  l'Intérêt,  et  vint  dii'i^ 
à  son  tour  : 

("est  mon  humeur  et  mon  plaisir 
De  donner  avec  abondance, 
Et  sans  attendre  (pion  y  pense 
Je  préviens  même  le  désir  ; 
Mais  enfln  je  me  lasse 


De  donner  au  hasard,  el  donner  fcml  de  fois; 

Il  est  temps  de  l'aire  un  beau  choix 
IJui  relève  l'éclat  des  trésors  (pie  j'amasse  ; 
Je  vous  les  offre  tous,  el  ne  voudrais  pour  grâce 
tjue  recevoir  vos  lois  '. 

De  la  même  façon  entrùreni  et  sorlirenl  tons 
les  peisomiages  des  deux  troupes,  iliacun  réci- 
tant des  \crs  après  avoir  lait  sou  entrée.  Les  uns 
étaient  bons,  les  autres  mauvais,  et  don  Qui- 
cliolte,  (pii  avait  une  excellente  mémoire,  retint 


'  Ces  vers  soet  empruntés  à  la  traduction  de  Killeau  de  Saiiit- 
Marliii. 


382 


DON   QUICHOTTE 


seulement  ceux  que  je  viens  do  citer.  Ensuite 
tous  les  personnages  se  mêlèrent,  formant  tour 
à  tour  ou  romi)anl  la  chaîne,  et  se  séparant  à  la 
(in  de  chaque  cadence  avec  beaucoup  d'aisance 
et  de  glace.  Toutes  les  luis  que  l'Amour  passait 
devant  le  château,  il  lançait  ses  llèches  par- 
dessus, taudis  ([ue  l'Intérêt  lirisail  contre  ses 
murs  des  boules  dorées.  Finalement,  quand  ils 
curent  longtemps  dansé,  l'Intérêt  tira  une 
grande  bourse  qui  paraissait  pleine  d'argent,  et 
l'ayant  lancée  contre  le  château,  les  planches 
qui  le  formaient  tombèrent,  laissant  à  décou- 
vert et  sans  défense  cette  belle  lille  qui  avait 
|)aru  entre  les  créneaux.  L'Intérêt  s'a|)proclia 
aussitôt  avec  sa  suite,  et  lui  jeta  au  cou  une 
chaîne  d'or,  comme  pour  la  faire  prisonnière  ; 
mais  l'Amour  accourut  avec  les  siens  pour  la 
défendre. 

Quand  on  eut  bien  disputé  de  part  et  d'autre, 
toujours  au  son  des  tambours,  et  avec  des  mou- 
vements appropriés  à  la  cadence  et  au  sujet,  les 
sauvages  les  séparèrent,  et  rajustèrent  en  un 
instant  les  planches  du  château,  où  la  jeune  fille 
s'enferma  comme  auparavant.  C'est  ainsi  que 
le  bailli  finit  aux  applaudissements  de  tous  les 
spectateurs. 

Don  Quichotte  demanda  qui  avait  conqjosé 
cette  petite  fête  ;  on  lui  répondit  (jue  c'était  un 
bénéficier  de  village,  qui  avait  beaucoup  de 
talent  pour  ces  sortes  d'inventions. 

Je  gagerais,  dit  le  chevalier,  qu'il  est  plus  anii 
de  Gamache  que  de  Basile,  et  qu'il  s'entend 
mieux  à  cela  qu'à  réciter  son  bréviaire  :  sa 
pièce  est  fort  bonne,  et  il  y  fait  valoir  adroite- 
ment la  richesse  de  Camachc  et  les  talents  de 
Basile. 

Ma  foi,  dit  Sancho,  qui  écoutait,  le  roi  est 
mon  coq,  et  je  suis  |)Our  Gamache. 

On  voit  bien,  reprit  <liin  Quichotte,  ijue  tu 
es  un  \il;iiu,  d  de  ceux  (jui  toujours  disent  : 
Vive  le  plus  fort  ! 

Je  ne  sais  trop  desquels  je  suis,  réjiliqua  S.m- 
cho,  mais  je  sais  (|urjr  ne  tirerai  jiniuiis  de  la 


marmite  de  Basile  l'écume  que  j'ai  tirée  de  celle 
d(^  (ianiaclic.  Eu  niénie  temps  il  montrait  les 
|ioules  et  les  oies  dont  il  se  remit  à  manger  avec 
grand  appétit,  en  disant  :  Nargue  des  talents 
de  Basile I  Autant  tu  as,  autant  tu  vaux;  autant 
tu  vaux,  autant  tu  as.  Il  n'y  a  que  deux  famil- 
les au  monde,  disait  ma  grand'mère  :  avoir  ou 
n'avoir  pas,  et  elle  se  sentait  beaucoup  de  pen- 
chant pour  avoir.  Aujourd'hui,  mon  seigneur 
et  maître,  on  aime  mieux  l'argent  que  la 
science,  et  un  âne  chargé  d'or  a  meilleure  mine 
(ju'un  ciieval  couvert  de  panaches.  Encore  une 
fois,  je  suis  pour  Gamache,  dont  la  marmite  est 
farcie  d'oies  et  de  poules,  tandis  que  celle  de 
Basile  ne  me  donnerait,  je  le  crains  bien,  que 
de  l'eau  claire. 

Auras-tu  bientôt  fini?  dit  don  Quichotte. 
\'oilà  qui  est  fait,  seigneur,  répondit  Sancho, 
car  je  vois  que  cela  vous  fâche  :   autrement, 
j'avais  de  la  besogne  taillée  pour  huit  jours. 

Que  Dieu  m'accorde  la  grâce  de  ne  pas  mou- 
rir avant  de  l'avoir  vu  devenir  nuiet,  dit  don 
Quichotte. 

Au  train  dont  nous  allons,  repartit  Sancho, 
j'ai  peur  de  vous  en  donner  le  plaisir  un  de  ces 
jours  :  il  nt;  faut  pour  cela  que  tomber  entre  les 
mains  des  muletiers  Yangois,  ou  marcher  toute 
une  semaine  à  travers  les  forêts,  sans  trouver 
quoi  que  ce  soit  à  mettre  sous  la  dent;  alors 
vous  me  verrez  si  bien  nuiet,  que  je  ne 
dirai  pas  une  seule  parole  d'ici  au  jugement 
dernier. 

Et  quand  cela  serait,  reprit  don  Quichotte, 
jamais  ton  silence  n'égalera  ton  bavardage. 
D'ailleurs,  selon  l'oidre  de  la  nature,  je  dois 
mourir  avant  toi  ;  aussi  je  désespère  de  jamais 
le  voir  muet,  ihmi  jjas  iiiénie  eu  buvant,  ou 
en  dormant,  ce  (pn  est  tout  ce  que  je  peux  dire 
de  plus. 

Par  ma  foi,  seigneur,  repartit  Sancho,  il  n'y 
a  point  à  se  fier  n  cette  maudite  camardc,  je 
\cu\  diii'  A  1,1  Miul  :  I  ,ir  illc  mange  l'agneau 
loiit    coniuic  le  iiioulon  ;  et   j'ai  entendu  notre 


DE    LA    MANCHE. 


:i83 


curé  dire  (]ii'clle  frappait  i''|,'alcmont  les  palais 
lies  rois  et  les  eabanes  des  ehevriers'.  Klle  a 
beaucoup  de  pouvoir,  cette  dame,  mais  pas  un 
brin  de  courtoisie  :  car  elle  s'en  prend  à  tout, 
mange  de  tout,  et  remplit  sa  besace  de  gens  de 
tout  Age  et  de  toute  condition.  Oh  !  ce  n'est 
point  là  un  moissonneur  qui  fasse  la  sieste  ;  elle 
a  les  yeux  sans  cosse  ouverts,  elle  coupe  l' herbe 
verte  comme  la  sèche,  aussi  bien  la  nuit  que  le 
jmir.  Par  ma  foi,  on  peut  dire  non  pas  iprcile 
mange,  mais  bien  plutôt  qu'elle  dévore  et  en- 
illoulit  tout  ce  qui  se  trouve  sur  son  chemin, 
car  elle  a  une  faim  qu'on  ne  peut  rassasier  ;  et 
(pioiqu'elle  n'ait  point  de  ventre,  on  la  dirait  liy- 
dropique,  tant  elle  a  soif  de  boire  la  vie  de  tous 
les  hommes,  comme  on  boit  une  jarre  d'eau 
fraîche. 

.'Vssez,  assez,  s'écria  don  (juicliotte,  tu  ne  t'en 
es  pas  mal  tiré  avec  ton  éloquence  rustique  :  ne 
va  pas  plus  loin,  mou  ami,  dans  la  crainte  de 
tomber  ;  par  ma  foi,  si  tu  avais  autant  de 
science  et  d'étude  que  tu  as  d'esprit  naturel  et 
de  jugement,  tu  pourrais  monter  en  chaire  et 
devenir  un  excellent  prédicateur. 

Qui  vit  bien  prêche  bien,  repartit  Sancho,  je 
n'en  sais  |)oint  davantage. 

Tu  n'as  pas  besoin  d'en  savoir  davantage, 
dit  don  (Quichotte  ;  cependant  je  ne  puis  com- 
prendre que,  le  commencement  de  la  sagesse 
étant  la  crainte  de  Dieu,  toi  qui  crains  moins 
Dieu  qu'un  lézard,  tu  en  saches  si  long. 

Seigneur,  reprit  Sancho,  que  Votre  Grâce  soit 
juge  de  sa  chevalerie,  cl  non  de  la  peur  ou  du 
courage  des  autres,  puis(|ue  notre  curé  dit 
qu'il  faut  examiner  ses  actions  et  non  celles 
d'aiitrui.  .\près  tout,  laissez-moi  dire  un  mot  à 
cette  écume,  car  tous  ces  discours  ne  sont  que 
paroles  oiseuses,  dont  il  nous  faudra  rendre 
compte  au  jour  du  jugement. 

Sans  plus  discourir,  il  donna  un  nouvel  assaut 
à  la  casserole,  et  avec  tant  de  vigueur,  ()u"il  ré- 

'  Pallida  mors  n-qiio.  etc.    lloHict:.) 


veilla  l'appétit  de  son  maître;  lequel  lui  aurait 
tenu  conqiagnie  s'il  n'en  eût  été  empêché  par  ce 
(pi'il  faudra  remettre  au  chapitre  suivant. 


CHAPITHi:  XX [ 

suite    DES    NOCES    OE   OHHACME,    ET    DES    CHOSES    ÉI(>»NOtS 
QUI    V    ARRIVÈRENT 

Don  Quichotte  et  Sancho  achevaient  la  con- 
versation que  nous  venons  de  rapporter,  quand 
il  se  lit  un  grand  bruit  de  voix;  ce  bruit  venait 
des  cavaliers  (|ui  venaient  au-devant  des  nou- 
veaux époux.  En  effet  ,  ceux-ci  s'avançaient 
au  milieu  de  toutes  sortes  d'instruments,  avec 
le  curé,  leurs  (amilles,  et  suivis  de  la  plus  bril- 
lante compagnie  des  villages  circonvoisins,  tous 
en  habit  de  fête. 

Dès  que  la  fiancée  parut  ;  Peste  !  s'écria  San- 
cho, ce  n'est  point  là  une  paysanne;  par  ma  foi, 
on  dirait  plutôt  une  princesse  :  quelle  belle  guir- 
lande de  corail  elle  vous  a  autour  du  cou!  et 
cette  robe  d'un  velours  à  trente  poils,  avec  bor- 
dures de  satin  I  Mais  voyez  donc  ses  mains  :  que 
je  meure  si  elles  ne  sont  pas  d'émail;  et  ces 
belles  bagues  d'or  avec  des  perles  blanches 
comme  du  lait  ;  il  n'y  en  a  pas  une  qui  ne  vaille 
pour  le  moins  un  leil  de  la  tétc.  Tudieu  !  quels 
cheveux  !  s'ils  ne  sont  pas  faux,  je  n'en  ai  vu 
de  ma  vie  d'aussi  longs  ni  d'aussi  blonds.  Que 
dites-vous  de  sa  taille  et  de  sa  tournure?  A  la 
voir  ainsi  couverte  de  joyaux  de  la  tête  aux 
pieds,  on  la  prendrait  pour  un  palmier  chargé 
de  dattes.  En  vérité,  voilà  une  maîtresse  fille  et 
qui  pourrait  passer  sur  les  bancs  de  Flandre'. 

Don  Quichotte  souriait  des  éloges  de  Sancho, 
et  il  convenait  en  lui-même  qu'après  Didcinée 
on  n'avait  jamais  rien  vu  de  si  merveilleux. 
Quitterie  paraissait  un  peu  pâle,  suite  ordinaire 
de  la  mauvaise  nuit  ({ue  passent  les  jeunes  filles 

'  Passage  dangereux  qui  borde  la  cdle  des  Pays-Bas.  C)ii  dis-iit 
proierbialem>:iit  pour  faiip  ri'lci<;e  de  i|iielqu'iiii.  i|ii'il  pouvait 
passer  sur  les  bancs  d*!*  Flandre. 


r.8i 


Il  ON    OlIICIlOTTE 


en  préparant  ])our  le  lonilomain  Icnr  parure  de 
noces.  Les  fiancés  se  iliri^u'aienl  vers  une  es- 
pèce d'estrade,  couverte  tic  rameaux,  (le  lapis  et 
de  branchages,  sur  laiiiielle  devaient  se  l'aire 
les  épousailles,  et  d'où  ils  pouvaient  plus  loiii- 
modénient  voir  les  jeux  et  les  danses. 

Tout  à  coup,  au  nioinenl  d'atleindre  leurs 
places,  ils  entendirent  derrière  eux  un  grand 
tumulte,  et  du  milieu  sertit  une  voix  fpii  disait: 
«  Attendez,  attendez,  gens  inconsidérés,  vous 
êtes  trop  pressés  d'en  (inir.  »  A  ces  mots  tous 
les  assistants  tournèrent  la  tèle,  et  l'on  vit  s'a- 
vancer un  liomme  vêtu  d'une  casaque  noire, 
bordée  de  bandes  cramoisies  et  parsemée  de 
tlammes;  il  avait  sur  la  tête  une  couronne  de 
(■y|très,  et  dans  la  main  un  long  bâton.  Quand  il 
lut  proche,  chacun  reconnut  Basile,  et,  levovant 
dans  un  pareil  lieu,  l'on  commença  à  craindre 
quelque  triste  événement.  Il  arriva  enlin  es- 
soufflé, hors  d'haleine,  et  dès  qu'il  fut  devant 
les  deux  époux,  fichant  en  terre  son  bâton  garni 
d'une  pointe  d'acier,  le  visage  pâle  et  les  yeux 
attachés  sur  Quitterie,  il  luiditd'une  voix  sourde 
et  tremblante  : 

As-tu  donc  oublié,  ingrate  Quitterie,  que  tu 
m'avais  donné  ta  foi,  et  que  tu  ne  pourrais 
prendre  un  autre  époux,  tant  que  je  serais  vi- 
vant? M'as-tu  jamais  trouvé  infidèle,  et  en 
attendant  (pi'il  me  lût  donné  de  l'épouser, 
peux-tu  me  reprocher  d'avoir  manqué  à  l'a- 
mitié que  je  te  dois,  ou  fait  quelque  chose  qui 
put  t'offenser?  Pourquoi  donc  fausser  ta  parole, 
piiiir(piiii  donner  ;'i  un  autre  iiii  iiicn  ipii  m'ap- 
partient, sans  (pi'il  ait  sur  moi  d'antre  avan- 
tage ipie  celui  (pie  le  hasard  distribue  suivant 
sa  fantaisie'.'  Kh  bien,  qu'il  en  jouisse,  i)uis(|ue 
c'est  ta  volonté;  je  vais  faire  disparaître  l'ob- 
stacle qui  |Miil\ait  ^'y  opposer,  et  le  iriidic  heu- 
reux aux  dépens  de  ma  piopie  vie.  Vivent  ! 
vivent  le  riche  (lamache  et  l'ingrali;  Quitterie! 
et  meure  Basile,  piiis(pie  la  pauvreté  a  coupé 
les  ailes  à  son  bonheur  et  l'a  précipité  dans  le 

lii|idie;iii. 


En  achevant  ces  paroles,  Basile  tira  une 
courte  épée  qui  était  cachée  dans  son  bâton,  et, 
•en  ayant  ajipuyé  la  poignée  contre  terre,  il  se 
jeta  sur  la  pointe  avec  autant  de  célérité  que  de 
résolution,  et  tomba  nageant  dans  son  sang.  A 
ce  funeste  spectacle,  ses  amis  accoururent, 
poussant  des  cris  et  déplorant  sou  malheur.  Don 
Quicliolte  accourut  aussi,  et  prenant  l'infortuné 
entre  ses  bras,  il  trouva  (ju'il  respirait  encore. 
On  voulut  lui  retirer  l'épée  de  la  poitrine,  mais 
le  curé  s'y  opposa,  avant  qu'il  ne  se  fût  confessé, 
disant  ipi'on  ne  |)Ouvait  arracher  l'épée  sans  lui 
(■)ter  eu  même  temps  la  vie.  Alors  Basile,  reve- 
nant un  peu  à  lui,  dit  d'une  voix  affaiblie  et 
presque  éteinte  :  Cruelle  tjuitterie  !  si  à  cette 
heure  terrible  et  solennelle  tu  voulais  m'accor- 
der  ta  main  comme  époux,  je  regretterais  moins 
ma  témérité,  puisqu'elle  m'a  procuré  le  bonheur 
d'être  à  toi. 

Mon  enfant,  lui  dit  le  curé,  il  n'est  plus 
temps  de  penser  aux  choses  de  ce  monde  ;  son- 
gez à  vous  réconcilier  avec  Dieu,  et  à  lui  de- 
mander pardon  d'une  résolution  si  désespérée. 

J'avoue  ipiejesuis  désespéré,  reprit  Basile; 
et  il  prononça  encore  quelques  paroles  qui 
niontraienl  sa  résolution  de  ne  point  se  confesser 
sans  obtenir  de  Quitterie  ce  qu'il  demandait, 
ajoutant  que  cette  satisfaction  pouvait  seule  lui 
en  donner  le  courage  et  la  force. 

Don  Quichotte  déclara  la  demande  parfaite- 
ment juste  et  raisonnable,  et  d'autant  |)lus  aisée 
à  accorder,  qu'il  y  avait  le  même  honneur  pour 
Gamaclie  à  prendre  Quitterie,  veuve  d'un  si  hon- 
nête homme,  que  s'il  la  recevait  des  mains  de  son 
père.  D'ailleurs,  ajouta-t-il,  il  n'y  a  qu'un  oui  à 
proférer,  et  ce  oui  ne  doit  pas  lui  coûter  beau- 
coup, puisque  le  lit  nuptial  de  Basile  sera  son 
tombeau. 

Vax  voyant  et  entendant  tout  cela,  Gamache 
était  plein  d'incertitude  ;  mais  les  amis  de  Basile 
le  prièrent  avec  tant  d'instances  de  consentir  à 
ce  (pie  Quitterie  donnât  la  main  à  leur  ami  mou- 
raiil,  au  moins  pour  sauver  son  âme,  qu'ils  le 


liK    I.A    MANCIIi;. 


r.«3 


I 


I 


y^»,^ 


Paris,  s.  Raçnn  et  C',  imp.  Furnp,  Joiivet  et  C»,  t'iiil. 

As-tu  donc  oiiblii',  ingratiî  Quillcrio,  que  tu  m'avais  ilonni'  la  foi?  "page  S84). 


décidèrent  à  déclarer  (juc  si  elle  y  consenlail  il 
ne  s'y  opposait  pas,  puisque  ce  n'était  qne  dif- 
férer un  instant  l'accompiissenient  de  ses  propres 
désirs.  Alors  tous  s'approchèrent  de  Qnitleric' 
et  les  uns  les  larmes  aux  yeux,  les  autres  avec 
des  paroles  obligeantes,  ils  tâchèrent  de  l'émou- 
voir en  lui  représentant  qu'elle  ne  pouvait  re- 
fuser celle  dernière  grâce  à  un  lioimiie  qui  n'en 
jouirait  pas  longtemps.  Mais  la  belle  Quitlerie, 
immobile  comme  un  mai  bre,  ne  savait  ou  ne 
voulait  pas  répondre,  et  l'on  n'aurait  peut-être 
pas  tiré  d'elle  une  parole,  si  le  curé  ne  l'eût 


pressée  de  prendre  un  parti,  disant  ipie  îlasile 
ayant  la  mort  sur  les  lèvres,  il  n'y  avait  pas  un 
instant  à  perdre.  Triste  et  troublée,  Oiiitlerie 
s'approcha  de  Basile,  qui,  les  yeux  déjà  fermés 
et  respirant  à  peine,  murmurait  entre  ses  dents 
le  nom  de  Quilterie.  Dès  qu'elle  fut  jnès  de  lui, 
elle  se  mit  à  genoux  et  lui  demanda  sa  main, 
mais  seulement  par  signe,  comme  n'ayant  pas  la 
force  de  parler. 

Basile  ouvrit  les  yeux,  et  les  attachant  lan- 
guissammcnt  sur  elle  :  0  Quilterie  !  lui  dit-il,  à 
quoi  bon  celte  pitié,  maintenant  ipi'il  me  reste 


.18(i 


DON    QUICHOTTE 


si  pou  d'instants  pour  jouir  du  litiniiour  d'èlre 
Itin  ('poux,  et  (]uc  rien  iic  pout  arrêter  le  co\\\> 
qui  va  nie  mettre  au  tombeau?  Mais,  au  moins, 
je  t'en  conjure,  ô  ma  fatale  étoile!  c'est  qu'en 
ce  moment  où  tu  me  demandes  la  main  et  tu 
m'offres  la  tienne,  ce  ne  soit  pas  par  complai- 
sance et  pour  m'abuser  de  nouveau  :  déclare 
donc  que  c'est  sans  contrainte  que  tu  me  prends 
pour  époux,  et  aussi  librement  que  lorsque  nous 
nous  donnâmes  une  foi  mutuelle.  Dans  le  triste 
état  où  tu  m'as  réduit,  Userait  affreux  de  feindre 
avec  moi,  après  m'avoir  toujours  trouvé  si  fidèle 
et  si  sincère. 

Pendant  qu'il  parlait,  on  le  voyait  défaillir  de 
telle  sorte  que  tous  les  assistants  croyaient  qu'il 
allait  expirer  à  chaque  parole.  Quitterie,  con- 
fuse et  les  yeux  baissés,  prit  de  sa  main  droite 
celle  de  son  malheureux  amant  et  lui  dit  :  Rien 
n'est  capalde  de  forcer  ma  volonté,  Basile;  d'un 
esprit  aussi  libre  que  je  te  donne  ma  main, 
je  reçois  la  tienne,  s'il  est  vrai  (]u'il  te  reste 
assez  de  présence  d'esprit  pour  savoir  ce  que 
tu  fais. 

,Ie  te  la  donne,  répondit  Basile,  l'esprit  aussi 
sain  et  aussi  entier  ipie  je  l'ai  reçu  du  ciel;  et 
c'est  de  tout  mon  cœur  que  je  le  reçois  pour 
épouse. 

Kl  moi,  ajouta  Quitterie,  je  te  reçois  pour 
époux,  soit  que  tu  vives  de  longues  nnn(''es,  soit 
qu'on  te  porte  de  mes  bras  dans  le  tombeau. 

Pour  être  aussi  grièvement  blessé,  ditSancho, 
voilà  un  garçon  (jui  jase  beainnup  :  il  faudrait 
lui  dire  de  laisser  là  toutes  ces  galanteries,  et  de 
songer  à  son  ànie,  qu'il  a,  ce  me  semble,  plutôt 
sur  le  bout  de  la  langue  (pTeutre  les  dents. 

Pendant  que  Basile  ten:iil  ainsi  la  main  de 
Quilt(ric,  le  curé  attendri,  et  les  biinies  aux 
yeux,  leur  donna  la  béiu'îdielion  nuptiale,  priant 
Dieu  de  recevoir  en  paix  l'àmc  du  nouveau 
marié.  Mais  celui-ii  n'eut  [las  plutôt  reçu  la 
bénediclion,  qu'il  se  releva  prestcnicnt,  et  avec 
une  célérité  inerveiilcusc  relira  la  dague  àlaipiel  le 
son   corps  servait   de  ioiirreaii.    I.i's   assistants 


étaient  l'rajq)és  de  surprise,  et  plusieurs  dans 
leur  simplicité  se  niirent  à  crier  au  miracle. 
Non,  répliqua  Basile,  ce  n'est  pas  miracle,  c'est 
adresse  qu'il  faut  dire.  Le  curé,  stupéfait,  hors 
de  lui,  accourut  pour  tâter  la  blessure  avec  sa 
main,  et  il  trouva  que  la  dague,  au  lieu  de 
percer  le  corj)s  de  Basile,  était  entrée  dans  un 
fourreau  de  fer,  adroitement  rempli  de  sang. 
Bref,  le  euré,Gamache,  et  ses  amis,  virent  qu'on 
les  avait  joués.  (Juanl  à  la  liaucée,  elle  n'en  té- 
moigna pas  le  moindre  déplaisir  ;  loin  de  là,  en- 
tendant dire  que  ce  mariage  entaché  de  fraude 
ne  serait  pas  valable,  elle  déclara  qu'elle  le  ra- 
tillail  de  nouveau  :  ce  (|ui  (il  itenser  à  tout  le 
monde  que  la  ruse  avait  été  concertée  entre  eux. 
Gamache  et  ses  amis  étaient  si  irrités,  qu'ils  vou- 
lurent en  tirer  vengeance  sur  l'hiure,  et  ils  at- 
taquèrent Basile,  pour  lequel,  en  un  clin  d'œil, 
brillèrent  cent  épées  nues. 

Don  Quiebolle  accourut  à  cheval  un  des  pre- 
miers, la  rondache  au  bras,  la  lance  au  poing, 
et  se  jeta  entre  les  combattants,  lesquels  s'écar- 
tèrent aussitôt.  (Juanl  à  Sancho,  qui  avaient  les 
querelles  en  horreur,  il  se  réfugia  au  milieu 
des  marmites,  comme  dans  un  asile  sacré. 

Arrête/.!  seigneurs,  arrêtez!  criait  don  (Jiii- 
eiiolte  ;  on  ne  ildil  jamais  se  venger  des  ruses 
ipie  lait  inventer  l'amour,  car  l'amour  et  la 
guerre  sont  mèine  chose  ;  et  comiiie  dans  la 
guerre  il  a  été  de  loutlenqis  permis  d'employer 
des  stratagèmes  |)oiir  vaincre  son  ennemi,  de 
iiii-iiic  dans  les  rivalités  d'amniir  il  faut  tenir 
pour  légitimes  les  ruses  qu'on  emploie  afin  de 
réussir,  pourvu  toutefois  que  ce  ne  soit  pas  au 
ilétrinienl  de  l'objet  aimé.  Quitterie  est  à  Basile, 
et  lîasile  à  Quitterie,  ainsi  l'a  voulu  le  ciel.  (Ja- 
maclie  est  rieiie,  il  liouverii  assez  d'aulres 
i'eiiiines  ;  Basile,  au  contraire,  n'a  ipie  cette  bre- 
bis, il  serait  injuste  de  vouloir  la  lui  ravir. 
L'iioinme  n'a  pas  le  droit  de  séparer  ce  que 
Dieu  a  uni  ;  celui  ipii  osera  l'entreprendre, 
aura  d'abord  affaire  à  la  poiiilc  de  (elle  lance. 
V.n  disant  cela,  il  braiidissail  son  arme  avec  tant 


m;    LA    MANCIIK. 


'.S7 


(If  vigiifiir,  (lu'il  lonilia  tous  ceux   qui    nr  le 
l'uiiiiaissaiiMit  pas. 

l/indilïc'reiice  de  (Juitlerie  avail  |in>ilui(  iiiio 
Iclk'  iiiij)rcssiuii  surl'cspril  île  (l.unailu',  iiudi 
un  iiislaiil  elle  s'elTaga  de  sa  mémoire.  Aussi 
L-éda-t-il  sans  elVorts  aux  exiiortalions  du  curé, 
homme  sajçe  et  conciliant  ;  et  pour  montrer 
leurs  intentions  pacifiques,  lui  et  ses  amis  re- 
mirent leurs  épécs  dans  le  l'ourreau,  blâmant 
plutôt  la  facilité  de  (Juilterie  que  la  ruse  de  Ba- 
sile, lïien  plus,  quand  Gamache  eut  réfléchi  que  j 
si  (Juilterie  aimait  Basile,  étant  jeune  lille,  elle 
l'eût  encore  aimé  après  son  mariage,  il  rendit 
grâce  au  ciel  de  la  lui  avoir  enlevée,  et  afin  de 
prouver  qu'il  n'avait  aucun  ressentiment  de  ce 
qui  venait  de  se  passer,  il  voulut  (pie  la  fête 
s'achevât  connue  s'il  se  fût  marié  réellement. 

Basile  et  Quitterie,  ainsi  que  tous  ceux  de  leur 
parti,  refusèrent  d'y  assister,  et  l'on  se  mil  en 
chemin  pour  le  village  de  Basile,  qui  malgré  sa 
pauvreté  eut  tout  sujet  de  se  réjouir  ;  car  le 
pauvre  vertueux  trouve  des  amis  pour  le  soute- 
nir et  l'honorer,  comme  le  riche  ne  manque 
jamais  de  flatteurs  pour  lui  l'aire  cortège.  Ils 
emmenèrent  avec  eux.don  Quichotte,  le  tenant 
pour  homme  de  cœur  et  qui  avait,  comme  on 
dit,  du  poil  sur  l'estomac.  Le  seul  Sancho  avait 
l'àme  navrée  d'être  forcé  de  renoncer  au  splen- 
dide  festin  des  noces  de  Gamache,  qui  se  pro- 
longèrent une  grande  partie  de  la  nuit.  Tour- 
nant donc  le  dos,  bien  qu'il  les  porlàt  dans  son 
cœur,  aux  marmites  d'Égyple,  dont  l'écume 
presque  achevée  qu'il  emportait  dans  la  casse- 
role lui  représentait  l'abondance  perdue,  il 
suivit  son  seigneur  qui  s'en  allait  avec  le  (|iia- 
drille  de  Basile.  Ainsi,  tout  chagrin,  (luoique 
largement  repu,  il  remonta  sur  son  grisou  et 
suivit  Rossinante. 


CIIAPITRK  XXII 

uc   l'aventure   inouïe   de   la  caverne   de   montesinos 

DONT    LE    VALEUREUX    DON    OUICHOTTC  VINT    A    BOUT 

('■randset  nombreux  lurent  les  régals  qui  at- 
tendaient don  (Juicljdite  chez  les  nouveaux 
époux,  empressés  de  reconnaitic  la  |)rot('(iion 
(pi  il  leur  avait  apportée  si  à  propos  ;  aussi  met- 
tant son  esprit  au  niveau  de  son  courage,  ils  le 
qualiliaient  tour  à  tour  de  Cicéron  pour  l'élo- 
quence et  de  Cid  pour  la  valeur.  Le  bon  Sancho 
se  récréa  trois  jours  aux  dépens  des  mariés, 
desquels  on  apprit  (jue  Quitterie  n'avait  eu  au- 
cune part  à  la  supercherie  de  Basile,  (pii  seul 
s'était  concerté  avec  ses  amis,  aliii  (pie  l'heure 
venue  ils  lui  prétassent  appui. 

Un  ne  doit  point  appeler  supercherie,  disait 
don  Qtiieliotle,  les  moyens  (jui  tendent  à  une 
fin  louable  et  vertueuse  ;  or  pour  les  amants  le 
mariage  est  la  fin  par  excellence.  Seulement, 
comme  dans  le  mariage  tout  doit  être  contente- 
ment, joie  et  plaisir,  le  plus  grand  ennemi  que 
puisse  redouter  l'amour  c'est  la  pauvreté.  Ce 
que  j'en  dis  c'est  afin  que  le  seigneur  Basile  sa- 
che qu'il  est  temps  de  renoncer  à  tous  ces  exer- 
cices du  corps  où  il  excelle  et  (|ui  ne  lui  feront 
qu'une  réputation  inutile,  sans  lui  procurer  au- 
cun profil,  et  qu'ayant  maintenant  une  épouse 
vertueuse  autant  que  belle,  qui  a  dédaigné  pour 
lui  de  grandes  richesses,  il  est  désormais  obligé 
de  travailler  à  se  faire  une  fortune  digne  de  sa 
femme,  aliii  d'être  tous  deux  en  état  de  passer 
leur  vie  en  repos. 

Je  ne  sais  quel  sage,  ajoutait  notre  chevalier, 
a  (lit  qu'il  n'existait  au  monde  qu'une  seule 
femme  véritablement  bonne;  mais  qu'il  conseil- 
lait à  chaque  mari  de  se  persuader,  pour  être 
heureux,  (|ue  cette  femme  était  la  sienne.  Moi, 
(jui  ne  suis  pas  marié  et  qui  n'ai  encore  jamais 
pensé  au  mariage,  j'oserais  cependant  donner  à 
celui  qui  me  les  dcmaiiderail  ipielipies  conseils 
sm    le  ciioix  d'une  épouse.  Je  lui  dirais  :  faites 


Ô8S 


DON    QUICllOTTR. 


plus  attention,  chez  une  l'cninu',  à  la  ié|)utation 
(|u'à  la  fortune  ;  la  femme  vertueuse  n'acquiert 
pas  la  bonne  renommée  seulement  parce  qu'elle 
est  vertueuse,  mais  aussi  parce  qu'elle  le  pa- 
raît ;  les  légèretés  et  les  imprudences  nuisent 
|)lus  aux  femmes  que  les  fautes  secrètes.  Si  vous 
ouvrez  votre  maison  à  une  épouse  vertueuse,  il 
vous  sera  facile  de  la  maintenir  dans  cet  état  et 
même  de  l'y  fortifier  ;  mais  si  pour  compagne 
vous  prenez  une  fenmie  aux  pcnclianls  vicieux, 
vous  aurez  bien  de  la  peine  à  l'on  corriger,  car 
il  est  très-difficile  de  revenir  du  vice  à  la  vertu. 
La  chose  n'est  pas  impossible,  j'en  conviens, 
mais  je  la  regarde  comme  d'une  excessive  diffi- 
culté. 

Sancho  écoutait,  se  disant  à  kii-niènie  :  Ce 
mien  maitre-là,  quand  je  viens  à  dire  quelques 
bonnes  choses,  ne  manque  jamais  de  s'écrier 
que  je  pourrais  monter  en  chaire  et  m'en  aller 
prêcher  par  le  monde;  eh  bien,  je  soutiens, 
moi,  que  lorsqu'il  se  met  à  enfiler  des  sen- 
tences et  à  donner  des  conseils,  non-seulement 
il  pourrait  monter  en  chaire,  mais  même  sur  le 
haut  du  clocher.  Peste  soit  de  l'homme  qui,  en 
sachant  si  long,  s'est  fait  chevalier  errant  !  je 
m'étais  figuré  qu'il  ne  savait  guère  que  ce  qui 
a  rapport  à  sa  chevalerie,  mais  je  vois  qu'il  n'y 
a  point  de  sujet  où  il  ne  puisse  placer  son  mot. 

Que  niurmurcs-tu  là  Sancho'?  demanda  don 
Quichotte. 

Je  ne  murmure  rien,  répondit  Sancho  ;  je 
pensais  seulement  ù  part  moi,  ipiav^nt  d'avoir 
pris  femme,  j'auriiis  bien  voulu  enlciKlrc  diie 
ce  que  dit  Vcilre  Grâce  ;  peut-être  dirais-je  à  pré- 
sent que  le  bnuf  libre  du  joug  se  lèche  plus  à 
l'aise. 

Cduinieiil,  ta  Thérèse  cstméchante  à  ce  point? 
reprit  don  Quichotte. 

Elle  n'est  pas  très-méchante,  répliipia  San- 
cho ;  mais  elle  n'est  pas  non  plus  très-bomie  ; 
du  moins  elle  n'est  pas  aussi  bonne  que  je  vou- 
drais. 

Sancho,  dit  dun  Quiihollc,  lu  as  tort  de  mal 


parler  de  la  lemme;  car  c'est  la  mère  de  tes 
enfants. 

01)  !  nous  ne  nous  devons  rien,  répondit  San- 
cho; et  quand  la  fantaisie  lui  en  prend,  elle  ne 
me  ménage  guère,  surtout  si  elle  a  un  grain  de 
jalcuisie.  Aussi,  dans  ces  moments-là,  je  la  don- 
nerais à  tous  les  diables. 

Nos  aventuriers  passèrent  trois  jours  à  faire 
bonne  chère  chez  les  nouveaux  maries;  mais  don 
(Juichotte,  (pii  se  lassait  déjà  d'une  vie  oisive  et 
si  contraire  à  sa  profession,  pria  le  licencié 
avec  ipii  il  était  venu,  et  qui  jouait  si  bien  des 
fleurets,  de  lui  donner  un  guide  pour  le  con- 
duire à  la  caverne  de  Montesinos,  oii  il  avait  le 
plus  vif  désir  de  pénétrer,  afin  de  voir  par  ses 
propres  yeux  les  merveilles  que  l'on  en  racon- 
tait dans  le  |)ays.  Le  licencié  lui  dit  qu'un  de 
ses  cousins,  garçon  foit  instruit,  et  grand  ama- 
teur de  livres  de  chevalerie,  le  conduirait  de 
bon  cœur  jusqu'à  l'entrée  de  la  caverne,  et  lui 
indiquerait  les  sources  de  liuidera,  si  (ameuses 
dans  toute  l'Espagne,  ajoutant  (pi  il  aurait  grand 
plaisir  dans  la  compagnie  de  ce  jeune  homme. 
En  effet,  le  cousin  arriva  bientôt  après,  monté 
sur  une  bourrique  [ileine.  Sancho  sella  Rossi- 
nante, bâta  son  grison,  puis  s'clanl  recommandé 
à  l)i('u,  et  le  bissac  bien  fourni,  la  caravane 
se  mit  en  route  dans  la  direction  de  la  fameuse 
caverne. 

Chemin  faisant,  don  Quichotte  demanda  à 
son  guide  (juclles  étaient  ses  études  et  sa  pro- 
fession. 

Seigneur,  répondit  celui-ci,  ma  |irol'ession 
est  celle  d'humaniste,  et  je  compose  des  livres 
pour  le  jilaisir  et  l'utilité  du  public.  J'en  ai 
un  prêt  à  paraître,  (pii  a  |iour  titre  :  Recueil 
(le  livrées  :  il  contiendra  plus  de  sept  cents 
figures,  chiffres  et  devises,  dont  le  but  est 
d'épargner  aux  chevaliers  de  la  cour  la  peine  de 
se  creuser  la  cervelle  pour  en  trouver  de  con- 
formes à  leur  intention,  lorsqu'ils  ont  à  figurer 
dans  un  carrousel  ou  dans  un  tournoi.  J'ai  prévu 
tout  '  «^  qu'on  peut  souhaiter  là-dessus  :  il  y  a 


DR    LA    MANCHE. 


ÔK'J 


Il  liiM  son  cpoc,  01  so  mit  à  nliDllr.;  1l>  broussailles  cl  les  épines  (pngc  3:.'(), 


des  devises  pour  le  jiiloiix,  il  y  en  a  pdiir  l'ali- 
sent,  pouf  le  dédaigné,  (|iii  leur  vont  comme 
un  gant.  Je  viens  aussi  d'achever  un  antre  ou- 
vrage que  j'intitule  les  Mt'lamorphdses  ou  VOvidc 
espagnol.  Celui-ci  est  d'une  invention  rare  et 
originale,  car,  imitant  Ovide  dans  le  genre  bur- 
lesque, j'explique  ce  que  Turent  la  Giralda  de 
Séville,  l'ange  de  la  Madeleine,  l'égout  de  Vin- 
ceguerra  à  Cordoue,  les  taureaux  de  Ciuisaiido, 
les  fontaines  de  Lcgatinos  et  de  Lavapiès  à  Ma- 
drid, sans  oublier  celles  du  Pou,  du  Tuyau 
doré,  et  de  la  Prieure,  le  tout  accompagné  de 


métaphores  cl  d'allégories,  de  façon  que  l'ou- 
vrage soit  à  la  fois  instructif  et  aniusaiit.  J'en  ai 
encore  sur  le  chantier  un  autre  que  j'aj)pelle  : 
Siiiiplemoit  à  Pohjdore  Virgile,  et  (pii  traite  de 
l'origine  des  choses  :  c'est  un  livre  d'une  grande 
érudition,  car  j'y  explique  toutes  les  questions 
!   importantes    qu'avait  ouliliées    Polydore.    Par 
j  exemple,  il  n'a  point  dit  quel  est  le  premier 
homme  du  moiulc  qui  ait  eu  un  catarrhe;  quel 
i  recourut  le  premier  aux  frictions  pour  guérir  le 
mal  français;  eh  bien,  moi,  j'enseigne  tout  cela 
de  point  en  point  et  appuyé  de  l'autorité  de 


590 


DON    QUICHOTTE 


plus  lie  vingt-tiiui  auteurs,  la  j)lu|)art  contem- 
porains. Jugez,  seigneur,  si  mon  travail  est  ulile 
et  curieux. 

Seigneur,  vous  qui  savez  tout,  ilemaïula  San- 
clio,  pourriez-vous  me  dire  quel  est  le  premier 
homme  qui  s'est  gratté  la  tête;  quant  à  moi, 
je  pense  que  c'est  Adam,  notre  premier  père. 

Très-proliablemcnt,  répondit  le  guide,  car 
Adam  avait  une  tète  et  des  cheveux,  et  il  y  a 
ai)parence  qu'étant  le  premier  homme,  il  y  a  le 
premier  senti  de  la  démangeaison. 

C'est  ce  que  je  crois  aussi,  reprit  Sanclio  ; 
dites-moi  maintenant  quel  est  rhomnic  qui  a 
sauté  ou  voltigé  le  premier? 

En  vérité,  frère,  répondit  le  guide,  je  ne 
saurais  résoudre  cela  sur  l'heure,  et  il  faut  avant 
tout  que  j'en  fasse  la  recherche;  je  feuilletterai 
mes  livres  aussitôt  que  je  serai  de  retour,  et  je 
vous  rendrai  raison  à  la  prochaine  rencontre, 
car  j'espère  que  celle-ci  ne  sera  pas  la  dernière. 

Ne  prenez  pas  tant  de  peine,  dit  Sancho,  je 
viens  de  trouver  la  chose:  le  premier  sauteur  du 
monde  fut  Lucifer,  car,  lorsqu'il  fut  chassé  du 
ciel,  il  s'en  alla  voltigeant  jusqu'au  fond  de.s  en- 
fers. 

Vous  avez  raison,  compère,  répondit  le  guide. 

Sancho,  dit  don  Quichotte,  la  demande  et  la 
réponse  ne  s(uit  pas  de  loi  ;  tu  les  as  déjà  en- 
tendu faire. 

Seigneur,  repartit  Sancho,  en  lait  de  deman- 
des et  de  réponses,  j'en  ai  au  moins  pour  deux 
jours;  et  quant  à  débiter  des  sottises,  je  n'ai, 
Dieu  merci,  besoin  de  personne. 

Tu  en  dis  plus  (jue  tu  ne  penses,  repartit  don 
(Juichotle  :  Cl)  effet,  il  y  a  nombre  de  gens  (jui 
se  donnent  beaucoup  de  peine  pour  apprendre  et 
vérifier  des  choses  oiseuses  où  la  mémoire  et 
l'esjjrit  n'ont  rien  à  gagner. 

Nos  voyageurs  |)assèrenl  la  journée  dans  ces 
agréables  entretiens.  Puis  la  nuit  venue,  ils  al- 
lèrent loger  dans  un  |ielil  village,  d'où,  sui- 
vant le  guide,  il  n'y  avait  pas  plus  de  deux 
lieues  jusqu'à  la  laverne  de  Montesinos.   Xoire 


chevalier  fut  averti  de  se  pourvoir  de  cordes, 
s'il  avait  envie  de  descendre  jusqu'au  fond.  Don 
•juichotte  réj)oiidit  qu'il  y  était  résolu,  dût-il 
pénétrer  jus(iu'aux  abîmes.  On  acheta  cent 
brasses  de  corde,  et,  le  jour  suivant,  les  trois 
voyageurs  arrivèrent,  sur  les  deux  heures  après 
midi,  proche  de  la  caverne,  dont  l'entrée,  quoi- 
(jue  large  et  spacieuse,  était  tellement  obstruée 
de  ronces  et  débroussailles  entrelacées,  qu'elle 
semblait  inaccessible. 

Quand  ils  furent  près  du  bord,  don  Quichotte, 
le  guide  et  Sancho,  mirent  pied  à  terre;  puis  les 
deux  compères  s'occupèrent  à  attacher  forte- 
ment notre  chevalier  avec  des  cordes.  Pendant 
qu'on  lui  ceignait  les  reins,  Sancho  lui  dit  : 
(jue  Votre  Grâce,  mon  bon  seigneur,  prenne 
garde  à  ce  ([u'cllc  va  faire  ;  pourquoi  vous  enter- 
rer tout  vivant,  comme  une  cruche  qu'on  met 
dans  un  \nnis  pour  la  rafraîchir.'  Quel  intérêt 
vous  force  d'aller  voir  ce  qui  se  passe  au  fond 
d'un  trou  (jui  doit  être  [liic  qu'une  prison  de 
Maures? 

Attache  et  tais-toi,  répondit  don  Quichotte; 
à  moi  seul  était  réservée  une  entreprise  telle 
que  celle-ci. 

Seigneur,  lui  dit  le  guide,  observez  bien,  je 
vous  prie,  tout  ce  (pi'il  y  a  dans  cette  caverne  : 
peut-être  s'y  rencontrera-t-il  des  choses  dignes 
de  trouver  place  dans  mon  livre  des  métamor- 
|)hoses. 

Soyez  tranquille,  reprit  Sancho;  mon  maître 
tient  h  llùte,  je  vous  assure  qu'il  en  jouera 
iiieii. 

Se  voyant  prêt  à  descendre  :  Pardien  I  dit 
du  Quichotte,  nous  avons  été  bien  inq>ré- 
vovanls  de  ne  pas  nous  nuinir  d  uue|ietite  clo- 
cliette  ipi'ou  aurait  attachée  à  la  corde  même,  et 
dont  le  bruit  vous  eut  avertis  que  je  descendais 
toujouis  et  que  j'étais  encore  vivant;  mais  puis- 
(piil  n'eu  est  plus  tenqis,  à  la  grâce  de  Dieu. 
Sur  ce,  notre  chevalier  se  jeta  à  genoux,  lit  une 
Kiurle  prière  ii  voix  basse,  pour  demander  le 
secoius  du  (ici  dans  mie  si  périlleuse  aventure, 


DIO    LA    MANCHE. 


301 


après  quoi  il  s'écria  :  0  dame  de  mes  pensées, 
niailresse  de  mes  actions,  illustre  et  sans  pa- 
reille Dulcinée  du  Toboso,  si  les  prières  de  tun 
amant  fortuné  arrivent  justpi'ii  toi,  daigne,  je 
l'en  conjuie,  par  cette  beauté  incomparable  qui 
m'a  charmé,  daigne  les  écouter  favorablement  ; 
car  elles  n'ont  d'autre  objet  (pic  d'obtenir  ta 
protection  dont  j'ai  si  grand  besoin,  au  monuMit 
où  je  vais  m'enfoncer  dans  cet  abîme,  poussé 
par  le  seul  désir  d'apprendre  à  tout  l'univers 
que  celui  que  lu  favorises  ne  coimailrien  d'im- 
possible. 

En  disant  ces  paroles,  il  s'approcha  de  l'ou- 
verture de  la  caverne,  et  voyant  qu'il  était  im- 
possible d'y  pénétrer,  à  moins  de  s'ouvrir  par 
force  un  passage,  il  lira  son  épéc,  et  se  mit  à 
abattre  les  broussailles  et  les  épines.  Au  bruit 
que  faisaient  ses  coups,  il  s'en  échappa  une 
nuée  si  rapide  et  si  épaisse  d'énormes  corbeaux, 
de  corneilles  et  de  chauves-souris,  que  notre 
héros  en  fut  renversé.  S'il  eût  été  aussi  super- 
stitieux qu'il  était  bon  catholiijue  et  franc  che- 
valier, il  aurait  tenu  cela  à  mauvais  présage  et 
renoncé  à  l'entreprise;  mais  se  relevant  avec  un 
courage  intrépide  et  voyant  qu'il  ne  sortait  |i]us 
d'oiseaux,  il  demanda  de  la  corde  au  guide  et  à 
Sauclio,  qui  commencèrent  à  le  laisser  couler 
doucement.  Au  moment  où  il  (lis|iarul,  Sancho 
lui  envoya  sa  bénédiction,  en  faisant  sur  lui 
mille  signes  de  croix  :  Que  Dieu  te  conduise, 
dit-il  ,  ainsi  que  Notre-Dame  du  Puy  et  la 
Sainte-Trinité  de  Gayctte,  crème,  fleur,  écume 
des  chevaliers  errants!  Va  en  paix,  champion 
du  monde,  cœur  d'acier,  bras  d'airain;  que  Dieu 
te  conduise  et  te  ramène  sain  et  sauf  à  la  lu- 
mière de  cette  vie  que  tu  aliaudonnes  pour  t'eu- 
terrcr  dans  cette  obscurité  ! 

Le  guide  répéta  à  peu  près  les  mêmes  invo- 
cations. 

Cependant  don  Ouichottc  criait  toujours  qu'on 
lui  lâchât  de  la  corde,  et  ils  continuaient  à  lui 
eu  envoyer  peu  à  peu.  Quand  ils  reconnurent 
qu'ils  en  avaient  coulé  plus  de  cent  brasses,  et 


qu'aucun  son  n'arrivait  jusiiu'à  eux,  ds  iurcul 
d'avis  de  remonter  notre  chevalier;  néanmoins 
ils  atlemlirent  jirès  d'une  demi-heure,  après 
quoi  ils  commencèrent  à  retirer  la  corde. 
Coumie  elle  remontait  sans  qu'ils  é|uouvasseiit 
aucune  résistance,  ils  craignirent  ipie  don  Qui- 
cimtle  ne  fîit  resté  au  fond  de  la  caverne.  San- 
cho pleurait  déjà  amèrement,  et  tirait  en  toute 
hâte  jiour  s'assurer  de  la  vérité.  Au  lioul  de 
(|ualre-vingts  brasses  environ,  ils  senliieni  un 
|)oids  assez  lourd,  ce  (pu  leur  causa  une  joie  ex- 
trême, puis  enlin  après  dix  autres  brasses  ils 
aperçurent  distinctenuMil  don  Quichotte,  à  (pii 
Sancho  cria  tout  joyeux  :  Soyez  le  bien  venu, 
mon  bon  seigneur;  nous  pensions  que  vous  étiez 
resté  là-bas  pour  faire  race.  Don  Quichotte  ne 
répondit  mot;  mais  quand  il  fut  au  bord  du 
trou,  ils  virent  (|u'il  avait  les  yeux  fermés, 
comme  un  homme  endormi.  Ils  le  délièrent  et 
réleiulirent  parterre,  sansqu'il  s'éveillât;  enlin 
quand  ils  l'eurent  bien  tourné  et  retourné,  il 
revint  à  lui,  se  frotta  les  yeux,  s'allongea  comme 
si  on  l'eût  tiré  d'mi  profond  sommeil,  puis  je- 
tant de  côté  et  d'autre  des  regards  effarés  :  Dieu 
vous  le  pardonne,  amis,  s'écria-t-il;  mais  vous 
venez  de  m'eidever  au  plus  beau  spectacle  et  à 
la  plus  délicieuse  vie  dont  mortel  ait  jamais  joui. 
C'est  maintenant  iju'il  nie  faut  reconnaître  que 
liuiles  les  joies  de  ce  monde  passent  comme 
l'onibre  et  se  flétrissent  comme  la  fleur  des 
champs.  0  malheureux  Montesinos  !  à  Duran- 
ilart,  lâchement  assassiné!  ô  infortuné  Belerne! 
ô  larmoyant  Guadiana!  et  vous,  déplorables 
lilles  de  Ruidera,  qui  par  l'abondance  de  vos 
eaux  faites  voir  cond)ien  vos  beaux  veux  ont 
versé  de  larmes! 

l:]lonnés  d'entendre  ces  paroles  (pi'il  jjrofé- 
rait  comme  s'il  eût  été  pénétré  d'une  profonde 
douleur,  le  guide  et  Sancho  le  supplièrent  de 
leur  en  apprendre  le  sens,  et  de  leur  raconter 
ce  qu'il  avait  vu  dans  cet  enfer. 

Enfer!  s'écrin  don  Quichotte;  ce  nom,  je 
vous  l'assure,  ne  lui  convient  nullement.  Il  de- 


592 


11  ON    QUICHOTTE 


maiula  (juelque  cliose  à  manger,  parce  qu'il 
avait  grand  faim  ;  oti  étendit  sur  l'herbe  le  tapis 
qui  formait  la  selle  du  coursier,  on  vida  les  be- 
saces, et  tous  trois,  de  bon  appétit,  dînèrent  et 
soupèrent  d'un  même  coup.  Quand  le  tapis  fut 
enlevé  :  Que  personne  ne  bouge,  enfants,  dit 
don  Quichotte,  et  prélez-moi  la  plus  grande  at- 
tention . 


CHAPITHE   XXIH 

DES    iOMIRABLES    CHOSES 

QUE    L'INCOMPARftBLe    DON    QUICHOTTE    PRETENDIT    AVOIR   VUES 

DANS    LA    PROFONDE    CAVERNE    DE    MONTÉSINOS, 

ET    DONT    L'INVRAISEMBLANCE 

ET    LA    GRANDEUR    FONT   QUE    L'ON    TIENT    CETTE    AVENTURE 

POUR   APOCRYPHE 

II  était  environ  (jualre  heures  du  soir,  lors- 
que le  soleil,  caché  ])ar  des  nuages  qui  amortis- 
saient l'éclat  de  sa  lumière  et  tempérait  l'ardeur 
de  ses  rayons,  permit  à  don  Quichotte  de  ra- 
conter, sans  fatigue,  à  ses  deux  illustres  audi- 
teurs, les  choses  merveilleuses  qu'il  avait  vues 
dans  la  caverne  de  Monlesinos.  11  commeni;a  en 
ces  termes  : 

A  douze  ou  quatorze  hauteurs  d'homme  du 
fond  de  celte  caverne  se  trouve  à  main  droite 
une  cavité  on  espace  vide  pouvant  contenir  un 
grand  chariot  attelé  de  ses  mules.  Une  faible 
lueur  y  arrive  par  (juelques  fentes  assez  éloi- 
gnées, puis(|u'eiles  viennent  de  la  surface  du 
sol.  J'aperçus  cette  cavité  dans  un  moment  où 
j'élais  las  et  attristé  de  me  sentir,  suspcmlu  à 
une  corde,  descendre  dans  celle  région  obscure 
sans  avoir  de  route  certaine;  cela  me  détermina 
à  y  entrer  pour  prendre  un  peu  de  repus.  Je 
vous  criai  en  même  temps  de  ne  plus  lâcher  de 
corde,  mais  probabiemetit  vous  ne  m'entendîtes 
pas.  Je  ramassai  alors  celle  que  vous  continuiez 
à  m'envoyer,  et  j'en  lis,  en  la  roulant,  une  sorte 
de  siège  sur  lequel  je  m'assis  loul  pensif,  réflé- 
chissant sur  ce  que  j'avais  à  faire  pour  gagner 
le  fond,  rciiiliinl  que  j'étais  plongé  dans  ces 
pensées  et  dans  cette  incertitude,  je  fus  gagné 


par  un  sommeil  des  plus  profonds  :  puis,  quand 
j'y  songeais  le  moins,  je  m'éveillai  et  alors  je 
me  trouvai,  sans  savoir  ni  pourquoi  ni  comment, 
an  milieu  de  la  plus  belle,  de  la  plus  agréable, 
et  de  la  plus  délicieuse  prairie  que  puisse  former 
la  nature  ou  rêver  une  riante  imagination.  Je 
mo  frottai  les  yeux,  et  reconnus  que  je  ne  dor- 
mais plus  ot  (]no  j'étais  bien  réellement  éveillé. 
Je  me  tàlai  la  tète  et  la  jioitrine,  pour  m'assurer 
si  c'était  bien  moi  qui  étais  là  ou  seulement 
quelque  vain  fantôme,  quelque  contrefaçon  de 
ma  personne  ;  mais  le  sentiment,  le  toucher,'Ies 
raisonnements  suivis  que  je  faisais  en  moi-même, 
tout  m'attesta  que  j'élais  véritablement  alors  ce 
que  je  suis  à  présent. 

Bientôt  s'offrit  à  ma  vue  un  royal  et  somp- 
tueux palais  dont  les  murs  semblaient  être  faits 
d'un  cristal,pur  et  diaphane.  Peux  grandes  por- 
tes s'ouvrirent,  et  je  vis  s'avancer  vers  moi  un 
vétièrablo  vieillard ,  vêtu  d'un  manteau  violet 
qui  traînait  jusqu'à  terre.  Sa  poitrine  et  ses 
épaules  étaient  entourées  d'un  ciiaperon  collé- 
gial en  satin  vert.  Une  toque  milanaise  en  ve- 
lours noir  lui  couvrait  la  tète,  et  sa  barbe  blan- 
che se  prolongeait  plus  bas  que  sa  ceinture.  !l 
ne  portait  aucune  arme  ;  seulement  il  tenait  à 
la  main  un  rosaire  dont  les  grains  étaient  plus 
gros  que  des  noix  et  les  dizains  comme  des  œufs 
d'autruclie.  Sa  démarche,  sa  noide  prestance  et 
rain|)ieur  de  sa  personne,  tout  en  lui,  dans  les 
détails  comme  dans  l'ensemble,  me  frappa  de 
surpiise  et  d'ailiiiiratioii.  Il  s'approcha,  et 
m'embrassant  étroitement  :  Vaillant  chevalier 
il(in  Quichotte  de  la  Manche,  me  dit-il,  nous 
tous  qui  depuis  longues  années  sommes  enchan- 
tés dans  ces  solitudes,  nous  attendions  ta  venue 
alin  ipie  lu  jiuisses  faire  connaître  au  monde  ce 
que  recèle  l'anlre  profond  dans  lequel  tu  viens 
de  |iénètrer,  et  (|ui  s'appelle  la  caverne  de  Mon- 
lesinos. Celle  prouesse  étail  réservée  à  Ion  grand 
cœur  et  à  Ion  invincible  courage.  Viens  avec 
moi,  ilhisire seigneur,  viens;  je  veux  le  dévoilcT 
les  merveilles  ipie  renferme  ce  transparent  Al- 


DE   LA   MANCHE. 


5'J5 


Je  fus  gngné  j  ai"  un  sommeil  lies  plu--  jirofonds  (pDge  592). 


cazar  dont  je  .suis  à  pcrpétiiilé  le  gouverneur  cl 
le  gardien  ;  car  lu  vois  Montesinos  lui-même,  de 
qui  celle  ca\crne  a  pris  le  nom. 

A  ce  nom  de  Montesinos,  je  lui  demandai  s'il 
était  vrai,  loiumc  on  le  racontait  dans  le  monde 
don  haut,  qu'il  cùl  avc-t  une  petite  dague  tire- 
le  cœur  de  Durandart  du  fond  de  sa  poitrine, 
pour  le  porter  à  la  scnora  l'elermc,  suivant  le 
vœu  de  son  ami  mourant. 

Cela  est  vrai  de  tout  point,  sauf  la  dague,  me 
dit-il,  car  c'était  un  poignard  fourhi  et  ])(iinlu 
comme  inie  alêne. 


En  ce  cas,  interrompit  Sanclio,  ce  devait  être 
un  poignard  du  fameux  Ranioii  de  llocês,  l'ar- 
nmrier  de  Séville'. 

Je  n'en  sais  rien,  répondit  don  Quichotte; 
mais  cela  ne  se  peut,  puisque  Tarunuicr  que  tu 
cites  n'est  (juc  d'hier,  tandis  que  l'événement 
dont  je  |)arlc  s'est  passé  à  Roncevaux  il  y  a  plu- 
sieurs siècles.  Au  surplus,  cette  parlicuiarilé  est 
sans  importance;  elle  ne  peut  en  rien  altérer  le 
fond  de  cette  histoire. 


'  C'Ièlirp  .innuricr  .nu  seizième  siècle. 


50 


394 


DON    QUICHOTTE 


Non,  ccrics,  ajoula  le  guide  ;  continuez,  sei- 
gneur don  (Juicliolte  ;  j'éprouve  le  plus  grand 
plaisir  à  vous  entendre. 

Kt  moi  non  moins  n  vous  l'aire  ce  récit,  reprit 
notre  héros.  Je  suivis  donc  le  vénérable  Monle- 
sinos  au  palais  de  cristal,  où  dans  une  salle 
toute  en  albâtre  et  d'une  fraîcheur  délicieuse, 
se  trouvait  un  tombeau  en  marbre  sculpté  avec 
un  art  niervoilleux.  Sur  ce  tombeau  je  vis  étendu 
tout  de  son  long  un  chevalier,  non  de  bronze, 
de  marbre,  ni  de  jaspe,  tel  qu'on  en  voit  sur 
d'autres  monuments,  mais  bien  de  chair  et  d'os. 
Il  tenait  sa  main  droite  (qui  me  sembla  nerveuse 
et  très-velue,  ce  (jui  est  un  attribut  de  la  force) 
posée  sur  son  co'ur.  En  me  voyant  contempler 
l'homme  du  tombeau  :  Voilà,  me  dit  Monte- 
sinos,  voih'i  mon  ami  Durandart,  miroir,  llcur 
des  vaillants  et  amoureux  chevaliers  de  son 
Icmps;  il  est  retenu  ici  enchanté  comme  moi  et 
tant  d'autres,  hommes  et  fenmies,  par  Merlin, 
l'enchanteur  français,  (jui  passait  pour  être  fils 
du  diable.  Quant  à  moi,  je  ne  pense  pas  qu'il 
ait  eu  un  tel  père  ;  car  il  en  savait  plus  long 
que  le  diable,  et  il  lui  aurait  même  rendu  des 
points.  Comment  et  pour<pioi  nous  a-t-ii  en- 
chantés? Tout  le  monde  l'ignore;  mais  le  temps 
le  révélera  et  ce  temps-là  n'est  pas  loin,  je  l'i- 
magine. Tout  ce  que  je  sais,  et  cela  est  aussi 
certain  qu'il  l'ail  jour  à  présent,  c'est  que  Du- 
randart a  cessé  de  vivre  entre  mes  bras;  qu'a- 
près sa  mort  j'ai  enlevé  son  cœur  de  sa  poitrine, 
et  cela  de  lues  propres  mains;  et  en  véi'ité  il 
devait  peser  au  moins  deux  livres,  car  suivant 
les  naturalistes,  l'homme  (jui  a  un  grand  cœur 
est  doué  de  plus  de  vaillance  que  celui  chez  le- 
(piel  il  est  petit,  lih  bien,  puiscpi'il  en  est  ainsi 
cl  que  ce  chevalier  est  bien  uKjrl ,  comment 
peut-il  encore  parfois  pousser  des  soupirs  et  des 
plaintes  connue  s'il  était  vivant'.'  A  ces  mots, 
l'infortuné  Durandart  jeta  un  grand  cri,  et  s'a- 
dressant  à  Montcsinos  : 

(J  mon  cousin  ,  la  dernière  (uière  (juc  je 
vous  adressai,  ce  lut,  quand  mon  àmi'  aurai I 


(|uitté  mon  corps,  de  porter  vous-même  mon 
cœur  à  la  sefiora  Belernie,  après  l'avoir  détaché 
de  ma  poitrine,  soit  avec  un  poignard,  soit  avec 
une  dague. 

Kn  entendant  cela,  Montcsinos  se  jeta  à  ge- 
noux devant  le  déplorable  chevalier,  et  lui  dit 
les  larmes  aux  yeux  :  Seigneur  Durandart,  mon 
très-cher  cousin,  j'ai  exécuté  ponctuellement  ce 
que  vous  m'aviez  prescrit  à  l'heure  fatale  de  no- 
tie  défaite  ;  je  vous  ai  détaché  le  cœur  du  mieux 
(pie  j'ai  pu,  ayant  bien  soin  de  n'en  pas  laisser 
la  moindre  parcelle  dans  voire  poitrine;  je  l'ai 
essuyé  avec  un  mouchoir  de  dentelle,  et  sans 
perdre  un  instant  j'ai  pris  le  chemin  de  France, 
après  vous  avoir  préalablement  déposé  dans  le 
sein  de  la  terre,  et  avoir  versé  tant  de  larmes, 
qu'elles  ont  suffi  à  me  laver  les  mains,  et  à  ef- 
facer les  traces  de  votre  sang.  Pour  surcroit  de 
preuves,  cousin  de  mon  àme,  dans  le  premier 
village  que  je  traversai  à  ma  sortie  de  Uonce- 
vaux,  je  saupoudrai  votre  cœur  d'un  peu  de  sel, 
aliii  ipi'il  ne  prit  pas  mauvaise  odeur,  et  (pi'il 
arrivât,  sinon  parfaitement  frais,  du  moins  bien 
conservé,  en  présence  de  la  sefiora  lîelerme. 
Cette  dame,  comme  vous,  moi,  Guadiana,  votre 
écuyer,  la  duègne  Ruidera,  ses  sept  filles,  ses 
deux  nièces,  et  bon  nombre  de  nos  amis  et  con- 
naissances, sonnnes  depuis  longtemps  enchantés 
ici  par  le  sage  Merlin.  Quoiqu'il  y  ait  de  cela  main- 
tenant plus  de  cinq  cents  ans  révolus,  |)ersonnc 
n'est  mort  parmi  nous;  il  no  nous  nianipie  (pie 
Uiiidera,  ses  filles  et  ses  nièces,  Icsipiclles,  à 
force  de  larmes,  ont  attendri  Merlin  et  ont  été 
changées  par  lui  en  autant  de  lagunes  (pii,  dans 
le  monde  des  vivants  et  dans  la  province  de  la 
Manche,  s'appellent  les  lagunes  de  Ruidera. 
Quant  à  votre  écuyer  Guadiana,  (pu  pleurait 
aussi  votre  disgrâce,  il  est  devenu  un  llcuve', 
qu'on  appelle  du  même  nom,  et  (pii,  arrivé  à  la 
siii  face  (lu  sol,  voyant  un  autre  soleil  que  celui 
i|ii  il    coiiiiaissail,    fut    pris  il'iiii    Ici    icgri't   de 

'  l.e  ("•((«■liaiia  lire  sa  source  des  logunes  de  Uuulera,  au  i'H'I 
•  le  1.1  Sierra  de  Akanii,  dads  la  |irovliicc  de  la  MnKclic, 


ItK    l,A    M  A  m;  Il  K. 


r.'.i.'i 


lions  quitter,  qu'il  sp  rpplonnfpa  diins  les  cii- 
liaillos  (le  la  Icrrc;  iiiai>  comiiu' il  luit  toujours 
obcir  n  sa  pente  iintnrelle,  il  ropniail  i\r  Icnips 
en  t(Mii|is,  cl  se  iiiiintre  à  la  l'ace  iln  eiel  cl  des 
homnies.  Les  lafjnnes  dont  j'ai  parlé  Ini  prèlenl 
lenrs  canx,  et  avec  ce  scconrs  et  celui  de  (|iiel- 
(pies  antres  rivières,  il  entre  majeslneusenieiil 
dans  le  royannie  de  l'ortufial. 

Ce  que  je  viens  de  vous  dire,  mon  cher  cou- 
sin, je  vous  l'ai  bien  souvent  ré|)élé;  mais 
comme  vous  ne  répondez  pas,  j'en  conrlus  que 
vous  ne  pouvez,  m'enteiulrc,  ou  que  vous  ne  m'en 
croyez  pas  sur  |)arole  ;  cl  Dieu  sait  à  quel  point 
cola  me  chagrine.  Présentemenl,  je  viens  vous 
faire  part  d'une  nouvelle  qui,  si  elle  n'a|iporlo 
pas  un  grand  soidagement  à  votre  douleur,  ne 
peut  lin  moins  l'aggraver  en  aucune  façon.  Sa- 
che/, (pie  vous  avez  en  votre  jirésence  (ouvrez 
les  yeux  et  vous  le  verre/)  ce  noble  chevalier 
duquel  Merlin  a  prophétisé  tant  et  de  si  grandes 
choses,  ce  fameux  don  (Juichotlc  de  la  Manche, 
qui  a  ressuscité,  avec  un  éclat  plus  vif  encore, 
(]uc  dans  les  siècles  passés,  la  chevalerie  er- 
rante oubliée  de  nos  jours.  Par  lui  et  à  cause  de 
lui,  il  pourrait  arriver  que  nous  fussions  désen- 
chantés, car  c'est  aux  grands  hommes  que  sont 
réservées  les  grandes  prouesses.  Et  quand  cela 
ne  serait  pas  ,  répondit  d'une  voix  basse  et 
étouffée  l'aflligé  Durandart,  je  dirais  :  Patience, 
et  battons  les  cartes.  Puis,  sans  ajouter  un  seul 
mot,  il  se  tourna  sur  le  côté,  et  retomba  dans 
sou  silence  babituid. 

En  ce  moment,  de  grands  ciis  se  firent  en- 
tendre ainsi  que  des  pleurs  accompagnés  de 
profonds  gémissements  et  de  sanglots  entre- 
coupés. Je  tournai  la  tétc,  cl  à  travers  les  mu- 
railles de  cristal,  j'aperçus  dans  une  autre  salle 
du  chàleau  une  procession  de  belles  damoiselles 
déniant  sur  deux  rangs;  elles  étaient  toutes  ve- 
lues de  deuil,  et  coiffées  de  turbans  blancs,  à 
la  manière  des  Turcs.  A  leur  suite  venait  une 
dame  (ainsi  le  faisait  supposer  la  gravité  de  sa 
prestance)  également  habillée  de  noir;  elle  por- 


tail im  voile  blanc  si  longqii'il  balayait  la  terre. 
Son  turban  était  deuv  l'ois  plus  gros  que  ceux 
lies  (Janioiselles;  elle  avait  dos  sourcilu  qui  «e 
jiiiunaieiit,  le  ne/  épaté,  la  bouche  grande,  les 
lèvres  d'un  rouge  vif.  Ses  dents,  que  par 
intervalles  elle  laissait  voir,  semblaient  rares  et 
mal  rangées,  mais  blanches  comme  des  amandes 
dépouillées  de  leur  pellicule.  Elle  Iciiail  à  la 
main  un  linge  très-lin,  dans  lequel,  autant  (|ue 
j'ai  pu  le  remarquer,  était  un  C(eur  momifié, 
tant  il  me  parut  sec  et  ratatiné.  Montesinos 
m'ai)prit  que  toute  celte  procession  était  com- 
posée des  servileursde  Durandart  et  de  Belerme, 
qui  se  trouvaient  enchantés  en  ce  lieu  avec  leurs 
seigneurs,  et  que  celle  qui  portail  leco'ur  enve- 
loppé dans  un  linge,  était  la  senora  lielcrme  elle- 
même,  la(picile,  quatre  fois  par  semaine,  renou- 
velait avec  ses  damoiselles  la  même  procession, 
en  récitant  d'une  voix  plaintive  des  chants  fu- 
nèbres sur  le  cœur*  de  son  infortuné  cousin.  Si 
elle  vous  semble  laide,  ajoula-l-il,  ou  du  moins 
inférieure  à  sa  réputation  de  beauté,  cela  lient  aux 
mauvaises  nuits  et  aux  tristes  journées  qu'elle 
a  passées  dans  cet  enchantement,  comme  on  peut 
le  voir  à  son  teint  pfdc  et  à  ses  yeux  fatigués  : 
résultat  inévitable  du  douloureux  sprclacle  ipii 
lui  rappelle  sans  cesse  la  fin  de  son  amant  ;  car 
autrement  sa  beauté,  sa  grâce  et  ses  charmes 
seraient  à  peine  égalés  par  ceux  de  la  grande 
Dulcinée  du  Toboso  ;  si  renommée,  non-seul(>- 
menl  dansions  les  environs,  uîais  même  dans  le 
monde  entier. 

llalte-là  seigneur,  dis-je  à  don  Montesinos; 
que  Votre  Grâce  conte  son  histoire  simplement; 
vous  savez  que  toute  comparaison  est  odieuse,  et 
il  ne  s'agit  point  ici  d'élablir  de  parallèle.  F.a 
sans  pareille  Dulcinée  du  Toboso  est  ce  qu'elle 
est,  et  la  senora  Belerme  est  aussi  ce  qu'elle  est, 
cl  ce  qu'elle  a  été;  n'allons  pas  plus  loin.— Sei- 
gneur don  (Quichotte,  me  répondit  Montesinos, 
que  Votre  (iràce  veuille  bien  m'e.\cuscr;  j'avoue 
(pie  j'ai  eu  tort  de  dire  que  la  beauté  de  la  senora 
P.elermc  serait  à  peine  égalée  par  celle   de    l:i 


396 


DON    QUICHOTTE 


grande  Dulcinée  du  Toboso  ;  car  il  me  suffisait 
d'avoir  soupçonné,  sur  je  ne  sais  quels  indices, 
que  vous  êtes  son  chevalier,  pour  me  mordre  la 
langue  plutôt  que  de  faire  un  rapprochement 
avec  quoi  que  ce  soit,  si  ce  n'est  avec  le  ciel  lui- 
même. 

Grâce  à  cette  satisfaction  que  me  donna  le 
seigneur  Montcsmos,  je  sentis- mon  cœur  s'a- 
paiser et  se  remettre  de  l'émotion  que  j'avais 
éprouvée  en  entendant  comparer  ma  Dulcinée  à 
la  sefiora  Belerme. 

Par  ma  foi,  seigneur,  s'écria  Sancho,  je  m'é- 
lonne  que  vous  n'ayez  pas  grimpé  sur  le  corps 
du  bonhomme,  que  vous  ne  lui  ayez  pas  moulu 
les  os  et  arraché  la  barbe  jusiiu'au  dernier  poil. 

En  cela  j'eusse  mal  agi,  repritdon  Quichotte; 
nous  sommes  tenus  de  respecter  les  vieillards, 
même  lorsqu'ils  ne  sont  pas  "chevaliers  ;  à  plus 
forte  raison  quand  ils  le  sont,  et  enchantés  par- 
dessus le  marché.  Nous  avons,  du  reste,  Monte- 
sinos  et  moi,  échangé  bon  nombre  de  questions 
pour  lesquelles  nous  sommes  quittes  l'un  en- 
vers l'autre. 

Je  ne  sais  vraiment,  seigneur,  dit  le  guide, 
comment  dans  le  peu  de  temps  qu'elle  est  res- 
tée là-bas,  Votre  Grâce  a  pu  voir  tant  de  choses, 
questionner  et  répondre  sur  tant  de  points. 

Combien  y  a-t-il  donc  de  temps  que  je  mh 
descendu?  demanda  don  Quichotte. 

Un  peu  plus  d'une  heure,  répondit  Sanclio. 

Cela  ne  se  peut,  dit  don  Quichotte,  puis(pjc 
j'ai  vu  venir  la  nuit,  ensuite  le  jour,  et  par  trois 
fois;  de  façon  iiu'à  mou  conqitc  je  ne  suis  pas 
resté  moins  de  trois  jours  dans  ces  profondeurs 
cachées  à  votre  vue. 

Ce  que  dit  là  mon  maître  doit  élre  vrai,  le- 
partit  Sancho  ;  en  effet,  comme  loules  choses 
lui  arrivent  par  enchantement,  ce  qui  nous 
semble  nue  heure  lui  aura  sans  doute  paru  (rois 
jours  et  autant  île  nuits. 

Il  faut  croire  qu'il  en  est  ainsi,  dit  ddii  (Jui- 
cliolte. 

Mais,   seigneur,    Votio  Gràre  n'a-t-olle  rien 


mangé    pendant   tout  ce  temps'?   demanda  le 
gïiide. 

Pas  une  seule  bouchée,  répondit  don  Qui- 
chotte; je  n'eu  ai  pas  éprouvé  le  besoin,  et  n'y 
ai  même  pas  pensé. 

Les  enchantés  mangent-ils,  demanda  le  guide. 

Non,  ils  ne  mangent  pas,  reprit  don  Qui- 
chotte, et  ils  ne  font  pas  non  plus  leurs  néces- 
sités majeures;  maison  croit  que  leurs  ongles, 
leur  barbe  et  leurs  cheveux  continuent  à  pous- 
ser. 

Et  dorment-ila.par  hasard,  les  enchantés?  de- 
manda Sancho. 

Pas  davantage,  répliqua  don  Quichotte  ;  du 
moins,  |)endant  les  trois  jours  que  j'ai  séjourné 
parmi  eux,  aucun  n'a  fermé  l'œil,  ni  moi  non 
phis. 

Par  ma  foi,  reprit  Sancho,  c'est  bien  ici  que 
peut  s'encadrer  le  proverbe  :  Dis-moi  qui  tu 
hantes,  je  te  dirai  qui  tu  es.  Votre  Grâce  fré- 
quente des  enchantés  qui  jeûnent  et  veillent; 
eh  bien,  qu'y  a-t-il  d'étonnant  à  ce  qu'elle  jeûne 
et  veille  comme  eux? Mais  pardonnez-moi,  mon 
cher  maître,  d'avoir  parlé  comme  je  viens  de  le 
faire  ;  car  Dieu  m'emporte,  j'allais  dire  le  diable, 
si  j'en  crois  le  premier  mot. 

Le  seigneur  don  Quichotte  est  incapable  de 
mentir,  repartit  le  guide;  et  d'ailleurs,  quand  il 
l'eût  voulu,  jamais  il  n'aurait  eu  le  temps  d'in- 
venter ce  million  de  mensonges. 

Je  ne  crois  pas  du  tout  que  mon  maître  mente, 
reprit  Sancho. 

Eh!  que  crois-tu  donc?  demanda  dun  Qui- 
chotte? 

Je  crois,  répondit  Saiiclni,  que  ce  Merlin  ou 
ces  enchanteurs  qui  ont  enchanté  toute  la  bande 
que  Votre  Griàce  dit  avoir  vue  là-bas,  vous  ont 
fourré  dans  la  cervelle  les  rêveries  que  vous 
venez  de  nous  débiter  et  toutes  celles  qu'il  vous 
Il  .ste  à  iiiius  conter  encore. 

Cela  piiiMTait  être,  Sancho,  reparlil  don  Qui- 
chotte, mais  cela  n'est  pas  :  ce  que  j'ai  conté, 
je  l'ai  vu  de  mes  yeux  et  lonrln'  de  mes  mains. 


l>i:    LA    MANCJ 


■>«7 


Elle  lounia  le  ilos  el  ^'cnfuil  avec  une  lelle  vilcsse  qu'uni'  fli'ilic  ii'aumii  \»i  l';illeiiiiire  (page  398) 


Mais  que  diras-tu  quand,  parmi  les  merveilles 
sans  iionilire  que  m'a  montrées  Monlesinos  (je 
te  les  conterai  rtiiic  après  l'atitre  et  en  temps 
opportun  dans  le  cours  de  notre  voyage,  car 
toutes  ne  sont  pas  de  saison),  que  diras-tu  quand 
je  t'apprendrai  qu'il  m'a  fait  remarquer,  dans 
ces  délicieuses  campagnes  où  nous  nous  pro- 
menions ensemble,  trois  villageoises  sautant  et 
gambadant  comme  des  chèvres?  A  peine  les 
eus-je  aperçues,  que  je  reconnus,  à  n'en  pas  dou- 
ter, l'une  d'elles  pour  la  sans  pareille  Dulcinée, 
el  les  deux  autres  pour  ces  deux  paysannes  que 


nous  accostâmes  à  la  sortie  du  Tohoso.  Je  de- 
mandai à  Montesinos  s'il  les  connaissait;  il  nie 
répondit  que  non,  mais  que  c'étaient  sans  duule 
quelques  grandes  dames  enchantées,  qui  depuis 
peu  de  jours  avaient  fait  leur  apparition  dans 
ces  prairies  ;  que  je  ne  devais  pas  m'en  éton- 
ner, parce  (ju'il  y  en  avait  là  beaucoup  d'autres, 
des  siècles  passés  et  présents,  enchantées  sous 
des  figures  aussi  diverses  qu'étranges,  entre 
autres  la  reine  (lenièvre  el  sa  duègne  Quiuta- 
gnone,  celle  qui,  suivant  la  ivmance,  versa  du 
vin  à  Lancelot  quand  il  revint  de  Bretagne. 


7>9S 


DON    QUICHOTTE 


Lorsque  Sancho  entendit  son  maître  tenir  nn 
pareil  langage,  il  l'aillil  on  perdre  l'esprit  ou  en 
crever  de  rire.  Comme  il  savait  le  (in  mot  de 
l'enchantement  de  Dulcinée,  dont  il  était  l'in- 
venteur et  l'unique  témoin,  il  acheva  de  se  con- 
vaincre que  son  maître  était  fou  de  tout  point; 
il  lui  dit  donc  :  Maudits  soient  le  jour  et 
l'heure,  mon  cher  patron,  où  vous  vous  êtes  mis 
en  tète  de  descendre  dans  l'autre  inonde;  et 
maudit  soit  surtout  l'instant  où  vous  avez  fait  la 
rencontre  du  seigneur  Montcsinos,  qui  vous  ren- 
voie en  pareil  état.  Nous  vous  connaissions  l)ien 
ici  en  haut  avec  votre  jugement  sain  et  entier, 
tel  que  Dieu  vous  l'a  donné  débitant  des  sen- 
tences et  donnant  des  conseils  à  chaque  pas; 
mais  que  devons-nous  penser  à  cette  heure,,  où 
vous  nous  contez  les  plus  énormes  extravagances 
qui  se  puissent  imaginer. 

Sancho,  répondit  don  Quichotte,  je  te  con- 
nais assez  pour  ne  tenir  aucun  compte  de  tes 
paroles. 

Ni  moi  de  celles  de  Votre  Giàcc,  répliqua  San- 
clio,  dussiez-vous  me  lialtre,  dussiez-vous  me 
tuer,  pour  ce  queje  vous  ai  déjà  dit  et  pour  coque 
je  compte  vous  répéter  Ions  les  jours,  si  vous  ne 
songez  à  vous  corriger  et  à  vous  amender  dans 
vos  propos.  Mais,  pendant  que  la  paix  règne  en- 
tre nous,  dites-moi,  je  vous  prie,  à  quels  signes 
avez-vous  r(>coimu  madame  notre  maîtresse?  Si 
vous  lui  avez  parlé,  que  lui  avez-vous  dit,  cl 
qu'a-t-elle  répondu? 

Je  l'ai  reconnue,  répondit  don  (Juichotte,  à 
ce  qu'elle  portait  les  mêmes  vêtements  que  lors- 
que tu  me  l'as  montrée  à  la  sortie  du  Toboso. 
.le  lui  parlai  ;  mais,  sans  me  répondre,  elle  toui  na 
le  dos  et  s'enfuit  avec  une  telle  vitesse,  (prune 
llèche  n'aurait  pu  ralli'iiidrr.  .le  \ouUis  li  sui- 
vre, et  je  l'aurais  fait,  si  Montcsinos  ne  m'eut 
conseillé  de  ne  pas  prendre  une  fatigue  inutile, 
m'avertissant  (|ue  l'heure  approchait  où  je  devais 
quitter  la  caverne.  Il  médit  aussi  qu'il  me  ferait 
connaître,  à  une  i|io(pie  ultérieure,  la  manière 
dniit  iU  de\i aient  élic  désenchantés,  lui,  la  se- 


nora  Belerme-,  Durandart  et  leurs  compagnons. 
Mais  de  tout  ce  que  j'ai  vu  et  observé  là-bas,  il 
est  une  chose  qui,  je  dois  le  l'avouer,  m'a  causé 
un  profond  chagrin.  Pendant  ipieje  causais  avec 
Monlesinos,  une  des  compagnes  de  la  malheu- 
reuse Dulcinée  s'approcha  de  moi  timidement, 
et  me  dit  d'une  voix  émue,  les  yeux  pleins  de 
larmes  :  Seigneur,  ma  maîtresse  Dulcinée  du 
Toboso  baise  les  mains  de  Votre  Grâce,  et  vous 
supplie  de  lui  faire  savoir  des  nouvelles  de  votre 
santé  ;  et,  comme  elle  se  trouve  en  ce  moment 
dans  un  pressant  besoin ,  elle  conjure  Votre 
Grâce  de  vouloir  bien  lui  prêter,  sur  ce  cotillon 
neuf  en  cotonnade  que  voici,  une  demi-dou- 
zaine de  réaux,  ou  ce  que  vous  aurez  sur  vous  : 
elle  engage  sa  parole  de  les  reslilucr  à  très-court 
terme. 

Un  semblable  message  me  surprit  étrange- 
ment ;  je  me  tournai  vers  Monlesinos,  et  lui  dis  : 
Est-il  possible,  seigneur,  que  la  pénurie  se 
fasse  sentir,  même  parmi  les  enchantés  de  haut 
rang?  Seigneur  don  Quichotte  de  la  Manche,  me 
répondit  Monlesinos,  croyez  que  ce  ipi'on  nomme 
la  misère  se  rencontre  et  s'étend  paitoul,  atteint 
tous  les  hommes,  et  n'épargne  même  pas  les 
enchantés.  Puisque  ina(l;une  Dulcinée  vous  en- 
voie demander  ces  six  réaux,  et  que  d'ailleurs 
le  gage  paraît  valable,  vous  ferez  bien  de  les  lui 
prêter;  car,  à  coup  sûr,  elle  doit  être  dans  une 
grande  discUc  d'argent,  ic  ne  veux  point  de 
gage,  répliquai-je,  et  quant  à  lui  remettre  ce 
(lu'elle  me  demande,  ce!a  m'e>t  impossible, 
puis(|ue  je  ne  possède  eu  li'ul  (pie  quatre  réaux 
(ceux  que  tu  me  donnas  l'antre  jour,  Sancho, 
pour  faire  rauuKJue  aux  pauvres  (pic  je  rencon- 
trerais sur  ma  route),  .le  les  remis  à  cette  lille 
en  lui  disant  ;  Ma  chère,  assurez  à  votre  maî- 
tresse que  ses  peines  retombent  sur  num  cieur, 
et  que  je  voudrais  êlre  un  Fiicar  '  |iiiur  y  portir 
lemède  ;  dites-lui  bien  (pi'il  ne  peut,  (pi'il  ne 
doit  y  avoir  pour  moi  ni  satisfacliiui,  lu  relâche, 

'  l'.iiiiillc  suisse  l'Ialili.;  à  Aii;;slioiir}.',  ("I  rjiii  riippH.iil  pir  «r- 
rii-lics<(^  lo«  Mi'iliri»  ili>  Klorrncc 


DE   LA   MANCHE. 


rm 


laiil  ijiu'  je  seiai  privé  du  sou  ailm.ilili'  mit  cl 
lie  sa  cliarmaiilf  conversalion,  et  (|iii-  je  la  sup- 
plie liiiiiiblemenl  de  lonseiitir  à  se  laisser  voir 
el  cnlretenir  par  son  captif  serviteur  et  désolé 
ilu'xalier.  Oiles-iiii  aussi  que,  Iors(|u'ellc  y  pen- 
sera le  moins,  elle  enlciuha  parler  d'un  vœu  et 
d'un  sonnent  faits  par  moi,  vu'U  et  serment  eu 
tout  semblables  à  ceux  que  lit  le  marquis  de 
Mantouc  pour  venger  son  neveu  Baudouin,  quand 
il  le  trouva  iirès  d'ovjiirer  dans  la  montagne; 
lesquels  consistaient  à  ne  point  manger  pain 
sur  table,  à  ne  point  approcher  femme,  sans 
couqiler  une  kyrielle  d'autres  pénitences  à  ac- 
complir, jusqu'à  ce  que  son  neveu  t'ùl  vengé. 
Eh  bii.n,  moi,  je  fais  de  même  le  serment  de  ue 
prendre  aucun  repos,  el  de  parcourir  les  quatre 
parties  du  monde,  avec  encore  plus  de  ponc- 
tualité (jue  l'infant  don  Pedro  de  Portugal,  jus- 
qu'à ce  que  je  l'aie  désenchantée.  Tout  cela,  et 
pins  encore,  est  bien  dû  par  Votre  Ciràce  à  ma 
mailrossc,  me  répondit  la  damoiselle  ;  puis 
prenant  les  quatre  réaux,  au  lieu  dénie  tirer  sa 
révérence,  elle  fit  une  cabriole  et  sauta  eu  l'air  à 
plus  de  six  pieds  de  haut. 

Sainte  Vierge!  s'écria  Sancho,  est-il  possible 
de  voir  jamais  rien  de  pareil  !  et  que  la  puis- 
sance des  enchanteurs  ait  été  assez  grande  pour 
changer  le  sain  et  droit  jugement  de  mon 
maître  en  une  folie  si  bien  conditionnée  !  Sei- 
gneur, seigneur,  par  le  saint  nom  do  Dieu, 
que  Votre  Grâce  s'observe  et  prenne  soin  de  son 
honneur;  gardez- vous  de  donner  créance  à  ces 
billevesées  (jiii  troublent  el  altèrent  votre  bon 
sens. 

Comme  je  sais  que  lu  me  veux  du  bien,  San- 
cho, je  comprends  que  tu  parles  ainsi  ;  cl  comme, 
d'un  autre  côté,  tu  n'as  aucune  expérience  des 
choses  de  ce  monde,  tout  ce  qui  présente  quel- 
ques diflicullés  est  jugé  par  toi  impossible. 
Mais,  je  le  l'ai  déjà  dit,  le  temps  marche  ;  plus 
tard  je  te  raconterai  quelques-unes  des  particu- 
larités de  mon  séjour  dans  la  caverne;  elles  le 
convaincront  que  celles  que  j'ai  déjà  rapportées 


sont  dune  telle  cxaclitmle  (|ii'illes  ncsoulïrenl  ni 
objection  ni  répliipie. 


CIIAPITIIK  WIV 

ou  L-ON  vennA  mille  babioles 

AUSSI  RIDICULES  QU'ELLES  SONT  NECESSAIRES  POUR  L'INTELLICENCC 
DE   CETTE  VERIOIQUE    HISTOIRE 

Le  traducteur  de  celle  grande  histoire  dit 
qu'en  arrivant  au  cliaiiitre  qui  suit  l'aventure  de 
la  caverne  de  Monlcsimis,  il  trouva  en  marge 
du  manuscrit  original  lis  paroles  suivantes, 
édites  de  la  main  de  cid  llamet  l'icn-Engeli  lui- 
même  : 

■le  ne  puis  comprendre  ni  me  persuader  que 
les  aventures  rapportées  dans  le  chapitre  précé- 
dent soient  arrivées  au  grand  don  Quichotte. 
La  raison  en  est  que  jusqu'ici  toutes  ses  autres 
prouesses  sont  possibles  el  vraisemblables  ; 
mais  (pianl  à  cette  aventure  delà  caverne,  je  ne 
vois  aucun  moyen  d'y  ajouter  foi,  tant  elle  sort 
des  limites  du  sens  commun.  Supposer  (|ue  don 
Quichotte  ait  menli,  lui  i'Iiomme  le  plus  véridi- 
que  et  le  plus  noble  chevalier  de  son  temps, 
cela  ne  se  i)cul;  il  eût  mieux  aimé  se  laisser 
cribler  de  llcches.  Cependant  il  raconte  cette 
aventure  avec  des  circonstances  tellement  minu- 
tieuses, qu'on  doit  le  croire  sur  parole,  surtout 
si  l'on  réfléchit  que  le  temps  lui  manquait  pour 
fabriquer  un  pareil  assemblage  d'extravagances. 
Si  donc  celte  aventure  parait  apocryphe,  ce  n'est 
pas  ma  faute,  je  la  raconte  telle  qu'elle  est.  Toi, 
lecteur,  dans  ta  sagesse,  jugesen  comme  il  te 
plaira;  quant  à  moi,  je  ne  dois  ni  ni'  peux  rien 
do  plus.  Cependant  on  tient  pour  certain  qu'au 
moment  de  sa  mort,  dont  Quichotte  se  rétracta, 
et  confessa  avoir  inventé  celle  aventure  parce 
qu'elle  lui  semblait  cadrer  à  merveille  avec 
toutes  celles  qu'il  avait  lues  dans  ses  livres  de 
chevalerie. 

Le  gnide,  déjà  fort  étonné  de  la  liberté  de  l'é- 

cuyer,  le  fut  encore  plus  de  la  patience  du  mai- 

I  Ire  ;  mais  il    pensa  que  la  joie    d'avoir  vu  sa 


40(1 


DON    QUICHOTTE 


danit',  loiit  cMclKinlc'c  (|u'ellc  était,  avait  adouci 
smi  liiiiiu'iii-  cl  lui  l'aisait  supporter  dos  iiiso- 
liMiccsqui,  ou  toulo  autre  circoustaufo,  auiaicnt 
alliio  à  Sanclio  ceut  cou|>s  de  l)àlou.  Pour  uioi, 
seigneur  dou  Quichotte,  lui  dit-il,  je  regarde 
cette  journée  couiuie  liieu  employée,  car  j'y  ai 
trouvé  plusieurs  avantages  :  le  premier,  d'avoir 
conun  Votre  Grâce,  avantage  (|uc  je  tiens  à  grand 
iionueur;  le  second,  d'avoir  appris  les  clioses 
merveilleuses  que  renferme  la  cavcine  de  Mon- 
tesinos,  telles  que  la  transformation  de  Guadiana 
et  des  filles  de  Ruidcra,  ce  qui  certes  ne  sera 
pas  un  médiocre  ornement  pour  YOvide  espagnol 
(]ue  j'ai  sur  le  métier;  le  troisième,  d'être  ren- 
seigné positivement  sur  l'antiquité  des  cartes  à 
jouer  :  eu  effet.  Ton  devait  s'en  servir  du  temjis 
de  Cliarlemagne,  comme  le  prouvent  les  der- 
nières paroles  proférées  ])ar  le  seigneur  Duran- 
dart  :  palience,  et  bailcms  les  envies;  car  enlin 
ce  chevalier  ne  peut  avoir  connu  cette  expres- 
sion depuis  qu'il  est  enchanté,  mais  seulement 
jiendant  son  séjour  en  France,  sous  le  règne  de 
cet  empereur;  et  cela  vient  fort  à  propos  pour 
mon  Supplément  à  Polydnre  Vir(jile,  sur  l'ori- 
gine des  choses.  Je  ne  crois  jias  (ju'il  ait  encore 
été  parlé  de  l'invention  des  cartes,  et  comme  il 
était  important  de  la  connaître,  je  suis  hien  aise 
d'avoir  pour  garant  un  témoignage  aussi  grave 
que  celui  du  seigneur  Durandart.  Le  dernier 
avantage,  enfin,  c'est  de  savoir  avec  certitude  la 
source  du  fleuve  Guadiana,  ignorée  jusipi'ici  de 
tout  le  monde. 

Votre  Grâce  a  raison,  dit  don  Quichotte  ;  je  suis 
heureux  d'avoir  contrihué  à  éclaircirdes  choses 
si  importantes.  Mais  dites-moi,  je  vous  prie,  si 
tant  est  (|ue  vous  ol)teni(v  le  [irivilége  d'impri- 
mer vos  ouvrages,  à  (pu  prusez-vous  en  l'aire  la 
dédicace'.' 

Il  ne  manque  pas  de  grands  seigneurs  en 
Kspagne  pour  cela,  répondit  le  guide. 

Moins  fpic  vous  ne  pense/.,  repartit  diui  (jui- 
chotte  :  la  plupart  refusent  les  dédicaces,  pour 
n'être  pas  obligés  de  récompenser  le  travail  des 


auteurs;  quanta  moi,  je  sais  un  prince'  qui 
srui  peut  remplacer  tous  les  autres,  un  prince 
d'un  mérite  tel,  que  si  j'osais  dire  ce  (]ue  je 
pense,  j'éveillerais  une  noble  énmlation  dans 
plus  d'un  cœur  généreux.  Au  reste,  nous  repar- 
lerons de  cela  en  temps  opportun  ;  mais  allons 
chercher  un  gîte  pour  la  nuit. 

Il  y  a  tout  près  d'ici,  reprit  le  guide,  une  pe- 
tite habitation  où  demeure  un  ermite  qui,  dit-on, 
l'ut  autrefois  soldat;  c'est  un  homme  si  charita- 
ble, ipi'il  a  fait  bâtir  à  ses  dépens  celte  maison 
près  de  l'ermitage,  où  il  reçoit  de  bon  rcjcur 
tous  ceux  qui  s'y  présentent. 

A-t-il  des  poules,  ce  bon  ermite'.'  demanda 
Sancho. 

l'eu  d'ermites  en  manquent ,  répondit  don 
Quichotte  ;  nos  solitaires  ne  sont  plus  comme 
ceux  de  la  Thébaide,  qui  se  couvraient  de  feuilles 
de  palmier  et  ne  vivaient  que  de  racines  ;  quoi- 
que je  parle  bien  des  uns,  n'allez  pas  croire  que 
je  parle  mal  des  autres  ;  je  veux  dire  seulement 
que  leur  vie  n'a  plus  la  même  austérité.  A  mon 
avis,  cependant,  ils  ne  sont  pas  moins  dignes 
de  nos  respects  ;  car,  lorsque  tout  va  de  travers, 
l'homme  qui  feint  la  vertu  est  toujours  plus  utile 
(jue  celui  qui  fait  vanité  de  ses  vices. 

Ils  en  étaient  là,  quand  ils  virent  venir  à  leur 
rencontre  un  paysan  qui  marchait  en  toute  hâte, 
chassant  devant  lui  un  mulet  chargé  de  lances 
cl  de  hallebardes.  Arrivé  près  d'eux,  cet  hoiume 
les  salua  et  passa  outre  :  Arrêtez  un  peu,  ami, 
lui  cria  don  Quichotte;  il  me  semble  que  votre 
mulet  ne  demande  pas  (jne  vous  le  |)ressiez  si 
fort. 

Je  ne  puis  ni'arrèter,  seigneur,  répondit  le 
paysan  ;  ces  armes  que  vous  voyez  doivent  servir 
demain,  et  je  n'ai  pas  de  temps  â  perdre.  Pour 
peu  que  vous  ayez  envie  de  savoir  pounpioi  je 
les  porte,  je  coucherai  celte  nuit  à  riiôlellcrie 
située  au-dessus  de  l'ermitage;  si  par  hasard 
c'est  votre  chemin,  vous  m'y  trouverez,  et  je 

'CiMv.Milo-fait  icliilliisin»  au  comln  (IcUPiiioK.pnn  prniccli'iir. 


liK    LA    M  ANC  11  i; 


401 


l*aii«,  S.  Raron  cl  C',  imp.  Fume,  ioutct  et  C«,  édit. 

11  s'en  allait  chanlanl  de^  scyutdillas  pour  charmer  l'ciinui  île  la  route  (page  -10*2). 


VOUS  conterai  merveille.  Adieu,  seigneur,  adimi, 
ainsi  qu'à  votre  compagnie. 

Sur  ce,  il  pressa  si  bien  son  mulet,  que  notre 
héros  n'eut  pas  le  loisir  île  lui  en  demander  da- 
vantage. 

Curieux  comme  il  l'était  de  tout  ce  qui  avait 
la  moindre  apparence  d'aventures ,  don  Qui- 
chotte résolut  aussitôt  d'aller,  sans  s'arrêter, 
coucher  à  cette  hôtellerie,  ^^os  voyageurs  re- 
prirent leurs  moutures,  cl  un  peu  avant  la  lin 
du  jour  ils  arrivèrent  à  l'ermitage,  oti  le  guide 
proposa  d'entrer  jiour  boire  un  coujt.  .\ussilôt 


Sancho  poussa  le  grisou  de  ce  côté,  et  don  Qui- 
chotte le  suivit  sans  faire  d'objection.  Mais-le 
sort  voulut  que  l'ermite  fût  absent.  11  ne  s'y  trou- 
vait que  son  compagnon,  àipii  notre  écuyer  de- 
manda s'il  y  avait  moyen  de  s'humecter  le  gosier  ; 
on  leur  répondit  que  le  père  n'avait  point  de  vin, 
mais  que  s'ils  voulaient  île  l'eau  on  leur  en  of- 
frirait de  bon  cœur,  et  ipii  ne  leur  coûterait 
rien. 

Si  j'avais  soif  d'eau,  repartit  Sancho,  j'ai 
assez  trouvé  de  sources  en  chemin.  .\h!  noces 
de  Gamache,    ajouta-t-il   en    sou|iirant,  abon- 

5i 


402 


DON    QUICHOTTE 


daiice  (le  la  maison  de  Diego,  (lu'èlcs-vous  ilc- 
veiiiies? 

Ouitlaiit  donc  rermitago,  ils  prirent  le  chemin 
de  rhôtellerie.  A  quelque  distance,  ils  rejoi- 
gnirent un  jeune  garçon  qui  marchait  d'un  pas 
déliiicré;  sur  son  épaule,  il  portait,  en  guise  de 
Liàton,  une  épée,  à  laquelle  pendait  un  pa(|uct 
renfermant  quelques  liardes  ;  il  était  velu  d'un 
pourpoint  de  velours,  dont  l'usure  ,  en  certains 
endroits,  laissait  voir  sa  chemise  ;  ses  bas  étaient 
en  soie  et  ses  souliers  carrés  à  la  mode  de  la 
cour;  il  paraissait  avoir  dix-huit  à  dix-neuf  ans  ; 
il  avait  l'air  jovial,  la  démarche  agile,  et  s'en 
allait  chantant  des  neymdillas  pour  charnier 
l'ennui  de  la  route.  En  ce  moment,  il  en  finis- 
sait une  dont  voici  le  refrain  : 

Je  m'en  vais  à  la  guerre  et  c'est  en  enrageant; 
Au  diable  le  métier,  si  j'avais  de  l'argent  ! 

Où  allez-vous  ainsi,  mon  brave?  lui  demanda 
don  Quichotte  ;  il  me  semble  que  vous  cheminez 
bien  à  la  légère? 

C'est  à  cause  de  la  chaleur  et  de  la  pauvreté, 
répondit  le  jeune  homme;  et  je  m'en  vais  à  la 
guerre. 

A  cause  de  la  chaleur,  je  le  crois  aisément, 
dit  don  Quichotte  :  mais  pouquoi  à  cause  de  la 
pauvreté? 

Seigneur,  repartit  le  jeune  garçon,  j'ai  là  dans 
ce  paquet  des  chausses  de  velours  qui  accom- 
pagnent le  pourpoint,  mais  je  ne  veux  pas  les 
user  en  voyageant  ;  ils  ne  me  feraient  plus  d'hon- 
neur une  fois  arrivé  à  la  ville,  et  je  n'ai  pas  d'ar- 
gent pour  les  remplacer.  Par  cette  raison,  et 
aussi  alin  de  n'avoir  pas  trop  chaud,  je  marche 
comme  vous  voyez,  jusqu'à  ce  ipie  j'aie  rejoint, 
à  dix  ou  douze  lieues  d'ici,  i|urliiiic.s  compa- 
gnies d'infanterie  dans  lesquelles  je  compte  m'en- 
rôlcr;  alors  j'aurai  tout  ce  qu'il  me  faut  pour 
atteindre  plus  à  l'aise  le  lieu  de  reml)ar(|uemcnt, 
qu'on  dit  être  Carthagène,  car  j'aime  mieux 
avoir  le  roi  pour  maître,  et  le  servir  dans  les 


camps,  que  d'èlrc  aux  gages  de  quehpie  ladre  à 
la  cour. 

Mais  n'avez -vous  jias  quelque  haute  paye? 
demanda  le  guide. 

Si  j'avais  servi  un  grand  d'Espagne,  ou  quelque 
autre  personnage  d'importance,  répondit  le  jeune 
lionime,  certes  elle  ne  maïujuerait  pas,  car  de 
la  table  des  pages  on  sort  enseigne  et  capitaine, 
souvent  avec  quelque  bonne  pension  ;  mais  je 
n'ai  jamais  servi  que  des  solliciteurs  de  places 
et  des  gens  de  rien,  qui  mettent  leurs  valets  à 
la  portion  congrue  et  si  maigre,  que  la  moitié 
de  mes  gages  suffisait  à  peine  pour  j)ayer  l'em- 
pois de  moji  collet.  En  vérité  ,  ce  serait  miracle 
(|u'un  page  d'aventure  eût  pu  faire  quelques 
économies. 

Depuis  le  temps  que  vous  êtes  en  service,  de- 
manda don  Quichotte,  comment  se  fait-il  que 
vous  n'ayez  pas  attrapé  au  moins  quelipie 
livrée  ? 

J'ai  eu  deux  maîtres,  répondit  le  jeune  gar- 
çon ;  mais  de  même  (juà  celui  (|ui  (piitte  le  cou- 
vent avant  d'y  faire  profession  on  relire  le  capu- 
chon et  la  robe,  de  même  les  maîtres  que  je 
servais,  ayant  achevé  les  affaires  (|ui  les  ame- 
naient à  la  cour,  sont  retournés  chez  eux  après 
m'avoir  repris  les  habits  de  livrée  qu'ils  ne 
m'avaient  donnés  que  par  ostentation. 

Insigne  vilenie  I  s'écria  don  Quichotte.  Féh- 
citez-vous,  mon  ami,  d'avoir  quitté  de  pareilles 
gens,  surtout  avec  le  dessein  qui  vous  anime, 
car  je  ne  connais  rien  de  plus  honorable  après 
le  service  de  Dieu,  que  de  servir  son  roi  dans 
11'  nolile  métier  des  armes.  Si  l'on  n'y  amasse 
pas  de  grande»  richesses,  au  moins  y  acquiert-on 
plus  de  gloire  et  d'honneur  (|uc  dans  la  pro- 
fession des  lettres,  comme  je  crois  l'avoir  déjà 
démontré.  Les  lettres  servent  souvent  de  mar- 
chepied Il  la  fortune,  mais  les  larmes  ont  je  ne 
sais  quoi  de  grand  et  de  noble  qui  répand  sur 
les  fauiilles  un  plus  vif  éclat.  Mainlenanl  écou- 
lez bien  ce  (pie  je  vais  vous  dire,  et  gravez-le 
dans  votre  mémoire,  vous  y  trouverez  profit  et 


DE   LA    MANCHE. 


403 


soula(,'emenl  dans  les  peines  attachées  au  métior 
que  vous  allez  embrasser.  .Vrierniissez-vous  sans 
cesse  conlro  les  adversités,  et  soyez  ]iré|)aré  à 
Ions  les  événements,  en  songeant  (|ui'  le  pins 
funeste  c'est  la  mort,  mais  que  pourvu  qu'elle 
soit  glorieuse,  elle  est  préférable  à  la  vie.  On 
demandait  un  jour  au  grand  Jules  César  quelle 
était  la  meilleure  mort  :  La  soudaine  et  l'impré- 
vue, répondit-il  ;  et  il  disait  vrai,  car  la  crainte 
do  la  mort  est  le  plus  fort  instinct  de  notre  na- 
ture. Qu'importe  qu'on  soit  tué  d'une  décharge 
d'artillerie,  ou  des  éclats  d'une  mine!  c'est  tou- 
jours mourir,  et  la  besogne  est  faite.  Térence 
l'a  dit  :  Mourir  en  combattant  sied  mieux  au 
soldat  que  d'être  libre  dans  la  fuite.  Croyez- 
moi,  le  soldat  doit  plutôt  sentir  la  poudre  que 
l'ambre,  et  si  la  vieillesse  l'atteint  dans  ce  no- 
ble métier,  fùt-il  mutilé  et  couvert  de  blessures, 
au  moins  ne  le  surprendra-t-elle  point  sans 
honneur,  et  ces  marques  glorieuses  le  protége- 
ront contre  le  mépris  qui  s'attache  toujours  à  la 
pauvreté.  Grâce  au  ciel,  on  s'occupe  en  ce  mo- 
ment à  établir  un  fonds  pour  l'entretien  des  sol- 
dats vieux  et  estropiés  ;  car  il  n'était  pas  juste 
de  les  traiter  comme  ces  misérables  Mores  à  qui 
on  donne  la  lilieit(''  quand  l'âge  les  a  rendus 
inutiles,  les  faisant  ainsi  esclaves  de  la  faim 
pour  récompenses  de  leurs  services.  Quant  à 
présent,  mon  ami,  je  n'ai  rien  à  vous  dire 
de  plus,  si  ce  n'est  de  prendre  la  croupe 
de  mon  cheval  jusqu'à  l'hôtellerie,  où  je  veux 
que  vous  soupiez  avec  moi,  et  demain  vous 
continuerez  voire  voyage,  que  je  vous  sou- 
haite aussi  bon  que  le  mérite  votre  louable 
résolution. 

Le  page  s'excusa  de  monter  derrière  don  Qui- 
chotte, mais  il  accepta  l'invitation  à  souper 
avec  force  remerciments.  L'histoire  rapporte 
que  pendant  le  discours  de  son  maître,  Sancho 
disait  en  lui-même  :  Comment  se  pent-il  que 
l'homme  qui  dit  tant  et  de  si  belles  choses, 
comme  celles  qu'il  vient  de  débiter,  soutienne 
avoir  vu  toutes    ces   bèliscs   impossibles   qu'il 


raconte  de  la  caverne  de  .Monlesinos '.'  Par  ma 
foi,  j'en  jette  ma  langue  aux  chiens. 

Ils  arrivèrent  bientôt  à  l'hôtellerie,  et  outre  la 
joie  d'y  arriver,  Sancho  eut  encore  celle  de  voir 
que  son  maître  la  prenait  pour  ce  qu'elle  était, 
et  non  pour  un  chàtean  selon  sa  coutume.  En 
entrant,  don  Quicholte  s'informa  d'un  homme 
qui  portait  des  lances  et  des  hallebardes;  et 
après  (pi'ou  lui  eut  répondu  qu'il  était  à  l'écu- 
rie où  il  arrangeait  son  nuilet,  tous  trois  s'y  ren- 
dirent et  y  attachèrent  leurs  montures. 


CHAriTRK  \XV 

OE    L'AVENTURE    DU    BRAIEMENT    DE    U'AWE.    DE    CELLE    OU    JOUEUR 

DE    MARIONNETTES, 

ET    DES    DIVINATIONS    ADMIRABLES    DU    SINGE 

Don  Quichotte  grillait,  comme  on  dit,  d'impa- 
tience d'apprendre  les  merveilles  que  l'homme 
aux  hallebardes  avait  promis  de  lui  raconter; 
aussi  en  l'abordant  le  somma-t-il  de  tenir  sa 
parole. 

Seigneur,  répondit  celui-ci,  ce  n'est  ni  si  vite, 
ni  sur  les  pieds  qu'on  peut  conter  tout  cela; 
que  Votre  Grâce  me  laisse  achever  de  panser 
mon  mulet,  après  (juoi  je  vous  donnerai  salis- 
faction. 

Qu'à  cela  ne  tienne,  répondit  notre  chevalier, 
et  je  vais  vous  y  aider  moi-même.  Aussitôt  il  se 
mit  à  vanner  l'orge,  à  nettoyer  la  mangeoire  : 
courtoisie  pleine  de  simplicité  qui  lui  gagna  si 
complètement  les  bonnes  grâces  de  l'inconnu, 
que,  sortant  de  l'écurie,  celui-ci  vint  s'asseoir 
sur  le  bord  d'un  puits,  et  là,  ayant  pour  audi- 
toire don  Quichotte,  Sancho,  le  guide,  le  page 
et  l'hôtelier,  il  comn)en(;a  de  la  sorte  : 

Vous  saurez,  seigneurs,  que  dans  un  vijlage 
situé  à  quatre  ou  cinq  lieues  d'ici,  il  arriva 
qu'un  régidor  perdit,  il  y  a  (|uel(jue  temps, 
un  âne,  par  la  faute  ou  plutôt,  dit-on,  par  la 
malice  de  sa  servante;  et  cpielque  diligence 
qu'il  fit  pour  le  retrouver,  il  n'en  put  jamai- 
venir  à  bout.    A   (pilu/e  jmirs  de  là   environ, 


404 


DON    niMCTIOTTE 


comme  il  se  promonait  dans  \o  man-liô,  un  autre 
rég'nlor,  son  voisin,  vini  n  lui  .  Que  nie  ilonne- 
rcz-voiis,  compère,  lui  dit-il,  si  je  vous  apporte 
des  nouvelles  de  votre  âne? 

Tout  ce  que  vous  voudrez,  répondit  le  régi- 
dor;  mais  dites-moi,  je  vous  prie,  qu'en  savez- 
vons? 

Eh  bien,  votre  ànc,  reprit  l'autre,  je  l'ai  ren- 
contré ce  matin,  dans  la  montagne,  sans  1);U, 
sans  licou,  et  si  maigre,  que  c'était  pitié;  j'ai 
voulu  le  chasser  devant  moi,  pour  vous  l'ame- 
ner, mais  il  était  déjà  devenu  si  farouche,  que 
(lès  que  je  m'en  suis  approché,  il  s'est  mis  à 
ruer,  puis  s'est  enfui  dans  le  fourré  le  plus 
épais.  Si  vous  vouiez,  nous  Tirons  chercher  en- 
semble; laissez-moi  seulement  mettre  celte  bour- 
rique à  l'écurie,  et  dans  un  moment  je  suis  n 
vous. 

Vous  me  ferez  grand  plaisir,  répondit  le  ré- 
gidor,  et  en  pareille  occasion  vous  pouvez  conqi- 
fcr  sur  moi. 

C'est  de  cette  façon  que  ceux  qui  savent  l'his- 
toire la  content  mot  pour  mot.  Bref,  nos  dcuv 
régidors  se  rendirent  à  pied  dans  la  montagne, 
vers  l'endroit  où  ils  espéraient  trouver  l'âne? 
et  après  bien  des  allées  et  venues  inutiles  : 
Compère,  dit  celui  (|ui  l'avait  vu,  je  viens  d'i- 
maginer un  bon  moyen  pour  découvrir  votre 
baudet,  fût-il  caché  dans  les  entrailles  de  la 
terre.  Je  sais  braire  à  merveille,  et  pour  peu 
que  vous  le  sachiez  aussi,  l'affaire  est  faite? 

Pour  jicu  (|ue  je  le  sache!  répondit  l'autre 
rcgidor?  sans  vanité  je  ne  le  cède  à  qui  que  ce 
soit,  pas  même  aux  ânes  en  chair  et  en  os. 

Tant  mieux,  lopartille  iiromier  régidor:  nous 
n'avons  donc  qii  à  niinciicr  liiiuuii  de  notre 
côté,  en  faisant  le  tour  de  la  montagne;  vous 
brairez  de  temps  en  temjis,  moi  après  vous,  et 
il  faudra  que  le  diable  s'en  mêle,  si  l'âne  ne  nous 
entend  pas. 

Par  ma  foi,  compère,  dit  le  second  régidor, 
l'invention  est  admirable  et  digne  do  votre  rare 
esprit. 


Sur  ce,  ils  se  séparèrent.  Or,  il  arriva  qu'en 
marchant  ils  se  mirent  à  braire  en  même  temps, 
et  de  telle  sorte  que  chacun  d'eux,  trompé  par 
les  braiments  de  son  compagnon,  courut  à  sa 
voix,  croyant  ipie  l'âne  était  retrouvé;  mais  ils 
furent  bien  étonnés  de  se  rencontrer. 

Serait-il  vrai,  compère,  s'écria  le  premier 
régidor,  «pie  ce  n'est  pas  mon  âne  que  j'ai  en- 
tendu : 

Non,  vraiment,  c'est  moi,  répondit  le  voisin. 

Vous?  repartit  le  régidor,  est-il  possible  ?  Ali  ! 
je  dois  l'avouer,  il  n'y  a  aucune  différence  entre 
vous  et  un  âne,  au  moins  en  l'ait  de  braiments  ; 
de  ma  vie  je  n'ai  entendu  rien  de  semblable. 

Vous  vous  moquez,  reprit  l'autre  ;  ces  louanges 
vous  appartiennent  plus  qu'à  moi,  et  sans  flat- 
terie, vous  feriez  laleçon  aux  meilleurs  maîtres; 
vous  avez  la  voix  forte,  l'haleine  longue  et  vous 
faites  les  roulements  à  merveille.  En  vérité,  je 
me  rends,  et  je  dirai  partout  que  vous  en  savez 
plus  que  tous  les  ânes  ensemble. 

Trêve  de  louanges,  compère,  dit  le  régidor  ; 
je  ne  me  reconnais  pas  tant  de  mérite  qu'il  vous 
plaît  de  m'en  accorder,  mais  après  ce  que  vous 
venez  de  dire,  je  m'estimerai  désormais  davan- 
tage. 

11  faut  avouer,  dit  son  compagnon,  qu'il  y  a 
bien  des  talents  perdus  dans  le  monde,  faute 
d'avoir  l'occasion  de  s'en  servir. 

,Ie  ne  sais  guère  à  quoi  peut  servir  celui  que 
nous  avons  montré  tous  deux,  répondit  le  ré- 
gidor, si  ce  n'est  en  pareille  circonstance. 

Après  CCS  conqiliments  ils  se  sé|)arèrcnt  de 
nouveau,  et  se  mirent  à  chercher  en  brayant  de 
plus  belle;  mais  ils  ne  faisaient  que  se  tromper 
â  (  lia(pie  pas  et  couraient  i  un  vers  l'autre, 
croyant  toujours  que  c'était  l'âne,  jusqu'à  ce 
qu'enlin  ils  convinrent  de  braire  deux  fois  de 
suite,  pour  indiquer  ([uc  c'était  eux.  De  cette 
manière  ils  firent  le  tour  de  la  montagne,  tou- 
jours brayant,  mais  toujours  iiuitiiement;  l'âne 
ne  répondait  rien.  En  effet,  comment  cùt-eile 
répoiiiln,  la  pauvre  bèlc,  pnis(|u'ils  finirent  par 


[tK    I,A    M  ANC  II  i:. 


Wi 


Au^silùt  il  .-c  mit  à  vanner  l'orge  avec  une  courtoise  pleine  de  siniplicité  (page  103). 


hi  trouver  dans  le  fourni  le  plus  épais,  à  demi 
mangée  par  les  loups? 

Je  m'étonnais  bien  qu'il  ne  répondît  pas,  dit 
son  maître  en  le  vovaut,  car  il  n'oùl  pas  manqué 
de  le  faire,  s'il  nous  eût  entendus  braire,  ou  il 
n'aurait  [)as  été  un  àne.  Après  tout,  compère,  je 
tiens  pour  bien  employé  le  temps  que  j'ai  mis  à 
vous  entendre,  car  ce  plaisir  compense  pour 
moi  la  perte  de  ma  bête. 
.  A  la  bonne  heure,  répondit  l'autre;  mais  si 
le  curé  chante  bien,  son  vicaire  ne  lui  cède  en 
rien. 

Enfin  ils  s'en  retournèrent  au  village,  tristes 
et  enroués,  et  ils  contèrent  à  leurs  amis  ce 
qui  venait  do  leur  arriver,  se  donnant  l'un  à 
l'autre  de  grandes  louanges  sur  leur  habileté  à 
braire. 

Tout  cela  se  sut  et  se  répandit  dans  les  vil- 
lages voisins;  aussi  le  diable,  qui  ne  dort  jamais 


et  qui  ne  demande  que  plaies  et  bosses,  fit  si 
bien,  que  les  habitants  de  ces  villages,  quand 
ils  rencontraient  quelqu'un  du  nôtre,  lui  allaient 
braire  au  nez,  pour  se  moquer  de  nos  régidors. 
Les  enfants  mêmes  se  sont  mis  de  la  partie,  au 
point  que  les  gens  de  notre  village  sont  à  cette 
heure connuscomme  les  nègres  parmi  les  blancs. 
Mais  ce  n'est  pas  tout  :  la  raillerie  a  été  si  avant, 
que  railleurs  et  raillés  en  sontsouvent  venus  aux, 
coups,  sans  s'inquiéter  ni  du  roi  ni  de  la  jus- 
tice; et  je  crois  que  demain  ou  après-demain, 
pas  plus  tard,  nos  gens  iront  combattre  ceux 
d'un  autre  village  qui  est  à  deux  lieues  d'ici,  parce 
que  ce  sont  ceux  qui  1rs  persécutent  le  plus; 
et  c'est  pour  ce  combat  que  je  viens  d'acheter 
les  lances  et  les  hallebardes  que  vous  avez  vues. 
Voilà,  seigneurs,  les  merveilles  que  j'avais  à 
vous  conter,  je  n'en  sais  point  d'autres. 

En  cet  instant,  parut  à  la  porto  de  l'iiôtelle- 


40G 


DON    QUICHOTTE 


rie  un  lioiiiiiie  lial)illé  de  peau  de  chamois,  bas, 
chausses  et  pourjioint. 

Seit;nour  liôtelier,  dil-il  en  clevaiil  la  voix,  v 
a-t-il  place  au  logis?  voici  venir  le  singe  qui 
devine,  et  le  tableau  de  la  liberté  de  Méli- 
sandre. 

Comment,  reprit  l'hôtelier,  c'est  maître 
Pierre  I  Mort  do  ma  vie  !  nous  nous  divertirons 
joliment  ce  soir.  Que  maître  Pierre  soit  le  liieu- 
venu  !  Où  donc  sont  le  singe  et  le  tableau?  Je  ne 
les  VOIS  point. 

Ils  ne  sont  pas  loin,  répondit  maître  Pierre; 
j'iii  |iris  les  devants  pour  savoir  s'il  y  avait  de 
quoi  loger? 

Pour  loger  maître  Pierre,  je  refuserais  le  duc 
d'Alliecn  personne,  dit  l'hôtelier  ;  faites  venir 
le  singe  et  le  tableau,  il  y  a  ici  des  gens  qui  en 
payeront  la  vue  bien  volontiers. 

Kl  moi,  repartit  maître  Pierre,  j'en  ferai  meil- 
leur marché,  à  cause  de  l'honorable  compagnie; 
pourvu  (pie  je  retire  mes  frais,  je  me  trouvcrni 
content.  Je  m'en  vais  chercher  la  ciiarretle,  et 
dans  un  moment  je  suis  à  vous. 

J'avais  oiLblié  de  dire  que  ce  maître  l'ierie 
avait  l'œil  gauche  couvert  d'un  emplâtre  de  talfe- 
las  verl  (|iii  lui  cachait  la  moitié  du  visage;  ce 
qui  faisait  penser  qu'il  devait  avoir  ce  côté-là 
endommagé. 

Don  (juicholle  denianda  à  l'iiolciier  qui  était 
ce  maître  Pierre,  et  ce  qu'élaienl  son  singe  et 
son  tableau. 

C'est,  répondit  l'hôtelier,  un  excellent  joueur 
de  marionnettes,  qui  depuis  quelque  temps  par- 
court la  province,  monlrant  un  tableau  de  .Mé- 
lisaudre  délivré  par  don  Galiferos,  et  c'est  bien 
la  |iliis  iiierveilliuse  peinture  qu'on  ait  vue  de- 
puis longtemps  dans  tout  le  pays.  Il  mène  avec 
lin  un  singe  admirable,  et  (|ui  n'a  jamais  eu 
son  pareil.  Lui  l'ail-on  une  question,  il  commence 
par  écouler,  puis  après  avoir  réiléchi  quehiue 
temps,  il  saule  sur  l'épaule  de  son  maître,  et 
lui  dit  la  réponse  à  la  ipiesticui  ;  ré|)(iiise  ipie 
maître  Pierre  l'épélc  tout  haut  sur-le-champ.   Il 


connaît  mieux  les  choses  passées  que  celles  de 
l'avenir,  cl  (pioiqu'ii  ne  rencontre  pas  toujours 
jusie,  il  se  tiompe  rarement,  si  bien  que  cela 
fait  croire  à  beaucoup  de  gens  qu'il  a  un  démon 
dans  le  corps.  On  donne  deux  réaux  pour  chaque 
question,  si  le  singe  ré|)ond,  ou,  pour  mieux 
dire,  si  maître  Pierre  répond  après  que  le  singe 
lui  a  parlé  à  l'oreille  :  de  sorte  que  ce  maître 
Pierre  passe  pour  être  fort  riche.  C'est  un 
bon  compagnon;  il  parle  plus  que  six  et  boit 
comme  douze;  en  un  mot,  il  mène  la  plus 
joyeuse  vie  du  monde,  et  tout  cela  grâce  à  son 
industrie. 

Là-dessus,  maître  Pierre  arriva  avec  la  char- 
rette et  le  singe,  qui  était  très-grand,  sans 
queue,  les  fesses  pelées,  et  fort  plaisant  à  voir. 
A  peine  don  Quichotte  l'eùt-il  aperçu,  que, 
poussé  par  l'impatience  (ju'il  avait  de  tout  con- 
naître, il  lui  dit  :  Maître  devin,  quel  poisson 
prenaiis-iuiKs'?  que  doit-il  nous  arriver?  tenez, 
voilà  mes  deux  réaux.  Et  il  fil  signe  à  Sancho 
de  les  donner  à  maître  Pierre  ;  celui-ci  prenant 
la  parole  pour  son  singe  :  Seigneur,  cet  animal 
ne  sait  rien  de  l'avenir,  comme  je  vous  l'ai 
déjà  dit;  il  ne  parle  (juc  du  passé  cl  un  |>eu  du 
présent. 

Pardieu,  reprit  Sancho,  du  diable  si  je  don- 
nerais un  maravédis  pouraïqircnidre  ce  qui  m'est 
arrivé  :  qui  csl-ce  (pii  le  sait  mieux  fpie  moi?  il 
faudrait  que  ji;  fusse  bien  fou  (pic  de  bailler 
pour  cela.  Mais  puisiiiie  le  seigneur  singe  con- 
naît le  présent,  voilà  mes  deux  réaux  :  qu'il 
me  dise  ce  que  fait  Thérèse  Panza  ma  femme, 
et  à  quoi  elle  s'occupe  en  ce  moment. 

Maître  Pierre  rcpoiuiit  ipi'il  ne  recevait  point 
d'argent  par  avance,  (]u'il  fallait  attendre  la  ré- 
ponse du  singe.  Il  frappa  deux  coups  sur  son 
épaule  gauche,  le  singe  s'élan(;a  et  s'approchant 
de  l'oreille  de  son  maître,  il  cominem.a  à  re- 
muer les  mâchoires,  comme  s'il  eût  marmotté 


*  Kxpro>si(m  ihilioniK?,  pirlLM?  [>.ir  C(*rvanlo<i  à  don  (Jiiiclioilo. 
(|iii  r<|iilviiiil  i  ci'llp  lociilinii  fiaiiçaisr».  i  Oiidlc  nnpiiillp  --oiis 
roclic?  » 


DE    I.A    MANCHE. 


407 


qiiolqiip  chose,  puis,  au  bout  d'un  credo,  il 
Miuta  |);ir  terre.  .\ussitôt  ni;ulro  Pieiie  courut 
s'agiMiduiller  ilovanl  don  Ouiclioltc,  cl  lui  cui- 
brassant  les  deux  jambes  : 

J'embrasse  ces  jambes  avec  plus  de  joie  que 
je  n'embrasserais  les  colonnes  d'Hercule,  s'ocria- 
t-il.  0  restaurateur  insigne  de  l'oubliée  cheva- 
lerie errante  !  ô  illustre  chevalier,  jamais  assez 
dignement  loué,  i'aincux  don  Quichotte  de  la 
Manche,  appui  des  faibles,  soutien  de  ceux  qui 
chancellent,  bras  qui  relève  les  abattus,  en  un 
mot,  renfort  de  tous  les  nécessiteux. 

Don  (Juichotto  demeura  très-surpris,  Sancho 
plein  de  frayeur,  le  guide  et  le  page  en  ad- 
miration ;  bref,  les  cheveux  en  dressèrent  à 
tous  ceux  qui  étaient  présents.  Maître  Pierre, 
sans  se  troubler,  continua  ainsi  :  Et  toi,  ô  bon 
Sancho  Panza  I  le  meilleur  écuyer  du  meilleur 
chevalier  du  monde,  réjouis-toi  ;  ta  Thérèse  s'oc- 
cupe à  l'heure  qu'il  est  de  Hier  une  livre  d'é- 
toupes;  à  telles  enseignes  qu'elle  a  près  d'elle 
une  jarre  ébréchée  par  le  haut,  remplie  de  deux 
pintes  de  bon  vin,  qui  lui  sert  à  se  délasser  de 
son  travail. 

Oh  !  pour  cela,  je  le  crois  aisément,  repartit 
Sancho,  c'est  une  vraie  bienheureuse,  et  n'était 
sa  jalousie,  je  ne  la  troquerais  pas  pour  la  géante 
Andandona,  qui,  suivant  mon  maître,  fut  une 
femme  très-entendue  et  de  grand  mérite.  Ma 
Thérèse  est  de  celles  qui  ne  se  laissent  manquer 
de  rien,  dussent  en  pâlir  leurs  héritiers. 

C'est  avec  raison  qu'il  est  dit  :  on  s'instruit 
beaucoup  en  voyageant,  reprit  notre  chevalier  ; 
qui  se  serait  jamais  douté  qu'il  y  a  des  singes 
qui  devinent!  Par  ma  foi,  je  ne  le  croirais  point 
si  je  ne  l'avais  vu  de  mes  yeux.  En  effet,  sei- 
gneurs, poursuivit-il,  je  suis  ce  même  don  Qui- 
chotte de  la  Manche,  qu'a  dit  ce  bon  animal,  au 
mérite  près,  sur  lequel  il  s'est  un  peu  trop 
étendu;  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  je  rends  grâces 
au  ciel  de  mavoir  donné  un  bon  cœur,  et  le 
désir  d'être  utile  à  tout  le  monde. 

Si  j'avais  de  l'argent,  dit  le  page,  je  dciuan- 


deiais  au   singe   de  m'apprendre  ce  (pii   dnjl 
lu'arriver  dans  mon  vovage. 

Seigneurs,  répondit  maître  Pieire,  je  vous  ai 
déjà  dit  (pic  niiiii  singe  ne  savait  rii'ii  de  l'ave- 
nir :  s'il  en  avait  connaissance,  vous  n'auriez 
pas  besoin  d'argent  pour  cela,  car  il  n'est  rien 
que  je  ne  fusse  disposé  à  laire  en  considération 
du  seigneur  don  Quichotte,  dont  j'estime  l'ami- 
tié plus  ipie  tous  les  trésors  du  monde.  Aussi, 
pour  If  lui  témoigner,  je  vais  préparer  mon 
tiiéàtrc,  et  en  donner  gratis  le  diverlissenicnl  à 
la  compagnie. 

L'hôtelier,  tout  joyeux,  indiqua  l'endroit  où 
Ton  pouvait  dresser  le  théâtre;  ce  (]iii  l'ut  fait 
en  un  instant. 

Iton  Quicliolle  avait  jieine  à  comprendre  qu'un 
singo  devinât  et  fit  des  réponses  ;  il  se  relira  avec 
Sancho  dans  un  coin  de  l'écurie  pendant  que 
maître  Pierre  s'occupait  de  ses  préparatifs,  cl 
voyant  (|ue  personne  ne  pouvait  les  entendre  : 
Sancho,  lui  dit-il,  j'ai  pensé  et  repensé  à  l'é- 
tonnante habileté  de  ce  singe,  et  pour  mon 
i  compte  je  suis  très-porté  à  croire  que  son  mai- 
j  Ire  a  fait  quelque  pacte  ou  convention  tacite  avec 
le  démon. 

Oh  !  je  gagerais  bien,  répondit  Sancho,  qu'ils 
n'ont  point  dit  leur  bénédiciti'  avant  de  faire 
cette  collation;  mais,  seigneur,  à  quoi  sert  à  ce 
maître  Pierre  d'avoir  fait  un  pacte  avec  le 
diable? 

Tu  ne  m'as  pas  compris,  reprit  don  Qui- 
chotte :  je  veux  dire  que,  par  un  pacte,  le  dia- 
ble est  convenu  de  donner  ce  talent  au  singe, 
pour  enrichir  le  maître  qui,  plus  lard  en  re- 
tour, devra  livrer  son  âme  au  diable,  but  ijuc 
poursuit  sans  cesse  cet  ennemi  du  genre  hu- 
main. Ce  qui  me  le  fait  jienser,  c'est  que  le 
singe  ne  parle  que  du  passé  et  du  présent,  car 
là  se  borne  toute  la  science  du  démon,  qui  ne 
sait  rien  de  l'avenir,  si  ce  n'est  par  quelques 
conjectures,  et  encore  se  trompe-t-il  souvent, 
Dieu  seul  s'étanl  réservé  la  connaissance  de 
toutes  choses.  Cela  étant,  il  est  clair  que  le  singe 


408 


DON    OUICIIOTTE 


ne  parle  qu'avec  le  secours  du  diable,  et  je  suis 
éloiuié  (|u'on  n'ait  point  encore  déleré  ce  niaî- 
Irc  Piene  au  .saint-of'lice,  pour  lui  l'aire  aMiucr 
en  verlu  dn  (juoi  son  singe  devine.  Après  tout, 
ni  son  maître  ni  lui  ne  sont  prophètes,  ils  ne 
sont  point  non  jilus  tireurs  d'horoscopes,  si  ce 
n'est  peut-être  à  la  manière  dont  tout  le  monde 
s'en  mêle  aujourd'hui  en  Espagne,  même  les  sa- 
vetiers et  les  laquais,  ipii,  par  leurs  mensonges 
et  leur  ignorance,  sont  parvenus  à  discréditer 
l'astrologie  judiciaire,  cette  science  merveilleuse 
et  inci'fahle. 

A  propos  d'astrologie,  cela  me  rappelle  cette 
femme  de  qualité  (jui  demandait  à  un  de  ces 
tireurs  d'horoscojies,  si  une  petite  cIiiiMiiic 
qu'elle  avait  deviendrait  pleine,  si  elle  mctlrait 
bas,  de  quelle  couleur  seraient  ses  petits,  et  quel 
en  serait  le  nombre.  Notre  liomuie,  après  avoir 
interrogé  sa  ligure,  répondit  ipic  la  cliiemie 
aurait  trois  chiens,  l'un  verl,  Tautre  ronge  et  le 
troisième  mêlé,  pourvu  toutefois  qu'elle  fût  cou- 
verte le  lundi  ou  le  samedi,  entre  onze  et  douze 
heures  du  jour  ou  de  la  nuit.  Eli  bien,  la  petite 
chienne  mourut  au  bout  de  trois  jours,  et  la 
prédiction  ne  laissa  |)as  de  mettre  l'astrologue 
en  grande  réputation  d'habileté. 

Malgré  tout,  seigneur,  reprit  Sancho,  je  vou- 
drais bien  faire  demander  au  singe  si  ce  que 
vous  avez  raconté  de  la  caverne  de  Montcsinos 
est  véritable  ;  |)our  moi,  je  pense,  soit  dit  sans 
vous  offenser,  (jue  ce  sont  autant  de  rêveries, 
ou  tiiiil  ;ui  niiiins  des  visions  (]ue  vous  aiuez 
eues  en  dormant. 

Tout  est  possible,  répondit  don  Ouichotte  ;  je 
le  demanderai  pour  te  faire  [)laisir,  bien  que 
j'en  éprouve  quebjne  scrupule. 

Ils  eu  étaient  là,  ([uand  mailic,  Pierre  vint 
chercher  don  (Jiiicliotte,  disant  que  son  théâtre 
était  prêt  et  qu'on  n'attendait  que  Sa  Grâce  pour 
commencer,  \otre  héros  lui  répondit  qu'avant 
tout  il  voulait  faire  une  question  au  singe,  cl 
savoir  si  certaines  choses  qui  bu  étaient  arri- 
vées dans  un  souterrain,  appelé  la  caverne  de 


Montesinos,  étaient  vision  ou  réalité,  lui-même 
croyant  ([u'il  y  avait  à  la  fois  un  peu  de  tout 
cela.  .Maître  Pierre  alla  aussilùt  chercher  son 
singe  :  Savant  singe,  lui  dit-il,  l'illustre  cheva- 
lier qui  est  devant  vous  désire  savoir  si  certaines 
choses  qui  lui  sont  arrivées  dans  la  caverne  de 
Montesinos  sont  fausses  ou  vraies.  Au  signal  ac- 
coutumé, le  singe  sauta  sur  l'épaule  gauche  de 
son  maître,  puis  après  avoir  quelque  temps  re- 
mué les  mâchoires,  comme  s'il  lui  eût  ])arlé  à 
l'oreille,  il  s'élança  à  terre.  Aussitôt  maître 
Pierre  dit  à  don  Quichotte  :  Seigneur  chevalier, 
le  singe  répond  qu'une  partie  des  merveilles 
que  vous  avez  vues  dans  la  caverne  est  vraisem- 
blable, et  l'autre  douteuse  :  c'est  tout  ce  qu'il 
|)eut  en  dire.  Si  vous  voulez  en  savoir  davantage, 
il  satisfera  vendredi  prochain  aux  questions  que 
vous  lui  adresserez;  ([uaiit  à  présent,  sa  faculté 
divinatrice  est  suspendue. 

Avais-je  tort  de  dire,  seigneur,  repartit  San- 
cho, que  ces  aventures  n'étaient  pas  toutes  vé- 
ritables? Par  ma  foi,  il  s'en  faut  de  plus  de  la 
moitié. 

La  suite  nous  l'apprendra,  répondit  don  Qui- 
chotte; car  le  temps,  grand  découvreur  déten- 
tes choses,  n'en  laisse  aucune  sans  la  traîner  à 
la  lumière  du  soleil,  fût-elle  cachée  dans  les  pro- 
fondeurs de  la  terre.  Mais,  brisons- là  pour 
l'heure,  et  voyons  le  tableau  de  maître  Pierre; 
je  suis  persuadé  qu'il  nous  jiréscntcra  (|uel(|uc 
chose  de  curieux. 

Comment,  quehpie  chose!  répliqua  maître 
Pierre  ;  dites  cent  mille  choses  ;  seigneur  che- 
valier, il  n'y  a  rien  aujourd'hui  qui  mérite  plus 
votre  attention.  .\u  surplus,  ojH-iihiis  rrcdile, 
non  Vi'rhis,  c'est-à-dire  mettons  la  main  à  l'œu- 
vre, car  il  se  fait  tard,  et  nous  avons  beaucoup 
à  faire  voir  et  à  explicpier. 

Pou  Ouichiitte  et  Sancho  le  suivirent  dans  la 
chambre  où  était  dressé  le  théâtre,  éclairé  d'une 
foule  de  iictites  bougies  ;  maître  Pierre  passa 
derrière  le  tableau,  parce  (|ue  c'était  lui  (|ui 
faisait  jouer  les  ligures;  en  avant  se  tenait  un 


m-:    I.A    MANCIIK. 


il'J 


Pins,  s.  Raçon  el  C*.  imp.  F-itne,  Joutbi  et  C",  «dil. 

Au  signal  accouiumé,  le  singe  saula  sur  l'épaule  de  son  mailic  uiajje  lOS). 


petit  garçon  pour  servir  d'interprèle,  et  annon- 
cer avec  une  baguette  les  mystères  de  la  re|)ré- 
sentation.  Enfin,  la  compagnie  s'élant  placée, 
le  spectacle  commença. 


CHAPITRE  XXVI 

oc    LA    REPRESENTATION    DU   TABLEAU, 
AVEC   D'AUTRES  CHOSES  QUI    NE   SONT    PAS    EN   VERITE    MAUVAISES 

Tous  se  lurent,  Tyriens  et  Troyens  '  :  je  veux 
dire  que  les  spectateurs,  les  yeux  fixés  sur  le 

*   Uéiiiinisc'cncc   du    cnitimcnicinent    du    second    chant  de 
\'t!iiciiJe  :  l'.onliciiere  oiiitirs.  de.,  elc. 


théâtre,  étaient  suspendus  à  la  bouche  de  l'ex- 
plicateur  de  ces  merveilles,  ([uand  tout  à  coup 
on  entendit  un  grand  bruit  de  limballcs  et  de 
trompettes;  puis,  après  deux  ou  trois  décharges 
d'artillerie,  le  petit  garçon  qui  servait  d'inter- 
prète éleva  la  voix  en  disant  :  Cette  histoire  vé- 
ritable que  nous  allons  représenter  devant  vous 
est  tirée  mot  pour  mol  des  chroniques  de 
France  et  des  romances  espagnoles,  que  tout  le 
monde  sait  et  que  les  cnfanls  chantent  par  les 
rues.  .Nous  allons  voir  coinrncnl  don  Galiferos 
délivra  la  belle   Mélisandrc,  son  épouse,  que 


410 


DON    nilICIIOTTK 


les  Mores  tciiuipTil  caplivc  dans  la  cilt'  de  Saii- 
suoiia,  appelée  aiijourd'lnii  Sarragossc.  Rcgai- 
dc/.  liioii,  seigneurs  ;  voici  don  Galil'eros  i|ui  s'a- 
muse à  jouer  au  trictrac,  ne  pensant  déjà  plus 
à  sa  femme,  comme  le  dit  la  romance. 

Cet  autre  personnage,  le  plus  grand  de  tous, 
couronne  en  tête  et  sceptre  à  la  main,  est  le 
grand  empereur  Cliarlemagne,  père  putatif  de 
la  belle  Mélisandre.  Fort  mécontent  de  la  non- 
chalance de  son  gendre,  il  vient  lui  en  faire 
des  reproches.  Remarquez,  je  vous  prie,  comme 
il  le  gourmande;  ne  dirail-on  pas  qu'il  a  en- 
vie de  lui  casser  la  tète  avec  sou  sceptre? 
Certains  auteurs  prétendent  môme  qu'il  lui 
en  donna  cinq  ou  six  horions  bien  appliqués, 
après  lui  avoir  remontré  le  tort  qu'il  se  faisait 
en  ne  portant  point  secours  à  sa  femme.  Consi- 
dérez comment,  après  une  bonne  poignée  d'a- 
vertissements, l'empereur  lui  tourne  le  dos;  et 
comment  don  Galil'eros,  tout  dépité,  renverse  la 
table  et  le  trictrac,  fait  signe  qu'on  lui  apporte 
ses  armes,  et  prie  son  cousin  Roland  Je  lui  prê- 
ter sa  bonne  épéeDurandal.  Roland  ne  veut  pas 
la  lui  prêter,  et  offre  à  son  cousin  (Je  l'acconn- 
pagner;  mais  don  Galiferos  refuse  en  disant 
qu'il  suffit  seul  pour  tirer  sa  femme  de  capti- 
vité, fiU-elle  à  cent  cinquante  lieues  par  delà 
les  antipodes.  Voyez  comme  il  s'empresse  de 
s'armer  pour  se  mettre  en  route  à  l'instant 
même. 

Maintenant,  seigneurs,  tournez  les  yeux  vers 
cette  tour  qui  est  là-bas;  c'est  une  des  tours  de 
l'alcazar  de  Saragossc,  (|w'on  a|ipelie  aujour- 
d'hui Aljaferia.  Cette  dame,  (juc  vous  voyez  sur 
ce  balcon,  vêtue  à  la  moresque,  est  la  sans  pa- 
reille Mélisandre,  qui  venait  souvent  s'y  placer 
pour  regarder  du  côté  de  la  France,  et  se  conso- 
ler ainsi  de  sa  captivité  par  le  ressouvenir  de 
son  cher  mari  et  de  la  bonne  ville  de  Taris.  Oli! 
c'est  ici,  seigneurs,  qu'il  faut  considérer  avec 
attention  une  chose  nouvelle,  et  qu'on  n'a  peut- 
être  jamais  vue.  N'apercevez-vous  pas  un  .More 
qui  s'en  vient  tout  doucement  le  doigt  ^ur  la 


bouche'.'  Le  voyez-vous  se  glisser  derrière  Méli- 
sandre? Le  voilà  qui  lui  frappe  sur  ré|iauie? 
Mélisandre  tourne  la  tète,  et  le  More  lui  donne 
un  baiser.  Voyez  comme  la  l)elle  s'essuie  les  lè- 
vres avec  la  manche  de  sa  chemise  I  comme  elle 
se  lamente!  la  voilà  toute  en  pleurs,  qui  arra- 
che ses  beaux  cheveux  blonds,  comme  s'ils 
étaient  coupables  de  l'affront  que  le  More  vient 
de  lui  faire.  Voyez  aussi  ce  grave  personnage  à 
turban  qui  se  promène  dans  cette  galerie.  Ce 
grav(!  personnage,  c'est  Marsile,  roi  de  San- 
suena,  qui,  s'élant  aperçu  di^  rins(ilence  du 
More,  et  sans  considérer  que  c'est  son  parent  ci 
l'un  de  ses  favoris,  le  fait  saisir  par  les  archers 
de  sa  garde,  et  commande  (ju'on  le  promène 
dans  toutes  les  rues  et  par  toutes  les  places  pu- 
bliques de  la  ville,  avec  unécriteau  devant  et  un 
autre  derrière,  et  qu'on  lui  appli(juc  deux  cents 
coups  de  fouet. 

Voyez  maintenant  comment  les  archers  sor- 
tent ponr  exécuter  la  sentence  aussitôt  qu'elle 
est  prononcée,  parce  que  chez  les  Mores  il  n'y  a 
ni  information,  ni  confrontation,  ni  appel. 

Holà,  l'ami,  s'écria  don  Quichotte,  suivez  vo- 
tre histoire  en  droite  ligne,  sans  prendre  de 
chemin  de  traverse;  car  pour  tirer  au  clair  une 
vérité,  il  faut  bien  îles  preuves  et  des  sur- 
preuves. 

Petit  garçon,  répliqua  de  derrière  son  ta- 
bleau maître  l'ierre,  fais  ce  (|ue  le  dit  ce  bon 
seigneur,  sans  t'amuser  à  battre  les  buissons  : 
poursuis  Ion  chemin  et  ne  l'occupe  pas  du 
reste. 

Le  jeune  garçon  reprit  :  Celui  qui  se  présente 
là,  à  cheval,  cou  vert  d'une  cape  de  Réarn,  c'est  don 
Galil'eros  enpersoime,  à  qui  la  belle  Mélisandre, 
;qiai>ée  par  le  châtiment  du  More  amoureux, 
paiie  ilu  haut  do  la  tour;  croyant  (|ue  c'est 
(pielipu'  voyageur  étranger  :  Chevalier,  lui  dit- 
elle,  si  vousallez  en  France,  informez-vous  de  don 
Galiferos.  Je  ne  vous  rapporte  point  tout  leur 
entretien,  jiarce  que  les  longs  discours  sont  en- 
miviiiv  ;  il  '^iillit  de  savoir  coniiiicnt    don  Gali- 


DE  LA   HANCHE. 


411 


l'cros  se  fait  reconiiiiilro,  cl  comment  MélisuiiJie 
montre,  |)ar  les  transports  auxqnels  elle  se  livre, 
(|n'olle  l'a  reconnu,  surtout  maintenant  (|u'on 
la  voit  se  ylisser  du  lialcon,  pour  se  mettre  en 
croupe  sur  le  cheval  de  son  époux  bicn-aimc. 
Mais  le  malheur  poursuit  toujours  les  gens  de 
bien.  Voilà  Mélisandre  arrêtée  par  sa  jupe  à  un 
des  fers  du  balcon  ;  elle  reste  suspendue  en 
l'air  sans  pouvoir  atteindre  le  sol.  llélas  !  com- 
ment fera-t-elle,  et  qui  la  secourra  dans  un  si 
grand  péril?  Voyez,  pourtant,  seigneurs,  que 
le  ciel  ne  l'abandonne  point  dans  un  danger  si 
pressant  ;  car  don  Galil'eros  s'approche,  et  sans 
nul  souci  de  gâter  sa  riche  jupe,  il  tire  sa 
femme  eu  bas,  et  malgré  tous  ces  empêche- 
ments il  la  débarrasse,  et  la  met  aussitôt  en 
croupe,  à  califourchon,  comme  un  homme,  l'a- 
vertissant de  l'embrasser  fortement  par  le  milieu 
du  corps,  crainte  de  tomber,  car  elle  n'était  pas 
habituée  à  chevaucher  ainsi.  N'est-ce  pas  mer- 
veille d'entendre  ce  cheval,  qui  témoigne  par 
ses  hennissements  combien  il  a  de  joie  d'em- 
porter son  maître  et  sa  maîtresse  ?  Voyez  comme 
ils  s'éloignent  de  la  ville,  et  prennent  gaiement 
le  chemin  de  Paris.  Allez  en  paix,  ô  couple  de 
véritables  amants  !  arrivez  sains  et  saufs  dans 
votre  chère  patrie  ;  puisse  la  mauvaise  fortune 
ne  pas  mettre  obstacle  à  votre  vovage,  que  vos 
parents  et  vos  amis  vous  voient  jouir  d'une  paix 
tranquille  le  reste  de  vos  jours,  et  que  ces 
mômes  jours  puissent  égaler  ceux  de  Nestor. 

En  cet  endroit,  maître  Pierre  éleva  de  nou- 
veau la  voix  :  Doucement,  pelit  garçon,  lui  cria- 
l  il  ;  ne  montez  pas  si  liaut,  la  chute  en  de- 
viendrait plus  lourde. 

L'interprète  continua  sans  répondre  :  Il  ne 
manqua  pas  d'yeux  oisifs,  car  il  y  en  a  pour 
tout  voir,  qui  s'aperçurent  de  la  fuite  de  Méli- 
sandre, el  qui  en  donnèrent  incontinent  avis  au 
roi  Marsile,  qui  lit  aussitôt  donner  l'alarme.  Ne 
(lirait-on  pas  que  la  ville  est  près  de  s'abîmer 
sous  le  bruit  des  cloches  qui  retentissent  dans 
toutes  les  mosciuées '.' 


Oh  !  pour  ce  qui  est  des  cloches,  observa  don 
(juichotte,  maître  Pierre  se  trompe  lourdement: 
les  Mores  n'en  ont  (loinl  ;  ils  ne  se  serve.nt  (pic 
de  tambours  et  de  timbales,  et  de  certaines 
dulzaiiia,  qui  ressemblent  beaucoup  à  nos  clai- 
rons ;  faire  sonner  les  cloches  à  Sansuena  est 
un  énorme  anachronisme. 

Ke  vous  iiKiuiélez  pas  |)our  si  peu,  seigneur 
chevalier,  reprit  maître  Pierre  :  ne  savez-vous 
pas  que  tous  les  jours  on  représente  en  Espagne 
des  comédies  remplies  de  sottises  et  d'extrava- 
gances, et  qui  n'en  sont  pas  moins  applaudies 
avec  enthousiasme?  Allez  toujours,  |)elit  garçon, 
et  laissez  dire  :  pourvu  (|ue  je  garnisse  mon 
gousset,  je  me  moque  du  reste. 

Pardieu,  maître  Pierre  a  raison,  dit  don 'Jui- 
chotte. 

Or,  voyez,  seigneurs,  poursuivit  l'interprète, 
la  belle  et  nombreuse  cavalerie  qui  sort  de  la 
ville  à  la  poursuite  de  nos  amants;  combien  de 
trompettes  résonnent,  combien  de  timbales  et 
de  tambours  retentissent  de  toutes  parts!  Pour 
moi,  je  crains  bien  qu'on  ne  les  rattrape,  et  que 
nous  ne  les  voyions  ramener  attachés  à  la  queue 
des  chevaux  ;  ce  qui  serait  un  épouvantable  spec- 
tacle. 

Don  Quichotte,  comme  réveillé  par  ces  pa- 
roles, voyant  cette  multitude  de  Mores  et  enten- 
dant tout  ce  tapage,  crut  en  effet  qu'il  était 
temps  de  secourir  ces  amants  fugitifs,  il  se  leva 
brus(iuement,  et  s'écria  tout  hors  de  lui  :  Pour 
qui  me  prend-on  donc  ici"?  sera-t-il  dit  que, 
moi  présent  et  vivant,  on  aura  fait  violence  à 
un  si  fameux  chevalier  que  don  Galiforos?  Ar- 
rêtez, canaille  insolente,  et  ne  soyez  pas  assez 
hardis  pour  oser  passer  outre,  ou  vous  aurez 
affaire  à  don  Quichotte  de  la  Manche. 

Ce  disant,  il  tire  son  épée,  d'un  bond  atteint 
le  théâtre,  et  commence  à  tomber  sur  la  foule 
des  Mores  avec  une  fincur  inouïe,  pourfendant 
Idusccux  quisctronvontsoussamain.Ens'escri- 
maul  ainsi,  il  porta  un  si  furieux  coup  de  haut 
eu  bas,  (pie  si  le  joueur  de  marionnettes  n'eût 


.'.12 


TON    ODICIIOTTE 


baissé  la  tète,   il    la  lui   ;miai(   fait  sautor  do 
dessus  les  épauii's. 

Que  faites- vous!  seigncnrrlicvalior!  que  faites 
vous?  criait  uiailre  Pierre;  ce  ne  sont  pas  ici  de 
véritables  Mores  :  ne  voyez-vous  pas  que  ce  sont 
(les  figures  de  carton,  et  que  vous  allez  me 
ruiner? 

Les  cris  de  maître  Pierre  n'arrctèrenl  point 
notre  héros.  Tant  qu'il  croit  voir  des  ennemis, 
SCS  coups  tombaient  serrés  comme  la  pluie,  si 
bien  qu'en  moins  d'un  credo  il  mit  le  tableau 
en  pièces,  laissant  le  roi  Marsilc  dangereusement 
blessé,  Charlemagnc  la  tète  fendue,  sans  dis- 
tinguer entre  Mores  ni  chrétiens.  Toulc  l'assis- 
tance se  troubla  ;  le  singe  s'enfuit  et  gagna  le 
toit  de  la  maison, le  guide  trembla,  le  page  resta 
stupélait;  Sancho  lui-même  éprouva  une  grande 
frayeur,  car,  ainsi  qu'il  l'avoua  après  la  tem- 
pête passée,  il  n'avait  jamais  vu  son  maître 
dans  une  |iareillc  colère. 

Enlin,  après  avoir  tout  bouleversé,  don  Qui- 
chotte se  calma  :  Je  voudrais  bien,  dit-il  en 
s' essuyant  le  front,  tenir  à  l'heure  qu'il  est  ces 
gens  qui  ne  veulent  pas  reconnaître  de  quel 
avantage  sont  dans  le  monde  les  chevaliers  er- 
rants. Si  je  ne  m'étais  pas  trouvé  là,  dites-moi, 
je  vous  prie,  ce  qui  serait  advenu  de  don  Gali- 
feros  et  do  la  belle  Mélisandre?  A  coup  sûr  ces 
mécréants  les  auraient  déjà  rattrapés  et  leur 
auraient  fait  un  mauvais  parti.  Vive,  vive  la  che- 
valerie errante,  ajouta-t-il,  en  déjiit  de  l'envie 
et  malgré  l'ignorance  et  la  faiblesse  de  ceux  qui 
n'ont  pas  le  courage  de  se  ranger  sous  ses  lois  ! 
Que  celui  qui  oserait  soutenir  le  conlraiie  pa- 
raisse à  l'instant. 

Ah!  qu'elle  vive,  j'y  consens,  rcpai  lit  maître 
Pierre  d'un  Ion  lamentable:  mais  que  je  meure, 
moi  misérable,  i|ui  \^u\<  bien  rèpi'lcr  i-v  ipiedi- 
sait  le  roi  don  Rodrigue  :  Hier,  j'étais  seigneur  de 
toutes  les  Espagncs,  aujtuird'hui  il  ne  me  reste 
plus  un  jjourc  de  terre.  Il  n'v  a  pas  un  (piarl 
dlii'ure  j'avais  la  plus  licllc  cniir  du  moude,  je 
commandais  à  des  rois  cl  à  des  empereurs,  j'a- 


vais une  armée  iuuonibiable  en  hommes  et  en 
chevaux,  mes  colïres  étaient  |)lcins  de  parures 
magnifiques,  et  me  voilà  dépouillé,  pauvre  et 
mendiant!  me  voilà  surtout  sans  mon  singe, 
qui  était  mon  luiique  ressource;  et  cela  parla 
fureur  inconsidérée  de  c(î  chevalier,  qu'on  dit 
être  le  rempart  des  or|)helins  et  des  veuves,  l'ap- 
|)ui  et  le  réconfort  des  affligés.  Cette  immense 
charité  (pi'on  lui  reconnaît  envers  les  autres, 
il  y  renonce  pour  moi  seul!  Cependant  béni 
soit  Dieu  mille  fois  jusqu'au  trône  de  sa  gloire, 
(]uoi(|u'il  ait  permis  ipie  le  chevalier  de  la  Triste 
Figure  ait  tellement  défiguré  les  miennes,  qu'elles 
méritent  mieux  que  lui-même  de  porter  ce 
nom  ! 

Sancho  se  sentit  tout  attendri  :  Ne  pleurez 
point,  maître  Pierre,  lui  dit-il,  ne  vous  lamen- 
tez point  ;  vous  me  fendez  le  cœur.  Sachez  que 
mon  maître  est  aussi  bon  chrétien  qiie  vaillant 
chevalier  ;  s'il  vient  à  reconnaître  qu'il  vous  a 
lait  le  moindre  dommage,  il  vous  le  payera  au 
centuple. 

Pourvu  que  le  seigneur  don  Quichotte  me  paye 
une  partie  de  ce  que  m'ont  coûté  mes  ligures, 
dit  maiire  Pierre,  je  serai  content  et  il  mettra 
sa  conscience  en  repos  ;  car  on  ne  saurait  sau- 
ver son  âme  si  l'on  ne  répare  le  tort  fait  au 
prochain,  si  l'on  ne  lui  restitue  le  bien  (ju'on 
lui  a  pris. 

Cela  est  vrai,  reprit  don  Quichotte;  mais 
jusqu'à  présent,  maître  Pierre,  je  ne  sache  pas 
avoir  rier.  à  vous. 

Comment!  rien,  seigneur,  repartit  maître 
Pierre  :  et  ces  tristes  débris  que  vous  voyez  gi- 
sants sur  le  sol,  qui  les  a  dispersés,  anéantis, 
si  ce  n'est  la  force  de  votre  bras  invincible'.'  et 
ces  corps  à  ipii  ,i|q>ailiMaieiit-ils,  si  ce  n'est  à 
moi?  ciiliii  (pii  me  faisait  subsister,  si  ce  n'é- 
taient eux? 

Pour  le  coup,  reprit  don  Quicliotle,  je  doute 
moins  que  jani.iis  de  ce  (|iie  j'ai  ré|iélc  si  sou- 
vent :  oui,  les  ciirlianti'iirs  changent  et  boule- 
versent toutes  choses  à  leur  fantaisie  pour  m'a- 


DE    LA    MANCIIK. 


ii: 


Tant  «ju'll  <  i'  Il  voH  y\' 


iilps  loinhcnl  -f ri.'S  rnmnii-  In  pluie  (page    llï) 


buscr  ;  car,  je  vous  le  jure,  seigneurs  qui  m'en- 
tendez, ce  que  j'ai  vu  là  ui'a  semblé  réel  et  con- 
stant, comme  au  ieinps  de  Cliarlemage;  j'ai 
pris  cette  Mélisandrc  pour  Mclisandrc,  donGali- 
feros  pour  don  Galifcros,  et  Marsile  pour  le  roi 
Marsile  ;  en  un  mot,  les  Mores  pour  les  Mores, 
comme  s'ils  avaient  clé  en  cliair  cl  en  os.  Cela 
étant, je  n'ai  pu  retenir  ma  colère;  et  pour  ac- 
complir le  devoir  de  ma  profession,  qui  m'or- 
donne de  secourir  les  opprimés,  j'ai  lait  ce 
dont  vous  avez  été  témoins  ;  si  les  effets  ne  ré- 
pondent pas  à  mon  intention,  ce  n'est  pas  ma 


faute,  mais  celle  des  enchanteurs  qui  me  persé- 
cutent sans  relâche.  Cependant,  tout  innocent 
que  je  suis  de  leur  malice,  je  me  condamne  à 
réparer  le  dommage  :  que  maître  Pierre  dise  ce 
qu'il  lui  faut  pour  la  perle  de  ses  figures,  et 
je  le  lui  forai  payer  sur-le-champ. 

Je  n'attendais  pas  moins,  dit  maître  Pierre, 
en  s'inclinant  profondément,  de  la  chrétienne 
probité  du  vaillant  don  Quichotte  de  la  Manche, 
le  véritable  soutien  de  tous  les  vagabonds  né- 
cessiteux :  voilà  le  seigneur  hôtelier  et  le  grand 
Sancho  Panza  qui  seront,  s'il  plaît  à  Votre  Sei- 


414 


1>0N    QUICHOTTE 


gnemio,  nindialoiirs  eiilrc  elle  et  moi,  et  qui  ap- 
précieront mes  ligures  brisées. 

J'y  consens  et  de  tout  mon  cœur,  ilitdonQui- 
cliotti". 

Aussitôt  mnitro  Pierre  ramassa  Marsilc,  et 
montrant  (prii  était  sans  fête  :  Vous  voyez  bien, 
seigneurs,  dit-il,  qu'il  m'est  inqjossible  de  re- 
mettre le  roi  de  Saragossc  en  son  premier  élat; 
ainsi  je  crois,  sauf  meilleur  avis,  ([u'on  ne  |Hiit 
me  donner  pour  sa  pcrsoimc  moins  de  quatre 
réaux  et  demi. 

D'accord,  dit  don  (Juicliottc;  passons  à  un 
autre. 

l'our  celte  ouverture  de  haut  en  bas,  conti- 
nua maître  Pierre  en  levant  de  terre  l'empereur 
Cbarlemagne,  serait-ce  trop  de  cinq  réaux  et 
un  quart? 

Ce  n'est  pas  peu,  dit  Sancho. 
Ce  n'est  pas  trop,  repartit  l'hôtelier;   mais 
partageons  le  dilléretld,  et  accordons-lui  cinq 
réaux. 

(ju'on  lui  dofltlo  cinq  réaux  et  le  quart  avec, 
dit  don  Ouicholle  ;  mais  dépêcliez-VouSj  iiiaître 
Pierre  ;  car  il  est  temps  de  souper  ;  et  la  l'aini 
connnence  à  se  faire  sentir. 

Pour  cette  ligure  sans  nez,  avec  un  icil  de 
moins,  qui  est  celle  de  la  belle  Mélisandre,  il 
me  semble,  dit  mailrc  Pierre,  (|uc,  demander 
deux  réaux  et  douze  nuiravédis,  c'est  être  fort 
accommodant. 

Ah!  parbleu,  s'écria  don  (Juicliottc,  ce  serait 
bien  le  diable  si,  à  celle  heure  et  d'après  le  galop 
qu'avait  pris  son  cheval,  don  Galiferos  et  Méli- 
sandre ne  sont  pas  :iii  iiioins  sur  la  Irontiérc  de 
France.  A  d'autres,  maître  Pierre,  ce  n'est  pas 
à  moi  qu'on  vend  un  chat  pour  un  lièvre  ;  n'es- 
|)érc7,  pas  me  faire  [>asser  votre  Mélisandre  ca- 
muse jiour  la  véritable  Mélisandre  qui,  en  ce 
moment,  doit  élrc  à  la  cour  de  Charleniagnc,  en 
train  de  se  divertir  avec  son  époux. 

Mailre  Pierre  voyant  don  Quichotte  retourner 
à  Sun  premier  thème,  ne  voidut  pas  le  laisser 
échapper;  il   se  mit  à  considérer  la  ligure  de 


plus  jn-ès,  et  dit  :  Si  ce  n'est  point  là  Mélisandre, 
il  faut  que  ce  soit  quelqu'une  de  ses  damoi- 
selles,  (|ui  se  servait  de  ses  habits  ;  qu'on  me 
donne  seulement  soixante  maravédis,  je  serai 
content. 

Il  examina  ainsi  tontes  les  autres  figures, 
mettant  le  jirix  à  chacune,  prix  que  les  juges 
réglèrent,  à  la  satisfaction  des  parties,  à  la 
somme  de  quarante  réaux  et  trois  (juarts  payés 
sur  le-champ  par  Sancho*  Maître  Pierre  de- 
manda encore  deux  réaux  pour  la  peine  qu'il 
ainait  l'i  rattraper  son  singe. 

Donne-les,  Sancho,  dit  don  Quichotte,  et  |dus 
s'il  le  faut,  pour  le  satisfaire  ;  mais  j'en  donne- 
rais volontiers  deux  cents  autres,  ajouta-t-il,  à 
(pii  m'assurerait  que  don  Galiferos  et  Mélisandre 
sont  maintenant  en  France,  dans  le  sein  de  leur 
famille. 

Personne  ne  pourra  le  dire  mieux  que  mon 
singe,  repartit  maître  Pierre;  mais  le  diable  ne 
le  rattraperait  pas,  effarouché  coninic  il  l'est; 
j'espère  pourtant  que  la  faim,  jointe  à  l'attache- 
ment qu'il  a  pour  moi,  le  feront  revenir  cette 
nuit.  Au  reste,  demain  il  fefa  jour,  et  nous 
vcfrons. 

Kniin,  la  tempèle  apaisée,  toute  la  coni|)agnie 
soupa  aux  dépens  de  don  Quichotte.  1/liomme 
aux  hallebardes  partit  de  grand  matin  ;  et  dès 
qu'il  l'ut  jour,  le  guide  et  le  page  allèrent  pren- 
dre congé  de  notre  héros,  l'un  pour  s'en  retour- 
ner dans  son  pays,  l'autre  pour  continuer  son 
voyage.  Don  Quichotte  donna  une  douzaine  de 
réaux  au  page,  et,  après  quelques  judicieux 
conseils  touchant  la  carrière  qu'il  allait  suivre, 
il  l'embrassa  et  le  laissa  partir.  Quant  à  maître 
Pierre,  bien  instruit  de  l'humeur  du  ciievalier, 
il  ne  voulut  rien  avoir  de  plus  à  démêler  avec 
lui  ;  ayant  donc  rattrapé  son  singe  et  ramassé  les 
débris  de  son  théâtre,  il  partit  avant  le  lever  du 
soleil,  sans  dire  adieu,  et  alla,  de  son  côté, 
chercher  les  aventures.  Don  Quichotte  lit  payer 
largement  riiôleher,  cl,  le  laissant  non  moins 
sur[)ris  de  ses  extravagances  ((ue  de  sa  libéra- 


DE    l,A    MANtlIK. 


41  r. 


lilt',  il  iiKiiila  à  ilifval  vers  huit  lieuros  ilii  ma- 
lin, et  se  mil  en  roule. 

Nous  le  laisserons  cheminer,  aliu  de  iluiiuir 
à  loisir  plusieurs  ex|tlieations  nécessaires  à  I  in- 


telligence Je  celte  histoire. 


CHATITRE  XXVII 

ou    L'ON    APPREND    CE  QU'ETAIENT    MAITRE    PIERRE    ET   SON   SINGE, 

AVEC     LE     FAMEUX    SUCCÈS    QU'EUT     DON    QUICHOTTE 

DANS    L'AVENTURE   OU    BRAIMENT, 

QU'IL    NE    TERMINA    PAS   COMME    IL    L'AVAIT    PENSÉ 

Cid   llameil    Bcn-Engeli,   l'aulcur   de    celle 
grande  histoire,  commence  le  présent  chapitre 
par  ces  paroles  :  Je  jure  comme  chrétien  caUio- 
//(/Hf,  etc.,  etc.  Sur  quoi  le  traducteur  fait  ob- 
server qu'en  jurant  comme  clirélieu  calholi(]ue, 
tandis  qu'il  était  More  (  et  sans  aucun  doiile  il 
l"élait),  cid  Hamcd  n'a  voulu  dire  autre  chose, 
sinon  que  comme  le  chrétien  catholique  promet, 
quand  il  jure,  de  dire  la  vérité,  de  même  il  pro- 
met de  la  dire  en  ce  qui   concerne  don  (Jui- 
chotle,  principalement  en  expliquant  ce  qu'é- 
taient  maître  Pierre   et   son  singe,  dont  les 
divinations  faisaient  l'admiration   de  toute  la 
contrée.  Il  dit  donc  que  ceux  qui  ont  lu  la  pre- 
mière parlie  de  celle  hisloirc  se  ra|ipelleronl 
sans  doute  un  certain  Giucz  de  Passaniont,  au- 
quel don  Quichotte  rendit  la  liberté  ainsi  qu'à 
d'autres  forçais  qu'on  menait  aux  galères;  bien- 
fait dont  ces  gens  de  mauvaise  vie  le  récompen- 
sèrent d'une  si  étrange  manière.  Ce  (iincz  de 
Passaniont,  tpie  don  (Juicholtc  appelait  don  Gi- 
nesille  de  Parapilla,  déroba,  on  se  le  rappelle, 
le  grison  de  Sancho  dans  la  Sierra  Morena  ;  et 
parce  qu'il  n'a  point  été  dit  alors  de  quelle  ma- 
nière eut  lieu  ce  larcin,  l'iuqirimeur  ayant  sup- 
[irimé  cinq  ou  six  lignes  qui  l'exiiliciuenl,  on  a 
généralenieni  attribué  à  l'auteur  ce  (pii  n'était 
qu'une  omission  de  l'imprimerie.  Voici  comment 
le  fait  arriva. 

Pendant  (jne  Sancho   dormait  d'un  profond 
sommeil  sur  son  àne,  (iiiie/.  employa  le  même 


artillce  dont  Urnncl  avait  fait  usage  devant  la 
(orleresse  d'Albraqne,  pour  voler  le  cheval  de 
Sacripant,  et  lui  lira   son    gris<jn   d'enlre   les 
jambes  après  avoir  placé  sous  lo  bat   ipiatre 
pieux  appujés  contre  terre  ;  depuis,  Sancho  re- 
trouva son  àne,  ainsi  (pu!  nous  l'avons  raconté. 
Ce  (iinez,  craignant  d'être  repris  par  la  justice 
qui  le  recherchait  pour  ses  prouesses  (le  nombre 
en  était  si  grand  ipi'il  en  composa  lui-même  uji 
gros  vohnne),  s'appli(pia  un  enq)lùlre  sur  l'oil, 
et,  ainsi  déguisé,  résolut  de  passer  au  rovaunu! 
d'.Vragon  couune  joueur  de  marionnettes,  car  en 
pareille  matière  et  |)our  les  tours  de  gobelets  il 
était  maître  achevé.   Chemin  faisant,  il  acheta 
de  ([uelques  chrétiens  qui  revenaient  de  Barbarie 
le  singe  dont  nous  avons  parlé,  auquel  il  apprit, 
à  certain  signal,  à  lui  sauter  sur  l'épaule  et  à 
paraître  lui  mann<itter  quehjue  chose  à  l'oreille. 
Son  plan  arrêté,  notre  bomme,  avant  d'entrer 
dans  un  village,  s'informait  avec  soin  aux  en- 
virons des  [)articularités  survenues  dans  cet  en- 
droit et  des  gens  (ju'elles  concernaient.  Cela  logé 
dans  sa  mémoire,  la  jJiemière  chose  (]u'il  faisait 
en  arrivant,  c'était  de  dresser  .=on  théâtre,  le- 
quel représentait  tantôt  une  histoire,  tantôt  une 
autre,  mais  toutes  agréables  et  divertissantes. 
La  représentation  Unie,  il  annoneait  le  talent  de 
sou  singe,  qui  connaissait,  disail-il,  le  passé  et 
lo  présent,  mais  ne  se  inélait  point  de  l'avenir; 
[unir  chacjue  question  il  prenait  deux  réaux,  et 
faisait  meilleur  marché  à  (|uelijues-uns,  après 
avoir  talé  le  pouls  aux  curieux.  Souvent,  quand 
il  se  trouvait  avec  îles  gens  dont  il  savait  bien 
l'histoire,  encore  qu'on  ne  lui  adressât  point  de 
demande,  il  faisait  à  son  singe  le  signal  accou- 
tumé, disait  ipi'il  venait  de  lui  révéler  telle  ou 
telle  chose,  et  comme  cela  concordait  presque 
toujours  avec  ce  qui  était  arrivé,  il  s'élail  acquis 
un  crédit  incroyable  parmi  le  peuple.  S'il  n'é- 
tait pas  bien  informé,  il  y  suppléait  avec  adresse, 
faisant  une  réponse  ambiguë  ipii  avait  rapjiort 
à  la  deniaïule;  mais  connue  la  |ilupart  des  gens 
n'y  voyaient  que  du  feu,  il  se  moquait  de  tout  le 


416 


DON    QUICHOTTE 


monde,  et  rem|>li.ssait  ainsi  son  escnrcelle.  En 
eiilraiit  dans  riiôtelItMie,  il  reconnut  de  suite 
don  (jiiifliotte  et  Snnclio,  et  il  lui  l'ut  lacile,  on 
le  pense  bien,  de  les  étonner,  ainsi  (|ue  tous 
ceux  qui  étaient  présents.  Cependant  il  lui  en 
aurait  coûté  cher,  si  notre  chevalier  eût  un  peu 
plus  haissé  le  bras  quand  il  fit  sauter  la  tète  au 
roi  Marsileet  détruisit  toute  sa  cavalerie,  comme 
nous  l'avons  dit  au  chapitre  précédent. 

Mais  revenons  à  don  Quichotte.  En  quittant 
l'hôtellerie,  le  héros  de  la  Manciic  résolut  d'al- 
ler visiter  les  beaux  rivages  de  l'Kbre  et  les 
lieux  environnants,  avant  de  gagner  Saragosse, 
l'époque  des  joutes  annoncées  dans  cette  ville 
étant  encore  assez  éloignée.  Il  marcha  ainsi 
Jeux  jours  entiers,  sans  qu'il  lui  arrivât  rien 
qui  mérite  d'être  raconté.  Le  troisième  jour, 
comme  il  gravissait  une  petite  colline,  il  enten- 
dit un  grand  iuuit  de  tambours  et  de  trom- 
pettes. 11  crut  d'aiiord  ([ue  c'était  (juelque 
troupe  de  soldats,  et  poussa  Rossinante  de  ce 
côté;  mais  arrivé  au  sommet  de  la  colline,  il 
aperçut  à  l'autre  extrémité  de  la  plaine  plus  de 
deux  cents  honuiies  armés  de  lances,  perlui- 
sanes,  arbalètes,  piques,  avec  quehpies  ar()ue- 
buscs  et  un  bon  nombre  de  rondaches.  11"  des- 
cendit la  côte  et  s'approcha  assez  du  bataillon 
pour  pouvoir  distinguer  des  bannières  avec 
leurs  couleurs  et  leurs  devises,  parmi  lesquelles 
une  entre  autres  en  satin  blanc  représentait  un 
âne  peint  au  naturel,  le  cou  tendu,  le  nez  en 
l'air,  la  bouche  béante,  la  langue  allongée, 
comme  s'il  eût  été  prêt  à  braire;  autour  étaient 
écrits  ces  mots  :  «  Ce  n'est  pas  pour  rien  que 
nos  alcades  se  sont  mis  à  braire,  n 

Don  Quichotte  comprit  par  là  (|ue  ces  gens 
armés  appartenaient  au  village  ilu  braiment,  et 
il  le  dit  à  Sancho,  tout  en  lui  faisant  remarquer 
ipie  l'homme  dunl  ils  tenaient  l'histoire  s'était 
sans  doute  lrom|)é,  puisqu'il  n'avait  parlé  i|ue 
de  régidors,  tandis  (|ue  la  bannière  mettait  en 
scène  des  alcades. 

Il  ne  faut  pas  y  regarder  de  si  près,  seigneur,  ! 


répondit  Sancho  ;  ces  régidors  sont  peut-être 
devenus  alcades  par  la  suite  des  temps;  et  puis, 
(]uc  ce  soient  des  régidois  ou  des  alcades , 
(|u'est-ce  que  cela  fait,  s'ils  se  sont  mis  de 
même  à  braire?  Il  n'est  pas  plus  étonnant  d'en- 
tendre braire  un  alcade  qu'un  régidor. 

lire!',  ils  reconnurent  et  apprirent  que  les 
gens  du  village  persillé  s'étaient  mis  en  campa- 
gne pour  combattre  les  habitants  d'un  autre 
village,  qui  les  raillaient  plus  (jue  de  raison. 
Don  Quichotte  s'approcha,  malgré  les  conseils 
de  Sancho,  qui  avait  peu  de  goût  pour  de  sem- 
lilables  rencontres,  et  les  gens  Ju  bataillon 
l'accueillirent,  croyant  (|ue  c'était  quelqu'un  de 
leur  parti.  Quant  à  lui,  haussant  sa  visière,  il 
poussa  jusqu'à  l'étendard,  et  là  il  fut  entouré 
par  les  principaux  de  la  troupe,  lesquels  de- 
meurèrent plus  qu'étonnés  de  son  étrange 
figure. 

Don  Quichotte  les  voyant  atlenlifs  à  le  consi- 
dérer sans  lui  adresser  la  parole,  voulut  profiter 
de  leur  silence  et  leur  parla  en  ces  termes  :  Bra- 
ves seigneurs,  je  vous  supplie  de  ne  point  inter- 
rompre le  discours  que  je  vais  vous  adresser,  à 
moins  (jue  vous  ne  le  trouviez  ennuyeux,  car, 
dans  ce  cas,  au  moindre  signe,  je  mettrai  un 
frein  à  ma  langue  et  un  bâillon  à  ma  bouche. 
Tous  répondirent  qu'il  pouvait  parler,  et  cpi'ils 
l'écouteraient  de  bon  C(eur  ;  notre  héros  conti- 
nua donc  de  la  sorte  :  Mes  chers  amis,  je  suis 
chevalier  errant  ;  ma  profession  est  celle  des 
armes  et  me  fait  un  devoir  de  protéger  ceux  qui 
en  ont  besoin.  Depuis  plusieurs  jours  je  connais 
votre  disgrâce  et  la  cause  qui  vous  rassemble 
pour  tirer  vengeance  de  vos  ennemis.  Après 
avoir  bien  réfléchi  sur  votre  affaire,  et  consulté 
les  lois  sur  le  duel,  j'ai  conclu  cpie  vous  avez  tort 
de  vous  tenir  pour  offensés,  et  en  voici  la  rai- 
son :  un  seul  homme  ne  peut,  selon  moi,  offen- 
ser une  comnmne  entière,  si  ce  n'est  pourtant 
en  l'accusant  de  trahison  en  général,  connue 
nous  en  avons  un  exemple  dans  don  Diego  Or- 
dugnez  de  Laia,  qui  délia  tous  les  bahilanls  de 


DE   LA    M  A  N  C  II  f-:. 


il7 


Paris,  S.  Rjçon  el  C',  imp. 


Fume,  Jouvcl  cl  C',  (clil. 


Mes  cliers  amis,  je  suis  diovaliii-  émut  (paue  IIO). 


Zamora',  ijjnorant  que  c'était  le  seul  Velliiios 
Doifos  qui  avait  tué  le  roi  son  maître.  Or,  cette 
accusation  et  ce  déli  les  offensant  également,  la 
vengeance  en  appartenait  à  tons  en  général  et  à 
chacun  en  particulier.  Dans  cette  occasion , 
néanmoins,  le  seigneur  don  Diego  s'emporta 
outre  mesure,  et  dépassa  de  benucouji  les  limi- 

'  Voici  ce  (lûfi  :  u  Moi  iloii  Diego  Onlimcz  ilc  Lara,  je  vous 
d.'lie,  gens  (le  Zamora,  cominc  Iraîtiesct  félons;  je  défie  tons 
les  morls  el  avec  eux  tons  les  vivants;  je  défie  les  hommes  et 
les  femmes,  ceu»  qui  sont  nés  et  ceux  à  naître;  je  défie  les 
grands  et  les  petits,  la  viande,  le  |ioisson,  les  eaux  des  rivières. 

■  C^NnONFRO.  B 


tes  du  défi,  car  il  n'y  avait  aucun  motif  pour  y 
com|)iendre  avec  les  vivants,  les  morls,  leau, 
le  pain,  les  enfants  à  naître,  el  tant  d'autres 
particularités  dont  son  cartel  contient  l'énumé- 
ration  ;  mais  lorsque  la  colère  a  débordé  et  s'e,st 
emparée  d'un  homme,  aucim  frein  n'est  capable 
de  le  retenir. 

Ainsi  donc,  puisqu'un  seul  homme  ne  peut 
offenser  une  ré|uibliqiic,  un  royaume,  une  pro- 
vince, une  ville,  ime  commune  entière,  il  est 
maiiifeste  (pie  vous  avez  tort  de  vous  motire  en 
camiiagne  pour  venger  une  offense  qui  n'existe 


il  s 


DON    QUICHOTTE 


pas.  QiiP  dirie/-vous,  je  vous  le  demande,  si 
les  habitants  de  Valladolid,  de  Tolède  ou  de 
Madrid,  se  battaient  à  tout  propos  avec  ceux  qui 
les  a|)pellent  Cox-alleros  ',  Auherffnwis,  Balci- 
jioii.r,  et  si  ceux  auxquels  les  enfants  donnent  de 
pareils  surnoms  s'escrimaient  à  tout  bout  de 
champ?  Il  ferait  beau  voir  que  ces  ilhistres  cités 
fussent  toujours  prêtes  à  prendre  les  armes  à  la 
moindre  provocation  !  Non,  non,  (pie  Dievi  ne 
le  veuille  ni  ne  le  permette  jamais  1  II  n'y  a  que 
quatre  circonstances  dans  iesqiielles  les  répu- 
|jli(pies  bien  irouvernées  et  les  hommes  sajjcs 
doivent  prendre  les  armes  et  lirer  i'(''pée.  Ces 
quatre  circonstances  les  voici  :  la  première,  c'est 
la  défense  de  la  foi  catholique;  la  seconde,  la 
défense  de  leur  vie,  qui  est  de  droit  naturel  cl 
divin  ;  la  troisième,  la  conservation  de  leur 
honneur,  de  leur  famine  et  de  leur  fortune  ;  la 
quatrième,  le  service  de  leur  roi  dans  une  guerre 
juste;  et  si  nous  voulions  en  ajouter  une  cin- 
quième, qu'il  faudrait  placer  en  seconde  lis^ne, 
c'est  la  défense  de  la  patrie.  Mais  recourir  aux 
armes  pour  de  simples  badinages,  pour  de  sim- 
ples plaisanteries  qui  ne  sont  pas  do  véritables 
offenses,  par  ma  foi,  ce  serait  manquer  de  raison. 
H'aiileurs,  lirer  une  vengeance  injuste  (car  juste, 
aucune  ne  peut  l'êlre),  c'est  aller  directement 
contre  la  sainte  loi  que  nous  professons,  laquelle 
nous  ordonne  de  ï:ùvr.  du  bien  l'i  nos  enneniis, 
et  d'aimer  ceux  qui  tunis  iuiïssent.  Ce  comman- 
dement, je  le  sais,  parait  quelque  peu  diflicileà 
accomplir,  mais  il  ne  l'est  que  pour  ceux  qui 
sont  moins  à  Dieu  cpiau  monde,  et  plus  selon 
la  chair  que  selon  Fcspiil  ;  car  Jésus-Christ,  (pii 
Dieu  el  homme  tout  ensemble,  jamais  n'a  menti 
cl  jamais  n'a  pu  mentir,  a  dit,  en  se  faisant 
notre  législateur,  que  son  joug  était  doux  el  son 
fardeau  léger;  il  n'a  donc  pu  nous  prescrire 
rien  d'impossible.  Ainsi,  mes  bons  seigncms, 
Vos  Grâces  sont  obligées,  par  les  lois  divines  et 


■  Oii  appMait  Cazallerot  \n  liahitanls  de  Yiillailoliil.  par  .illu- 
sion à  Augustin  i\e  Cnznlla.qiii  y  p^Til  «iir  l'iTlinfsinl.  On  iîiinri> 
rorigine  de»  nuire»  «iirnoni». 


humaines,  à  calmer  leurs  ressentiments  et  à 
déposer  leurs  armes. 

Que  je  meure  à  l'instant,  dit  tout  bas  Saii- 
cho,  si  ce  mien  maître-là  n'est  pas  théologien  ; 
et  s'il  ne  l'est  pas,  par  ma  foi,  il  y  ressemble 
comme  un  (Tiif  ressemble  à  un  autre  neuf. 

Don  Quichollc  se  lut  quehpie  temps  pour  re- 
prendre haleine,  et  voyant  que  toute  l'assistance 
récoutait  favorablement,  il  allait  continuer  sa 
harangue,  quand,  voyant  que  son  maître  s'ar- 
rêtait, Sanclio  se  jeta  à  la  traverse,  prit  la  pa- 
role et  dit  :  Monseigneur  don  Quichotte  de  la 
Manche,  naguère  appelé  le  chevalier  de  laTriste- 
Figiire,  el  n  présent  le  chevalier  des  Lions,  est  un 
gentilhomme  de  beaucoup  de  sens,  et  ipii  con- 
naît son  latin  comme  un  bachelier.  Dans  les 
conseils  qu'il  donne  il  y  va  toujours  rondement, 
el  il  n'y  a  point  de  lois  ni  d'ordonnances  pour 
la  guerre  qu'il  ne  sache  sur  le  bout  de  son 
doigt;  ainsi  donc,  seigneurs,  croyez  tout  ce  qu'il 
dit,  el  qu'on  s'en  prenne  à  moi  si  l'on  n'est  pas 
content.  Il  est  évident  qu'on  a  tort  de  se  mettre 
en  colère  pour  cela  seul  qu'on  entend  braire, 
car  moi,  je  m'en  souviens  fort  bien,  lorsque 
j'étais  petit  garçon,  je  bravais  lorsqu'il  m'en 
prenait  envie,  sans  que  personne  y  trouvât  à 
redire;  et  sans  vanité,  c'était  avec  tant  de  na- 
tiiit'l  et  de  grâce,  que  tous  les  ânes  du  pays  se 
mettaient  à  braire  ipiaiid  ils  iirenlendaieiit  :  je 
n'en  étais  poiiitaiit  pas  moins  fils  de  mon  père, 
qui  fut  homme  de  bien.  Ce  talent  excita  la  ja- 
lousie de  (pielqucs-uns  des  plus  huppés  du  vil- 
lage, mais  je  m'en  siuiciais  comme  d'un  mara- 
védis.  .\u  reste  ,  pour  vous  prouver  ce  que 
j'avance,  écoutez  seulement,  el  vous  allez  voir; 
car  celle  science  est  comme  celle  de  nager,  une 
fois  apprise,  on  ne  l'oublie  plus. 

Aussitôt  se  serrant  le  ne/,  avec  les  doigts, 
Sancho  se  mit  â  braire  si  piiissainnicut,  (|ue  tous 
les  lieux  d'alenlour  eu  releutirent  ;  et  il  allait 
recommencer  de  plus  belle,  lorsqu'un  des  au- 
diteur'*, crovant  (pi'il  ne  le  faisait  que  pour  se 
uiiiqucr  il'cux,  leva  une  longue  gaule  cl  lui   en 


DE   LA   MANGUE. 


il'J 


(lécliargea  sur  les  ri'iiis  un  >i  nuit,'  cmiii,  t|U  il 
l'cleiiilil  à  Icne  loul  (los<iii  long. 

Le  voyant  ainsi  mallrailc,  don  Quicliolti'  cou- 
rut la  lanco  basse  contre  l'aiiiesseur;  mais  tant 
de  gens  s'y  opposèrent,  (ju'il  lui  lut  impossible 
de  venger  son  écuyer.  Loin  de  là,  lui-même  se 
vil  assailli  d'une  telle  grcle  de  pierres,  telle- 
ment menacé  de  toutes  parts  avec  l'arbalète 
tendue  et  l'aniuebuse  eu  joue,  ipril  tourna 
bride  et  s'éeliap|Ki  au  grand  galoi»  de  Hossi- 
nante,  se  recommandant  à  Dieu,  et  s'imaginant 
déjà  être  percé  de  mille  balles.  Mais  ces  gens  se 
contentèrent  de  le  voir  fuir  sans  tirer  un  seul 
coup.  Quand  à  Sanclio,  ils  le  replacèrent  sur 
son  ànc,  et  lui  peruiirenl  de  rejoindre  son 
maitre;  ce  que  le  grison  (itde  lui-même,  accou- 
tumé qu'il  était  à  suivre  Rossinante  et  n'en  pou- 
vant demeurer  un  seul  moment  séparé. 

Lorsque  don  Quichotte  fut  liors  de  portée,  il 
tourna  la  tête,  et  voyant  que  Sanclio  n'était  pas 
poursuivi,  il  attendit.  Quant  aux  gens  du  village 
persillé,  ils  restèrent  là  jusqu'à  la  nuit;  puis  ils 
s'en  retournèrent  chez  eux,  triomphant  de  ce 
«juc  l'ennemi  n'avait  point  paru.  Je  crois  même, 
s'ils  avaient  connu  l'antique  coutume  des  (irecs, 
qu'ils  n'eussent  pas  man(|ué  d'élever  sur  le  ter- 
rain un  trophée  pour  servir  de  monuntent  à 
leur  valeur. 


CH.U'ITRE  XXVIII 

DE.b  GRANDES  CHOSES   QUE    DtT    BEN-ENGELt. 
ET    QUE   SAURA    CELUI    QUI    LES    LIRA    S'IL    LES    LIT    AVEC    ATTENTION 

Quand  le  brave  fuit,  c'est  que  l'embuscadeest 
découverte,  et  l'homme  prudent  doit  se  réser- 
ver pour  une  meilleure  occasion.  De  ceci  nous 
avons  une  preuve  en  don  Quichotte,  qui,  sans 
songer  au  péril  où  il  laissait  le  pauvre  Sancho, 
Huna  mieux  prendre  la  poudre  d'escampette  que 
de  s'exposer  à  la  fureur  de  celte  troupe  en  cour- 
roux, et  s'éloigna  jusqu'à  ce  (juil  se  cnil  en 
lieu  de  sûreté. 


I'li(' en  (ieiiv  >\iv  son  àne,  Sanclio  le  suivait, 
comme  nous  avons  dit  ;  en  arrivant  près  de 
son  seigneur,  déjà  il  avait  repris  ses  sens,  et  il 
se  laissa  tomber  haletant  devant  Rossinante. 
Don  Quichotte  mit  pied  5  terre  pour  voir  s'il 
était  blessé,  et  ne  lui  Irouvanl  ancnne  égrati- 
gnure,  il  lui  dil  avec  colère  :  Sanclio,  mon 
ami,  vous  avez  mal  choisi  votre  tenqis  pour 
braire'.' où  diable  avez-vous  trouvé  qu'il  fût  sage 
de  parler  corde  dans  la  maison  d'un  pendu".' 
.\  musique  cumiiie  la  votre,  quel  accompagne- 
ment pouvait-on  faire,  si  ce  n'est  de  coups  de 
bâton'.'  Rendez  grâces  à  Dieu,  Sanclio,  de  en 
qu'au  lieu  de  vous  bàlonner  ils  ne  vous  aient 
point  fait  le  per  siijniim  criicis  avec  une  lame 
de  cimeterre. 

.le  ne  suis  pas  en  état  de  répondre,  dil  San- 
clio, et  il  me  semble  que  je  parle  par  les  épaules; 
montons  sur  nos  bêles  et  lirons-nous  d'ici.  Soyez 
certain  que  je  ne  brairai  de  ma  vie,  mais  à  ce 
que  je  vois,  les  chevaliers  errants  lâchent  pied 
tout  comme  les  autres,  et  se  soucient  fort  peu 
de  laisser  leurs  pauvres  écuyers  moulus  comme 
plaire  au  pouvoir  des  ennemis. 

Se  retirer  n'est  pas  fuir,  répondit  don  Qni- 
cliolle.  Apprenez-le  Sancho,  la  valeur  qui  n'est 
pas  fondée  sur  la  prudence  s'appelle  témérité, 
et  les  prouesses  d'un  homme  téméraire  s'attri- 
buent moins  à  son  courage  qu'à  sa  bonne  l'or- 
tune;  ainsi  je  confesse  m'êlrc  retiré,  mais  non 
pas  avoir  fui,  et  en  cela  j'ai  imité  plusieurs  vail- 
lants guerriers,  qui  surent  se  réserver  pour  de 
meilleures  occasions.  Les  histoires  sont  pleines 
de  SL'inblablcs  événements,  queje  pourrais  vous 
raconter;  mais  comme  cela  est  inutile,  je  m'en 
abstiens  pour  l'heure. 

Lu  discourant  de  la  sorte,  don  Quichotle 
avait  remis  Sanclio  sur  son  âne,  puis,  étant 
remonté  à  cheval,  tous  deux  gagnèrent  à  petits 
pas  un  bois  qu'on  apercevait  près  de  là.  De  temps 
en  temps  l'écuyer  poussait  de  profonds  hélas  ' 
et  des  gémissemcnis  douloureux  ;  don  Quichotte 
lui  en  demanda  le  sujet  :  C'est,  ré|tondit  San- 


■i-20 


DON    QLIGHOTTE 


clin,  que  depuis  l'exlrémilé  ilc  l'échiiic  jusqu'à 
la  nu(|ue  du  cou,  je  rcsscus  uuc  douleur  (jui  nie 
fait  perdre  l'esprit. 

Sans  aucun  doute,  repiiltion  (Juicliotte,  cela 
vient  de  ce  que  le  bâton  étant  large  et  long,  il 
aura  porté  sur  toutes  les  parties  qui  te  l'ont  mal; 
s'il  eut  touché  en  quchpie  autre  endroit,  lu  souf- 
frirais de  même  à  cet  endroit-là. 

Pardieu,  dit  Sanclio,  Votre  Grâce  vient  de  me 
tirer  d'un  grand  embarras,  et  de  m'cxpliquer  la 
chose  en  bons  termes.  Mort  de  ma  vie!  faul-il 
tant  de  paroles  pour  me  prouver  que  je  soulTrc 
à  tous  les  e.idroils  où  le  liàton  a  porté?  Si  je 
souffrais  à  la  cheville  du  pied,  passe  encore; 
mais  pour  deviner  que  je  souffre  là  où  l'on  m'a 
meurtri,  il  ne  faut  pas  être  sorcier.  Je  le  vois, 
mon  seigneur  et  maîlre,  mal  d'aulrui  n'est  que 
ïonge,  et  chaque  jour  découvre  ce  que  je  dois 
attendre  en  compagnie  de  Voire  Grâce.  Aujour- 
d'iiui,  vous  m'avez  laissé  bàtonner  ;  demain, 
vous  me  laisserez  berner,  comme  Faulre  fuis; 
et  si  un  jour  il  m'en  coûte  une  côte,  un  autre 
jour  il  m'en  coûtera  les  yeux  de  la  tête.  Que  je 
ferais  bien  mieux...  (mais  je  ne  suis  qu'une 
bête,  et  bête  je  resterai  toute  ma  vie);  que  je 
ferais  bien  mieux  de  m'en  aller  retrouver  ma 
femme  et  mes  enfants,  et  prendre  soin  de  ma 
maison  avec  le  peu  d'esprit  ipicDieu  m'adonne, 
au  lieu  de  m'amuscr  à  vous  suivre  à  travers 
champs,  bien  souvent  sans  boire  ni  manger.  Gar 
enlin,  après  avoir  couru  pendant  tout  le  jour, 
si  l'on  a  besoin  de  dormir,  eh  bien  frère  éeuyer, 
vous  dit-on,  mesurez  six  pieds  de  terre;  en 
voulez -vous  davantage  ?  taillez,  taillez,  eu 
|)lein  drap,  vous  êtes  à  niènie,  élcndez-vous 
de  tout  votre  long.  Ah!  (pie  je  voudrais  voir 
brûlé  et  réduit  en  cendres  le  premier  (|ui  s'avisa 
de  la  chevalerie  errante,  ou  du  moins  celui  qui 
a  été  assez  sot  pour  servir  d'écuyer  à  de  pareils 
étourdis;  je  parle  des  chevaliers  errants  du 
tenq)s  passé  ;  de  ceux  d'aujourd'hui  je  ne  dis 
rien,  je  leur  i)orte  lro|i  de  resj  cet,  Votre  Grâce 
étant  du  nombre  :  aussi  bien,  je  conuiiencc  à 


m'apercevoir  qu'elle  en  revendrait  au  diable  en 
|)ersonne. 

Maintenant  (|ue  vous  parlez  à  votre  aise,  re- 
jirit  don  Quicliotle,  je  gagerais  que  vous  ne 
ressentez  aucun  mal;  cli  bien,  parlez, mon  ami, 
parlez  tout  votre  soûl,  et  dites  tout  ce  qui  vous 
viendra  sur  le  bout  de  la  langue  :  |)Ourvu  ipie 
vous  ne  vous  plaigniez  point,  je  supporterai  de 
bon  ctrur  l'ennui  de  vos  impertinences.  Au  reste, 
avcz-vous  si  grande  envie  d'aller  retrouver  votre 
femme  et  vos  enfants,  à  Dieu  ne  |ilaisc  que  je 
vous  eu  empêche;  vous  avez  mou  argent,  comp- 
I  tez  le  nondjre  de  jours  qui  se  sont  écoulés 
depuis  notre  troisième  sortie,  supputez  ce  que 
vous  devez  gagner  par  mois,  et  payez-vous  de 
vos  propres  mains. 

Quand  je  servais  Thomas  Carrasco,  le  père  du 
liachclicr  Samson ,  que  \  otre  Grâce  connaît 
bien,  je  gagnais  deux  ducats  par  mois,  sans 
compter  ma  nourriture,  répondit  Sancho  :  je 
ne  sais  pas  ce  que  je  dois  gagner  avec  vous, 
mais  j'affirme  que  l'écuyer  d'un  chevalier  er- 
rant fatigue  bcaucou])  plus  que  le  valet  d  un  la- 
boureur, car,  après  tout,  quand  nous  servons 
ces  derniers,  quel  que  soit  le  travail  de  la  jour- 
née, au  moins,  la  Jiuit  venue,  mangeons-nous  à 
lamarnnle  et  dormons-nous  dans  un  lit.  Tandis 
que,  depuis  que  je  vous  sers,  je  jure  n'avoir 
talé  ni  de  l'un,  ni  de  l'autre,  si  ce  n'est  le  peu 
de  jours  (|ue  n(uis  avons  passés  chez  le  seigneur 
don  Diego,  ou  lorsque  j'écumai  la  marmite  de 
Ganuu'he,  et  puis  ce  q\ie  j'ai  mangé,  bu  et  dormi 
chez  Basile;  le  reste  du  tcuqis,  j'ai  couché  sur 
la  dure  et  à  ciel  découvert,  vivant  à  la  grâce  de 
Dieu,  (le  pelures  de  IVoniage,  de  quelques  noi- 
settes, de  croûtes  de  pain,  et  buvant  l'eau  qu'on 
trouve  en  ces  déserts. 

J'en  demeure  d'accord,  dit  don  Quichotte  ; 
combien  croyez-vous  d(uic  (jue  je  doive  vous 
donner  dr  plus  (pn'  Tluunas  Carrasco? 

Avec  deux  réaux  par  mois  qu'ajouterait  Votre 
Grâce,  il  me  semble,  répondit  Sancho,  que  je 
serai  raisonnablement  payé  (piant  aux  gages; 


Dt;  LA  M  A  m;  Il  K. 


121 


l.or.-qiio  iloii  fiuiclwilli'  fut  liors  ili-  poilco,  Il  Iniirna  In  li'lc  (|iage  .ilil). 


mais  pour  me  dédommager  de  la  [U'ile  df  l'ili; 
que  vous  m'aviiz  promise,  il  serait  juste  d'ajou- 
ter encore  six  réaux,  ce  qui  lerail  trente  réaux 
en  tout. 

C'est  très-bien,  répliqua  don  (Juicliotlc;  voilà 
vinçt-cinq  jours  que  nous  sommes  partis  de 
notre  village,  compte/,  ce  (jui  vous  est  dû,  et, 
je  le  répète,  payez-vous  de  vos  propres  mains. 

Nous  sommes  un  peu  loin  de  compte,  repar- 
tit Sanclio  ;  car,  pour  ce  (]ui  est  de  l'ile,  il  faut 
compter  à  partir  du  jour  que  vous  me  l'avez 
promise  jusqu'à  cette  heure. 
.  Combien  donc  y  a-t-il  du  jours  que  je  vous 
l'ai  promise?  dit  don  Quichotte. 

Si  je  m'en  souviens  bien,  réj)ondit  Sancho,  il 
y  a  aujourd'hui  quelque  vingt  ans,  trois  ou  qua- 
tre jours  de  plus  ou  de  moins. 

i'ar  ma  foi,  voilà  qui  est  plai.sant,  s'écria  don 
Quichollc  en   parlani  d'ini  grand  éclat  de  rire; 


à  peiue  avons-nous  cnq>l()vé  deux  mois  dans 
toules  nos  courses,  el  lu  dis,  Sancho,  (pi'il  y  a 
vingt  ans  que  je  t'ai  [)romis  cette  lie'.'  .Mon  ami, 
je  commence  à  croire  (|ue  tn  veux  garder  loul 
l'argent  que  tu  as  à  moi!  Eh  bien,  soit,  (ju'a 
cela  ne  tienne,  je  le  l'abandonne  de  bon  cieur, 
pour  me  voir  au  plus  lot  débarrassé  d'un  si  pi- 
toyable écuycr!  Mais,  réponds-moi,  prévarica- 
teur (Us  ordonnances  écnvéresques  de  la  cheva- 
lerie errante,  où  as-tu  vu  ou  lu  que  jamais 
écuycr  ait  marchandé  avec  son  seigneur,  et  con- 
testé sur  le  plus  ou  sur  le  moins?  Knlre,  pénètre, 
félon,  brigand,  vampire,  car  tu  mérites  tous  ces 
noms  ;  pénètre,  dis-je,  dans  ce  nuire  mu<iniim 
de  leurs  histoires,  et  si  lu  y  trouves  rien  d'égal 
à  ce  que  tu  oses  me  proposer,  je  consens  à  pas- 
ser pour  le  plus  indigne  chevalier  tpii  ait  jamais 
ceint  l'épéc.  Aussi,  et  c'en  est  l'ait,  tu  peux 
prendre  le  chemin  de  ta  maison,  car  je  suis  ré- 


422 


DON    QUICHOTTE 


soin  à  ne  pas  soiilïrir  que  lu  me  suives  un  seul 
instant  de  |)lus.  0  pain  mal  iixonmi ,  o  pio- 
messes  mal  placées  ,  o  misérable  sans  cœur, 
qui  tient  plus  de  la  brute  que  de  l'homme  1  tu 
songes  à  me  quitter,  (juaiul  j'étais  sur  le  point 
de  t'élever  à  une  condition  telle,  qu'en  dépit  de 
ta  femme  on  allait  t'appelcr  monseigneur  !  lu 
te  relires,  quand  j'ai  la  meilleure  île  de  la  mer 
à  te  donner!  On  a  bien  raison  de  dire  que  le 
miel  n'est  pas  l'ait  pour  la  bouche  de  l'àne  :  car 
âne  tu  es,  âne  tu  vivras,  et  âne  lu  mourras, 
sans  l'apercevoir  nïème  (pie  lu  n'es  qu'une 
bèlc. 

Pendant  que  don  Quichollc  Taccablait  de  re- 
proches, Sancho  tout  confus  le  regardait  lixe- 
ment;  enfin,  se  sentant  pénétré  d'une  vive  dou- 
leur, le  pauvre  écuyer  répondit  d'une  voix 
dolente  et  culrecoiipée  de  sanglots  :  Monsei- 
gneur, mon  bon  maître,  je  confesse  que  je  suis 
unàne,  et  que  pour  l'être  tout  à  fait  il  ne  man- 
que que  la  queue  ;  si  vous  voulez  me  la  mettre, 
je  la  tiendrai  pour  bien  placée,  et  je  vous  servirai 
comme  un  ànc  le  reste  de  mes  jours.  Que  Votre 
Grâce  me  pardonne  et  ])renne  pitié  de  ma  jeu- 
nesse ;  considérez  que  je  ne  saispasgrand'chose, 
et  que  si  je  parle  beaucoup,  c'est  plutôt  par  in- 
lirmilé  que  par  malice  ;  mais  qui  pèche  et  s'a- 
mende, à  Dieu  se  recommande. 

.l'aurais  été  fort  étonné,  Sancho,  rcjirit  don 
Ouicholle,  (pie  tu  eusses  prononcé  vingt  j)aroles 
sans  citer  quelque  proverbe;  eli  bien,  oui,  je 
te  pardoime  à  condition  que  tu  te  corrigeras 
et  que  tu  ne  seras  plus  désormais  si  attaché 
à  ton  intérêt;  prends  courage  et  rc|ios(-toi 
i*ur  la  foi  de  mes  promesses  qui,  pour  ne  pas 
encore  être  réalisées,  n'en  sont  jias  moins  cer- 
laines. 

Sanclio  promit  de  s'amender  et  de  faire  de 
nécessité  vertu.  Sur  ce  ils  entrèrent  dans  le 
bois,  et  .se  couchèrent  chacun  au  pied  d'un  ar- 
bre. Sancho  dormit  mal,  les  coups  de  gaule  se 
laisant  micn\  sentir  par  le  senin  ;  quant  à  don 
Quicholte,   il   s'alwindonna  fi  ses  rêveries  liiilii- 


luelles.  Après  avoir  pris  quel(|ue  repos,  le  jour 
venu,  ils  continuèrent  leur  chemin  vers  les  cé- 
lèbres rivages  de  l'Ebre,  où  il  leur  arriva  ce  (juc 
nous  raconterons  dans  le  chapitre  suivant. 


CHÂPITHK  XXIX 

DE    LA     FAMEUSE    AVENTURE    DE    LA     BARQUE    ENCHANTEE 

Apr('s  avoir  cheminé  pendant  deux  jours  en- 
tiers ,  nos  awnturiers  arrivèrent  au  bord  de 
l'Ebre.  Don  Quichotte  éprouva  un  vif  plaisir  à  la 
vue  de  ce  fleuve  ;  il  ne  pouvait  se  lasser  de  con- 
sidérer la  beauté  de  ses  rives,  l'abondance  et  la 
tran(|uillité  de  ses  eaux,  et  cet  aspect  réveilla 
dans  sa  mémoire  mille  amoureuses  pensées.  Il 
se  rappela  ce  qu'il  avait  vu  dans  la  caverne  de 
Monlesinos,  car  bien  (jue  le  singe  de  maître 
Pierre  lui  eùldit  que  ces  choses  étaient  en  par- 
ties vraies,  en  partie  fausses,  il  était  disposé  à 
les  regarder  comme  des  réalités,  au  rebours  de 
Sanclio  qui  les  tenait  pour  autant  de  men- 
songes. 

Tout  à  coup  notre  héros  apor(;ut  une  petite 
barque,  sans  rames  et  sans  voiles,  attachée  à  un 
tronc  d'arbre;  il  regarda  de  tous  côt(!s,  et  ne 
voyant  personne,  il  mit  pied  à  terre,  dit  à  son 
écuyer  d'en  faire  autant  cl  délier  leurs  montures 
à  un  saule  qui  se  tiouvait  là.  Sancho  lui  de- 
manda pourquoi  il  descendait  si  brusquement 
de  cheval  et  (|uel  était  son  dessein. 

Apprends,  répondit  don  Quichotte,  que  ce 
bateau  est  ici  |)our  ni'invitcr  à  y  entrer,  afin 
(pie  j'aille  au  secours  soit  d'un  chevalier,  soit  de 
tonte  autre  personne  qui  se  trouve  en  pressant 
danger  ;  car  c'est  ainsi  (pic  procèdent  les  en- 
ciianteurs.  Lorsqu'un  chevalier  de  leurs  anus 
court  quelque  jiéril  dont  il  ne  peut  être  tiré  que 
pur  le  bras  d'un  autre  chevalier,  ils  lui  envoient 
un  bateau  comme  celui-ci,  ou  bien  ils  l'enlèvent 
dans  (pi('l(|iii'  nuage,  el  en  tiii  clin  d'œil  il  est 
Iraiispoilé,  à  travers  les  airs  ou  sur  les  eaux,  aux 
licii\   iii'i   on   a   besoin  de  son  aide.   Sans   nul 


l>  K    LA    MA  N  C  II  E. 


V2r. 


doute,  celte  barque  est  placée  ici  pour  le  mêmp 
objet,  ou  je  ne  m'y  connais  pas.  Donc,  avant 
que  la  nuit  arrive,  attache  ensemble  Rossinante 
et  ton  grison,  et  partons  sans  perdre  de  temps, 
car  je  suis  résolu  de  tenter  celte  aventure,  une 
troupe  de  carmes  déchaussés  vint-elle  me  prier 
de  n'en  rien  l'aire. 

Puisqu'il  en  est  ainsi,  reprit  Sanclio,  et  que 
Voire  Grâce  veut  à  tout  propos  donner  dans  ce 
que  j'appellerai  des  folies,  il  n'y  a  qu'à  obéir  et 
à  liaisser  la  tète,  suivant  le  proverbe  qui  dit  : 
Kais  ce  que  ton  maître  ordomie,  et  assieds-loi  à 
table  à  ses  cotés.  Toutefois,  cl  pour  l'acquit  de 
(le  ma  conscience,  je  veux  avertir  Voire  Gràie 
que  ce  bateau  n'appartient  pas  à  des  enchan- 
teurs, mais  philôl  à  (juelque  pécheur  de  cetl(^ 
rivière  où  l'on  |U'cnd,  dit-on,  les  meilleures  aloses 
du  monde. 

Tout  en  disant  cela,  Sancho  attachait  Rossi- 
nante et  le  grison,  Irès-affliffé  de  les  laisser 
seuls,  et  appelant  sur  eux  dans  le  fond  de  son 
àme  la  protection  des  enchanteurs. 

Ne  te  mets  point  en  peine  de  ces  animaux, 
lui  dit  don  Quichotte  ;  celui  qui  va  conduire  les 
maîtres  en  prendra  soin. 

Or  ça,  reprit  Sancho,  les  voili'i  attachés  :  que 
faut-il  faire'.' 

Nous  recommander  à  Dieu  et  lover  l'ancre, 
repartit  don  Ou'^^l'olte;  je  veux  dire  nous  em- 
barquer et  couper  la  corde  qui  relient  ce  bateau. 
Puis  sans  plus  délibérer  il  saute  dedans,  suivi 
de  son  écuyer,  coupe  la  corde,  et  le  bateau  s'é- 
loigne de  la  rive. 

A  peine  Sancho  liil-il  à  vint^l  pas  du  bord, 
qu'il  commença  à  trembler,  se  croyant  perdu  ; 
mais  ce  fut  bien  pis  (piand  il  entendit  le  grison 
braire  et  vil  Rossinanle  se  débattre  pour  se  dé- 
tacher :  Seigneur,  dil-il,  voilà  Rossinanle  qui 
s'efforce  de  rompre  son  licou  jiour  venir  nous 
retrouver,  et  mon  àne  qui  gémit  de  notre  ab- 
sence. Mes  bons  amis,  tontinua-t-il  en  tournant 
vers  eux  ses  regards,  prenez,  patience  :  nous 
nous  désabuserons,  s'il  plaît  à  Dieu,  de  la  folie 


qui  nous  mène,  et  nous  vous  rejoindrons  bien- 
tôt. Kl  il  se  mil  à  pleurer  si  ainèrcnienl,  (|ue  don 
Oiiichotte  impatienté,  lui  dit  ; 

(jue  crains-tu,  lâche  créature'.'  qui  le  pour- 
suit, C(rur  de  souris  casanière,  cl  (pi'as-tu  à  gé- 
mir de  la  sorte'.'  Ne  dirait-on  pas  que  lu  marches 
pieds  nus  sur  les  rochers  aigus  et  tranchants 
des  monts  Uiphées,  nu  à  Iriivcrs  les  sables  ar- 
dents des  déserts  de  la  Libye?  N'es-lu  pas  assis 
comme  un  prince,  t'abandounanl  .sans  fatigue 
au  cours  de  cet  aimable  lleuvo'.'  Va,  va,  console- 
toi  ,  nous  allons  bientôt  entrer  dans  le  vaste 
Océan,  si  déjà  nous  n'y  sommes,  car  nous  avons 
fait  pour  le  moins  sept  ou  huit  cciils  lieues.  Si 
j'avais  un  astrolabe  pour  prendre  la  hauteur  du 
|)ôle,  je  te  dirais  au  juste  combien  de  chemin 
nous  avons  fait;  cependant,  ou  je  n'y  entends 
rien,  ou  nous  avons  passé,  ou  nous  sommes  sur 
le  point  de  passer  la  ligne  équinoxiale,  située  à 
égale  dislance  des  deux  pôles. 

I']l  quand  nous  aurons  passé  ci'lle  ligne,  com- 
bien aiu'ons-nous  l'ail  de  chemin'/ demanda  San- 
cho. 

Beaucoup  assurément,  répondit  don  Oui- 
chotte  :  car  alors  nous  aurons  parcouru  la  moi- 
tié du  globe  terrestre,  qui,  selon  le  compiit  de 
Ptolémée,  le  plus  célèbre  des  cosmographes,  ne 
compte  pas  moins  de  ti'oiscent  soixante  degrés, 
ce  qui,  à  vingt-cinq  lieues  par  degré,  fait  neuf 
mille  lieues  de  tour. 

Pardieu,  Votre  (iràce  prend  à  témoin  une  jo- 
lie personne,  l'homme  qui  [»ue  connue  quatre! 
(lit  Sancho. 

Don  Ouicholte  no  put  s"ein|)è(lior  (1(>  sourire 
de  la  manière  dont  son  écuyer  avait  compris  les 
mots  oomput  et  cosmographe  :  Tu  sauras,  lui 
dil-il,  que  ceux  qui  vont  aux  Indes  regardent 
comme  un  signe  positif  que  la  ligne  esfpassée, 
quand  certains  insectes  meurent  instantané- 
ment, et  qu'on  ne  pourrait  en  trouver  un  sur 
tout  le  bâtiment,  fût-ce  au  jioids  de  l'or.  Ainsi, 
promène  la  main  sous  une  de  tes  cuisses,  et  si  tu 
y  trouves  quelque  être  vivant,  nos  doutes  seront 


■i-2i 


DON    QUICHOTTE 


éclaircis;   dans  le  cas  contraire,  nous  aurons 
passé  la  ligne. 

Je  rt'i;ii  ce  (juc  m'ol'donll(^  Votre  Grâce,  ré- 
pliqua Sanclio,  quoique  ces  expériences  me  pa- 
raissent inutiles,  puisque,  selon  moi,  nous  ne 
sommes  pas  à  cinq  toises  du  rivage,  et  que  je 
vois  de  mes  yeux  Rossinante  et  le  grisou  au 
même  endroit  où  nous  les  avons  laissés. 

Fais  ce  que  je  t'ai  dit,  lépliqua  don  Quichotte, 
et  ne  t'inquiète  pas  du  reste.  Tu  ne  sais  pas,  je 
pense, ce  que  c'est  que  zodia(]ue,  lignes,  paral- 
lèles, pôles,  solstices,  équinoxes,  planètes,  eu- 
fin  tous  les  degrés  et  les  mesures  dont  se  compo- 
sent la  sphère  céleste  et  la  sphère  terrestre  ; 
car  si  tu  connaissais  toutes  ces  choses,  même 
d'inie  iiinnière  imparfaite,  lu  saurais  combien 
(le  p;u;i!l(''les  nous  avons  coupés,  combien  de 
signes  nous  avons  parcourus,  et  coniiiieu  de 
coustellalions  nous  avons  laissées  derrière  nous. 
Mais  je  te  le  répète,  tàtc-toi  de  la  tète  aux  pieds; 
je  suis  certain  (pi'à  cette  heure  tu  es  plus  net 
qu'une  feuille  de  papiiT  liliuic. 

Sancho  obéit,  et  porta  la  main  sous  le  pli  de 
son  jarret  gauche,  après  (juoi  il  se  mit  à  regar- 
der son  maître  en  somiant  :  Uu  l'expérience  est 
fausse,  lui  dit-il,  ou  nous  ne  sommes  pas  arri- 
vés à  l'endroit  que  |)eiise  Votre  (iràce,  il  s'i'U 
faut  (le  Ijien  des  lieues. 

Connneut  !  reprit  don  Quichotte,  est-ce  que  lu 
as  trouvé  (|uelqu'uu? 

Et  même  quelques-uns,  répondit  Saucho. 
Puis,  secouant  les  doigts,  il  plongea  sa  main 
dans  le  lleuve,  sur  lequel  glissait  tranquille- 
ment la  baripie  sans  être  poussée  par  aucun  eu- 
ciiauteur,  mais  tout  bonnement  |)ar  le  courant, 
qui  était  alors  doux  et  paisible. 

Tout  à  coup  ils  aperçurent  un  grand  irniulin 
établi  aM  milieu  du  lleuve.  .\  celle  vue,  don  Qui- 
(  botte  s'écria  d'une  voix  retentissante  :  itegarde, 
ami  Saneiio,  tu  as  devant  loi  la  l'(uleresse  ou  le 
château  dans  le(piel  doivent  se  tinuser  le  cheva- 
lier nu  la  princesse  iulortunés  au  se, ours  de 
qui  le  ciel  nous  envoie. 


De  quel  château  ou  forteresse  parlez-vous? 
répondit  Sancho;  ue  voyez-vous  pas  que  c'est 
un  moulin  établi  sur  la  livière  pour  moudre  le 
blé'.' 

Tais-toi,  rejiartit  don  Quichotte.  Cela  te  sem- 
ble im  moulin,  mais  ce  n'est  qu'une  illusion  : 
ne  t'ai-je  pas  répété  plus  de  cent  fois  que  les 
enchanteurs  changent,  dénaturent,  transfor- 
ment toutes  choses  à  leur  fantaisie?  je  ne  dis 
pas  (pi'ils  les  transforment  réellement ,  mais 
qu'ils  paraissent  les  transformer,  connue  ils 
nous  l'ont  fait  assez  voir  dans  la  métamorphose 
de  Dulcijiée. 

Pendant  ce  dialogue,  le  bateau  ayant  gagné 
le  milieu  du  fleuve,  commença  à  marcher  avec 
plus  de  rapidité.  Les  gens  du  moulin,  voyant  ve- 
nir au  lil  de  l'eau  une  barque  prête  à  s'engouf- 
frer sous  les  roues,  sortirent  avec  de  longues 
perches  |»our  l'arrêter,  en  criant  de  toutes  leurs 
forces  :  Où  allez-vous,  inq)rudents?  quel  déses- 
poir vous  pousse?  voulez-vous  donc  vous  faire 
mettre  en  pièces?  Et  comme  ces  hommes  étaient 
couverts  de  farine  de  la  tête  aux  pieds,  ils  res- 
semblaient beaucoup  à  une  appariti<in  faii- 
tasti(iue. 

Ne  t'ai-je  pas  dit,  Sancho,  (pie  j'allais  avoir  à 
montrer  toute  la  iorce  de  mon  bras?  Regarde 
combien  de  monstres  s'avancent  contre  moi , 
combien  de  fantômes  hideux  essayent  de  m'é- 
pouvanter! 

Se  dressant  debout  dans  la  barcpie,  il  .se 
met  à  menacer  les  meuniers  :  Canaille  mal  née, 
canaille  mal  apjirise,  leur  criait-il,  hâtez-vous 
de  nu'ttre  eu  liberté!  ceux  ipie  vous  retenez  in- 
justement dans  votre  château  ;  car  je  suis  don 
Quichotte  de  la  Manche,  surnommé  le  chevalier 
des  Lions,  i|ue  l'ordre  souverain  des  cieux  en- 
voie pinn' meltre  tin  à  cette  aventure. 

Kn  même  temps,  il  tire  son  épée  et  s'escrime 
en  l'air  contre  les  meuniers,  qui,  sans  rien 
ciiiiipreiidre  à  ces  extravagances,  tâchaient  seu- 
lement ilempècher  avec  leurs  perches  le  bateau 
d'entrer  dans  le  torrent  formé  par  les  roues  du 


m:  i.A  MANciih:. 


i'iî 


Piris,  s.  Raçonct  C-,  in}p.  Funic,  Jouiel  cl  C-,  odil. 

Me»  lon5  nmis,  conliiuia  Saiulii),  piumv.  paliiiirc  (page  125). 


motilin.  Le  |>;Hivrc  Sanclio  était  à  genoux,  luiant 
Dieu  (le  le  sauver  d'un  si  "rand  péril.  Enlin,  les 
meuniers  parvinrent  à  détourner  le  iialean , 
mais  non  pas  si  heureusement  ijuil  ne  chavira 
DU  milieu  de  la  rivière  avec  ceux  ((u'il  portail, 
lîion  prit  à  don  Quichotte  de  savoir  naper,  car 
le  poids  de  ses  armes  l'entraîna  par  deux  fois  an 
Tond  de  l'eau  ;  et  si  les  meuniers  ne  s'y  fussent 
jetés  pour  les  en  liror,  l'un  par  les  pieds,  l'antre 
par  la  télé,  les  aventures  du  maître  et  du  valet 
en  restaient  là.  Oiiaud  ils  furent  déposés  à  terre, 
plus  trempés  ipie  morts  de  soif,  Sanclio  s'age- 


nouilla, et  les  mains  jointes,  les  yeux  levés  au 
ciel,  il  se  mit  à  demander  à  Dieu,  dans  une 
longue  et  fervente  oraison,  de  le  délivrer  à  ja- 
mais des  folies  de  son  seigneur. 

Pendant  ce  lemps,  les  pécheurs  étaient  accou- 
rus; voyant  leur  barque  brisée,  ils  se  jetèrent 
sur  Sanclio,  demandant  à  don  Quichotte  de  leur 
payer  le  dommage. 

Très-volontiers,  reprit  noire  héros  avec  son 
sang-froid  habituel,  mais  à  une  condition,  c'est 
que  sur-le-champ  vous  allez  mettre  en  liberté  ceux 
que  vous  relene/,  par  violence  dans  ce  château. 

54 


.i2G 


DON    QUICHOTTE 


De  (luel  cliiiteaii  et  de  quels  prisonniers  par- 
les-tu, tète  à  reiivcrs?  repartit  un  des  meuniers; 
veux- lu,  par  hasard,  eunnener  ceux  qui  vien- 
nent moudre  le  blé  à  ce  moulin? 

C'est  folie,  dit  à  part  soi  don  Quichotte,  c'est 
parler  dans  le  désert  que  vouloir  faire  entendre 
raison  à  semblable  canaille.  Il  faut  qu'il  se  soit 
ici  rencontré  deux  enchanteurs,  dont  l'un  dé- 
truit ce  que  l'autre  fait;  car  l'un  m'envoie  la 
barque,  et  l'autre  la  renverse.  Que  Dieu  y  porte 
remède,  s'il  lui  plaît  !  Au  reste,  voilà  le  train  du 
monde,  on  n'y  rencontre  qu'arlilice  et  contra- 
riété de  toutes  parts.  Se  tournant  ensuite  vers 
le  moulin  :  (Jui  que  vous  soyez,  amis,  qui  gé- 
missez enfermés  dans  celte  prison,  pardonnez- 
moi  si,  pour  mon  malheur  et  pour  le  vôtre,  je 
ne  puis  briser  vos  fers;  c'est  sans  doute  à  un 
autre  chevalier  qu'est  réservée  cette  aventure. 
Il  Huit  |par  entrer  eu  arrangement  avec  les  pê- 
cheurs, à  qui  Sancho  compta  cinquante  réaux  en 
poussant  de  profonds  soupirs.  Encore  une  se- 
conde traversée  comme  celle-ci,  disait-il,  et 
tout  notre  avoir  sera  bientôt  au  fond  de  l'eau. 

Meuniers  et  pêcheurs  considéraient,  j)leins  de 
surprise,  ces  deux  hommes,  et,  les  tenant  jiour 
fous,  ils  se  retirèrent,  les  premiers  dans  leur 
moulin,  les  seconds  dans  leurs  cabanes.  Don  Qui- 
chotte et  Sancho  retournèrent  à  leurs  bêles,  et 
bêles  ils  restèrent  comme  devant.  Ainsi 'finit 
l'aventure  de  l:i  baniuc  enchantée. 


CllAl'lTHK   X\X 

DE   CE  QUI    ARRIVA   A    DON    QUICMOrrE   AVEC    UNE    BELLE 
CHASSERESSE 

Nos  aventuriers  rejoignirent  llossinanle  el  lu 
grison,  l'oreille  basse,  principalement  Sancho, 
à  qui  c'était  percer  l'ànic  que  de  toucher  à  son 
argent.  Finalement  ils  enfourchèrent  leurs  mon- 
tures sans  mot  dire,  el  s'éloignèrent  du  célèbre 
neuve  :  don  Quichotte  enseveli  dans  ses  i)ensécs 


amoureuses,  et  Sancho  dans  celle  de  sa  fortune 
à  faire,  qu'il  voyait  plus  reculée  (pie  jamais,  car, 
malgré  sa  simplicité,  il  s'apercevait  bien  que  les 
espérances  et  les  promesses  de  son  maître  étaient 
autant  de  chimères;  aussi  cherchait-il  l'occasion 
de  décamper  et  de  prendre  le  chemin  de  son 
village.  Mais  le  sort  en  ordonna  autrement, 
comme  nous  le  verrons  bientôt. 

11  arriva  donc  le  jour  suivant  (ju'au  coucher 
du  soleil,  en  débouchant  d'un  bois,  don  Qui- 
chotte aperrut  dans  une  vaste  prairie  quan- 
tité de  gens  qui  chassaient  à  l'oiseau.  En  ap- 
prochant, il  distingua  parmi  les  chasseurs  une 
dame  très-gracieuse,  montée  sur  une  haque- 
née  ou  palefroi  portant  selle  en  drap  vert  et 
à  pommoau  d'argent;  celte  dame  était  éga- 
lement habillée  de  vert  et  en  équipage  de 
chasse,  mais  d'un  si  bon  goùl  el  avec  tant  de 
richesse ,  qu'elle  semblait  l'élégance  en  per- 
sonne. Sur  son  poing  droit  se  voyait  un  faucon, 
ce  qui  fit  penser  à  don  Quichotte  que  ce  devait 
être  une  grande  dame  et  la  maîtresse  de  ces  chas- 
seurs, comme  elle  l'était  en  effet;  aussi  dit-il  à 
Sancho  :  Cours,  mon  fils,  cours  saluer  de  ma 
part  la  dame  au  pelefroi  et  au  faucon,  et  dis-lui 
que  moi,  le  chevalier  des  Lions,  je  baise  les 
mains  à  son  insigne  beauté,  el  que  si  elle  le 
permet  j'irai  les  lui  baiser  moi-même  el  la  servir 
en  tout  ce  qu'il  ]ihiira  à  Sa  Grandeur  de  m'or- 
donner.  Seulement,  prends  garde  à  tes  paroles, 
et  ne  va  pas  enchâsser  dans  ton  compliment 
quchiues-uns  de  ces  |)rovcrbcs  dont  lu  regorges 
à  toute  heure. 

Vous  avez  bien  trouvé  l'enchàsseur,  répondit 
Sancho  ;  est-ce  la  |ireniière  fois  ([ue  je  porte 
des  messages  à  de  grandes  dames? 

Hormis  le  message  que  tu  as  porté  à  Dulcinée, 
je  n'en  sais  pas  d'autres,  dit  don  Quichotte,  au 
moins  depuis  que  tu  es  à  mon  service. 

Il  est  vrai ,  reprit  Sancho  ;  mais  un  bon 
payeur  ne  craint  point  de  donner  des  gages,  el 
dans  une  maison  bien  fournie  la  nappe  est  bien- 
tôt mise  ;  je  veux  dire  qu'il  u'csl  pas  besoin  de 


DE    LA    MANCHE. 


427 


me  faire  la  leçon,  car  Dieu  merci,  je  sais  un  peu 
(le  tout. 

Je  le  crois,  dit  tlon  Quichotte  ;  va  iloiir  cl  i|iic 
Dieu  le  conduise. 

Sanclio  partit  au  grand  trot  de  son  âne. 
Quand  il  fut  arrivé  près  de  la  belle  cliasseresse, 
il  mit  pied  à  terre,  et  s\if;cnouillaiit  devant  elle, 
il  lui  dit  :  liellc  et  noble  dame,  ce  chevalier  que 
vous  voyez  là-bas,  et  qu'on  appelle  le  chevalier 
des  Lions,  est  mon  maître  ;  moi,  je  suis  son 
éeuyer,  qui  dans  sa  maison  a  nom  Sancho  Panza. 
Ce  chevalier  des  Lions  qui,  naguère  encore, 
s'appelait  le  chevalier  de  la  Triste  l'igure,  m'en- 
voie prier  Votre  Grandeur  de  lui  octroyer  la 
très-humble  permission  de  vous  offrir  ses  ser- 
vices afin  de  satisfaire  son  désir,  lequel  est,  à  ce 
(|u"il  dit,  et  comme  je  le  crois,  de  servir  éter- 
nellement votre  haute  fauconnerie  et  beauté. 
En  octroyant  cette  permission.  Votre  Seigneu- 
rie fera  une  chose  qui  tournera  à  son  profit, 
tandis  que  mon  maître  en  recevra  faveur  in- 
signe et  signalé  contentement. 

.Vssurément,  bon  éeuyer,  répondit  la  dame, 
vous  vous  êtes  acquitté  de  votre  commission 
avec  toutes  les  formalités  qu'exigent  de  pareils 
messages  ;  levez-vous,  je  vous  prie  :  l'éeuyer 
d'un  aussi  fameux  chevalier  que  le  chevalier  de 
la  Îriste-I'igure,  dont  nous  connaissons  très- 
bien  les  aventures,  ne  doit  pas  rester  sur  ses 
genoux:  levez-vous,  mon  ami,  et  allez  dire  à 
votre  maître  qu'il  fera  lionm  ur  et  plaisir  au  duc 
mou  époux,  et  à  moi,  s'il  veut  prendre  la  peine 
de  se  rendre  à  une  maison  de  plaisance  que  nous 
avons  près  d'ici. 

Sancho  se  leva,  charmé  de  l'exquise  cour- 
toisie de  la  belle  chasseresse,  et  surtout  de  lui 
avoir  entendu  dire  qu'elle  connaissait  parfai- 
tement le  chevalier  de  la  Triste-Figure,  qu'elle 
n'avait  pas  appelé  chevalier  des  Lions,  parce 
que  sans  doute  il  portait  ce  nom  depuis  Iroppeu 
de  temps. 

Brave  éeuyer,  ajouta  la  duchesse,  votre  maître 
n'est-il  pas  celui  dont  il  circule  une  histoire 


imprimée  sous  le  nom  de  l'ingénieux  chevalier 
lion  Quichotte  de  la  Manche,  et  (|ui  a  pour  maî- 
tresse une  certaine  llulcinée  du  T(d)Oso'.' 

C'est  lui-même.  Madame,  répondit  Sancho, 
et  cet  éeuyer  dont  il  est  parlé  dans  l'Iiistoire,  et 
qu'on  appelle  Sancho  Pair/.a,  c'est  moi  si  l'on 
ne  m'a  pas  changé  en  nourrice  ;  je  veux  dire,  si 
l'on  ne  m'a  pas  déli^iué  à  rimprimerie. 

.le  suis  charmée,  rc|iril  la  duchesse  :  allez, 
mon  cher  Panza,  dites  à  votii'  inailri'  (in'il  sera 
le  bienvenu  sur  nos  terres,  et  que  rien  ne  pou- 
vait nous  causer  une  plus  grande  satisfaction. 

.\vec  luie  si  agréable  réponse,  Sancho  re- 
tourna plein  de  joievefs  s'on  maître,  à  qui  il  ra- 
conta tout  ce  qu'avait  dit  la  dame,  élevant  jus- 
(pi'au  ciel  sa  courtoisie,  sa  grâce  et  sa  beauté. 
.\ussitôt  don  Quichotte  se  met  gaillardement  en 
selle,  s'affermit  sur  ses  étricrs,  relève  sa  visière, 
et  donnant  de  l'éperon  à  Rossinante,  part  pour 
aller  baiser  la  main  de  la  duchesse,  qui,  dès 
que  Sancho  l'eut  quittée,  avait  fait  prévenir  le 
duc,  son  époux,  de  l'ambassade  qui  venait  de 
se  présenter.  Tous  deux  se  préparèrent  donc  à 
recevoir  notre  chevalier,  et  comme  ils  connais- 
saient la  première  partie  de  son  histoire,  ils 
l'attendaient  avec  impatience,  se  promettant  de 
le  traiter  selon  sa  fantaisie,  d'abonder  dans  son 
sens  pendant  le  temps  qu'il  passerait  j)rès 
d'eux,  sans  le  contredire  e«i  quoi  que  ce  fût,  et 
surtout  en  observant  le  cérémonial  de  la  che- 
valerie errante,  dont  ifs  connaissaient  parfaite- 
ment les  histoires,  car  ils  en  étaient  très-friands. 

En  ce  moment  parut  don  (juicholtc,  la  visière 
hante  ;  et  comme  il  se  préparait  à  descendre  de 
cheval,  Sancho  se  hâta  d'aller  l'y  aider.  Mais 
le  sort  voulut  qu'en  sautant  à  bas  du  grison, 
noire  éeuyer  s'embarrassa  si  bien  le  |)ied  dans 
la  ciude  qui  lui  servait  d'élrier,  (ju  il  lui  fut 
impossible  de  se  dégager,  et  qu'il  tomba,  la 
poitrine  et  le  visage  contre  le  sol.  Notre  héros, 
ipii  ne  s'était  aperçu  de  rien  et  croyait  Sancho  à 
son  poste,  leva  la  jambe  pour  mettre  pied  à 
terre  ;  mais  entraînant  la  selle,  mal  sanglée  sans 


458 


DON    QUlCIlOTTl!; 


doute,  il  roula  entre  les  jambes  de  Rossinante, 
crevant  de  dépit  et  maudissant  son  écuyer,  i\\\'\ 
de  son  côté  restait  le  pied  pris  dans  l'entrave. 

Sur  l'ordre  du  duc,  les  chasseurs  coururent 
au  secours  du  niiiilre  et  de  l'éciiyer;  ceux-ci  re- 
levèrent don  Quichotte,  (pii,  tout  maltraité  de 
sa  chute,  s'en  alla  cependant,  clopin  dopant, 
s'agenouiller  devant  Leurs  Seigneuiics.  Le  duc 
ne  voulut  point  le  permettre,  mais,  au  contraire 
il  descendit  de  cheval  et  fut  embrasser  don  Qui- 
chotte. 

C'est  pour  moi  un  bien  grand  déplaisir,  sei- 
gneur chevalier  de  la  Triste-Figure,  lui  dit-il, 
ipic  le  jour  où  j)our  la  première  fois  Votre  Grâce 
met  le  pied  dans  mes  domaines,  elle  ait  lieu  de 
s'en  repentir;  mais  l'incurie  des  écuyers  est 
souvent  cause  de  pareils  accidents. 

Votre  présence,  prince,  répondit  don  Qui- 
chotte, m'est  un  si  grand  bonheur,  que  peu 
importe  le  prix  auquel  j'en  obtiens  l'avantage  ; 
et  je  me  consolerais  de  ma  disgrâce,  eussé-je 
été  précipité  dans  le  fond  des  abîmes,  car  la 
gloire  d'avoir  approché  de  votre  personne  suffi- 
rait pour  m'en  tirer.  Mon  écuyer,  que  Dieu  mau- 
disse, sait  mieux  délier  sa  langue  pour  débi- 
ter des  sottises  que  (ixer  solidement  une  selle. 
Mais  dans  quelque  posture  que  je  me  trouve, 
tombé  ou  relevé,  à  pied  ou  à  cheval,  je  n'en 
serai  pas  moins  toujours  à  votre  service,  et 
à  celui  .de  madame  la  duchesse ,  votre  digne 
compagne,  leincde  la  beauté  et  princesse  uni- 
verselle de  la  courtoisie. 

Trè've  de  flatterie,  seigneur  don  Quichotte  de 
la  Manche,  reprit  le  duc  :  là  (ui  règne  la  sans 
pareille  Dulcinée  du  Toboso,  on  ne  peut,  on  ne 
doit  louer  d'autre  beauté  que  la  sienne. 

Saiicho,  qui  achevait  de  se  débai lasser  de  la 
corde  qui  lui  servait  d'élrier,  ju'il  hi  parole  et 
dit  :  Certes,  on  ne  saurait  nii'r  (]ue  iiiiid;iiiie 
Dulcinée  du  Toboso  ne  soit  fort  belle,  el  j  en 
conviens  tout  le  premier;  mais  au  moment  où 
on  y  ()ense  le  moins  saute  le  lièvre,  el  j'ai  oui 
dire  (jue  dame  nature  ressemble  au  potier  qui  a 


fait  un  beau  vase;  quand  il  en  a  fait  un,  il 
peut  en  faire  deiix,  trois,  voire  même  cent  : 
aussi,  sur  mon  âme,  madame  la  duchesse  ne  le 
cède  en  rien  à  madame;  Dulcinée. 

Madame,  dit  don  (Jnichotte  en  se  tournant 
vers  la  duchesse,  Votre  Graiuleur  saura  que  ja- 
mais chevalier  errant  n'a  eu  un  écuyer  plus  ba- 
vard et  plus  facétieux  que  le  mien;  au  reste,  il 
prouvera  surabondamment  la  vérité  de  ce  que 
j'avance,  si  Votre  Altesse  daigne  me  garder 
quelques  jours  à  son  service. 

Si  le  bon  Sanclio  est  plaisant,  je  l'en  estime 
davantage,  reprit  la  duchesse;  vous  le  savez, 
seigneur  chevalier,  bien  plaisanter  n'est  point 
le  partage  des  esprits  lourds  et  grossiers  ;  et 
puisque  Sancho  est  plaisant,  je  le  tiens  désor- 
mais pour  homme  d'esprit. 

Et  grand  bavard,  ajouta  don  Quichotte. 

Tant  mieux,  repartit  le  duc;  un  homme  qui 
parle  bien  ne  saurait  trop  parler.  Mais  pour  ne 
point  perdre  nous-mêmes  le  temps  en  vains  dis- 
cours, marchons,  et  que  l'illustre  chevalier  de 
la  Triste-Figure  nous  fasse  l'honneur  de  nous 
accompagner. 

Vos  Altesses  voudront  bien  dire  chevalier  des 
Lions,  reprit  Sancho  ;  il  n'y  a  ])lus  de  Tri>to- 
Figure. 

Des  Lions,  soit,  reprit  le  duc;  eh  bien,  que  le 
seigneur  chevalier  des  Lions  vienne  donc,  s'il 
lui  ]ilait,  à  un  cliâteau  que  j'ai  près  d'ici,  où 
madame  la  duchesse  el  moi  lui  ferons  l'accueil 
que  nous  avons  coutume  d'accorder  à  tous  les 
chevaliers  errants  qui  nous  honorent  de  leur  vi- 
site. 

Tous  montèrent  à  cheval  et  se  mirent  en 
maiche.  Le  duc  et  don  Quieholtcse  tenant  à  côté 
de  la  duchesse,  (|ui  a|)|)ela  Sancho  et  voulut 
qu'il  se  tint  auprès  d'elle,  parce  qu'elle  prenait 
liiMUcnup  (le  plaisir  à  rrnteiidre.  iNotre  écuyer 
ne  se  lit  pas  prier,  et  se  mit  île  (|uart  dans  la 
conversation,  au  grand  plaisir  des  deux  époux, 
pour  qui  c'était  une  boime  fortune  d'héberger 
un  tel  chevalier  errant  el  un  tel  écuyer  parlant. 


DK    LA    MA  m:  III-:. 


«•J 


^K>:!- 


Il  1-oula  onire  les  j;iniliis  Je  Hossinnnlp,  crcvanl  de  lU'pit  H  ni3U(liss;nU  son  ccuver  ||iage4-2s). 


CllAPlTllL  XX \1 

QUI    TRAITE    DE    PLUSIEURS    GRANDES  CHOSES 

On  ne  saurait  cxpriniLM-  la  joie  (i!i':iv:iit  San- 
dio  de  se  voir  en  si  grande  laveur  auprès  do 
la  duchesse,  comptant  bien  trouver  chez  elle  la 
même  abondance  qvi'il  avait  rencontrée  chez 
le  seigneur  don  Diego  et  chez  Basile  ;  car  tou- 
jours prêt  à  mener  joveuse  vie,  notre  écuver  sai- 
sissait aux  cheveux,  dès  qu'elle  se  présentait, 
l'occasion  de  faire  bonne  clière. 

Avant  d'arriver  au  château,  le  duc  avait  pris 
les  devants,  afin  d'avertir  ses  gens  delà  manière 
dont  il  voulait  qu'on  traitât  don  Quichotte  :  si 
bien  que  lorsque  le  chevalier  parut,  deux  laquais 
ou  palefreniers,  vêtus  de  longues  vestes  de  satin 
cramoisi,  l'aidèrent  à  descendre  de  cheval,  le 
priant  en  même  temps  d'aider  leur  maîtresse  à 
mettre  pied  à  terre.  Don  Quichotte  obéit  ;  mais 


comme',  après  mille  cérémonies,  la  diicheàso 
s'opiniâtrail  à  ne  point  descendre,  disant  (pi'elle 
ne  pouvait  consentir  à  charger  un  m  fameux 
chevalier  d  un  si  inutile  fardeau,  le  duc  vint 
donner  la  main  à  son  épouse.  On  entra  ensuite 
dans  une  cour  d'honneur,  oijdeux  belles  damoi- 
selles  s'appochèrcnt  de  don  Quichotte,  et  lui 
jettèrent  sur  les  épaules  un  manteau  de  fine 
écarlalc,  pendant  que  les  galeries  se  remplis- 
saient (le  serviteurs  (jui,  après  avoir  crié  :  lîieii- 
venucs  soient  la  crème  et  la  fleur  des  chevaliers 
errants  !  répandirent  desflacons  d'eau  de  senteur 
sur  toute  la  compagnie. 

Vnc  telle  réception  ravissait  notre  liéios,  et 
ce  jour  fut  le  premier  où  il  se  crui  nu  véiilable 
chevalier  errant,  parce  qu'on  le  traitait  de  la 
même  façon  que,  dans  ses  livres,  il  avait  vu 
qu'on  traitait  les  chevaliers  des  siècles  |)assés. 

Sancho,    laissant  son  grison,  s'était  attaché 


430 


DON    QL'IC  HOTTE 


aux  jupons  de  la  duchesse  ;  il  la  suivit  dans  le 
château  ;  mais  bientôt  sa  conscience  lui  repro- 
chant d'avoir  abandonné  son  âne  seul  à  la  porte, 
il  s'approcha  d'une  respectable  duègne  qui  était 
venue  avec  d'autres  femmes  au-devant  de  leur 
maîtresse  :  Dame  Gonzalès,  lui  dit-il  à  dcnii- 
voix,  comment  s'aj)pelle  Votre  Grâce? 

Je  m'appelle  Rodriguez  de  Grijalva,  reprit  la 
duègne;  que  souhaitez-vous,  mon  ami? 

Je  voudrais  bien,  dit  Sancho,  que  Votre 
Grâce  me  fit  celle  d'aller  à  la  porte  du  château  ; 
là  vous  trouverez  un  âne,  qui  m'appartient  ; 
ayez  la  bonté  de  le  faire  conduire  à  l'écurie, 
ou  de  l'y  conduire  vous-même,  car  le  pauvre 
animal  est  timide,  et  ne  saurait  rester  seul  un 
instant. 

Si  le  maître  n'est  pas  mieux  appris  que  le  va- 
let, noirs  voilà  bien  tombées,  répondit  la  duè- 
gne; allez,  mon  ami,  allez  ailleurs  chercher  des 
(lames  qui  prendront  soin  de  votre  âne;  ici 
elles  ne  sont  point  faites  pour  semblables  be- 
sognes. 

Peste!  vous  voilà  bien  dégoûtée,  répliqua 
Sancho  ;  j'ai  entendu  dire  à  monseigneur  don 
(Jiiichotte,  (pli  sait  parco'ur  toutes  les  histoires, 
ipie  lorsque  Lancelot  revint  d'Angleterre,  les 
princesses  prenaient  soin  de  lui,  et  les  damoi- 
selles  de  son  cheval;  et  par  ma  foi,  ma  cbèie 
dame,  pour  ce  qui  est  de  mon  âne,  je  ne  Iro- 
(jnerais  pas  contre  le  cheval  (1(^  l.ancelot. 

Ami,  repartit  la  senora  Uodiigue/,,  si  vous 
êtes  bouffon  de  votre  métier,  gardez  vos  bons 
mots  pour  ceux  (jui  les  aiment  el  ipii  pciivenl 
les  payer,  cai-  de  moi  vous  n'aurez,  (^l'une 
figue. 

Klle  sérail  du  moins  bien  niùic,  pour  |ieu 
qu'elle  gagne  un  point  sur  Votre  Grâce,  rejjrit 
Sancho. 

Je  suis  vieille,  rejiarlit  la  duègne,  c'est  à  Dieu 
que  j'en  rendrai  compte,  et  non  à  toi,  imbécile, 
rustre  et  mala|piiris,  (|ui  enqiestes  l'ail  d'une 
lieue. 

Ci'i;\  tut  (lit  d'uii  ton  .-i  li.nil,  iiiir  l;i  dnchesse 


l'entendit,  et  demanda  à  la  senora  Rodriguez  à 
qui  elle  en  avait. 

J'en  ai,  répondit-elle,  à  cet  homme  qui  me 
charge  de  mener  son  âne  à  l'écurie,  en  me 
disant  que  de  plus  grandes  dames  que  moi  pan- 
saient le  cheval  de  je  ne  sais  (picl  Lancelot ,  et 
par-dessus  le  marché  ce  sot  m'a  a|)pclée  vieille. 

Cela  m'offense  encore  (>his  que  vous,  repartit 
la  duchesse  ;  et  se  tournant  vers  Sancho  :  La 
senora  Rodriguez,  lui  dit-elle,  est  encore  toute 
jeune,  et  si  elle  porte  ces  longues  coiffes,  c'est 
plut(jt  parce  que  sa  charge  le  veut  ainsi,  qu'à 
cause  de  ses  années. 

Qu'il  ne  m'en  reste  pas  une  à  vivre,  repartit 
Sancho,  si  j'ai  dit  cela  pour  la  fâcher;  mais  j'ai 
tant  d'amitié  pour  mon  grisou,  qui  ne  m'a  pas 
quitté  depuis  l'enfance,  que  j'ai  cru  ne  pouvoir 
le  recommander  à  une  personne  plus  chaiilable 
que  cette  bonne  dame. 

Sancho,  interrompit  don  Quichotte  en  le  re- 
gardant de  travers,  est-ce  dans  une  aussi  hono- 
rable maison  qu'il  convient  de  parler  de  la 
sorte  ? 

Chacun  parle  de  ses  affaires  oîi  il  se  trouve, 
répondit  Sancho;  je  me  suis  souvenu  ici  du 
grisou,  el  j'en  parle  ici;  si  je  m'en  étais  sou- 
venu dans  l'é'curie,  j'en  aurais  parié  dans  l'é- 
curie. 

Sancho  a  raison,  dit  le  duc,  et  je  ne  vois  pas 
(ju'il  y  ait  là  de  (|Uoi  le  blâmer;  mais  qu'il  ne 
se  mette  pas  en  peine  de  son  âne,  on  en  aura 
soin  comme  de  lui-même. 

Au  milieu  de  ces  propos  (pii  divertissaient 
tout  le  monde,  excepté  don  Quichotte,  ils  mon- 
tèrent l'escalier  du  château,  el  l'on  cijnduisil 
notre  clievalier  dans  une  salle  richement  tendue 
de  brocart  d'or  et  d'argent.  Six  jeunes  filles,  in- 
slrmli's  par  le  duc  et  la  diulicssc  de  la  manière 
dont  il  fallait  traiter  noire  héros,  afin  qu'il  ne 
(huilât  |)oint  (|u'(Ui  le  traitait  en  chevalier  er- 
rant, vimeiit  loi  servir  de  pages  el  s'occupèrent 
à  le  désarmer. 

Ilcliarrassé  de  sa  cuira.sse,  don  (Miicholtc  de- 


iiK  i.A  M  ANC  m:. 


43i 


meiira  avec  ses  élroils  hautsde-cliausses  cl  son 
liouipoint  de  cliamois,  long,  sec,  maigre,  les 
mâchoires  serrées  et  les  joues  si  creuses  qu'elles 
s'entre-baisaient,  enlin  sous  un  aspect  si  coini- 
quo  (]uc,  les  jeunes  filles  le  voyant  ainsi,  eus- 
sent éclaté  (le  rire  si  le  duc  ne  leur  eut  cxprcs- 
sénicnl  enjoint  de  s'observer.  Elles  prièrent 
notre  héros  de  trouver  bon  qu'on  le  déshabillât, 
alin  de  lui  passor  une  rlitMiiisc;  niais  il  ne  vou- 
lut jamais  y  consentir,  disant  que  les  chevaliers 
errants  ne  se  piquaient  pas  moins  de  chasteté 
que  de  vaillance.  Il  les  pria  donc  do  remettre  la 
chemise  à  son  écuyer;  et  pour  exécuter  lui- 
même  ce  qu'on  lui  |)roposait,  il  passa  avec  Sau- 
cho  dans  une  chambre  où  se  trouvait  un  lit 
magnilique. 

Dès  qu'il  se  vit  seul  avec  son  écuyer,  il  se  mil 
à  le  gourmander  en  ces  termes  :  Dis-moi  un  peu, 
bouffon  récent  et  imbécile  de  vieille  date,  où 
as-tu  jamais  vu  traiter  comme  tu  viens  de  le 
l'aire  une  dame  vénérable  et  aussi  digne  de  res- 
pect qu'est  la  scnora  Rodrigiiez'.'  Ktail-ce  bien 
le  moment  de  te  ressouvenir  de  ton  âne?  Crois-tu 
donc  que  des  personnes  d'une  telle  importance, 
et  qui  reçoivent  si  bien  les  maîtres,  puissent 
oublier  leurs  montures?  Au  nom  de  Dieu,  San- 
clio,  défais-toi  de  ces  libertés,  et  ne  laisse  pas 
voir,  à  force  de  sottises,  de  quelle  grossière 
étoffe  tu  es  formé.  Ignores-tu,  pécheur  endurci, 
qu'on  a  d'autant  meilleure  opinion  des  seigneurs 
que  leurs  gens  sont  biens  élevés,  et  qu'un 
des  principaux  avantages  qui  font  que  les 
grands  remportent  sur  les  autres  hommes,  c'est 
d'avoir  à  leur  service  des  gens  qui  valent  autant 
•pieux?  Quand  on  verra  que  lu  n'es  (|u'un  rus- 
tre grossier  et  un  mauvais  bouffon,  pour  (pii 
me.prendra-t-on'.'  N'aura-t-on  pas  sujet  de  pen- 
ser que  je  ne  suis  moi-mémo  qu'un  hobereau 
do  colombier  ou  quelque  chevalier  d'emprunt'? 
.\pprends,  Sancho,  qu'un  parleur  indiscret,  et 
qui  veut  plaisanter  sur  tout  et  à  toute  heure, 
linit  par  devenir  un  baleleur  fade  et  dégoûtant. 
Mets  donc  un  frein  à  ta  langue,  pèse  tes  paroles, 


el,  avant  d'ouvrir  la  bouche,  regarde  à  qui  lu 
parles.  Nous  voilà  ,  Dieu  merci ,  arrivés  on  un 
lion  d  où,  avec  la  favoiM'  du  ciel  et  la  force  de 
mon  bras,  nous  devons  sortir  doux  fois  plus 
glands  en  réputation  el  on  foituue. 

Sancho  promit  à  son  niaitro  de  se  coudre  la 
bouche  et  de  se  mordre  la  langue  plutôt  ipie  de 
prononcer  un  sou!  nml  (pii  ne  fût  à  propos.  Dé- 
faitos-vous  de  tout  souci  à  oot  égard,  aj(inla-l-il  ; 
ce  ne  sera  jamais  jjar  moi  (pi'on  découvrira  qui 
nous  somnu's. 

Enfin,  don  (Jnicliotto  acheva  de  s'iiabillor;  il 
prit  sdii  baiiiliioi'  ot  sein  épéo,  jola  un  iiiaiiloan 
d'ocailale  sur  ses  épaules,  mit  sur  sa  lèlc  une 
montera  de  salin  vert,  et,  paré  de  ce  costume, 
rentra  dans  la  salle  (u'i  il  trouva  les  mêmes  da- 
nioiselles,  rangées  sur  deux  llies  et  toutes  tenant 
des  flacons  d'eau  de  senteur  qu'elles  lui  verse- 
ront sur  les  mains  avec  mille  révérences  et  céré- 
monies. Bientôt  après  arrivèrent  douze  pages 
avec  le  maître  d'hôtel,  |)our  le  conduire  à  table, 
où  on  l'attendait.  Noire  héros  s'avança  grave- 
ment an  milieu  d'iux,  jusipi'à  une  autre  salle 
où  étaient  dressés  un  bul'ft  t  magnifique  ot  une 
table  somptueuse  avec  quatre  couverts  seu- 
lement. Le  duc  et  la  duchesse  allèrent  le  rece- 
voir à  la  porte,  accompagnés  d'un  de  ces  ecclé- 
siastiques qu'en  Espagne  on  voit  gouverner  les 
maisons  des  grands  seigneurs,  mais  ipii  ou.x- 
mèmes,  n'étant  pas  nés  grands  seigneurs,  ne 
sauraient  apprendre  à  leurs  maîtres  comment 
ils  doivent  se  conduire  :  de  ceuif,  dis-je,  qui 
veulent  que  la  grandeur  des  grands  se  mesure 
à  leur  petitesse,  et  qui,  sous  prétexte  de  modé- 
rer leur  libéralité,  les  rendent  mesquins  et  mi- 
sérables. Au  nombre  de  ces  gens-là  devait  être 
l'ecclésiaslifjnc  qui  vint  avec  le  duc  et  la  du- 
chesse au-devant  de  don  Quichotte.  On  échan- 
gea mille  oourtoisics,  et  finalement  ayant  placé 
notre  héros  au  milieu  d'eux,  ils  prirent  place  à 
table.  Le  duc  offrit  le  liant  bout  à  son  hôte,  le- 
(jnel  voulut  décliner  cet  honneur;  mais  les  in- 
stances lui  eut  Icllos,  i|u'il  dut  accepter;   l'ec- 


432 


DON  QUICHOTTE 


clcsiastiqiie  s'assit  cii  lace  du  clievalicr,  li;  duc 
et  la  duchesse  à  ses  côtés. 

Sanclui  ('lait  si  slupéfail  de  riioiiiicuf  (|M'im 
faisait  à  sou  maître,  (|u"(iu  cùl  dit  (ju'il  louiliait 
des  nues;  mais  eu  vojaut  toutes  les  courtoisies 
écliangées  au  sujet  de  la  place  d'iionueur,  il  ne 
piil  retenir  sa  langue  :  Si  Vos  Seigneuries,  dit-il, 
veulent  bien  m'en  accorder  la  |>ermission,  je 
leur  conterai  ce  (|ui  arriva  un  jour  dans  notre 
village  à  propos  de  places  à  table.  Sanclio  n'avait 
pas  achevé  de  prononcer  ces  mots,  (|ne  don 
Ouiciiotte  prit  l'alarme,  se  doutant  liicn  (pi'il 
allait  lâcher  quehpie  sottise;  ce  que  voyant,  l'é- 
cuyer  :  Rassurez- vous,  monseigneur,  lui  dit-il, 
je  ne  dirai  rien  (jui  ne  soit  à  son  point;  je  n'ai 
pas  encore  oublié  la  leçon  (jue  vous  m'avez 
laite. 

Je  ne  me  souviens  de  rien,  répondit  don  Oui- 
ciiotte ;  dis  ce  que  tu  voudras,  pourvu  que  tu  le 
dises  vite. 

Or,  seigneurs,  ce  que  j  ai  à  dire  est  vrai 
coinine  il  l'ait  jour,  reprit  Sanclio  ;  aussi  bien, 
mon  maître  est  là  qui  ])ourra  me  démentir. 

Mens  tant  que  lu  voudras,  répliqua  don  (Jui- 
cliotte  ;  mais  prends  garde  à  tes  paroles. 

Oii  !  j'y  ai  pensé  et  repensé,  dit  Sanciio;  je 
suis  certain  ipron  ne  me  l'era  aucun  reproche. 

En  vérité,  reprit  don  Ouiciiotte,  Vos  Altesses 
devraient  faire  chasser  cet  imbécile,  qui  va  dé- 
biter mille  stupidités. 

Ah  '  |ionr  cela  non,  dit  la  duchesse,  S.mcho 
ne  s'éloignera  jias  de  moi  ;  je  l'ainie  Irop,  et  je 
me  lie  à  sa  discrétion. 

Oue  Dieu  accorde  à  Votre  Grandeur,  madame, 
mille  années  de  vie,  en  récompense  de  la  bonne 
opinidii  i|ue  vous  avez  de  moi,  quoiipic  ji;  ne  le 
mérite  guère,  reprit  Sanclio.  Or,  voici  mon 
coule  :  Vn  geiitilhumnie  de  notre  village,  fort 
riche  et  de  iioniie  famille,  car  il  venait  de  ceux 
de  Médina  del  Campo,  convia  nu  jour...  ali  ! 
l'oilidiais  de  vous  dile  (pie  ce  genlilhiunnie  avait 
épousé  une  certaine  Mancia  de  Quigiionez,  lille 
de  don  .\lonzo  de  Martagnon,  chevalier  tic  l'or- 


dre de  Saint-Jacques,  lequel  se  noya  dans  l'île 
de  la  llcrradura,  et  qui  fut  cause  de  celte  grande 
(luerelle,  dont  s(!  mêla  monseigneur  don, Qui- 
chotte, (pierelle  où  l'ut  blessé  Tomasillo,  le  gar- 
nement, lils  de  l'albastro,  le  maréchal...  Tout 
cela  n'est-il  pas  la  vérité,  mon  cher  maître? 
parlez  hardiment,  afin  que  ces  seigneurs  ne  me 
|)rennent  pas  pour  un  menteur  et  un  bavard. 

Jusipi'à  cette  heure,  mon  ami,  vous  me  pa- 
raissez plutôt  bavard  que  menteur,  dit  l'ecclé- 
siastique; j'ignore  ce  que,  dans  la  suite,  je  pen- 
serai de  vous. 

Tu  prends  tant  de  gens  à  témoin,  Sanclio,  cl 
tu  cites  tant  de  circonstances,  ajouta  don  Qui- 
chotte, (ju'il  faut  assuiéuicnt  que  tu  dises  vrai  ; 
mais  abrège,  car,  de  la  manière  dont  tu  pro- 
cèdes, tu  ne  finiras  d'aujourd'iiui. 

Que  Sanclio  n'abrège  pas,  s'il  veut  me  faire 
plaisir,  dit  la  duchesse  ;  qu'il  conte  sou  his- 
toire comme  il  l'entend  ;  dût-elle  durer  six 
jours,  il  me  trouvera  toujours  prèle  à  l'écouter. 
Je  dis  donc,  incsseigneurs,  continua  Sancho, 
(pie  ce  gentilhomme  dont  je  parle,  et  que  je 
connais  comme  je  connais  mes  deux  mains,  car 
de  sa  maison  à  la  mienne  il  n'y  a  pas  un  trait 
d'arbalète,  convia  un  jour  un  paysan  [lauvrc 
mais  honnête... 

Au  fait,  frère,  au  fait,  iuterrom|iil  l'ecclé- 
siastique, ou  votre  liisloiie  ne  finira  (pie  dans 
l'autre  monde. 

J'arriverai  bien  à  mi-chemin,  s'il  plaît  à  Dieu, 
répliqua  Sanclio.  .le  dis  donc  (|ue  ce  paysan, 
élant  arrivé  à  la  maison  de  ce  gentillioniiiie,  qui 
l'avait  convié,  et  qui  avait  épousé  la  lille  de  don 
Aloiizo  de  Martagnon...  hélas!  ce  jiauvre  gen- 
tilhomme, que  Dieu  veuille  avoir  sou  âme,  car 
il  est  mort  (lepuis  ce  temps-là  et  à  telles  en- 
seignes (pion  dit  (pi'il  lit  une  mort  d'auge  ;  pour 
moi,  je  n'assistai  pas  à  sa  dernière  heure,  j'é- 
tais allé  faire  la  moisson  à  Teinblequc. 

Alluns,  mon  ami,  dil  recclésiasliijue,  sortez 
promplemeiildeTeinblciiue,  cl  poursuivez  votre 
histoire  sans  vous  occuper  à  faire  les  funérailles 


IIK    LA    MA.NCIIK. 


■\", 


Plris,  S.  Raçon  et  <.*,itnp. 

Paré  lie  ce  coslunn',  aolre  héros  s'avança  gravemeiil  [page  451). 


de  ce  gentilhomme,  si  vous  ne  voulez  faire  aussi 
les  nôtres. 

Il  arriva  donc,  continua  Sanclio,  que  comme 
ils  étaient  prêts  à  se  mettre  à  table,  je  veux  dire 
le  gentilhomme  et  le  paysan . . .  Tenez,  il  me  scmhle 
que  je  les  vois,  comme  si  c'était  aujourd'hui. 

Le  duc  et  la  duchesse  s'amusaient  fort  du  dé- 
pit que  causaient  à  l'ecclésiastique  les  interrup- 
tions de  Sanclio  et  la  longueur  de  son  conte  ; 
quant  à  don  Quichotte,  il  enrageait  dans  l'ànio, 
mais  ne  soiiftlait  mot. 

Il  l'aliait  pourtant  se  mettre  à  table,  pcursui- 


vit  Sanclio;  or,  le  paysan  attendait  toujours  que 
le  gentilhomme  prit  le  haut  iioiit,  mais  celui-ci 
insistait  pour  le  faire  prendre  au  paysan,  disant 
qu'il  était  maître  chez  lui  ;  le  paysan  qui  se  pi- 
(juiiil  de  civilité  et  de  savoir-vivre,  ne  voulait 
point  y  consentir;  tant  enfin  que  le  gentil- 
homme, le  prenant  par  les  épaules,  le  fit  asseoir 
par  force,  en  lui  disant  :  Asseyez-vous,  lourdaud; 
(jnelque  place  ijue  je  prenne,  je  tiendrai  tou- 
jours le  haut  bout.  Voilà  mon  conte,  mes  sei- 
gneurs ;  et  en  vérité,  je  crois  qu'il  arrive  assez 
à  point. 

55 


454 


DON    QUICHOTTE 


Aux  paroles  de  son  écuyer,  don  Quichotte 
rougit,  pâlit,  se  marbra  de  tant  de  couleurs,  que 
son  visage  semblait  moins  de  chair  que  de  jaspe. 
Le  duc  et  la  duchesse,  qui  s'aperçurent  du 
trouble  où  il  était,  se  continrent,  quoiqu'ils 
mourussent  d'envie  de  rire;  car  ils  avaient  com- 
pris la  malice  de  Sancho.  Adn  de  changer  l'en- 
tretien, la  duchesse  demanda  à  don  Quichotte 
quelle  nouvelle  il  avait  de  madame  Dulcinée  ;  et 
s'il  lui  avait  envoyé  depuis  peu  quelques  ma- 
landrins, ou  quelques  géants;  car  il  ne  pouvait 
manquer  d'en  avoir  vaincu  un  grand  nombre. 

Madame,  répondit  don  Quichotte,  mes  dis- 
grâces ont  eu  un  commencement,  mais  je  ne 
crois  pas  qu'elles  aient  jamais  de  fin.  Oui,  j'ai 
vaincu  des  géants,  défait  des  malandrins,  et  je 
les  lui  ai  envoyés;  mais,  hélas!  où  auraient-ils 
pu  la  rencontrer,  et  à  quelles  marques  la  recon- 
naître, puisqu'elle  est  enchantée  et  changée  en 
la  plus  horrible  créature  qu'il  soit  possible  d'i- 
maginer 'i 

Je  n'y  comprends  rien,  dit  Sancho,  à  moi 
elle  m'a  paru  la  plus  belle  personne  du  monde. 
Pour  l'agilité,  du  moins,  elle  en  revendrait  à 
un  danseur  de  corde  :  par  ma  foi,  elle  saute  sur 
une  bourrique  comme  le  ferait  un  chat  ! 

Et  vous,  Sancho,  demanda  le  duc,  l'avez- 
vous  vue  enchantée'.' 

Comment!  si  je  l'ai  vue!  s'écria  Sancho;  et 
qui  diable  a  découvert  cela  si  ce  n'est  moi '.'  Oui, 
oui,  je  l'ai  vue,  et  elle  est  enchantée  tout  comme 
mon  père. 

L'ecclésiastique,  entendant  parler  de  géants 
et  d'enchantements,  commença  à  croire,  ce 
((u'il  soupçonnait  di'j;t,  (]nc  lo  nouveau  venu 
(lourait  bien  être  ce  don  Quichotte  de  la  Manche 
dont  le  duc  feuilletait  sans  cesse  l'histoire  ;  se 
tournant  donc  vers  ce  dernier  :  Monseigneur, 
lui  dit-il  plein  de  colère,  Votre  Excellence  un 
jour  rendra  compte  à  Dieu  de  la  conduite  de  ce 
pauvre  homme  :  ce  don  Quichotte  ou  don  Extra- 
vagant, comme  il  vous  plaira  de  l'appeler,  n'est 
peut-être  pas  aussi  fou  que  Votre  Grandcni  ii; 


croit,  et  lui  donne  sujet  de  le  paraître  en  là- 
chant  la  bride  à  ses  imiicrtincnces.  Et  vous, 
maître  fou,  conlinua-t-il  en  s'adressant  à  notre 
héros,  qui  vous  a  fourré  dans  la  cervelle  que 
vous  êtes  chevalier  errant,  et  que  vous  défaites 
des  malandrins  et  des  géants  ?  Croyez-moi,  re- 
tournez dans  votre  maison,  afin  de  prendre  soin 
de  vos  enfants  et  de  vos  affaires,  au  lieu  de 
vous  amuser  à  courir  le  monde,  prêtant  à  rire 
à  ceux  qui  vous  voient?  Où  avez-vous  trouvé 
qu'il  y  ail  jamais  eu  de»  chevaliers  errants,  et 
encore  moins  qu'il  y  en  ait  à  cette  heure'.'  En 
quel  endroit  de  l'Espagne  avez-vous  rencontre 
des  géants,  des  lutins,  des  Dulcinées  enchan- 
tées, et  toute  cette  fouie  d'extravagances  qu'on 
vous  attribue. 
Don  Quichotte  écouta  ce  discours  sans  donner 
aucun  signe  d'impatience  :  mais  à  peine  l'ec- 
clésiastique eut-il  achevé,  que  se  levant  de 
table,  le  visage  enflamme  de  colère,  il  lui  lit 
une  réponse  qui  à  elle  seule  mérite  un  nou- 
veau chapitre. 


CHAPITRE  XXXII 

DE    LA    RÉPONSE  QUE    FIT    DON    QUICHOTTE    AUX    INVECTIVES 
DE   L'ECCLÉSIASTIQUE 

Se  levant  donc  de  toute  sa  hauteur  et  trem- 
blant des  pieds  à  la  tète  comme  un  èpilcptique, 
notre  héros  s'adressa  au  censeur  iin|)rudent  qui 
l'avait  si  peu  ménagé,  et  lui  dit  d'une  voix 
émue  et  précipitée  :  Si  le  lieu  où  je  suis,  si  la 
présence  de  mes  illustres  hôtes  et  la  vénération 
que  j'ai  toujours  eue  pour  votre  caractère  n'en- 
chaînaient mon  bras,  je  vous  aurais  déjà  ap- 
pris à  refréner  l'indiscrétion  de  votre  langue  : 
mais  puisque  les  gens  de  votre  robe  n'ont 
d'autres  armes  que  celles  dont  se  servent  les 
femmes,  je  ne  vous  menacerai  point  des  mien- 
nes, et  je  consens  à  me  servir  des  vôtres. 

J'avais  toujours  pensé  ipic  d  im  homme  tel 
que  vous  il  fallait  n'attendre  que  de  charitables 


IIK    LA    MANCilK. 


\7,l, 


conseils  et  des  rernoiilrances  bienveillantes; 
loin  de  là,  oubliant  toule  mesure,  vous  vous 
laisser  emporter,  sans  provocation  de  ma  part 
el  sans  me  connaître,  à  m'accabler  de  propos 
outra{,'eants.  Quel  droit,  je  vous  prie,  avez-vous 
d'en  user  ainsi?  Sachez  que  les  remontrances  bien 
intentionnées  tleinaiident  d'autres  circonstances 
et  exigent  d'autres  formes  ;  mais  nie  reprendre 
ainsi  devant  tout  le  monde, etavec  tant  d'aigreur, 
c'est  dépasser  les  bornes  de  la  correction  frater- 
nelle, correction  que  vous  devriez  exercer  avec 
plus  de  charité  que  tout  autre;  oui,  c'est  mal, 
croyez-le  bien,  quand  on  n'a  aucune  connais- 
sance du  péché  que  l'on  censure,  de  traiter,  sans 
examen,  le  pécheur  d'imbécile  et  de  fou. 

De  quelles  extravagances  suis-je  donc  cou- 
pable pour  que  Votre  Grâce  ose  ainsi  me  con- 
seiller d'aller  prendre  soin  de  ma  femme  et  de 
mes  enfants,  sans  savoir  si  je  suis  marié  ou  non? 
Suffit-il  d'avoir  su  se  glisser  dans  une  maison 
pour  se  croire  appelé  à  en  gouverner  les  maîtres? 
et  parcequ'un  homme  aura  été  élevé  dans  l'étroite 
enceinte  d'un  collège,  sans  avoir  jamais  vu  plus 
de  monde  que  n'en  contiennent  quelques  lieues 
de  pavs,  s'arrogera-t-il  de  but  en  blanc  le  droit 
de  donner  des  lois  à  la  chevalerie,  et  de  juger 
les  chevaliers  errants?  Ah  !  c'est,  selon  vous, 
une  occupation  oiseuse  et  un  temps  perdu  que 
le  temps  employé  à  courir  le  monde,  non  pour 
en  rechercher  les  avantages,  mais  au  contraire, 
pour  en  affronter  ces  périls  qui,  pour  les  gens 
de  cœur,  sont  le  chemin  de  1  immortalilé?  Si  ce 
reproche  m'était  adressé  par  un  véritable  gen- 
tilhomme, ce  serait  un  malheur  dont  je  ne  pour- 
rais me.consoler;  mais  qu'un  pédant,  étranger 
à  la  chevalerie,  ose  me  traiter  d'insensé,  je  m'en 
soucie  comme  d'un  maravédis.  Chevalier  je  suis, 
et  chevalier  je  mourrai,  s'il  plaît  à  Dieu. 

Les  uns  suivent  ici-bas  le  chemin  de  l'or- 
gueilleuse ambition,  d'autres  le  chemin  de  l'a- 
dulation basse  et  servile  :  ceux-ci  préfèrent  les 
routes  ténébreuses  de  l'hypocrisie;  ceux-là, 
les  voies  de  la  piété  sincère.  Quant  à  moi,  guidi' 


par  mon  étoile,  j'ai  suivi  l'étroit  sentier  de  la 
chevalerie  errante,  qui  m'apprend  à  mépriser 
les  richesses  elles  vains  amusements  du  monde, 
pour  rechercher  l'honneur  et  la  vériUible  gloire. 
J'ai  redresse  des  torts,  j'ai  vengé  des  injures, 
j'ai  terrassé  des  géants  et  combattu  des  fan- 
tômes: je  suis  amoureux,  il  est  vrai,  mais  en 
tant  que  ma  profession  de  chevalier  errant  m'o- 
blige à  l'être,  et  non  au  delà;  je  ne  suis  donc 
pas  un  de  ces  amants  qui  n'imt  que  la  vûlu|)lé 
pour  objet,  mais  un  amant  contiiicnl  el  |)lnto- 
nique.  Mes  intentions  sont  irréprochables.  Dieu 
merci  ;  car  je  ne  songe  qu'à  faire  du  bien  à  tout 
le  monde,  et  à  ne  jamais  donner  lieu  à  personne 
de  se  plaindre  de  moi.  Si  un  homme  guidé  par 
de  tels  senliments,  et  qui  s'efforce  chaque  jour 
de  les  mettre  en  prati(|ue,  mérite  d'être  traité 
de  fou,  c'est  avons  de  prononcer,  noble  duc  et 
noble  duchesse  ;  je  m'en  rappoflc  à  Vos  Gran- 
deurs. 

Par  ma  foi,  dit  Sancho,  il  n'y  a  rien  à  ajou- 
ter :  lonez-vous-en  là  ,  mon  cher  maître;  et 
puisque  ce  seigneur  n'est  pas  d'accord  qu'il  y 
ail  eu  des  chevaliers  errants,  il  ne  faut  pas  s'é- 
tonner qu'il  n'ait  su  ce  qu'il  disait. 

Vous  qui  parlez,  mon  ami,  dit  l'ecclésiastique, 
ne  seriez-vous  point  ce  Sanclio  Panza  à  qui  son 
maître  a  promis  le  gouvernement  d'une  île? 

Oui,  c'est  moi,  répondit  Sancho,  et  qui  le 
mérite  autant  qu'un  autre,  si  huppé  qu'il  puisse 
être;  oui,  je  suis  de  ceux  dont  on  peut  dire  :  Mets- 
toi  avec  les  bons  et  tu  seras  bon  ;  ou  bien  en- 
core :  .\ppuie-toi  contre  un  bon  arbre,  et  tu  auras 
une  bonne  ombre.  Je  me  suis  attaché  à  un  bon 
maître,  et  il  y  a  déjà  longtemps  que  je  suis  en 
sa  compagnie  ;  je  dois  donc  être  un  autre  lui- 
même,  et  si  Dieu  permet  que  tous  deux  nous 
vivions,  il  ne  manquera  pis  de  royaumes  à  don- 
ner ni  moi  d'îles  à  gouverner. 

Non  assurément,  Sancho,  dit  le  duc,  et  en 
considération  du  seigneur  don  Quichotte,  je  vous 
donne  le  gouvernement  d'une  île  que  j'ai  va- 
cante en  ce  moment. 


436 


DON    QUICHOTTE 


Sanclio,  (lit,  don  Qnicliottc,  va  te  mettre  à 
genoux  (levant  Son  Excellence,  et  baise-lui  les 
pieds,  pour  la  remercier  de  la  faveur  qu'elle  te 
fait. 

Sancho  obéit.  Aussitôt  l'ecclésiastique,  outré 
de  voir  l'insuccès  de  ses  remontrances,  se  leva 
de  table  |ilein  de  dépit,  et  dit  au  duc  :  Par 
l'habit  que  je  porte,  monseigneur,  je  vous 
crois,  en  vérité,  aussi  insensé  que  ces  misé- 
rables :  comment  se  pourrait-il  qu'ils  ne  soient 
pas  fous ,  lorsque  les  sages  applaudissent  à 
leurs  folies?  Oue  Votre  Excellence  reste  avec 
eux  puisqu'elle  s'en  accommode  si  bien  ;  quant 
à  moi,  je  ne  mettrai  pas  les  pieds  dans  ce  châ- 
teau, tant  (]ue  CCS  honnêtes  gens  y  demeureront; 
au  moins  ne  serai-je  pas  témoin  de  leurs  extra- 
vagances, et  l'on  n'aura  point  à  me  reprocher 
d'avoir  souffert  ce  que  je  pouvais  empêcher. 

Là-dessus  il  sortit  malgré  toutes  les  prières 
qu'on  fit  pour  le  retenir.  Il  est  vrai  que  le  duc 
n'insista  pas  beaucoup,  occupé  qu'il  était  à  rire 
de  son  impertinente  colère. 

Quand  il  eut  repris  son  sérieux,  le  duc  dit  à 
don  Quichotte  :  Votre  Grâce,  seigneur  chevalier 
des  Lions,  vient  de  répondre  à  cet  homme  d'une 
manière  si  victorieuse  et  si  complète,  qu'il  ne 
vous  faut  point  d'autre  satisfaction  de  son  indi- 
gne emportement;  et  puis,  après  tout,  vous  le 
savez,  ce  qui  vient  des  religieux  ou  des  femmes 
ne  peut  passer  pour  un  affront. 

Vous  dites  vrai,  monseigneur,  (('pliqua  don 
Quichotte,  et  la  raison  en  est  que  cchii  (|ui  ne 
peut  être  outragé  ne  peut  non  plus  outrager 
personne.  Aussi,  les  enfants,  les  femmes  et  les 
gens  d'église,  étant  considérés  comme  des  per- 
sonnes incapables  de  se  défendre,  ne  peuvent 
faire  d'alfront  ni  en  recevoir,  irailleurs,  Votre 
Excellence  n'ignore  pas  qu'il  y  a  une  notable 
dilTérence  entre  inie  offense  et  un  affront  :  on 
appelle  affront  l'offense  que  soutient  celui  (pii 
l'a  faite;  tandis  que  l'offense  jient  venir  du 
premier  venu,  sans  qnr'  j.our  cela  il  v  ait  af- 
l'ronl. 


Par  exem])le,  un  homme  passe  dans  la  rue 
sans  défiance,  dix  honnnes  armés  l'attaquent  et 
lui  donnent  des  coups  de  bâton;  il  met  l'épée 
à  la  main,  afin  de  se  venger,  mais  il  en  est  em- 
pêché par  le  grand  nombre  de  ses  ennemis  : 
on  peut  dire  de  cet  hommc-là  (pi'il  a  reçu  une 
ollcnse,  mais  non  un  affront.  Autre  exemple 
po\n-  confirmer  ce  que  j'avance  :  Quelqu'un  a 
le  dos  tourné,  un  homme  vient  par  derrière,  le 
frappe  avec  un  bâton  et  s'enfuit  ;  le  premier  le 
lioursuil  et  ne  peut  l'atteindre  :  dans  ce  cas,  le 
iVap[)é  a  reçu  une  offense  et  non  pas  un  affront, 
qui  pour  être  tel  aurait  dû  être  soutenu.  Si  ce- 
lui qui  l'a  attaqué,  même  à  la  dérobée,  eût  mis 
répéc  à  la  main  et  fait  face  à  son  adver.saire,  le 
frappé  aurait  tout  à  la  fois  reçu  une  offense  et 
un  affront  :  une  offense,  parce  qu'on  l'aurait  pris 
en  traiiison  ;  un  affront,  parce  (jue  l'agresseur 
aurait  soulcnu  ce  qu'il  avait  fait.  De  tout  ce  que 
je  viens  de  dire,  il  résulte  que  je  puis  avoir  été 
offensé,  mais  je  n'ai  point  reçu  d'affront,  aussi 
je  ne  me  crois  obligé  à  aucun  ressentiment  con- 
tre ce  brave  homme  pour  les  paroles  qu'il  m'a 
adressées  ;  j'aurais  voulu  seulement  qu'il  ])rîl 
patience,  et  m'eût  laissé  le  temps  de  le  désabu- 
ser de  l'erreur  où  il  est  quant  à  l'existence  des 
chevaliers  errants.  Par  ma  foi,  si  Amadis  ou  un 
lie  ses  descendants  l'avait  entetulu  parler  de  la 
sorte,  il  aurait  eu,  je  crois,  sujet  de  s'en  re- 
pentir. 

Je  jure,  moi,  ajouta  Sanciio,  qu'ils  lui  au- 
raient ouvert  le  ventre  comme  à  un  melon  bien 
uiùr  :  oli  !  (|ii'ils  n'étaient  pas  gens  à  souffrir 
qu'on  leur  marchât  sur  le  pied  !  Mort  de  ma  vie! 
si  licnaud  de  Montauban  avait  enteiulq  les  pa- 
roles de  ce  petit  bouhomuie,  il  lui  aurait  appli- 
ipK'  un  tel  horion  sur  le  nmseau,  que  le  mal- 
heureux en  serait  resté  plus  de  trois  ans  muet. 
tlui,  oui,  qu'il  aille  s'y  frotter,  et  il  verra  com- 
menl  il  se  tirera  de  leurs  mains. 

I.a  duciiesse  nunirait  de  rire  en  entendant  les 
Idiies  (pie  débilail  Sancho;  elle  le  trouvait  en- 
eore  plus  plaisant  et  plus  Ion  (pie  sou  maiire,  et 


l)K    I.A    MAN'CIIK. 


437 


'^-^ ^ .... 


Il  lola  ilniii-  le  nui  ipnilii,  les  yeux  fermi'»  et  la  barlio  pli-ine  ilr  savon  (|>.ii:i'  l.'.TI. 


tous  Ips  témoins  de  cette  scène  étaient  de  son 
avi.<. 

Enfin  don  Quiclioltc  se  calma,  et  l'on  acheva 
de  dîner.  Comme  on  commençait  à  desservir  en- 
trèrent ([ualre  jeunes  filles,  dont  l'une  tenait 
un  bassin  d'argent ,  l'autre  une  aiguière,  la 
troisième  du  linge  parfumé  et  d'une  Mancheur 
éclatante;  la  dernière,  enfin,  les  bras  nus  jus- 
qu'aux coudes,  portait  dans  une  boîte  des  sa- 
vonnettes de  senteur.  La  première  s'approcha 
de  don  Quichotte,  lui  passa  .«eus  le  menton  une 
serviette,  qu'elle  lui  attacha  derrière  le  cou, 
puis,  après  une  profonde  révérence,  celle  qui 
tenait  le  bassin  le  plaça  sons  le  menton  de  notre 
héros,  qui,  surpris  d'abord  d'une  cérémonie  si 
extraordinaire,  mais  croyant  sans  do\ile  que 
c'était  l'usage  du  pays  de  laver  la  barbe  au  lieu 
des  mains,  lendit  le  cou  sans  rien  dire.  Cela 
fait,  la  jeune  (ille  versa  de  l'eau  dans  le  bassin. 


et  celle  qui  tenait  la  savonnette  se  mit  à  laver  et 
à  savonner,  de  toute  sa  force,  non-seulement  la 
barbe  de  don  Ouicliolte,  mais  encore  son  visage 
et  ses  yeux,  qu'il  fut  obligé  de  fermer.  I.e  duc 
et  la  duchesse,  qui  n'étaient  avertis  de  rien,  se 
regardaient  l'un  l'autre,  et  attendaient  la  fin  de 
cette  étrange  céréinonic.  Ouaiid  la  demoiselle 
barbière  eut  bien  savonné  notre  chevalier,  elle 
feignit  de  manquer  d'eau  et  envoya  sa  compa- 
gne en  ihcrcher,  le  priant  de  patienter  quelque 
peu.  Don  Quichotte  resta  donc  dans  le  plus  plai- 
sant étal  (]u'on  puisse  imaginer,  le  cou  tendu, 
les  yeux  fermés  et  la  barbe  pleine  de  savon. 
Celles  qui  lui  jouaient  ce  mauvais  tour  tenaient 
les  yeux  baissés,  sans  oser  regarder  le  due  et  la 
duchesse,  qui,  de  leur  tolé,  bien  qu'ils  ne  goû- 
tassent guère  une  plaisanterie  qu'ils  n'avaient 
pas  ordonnée,  avaient  toutes  les  peines  du  monde 
à  s'empêcher  de  rire.  F.nfiii  la  demoiselle  à  l'ai- 


438 


DON    QUICHOTTE 


guière  revint,  et  l'on  aciieva  de  laver  noire  hé- 
ros, après  quoi  cc^lle  (jui  tenait  le  linge  l'essuya 
le  plus  tranquillement  du  monde,  et  toutes  qua- 
tre, ayant  fait  une  grande  révérence,  s'apprêtè- 
rent à  se  retirer.  Mais  le  duc,  craignant  que 
don  Quichotte  ne  s'aperçût  qu'on  se  moquait 
de  lui,  ajipela  la  demoiselle  (pii  |)orlait  le  bas- 
sin :  Venez,  lavez-moi,  lui  dit-il,  et  surtout  (pie 
l'eau  ne  vienne  pas  à  manquer.  La  jeune  lille, 
qui  était  fort  avisée,  comprit  l'intention,  et  met- 
tant le  bassin  au  duc  comme  à  don  Ouicliottc, 
le  lava  prestement;  puis  après  une  nouvelle  lé- 
vérence,  elle  et  ses  compagnes  sortirent  de  la 
salle.  Sancho,  tout  ébahi,  regardait  cette  céré- 
monie :  Pardieu!  se  disait-il  à  lui-même,  si  c'est 
l'usage  de  ce  pays  de  laver  aussi  la  barbe  aux 
écuyers,  j'en  aurais  grand  besoin,  et  je  donne- 
rais volontiers  un  demi-réal  à  qui  m'y  passerait 
le  rasoir. 

Que  dites-vous  là  tout  bas,  Sanclio?  demanda 
la  duchesse. 

Je  dis,  madame,  que  dans  les  cours  des  au- 
tres princes,  j'ai  entendu  raconter  qu'une  fois 
la  nappe  enlevée,  on  versait  de  l'eau  sur  les 
mains,  mais  non  du  savon  sur  les  barbes. 
Ainsi  il  fait  bon  vivre  pour  beaucoup  voir ,  celui 
qui  vit  longtemps,  dit  on,  a  de  mauvais  mo- 
ments à  passer  ;  mais  passer  par  un  savonnage 
de  celte  espèce,  ce  doit  être  plutôt  un  plaisir 
qu'un  ennui. 

Eh  bien,  ne  vous  en  mette/,  point  en  peine, 
Sancho,  dit  la  duchesse;  je  vous  ferai  savoimrr 
par  mes  filles,  et  même  mettre  en  lessive,  si  cela 
est  nécessaire. 

Quant  à  présent,  je  me  contente  de  la  barbe, 
reprit  Sancho;  pour  l'avenir,  Dieu  sait  ce  (jui 
arrivera. 

Maître  d'hôtel,  dit  la  duchesse,  occupez- 
vous  de  ce  que  demande  le  bon  Sancho,  et 
que  SOS  ordres  soient  exétuités  do  point  on 
|ioinl. 

Le  maiiro  d'iH'iIci  répondit  (pu-  le  soigneiu' 
San' lio  serait    soi'vi  à  souhail,    cl    il    rouiuH'ii.i   / 


dîner  avec  lui.  Le  duc,  la  duohesse  et  don  Qui- 
chotte restèrent  à  table. 

Après  s'être  entretenus  quelque  temps,  et  tou- 
jours de  chevalerie,  la  duchesse  pria  notre  héros 
de  vouloir  bien  lui  faire  le  portrait  de  madame 
Dulcinée  ;  car,  d'après  ce  que  la  renommée  pu- 
blie de  ses  charmes,  ajoula-t-olle,  je  dois  croire 
qu'elle  est  la  plus  belle  créature  de  l'univers,  et 
même  de  toute  la  Manche. 

A  ces  paroles,  don  Quichotte  poussa  un  grand 
soupir  :  Madame,  dit-il,  si  m'arrachant  de  la 
poitrine  ce  cœur  où  est  empreint  le  portrait  de 
ma  Dulcinée,  je  pouvais  le  mettre  ici  sous  les 
yeux  de  Votre  Grandeur,  j'épargnerais  à  ma 
langue  une  tentative  surhumaine  ;  car  comment 
|)uis-je  venir  à  bout  de  tracer  un  lidèlo  |iortrait 
de  celle  qui  eût  mérité  d'occuper  le  pinceau  de 
Parrhasius,  de  Timanthe  et  d'Apelle,  le  burin 
de  Lysippe,  le  ciseau  de  Phidias,  l'éloquence  do 
Cicéron  et  de  Démosthène? 

Tout  vous  est  possible,  seigneur  don  Qui- 
chotte, reprit  le  duc  ;  ne  fiit-ce  qu'une  esquisse, 
un  prolil,  un  simple  trait,  cela  suflira,  j'en 
suis  certam,  pour  excitor  la  jalousie  des  plus 
belles. 

Je  le  ferais  bien  volontiers,  repartit  don  Qui- 
chotte, si  la  disgrâce  (pii  Iniestarrivéetoutrécem- 
ment  n'avait  effacé  son  image  de  ma  mémoire; 
et  ne  m'invitait  plutôt  à  la  pleurer  qu'à  en  faire 
le  portrait.  Vos  Grandeurs  sauront  donc  qu'il  y 
a  quelque  temps  je  voulus  aller  lui  baiser  les 
mains,  recevoir  sa  bénédiction  et  prendre!  ses 
ordres  pour  ma  troisième  campagne.  Mais,  lic- 
las  !  (]uelle  douleur  m'était  réservée!  Au  lieu 
d'une  princesse,  je  ne  Ircuivai  (pi'unc  vulgaire 
pavsanne  :  sa  beauté  était  duveime  une  liuriihle 
laideur,  la  suave  odeur  qu'elle  a  coutume  d'ex- 
haler ,  une  puanteur  repoussante  ;  je  croyais 
trouver  un  ange,  je  rencontrai  un  démon  ;  au  lieu 
d'une  |)ersonne  sage  et  modosto,  une  baladine 
clfronloi';  dos  ténèbres  au  lieu  do  la  lumière,  et 
entin,  an  lion  de  la  sans  pareille  liiiliiiiée  du 
Tiibnso.  une  biulo  •-liipiilo  ol  dégoùlanlo. 


ItK    LA    MANCIIl':. 


459 


Saillie  Vierge  !  s'iVria  le  duc,  (|uel  monstre 
assez  pervers  a  pu  causer  une  pareille  alllitlion 
à  la  terre,  lui  ravir  la  beauté  (]ui  la  diarniait 
et  la  pudeur  qui  faisait  son  plus  lie!  ornenienl? 

Eli  qui  pourrait-ce  être,  repartit  don  Qui- 
chotte, sinon  un  de  cps  maudits  eiicliantcurs 
qui  nie  persécutent,  un  de  ces  pcrlides  nécro- 
mants  vomis  par  l'enfer  pour  obscurcir  la  gloire 
et  les  exploits  des  gens  de  bien,  exaller  et  ylo- 
rilier  les  actions  des  méchants  !  Les  enchanteurs 
m'ont  persécute  et  me  |)erséculeront  sans  relâ- 
che, iuscpi'à  ce  qu'ils  aient  enseveli  moi  et  mes 
hauts  faits  dans  les  profonds  abîmes  de  l'oubli. 
Les  traîtres  savai'ent  bien  qu'en  faisant  cela  ils 
me  blessaient  dans  l'endroit  le  plus  sensible! 
En  effet,  jiriver  un  chevalier  de  sa  dame,  c'est 
le  priver  de  la  lumière  du  soleil,  de  l'aliment 
qui  le  sustente,  de  l'appui  qui  le  soutient,  de 
la  source  féconde  oîi  il  puise  et  sa  vigueur  et  sa 
force  ;  car,  je  le  répète  et  le  répéterai  sans  cesse, 
un  chevalier  errant  sans  dame  n'est  plus  qu'un 
arbre  sans  sève,  un  édilice  bâti  sur  le  sable,  un 
corps  privé  de  sa  chaleur  vivifiante. 

Vous  dites  vrai,  repartit  la  duchesse;  mais 
s'il  faut  en  croire  l'histoire  imprimée  depuis 
(|uclque  temps  du  seigneur  don  Quichotte,  his- 
toire qui  a  mérité  l'approbation  générale,  Sa 
Seigneurie  n'a  jamais  vu  madame  Dulcinée  ;  ce 
li'est  qu'une  dame  imaginaire  et  chimérique, 
qui  n'existe  que  dans  son  imagination,  et  à  qui 
il  attribue  les  perloctions  et  les  avantages  qu'il 
lui  plaît. 

Il  y  a  beaucoup  à  dire  b'i-dessus,  répondit 
don  Quichotte  :  Dieu  seul  sait  s'il  y  a,  ou  non, 
une  Dulcinée  dans  ce  monde,  et  si  elle  est  réelle 
ou  chiméri(iue;  ce  sont  des  choses  (ju'il  ne  faut 
pas  trop  vouloir  approfondir.  Quoi  qu'il  en  soit, 
je  la  tiens  pour  une  personne  qui  réunit  toutes 
les  qualités  capables  de  la  distinguer  des  autres 
femmes  :  beauté  accomplie,  tierté  sans  orgueil, 
passion  pleine  de  pudeur,  modeste  enjouement, 
parfaite  courtoisie,  ciiiiu,  illustre  origine  ;  car 
la  beauté  resplendit  encore  avec  plus  d'éclat 


cho/  une  personne  issue  d'un  noble  sang,  que 
clio/.  celle  d'une  huiiibli'  naissance. 

Cvh  est  incontestable,  dit  le  duc;  mais  Votre 
Seigncurif  inc  permettra  de  lui  soumettre  un 
doute  qu'a  lait  naître  en  mon  esprit  l'histoire 
que  j'ai  lue  de  ses  prouesses,  et  ce  doute  le 
voici  :  Tout  en  demeurant  d'accord  qu'il  existe 
une  Dulcinée  au  Toboso,  ou  hors  du  Toboso,  et 
qu'elle  est  belle  au  degré  de  beauté  que  le  pré- 
tend Votre  Grâce,  il  me  semble  qu'en  fait  de 
noble  origine  elle  ne  saurait  entrer  en  coinpa- 
laison  avec  les  Oriane,  les  .Madasine,  les  (ie- 
uèvre,  enlin  avec  ces  grandes-dames  dont  sont 
pleines  les  histoires  que  vous  connaissez. 

A  cela,  monseigneur,  je  répondrai  que  Dulci- 
née est  fille  de  ses  œuvres,  que  le  mérite  ra- 
chète la  naissance,  enfin  qu'il  vaut  mieux  être 
distingué  par  sa  vertu  que  par  ses  aïeux.  D'ail- 
leurs, Dulcinée  possède  des  qualités  suffisantes 
pour  devenir  un  jour  reine  avec  sceptre  et  cou- 
ronne, puisqu'une  femme  belle  et  vertueuse 
peut  prétendre  à  tout,  puisqu'on  ne  doit  point 
limiter  l'espérance  là  où  le  mérite  est  sans 
bornes,  et  qu'il  renferme  en  lui,  sinon  foraiel- 
lement,du  moins  virtuellement,  les  plus  hautes 
destinées. 

Il  faut  l'avouer,  seigneur  don  Quichotte,  re- 
prit la  duel  ssse.  Votre  Grâce  possède  le  grand 
art  de  la  [ii  rsuasion  ;  aussi  je  me  range  à  son 
avis,  et  désormais  je  soutiendrai  partout  qu'il 
existe  une  Dulcinée  du  Toboso,  qu'elle  est  par- 
faileiuent  belle,  de  race  illustre,  et  digne,  en 
un  uiol,  des  vœux  et  des  soins  du  chevalier  des 
Lions,  du  grand  don  Qiiichotle  de  la  Manche. 
Toutefois,  il  me  reste  un  scrupule,  cl  je  ne  puis 
in'empêcher  d'en  vouloir  un  peu  à  votre  écuyer  : 
c'est  qu'il  est  raconté  dans  l'histoire  que  lors- 
qu'il porta  de  votre  part  une  lettre  à  madame 
Dulcinée,  il  la  trouva  criblant  de  l'avoine,  ce 
qui,  à  vrai  dire,  pourrait  faire  douter  quelque 
peu  de  sa  noble  origine. 

Madame,  répondit  <lon  Quichotte,  Votre 
Grandeur  saura  que  les  aventures  qui  m'arri- 


440 


DON    QUICHOTTE 


vent,  an  moins  poin'  la  iiluparl,  sont  extraordi- 
naires cl  ne  ressemblent  en  rien  à  celles   des 
autres  chevaliers  errants,  soit  (juc  cela  pro- 
vienne (le  la  volonté  du  destin,  soit  plutôt  de 
la  malice  cl  de  la  jalousie  des  enchanteurs.  Or, 
il  est  incontestable  que  parmi  les  plus  fameux 
chevaliers,  certains  furent  doues  de  verlus  se- 
crètes, celui-ci  de  ne  pouvoir  être  enchanté,  ce- 
lui-là d'avoir  la   chair  impénétrable,  Roland, 
par  exemple,  l'un  des  douze  pairs  de  France, 
qui,  disait-on,  ne  pouvait  être  blessé  que  sous 
la  ])lanle  du  pied  gauche,  et  seulement  par  une 
épingle  ;  aussi  à  Roncevaux,  quand  Bernard  de 
Carpio  reconnut  (|u'il  ne  pouvait  lui  (Mer  la  vie 
avec  son  épée,  l'ul-il  obligé  de  l'clouffcr  entre 
ses  bras,  comme  Hercule  avait  fait  irAntée,  ce 
féroce  géant  qu'on  disait  (ils  de  la  Terre.  Eh 
bien,  de  tout  ceci,  je  conclus  ([u'il  serait  fort 
possible  (]ue  je  possédasse  une  de  ces  vertus, 
non  point  celle  de  n'être  jamais  blessé,  car  l'ex- 
périence m'a  prouvé  bien  des  fois  que  je  suis 
formé  de  chairs  tendres  et  nullement  impénétra- 
bles ;  mais,  par  exemple,  celle  de  ne  pouvoir 
élrc  enchanté,   puisque  je  me  suis  vu  pieds  et 
poings  liés,  enfermé  dans  une  cage,  où  le  monde 
entier  n'aurait  pas  été  capable  de  me  retenir,  si 
ce   n'est  à   force  d'enchantements;  et  connue 
peu  de  temps  après  je  m'en  tirai  moi-même,  je 
crois  (ju'il  n'y  a  désormais  rien  au  monde  (jui 
ait  le  pouvoir  de  m  arrêter.  Aussi,  mes  enne- 
mis, voyant  qu'ils  ne  peuvent  rien  contre  moi, 
s'en  prennent  à  ce  que  j'aime  le  jibis,  et  veu- 
lent me  faire  perdre  la  vie  en  attacjuaut  celle  de 
Dulcinée,  par  qui  je  vis  et  je  respire. 

Quand  mon  écuyer  lui  porta  mon  message, 
ils  la  lui  montrèrent  malicieusement  sous  la  li- 
gure d'une  paysanne,  occupée  à  un  exercice  in- 
digne d'elle,  celui  de  cribler  du  froment  ;  au 
reste,  j'ai  soutenu  (|ue  ce  froment  n'était  ni  de 
l'orge,  ni  du  blé,  mais  des  grains  de  perles 
orientales.  Et  pour  preuve,  je  dirai  à  Vos  Gran- 
deurs qu'étant  allé  dernièrement  au  Toboso,  il 
me  l'ut  impossible  de  trouver  seulement  le  pa- 


lais de  Dulcinée.  Quelques'  jours  après,  taudis 
que  mon  écuyer  la  voyait  sous  sa  ligure  vérita- 
ble, (jui  est  la  plus  belle   du   monde,  elle  mu 
sembla,  à  moi,  inie  femme  grossière,  sotte  en 
ces  discours,  bien  (ju'ordinaircmenl  elle  soit 
l'esprit,    la  modestie  et  la  discrétion  mêmes. 
Or  donc,  puisque  je  ne  suis  point  enchanté, 
ni    ne   ])uis   l'être,    ainsi    (jue  je  viens  de   le 
prouver,  c'est  elle  qui   est  enchantée,  trans- 
formée,   métamorphosée,   c'est   sur   elle   que 
mes  ennemis  se  sont  vengés  de  moi;  et  comme 
c'est  parce  qu'elle  m'appartient  qu'elle  souffre 
tout  cela,   je  veux   renoncer  à  tous  plaisirs, 
et  me  consumer  en  regrets  et  en  larmes,  jusqu'à 
ce  que  je   l'aie  rétablie  en  son  premier  état. 
Que  Sancho  ait  vu  Dulcinée  criblant  de  l'avoine, 
cela    ne   prouve   rien,  car   si  les   enchanteurs 
l'ont  changée  pour  moi,  ils  ont  bien  pu  la  chan- 
ger pour  lui.  Dulcinée  est  de  bonne  naissance, 
d'une  des  plus  nobles  races  de  tout  le  Toboso, 
où  il  en  existe  beaucoup  et  de  très-anciennes,  et 
je  ne  doute  pas  qu'un  jour  le  lieu  qui  l'a  vue 
naître  ne  devienne  célèbre  au  même  titre  que 
Troie  pour  son  Hélène,  et  l'Espagne  à  cause  de 
sa  Gava',  mais  avec  bien  plus  de  raison,  et  avec 
un  nom  incomparablement  jilus  glorieux. 

Je  dirai  aussi  à  Vos  Excellences  (pie  Sancho 
Panza  est  le  plus  plaisant  écuyer  (jni  ail  jamais 
servi  chevalier  errant.  11  a  souvent  des  naïvetés 
telles,  qu'on  se  demande  s'il  est  simple  ou  ma- 
lin; quebjuefois  ses  malices  le  font  croire  un 
rusé  drôle,  et,  tout  d'un  coup,  à  ses  simplici- 
tés on  le  [irendrail  pour  un  lourdaud.  Il  doute 
de  tout,  el  il  croit  tout  ;  puis  au  niomenl  où 
l'on  craint  (pi'il  ne  s'embarrasse  et  ne  se  perde 
dans  ses  raisonnements,  il  s'en  tire  avec  une 
adresse  qu'on  était  loin  d'attendre  de  lui.  En  (in, 
tel  qu'il  est,  je  ne  le  tro(juerais  pas  contre  un 
autre  écuyer,  m'otTrit-on  en  irlonr  une  ville 
entière.  Je  me  demande  s'il  est  bon  de  l'envoyer 
dans  le  gouvernement  que  lui  a  donné  Votre 

'  Nom  ilcjiiiié  par  Ici  ,\r.ibcs  à  la  lillc  du  cotnlc  Julien, 


DE    I.A    MANCHE. 


441 


I 


ran»,  S.  R.i>X(ii  et  C*.  imp,  I  ■  i no,  Jonvet  et  C",  tWiit. 

S;irK'ho  tout  oftaré  se  )tré(-i|tUc  liaiis  la  yaWi',  ?uivi  li'un»'  banil*-  ili*  luai-iniluii^  (pago  -iil). 


Griindeur;  pourtant  il  me  semble  doué  d'une 
capaiité  suflisanlf  pour  être  gouverneur,  et  je 
m'imagine  (|u'en  lui  aiguisant  un  peu  l'esprit, 
il  fera  tout  comme  un  autre,  d'autant  plus  (pie 
nous  voyons  chaque  jour  qu'il  ne  faut  pas  tant 
d'habileté  ni  tant  de  science  pour  cela,  car  nous 
avons  quantité  de  gouverneurs  (jui  savent  à  peine 
lire,  et  qui  gouvernent  comme  des  aigles'.  L'im- 
portant est  d'avoir  l'intention  droite;  pour  le 
reste  on  ne  manque  pas  de  conseillers  qui  con- 
duisent les  affaires.  Le  seul  avis  que  je  donnerai 
à  Sancho,  c'est  de  défendre  ses  droits,  mais 
sans  accabler  ses  sujets.  Je  tiens  en  réserve  dans 
mon  esprit  d'autres  recommandations,  qui  plus 
tard  lui  seront  utiles  dans  le  gouvernement  de 
son  ile. 

L'entretien  en  était  là  quand  il  se  lit  un  grand 

'  1*  texte  (joile  (>ir(/ii//c«,  Gerraiils,  niseaiix  tic  proie. 


bruit,  et  Sancho  tout  effaré  se  précipita  dans  la 
salle,  un  torchon  au  cou  pour  bavette,  et  suivi 
d'une  bande  de  marmitons  et  autres  vam-iens  de 
même  espèce  ;  l'un  d'eux  jiortait  un  chaudron 
plein  d'une  eau  si  sale,  qu'il  était  aisé  de  re- 
connaître que  c'était  de  l'eau  de  vaisselle.  Il 
poursuivait  Sancho,  pour  la  lui  mettre  sous  le 
menton,  pendant  qu'un  autre  faisait  tous  ses 
efforts  pour  lui  laver  le  visage. 

Qu'est-ce  donc,  mes  amis?  dit  la  duchesse; 
que  vouloz-voMs  à  ce  brave  homme?  eh  quoi! 
oubliez-vous  qu'il  est  gouverneur? 

Madame,  ce  seigneur  ne  veut  point  se  laisser 
laver,  comme  c'est  l'usage,  et  comme  monsei- 
gneur le  duc  et  .son  maître  l'ont  été,  répondit  le 
marmiton. 

Si  fait,  si  l'ail,  je  le  veu.iL  bien,  repartit  San- 
cho étouffant  de  colère,  mais  je  vomirais  que  ce 
ft'it  avec  (lu  lingi'  plus  lilaiic,  de  l'eau  plus  claire, 

5C 


U2 


DON    OU IC HOTTE 


et  par  des  mains  moins  crasseuses  ;  il  n'y  a  pas 
si  grande  dilférence  entre  mon  maître  et  moi, 
pour  qu'on  me  donne  cette  lessive  du  diable, 
lorsque,  lui,  on  l'a  lavé  avec  de  l'eau  de  rose  : 
les  usages  valent  d'autant  mieux  qu'ils  ne  fâ- 
chent personne,  mais  le  lavage  qu'on  me  pro- 
pose serait  tout  au  plus  bon  pour  les  pour- 
ceaux. J'ai  la  bnrbe  propre,  et  je  n'ai  pas  besoin 
d'être  rafraîchi;  quiconque  viendra  m'en  tou- 
clicr  un  seul  poil,  recevra  une  si  i)onne  ta- 
loche, que  mon  poing  lui  restera  enfoncé  dans 
la  mâchoire  ;  ces  cirimonies  et  ces  savon- 
nages ressemblent  par  trop  à  de  méchantes 
farces. 

En  voyant  la  colèri'  de  Sancho,  la  duchesse 
étouffait  de  rire;  quant  à  don  Quichotte,  il  n'é- 
tait guère  satisfait  de  voir  son  écuycr  mystifié 
de  la  sorte  et  entouré  de  cette  impertinente  ca- 
naille. Après  s'être  profondément  incliné  comme 
|Hiur  demander  à  Leurs  Excellences  la  permis- 
sion de  t)arler,  il  dit  aux  marmitons  d'une  voix- 
grave  :  Holà,  seigneurs,  holà;  retirez-vous,  et 
laissez-nous  en  ])aix;  mon  écnyer  est  aussi  jiro- 
pre  que  le  pvc-mier  venu,  et  cesécuelles  ne  sont 
pas  faites  pour  son  visage;  encore  une  fois,  re- 
tirez-vous, car  ni  lui  ni  moi  n'entendons  rail- 
lerie. 

>'on,  non,  qu'ils  s'a()pro(hent,  ajouta  Sancho 
et  nous  verrons  beau  jeu!  Maintenant,  qu'on 
apporte  un  peigne  si  l'on  veut,  et  qu'on  me  ra- 
cle la  barbe  ;  si  l'on  y  ti'ouvc  quehpie  chose  qui 
offense  la  propreté,  je  consens  qu'on  me  l'arra- 
che poil  à  poil. 

Sancho  a  raison  ,  dit  la  duchesse,  et  toujours 
il  aura  raison  ;  il  est  fi>rt  propre,  et  n'a  pas  be- 
soin d'être  lavé;  puiscpie  nos  usages  lui  déplai- 
sent, il  est  le  maître  de  s'en  dispenser.  Vous, 
ministres  de  la  propreté,  je  vous  trouve  bien 
impertinents  d'apporter  pour  la  barbe  d'un  tel 
|icrsonnage,  au  lieu  d'aiguières  d'or  et  de  ser- 
viettes de  fin  lin  de  Hollande,  des  écuelles  de 
bois  et  des  torchons  de  toile  d'emballage.  En 
vérité,  ces  dn'des  ne  sniiraiiMil    s'eiMpcclKM'  cle 


montrer  en  toute  occasion  leur  aversion  pour 
les  écuyers  des  chevaliers  errants. 

Les  marmitons  et  le  maître  d'hôtel,  qui  était 
avec  eux,  crurent  que  la  duchesse  parlait  sérieu- 
sement ;  ils  se  hâtèrent  d'ôter  le  torchon  qu'ils 
avaient  mis  au  cou  du  pauvre  diable,  et  dispa- 
rurent. 

Dès  qu'il  se  vit  libre,  Sancho  alla  s'agenouil- 
ler devant  la  duchesse,  et  lui  dit  :  Des  grandes 
dames  on  attend  les  grandes  faveurs,  et  je  ne 
saurais  mieux  reconnaître  celle  dont  vient  de 
me  gratifier  \'otre  Grandeur,  qu'en  me  faisant 
armer  chevalier  errant  pour  demeurer  toute  ma 
vie  à  son  très-humble  service  :  je  suis  laboureur, 
je  m'appelle  Sancho  Panza,  j'ai  une  femme  v\ 
des  enfants,  et  je  fais  le  métier  d'écuyer  ;  si 
dans  quelqu'une  de  ces  choses  il  m'est  possible 
de  vous  servir,  je  mettrai  moins  de  temps  à 
vous  obéir  que  Votre  Seigneurie  à  commander. 

On  voit  bien,  Sancho,  répondit  la  duchesse, 
(pie  vous  avez  puisé  à  la  sourc%  même  de  la 
courtoisie,  et  que  vous  avez  été  élevé  dans  le  gi- 
ron du  seigneur  don  Quichotte,  qui  est  la  crème 
de  la  politesse  et  la  fleur  des  cérémonies  ou  ciri- 
monies, comme  vous  dites.  Heureux  siècle  qui 
possède  un  tel  chevalier  et  un  tel  écuyer  :  l'un 
l'honneur  de  la  chevalerie  errante,  l'autre  le 
type  de  la  lid(''iité  écuyéresque!  Levez-vous,  ami 
Sancho,  et  reposez-vous-en  sur  moi  ;  pour  re- 
connaître votre  courtoisie,  je  ferai  en  sorte  que 
mon  seigneur  le  duc  vous  donne  promptement 
le  gouvernement  qu'il  vous  a  promis. 

Laconversatiiin  Unie,  don  Quichotte  alla  faire 
la  sieste,  et  la  dm  liesse  dit  à  Sancho  que  s'il 
n'avait  pas  Iiesoin  de  repos,  il  pouvait  venir  pas- 
ser l'apiès-dîiiée  avec  elle  et  ses  iéunncs  dans 
une  salle  bien  fraîche.  Sancho  répondit  que 
(|ii()iipi"il  d'il  riialiiliidc  de  dnniiii-  en  été  ses 
(jnatrc  ou  cinq  heures  après  le  repas,  il  s'en 
])riverail  pour  obéir  à  ses  commandements. 

De  son  côté,  le  duc  sortit  pour  doiuu^r  de 
nouveaux  ordres  aux  gens  de  sa  maison  sur  la 
manière  de  traiter  dmi  (Jiiii  IkiIIc  sans  s'éloigner 


I 


DE    LA    MANCHE. 


445 


cil    iuicim    |ioiiil    ilii    ii''irinoiii;il    avec    l('(|iiol 
('t;mii(  ICTUS  les  anciens  clievaliers  errants. 


CHAPITRE  \X\III 

Ot    LA   COXVCRSATION    QUI    EUT    LrEU    ENTRE    LA    DUCHESSE 

ET  SANCHO    PANZA, 

CONVERSAT. ON    DIGNE    D'ÊTRE    LUE   AVEC    ATTENTION 

L'iiisloire  rapporte  que  Sanclio  ne  dormil 
point  cette  sieste,  et  qu'au  contraire,  pour  te- 
nir sa  parole,  il  alla  trouver  la  duchesse,  la- 
quelle, dès  qu'il  fut  entré,  lui  offrit  un  tabouret 
à  ses  côtés,  ce  que  Sanclio  refusa  ou  iiouiine 
qui  savait  vivre  ;  mais  la  duilicsse  l'enfragca  à 
s'asseoir  comme  gouvcrneui',  et  à  parler  comme 
écuycr,  puisqu'à  ces  deux  titres  il  méritait  le 
siège  même  du  cid  Ruy  Dias  le  Campeador. 
Sancho  s'iuclina  et  s'assit.  Aussitôt  toutes  les 
femmes  de  la  duchesse  l'environnèrent  en  si- 
lence, attentives  à  ce  qu'il  allait  dire  ;  mais  ce 
fut  leur  maîtresse  elle-même  qui  ouvrit  l'en- 
tretien. 

A  présent  que  nous  sommes  seuls,  dit  la  du- 
chesse, je  voudrais  bien  que  le  seigneur  gouver- 
neur éclaircit  certains  doutes  que  j'ai  conçus  en 
lisant  l'histoire  du  grand  don  Quichotte  de  la 
Manche.  Le  premier  de  ces  doutes  est  celui-ci  : 
puisque  Sancho  n'a  jamais  vu  Dulcinée,  je  veux 
dire  madame  Dulcinée  du  Toboso,  el  qu'il  ne  lui 
porta  point  la  lettre  que  le  seigneur  don  Qui- 
chotte lui  écrivait  de  la  Sierra  Morcna,  ayant 
oublié  de  prendre  le  livre  de  poche  qui  la  ren- 
fermait, comment  a-t-il  été  assez  hardi  pour  in- 
venter une    réponse,   et  prétendre  qu'il  avait 
trouvé  cette  dame  criblant  de  l'avoine?  ce  qui 
e.sl  non-seulement  un  mensonge  capable  de  por- 
ter atteinte  à  la  consiJéralinn  de  la  sans  |)areillc 
Dulcinée,  mais  de  plus  une  imposture  indigne 
d'un  fidèle  écuyer. 

Avant  de  répondre,  Sancho  se  leva,  puis  le 
corps  penché,  le  doigt  sur  les  lèvres,  il  s'en 
alla  sur  la  pointe  du  pied  soulever,  l'une  après 


l'aiilrr,  toutes  les  tapisseries,  après  i|uoi  il  vint 
se  rasseoir  près  de  la  duchesse  :  A  présent^ 
dit-il,  (pic  je  suis  bien  certain  de  n'être  pas 
écoulé,  me  voilà  prêt,  madame,  à  répondre  à 
tout  ce  qu'il  vous  (tlaiia  de  nie  demander.  Kt 
d'abiird  je  vous  dirai  que  je  liens  monseigncui' 
don  Quichotte  pour  un  fou  achevé,  bien  que 
|)aifois,  à  mon  avis  et  à  celui  de  tous  ceux  qui 
l'enlcndenl,  il  ne  laisse  pas  de  dire  des  choses 
si  bonnes,  si  bonnes,  que  le  diable  lui-même, 
avec  toute  sa  science,  n'en  inventerait  |)as  de 
meilleures.  Cela  pourtant  n'empêche  pas  ([iic  je 
ne  croie  ipi'il  a  le  cerveau  télé,  aussi  je  lui  en 
iiaille  à  garder  de  toutes  les  façons  :  telle  entre 
antres  la  réponse  à  la  lettre  de  la  Sierra  Morena, 
et  cette  affaire  de  l'autre  jour,  cpii  n'est  pas 
encore  écrite  dans  l'histoire,  je  veux  dire  l'en- 
chantenicnt  de  madame  Dulcinée  que  je  lui  ai 
fait  accroire,  (juoique  cette  dame  ne  soit  pas 
plus  enchantée  que  mon  grison. 

La  duchesse  jiria  Sancho  de  lui  raconter  cet 
enchantement,  ce  qu'il  lit  sans  oublier  la  moin- 
dre circonstance,  et  au  grand  contentement  de 
celles  qui  l'écoulaicnt.  De  ce  que  vient  de  con- 
ter le  seigneur  Sancho,  reprit  alors  la  duchesse, 
il  se  forme  un  terrible  scrupule  dans  mon  es- 
prit, et  il  me  semble  entendre  murmurer  à  mes 
oreilles  une  voix  qui  me  dit  :  Mais  s'il  est  vrai 
que  don  Quichotte  de  la  Manche  soit  fou  sans 
ressources,  pourquoi  Sancho  Panza,  son  écuyer, 
qui  le  connaît  pour  tel,  conlinue-t-il  à  le  servir 
sur  l'espoir  de  se§  vaines  promesses?  il  faut 
donc  que  l'écuyer  soit  encore  plus  fou  que  le 
maître.  S'il  en  est  ainsi,  un  jour  tu  rendras 
compte  à  Dieu,  madame  la  duchesse,  d'avoir 
donné  à  ce  Sancho  Panza  une  île  à  gouverner  ; 
car  celui  qui  ne  sait  pas  se  gouverner  lui-méuie 
saura  encore  moins  gouverner  les  autres. 

Pardieu ,  madame  la  duchesse,  celte  voix  n'a 
point  tort,  repartit  Sancho,  et  vous  pouvez  bien 
lui  répondre  de  ma  part  que  je  reconnais  qu'elle 
dit  vrai.  Si  j'avais  deux  onces  de  bon  sens,  de- 
puis  longtemps  j'aurais  quille    mou    maître: 


444 


DON    QUICHOTTE 


mais  il  n'y  a  pas  moyen  de  s'en  dédire  :  là  où 
est  attacliée  la  chèvre,  il  faut  qu'elle  broute.  l'A 
puis,  voyez-vous,  nous  sommes  du  même  vil- 
lage; c'est  un  bon  maître,  je  l'aime,  j'ai  mangé 
son  pain,  il  m'a  donné  ses  ànons,  et  par-dessus 
tout  je  suis  lidèle;  il  est  donc  impossible  que 
rien  puisse  nous  séparer,  si  ce  n'est  quand  la 
pelle  et  la  pioche  nous  feront  à  chacun  notre  lit. 
Maintenant  si  Votre  Grandeur  ne  trouve  ]ias  bon 
qu'on  me  donne  le  gouvernement  que  monsei- 
gneur m'a  promis,  eh  bien,  ce  sera  un  gouver- 
nement de  moins  ;  je  ne  l'avais  pas  en  sortant 
du  ventre  de  ma  mère,  et  s'il  m'échappe,  peut- 
être  sera-ce  tant  mieux  pour  mon  salut.  Tout 
sot  que  je  suis,  croyez  que  j'ai  bien  compris  le 
proverbe  qui  dit  ;  Pour  son  malheur,  des  ailes 
sont  venues  a  la  l'ourmi.  11  se  pourrait  donc 
que  Sancho  écuyer  montât  plus  vite  en  paradis 
que  Sancho  gouverneur.  Personne,  d'ailleurs, 
n'a  l'estomac  deux  l'ois  plus  grand  que  celui  d'un 
autre,  et  tant  grand  qu'il  soit  on  peut  le  remplir 
de  i)aille  ou  de  loin.  Les  petits  oiseaux  dans  les 
champs  ont  Dieu  pour  pourvoyeur,  et  quatre 
vares  de  gros  drap  de  Cuença  tiennent  plus 
chaud  que  quatre  vares  de  drap  fin  de  Ségovie. 
Quand  il  nous  l'aut  déguerpir  de  ce  monde,  le 
chemin  est  le  même  pour  le  prince  et  pour  le 
laboureur  ;  et  le  corps  du  pape  ne  tient  pas  plus 
d'espace  que  celui  du  sacristain,  car  en  entrant 
dans  la  fosse,  nous  nous  pressons,  nous  nous 
serrons,  ou  plutôt  l'on  nous  fait  serrer  et  pres- 
ser malgré  nous  ;  a|)rès  quoi  il  n'y  a  plus  qu'à 
tirer  le  rideau,  la  farce  est  jouée,  et  au  revoir, 
bonsoir. 

Je  vous  déclare  donc,  madame  la  duchesse, 
que  si  Votre  Seigneurie  ne  veut  pas  me  donner 
une  ilc,  parce  (lu'elle  me  croit  un  imbécile,  je 
serai  assez  sage  pour  m'en  passer.  J'ai  oui  dire, 
il  y  a  longtemps,  que  derrière  la  croix  se  lient  le 
diable,  et  <|ue  tout  ce  qui  reluit  n'est  pas  or; 
j'ai  ouï  dire  aussi  cpi'on  tira  le  laboureur 
Vamba'  de  sa  chaumière  pour  le  faire  roi  d'I^s- 
'  Vamba  régna  >ur  l'Espagne  guthiquc  au  septième  siècle. 


payne,  et  le  roi  Rodrigue'  d'entre  les  fêtes  et 
les  divertissements,  pour  le  faire  manger  aux 
couleuvres,  si  toutefois  la  romance  ne  ment 
[)oint. 

Et  pourquoi  mentirait-elle,  dit  la  senora  Ro- 
drigue/, en  racontant  que  ce  roi  fut  mis  dans 
une  fosse  pleine  de  crapauds,  de  ser|ienls  et  de 
lézards;  et  que  deux  jours  après  on  l'entendait 
s'écrier  d'une  voix  dolente  :  Ils  me  déchirent, 
ils  me  dévorent  par  oîi  j'ai  le  plus  péché;  puis- 
que cela  est  certain,  ce  seigneur  a  donc  grande 
raison  de  dire  qu'il  vaut  mieux  être  laboureur 
que  roi,  si  l'on  doit  être  mangé  par  ces  afireuses 
bêtes. 

La  duchesse  ne  put  s'empêcher  de  sourire  de 
la  simplicité  de  la  senora  Rodriguez,  et  elle  dit 
à  Sancho  :  Sancho,  vous  savez  que  lorsqu'un 
chevalier  a  donné  sa  parole,  il  la  tient,  dût-il 
lui  en  coûter  la  vie  ;  or,  quoique  monseigneur 
le  duc  ne  coure  pas  les  aventures,  il  n'en  est 
pas  moins  chevalier,  et  il  tiendra  sa  promesse 
en  dépit  de  la  médisance  et  de  l'envie.  Prenez 
donc  courage;  vous  vous  verrez  bientôt  en  pos- 
session de  votre  gouvernement,  logé  comme  un 
prince,  et  couvert  de  velours  et  de  brocart. 
Tout  ce  que  je  vous  recommande,  c'est  de  vous 
appliquer  à  bien  gouverner  vos  sujets,  qui  tous 
sont  loyaux  et  bien  nés. 

Pour  ce  qui  est  de  bien  gouverner,  répondit 
Sancho,  on  peut  s'en  rapporter  à  moi,  car  je 
suis  charitable  de  ma  nature  et  j'ai  compassion 
des  pauvres.  .\  qui  pétrit  le  pain,  ne  vole  pas  le 
levain.  Oh!  juir  mon  saint  patron,  on  ne  me 
triiliera  pas  avec  de  faux  dés  !  Je  n'ai  pas.  Dieu 
merci,  besoin  qu'on  me  chasse  les  mouches  de 
devant  les  veux,  je  les  chasse  bien  moi-même,  et 
je  sais  fort  bien  où  le  soulier  me  blesse  :  je  veux 
dire  que  les  bons  auront  avec  moi  la  main  et  la 
porte  ouvertes,  mais  les  méchants  ni  pieds  ni 
accès.  Il  me  semble  qu'en  fait  de  gouvernement 
le  tout  est  de  commencer ,  et  il  se  pourrait 

'  lin.lrl^iic,  ilriiiirr  roi  i\<  ^  Gulli<,  pciit  à  hi  h.il.iillc  île  Gua- 
diilèlc  111  712. 


nr.    I.A    MANCIIK, 


àMi 


11  s'en  alla  sur  la  pointe  du  jiicJ  soulever,  l'une  après  l'aulre,  loules  les  tapisseries  (page  «3), 


qu'ail  bout  (lo  quiuzo  jours  j'entende  mieux  le 
gouvernement  que  le  labourage  où  j'ai  été  élevé 
depuis  mon  enfance. 

Vous  avez  raison,  Sanclio,  repartit  la  du- 
chesse ;  les  hommes  ne  naissent  pas  tous  avec  la 
science  infuse,  et  c'est  avec  des  hommes  qu'on 
fait  des  évoques,  non  avec  des  pierres.  Mais 
pour  en  revenir  à  l'enchantement  de  madame 
Dulcinée,  je  pense,  et  je  tiens  même  pour  cer- 
tain que  l'intciilion  qu'eut  Sancho  de  myslKier 
son  maître  en  lui  faisant  accroire  (|ue  sa  dame 
était  enchantée,  fut  plutôt  une  malice  des  en- 


chanteurs :  car  je  sais  de  bonne  |)art  que  la 
paysanne  qui  sauta  sur  l'àne  était  la  véritable 
Dulcinée,  et  qu'ainsi  le  bon  Sancho,  en  pensant 
être  le  trompeur,  fut  le  premier  trompé.  Cela 
est  positif  et  clair  comme  le  jour;  car  sachez-le, 
scijîneur  Sancho,  nous  avons  en  ce  pays  des  en- 
chanteurs qui  nous  apprennent  tout  ce  qui  se 
passe  dans  le  monde.  Soyez  donc  certain  que 
celte  paysanne  si  leste  était  Dulcinée  elle-même. 
Dulcinée  enchantée  tout  comme  la  nii-re  (pii  i"a 
mise  au  monde,  cl  que  lorsque  nous  y  pense- 
rons le  moins,  nous  la  venons  tout  à  coup  re- 


i46 


DON    QUICHOTTE 


paraître  sous  sa  i)ro|pre  ligure  :  alors,  je  le 
pense,  vous  reviendrez  de  votre  erreur. 

Cela  est  très-possible,  Madame,  répondit  San- 
clio,  et  ji'  eouunencc  à  croire  vrai  ce  que  mon 
maître  racoiilc  de  cette  caverne  de  Montesinos, 
ilaiis  laquelle  il  prétend  avoir  trouvé  madame 
Dulcinée  sous  le  même  costume  où  je  lui  dis 
l'avoir  vue  quand  il  me  prit  fantaisie  de  l'en- 
chanter; oui,  je  reconnais  bien  maintenant  que 
je  fus  le  premier  trompé,  comme  le  dit  Votre 
Grandeur.  En  effet,  comment  supposer  que 
j'ai  eu  assez  d'esprit  pour  fabriquer  snr-Ie- 
cliamp  tant  de  subtilités,  et  puis  mon  maître 
n'est  pas  encore  assez  fou  pour  se  laisser  trom- 
per si  aisément.  N'allez  pas  croire  pour  cela. 
Madame,  que  j'ai  de  mauvaises  intentions  ;  un 
lourdaud  comme  moi  n'est  pas  obligé  de  con- 
naître la  malice  de  ces  scélérats  d'enchanteurs: 
quand  j'ai  imaginé  cela,  c'était  pour  échapper 
aux  reproches  de  mon  maître,  et  non  dans  l'in- 
lentiou  de  l'offenser  ;  si  l'affaire  a  tourné  autre- 
ment, Dieu  sait  à  qui  il  faut  s'en  prendre,  et  il 
chàtira  les  coupables. 

Très-bien,  repartit  la  duchesse.  Mais,  dites- 
moi,  Sancho,  qu'est-ce  que  cette  aventure  de  la 
caverne  de  Montesinos?  j'ai  grande  envie  de  la 
connaître. 

Alors  Sancho  se  mit  à  raconter  ce  que  nous 
avons  dit  de  cette  aventure. 

Quand  il  eut  terminé  :  De  tout  ceci,  dit  la  du- 
chesse, on  peut  conclure  (pic  |uiisque  le  grand 
don  Quichotteaflirme  avoir  vu  la  même  |iaysanne 
qui  se  montra  à  Sancho  à  la  sortie  du  Toboso, 
il  est  clair  (|ue  cette  paysanne  était  Dulcinée; 
ainsi  donc ,  vous  le  voyez  ,  nos  enchanteurs 
sont  très-dignes  de  foi. 

Après  tout,  reprit  Sancho,  si  madame  Dul- 
cinée est  enchantée,  tant  pis  pour  elle  :  je  ne 
me  soucie  guère  de  m'atlirer  pour  cela  des  que- 
relles avec  les  ennemis  de  mon  maître,  qui  sont 
très-nombreux  et  très-méchants.  La  vérité  est 
que  celle  que  j'ai  vue  était  une  paysanne  ;  si 
cette  paysaimc  était  Dulcinée  ou  non,  cela  ne  me 


regarde  pas,  et  l'on  ne  doit  pas  m'en  rendre 
responsable.  Autrement  on  viendrait  dire  à  tout 
ijoul  de  champ  :  Sancho  a  dit  ceci,  Sancho  a  fait 
cela,  Sancho  par-ci,  Sancho  |)ar-là,  comme  si 
Sancho  était  un  je  ne  sais  qui,  et  non  ce  même 
Sancho  qu'on  voit  tout  de  son  long  dans  une 
histoire,  à  ce  que  m'a  dit  Samson  Carrasco,  le- 
quel n'est  rien  moins  <|ue  bachelier;  et,  comme 
i  on  sait,  ces  gens-là  ne  mentent  jamais,  si  ce  n'est 
quand  il  leur  en  prend  fantaisie,  ou  lorsqu'ils  y 
trouvent  leur  prolit.  Qu'on  ne  s'en  prenne  donc 
pas  à  moi,  je  m'en  lave  les  mains,  vienne  seu- 
lement le  gouvernement,  et  vous  verrez  mer- 
veilles; car  qui  a  été  bon  écuyer,  sera  encore 
meilleur  gouverneur. 

En  vérité,  Sancho,  s'écria  la  duchesse,  vous 
êtes  un  homme  incomparable  :  tout  ce  que  vous 
venez  de  dire  é(|uivaul  à  autant  de  sentences, 
et,  connue  dit  notre  proverbe  espagnol  :  sou- 
vent mauvaise  cape  couvre  un  bon  buveur. 

Madame,  répondit  Sancho,  je  jure  ([ue  de  ma 
vie  je  n'ai  bu  par  vice  ;  par  soif,  c'est  possible  ; 
car  je  n'ai  pas  la  moindre  hypocrisie.  Je  bois 
ipiand  l'envie  m'en  prend,  ou,  si  je  ne  l'ai  pas, 
quand  ou  m'offre  à  boire  ;  alors  j'accepte  pour 
ne  pas  paraître  mal  élevé  ;  aune  santé  portée  par 
un  ami,  y  a-t-il  cœur  de  pierre  qui  ne  soit  prêt 
à  faire  raison?  mais  quoique  je;  mette  mes 
chausses,  je  ne  les  salis  pas,  je  veux  dire  que 
si  je  bois,  je  ne  m'enivre  pas.  Au  reste,  c'est  un 
reproche  iju'on  ne  fera  guère  aux  écuyer»  des 
chevaliers  errants;  car  les  pauvres  diables  sont 
toujours  par  les  forêts,  par  les  déserts  et  parles 
montagnes,  buvant  de  l'eau  plus  qu'ils  ne  tcu- 
lent  :  et  souvent  ils  donneraient  un  ail  de  la 
tète  |)our  se  procurer  une  seule  goutte  de  vin. 

.le  vous  crois,  réjiondit  la  duchesse.  Mais  il  se 
fait  lard,  allez  reposer,  mon  ami;  une  autrefois 
nous  en  dirons  davantage.  Kn  attendant,  je  veil- 
lerai à  ce  que  l'on  vous  donne  ce  gouverne- 
ment. 

Sancho  baisa  les  mains  de  la  duchesse,  et 
après  l'avoir  remerciée,  il  la  sui)i)lia  qu'on  eût 


I»  K    I,  \    M  A  N  C  II  K. 


W 


soin  (le  son  prison,  parer  (lup  c'élail  ce  (|u'il 
uvait  (le  plus  cher  au  inonde. 

(Ju'osl-cc  que  ce  grison?  demanda  la  du- 
chesse. 

Madame,  c'est  mon  âne,  répondit  Sancho  ; 
pour  ne  pas  l'appeler  ainsi,  j'ai  coutume  de 
l'appeler  le  |,'rison.  En  entrant  dans  ce  château, 
j'avais  voulu  le  recommander  à  cette  bonne 
dame  que  voilà,  mais  elle  s'est  fâchée  tout 
rouge  comme  si  je  l'eusse  appelée  vieille  ou 
laide,  et  pourtant  Taflaire  des  duègnes  devrait 
iHre  pluti)t,  ce  me  semble,  de  panser  les  unes 
que  de  parader  dans  un  salon.  Dieu  de  Dieu, 
(juelle  dent  avait  contre  elles  un  hidalgo  de  mon 
village  ! 

C'était  sans  doute  i|uelque  manant  comme 
vous,  interrompit  la  senora  Rodrigucz,  car  s'il 
eût  été  un  véritable  gentilhomme,  il  les  aurait 
honorées  et  respectées. 

Assez,  assez,  senora  Rodriguez,  iit  la  du- 
chesse; et  vous,  Sancho,  ne  vous  mettez  point 
en  peine  de  votre  grison  ;  je  m'en  charge.  Puis- 
que c'est  le  bien-aimé  de  mon  ami,  je  veux  le 
porter  dans  mon  cœur. 

Il  sul'lit  qu'il  soit  à  l'écurie,  madame,  repartit 
Sancho  ;  quant  à  être  porté  dans  le  cnnu"  de 
Votre  Excellence,  ni  lui  ni  moi  ne  sommes 
dignes  de  nous  y  voir  un  seul  instant. 

Eh  bien,  Sancho,  dit  la  duchesse,  emmenez 
le  grison  à  votre  gouvernement  ;  vous  l'y  trai- 
terez à  voire  fantaisie,  cl  il  n'aura  plus  (|u'à 
s'engraisser. 

.Madame,  répondit  Sancho,  j'ai  vu  jtlus  d'un 
âne  entrer  dans  un  gouvernement  :  il  n'y  aurait 
donc  rien  d'étonnant  que  j'y  emmenasse  le 
mien. 

Tous  ces  propos  égayèrent  la  duchesse,  et 
après  avoir  de  nouveau  dit  à  Sancho  d'aller  se 
reposer,  elle  fut  raconter  au  duc  la  conversation 
i|ui  venait  d'avoir  lieu.  Ils  concerlèrciil  en- 
semble (piehpie  bonne  mvstilication  dansle  genre 
chevaleresque,  alin  (juc  le  chevalier  et  son 
éeuyer  ne  s'aperçussent  en  aucune  manière  de 


la  Ironqierie,  et  assurément  ce  sont  là  les  plus 
nu'inorables  aventures  que  contienne  cette 
ijraude  histoire. 


t.ii  \rm!i:  wxiv 

DES    MOVCNS    QU'ON    TROUVA    POUR    DESANCMANTER   OULCINCC 

Le  duc  et  la  duchesse  prenaient  un  plaisir  ex- 
trême à  la  conversation  de  leurs  Imtes,  et  ne 
songeaient  (]u'à  trouver  de  nouveaux  moyens  de 
s'en  divertir  :  ce  qui  étonnait  le  plus  la  duchesse, 
c'était  lasimplicité  de  Sancho,  qui  en  était  venu 
à  croire  véritable  renchantcment  de  Dulcinée, 
dont  lui  seul  était  l'inventeur.  L'aventure  de  la 
caverne  de  Montcsinos,  qu'avait  racontée  notre 
éeuyer, leur  parut  excellente  pour  la  mystilica- 
tion  qu'ils  se  proposaient. 

Six  jours  ayant  été  employés  à  se  préparer  et 
à  instruire  leurs  gens,  ils  engagèrent  le  cheva- 
lier à  une  chasse  au  sanglier,  qui  devait  avoir 
lieu  avec  un  équipage  complet  de  piqueurs  et 
Je  chiens.  Avant  le  départ,  on  présenta  à  notre 
héros  et  à  son  éeuyer  un  habit  th^  chasse  en 
beau  drap  vert  :  don  Quichotte  refusa,  disant 
qu'il  aurait  bientôt  à  reprendre  le  rude  métier 
des  armes  et  qu'il  ne  pouvait  se  charger  d'un 
porle-manteau  ;  tout  au  contraire,  Sancho  ac- 
cepta, se  promettant  bien  d'en  faire  argent  à  la 
plus  prochaine  occasion. 

Les  préparatifs  achev(''s,  don  Quichotte  s'ar- 
ma de  toutes  pièces  ;  Sancho  endossa  son  nou- 
vel habit,  et  monté  sur  son  grison,  de  préfé- 
rence à  un  bon  clieval  iju'on  lui  offrait,  il  se 
mêla  à  la  troupe  des  chasseurs.  La  duchesse  ne 
larda  pas  à  paraître  élégamment  parée,  et  don 
Quichotte,  avec  courtoisie,  prit  la  bride  de  son 
palefroi,  malgré  les  efforts  que  faisait  le  duc 
[)our  s'y  opposer.  On  se  dirigea  vers  un  bois  plan- 
té entre  deux  grandes  collines.  Quand  les  postes  ^ 
furent  pris,  les  sentiers  occupés,  on  dccoupla 
les  chiens,  ou  partagea  les  chasseurs  en  plu- 
sieurs troupes,  et  la  chasse  commença  avec  de 


448 


DON   QUICHOTTE 


si  grands  cris  qu'il  devenait  impossiblede  s'en- 
tendre. Bientôt  la  ducliesse  descendit  de  son 
palefroi,  et  ré|iien  à  la  main,  vint  s'embusquer 
dans  un  endroit  par  letpn'i  le  sanglier  avait 
foulume  de  passer;  le  duc  et  don  Oiiiclidile 
mirent  aussi  pied  à  terre,  et  se  placèrent  à  ses 
côtés;  Sanclio,  lui,  sans  descendre  du  grison, 
se  tint  coi  derrière  tout  le  monde,  de  crainte  de 
quelque  mésaventure. 

A  peine  étaient-ils  rangés  en  haie  avec  une 
partie  de  leurs  gens,  qu'ils  virent  accourir  un 
énorme  sanglier,  harcelé  par  les  chiens  et  pour- 
suivi parles  chasseurs.  Don  Quichotte,  embras- 
sant lortcmenl  son  écu,  marche  à  la  rencontre 
de  la  béte  lépée  à  la  main;  le  duc  y  court  aussi 
avec  son  épieu,  et  la  duchesse  les  aurait  de- 
vancés si  son  époux  ne  l'en  eût  empêchée.  Quant 
à  Sanclio,  dès  cpi'il  aperçut  le  terrible  animal, 
avec  ses  longues  défenses,  la  gueule  blanchie 
d'écume  et  les  yeux  étincelauts,  il  lâcha  son  gri- 
son et  courut  à  toutes  jambes  vers  un  chêne, 
pour  y  griin|ier  ;  mais  au  moment  où  il  attei- 
gnait le  milieu,  prêt  à  saisir  uiil'  branche  pour 
gagner  la  cime,  cette  branche  se  rompit,  et  en 
tombant  il  lesla  accroché  fi  un  tronçon.  Lors- 
que, suspendu  de  la  sorte,  il  sentit  son  habit 
se  déchirer,  l'idée  lui  vint  (pie  le  sanglier  pour- 
rail  bien  le  déchirer  hii-mème,  et  il  se  mit  à 
pousser  de  tels  cris,  que  tous  ceux  qui  l'enten- 
daient le  crurent  sous  la  dent  de  qiicl(]ue  bête 
sauvage.  Finalement  le  sanglier  resta  sur  la 
place,  percé  de  mille  coups  d'épienx,  el<lon  (jui- 
chotle,  a(;courant  aux  cris  di^  Sanclio,  le  trouva 
suspendu,  la  tête  en  bas,  le  lidèle  grison  auprès 
de  lui.  H  dégagea  son  écuycr.  Devenu  libic, 
Sanclio  examina  la  déchirure  laite  à  son  habit  de 
chasse,  accident  dnnt  il  eut  un  dèiilaisir  iiHirtci, 
cardans  cet  habit  il  s'imaginait  posséder  une 
métairie. 

Enlin,  l'énorme  sanglier,  couvert  de  braïuhcs 
de  romarin  et  de  myrte  ,  fut  placé  par  les 
chasseurs  sur  le  dos  d'un  mnld  cl  cinulnil  en 
triomphe  vers  une  tente  dressée  an  milieu  du 


bois,  où  l'on  trouva  la  table  chargée  d'un  abon- 
dant repas,  tout  à  lait  digne  de  la  munilicenee 
du  personnage  qui   l'offrait  à  ses  convives. 

Montrant  à  la  duchesse  les  plaies  de  son  ha- 
bit tout  déchiré  :  Si  cette  chasse,  dit  Sanclio, 
eût  été  aux  lièvres  et  aux  petits  oiseaux,  mon 
pour|)oiiit  ne  serait  pas  en  cet  état.  Je  ne  sais 
vraiment  quel  plaisir  on  ]ieul  trouver  à  ])our- 
suivre  un  animal  ipii,  s'il  vous  attrape  avec  ses 
crochets,  peut  envoyer  son  liomine  dans  l'autre 
monde.  Cela  me  rappelle  cette  vieille  romance 
dont  le  refrain  était  :  Sois-tu  mangé  des  ours 
comme  fut  l'avila ! 

Ce  l'avila  était  un  roi  gotli  ipii ,  dans  une 
chasse  aux  bêles  sauvages,  fut  dévoré  par  nu 
ours,  dit  don  Quicholtc  '. 

Justement,  repartit  Sancho  :  aussi  comment 
les  princes  et  les  rois  s'exposent-ils  à  se  faire 
dévorer,  pour  le  seul  plaisir  de  tuer  un  pauvre 
animal  qui  ne  leur  a  fait  aucun  tort'.' 

Vous  vous  trompez,  Sancho,  dit  le  duc  :  la 
chasse  aux  bêtes  sauvages  est  le  divertissement 
favori  des  rois  cl  des  jirinces;  cette  chasse  est 
une  image  de  la  guerre  :  on  y  emploie  des  ruses 
et  des  stratagèmes  pour  vaincre  l'ennemi  ;  on 
s'v  accoutume  à  endurer  le  froid  et  le  chaud  ; 
on  oublie  le  sommeil  el  l'oisiveté;  en  un  mol, 
c'(!st  un  exercice  qu'on  prend  sans  nuire  à  per- 
sonne, cl  nu  jdaisir  cpi'on  partage  avec  beau- 
coup de  gens.  Cette  chasse,  d'ailleurs,  n'est  pas 
permise  à  tout  le  inonde,  non  plus  (|ue  celle  du 
haut  vol,  car  toutes  deux  n'appartiennent  qu'aux 
princes  el  aux  giands  seigneurs.  Ainsi  donc, 
Sanclio,  (piaiid  vous  serez  gouverneur,  adonnez- 
vous  à  la  chasse,  el  vous  verrez  que  vous  vous 
en  trouvère/,  bien. 

Obi  pour  cela,  non,  répondit  Sancho;  à 
bon  gouverneur,  comme  à  bonne  ménagère, 
jambe  rompue  et  à  la  maison  ;  il  ferait  beau 
voir  des  gens  pressés,  bien  fatigués  du  chemin, 
venir  demander  le  gouverneur,  et  qu'il  fut  au 

'  Ce  rnvila  ii'i'lail  |i:i~  un  mi  pclli  ;  Il  succéda  à  Pélïgc  Hniis 
les  \shirici^. 


DK    LA    MANCIIK. 


4411 


i'ans,  S.  Riçon  et  C»,  imp.  Fume,  Jouvet  el  C',  ■  ili', 

Eli  toinliaiit,  Saiiclio  rojCa  acoroilié  à  un  tiouoii  (pa(,'C  418). 


bois  à  se  diverlir!  les  affaires  marcheraient  d'une 
singulière  façon  !  Par  ma  foi ,  seigneur,  m'esl 
avis  que  la  chasse  est  plutôt  le  fail  des  fainéants 
que  des  gouverneurs;  moi,  je  me  contente  de 
jouer  à  la  tviumplie  les  quatre  jours  de  Pàcjucs', 
et  aus  boules  les  dimanches  et  fêles.  Toutes 
ces  chasses  ne  vont  guère  à  mon  humeur  et  ne 
s'accordent  jias  avec  ma  conscie'icc. 

Qu'il  en  soit  ce  qu'il  plaira  à  Dieu,  Sanclio, 
repartit  le  duc  ;  mais  entre  le  dire  et  le  faire  il 
y  a  bien  du  chemin. 

'  Noël,  l'É|ii|>liaiiic,  Pàqiicj  cl  la  Pcnlctûlc. 


Qu'il  y  ait  le  ihemin  qu'on  voudra,  rejiarlit 
Sancho,  au  bon  payeur  il  ne  coûte  rien  de  don- 
ner des  gages;  el  mieux  vaut  celui  que  Dieu 
assiste,  que  celui  qui  se  lève  de  grand  matin  ; 
c'est  le  venlre  tpii  fail  mouvoir  les  [)icds,  el  non 
les  pieds  le  ventre  :  Je  veux  dire  que  si  Dieu 
m'assiste,  el  si  je  vais  droit  mon  chemin,  avec 
bonne  inlcntion,  je  gouvernerai  mieux  (pi'un 
aigle  royal.  Si  l'on  ne  m'en  croit  pas,  qu'on  me 
mette  le  doigt  dans  la  bouche,  et  on  verra  si  jo 
serre  liicii. 

Maudit  sois-tu  de  Dieu  et  des  saints,  détcsiabic 


ihO 


DON  QIJICllOTTK 


Sancho,  s'écria  don  Quicliotli'  ;  (luaiul  donc 
t'entendrai- je  parler  un  quart  d'iieure  sans 
cette  avalanche  de  proverbes?  Que  Vos  tirâces 
laissent  là  cet  imbécile,  mes  seigneurs,  si  vous 
ne  voulez  être  accablés  de  si  ridicules  imperti- 
nences. 

Pour  être  nondjreux,  dit  la  ducliesse,  les 
proverbes  de  Sancho  n'en  sont  pas  moins 
agréables;  (juant  à  moi,  ils  me  divertissent  ex- 
trêmement, qu'ils  viennent  à  ])ropos  ou  non  ; 
d'ailleurs,  entre  amis,  on  ne  doit  pas  y  regarder 
de  si  près. 

Au  milieu  de  ces  agréables  entretiens,  on 
sortit  des  tentes  pour  rentrer  dans  le  bois,  où 
le  reste  du  jour  se  passa  à  préparer  des  affiits. 
La  nuit  vint  surprendre  les  chasseurs,  non  pas 
la  nuit  sereine,  comme  elle  l'est  presque  tou- 
jours en  été,  mais  un  peu  obscure,  et  d'autant 
plus  favorable  aux  projets  du  duc  et  de  la  du- 
chesse. 

Soudain  le  bois  parut  en  léu,  et  de  toutes 
parts  on  entendit  un  grand  bruit  de  trompettes 
et  autres  instruments  de  guerre,  ainsi  que  le 
pas  de  nombreuses  troupes  de  cavaliers  (|ui  tra- 
versaient le  bois  en  tous  sens.  Cette  lumière 
subite,  ce  bruit  inattendu  surprirent  l'assem- 
blée ;  les  sons  discordants  d'une  infinité  de  ces 
instruments  dont  les  Mores  se  servent  dans  les 
batailles,  ceux  des  tiompeltes  et  des  clairons, 
enliii  les  litres,  les  hautbois  et  les  tambours 
mêlés  confusément,  faisaient  un  tel  vacarme, 
qu'il  eût  i'aliii  être  |)rivé  de  sens  poui'  n'en  être 
pas  ému.  Le  duc  pâlit,  la  duchesse  frissonna, 
et  don  (juichottc  lui-même  ressentit  ([uehiue 
émotion  ;  quant  à  Sancho,  il  tremblait  de 
tous  ses  membres,  et  il  n'y  eut  pas  jusqu'à  ceux 
qui  étaient  dans  le  secret  qui  u  éprouvassent  de 
l'effroi. 

Tout  à  coup  ce  vacarme  cesse;  el  un  courrier, 
qu'à  son  costume  on  eût  pris  pour  un  démon, 
passe  linisi|iii'irient ,  sonnant  avec  un  bruit 
épouvanlabltt  dans  une  coiiie  démesurée. 

Holà,  dit  le  duc,  qui  etes-vous'.'  à  (pii  en  vou- 


lez-vous"? et  que  signifie  cette  troupe  de  gens  de 
guerre  qui  traverse  ce  bois? 

Je  suis  le  diable  !  réjiondit  le  courrier  d'une 
voix  rau(jue  ;  je  vais  à  la  recherche  de  don  Qui- 
chotte de  la  Manche,  et  les  gens  (jue  vous  enten- 
dez sont  six  troupes  de  magiciens,  qui  amènent 
la  sans  pareille  Dulcinée  du  Toboso  enchantée 
sur  un  char  de  triomphe  ;  elle  est  accompagnée 
du  vaillant  Montesinos,  qui  vient  révéler  au  sei- 
gneur don  (Juichottc  les  moyens  de  désenchan- 
ter la  pauvre  dame. 

Si  vous  étiez  le  diable,  comme  vous  le  dites, 
repartit  le  duc,  vous  auriez  déjà  reconnu  le  che- 
valier don  Quichotte  de  la  Manche;  car  il  est 
devant  vous. 

En  mon  âme  et  conscience,  je  n'y  prenais  pas 
garde,  répondit  le  diable  :  j'ai  tant  de  choses 
dans  la  tète,  que  j'oubliais  la  principale,  celle 
|i()ur  la(|uelie  je  suis  venu. 

Ce  démon ,  dit  Sancho,  doit  èlre  honnête 
homme  et  bon  catholique  :  autrement  il  ne  ju- 
rerait jias  sur  son  àuie  et  sur  sa  conscience  ;  il 
y  a  partout  des  gens  de  bien,  à  ce  (|ue  je  vois, 
même  en  enfer. 

Aussitôt  le  démon,  sans  metlie  |)ied  à  terre, 
tourna  les  yeux  vers  don  Quiciiotte  :  C'est  vers 
toi,  lui  dit-il,  chevalier  des  Lions  (puissé-je 
bientôt  te  voir  entre  leurs  griffesl  ),  c'est  vers 
loi  que  m  envoie  l'infortuné  mais  vaillant  .Mon- 
tesinos, ])our  le  dire  de  l'attendre  à  l'endroil 
même  où  je  te  rencontrerai,  |)arce  qu'il  amène 
avei  lui  la  sans  pareille  llulciiiée  du  Toboso;  il 
veut  l'apprendre  le  moyen  de  la  désenchanter. 
Ma  venue  n'étant  à  autre  lin,  je  ne  m'arrêterai 
pas  plus  longtem|)s  ;  (|ue  les  démons  de  mon 
csjjèce  restent  dans  ta  compagnie,  cl  les  bons 
anges  avec  ces  .seigiu'urs.  Puis,  sdinianl  dans 
sa  corne,  il  tourna  inidc  et  disparut. 

La  surprise  s'accrut  pour  tout  le  monde,  mais 
surtout  pour  don  Quichotte  et  Sancho  :  pour 
l'écnyer,  parce  (|u'on  voulait  à  toute  force  (|uc 
Dulcinée  fùtenchantée  ;  pour  le  chevalier,  parce 
qu  il  ne  s,i\ait  plus  ,i  quoi  s'en  tenir  sur  les  m- 


n  !•:  l  A  M  A  N  C  II  E. 


4M 


sions  qu'il  avait  mies  dans  la  caverne  île  Mt)nli'- 
sinos.  Pendant  que  notre  héros  s'abîmait  dans 
ses  pensées,  le  duc  lui  dit  :  Est-ce  que  Votre 
Grâce  veut  attendre  cette  visite,  seif^neur  don 
Quichotte? 

Certainement,  répondit-il  ;  je  Tallendrai  ici 
de  pied  ferme,  dut  l'enfer  entier  ni'assaillir. 

Eh  bien,  moi,  dit  Sancho,  s'il  vient  encore 
un  diable  nie  corner  aux  oreilles,  je  resterai  ici 
tout  comme  je  suis  en  Flandre. 

I,a  nuit  achevait  de  se  l'ciiner,  et  l'on  coni- 
mençait  à  distinguer  à  travers  le  bois  un  nom- 
bre infini  de  lumières  courant  de  tous  cotes; 
telles  dans  un  temps  serein  on  voit  voltiger  les 
exhalaisons  de  la  terre,  bientôt  se  fit  entendre 
un  bruit  sendjlable  à  celui  rpie  produiraient  les 
roues  massives  d'une  charrette  à  bceufs,  bruit 
strident  (|ui  fait  fuir  les  loups  et  les  ours.  A  ce 
tintamarre  vint  s'en  joindre  un  autre  qui  le  ren- 
dit plus  horrible  encore  :  il  semblait  qu'en  di- 
vers endroits  de    la    buct    un   livifil    plusieurs 
batailles:  d'un  côte  retentissait  le  bruil  de  l'ai- 
lillerie,  d'un  antre,  celui  d'im  graiiii  nombre  de 
mousquetades  :  à   la  voix  des  C(Mubatlants,  on 
les  aurait  jugés  tout  proche,  tandis  que  plus 
loin,  une  multitude  d'instruments  ne  cessaient 
de  jouer  à  la  manière  des  Mores,  coumie  pour 
animer  au  combat.  En  un  mot,  le  bruit  confus 
de  ces  instruments,  les  cris  des  guerriers,  le 
sourd  retentissement  des  chariots,  inspiraient 
de  la  fra\eur  au\  plus  hardis;  et  don  Quichotte 
bii-méme  eui  besoin  de  tout  son  courage  pour 
n'être  pas  épouvanté.  Quant  à  Sancho,  le  sien 
fut  bientôt  abattu,  cl  il  tomba  évanoui  aux  pieds 
de  la  duchesse,  qui  s'empressa  de  lui  faire  jeter 
de  l'eau  au  visage.  Il  fut  assez  longtcnqis  à  re- 
venir, et  il  commençait  à  ouvrir  les  yeux  lors- 
qu'un de  ces  chaiiols  ([ui  taisaient  tant  de  bruit 
arri\a,  tiré  par  (juatre  breufs  entièrement  cou- 
verts de  drap  noir  et  ayant  à  chacpie  corne  une 
torche  allumée.  Au  sommet  du  diar,  sur  une 
espèce  de  trône,  se  tenait  assis  un  vieillard  vé- 
nérable,  dont   la   longue   barbe,   plus  liiancbe 


(|ue  la  neige,  lui  descendait  jus(|u'à  la  ceinture; 
pour  tout  vêlement,  il  avait  une  ample  robe  de 
boucassin  noir,  (^omme  ce  chariot  |>ortait  une 
infinité  de  lumières,  on  |)ouvait  aisément  distin- 
guer les  objets.  Il  était  conduit  par  deux  ilé- 
mons  habillés  de  la  même  étoffe,  et  dont  les  ef- 
fioyables  visages  auraient  fait  retomber  Sancho 
en  défaillance,  s'il  n'eût  fermé  les  veux  pour 
ne  pas  les  voir. 

Ce  noir  équipage  étant  arrivé  devant  le  duc, 
le  vieillard  se  leva,  el  dit  d  une  voix  grave  :  .le 
suis  le  sage  Lirgande;  et  le  char  passa  outre.  11 
fut  suivi  d'un  autre,  tout  à  fait  semblable,  .sur 
lequel  était  un  vieillard  vêtu  comme  le  juemier, 
qui,  ayant  fait  arrêter  le  chariot,  dit  d'une  voix 
non  moins  grave  :  Je  suis  le  sage  Ahiuif,  le 
grand  ami  d'Urgaude  la  déconvenue;  et  il  passa 
comme  le  précédent,  l'n  troisième  char  avec  un 
pareil  attelage  et  de  semblables  conducteurs, 
s'avança  de  même;  mais  celui  qu'on  voyait  assis 
sur  le  trône  l'tail  un  honinie  robuste  et  à  mine 
rébarbative,  (jui,  se  redressant,  cria  d'une  voix 
rau(|ue  et  sataniqtie  :  .le  suis  l'enchanlenr  Arca- 
laiis,  ennemi  niortid  d'Amadis  de  Gaule  et  de 
toute  sa  postérité. 

X  quelques  pas  plus  loin  les  trois  chars  s'ai'- 
rêtèrent,et  le  biuit  criard  des  roues  ayant  cessé, 
on  entendit  une  agréable  musi(|ue,  dont  Sancho 
tout  réjoui  tira  bon  angine. 

Madame,  dit-il  à  la  duchesse,  dont  il  ne  s'é- 
loignait jamais  d'un  pas,  là  où  est  la  musique, 
il  ne  peut  v  avoir  rien  de  mauvais. 

Non  plus  que  là  où  est  la  lumière,  ajouta  la 
duchesse. 

Madame,  répliqua  Sancho,  la  lumière  vient 
de  la  flamme  et  la  namnie  peut  tout  embraser. 
Ces  lumières  que  nous  voyons  là  sont  capables  de 
mettre  le  feu  à  la  forêt,  taudis  que  la  nnisique 
est  toujours  signe  de  réjouissance  el  de  fêtes. 
C'est  ce  que  nous  apprendra  l'avenir,  dit  don 
(Juichotte. 

Et  notre  héros  avait  raison,  comme  le  prouve 
le  chapitre  suivant. 


DON    QIIICMOTTK 


CHAPITRE  XXXV 

SUITE    DES   MOYENS   QU'ON    PRIT   POUR    DÉSANOHANTER    DULCINÉE 

ETC. 

Au  son  de  cetto  agréalile  musique  s'avançait 
un  cliar  traîné  par  six  mules  caparaçonnées  de 
toiles  lilani'lics  ;  sur  chacune  îles  mules  était 
monté  un  pénitent,  à  la  manière  de  ceux  qui 
font  amende  honorable,  tous  également  vêtus 
de  blanc,  avec  une  grosse  torche  do  cire  à  la 
main.  Ce  char  était  deux  fois  et  même  trois  fois 
|dus  grand  que  les  précédents  ;  de  chaque  côté 
inarcliaient  douze  autres  pénitents,  tenant  une 
torche  allumée.  Sur  un  trône  élevé  au  centre 
du  char,  était  assise  une  jeune  fille  habillée 
d'une  étoffe  de  gaze  d'argent,  si  brillante  de 
paillettes  d'or  que  les  yeux  n'en  pouvaient  sou- 
tenir l'éclat;  un  voile  de  soie,  assez  transparent 
pour  laisser  voir  sa  beauté,  lui  couvrait  le  vi- 
sage, et  les  nombreuses  lumières  permettaient 
de  distinguer  ses  attraits  et  son  âge,  qui  sem- 
blait être  de  dix-sept  à  vingt  ans.  Auprès  d'elle 
se  tenait  un  personnage  enveloppé  jus([u'aux 
pieds  d'une  robe  de  velours  à  longue  queue,  et 
la  tête  couverte  d'un  voile  noir. 

Quand  le  char  fut  arrivé  en  face  du  due,  la 
musique  cessa,  et  le  personnage  que  nous  ve- 
nons de  dépeindre,  s'étantlevé,  écarta  sa  robe, 
rejeta  son  voile,  et  fit  voir  la  ligure  de  la  Mort 
hideuse  et  décharnée.  Don  Quichotte  en  pàiil, 
Sancho  jiensa  mourir  de  peur,  le  duc  et  la  du- 
chesse firent  un  mouvement  d'effroi.  Cette  Mort 
vivante  s'élant  levée  sur  ses  pieds,  prononça  ces 
paroles  d'une  \o\\  Icnlc  : 

Il  tni  iliiril  les  nobles  Iimvuiix 
Mt'iitaicnl  on  amour  un  dr-lin  plus  |)rn<|ii"ii', 
Uccunnais  ce  .Merlin,  des  enclianleurs  le  |ién'. 
Le  fléau  (les  méclianls  et  l'ami  des  liéros, 
Sur  les  bords  dn  I.élhé  j'appris  que  Dulrinri' 
Avait  en  un  inoiuenl  perdu  loiis  srs  altrails  ; 
Je  viens  linir  li^s  maux  de  celle  infuiluiiée. 

Du  sort  écoulr'  les  arrèls  : 
Par  la  main  de  Sanclio,  sur  son  large  derrière, 
Trois  mille  et  trois  cents  coups  appliipiés  foileiuenl 

\vee  une  longue  étrlviére 


I  Rendront  ii  cet  olijet  charmant 

I  Son  cc'at,  sa  beauté  première". 

! 

'  Oiii-da,  je  t'en  pondrai,  s  écria  Sancho,  je  no 
me  donnerai  pas  seulement  trois  coups  de  fouet. 
Au  diable  soit  ta  manière  de  désenchanter!  et 
qu'est-ce  que  mes  fesses  ont  à  voir  avec  les  en- 
chantements? Je  jure  que  si  le  seigneur  Merlin 
n'a  pas  d'autre  moyen  de  désenchanter  Dulci- 
née, elle  pourra  s'en  aller  avec  son  enchante- 
ment dans  la  sépulture. 

Et  bien  moi,  je  vous  saisirai,  don  manant 
farci  d'ail,  reprit  don  Quichotte,  et  je  vous  at- 
tacherai à  un  arbre,  nu  comme  quand  votre 
mère  vous  a  mis  au  monde  ;  après  quoi  je  vous 
donnerai  non  pas  trois  mille  trois  cents  coups 
de  fouet,  mais  cinquante  mille,  et  si  bien  ap- 
pliqués qu'il  vous  en  cuira  toute  votre  vie.  Pas 
de  réplique,  ou  je  vous  étrangle  sur  l'heure. 

Tout  beau,  tout  beau!  interrompit  Merlin, 
cela  ne  peut  se  passer  ainsi  :  les  coups  de  fouet 
que  recevra  Sancho  doivent  être  volontaires,  et 
le  moment  à  son  choix,  car  il  n'y  a  point  d'é- 
pocpie  limitée  pour  cela;  il  dépend  même  de  lui 
d'en  être  quitte  pour  la  moitié,  pourvu  qu'il 
trouve  bon  que  ces  coups  lui  soient  appliqués 
par  une  autre  main  que  la  sienne,  si  rude  quelle 
puisse  être. 

Ni  ma  main,  ni  celle  d'un  autre,  ni  pesante, 
ni  à  peser,  ni  dure,  ni  douce,  ne  me  louchera, 
repartit  Sancho.  Est-ce  ipie  j'ai  engendré  ma- 
dame Dulcinée  du  Toboso,  pour  que  mes  fesses 
payent  le  mal  qu'ont  l'ail  ses  beaux  yeu\?  que 
monseigneur  don  Quichotte  ne  se  fouetle-t-il'? 
c'est  son  aflairc.  Lui  qui  l'appelle  sans  cesse  sa 
joie,  sa  vie,  son  âme,  c'est  à  lui  de  chercher  les 
moyens  de  la  désenchanter  ;  mais  me  fouetter, 
moi?  nhiTiiiiiicin-! 

Sancho  eut  à  peine  achevé  de  parler,  que  la 
nymphe  qui  se  tenait  près  de  Merlin  se  leva, 
écarta  le  vnilr  qui  lui  riiiivi;iil   le  visage,  et   fit 


'   (".es  vers  sont  einpriinlés  à  Florian. 

^  .•li>/-cn«Hfio.loc  iilioii  fjinilii  Te  poiirex|iriiiieil.i  répugnance 


DK    I.A    MANCHE. 


Ilcconnais  ce  Merlin,  des  enclianlouis  le  père  (pasie  4;>2). 


brilleratix  veux  ilo  tous  une  beauté  incomparable; 
puis,  avec  un  geste  assez  masculin,  et  d'une 
voix  fort  peu  féminine,  elle  apostropiia  Sanclio 
en  ces  termes  ? 

0  malencontreux  écuyer,  cœur  de  poule,  âme 
de  bronze,  entrailles  de  pierres  et  de  cailloux,  si 
l'on  te  demandait,  larron,  meurtrier,  de  te  jeter 
du  baut  d'une  tour;  si  l'on  voulait,  tigre  sans 
pitié,  te  faire  avaler  des  crapauds  et  des  lé- 
zards ;  si  l'on  t  ordonnait,  serpent  venimeux, 
d'étrangler  ta  femme  et  tes  enfants,  il  ne  serait 
pas  étonnant  de  te  voir  faire  tant  de  façons: 
mais  regarder  à  trois  mille  et  trois  cents  coups 
de  fouet,  quand  il  n'est  si  chétif  écolier  de  la 
doctrine  cbrétienne  qui  n'en  attrape  autant 
chaque  mois,  en  vérité  lu  devrais  en  mourir  de 
honte,  et  il  Y  a  là  de  quoi  surprendre,  étourdir, 
stupéller,  non-seulement  ceux  qui  t'écoutent, 
mais  quiconque  un  jour  l'apprendra.  Lève,   ô 


misérable  et  endurci  iuiinial,  lève  tes  \eu\  de 
mulet  ombrageux  sur  la  prunelle  des  miens,  et 
tu  verras  mes  larmes  tracer  goutte  à  goutte  des 
sillons  et  des  sentiers  à  travers  les  campagnes 
fleuries  de  mes  belles  joues.  N'es-tu  pas  ému, 
monstre  sournois  et  malintentionné,  en  voyant 
une  princesse  de  mon  âge  se  flétrir  et  se  consu- 
mer sous  l'écorce  d'une  grossière  paysanne  ! 
quoique  je  ne  paraisse  pas  telle  à  présent , 
grâce  à  la  faveur  particulière  du  seigneur  Mer- 
lin, qui  a  pensé  que  les  pleurs  d'une  belle  af- 
fligée seraient  plus  capables  de  t'attendrir.  Ré- 
souds-loi  donc,  brute  indomptée,  à  frapper  tes 
chairs  épaisses  :  triomphe  une  fois  en  ta  vie  de 
cette  inclination  gloutonne  qui  te  fait  ne  songer 
qu'à  te  farcir  la  panse;  et  remets  dans  son  pre- 
mier état  la  délicatesse  de  ma  peau,  l'aimable 
douceur  de  mon  caractère ,  l'incomparable 
beauté  de  mon  visage;  et  si  je  ne  suis  pas  ca- 


Il  ON    OrilMIOTTF. 


jialilr  iratliiiicir  loii  liuiiit'ur  rarouclic,  si  tu  uo 
mo  trouves  pas  encore  assez  à  plaindre  pour  ex- 
riter  ta  pitié,  aie  au  moins  compassion  de  ce 
pauvre  clievalier  (|ui  est  à  tes  côtés,  de  ce  bon 
maître  qui  t'aime  si  tendrement,  et  dont  l'àme, 
je  le  vois,  est  à  deux  doigts  de  ses  lèvres  et  n'at- 
tend |)lus  que  ta  réponse,  ou  compatissante  ou 
impitoyable,  pour  lui  sortir  par  la  bouche  ou 
lui  rentrer  dans  le  gosier. 

En  entendant  ces  mots,  don  Quiciiotte  se  tàta 
le  gosier.  Parbleu,  dit-il  en  se  tournant  vers  le 
duc.  Dulcinée  dit  vrai  ;  voici  (pie  j'ai  l'àme  ar- 
rêtée là,  comme  une  noix  d'arbalète. 

Eli  bien,  Sniiclid,  que  dites-vous  de  tout  ceci'? 
demanda  la  diulicsse'.' 

Madame,  cecjue  j"ai  dit,  je  le  répète,  répon- 
dit Sancho;  quant  aux  coups  de  fouet,  aher- 
iiiiiind. 

C'est  (ibrciiinifio  (pi'il  faut  dire,  oliserva  le 
duc. 

Tour  laiiiiiurdi'  llieii,  monseigneur,  ri''[ili(pia 
Sancho,  que  \olri'  (irandeur  me  laisse  |)arler  à 
ma  guise;  est-ce  que  je  suis  en  (''lai  de  m'a- 
muser  à  ces  subtilités?  Vraiment  il  m'importe 
bien  d'une  lettre  de  plus  ou  de  moins  quand  il 
s'agit  de  quatre  à  cinq  mille  coups  de  fouet  ! 

Vous  vous  trompez,  Sancho,  reprit  le  duc,  il 
ne  s'agit  (jiio  dr  trois  mille  trois  cents. 

Voilà  le  compte  bien  diminué!  dit  Sancho; 
fjui  trouve  le  marché  bon  n'a  qu'à  le  prendre. 
Par  ma  foi,  je  voudrais  bien  savoir  où  notre  mai- 
tresse  I)uliiMi''e  du  Tuboso  a  (louvé  celte  ma- 
nière dr  plier  les  gens!  Comment,  venir  du 
même  coup  me  deman<ler  de  me  mettre  le  corps 
en  lamlieaux  [lour  l'amour  d'elle  et  m'a|)p(der 
cteiu'  de  poule,  béte  (aroucbe,  tigre  abomiiiahle, 
avec  une  kyrielle  d'injures  à  faiii'  fuir  Icdiablr. 
Est-ce  que  par  hasard  mes  chairs  sont  de  bronze, 
est-ce  qne  je  gagnerai  quelque  chose  à  la  désen- 
chanter'.' Encore,  si  elle  venait  avec  une  belle 
corbeille  de  linge  blanc,  quelques  coiffes  de  nuit 
ou  seulement  des  escar()ins  (bien  ipic  je  n'en 
mette  pas)  peut-être  nie  laisserais-je  faire  :  mais 


pour  m'altendrir  elle  me  débite  un  boisseau 
d'injures  et  l'on  dirait  qu'elle  va  me  dévi.sagcr. 
Ne  sait-elle  point  qu'un  mulet  chargé  d'or  n'en 
gravit  que  mieux  la  montagne,  que  les  présents 
ramollissent  les  pierres,  et  qu'un  tiens  vaut 
mieux  que  deux  lu  auras?  .Mais  ce  n'est  pas  tout: 
voilà  qu'au  lieu  de  m'encourager,  mon  seigneur 
et  maître  me  menace  de  m' attacher  à  un  arbre, 
et  de  doubler  la  dose  prescrite  par  le  seigneur 
.Merlin.  On  devrait  bien  considérer  que  ce  n'est 
pas  un  simple  écuyer  qu'on  prie  de  se  fouetter, 
mais  un  gouverneur;  car  enfin  faut-il  regarder 
à  (pii  l'on  |iarle  et  comment  on  prie,  il  con- 
viendrait, ce  me  semble,  de  choisir  un  autre 
temps;  on  me  voit  navré  de  la  déchirure  île 
mon  habit  vert,  et  l'on  vient  me  demander  de 
me  déchirer  moi-même,  quoique  je  n'en  aie  pas 
plus  envie  que  de  me  faire  cacique! 

En  vérité,  ami  Sancho,  reprit  le  duc,  vous 
faites  trop  de  façons  :  mais  je  vous  le  dis  en  un 
mot  (uimiiie  en  mille,  si  vous  ne  devenez  plus 
souple  (priiii  gant,  il  faudra  renoncer  au  gou- 
vernemeiil  :  il  serait  beau  vraiment  (pie  je 
donne  à  mes  sujets  un  gouverneur  aux  entrailles 
de  pierre,  (jui  ne  fût  touché  ni  des  larmes  des 
dames  allligées,  ni  des  prières  et  des  conseils 
des  plus  sages  enchanteurs  !  Encore  une  fois, 
Sancho,  vous  vous  fouetterez  ou  l'on  vous 
fouettera,  ou  vous  ne  serez  point  gouverneur. 

Monseigneur,  répondit  Sancho,  ne  m'accor- 
derait-on pas  an  moins  deux  jours  pour  y 
penser? 

Cela  ne  se  peut,  repartit  Merlin,  celte  affaire- 
là  doit  être  conclue  à  l'heure  même,  sinon  Dul- 
cinée retourne  à  la  caverne  de  Montesinos,  chan- 
gée en  paysanne  ;  ou  bien,  dans  l'étal  où  elle  est, 
elle  sera  conduite  aux  champs  El yséens,  pour  y 
atteiiihe  (|iii'  le  nombre  des  coups  de  fouet  .«oit 
complet. 

Allons,  Sancho,  ajouta  la  duchesse,  prene/ 
courage  ;  .songez  (pie  vous  avez  mangé  le  pain  du 
.seigneur  don  Quichotte,  que  nous  devons  tous 
servir  et  aimer  à  cause  de  sa  loyauté  et  de   ses 


Ith:    LA    M  A  m:  Il  K. 


ir.r. 


grands  exploits  de  clieviilcric  :  conseille/,  à  ces 
coups  de  l'ouet,  mon  eiiiaiU;  la  craiiile  est  pour 
le  pollron,  et  un  noble  cu'ur  ne  trouve  rien  de 
dil'licife. 

Au  lieu  dç  répondre,  Sancho,  tout  hors  de 
lui,  se  tourna  vers  Merlin  :  Seifincur  Merlin, 
lui  dit-il,  ce  diable,  (|ui  est  venu  ici  en  poste, 
a  ordonné  à  mon  maître  d'attendre  le  seigneur 
Montesinos,  (jui  allait  venir  lui  |)arler  du  dé- 
scnchanlemenlde  madame  Dulcinée  :  cependant, 
nous  n'avons  point  encore  vu  Montesinos,  ni 
rien  qui  lui  resseinljic. 

Ami  Sancho,  répondit  Merlin,  ce  diable  est 
un  étourdi  et  vni  grandissime  vaurien  :  c'est 
moi  qui  l'envoyais  vers  votre  mailre,  et  non 
Montesinos,  lequel  n'a  pas  quitté  sa  caverne, 
où  longtemps  encore  il  attendra  la  fin  de  son 
enchantement.  Si  Montesinos  est  votre  débiteur, 
ou  si  vous  avez  (lueltjue  all'aire  à  traiter  avec  lui, 
je  l'amènerai  où  il  vous  plaira  :  |)our  l'heure, 
résignez-vous  à  cette  petite  pénitence  que  nous 
vous  avons  ordonnée,  et,  croyez-moi,  elle  vous 
sera  d'un  grand  profit  pour  l'âme  et  pour  le 
corps  :  pour  l'âme,  |)arce  que  vous  ferez  une 
bonne  action;  pour  le  corps  parce  qu'étant 
d'une  complexion  sanguine,  il  n'y  a  pas  de  mal 
de  vous  tirer  un  peu  de  sang. 

Par  ma  foi,  celui-là  est  bon,  répliqua  Sancho  : 
il  n'y  a  pas  déjà  assez  de  médecins  sur  terre, 
il  faut  encore  que  les  enchanteurs  s'en  mêlent  ! 
Mais  enfin,  |)uisque  tout  le  monde  ici,  excepté 
moi,  le  trouve  utile,  je  consens  à  m'appliquer 
les  trois  mille  trois  cents  coups  de  fouet,  à  la 
condition  que  je  nie  les  donnerai  (piand  il  me 
plaira,  sans  qu'on  me  fixe  ni  le  tem|)s  ni  le 
jour;  de  mon  côté,  je  tâcherai  de  terminer 
cette  affaire  le  plus  tôt  possible,  afin  que  le 
monde  puisse  jouir  de  la  beauté  de  madame 
Dulcinée,  beauté,  à  ce  (piil  paraîtrait,  beaucoup 
plus  grande  que  je  n'avais  pensé.  J'y  mets  en- 
core une  condition,  c'est  que  je  ne  serai  point 
obligé  de  me  l'ouetler  jusqu'au  sang,  et  si  quel- 
ques coups  ne  font  (|ue  chasser  les  niouche:>,  ils 


compteront  de  même;  di-  plus,  si  je  venais  à 
me  tromper  sui-  la  quantité,  le  seigneur  Mei  lin, 
qui  sait  tout,  aura  soin  de  les  compter,  et 
il  nie  dira  si  je  m'en  suis  donné  trop  ou  Ircqi 
peu. 

Du  trop  il  ne  faut  pas  s'inquiéter,  répomlit 
Merlin,  car  sitôt  i|ue  le  nombre  sera  coin|)lel, 
soudain  madame  Dulcinée  se  trouvera  désen- 
(  hantée,  et  elle  viendia  remercier  le  bon  San- 
j  cho  et  lui  témoigner  sa  reconnaissance  |)ar 
des  présents  considérables  ;  n'ayez  donc  aucun 
souci  du  trop  ou  du  tnqi  peu,  je  le  prends  sur 
ma  conscience  ;  le  ciel  me  préserve  de  tromper 
personne,  ne  fut-ce  que  d'un  cheveu  de  la  tête. 
Allons,  dit  Sancho,  je  consens  à  mon  sup- 
plice, c'est-à-dire  j'accepte  la  pénitence:  aux 
conditions  que  j'ai  dites,  s'entend. 

Sancho  n'eut    piis   plutôt   prononcé  tes  der- 
j   nières    paroles,   (jiie    la    iiiusi(iue   lecommcnça 
;  avec  acconipagneincnt  de  deux  ou  trois  déchar- 
I  ges  d'artillerie,  et  don  (Juichotte  alla  se  jeter 
'  au  cou  de  son  écuyer,  qu'il  baisa  cent  fois  sur 
I  k-  front  et  sur  les  joues.  Le  duc,  la  duchesse, 
i  tous  les  chasseurs,  lui  témoignèrent  la  joie  qu'ils 
j  éprouvaient  de  le  voir  se  rendre  à  h  raison  ; 
1  puis,  le  char  se  remit  en  marche,  la  nelle  Dul- 
j   cillée  salua  Leurs   Excellences  et   lit  une   pro- 
fonde révérence  à  son  futur  libérateur. 
l       Ccpciidant   l'aube    riante   et   vermeille  com- 
I   mem.ait  à  poindre  :  la  terre  joveuse,  le  ciel  se- 
'.   rein,  la  lumière  pure,  tout  annonçait  le  jour  qui 
déjà  posant  le  [ûed  sur  le  pan  de  la  robe  de  la 
fraîche  Aurore  |)romettait  d'être  magnifi(juc.  Le 
duc  et  la  duchesse,  très-satisfaits  de  leur  chasse, 
et  surtout  d'avoir  si  bien  réussi  dans  leur  pro- 
jet, retournèrent  au  château,  décidés  à  conti- 
nuer ces  plaisanteries  (|ui  les  divertissjiiciil  de 
plus  en  plus. 


45C 


DON    QUICHOTTE 


CHAPITRE  XWM 

OE    L'ETRANGE    ET    INOUÏE  AVENTURE    DE    LA  DUÈGNE    DOLORIOE, 

APPELÉE    COMTESSE    TRIfALOI; 

ET    D'UNE    LETTRE   QUE    SANCHO    ECRIVIT    A    SA    FEMME 

Le  iluc  avait  un  majordome  d'un  esprit  jovial 
et  plein  de  ressources;  c'était  lui  qui  avait 
composé  les  vers,  disposé  tout  l'appareil  de  la 
scène,  représenté  le  personnage  do  Merlin,  et 
fait  remplir  par  un  jeune  page  celui  de  Dulci- 
née. A  la  demande  de  ses  maîtres,  il  composa 
une  autre  comédie  aussi  originale  cpie  la  pre- 
mière, et  non  moins  bien  imaginée. 

Le  jour  suivant,  la  duchesse  demanda  à  San- 
clio  s'il  avait  commencé  sa  pénitence;  il  répon- 
dit (juc  la  nuit  précédente  il  s'était  donné  cin(j 
coups  de  fouet. 

Avec  quoi?  reprit  la  duchesse. 

Avec  ma  main,  répliqua  Sancho. 

Mais  c'est  plutôt  se  caresser  que  se  fouetter, 
dit  la  duchesse,  et  je  ne  sais  si  Merlin  sera  satis- 
fait, .le  pense  donc  (juil  conviendrait  que  San- 
cho fit  une  discipline  composée  de  chardons  ou 
de  (piehiucs  cordelettes  de  cuir,  capable  de  se 
faire  bien  sentir,  ce  qui  est  une  condition  ex- 
presse iHq)osée  par  Merlin  ;  car  la  liberté  d'une 
aussi  grande  dame  que  Dulcinée  ne  saurait  être 
achetée  à  vil  prix. 

Madame,  répondit  Sancho,  (|ue  Votre  Excel- 
lence me  donne  une  discipline  à  sa  fantaisie,  et 
je  m'en  servirai  pourvu  qu'elle  ne  me  fasse  pas 
trop  de  mal,  car  je  l'avouerai  à  Votre  Gran- 
deur, tout  paysan  que  je  suis,  j'ai  la  peau  fort 
délicate;  cl  il  ne  serait  pas  juste  que  je  me 
misse  en  lambeaux  pour  le  service  d'aulrui. 

Eh  bien,  dit  la  duchesse,  demain  je  vous 
donnerai  une  discipline  faite  exprès  pour  vous, 
et  qui  s'accommodera  à  la  délicatesse  de  vos 
chairs  comme  si  elles  étaient  ses  iirojtres 
sœurs. 

A  propos,  dit  Sancho,  Votre  Altesse  saura 
que  j'ai  écrit  une  lettre  à  Thérèse  Panza,  ma 
femme,  où  je   lui   donne  avis  de   tout   ee   qui 


m'est  arrivé  de|)uis  (jue  je  suis  parti  d'auprès 
d'elle;  j'ai  la  lettre  sur  moi,  et  il  n'y  a  plus 
qu'à  mettre  l'adresse;  je  voudrais  bien  que  Vo- 
tre Grâce  eût  la  bonté  de  la  lire,  elle  me  sem- 
ble tournée  de  la  façon  dont  doivent  écrire  les 
gouverneurs. 

Et  ijui  l'a  dictée'.'  demanda  la  duchesse. 

Sainte  Vierge!  répondit  Sancho,  et  qui  l'au- 
rait dictée,  si  ce  n'est  moi? 

C'est  donc  vous  qui  l'avez  écrite?  dit  la  du- 
chesse. 

Oh!  pour  ça  non,  madame,  répondit  Sancho, 
car  je  ne  sais  ni  lire  ni  écrire,  encore  que  je 
sache  signer. 

Voyons-la,  dit  la  duchesse,  votre  esprit  et 
voire  excellent  jugement  doivent  s'y  montrera 
chaque  ligne. 

Sancho  mit  la  main  dans  son  sein,  et  en  lira 
la  lettre.  Elle  était  ainsi  conçue  : 

LKTTRl'.    I)K  SANCHO    PA^Z^    A    THÉRÈSE    FANZA,    SA    FEMME 

«  Bien  m'a  pris,  femme,  d'avoir  bon  dos,  car 
j'ai  été  bien  étrillé;  et  si  j'ai  un  riche  gouver- 
nement, il  m'en  coûte  de  bons  coups  de  fouet  ; 
mais  tu  sauras  cela  plus  tard  ;  aujourd'hui  tu  n'y 
comprendrais  rien.  Apprends  donc,  ma  chère 
Thérèse,  que  j'ai  résolu  de  le  faire  niouter  en 
carrosse;  voilà  l'essentiel,  car  aller  autrement, 
autant  vaut  marcher  à  quatn;  pattes.  Finale- 
ment, tu  es  femme  de  gouverneur;  dis-moi  si 
à  cette  heure  quelqu'un  te  va  à  la  cheville.  Je 
t'envoie  ci-joint  un  habit  de  chasse  vert,  que 
m'a  donné  madame  la  duchesse  ;  arrange-le  de 
niaiiière  qu'il  lasse  un  corsage  et  une  jupe  à 
nuire  lille  Sanchette. 

«  Don  Quichotte,  mou  mailre,  à  ce  que  j'ai 
ouï  dire  en  ce  pays-ci,  est  un  fou  sensé,  mi  cer- 
veau brûlé  divertissant,  et,  sans  vanilé,  on  dit 
(juc  je  ne  lui  cède  en  rien.  Nous  avons  été  visi- 
ter ensemble  la  caverne  de  Monlesinos,  et  le 
sage  Merlin,  a  jeté  les  yeux  sur  moi  pour  désen- 
chanter Dulcinée  du  Toboso,  qui  est  celle  (pi'ou 


m:    LA    MANCIIK 


457 


Puis.  S.  Kacon  ei  ۥ,  imp. 


F'irnc,  Jiiiivel  pt  C,  >^rlil. 


Jo  m'app.-llc  TrifaIJin  .li-  la  liarli-  lilandip  (pngi-   WiSI. 


appelle  là-bas  Aldonza  Lorenzo.  .Avec  trois 
mille  trois  cents  coups  de  fouet  que  je  dois  me 
donner,  moins  cinq,  que  j'ai  déjà  reçus,  elle 
sera  désenchantée  comme  la  mère  qui  l'a  mise 
au  monde.  Bouche  cluse  sur  cela,  femme,  car 
les  uns  diraient  que  c'est  du  blanc,  les  autres 
que  c'est  du  noir. 

«  D'ici  à  quelques  jours  je  partirai  pour  mon 
gouvernement,  où  je  grille  de  me  voir  installé, 
afin  d'amasser  de  l'argent,  car  on  m'a  dit  que 
les  nouveaux  gouverneurs  n'ont  point  d'autre 
souci;  je  sonderai  le  terrain,  et  je  te  manderai 


s'il  faut  que  tu  viennes  me  rejoindre.  Le  grison 
se  porte  à  merveille,  et  il  se  recommande  à  toi 
et  à  nos  enfants.  Je  veux  l'emmener  avec  moi  et 
je  ne  le  quitterais  pas  quand  même  on  me  ferait 
Grand  Turc.  Son  Excellence  madame  la  du- 
chesse te  baise  mille  fois  les  mains  ;  baises-les- 
lui  en  retour  deux  mille  fois,  car  il  n'y  a  rien 
de  si  bon  marché  que  les  compliments,  à  ce 
que  j'ai  entendu  dire  à  mon  maître. 

«  Dii'u  n'a  pas  voulu  que  je  trouvasse  encore 
une  bourse  de  cent  doublons,  comme  celle  de 
la  fois  passée;  ce  n'a  pas  été  fatite  de  la  (Ini- 

58 


458 


DON    QUICHOTTE 


cher;  mais  que  cela  ne  te  chagrine  pas,  ma 
chère  Thérèse  :  celui  (|ui  sonne  les  cloches  est 
en  sûreté,  et  tout  se  trouvera  dans  la  lessive  du 
gouvernement.  Une  chose  pourtant  me  met  en 
peine,  c'est  qu'on  me  dit  que  si  j'en  tàte  une 
fois,  je  me  lécherai  les  doigts  jusqu'à  me  man- 
ger les  mains.  Mais,  bastel  qu'y  faire?  pour  les 
estropiés  les  aumônes  valent  autant  qu'un  cano- 
nicat.  Tu  vois  bien,  femme,  (|ue  de  façon  ou 
d'autre,  tu  no  peux  nianijuer  d'être  riche  et  heu- 
reuse. Dieu  le  soit  en  aide  comme  il  le  peut,  et 
qu'il  me  conserve  pour  te  servir.  De  ce  château, 
le  20  juillet  1014. 

«  Ton  mari,  le  "ouverneur  S.vncho  Panza.  » 


Il  me  semble,  dit  la  duchesse  après  avoir  lu, 
que  notre  bon  gouverneur  se  fourvoie  ici  de 
deux  façons  :  la  première,  en  disant,  ou,  pour 
le  moins,  en  donnant  à  penser,  qu'il  n'a  obtenu 
son  gouvernement  que  pour  les  coups  de  fouet 
qu'il  doit  se  donner,  quoiqu'il  sache  bien,  ce- 
pendant que  lorsque  monseigneur  le  duc,  mon 
époux,  le  lui  ]iromit,  on  ne  songeait  pas  plus 
aux  coups  di'  fuuet  que  s'il  n'y  en  avait  jamais 
eu  au  monde;  la  seconde,  c'est  qu'il  me  paraît 
trop  attaché  i'i  son  intérêt,  penchant  qui  donne 
mauvaise  opinion  d'un  homme,  car,  on  dit  que 
convoitise  rompt  le  .>;ac,  et  qu'un  gouverneur 
avare  est  bien  près  de  vendre  la  justice. 

Ce  n'est  pas  ce  que  j'ai  voulu  dire,  madame, 
répondit  Sancho  ;  et  si  ma  lettre  ne  plaît  |)as  à 
Votre  Grâce,  il  n'y  a  qu'à  la  déchirer  et  en 
écrire  une  autre;  mais  il  se  |)oiirrail  faire  que 
la  seconde  lût  pire,  si  je  m'en  mêle  encore  une 
fois. 

Sur  ce,  on  se  rendit  au  jardin  où  l'on  de- 
vait dîner  ce  jour-là. 

La  duchesse  montra  la  lettre  de  Sanrho  au 
duc,  qui  s'en  amusa  beaucoup  pendant  le  repas, 
et  quiiiul  la  table  lut  desservie,  ils  s'entretinrent 
quelque  temps  avec  lui,  car  sa  conversation  les 
divertissait  merveilleusement.  Tout  à  coup  et 
lorsqu'on  y  pen.sait  le  moins,  on  entendit  le  son 


aigu  d'un  lifre,  mêlé  à  celui  d'un  tambour  dis- 
cordant. A  cette  harmonie  triste  et  confuse, 
chacun  parut  se  troubler.  Don  Quichotte  devint 
tout  |)cnsif,  et  Sancho  courut  se  blottir  auprès 
de  la  duchesse,  son  refuge  ordinaire.  Au  milieu 
de  la  stupéfaction  générale,  on  vit  entrer  dans 
le  jardin  deux  hommes  portant  des  robes  de 
deuil  si  longues,  qu'elles  balayaient  la  terre  : 
ils  frappaient  deux  grands  tambours  couverts  de 
dra|i  noir;  à  leurs  côtés  marchait  le  joueur  de 
lifre,  vêtu  de  noir  comme  les  autres.  Derrière  ces 
trois  hommes  venait  un  personnage  à  taille  gi- 
gantesque, enveloppé  d'une  grande  robe  noire  ; 
par-dessus  la  robe  il  |)ortait  un  large  baudrier 
d'où  pendait  un  énorme  cimeterre  à  poignée 
noire  ainsi  que  le  fourreau.  Son  visage  était 
couvert  d'un  long  voile,  au  travers  duquel  on 
a|)orcevait  une  barbe  blanche  comme  la  neige. 
D'un  pas  lent  et  solennel  (|u'il  semblait  régler 
sur  le  son  du  tambour,  ce  grave  personnage 
vint  se  mettre  à  genoux  devant  le  duc,  qui  l'at- 
tendait debout;  mais  le  duc  ne  voulut  point  l'é- 
couter qu'il  ne  se  fût  relevé.  Le  fantôme  obéit, 
et  en  se  redressant  il  écarta  son  voile  et  mit  à 
découvert  la  plus  longue,  la  plus  blanche  et  la 
plus  épaisse  barbe  qu'eussent  jamais  vue  des 
yeux  humains;  j)uis,  les  regards  fixés  sur  le 
duc  et  dune  voix  pleine  et  sonore  (|u'i!  parais- 
sait tiicr  du  fond  de  sa  poitrine,  il  lui  dit  : 

Très-haut  et  très-puissant  seigneur,  je  m'a|)- 
pelle  Trifaldin  de  la  barbe  blanche.  Kcuyer  de 
la  comtesse  Trifaldi,  autrement  appelée  la  duè- 
gne Doloride,  je  suis  envoyé  par  elle  vers  Vo- 
tre Altesse,  pour  supplier  Votre  Magnificence 
de  lui  permettre  de  venir  vous  exposer  son  in- 
riirtiiiii',  (pu  est  assurément  la  plus  surprenante, 
aussi  bien  que  la  plus  inouïe.  Mais,  avant  tout, 
j'ai  ordre  de  m'infornu-r  si  par  hasard  le  grand, 
le  valeureux  et  invaincu  chevalier  don  Qui- 
chotte de  la  Manche  se  trouve  en  ces  lieux,  car 
c'est  lui  (]ue  cherche  ma  maîtresse,  et  c'est 
pour  hii  qu'elle  est  venue  à  pied  et  à  jeun,  de- 
(luis    le  rovaume  de  Caudava  jusipie  dans  vos 


|ii:    I.  \    M.WCII  K. 


M^9 


fitats,  miracle  qu'on  lu'  |uMit  altrilnior  (ju'à  la 
Ibrcp  (les  (Mi(-li;iiil(Miii'rils.  Kllc  iillt'iid,  dcvaiil 
ce  palais,  (|iu'  je  lui  poiie  de  votre  |)arl  l.i 
permission  d'y  entrer. 

Il  Unit  en  tonssant,  puis  promenant  la  main 
sur  sa  lonfîue  liarlie,  du  haut  jusipien  lias,  il 
allondit  gravement  la  réponse  du  duc,  ijni  lui 
dit  : 

Noble  éuuyer  Tril'aldin  de  la  liarbe  blanche, 
depuis  lon},'loinps  nous  connaissons  la  disgrâce 
de  madame  la  coniles'se  Tril'aldi,  à  qui  les  en- 
chanteurs ont  lait  prendre  la  (igure  et  le  nom  de 
la  duègne  Doloride  :  allez,  merveilleux  écuyer, 
lui  porter  l'assurance  qu'elle  sera  la  bienvenue, 
et  que  nous  possiklons  ici  rincomparable  che- 
valier don  Ouichotte  de  la  Manche,  dont  le  ca- 
ractère iîéi\éreux  lui  promet  secours  et  protec- 
tion. Ajoutez  de  ma  part  que  mon  appui  ne  lui 
fera  pas  défaut  non  plus,  s'il  lui  est  nécessaire, 
mon  devoir  étant  de  le  lui  offrir  comme  che- 
valier, titre  qui  m'impose  loldigation  de  pro- 
téger toutes  les  femmes,  et  principalement  les 
pauvres  veuves  affligées,  comme  l'est  Sa  Sei- 
gneurie. 

A  cette  réponse,  Trifaldin  mil  un  iienoux  eu 
terre,  puis,  au  triste  son  des  tambours  et  du 
fifre,  il  quitta  le  jardin  du  même  pas  qu'il  y 
était  entré,  laissant  toute  la  compagnie  étonnée 
de  sa  haute  taille  et  de  son  air  tout  à  la  fois  vé- 
nérable et  modeste. 

Vous  le  vovez,  vaillant  chevalier,  dit  le  duc  en 
se  tournant  vers  don  Quichotte,  les  ténèbres  de 
l'ignorance  et  de  l'envie  ne  sauraient  obscurcir 
l'éclat  de  la  valeur  et  de  la  vertu  :  depuis  six 
jours  à  peine  vous  êtes  dans  ce  château,  et  déjà 
l'on  vient  vous  y  chercher  des  pays  les  plus 
lointains,  non  pas  en  carrosse  ni  à  cheval,  mais 
à  pied  et  à  jeun,  iant  les  malheureux  ont  d'em- 
pressement à  vous  voir,  tant  ils  ont  de  con- 
fiance en  la  force  de  votre  bras  et  en  la  gran- 
deur de  votre  courage,  grâce  à  la  réputation 
que  vos  exploits  vous  ont  acquise,  grâce  au 
bruit  qui  en  est  répandu  partout  l'univers. 


Je  regrette  fort,  seigneur  duc,  répondit  don 
fjuirhotle,  (|ne  te  bon  ecclésiastique  (jui  l'autre 
jour  montiait  tant  d'aversion  pour  les  cheva- 
liers errants,  ne  soit  pas  témoin  de  ce  qui  se 
passe  :  il  verrait  par  lui-même  si  ces  chevaliers 
sont  ou  non  nécessaires  au  monde  ;  il  pourrait 
du  moins  se  convaincre  (]ue  dans  leur  détiesse 
les  malheureux  ne  vont  pas  chercher  du  secours 
auprès  des  hommes  de  rohe,  m  liie/.  les  sacris- 
tains de  village,  ni  chez  le  gentilhomme  (|ui  n'a 
jamais  franchi  les  limites  de  sa  paroisse;  en 
|)areil  cas,  la  véritable  panacée  à  l'ainiction, 
c'est  l'épée  du  chevalier  errant.  Qu'elle  vienne 
iloiic,  cette  duègne,  (|u'eile  ilemande  ce  qu'elle 
voudra;  le  remède  à  son  mal  lui  sera  bientôt 
expédié  par  la  force  de  mon  bras  et  par  l'intré- 
pidité du  cœur  (jui  le  fait  agir. 


CHAPITRE  XXXVII 

SUITE  DE  LA  FAMEUSE  AVENTURE  DE  LA  OUÊGNE  DOLORtOE 

Le  duc  et  la  duchesse  étaient  charmés  de  voir 
don  Quichotte  donner  si  complètement  dans 
leurs  vues  ;  lorsque  Sancho  se  mil  de  la  partie. 
Je  voudrais  bien,  dit-il,  que  cette  bonne  duègne 
ne  vînt  pas  jeter  quelque  bâton  dans  les  roues 
de  mon  gouvernement!  car,  je  tiens  d'un  apo- 
thicaire de  Tolède,  qui  parlait  comme  un  char- 
donneret, que  partout  où  se  fourrent  les  duè- 
gnes, tout  va  de  mal  en  pis.  Dieu  de  Dieu  I 
comme  il  les  détestait!  et  par  ma  loi,  puisque 
toutes  les  duègnes  sont  fùcheuses  et  imperti- 
nentes, que  faut-il  attendre  d'une  affligée 
comme  l'est,  dit-on,  celte  comtesse  Tril'aldi'.' 

Silence,  Sancho,  reprit  don  Quichoîtc  :  puis- 
que celle  dame  vient  de  si  loin  me  chercher, 
elle  ne  peut  être  de  celles  dont  parlait  ton  apo- 
thicaire; de  plus,  elle  esl  comtesse,  et  quand 
les  comtesses  servent  en  qualité  de  duègnes, 
c'est  auprès  des  reines  et  des  impératrices  :  car 
dans  leurs  maisons,  elles  sont  dames  et  maî- 
tresses et  se  font  servir  jiar  d'autres  duègnes. 


460 


DON    QUICHOTTE 


Madame  la  iliicliessc  a  pour  suivantes  des 
duègnes  qui  seraient  comtesses,  si  le  sort  l'eût 
voulu,  repartit  la  scfiora  Rodriguez  qui  était 
présente  ;  mais  là  vont  les  lois  où  il  plaît  aux 
rois.  Cependant,  qu'on  ne  dise  pas  de  mal  des 
duègnes,surtout  de  celles  qui  sont  vieilles  filles: 
car  bien  que  je  ne  compte  pas  parmi  ces  der- 
nières, je  sens  l'avantage  qu'une  duègne  lille  a 
sur  une  duègne  veuve.  A  quiconque  voudra 
nous  tondre,  les  ciseaux  resteront  dans  la  main. 
Ce  ne  sera  pas  faute  de  trouver  à  tondre  sur 
les  duègnes,  toujours  suivant  mon  apothicaire, 
repartit  Sanclio  :  mais  ne  remuons  pas  le  riz, 
dùt-il  prendre  au  fond  du  pot. 

Les  écuyers  ont  toujours  été  nos  ennemis, 
répliqua  la  senora  Rodriguez  ;  véritables  piliers 
d'antichambre,  ces  fainéants,  au  lieu  de  prier 
Dieu,  emploient  leur  temps  à  médire  de  nous, 
vont  fouillant  dans  notre  généalogie,  et  font  de 
rudes  accrocs  à  notre  réputation.  Eh  bien,  moi, 
je  déclare  ici,  qu'en  dépit  d'eux  nous  continue- 
rons à  vivre  dans  les  grandes  maisons,  quoi- 
qu'on nous  y  laisse  mourir  de  faim  et  qu'on 
nous  y  donne  à  jieine  une  chétive  robe  noire 
pour  couvrir  nos  chairs  délicates.  Oui,  si  j'en 
avais  le  talent  et  le  loisir,  je  voudrais  prouver, 
non-seulement  aux  personnes  ici  présentes,  mais 
encore  au  monde  entier  qu'il  n'est  point  de 
vertu  qui  ne  se  rencontre  chez  une  duègne. 

Je  suis  de  l'avis  de  ma  chère  Rodriguez,  dtl 
la  duchesse  ;  mais  elle  voudra  bien  remettre  à 
une  autre  fois  à  défendre  sa  cause  et  celle  des 
duègnes,  à  réfuter  les  propos  de  ce  méchant 
apothicaire,  et  à  faire  revenir  le  grand  Sanclio 
de  sa  mauvaise  opinion. 

Par  ma  foi,  madame,  repartit  Sancho,  depuis 
(|uc  le  gouvernement  m'est  monté  à  la  tctc,  je 
ne  me  souviens  plus  d'avoir  été  écuver,  cl  je  me 
mo(pi(!  de  toutes  les  duègnes  du  monde  coinnie 
d'un  li'tu. 

ici  l.i  conversaliiiii  lui  interrompue  par  les 
deux  tambours  et  le  lilic  annonçant  lapiiroche 
lie   la    Doloride.   La   du^•lll■^^e    licniand.i  à   sou 


époux  si  elle  ne  devait  pas  aller  au-devant  de 
cette  dame,  puisque  c'était  une  comtesse  et  une 
femme  de  qualité. 

Comme  comtesse,  ce  serait  chose  juste,  dit 
Sancho;  comme  duègne,  je  ne  conseille  pas  à 
Vos  Excellences  de  faire  un  pas. 

Eh!  de  quoi  te  mèles-tu,  Sancho,  reprit  don 
Quichotte. 

De  quoi  je  me  mêle,  seigneur,  répondit  San- 
cho :  je  me  mêle  de  ce  dont  je  puis  me  mêler, 
étant  un  écuyer  nourri  à  l'école  de  Votre  Grâce, 
vous  le  chevalier  le  ])lus  courtois  de  toute  la 
courtoiserie.  En  ces  choses-là,  je  vous  ai  en- 
tendu dire  qu'on  risque  autant  de  perdre  pour 
un  point  de  plus  (jue  pour  un  point  de  moins; 
et  à  bon  entendeur  salut. 

Sancho  a  raison,  ajouta  le  duc,  il  nous  faut 
voir  un  peu  quelle  mine  a  cette  comtesse;  d'a- 
près cela,  nous  mesurerons  la  politesse  qui  lui 
est  due. 

En  ce  moment  rentrèrent  dans  le  jardin  les 
tambours  et  le  fifre  jouant  leur  marche  ordi- 
naire, toujours  sur  un  ton  lugubre,  et  l'auteur 
termine  ici  ce  court  chapitre  pour  commencer 
le  suivant,  où  se  continue  la  même  aventure, 
une  des  plus  remarquables  de  toute  l'histoire. 


CHAPITRE  XXXVIII 

ou     LA    DUËGNE    OOLORIOE    RACONTE    SON    AVENTURE 

A  la  suite  des  musiciens  |)arurent  d'abord 
douze  duègnes  rangées  sur  deux  lilcs,  toutes 
velues  de  larges  robes  de  mousseline  blanche, 
avec  des  voiles  d'une  telle  longueur,  qu'on  n'a- 
percevait ([uc  le  bas  de  leur  vêtement;  après 
elles  venait  la  comtesse  Trifaldi,  donnant  la 
main  à  Trifaldin,  son  écuyer  :  elle  était  vêtue 
d' une  robe  de  Irise  noire  à  longue  (lueue,  terminée 
par  trois  pointes  à  angles  aigus,  que  portaient 
trois  pages  habillés  de  deuil.  Cette  partie  de  son 
ajuslenienl  lit  penser  à  tout  le  monde  que  la 
noble  dame   lirait  sou   nom  de  cette  invention 


1,A    MANCHE. 


m 


l'assanl  au  milieu  dos  <lui-gues,  hi  Uoloride  so  iliiigea  vers  le  duc  (iki^c  IGlI. 


nouvelle.  En  effet,  Trifaldi,  c'est  comme  qui 
dirait  la  comtesse  à  trois  queues.  Ben-Engeli  en 
tombe  d'accord,  mais  en  faisant  remarquer  que 
son  nom  propre  était  la  comtesse  Loupine,  à 
cause  de  la  grande  quantité  de  loups  qui  peu- 
plaient ses  terres,  tandis  que  si,  an  lieu  de  loups, 
c'eût  été  des  renards,  on  l'aurait  appelée  la 
comtesse  Renardine.  Quoiqu'il  en  soit,  la  com- 
tesse et  ses  douze  duègnes  s'avançaient  lente- 
ment, le  visage  couvert  de  voiles  noirs  si  épais 
qu'il  eût  été  impossible  de  rien  distinguer  au 
travers.  Sitôt  qu'elles  se  furent  arrêtées  pour 
former  la  liaie,  le  duc  et  don  Quieliotlc  se  le- 
vèrent; alors,  passant  au  milieu  des  duègnes,  la 
Doloride,  sans  quitter  la  main  de  son  écuycr, 
se  dirigea  vers  le  duc,  qui,  avec  toute  la  com- 
pagnie, s'avança  pour  la  recevoir. 

Que  Vos  (Grandeurs  veuillent  bien  ne  pas  faire 
tant  de  courtoisies  à  leur  humble  serviteur,  jo 


me  tronque,  à  leur  humble  servante,  car  mon 
aliliction  est  telle  que  je  ne  pourrai  jamais  y 
répondre,  tant  ma  disgrâce  étrange,  inouïe, 
m'a  emporté  l'esprit  je  ne  sais  où,  et  ce  doit 
être  fort  loin,  puisque  plus  je  le  cherche,  moins 
je  le  trouve. 

Il  faudrait  que  nous  l'eussions  perdu  tout  à 
fait,  madame  la  comtesse,  répondit  le  duc,  pour 
ne  pas  reconnaître  votre  mérite,  et  l'on  ne  sau- 
rait vous  rendre  trop  d'honneurs. 

En  parlant  ainsi  il  la  releva,  et  la  fit  asseoir 
auprès  delà  duchesse,  qui  l'accueillit  avec  beau- 
coup d'empressement.  Don  Quichotte  regardait 
sans  prononcer  un  seul  mol,  tandis  que  de  son 
coté  Sancho  mourait  d'envie  de  voir  le  visage 
de  la  comtesse  Trifaldi  ou  de  quelqu'une  de  ses 
duègnes;  mais  il  lui  fallut  y  renoncer  jusqu'à 
ce  qu'elles  voulussent  bien  se  découvrir  elles- 
mêmes. 


40-2 


DON    QUICHOTTE 


CIku  un  gardait  le  silence  :  ce  lui  enliii  la  Uo- 
loride  (|ui  le  runi|iit  [uiiir  s"cv|iiini(;i'  en  ces 
termes  :  .l'ai  la  confiance,  très-haut  et  puissan- 
lissinie  seigneur,  très-belle  et  cxiellcnlissinie 
ilanie,  cl  très-sages  et  illustrissimes  auditeurs, 
que  ma  peine  grandissime  trouvera  un  accueil 
l'avorable  dans  la  générosité  de  vos  sentiments, 
car  mon  infortune  est  telle  qu'elle  est  capable 
de  faire  |)leurer  le  marbre,  d'attendrir  le  dia- 
mant et  d'amollir  l'acier  des  cœurs  les  plus 
endurcis.  Mais  avant  de  porlcrjusqu'à  vos  cour- 
toises oreilles  le  récit  de  mes  tristes  aventures, 
je  voudrais  savoir  si  l'illustrissime  chevalier  don 
Quichotte  de  la  Manche  et  son  fameusissime 
écuyer  Pan/a  sont  dans  votre  noble  et  brillante 
compagnie. 

Panza  est  ici  en  pcrsonnissime,  répli(|ua  San- 
cho,  et  monseigneur  don  Quichotte  aussi  ;  vous 
pouvez  donc,  Irès-honnclissime  dame,  dire  tout 
ce  (ju'il  vous  plaira  à  votre  agréaliilissinic  fan- 
taisie, et  vous  nous  trouverez  diligentissimcs  à 
servir  voire  dolentissime  beauté. 

Madame,  ajouta  don  Quichotte  en  s'adressant 
à  la  Doloride,  si  vous  croyez,  trouver  un  remède 
à  vos  malheurs  dans  le  bras  de  (|uelque  cheva- 
lier erranl,  voici  le  mien;  si  faible  (ju'il  suit,  je 
le  iiicls  lout  à  votre  service.  Je  suis  don  Qui- 
cliolto  de  la  Manche,  dont  la  profession  et  le  de- 
voir sont  de  protéger  et  de  défendre  les  afiligés. 
Il  n'est  pas  besoin  de  détours  ni  de  paroles  élo- 
quentes pour  s'assurer  de  ma  bienveillance,  vous 
n'avez  qu'à  raconter  simplement  vos  disgrâces; 
ceux  qui  vous  écoutent,  s'ils  ne  i)euvent  re- 
médier à  vos  maux,  sauront  du  moins  y  com- 
patir. 

A  ces  paroles,  la  Doloride  lit  mine  de  se  jeter 
aux  genoux  de  don  Quichotte,  et  elle  s'y  jeta 
réellement,  cherchant  à  les  embrasser:  .le  me 
prosterne  devant  ces  pieds,  devantcesjambess'é- 
cria-t-elle,ô  invincible  chevalier!  comme  devant 
les  bases  et  les  colonnes  de  la  clievalerie  errante; 
laissez-moi  baiser  ces  pieds  que  je  ne  saurais 
trop  révérer,  puisipie  leurs  pas  dnivent  atteindre 


au  terme  de  mes  maux ,  que  Votre  Grâce  est  seule 
capable  de  guérir,  n  valeureux  errant,  dont  les 
merveilleux  exploits  font  pâlir  les  fabuleuses 
histoires  des  Aniadis,  réduisent  en  fumée  les 
hauts  faits  des  Bélianis,  et  anéantissent  les  ac- 
tions imaginaires  des  Esplandians!  Puis,  se 
tournant  vers  Sancho,  cl  le  prenant  parla  main, 
l']t  toi,  ajouta-l-ellc,  ô  le  plus  loyal  écuyer  qui 
ail  jamais  servi  chevalier  ei'rant,  dans  les  siècles 
passés,  présents  et  à  venir  ;  écuyer  dont  la  bonté 
est  encore  plus  grande  et  plus  longue  que  la  barbe 
de  mon  écuyer  Trifaldin,  lu  peux  l'enorgueillir 
ajuste  titre;  puisqu'on  servant  le  grand  don 
Quichotte,  tu  sers  toute  la  valeur  errante  con- 
centrée dans  un  seul  chevalier.  Je  le  conjure, 
nobilissime  écuyer,  je  te  conjure  par  la  lidélité 
exorbiianle  de  tes  services,  d'être  un  interces- 
seur bénévole  auprès  de  ton  maître,  afin  qu'il 
favorise  une  infélicissime  comtesse,  et  ta  très- 
liinnilissime  servanle. 

Madame  la  comtesse,  répondit  Sancho,  que 
ma  bonté  soit  aussi  grande  que  la  barbe  de  votre 
écuyer,  ce  n'est  pas  là  ce  dont  il  s'agit.  Au  sur- 
plus, sans  toutes  ces  càlineiies  et  ces  supplica- 
tions, je  |)rierai  mon  maître  (qui  m'ainu'  bien, 
je  le  sais,  et  surtout  en  ce  moment  (piil  a  besoin 
de  moi  |)our  certaine  affaire)  de  vous  favoriser 
et  de  vous  aider  en  tout  ce  qu'il  pourra.  Ainsi 
donc,  ne  vous  gênez  pas,  conlez-nous  votre 
peine,  et  vous  verrez  ce  que  nous  savons  faire. 

be  duc  et  la  iluchessc  étaient  ravis  de  voir 
leur  dessein  si  bien  réussir,  car  la  Doloride  fai- 
sait ineiveilles.  La  entntesse  s'assit  à  la  prière 
du  duc,  et  après  que  tout  le  monde  eut  fait  si- 
lence, elle  commença  de  la  sorte  : 

Sur  le  fameux  royaume  de  (landaya,  situé 
entre  la  grande  Trapobane  et  la  mer  du  Sud, 
deux  lieues  par  delà  le  cap  Comorin,  régnait 
la  leine  Magonee,  veuve  du  roi  Archipiel,  son 
époux.  De  leur  mariage  était  issue  l'infante  An- 
toMomasie,  qu'enscudde  ils  avaieni  procréée. 
L'héritière  du  royaume  me  fut  conliéc  en  nais- 
sanl  cl  grandit  sous  ma  lulelle,  parce  rpn' j'étais 


It  K     I,  A    M  A  N  C  II  K. 


iO 


la  |iliis  aiicioniii»  cl  la  plus  noble  duèf^'iie  de 
sa  iiiiTO.  Après  liieii  des  soleils  (c'est  ainsi  ([iic 
l'on  compte  les  jours  m  notre  pays)  la  pclili' 
Antonomasie  se  trouva  avoir  fpialor/.e  ans  ci 
plus  de  beauté  que  la  nature  en  a  jamais  dé- 
parti à  celles  qu'elle  a  le  mieux  favorisées;  son 
esprit  n'était  pas  en  relard,  car  elle  montrait 
(ligàun  très-bon  jugement;  enfin  elle  était  aussi 
discrète  que  belle,  on  pour  niiiiiv  dire  elle  est 
encore  la  plus  l)elle  personne  du  monde,  si  le 
destin  jaloux  et  les  Parques  au  cœur  de  bron/.e 
n'ont  point  tranclié  le  lil  délié  de  sa  délicate  vie; 
et  ils  ne  l'auront  pas  ose  sans  doute,  car  le  ciel 
ne  saurait  permettre  qu'on  fasse  à  la  terre  ce 
lorl  insigne,  de  couper  toutes  vertes  les  grappes 
de  la  plus  belle  vigne  qui  en  aucun  temps  se  soil 
vue  dans  le  contour  de  sa  vaste  étendue. 

De  cette  beauté  sans  pareille,  et  dont  ma  lan- 
gue inculte  ne  saurait  assez  dignement  célébrer 
les  louanges,  devinrent  amoureux  un  nombre 
inlini  de  princes,  tant  nationaux  qu'étrangers. 
Mais  parmi  tous  ces  soupirants,  un  sinqile  cbe- 
vali'T,  porté  sur  les  ailes  rapides  de  son  an^bi- 
tion  démesurée,  confiant  dans  sa  jeunesse,  sa 
bonne  mine,  et  la  vivacité  de  l'esprit  le  plus 
lieureux,  osa  lever  les  yeux  jusqu'au  neuvième 
ciel  de  cette  miraculeuse  beauté.  Je  dois  dire  à 
Vos  Grandeurs  qu'il  jouait  de  la  guitare  à  ravir; 
(|ue  de  plus  il  était  poète  et  grand  danseur,  et 
si  adroit  à  fabricpier  des  cages  d'oiseaux,  (|u'il 
aurait  pu  gagner  sa  vie  rien  qu'à  ce  métier,  s'il 
y  eût  été  forcé  par  le  besoin.  Avec  tous  ces  mé- 
rites, de  quoi  ne  viendrait-on  |)as  à  bout?  à  plus 
forte  raison  du  cœur  d'une  jeune  lille  ;  et  cepen- 
dant tontes  ces  qualités  n'auraient  [)as  suffi  à  faire 
capituler  la  forteresse  dont  j'étais  gouvernante, 
si  l'effronté  scélérat  n'eut  liabilement  commencé 
par  me  laire  capituler  moi-même.  \  force  de 
cajoleries  et  de  présents,  il  flatta  mon  cœur  et 
s'empara  de  ma  volonté  ;  mais  ce  (pii  acbeva 
ma  défaite,  ce  fut  certain  couplet  que  j'entendis 
chanter  une  nuit  sous  mes  fenêtres;  le  voici,  si 
je  m'en  souviens  bien  : 


Do  l'éclut  (les  beaux  yeux  do  h  cruelle  Aminte 
Il  soit  des  traits  ardents  qui  consument  mon  ca-ur  ; 

i;i  |iaiiiii  tous  mes  maux  elle  a  tant  de  rigueurs, 
l.luf  iiionie  il  ne  faut  pas  qu'il  rn'i''ilia|i|ie  une  plainte. 

La  strophe  me  sembla  d'or,  et  la  voix  de 
miel  ;  aussi  depuis  lors,  cha(|ue  fois  que  j'ai 
rélléchi  sur  ma  faute,  j'ai  conclu  en  moi-même 
que  Platon  avait  eu  raison  de  vouloir  bannir  les 
poètes  de  toute  répnbli(|ue  bien  ordonnée,  au 
moins  les  poètes  ér(iti(|ucs,  parce  qu'ils  font  des 
vers,  non  pas  connue  ceux  du  marquis  de  Man- 
toue,  bons  foui  :iii  plus  à  diveitir  les  petits  en- 
fants et  à  faire  pleurer  les  femmes,  mais  des 
vers  qui  sont  autant  d'épines  qui  percent  le 
cœur,  et  qui,  de  même  que  la  foudre  fond  une 
épée  sans  altacjuer  le  fourreau,  consument  et 
brûlent  le  corps  sans  endommager  les  habits. 
Une  autre  fois  il  me  chanta  ceux-ci  : 

0  Molli  vioii.s  iiroiiipteiiienl  cuTileiUeiiiiiin  envie  ; 

Mais  viens  sans  le  faire  senlii-, 
De  |iein'  i|uu  le  plaisir  ipie  j'aurais  à  niuunr 

IS'e  me  lendit  encor  la  vie. 

Il  m'en  débita  encore  beaucoup  d'autres,  qui 
transportent  quand  on  les  chante  et  (pii  ravisscnl 
quand  on  les  lit.  Mais,  qu'est-ce,  bon  Dieu! 
quand  ces  séducteurs  s'avisent  de  composer  cer- 
tains morceaux  de  poésie  fort  à  la  mode  dans  le 
royaume  de  Candaya,  et  qu'on  appelle. sf(//(/f/i//(/,s? 
Aussi,  je  le  répète,  on  devrait  les  reléguer  dans 
quelque  île  par  delà  les  antipodes.  Après  tout, 
cependant,  il  ne  faut  point  s'en  prendre  à  eux, 
mais  aux  ignorants  qui  les  louent  et  aux  sots  qui 
les  croient.  Si  j'avais  été  sur  mes  gardes,  comme 
doit  le  faire  toute  bonne  gouvernante,  je  n'au- 
rais pas  prêté  l'oreille  à  leur  cajoleries,  ni  pris 
au  sérieux  leurs  dangereux  pnqios  ;  tels  que 
ceux-ci  :  je  vis  en  moitraiil,  je  brûle  dans  la 
ijldce,  j'esjH're  sans  espoir,  je  juirs  et  je  reste, 
et  tant  d'autres  du  même  genre,  dont  ils  farcis- 
sent leurs  écrits,  et  qu'on  trouve  d'autant  plus 
beaux,  qu'on  les  comprend  moins.  IS'ont-ils  pas 
le  front  de  nous  promettre  le  pliénix,  la  toison 
il  or,  la  idinonne  d'Ariadne,  l'anneau  de  Gigès, 


4C4 


DON   QUICHOTTE 


les  punîmes  du  janlin  des  Ilospéritlcs,  des  mnii- 
lagnes  d'or  et  des  monceaux  de  diamants  !  et 
pourtant  on  s'y  laisse  prendre  comme  s'ils  en 
montraient  des  éclianlillons.  Mais  à  quoi  me 
laissé-jc  entraîner,  et  quelle  lolie  me  pousse  à 
parler  des  faiblesses  d'autrui,  quand  j'ai  tant  à 
dire  sur  les  miennes?  Hélas!  infortunée,  ce  ne 
sont  pas  ces  vers,  ces  discours  qui  l'ont  abusée, 
ni  ces  sérénades  qui  t'ont  perdue  ;  c'est  ton 
imprudente  simplicité,  c'est  ta  faiblesse,  c'est 
ton  peu  de  prévoyance,  qui  ont  ouvert  les  sen- 
tiers et  aplani  le  cliemin  aux  séductions  de  don 
Ciavijo.  Tel  est  le  nom  du  chevalier.  Sous  mon 
patronaf^^e,  il  entra  non  pas  une  lois,  mais  cent 
fois,  dans  la  chambre  d'Antonomasie,  abusée 
plutôt  par  iiiiii  que  par  lui,  et  cela  sous  le  litre 
de  légitime  époux,  car,  autrement,  toute  péche- 
resse (juc  je  suis,  je  n'aurais  jamais  consenti 
qu'il  eiU  seulement  baisé  le  pan  de  sa  robe;  oh! 
non,  non,  le  mariage  sera  toujours  en  première 
ligue  quand  je  me  mêlerai  de  semblahles  affai- 
res. Dans  celle-ci,  il  n'y  avait  qu'un  inconvé- 
nient, la  diflércnce  des  conditions,  don  Ciavijo 
n'étant  qu'un  simple  chevalier,  et  l'infiinle  An- 
tonomasie  étant  princesse,  et  de  plus,  comme 
je  vous  l'ai  dit,  l'héritière  d'un  grand  royaume. 
Par  mes  soins,  l'intrigue  demeura  longtemps 
ignorée,  jusipi'à  ce  qu'enfin  certaine  enflure  au- 
dessous  de  l'estomac  de  la  jeune  lille  mo  lit  juger 
que  le  secret  ne  tarderait  guère  à  être  divulgué. 
Dans  cette  appréhension,  tous  trois  nous  tînmes 
conseil,  et  l'avis  unanime  fut,  avant  que  le  pot 
au  roses  vînt  à  se  découvrir,  que  |)ar-devant  le 
grand  vicaire,  don  Ciavijo  demandai  pour  feuune 
Antonomasie  en  vertu  d'une  promesse  qu'il  avait 
d'elle,  promesse  que  j'avais  moi-même  formulée, 
mais  formulée  avec  tant  de  force  (ju'clle  aurait 
délié  celle  deSamson;  bref,  le  graïul  vicaire  vit 
la  cédulc,  reçut  la  confession  de  l'infante  qui 
avoua  tout,  après  (|U(ii  il  la  mil  sous  la  garde 
d'un  honnétt!  alguazil. 

Comment!  s'écria  Sanclio!  il  y  a  à  Cuidaya 
des  alguazils,  des  poètes  et  des  .scguidillasV  Par 


ma  loi,  le  monde  est  partout  semblable,  à  ce 
(]uejevois.  Mais  que  Votre  Grâce  se  dépêche, 
dame  Trifaldi  :  il  est  tard,  et  je  meurs  d'envie 
de  savoir  la  lin  de  celte  histoire,  qui,  sans  re- 
proche, est  un  peu  longue. 

Vous  allez  l'apprendre,  répondit  la  comtesse. 


CHAPITRE  XXXIX 

SUITE   DE  l'Étonnante  et  mémorable    histoire  de  la  comtesse 

TRIFALDI 

Cha(]ue  mot  de  Sancho  enchantait  la  duchesse 
et  désolait  don  Quichotte,  (jui  lui  ordonna  de  se 
taire.  La  Doloride  poursuivit  : 

l'jifin,  après  bien  des  questions,  comme  l'in- 
fante ne  variait  point  en  ses  réponses  et  persis- 
tait dans  ses  dires,  le  grand  vicaire  prononça 
en  faveur  de  don  Ciavijo,  et  lui  adjugea  Antono- 
masie pour  légitime  épouse,  ce  dont  la  reine 
Magonce  cul  tant  de  déplaisir,  que  trois  jours 
après  on  l'enterra. 

Elle  était  donc  morle?  dit  Sancho. 

Assurément,  ré|)ondil  Trifuldin  ;  car  en  Can- 
daya  nous  n'enterrons  personne  qu'il  ne  soit 
bien  convaincu  d'être  mort. 

Seigneur  écuyer,  repartit  Sancho,  ce  ne  serait 
l>as  la  première  fois  qu'on  aurait  enterré  des 
gens  évanouis,  les  croyant  morts  ;  et  par  ma 
foi,  vous  en  conviendrez,  on  n'a  jamais  vu 
mourir  si  vite  que  votre  reine  Magonce  :  il  me 
semble  que  c'eût  été  assez  de  s'évanouir,  car 
enlin  on  remédie  à  bien  des  choses  avec  la  vie, 
et  la  l'olic  de  cette  infante  n'avait  pas  été  si 
grande,  qu'il  fallût  se  laisser  mourir.  Si  celte 
demoiselle  eût  épousé  un  de  ses  pages,  ou  quel- 
que autre  domestique  de  sa  maison,  comme  cela 
est  arrivé  à  tant  d'autres,  le  mal  eût  été  sans 
remède  ;  mais  épouser  un  chevalier  aussi  noble 
et  distingué  que  vous  le  dites,  en  vérité,  ce  n'est 
pas  là  un  bien  grand  malheur,  et  c'est  aussi,  je 
pense,  l'avis  de  monseigneur  don  0"i''ifH''» 
qui  est  là   poiu'   me  démentir  :  les  chevaliers, 


DK  LA   MANCHE. 


405 


;>)>/-^^ 


Paris,  i.  Kagyu  el  C  ,  im^i.  Furne,  Jouvcl  cl  L",  cdil. 

Ma)ambrun  Ie>2ciK'h.uil;i  («uin  tlcu\  ^m-  h\  tonibn  lie  la  reine  ip^P'^  W6). 


surtout  s'ils  sont  errants,  sont  du  bois  dont  on 
fait  les  rois  et  les  empereurs,  de  même  qu'avec 
des  clercs  on  fait  des  évèques. 

Tu  as  raison,  Sancho,  reprit  don  Uiiicliolle  ; 
oui,  et  pour  peu  qu'un  clievalicr  errant  ail  do 
cliance,  il  est  toujours  au  moment  de  se  voir 
le  plus  grand  seigneur  du  monde.  Mais  conti- 
nuez, madame,  s'il  vous  plaît;  il  me  sevnble  que 
le  plus  désagréable  de  celte  histoire  reste  à  ra- 
conter, car  ce  que  nous  avons  entendu  juscpi'iii 
ne  mérite  pas  qu'on   s'en   afflige  si  fort. 

F.n  elTet,  répondit  la  comtesse,  c'est  le  |)lns 


pénible  qui  reste  à  dire,  et  même  si  pénible, 
que  l'absintlie  el  les  fruits  sauvages  n'ont  ni 
autant  d'aigreur  ni  autant  d'amertume.  Dès  que 
la  reine  fut  morte,  nous  l'enterrâmes,  mais  à 
peine,  hélas  !  qui.'<  talia  fando  temperfl  a  lacnj- 
mis\  à  peine  lui  eûmes-nous  dit  le  dernier 
adieu,  que  nous  vimcs  subitement  paraître  qu- 
dessus  de  sa  tombe  le  géant  Malambrun,  cousin 
germain  de  la  défunte,  monté  sur  un  cheval  de 
bois   et  lançant  sur  les  assistants  des  regards 

'Qui  |>uurrail,  fans  pleurer,  conter  pareille  hisloircl    Rémi- 
niscence (le  YEneiite  de  Virgile.) 

50  ■ 


■m 


IMiN    on  IC  HOTTE 


t'arouclics.  Ce  ncniit,  aussi  verse  dans  l'ail  du 
nécroiiiaiil  (|u'il  csl  vindicatif  et  cruel,  était  là 
|)(»ui'  tirer  vengeance  de  k  mort  de  (Vu  sa  cou- 
sine, et  pour  châtier  l'audace  de  don  Clavijo  cl 
la  Icsèrelc  d'Anlonomasic.  Il  les  enclianta  tous 
deux  sur  la  toinlic  de  la  reine  :  Antonomasie 
devint  une  guenon  de  in'on/.c,  don  Clavijo  un 
elïroyalde  crocodile  d'un  nirtal  inconnu;  et  cnirc 
eux  fut  placée  une  colonne  également  de  mêlai, 
portant  un  écrileau  en  langue  .svriai|uc  :  «  (ics 
li'-méraircs  amants  ne  reprendront  leur  l'orme 
première  (jue  lors(pie  le  valeureux  Mancliois  se 
sera  rencontré  avec  moi  en  combat  singulier; 
c'est  à  sa  valeur  incomparahle  que  les  immua- 
bles destins  réservent  une  aventure  si  extraor- 
dinaire. »  Puis,  il  lira  d'un  large  fourreau  un 
démesuré  cimeterre,  et  m'ayanl  saisie  par  les 
cheveux,  il  fit  mine  de  vouloir  me  couper  la 
tète  ;  j'étais  si  troublée  ijue  je  n'osais  ni  ne  pou- 
vais crier,  tant  la  frayeur  me  rendait  immobile. 
Néanmoins,  me  rassurant  de  mon  mieux,  je  lui 
dis  d'une  voix  tremblante  de  telles  choses,  (pi'il 
suspendit  l'cxéciilion  de  ce  châtiment  rigoufeux. 
liref,  il  fit  amener  devant  lui  foutes  les  duègnes 
du  palais,  celles  qui  sont  ici  présentes;  et  après 
nous  avoir  reproché  notre  défaut  de  surveil- 
lance, lempêlé  contre  les  duègnes,  en  les  cliar- 
geant  toutes  de  la  faute  dont  j'élais  coupable, 
il  déclara  ne  pas  voidoir  nous  inlliger  la  perte 
de  la  vie,  mais  un  long  sujiplice  qui  l'ùl  jiowr 
nous  comme  une  espèce  de  mort  civile.  A  l'in- 
stant où  il  achevait  ces  paroles,  nous  sentîmes 
les  pores  de  notre  visage  se  dilater,  avec  une 
vive  démangeaison,  semblable  à  ccll<>  (pie  cau- 
seraient des|)oinlcs  d'aiguilles;  et  en  y  portant 
les  mains,  nous  nous  tronvàm.'s  dans  l'élal  (pu- 
vous  aile/,  voir. 

Sur  ce,  la  Itoloride  et  ses  compagnes  (Mèrenl 
leurs  voiles,  et  découvrirent  des  visages  chargés 
d'é|)aisses  barbes,  les  unes  noires,  les  autres 
blanches,  d'autres  rousses,  et  <l'aulres  grisoti- 
jiantes.  A  celle  vue,  le  duc,  la  duchesse  et  don 
(.iniilidlte  paiwriMil   frappés  de  stupeur,  et  San- 


cho  fut  épouvanté.  Voilà,  dit  la  Ti  il'aldi  en  con- 
tinuant, voilà  dans  quel  étal  nous  a  mis  ce  scé- 
lérat de  Malambrun,  couvrant  la  blancheur  et 
la  beavilé  de  nos  visages  de  ces  rudes  soies;  trop 
heureuses  si  par  le  fil  acéré  de  son  épouvantable 
cimeterre  il  nous  eût  fait  voler  la  tète  de  dessus 
les  épaules  plutôt  que  de  nous  rendre  ainsi  dif- 
formes et  velues  comme  des  chèvres!  Car  en  fin 
de  compte,  seigneurs  (et  ce  que  je  vais  ajouter, 
je  voudrais  le  faire  avec  des  yeux  convertis  en 
torrents,  mais  les  mers  de  pleurs  que  j'ai  versés 
en  pensant  à  nos  disgrâces  sont  taries,  aussi 
parlerai-jesans  répandre  de  nouvelles  larmes)  : 
car  en  fin  de  compte,  je  vous  le  demande,  oi'i 
osera  se  présenter  une  duègne  baibue'?  qu'en 
diront  les  mauvaises  langues?  quel  père  ou 
quelle  mère  voudront  la  reconnaître?  et  puis- 
qu'une duègne  qui  a  le  teint  frais  et  poli,  <pii 
se  martyrise  le  visage  à  force  de  fards  et  de 
pommades,  a  tant  de  peine  à  plaire,  que  sera-ce 
de  celles  qui  sont  velues  comme  des  ours?  0 
duègnes,  mes  compagnes,  (jne  nous  sommes 
nées  sous  une  funeste  étoile,  et  qu'elle  l'ut  m''- 
fasle  l'heure  où  nos  mères  nous  ont  mises  an 
monde! 

Hn  prononçant  ces  paroles,  la  l)(doi  ide  lit  sem- 
blant de  tomber  évanouie. 


CHAPITRE  XI. 

SUITE    DE  CETTC    AVENTURE,    AVEC    D'AUTRES   CHOSES 
DE    MÊME  IMPORTANCE 

Ou\  (pii  aimi'nl  les  histoires  comme  celle-ci 
doiveni  savoir  gié  à  son  premier  auteur,  cid 
Ilamet  Ilcn-Kngeli,  |)our  l'altenlion  qu'il  met  à 
en  raconter  les  plus  minutieux  détails.  En  eflef, 
il  dén)ii\re  les  secrètes  pensées,  éclaircit  les 
doutes,  ;-ésout  les  objections,  et,  en  un  mol, 
donne  satisfaction  sur  tous  les  poinls  à  l.i  cin'iii- 
silé  la  |dus  exigcanji'.  0  iiiconqiarable  auteur! 
ô  inliirtiiiié  don  Qiiicbiillc  !  ô  sans  pareille  Dul- 
cinée I  (1   réjouissant    Samlin   l'an/a  !   vivcji    de 


m;  i.A  M  \  Nc.  iiK. 


ifi? 


loiifjs  siècles,  ensemble  on  sépiiiêiiienl,  |>our  le 
plaisir  et  raiiiiiseiiieiil  îles  généialions  pré- 
sentes et  à  venir. 

I/hisloire  dit  donc  tpi'en  voyant  la  iLiiiuiilr 
évanouie,  Sanclio  s'écria  ;  1  oi  d'homme  de  Itien, 
et  par  l'ànie  de  tous  les  l'anza  mes  ancêtres,  ja- 
mais, je  le  jnre.  je  n'ai  vu,  ni  (ulendn,  ni  rêvé, 
et  jamais  non  plus  mon  maître  ne  m'a  raconte 
jiareille  avenlnie.  Que  mille  satans  t'enlrainent 
jusipi  au  l'uiul  (le~  aliîuies,  si  cela  n'est  déjà 
lait,  maudit  enciianleur  dv  Mnlauilirnii  1  Ne 
pouvais-tu  imai;iner  quelque  autre  manière  de 
punir  ces  créatures,  sans  les  rendre  barluies 
comme  des  chèvres"?  Et  !  ne  valait-il  pas  mieux 
leur  tendre  les  naseaux ,  dussent-elles  nasiller 
un  peu,  que  de  les  gratilier  de  ces  barbes-là? 
Je  gagerais  mon  àue  qu'elles  n'ont  pas  seule- 
ment de  quoi  payer  un  barbier. 

C'est  la  vérité  pure,  seijineur,  ré|)on(lil  une 
des  duègnes;  entre  toutes,  nous  ne  |)ossédons 
pas  vm  maravédis,  aussi  sommes-nous  forcées, 
par  économie,  d'user  demplàtres  de  poix  :  nous 
nous  les  appli(juons  sur  le  visage,  et  en  les 
tirant  tout  d'un  coup,  nos  mentons  demeurent 
lisses  comme  la  paume  de  la  main.  Il  y  a  bien 
à  (landaya  des  femmes  qui  vont  de  maison  en 
maison  épiler  les  dames,  leur  polir  les  sourcils, 
et  )iréparer  certains  ingrédients  servant  à  la  toi- 
lette féminine',  mais  nous  autres,  duègnes  de 
madame,  nous  n'avonsjamais  voulu  les  recevoir, 
parce  que  la  plupart  font  le  métier  d'entreniet- 
teusys.  Vous  voyez  donc  que  si  le  seigneur  don 
Ijnichotte  ne  vient  à  notre  secours,  nous  em- 
porterons nos  barbes  au  tombeau. 

Je  nie  laisserais  [ilulot  anacher  la  niieime 
poil  à  poil  par  les  Mores,  (jue  de  mani|ner  à 
vous  soulager,  repartit  notre  héros. 

En  cet  endroit,  la  comtesse  Trifaldi  reprit  ses 
esprits,  et  s'adressant  à  don  Quichotte  :  I/a- 
gréable  son  de  vos  promesses,  valeureux  cheva- 
lier, a   frappé  mes  oreilles  et  .suflit  pour  me 

'  Les  épileuii'3  vUiiciil  lui(  .i  la  inuile  du  U<iii|)s  du  Ct.'^îJlllc^. 


rappeler  à  la  vie;  je  vous  supplie  do  nouveau, 
errant,  glorieux  et  indom|>lahle  seigneur,  de 
convertir  proniptemenl  vos  paroles  en  (euvrcs 
eflicaces. 

Il  ne  tiendra  pas  à  moi,  ré|)undit  don  ijui- 
cholte;  dites  ce  (pi'il  faut  que  je  lasse,  et  vous 
nu-  trouverez  prêt  à  vous  seivir. 

Votre  Magnanimité,  saura  donc,  invimible 
chevalier,  repartit  la  lloloride,  (juc  d'il  i  au 
royaume  de  Caiidaya,  si  l'on  y  \a  [lar  Icire,  il\ 
a  cinq  mille  lieues,  j)cut-etrc  une  ou  deux  de 
plus  ou  de  moins  :  mais  si  l'on  y  va  par  les  airs 
et  en  ligne  droite,  il  n'y  en  a  que  trois  mille 
deux  cent  vingt-sept.  Vous  saurez  encore  que  le 
géant  Malambrun  m'a  dit  qu'aussitôt  que  ma 
bonne  fortune  m'aurait  l'ail  rencontrer  le  che- 
valier notre  libérateur,  il  lui  enverrait  une  mon- 
ture incomparablement  meilleure  et  moins  mu- 
tine (pie  toutes  les  mules  de  louage,  car  c'est  le 
même  cheval  de  bois  sur  lequel  Pierre  de  Pro- 
vence eideva  la  belle  Maguclonne;  animal  pai- 
sible et  qu'ongouverne  au  moyen  d'une  cheville 
plantée  dans  le  l'ruil,  mais  qui  parcourt  l'es- 
pace avec  tant  de  légèreté  et  de  vitesse,  qu'on 
le  dirait  emporté  par  le  diable  en  personne.  Ce 
cheval,  disent  les  ancieiuies  traditions,  est  un 
ouvrage  du  sage  Merlin,  (|ui  le  prêta  à  son  ami, 
Pierre  de  Provence,  leiiuel  lit  sur  celte  monture 
de  très-longs  voyages  par  les  airs,  laissant  éba- 
his ceux  qui  d'en  bas  le  regardaient  passer. 
Merlin  ne  le  piélait  (pi'aux  gens  qu'il  aimait, 
ou  qui  lui  payaient  un  bon  prix:  aussi  n'avons- 
nous  pas  oui  dire  (pic  depuis  le  fameux  Pierre 
de  Provence  jus(iu'à  présent,  personne  l'ait 
monté.  Malambrun,  |)ar  la  force  de  ses  encban- 
l(  luents,  est  parvenu  à  s'en  emparer  ;  il  s'en  sert 
dans  tous  ses  voyages  :  aujourd'hui  il  est  ici, 
demain  en  France,  et  le  jour  suivant  au  Potose 
ou  eu  Chine,  l.e  plus  merveilleux,  c'est  que  ce 
cheval  ne  boit  pas,  ne  mange  pas,  ne  dort  pas 
et  n'use  point  de  fers;  et  il  marche  si  bien 
l'amble,  que  celui  qui  est  dessus  peut  j)orter  à 
la  main  une  lasse  pleine  d'eau  sans  en  renverser 


iG8 


DON   OLICIIOTTR 


une  seule  goutte  :   voilà  |)Our{|uoi  la  helle  Ma- 
gueionne  aiinait  tant  à  s'y  trouver  eu  croupe. 

Pour  avoir  uuc  douce  allure,  s'écria  Sauclio, 
vive  mon  grisou  !  à  cela  près  ipi'il  ne  marche 
point  dans  l'air  ;  mais  sur  la  terre,  ma  toi,  il 
délierait  tous  les  aiuMes  du  monde. 

Chacun  se  mit  à  rire,  et  la  Doloride  conti- 
nua :  Eh  bien,  si  Malembrun  veut  mettre  lin  à 
nos  disgrâces,  ce  cheval  sera  ici  après  la  tombée 
de  la  nuit;  car  il  me  l'a  dit,  l'indice  certain  que 
j'aurai  trouvé  le  chevalier  (jui  doit  nous  déli- 
vrer consiste  à  voir  arriver  promptement  le  che- 
val partout  où  il  en  sera  besoin. 

Combien  tient-t-on  sur  ce  cheval?  demanda 
Sancho. 

Deux,  répondit  Doloride,  un  sur  la  selle  et 
un  autre  en  croupe;  et  d'ordinaire  ces  deux- 
personnes  sont  le  chevalier  et  l'écuyer  lorsqu'il 
n'y  a  point  de  dame  enlevée. 

.Madame,  continua  Sancho,  comment  a|)pclle- 
l-on  ce  cheval'.' 

La  Doloride  réporulit  :  Il  ne  s'appelle  pas  Pé- 
gase, comme  le  cheval  de  Bellérophon,  ni  Bu- 
céphalr,  comme  le  cheval  du  grand  Alexandre, 
ni  llriilc-d'Or,  comme  celui  deI{oland,niI!nyard, 
comme  celui  de  Heiiaud  de  .Montauban,  ni  Iron- 
tin,  comme  celui  de  Roger,  encore  moins  Bootès, 
ou  Pirilhoiis,  comme  se  nommaient,  dit-on,  les 
chevaux  du  Soleil  ;  ni  même  Orélie,  comme  le 
coursier  que  montait  le  malheureux  Rodrigue, 
le  dernier  roi  des  Coths,  dans  la  bataille  où  il 
perdit  le  trône  et  la  vie. 

Puisqu'on  ne  lui  adonné  aucun  des  noms  de 
ces  chevaux  fameux,  je  gagerais  bien,  dit  San- 
cho, qu'on  ne  lui  a  pas  donné  non  plus  le  nom 
du  cheval  de  mon  maiire.  Rossinante,  celui  de 
tous  qui  me  semble  le  mieux  approprié  à  la 
bêle. 

Assurément,  dit  la  comte.s.se  ;  néanmoin.s  il  a 
un  nom  convenable  et  .signilicatif,  car  il  s'ap- 
pelle Chcvillard  le  Léger,  parce  (pi'il  est  de 
bois  et  qii  il  .-i  une  clievillf  ;iii  IriHit,  miiis  sur- 
tout à  cause  de  sa  léi^èrclé  merveilleuse,  .\iiisi. 


(|uantau   nom,   il   peut  le  disputer  même  au 
fameux  Rossinante. 

Le  nom  nu-  revient  assez,  reprit  Sancho.  Mais 
avec  quoi  le  gouverne-t-on'.'  est-ce  avec  une 
bride  ou  avec  un  licou  '.' 

Je  vous  ai  déjà  dit,  répondit  la  Trifaldi,  que 
c'est  avec  la  cheville  :  en  la  tournant  à  droite  ou 
à  gauche,  le  cavalier  le  fait  marcher  comme  il 
l'entend,  tantôt  au  plus  haut  des  airs  et  tantôt 
rasant  la  terre  jusqu'à  l'efllenrer,  tantôt  dans  ce 
Juste  milieu  (jue  l'on  doit  chercher  en  toutes 
choses. 

Je  serais  curieux  de  le  voir,  repartit  Sancho, 
non  pas  pour  monter  dessus,  car  de  penser  que 
jamais  je  m'y  mette  en  selle  ou  en  croupe,  voire 
serviteur  :  il  serait  bon,  ma  foi,  qu'un  homme 
(|ui  a  déjà  bien  de  la  peine  à  se  tenir  sur  son 
àne,  assis  sur  un  bas  douillet  comme  du  coton, 
allât  monter  en  croupe  sur  un  chevron  sans 
coussin  ni  tapis!  Oh!  que  nenni  ;  je  n'ai  pas 
envie  de  me  faire  écorcher  le  derrière  pour  ôter 
la  barb(!  aux  gens  :  qui  a  de  la  barbe  de  Inq)  se 
rase.  Pour  mon  compte,  je  n'entends  ])as  ac- 
C(>ui|)aguer  mon  maître  dans  un  pareil  voyage  ; 
d'ailleurs,  je  ne  dois  pas  étrenécessaiie  dans  ce 
rasement  de  barbes,  comme  je  le  suis  dans  le 
désenchantement  de  madame  Dulcinée. 

Pardon,  vous  êtes  nécessaire,  repartit  la  Tri- 
faldi, et  même  tellement  m-cessaire,  (pi'on  ne 
|ie\il  rien  sans  vous. 

A  d'autres,  à  d'autres,  s'écria  Sancho  :  qu'est- 
ce  que  les  êcuyers  ont  à  voir  avec  les  aventures 
de  leurs  maîtres?  Ceux-ci  auraient  toute  la  gloire, 
et  nous  toute  la  peine.  Encore,  si  les  faiseurs 
d'histoires  disaient  :  Un  tel  chevalier  a  achevé 
une  grande  aventure  avec  l'aide  d'un  tel  son 
écuyer,  sans  quoi  il  lui  aurait  été  impossible 
d'en  venir  à  bout  ;  à  la  biunie  heure.  Mais  au 
lieu  de  cela,  ils  vous  écrivent  tout  sec  :  Don  Pa- 
ralipomenon  des  trois  Étoiles  a  mis  fin  à  l'aven- 
ture des  six  vanqiires;  sans  plus  faire  mention 
de  l'écuyer  ipie  s'il  n'eut  point  été  au  monde, 
(piiiii|ii'il  lïil  |ircsenl,  (|u'il  suàtà grosses  gouttes, 


m-:   I,  A   .M  A  m;  m;. 


ilil) 


VoiU'i,  (lit  lu  Trifaldi,  vuilà  liyits  quel  étal  nous  .t  mis  ce  scéléral  lie  Mulaiiibiun  (i'age  466J, 


il  iiHil  V  eût  allrapc  ilo  bons  horions.  Encore 
uni-  lois,  mon  maître  peut  partir  tout  seul  si 
tfla  lui  convient,  et  Dieu  l'assiste  !  Quant  à 
moi,  je  ne  lui  j)orte  point  envie,  je  resterai  en 
compagnie  de  madame  la  duchesse;  et  quand  il 
sera  de  retour,  peut-être  trouvera-t-il  l'affaire  de 
madame  Dulcinée  en  bon  chemin,  car,  à  mes 
moments  perdus,  je  prétends  m'étrillcr  d'iui- 
poilaiice. 

Mon  ami,  dit  la  duchesse,  il  faut  pourtant 
accompagner  votre  maître  si  cela  est  nécessaire, 
nous  vous  en  conjurons  tous  ;  pour  de  vaines 
frayeurs,  il  serait  fort  mal  de  laisser  le  visage 
de  ces  dames  en  l'état  où  il  est. 

A  d'autres  encore  une  fois,  répliqua  Sanclio  ; 
passe  encore,  si  c'était  pour  déjeunes  recluses, 
on  pdur  de  |iclitcs  filles  de  la  doLtrine  chré- 
lioniie,  on  pourrait  risquer  (pielques  fatigues; 
mais  hasarder  de  se  casser  hras  ou  jamlies  pour 


londro  des  duègues,  au  diahle  qui  en  fera  rien  ; 
qu'elles  cherchent  d'autres  tondeurs  ;  dans  tous 
les  cas,  ce  ne  sera  jias  Saiicho  Panza.  Pardieu  ! 
j'aime  mieux  les  voir  toutes  barbues  comme  des 
boucs,  depuis  la  plus  grande  jusqu'à  la  plus  pe- 
tite, depuis  la  plus  mijaurée  jusqu'à  la  plus 
pimpante. 

Vous  en  voulez  bien  aux  duègnes,  ami  San- 
clio, dit  la  duchesse,  et  vous  les  épargnez  en- 
core moins  que  ne  faisait  votre  apothicaire  de 
Tolède  !  En  vérité,  vous  avez  tort'.'  il  y  a  telle 
duègne  qui  peut  servir  de  modèle  à  toutes  les 
femmes,  et  quand  ce  ne  serait  que  ma  bonne 
scfiora  Kodriguez  ici  présente...  Je  n'en  veux  pa« 
dire  davantage. 

Votre  Excellence  peut  dire  ce  qui  lui  plaira, 
répondit  la  duègne;  Dieu  sait  la  vérité  de  tout, 
et  bonnes  ou  méchantes,  barbues  ou  non  bar- 
bues, nous  sommes,  comme   toutes   les   autres 


i70 


DON    QUICHOTTE 


femmes,  filles  de  nos  mères;  et  |niis(|iie  Dieu 
nous  a  mises  au  monde,  il  sait  |)our(iuoi.  Aussi 
je  compte  sur  sa  miséricorde,  et  non  sur  la 
charité  d'autrui. 

La  sefiora  Rodriguez  a  raison,  dit  don  (Jui- 
cliolte.  Quant  à  vous,  comtesse  Trii'aldi  et  coin- 
pagnie,  espérez  du  ciel  la  lin  de  vos  niailieurs  ; 
et  croyez  que  Sancho  fera  ce  que  je  lui  ordon- 
nerai. Je  voudrais  que  Clievillard  fût  ici,  et  déjà 
me  voir  aux  prises  avec  Malambrun  ;  je  lui  ap- 
prendrai à  persécuter  les  duègnes  et  à  délier  des 
chevalier  eriants.  Dieu  tolère  les  méchants,  mais 
ce  n'est  jamais  que  pour  un  temps  limité. 

Valeureux  chevalier,  s'écria  la  Doloride,  puis- 
sent les  étoiles  du  ciel  regarder  avec  des  yeux 
bénins  Votre  Grandeur,  et  verser  sur  votre  cœur 
magnanime  toute  la  force  et  toute  la  prospérité 
qu'elles  enserrent,  alin  que  vous  deveniez  le  bou- 
clier et  le  rempart  des  malheureuses  duègnes 
délestées  des  aj)othicaires,  calomniées  par  les 
ccuyers,  et  tourmentées  par  les  pages.  Maudit 
soit  l'insensée  qui,  à  la  Heur  de  son  âge,  ne  se 
fait  pas  religieuse  plutôt  que  duègne!  U  géant 
Malambrun  qui,  tout  enchanteur  que  tu  es,  ne 
laisses  pas  d'être  lidèle  en  tes  promesses,  en- 
voie-nous promptement  le  sans  pareil  Chevilla  rd, 
alin  que  nous  voyions  dans  peu  la  lin  de  nos 
disgrâces.  Si  les  chaleurs  viennent  nous  sur- 
prendre avec  de  telles  barbes,  nous  sonnnes 
perdues  ! 

I.a  Trii'aldi  laissa  tomber  ces  mots  d'un  ton  si 
allligé,  avec  une  expression  si  touchante,  (jue 
chacun  en  fut  attendri.  Sancho  pleura  tout  de 
bon,  et  résolut  en  son  cieur  d'accompagner  son 
niailre,  dût-il  le  conduire  jusqu'aux  antipodes, 
s'il  ne  fallait  que  cela  pour  faire  t(uiiluT  la  laine 
de  ces  vénérables  visiitji's. 


ClIAI'ITIiK  XIJ 

DL    L'ARRIVEE    DE    CMEVILLAMD,     ET    DE    LA    FIN    DE    CETTE    LONliUE 
ET    TERRIBLE    AVENTURE 

Sur  ce  vint  la  nuit,  et  avec  elle  l'heure  indi- 
quée pour  l'arrivée  du  fameux  Clievillard,  dont 
le  retardement  commençait  à  inquiéter  don 
(Jiiichotte.  Puisque,  se  disait-il,  Mahnnbi  un  ilil- 
fère  de  l'envoyer,  je  ne  suis  pas  le  chevalier  à 
qui  cette  aventure  est  réservée  ;  peut-être  aussi 
le  géant  craint-il  de  se  mesurer  avec  moi.  Mais 
voilà  que  tout  à  coup  quatre  sauvages,  couverts 
de  lierre,  entrent  dans  le  jardin,  portant  sur 
leurs  épaules  un  grand  ch  eva  de  bois;  ils  le 
posent  à  terre,  et  l'un  d'entre  eux  prononce  ces 
paroles  :  Que  le  chevalier  qui  en  aura  le  cou- 
rage monte  sur  cette  machine. 

Pour  moi,  je  n'y  monte  i)as,  dit  Sancho,  je 
n'en  ai  pas  le  courage,  et  d'ailleurs  je  ne  suis 
point  chevalier. 

Quesonécuyer,  s'il  en  a  un,  iiionte  en  croupe, 
continua  le  sauvage  ;  il  peut  prendre  confiance 
dans  le  valeureux  Malambrun,  et  être  sûr  de 
n'avoir  à  redouter  de  lui  que  son  épée.  Il  sul- 
lira  détourner  ccllecheville  |)our  que  le  cheva- 
lier et  l'écuyers'en  aillent  à  traveisles  airs,  là  où 
Malambrun  les  attend.  Mais  afin  de  prévenir  les 
vertiges  que  pourrait  leur  causer  l'élévation  ex- 
traordinaire de  la  route,  ils  devront  tous  deux 
avoir  les  yeux  bandés,  jusqu'à  ce  que  le  cheval 
hennisse;  à  ce  signe  ils  reconnaîtront  que  leur 
voyage  est  achevé. 

Cela  dil,  les  sauvages  se  retirèrent  d'ini  pas 
dégagé,  comme  ils  étaient  venus. 

Quand  la  Doloi'ide  aiienjut  le  cheval,  elle  dit 
a  don  Quichotte  d'une  voix  presque  larmoyante: 
Vaillant  chevalier,  les  promesses  de  Malambrun 
sont  acconqilies  ;  voici  le  cheval,  et  pourtant 
nos  barbes  ne  cessent  de  croître  :  nous  te  sup- 
plions donc,  chacune  en  pai'tirulicr,  de  nous 
débarrasser  de  cette  bourre  importune  (pii  nous 
déligurc,  puis<{u'il  lesuflil  de  monter,  tui  et  ton 


hk   i,.\   manciik. 


iTI 


écuycr,  sur  Clievillanl  et  iri'iilit>|)r(ii(lro  ce 
vôvaj;i'  d'iin  nouvonii  freine. 

Je  le  IVrai  de  bien  lion  cœur,  comtesse  Tii- 
l'aMi,  ripoiulil  ilmi  (,)iii<lioltt',  s;iiis  prcmire 
coussins  ni  éperons,  tant  j'ai  lifilc  de  soulaf,'cr 
voire  inforlune. 

Kl  moi,  ajouta  Sanclio,  je  ne  le  Ferai  pas.  Si 
ce  voyafje  ne  lient  avoir  lieu  sans  que  je  monte 
PU  croupe,  mon  mailrc  n'a  (pi'à  prendre  un 
autre  écuyer,  et  ces  dames  chercher  i|Uil(pi(> 
autre  moyen  de  se  polirle  menton.  Suis-jc  sorcier 
pour  m'en  aller  ain<i  courir  par  les  airs?  Et  que 
penseraient  les  hahitants  de  mon  iie,  quand  on 
leur  dirait  ([uc  leur  gouverneur  s'expose  ainsi  à 
tous  les  vents?  Il  y  a,  dit-on,  trois  on  quatre 
mille  lieues  d'ici  à  Candaya  ;  et  si  le  cheval  vient 
à  se  fatiguer  on  si  le  géant  se  lâche,  nous  met- 
trons donc  une  douzaine  d'années  à  revenir,  et 
alors  quelle  ile  et  (piels  vassaux  voudront  me 
reconnaître.  Puis{|u'on  dit  que  c'est  dans  le  re- 
tardement qu'est  le  péril,  j'en  demande  pardon 
aux  liarbcs  de  ces  dames  ;  mais  saint  Pierre  est 
bien  à  Rome  :  je  veux  dire  que  je  me  trouve  au 
mieux  dans  cette  maison  oîi  l'on  me  traite  avec 
tant  de  bonté ,^  et  du  maître  de  laquelle  j'attends 
le  bonheur  insigne  de  me  voir  gouverneur. 

Ami  Sancho,  dit  le  duc,  l'iie  que  je  vous  ai 
jiromise  n'est  ni  mobile  ni  fugitive,  elle  tient  à 
la  terre  par  de  profondes  racines;  et  puis,  vous 
le  savez  aussi  bien  que  moi,  les  digni(és  de  ce 
monde  ne  s'obtiennent  pas  sans  une  sorte  de 
pot-de-vin.  Celui  que  je  demande  pour  prix  du 
gouvernement  que  je  vous  ai  donné,  c'est  d'ac- 
compagner le  seigneur  don  Quichotte  dans  celle 
mémorable  aventure  ;  et  soit  que  vous  reveniez 
aussi  prompleiuent  que  le  promet  la  célérité  de 
Chevillard,  soit  que  la  forttnic  contraire  vou^ 
ramène  à  pied  comme  un  jièlenn,  mendiant  de 
porte  en  porte,  eu  toul  temps  et  à  toute  heure 
vous  retrouverez  votre  ile  où  vous  l'aurez  lais- 
sée, et  vos  vassaux  aussi  disposés  à  vous  prendre 
pour  gouverneur  qu'ils  l'aient  jamais  été.  Quant 
ii  moi,  supposer  que  je  puisse  changer  à  votre 


égard,  ce  serait  faire»  injinv  à  mes  sentiments 
pour  vous. 

Assez,  monseigneur,  assez,  dit  Sancho  :  je  ne 
suis  ipi'im  pauvre  écuyer,  et  je  n'ai  pas  la  f(U-ce 
de  résister  à  tant  de  courtoisies.  Allons  !  (pie 
nuin  maître  monte,  (in'on  lue  bande  les  yeux, 
et  (jn'ou  me  recommande  à  Dieu.  Mais  quand 
nous  serons  là-haut,  dites-moi,  je  vous  prie, 
|uiurrai  je  mcii-iiiéme  implorer  Noire-Seigneur, 
et  invocpierles  saints  anges? 

Vous  le  pom'ie/.  eu  tnute  sûreté,  dit  la  Tri- 
faldi;  car,  (|uoiqueMalaudjrun  soit  enchanteur, 
il  est  bon  calholi(|uc  ;  et  il  a  soin  de  faire  ses 
enchantements  avec  beaucoup  de  tact  et  di' 
prudence,  afin  de  ne  s'attirer  aucun  reproche. 

Allons,  leprit  Sancho,  que  Dieu  m'assiste  et 
la  >aiiite  Trinité  de  Gaëte  ! 

Depuis  la  formidable  aventure  des  moulins  à 
foulon,  dit  don  Quichotte,  je  n'ai  jamais  vu 
Sancho  aussi  effrayé  qu'il  l'est  à  cette  heure  ; 
et  si,  comme  tant  d'autres,  je  croyais  aux  pré- 
sages, cela  ferait  quehiue  peu  fléchir  mon  cou- 
rage. Approche,  mon  ami,  que  je  te  dise  deux 
mots  en  particulier,  avec  la  permission  de  Leurs 
Excellences. 

II  emmena  son  écuyer  au  fond  du  jardin,  sous 
de  grands  arbres,  cl  là  lui  prenant  les  mains  : 
Tu  vois,  lui  dit-il,  le  long  voyage  que  nous 
allons  faire.  Dieu  seul  sait  quand  nous  en  re- 
viendrons, et  les  aventures  qui  nous  allendenl; 
je  voudrais  donc,  mon  enfant,  que  sons  le  pré- 
texte d'aller  prendre  quelque  chose  dont  tu  au- 
rais besoin,  tu  te  retirasses  dans  la  chambre, 
et  que  là  tu  te  donnasses  quatre  ou  cinq  cents 
coups  de  fouet  à  compte  sur  les  trois  mille  trois 
cents  au(iuel  tu  l'es  engagé  :  ce  sera  toujours 
autant  de  fait  :  chose  bien  commencée  est  à 
moitié  lliiic. 

Pardieu,  s'écria  Sancho,  il  faut  (|ue  Voire 
Grâce  ait  perdu  l'esprit  ;  c'est  comme  qui  dirait  : 
Tu  me  vois  un  procès  sur  les  bras  et  tu  me  de- 
mandes ma  fille  en  mariage!  Au  moment  de 
monter  sur  une  crou|>e.  fort  dure,  vous  voulez 


472 


DON   QUICHOTTE 


que  j'aille  m'écnrcher  le  derrière;  en  vérilé, 
cela  n'est  pns  raisonnnhle.  Allons  d'abord  bar- 
bifier  ces  dames,  et  au  retour  je  vous  promets, 
foi  d'bomme  de  bien,  que  j'aviserai  au  reste; 
pour  le  moment  n'en  parions  pas. 

Je  m'en  fie  à  ta  parole,  dit  don  Quicliotte, 
car,  quoique  simple,  tu  es  sincère  et  véri- 
dique. 

Bon  !  bon  !  reprit  Sanclio,  soyez  tranquille  ; 
mais  n'entreprenons  pas  tant  de  besoguQ  à  la 
fois. 

Sans  plus  discourir  ils  se  rapprochèrent  ilc 
Chevillard  ;  et  sur  le  point  de  l'enfourcher,  don 
Quichotte  dit  à  Sancho  :  Bande-loi  les  yeux  et 
monte  hardiment  ;  il  n'y  a  pas  d'apparence  que 
celui  qui  nous  a  envoyé  chercher  de  si  loin  ail 
dessein  de  nous  tromper  :  quel  avantajj;e  aurait- 
il  à  se  jouer  de  gens  qui  se  fient  à  lui?  Mais 
quand  tout  irait  au  rebours  de  ce  que  j'imagine, 
la  gloire  d'avoir  entrepris  cette  aventure  est 
assez  grande  pour  ne  pas  craindre  de  la  voir 
obscurcie  par  les  ténèi)res  de  l'envie  ! 

Allons,  seigneur,  dit  Sancho,  il  me  semble 
que  j'ai  la  conscience  chargée  de  toute  la  bourre 
de  ces  pauvres  duègnes,  et  je  ne  mangerai  mor- 
ceau qui  me  profile  avant  d'avoir  vu  leur  men- 
ton en  meilleur  état.  Montez,  seigneur,  conti- 
nua-t-il,  car  si  je  dois  aller  en  croupe,  il  faut 
commencer  par  vous  mettre  en  selle. 

Tu  as  raison,  repartit  don  Quichotle.  El  tirant 
un  mouchoir  de  sa  poche,  il  pria  la  Doloride  de 
lui  bander  les  yeux;  mais  tout  aussitôt  d'un 
mouvement  brusque  il  Iota  lui-même,  eu  di- 
sant :  Je  me  souviens,  si  j'ai  bonne  mémoire, 
d'avoir  lu  dans  Virgile  (pie  le  palladium  de  Troie 
était  un  cheval  de  bois  que  les  Grecs  jjrésenlè- 
rent  à  la  déesse  Pallas,  et  (|ui  avait  dans  ses 
lianes  des  combattants  armés,  |iar  lesquels  la 
ruine  d  llion  fut  consommée;  il  serait  donc  à 
propos  d'examiner  ce  (pic  Chevillard  a  dans 
l'estomac. 

C'est  inutile,  reprit  la  Doloride,  je  me  rends 
caution  de  tout;  Malambruu  n'est  pas  un  traître  : 


montez,  sur  ma  parole,  et  s'il  vous  arrive  du 
mal  je  le  prends  sur  moi. 

Don  Quichotte,  pensant  que  plus  d'insistance 
ferait  suspecter  son  courage,  moula  sans  autie 
objecliou;  et  comme,  faute  d'étriers,  il  tenait 
les  jambes  allongées  et  pendantes,  on  eût  dit 
une  de  ces  ligures  de  tapisserie  qui  représentent 
un  triomphateur  romain. 

Sancho  vint  mouler  à  son  tour,  mais  lente- 
ment et  à  contre-cœur.  SibH  (pi'il  fut  sur  le 
cheval,  dont  il  trouva  la  croiqie  fort  duie,  il 
commença  à  se  remuer  en  tout  sens  pour  s'as- 
seoir plus  à  son  aise;  enfin  ne  pouvant  en  venir 
à  b(Uil,  il  |)ria  le  duc  de  lui  faire  donner  nu 
coussin,  fût-ce  même  un  de  ceux  de  l'estrade  de 
inadauie  la  duchesse,  parce  (pic,  ajouta-t-il,  ce 
cheval  me  paraît  avoir  le  trot  dur. 

La  Trifaldi  répondit  que  Chevillard  ne  souf- 
frirait sursoit  dos  aucune  espèce  de  harnais;  (pic 
Sancho  pouvait,  pour  être  moins  durement, 
UKuiler  à  la  manii're  des  femmes.  Sancho  le  fit; 
ensiiile  on  lui  banda  les  yeux,  cl  il  dit  adieu  à 
la  compagnie.  Mais  à  peine  le  liandeau  iiil-il 
placé,  (jii'il  le  releva,  et  regardant  Irislemeiil 
ceux  qui  étaient  dans  le  jardin,  il  les  conjura 
les  larmes  aux  yeux  de  dire  force  Piitcr  et  Ave 
à  son  intention,  afin  qu'en  semblable  passe  Dieu 
leur  envoyât  à  eu.x-mêmes  de  bonnes  àmcs  jiour 
les  assister  de  leurs  i)rières. 

Larron I  s'écria  don  Quichotle,  cs-lu  donc 
allaché  au  gibet  pour  user  de  pareilles  sup|)li- 
calions'?  n'es-lu  pas  assis,  lâche  créature,  au 
même  endroit  qu'occupa  jadis  la  belle  .Mague- 
lonne,  et  d'où  elle  descendit  pour  devenir  reine 
de  France?  et  moi  qui  te  parle,  ne  suis-je  point 
à  les  cê)lés,  puisiiu'on  m'a  choisi  pour  remplir 
la  même  place  qu'occupa  le  fameux  Pierre  de 
Provence?  Couvre  les  yeux,  être  sans  courage, 
et  qu'il  ne  l'arrivé  plus  de  laisser  paraître  de 
semblables  frayeurs,  du  moins  eji  ma  présence. 
Qu'on  me  bande  donc  les  yeux,  répondit 
Sancho;  et  puixpi'on  ne  veut  pas  que  je  me 
recommande  à  Diiii,  ni  (jne  je  lui  sois  recom- 


DE    LA    MANCHE. 


470 


Paris,  S.  Raçou  el  C',  urp.  FuiMC,  Jouvel  ctC*,  édit. 

Sancho  se  serrail  coulie  son  inaitre,  reinbias.-anl  par  la  ceinture  (page  473). 


mandé,  esl-ilétoiiiiaiil  si  j'ai  peur  c|u'il  .seliouvc 
par  ici  quelque  légion  de  diables  pour  nous  em- 
porter à  Peralvillo'. 

Eiilin  on  leur  banda  les  yeux,  après  quoi  don 
•Juiciiolte,  assuré  que  tout  était  en  bon  état, 
coinmen(;a  à  tourner  la  cheville.  A  peine  y  eut-il 
porté  la  main  que  tous  les  assistants  élevèrent 
la  voix  en  criant  :  Dieu  te  conduise,  valeureux 
clievalier!  Dieu  te  soit  en  aide,  écuvcr  iiilré- 

'  village  près  do  TolèJe,  où  la  Sainlc-llermandnd  faisiil  csé- 
culer  le^  inairailcur~. 


pille  !  puissions-nous  bientôt  vous  revoir'.'  ce 
([ui  ne  siuirait  tarder,  à  la  vitesse  dont  vous 
fendez  l'air,  eai'  déjà  nous  vous  perdons  |)res- 
que  de  vue.  Tiens-toi  bien,  valeureux  Sancho, 
ne  te  dandine  pas;  prends  garde  de  tomber, 
car  ta  chute  serait  encore  plus  lourde  que  celle 
de  ce  jeune  étourdi  qui  voulut  conduire  les 
chevaux  du  soleil. 

A  ces  paroles,  Sancho  se  serrait  contre  son 
maître,  et  l'embrassant  par  la  ceinture,  il  lui 
dit  :  Scigireur,  pourquoi  ces  gens  disent-ils  (pje 


174 


DON    QUICIIOTTI': 


nous  sommes  déjn  tros-liaut,  puisque  nous  les 
enicnilons  si  clairement  ({u'oii  dirait  qu'ils  nous 
jiarieiit  aux  oreilles  ! 

Ne  t'arrête  pas  à  cela,  répondit  don  Quichotte  : 
comme  ces  manières  de  voyager  sont  extraor- 
dinaires, tout  le  reste  est  à  l'avenant;  ainsi  la 
voix  ne  trouvant  aucun  obstacle,  vient  aisément 
jusiiu'à  nous,  l'air  lui  servant  de  véhicule.  Ne 
nie  serre  donc  pas  si  fort,  tu  m'étoul'fes.  Eu  vé- 
lité,  je  ne  comprends  pas  de  quoi  tu  peux  l'é- 
pouvanter :  car  de  ma  vie  je  n'ai  monté  cheval 
d'une  plus  douce  allure!  on  dirait  que  nous  ne 
bougeons  pas  de  place.  Allons,  ami,  rassure-toi, 
les  choses  vont  comme  elles  doivent  aller,  et 
nous  pouvons  dire  que  nous  avons  le  vent  en 
poupe. 

Par  ma  loi,  repartit  Sancho,  je  sens  déjà  de 
ce  côté  une  bise  qui  me  sil'lle  aux  oreilles. 

il  ne  se  trompait  pas  :  quatre  ou  cinq  hom- 
mes léventaient  par  derrière  avec  de  grands 
soufflets,  tant  le  duc  et  son  intendant  avaient 
bien  pris  leurs  dis])Ositions  pour  (pi'il  ne  man- 
quât rien  à  l'affaire. 

Don  Quichotte  ayant  senti  le  vent  ;  Sans  au- 
cun doute,  dit-il,  Sancho,  nous  devons  être  ar- 
rivés à  la  moyenne  région  de  l'air,  où  se  forment 
la  grêle,  les  vents  et  la  foudre  ;  et  si  nous  mon- 
tons toujours  avec  la  même  vitesse,  nous  attein- 
drons bientôt  la  région  du  l'eu.  Vraiment,  je  ne 
sais  comment  tourner  cette  cheville,  alin  de  ne 
l)as  être  bientôt  embrasés. 

En  effet,  on  leur  cliauflait  le  visage  a\ec  des 
étoupes  enflammées  iju'on  promenait  devant 
eux  au  bout  d'un  long  roseau. 

Nous  devons  être  où  vous  dites,  ou  du  moins 
bien  près,  s'écria  Sancho,  car  j'ai  la  barbe  à 
demi  grillée;  seigneur,  je  vais  me  découvrir  les 
yeux,  pour  voir  où  nous  sommes. 

Garde-toi  d'en  rien  faire,  reprit  don  Qui- 
chotte :  ne  connais-tu  pas  l'histoire  du  licencié 
Torralva,  que  le  diable  enleva  dans  les  airs,  à 
cheval  .sur  un  bâton  et  les  yeux  bandés'.'  En 
douze  heures,  il  arriva  à  Kome,  assista  à  l'assaut 


de  la  ville,  vit  la  mort  du  connétable  de  Bour- 
bon, et  le  lendemain,  à  la  pointe  du  jour,  il 
était  de  retour  à  Madrid,  où  il  rendit  compte  de 
ce  dont  il  avait  été  témoin.  Entre  autres  choses, 
ce  Torralva  raconta  que  pendant  qu'il  traversait 
les  airs,  le  diable  lui  ayant  dit  d'ouvrir  les 
yeux,  il  les  ouvrit,  et  se  vit  tellement  proche 
du  corps  de  la  lune,  qu'il  pouvait  y  toucher 
avec  la  main;  mais  il  n'osa  regarder  en  bas, 
de  crainte  que  la  tôle  ne  lui  tournât.  D'après 
cela,  Sancho,  juge  si  ta  curiosité  serait  dange- 
reuse. Celui  qui  a  pris  l'engagement  de  nous 
conduire  répondra  de  nous  ;  et  bien  qu'en  aj)- 
parence  il  n'y  ait  pas  une  demi-heure  que  nous 
sommes  partis,  crois-moi,  nous  devons  avoir 
fait  bien  du  chemin. 

Je  n'ai  rien  à  répondre,  répliqua  Sancho  ; 
mais  tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que  si  la 
dame  Maguelonne  s'arrangeait  de  cette  chienne 
de  croupe,  il  fallait  qu'elle  eût  la  peau  bien 
dure. 

I,e  duc,  la  duchesse  et  leur  compagnie  ne 
perdaient  rien  de  ce  plaisant  dialogue,  et  riaient 
comme  des  fous,  sans  éclater  toutefois,  de  peur 
de  découvrir  la  mystification.  Enlîn,  pour  don- 
ner une  digne  issue  à  une  aventure  si  adroite- 
nitiul  fabriquée,  ils  lirent  mettre  le  l'eu  à  un 
paquet  d' étoupes  placé  sous  la  (jneue  de  Che- 
villard,  dont  l'intérieur  était  rempli  de  fusées 
et  de  pétards.  Le  cheval  sauta  en  l'air  avec 
un  bruil  épouvantable,  renversant  sur  l'herbe 
don  Quicliotle  et  Sancho, _ tous  deux  à  demi 
roussis. 

Lin  peu  au|)aravanl,  la  Doloride  et  «a  suite 
étaient  sorties  du  jardin;  ceux  qui  restaient 
s'étendirent  par  terre  connue  évanouis.  Don 
Quicliolte  et  Sancho  se  relevèrent  un  peu  mal- 
traités de  leur  chute,  et  ayant  regardé  de  tous 
côtés,  ils  furent  stupéfaits  de  se  revoir  dans  le 
même  lieu  et  d  y  trouver  tant  de  gens  couchés 
sans  mouvement;  mais  leur  surprise  s'accrut 
encore  lorsi|u'ils  aper(;urent  une  lance  lichée 
en  terre,  d'où  pendait,  à  deux  cordons  de  soie 


III',    I.A    MANCIIK. 


475 


verte,  un  pareheiniii  portant  ees  mots  traoés 
en  iellies  il'or  : 

L'itliisire  el  valeureux  chevalier  don  Quicholle  île  la 
Manche  a  mis  fin  «  l'nvenlure  de  la  comlesse  Trifalili, 
autrement  ilite  la  (luèijne  Doloride  el  eomiuujnie,  rien 
qu'en  l'entreprenant.  Malumhrun  est  xalisfail.  /-<■.<  men- 
ton-'s  des  duègnes  sont  nets  el  rasés,  le  roi  don  Clavijo 
ei  la  reine  Antonomasie ont  repris  leur  première  forme. 
AussitiU  (jue  le  yracieu.r  éatyer  aura  accompli  sa  pi- 
iiitenee.  la  hlnuclic  colombe  Tohosinc  .«•  verra  hors  des 
griffes  des  vautours  qui  la  persécutent  et  dans  les  bras 
de  son  bieu-aime'  tourtereau.  Ainsi  l'ordonne  le  sage 
Merlin,  prolo-erichunteur  des  enchomeiirs. 

Ces  dernières  paroles  firent  comprcnilrc  ai- 
sément à  don  Quichotte  qu'il  s'agissait  du  dé- 
semliaiitomcnt  de  DiiKinée.  Rendant  grâces  an 
eiel  d'avoir  accompli  avec  si  peu  de  risques  un 
tel  ex|)loit,  et  rendu  leur  poli  aux  visages  des  vé- 
nérables duègnes,  il  s'approcha  de  la  duchesse 
et  du  due,  en  apparence  toujours  évanouis. 
Allons,  seigneur,  lui  dit-il,  bon  courage,  tout 
ceci  n'est  rien;  l'aventure  est  achevée,  ainsi 
que  vous  pouvez  le  voir  par  l'écriteau  que 
voici. 

Le  duc,  comme  s'il  sortait  d'un  profond 
sonniieii,  parut  reprendre  peu  à  peu  ses  sens: 
la  duchesse  lit  de  même,  et  tous  ceux  qui 
étaient  dans  le  jardin  simulèrent  si  bien  la 
surprise  qu'on  aurait  cru  eft'eclivemenl  qu'il 
leur  était  arrivé  quelque  chose  d'étrange.  Le 
duc  lut  l'écriteau,  les  yeux  encore  à  demi  fer- 
més, et  se  les  frottant  à  chaque  mot  ;  mais 
aussitôt  qu'il  eût  achevé  de  lire,  il  se  jeta  les 
bras  ouverts  au  cou  de  don  Quichotte,  lui  di- 
sant qu'il  était  plus  grand  que  tous  les  che- 
valiers des  siècles  passés.  Sancho  cherchait  des 
veux  la  Doloride,  pour  voir  quelle  ligure  elle 
avait  sans  barbe,  et  si  elle  était  aussi  belle,  le 
menton  rasé,  (pie  le  promettait  sa  bonne  mine: 
mais  on  lui  dit  qu'en  même  temps  que  Chevil- 
lard  tondiait  tout  en  feu  du  haut  des  airs,  la  Tri- 
l'aldi  avait  disparu  avec  sa  troupe,  n'ayant  plus 
au  menton  le  moindre  poil  de  barbe  ni  l'ajtpa- 
rence  d'eu  avoir  jamais  ou. 


La  duchesse  demanda  à  Sancho  comment  il  se 
trouvait  d'un  si  long  vovage  et  ce  (|ui  lui  était 
arrivé. 

Dieu  merci,  madame,  répumlit-il,  je  me 
trouve  assez,  bien,  si  ce  n'est  (pie  je  me  suis  un 
peu  meurtri  l'épaule  en  tombant ,  mais  cela  n'est 
rien.  Je  vous  dirai  seulement  (pie  comme  nous 
allions  alleiiidre  la  région  du  l'eu,  je  deiiiaii(l;ii 
à  mou  maître  la  permission  de  inc  découvrir 
les  yeux,  mais  il  ne  voulut  jamais  y  consentir. 
Alors,  moi,  qui  suis  un  peu  curieux  de  mon 
naturel,  et  qui  ai  toujours  la  démangeaison 
d'apj)rendre  ce  qu'on  veut  me  cacher,  je  relevai 
tout  doucement  mon  bandeau,  et  nie  mis  à 
regarder  la  terre  du  coin  de  l'œil.  Mous  étions 
en  ce  moment  si  haut,  si  haut,  qu'elle  ne  me 
parut  pas  plus  grosse  qu'un  grain  de  moutarde, 
et  les  hommes  ijui  marchaient  dessus,  guère 
plus  gros  (jue  des  noisettes. 

Prenez  garde,  ami  Sancho,  reprit  la  duchesse: 
d'après  vos  propres  paroles,  vous  ne  pouviez 
voir  la  terre,  mais  seulement  les  hommes  (pii 
marchaient  dessus.  Et  cela  se  conçoit  :  si  la 
terre  ne  paraissait  pas  plus  grosse  (|n'un  grain 
de  moutarde,  et  chaque  homme  gros  conune 
une  noisette,  un  seul  homme  devait  la  couvrir 
toute  entière. 

Il  devrait  en  être  ainsi,  répondit  Sancho; 
malgré  cela,  je  la  découvris  par  nii  pelil  coin, 
et  je  l'ai  vue  en  son  entier. 

Mais,  repartit  la  duchesse,  on  ne  saurait  voir 
en  son  entier  ce  qu'on  ne  regarde  que  jiar  un 
petit  coin. 

Je  n'enleiids  rien  à  ces  finesses-là,  répli(|ua 
Sancho;  qu'il  suffise  à  Votre  Seigneurie  de  sa- 
voir que  nous  volions  par  enchantement,  et  que 
par  enchantement  aussi  j'ai  pu  voir  la  terre  el 
les  hommes,  de  quelque  façon  <pie.|c  les  eusse 
regardés.  Si  Votre  Grâce  ne  croit  pas  cela,  elle 
croira  encore  moins  (pie,  me  découvrant  les 
V(nix  pour  regarder  en  haut,  je  me  vis  si  près 
du  ciel,  qu'il  ne  s'en  fallait  pas  d'un  demi-pied 
que  j  v  louchasse;  et  ce  dont    je  [mis  l'aire  ser- 


MC, 


DON   QUICHOTTE 


ment,  madame,  c'est  qu'il  est  furieusement 
grand.  Nous  étions  en  ce  moment  vers  l'endroit 
où  sont  les  chèvres;  et  comme,  étant  enfant, 
j'ai  été  chevrier  dans  mon  pays,  il  me  prit  une 
si  grande  envie  de  causer  quelques  instants 
avec  ces  clièvrcs,  que  si  je  ne  l'eusse  fait,  je 
crois  que  j'en  serais  mort.  J'arrive  donc  près 
d'elles,  sans  rien  dire  à  personne,  ni  même  à 
mon  maître;  je  descends  tout  bonnement  de 
Chevillard,  et  me  mets  à  causer  environ  trois  ou 
quatre  heures  avec  ces  ciièvres,  qui  en  vérité 
sont  gentilles  comme  des  giroflées  et  douces 
comme  des  fleurs;  et  pendant  tout  ce  temps, 
Chevillard  ne  bougea  pas. 

Pendant  que  Sancho  s'entretenait  avec  les 
chèvres,  que  faisait  le  seigneur  don  Quichotte? 
demanda  le  duc. 

Comme  toutes  les  choses  qui  m'arrivcnt  oui 
lieu  par  des  voies  extraordinaires,  répondit 
don  Quichotte,  il  ne  faut  pas  s'étonner  de  ce  que 
raconte  Sancho.  Moi,  je  ne  me  découvris  point 
les  yeux,  cl  ne  vis  ni  ciel,  ni  terre,  ni  mer,  ni 
montagnes  ;  je  m'aperçus  seulement,  lorsque 
nous  eûmes  traversé  la  moyenne  région  de  l'air, 
que  nous  approchions  fort  de  la  région  du  feu  ; 
mais  que  nous  ayons  été  plus  avant,  je  ne  le 
crois  pas.  En  effet,  la  région  du  feu  étant  placée 
entre  la  lune  et  la  dernière  région  de  l'air, 
nous  ne  pouvions  arriver  jusqu'où  sont  les  sept 
chèvres  dont  parle  Sancho  sans  être  consumés  ; 
et  puisque  nous  voilà  ici,  Sancho  ment,  ou  il 
rêve. 

Je  ne  mens  ni  ne  rêve,  ie|iarlitSanclio  :  iju'on 
me  demande  le  signalement  des  chèvres,  et  on 
verra  si  je  dis,  ou  non,  la  vérité. 

Eh  bien,  comment  sont-elles'.'  demanda  la 
duchesse. 

Il  y  en  avait  deux  vertes,  deux  incarnates, 
deux  bleues,  et  la  dernière  bariolée,  répondit 
Sancho. 

Voilà  une  nouvelle  espèce  de  chèvres,  reprit 
le  duc;  sur  terre  nous  n'en  avons  point  de 
semblables. 


Est-il  donc  si  étonnant  qu'il  y  ail  de  la  diffé- 
rence entre  les  chèvres  de  la  terre  et  les  chèvres 
du  ciel?  repartit  Sancho. 

Dites-moi  un  peu,  mon  ami,  n'y  avait-il 
aucun  bouc  parmi  ers  chèvres?  demanda  le 
duc. 

Non,  monseigneur,  répondit  Sancho;  j'ai 
toujours  entendu  dire  qu'aucun  animal  à  cornes 
ne  passait  les  cornes  de  la  lune. 

Le  duc  et  la  duchesse  cessèrent  de  question- 
ner notre  écuyer,  qu'ils  voyaient  en  train  de  se 
promener  à  travers  les  sept  deux  et  de  leur 
en  donner  des  nouvelles  sans  avoir  bougé  du 
jardin. 

Telle  fut  la  fin  de  l'aventure  de  Doloride. 

Don  Quichotte  s'approchant  de  son  écuyer, 
lui  dit  à  l'oreille  :  Sancho,  puisrjue  vous  voulez 
qu'on  ajoute  foi  à  ce  que  vous  racontez  avoir  vu 
dans  le  ciel,  je  veux  à  mon  tour  que  vous  teniez 
pour  véritable  ce  que  j'ai  vu  dans  la  caverne 
de  Montesinos  :  je  ne  vous  en  dis  pas  davan- 
taue. 


CHAPITRE  XLII 

DES    CONSEILS  QUE    DON   QUICHOTTE    DONNA  A  SANCHO    PANZA 
TOUCHANT    LE    GOUVERNEMENT    DE    L'ILE,    ETC. 

Le  duc  et  la  duchesse  furent  si  satisfaits  de 
l'heureux  et  plaisant  dénoùnient  de  l'aventure 
(le  la  Doloride,  qu'ils  ne  pensèrent  jibis  (]u'à  in- 
venter de  nouveaux  sujets  de  se  divertir,  et 
toujours  aux  dépens  de  leurs  hôtes.  Ayant  donc 
préparé  leur  jdan  et  instruit  leurs  gens  de  la 
manière  dont  ils  devaient  agir  avec  Sancho,  le 
duc  lui  dit  de  se  pré|)arer  à  partir  afin  d'aller 
prendre  possession  de  son  gouvernement,  où 
les  vassaux  l'attendaient  avec  non  moins  d'im- 
patience que  la  terre  desséchée  attend  la  rosée 
du  matin. 

Sanclio  s'inclina  jusqu'à  terre,  et  répondit  : 
Monseigneur,  depuis  (|ue  je  suis  descendu  du 
ciel,  depuis  que,  du  plus  haut  de  sa  voûte,  j'ai 
considi'ié  la  terre,  je  l'ai   trouvée  si  petite,  si 


IIK    I.A    M  VNCII  K. 


Don  Quicliotlo  ol  Sanclio  se  lolcvèreiu  un  yc»  nialiiailos  de  leur  diulc  (page  471). 


politc,  que  l'onvio  m'a  jnesquc  passé  dV'lrc 
gouverneur.  Le  bel  lionneur,  eu  effet,  de 
commaniler  sur  un  grain  ilc  moutarde,  à  une 
douzaine  d'hommes,  gros  chacun  comme  une 
noisette  I  car  il  me  semblait  qu'il  n'y  en  avait 
pas  davantage  sur  toute  la  terre.  Si  Votre  Sei- 
gneurie voulait  me  donner  à  gouverner  une 
petite  partie  du  ciel,  ne  fût-elle  que  d'une 
demi-lieue,  je  la  préférerais  à  la  plus  grande 
île  du  monde. 

Ami  Sancho,  répondit  le  duc,  je  ne  jiuis 
donner  à  personne  aucune  partie  du  ciel,  ne 
fût-elle  pas  plus  grande  (jue  l'ongle  :  l>icu  seul 
a  le  pouvoir  d'accorder  sernlilables  faveurs.  Je 
vous  donne  ce  que  je  puis  vous  donner,  une  île 
faite  et  parfaite,  ronde,  bien  proportionnée, 
fertile  et  abondante,  où,  si  vous  en  prenez  la 
peine,  vous  pourrez  ajouter  aux  richesses  de  la 
terre  celles  du  ciel. 


Monseigneur,  léplicjiia  Sancho,  que  l'Ile 
vienne,  et  je  m'efforcerai  de  la  gouverner  si 
bien,  qu'en  dépit  de  tous  les  méciiants  j'irai 
droit  au  ciel.  Ce  n'est  point  par  ambition, 
croyez-le,  que  je  songe  à  quitter  ma  chaumière, 
mais  seulement  pour  tâterdeces  gouvernements, 
dont  tout  le  monde  est  si  affamé. 

Ami  Sancho,  dit  le  duc,  quand  vous  en  aurez 
une  fois  goûté,  vous  vous  en  lécherez  les  doigts 
jusqu'aux  coudes,  tant  est  grand  le  plaisir  de 
coniniaudcr  et  de  se  faire  obéir. 

Monseigneur,  répondit  Sancho,  je  m'imagine 
qu'il  est  fort  agréable  de  commander,  ne  fût-ce 
(ju'à  un  troupeau  de  moutons. 

Par  ma  foi,  vous  possédez  toute  science,  San- 
cho, repartit  le  duc,  et  je  crois  que  vous  serez 
un  fort  bon  gouverneur.  Mais  trêve  de  discours, 
et  sachez  que  dès  deniain  vous  irez  prendre 
possession  de  votre  île.  Ce  soir  on  prépare  l'é- 


478 


DON    QUICHOTTE 


quipafro  qui  vous  convient,  cl  tontes  les  choses 
nécessaires  à  votre  installation. 

Qu'on  m'habille  comme  on  voudra,  répondit 
Sanclio;  sous  quelque  hnhil  que  ce  soit,  je  n'en 
serai  pas  moins  Saneho  l'anza. 

Cela  est  vrai,  dit  le  duc;  cependant  le  cos- 
tume doit  être  conforme  à  l'état  qu'on  professe 
et  à  la  dignité  dont  on  est  revêtu  :  il  serait  ridi- 
cule qu'un  jurisconsulte  fût  vêtu  comme  un 
lionnne  d'épée,  et  un  soldat  comme  un  jjrètre. 
Quant  à  vous,  Saneho,  votre  costume  doit  tenir 
du  lettré  et  de  l'homme  de  guerre,  parce  que 
dans  l'île  (jue  je  vous  donne,  les  armes  sont 
aussi  nécessaires  que  les  lettres,  et  les  lettres 
que  les  armes. 

Pour  la  science,  repartit  Saneho,  je  n'en  suis 
guère  pourvu,  car  je  ne  sais  pas  l'A  B  C  ;  mais 
je  sais  mon  Pater  noster,  et  c'est  assez  pour 
être  bon  gouverneur;  quant  aux  armes,  je  me 
servirai  de  celles  qu'on  me  donnera,  jusqu'à  ce 
qu'elles  me  tombent  dos  mains,  et  à  la  grâce  de 
Dieu. 

Avec  de  pareils  sentiments,  dit  le  duc,  San- 
eho ne  pourra  faillir  en  rien. 

Sur  ces  entrefaites  arriva  don  Quichotte. 
Ayant  appris  que  Sanclio  devait  partir  le  jour 
suivant,  il  le  prit  par  la  main,  et  avec  la  per- 
mission du  due  l'emmena  dans  sa  chambre, 
pour  lui  donner,  avant  son  départ,  quelques 
leçons  sur  la  manière  dont  il  devait  remplir  son 
nouvel  emploi.  SiliM  (pi'ils  furent  entrés,  le  che- 
valier ferma  la  porte,  et  ayant  fait  asseoir  San- 
eho presque  malgré  lui,  d'une  voix  lente  et  posée 
il  lui  parla  en  ces  termes  : 

.le  rends  grâces  au  ciel,  ami  Sandin,  <|(.  ce 
(|iie  la  fortune,  (pii  n'a  encore  en  |]oiir  moi  (nie 
des  rigueurs,  soit  venue,  pour  ainsi  dire,  le 
prendre  par  la  main.  Moi,  ipii  pensais  trouver 
dans  les  faveurs  du  sort  de  quoi  récompenser 
la  (idélilé  (le  les  services,  je  suis  encore  au  dé- 
but de  rues  espérances,  tandis  (|ue  toi,  uvant  le 
temps  et  contre  tout  calcul  raisoniialile,  lu  vas 
voir   ronibler  toM<   tes   désirs.    1,'iin   se    iloiine 


mille  soucis  et  travaille  sans  relâche  pour  attein- 
dre son  but,  quand  l'autre  sans  y  songer,  sans 
savoir  pourquoi  ni  comment,  se  trouve  en  pos- 
session de  l'emploi  sollicité  par  une  foule  de 
prétendants.  C'est  bien  le  cas  de  dire  que  dans 
la  poursuite  des  places  il  n'y  a  qu'heur  et  mal- 
heur. Ainsi,  quoique  tu  ne  sois  qu'un  lourdcau, 
te  voilà,  sans  faire  un  pas,  sans  |)crdre  une 
minute  de  ton  sommeil,  mais  par  cela  seule- 
ment (pie  la  chevalerie  errante  t'a  touché  de  son 
souifle,  le  voilà  appelé  au  gouvernement  d'une 
île. 

Je  le  dis  cela,  Saneho,  pour  que  tu  n'attri- 
bues pas  la  bonne  fortune  à  ton  mérite,  mais 
ahn  que  tu  apprennes  à  remerciiT  incessamment 
le  ciel,  et  après  lui  la  chevalerie  errante  dont  la 
grandeur  renferme  en  elle  tant  de  biens.  Main- 
tenant que  ton  cœur  est  disposé  à  suivre  mes 
conseils,  écoute  avec  l'attention  d'un  disciple 
qui  veut  proliter  des  enseignements  de  son  maî- 
tre, écoute  les  préceptes  qui  devront  te  servir 
d'étoile  et  de  guide  pour  éviter  les  écueils  de 
cette  mer  orageuse  où  tu  vas  te  lancer  ;  car  les 
hauts  cnqilois  et  les  charges  d'importance  ne 
sont  qu'un  profond  abîme  couvert  d'obscurités 
(!l  rempli  d'écueils. 

Tremièremenl,  mon  lils,  garde  la  crainte  de 
Dieu,  parce  que  celte  crainte  est  le  commence- 
ment de  la  sagesse,  cl  que  celui  (pii  est  sage  ne 
tombe  jamais  dans  l'erreur. 

Secondement,  souviens -toi  toujours  de  ta 
[)remière  condition,  et  ne  cesse  de  l'examiner 
pour  arriver  à  te  connaître  toi-même;  c'est  la 
chose  à  laquelle  on  iloit  le  plus  s'apjdiqucr,  el 
à  la(juelle  d'ordinaire  on  réussit  le  moins.  Cette 
connaissance  t'apprendra  à  ne  pas  l'entier 
comme  la  grenouille  qui  \oiilut  un  jour  s'égaler 
au  bœuf;  et  si  la  vanité,  cette  i-otte  enllure  de 
c(eur,  venait  à  s'enq)arer  de  ton  àine,  rappelle- 
toi  (|ue  lu  as  gardé  les  cochons. 

C'est  vrai,  répondit  Saneho;  mais  j'étais  pe- 
tit garçon  ;  plus  Uinl,  en  grandissant,  ce  sont 
les  oies  (pie  j  ,ii  gardées  et  non  pas  les  cochons. 


[)\:    \.\    MANCIIi;. 


i70 


An  reste,  qu'cslcequocela  fait  à  l'alfairo?  Ions 
les  >,'ouveriioiii's  iu>  sont  pas  lils  lU'  princes. 

J'en  (leiiieure  d'accord,  dit  don  (Jnicliotlo  ; 
c'est  |)Our(iuoi  ceux  dont  la  naissance  ne  répond 
pas  à  la  gravité  de  Icnr  eniiiloi  doivent  être  al'- 
l'aldes,  alin  d'échapper  à  la  médisance  et  à 
l'envie,  ipii  toujours  s'attachent  aux  dépositaires 
de  l'autorité. 

Fais  gloire,  Sancho,  de  l'humilité  de  ta  nais- 
sance, et  n'aie  point  honte  d'avouer  que  tu  es 
lils  de  laboureur  ;  car  tant  que  tu  ne  t'élèveras 
point,  personne  ne  songera  à  l'humilier.  l'iijue- 
toi  idutot  d'être  humble  vertueux,  que  pécheur 
superbe.  On  ne  saurait  dire  le  nombre  de  ceux 
(jue  la  fortune  a  tirés  de  la  poussière  pour  les 
élever  jusqu'à  la  dignité  de  la  couronne  et  de  la 
tiare,  et  je  pourrais  t'en  citer  des  exemples  jus- 
([u'à  te  fatiguer. 

Que  la  vertu  soit  la  règle  constante  de  tes 
actions,  et  tu  n'auras  rien  à  envier  à  ceux  qui 
sont  princes  et  grands  seigneurs  ;  car  on  hérite 
de  la  noblesse,  mais  la  vertu  s'acquiert,  et  par 
elle  seule  la  vertu  vaut  ce  que  le  sang  ne  peut 
valoir. 

Cela  étant,  si  un  de  tes  parents  va  te  voir  dans 
ton  gouvernement,  ne  le  rebute  point  ;  au  con- 
traire, fais-lui  bon  accueil  ;  ainsi  tu  obéiras  à 
[•ieu,  qui  détend  de  mépriser  son  ouvrage,  et  tu 
te  conformeras  aux  saintes  lois  de  la  nature, 
i|ui  \eulent  que  tous  les  hommes  se  traitent  en 
frères. 

Si  tu  emmènes  ta  femme  avec  toi  (et  il  n'est 
pas  convenable  (ju'un  gouverneur  soit  longtemps 
sans  sa  femme),  tâche  de  la  dégrossir  et  de  la 
former,  car  ce  que  peut  gagner  un  gouverneur 
sage  et  discret,  une  femme  sotte  et  grossière  le 
lui  fait  perdre. 

Si  par  hasard  lu  deviens  veuf,  ce  qui  peut  ar- 
river, et  si  l'emploi  te  faisait  trouver  une  femme 
de  plus  haute  condition,  ne  la  prends  pas  telle 
qu'elle  serve  d'amorce  et  prenne  à  toutes 
mains  ;  car  je  te  le  dis,  ce  que  reçoit  la  femme 
du  juge,  le  mari  en  rendra  compte  au  jour  du 


jugement  ;  et  alors  il  payera  au  centuple  ce  dont 
il  l'ut  innocent  pendant  sa  vie. 

Ne  te  laisse  point  aller  à  l'interprétation  ar- 
bitraire de  la  loi,  comme  font  les  ignorants  qui 
se  pi(|nent  d'habileté  et  de  pénétration. 

Oue  les  larmes  du  pauvre  trouvent  accès  au- 
près de  toi,  mais  sans  te  faire  oublier  lajnstice 
(pii  est  due  au  riche.  Fais  en  sorte  de  découvrir 
la  vérité  à  travers  les  promesses  et  les  présents 
du  riche,  comme  à  travers  les  sanglots  et  les 
imporlunilés  du  pauvre. 

Ne  frappe  pas  le  coupable  avec  toute  la  ri- 
gueur de  la  loi  :  la  réputation  de  juge  impi- 
toyable ne  vaut  jias  mieux  (|ue  celle  de  juge 
trop  compatissant. 

Si  tu  laisses  quelquefois  pencher  la  balance 
de  la  justice,  que  ce  ne  soit  pas  sous  le  poids 
des  présents,  maissous  celui  de  la  miséricorde. - 

Quiind  tu  auras  à  juger  un  de  tes  ennemis, 
abjure  tout  ressentiment,  et  n'examine  que  son 
procès;  autrement  si  la  jtassion  dictait  ta  seii- 
lence,  tu  te  verrais  un  jour  obligé  de  réparer 
ton  injustice  aux  dépens  de  ton  honneur  et  de 
ta  bourse. 

Si  une  femme  belle  vient  te  solliciter,  ferme 
tes  jeux  et  bouche  tes  oreilles  ;  car  la  beauté  est 
dangereuse,  il  n'y  a  point  de  poison  plus  fait 
pour  corrompre  l'intégrité  d'un  juge. 

Ne  maltraite  point  en  paroles  celui  que  tu  châ- 
tieras en  actions;  la  peine  suffit  aux  malheu- 
reux, sans  y  ajouter  de  cruels  propos. 

Pense  toujours  à  la  misérable  condition  des 
hommes  sujets  aux  inlirmités  de  leur  nature 
dépravée;  et  autant  que  lu  le  pourras,  montre- 
lui  miséricordieux,  sans  blesser  l'équité;  car 
parmi  les  attributs  de  Dieu,  bien  qu'ils  soient 
tous  égaux,  la  miséricorde  resplendit  avec  en- 
core plus  d'éclat  (|ue  la  justice. 

En  suivant  ces  préceptes,  Sancho,  tu  auras  de 
longs  jours,  ta  renommée  sera  éternelle,  tes 
désirs  seront  comblés,  ta  félicité  sera  ineffable, 
et  après  avoir  vécu  dans  la  paix  de  ton  cœur, 
entouré  des  bénédictions  des  gens  de  bien,  la 


480 


DON   QUICHOTTE 


mort  t'altcinilnnl;uis  une  douce  vicillcsfc,  elles 
yeuv  se  tcrnuToiil  sous  les  doigls  lendrcs  et 
délicats  de  les  [lelils  enraiils. 

Vola  mou  ami,  les  conseils  (|ue  j'avais  à  le 
donner,  en  ce  (|ui  concerne  roincment  de  ton 
âme;  écoute  maintenant  ceux  qui  doivent  servir 
à  la  parure  de  loucoriis. 


CIlAl'ITHE  XLIII 

SUITE    DES    CONSEILS   QUE    DON    QUICHOTTE    DONNA    A    SANCHO 

Qui  aurait  pu  entendre  ce  discours  sans  tenir 
don  QuielioUc  pour  un  homme  plein  de  sagesse 
cl  de  bonnes  intentions?  Mais,  comme  nous 
l'avons  vu  pins  d'mie  l'ois  dans  le  cours  de 
cette  grande  liisloirc,  l'esprit  de  noire  pauvre 
gentilhomme,  raisonnable  sur  tout  le  reste,  dé- 
mcnageail  (juand  il  était  question  de  chevalerie: 
de  sorte  qu'à  toute  heure  ses  œuvres  discrédi- 
taient son  jugement,  cl  son  jugement  démen- 
tait SCS  œuvres.  Dans  les  secondes  instructions 
qu'il  donna  à  Sancho,  il  fit  preuve  d'une  grâce 
parfaite,  el  montra  dans  tout  leur  jour  sa  sa- 
gesse et  sa  folie.  Sancho  l'écoutait  avec  une  ex- 
trême altcnlion,  cl  tàchail  d'imprimer  ses  con- 
seils dans  sa  mémoire,  bien  résolu  à  les  suivre, 
afin  de  se  tirer  au  mieux  de  la  grande  affaire  de 
son  gouvernement.  Don  (Juichollc  continua 
ainsi  : 

En  ce  qui  touche,  Sancho,  la  manière  diuit 
lu  dois  gouverner  la  maison  cl  la  personne,  la 
première  chose  ()ne  je  te  recommande,  c'est 
d'être  propre  el  de  te  couper  les  ongles,  au  lieu 
de  les  laisser  pousser  à  l'exemple  de  certaines 
gens  assez  sots  pour  croire  (jue  de  grands  ongles 
embellissent  les  mains  ;  comme  si  cet  appendice 
pouvait  s'appeler  des  ongles,  (piaïul  ce  sont 
plutôt  des  griffes  d'épervier. 

Ne  te  montre  jamais  avec  des  vêlements  dé- 
braillés et  en  désordre,  c'est  le  signe  d'un  es- 
prit faible  et  lâche  ;  à  moins   ipie  celle  négli- 


gence ne  couvre    une    grande    dissiinulalion, 
comme  on  l'a  pensé  de  Jules  César. 

Sonde  discrètement  ce  que  peut  te  rap|)orter 
ton  office  :  s'il  le  ])ermcl  de  donner  une  livrée 
à  tes  ijens,  domie-lcnrr  en  une  (|ui  soit  propre 
et  commode,  plutôt  (pie  biillante  el  magnifi(iue, 
el  emploie  l'épargne  que  lu  feras  là-dessus  à 
habiller  autant  de  pauvres.  Si  donc  tu  as  de 
quoi  entretenir  six  |>agi's,  haliilles-en  trois 
seulement,  el  distribues  le  reste  à  autant  de 
pauvres  :  lu  auras  ainsi  trois  pages  pour  le 
ciel  et  trois  pour  la  terre,  manière  de  don- 
ner des  livrées  (jue  ne  connaissent  point  les 
glorieux. 

Ne  mange  point  d'ail  ni  d'oignon,  de  crainte 
que  ce  |)arl'um  ne  vienne  à  Iraiiir  la  condition 
première.  Marche  posément,  [)arle  avec  lenteur, 
mais  non  pas  à  ce  point  (|ue  tu  paraisses  l'é- 
couler loi-mènie,  car  toute  affectation  est  mau- 
vaise. 

Dîne  peu  ;  soupe  moins  encore;  la  santé  de 
tout  le  corps  s'élabore  dans  l'officine  de  l'esto- 
mac. 

Sois  tempérant  dans  le  boire;  celui  qui 
s'enivre  est  incapable  de  garder  un  secret  ni  de 
tenir  un  serment. 

Fais  attention,  en  mangeant,  à  ne  point  mâ- 
cher des  deux  côtés  à  la  fois,  et  à  n'éructer  de- 
vant personne. 

Qu'enlendcz-vous  par  érucler'.'  demanda  San- 
cho. 

Kructer,  répondit  don  Quiclioltc,  signifie 
roter,  ce  (pii  est  un  des  jdus  vilains  mots  de 
notre  langue,  (pioique  fort  expressif:  aussi  les 
gens  bien  élevés  ont  recours  au  latin,  et  au  lien 
de  roter,  ils  disent  érucler;  au  lieu  de  rois,  éruc- 
tiitiiiMs.  Si  ipiilipii's  pcrsdMiu's  n'cnlendentpoini 
cela,  |ieu  ini|iorte;  l'usage  el  le  lemjis  feront 
adopter  le  mot;  ainsi  s'enrichissent  les  langues, 
sur  lesipiclles  le  vulgaire  et  l'usage  ont  tant  de 
pouvoir. 

En  vérité,  seigneur,  reprit  Sancho,  un  des 
conseils  (pie  je  veux  surtout  retenir,  c'est  de  ne 


K    LA    MANCIIK. 


'i»! 


i.'iii'i^i'-iiii-^'  I 


Faris,  S.  Raçon  el  C',  împ. 


■~^^^vJsè?-P- 


Fume,  Jouvet  ot  C*,  tiiit. 


Prcmièrcnienl,  mon  lil>,  gartl*-'  la  crainlc  de  Dieu  (pngo  178). 


pas  roler;  car  cela  ni'arrivc  à  lotit  lioiit  (k> 
cliamp. 

Krucler,  rciiritdoiiQuicliotlc,ctiioii  pas  roler. 

A  Tavenir,  je  dirai  toujours  éructer,  repartit 
Saiiclio,  et  je  vous  promets  de  ue  pas  l'oublier. 

Veille  aussi  à  ne  pas  mêler  à  les  discours  celle 
l'oule  de  proverbes  dont  tu  abuses  à  ciiaqno  in- 
stant; les  proverbes, il  est  vrai,  sont  ili'  ((Uirlrs 
sentences,  mais  lu  les  tires  tellenioiil  par  les 
cbeveux,  (pi'ils  ont  plutôt  lair  de  balouidises 
i|ue  de  ma.ximes. 

Kieu  seul{)eul  y  remédier,  ditSancho;  carj'ai 
en  moi  plus  de  proverbes  (pi'iin  livre;  etsitùt 
que  je  desserre  les  dents,  il  m'en  vient  sur  le 
bout  de  la  langue  un  si  grand  nombre,  (pi'ils  se 
disputent  à  qui  sortira  le  premier  :  maisj'amai 
soin  dorénavant  de  ne  dire  (|ue  ceux  ([ui  con- 
viendront à  la  gravité  de  mon  emploi;  car  en 
bonne  maison  la  nappe  est  bientôt  mise,  qui 


convient  du  prix  n'a  pas  de  dispute,  celui-là  ne 
craint  rien  qui  sonne  le  tocsin,  et  entre  donner 
el  prendre  garde  de  se  mé|)rendre. 

Allons,  mon  ami,  lâche,  làclie  tes  proverbes! 
c'est  bien  le  cas  de  dire  ma  mère  me  chàtie,eljc 
fouette  la  tou|)ie  :  je  suis  à  te  corriger  de  la 
manie  des  proverbes,  et  lu  en  débiles  une  ky- 
liolie  (pii  viennent  aussi  à  propos  ipie  s'ils  loni- 
baient  des  nues.  Je  ne  blâme  pas  un  proverbe 
birn  placé;  mais  les  cuiller  sans  rime  ni  laisini, 
cela  rend  la  convcrsalioii  lourde  et  l'aslidieuse. 

Quand  lu  monteras  à  cbeval,  aie  soin  de  tenir 
la  jambe  lendue  et  le  cor|)s  droit;  autrement  lu 
aurais  l'air  d'être  encore  sur  ton  grisou. 

Suis  modéré  quant  au  sounncil  :  celui  qm 
n'est  pas  levé  avec  le  soleil  ne  jouit  pas  du  jour. 
Je  l'avertis,  Sanclio,  que  la  diligence  est  mère 
de  la  bonne  l'orlune ,  et  que  la  paresse ,  son 
ennemie,  n'atteignit  jamais  un  but  honorable. 

61 


482 


DON    QUICHOTTE 


J'ai  à  te  donner  un  dernier  conseil,  et  qnoi- 
qu'il  ne  regarde  pas,  comme  les  précédentes,  la 
parure  de  ton  corps,  je  crois  que  son  observa- 
tion te  sera-très  profitable.  Le  voici  :  Ne  dispute 
jamais  sur  la  noblesse  des  i'amilles;  quand  on 
les  compare,  l'une  finit  toujours  par  l'em- 
porter, et  tu  te  ferais  une  cuncuiic  de  celle  que 
lu  mettrais  au  second  rang,  sans  que  l'autre  le 
sût  l(!  moindre  gré  de  ta  préférence. 

Ton  habillement  devra  se  composer  déchausses 
entières,  d'un  pour|)oint  et  d'un  manteau.  Ja- 
mais (le  grègues,  elles  ne  conviennent  ni  aux 
gentilshommes,  ni  aux  gouverneurs. 

Voilà,  Sancho,  les  conseils  qui,  pour  le  mo- 
ment, se  sont  présentés  à  mon  esprit;  je  t'en 
enverrai  d'autres  à  l'occasion,  pourvu  ijue  tu 
aies  soin  de  m'informer  de  l'état  de  tes  affaires. 
Seigneur,  répondit  Sancho,  toutes  les  choses 
que  vous  venez  de  me  dire  sont  saintes  et  pro- 
litables;  mais  à  quoi  cela  me  servira-t-il,  si  je 
ne  m'en  souviens  pas?  Pour  ce  (jui  est  de  me 
rogner  les  ongles,  et  de  me  remarier,  si  le  cas 
se  présente,  cela  ne  sortira  point  de  la  tête  : 
qiKiut  à  toutes  ces  autres  minuties  que  vous 
m'avez  recommandées,  par  ma  foi,  je  ne  m'en 
souviens  pas  plus  (]ue  des  nuages  de  l'an  passé. 
\euillez  me  les  coucher  par  écrit,  et  je  les  re- 
mettrai à  mon  confesseur,  afin  ([u'au  besoin  il 
me  les  fourre  dans  la  cervelle. 

Qu'il  sied  mal  à  un  gouverneur  de  ne  savoir 
ni  lire  ni  écrire!  reprit  donOuicholte.  Sais-tu, 
Sancho,  ce  qu'on  pen.se  d'un  homme  qui  ne 
sait  pas  lire?  de  deux  choses  l'une,  ou  qu'il  a  eu 
pour  parents  des  gens  delà  dernière  condition, 
lui  qu'il  ,1  été  lui-même  un  si  mauvais  sujet, 
qu'on  ne  l'a  pas  trouvé  susceptible  de  correc- 
tion. (;'cst  un  grand  défaut  que  tu  as  là,  mon 
ami,  et  je  voudrais  au  moins  que  tu  ajqirisses  à 
signer  ton  nom.  1 

Je  sais  signer  mon  nom,  repartit  Sancho  : 
lorsque  j'étais  bedeau  dans  notre  village,  j'ai 
appris  à  tracer  des  lettres  comme  celles  <|u'ou 
met  sin-   les  ballots  de   marchandises,    et  on 


(lisait  (|ue  cela  figurait  mon  nom.  Après  tout, 
je  ferai  semblant  d'avoir  lamaindroiteestropiée, 
et  un  autre  signera  pour  moi;  car  il  y  a  remède  à 
tout,  fors  à  la  mort;  et  conmieje  serai  le  maitre, 
et  tiendrai  la  baguette,  je  ferai  ce  que  je  vou- 
drai, d'autant  plus  que  celui  dont  le  père  est  al- 
cade... et  comme  je  serai  gouveiiieur,   ce  qui 

est  encore  plus  (pie  d'être  alcade Uui-da, 

qu'on  s'y  frotte,  et  on  sera  bien  reçu  :  tel  vient 
chercher  de  la  laine,  qui  s'en  retourne  tondu. 
D'ailleurs,  les  sottises  du  riche  passent  dans  le 
monde  pour  sentences,  et  quand  je  serai  riche, 
puisque  je  serai  gouverneur,  qui  est-ce  qui  me 
trouvera  un  défaut?  Oui,  oui,  faites-vous  miel, 
et  les  mouches  vous  mangeront  ;  autant  tu  pos- 
sèdes, autant  lu  vaux,  disait  ma  grand'mère; 
et  d'un  homme  qui  a  pignon  sur  rue  on  n'aja- 
niais  raison. 

Maudit  sois-tu  de  Dieu  et  des  saints  !  inter- 
rompit don  Quichotte;  mille  satans  i)uissent-ils 
emporter  loi  et  tes  proverbes  !  H  y  a  plus  d'une 
heure  ijue  lu  me  tiens  à  la  torture.  Si  tes  pro- 
verbes ne  te  conduisent  un  jour  au  gibet,  dis 
(pie  je  suis  un  faux  prophète  :  ils  exciteront 
(|uel(pie  sédition  parmi  tes  vassaux,  et  finiront 
par  te  faire  perdre  ton  gouvernement.  Kl  où 
diable  vas-tu  les  trouver,  imbécile,  lorsque  moi, 
pour  en  citer  un  à  propos,  je  sue  comme  si  je 
piochais  la  terre. 

Par  ma  foi.  Votre  tîràce  se  fâche  pour  peu  de 
chose,  repartit  Sancho  ;  qui  diable  |)eut  trou- 
ver mauvais  que  je  me  serve  démon  bien,  puis- 
que je  n'en  possède  j>as  d'autres?  ,1e  n'ai  que 
des  proverbes,  eh  bien,  je  lâche  des  proverbes; 
tenez,  j'en  ai  quatre  en  ce  moment  sur  le  bout 
de  la  langue,  qui  venaient  à  point  nonnné,  mais 
je  ne  les  dirai  pas;  car,  comme  dit  le  vieux 
dicton,  |)our  se  taire  à  propos,  il  n'est  tel  que 
Sancho. 

Tu  n'es  pas  ciï  Sancho-là  reprit  don  Qui- 
chotte, mais  Sancho  le  bavard  et  l'opiniàlre. 
Néanmoins  je  serais  curieux  de  eonnaiire  les 
i|uatre  proverbes  ipie  tu    ()rétends  venir  si  à 


m.    I.A    MANCIIR. 


ixr, 


propos  :  j'ai  beau  v  sonser,  cf  quoique  j'aie  la 
méiuoife  iisscz  lionne,  il  ne  s'en  présente  au- 
eiin. 

Eh  !  quels  meilleurs  proverbes  peut -il  y  avoir 
que  ccux-ei,  répondit  Sanclio  :  Entre  deux  dénis 
màehelières  ne  mets  jamais  ledoii^t;  Videz  la 
maison  et  (pie  vonle/.-vous  à  ma  l'cmme?  et  cet 
autre,  Si  la  pierrr  doniu'  coulrc  la  eruelie,  on 
la  cruehe  contre  la  pierre,  tant  pis  pour  la 
cruche.  Ce  qui  veut  dire'  :  que  personne  ne 
se  prenne  de  querelle  avec  son  gouverneur,  au- 
trement, il  lui  en  cuira;  lorstpie  le  f^onverneur 
commande,  il  n'y  a  pas  à  répli(]uer,  non  plus 
(prà  Vider  la  maison,  et  ipie  voulez-vous  à  ma 
fennue?  Pour  celui  de  la  cruche  et  de  la  pierre, 
.nu  aveugle  le  verrait.  Dureste,  A'otre  Seigneurie 
n'ignore  pas  (ju'un  sot  en  sait  plus  long  dans 
sa  maison  qu'un  sage  dans  celle  d'autrui. 

Sanclio,  repartit  don  Quitliutte,  ni  dans  sa 
maison  ni  ailleurs,  un  sot  ue  sait  rien  ;  il  est 
im|iossihle  de  rien  asseoir  de  raisonnable  sur  le 
londenient  de  la  sottise.  Mais  restons-en  là  mon 
ami  :  si  tu  gouvernes  mal,  à  toi  la  tante,  à  moi 
la  honte;  cependant  j'aurai  la  consolation  de 
n'avoir  rien  négligé,  et  de  l'avoir  donné  mes 
conseils  en  homme  d'honneur  et  de  conscience. 
Dieu  le  conduise,  Sancho,  (ju'il  le  gouverne  dans 
ton  gouvernement,  et  me  délivre,  moi,  de  l'in- 
quiétude où  je  vais  rester  que  lu  ne  mettes  tout 
sens  dessus  dessous  dans  ton  île.  Il  ne  tiendrait 
qn'àmoi  de  m'ôter  cette  crainte  ;  je  n'aurais  qu'à 
découvrir  au  duc  qui  tu  es,  et  que  ton  épaisse 
personne  n'est  qu'un  magasin  de  proverbes  et  un 
sac  plein  de  malice. 

Seigneur,  répondit  Sancho,  si  Votre  Grâce  ne 
me  croit  pas  capable  de  remplir  le  devoir  d'un 
bon  gouverneur,  eh  bien,  n'en  parlons  plus, 
je  renonci!  au  gouvernement  :  la  plus  petite 
portion  de  mon  âme  m'est  plus  chère  que  mon 
corps  tout  entier;  je  vivrai  aussi  bien  Sancho 
avec  un  morceau  de  pain  et  un  oignon,  que 
Sancho  gouverneur  avec  des  chapons  et  des 
perdrix.  D'ailleurs,  si  Votre  Seigneurie  veut  bien 


I  se  le  rappeler,  c'est  elle  qui  m'a  mis  le  gou- 
vernement en  tète,  car  moi,  je  ne  sais  ce  rpie 
c'est  qu'ilc  et  gouvernement.  Après  tout,  crilin, 
si  vous  croyez  que  le  diable  doive  emporter  le 
gouverneur,  j'aime  mieu.x  aller  simple  Sancho 
en  paradis  cpie  gouverneur  en  enfer. 

En  vérité,  Sancho,  dit  don  Quichotte,  les 
dernières  paroles  cpic  In  viens  de  prononcer 
méritent  à  elles  seules  le  gouvernement  de  ceni 
îles":  tu  as  un  bon  naturel,  sans  quoi  il  n'y  a 
science  qui  vaille.  Va,  recommande-toi  à  Dieu: 
et  surtout  cherche  le  bien  en  toutes  choses;  le 
ciel  ne  man(pu\janiais  de  favoriser  les  bonnes 
intentions. 

Maintenant  allons  dîner  :  Leurs  Seigneuries. 
Je  crois,  nous  attendent. 


CHAPITRE  XLIV 

COMMENT    SANCHO    ALLA    PRENDRE    POSSESSION     DU     GOUVERNEMENT 

DE    L'ILE, 

ET    DE    L'ÉTRANGE    AVENTURE    QUI    ARRIVA    A    DON    QUICHOTTE 

DANS    LE   CHATEAU 

Dans  l'original  de  cette  histoire,  on  trouve  au 
présent  cha])itre  un  exorde  dont  voici  le  sens  : 
Cid  llamet  se  plaint  à  lui-même  et  regrette  d'a- 
voir entrepris  unetàche  aussi  aride  etaussi  imi- 
forme  que  celle-ci,  forcé  (ju'il  est  df  |)arler 
toujours  de  don  Quichotte  et  de  Sancho.  Il  dit 
qu'avoir  l'esprit  et  la  plume  sans  cesse  occu|)és 
d'un  seul  personnage,  ne  parler  que  par  la 
bouche  de  peu  de  gens,  c'est  un  travail  par 
trop  ingrat.  Pour  éviter  cet  inconvénient,  j'avais, 
ajoutc-l-il,  usé  d'un  artifice  dans  la  première 
|)artie,  en  y  intercalant  quehpies  nouvelles, 
comme  celles  du  Citiieit.r  malavinc  et  du  Caiilif, 
qui  sont  en  dehors  de  l'histoire  ;  mais  ayant  lait 
réllexion  que  les  lecteurs,  absorbés  par  le  récit 
des  prouesses  de  don  Quichotte,  n'accorderaient 
aucune  attention  aux  iioiivelh's  et  les  parcour- 
raient à  la  hâte,  je  me  suis  abstemi  d'en  insérer 
dans  cette  seconde  partie,  me  bornant  à  quelques 
épisodes  semés  çà  et  là,  et  encore  d'une  ma- 


484 


DON    QUICHOTTE 


nière  fort  restreinte  et  en  aussi  pou  de  mots 
qu'en  exige  l'exposition.  Son  cxorde  terminé,  il 
conlinuo  son  récil  : 

Au  sortir  de  lalilc,  don  (Juiciiotte  coucha  par 
écrit  les  conseils  que  dans  la  journée  il  avait 
doiuiés  à  Sanclio,  et  les  lui  remit  en  disant  qu'il 
n'avait  (pi'à  se  les  l'airo  lire  quand  il  lui  plai- 
rait ;  mais  le  papier  lut  aussitôt  perdu  que 
donné,  et  un  valet,  dans  les  mains  du(|uel  il 
tomba,  s'empressa  de  le  porter  au  duc  et  à  la 
duchesse,  qui  admirèrent  de  nouveau  la  l'olic  et 
le  grand  sens  de  notre  héros.  Pour  continuer 
une  plaisanterie  dont  ils  s'amusaient  tous  deux 
de  plus  en  plus,  dès  le  même  soir  ils  envoyèrent 
Sancho  avec  un  grand  cortège  au  bourg  qui  devait 
passer  pour  son  ilo.  Ils  le  liront  accompagner 
d'un  majordome,  homme  plein  d'esprit  et  d'en- 
jouement lil  n'y  a  pas  d'enjouement  sans  esprit), 
lequel  avait  fait  le  personnage  de  la  comtesse 
Trifaldi,  et  inventé  la  mystification  que  nous 
avons  rapportée.  Grâce  à  ses  talents  et  aux  in- 
structions qu'il  avait  reçues,  il  ne  réussit  pas 
moins  agréablement  dans  celle  (jui  va  suivre. 

Or,  il  arriva  que  Sancho,  ayant  regardé  avec 
attention  ce  majordome,  reconnut  la  figure  de 
la  Trifaldi  :  Seigneur,  dit-il  en  se  tournant  vers 
son  maître,  le  diable  m'emporte  si  le  major- 
dome de  monseigneur  ne  ressemble  [las  comme 
deux  gouttes  d'eau  à  la  duègne  Doloride. 

Don  Quichotte,  après  avoir  bien  considéré  cet 
homme,  répondit  :  Il  existe,  j'en  conviens,  de  la 
ressendiiance  entre  le  visage  de  la  Doloride  et 
celui  du  majordome;  mais  il  ne  s'ensuit  pas  que 
le  majordome  soit  la  Doloride.  An  reste,  ce  n'est 
pas  le  moment  de  faire  de  pareilles  investiga- 
tions, elles  nous  jetteraient  dans  un  labvrinlhe 
inextricable;  crois-moi,  mon  ami,  nous  n'a- 
vons tous  deux  qu'un  besoin,  c'est  do  prier  in- 
stamment Notre-Seigneur  qu'il  nous  délivre  des 
maudits  sorciers  et  des  méchants  ciu  h.inlcurs. 
Ce  n'est  pas  une  plaisanterie,  seigneur,  ré- 
pli(|na  Sancho;  je  viens  à  l'instant  même  d'en- 
tendre parler  le  majordome,  et,  sur  ma  foi,  il 


me  semblait  que  la  voi\  de  la  Doloride  me  cor- 
nait aux  oreilles,  pour  l'hcuie,  je  n'en  dis  pas 
davantage,  niais  je  me  tiendrai  sur  mes' gardes, 
et  nous  verrons  si  je  ne  découvrirai  rien  qui 
nous  éclaircisse  mieux  sur  ce  point. 

fu  foras  bien,  Sancho,  dit  tloii  (Juicliotle,  de 
me  donner  avisde  ce  que  lu  auras  pu  découvrir, 
comme  aussi  de  tout  ce  qui  t'arrivera  dans  loii 
gouvernement. 

Enfin  l'heure  du  di''[Kii  t  étant  venue,  Sancho 
sortit  accompagné  d'une  suite  nombreuse.  Il 
était  vêtu  en  magistrat,  avec  un  long  manteau 
de  camelot  fauve,  une  loque  de  même  couleur, 
et  montait  un  mulet  avec  selle  à  la  genclte  ;  son 
âne,  magnifiquement  caparaçonné  et  couvert 
d'une  housse  de  cheval  d'une  étoffe  incarnate, 
marchait  derrière  lui.  De  temps  en  temps,  San- 
cho tournait  la  lèle  pour  considérer  son  grisou, 
ravi  de  l'étal  où  il  le  voyait,  non  moins  que  de 
celui  où  il  était  lui-même,  et  il  n'aurait  pas 
changé  sa  fortune  contre  celle  d'un  em|)ereur 
d'Allemagne,  .l'oubliais  de  dire  qu'en  prenant 
ctmgé  du  duc  et  de  la  duchesse,  il  leur  baisa 
les  mains,  puis  alla  demander  la  bénédiition 
de  son  maître.  Don  Quichotte  la  lui  donna  les 
hiriucs  aux  yeux,  ce  don  Sancho  éprouva  un  at- 
tendrissement qui  se  traduisit  en  une  lort  laide 
grimace. 

Maintenant,  ami  lecteur,  laissons  aller  en  paix 
notre  gouverneur;  prends  patience  et  sois  as- 
suré delà  pinte  (le  bon  sang  que  lu  vas  faire 
(piand  tu  verras  comment  il  se  comporte  dans 
son  nouvel  emploi.  A  |irésent  occupons-nous  de 
don  (juicliotle. 

A  peine  Sancho  fut-il  en  chemin,  (jui!  notre 
■  chevalier  éprouva  un  tel  regret  de  son  départ  et 
de  l'isolement  où  il  se  trouvait  réduit,  i\\\c  s'il 
eût  pu  révoquer  la  mission  de  son  écuyer,  il 
l'ei'it  rappelé  sur  l'iieure  sans  s'incpiiéler  s'il  le 
privait  d'un  gouvernement,  juste  récompense 
de  ses  services.  La  duchesse,  qui  s'aperçut  de 
sa  mélancolie,  lui  en  demanda  le  sujet,  ajou- 
tant ipie  si  l'absence  de  Snnrhoen  était  la  cause, 


m;  i,.\  MA.Nciii':. 


485 


--^.c-^i^^.j  <u^..:;:i 


Saiicho  ûlail  ravi  de  i'i-iat  uii  il  vojail  son  yusoii,  non  mojiis  que  de  celui  uù  il  était  lui-iiièiiic  (page  -184). 


il  y  avait  tlaiis  sa  maison  cent  duègnes  ou  de- 
moiselles qui  mettraient  le  plus  grand  empres- 
sement à  le  servir. 

Madame,  ré|)ondit  don  Quichotte,  j'avoue 
que  Sanclio  me  fait  faute,  mais  ce  n'est  pas  là 
la  principale  cause  de  ma  tristesse.  Quant  aux. 
olTres  que  Votre  Excellence  a  la  bonté  de  me 
faire,  j'accepte  seulement  la  courtoisie  qui  les 
dicte,  et  je  supplie  très-humblement  Votre 
(Irandeur  de  vouloir  bien  permettre  que  je  n'aie 
irautie  serviteur  que  moi-même. 

Oh  !  |)ar  ma  foi,  il  n'en  sera  pas  ainsi,  sei- 
gneur don  Quichotte,  dit  la  duchesse,  et  je  veux 
vous  faire  servir  par  quatre  de  mes  filles,  (|ui 
sont  toutes  fraîches  comme  des  roses. 

Elles  ne  seraient  pas  pour  moi  des  roses,  mais 
des  épines,  reprit  notre  héros  ;  aussi,  Madame, 
suis-je  bien  résolu,  sauf  le  respect  que  je  dois  à 
Votre  Grâce,  à  ne  point  les  laisser  pénétrer  dans 


ma  chambre.  Laissez-moi,  je  vous  prie,  me  ser- 
vir seul,  à  huis  clos:  il  m'importe  de  mettre 
une  muraille  entre  mes  désirs  et  ma  chasteté  ; 
je  dormirais  plutôt  tout  habillé,  que  de  me  lai.s- 
ser  déshabiller  par  personne. 

Eh  bien,  seigneur  don  Quichotte,  ré]iliqua  la 
duchesse,  puisque  vous  l'exigez,  non-seulement 
aucune  de  mes  lilies,  mais  pas  même  une  mouche 
n'entrera  dans  votre  appartement.  Je  sais  que 
parmi  les  nombreuses  vertus  de  Votre  Seigneu- 
rie, celle  qui  lient  le  premier  rang,  c'est  la 
chasteté,  et  je  ne  suis  pas  femme  à  |)ermeltre 
qu'on  y  porte  la  moindre  atteinte  :  que  Votre 
Grâce  s'habille  et  se  déshabille  comme  il  lui 
|)laira  ;  seulement  on  aura  soin  de  mettre  dans 
votre  appartement  les  meubles  nécessaires  à  qui 
dort  porte  close,  afin  de  vous  épargner  la  peme 
de  les  demander.  Vive  à  jamais  la  grande  Dulci- 
née du  Toboso!   que  son  nom  soit  célébré  par 


486 


DON    QUICHOTTE 


loiile  la  terre,  puisqu'elle  a  mérité  d'avoir  pour 
serviteur  un  chevalier  si  chaste  et  si  vaillaut! 
Veuille  le  ciel  mettre  au  cœur  de  notre  gouver- 
neur Sancho  Pauza  la  résolution  d'accomplir 
sans  retard  l'heureuse  pénitence  qui  doit  faire 
jouir  l'univers  des  attraits  d'ime  si  grande  dame. 

A'otre  Grandeur,  répondit  notre  héros,  im|)rime 
le  dernier  sceau  au  mérite  de  ma  Dulcinée  ;  c'est 
votre  bouche  qui  relève  l'éclat  de  sa  beauté  et 
la  met  dans  tout  son  lustre.  Après  l'éloge  que 
vous  venez  d'en  faire,  le  nom  do  Dulcinée  sera 
encore  plus  glorieux  et  plus  révéré  dans  le 
monde,  que  si  les  orateurs  les  plus  éloquents 
avaient  pris  soin  de  célébrer  ses  louanges. 

Trêve  de  compliments,  seigneur  don  Qui- 
chotte, repartit  la  duchesse  ;  voici  l'heure  du 
souper  et  le  duc  doit  nous  attendre.  Votre  Grnce 
veut-elle  bien  m'accompagner?  Au  sortir  de 
table  nous  vous  laisserons  jouir  du  repos  dont 
vous  avez  sans  doute  grand  besoin,  car  le  voyage 
de  Candaya  a  dû  vous  cau.ser  quelque  fatigue. 

Je  n'en  sens  aucune,  répondit  le  chevalier, 
et  j'oserais  jurer  à  Votre  Excellence,  que  de  ma 
vie  je  n'ai  rencontré  monture  plus  agréable  que 
Chevillard  ;  aussi  ne  puis-je  comprendre  roui- 
nient  Malambruu  a  pu  se  défaire  d'un  cheval 
d'une  si  douct;  allure  et  le  brûler  sans  plus  de 
façon . 

.le  pense,  répondit  la  duchesse,  que  le  repen- 
tir du  mal  (ju'il  avait  fait  à  la  Trifaldi  et  à  ses 
compagnes,  ainsi  qu'à  bien  d'autres,  l'a  porté  à 
détruire  tous  les  éléments  de  ses  malélices, 
surtout  Chevillard,  (pil  en  était  le  principal,  et 
qui  le  tenait  dans  une  extrême  agitation,  en  le 
faisant  courir  saus  cesse  de  pays  en  pays  :  sans 
nul  doute,  il  aura  pensé  (juc  cette  machine  ne 
devait  plus  servir  à  personne,  après  avoir  porté 
le  grand  don  (hiichotte  de  la  Manche. 

Notre  chevalier  lit  dr  miuveaux  renn-rcî- 
mentsà  la  duchesse,  etdés(pi'il  eut  soupe,  il  se 
retira  dans  sa  chambre,  sans  vouloir  souffrir  (jue 
personne  y  pénétrât,  tant  il  craignait  de  porter 
atti'iulc  à  la  lidélité  promise  à  Dulcinée.  Il  ferma 


donc  la  porte  sur  lui,  et  à  la  lueur  de  deu\ 
bougies,  il  commenta  à  se  déshabiller.  Mais  en 
se  déchaussant,  ô  disgrâce  indigne  d'un  tel  per- 
sonnage! il  (it  jtartir,  non  des  soupirs,  ni  rien 
autre  chose  qui  fût  contraire  à  ses  habitudes  de 
propreté  et  d'extrême  courtoisie,  mais  environ 
deux  douzaines  de  mailles  à  un  de  ses  bas,  lequel 
demeura  percé  à  claire-voie  comme  une  ja- 
lousie. Le  bon  seigneur  en  fut  centriste  jusqu'au 
fond  del'àme,  et  il  aurait  volontiers  donné  une 
once  d'argent  pour  quelques  fils  de  soie  verte, 
je  dis  de  soie  verte  car  ses  bas  étaient  de  cette 
couleur. 

En  cet  endroit,  Ben-Engeli  interrompt  sou 
récit  pour  s'écrier  :  0  pauvreté!  pauvreté! 
je  ne  sais  quel  motif  a  pu  pousser  le  grand 
poète  de  Cordoue  '  à  t'appeler  suint  préseiil 
dont  on  ne  co'nnail  jias  le  prix.  Pour  moi, 
quoique  More,  je  sais,  par  mes  rapports  avec  les 
chrétiens,  que  la  sainteté  consiste  dans  la  cha- 
rité, l'humilité,  la  foi,  l'obéissance  et  la  |)au- 
vrcté.  Malgré  tout,  celui-là  doilétre  élu  de  Dieu, 
qui  se  félicite  d'être  pauvre,  à  moins  que  ce  ne 
soit  de  celte  pauvicté  dont  saint  l'aul  ,i  dit  : 
Possédez  toutes  choses^  comme  si  vous  ne  les 
possédiez  pas.  Var  \à,  il  entendait  l'absolu  dé- 
tachement des  biens  de  ce  nioude.  Mais  loi,  se- 
conde pauvreté,  qui  es  celle  dont  je  parie  ici, 
pour(pioi  t'attacjuerde  préférence  aux  hidalgos? 
pourquoi  les  forces-tu  à  rapiécer  leurs  chausses, 
et  à  porter  à  leurs  pourpoints  des  boutons,  les 
uns  (le  soie,  les  autres  de  crin  ou  de  verre? 
l'ourquoi  es-tu  cause  que  leurs  collets,  presque 
toujours  sales  et  chiffonnés,  sont  ouverts  autre- 
ment qu'au  moule  (ce  qui  prouve  combien  est 
ancien  l'usage  de  l'amidon  et  des  collets  ou- 
verts)'.' .Malheureux,  continue  lien-Engeli,  mal- 
heureux l'hidalgo  qui  met  son  hennenr  au  ré- 
j^inic,  fait  maigre  i  iièn  à  liiiis  (  Iik,  pnis  sort  de 
(Ile/,  lui  armé    d'uti    ciuc-dcnt  hvpocrite,  sans 

'  Jniin  do  Mcn.1,  iialif  rti-  Cordoni-,  nulcur  ilii  labyrinthe,  ou- 
vr:i},'fi  (l,iii«  Irqiipl  il  iiviiit  «nlrcpris  dp  n'uuir  Imite  U  «n'pncr' 
liiiiii.'iini'. 


DE    LA    MANCllL 


•487 


;i\oir  rii'ii  manyo  (]iii  l'oblige  à  se  nettoyer  la 
lioiuhc.  Oui,  iiialliuuieiix  celui  doul  riionneur 
oiuhraj^eux  s'iniagirie(|ii'oii  a|>ei'(;oil  J'uiie  lieue 
le  ra|iié(;age  Je  sou  soulier,  la  crasse  de  sou 
chapeau,  la  corde  du  drap  de  sou  uianleau  et  le 
Nidf  (le  son  estomac. 

Toulesces  réflexions  vinrent  à  l'esprit  de  don 
Qniclioltc,  à  propos  de  la  rupture  de  si's  mailles; 
mais  il  se  consola  en  voyant  (pic  Sanclio  lui 
avait  laissé  des  l)otles  de  voyage  ([u'il  résolut  de 
mettre  le  lendemain,  linalement  il  se  coucha 
pensif  et  chagrin.  Puis  ayant  éteint  la  lumière, 
il  voulut  s'endormir,  mais  il  n'en  put  venir  à 
bout  :  l'absence  de  Saucho  et  l'extrême  chaleur 
l'en  empêchaient,  il  se  leva  donc  et  se  promena 
(|uel(|ue  temps  dans  sa  chambre;  ne  trouvant, 
pas  encore  assez  de  fraîcheur,  il  ouvrit  une  fe- 
nêtre grillée  qui  donnait  sur  un  jardin.  Tout 
aussitôt  il  entendit  des  voix  de  femmes,  dont 
l'une  disait  à  l'autre,  en  poussant  un  grand 
soupir  :  N'exige  pas  que  je  chante,  ô  Kme- 
rancie!  Tu  le  sais,  depuis  que  cet  étranger  est 
entré  dans  ce  château,  depuis  que  mes  regards 
se  sont  attachés  sur  lui,  j'ai  moins  envie  de 
chanter  cpie  de  verser  des  larmes.  D'ailleurs, 
madame  a  le  sommeil  léger,  et,  pour  tous  les 
trésors  du  monde,  je  ne  voudrais  pas  qu'elle 
nous  surprit;  mais  quand  elle  dormirait,  à  quoi 
.servirait  mon  chant,  si  ce  nouvel  Enéc,  auteur 
de  ma  souffrance,  dort  d'un  paisible  sommeil, 
et  ignore  le  sujet  de  mes  plaintes? 

Bannis  cette  inquiétude,  chère  Altisidore, 
répondit  une  autre  voix  :  tout  dort  dans  le  châ- 
teau, excepté  l'objet  de  les  désirs,  car  si  je  ne 
me  trompe,  je  viens  d'entendre  ouvrir  sa  fe- 
nêtre. Ne  crains  donc  point  de  chanter,  pauvre 
blessée,  chante  à  voix  basse,  et  si  la  duchesse 
nous  entend,  la  chaleui'  qu'il  fait  nous  servira 
d'excuse. 

Ce  n'est  pas  là  ce  qui  me  retient,  repartit  Al- 
tisidore :  je  ne  voudrais  pas  que  mon  chant  dé- 
couvrit l'état  de  mon  ;\me,  et  que  ceux  (pii 
ignorent  la  puissance  irrésistible  lic  l'amour  me 


prissent  p(un  une  créature  volage  et  sans  pudeur. 
.Mais  advienne  (|ue  pourra,  mieux  vaut  liontesur 
1(!  visage  ipie  souffraïu'eaueienr.  VA  |U'enant  son 
luth,  elle  se  mit  à  préludei'. 

Kn  entendant  ces  paroles  et  celte  musique, 
notre  héros  éprouva  nu  lavissenieiil  iMe\|iii- 
mable,  car  se  rappelant  aussitôt  ce  qu'il  avait 
In  dans  ses  livres,  il  s'imagina  (|ue  c'était  quel- 
que fenuiie  de  la  duchesse  éprise  d'amour  pour 
lui,  que  la  pudeur  forerait  ti  cacher  sa  passion. 
Après  s'être  recommandé  avec  dévotion  à  sa 
Dulcinée,  et  avoir  fait  eu  son  c(cur  un  ferme  pro- 
pos de  ne  pas  se  laisser  vaincre,  il  se  décida  à 
écouter;  bien  plus,  afin  d'indi(pier  qu'il  était  là, 
il  feignit  d'éternuer,  ce  qui  réjouit  fort  les  deux 
douzelles,  (pii  n'avaient  qu'un  désir,  celu 
d'être  entendues  de  don  Quichotte. 

Allisidoreayantaccordésonluth,  ciianla  (  ttle 
romance  : 

Toi  ijui  Ju  stiir  jusqu'au  inaliii, 
Dans  ton  lit  à  jauibo  élemlnc, 
t)ors,  quand  pleine  de  chagrin 
le  fais  ici  le  pied  de  grue! 

l'houle  le  cliant  ennuyeux 
D"une  triste  et  dolente  dauic 
A  qui  le  l'eu  de  tes  beaux  yeux 
A  consumé  le  corps  cl  l'ànie. 

Sais-tu  que  par  moiits  et  par  laux 
Courant  après  les  aventures, 
Tu  viens  nous  causer  tous  les  maux 
Sans  jamais  guérir  nos  blessures? 

Dis-moi,  courage  de  lion, 
(Jucl  monstre  t'a  donné  la  vie? 
Ks-lu  né  sous  le  Scorpion 
Ou  dans  les  sables  de  Libye? 

Un  serpent  t'a-t-il  enfanté? 
IJuelquc  dragon  fut-il  ton  père  ? 
t  ne  ourse  t'a-t-ellc  allaité. 
Ou  le  sein  Af  quelque  panlbèrc  ? 

Dulcinée,  comment  donc  fis-ln 
Pour  vaincre  ce  tigre  sauvage? 
Si  j'avais  pareille  vertu. 
Je  n'en  voudrais  pas  davanfcige. 

Mon  cœur,  lu  fais  bien  du  chemin  ! 
Arrête  un  dé^ir  téméraire  : 
Crois-tu  que  ce  héros  divin 
Ail  été  hrmi:  pour  le  plaire? 


488 


DON    QUICHOTTE 


Si  tu  voulais,  mon  Adonis, 
Avoir  pilic'  (le  ta  captive, 
J'ai  mille  clioses  de  grand  prix. 
Que  je  t'offrirais  morte  ou  vive. 

Je  suis  aussi  droite  qu'un  jonc. 
Et  plus  vermeille  rpie  l'Aurore  ; 
Mes  cheveux,  d'une  aune  de  long. 
Sont  d'argent,  et  plus  beaux  encore. 

Mes  yeux  ressemblent  au  corail. 
Aussi  bien  qu'à  l'azur  ma  bouclio, 
Et  mes  dents  sont  d'un  pur  émail 
Où  l'on  a  mis  d'ambre  une  couche. 

Le  ciel  m'a  fait  mille  autres  dons, 
(Juc  je  tais  ;  mais  à  ma  requête 
l'rcto  l'oreille,  et  je  réponds 
(tu  Altisidore  est  ta  conquête'. 

Ici  s'arrêta  le  chant  de  l'amoureuse  Altisidore 
et  commença  l'effroi  du  trop  courtisé  chevalier, 
qui,  poussant  un  grand  soupir,  se  dit  à  lui- 
nicnie  :  Faut-il  que  je  sois  si  malheureux  qu'il 
n'y  ait  pas  un  ca'ur  de  femme  que  Je  n'embrase 
à  la  première  vue?  Qu'as-tu  donc  fait  au  ciel, 
sans  pareille  Dulcinée,  pour  te  voir  sans  cesse 
troublée  dans  la  possession  de  ma  constance  et 
de  ma  foi?  Que  lui  voulez-vous,  reines"?  qu'avez- 
vous  à  lui  reprocher,  impératrices?  et  vous, 
jeunes  filles,  pourquoi  la  poursuivre  ainsi? 
Laissez-la,  laissez-la  s'enorgueillir  et  triompher 
du  destin  que  lui  a  fait  l'amour,  en  soumettant 
mon  âme  à  ses  lois.  Songez-y  bien  ,  troiqie 
amoureuse,  je  suis  de  cire  molle  pour  la  seule 
Dulcinée,  de  marbre  et  de  bronze  pour  toutes 
les  autres.  Dulcinée  est  la  seule  belle,  la  seule 
chaste,  la  seule  discrète,  la  seule  noble,  la 
seule  digne  d'être  aimée;  chez  les  autres,  je 
ne  vois  que  laideur,  sottise,  dévergondage 
et  basse  origine.  C'est  pour  clU^  seule  ipic  le 
ciel  m'a  fait  nailrc.  Qu'Allisidore  chante  ou 
[ileure ,  qu'elle  nourrisse  de  vains  désirs  ou 
meure  de  désespoir,  c'est  à  Dulcinée  que  je  dois 
appartenir,  en  dépit  de  tous  les  ciichantemcnls 

(lu    UKIIIlIc. 

Là-dessus,  don  Quichotte  ferma  brusipiciiieni 

'  Ci^s  ver»  sont  empruntés  à  la  traduction  ilc  lille  lu  de  Siiiil  ■ 
Martin. 


sa  fenêtre  et  alla  se  jeter  sur  son  lit.  Nous  l'y 
laisserons  reposer,  car  ailleurs  nous  appelle  le 
grand  Sanclio,  ijui  va  débuter  dans  le  gouver- 
nement (le  son  île. 


CHAPITRE  XLV 

COMMENT    LE    GRAND    SANCHO    PRIT    POSSESSION     ÛE   SON    ILE 
ET    DE    LA    MANIERE    DONT    IL    GOUVERNA 

0  loi  qui  parcours  incessamment  l'un  el 
l'autre  hémisphère,  flambeau  du  beau  monde, 
œil  du  ciel,  aimable  auteur  du  balancement  des 
cruches  à  rafraîchir  '  ;  l'hd'bns  par  ici,  Tym- 
brius  par  là,  archer  d'un  côté  ,  médecin  de 
l'autre,  père  de  la  poésie,  inventeur  de  la  mu- 
sique; loi  qui  tous  les  jours  te  lèves  et  ne  le 
conciles  jamais,  c'est  à  toi  que  je  m'adresse,  (') 
Soleil  !  avec  l'aide  de  qui  riionime  engendre 
l'homme,  afin  que  tu  illumines  l'obscurité  de 
mon  esprit,  et  que  tu  me  donnes  la  force  de 
raconter  de  point  en  point  le  gouvernement  du 
grand  Sancho  Panza  ;  car  sans  toi  je  me  sens 
(rouble,  faible,  abattu. 

Or  donc,  notre  gouverneur,  avec  tout  son 
cortège,  arriva  !)icntôt  dans  un  bourg  d'environ 
mille  habitants,  qui  était  un  des  meilleurs  de 
la  dépendance  du  duc.  On  lui  dit  que  c'était 
l'ilc  Liaralaria,  soit  que  le  bourg  s'appelât  Ba- 
ratorio,  soit  pour  exprimer  combien  peu  lui 
en  coulait  le  gouvernement,  baniln,  signiliant 
bon  marché.  Sitôt  qu'il  fut  arrivé  aux  portes  du 
bourg,  qui  était  entouré  de  bonnes  murailles, 
les  notables  sortirent  à  sa  rencontre,  on  sonna 
les  cloches,  et  au  milieu  de  railégrcs.se  générale 
on  lecoiniiiisil  en  giaiidc  pompe  à  la  calli(''(lrale 
puis,  après  avoir  rendu  grâces  à  Dieu,  ou  lui 
présenla  les  clefs,  et  on  rinslalla  comme  gou- 
verneur i)crpétuel  de  l'île  lîaralaria.  Le  costume, 
la  hailic,  la  liiillc  ('iiaissc  cl  raccourcie  du  nou- 
veau gotiveriii'iir  sut  piii  (Mil  tmit  le  monde,  ceux 

'  Kn  E>p:(gne,  pour  rofraiclur  leaii  piniliint  lélé.  on  place 
iliiis  un  co(ir.ii(l  J'nirdcs  cnidics  nommée?  akaraias. 


\ 


IIK    I.A    MANCllI-:. 


480 


i.»ii  =  ,  s.  K.ii.oii  ..t  C 


La  ronianciî  <ic  l'amoureuse  Alli^idove  (paiie  4S' 


qui  ii'élaieiil  pas  dans  la  confidence,  comme 
ceux  qui  avaient  le  mot  de  l'énigme.  Bref,  au 
sortir  de  l'église,  on  le  mena  dans  la  salle  d'au- 
dience, et  quand  il  se  fut  assis  comme  juge 
souverain ,  le  majordome  dn  duc  lui  dit  : 
Seigneur  gouverneur,  c'est  une  ancienne  cou- 
tume dans  cette  île  que  celui  i|ui  vient  en 
prendre  possession  soit  tenu,  ])our  mettre  eu 
lumière  la  solidité  de  son  jugement,  de  résoudre 
une  qucsiion  difficile,  afin  (pie,  par  sa  ré|)onse, 
le  peuple  sache  s'il  a  lieu  de  se  réjouir  ou  de 
s'attrister  de  sa  venue. 


rendant  que  le  majordome  parlait,  Sanclio 
regardait  avec  attention  plusieurs  grandes  lettres 
tracées  sur  le  mur;  mais  comme  il  ne  savait  pas 
lire ,  il  demanda  ce  que  signifiaient  ces  pein- 
tures. 

On  lui  répondit  :  Seigneur,  elles  marquent 
le  jour  où  vous  êtes  entré  en  fonction,  et  voici 
en  quels  termes":  Aujourd'hui,  tel  jour  et  tel  an, 
le  seigneur  don  Sancho  Tair/.a  a  pris  possession 
de  celte  ile  ;  puisse-t-il  en  jouir  longues  années  ! 

Kt  qui  appellctt-on  don  Sancho  Panza?  de- 


manda le  gouverneur. 


62 


490 


DON    0  in  C  HOTTE 


Votre  Seigneurie,  répondit  le  majordome; 
jamais  aucun  Panza  lia  occupé  la  place  o;i  vous 
êtes. 

Eh  bien,  sachez,  mon  ami,  reprit  Sanchcr, 
que  je  ne  porte  point  le  don;  que  jamais  per- 
sonne de  ma  famille  ne  l'a  porté  ;  je  m'appelle 
Sanclio  Panza  tout  court;  Panza  s'appelait  mon 
aïeul,  et  fous  mes  aïeux  se  sont  appelés  Panza 
sans  don  ni  seigneurie.  Au  reste.  Dieu  m'en- 
tend; et  si  ce  gouvernement  dure  seulement 
quatre  jours,  je  prétends  dissiper  tous  ces  no^ 
comme  autant  de  moustiques  importuns.  Main- 
tenant, qu'on  me  fasse  telle  question  qu'on  vour 
(Ira,  et  je  répondrai  du  mieu'X  que  je  pourrai, 
sans  m'inquiéter  que  le  peuple  s'afflige  ou  qu'il 
se  réjouisse  de  ma  venue. 

Au  même  instant,  on  vit  entrer  dans  la  salle 
deux  hommes,  l'un  vêtu-  en  paysan,  et  l'autre 
qu'aux  ciseaux  qu'jl  tenait  à  la  main  on  reconnut 
pour  un  tailleur  :  Seigneur  gouverneur,  dit  le 
dernier,  ce  paysan  et  moi  nous  sommes  devant 
Votre  Grâce  pour  le  lait  que  voici  :  cet  homme 
est  venu  il  y  a  peu  de  jours  à  ma  boutique  (car, 
sauf  votre  respect  et  celui  de  la  compagm'o,  je 
suis  maître  tailleur  juré),  et,   me  mettant  un 
couj>on  de   drap  entre  les  mains,  il  me  dit  : 
Seigneur,  y  a-t-il  là  assez  d'étoffe  pour  faire  un 
chaperon?  Je  mesurai  l'étoffe,  et  lui  répondis 
qu'elle  suffisait  ani|)lement.  Fondé  sur  sa  propre 
malice,  et  sur  la  mauvaise  opinion  qu'en  gé- 
néral on  a  des  tailleurs,  il  s'imagina  sans  doute 
(|ue  j'avais  envie  de  lui  voler  une  partie  de  son 
drap,  et   il  me  dit   de   bien  regarder   s'il   n'y 
avait    |)as   de   (|uoi    faire   deux    chaperons.    .Fe 
devinai  sa  pensée,  et  je  lui  répondis  que  oui; 
mais    lui,    toujours    poursuivant    sa    méchante 
intention,    me    denunida    si    l'on    ne    piuuTait 
pis  en   faire    davantage;  je  réjjdiiilis  allinna- 
tivement,  et  il  fut  conveini  entre  nous  (pie   je 
lui  en  livrerais  cin(|;   niaint(;nant  que  la  be- 
sogne est  achevée,  il  me  refuse  mon  salaire  et 
veut  me  faire  payer  son  drap,  on  que  je  le  lui 
rende. 


Tout  cela  est-il  vrai?  demanda  Sancho  au 
paysan. 

Oui ,  seigneur,  répondit  celui-ci  ;  mais  or- 
donnez, je  vous  prie,  qu'il  montre  les  chape- 
rons qu'il  m'a  faits. 

Les  voici,  repartit  le  tailleur,  (pii,  tirant  la 
main  de  dessous  son  manteau,  montra  au  bout 
de  ses  cinq  doigts  cinq  petits  chaperons,  en  di- 
sant :  Voici  les  chaperons  que  cet  homme  m'a 
demandés,  et  sur  mon  Dieu  et  ma  conscience, 
si  je  n'y  ai  employé  toute  l'étoffe,  je  m'en  rap- 
]iorlc  à  l'examen  des  experts! 

Tout  le  monde  se  mit  à  rire  en  voyant  ce 
nombre  de  chaperons.  Quant  à  Sancho,  il  resta 
quelque  temps  à  rêver  :  Ce  procès-là,  dit-il,  ne 
me  semble  pas  demander  un  long  examen,  voici 
donc  ma  sentence  :  Le  paysan  perdra  son  drap, 
et  le  tailleur  sa  fat,on  ;  que  les  chaperons  soient 
livrés  aux  prisonniers,  et  (ju'il  ne  soit  plus 
([uestion  de  cette  affaire. 

(Jn  lit  ce  que  venait  d'ordonner  le  gouver- 
neur, devant  lequel  parurent  ensuite  deux 
vieillards,  dont  l'un  avait  pour  bâton  une  tige 
de  roseau  ;  celui  qui  était  sans  bâton  dit  à  San- 
cho :  Seigneur,  il  y  a  quelque  tenijis  je  prêtai 
à  cet  honune  dix  cous  d'or  pour  lui  faire  plaisir 
et  lui  rendre  service,  à  condition  qu'il  me  les 
remettrait  d(!s  que  je  lui  ru  l'eiais  la  demande. 
Depuis  lors  bien  des  jours  se  sont  passés  sans 
(pie  je  lui  aie  rien  réclamé,  mais  quand  j'ai  vu 
(|u'il  ne  songeait  point  à  s'ac(piilter,  je  lui  ai 
redemandé  plusieurs  fois  mon  argent;  et  niain- 
Icnaiit  noii-sciili'ini'nt  il  ne  veut  pas  me  payer, 
mais  il  nie  la  dette,  disant  (|ue  je  ne  lui  ai  rien 
prêté,  ou  que  si  je  lui  ai  fait  un  prêt,  il  me  l'a 
rendu.  Comme  je  n'ai  point  de  ténioins  de  mon 
C(jlé,  ni  lui  du  Ai'u,  je  prie  Votre  (îràce  de  lui 
il(''r(''i('i'  II'  sennciil  ;  alors  s'il  jiiii'  (pi'il  m'a 
rendu  mon  argent,  je  le  tiens  quitte. 

Qu'avez-vons  à  répondie  à  cela,  bonliomme'' 
(lit  Saiiibii. 

Seigncjir,  iê|i(inilit  le  vieillaid   au  batim,  je 
confesse  (pi'il  m'a  piili'  di\  l'ius  ;  et  puisqu'il 


DE    LA    MANCHE. 


4U1 


s'i'ii  i';t|iiH)it(.'  ;'i  mon  scniicnl,  je  suis  |iii''l  à 
juror  (|uc  je  les  lui  ai  liicii  cl  lovaieuieiil  rcs- 
lilués. 

Le  gouverneur  lui  ordonna  de  lever  la  main; 
alors  le  vieillard  passant  son  liàlon  à  son  ad- 
versaire, eoninie  s'il  en  eût  élé  eiidjarrassé, 
étendit  la  main  sur  la  eroix,  suivant  la  cou- 
tume d'l]s|)af,'ne,  et  dit  :  J'avoue  avoir  rc(,u  des 
mains  de  cet  homme  les  di\  écus  d'or,  mais  je 
jure  que  je  les  lui  ai  remis,  et  c'est  l'aute  d'y 
avoir  pris  garde  ([u'il  me  les  réclame  une  se- 
conde l'ois. 

Là-dessus.  le  créancier  réplicpia  que  |)uisque 
son  débiteur  jurait,  il  fallait  qu'il  dit  la  vérité, 
le  sachant  homme  de  bien  et  bon  chrétien,  et 
(|ue  dorénavant  il  ne  lui  réclamerait  plus  rien. 
Le  débiteur  s'inclina,  reprit  son  bâton,  et  sortit 
de  l'audience. 

Sanclio ,  considérant  la  résignation  du  de- 
mandeur, taudis  que  l'autre  s'en  allait  sans  plus 
de  fa(;on,  pencha  la  tète  sur  sa  poitrine,  puis 
tout  d'un  coup,  se  mordant  le  bout  du  doigt,  il 
lit  rapi>eler  le  vieillard  qui  déjà  avait  disparu. 
Au  bout  de  quelque  temps  on  le  ramena. 

Lloiuicz-moi  votre  bàlon,  brave  homme,  lui 
dit  Sancho. 

Le  voilà,  seigneur,  répondit  le  vieillard. 

Sancho  le  prit,  et  le  tendant  à  l'autre  vieil- 
lard :  Allez  avec  Dieu,  lui  dit-il,  vous  êtes  payé 
maintenant. 

Qui!  moi!  seigneur,  répondit  celui-ci;  est-ce 
que  ce  roseau  vaut  dix  écus  d'or? 

Oui,  oui,  répliqua  le  gouverneur,  il  les  vaut, 
ou  je  suis  le  plus  grand  sot  du  monde,  et  on 
verra  tout  à  l'heure  si  je  m'entends  en  fait  de 
gouvernement.  Qu'on  rompe  le  bàlon,  ajouta-t-il. 

Le  bàtou  fut  rom|)U,  et  dans  l'intérieur  on 
trouva  dix  écus  rl'or.  Tous  les  assistants  de- 
meurèrent émerveillés  et  il  n'y  en  eut  pas  un 
seul  qui  ne  regardât  le  seigneur  gouverneur 
comme  un  nouveau  Salomon.  On  lui  demanda 
d'où  il  avait  conjecturé  que  les  écus  d'or  étaient 
dans  le  bâton  :  C'est,  répondit-il,  parce  que  j'ai 


\u  ipie  eeliu  (|iii  le  portait  l'avait  mis  sans  né- 
cessité entre  les  mains  de  sa  paitie  adverse, 
pendant  qu'il  jurait,  et  qu'il  l'avait  repris 
aussitôt  après,  ce  qui  m'a  donné  à  penser  <|u'il 
n'aurait  |)as  juré  si  allirmativemenl  sans  être 
sur  de  son  l'ait.  De  là,  ajouta-t-il,  on  peut  tirer 
cette  conclusion  :  (pie  een\  (pii  sont  a|)pelés  à 
gouverner  encore  qu'ils  soient  simples.  Dieu 
quelquefois  leur  Hiit  la  grâce  de  les  diriger  dans 
leurs  jugements. 

linalement  les  vieillards  se  retirèrent,  l'un 
rendjoursé,  l'autre  confus,  et  les  spectateurs 
restèrent  dans  l'admiration.  Celui  qui  avait 
charge  d'eiu'cgistrer  les  faits  et  gestes  de  Sancho 
ne  savait  plus,  après  cela,  s'il  devait  le  tenir 
pour  fou  ou  pour  sage. 

Cette  affaire  terminée,  une  fcnmie  entra  dans 
l'audience,  traînant  à  deux  mains  un  homme 
vêtu  en  riche  éleveur  de  bétail,  .lustice!  s'é- 
criait-elle, justice,  seigneur  gouverneur;  si  on 
ne  me  la  fait  sur  la  terre,  j'irai  la  chercher 
dans  le  ciel.  Ce  manant  m'a  surprise  seule  au 
milieu  des  champs,  et  s'est  servi  de  mon  corps 
comme  d'une  guenille  ;  ah  !  niallieureuse  que 
je  suis  !  il  m'a  dérobé  ce  que  j'avais  défendu 
pendant  vingt- cinq  ans  contre  Mores  et  chré- 
tiens, nationaux  et  étrangers.  C'était  bien  la 
peine  de  me  conserver  jusqu'à  ce  jour  intacte 
comme  la  salamandre  dans  le  feu,  pour  que  ce 
malotru  vnit  mettre  sur  moi  ses  sales  mains. 

Reste  à  véritier,  dit  Sancho,  si  ce  galant  a 
les  rfiains  sales  ou  non  ;  puis  se  tournant  vers 
le  paysan,  il  lui  demanda  ce  qu'il  avait  à  ré- 
pondre à  la  plainte  de  celte  femme. 

Seigneur,  répondit  l'homme  tout  ému,  je 
suis  un  pauvre  berger,  éleveur  de  bétes  à  soies. 
Ce  malin  comme  je  sortais  de  ce  bourg  où  j'é- 
tais venu,  sauf  votre  respect,  vendre  quatre 
cochons,  que  j'ai  même  donnes  à  bon  marché, 
afin  de  pouvoir  payer  la  taille,  j'ai  rencontré 
celle  duègne  sur  mon  chemin.  Le  diable,  qui 
se  fourre  partout,  nous  a  l'ail  folâtrer  ensemble  ; 
je  n'ai  point  faille  diflicile,  ni  elle  larenchérie; 


A92 


DON  QUICHOTTE 


mais  du  reste,  seigneur,  je  lui  ai  bien  payé  ce 
qui  lui  était  dû.  Cependant  cette  enragée  m'a 
traîné  jusqu'ici,  prétendant  que  je  lui  ai  fait 
violence;  mais  elle  ment  par  le  serment  que 
j'en  fais  et  que  je  suis  prêt  à  faire.  Voilà  toute 
la  vérité,  sans  (ju'il  y  manque  un  fil. 

Avez-vous  de  l'argent  sur  vous,  mon  ami'.' 
demanda  le  gouverneur. 

Seigneur,  j'ai  environ   vingt  ducats  dans  le 
fond  d'une  bourse  en  cuir,  répondit  le  paysan. 
Donnez  telle  qu'elle  est  votre  bourse  àla})lai- 
gnante,  répliqua  le  gouverneur. 

Le  pauvre  diable  obéit  tout  tremblant,  la 
femme  prit  la  bourse,  après  s'être  bien  assurée 
toutefois  que  c'était  de  la  monnaie  d'argent 
(lu'elle  contenait;  et  priant  Dieu  pour  la  vie  et 
la  santé  du  seigneur  gouverneur,  qui  prenait 
ainsi  la  défense  des  pauvres  orphelines,  elle 
sortit  toute  joyeuse  de  l'audience. 

Elle  était  à  peine  dehors  que  Sancho  dit  au 
berger,  dont  le  cœur  et  les  yeux  s'en  allaient 
après  la  bourse  :  Mon  ami,  courez  après  celle 
femme,  reprenez-lui  votre  bourse  de  gré  ou  tic 
force,  et  revenez  tous  deux  ici. 

Notre  honunc  n'était  ni  sot  ni  sourd;  il  partit 
comme  un  éclair  pour  exécuter  les  ordres  du 
gouverneur ,  et  |)endant  cpie  les  spectateurs 
étaient  en  suspens,  attendant  la  fin  de  l'affaire, 
le  berger  et  la  l'ennne  revinrent  cramponnés 
l'un  à  l'autre,  elle  sa  jupe  retroussée  Iciiaiit  la 
bourse  entre  ses  jambes,  lui  faisant  Ions  ses 
efforts  pour  la  reprendre  ;  mais  il  n'y  avait  pas 
moyen,  tant  cette  femme  la  défendait  bien.  Jus- 
tice, criait-elle  de  loule  sa  force,  justice  1  Voyez, 
seigneur,  voyez  l'effrcuilcrie  de  ce  vaurien,  (|ui, 
au  milieu  de  la  luccl devant  toul  lu  iudikIc,  veut 
me  reprendre  la  bourse  que  Votre  G\:u-x  ma 
fait  donner. 

Et  vous  l'a-t-il  ôlée'.'  demanda  Sanclio. 
Otée!    répliqua-t-elle,  oh  !   il  m'arracherait 
plutôt  la   \ie  ;  je  ne  suis  pas  si  sotte,  il  faudrait 
me  jeter  d'autres  chats  à  la  gorge,  que  ce  ni- 
gaud   répugnant.  Ni   marltau*,   ni  l(ii;iillf,   ni 


ciseau,  ni  maillet,  ne  me  feraient  lâcher  prise  ; 
on  m'arracherait  plutôt  l'âme  du  milieu  des 
chairs. 

Je  confesse  que  je  suis  rendu,  dit  le  paysan, 
et  (|u'elle  est  plus  forte  cpie  moi  ;  et  il  la  laissa 
aller. 

Donnez  cette  bourse,  chaste  et  vaillante  hé- 
roïne, dit  le  gouverneur.  La  femme  la  donna 
aussitôt,  et  Sancho  l'ayant  prise  la  rendit  au  la- 
boureur, en  disant  à  la  plaignante  :  Ma  sœur, 
si  vous  vous  étiez  défendue  ce  matin  avec  autant 
de  force  et  de  courage  ipie  vous  venez  de  dé- 
fendre cette  bourse,  dix  hommes  réunis  n'au- 
raient jamais  été  capables  de  vous  violenter. 
Allons,  tirez  au  large,  dévergondée,  enjôleuse, 
et  de  vos  jours  n'approchez  de  cette  île  ni  de  six 
lieues  à  la  ronde,  sous  peine  de  deux  cents  coups 
de  fouet. 

La  femme  s'en  fut  tète  baissée  et  maugréant. 
Mon  ami,  dit  le  gouverneur  au  paysan,  allez- 
vous-en  avec  votre  argent  ;  et  si  vous  ne  voulez 
le  perdre,  abstenez-vous  à  l'avenir  de  folâtrer 
avec  personne. 

Le  bonhomme  remercia  connue  il  put  et  sor- 
tit, laissant  chacun  stupéfait  de  la  sagesse  du 
nouveau  gouverneur.  Tous  ces  détails,  recueillis 
par  son  historiographe,  furent  aussitôt  envoyés 
au  duc,  qui  les  attendait  avec  impatience. 

Mais  laissons  ici  le  bon  Sancho,  et  retournons 
à  son  maître,  encore  tout  agité  des  plaintes 
d'Altisidore. 


CIIAIMTRK  XL VI 

DE    L'EPOUVANTABLE    CHARIVARI    QUE    REÇUT    DON    QUlCHOTTl 
PENDANT   QU'IL   RÊVAIT   A    L'AMOUR    O'ALTISIDORe 

.Nous  avons  laissé  le  grand  don  Quichotte  li- 
vré aux  préoccupations  qu'avait  lait  naître  dans 
son  âme  la  sérénade  de  l'amoureuse  Altisidore; 
ces  préoccupations  le  suivirent  au  lit  comme 
autant  de  puces,  et  la  déconfiture  de  ses  bas  se 
joignant  aux  pensées  tiutiullueuses  qui  l'agi- 
laieiil,  il  lui  fut  iiiipiissilile  île   prendre  un  seul 


Itl':    LA    MANCHE. 


v,t: 


k 


Juslke!  s' i'tTiail-elie, justice!  5(-i[;ncur  gouvciiicur  (page  191). 


instant  de  repos.  Mais  if  leiiiiis  est  iéf,'er,  lien 
ne  l'arrête  dans  sa  course,  et  comme  il  court  à 
cheval  sur  les  lieures,  bientôt  urriva  cl'IIo  du 
matin.  A  la  pointe  du  jour,  noire  vigilant  che- 
valier sauta  à  bas  du  lit,  revêtit  son  pourpoint 
de  chamois  et  chaussa  ses  bottes  de  voyage  ;  il 
jeta  sur  son  épaule  son  manteau  d'écarlate,  mil 
sur  sa  tète  une  loque  de  velours  vert,  garnie  de 
passements  d'argent ,  sans  oublier  sa  bonne 
cpée  et  son  large  baudrier  de  buffle,  puis  tenant 
à  la  main  son  rosaire,  qu'il  portail  toujours 
avec  lui,  il  s'avança  gravement  vers  la  salle,  où 


le  duc  et  la  duchesse,  déjà  levés,  semblaient 
s'être  rendus  pour  l'attendre. 

Dans  une  galerie  i]u'il  devait  traver>cr,  .\l- 
tisidore  et  sa  compagne  s'étaient  postées  |iour  le 
saisir  au  passage.  Dès  qu'Allisidore  aperrut  le 
chevalier,  elle  feignit  de  s'évanouir,  et  se  laissa 
tomber  entre  les  bras  de  son  aniie,  qui  la  délaça 
promptement  pour  lui  donner  de  l'air. 

Don  Quichotte  s'approcha,  et  sans  beaucoup 
s'émouvoir  :  Nous  savons,  dit-il,  d'où  procèdent 
de  semblables  accidents. 

Et  moi  je  n'en  sais  rien,  repartit  l'amie;  car 


494 


DON    QUICHOTTE 


Altisidore  est  la  lille  du  monde  qui  se  poilait 
le  mieux  il  y  a  quelques  jours,  et  depuis  que  je 
la  connais,  je  ne  l'ai  jamais  entendue  se  jdaindre 
de  quoi  que  ce  soit  :  que  maudits  soient  jus- 
qu'au dernier  les  che\aliers  errants,  si  tous  sont 
ingrats!  Retirez- vous,  seigneur  don  Quichotte; 
car  tant  que  vous  resterez-là,  cette  pauvre  (ille 
ne  reprendra  point  ses  sens. 

Mademoiselle,  [ailes,  je  vous  prie,  porter  un 
luth  dans  ma  chambre,  dit  don  Quicliottc  ;  je 
tâcherai,  \eile  nuit,  de  consoler  la  pauvre  bles- 
sée. Quand  l'amour  commence  à  se  manifester, 
le  meilleur  remède  est  un  prompt  désabuse- 
nient.  Là-dessus  il  s'éloigna. 

A  peine  aVait-il  tourné  les  talons,  que  se  re- 
levant, Altisidore  dit  à  sa  compagne  :  Il  ne  faut 
pas  manquer  de  procurer  à  don  Quichotte  le 
luth  qu'il  demande  :  sans  doute  il  veut  nous 
faire  de  la  musique,  et  Dieu  sait  si  elle  sera 
bonne. 

Elles  allèrent  conter  à  la  duchesse  ce  qui  ve- 
nait d'arriver,  laquelle,  ravie  de  l'occasion, 
concerta  sur-le-champ  avec  le  duc  une  nouvelle 
mystification.  En  attendant,  ils  s'entretinnnt 
avec  leur  hôte,  dont  la  conversation  les  diver- 
tissait de  plus  en  plus. 

Dans  la  journée,  la  duchesse  expédia  à  Thé- 
rèse Panza  un  page  porteur  de  la  lettre  de  son 
mari  et  du  pacjuct  de  liardos  auquel  Sancho  avait 
donné  la  même  destination.  Ce  page  devait,  au 
retour,  rendre  un  compte  exact  de  son  message. 

La  nuit  venue,  don  Quichotte  se  retira  dans 
la  chambre  et  y  trouva  un  luth  ;  après  l'avoir 
accordé,  il  ouvrit  la  fenèlre,  et  s'apercevant 
(pi'il  y  avait  du  monde  au  jardin,  il  chanta  d'une 
voix  enrouée  mais  juste,  la  romance  (pii  suit, 
romance  qu'il  avait  composée  le  jour  même  : 

(i|i  !  qui,'  l'amour  est  dangereux 

l'oiir  une  eréalure  oisive  I 
Il  s'empare  toujours  d'un  esprit  paresseux, 
El  c'est  là  'I»  il   illiiirn;  Une  llanune  plustive. 

Mais  ipiand  on  est  ilrs  le  matin. 
Duralil  le  )uu'  bidu  uccupi'e, 


Il  rùile  vainement,  et  se  relire  enfin, 
Tiouvant  de  tous  eûtes  la  place  sans  entrée. 

Jamais  les  elievaliers  errants 

N'ont  fait  cas  des  lllles  coquettes. 
Et  non  plus  qu'eux  les  sa^es  courtisans 
Ne  veuleni  épouser  que  des  filles  discrètes. 

L'arnuiir  que  lu  li;isanl  |)roihiil 

Aussi  légèrement  s'efface; 
Un  in.stant  le  fait  naître,  un  autre  le  détruit, 
lit  le  cœur  en  conserve  à  peine  quelque  trace. 

Mais  Dulcinée  dans  mon  esprit 

Est  si  profondcnicnl  gravée, 
Et  mon  cœur  à  tel  point  l'estime  cl  la  cliéni. 
Qu'on  ne  saurait  jamais  en  arnidier  l'idée  '. 

Don  Quichotte  en  était  là  de  son  chant,  (luand 
tout  à  cou[i  du  balcon  placé  au-dessus  de  sa  tête 
on  entenditretentir  le  bruit  de  plus  de  cent  clo- 
chettes ;  un  instant  a[)rès,  un  grand  sac  rempli  de 
chats,  qui  avaient  autant  de  sonnettes  attachées  à 
la  queue,  fut  secoué  sur  sa  fenêtre.  Les  miaule- 
ments de  ces  animaux,  joints  au  bruit  des  son- 
nettes, produisirent  un  si  grand  tintamarre,  que 
les  auteurs  du  tour  en  furent  stupéfaits,  et  que 
(Ion  Quichotte  lui-même  sentit  ses  cheveux  se 
dresser  sur  sa  tète.  Trois  ou  (juatre  de  ces 
animaux  entrèrent  dans  sa  chambre,  etconmie 
ils  couraient  cà  et  là  tout  effarés,  on  eiit  dit  une 
légion  de  diables  qui  prenaient  leurs  ébats.  En 
cherchant  à  s'échapper,  ils  éteignirent  les  bou- 
gies et  renversèrent  tout  ce  qui  se  trouvait  sur 
leur  passage.  Pendant  ce  temps,  les  sonnettes 
faisaient  un  tel  carillon,  que  ceux  qui  n'étaient 
pas  dans  le  secret  de  la  jdaisanterie  ne  savaient 
plus  que  penser. 

Debout  près  de  la  fenêtre  et  l'épée  à  la  main, 
le  chevalier  se  mit  à  porter  à  droite  cl  à 
gauche  de  grandes  estocades,  en  criant  :  Arrière, 
arrière,  malins  enchanteurs  !  fuyez,  canailles 
maudites  !  Je  suis  don  Quichotte  de  la  Manche, 
contre  (jui  tous  vos  enchanlemenls  sont  inu- 
tiles. Puis  attaquant  les  clints  qui  couraient 
de   tous   côtés,   cl    ipi'il   dislinguait  à    l'éclat 

'  !>.'■  vers  -ont  emin-Unlés  à  l.i  IkhIUcIIum  de  l'ilJe.iii  di- 
Sainl-Marliii. 


DE   LA    MANCIIK. 


t9r. 


(le  Inurs  yeux,  il  les  poursuivit  si  vivement, 
qu'il  los  oonlr;ii;jnit  i\  sp  prci'ipilcr  par  la  fe- 
nèlro.  Mais  l'un  d'iMitre  eux,  scrn'-do  tro|i  pn'-s, 
saula  au  visage  de  notre  héros  et  s'y  attacha  de 
telle  sorte  avec  les  griffes  et  les  dents,  (iii'il  lui 
fit  jeter  des  cris  aigus.  Le  duc  devinant  ce  qui 
se  passait,  accourut  avec  de  la  lumière,  suivi 
de  ses  gens;  et  lorsipi'ils  curent  ouvert  la  porte 
de  la  cliaudire,  ils  virent  le  |)auvre  chevalier 
s'escrimant  de  toutes  ses  forces  pour  faire  lâcher 
prise  au  chat,  s'ans  pouvoir  en  venir  à  Imut. 
Aussitôt  chacun  s'empressa  de  le  secourir. 

Mais  lui  de  s'écrier  :  Que  personne  ne  s'en 
mêle;  qu'on  me  laisse  faire  ;  je  suis  ravi  de  le 
tenir  entre  mes  mains,  ce  démon,  ce  sorcier, 
cet  enchanteur,  et  je  veux  lui  apprendre  aujour- 
d'hui à  connaître  don  Quichotte  de  la   Manche. 

De  son  coté,  le  chat  ne  serrait  que  plus  fort, 
et  ne  cessait  de  gronder,  comme  pour  défendre 
sa  proie  ;  enfin  le  duc  parvint  à  le  saisir  et  le 
jet;i  par  la  fenêtre. 

Le  pauvre  chevalier  resta  le  visage  percé  comme 
un  crible,  et  le  nez  en  fort  mauvais  état,  mais 
encore  plus  dépilé  de  ce  qu'en  arrachant  de  ses 
mains  ce  malandrin  d'enchanteur,  on  lui  avait 
enlevé  le  plaisir  d'en  Irionqthcr.  On  apporta 
une  espèce  d'onguent  ;  et  de  ses  mains  blanches, 
Altisidore  appliqua  des  emplâtres  sur  toutes  les 
parties  blessées.  Pendant  l'opération,  elle  disait 
à  voix  basse  :  Celte  mésaventure,  impitoyable 
chevalier,  est  le  châtiment  de  ton  indifférence 
et  de  ta  cruauté  ;  jdaise  à  Dieu  que  Ion  écuycr 
Sancho  néglige  de  se  fustiger,  afin  que  tu  restes 
à  jamais  privé  des  embrasscments  de  ta  Diihiinée, 
au  moins  tant  que  je  verrai  le  jour,  moi  ipii 
l'adore. 

A  ce  discours,  don  Quicliotle  ne  répondit  que 
par  un  profond  soupir,  puis  il  alla  se  mettre  au 
lit,  non  sans  avoir  adresséàses  nobles  hôtes  des 
excuses  pour  le  dérangement  que  leur  avaient 
causé  ces  maudits  enchanteurs,  et  des  remer- 
liments  pour  l'empressement  qu'on  lui  avait 
témoigné  en  venant  à  son  secours.  Le  duc  et  la 


duchesse  le  laissèrent  reposer,  et  sre  retirèrent 
assez  mécontents  du  mauvais  succès  de  la  plai- 
santerie, car  notre  héros  (ut  oi)ligé  de  ganler  la 
chambre  plus  d'une  semaine. 

Peu  de  temps  ajtrès,  il  lui  arriva  une  aven- 
ture encore  plus  plaisante,  dont  il  faut  ajourner 
le  récit.  Pour  le  moment,  retournons  à  Sancho, 
(pie  nous  trouverons  assez  embarrassé  dans  son 
gouvernement,  mais  plus  (''iDiiMiiMt  (luc  jamais. 


CHAPITRE  XLVII 

SUITE    DIJ   GOUVERNEMENT    OU    CRANO   SANCHO    PANZA 

Cid  llamet  raconte  qu'après  l'audience  San- 
cho fut  conduit  à  un  magnifique  palais,  où  dans 
la  grande  salle  était  dressée  une  table  élégam- 
ment servie.  Dès  qu'il  parut,  les  clairons  son- 
nèrent, et  quatre  pages  s'avancèrent  pour  lui 
verser  de  l'eau  sur  les  mains,  cérémonie  (ju'il 
laissa  s'accomplir  avec  la  plus  parfaite  gravité. 
La  musique  ayant  cessé  Sancho  se  mit  seul  à 
table,  cariln'y  avait  d'autre  siège  ni  d'autre  cou- 
vert que  le  sien.  Prèsdelui,  mais  debout,  vinl  se 
placer  un  personnage  qu'on  recoumit  bientôt 
pour  un  médecin  ?  Il  tenait  à  la  main  une  petite 
baguette.  Au  signal  qu'il  donna  on  enleva  une 
fine  et  blanche  nappe  qui  couvrait  les  mets  dont 
la  table  était  chargée;  puis  un  ecclésiastique 
ayant  donné  la  bénédiction,  un  page  passa  sous 
le  menton  de  Sancho  une  bavette  à  franges,  et 
un  maître  d'hôtel  lui  présenta  un  plat  de  fruits. 
Le  gouverneur  y  porta  aussitôt  la  main,  le  mé- 
decin toucha  le  plat  de  sa  baguette,  et  ou  l'en- 
leva avec  une  merveilleuse  célérité.  Le  maître 
d'Iiôtel  approcha  un  autre  plat;  mais  cette  fois 
avant  même  que  le  gouverneur  eût  allongé  le 
bras,  la  baguette  lit  son  office,  et  le  plat  dis- 
parut. Sancho,  fori  étonné  de  cette  cérémonie, 
et  promenant  son  regard  sur  tout  le   monde, 

I  demanda  ce  que  cela  signifiait,   et  si   dans  l'île 

I  on  ne  dînait  (|u'avec  les  veux. 

,       Seigneur,  répondit  l'homme  à  la  baguette. 


490 


DON    QUICHOTTE 


011  mange  iei  selon  la  coutume  de  toutes  les  îles 
où  il  y  a  des  gouverneurs.  Je  suis  médecin,  et 
gagé  pour  être  celui  des  gouverneurs  de  celte  île. 
Je  m'occupe  plus  de  leur  santé  que  de  la  mienne, 
et  j'éludic  jour  et  nuit  le  tempérament  du  gou- 
verneur, alin  de  bien  savoir  coinnient  je  dois  le 
traiter  quand  il  tombe  malade  :  pour  cela  j'assiste 
à  tous  ses  repas,  alin  cpi'i!  ne  mange  pas  ce  (|iii 
peut  être  nuisible  à  son  estomac.  J'ai  l'ait  en- 
lever le  plat  di!  l'iuils,  parce  que  c'est  une  chose 
trop  humide,  et  Tautrc  mets  parce  que  c'est 
une  substance  chaude,  épicce  et  faite  pour  ex- 
citer la  soif;  or,  relui  qui  boit  beaucoup  con- 
sume et  détruit  l'humide  radical,  principe  de  la 
vie. 

En  ce  cas,  iépli(iuaSancbo,  ce  plat  do  perdrix 
rôties,  et  (jui  me  semblent  cuites  fort  à  point,  ne 
peut  me  l'aire  aucun  mal'.' 

Le  seigneur  gouverneur  ne  mangera  pas  de 
ce  plat,  tant  que  j'aurai  un  soulfle  dévie,  repar- 
tit le  médecin. 


Et  pour(| 


uoi  .'  (Icni 


anda  Sancbo. 


Pourquoi?  répontlit  le  médecin;  parce  que 
notre  maître  llippocratc,  celte  grande  lumière 
de  la  médecine,  a  dit  dans  ses  aphorismes  : 
Oiniiis  siiliiriilio  mala,  pevdicis  aittem  pessima, 
c'est-à-dire  :  «  toute  indigestion  est  mauvaise, 
«  et  celle  que  cause  la  perdrix  est  la  pire  de 
«  toutes.» 

Puisqu'il  en  est  ainsi,  dit  Sancbo,  que  le 
seigueiu'  decleur  voie  donc  de  tons  ces  mels  ce- 
lui qui  m'est  bon  ou  mauvais,  et  (pi'eiisuiti'  il 
me  laisse  satisfaire  mon  a|qiétit,  sans  jnuer  de 
sa  baguelle,  car  je  meurs  de  faim,  et  n'en  dé- 
plaise à  la  nu''decine,  c'est  vouloir  me  faire 
UHiurir  que  m'enqiêcher  de  marii^ri-. 

Votre  Grâce  a  raison,  répomlit  li!  médecin; 
aussi  suis-je  d'avis  qu'on  enlève  ce  civet  de  la- 
pin comme  viande  Iropcoumume;  (|uant;'i  celte 
pièce  de  veau,  si  elle  n'élail  ni  rôtie  ni  marinée, 
on  pourrait  en  goûter,  mais  telle  (|u'ellcest  il 
n'y  faut  pas  songer. 

Et  ce  grand   plat  qui  finne,   et  (pii,  si  je  ne 


me  trompe,  est  une  oUa  podrida,  dit  Sancho, 
il  ne  présente  sans  doute  aucun  danger,  car  ces 
ollas  podridas  étant  composées  de  toutes  sortes 
de  viandes,  il  doit  s'en  trouver  au  moins  une 
qui  soit  bonne  poui'  mon  estomac. 

Ahsil,  s'écria  le  médecin,  il  n'y  a  rien  de  pire 
au  monde  qu'une  olla  podrida  ;  il  faut  laisser 
cela  aux  chanoines,  au.x  recteurs  de  collèges  cl 
aux  noces  de  village;  quant  aux  gouverneurs, 
on  ne  doit  leur  servir  que  des  viandes  déli- 
cates et  sans  assaisonnement.  La  raison  en  est 
claire  :  les  médecines  simples  sont  toujours  pré- 
férables aux  médecines  composées  ;  dans  les 
premières  on  ne  peut  errer;  c'est  tout  le  con- 
traire dans  les  secondes,  à  cause  de  la  grande 
(luaulilé  de  substances  qui  y  entrent,  et  qui  en 
allèrent  la  qualité.  Mais  ce  que  peut  manger  Son 
Excellence  pour  corroborer  et  même  entretenir 
sa  santé,  c'est  un  cent  de  ces  fines  oublies  avec 
lieux  ou  trois  tranches  de  coing;  elles  sont  ad- 
mirid)l(!S  pour  la  digestion. 

Oii.ind  Sancho  entendit  cet  arrêt,  il  se  ren- 
versa sur  le  dossier  de  sa  chaise,  et  regardant 
lixement  le  médecin,  il  lui  demanda  comment 
il  s'ap|)elait,  et  où  il  avait  étudié? 

Moi,  seigneur,  répondit-il,  je  m'appelle  Pedro 
Ilezio  de  Aguero  ;  je  suis  natif  d'un  village 
nommé  Tirleafuera,  situé  entre  Caraqucl  et  Al- 
modovar delCanqpo,  en  tirant  sur  la  droite,  et 
j'ai  pris  mes  licences  dans  l'université  d'Os- 
suna. 

I',h  bien,  docteur  Pedro  Rezio  de  mal  Aguero, 
natif  de  Tirleafuera,  entre  Caraqucl  et  Almo- 
dovar, gradué  par  l'université  d'Ossuna,  lui  dit 
Sancho  avec  des  yeux  pleins  de  colère,  décam- 
|)e/.  à  l'instant;  sinon,  je  prends  un  gourdin,  et 
je  jure  (|u'à  coups  de  lri(iu(',  en  commençant 
par  vous,  je  ne  laisserai  pas  un  médecin  vivant 
dans  l'ile  entière,  au  moins  de  ceux  que  je  rc- 
rcconnaîtrai  |)our  ignorants  ;  car  les  médecins 
savants  et  discrets,  je  les  honore  cl  les  estime. 
Mais,  je  le  répète,  si  Pedro  Rezio  ne  décampe  an 
plus  vile,  j'empoigne  cette  chaise  et  je   l'en- 


Il  F.    I.A    MANCHE. 


407 


I 


Vint,  S.  Raçon  el  C,  imp.  Pa"S.  Jo""'  "  <-  •    <<"■ 

L'un  de  ces  cliols,  serré  de  trop  piv<,  >aula  au  visage  de  noire  héros  (page  495). 


voie  exercer  son  métier  dans  l'aiitic  monde  : 
s'en  plaigne  après  qui  voudra,  j'aurai  du  moins 
rendu  service  à  Dieu,  en  assommant  un  méchant 
médecin,  un  bourreau  de  la  république.  Main- 
tenant, qu'on  me  donne  à  manger  ou  qu'on  me 
reprenne  le  gouvernement;  car  un  métier  qui 
ne  nourrit  pas  son  maître,  ne  vaut  pas  un  ma- 
ravédis. 

Epouvanté  de  la  colère  et  des  menaces  du 
gouverneur,  le  médecin  voulait  gagner  la  porte, 
(juand  le  cornet  d'un  postillon  se  lit  entendre; 
et  le  maître  d'hôtel  ayant  regardé  par  la  fenêtre: 


Voici  venir,  dii-il,  un  exprès  de  monseigneur  le 
duc;  c'est  sans  doute  quobiue  affaire  d'im- 
portance. Le  courri(M-  entra  tout  hors  d'haleine, 
et  tirant  un  paquet  de  son  sein,  il  le  présenta 
au  gouverneur,  qui  le  mit  entre  les  mains  du 
majordome  en  lui  disant  de  voir  lasuscription; 
elle  était  ainsi  conçue  :  .1  don  Sitnchd  Pauza, 
(lourerneur  de  nie  Baratmla,  en  mains  propres 
ou  en  celles  de  son  secrélaire. 

(Jui  est  ici  mon  secrétaire?  demanda  San- 
clio. 

Moi,  seigneur,  répondit  un  jeune  homme;  car 

63 


49 -^ 


l>0,N    QIIICHOTTK 


je  sais  lire  et  (''crirc,  cl  je  suis  Biscaycii',  jioiir 
vous  scrvii'. 

A  ce  Mvc,  répliqua  Saiiclio,  vous  pourriez 
être  secrétaire  de  l'Empereur  lui-même  :  ouvrez 
ce  paquet,  et  voyez  ce  dont  il  s'agit. 

Le  secrétaire  obéit,  et  après  avoir  lu,  il  dit  au 
gouverneur  qu'il  s'agissait  d'une  affaire  dont  il 
devait  l'informer  en  secret.  Sancho  fit  signe 
que  tout  le  monde  se  retirât,  excepté  le  major- 
dome et  le  maître  d'hôlel  ;  l'ordre  exécuté,  le 
secrétaire  lut  tout  haut  ce  ([ui  suit  : 

«  Seigneur  don  Sancho  Panza,  j'ai  eu  avis 
que  vos  ennemis  et  les  miens  ont  résolu  de  vous 
attaquer  une  de  ces  nuits  ;  il  faut  donc  veiller  et 
vous  tenir  sur  vos  gardes  pour  n'être  pas  pris 
au  dépourvu.  J'ai  encore  appris  par  des  espions 
surs,  (jue  quatre  hommes  déguisés  sont  entrés 
dans  votre  île  pour  vous  ôter  la  vie,  car  on  re- 
doute singulièrement  la  pénétration  de  votre  es- 
prit :  ainsi,  ouvrez. l\ril  ;  observez  avec  soin 
ceux  qui  vous  approchent  et  surtout  ne  mangez 
rien  de  ce  qui  vous  sera  présenté;  j'aurai  soin 
de  vous  porter  secours,  si  vous  êtes  en  danger. 
Adieu,  je  m'en  remets  à  votre  prudence  ordi- 
naire. Ce  l(i  d'norit,  sni-  les  qiialic  liemes  du 
matin. 

«  A'oire  ami,  i.k  Dix,  » 

Sancho  resta  frappé  de  stupeur,  ain^i  (pie  les 
assistants.  Se  tournant  vers  le  majordome  :  Ce 
qu'il  faut  faire  et  sans  perdre  de  temps,  lui  dit- 
il,  c'est  d(!  mettre  an  fond  d'un  cachot  le  doc- 
leur  iiezio;  car  si  ([uelqu'un  doit  me  tuer,  c'est 
lui,  et  (le  la  nioil  la  |)liis  lente  et  la  plus  hor- 
rible, celle  de  li  Inim. 

Il  me  send)!e  pourtant,  dit  le  maître  d'li(')tel, 
(juc  Votre  (ir.'ice  fera  bien  de  ne  rien  manger  de 
tout  ce  (|ui  est  là,  car  ce  sont  des  friandises 
laites  par  des  religieuses,  et,  connue  on  dit, 
derrière  la  croix  se  tient  le  diable. 

'  A  l'i'poqdc  lie  CtTViinl(>s,  Ifs  nisiayeiis  élaieiil  ile|iiiis  long- 
teiii|i«  m  |)ii>scs«ion  ilof  pinres  dcscrrél.iirc  (lu  cunscil. 


^ous  avez  raison,  reprit  Sancho;  (ju'on  me 
donne  seulement  un  morceau  de  pain  et  quel- 
ques livres  de  raisin  :  personne  ne  se  sera  avisé, 
je  pense,  de  les  empoisonner;  car,  après  tout, 
je  ne  puis  me  passer  de  manger;  et  puisqu'il 
faut  se  préparer  à  combattre,  il  est  bon  de  se 
nourrir,  car  c'est  l'estomac  qui  soutient  le 
CQ^ur,  et  non  le  cœur  qui  soutient  l'estomac. 
Vous,  secrétaire,  faites  réponse  à  monseigneur 
le  duc,  et  mandez-lui  qu'on  exécutera  ce  qu'il 
ordonne,  sans  oublier  un  seul  point.  Vous  don- 
nerez de  ma  part  un  baisemain  à  madame  la 
duchesse,  et  vous  ajouterez  que  je  ta  prie  de  se 
souvenir  d'envoyer,  par  un  exprès,  ma  lettre  et 
le  pa(iuet  de  bardes  à  1  hérèse  Panza,  ma  femme; 
dites-lui  qu'elle  me  fera  grand  plaisir,  et  que  je 
m'efforcerai  toujours  de  la  servir  de  mon  mieux. 
Chemin  faisant,  vous  enchâsserez  dans  la  lettre 
quel(|ues  baisemains  pour  monseigneur  don 
Quichotte,  alin  (ju'il  voie  que  je  ne  suis  pas  un 
ingrat;  puis,  connue  bon  secrétaire  et  bon  His- 
cayen,  vous  ajouterez  tout  ce  qu'il  vous  plaira. 
Maintenant,  reprit-il,  (ju'on  enlève  cette  nappe, 
et  qu'on  me  doime  à  manger;  on  verra  ensuite 
si  je  crains  les  espions,  les  enchanteurs  ou  les 
assassins  ([ui  viendront  fondre  sur  nous. 

Comme  il  achevait  de  parler,  entra  un  page  : 
Monseigneur,  lui  dit-il,  un  paysan  demande  à 
entretenir  Votre  Seigneurie  d'une  allaire  inl- 
portante. 

Au  diable  soit  linqKUlnn,  s'écria  Sancho  : 
ignore-l-il  que  ce  n'est  pas  l'heure  de  venir  par- 
ler d'affaires?  est-ce  (|ue,  par  hasard,  les  gou- 
verneurs ne  sont  pas  de  chair  et  d'os  comme 
les  autres  hommes?  Nous  croit-on  de  bronze  ou 
de  marbre'.'  Si  ce  gouvernement  me  dure  entre 
les  mains,  ce  que  je  ne  crois  guère,  je  mettrai  à 
la  raison  plus  d'un  solliciteur.  Cependant  qu'on 
fasse  enlrei' cet  homme,  mais  après  s'être  as- 
suré d'abord  si  ce  n'est  point  un  des  espions 
dont  je  suis  menacé. 

Non,  seigneur,  repartit  le  page  :  celui-là,  si 
je  ne  me  lrom|)e,  es!  bon  i-oiiniic  le  bon  pain. 


DE    LA    M  ANC  lit:. 


4!)tf 


Ne  i'raif,MU'/.  licii,  seinnoiir,  ajouta  I''  majui- 
(loiiic,  nous  lit'  nous  éloignerons  pas. 

N'y  a-t-il  pas  moyen,  inaitre  tl'liolt'l,  ilcuiarida 
Sanclio,  ipi'cu  Pabsciice  du  docleiu'  l\e/.io,  jo 
nianijc  (pK'l(|ut'  clioso,  ne  fiUrc  (pi'un  quartuT 
do  pain  et  ini  oi^^Mion? 

Ce  soir  vous  serez  satisfait,  seigneur,  ré- 
pondit le  maître  d'Iintel,  au  souper  on  eoinpen- 
sera  le  défaut  du  dinar. 

Dieu  le  veuille,  repartit  Sanclio. 

Sur  ce  entra  le  [laysaii  :  Oui  de  vous  tous  est 
le  gouverneur?  demanda  cet  homme,  dont  la 
mine  annonçait  la  simplicité. 

Et  quel  autre  serait-ce,  répondit  le  secrétaire, 
sinon  la  personne  assise  dans  le  fautiiiil? 

Pardon,  dit  le  paysan;  et  se  jetant  à  yenoux 
devant  Sanclio,  il  lui  demanda  saraain  à  baiser. 
Sanclio  s'y  refusa,  lui  enjoignit  de  se  lever,  et 
d'exposer  promptement  sa  requête.  Le  paysan 
obéit.  Seigneur,  reprit-il,  je  suis  laboureur,  na- 
tif de  Miguel-Turra,  village  qui  est  à  deux  lieues 
de  Ciudad-Real. 

Voici  un  autre  Tirteafuera,  grommela  Sancbo. 
Continuez,  bonhomme,  je  connais  Miguel-Turra. 
je  n'en  suis  ])as  fort  éloigné. 

Le  cas  estdoiic,  seigneur,  poursuivit  le  paysan, 
que  par  la  miséricorde  de  Dieu  je  me  suis  ma- 
rié en  face  de  la  sainte  Église  catholique,  apo- 
sloli  |uc  et  romaine;  j'ai  deux  (ils  qui  étudient, 
le  cadet  pour  être  bachelier,  et  l'aîné  pour  être 
licencié  ;  je  suis  veuf,  parce  (jue  ma  femme  est 
morte,  ou  plutôt  parce  (|u'un  mauvais  méde- 
eiii  l'a  tuée  en  lui  donnant  une  médecine  pen- 
dant qu'elle  était  enceinte,  et  si  Dieu  eut  voulu 
ipi'elie  eût  accouché  d'un  troisième  garçon,  j'a- 
vais dessein  de  le  faire  étudier  pour  être  doc- 
leur,  afin  qu'il  n'eût  rien  à  envier  à  ses  frères  le 
bachelier  et  le  licencié. 

De  façon,  interrom|nt  Saiicho,  que  si  votre 
femme  ne  s'était  pas  laissée  mourir,  ou  (pi'on  ne 
l'eût  point  luée,  vous  ne  seriez  point  viiif.' 

Non,  seigneur,  répondit  le  |)aysaii. 

Nous  voilà   bien  avancés,  reprit  Saiiclio.  A- 


ilievez,  mon  ami,   car  il  est  plutôt  l'heure  de 
dormii'  (pn^  di   pai  lir  d'affaires. 

Je  dis  (loue,  loiitiiiiia  le  laboureur,  ipi Un  de 
mes  enfants,  celui  ipii  sera  baibelier,  s'est 
amoiu'achédans  nolic  \illage  d'une  jeune  lillc 
qu'on  apjielle  Claire  l'erlerina.  Le  père,  André 
Perlerino,  est  un  riche  cultivateur.  Ce  nom  de 
Peileiino  ne  vient  d'aiiciiiic  leiic,  il  leur  a  été 
donné  |)arcc  qu'ils  sont  tous  culs-de-jatte  dans 
cette  famille,  et  pourtant,  s'il  faut  dire  la  vérité, 
la  jeune  lille  est  une  vraie  perle  d'Orient.  Quand 
on  la  rcgardedu  côtédroit,  elle  est  belle  comme 
un  astre,  mais  ce  n'est  pas  de  nièiue  du  côté 
gauche,  parce  que  la  petite  vérole  lui  a  lait 
perdre  un  o'il,  et  lui  a  laissé  en  revanche  de 
grands  trous  sur  le  visage;  mais  on  dit  que  cela 
n'est  rien,  et  que  ce  sont  autant  de  fossettes  où 
viennent  s'ensevelir  les  cœurs  de  ses  amants. 
Elle  n'a  point  le  nez  trop  long,  au  contraire,  il 
est  un  peu  retroussé,  avec  trois  bons  doigts  de 
distance  juscju'à  la  bouche,  qu'elle  a  fort  bien 
fendue,  et  les  lèvres  aussi  minces  qu'on  en  puisse 
voir  ;  et  s'il  ne  lui  manquait  point  une  dou- 
zaine de  dents,  ce  serait  une  perfection.  J'ou- 
bliais d'ajouter,  et  par  ma  foi  je  lui  faisais  grand 
tort,  que  ses  lèvres  sont  de  la  plus  belle  cou- 
leur (ju'on  ait  jamais  vue,  et  peut-être  la  moins 
commune:  elle  ne  les  a  point  rouges  comme 
les  autres  femmes,  mais  jaspées  de  bleu  et  de 
vert,  et  d'un  violet  qui  tire  sur  celui  des  ligues 
quand  elles  sont  trop  mûres.  Je  vous  demande 
pardon,  seigneur  gouverneur,  si  je  prends  tant 
de  plaisir  à  peindre  et  à  vous  expliquer  toutes 
les  beautés  de  cette  jeune  fille,  mais  c'est  que 
je  l'aime  déjà  comme  mon  propre  enfant. 

Peignez  tout  ce  que  vous  voudrez,  dit  San- 
clio; la  peinture  me  divertit,  et  si  j'avais  dîné, 
je  ne  trouverais  pas  de  meilleur  dessert  que  le 
portrait  que  vous  faites  là. 

11  est  au  service  de  Votre  Grâce  et  moi  aussi, 
repartit  le  laboureur;  mais  un  temps  viendra 
qui  n'est  pas  venu.  Je  dis  donc,  seigneur,  que 
si  je  pouvais  peindre  la  bonne  mine  et  la  taille 


JOO 


DON    QUICHOTTE 


de  culte  lille,  vous  en  seriez  ravi.  Mais  cela 
m'embarrasse  un  peu,  paicc  ([u'elle  est  si  cdur- 
bée  que  ses  genoux  louclient  son  menton  ;  ce- 
|)cnilant  il  est  aisé  de  voir  que  si  elle  pouvait  se 
tenir  droite,  elle  toucherait  le  toit  avec  sa  tète. 
Elle  aurait  depuis  longtemps  déjà  donné  la  main 
à  mon  fds  le  bachelier,  si  ce  n"est  qu'elle  ne 
peut  l'étendre,  parce  qu'elle  a  les  nerfs  tout  re- 
tirés ;  et  malfjrc  tout,  on  voit  bien  à  ses  ongles 
croches  que  sa  maiu  a  une  l)L'lle  l'orme. 

Bien,  bien,  dit  Saucho,  supposez  (|ue  vous 
l'avez  peinte  de  la  lète  aux  pieds  :  que  voulez- 
vous  maintenant  ?  venez  au  l'ait  sans  tourner  au- 
tour du  pot  et  sans  nous  l'aire  tant  de  peintures. 

Je  voudrais  donc,  si  c'est  un  effet  de  votre 
bonté,  seigneur  gouverneur,  (|uc  Votre  Grâce 
me  donnât  pour  le  père  de  ma  bru  une  lettre  de 
recommandation,  dans  laquelle  vous  le  sup- 
plieriez de  permettre  ce  mariage  au  plus  vite; 
d'ailleurs,  puisque  nous  sommes  égaux  en  for- 
tune lui  et  moi,  nos  enfants  n'ont  rien  à  se  re- 
procher. En  effet,  pour  ne  vous  rien  cacher,  je  . 
vous  dirai  que  mon  lils  est  possédé  du  diable,  et 
qu'il  n'y  a  pas  de  jour  que  le  malin  esprit  ne  le 
tourmente  trois  ou  quatre  fois  ;  que  de  plus, 
pour  être  un  jour  tombé  dans  le  feu,  il  a  le  vi- 
sage si  retiré,  qu'il  ressemble  à  un  morceau  de 
parchemin,  et  que  ses  yeux  coulent  et  pleurent 
comme  s'il  avait  une  source  dans  la  tète.  Mais  à 
cela  près,  il  a  un  très-bon  naturel  ;  et  n'était 
qu'il  se  gourme  et  se  déchire  souvent  lui-même, 
ce  serait  un  ange  du  ciel. 

Eh  bien,  voulez-vous  encore  autre  chose, 
bonhomme'.'  dit  Sauclio. 

Seigneur,  je  voudrais  bien  encore  (|uel(|ue 
chose,  répliqua  le  paysan  ;  seulement  je  n'ose 
le  dire  ;  mais  vaille  que  vaille,  et  puisque  je  l'ai 
sur  le  co'ur,  il  faut  que  je  m'en  débarrasse.  .le 
dis  donc,  seigneur,  que  je  voudrais  que  Votre 
Grâce  eût  l'obligeance  de  me  donner  cinq  ou  six 
cents  ducats  pour  grossir  la  (loi  de  mon  bache- 
lier, afin  de  lui  aider  à  se  mettre  en  nuhiage; 
car  il   faut  que  ces  enfants  vivent  chez  eux  cl 


qu'ils  ne  dépendent  ni  l'un  ni  l'autre  d'un  beau- 
père. 

Voyez  si  vous  voulez  encore  autre  chose, 
ajouta  Sancho;  continuez,  et  que  la  honte  ne 
vous  arrête  pas. 

Seigneur,  je  n'ai  plus  rien  à  demander,  ré- 
pondit le  laboureur. 

Il  n'eut  pas  plus  tôt  achevé,  que  le  gouver- 
neur se  levant  brusquement,  et  saisissant  le 
fauteuil  sur  le(|uel  il  était  assis  :  Je  jure,  s'é- 
cria-t-il,  pataud,  rustre  et  mala|)pris,  je  jure 
(jue  si  lu  ne  sors  à  l'instant  de  ma  présence,  je 
te  casse  la  tète!  Voyez  un  peu  ce  maroufle,  ce 
peintre  de  Belzébuth,  qui  vient  me  demander 
elfrontément  six  cents  ducats,  comme  il  deman- 
derait six  maravédis!  D'où  veux-tu  ([ue  je  les 
aie,  puant  que  tu  es?  et  (juand  je  les  aurais, 
pourcjuoi  te  les  donnerais-je,  sournois,  imbé- 
cile'.' Que  me  font  à  moi,  toi  et  tous  tes  l'erle- 
rino?  Hors  d'ici  !  et  ne  sois  jamais  assez  hardi 
])our  t'y  présenter,  ou  je  fais  serment  par  la  vie 
du  duc,  mon  seigneur,  de  te  casser  bras  et 
jambes.  Il  n'y  a  pas  vingt-quatre  heures  que  je 
suis  gouverneur,  et  tu  veux  que  j'aie  six  cents 
ducats  à  te  donner  !  Mort  de  ma  vie,  il  me 
prend  fantaisie  de  te  sauter  sur  le  ventre,  et  de 
t'arracher  les  entrailles. 

Le  maîlre  d'hôtel  fit  signe  au  laboureur  de  se 
retirer;  ce  (|ue  celui-ci  s'empressa  de  faire, 
ayant  l'air  d'avoir  grand'pcur  que  le  gouver- 
neur n'exécutât  ses  menaces,  carie  fripon  jouait 
admirablement  son  rôle. 

Enlin  Sancho  eut  bien  de  la  peine  à  s'apai- 
ser. Laisons-Ie  ronger  son  frein,  et  retournons 
à  don  Quichotte,  (|ue  nous  avons  laissé  couvert 
(1  Cnqdàtres  et  en  si  mauvais  état,  (|u'il  mit  à 
guéiii-  plus  lie  liiiil  jours,  pendant  les(juels  il 
lui  arriva  ce  que  nous  allons  voir  dans  le  cha- 
pitre suivant. 


DE   LA   MANCHE. 


5111 


■'-  liili>^^ 


tli  bien,  ilocli'ur  Cuiro  ne/tio,lui  liil  Sanglio,  clir:impc^  à  l'iiiil^uil  (pngc  IHU). 


CHAPITRE  XLA  III 

DE    CE    QUI    ARRIVft    A    DON    QUICHOTTE     AVEC    LA    SENORA     R00RIGUE2, 
ET    D'AUTRES  CHOSES    AUSSI    ADMIRABLES 

Triste,  mélancolique,  et  le  visage  couvert  de 
comprfesses,  languissait  le  pauvre  chevalier.  Il 
resta  plus  de  six  jours  sans  oser  se  montrer  en 
public;  une  nuit  enfin,  comme  il  rcfiéciiissait  à 
SCS  disgrâces  et  aux  persécutions  dWllisidore, 
il  crut  entendre  une  clef  qui  clierchait  à  ouvrir 
la  porte  de  sa  chambre.  S'imaginaiit  que  l'a- 
moureuse demoiselle  venait  livrer  un  dernier 
assaut  à  sa  pudeur,  et  lâcher  d'él)ranier  la  loi 
qu'il  avait  jurée  à  sa  dame  Dulcinée  du  Toboso  : 
Non,  s'écria-t-il  assez  haut  pour  être  entendu, 
non,  la  plus  grande  beauté  de  la  terre  ne  sau- 
rait effacer  de  mon  cœur  celle  que  l'anionr  y  a 
gravée  si  profondément;  que  tu  sois,  ô  ma  dame, 
transformée  en  ignoble  paysanne  occupée  à 
manger  des  oignons,  ou  bien  en  nymphe  du 


Tage  tissant  des  étoffes  d'or  et  de  soie;  que 
Merlin  ou  Montesinos  te  retiennent  où  il  leur 
plaira,  libre  ou  enchantée,  absente  ou  présente, 
tu  es  toujours  ma  souveraine,  et  je  serai  tou- 
jours ton  esclave. 

Il  achevait  ces  mots  quand  la  porte  s'ouvrit. 
.\ussitôt,  s'enveloppant  d'une  courte-pointe  de 
satin  jaune,  une  barrette  sur  la  tète,  le  visage 
parsemé  d'emplâtres,  et  les  moustaches  en  pa- 
pillotes, don  Quichotte  se  dressa  debout  sur  son 
lit.  Dans  ce  costume,  il  avait  l'air  du  plus  épou- 
vantable fantôme  qui  se  puisse  imaginer.  Mais 
lorsque,  les  yeux  cloués  sur  la  porte,  il  espé- 
rait voir  paraître  la  dolente  Altisidore,  il  vil 
entrer  une  vénérable  duègne  avec  des  voiles 
blancs  à  sa  coiffe,  si  plissés  et  si  longs,  qu'ils 
la  cachaient  de  la  tète  aux  pieds.  De  sa  main 
gauche  elle  tenait  une  petite  bougie  allumée,  et 
portait  l'autre  main  au-devant,  afin  que  la  lu- 


:>o-i 


DON    QUICHOTTE 


mière  ne  lui  tloiinàt  [kis  dans  les  yeux,  (|n'clle 
avait  (le  |)liis  prolégés  par  de  ;;rnndcs  Iniielles. 
Elle  marchait  à  pas  de  loup  et  sur  la  pointe  du 
pied.  Du  lieu  où  il  était  comnie  en  sentinelle, 
don  (Juicliolte  l'observait  atleiitiveinent,  cl  à  la 
lenteur  de  sa  démarche,  à  son  accoulrement 
étrange,  il  la  [iril  pour  une  sorcière  qui  venait 
exercer  sur  lui  ses  maléfices. 

Cependant  la  duègne  continuait  d'avancer. 
Quand  elle  l'ut  au  milieu  de  rappartemeni,  elle 
leva  les  yeux,  et  alors  elle  vit  le  chevalier  qui 
faisait  des  signes  de  croix  de  toute  la  vitesse  de 
son  bras.  S'il  fut  intimidé  en  apercevant  une 
telle  ligure,  la  duègue  fut  encore  plus  épou- 
vantée en  voyant  la  sienne;  Jésus,  qu'aper- 
(,ois-je  !  s'écria-t-elle. 

Dans  son  effroi,  la  bougie  lui  échappa  des 
mains  et  s'éteignit  ;  plongée  dans  les  ténèbres, 
elle  voulut  fuir,  mais  elle  s'embarrassa  dans  les 
|)lis  de  son  voile,  et  tomba  tout  de  son  long  sur 
le  plancher. 

Plus  effrayé  que  jamais  :  Je  l'adjure,  ô  fan- 
tome,  ou  qui  que  lu  sois,  se  mil  à  dire  don 
(Juichotle,  je  l'adjure  de  me  dire  qui  tu  es,  et 
ce  que  lu  exiges  de  moi.  Si  tu  es  une  âme  en 
peine,  parle,  je  ferai  pour  te  soulager  tout 
ce  (ju'oii  doit  attendre  d'un  iiou  catholique,  car 
je  le  suis,  et  me  complais  à  être  utile  à  tout  le 
monde  :  c'est  pour  cela  que  j'ai  embrassé  l'or- 
dre de  la  chevalerie  errante,  dont  la  profession 
s'étend  jusqu'à  rendre  service  aux  àines  du  pur- 
gatoire. 

S'entendaiit  adjurer  de  la  sorte,  la  pau\re 
duèijne  jugea  par  sa  |iro|)re  frayeur  <le  celle  de 
notre  héros,  et  réjiondil  d'une  voix  basse  el 
dolente  :  Soigneur  don  (Juicliolte,  si  toutefois 
c'est  bien  vous,  je  ne  suis  ni  vision  ni  fanlouie, 
ni  àme  du  purgatoire,  comme  \olre  drace  se 
l'imagine  ;  je  suis  la  senora  llodrigne/.,  cette 
dame  d'homienr  de  madame  la  duchesse,  el  je 
viens  ici  vous  demander  aide  et  secours  pour 
une  affliction  à  lacpielle  Votre  (Irace  peu!  seule 
remédier. 


Parlez  franchement,  senora  Uodrigucz,  re- 
partit don  Quichotte,  êles-vous  ici  pour  quchpiu 
entremise  d'amour'.'  Dans  ce  cas,  vous  perdez 
votre  temps  :  la  beauté  de  Dulcinée  du  Tohoso 
s'est  lellemenl  emparée  de  mon  cœur,  (|u'elle  me 
rend  sourd  et  insensible  à  toutes  prières  de  cette 
nature.  Mais  s'il  n'est  point  question  de  mes- 
sage amoureux,  allez  rallumer  votre  bougie  et 
revenez  ici  ;  nous  aviserons  ensuite,  sauf  toute- 
fois les  réserves  que  je  viens  de  faire. 

Moi,  messagère  d'amour  !  mon  bon  Seigneur, 
reprit  la  duègne  ;  Votre  Grâce  nie  connaît  mal. 
Dieu  merci,  je  ne  suis  point  encore  assez  vieille 
pour  faire  ce  métier-Iù;  jesuis  bien  saine,  el  j'ai 
toutes  mes  dénis,  hormis  quelques-unes  (jui  nio 
sont  tombées  par  suite  de  catarrhes  fort  ordi- 
naires dans  ce  pays  d'Aragon.  Mais  (jue  Votre 
(Iràce  m'accorde  un  instant,  je  vais  rallumer  ma 
bougie,  et  je  reviens  vous  conter  mes  eimuis, 
comme  à  celui  qui  sait  remédier  à  tous  les  dé- 
plaisirs du  monde;  et  elle  sortit  sans  attendre 
de  réponse. 

Une  pareille  visite  à  une  pareille  heure  fit  à 
rinstant  naître  de  si  étranges  pensées  dans  l'i- 
magination de  don  Quichotte,  qu  il  ne  se  crut 
(;oiiit  en  sûreté  malgré  toutes  ses  résolutions: 
Qui  sait,  se  disait-il,  si  le  diable,  toujours  artifi- 
cieux el  subtil,  ne  me  tend  pas  ici  quelque  nou- 
veau piège?  Qui  sait  s'il  n'essayera  pas,  au 
moyen  d'une  duègne,  de  me  faire  tomber  dans 
les  précipices  que  j'ai  si  souvent  évités'.'  J'ai  oui 
dire  bien  des  fois  que,  (juaud  il  le  peut,  il  nous 
envoie  la  tentatrice  plutôt  à  nez  caniard  (ju'à 
nez  aquiliu.  Qu^-ile  iionle  pour  moi  et  quel  af- 
front pour  Dulcinée,  si  celle  vieille  femme  allait 
Iriompiier  d'une  constance  (jue  reines,  impéra- 
trices, duchesses  el  marquises  ont  cherché  vai- 
nement ;'i  ébranler  !  En  pareil  cas,  mieux  vaul 
fuir  (pruccepter  le  combat.  Mais,  en  vi''rité, 
ajouta  noire  chevalier,  je  dois  avoir  perdu  la  tcte, 
pour  ijui^  de  telles  exliavagaiiees  me  vienni'iit 
à  I  esprit  et  sur  les  lèvres'.'  Esl-il  possible  qu'une 
duègiic  avec  ses  coiffes  blanches,  son  visage  ridé 


m-;  i,A  M  A  m:  Il  K. 


:.(»:■ 


pIsos  Iiinettos,  ôvoilloiino  ponsro  lascivp,  nn'-mc 
ilaiis  le  ciinir  li-  plus  (l(''|iravé?  \  a-l-il  par  ha- 
sard dans  riinivcrs  entier  une  duègne  (pii  aithi 
chair  fi'iiiic  et  rebondie?  toutes  ne  sont-elles 
pas  grimacières  et  mijaurées?  Arrière  doue, 
troupe  embé|;uinée,  ennemie  de  toute  iumiaine 
création.  Oh  1  combien  eut  raison  cette  dame 
i|iii  avait  lait  placer  aux  deux  IkmiIs  de  son 
estrade  deux  duègnes  eu  cire,  avec  lunettes  et 
coussinets,  assises  comme  si 'elles  eussent  tra- 
vaillé à  l'aifinille!  Car,  sur  ma  loi,  ces  deux  sta- 
tues lui  rendaient  tout  autant  de  services  (pie 
deux  véritables  duègnes. 

En  disant  cela,  il  se  jeta  à  bas  du  lit,  dans 
l'intention  d'aller  lermer  sa  porte;  mais  au  mo- 
ment où  il  touchait  la  serrure,  la  seùora  liodri- 
guez  rentra.  Quand  elle  vil  notre  chevalier  dans 
l'état  où  nous  l'avons  dépeint,  elle  lit  trois  pas 
en  arrière  :  Sommes-nous  en  sûreté,  seigneur 
don  Quichotte?  lui  dit-elle  ;  je  ne  sais  vraiment 
(pie  penser  en  voyant  que  Votre  Grâce  a  quitté 
son  lit. 

.le  vous  adresserai  la  même  question,  seùora, 
reprit  notre  héros,  et  je  voudrais  être  assuré 
qu'il  ne  me  sera  fait  aucune  violence. 

Contre  qui,  et  à  qui  demande/.-vous  cela, 
seigneur  chevalier?  repartit  la  duègne. 

C'est  à  vous  et  contre  vous-même,  répondit 
don  Quichotte  :  car  enfin  ni  vous  ni  nidi  ne 
sonnues  de  l)ronze;  et  puis,  l'heure  est  sus- 
pecte, surtout  dans  une  chandire  plus  close  et 
aussi  sourde  que  la  caverne  où  le  perlide  l!née 
abusa  de  la  faiblesse  de  la  malheureuse  Huldi). 
Néanmoins,  donnez-moi  la  main,  car,  aprcstout, 
ma  continence  el  ma  retenue  me  suffiront,  je 
l'espère,  surtout  avec  le  secours  de  vos  vénéra- 
i)les  coiffes.  Et  lui  ayant  baisé  la  main  droite, 
il  lui  offrit  la  sienne,  (juc  la  seùora  accej)ta 
de  boime  grâce. 

ilen-Eugeli  s'arrête  en  cet  endroit  pour  faire 
une  parenthèse  et  s'écrier  :  Par  Mahomet  !  pour 
voir  ces  deux  personnages  dans  un  semblable 
costume,  se  dirigiantde  la  porte  de  la  chandire 


vers  le  lit,  j'aurais  donné  la  nu'illeure  ptdissc 
des  deux  que  je  jiossède. 

lùiliu  don  (jui(lioll(,'  se  remit  dans  ses  draps, 
taudis  ipu'  la  seùora  Uodriguez  prenait  place 
sur  une  chaise  assez  écartée  du  lit,  sans  (piitter 
ni  sa  bougie  ni  ses  lunettes,  i'uis,  (piand  ils 
furent  tous  deux  bien  installés,  h'  premier  qui 
niMipil  le  silence  fut  don  (juichdltr.  Madame, 
dit-il,  vous  piiUMV,  MiaiiilciianI  di'condre  vos 
lèvres,  et  m'apprendre  le  sujet  de  vos  déplai- 
sirs :  vous  serez  écoutée  par  de  ch.istes  oreilles 
et  secourue  i)ar  de  charitables  œuvres. 

Je  n'en  fais  aui'im  diuile,  répouilit  la  seùora 
Rodrigue/,,  car  du  gentil  et  tout  aimable  aspect 
de  Votre  Grâce,  on  ne  pouvait  espérer  qu'une 
réponse  si  clirétieime.  Apprenez  donc,  seigneur 
chevalier,  (pioicpievous  me  voyiez  assise  ici  sur 
cette  chaise  en  costmue  de  misérable  duègne, 
au  beau  milieu  du  royaume  d'Aragon,  que  je 
n'en  suis  pas  moins  native  des  Asturies  d'O- 
viedo,  et  d'une  des  meilleures  races  de  celle 
province.  La  mauvaise  étoile  de  mon  père  el  de 
ma  mère,  qui  s'apjiauvrireut  de  bonne  heure, 
sans  savoir  pour(iuoi  ni  conmient,  m'amena  à 
Madrid,  où,  pour  me  faire  un  sort,  mes  parents 
me  placèrent  chez  une  grande  dauie,  en  qualité 
de  femme  de  chambre;  car  il  faut  que  vous  le 
sachiez,  seigneur  don  (luicholte ,  pour  toutes 
sortes  d'ouvrages,  surtout  ceux  à  l'aiguille,  je 
ne  le  cède  à  personne.  Mon  père  et  ma  mère 
s'en  retournèrent  dans  leur  iirovince,  me  lais- 
sant en  condition,  et  peu  de  temps  après,  ils 
(luiltèrenl  ce  uioudc  pour  aller  en  païadis,  car 
ils  étaient  bons  catholiques.  Je  restai  donc  or- 
l)lieline,  sans  autre  ressource  (pie  les  misérables 
Tages  (lu'on  nous  donne  dans  les  palais  des 
grands.  In  écuyerdela  maison  où  j'étais  devint 
amoureux  de  moi,  sans  que  j'y  songeasse  :  c'é- 
tait un  homme  déjà  avancé  en  âge,  à  grande 
barbe,  à  vénérable  aspect,  et  noble  comme  le 
roi,  car  il  était  montagnaid.  Nos  amours  ne 
furent  jias  toutefois  si  secrètes  que  ma  maîtresse 
n'eu  cùl  coiinaissaiicc,  et  pour  empêcher  les  ca- 


5(U 


DON    QUICHOTTE 


quels  elle  nous  maria  en  face  de  notre  mère  la 
sainte  Église  catholique.  De  notre  union  naquit 
une  fille  ;  pour  combler  ma  disgrâce,  non  pas 
que  je  sois  morte  en  couche,  car  l'enfant  vint 
bien  et  à  terme,  mais  parce  que  mon  pauvre 
mari,  Dieu  veuille  avoir  son  âme,  mourut  peu 
de  temps  après  d'une  frayeur  (pi'il  eut,  et  dont 
vous  serez  étonné  vous-même,  si  j'ai  le  temps 
de  vous  la  raconter. 

Ici,  la  pauvre  duègne  se  mil  à  ])]eurer  amè- 
rement, après  quoi  elle  reprit  :  Pardonnez-moi, 
seigneurchevalier,  si  je  verse  des  larmes,  mais  je 
ne  puis  me  rappeler  le|)auvre  défunt  sans  |)leu- 
rer;  Dieu  !  ipi'il  avait  bonne  mine,  (piand  il  me- 
nait ma  maîtresse  en  croupe  sur  une  belle  mule 
noire  comme  jais!  car  dans  ce-temps  là  on  n'a- 
vait point  de  carrosse  comme  aujourd'hui,  et 
les  dames  allaient  en  croupe  derrière  leurs 
écuyers.  Ce  que  je  dis,  c'est  afin  de  vous  faire 
connaître  la  politesse  et  la  ponctualité  de  cet 
excellent  homme.  Un  jour,  à  Madrid,  comme  il 
allait  entier  dans  la  rue  Santiago,  rue  fort 
étroite,  un  alcade  de  cour  en  sortait  suivi  de 
deux  algua/.ils;  mon  mari  aussitôt  tourn.T  bride 
pour  accompagner  l'alcade  ;  mais  ma  maîtresse 
qui  était  en  croupe,  lui  dit  à  voix  basse  :  Que 
faites-vous,  malheureux?  ne  songez-vous  plus 
que  je  suis  ici?  L'alcade,  en  homme  courtois, 
retint  la  bride  de  son  cheval  et  dit  à  mon  mari  : 
Seigneur,  suivez  votre  chemin;  c'est  à  moi 
d'accompagner  la  scùora  Cassilda.  C'était  le 
nom  de  ma  maîtresse.  Malgré  cela,  mon  mari, 
la  toque  à  la  main,  s'opiniàtrait  à  suivre  l'al- 
cade. Ce  que  voyant,  ma  maîtresse  tira  de  son 
étui  unegrosse  aiguille,  peut-être  bien  même  un 
poinçon,  et,  pleine  de  dépit  et  de  fureur, 
elle  l'enfonça  dans  le  corps  de  nnui  pauvre 
mari  qui,  jetant  un  grand  cri,  roula  à  terre 
avec  elle.  Les  la(|uais  de  la  dame  accoururent, 
avec  l'alcade  et  les  alguazils,  pour  les  relever. 
Cela  mil  en  confusion  toute  la  porte  de  Guada- 
lajara,  je  veux  dire  les  oisifs  qui  s'y  trouvaient. 
Ma    nuiîlressc    s'en    rcldurna  à    pied,    cl    ukui 


époux  se  réfugia  dans  la  boutique  d'un  barbier, 
disant  qu'il  avait  les  entrailles  traversées  de  part 
en  part.  Un  ne  parla  plus  dans  Madrid  que  de 
sa  courtoisie,  et  quand  il  fut  guéri,  les  petits 
ganjons  le  suijaientpar  les  nies.  Pour  ce  molil', 
et  aussi  parce  qu'il  avait  la  vue  un  peu  basse, 
ma  maîtresse  lui  donna  son  congé,  ce  dont  il 
eut  tant  de  chagrin,  que  telle  fut,  sans  nul 
doute,  la  cause  de  sa  mort.  Je  restai  veuve, 
pauvre,  et  chargée  d'une  fille  qui  chaque  jour 
allait  croissant  en  beauté.  Comme  j'avais  la  ré- 
putation de  travailler  admirablement  à  l'aiguille, 
madame  la  duchesse,  qui  était  récemment  ma- 
riée avec  monseigneur  le  duc,  m'emmena  en 
Aragon  et  ma  fille  aussi.  Dref,  les  jours  se  suc- 
cédant, ma  lille  a  grandi  ornée  de  toutes  les 
grâces  du  monde  ;  aujouid'liui  elle  chante 
comme  un  rossignol,  danse  comme  une  syl- 
phide, lit  et  écrit  connue  un  maître  d'école,  et 
compte  comme  un  usurier.  Je  ne  dis  rien  des 
soins  qu'elle  prend  de  sa  personne  :  l'eau  cou- 
rante n'est  pas  plus  nette  ;  et  à  cette  heure,  elle 
a,  si  je  ne  me  trompe,  seize  ans  cinq  mois  el 
trois  jours,  pas  un  de  plus,  pas  un  de  moins. 

De  cette  mienne  enfant  est  devenu  amoureux 
le  lils  d'un  riche  laboureur,  ipii  tient  ici  près 
une  ferme  de  monseigneur  le  duc.  Le  jeune 
homme  a  si  bien  fait,  que,  sous  promesse  de 
l'épouser,  il  a  abusé  de  la  pauvre  créature,  el 
aujourd'hui  il  refuse  de  tenir  sa  parole,  quoique 
monseigneur  sache  toute  l'affaire,  car  je  me  suis 
plainte  à  lui,  non  jias  une  fois,  mais  mille,  le 
sup|)liant  de  forcer  ce  garçon  à  épouser  ma 
lille;  mais  notre  maître  fait  la  sourde  oreille  et 
vent  à  peine  m'entcndre.  La  raison  en  est  que 
le  père  du  séducteur,  qui  est  fort  riche,  lui 
prèle  de  l'argent  et  chaque  jour  lui  sert  de  cau- 
tion pour  ses  sottises,  c'est  pourquoi  il  ne  veut 
;  le  désobliger  en  rien. 

Je  viens  donc  vous  demander,  seigneur  che- 
valier, pui.squ'au  dire  de  tout  le  monde  Voire 
Grâce  est  venue;  ici-bas  pniir  r(>(lrcssi'r  les  torts 
el  |tré|er  assistance  aux  mallii'iucMv,  de  prendre 


m;  i,A  MA  m; m:. 


[)0u 


Cmh,  ^.  K,..u.  ,1  O 


Sommes-nous  on  sôriHr,  scipnriir  don  ouiclioUof  lui  ilil-rlle  (p.wc  .'H)t> 


fait  el  cause  pour  ma  lille,  alin  (jiie,  soit  par  la 
persuasion,  soit  par  les  armes,  vous  obteniez  ré- 
paration du  tort  qu'on  lui  a  fait.  Jetez  lesyeux,  je 
vous  en  supplie,  sur  l'abandon  de  cette  pauvre 
enfant,  sur  sa  jeunesse,  sa  gentillesse  et  toutes 
ses  bonnes  qualités  ;  car,  sur  mon  honneur,  de 
toutes  les  femmes  de  madame  la  duchesse,  il 
n'y  en  a  pas  mif  qui  la  vaille  ;  et  une  certaine 
Altisidore,  qui  passe  pour  la  plus  huppée  et  la 
plus  égrillarde,  n'en  approche  pas  de  cent  lieues. 
Votre  Grâce,  seigneur  don  Ouicholte,  doit  sa- 
voir que  tout  ce  qui  reluit  n'est  pas  or  :  aussi 


cette  .'Vltisidore  a-t-ellcplus  de  présomption  que 
de  beauté,  et  plus  d'effronterie  que  de  retenue, 
sans  compter  qu'elle  n'est  pas  fort  saine,  car 
elle  a  l^haleinc  si  torte  qu'on  ne  saurait  rester 
longtemps  auprès  d'elle.  Madame  la  duchesse 
elle-même...  mais  il  faut  se  taire,  parce  que, 
vous  le  savez,  les  murs  ont  des  oreilles. 

(Ju'a  donc  uuuhinic  l;i  duchesse,  sefiora  Ko- 
driguez'.'  demanda  don  Quichotte  ;  sur  ma  vie, 
expli(juez-vous. 

Je  n'ai  rien  à  vous  refuser,  répondit  la 
duègne  :  cli  bien,  voyez-vous,  seigneur  clieva- 

Ci 


506 


DON   OUICIIOTTE 


lier,  la  beauté  do  iiiailame  la  duchesse,  ce  teint 
si  brillant  qu'on  dirait  que  c'est  une  lame  d'é- 
pée  fourbie,  ces  joues  qui  semblent  pétries  de 
lait  et  de  vermillon,  et  cet  air  dont  elle  marche, 
dédaignant  presque dcloucher  la  terre;  eh  bien, 
tout  cela,  c'est  grâce  à  deux  fontaines  qu'elle  a 
aux  jambes,  par  où  vont  s'écoulant  toutes  les 
mauvaises  humeurs  dont  les  médecins  assurent 
qu'elle  est  remplie. 

Bon  Dieu?  que  m'apprenez-vous  là,  senora  ; 
s'écria  don  Quichotte;  est-il  possible  que  ma- 
dame la  duchesse  ait  de  semblables  exutoires? 
En  vérité,  je  ne  l'aurais  jamais  cru,  quand  tous 
les  carmes  déchaussés  me  l'auraient  affirmé  ; 
mais  puisque  vous  me  le  dites,  je  n'en  doute 
plus.  D'ailleurs,  j'en  suis  persuadé,  de  pa- 
reilles fontaines  doivent  répandre  plutôt  de 
l'ambre  liquide  qu'aucune  autre  humeur,  et 
tout  de  bon  je  commence  à  croire  que  ces 
sortes  de  fontaines  sont  fort  utiles  pour  la 
santé. 

Don  Quichotte  achevait  de  parler,  lorsque  la 
porte  de  la  chambre  s'ouvrit  avec  fracas  ;  le  sai- 
sissement lit  tomber  la  bougie  des  mains  de  la 
senora  Rodriguez,  et  l'appartement  resta,  comme 
on  dit,  aussi  noir  qu'un  four.  En  même  temps, 
la  pauvre  duègne  se  sentit  prendre  à  la  gorge 
par  deux  mains  qui  la  serrèrent  si  vigoureuse- 
ment qu'elle  ne  pouvait  respirer;  et  une  troi- 
sième main  lui  ayant  relevé  sa  jupe,  une  qua- 
trième, avec  (jucique  chose  qui  ressemblait  à 
une  pantoufle,  commença  à  la  fustiger  si  ver- 
tement, (pie  c'était  pitié.  Don  (Juicliotte,  tout 
charitable  qu'il  était,  ne  bougea  pas  de  son  lit, 
ignorant  ce  que  ce  |)0iivait  être,  et  redoutant 
pour  lui-nuMUC  l'orage  (ju'il  entendait  éclater  à 
ses  côtés.  Le  bon  chevalier  ne  craignait  pas 
sans  raison  :  car  après  (|ue  les  invisibles  bour- 
reaux eurent  bien  corrigé  la  malheureuse  duègne, 
qui  n'osait  souffler  mol,  ils  se  jetèrent  sur  lui, 
et  ayant  enlevé  sa  couvertuie,  ils  le  pincèrent  si 
l'oit  et  si  dru,  qu'il  lut  forcé  de  se  défendre  à 
grands  coups  de  pieds,  et  tout  cela  dans  un  ad- 


mirable silence.  La  bataille  dura  plus  d'une 
demi-heure ,  après  quoi  les  fantômes  dispa- 
rurent. La  senora  Rodriguez  se  releva,  rajusta 
saju|)e,  et  sortit  sans  proférer  une  jiarole. 

Quant  à  don  Quichotte,  il  resta  dans  son  lit, 
triste  et  pensif,  pincé  et  meurtri,  mais  mourant 
d'envie  de  savoir  quel  était  l'enchanteur  qui 
l'avait  mis  en  cet  état. 

Nous  verrons  cela  une  autre  fois,  car  il  nous 
faut  retourner  à  Sancho,  comme  le  veut  l'ordre 
de  cette  histoire. 


CHAPITRE  XLIX 

DE  CE  gui    AF.nlvA    A    SANCHO   PAN2A,    EN    FAISANT    LA    RONDE 
DANS   SON     ILE. 

Nous  avons  laissé  notregouverneur  fort  cour- 
roucé contre  ce  narquois  de  paysan   cjui,    in- 
struit par  le  majordome  d'après  les  ordres  du 
duc,  s'était  moqué  de  lui  ;  mais,  tout  simple 
qu'il  était,  Sancho  Panza  leur  tenait  tète  à  tous, 
sans  reculer  d'un  pas.  Maintenant,  dit-il  à  ceux 
qui  l'entouraient, parmi  lesquels  était  le  docteur 
Pedro  Rezio,  je  comprends  qu'il  faut  (pie  les 
gouverneurs^  et  les  juges  soient  de  bronze,  afin 
de  pouvoir  résistera  ces  importuns  qui  à  toute 
heure  viennent  demander  qu'on  les  écoute  et 
qu'on  expédie  leur  affaire  quoi  qu'il  arrive;  et  si 
un  pauvre  juge  refuse  de  les  entendre,  parce 
que  c'est  le  moment  de  prendre  son  repas,  ou 
|)arce  qu'il  n'a  pas  le  loisir  de  donner  audience, 
ils  en  disent  pis  (pie  |ien(lro.  A  ce  plaideur  mal- 
avisé, je  dirai  :  Choisis  mieux  Ion  temps,  mon 
ami,  et  ne  viens  pas  aux  heures  où  l'on  mange, 
ni  à  celles  où  l'on  dort,  car  nous  antres  juges  et 
gouverneurs,  nous  sommes  de  chairet  d'os  comme 
les  autres  hommes  :  il  faut  que  nous  accordions 
à  la  nature  ce  qu'elle  exige,  si  ce  n'est  moi  pour- 
tant qui  ne  donne  rien  à  manger  à  la  mienne, 
grâce  au  dueteur  Pedro  Rezio  de  Tirtcafucra  ici 
présent,  qui  veut  que  je  meure  île  faim,  et  af- 
(ii nie  (|uc  c'est  pour  ma  santé.  Dieu  lui  donne 


DK    I,  A    MANCIIK. 


noT 


santé  pareille;  ainsi  qu'à  tons  les  médecins  de 
son  espèce. 

En  entendant  Sancho  chacun  s'clonnait,  et  se 
disait  (pi'il  n'est  rien  de  tel  ipie  les  cliarf;es 
(l'importance  soit  pour  aviver,  soit  poui'  en- 
gourdir l'esprit,  l'inalcmenl,  le  docteur  l'edro 
Rezio  lui  |)romit  de  1»^  laisser  souper  ce  soir-là, 
dùl-il  violer  tous  les  apliorismes  d'ilippocratc 
Celle  promesse  remplit  de  joie  notre  j,fouver- 
neur,  qui  attendit  avec  une  extrême  impa- 
tience que  la  nuit  vint,  et  avec  elle  l'Iieurc  du 
souper. 

Enlin  arriva  le  moment  tant  désiré,  et  on 
servit  à  Sancho  un  hachis  de  hœuf  à  l'oij^non, 
avec  les  pieds  d'un  veau  queUpic  peu  avancé  en 
âge.  Notre  hon  gouverneur  se  jeta  sur  ces  ra- 
goûts avec  plus  d'appétit  que  si  on  lui  eût  pré- 
senté des  faisans  d'Etrurie,  du  veau  de  Sorrente, 
des  perdrix  de  .Moron  ou  des  oies  de  Lavajos. 
Aussi,  pendant  le  repas,  se  tourna-t-il  vers  le 
médecin  et  lui  dit  :  Seigneur  docteur,  ne  vous 
mettez  point  en  peine  à  l'avenir  de  me  donner 
des  mets  recherchés,  mon  estomac  n'y  est  pas 
l'ait,  et  il  s'accomode  fort  bien  de  bœuf,  de 
lard,  de  navets  et  d'oignons  ;  lorsque  par  aven- 
ture on  lui  donne  des  ragoûts  de  roi,  il  ne  les 
reçoit  qu'en  rechignant,  et  souvent  avec  dé- 
goût. Ce  que  le  mailre  d'hôtel  pourra  faire  de 
mieux,  c'est  de  me  donner  ce  qu'on  appelle 
pots  pourris;  plus  ils  sont  pourris,  meilleurs  ils 
sont  ;  qu'il  y  fourre  tout  ce  qu'il  voudra  :  pourvu 
que  ce  soient  choses  bonnes  à  manger,  je  se- 
rai satisfait,  et  m'en  souviendrai  dans  l'occa- 
sion ;  et  que  personne  ne  s'avise  d'en  ])laisan- 
ter,  car  enliu  je  suis  gouverneur  ou  je  ne  le  suis 
pas.  Vivons  et  mangeons  en  paix,  puisque  quand 
Dieu  fait  luire  le  soleil  c'est  pour  tout  le  monde. 
Je  gouvernerai  celle  ile  sans  rien  |irendri'  ni 
laisser  prendre  ;  mais  (|ue  chacun  ail  IH  il  an 
guet,  et  se  tienne  sur  le  (jui-vive,  autreuienl 
je  lui  fais  savoir  que  le  diable  s'est  mis  de  la 
danse;  et  si  on  me  fâche,  on  trouvera  à  qui 
parler. 


Assurément,  seigneur  gouverneur,  dit  le 
maitif  d'hôtel,  Votre  (iràcc  a  raison  en  tout  cl 
partout,  et  je  me  rends  caution,  au  nom  de  tous 
les  habitants  de  celle  ile,  que  vous  serez  servi 
et  obéi  avec  ponctualité,  amour  et  respect:  voire 
aimable  fac.ou  de  gouverner  ne  saurait  leui'  in- 
spirer d'autre  désir  que  celui  d'être  tout  à  votre 
service. 

.le  le  crois  bien,  repartit  Sancho,  et  ils  .se- 
raient des  imbéciles  s'ils  pensaient  autrement: 
je  recommande  seulement  qu'on  ail  soin  de 
pourvoir  à  ma  subsistance  et  à  celle  de  mon 
âne;  de  cette  façon  nous  serons  tous  contents. 
Maintenant,  (|M^Mid  il  sera  temps  de  faire  la 
ronde,  (|u'(in  m'avertisse,  mon  intention  est  de 
purger  cette  île  des  gens  désd'uvrés,  des  vaga- 
bonds ;  car  je  vous  l'apprendrai,  mes  amis,  les 
gens  oisifs  et  les  batteurs  de  pavé  sont  aux  Etats 
ce  que  les  frelons  sont  aux  abeilles,  ils  mangent 
et  dissipent  ce  qu'elles  amassent  avec  beaucoup 
de  travail.  Moi,  je  prétends  protéger  les  labou- 
reurs, assurer  les  privilèges  de  la  noblesse,  ré- 
compenser les  hommes  vertueux,  et  surtout 
faire  respecter  la  religion  et  ceux  qui  la  pra- 
tiquent. Eh  bien,  que  vous  en  semble'.'  ai-je 
raison,  ou  me  casscrais-je  la  tctc  inutile- 
ment '.* 

Vous  parlez  si  bien,  seigneur  gouverneur,  ré- 
pondit le  majordome,  que  je  suis  encore  à 
comprendre  (pi'un  homme  aussi  peu  lettré  que 
l'est  Votre  Grâce,  je  crois  même  que  vous  no 
l'êtes  pas  du  tout,  dise  de  telles  choses,  et  pro- 
nonce autant  de  sentences  (]ue  de  paroles. 
Certes,  ceux  qui  vous  ont  envové  ici  et  ceux  que 
vous  y  trouvez  ne  s'y  attendaient  guère  :  ainsi 
chaque  jour  on  vod  des  choses  nouvelles,  el 
les  moqueurs,  comme  on  dit,  se  trouvent  mo- 

([uês. 

Après  avoir  assez  amplement  soupe,  avec  la 
permission  du  docteur  l'edro  liezio,  le  gouver- 
neur, accompagné  du  majordome,  du  secrétaire, 
du  mailre  d'holel,  de  riiistorien  chargé  de  re- 
cui  illir    |Kir  éi-rit   ses    fails  el  gestes,  et  suivi 


5(i:-i 


DON   QUICHOTTE 


(l'imo  foule  d'alguazils  et  de  gens  de  justice, 
sortit  pour  faire  sa  ronde.  Sancho  marchait  gra- 
vement au  milieu  d'eux,  sa  verge  à  In  main.  Ils 
avaient  à  peine  traversé  plusieurs  rues,  qu'un 
eliqnetis  d'épées  vint  à  leurs  oreilles;  ils  y  cou- 
rurent, et  trouvèrent  deux  hommes  qui  étaient 
aux  prises.  Ces  hommes  voyant  venir  la  justice 
.s'arrêtèrent,  et  l'un  d'eux  s'écria  :  Est-il  pos- 
sihle  qu'on  vole  ici  comme  sur  un  grand  chemin, 
cl  qu'on  assassine  en  pleine  rue? 

Calmez-vous,  homme  de  hicn,  dit  Sancho,  et 
contez-moi  le  sujet  de  voire  plaiiile;  je  suis  le 
goHverneur. 

Seigneur  gouverneur,  répondit  un  des  com- 
battants, je  vais  vous  l'exposer  en  deux  mots. 
Votre  Excellence  saura  que  ce  gentilhomme 
vient  de  gagner  mille  réaux  dans  une  maison 
qui  est  près  d'ici  ;  je  suis  son  compère,  et  Dieu 
sait  combien  de  fois  j'ai  prononcé  en  sa  faveur, 
souvent  même  contre  ma  conscience  I  Ehlden, 
quand  j'espérais  qu'il  me  donnerait  quehpies 
écus,  comme  c'est  la  coutume  avec  les  gens 
de  fpialité  tels  que  moi,  (|ui  viennent  là  pour 
juger  les  coups  et  enq)ètiier  les  querelles,  il  a 
ramassé  son  argent  et  est  sorti  sans  daigner  me 
regarder.  J'ai  couru  après  lui,  le  priant  avec 
politesse  de  me  donner  au  moins  huit  réaux,  car 
il  n'ignore  pas  que  je  suis  homme  d'honneur, 
et  que  je  n'ai  ni  métier  ni  lentes,  |rarce  (pie 
mes  parents  ne  m'ont  laissé  ni  l'un  ni  l'antre  ; 
mais  ce  ladre  n'a  consenti  à  m'accorder  que 
quatre  réaux.  Voyez  un  peu  quelle  dérision! 
Par  u]a  foi,  sans  l'arrivée  de  Votre  Grâce,  je  lui 
aurais  fait  rendre  gorge,  et  appris  à  me  donner 
lionne  mesure. 

Que  répondez-vous  à  cela'.'  demauda  Sancho 
à  r.iutre  partie. 

Celui-ci  répondit  que  ce  que  son  adversaire 
venait  de  dire  était  exact,  et  (pi'il  n'avait  pas 
voulu  lui  donner  plus  de  (]ualre  réaux,  parce 
(|u'il  les  lui  donnait  très-souvent.  Ceux  ipii  at- 
tciideiit  la  gralilication  des  juueurs,  ajuiilat-il, 
doivent  étie  polis  it  prendre  gaiement  ce  (pi'on 


leur  donne,  sans  marchander  avec  les  gagnants, 
à  moins  de  savoir  avec  certitude  que  ce  sont 
des  escrocs  et  que  ce  qu'ils  gagnent  est  mal  ga- 
gné. Au  reste  la  meilleure  preuve  que  je  suis  un 
homme  d'honneui',  c'est  que  je  n'ai  voulu  don- 
ner rien  de  plus,  car  les  fripons  sont  toujours 
tributaires  de  ceux  (|ui  les  connaissent. 

Cela  est  vrai;  (pic  plaît-il  à  Votre  Seigneurie 
qu'on  fasse  de  ces  deux  hommes?  dit  le  major- 
dome. 

Ce  qu'il  y  a  à  faire,  le  voici,  répondit  San- 
cho :  vous  homme  de  bonne  ou  de  mauvaise  foi, 
doimez  sur-lc-chauqi  à  votre  conqtère  cent 
réaux,  et  trente  pour  les  pauvres;  vous  qui  n'a- 
vez ni  métier  ni  rente,  et  qui  vivez  les  bras 
croisés,  prenez  ces  cent  réaux,  puis  demain  de 
grand  matin  décampez  an  plus  vite  de  cette  île, 
et  n'y  rentrez  de  dix  années,  sous  peine,  si  vous 
y  manquez,  de  les  achever  dans  l'antre  monde  : 
car  je  vous  fais  accrocher  par  la  main  du  bour- 
reau à  la  première  potence  venue.  El  (pi'aucun 
des  doux  ne  répli(pie,  ou  gare  à  lui. 

l,a  sentence  fut  exécutée  sur-le-champ,  et  le 
gouverneur  ajouta:  Ou  je  serai  sans  |)ouvoir, 
ou  je  fermerai  ces  maisons  de  jeu  ;  tant  je  suis 
persuadé  qu'elles  causent  de  dommage. 

Pas  celle-ci  du  moins,  répondit  le  greffier, 
car  elle  est  tenue  par  un  grand  personnage,  qui 
assurément  y  perd  beaucoup  plus  d'argent  cha- 
;  que  année  qu'il  n'en  gagne  ;  mais  Votre  Grâce 
pourra  montrer  son  pouvoir  contre  les  tripots 
de  bas  étage,  qui  donnent  à  jouer  à  tous  ve- 
nants, et  dans  l('S(piuls  il  se  commet  mille  fri- 
|ionneries,  les  liions  n'élaiit  pas  assez  hardis 
pour  exercer  leur  industrie  chez  les  personnes 
de  distinction;  et  piiis(pie  enlin  la  passion  du 
jeu  est  devenue  générale,  il  vaut  mieux  que  l'on 
joue  chez  les  gens  de  (|ualité  que  dans  ces  re- 
paires 011  l'on  relient  un  malheureux  toute  la 
nuit  pour  l'écorcher  tout  vil. 

Il  \  a  beaucou|)  à  dire  à  cela,  greffier,  répli- 
i|ii;i  SmiicIio:  mais  imus  eu  reparlerons. 

Sur  ce  arriva  un  alguazil  (pii  tenail  un  homme 


Itl':    l.A   MANCHE. 


&U9 


Contez-moi  le  *iiji;l  ilc  volrc  itlaiiilc,  ilil  Sanciio,  je  sui>  le  |;otiverncur  (l'ajje  îiOS). 


au  collet:  Seigneur  gouverneur,  ilit-il,  cejcune 
rompagnon  venait  de  notre  côté,  mais  aussitôt 
qu'il  a  aperçu  la  justice,  le  drôle  a  tourné  les 
talons,  et  s'est  mis  à  courir  de  toute  sa  force  : 
signe  certain  qu'il  a  quelque  chose  à  se  repro- 
cher. J'ai  couru  après  lui,  et  s'il  n'eut  trébuché 
il  ne  serait  pas  maintenant  devant  vous. 

Pûuninoi  donc  l'uyais-tu,  jeune  homme'.'  de- 
manda Sancho. 

Seigneur,  répondit  le  garçon,  je  fuyais  pour 
éviter  toutes  ces  questions  que  font  les  gens  de 
justice. 

Fort  Lien  ;  quel  est  ton  métiei? 

Tisserand,  avec  la  permission  de  Votre  Grâce. 

Et  qu'est-ce  que  tu  lisses? 

Des  fers  de  lance. 

Ah  !  ah  !  repartit  Sancho,  tu  fais  le  plaisant, 
j'en  suis  bien  aise.  Et  où  allais-tu,  à  l'heure 
qu'il  est? 


(       Prendre  l'air,  répondit-ii. 

I  ,  • 

Et  on  prend-on  l'air  dans  celte  ile?  demanda 

Sancho. 

Là  où  il  souffle,  seigneur,  répondit  le  jeune 
homme. 

C'est  très-bien  répondre,  dit  le  gouverneur, 
et  je  vois  que  tu  en  sais  long.  Eh  bien,  mon 
ami,  imagine-toi  que  c'est  moi  qui  suis  l'air, 
que  je  te  souffle  en  pou|)e,  et  que  je  te  pousse 
à  la  prison:  holà,  qu'on  l'y  mène  à  l'instant! 
Je  saurai  bien  empêcher  que  tu  dormes  cette 
nuit  en  plein  air. 

l'ardicu,  seigneur,  reprit-il,  vous  me  ferez 
dormir  en  prison,  tout  comme  je  serai  roi. 

Et  pourquoi  donc  ne  te  ferais-je  pas  dormir 
en  prison,  insolent?  repartit  Sancho;  est-ce 
(]ue  je  n'ai  pas  le  pouvoir  de  t'y  faire  conduire, 
et  de  l'en  tirer  quand  il  me  |ilaira. 

Ma  foi,  vous  auriez  cent  fois  plus  de  pouvoir, 


HO 


DON   QUICHOTTE 


([ue  vous  ne  m'y  l'crit'z  [joiiil  tloriuir,  rquindit 
le  jeune  lioiiiiiie. 

Co-niiieiil,  lion  !  répliqua  Sanclio;  qu'on  le 
mène  en  prison  snr-Ie-cliamp,  afin  qu'il  ap- 
prenne à  ses  dépens  si  je  suis  le  maîlre  ou 
non;  et  si  le  geôlier  le  laisse  échapper,  je  le 
condamne  d'avance  à  deux  mille  ducats  d'a- 
ineiide. 

Plaisanleric  que  tout  cela!  Je  défie  tous  les 
habitants  de  la  terre  de  me  faire  dormir  cette 
nuit  en  prison. 

Ks-tu  le  diable  en  personne,  ou  possèdcs-lu 
(pielque  esprit  familier  pour  t'ôter  les  menottes 
(pi'on  va  te  mettre?  demanda  Saiicho  avec  co- 
lère. 

Un  instant,  seigneur  gouverneur,  répondit  le 
jeune  licmme  d'un  air  dégagé;  soyons  raison- 
nable, et  venons  au  fait.  Je  suppose  que  Votre 
Seigneurie  m'envoie  en  prison,  qu'on  me  mette 
au  lond  d'un  cachot,  les  fers  aux  |)ieds  et  aux 
mains,  et  qu'on  me  garde  à  vue:  eh  bien,  si  je 
ne  veux  pas  dormir,  et  si  je  veux  passer  la  nuit 
les  yeux  ouverts,  tout  votre  pouvoir  serait  il  ca- 
pable de  me  contraindre  à  les  fermer. 

Il  a  raison,  observa  le  secrétaire. 

De  sorte,  dit  Saiicho,  que  tune  dormiras  pas, 
uiii(pioiiit'nl  pour  suivre  ta  fantaisie,  et  non 
pour  contrevenir  à  ma  volonté? 

Assurément,  seigneur,  répondit  le  jeune 
homme;  je  n'en  ai- pas  même  la  pensée. 

A  la  bonne  heure,  va  dûrmir  clie/.  toi,  je  ne 
prétends  pas  l'empêcher;  mais,  à  l'avenir,  je  te 
conseille  de  ne  pas  |)laisanter  avec  la  justice, 
car  lu  pourrais  tomber  entre  les  mains  d'un 
juge  (pii  n'ciilcndrait  pas  raillerie  et  te  donne- 
rait sur  les  doigts. 

I.e  jriine  homme  s'en  l'ut,  et  le  goineiiieiir 
continua  la  ronde. 

A  qiiclipies  pas  de  là,  deux  archers  survinrent 
avec  un  nouveau  prisonnier:  Seigneur,  dit  l'un 
d'eux,  celui  que  nous  vous  aiiieiious  n'est  point 
un  homme,  c'est  une  jemine,  el  mi'iiie  lorl  ai- 
mable, qui  a  |)ris  ce  Iraveslissemenl. 


Ou  approcha  deux  lanternes,  à  la  lumière 
desquelles  on  reconnut  que  c'était  une  fille  d'en- 
viron quinze  à  seize  ans.  Ses  cheveux  étaient 
ramassés  dans  une  résille  de  fils  d'or  et  de  soie 
verte;  elle  portait  un  vêtement  de  brocart  d'or 
à  fond  vert;  ses  bas  de  soie  étaient  incarnats, 
ses  jarretières  dc^  taffetas  blanc,  bordées  de 
h  anges  d'or  avec  des  perles,  ses  souliers  étaient 
blancs  comme  ceux  des  hommes  ;  elle  n'avait 
point  d'épée,  mais  seulement  un  riche  poi- 
gnard, et  aux  doigts  plusieurs  bagues  d'un 
grand  prix.  En  un  mot,  sa  beauté  surprit  tout 
le  monde,  mais  aucun  des  assistants  ne  put  la 
reconnaître  ;  ceux  mêmes  qui  étaient  dans  le  se- 
cret des  tours  ipi'on  voulait  jouer  à  Sancho,  non 
moins  étonnés  que  les  autres,  attendaient  la  lin 
de  l'aventure. 

Emerveillé  de  la  beauté  de  cette  jeune  fille, 
Saiicho  lui  demanda  qui  elle  était,  où  elle  al- 
lait, et  pouripioi  on  la  rencontrait  sous  ce  dé- 
guisement. 

Seigneur,  répondit-elle  en  rougissant,  je  ne 
saurais  dire  devant  tant  de  monde  une  chose 
qu'il  m'importe  de  cacher  ;  je  puis  seulement 
vous  assurer  que  je  ne  suis  point  un  niall'aileur, 
mais  une  infortunée  à  qui  la  violence  d'un 
sentiment  jaloux  a  fait  oublier  les  règles  de  la 
bienséance. 

Le  majordome,  qui  l'avait  entendue,  dit  à 
Sancho  :  Seigneur  gouverneur,  ordonnez  à  vos 
gens  de  s'éloigner,  afin  (pic  cette  dame  jiuisse 
parler  en  toute  liberté. 

Lorsqu'ils  se  furent  retirés  sur  l'ordre  du 
gouverneur,  avec  qui  il  ne  demeura  que  le  ma- 
jordome, le  mailre  d'hôtel  et  le  secrétaire,  la 
jeune  fille  parla  ainsi  :  Seigiuuiv,  je  suis  la  fille 
de  Pedro  l'erez  Mazorca,  reniiier  des  laines  de 
ce  pays,  lequel  a  l'habitude  de  venir  souvent 
chez  mon  père. 

(iida  n'a  pas  de  sens,  madame  !  miei  i'iuii|iit  le 
majordome  ;  je  connais  fort  bien  l'edi o  l'eiez, 
et  je  sais  (pTil  n'a  pas  d'eiifanls;  d'ailleurs, 
après  avoir  dil  que  vdiis  êtes  sa  fille,  vous  ajou- 


DE    LA    MANCIIK 


Ml 


lez  (|u'il  va  souvent  clie/.  voire  père  :  cela  ne  se 
comprend  pas. 

J'en  avais  déjà  lait  la  reinanpie,  dit  San- 
clio. 

Seigneurs,  je  vous  demande  pardon,  conti- 
nua la  jeune  lille,  je  suis  si  trouliléc  ipu-  je  ne 
sais  ce  (juc  je  dis  ;  la  vérité  est  que  je  suis  la 
fille  de  don  Diego  de  la  Lana. 

Je  connais  très-hien  don  Diego  de  la  Laua, 
dit  le  majordome,  l'on  Diego  est  un  gentil- 
homme fort  riche,  qui  a  un  lils  et  une  lille  ; 
mais  depuis  qu'il  est  veul',  personne  ne  peut  se 
vanter  d'avoir  vu  le  visage  de  sa  lille  ;  il  la  lient 
si  resserrée  qu'il  la  cache  au  soleil  lui-même, 
mais  malgré  toutes  ses  précautions  on  sait  qu'elle 
est  d'une  remarquable  beauté. 

Vous  dites  vrai,  soigneur,  répliqua-t-elle,  et 
cette  lille  c'est  moi.  Quant  à  cette  beauté  dont 
vous  parlez,  vous  pouvez  en  juger  maintenant 
que  vous  m'avez  vue. 

A  ces  mots,  elle  se  mit  à  sangloter,  et  le  se- 
crétaire dit  à  l'oreille  du  majordome  :  il  i'aut 
(|u'il  soit  arrivé  quelque  chose  d'extraordinaire 
à  cette  jeune  tille,  puisque  bien  née  comme  elle 
l'est,  on  la  rencontre  à  pareille  heure  hors  de  sa 
maison. 

Il  n'en  I'aut  pas  douter,  répondit  celui-ci,  et 
ses  larmes  en  font  foi. 

Sancho  la  consola  du  mieux  qu'il  put,  la  con- 
jurant d'avouer,  sans  nulle  crainte,  ce  qui  lui 
était  arrivé,  et  lui  promettant  de  faire  tout  ce  qui 
serait  en  son  pouvoir  pour  lui  rendre  service. 

Seigneurs,  répondit-elle,  depuis  dix  ans  que 
ma  mère  est  morte,  mon  père  m'a  tenu  renfer- 
mée, et  pendant  tout  ce  temps  je  n'ai  vu 
d'homme  que  mon  père,  un  frère  que  j'ai,  et 
Pedro  Ferez,  le  fermier  que  tout  à  l'heure  j'ai 
dit  être  mon  père  ahn  de  ne  pas  nommer  le 
mien.  Celte  solitude  si  resserrée,  la  défense  de 
sortir  de  la  maison,  même  pour  aller  à  l'église, 
car  chez  nous  on  dit  la  messe  dans  un  riche  ora- 
toire, me  donnaient  beaucoup  de  chagrin,  et  je 
mourrais  d'ennui  de  voir  le  monde,  ou  pour  le 


moins  le  lieu  on  je  suis  née,  ne  croyant  pas 
ipi'il  y  eut  rien  de  coiqiablc  à  cela.  Quand 
j'entendais  parler  de  courses  de  taureaux,  de 
jeux  de  bagues,  de  comédies,  je  demandais  à 
mou  frère,  qui  est  d'un  an  plus  jeune  que  moi, 
ceque  c'élail,etil  me  l'ex|di(|uait  de  son  mieux, 
ce  (jui  redoubla  reu\ic  (pie  j'avais  de  les  voir; 
enlin,  pour  abréger  le  récit  de  ma  faute,  je  sup- 
pliai mou  frère,  et  plût  à  Dieu  (pie  je  ne  lui 
eusse  jamais  rien  demandé  de  semblable  ! . . .  Ici , 
la  pauvre  enfant  se  mctiant  à  pleurer  de  plus 
belle,  excita  une  grande  compassion  chez  tous 
ceux  qui  l'écoulaienl. 

Jusipi'ici  il  n'y  a  point  lieu  de  s'aflliger,  dit 
le  majordome  ;  rassurez-vous,  madame,  et  con- 
tinuez ;  vos  paroles  et  vos  larmes  nous  tiennent 
en  suspens. 

Je  n'ai  rien  à  dire  de  plus,  répondit-elle; 
mais  j'ai  beaucoup  à  pleurer  mon  im(irudencc 
et  ma  curiosité. 

Les  charmes  de  la  jeune  lille  avaient  im{)rcs- 
siouné  le  mailre  d'hôtel  ;  il  approrlia  de  nou- 
veau sa  lanterne  pour  la  regarder,  et  il  lui  sem- 
bla que  ce  n'étaient  point  des  larmes  ipii  cou- 
laient de  ses  yeux,  mais  pliit()t  des  gouttes  de 
rosée;  il  en  vint  même  à  les  élever  au  rang  de 
perles  orientales.  Aussi  désirait-il  avec  ardeur 
que  le  malheur  de  cette  belle  enfant  ne  fut  pas 
aussi  grand  que  le  témoignaient  ses  soupirs  et 
ses  pleurs.  Quant  au  gouverneur,  il  se  déses- 
pérait de  ces  retards  et  de  ces  interruptions,  et 
il  la  pria  d'achever  son  récit,  disant  (]u'il  se 
faisait  tard  et  qu'il  avait  encore  une  grande  par- 
tiede  la  villeàparcourir  pourteniiiiicisa  rondr. 

Alors,  d'une  voix  entrecoupée  par  de  nou- 
veaux sanglots,  le  jeune  fille  poursuivit  :  Ma 
disgrâce  vient  d'avoir,  pendant  que  mon  père 
dormait,  demandé  à  mon  frère  de  me  prêter 
un  de  ses  habillements,  alin  d'aller  ensemble 
nous  promener  par  la  ville.  Importuné  de  mes 
prières,  il  m'a  donné  ses  vêtements,  et  il  a  pris 
le  mien,  (jui  lui  sied  à  ravir,  car  sous  ce  costume 
il  ressemble  à  une  jolie  (illc.  Il  y  a  environ  une 


512 


DON   QUICHOTTE 


luniie  (|iiu  nous  sommes  sortis  du  la  maison, 
poussés  par  noire  imprudente  curiosité  ;  nous 
avions  fait  le  tour  du  pays,  quand  tout  à  coup, 
en  revenant,  nous  avons  vu  s'avancer  vers  nous 
une  nomjirousc  troupe  de  gens.  Mon  frère  me 
dit:  Voici  sans  doute  les  archers;  tâche  de  me 
suivre,  et  fuyons  au  pkis  vile  ;  si  on  nous  re- 
connaît, nous  sommes  perdus.  Aussitôt  il  s'est 
mis  à  courir,  mais  avec  tant  de  vitesse  qu'on 
eût  dit  qu'il  volait;  ]iour  moi,  je  suis  bientôt 
tombée  de  peur;  alors  survint  cet  homme  (pii 
m'a  amenée  ici,  où  j'ai  honte  de  paraître  une 
lille  fantasque  et  dévergondée  aux  yeux  de  tant 
de  monde. 

jN'e  vous  est-il  arrivé  que  cela?  demanda 
Sancho  ;  ce  n'est  donc  point  la  jalousie,  comme 
vous  le  disiez  d'abord,  qui  vous  a  fait  (juitter 
voire  maison'.' 

11  ne  m'est  rien  arrivé  que  cela.  Dieu  merci, 
.et  en  sortant  mon  seul  dessein  était  de  voir  la 
ville,  ou  tout  ou  moins  les  rues  de  ce  pays  que 
je  ne  connaissais  pas  encore. 

Ce  qu'avait  dit  la  jeune  lille  fut  confirmé  par 
son  frère,  qu'un  des  archers  ramenait  après 
l'avoir  rattrapé  à  grand'peine.  Il  portait  une 
jupe  de  femme,  avec  un  mantelet  de  damas 
bleu  bordé  d'une  riche  dentelle  ;  sa  tcte  était 
nue  et  sans  autre  ornement  que  ses  propres 
cheveux,  qui  semblaient  autant  d'anneaux  d'or, 
tant  ils  étaient  blonds  et  boudés.  Le  gouver- 
neur, le  majordome  et  le  maiîre  d'hôtel  s'écar- 
tèrent un  |ieu  (lu  reste  de  la  troupe,  et  ayant 
demandé  au  jeune  garçon,  sans  que  sa  sœur 
l'entendit,  pour(pioi  il  était  en  cet  équipage,  il 
répéta  tout  ce  ipi'avait  déjà  raconté  celle-ci,  et 
avec  la  HM'ine  naïveté  et  le  même  embarras  :  ce 
dont  eut  bcaucoiq)  de  joie  le  maître  d'hôtel, 
que  tout  cela  intéressait  vivement. 

Voilà,  il  faut  l'avouer,  un  terrible  cnfaiitil- 
lage  !  dit  le  gouverneur;  et  il  ne  fallait  pas 
tant  de  soupirs  et  tant  de  larmes  pour  en  faire 
le  récit  :  était-il  si  diflicilc  de  dire  :  Nous  som- 
mes un  Ici  ul   niu'  Irili',  s(irlis  de  ciie/.  nos  iia- 


iciils  |iour  nous  promener,  sans  autre  dessein 
que  la  curiosité'.'  Le  conte  eût  été  fini,  et  vous 
vous  seriez  épargné  toutes  ces  pleurnicheries. 

Vous  avez  raiscui,  seigneur,  répondit  la  jeune 
fille,  mais  mon  trouble  a  été  si  grand  ciuc  je 
n'ai  |)as  eu  la  force  de  retenir  mes  larmes. 

11  n'y  a  rien  de  perdu,  dit  Sanclio  ;  allons, 
venez  avec  nous  :  nous  allons  vous  reconduire 
chez  votre  père,  (]ui  peut-être  ne  s'est  pas 
aperçu  de  votre  absence.  Mais  une  autre  fois 
n'ayez  pas  tant  d'envie  de  voir  le  monde;  à 
lille  de  renom,  dit  le  proverbe,  la  jambe  cassée 
et  la  maison  ;  poule  et  femme  se  perdent  pour 
trop  vouloir  trotter  ;  car  celle  qui  a  envie  de  voir 
a  aussi  envie  d'être  vue. 

Nos  deux  étourdis  remercièrent  le  gouver- 
neur de  sa  bonté;  et  l'on  prit  le  chemin  de  la 
maison  de  don  Diego  de  la  Lana,  qui  n'était  pas 
éloignée.  En  arrivant,  le  jeune  homme  jeta  un 
petit  caillou  contre  la  fenêtre,  aussitôt  une  ser- 
vante vint  ouvrir  la  porte;  le  frère  et  la  so'iir 
entrèrent.  Le. seigneur  gouverneur  et  sa  troupe 
continuèrent  la  ronde,  s'entretenant  de  la  gen- 
tilles.^e  de  ces  pauvres  enfants,  et  de  l'envie 
qu'ils  avaient  eue  de  courir  le  monde  de  nuit, 
sans  sortir  de  leur  village. 

Pendant  Icpeu  de  temps  (ju'il  avait  vu  cette 
jeune  fille,  le  maître  d'hôtel  en  était  devenu  si 
amoureux,  qu'il  résolut  de  la  demander  à  son 
|)ère  dès  le  lendemain,  ne  doutant  point  qu'on 
ne  lui  accordât,  puisqu'il  était  attaché  à  la  per- 
sonne du  duc.  De  son  côté,  Sancho  eut  aussi 
quelque  désir  de  marier  le  jeune  homme  à  sa 
petite  Sanchctlo,  se  réservant  d'effectuer  son 
dessein  (juand  le  temps  serait  venu,  et  persuadé 
qu'il  n'v  avait  point  de  parti  au-dessus  de  la 
iilli'  du  gouverneur.  Ainsi  finit  cette  ronde  de 
nuit,  et,  deux  jciurs  après,  le  gouvernement, 
avec  la  chute  duquel  s'écroulèrent  tous  les  pro- 
jets de  Sancho,  comme  on  le  verra  plus  loin. 


i)K  I, A   MANc, m;. 


Mj 


I 


l'ajis,  îj.  hi<i\>n  fl  L',  iiiijj.  Fume,  Jouvel  et  C",  cuil. 

On  recoiiiiul  qui'  c'iHnil  iun'  lilli'  ireiurroii  quitiz»;  à  seizi*  ans  (p-'»ge  .MO). 


OHAl'ITRi:  l 

DES    ENCHANTEUPS  QUI    FOUETTÈRENT    LA    SENORA    ROORIGUEZ 
ET   QUI     ÉGR&TIGNÈRENT    DON    QUICHOTTE. 

Ci(l  Hamel ,  le  ponctviel  iliroiiiqiicui  des 
moindres  laits  de  celte  véridi<|uc  histoire,  dit 
tiu'au  niomenloù  la  senora  llodrigucz  se  leva 
pour  aller  trouver  don  Quichotte,  une  autre 
duèfjne,  qui  était  couchée  près  dVlle  s'en  aper- 
(;ut  ;  etcomuie  toutes  les  duègnes  sont  curieuses, 
celle-ci  suivit  sa  compagne  à  pas  de  loup.  L'ayant 
vue  entrer  dans  la  chambre  de  notre  chevalier, 


elle  ne  niauciua  pas,  suivant  la  louable  coutume 
qu'ont  aussi  les  duègnes  d'être  bavardes  et  rap- 
porteuses, de  courir  en  instruire  la  duchesse. 
Aussitôt,  alin  d'approfondir  ce  mystère,  la  du- 
chesse prit  avec  clic  Allisidorc,  et  toutes  deux 
allèrent  se  poster  |)rèsdela  |)orte  pour  écouter. 
Comme  la  seîïora  Rodrigue/,  parlait  haut,  elles 
ne  perdirent  pas  un  seul  mot  de  la  conversation; 
aussi,  quand  la  duchesse  entendit  dévoiler  le 
secret  de  ses  l'ontaines,  elle  ne  put  se  contenir; 
Altisidorc  encore  moins.  Kllcs  cnloncèrent  la 
porte,  criblèrent  de  coiqis  d'ongles  notre  héros 

65 


514 


DON    QUICHOTTE 


et  fustigèrent  la  senora  comme  nous  l'avons 
déjà  (lit  ;  tant  les  outrages  (|ui  s'adressent  à  la 
beauté  des  femmes  alluinont  dans  leur  ciinir  le 
désir  de  la  vengeance.  La  duchesse  alla  raconter 
le  tout  au  duc  qui  s'en  amusa  beaucoup;  puis 
pour  continuera  se  divertir  de  leur  hôte,  la  du- 
chesse dépêcha  un  jeune  page  (celui-là  même 
qui  avait  fait  je  personnage  de  Dulcinée  dans  la 
cérémonie  du  désenchantement)  chargé  de  re- 
mettre à  Thérèse  Panza  une  lettre  de  son  mari 
et  une  autre  lettre  de  sa  propre  main,  avec  un 
grand  collier  de  corail. 

Or,  dit  l'histoire,  ce  page  était  fort  égrillard  ; 
aussi,  charmé  de  complaire  à  ses  maîtres,  il 
partit  de  grand  matin  pour  le  village  deSancho. 
Un  peu  avant  d'y  arriver,  il  trouva  quantité  de 
femmes  qui  lavaient  dans  un  ruisseau.  Il  les 
aborda  en  les  priant  de  lui  indiquer  une  per- 
sonne du  village  qui  avait  nom  Thérèse  Panza, 
et  qui  était  femme  d'un  certain  Sancho  Panza, 
écuyer  d'un  chevalier  qu'on  appelait  don  Qui- 
chotte de  la  Manche. 

A  cette  question,  une  jeune  fdle  qui  lavait 
avec  les  autres  se  leva,  en  disant  :  Cette  Thé- 
rèse Pan/a,  c'est  ma  mère;  ce  Sancho,  c'est 
mon  seigneur  père,  et  ce  chevalier  c'est  notre 
maître. 

Hh  bien,  mademoiselle,  reprit  le  page,  venez 
avec  moi,  et  conduisez-moi  vers  votre  mère, 
car  je  lui  apporte  une  lettre  et  un  présent  de  ce 
seigneur  votre  père. 

Volontiers,  répondit  la  jeune  (ille,  qui  pa- 
raissait avoir  (juin/e  ans;  puis  laissant  son 
linge,  et  sans  [irendre  le  temps  de  se  chausser, 
tant  elle  avait  hâte,  elle  se  mit  à  courir  en  gam- 
badant devant  le  page  :  Venez,  seigneur,  venez, 
disait-elle,  notre  maison  n'est  pas  loin  d'ici,  et 
ma  mère  y  est  en  ce  moment  bien  en  peine,  lar 
il  y  a  bien  longtcuqis  qu'elle  n'a  rci,u  des  nou- 
velles de  mon  seigneur  père. 

Eh  bien,  repartit  le  page,  je  lui  en  iqjporle 
de  si  bonnes  qu'elle  aura  sujet  d'en  rendre  grâces 
ù  Dieu, 


Enliu,  la  petite  Sanchettc,  courant,  sautant, 
et  gambadant,  arriva  à  la  maison  ;  et  de  si  loin 
(ju'elle  crut  pouvoir  être  entendue  :  Venez  !  ma 
mère,  s'ccria-t-elle,  venez  vite  !  voici  un  sei- 
gneur qui  apporte  une  lettre  do  mon  père  et 
d'autres  choses  qui  vous  réjouiront. 

Aux  cris  de  sa  fille,  parut  Thérèse  Panza,  sa 
quenouille  à  la  main,  vêtue  d'un  jupon  de  serge 
brune,  mais  si  court  (ju'il  iw  descendait  pas  à 
la  moitié  des  jambes;  elle  n'était  pas  très-vieille, 
bien  qu'elle  eût  dépassé  la  quarantaine,  mais 
lorte,  droite,  nerveuse  et  hàlée.  Qu'est-ce  donc, 
Sanchette?  dit-elle  à  sa  lille;  quel  est  ce  sei- 
gneur ? 

C'est  le  très-humble  serviteur  de  madame 
dona  Thérésa  Panza ,  répondit  le  page.  En 
même  temps  il  mit  pied  à  terre,  et  fléchissant  le 
genou  devant  elle,  il  ajouta  :  Que  Votre  Grâce 
veuille  bien  me  permettre  de  baiser  sa  main, 
très-honorée  dame,  eu  qualité  de  propre  et  lé- 
gitime épouse  du  seigneur  Sancho  Panza,  gou- 
verneur souverain  de  l'île  Barataria. 

Levez-vous,  seigneur,  reprit  Thérèse,  je  ne 
suis  point  une  dame,  mais  une  pauvre  paysanne, 
fille  de  bûcheron,  femme  d'un  écujer  errant,  et 
non  d'un  gouverneur. 

Votre  Seigneurie,  rcparlit  le  page,  est  la  très- 
digne  épouse  d'un  archidu(]uissime  gouver- 
neur; et  pour  preuve,  lisez  cette  lettre  et  re- 
cevez ce  présent. 

Il  lui  remit  la  lettre,  et  lui  passa  au  (ou  la 
chaîne  de  corail,  dont  les  agrafes  étaient  d'or: 
Cette  lettre,  ajouta-t-il,  est  du  seigneur  gou- 
verneur, et  cette  autre,  ainsi  (|ue  la  chainc  est 
de  madame  la  duchesse  qui  m'envoie  auprès  de 
Votre  Grâce. 

Thérèse  et  sa  (ille  restèrent  pctriliécs.  Que 
je  meure,  dit  la  petite,  si  notre  seigneur  el 
maître  don  Quichotte  n'est  pas  là  dedans;  il  aura 
donné  à  mon  père  le  comte  qu'il  lui  avait 
jironiis. 

.luslemeiit,  repoiulil  le  page,  c'est  on  con-i- 
dération  du  sciuneui'  ddii  (.tniiholtc  (pie  le  sei- 


Hr.    I.A    MANCIli;. 


:>ir. 


;,'ncur  Sancho  est  tlcvcnu  gouvorneur  do  l'ilc 
Uaiataiia,  comiiu'  vous  le  viTicv.  par  celle  leltro. 

Lisez-la  Jonc,  seigneur,  dit  Thérèse  ;  je  sais 
(iler,  mais  je  ne  sais  pas  lire. 

Ni  moi  non  plus,  ajoula  Sanchetle;  attendez, 
j'irai  elierclior  (piehiuiin  (jui  la  lira,  soit  le  curé, 
soit  le  liaciielier  Sauison  Carrasco;  ils  viendront 
de  bon  cœur  pour  apprendre  des  nouvelles  de 
mon  seigneur  père. 

Il  n'est  besoin  d'aller  chercher  personne,  dil 
le  page;  je  ne  sais  pdint  Hier,  mais  je  sais  lire, 
et  je  la  lirai  bien  tout  s-eul. 

Comme  cette  lettre  est  rapportée  plus  liaiil, 
on  ne  la  répète  point  ici.  Le  page  ensuite  eu 
prit  une  autre,  celle  de  la  duchesse,  qui  était 
conçue  en  ces  termes  : 

«  Amie  Thérèse,  les  excellentes  qualités  de 
cti'ur  et  d'esprit  de  votre  époux  Sancho  m'ont 
décidée  à  prier  monseigneur  le  duc  de  lui  don- 
ner le  gouvernement  d'une  île  parmi  celles  qu'il 
possède.  J'apprends  qu'il  gouverne  comme  un 
aigle,  ce  dont  je  me  réjouis  fort,  ainsi  que  le 
duc  mon  seigneur,  qui  s'applaudit  chaque  jour 
du  choix  qu'il  a  fait;  car,  vous  le  savez,  ma 
chère  dame,  il  n'y  a  rien  de  si  difficile  au  monde 
que  de  trouver  un  homme  capable,  et  Dieu  veuille 
faire  de  moi  une  femme  aussi  bonne  que  Sancho 
est  bon  gouverneur.  Mon  page  vous  remettra 
une  chaîne  de  corail  dont  les  agrafes  sortt  en 
or.  Je  voudrais,  ma  bonne  amie,  que  ce  fût  au- 
tant de  perles  orientales  ;  mais  enfin  qui  te  (loniic 
un  os  ne  veut  pas  ta  mort.  Un  temps  viendra, 
j'espère,  où  nous  pourrons  nous  connaitio  et 
nous  visiter;  en  attendant,  faites  mes  compli- 
ments à  la  petite  Sanchette  ;  dilcs-lui  de  ma 
part  qu'elle  se  tienne  prête,  et  qu'au  moment 
où  elle  y  pensera  le  moins,  je  veux  la  marier  à 
un  grand  seigneur.  On  dit  ici  que  vous  avez 
dans  votre  village  une  très-belleespèce de  gland, 
envoyez-m'en,  je  vous  prie,  deux  douzaines;  le 
|)résent  me  sera  considérable  venant  de  vous. 
Écrivez-moi  longuement  de  votre  santé,  de  vos 


occupations,  enfin  de  tout  ce  qui  vous  regarde  ; 
et  si  vous  avez  besoin  de  quelque  chose,  l'aites- 
iiioi-le  savoir,  vous  serez  servie  à  bouche    que 
veux-tu.  Dieu  vous  tienne  en  sa  sainte  garde  ! 
i<  Voire  bonne  amie,  (|ui  vous  aime  bien. 
«  I,  \   Di  I  iiKssr:. 

a  lli'  CPl  endroit  Ifl  jour    » 

Sainte  Vierge  !  s'écria  Thérèse,  la  lioiiui'  ilaiiii' 
(pic  voilà,  cl  qu'elle  est  simple  et  modeste  ! 
Dieu  fasse  qu'on  m'enterre  avec  de  pareilles 
dames,  et  non  avec  ces  femmes  d'hidalgos  de 
notre  village,  qui,  parce  qu'elles  sont  nobles, 
ne  voudraient  pas  que  le  vent  les  touche,  vont 
à  l'église  avec  autant  de  morgue  que  si  elles 
étaient  des  reines,  et  croiraient  se  déshonorer  si 
ellesregardaientunepaysaime  en  lace  ;  tandis(]ue 
voilà  une  duchesse  qui  m'appelle  sa  bonne  amie, 
et  me  traite  comme  si  j'étais  son  égale.  Plaise  à 
Dieu  que  je  la  voie  un  jour  aussi  élevée  que  le 
plus  haut  clocher  de  la  Manche  !  Quant  aux 
glands  doux  qu'elle  me  demande,  je  lui  en  en- 
verrai un  boisseau,  mais  de  si  gros  que  je  veux 
qu'on  vienne  les  voir  d'une  lieue.  Sanchette  aie 
soin  de  ce  seigneur,  et  qu'on  traite  son  cheval 
comme  lui-même  :  va  chercher  des  onifs  dans 
l'étable,  coupe  une  large  tranche  de  lard,  enfin 
traite-le  comme  un  prince  :  les  nouvelles  qu'il 
nous  apporte  méritent  bien  qu'on  lui  fasse  faire 
bonne  chère.  En  attendant,  je  m'en  vais  raconter 
l'heureuse  nouvelle  à  nos  voisines,  au  seigneur 
curé  et  à  maître  Nicolas,  qui  étaient  et  qui  sont 
encore  si  bons  amis  de  ton  père. 

Soyez  tranquille,  ma  mère,  répondit  la  pe- 
tite, je  me  charge  de  tout.  Mais,  dites-moi, 
n'oubliez  pas  de  me  donner  la  moitié  de  votre 
collier,  car  je  ne  pense  pas  que  madame  la  du- 
chesse soit  si  mal  apprise  que  de  l'envoyer  pour 
vous  seule. 

Il  sera  pour  toi  tout  entier,  ma  fille,  reprit 
Thérèse:  laisse-le-moi  porler  seulement  quelques 
jours,  cela  me  réjouira  le  cœur. 

Votre  cœur  se  réjouira  bien  davantage,  dil  le 


510 


DON    QUICHOTTE 


page,  quand  je  vous  ferai  voir  ce  que  j'ai  dans 
celte  valise:  c'est  un  habillement  de  drap  fin, 
que  le  gouverneur  n'a  porté  qu'une  seule  fois  à 
la  chasse,  et  il  l'envoie  tout  complet  à  made- 
moiselle Sancliette. 

Qu'il  vive  mille  années,  mon  bon  père!  s'é- 
cria Sanchette,  ainsi  que  celui  qui  nous  apporte 
(le  S!  bonnes  nouvelles,  et  même  deux  mille,  au 
besoin. 

Thérèse  s'en  l'ut  aussitôt,  le  collier  au  cou  et 
les  lettres  à  la  main  ;  et  ayant  rencontré  le  curé 
et  Samson  Carrasco,  elle  se  mit  à  sauter  en  di- 
sant :  Par  ma  foi,  c'est  aujourd'hui  qu'il  n'y  a 
plus  de  parents  pauvres,  nous  tenons  un  gou- 
vernement. Que  la  plus  huppée  de  ces  dames 
vienne  se  frotter  à  moi,  elles  trouveront  à  qui 
parler. 

Que  voulez-vous  dire,  Thérèse,  demanda  le 
curé;  d'où  vient  cette  fulie,  et  <[uel  |)apier  tenez- 
vous  là? 

Toute  la  folie  est  que  voici  des  lettres  de  du- 
chesse et  de  gouverneur,  que  le  collier  que  je 
porte  a  les  Ave  de  fin  corail,  les  Pater  iioslrr 
d'or  pur,  et  que  je  suis  gouverneuse. 

Que  Dieu  vous  entende,  Thérèse,  dit  Car- 
rasco ;  car  nous  ne  vous  entendons  pas,  et  nous 
ne  savons  ce  que  vous  voulez  dire. 

Vous  l'allez  voir  à  l'instant,  repartit  Thérèse; 
lisez  seulement. 

Le  curé  lut  les  lettres  à  haute  voix,  et  lui  et 
le  bachelier  restèrent  encore  plus  étonnés  qu'au- 
paravant, car  ils  n'y  pouvaient  rien  compren- 
dre. Carrasco  demanda  (|ui  les  avait  apportées. 

Venez  à  la  maison,  répondit  Thérèse,  et  vous 
verrez  le  messager  :  c'est  un  jeune  gar(;ou  beau 
comme  le  jour,  et  il  m'apjjorle  en  présent  bien 
d'autres  choses. 

Le  curé  jjrit  le  collier,  le  considéra  trois  ou 
quatre  fois,  et  reconiuiissanl  (ju'il  était  de  prix, 
il  ne  pouvait  revenir  de  sa  surprise.  Par  l'habit 
que  je  porte,  s'écria-l-il,  je  m'y  perds  :  le  cadeau 
n'est  pas  de  médiocre  valeur;  et  voici  une  du- 
chesse (|iii  envoie  ilcinander  des  friands,  ciiunne 


si  c'était  chose  rare  et  qu'elle  n'en  eût  jamais 


vu. 


Tout  cela  est  bizarre,  dit  Carrasco  :  mais  al- 
lons trouver  le  messager,  nous  ajiprendrons 
])eul-ètre  ce  que  cela  signifie. 

Ils  suivirent  Thérèse,  que  la  joie  avait  rendue 
folle,  et  en  entrant  ils  virent  le  page  qui  cri- 
blait de  l'avoine  pour  son  cheval,  et  la  petite 
Sanchette  ipii  coupait  du  jambon  pour  faire  une 
omelette.  Le  messager  leur  parut  de  bonne  mine 
et  en  galant  équipage.  S'élant  salués  de  part  et 
d'autre,  Carrasco  lui  demanda  des  nouvelles  de 
don  Quicholle  et  de  son  écuyer,  disant  que  les 
lettres  qu'ils  venaient  de  lire  ne  faisaient  que 
les  embarrasser,  qu'ils  ne  comprenaient  rien 
au  gouvernement  de  Sancho,  et  surtout  à  cette 
île  qu'on  lui  avait  donnée,  puisque  celles  de  la 
Méditerranée  appartenaient  au  roi  d'Espagne. 

Seigneur,  répondit  le  page,  il  n'y  a  cepen- 
dant rien  de  plus  vrai;  le  seigneur  Sancho  est 
gouverneur,  que  ce  soit  d'une  île  ou  d'autre 
chose,  je  n'en  sais  rien  :  quoi  qu'il  en  soit, 
c'est  une  ville  de  [ilus  de  mille  habitants.  Pour 
ce  qui  est  des  glands  ipie  madame  la  duchesse 
envoie  demander  à  une  paysanne,  il  ne  faut 
point  s'en  étonner  :  elle  n'est  pas  fière,  et  je  l'ai 
vue  plus  d'une  lois  envoyer  prier  une  de  ses 
voisines  de  lui  prêter  un  peigne.  Nos  dames 
d'Aragon  ne  sont  pas  si  fières  ni  si  pointilleuses 
(|ue  celles  de  Castillc,  et  elles  traitent  les  gens 
avec  moins  de  hauteur. 

Pendant  cet  entretien ,  la  petite  Sanchette 
accourut  avec  des  (vufs  dans  le  pan  de  sa  robe, 
et  s'adressant  au  page  :  Dites-moi,  seigneur, 
est-ce  que  mon  seigneur  père  attache  ses  chaus- 
ses avec  des  aiguillettes,  depuis  qu'il  est  gou- 
verneur? 

Je  n'y  ai  pas  fait  attention,  répondit  le  page, 
mais  il  doit  en  être  ainsi. 

Eh  bon  Dieu,  continua  Sanchette,  (|ue  je  se- 
rais aise  de  voir  mon  seigneur  père  en  hauls- 
de-chausses  1  je  l'ai  toujours  demandé  à  Dieu, 
depuis  que  je  suis  au  monde. 


DE    LA    HANCIIB. 


.17 


l"3. 


i-f' 


Voin'z  vile!  voiti  un  seigneur  qui  apporle  une  lettre  île  mou  père  (page  ,'Jll). 


Si  lo  gouvernement  dure  seulement  deux 
mois,  répoiulit  le  page,  vous  le  verrez  voyager 
avec  un  masque  sur  le  visage. 

Le  curé  et  !e  bachelier  s'apercevaient  bitu 
quon  se  motiuait  de  la  mère  et  de  la  fille;  mais 
ils  ne  savaient  que  penser  du  riche  collier  et  de 
l'habit  de  chasse  que  Thérèse  leur  avait  mon- 
trés. Cependant  ils  riaient  de  bon  crvur  de  la 
simplicité  de  Sanchette;  et  ce  fut  bien  mieux 
encore  lorsque  Thérèse  vint  à  dire  :  Or  çà, 
seigneur  licencié,  connaissez-vous  ici  quelqu'un 
qui  aille  à  Madrid  ou  à  Tolède?  Je  voudrais 
l'aire  acheter  pour  moi  un  vertugadin  à  la  mode. 
Car,  en  vérité,  je  veux  honorer  le  gouvernement 
de  mon  mari  en  tout  ce  que  je  pourrai,  et  si  on 
me  fâche,  je  m'en  irai  à  la  cour,  et  j'aurai  un 
carrosse  comme  les  autres  :  une  feuune  dont  le 
m.iri  est  gouverneur  a  bien  le  droit  d'en  avoir 
un. 


Plût  à  Dieu,  ma  mère,  que  ce  fut  aujourd'hui 
|ilut6t  que  demain,  ajoula  Sanchette,  (piand 
même  ceux  qui  n.e  verraient  dedans  déviaient 
dire  :  liegardez  donc  celte  péronnelle,  cette 
fille  de  mangeur  d'ail,  la  voyez-vous  se  prélasser 
dans  ce  carrosse,  à  côté  de  madame  sa  mère! 
ne  dirait-on  pas  que  c'est  la  papesse  Jeanne? 
Mais  qu'ils  enragent,  je  m'en  moque,  et  qu'ils 
pataugent  dans  la  boue,  pourvu  que  j'aille 
dans  un  bon  carrosse  les  pieds  chauds.  N'ai-je 
jias  raison,  ma  mère? 

Oui,  ma  fille,  répondit  Thérèse,  et  mou  bon 
Sancho  me  l'a  toujours  dit,  qu'il  me  ferait  un 
jour  comtesse.  Le  tout  est  do  commencer,  et, 
comme  je  l'ai  ouï  dire  bien  des  fois  à  ton  père, 
qui  est  autant  le  père  des  proverbes  que  le 
tien  :  Si  on  te  donne  la  vache,  mets-lui  la  corde 
au  cou  ;  si  on  te  donne  un  gouvernement, 
empoigne-le  ;  si  on  le  donne  un  comté,  saute 


.M  s 


DON    QUICHOTTE 


dessus;  ce  qui  est  bon  h  prendre,  est  lion  ;i 
garder;  sinon,  l'oiniiz  l'oreille  et  ne  répondez 
pas  au  bonlieur  (pii  vient  frapper  à  voire  porte. 

•le  me  mo(|ue  bien,  moi,  reprit  Sanclietlc, 
qu'on  dise  en  me  voyant  prendre  des  grands 
airs  :  Le  lévrier  s'est  joliment  refait,  depuis 
ipi'il  a  un  collier  d'or,  il  ne  connait  plus  son 
compagnon. 

En  vérité,  dit  le  cuié,  je  crois  que  toute  cette 
race  des  Panza  est  venue  au  monde  avec  un 
sac  de  proverbes  dans  le  corps  ;  je  n'en  ai  pas 
vu  un  seul  ipii  n'en  lâche  une  douzaine  à  tout 
|)ropos. 

Il  est  vrai,  repartit  le  page,  qu'ils  ne  coûtent 
rien  au  seigneur  gouverneur  ;  il  en  débite  à 
chaque  instant,  et  quoique  nombre  ne  viennent 
pas  fort  à  propos,  cela  ne  laisse  pas  de  diveilir 
madame  la  duchesse,  ainsi  que  son  époux. 

Seigneur,  dit  Carrasco,  parlons  sérieusement, 
je  vous  prie.  Quel  est  ce  gouvernement  de  San- 
clio,  et  quelle  est  cette  duchesse  qui  écrit  à  sa 
femme  et  lui  envoie  des  présents?  Quoique  nous 
voyions  les  présents  et  les  lettres,  nous  ne  sa- 
vons qu'en  penser,  sinon  que  c'est  une  de  ces 
choses  extraordinaires  qui  arrivent  constam- 
ment au  seigneur  don  Quichotte,  et  qu'il  s'ima- 
gine toujours  avoir  lieu  par  enchantement. 
Xous  sommes  même  tentés  de  vous  prendre 
pour  un  ambassadeur  fantastique. 

Quant  à  moi,  ré|)ondit  le  page,  tout  ce  que  je 
|iiiis  vous  dire,  c'est  (jne  je  suis  un  véritable 
ambassadeur,  i|u'on  m'a  envoyé  ici  avec  ces 
lettres  et  ces  présents  ;  (|ue  le  seigneur  Sancho 
Panza  est  bien  eticctivement  gouverneur,  et  (pie 
le  duc,  mon  maitrc,  lui  a  iloinié  ce  gouverne- 
ment où  il  l'ait  merveilles.  Si  dans  tout  cela  il  y 
a  enchantement,  je  laisse  Vos  Grâces  en  discuter 
entre  elles;  pour  moi,  je  ne  sais  rien  autre 
chose,  et  j  en  jure  |)ar  la  vie  de  mes  jière  et 
mère,  qui  sont  en  bonne  santé  et  que  je  chéris 
leudrement. 

(iela  peut-être  ainsi,  repartit  Carrasco;  mais 
vous  me  iiermcttrez  d'en  douter. 


Doutez-en  si  vous  voulez,  dit  le  page;  je  vous 
ai  dit  la  vérité  .  sinon,  venez  avec  moi,  et  vous 
la  verrez  de  vos  pro|ires  yeux. 

Moi,  moi,  j'irai,  cria  Sanchette  ;  prenez-moi 
sur  la  croupe  de  votre  bidet,  je  serai  fort  aise 
d'aller  voir  mon  seigneur  père. 

Les  (illes  des  gouverneurs  ne  doivent  point 
aller  ainsi,  mais  on  carrosse  ou  en  litière,  et 
avec  un  grand  nombre  de  serviteurs,  repartit 
le  page. 

.rirai  sur  une  bourrique  aussi  bien  assise 
que  dans  un  coche,  reprit  Sanchette;  vraiment, 
vous  l'avez  bien  trouvée  votre  mijaurée. 

Tais- toi,  petite,  dit  Thérèse  à  sa  lille,  tu  ne 
sais  ce  que  tu  dis,  et  ce  seigneur  a  raison  ;  il  y 
a  temps  et  temps  ;  quand  c'était  Sancho,  c'était 
la  petite  Sanchette,  et  quand  c'est  le  gouver- 
neur, c'est  mademoiselle;  tàclie  de  ne  point 
l'oublier. 

Madame  Thérèse  a  raison ,  ajouta  le  page  ; 
mais  qu'on  me  donne,  je  vous  prie,  un  morceau 
à  manger,  afin  que  je  m'en  aille,  car  je  dois 
être  ce  soir  de  retour. 

Seigneur,  dit  le  curé,  vous  viendrez,  s'il 
vous  plait,  faire  pénitence  avec  moi  :  madame 
Thérèse  a  plus  de  bonne  volonté  que  de  moyens 
pour  traiter  un  homme  de  votre  qualité. 

Le  page  le  remercia  d'abord,  mais  finit  par 
se  rendre,  et  le  curé  fut  charmé  de  pouvoir  le 
questionner  à  son  aise  sur  don  Quichotte  et  sur 
Sancho.  Le  bachelier  Carrasco  offrit  à  Thérèse 
d'écrire  ses  réponses,  mais  elle  ne  voulut  point 
qu'il  se  mêlât  de  ses  affaires,  le  sachant  très- 
goguenard;  elle  s'adressa  â  un  enfant  de  chœur, 
(pii  écrivit  deux  lettres,  l'une  pour  la  duchcs.se, 
l'autre  pour  Sancho,  toutes  deux  sorties  de  sa 
propre  cervelle,  et  qui  ne  sont  pas  les  plus  mau- 
vais morceaux  de  cette  histoire. 


\)\:     \.\    MANCIIK 


fjl'J 


cnvriTRK  M 

SUITE    ou    GOUVERNEMENT    DE    SANCHO    PXNlà. 

I.'espiil  préoccupe  des  alliaits  de  la  yuuc 
Mlle  déf^iiiséo,  le  mailrc  d'Iiotel  avait  |mss(''  la 
nuit  sans  dormir,  tandis  (|uc  le  majordome 
l'employait,  de  son  côté,  à  écrire  à  ses  maîtres 
tout  ec  que  disait  et  faisait  Sartclio  Pari/a.  I,e 
jour  venu,  le  seigneur  gouverneur  se  leva,  ol, 
jiar  ordre  du  docteur  Pedro  Re/.io,  on  le  lit  dé- 
jeuner avec  un  peu  de  conserves  et  quelques 
gorgées  d'eau  fraîche,  mets  (pie  Sanclio  eiU 
troqués  de  bon  cœur  contre  un  quartier  de  pain 
bis.  Enfin,  voyant  qu'il  fallait  en  passer  par  là, 
il  s'y  résigna  à  la  grande  douleur  de  son  âme  et 
à  la  grande  fatigue  de  son  estomac,  le  médecin 
lui  aflirmant  que  manger  peu  avive  l'esprit; 
chose  nécessaire  aux  personnes  constituées  en 
dignité  et  chargées  de  graves  emplois,  où  Ton 
a  bien  moins  besoin  des  forces  du  corps  que  de 
celles  de  l'intelligence.  Avec  ces  beaux  raison- 
nements, Sancho  souffrait  la  faim,  maudissant 
tout  bas  le  gouvernement  et  celui  (|ui  le  lui 
avait  donné. 

Cependant  il  ne  laissa  pas  de  tenir  audience 
ce  jour-là,  et  la  première  affaire  qui  s'offrit,  ce 
fut  une  question  que  lui  lit  un  étranger  en  pré- 
sence du  majordome  et  des  autres  gens  de  sa 
suite. 

Monseigneur,  lui  dit  cet  homme,  que  Voire 
Grâce  veuille  bien  m'écouter  avec  attention, 
car  le  cas  est  grave  et  passablement  difficile. 
l'ne  large  et  profonde  rivière  sépare  en  deux 
les  terres  d'un  même  seigneur  ;  sur  cette  rivière 
il  y  a  un  pont,  et  au  bout  de  ce  ponl  une  po- 
tence, ainsi  qu'une  salle  d'audience,  où  d'ordi- 
naire sont  quatre  juges  chargés  d'appliquer  la 
loi  établie  par  le  propriétaire  de  la  seigneurie. 
Cette  loi  est  ainsi  conçue  :  «  Quiconque  voudra 
traverser  ce  ponl  doit  d'abord  affirmer  par  ser- 
ment d'où  il  vient  et  où  il  va  :  s'il  dit  la  vérité, 
(pion  le  laisse  passer;  s'il  ment,  qu'on  le  pende 


sans  rémission  à  ce  gibet.  »  Cotte  bn  élanl  con- 
nue de  tout  le  monde,  on  a  riiabilndc  d'intei- 
roger  ceux  qui  se  présentent  pour  passer;  on 
les  fait  jurer,  et  s'ils  disent  vrai,  ils  passent  li- 
lireinent.  Or,  un  jour  il  arriva  qu'un  homme, 
apiès  avoir  fait  le  serment  d'usage,  dit  :  Par  le 
serment  (pie  je  viens  de  prêter,  je  jure  que  je 
mourrai  à  cette  potence,  et  non  d'autre  ma- 
nière. Les  juges  se  regardèrent  en  «lisant  :  Si 
nous  laissons  passer  cet  liomnie,  il  aura  lait  un 
faux  serment,  et  suivant  la  loi  il  doit  mourir; 
mais  si  nous  le  faisons  ])endrc,  il  aura  dit  vrai, 
et  suivant  la  même  loi,  ayant  dit  vrai,  on  doit  le 
laisser  passer.  Or,  on  demande  à  Votre  Grâce 
ce  (jne  les  juges  doivent  faire  de  cet  homrtie, 
car  ils  sont  encore  en  suspens  et  ne  savent  quel 
parti  adopter.  Ayant  appris  par  le  bruit  public 
combien  vous  êtes  clairvoyant  dans  les  matières 
les  plus  difficiles,  ils  m'ont  envoyé  vers  vous, 
Monseigneur,  pour  supplier  Votre  Grâce  de 
donner  son  avis  dans  un  cas  si  douteux  et  si 
embrouillé. 

En  vérité,  répondit  Sancho,  ceux  qui  vou.s 
envoient  ici  auraient  bien  pu  s'en  épargner  la 
peine;  car  je  ne  suis  pas  aussi  subtil  qu'ils  le 
pensent,  et  j'ai  plus  d'épaisseur  de  chair  ipie  de 
finesse  d'esprit.  Néanmoins,  répétez-moi  votre 
question  ;  je  tâcherai  de  bien  la  comprendre,  et 
peut-être  qu'à  force  de  chercher,  je  toucherai 
le  but. 

Le  questionneur  réjiêta  une  ou  deux  fois  ce 
qu'il  avait  d'abord  exposé.  Il  me  semble,  con- 
tinua Sancho,  (|u'on  peut  bâcler  cela  en  un  tour 
de  main,  et  voici  comment  :  cet  homme  jure 
ipi'il  va  mourir  à  cette  potence,  et  s'il  y  meurt, 
il  a  dit  vrai  :  or,  s'il  dit  vrai,  la  loi  veut  qu'on 
le  laisse  passer;  si  on  ne  le  pend  poinl,  il  a 
menti,  et  il  doit  être  pendu  :  n'est-ce  pas  cela? 

C'est  cela  même,  seigneur  gouverneur,  lé- 
pondit  l'étranger. 

Eh  bien,  mon  avis,  ajouta  Sancho,  est  ipi'on 
laisse  passer  de  cet  homme  la  |iartie  qui  a  dit 
vrai,  et  qu'on  pende  la  [)artie  (jui  a  dit  faux; 


520 


DON    QUICHOTTE 


de  cette  façon,  la  loi  sera  exécutée  au  pied  de 
la  lettre. 

Mais,  seigneur,  repartit  l'étranger,  il  faudra 
couper  cet  homme  en  deux?  et  cela  ne  pouvant 
se  faire  sans  qu'il  meure,  la  question  reste  indé- 
cise. 

Écoutez,  répliqua  Sanclio  :  ou  je  suis  un  sot, 
ou  il  y  a  autant  de  raisons  pour  laisser  vivre  cet 
homme  que  pour  le  faire  mourir,  car  si  le  men- 
songe le  condamne,  la  vérité  le  sauve  :  ainsi 
donc,  vous  direz  à  ceux  qui  vous  envoient  (jue, 
[Uiisqu'il  est,  à  mon  avis,  aussi  raisonnable  de 
l'absoudre  que  de  le  condamner,  ils  doivent  le 
laisser  aller.  11  vaut  toujours  mieux  cju'un  juge 
soit  doux  que  rigoureux,  et  cela  je  le  signerais 
de  ma  main  si  je  savais  signer.  D'ailleurs,  je 
vous  apprendrai  que  ce  que  je  viens  de  dire 
n'est  pas  de  mon  cru.  Je  me  rappelle  que  mon- 
seigneur don  Quichotte  m'a  dit,  entre  autres 
choses,  la  veille  même  de  mon  départ  pour  ve- 
nir gouverner  cette  île,  que  quand  je  trouverais 
un  cas  douteux,  je  lisse  miséricorde;  et  Dieu  a 
voulu  que  je  m'en  sois  ressouvenu  ici  fort  à 
propos. 

Seigneur,  dit  le  majordome,  ce  jugement  est 
si  équitable  que  Lycurgue,  qui  donna  des  lois  à 
Lacédémone,  n'en  aurait  pu  rendre  un  meilleur. 
Mais  en  voilà  assez  pour  l'audience  de  ce  matin, 
et  je  vais  donner  des  ordres  pour  que  Votre 
Grâce  dine  tout  à  son  aise. 

C'est  cela,  dit  SaTicho,  (ju'on  me  nourrisse 
bien,  et  qu'on  me  fasse  question  sur  question; 
si  je  ne  vous  les  éclaircis  connnc  un  crible, 
dites  que  je  suis  une  bête. 

Le  majordome  tint  parole,  se  taisant  mn- 
sciencc  de  laisser  mourir  de  faim  un  si  grand 
gouveriicin-  i-l  un  juge  si  éclairé;  oulre  (|n'il 
avait  envie  de  jouer  à  Sancho,  la  nuit  suivante, 
le  dernier  tour  qu'on  lui  réservait. 

Or,  il  arriva  (|ue  notre  gouverneur  ayant  l'orl 
bien  diné  ce  jour-là,  en  dé|)it  des  aphorismcs 
du  docteur  Tirteafuera,  un  courrier  entra  dnns 
la  salle  et  lui  remit  une  lettre  de  la  part  de  don 


Quichotte.  Sancho  ordonna  au  secrétaire  de  la 
parcourir  des  yeux,  pour  voir  s'il  n'y  avait  rien 
de  secret.  Après  l'avoir  achevée,  le  secrétaire 
s'écria  (pic  non-srulemcnt  on  devait  en  donner 
lecture  devant  tout  le  monde,  mais  (|u'ellc  de- 
vrait être  gravée  en  lettres  d'or,  et  il  lut  ce  qui 
suit  : 


LliTil;li    DE    lioN    (JUICIIIITTK    IlE    I.A    MANCHE   A   SANCHO    PANZA, 
GlIUVEIlNEllK    FIE    l'i'i.E    IIE    BAKATAUIA. 

«  Quand  je  m'attendais  à  recevoir  des  nou- 
velles de  ta  négligence  et  de  tes  sottises,  ami 
Sancho,  je  n'entends  parler  que  de  ta  sage  ad- 
ministration et  de  ta  prudence,  ce  dont  je  rends 
grâces  au  ciel,  (jui  sait  tirer  le  pauvre  du  fumier 
et  de  sots  faire  des  gens  d'esprit. 

«  On  me  dit  que  lu  gouvernes  ton  île  avec  la 
dignité  d'un  homme,  mais  qu'on  te  prendrait 
pour  une  brute,  tant  est  grande  la  simplicité  de 
ta  vie.  Je  dois  l'avertir,  Sancho,  que  pour  con- 
server l'autorité  de  sa  place,  il  faut  savoir  ré- 
sister à  l'humilité  de  son  cœur;  la  bienséance 
exige  que  ceux  qui  sont  chargés  de  hautes  fonc- 
tions se  conforment  à  la  dignité  de  ces  fonc- 
tions, et  oublient  le  rôle  chétif  qu'ils  remplis- 
saient auparavant.  Sois  toujours  bien  vêtu,  car 
un  bâton  jiaré  n'est  plus  un  bâton;  je  ne  dis 
pas  cela  pour  que  tu  te  couvres  de  dentelles  et 
de  broderies,  et  qu'étant  magistral,  tu  aies  l'air 
d'un  courtisan;  mais  alin  que  l'habit  que  rc- 
(piierl  ta  profession  soit  propre  et  décent. 

«  Pour  gagner  l'alïeition  de  ceux  que  lu  gou- 
vernes, observes  deux  choses  :  la  iiremière, 
c'est  d'être  affable  avec  tout  le  monde,  ainsi 
(pie  je  te  l'ai  déjà  dit;  la  seconde,  d'eniretenir 
rahoniiaiice  dans  Ion  ile,  i  ar  il  n'y  a  rien  (pii 
fasse  autant  niurniurer  le  peuple  (jue  la  disette 
el  la  faim. 

«  lais  le  moins  possible  de  lois  cl  d'ordon- 
nances ;  mais  quand  lu  en  feras,  qu'elles  soient 
bonnes  cl  (jn'cn  lis  suive  exactement;  les  lois 
(pi'nn  n'observe  pas,  (oui  dire  que  celui  qui  a  eu 


ItK    LA    MANCIli;. 


521 


iil,Vi:;iJI!iliHI3l«3a«r   ,    '.  •■  ^'ll'«.;  ':;;.-  n'f-^f  1 1  M , 


'■"""TlKi, 


I 


paris,  s.  Raçon  el  C',  înn».  In     •    l        '    -  i/, -dit. 

Thérèse  s'adressa  à  un  enfant  île  iliœur  qui  écrivit  Jeus  lettres  (page  bl8). 


la  sagesse  de  les  concevoir  n'a  pas  eu  la  l'orce  Je 
les  faire  exécuter.  Or,  la  loi  qui  reste  impuis- 
sante est  comme  cette  poutre  qu'on  donna  pour 
reine  aux  grenouilles;  après  avoir  commencé 
par  la  craimlre,  elles  finirent  par  la  mépriser 
jusqu'à  sauter  dessus. 

«  Sois  une  mère  pour  les  vertus  et  une  ma- 
râtre pour  les  vices.  Ne  te  montre  ni  toujours 
rigoureux,  ni  toujours  débonnaire,  et  tiens  le 
milieu  entre  ces  deux  extrêmes  :  c'est  là  iju'est 
la  sagesse. 

«  Visite  les  prisons,  les  boucheries,  les  mar- 


chés ;  tous  les  endroits,  en  un  mot,  où  la  [iré- 
sence  du  gouverneur  est  indispensable. 

0  ConsoK^  les  prisonniers  qui  attendent  la 
prompte  expédition  de  leur  affaire. 

«  Sois  un  épouvanlail  pour  les  boucliers  et  les 
revendeurs,  afin  qu'ils  doiment  le  juste  poids. 

«  Garde-toi  de  te  montrer,  quand  tu  le  serais, 
ce  que  je  ne  crois  pas,  avide,  gourmand,  dé- 
bauché ;  car  dès  qu'on  aura  découvert  en  toi  de 
mauvaises  inclinations,  il  ne  manquera  pas  de 
gens  pour  te  tendre  des  pièges,  et  dès  lors  la 
passion  causerait  la  pcile. 

66 


111*? 


nON    QUICHOTTE 


"  Lis  et  irlis  sans  cosse  les  instructions  que 
ji'  l';ii  (liiMn(''('s  (|ii;hii1  hi  |iartis  pour  ton  ;;ini- 
vecnemenl;  si  tu  les  suis,  lu  verras  de  ([uelic 
utilité  elles  te  seront  dans  uiu;  charge  si  épi- 
neuse. 

«  Kcris  à  tes  seigneurs,  et  nionti'c  toi  recon- 
naissant à  leur  égard  :  l'ingratitude  est  fille  de 
l'orgueil  et  l'un  des  plus  grands  péchés  que  l'on 
connaisse  ;  tandis  (ju'ètre  reconnaissant  du  hicn 
qu'on  a  reçu,  est  une  preuve  qu'on  le  sera  éga- 
lement envers  Dieu,  (jui  nous  accorde  chaque 
jour  tant  de  faveurs. 

H  Madame  la  duchesse  a  dépêché  un  exprès 
à  ta  femme  pour  lui  porter  ton  haliil  de  chasse, 
et  un  autre  présent  qu'elle  lui  envoie  par  la 
même  occasion  ;  nous  attendons  d'heure  eu 
lieure  la  réponse. 

«  J'ai  été  quelque  peu  indisposé  par  suite  de 
certaines  égratignurcs  de  chats,  dont  mon  nez 
ne  s'est  pas  fort  hien  trouvé,  mais  cela  n'a 
rien  été,  car  s'il  y  a  des  enchanteurs  (|ui  me 
maltraitent,  il  n'en  manque  pas  pour  me  pro- 
téger. 

«  Le  majordome  qui  l'accompagnait  a-l-il 
(juclque  chose  de  coniuiun  avec  la  Trilaldi, 
comme  lu  l'avais  cru  d'abord?  Donne-moi  avis 
de  tout  ce  ([ui  l'arrivera,  puisque  la  distance 
est  si  courte. 

«  Entre  nous,  je  te  dirai  que  je  songe  à  quit- 
ter la  vie  oisive  où  je  languis;  elle  n'est  pas 
faite  pour  moi.  Une  circonstance  s'est  présentée 
qui,  je  le  crains  bien,  a  dû  me  faire  perdre  les 
bonnes  grâces  de  monseigneur  le  duc  cl  de 
madame  la  duchessi!  :  mais  enfin,  malgré  le 
regret  (jue  j'en  ai,  i|uoi  (|ue  je  puisse  leur  de- 
voir, y  nie  dois  encore  |dus  à  ma  pi'ofessioii  ; 
suivant  cet  adage  :  Amiens  l'Iala,  sed  maijis 
(imicu  verilaii'.  .le  le  dis  ces  (picl(|ues  mots  de 
latin,  paice  (|ue  je  pense  que  depuis  (pie  tu  es 
gouverneur  lu  n'auras  pas  manqué  de  l'ap- 
]ii  cndrc. 

<  Inimc  ria(on,  mais  j'aime  encore  plu»  la  vi'rilv. 


«  Sur  ce,  Dieu  te  garde  longues  années,  <■! 
(ju'il  te  préserve  de  la  compassion  d'autrui. 
«  Tori  ami, 
(c  Don  Oi  II  iiniTi:  de  i,\  Manche.  » 

(]etle  lellrc  fui  trouvée  admirable  et  pleine 
de  bon  sens  ;  aussi  dès  que  Sancbo  en  eut  en- 
tendu la  lecture,  il  se  leva  de  lable,  ap()ela  son 
secrétaire,  cl  alla  s'enfermer  avec  lui  pour  y 
faire  réponse  sur-le-champ.  Après  avoirordonné 
au  secrétaire  d'écrire,  sans  ajouter  ni  retran- 
cher un  seul  mol,  voici  ce  qu'il  lui  dicta  :    ' 

I.F.TTnE    IIF,    SANOIIO    PANZA    A    MN    QUICHOTTE 
niî    l\    MANCIIK. 

(i  L'occupation  (|ue  me  donnent  mes  affaires 
est  si  grande,  ([ue  je  n'ai  pas  le  temps  de  me 
gratter  la  tête,  ni  même  de  me  couper  les  on- 
gles; aussi  les  ai-je  si  longs,  que  Dieu  seul  peut 
y  remédier.  Je  dis  cela,  mon  cher  inaitre,  alin 
([uc  Votre  Grâce  ue  soit  pas  surprise  si  jusqu'à 
présent  je  ne  l'ai  pas  informée  comment  je  me 
trouve  dans  ce  gouvernement,  où  je  souffre  en- 
core plus  de  la  faim  ijue  quand  nous  errions 
tous  les  deux  par  les  forêts  et  les  déserts. 

«  Monseigneur  le  duc  m'a  écrit  l'autre  jour, 
pour  me  donner  avis  (pi'i!  est  entré  dans  mon 
île  des  assassins  avec  le  dessein  de  mt-  tuer. 
Mais  jusqu'à  présent  je  n'ai  pu  en  découvrir 
(l'autre  (lu'uii  certain  docteur,  qui  est  gagé 
dans  ce  pays  pour  tuer  autant  de  gouverneurs 
(pi'il  y  en  vient.  Il  s'appelle  le  docteur  Pedro 
Rezio,  et  est  natif  de  Tirleafuera.  Vo\ez  quel 
nom,  et  si  j'ai  raison  de  craindre  de  mourir  par 
ses  mains.  Ce  docleur  avoue  (pi'il  ne  guérit 
point  la  maladie  (|n'(in  a  ;  mais  (ju'il  la  prévient 
pour  (pielle  ne  vienne  pas.  Or,  ses  remèdes 
sont  diète  sur  diète,  jus(prà  rendre  un  homme 
jdus  sec  ([ue  du  bois,  comme  si  la  maigreur 
n'était  pas  un  plus  grand  mal  (|ut'  la  lièvre. 
l'inalcMiriit  il  iiii'  i'ail  iiidiirir  de  l'aiiii,  cl  en 
attendanlje  crève  dr  di'pit  :  car  lorsipie  je  vins 
dans   le    gouvernement,  je    comptais    manger 


I)K    LA    MANCIIK. 


ilii\ii(l,  lioiic  frais,  cl  mo  roposcr  sur  la  itlimic 
ciilri!  (les  ilraps  ilc  lino  loile  de  llollaïuk',  tan- 
dis (iiif  j'y  suis  rodiiil  à  faire  |ii'iii(tMicc  coiiinu' 
lin  iTiiiili'  ;  iiiiiis  comme  je  ne  la  lais  (|u"eii  en- 
rageant,j"ai  liieii  peur  <|irà  la  iiii  le  ilialiie  n'en 
profite,  et  ne  m'emporte  mi  liean  jour  dccliarné 
comme  un  siinelette. 

«Jusqu'à  présent  je  n'ai  peri;u  aucuns  liroil-, 
ni  reçu  aucuns  cadeaux;  j'ignore  pourquoi,  car 
ou  m'avait  dit  que  les  liabilants  de  ce  pays 
donnent  ou  prêtent  de  grandes  sommes  aux 
gouverneurs  à  leur  entrée  dans  l'ile,  comme 
c'est  aussi  la  coutume  dans  les  autres  gouver- 
nements. 

«  Hier  soir,  eu  faisant  ma  ronde,  j'ai  rencon- 
tré une  jeune  demoiselle,  belle  à  ravir,  en  habit 
de  gan.'on,  et  son  frère  en  habit  de  fennne.  Mon 
maître  d'hôtel  est  devenu  en  un  instant  amou- 
reux de  la  iiUe,  el  il  veut  en  l'aire  sa  femme,  à 
ce  qu'il  nous  a  dit;  quant  à  moi,  j'ai  choisi  le 
jeune  homme  pour  mon  gendre.  .Vnjourd'hiii 
nous  en  causerons  avec  le  père,  qui  est  un  cer- 
tain don  Diego  de  Lana,  vieux  chrétien,  et  gen- 
tilhomme si  jamais  il  en  lut. 

«  Je  visite  souvent  les  marchés  et  les  places 
publiques,  comme  Votre  Grâce  me  le  conseille. 
Hier,  je  vis  une  marchande  qui  vendait  des  noi- 
settes fraîches,  parmi  lesquelles  s'en  trouvaient 
bon  nombre  de  vieilles  et  pourries  :  je  confis- 
quai le  tout  au  profit  des  enfants  de  la  doctrine 
chrétienne ,  qui  sauront  bien  distinguer  les 
bonnes  des  mauvaises,  et  j'ai  condamné  en  outre 
la  marchande  à  ne  point  reparaître  de  quinze 
jours  dans  le  marché.  Et  on  m'a  dit  que  j'avais 
fort  bien  fait.  Ce  que  je  puis  assurer  à  Votre 
Grâce,  c'est  que  le  bruit  court  en  ce'  pays  qu'il 
n'y  a  pas  de  plus  mauvaise  engeance  (juc  ces 
revendeuses ,  qu'elles  sont  toutes  effrontées, 
menteuses,  sans  foi  ni  loi  ;  et  je  le  crois  bien, 
car  partout  je  les  ai  vues  de  même. 

«  Que  madame  la  duchesse  ait  écrit  à  Thé- 
rèse, el  lui  ait  envoyé  le  présent  tpie  dit  Votre 
Grâce,  j'en  suis  Irès-salisfail  ;  cl  je  lâcherai,  en 


temps  et  lieu,  de  montrer  que  je  ne  suis  pas 
ingrat.  Kn  allendant,  baise/.-lui  les  mains  de 
ma  jiart,  el  dilis-lui  (jue  le  bien  (pi'elle  m'a  fait 
M  f>\  |i(iiiil  loiiilii'  (bius  un  sac  percé. 

<i  Je  ne  voudrais  pas  cpie  Votre  Seigneurie 
eût  des  démêlés  cl  des  fâcheries  avec  monsei- 
gneur le  duc  et  madame  la  duchesse;  car  si 
Votre  Grâce  se  brouille  avec  eux,  il  est  clair 
que  ce  sera  à  mon  détriment,  et  puis  ee  serait 
mal  à  vous,  ipii  me  conseillez  d'être  reconnais- 
sant, de  ne  pas  l'être  envers  des  personnes  qui 
vous  ont  si  bien  accueilli  et  régalé  dans  leur 
château. 

«  Quant  aux  égralignures  de  chats,  j'ignore 
ce  que  cela  signifie;  je  m'imagine  que  ce  doit 
être  quelque  méchant  tour  de  vos  ennemis  les 
enchanteurs;  vous  me  direz  au  juste  ce  (jui  en 
est  quand  nous  nous  reverrons. 

«  J'aur;iis  voulu  envoyer  quelque  chose  en 
présent  à  Voire  (iràce,  mais  je  n'ai  rien  trouve 
dans  ee  pays,  si  ce  n'est  des  canules  de  seringue 
ajustées  à  des  vessies,  instruments  qu'on  y 
travaille  à  merveille;  au  reste,  si  l'office  me 
demeure,  je  saurai  bien  sous  peu  vous  envoyer 
quchpie  chose  de  mieux. 

<i  Dans  le  cas  où  Thérèse  Panza,  ma  femme, 
viendrait  à  m'écrire,  payez  le  i)orl,  et  envoyez- 
moi  la  lettre  sans  retard,  car  je  meurs  d'envie 
de  savoir  comment  on  se  porte  chez  nous.  Je 
prie  Dieu  qu'il  vous  délivre  des  enchanteurs,  el 
moi,  qu'il  me  tire  sain  el  sauf  de  ce  gouverne- 
ment, chose  dont  je  doute  fort  à  la  manière  dont 
me  traite  le  docteur  Pedro  Hezio. 

n  Le  très- humble  serviteur  de  Votre  Grâce, 

n  Sanciio  Pakza,  le  gouveniciir. 
«  De  iii'iii  ilc,  le  iiiùiiic  jour  où  je  tous  écris.  » 

l.e  secrétaire  ferma  la  lettre,  el  fil  partir  le 
courrier;  puis  les  mystificateurs  de  Sancho  ar- 
rêtèrent entre  eux  de  mettre  fin  à  son  gouver- 
nement. Quant  à  lui,  il  passa  l'après-dinée  à 
dresser  (juchpies  ordonnances  touchanl  la  bonne 
administration  de  te  qu'il  croyait  élre  une  ile. 


524 


DON    QUICHOTTE 


Il  défendit  les  revendeurs  de  comestibles,  mais 
il  permit  de  l'aire  venir  du  vin  d'où  Ton  vou- 
drait, pourvu  qu'on  déclarât  l'endroit  d'où  il 
était,  afin  d'en  fixer  le  prix  selon  la  (jualité  et 
t^elon  l'estime  qu'on  faisait  du  cru;  déclarant 
(juc  celui  qui  y  mettrait  de  l'eau  ou  le  dirait 
d'un  autre  endroit  que  celui  d'où  il  provenait, 
serait  puni  de  mort.  11  abaissa  le  prix  de  toute 
espèce  de  chaussures,  et  principalement  celui 
des  souliers,  ((ui  lui  semblait  exorbitant.  Il 
taxa  les  gages  des  valets.  Il  établit  des  peines 
rigoureuses  contre  ceux  qui  chanteraient  des 
chansons  obscènes,  soit  de  jour,  soit  de  nuit. 
Il  défendit  qu'aucun  aveugle  chantât  des  com- 
plaintes faites  sur  des  miracles,  à  moins  de  four- 
nir des  preuves  de  leur  authenticité  ;  car  il  lui 
semblait  (|uc  la  plupart  étant  controuvés,  ils 
faisaient  tort  aux  véritables.  11  créa  un  alguazil 
des  |iauvres,  non  pas  pour  les  poursuivre,  mais 
pour  s'assurer  s'ils  l'étaient  véritablement, 
parce  que,  disait-il,  ces  prétendus  manchots, 
avec  leurs  plaies  factices,  ne  sont  souvent  que 
des  coupeurs  do  bourse  et  des  ivrognes,  lui  un 
mot,  il  rendit  des  ordonnances  si  éijuitables  et  i 
si  utiles,  qu'on  les  observe  encore  aujourd'hui 
dans  le  pays,  où  on  les  a|)pclle  les  Coiiartliilidiis 
du  (jrand  ijuiivcnieur  Saiirhc  lhin:(i. 


ciiAi'iTRi:  LU 

AVENTURE    DE    LA    SECONDE    DOLORIOE. 

AUTREMENT 

LA    SENORA    ROOniGuez 

Cid  llamct  raconte  qui;  don  Quichotte,  une 
fois  guéri  de  ses  égralignures,  trouvant  la  vie 
rpi'il  menait  indigne  d'un  véritai)le  ilipvaliiT 
errant,  résolut  de  prendre  congé  de  ses  hôtes  cl 
de  s'en  aller  à  Saragosse,  alin  de  se  trouver  au 
tournoi  annoncé,  où  il  prétendait  compiérir 
l'armure,  prix  ordinaire  do  ces  joutes.  Un  jour 
qu'il  était  à  table  avec  le  duc,  bien  résolu  à  lui 
«li'.jarer  son  iiiteiitinn,  un  vil  tout  à  coup  outrer 
ilan-  1,1  ^aJK!  il.iir\    ein  nés  coum'iIi'^  de  deuil  de 


la  tête  aux  pieds.  L'une  d'elles,  s'approchant  de 
notre  héros,  se  jeta  à  ses  pieds  et  les  embrassa 
avec  des  gémissements  si  prolongés,  qu'on  crut 
i|u'ello  allait  expirer  de  douleur.  Quoique  le  duc 
et  la  duchesse  s'imaginassent  que  c'était  quel- 
([ue  nouveau  tour  qu'on  voulait  jour  à  don 
Quichotte,  l'aflliclion  de  cette  femme  paraissait 
tellement  naturelle,  qu'ils  ne  savaient  (ju'en 
penser. 

Touché  de  com|)assion,  don  Quichotte  lit  re- 
lever la  suppliante,  puis,  l'ayant  priée  d'écarter 
son  voile,  on  reconnut  la  vénérable  senora 
Ilodriguez,  et  dans  la  personne  qui  l'accompa- 
gnait, cotte  jeune  fille  qu'avait  séduite  le  (ils 
du  riche  laboureur.  Co  fut  une  grande  surprise, 
surtout  pour  le  duc  et  la  duchesse,  car  quoi- 
(pi'ils  connussent  la  duègne  pour  une  créature 
assez  simple,  ils  ne  pensaient  pas  qu'elle  fût 
capable  d'une  si  grande  crédulité.  Enfin  la  se- 
nora Rodrigue/,  se  tourna  du  côté  de  ses  mai- 
Iros,  et  après  avoir  fait  une  profonde  révérence, 
cili;  leur  dit  hnnd)lemoiit  : 

Que  Vos  Excellences  veuillent  bien  me  per- 
mettre d'entretenir  un  instant  ce  chevalier;  j'ai 
besoin  de  lui  pour  sortir  à  mon  hoimcur  d'un 
eud)ai'ras  ou  m'a  plongée  l'audace  d'un  vilain 
malintentionné. 

Je  vous  l'accorde,  lui  répondit  le  duc,  et  vous 
pouvez  dire  au  seigneur  don  Quichotte  tout  ce 
ipi'il  vous  plaira. 

Valeureux  chevalier,  dit  la  senora  Ilodriguez 
on  se  tournant  vers  don  Quichotte,  il  y  a  quel- 
ques jours,  je  vous  ai  raconté  la  perfidie  dont 
un  rustre  s'est  rendu  coupable  envers  ma  chère 
lillo,  l'itifortunée  ici  présente.  Vous  me  pro- 
mîtes alois  do  prcnilro  sa  défoiise,  et  de  redres- 
ser lo  tort  qu'on  lui  a  l'ait;  mais  j'apprends  que 
votre  intention  est  de  quitter  ce  château  pour 
retourner  aux  aventures  (pi'il  plaira  à  Dieu  de 
vous  envoyer;  j(!  voudrais  donc  qu'avant  de 
vous  mettre  en  cheiiiin,  il  plût  à  Votre  Grâce  de 
délier  ce  rusiro  iii(l(iMi|ili'',  poiii'  lo  contraindre  à 
épou>or   ma   lillo,    selon   sa  promei».se  ;   car  de 


liK   I.A    MANCHE. 


r.?:, 


Touché  lie  compassion,  don  Quichotte  fil  relever  la  suppliante  (page  52i\ 


penser  (jue  monseigneur  le  duc  me  lasse  rendre 
justice,  c'est  demander  des  poires  à  l'ormeau, 
pour  la  raison  que  je  vous  ai  déjà  coiiliéo.  Sur 
cela,  que  Notre-Seigniur  Jésus-Christ  donne  à 
Votre  Gnicc  une  excellente  santé,  ei  (pi'il  ne 
nous  abandonne  point,  ma  lille  et  moi. 

Ma  clicre  dame,  répondit  don  Quiclioltc  avec 
gravité,  séchez  vos  larmes,  et  arrélez  vos  sou- 
pirs :  je  prends  à  ma  charge  la  réparation  duc 
à  votre  lille;  elle  n'aurait  pas  dû  sans  doute 
croire  si  facilement  aux  promesses  des  amou- 
reux, promesses    très-légères  à  contracter   et 


très-lourdes  à  tenir;  mais  enlin,  puisque  le  mal 
est  fait,  il  faut  penser  au  remède;  ainsi  donc  je 
vous  promets,  avec  la  permission  de  monsei- 
gneur le  duc,  de  me  mettre  sur-le-champ  à  la 
recherche  de  ce  dénaturé  garçon,  et  quand  je 
l'aurai  trouvé,  de  le  délier  et  de  le  tuer  s'il  re- 
fuse d'acomplir  sa  promesse  ;  car  le  premier 
devoir  de  ma  profession  est  de  châtier  les  inso- 
lents et  do  pardonner  nu\  humbles,  de  secourir 
les  affligés  et  d'abattre  les  persécuteurs. 

Seigneur  chevalier,  répondit  le  duc,  ne  vous 
mcltez  point  en  peine  de  chercher  le  paysan 


o26 


DON    QUICHOTTE 


dont  se  plaint  cette  dame,  et  dispensez-vous  de 
nie  demander  la  permission  de  le  défier;  jo  le 
donne  et  le  tiens  |iour  délié  ;  je  me  charge  de 
lui  transmettre  votre  cartel,  et  de  le  lui  faiii' 
accepter;  il  viendra  répondre  lui-ni("ine,  el  je 
vous  donnerai  à  tous  deu.v  le  cliamp  lii)re  et 
sûr,  observant  les  conditions  en  usage  dans  de 
semblables  rencontres,  et  faisant  à  chacun  une 
égale  justice,  comme  y  sont  obligés  tous  princes 
qui  accordent  le  champ  clos  aux  combattants. 

Avec  l'assurance  (pie  me  donne  Votre  (!iaii- 
deur,  repartit  don  Quichotte,  je  renonce  pour 
oette  fois  aux  privilèges  de  ma  noblesse,  je 
m'abaisse  jusqu'à  la  condition  de  l'offenseur  et 
me  rends  son  égal,  afin  qu'il  puisse  mesurer  sa 
lance  avec  la  mienne.  Ainsi  donc,  quoique  ab- 
sent, je  l'appelle  et  le  délie  comme  traître, 
pour  avoir  abusé  de  celte  demoiselle  el  lui  avoir 
ravi  riioniicur.  11  deviendra  son  époux,  où  il 
pavera  de  la  vie  son  manque  de  foi. 

Aussitôt  tirant  le  gant  de  sa  main  gauclic, 
notre  héros  le  jeta  au  milieu  de  la  salle.  Le  duc 
le  releva,  en  répétant  qu'il  acceplail  le  déli  an 
nom  de  son  vassal,  qu'il  fixait  au  sixième  jour 
•l'épocpic  du  combat,  et  assignait  la  cour  du 
ciiàleau  pour  champ  de  bataille,  avec  les  armes 
ordinaires  des  chevaliers,  la  lance  et  l'écu,  le 
harnais  à  cotte  de  mailles  et  les  autres  pièces  de 
l'armure,  sans  fraude  ni  supercherie,  le  tout 
dûment  examiné  par  les  juges  du  camp.  Mais, 
d'abord,  reprit-il,  il  faut  savoir  si  celle  bnnne 
duègne  et  son  imprudente  fille  reinetlcnl  l'or- 
niellcmenl  leur  dioil  ciidc  les  mains  du  sei- 
gneur don  (juiclidllc;  aulieimnl  le  dcii  serait 
non  avenu. 

.le  les  y  remets,  dit  la  duègne. 

El  moi  aussi,  ajouta  la  jeune  fille  on  baissant 
les  yeux. 

Ces  dispositions  arrêtées,  les  deux  plaignantes 
se  retirèrent.  I.a  duchesse  ordonna  cpi'on  ne  les 
traitât  jibis  dorénavant  comme  ses  suivantes, 
mais  en  daines  aventurières  qui  venaient  de- 
mander justice  :  on  leur  donna  un  appartement 


I  dans  le  château,  où  elles  furent  servies  à  titre 

i  d'étrangères,  an  grand  ébahissement  de  ceux 
(pii  ne  savaient  ce  que  tout  cela  signifiait. 

On  était  à  la  fin  du  repas,  quand,  pour  com- 
|déter  la  fête,  entra  le  page  qui  avait  porté  le 
j)résent  à  Thérèse  Panza,  femme  de  noire  illustre 
gouverneur.  Le  duc  le  questionna  avec  empres- 
sement sur  son  voyage;  il  répondit  qu'il  avait 
beaucoup  de  choses  à  dire,  mais  que,  comme 
|ilusieurs  étaient  de  haute  im|)ortance,  il  siqi- 
|)liait  Leurs  Excellences  de  lui  accorder  un  en- 
tretien particulier.  Le  duc  ayant  fait  sortir  la 
plupart  de  ses  gens,  le  page  lira  deux  lettres  de 
son  sein,  et  les  mit  entre  les  mains  de  la  du- 
chesse; il  y  en  avait  une  pour  elle,  et  l'aulie 
pourSancho  avec  celle  suscri|itioii  :  A  muii  iiicri 
Sanclio  Panza,  yoiwerneur  de  l'ilc  liaralaria, 
à  qui  Du'H  donne  lieui  ciise  el  loihjue  vie. 

Impatiente  de  savoir  ce  que  contenait  sa 
lettre,  la  duchesse  l'ouvrit  et  en  prit  lecture. 

LliTlKE    DE   TIIÉllÉSE    PANZA    A    I.A    DUCHESSE. 

«  Ma  bonne  dame,  j'ai  eu  bien  de  la  joie  de 
la  lettre  que  Votre  Grandeur  m'a  écrite;  car, 
en  vérité,  il  y  a  longtemps  que  je  la  désirais. 
Le  collier  de  corail  est  très-beau,  et  l'habit  de 
chasse  de  mon  mari  ne  lui  cède  en  rien.  Tout 
notre  village  s'est  fort  réjoui  de  ce  que  Voire 
Seigneurie  a  fait  mon  mari  gouverneur,  quoique 
personne  ne  veuille  le  croire,  prineipalenienl 
notre  curé,  maître  Nicolas  le  barbier,  el  le  ba- 
chelier Carrasco;  mais  i;a  m'est  égal,  et  je  ne 
me  soucie  guère  ipi'ils  le  croient,  ou  (pi'iis  ne 
le  croient  pas,  pourvu  que  cela  soit  comme  je 
sais  que  cela  est.  Pourtant,  s'il  faut  dire  la  vé 
rilé,  je  ne  l'aurais  |)as  cm  non  plus,  sans  le 
collier  de  corail  el  l'habit  de  chasse,  car  tous  les 
gens  du  pays  disent  cpie  mnn  mari  est  un  imbé- 
cile, ipii  n'a  jamais  gouverné  ipie  des  chèvres  el 
ipii  ne  saurait  gouverner  autre  chose;  mais 
celui  i|ue  I)ieu  aide  est  bien  aidé. 

a  II  faut  que  je  vous  dise,  ma  chère  danio, 
(pi'uii  lie  CCS  juins,  j'ai  résiilii  d'aller  à  la  cour^ 


m;    I.  A    MANCIIK 


.VJ7 


en  oarrosso,  pour  taire  crevor  de  dépit  mille 
envieux  (|ue  j'ai  Jéjà.  Je  piie  «loue  V(ili<'  Sei- 
gneurie de  reconmiander  à  iiidii  mari  de  iii'cii- 
voyi'r  un  peu  d'argent,  et  uiénie  en  assez,  grande 
(juanlilé,  parce  que  la  dépense  est  grande  à  la 
cour,  où  le  pain  vaut,  dit-on,  un  réal,  et  la 
viande  trois  niaravédis  la  livre:  mais  s'il  ne  veut 
|)as  que  j'y  aille,  (pi'il  me  If  mamlc  liim  vile, 
car  déjà  les  pieds  me  démangent  de  me  nieltre 
en  route.  Mes  voisines  me  disent  que  si  ma  fille 
et  moi  nous  allons  bien  parées  à  la  cnur,  mon 
mari  sera  bientôt  plus  connu  par  moi  que  moi 
par  lui  :  parce  que  tout  le  monde  demandera 
(piclles  sont  les  dames  de  ce  carrosse,  et  (pic 
mon  valet  répondra  :  La  femme  et  la  fille  de 
Sancho  Paii/.a,  gouverneur  de  l'île  IJarataria; 
de  cette  la(,'on,  mon  mari  sera  connu,  moi  je 
serai  prônée,  et  à  la  grâce  de  Dieu. 

«  .Fe  suis  bien  làcliée  que  dans  notre  jiajs  les 
glands  n'aient  pas  donné  cette  année;  j'en  en- 
voie pourtant  à  Votre  Seigneurie  un  demi-bois- 
seau que  j'ai  cueilli  moi-même  un  à  un  dans  la 
montagne.  Ce  n'est  pas  ma  faute  s'ils  ne  sont 
pas  aussi  gros  que  des  œufs  d'autruche,  comme 
je  l'aurais  voulu. 

«  Que  Votre  Grandeur  ne  manque  pas  de 
m'écrire;  j'aurai  soin  de  lui  l'aire  réponse  aus- 
sitôt, et  de  lui  donner  avis  de  ma  santé  et  de 
tout  ce  qui  se  passe  dans  notre  village,  où  je 
reste  priant  Dieu  qu'il  vous  garde  longues  an- 
nées et  qu'il  ne  m'oublie  pas.  Sancliette,  ma 
lillc,  et  mon  fils  baisent  les  mains  de  Votre 
Grâce. 

'(  Celle  qui  a  plus  envie  de  vous  voir  (pie  de 
vous  écrire. 

«  Votre  servante,  Tiii':i!f;sK  Paxza.  » 

!.a  lettre  l'ut  trouvée  fort  divertissante,  et  la 
duchesse  ayant  demandé  à  don  Quichotte  s'il 
pensait  qu'on  put  décacheter  celle  que  Thérèse 
écrivait  à  son  mari,  le  chevalier  répondit  qu'il 
l'ouvrirait  pour  leur  faire  jilaisir.  Elle  disait  ce 
qui  suit  : 


«  .l'ai  reçu  ta  lettre,  Snnrho  de  mon  âme,  et 
je  te  jure,  foi  de  clirélieime  c.illioli(|iie,  (pi'il  ne 
s'en  est  pas  fallu  de  deux  doigts  cpie  je  ne  de- 
vii'imc  lidlc  de  joie.  Ouaiid  j'ai  su,  mou  ami, 
(pie  lu  étais  gouverneur,  j'ai  failli  tondjer  morte 
(In  (diip,  tant  j'étais  transportée;  car  tu  le  sais, 
on  meurt  de  joie  aussi  bien  que  de  Iristessc. 
Notre  petite  Sancliette  a  mouillé  son  jupon  sans 
s'en  apercevoir,  et  cela  de  pur  (•(iiilentenieiit. 
J'avais  sous  les  yeux  l'habit  que  tu  m'as  en- 
voyé, et  à  mon  cou  le  collier  de  corail  de  ma- 
dame la  duchesse;  je  tenais  les  lettres  à  la  main, 
le  messager  était  devant  moi;  eh  bien,  malgré 
tout,  je  croyais  que  ce  (jue  je  voyais  et  touchais 
n'était  que  songe;  car  qui  aurait  jamais  pu 
penser  qu'un  gardeur  de  chèvres  dcvieiulrait 
gouverneur  d'Ile'.'  Tu  te  rappelles  ce  (pie  disait 
ma  défunte  mère,  et  elle  avait  raison  :  Qui  vit 
beaucoup,  voit  beaucoup;  jeté  dis  cela  |)arce 
que  j'espère  voir  encore  davantage  si  je  vis  plus 
longtemps,  et  je  ne  serai  point  contente  que  je 
ne  te  voie  fermier  de  la  gabelle  ;  car  bien  ipi'on 
prétende  que  ce  sont  des  oflices  du  diable,  tou- 
jours font-ils  venir  l'eau  au  moulin. 

«  Madame  la  duchesse  te  dira  Tenvie  que  j'ai 
d'aller  à  la  cour  :  vois  si  c'est  à  propos,  et  me 
mande  ta  volonté  ;  j  irai  en  carrosse  jiour  te 
faire  honneur. 

n  Le  curé,  le  barbier,  le  bachelier  et  même 
le  sacristain,  ne  peuvent  encore  croire  que  tu 
sois  gouverneur,  et  disent  que  tout  cela  est  folie 
ou  enciiaiitemeiit,  comme  tout  ce  qui  arrive  à 
ton  maître.  Samson  Carrasco  dit  qu'il  tira  trou- 
ver, afin  de  t'ôter  le  gouvernement  de  la  tète, 
et  à  monseigneur  don  Quichotte  la  folie  de  sa 
cervelle  ;  quant  à  moi,  je  ne  fais  qu'en  rire,  en 
considérant  mon  collier  de  corail,  et  je  songe 
toujours  à  Ihabil  que  je  vais  faire  à  noire  fille 
avec  celui  que  tu  m'as  envoyé.  J'envoie  des 
glands  à  madame  la  duchesse,  et  je  voudrais 
qu'ils  fussent  d'or;  toi,  envoie-moi  quelque 
collier  de  perles,  si  l'on  en  porte  dans  ton  île. 

Maintenant  voici  les  nouvelles  de  notre  vil- 


528 


DON    QUICHOTTE 


lage  :  la  Berruca  a  marié  sa  fille  avec  un  tiuiu- 
vais  barbouilleur,  qui  était  venu  ici  pour  peindre 
tout  ce  qu'il  rcnconlrerail.  VuywitamieiiUi  -  l'a 
chargé  de  peindre  les  armoiries  royales  sur  la 
porte  de  la  maison  commune;  il  a  demandé 
deux  ducats  par  avance;  il  a  travaillé  hnitjowr.s, 
et  comme  il  n'a  pu  en  venir  à  boni,  il  a  dit 
pour  raison  qu'il  n'était  pas  fait  pour  peindre 
de  pareilles  bagatelles.  Il  a  donc  rendu  l'ar- 
gent, et  malgré  tout  il  s'est  marié  à  tilre  de  bon 
ouvrier  :  il  est  vrai  que  de|iuis  il  a  quitté  le 
pinceau  pour  la  pioclie,  et  qu'il  va  aux  champs 
comme  un  gentilhomme.  Le  lils  de  Pedro  Lobo 
veut  se  faire  prêtre;  il  a  déjà  reçu  la  tonsure  ;  la 
petite-lilic  de  Mingo  Silvato,  Ming\iilla,  l'a  su, 
et  elle  va  lui  faire  un  procès,  parce  ijn'il  lui  avait 
promis  de  l'épouser  :  les  mauvaises  langues 
disent  qu'elle  est  enceinte  de  son  fait,  mais  lui 
s'en  défend  comme  un  beau  diable. 

«  Il  n'y  a  point  chez  nous  d'olives  cette  an- 
née, et  l'on  ne  saurait  trouver  une  goutte  de 
vinaigre  dans  tout  le  pays.  Une  compagnie  de 
soldats  est  passée  par  ici,  et  ils  ont  emmené 
chemin  faisant  trois  filles  du  village;  je  ne 
veux  pas  te  les  nommer  parce  qu'elles  revien- 
dront peut-être,  et  alors  il  ne  manquera  pas  de 
gens  pour  les  épouser,  avec  leurs  taches  bonnes 
ou  mauvaises.  Notre  petite  travaille  à  faire  du 
réseau,  et  elle  gagne  par  jour  huit  maravédis, 
qu'elle  met  dans  une  bourse,  pour  amasser  son 
trousseau  :  mais  à  cette  heure  que  tu  es  gouver- 
neur, tu  lui  donneras  une  dot  sans  qu'elle  ait  be- 
soin de  travailler  pourcela.  La  fontaine  de  la  place 
s'est  tarie,  et  le  tonnerre  est  tombé  sur  la  po- 
tence ;  plaise  à  Dieu  qu'il  en  arrive  autant  à 
toutes  les  autres.  J'attendrai  ta  réponse  et  ta 
décision  pour  mon  voyage  à  la  cour.  Hien  te 
donne  bonne  et  longue  vie,  je  veux  dire  autant 
qu'à  moi,  car  je  ne  voudrais  pas  te  laisser  seul 
dans  ce  monde. 

«  Ta  lennne,  Tiiéiiksk  Pa.nza.  » 

I  Ayiiiilamieiilo,  corps  ni>inici|i.il. 


Les  deux  lettres  furent  trouvées  admirables 
et  dignes  d'éloges;  pour  mettre  le  sceau  à  la 
bonne  hnnu'ur  de  l'assemblée,  on  vit  entrer  le 
courrier  qui  a|)portait  à  don  Quichotte  la  lettre 
de  Sancho.  On  la  lut  de  même  devant  ceux  (|ui 
étaient  là:  mais  elle  lit  quelque  peu  douter  de 
la  simplicité  du  gouverneur.  La  duchesse  alla  se 
renfermer  avec  le  page  (|ui  revenait  du  village 
de  Thérèse  Panza,  et  lui  fit  tout  conter,  jusqu'à 
la  moindre  circonstance.  Le  page  lui  présenta 
les  glands,  et  de  plus  un  fromage  (jne  la  bonne 
dame  lui  envoyait  comme  chose  d'une  délicatcrse 
exquise. 

Mais  il  est  temps  de  retourner  à  Sancho,  fleur 
et  niiioir  de  tous  les  gouverneurs  insulaires. 


CHAPITRE  LUI 

oc    LA    FIN     DU    GOUVERNEMENT    DE    SANCHO    PANZA. 

S'imaginer  que  dans  cette  vie  les  choses 
doivent  rester  toujours  en  même  état,  c'est  se 
tromper  étrangement.  An  printemps  succède 
l'été,  à  l'été  l'automne,  à  l'automne  l'hiver;  et 
le  temps,  revenant  chaque  jour  sur  lui-même, 
ne  cesse  de  tourner  ainsi  sur  celte  roue  perpé- 
tuelle. L'homme  seul  court  à  sa  lin  sans  espoir 
de  se  renouveler,  si  ce  n'est  dans  l'autre  vie, 
qui  n'a  point  de  bornes,  .\insi  parle  Cid  Hamet, 
philosophe  mahométan,  car  cette  question  de 
la  rapidité  et  de  l'instabilité  de  la  vie  présente  et 
de  l'éternelle  durée  de  la  vie  future,  bien  des 
gens,  (pioicjue  |)rivés  de  la  lumière  de  la  foi, 
l'ont  comprise  i)ar  la  seule  lumière  naturelle. 
Mais  ici  notre  auteur  n"a  voulu  que  faire  allu- 
sion à  la  rapidité  avec  laquelle  le  gouvernement 
de  Sancho  s'éclipsa,  s'anéantit,  et  s'en  alla  en 
fumée. 

La  septième  nuit  de  son  gouvernement,  San- 
cho était  dans  .son  lit,  plus  rassasié  de  procès  que 
de  bonne  chère,  plus  fatigué  de  rendre  des  ju- 
gements et  de  donner  des  avis,  que  de  tonte 
autre  chose;  il  cherchail  dans  le  sounneil  à  .se 


DE    LA    MANCHE. 


529 


i'iris,  s.  Raçon  cl  C*,  itnp.  [    n.J    imIpm.  ..dil. 

Aux  arnios!  criaiciU-ils;  seigneur  ^ouvenii-ur,  los  eniienii>  <iOtil  lian?  l'ile  (paj;e  .S'29). 


rofaire  de  tant  ilc  fatigues,  et  comniençait  à  fer- 
mer les  yeux,  quand  tout  à  coup  il  entendit  un 
bruit  épouvantable  de  cris  et  de  cloclies  qui  lui 
lit  croire  que  l'île  entière  s'écroulait.  Il  se  leva 
eu  sursaut  sur  son  séani,  et  prêta  roreille  pour 
démêler  la  cause  d'un  si  grand  vacarme  ;  non- 
seulement  il  n'y  comprit  rien,  mais  un  grand 
bruit  de  trompettes  et  de  tambours  vint  encore 
se  joindre  aux  cris  et  au  sou  des  cloches.  Plein 
d'épouvante  et  de  trouble,  il  saute  à  terre,  et 
court  pieds  nus  et  en  chemise  à  la  porte  de  sa 
chambre.  Au  même  instant,  il  voit  se  précipiter 
par  les  corridors  un  grand  nombre  de  gens  ar- 
més d'épées  et  portant  des  torches  enflammées: 
Aux  armes!  aux  armes!  criaient-ils;  seigneur 
gouverneur,  les  eimemis  sont  dans  1  ile,  et  nous 
périssons  si  votre  valeur  et  votre  prudence  nous 
font  défaut.  Puis,  arrivés  près  de  Sancho,  qui 
était  plus  iport  que  vif  :  Que  Votre  Grâce  s'arme 


à  l'instant,  lui  dirent-ils  tous  ensemble,  ou  nous 
sommes  perdus. 

A  (pioi  bon  m'armer?  répondit  Sancho  ;  est- 
ce  que  je  connais  quelque  chose  en  l'ail  d'atlaque 
et  de  défense?  11  faut  laisser  cela  à  mon  maître 
don  Qiiicliottc,  qui  dépêchera  vos  ennemis  en 
un  tour  de  main  ;  quant  à  moi,  pauvre  pécheur, 
je  n'y  entends  rien. 

Quelle  froideur  est-ce  là?  armez-vous,  sei- 
gneur, repartit  un  d'entre  eux;  voici  des  armes 
offensives  et  défensives  :  guide/.-nous,  comme 
notre  chef  et  notre  gouverneur. 

Eli  bien,  que  l'on  m'arme;  et  ;'i  la  grâce  de 
Dieu,  ré|)ondit  Sancho. 

Aussitôt  on  appoila  deux  grands  boucliers, 
qu'on  lui  attacha  l'un  par  devant,  l'autre  par 
derrière,  en  les  liant  élroitemcntavec  des  cour- 
roies, les  bras  seuls  étant  laissés  libres,  de  fa- 
çon que  le  [lauvrc  honiTiio,   une  fois  enchâssé, 

G7 


:)ô() 


DON  QUICHOTTE 


m;  |i(iii\uil  ni  rcimier,  ni  seulement  plier  les  fj;e- 
iioiix.  Cela  l'ait,  on  lui  mit  dans  la  main  une 
lance  sur  laquelle  il  l'ut  obligé  de  s'a|)|)uyer 
pour  se  tenir  debout.  Quand  il  fut  équipé  de 
la  sorte,  on  lui  dit  de  uiarclier  le  premier,  alla 
d'aniiner  tout  le  monde  au  combat,  ajoutant  que 
tant  qu'on  l'aurait  pour  guide,  on  était  assuré  de 
la  victoire. 

Et  comment  diable  marcherais-je'.'  répondit 
Sanclio  :  entre  ces  planches  où  vous  m'avez 
emboîté,  je  ne  puis  seulement  pas  plier  le  jar- 
ret. Ce  qu'il  faut  faire,  c'est  de  m'emportcr  à 
bras  et  de  me  placer  en  travers  ou  debout  à 
(jnelque  poterne  que  je  défendrai  ou  avec  ma 
lance  ou  avec  mon  corps. 

Allons  donc,  seigneur  gouverneur,  dit  un  de 
ces  gens,  ce  ne  sont  pas  vos  armes,  c'est  bien 
plutôt  la  peur  qui  vous  empêche  de  marcher  : 
hàtez-vous;  le  bruit  augmente  et  le  danger  re- 
double. 

A  ces  exhortations  et  à  ces  reproches,    le 
pauvre  Sancho  essaya  de  se  remuer  ;  mais  d'''s 
les  premiers  pas  il  tomba  si  lourdement  qu'il 
crut  s'être  mis  en  pièces.  Il  demeura  par  terre 
étendu  tout  de  son  long,  assez  semblable  à  une 
tortue  sous  son  écaille,   ou   à  quelque  barque 
échouée  sur  le  sable.  Mais  ces  impitoyables  rail- 
leurs n'en  eurent  |)as  plus  de  compassion  :  au 
contraire,  ils  éteignirent  leurs  torches,   et  si- 
mulant le  bruit  de  gens  qui  combattent,  ils  pas- 
sèrent et  repassèrent    plus  de  cent  fois  sur   li' 
corps  du  gouverneur,  donnant  de  grands  coups 
d'épée  sur  le  bouclier  qui  le  couvrait,  |)endant 
(|ue  se  ramassant  de  son  mieux  dans  cette  étroite 
prison,  le  pauvre  diable  suait  à  grosses  gouttes, 
et  priait  Dieu  de  tout  son  co'ur  de  le  tirer  d'un 
si  grand  péril.  Les  uns  trébuchaient,  d'autres 
tomiiaient  sur  lui,  il  y  en   eut  même  un  (|ui, 
après  lui  avoir  monté  sur  le  dos,  se  mit  à  crier 
comme  d'une  éminence,  et  simulant  roflice  de 
général  :  Courez  par  ici,  l'cniieini  vient   de  ce 
côlé;  qu'on   garde  cette  brèche,  qu'on  ferme 
cette  porte;  rompe/,  les  échelles;  vite,  vite,  de 


la  poix  et  de  la  résine  ;  qu'on  apporte  des  chau- 
drons pleins  d'huile  bouillante,  qu'on  couvre  les 
maisons  avec  des  matelas  ;  puis  il  continuait  à 
nommer  l'un  ajirès  l'autre  tous  les  instruments 
et  machines  de  guerre  dont  on  se  sert  dans  une 
ville  prise  d'assaut. 

Ouanl  au  malheureux  Sancho,  étendu  par 
terre,  foulé  aux  pieds  et  demi  mort  de  peur,  il 
murmurait  entre  ses  dents  :  Plût  à  Dieu  que  l'île 
fut  déjà  prise,  et  que  je  me  visse  mort  ou  déli- 
vré de  cette  horrible  angoisse  !  Enfin  le  ciel 
eut  pitié  de  lui,  et  lorsqu'il  s'y  attendait  le 
moins,  il  entendit  crier  :  Victoire,  victoire  1  les 
eimemis  sont  en  fuite.  Allons,  seigneur,  levez- 
vous,  venez  jouir  de  votre  triomphe  et  prendre 
votre  part  des  dépouilles  conquises  par  votre 
bras  invincible. 

Qu'on  me  lève,  dit  Sancho  tristement.  Quand 
on  l'eut  aidé  à  se  remettre  sur  ses  pieds  :  L'en- 
nemi que  j'ai  tué,  ajouta-l-il,  je  consens  qu'on 
me  le  cloue  sur  le  front  ;  quant  aux  dépouilles, 
vous  pouvez  vous  les  partager,  je  n'y  prétends 
rien.  S'il  me  reste  ici  un  ami,  qu'il  me  donne 
un  peu  de  vin  ;  le  cceur  me  manque,  et,  pour 
l'amour  de  Dieu,  qu'on  m'essuie  le  visage,  je 
suis  tout  en  eau. 

Un  l'essuya,  on  lui  donna  du  vin,  on  le  dé- 
barrassa des  boucliers;  enfin,  se  voyant  libre, 
il  voulut  s'asseoir  sur  son  lit,  mais  il  tomba 
évanoui  de  fatigue  et  d'émotion. 

Les  mystificateurs  commençaient  à  se  repentir 
d'avoir  poussé  si  loin  la  plaisanterie,  lors{pn' 
Sancho,  en  revenant  à  lui,  calma  la  crainte  (|ue 
leur  avait  causée  sa  pAmoison.  Il  demanda  quelle 
heure  il  était;  on  lui  répondit  ([ue  le  jour  venait 
(le  |iiiindrc.  Aussitôt,  sans  ajouter  un  mot,  il 
acheva  de  s'habiller,  laissant  tous  les  assistants 
surprisde  l'enipressementiiuil  ymeltait.  Quand 
il  eut  lermiué,  quoique  avec  bien  île  la  peine, 
tant  il  était  brisé  de  fatigue,  il  se  dirigea  vers 
l'ciuiii',  suivi  de  tous  ceux  (pli  étaient  là,  puis 
s'approchaiit  du  grisou,  il  le  prit  tendrement 
entre  ses  bras,  lui  doima  un  baiser  sur  le  front. 


DE   LA   MANCHE. 


531 


et  lui  ilil  It's  yi'ii\  i>lcins  de  lariiii's  ;  Viens  çà, 
mon  fidèle  ami,  viens,  clier  eompai;non  de  mes 
aventures  et  de  mes  travaux  ;  quand  je  chemi- 
nais avec  loi,  sans  autre   souci   que  d'avoir  à 
raccommoder  ton  iiarnais  et  soi^'ner  la  gentille 
personne,  heureux   étaient    mes   heures,  mes 
jours,  mes  années.  Mais  depuis  que  je  l'ai  (piillé 
pour  me  laisser  emporter  sur  les  tours  de  l'ain- 
hition  et  de  l'orgueil,  tout  a  été  |)our  moi  souf- 
frances, inquiétudes  et  misères,  lin  parlant  ainsi, 
Sanclio  |)assail  le  licou  à  son  âne,  et  lui  ajustait 
le  liât;   le  grisou   bnlé,  il  monta  dessus  avec 
beaucoup  d'elTorls,  et  s'adressanl  au  majordome, 
au  maître  d'iiôlel  et  au  docteur  Pedro  Rczio  : 
Place,  place,  mcsseigneurs,  leur  dil-il,  laissez- 
moi  retourner  à  mon  ancienne  liberté;  laissez- 
moi  retourner  à  ma  vie  |iass(''e,  pour  me  ressus- 
citer de  celte  mort  présente.  Je  ne  suis  point 
né  pour  être  gouverneur;   mon  lot  est  de  con- 
duire la  charrue,   de  manier  la  pioche  et  de 
tailler  la  vigne,  et  non  de  donner  des  lois  ou  de 
défendre  des  îles  contre  ceux  ipii  viennent  les 
alla(]ucr.  Saint-Pierre  est  bien  à  Rome,  je  veux 
dire  que  chacun  doit  rester  chez  lui  et  faire  son 
métier.  Faucille  me  sied  mieux  en  main  que 
bàlon  de  commandement  ;  je  préfère  me  ras- 
sasier de  soupe  à  l'oignon,  que  d'être  à  la  merci 
d'un  méchant  médecin,  qui  me  fait  mourir  de 
faim.  Je  dors  mieux  en   été,   à  l'ombre  d'un 
chêne,  que  l'hiver  entre  deux  draps  de  line  toile 
de  Hollande  et  enveloppé  de  riches  fourrures. 
Adieu,  adieu  encore  une  fois.   Dites  à  monsei- 
gneur le  duc  que  nu  je  suis  né,  nu  je  me  trouve; 
je  veux  dire  qu'entré  ici   sans  un  maravédis, 
j'en  sors  les  mains  vides,  tout  au  rebours  des 
autres  gouverneurs.  Allons,  gare!  vous  dis-je; 
laissez-moi  passer,  que  j'aille  me  graisser  les 
cotes,  car  il  me  semble  (|ue  je  les  ai  rompues, 
grâce  aux  ennemis  qui  se  sont  promenés  celte 
nuit  sur  mon  estomac. 

Arrêtez,  seigneur  gouverneur,  lui  dit  le  doc- 
teur Pedro  li'zio;  arrête/.,  je  vais  vous  faire 
donner  un  breuvage  qui  vous  remettra  dans  un 


instant;  quant  à  votre  table,  je  promets  à  Votre 
Grâce  de  m'niiK  iidcr,  cl  de  lui  laisser  à  l'avenir 
manger  loiil  ce  qu'd  lui  |iLiir;i. 

Grand  merci,  reprit  Sanclio,  il  est  lru|)  tard; 
j'ai  envie  de  rester  comme  de  me  faiiC  Turc.  Ce 
n'e.st  pas  moi  qu'on  attrape  deux  fois  di;  la  même 
fai;on,  et  si  jamais  il  me  piiiid  envie  d'avoir  un 
gouvernement,  (pie  je  meure  avant  ipie  d'y  met- 
tre le  pied.  Je  suis  de  la  famille  des  Paiiza;  ils 
sont  tous  entêtés  comme  des  mulets,  et  ([uand 
une  fois  ils  ont  dit  non,  ils  n'en  démor'draienl 
pas  pour'  tout  l'or  du  momie.  Je  laisse  ici  les 
ailes  de  la  vanité  qui  ne  m'ont  enlevé  dans  les 
airs  (|u'afrri  de  me  faire  manger  aux  hirondelles 
et  aux  oiseaux  de  proie;  je  redescends  sur  terre 
pour  y  marcher  comme  auparavant,  et  si  je  n'ai 
pas  de  chaussures  de  maroquin  piqué,  au  moins 
ne  manquerais-je  jamais  de  sandales  de  cordes. 
Adieu,  encoi'e  une  fois,  (ju'on  me  laisse  passer, 
car  il  se  fait  lard. 

Seigneur  gouverneur,  dit  le  majordome,  nous 
laissons  partir  Votre  Grâce,  puisqu'elle  le  veirt, 
quoique  ce  ne  soit  pas  sans  regret  que  nous 
consentions  à  perdre  un  homme  de  votre  mé- 
rite, et  dont  la  conduite  a  été  si  chrétienne; 
mais  tout  gouverneur  qui  se  dérncL  de  sa  charge 
est  obligé  de  rendre  compte  de  son  administra- 
tion :  rendez  le  vôtre,  s'il  vous  plnil,  après 
quoi  nous  ne  vous  retenons  plus. 

Personne  n'a  le  droit  de  me  (l(>uiaiiilei  des 
comptes,  repartit  Sancho,  s'il  n'en  a  reçu  le 
pouvoir  de  monseigneur  le  du(';  je  m'en  vais  le 
trouver,  et  c'est  à  lui  que  je  les  rendrai.  D'ail- 
leurs, je  sors  d'ici  nu,  cl  cela  me  dispense  d'au- 
tre preuve. 

Le  seigneur  Sancho  a  raison,  dit  Pedro  Rezio, 
il  faut  le  laisser  aller;  d'autaiil  plus  que  mon- 
seigneur sera  enchanté  de  le  icvoii'. 

Tout  le  morrde  fut  du  même  sentimeiil,  et  on 
le  laissa  partir  en  lui  offr-ant  de  l'accomiiagner 
el  (le  lui  fournir  ce  qui  serait  nécessaire  pour 
faire  commodénrent  son  voyage.  Sancho  répon- 
dit (pr'il  ne  voulait  (pr'un  peu  d'nrge  pour  son 


r^m 


DON    QUICHOTTE 


âne,  et  |ioiir  lui  un  morceau  île  pain  et  du  fro- 
mage; que  le  chemin  étant  si  court,  il  u'avnil 
pas  besoin  d'autre  chose.  Tous  l'embrassèrent  ; 
lui  les  embrassa  aussi  eu  pleurant,  les  laissant 
non  moins  étonnés  de  son  bon  sens  que  de  la 
prompte  et  énergique  résolution  qu'il  avait 
prise. 


CHAPITRK  LIV 

QUI    TRAITE    DES    CHOSES    RELATIVES    A    CETTE    HISTOIRE 
ET    NON     A    0'AUTRES. 

Le  duc  et  la  duchesse  résolurent  de  donner 
suite  au  défi  qu'avait  porté  don  Onicbolte  à 
leur  vassal,  pour  le  motif  dont  nous  avons  parlé 
plus  haut;  mais  comme  le  jeune  homme  était 
en  Flandre,  où  il  s'était  enfui  alin  de  ne  pas 
épouser  la  lille  de  la  senora  Rodriguez,  ils  ima- 
ginèrent de  lui  substituer  un  laquais  gascon, 
appelé  Tosilos.  Après  avoir  donné  à  cet  honunc 
les  instructions  nécessaires  pour  bien  jouer  son 
personnage,  le  duc  déclara  à  don  Quichotte  que 
dans  un  délai  de  quatre  jours  son  adversaire 
viendrait,  armé  de  toutes  pièces,  se  présenter 
en  champ  clos  et  soutenir  par  la  moitié  de  sa 
barbe,  et  même  par  sa  barbe  entière,  que  la 
jeune  fille  mentait  en  affirmant  qu'il  lui  avait 
promis  de  l'épouser.  Grande  fut  la  joie  de 
notre  héros  d'avoir  rencontré  une  si  belle 
occasion  de  montrer  à  ses  illustres  hùlcs  sa  va- 
leur et  la  force  de  son  bras  formidable  ;  aussi 
dans  son  impatience,  ces  quatre  jours  lui  sem- 
blèrent-ils autant  de  siècles.  Pendant  qu'il  se 
repose  bien  malgré  lui,  allons  tenir  compagnie 
il  Sancho  qui,  moitié  triste,  moitié  joyeux,  ve- 
nait retrouver  son  maître,  plus  content  toutefois 
de  se  sentir  sur  son  fidèle  grisou  (|u'afnigé  i\Q 
la  perte  de  son  gouvernemcnl. 

Il  n'était  pas  encore  bien  loin  de  ^on  ile,  de 
sa  ville  ou  de  son  village,  car  on  n'a  jamais  su 
précisément  ce  que  c'était,  ipimid  il  vit  venir  six 
pèlerins  étrangers.  Arrives  près  de  lui,  ces  pè- 
lerins se  rangèrent  sur  drux   files  cl  se  min'iil   j 


à  chauler  à  tue-tèlc  dans  ime  langue  dont  San- 
cliii  ne  put  lion  démêler,  sinon  le  mol  dumôiu'. 
11  en  conclut  que  toute  la  chanson  n'avait  pas 
d'iniire  but,  et  comme  il  était  naturellemenl 
charitable,  il  leur  offrit  le  pain  et  le  Iromage 
(pi'il  portait  dans  son  bissac,  leur  faisant  en- 
tendre par  signes  qu'il  n'avait  rien  de  plus.  Les 
pèlerins  acceptèrent  1  aumône  en  criant  :  Geld! 
(jeUV  ! 

.le  ne  vous  comprends  jias,  frères,  dit  San- 
cho ;  que  voulez-vous  ! 

L'un  d'eux  alors  tira  une  bourse  de  son 
sein,  pour  faire  entendre  à  Sanciio  qu'ils  de- 
mandaient de  l'argent;  mais  lui,  ouvrant  la 
main  et  écartant  les  doigts,  alin  de  leur  montrer 
qu'il  ne  possédait  pas  une  obole,  piqua  son 
grisou  et  voulut  passer  au  milieu  d'eux.  Mais 
un  de  ces  étrangers,  qui  l'avait  reconnu,  l'ar- 
rêta, et  l'embrassant  lui  dit  en  castillan  :  Sainte 
Vierge!  qu'est-ce  que  je  vois?  n'est-ce  pas  mon 
ami,  mon  bon  voisin  Sancho  Panza?  Oui  !  pai 
ma  foi,  c'est  bien  lui,  car  je  ne  suis  ni  ivre  ni 
endormi. 

Tout  surpris  d'entendre  prononcer  son  nom 
et  de  se  sentir  embrasser,  Sancho  regarda  long- 
temps cet  homme  sans  rien  dire  ;  mais  il  avait 
beau  le  considérer,  il  ne  pouvait  se  rappeler 
ses  traits.  Comment  se  peut-il,  lui  dit  alors  le 
pèlerin,  que  tu  ne  reconnaisses  ])as  ton  voisin 
Ricole  le  .Morisipie,  le  mercier  de  notre  village'.' 
Et  (|ui  diable  t'aurait  reioiuiu  sous  ce  cos- 
tume? reprit  Sancho  en  l'examinant  de  plus 
près;  mais  comment  oses-tu  revenir  en  Espagne? 
.Malheur  à  toi,  mon  pauvre  ami,  si  tu  venais  à 
être  découvert  ;  tu  n'aurais  pas  à  te  louer  de 
l'avcMlure. 

Si  tu  te  lais,  répondit  le  pèlerin,  je  suis  bien 
sûr  que  personne  ne  me  reconnaîtra  sous  cet 
habit.  Mais  quittons  le  grand  chemin,  et  allons 
dans  ce  bois  où  mes  camarades  veulent  dîner 
et  laiic  la  sieste   :   ce  sont  dr  braves  gens,  lu 

'  Miil  ,illcni.in>l  i|ul  voiil  (Wn- nrgnil 


DE  LA   M  A  N  C  11  i:. 


On  l'essuva,  on  lui  donna  Ju  vin,  on  lo  ilOliunassa  ik"?  Iioudicis  (page  oôl). 


dîneras  avec  eux,  et  là  je  pourrai  te  conter 
ce  qui  m'est  arrivé  depuis  cet  édit  que  lo  roi 
a  fait  publier  contre  les  débris  de  notre  mal- 
heureuse nation. 

Sanclio  y  consentit,  et  Ricote  ayant  parlé  à 
ses  compagnons,  tous  s'enfoncèrent  dans  le  bois 
qui  était  en  vue,  s'éloignant  ainsi  delà  grand'- 
routc.  Arrivés  là,  ils  se  débarrassèrent  de  leurs 
])odrdons,  de  leurs  mantelcts,  et  restèrent  en 
justaucorps.  Ils  étaient  jeunes,  enjoués  et  de 
bonne  mine,  hormis  Rirotequi  était  déjà  avancé 
en  âge;  chacun  d'eux   porlail  une  liosare   liien 


poinvue,  au  moins  de  ces  viandes  qui  appel- 
lent la  soif  do  deux  lieues.  Ils  s'assirent  sur 
l'herbe,  qui  leur  servit  de  nappe,  et  tous  alors 
fournissant  ce  qu'ils  portaient  dans  leur  bissac, 
la  place  se  trouva  en  un  clin  d'œil  couverte  de 
pain,  de  noix,  de  fromage  et  de  quelques  os  où 
il  restait  encore  à  ronger,  sans  compter  une 
espèce  de  saucisson  appelé  cavial,  composé  de 
ces  (tufs  d'esturgeon,  grands  provocateurs  de 
l'appélil.  Il  s'v  trouva  aussi  des  olives  en  quan- 
tité, lesquelles,  quoiqu'un  peu  sèches,  ne  lais- 
saient pas  d'être  de  bon  goût.   Mais  ce  qui   (il 


j3i 


DON   QUICHOTTE 


ouvrir  les  yeux  à  Sancho,  c'étaient  six  grandes 
outres  de  vin,  chacun  ayant  fourni  la  sienne, 
sans  compter  celle  de  Ricote  qui  seule  valait 
toutes  les  atilres  ensemble.  Kiilin  nos  gens  se 
mirent  à  maiifier,  mais  lentement  et  en  savou- 
rant chaque  morceau.  Puis  tout  à  coup,  levant 
les  bras  et  les  outres  en  l'air,  le  goulot  sur  la 
liouche  et  les  yeux  fixés  au  ciel,  comme  s'ils  y 
avaient  pris  leurs  points  de  mire,  ils  restèrent 
tous  un  bon  quart  d'heure  à  transvaser  le  vin 
dans  leur  estomac.  Sancbo  admirait  celte  iiar- 
monie  muette,  et  ne  pensait  déjà  plus  au  gou- 
vernement qu'il  venait  de  quitter.  Afin  de  se 
mettre  à  l'unisson,  il  pria  Hicole  de  lui  prêter 
son  outre,  et  l'ayant  embouchée,  il  fit  voir  (pi'il 
uc  manquait  pour  cet  exercice  ni  de  métiiode 
ni  d'iialeine. 

De  temps  en  temps,  un  des  pèlerins  prenant 
la  m;iiii  df  Sancho,  lui  disait  :  Espaijiioli  ij  Tu- 
(Icsiiiii,  liilu  iiuo  hou  comjxifpio  ;  et  Sancho  ré- 
pondait :  Bon  com\i(i(\iui  jura  di  ;  puis  il  éclatait 
de  rire,  mettant  en  oubli  sa  mésaventuie;  en 
effet,  sur  le  temps  où  l'on  est  occupé  à  manger 
ou  à  boire,  les  soucis  n'ont  guère  de  prise. 
Quatre  fois  nos  gens  recommencèrent  à  jouer 
de  leurs  musettes,  mais  à  la  cinquième  fois  elles 
se  désenflèrent  si  bien,  qu'il  n'y  eut  plus  moyen 
d'(;n  rien  tirer  :  toutefois,  si  le  vin  lit  défaut, 
le  sommeil  ne  leur  marnjua  pas,  car  ils  s'cn- 
(lunuireiit  sur  la  |>lace.  lUcote  et  Sancho,  se 
troiivaiil  plus  éveillés,  |)our  avoir  moins  bu, 
laissèrent  dormir  leurs  conq)agU(ins,  et  allèrent 
s'asseoir  au  pied  d'un  hètrc,  où  le  |ièk'rin,  rpiit- 
tant  sa  langue  maternelle  pour  s'exprimer  en 
bon  castillan,  parla  de  la  sorte  : 

Tu  n'as  pas  oublié,  ami  Sancho,  quelle  ter- 
reur s'enq)ara  des  nôtres  (|uanil  le  roi  lit  pu- 
blier sou  édit  contre  les  Mores  ;  je  lus  si  alarnu' 
moi-même,  que  craignant  de  ne  pouvoir  <|uitler 
rKspagne  assez,  lui,  je  me  voyais  déjà  liainer 
ui  supplice  avec  mes  enfants.  Toutefois,  ne 
trouvant  jias  (pie  nous  fissions  sagement  de  fuir 
avec  tant  de  liàle,  je  n''S(dus  de  laisser  ma  fa- 


mille dans  notre  village,  et  d'aller  seul  chercher 
quelque  endroit  où  je  pusse  la  mettre  en  sûreté. 
Je  m'étais  bien  aperçu,  ainsi  que  les  plus  ha- 
biles de  notre  nation,  (jue  cet  édit  n'était  pas 
une  vaine  menace,  mais  une  résolution  arrêtée. 
En  effet,  connaissant  les  mauvaises  intentions 
de  beaucoup  d'entre  nous,  intentions  qu'ils  ne 
cachaient  pas,  je  restai  convaincu  (|ue  Dieu  seul 
avait  pu  mettre  dans  l'espiit  du  roi  une  résolu- 
tion si  soudaine  et  si  rigoureuse.  Non  pas  que 
nous  fussions  tous  coupables  :  car  parmi  nous, 
il  se  trouvait  des  chrétiens  sincères,  mais  en  si 
petit  nombre  qu'à  parler  franchement,  souffrir 
tant  d'ennemis  dans  le  royaume,  c'était  nourrir 
un  serpent  dans  son  sein.  Quoi  (pi'il  en  soit,  le 
bannissement,  trop  doux  pour  (|uelques-uns, 
fut  trop  sévère  pour  ceux  qui,  non  plus  que 
moi,  n'avaient  pas  de  mauvais  desseins.  Depuis 
cette  époque,  dans  quelque  endroit  que  nous 
portions  nos  pas,  nous  regrettons  toujours  l'Es- 
pagne, notre  1,'erceau,  ne  trouvant  point  ail- 
leurs le  repos  que  nous  espérions.  Nous  avions 
cru  qu'en  Barbarie  et  en  Africjue  on  nous  rece- 
vrait à  bras  ouvert,  mais  c'est  là  qu'on  nous 
méprise  et  qu'on  nous  maltraite  le  plus.  Hélas  ! 
nous  n'avons  connu  notre  bonheur  (lu'après 
l'avoir  perdu;  aussi  notre;  désir  de  revoir  l'Es- 
pagne est  si  grand,  que  la  plupart  d'entre  nous, 
qui  en  savent  fort  bien  la  langue,  n'ont  pas 
craint  d'abandonner  femme  et  enfants  |)our  y 
revenir. 

Je  quittai  donc  notre  village,  et  je  partis 
pour  la  France  avec  quelques-uns  des  nôtres; 
quoique  nous  y  fussions  bien  reçus,  le  désir 
me  prit  daller  plus  loin.  Je  |iassai  eu  Italie,  et 
de  là  en  Allemagne,  oii  il  nie  sembla  (pi'oTi  vi- 
vait avec  encore  plus  de  si''eurit('',  car  presque 
partout  il  y  a  vnie  grande  liberté  de  conscience. 
Je  m'assurai  d'une  maison  proche  d'Augsbourg, 
el  massoeiai  à  ces  pèlerins  (|ni  ont  cnuliune 
de  venir  visilei'  les  sanctuaires  de  l'hispagne, 
visite  (pii  pour  eu\  vaut  les  mines  du  Pérou. 
Chaque  année,  ils  la  parcourent  tout  enlii're,  cl 


i)i; 


A    MAMMIIv 


5ôr> 


il  n'y  il  |)oiiit  lie  villa^'o  ijuils  ne  (]iiittent  repus 
jusiiu'à  la  fjor^'c,  et  eiuportanl  un  lion  sac  d'ar- 
gent,   (let  aif^iiil    ils    ont    soin    de    réclianger 
contre  lie  l'or,  dont  ils  remplissent  le  creux  de 
leui's  hourdons,  ou  bien  ils  le  cousent  dans  les 
plis  de  leurs  manlelets  ;  puis,  à  i'orce  d'industrie, 
ils  parviennent  à  sortir  d'Kspagne  avec   leur 
liu(in,   malgré    la  rigoureuse   surveillance  dos 
gardiens  des  passages.  Aujourd'liui,  ami  San- 
clio,  mon  inlention  est   de  reprendre  l'argent 
(pie  j'ai  enloui  avant  de   jiartir;  et  comme  c'est 
hors  de  notre  village,  je  pourrai  le  faire  sans 
péril,  après  quoi  j'irai  de  Yalenec  à  Alger  re- 
joindre ma  femme  et  ma  lillc.  De  là,  nous  re- 
passerons en  France,  d'où  je  les  emmènerai  en 
.Vliemagne,  en  attendant  ce   que  Dieu  voudra 
faire  de  nous  ;  car  enlin  je  suis  certain  que  ma 
femme  et   ma   (ille  sont   bonnes  catholiques  ; 
quant  à  moi,  quoique  je  ne  le  sois  pas  autant, 
je  suis  plus  chrétien  que  More,  et  tous  les  jours 
je  prie  Dieu  de  m'ouvrir  les  \eu.\  davantage,  cl 
de  m'apprendre  comment  il  veut  que  je  le  serve. 
Mais  ce  qui  m'étonne  le  plus,  Sancho,  c'est  que 
ma  femme  ait  mieux  aimé  aller  vivre  en  Bar- 
barie (pi'en  Fnince,  où  elle  et  sa  fille  pourraient 
librement  pratiipier  leur  religion. 

Oh  !  cela  n'a  pas  dépendu  d'elles,  dit  Sancho, 
c'est  Jean  Tiopevo,  ton  beau-frère,  qui  les  a 
emmenées  :  et  comme  c'est  un  vrai  More,  il 
n'a  songé  qu'à  ce  qui  l'accommodait  le  mieux. 
Mais  veux-tu  que  je  te  dise,  Ricote  :  je  suis  cer- 
tain que  tu  irais  en  vain  chercher  ton  trésor, 
lu  ne  le  trouveras  plus,  car  nous  avons  su  qu'on 
avait  pris  à  ton  beau-frère  et  à  ta  femme  des 
perles  et  beaucoup  d'argent  qu'ils  allaient  faire 
enregistrer. 

Cela  peut  être,  répliqua  Ricote,  mais  je  suis 
bien  certain  qu'ils  n'ont  point  touché  à  mon 
trésor,  n'ayant  confié  le  secret  à  personne,  de 
crainte  de  malheur.  Si  tu  veux  venir  avec  moi  et 
m'aider  à  l'emporter,  je  te  promets  deux  cents 
écus  :  cet  argent  pourra  te  mettre  à  l'aise,  car  je 
sais,  mon  ami,  que  tu  n'es  pas  bien  riche. 


Je  le  ferais  volontiers,  repartit  Sancho,  mais 
je  ne  suis  point  aussi  intéressé  que  tu  pourrais 
le  croire.  Si  j'aimais  la  richesse,  je  n'aurais  pas 
quitté  ce  malin  un  office  où  je  pouvais  f.iirc 
d'or  les  murs  de  ma  maison,  et  avant  qu'il  fût 
six  mois  manger  dans  des  plats  d'argent.  Kl 
pour  cette  raison,  comme  aussi  parce  (jne  ce 
sérail  Irahii'  Ir  mi  noire  mailrc,  (jue  d'aidei' 
ses  ennemis,  je  n'irais  pas  avec  toi,  quand  au 
lieu  de  deux  cents  écus  lu  mVu  oFfrirais  le 
douille. 

(juel  office  as-tu  donc  (jiiillé'.'  deiuainla  lii- 
cotte. 

J'ai  quitté  le  gouvernement  d'une  ile,  mais 
d'une  lie,  vois-tu,  qui  n'a  pas  sa  pareille  à  un 
(piart  de  lieue  à  la  ronde,  répondit  Sancho. 

Et  où  est-elle  située,  celle  ile?  continua  Ri- 
cote. 

Uù  elle  est?  A  deux  lieues  d'ici,  répliqua 
Sancho,  et  elle  s'appelle  l'Ile  de  Barataria. 

Que  dis-tu  là,  reprit  Ricote;  est-ce  (pi'il  y  a 
des  îles  en  terre  ferme  : 

Pourquoi  non?  reprit  Sancho.  Je  le  dis,  mon 
ami,  que  j'en  suis  parti  ce  matin,  et  iiu'hier 
encore  je  la  gouvernais  à  ma  fantaisie;  malgré 
tout,  je  l'ai  quittée,  parce  qu'il  m'est  avis  que 
l'office  de  gouverneur  est  dangereux. 

Et  qu'as-tu  gagné  dans  ton  gouvernement? 
demanda  Ricote. 

Ce  que  j'y  ai  gagné?  répondit  Sancho;  par 
ma  foi,  j'y  ai  gagné  d'apprendre  que  je  ne  suis 
pas  bon  à  être  gouverneur,  si  ce  n'est  d'un  trou- 
[leau  de  chèvres,  et  que  les  richesses  amassées 
dans  les  gouvernements  coûtent  le  repos  et  le 
sommeil,  voire  même  le  boire  et  le  manger. 
Dans  les  iles,  il  faut  que  les  gouverneurs  ne 
mangent  presque  rien,  surtout  s'ils  ont  des  mé- 
decins qui  prennent  soin  de  leur  santé. 

Je  ne  sais  ce  que  tu  veux  dire,  répliqua  Ri- 
cote. Hé!  qui  diable  pouvait  s'aviser  de  te  don- 
ner une  ile  à  gouverner?  manque-t-il  d'iiabiles 
gens  au  monde,  qu'il  faille  prendre  des  paysans 
pour  en  faire  des  gouverneurs?  Tu  rêves,  mon 


556 


DON   QUICHOTTE 


pauvre  ami.  Vois  sculoiiiciit  si  lu  veux  venir 
avec  moi  [mur  iii'niilcr  à  empoilcr  mon  trésor. 
Je  t'assure  qu'il  en  uirritc  liicn  le  nom,  et  je  le 
Jonnerai  ce  que  je  l'ai  promis. 

Je  t'ai  déjà  dit  (|ue  je  ne  le  veux  pas,  répondit 
Sanclio;  mais  sois  sûr  de  ii'élie  pas  dénoncé  |)nr 
moi.  Adieu;  contiinic  ton  cliemin  ,  et  laisse- 
m'en  faire  autant  :  si  le  bien  gagné  honnêtement 
se  perd  quelquefois,  à  plus  forte  raison  le  liien 
mal  acquis  doit-il  se  perdre  avec  son  maître. 

Je  n'insiste  pas,  reprit  Ilicote,  mais  tu  ne 
sais  pas  ce  que  lu  refuses.  Dis-nu)i ,  étais-tu 
dans  le  village  quand  mon  beau-frère  emmena 
ma  femme  et  ma  fdle? 

Vraiment  oui,  j'y  étais,  répondit  Sanclio,  et 
tout  le  monde  trouvait  ta  fille  si  belle,  (pi'ou 
sortait  en  foule  pour  la  voir  :  cliacnn  la  suivait 
des  yeux,  disant  (|uc  c'était  la  plus  jolie  tille 
d'Espagne.  La  pauvre  créature  pleurait  en  em- 
brassant ses  amies,  les  priant  de  l;i  recommander 
à  Dieu  et  à  sa  sainte  mère.  Elle  nous  faisait  pitié, 
tant  elle  était  triste,  et  je  ne  pus  m'empêclier 
de  pleurer,  moi  qui  ne  suis  pas  un  grand  pleu- 
rard. Bien  des  gens  voulaient  la  cacher;  d'au- 
tres, s'ils  n'eussent  pas  craint  l'édit  de  Sa  Ma- 
jesté, de  l'enlever  par  les  chemins.  Don  Pedro 
Gregorio,  ce  jeune  homme  que  tu  connais,  cl 
qui  est  si  riche,  se  démenait  fort  pour  elle  :  il 
l'aimait  beaucoup,  à  ce  (|u'on  dit;  aussi  ne  l'a- 
t-on  plus  revu  dc|iuis  (ju'cllc  est  partie,  et  nous 
crûmes  tous  qu'il  avait  couru  après  elle  pour 
l'enlever,  mais  on  n'en  a  pas  entendu  parler 
jusqu'à  cette  heure. 

Par  ma  foi,  dit  Ricole,  j'avais  toujours  cru  ce 
jeune  homme  amoureux  de  ma  tille;  mais  comme 
je  me  fiais  à  elle,  je  m'en  inquiétais  peu.  Tu  sais 
bien,  Saiulio,  (pie  les  Morisques  ne  se  nun-ienl 
guère  par  amour  avec  les  vieux  ciirétiens;  cl 
ma  fille,  ce  me  semble,  songeait  moins  à  >c 
marier  qu'à  devenir  bonne  chrétienne;  aussi  je 
pense  qu'elle  se  souciait  fort  peu  des  poursuit'-s 
de  ce  gentilhomme. 

Dieu  le  veuille,  repartit  Saui  ho,  car  cela  ne 


convient  ni  à  l'im  ni  à  l'autre  Adieu,  mon  ami; 
laisse-moi  jiartir;  je  vcu\  aller  ce  soir  retrouver 
mou  maître,  le  seigneur  don  Ouiihotte. 

Oi:e  Dieu  t'accompagne,  frère  Saneho ,  dit 
Ilicote.  Aussi  bien,  voilà  mes  compagnons  qui 
s'éveillent,  et  il  est  temps  de  continuer  notre 
chemin. 

Après  s'être  embrassés,  Sanclio  monta  sur 
son  àne,  Ricole  |irit  son  bourdon,  et  ils  se  sépa- 
l'èrent. 


CHAPITRE  LV 

DF    CE    QUI    AHRIVA    A    SAfJCHO    EN    CHEMIN. 

Pour  avoir  passé  trop  de  tcni|is  à  s'entretenir 
avec  liicole,  Sanclio  ne  put  arriver  de  jour  au 
château  du  duc,  et  il  en  était  encore  à  une  demi- 
lieue  quand  la  nuit  le  surprit.  Comme  on  .était 
au  printemps,  il  ne  s'en  mit  pas  en  peine;  seule- 
ment, il  s'écarta  de  la  route  dans  l'intention  de 
se  procnrci'  nu  gite.  Mais  sa  mauvaise  étoile 
voulut  qu'en  cherchant  un  endroit  pour  passer 
la  nuit,  lui  et  son  grison  tombèrent  dans  un 
sombre  et  profond  souterrain  (jui  se  trouvait  au 
milieu  de  bâtiments  eu  ruine.  Lorsque  Saneho 
sentit  la  lerre  lui  nuimpier,  il  se  recommanda  à 
Dieu  avec  ferveur,  se  croyant  déjà  au  fond  des 
abimes;  pourlaut,  il  en  fut  (juittc  à  meilleur 
marché,  car  à  quatre  toises  il  se  trouva  sur  la 
terre  ferme  et  assis  sur  sa  monture  sans  s'être 
fait  aucun  mal.  Il  commença  par  se  làler  par 
tout  le  corps,  et  relint  son  haleine  pour  s'assurer 
s'il  n'avait  aucune  l)lessure;  quand  il  se  sentit 
bien  portant,  il  rendit  grâces  au  ciel  de  l'avoir 
préservé  d'un  (l;ini;rr  où  il  avait  failli  se  mettre 
en  pièces.  Le  pauvre  diable  porta  aussitôt  ses 
mains  de  tous  côtés  pour  voir  s'il  n'y  avait  pa> 
moyen  de  se  tirer  de  là  ;  mais  les  murs  étaient 
si  droits  et  si  escarpés  (]u'il  lui  était  impo'^sible 
d'y  grimper.  Di'solé  de  cette  découverte,  il  h' 
lui  liiiii  davantage  (|Uand  il  euteiidil  son  grisou 


1)1':    I.A    MANCIIH 


5Ô7 


.^M-'-^r^-^^XV^'''       ,'^èiij^.::.,    ^. 


Paris,  s.  KaçoQ  el  C',  imp.  turae,  Juiivet  ut  C*,  étJit. 

Kioole  et  Sancho  allèrent  s'asseoir  au  |iicil  li'uii  liùlre  (page  531). 


se  plaindre  douloureusement,  et  certes  avec  su- 
jet, car  il  était  en  assez  piteux  état. 

Hélas  I  hélas!  s'écria  Sancho,  que  d'accidonts 
imprévus  dans  ce  misérable  monde!  (Jui  aurait 
dit  que  l'homme  qui  était  hier  gouverneur  d  une 
ile,  commandant  à  ses  serviteurs  cl  à  ses  vas- 
sau.\,  se  verrait  aujourd'hui  seul,  sans  serviteurs 
ni  vassaux  pour  le  secourir!  Faudra-t-il  donc, 
mon  pauvre  grisou ,  que  tous  les  deux  nous 
mourions  de  faim  ici,  ou  toi  de  tes  blessures,  et 
moi  de  chagrin  !  Encore  si  j'étais  aussi  chanceux 
que  le  fut  monseigneur  don  Quichotte  dans   l,i 


caverne  de  Montesinos,  où  il  trouva  la  nappe 
mise  et  son  lit  tout  prêt!  .Mais  que  trouverai-jc 
dans  ce  maudit  Inni,  sinon  des  couleuvres  el 
des  crapauds'.'  .Malheureux  que  je  suisi  où  ont 
abouti  mes  folies  et  mes  caprices?  Si  du  moins 
nous  étions  morts  dans  notre  pays  et  parmi  les 
gens  de  notre  connaissance,  nous  n'eussions  pas 
nianipié  d'ànics  charitables  pour  nous  pleurer 
et  nous  fermer  les  yeux  à  notre  dernière  heure  ! 
0  mon  lidèle  ami,  mon  cher  compagnon,  quelle 
récompense  je  donne  à  les  bons  services!  mais 
p;irilonne-nioi,  et  jirie  la  l'ortniu'  (|u'clle  nous  lire 

G8 


558 


DON    OUICllOTTI': 


de  ce  mauvais  pas,  après  quoi  tu  verras  que 
je  ne  suis  pas  inyrat,  et  je  le  |)roinels  doulile 
ration. 

l'endant  que  le  maître  se  lamentait  de  la  sorte, 
l'âne  restait  immobile,  tant  grande  était  l'an- 
goisse que  le  pauvre  animal  endurait.  Le  jour 
revint,  et  aux  premières  clartés  de  l'aurore, 
Sauelio,  voyant  qu'il  était  absolument  impos- 
sible, sans  être  aidé,  de  sortir  de  cette  espèce 
de  |)uiis,  recommen(;a  à  se  lamenter  et  à  jeter 
de  grands  cris  pour  appeler  du  secours.  Riais 
personne  ne,  l'entendait,  et  il  se  tint  pour  mort, 
surtout  en  voyant  son  âne  couché  à  terre,  les 
oreilles  basse?  et  faisant  fort  triste  mine.  Enfin, 
il  l'aida  à  se  remettre  sur  ses  pieds,  non  sans 
beaucoup  de  peine;  puis,  ayant  tiré  Un  morceau 
de  pain  de  son  bissac,  il  le  lui  donna  en  disant  : 
Tiens, mon  enfant,  quand  on  a  du  pain,  les  maux 
.se  sentent  moins. 

L'infortuné  Sanclio  était  dans  cetle  cruelle 
anxiété,  cherchant  de  tous  côtés  remède  à  son 
iiKiliieur,  quand  il  découvrit  à  l'un  des  bouts  du 
souterrain  une  ouverture  assez  grande  pour 
qu'un  homme  pût  y  passer.  Il  s'y  glissa  à  quatre 
pattes,  et  il  vit  qu'à  l'aulre  bout  le  trou  allail 
(diijdurs  s'élargissant.  Revenant  sur  ses  pas,  il 
|irit  une  pierre  avec  laquelle  il  prati(|ua  uiu' 
brèche  capable  de  livrer  passage  à  son  âne,  et, 
le  tirant  par  le  licou,  il  commença  à  cheminer 
le  liiug  du  souterrain.  Tantôt  il  marchait  à 
ti'itnns,  tantôt  il  entrevoyait  la  liniiière,  mais 
toujours  avec  une  égale  frayeur.  Hicu  puissant 
se  disait-il,  umu  maître  trouverait  ceii  une  ex- 
cellente aventure,  tandis  que  moi,  malheureux, 
privé  de  conseil  et  dénué  de  courage,  il  nu' 
semble  à  tous  moments  (pic  la  terre  va  me  man- 
(picr  sous  les  pieds.  Tout  en  se  lamentant,  et 
après  avoir  l'ait,  à  ce  (|u'il  crut,  près  de  deiui- 
heue,  il  commcni;a  à  découvrir  un  faible  joui' 
i|iii  se  glissait  par  une  étroite  lissnre,  et  il  es- 
péra revoir  la  lumière  encore  nue  lois.  Mais 
Hen-Engeli  le  laisse  là  pour  retoiiiner  à  dmi 
Qiiii'lioile,  leipiel  attembiil  avei'  autant  d'impa- 


tience ipie  de  joie  le  jour  tixé  pour  le  comliat 
qu'il  devait  livrer  au  séducteur  de  la  lille  de  la 
sefiora  Rodriguez. 

Or,  comme  ce  matin-là  notre  héros  était  sorti 
pour  tenir  son  cheval  en  haleine  et  le  disposer 
au  combat  du  lendemain,  il  arriva  qu'à  la  suite 
d'une  attaque  simulée  à  toute  bride,  Rossinante 
vint  mettre  les  pieds  de  devant  sur  le  bord  d'un 
trou  dans  lequel,  sans  la  vigueur  du  cavalier 
qui  arrêta  sa  monture  sur  les  jarrets  Ae  der- 
rière, tous  deux  seraient  tombés  infailliblement. 
La  curiosité  de  don  Quichotte  l'engagea  à  voir 
de  plus  près  ce  que  c'était  :  il  s'approcha  sans 
mettre  pied  à  terre.  Pendant  qu'il  considérait 
celte  large  ouverture,  de  grands  cris,  partis  du 
fond,  vinrent  frapper  son  oreille  :  Hélas!  disait 
une  voix,  n'y  a-t-il  point  là-haut  quelque  chré- 
tien qui  m'entende,  quelque  chevalier  charitable 
qui  ait  pitié  d'un  malheureux  pécheur  enterré 
tout  vivant,  d'un  pauvre  gouverneur  qui  n'a  pas 
su  se  gouverner  lui-même? 

Surpris  an  dernier  point,  don  Quichotte  crut 
reconnaître  la  voix  de  Sancho,  et,  pour  s'en 
assurer,  il  cria  de  toute  sa  force  :  Qui  es-tu  là- 
bas,  toi  qui  le  plains  ainsi? 

El  qui  peut  se  plaindre,  répondit  la  voix,  si 
ce  n'est  le  malheureux  Sancho  Panza,  ci-devant 
écuyer  du  fameux  chevalier  don  Quichotte  de  la 
Manche,  cl,  pour  ses  péchés,  gouverneur  de 
l'île  Uarataria? 

("es  paroles  redoublèreul  la  surjuise  du  che- 
valier. S'imagiuant  (pie  Saucho  (''tait  iiioit,  et 
(jiie  son  âme  faisait  là  son  purgaloire,  il  rèpoiidil 
à  son  tour  :  En  ma  ipialité  de  chrétien  catho- 
li(|iie,  je  ('engage  à  me  déclarer  (pii  tu  es.  Si  lu 
es  une  àme  en  peine,  dis-moi  ce  (pie  lu  veux 
(pie  je  fasse  pour  te  soulager,  car  ma  pidlession 
étant  de  secourir  tous  les  allligi's,  je  puis  aussi 
porler  secours  à  ceux  de  l'autre  iiKuide  (]ui  ne 
sauiaieiil  s'aider  eux-mêmes. 

Viiiis  (pu  me  parlez,  reprit  la  voix,  vous  êtes 
doiu'  monseigneur  d(Ui  (Jui(  liolle  de  la  Manche: 
car  à  l'accent  et  à  la  pai(de  ce  ne  peut  èlreipie  lui. 


DE    LA    MANCIIK. 


r>39 


Oui,  oui,  réplii|iia  luiti'i'  lirnis,  je  suis  ce  (Ion 
(Juiilintlo  (|ui  a  lait  profession  ilf  secourir  cl 
(l'assister  en  leurs  nécessités  les  vivants  et  les 
Mioi'ts;  nppiends-iuoi  dune  (jui  lu  es  toi-nicnic, 
car  lu  me  liens  en  grand  souci.  Si  tu  es  Sanclio 
mon  écuyer,  et  si  tu  as  cesse  de  vivre,  pourvu  que 
les  dialilesne  t'aient  point  eniporté,  el  que  par 
la  miséricorde  de  Dieu  lu  sois  seulement  en 
purgatoire,  notre  mère  la  sainte  Kylisc  catho- 
liipii'  a  des  prières  efTicaces  pour  abréger  tes 
peines;  de  ma  part  j'y  emploierai  tous  mes  ef- 
l'orls  :  achève  donc  de  l'expliquer  et  dis-moi  ijui 
lu  es. 

Je  jure  Itieu,  seigneur  don  Quichotte,  ré- 
pondit la  voix,  el  je  fais  serment  (juc  je  suis 
Sancho  Panza,  votre  écuyer,  et  que  je  ne  suis 
jamais  mort  depuis  que  je  suis  dans  cemondi' ; 
mais  (pi'après  avoir  quitté  mon  gouvernement 
pour  des  raisons  qu'il  serait  trop  long  de  ra- 
conter, je  tombai  hier  dans  ce  trou  où  je  suis 
encore  avec  le  grison  qui  ne  me  laissera  pas 
mentir  à  telles  enseignes,  qu'il  est  à  mes  côtés. 
Kii  ce  moment,  comme  s'il  eût  compris  son 
maître  el  voulu  lui  rendre  témoignage,  l'àne  se 
mit  à  braire  si  puissamment,  que  toute  la  ca- 
verne en  retentit. 

Voilà  un  témoin  irrécusable,  dit  don  (jni- 
cliotte  ;  au  bruit  je  reconnais  ràne,  et  le  maitre 
à  sa  parole.  Attends  un  peu,  mon  pauvre  ami,  je 
m'en  vais  au  château  ([ui  est  tout  |n-oche,  el 
j'amènerai  des  gens  pour  te  tirer  d'ici. 

Dépécliez-vous,  je  vous  prie,  seigneur,  car  je 
SUIS  au  désespoir  de  me  voir  enterré  tout  vivant, 
el  je  me  sens  mourir  de  peur. 

Don  Quichotte  alla  conter  l'aventure  au  duc 
et  à  la  duchesse,  qui  savaient  que  ce  souterrain 
existait  depuis  un  temps  immémorial  ;  mais  ce 
ipii  surtout  les  surprit,  ce  lut  d'apprendre  que 
Sanclio  avait  quitté  son  gouvernement  sans  qu'on 
leur  eût  donné  avis  de  son  départ.  On  courut 
avec  des  cordes  et  des  échelles,  et  à  force  de 
bras  on  ramena  Sancho  et  le  grison  à  la  lumière 
du  soleil,  lu  étudiant  (|ui  se  trouvait  là  par  lia- 


said  lie  |iul  s'enqièclirr  de  ilire  envoyant  notre 
('Cliver  ;  Il  serait  bon  (pie  tous  les  mauvais  goii- 
\eriiciirs  Mirtisseiit  de  leurs  gouveinemcnts, 
ciiiiimc  celui-ci  sort  de  cet  abime,  pâle  el  moii- 
raiit  défailli,  et,  si  je  ne  me  trompe,  la  bourse 
très-peu  garnie. 

Frère,  repartit  Sanclio,  il  y  a  huit  jours  que 
je  suis  culré  dans  l'ile  (pion  m'avait  (loiiiié  à 
gouverner;  pendant  ces  huit  jours,  je  n'ai  pa? 
mangé  mon  soûl  une  seule  fois  :  j'ai  élé  |)ersé- 
cuté  par  les  médecins,  les  ennemis  m'ont  rompu 
les  os,  el  je  n'ai  pas  même  eu  le  temps  de  tou- 
cher mes  gages.  Vous  voyez  bien  (pie  je  ne  mé- 
ritais |)oint  d'en  sortir  ainsi  :  mais  riiomme 
projiose  et  Dieu  dispose,  et  où  1  on  croit  trouver 
(lu  lard,  il  n'y  souvent  pas  de  crochet  pour  le 
pendre.  Au  reste.  Dieu  m'entend,  et  cela  me 
suflit. 

Sancho,  laisse  parler  les  gens,  lui  dit  son 
maitre;  repose-toi  sur  ta  bonne  conscience,  cl 
qu'on  dise  ce  qu'on  voudra.  Qui  prétendrait 
attacher  toutes  les  langues  n'aurait  jamais  fini  ; 
on  mettrait  plutôt  des  portes  aux  champs.  Si 
un  gouverneur  est  riche,  on  dit  ipi'il  a  volé  ;  s'il 
est  pauvre,  ou  dit  que  c'est  un  niais  et  un  im- 
bécile. 

Permis  de  m'appclcr  un  imbécile,  répliijua 
Sanclio,  mais  non  de  dire  que  je  suis  un  vo- 
leur. 

Tout  en  discourant,  ils  arrivèrent  au  château, 
entourés  d'une  foule  de  gens,  et  ils  trouvèrent 
le  duc  et  la  duchesse  qui  les  attendaient  dans 
une  galerie.  Sancho  ne  voulut  point  monter 
rendre  visite  au  duc  cl  à  la  duchesse  qu'il  n'eu! 
mis  son  grisou  à  l'écurie,  car  la  pauvre  bêle 
avait,  disait-il,  passé  une  très-mauvaise  nuit. 
Kiiiin  il  alla  saluer  Leurs  Excellences  :  Messei- 
gneurs,  dit-il  en  mettant  un  genou  en  terre,  je 
suis  allé  gouverner  votre  lie  de  Barataria,  parce 
que  Vos  Grandeurs  l'ont  voulu,  et  non  parce  que 
je  l'avais  mérité:  j'y  suis  entré  nu,  et  nu  j'en 
sors;  je  n'v  ai  perdu  ni  gagné,  et  si  j'ai  bien 
I  ou  mal  gouverné,  il  y  a  des  lémoins  ipii  i)our- 


r)iO 


DON   QUICHOTTE 


roiil  dire  ce  iiiii  en  est.  J'ai  éclaiici  îles  cliriicul- 
lés,  jupe  (les  procès,  toujours  inouranldc  l'aiiii, 
grâce  au  docteur  l'edro  lle/.io,  naturel  de  Tirlea- 
fuera,  médecin  de  l'Ile  et  assassin  des  gouver- 
neurs. Les  ennemis  nous  ont  attaques  nuitam- 
ment et  mis  en  grand  péril  ;  mais  ceu\  de  l'ile 
ont  assuré  que  nous  étions  victoiieux  par  la 
force  de  mon  liras;  Dieu  les  récompense  dans 
ce   nion(l(^   et    dans    l'autre    s'ils    ne    nientciil 
point.  Après  avoir  pesé  les  charges  et  les  fa- 
lignes  qu'on  rencontre  dans  les  gouvernements, 
j'ai    trouvé  le    fardeau    trop   pesant   pour  mes 
épaules,  et  en  lin  de  compte  j'ai   reconnu   (|uc 
je  ne  suis  pas  du  liois  dont  on   fait  les  gouver- 
neurs; aussi,  avant  (jue  le  gouvernement  me 
ipiittàt,  j'ai  quitté  le  gouvernement,  et  hier,  de 
hon  matin,  j'ai  laissé  l'île  à  l'endroit  où  je  l'a- 
vais trouvée ,   avec  les  mêmes   maisons  et  les 
mêmes  rues,  sans  y  avoir  rien  changé.  Je  n'ai 
rien  emprunté  à  personne,  je  n'ai  fait  de  profit 
sur  <|uoi  que  ce  soit,  et  si,  comme  cela  est,  j'ai 
songé  à  faire  des  ordonnances  utiles  et  proli- 
taldes,  j'y  ai  renoncé  bien  vile,  de  peur  (pron 
ne  les  observât  pas;   parce  qu'alors  les  faire  ou 
ne  pas  les  faire,  c'est  absolument  la  même  chose. 
Je  suis  parti  sans  autre  compagnie  que  celle  de 
mon  grisou.  Pendant  la  nuit,  je  suis  tombé  dans 
un  siulerrain,  je  l'ai   panouru  tout  du    long; 
puis  j'ai  tant  fait  que,  le  jour  venu,  j'ai  décou- 
vert une  issue,  mais  non  si  lacile  toutefois  (pic 
je  n'y  fusse  demeuré  jusqu'au  jugement  dernier 
sans  le  secours  de  mon   maître.    Voici  donc, 
monseigneur  le  duc  et  madame    la    duchesse, 
votre  gouverneur  Sancho  Pan/a,    (pn,  en  div 
jours  (ju'il  a  gouverné,   a  appris  à   mépriser  le 
gouvernement,  nonscnlcment  d'une  île,  mais 
encore  du  monde  entier.  Sur  i|ii(ii  ji;  baise  très- 
liumhlemenl  les   pieds  de  Vos  Excellences;  et 
avec  leur  pcrnii.ssion,  je  retourne  au  service  de 
monseigneur  don  Quichotte,  avec  qui  je  mange 
au  moins  du  pain  tout  mon  soûl.  Kncore  bien, 
je  l'avoue,  que  cela  ne  m'arrive  ((iie   par  >ac- 
cades,  je  m'en  rassasie  du  moins;  el  injurvu 


(jue  je  m'emplisse  le  ventre,  peu  m'importe  que 
ce  soit  de  fèves  ou  de  perdrix. 

L'écuyer  Unit  là  sa  harangue,  au  grand  con- 
tentement de  son  maîlre,  qui  mourait  de  peur 
qu'il  ne  lui  échappât  mille  impertinences.  Le 
iluc  embrassa  Sancho,  lui  disant  qu'il  regrettait 
de  le  voir  quitter  son  gouvernement,  mais  qu'il 
lui  donneraitdans  ses  États  quelque  autre  em- 
ploi où  il.uaail  moins  de  peine  et  plus  de  |iro- 
lit.  La  duchesse  aussi,  recommanda  (pi'on  lui 
fît  faire  grande  chère  et  qu'on  lui  dressât  un 
bon  lit,  car  il  paraissait  tout  moulu  et  à  moitié 
dislo(|ué. 


CHAPITRE  LVI 

DE    L'ETRANGE    COMBAT    DE   DON    QUICHOTTE   ET    DU   LAQUAIS  T0SIL05, 
AU    SUJET    DE    LA    FILLE    DE    LA    5EN0BA    RQDRIGUEZ. 

Le  majordome  ([ui  avait  accompagné  Sancho 
à  Baralaria  revint  le  même  jour  raconter  au  duc 
et  à  la  duchesse  les  faits  et  gestes  de  notre  gou- 
verneur, cl  jusqu'à  ses  moindres  paroles;  mais 
ce  ([ui  les  amusa  le  plus,  ce  fut  l'assaut  simulé 
de  l'île,  les  frayeurs  de  Sancho  et  enfin  son  dé- 
part précipité. 

Cependant  arriva  le  jour  fixé  pour  le  com- 
bat. Dans  l'inlcrvallc,  le  duc  avait  eu  le  temps 
d'instruire  son  laquais  Tosilos  des  précautions 
(pi'il  fallait  prendre  pour  vaincre  don  Quichotle 
sans  le  tuer  ni  le  blesser. Il  décida  ipi'on  ôlerail  le 
fer  des  lances,  alléguant  que  les  senliments  chré- 
tiens dont  il  fc  iiiqnait  ne  permettaient  pas  que 
ce  ((iMiliat  put  entrairu'r  la  mort,  et  quelescom- 
baltaiits  (levaient  se  contenter  d'avoir  le  chanqi 
libre  sur  ses  terres,  malgré  les  décrets  des 
conciles  qui  défendent  ce  genre  de  duel,  sans  le 
voidoir  encore  à  outrance.  Notre  héros  répondil 
ipie  le  duc  pouvait  régler  les  choses  comme  il 
l'enleiidrait  ;  (pi'il  se  conlornierait  en  tout  à  ses 
V(dontés. 

Sin-  l'esplanade  du  château,  le  due  avait  fait 
dresser  un  spacieux  échafaud,  oii  devaient  se 
Unir  les  juges  du  camp  et  les  dames  qui  deman- 


1)K    l.A    MANHIIK. 


511 


)l  ip  iii.jijii  tjt  i'  >f  Ifinip^'i'  "'l  y  jrliT  iIl'  ^i.iihIs  t-ris  pùuf  a|l|>•■l^■l  tlii  *i-(-"iu-^  {i'^^ç''  •'''^.'î 


daionl  justice.  Le  grand  jour  arrivé,  une  foule 
iuiiueiise  de  curieux  accourut  de  tous  les  villages 
environnants.  Jamais  dans  le  pays  vivants  ou 
morts  n'avaient  entendu  raconter  pareille  chose. 
Le  premier  qui  parut  dans  la  lice  fut  le  maître 
des  cérémonies  ;  il  la  parcourut  d'un  bout  à 
l'autre  pour  s'assurer  qu'il  n'y  avait  aucun  piège 
ou  obstacle  qui  put  faire  trébucher  les  com- 
battants. La  duègne  et  sa  fille,  dans  une  con- 
tenance affligée  et  avec  leurs  voiles  tombant 
jusqu'à  terre,  vinrent  ensuite  prendre  place. 
Notre  héros  était  déjà  dans  la  lice,  quand  par  un 


des  angles  de  la  place  et  au  son  des  tronq)etles 
on  vit  entrer  le  grand  laquais  Tosilos,  couvert 
d'armes  resplendissantes,  le  casque  en  tctc  et  la 
visière  bais-ée.  Il  montait  un  puissant  cheval 
de  Frise  qui  faisait  trembler  la  terre  sous  ses 
pas.  Tosilos  n'avait  jioint  oubli(''  les  instructions 
du  duc  son  seigneur,  c'est-à-dire  d'éviter  le  pre- 
mier choc,  pour  éviter  la  mort  si  don  Quichotte 
l'atteignait.  Il  parcourut  la  place,  et  s'appro- 
chanl  des  dames,  il  regarda  qiiehpie  temps  avec 
beaucoup  d  attention,  celle  qui  le  réclamait  pour 
époux.    Enfin,  le  juge  du  camp  appela  noire 


542 


DON    QUICHOTTK 


clicvalicr,  et  suivi  do  Tosilos,  il  iilla  (leniaiidcr 
aux  plaignantes  si  elles  conscntaiciil  à  |irenilii' 
pour  champion  le  seigneur  don  Quicliotte  de  iii 
Manche.  Toutes  deux  s'inclinèrent  en  rcpoiulanl 
qu'elles  tenaient  pour  bon  et  valahle  ce  ()u'il 
ferait  en  celte  circonstance. 

Le  duc  el  la  duchesse  étaient  assis  dans  une 
galerie  construile  au-dessus  de  Fenccinte  et 
rem|)lie  de  gens  qui  attendaient  l'issue  d'un 
combat  si  extraordinaire.  Les  conditions  du 
champ  clos  furent  que  si  don  (Jnicliolte  était 
vainqueur,  le  vaincu  épouserait  la  bile  de  la 
senora  Rodrigucz  ;  qu'au  contraire,  s'il  succom- 
liail,  son  adversaire  se  trouverait  relevé  de  sa 
promesse.  Le  maître  des  cérémonies  partagea  le 
soleil  aux  combattants,  et  assigna  à  chacun  le 
lieu  oii  il  devait  se  placer.  Puis  dès  qu'il  fut  re- 
tourné à  sa  place,  les  clairons  retentirent. 

Touten  attendant  le  dernier  signal,  don  Qui- 
chotte s'était  recouimandé  à  Dieu  el  à  sa  dame 
Dulcinée  ;  quant  à  Tosilos,  il  avait  bien  d'autres 
pensées  en  tète.  S'étant  mis  à  considérer  .son 
aimable  ennemie,  elle  lui  avait  semblé  la  pins 
cliarniante  créature  du  monde:  aussi  le  jK'lil 
ilieu  qu'on  appelle  Amour  ne  voulut-il  j)as  perdre 
l'occasion  de  triompher  d'un  cœur  de  laquais; 
il  s'approcha  du  drôle,  sans  être  vu  de  personne, 
et  il  lui  décocha  une  (lèche  qui  le  perça  de  part 
en  part  (car  l'amour  est  invisible,  il  va  cl  vient, 
entre  et  sort  à  sa  l'antaisie),  si  bien  (pie  loiscpie 
les  clairons  sonuèreiil,  Tosilos  n'cnlendit  rien, 
ne  songeant  déjà  plus  qu'à  la  beauN'  dont  il  ('lait 
devenu  tout  à  coup  l'esclave. 

Don  Quichotte,  au  contraire,  n'avait  pas  |)lu- 
lôt  entendu  le  signal  de  l'attaque  (ju'il  s  était 
élancé  sur  son  adversaire  de  toute  la  vitesse  de 
Rossinante,  pendant  ()uc  Sancho  criait  de;  luulcs 
ses  forces  :  Que  Dieu  le  conduise,  fleur  et  crème 
de  la  chevalerie  errante  !  que  Dieu  te  donne  la 
victoire  comme  tu  la  mérites  I 

Bien  que  Tosilos  vît  fondre  sur  lui  ilon  Qui- 
chotte, il  ne  bougea  pas  ;  au  contraire,  .qipe- 
lanl  à  haute  voix  le  juge  du  camp  :  Seigneur, 


lui  dit-il,  ce  combat  n'a-t-il  lieu  ipie  pour  ni'o- 
bliger  à  épouser  celle  dame? 

Précisément,  lui  répondit  celui-ci. 

En  ce  cas,  repartit  Tosilos,  ma  conscience  me 
défend  de  passer  outre  ;  je  me  tiens  pour 
vaincu,  cl  je  suis  prêt  à  épouser  cette  dame  à 
l'instant  même. 

A  ces  paroles,  le  juge  du  camp,  (pii  était  un 
des  coiilidonts  de  celle  facétie,  demeura  fort 
élonné,  et  ne  sut  (pie  répondre. 

Quant  à  don  Quichotle,  voyant  que  son  en- 
nemi ne  venait  point  à  sa  rencontre,  il  s'était 
arrêté  au  milieu  de  la  carrière.  Le  duc  cher- 
chait à  deviner  ce  qui  suspendait  le  combat; 
mais  lorsqu'il  sut  ce  qu'il  en  était,  il  entra  dans 
une  grande  colère  contre  son  domestique,  sans 
toutefois  oser  le  laisser  paraître. 

Tosilos  «'approchant  de  l'estrade  où  était  la 
sénora  Rodriguez  :  Madame,  lui  dil-il,  je  suis 
prêt  à  épouser  votre  lille,  et  je  ne  veux  poinl 
obtenir  par  les  armes  ce  que  je  puis  posséder 
sans  débat. 

S'il  en  est  ainsi,  j(;  suis  libre  et  délié  de  mon 
scruient,  ajouta  don  Quichotle;  (pi'ils  se  ma- 
rient, et  puisque  flieu  la  lui  donne,  que  sainl 
Pierre  les  bénisse  I 

Le  duc  descendit  dans  la  lice  :  Est-il  vrai, 
chevalier,  dit-il- erl  s'adressant  à  Tosilos,  que 
vous  vous  teniez  pour  vaincu,  et  que  jucssé  des 
remords  de  votre  conscience,  vous  consentiez  à 
épouser  cette  jeune  (ille? 

Oui,  seigneur,  répondit  celui-ci. 

Par  ma  foi,  il  fait  bien,  dit  alors  Sancho,  cai' 
ce  que  tu  voulais  donner  au  rat,  donne-le  au 
chat,  et  de  peine  il  te  sortira. 

Cependant  Tosilos  s'était  mis  à  délacer  son 
cas(|ue,  et  priait  ipi'oii  Taidi'il,  parce  ijn'd  ne 
pouvait  plus  respirer,  tant  il  était  serré  dans 
celle  étroite  prison.  On  s'em|)ressa  de  le  satis- 
faire. Alors  se  montra  à  découvert  le  visage 
du  laquais  Tosilos.  Quand  la  sciiora  Rodrigue/, 
et  sa  lille  virent  ce  qu'il  en  était,  elles  se  mi- 
rent à  crier  en  disant  ;  C'est   une  tromperie, 


DE    LA    M  AN' CM  K. 


•13 


c'est  une  infâme  tromperie.  On  a  mis  Tosilos, 
le  laquais  Je  monsei;,'nour,  à  la  place  de  mon 
vérilaMo  éponx.  Justice,  justice!  nous  ne  souf- 
frirons pas  cette  trahison. 

No  vous  afnii,'e/  point,  mesdames,  dit  don 
Ouicliotte,  il  n'y  a  ici  ni  malice  ni  tromperie; 
du  reste,  s'il  y  en  a,  elle  n'est  point  t^e  la  par  t 
de  monseigneur  le  duc,  mais  de  la  part  des  en- 
chanteurs, mes  ennemis,  qui,  jaloux  de  la  gloire 
i|ue  j'allais  acquérir  dans  ce  combat,  ont  changé 
le  visage  de  voire  époux  en  celui  de  ce  laipiais. 
N'en  douiez  pas,  mademoiselle,  ajoula-t-il,  cl 
en  dépit  lic  la  inalicc  de  nos  ennemis,  mario/,- 
vous  avec  ce  cavalier;  car  c'est  bien  celui  que 
vous  désiriez.  Là-dessus,  vous  pouvez  vous  en 
lier  à  moi. 

Kn  entendant  notre  héros,  le  duc  sentit  s'éva- 
nouir sa  colère  :  En  vérité,  dit-il,  tout  ce  qui 
arriivc  au  chevalier  de  la  Manche  est  tellement 
extraordinaire,  que  je  suis  disposé  à  croire  que 
l'homme  ici  présent  n'est  point  mon  laquais; 
mais  pour  en  être  plus  certains,  remettons  le 
mariage  à  quinzaine,  et  gardons  sous  clef  ce 
personnage  qui  nous  tient  en  suspens  ;  peut-être 
alors  aura-t-il  repris  sa  première  forme.  La 
malice  des  enchanteurs  contre  le  seigneur  don 
Quichotte  ne  peut  pas  toujours  durer,  surtout 
quand  ils  verront  que  toutes  leurs  ruses  et  leurs 
transformations  sont  inutiles. 

Oh!  vraiment,  dit  Sanclio,  ces  diables  d'en- 
chanteurs sont  plus  opiniâtres  qu'on  ne  pense, 
et  ils  ne  tiennent  pas  mon  maître  quitte  à  si  bon 
marché  :  dans  ce  (jui  lui  arrive,  ce  n'est  que 
Iransformalion  d(!  celui-ci  lU  celui-là,  et  de  ce- 
lui-là en  un  antre.  Il  y  a  peu  de  jours  il  vain- 
quit un  chevalier  qui  s'appelait  le  chevalier  des 
Miroirs  ;  eh  bien,  les  enchanteurs  donnèrent  au 
\aincu  la  figure  du  bachelier  Samson  Carrasco, 
qui  est  un  de  ses  meilleurs  amis  ;  madame  Dul- 
cinée, ils  l'ont  changée  en  une  grossière 
pavsanne:  mais  je  serais  bien  trompé  si  ce  la- 
quais ne  reste  pas  laquais  jusqu'à  la  lin  de  ses 
iours. 


Il  en  sera  ce  qui  pourra,  reprit  la  fille  de 
la  scnora  Rodriguez  ;  et  puisqu'il  consent  à 
m'épouser,  je  l'accepte  de  bon  cœur  :  j'aime 
mieux  cire  la  femme  d  iiii  la(piais  (|uc  la  mai- 
tresse  d'un  gentilhomme,  d  aiilaul  plusipie  mon 
séducteur  ne  l'est  pas. 

Malgré  tout  on  renferma  Tosilos,  sous  pré- 
texte de  voir  ce  <pii  adviendrait  de  sa  mélanmi- 
phose,  et  don  Quichotte  fut  |iroclamé  vain- 
queur. Quant  aux  spectatcuis  (|ui  avaient  es- 
péré voir  les  combattants  se  mettre  en  pièces, 
ils  se  retirèrent  aussi  désappointés  que  le  son! 
les  petits  garçons  lorsqu'on  fait  grâce  au  con- 
damné qu'ils  étaient  venus  pour  voir  pendre.  Le 

'  duc,  la  duchesse  et  le  glorieux  don  Quichotte 
rentrèrent  au  château  ;  la  scnora  Rodriguez  el 
sa  tille  étaient  charmées  de  voir  (jue,  de  façon 
ou  d'autre,  cette  aventure  finissait  par  un  ma- 

!   riage  ;  (|uant  à    Tosilos,   il    ne   demandait    pas 


mieux. 


CHAPITRE  LVII 

COMMENT    DON    QUICHOTTE   PRIT   CONGÉ   DU     DUC, 

ET    DE    CE    QUI     LUI    ARRIVA    AVEC    LA    BELLE    ALTISIDORE. 

DEMOISELLE    DE    LA    DUCHESSE. 

Craignant  enliii  d'avoir  un  jour  à  rendre 
conq)te  à  Dieu  de  la  vie  oisive  (pi'il  menait  dans 
ce  château,  vie  qu'il  trouvait  si  euntraire  à  sa 
profession  de  chevalier  errant,  don  (Juieliotte  se 
résolut  enfin  à  partir,  et  demanda  congé  à  Leurs 
l^xcellences.  Ce  ne  fut  ])as  sans  montrer  un 
grand  déplaisir  (pie  le  duc  v  consentit;  mais 
enlin,  il  se  rendit  aux  raisons  du  elievalier. 

La  duchesse  remit  à  Sancho  les  letties  de  sa 
fennne.  .Après  en  avoir  entendu  la  lecture  :  Qui 
eût  pensé,  se  disait-il  en  jpleuraut,  ipic  toutes  mes 
espérances  s'en  iraient  en  fumée,  el  (pi'il  me 
l'audrail  eueore  nue  fois  me  melfre  en  (|Méle 
d'aventures  à  la  suite  de  mon  maître?  An  moins 
je  suis  bien  aise  d'apprendre  (pie  'fhérèse  a  fait 
son  devoir  en  envoviuit  des  glands  à  madame  la 
dueliesse  :  si  elle  y  enl  maïupié,  je  l'aurais  re- 


TiU 


TION    OUIC  HOTTE 


fïartléc  comitip  imk^  iiii^rak'.  Ce  (|iii  ino  coiisoli", 
c'pst  (lu'dii  iii'  pi'iil  a|)|ieler  ce  ciKlcau  un  pcit- 
(lo-viii,  |)iiis(|iic  j'occii|iais  déjà  le  goiivi>iiu'iii(>iil 
c]iiniul  elle  Ta  eiivoyi';  si  petit  (|iril  soil,  il  iiKiii- 
Ire  que  nous  sotniiies  reconnaissants.  Nn  je  suis 
entré  dans  le  gouvernement,  et  nn  j'en  sors. 
Ainsi,  on  n'a  rien  à  nie  leproclier,  et  me  voilà 
tel  que  ma  mère  m'a  mis  au  monde. 

Don  Qnicliotte,  (|ni,  la  veille  au  soir,  avait 
pris  congé  du  due  et  de  la  duchesse,  voulut  se 
mettre  en  route  de  grand  matin.  Au  lever  du 
soleil,  il  parut  tout  armé  dans  la  cour  du  châ- 
teau, dont  les  galeries  étaient  remplies  de  gens 
curieux  d'assister  à  son  départ.  Sancho  était  sur 
son  grisou  avec  sa  valise  et  son  hissac,  le  conir 
plus  joyeux  qu'on  ne  pensait,  car,  à  l'insu  de 
don  Quichotte,  le  majordome  du  duc  lui  avait 
remis  deux  cents  écus  d'or  pour  continuer  leur 
voyage. 

Tout  le  monde  avait  les  yeux  attaciiés  sur 
notre  chevalier,  quand  tout  à  coup  l'effrontée  et 
spirituelle  Altisidore  éleva  la  voix  du  milieu  (h's 
filles  de  la  duchesse  et  dit  d'un  ton  amoureux  et 
nlniiilir  : 


ArnMo,  ù  le  plus  dur  des  cliovalieis  eiriiiitsl 
lîelicns  le  inors,  quitlo  la  sello  ; 
Sans  lalijjiier  en  vain  les  flancs 
De  ta  vieille  et  maigre  haridelle  ; 
Apprends  donc  que  hi  ne  fuis  pas 
\}nu  vipère  veniiiieuse. 

Mais  un  polit  :igiieuu  ipji  reclienlie  tes  bras, 
Et  r|ui  n'est  point  hrebis  galeuse. 

Monstre,  tu  réduis  aux  aliois 
La  plus  aimable  créature 
Que  Diane  ait  vue  dans  ses  liois. 
On  Vénus  dans  sa  grotte  ohseurc. 
(IruelEnéc,  anianl  trop  fugitif, 
Que  le  diable  t'emporte  et  fétr.in^le  tout  vif: 

Tu  m'as  ravi,  oruid,  oui,  oui,  lu  m'as  ravi 
l'n  coeur  plein  d'amoureuse  rage  ; 
Et  tu  t'en  es  si  mal  servi, 
(Ju'il  ne  |icut  servir  davantige  : 
Mais  voler  trois  coiffes  île  nuit, 
Kt  dérober  ma  jarretière  ! 

Va,  va  te  promener,  cl  tout  ce  qui  s'ensuit  : 
Ce  nesonl  point  là  tours  à  faire. 


Tli  m'as  volé  mille  soupirs. 
Et  des  soupirs  chauds  comme  braise. 
Non  pas  de  languissants  zéphyrs. 
Mais  de  vrais  soufflets  h  fournaise. 
I!ruel  Enée,  amant  trop  fugitif, 
(Jui'  le  diable  l'emporte  et  Télraiigle  tout  vif. 

Que  toujours  le  nigaud  (pii  le  sert  d'écuyer. 

Laisse  Ion  âme  désolée, 

Sau^  mettre  en  son  état  premier 

Ta  ridicule  Dulcinée  ; 

Qu'elle  se  ressente  à  jamais, 

L'impcrlineiite  créature, 
De  toutes  tes  rigueurs,  des  maux  que  tu  m'as  faits, 

De  tous  les  tourments  que  j'enilure. 

Puisses-tu  dans  tes  plus  hauts  faits, 
N'avoir  que  mauvaise  aventure. 
Et  qu'avec  toi  tous  tes  souhaits 
Soient  bientôt  dans  la  sépulture  1 
(Irui.'l  Enée,  ainaiil  trop  fugitif, 
(,)ue  le  diable  l'emporte  el  t'élranglc  tout  vif  !  ' 


Tandis  qu'Altisidore  se  lamentait  de  la  sorte, 
(1(111  Quicholle  la  regardait  avec  de  grands  yeux; 
tout  à  coup,  se  tournant  vers  Sancho  ;  Par  le 
salut  de  tes  aïeux,  lui  dit-il,  je  le  ])rie,  je  t'ad- 
jure de  déclarer  la  vérité  :  emportes-tu,  par 
hasard,  les  trois  mouchoirs  et  les  jarretières 
dont  parle  celte  amoureuse  damoiselle! 

Les  mouchoirs,  j'en  conviens,  ré|)ondit  San- 
cho; mais  de  jarretières,  pas  plus  que  sur  ma 
main. 

Quoiqu'elle  la  comn'il  pour  une  personne  très- 
liardie  et  très-facétieuse,  la  duclicssc  ne  reve- 
nait pas  de  l'effronterie  de  sa  suivante;  mais  le 
duc.  à  qui  le  jeu  plaisait,  ne  fut  |)as  fâché  de  le 
prolonger.  Seigneur  chevalier,  dit-il  à  don  Qui- 
chotte, votre  conduite  est  inexcusable,  surtout 
après  le  1)011  accueil  que  Votre  Grâce  a  re(;u  dans 
ce  château  :  votre  action  dénote  un  mauvais 
cœur,  et  trahit  un  genre  de  faihiesse  qui  s'ac- 
corde mal  avec  ce  que  la  renommée  pul)lie  de 
vous.  Hendez  Itîs  jarretières  à  cette  demoiselle, 
sinon  je  vous  délie  en  comlial  à  outrance  sans 
craindre    (pic   les   enchanteurs  changent  mes 


'  Os  vers  sont  empruntés  ù  la  Iradin  linri  île  l'illiaii  de  .Saiiil- 
^lailin. 


l'K    LA    MWCIIK. 


545 


Paris,'_S.  Raçon  et  C»,  imp.  Pans,  Jouvet  el  C»,  iMiit. 

Au  son  des  trompette*,  on  vil  tnlnr  le  grand  l;u{unis  Toîllo^  (p:ige  .>ll). 


traits,  comme  cela  est  arrivé  à  mon  iai]uais  To- 
silos. 

Dieu  nie  préserve,  seigneur,  répomlit  notre 
liéros,  (le  tirer  lépéc  contre  votre  illustre  |)er- 
sonne  de  qui  j'ai  reçu  tant  de  faveurs.  Les  mou- 
choirs, je  les  ferai  rendre,  puisque  Sancho  dit 
qu'il  les  a  :  quant  aux  jarretières,  ni  lui  ni  moi 
ne  les  avons  vues  :  tjuc  cette  belle  demoiselle 
veuille  bien  les  therclicr  dans  sa  toilette,  sans 
aucun  doute  elle  les  y  trouvera.  Jamais  je  n'ai 
rien  dérobé,  seigneur  duc,  cl  j'espère  ne  jamais 
ilonner  sujet  tpi'on  m'accuse  de  pareilles  bas- 


sesses, à  moins  que  Dieu  ne  m'abandonne.  Cette 
jeune  liiif,  on  le  vt)it  bien,  parle  avec  le  dépit 
d'un  cœur  amoureux,  que  je  n'ai  nullement 
pensé  à  enflammer;  aussi  n'ai-je  point  d'ex- 
cuses à  lui  l'aire,  non  plus  qu'à  Votre  Excel- 
lence, que  je  supplie  liès-bumblement  d'avoir 
de  moi  meilleure  opinion,  et  de  me  permettre 
de  continuer  mon  voyage. 

l'artiz,  siigneur  don  QuicboUe,  dit  la  du- 
cliesse,  et  puisse  la  fortune  vous  être  toujours 
fidèle,  afin  que  nous  puissions  entendre  parler 
de   vos    nouveaux  exploits;    partez,  car  votre 

69 


546 


DON    QUICHOTTE 


présence  est  un  mauvais  remède  aux  l)lessuies 
que  l'aTiiour  a  faites  à  mes  femmes.  Oiiaul  à 
celle-ci,  je  la  eliàtirai  si  bien,  (lu'elle  sera  plus 
réservée  à  l'avenir. 

0  valeureux  chevalier  !  s'écria  Allisidon' , 
encore  deux  mots,  je  l'en  conjure  :  pardon  de 
l'avoir  accusé  du  vol  d(!  mes  jarretières  ;  je  te 
l'ais  réparation  d'honneur,  car  je  les  ai  sur  moi 
en  ce  moment;  mais  je  suis  si  troublée  ([ue  je 
ressemble  à  celui  (jui  cherchait  son  àne  pen- 
dant qu'il  était  monté  dessus. 

Ne  l'avais-je  pas  dit'.'  s'écria  Sancho  :  ah' 
vraiment,  c'est  bien  moi  qu'il  faut  accuser  de 
larcin!  si  j'avais  voulu  voler,  n'en  avais-je  pas 
une  belle  occasion  dans  mon  gouvernement? 

lion  (Juiciiotte  se  baissa  avec  grâce  sur  ses 
arçons,  pour  saluer  le  duc,  la  duchesse  et  tous 
les  assistaids,  puis,  tournant  bride,  il  sortit  du 
château  et  prit  le  chemin  de  Sarago.sse. 


CHAPITRE   LVIII 

COMMENT     DON    QU ICHOTTE  RENCONTRA    AVENIURESSUR    AVENTURES, 

ET    EN    SI    GRANO    NOMBRE, 

QU'IL    NE  SAVAIT    OE  QUEL   COTE   SE    TOURNER. 

Lorsque  don  Quichotte  se  vit  en  ra.se  cam- 
pagne, libre  et  à  l'abri  des  imporlunités  d'AI- 
lisidore,  il  se  sentit  renaître,  et  il  lui  send)la 
qu'une  force  nouvelle  se  manifestait  en  lui  pour 
pratiquer  mieux  que  jamais  sa  profession  de 
chevalier  errant.  Ami,  dit-il  en  se  tourmnd  veis 
son  écuyer,  de  tons  les  I)iens  dont  le  riel  a  com- 
iilé  les  mortels,  le  plus  |)réiieux  est  la  liberté, 
le.s  (résors  que  la  leire  cache  dans  ses  en- 
trailles, ceux  que  la  mer  recèle  dans  ses  vastes 
profondeurs,  n'ont  rien  (pii  lui  soit  compa- 
rable :  pour  la  liberté  aussi  bien  que  jinui  l'Iion- 
neur,  on  peut  et  on  doit  .'iventurer  sa  vie.  Tuas 
été  témoin,  Sancho,  des  délices  et  île  l'abon- 
danci'  dont  nous  avons  joui  dans  ce  château  ;  eh 
bien,  te  l'avouerai -je?  an  tuiliru  de  ns  imu- 
qnels  somptueux,  de  rv<  bieuvaijes  e\(MMs   il 


me  semblait  toujours  souffrir  le  tourment  de  la 
soif  et  de  la  faim.  Non,  je  ne  jouissais  point  de 
ces  choses  avec  la  même  liberté  que  si  elles 
m'eussent  appartenu  :  car  l'obligation  de  re- 
connaître les  bienfaits  et  les  services  qu'on  a 
reçus  est  un  lien  serré  de  mille  nœuds  qui  tient 
une  âme  constamment  captive.  Heureux  celui  à 
(|ui  le  ciel  a  donné  un  morceau  de  pain,  et  qui 
n'est  tenu  d'en  remercier  que  le  ciel  lui-même! 

Malgiétout  ce  i|ue  vient  de  dire  Votre  Giâce, 
répondit  Sancho,  nous  ne  saurions  nous  em- 
pêcher d'être  reconnaissaids  de  la  bourse  de 
deux  cents  écus  d'or  que  m'a  donnée  le  major- 
dome de  monseigneur  le  duc;  aussi  je  la  porte 
sur  mon  cœur,  comme  une  reliiiue  contre  la 
nécessité,  et  comme  un  bouclier  contre  les  ac- 
cidents qu'on  rencontre  à  toute  heure  :  car 
pour  un  château  où  l'on  fait  bonne  chère,  il  y  a 
cent  hôtelleries  où  l'on  est  roué  de  coups. 

Déjà  depuis  quelque  tenq^s  le  chevalier  et 
l'écuyer  errants  marchaient  s'entretenant  de 
la  sorte,  ijuand  ils  aperçurent  une  douzaine 
d'hommes  en  costume  de  paysans,  qui  dînaient 
assis  sur  l'herbe,  leurs  manteaux  leur  servant 
de  nappe.  Près  d'eux,  d'espace  en  espace,  étaient 
étendus  de  grands  draps  blancs,  qui  recouvraient 
quelque  chose.  Don  Quichotte  s'approcha  ,  et 
ayant  salué  poliment,  il  demanda  c(!  ipie  ca- 
chaient ces  toiles. 

Seigneur,  répondit  un  de  ces  liouuues,  sous 
ces  toiles  sont  des  ligures  scul|)tées  destinées  à 
un  reposoir  (ju'on  est  en  train  de,  faire  dans 
notre  village.  Nous  les  |)orlons  sur  nos  épaules, 
de  peur  ((u'elles  ne  se  brisent,  et  nous  les  cou- 
vrons, atin  qu'elles  ne  se  gâtent  point  à  l'air  et 
par  les  chemins. 

Vous  me  i'eiie/,  plai.Nir  si  vous  vouliez  me  per- 
mettre de  les  voir,  dit  don  (Juichotle,  car  je 
m'imagine  (|ue  des  ligures  dout  ou  prend  un  tel 
soin  doivent  être  fort  belles. 

(lui,  eertcs,  elles  le  sont,  répoiulil  l'iiilerln- 
euteiir:  mais  aussi  il  faut  sa>oir  ce  cpi'elles 
coi'ileiit  !    \\  n'y  eu  a   pas  une   seule  qui   ne  re- 


DE   LA   MANCHE. 


547 


viciinu  à  plus  ilo  cniiiii.mli'  liuculs.  Vous  aile/, 
eiiju^'cr,  ajoula-t-il.  \'A  il  ih'couvril  une  superlie 
lif,'ure  reprêseiitanl  un  saiiil  George  à  t  luxai 
vaiM(|ueur  d'un  dragon  auquel  il  tenait  la  lance 
eoniro  la  poitrine.  L"iniage  cntii're  resseniljiait 
à  une  châsse  d'or. 

Don  (juicliolte  ayant  (juelijuc  temps  consi- 
dêié  la  ligure  :  Ce  chevalier,  dit-il,  lut  un  des 
plus  illustres  chevaliers  errants  de  la  milice 
céleste;  ils'a|ii)elait  saint  ticoigeel  fut  un  grand 
prolcclcur  du  1  honneur  des  dames.  Passons 
au  suivant.  L'homme  la  découvrit,  et  l'on  re- 
connut limage  de  saint  Martin  également  à  che- 
val, et  partageant  son  manteau  avec  le  pauvre. 
Ce  chevalier,  poursuivit  notre  héros,  était  aussi 
un  grand  aventurier  chrétien;  mais  il  se  mon- 
lia  plus  charitable  encore  que  vaillant,  comme 
lu  peux  le  voir,  Sancho,  puisiju'il  cou|ie  sou 
manteau  pour  en  donner  la  moitié  à  un  pauvre; 
et  ce  l'ut  probablement  en  hiver  ;  autrement, 
charitable  comme  il  Tétait,  il  lui  aurait  donné 
le  manteau  tout  entier. 

Vous  n'y  êtes  pas,  repartit  Sancho;  c'est  par- 
ce qu'il  savait  le  proverbe  :  Pour  donner  et  pour 
avoir,  compter  il  faut  savoir.  1 

Tu  as  raison,  Sancho,  reprit  don  Quichotte, 
et  il  demanda  qu'on  lui  l'il  voir  une  autre  li- 
gure. 

Cette  fois  on  découvrit  l'image  du  patron  des 
lilspagnes,  l'épée  sanglante  à  la  main,  culbutant 
les  Mores  et  les  foulant  sous  les  pieds  de  son 
coursier.  Oh  !  pour  celui-ci,  s'écria  notre  héros, 
c'était  un  des  plus  fameux  aventuriers  qui  aient 
jamais  suivi  l'étendard  de  la  croix  :  c'est  le 
grand  saint  Jacques,  surnommé  le  tueur  de 
Mores,  un  des  plus  vaillants  chevaliers  qu'ail 
possédé  ic  monde,  et  (jue  possède  maintenant 
le  ciel. 

On  lui  fit  voir  ensuite  un  saint  Paul  précipité 
à  bas  de  son  cheval,  avec  toutes  les  circon- 
stances qui  d'habitude  accompagnent  le  récit  de 
sa  conversion.  Ce  saint-là,  dit  don  Quichotte, 
fut  d'abord  un  très-grand  ennemi  de  l'Église  de 


Dieu,  mais  il  a  lim  |)ar  en  clr.'  Ii'  piu>  /.élé 
défenseiu'.  Chevalier  errant  pendant  sa  vie,  saint 
inébranlable  dans  la  foi  jus(|u'à  la  mort,  ouvrier 
infatigable  de  la  vigne  du  Seigneur,  docteur  des 
nations,  il  puisa  sa  doctrine  dans  le  ciel,  irt  eut 
.lésus-Christ  lui-même  pour  instituteur  et  pour 
maitre.  Enfants,  couvrez  vos  images.  Mes  frères, 
reprit-il,  je  tiens  à  bon  iirésage  ce  que  je  viens 
de  voir  ;  car  ces  chevaliers  exercèrent  la  pro- 
fession (jue  j'ai  eiid)rassée,  celle  des  armes, 
avec  celle  diUérence  toutefois  (pi'ils  furent 
samls,  et  cpi'ils  combattirent  avec  des  armes  cé- 
lestes, tandis  (pu;  moi,  |)écheur,  je  combats  à 
la  manière  des  hommes.  Ils  ont  conquis  le  ciel 
par  la  violence,  car  le  royaume  des  cieux  veut 
qu'on  l'obtienne  par  la  violence  ;  mais  moi, 
jusqu'à  cette  heure,  je  ne  sais  trop  ce  que  j'ai 
conquis,  quelles  que  soient  les  fatigues  que  j  ai 
endurées.  Oh  !  si  ma  chère  Dulcinée  pouvait 
être  délivrée  des  peines  ipi'elle  endure,  mon 
sort  s'améliorant  et  mon  esprit  se  trouvant  plus 
en  repos,  peut-être  m'engagerais-je  dans  une 
voie  meilleure  que  celle  où  j'ai  marché  jusqu'à 
pi'ésent. 

Que  Dieu  t'entende  I  dit  tout  bas  Sancho! 
Ces  hommes  n'étaient  |)as  moins  surpris  de  la 
ligure  de  notre  héros  que  de  son  langage,  au- 
quel ils  ne  comprenaient  rien  ou  |)eu  s'en  faut. 
Leur  repas  achevé,  ils  chargèrent  les  figures 
sur  leurs  épaules,  prirent  congé  de  don  Qui- 
chotte, et  continuèrent  leur  chemin. 

Comme  s'il  n'eût  jamais  entendu  parler  son 
maître,  Sancho  était  resté  tout  ébahi,  voyant 
bien  (ju'il  n'y  avait  point  d'histoire  au  monde 
dont  il  n'eût  une  parfaite  connaissance.  En  vérité, 
monseigneur,  lui  dit-il,  si  ce  qui  vient  de  nous 
arriver  peut  s'appeler  une  aventure,  c'est  assu- 
rément la  plus  douce  et  la  plus  agréable  que 
nousayons  rencontrée  jusqu'ici  :  nous  en  sommes 
sortis  sans  coups  de  bâton  ;  nous  n'avons  point 
mis  l'épée  à  la  main;  nous  n'avons  pas  mesuré 
la  terre  de  nos  corps,  enfin  nous  voilà  sains  et 
saufs,  sans  avoir  souffert  ni  la  soif  ni  la  faim. 


518 


DON    QUICHOTTE 


Dieu  soit  béni  de  la  grâce  qu'il  m'a  faite  devoir 
tout  cela  (le  mes  pioprcs  yeux. 

C'est  vrai,  Sauclio,  ré|)onilit  don  (Jiiicliolte; 
luais  tu  dois  savoir  (|uc  les  leinj)s  ne  se  res- 
seud)lcnt  pas,  et  qu'on  n'a  pas  toujours  mau- 
vaise chance.  Là  où  le  vulgaire  ne  voit  qu'un 
fâcheux  présage,  celui  qui  a  le  sens  droit  voit 
une  heureuse  rencontre.  Un  homme  supersti- 
tieux sort  dechez  lui  de  bon  malin,  et  il  se  trouve 
face  àface  avecunmoinedcrordredeSaint-Fran- 
çois,  aussitôt  il  tourne  les  talons  comme  s'il  eût 
rencontré  le  diable;  on  renverse  du  sel  sur  la 
table,  et  le  voilà  tout  mélancolique,  comme  si 
la  nature  devait  employer  des  moyens  aussi  fu- 
tiles pour  nous  avertir  des  malheurs  qui  nous 
menacent.  L'homme  sage  et  chrétien  n'attache 
aucune  importance  à  de  semblables  vétilles. 
Scipion  arrive  en  Afrique,  trébuche  en  sautant 
à  terre,  et  voit  que  ses  soldais  tiennent  sa  chule 
à  mauvais  présage;  aussitôt,  embrassant  le 
sol  :  Afrique,  je  te  liens,  dit-il,  tu  ne  m'é- 
chapperas pas.  Ainsi,  moi,  ami  Sancho,  je  con- 
sidère comme  un  bonheur  d'avoir  rencontré  ces 
images. 

Je  le  crois,  dit  Sancho  ;  je  voudrais  seulenienl 
que  Votre  Grâce  daignât  m'expliquer  pourquoi, 
en  invoquant,  avant  de  livrer  bataille,  ce  saint 
Jacques,  le  tueur  de  Mores,  les  Esi)agnols  ont 
coutume  de  s'écrier  :  Saint  Jacques,  et  ferme, 
Espagne'!  L'Espagne  est-elle  ouverte,  qu'il  soit 
besoin  de  la  fermer?  Quelle  cérémonie  est-ce  là'.' 

Que  tu  es  simple,  mon  pauvre  ami!  répondit 
don  Quichotte  :  apprends  que  Dieu  a  donné  aux 
Espagnols  pour  iirolecleur  ce  grand  chevalier  à 
la  Croix-Vermeille,  et  surtout  dans  les  luîtes 
terribles  qu'ils  ont  autrefois  soutenues  cunire 
les  Mores!  C'est  pour  cela  cpiiis  l'invoquent 
dans  les  combats,  car  on  l'a  vu  souvent  en  per- 
sonne, foulant  aux  pieds,  détruisant  les  esca- 
drons emiemis,  comme  je  pourrais  t'en  fournir 

'  Sanli.1^0,  y  ciirr.i,  li-pnfin.  Le  mol  nrrar,  i|iii  |iiiijjiti\o- 
nicnl  signiliail  alla(|UtT,  veiil  iliio  aujouiil  liui  :  Itiiner.  C'c>t 
comme,  en  France,  Mouljoic,  Saint-Denis! 


cent  exemples  tirés  des  histoires  les  plus  dignes 
(le  foi. 

Changeant  d'entretien,  Sancho  dit  à  son 
niaitre  :  En  vérité,  seigncui',  je  ne  reviens  |)as 
de  l'effronterie  de  celte  Allisidore  :  il  faut  que 
la  pauvrette  en  ait  dans  l'aile,  et  que  ce  petit 
scélérat  qu'on  appelle  Amour  l'ait  diantrement 
blessée!  Le  drôle  n'y  voit  goutte,  dit-on;  mais 
cola  n'y  fait  rien  :  lorsqu'il  preiul  \mi  cœur  pour 
but,  il  vous  le  perce  de  part  en  p_art  avec  ses 
flèches.  J'avais  entendu  dire  que  les  flèches  de 
l'amour  s'émoussaient  contre  la  sagesse  des 
lilles  ;  eh  bien,  c'est  tout  le  contraire  chez  cette 
Altisidore,  car  on  dirait  (ju'elles  ne  s'en  aigui- 
sent que  mieux. 

Ami  Sancho,  reprit  don  Quichotte,  l'amour 
ne  connaît  ni  ménagements,  ni  considérations  : 
il  est  comme  la  mort,  qui  n'épargne  pas  plus 
les  rois  que  les  bergers.  Lorsqu'il  s'empare 
d'un  cu^ur,  la  première  chose  qu'il  fait,  c'est 
d'en  chasser  la  honte  et  la  crainte.  Ainsi,  comme 
tu  l'as  vu,  c'est  sans  pudeur  qu'Altisidore  m'a 
montré  des  désirs  qui  ont  excité  chez  moi  moins 
de  |)itic  que  de  confusion. 

(I  cruauté  notoire,  ingratitude  inouïe!  s'écria 
Sancho;  (jue  ne  s'adressait-elle  à  moi,  je  me 
serais  rendu  au  premier  |ietit  mot  d'amour  ! 
Mort  de  ma  vie  !  quel  c(eur  de  rocher!  quelles 
entrailles  de  bronze  a  Votre  Grâce  !  Mais  qu'a 
donc  |)u  déct)uvrir  en  vous  la  pauvre  lille  pour 
prendre  ainsi  feu  comme  une  étoupe'.'  Où  donc 
est  la  beauté  qui  l'a  si  fort  charmée  dans  votre 
|)ersonne?  Je  vous  ai  bien  des  fois  regardé  de 
la  tète  aux  pieds,  et  jamais,  je  dois  l'avouer,  je 
n'ai  vu  chez  vous  (|uc  des  choses  plutôt  faites 
|i(uir  epmivanler  les  gens  ijue  |)Oui'  les  séduire. 
S'il  est  vrai,  comme  on  le  prétend,  (|ue  pour 
éveiller  l'amour  l'essentiel  soil  la  beauté,  Votre 
Grâce  n'en  ayant  pas  du  tout,  je  ne  sais  de  quoi 
s'est  amourachée  cette  Allisidore. 

ApiMcuds, Sancho,  reprit  don  Quichotte, qu'il 

y   a  lieux   .-ortes  de  beauté,  celle  de  làme  et 

I  celle  du  corps.  Celle  de  l'âme  se  manifeste  par 


HK  LA  M  AN  cm;. 


;iio 


Cru'l  Éiiée.  anianl  trop  fugitif, 
Que  le  diable  t'empnrle  et  l'olranglc  loui  vif!      fragc  514). 


l'esprit,  la  libéralifé,  la  courtoisie,  et  tout  cela 
peut  se  rencontrer  chez  un  homme  laid  ;  fiviand 
on  possède  cette  beauté,  et  non  celle  du  corps, 
l'amour  qu'on  insjiire  n'est  que  plus  ardent  et 
plus  durable.  Moi,  Sancho,  je  sais  fort  bien 
que  je  ne  suis  pas  beau,  mais  enlln  je  ne  suis 
pas  difforme;  et  il  suffit  à  un  honnête  homme 
de  n'être  pas  un  monstre,  pour  être  capable  d  in- 
spirer une  passion  aussi  vive  que  profonde. 

En  devisant  ainsi,  ils  étaient  entrés  dans  une 
foret  qui  se  trouvait  sur  leur  chemin,  lorsque, 
sans  y  penser,  don  Quichotte   se  trouva  pris 


dans  de  granils  (ilcls  de  soie  verte,  tendus  parmi 
les  arbres  :  Sancho,  dit-il,  voici,  si  je  ne  me 
trompe,  une  des  aventures  les  plus  étranges 
qu'on  puisse  imaginer  :  qu'on  me  juMide  si  les 
enchanteurs  qui  me  persécutent  n'ont  pas  ré- 
solu de  m'empctrer  dans  ces  filets  et  d'inter- 
rompre mon  voyage  pour  venger  Altisidorc  de 
l'iiidiffércnce  que  je  lui  ai  montrée.  Eh  bien,  je 
leur  déclare  que  quand  même  ces  filets,  au  lieu 
d'être  tissus  de  .«oie  verte,  seraient  de  durs  dia- 
mints,  et  mille  fois  plus  forts  que  ceux  dans 
lesquels    le  jaloux  Vuicain   emprisonna    jadis 


;.f)0 


DON    QUICHOTTE 


Mars  et  Vénus,  jo  les  idiiiprais  avec  lu  iiièinc 
facilité  que  s'ils  n'élaieiit  coui|)oscsquc  de  joncs 
marins  ou  d'eflilures  de  coton. 

Il  s'a|i|)rèlait  à  passer  outre,  au  risque  de 
tout  briser,  quand  il  vit  sortir  de  l'épaisseur  du 
bois  deux  femmes  vêtues  en  bergères;  mais 
avec  celte  dirtercuce  rpie  l(>urs  corsets  étaient 
de  lin  brocart  et  leurs  jupes  de  riche  taffetas 
doré!  Leurs  cheveux,  si  blonds  qu'ils  pouvaient 
le  disputer  à  ceux  d'Apollon  lui-même,  lom- 
baient  en  Ioniques  boucles  sur  leurs  épaules  ; 
leurs  têtes  étaient  couronnées  de  guiilatnlcs, 
où  se  mêlaient  le  laurier  vert  et  la  rouge  ama- 
rante, leur  âge  était  au-dessus  de  quinze  aimées, 
mais  sans  atteindre  encore  la  dix-huitième.  A 
cette  vue,  Sancho  ouvre  de  grands  yeux,  et  don 
Quichotte  reste  interdit;  le  Soleil  arrête  sa 
course,  et  tous  étaient  dans  un  merveilleux 
silence.  Enfin  une  des  bergères,  s'adressant  à' 
notre  héros  : 

Arrêtez,  seigneur  chevalier,  arrêtez,  lui  dit- 
elle,  ne  brisez  pas  ces  filets,  ils  ne  cachent  au- 
cun piège;  nous  ne  les  avons  fait  tendre  que 
pour  nous  divertir;  comme  je  pense  que  vous 
désirez  savoir  qui  nous  sommes  et  quel  est  notre 
dessein,  je  vais  vous  l'expliquer  en  peu  de  mots. 
A  deux  lieues  d'ici,  dans  un  village  qu'habitent 
des  gens  de  qualité,  plusieurs  personnes  de  la 
même  famille  sont  convenues  de  venir  s'amuser 
en  cet  endroit,  qui  est  un  des  j)lus  agréables 
des  environs,  afin  de  former  entre  elles  une 
nouvelle  Arcadie  pastorale.  Les  jeunes  gens 
sont  vêtus  en  bergers,  les  jeunes  fdles  en  ber- 
gères. Nous  avons  étudié  deux  églogues,  l'une 
est  de  (iarciiasso,  l'autre  du  fameux  Camoëus, 
poète  portugais.  Nous  ne  sommes  ici  que  d'hier, 
et  nous  avons  fait  dresser  des  tentes  sous  ces  ar- 
bres, au  bord  de  ce  ruisseau  qui  arrose  les  prés 
d'alentour.  La  nuit  dernière,  on  a  tendu  ces 
lilels  pour  y  prendre  les  petits  oiseaux  qui, 
chassés  par  le  bruit,  viendraient  s'y  jeter  sans 
méfiance.  Si  vous  consentez,  seigneur,  h  devenir 
notre  iiôte,  soyez  le  bienvenu;  nous  en  aurons 


tous  inie  grande  joie,  car  nous  ne  connaissons 
pas  la  mélancolie. 

En  vérité,  belle  et  noble  dame,  répondit  don 
(jiiicliotte,  Actéon  fut  moins  agréablement  sur- 
pris quand  il  aperçut  au  bain  la  chaste  Diane, 
que  je  le  suis  en  vous  voyant.  Je  loue  l'objet  de 
vos  divertissements,  et  je  vous  rends  grâces  de 
vos  offres  obligeantes.  Si  je  puis  vous  servir, 
parlez,  vous  êtes  sûre  d'être  prompteraent  obéie, 
car  ma  profession  est  de  me  montrer  affable  cl 
empressé,  surtout  envers  les  personnes  de  votre 
qualité  et  de  votre  mérite.  Si  ces  filets,  (|ui 
n'occupent  qu'un  faible  espace,  s'étendaient 
sur  toute  la  surface  de  la  terre,  j'irais,  plutôt 
(pie  de  les  rompre,  cherciicr  un  passage  dans 
de  nouveaux  continents;  et  afin  (|ue  vous  n'en 
doutiez  pas,  apprenez  que  celui  qui  vous  parle 
est  don  Quichotte  de  la  Manche,  si  toutefois  ce 
nom  est  arrivé  jusqu'à  vos  oreilles. 

(luel  bonheur  est  le  nôtre  !  chère  amie  de  mou 
ànu!,  s'écria  l'autre  bergère  ;  regarde  ce  sei- 
gneur! eh  bien,  c'est  le  plus  vaillant  et  le  plus 
courtois  chevalier  ([u'il  y  ait  au  monde,  si  i'iiis- 
toire  qui  court  inqirimée  de  ses  hauts  faits  ne 
ment  point  :  je  l'ai  lue,  et  je  gage  que  ce  brave 
homme  (jui  l'accompagne  est  Sancho  l'anza, 
son  écuyer,  dont  personne  n'égale  les  aimables 
saillies. 

Vous  ne  vous  trompez  pas,  Madame,  répondit 
Sancho,  c'est  moi-même  tpii  suis  ce  plaisant 
écnyer  que  vous  dites,  cl  ce  seigneur  est  mon 
maître,  le  même  don  Quicholte  de  la  Manche 
dont  |)arlc  celle  histoire. 

Est-il  possible,  chère  amie!  dit  l'autre  ])er- 
gère  ;  en  ce  cas,  il  faut  prier  ces  étrangers  de 
rester  avec  nous;  nos  parents  et  nos  frères  en 
auront  une  joie  iiiliuie.  J'avais  déjà  entendu 
parler  de  ce  que  tu  viens  de  nie  dire  ;  on  ajoute 
même  ipie  ce  chevalier  est  ramant  le  plus  con- 
stant et  le  plus  amoureux  (pie  l'on  connaisse,  cl 
(jue  sa  dame  est  une  certaine  Dulcinée  du  To- 
boso  à  ipii  ri'jspagne  entière  décerne  la  |ialiiie 
de  la  beauté. 


DE    LA    MANCHE. 


f>r.i 


]\\on  lie  plus  vrai,  ic'imi lit  iluri  Oiiiclidltc  ; 
voirt!  beaiilt',  nicsilames,  pourrait  seule  re- 
nii'ltri'  la  ciiot-e  en  ipicstion.  Mais  cessez  île 
vouloir  me  relenir  :  les  devoirs  impérieux  de 
ma  profession  uriutordiscnt  de  me  reposer  ja- 
mais. 

Sur  ces  entrefaites  arriva  le  frère  iliine  des 
bergères,  vêtu  aussi  en  bei'ger,  et  avec  non  niuiiis 
de  richesse  et  d'élégance.  Sa  sœur  lui  ayant  ap- 
pris ((ue  celui  à  «ini  elles  parlaient  était  le  valeu- 
reux don  Ouicliottc  de  la  Manche,  et  l'aulnîson 
écuyer  Sanclio,  le  jeune  Ikhiiiiu',  i]ui  aviiil  lu 
leur  histoire,  adressa  un  gracieux  coiiiplinifiil 
au  chevalier,  et  le  pria  avec  tant  d'instance  de 
les  accompagner,  que  notre  héros  v  consentit. 
On  continua  la  chasse  aux  huées,  et  une  multi- 
tude   d'oiseaux,   trompés  par   la    couleur  des 
lilets,  tombèrent  dans  le  péril  qu'ils  crovaient 
éviter.  Cela  lit  rassembler  les  chasseurs,  qui 
bientôt  réunis  au  nombre  de  plus  de  cinquante, 
vêtus  en  bergers  et  en  bergères,  et  ravis  d'ap- 
prendre  que   c'était  là  don  Quichotte  et  son 
écuyer,  les  emmenèrent  vers  les  tentes  où  la 
table  était  dressée.  On  fit  asseoir  le  chevalier  à 
la  place  d'honneur  ;  et  pendant  le  repas,  tous 
le  regardaient  avec  étonnenient,  tous  étaient 
ravis  de  le  voir.  Mais  lorsqu'on  fut  près  de  lever 
la   nappe,  don  Quichotte,  promenant  ses  yeux 
sur  les  convives,  prit  la  parole  en  ces  termes  : 
De  tous  les  péchés  des  hommes,  bien  ([u'on 
ait  souvent  prétendu  que  le  plus  grand  c'est 
l'orgueil,  je  soutiens,  moi,  que  c'est  l'ingrati- 
tude, et  je  me  fonde  sur  ce  qu'on  dit  couuiuiné- 
menl  que  l'enfer  est  peuplé  d'ingrats.  Ce  pé- 
ché, je  me  suis  toute  ma  vie  efforcé  de  l'éviter; 
et  lorsque  je  ne  puis  payer  par  d'autres  services 
les  services  qu'on  me  rend,  mon  impuissance 
e>t  tlu  moins  compensée  par  l'intention;  mais 
(  nmmc  cela  ne  saurait  suflire,  je  les  publie,  je 
les  proclame,  alin  qu'on  sache  bien  que  si  un 
jour  il  m'arrive  île  pouvoir  les  reconnaître,  je 
n'y  faillirai  pas.  Trop  souvent,  hélas!  je  me 
vuis  vu  léibiit  au  stérile  désir  de  m'acquiller. 


celui  ({ui  rci'oil  étant   linijiMus   au-dessous   de 
celui  (pn  doniic.  Ainsi,  ctivcis   llicu   qui  nous 
accorde  à  toute  hetnc  tant  de  laveurs,  qu'esl-il 
possible  à  l'homme  de  faire  pour  s'acquitter? 
llien,  car  la  distance  qui  les  sépare  est  inlinie. 
\  celte  impuissance,  à  cette  misère,  supplée 
jus(|u'à  un  certain  point  la  gratitude  et  la  recon- 
naissance.   C'est  pouripioi ,    reconnaissant   du 
gracieux   accueil  (|u'()n  m'a  fait  ici,  mais    ne 
|)0uvant  y  répondre  dans  la  même  mesure,  je 
suis  contraint  de  me  renfermer  dans  les  étroites 
limites  de  mon   pouvoir,  et  de  n'olfrir  bien  à 
regret  que  les  modestes  prémices  de  ma  mois- 
son. .Fc  déclare  donc  que  pendant  deux  jours 
entiers,  armé  de  toutes  j)ièces,  et  au  milieu  de 
cette  grande  route  (pii  conduit  à  Saragosse,  je 
soutiendrai  contre  tout  venant  que  les  dames  ici 
présentes  sont  les  plus  courtoises  et  les  plus 
belles  ([u'il  y  ait  au  monde,  à  l'exception  tou- 
tefois de  la  sans  pareille  Dulcinée  du  Toboso, 
unique  maîtresse  de  mes  pen>ées,  soit  dit  sans 
offenser  aucime  des  dames  (jui  m'entendent. 

A  ces  dernières  paroles,  Sancho,  qui  écoutait 
de  toutes  ses  oreilks,  ne  put  se  contenir  et  s'é- 
cria :  Est  il  possible  qu'il  y  ait  sous  le  ciel  des 
gens  assez  osés  pour  dite  et  jurer  même  que 
mon  maître  est  fou  ?  Hépondez,  seigneurs  ber- 
gers, quel  est  le  curé  de  village,  si  sensé  et  si 
savant  qu'il  soit,  qui  serait  capable  de  mieux 
parler  que  ne  vient  de  le  faire  monseigneur  don 
Quichotte,  quel  chi  valier  errant  avec  loules  ses 
rodomontades  oserait  proposer  chose  pareille? 

Don  (Quichotte  se  l(Uirna  brusquement  vers 
son  écuyer,  et  lui  dit  le  visage  enllammé  de  co- 
lère :  Est-il  possible,  ô  Sancho  !  qu'il  se  trouve 
dans  l'univers  entier  un  homme  qui  ose  dire 
que  tu  n'es  pas  un  sot  doublé  de  malice  et  de 
friponnerie?  Qui  te  prie  de  te  mêler  de  mes  af- 
faires, ci  de  rechercher  si  je  suis  fou  ou  si  je 
ne  le  suis  pas.  Tais-toi,  va  seller  Rossinante, 
afin  que  je  réalise  ma  promesse,  car  avec  la 
raison  que  j'ai  de  mon  côté,  lu  peux  tenir  pour 
vaincus  Ions  ceux  qui  oseraient  me  contredire. 


DON    QUICHOTTE 


Sur  ce,  il  se  leva  avec  des  gestes  d'indigna- 
tion, laissant  les  spectateurs  douter  de  sa  sa- 
gesse aussi  bien  que  de  sa  folie.  Tous  le  prièrent 
de  ne  point  pousser  le  déll  plus  avant,  disant 
qu'ils  connaissaient  assez  la  délicatesse  de  ses 
sentiments,  sans  qu'il  en  doiniàt  de  nouvelles 
preuves;  et  qu'il  n'avait  pas  non  plus  besoin 
de  signaler  davanlage  sa  valeur,  puisqu'ils  con- 
naissaient son  histoire. 

Don  (Juicliotte  n'en  persista  pas  moins  dans 
sa  résolution.  Enfourchant  Rossinante,  il  em- 
brasse sa  rondaclie,  et,  la  lance  au  poing,  va  se 
camper  au  milieu  du  grand  chemin,  suivi  de 
Sancho  et  de  toute  la  troupe  des  bergers  et  des 
bergères  curieux  de  voir  quelle  serait  l'issue 
d'un  déll  si  singulier  et  si  arrogant,  (lampe, 
comme  on  vient  de  le  dire,  au  beau  milieu  du 
chemin,  notre  héros  fit  retenlir  l'air  de  ces  su- 
perbes paroles  : 

0  vous,  chevaliers,  écuyers,  voyageurs  à  pied 
et  à  cheval,  (pii  passez  ou  devez  passer  sur  cette 
route  pendant  les  deux  jours  entiers  qui  vont 
suivre,  api)reiiez  que  don  Quichotte  de  la  Man- 
che, chevalier  errant,  est  ici  |)our  soutenir  que 
toutes  les  beautés  et  courtoisies  de  la  terre  sont 
surpassées  par  celles  que  l'on  rencontre  chez 
les  nymphes  de  ces  prés  et  de  ces  bois,  à  l'ex- 
ception toutefois  tle  la  reine  de  mon  âme,  la 
sans  pareille  Dulcinée  du  Toboso.  Oue  celui  qui 
oserait  soutenir  le  coiilraire,  sarlic  ipie  je  l'at- 
tends ici! 

Par  deux  fois  il  répéta  le  même  défi,  et  deux 
fois  ses  paroles  ne  furent  entendues  d'aucun 
chevalier  errant. 

Mais  le  sort,  (|ui  conduisait  de  niicuv  eu  mieux 
ses  affaires,  voulut  que  peu  de  temps  ajirès  on 
vît  venir  sur  la  route  un  grand  nombre  de  ca- 
valiers, armés  de  lances  et  s'avan(;ant  en  toute 
h<ite.  Ceux  qui  étaient  avec  notre  chevalier  ne 
les  eurent  pas  plus,  tôt  apen.us,  qu'ils  s'empres- 
sèrent de  s'éloigner  du  chemin,  jugeant  (ju'il  v 
avait  danger  à  barrer  le  passage.  Don  (juicliulli', 
d'un   nriM'  intrépide,  resta    seul  sur  la   jjlace, 


tandis  que  Sancho  se  faisait  un  bouclier  de  la 
croupe  de  Hossinante.  Cependant  la  troupe  con- 
fuse des  cavaliers  approchait,  et  l'un  d'eux, 
qui  marchait  en  avant,  se  mit  à  crier  à  don 
Ouicholte  :  Gare,  homme  du  diable,  gare  du 
chemin  !  ne  vois-tu  pas  que  ces  taureaux  vont 
te  mettre  en  pièces? 

Canailles,  répondit  don  Quichotte,  vous  avez 
bien  rencontré  votre  homme!  l'our  moi,  il  n'y 
a  laureaux  qui  vaillent,  fussent- ils  les  plus 
formidables  de  la  vallée  de  Jarama.  Confessez 
tous,  malandrins,  confessez  la  vérité  de  ce  que 
je  viens  de  proclamer,  sinon  i)rcparez-vous  au 
combat. 

Le  guide  n'eut  pas  le  temps  de  répliquer,  ni 
don  Quicholle  de  se  détourner,  quand  même  il 
l'aurait  voulu  :  aussi  la  bande  entière  des  re- 
doutables taureaux,  avec  les  bœufs  paisibles 
ipii  servaient  à  les  conduire,  et  la  foule  de  gens 
(|ui  les  accompagnaient  à  la  ville  où  une  course 
devait  se  faire  le  lendemain,  tout  cela  passa 
par-dessus  don  (Juichottc,  par-dessus  Sancho, 
linssinanle  et  le  grisou,  les  roulant  à  terre  et 
les  foulant  aux  |)ieds.  De  l'aventure,  Sancho 
resta  moulu,  don  Quichotte  exaspéré,  Hossi- 
nante et  le  grison  dans  un  état  fort  peu  ortho- 
doxe. A  la  fin,  pourtant,  ils  se  relevèrent,  el 
don  Quichotte,  encore  étourdi  de  sa  chute,  tré- 
buchant ici,  bronchant  là,  se  mit  à  courir  après 
lo  Imupcau  de  hétes  à  cornes,  en  eriaiit  :  Ar- 
rêtez, malandrins,  arrêtez;  c'est  un  seul  cheva- 
lier (jui  vo\is  délie,  lecpiel  n'est  ni  de  l'Iunueur 
ni  de  l'avis  de  ceux  qui  disent  :  «  A  l'ennemi 
ipii  fuit  fais  un  pont  d'or.  » 

Mais  lo  vent  enq)ortail  ses  menaces,  et,  le 
troupeau  s'éloignant  toujours,  notre  chevalier, 
plus  enllaminé  de  colère  (pie  rassasié  de  ven- 
geance, s'assit  sur  le  bord  du  chemin,  altendani 
Sancho,  Hossinante  el  le  grison.  ils  arrivèreiil 
eiilin:  iiiiiili'e  et  valet  relllniilerenl  sur  leurs 
bcles,  el  sans  dire  adieu  aux  nymphes  de  la 
nouvelle  Arcadie  continiièieiil  tout  liniiteux  leur 
ehemiii. 


HK    la    MA.N'CIIK. 


l'aris,  s.  liaçou  cl  c,  im. 


i'  unie,  JuUVUl  Uk  tj".  vu-l. 


Il  vit  sortir  lio  l'.'-paiïsfur  du  boi>  ilciu  lt'^nllll•^  v.-iui's  vu  lierfiêre?  (pape  î»50V 


Une  claire  fontaine,  qui  serpentait  au  milieu 
il'un  épais  liouquet  d'arbres,  fut  un  utile  secours 
pour  rafraîchir  nos  aventuriers  et  nettoyer  la 
poussière  qu'ils  devaient  à  l'incivilité  des  tau- 
reaux. Ils  s'assirent  auprès  de  cette  fontaine,  et 
après  avoir  débridé  Rossinante  et  le  grisou,  ils 
secouèrent  leurs  habits.  Don  Quichotte  se  rinça 
la  bouche,  se  lava  le  visage,  et  par  cette  ablu- 
tion rendit  quelque  énergie  h  ses  esprits  abat- 
tus ;  quant  à  Sancbo,  il  se  mit  à  visiter  le  bissac, 
et  en  tira  ce  qu'il  avait  coutume  d'appeler  sa 
victuaille. 


CHAIMTRI'    LIX 

DE    CE  QUI   ARRIVA    A    DON    QUICHOTTE, 
ET   QUE    L'ON    PEUT    VÉRITABLEMENT    APPELER    UNE    AVENTURE. 

Don  Quichotte  était  si  triste,  si  fatigué,  qu'il 
ne  songeait  point  à  manger,  et  Sancbo,  par  dé- 
férence, n'osait  toucher  à  ce  qui  était  devant 
lui.  Mais  voyant  (picnseveli  dans  ses  pensées 
son  maître  oubliait  de  prendre  aucune  nourri- 
ture, il  mit  de  côté  toute  retenue  et  commenra 
à  enfourner  dans  son  estomac  le  pain  et  le  fro- 
mage qu'il  avait  sous  la  iii.iin.  Mange,  ami  Saii- 

70 


554 


DON    (UIICIIOTTI'; 


clui,  inanj^c,  lui  dit  don  QuicboUc;  jouis  du 
plaisir  de  vivre,  i)lnisii'  (|ue  tu  sais  f^oûter  l)ieii 
mieux  (juc  moi,  et  laisse-moi  mourir  sous  le 
poids  de  mes  disgrâces.  Je  suis  ne  pour  vivre 
en  mourant,  comme  toi,  Sancho,  pour  mourir 
en  mangeant;  et  afin  de  te  prouver ci»udnon  j'ai 
raison  de  parler  ainsi,  vois-moi,  je  te  prie,  im- 
primé dans  les  histoires,  fameux  par  mes  ex- 
ploits, loyal  dans  mes  actions,  honoré  des  prin- 
ces, sollicité  des  jeunes  filles  ;  et  malgré  tout 
cela,  au  moment  où  j'avais  le  droit  d'espérer 
les  palmes  elles  lauriers  mérités  par  mes  hauts 
faits,  je  me  suis  vu  ce  matin  terrassé,  foulé  aux 
pieds  par  des  animaux  immondes,  au  point 
d'être  pris  en  pitié  par  ceux  qui  apprendront 
notre  aventure!  Crois-tu,  mon  ami,  que  l'amer- 
tume d'une  telle  pensée  ne  soit  pas  faite  pour 
émousser  les  dents,  engourdir  les  mains  et  ôler 
l'appétit?  Aussi,  mon  enfant,  suis-je  résolu  à 
me  laisser  mourir  de  faim,  ce  qui  de  toutes  les 
morts  est  la  mort  la  plus  cruelle. 

Ainsi,  répondit  Sancho,  qui  ne  cessait  de 
jouer  des  mâchoires,  Votre  Grâce  n'est  pas  de 
l'avis  du  proverbe  qui  dit  :  Meure  la  poule, 
pourvu  qu'elle  meure  soûle.  Ouant  à  moi,  je  ne 
suis  pas  si  sol  que  de  me  laisser  mourir  de  faim  : 
et  je  prétends  imiter  le  cordonnier,  qui  tire  le 
cuir  avec  ses  dents  jusqu'à  ce  qu'il  le  fasse  ar- 
river où  il  veut.  Sachez,  seigneur,  qu'il  n'y  a 
pire  folie  que  celle  de  se  désespérer  comme  le 
fait  Votre  Grâce;  croyez-moi,  mangez,  cl  après 
avoir  mangé,  dormez  deux  heures,  le  ventre  au 
soleil,  sur  l'herbe  de  celte  prairie  :  et  si  vous 
n'êtes  pas  mieux  en  vous  réveillant,  dites  que 
je  suis  une  bête. 

Don  Quichollc  lui  promit  de  suivre  son  con- 
seil, sachant  par  expérience  combien  la  philo- 
sophie naturelle  l'emporte  sur  tous  les  raison- 
nements. Si,  en  atlcndant,  mon  (ils,  ajoutat-il, 
tu  voulais  laireceque  je  vais  to  dire,  ition  sou- 
lagement serait  plus  assuré  et  mes  peines  plus 
légères:  ce  sérail  tandi-  ,\\w  y  vais  sonuneiller 
uui(|ii.'iiiciil  |iniii  (,.  conqilaire,  de  t'êcarler  un 


Iteu,  et,  mellaiil  la  peau  ù  l'air,  de  l'adminis- 
trer avec  la  bride  de  Rossinante  trois  ou  (pialre 
cents  coups  de  fouet,  à  valoir  sur  les  trois  mille 
trois  cents  que  tu  dois  le  donner  pour  le  dé- 
senchantement de  D\dcinée  ;  car,  je  te  le  de- 
mande, n'est-ce  pas  pitié  que  celle  pauvre  dame 
reste  dans  l'état  où  elle  est,  et  cela  par  ta  né- 
gligence'.' 

L'affaire  mérite  réllexion,  répondit  Sancho  ; 
dormons  d'abord,  nous  verrons  ensuite  ;  car 
enfin,  croyez-vous  que  ce  soit  chose  bien  rai- 
sonnable, qu'un  homme  se  fouette  ainsi  de 
sang-froid,  et  surtout  quand  les  coups  doivent 
tomber  sur  un  corps  mal  nourri?  Que  madame 
Dulcinée  prenne  patience  ;  un  de  ces  jours, 
quand  elle  y  pensera  le  moins,  elle  nie  verra 
percé  comme  un  crible.  Juscpi'à  la  mort  tout 
est  vie  :  je  veux  dire  que  je  suis  encore  de  ce 
monde,  et  que  j'aurai  tout  le  temps  de  tenir  ma 
promesse. 

Don  Quichotte  se  tint  pour  satisfait  de  la  pa- 
role de  son  écuyer,  et  après  avoir  mangé,  l'un 
beaucoup,  l'autre  peu,  tous  deux  s'étendirent 
sur  l'herbe,  laissant  paîlre  en  liberté  Rossi- 
nante et  le  grison. 

Ix!  jour  était  avancé  quand  nos  aventuriers 
se  réveillèrent;  aussitôt  ils  reprirent  leurs  mon- 
tures pour  atteindre  une  liôtellerie  que  l'on 
découvrait  à  environ  une  Houe  de  là  :  je  dis 
bôtellcrii',  (larcc  que  don  Quichotte  la  nomma 
ainsi  de  lui-même,  contre  sa  coutume  d'appeler 
toutes  les  hôtelleries  des  châteaux.  En  entrant, 
ils  demandèrent  s'il  y  avait  place  pour  loger; 
il  leur  fut  répondu  que  oui,  cl  avec  toutes  les 
connnoditcs  qu'ils  pourraient  trouver  même  à 
Saragosse.  Ils  mirent  donc  pied  à  terre;  puis 
Sancho  ayant  déposé  les  bagages  dans  une 
chambre  dont  riiôtelicr  lui  remit  la  clef,  il  alla 
mettre  Rossinante  et  le  grison  à  l'écurie,  et 
leur  donna  la  ration  en  lendant  grâces  à  Dieu 
de  ce  (|ue  son  maître  avait  pris  celte  maison 
pour  ce  qu'elle  était  en  réalité.  Quand  il  revint 
aiiiirr-  (le  lui,  il  \r  Ircniva  assis  siii'  un  liane. 


DU    I-A    MANCHE. 


555 


L'heure  du  souper  venue,  don  Quichotte  se 

relira  dans  sa  chainlire,  ot  Saiiclio  demanda  à 
l'holelier  ce  (|ii'il  avait  à  li'iir  duiincr. 

l'arlez,  ré|)ondil  celui-ci  :  en  animaux  de  la 
terre,  en  oiseaux  de  l'air,  en  poissons  de  la 
nier,  vous  serez  servis  à  bouche  que  veux-tu. 

Il  ne  nous  en  laul  pas  tant,  repartit  Sauclio  : 
deux  bons  poulets  feront  notre  affaire,  car  mon 
maître  est  délicat  et  mange  peu,  et  nidi,  je  ne 
suis  pas  glouton  à  l'excès.    ■ 

L'hôtelier  réjiondit(|u'il  n'y  avait  pas  de  pou- 
lets, parce  tpic  les  milans  les  détruisaient  tous. 
Eh  bien,  faites-nous  donner  une  poule  grasse 
et  tendre,  dit  Sancho. 

Une  poule'.'  reprit  l'iiôlclier  en  frappant  du 
pied,  par  ma  foi,  j'en  envoyai  vendre  hier  plus 
de  cinquante  à  la  ville.  Mais,  excepté  cela,  dites 
ce  que  vous  désirez. 

Aurez-vous  du  moins  quelque  tranche  de 
veau  ou  de  chevreau?  demanda  Sancho. 

Pour  l'heure,  il  n'y  en  a  point  céans,  répon- 
dit l'hôtelier;  ce  matin  on  a  mangé  le  dernier 
morceau  ;  mais  je  vous  assure  que  la  semaine 
prochaine  il  y  en  aura  de  reste. 

Courage,  dit  Sancho,  nous  y  voilà  :  je  gage 
que  toutes  ces  grandes  provisions  vont  aboutir 
à  une  tranche  de  lard  et  à  des  œufs. 

Parbleu,  reprit  l'hôtelier,  mon  hôte  a  bonne 
mémoire  1  je  viens  de  lui  dire  que  je  n'ai  ni 
poules  ni  poulets,  et  il  veut  ((u'il  y  ait  des  œufs! 
Cherchez,  s'il  vous  plait,  quelque  autre  cliosc, 
et  laissons-là  toutes  ces  délicatesses. 

Eh,  morbleu!  linissons-en,  dit  Sancho,  cl 
dites-nous  vite  ce  que  vous  avez  pour  souper, 
sans  nous  faire  tant  languir. 

Kh  bien,  ré|)ondit  l' hôtelier,  j'ai  tout  prêts 
deux  pieds  de  bœuf  à  l'oignon  avec  de  la  mou- 
tarde :  c'est  un  manger  de  prince. 

Des  pieds  de  bœuf!  s'écria  Sancho;  que  per- 
sonne n'y  touche,  je  les  retiens  pour  moi  :  rien 
n'est  plus  de  mon  goût. 

Je  vous  les  garderai,  répondit  l'holelier, 
parce  que  les   autres  voyageurs   que   j'ai  ici 


sont  gens  d'assez  haute  volée  pour  mener  avec 
eux  cuisinier,  somuu'Iier  et  provisions  de 
bouche. 

Pour  11  (pialilé,  dit  Sancho,  mort  maître  ne 
le  cède  à  persoinie  ;  mais  sa  profession  ne  per- 
met ni  somnu'Iior,  ni  maître  d'hôtel  ;  le  plus 
souvent  nous  nous  étenduns  au  milieu  d'un  pré, 
et  nous  mangeons  à  notre  soûl  des  nèlles  et  des 
glands. 

La  discussion  linit  là  ;  et  quoi(pn>  l'hôteliei' 
eût  demandé  à  Sancho  quelle  était  la  profession 
de  son  maître,  Sancho  s'en  alla  sans  lui  donner 
satisfaction.  L'heure  du  souper  venue,  riiôtclier 
apporta  le  ragoût,  qu'il  avait  annoncé,  dans  la 
cliandue.de  don  Quicholte,  et  le  chevalier  se 
mil  à  lablc. 

A  peine  commençait-il  à  manger  que,  dans 
une  chambre  séparée  de  la  sienne  |)ar  une 
simple  cloison,  il  entendit  quelqu'un  ijui  di- 
sait: Parla  vie  de  Votre  Grâce,  seigneur  don 
Geronimo,  lisons  en  attendant  qu'on  apporte  le 
souper  uii  autre  chapitre  de  la  seconde  partie 
de  l'histoire  de  don  Quichotte  de  la  Manche. 

Notre  clievalier  n'eut  pas  plutôt  entendu  son 
nom  qu'il  était  debout,  et  prêtant  l'oreille,  il 
écouta  ce  qu'on  disait  de  lui.  Il  saisit  cette  ré- 
ponse de  don  Geronimo  :  Pourquoi  voulez-vous, 
seigneur  don  Juan,  que  nous  lisions  ces  sot- 
tises? Quand  on  coimaît  la  première  partie, 
quel  plaisir  peut-on  trouver  à  la  seconde? 

D'accord,  répliqua  don  Juan,  mais  il  n'y  a  si 
mauvais  livre  (jui  n'ait  quelque  bon  côté  :  ce  qui 
me  déplaît  toutefois  dans  cette  seconde  partie, 
c'est  qu'on  y  dit  que  don  Quichotte  est  guéri  de 
son  amour  pour  Dulcinée  du  Toboso. 
1  A  ces  mois,  notre  héros  s'écria  plein  de  dépit 
et  de  fureur  :  Quiconque  prétend  que  don  Qui- 
chotte de  la  Manche  a  oublié,  ou  est  capable 
d'oublier  Dulcinée  du  Toboso,  ment  par  sa 
gor.'^e,  et  je  le  lui  prouverai  à  armes  égales.  La 
sans  pareille  Dulcinée  du  Toboso  ne  saurait  être 
oubliée,  et  un  tel  oubli  est  indigne  de  don  Qui- 
chotte de  la  Manche  :  la  constance  est  sa  devise. 


.".ôt; 


DON   QUICHOTTE 


et  son  devoir  do  la  iiarder  incorruptible  jusi|u';i 
la  mort. 

Qui  est-ce  quiparle  làdemanila-l-ondc  l'nnlrr 
chambre. 

Et  qui  ce  peut-il  être,  répondit  Sancho,  si- 
non don  Quicbotle  de  la  Manche  lui-même,  qui 
soutiendra  tout  ce  qu'il  vient  de  dire  ;  car  un 
bon  payeur  ne  crainl  pas  de  donner  des  gages. 

Sancho  n'avait  pas  achevé  de  parler ,  que 
deux  gentilshonmiesenlrèrcnt  dans  la  chambre, 
et  l'un  d'eux  se  jetant  dans  les  bras  de  notre  hé- 
ros :  Votre  aspect,  lui  dit-il,  ne  dément  point 
votre  nom,  ni  votre  nom  votre  aspect,  seigneur 
chevalier,  et  sans  aucun  doute  vous  êtes  le  vé- 
ritable don  Quichotte  de  la  Manche,  l'étoile  po- 
laire de  la  chevalerie  errante,  en  dépit  de  l'im- 
posteur qui  a  usurpé  votre  nom,  et  qui  tâche 
d'el'faeer  l'éclat  de  vos  prouesses,  comme  le 
prouve  ce  livre  (jne  je  remets  entre  vos  mains. 

Don  Quichotte  prit  le  livre,  et  après  l'avoir 
quelque  temps  feuilleté  en  silence,  il  le  rendit. 
Dans  le  peu  que  je  viens  de  lire,  dit-il,  je  trouve 
trois  choses  fort  blâmables  :  la  première,  ce 
sont  quelques  passages  de  la  préface;  la  se- 
conde, c'est  que  le  dialecte  est  aragonais,  car 
l'auteur  supprime  souvent  les  articles;  et  enfin 
la  troisième,  qui  prouve  son  ignorance,  c'est 
i[u'il  se  fourvoie  sur  un  point  capital  de  l'his- 
toire en  disant  que  la  femme  de  Sancho  Panza, 
mon  écuyer,  s'appelle  Marie  tiuttierez,  tandis 
qu'elle  s'appelle  Thérèse  Panza.  Celui  (jui  fuit 
une  erreur  de  cette  importance  doit  être  inexact 
dans  tout  le  reste. 

Par  ma  fui,  s'écria  Sancho,  voilà  ipii  est 
beau  pour  un  historien,  et  il  est  joliment  au 
courant  de  nos  affaires,  puisqu'il  appelle  Thé- 
rèse Panza,  ma  femme,  Marie  Gullierez  :  sei- 
gneur, reprenez  ce  livre,  je  vous  prie,  voyez  un 
peu  s'il  y  est  |)arlé  de  moi,  et  si  l'on  n'a  point 
aussi  changé  mim  nom. 

Ace  que  je  vois,  mon  ami,  repartit  don  Ge- 
ronimo,  vous  êtes  Sancho  l'aii/,i,  l'éeuvcr  du 
seigneur  don  Quiiliollc? 


Oui,  seigneur,  c'est  moi,  et  je  serais  très-fàché 
(juc  ce  fût  un  autre. 

l'.n  vérité,  dit  le  cavalier,  l'auteur  ne  vous 
tiaite  guère  comme  vous  me  paraissez  le  mé- 
riter :  il  vous  l'ait  glouton  et  niais,  et  nullement 
plaisant,  bien  différent  en  cela  du  Sancho  de  la 
première  partie  de  l'histoire  de  votre  maître. 

Dieu  lui  pardonne,  repartit  Sancho,  mieux 
eût  valu  qu'il  m'oubliât  tout  à  fait;  quand  on  ne 
sait  pas  jouer  de  la  llùle,  on  ne  devrait  pas  s'en 
servir,  et  saint  Pierre  n'est  bien  qu'à  Rome. 

Les  deux  cavaliers  invitèrent  notre  iiéros  à 
passer  dans  leur  chambre  et  à  partager  leur  re- 
pas, disant  qu'ils  savaient  que  dans  cette  hô- 
tellerie il  n'y  avait  rien  qui  fût  digne  de  lui. 
Don  Quichotte  qui  était  la  courtoisie  même,  ne 
se  ht  pas  prier  davantage,  et  alla  souper  avec 
eux.  Resté  en  pleine  possession  du  ragoût,  San- 
cho prit  le  haut  bout  de  la  table,  l'hôtelier 
s'assit  à  ses  côtés,  et  ils  mangèrent  avec  appétit 
leurs  pieds  de  bœuf,  buvant  et  riant  comme  s'ils 
eussent  fait  la  plus  grande  chère  du  monde. 

Pendant  le  repas,  don  Juan  demanda  à  notre 
héros  quelles  nouvelles  il  avait  de  madame  Dul- 
cinée du  Toboso  ;  si  elle  était  mariée,  si  elle  était 
accouchée  ou  enceinte,  ou  si,  restée  chaste  el 
fidèle,  elle  pensait  à  coui'onner  la  constance  du 
seigneur  don  Quichotte. 

Dulcinée  est  aussi  pure,  aussi  intacte  qu'au 
sortir  du  ventre  de  sa  mère,  répondit  notre 
chevalier;  mon  cieur  est  plus  fidèle  que  jamais, 
notre  correspondance  est  toujours  nulle,  et  sa 
beauté  changée  en  la  laideur  d'une  grossière 
paysanne.  Puis  il  leur  conta  rencliantenient  de 
sa  maîtresse,  ses  aventures  personnelles  dans 
la  caverne  de  .Montesinos,  et  la  recette  que  lui 
avait  enseignée  Merlin  pour  désenchanter  sa 
dame  ;  recette  qui  était  la  llagellalion  de  San- 
cho. 

Les  deux  \oyagcurs  furent  ravis  d'entendre 
de  la  bouche  de  don  Quichotte  le  récit  de  ses 
étranges  aventures.  Etonnés  de  tant  d'extrava- 
gances et  de  la   manière  (huit    il    les  laeiinlait, 


m;  i,A  MANCHE. 


557 


»  Arrêtez    ncilmidiin^,  .irit'lc 


>l  un  seul  clioxalter  tjui  vdus  dt-lic  1  "  (I':igo  o'i^.) 


liiiilùt  ils  lo  prcnaiiiil  |  (iiir  un  l'ou,  liiiitôl  |iouf 
un  lioinmc  i]i'  boii  sons,  cl  en  (Icliiiillvc  ils  ne 
savaient  (jui'  penser. 

Ayant  aciievc  de  sonjtcr,  Sanclm  laissa  l'Iiô- 
lelier  bien  repu,  cl  |)assa  dans  la  riiaiiilire  des 
cavaliers  :  Qu'on  me  pende,  seifjncurs,  dit-il  en 
entrant,  si  l'auteur  de  ce  livre  a  envie  que  nmis 
restions  lon!;ternps  lions  amis  :  je  voudrais  bien, 
|iuisqu'il  m'appelle  glouton  ,  comme  vous  le 
dites,  qu'il  se  dispensât  de  m'appeler  ivroj^ne. 

Eu  effet,  c'est  ainsi  qu'il  vous  qualifie,  ré- 
pondit don  (leronimo  ;  je  ne  me  rappelle  point 
le  passage,  mais  je  soutiens  qu'il  a  mille  lois 
tort  :  la  physionomie  seule  du  seigneur  Sancho, 
ici  présent,  l'ait  assez  voir  que  celui  qui  en  parle 
de  la  sorte  est  un  imposteur. 

Vos  Ciràces  peuvent  m'en  croire,  reprit  San- 
cho; le  Sancho  elle  don  (Juichulte  de  telle  his- 
toire doivent  être  d'autres  gens  que  ceux  de 


I  hi^oiic  de  Cid  llamet,  i|ni  l'ait  mon  maître 
sage,  vaillant  et  amoureux,  et  moi,  siiii|tlc  cl 
plaisant,  mais  non  ivrogne  et  glouton. 

Je  n'en  doute  pas,  répondit  don  Juan,  cl  il 
aurait  fallu  l'aire  délon>e  à  tout  autre  ([u'à  Cid 
llamet  de  se  mêler  d'écrire  les  prouesses  du 
grand  don  Quichotte,  de  même  (lu'Alcxandre 
défendit  à  tout  autre  peintre  (prApelle  de  faire 
son  portrait. 

Fasse  mon  [lorlrail  cpii  voudra,  dit  don  Qui- 
chotte ;  mais  qu'on  y  prenne  garde,  il  y  a  un 
terme  à  la  patience. 

lié!  lépljipia  don  Juan,  quelle  injure  l'erail-on 
au  seigneur  don  Quichotte  dont  il  ne  puisse  ai- 
sément tirer  vengeance?  à  moins  (]n'il  nu  pré- 
léràt  la  parer  avec  le  bouclier  de  celte  |iatience 
qui,  on  le  sait,  n'e>t  jtas  la  moindre  des  vertus 
qu'il  [lossède'.' 

Une  partie   de  la  nuil  se  passa  en  de   sem- 


558 


DON    QUICHOTTE 


blables  entreliens,  et  toutes  les  instances  dedon 
Juan  pour  engager  notre  héros  à  s'assurer  si  le 
livre  ne  contenait  pas  d'autres  impertinences, 
furent  inutiles,  don  Quichotte  disant  qu'il  te- 
nait l'ouvrage  pour  lu  et  relu,  qu'il  le  déclarait 
cntoutct  partout  impertinent  et  menteur  ;  que  de 
plus  si  l'auteur  venait  à  savoir  qu'il  lui  fût  tombé 
entriî  les  mains,  il  ne  voulait  pas  donner  h  un 
pareil  imposteur  le  plaisir  de  croire  (pi'il  se  fût 
arrêté  à  le  lire,  parce  que  si  un  honnête  liomnie 
doit  détourner  sa  pensée  des  objets  ridiriiies  ou 
obscènes,  à  plus  forte  raison  doit-il  en  détour- 
ner les  yeux. 

Don  Juan  ayant  demandé  à  notre  héros  quels 
étaient  ses  projets  et  le  but  de  son  voyage,  il 
répondit  qu'il  se  rendait  à  Saragosse,  alin  d'as- 
sister aux  joutes  qui  avaient  lieu  tons  les  ans. 
Mais  lorsque  don  Juan  lui  eut  appris  que  dans 
l'ouvrage  il  était  question  d'une  course  de 
bagues  où  l'auteur  faisait  figurer  don  Quichotte, 
récit  dénué  d'invention,  pauvre  de  style,  plus 
pauvre  encore  en  descriptions  de  livrées,  mais 
lorl  riche  en  niaiseries,  en  ce  cas,  repartit  notre 
ciievalier,  il  en  aura  le  démenti,  je  ne  mettrai 
pas  le  pied  à  Saragosse;  et  alors  tout  le  monde 
reconnaîtra,  je  l'espère,  que  je  ne  suis  pas  le 
don  Quichotte  dont  il  parle. 

Ce  sera  fort  bien  fait,  dit  don  Geronimo  : 
d'ailleurs  il  y  a  d'autres  joutes  à  Barcelone  où 
Votre  Seigneurie  pourra  signaler  sa  valeur. 

Tel  est  mon  dessein,  repaftit  don  Quichotte. 
Mais  il  est  temps  (jue  Vos  Grâces  me  permettent 
de  leur  souhaiter  le  bonsoir  et  d'aller  prendre 
(pieliiue  repos.  Qu'elles  me  conq)lent  désormais 
au  nombre  de  leurs  meilleurs  amis  et  de  leurs 
plus  lidèles  serviteurs. 

Va  moi  aussi,  ajouta  Sancho ;  peut-être  leur 
.scrai-je  bon  à  quelque  chose. 

Le  maître  et  le  valet  se  retirèrent  dans  leur 
chambre,  laissant  nos  cavaliers  émerveillés  dv 
ce  mélange  de  sagesse  et  de  folie,  et  bien  con- 
vaincus ipic  c'étaient  là  le  véritable  dnu  Qui- 
chotte et  If  vrai  Sanclio,  et  non  ceux  (pi'avMil 


dépeints  l'auteur  aragonais.  Don  Quichotte  se 
leva  de  grand  matin,  et,  frappant  à  la  cloison, 
il  (lit  adieu  à  ses  hôtes  de  la  veille;  puis  Sancho 
paya  magnifiquement  l'hôtelier,  tout  en  lui  con- 
seillant de  moins  vanter  à  l'avenir  son  auberge, 
et  de  la  tenir  un  peu  mieux  approvisionnée. 


CHAPITRE  LX 

^DE   CE    Ol>'    ARRIVA    A    DON    QUICHOTTE     EN     ALLANT    A    BARCELONE. 

La  matinée  était  fraîche  et  promettait  une 
belle  journée,  quand  don  Quichotte  partit  de 
l'hôlflierie  après  s'être  informé  de  la  route  la 
plus  courte  pour  se  rendre  à  l'arcelone,  résolu 
qu'il  était,  en  n'allant  pas  à  Saragosse,  de  faire 
mentir  l'auteur  aragonais  qui  le  traitait  si  mal 
dans  son  histoire.  Il  chemina  six  jours  entiers, 
sans  qu'il  lui  arrivât  rien  qui  mérite  d'être 
rapporté. 

Le  septième  jour,  vers  le  soir,  s'étant  écarté 
du  chemin,  la  nuit  le  surprit  dans  un  épais  bou- 
quet de  chênes  et  de  lièges.  Maître  et  valet  mi- 
rent pied  à  terre,  et  Sancho,  qui  avait  fait  ses 
quatre  repas,  ne  larda  pas  à  franchir  la  porte 
du  sommeil.  Don  Quichotte,  au  contraire,  que 
SCS  pensées  tenaient  constamment  éveillé,  ne 
put  fermer  les  yeux  :  porté  par  son  imagination 
en  cent  lieux  divers,  tantôt  il  se  croyait  dans  la 
caverne  de  Montesinos,  tantôt  il  voyait  Dulcinée 
transformée  en  paysanne,  cabrioler  et  sauter 
sur  son  âne  ;  tantôt  résonnaient  à  ses  oreilles 
les  paroles  du  sage  Merlin,  qui  venait  lui  révé- 
li  r  l'infaillible  moyen  de  désenchanter  la  pauvre 
dame.  A  ce  souvenir  il  se  désespérait  en  voyant 
la  lenteur  et  le  peu  de  charité  de  Sancho,  qui, 
de  son  propre  aveu,  s'était  donné  cin(|  coups 
de  fouet  seulcmenl,  nondue  bien  minime  en 
comparaison  d(î  ceux  (|u'ii  lui  restait  à  s'appli- 
(pier.  Notre  amoureux  chevalier  en  conçut  un 
tel  dépit,   qu'il  voulut  y  mettre  ordre  .sur-le- 
rhamp.Si  Alexandre  leGrand,  se  disail-il,  liau- 
cha  le  nii'ud  gordien,  en  soutenant  t\u'iiiil(iiil 


\)V.    LA    MANCIIK. 


rjî.'.t 


vniit  t(iii]H'r  que  (lélicr,  ol  iiVri  devint  pas  moins 
le  inaitii'  de  l'Asie,  |u>ui'i|uoi  donc  ne  \iendi;iis- 
je  pas  à  iioul  de  désenelianlerDuleinée  en  i'oiiel- 
lanl  nioi-nième  Sanelio.'  Si  la  vertu  dn  remède 
consiste  en  ee  qne  Sanclio  reçoive  les  trois  m'ili- 
et  tant  de  eonps  de  fouet,  (juMniporle  de  (pielle 
main  ils  lui  soient  a|>pli(|nés'.'  l'esscnlicl  est 
(|u'il  les  reçoive.  Là-dessus,  muni  des  rênes  de 
Rossinante,  il  s'approche  avec  précaution  de 
son  écuyer,  et  se  met  en  devoir  de  lui  délaclier 
l'aif^uilletle,  mais  à  peine  avait-il  commencé, 
qne  Saiiclio  s'éveiliant  en  sursaut  se  mit  à 
crier  :  (Jui  va  là?  qui  est-ce  qui  détache  mes 
chausses? 

C'est  moi,  répondit  don  Quichotte,  qui  viens 
réparer  ta  négligence  et  remédier  à  mes  peines  : 
je  viens  te  fouetter,  et  acquitter  en  partie  la 
dette  que  tu  as  contractée.  Dulcinée  périt,  mal- 
heureux! et  pendant  que  je  uie  consume  dans 
le  désespoir,  lu  vis  sans  te  soucier  de  rien.  Dé- 
fais tes  chausses  de  bonne  volonté,  car  mon  in- 
tention est  de  t'appliqucr  dans  cette  solitude  au 
moins  deux  mille  coups  de  fouet. 

Non  pas,  non  pas,  dit  Sancho;  laissez-moi, 
ou  je  vais  pousser  de  tels  cris,  que  les  sourds 
nous  entendront  :  les  coups  de  fouet  aux(|nels 
je  me  suis  engagé,  doivent  être  volontaires;  et 
pour  l'heure,  je  n'ai  nulle  envie  d'être  fouetté. 
(}u'il  vous  suffise  de  la  parole  que  je  vous  donne 
de  me  fustiger  aussitôt  qne  la  fantaisie  m'en 
prendra,  mais  encore  faut- il  la  laisser  venir. 

Je  ne  puis  m'en  fier  à  toi,  mon  ami,  répon- 
dit don  Quichotte,  car  tu  es  dur  de  cœur,  et, 
quoique  vilain,  tendre  de  chair. 

En  parlant  ainsi,  il  s'efforçait  de  lui  dénouer 
l'aiguilieltc;  mais  Sancho,  se  dressant  sur  ses 
pieds,  sauta  sur  notre  héros,  lui  donna  un  croc 
en  jambe,  l'étendit  par  terre  tout  de  son  long, 
puis  il  lui  mit  le  genou  sur  la  poitrine  et  lui 
saisit  les  deux  mains  de  façon  qu'il  ne  pouvait 
remuer. 

Comment!  traître,  s'écria  don  Quichotte,  tu 
te  révoltes  contre  ton  maître,  contre  ton  sei- 


gneur naturel  !   tu  t'attaques    h   celui   qui    le 
donne  dn  pain  ! 

.le  ne  trahis  point  mon  roi,  lépondil  Sancho, 
je  ne  lais  (pn>  me  secourir  nioi-mcine,  rpii  suis 
mon  propre  maître  et  mon  véritable  seigneur; 
ipie  Votre  ("iràcc  me  pronu'lte  de  me  laisser 
trani|uille  et  de  ne  point  parler  de  me  fouettei- 
|)om'  1(!  uKunenl,  aussitôt  je  vous  lâche  ;  sinon, 
tit  miiiiiras  ici,  Iniilrc,  nuiriiii  de  ilimii  Sdiirliii  '. 

Notre  héros  lui  promit  ce  «pi'il  exigeait,  ju- 
rant par  la  vie  de  Dulcinée  (ju'il  ne  toucherait 
pas  un  poil  de  son  pourpoint,  et  que  désormais 
il  s'en  remettait  à  sa  bonne  volonté. 

Sancho,  s'étant  relevé,  alla  chercher  pour 
dormir  un  endroit  plus  éloigné.  Comme  il  s'ap- 
puyait contre  un  arbre,  il  sentit  (pielijuc  chose 
lui  toucher  la  tête;  il  y  porta  les  mains,  et  ren- 
contra deux  jambes  d'hommes.  Saisi  de  frayeur, 
il  courut  se  réfugier  sous  un  autre  arbre,  où  il 
fit  même  rencontre.  Alors  il  se  mit  à  pousser 
de  grands  cris;  don  (juichotte  accourut,  et  lui 
en  demanda  la  cause. 

Ces  arbres  sont  pleins  de  pieds  et  de  jambes 
d'hommes,  répondit  Sancho. 

Don  IJuichottc  toucha  à  tâtons,  et  devina  sur- 
le-champ  ce  qu'il  en  était  :  Ne  crains  rien,  lui 
dit-il  ;  ces  pieds  et  ces  jambes  appartiennent 
sans  doute  à  des  bandits  qu'on  a  pendus  à  ces 
arbres.  C'est  le  lieuoii  l'on  a  coutume  d'en  faire 
justice  quand  on  les  prend  ;  on  les  attache  par 
vingt  et  trente  à  la  fois,  et  cela  m'indique  (jue 
nous  ne  sommes  pas  loin  de  liarcelone. 

Le  chevalier  avait  raison  ;  car  dès  qu'il  fut 
jour  ils  reconnurent  que  la  plupart  des  arbres 
étaient  chargés  de  cadavres.  Déjà  épouvantés 
par  les  morts,  ce  fut  bien  pis  encore  quand  nos 
aventuriers  virent  tout  à  coup  fondre  sur  eux 
une  cinquantaine  de  bandits  vivants,  qui  sor- 
tant d'entre  les  arbres  leur  crièrent  en  catalan 
de  ne  pas  bouger  jusqu'à  la  venue  de  leur  ca|)i- 

'  Ai|ui  niorins,  trajHor 

Kiiciiiigu  lie  doua  Sauclia. 

[.iiicifti  runiancero. 


:,M 


DON    QUICHOTTE 


taille.  Se  trouvant  à  piod,  son  clioval  débridé,  1 
sa  lance  loin  de  lui,  don  Onicliollc  ne  ponvait 
penser  à  se  défendre.  Il  croisa  les  mains  et 
baissa  la  tète,  réservant  son  courage  pour  une 
meilleure  occasion.  Les  bandits  débarrassèrent 
le  grison  de  tout  ce  (pril  portait,  ne  laissant 
rien  ni  dans  le  bis.sac  ni  dans  la  valise;  et  bien 
prit  à  Sancbo  d"avoir  sur  lui  les  écus  d'or  que  lui 
avait  donnés  le  majordome,  ainsi  que  l'argent 
de  son  maître,  qu'il  |)ortait  dans  une  ceinture 
sous  sa  cbemise,  car  ces  bonnéles  gens  n'au- 
raient pas  manqué  de  le  trouver,  l'eùl-il  cacbé 
dans  la  moelle  de  ses  os,  si  par  bonbcnr  leur 
capitaine  n'était  survenu. 

C'était  nn  bo;nme  robuste,  d'environ  trenle- 
iiii(|  ans,  d'une  taille  liaule,  au  teint  l)run,  au 
regard  sévère;  il  portait  une  cotte  de  mailles,  à 
sa  ceinture  quatre  de  ces  pistolets  qu'en  Cata- 
logue on  appelle  petl rénales,  et  il  montait  un 
cbeval  de  forte  encolure.  Voyant  que  ses  écuyers 
(c'est  le  nom  que  se  donnent  entre  eux  les  gens 
de  celte  profession)  allaient  dépouiller  Sanclio, 
il  leur  commanda  de  n'en  rien  faire  :  ainsi  fut 
sauvée  la  ceinture.  Utonné  de  voir  une  lance 
appuyée  contre  un  arbre,  une  rondache  par 
terre,  et  de  plus  un  personnage  armé  de  pied 
en  cap,  ,.a  ec  la  mine  la  plus  triste  et  la  plus  mé- 
lancolique qu'il  soit  possible  d'imaginer,  il 
s'approcba  en  lui  disant  :  Rassurez-vous,  bon- 
liommc,  vous  n'êtes  pas  tombé  entre  les  mains 
de  (pielquc  cruel  Osiris,  mais  ilans  celles  de 
Hotpic  Guinart,  qui  jamais  ne  maltraite  les  gens 
dont  il  n'a  pas  à  se  plaindre. 

Ma  tristesse,  répondit  don  (Jiiichotti',  ne  pio- 
vient  |ias  de  ce  (|ue  je  suis  tombé  en  ton  pou- 
voir, o  vaillant  Roqiu',  loi  dont  la  renommée 
n'a  |)oint  de  bornes  sur  la  terre,  mais  de  ce  que 
les  soldais  mont  surpris  sans  bride  à  mon  cbe- 
val; car  les  règles  de  la  chevalerie  errante,  dont 
je  fais  profession,  nie  prescrivent  d'être  con- 
stamment en  alerte  et  de  me  servir  de  senti- 
nelle à  moi-même.  Apprends,  ô  grand  Roque 
(luinart,  que  s'ils  m'avaient  trouvé  en  selle,  la 


rondacbe  au  bras  et  la  lance  nu  poing,  ils  ne 
seraient  pas  venus  à  bout  de  moi  si  aisément, 
car  je  suis  ce  don  Qnicbotte  de  la  Manche  qui  a 
rempli  l'univers  du  bruil  de  ses  exploits. 

Il  n'en  fallut  pas  davanlage  pour  l'aire  con- 
naître à  Ho(pie  Guinart  quelle  était  la  maladie 
de  notre  héros;  il  avait  souvent  entendu  parler 
de  lui,  mais  il  avait  peine  à  se  persuader  <jue 
semblable  l'antaisie  fût  parvenue  <à  se  loger  dans 
une  cervelle  humaine.  Ravi  d'avoir  rencontré 
(Ion  (Juichotte,  atin  de  pouvoir  jngei'  par  lui- 
même  si  l'original  ressemblait  aux  copies  : 
Vaillant  chevalier,  lui  dit-il,  consolez-vous  el 
n'interprète/.  ])oint  à  mauvaise  fortune  l'étal  où 
vous  vous  trouvez;  il  se  pourrait,  au  contraire, 
que  votre  sort  fourvoyé  retrouvât  sa  droite 
ligne.  C'est  souvent  par  des  chemins  étranges, 
en  dehors  de  toute  prévoyance  humaine,  que  le 
ciel  se  plait  à  relever  les  abattus  et  à  enrichir 
les  pauvres. 

Don  Quicholte  s'apprêtait  à  lui  rendre  grâces 
quand  ils  entendirent  derrière  eux  comme  le 
bruit  d'une  troupe  de  gens  à  cheval  :  il  n'y  avait 
pourtant  qu'un  cavalier,  mais  il  était  monté  sur 
un  puissant  coursiei',  et  s'approchait  à  toute 
bride.  En  tournant  la  tète,  ils  aperçurent  un 
jeune  homme  de  fort  bonne  mine,  d'environ 
vingt  ans,  vêtu  d'une  étoffe  de  damas  vert  ornée 
de  dentelle  d'or,  le  chapeau  retroussé  à  la  wal- 
lonne, les  bottes  étroites  et  luisantes,  l'épée,  le 
poignard  et  les  éperons  dorés;  il  tenait  un 
mousquet  à  la  main  et  avait  deux  pistolets  à  sa 
ceinture. 

0  vaillant  lloipie!  je  te  cherchais,  pour  trou- 
ver aiqirès  de  toi   sinon  le  remède,  du  moins 
I   quelque  soulagement  à  mon    malheur,   dit   le 
I  cavalier  en  les  abordant  ;  et  |»our  ne  pas  te  tenir 
I  davantage  on  suspens,  car  je  vois  (pie  tu  ne  me 
I  reconnais  pas,  sache  que  je  suis  Claudia  Gero- 
j   niina,  tille  de  Simon  Forte,  ton  meilleur  ami 
et  rennemi  juré  de  (Ibuhpiel  ïorcllas,  qui  est 
dans  le  parti'  di;  tes  ennemis.  Ce  'l'orellas  a  un 
(ils  nommé  don  Vincent.  Ron  Vincent  me  vit  el 


DE    I- A    M  A  NT.  Il  K. 


:>(•! 


1  .  -Lit,  J„.\i;t  el  L%  t.Jll. 


Muni  (les  rriics  de  lîo»*itiaiili'.  il  ^'ap|'ro^■lll'  aver  pn'c;nition  de  son  étuycr  (p;igfi  o59). 


devint  nii:  iiinnix  de  iimi  :  je  rt'coiilai  l'avora- 
jilemcnt  ;i  l'iiisu  démon  pèrc;  enfin  il  me  pro- 
mit de  m'épnuser,  me  donna  sa  parole,  et  reeut 
la  niiiMine.  V.\\  bien,  j'ai  appris  liier  (pronbliaiit 
sa  promesse,  l'ingrat  allait  on  épouser  une 
.Titre.  Cette  nouvelle  a  produit  sni-  nini  l'elTel 
fpie  tu  peux  imaginer,  aussi,  profitant  île  l'ab- 
senee  de  mon  père,  je  me  suis  mise  à  la  reclier- 
clie  du  perfide  eu  l'équipage  où  lu  me  vois.  Je 
l'ai  rejoint  à  une  lieue  d'ici  ;  et  sans  perdre  de 
temps  à  lui  faire  des  reproches,  ni  à  recevoir 
ses  excuses,  je  lui  ai  tiré  un  coup  de  carabine  el 
deux  coups  de  pistolet,  lavant  ainsi  mon  affront 
dans  son  sang.  Il  est  resté  sur  la  place,  entre 
les  mains  de  ses  gens,  (pii  n'ont  osé  ni  pu 
prendre  sa  défense.  Je  viens  te  prier  de  me  faire 
passer  en  France,  où  j'ai  des  parents,  et  de  pro- 
téger mon  |>ère  contre  la  vengeance  de  la  famille 
et  des  amis  de  don  Vincent. 


Sur|iris  de  la  boiiiic  mine  de  la  belle  Claudia, 
au.ssi  bien  que  de  sa  résolution,  Hoque  lui  pm- 
mil  de  l'accompagner  partout  où  elle  voudrait. 
Mais  avant  tout,  ajoula-t-il,  allons  voir  si  voire 
ennemi  est  mort;  nous  aviserons  ensuite  à  ce 
qu'il  laiidia  l'aire. 

Notre  béros,  q\ii  avait  écouté  attentivement 
la  belle  Claudia  el  la  réponse  de  Roque  Ciiinart  : 
Que  personne,  dit-il,  ne  se  mette  en  peine  de 
défendre  cette  dame  ;  je  la  prends  sous  ma  pro- 
tection ;  qu'on  me  donne  mon  cheval  et  mes 
armes,  et  qu'on  m'attende  ici  :  j'irai  chercher 
ce  chevalier,  et,  mort  ou  vif,  je  sanini  bien  le 
forcer  à  ne  pas  devenir  parjure. 

Oh  !  cela  est  certain,  s'écria  Sancho,  car  mon 
maître  a  la  main  heureuse  en  fait  de  mariages  : 
il  y  a  peu  de  jours,  il  fit  tenir  à  un  certain 
drôle  la  parole  qu'il  avait  île  niénie  donnée  à 
une  demoiselle;    el    si  les  eiu-lianleins   qui  le 

71 


502 


DON    QUICHOTTE 


pmirsiiivciil  n',iv:iiiMil  Irnnsforiiio  cet  liomnic  m 
laiiuiiis,  à  Cil  le  Irmiic  In  |iauvrc  (illo  serait 
pourvue. 

Plus  occupé  (le  la  lielle  Claudia  que  îles  dis- 
cours du  uilitre  et  du  valet,  |{o(pie  lit  reudreà 
Saiiclio  tout  ce  (|iu'  lui  avaient  pris  ses  com- 
paijuous  ;  et  après  leur  avdr  ordonné  de  l'at- 
tendre, il  sVliu'jçna  avec  elle  au  f,'rand  galop. 
Arrives  à  l'endroit  où  Claudia  avait  rencontré 
sou  amant.,  ils  n'y  trouvèrent  que  des  taches  de 
sang  fraîehemcnj  répandu  :  ni.iis  en  promenant 
la  vue  de  loiilcs  parts,  ils  aperçurent  un  groupe 
d'Iiommcsau  sommet  d'une  colline.  .Ingeanlrpie 
ce  devait  être  le  b'essé  (pie  ses  gens  cinporlaient, 
ils  piquèrent  de  ce  côlé  cl  ne  lardèrent  pas  à 
les  rejoindre.  En  elfel,  ils  trouvèrent  entre 
leurs  bras  don  Vincent,  qui,  d'une  voix  éteinte, 
les  pri.iit  de  le  laisser  mourir  sur  la  |>lace,  le 
sang  qu'il  perdait  et  la  douleur  causée  par  ses 
blessures  ne  lui  permettant  pas  d'aller  plus 
loin. 

Roque  et  Claudia  sautèrent  à  bas  de  leurs 
chevaux,  et  celle-ci,  le  cœur  paitagc  entre  l'a- 
mour et  la  vengeance,  s'approcha  de  son  amant  : 
Si  tu  ne  m'avais  pas  trahie,  don  Vincent,  dit- 
elle  en  lui  |)renaiit  la  uiaiii,  lu  ne  serais  pas  en 
cette  cruelle  e.xtréniilc. 

Le  malheureux  ouvrit  les  yeux,  et  reconnais- 
sant b-s  Irails  de  la  jeune  tille  :  lîelle  et  abusée 
Claudia,  réjîondit-il,  je  vois  (pie  c'est  toi  (jui 
m'as  donné  la  mort;  mais  ni  mes  actions  ni  mes 
sentiments  ne  mérilaient  ce  cruel  chàlimcnl. 

(irand  Dieu!  n  partit  Claudia,  tu  ne  devais 
donc  pas,  ce  malin  même,  éjiouser  Léonore,  la 
fille  du  riche  IJallastro? 

.Non,  certaineiuent  !  ré|)(uidit  (bin  Vincent; 
c'est  ma  mauvaise  fortune  qui  t'a  porté  celle 
fausse  nouvelle,  afin  qn'cdie  me  coulât  la  vie. 
Mais  puis(pieje  la  (piife  entre  les  bras,  je  ne 
meurs  pas  suis  consolation,  et  je  me  trouve 
Iroji  heureux  de  pouvoir  encore  te  donm  r  des 
mai(|ucs  sincèi'cs  de  mon  am6ur  cl  de  ma  (  on- 
slance.  Serre  ma  main,   chère  Claudia,   et    re- 


çoisinoi  jiour  époux  :  la  seule  joie  que  je  puisse 
avoir  eu  mourant,  c'est  de  le  donner  sali>i'ac- 
lion  de  l'iujui'C  (|Ue  lu  croyais  avoir  reçue  de 
moi. 

Pénétrée  d'une  vive  douleur,  Claudia  tomba 
(''vanonie  sur  le  corps  de  son  auiaiit,  qui  rendit 
le  dernier  soupir.  Les  gens  de  don  Vincent  cou- 
rurent ihercher  de  l'eau  p(Hii'  la  jeter  au  visage 
(le  leur  maiire,  mais  ce  fut  iuulilement. 

Lorsipie,  revenue  à  elle,  Claudia  s'aperçut 
que  don  \  incent  avait  cesse  de  vivre,  elle  rem- 
plit l'air  de  ses  cris,  s'arracha  les  cheveux  et  se 
déchira  le  visage.  Malheureuse,  disait-elle,  avec 
quelle  facilité  t'es  lu  laissée  emporter  à  cethor- 
rible  dessein!  Ta  jalousie  a  mis  au  tombeau 
celui  qui  ne  vivait  (pie  pourl(u  ;  eh  bien,  meurs 
à  ton  tour,  meurs  de  douleur,  |)uisquetu  survis 
à  un  époux  si  fidèle  1  Meurs  de  houle  et  de  dé- 
sespoir ,  car  après  ton  crime,  le  voilà  devenue 
l'objet  de  la  vengeance  de  Dieu  et  des  hommes  ! 
Ilélas!  cher  amant,  ajoiila-l-elle  en  jetant  ses 
bras  autour  de  ce  corps  inanimé,  laut-il  (pic  je 
le  perde,  faul-il  que  nous  ne  soyons  réunis  (]ue 
pour  être  séparés  à  jamais! 

Il  V  avilit  dans  ces  plaintes  une  douleur  si 
déchiraiile  et  si  vraie,  (pie,  |io;ir  la  première 
(ois  peul-èire,  Roque  lui-même  se  sentit  at- 
tendri ;  les  doinesti(piesfiuulaienl  en  larmes,  et 
leslieux  d'alentour  semblaient  devemisnn  champ 
de  tristesse  et  de  deuil. 

Roque  commanda  aux  gens  de  don  Vincciitde 
porter  le  corps  de  leur  niaiire  à  la  maison  de 
son  père,  ipii  était  si! née  non  loin  de  là.  Eu 
les  regardant  s'éloigner,  Claudia  exprima  le  dé- 
sir de  se  retirer  dans  un  inonaslère  dont  l'ah- 
besse  était  sa  Imite.  Là,  dit-elle,  je  finirai  mes 
j(Mirs  dans  la  compagnie  t\'\u\  épmn  piélérable 
à  loni  antie,  et  ipii  ne  m  abaïuKuinera  jamais. 
Ro(|ue  approuva  sa  résolution,  el  prop.osa  de 
l'accompagner,  l'assnranl  qu'il  défendrait  sa  fa- 
Uiille  ediilri'  celle  de  don  \  ilieelll  ,  d  même 
contre  le  monde  entier;  Claudia  le  remercia  de 
ses  offres,  et  prit  conj^é  de  lui  en  pleurant. 


DE   LA   MANCHE. 


jG5 


Klanl  vt'iiii  i( jiiiiulii'  ses  lioiiiiiics  ,  Uo(|iie 
trouva  au  milieu  ilVux  tloii  Ouicliolle  à  du  val. 
Ndiro  Ik'm'os,  |ar  nu  saijc  discours,  tàcli:iil  tli; 
leur  laire  ijuilter  un  j,'enre  de  vie  qui  [iréseute 
laul  de  danirer  pour  l'àMie  el  pnir  le  eor|is; 
niais  coiinne  l.i  |ilii|iart  élaieiit  des  ("laseons, 
gens  grossiers  el  l'aroirclics,  ils  goùlaieiit  nié- 
diocrcnieul  le  prédicateur  et  le  sermon,  i.eehei"  | 
demanda  à  Sancho  si  on  lui  avait  rendu  loul  ec  1 
i|ui  lui  appai  tenait  ;  S.inilio  répontlit  (pie  oui, 
hormis  trois  niouclioirsde  Iclc  qui  valaient  trois 
lioiuies  villes. 

Eh  !  l'ami,  (pie  dis-tu  là'.'  reprit  un  des  ban- 
dits, c'est  moi  qui  les  ai,  et  ils  ne  valent  pas 
trois  réau.x. 

Cela  est  vrai,  repnrtil  don  (Juiehotle;  mais 
mon  ccuyer  les  estime  beaucoup  à  c;uise  de  la 
|icrsonuc  qui  les  lui  a  doniK's. 

Iloquc  les  lit  rendre  sur-le-champ;  il  lit 
ensuite  ranger  sa  troupe  et  apporter  devant  lui 
les  pierreries,  l'argent,  eiilin  le  butin  fait  depuis 
le  dernier  partage;  et  après  en  avuir  examine  la 
valeur,  sii|)puté  en  argent  ce  qui  ne  pouvait  être 
divisé,  il  r('parlit  le  tout  avec  tant  d'(''(|uità  (pie 
chacun  se  montra  satisfait.  Seigneur,  dit-il  en- 
suite à  don  Quichotte,  si  avec  ces  gens-là  on 
n'observait  pas  une  exacte  justice,  il  n'y  aurait 
pas  moyen  d'être  obéi. 

Par  ma  foi,  il  faut  que  la  justice  .-^oit  une 
bonne  chose,  puisqu'elle  se  pratique  même 
parmi  dcs-voleurs  !  répliqua  Sancho. 

Aces  paroles,  un  des  bandits  qui  les  avait  en- 
tendues le  coucha  en  joue  avec  son  anpiebnse, 
et  il  lui  aurait  cas>c  la  télé,  si  Roque  n'eût  crié 
à  cet  homme  de  s'arréler.  Sancho  frissonna  de 
tout  son  corps  et  éprouva  un  tel  saisissement, 
ipi'il  se  promit  bi(n  de  ne  |ikn  ouvrir  la  bouche 
au  milieu  de  gens  qui  entendaient  si  peu  rail- 
lerie. 

Sur  ces  entrefaites,  un  des  écuyers  postes  sur 
le  grand  chemin  accourut  dire  au  capitaine  ? 
Seigneur,  j'aperçois  non  loin  d'ici  une  troupe 
de  voyageurs  qui  se  difigenl  vers  Barcelone. 


Sont-ils  de  ceu\  ipii  nous  clicrclienl  ou  de 
ceux  (pie  nous  cherchons'.'  demanda  no(|Ue. 

De  ceux  ipic  nous   clieirhoiis,  rcpoiidil   l'é 
cuyer. 

En  ce  cas,  à  clie\al,  enfanls  !  cria  le  capitaine, 
et  ipi'oii  lis  amène-  ici  sans  (pi'il  eu  iii;iiii|iié'  un 
seul. 

Les  bandits  obéirenl.  Pendant  ce  temps. 
Roque,  don  (Juichollc  it  Sancho  se  trouvant 
seuls,  le  lU'eiiiier  dit  à  notre  héros  :  Seigneur, 
ce  genre  de  vie  vous  |)ar;iil  étrange,  el  je  ne 
m'en  étonne  pas,  car  ce  sont  tous  les  jours  aven- 
tures nouvelles,  nouveaux  événements,  et  tous 
également  périlleux.  Il  n'y  a  pas,  je  dois  l'a- 
vouer, une  vie  jjIus  inquièle,  [  lus  agitée  que 
la  ncilre.  Malheureusement,  je  m'y  trouve  en- 
gagé par  des  scnliraenls  de  vengeance  dont  je 
n'ai  pu  triompher,  car  je  suis  par  nature  d'une 
humeur  douce  et  l'ompatissaute  ;  le  besoin  de  me 
venger  a  si  bien  imposé  silence  à  mes  honnêtes 
inclinations,  ipi  il  me  retient  diiis  ce  périlleux 
métier  eu  dé|iildc  moi-même;  et  comme  tou- 
jours l'abîme  attire  un  autre  abiuie,  comme  les 
vengeances  sont  toutes  encbainées,  non-sculc- 
menlje  poursuis  les  miennes,  mais  encore  je 
me  charge  de  poursuivre  celles  des  aulres.  Mal- 
gré tout,  j'espère  de  la  miséricorde  de  Dieu, 
plein  de  pilié  pour  la  faiblesse  liumainc,  qu'il 
me  tirera  de  cet  affreux  labyrinthe  dont  je  n'ai 
pas  la  force  de  me  lirer  moi-même. 

En  entendant  un  tel  discours,  don  Qiiichotle 
se  demandait  coinmcnt  parmi  des  voleurs  cl 
des  assassins  il  pouvait  se  trouver  un  homme 
qui  montrât  des  sentiments  si  sensés  et  si  cdi- 
liants.  Seigin  ur  Roipie,  lui  dit-il,  pour  le  ma- 
lade, le  coinmenceinent  de  la  santé  c'est  de 
connaître  son  u\.\\  et  de  se  montrer  disposé  à 
prendre  les  remèdes  que  prescrit  le  médecin. 
Voire  Grâce  est  malade,  elle  connaît  son  mal; 
Ebbien,  ayez  recours  à  Dieu,  c'est  un  médecin 
infaillible:  il  vous  donnera  les  remèdes  dont 
vous  avez  besoin,  remèdes  (pii  agissent  d'autant 
plus  sûrement  qu'ils  rencontrent  une  bonne  na- 


561 


DON   QL'IC HOTTE 


turc  cl  une  liciiiciisc  disposilioii.  Un  |iccii('Ui' 
cclnirccsl  liicn  plus  pics  de  s'aiiieinJcr  (|ii'iiii 
sot,  car  discciiiiiiil  entre  li;  liicn  et  le  mal,  il 
rougit  de  SCS  pri)|ires  vices  ;  tandis  que  le  sol, 
aveuglé  pai'  son  ignorance,  n'cionlc  (pie  sen 
instinct  et  s'abandonne  à  ses  passions  dent  il 
ne  connaît  pas  le  danger.  Courage,  donc,  sei- 
gneur lloiiut;,  courage,  et  puisipie  vous  avez  de 
l'esprit  cl  du  1)011  sens,  scrve/.-voiis  de  ces  lu- 
mières, et  ne  désespérez  pas  de  rentière  giié- 
rison  de  voIrc  àiiie.  Mais  si  Votre  Grâce  veut 
al)réger  le  elieiiiiu  et  entrer  dans  celui  de  son 
salut,  venez  avec  moi  ;  je  vous  apprendrai  la 
profession  lie  clievalicj' errant.  A  la  vérité,  c'est 
une  source  inépuisable  de  travaux  et  de  là- 
cbeuses  aventures,  mais  en  les  oll'rant  à  Dieu 
comme  expiation  de  vos  fautes,  vous  vous  ou- 
vrirez les  i)ortes  du  ciel. 

Uoque  sourit  du  conseil  di;  notre  héros,  et 
pour  changer  d'entretien  il  lui  raconta  la  tiisie 
fin  de  l'aventure  de  Claudia,  dont  Sanclio  se 
trouva  Irès-conlrislé,  car  il  avait  trouve  fort  de 
son  goùl  la  pétulance  et  la  beauté  de  la  jeune 
personne. 

En  cet  iustaiil  les  bandits  arrivèrent  avec 
leurs  prisonniers,  c'est-à-dire  avec  deux  cava- 
liers assez  bien  montés,  deux  pèlerins  à  pied, 
puis  un  carrosse  dans  le(|uel  il  y  avait  des 
dames  accompagnées  de  srpt  on  liiiit  valels  tant 
à  pied  (pi  à  clieval.  Ces  lioiiinies  l'aiiiinlies  les 
environnèrent  eu  silence,  alteiulaut  que  leur 
chef  prit  la  parole.  Uo(jui^  demanda  aux  cava- 
liers qui  ils  étaient  et  où  ils  allaient. 

Seigneurs,  répondit  l'un  d'eux,  nous  somiiics 
capitaines  d'iiif.inliiic  ;  nos  coiupagnies  sont  à 
iNaples,  et  nous  allons  nous  einbanpier  à  Bar- 
celone, d'où  (|iialre  galères  ont  ri;(,u  l'ordre  de 
passer  en  Sicile.  Nous  jiusscduns  environ  deux 
ou  trois  cents  ccus,  avec  les(|Uels  nous  nous 
croyons  assez  riches,  car,  vous  le  >ave/,  le  iiié- 
lier  ne  permet  L^uirc  de  thésauriser. 

Et  vous'.'  demanda  llo(jue  aux  jielcrins. 
Monseigneur,  rcpuiidirent-ils,  nous  allons  à 


Home;  et    à  nous   deux  nous   n'avons   (ju'une 
soixantaine  de  réaux. 

Uoi|ue  demanda  ensuite  quels  étaient  les  gens 
du  carrosse  ;  un  des  hommes  à  cheval  répondit  : 
.Ma  maîtresse  est  la  senura  Guyamur  de  Quino- 
uez,  l'emnie  du  régent  de  rintendaiice  de  A'ajdes, 
elle  est  avec  sa  lille,  une  femme  de  chambre  et 
une  duègne;  nous  sommes  trois  valets  à  cheval 
cl  trois  valels  à  pied  qui  les  accoin|)aguous,  et 
leur  argent  monte  à  six  cents  écus. 

De  façon,  dit  Roque,  que  nous  avons  ici  neuf 
cents  écus  et  soixante  réaux.  Moi,  j'ai  soixante 
soldais  ;  vou'Z,  seigneurs,  ce  qui  peut  revenir  à 
chacun  d'eux,  car  je  ne  sais  guère  calculer. 

A  ces  mots,  les  bandits  s'écrièrent  :  Vive  le 
grand  lioipio  Guiiiart,  en  dépit  de  ceux  (jui  ont 
juré  sa  perte  ! 

Les  capitaines,  la  lele  baissée,  laisaieiil  iiieii 
voir  à  leur  (■oiitcnance  (ju'ils  regrettaient  leur 
argciil  ;  la  régente  et  sa  suite  n'étaient  guère 
|dus  gaies,  et  lis  pauvres  pèlerins  ne  montraient 
nul  envie  de  rire. 

Roque  les  tint  un  moment  eu  suspens,  mais 
ne  voiilanl  pas  |iroloiigLr  leur  anxiété  :  Sei- 
gneurs caiiitaiues,  leur  dit-il  en  se  tiuirnant 
vers  eux,  piétez-moi,  je  vous  prie,  soixante 
écus;  madame  la  régente  m'en  donnera  (luatre- 
vingts  :  pour  contenter  mes  soldats,  car  le  |)ré- 
Ire  vit  de  ce  (pi  il  chante.  Cela  fait,  vous  pour- 
rez continuer  voire  route,  munis  d  un  saul-cou- 
iluit  de  ma  main,  alin  que  ceux  de  mes  hommes 
(pii  parcourent  les  environs  ne  vous  fassent  au- 
cune insulte;  car  je  ne  veu.x  pas  qu'on  mal- 
Irailc  Us  gens  de  guerre  ni  les  femmes,  et  sur- 
tout le.->  dames  de  (jualilé. 

Les  ca|)itaiues  se  coiifoudirenl  en  remerci- 
menls  sur  la  courtoisie  et  la  libéralité  de  Roipie, 
car,  à  leurs  yeu.v,  c'en  était  une  de  leur  laisser 
leur  propre  argent;  la  seùiua  voulait  descendre 
de  son  carrosse  jiour  embrasser  ses  genoux, 
mais  il  s'y  opposa,  lui  deiiiandant  jiardon  de  la 
violence  t|ue  son  méchant  état  le  l'oi(;ait  à  lui 
faire. 


DE   LA    MANCHK. 


tior, 


lUitjut;  b'L'loiguu  avec  elle  iiii  j^raïul  ^'alop  (page  5ti'i}. 


La  rcgenlc  et  les  capitaines  avaient  donné  i  e 
qu'on  leur  demaiidail,  et  voyant  qu'on  ne  par- 
lait point  de  diminuer  Imir  eontribiition,  les 
pauvres  pèlerins  s'apprelaicnt  à  reniellic  tout 
leur  argent  ;  mais  lloqne  leur  lit  signe  d'allendre  : 
De  ces  cent  quarante  écus,  dit-il  à  ses  gens,  il 
vous  en  revient  deux  à  chacun;  des  vingt  for- 
mant l'excédant,  donnez-en  dix  à  ces  pèlerins, 
et  les  autres  à  ce  bon  écuyer,  aliii  qu'il  ail  su- 
jet de  se  réjouir  de  celle  aventnie.  l'uis  se  fai- 
sant apporter  de  renne  ol  du  papier,  il  écrivit 
un  sauf-conduit  par  lequel  il  était  enjoint  à  ses 
lieutenants  de  laisser  passer  lilu-emcnt  toute  la 
caravane,  (pii  s'éloigna  exaltant  la  façon  d'agir 
du  grand  Roque,  sa  courtoisie,  sa  bonne  mine, 
et  le  traitant  iilutot  de  galant  lioninie  (jue  de 
corsaire. 

Un  des  bandits  qui  ne  |)arlageail  pas  l'Iiunieur 
généreuse  de  sou  chef,  ne   put  s'empêcher  de 


donner  S(in  avis  :  Parbleu,  dit-il  dans  son  jai'gon 
mi-gascon,  mi-catalan,  notre  capitaine  serait 
meilleur  moine  (jue  chef  de  bons  garçons;  mais 
à  l'avenir  s'il  a  de  pareils  accès  de  libéralité, 
qu'il  les  satisfasse  avec  son  argent  il  non  avec  le 
nôtre.  Le  iiiallienicux  ne  paila  pas  si  bas  ipi'il 
ne  fût  entendu  de  Roque,  qui  tirant  son  épée 
lui  fendit  presque  la  tète,  en  disant  :  C'est  ainsi 
que  je  châtie  les  insolents  elles  téméraires.  Au- 
cun n'osa  souffler  mot,  laiil  le  chef  savait  se 
faire  craindre  et  obéir. 

Roque  se  relira  à  l'écart  et  écrivit  à  un  de  ses 
amis  de  iiarcelone,  pour  lui  dimner  avis  qu'il 
avait  lait  rencontre  du  fameux  don  Quicliolle  de 
la  Miiiulic,  cri  illustre  chevalier  errant  dont  on 
parlait  |.ar  toute  rii>pagne,  l'assurant  que  c'é- 
tait l'homme  le  plus  divertissant  qu'on  pùl 
trouver;  il  ajouta  (pie  sous  quatre  jours,  à  la 
fête  de  Saint-Jean,  il    l'amènerait  lui-même  à 


.'>fiO 


DON   OUir.llOTTI'; 


liarcelono,  sur  la  j^n-ande  place,  arme  de  ]iied  en 
cap  et  montant  le  siipcihe  Rossinante,  suivi  de 
l'écuver  Saïuho  sin-  son  âne.  Il  le  priait  d'en 
donner  avis  anx  Xiaros,  ses  amis,  à  (|iii  il  vou- 
lait procurer  ce  plaisir;  il  tut  bien  désiié  que 
leurs  ennemis  les  Cadeils  n'y  eussent  point  part, 
mais  il  eu  recomiaissait  l'impossibilité,  les  ex- 
travagances du  maître  et  les  boul'lbnnerics  du 
valet  claut  trop  éclut.mles  pour  ne  pas  attirer 
tout  le  monde. 

La  lettre,  portée  par  un  des  bandits  déguisé 
en  paysan,  fut  remise  à  son  adresse. 


CIIAI'ITIIE  LXi 

DE   ce   OUI    ARRIVA    A    DON    QUICHOTTE 

A    SON     ENTREE    DANS    BARCELONE,    AVEC    D'AUTRES    CHOSES 

OUI    SEMSl-ENT     PLUS    VRAIES    QUE    RAISONNABLES. 

Don  Quichotte  demeura  liois  jours  et  trois 
nuits  avec  les  bandits,  et  fût- il  reste  trois  siè- 
cles, il  aurait  toujours  trouvé  de  quoi  s'étonner. 
C'était  sans  cesse  nouvelle  aventure  :  on  s'éveil- 
lait iii,  on  mangeait  là-bas;  (pielqnel'ois  on 
Fuyait  sans  savoir  pour(|Uoi,  el  l'on  s'arrêtait  de 
même.  En  alerte  continuelle,  ces  hommes  dor- 
maient à  cheval,  interrompaient  à  toute  heure 
leur  sommeil  pour  changer  d'asile;  leur  temps 
se  passait  à  poser  des  sentinelles,  à  écouter  le 
cri  d'alarme,  à  souiller  des  mèches  d'arquebuse, 
quoiqu'ils  eussent  peu  de  ces  arujes,  pres(jue 
tous  portant  des  mous(piets  à  |)ierre.  Rotpie  pas- 
sait la  nuit  hiiu  des  siens  ;  car  le  vice-roi  de 
Barcelone  ayant  mis  sa  tète  à  prix,  il  craignait 
d'être  livré  |)ar  eu.\  à  la  justice  :  existence  assu- 
rément fort  triste  cl  fort  misérable. 

Knlin,  par  des  chemins  détouiiiés  et  des  sen- 
tiers couverts,  Roque,  don  nuichotle  el  Sanclio 
se  dirigèrent  vers  Rarcelone.  Ils  arrivèrent  sur 
la  plage  la  veille  de  la  Saint-Jean,  pendant  la 
nuit.  .Après  avoir  donné  à  Saiicho  les  dix  écus 
qii  il  lui  avait  |)romis,  le  capilainc  l'embrassa 
ainsi  (]uc  son  maître,  puis  on  se  sépara,  échan- 
geant mille  offres  de  services. 


Don  Quichotte  attendit  en  selle  la  venue  du 
jour,  et  il  ne  tarda  pas  à  voir  paraître  la  l'ace 
paie  de  la  blanche  aurore,  ipii  s'avançinit  en  si- 
lence sur  les  balcons  di!  l'orient,  venait  humec- 
ter les  plantes  et  les  Heurs.  Presque  au  même 
instant,  le  son  d'une  agréable  nmsiciue  se  fil 
entendre  :  c'étaient  des  hautbois,  des  fifies  et 
des  tambours  auxipiels  succédaient  des  cris 
jciycux  (pli  paraissaient  venir  de  la  ville.  L'au- 
rore (il  bienlôt  place  au  soleil,  dont  le  visage 
plus  large  qu'une  romlaclie  s'élevait  sur  l'hori- 
zon. Don  Quichotte  etSancho,  jetant  les  yeux  de 
tnulcs  parts,  aper(;uicnt  pour  la  première  fois 
la  nier,  (jui  leur  |iatnt  spacieuse,  immense  et 
beaucoup  plus  étendue  que  les  lagunes  deRui- 
dera,  situées  dans  leur  province.  Ils  virent  aussi 
des  galères  amarrées  à  la  plage,  lesquelles, 
abatlaiit  leurs  voiles,  se  montrèrent  couvertes 
de  mille  banderollcs  qui  lunlol  flottaient  au 
vent,  lanlot  balayaient  la  surface  des  eaux,  pen- 
dant qu'échappé  de  leurs  lianes  le  bruit  des 
clairons  et  des  tronqiettes  faisait  retentir  les 
lieux  d'aUnlour  d'une  harniouie  suave  et  belli- 
queuse. Rienlôt  cesgalères  commencèrent  à  s'é- 
branler, sinudant  une  escarmouche  navale,  tan- 
dis (pi'un  nombre  inlini  de  cavaliers,  sortant  de 
la  ville  avec  de  brillantes  livrées,  mani. lient 
adroitement  leurs  chevaux,  et  suivaient  les 
mouvements  de  la  flotte,  dont  l'artillerie  faisait 
un  bruit  épouvantable,  la  mer  élail  calme,  le 
jour  pur  et  seieiii,  (|uoiquc  voilé  de  temps  en 
temps  par  la  luniée  du  canon.  Tout  semblait 
d'accord  pour  enivrer  de  joie  la  pupidalion  en- 
tière. Quant  à  Sancho,  i!  ne  parvenait  pas  à 
comprendre  connnent  ces  énormes  masses  qui 
se  mouvaieiil  siu'  l'eau  pouvaient  avoir  tant  de 
pieds. 

Rienlôt  une  troupe  de  cavaliers,  portant  de 
magnifiques  livrées,  accourt  avec  des  cris  de 
joie  vers  don  Quichotte,  ijui  était  resté  loiil  stu- 
péfait d'un  si  beau  ,-|icclacle;  et  l'un  d'euire 
eux,  celui  que  Roque  avait  fait  prévenir,  dit  ii 
haute  voix  : 


DE   LA    MANCHE. 


•if.7 


(.lu'il  soil  lo  liieiivrmi,  le  iiiiioir,  le  fanal,  l'i'- 
liiili'  |i(il;iiro  il:'  1:\  clicviilcric  cn'aiiti'  :  ((iTil  soil 
le  liionvfiui,  lo  f^raïul,  le  valrmeiix  don  Oiii- 
i  '  iiUo,  le  vrai  clievalier  de  la  Manelie,  dont  la 
iloiir  (les  liisloiii'iis,  eid  llamct  Reii-Kn^eli, 
lions  a  r.iroiilé  les  e\|)loils,  el  non  jias  le  con- 
lron\é,  le  l'.iuv  liislorien,  dunl  on  vii'iil  de  pn- 
lilier  le  livre  inensonf;er. 

Don  (Jiiiiliotlc  n'eut  pas  le  temps  de  répon- 
dre, parce  que  les  eavaliers  el  les  f^rns  d(!  leur 
snlle  l'aisaiil  caraeoler  liiirs  (■Iie\iui\,  ICnlourè- 
reiit  aussitôt  en  déerivaul  mille  cereles  autour 
de  lui  :  Ces  seigneurs,  dit-il  àSanclio,  nous  ont 
sans  doute  reconnus  ;  je  parierais  qu'ils  oui  lu 
notre  histoire,  etnicmc  celle  que  l'Aragonais  a 
publiée  récemment. 

Le  cavalier  qui  avait  parlé  à  don  Quichotte 
s'approcha  de  uouve;iu,  it  lui  dit  ;  Que  Voire 
Grâce,  seigneur,  veuille  bien  venir  avec  nous  : 
tous  nous  sommes  ses  serviteurs  et  les  amis  de 
Roque  Guinart. 

Si  les  courtoisies  engendrent  les  courtoisies, 
répondit  don  Ouichotte,  la  vôtre,  seigneur  che- 
valier, doit  être  tille  ou  proche  parente  de  celle 
du  grand  Roque.  Conduisez-moi  oîi  il  vous 
plaira,  je  vous  suivrai  avec  plaisir,  surtout  si 
vous  me  faites  l'honneur  d'accepter  mes  ser- 
vi rcs. 

F.e  cavalier  répondit  avec  non  moins  de  civi- 
lité; l'uis,  lui  et  ses  amis  a\ant  placé  notre  hé- 
ros au  uiilitu  d'eux,  on  prit  le  chemin  do  Bar- 
celone, au  son  des  fifres  et  des  tambours.  Mais, 
à  l'culrée  de  la  ville,  deux  petits  drôles,  plus 
malins  que  la  malice  elle-même,  s'avisèrent 
d'un  mécliant  tour  :  se  fanlilant  au  milieu  do  la 
loule,  ils  s'approclièrcnt  de  nos  aventuriers,  el 
levant  la  queue,  l'un  à  Rossinante,  l'autre  au 
grison,  ils  leur  plantèrent  à  chacun  dans  cet 
eiulroit  un  paquet  de  chardons.  Les  pauvres 
bêles  ne  seiUirent  pas  plus  tôt  ces  éperons  d'un 
nouveau  genre,  qu'elles  se  mirent  à  serrer  la 
queue;  ce  qui,  augmentant  leur  souffrance,  les 
poussa  à  ruer  de  telle  sorte   qu'elles  jetèrent 


ieiiis  cavaliers  dans  la  poussière,  llonlenv  et 
mortilié,  don  nuicliolle  se  hâta  d'enlever  le  pa- 
nache à  Ros^inante,  el  Sancho  en  lit  aillant  ;'i 
son  àue.  Leurs  nouveaux  amis  s'apprêtaient  à 
châtier  cette  insolenle  caiiailie,  niai>  il  leur  fal- 
lut y  renoncer,  car  les  deux  espiègles  s'élaienl 
perdus  dans  la  foule.  Rref,  don  Quicliotle  et 
Saiicho  rcHiontèrent  sur  leurs  bêtes,  el  loujiuiis 
suivis  de  la  musiipie  et  aceompasnés  des  mêmes 
cris  de  joie,  ils  gagnèrent  la  liaison  île  leur 
hôte,  une  des  plus  iielles  de  Rarcelone.  Sui- 
vons-v  notre  chevalier,  ainsi  le  veut  eid  Himet 
Rcn-lMiûeli. 


CHÂP1T1U-;   LXIl 

AVENTURE    DE    LA    TÊTE    ENCMANTEE, 

AINSI    QUE    D'AUTRES     ENT  ANTILLAGES   QU'ON    NE     PEUT   S'EMPÊCHER 

DE    RACONTER. 

L'hôle  de  don  (Juicliotle  s";q)pelail  don  .\ii- 
tonio  Moreno  ;  c'était  un  gentilhomme  riche  et 
plein  d'esprit,  qui  aimait  à  se  divertir  avec  dé- 
cence et  bon  goût.  (Tuaiul  il  vit  notre  héros  en 
sa  maison,  il  songea  à  lui  faire  faire  (|ucl(|ucs 
bonnes  folies,  sans  lui  causer  de  déplaisir,  car 
la  plaisanterie  a  des  bornes,  et  un  passe-temps 
ne  saurait  être  agréable,  s'il  a  lieu  aux  dépens 
d'autrui.  La  première  chose  dont  il  s'avisa,  ce 
fut,  quand  on  eut  désarmé  le  chevalier,  de  le 
conduire,  couvert  seulement  de  cet  étroit  pour- 
point déjà  décrit  tant  de  fois,  à  un  balcon  don- 
nant sur  une  des  principales  rues  de  la  ville, 
où  on  l'exposa  à  la  vue  des  passants  comme  une 
bête  curieuse.  Les  cavaliers  aux  livrées  liient 
de  nouvelles  passes  sous  ses  yeux,  de  même 
ipie  si  c'eût  été  pour  lui  seul,  cl  non  à  cause  de 
la  fête,  qu'ils  se  fussent  mis  en  frais.  Sancho 
était  tout  radieux,  s'imagiiianl  avoir  trouve  de 
nouvelles  noces  de  Ganiache,  ou  une  maison 
semblable  à  celle  de  don  Diego,  ou  bien  un 
chàleau  comme  celui  du  duc. 

Plusieurs  amis  de  don  .Antonio  vinrent  dîner 
avec  lui  :  tous  firent  de  grands  honneurs  à  don 


r)(iS 


DON    ouïr,  HOTTE 


OuiclioUe,  et  le  traittroiit  en  vérilalilc  cliovalior 
piTanI,  ce  qui  le  rciulit  si  lier  et  si  rengorgé, 
qu'il  ne  se  sentait  pas  d'aise.  De  son  côté,  San- 
clio  hulia  tant  île  plaisantes  reparties,  que  les 
gens  (le  la  maison  et  tous  ceux  qui  étaient  là 
n'avaient  d'oreilles  que  pour  lui  et  riaient  à 
gorge  déployée. 

Seigneur  écuyer,  lui  dit  don  Antonio,  il  nous 
a  été  coulé  que  vous  êtes  extrêmement  IViaml 
de  hianc-mauger  et  de  petites  andouilles;  et 
que  lorsque  vous  en  avez  de  reste,  vous  les  met- 
tez dans  votre  poche  pour  le  lendemain  '. 

C'est  une  insigne  fausseté,  seigneur,  répon- 
dit Sanelio;  je  suis  plus  |'ro|iie  que  goulu,  et 
monseigneur  don  Quicliolte,  ici  présent,  pourra 
vous  dire  que  nous  nous  contentions  hien  sou- 
vent, lui  et  moi,  pendant  des  jours  entiers, 
d'une  poignée  de  noisettes,  ou  d'une  demi-dou- 
zaine d'oiguous.  H  est  vrai  (|ue  si  parfois  on  me 
donne  la  génisse,  je  cours  lui  mcllre  la  corde  au 
cou;  c'est-à-dire  que  je  mange  ce  qu'on  me 
présente,  et  prends  le  temps  comme  il  vient. 
Mais  (piiconcine  ose  avancer  que  je  suis  un  luan- 
geur  vorace  et  malpropre,  |)eut  se  (cuir  pour 
dit  (pi'il  se  trompe  du  tout  au  tout,  et  je  le  lui 
apprendrais  d'une  autre  l'açou,  n'était  le  respect 
que  je  dois  aux  vénérables  barbes  ici  présentes. 

Oui,  certes,  dit  don  Quicliotte,  la  uiodéiatiou 
et  la  propreté  de  Sanclio  quand  il  mange,  mé- 
riteraient d'être  écrites  et  gravées  sur  le  bronze 
pour  servir  d'exemj)le  aux  races  i'ulures  :  tout 
ce  qu'on  peut  lui  reprocher,  c'est  lorsqu'il  a 
l'aiiu  d'ctn'  un  peu  gloiil(ui  ;  alors  il  mâche  des 
deux  cotés  à  la  l'ois,  et  un  morceau  n'attend  pas 
l'autre.  Mais  pour  ce  qui  est  de  la  jiropreté,  on 
ne  le  tionvera  jamais  en  délaut,  et  il  l'a  |irouvé 
du  reste  pendiinl  (|u'il  était  gouverneur,  car  il 
mangeait  avec  tant  de  délicatesse,  qu'il  |)r<'uait 
les  grains  de  raisin  avec  sa  fourchette. 

Comment!  s'écria  don  Antonio,  le  seigneur 
Sancho  a  été  gouverneur".' 


'  Mlii'ion  .111  ili>ii  yiiicliotli^  cl'AvHl.inniln 


Oui,  seigneur,  répondit  Sancho,  j'ai  été  gou- 
veineur,  et  d'une  île  qu'on  ai)|)elle  Harataria; 
je  l'ai  gouvernée  pendant  dix  jours,  à  bouche 
(|ue  veux-tu;  j'y  ai  perdu  le  repos,  l'esprit  et 
l'emboiqioint,  et  j'y  ai  appris  à  mépriser  tous 
les  gouvernements  du  monde,  .l'ai  quitté  l'île 
en  couiant,  et  je  suis  tombé  dans  un  grand 
trou,  où  je  me  suis  ciu  inort,  mais  dont  ()ar 
miracle  je  suis  sorti  vivant. 

Alors  don  Quichotte  se  mit  à  conter  l'histoire 
du  gouvernement  de  Sancho,  ce  qui  divertit 
fort  la  compagnie. 

Le  re|ias  achevé,  don  Antonio  prit  notre  hé- 
ros |iar  la  main,  et  le  conduisit  dans  une  |iiècn 
où  pour  tout  meuble  se  tiouvail  une  table  de 
jaspe,  soutenue  ])ar  un  ])ied  de  même  matière  ; 
sur  cette  table  était  un  buste  qui  paraissait  de 
bronze  et  icprêsculait  un  em|)eiciir  romain.  Ils 
se  promenèrent  pendant  quehiue  tenqis  île  long 
en  large,  firent  le  tour  de  la  table,  puis,  don 
Antonio  s'arrêtanl  dit  à  don  Quichotte  :  Main- 
tenant q\ie  je  suis  certain  de  n'être  écouté  par 
personne,  je  vais  apprendre  à  Votre  Grâce  une 
des  plus  étonnantes  aventures  dont  on  ait  ja- 
mais entendu  |)arler,  à  condition  toutefois  que 
ce  secret  restera  entre  elle  et  moi. 

.le  le  jm'o,  seigneur,  répondit  notre  béios  : 
celui  à  (pli  vous  (tariez  a  des  yeux  et  des  oreilles, 
mais  point  de  langue.  Votre  Grâce  peut  en  toute 
assurance  verser  dans  mon  cœur  ce  qu'elle  a 
dans  le  sien,  et  rester  |)ersuadêe  qu'elle  l'a  jeté 
dans  les  abîmes  du  silence. 

Sur  la  foi  de  cette  |)romesse,  repartit  don 
Antonio,  je  vais  vous  confier  des  choses  qui 
vous  raviront  d'admiration,  et  je  me  soulagerai 
moi-même  d'un  fardeau  qui  me  pèse,  car  je  n'ai 
encore  révélé  à  personne  le  secret  que  je  vais 
vous  dire.  Cette  tète  que  vous  voyez,  seigneur 
don  Quicholle,  ajouta-t-il  en  la  lui  faisant  tou- 
cher avec  la  main,  a  été  fabri(]uée  ]>ar  \m  des 
plus  grands  enchanteurs  ipii  aient  jamais  existé. 
C'était,  je  crois,  un  Polonais,  disciple  du  fameux 
Scol  tlonl  on  raconte  tant  de  merveilles.  Je  re- 


ItK    LA    MANCIIK. 


.'.CM 


,  î  :n''f((»i"n      W.X 


Punie,  Jouvâi  etC*,  édit. 


Fans. S.  Raçon  et  C".  îprp. 

Les  pauvres  li^Hes  se  miiviil  à  iihT  de  lelle  ^ulll^  fiu'clle.  jei.''ieiU  leuis  ravali.'is  dans  la  (.oussière  (page  M") 


çMS  chez  moi  cet  encliantcnr  ;  et  iioiir  la  somme  j 
de  mille  écus  il  me  fabriqua  cette  tétc,  i\\n  a  la 
|iropriété  de  répondre  à  toutes  les  (jucstions 
(|u'on  lui  adresse.  Après  avoir  tracé  des  cercles, 
observe  les  astres,  écrit  des  caractères  cabalisti- 
ques, épié  les  conjonctions  voulues,  l'auteur 
mit  la  dernière  main  n  son  ouvraije  avec  une 
perl'oction  doi't  vous  aurez  la  preuve  demain, 
car  le  vendredi  cette  tcle  est  niuelte,  et  il  serait 
inutile  de  lui  rien  demander  aujourd'hui.  D'ici 
là,  \'otre  Grâce  peut  sonf;;er  aux  (]ucslioiis  (jn'il 
vous  conviendra  de  lui  l'aire,  et  l'expérience 
vous  prouvera  si  je  dis  vrai. 

Etonné  de  ce  qu  il  entendait,  don  (Juicliottc 
avait  peine  à  croire  que  cette  télé  i'ùl  douée 
d'une  telle  vertu  ;  mais  comme  il  devait  bientôt 
savoir  à  quoi  s'en  tenir,  il  se  contenta  de  l'aire 
de  grands  reinerciments  à  son  liôle  pour  lui 
avoir  coniié  un  secret  de  cette  inq)ortancc.  Ils 


sortiicul  de  la  cliauibre,  qiu'  don  Antonio 
ferma  à  clef,  et  ils  rclournèrent  dans  le  salon, 
où  Sancho  avait  eu  le  temps  de  conter  à  la 
compagnie  une  partie  des  aventures  de  son 
maiti'e. 

Le  soir  venu,  ils  allèrent  tous  ensemble  se 
promener  par  la  ville,  don  (juicliotte  sans  ar- 
mes, mais  couvert  d'une  houppelande  de  drap 
fauve,  capable,  à  celle  épocpie  de  l'année,  de 
mettre  en  sueur  l'iiiver  lui-même.  Sanclio  resta 
au  logis  avec  les  valets,  ipii  avaient  ordre  de 
l'entretenir  et  de  l'aïuuser  si  bien  qu'il  ne  pen- 
sât point  à  sortir.  iVolre  héros  ne  montait  pas 
Rossinante,  mais  un  grand  mulet  de  bat  harna- 
elié  avec  beaucoup  de  richesse  et  d'élégance; 
sans  qu'il  s'en  doulàt,  on  lui  avait  attaché  au 
dos,  et  par-dessus  la  houppelande,  un  iiarche- 
min  sur  lequel  était  écrit  eu  grosses  lettres  : 
Je  suis  don  Quichotte  de  la  Manche.  Cetécrileau 

72 


i70 


DON    QUICHOTTE 


arrêtait  lous  les  passants^  et  comme  chacun  ré- 
pétait :  Je  SUIS  lion  Qidclidtti.'  de  la  Manche^  le 
clievalier  fut  surpris  (pic  tant  do  gens  pronon- 
(;asscnt  son  nom  comme  s  ils  le  connaissaient  : 

Seigneur,  dit-il  à  don  Antonio  qui  marchait 
à  côté  de  lui,  la  chevalerie  errante  a  de  bien 
grands  avantages,  puis(|u'elle  répand  sur  toute 
la  terre  le  nom  de  ceux  qui  l'exercent.  Enten- 
dez-vous connue  on  parle  de  moi  ;  jusqu'aux 
petits  enlanls,  tous  me  connaissent  sans  m'avoir 
jamais  vu  ! 

(Juoi  d'étonnant  à  cela,  seigiuîur  don  Qui- 
ihotlc'.'  répondit  don  Antonio.  De  même  que  le 
l'eu  jette  une  lumière  (|ui  le  trahit,  de  même  la 
vertu  a  un  éclat  (jui  ne  manque  jamais  de  la 
l'aire  reconnaître,  surtout  celle  qui  s'acquiert 
dans  la  profession  des  armes,  car  elle  resplendit 
par-dessus  toutes  les  autres. 

Or,  pendant  que  don  Quichotte  inarcliait 
ainsi,  tout  lier  de  lui-même,  il  arriva  qu'à  la 
vue  de  l'écriteau,  un  passant  s'arrêta,  et  lui 
jeta  ces  mots  à  la  face  en  bon  castillan  :  Au 
diable  soit  don  Quichotte  de  la  Manche!  com- 
ment peux-tu  être  encore  de  ce  monde,  après 
les  coups  de  bâton  (|ue  tu  as  re(;usV  II  faut,  en 
vérité,  que  tu  sois  fou.  Si  encore  lu  l'étais  seul, 
il  n'y  aurait  pas  grand  dommage  ;  mais  ta  folie 
est  si  contagieuse,  qu'elle  se  communique  à 
tous  ceux  qui  t'approchent  ;  ceux  qui  l'accom- 
pagnent en  ce  inomeiit  n'en  sont-ils  pas  la 
preuve"?  Va,  va,  nigaud,  retourne  chez  toi  preii- 
<lre  soin  de  ton  bien,  de  la  l'enmie  et  de  tes 
enfants,  sans  creuser  davanlagi;  ta  j)aiivre  cer- 
velle, qui  n'est  déjà  (jue  trop  endoinniagce. 

.Mon  ami,  dit  Antonio  à  cet  homme,  |tassez 
votre  chemin  sans  vous  mêler  de  donner  des 
conseils  à  qui  ne  vous  en  demande  |)as  :  le  sei- 
gneur don  Quichotte  est  Ircs-sain  d'esprit,  et 
nous  qui  l'accompagnons,  nous  ne  sommes  pas 
des  imbéciles  :  la  vertu  a  droit  à  nos  hommages, 
en  quelque  lieu  qu'elle  se  rencontre,  i'assez 
votre  chemin,  et  mèlez-vous  de  vos  affaires. 

far  ma  loi,  seigneur,  vous  avez  raison,  ré- 


pondit le  Castillan;  aussi  bien,  donner  des  con- 
seils à  ce  pauvre  fou,  ce  serait  frapper  du  poing 
contre  l'aiguillon.  Mais  il  est  vraiment  dommage 
de  voir  le  bon  sens  qu'il  montre,  dit-on,  sur  tant 
de  matières,  s'en  aller  en  eau  claire  quand  il 
s'agit  de  chevalerie.  Que  je  meure  à  l'instaul, 
moi  et  tous  mes  descendants,  si  je  m'avise  ja- 
mais de  donner  des  conseils  à  personne,  dùt-on 

I  m'en  prier  à  genoux. 

Le  (]aslillan  dis|)arut,  et  la  promenade  conti- 

\  iiua;  mais  une  telle  foule  se  pressait  pour  lire 
l'écriteau,  que  don  Antonio  fut  obligé  de  l'en- 
lever. 

La  nuit  venue,  on  retourna  chez  don  Anto- 
nio, où  sa  femme,  personne  aussi  aimable  que 
belle,  avait  invité  plusieurs  de  ses  amies  pour 
faire  honneur  à  leur  hôte  et  s'amuser  de  ses 
étranges  folies.  Il  vint  donc  quantité  de  dames; 
il  y  cul  un  souper  magnifique,  et  sur  les  dix 
heures  le  bal  commença.  Parmi  ces  dames,  il 
s'en  trouvait  surtout  deux  pleines  d'es|irit  cl 
d'hnnieur  moqueuse,  qui,  pour  divertir  la  com- 
pagnie, invitèrent  don  Quichotte  à  danser;  et, 
chacune  tour  à  tour  s'emparant  de  lui  dès  que 
l'autre  l'avait  quitté,  elles  exténuèrent  si  bien 
le  pauvre  chevalier  qu'il  suait  à  grosses  gouttes 
et  ne  pouvait  presque  plus  se  remuer.  (Ju'oii 
se  représente  ce  grand  corps  maigre,  sec,  efHaii- 
qué,  au  teint  jaune,  aux  yeux  creux,  aux  mous- 
taches longues  et  tombantes,  serré  dans  ses  ha- 
bits, fort  maussade  enlin  et  d'une  légèreté  plu> 
(pie  probiéinati(|ue,  agacé  par  deux  belles  per- 
sonnes qui  lui  lançaient  à  la  dérobée  des  |)ropo- 
d'amour  auxquels  il  ne  répondait  qu'avec  dé- 
dain. A  bout  de  patience  :  Arrière,  démons! 
s'écria-t-il,  arrière;  laissez-moi  en  paix, impor- 
tunes pensées.  Tâchez,  Mesdames,  de  maîtriser 
vos  sentiments;  la  sans  pareille  Dulcinée  du 
Toboso  est  l'unique  souveraine  de  mon  âme,  et 
elle  ne  souffre  point  que  d'autres  en  triom- 
phent, l'uis  il  se  laissa  tomber  au  beau  milieu 
du  salon,  brisé  et  rompu  d'un  si  violent  exer- 
cice. 


\)E    l\    M  A  NT.  Il  r. 


:.7i 


Don  Antonio  Ir  fit  omportor  :i  bras  dans  sa 
l'Iianiluf.  Saiulio,  (|iii  s'était  cnijjrpssi''  de  le 
suivre  :  iVstc,  monseifjneur,  lui  ilit-il,  ciinmic 
vous  vous  ('les  trémoussé!  Pensiez- vous,  pai 
liasard,  que  tous  les  braves  sont  tenus  d'élie 
des  danseurs,  et  tous  les  chevaliers  errants  des 
faiseurs  d'entrechats?  Par  ma  loi,  mon  cher 
maître,  vous  étiez  dans  une  faraude  erreur,  car 
Ici  aura  iiuiiiis  de  mal  à  tuer  un  j^i'aiit  i\u'h  taire 
une  cabriole.  Sauter  en  Se  donnant  du  talon 
dans  le  derrière,  c'est  mon  fort,  à  moi;  mais 
danser  connue  vous  venez  de  le  faire,  je  ne  m'en 
|)i(]uc  point. 

Chacun  riait  aux  éclats  des  propos  de  imlic 
écuyer,  qui,  ayant  mis  son  maître  au  lil,  eut 
i^rand  soin  de  le  bien  couvrir,  dans  la  crainte 
((u'd  n'éprouvât  quelque  refroidissement. 

Le  lendemain,  don  Antonio  jui,'ea  à  propos 
de  faire  l'expérience  de  la  tète  enchantée.  Suivi 
de  don  Quichotte,  de  Sancho,  de  deux  de  ses 
amis  et  des  dames  qui  avaient  fait  danser  notre 
clievalier,  il  se  dirij^ea  v(!rs  la  chambre  où  elle 
se  trouvait.  Quand  tout  le  monde  fut  entré,  il 
ferma  soigneusement  la  porte,  énuméra  à  la 
compagnie  les  vertus  de  cette  tète,  disant  que 
c'était  la  première  fois  qu'on  en  faisait  l'épreuve 
et  qu'il  demandait  le  secret.  Personne,  à  l'ex- 
ception des  deux  gentilshommes,  ne  savait  ce 
qui  allait  se  passer. 

Don  Antonio  s'approcha  le  premier,  et  de- 
manda à  voix  basse,  de  manière  pourtant  à  être 
entendu  :  Tête,  ]iar  la  vertu  que  tu  renfermes, 
dis-moi  ce  que  je  pense  en  ce  moment.  Sans 
icuMicr  les  lèvres,  mais  d'une  voix  claire  et  dis- 
tincte, la  tète  répondit  vivement  :  «  .ii'  ne  ju;;e 
point  des  pensées.  » 

Chacun  resta  stupéfait,  surtout  les  dames, 
car  ni  autour  de  la  table  ni  dans  la  salle  il  ne 
se  trouvait  personne  (|ui  put  faire  celte  réponse, 
et  on  voyait  bien  qu'elle  venait  directement  de 
la  tête. 

Combien  sommes- nous  ici'.'  continua  don 
Antonio? 


«  Toi  et  la  femme,  répondit  la  tde,  deux  de 
ses  amies  et  deux  des  liens,  ainsi  (pi'un  fameux 
chevalier  appelé  dun  (Juiilidilr  i\v  la  Manche, 
et  scm  écuy.'r,  qui  se  nomme  Sancho  Panza.  » 

La  siu'pi'ise  augmenta,  et  plus  il'un  assistant 
sentit  ses  cheveux  se  dresser. 

lîien,  dit  don  Antonio  en  se  letiiaul  :  ceci 
fait  Miiripicjc  n'ai  point  été  lidiiqK''  jiar  celui 
qui  l'a  fabri(pu''e,  ti'tc  sage,  tète  parlante,  léte 
merveilleuse  et  inconq)arable.  Qu'un  autre  nu- 
remplace,  ajouta-t-il,  cl  l'adresse  telle  <picslion 
(|u'il  voudra. 

CoMinie  le>  feunues    sont   d'ordinaire    assez 
curieuses,  une  des  dames  s'approcha  :  Dis-moi, 
tète,   demanda-l-elle,  ipic   l'anl-ll  que  je  fas.';c 
pour  être  très-belle? 
«  Sois  très-bunnélc.  » 

Cela  suflit,  dit  la  dame  en  faisant  plaie  à  sa 
compagne. 

Savante  télé,  demanda  celle-ci,  je  désirerais 
hieii  savoir  si  mon  mari  m'aime  ou  non? 

«  Remarque  sa  comluilc  envers  toi,  cl  lu  h 
sauras?  » 

Je  n'en  veux  pas  davantage,  dit  la  dame  :  en 
effet,  la  conduite  des  hommes  nous  donne  la 
mesure  de  l'affection  qu'ils  nous  portent. 

Un  des  amis  de  don  Antonio  demanda  :  Qui 
suis-je? 

«  Tu  le  sais,  »  lui  fut-il  lépoiulu. 
Ce  n'est  pas  là  ce  que  je  demaiule,  repartit  U- 
cavalier;  je  veux  savoir  si  tu  me  connais. 
((  Je  te  connais,  tu  es  don  Pedro  Xoriz.  » 
0  tête  admirable  1    (''eu   est  assez  pour  nu' 
convaincre  que  tu   n'ignores  rien,  ajouta  le  ca- 
valier. 

L'autre  ami  s'a|q)roclia  el  lit  celte  question  : 
Quel  esl  le  plus  vif  désir  de  mon  tils  aîné? 

«  Je  l'ai  déjà  dit  (pic  je  ne  juge  point  des 
pensées;  cependant  je  puis  ajcuitcr  :  fou  tils  ne 
souhaite  que  de  l'enterrer.  » 

Je  le  savais  déjà,  repartit  le  genlilhumiue,  et 
je  n'en  doutais  nullement. 

La  femme  de  don  Antonio  s'approcha  coiuiue 


j72 


nON   niIlCllOTTE 


If'S  autres,  ol  dit  ;  l.ii  vérité,  lètc,  je  ne  sais  (iiic 
te  ilcinaïKlcr  ;  je  vdiidiiiis  sculeiiient  savdii-  si 
je  conserverai  longlemjjs  mon  cher  mari. 

«  Oui,  car  sa  bonne  santé  et  sa  manière  de 
vivre  lui  |iromeltenl  de  longs  jours,  que  la  [dii- 
part  des  luimnies  abrègent  |i:ir  la  débauche  et 
l'intempérance.  » 

A  son  tour,  don  Quii^hotte  s'approcha  :  Dis- 
moi,  tète,  toi  qui  réponds  si  bien,  est-ce  une 
réalité  ou  un  songe  ce  que  j'ai  vu  dans  la  ca- 
verne de  Monlesinos?  Sancho,  mon  écuver,  se 
donnera-l-il  les  coups  de  l'onel  auxquels  il  s'est 
engai;é?  et  verrai-je  euliu  le  désenchanlenienl 
de  Dulcinée  '.' 

«  Quant  à  l'histoire  de  la  caverne,  il  y  a  beau- 
coup à  dire,  l'aventure  lient  de  la  réalité  et  du 
songe;  les  coups  de  fouet  de  Sancho  se  feront 
un  peu  attendre,  mais  renchantemenl  de  Dul- 
cinée linira.  » 

Cela  me  suffit,  répliqua  don  (Juicholte  ;  (jue 
Dulcinée  soit  désenchanléo,  et  mes  vœux  seront  ! 
accomplis. 

Le  dernier  (pii  interrogea  la  tête,  ce  fut  San- 
cho. il  le  lit  en  ces  termes  :  Dis-moi,  tète,  aurai- 
je  encore  un  gouvernement?  ([uiltcrai-je  le  mi- 
sérable nuUicr  d'écuyer  errant,  et  ie\errai-je 
eulin  ni;i  i'eiume  cl  mes  enfants? 

H  lui  fui  r(''pondM  :  «  Tu  gouverneras  en  ta 
.maison,  si  tu  y  retournes  ;  tu  pourras  y  revoir 
ta  femme  et  tes  enfants,  s'ils  y  sont  ;  et  ipiarid 
lu  ne  pourras  plus  servir,  lu  ne  seras  plus 
écuyer.  » 

Par  ma  foi,  voilà  (pii  est  plaisant,  repartit 
Sancho;  il  ne  faut  pas  être  sorcier  pour  deviner 
cela,  je  le  savais  de  reste. 

Et  que  veux-tu  doue  ipion  te  dise,  iudiécile? 
repartit  don  (Juicholle  :  n'est-ce  pas  assez  (|ue 
les  réponses  de  la  lèle  ((uicordenl  avec  les  ques- 
tions? 

Cela  suflit,  puistpie  vous  le  vonle/.,  ié|]()iidil 
Sanciio  ;  nuùs  je  voudrais  (|u'clle  se  fût  un  peu 
inieux  rx|)liqnée  il  ipi'rlie  m'en  appiil  davan- 
la^'e. 


Là  s'arrêtèrent  les  i|ueslions  et  les  réponses, 
mais  non  l'élonnement  de  la  couqtagnic,  car 
tous  étaient  en  admiration,  excepté  les  deux 
amis  de  don  Antonio,  (|ui  savaient  à  (pmi  s'en 
tenir.  Cid  llamel  Ben-Kugeli,  pour  ne  pas  laisser 
le  lecteur  en  sus|icns,  de  erainle  qu'il  ne  soup- 
(jonne  de,  la  magie  dans  une  chose  si  surpre- 
nante, s'empresse  de  révéler  le  secret  :  Don 
Antonio,  dit-il,  afin  de  se  divertir  aux  dépens 
des  niais,  lit  faire  cette  tèle  à  l'imitation  d'une 
autre  (pi'il  avait  vue  à  Madrid.  La  table  avec 
son  pied-,  d'où  sortaient  quatre  griffes  d'aigle, 
était  de  bois  peint  en  jaspe,  la  léte,  semblable 
à  un  buste  d'enqiereur  romain  et  couleur  de 
bronze,  était  creuse  comme  la  table,  sur  la- 
quelle on  l'avait  si  bien  enchâssée  que  tout  pa- 
raissait d'une  seule  pièce.  Le  pied  de  la  tiihle 
était,  creux  aussi  et  communiquait  par  deux 
tuyaux  à  la  bouche  et  à  l'oreille  de  la  tête  ;  ces 
tuyaux  descendaient  dans  une  chambre  au-des- 
sous, où  se  tenait  cachée  la  personne  qui  faisait 
les  réponses.  La  voix,  partie  de  haut  eu  bas  on 
de  bas  en  haut,  passait  si  bien  par  ces  tuvaux, 
qu'on  ne  perdait  pas  une  parole;  de  sorte  (|u'à 
moins  de  le  savoir,  il  était  impossible  de  péné- 
trer l'artilice.  Un  étudiant,  neveu  de  don  An- 
tonio, jeune  liouune  plein  d  esprit,  i'iil  chargé 
des  lépouscs;  et  coiunie  il  connaissait  les  pei- 
sounes  entrées  dans  la  chambre  où  était  la  tête, 
il  lui  fut  facile  de  répondre  sans  hésiler,  tantôt, 
directemeul,  tantôt  par  conjectuie,  et  toujours 
avec  un  extrénu!  à-propos. 

Cid  llaniet  ajoute  (pie  cette  merveille  dura 
une  douzaine  ih;  jours.  Le  bruit  s'étant  répandu 
parla  ville  cpie  don  Antonio  avait  chez  lui  une 
léte  enchantée,  la  crainte  (|ue  la  chose  ne  par- 
vint aux  oreilles  des  seigneurs  inquisiteurs  le 
décida  à  aller  lui-même  leur  apprendre  ce  qui 
en  était,  ils  lui  dirent  de  briser  la  machine  et 
ipi  d  lieu  lui  plus  i|ue>ti(iii.  La  tête  n'en  passa 
pas  moins  pour  enchantée  dans  l'opinion  de 
don  (Juichotli^  et  de  Sancho  :  le  chevalier 
resta    li'ès-satisfail    de   la    n'-poiise    qu'il     avait 


l)K    l\    M  A  NT  11  K. 


;.-;ï^^^•^^c-'Ml!illl;'i::l'M 


.AiTirTf,  ilémon-:  s'écria-l-il,  nniiMC;  liiis-.  /  iimi  ru  pai  l  ,  iiiipoi  tunes  iiciisi/cs  •  (|inge  ■'■"O).; 


obtenue,   et  l'écuyer  assez  [)eu  content  de  la 
sienne. 

Ponr  complaire  à  don  Antonio,  ponr  profiter 
(le  la  |irésence  de  notre  liéros  et  se  divertir  de 
ses  l'olies,  plusieurs  gentilshurames  de  la  ville 
avaient  résolu  de  faire,  à  six  jours  de  là,  une 
course  de  bagues  :  cette  course  n'eut  point  lieu, 
pour  les  raisons  que  nous  dirons  par  la  suite. 
Dans  rintervalle  il  |>rit  envie  à  don  Quicbotte  de 
parcourir  Barcelone,  mais  à  pied  et  coiiinie  in- 
CDiliiilo,  pour  ne  plus  se  voir  poursuivi  par  les 
lietits  garçons  :  il  sortit  accompagné  de  Sanclio, 


et  de  deux  valets  ([uc  lui  [donna  don  Antonio. 
Or,  pendant  (ju'il  se  promenait,  il  lut  par  ha- 
sard sur  iHie  purle  ces  mots  écrits  en  grandes 
lettres  :  imi'i,imi;i;ie.  Poussé  par  la  curiosité,  car 
il  n'en  avait  jamais  vu,  il  y  entia  avec  tout  son 
cortège.  Il  vit  d'abord  des  gens  qui  tiraient  des 
feuilles  de  papier  de  dessous  la  presse,  d'autres 
(pii  corrigeaient  des  épreuves,  d'autres  qui 
composaient  :  en  un  mot,  tout  ce  qui  se  pra- 
ti(|ue  dans  une  imprimerie.  Notre  chevalier 
s'approchait  de  chaque  ouvrier,  s'informanl  de 
ce  qu'il  faisait,  admirait  et  passait  outre.  Kniin 


574 


DON    QUICHOTTE 


il  s'arrêta  près  d'un  compositeur,  cl  lui  do- 
niaiula  quel  était  son  cin|iliu. 

Seigneur,  répondit  l'ouvrier,  ce  gentillioinino 
qui  est  assis  là  (en  lui  uiontraut  un  homme  de 
houne  mine  et  qui  avait  l'air  fort  soucieux)  a 
traduit  un  livre  de  l'italien  en  langue  caslillaïuî, 
et  je  suis  en  train  de  le  composer  pour  le  mettre 
sous  presse. 

Quel  est  le  titre  de  ce  livre?  demanda  don 
Quichotte. 

Seigneui-,  lui  répondit  l'auteur  en  s'appro- 
chanl,  ce  livre  se  nomme  le  Bagatele  en  italien. 

Coninient  rendez-vous  ce  mot  en  castillan? 
cr.nl inua  don  Quichotte. 

U-  Bagutdt',  reprit  l'auteur,  signilie  les  liu- 
ijitlelles;  et  bien  qu'un  pareil  titre  n'en  donne 
pas  une  grande  idée,  ce  livre  ne  laisse  pas  de 
renfermer  des  choses  utiles  et  de  bon  goût. 

Je  sais  qucUpie  peu  la  langue  italienne,  re- 
partit don  Quichotte,  et  je  connais  passable- 
ment mon  Arioste.  Dites-moi,  seigneur,  et  je 
ne  vous  adresse  celte  question  que  par  simple 
curiosité  et  non  |)our  faire  subir  un  examen  à 
Votre  Grâce,  avez-vous  rencontré  quelquefois 
dans  la  langue  ilalieunc  le  mot  pifiiutla'f 

Fort  souvent,  répoiidit  l'auleur. 

(lomnicut  le  traduisez-vous  en  castillan?  de- 
manda don  Quichotte. 

El  comment  le  traduire  aulrcinenl  (pic  par  le 
mot  marmilc?  ré|diqiia  celui-ci. 

Mort  de  ma  vie  !  dit  don  Quichotte,  je  vois 
que  vous  connaissez  à  fond  l'idiome  toscan. 
.\insi,  quand  il  y  a  dans  l'italien  pince,  vous 
le  traduisez  par  pldit,  piii  par  /i/i/.v,  sit  par  eu 
haut,  et  (jiU  par  eu  bus. 

En  effet,  répondit  l'auleur,  ce  sont  là  les  vé- 
ritables équivalents. 

r.li  bien,  malgn';  votre  savoir,  je  gagerais, 
l'eparlil  do  i  Quichollc,  que  vous  n  en  êtes  pas 
niienv  apprécie  du  puidic,  toujours  enclin  à 
dédaigner  les  louables  travaux.  Oh!  ipu;  de  la- 
Icnls  enlouis,  (|uc  de  génies  oubliés!  i'oiilcfois 
il  faut  convenir  (|uc  les  traductions  d'une  laiiLjuc 


dans  \[\u'  aiitic,  à  moins  ipi'il  ne  s'agisse  du 
grec  et  du  latin,  véritables  reines  des  langues, 
ressemblent  beaucoup  à  ces  tapisseries  deFlandrc 
qui,  vues  à  l'envers,  n'ont  ni  le  poli,  ni  le  bril- 
lant de  l'endroit.  Je  n'entends  pas  dire  par  là 
que  le  métier  de  traducteur  ne  soit  pas  es- 
timable ;  car  on  peut  s'occujier  à  de  jures 
choses  et  qui  donnent  moins  de  profit.  Dans 
tous  les  cas,  il  faut  faire  une  exception  en  fa- 
veur de  deux  célèbres  Iraducteurs,  Christovol  de 
Figueroa,  pour  \&P(tslov  Fido,  et  don  Juan  de 
Jaurcgui,  pour  VAmiiita,  où  l'un  et  l'autre  oui 
su  faire  douter  quelle  est  la  traduction,  et  quel 
est  l'original.  Mais,  dites-moi,  je  vous  prie, 
votre  livre  s'imprime-t-il  pour  votre  conqttc, 
ou  bien  en  avez-vous  vendu  le  privilège  à  quel- 
que libraire? 

Je  le  fais  imprimer  à  mes  frais,  répondit  l'au- 
teur, et  je  prétends  gagnermille  ducats  au  moins 
avec  la  première  édition,  que  l'on  lire  en  ce 
moment  à  deux  mille  exemplaires  :  ils  seront 
iiientôl,  je  l'espère  ,  débités  aux  prix  de  six 
réaux  chacun. 

Je  crains  ijue  vous  n'ayez  mauvaise  chance, 
repailil  don  Quichotte;  on  voit  bien  que  vous 

j  ne  connaissez  pas  encore  les  libraires  :  allez, 
seigneur,  vous  èles  loin  de  compte;  quand  vous 

j  aurez  sur  les  bras  ces  deux  mille  exemplaires, 
vos  épaules  en  seront  moulues  à  crier  merci, 
surtout  si  l'ouvrage  n'a  rien  de  picpiant. 

Eii  I  ipu'  voulez-vous  que  je  fasse?  répoiiilil 
rauleur  :  faul-il  (|ue  j'aille  donner  iikui  livre  à 
un  libraire  qui  m'en  offrirait  la  dixième  partie 
de  ce  (]u'il  vaut,  et  croirait  me  faire  encore 
lro|)  d'honneur  ?  Tenez,  je  dois  vous  dire  la  vé- 
rité :  eh  bien,  je  ne  travaille  pas  pour  me  faire 
une  K'puliituiii,  car  je  suis  assez  connu,  c'est 
du  jprolil  que  je  cherche,  et  sans  le  profil  je  ne 
(humerais  pas  un  maravédis  de  la  bonne  re- 
nuimuée  pour  mes  ouvrages. 

Dieu  veuille  ijue  vous  réussissiez!  dit  don 
Quichotte. 

Il  passa  à  uiut  aulrc  casse,  où  l'ouM'icr  cdrii- 


I 


IIR    I.  A     M  A  m;  Il  K. 


:.7.' 


f^eaitunc  reuille  il'un  livre  intilulc  :  La  lumière 
(le  rdme.  Voilà,  ilil-il,  les  livres  (|u'on  a  raison 
d'iinprirner,  (iiioiqu'il  y  en  ait  déjà  ljejiutiu|); 
mais  le  nombre  des  pécheurs  est  |)lus  grand 
encore,  cLil  ne  saurait  y  avoir  liop  de  lumières 
pour  tant  d'aveiit;les. 

l'Iiis  loin  on  travaillait  à  un  atilie  ouvrage; 
notre  héros  eu  ayant  demandé  le  litre,  on  lui 
répondit  {|ne  c'était  la  secoiulc  jxii  tw  de  Fiinje- 
nuud-  don  Qn'uliotlc  de  la  Manche,  composée 
par  uu  bourgeois  de  Tordesillas. 

Je  connais  ce  livre,  dit-il,  et  je  croyais 
((u'on  l'avait  fait  brûler  connue  u"élant  (|u'uu 
tissu  d'impostures;  mais  patience,  son  iieure 
viendra.  11  est  impossible  (jue  l'on  ne  finisse 
pas  par  se  désabuser  de  tant  de  sottises,  surtout 
dépourvues  qu'elles  sont  d'agrément  et  de 
vraisemblance. 

En  disant  cela,  il  sortit  de  l'imprimerie,  mais 
non  sans  laisser  percer  quelques  marques  de 
dépit. 

Le  même  jour,  don  Antonio  voulut  taire  vi- 
siter à  don  (Juichollc  les  galères  ancrées  dans 
le  port,  à  la  grande  joie  de  Sancho,  ipii  n'en 
avait  vu  de  sa  vie,  il  envoya  dire  à  l'amiral,  le- 
quel avait  déjà  entendu  parler  de  noire  che- 
valier, qu'il  le  lui  mènerait  après  le  dîner.  Ce 
<jui  leur  arriva  dans  celte  visite  se  verra  dans 
le  chapitre  suivant. 


CIIAPITIIE  LXIll 

-      DU    PLAISANT    RESULTAT  QU'EUT    POUR  SANCHO   SA    VISITE 
AUX   GALÈRES. 
ET    OE  L'AVENTURE    DE  LA    BELLE    MORISQUE. 

Uon  (Juicliolle  ne  cessait  de  réfléchir  aux  ré- 
ponses de  la  télé  enchantée,  dont  il  cherchait 
vainement  à  pénétrerle  secret;  toutefois  il  se 
réjouissait  en  lui-même  de  la  promesse  qu'elle 
lui  avait  faite  touchant  le  désenchantement  de 
Dulcinée,  (]u'il  tenait  pour  certain  désormais. 
Quant  à  Sancho,  quoiqu'il  eût  pris  en  haine  les 
fonctions  de  gouverneur,  il  souhaitait  toujours 


de  commander  et  de  se  voir  obéi  encore  une 
fois,  tant  on  trouve  de  plai«irà  se  sentir  au-des- 
sus des  aulres,  niéine  quami  ce  n'cslqu'im  simple 
jeu. 

Kulin,  après  le  diner,  don  Antonio,  sesdenv 
amis,  don  tjnicholle  et  Sancho,  allèrent  visiter 
les  i;alères.  Ils  ne  furent  pas  plutôt  au  bord  de 
In  luer,  (pie  l'amiral,  prévemi  de  leur  anivée, 
se  prépara  à  les  recevoir  digneuieiil.  Un  aliatlil 
la  tente,  les  clairons  retentirent;  on  mit  à  l'eau 
res(|uif  couvert  de  riches  lapis  et  garni  de 
coussins  de  velours  cramoisi.  Au  momci;toiidon 
(Quichotte  y  posait  le  pied,  la  galère  capitane  fit 
une  salve  de  son  artillerie,  à  laquelle  répondit 
loute  la  flotte.  Puis,  quand  il  s'apprélaità  mon- 
tera l'échelle,  la chiourme  le  salua,  comme  c'est 
l'usage  lorsqu'une  personne  de  qualité  entre 
dans  un  bâtiment,  par  ce  cri  trois  lois  répété  : 
hou,  lioH,  Itou.  L'amiral,  (|ui  était  un  gentil- 
homme valencicn,  lui  tendit  la  main,  et  lui 
dit  en  l'embrassant  :  Je  martjuerai  ce  jour  avec 
une  pierre  blanche,  comme  un  des  plus  heu- 
reux de  ma  vie,  puisque  j'ai  eu  le  bonheur  de 
voir  le  seigneur  don  Quichotte  de  la  Manche,  eu 
qui  brille  et  se  résume  tout  l'éclat  de  la  chevale- 
rie efranle.  Notre  héros  répondit  à  cecomphmenl 
avec  sa  courtoisie  habituelle,  heureux  qu'il  était 
de  se  voir  traité  avec  tant  de  distinction.  Toute 
la  compagnie  entra  dans  la  cabine  de  poupe,  (|iii 
était  meublée  avec  élégance,  et  s'assit  sur  les 
bancs  des  plats  bords.  Aussitôt  le  cumile  passa 
dans  l'entrepont,  et  d'un  coup  de  silllct  lit 
mettre  casaque  bas  à  la  chiourme,  ce  qui  lui 
exécuté  en  un  clin  d'œii. 

A  l'aspect  de  tant  de  gens  nus,  Sancho  resta 
bouche  béante;  mais  ce  fut  bien  autre  chose  quand 
il  les  vit  hisser  la  tente  avec  une  si  grande 
promptitude,  ipi'il  crut  que  c'était  un  enchan- 
tement. Notre  écuyer  était  a<sis  sur  le  pilier  de 
poupe,  près  du  jiremier  rameur  du  banc  de 
droite;  celui-ci,  qui  avait  rct,u  le  mot  d'ordre, 
le  saisit  vivement,  et  l'enlevant  à  bras  tendus, 
le  passa  à  la  chiourme.  Voilà  donc  Sancho  vol- 


57(i 


nON   QUICHOTTE 


ligciuil  (11"  liiiiiccn  banc,  de  inaiii  cti  main,  cl. 
avec  une  telle  vitesse  qu'il  se  ciovail  ein- 
piirti'  par  tons  les  diaMes;  euliu,  les  loryats  ne 
le  lâchèrent  qu'après  l'avoir  déposé  à  la  place 
tju'il  occujiait  d'abord  ,  mais  suant,  à  ^'rosses 
youttcs,  et  si  lialetant  qu'il  ne  pouvait  plus  res- 
pirer. Eloiuié  de  voir  ainsi  voltiyer  son  écuyer, 
don  (Jiiiiliotl(!  demanda  à  l'amiral  si  c'était  là 
une  cérémonie  dont  on  honorait  les  nouveaux 
venus  sur  les  galères.  Quant  à  moi,  ajoutn-t-il, 
je  n'ai  nulle  envie  d'y  l'aire  prol'ession,  et  si 
quelqu'un  est  assez  osé  jxiur  me  louciier  du 
doi;,'t,  je  lui  tirerai  l'ànie  du  corps  à  grands 
coups  de  pieds  dans  les  côtes.  En  prononçant 
ces  |)aroles,  il  se  leva  et  mit  la  main  sur  la  garde 
de  son  épée. 

Toutàcoup,on  ai)allit  la  lente,  et  l'on  lit 
tomber  la  grande  vergue  avec  un  bi'int  é|)ou- 
vanlabie;  si  bien  que  Sancho,  croyant  que  le 
ciel  lui  croulait  siu'  les  épaules,  se  cacita  la  tète 
entre  les  jambes.  Don  Quichotte  lui-même  tres- 
saillit et  changea  de  couleur.  La  chiourme  hissa 
la  vergue  avec  la  même  promptitude  et  dans  le 
même  silence.  Le  comité  ayant  donné  le  signal 
de  lever  l'ancre  sauta  au  milieu  de  l'entre-pont, 
le  nerl'de  bœuf  à  la  main,  se  mita  cingler  les 
épaules  des  forçats,  et  la  galère  prit  le  large. 

Quand  Sancho  vit  se  mouvoir  à  la  l'ois  l(Uis 
ces  pieds  rouges,  car  il  prenait  les  rames  jiour 
des  pieds  :  Pour  le  coup,  dit-il  en  lui-même, 
voilà  des  choses  vraiment  enchantées,  et  non 
pas  celles  tjue  raconte  mon  maître.  Mais  qu'ont 
fait  CCS  malheureux  pour  qu'on  les  traite  de  la 
sorte?  Comment  cet  honmie,  (|ui  se  promène 
en  silllant,  a-t-il  l'audace  de  foucller  à  lui  seul 
tant  de  gens?  Par  ma  foi,  si  ce  n'est  pas  ici 
l'enfer,  je  jurerais  que  nous  n'en  sommes  pas 
loin. 

Don  Quichotte,  voyant  avec  (pielle  attention 
Sancho  regardait  tout  ce  (pii  se  passait,  s'ap- 
procha et  lin  dit  ;  Sancho,  mon  ami,  avec  (|uelle 
lacilili'  lu  poiu'rais,  à  peu  de  irais,  le  mettre  nu 
jus(|u';'i    la   ceinture    seulement,    et   te    glisser 


pendant  (|uel(|nps  instants  parmi  ces  gcntils- 
honnnes,  pour  en  linir  une  bonne  fois  avec  le 
désenehanlement  de  Dulcinée!  Au  milieu  des 
souffrances  dotant  de  gens,  tu  ne  sentirais  pas 
les  tieinies.  Je  suis  môme  certain  ipic  le  sage 
Merlin  compterait  chatjne  cou|)  pour  dix  en  les 
voyant  si  bien  a])|)liqués. 

L'amiial  allait  demandei'  cpiels  étaient  ces 
coups  de  fouet  et  ce  désenchantement  de  Dul- 
cinée, (juand  on  signala  un  bâtiment  |)rès  de  la 
côte,  au  couchant.  Aussitôt  s'élançant  sui'  le 
tillac,  l'amiral  cria  :  Allons,  enfants,  {|n'il  ne 
nous  échappe  pas;  c'est  sans  doute  (|ncli|uc 
corsaire  algérien.  Les  autres  galères  s'appro- 
chèrentde  la  gaièrecapilane  pour  prendre  l'ordre 
de  l'amiral,  qui  en  (il  partir  deux  vers  la  haute 
mer,  tandis  qu'avec  la  troisième  il  se  proposait 
lie  serrer  la  terre  de  si  près  cpie  le  corsaire  ne 
pût  s'écbapper.  La  chiourme  travaillait  avec  une 
telle  ardeur  que  les  galères  semblaient  voler  sur 
les  eaux.  Celles  qui  avaient  gagné  le  large  ne 
lardèrent  pas  à  découvrir  le  brigantin,  qui,  de 
son  côté,  ne  les  eut  pas  plus  tôt  aperçues  qu'il 
prit  chasse,  espérant  échapper  par  sa  légèreté; 
mais  ce  fut  en  vain;  aussi  le  patron  était-il  d'a- 
vis qu'on  cessât  de  ramer  et  qu'on  se  rendit  à  dis- 
crétion, alin  de  ne  pas  trop  irriter  notre  amiral. 
Malheureusement  le  sort  voulut  (|u'au  momeni 
d'amener,  deux  Turcs  pris  devin,  (|ui  étaient  à 
bord  du  brigantin,  tirèrent  chacun  un  coup 
d'arquebuse,  et  tuèrent  den\  de  nos  gens  montés 
dans  la  grande  hune.  Ace  spectacle,  notre  ami- 
ral ht  serment  de  mettre  à  mort  tous  ceux  qui 
étaient  sur  ce  navire.  11  poussa  avec  fureur  sur 
le  brigantin  qui  esquiva  par-dessous  les  ranes; 
mais  la  galère  lui  coupa  le  chemin  et  le  de- 
vança d'un  demi-mille  environ.  Se  voyant  perdu, 
l'équipage  déploya  ses  voiles  pendant  que  le 
capitaine  revirait,  et  se  mit  à  fuir  de  toute  sa 
vitesse.  Mais  cela  ne  servit  qu'à  retarder  de 
quelques  instants  sa  porto  ;  il  fut  contraint  de 
se  rendre.  Les  autres  galères  étant  arrivées  au 
même  instant,  toutes  quatre,  avec  leur  capture. 


DK   LA    \\\M 


:ni 


m^-y''^^ 


Furne,  Jouvet  et  C*,  l'dil. 

Avanl  son  dôpnrt  mon  père  avait  eu  la  précaution  d'eufouir  lit^aucoup  de  perles  et  de  pierres  précieuses  (page  578). 


Paris,  S.  Raçon  el  C- ,  irap. 


retournèrent  à  la  côte,  où  une  foule  nombreuse 
et  impatiente  les  attendait.  L'amiraljeta  l'ancre 
près  de  terre,  et  sachant  que  le  vice-roi  était 
sur  le  rivage,  il  fit  mettre  l'esquil"  à  la  mer  pour 
l'aller  ciiercher;  il  commanda  ensuite  de  des- 
cendre la  vergue,  décidé  (ju'il  était  à  faire 
pendre  sur-le-champ  le  patron  du  corsaire,  et 
les  Turcs,  au  nombre  de  trcnli>-si\,  tnus  beaux 
hommes  et  bons  tireurs. 

L'amiral  ayant  demandé  quel  était  leur  capi- 
taine; un  des  captifs,  qu'on  sut  depuis  être  un 
renégat   espagnol,   répondit    en    castillan,   en 


désignant  de  la  main  un  jeune  garçon  d'en- 
viron vingt  ans,  d'une  adniirahlc  beauté  :  Ce 
jeune  homme  (|uc  tu  vois  là  est  notre  com- 
mandant. 

Dis-moi,  chien,  demanda  l'amiral  à  ce  der- 
nier, qui  t'a  poussé  à  faire  tuer  mes  soldats , 
voyant  qu'il  t'était  impossible  d'échapper?  Ne 
sais-tu  pas  que  témérité  n'est  pas  vaillance,  et 
qu'on  doit  jilus  de  respect  aux  galères  capi- 
tanes? 

Le  patron  allait  répondre,  quand  l'amiral  U- 
(piitla  pour  s'avancer  à  la  renconlre  du  vice-roi, 

73 


•j78 


DON    QUICIIOTTK 


(|iii  entrait  dans  la  galère  avec  quel(|ues  f,'ons  do 
sa  siiilc  et  (les  personnes  de  la  ville. 

La  chasse  a-t-clle  clé  bonne?  demanda  le 
vice-roi. 

Si  bonne,  répondit  l'amiral,  (|uo  Votre  E\- 
celleiice  va  la  voirpenduetoiil  à  i'Iiciuo  an  liant 
de  celte  vergue. 

Eh,  poiM'i|uoi?  répliqua  le  vioc-ioi. 

Parce  que  sans  molil  et  contre  tous  les  usages 
delà  guerrp,ilsonttuédtnxde  mes  meilleurs  sol- 
dats; aussi  ai-jc  juié  de  faire  pendre  Ions  ceux 
(|ni  se  trouveraient  à  bord  du  corsaire,  principa- 
lement ce  jeune  garçon,   qui  en  est  le  patron. 

Eu  même  touqisil  le  lui  montrait,  les  mains 
déjà  liées  et  n'attendant  plus  que  la  moit.  Le 
vice-ioi  jeta  les  yeux  sur  le  prisonnier,  et  en  eut 
rompa'^sion.  Sa  beauté,  sa  jeunesse,  un  certain 
air  de  modestie,  semblaient  demander  grâce,  et 
il  résolut  de  le  sauver. 

De  quelle  nation  es-tu  ?  lui  demanda-t-il,Tmr, 
More  ou  renégat? 

.le  ne  suis  rien  de  tout  cela,  répondit-il  en 
castillan. 

Qu'es-tu  donc? 

.le  suis  femme  et  chrétienne. 

Femme  et  chrétieime  !  sous  ce  costume  et  eu 
tel  lieu  !  répliqua  le  vice-roi  :  voilà  qui  est 
étrange  et  (lillitile  à  croire? 

Seigneurs,  dit-elle,  suspendez  m(ui  supplice 
et  je  vous  raconterai  mon  histoire  ;  cela  ne  re- 
lardera guère  \otre  vengeance. 

Tout  le  monde  était  touché  des  paroles   de 
cette  femme  et  de  l'air  dont  e  le  les  jirononçait; 
mais  l'amiral,  tcuijonrs  irrité,   lui  dit  avec  ru 
desse  :  Raconte  ce  (|uc  tu  voudras,  mais  n'espère 
pas  que  je  le  par  'lume  la  uiiut  de  u\v<.  soldats. 

Seigneurs,  dit-elle,  je  suis  née  de  ])areuls 
mores,  parmi  celte  nation  |ilus  imprudente  (pie 
sage  sur  laquelle  sont  lombes  depuis  peu  tant 
d'inforlnnes.  A  ré|)ii(p;e  de  luis  malheurs,  deux 
de  mes  oncles  m'emmenèienl  malgré  moi  en 
Barbarie.  .l'eus  beau  prolester  et  dire  (jue  j'é- 
tais ehrélieime,    comme  je  le    suis  en   effet  et 


du  fond  du  e(t'ur,  je  ne  fus  pas  écoutée;  ni  ceux 
(pii  étaient  eliiirgés  de  nous  déporter,  ni  mes 
oncles,  ue  voulurent  me  croire;  ils  m'entraî- 
nèrent malgré  moi.  Cependant  mes  parents 
étaient  chrétiens;  et  j'ai  si  bien  sucé  avec  le  lait 
la  foi  catholique,  que  je  ne  crois  pas  avoir  ja- 
mais témoigné,  par  mes  paroles  ou  mes  actions, 
aucune  inclination  contraire.  Quoi(iue  tenue  fort 
à  l'étroit  dans  la  maison  de  mon  père,  ou  savait 
que  j'étais  belle,  et  le  bruit  de  ma  beauté  m'at- 
tira les  soins  d'un  jeune  gentilhomme  appelé' 
don  Gaspar  Grcgorio,  fils  aîné  d'un  chevalier 
qui  avait  une  habitation  près  de  notre  village. 
Vous  dire  coMmcnt  il  me  vit,  les  ruses  qu'il 
employa  pour  me  parler,  les  maripies  qu'il  me 
donna  desa passion,  aussibienque  vous  peindre 
sa  joie  quand  il  lui  fut  permis  de  croire  que  je 
l'aimais,  cela  serait  trop  long  à  raconter,  surtout 
en  présence  de  la  corde  fatale  qui  me  menace, 
.le  dirai  seulement  que  don  Gaspar  voulut  m'ac- 
compagnef  dans  notre  exil.  11  se  mêla  parmi  les 
Mores  chassés  d'autres  provinces,  et  comme  il 
connaissait  parfaitement  leur  langue,  il  se  lia 
iramilié  pendant  le  voyage  avec  les  deux  oncles 
qui  m'emmenaient;  car  en  homme  prudent, 
mon  père,  dès  le  premier  édit  ipii  ex.ilait  noire 
nation,  avait  été  nous  préparer  un  asile  en  pays 
étranger.  Avant  son  départ  il  avait  eu  aussi  la 
précauti(ui  d'enfuuii'  dans  un  endroit  dont  j'a- 
vais seule  coiiiiaissance,  beaucoup  de  pierres 
piéeienses  cl  de  perles  d\u\  grand  prix,  m'ur- 
donnant  de  n'y  point  loucher,  si  même  on  nous 
déportait  avant  son  retour.  Je  lui  obéis,  et  je 
|iassai  en  liarbarie  avec  mes  oncles  et  d'autres 
parents.  X-ous  nous  réfugiâmes  d'abord  h  Alt;er, 
mais  mieux  eùl  valu  nous  ii''l'uiiier  dans  l'enfer 
même,  car  le  dey  a\ant  su  (pic  j'étais  iielle  ail- 
lant ([ue  riche,  me  lit  comparaître  devant  lui. 
Il  me  demanda  quel  était  mon  pays,  quels  bi- 
jiuix  et  (piid  ai'gent  j'apportais,  .le  hii  dt''ilarai  le 
lieu  di'  ma  naissance,  ajoutant  (jue  mon  argent 
cl  mes  bijoux  y  étaient  enfouis,  mais  (pi'oii 
piMirrait  les  recouvrer,  si  j'allais  les  chercher 


A     MANCIIK. 


579 


iiioi-iiiônic.  Je  [larlais  ainsi  aliii  (jiie  son  avaiirc 
lui  fit  (uililicr  ro  (iiic  j'avais  de  beaiilc. 

Pendant  qu'il  me  tiucslionnail  de  la  sorte,  on 
vint  lui  (lire  que  j'étais  accoin|)agnée  d "un  dis 
|)lus  beaux  jeunes  hommes  qu'on  piU  imaginer  : 
je  com|iris  aussitôt  ([u'il  s'ajiissait  de  don  (las- 
par,  qui,  en  ell'et,  est  d'une  beauté  peu  com- 
mune. Je  me  troublai  à  la  pensée  du  péril  que 
don  Gaspar  allait  conrii'  eliez  ccllo  natimi  l);ir- 
liaie,  où  l'on  l'ail  om-ore  plus  de  cas  de  la  beauté 
des  lioninies  cpie  île  celle  des  IVmmes.  Le  dey  or- 
donna de  le  lui  amener,  pour  savoir  si  ce  qu'on 
en  disait  clait  vrai.  Alors,  par  une  subite  inspi- 
l'ation  du  ciel,  je  lui  atlirniai  (pie  c'était  une 
l'emine,  et  le  suppliai  de  me  |)ermettre  d'aller 
lui  l'aire  prendre  les  habillements  de  son  sexe,  afin 
que  sa  beauté  si'  Ut  voir  dans  tout  son  jour,  el 
qu'elle  parut  avec  moins  d'embarras  devant  lui. 
11  y  consentit,  en  ajoutant  (pie  le  lendemain  on 
aviserait  à  nous  faire  passer  en  Espagne  pour  y 
aller  cliercher  le  trésor  enfoui,  .le  courus  révélei' 
à  don  Gaspar  le  péril  qu'il  courait,  et  l'ayant  ba- 
billé en  femme,  je  le  menai  dès  le  soir  même 
devant  le  dev,  (|ui,  savi  d'admiration,  n'solut  de 
le  garder  pour  en  faire  présent  au  Grand  Sei- 
gneiu'.  Mais  en  attendant,  de  crainte  d'être  tenté 
lui-même,  il  le  mil  sous  la  garde  d'une  dame 
more,  des  premières  de  la  ville,  .le  laisi-e  aux 
amants  et  à  ceux  qui  connaissent  les  louiinents 
de  l'absence  à  juger  des  mortelles  angoisses  que 
nous   dûmes  éprouver,  ainsi  éloignés  l'un  de 
l'autre. 

Par  roiilre  du  dey  je  partis  le  lendciuain  sur 
ce  briganlin,  acccupagnée  de  deux  Turcs, 
ceux-là  même  qui  ont  tué  vos  soldats,  et  de  ce 
renégat  espagnol  (montrant  celui  qui  l'avait  fait 
connaître  pour  le  patron),  (pii  est  chrétien  au 
fond  de  l'àme,  et  qui  a  plus  d'envie  de  rester  en 
Espagne  que  de  retourner  en  Barbarie  ;  le  reste 
de  la  chiourme  se  compose  de  Mores.  Contn'i- 
rement  à  l'ordre  qu'ils  avaient  reçu  de  nous  dé- 
barquer, le  renégat  et  moi,  au  premier  endroit 
où  on  l'ounait  aborder,   ces  deux  Turcs  ont 


voulu  d'abord  courir  la  céte  poin-  faire  ijucbpie 
prise,  craignant,  s'ils  nous  mettaient  à  terre 
auparavant,  (pic  leur  dessein  ne  fût  dévoilé,  et, 
s'il  y  avait  dis  galères  dans  ces  jiarages  qu'on 
ne  vint  nousatta(pier.  liref,  nous  avons  été  dé- 
couverts, el  nous  voilà  maintenant  entre  vos 
mains.  Mais,  bel. is!  don  Gaspar  est  resté  parmi 
ces  barbares,  en  IimIuI  di'  lemme,  el  exposé  à 
toutes  sortes  de  périls,  l'oiu' nmi,  je  ne  sais  si 
je  dois  meplainilii'  de  mon  sort  ;  car,  après  tant 
de  traverses,  la  vie  m'esl  devenue  insuppor- 
table, et  je  la  perdrai  sans  regret  :  la  seule  chose 
que  je  vous  demande,  .seigneurs,  c'est  de  m'ac- 
corder  lagrâce  de  iiioiiiiren  (lirélieiiiu'.  puisipie 
je  suis  innocente  des  fautes  que  l'on  reproche  à 
ceux  de  ma  nation. 

En  achevant  de  parler,  la  belle  Morisijue  versa 
des  larmes,  et  la  pitié  en  arracha  à  tous  les  as- 
sistants. Non  moins  attendri,  le  vice-roi  s'ap- 
procha d'elle  sans  rien  diie  el  lui  délia  les 
mains. 

Pendant  qu'elle  racontait  son  histoire,  un 
vieux  pèlerin,  qui  était  entré  a\ec  les  gens  du 
vice-roi,  avait  tenu  les  yeux  cloués  sur  la  jeune 
fille;  dès  ([u'ellc  eut  cessé  de  parler,  il  se  pré- 
cipita à  ses  genoux,  el  les  embras.'-ant  avec  ten- 
dresse :  0  Anna  Félix,  ma  chère  enfant,  s'écria- 
l-il,  ne  reconnais-ln  point  Ricole,  ton  père,  (|ui 
revenait  pour  le  dieicher,  ci.  il  ne  peut  vivre 
sans  toi? 

,  A  ce  nom  de  Ricote,  Sancbo,  encore  tout  pen- 
sif du  mauvais  tour  (pie  lui  avaient  joué  les  ra- 
iiicms,  leva  la  tête,  fixa  le  pideriii  el  leconnut 
ce  Ricole  doiil  il  avait  fait  la  remoiiire  le  jour 
où  il  quitta  son  gouveriieinent  ;  aussilôt,  re.i,'ar- 
danl  par  deux  ou  trois  fois  la  j(  une  Mon.^ipie, 
il  affirma  que  c'était  bien  la  lill  ■  de  son  ami 
qui,  depuis  qu'elle  avait  les  mains  libres,  s'était 
jetée  au  cou  de  son  père,  et  y  restait  attachée, 
mêlant  ses  larmes  aux  siennes. 

Oui,  seigneurs,  dit  llicote  en  s'adressaiil  à  l'a- 

mirai  et  au  vice-roi,  c'est  là  ma  fille,  à  qui  son 

;  nom  semblail  promettre  un  meilleur  sort,  car 


5SU 


DON    QUICHOTTE 


elle  s'appelle  Aima  Frlix,  cl  elle  n'est  pas  moins 
célèbre  par  sa  beauté  (|ii('  par  mes  richesses. 
J'ai  i|nitté  mon  pays,  alin  d'aller  à  l'étranger 
rlicrclicr  un  asile  ;  cl  après  en  avoir  découvert 
un  en  Allemagne,  je  suis  l'evenu  sous  ce  cos- 
tume, pour  emmener  mon  enfant  et  déterrer 
les  richesses  que  j'avais  cnlouirs  avant  mon  dé- 
part. Mais  je  ne  trouvai  (pie  mon  trésor  que  je 
rapporte  avec  moi.  Aujourd'hui  enfin,  après 
bien  des  traverses,  je  rencontre,  par  un  hasard 
merveilleux,  celle  chère  enfant,  mon  véritable 
trésor,  que  je  préfère  à  tous  les  biens  du  monde. 
Si  son  innocence,  ses  larmes  et  les  miennes 
peuvent  vous  loucher,  ayez  pitié  de  deux  mal- 
hiMircux  (pii  ne  vous  ont  pas  offensés  et  qui 
n'ont  jamais  pris  part  aux  mauvais  desseins  de 
leurs  compatriotes  justement  exilés. 

Oh  !  je  reconnais  bien  Ricote,  repi  il  Sanclio, 
et  je  vous  réponds  qu'il  dit  vrai  quand  il  assure 
(pi'Anna  Félix  est  sa  fille  :  quant  à  toutes  ses 
allées  et  venues,  à  ses  bons  ou  à  ses  mauvais 
desseins,  je  ne  m'en  mêle  pas. 

Tous  les  assistants  étaient  émerveillés  d'une 
si  étrange  aventure.  Vos  larmes,  dit  ramiraj, 
m'empêchent  d'accomplir  mou  serment;  vivez, 
belle  Anna  Félix,  vivez  autant  d'années  que  vous 
en  réserve  le  ciel,  et  (pic  ceux-là  qui  ont  eu  l'in- 
solence de  commeltre  un  meurtre  inutile  en  por- 
tent seuls  la  |)eine. 

Fn  même  temps,  il  ordonna  de  piîudre  les 
deux  Turcs  ;  mais  le  vice-roi  demanda  leur  grâce 
avec  de  si  vives  instances,  remontrant  qu'il  v 
avait  eu  dans  leur  action  moins  de  bravade  que 
de  folie,  que  l'amiral  y  consentit,  car  il  est  dif- 
ficile de  se  venger  de  sang-froid. 

On  s'occupa  aussitôt  des  moyens  de  tirer  don 
r.aspar  du  péril  où  il  était  ;  Tiicotc  offrit  pour  sa 
délivrance  deux  mille  dncals,  qu'il  possédait  en 
perles  et  en  bijoux.  De  tous  les  expédients  pro- 
posés, aucun  ]\r  lui  ytiii'  uicdlcin'  (pic  celui  du 
renégat  espagnol,  qui  s'oflrilde  rcloiiriicr  à  Al- 
ger, dans  une  petite  baripie  moulée  par  des  ra- 
meurs ciiréliens,  parce  (|u'il  savait  où  il  pourrait 


déliaripicr  cl  ipi'il  connaissait  aussi  la  maison 
où  était  don  Gaspar.  l/ainiral  et  le  vice-roi 
avaient  quelque  scrupule  de  se  lier  à  un  rené- 
gat; mais  Anna  Félix  ré|)ondit  de  lui,  et  Ricote 
offrit  de  payer  la  ran(,on  de  l'équipage,  si  par 
hasard  il  venait  à  être  capturé.  Ce  parti  adopté, 
le  vice-roi  prit  congé  de  l'amiral,  et  don  Antonio 
Moreno  emmena  avec  lui  Anna  Félix  cl  son  père, 
le  vice-roi  lui  ayant  recommandé  d'en  avoir  le 
plus  grand  soin,  tant  il  était  touché  delà  beauté 
de  la  jeune  Morisquc  ! 


CilAI'lTUF  LXIV 

DE    L'AVENTURE   QUI    CAUSA    LE    PLUS    DE    CHAGRIN    A   DON    QUICHOTTE 
PARMI     TOUTES   CELLES   QUI     LUI    FUSSENT    JAMAIS   ARRIVEES. 

La  femme  de  don  Antonio  accueillit  Anna  Fé- 
lix dans  sa  maison  avec  une  joie  extrême  et  eut 
pour  elle  toutes  sortes  de  prévenances,  charmée 
qu'elle  était  de  sa  beauté  autant  que  de  sa  sa- 
gesse. Toute  la  ville  venait,  comme  à  son  de 
cloche,  la  voir  et  l'admirer. 

Don  Quichotte  assurait  (jue  le  parti  auquel  on 
s'était  arrêté  pour  délivrer  don  Gaspar  n'était 
pas  le  meilleur  et  qu'on  aurait  beaucoup  mieux 
fait  de  le  passer  lui-même,  avec  son  cheval  et 
ses  armes,  en  lîarbaiie,  d'où  il  aurait  tiré  le 
jeune  homme  en  dé|)it  de  tous  les  Mores,  comme 
avait  l'ait  don  (ialiferos  |ii)iir  son  épouse  Méli- 
sandre. 

D'accord,  seigneur,  repartit  SancIio;  mais 
songez  que  lors(|ue  don  Galiferos  enleva  sa 
femme,  c'était  en  terre  ferme,  et  qu'il  la  ra- 
mena en  France  par  In  terre  ferme;  ici  c'est  tout 
autre  chose  :  si  vous  parveniez  à  délivrer  ce  don 
Gaspar,  par  où  le  rainencriez-vous  en  Fspagne, 
pnisipie  la  mer  est  au  milieu'.' 

Il  y  a  remède  à  tout,  exceplt'  h  la  iiKirt,  ré- 
pondit don  Quichotte;  poiiiMi  (pie  le  liàtiment 
|)uissc  api)roclicr  de  la  côte,  je  me  fais  fort  de 
débarquer,  quand  bien  même  l'univers  entier 
tenterait  d'v  meltre  obstacle. 


I)E    LA    MANCHE. 


jXl 


Elle  ï'Olail  ji'li'e  au  cou  de  son  pcie  et  y  restait  atlaclu'C  (page  579). 


Cela  ne  coùto  guère  à  tlire,  seigneur,  repar- 
tit Sanclio  ;  mais  du  dit  au  (ail  il  y  a  grand  tia- 
jel;  pour  ma  part,  je  me  fie  au  renégat,  qui  me 
paraît  liabile  et  liomine  de  Men. 

Au  surplus,  dit  don  Antonio,  si  le  renégat  ne 
réussit  j)as,  on  aura  recours  à  la  valcni'  du 
grand  don  Quichotte,  et  on  le  passera  en  liar- 
barie. 

Deux  jours  après,  le  renégat  partit  dans  une 
bartiue  légère,  montée  de  vigoureux  rameurs. 
De  son  côté,  l'amiral,  après  avoir  prié  le  vice- 
l'oi  de  lui  donner  des  nouvelles  d'Ainia  Félix, 
ainsi  que  de  tout  ce  qui  serait  fait  pour  la  déli- 
vrance de  don  Gaspar,  prit  congé  de  lui,  et  fit 
voile  pour  le  Lovant. 

Lu  matin  rpie  don  (Jnichntte,  armé  de  toiilcs 
pièces,  car,  ainsi  (ju'du  !';)  dit  maintes  l'ois, 
ses  armes  étaient  sa  parure,  et  ses  délassemenls 
les  vomhals,  était  sorti  |iour  se  promener  sur  la 


'  plago,  il  vil  venir  vers  lui  un  lavalier  également 
arnit'  de  pied  en  cap,  et  portant  un  écu  sur  le- 
quel était  peinte  une  lune  resplendissante. 
(Juand  l'inconnu  se  lut  ns.':e/.  approché  |)onrctre 
entendu  de  notre  héros,  il  lui  dit  d  une  voix 
haute  et  sonore  : 

Insigne  chevalier  et  jamais  suffisamment  loué, 
don  Quicliotle  de  la  Manche  !  je  suis  le  chevalier 
de  la  Dlanche-Lune,  dont  les  [iroucsses  inouïes 
l'auront  sans  doute  appris  le  nom.  .le  viens 
pour  me  mesurer  avec  toi,  et  mettre  à  l'épreuve 
la  force  de  ton  bras,  dans  l'unique  but  de  te  faire 
reconnaître  et  confesser  que  ma  dame,  quelle 
(prelle  soit,  est  inconq)aral)lemenf  plus  belle 
que  ta  Dulcinée  du  Toboso.  Si  tu  confesses  celle 
vérité,  tu  éviteras,  à  toi  la  mort,  cl  à  moi  la 
peine  de  iv  la  donner.  Dans  le  cas  oi'i  nous  en 
viendrions  aux  mains,  la  seule  chose  que  j'exige 
de  loi,  si  je  >uis  vain(]ncur,  c'est  que  dé|iosanl 


.•.s '2 


I)  0  N    QUI  C  II  0  T  T  !■; 


les  iirincs,  cl  t'alistciuml  ilr  rlicivlici'  ii's  ;ivc'ii- 
tnrcs,  (il  le  retires  peiuhinl  mit'  aiiiiéc  cnliiMc 
dans  tnn  villafio,  aliii  il'y  vivre  dans  un  rc|)os 
non  moins  utile  au  salut  de  ton  âme  qu'aux 
soins  de  ta  l'ortime.  Si,  au  contraire,  je  suis 
vaincu,  ma  vie  sera  à  ta  discrétion;  je  t'alian- 
doruu'  mon  clieval  ol  mes  armes,  et  la  l'enoiu- 
mée  de  mes  hauts  laits  viendra  s'ajouter  à  la 
lietnie.  Choisis  et  léponds  sur-le-champ,  car 
je  n'ai  qu'un  jour  pour  expédier  cette  al'faire. 

Mon  Quiclioltc  resta  étonné  de  l'arrogance  du 
chevalier  de  la  Blanclic-I.une  et  du  sujet  de  son 
déli.  Il  ré])oudit  avec  calme,  mais  d'un  ton 
sévère  :  (Ihevalier  de  la  Ijlanclie-Lune,  vous 
(huit  les  prouesses  ne  sont  point  encore  parve- 
nues jusqu'à  mon  m'eille,  je  l'ais  serment  ipic 
jamais  vous  n'avez  vu  la  sans  |)areille  Dulcinée 
du  Tohoso  ;  autrement,  vous  n'eussiez  point  re- 
cherché ce  condjat,  et  vous  eussic/,  avoué  do 
vous-même  et  sans  crainte  (pi'il  n'existe  pas 
dans  l'univers  de  beauté  comparahleà  la  sienne. 
Sans  donc  prétendre  cpic  vous  en  ave/,  menti, 
mais  me  liornaut  à  dire  (pie  vous  vous  aluisc/. 
étrangement,  j'accepte  le  déli  aux  condilions 
(pie  vous  y  avez  mises,  et  je  l'accepte  siir-lc- 
ihiiiii|i,  aliii  (|ue  ce  jour  décide  eiilrc  vous  et 
moi:  n'exceptant  de  vos  eiiiKlilions  (junue 
seule,  celle  d'accroitre  ma  renommée  du  renom 
de  vos  prouesses.  Car  ces  ]iroiicsscs,  je  les 
ignore,  et  quelles  qu'elles  soieni,  je  me  contente 
des  miennes.  Prenez  donc  du  ciiaiiip  ce  (|iie 
vous  en  voudrez  prendre,  je  ferai  de  inèiiie,  cl 
(|ue  la  volonté  du  ciel  s'accomplisse. 

De  la  ville,  on  avait  aperçu  le  chevalier  de  la 
l'ianclie-i.une,  et  (h'jà  le  vicc-rol  était  averti 
ipi'iiii  l'MViut  \n  s'eiilii'liiiir  avec  dciii  (jiniiKillc. 
Aussildl  il  piil  le  liii'iiiiii  lie  j;i  |'lage,  accompa- 
gné de  don  Aulonio  cl  de  plusieurs  autres,  i>l 
ils  arrivèreiil  au  momeiil  (u'i  noire  héros  lour- 
nait  bride  pour  |iren(lre  du  cliaiiip.  \oyanl  les 
deux  (iianipiniis  prêts  à  rmidic  i'ini  sur  r;iiilri', 
le  vice-roi  vint  se  placer  an  iiiilicii  de  la  lice, 
s'inroriiiant  du  iiiotii'  (pii  li>  pnitail  .'i  en  venir 


si  brusquement  aux  mains.  I.e  chevalier  de  la 
Dlanclie-Lunc  répondit  (pi'ii  s'agissait  d  ime 
prééminence  de  beauté,  répétant  en  peu  de 
mots  ce  (pii  venait  de  se  passer.  Sur  ce,  le  vico- 
roi  s'approcha  de  don  Antonio,  et  lui  demanda 
à  l'oreille  s'il  connaissait  le  chevalier  de  la 
lilanclie-Lune,  et  si  ce  n'était  pas  là  quelque 
mauvais  tour  (pidii  voulut  jouer  à  don  (Jui- 
chotte.  Don  Antonio  ayant  répondu  (jii'il  l'i- 
gnorait, le  vice-roi  resta  (pielque  temps  indécis 
s'il  permeltrait  aux  combattants  de  passer 
outre.  Toutefois,  pensant  bien  que  c'était  une 
plaisanterie,  il  s'écarta  en  disant  :  Seigneurs 
chevaliers,  s'il  n'y  a  point  ici  de  milieu  entre 
confesser  ou  mourir,  si  le  seigneur  don  (Jui- 
cliolte  est  iiilraitalde,  et  .si  Votre  Cràce,  sei- 
gneur de  la  Blanche-Lune,  n'en  veut  ])as  dé- 
mordre, en  avant,  et  à  la  garde  de  Dieu  1 

Le  chevalier  de  la  iJlanche-Lune  remercia  le 
vice-roi  en  termes  pleins  de  courtoisie.  Don 
(Juichotle  lit  de  iiiéine,  se  recommandant  de 
tout  son  cceur  à  Dieu  et  à  sa  dame  lliileiiiée, 
suivant  sa  eoiiluiuc  en  pareilles  rencontres:  il 
prit  un  peu  plus  de  cliam|),  voyant  (pie  son  ad- 
versaire faisait  de  même;  puis,  sans  (praucime 
trompette  en  donnât  le  signal,  ils  l'ondirenl 
tout  à  coup  l'un  sur  l'autre.  Le  chevalier  de  la 
Blanche-Lune  montait  un  coursier  j)lus  vif  et 
plus  vigoureux  que  Bossinaiite,  si  bieiwpi'arrivé 
aux  deux  tiere  de  la  carrière,  il  heurta  don  Qiii- 
cliiitte  avec  tant  de  force,  sans  se  servir  de  la 
lance,  dont  il  leva  la  pointe  à  dessein,  ipi'il  lit 

I   rouler  homme  et  monture  sur  le  sable.  Aussilijl, 
se  préci|titant   vers  le  i;hcvaliei',  et  lui  mettant 

!   le  fer  de  sa  lance  à  la  gorge  :  Vous  êtes  v.iincu, 
seigneur    ehcvaliei,    lui    dil-ll.    et    vous    êtes 

i    iiKU'l  si  vous  ne  confessez  les  conililioiis  de  notre 
c(Hiiliat. 

I        l'Ioiiidi  et    lirisé  de  sa  chute,  don  tjiiieholle 

I    ré|Hm(lil  dune  voix  creuse  et  dolente  iiniimc  si 
elle  Ilit  sortie  (hl  liiiiilirail   :   hidciiK'e  du  Tiiboso 

I   est  la  plii>  belle  personne  du  monde,  et  moi  le 

'    |dns  malheureux  des  chevaliers;  mais  il  ne  faut 


IIE    I,A    MANCIIK. 


[i«7i 


pas  ipio  mon  inalliciir  (lômontp  iiiip  vorilc'  si 
iiijiiiil'i'sti'.  Piiiissi'  la  Iniico,  clu'valior,  cl  in'iMi' 
la  \ir,  |iiii'-i|in'  ili'j;'i  (il  m'as  l'ili''  riioiiiit'iii'. 

Nim.  lum,  n''|)li(|iia  le  tliovalicr  Je  la  liianc'ic- 
l.ime,  vive,  vive  dans  loiil  son  éilat  la  lépnta- 
linn  (le  licanléile  niailame  Dulcinée  du  Tohoso 
,1c  ii'c\ii;e  (|u'iine  chose,  ces!  qm-  le  f,'ran(l  don 
(hiicliiillc  se  retire  pendaiil  Imile  une  aimée 
dans  son  village,  ainsi  i|iic  luuis  en  --oniiiics 
couveinis  avant  d'en  venir  aux  iiiains. 

Le  vice-roi,  don  Antonio  et  ceux  i|iii  étaient 
présents  enteiulirent  ces  jiaroles,  i-l  la  réponse 
l'aile  par  nnirc  héros,  cpie  ponivn  ipToii  ne  lui 
demandât  rien  de  C(nitraire  à  la  gloire  de  Uiil- 
cinée,  il  accomplirait  tout  le  reste  en  vérilahle 
ilievalier.  De  quoi  le  vainqueur  déclara  sccon- 
lenler,  puis  tournant  hride  et  saluant  les  spec- 
laleiirs,  il  se  dirigea  au  petit  galop  vers  la  ville. 
Le  vice-roi  donna  ordre  à  Antonio  de  le  suivre 
et  de  s'informer  qui  il  était. 

On  releva  don  (luichotle,  et  on  lui  découvrit 
le  visage  (|u'on  trouva  pâle,  inanimé,  inondé 
d  nue  sueur  Iroide.  Rossiiianle  était  dans  un  tel 
l'Ial  ipi'il  lui  iiiipos-iildc  de  le  remettre  sur  ses 
jaiiihcs.  Sancho,  triste  et  accablé,  ne  savait  (pie 
dire  ni  que  faire;  tout  cela  lui  paraissait  un 
songe,  un  véritable  enchantement.  Il  voyait  son 
seigneur  vaincu,  rendu  à  ineni.  et  obligé  de  ne 
p(Hler  les  armes  d  un  an  entier,  en  même  temps 
(jue  la  gloire  de  ses  exploits  était  à  jamais  ense- 
velie. De  son  (■(■(lé  à  lui,  toutes  ses  espérances 
s'en  allaient  en  fumée;  enfin,  il  craignait  que 
Hossinanle  ne  restât  estropié  pour  le  reste  de 
ses  jours,  et  son  maître  disln(|ué,  siinui  pis  en- 
core. 

Finalement,  avec  une  ciiaise  à  poileur,  (jne 
le  \icc-roi  lit  venir,  on  ramena  noire  héros  à  la 
ville,  et  lui-même  regagna  son  ])alais,  Irès-iiii- 
patieut  de  savoir  (pii  était  le  chevalier  de  la 
Blanche-Lune. 


rinpiTiiK  Lxv 

ou    C'ON    FAIT    CONNAITRE  QUI    CTAIT    LE    CHEVALIER 

DE    iA    BLANCHC-LUNE, 

ET   OU    L'ON    RACONTE    LA    DELIVRANCE    OE    DON  GRCOORIO« 

AINSI   QUE    D'AUTRES    EVENEMENTS. 

l'un  Antonio  Moii'iio  suivit  le  chevalier  de  la 
lilaiiciic-l.nne,  cpiiiMc  l'niile  d  Cnfaufs  escorlé- 
l'ciil  jii<(|ii'.'i  la  poi'le  d  une  liolellcrie  -iliii'e  au 
cciilie  delà  \ille.  Ainsi  mis  sur  m's  liacc<,  il  v 
entra  presque  anssih'il  (|ue  lui,  et  h'  lioiivadaiis 
une  salle  basse  en  Irain  de  se  faire  (h'saiiiicr 
par  son  éciivcr.  Don  Anlonio  le  salua  >ans  dire 
mot,  attendant  l'occasion  d'ouvrir  l'eiilretien; 
mais  le  chevalier,  voyant  (pi'il  ne  se  disposait 
pas  à  se  retirer,  lui  dit  :  Seigneur,  je  vois  ce 
(pii  vous  an)ène,  vous  voulez  savoir  qui  je  suis; 
et  comme  je  n'ai  nulle  laison  de  le  cacher, je 
vais  vous  satisfaire  pemlanl  (pie  mon  écuver 
achèvera  de  m'iiler  mon  armure.  Je  m'appelle 
le  bachelier  Samson  (larrasco,  et  j'habite  le 
même  village  que  don  Quichotte  de  la  Manche. 
La  folie  de  ce  pauvre  hidalgo,  qui  fiit  compas- 
sion à  tons  ceux  (jui  le  ('(umaissent,  m'a  ému  de 
pitié  encore  plus  que  tout  autre.  Persuadé  que 
sa  guérison  dépend  de  son  repos,  je  me  suis  mis 
en  tète  de  le  r.nnener  dans  sa  maison.  Il  v  a  en- 
vir(Ui  trois  mois,  j'endossai  le  harnais  dans  ce 
dessein,  et,  sous  le  n(uii  de  chevalier  des  Mi- 
roirs, je  me  mis  à  la  recherche  de  don  (Jui- 
chotte,  aliii  de  le  condiatire  et  de  le  vaincre, 
sans  toutefois  le  blesser,  ayant  mis  pn'alable- 
ment  dans  les  coniiiti(ms  du  combat  ipie  le 
vaincu  resterait  à  la  merci  du  vaiiupu'ur.  Mou 
inlcution  élail  de  lui  imposer  de  ne  pas  sortir 
de  sa  maison  d'un  an  entier,  persuadé  (pie  pen- 
danl  ce  leniiis  on  parviendrait  à  le  guérir.  Mais 
la  forliiiie  en  ordonna  anlrement:  ce  fut  lui 
ipii  iiii>  lit  ni(leiiieiit  vider  les  ar(;mis.  Don  (Jiii- 
cliotte  continua  sa  route,  et  je  m'en  retournai 
brisé  de  ma  chute,  (pii  avait  été  fort  dange- 
reuse. Cependant  je  n'avais  pas  renoncé  à  mon 
entreprise,  ainsi  que  vous  venez  de  le  voir,  et 
cette  fois,  c'ol  moi   ipii  suis  vaim|Ueur.  Voilà, 


)H 


DON    QUICHOTTE 


seigneur,  saiis  aucune  réticence,  ce  (|ne  vous 
désiriez  savoir.  Je  ne  demande  à  Votre  (Iràce 
qu'une  seule  cliose,  c'est  (jne  don  (juicliotic 
n'ait  jamais  connaissance  de  ce  (|ue  je  viens  de 
vous  dire,  afin  ^\\\v  nies  bonnes  intentions  ne 
soient  jias  perdues,  et  (]ue  le  pauvre  lionnn(\ 
arrive  à  recouvrer  l'esprit,  qu'il  a  d'ailleurs  ex- 
cellent lorsqu'il  n'est  point  troublé  par  les  rê- 
veries de  son  extravagante  chevalerie. 

Ah!  seigneur,  repartit  don  .\nlonio,  que 
Dieu  vous  pardonne  le  tort  que  vous  laites  au 
monde  entier  en  le  privant  du  plus  agréable  l'on 
qu'il  possède.  Tout  le  profit  qu'on  |)eut  tirer 
du  bon  sens  de  don  (juichotte  compensera-t-il 
jamais  le  plaisir  que  nous  procurent  ses  folies? 
Mais  je  crains  que  votre  peine  soit  inutile,  car 
il  est  pres(|ne  inij)Ossible  de  rendre  la  raison  à 
un  lionune  qui  l'a  si  complètement  perdue. 
Ouant  à  moi,  si  ce  n'élait  pécher  contre  la  cha- 
rité, je  demanderais  que  don  Quichotte  ne  gué- 
rît point,  puis(pic  par  là  nous  serons  privés  non- 
seulement  de  ses  aimables  extravagances,  mais 
encore  de  celles  de  son  écuyer  Sancho,  dont  la 
moindre  est  capable  de  dérider  la  mélancolie 
même.  Je  me  tairai  toutefois,  afin  de  voir,  ce 
dont  je  doute,  si  vos  soins  aboutiront  à  (|uclque 
chose. 

Seigneur,  repartit  Carrasco,  l'affaire  est  en 
bon  train,  etj'espère  un  heureux  succès. 

Après  quelques  coin|)limeuts  échangés  de 
part  et  d'autre,  don  Antonio  quitta  le  chevalier 
de  la  lilanclie-Lune,  qui,  ayant  fait  lier  ses 
aimes,  les  plaça  sur  un  mulet,  et,  monte  sur 
son  cheval  de  bataille,  prit  le  chemin  de  son  \il- 
lage.  De  son  côté,  don  Antonio  alla  rendri' 
compte  de  sa  mission  au  vice-roi,  tjui  ne  put 
s'empêcher  de  partager  ses  regrets,  prévoyant 
bien  (jue  la  réclusion  de  notre  héros  allait  priver 
le  monde  de  ses  nouvelles  folies. 

Don  Quichotte  resta  six  jours  au  lit,  sombre, 
rêveur,  et  beaucoup  plus  aflligé  de  sa  défaite 
que  du  mal  qu'il  ressentait.  Sancho  ne  le  (piit- 
tait  pis  d'un    instant,  et  s'efforçait  de  le   cnu- 


soler  :  Allons,  mon  bon  maître,  lui  disait-il, 
relevez  la  létc,  et  tâchez  de  reprendre  votre 
gaieté  :  mieux  vaut  se  réjouir  (jue  s'allli- 
ger;  n'êles-vous  pas  assez  heureux  de  ne  point 
vous  être  brisé  les  cotes  en  lombani  si  lourde- 
ment; ignorez-vous  que  là  où  se  donnent  les 
coujjs  ils  se  reçoivent,  et  qu'il  n'y  a  pas  tou- 
jours du  lard  où  se  trouvent  des  crochets  pour 
le  pendii;'?  Moquez-vous  du  médecin,  puisque 
vous  n'avez  pas  besoin  de  lui  pour  guérir;  re- 
tournons chez  nous,  sans  chercher  désormais 
les  aventures  à  travers  des  pays  cpii  luius  sont 
inconnus.  Après  tout,  si  vous  êtes  le  plus  mal- 
traité, c'est  moi  qui  suis  le  plus  perdant.  Quoi- 
que j'aie  laissé  avec  le  gouvernement  l'envie 
d'être  gouverneur,  je  n'ai  pas  renoncé  à  de- 
venir comte;  cependant  il  faudia  bien  que  je 
m'en  passe,  si, vous  n'arrivez  pas  à  devenir  roi, 
comme  cela  est  probable,  en  quittant  vos  clicva_ 
leries,  et  alors  toutes  mes  espérances  s'en  iront 
en  fumée. 

Mon  ami,  répondit  don  Quichotte,  il  n'y  a  rien 
de  désespéré.  Ma  retraite  ne  doit  durer  (jn'une 
année  ;  aubout  de  ce  temps  jereprendrai  l'exer- 
cice des  armes,  et  alors  je  ne  manquerai  pas 
de  royaumes  à  conquérir,  ni  de  comtés  à  le 
donner. 

Dieu  le  veuille,  répliqua  Sancho  :  bonne  es- 
pérance vaut  toujours  mieux  (jue  mauvaise  pos- 
session. 

Comme  ils  en  étaient  là,  don  Antonio  entra 
avec  toutes  les  mar(|ues  d'une  grande  allégrese  : 
Bonne  nouvelle,  dit-il,  seigneur  don  Quichotte, 
bonne  nouvelle!  don  (îasparct  le  renégat  sont  au 
palais  du  vice-roi,  et  ils  vont  venir  ici  dans  nu 
instant. 

Le  visage  de  don  Quichotte  parut  se  dérider 
un  peu. 

lui  vérité,  seigneur,  reprit-il,  j'aurais  pré- 
féré (pie  le  contraire  arrivât,  afin  de  passer  moi- 
même  en  lîarbarie  et  d'avoir  le  plaisir  de  déli- 
vrer, avec  don  Gaspar,  tous  les  chrétiens  es- 
claves lie  ces  infidèles.  Mais,  hélas  I  ajoula-l-il 


DK    l,A    MANCIIK. 


585 


Paris,  S.  Bacon  et  C*,  imp. 


ri   >    s 


Paris,  Jouvet  et  C,  tdit. 


Vous  t'ie.  vuiiicti,  soigneur  rhevulior,  lui  tJil-il  (paye  58^2). 


en  soupirant  :  ne  suis-je  pas  ce  vaincu,  ce  dc- 
sari;iinm'',  (lui  tl'une  année  cnlirre  n'a  le  droit 
de  porter  les  armes'.'  De  quoi  puis-je  nie  vanter, 
moi  qui  suis  plus  propre  à  filer  une  quenouille 
(ju'à  manier  une  épée. 

Laissons  tout  cela,  seigneur,  répliqua  San- 
clio  ;  vous  me  faites  mourir  avec  tous  vos  dis- 
cours :  voulez-vous  ilonc  vous  enterrer  tout 
vivant?  vive  la  poule,  même  avec  sa  pépie  :  on 
ne  peut  pas  toujours  vaincre  ;  il  faut  que  iliacun 
ait  son  tour!  Ainsi  va  le  monde.  Tenez,  il  n'y  a 
rien  de  sur  avec  toutes  ees  batailles;  mais  celui 
(jui  londie  aujourd'hui  peut  se  relever  demain, 
à  moins  qu'il  n'aime  mieux  garder  le  lit  :  je 
veux  dire  s'il  laisse  abattre  son  courage  à  ce 
point  qu'il  ne  lui  en  reste  plus  pour  de  nou- 
veaux combats.  Levez-vous,  mon  cher  maître, 
et  allons  recevoir  don  Gaspar  :  au  bruit  ipie 
j'entends,  il  faut  qu'il  soit  déjà  dans  la  maison. 


En  effet,  don  Gaspar,  après  avoir  salué^  le 
vice-roi,  s'était  rendu  avec  le  renégat  chez  don 
Antonio,  impatient  de  revoir  Aima  Félix,  et  sans 
prendre  le  temps  de  quitter  l'habit  d'esclave 
qu'il  avilit  en  parlant  d'Alger;  ce  ijiii  u'enipé- 
chait  pas  iju'il  n'attirât  les  yeux  de  tout  le 
monde  par  sa  bonne  mine,  car  il  était  d'une 
ijcaulé  surprenante,  et  pouvait  avoir  dix-sept  à 
dix-huit  ans.  Ricote  et  Anna  Féliv  allèrent  le 
recevoir,  le  père  avec  des  larmes  de  joie  el  la  lille 
avec  uiu'  |iuilour  iharmiuilc.  Li's  tleux  amants 
ne  s'endirassèrcnl  jioinl,  car  lifaucoup  d'amour 
el  peu  de  hardiesse  vont  de  compagnie,  et  leurs 
yeux  furent  les  seuls  interprètes  de  leurs  chastes 
pensées.  Le  renégat  raconta  de  quelle  manière 
il  avait  délivré  don  Gaspar;  celui-ci  raconta 
aussi  les  périls  (pi'il  avait  courus  parmi  les 
fenuTies  (pii  le  gardaient,  montrant  dans  son  ré- 
cit une  discrétion  si  charmante  et  si  fort  aii- 

7t 


à86 


DON   QUICHOTTE 


dessus  de  son  âge,  qu'on  ne  lui  trouva  pas 
moins  d'esprit  que  de  grâce.  Ricote  récom- 
pensa généreusement  le  renégat  et  ses  rameurs. 
I,e  renégat  rentra  dans  le  giron  de  Thlglise,  et 
de  membre  gangrené,  il  redevint  sain  et  pur 
par  la  pénilence. 

Deux  jours  après,  le  vice-roi  cl  don  Antonio 
s'occupèrent  des  moyens  d'empêcher  qu'on 
n'inquiétât  Ricote  et  Anna  Félix,  qu'ils  dési- 
raient voir  rester  en  Espagne,  |a  fille  étant  si 
véritablement  chrétienne  et  le  père  si  bien  in- 
tentionné. Don  Antonio  s'offrit  pour  aller  solli- 
citer à  la  cour,  où  d'autres  affaires  l'appelaient, 
disant  qu'à  force  de  présents  et  avec  le  secours  de 
ses  amis,  il  espérait  y  réussir.  Mais  Ricote  ré- 
pondit qu'il  ne  fallait  rien  espérer,  parce  que  le 
comte  de  Salazar,  chargé  par  le  roi  d'achever 
l'expulsion  des  Mores,  était,  quoique  compa- 
tissant, un  homme  auprès  de  qui  prières  et 
présents  étaient  inutiles,  de  sorte  que,  malgré 
toutes  leurs  ruses,  il  en  avait  déjà  purgé  l'Es- 
pagne entière. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  répliqua  don  Antonio 
quand  je  serai  sur  les  lieux,  je  n'épaguerai  ni 
soin  ni  peine,  et  il  en  arrivera  ce  qu'il  plaira 
à  Dieu.  Don  Gaspar  viendra  avec  moi  jtour  con- 
soler ses  parents  qui  sont  inquiets  de  son  ab- 
sence, et  Anna  Félix  restera  ici  aupiès  de  ma 
femme,  ou  se  retirera  dans  un  couvent.  Quant 
à  Ricote,  je  suis  assuré  que  monseigneur  le 
vice-roi  ne  lui  refusera  ])as  sa  protection,  jus- 
qu'au résultat  de  mes  démarches. 

Le  vice-roi  ap|)rouva  tout.  Don  Gaspar  refusa 
d'abord  de  s'éloigner  d'Anna  Félix  ;  mais  comme 
il  désirait  beaucoup  revoir  ses  parents,  et  (ju'il 
était  certain  de  retrouver  sa  maîtresse,  il  finit 
par  consentir  à  l'arrangement  proposé.  Le 
jour  du  départ  arriva,  et  de  la  part  des  deux 
amants,  il  y  eut  bien  des  larmes  et  bien  des 
sou|)irs. 

Enfin,  il  fallut  se  séparer;  Ricote  ol!nt  a  don 
Gaspar  mille  écus,  que  le  jeune  boinnu^  refusa 
malgré  toutes  ses  instances  ,  se  bornant  à  ac- 


cepter de  don   Antonio  l'argent   dont   il    crut 
avoir  besoin. 

Deux  joiy-s  après,  don  Quichotte  se  sentant 
\ui  peu  rétabli,  se  mit  aussi  en  chemin,  sans 
cuirasse  et  sans  armes,  vêtu  d'un  simj)le  habit 
de  voyage,  et  suivi  de  Sancho  à  pied,  qui  con- 
duisait le  grisou  chargé  de  la  i)anoplie  de  sou 
maître. 


CHAPITRE  LXVl 

Qui    TRftlTE    DE    CE  QUE    UERflA  CELUI  QUI    VOUDRA    LE    LIRE 

Au  sortir  de  Barcelone,  don  Quichotte  voulut 
revoir  le  lieu  oîi  il  avait  été  vaincu  ;  C'est  ici 
que  fut  Troie',  dit-il  tristement;  c'est  ici  (|ue 
ma  mauvaise  étoile,  et  non  ma  lâcheté,  m'a  en- 
levé toute  gloire  ;  c'est  ici  (jue  la  fortune  m'a 
fait  sentir  son  inconstance,  éprouver  ses  ca- 
prices; ici  se  sont  obscurcies  nies  prouesses; 
ici  tomba  ma  renommée  pour  ue  plus  se  relever. 

Seigneur,  lui  dit  Sancho,  il  est  d'un  cœur  gé- 
néreux d'avoir  autant  de  résignation  dans  le 
malheur  que  de  ressentir  de  joie  dans  la  pros- 
périté. Voyez ,  moi ,  j'étais  assurément  fort 
jovcux  d'être  gouverneur;  eh  bien,  maintenant 
que  je  suis  à  pied,  suis-je  plus  triste  pour  cela'.' 
J'ai  entendu  dire  que  cette  femelle  qu'on  ap- 
pelle la  Fortune  est  une  créature  fantasque,  tou- 
jours ivre,  et  aveugle  par-dessus  le  marché, 
aussi  ne  voit-elle  point  ce  qu'elle  fait,  et  ne  sait- 
elle  ni  (|ui  elle  abat,  ni  (pii  elle  élève. 

Tues  bien  philosophe,  Saiulio,  repartit  don 
Quichotte,  et  tu  paries  comme  un  docteur  :  je 
ne  sais  vraiment  où  tu  as  aiquis  tout  cela.  Mais 
ce  (pie  je  puis  te  dire,  c'est  ([u'il  n'y  a  point  de 
fortune  en  ce  monde,  et  que  toutes  les  cho.ses 
(pii  s'y  passent,  soit  en  bien,  soit  en  mal,  n'ar- 
rivent jamais  ]iar  liasaid,  mais  sont  l'effet  d'une 
providence  particulière  du  ciel.  De  là  vient 
qu'on  a  coutume  de  dire  ipie  chacun  est  l'arti- 
san   de   sa    fortune.   .Mm,    je    l'avais  été  de  la 

'  r.:iin|.iis  ulii  Truj.i  fuit...  (llciiiiniscuiicc  ili;  Virgile. 


DE    LA    MANCHE. 


r.R7 


mieiiiip,  et  c'est  |iarco(|iic  jo  n'y  ai  pas  travaillé 
avec  assez  lie  pnnloiice  <|ue  je  me  vois  châtié  de 
ma  présomption.  J'aurais  dil  penser  ([ue  la  dé- 
bilité de  Rossinante  le  rendait  incapahle  de 
soutenir  le  choc  du  puissant  coursier  du  cheva- 
lier de  la  Blanche-Lune;  cependantj'acceplai  le 
combat,  et  quoiiiue  j'aie  fait  de  nlon  inietix, 
j'eus  la  honte  de  me  voir  renversé  dans  la  pous- 
sière. Mais  si  j'ai  perdit  l'iionlieur,  je  dois  aVoir 
le  couraf^e  d'accomplir  ma  promesse.  Quaiul 
j'étais  chevalier  errant,  hardi,  valeureux,  mon 
bras  et  mes  d'uvres  étriient  celles  d'un  homme 
de  cœur;  aujourd'hui,  descendu  à  la  condition 
d'écuyer  démonté,  mon  fenlièfc  soumission  cl 
ma  loyauté  feront  voir  ijuc  je  suis  homme  de 
parole.  Allons  l'aire  chez  nous  notre  année  de 
noviciat,  ami  Sancho,  et  dans  cette  réclusion 
Forcée  ,  nous  puiserons  une  nouvelle  vigueur 
pour  reprendre  avec  plus  d'éclat  l'exercice  des 
armes. 

Seigneur,  répondit  Sancho,  ce  li'est  point 
chose  si  agréable  de  cheminer  à  pied,  qu'tdle 
donne  euvic  de  faire  de  longues  étapes,  et  lors- 
que je  serai  sur  le  dos  du  grisôn,  rions  mairche- 
rons  aUssi  vite  que  vous  voudrez.  Mais  tant  ijuc 
mes  jambes  devront  me  porter,  ne  nie  pressrz 
pas,  s'il  vous  plaît. 

Tu  as  raison,  Sancho,  reprit  don  Ouichotte, 
attachons  ici  mes  armes  en  trophée,  puis  au- 
dessous  et  à  l'entour  nous  graverons  sur  l'é- 
corce  des  arbres  ce  qu'il  y  avait  au  bas  du  tro- 
phée des  armes  de  Roland  : 

Une  nul  lie  les  louclur  ne  soil  si  téniéniire. 
S'il  ne  veut  de  lloland  affronter  la  colère. 

A  merveille,  seigneur,  répondit  Sancho  ;  et 
n'était  le  besoin  que  nous  pourrions  avoir  de 
Rossinante,  je  serais  d'avis  qu'on  le  pendit  éga- 
lement. 

Non,  repartit  don  Quichotte,  il  ne  faut  pendre 
ni  lés  armes,  ni  Rossinante,  aliu  qu'on  ne 
|iuisse  pas  dire  :  A  bon  ser\iltMir  iiiaiivai>c  ré- 
compense. 


Sans  doute  aussi,  répliqua  Sacnho,  :"i  cause 
du  proverbe  qui  dit  (ju'il  ne  faut  pas  faire  t-e- 
londjcr  sur  le  bât  la  faute  de  VHtwc.  Kh  bien, 
puis(|ue  c'est  ii  Votre  firftce  qlic  rëVidllt  le  toH 
de  cette  dventiire  ,  cliAticz-voUs  vous-même  , 
et  rie  Vous  bn  prenez  jioiiit  à  vos  armes  qlli  sont 
déjà  toutes  brisées,  ni  ali  malheiircux  Hossl- 
nante,  qui  n'en  peut  mais,  et  encore  moins  à 
mes  pauvres  pieds,  en  les  faisant  cheminer  plus 
(|iu'  de  raison. 

Cette  journée  et  trois  autres  encore  se  passè- 
rent en  semblables  discours,  sans  que  rien  vînt 
entraver  leur  voyage.  Le  cinquième  jour,  à  l'en- 
trée d'une  bourgade,  ils  tuouvèrcnt  tous  les  ha- 
bitants sur  la  place,  assemblés  poilr  se  divertir, 
car  c'était  la  fêle  du  pays.  Comme  don  Quicholte 
s'approchait  d'eux,  un  laboureur  éleva  la  voix  et 
(lit  :  lion  !  voilà  justement  noire  affaire  :  ces  sei- 
gneurs qui  ne  connaissent  point  les  parieurs  ju- 
geront notre  différend. 

Très-volontiers,  mes  amis,  répondit  notre 
héros,  pourvu  que  je  parvienne  à  bien  com- 
prendre. 

Mon  bori  seigneur,  voici  le  cas,  repartit  le  la- 
boureur :  un  habitant  de  ce  village,  si  gros 
(pi'il  pèse  près  de  deux  cent  quatre-vingts  li- 
vres, a  déhé  à  la  course  un  de  ses  voisins,  qui 
ne  pèse  pas  la  moitié  autant  (lue  lui,  et  ils  doi- 
vent courir  cent  pas,  à  condition  i|u'ils  porte- 
ront chacun  le  même  poids.  Quand  on  demande 
à  l'auteur  du  défi  comment  il  veut  qu'on  s'y 
pienne,  il  répond  que  son  adversaire  doit  se 
charger  de  cent  cinquante  livres  de  fer,  et  (pie 
par  ce  moyen  ils  pèseront  autant  l'un  ipie 
l'autre. 

Vous  n'y  êtes  pas,  dit  Sancho  devançant  la 
réponse  de  son  maître,  et  c'est  à  moi,  qui  viens 
tout  fraîchement  d'ctre  gouverneur,  comme 
chacun  sait,  à  juger  celte  affaire. 

,liii:c,  ami  Sancho,  reprit  don  Quichotte; 
aussi  bien  ne  suis-je  pas  en  état  de  distinguer 
le  blanc  du  noir,  tant  mon  jugement  est  troublé 
et  obscurci. 


588 


DON    QUICHOTTE 


Eh  bien,  frères,  continua  Sancho,  je  vous  dis 
donc,  avec  la  permission  de  mon  maître,  que  ce 
que  demande  le  défieur  n'est  pas  juste.  C'est 
toujours  au  défié  à  choisir  les  armes;  ici  c'est 
le  défieur  qui  les  clioisit,  et  il  en  donne  à  son 
adversaire  de  si  embarrassantes,  que  celui-ci 
non-seulement  ne  saurait  remporter  la  victoire, 
mais  même  se  remuer.  Or,  s'il  est  trop  gros, 
qu'il  se  coupe  cent  cinquante  livres  de  chair 
par-ci  par-là,  à  son  choix  :  de  celte  manière  les 
parties  devenant  égales,  personne  n'aura  lieu  de 
se  plaindre. 

Par  ma  foi,  reprit  un  paysan,  ce  seigneur  a 
parlé  comme  un  bienheureux  et  jugé  comme  un 
chanoine  :  mais  le  gros  ne  voudra  jamais  s'ôter 
une  once  de  chair,  à  plus  forte  raison  cent  cin- 
quante livres. 

Le  mieux  est  qu'ils  ne  courent  point ,  dit  un 
autre,  afin  que  le  maigre  n'ait  point  à  crever 
sous  le  faix,  ni  le  gros  à  se  déchiqueter  le  corps. 
Convertissons  en  vin  la  moitié  de  la  gageure,,et 
emmenons  ces  seigneurs  à  la  taverne  :  s'il  en 
arrive  mal,  je  le  prends  sur  moi. 

Je  vous  suis  fort  obligé,  seigneurs,  répondit 
don  Quichotte  ;  mais  je  ne  puis  m'arrêter  un 
seul  instant.  De  sombres  pensées  et  de  tristes 
pressentiments  me  forcent  d'être  impoli  et  me 
font  cheminer  plus  vite  que  je  ne  voudrais. 

En  parlant  ainsi,  il  piqua  llossinanle  et  passa 
outre,  laissant  les  villageois  non  moins  étonnés 
de  son  étrange  figure  que  de  la  sagacité  de  son 
écuyer. 

Lorsqu'il  les  vil  s'éloigner,  un  des  laboureurs 
dit  aux  autres  :  Si  le  valet  a  tant  d'esprit,  que 
doit  être  le  maître!  S'ils  vont  étudier  à  Sala- 
manque,  je  gage  qu'ils  deviendront  en  un  tour 
demain  alcades  de  cour;  car  il  n'est  rien  connue 
d'étudier  et  d'avoir  un  peu  de  chance,  pour,  au 
moment  où  l'on  y  songe  le  moins,  se  voir 
verge  à  la  main  ou  mitre  sur  la  tète. 

Celte  nuit-là,  le  maître  et  le  valet  la  passèrent 
à  la  belle  étoile  au  milieu  des  champs.  Le  nia- 
hn,  comme  ils  |)onrsnivaieMl  \o\\r  nnilc,  ils  vi- 


rent venir  à  eux  un  messager  à  pied  qui  avait 
un  bissac  sur  l'épaule,  et  une  espèce  de  bâton 
ferré  à  la  main.  Cet  homme  (loui)la  le  pas  en 
approchant  de  don  Quicholte,  et  lui  embrassant 
la  cuisse  :  Seigneur,  lui  dit-il,  (pic  monseigneur 
le  duc  aura  de  joie  quand  il  apprendra  que  vous 
retournez  au  château  !  Il  y  est  encore  avec  ma- 
dame la  duchesse. 

Mon  ami ,  je  ne  sais  qui  vous  êtes  ;  veuillez 
me  le  dire,  reprit  notre  chevalier. 

Moi,  seigneur,  répondit  l'iiomme,  je  suis  ce 
Tosilos,  laquais  de  monseigneur  le  duc,  qui  re- 
fusa de  se  mesurer  avec  Votre  Grâce,  au  sujet  de 
la  lille  de  la  senora  Rodriguez. 

Sainte  Vierge!  s'écria  don  Quichotte,  quoi, 
c'est  vous  que  les  enchanteurs,  mes  ennemis, 
ont  transformé  en  laquais,  pour  m'ôter  la  gloire 
de  ce  combat  ! 

Je  vous  demande  pardon,  répliqua  Tosilos,  il 
n'y  eut  ni  transformation  ni  enchantement:  j'é 
tais  laquais  quand  j'entrai  dans  la  lice,  et  la- 
(juais  quand  j'en  sortis.  Comme  la  fille  me  sem- 
blait jolie,  j'ai  préféré  l'épouser  plutôt  que  de 
combattre.  Mais  il  y  eut  bien  à  déchanter  après 
votre  départ  :  monseigneur  le  duc  m'a  fait  don- 
ner cent  coups  de  bâton,  pour  n'avoir  pas  exé- 
cuté ses  ordres;  la  pauvre  lille  a  été  mise  en 
religion,  et  la  senora  Rodriguezs'en  est  retour- 
née en  Caslille.  l'our  rinstant,  je  vais  à  Barce- 
lone porter  un  paquet  de  lettres  à  monscigncin- 
le  vice-roi,  de  la  part  de  mon  maître.  J'ai  ici 
une  gourde  pleine  de  vieux  vin,  ajouta-til  ;  Vo- 
tre Seigneurie  veut-elle  boire  un  coup'.'  (|uoi(|ue 
chaud,  quelques  bribes  d'un  fromage  que  j'ai 
encore  là  vous  le  feront  trouver  bon. 

Je  vous  prends  au  mot,  dit  Sancho,  car, 
moi,  je  ne  fais  point  de  façon  avec  mes  amis. 
Que  Tosilos  mette  la  nappe,  et  nous  verrons 
si  les  onchanlours  m'enqièchcnt  de  lever  le 
coude. 

Kii  vérité,  Sancho,  iè|iiMiilit  ilmi  Oiiiciiotte, 
tu  (S  hiciile  plus  grand  glouton  et  le  plus  igno- 
i.iiil   personnage    qui  soit  dans  b'  m<inde.  Ne 


1>K  i,.\  M  A  .N<:ii  i;. 


î.«'.i 


U  i  lonilia  ma  renonmitr  imni-  ni'  jilus  se  icli'ver  (pape  flSO). 


voif-lii  pas  (|iiccc  courrier  est  enc!iant('',  ot  (pio 
ce  n'est  là  (|u'mi  faux  Tosilos.  Reste  avec  lui  ; 
farcis-toi  la  pause,  je  m'en  irai  au  petit  pas  eu 
t'attendant. 

Tosilos  sourit  en  regardant  partir  le  chevalier, 
et  ayant  tiré  de  son  bissac  la  gourde  et  le  fro- 
mage, il  s'assit  sur  l'herbe  avec  Sancho.  Tous 
deux  y  restèrent  jusqu'à  ce  que  la  gourde  fût 
entièrement  vide;  l'histoire  dit  même  qu'ils  fi- 
nirent par  lécher  le  paquet  de  lettres,  seule- 
ment parce  qu'il  sentait  le  fromage. 

Ton  maître  doit  être  un  grand  l'on!  dit  Tosi- 
los à  Sancho. 

Comment!  il  doit.'  répondit  Sancho  :  |)ar- 
bleu!  il  ne  doit  rien,  il  n'y  a  point  d'homme 
qui  paye  mieux  ses  dettes,  surtout  quand  c'est 
en  monnaie  de  folies.  Je  m'en  aperçois  bien, 
cl  je  le  lu  i  ai  souvent  dit  à  lui-même  ;  mais  qu'y 
faire?  maintenant  qu'il  est  fou  à  lier,  depuis  le 


jour  où  il  a  été  vaincu   par  le  chevalier   de  l;i 
lilanche-Lune! 

Tosilos  le  pria  de  hii  conter  cette  aventure  ; 
Sancho  répondit  qu'il  lui  donnerait  contente- 
ment à  la  première  rencontre  et  qu'il  ne  vou- 
lait pas  faire  attendre  son  maître  plus  long- 
temps. Il  se  leva,  secoua  son  |)ourpoinl  et  les 
miettes  qui  étaient  tondjées  sur  sa  barbe;  puis 
ayant  souhaité  un  bon  voyage  à  Tosilos,  il 
poussa  le  grisou  devant  hii  cl  rejoignit  don 
Quichotte,  qui  l'allendail  à  l'ondire ,  f.ous  un 
arbre. 


CllAriTRK  LXYII 

DE    La    RESOLUTION   QUE    PBIT    DON    OUICMOTTE  DE  SE   FAinc    BEBOEB 

TOUT    LE    TEMPS 

QU'IL    ET«IT    OBLIGE    DE    NE    POINT    POBTEB    LES    »BMES 

Si  don  Quichotte,  avant  sa  rencontre  avec  le 
chevalier    de   la    r.lanche-Lune,    avait    élé    en 


àflo 


DON    QUICHOTTE 


proie  à  de  Irislcs  pensées,  c'était  bien  pis  de- 
puis sa  déi'aite. 

Il  attendait,  comme  je  l'ai  dit,  couché  à 
l'ondjre  d'un  arbre,  et  là  mille  pénibles  souve- 
nirs, comme  autant  de  moustiques,  venaient 
l'assaillir  et  le  harceler  :  les  uns  avaient  trait 
au  désenchantement  de  Dulcinée,  les  autres  au 
genre  de  vie  qu'il  allait  mener  pendant  son  re- 
pos forcé. 

Sancho  s'élant  mis  à  lui  vanler  la  générosité 
du  laquais  Tosilos  : 

Est-il  possible,  lui  dil-il,  que  tu  croies  en- 
core que  ce  soit  l;'i  un  véritable  laquais?  Tu  as 
donc  oublié  la  malice  de  mes  ennemis  les  en- 
chanteurs? Dulcinée  transformée  en  paysanne, 
et  le  chevaliei-  des  Miroirs  devenu  le  bachelier 
Carrasco?  Mais,  dis-moi,  as-tu  demandé  à  ce 
prétendu  Tosilos  des  nouvelles  d'Altisidore? 
A-t-ëlle  pleuré  mon  ajjserice,  ou  a-t-elle 
banni  loin  d'elle  les  amout-euses  pensées  qui 
la  touniienlaienl  avec  tant  de  violence  moi 
présent? 

Par  ma  foi,  seigneur,  répondit  Sancho,  je  no 
songeais  guère  à  ces  niaiseries  :  mais,  pourquoi, 
je  vous  prie,  vous  occuper  des  pensées  d'autrui. 
et  surtout  des  pensées  amoureuses? 

Mon  ami,  dit  don  (Juicliotte,  il  y  a  line  grahde 
différence  entre  la  conduite  qu'inspire  l'artiour, 
et  celle  qui  est  dictée  par  la  reconnaissance  :  un 
chevalier  peut  se  montre!"  froid  et  insensible, 
UKiis  il  ne  doit  jamais  être  ingi;it.  Altisidore 
m'aimait  sans  doute,  |)nis(|u'elle  m':i  donné  les 
iiiiuichiiirs  de  ti'li'  ipic  tu  sais  ;  elle  a  pleuré  mon 
départ,  m'a  adres^é  des  reproches  et  maiulit  de- 
vant tout  le  monde,  en  dépit  de  toute  pudeur  ; 
preuves'  certaines  qu'elle  m'adorait,  car  toujours 
Us  dépits  des  iiuiauts  éclatent  eu  malédictions. 
Moi,  je  n'avais  ni  trésors  à  lui  ofi'iir,  ni  espé- 
rance à  lui  donner  :  tout  cela  appartient  à  Dul- 
cinée, la  souveraine  de  mon  àme,  DulciiU'C,  que 
tu  outrages  par  tes  retardemenls  à  chàlier  ces 
chairs  épaisses  que  je  voudrais  voir  hiangécs  des 
loujis,   piùs(|u'elleR  aiment  mieux  se  réserver  | 


pour  les  vers  du  tombeau  que  de  s'employer  à  la 
délivrance  de  cette  pauvre  dame. 

Kn  vérité,  seigneur,  répondit  Sancho,  je  ne 
puis  me  persuader  que  ces  coups  de  fouet  dont 
vous  parlez  sans  cesse  aient  rien  de  commun 
avec  le  désenchantement  de  personne  ;  c'est 
comme  si  on  disait  :  La  tête  te  fait  mal  ;  eh  bien, 
graisse-toi  la  cheville.  Je  jurerais  bien  (pu- 
dans  vos  livres  de  chevalerie  vous  n'avez  jamais 
vu  délivrer  un  enchanté  à  coups  de  fouet.  Mais 
enliii,  pour  vous  faire  plaisir,  je  me  les  donne- 
rai aussitôt  que  l'envie  m'en  prendra  et  que  j'en 
trouverai  l'occasion. 

Oue  Dieu  t'entende,  dit  don  Quichotte,  et 
qu'il  te  fasse  la  grâce  de  reconnaître  bientôt 
l'obligation  où  tu  es  de  soulager  ma  dame  et 
maîtresse,  (pii  est  aussi  la  tienne  puisque  tu  es 
à  moi. 

En  discourant  ainsi,  ils  arrivèrent  à  l'endroit 
où  ils  avaient  été  culbutés  et  foulés  sous  les 
pieds  des  taureaux.  Don  Quichotte  reconnut  la 
place  et  dit  à  son  écuyer  :  Voici  la  prairie  où 
nous  rencontrâmes  naguère  ces  aimables  ber- 
gers et  ces  charmantes  bergères  qui  voulaient 
renouveler  l'Arcadie  pastorale.  I^enr  idée  me 
semble  aussi  louable  i|u'iugéuieuse;  et  si  tu  veux 
m'en  croire,  ami  Sancho,  nous  nous  ferons 
bergers  à  leur  imitation,  ne  fût-ce  que  pendant 
le  tenqis  (pie  j'ai  promis  de  ne  pas  porter  les 
armes.  J'achèterai  quelques  brebis  et  toutes  les 
choses  nécessaires  à  la  vie  pastorale;  puis,  me 
faisant  appelei-  le  Herger  Quicholtiu,  et  toi  le 
bcrgrr  f'anciuot,  luius  nous  nu'ttrous  à  errer  à 
travers  ji's  bois  et  les  prés,  ebantant  par  ici, 
soupirant  parla,  tantôt  nous  désaltérant  au  pur 
cristal  des  fontaines,  tantôt  aux  eailx  linqiides 
des  ruisseaux.  Les  chênes  nous  donneront  libé- 
raliMuciil  leurs  fruits  savoureux;  le  tronc  des 
lièges,  un  abri  iiisti(iue ;  les  saules,  leur  omlii-e 
hospitalière;  la  lose,  ses  parfums;  les  prairies, 
leur»  tapis  éinaillés  de  mille  couleurs;  l'air, sa 
pUle  haleine;  lëS  étoiles,  leur  douce  lumièf-e  ;  le 
chaut,  du  pliiisii  :  r Anniur  nous  ins|>irera  de 


liK    I.A    MANCIIK. 


Mil 


teiulri's  pcnsccs,  et  Apollon  nous  iliitcra  des 
vi'is  (|ni  nous  rcnclrtml  laineux,  noii-seulenient 
dans  l'âge  présent,  mais  aussi  daus  les  siècles 
à  venir. 

l'ardieu, seigneur,  voilà  une  manière  de  vivre 
ipii  m'enchante,  répiindil  Sanclio;  il  faut  ipic 
le  bachelier  Samson  tiarraseo  et  maître  .Nicolas 
le  barbier  n'y  aient  jamais  pensé  :  je  parie 
quils  seront  ravis  de  se  faire  bergers.  Kt  ipic 
dirieï-vons  si  le  seigneur  licencié  faisait  de 
même,  lui  qui  est  bon  compaunoii  et  qui  aime 
tant  la  joie'.' 

Ce  (jne  tn  dis  là  est  parlait,  reprit  don  Qui- 
chotte; et  si  le  bachelier  Samson  veut  être  de 
la  partie,  connue  il  n'aura  garde  d'y  manquer, 
il  pourra  s'appeler  le  berger  Sansonio  ou  le 
berger  tiarrascon  ;  maître  Nicolas  s'appellera 
Nicoloso,  à  l'imitation  de  l'ancien  Iloscan,  iiui 
s'appelait  Nemoroso;  quant  au  seigneur  curé, 
je  ne  sais  trop  quel  nom  lui  donner,  si  ce  n'est 
un  nom  qui  dérive  du  sien,  le  berger  Curiam- 
bro,  par  exemple.  Nous  pourrons  donner  à  nos 
bergères  les  noms  que  bon  nous  semblera,  cl 
comme  celui  de  Dulcinée  convient  aussi  bien  à 
une  bergère  qu'à  une  princesse,  je  n'ai  que  faire 
de  me  creuser  la  Icte  pour  lui  en  chercher  un 
autre;  loi,  Sancho,  lu  feras  porter  à  ta  bergère 
tel  nom  que  tu  voudras. 

Je  n'ai  pas  envie,  répondit  Sancho,  de  lui  eu 
donner  un  autre  que  celui  de  Thérésona,  il  ira 
bien  avec  sa  taille  ronde  et  avec  le  nom  qu'elle 
porte,  puisqu'elle  s'appelle  Thérèse,  outre  qu'eu 
la  nommant  dans  mes  vers,  on  verra  que  je  lui 
suis  fidèle,  et  (jue  je  ne  vais  point  moudre  au 
moulin  d'autrui.  Pour  ce  qui  est  du  curé,  il 
ne  convient  pas  qu'il  ait  de  bergère,  afin  de 
doimer  le  bon  exemple ,  mais  si  le  bachelier  veut 
en  avoir  une,  à  lui  permis. 

Boue  Deus!  s'écria  don  Quichotte,  quelle  vie 
nous  allons  mener,  ami  Sancho  !  que  de  corne- 
nmses  vont  résonner  à  nos  oreilles!  que  de 
taiid)ourins,  de  violes  et  de  guimbardes!  et  si 
avec  cela  nous  ijouvons  nous  procurer  des  al- 


bogues',  il  ne  nous  man(]uera  aucun  des  in- 
struments qui  entrent  dans  la  nmsique  pasto- 
rale. 

Qu'est-ce  que  cela,  des  alboguos,  heignoyr'.' 
demanda  Sancho  ;  je  n'en  ai  jamais  vu,  ni  mèuie 
entendu  parler  de  ma  vie. 

Iles  albogues,  répondit  don  (jnniinKe,    .-.ont 
des  plaques  de  métal  assez  semblables  à  des 
|neil>   de    chandeliers,    el    (pii,    l'iappées  l'une 
contre  l'autre,    rendent  un  son  peu  a|.;réahle, 
peut-être,   mais  qui  se  marie  fort  bien  avec  lu 
cornemuse  et  le  tambourin.   Ce  nom  d'albogue 
est  arabe,  comme  tous  ceux  de  notre  langue  qui 
commencent  par  al;  par  exemple,  (ilmouça^  (il- 
Diorzar,  alluimbra,  alfiuaz-il,  ulmaçen  et  autres 
senihlables.  Notre  langue  n'a  que  trois  mots  qui 
linisscnt  en  i,  htiicetiui,  zatiu'nami  cl  maiavciii: 
car  (illic'li  cialfaqui^  autant  pour  !'«/,  iiiii  est  au 
commencement  que  pour  Vi  de  la  fin,  sont  re- 
connus pour  être  d'origine  arabe.  Je  dis  ceci 
en  passant,  parce  que  le  nom  d'albogue  vient 
de  me  le  rap|)eler.  Au  reste,  ce  qui  nous  aidera 
surtout  à  pratiquer  dans  la  perfection  notre  état 
de  berger,  c'est  que  je  me  mêle  un  peu  de  poé- 
sie, comme  lu  sais,  el  que  le  bachelier  Carrasco 
est  un  poète  excellent  :  du  curé,  je  n'ai  rien  à 
dire,  mais  je  crois  qu'il  en  tient  un  peu.  Quant 
à  maître  Nicolas,  il  n'en  faut  pas  douter,  car 
tous  les  barbiers  sont  joueurs  de  guitare  el  fai- 
seurs de  couplets.  Moi,  je  gémirai  de  l'absence; 
loi,  tu  chanteras  lalidélilé;  le  berger  Carrascon 
fera  l'amoureux  dédaigné  :  le  berger  Curiam- 
bro,  ce  qui  lui  plaira  ;   el  de  la  sorte  tout  ira  à 
incrveille. 

Seigneur,  dilSancho,  j'ai  tant  deguignon,  que 
je  ne  verrai  jamais  arriver  l'heure  de  commencer 
une  si  belle  vie.  Qh!  ipie  de  jolies  cuillers  de  bois 
je  vais  faire,  quand  je  serai  berger  !  (pie  de  fro- 
mages à  la  crème,  que  de  houlettes,  que  de 
guirlandes  je  ferai  pour  moi  et  ma  bergère  !  Et  si 
l'on   ne  dit   pas  que  je  suis  savant,  au  moins 

t;>|)Ci;us  de  cymbales. 


:.92 


DON    QUICHOTTE 


(iira-l-on  que  je  ne  suis  pas  maladroit.  Sau- 
chette,  uKi  lil If,  vieillira  nous  apporter  notre  di- 
ner  à  la  bergerie.  Mais,  j'y  songe!  elle  n'est  pas 
trop  déchirée,  la  petite,  et  il  y  a  des  bergers 
(|ui  sont  jtlus  malins  (|u"on  ne  croit.  Diable,  je 
ne  voudrais  |)as  qu'elle  vint  chercher  delà  laine 
cl  s'en  retournât  tondue  ;  les  amourettes  et  les 
méchants  désirs  se  fourrent  partout,  aussi  bien 
;ui\  chani|)s  qu'à  la  ville,  aussi  bien  dans  les 
chaumières  que  dans  les  châteaux.  Ainsi  je  ne 
veux  pas  que  ma  fille  vienne  à  la  bergerie,  elle 
restera  à  la  maison  ;  car  en  ôtant  l'occasion,  on 
ote  le  péché,  et,  conmie  ou  dit,  si  les  yeux  ne 
voient  pas,  le  cœur  ne  saule  pas. 

Trêve,  trêve  de  proverbes,  Sanclio,  s'éciia 
don  Quichotte  ;  en  voilà  assez  pour  exprimer  ta 
pensée,  et  je  l'ai  souvent  répété  de  n'en  pas 
être  si  prodigue.  Mais,  avec  toi,  c'est  prêcher 
dans  le  désert;  ma  mère  me  châtie,  je  fouette  la 
toupie. 

Par  ma  loi,  seigneur,  repartit  Saucho,  Votre 
(iràce  est  avec  moi  connue  la  pelle  avec  le 
fourgon  :  vous  dites  que  je  lâche  trop  de  j)ro- 
vcrbes,  et  vous  les  enlile/,  deux  à  deux. 

Ecoute,  Saucho,  reprit  don  (Juichotte,  ceux 
(|ue  je  place  ont  leur  à-propos'.'  mais  les  liens, 
lu  les  lires  si  fort  par  les  «heveux,  (|u'oii  dirait 
(jue  lu  les  traînes.  Je  te  l'ai  repété  souvent,  les 
proverbes  sont  autant  de  sentences  tirées  de 
l'expérience  et  des  observations  de  nos  anciens 
sages;  mais  le  provcriic  (|ui  vient  à  t(ul  cl  à 
travers  est  (dulôl  une  sottise  (ju  ime  sentence. 
.\u  surplus,  laissons  cela  :  la  nuit  arrive,  éloi- 
gnons-nous du  chemin,  et  cherchons  queliiue 
gîte  ;  nous  verrons  demain  ce  que  Dieu  nous 
réserve. 

Ils  gagnèrent  un  (Midroit  écarté  et  soupèrent 
tard  cl  mal,  au  grand  déplaisir  de  Saucho,  à 
qui  les  jeunes  de  la  chevalerie  errante  faisaient 
incessamment  regretter  l'abondance  de  la  mai- 
son de  don  Diego,  les  noces  de  Gamaclu;  cl  le 
logis  de  don  .\nlonio.  Mais  eiiliu,  considérant 
que  la  imil  devait  succéder  au  jour,  cl  le  jour  à 


la  nuit,  il  s'endormit  pour  passer  celle-là  de 
son  mieux. 


CliAPlTUE    LXVIil 

AVENTURE    DE    NUIT. 
QUI     FUT    PLUS    SENSIBLE    A    SANCHO    QU'A     DON    QUICHOTTE 

La  nuit  élait  obscure,  quonjuc  la  lune  i'ùt  au 
ciel,  mais  elle  ne  se  montrait  pas  dans  un  en- 
droit d'où  on  put  l'apercevoir;  car  Diane  va 
(pielquefois  se  promener  aux  antipodes,  et  laisse 
dans  l'ombre  nos  montagnes  et  nos  vallées.  Don 
Quichotte  paya  le  tribut  à  la  nature  en  dormant 
le  premier  sommeil;  mais  il  ne  se  permit  jiasle 
second,  tout  au  rebours  de  Sancho,  qui  avait 
coutume  de  dormir  d  une  seule  liaile,  de])uis  le 
soir  jusqu'au  malin,  preuve  d'une  bonne  con- 
stitution et  de  fort  peu  de  soucis. 

Ceux  de  don  Quichotte,  au  contraire,  le  ré- 
veillèrent de  lionne  heure;  aussi,   après  avoir 
appelé  plusieurs  fois  son  écuyer,  il  lui  dit  :  En 
vérité,  Sancho,  je  t'admire  :  tu  parais  aussi  in- 
sensible que  le  marbre   ou  le  bronze;    lu  dors 
(juand  je  veille,  tu  chantes    quand  je  pleure; 
je   tombe  d'inanition  ,  faute   de   donner    à   la 
nature  les  aliments  nécessaires  ,   pendant  que 
tu  es  alourdi  et  haletant  pour  avoir  lro|i  mangé. 
Il  Cil  pourtant  d'un  serviteur  lidèle  de  prendre 
part  aux  déplaisirs  de  son  maître  ou    d'en  pa- 
raître   louché,    ne   fiil-ce  que  par  bienséance. 
Vois  comme  la  nuit  est  sereine,  et  quelle  soli- 
tude règne  autour  de  nous;  loulccla  mérite  l)ien 
(ju'on  se  ](rivc  d'un  peu  de  sonuneil  pour  en 
proliler  :  lève-loi  donc,  je  l'en  conjure:  éloigne- 
loi  nn  peu,  et  |)ar  pitié  ])our  Dulcinée  donne- 
toi  quatre  ou  cinq  cents  coups  de  fouet  sur  ceux 
(|ue  lu  esconvemi  de  t'aji|)liquer  pour  ledésen- 
ciiantemenl   de  celte   pauvre    dame;    agis   de 
bonne  grâce,  je  t'en  supplie  ;  je  neveux  pas  en 
venir  aux  mains  avec  loi,  comme  l'autre  jour; 
car,  je  le  sais,  lu  as  la  |)oigne  un  peu  rude.  Puis, 
(juand  l'affaire  sera  l'aile,  nous  passerons  le  reste 


Itr.    LA    MA.NCIIK. 


r)flri 


I 


ParU,  S-  R*çoo  el  C»,  irap. 


Fiirne,  Jouvet  ctC",  édil. 


Mille  pénibles  souvenir»  venaieiil  ra>sailliv  el  le  hnr.eler  ([lage  ÎJ'JU). 


de  la  mut  à  chanter,  moi  les  maux  de  l'absence, 
et  loi  les  douceurs  de  la  fidélité,  commoiiçanl 
tous  deux  dès  à  présent  celte  vie  que  nous  de- 
vons mener  dans  notre  village. 

Seigneur,  répondit  Saiicho,  Je  ne  suis  pas 
chartreux  pour  me  lever  ainsi  au  milieu  de  mon 
sonuneil  et  me  doimer  la  discipline.  Par  ma  loi, 
voilà  qui  est  plaisant  de  croire  qu'après  cela  nous 
chanterons   toute  la  nuit:    pensez-vous  (junn 
homme  qui  a  été  bien  étrillé  ait  grande  envie 
de  chantoi''.'  Laissez-moi  dormir,  je  vous  prie, 
et  ne  me  pressez  point  davantage  de  me  i'oucllei', 
autrement  je  fais  serment  de  ne  jamais  battre 
mon  pourpoint,  encore  moins  ma  propre  chair. 
0  cieur  endurci!  s'écria  don  Quichotte,   ô 
homme  sans  entrailles,  ô  faveurs  mal  placéns! 
est-ce  là  ma  récompense  de  t'avoir  fait  gouver- 
neur, et  de  t'avoir  mis  en  position  de  devenir  au 
(iremier  jour  comte  ou  marquis  ;  ce  qui  ne  peut 


manquer  d'arriver  aussitôt  quej'aurai  accompli 
le  temps  de  mon  exil,  car  enfin,  post  teiwliras 
speniliicem'. 

Je  ne  comprends  pas  cela,  repartit  Sancho  ; 
mais  ce  que  je  comprends  fort  bien,  c'est  que 
quand  je  dors  je  n'ai  ni  crainte  ni  espérance,  ni 
peine  ni  plaisir.  Car,  ma  loi,  béni  soit  celui  qui 
a  inventé  le  sommeil  !  manteau  qui  couvre  les 
soucis,  mets  qui  chasse  la  faim,  eau  qui  calme  la 
soif,  feu  qui  garantit  du  imid,  froid  qui  tem- 
père la  chaleur  ;  en  un  mot,  mormaie  univer- 
selle pour  acheter  tous  les  plaisirs  du  monde, 
balance  dans  laquelle  rois  et  bergers,  savants  et 
ignorants,  ont  tous  le  même  poids!  C'est  une 
boiuic  chose  que  le  sommeil,  seigneur,  si  ce  n'est 
(ju'il  ressemble  à  la  mort  ;  car  d'un  trépassé  à 
un  honnnc  endormi,   il  n'y  a  pas  grande  diffé- 

'  \iircs  les  léiièbrcs,  j'aUcmU  la  liiiiiii;ii: 


:m 


DON   QUICHOTTE 


[cnce,  e.Mcjilo pourtanlque  l'on  ronde  quclquc- 
ibis,  tandis  que  l'autre  ne  souflle  jamais  mol. 

De  ma  vie  je  ne  t'ai  entendu  luulcr  avec  au- 
tant d'élégance,  dit  don  Ouicliotic;  et  le  pro- 
\erbe  a  raison  quand  il  dit  :  Rctitirde  nonaver  qui 
lu  nous,  mais  avec  qui  tu  paiti. 

Eh  bien,  seigneur,  repartit  Sanclio,  est-ce 
moi  maintenant  (]ui  enfile  des  proverbes?  Par 
ma  loi,  mon  cher  maître,  ils  sortent  de  votre 
bouche  deux  par  deux,  avec  cette  dilTérencc,  il 
est  vrai,  que  ceux  de  Votre  Grâce  viennent  à 
propos,  et  les  miens  sans  rime  ni  raison;  mais, 
en  lin  de  compte,  ce  sont  toujours  des  pro- 
verbes. 

Ils  en  étaient  là  quand  ils  entendirent  un 
bruit  sourd  qui  remplissait  toute  la  vallée.  Don 
ijnichotte  se  leva  brusquement,  et  mit  l'épée  à 
la  main,  mais  Sancho  se  coula  aussitôt  sous  son 
prison,  se  taisant  un  rempart  à  droite  et  à 
i,^auche  des  armes  de  son  maîtn;  et  du  bat  de 
l'âne  :  encore  tremblait-il  de  tout  son  corps, 
quoiqu'il  l'iit  bien  retranché.  De  moment  en 
Miument  le  bruit  aui^mentait;  et  plus  il  appro- 
chait de  nos  aventuriers,  plus  il  leur  causait  de 
Irayeur,  à  l'un  du  moins,  car  pour  l'autre  on 
coiuiaît  sa  vaillance.  Ce  bruit  venait  de  plus  de 
si\  cents  pourceaux  que  des  marchands  con- 
duisaient à  la  foire.  Ils  marchaient  la  nuit  alin 
de  n'être  (loint  inconnnodés  |iar  la  chaleur,  et 
le  grognement  de  ces  animaux  était  si  fort,  que 
don  Quichotte  et  Sancho  en  avaient  les  oreilles 
assourdies  sans  pouvoir  deviner  ce  que  ce  poii- 
\ait  être.  Peu  soucieux  de  savoir  si  don  Qui- 
chotte et  Sancho  se  trouvaient  sur  leur  chemin 
et  sans  respect  pour  la  chevalerie  errante,  les 
pourceaux  leur  passèrent  sur  le  corps,  em- 
portant les  retranchements  de  Sancho,  conion- 
ilant  pèle-mèle  le  chevalier  et  l'écuyer,  Rossi- 
nante et  le  grisou,  le  bat  et  les  armes. 

Sancho  se  releva  du  mieux  qu'il  put,  et  de- 
manda l'épée  de  son  maitre  pour  apprendre  à 
vivre  à  messieurs  les  pourceaux,  car  il  avait  en- 
lin  recomui  ce  i\ni\  c'était. 


Laisse-les  passeï,  ami,  lépoiidil  tristement 
don  Quichotte;  cet  affront  est  la  peine  de  mon 
l)éché,  et  il  est  juste  qu'un  chevalier  vaincu  soit 
piqué  par  les  moustiques  ,  mangé  par  les  re- 
nards, et  foulé  aux  pieds  par  les  pourceaux. 

,1e  n'ai  rien  à  répliquer  à  cela,  seigneur,  dit 
Sancho  ;  mais  est-il  juste  que  les  écuyers  des 
chevaliers  vaincus  soient  tourmentés  des  mous- 
tiques, mangés  des. poux,  dévorés  par  lal'aimV 
Si  nous  étions,  nous  antres  écuyers,  les  enfants 
des  chevaliers  que  nous  servons,  ou  leurs 
proches  parents,  je  ne  m'étonnerais  pas  que 
nous  fussions  châtiés  pour  leurs  fautes,  même 
jusqu'à  la  quatrième  génération.  Mais  qu'ont  à 
démêler  les  Pauza  avec  les  don  Quichotte  '!  Entiii, 
prenons  courage,  tâchons  de  dormir  le  reste 
de  la  nuit  :  il  fera  jour  demain,  et  nous  verrons 
ce  qui  nous  attend. 

Dors,  Sancho,  dors,  toi  qui  es  né  |)our  dor- 
mir, répondit  notre  héros  :  moi,  qui  suis  fait 
pour  veiller,  je  vais  songer  à  mes  malheurs,  et 
tâcher  de  les  soulager  en  chantant  une  romance 
que  j'ai  composée  la  nuit  dernière,  et  dont  je  ne 
t'ai  rien  dit. 

Pai'  ma  foi,  leprit  Sancho,  les  malheurs  qui 
n'enq)échent  |ias  de  faire  des  chansons ,  ne 
doivent  pas  être  bien  grands.  Au  reste,  sei- 
gneur, chantez  tant  qu'il  vous  plaira;  moi,  je 
vais  dormir  de  loutes  mes  forces. 

Là-dessus,  prenant  sui'  la  terre  autant  d'es- 
pace (pi'il  voulut,  il  s'endormit  d'un  profond 
sommeil.  Don  Quiciiotlc,  ap|)uyé  contre  un  lièlrc, 
ou  peut-être  contre  un  liège,  car  cid  Hamet  ne 
dit  point  iincl  arbre  c'était,  chanta  ces  vers  en 
soupunnl  : 

Aiiii'ui'I  aiiiiilii!  liiiM|iiejr  |)cii>c' 
Au  tcnilile  limniK  ni  i|iiii  tu  iiif  Hiis  siiuflru, 
Je  lu'  suiijjo  |>lu>  <ju  à  mourir 
Cour  finir  enfin  ma  soufl'rancc. 

M:iis  :iu  [loinl  de  rraiicliir  le  pas 
Uui  mi!  (loi!  (ii'livri'r  di's  piincs  de  h  vie, 
In  excès  de  plaisir  dont  mon  ;ime  est  ravit 

Me  déroljc  encore  au  trépas. 


iiK  LA  M  AN  cm:. 


nori 


I 


\iiisl  lie  (ioiiv;int  linv  et  ne  sacliant  mourir, 
l't'jiroiive  ;i  Ions  iiiciiiii'iils  lU'S  ;(iiyniSM'S  iiimlellcs. 

Et  le  suil  n'a  rii'ii  ù  iii'iiUVii' 
iiiruiii' viiMiiie  moil  ('itnlriiuMit ciiielles'. 

Il  accompagnait  chaque  vers  de  soupirs  el  de 
larmes,  comme  un  lntiiime  iilréiv  du  senti- 
ment de  ^a  délaile. 

Cependant  le  joui'  |Kiiut,  el  les  rayons  du  so- 
leil donnant  dans  les  yeux  de  Sanclio,  il  com- 
mença à  s'allonger,  à  se  tourner  d'un  côlé,  puis 
d'un  antre,  el  parvint  à  s'éveiller  tout  à  fait. 
H]n  voyant  le  désonlre  (lu'avaienl  causé  les 
pourceaux  dans  son  équi|)age,  il  se  mit  à  mau- 
dire le  troupeau  et  ceux  (pii  le  conduisaient. 
Bref,  nos  aventuriers  reprirent  leurs  montures, 
et  continuèrent  leur  ciieinin.  A  la  nuit  lomljante, 
ils  virent  venir  à  leur  rencontre  huit  ou  dix 
hommes  à  cheval,  suivis  decin([  ou  six  autres  à 
pied.  Don  Quichotte  sentit  son  cieur  battre,  et  San- 
clio le  sien  défaillir,  car  ces  gens  portaient  des 
lances  et  des  l)onrliers,etscndjlaienlené(jnipagc 
de  guerre.  Sancho,  dit  notre  héros  en  se  tour- 
nant vers  sonécuyer ,  s'il  m'était  permis  de  faire 
usage  de  mes  armes,  et  que  ma  parole  ne  me 
hàt  point  les  mains,  cet  escadron  entier  ne  me 
ferait  pas  peur.  Il  se  pourrait  cependant  que  ce 
(ut  tout  autre  chose  ((ue  ce  que  nous  pensons. 

Il  parlait  encore  loisqu'ils  furent  rejoints  par 
les  cavaliers  qui,  en\iroimant  douQuichottesans 
dire  mot,  lui  mirent  la  pointe  de  leurs  lances  les 
uns  sur  la  poitrine,  les  autres  contre  les  reins, 
comme  pour  le  menacer  de  mort.  Un  des  gens 
h  pied,  le  doigt  posé  sur  la  honche,  pour  mon- 
trer (|u'il  fallait  se  taire,  prit  Rossinante  par  la 
hride  ,  et  le  conduisit  hors  du  chemin  :  ses 
compagnons,  entourant  Sancho  dans  un  mer- 
veilleux silence,  le  lirenl  marcher  du  même 
coté.  Deux  ou  trois  fois  il  prit  envie  au  pauvre 
chevalier  de  demander  ce  (ju  un  lui  voulait,  et 
où  on  le  conduisait  :  mais  dés  qu'd  voulait  des- 
serrer les  lèvres,  ses  gardes,   d'un   «eil   ine- 

'  Ces  vers  smil  eiii|irunlés  à  la  I i-ulucl ion  de  KIIIm"  île  Sainl- 
Marliu. 


nai.ani  et  faisant  lirillerlcur  lance,  lui  fermaienl 
la  honche.  Sancho  n'en  élail  pas  (|uilto  à  si  lion 
marché  :  pour  peu  ipi'il  fit  mine  de  vouloir  par- 
ler, on  le  piquait  avec  un  aiguillon,  lui  et  son 
âne,  comme  si  l'on  eût  a|)préhendé(|no  le  grisou 
n'eût  la  même  envie.  La  nuit  venue,  on  doubla 
le  pas,  el  la  liayeur  augmenta  dans  le  co'ur  de 
nos  deux  prisonniers,  quand  ils  entendirent  ces 
|)aroles  :  Avancez,  Troglodites  ;  silence,  liar- 
bares;  souffrez, anthropophages;  cessezde  vous 
plaindre,  Scythes;  fermez  les  yeux,  Polyphèmes 
meurtriers,  tigres  dévorants,  et  autres  noms 
semblables,  dont  on  leur  assourdissait  les 
oreilles. 

Voilà  des  noms  qui  ne  sonnent  rien  de  b(ui  ; 
disait  Sancho  en  lui-même;  il  souille  un  mau- 
vais vent  !  et  tons  les  maux  viennent  à  la  fois, 
comme  au  chien  les  cou])s  de  hàton.  Plaise  à 
Dieu  que  cette  rencontre  ne  linisse  pas  de  même; 
mais  elle  commence  trop  mal  pour  avoii  une 
bonne  lin. 

Don  (Juicholle  marchait  tout  inleidit;  il  ne 
pouvait  comprendre  les  injures  et  les  reproches 
dont  on  l'accablail  ;  et  malgré  ses  efforts  iioiw 
trouver  une  explication,  il  jugea  seulement  qu'il 
y  avait  beaucoup  à  craindre  et  peu  à  espérer  de 
cette  aventure.  Environ  à  une  heure  de  la  nuit, 
ils  arrivèrent  à  la  porte  d'un  château  que  don 
Quichotte  reconnut  pour  être  celui  du  duc,  ou 
il  avait  séjourné  quelques  jours  au))aravant. 

Eh  !  que  signilie  tout  ceci  '!  demanda-l-il  alors  : 
n'est-ce  pas  dans  ces  lieux  où  j'ai  rencontré  na- 
guère tant  de  courtoisie?  Mais  pour  les  vaincus 
tout  est  amertume  et  déception  ,- le  bien  se 
change  en  mal,  el  le  mal  en  pis. 

En  entranldans  la  principale  courduchàtean, 
ce  qu'ils  aperçurent  augmenta  leur  étonnemenl, 
el  redoubla  leurs  frayeurs,  comme  on  le  verra 
dans  le  chapitre  sui>ant. 


riittî 


DON   QUICHOTTE 


CHAPITRE  ÎJW 

DE    LA    PLUS   SURPRENANTE    AVENTURE   QUI    SOIT   ARRIVEE 

A    DON   QUICHOTTE 

DANS    TOUT    LE    COURS    DE    CETTE    GRANDE    HISTOIRE 

Los  cavaliers  niiroiU  piod  à  torre,  puis  enle- 
vant (iou  Quicliotte  cl  Sanclio  de  leur  selle,  ils 
les  portèrent  dans  la  cour  du  château.  Ceii( 
torches  brûlaient  à  l'entour,  et  plus  de  ciu(| 
cents  lampes  qui  donnaient  une  lumière  égale  à 
celle  du  plus  beau  jour  éclairaient  les  galeries. 
Au  milieu  de  la  cour  s'élevait  un  catafalque 
haut  de  sept  à  huit  pieds,  couvert  d'un  immense 
dais  de  velours  noir,  autour  duquel  brûlaient 
une  centaine  de  cierges  de  cireldauclie  dans  des 
chandeliers  d'argent.  Sur  le  catafalque  était 
étendu  le  corps  d'unejeune  fdle,  si  belle,  qu'elle 
embellissait  la  mort  môme.  Sa  tète,  posée  sur 
un  carreau  de  brocart,  était  couronnée  d'une 
guirlande  de  fleurs  diverses  ;  dans  ses  mains, 
croisées  sur  sa  poitrine,  elle  tenait  une  branche 
de  palmier.  A  l'un  des  côtés  de  la  cour  s'éle- 
vait un  espèce  de  théâtre,  sur  lequel  on  voyait 
deux  personnages,  couronne  eu  tète  et  sceptre 
à  la  main,  tels  qu'on  représente  Minos  et  Rha- 
damanthe.  Au  pied  de  l'estrade,  il  y  avait  deux 
sièges  vides  :  ce  fut  là  que  les  gens  qui  avaient 
arrêté  don  Quichotte  et  Sancho  les  menèrent  et 
les  firent  asseoir,  en  leur  recommandant  le  si- 
lence d'un  air  farouche;  mais  il  n'était  pas  be- 
soin de  menaces,  la  terreur  les  avait  rendus 
muets. 

Pendant  que  notre  chevalier  regardait  tout 
cela  avec  stupéfaction,  ne  sachant  que  penser, 
surtout  en  voyant  que  le  corps  déposé  sur  le  ca- 
tafalque était  celui  de  la  belle  .Vltisidore,  deux 
personnages  de  distinction,  que  nos  aventuriers 
reconnurent  pour  le  duc  et  la  duchesse,  naguère 
leurs  hôtes,  montèrent  sur  le  Ibéàtrc  et  vinrent 
s'asseoir  sur  deux  riches  fauteuils,  auprès  des 
deux  rois  couronnés.  Don  Quii  botte  et  Sauelio 
leur  (irent  une  profonde  révérence,  à  bupielle 
le  noble  couple  répondit  en  inclinant  légère- 
ment la  tèic. 


Un  officier  de  justice  parut  alors,  et  s'appro- 
chant  de  Sancho,  il  le  revêtit  d'une  robe  de  bou- 
cassin  noir,  bariolée  de  flammes  peintes,  lui 
posa  sur  la  tète  une  mitre  pointue,  semblable  à 
celles  que  portent  les  condauuiés  du  saint-of- 
lice,  en  lui  déclarant  à  voix  basse  (pie  s'il  des- 
serrait les  dents  on  lui  mettrait  un  bàilhm,  si 
même  on  ne  le  massacrait  sur  la  place.  Ainsi 
affublé,  Sancho  se  regardant  des  pieds  à  la  tète, 
se  voyait  tout  couvert  de  llammes,  mais  comme 
il  ne  se  sentait  point  brûler,  il  en  prit  son  parti. 
Il  ôta  la  mitre,  et  la  voyant  couverte  de  diables, 
il  la  replaça  sur  sa  tête,  en  se  disant  à  lui-même: 
Puisque  ni  les  flammes  ne  nu;  bnilent  ni  les 
diables  ne  m'emportent,  il  n'y  a  pas  à  s'in- 
(piiéter.Don  Quichotte,  en  regardant  son  écuyer, 
lu'  put,  malgré  toute  sa  frayeur,  s'empêcher  de 
rire. 

Alors,  au  milieu  du  silence  général,  on  en- 
tendit sortir  de  dessous  le  catafahpic  un  agréa- 
ble concert  de  llùtes;  puis  tout  d'un  coiq),  près 
du  coussin  sur  lecpiel  re|)osait  le  cadavre  se 
montra  un  beau  jeune  lionnne  vêtu  à  la  ro- 
maine, qui,  accordant  sa  voix  avec  une  harpe 
(ju'il  tenait,  chanta  les  stances  suivantes  ; 

IVnil.ant  i|iie  l'amoureuse  et  Irisie  Allisiiline 
liepose  en  son  reiciieil  ; 

Penilaiit  (|iie  nous  voyons  enroir 
Souiiiier  et  j;éiuir  ses  compagnes  en  deuil, 

■le  vais,  ainsi  qu'un  autre  Orpliée, 

('.hanter  son  mérite  en  mes  ver.s, 

t't  |)oui'  l'apprendre  ii  l'univers, 

l'ji  informer  la  tlenommée. 

.le  ne  prélenils  seiilenieni  ]ias 

I,e  publier  pendant  la  vie, 

Je  veux  même  après  le  trépas 
Que,  liljre de  mon  corps,  nion  esprit  teputilie; 

Qu'on  sache  partout  ses  malheurs, 

(Jue  l'univers  entier  en  pleure, 

Etjusipi'cnta  sonihre  demeure, 
Oiie  t'iiilon  et  sa  cour  en  n'pandent  des  pleurs  '. 

.\sse/.,  dit  un  des  deux  rois;   assez,  chantre 
divin  :  ce  serait  à  n'en  jamais  linir  que  de  voii- 

'  Ces  vers  s<iiil  cmpriiiilés  à  la  tr.xluclion  ilc  Killenu  de  Saint- 
Martin. 


m:    I.A    MANCIIK. 


M»7 


I 


Saiiircspecl  pour  la'clievalei'ie  crrnnle,  les  i«iuici>aii\  li^iir  im—iri'iil  mh  !<■  coips  (page  594). 


loir  ccléliror  la  mort  et  les  attraits  île  riiicom- 
parable  Allisiilore.  Elle  n'est  pas  morte,  comme 
lo  iionse  le  vulgaire  ignorant,  car  elle  vit  grâce 
à  la  renommée,  mais  elle  vit  et  elle  revivra,  grâce 
surtout  aux  tourments  que  Sanclio  Pan/a ,  ici 
présent,  va  endurer  pour  la  rendre  à  la  lumière. 
Ainsi  donc,  ô  Rhadamanllu;  !  toi  qui  sièges  avec 
moi  dans  les  sombres  cavernes  du  desiin,  toi 
qui  connais  ce  qu'ordonnent  ses  immuables 
décrets,  pour  que  cette  aimable  personne  re- 
vienne à  la  vie,  déclare-le  sur-le-clianip,  aliii 
(pie  nous  ne  soyons  pas  privés  plus  long- 
temps du  bonbeur  ipio  doit  nous  prdrurer  son 
retour. 

\  peine  Minos  eut-il  cessé  de  parler,  «pie 
Rbadamantbe  se  leva  et  dit  :  Allons,  ministres 
de  justice,  grands  et  petits,  forts  et  faibles, 
vous  tous  qui  êtes  ici,  accourez,  et  appliquez 
sur  le  visage  de  Sancbo  Pan/.a  vingt-quatre  cro- 


(juignoles,  faites-lui  douze  pincements  aux  bras, 
et  aux  reins  six  [)irp'ues  d'épingles,  car  de  cela 
dépend  la  résurrection  d'Altisidoro. 

Mille  Satans  !  s'écria  Sancho,  je  suis  aussi 
disposé  à  me  laisser  laite  (pi'à  devenir  Turc. 
Mort  de  ma  vie!  ipi'a  de  ((iiiinuin  nia  peau  avec 
la  résurrection  de  cette  demoiselle  1  11  parait 
que  l'appélit  vient  en  mangeant.  Madame  Dul- 
cinée est  cncbantée,  il  faut  (jnc  je  la  désen- 
cbantc  à  coup^  de  fouet;  celle-là  meurt  du  mal 
que  Dieu  lui  envoie  et  il  faut  (]ue  je  nie  laisse 
meurtrir  le  visage  à  coups  de  croqiiignoles,  cl 
percer  le  corps  comme  uu  crible  pour  la  rappe- 
ler à  la  vie!  A  d'autres,  à  d'autres,  s'il  vous 
|)laît  ;  je  suis  un  vieux  renard,  et  je  ne  m'en 
laisse  pas  conter  de  la  sorte. 

Tu  mourras,  cria  nbadamaulbe  d'une  voix 
formidable;  tigre,  adoucis-toi,  bumilie-toi,  su- 
perbe; souffre  et  tais-toi,  pui.<qu'on  ne  te  de- 


598 


DON   QUICHOTTE 


mande  litMi  d'impossible,  et  surlout  n'essaye 
pas  de  pénétrer  le  secret  de  celte  alïaire  :  t\i 
seras  souUlelé,  lu  seras  égrati^né,  tu  gémiras 
sous  les  poignantes  piqûres  des  épingles.  Sus 
(loue,  mes  lidèles  ministres,  qu'on  exécute  ma 
seulenoc,  où  je  vais  vous  montrer  si  je  sais  me 
faire  obéir. 

Aussitôt  s'avancèrent  six  duègnes  marchant  à 
la  lilc;  quaire  portaient  îles  lunettes;  toutes 
avaient  la  main  droite  levée  et  découverte  jus- 
(|u'au  poignet,  afin  qu'elle  parût  plus  longue. 
Eu  les  apercevant,  Saucbo  se  mit  à  uuigir  comme 
un  taureau. 

Non!  non!  dit-il.  .le  me  laisserai  bien  manier 
et  pincer  par  qui  l'on  voudra,  mais  par  des  duè- 
gnes, jamais  :  qu'on  m'cgraligne  le  visage 
comme  les  chats  égratignèrent  celui  de  mon 
maître  dans  ce  même  château  ;  qu'on  me  perce 
le  corps  à  coups  de  dague;  qu'on  me  déchi- 
quette les  bras  avec  des  tenailles  rouges,  je  le 
souffrirai,  puisqu'il  le  faut  ;  mais  que  les  duè- 
anes  me  touchent,  non,  mille  fois  non;  dussent 
tous  les  diables  m'emporter. 

Rési"ne-toi,  mon  enfant,  dit  don  Quichotte; 
donne  contentement  à  ces  seigneurs,  et  rends 
<'TÎ\ccs  au  ciel  de  l'avoir  octrové  une  aussi  grande 
vertu  que  celle  de  désenchanter  les  enchantées, 
»■(  de  ressusciter  les  morts. 

Les  duègnes  étaient  déjà  près  de  Sauclio, 
lorsque  devenu  plus  Iraitahle,  ou  plutôt  accep- 
tant ce  qu'il  ne  pouvait  empêcher,  il  conuueuga 
à  s'arranger  sur  son  siège  et  tendit  le  visage. 
Une  première  duègne  lui  appliipia  une  vigou- 
reuse croquignole  sur  hi  y»w  et  [ni  lit  ensuite 
une  grande  révérenci'. 

Trêve  de  civilités,  niailame  la  duègne,  dit 
Sancho,  et  à  l'avenir  rogne/,  un  peu  uiieux  vos 
ongles. 

Bref,  les  six  duègnes  lui  en  donnèrent  autant 
avec  les  mêmes  cérémonies,  et  tcuis  les  gens  de  1 
la  maison  lui  pincèrent  les  bras.  .Mais  les   pi- 
.[ùres  d'épingles   lui   tirent   perdre   toute   pa- 
licnec  :  à  la  première  il  se  leva  de  son  siège,  et, 


saisissant  une  torche  enflammée  qui  se  trouvait 
près  de  lui,  il  fondit  sur  ses  bourreaux,  en  criant 
de  toutes  ses  forces  :  Hors  d'ici,  ministres  de 
Satan!  croyez-vous  que  je  sois  de  bronze  poui' 
être  insensible  à  un  pareil  supplice? 

Eu  ce  moment,  .\ltisidore,  fatiguée  sans  doute 
d'être  resté  si  lougleuqis  sur  le  dos,  se  tourna 
sur  le  côté;  aussitôt  tous  les  assistants  de  s'é- 
crier :  Altisidore  est  vivante!  Allisidore  est  vi- 
vante ! 

Ithadamanth(!  invita  Sanclio  à  se  calmer, 
pnisipie  le  résultat  qu'on  se  proposait  était  ob- 
tenu . 

(Juand  don  Quichotte  vit  remuer  Altisidore, 
il  se  jeta  à  deux  genoux  devant  Sanclio  et  lui 
dit  :  0  mon  lils  !  voici  l'instanl  de  t'appliquer 
([uelques-uns  de  ces  coups  de  fouet  qu'on  t'a 
ordonnés  pour  le  désenchantement  de  Dulcinée! 
voici  l'instant  où  ta  vertu  est  en  train  d'opé- 
rer :  ne  pei'ds  pas  une  minute,  je  t'en  conjure, 
pour  travailler  à  la  guérisou  de  ma  maîtresse, 
qui  est  aussi  la  tienne. 

Savez-vons  bien,  seigneur,  répondit  Sancho, 
(]ue  soie  sur  soie  n'est  pas  propre  à  faire  bonne 
doublure?  Comment,  ce  n'est  pas  assez  d'êtic 
soullleté,  pincé  et  égratigné,  il  faut  encore  que 
je  nie  fouette?  Tenez^  seigneur,  qu'on  m'attache 
au  cou  une  nietde  de  moulin,  et  qu'on  me  jette 
dans  nu  juiits,  si  pour  guérir  les  maux  d'anlrui 
je  dois  être  Imijours  le  veau  de  la  noce.  Qu'on 
me  laisse  tranquille,  ou  j'envoie  tout  au  diable. 

Pendant  ce  temps,  .Vltisidore  s'était  dressé 
sur  son  séant,  cl  l'on  entendait  le  sondes  haut- 
bois et  des  musettes,  mêlé  à  des  voix  i|iii 
criaient  :  Vive  Altisidore!  vive  Altisidore!  Le 
duc  et  la  duches^e,  Minus  et  Uliad.uuanthe  se 
levèrent,  et  tous,  y  compris  don  Quichotte  et 
Sancho,  s'avancèrent  vers  elle  pour  l'aider  à 
descendre  du  catafal(|ue.  Altisidore  (il  une  pm- 
fonde  révérence  au  duc,  à  la  duchesse  et  aux 
deux  rois,  puis  irgurdaiit  notre  héros  de  tra- 
vers :  bien  te  ir  pardunue,  lui  dit-elle,  insen- 
sible (  iicvalii  r   dmit    l;i    (Tiiniité    m'a  envoyée 


DE    1-A    M  ANC  II  lî. 


509 


ilaiis  l'iiulrc  inonilc  uù  je  suis  rostt'e,  ii  cf  iiu'il 
me  semble,  un  loiif;  siècle.  Quaul  ;i  loi,  o  le 
[)lus  coni|>:iliss!»iil  des  écuyers!  iijoiiln-l-illc  en 
se  Idiiiiiant  vers  Sanclio,  je  te  remis  j^ràees  de 
mon  reldiir  à  la  vie;  reçois  en  ré(om|ieiise  d'un 
si  firaiid  service  six  de  mes  clieniises  dont  lu 
|iouiras  en  l'aire  six  autres  pour  ton  usage:  si 
elles  ne  sont  pas  en  très-bon  étal,  an  moins 
puis-je  l'assurer  ([u'elles  sont  fort  propres. 

Sauelio,  ayant  ôté  sa  mitre,  mit  un  genou  en 
terre  et  lui  baisa  la  m.iin  eu  signe  de  recon- 
naissance. 1-e  duc  ordonna  cpi'on  rendit  à  San- 
rlio  son  cliaperon  et  son  pourpoint,  cl  (ju Un 
lui  iilàt  la  robe  semée  de  llammes  ;  mais  notre 
ecnyer  le  su|)iilia  de  permettre  (ju'il  emportât 
cliez  lui  la  robe  el  la  mitre,  disant  (ju'il  voulait 
les  conserver  en  souvenir  d'une  aventure  si 
étrange.  La  ducbesse  répondit  qu'on  les  lui  aban- 
donnait volontiers. 

l.e  duc  lit  débarrasser  la  cour  de  tout  cet  at- 
tirail; cbacun  se  relira,  puis  on  conduisit  nos 
deux  aventuriers  à  leur  ancien  appartement. 


CllAriillE  L\X 

QUI    TRAITE    DE  CHOSES    FORT  IMPORTANTES   POUR    L'INTELLIGENCE 
OE  CETTE    HISTOIRE 

Sancho  coucha  celle  nuit-là  sur  un  lit  de 
camp  (jn'on  lui  avait  dressé  dans  la  chambre  du 
chevalier;  ce  qu'il  aurait  voulu  éviter,  se  dou- 
tant bien  que  de  questions  en  réponses  et  de  ré- 
ponses en  questions, son  maître  ne  lui  laisserait 
pas  un  moment  de  repos,  et  il  eût  do  bon  ca'ur 
donné  quelque  chose  pour  coucher  seul  sous 
une  hutte  de  berger  plutôt  que  dans  ce  riche  ap- 
partement. 

En  effet,  le  pauvre  diable  ne  fut  pas  plus  tôt 
an  lit,  que  don  Quicbolle  l'interpella  :  Que  te 
semble,  ami  Sancho,  lui  dit-il,  de  l'aventure  de 
cette  nuit'.'  Comprend-on  la  force  et  la  violence 
d'un  désespoir  amoureux  !  Car,  enlin,  tu  as  vu 
de  tes  propres  yeux  Altisidore  tuée,  non  |)ai 


mil'  arme  mi'urlrièrc  m  par  l'aetinn  murti'lle  du 
poison,  mais  uuiipieuuMil  par  l'indifférence  qur 
je  lui  ai  nntutrée. 

Ou'elle  fût  morte,  à  la  bmme  heure,  répondit 
Sancho,  mais  au  moins  elle  aurait  du  uu'laissci' 
tranipiiilc,  moi  (jui  de  ma  vie  ne  l'ai  ni  enilam- 
mée  iii  dédaignée;  (|n'a  de  connnun  la  guérison 
de  celle  Altisidore  avec  le  martyre  de  Sancho 
l'aiiza'.'  C'est  maintenant  (pie  je  leconnais  qu'il  v 
a  des  enchanteurs  et  des  enchautemcnls  diiiis  ce 
monde  :  Dieu  veuille  m'en  délivrer,  puiscpie  je 
ne  sais  pas  m'en  garantir.  Mais,  de  grâce,  sei- 
gneur, laissez-moi  dormir,  si  vous  ne  voulez.  |)as 
que  je  me  jette  par  la  fenêtre. 

Dors,  Sanciio,  dors,  mon  enfant,  njuil  don 
(juichotle,  si  toutefois  tes  chiquenaudes  et  tes 
piqûres  te  le  permettent. 

\'était  l'affront  de  les  avoir  reçus  de  ces  duè- 
gnes, je  me  moquerais  bien  des  pincements  et 
des  piqûres,  répliijua  Sancho.  Mais  encore  une 
fois,  seigneur,  laissez-moi  dormir. 

Ainsi  soit-il,  dit  don  Quichotte,  et  que  Dieu 
soit  avec  toi. 

Ils  s'endormirent  tous  deux,  et  cid  llamed 
lien-Engeli  prohle  de  ce  répit  pour  nous  ap- 
prendre ce  qui  avait  engagé  le  duc  à  imaginer 
la  plaisante  cérémonie  que  nous  venons  de  ra- 
(onter.  Carrasco,  dit-il,  conservait  un  amer  sou- 
venir de  la  culbute  que  lui  avait  fait  fiùre  don 
Quichotte  en  le  désarçonnant  comme  chevalier 
des  Miroirs;  aussi  était-il  résolu  à  une  nouvelle 
tentative  aussitôt  qu'il  en  trouverait  l'occasion. 
S'étant  donc  informé  près  du  page  ipii  avait 
jiorté  la  li'ttre  de  la  duchesse  à  Thérèse  Panza 
du  lieu  où  se  trouvait  notre  héros,  il  se  procura 
nu  cheval  cl  des  armes,  et  se  mit  en  route  avec 
un  mulet  chargé  de  son  équipage  que  condui- 
sait un  paysan  qui  lui  servait  d'écuyer.  En  ar- 
rivant chez  le  duc,  il  sut  le  départ  de  don  Qui- 
chotte, et  le  chemin  qu'il  avait  pris  dans  le 
dessein  de  se  trouver  aux  joules  de  Saragosse. 
Le  duc  raconta  à  Carrasco  les  tours  que  l'on 
avait  joués  à  notre  chevalier,  sans  oublier  le 


f.no 


DON    QUICHOTTE 


désenchantoiiKMil  de  Dulcinée,  qui  devait  s'opé- 
rer au\  il(''|)('iis  du  l'auvre  Sanclio;  il  lui  racouta 
aussi  la  malice  de  l'écuver  qui  avait  fait  ac- 
croire à  sou  maître  que  Dulciuce  était  encliautée 
et  Iransloruiée  eu  jiaxsanue,  mais  coiuuieul  la 
duchesse  lui  avait  persuadé  que  c'était  lui  (pii 
se  trompait.  Tout  cela  lit  beaucoup  rire  le  iia- 
chelier,  cpii  se  reuiit  iuiuiédiateiueut  à  la  reclier- 
clie  de  uolre  héros,  et  prouiit  au  duc  de  lui 
faire  savoir  l'issue  de  l'entreprise.  ,\c  le  trou- 
vant |ias  à  Saraj^osse,  Carrasco  jioussa  |ilus 
iivaut,  et  le  rencontra  à  lîaicelone,  où  il  eut  sa 
revauclie,  comme  nous  l'avons  dit.  H  revint 
tout  conter  au  due,  re;^agna  promptenient  sou 
village,  où  don  Ouichotle  ne  devait  pas  tarder 
de  le  rejoindre.  A'oilàce  qui  avait  fnnrni  au  duc 
l'idée  de  cette  myslificaliou,  tant  il  se  plaisait 
dans  la  compagnie  de  deux  fous  si  diver- 
tissants. 

Un  grand  nombre  de  ses  gens,  tant  à  pied 
(pi'ii  cheval,  se  postèrent  donc  aux  environs  du 
château  et  sur  tous  les  chemins  par  où  l'on  pou- 
vait penser  que  ))asseraient  nos  aventuriers.  Ou 
les  rencontra,  en  effet,  et  incontinent  le  duc  en 
fut  iid'onné.  Comme  tout  était  déjà  préjiaré,  on 
n'eut  (pi  a  allumer  les  torches  ;  Altisidore  s'é- 
tendit sur  le  calafal(|ue  avec  l'ajjpareil  (j\ron 
vient  de  décrire,  et  tout  réussit  aduniablement. 
C'\A  ilamet  ajoute  ipie  pour  lui  il  croit  que  les 
mystilicateurs  n'étaient  guère  moins  fous  ([ue 
les  mysliiiés,  et  ipi  il  ne  saurait  penser  autre 
chose  du  duc  et  de  la  duchesse,  (|ui  eniplovaient 
ainsi  leur  esprit  à  se  jouer  de  deux  pauvres  cci- 
velles. 

Le  jour  surprit  don(Juicholle  et  Sancho,-  l'un 
rontlanl  de  toutes  ses  forces,  l'autre  conqiléte- 
incnt  absorbé  dans  ses  rêveries  ordinaires. 

Connue  don  Quichotte  se  disposait  à  se  lever, 
car  vaincu  ou  vaimpieur  il  lut  toujours  ennenù 
de  la  paresse,  Ailisid(jre,  la  tète  ornée  de  la 
même  guirliindc  i|ur  la  vrille,  vêtue  d'une  robe 
de  satin  blanc  à  Heurs  d'or,  les  cheveux  é|)ars 
sur  les  éjiaules,  et  s'ap|)uvant  .sur  nu  bâton  d'é- 


bène,  entra  tout  à  coup  dans  la  chambre  du 
clievaliei'  (pu,  troublé  et  confus,  s'enfonça  sous 
sa  couverture  sans  pouvoir  articuler  mi  seul 
mol.  Altisidore  s'assit  sur  une  chaise,  à  son 
chevet,  et  a|)rès  un  grand  soupir,  elle  lui  dit  à 
voix  basse  clirun  airtendre  :  (Jiiaud  les  daines 
(le  iiiialili'  et  les  modestes  jeunes  lilles  foulent 
aux  |)ieds  la  honte,  et  permellent  à  leur  langue 
de  découvrir  les  secrets  de  leur  cœur,  c'est 
qu'elles  se  trouvent  réduites  à  une  bien  cruelle 
(ixti'éiiiité  ;  eh  bien,  moi,  seigneur  don  (jiii- 
chotte,  je  suis  nue  de  ces  femmes,  pressée  par 
la  passion,  vaincue  par  l'amour,  et  cependant 
chaste  à  ce  point,  ()ue  [lour  cacher  mon  mar- 
tyre, il  m'en  a  coûté  la  vie.  Il  y  a  deux  jours, 
insensible  chevalier,  (pie  la  seule  pensée  de  ton 
indifférence  m'a  mise  au  tombeau,  ou  du  moins 
fait  juger  morte  par  ceux  qui  m'entouraient;  et 
si,  prenant  pitié  de  mes  peines,  l'amour  n'eût 
trouvé  un  remède  dans  le  martyre  de  ce  bon 
écuver,  je  restais  à  jamais  dans  l'autre  monde. 
Par  ma  foi,  dit  Sancho,  l'anuiur  aurait  bien 
pu  faire  à  mon  âne  l'honneur  qu'il  m'a  fait,  je 
lui  en  aurais'su  beaucoup  de  gré.  Dieu  veuille, 
madame,  vous  envoyer  à  l'avenir  un  amant  jilus 
traitable  (pie  mon  maître!  Mais,  dites-moi, 
(|u'ave/.-vousvu  dans  l'aiitie  inniiile'.'  et  (prest-CC 
(pie  c'est  (|ue  cet  enfer  dont  ceux  (pii  meurent 
volontairement  sont  obligés  de  j)reiulre  le  che- 
min. 

A  dire  vrai,  répondit  Altisidore,  je  doute 
fort  que  je  hisse  inorle  tout  de  bon,  i)uis(pie  je 
ne  suis  point  entrée  en  enter  :  car  une  fuis  de- 
dans, il  m'aurait  bien  fallu  y  rester,  .le  suis  allé 
seulement  jusiiu'à  la  porte,  et  là  j'ai  trouvé  une 
douzaine  de  démons  en  bauls-de-cliausses  et  eu 
|iourpoiiit,  avec  des  ((dlcls  à  la  walhuie,  garnis 
de  dentelle,  qui  tous  jouaient  à  la  paume  avec 
des  liuiuettes  de  feu.  lue  chose  me  surprit 
étrangement  :  c'est  (|u'en  guise  de  balles  ils  se 
servaient  de  livres  enllés  de  veut  et  remplis  de 
bourre.  Mais  ce  (pu  in'ctouiia  beaucoup  aussi, 
ce  lut  (le  \(iii  (pie,  coiilie  loi  iliiiaire  des  joueurs. 


DE   LA    MANCHE. 


(S(t| 


i'ji  i^.  S .  K.ivo"  et  C",  unj-.  Fume,  Joiivet  et  C",  tdii. 

0  II  on  fik!  voici  l'instniu  d»;  rappliquer  ({uelipirs-unô  de  ces  coups  de  fouet  (page  598). 


qui  tantôt  sont  Iristcs,  lanlùl  sont  joyeux,  eeux-ln 
i^riunlaiont  toujours,  |)cstaieiit,  et  s'envoyaient 
mille  malédictions. 

H  n'y  a  pas  là  de  quoi  s'étonner,  dit  Sanclio; 
les  diables,  qu'ils  jouent  ou  qu'ils  ne  jouent  pas, 
qu'ils  gagnent  ou  qu'ils  perdent,  ne  pcuveni  ja- 
mais cire  contents. 

.l'en  demeure  d'accord,  répondit  Allisidorc; 
mais  une  chose  qui  me  parut  encore  plus  éton- 
nante, c'est  que  d'un  seul  coup  de  raqiictlc  ils 
mettaient  la  balle  dan>  un  tel  état,  qu'elle  ne 
pouvait  plus  servir,  si  bien  iju'ils  (lient  voler  en 


|)ièccs  tant  de  livres  vieux  et  nouveaux,  que  c'é- 
tait merveille.  Il  y  en  eut  un,  cuire  autics,  tout 
ilambant  neuf,  qui  reçut  un  si  rude  coup  que 
toutes  les  feuilles  s'éparpillèrent.  «  Quel  est  ce 
livre?  deniaïula  lui  des  diables.  C'est  la  seconde 
|Kuiie  de  don  Quichotte  de  la  Manche,  répondit 
son  voisin  ;  non  pas  son  histoire  composée  parciil 
llamet,  mais  celle  (pic  nous  a  domié  certain  Ara- 
goiuiis  qu'on  dit  natif  île  Tordesillas.  Em- 
porte la,  (lit  le  picniicr  démon,  et  jeltc-la  au 
fond  des  abîmes;  (|u'elle  ne  |iaraisse  jamais  de- 
vant moi.  Est-elle  donc  si  détestable?  dit  l'autre 

70 


602 


DON    QUICHOTTE 


démon.  Si  dolcstnlile,  r(''|)li(|iia  le  prem'rr,  qnc 
si  jo  voulais  en  fniio  une  semblable,  je  n'en 
viendi'ais  jamais  à  bout.  »  Ils  continnèrenl  à 
peloter  avcr  d'autres  livres;  et  moi,  pour  avoir 
entendu  seulement  le  nom  de  don  Qiiicbolte, 
((ne  j'aime  avec  tant  d'ardeur,  j'ai  voulu  retenir 
cette  vision,  et  je  ne  l'oublieiai  plusl 

Vi-ionce  dut  être,  en  efi'et,  ré|>lii|ua  notre 
liéros,  car  il  n'y  a  point  un  second  moi-même 
dans  le  monde;  cette  liistoire  dont  vous  parlez 
passe  ici  de  main  eu  m.iin,  mais  elle  ne  s'arrête 
en  aucune,  et  parlout  on  la  repousse  du  pied. 
Pour  moi,  je  ne  suis  nullement  fàclié  d'ap- 
prendre que  je  me  promène,  semi)lable  à  un 
corps  fantistiipie,  au  milieu  des  ténèbres  de 
l'abîme  et  à  la  clartr;  du  jour,  n'ayant  rien  de 
commun  avec  le  do  i  Qtiicbotle  dont  parle  celte 
histoire  Si  elle  est  bonihiet  véridirpie,  cileanra 
des  siècles  de  vie;  si  au  contraire  elle  est  fausse 
et  menteuse,  de  sa  naissance  ii  son  enterrement 
le  chemin  ne  sera  pas  lonp;. 

Aliisilore  alliit  coutmncr  ses  doléances, 
quand  don  Onicliolle  la  prévint'.'  je  voos  l'ai 
dit  maintes  (ois,  mademoiselle,  j'é()ronve  un 
grand  déplaisir  (jne  vous  ayez  jeté  les  yeux  sur 
moi,  car  je  ne  pnispa\er  votre  affection  qu'avec 
de  la  reconnaissance,  .le  suis  né  pour  ajqiarte- 
nirà  Dnlcinêe  du  Tohnso;  c'est  à  elle  que  le 
desliu  m'a  réservé.  S'imaLîincr  qu'une  antre 
beauté  puisse  prendre  d.ms  mon  cieur  la  place 
qu'rlle  occn|)e,  c'est  rêver  l'impossible,  (les 
qncb|ues  mots  snflironl,  j'en  ai  l'espoir,  pour 
vous  désabuser  et  pour  vous  f;.-ire  rentrer  dans 
les  bornes  de  la  mode>ii,'. 

Ame  de  mortier,  double  tigre,  plus  dur  et 
plus  têtu  qu'un  vilain  quand  il  se  croit  sur  d'a- 
voir l'avanlaije,  s'écria  Allisidore,  l'ei;.Miaut  ime 
grande  colère,  je  ne  sais  ipii  m'empêche  de 
farrarlier  les  yiiix  !  Tn  rim:ii,'ine-,  peut-être, 
(Ion  nlL'aud,  don  vaincu,  don  roué  de  coups  de 
b.itdu,  ipie  je  me  suis  laissée  moin-ir  d'.miour 
pour  la  maigre  figure  :  non,  non,  Allisidore 
n  est  pas  a.ssez  solic  pour  cela.  Tout  ce  que  lu  as 


vu  la  nuit  dernière  n'était  qu'une  feinte.  Je  ne 
suis  pas  (ille  à  me  désespérer  |)0ur  un  animal 
de  ton  espèce,  et  bien  loin  d'en  niomir,  je  ne 
voudrais  pas  (pi'il  m'en  coûlàl  seulement  une 
larme. 

Pardien,  je  le  crois  volontiers,  dit  Sancho, 
tous  ces  morts  d'amoureux  sont  autant  de 
plaisanteries;  ils  assurent  toujours  qu'ils  vont 
se  tuer,  mais  du  diable  s'ils  en  font  rien  1 

l:]n  ce  iTiomenl  entra  le  musicien  qui  avait 
chaulé  les  deux  stances  précédemment  rappor- 
tées. One  Votre  (iràce,  seigneur  chevalier,  dit-il 
en  iaisant  im  profond  salut  à  don  Quichotte, 
veuille  bien  me  compter  au  nouibre  de  ses  plus 
fidèles  serviteurs.  Depuis  longtemps  j'ai  pour 
vous  une  grande  affection  et  je  vous  ai  voué  une 
estime  toute  particulière,  tant  à  cause  de  vos 
nombreuses  prouesses  que  de  la  gloire  qu'elles 
vous  ont  acquise. 

Que  Votre  Grâce,  seigneur,  daigne  m'ap- 
prendre  (|ui  elle  est,  répondit  don  Quichotte, 
afin  que  je  proportionne  mes  remercîments  à 
son  mérite. 

Le  musicien  répondit  qu'il  était  le  panégy- 
riste d'Allisidore,  celui  qui  avait  chaulé  des  vers 
à  sa  louange. 

Vous  avez  une  bien  belle  voix,  r(q)arlit  don 
Quichotte,  mais  ce  ipie  vous  chantiez  n'était 
guère  à  sa  place  ;  (juel  rapport  iieut-il  y  avoir 
entre  les  stances  de  (iarcilasso  et  la  mort  de 
cette  demoiselle? 

Que  cela  ne  vous  étonne  pas,  seigneur,  ré- 
phipia  le  musicien;  il  est  de  mode  parmi  les 
poêles  à  la  douzaine  de  ce  lein|is-ci,  et  même 
parmi  les  plus  habiles,  d'écrire  ce  qui  leur 
passe  par  la  tête  et  de  voler  ce  qui  leur  con- 
vient. Cela  ii'empèclie  pas  leurs  ouvrages  d'être 
bien  accueillis,  cl  leurs  plus  L;raudes  sottises  de 
passer  poni'  licences  poétiques, 

D(m  Quicliottes'ap|irélail  à  répondre,  mais  il 
en  fut  enqiêché  par  l'arrivée  du  duc  et  de  la 
duclicsse.  Alors  une  longue  conversation  s'en- 
gagea, dans  la(|uelle  Sancho  débita  tant  de  dn'i- 


DE    LA    MANCllK. 


605 


leries  et  de  malices,  (|ue  ses  nobles  hôtes  ne 
cessiiieiil  d'ailmirer  un  si  ein'ieux  niélaii;,'e  île 
linesse  el  de  siin|ilicité.  Noire  héros  supplia 
Leurs  Excellences  de  lui  pernu'ltre  de  les  (piit- 
ler  le  jour  luèiue ,  disant  (|n':i  nn  ehev^iiiei' 
vaincu  tel  (|ue  lui,  il  convenait  mieux  diialiiler 
une  étahie  à  pourceaux  (|u'un  |ialais  de  prince. 
Ses  hôtes  accédèrent  de  honne  grâce  à  sa  de- 
mande. 

La  duchesse  lui  ayant  demandé  s'il  ne  gardait 
pas  rancune  à  Allisidore  :  Madame,  répondit-il, 
tout  le  mal  de  cette  jeune  (ille  prend  sa  source 
dans  l'oisiveté;  une  occupation  honnête  et  sou- 
tenue en  sera  le  remède.  Iil!e  vient  de  me  dire 
qu'en  enter  on  porte  de  la  dentelle  ;  je  dois  sup- 
poser (|u'elle  connaît  ce  genre  d'ouvrage;  eh 
bien,  (|ue  sa  main  ne  quitte  pas  les  fuseaux,  et 
elle  linira  par  oublier  celui  qui  a  troublé  son 
repos.  Tel  est  mon  avis  et  mon  conseil. 

C'est  aussi  le  mien,  ajouta  Sancho;  on  n'a 
jamais  vu  mourir  d  amour  une  faiseuse  de  den- 
telle, et  lorsque  les  (illes  sont  occupées,  elles 
songent  moins  à  l'amour  qu'à  leur  ouvrage. 
J'en  parle  par  expérience  :  car  lorsque  je  suis 
à  piocher  aux  champs,  j'oublie  jusqu'à  ma  mé- 
nagère elle-même,  je  veux  dire  ma  Thérèse  ;  et 
pourtant  je  l'aime  comme  la  prunelle  de  mes 
yeux. 

Fort  bien,  Sancho,  répondit  la  duchesse. 
Désormais  Altisi.lore  tournera  le  fuseau  ;  d'ail- 
leurs, elle  s'y  entend  à  merveille. 

Il  n'en  sera  pas  besoin,  madame,  répondit 
Alti>idore;  le  seul  souvenir  de  l'ingratitude  de 
ce  malandrin  vagabond  me  guérira;  et  avec  la 
permission  de  Voire  Grandeur,  je  me  i élire 
pour  ne  pas  voir  davantage  sa  maigre  el  désa- 
gréable ligure. 

Cela  me  rappelle,  reprit  le  duc,  ce  qu'on  dit 
souvent  :  Qui  s'emporte  et  éclate  en  injures, 
est  bien  près  de  pardonner. 

Altisidore  feignit  de  s'essuyer  les  yeux,  cl 
après  avoir  fait  une  grande  révérence  elle 
sortit. 


l'iiiurc  lillc!  (lit  Sancho,  elle  mérite  bien  ce 
qu'elle  a  ;  ausi  pourquoi  va  t-elle  s'adre.-ser  à 
une  àme  sèche  comme  nn  jonc'?  Mort  de  ma 
vie!  si  elle  sétail  tom-née  de  mon  côté,  elle 
aurait  entendu  cliantcr  un  autre  ci)i|. 

La  couversaiioii  U  i minée,  Don  (Juichotlc  s'ha- 
billa, et,  après  avou'  diné  avec  ses  hùlcs,  il 
se  mil  en  route. 


CHAPITRE  LXXl 

ou   SANCHO  SE    MET    EN    DEVOIR    DE    DESENCHANTER    DULCINEE 

Mo  lié  triste,  moitié  joyeux,  s'en  allait  le 
vaincu  don  Quichotte;  triste  à  cause  de  sa  dé- 
faite, jo\eux  à  cause  de  la  vertu  merveilleuse 
qui  s'était  révélée  dans  son  écuycr  par  la 
résiu'rectiou  d  .\ltisidoie  ;  cpioiqu'à  vrai  dire  il 
eût  conçu  quelque  doute  touchant  la  mort  de 
l'amoureuse  demoiselle.  Quanta  Sancho,  toute 
sa  tristesse  venait  de  ce  (]u'Altisidore  ne  lui 
avait  pas  donné  celte  demi-douzaine  de  che- 
mises qu'il  avait  si  bien  gagnée. 

En  vérité,  seigneur,  dit-il  à  son  maître,  il 
faut  que  je  sois  un  bien  malheureux  médecin  : 
la  plupart  tuent  leurs  malades  et  n'en  sont  pas 
u)oiiis  grassement  payés  de  leur  jieiue,  laquelle 
souvent  ne  consiste  qu'à  signer  quelipie  ordon- 
nance qu'exécute  l'apothicaire  (et  tant  pis  pour 
la  pauvre  dupe);  tandis  que  moi,  à  qui  la  >aulé 
d'autrui  coûte  des  croquiguoles,  des  pince- 
ments, des  coups  de  fouet,  on  ne  me  donne  pas 
seulement  une  obole.  Je  jure  qu'àTaveuir,  si  on 
m'amène  quelque  malade,  il  faudra  d'aliord  me 
<Taisser  la  patte  ;  le  moine  vit  de  ce  qu'il  chante, 
et  si  Dieu  m'accorde  la  vertu  que  je  possède, 
c'est  pour  en  tirer  pied  ou  aile. 

Tu  as  rai>on,  Sancho,  répondit  don  Qui- 
chotte, et  Altisidore  a  eu  tort  de  ne  pas  tenir  sa 
parole  ;  car,  bien  que  la  vertu  que  tu  possèdes 
ne  t'ait  coulé  aucune  étude,  ce  que  tu  as  souf- 
fert est  pire  qu  étudier.  Quant  à  moi,  je  |)uis 
t'assurer  une  chose,  c'est  que  si  tu  voulais  une 


00 '. 


Il  0  N    Q  U  I C  11  n  T  T  K 


récompense  pour  les  coups  de  fouet  que  tu  as 
promis  de  t'a|ipli(puîr  aliii  de  désciicliaiiter 
Dulcinée,  je  te  la  domierais  si  Ixiiiiic  (pie  tu 
aurais  lieu  d'èlre  salisl'ail.  Je  ne  sais  hop  si  la 
guérison  suivrait  le  salaire,  et  je  ne  voudrais 
pas  contrarier  l'eliet  du  remèdeenle  payant  d'a- 
vance; cependant  faisons-en  l'épreuve.  Voyons, 
Saiiclio,  ciiinliien  exiges-tu  pour  te  fouetter  sur 
l'heure;  l'affaire  linic,  lu  te  payeras  ])ar  tes 
mains  sur  l'argent  que  tu  as  à  moi. 

Ces  paroles  tirent  ouvrir  les  yeux  et  dresser 
les  oreilles  à  Sancho,  qui  à  i'instiml  résolut 
d'en  finir  avec  ledésencliaiilemeiil  de  Dulcinée. 
Allons,  seigneur,  dit-il,  il  faut  vous  donner  sa- 
tisfaction :  mon  amour  pour  ma  femme  et  mes 
enfants  me  fait  songer  à  leur  avantage,  bien  que 
ce  soit  aux  dépens  de  ma  peau.  Or  ça,  combien 
in'accorderez-vous  pour  chaque  cou()  de  foiiel'.' 
Si  la  récompense  devait  égaler  la  nature  et  la 
grandeur  du  service,  rc|)ondit  don  Qnicliolte,  le 
trésor  de  Venise  et  les  mines  du  Polose  ne  suf- 
firaient pas  ;  mais  calcule  d  après  ce  (pie  lu 
portes  dans  ma  bourse,  et  mets  toi-même  le  prix 
à  chaque  coup. 

Il  y  a,  repartit  Sancho,  trois  milli;  trois  cents 
et  tant  de  coups  de  fouet;  je  m'en  suis  déjà 
donné  cinq  ;  que  ceux-ci  passent  pour  ce  ipii  ex- 
cède les  trois  mille  trois  cents,  et  calculons  sui' 
le  reste.  A  un  cuartillo  la  pièce,  et  je  n'en  ra- 
battrais |)as  un  inaravédis,  fût-ce  pour  le  pape, 
ce  sont  tiois  mille  cuartillos,  qui  font  (juinze 
cents  demi-réaux,  ou  sept  cent  cinquante  réaux; 
pour  les  trois  cents  autres,  je  compte  cent  cin- 
quante demi-réaux  ou  soixante-quinze  réaux, 
lesquels  ajoutés  aux  se|)t  cent  cinquante,  font 
en  tout  huit  cent  vingt  cinq  réaux.  Je  retiendrai 
cette  somme  surlargiMil  (pu'j'ai  à  Votre  Grâce, 
et  je  rentrerai  chez  moi  coiilinl,  ipiolipic  bien 
fouetté;  mais  on  ne  prend  pas  de  truites  sans  se 
mouiller  les  chausses. 

0  mon  cher  Sancho  !  s'écria  don  (juicholte,  o 
mon  aimable  Sancho  !  à  (|uelle  reconnaissance. 
Dulcinée  et  moi,  nous  allons  être  tenus  envers    | 


toi  pour  le  reste  de  tes  jours.  Si  la  pauvre  dame 
se  lelrouve  jamais  dans  son  premier  état,  sa 
(li  glace  aiiia  été  un  bonheur,  et  ma  défaite  un 
vérilaide  tiionqdie.  Voyons,  mon  fils,  (piand 
veux-Ui  commencer?  Alin  de  te  donner  du  cou- 
rage, et  (|ue  lu  Unisses  plus  vite,  j'ajoute  en- 
core cent  réaux. 

Quand?  répliqua  Sancho;  celle  nuit  même; 
seulement,  faites  en  sorte  que  nous  couchions 
en  rase  campagne ,  et  vous  verrez  si  je  sais 
m'étriller. 

Elle  arriva  enlin  cette  nuilque  don  Quichotte 
a|ipclait  avec  tant  d'impatience.  H  lui  scndilail 
que  les  roues  du  char  d'Apollon  s'élaient  bri- 
sées, et  que  le  jour  s'allongeait  plus  que  de 
coutume,  comme  cela  arrive  aux  amoureux  qui 
toujours  voudraient  voir  marcher  le  temps  selon 
leurs  désirs.  Enfin,  nos  deux  aventuriers  entrè- 
rent dans  un  bosquet  d'arbres  toulfus  un  peu 
éloignés  du  chemin  ;  puis,  ayant  dessellé  Ilos- 
sinanle  et  débàlé  le  grisou,  ils  s'étendirent  sur 
l'iurbe  et  soupèrent  avec  ce  qui  se  trouvait  dans 
le  bi.-sac. 

Lorsque  Sancho  eut  bien  mangé,  il  voulut  te- 
nir sa  promesse  :  prenant  donc  le  licou  et  une 
sangle  du  bat  de  son  âne,  il  s'éloigna  d'une 
vingtaine  de  pas,  et  s'établit  au  milieu  de  quel- 
(pies  hêtres. 

Mon  enfant,  lui  dit  son  maître  en  le  voyant 
partir  d'un  air  si  résolu,  je  t'en  conjure,  prends 
garde  de  ne  pas  te  mettre  en  pièces  :  fais  (pi'uii 
coup  attende  l'autre,  ne  te  presse  pas  tellement 
d'arrivei'  au  but  i|ue  l'haleine  vienne  à  te  man- 
quer au  milieu  de  la  carrière  :  en  un  mot,  ne  te 
frappe  pas  à  ce  point  (|ue  la  vie  t'échappe  avant 
que  la  pénitence  soit  achevée.  El  afin  (juelu  ne 
perdes  pas  la  partie  pour  un  coup  de  plus  ou 
(le  nidins,  je  vais  me  tenir  ici  |irès,  et  les 
compter  sur  mon  rosaire,  (lourage,  mon  ami, 
que  le  ci(d  seconde  tes  bonnes  intentions  et  les 
rende  efficaces. 

Un  bon  payeur  in^  ciaiiit    point   de  donner 
des  gages,  dit  Sam  Im,  et  ji'  m'en  viiis  m'étriller 


liK    LA    MA.NCIIE. 


UU5 


Le  clievalior  troublé  et  confus  s'enfonça  sous  sa  (ouverture  (paçn  6(1(1), 


de  telle  fat;on  (|ue,  sans  me  tuer,  il  ne  laissera 
pas  de  m'en  cuire,  car  je  pense  que  c'est  en 
cela  que  doit  consister  la  vertu  du  remède. 

Cela  dit,  Sanclio  se  dépouille  de  la  ceinture 
en  haut,  et  se  met  en  devoir  de  se  fouetter, 
tandis  que  don  Quichotte  comptait  les  coups.  Il 
s'en  était  à  peine  appliqué  sept  ou  huit,  qu'il 
commença  à  se  dégoûter,  et  trouvant  la  charge 
trop  pesante  pour  le  prix  :  Par  ma  foi,  seigneur, 
dit-il,  j'en  appelle  comme  d'ahus,  ces  coups-là 
valent  chacun  un  denii-réal  et  non  un  cuartilio. 

Courage,  ami  Sancho,  cofiragc,  reprit  don 


Ouichotle;  qu'à  cela  ne  tienne,  je  double  la 
somme. 

A  la  hoime  heure,  dit  Sancho;  à  présent  les 
coups  de  fouet  vont  tomber  connue  grêle. 

Mais  au  lieu  de  s'en  donner  sur  les  épaules, 
le  sournois  se  mit  à  frapper  contre  les  arbres, 
poussant  de  temps  à  autres  de  grands  soupirs, 
comme  s'il  eût  été  près  de  rendre  l'âme.  Don 
Quichotte,  craignant  que  son  lidèle  écuyer  n'y 
laissât  la  vie  et  que  son  imprudence  ne  vint  à 
tout  perdre,  lui  cria  :  Arrête,  mon  ami,  arrête! 
Comme  tu  v  vas  ;  le  remède  me  parait  un  peu 


606 


DON  QUICHOTTE 


rude,  il  sera  bon  d'y  revenir  à  doux  fois;  on  n'a 
pas  |iri.s  Zamora  en  une  heure'.  Si  j'ai  bien 
coniplé,  voilà  plus  de  mille  coups  que  lu  viens 
de  te  donner;  c'est  assez  quant  à  présent  :  l'âne, 
connue  on  dit,  juMit  porter  la  charge,  mais  non 
la  surcharge. 

Non,  non,  seigneur,  repartit  Sanclio,  il  ne 
sera  jamais  dit  de  moi  :  Gages  payés,  bras  cas- 
sés. Que  Votre  Grâce  s'éloigne  un  peu,  et  je  vais 
m'en  donner  encore  un  mille.  En  deux  temps, 
l'atïairc  sera  terminée,  il  y  aura  même  bonne 
mesure. 

Puisque  tu  es  en  si  bonne  disposition,  dit  don 
Quichotte,  fais  à  ta  fantaisie,  je  vaism'éloigner. 

Sancho  reprit  sa  tâche,  et  avec  nue  telle 
énergie  i\ne  bientôt  il  n'y  eut  plus  autour  de  lui 
un  seul  arbre  auquel  il  restât  un  lambeau  d'é- 
corce.  Enfin,  poussant  un  grand  cri  et  frap|)ant 
de  toute  sa  force  un  dernier  coup  contre  un  hê- 
tre :  Ici,  dit-il,  moiniu  Samson,  et  toits  vi'kx 
iiui  avec  lui  sont. 

A  ce  coup  terrible  et  à  ce  cri  lamentable,  don 
Quichotte  accourut  ;  A  Dieu  ne  plaise,  mon  (ils, 
dit-il  en  lui  arrachant  l'instrument  de  son  sup- 
plice, à  Dieu  ne  plaise  que  pour  me  faire  plaisir 
il  t'en  coûte  la  vie;  elle  est  trop  nécessaire  à  ta 
lemme  et  à  tes  enfants  ;  que  Dulcinée  attende 
encore  un  peu  ;  quant  à  moi,  je  m'entretiendrai 
d'espérance,  jusqu'à  ce  que  tu  aies  repris  de 
nuuveiles  forces.  De  cette  manière,  tout  le 
inonde  S'ra  content. 

Puisque  Votre  Grâce  l'exige,  je  le  veux  bien, 
répondit  Sancho  ;  seulement,  jclc/.-moi  voire 
manteau  sur  les  épaules;  car  je  suis  tout  en  eau, 
l't  je  pourrais  me  refroidir,  connue  cela  arrive 
aux  nouveaux  iiéiiitcnls. 

Don  Quichotte  lui  donna  son  manteau,  et  de- 
menra  en  justaucorps. 

Notre  compagnon  dormit  jusqu'au  jour,  a|irès 
quoi  tous  deux  se  mirent  en  route.  Au  bout 
d'environ  trois  heures  de  marche  ils  arrivèrent 

'  \illcdu  royauliii'ilo  Lt'uii  i|u'Aral)Ci  et  dll•éliell^  se  Ji»iiu- 
lèrcnl  longtemps. 


à  une  holeliene  que  don  Quichotte  reconnut 
|)our  telle,  et  non  pmir  un  château  avec  fossés 
cl  pont-lcvis,  ainsi  (|U  il  avait  coutume  de  le 
faire;  car  depuis  sa  dét'.iile,  il  semblait  que  la 
raison  lui  fût  revenue,  ronnne  on  va  le  voir  dé- 
sormais. Un  logea  notre  héros  dans  une  salle 
basse  on,  selon  la  mode  des  villages,  il  y  avait 
en  guise  de  rideaux  deux  vieilles  serges  peintes  : 
l'une  représentait  le  rapt  d'Hélène,  (piand  Paris, 
violant  l'hospitalilé,  l'enleva  à  Ménélas;  sur 
l'aulre  ét:ut  l'histoire  de  Didon  et  d'Euée  :  la 
reine,  montée  sur  une  tour,  agitait  sa  ceinture 
pour  rappeler  l'inlidèle  amant  qui  fuyait  à  voiles 
déployées.  Don  Quichotte  remarqua  qu'Hélène 
ne  paiais.sail  nullement  lâchée  de  la  violence 
qu'on  lui  faisait,  car  elle  riait  sous  cape.  Didon, 
au  contraire,  était  toute  éplorée  ;  et  le  [ieintre, 
de  crainte  qu'on  ne  s'en  aperçût  pas,  avait  sil- 
lonné ses  joues  de  larmes  aussi  grosses  que  des 
noisettes. 

Ces  deux  dames,  dit  notre  héros,  furent  bien 
maliienreuscs  de  n'être  pas  nées  dans  mon 
temps,  et  moi  plus  malheureux  encore  de  n'être 
[lasné  dans  le  leur  :  si  j'avais  rencontré  ces  ga- 
lanlS-là, Troie  n'aurait  pas  été  embiasée,  ni  Car- 
tilage détruite,  car  la  seule  mort  de  Paris  aurait 
prévenu  tous  ces  désastres. 

Je  gagerais,  dit  Sancho,  que  d'ici  à  peu  de 
temps  on  ne  trouveia  pas  de  taverne,  dTiôtelle- 
ric  ou  de  houtiipie  de  barbier  où  l'on  ne  trouve 
en  peintme  l'histoire  de  nos  prouesses;  mais 
du  moins  faudrait-il  (pic  ce  j'iU  |iar  un  nicilieiu' 
lieiulrc  (pie  le  barbouilleur  qui  a  portrailé  ces 
daines. 

Tu  a>  raison,  re|)rit  don  Quichotte;  car  ce 
[)eintre  me  rappelle  celui  d'Ubeda',  qui,  lors- 
(ju'on  lui  demandait  ce  (pi'il  pcignaft  :  Nous  le 
verrons  tout  à  l'heure,  ré|)ondail-il  ;  et  si  c'était 
(|Url(|ue  chose  (|ui  apjiroi  liât  d'un  co((,  il  écri- 
vait au-dessous  :  ((  Ceci  est  un  coq,  »alin  qu'on 
ne  put  s'y  tromper. 

'  lÀ'i'vaiites  a  déjà  ryuntù  cuUe  lii^luirc  ilaiis  un  (le^  juc- 
iiiici'6  clia|iilrc8  ilc  cette  eecoiidu  partie,  |k():c  300. 


DE  LA   MANCHE. 


007 


Je  jiirernis  bien,  ilil  Saiulio,  (jih!  l'Arap;onais 
i|iii  a  com|iosé  notre  histoire  non  savait  >;uèie 
ilavanlage:  sa  |iluinc  a  maii'hé  an  lia-ani,  et  il 
en  est  résnilé  ee  qu'il  aura  |>lu  à  Itieu. 

Il  resseniltle  aussi  beauroup,  ajouta  don  Oui- 
ehotte,  à  ce  poëte  appelé  Mauléou,  (|n'ori  voyait 
i!  y  a  qutltpic  temps  à  la  cour  :  ee  Mauléon  se 
vantait  de  répondre  sur-le-eliainp  à  toutes  sortes 
lie  (|iicsti(Uis,  et  répondait  tout  de  travers.  Mais 
lais^onscela;  dis-moi,  Sanelio,  dans  le  eas  où  il 
le  plairait  d'aeliever  celte  iniil  ta  pénitence, 
veux-tu  (|ue  ce  soit  en  rase  campagne  ou  à  con- 
verl? 

ParJieu,  seigneur,  répondit  Sanclio,  pour  les 
coups  que  je  songe  à  nra|)pli(|ner,  il  importe 
peu  où  je  me  les  donne;  pourtant  j'aimerais 
mieux  que  ce  lût  dans  un  bois  ;  j'aime  beaucoup 
les  arbres,  et  je  crois  qu'ils  me  procurent  du 
■soulagement. 

Eh  bien,  mon  ami,  répliqua  don  Quichotte, 
afin  que  tu  reprennes  des  forces,  nous  réserve- 
rons cela  pour  notre  village,  où  nous  arriverons 
au  plus  tard  après  demain. 

Comme  il  vous  plaira,  seigneur,  vous  êtes  le 
maître;  mais  si  vous  vouliez  m'en  croire,  j'ex- 
pédierai.s  la  chose  et  je  ballerais  le  fer  pendant 
qu'il  est  chaud  :  il  fait  bon  moudre  quand  la 
meule  vient  d'ère  rcpicjuée;  lorsqu'on  est  en 
haleine,  on  marche  mieux,  et  l'occasion  perdue 
ne  se  retrouve  pas  toujours;  un  tiens  vaut 
mieux  que  deux  tu  auras,  et  moineau  dans  la 
main  que  grue  qui  vole. 

llalte-là,  interrompit  don  Quichotte;  le  voilà 
encore  lancé  dans  les  proverbes.  Ijue  ne  par- 
les-tu simplement  et  sans  raffiner,  comme  je  te 
l'ai  recommandé  tant  de  fois?  tu  verrais  que  tu 
l'en  trouverais  bien. 

Je  ne  sais  quelle  malédiction  pèse  sur  moi, 
repartit  Saiiclio;  je  ne  puis  dire  une  raison  sans 
y  joindre  un  proverbe,  ni  dire  un  proverbe  qui 
ne  me  semble  une  rai.-on.  Cependant,  je  tâche- 
rai de  me  corriger.  I.à  Huit  leur  entrelieu. 


(^,11  MMTIii:   I.Wil 

COMMCNT    OON    QUICMOTTE     Tf    SANCHO   AnfllvClIChr 
&    LEUR    VILLAOe 

llou  (Juiclidltc  et  Samlio  passèrent  lnul  Ir 
jour  dans  cette  holcllcrii',  altcudaiil  la  nuit, 
l'un  pour  achever  sa  |)ènitrnce,  l'autre  pour  en 
voir  la  lin,  (|ui  était  aussi  celle  de  ses  désirs. 
Pendant  ce  teuq)s,  im  genlilhomnie  suivi  de 
trois  on  tpiatre  domestiques  vint  y  descendre, 
cl  l'un  de  ces  derniers  ilit  en  s'.idressant  à  celui 
(pii  paraissait  être  son  maître  :  Votre  Grâce, 
seigneur  don  Alvaro  Tarfé,  peut  s'arrêter  ici 
pour  faire  la  sieste;  l'endroit  me  paraît  conve- 
nable. 

A  ce  nom,  don  Quichotte  regarda  Sancho  : 
Ne  le  souvient-il  pas,  lui  dit-il,  (piand  je  feuil- 
letai cette  seconde  partie  de  mou  histoire,  qui> 
j'y  rencontrai  ce  nom  de  don  Alvaro  Tarfé'.' 

Cela  peut  être,  répondit  Sancho  ;  laissons-le 
descendre  de  cheval,  nous  le  questionnerons 
ensuite. 

Le  gentilhomme  mit  pied  à  terre,  et  l'hôtesse 
lui  donna  une  chambre  en  face  de  celle  de  don 
Quichollc,  ornée  |iareillemeril  de  rideaux  de 
serge  peinte.  Après  avoir  revêtu  un  coslunie 
d'été,  l'inconnu  se  rendit  sous  le  porlail  de 
l'auberge,  qui  était  frais  et  spacieux,  et  y  trouva 
notre  chevalier  se  promenant  de  long  en  large. 
Seigneur,  lui  dit-il,  peut-on  savoir  où  se  rend 
Votre  Grâce'.' 

A  un  village  j)rès  d'ici  où  je  demeure,  répon- 
dit don  Quichotte;  et  Votre  Grâce,  où  va  t-elle? 
.Moi,  repartit  le  cavalier,  je  vais  à  Grenade, 
ma  patrie. 

Excellent  pays,  dit  don  Quichotte.  Mais,  sei- 
gneur, (]uel  est,  je  vous  piie,  le  nom  de  Votre 
Glace'.'  le  cœur  me  dit  (juej'ai  quelque  intérêt 
à  le  savoir. 

Je  m'appelle  don  Alvaro  Tarfé,  répondit  le 
cavalier. 

En  ce  cas,  seigneur,  dit  notre  héros,  serait-ce 
vous  dont  il  est  |)arlé  dans  Ui  seconde  partie  de 


(!"8 


DON    QUICHOTTE 


l'histoire  do  don  Quichotte  de  la  Manche,  que 
rertaiii  auteur  a  lait  imprimer  depuis  peu? 

(Test  moi-même,  répondit  le  cavalier,  et  ce 
don  Quichotte,  qui  est  le  héros  du  livre,  élail 
fort  de  mes  amis.  C'est  moi  (pii  le  liiai  de  chez 
lui,  ou  (|ui  du  moins  lui  inspirai  le  dessein  de 
venir  aux  joutes  de  Saïa^osse  où  j'allais  moi- 
même,  et  en  vérité  il  m'a  quei(iues  ohligations, 
mais  une  surtout,  c'est  que  je  l'ai  empêché  d'a- 
voir les  épaules  flagellées  par  la  main  du  hour- 
reau  à  cause  de  ses  insolences. 

Ilites-moi ,  seigneur  don  Alvaro,  continua 
notre  ciievalier,  est-ce  que  j'ai  qut'l(]ue  ressem- 
hlance  avec  ce  don  Quichotte  dont  parle  Votre 
Grâce? 

Non  assurément,  répondit  le  voyageur. 

Et  ce  don  Ouicliotle,  ajouta  notre  chevalier, 
avait-il  un  écuyer  appelé  Sancho  Panza? 

(•ui,  répondit  don  Alvaro,  cet  écuyer  passait 
[lour  cire  ibrt  plai>ant,  mais  je  ne  l'ai  jamais 
entendu  rien  dire  de  bon. 

(Ihljele  crois  hien,  dit  Sancho;  plaisanter 
d'une  manière  agréable  n'est  pas  donné  à  tout 
le  monde.  (]c  Sanciio  dont  vous  parlez,  seigneur, 
doit  être  quelque  grand  vaurien  ;  mais  le  véri- 
table Sancho,  c'est  moi,  et  je  débite  des  ])lai- 
santeries  comme  s'il  en  pleuvait.  Sinon  failes-en 
réprouve,(|ue  Votre  Grâce  me  suive  ])en(lant  ton  te 
une  année,  et  à  chaque  pas  vous  verrez  qu'il 
m'en  sort  delà  bouche  en  si  grande  abondance, 
que  je  fais  riic  tous  ceux  qui  m'écoulent,  sans 
savoir  le  plus  souvent  ce  (pie  je  dis.  Quant  au 
véritable  don  Quichotte  de  la  Manche,  lel'anu'ux, 
le  vaillant,  le  sage,  le  père  des  orphelins,  le 
défenseur  des  veuves,  le  meurtrier  des  demoi- 
selles, celui  enfin  qui  a  |((Mir  uni((ue  dame  de 
ses  pensées  la  sans  pareille  I)ulcinée  du  Tidioso, 
c'est  mon  maître  que  voilà  devant  vous.  Tout 
autre  don  Quichotte  et  tout  autre  Sancho  l'an/a 
sont  autant  de  mensonges. 

Pardieu,  mon  ami,  je  le  crois  sans  |)('inc,  ré- 
pli(|ua  don  Alvaro,  en  ipiatre  paroles  vous  ve- 
nez de  dire  pins  de  bonnes  choses,  que  l'autre 


Sancho  dans  tous  ses  longs  bavardages.  Il  sen- 
tait hien  plus  le  gloulon  que  l'homme  d'esprit, 
et  je  commence  à  croire  (|ne  les  enchanteurs 
(pii  peisécutcnt  le  véritable  don  Quichotte,  ont 
voulu  nui  persécuter,  moi  aussi ,  avec  son  mé- 
chant homonyme.  Kn  vérité  je  ne  sais  que  jien- 
ser  :  car  j'ai  laissé,  il  y  a  peu  de  jours,  ce  der- 
nier enfermé  dans  l'Iiôpital  des  fous  à  Tolède, 
et  j'en  rencontre  ici  un  autre  qui,  à  la  vérité,  ne 
lui  ressemble  en  rien. 

Pour  mon  compte,  reprit  don  Quichotte,  je 
ne  vous  dirai  pas  que  je  suis  le  bon,  mais  je 
puis  au  moins  afliimer  (pic  je  ne  suis  pas  le 
mauvais,  et  pour  |ircuve,  seigneur  don  Alvaro, 
apprenez  (]ue  de  ma  vie  je  n'ai  été  à  Saragossc. 
(l'est  justement  pour  avoir  entendu  dire  que  le 
faux  don  Quichotte  s'était  trouvé  aux  joules  de 
celte  ville,  (pie  je  n'ai  pas  voulu  y  mettre  le 
pied.  Aussi,  alin  de  donner  un  démenti  à  l'au- 
teur, j'ai  gagné  tout  droit  liarcelone,  ville  uni- 
(jue  par  son  site  et  sa  beauté,  mère  de  la  cour- 
toisie, refuge  des  étrangers,  retraite  des  pauvres, 
pairie  des  braves;  le  lieu  de  toute  l'Europe  où 
l'on  peut  le  plus  aisément  lier  une  amitié  con- 
stant!! et  sincère.  Quoique  les  choses  qui  m'y 
sont  arrivées,  loin  d'être  agréables,  aient  été 
pour  la  plupart,  au  contraire,  fâcheuses  et  dé- 
|)laisantes,  je  n'en  ai  pas  moins  une  joie  ex- 
trême (le  l'avoir  vue,  et  cela  me  fait  oublier 
tout  l(!  reste.  Bref,  seigneur  don  Alvaro,  je  suis 
ce  même  don  Quichotte  dont  la  renommée  s'est 
occupée  si  souvent,  et  non  ce  misérable  qui 
usurpe  mon  nom  et  se  fait  honneur  de  mes 
idées.  Maintenant  j'ai  une  grâce  à  vous  deman- 
der, et  celte  grâce  la  voici  :  c'est  que,  par-de- 
vant l'alcade  de  ce  village,  vous  fassiez  une  dé- 
claration valable  et  autlicnli(pie,  (|ue  jus(|u'à 
celte  heure  vous  ne  m'aviez  jamais  vu,  et  que 
je  ne  suis  |)oiiit  le  diin  Oiiiiliiitte  (huit  il  est 
pailé  dans  cette  seconde  partie  imprimée  de- 
puis peu;  cnlin,  que  Sanclio  Panza,  mon 
écuyer,  n'est  point  celui  (pic  Votre  Grâce  a 
connu. 


llK    I.  \    M  ANC  II  i: 


(i  II 


<<•...:.>. 


An  lieu  de  s'en  donner  siir.li'>  épulps,  le  âjuiiiui^  -.-  imii  .é  li-jn|ier  onlr*'  les  ir])res  (|>niïe  COÎi). 


Très-volontiers,  seigneur  don  (juicliolte,  ré- 
pondit don  Alvaro,  et  je  vous  donnerai  de  bon 
cii'ur  celle  satislattion,  quoiqu'il  soit  assez  sur- 
prenant de  voir  en  même  temps  deux  don  Oui-  \ 
chotle  et  deux  Sanclio  Panza,  qui  se  disent  du 
même  pays  et  sont  si  différents  de  visages, 
d'actions  et  de  manières.  Je  doule  presque  de 
co  que  j'ai  vu  ;  et  peu  s'en  faut  que  je  ne  croie 
avoir  l'ait  un  léve. 

Sans  doule  (|uc  Vntre  Ciràcc  est  enchantée, 
tout  lominc  madaute  Uiilcinéc,  dit  Sanclm.  iJ 
piùl  ,1  DiL'ii  i|u  il  lie  lalliil  puiir  nous  iléseiicli:  ii- 


tcr  que  m'appliquer  trois  autres  mille  coups  de 
fouet,  comme  je  me  les  suis  donnés  pour  elle  ; 
par  ma  foi,  ce  serait  bientôt  expédié,  et  il  ne 
vous  en  coûterait  rien. 

Qu'est-ce  que  ces  coups  de  l'ouel?  demanda 
don  Alvaro;  je  ne  comprends  pas  ce  que  vous 
voulez  dire. 

Oh!  seigneur,  ré|Huidil  Sancho,  cela  serait 
trop  long  à  raconter;  mais  si  nous  voyageons 
ensemble,  je  vous  le  dirai  en  i  heniin. 

L'iieure  du  souper  arriva,  don  Alvaro  el  don 
Quichotte  >e  iiiireiit  :i  laide,  llicnlôt  après  l'al- 

77 


G 1 1) 


DON    OUI  C  11  0  T  T  E 


cailc  (lu  lieu  étant  survenu,  accompagiuj  d'un 
grellier,  ilon  Quidiotte  le  re(|uit  de  dresser  acte 
de  la  déclaration  que  faisait  le  seigneur  don 
Alvaro  Tarfé,  déclaration  dans  laquelle  il  al'lir- 
niait  ne  point  reconnaître  don  Ouicliolle  de  la 
Manche,  ici  présent,  comme  étant  celui  dont  il 
avait  lu  l'iiistoirc  imprimée  sous  le  titre  de  se- 
conde partie  de  don  Ouicliotlc  de  la  Manclic, 
composée  par  un  certain  Avellaneda  de  Torde- 
sillas.  L'nUiule  procéda  judiciairement,  et  la 
déclaration  lut  re^uc  dans  les  formes  voulues  ; 
ce  qui  réjouit  fort  nos  chercheurs  d'aventures, 
comme  s'il  eût  été  besoin  d'un  pareil  acte  pour 
faire  éclater  la  différence  qu'il  y  avait  entre  les 
deux  don  Quichotte  et  -les  deux  Sancho,  et 
qu'elle  ne  l'iit  pas  assez  marquée  par  leurs  ac- 
tions et  leurs  paroles. 

Don  AIvâro  et  son  nouvel  ami  échangèrent 
mille  politesses  et  mille  offres  de  services;  et 
notre  chevalier  déploya  tant  d'esprit,  que  le 
gentilhomme  linit  par  se  croire  réellement  en- 
chanté, puisqu'il  avait  vu  deux  don  Quichotte 
qui  se  ressemblaient  si  peu.  Sur  le  soir,  ils  par- 
tirent tous  ensemble,  et  chemin  faisant  notre 
héros  apprit  à  don  Alvaro  l'issue  de  sa  rencon- 
tre avec  le  chevaher  de  la  Blanche-Lune,  ainsi 
que  l'enchantement  de  Dulcinée,  sans  oublier 
le  remède  enseigné  par  Merlin.  ISref,  après 
s'être  fait  de  nouveaux  compliments  et  s'être 
embrassés,  ils  se  séjiarèrent. 

Don  Qnichotte  passa  encore  cette  miit-là  dans 
un  bois,  pour  domier  à  Sancho  le  loisir  d'aihc- 
ver  sa  pénitence,  ce  (jue  l'astucieux  écuyer  ac- 
cuinplii  ;ui\  drpin>  île?  arbres  plus  que  de  ses 
épauk'N,  (lu'il  sut  .^i  liicii  ménager  (|ue  les  coups 
de  fouet  n'auraient  |iu  en  faire  envoler  une 
mouche  ipii  sy  serait  posée.  Le  conliant  cheva- 
lier n'omit  pas  un  seul  coup,  et  trouva  qu'avec 
ceux  de  la  nuit  précédente,  ils  montaient  à  trois 
mille  vingt-neuf;  il  lui  sendila  ménie  (pie  le  so- 
leil s'était  levé  plus  tôt  (|u'à  l'oidinaire,  comme 
s  il  eût  éli'  |al(iu\  que  hi  niiil  lui  x'iiic  li^moin 
de  cet  intéressant  sacrilice.  Nos  aventuriers  se 


remirent  en  route  dès  qu'il  fut  jour,  s'applau- 
liissant  derechef  d'avoir  tiré  don  Alvaro  de  i'ir 
renron  il  était,  et  surtout  d'avoir  olitenu  de  lui 
une  déclaraticm  en  si  bonne  forme. 

(lette  journée  et  la  nuit  suivante  se  passèrent 
sans  qu'il  leur  arrivât  rien  de  remarciuablc,  si 
ce  n'est  (pie  Sanciio  conqiléta  sa  pénitence.  Don 
Quichotte  en  ressentit  inie  telle  joii',  qu'd  atten- 
dait avec  inqialience  le  retour  de  la  hnnière,  es- 
pérant d'un  instant  à  l'autre  rencontrer  sa  dame 
désenchantée.  Ils  partirent,  et  tout  le  long  de  la 
route  notre  héros  n'apercevait  point  une  fenniic 
qu'il  ne  courût  aussitiH  après  elle,  pour  s'assu- 
rer si  ce  n'était  point  Dulcinée  du  Tolioso,  tant  il 
tenait  pour  infaillibles  les  |)romesses  de  Merlin. 

Dans  ces  pensées  et  dans  ces  espérances,  ils 
arrivèrent  au  haut  d'une lolline  d'où  ils  décou- 
vrirent un  village'.  A  peine  Sancho  l'eutil  re- 
connu qu'il  se  jeta  à  genoux  en  s'écriant  avec 
transport  :  Ouvre  les  yeux,  patrie  désirée,  et 
vois  revenir  à  toi  ton  fils  Sanciio,  sinon  bien 
riche,  au  moins  bien  étrillé!  Ouvre  les  bras,  et 
reçois  aussi  ton  fils  don  Quichotte,  leipiel,  s'il 
revient  vaincu  par  un  bras  étranger,  revient 
vainqueur  de  lui-même,  victoire  qui  est,  à  ce 
([u'il  a  dit  souvent,  la  plus  grande  (pion  puisse 
remporter.  Quant  à  moi,  j'apporte  de  l'argent, 
car  si  j'ai  été  bien  étrillé,  je  me  suis  bien  leiu: 
sur  mil  iiete. 

Laisse  là  ces  sottises,  dit  don  (juicholte,  et 
pré|iaroiis-iious  à  entrer  du  pied  droit  daii.^ 
nuire  village,  oii,  lacli.int  la  bride  ;'i  notre  fan- 
taisie, nous  dlspll^ernlls  tniil  punr  la  vie  |  astn 
raie  ipie  nous  devons  mener,  (icia  dit,  il>  de.  - 
cenduciit  la  eulline. 


CIIAIMIIU:  LWill 

Oe   CE  QUE    DON   gUICHOTTE    RENCONTRA,    ET   QJ-IL    IMPUtA 
A    MAUVAIS    PRESAGE 

\  l'entrée  du  pays,  dit  cid  llaiiiel,  dnn  Qm- 
cliolle  vit  sur  la  place  (|ui  sert  à  battre  le  grain 

'  Vuir  lii  ^l'UTiiru  |in);e  ÏH!). 


DE   LA  MANCHE. 


((Il 


(leuN  petits  jçarçons  qui  se  (juerellaiL'iit  ;  liiti 
(lisait  à  l'autre  :  Tu  as  beau  faire,  Periquillo  ; 
lu  ne  In  reverras  tic  ta  vie. 

Sauelid,  (lit  notre  elievalier,  entends-tu    ce 
(|ue  Jil  ce  drôle  :  Tu  ne  la  reverras  de  ta  vie  ! 
Qu'importe  que  ce  petit  gari^on  ait  prononcé 
ces  paroles?  répondit  Saucho. 

Eh  bien,  l'épiiiiiia  ilun  Quicliotte,  cela  sif^ui- 
(ic  que  je  ne  reverrai  pas  Dulcinée  ! 

Sanclio  allait  riposler,  mais  il  en  fut  empcdié 
par  la  vue  d'un  lièvre  (pie  des  chasseurs  pour- 
suivaient avec  leurs  lévriers.  La  pauvre  bête 
cllrayée  vint  se  réfugier  et  se  blottir  entre  les 
jambes  du  grison;  l'écuycr  la  saisit  et  la  pré- 
senta à  son  luaitre,  (jui  murmura  entre  ses 
dents:  maliim  si(/;/i/ni,  maliiiii  siyiiiiiii'.  Ihi 
lièvre  fuit,  des  lévriers  le  poursuivent,  et  Dul- 
cinée ne  paraît  point  ! 

Parbleu,  vous  êtes  un  homme  étrange,  dit 
Sancho  :  supposez  ([ue  ce  lièvre  est  madame 
Dulcinée  du  Toboso,  et  que  les  lévriers  (jni  le 
poursuivent  sont  les  scélérats  d'enchanteurs  (|ui 
l'ont  changée  en  jtaysannc  :  elle  fiiil,  je  la 
prends,  je  la  mets  entre  les  mains  de  Votre 
("iràce,  qui  la  serre  contre  son  cœur  et  la  caresse 
tout  à  son  aise.  Eh  bien,  (juel  mauvais  signe 
est-ce  là?  et  quel  mauvais  présage  peut-on  en 
tirer? 

Sur  ce,  les  deux  petits  garçons  s'approchè- 
rent pour  voir  le  lièvre,  et  Sancho  leur  avant 
demandé  le  sujet  de  leur  querelle,  celui  (jui  avait 
dit  à  l'autre  :  Tu  ne  la  reverras  de  ta  vie,  ré- 
pondit, en  montrant  une  cage  à  grillons,  (ju'il 
avait  pris  celte  cage  à  son  compagnon  cl  (pi'il 
ne  la  lui  rendrait  jamais,  Sancho  leur  donna 
une  pièce  de  monnaie  pour  la  cage,  et  la  pré- 
sentant à  don  Ouichotle  :  Tenez,  seigneur,  lui 
dil-il,  voilà  le  charme  détruit.  Si  j'ai  bonne 
mémoire,  il  me  souvient  d'avoir  entendu  notre 
curé  dire  qu'il  n'est  pas  d'un  chrétien  et  d'un 
homme  de  sens  de  s'arrêter  à  ces  enfanlillagcs; 

'  )lniiv;n>  |iii'ïaïi',  iD.iiiv.ii»  prôjago 


et  \ulre  (îràce  ne  m'a>snrait-ell(^  pas  enc(U'e, 
ces  jours  passés,  i\uc  ceux  (|ui  v  l'ont  attention 
sont  des  imbéciles'.'  Allons,  seigneur,  lentrouN 
chez  nous;  en  voilà  assez  là-dessus. 

Les  chasseurs  survinrent,  réclamant  leur  liè- 
vre, et  don  Quichotte  h;  leur  rendit. 

Le  chevalier,  s'étant  lemis  en  marche,  ren- 
conlia  à  l'entrée  du  pays  le  curé  et  le  bachelier 
Carrasco,  qui  se  promenaient  dans  un  |)etit  pré 
en  causant.  Nos  deux  amis  accouriu'ent  les  bras 
ouverts;  et  don  Quichotte,  ayant  mis  pied  à 
terre,  les  embrassa  tendrement. 

(h',  il  faut  savoir  (jue. Sancho  avait  placé  sur 
son  grison,  par-dessus  le  paquet  des  armes  de 
son  maître,  la  robe  semée  de  flammes  qu'on 
lui  avait  donnée,  et  coilïé  la  tète  de  l'animal 
avec  la  mitre  couverte  de  diables,  ce  qui  faisait 
le  plus  bizarre  effet  qui  se  puisse  imaginer.  Les 
petits  enfants  du  pays  (cet  âge  a  des  yeux  de 
lynx]  s'en  étant  aper(;us,  accouraient  de  tons 
c(3tés,  se  criant  les  uns  autres  :  Holà!  eh!  venez 
vile,  venez  voir  l'âne  de  Sancho  l'anza,  plus 
gentil  qu'un  prince,  et  le  cheval  de  don  Quichotte, 
plus  maigre  encore  que  le  jour  de  sou  départ. 
Brel,  entoures  de  ces  polissons  et  accompagnés 
du  curé  et  de  Carrasco,  nos  deux  coureurs  d'a- 
ventures entrèrent  dans  le  village,  et  se  ren- 
dirent tout  droit  à  la  maison  de  don  Quichotte, 
où  ils  trouvèrent  sur  le  pas  de  la  porte  la  gou- 
vernante et  la  nièce,  déjà  instruites  de  leur  ar- 
rivée. 

On  avait  aussi  raconté  la  nouvelle  à  Tlu-rèse 
Panza,  qui,  les  cheveux  en  désordre  et  dans  une 
toilette  fort  incomph'îte,  conduisant  par  la  main 
Sanchelle,  sa  fille,  accourut  au-devant  de  son 
mari.  Mais  en  le  voyant  beaucoup  moins  bien 
costumé  que,  dans  son  opinion,  devait  1  être  un 
gouverneur,  elle  lui  dil  :  V.n  quel  état  vous  re- 
vuis-je,  mon  cher  mari?  Vous  m'avez  l'air  de 
revenir  à  pied,  traînant  la  iialle,  et  l'on  vous 
|)rendrait  pluliJl  pour  un  vaurien  ingouvernable 
(|ue  pour  un  gouverneur. 

Tais-toi,  Thérèse    répondit  Sancho  ;  souvent 


C.  I  '2 


HU.N    nl'lCliOT'IE 


lin  il  se  trouve  des  crocliof.s  il  n'y  a  pas  de  lard. 
Vlloiisà  la  maison  ;  là  j(!  l'en  conterai  de  belles! 
l'apporte  de  l'aryvnl,  «c  (|ni  est  l'esseittiel  ;  (!t 
de  l'argent  gagné  par  mon  indiisliie,  sans  avoir 
lait  tort  à  personne. 

Apportez  de  l'argent,  mon  bon  mari,  repartit 
riiérèse;  et  pou  m'importe  (jn'il  ait  été  gagné 
par  ceci  où  par  cela;  de  (|uelque  manière  (pi'il 
-:oit  venn,  vous  naine/,  pas  inlrodnit  mode  nou- 
velle dans  le  monde. 

Sanciieltc  endirassa  son  père,  en  demandant 
s'il  lui  apportait (|uel(iue  chose;  car  elle  l'atten- 
ilait,  disait-elle,  comme  on  attend  la  pluie  en 
l'Ié.  Fuis,  le  |)rciiaut  d'nii  ciilé  par  sa  ceinture 
de  cuir,  tandis  (jne  de  l'aulre  Thérèse  le  tenait 
sous  le  bras  (la  petite  tirant  l'âne  par  le  licou), 
ils  s'en  furent  à  leur  maison,  laissant  don  Qui- 
(diolte  dans  la  sienne,  aux  mains  de  sa  gouver- 
nante et  de  sa  nièce,  et  en  compagnie  du  curé 
et  du  bachelier. 

Don  Quichotte,  s'élaut  enfermé  avec  ses  deux 
amis,  leur  raconta  brièvement  sa  défaite,  et 
l'engagement  qu'il  avait  pris  de  rester  chez  lui 
pendant  une  année,  engagement  que  comme 
chevalier  errant  il  voulait  remplir  au  pied  de  la 
lettre.  Il  ajouta  (|u'il  avait  songé  à  se  faire 
berger  pendant  ce  temps-là,  alin  de  se  distraire 
dans  la  solitude  et  de  pouvoir-  y  donner  libre 
carrière  à  .ses  amoureuses  pensées.  Enfin,  il  les 
-upplia,  si  leurs  occupations  le  leur  permet- 
taient, de  voidoir  bien  être  ses  com|)agnons.  Je 
me  propose,  dit-il,  d'aciieter  un  troupeau  de 
brebis  sullisanl  pour  pouvoir  nous  dire  bergers. 
Au  reste,  le  plus  diilicile  est  lait,  car  j'ai  trouvé 
des  noms  (]ui  vous  iront  à  merveille.  Le  curé 
lui  ayant  dcui;uidé  ipicis  étaient  ces  noms  :  Moi, 
icprit  II'  chr\,ilicr,  je  m'appcllrriu  le  berger 
Ouicholtiii;  vous,  seigneur  bachelier,  le  berger 
Carrascon  ;  vous,  seigneui'  licencie,  le  berger 
lluriambro:  et  Saiicho  l'.iu/.:i,  le  berger  l'an- 
cinot. 

Les  deux  amis  restèrent  cniildndn.,  i|e  irlie 

iKillvelle    riilie:    111, ii>    lie    iriinile    (|ne    le    p:iu\ie 


homme  ne  leur  échajipàt  une  troisième  l'ois,  el 
surtout  espérant  tpn;  dans  le  délai  d'une  aniu'c 
on  parviendrait  à  le  guérir,  ils  feignirent  d'cn- 
li'er  dans  son  idée,  appliuidirent  à  son  |U'ojel, 
el  promirent  de  laccompaLinei'.  H  y  a  jdus, 
ajouta  Samson  ('arrasco;  étant,  comme  on  le 
sait  déjà,  un  de  nos  jdus  fameux  poètes,  je  com- 
poserai à  ma  fanlaisie  des  vers  pastoraux  ou 
liéroiques,  alin  de  passer  le  temps.  L'essentiel, 
c'(!st  que  nous  ne  laissions  pas  un  arbre,  si  dur 
soit-il,  sans  y  graver  les  noms  de  nos  i)crgères, 
suivant  le  conslant  usage  des  iiergers  amoureux. 

A  merveille,  repaitit  don  Quichotte.  Mais 
moi,  je  n'ai  pas  besoin  de  chercher;  j'ai  .sous  la 
main  la  sans  pareille  Dulcinée  diiToboso,  gloire 
de  ces  rivages,  ornenu^U  de  ces  jtraiiies,  lleur 
de  l'esprit  et  de  la  giàce,  linalcment,  personne 
si  accomplie  qu'aucune  louange  ne  serait  à  la 
hauteur  de  son  mérite,  cpichpie  hyperboli(|ue 
qu'elle  fût. 

delà  est  vrai,  dit  le  curé.  \ous  anti'es,  nous 
chercherons  par  ici  queUpies  bergereltes  à  notre 
convenance. 

Et  si  elles  nous  faisaient  défaut,  ajouta  le  ba- 
chelier, nous  leur  donnerions  les  noms  de  ces 
bergères  imprimées  et  gravées  :  les  Pbilis,  le,< 
Amaryllis,  les  Dianes,  les  liélizardes,  les  (iala- 
tées.  Puisque  les  livres  en  sont  pleins  et  ipie  les 
boutiques  de  libraires  en  regorgent,  nous  pou- 
vons bien  nous  en  jiasser  la  fantaisie.  Si  ma 
dame,  ou  pour  mieux  dire  ma  bergère,  s'appelle 
Anne  |)ar  hasard,  je  la  célébrerai  sous  le  nom 
d.\narda;  si  Irançoise,  p'  la  iKUinuerai  l' lan- 
cine; Lucie,  l.ucinde,  et  ainsi  du  reste.  De  celle 
manière,  tout  si^ra  pour  le  mieux.  Sancho  lui- 
inéme,  s'il  entre  dans  notre  confrérie,  |)uurra 
chanter  sa  Thérèse  sous  le  nom  de  Thérésiue. 

Don  Quichotte  a|)|)laudit;  el  le  curé,  l'ayant 
comlili'  d'idoges  pour  une  .i  hdiKirable  résolu- 
tion, s'ofirit  de  nouveau  a  lui  tenir  (onipagnie 
tout  le  temps  (|ue  ne  réclanuu-aient  pas  les  de- 
voirs de  >oii  iiiinistèi'e.  L'affaire  convenue,  li'S 
deu.\  .illijv  piirciit    idlILie    du    clievahel.   eu   I  en- 


|)K     I.A     MA  M, 


Supposez,  dit  Somho,  iiue  ce  lièvre  esl  madame  nulcinée  du  Tolioso...  (page  611). 


gageant  à  bien  se  soigner  et  à  ne  rien  négliger 
(le  ce  qui  pourrait  lui  être  salutaire. 

Le  sort  voulul  que  la  nièce  et  la  gouvernante 
entendissent  toute  la  conversation;  aussi,  dès 
que  don  Ouii'lioltc  fut  seul,  elles  entrèrent  dans 
sa  chambre. 

Quoi,  mon  oncle,  dit  la  nièce  :  lorsque  nous 
pensions  que  Votre  Giàce  venait  enfui  se  retirer 
dans  sa  maison  pour  v  vivre  lrau(]uilleinent, 
\(iih'i  q\ie  vous  vous  embarquez  dans  de  nou- 
velles aventures  et  (]iie  vous  pensez  à  vous  faire 
berger!  (Iroycz-moi,  la  paille  esl  tro|)  nuire 
pour  en  faire  des  cbabimeaux.  Lt  comment, 
ajouta  la  fiouvernanle,  Votre  Grâce  fera-t-elle 
pour  passer  les  après-midi  d'été,  les  nuits  d'bi- 
ver  à  la  belle  étoile  et  entendre  les  burlemenis 
des  loups?  Non,  non;  c'est  un  métier  d'hoiuiiie 
robuste,  endurci,  élevé  à  la  peine  dès  le  maillot. 
.Md  pour  mal,  mieux  vaut  encore  être  chevalier 


errant  que  ber^'er.  Tenez,  croyez-inui  ;  suive?, 
mon  conseil,  je  vous  le  donne  à  jeun,  et  avec 
mes  cinquante  ans  :  restez  chez  vous,  occujiez- 
voiis  de  vos  affaires,  confessez-vous  une  fois 
par  semaine,  venez  vi\  aide  :ni\  pauvres,  et  sur 
mou  âme,  si  mal  vous  en  arrive... 

Silence,  mes  enfants,  répondit  don  Quiiliolle; 
vous  ne  m'apprendrez  pas  ce  ipie  j'ai  à  faire. 
Menez-moi  au  lit,  car  je  ne  me  sens  pas  bien, 
el  sache/,  (jue,  soil  ehevabei'  erranl,  soit  bercer 
eirant,  je  ne  cesserai  de  veiller  à  ce  (pie  vous 
ni'  inampiiez  de  rien,  eoinnie  l'avenir  miiis  l'ap- 
prendra. 

Sur  ce,  les  iliiiv  boiiiii's  lilb'>  le  cdiidnisii  cnl 
à  son  lit,  ne  soiii;eanl  qu'à  le  choyer  di'  leur 
mieux. 


('.  :  t 


DON    QL'IC  HOTTE 


CHAPITRE  LXXIV 

COMME   QUOI    DON   QUICHOTTE  TOMBA    MALADE,    DU    TESTAMENT 
QU'IL    FIT,    ET    DE    SA    MORT 

Comnio  rien  n'est  éternel  ici-bas,  comme 
toute  cliose  y  va  déclinant  de  son  origine  à  sa 
fin  dernière,  principalement  la  vie  de  l'homme, 
l'omme  enfin  don  Qnidiotle  n'avait  reçu  du  ciol 
,\ucun  privilège  parliculior  pour  prolontior  le 
cours  de  la  sienne,  sa  fin  arriva  au  moment  où 
il  y  pensait  le  moins.  Soit  par  suite  de  la  mélan- 
colie que  lui  causait  le  sentiment  de  sa  défaite, 
soit  par  la  volonté  du  ciel  cpii  en  ordonnait 
ainsi,  il  fut  pris  d'une  lièvre  obstinée,  (pii  le  n'- 
lint  au  lit  six  jours,  pendant  lesquels  le  visi- 
tèrent maintes  fois  ses  amis  le  curé,  le  bache- 
lier et  le  barbier,  sans  que  le  fidèle  Sancho 
quittât  son  chevet  un  seul  instant.  Pensant  que 
la  honte  d'avoir  été  vaincu  et  le  chagrin  de  ne 
pas  voir  s'accomplir  la  délivrance  de  Dulcinée 
le  tenaient  en  cet  état,  chacun  d'eux  cherchait 
à  le  distraire  de  son  mieux.  Allons,  lui  disait 
le  bachelier,  prenez  courage  et  Icvc/.-vous,  afin 
de  commencer  notre  vie  pastorale.  J'ai  composé 
tout  exprès  une  églogue  qui  damera  le  pion  aux 
églogues  mêmes  de  Sanna/ar,  et  j'ai  acheté  à 
un  berger  de  Quintanar  deux  fameux  chiens  de 
garde  pour  notre  troupeau  ;  l'un  s'appelle  Bu- 
cino,  l'autre  Butron. 

Le  seigneur  Carrasco  avait  beau  faire,  rien  ne 
pouvait  tirer  don  Quichotte  de  son  ahalteiMciit. 
On  a|)peia  le  médecin,  (pii  lui  làta  le  j)Ouls, 
n'en  fût  [las  fort  satisfait,  et  dit  ([u'il  lailait 
sans  perdre  de  temps  songer  à  la  santé  de  l'àme, 
celle  du  corps  étant  en  danger.  Notre  héros  en- 
Iriidit  cet  arrri  d'un  esjuit  calme  cl  résigné; 
mais  il  n'en  fut  pas  de  même  de  sa  gouvernante, 
de  sa  nièce  et  de  son  écuyer,  ipii  tous  trois  se 
mirent  à  pleurer  comme  s'ils  l'eussent  vu  déjà 
mort.  L'avis  du  médecin  fut  (|u'il  était  miné 
par  un  chagrin  secret.  Don  Quichotte,  voulant 
reposer  un  peu,  demanda  qn  on  le  laissât  seul, 
fin  s'éloigna,  et  il  iliirmit  il'iiiir  sciilc  Ir.iilr  pen- 


dant plus  de  six  heures,  si  bien  (juc  sa  gouver- 
nante et  sa  nièce  crurent  qu'il  allait  passer 
(hnant  son  sommeil.  A  la  fin  pourtant  il  s'é- 
veilla en  s'écriant  :  Béni  soit  le  Dieu  tout-puis- 
sant qui  m'a  accordé  un  jiareil  bienfait!  Gui! 
sa  miséricorde  est  infinie,  et  les  péchés  des  hom- 
mes ne  sauraient  ni  l'éloigner,  ni  l'affaiblir. 

Frappée  de  ces  |iaroles,  qui  lui  parurent  plus 
laisonnahles  que  de  coutume  :  Que  dites-vous, 
seigneur?  demanda  la  nièce  ;  que  parle/.-vous 
de  miséricordes  et  de  péchés  des  hommes'.' 

Ma  fille,  répondit  don  Quichotte,  ces  misé- 
ricordes sont  celles  dont  Dieu  vient  à  l'instaiil 
même  de  me  combler;  et  je  disais  qu'il  ne 
s'est  pas  arrêté  à  mes  péchés.  Oui,  je  me  sens 
resjirit  libre  et  dégagé  des  ombres  épaisses 
dont  l'avait  obscurci  l'insipide  et  continuelle 
lecture  des  exécrables  livres  de  chevalerie  :  au- 
jourd'hui j'en  reconnais  l'extravagance  et  la 
fausseté;  et  je  n'ai  qu'un  regret,  c'est  que 
1  désabusé  trop  tard  je  n'ai  plus  le  temps  de  lire 
d'autres  livres  qui  puissent  éclairer  mon  âme. 
Je  me  sens  près  de  ma  fin,  ma  chère  nièce,  et 
je  voudrais  en  faire  une  d'où  l'on  conclût  que 
ma  vie  n'a  pas  été  si  mauvaise  que  je  doive 
laisser  après  moi  la  réputation  d'un  fou.  J'ai 
été  fou,  j'en  conviens;  mais  je  ne  voudrais  pas 
que  ma  mort  en  fût  la  preuve.  Mon  enfant,  fais 
venir  mes  bons  amis  le  curé,  le  bachelier 
Samson  Carrasco,  et  maître  Nicolas  le  bar- 
bier; je  désire  me  confesser  et  faire  mon  tes- 
t.iiiicnt. 

La  nièce  fut  dispensée  de  ce  soin,  car  ils 
cntiaicnt  au  même  instant.  Félicitez-moi,  mes 
bons  amis,  leur  dit  le  pauvre  hidalgo  en  les 
voyant,  félicitez-moi,  je  ne  suis  plus  don  (Qui- 
chotte de  la  Manche,  mais  .\lon/.o  Quixano, 
que  la  douceur  de  ses  mœurs  fit  surnonuncr 
le  l'ion.  Je  suis  à  cette  heure  l'ennemi  déclaré 
d'Amadis  de  Gaule  et  de  toute  sa  poslcrilé;  j'ai 
pris  en  aversion  les  profanes  histoires  de  la 
chevalerie  errante;  je  reconnais  le  danger  que 
leui'  leilurc  m';i  lait  courir:  enliii,  |i;ir  l;i  misé- 


IIK    I.A    MANCIIK. 


Iii:j 


lis  ^'(^n  furenl  îi  leur  maison,  Uiissmii  iloii  ijiiirluttii'  dans  la  sienne  (paye  Gii). 


licorde  de  Dieu,  devenu  sage  à  oies  dépens,  je 
les  abhorre  et  les  déteste  ! 

Quand  les  trois  amis  l'entendirent  parler  de 
la  sorte,  ils  s'imaginèrent  qu'il  venait  d'être 
atteint  d'une  nouvelle  folie. 

Comment,  seigneur,  lui  dit  Sanison  Car- 
rasco,  maintenant  (jiic  nous  savons  à  n'eu  pas 
douter  que  madame  Dulcinée  est  désenchantée, 
vous  nous  la  donnez  belle!  Et  (|uand  nous 
sommes  sur  le  point  de  nous  l'aire  bergers  pour 
passer  la  vie  en  chantant  comme  des  princes, 
vous  parlez  de  vous  faire  ermite!  De  grâce I 
revenez  à  vous,  et  laisse/,  là  ces  sornettes. 

Les  sornettes  qui  m'ont  occupé  jusqu'à  i)ré- 
senl,  reprit  don  Quichotte,  n'ont  été  que  trop 
réelles,  et  à  mon  grand  préjudice;  puisse  ma 
mort,  avec  l'aide  du  ciel,  les  faire  tourner  à 
mon  prolit!  Seigneurs,  je  sens  que  je  marche 
vers  ma  fin;  ce  n'est  plus  l'houi-e  de  plaisanter; 


j'ai  besoin  d'un  prêtre  poui  me  confesser,  el 
d'un  notaire  pour  recevoir  mon  testament.  Dans 
une  |)areillc  situation  l'IiouMiie  ne  doit  point 
jouer  avec  son  àme.  Je  vous  en  supplie,  laissez- 
moi  avec  le  seigneur  curé,  (|iii  xoudra  bien 
écouter  ma  confession,  et,  pendant  ce  temps, 
qu'on  aille  chercher  le  notaire. 

Ils  se  regardaient  tous,  éloimés  d'un  pareil 
langage;  mais  il  fallut  se  reiulre,  car  jiour  eux 
un  des  signes  certains  (piu  le  malade  se  mourait 
était  ce  retour  à  la  raison  ;  d'autant  plus  i|u'à 
ses  premiers -discours  il  en  ajouta  d'autres  en 
termes  si  chrétiens,  si  bien  suivis,  que  leurs 
derniers  doutes  ayant  disparu,  ils  reconnurent 
qu'il  avait  recouvré  son  bon  sens. 

Le  curé  fit  retirer  tout  le  monde,  et  resta 
seul  avec  le  mourant,  (]u'il  confessa  pendant  que 
Carrasco  allait  chercher  le  notaire.  Dientôtleba- 
cheliei'  fut  de  retour,  amenant  avec  lui  Sancho. 


0  i  I) 


nON    QUICHOTTE 


(|uaii(l  10  dfiniiT,  (|iii  avnil  ,i|>|iris  le  (rislc  rt;il 
(le  son  inailri',  vit  la  goiivcrnaiitc  cX  la  iiiocc 
huit  cil  lariiics,  il  se  mit  à  saiif,'loler  avec  elles. 

La  cdiilession  toiiiiiiK'e,  le  cure  sortit  en  di- 
sant :  Oui,  mes  amis,  Alon/o  Oiiixaiio  est  guéri 
lie  sa  folie,  mais  il  se  meurt.  Kiitrez,  alin  qu'il 
lasse  son  testament. 

Ces  paroles  furent  une  nouvelle  provocation 
Mi\  yeux  pleins  de  larmes  de  la  gouvernante, 
de  la  nièce  et  du  lidèle  Sanelio  l'anza;  elles  les 
tirent  pleurer  et  soupirer  de  |)lus  belle;  car, 
ainsi  (pi'oii  l'a  déjà  dit,  don  Ouichotte,  tout  le 
temps  qu'il  fut  Alon/o  Ouixano  le  Bon,  comme 
tout  le  temps  (piil  fut  don  Ouicliotte  de  la 
Manche,  montra  le  nieilleiir  naturel,  et  son 
commerce  fut  des  plus  agréaldes,  de  sorte  ([u'il 
n'était  pas  seulement  aimé  des  gens  de  sa 
maison,  mais  de  tous  ceux  (|ui  le  connaissaient. 

Le  notaiic  étant  entré,  écrivit  le  préambule 
du  testament,  dans  lequel  don  Ouichotte  re- 
commandait son  àmc  à  Dieu,  avec  les  pieuses 
formules  en  usage;  puis,  passant  aux  legs,  le 
mourant  dicta  ce  ipii  suit  : 

Item,  ma  volonté  est  (iirayant  eu  avec  Saii- 
rlici  l'aiiza,  lequel  dans  ma  folie,  j(!  lis  inoii 
écuyer,  |)hisicurs  diflicultés  en  règlement  de 
eoiuple,  à  jiropos  de  certaines  sommes  (pi  il  a 
à  moi,  on  ne  lui  réelaiiie  lieii;  de  jilus,  s'il 
reste  qiiehpic  chose  ipiaiid  il  sera  |iayé  de  ce 
(|Ue  je  lui  dois,  (jue  cet  excédant,  ipii  ne  peiil 
être  considérable,  lui  soit  laissé  en  |iro|ire  ;  et 
grand  bien  lui  fasse.  El  si,  de  même  qu'clanl 
fou,  je  lui  lis  obtenir  le  gouvernenient  d'une 
ile,  je  pouvais,  luailiIclKiiit  (pie  |e  .--llis  eu  pos- 
session de  ma  raison,  lui  diuiiicr  celui  d'iiii 
rcy.'ime,  je  le  lui  donnerais  :  la  simplicité  de 
son  caractère  et  la  fidélité  de  ses  services  ne 
méritant  pas  moins. 

Se  louriianl  veis  S.iilcho,  il  ajouta  :  l'a'- 
ddiine-iiioi,  iii(}|i  aiiii,  i\f  l.ivini'  Idiniii  l'ci  - 
casidii  (le  p.iriiilic  aiis^i  inii  ipic  iiiniiiicuii', 
CM    I Cutiainaiil  i!;ui>  relieur  eu   |c  mus  IoiiiIh' 


relativement  à  l'exislence  des  clu^vidiers  cr- 
iants. 

Hélas!  ne  mourez  pas,  mou  bon  maître, 
répondit  Sanclio  en  sanglotant;  crovez-inoi  , 
vivez,  vivez  longtemps;  la  plus  grande  folie  (pie 
puisse  faire  un  homiiic  en  celte  vie,  c'est  de  se 
faire  mourir  lui-même,  en  s'abandonnaiit  à  la 
mélancolie.  Allons,  un  jieu  de  courage,  levez- 
vous,  et  gagnons  les  champs  en  costume  de 
bergers,  comme  nous  en  sommes  convenus; 
peut-être  derrière  quidque  buisson  trouverons- 
nous  madame  Dulcinée  désenchautée,  ce  ipii 
vous  ravira.  Oiie  si  Votre  (îrâce  se  meurt  du 
chagrin  d'avoir  été  vaincue,  rejetez-en  sur  moi 
toute  la  faute,  et  dites  qu'on  vous  a  culbuli 
parce  (pic  j'avais  mal  sanglé  Rossinante.  Kt  pin,-- 
n'avez-vous  pas  vu  dans  vos  livres  qu'il  arrive 
souvent  aux  chevaliers  de  se  culbuter  les  uii> 
les  autres,  et  que  tel  est  vaincu  aujourd'hui, 
qui  demain  revient  vain(pieur'.' 

Rien  de  plus  vrai,  ajouta  Saiiisou  Carrasco. 
et  à  cet  égard  le  bon  Saiiclio  a  raison. 

Doucement,  mes  amis,  reprit  don  Ouichotte. 
les  oiseaux  sont,  dénichés.  J'ai  été  fou,  mais  a 
cette  heure,  je"  viens  (h;  recouvrer  la  raison;  j'i;i 
('■II'  don  Ouichotte  de  la  Mam  lie,  et  maintenant, 
je  le  répète,  me  voilà  redevenu  Aloiizo  (liiivaiio 
Puissent  mon  repentir  cl  ma  sincérité  me  ren- 
dre l'estime  que  Vos  Grâces  avaient  [lour  moi. 
(jue  le  seigneur  notaire;  continue  : 

Ilem,  je  lègue  tous  mes  biens  meubles  et  im- 
meubles à  Aiiloiiia  (Jiiixana,  ma  nièce  ici  pré 
sente,  après  iproii  aura  prélevé,  sur  le  plus 
clair  de  ma  successiiui,  les  sommes  nécessaires 
au  service  des  legs  que  je  fais,  en  commen(,ar.l 
par  les  gages  de  ma  gouvernante  pour  tout  le 
temps  qu'elle  m'a  servi,  et,  de  plus,  vingt  du- 
cats |)oiir  un  haliillciiieiit.  .le  uiuiime  pour  inc.-> 
cxcculciii--  lolaincnlaires  le  seigneur  curé  et  le 
seigneur  iiaclielier  Saïusoii  Carrasco,  ici  pn- 
seiils  ; 


m;   I.  A  \i  \  \r  ii  i;. 


(117 


Pans,  s.  K«¥on  ei  L-,  i.,| 


Ti'lli'  lut  la  lin  cin  \'ingrtiiat.v  i/iin  (fnicliolle  (If  In  Mmu-lir  i\af.i',  GlXi. 


Item,  ma  volonté  est  que  si  Antonia  Quixana, 
ma  nièce,  vent  «o  marier,  on  s'assure  d'abord, 
et  cela  par  enquête  judiciaire,  (|ue  l'homme 
qu'elle  épouse  ne  sait  pas  même  ce  que  c'est 
(|ue  les  livres  de  chevalerie.  Dans  le  ras  con- 
traire, et  si  cependant  ma  nièce  persiste  à  l'é- 
pouser, je  veux  qu'elle  perde  tout  ce  que  je  lui 
lè;;ue,  el  mes  exécuteurs  lestamenlaires  |)oiu- 
ront  employer  la  somme  en  nMivros  |iios,  ;'i  leur 
volonté  ; 

Item,  je  su|)plie  ces  seit;neurs,  mes  exécu- 
teurs leslamentaires,  si  de  ibrtune  ils  venaient 
à  rencontrer  l'auteur  qui  a  composé,  dit-on,  une 
idée  intitulée  :  Serondi'  pintic  des  uvi'iiliiit's  de 
don  Qiiirhotlc  df  la  Maiirhc.  de  le  prier  de  ma 
part,  avec  toutes  sortes  d'instances,  de  me  par- 
donner l'occasion  que  je  lui  ai  si  involontaire- 
ment  doniK'e  d'écrire    tant    et    di'   ^i  énormes 


sottises;  car  je  quitte  cette  vie  avec  un  véritable 
remords  de  lui  en  avoir  Courni  le  prétexte. 

Son  testament  signé  et  scellé,  notre  héros  hit 
pris  dune  ^'rànde  délaillance,  et  s'étendit  ilaris 
son  lit.  On  s'empressa  de  lui  porter  secours  : 
mais  pendant  les  trois  jours  cju'il  vécut  eurore, 
il  s'évanouissait  à  chaipK!  instant.  La  maison 
(■'tait  sens  dessus  dessous  ;  néanmoins  la  nièce 
mangeait  de  hoii  appétit,  la  gouveinaiili'  portail 
des  santés;  Sanclio  prenait  ses  «'iials  ;  tant  l'es- 
poir d'un  prochain  héritage  sullit  poui- adoucir 
dans  le  comu-  du  légataire  le  sentiment  de  re- 
gret (pie  devrait  v  laisser  la  perte  du  déhiiit. 

Kiilin,  (Ion  Oiiichotte  expira  aju-ès  avoir  reçu 
les  sacrements,  et  prononcé  à  plusieurs  re|)rises 
les  plus  énergiipies  malédictions  contre  les 
livres  de  chevalerie.  Le  notaire  déclara  n'avoir 
jamais  vu  dan-;  le-;  livres  (|M'aiiciin  chevalier  er-. 

7S 


fi  I  ; 


DON    (MMCIIOTTK    DU    I- \    MANCHE. 


ranl  fût  mort  dans  son  lit  anssi  paisiblement  et 
aussi  clirétiennement  qnc  don  O\ucliottc,  Icqnol 
rendit  l'àmc,  je  veux  dire  mournl,  au  milieu  de 
la  douleur  et  des  larmes  de  tous  ceux  qui  l'en- 
touraient. Le  voyant  expiré,  le  curé  pria  le  no- 
taire d'attester  comme  ([uoi  Alonzo  Quixano  le 
lion,  communément  appelé  don  Quichotte  de  la 
Manche,  était  passé  de  cette  vie  en  l'antre,  et 
iléccdé  naturellement;  ajoutant  que  s'il  lui  de- 
mandait cette  attestation  c'était  pour  empêcher 
(|ue,  contrairement  à  la  vérité,  mi  faux  cid  lla- 
met  Ben-Engeli  le  ressuscitât,  et  composât  sur 
ses  prouesses  d'interminables  histoires. 

Telle  fut  la  lin  de  Viiifiniiciix  chciuilii'i  don 
QiiirJiotle  de  la  Manclu%  dont  cid  Ilamet  ne  vou- 
lut pas  indi(]uer  le  pays  natal,  afin  que  toutes 
les  villes  et  tous  les  bourgs  de  la  Manche  se 
disputassent  l'insigne  honneur  de  l'avoir  vu 
naître  et  de  le  compter  parmi  leurs  enfants, 
comme  le  firent  sept  villes  de  la  Grèce  à  propos 
d'Homère'.  On  ne  dira  rien  ici  des  pleurs  de 
Sancho  Panza,  de  la  nièce  et  de  la  gouvernante, 
ni  des  épilaphes,  assez  originales,  composées 
pour  la  tombe  de  Don  Quichotte.  Voici  cepen- 
dant celle  qu'y  inscrivit  Samson  Carrasco  : 

«  Ci-gît  le  redoutable  hidalgo  tpii  porta  si 
loin  la  valeur,  (pie  la  mort  ne  put  triompher  de 
lui,  même  en  le  mettant  au  tombeau. 

"  FI  brava  l'univers  entier,  dont  il  fui  l'ad- 
Miiratiiiu  et  l'effroi,  et  sou  bonheur  l'ut  de  mou- 
rir sage  après  avoir  véru  fou!  » 

bi  le  très-sage  cid  Ihiinct  dit  à  sa  phnue  : 

<i  II  ma  pclile  pliiiiii'.  Iiirn  DU  mal  tailiéi',  je 

'  Lu  l'irivaiil  rt—  lignes,  il  >riii|]|e  i|iii'  Cr'rvaiilfs  nif  en  lo 
|iri"«riiliiiioiit  (in'iin  jour  liiiil  ïillf>s  ilEspagiii'  ^r•  >lis|iiil>'i'aii'iil 
I  llnririi'iir  i)o  r.iiiiii   vn   i|:li|pfî. 


no  sais,  tu  vas  demeurer  suspendue  à  ce  lil  de 
laiton;  là  tu  resteras  des  siècles,  à  moins  que  de 
présomptueux  historiens  ne  t'enlèvent  de  cette 
place  pour  le  profaner.  S'ils  l'osaient,  crie  leur: 

0  Ualte-là,  félons,  halte-là;  que  personne  ne 
me  touche;  car  cette  entreprise,  bon  roi,  à  moi 
seul  était  réservée  ' . 

n  Pour  moi  seul,  oui,  pour  moi  seul  naquit 
don  Quichotte  et  moi  pour  lui.  Il  sut  agir  et 
moi  écrire.  Nous  ne  faisons  qu'un,  en  dépit  du 
pseudonyme  écrivain  qui  osa,  et  qui  peut-être 
oserait  encore  écrire  avec  une  lourde  plume 
d'oie  les  prouesses  de  mon  vaillant  chevalier. 
Mais  ce  n'est  pas  là  un  fardeau  à  sa  taille,  ni  un 
thème  pour  son  esprit  sec  et  froid.  Si  d'aven- 
lure  tu  parviens  à  le  connaître,  conseille-lui  de 
laisser  reposer  en  paix  les  os  fatigués  et  déjà 
pourris  de  don  Quichotte,  et  de  ne  pas  essayer 
de  le  ressusciter,  contre  les  privilèges  de  la 
mort,  en  le  tirant  de  la  sépulture  où  il  gît 
étendu  tout  de  sonlong,  horsd'étatde  faire  une 
sortie  et  une  troisième  campagne-!  Pour  livrer 
au  ridicule  celles  de  tant  de  chevaliers  errants, 
il  suffit  des  deux  qu'il  a  faites,  et  (|ui  ont  si 
franchement  désopiié  nationaux  et  étrangci's. 
Kn  agissant  ainsi,  tu  rempliras  le  devoir  du  chré- 
tien, lequel  doit  toujours  s'efforcer  de  donner 
un  bon  conseil  à  unennemi.  Quant  à  moi,  je  serai 
hcureuxel  fier  d'avoir  retiré  de  mes  écrits  le  fruit 
(|ue  j'en  attendais  ;  car  mon  seul  désir  était  de 
couvrir  d'un  ridicule  justement  mérité  les  fausses 
cl  extravagantes  histoires  des  livres  de  clu-va- 
lerie,  déjà  frappés  à  mort  par  relie  de  nion  vé- 
lilable  don  Quichotte,  et  qui  birutol  sans  doute 
loinbrront  |iour  ne  plus  se  relever.  Adieu.  » 

'  Cf  passage  osl  la  Ipiilndlcm  di'  i|ii;ilro  vci-v   il'un    apricn 
rdinanccro. 

-'  A  la  lin   <li'  M1II  livre,  l'irriilali'Ui-  Avi'liaiiecla  avait  aiinnnn' 

tlllr  hnisiènie  |i:ilti<' 


Il  (I  \      Il  I    I  (   Il  II  I  I  I 


TAiiLi:  hi:s  M  \Tii:i{Rs 


NuIlU.    >IU    CtRÏAMl! 

l'uRTRAIT   DE  CeBVBNTES,    l'AH    LLl-MÉMt 

bbUltALE  A    DON    l't.llBd    KhISVAMIKi    KK    ^iA!^■rHU,    Cl  MTE    l'K    ^I■:M(>^. 

l'itÉPACE   DE    LA    l'UbVIÈUE  l'AKIJK 

r.\    UOr    SUU    UEllli    NOUVELLE    TltADULTlOV. 


l'REMli'KK    l'VKTlK 


LIVKE   l'UtlMlKR 

Chai*.  I.  Qui    iruite  de   la  (jUiiliti*  et  ilo?  hiibiUiiles  tie 
ringéiiieux  don  iJuicliuUe 

11.  IJui  Ifaite  de  la  piemièiu  sortie  <|ue  lit  liii- 
ïénieux  don  Quichotic 


III-  Où  l'ou  raconte    de   i|uelle  iilaiâiinte  iiuiiière 
don  Quitliotle  lut  arino  clievalier 

IV.  De  ce  qui  arriva  à   notre  chevalier  quami  il 
fut  sorti  de  l'Iiolellerie 

V,  Où  se  continue  le  récit  de  la  disj:ràcc  de  nolie 

chevali^'r 

VI.  l)e  la  grande  et  agrcnblo  eni|ULte  que  liicnl 

le  curé  et  le  barbier  dans  la  liililiolhèqui; 
de  notic  cbevalier 

Ml.   De  la  seconde  sortie  de  iiotrit    bon    clievaliur 
don  Quicliolle    lie    la    Miincbu. 


'20 


Vlll.  Du  beau  succès  qu'eut  le  valeureux  don  (Jui- 
tliolte  dans  Irpouvantuble  et  inouïe  avcu- 
lin'e  des   moulins  à  vent '1 


LIVKE  IIKUXIEMK 

IX.  Où  se  conclut   et  se   termine    I  époiivaiitablc 

combat   du  brave  lii^cnïi'u  et  du  Manchois.       T.f. 
X.  Du  gracieux  entretien  qu  eut  don  (Juiclioltc 

avec  Sanclio  Pania  son  écuver ••"•' 

\l     De  ce  qui  arriva   à   don  Ouiclinlle   avec   les 

,h  vriors -i" 

XII    De  ce   que  racoul.i    un    berger   à    ceux    i|ni 

étaient  avec  don  IJuichollc >' 

XIII.  itù  se  termine  lliisloirc  de   la   liergère   Mar- 
celle, avec   d'autres  événements i*' 


(■,-20 


T  A  11  L  !•; 


XIV.  Où  >t>nl  iJii|iorlét.  les  vers  désespéivs  ilii 
borgoi'  (Irlunl,  et  antres  ^■llo^es  non  iilleii- 
diies ti'j 


\\ 

XVI, 
XVII 

Wlll. 

MX. 


LIVHK    TliOlSlE.MK 

iM'i  Iciii  lacoiilc  la  désagréable  aveiiliiir  (|ii  r- 
piouva  don  Ouicliutte  on  roiicoriUaict  le> 
iiiuleliers  Yaiii^ois 


Ù8 


De  ce  qui  arriva  à  noire  chevalier  dans  l'Iiù- 
(ellcrie  qu'il  prenait  pour  un  cliàtiau.  .   .       (in 

Où  se  cuntinuont  les  Iravan.K  innombrables  du 
vaillant  don  (Juicliolte  et  de  ton  écuyer 
dans  lu  inaleiuunlrcuse  bôtellerie;  prise  à 
turl  pour  un  château 07 

Où  l'on  raconle  l'ciilretien  que  don  IJni- 
cbotlc  et  Sanclio  l'anîa  curent  enseniblc, 
avec  d'autres  avenlures  dignes  d'èlre  rap- 
portées         7'2 

iHi  sa^e  ol  >|iiriluel  enlielien  que  Sauclio  cul 
avec  son  maître,  de  la  rencontre  qu'ils  li- 
rent  d'un  corps  uuirt,  ainsi  cpie  d'autres 
éyénerni'iils  lumoux XJ 

\\.  hc  la  plus  élonnanle  aventure  qu'ait  jani:iis 
rencontrée  aucun  chevalier  enant,  et  de  la- 
quelle don  Uuicholtevinl  à  bout  à  peu  déliais.       \<l 

\M.  (Jui  traite  de  la  conquête  de  l'armct  de  Jlani- 
brin,  cl  autres  choses  arrivées  à  notre  iu- 
vincihh'  chevalier .    .  .{H 

XXII.  Counnent  don  Quicliotte  donna  la  liberté  à 
une  ijunniité  de  malheureux  cpi'on  mcnail, 
malgré  eux,  on  ils  ne  voulaient  p:i- aller  .  lOJ 
XXIll.  Ile  ce  qui  arriva  au  laineux  don  (Juicliotle 
dans  la  Sierra  Jlorcua,  et  de  l'une  des  plus 
rares  aventures  que  rapporte  cette  véridiquc 
liistuire 1117 

WIV.  (b'i  SI.' centinue  lavenliire  de  la  Sierra  .Moi cn:i.      ll.'i 
XXV.  Iles  choses  étranges  qui  arrivèrent  au  viillant 
chevalier  de  la  Manille  dans   la  Sierra  .Mo- 
rcna,  et  de  la  pénitence  qu'il  lit,  à  liuiita- 
lion  du  llean  Ténébreux. Ijd 

XWI.  Ui'i  se  continuent  les  rallineuients  d  amour  du 
galant  chevalier  de  la  Manche,  dans  la 
Sierra   Morciia |7, | 

XXVII.  Comment  le  curé  cl  le  barbier  vinrenl  à  bout 
de  leur  deiiseiii,  avec  d'autres  choses  dij;iics 
d'elle    racontées 150 


l.lUvI.    ni  ,\  II;  II-,  .ML 

XXvJII.  Ile  1,1  nouvelle  et  agiéable  avciilurc  qui  ar- 
riva au  curé  el  au  barbier  dans  la  Sii  iTa 
ÎIoiTiir 


lit 


XXIX.  IJui  traite  du  gracieux  aililiee  qu'on  l'iiiploya 

pour  tirer    notre  amoureux  chevalier  île  la 
rude  péiiilencc  qu'il  acconiplissail.        ,    .    .      I5'2 

XXX.  tjiii  traite   de  la    linesse   d  espiil  tpie  inonlia 

la  belle  Dorothée,  ainsi  que  d'antres  choses 

non    moins    divertissantes IMl 

XX\I.  Ihi  plaisant  ilialogne  qui  ciil  lieu  entre  don 
(Juicliotle  et  Sanclio,  siui  écuyer.  avec  d'au- 
tres événements Ki.'i 

XXXII.  Uni  traite  de  ce  qui  arriva  dans  l'Iiôtellerie  à 

don  Quichotte  et  à  sa  compagnie I7*J 

XXXIII.  tlù   Ion   raconte  l'aventure  du  Oirieux    mal- 

avisé  170 

XXXIV.  Où   se  continue  la    nouvelle  du  Curieux  mal- 

avisé       18.1 

WXV.  Qui  traite  de  rcITroyable  bataille  que  livra 
don  Quichotte  à  des  outres  île  vin  rouge, 
el  où  se  termine  la  nouvelle  du  Curieux 
malavisé l'jl 

XXX\I  (Jui  liailc  d'aulri's  intéressantes  aventures  ar- 
rivées dans   l'hôtellerie .    .    .      10() 

XXWII    Où  se  poursuit  riiisloire  de  la  princesse  Mico- 

inicon,  avec  d'autres  plaisantes  aventures.  .     -Ull 

XXXMII,   On  se  continue  lecuriLUX  discours  que  lit  don 

(Juicliolte  sur  les  Iclties  cl  sur  les  armes.  'JUli 

XXXIX.  Où  le  eaptir  raconte  sa  vie  et  ses  aventures.'  .  2ll'.l 

XL.  Où  te  continue   l'histoire  du  captif iil  1 

XI, I.  Où  le  eaptir  termine  son  histoire 2'2(l 

XI. II.  De  ce  qui  arriva  de  nouveau  dans  l'holellerie. 
et  de  plusieurs  autres  choses  qui  méritent 
d'être  coiu.ues 'JJO 

XLIII.  Où  Ion  raconte  l'intéressante  histoire  du  gar- 
i;on  inulelicr,  avec  d'autres  èvéneiucnis  ex- 
traordinaires arrivés  dans  l'hiitellcrie.    .    .     'l'i'.i 

Xl.lV.  Où  se  poursuivent    les    événements  inouis  de 

l'hôtellerie -'.V 

XLV.  Où  l'on  achève  de  vérilier  les  doutes  sur  l'ai-- 
inel  de  Mainbriu  cl  sur  le  bilt  de  l'Snc,  avec 
d'autres   aventures  aussi  véritables.   .    .    .     2i.'i 

XI  \l,   Di'    la    grande  colère  de    don     (,>uicliotte,  et 

d'autres  L'hoses  admirables 'i.'.O 

\i\l!     ijiii    euntient    diverses  choses 2' ô 

Xl.Vlll.  Suite  ilii  discours  du  chanoine  sur  le  sujet  des 

livres  de  chevalerie LOI 

XI. IX,   De  l'excellente  conversation  de  don  (Jnichotle 

cl  de  Sunclio  l'anzi 'JOj 

I,.   De  l'agréable  dis|)Ute  du  chanoine  cl  de  don 

Quicholle 27(1 

1,1.  Coiileiianl  ce  que  raconta  le  clicvrier.    .    .    .     '.'"i 

LU.  Du  démêlé  ilc  d(Mi  Quichotte  avec  le  clicvrier, 
el  de  la  rare  aventure  des  pénitents,  que  le 
chevalier  acbev.i  .'i  la  sut  ur  de  son  corps.    ,     277 


m,  s    \i  \  I  1 1  i;  i.s. 


6-n 


SI':C().M)I':    PAKTIK 


F'rimt.  m.  LA  *n.oMiL  lAiirii -'H 

C.iur  I  IK*  II""  qui  m*  pa»ii  uiilii'  It;  mri*  ul  le  li.itliii'f 
avec  don  Qiiuhollc  au  sujet  île  >a  îimIi- 
.lio -i'-*'' 

Il  Qui  lijite  ilo  ljgi;iiule  (|iiurell<'  qu'i  ul  ^aiiilio 
l'aiiia  avec  lu  nièce  et  la  ^ouvenianlc. 
ainsi  qnii  d'aulfcs  plaisaiil>  ('■véiiemculs.    .      TtOl) 

III  hu  risibli'  entretien  quecneul  cnscinlile  il"U 
(Juicliolle.  Sanclio  Panza  et  le  liacliclier 
Saiiison  Carrasco .    .     TilTi 

IV.  Où  Saiiclio  l'anza  l'épnnd  aux  questions  cl 
éclaircit  les  doutes  du  bachelier  Snnisnn 
tiavrasco.  avec  d'autres  événements  digues 
d'être  racontés 'ii}i> 

V  [1,1  spiiituel.  profond  et  i;raeieux  entretien  de 
Sunclio  et  de  sa  femme,  avec  d'autres  évé- 
nements dignes  d'heureuse  souvenance.    .     Till 

VI.  Oui  traite  de  ce  qui  arriva  à  don  Quieholle 
avec  sa  nièce  et  sa  gouvernante,  et  I  un  dc.- 
plus  importants  chapitres  de  cette  liisloiie.     ôl.'i 

VII.  De  ei'  qui  se  passa  entre  di.n  Ouiehnlle  et  son 
écuver,  ainsi  que  d'autres  événements  on 
ne  peut  plus  rlijiies  de  mémoire jIS 

\IÏI,  De  ce  qui  airiva  à  don  IJuieliutte  et  à  Sanelio 

c:i  a'iant  voir  ItnJLiriée 52ri 

l\.  ttù  l'on  raconte  ci'  qu'on  y  verra ri'Jïi 

X.  Où  l'on  raconte  le  stralagènie  qu'employa  San- 
eho  pour  enchanter  Dulcinée,  avec  d'aulies 
événements  non  ntoin^  plaisants  que  véri- 
tahles. TijI 

M.   Ile  l'étrange  aventure   du  char  des  Curtés  de 

la  mort 330 

Ml.  De  l'étrange  aventure  qui  ariiui  au  valeureux 
don  (Juieliotlc,  avec  le  grand  chevalier  des 
Miroirs Tiitt 

Mil.  (Jù  se  poursuit  l'aventure  du  chevalier  du  ïîc- 
lage  avec  le  piquant  dialogue  qu'eurent  en- 
send 'c  les  écuycrs ."j" 


MV.    Ilu   se   pnuisuil    la\i'iilMii      du    il,.:v.di(i    du 

Ilocage .  :,i» 

XV.   IJuels  étaient  le  chevalier  des    Mirons  et  lé- 

cuycr  au  giand  nez Tij.*! 

\\l.  Ile  ee  qui  ailiva  à  don  l.luKliu'le  avec  un  che- 
valier de  la  Manche 5ot> 

NVII.  De  la  plus  grande  preuve  de  courage  ipi'ait 
jamais  donnée  don  Quiihutle.  et  de  l'Iieu- 
rense   lin  de  lavcnture  des  lions 'SI 

XVIII.  De  ce  qui  arriva  à  don  Huicliotte  dans  la  mai- 
son  de  don    Diégci. ?)W 

MX.  De  i  a\ciilui'e  du  berger  amoureux,  et  d(.'  plu- 
sieurs   autres    choses ÛTj 

XX.   Des  noces  de  l'ianiaclie,  et  de  ce  ([n'y  lit  lia- 

silc J7K 

XNI.   Suite    des  noces   de  llaniache.   et  des   choses 

éti'aiigcs  qui  y   arrivèrent rjH.'i 

XXII.. De  l'aventure  inouïe  de  la  caverne  île  Monle- 
sinos,  dont  le  malheureux  don  Quicliotle 
\iiit   à   hoiil o^7 

XXIll.  Des  admirables  choses  i|ue  l'incomparable  don 
Ouichotle  prétendit  avoir  vues  dans  la  pio- 
londe  caveinc  île  Munlesinos.  et  dont  l'in- 
vraiseniblance  et  la  grandeur  font  que  l'un 
tient  celte  aventure    pour  apocryphe.    .    ,     Z'.'l 

XMV.  (lu  l  ou  vei'r.i  mille  babioles  aussi  ridicules 
i|u'elles  sont  nécessaires  pour  l'intelligence 
de    cette    véiidiquc    histoire 3'd'.l 

XX\.  De  r.i\enture  liu  braiment  de  1  àne,  de  celle 
du  joueur  de  inariunnclles,  et  des  divina- 
tions  admirables  du  >iiige UI3 

XXVI  De  la  refii.'sentalion  ilii  tableau  avec  d'autres 
ihoscs  qui  ne  sont  en  véiité  que  mau- 
vaises  m 

XXMI.  Où  l'on  apprend  ce  q  l'étaient  maitre  l'ierrc 
et  son  singe,  avec  le  fameux  succès  qu'eut 
don  Onicholle  dans  ravcnlnre  du  biaimenl. 
qii  il  ne  l'iuiinai'as  connue  il  ;ivail  pensé,     ili) 


Oii2 


'l' A  1!  I,  !•; 


X.WIII.  Dus  jurandes  cll0^es  que  dit  Ilcii-Kiigeli,  cl 
que  saura  cului  qui  les  lira  s'il  les  lit  avec 
alteJitloii iiy 

WIX.   Ile  la  fameuse  aventure  de  la  liarque  ciuliau- 

lée .i'2-j 


\\\.    Ile    le  qui   arriva  à  duji    nuielmlle  avce  une 
Ijclle  chasseresse 

X\M.    Oui  traile  de  plusieurs  grandes  cliiise^    .    .    . 

XWII.   Ue  la  ré|ionse  que  lil  diin  Quicliotle  aux  in- 
veclives    de  i'cecli'siastiquc 

NXMll.  De  la  tonversalion  qui  eul  lieu  entre  la  du- 
elicsse  et  Sanclio  l'anza.  euiiveisaLioii  dij^ne 
d'être  lue  avec  allenlion 

XXXIV.  Des  moyens  qu'on  trouva  pour  désenehantci' 
Dukinée.     . 

XXXV.  Suite  des  moyens  qu'on  prit  pour  désenelian- 
tcr    DnlcinL-e,   ete 

XXXVI.  De  i'élranyc  et  inou'ie  aventure  de  la  duègne 
Doloride.  appelée  la  comtesse  Tritaldi,  et 
d'une  lettre  que  Sanclio  éerivit  à  ^a  l'ennne. 

XXXVU.   Suite   de  la  fameuse  aventure  de  la   duègne 
Doloride 

XXX  Mil.  Ilù  la  duègne  Doloride  raconte  son  avenlme. 

XXXIX.  Suite  de  l'étonnante  el  mémoralde  histoire  de 
la  comtesse  Trifalli 

XI..  Suite  de  cette  aventure,  avec  d'autres  choses 
de  même  impoi'tance.   , 

XI, I.   De    rarri\éo    de  (".lievillaid,   cl   de  la  liii    de 
cette  longue  el  terrible  aventure.  .... 

XI. 11.  Des  conseils  que  don  (Juicliotte  donna  à  San- 
cho  l'anza  touchant  le  gouvernement  de 
l'île,    etc 

XIIll.  Suite  des  conseils  que  don  Quichotte  donna  à 
Sancho 

XLIY.  Conuuent  Sancho  alla  prendre  possession  iln 
gouvernement  de  lîle,  et  de  l'étrange 
aventure  qui  arriva  à  don  Quicliotle  dans 
le  château 

XLV.  t^omnieiit  le  grand  Sancho  prit  possession  de 
son  ile,  et  de  la  manière  dont  il  gouverna 

XLVI.  De  répouvaiitahie  charivari  ipie  leml  don 
Quichotte  pendant  qu'il  rêvait  à  l'aninm' 
d'Alli^idore 

Xl.VII.  Suite  du  gouvernemi^nt  du  graml  Sancho 
l'anza 


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452 


459 

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XLVIII.   De  ce  qui  arriva  ii  don  Quicliotle  avec  la  sc- 
nora    Itodriguez,    el   d'aulie:«  cil  -ses    au^si 

idriiii.di'.c" 


501 


XLIX.   De  ce  i|ui   arriva  à  Sancho  l'anza,   en   faisant 

la  ronde  dans  son  île .■itHj 

!..  Dos  enchanteurs  qui  fouettèrent  la  senora 
Hodriguez  et  qui  égctigoèrent  ilon  Qui- 
cliotle       .'ilTi 

II.   Suite  du  souxememenl   de  Sancho   l'an/a,    .      5l'.l 

LU.  Avenlure  de  la  seconde    Doloride,    auticiiicut 

la  seTiora  [todriguez bit 

Mil.    Ile  II  lin  du  gouverneineiil  de  Sancho  l'aiizi.     5'2S 

1,1V.  Qui  traile  des  choses  relatives  à  celle  histoire 

el  non  à  d  autres. 'oo'l 

IV.  De  ce  qui  arriva  à  Sancho  en  chemin.    .        .      5>>li 

l.VI.  De  l'étrange  combat  de  don  Quichotte  el  du 
laquais  Tosilos,  au  sujet  de  la  lille  de  l.i 
senora  Rodrigucz jl'.l 

I.VII.  t.ommenl  don  Quichotte  prit  congé  du  duc,  et 
de  ce  qui  lui  arriva  avec  la  belle  .Vltisidore, 
demoisrlle  de  la  duchesse 'oï'' 

I.Mll.  Comment  don  Quichotte  rencontra  aventures 
sur  aventures,  et  en  si  grand  nombre,  qu'il 
ne  savait  de  quel  coté  se  tourner.   ....     jiU 

I.IX.  De  ce  qui  arriva  à  don  Quichotte,  el  que  l'on 

peut  véritablement  appeler  une  aventure.  .    ô5'i 

LX.  De  ce  qui  arriva  à  don  Quichotte  en  allant  à 

Barcelone 55S 

1  XI  De  ce  i[ui  arriva  à  don  Quichotte  à  son  entrée 
ilans  Dai\elone,  avec  d'autres  choses  qui 
semblent  plus  vraies  que  raisonnables.   .    .     5liU 

I  XII.  Aventure  de  la  tète  cnchanl£e,  ainsi  que  d'au- 
tres enrantillages  qu'on  ne  peut  s'empêcher 
de   raconter 5U7 

IXlll  hii  plaisant  résultat  iiueiit  pour  Sancho  sa 
visite  .lUX  galères,  cl  de  l'aventure  de  la 
belle  Murisque    .  57.'i 

l,XI\,  De  1  aventure  qui  ctiiisa  le  plus  de  cliai;rin  à 
don  (Juichotte  parmi  toutes  celles  qui  lui 
fussent  jamais  arrivées 5Stl 

LXV.  Oi'i  l'iiii  fait  ei'iinaitrc  qui  était  le  chevalier  de 
la  lilaiichc-Iainc,  et  uù  l'on  raconte  la  iléli- 
vrance  de  don  Gregurio,  ainsi  que  d'autres 
événements r)8ri 

IXVI.  (.lui  liaile  de  ce  que  verra  celui  ipii  voudia  le 

lire 5«l> 

I.XVll  Delà  résolution  que  prit  don  Quichotte  de  ^e 
faire  berger  tout  le  temps  qu'il  était  obligé 
de  ne  point  porter  le»  armes 581) 

\.\\  m.  Aventure  île  nnil,  qui  fut  plus  sensible  à  San- 

ilio  qu'à  don  Quichotte '.AH 


DES    M  Mlf-HES. 


02Ô 


I  \l\.  De  la  |>lus  stir|ironaiilu  avoiiliiii'  cjuj  soit  ar- 
rivée à  (liiii  IJi'ii'li""'!  >l""8  '""'  '<!  tour» 
«le  celle  gramlc  liisloire .MMi 

I  \X    Oui  traite  de  choses  fort  iiiiporlnnle»  pour  l'iu- 

Iclli^'ciicp   de   c<^lto    liisloire M!) 

lAXl    Où  Sanclio  se  met  en  devoir  île  di*senclianlcr 

Dulcinée >''»'■ 


lAXII.  l'.'iiuuicul  dnii  l.luiclintte  ol  S' iiiclio  nrriTèrcnt 

à    leur   village (1117 

IWIII     Ile   re  que  lidu  (luiclmlle   ranconira.    et  ipi  il 

imputa  il  mauvais  présafïe (ill) 

IWIV    CiMiiuie  i|uol  don  Quichotte  touilia   runinde,  du 

teslariieiil  iju'il  lit,  el  de  sa  uinrt.  *il  1 


I'  I N"   ur  I  \    T  vil  t  r    ri  r  s   u  \  t  i  r  n  r  s 


o*^ 


iiiiis.  —  ivrr.iMrnn    -i\iov    n\io\    it   luup..    iicf    i>  rnri'r.Tii.   i 


■-K.ijt 


MinfKi.    m:   TFiivANTn^  S .»  a  vr  in:  ,*. 


VIL  i)i:  (:i:rvanti:s 


l)  iiiu'  Iciièlrc  (le  miii  palais  il Hi'i  I Un  (Idiiiiiiail  U'  cours  du  iMaiiraiiairs,  un  de  co  iiK-laii- 
colifjUL's  smuciaiiis  (|iil  K'jiiirrciil  sur  l'Es|)ai;iic  peiidaiil  pliis  d'un  siôtic,  l'liili|i|ic  III,  |)iu- 
ineiiait  ses  rcgaiiU  mit  la  |ilaiiu'  aride  cl  di'xijir  i|iii  ciihuirc  Madrid.  \.n  ic  iikhiiciiI  un 
jeune  lidinnie,  qu'à  son  iiianlcau  rapiécé  un  riicdiniaissail  aiscnicnl  pour  un  de  ces  iianxrcs 
t'Iudiaiils  si  nombreux  alors  dans  les  grandes  \ilics,  suivait  le  Imrd  Ati  llcii\c  un  livre  à  l,i 
main.  On  le  voyait  à  cIkkiuc  pas  interrompre  sa  Icclure,  jicsliculcr,  ^c  Irapiiei-  le  Troul, 
[luis  laisser  échapper  de  loui^s  éclats  de  lire.  I'liilip|ie  oliservail  celle  panlominu'  :  Assuii'- 
monl  col  liomine  esl  l'on,  s"écria-t-il  ;  ou  bien  il  lil  Ihm  (Juiiliollr.  Un  pa;^e,  dépèclu'  loul 
exprès,  revint  bientôt  coiilirmer  ce  (pie  le  roi  avait  soupçonné;  en  oH'cI,  l'éludianl  lisail 
Don  OiiiclKillc. 

li'auleur  de  ce  livre  ininiorlel  ipii  |irovoipiail  si  lorl  I  hilarité  de  ses  conlemjiurams, 
comme  il  excitera  celle  de  bien  d'antres  générations,  Miguel  de  Cervantes  Saavcdra,  naipiil 
le  9  octobre  1547  à  Alcala  de  Hénarès,  pelite  ville  des  environs  de  Madrid.  D.' même  cpie 
pour  Homère,  plusieurs  villes  '  se  disputèrent. après  sa  mort  l'honneur  de  l'avoir  vu  naître; 
mais  un  registre  haj)tistaire,  récemment  découvert  dans  l'église  de  Sainle-Marie-.Majeme,  a 
mis  fin  à  ces  prclenlions  en  fournissant  la  preuve  aulhenliijue  que  Alcala  de  Hénarès  avait 
été  son  berceau.  J^a  famille,  originaire  des  .\sturies,  était  venue  s'établir  en  Castille.  Dès  le 
treizième  siècle,  le  noni  de  Cervantes  iigurc  parmi  les  vainqueurs  de  Séville,  alors  que  le 
saint  roi  Kenlinind  chassait  les  Mores  de  celte  noble  cilé.  Il  \  eut  des  Cervantes  parmi  les 
conquérants  du  nouveau  monde.  Dans  les  preuuères  années  du  (piator/ièuie  sirclc,  im  (ici'. 
vantes  était  corrégidor  d'Ossuna.  Son  fils,  Hodrigo  Cervantes,  épousa,  vers  lôid,  une  noble 
dame,  dofia  Leonor  Cortinas,  (pii  lui  donna  deux  filles,  Andréa  et  Luisa,  puis  deux  fils, 
|{odrigo  cl  Miguel.  Ce  dernier  est  riionune,  au,ssi  grand  que  malheureux,  dont  nous  allons 
esquisser  la  vie. 

On  ne  sait  rien  sur  les  premières  années  de  Cervantes.  Seulement,  pai'  une  allusion  (piil 
liiit  à  son  enfance",  nous  savons  qu'une  instinctive  ciniosité  et  un  vif  désir  de  s'instruire 
lui  faisaient  ramasser  pour  le  lire  jusqu'au  moindre  chillon  de  papier.  l\  nous  apprend 
encore  ipie  son  goût  pour  le  théâtre  se  développa  en  voyant  jouer  le  fameux  l.ope  de  lîiicda, 
acteur  et  pnëte  (ont  à  la  fois.  On  croit  (pie  le  jeune  Cervantes  fit  ses  premières  éludes  à 

'  Ces  \\\\c>-  soiil  Madrid,  Scvillc,  Tolède,  Ldiciui,  K5qiiivi;i.>i,  \li;iz.ir  de  Sun  Jii;iii,  (loii.'-m'grii  l'I  .\kul;i  de  lléiuiivs. 
-  Do  I  QiiiclioUfi  l"  p.iili(!,  livre  III,  ch.  ix. 


VIE    DE    CERVANTES. 


AIcmI.i,  si  ville  iiiiliili',  cl  (jii'i'nsuile  il  lui  ciivoyr  à  Salam;iiiinic,  (|iii  rlail  alors  la  plus 
cclôbrc  université  do  l'Espaj^iie.  11  \  ivsia  deux  ans  cl  habita  une  riuMju'ou  a|i|ielle  encore 
la  rue  des  Mores  ((•nllr  de  los  Moi'os). 

Plus  tard,  U(ius  retrouvons  (Icrvanles  à  Madrid  chez  l'humaniste Lopez  de  Hoyos.  Ce  Lopcz, 
chargé  par  VAi/itnlaiHinitn  (iiiunicipalilé)  de  Madrid  de  la  composition  des  alléjJiories  cl 
devises  en  vers  qui  devaient  orner  le  calaCalquc  de  la  reine  Klisaheth  de  Valois  dans  la 
(érémoniedes  runci-aillcs  ipi'on  lui  préparait,  se  fiiit  aider  par  (pielques-uns  de  ses  élèves 
Cervantes,  (pi'il  appelle  son  disciple  hien-aimé,  ligure  au  premier  rang.  Aussi,  dans  la 
iclalion  des  olisèipics  de  la  reine,  (jue  Lopez  publia  pt;u  ajircs,  le  nientionne-t-il  avec  éloge 
connue  aulcur  d'une  cpilaplie  en  l'orme  de  sonnel,  et  surtout  duni;  éh'gic  où  le  jeune  pcclc 
prcnail  la  parole  au  nom  de  tous  ses  camarades.  Encourage'  par  ce  jiremier  succès,  Ceivanlcs 
coiiqMi-ia  ini  pclil  poëine  [lastoial  appelé  l-'iliiid,  puis  ipn'hpics  sonnets  et  romances  qui  iir 
soni  p.is  \enus  jus(pi"à  nous.  Tels  lurent  ses  débuts  dans  la  poésie. 

S:ms  une  circonslaïK'c  l'orlinte,  Cer\antes  reslail  peul-èlre  toute  sa  vie  voué  au  culte  des 
Muses.  Mais  un  diame  mystérieux  s'était  acc(nupli  dans  le  sombi'c  palais  de  lEscurial. 
L'hérilierdn  Ironc,  l'infanl  don  Carlos,  lils  de  Philippe  II,  venait  d'y  mourir,  précédant  de 
deuv  mois  seulement  ilaiis  la  lombe  la  reine  Elisabelh  de  Valois.  Le  j)ontire  qui  occupait 
alors  la  chaiie  de  Saint-Pierre,  le  pape  Pie  V,  lil  choix  d'un  lils  du  duc  d'Alri,  le  cardinal 
\(pia\i\a,  puni'  l'envoyer  e!i  Espagne,  en  ipialile  de  h'gal  cxlraordinaire,  porter  au  roi  sc!s 
compliinenls  de  condoli'anc'e  sur  ce  double  évéïienienl.  Mais  Philippe  avait  impéricusemci;l 
diTendn  qu'on  lui  parlai  jamais  d(!  son  lils.  11  acciu'illil  Irès-IVoidenient  le  légal,  cpii  ne 
larda  pas  à  recevoir  ses  passe-ports  avec  ordre  de  (piiller  la  Péninsule.  Dans  son  court  séjour 
à  Madrid,  ce  pi  iiice  de  l'Egli-e  voulut  voir  le  jeune  poêle  qui  s'élail  distingué  par  cette  tou- 
chante élégie  sur  la  mori  de  la  reine.  Cervantes  lui  lut  présenté  el  eut  le  bonheur  de  lui 
plaire.  IjC  cardinal  désirait  se  l'altacher  en  qualité  de  secrétaire  ou  de;  valel  de  chambre 
(cainarero).  La  tentation  était  grande  pour  un  esprit  aventureux  comme  celui  de  Cervantes  : 
il  accepta  avec  cmpressemeni,  et  bienlôl  il  fui  en  roule  pour  l'Italie.  \  cette  époque,  un 
jcimc  i;ciilill]iiiiime  iii'  crnyail  pas  di''r<iger  eu  si'  mellanl  an  service  di;  la  poiirpri'  romaine, 
nssuii'  qu'il  l'Iail  irnhlcnir  ipielipie  lionne  pn':l;ciide 

A  la  ^iille  lie  "dii  pnissanl  |ialriin,  Ct'rvaiiles  Iraversa  la  riche  llnerla  de  Valence;  il  piil 
I  onIriiipliT  rimposanle  lî.iicrli.ne,  qu'il  a|ipcll('  /(/  rille  de  lu  ciiiirliiisir.  If  iciidcz-i'in': 
ijfs  liraïKicrs,  vl  pour  L-Kpicllc  il  cuiix'iva  un  eiilhoiislasiiie  ipii  ne  s'csl  jamais  alTaibli.  Les 
|/rn\iuces  iiii'i  iilionales  de  la  Iraiice,  le  Languedoc  cl  la  l'i(i\ciiic  siirlonl,  le  l'rappèri  :  I 
MM'mcnl,  cl  ipiaiid,  plus  laid,  Ci'ivanlcs,  revenu  dans  sa  pairie,  |Mililia  le  poème  de  ddlatci', 
"Il  jiiil  \oir  par  le  charme  et  la  l'raii  lieiii  des  descriptions  combien  le.-  impressions  du  jeuiii! 
voyageur  a\aieiil  t'Ii'  vives  el  piiili  iidcs. 

\iiim''  dans  la  ville  ('Iciiiellc,  (!ii  v.inio  en  \i-ila  1rs  iiiiisi'cs,  eu  cliidia  le-  iiiiiies,  e;i 
a'Iiiiiia  les  inoiiiiinciils  ;  mais  une  Icii-.  sa  ciiriosili'  -ali•^^aile,  aprè-  (piiiize  mois  |i;isses  a 
lionie.   ne  M'  si'iilaiil  aiicniie  \ocalion   pniii'  l'Église,  il  ([iiill.i  raiilicli.iiiilirc  du  c.iidinal  ri 


VIE    l»K    CKRVANTKS. 


i,Kioii|iie  inalnilr  ili-  la  llrvio,  Orvanles  iiioiilr.i  une  ^raiicli-  hitivpiilili'  (page  vi). 


(.'(lunil  .scnr.ilrr  (l;ms  K>  tioiiiios  csjPiiniKjlos.  Ce  liil  clans  la  cunipagiiic  dr  dnii  I»ii|^-i  dr, 
Urbiiia  iiu'il  lil  sa  première  campagne  el  l'apprenlissage  de  son  nouveau  uiélier.  11  avait 
alors  \ingl-den\  ans. 

Le  nioinenl  ('hiil  piupiee.  La  giande  (pierellc  de  rislamisnic  et  de  la  (a>>\\  venail  de  se 
rMlIniiier.  Une  ligue  .sf/i/(^''nnissail  le  pa|)e,  Venise  el  l'Uspagiie.  Sous  les  ordres  de  don 
Juan  d'Auliiclie,  le  vainqueur  des  Mores  dans  K's  luunts  AIpujarras,  une  puissante  llolle 
avait  pris  la  nur.  Longienips  cherchés  sans  succès,  les  Turcs  lurent  enfin  rencontrés  par  les 
chrétiens  au  fond  du  golfe  de  Lépanle  (7  oclohre  1J7I).  L'action,  engagée  au  milieu  du 
jour,  se  termina  par  ime  des  plus  signalées  victoires  dont  Thisloire  (iisse  mention.  La  galère 
MM' huiuelle  élail  emhanpié  Cervantes,  appelée  hi  .\liiniiicsti ,  chai-jiée  d'altacpiei- /(/  Capi- 
laiw  d'Alexandrie,  s'en  empara  ainsi  que  du  grand  élemlaid  d'Lgypte,  et   tua  cin(|  cenls 


VIK    l)K    m:  Il  VANTE  S. 


Iiuiiniii'^  à  ri'iiiR'iiii.  •Jthiiiiiif  iiiiiladc  ilc  hi  liÔMc,  phici',  sur  ses  \ivi's  iiislauccs,  au  |K)sIl'  le 
l>kis  |)LM-ill(!ii\  ;iv«c  douze  soldats  d'élilc,  (ioivanUis  uionlra  une  jiruudo  iulrqiidik',  cl,  nial- 
;^n''  deux  couiis  d'arquebuse  daus  la  [loili-ine  el  un  lidisièiuo  (|ui  le  priva  loiile  sa  vie  de 
l'usage  de  la  uiaiii  ij;auclie,  il  ne  voulut  quiller  sou  poste  qu'après  la  fuile  des  iiitidèles.  Fief 
d'avoii-  jii'is  part  à  eette  grande  bataille  qu'il  appelle  en  maint  eiidroil  de  ses  éerits  «  la  plus 
u  j;lorieMse  ipi'aieul  vue  les  siècles  |)assés  el  ipii'  verront  les  siècles  à  venir,  »  il  monlia 
depuis  lors  avec  un  léj^itinie  orgueil  les  cicatrices  cpTil  portait  «  connue  aillant  d'c'toiles 
«  laites  pour  guider  les  autres  au  ciel  de  riionneiir.  » 

Une  expédition  conlre  Tunis  qui  suivit  de  près,  et  à  laijuelle  il  prit  part  avec  son  IVèic 
l'todrigo,  lui  Iburnit  une  nouvelle  occasion  de  se  distinguer  dans  les  rangs  de  celle  célèluc 
inlanterie  espagnole  {tercias)  (pii,  selon  l'expression  d'un  liislorien,  faisait  Iremltler  la  terre 
sous  ses  niousciuels. 

L'hôpital  de  Messine  le  ii'çtil  brisé  des  suites  de  ces  deux  campagnes;  il  y  resta  lan- 
guissanl  près  de  ncurmois.  Kntin,  guéri  de  ses  blessures,  il  sollicita  el  obtint  un  congé. 
Muni  des  plus  baules  allcslalions  sur  son  intelligence  cl  sa  valeur,  Cervantes  s'enibarcpie 
dans  la  rade  de  Napics  sur  la  frégate  cl  Sol,  cl  i)lein  d'espoir  d'embrasser  sa  famille  dont 
il  était  séparé  de[)uis  sept  ans,  il  fait  voile  vers  l'Espagne  en  compagnie  de  son  frère  lio- 
drigo,  du  général  d'artillerie  Carillo  de  Oiiesada,  gouverneur  de  la  Goulelle,  et  d'autres 
militaires  qui  rctournaienl  dans  leur  patrie.  Mais  le  sort  en  ordonna  aiiliemeiil,  el  les  plus 
cruelles  épreuves  l'allcndaient.  Le  26  septembre  1575,  le  bâtiment  que  montait  Cervantes 
fut  rencontré,  à  la  hauteur  des  lies  Baléares,  par  une  escadrille  barbaresque  aux  (ordres  du 
farouche  renégat  arnantc  Dali-Mami.  Le  combat  s'engage,  el  après  une  résistance  déses- 
pérée la  frégale  espagnole,  forcée  de  se  vendre,  est  conduite  en  triomphe  dans  le  port 
d'Alger. 

Dans  la  répartition  du  butin,  Cervanles  était  tombe  au  pouvoir  de  Hali-Mami.  En  dépouil- 
lant son  prisonnier,  cet  homme  non  moins  avare  que  cruel,  avait  trouvé  les  lellrcs  de 
recommandation  données  au  brave  soldai  :  convaincu  ipi'il  tenait  entre  ses  mains  un  |)er- 
sonnage  im])orlanl  dont  il  pouvait  tirer  une  lorle  l'ancjon,  il  commença  par  le  faire  charger 
de  chaînes  et  l'accabla  des  |ilus  mauvais  Irailemenls. 

C'est  alors  ipic  du!  se  manilfsler  rluv.  Cervantes  cel  héroïsme  de  la  patience,  «  celti' 
seconde  valcnr  de  1  linniinc,  dit  Solis',  pcul-élic  plus  giaiiilc  <pic  la  picinièrc.  »  .Nolic  biil 
n'es!  |ias  de  raconter  ici  joules  les  phases  th;  son  séjour  parmi  les  barbares.  Des  leiilalives 
i|u'il  lil  piiiii  briser  ses  fers,  l'iiiie  échoua  par  la  trahison  d Un  More  aiupiel  il  s  était  confié, 
les  autres  par  la  grandeur  des  obstacles  ou  la  défaillance  de  (|iicl(pies-uns  de  ses  compa- 
gnons d'inlbrliinc.  Lui-même  nous  a  fait  le  lécil  de  ses  cruelles  angoisses  dans  la  nouvelle 
du  (JAi'TiK"';  C'u'il  nous  siiflise  de  dire  qu'après  cinq  ans  du  plus  horrible  esclavage,  menacé 
à  tout  instaiil  de  la  mort  el  l'écai-lanl   chaque  fois  à  force  de  courage  el  de  sang-froid, 

'   llli-lciiii'ii  cl  piiclc  oiiagnot. 

-  Doit  Qiikiwllc.  \"  iniilio,  lil.  \\M\,  M.,  M.i 


\  I  !■;  m:  ci: un  \  nti:s 


Cervantes,  dont  la  eaplivilô,  sifrnalôc  par  los  incidcnis  los  plus  romanesques,  lonrnirail  h 
lui  seul,  (lit  un  liistmien  couleuiporain ',  l.i  luiilière  d'un  volume,  l'ut  raclielé  jiar  les  soins 
el  l'intercession  des  Frères  de  la  Merci,  ipii  s'iiiipoî-èreiit  les  plus  frraiidî^,  sacrilices  pour 
un  tel  prisonnier.  Knfin,  devenu  lilire  en  octobre  1580,  il  (piilla  celle  lerre  maudite  cl  Iji 
voile  pour  l'Kspafîne,  où,  en  aliordanl,  il  <lut  couler  riine  des  plus  ^r;iiidcs  joies  ipi'il  soil 
donné  à  1  homme  d  éprouver  :  «  celle  de  recouvier  la  liberté  el  de  rcMiii'  son  pays.  »  Ainsi 
("ni  conservé  au  monde  un  des  plus  niddes  co'urs(|iii  aicnl  lionon'  riniiii.inili',  cl  ,iii\  Idlrcs 
le  rare  génie  auquel  idles  allaient  devoir  une  éternelle  illii^li.iliiMi. 

Ilevenu  dans  celte  patrie  qu'il  avait  désespéré  de  revoir  jamais,  liei-vanles  se  trouvait  sans 
ressources;  son  père  était  morl  cl  ^a  mère  avait.  jiMir  aider  ;'i  ^n  di'livrance,  eniL^a^é  le  peu 
de  bien  qui  lui  reslail.  Il  reprit  donc  le  mousquet  de  soldai!  cl  lit  .ivcc  son  frère  liodrif;o  la 
canqiagne  des  .\cori>s.  dont  la  soumission  devait  complé-lcr  celle  do  Porluffal.  que  le  duc 
d'.-Mbe  venait  de  conqiK'rir  à  ^on  mailie. 

Ici  doit  trouver  |dacc  nn  incident  qui  jonc  ini  ^l'.iiid  tn\i'  ilau-  la  vie  de  ('.crvanlcs.  IVu- 
rlanl  im  séjour  i|u"il  lit  à  Lisbonne,  avant  de  s'endiarquer  pour  les  Açores,  son  c^piii  \if  cl 
ingénieux  lui  avait  onverl  l'accès  ilc  pliiviciu's  sociétés.  Dans  l'une  d'elle^,  une  noble  ilmnc 
s'éprit  pour  lui  d'une  vive  passion;  il  en  eiil  une  fille  à  laquelle  il  donna  le  nom  d'I-abcl 
deSaavedra,  et  qu'il  garda  toujours  avec  lui,  même  après  s'être  marié;  car  il  n'enl  |  oini 
d  autre  enlant.  I.a  campagne  terminée,  ce  nouv(d  essai  de  la  profession  des  aiincs  ne  lui 
avant  valu  aucune  réconi|icnse  maigri'  ses  blessures  et  ses  glorieux  services,  il  abandonna 
la  carrière  militaire. 

F/amour  devait  le  rann-ner  an  e(dle  des  Muses.  I,e  roman  de  f 'm luire,  (pi  il  jiublia  peu  df> 
lcnqisapr('s  son  mariage,  fnl  conqios(''  sous  l'inspiralinn  de  ci>  lendre  sentinienl.  Sans  aucini 
donle  Servantes,  cacb(''  sons  Kï  nom  d'I'ilicio,  berger  des  rives  du  Tage,  a  voulu  jieindre  ses 
amours  avec  OalattV,  Itergère  babitanle  dos  mt^mes  rivages,  il  veiiail  en  cfTel  dViponsci'  une 
lille  noble  cl  jianvr(>  de  la  pi'lile  ville  d'l's(|ui\ ias,  dnna  Catalina  l'alacios,  nuiins  pourvue 
d'argent  que  de  beauté,  car  qu  voit  lignrer  dix  |>onb^s*  dans  le  d('tail  de  la  faible  dot  qu'elle 
apportait  <à  son  époux.  Voilà  donc  (!ervanl(is,  cbef  d'une  famille  ipii  se  composait,  avec  .sa 
mère,  sa  femme  el  s;i  fille  nalni'elle,  d(\  S(?s  deux  sœurs,  Andréa  cl  l.uisa.  Il  avait  ti'cnte- 
sepl  ans. 

f^a  poésie  pastorale  offrait  peu  de  ressources;  pressé  par  le  besoin,  llervanlos  nsvini  aux 
priMuiers  rêves  de  s,i  j(Mmesse,  cl  pril  le  parti  d'aller  s'i'labbr  à  Madrid  pour  y  demander  des 
moyens  de  subsisinnce  au  lln-àlre,  (pii,  alors  (^omme  anjonrd  bui,  piduicllait  pins  de  profil .  Il 
débuta  par  une  coni(>dieen  six  actes  sur  ses  aventures  {el  Tmlndr  A>'fi>'l)-,  b"-^  Mn^msil  Alger. 
hauscelli>  |iièi-e,  il  introduit  sous  sdii  propre  nom  de  Saavedra  nn  soldat,  ijui  adresse  au  mi 
une  barangne  v(''liém(Mile  pour  l'engager  ;'i  ib'hnire  n'  iiiil  de  jiirales.  Celle  pièci'  l'ut 
suivie  dt^  plusieurs  aulres,  parmi    lesquelles   un  deil   cilcr    \iéui(innii     la   de-liiieimn   de 

'   l.p  I'i'mc  llai'ilo  {HiMoria  de  Argei). 

-   l"lno|.  i|i>  (!rivanl(><  |i.-ir  ilcin  Jnse  Mon  i\<-  Fnciili": 


VtE    DE    CEUVANTES. 


iNimiaiico).  On  appljiiidil  dans  Mitmaïuia  le  lalileaii  des  nialliciirs  effroyables  (|ii'erilraîne 
un  siège,  et  siirloul  le  poignant  épisode  dans  lequel  un  enliml  tonil)ant  d'iiianilion  demande 
(In  pain  à  sa  nijl-ie.  ('elle  pièce,  paljiilanle  d'exaltation  patriolicpie,  liit  jouée  à  Saragosse, 
pendant  la  deinière  L;nerre  de  l'indépendance  espagnole,  et  n'a  pas  peu  contribué  sans 
donle  à  rendre  la  nouvelle  Numance  digne  de  l'ancienne.  «  J'osai  le  premier  dans  i\ii- 
«  manda,  dit  Cervantes,  personnifier  les  pensées  secrètes  de  l'àmc,  en  introduisant  des 
«  êtres  moraux  sur  la  scène,  au  grand  aj)plaudissemenl  du  public.  Mes  autres  pièces  fu- 
c<  rent  aussi  représentées;  mais  tout  leur  succès,  ajoute-t-il ,  consista  à  jtarcouiir  leiu- 
«  carrière  sans  siillets  ni  tapage,  ni  sans  cet  accom[»agnement  d'oranfies  et  de  concond)res 
«  dont  on  a  coutume  de  saluer  les  auteurs  tondiés.  » 

L'espoir  qu'il  avait  fondé  sur  le  lliéàtnî  n'avait  pas  lardé  à  s'évanouir.  Le  fameux  FjOpe 
de  Véga  y  régnait  alors  sans  rivaux.  Il  avait,  dit  Cervanles  lui-même,  soumis  la  monarcliie 
<'onn'que  à  ses  lois,  et  maiire  du  public  et  des  acteurs,  il  remplissait  li;  monde  de  ses 
comédies'.  >■ 

Banni  du  tliéâtre  par  cette  prodigieuse  fécondité,  Cervantes  fut  contraint  «l'accepter  un 
autre  mélier  moins  digne  de  lui;  mais  il  fallait  vivre,  et  avec  sa  nombreuse  (innille  il  n'y 
,ivait  pas  à  liésiter.  l'n  certain  Antonio  Guevara,  cbargé  de  réunir  à  Séville  dés  approvi- 
sionn<'ments  pour  cette  immense  armada,  pour  cette  flotte  invincible  qui  devait  envaliir 
l'Angleterre  et  que  détruisirent  les  tempêtes,  lui  offre  un  modeste  emploi  de  commissaire 
des  vivres.  Cervantes  acc(>ple,  et  s'achemine  aussitôt  avec  tous  les  siens  vers  la  capitale 
de  rAndalousie.  On  croit  |iourlant  qu'à  celle  épo(pie  il  avait  ib'jà  jierdu  sa  mèiv  ;  (piant 
à  son  frère  Rodrigo,  qui  servait  en  Flandre,  sans  doute  il  lui  hu'  dans  «[uebjue  obscure 
rencontre,  car  il  ne  repai'aît  plus. 

Le  séjour  de  Cervantes  à  Séville  dura  dix  années  consécutives,  sauf  rpielques  excursions 
dans  les  environs  et  un  S(;ul  voyage  à  Madrid.  Il  connut  à  Séville  le  célèbre  peintre  Fran- 
cisco Pacheco,  maître  et  beau-père  du  grand  Velasquez,  dont  la  maison  élail  le  rendez-vous 
des  beaux  esprits;  Cervantes  la  fréquentait  assidianent.  Il  s  y  lia  d'amitié  avec  le  célèbre 
poêle  lyrique  Fernando  de  Herrcra,  et  fil  un  sonnet  sur  sa  mort.  Il  devint  également  l'ami 
de  .luan  de  Jaureguy,  l'élégant  traducteur  de  VAniintr  du  Tasse.  ,laurei;iiy,  <pii  cultivait 
aussi  la  peinture,  lit  le  |i(irlrail  de  son  ami  Cervanles.  Ce  fui  pcndani  son  si'jourà  S('ville 
que  Cervantes  composa  prcs(pie  loules  ms  noii\elles  :  car,  au  nulieu  de  vidgaii'es  occupa- 
lions,  il  entretenait  avec  les  lettres  un  couunerce  secret.  Ce  lut  encore  à  Séville,  qi:  ,'i 
l'occasion  de  la  mort  du  roi  Philippe  il  (15  septembre  1598),  il  conqwsa  ce  fameux  .soriiiet 
où  il  raille  avec  tant  de  grâce  la  forfanterie  des  Andaions.  La  date  de  ce  sonnet  est  pré- 
ci(;use;  elle  sert  à  fixer  le  Ituine  de  son  S(''|our  à  Séville,  (pi'il  quilla  peu  de  tem|i>  ap.ès. 
Voici  à  quelle  occasion. 

Une  somme  di'  7,400   rt'aux,  prodnil  des   conqiles  aiiii'ré^  de   sim  ((inninss  iiiat ,  avait 


l.>i|ip  ilr  \i''L';i  n  riiiii|msr  plii»^  ili'  ili\-liiiil  (.•nls  pircr^  ili'  lli('':il 


VM'    \)K    CEUVANTKS. 


Fan«.  S.  Racon  et  C- ,  imp.  Pu  ne.  Juuiei  et  L*.  <-dil. 

C'est  là  pcurtaiil  iiue  lut  oiitieiuiré  ce  yUineuv  til&  île  ^oii  iiituUieeuce  {yu'^c  \f. 


lilé  remise  par  lui  à  un  lU'yociiiiil  de  Séville  ,  Simon  Froiie  de  Lima,  pour  èlre  en\oyc  à  la 
Cuntaduria,  Irésorerie  dt-  Madrid.  An  lifii  df  riiiijilir  mui  mandai,  Simon  disparut,  cmpor- 
lanl  Targi-nl.  l-a  Conladuria  lil  saisir  It's  liit'ns  du  hanipiior;  ]inis,  commf  fii  mènif  iL'injis 
lia  a\ail  coni-ii  i|ueli|iu;>  doutes  sur  la  pariaite  régnlarilt'  dr  la  yi'^linn  di'  Cervanlos,  ses 
livres  turent  vérifiés  à  l'improviste.  Trouvé  en  déJicil  d'une  niisi'iaiik'  somme  de "2,400  réaux 
(GOO  Irancs),  on  le  mil  en  prison.  Il  réclama  avec  force,  promellani  tir  s;il  isfairc  iian>-  li-  délai 
de  quelfjUt^s  jours;  on  le  relàclin,  mais  il  avail  |ii'rdu  mui  emploi. 

ici  la  biographie  de  (À'rvaiilfs  pré.seiili!  une  grande  lacune,  l'cndanl  cinij  iinnecs  .si  Iracf 
nous  échappe,  depuis  IMIIS,  où  il  quille  Si''villt>,  jusqu'en  1003,  où  on  le  retrouve  à  Vala- 
dolid.  On  pense  que  durant  cet  intervalle,  di'\  ini  agent  d'alTaires  [mur  le  cumjile  de  parli- 
culiers  el  de  corporations,  il  vint  s'clalilir  dans  qiieliiiic  pelile  \illi'  de  la  Manche.  i>a  ciiii- 


vu:  !)!•:  ci^nvANTiis. 


naissance  qu'il  nidiili'c  des  locililôs  d  îles  mduirsde  celU'  pioviiici!  niilorise celle  eoiijeeliiiv 
el  jMdiive  qu'il  y  siyoïirna  assez  longlenips.  Ce  fut  sans  doute  dans  une  des  fréciuonlcs  excur- 
sions (jii'il  était  obligé  de  fîiirc  dans  l'iiilérèt  do  ses  clients,  qu'au  houi'g  d'Argamasilla  de 
Alha,  les  habitants  le  jetèrent  en  prison,  soit  parce  qu'il  réclamail  les  dîmes  arriérées  dues 
|»ar  eux  au  grand  prieiu'é  de  Saint-.luan  soit  parce  qu'il  cnlevail  à  leurs  irrigations  les  eaux 
de  la  Guadiana,  dont  il  avait  besoin  pour  la  j)réparalion  des  salpêtres.  On  montre  encore 
aujourd'hui  dans  ce  bourg  une  vieille  masure  appelée i.v casa  m  My.imxm  {la  maison  de  Me- 
drano),  comme  l'endroit  où  Cervantes  fut  em|)risoniié.  Il  est  cerlaiii  qu'il  y  languit  loug- 
leuqis  el  dans  un  état  fort  misérable.  C'est  de  ce  Irisle  lieu  ipie,  dans  une  lellre  donl  un  a 
gardé  le  souvenir,  Cervantes  réclamait  d'un  de  ses  parents,  Juan  Barnabe  de  Saavedra, 
bo(U'gcois  d'Alcazar,  secours  cl  protection  ;  cette  lettre  commençait  ainsi  :  «  De  longs  joins 
eldes  nuits  sans  sommeil  me  fatiguent  dans  cctlC|)rison',  ou  pour  mieux  dire,  (•averne...  » 
Et  c'est  là  jiourtant  que  fut  engendré  ce  glorieux  fils  de  son  iniclligence  {hijo  dcl  oUnuli- 
mimto),  et  (pi'il  en  écrivit  les  premières  pages.  Il  fallait,  on  doit  en  convenir,  une  singulière 
habilude  de  l'adversité  et  une  rare  et  noble  liberté  d'esprit  pour  faire  d'un  sendjiable  cabinet 
de  travail  le  berceau  d'un  livre  tel  que  Don  Quicliotte. 

En  1005,  nous  retrouvons  Cervantes  ;\  Valladolid,  où  la  cour  avait  pour  quehjue  (enq)s 
établi  sa  résidence,  et  nous  le  voyons  solliciteur  à  cinquante-six  ans.  L'indolent  l'hilippe  111 
régnait,  mais  un  orgueilleux  favori  gouvernait  à  sa  place.  Cervantes  s'arme  de  courage  el, 
ses  étals  de  services  à  la  main,  il  se  présente  à  l'audience  du  duc  de  Lerme,  ce  puissant  dis- 
jiensatcur  des  grâces,  cet  Atlas,  comme  il  l'appelle,  du  poids  de  celle  monarchie .  Là  encore 
unedéceplion  l'attendait.  Accueilli  froidement,  il  est  bientôt  éconduit  avec  hauteur.  Désabusé 
une  fois  de  plus,  mais  non  découragé,  Cervantes  reprit  le  chemin  de  sa  pauvre  demeure,  afin 
d'y  achever  le  livre  qu'il  avait  commencé  en  prison,  et  qui  allait  rimmortaliseren  le  vengeanl. 

Une  si  pénible  situation  devait  lui  faire  hâter  la  publication  du  Don  Quirhidlc  :  aussi 
s'oeciipa-l-il  aciivemcnt  d'en  oblemr  le  piivih'iiO;  mais  il  raliailuu  Mirèue,  l'usage  le  veu- 
lail  ainsi,  l'dui'  lui  (ilfrir  la  d('dicace  de  sou  livre,  (Servantes  avall  jclé'  les  yeux  sur  le  der- 
nier descendant  des  ducs  de  Bejar,  dnn  Alouzo  Lopez  de  Zuniga  y  Sotomayor.  Au  premier 
mol  de  chevalerie  errante,  le  grand  seigneur  refusa.  Cervantes  lui  demanda  pjjur  toute  faveur 
lie  vouloir  bien  entendre  la  lecture  d'un  seul  chapitre;  el  teisfureni  la  surprise  et  le  charme 
de  cette  lecture,  qu'on  alla  ainsi  jusqu'à  la  lin.  Le  duc  accepla  l'iKuninage,  et  la  première 
partie  de  Dun  QuichoHe  parut  (iOU5). 

Le  succès  fut  prodigieux.  Ti'onte  mille  exemplaires ',  chose  iiiunir  pimc  le  leuips,  Inreiil 
imprimés  el  vendus  dans  l'espace  de  quelques  années;  le  l'orliigal,  lllalle,  la  Fraiiie,  les 
l'ays-Bas  lurent  l'ouvrage  avec  avidité,  el  la  langue  espagnole  diil  à  Cer\aiites  une  popiilarili; 
qui  lui  a  longtemps  survécu. 

'  CVïl  |i()ui-  icla  'lu'il  (  iiriiiiiiMiCf  Ihii  (jmcholtc  |iai  n  ^  mois  ;  j  JKiii^  iiii  villa^i  ilc  lu  Maiiclic  donl  y  ne  vnix  \k\- 
liic  ra|i|irlcr  le  iioin...  f 

'  TriinUi  mil  voliimciics  it  Iikh  iw/icrM'  (/c  un  hisl_  nu;  Don  iiiiidwtlv.  Il   l'.iilii',  '|i,  \\\. 


\  1 1:  m:  cimivantks. 


Niiiis  n'ciitiriHviHlrons  pas,  nnsfurn»;  nous  Inliii'.ticiil,  I'cn.miu'm  .'iiiiirofonili  ilc  ccî  plu'- 
nomôiio  litlc'iairc  :  i|iicl(|iios  mois  scniriiioiil,  avaiil  ili'  ((inlliuii-i' ce  m'il,  sur  riiilentioti 
pn'siimi'e  du  roiii:m  de  D(iiifji(iclii)t(e.  On  a  prt'lcnihi  (pi'cn  |iiililianl  ce  livre,  l'iinicpu'  Imf 
(le  Cervantes  avait  été  de  jiuérir  ses  contemporains  de  leur  fol  engouement  poiu'  les  livics 
de  clicvalerie  ;  lui-même  le  laisse  entendre  à  la  fin  de  sa  préface.  Ceites  la  passion  immo- 
d('rée  de  son  siècle  pour  ces  fades  et  insipides  lectures  appelait  un  redrcsseui',  et  sans  auînn 
doute  Cervantes  voulut  l'être  ;  mais  ceci  n\  ^1  ipic  la  surface  des  choses,  et  chemin  l'aisanl  il 
se  proposa  surtout  un  autre  Iml.  Après  avoir  protesté,  au  nom  de  la  raisim  cl  du  j;iiûl, 
contre  l'emphase  ridicule  cl  la  fausse  grandeur,  cl  donné  à  ses  contemporain'-  une  li(  nu 
ipi'ijs  méritaient,  Cervantes,  selon  nous,  voulut  aussi  prolester  contre  leur  ingraliludeet  se 
rendre  enfui  justice  à  lui-même,  .\insi  que  Molière;  cherchait  à  se  consoler  des  caprices  d'une 
femme  égoïste  et  co(pielle,  en  se  peigrianl  sous  les  traits  du  }fls(inl}irnp(\  de  même  le  soldat 
muliléde  Léjianle,  riiéroùpie  captif  d'Alger,  l'auteur  dédaigné  de  (hilalve  et  de  ymudiicia, 
éprouvait,  lui  aussi,  le  besoin  de  se  mettre  en  scène,  et,  pour  unique  repivsaillc  envers  son 
siècle,  de  verser  dans  un  onvi'agc,  miroir  cl  confident  de  ses  vicissitudes,  un  pu  de  celle 
ii'oriic  exemple  d"aiueiliiiiic  (|iii  sied  au  gi'uie  mé'coiuui.  L'image  d'un  jii^le  loiijdiirs  liafiiué' 
devait  lui  sourire,  ('ar  c  était  sa  piopie  histoire.  Il  se  fit  donc  le  iié-ros  de  son  livre,  cl,  s'in- 
carnanl  dan--  ce  suhlime  M/oh/K',  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  il  forma  de  toutes  m--  diVep- 
tions,  deloiiles  ses  misères,  une  oMivre  pleine  d'ironie  et  de  tendresse,  drame!  à  la  fui--  rail- 
leur et  sympathique,  comédie  aux  cent  actes  dicers,  éj)op(''e  hurlesque  cl  grave  leur  à  tour, 
l'une  des  |)lus  grandes  créations,  mais  à  coup  sùi'  la  plus  oi-iginale  (pic  dans  aucune  langue 
ail  produite  l'esprit  humain. 

«  Le  style  de  l'ouvrage,  dit  M.  deSismondi,  esl  d'une  heauli'  ininillahle  ;  il  a  la  n(ll)le^^e, 
la  candeur  des  anciens  romans  de  chevalerie,  et  en  même  lenqi^  une  vi\acité  de  culoiis,  un 
charme  d'e.\  pression,  une  harmonie  de  périodes  (pi'an<iui  écrivain  n'a  égalée.  Telle  est  la 
fameuse  allncnliou  de  don  Oiiicliollc  aux  chcvri(M's  sui'  Paye  d'or.  Dans  le  dialogue,  le  lan- 
gage du  héros  esl  |ilein  de  grandeur,  il  a  la  pouq)e  et  la  tournure  anti(jues;  ses  discours 
commesa  ]iersonne  ne  qnilleni  jamais  la  cuirasse  et  la  lance.  »  Ajoutons  qu'aucun  livre  ne 
respire  un  plus  noble  héroïsme,  une  morale  plus  pure,  une  philoso|diie  plus  douce  ;  et  pour 
ce  qui  esl  de  l'utilité  pratique,  personne  n'ignore  que  les  proverbes  de  Sanclio  Panza  s(int 
devenus  les  oracles  mêmes  du  bon  sens. 

La  renommée  allait  redisant  ])arlout  le  nom  de  Cervantes;  mais,  comme  toujours,  avec 
le  succès  vinrent  les  détracteurs  cl  les  ennemis.  La  houiie  des  auteurs  tombés  cl  des  nK'dio- 
crités  jalouses  se  leva  contre  lui.  On  voulut  enrôler  le  grand  Lope  de  Véga  dans  celle  ligue 
honteuse  en  lui  dénonçant  la  ciiliepic  que  Cervantes  avait  faile  de  son  thé-àlre  '  ;  rii  lie  el 
heureux,  Lope  de  Végaeul  lelMm  ^imi^  de  rejeter  celle  alliance,  el  daigna  même  avouer  tpu' 
Cervantes  ne  manquait    ni  de  (jinee  ni  île  xtijle.   Moins  scriqiuleux,  un  certain  Aiayonai^, 


'   Don  QiiirliPlIe.  I"  |i.iilii',  cli.  xr.viti. 


VIE    DE    CERVANTES. 


s 


auteur  do  qiiolqiu's  plaies  comédies,  osa,  sous  le  pseudonyme  d'Avellaneda,  publier  une 
suite  de  Don  Quichotte,  dans  laquelle  il  s'empare  de  l'idée  du  livre  et  du  personnage  prin- 
cipal. «  Nous  conlinuous  ce!  ouvrage,  dit-il  effrontément,  avec  les  matériaux  que  Cer- 
vantes a  employés  pour  le  commencer,  en  nous  aidant  de  plusieurs  relations  fidèles  qui 
sont  tombées  sous  sa  main,  jo  dis  sa  main,  car  lui-même  avoue  qu'il  n'en  a  qu'une...  '  » 
Ainsi,  non  content  de  voler  Cervantes,  ce  plagiaire  impudent  ajoutait  l'insulte  à  l'ironie. 

«Cervantes,  dit  M.  Mérimée,  répondit  à  ses  lâches  adversaires  par  la  seconde  partie  du 
Don  Quichotte,  au  moins  égale,  sinon  supérieure  à  la  ])r('mièr('.  Dans  la  préface,  il  combat 
ses  ennemis  en  homme  d'esprit  et  de  bon  ton  ;  mais  il  est  facile  de  voir  que  les  injures  do 
l'Aragonais  lui  ont  été  sensibles,  car  il  y  revient  à  plusieurs  reprises,  et  se  doime  trop  sou- 
vent la  peine  de  confondre  le  misérable  qu'il  aurait  dû  oublier.  » 

Dans  cette  seconde  partie,  les  facultés  créatrices  de  l'inilcnr  se  montrent  avec  encore  plus 
(l'éclat.  Quelle  variété  d'incidents,  quelle  prodigieuse  fécondité  d'invention  !  Avec  quel  arl 
le  héros  est  promené  à  travers  mille  nouvelles  et  étranges  aventures  !  Mais  cette  fois,  du 
moins,  .ses  épaides  n'ont  rien  à  redouter,  et  les  nombreux  coups  de  bâton,  justement  cri- 
tiqués peut-être,  ont  fait  place  à  une  série  de  mystifications  dont  un  nouveau  personnage,  le 
bachelier  Samson  Carrasco,  sorte  de  Figaro  sceptique  et  railleur,  devient  le  pivot  et  U\  prin- 
cipal instrument.  Quant  au  bon  Sancho  Panza,  qui  a  si  grande  envie  d'être  gouverneur,  qu'il 
se  rassure,  il  aura  satisfaction,  et  dans  une  royauté  de  dix  jours  on  l'enlendra  parler  et 
juger  comme  Salomon. 

La  première  partie  du  Don  Quichotte  avait  été  dédiée  au  duc  de  Bejar.  En  échange  de 
l'oubli  dont  il  sauvait  ce  désœuvré  de  noble  sang,  ainsi  l'appelle  M.  Viardot,  Cervantes  avait 
espéré  quelque  appui  :  il  n'en  fut  rien,  et  on  doit  le  croire,  car  depuis  lors,  Cervantes,  le 
|)lus  reconnaissant  des  hommes,  ne  prononce  plus  ce  nom.  Il  dédia  la  seconde  partie  au 
comte  de  Lemos,  vice-roi  de  Naples.  Celui-ci,  il  est  vrai,  se  déclara  son  prolecleur,  mais 
d'une  façon  si  mescpiine,  que  la  détresse  de  Cervantes  en  fut  médiocrenu'ut  allégée',  el 
pourtant  on  verra  bientôt  quelles  expressions  de  touchante  gratitude  il  trouva  dans  son  cœur 
pour  d'aussi  maigres  bienfaits. 

Trois  ans  avant  la  publication  de  la  seconde  partie  de  Don  Quichotte,  Cervantes  avait 
publié  le  recueil  de  ses  nouvelles,  composées  pendant  son  séjour  à  Sévilli;.  Ces  nouvelles,  au 
nombre  de  quinze,  auraient  seules  suffi  à  sa  gloire;  elles  sont  divi.sées  en  sérieuses  (sérias) 
el  badines  (jocosas).  Il  les  appella  Nouvelles  exemplaires  iVorc/rts  ejemplarex,  j)oiir  montrer 
ipi'clles  renferment  toutes  un  ulili;  et  agréable  enseignement.  On  y  reconnaît  cet  adniirable 
l;dcril  de  conteur  (|iii  lui  a  valu  de  la  part  du  célèbre  auteur  de  Don  Junn,  Tirso  de  Molina, 


'  Tmanlc»  lui-nii'mc  nous  ap|iren(l  f(iic,  p.ir  siiilc  de  sa  lilcssiirc  à  la  lialailli'  df  l,.'|ianli\  il  avail  pordii  Ir-  inonvc- 
veinent  de  la  main  gauche. 

'  A  celle  «'poqiie.  il  fiil  jiuliciairemiMil  cipiilsr  du  Id^-i'incnl  qu'il  occiipail  à  Madrid,  rue  du  Dur  d'Alhe.  an  roin  de 
.Sun-lsidin ;  il  m.  iéfiif:ia  ilaiis  un  aulie  nii>de>le  mlnil,  rue  ili'l  Uiin,  n°  '2(1,  au  ciiin  de  iidie  de  t'nmron,  où  il 
iniiurul. 


\  I  []   hi;   i:ri;v  \  ntI' s. 


Mil 


:  '  '•.    )  """■-■. 


I)  s'oeria  :  -  Oui,  oui,  le  voilà  liit'ii  te    luiieux  manchot»  (paf^o  xvj. 

le  surnom  do  Boccace  espagnol.  Dans  la  invface  de  ses  Nouvelles,  Cervanles  nous  a  laissé  de 
Ini  nn  pm'lniil  (]iie  nous  tlonnnns  ici;  il  avnil  00  nns. 

PORTRAIT   ItK  r.KIîVAXTES   l'AU   I,ri-MI-.M  K. 

«  Clipr  lecteur, 
n  Celui  (|uo  tu  vois  représenté  ici  nvec  un  visage  aquilin,  les  cheveux  cliâlains,  le  front  lisse 
et  découvert,  les  veux  vils,  le  nez  recourbé,  quoique  bien  proportionné,  la  barbe  d'arf,'ent  (il  y  a 
vingt  ans  qu'elle  était  d'or),  la  moustache  grande,  la  iioucbe  petite,  les  deuls  peu  iiond)reuses, 
car  il  ne  lui  en  reste  que  six,  encore  en  fort  mauvais  état,  le  corps  entre  les  deux  extrêmes,  m 
grand  ni  petit,  le  teint  assez  animé,  plutôt  blanc  que  brun,  un  |)eu  voûté  des  épaules  et  non  Imt 
léfjer  des  pieds;  cela,  dis-je,  est  le  portrait  de  l'auteur  de  la  Galdtcc,  i\c  Ihm  Qitirhutle  délit 
Mouche,  et  d'autres  (cuvres  qui  courent  le  monde  à  l'abandon,  peut-être  sans  le  nom  de  leur 
inaitre.  Ou  l'appelle  coinuninénuMit  Miguel  de  Cervantes  Saavedra.  » 


l'en  de  leiiips  aiirès  la  piiblicaliun  de  ses  Nouvelles,  il  fil  aussi  |taraîlre  nn  petit  poëme 
inlilnlé  :  h  Voyage  au  Panimse^  dans  lequel  »u  leln.uve  sa  pliilosophie  liabiliielle  el  son 


Mv  \  I  !■:  ni;  c.KiiV  amks. 


;iimal)lo  onjniioincnl .  Diins  cri  nuvrngc,  il  .«(>  suppose  n  la  cour  d'ApolInn,  cl  en  profile  pour 
passer  en  rcvne  les  rimenrs  de  son  temps;  presqne  loiijonrs  il  les  loue,  mais  il  est  facile 
(l(^  voir  que  ces  éloges  sont  ironicpics;  ce  qu'il  y  a  de  piqunnl  dans  l'ouvrage,  ce  sont  les 
éloges  qu'il  s'adresse,  lui,  d'ordinaire  si  modeste.  Inlrodiiit  devant  Apollon,  il  le  voil  en- 
liiiuM'  lies  poêles  ses  rivaux  (pii  lui  forment  une  cour  nombreuse;  il  cli(>rche  un  siège  pour 
s'asseoir  el  ne  peut  eu  Ironver.  «  Kli  bien,  dit  le  dieu,  plie  Ion  manteau  et  nssieds-loi 
dessus.  —  Ilélas!  Sire,  réj)ondis-je,  faites  attention  que  je  n'ai  pas  de  manleati.  —  Ton 
mérile  sera  Ion  manteau,  me  dil  Ajiollon.  — Je  me  tus,  et  je  restai  debout.  » 

On  le  voil,  pour  être  moins  obsciu',  Servantes  n'en  était  jtas  plus  riclie,  et  la  pauvrelé 
l'Iiiil  loujoui's  assise  h  son  foyer,  l/auecdolc  suivante  en  est  la  preuve.  Laissons  parler  le 
cliapelain  de  l'archevèqiu!  de  Tolède,  le  licencié  Francisco  Mai'quez  de  foires,  qui  lui 
(  liargé  de  faire  la  censui(^  do  In  seconde  partie  du  Dmi  Quirhatlc  : 

«  iiC  ti')  févri(M"  di' celle  année  i(il5,  dil-il,  monseign(!iu'  de  Tolède  ayani  ('U'  rendre 
\i-.ileà  l'ambassadeur  de  France,  plusieurs  genlilsbommcs  français,  après  la  réception, 
s'.qqiroclièreni  de  moi,  s'informant  avec  curiosité  des  ouvrages  en  vogne  en  ce  momenl. 
le  (ilai  par  liasard  la  seconde  parlie  du  Daii  QnuhoHc  dont  j(î  faisais  l'examen.  A  peine  le 
nnin  di^  Miguel  Cervanles  fut-il  prononcé,  que  tons,  après  avoir  chucbolé  à  voix  basse,  se 
mirent  à  parler  baulemenl  de  l'estime  qu'on  en  faisait  en  France.  Leurs  éloges  furent  tels, 
que  je  m'oiïris  à  les  mener  voir  l'auteur,  offi'c  qu'ils  nccoplèreni  avec  de  grandes  démon- 
strations de  joie,  rjiemin  faisant  ils  me  queslionnèreni  sur  son  âge,  sa  (jualilé,  .sa  for  lu  ne. 
Je  fus  obligé  de  leur  ri-pinidre  qu'il  élail  ancien  soldai,  geulilliomiui!  el  pauvre.  —  «  Fli 
(Mjoi  1  l'Espagne  na  pas  l'ail  liclie  un  le|  homme?  dil  un  d'euire  eux;  il  n'est  pas  nourri 
aux  fi'ais  du  Tri 'sor  public?  — Si  c'est  la  nécos.silé  qui  lolilige  à  écrire,  ié|ioudil  son  com- 
païnmi,  l>ieii  veuille  ipi'il  n'ail  jamais  raliundance;  afin  que  reslanl  pauvre,  il  enricliisse 
par  ses  œuvres  |i'  umude  eulier.  » 

(ici  aiiandon  vy>lémaliqne  de  la  pari  de  ses  plus  grands  admirateurs  d'il  mancpié  à  la 
destinée  di'  (iervanles;  UNiis  sa  fin  approebait,  et  ariécU'  d'une  liydrcipisie  cruelle,  di'jà 
eondaniU('  pai'  le-;  médecins,  la  morl,  sebm  l'expression  d'un  de  ses  biographes',  allait 
bientôl  le  dérober  à  l'ingralilude  des  princes  el  à  l'injustice  des  hommes.  Son  âme  stoique 
la  vit  venir  sans  effroi,  et  elle  le  trouva  tel  ipiil  .s'était  montré  à  Lépaule  ou  dans  les  fers 
du  féroce  Dali -Ma  mi. 

\n  (oniun'iiceiiicnl  du  prinl!'iii|i<  de  l'anni'e  K^lCi,  Cervanles  a\ail  (pnll(''  Madiid  aliu 
d'aller  resi)irer  à  la  canipa^iii'  nu  air  plu'-  pui',  et  s'i'lail  ivnilu  à  l>(jnivias  dans  la  lauiille 
de  ^a  lénnue;  mais  là,  son  mal  empirant  Inut  à  ennp,  il  demanda  à  revenii  parmi  1rs  siens 
el  lepril  le  eliemiii  de  sa  maison,  en  compagnie  de  deux  amis  qui  n'avaient  piis  voulu  I  a- 
lianiliuiner  un  seul  inslanl.  Dans  le  prolniiue  de  l'rrsilrs  ri  Siiiisiuniiilr.  i-omau  publii'  par 
va  veuve,  eu   llil'.  il  nal'le  pre'-<|ue  ^jaieuieul  de  sa  maladie  el    de --es  ilei'niel's  jdUI'^. 


M.  Ihiinas-llinnnl. 


\  II:    \)\:  t.l.  il\A.\  I  KS. 


i<  (II',  il  mlviiil,  ilii'i-  ifclciir,  (|in'  (lrii\  (Ir  iik-,  iiinis  il  moi,  sorlaiil  «IKsiiuivias,  llllll^ 
oiiloiulinit'S  ili^i'i'ière  nous  (|iiul(|ir(iii  (|iii  Irotlail  di;  ^lamlc  iiàlt-,  luiiiiiic  s'il  Mini.iil  iiniis 
altt'iiulif,  ce  qu'il  |ii(Miva  hicnli'il  rw  nous  ciianl  de  ne  pas  aili'i'  si  vile.  Nous  l'allcntlinu's; 
el  voilà  que  survint,  monté  su i'  une  i)onrrique,  un  éludiaul  tout  n^ris,  cai'  il  élail  lialiilli' 
(le  gris  (les  pieds  à  la  lèle.  Arrivé  auprès  de  nous,  il  s'écria  :  Si  j'en  juge  au  liaiu  ddul  elles 
trollenl,  Vos  Seigneuries  s'en  vont  prendre  possession  de  i|uelque  placr  ou  de  i|iicl(|ue 
prébende  à  la  cour,  où  sont  uiaintenanl  Son  Kniinence  de  Tolède  el  Sa  Majolé.  Iji  viTiit", 
je  ne  croyais  pas  que  ma  bètc  eiit  sa  pareille  pour  voyager.  Sur  i|U(ii  ié|)oudil  un  th  mes 
amis  :  La  l'aule  (--1  au  cin'val  du  seigneur  Mij^utd  (iei\anles,  qui  a  le  pas  loi!  allongé. 
A  peine  i'éludianl  eul-il  entendu  inmi  ikiui,  qu'il  sauta  à  bas  de  sa  monture;  puis  me  sai- 
sissant le  luas  gauche,  il  s'éeiia  :  (lui,  diii.  le  \(iil,'i  liieii  ce  glorieux  iiiauclKil.  ce  jaiiiiu.i 
loitl,  ce  joyeux  éei'ivaiu,  ee  consdlalcMir  (les  Muses!  Moi  <pii  en  si  peu  de  luuls  m'entendais 
louer  si  galamment,  je  crus  qu'il  y  aurait  peu  de  eouitnisie  à  ne  pas  lui  n'qMuidre  sur  le 
même  Ion.  —  Seignem',  lui  dis-je,  vous  vous  trompez,  comme  beaucoup  d'auli'es  iionnèles 
gens.  Je  suis  Miguel  Cervantes,  mais  non  le  consolaleiii'  des  Muses,  el  je  ne  mérite  aucun 
des  noms  aimables  que  Votre  Seigneurie  veut  bien  me  doimer.  Ou  vinl  à  paiier  de  ma 
maladie,  el  le  bon  étudiant  me  désespéra  en  me  disant  :  C'est  une  liydrojiisie,  et  luule 
l'caii  de  la  mer  océane  ne  la  yuérirail  [)as,  (piaiid  même  vous  la  boiriez  goutte  à  goutte. 
Ali  !  seigneur  Cervantes,  que  Votre  Grâce  se  règle  sur  le  boire,  sans  oublier  le  manger,  et  elle 
se  guérira  sans  autre  rtunède.  — Oui,  répomlls-je,  on  m"a  d('jà  dil  cela  bien  d(  s  l'ois;  mais 
je  ne  puis  renoncer  à  boire  quand  l'envie  m'en  prend  ;  el  il  me  semble  (pu;  je  ne  sois  né 
pour  faire  autre  cliose.  Je  m'en  vais  tout  doucement,  el  aux  éplir'iiK'iides  de  mon  poiiU  je 
sens  que  c'est  dimancbe  que  je  quitterai  ce  monde.  Vous  êtes  venu  bien  mal  à  pitqicis  pour 
faire  ma  connaissance,  car  il  ne  me  reste  guère  de  temps  poui'  \ous  remercier  de  rinli'rc'l 
(pie  vous  me  porte/.  Nous  eu  élions  là  quand  nous  arrivâmes  au  puni  de  lolède;  je  le 
passai,  el  lui  eiilia  [lar  celui  de  St'îgovie...  " 

I-e  mal  élail  sans  reiu(''de,  el  bientiîl  Cervantes  s'alil.i;  le  18  avril,  apré-  avoir  reni  le>- 
sacrements,  il  dieta  presque  mouraul  la  di'dicace  de  l'nsilca  cl  Siyisntuntlc  au  comte  ih 
Lemos,  qui  revenait  d'Italie  prendre  la  présidence  du  conseil  : 


A  1)0\   l'LUUu    IKKNANDEZ  UE   CASTRO 

cil  M  il.     DL     I.KMOS 

'(  Celte  aiii'ionni'  romance,  (jui  lui  cpIcIul'  dans  sou  lenqis,  cl  i|iii  i  oinmciicc  p,u'  ces  mois  ; 
Ia'  \)\ed  dans  réliicr,  nie  revient  à  la  niénioire,  hélas!  Imp  iialurellciiieul,  en  écrivaiil  lelle  Icl- 
lic    car  ji'  puis  la  coniuicuccr  à  |icu  |irc>  dans  les  iiioiiics  tcinies. 


VIK    LIE    CEIl  VANTES. 


(1  Le  jiicil  (Idiis  l'cirier,  en  (tijonu'  mortelle,  sei(j)iein\  je  (''écris  eelnllel^. 

<(  Hier  ils  m'ont  donné  rexlrènie-oiiclion,  et  aiijoiird'luii  je  \ous  écris  ces  lif,Mics.  Le  temps  est 
court  :  l'angoisse  s'accroit,  l'espérance  diiiiinne,  et  avec  tiiiil  cela  je  vis,  pane  cpie  je  veux  vivre 
assez  de  temps  pour  baiser  les  pieds  de  V.  E.,  et  peul-èlie  (jnc  la  joie  de  la  revoir  en  bonne 
santé  de  retour  en  Espagne  me  rendrait  la  vie.  Mais  s'il  est  décrété  ipie  je  doive  mourir,  que  la 
volonté  du  ciel  s'accomplisse:  du  moins  V.  E.  connailra  mes  vonix  ;  (pi'cllc  sache  i|u'elle  |ierd 
en  moi  un  serviteur  dévoué,  (jui  aurait  voulu  lui  pidiivcr  son  attachement,  même  au  delà  de  la 
mort. 

«  Sur  (juoi  je  prie  Dieu  de  conserver  V.  E.,  ainsi  (jii'il  le  peut.  « 

MiKlnd,    i;i  avril   KilU. 


11  cNjpira  le  1*3  a\ril  ItilO,  àgc  de  (511  ans,  cl  plein  (h'  cette  iM'sigiiation  chrétienne  (pi'il 
avait  toujours  prolcssée.  Ses  obsèques  lurent  sans  aiieuiie  p(iin|ie.  Sa  lilie,  Isaiiel  (le  Saave- 
fli'a,  chassée  pai'  la  |iau\reté  tie  la  maison  paleiiiclh',  a\ait  depuis  (juchpie  temps  déjà  pro^ 
nonce  ses  vœux  et  s'était  retirée  dans  un  couvent .  (Jnant  à  lui,  ringratitutlc  et  rabandon 
qu'il  éprouva  pendant  sa  vie  devaient  le  suivre  nicnie  ajirès  sa  mort,  cai'  on  ignore  où 
lepose  sa  eeiulre;  et  dans  sa  patrie,  (|u'il  dota  d'une  gloire  ininiorteile,  c'est  vainement 
(pi'on  clierelierail  son  tombeau.  ^ 

'  l'iit'std  \a  t't  |iii'  (Ml  v\  l'slsilio 

Oui  1;is  ;msias  do  lu  iimk'i'Ic  , 

lii;iii  si'fiiir,  esUi  te  (.'sci'iliu. 


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