V'I'
L'ITALIE D'HIER
Bt&ilOTHECA
0».
3^»«!(»i»
11 a été tiré de cet ouvrage une édition de luxe, format in-S"
raisin, augmentée de cinq aquarelles, reproduites en couleurs.
Cette édition, à 250 exemplaires numérotés, a été imprimée
spécialement pour M. L. Conquet, libraire-éditeur, 5, rue Drouol.
JUSTIFICATIO.N DO TIRAGE :
i à 75, sur Chine.
76 à 150, sur Japon.
151 à 250, sur Vélin.
EDMOND ET JULES DE GONCOIM^
LIT AU
DHIER
NOTES DE VOYAGES
1855-1856
Entremêlées aes croquis de Jules de Concourt
jetés sur le carnet de voyage
PARIS
G. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, Éditeurs
11, RUE DE GRENELLE, 11
1894
P6
mi
A
FKLICE CAMERONl
A
VITTORIO PIC A
LES DEUX AFFECTUEUX ET ENTHOUSIASTES PROPACATEURS
DU goncourlisme en Italie
PRÉFACE
Dans l'automne de 1855, à ce moment de la
vie, où nous étions presque à notre début litté-
raire, mon frère et moi, partions pour l'Italie,
dans l'intention de trouver sur cette terre inspi-
ratrice, les éléments d'un livre.
Or, à la première ville italienne, à Domodos-
sola, nous achetions un carnet de papeterie pri-
mitive, relié en parchemin blanc, et qu'entourait,
comme fermeture, une petite lanière de cuir, sem-
blable à la queue de rat d'une tabatière, — un
carnet, comme en ont les marchands de chevaux
de la Lorraine — et sur ce carnet, tour à tour, nous
jetions, en notes, tout ce qui nous tombait sous
les yeux : aussi bien la description d'une froma-
gerie de parmesan, que de la boucle de cheveux
II L'ITALIE D'HIER.
(le Lucrèce Borgia, conservée à TAmbroisienne ;
aussi bien la description des bals du grand-duc
de Florence, que de « l'Apothéose de Thomas
d'Aquin » dans le tableau de Taddeo Gaddi;
aussi bien la description de l'hôpital des Véné-
riennes della Scuola San Marco, à Venise, que du
Jour des Rameaux à Saint-Pierre; aussi bien la
description du stenterello du théâtre Borgognis-
santi, que de la poupée romaine du Musée du
Vatican.
Et ces descriptions, pour mieux les faire parler
plus tard à notre mémoire, mon frère, avec son
incontestable talent de peintre, les doublait de
rapides croquis à la mine de plomb, et même,
quelquefois, en faisait revivre la couleur, dans de
lumineuses aquarelles, entremêlées avec l'écri-
ture sur le mauvais papier du carnet.
Toutes ces descriptions de la plume et du crayon
étaient fidèles, exactes, rigoureusement prises sur
le vif des êtres ou le calque des choses. Toutefois,
en ces années, inquiètes, hésitantes, sur la voie
que le lettré doit prendre, la religion de la réa-
lité, de la vérité absolue, appliquée à l'humanité
ou à la matière, dans la reproduction littéraire.
PRÉFACE. m
n'était pas encore née en nous. Bien au contraire,
nous nous trouvions dans cette même disposition
lyrique et symbolique des jeunes esprits de l'heure
présente, avec, au fond de nous, un certain mépris
pour la transcription du vrai, du 7ion imaginé,
et renfoncés encore en ce mépris par le manque
de talent et de style de Champfleury. Et les études
d'après nature que nous faisions alors de l'Italie,
n'étaient, pour nous, que le slratum d'un livre
de prose poétique, fantastique, lunatique, — d'un
livre de rêve, donné comme le produit d'une
suite de nuits hallucinatoires.
Après six mois de séjour en Italie, au retour à
Paris, nous écrivions une série de morceaux, sur
Venise, Florence, Rome, Naples. Le travail sur
Venise mené à fin, et auquel nous donnions le
titre de Venise la Nuit, nous le portions à Théo-
phile Gautier, au moment où il venait de prendre
la direction de rArtisle, et notre Venise paraissait
en deux articles.. .
Ah fichtre! quelle réception nous faisait, deux
ou trois jours après, Aubryet, qui avait apporté,
avec le frère d'Arsène Houssaye, l'argent de ce
nouvel avatar de l'Artiste : '<■ On n'avait pas l'idée
IV L'ITALIE D'HlKli.
d'articles pareils... c'était du pur charenlonhme . . . .
La Ville et la Province se désabonnaient en niasse
On aurait vraiment dit que nous voulions donner
le coup de la mort à la tentative généreusement
risquée par eux, en faveur d'un renouveau ar-
tiste de la littérature. »
Enfin, Aubryet nous faisait un tableau, si noir,
si noir du préjudice causé à la llevue, par nos
deux articles, que nous n'osions pas en demander
le payement.
Au fond l'épouvante de notre prose, chez Aubryet,
épouvante que nous retrouvions dans quelques
articles de confrères, à cette première heure où
l'on manque de la certitude en son œuvre, mettait
eu notre esprit, un trouble, un doute. Nous nous
demandions, si nous ne nous trompions pas, si
notre conception n'était pas d'une imagination
trop déréglée, trop excentrique, trop extravagante,
et ma foi, un beau jour, nous jetions dans la che-
minée — sans en garder copie — tout ce qui
n'avait pas paru de notre manuscrit, et reléguions,
dans l'ombre d'un tiroir, le carnet italien à la
fermeture de queue de rat.
Malgré tout, je gardais pour notre « Venise »
PREFACE. V
un rien du sentiment de prédilection que les
mères ont pour leurs enfants mal venus. Cette
étude, avec ses défauts d'outrance, était pour
moi un curieux renseignement sur nos cerveaux,
sur leur ébullition un peu désordonnée, avant
le refroidissement, l'apaisement, l'assagissement
du talent formé, et je caressais la pensée de faire,
un jour, de ces deux articles, un petit bijou
typographique.
Cette pensée, longtemps un peu dormante, de-
venait, l'année dernière, une idée fixe, une obses-
sion, et à l'automne, partant pour un séjour dans
la Meuse, j'emportais le carnet italien — dont le
parchemin avait été remplacé par un maroquin du
Levant — pour y puiser les éléments d'une courte
préface. Mais, je dois le dire, quand j'eus remis
les yeux dans le petit manuscrit, j'eus un éton-
nement de ce qu'il contenait d'intéressant, sur
les peintres primitifs, sur l'aspect des paysages,
sur les silhouettes du populaire, sur le caractère
de la beauté de la femme italienne, sur la cour de
Toscane, sur les cérémonies de la semaine sainte
à Rome, — enfin, au milieu de choses encore
vivantes, sur tant de choses mortes aujourd'hui.
VI L'ITALIE D'UIKIl.
Et, au lieu d'une préface, je tirai de nos notes et
de nos croquis de 1855 et 1856, en leur laissant
leur jeunesse, un volume qui sert aujourd'hui
d'introduction à Venise la Nuit.
Auteuil, mars 1805.
Edmond de Goncolt.t.
TABLE DES ILLUSTRATIONS
Dntaine, à Brescia 12
a Loggia 14
iazza délie Erbe, à Vérone 17
lie de Venise 19
ortrait de ma personne emmitoullée, en gondole 21
aricalures du gras Morosini et du maigre Colonna .... 22
ète de Veronica Franco, l'Aspasie vénitienne, dont Henri III
emporta un portrait, exécuté par le Tintoret 24
été d'éphèbe de Carpaccio, du musée Correre 25
aricatures du Vinci, d'après un dessin de l'Académie. . . 28
emme en costume de carnaval avec la baiitte, d'après
Longhi 59
êtes d'homme et de femme travestis pour le carnaval,
d'après Longhi 40
ète de garçonnet, son masque rejeté sur l'oreille, d'après
un dessin de Longhi 41
ete de dogaresse 45
•eux autres têtes 44
Iroquis de Louis Passy et de moi en gondole. ...... 51
'été de mort enrubannée, à Padoue 55
•aile de spectacle en bois, de Parme 58
'lace de Bologne 63
,es Tours Penchées de Bologne 65
)anseuse de VOsteria délia Nova 68
1. La vue de Venise et le Marché aux Poissons sont deux reproduc-
ions de grandes aquarelles, lavées en Italie.
vm L'ITALIE D'HIER.
Portrait de Lorenzo Cannelli, le stenterello du théâtre Bor-
gognissanti 81
Vue de San Miniato, à Florence 84
ViUa délia Petiaja 8G
Tête de Vierge de Lippi, aux UZ/îît 88
Maison décorée de faïences de Luca délia Robbia, à Flo-
rence, dans le borgo San Jacopo 0(i
Enfants de chœur chantant, de Luca délia Robbia 99
Le Plain-chant, de Luca délia Robbia 101
Croqueton de femme, d'après Ghirlandajo \\\
Torchère de l'artiste en ferNicolo Caparra, au palais Strozzi U2
Autre torchère 113
Caricature de lord Normanby. . 119
Tritons du jardin Roboli 157
Tète de femme de Luini, à l'Académie des Beaux-Arts. . . U'i
Tête de Giovanni da Fiesole, dit VAngelico 144
Stenterello du théâtre Leopoldo Augusto Bargiacchi. . . . 149
Monstres marins grotesques 154
La lampe du dôme de Pise, révélatrice à Galilée du mouve-
ment de la terre 1C9
Intérieur d'une maison à Sienne J7G
Vendeuse de coqs et de poulets 187
Le Marché aux Poissons, à Rome 191
Le squelette de bronze doré, soulevant la portière en mar-
bre noir d'une porte intérieure de Saint-Pierre 197
Les pilastres de Saint-Pierre 198
Croquis de chandeher pour cierge pascal 199
Un coin de la villa Pamphile 205
Poupée antique du musée de la bibliothèque du Vatican . . 207
Les Noces Aldobrandines 215
Les trois attitudes de la grâce chez la femme de l'antiquité. 218
L'illustre PH/f»/}e//a Antonio Petite, du théâtre San CarIino,à
Naples. 251
LITALIE D HIER
DOMODOSSOLA'
L'Italie commence ici. — Ce sonl des maisons
énamourées de couleurs, des maisons bariolées de
tons pistache, de tons lie de vin : des trompe-l'œil
en détrempe de la pierre colorée, des mensonges du
marbre. II est même, à l'entrée de Domodossola, de
fausses et ornementales maisons, peintes sur de pauvres
bâtisses, ainsi que serait l'entrée trompeuse d'une ville
qui n'existerait pas.
Et des maisons, de toutes parts, ouvertes au ciel
bleu par de petits balcons aériens, offrant les plus char-
mants modèles de la serrurerie du dix-huitième siècle :
cet art en faveur chez les jésuites. Et dans l'intérieur
de ces maisons jouant au palazzo, des fonds de cours
1. Le voyage, commencé le 6 novembre 1 855, prenait sa fin
dans les premiers jours de mai 1856.
1
2 L'ITALIE D'HIER.
roux à la Decamps, et partout, sur les balcons et aux
fenêtres, les nippes de la famille, étalées pour sécher,
— car là, il n'y a pas la pudeur du linge.
Une place, qui a un pittoresque entour d'habitations,
aux galeries cintrées des étages supérieurs, à l'arcature
du rez-de-chaussée soutenue par des colonnes, dont
quelques-unes sont anciennes. Au milieu de cette archi-
tecture baroque, vaguant et musant, des femmes, au
foulard noue derrière la tète et leur mangeant les yeux,
le torse pris dans une espèce de soutane de curé, à la
taille trop courte, et qui leur donne l'air hommasse, —
des femmes perpétuellement marmottantes, et comme
mâchonnant des prières.
En ce petit monde de femmes, toutes coiflees de
rouge ou de jaune orange, d'hommes habillés de cou-
leur tabac d'Espagne, circulent, dans leurs souliers
silencieux, des individus, au gigantesque tricorne, aux
yeux perçants, une paire d'énormes lunettes sur leurs
grands nez décharnés, un manteau à collet montant
jusqu'aux lèvres blanches dune bouche sarcastique,
descendant jusqu'aux genoux, et d'où parlent deux
jambes maigres, enfermées en un bas noir : deux
bâtons de fusain, emmanchés dans de lourdes chaus-
sures aux boucles d'argent. Du manteau, une main
s'échappant d'un pli, tient un gros parapluie de cam-
pagne : des individus étranges, et qui font un peu
peur, et qu'un prendrait pour des caricatures ecclé-
DOMODOSSOLA. 5
siastiques, crayonnées sur les murs d'un cachot de
l'Inquisition.
Une charmante maison de la Renaissance, décorée de
fines sculptures aux fenclres, et avec la devise partout
répétée : llumilitas nlta petit C'est la maison du
curé, dans laquelle entendant, avec un certain étonne-
ment, le bruit d'un orchestre, nous regardons, et nous
voyons l'affiche de Messer Girolamo.
Le rez-de-chaussée de la maison est un théâtre de
marionnettes.
MILAN
Cette boucle de cheveux blonds de Lucrèce Borgia,
dans ce ruban bleu, celte boucle de cheveux conservée
à la Bibliothèque Ambroisienne, il semble qu'il soit
resté en elle un reflet de la pourpre sur laquelle elle a
traîné !
Le marquis Trivulce, un vieillard droit, sec, osseux,
à la tète énergique d'un homme de guerre du seizième
siècle, dans une redingote faite par un tailleur de
Paris, mourant, agonisant, au milieu des chefs-d'œuvre
de l'art italien, qu'il tire à lui, de ses mains maigres,
comme un moribond fait de son drap, et qu'il vous
explique avec une voix anhélante, sombrant, à tout
moment, dans de l'élouffement.
C'est chez lui, en une immense pièce, où un jet
d'eau laisse retomber sa liquide poussière de perle sur
deux cygnes en porcelaine de vieux saxe, l'encombre-
6 L'ITALIE D'HIER.
ment d'une collection qui semble avoir été faite par une
succession de bibeloteurs millionnaires. Des pierres
gravées, des camées, des monnaies d'or de Syracuse et
de Tarenle, des bronzes antiques, des ivoires sculptés
de la Renaissance, des Petitot encadrés de perles fines,
des vases de la Chine des premières dynasties, enfin un
bric-à-brac féerique, au milieu duquel est attaché, dans
sa glorieuse simplicilé, le bâton du vieux maréchal
Trivulce : — un rouleau de pâtissier auquel pend un
gland d'or.
Oli! ce qu'il y a là de raretés, et de raretés dans
l'ordre des curiosités inimaginables ! Je ne veux citer
que quelques manuscrits. Voici l'un des carnets de
poche du Vinci, avec ses caricatures et ses rêves d'ar-
chitectures et de machines ; — voici le livre de notes du
cardinal Borromée, avec le nom des enfants qu'il remar-
quait dans la discipline de son église; — voici l'album
oîi Gabrielle d'Estrées écrivait des vers, et où Henri IV
lui répondait; — voici l'A B C D de Maximilien Sforza,
avec la représentation peinte des jeux et des récréations
enfantines d'une école primaire du moyen âge; — voici
le Livre de beauté des Milanaises, la galerie des jolies
femmes d'alors, faite pour François P' : chacune cou-
verte d'une applique de papier noir volante, avec les
noms allégoriques de Priidentia, Sapienlia, etc.
Près de l'asthmatique marquis, et sous son regard,
est placée une figure en marbre d'une jeune morte, la
MILAN.
lètc couchée sur un oreiller, sur lequel sont posées une
rose et deux pensées, cueillies le matin.
Le comte Taverna nous emmène visiter une de ses
fermes, où a lieu la fabrication du fromage de Pai'-
mesan.
Des prés feutrisés, d'un vert comme je n'en ai vu
nulle part, irrigués de clairs ruisselets, et coupés de
petits rideaux de peupliers, maintenant dépouillés de
leurs feuilles, mais tout feuilles d'oiseaux, ainsi que
dans certaines miniatures mystiques.
Des étables, où soixante vaches mettent dans la
chaude pénombre une vapeur opaliséc, montant de
leurs naseaux luisants.
Le lait, auquel a été enlevé la crème, se transporte
dans le casone, et se verse dans une chaudière de cuivre,
en forme de cloche renversée, très évasée aux bords, et
pouvant contenir de 5 à 14 hrente milanaises. La chau-
dière est portée sur un fourneau établi dans une niche
circulaire, creusée dans le pavé du casone, et exposée
à un feu s'élevant à 28 ou 50 degrés Réaumur, et pour
que la température reste uniforme, on agite continuel-
lement le lait avec la rotella.
Le lait ainsi échauffé, il y est mêlé une fressure,
formée de l'estomac de jeunes veaux, puis on retire la
udière du feu et on la laisse en repos, pour que le
8 L'ITALIE D'HIER.
lait se coagule : ce qui dure trois heures l'été, une
demi-heure l'hiver.
Puis le lait, coagulé, est battu vivement avec le spino,
jusqu'à ce qu'il devienne granuleux, de la grosseur
d'un grain de riz. On remet la chaudière au feu, et
elle est poussée lentement à 52 degrés Réaumur. C'est
le moment du spitrgo, où l'on ajoute du safran, qui
agit comme astringent, et donne couleur et saveur au
fromage.
A ce moment, avec un feu vif, 58 ou 40 degrés sont
atteints : c'est le temps de la cuisson, cotlura. La
coltura terminée, on enlève, avec une toile nommée
patta, le fromage séparé du petit-lait.
Le fromage, maintenant formé, est déposé dans un
cuvier, où il est légèrement comprimé, et de là trans-
porté dans une forme de bois, dite fassera, et serré
avec un câble, de manière à lui donner la hauteur qu'on
désire.
Ensuite, il se pose sur un plan incliné, spersore, et il
est pincé dessous un plateau de bois, appelé tondello,
pour l'écoulement du petit lait qui reste.
Alors le fromage est porté dans la salatoia. Là, les
fromages sont exposés sur des tables de granit, où sont
creusés de petits canaux, et salés deux fois par
semaine, en raison delà solidité qu'ils acquièrent. Cette
opération dure 40 ou 50 jours.
Enfin, les fromages sont emmagasinés dans la casera,
MILAN. 9
et placés sur des planches de Lois. C'est là qu'ils sont
enduits d'huile de graine de lin, l'hiver, deux fois la
semaine, l'été, tous les deux jours.
Les marchands de fromages reconnaissent la bonté du
fromage en l'auscultant avec un petit marteau de fer.
Or, à notre arrivée à la ferme, le vieux fromager est
sur la porte, sous son manteau de roseaux, avec ses
bottes d'égoutier, la tête penchée sur un long bâton,
comme en portent nos oncles de comédie, et au-dessus
duquel on voit son œil malin, et le demi-sourire qu'une
dent trop longue dessine sur sa lèvre supérieure.... 11 a
déjà donné à terre, de mâle impatience, deux ou trois
coups de son bâton, et enfin met à sa bouche le coquil-
lage d'appel, et corne.
Car il est midi, et Jacopo, le jeune fromager, qui
aurait dû tinir de traire les vaches, s'amuse auprès des
vachères, et la chaudière attend. Ah! c'est toute une
race libertine, et qui a le secret de se faire aimer des
femmes, cette race des fromagers! Mais le voilà, le
Jacopo sortant de l'étable, sur sa tète, le baquet de
lait fumant. Une merveille que ce jeune homme, au
profil effilé, sous le petit bonnet pointu, ainsi que
celui d'un Indien sur un morceau de talc, aux yeux
noirs comme du jais, aux bras élégamment musculeux,
sortant d'une chemise bouillonnéc qui finit aux biceps,
avec son petit tablier bleu voletant devant lui, et sa
10 L'ITALIE D'HIER.
culotte s'aiTctant au genou, et laissant voir, pareilles
à ses bras, de sveltes et élastiques jambes, qu'on dirait
de bronze florentin : — le corps d'un jeune gladiateur
de la vieille Rome, où il y a quelque chose de la grâce
efféminée d'un Asiatique.
En sortant du petit théâtre Guiolamo, après la vision
de ces hanchements, de ces déploiements, de ces batte-
ments, enfin des grâces des danseuses en bois de l'en-
droit, je rêvais que j'étais devenu amoureux d'une
actrice en chair et en os, et que dans la première nuit
qu'elle me donnait, je m'apercevais, désenchanté, que
ses bras, ses jambes, ses hanches se mouvaient au
moyen de chevilles de bois, et que même son sourire
était pendu à une ficelle.
Aux Archives de Milan, un curieux testament
de 102 i, — le testament d'un peintre appelé, je crois,
Riva, — ayant dessiné dessus, les portraits de tous ses
légataires, avec au-dessous l'indication de la somme
qu'il leur faisait.
Je parlais ce soir, je ne sais à propos de quoi, de la
salamandre, de son originale forme héraldique, lors-
MILAN. M
qu'une grande dame milanaise s'écria soudain, de la
colère animant sa jolie figure :
« La salamandre... l'horrible animal... jaune et
noir. . . les couleurs de l'Autriche ! »
ê
i't.
'5'Ai/- B
f /y
BRESCIA
Ici la rocaille a tout envahi, jusqu'aux pains, qui ont
la forme d'un torlil de rubans, et elle a pris dans les
murs une solidité ronflante.
Ce ne sont que massives constructions, aux portes
formées de lourds bossages, et écrasées, en leur fron-
ton contourné, par d'énormes mufles d'animaux ; de
massives constructions, aux fenêtres dont les épais bar-
reaux ont encore derrière eux, pour les protéger, un
petit treillis de fer; de massives constructions aux bal-
cons ventrus, se renflant, ainsi que des ventres de
sirènes, et aux grands toits soulevant dons le ciel des
statues, dont les draperies sont, comme fouettées par
le vent. — Une ville noire, aux déchirures roses de la
2
14 L'ITALIE D'HIER.
brique dans la vieille pierre, qui semble faite pour
it5
fournir les décorations des vieux drames de notre
boulevard.
VÉRONE
Curieuses, ces salles à manger de gares de chemins
de fer, en Italie! Des pots de camélias tout autour de la
table, aux murs de vieilles toiles enfumées sans cadres,
et sur le poêle, un Napoléon I" en plâtre.
Là dedans, des officiers autrichiens qui boivent,
fument et causent sans bruit, avec une gravité douce,
des sourires charmants, et un effacement très extraor-
dinaire du militaire devant le pékin. Il en est même
d'isolés et retirés dans les coins, qui lisent des livres de
poésie. Oh ! il y a incontestablement chez ces officiers
autrichiens, une supériorité de l'homme du monde et
de l'homme appartenant aux choses de l'art et de la
littérature, sur nos officiers français.
riAZZA DELLE ERBE.
Près d'une colonne de marbre rose, sur laquelle le
soleil monte avec l'heure, comme à un mât de cocagne.
10 L'ITALfE D'HIER.
une immense façade de maison, entièrement peinte à la
fresque, et représentant des escalades du ciel par des
Antée et des Encelade, et de terribles mêlées de corps-
géants ; des fresques, qui semblent la toile michel-
angelesque d'une arène de lutteurs colossaux, et dans
lesquelles, des fenêtres, habitées par des têtes vivantes,
font, çà et là, un trou dans une anatomie du mur.
En bas, sous de grands parapluies de toile blanche,
transpercés de lumière, éclate le bariolage des fichus
et des bonnets des vendeuses d'herbes, ainsi que des
bleuets et des coquelicots, sur les champs verts des
laitues, des porreaux, des choux, étalés à leurs pieds.
Ce sont des vendeuses brunes, les cheveux roulés sur
les tempes, en des volutes ressemblant à celles dont
rionie a fait le chapiteau de ses colonnes, et ce sont
quelques vendeuses blondes, dont les cheveux crespelés
et folâtres mettent autour de leur ovale comme un
rayonnement ensoleillé.
Beaucoup de ces marchandes sont de vieilles femmes
de la campagne, portant nn tout petit chapeau de
paille, d'où s'échappent, entremêlés à d'énormes pen-
deloques d'or attachées à leurs oreilles, de libres
mèches de cheveux, buttant de leurs tortils grison-
nants leurs jaunes profils sculpturaux, qu'on dirait
sculptés dans du buis.
Et en plein de cette verdure potagère, l'on voit, et des
quartiers de bœuf saignants, posés sur les premières
VÉRONE. 47
marches d'escaliers de palais ruinés; et de la triperie,
au bas de laquelle des chiens, sans couleur et hérisses.
18 L'ITALIE D'UIER.
lappent des détritus de mous; et des étalages de pic-
verts : un manger dont on est friand ici, oiseaux
jaunes aux têtes rouges.
A côté, se vendent des petits bouquets, montés sur
de grandes liges, et des choses de toutes sortes et de
toutes couleurs, parmi lesquelles cherchent leur che-
min, des ânons chargés de fagots, perdus dans la brous-
saille de leur charge.
Là, toute la malince, se promènent et errent, cote à
côte avec de vieux Italiens, au nez rubicond, faisant
leur marché dans un cabas, caché sous le manteau, les
petites bourgeoises de Vérone, à la démarche alanguie,
la tête voilée d'une dentelle blanche, le front bombé,
les yeux rapproches du nez, la bouche aux lignes tour-
mentées : — de délicates femmes, toutes charmantes de
la grâce souffreteuse des Bolticelli et des Gozzoli, et qui
semblent, en ce nord de l'Italie, des modèles, conser-
vés vivants, des tableaux primitifs.
il ■■ \'i
I <l
VENISE
LES MOSAÏQUES DE SAI>;T-MARC.
Un père Éternel, aux traits inhumainement caricatu-
raux d'un masque tragique, dans une broussaille de
cheveux et de barbe ; sur son genou un livre de pourpre ;
au dos un manteau bleu, mettant autour de lui les
ondoiements et les replis d'un grand serpent d'azur;
— une vierge, aux yeux louches, aux sourcils énormes
n'en faisant qu'un, au visage couturé de traits noirs,
sur une chair rosàtre, lui donnant l'apparence d'un
visage grossièrement maquillé de brique et de charbon;
— des phalanges d'anges grêles, avec des ailes ébar-
bées, des ailes aussi hautes qu'eux, des phalanges
d'anges, aux gestes emboîtés les uns dans les autres,
comme une enfilade de marionnettes; — des diables
mitres d'or, aux cornes noires; — des apôtres dans des
robes blanches ayant l'air de suaires verdàtres ; — des
Rois avec les cheveux et les barbes annelés, comme
les serpents de la tête de Méduse; — une Eve effarante,
20 L'ITALIE DMIIER.
aux membres grossièrement équarris dans la chair, à
la hanche énorme et déboîtée; — un Noé ventripotent,
dont la tripaille a quelque chose de la charge d'un
Bacchus, dessiné par Daumier. — Oh! les nudités
effroyables, les estropiements grotesques, les gibbosités
hideuses!
Ces représentations de l'Ancien Testament, au milieu
d'une création de bêtes et d'animaux de cauchemars,
de béliers diaboliquement capricants, de mulets aux
oreilles formidables, de chameaux dont le cou a l'allon-
gement de reptiles, de lions à la crinière semblable à la
flamme d'un kriss malais, d'oiseaux héraldiques féro-
cement goulus, becquetant les raisins noirs d'arabes-
ques mystérieusement symboliques, de monstres à sept
tètes cornées, d'hippogriffes pareils à des chauves-
souris et finissant en sangsues.
Et les paysages blêmement sinistres, encadrant celte
humanité, et où, sur le bleu de la mer, les crêtes des
vagues font un grouillement blanc d'asticots remuants,
et où la terre a. pour végétation, des arbres de Jessé
portant des anatomies de vieillards.
Ces mosaïques, — d'épouvantantes caricatures aux
laideurs de l'idole primitive, du fétiche des sauvages,
— et qui semblent, en un art embryonnaire, les im-
pressions peureuses et redoutées de la divinité chez un
peuple-enfant.
i i
\^ ~
/f
w-^
22
L'ITALIE D'HIER.
UN DIMA>CHE.
La place Saint-Marc à deux heures. — Une musique
allemande par un régiment hongrois, aux guêtres
bleues. — A la porte du café Florian, la réunion de la
société aristocratique, des descendants masculins des
VENISE. 25
nobles familles, des Morosini et des Colonna, qui ont
l'air des gras et des maigres d'une ancienne image. —
Les grandes dames de la société vénitienne se prome-
nant sous des toilettes parisiennes en retard, mettant
un endimanchement bourgeois à leur beauté, fiévreu-
sement sculpturale. — Ce monde, à tout moment, tra-
versé par des marchands ambulants de fruits confits,
de pruneaux, de nèfles, d'écorces de citron, glacés
de sucre, enfilés le long d'une petite baguette. — Trois
jeunes filles suivies d'une gouvernante, au nez de
Hyacinthe, et d'un petit laquais, les jambes en manches
de veste dans une culotte collante, et, son maigre torse
dans une redingote étriquée, le faisant ressembler à
un i qui badauderait en gaminant.
— Rien de nouveau? jette en passant l'une des trois
contessines à une amie.
— Rien. Je suis bien inquiète!
Il s'agit d'un amoureux de Milan, dont le panier qui
sert au boulanger à monter le pain, au facteur les pou-
lets amoureux, n'a pas apporté de nouvelles.
C'est ainsi qu'on se renseigne là, au passage, entre
jeunes filles.
Et celle-ci, me dit, quelques instants après, l'ami
Baschet, est la jeune fille qui dernièrement, pour causer
seule avec son amoroso, a cassé deux carreaux, à l'effet
d'écarter la mère un peu rhumatismale, et de la relé-
guer au fond de la grande galerie, parmi ses vieux
24
L'ITALIE D'HIER.
galanls, — celte mère qui disait encore, ces jours-ci, à
Baschet : « Moi aussi, j'ai été femme! »
^ V
/
Au haut d'une baguette plantée dans le sol, se lit sur
une bande de parchemin : Victoris Carpatio Veneti opits.
Un ciel d'un bleu tendre qui s'argente et pâlit à
l'horizon. Sur ce ciel, des voiles à demi carguées de
galères s'enflant au vent, des mâts pavoises de dra-
peaux, des étendards, des écus peints de couleurs écla-
tantes. Au bas d'une colline aux petits arbres rabou-
gris, un palais revêtu de marbres verts et violets, à la
porte encastrée dans des bas-reliefs représentant des
amours jouant avec les trophées du dieu Mars, et au-
dessus un mur crénelé, où court, il me semble bien.
VENISE. 25
le croissant des Mahométans, et en haut duquel se
lient, un pied sur une boule, un Apollon de bronze
vert, dominant la campagne, où des maisons roses en-
fermant de petits jardins au feuillage noirâtre, dressent
dans le ciel des cheminées en mortier.
Au-devant du palais, sur le coquet mur duquel
court une frise de lauriers, se dresse, sur un piédestal
de marbre blanc, un mât où se balance une flamme
d'or. Là, un enfant aux bas verts, à la calotte rouge,
joue d'une sorte de violon long, près d'un vieillard
assis sur un banc, tenant hiératiquement un bâton
surmonté d'une boule d'or.
De jeunes éphèbes se promènent, coitïés de hauts
loquets à la soie frisée; les uns ont
des bas rouges, les autres des bas
noirs, où montent jusqu'aux genoux
des ornements brodés. Un petit man-
lelet vert ou bleu leur fuit des épau-
les, et ils ramènent devant eux un
grand manteau rouge ou violet, tombé
à la taille derrière leurs dos. Ces éphèbes ont le front
noyé sous les frisons de cheveux qui leur baignent le
cou et les épaules, le nez d'une accentuation tinemenl
aquiline, la bouche petite et dédaigneuse, le menton
court et saillant, et leur œil noir est comme perdu dans
un rêve.
A gauche se trouve un portique de marbre, élevé de
3
26 L'ITALIE D'HIER.
trois marches, où un souverain, un doge, en calotle,
— le corno, peut-cire, — en manteau de drap d'or,
entouré de sa cour, a devant lui un ambassadeur à
genoux, tandis qu'un interprète lit une lettre de pré-
sentation.
Sur la seconde marche du portique, en compagnie
d'une autruche, un singe habillé et encapuchonné de
pourpre, croque un citron.
Un tableau de la vie réelle de la vieille Venise, et
qui, sous le pinceau du peintre-poète Carpaccio, a
quelque chose d'un pays de fantaisie, d'un monde de
son imagination, où le moyen âge de l'Europe se mêle
à l'Orient, ainsi que dans toute la suite de ses toiles,
étalées là, et où reviennent toujours sur le pâle azur du
ciel, des drapeaux, des enseignes, des banderoles, et
des dômes, et des campaniles, et des clochers, et des
rochers bizarres hérissés de forteresses étranges.
Et c'est encore, sur l'eau limpide et morte, des ga-
lères pavoisées, et la flotte des gondoles, recouvertes
de tapis d'Orient, où sont des femmes sans sourire, aux
chevelures ardentes semées de perles, dans les robes
de pourpre brodées d'or, près de petits chiens blancs,
qui ont l'air de pelotes de peluche — flotte de gon-
doles, manœuvrées par ces gondoliers vêtus de cou-
leurs voyantes, du milieu desquels se détache ce mus-
culeux nègre, à la toque rouge, à la torsade blanche,
en glands de sonnette autour du cou, au pourpoint
VENISE. 27
sombre éclairé par des crevés, au caleçon dessinant un
échiquier noir et blanc, sur un collant bleu.
Dîner au GlARDL^o, nommé ainsi à cause de ses
treilles. — Une espèce de Ramponneau, où il y a un
coin avec des boxes pour les gens à chapeau. — Des
habitués de ce quartier, dont beaucoup, il y a vingt
ans, n'avaient pas mis les pieds sur la place Saint-
Marc, une population de bouchers, comme Castello est
le quartier des gondoliers : des hommes coiffés de laine
rouge, avec dessous des profils grecs, et qui s'entre-
tiennent entre eux d'une voix douce et musicale. —
Nous mangeons un risotto : un riz au gras, relevé de
fromage, et dans lequel sont des foies de volailles. —
Momolo, le chef de l'endroit, mandé par nous pour
nous donner la recette, se refuse à venir. — Le risotto
est suivi de quatre plats de poissons : parmi lesquels il
y a un rombo, des rougets, des scampi^ de petits pois-
sons qui ont l'air de queues de crevettes, et qui ont
un goût d'artichaut. Puis une salade de choux-fleurs,
et comme entremets, un énorme zabaione.
Un marchand de marrons, coiffé d'une calotte grec-
que, dans une houppelande verte, blanche sur toutes
les coutures, et que recouvre sur le ventre un petit
jupon blanc tombant jusqu'à mi-jambes, passe entre
les tables, un panier au bras, offrant sa marchandise,
28
L'ITALIE D'HIER.
pendant qu'un guitariste joue dans un coin de la salle.
L'addition est apportée, écrite au fond de l'assiette,
et la répartition se fait sur le cnl de l'assiette, passé à
la bougie.
=&:-.
En ces temps, où la mélancolie d'une nation n'est pas
constatée dans les livres, elle est écrite d'une manière
bien visible dans les tableaux.
Voyez donc, dans les vieux tableaux de Venise, les
accoudements pensifs des femmes aux balustrades, les
élévations de leurs yeux au ciel, leurs regards longs,
qui vont au delà de celui qui leur parle, ou leurs regards
vagues de côté, regards qui ne regardent pas, et qu'ac-
compagnent des déliements de mains, des dénouements
de corps d'êtres, distraitement et songeusement pensifs.
VEMSE. 29
Chez les jeunes gens, ces bruns épIiL-bcs qui semblent
avoir dans les veines du sang arabe, c'est presque la
grave rêverie de l'Orient, et l'enfance est peinte dans
une espièglerie reposée, qui ne déborde que dans la
lumière de ses veux.
L EGLISE DES FR\RI.
Des nuques, des nuques, des nuques de A'énitiennes,
surmontées de leurs noirs chignons nattés, traversés
d'épingles d'argent, et sous lesquels éclatent de petits
châles rouges comme des coquelicots. Des colonnes
entourées de laine rouge, et sur lesquelles courent des
festons, et dans le fond du chœur, le tombeau des
Pesaro tendu de rouge, tout flamboyant du soleil du
Midi, et de la flamme des candélabres aux bobèches
de buis, dans cette sorte d'apothéose sang de bœuf.
Et le service divin, au son d'une musique toute
théâtrale, au son de valses et de polkas, à la mesure,
comme frappée avec une batte d'Arlequin.
BIBLIOTHÈQUE DE SAIM-MARC.
5 janvier 1785. — Le libraire Panckoucke n'a pu
suffire aux demandes qui lui étaient faites du livre de
50 L'ITALIE D'HIER.
M. de Necker ; à peine six, quatre, et môme deux
exemplaires étaient broches, qu'on les enlevait de force,
pour ainsi dire, de son magasin. Il est constant que,
s'il avait eu vingt mille exemplaires, ils auraient été
tous vendus la première semaine.
6 mars. — Le superbe hôtel Mazarin, situé quai des
Théatins, a été aussi vendu la semaine dernière à M. le
marquis de Juigné, fière de notre archevêque, à raison
de 480 000 livres.
7 avril. — La demoiselle Lavaux, jeune actrice du
Théâtre-Français, au moment où elle allait se rendre
chez Mme la comtesse de Monlesson, le feu a pris à son
tablier de linon, et elle a eu le sein et une partie du
corps calcinés.
iO avril. — On disait que Dubarry, le roué, avait
vendu et livré sa femme au Contrôleur général (M. de
Galonné),
17 avril. — Sedaine a adressé une lettre très éner-
gique à l'Académie, où il expose ses droits, en sorte
que l'élection de Morellet est non certaine : ^Yatelet
étant très malade, il lui succédera.
Il est très certain que le baron de Bretcuil a intimé
à Dubarry, le roué, de quitter Paris. Ce ministre, en le
mandant chez lui, lui a signifié en outre, que le Roi
était instruit qu'il intriguait pour faire casser la sépa-
ration du mariage de la comtesse Dubarry, sa belle-
sœur, avec le comte Guillaume son frère, que S. M. lui
VENISE. 51
ordonnait de se tenir tranquille, sans quoi il serait
enfermé pour le reste de ses jours. Notre roué se dis-
pose en conséquence à partir avec sa jolie femme pour
rilalie. Les ennemis de M. de Galonné ajoutent que le
ministre a envoyé 2000 louis à cette dame, pour les
frais de voyage.
8 mai 1785. — Le sieur Granger, tenant le Petit
Diinkerque, fameux magasin de bijouterie et de quin-
caillerie, au bas du Pont-Neuf, vient de cesser ses paye-
ments, au grand étonnement de toute la capitale, et
demande à ses créanciers six ans pour les payer, à quoi
ils souscriront probablement.
15 mai. — Le duc de Ghoiscul qui vient de mourir,
a nommé Mme la duchesse de Grammont sa légataire
universelle, M. le duc du Ghâtelet son exécuteur testa-
mentaire. Il a légué sa toison d'or, garnie de diamants,
au maréchal de Stainville, son frère, dans l'espérance
sans doute, que le Roi d'Espagne le décorerait de cet
ordre. Il a fait beaucoup de legs particuliers à des
gens.
Les amis du duc de Choiseul se plaisent à répandre
le bruit, qu'au moment de sa maladie, il était à la
veille d'être fait premier ministre.
5 juin. — La Saint-Huberty est partie pour Lyon et
Marseille, où elle compte exercer à raison de 500 livres
par représentation. L'Opéra en souffrira.
16 jîiin. — Un amant maltraité par Carline de la
52 L'ITALIE D'HIER.
Comédie-Italienne (la carline étant une fleur d'un bel
incarnat à lêle épineuse), a fait les vers suivants, qu'on
chante sur l'air de Joconde :
La carline, jusqu'à présent,
Passait pour vermifuge.
On la donnait très prudemment
Comme un bon fébrifuge.
Mais aujourd'hui qu'on ne suit plus
L'ancienne médecine,
On a trouvé d'autres vertus.
Messieurs, à Carline.
14 juillet. — La demoiselle Durancy, actrice de la
Comédie de Nancy, dans une partie de chasse faite
avec des officiers au régiment du Roi, ayant dit que
leur chasse aurait été meilleure s'ils avaient fait une
battue, et pris pour cela deux ou trois cents gendarmes,
elle fut sifflée au théâtre à outrance, et de là, chez elle,
où on l'accabla d'injures, on lui coupa les cheveux, et
on lui fît mille indécences.
11 août. — Le Barbie}' de Séville sera joué au Petit-
Trianon. Le duc de Guiche y remplira le rôle de Bar-
tolo, et le bailli de Crussol celui de Basile.
25 août. — Pigalle est mort subitement, dimanche
dernier, n'ayant été malade que douze heures d'une
colique.
6 octobre. — Les critiques multipliées et pour la
plupart mal faites, qui ont été imprimées sur l'Exposi-
VENISE. 33
lion de celte année, tanl dans les feuilles périodiques
que dans les brochures particulières, ont déterminé
M. le comle d'Angivillers, Directeur et Ordonnateur
général de cette partie, à demander que, dorénavant, il
ne fût imprimé aucune critique, sans avoir été préala-
blement censurée et approuvée par lui. Le progrès des
arts, qui exige la liberté, s'opposera sans doute à cette
entrave.
15 octobre. — La demoiselle Guimard, blessée, di-
manche dernier, au genou par une chute dans l'esca-
lier, ne sera point en état de faire briller son talent,
pendant les voyages de la cour.
50 octobre. — Début de Mlle Candeille, reçue à
l'essai, c'est-à-dire aux appointements de 3000 francs.
Ses ennemis, craignant que sa jeunesse et sa jolie
figure lui procurent des protecteurs puissants, qui
forceront la Comédie-Française à la recevoir à Pâques,
à quart ou à demi-quart, se sont rendus chez le maré-
chal Duras, pour faire des représentations.
La Dlle Yanhove, également reçue, mais pour plaire
à Mlle Contât, qui destine sa sœur à jouer les jeunes
amoureuses. Elle avait été forcée de cesser ses débuts
dans cet emploi, lorsqu'elle reçut ordre de jouer
devant la cour, à Fontainebleau, dans V École des Mères,
le rôle qui lui a attiré les plus grands applaudissements.
Contât ayant appris cet ordre, et que c'était la reine
qui avait demandé la Dlle Yanhove, s'écria, dans
5i L'ITALIE D'HIER.
une grande agitation : Celte Reine a bien du crédit' \
Ces nouvelles à la main manuscrites portent en tête :
« Nouvelles de Van 1785, par M. Barth. L'adresse de
M. Barth est au café du Caveau, au Palais Royal, à
Paris » — et à la fin du volume : « La feuille a été
envoyée d Son Excellence, Monsieur le Chevalier
Delfino, ambassadeur de Venise, depuis le l^wmrs 1785
iusquaujourdliui 26 février 178G, qui fait douze mois
à 48 livres par mois... 576.
CANAREGGIO.
Le quartier Mouffetard de Venise. — Du plâtre gris,
vieux de plusieurs siècle, des façades de brique qui ont
reçu le soleil de l'an 1400, des maisons usées par des
successions de générations, et des dessus de portes qui
s'en vont pierre par pierre, et d'anciennes fenêtres
ogivales murées, et des cheminées à entonnoir entiè-
rement égueulées, et des grilles de balcon descellées,
pendantes sur le canal : tout un quartier fruste, comme
une sculpture antique, mangée par la pluie et le
soleil. — Des ponts croulants, étayés sur des pilotis,
et l'eau croupie des canaux, laissant une ligne verte
1. Je signale ce manuscrit, renfermant de petits renseigne-
ments inconnus, à un publicateur du dix-huitième siècle inédit.
VENISE. 35
aux maisons, dont les volets de vieux bois pourri sont
couleur de bouc.
Çà et là, des compi, de petites places mélancoliques,
à la verdure noire d'un cyprès, à l'herbe maigre des
cours où le pied de l'homme ne passe plus, et où
quelquefois, mise sur le côté, se trouve la carcasse
d'un bateau abandonné, autour de laquelle jouent de
petits garçons, encapuchonnés jusqu'au derrière dans
des tartans en loques, ou bien gisent quelques frag-
ments de mobiliers hétéroclytes. Le silence des villes
mortes, dans ces rues moroses, et partout les fonds
briquetés et roux, tels qu'ils se présentaient au Tinto-
ret, de sa fenêtre du Campo degli Mcri.
Un coin de l'Afrique, tout plein du deuil de l'an-
cienne civilisation maure, qui a laissé à l'angle d'un
mur le profil d'un des siens, obombré d'un turban
gigantesque, et plus loin sur le vieux palazzo qu'a
taché le noir d'une industrie moderne, et dont le
balcon a aujourd'hui complètement disparu sous des
dindons plumés, attachés la tète en bas, la silhouette
effacée d'un chameau chargé d'aromates.
Au PALAIS Ducal, dans la grande salle du Conseil, le
plafond de Yéronèse.
La « Venise couronnée » dans son corsage d'hermine,
aux petites houppes noires, dans sa jupe de damas blanc
56 L'ITALIE D'HIER.
aux ramages d'or, apparaît en sa gloire, la tête ren-
versée dans un mouvement d'orgueil, fouettée de vie
aux pommettes, et comme fardée d'un jeune sang, sous
les frisons de ses cheveux roux. Et la colorée et har-
monieuse carnation de son visage, et la matité di s
blancheurs laiteuses de son cou et de la naissance de
sa gorge, meurent dans la pénombre ambrée d'un pays
de soleil.
Autour d'elle, et au-dessus de colonnades ayant les
tons à la fois argentins et bleuâtres de l'étain, au-des-
sus de balcons peuplés de Vénitiennes, vêtues de robes
pompeuses et chatoyantes, sont assemblées, dans l'azur
du ciel, des femmes nues, les chairs délicatement ani-
mées et comme reflétées de nacre de perle, aux coudes
et aux bouts des doigts roses, des femmes nues, au jeu
de voluptueuses lumières le long de leur colonne ver-
tébrale, aux balafres de soleil, çà et là, sur leur
épidémie velouté, aux tètes abaissées sous leurs
cheveux retroussés, ainsi qu'une chevelure de la Diane
chasseresse, et tout papillotants d'auréolements d'or,
aux oreilles découvertes montrant leurs petits lobes
rondissants, aux fronts lumineux, aux longs cils sur
leurs regards noyés, aux bas des visages, où est une
bouche rouge et un menton charnu, perdus et retrouvés
dans des ombres légères et chaudes, en une espèce d'em-
brasement des demi-teintes : — têtes de déesses qui ont
l'air de têtes de courtisanes du ciel.
VEMSE.
MURANO.
Sur toutes les portes du canal désert, où doi'nient
au soleil, les barques et l'eau,, des petites filles à la robe
dégrafée, à la chevelure folle — quelques-unes ont les
cheveux si noirs, qu'ils semblent bleus — et des mar-
mots débraillés se tenant, en des poses ratatinées, les
mains sur des gueux. — Des hardes qui sèchent, des
chats roux se tenant dans l'angle d'une fenêtre, comme
sur un théâtre de Guignol, des chiens, des caniches,
graves et pieusement silencieux, comme ceux en pierre
qui gardent une tombe du Moyen-Age, et dont le silence,
en cet endroit mort, autrefois si bellement, si riche-
ment, si artistiquement ouvrier, semble, par moments,
aboyer : Sic transit gloria mundl.
Au Dôme, sur des bancs, disparues dans leurs châles,
des femmes vautrées en des poses ravies, et comme
saintement évanouies.
Derrière l'abside de l'église byzantine, sur un mur
blanc, que le soleil d'hiver illumine, deux hommes
gras, sans âge, ressemblant à de vieux cabots, s'escri-
ment, se démènent, se battent dans du rouge, comme
des bœufs dans de la pourpre. Ce sont les sacristains
qui passent leurs souquenilles.
38 L'ITALIE D'HIER.
Au MUSÉE CoRRER, dcux aniusaiits tableaux représen-
tant « Une Scène de Carnaval », et « Une Représentation
de Marionnettes » : deux tableaux, de ce Longhi, de ce
peintre du Carnaval, en cette ville qui, pendant tout le
dix-huitième, fut le théâtre d'un perpétuel carnaval, et
où encore à Theure présente, au fond de ces miséra-
bles logis, dont tout le mobilier se compose de trois
madones avec leurs chandelles, d'un lit en planches,
d'une grande armoire, — l'armoire ne contient guère,
bien souvent, que le costume de carnaval et le masque.
Charmantes, les attitudes gouailleuses des masques
masculins, vus de dos! Ravissantes, les belles pres-
tances des donne, la tète haute sous un petit tricorne,
le rose de leur gorge, transperçant un camail de den-
telle noire, appelé baùtte* montant jusqu'au masque,
ce masque étrange faisant un effet saisissant, ce
masque blême aux lèvres et aux paupières rougies, —
et ballonnantes dans leur large panier, les donne! une
\. Un article du Mercure de France, de l'année 17!27, fait ainsi
la description de la bahute, d'où vient l'invention du domino.
C'est une petite capote de taffetas noir qui descend jusqu'au-des-
sous du menton, et qui est bordé par le bas d'une dentelle de
soie. Elle est ouverte par devant, et échancrée de manière qu'on
ne peut voir que le nez et les yeux. On met par-dessus un chapeau
ou barrette de noble avec un demi-masque qui ne cache que le
nez, le haut des joues, le front.
Les hommes portent la bahute, sur un habit ordinaire, une
robe de noble, une gamberluque ou robe de chambre.
VENISE.
39
main jouant de révenlail, et intriguant de côté, et en
coulisse.
Un joli historien de mœurs que ce Longlii ! donnant à
40
L'ITALIE D'HIER.
ses scènes, ainsi qu'un témoin oculaire et spirituel, un
décor et un entour, non puisés à un idéal agreste ou
décoratif, mais aux intérieurs intimes de la vie privée de
Venise : un peintre, en ses grandes toiles, à la peinture
décorative ayant quelque analogie avec celle de Goya.
Deux cahiers d'études de Longhi, conservés dans le ca-
binet du directeur, dévoilent chez le peintre vénitien une
complète assimilation avec le crayonnage de Lancret,
avec ses jambes, hàtonnées à l'imitation de son maître
Walteau, avec ses coups de crayon noir épointé, habi-
tuels aux deux dessinateurs français. Longhi a encore,
comme similitude avec notre grand peintre français, de
nombreuses études de mains, qui, moins magistrales,
moins maîtresses de la forme que celles de Watteau,
n'en sont pas moins d'une linéature très cherchée.
Toutefois, dans ces deux cahiers, que d'habiles et se-
VENISE.
41
l'iciix croquis des amples habits du dix-luiilième siècle,
que de jolies surprises du uiouvement des personnages,
où il V a toujours l'originalité que donne le dessin
d'après nature, — et Longlii dessine d'après nature
jusqu'à des pots de chambre.
Les dessins de Longlii sont des croquetons enlevés
L I / t'y \ i-
/ / .
à la pierre d'Italie, rehaussés de blanc, sur un papier
légèrement chocolaté, des crayonnages faits avec un
crayon facile, heureux, qu'on sent tournoyer entre les
doigts de l'artiste, et qui, semblable à une estompe, a
quelque chose de non arrêté, d'artistiquement émoussé
dans les contours. Quant à la sanguine, Longhi n'a
42 L'ITALIE D'HIER.
jamais su la mêler, la marier à la pierre d'Italie, à la
craie, et ses trois crayons sont petits et peines, comme
des dessins de graveurs.
Un Yénitien, du nom de Soldini, il y a vingt ans,
déshérita, en mourant, sa famille de plusieurs millions,
pour fonder un hôpital et des services en son honneur.
des services solennels et pompeux dans Saint-Marc, tout
tendu de noir, dehors et dedans, avec la musique d'une
messe composée expressément pour lui : services mor-
tuaires qui durent quatre jours, chaque année.
Et le Vénitien a tout réglé dans son testament,
jusqu'au moindre détail, jusqu'au nombre des cierges,
et si une seule des choses indiquées par lui venait à
manquer, tout l'héritage doit retourner au corps de
ballet de Milan. En sorte que tous les ans, le chef
du ballet de Milan se transporte à Venise, pour inspecter
si on a laissé de côté la moindre recommandation du
mort — à rpfTùt du plus petit oubli
Sous des voûtes magnifiques, sous des plafonds aux
caissons merveilleusement sculptés, des lits rangés la
tête au mur... Je suis avec le docteur Callegari à la
ScuoLA Di S.v>- Marco, à l'hôpital où les malades arri-
vent, d'où les morts s'en vont en gondole.
Nous voici dans la salle des vénériennes. D'aucunes
VEMSE. 4,-J
dorment, d'autres cherchent un pou... six ou sept,
reluisantes, comme des casseroles fraîchement étamées,
pressées autour d'une table, parlent, crient, font grand
bruit. Elles sont bizarement accoutrées de loques
orgueilleuses, de canezous rouges sur des jupons blancs.
Devant chacune d'elles est rangée, formant une mo-
saïque semblable au pavage du Dôme de Murano, une
collection de pierrailles et de bijoux faux, et l'une
secoue un grand sac, où sonnent des morceaux de bois.
Les drôlesses jouent à la tombola.
Le docteur a pris, en se jouant, la joue de l'infir-
mière, et passe dans le rire, les grosses gaités, les saints
ironiques, les propos obscènes de la table.
L'amusant livre, ce livre du parent du Titien, ces
IIabiti antichi de Cesare Vecellio, en leur originale édi-
4i L'ITALIE D'HIER.
lion de 1590 : livre qui, avec ses bois frusles, ses
images artistiquement barbares, vous repeuple la place
Saint-Marc, la Piazzetta. les Procuraties, le pont du
Rialto, les canaux, les campi, du monde contemporain
des vieilles pierres de la ville, et vous fait revoir les
4;i
•■; ' X : h.. "^ il /
-i) %
hommes et les femmes de Tantique Venise, dans le
luxe, la pompe, le faste, la bomhagia de leurs cos-
tumes.
Voici le doge des premiers siècles, dans son costume
d'empereur byzantin, avec sur la tête son corna, son
bonnet pourpre, entouré d'un cercle d'or, serli de
pierres précieuses. Et voici le doge de siècles plus
j'écents, avec la modification du corno en couronne, et
la palatine d'hermine sur les épaules ; — voici la doga-
resse, dans sa dogalinc de brocart d'or fin, son collier
de perles du plus bel orient au cou, sa ceinture formée
par une chaîne d'or tombant à ses pieds; — voici le
général vénitien, en temps de guerre, tout habillé de
VENISE. 45
velours cramoisi, avec le bonnet ducal et le grand
manteau, le paludamenhim attaché sur l'épaule gauche
par un bouton d'or; — voici les membres du Conseil
des Dix, porteurs également de vêtements de pourpre;
— voici les sénateurs, habillés de la couleur nuée du
plumage des paons, dans leurs manteaux aux grandes
manches ouvertes et tombantes jusqu'aux jarrets, dou-
blées de fourrures ; -^ voici les magistrats habillés de
violet; — voici « le grand capitaine », l'ofiicier chargé
de la police, avec les revers de son manteau de velours
ornés d'entrelacs de cordonnets de soie, et son grand
cimeterre.
Et c'est toute la noblesse de Venise : — c'est le baron,
à l'habillement de drap d'or, dont les manches et les
pans couverts de lames d'argent, à l'imitation de plumes
d'oiseaux superposées, lui fait un costume éblouissant de
lumière, « quand le soleil donne dessus » ; — c'est l'an-
cien noble, coiffé d'un herellino, d'un pelit bonnet rond,
où sur le devant des cordelettes forment une croix,
marque distinctive d'une grande dignité, l'ancien noble,
porteur d'un manteau ouvert d'un seul côlé, donnant
d'amples plis et de beaux cassements d'étoffes; — c'est
la matrone noble, ses cheveux bouclés épandus dans
le dos, sous un manteau au collet de zibeline, dans une
robe décolletée et balayant la terre, le corsage orne-
menté de délicates broderies, « s'harmonisant avec la
chair de sa poitrine; » — c'est une autre femme de la
4G L'ITALIE D'HIER.
noblesse, en tenue de ville, coiflée sur ses cheveux
couleur d'or d'un bourrelet de soie et d'orfèvrerie, du
balzo, le corsage fleuri de pierres précieuses, la taille
serrée dans une ceinture d'or massif, les bras cerclés
de riches bracelets, — des bras ayant n leurs extré-
mités des mains, « qu'à force d'art, les Vénitiennes ren-
daient blanches, comme n'en avait aucune femme
d'une autre nation: » — c'est une autre femme de la
noblesse parée, pour comparoir aux fêles et dévotions
publiques, le front dans un cercle d'or, surmonté d'un
médaillon où est un diamant, avec au-dessus l'envolée
d'un manteau faisant le plus ondoyant gonflement, et
d'un manteau brodé d'étoiles d'or, enveloppant d'un seul
côté les dessous de la toilette de la femme ; — c'est la
chàtelaiue de terre ferme des États Vénitiens, la tête
enveloppée jusqu'aux yeux, et au bas jusqu'au menton,
par une voilette de soie, une robe de dessus, couleur
hyacinthe, fendue des deux côtés, avec des demi-
manches boutonnées sous des demi-manches ouvertes;
— c'est la jeune fdle à marier, c'est... c'est la fiancée,
sous son fazzuolo, son mouchoir noir transparent, qui
lui cache à demi le visage.
Oh ! quels charmants et pittoresques costumes la
jeunesse portait à Venise !
Il y a l'adulte, dans ce costume, dit le livre, révélant
l'ingénuité, la pureté du jeune Vénitien, « dont le manque
de nializia l'éloignait de tout plaisir charnel jusqu'à
VEMSE. 47
l'àgo de trente ans ». On le voit, sous les longs cheveux,
qu'il laissait pousser, autant qu'ils pouvaient croître,
et qu'il mettait ses soins à rendre beaux et hrillants,
non avec des coquetteries de femme, mais avec la
schieiezza d'un ordre religieux élégant. Un cercle de
velours, indiquant la virginité de celui qui le portait,
entoure la tète. La veste courte, à petits pans, appelée
gavardina, est ouverte sur la poitrine, et laisse aperce-
voir le tuyauté du haut de la chemise: les jambes sont
enfermées dans un maillot, aux deux bandes de couleurs
différentes, et de la ceinture part un petit tablier, cachant
les parties naturelles, comme d'un pagne.
Il y a, comme contraste, le costume du jeune homme
per far Vamore (pour faire la cour aux dames). Il a
les cheveux frisés sur le front et le reste de la chevelure
tombant sur les épaules, un vêtement de brocart de
soie, agrémenté de dentelles, et auquel pend par der-
rière un long capuce, qui lui évite de prendre un
chapeau, en temps de pluie.
Mais parmi tous ces costumes de la jeunesse, le
costume qui joint à la suprême élégance une richesse
presque tapageuse : c'est celui du compagnon délia
c«/2rt(des chausses). Yoyez-le, de dos, dans sa pose pen-
chée, ayant sur la tête le berretlino noir ou rouge, le
loquet tailladé qu'il porte sur l'oreille, avec dessous les
cheveux attachés par des cordelettes de soie. Son pour-
point a des manches lacées avec des aiguillettes aux
48 L'ITALIE D'HIER.
ferrels d'or massif, et les cliaiisses moulant les formes
du jeune homme, comme si elles étaient nues, et les
habillant de la bigarrure de couleurs éclatantes, sont
semées de perles, tandis que le revers du capuchon de
son manteau porte sa devise, au milieu de broderies
d'or.
Et défilent ainsi devant vos yeux toutes les classes,
toutes les professions, tous les métiers: — les bravi, avec
les revers du pourpoint descendant jusqu'au bas de la
poitrine, où ils s'attachent avec des rubans de couleur,
un large glaive au côté, un poignard dans une poche
sur le ventre ; — les marchands, les riches marchands
faisant le commerce avec la Syrie, avec l'Orient, velus
d'un pourpoint de velours sans collet, sur un pectoral
laissant voir une chemise plissée, dont la mode s'est
longtemps conservée en Italie, et aux jambes des bas à
la martingale, et aux pieds des souliers de velours; —
les gondoliers avec leurs pourpoints aux retroussis sur
les hanches, et la plume oscillante au-devant de leur
bonnet: — les étudiants des universités, portant le
bonnet frisé à côtes, dit tozzo, entouré d'une guirlande
de marguerites, le cou dans une fraise tuyautée; — les
boutiquiers, habillés de tuniques aux manches à coude,
ou plus habituellement d'un manlelet court, en serge ;
— les huissiers et les crieurs publics, sous un manteau
bleu avec au bonnet l'image de Saint-Marc ; — les sol-
dats des galères de Venise, la plupart des Esclavons,
VENISE. 49
porteurs de buricliielto, d'une espèce de jaquette sans
collet, boulonnée sur la poitrine, de la culotte de toile de
lin, d'un bonnet de drap rouge, surmonté d'un panache,
l'épée et le poignard à la ceinture ; — les courtisanes,
désireuses de se faire une bonne réputation en simulant
Vhonnêtelé^ qui portent le deuil des veuves, mais trahis-
saient leur état, quand leur main soulevant leur capeline
noire, laissait voir un cou, sans collier de perles, — luxe
qui leur était défendu par les édits somptuaires; — les
basses prostituées, en un costume presque masculin, le
torse dans un pourpoint très décolleté, et aux grandes
franges, les jambes dans des espèces de culottes courtes,
s'attachant au-dessus de bas de drap brodé; — les ser-
vantes dans leurs robes de serge de laine, de la couleur
fauve, qui s'appelait à Venise rovana, un voile blanc
couvrant leur tête, et enveloppant leur humble silhouette.
De notre fenêtre (décembre, 10 heures du matin), le
ciel bleuâtre devient à l'horizon couleur d'opale, et il
semble flotter, tout là-bas, sur la mer, comme un crêpe,
d'un bleu indiciblement tendre, s'en allant à la dérive.
— Sur ce ciel des dômes et des campaniles, à l'appa-
rence d'argent oxydé. — Près de la Giudecca, on dirait
le soleil sur les flots jouant aux ricochets avec des palets
de diamants et de feu, ou secouant une cotte de mailles
d'acier poli, remuant sans trêve et fourmillante d'étincel-
5
50 L'ITALIE D'HIER.
lements. — Contre la Dogana, dans une chaude ombre
violette, les voiles couleur tabac des barques s'illu-
minent fauvement, et sur la boule d'or que le soleil
incendie, resplendit dai s son élancement la Fortune
volante. — A la poupe des gondoles, et toujours et sans
cesse, les gondoliers penchés et relevés sur leur rame.
— L'eau est engourdie, pâmée, figée, et les mâts jaunes
des bateaux et les palais roses s'y reflètent, comme en
une huile où les arêtes des lignes se noieraient dans du
gras liquide. — Des mouettes naviguent sur ces eaux,
comme des cygnes, ou volent un peu au-dessus, en y
trempant, de temps en temps, leurs pattes, laissant
pleuvoir des gouttes de lumière. — Et pour tout bruit,
un marteau lointain de calfat, un gémissement de pou-
lie, un cri de mouette.
^h
, f
V
^y
PADOUE
Je déjeune clans le fameux café dont les Padoiians
sont fiers : le café Pedrocclii. A côté de moi, un abbé
maigre et long comme un jour sans viande, un abbatc
ornatissimo se repaît d'une biscote, trempée dans un
dé à coudre de café noir, pendant qu'un enfant qui
s'est approché de moi, marmotte je ne sais quoi, tout
en pigeant les miettes de pain, tombées dans les plis de
mon paletot, qu'il porte avidement à sa bouche, et cela,
pendant que le garçon essuie sur les carreaux, avec son
mouchoir, la buée de l'haleine des afl'amés regardant
manger du dehors.
Padoue m'a laissé le souvenir de la ville de la faim.
I
MANTOUE
Par la rue, un garçonnet joufflu et rose, coiffé sur
ses blonds cheveux d'un tricorne ecclésiastique, gam-
badant, saulillant, un de ses pieds chaussé du soulier à
boucle des gens d'Église, toujours en l'air, et qui semble
chercher le derrière d'un camarade. Son corps d'enfant,
rejeté en arrière, est drapé dans le petit manteau noir,
que sa main ramène sur l'épaule droite et laisse pendil-
ler coquettement sur son dos. Une gentille gaminerie
dans ce rond visage, sur lequel pointe un petit nez
relevé, et sourit une bouche moqueuse. Il rappelle, avec
quelque chose de plus svelte, de plus dansant, de plus
aimablement polisson, ces amours en porcelaine de Saxe,
auxquels le dix-huitième siècle fait faire des niches
aux bergères assises dans les candélabres, qui servaient
iiux toilettes des duchesses — ces Cupidons cléricaux,
tout roses, et qui n'ont de noir que le tricorne et le
petit manteau.
Le palais du T, une omelette d'hommes et de femmes,
ÔG L'ITALIE D'HIER.
VUS par la plante des pieds, le périnée, le dessous du
ventre, le dessous des seins, le dessous du menton, le
dessous des narines : une maladie aiguë du raccourci,
qui fait tous ces dessous, comme s'asseoir et peser sur
votre i^egard.
Oh I la monstruosité bête et presque comique, que cette
« Salle des Géants », ce fourmillement d'Arpins anté-
diluviens, cette salade de muscles d'un dessin exorbitant,
ce gâchis inepte de nudités extra-humaines, fabriquées
avec des écuellées de vermillon, cet écrasement, cet
cstropiement de jambes, de bras, de têtes, dont on a
éclaboussé un mur. On dirait un musée de statues de
Michel-Ange, qui aurait fait explosion, et collé au.K
parois, un monde de la Force, aplali, brisé, cassé,
démoli.
Ah. ce palais du T ! ah, cette Salle des Géants! ce sont
de terribles témoignages du manque de goût des princes
de Manloue.
Vérone, Mantoue, toutes ces cités, à fossés, à ponts-
levis, à remparts, à bastions, à redoutes, avec des sen-
tinelles se promenant dans le ciel, mes yeux qui ont
gardé le souvenir des pièces du Cirque de mon enfance,
ne les voient pas comme des villes réelles, mais bien
comme des décors à praticables, où va évoluer Gobert-
Napoléon 1", et où la joviale Léontine va verser aux
vieux de la vieille garde le riquiqui de la gloire.
PARME
Une vraie curiosité du xvf siècle et d'un format
exceptionnel. Une salle de théâtre, tout en bois, élevée
pour le mariage d'un Farnèse, pouvant contenir douze
mille personnes, et où un parterre profond, certains
jours, se remplissait d'eau, amenée par des conduits
que l'on voit encore, et simulait une petite mer pour
les naumachies.
Des escaliers à balustres mènent à un amphithéâtre
ayant quatorze rangs de gradins. Au-dessus, un pre-
mier rang de loges à hautes arcatures cintrées avec
des peintures dans les niches : les loges des premières
familles de Parme. A l'étage supérieur, le même ordre
et les mômes dispositions pour les familles classées :
secondes familles. Comme couronnement, une élégante
terrasse à la balustrade surmontée, de distance en dis-
tance, par des statues. Un plafond plat en bois, tout
dégradé, où se voient encore des restes de fresques.
A la place des avant-scènes, deux portiques réservés
58
L'ITALIE D'HIER.
pour les souverains du pays, portiques, e.i haut des-
quels sont placées
des statues éques-
tres de deux de ces
princes.
Une scène d'une
grandeur et d'une
profondeur immen-
ses.
Ce théâtre, ou
plutôt cette ruine de
théâtre, est de la
plus helle couleur :
le vieux bois a pris
une teinte d'acajou à
l'étal de nature, sur
laquelle se détachent,
un peu fantomati-
quement, les blan-
ches statues peintes.
Unccxtraordinaiie
collection de lettres
autographes, éma-
nant de Français il-
lustres de tous les temps, formée de la collection des
PARME. M»
Farnèse pour le xvf siècle, de la collection de Pacciaudi
pour le xviii" siècle, de la collection Bodoni pour le
xix" siècle, — et qui va d'une lettre de Montltic ou du
cardinal du Bellay, à une lettre de Mme Geoftrin ou
du cardinal de Rohan, et des lettres de Mme GeofTrin et
du cardinal de Rohan, à des lettres de Masséna et de
Mme de Staël.
1
MODÈNE
A Modène, quand nous arrivons, toute la ville est en
remue-ménage.
Le beau palais, où dans la frise du haut, les aigles al-
ternent avec les fleurs de lis, est rayonnant, comme la
façade de l'hôtel d'une maîtresse de maison, dont c'est
le jour. Et les sentinelles de la porte sont droites et
tières, et dans la ville, c'est un tapage.... car les quatre
équipages de la capitale, je ne sais en l'honneur de quoi,
brûlent le pavé, encombrent les rues. Oh! de colossaux
équipages : les derniers carrosses hauts sur roues, et tout
carillonnant d'antique ferraille, montrant, sur le siège,
des cochers rhomboïdaux, recouverts de fastueuses et
de sordides livrées, carrosses d'où l'on s'étonne de ne
pas voir tomber par les portières, pêle-mêle avec des
boniments, des panacées et des rouleaux de la Mecque,
mais dans le fond desquels on perçoit, ratatinée, une
G2 L'ITALIE D-llIEU.
vieille femme, un vieux pastel, grelottant sous une
vieille pelisse d'hermine.
C'est le duc de Modène qui possède le grand hôtel de
ses États. Et peut-être est-ce le ministre des finances de
Modène qui vous fait votre note.
il
'^(-^
BOLOGNE
Sur la route de Parme à Bologne, dans une petite
\illc, Arezzo je crois, nous entrons dans un café, où sont
des hommes dépenaillés, sous de gi'ands manteaux de
cette aflreuse serge verdâtre, dont Raphaël habille ses
apôtres, où de vieilles femmes, aux sévères et vulturins
profils, donnés, par Michel-Ange à ses Sibylles, pren-
nent du café dans des verres, près d'une cheminée, sur
laquelle une pancarte contient les noms des signori qui
contribuent au feu, — et où des o marquent le nombre
de fois qu'ils sont venus se chauffer.
Bologne, la vieille ville, la ville âpre et remueuse du
moyen âge, la berceuse des factions, la ville à l'esprit
osé, révolutionnaire, précurseur des idées nouvelles, —
et toujours vendue et revendue par des Judas, — la cité
qui a pour devise : Libertas.
64 L'ITALIE D'HIER.
Sur la place, un grand palais, tout démantelé, tout
ravagé, aux énormes trous non rebouchés, dans lequel
est encastrée une ornementale fontaine de Jean de Bo-
logne, où sous une statue en pied d'un pape en bronze
vert, des femmes élégamment longues, et nonchalam-
ment renversées, pressent des deux mains leurs seins,
petits et drus, comme des seins de vierge.
En cette ville, l'arcade s'empare de toutes les rues, et
met, sous ces voûtes à la Granet, une ombre, où une
étroite lumière filtre çà et là, sur les tons verdàtres des
murs, faisant de cette ville du soleil, la ville du clair-
obscur. C'est bien la patrie du talent « clair obscur »
de Guerchin, qui enduisant ses toiles d'une préparation
de poudre de marbre, recouverte de glacis, obtenait
d'être nommé le magicien de la couleur. Mais, au bout
de cinquante ans, la préparation est tombée, et Guer-
chin n'est plus que le coloriste de la nuit.
Partout dans la ville, des mendiants, et non des men-
diants errants à l'aventure, mais des mendiants à poste
fixe, en possession, sur des chaises boiteuses, d'un
endroit leur appartenant, ainsi qu'une concession à per-
pétuité; et des fiévreux claquant des dents, sous leurs
frusques rousses; et des aveugles, sans âge, qui remuent
. BOLOGNE. 05
de minute en minule, monté comme un mouvement de
pendule, un cornet de fer-blanc, qui sonne et puis se
tait: et encore de vieilles femmes, avec de grands trous
G.
66 L'ITALIE D'HIER.
dans leur sarrau, et où passent des morceaux d'osféo-
logie de faméliques. Oui, d'une porte à l'autre de la
ville, c'est une population d'êtres haillonneux. loque-
teux, guenilleux, et d'où s'élèvent de toutes les bouches
des notes lamentablement plaintives, et qui sont comme
un cantique de la souffrance.
Un mendiant surtout était horrible à voir, et je l'ai
emporté dans mes yeux. Un couvre-chef indicible lui
couvrait la figure jusqu'au menton, d'où s'échappaient
quelques rudes poils d'une barbe, semblable aux soies
d'un sanglier, et les bras tombés le long de son corps,
avec les mains à demi ouvertes, il était à genoux au
milieu de la rue, dans la boue, la neige fondue, et il
restait là, ainsi, sans un geste, les lèvres mortes, immo-
bile comme un marbre, muet comme un cadavre
debout.
UN DIALOGUE.
— Ils sont si intelligents !
C'est un patriote italien, et unérudit des plus savants
sur l'histoire de la peinture italienne, qui cause avec
moi.
— Vous parlez des brigands?
— Oh! cher monsieur, ne prononcez pas ce mot.,
vous ne pouvez pas comprendre... Ces ledeschi, oui, les
Autrichiens en ont fusillé, fusillé... ils en ont bien fu-
BOLOGNE. 67
sillé ici quatre ou cinq cents, depuis six ans... Pour un
fusil trouvé, on fusille.
— Eh bien, comment volent-ils, maintenant qu'ils
n'ont plus de fusils?
— Oh! ils ont raison des meilleures serrures... ils
sont si intelligents! et il répète trois ou quatre fois : si
intelligents!
Et ne voilà-t-il pas que mon paradoxal patriote italien
se met à soutenir," avec une parole enthousiaste, une
éloquence lyrique, que le brigand est une poésie du
pays; et il ajoute, dans la sincérité de son âme, que la
disparition du brigand diminue le nombre des touristes,
enchantés de trouver en diligence, un roman, — à
raconter à leur retour.
Au Musée, « la Sainte Cécile » de Raphaël. En voyant
ce tableau, toute mon enfance m'est revenue. J'ai revu
tout à coup le livre de messe de ma mère, qui avait en
tête la méchante gravure en taille-douce des paroissiens,
représentant la Sainte, qui lui avait donné son nom, et
je retrouvais, dans le souvenir de mes yeux, la douce
figure de ma mère, penchée sur le vieux maroquin
rouge du livre écorné, et me montrant l'image, que je
n'aimais pas plus, que je n'aime aujourd'hui le tableau
— et où je retrouve dans la vierge spirituelle du catho-
licisme, la beauté inexpressive de Cybèle, la beauté
la plus animale des déesses du paganisme.
68
L'ITALIE D'IllI'H.
LOCANDA E OSTERIA DELLA >"OVA.
Ce dimanche, il y a [esta di hallo. — L'cnlrée coûlo
cinq baïoques. — Des gamins, aux yeux méchammcnl
noirs, mendient sur l'escalier vos bouts de cigares. — Au
contrôle, sont assis des gens portant des tricornes, de
orands tricornes, comme on en voit
seulement chez les gendarmes au-
tomates, dans les assassinats des
figures de cire.
La salle, une longue galerie, on
est accroché en l'air un orchestre.
— Aux fenêtres se balancent des
draperies d'un rose groseille, aux
effilés de faux or. — Des lustres
et des appliques, portant des cier-
ges d'église, éclairent la salle. —
Des hommes en vestes rondes, en
tromblons gris, sous de grands
manteaux blanchâtres, se promè-
nent en bandes.
Mais voici que l'orchestre com-
mence à jouer, et des groupes de
danseurs et de danseuses se forment, qui se mettent à
faire le tour de la salle, en côlovanl les murs, avant en
BOLOGNE ()9
tête le maitre du bal, en gilet blanc. A tous les cinq
pas, chaque couple se prend par les mains, va et vient
sur lui-même, s'écarlant et se rapprochant, puis se
reprend par la main, remarche, et recommence à s'ar-
rêter. Celle promenade, coupée par ces arrêts avec ba-
lancements, dure très longtemps.
Puis l'orchestre joue une valse stridente, où les cui-
vres déchirent l'air et les oreilles. Et alors un tournoie-
ment fou de valseurs et de valseuses, où les femmes
passent leur mouchoir à leurs danseurs, pour que
ceux-ci, en leur entourant la taille ne salissent pas leurs
robes, — et qui valsent, ces valseurs, avec le bras
gauche, collé contre leur cuisse, comme s'il était para-
lysé. La valse va, va, s'emporte, et les robes se bat-
tent, se mêlenl, entrent l'une dans l'autre, balayant
les murs, et comme elles sont ouvertes sur le côté,
dans le branle de la danse, le jupon montre un triangle,
pareil à un éventail blanc qui pendrait à la ceinture.
L'entraînement est tel, que des spectateurs, de gros
hommes obèses, aux gilets de futaine, se mettent à
tourner, tourner, tourner, mécaniquement et béatique-
ment, à la façon des marionnettes sur un orgue.
L'orchestre joue toujours sa valse sonore, fanfarante,
sa valse éternelle et sans repos, et les femmes, de petits
châles rouges dans le dos, une raie sur le côté, des
accroche-cœurs aux tempes, une toufle de cheveux
70 L'ITALIE D'HIER.
noirs sur l'œil gauche, la flamme du regard dans une
cernure bistrée, leur donnant l'air de charbonnières
assassines, semblent se dépouiller d'elles-mêmes, et
s'abîmer dans la douceur du vague à l'âme. C'est
comme si, en elles, ne vivait plus qu'un ressort pivo-
tant. Leurs grands yeux ouverts s'hébèfent et devien-
nent fixes, et leurs traits se déshumanisent de leur sau-
vagerie, sous une jouissance inlraduisiblc, et qui a
quelque chose de ce qui monte au visage des mori-
bonds, quand commence le repos du néant.
PISTOJA
Aujourd'hui, 1" janvier 1856, à deux heures du
matin, nous sommes partis, en pleine nuit, de Bologne,
dans une diligence, éteignant ses lanternes à certains
endroits, et nous avons roulé dans l'Apennin jusqu'à
dix heures du soir, avec une affreuse peur des brigands,
non toutefois par la crainte qu'ils nous assassinent —
ils n'assassinent plus les gens qui ne se défendent pas,
et nous n'avions aucune idée de nous défendre — mais,
sous la terreur qu'ils nous laissent en chemise, et nous
fassent voyager ainsi, pendant une douzaine d'heures,
par le froid d'une nuit d'hiver, comme cela est arrivé
aux voyageurs de la diligence dans laquelle nous som-
mes, il n'y a pas plus de quinze jours.
Nous couchons à Pistoja, et le lendemain, 2 janvier,
nous sommes à Florence.
FLORENCE
Ville toute anglaise, où les palais sont presque du
triste noir de la ville de Londres, et où tout semble
sourire aux Anglais, et en première ligne le Momteur
Toscan, qui ne s'occupe que des choses de la Grande-
Bretagne. Ville, où les trois quarts des rues sentent
mauvais, où les femmes ont sur la tête des paillassons
pour chapeaux, où l'Arno, quand il a de l'eau, a de
l'eau couleur café au lait, où les quais sont une expo-
sition de riliraJe, où la place ducale a l'air d'un débal-
lage d'antiquités, où il fait une humidité puante, lais-
sant le corps sans ressort — une ville qui n'a pour elle
que le bon marché de la vie, et le merveilleux musée
des Ukfizi.
Déjeuner chez Donnet, un café qui tient la place à Flo-
rence du café de Paris, chez nous. Là , une tasse de choco-
lat, avec un pain grillé et un rond de beurre, le déjeu-
ner du pays, coûte un demi paul : cinq sous et demi.
74 L'ITALIE D'HIER.
Dans ce café, un type : le ileurisseur de la bouton
nière des gens, le marchand de camélias.
Un glabre, à la figure chafouine, avec deux maigre?
bouquets de poils de barbe, en forme de papillottes,
près des oreilles, le cou enveloppé d'un cache-nez sans
couleur, le corps dans le veston râpé d'un jockey anglais :
un être gris et mystérieux, vous faisant l'efict de l'eu-
nuque d'un sérail de fleurs, quand il vient à vous, un
bouquet de camélias blancs dans une main, et sous un
bras, un grand panier évasé, d'où se penchent en dehors
toutes les voluptueuses nuances de chair des camélias
camés, des camélias, comme éclaboussés de goutte-
lettes de sang de Yénus.
ITFIZI
A>DRÉ Riccio. — Dans sa peinture, le sentiment du
dessin byzantin et les procédés des mosaïques. Des yeux,
comme encastrés dans l'armature de plomb des vitraux,
le contour du nez semblable à la linéature tournante
et répétée du rivage d'une carte géographique, une
bouche qu'on dirait rougie de brique pilée, des chairs
aux tons sales d'une barbe de trois jours non faite, des
doigts pareils à des manches d'eustaches-
Andréa Orcaoa. — Chez ce vieux maître, le passage
FLORENCE. 75
sensible de la ligne macabre de la peinture t^t de la
mosaïque byzantine à la ligne naïve des primitifs, de
la paralysie du mouvement au contournement, à la
recherche de la grâce, et des carnations sales aux car-
nations couleur de pèche.
CiMABUE. — Des personnages d'une longueur déme-
surée, d'une longueur pareille à celle des statues du
portail de Chartres, aux cous torves, sous de toutes
petites tètes, dans des draperies, qui ont le flottement
sèchement découpé des draperies de bois. Et cependant
déjà chez Cimabue, la tentative de lendre la coloration
tendre des chairs, de mettre la caresse d'un sourire
dans les yeux, dans la bouche, et d'apporter un calque
de la vie dans son dessin.
PiETRo Di LoRENzo. — Paysagc immense. Perspective
sans lin de roches dressant, dans un ciel noirâtre, des
pics jusqu'à une mer d'un vert dur et froid. Et les
plates-formes, et les pentes, et les cavernes, et les
anfractuosilés de ces roches, sont toutes garnies de
moines de toutes les couleurs, de moines noirs, de
moines blancs, de moines gris, ainsi qu'une moinerie
moinante, qui, en compagnie de toutes les bêtes, rede-
venues les bêtes sans dents du Paradis terrestre, aurait
pris possession de ce coin de terre, d'où s'élève vers
76 L'ITALIE D'HIER.
Dieu, dans une perpétuelle extase, l'adoration des
anachorètes.
On Y voit priant, de suints vieillards vêtus seulement
de leurs cheveux blancs, on y voit déjeunes moines, à
cheval sur des cerfs, récitant des oraisons, ou lisant
leur bréviaire, dans des chars traînés par des lions. Et
ce sont sur le haut de ces falaises, deux ou trois arbres,
pommés comme les arbres des boites de joujoux, où se
trouvent des moines en prière, jusque sur les branches,
ainsi que des stylites de la frondée. Et en bas, à côté
<le gentils oursons et de lapins très graves, à l'air con-
vaincu de jeunes prosélytes, assis sur leur cul, un
moine trait une biche.
Sur la mer du tableau — sans doute l'image du
monde — une mer toute hérissée d'iles aux châteaux
forts, et où les vents — sans doute les passions hu-
maines — soufflent, avec des chevelures méduséennes
une tempête, à travers laquelle on aperçoit une barque,
où trois diables emportent une créature nue.
La mer est bordée, à droite, par un rivage couvert
de pèlerins, au milieu desquels des moines pèchent,
près de crocodiles verts, d'ours auxquels ils font don-
ner la patte, de féroces de toutes sortes, flairant, sans
y mordre, des cadavres nimbés.
Antonio Pollaiolo. — Un Michel-Ange miniaturiste,
peignant finement et patiemment, sur une carte de
FLORENCE. 77
visite, les férocités de la Force, les brisements de reins
et de cervelles de la légende d"IIercule, vous montrant
la tète agonisante de Cacns, crachant sa vie, l'épine
dorsale, comme pétrie et fondue sous l'étreinte de
bronze de l'athlète héroïque, — en un mot, le peintre
des épopées musculaires, dans un format minuscule.
GioTTo. — Avec le Giotto, le dessin échappe au cari-
catural de la forme, à l'efl'ort à la fois maladroit et
tourmenté d'un art naissant, et dans le dessin, se fait
comme un apaisement, et le commencement de la
tranquillité sereine du Beau.
Les cous rentrent dans les épaules, les yeux s'ouvrent
placidement dans des contours noyés, le nez perd la
rigidité de bois de ses lignes, les bouches ne se dessi-
nent plus dans une crispation douloureuse, et le naturel
des poses humaines est conquis. Giotto, c'est, on peut
le dire, le peintre de l'expression morale, qui s'est un
peu perdue, quand l'attention des peintres a été toute
portée sur la forme matérielle des individus.
Même le Giotto de I'Académie des Beaux-Arts fait un
peu cheminer la Vierge byzantine vers la massive
beauté de la maîtresse du Titien. Le peintre du trei-
zième siècle s'essaye à rendre les solidités matérielles
du corps humain, et sous les plis tendrement mode-
leurs du linge, il laisse entrevoir les opulents seins de
la nourrice d'un Dieu. Et sa Vierge a d'immenses yeux
78 L'ITALIE D'HIER.
dans leur ombre recueillie, un nez charnu, une
bouche épaisse, enfin les contours de la force et de la
puissance, dans la belle santé d'une humanité réelle.
SiMOA- Memmi. — Une « Annonciation ». Grande pein-
ture dans les archilectures romano-byzantines, égayée
de carrelages aux mille couleurs : peinture toute riche,
toute somptueuse, toute luxueuse d'étofîes, toute orien-
tale, et comme meublée des présents des rois Mao-es.
Une Vierge, au bandeau d'orfèvrerie garni de pierres
précieuses, à la robe d'azur, à demi retroussée sur sa
cathèdre, la figure baissée, une main sur son cœur,
l'autre tenant un livre, qui s'est refermé sur son pouce,
dans une pose de modestie effarouchée, dans une recu-
lade de pieux effroi, sa petite bouche contractée, pres-
que chagrine. Devant, jaillissant d'un calice d'or, un
lys tout chargé de fleurs, se dresse comme une bar-
rière entre la Vierge et un ange, l'ange de l'Annoncia-
tion, vêtu d'une lobe blanche aux tons changeants, et
comme reflétée de lapis lazuli en ses légères ombres,
et élincelante en sa lumière, d'une jonchée de fleurettes
d'or, pareille à la dentelle aux petits fers d'une reliure,
et qui fait comme un fourmillement d'or sur la neige.
De la bouche de l'ange agenouillé se déroule, ainsi
qu'en un phylactère, ces mots gaufrés sur le fond de la
toile : « Ave Maria, graliâplena, Dominas tecum. »
Cet ange de l'Annonciation, un ange déconcertant,
FLORENCE. 79
presque satanique. avec ses ombres et ses demi-teintes,
doucement verdàtres, dans des chairs veloutées du ton
rose des pastels du dix-huitième siècle, avec son long-
cou de serpent, avec son regard, dont l'étroit filet
blanc de l'œil, entre les deux lignes à demi fermées des
paupières, luit comme l'acier d'une lame de couteau,
— avec l'étrangeté de sa beauté perverse.
TEATRO DI nORGOGMSS.VNTI.
Des affiches attirantes comme celle-ci :
La sera di Mercoledï 23 gennajo
Si replica a richiesta
GRISELDA
ovvero
Virlù rince l'orgoglio
con Stenterello
gran tilolato
Poscia pecorajo
E fitmoso suonalor di zampogna.
Azione spettacolosa '
Adorna di marce con trombe
Con caccia al naturale
e vari animali vivi
sulla sccna^
i. Théâtre Borgognissanti — Ce soir, mercredi 23 janvier,
reprise à la demande générale, de griselda ou la Vertu triomphant
de rOrgueil, avec Stenterello, grand seigneur, devenu berger, et
fameux joueur de clialumeau. Pièce à grand spectacle, avec
marches aux trompettes, et une cliasse au naturel, où l'on voit
sur la scène, divers animaux vivants.
*0 L'ITALIE D'HIER.
Une toile, qui représente une villa aux fontaines de
marbre, où se voit Boccace disant un de ses contes, au
milieu d'un Décameron d'hommes et de femmes, ayant
au dos le petit mantelet des personnages de Watteau,
et dont les mandolines dorment à terre.
Un souffleur, dont l'habitacle a pour toit une vieille
capote de cabriolet, hors de service.
Lorenzo Cannelli, le successeur du célèbre Amato
Ricci, est le stenterello de l'endroit.
Slenterello n'est pas un type, n'est pas un homme :
il est le gros bon sens, et l'opinion publique de la foire,
sous le faciès d'un rustre indépendant, dont la voix
roule des éclats paphlagoniens, et les gros mots salés
d'un carnaval aristophanesque. Stenterello représente
*a liberté du dire et du l'ire, réfugiée sur les trétaux,
insoucieuse des For-rEvêque, et rebondissante de
48 heures de prison, plus joyeuse, plus gouailleuse,
tolérée d'ailleurs par le grand-duc, comme la franchise
irrespectueuse d'un Triboulet, qui, dans je ne sais
quelle pièce, se permet de dire : « Nous sommes à Flo-
rence trois stenterelli : primo Leopoldo, seconda...
Le répertoire ordinaire, autrefois composé de pièces
tirées de Boccace, est aujourd'hui presque entièrement
rempli par des pièces démocratiques, dans le genre des
pièces de Félix Pyat.
Le soir, où nous sommes à ce spectacle, voici la pièce
à laquelle nous assistons : Un cenciajuolo fun chiffon-
FLOUENCE. 81
nier, — et la manière dont les chiffonniers chiffonnent
M
' «K » i«'St- a a, M « l(«;j|gj(jgj
ici, la nuit, est particulière, ils ont une lanterne atta-
chée à une longue ficelle, qu'ils balancent comme un
^'^ L'ITALIE D'HIER,
encensoir), — un cenciajuolo a une fille séduite par le
fils d'un général, sorti du peuple, ainsi que nos géné-
raux de l'Empire, et donnant les mains au mariage de
son fils, avec la fille du chiffonnier. Mais comme à ce
mariage la mère du jeune iiomme apporte une résis-
tance d'aristocrate, le chiffonnier a l'adresse de décou-
vrir de cette mère une correspondance adultère, qui la
fait chasser, et le mariage a lieu en pleines tirades, à
tout casser, contre la noblesse de naissance.
Cannelli, une grosse voix, un gros entrain, un gros
nre. et un gros et hon comédien.
SAX MIMATO
Derrière soi, les toits bruns de Florence, sur lesquels
dominent la tour carrée du Palais Ducal, et la coupole
du Dôme, avec sur la gauche, un poudroiement dans
lequel se voit un pâle soleil sur les eaux jaunes de
l'Arno, se tordant comme un serpent boueux vers la
villa Demidoff, aux serres miroitantes.
Devant soi, une montée en ligne droite, entre des
cyprès, à travers une campagne bossuée, maigrement
recouverte de la verdure grêle et grise des oliviers. Au
delà, des rampes de terrains, qui ont bu le sang de
l'armée de Catilina, et qui ont la couleur de béte fauve,
que Salvator Rosa étale sous la mêlée de ses batailles.
FLORENCE. 33
Tout au fond, des moiUagncs noires, amoncelées les
unes contre les autres, détachant durement la tour-
mente de leurs lignes sur l'argent d'un ciel, où courent
de longs nuages déchiquetés, ayant l'air d'une caval-
cade fantastique, aux sabots chevelus de chevaux
aériens.
Un paysage sévère, morose, austère. Et çà et là, le
blanc dune villa éclatant, comme le blanc d'une car-
rière de marbre qu'on exploite, à côté d'une lâche
sombre, qui est un petit bois de chênes verts, abritant
le frkjiis opaciim de Virgile.
Les villas, ces blanches demeures, dans la noire ver-
dure du leccio (chêne vert), font la riante ceinture de
Florence, et presque toutes ont une histoire.
C'est la villa Careggi, élevée par Cosme le Vieux, et
où fut ressuscitée la philosophie platonicienne, par Mar-
cille Ficin, installé là, par le vieux duc, en souvenir de
l'Académie de Platon, établie dans les jardins subur-
bains d'Athènes, pour assurer la tranquillité et le
travail de son philosophe, tout entouré, en ce palais
campagnard, de manuscrits grecs achetés à grands
frais.
Et cette royale protection, le grand Cosme mort, était
continuée à Ficin par Laurent le Magnifique, qui appelait
autour de lui Cristoforo Landini, Pico délia Mirandola,
84 L'ITALIE D'UIER.
Giovanni Cavalcanti, Angelo Poliziano, le prince des
iljt-U-
V
lettres grecques et latines : académie commentant
Platon, Jamblique, Proclus, dans les jardins de la
FLORENCE. 85
villa, et les petits sentiers des collines; académie, dont
les membres étaient au nombre des Muses, et où dans
un convito platonico, le rhétoricien Rernardo Nutti,
après la desserte de la table, ouvrait le Convito cVAmorc
de Platon, et l'expliquait.
Et ce sont encore :
La villa Salviati, achetée par Mario et la Grisi, et
où l'on croit qu'ils ne sont jamais venus.
La villa Pazzi. une villa ressemblant à une forte-
resse, et où a eu lieu la fameuse conspiration.
La villa Palmieri, le long du torrent Mugnone, où,
pendant la peste de Florence, Boccace réfugié dans
une compagnie de jeunes gens et de jolies femmes,
écrivait le Décameron.
La villa, ou plutôt un ensemble de maisons appelé
« LA Cure » , également située sur le bord de la
Mugnone. où le Dante se retirait pendant ses souf-
frances.
La villa qu'on désignait sous le nom de Poggio impé-
riale, où sont les deux curieuses statues de l'Arno et
de l'Arbia tenant un vase, d'où tombe l'eau qui alimente
les viviers.
Eutîn la villa Bru^elleschi, aujourd'hui la villa
DELLA Petraja , qui peut être considérée comme le
type de la villa florentine, en son aspect un peu rus-
tique.
Une grande maison aux volets verts, aux toits de
86 L'ITALIE D'HIER.
tuile, que surmonte une grosse tour carrée, aux serres
"-;2<'.- ,>,'"îyV
faites de paillassons, protégeant des camélias en arbres,
FLORENCE. 87
tout fleuris de couleurs tendres, au milieu d'un bois
de chênes veris, où pendent des lianes centenaires et
des sapins dressant leurs pyramides vertes, que le
soleil dore des tons de la vieille mousse.
Une seule chose là-dedans sentant l'habitation souve-
raine. Une fontaine du Tribolo, le fontainier artiste,
qui a fait presque toutes les fontaines des environs :
une fontaine de marbre blanc, veiné de rose, où des
amours, pliant sous des festons de fleurs, courent
autour de la vasque, et où tout en haut des sveltesses
coquettes du monument, élancé comme un mat enru-
banné de sculptures, une Yénus debout, fait pleuvoir
dans le bassin les perles tombantes de ses cheveux de
bronze, qu'elle tord.
Et ces villas, ces frais endroits de repos et de plaisir,
ont pour ainsi dire une paroisse attitrée, la petite
église de Saint-Dominique, où, après une prière, les
élégants et les élégantes vont, de villa en villa, danser
et chanter.
UFFIZI
FiLiPi'o Lipi'i. — Dans Filippo Lippi, ce peintre à la
vie pleine d'aventures d'amour, un sentiment d'élé-
gance qui va jusqu'au maniérisme, à la mignardise du
LITALIE I) HIER.
type, en un dessin, cependant brisé et ressautant d'un
goiit gothique.
Ce sont des fronts énormément bombés, aux tons
de la nacre, des cheveux légers comme une poussière.
des paupières relevées sur un regard interrogateur, sur
un chaste étonnement de l'œil, des nez, avec un petit
méplat au bout, des bouches où la lèvre supérieure
avance un peu, ainsi que dans une grave bouderie, des
mentons pointus, et ce sont sur les blanches et trans-
parentes chairs, des robes d'un vert ou d'un rouge
FLORENCE. 89
passé de vieilles tapisseries, avec des flots de plis sur
la poitrine.
Et ses tètes de vierge, Lippi ne les enveloppe plus de
lourdes étofles, mais de gazes tortillées, tuyautées,
envolées, qui mettent de l'air autour des figures, et où
la rougeur d'une petite oreille perce la transparence
de ce voile à jour, descendant dans un arrangement
coquet le long du col.
De Lippi, il faut encore voir à I'Académie des Beaux-
Arts, cette tête de femme aux cheveux du blond pâle
du chanvre, avec dedans des reflets violacés de la gorge
de tourterelle, et tortillés et relevés, ces cheveux au-
dessus des oreilles, dégageant les sveltes et élancées
lignes du cou : cette femme aux carnations légèrement
liliacées, et qui, dans ce doux effacement de la couleur
réelle, dans cette espèce de dématérialisation spiri-
tuelle, n'a plus de la créature vivante que la vie du
regard et le rouge amoureux de la bouche.
LoRE>zo Di CREDi. — Lc peintre, par une fenêtre ou-
verte, a mis, autour du recueillement de la Vierge, la
poésie des villes mystérieuses du moyen âge, créne-
lées, découpées, déchiquetées, repercées comme la crête
du toit d'une châsse, et la lamentation des paysages
tristes, des bois sombres sous les pics neigeux, des
grands fleuves sans eau, roulant leur limon vers l'infini.
90 L'ITALIE D'HIER.
BoTTJCELLi. — Les maigreurs de la longue prière,
de l'ascétisme, de la macéralion. Des corps, où le con-
tour matériel, atténué, aminci, raffiné, pour yinsi dire,
par les aspirations spirituelles, est sec, anguleux. Des
chairs semblables aux fleurs fleurissant à l'ombre, des
chairs exsangues, dont les ombres ont des transparences
d'ambre. Avec cela, des attitudes rêveuses, songeuses,
absentes de la terre, dans les étofles vaguescentes aux
plis cassés d'Albert Durer : des attitudes telles qu'on en
trouve chez ces deux femmes de I'Académie des Beaux-
Arts, où le tulle grisâtre courant dans leurs cheveux,
a l'air de la cendre rapportée d'un mercredi des
Cendres, et où le deuil des grandes draperies violettes,
que leurs belles longues mains de cire ramènent autour
d'elles, leur donne le caractère de deux figures allégo-
riques du Crépuscule.
Oii ! les mystérieuses et troublantes figures de
femmes, aux bouches nerveusement découpées, où se
dessine une si énigmatique mélancolie du sourire, aux
yeux qui sont un point noir dans le glauque cœruléen
de la pupille: yeux qui ne sont plus l'œil d'un exemple
d'un dessin, mais bien la fenêtre d'un cerveau ou d'un
cœur.
Ce Botticelli, le maître d'une peinture un peu sur-
naturelle, et qu'on dirait chercher à fixer sur ses
toiles, les imaginations fantastiques de la poésie alle-
mande, et le maître de cette Vénus blonde, au bleu de
FLORENCE. 91
lœil étrange, et qu'on ne retrouve plus en Italie, —
de cette Vénus jaillissant dans son tableau des Uffizi,
comme une aurore boréale.
Ce tableau c'est une « Naissance de Vénus » où ce
n'est plus la Vénus brune de l'antiquité, mais une
Vénus qui paraît avoir pris naissance sur le Valpurgis :
le type de la femme blonde du Nord, avec ses cheveux
aux fils d'or, se déroulant autour de son corps blanc
posant sur une hanche, éclairé paj- une sorte de lumière
de clair de lune d'hiver, — et qui n'a gardé du paga-
nisme mort que le pudique mouvement de la Vénus de
Médicis, une main devant son sein, une autre main
cachant avec une mèche de cheveux son sexe.
Et la Vénus de Botticelli se dessine, en sa nudité, dans
une tombée de lignes presque idéales, jusqu'à ses
pieds, reposant sur une large coquille. A terre, une
servante enveloppée d'une étoiï'e blanche, au semis de
petites lleurs, pareil à un semis héraldique, tend un
manteau à la déesse, pendant que, dans le ciel, sont
suspendus deux petits dieux d'amour, dont l'un sème
de roses l'éther, dont l'autre laisse tomber de sa bouche
gonflée, un filet d'ambroisie sur les épaules de la
déesse : petits dieux ou anges, qui ont l'aspect, élé-
gamment souffreteux, de beaux enfanis anglais qui
seraient poitrinaires.
Raphaël. — « La Vierge au Chardonneret » de la
92 L "ITALIE D'UIER.
Tribune, la mieux vierge de loules ses Vierges, et la
meilleure de ses mères du Christ. « La Yierge de 17m-
pennnia » et la « Yierge à la Chaise », les Yiergcs célè-
bres, conmies, consacrées de Raphaël n'ont plus rien de
perriiginesque, plus rien de la transformation spiri-
tuelle, apportée dans la physionomie par le christia-
nisme, à l'époque de l'effervescence de la Foi. Ces
Vierges sont, dans une peinture toute matérielle, les
portraits de la iMère des douleurs, de la Consolatrice
des affligés, faits avec les proportions géométriques et
le canon de la beauté marmoréenne de l'antiquité
païenne.
PiETRO Di CosiMA. — Étraugc type de sainteté. Tète de
femme, d'une pâleur dorée comme par une lumière d(^
Rembrandt, sous des clieveux acajou, avec des yeux
cerclés d'une cernée de bistre, qui les fait, sous l'abais-
sement de la paupière, à la fois profonds et étincelanis,
le nez petit, la bouche plus petite encore : — de la
mignardise dans l'expression passionnée d'une tête exo-
tique.
Lic.v. SiooRELLi, — Yierge surveillant, de ses deux
mains tendues, la marche trébuchante de l'enfant Jésus.
Fond d'Arcadie, où paissent des chevaux, près de pas-
leurs soufflant dans des flûtes de roseaux. Un paysage
FLORENCE. 95
des Géougiques, qui semble avoir pour devise : En nova
pi'ogenies cœlo dem'iUitur alto.
Beccafumi. — Tête pâle et dorée, comme une tète de
morte, éclairée par une chandelle.
Fedeiuco Zucchero. — Des fêles galantes et nues, bon-
dées d'hommes et de femmes, glorieux et glorieuses de
la beauté dissolue de leurs corps montrés sans voile,
dans un paysage tout plein des amours, de colombes,
de cygnes, d'oiseaux au bord d'un canal, où des
amours manken-piss sont debout sur la rive, leur petite
bedaine et le reste à l'air, au-dessus de l'eau.
RuBExs. — Entrée de Henri IV^ à Paris. Toile toute
emplie des clameurs de la foule, des vivais jetés dans
l'air par les femmes et les enfants, des hennissements
des chevaux, des stridents flottements des drapeaux
neufs sur les arcs de triomphe, obombrant le ciel de
nuages de gloire; toile comme toute sonore d'un Te
Deuni de fanfares par des sonneurs, dont les joues sont
prêtes à crever.
Le grand-duc qui règne à Florence aime son peuple,
94 L'ITALIE D'HIER.
comme peuvent seulement aimer leurs peuples, les petits
souverains qui connaissent à peu près tous leurs sujets
de nom ou de ligure, et qu'ils regardent comme une
intéressante collection d'individus, dont ils sont pro-
priétaires; aussi a-t-il toujours, comme sur les lèvres,
en face de son peuple : « Divertis-loi, je t'en supplie
humblement! » et pour l'encourager en ses joies, on le
voit mettre le feu à tous les feux d'artifice, chauffer
de ses applaudissements toutes les pièces des théâtres
populaires, et prendre la file au carnaval, avec ses
carrosses dorés.
Et, aux mauvais jours, quand ce fleuve sans eau, qui
a eu cependant, du douzième siècle au dix-huitième,
54 grandes inondations, et 24 petites, quand l'Arno fait
mine de monter, on peut le voir, le premier levé de
Florence, accompagné de son parapluie, examiner de
la berge, d'un œil anxieux pour son peuple, la moulée
du fleuve de ses États.
Un souverain si peu absolu, ce Léopold II, que lorsque
la danseuse Fuoco, ne faisait pas sa visite d'usage, pour
solliciter sa présence au théâtre, où elle dansait, et
tenait d'insolents propos, pour motiver cette abstention,
il se contentait de dire : « Elle me boude, nous verrons
qui cédera !» — et il allait voii' le stenterello de Bor-
GOG?iISSA>TI.
Oh ! rien d'autoritaire en cette cour, où tout le temps
d'une représentation, la souveraine le passait à cacher
FLORENCE. 95
avec son éveiilail, une jeune personne, que riiériticr
présomptif était accusé de regarder.
Et dans cette famille grand-ducale, la curieuse et
bourgeoise histoire, que l'histoire de cette invitation à
dîner de l'ambassadeur d'Angleterre, un vendredi,
adressée à l'héritier présomptif : invitation qui amenait
un conseil de famille, puis un conseil des ministres, où
était agitée la proposition de corrompre le cuisinier de
l'ambassade, pour en obtenir le menu du diner.... Enfin
l'héritier présomptif se risquait à la grâce de Dieu. Le
diner était gras, et l'héritier présomptif réduit à ne
toucher qu'à deux plats, mais ce diner faisait plus
intimes les relations de la Toscane avec la Grande-
Bretagne.
L'aimable sculpteur, l'habile modeleur, l'amusant
faïencier que ce Luca délia Robbia, l'auteur de ce beau
bas-relief coloré, au-dessus d'une porte, dans le Borgo
Jacopo, représentant une « Annonciation de la Vierge »,
d'un bleu, d'un violet, d'un jaune, si doucement har-
monieux. Et c'est l'auteur de tant de médaillons d'une
coquette sainteté, où des vierges, ressemblant à des
anges, sans ailes, sont dans de longues robes, que
l'attache d'un ruban fait ondoyer sur les seins, et qui
lilent en plis frippés, comme mouillés, jusqu'aux pieds,
de petites harpes et de petits psallerions dans leurs
96 L'ITALIE D'UIER.
mains, serrant conlre leur poitrine les harmonies di-
vines, la bouche ouverte, le sourire chantant, et sur
FLORENCE. 97
les lèvres le voltigement d'un hymne; ou bien ces
vierges se penchent, la tête abaissée, pieusement re-
cueillies sur les musiques qui s'envolent; ou bien
encore, la tète au ciel, elles jettent en l'air la prière de
leui's voix et de leurs luths mêlés ensemble — le sourire
sensuel de Clodion dans les bouches, les regards pieux
du Pérugin dans les yeux.
Mais laissons les faïences, et venons aux œuvres de
Luca, dans la pierre et le marbre, où se montre un
sentiment d'art plus élevé, peut-être moins industriel.
Voyez ces trois sonneurs de longues buccines, aux
joues gonflées, comme des joues de Tritons rejetant
l'eau de mer de leurs bouches. D'un élégant geste, deux
garçonnets, appuyés aux sonneurs, les cheveux ramas-
sés et noués sur le sommet de la tète, posant sur un
pied, font de leurs bras juxtaposés un arceau, sous
lequel se glisse, en se baissant, une ronde enfantine.
Un enfant, à la chemisette attachée aux épaules et fen-
due sur les cuisses, rejeté en dehors par la rupture de
la ronde, a la tèle et le bras tendus en avant, pour
retrouver la main d'un petit danseur, dont une jambe
bat joyeusement l'air de son orteil retroussé, et qui
laisse pendre derrière lui un bras cherchant la main
tendue de l'autre, pour rentrer dans la ronde toujours
recommençante.
Et encore des sculptures, où on les voit, ces enfants,
les yeux plissés par un sourire malicieux, le dos
9S L'ITALIE D'HIER.
caressé de la gaze d'une écharpe volante, leurs che
veux bouclés sous une couronne d'épis, courant la
campagne, en se tenant par le petit doigt, tout en fai-
sant sonner contre une oreille des cymbales retentis-
santes, qui mettent autour de la joie de leurs figures,
comme des nimbes.
Mais voyez cette autre grande composition. Deux gras
enfants, dans une espèce de tunique s'arrêtant aux
genoux, ou plutôt dans une robe d'enfant de chœur,
lisent ensemble debout, dans un livre, l'un la tôte pen-
chée, l'œil un peu anxieux de la leçon, et la ligne
pleine du profil rondissant de l'œil au menton, la
bouche entrouverte, insufflée du chant qui s'échappe
de ses grosses lèvres, et de sa poitrine gonflée; l'autre,
la tête renversée, montrant les dessous charnus de
figure, que Corrège affectionne dans ses Annunziate,
a l'œil perdu et fuyant sous le relèvement de ses sour-
cils ; et derrière les deux enfants-chanteurs, cinq tètes
de jeunes hommes regardent par-dessus l'épaule l'un
de l'autre, présentant cinq expressions différentes de
l'attention.
Ce motif : le plain-chant, Luca délia' Robbia y revient
une seconde fois, et cette fois il lui a fourni une com-
position, qui est un chef-d'œuvre.
Ici, ce sont deux éphèbes, qui debout, sur une jambe
un peu en retraite , tiennent dans leurs mains un
large voliunen, déployé à la hauteur de la poitrine, et
FLOREiNCE. 99
de la main droite que chacun a posée sur l'autre, se
"N.-^
soutiennent cl s'appuient. L'un de face, droit devant
Vjniversrfas
BIBLIOTHtCA
100 L'ITALIE D'IIIKT,.
lui, déclîift're la page ouverte, l'autre pour déchiffrer,
tend et avance un peu sa tcle de profil. Chez tous deux,
les mêmes plis plaqués sur la poitrine, les mômes
retroussements de robes à la ceinture, le même ondoie-
ment d'étoffe à l'antique, mourant comme une vague,
sur le genou qui avance. Entre les deux tètes, au-des-
sus de la ligne croisée des deux bras, une troisième
tète, la tète d'un troisième éplièbe dans l'enfoncement
et l'effacement d'un second plan. A droite, la tète inter-
rogeant le ciel d'un quatrième éphèbe, accoudé. Et des
quatre bouches grandes ouvertes, il semble qu'en les
regardant, on entend sortir la voix, les paroles, la
prière d'un sonore plain-chant.
Je ne connais pas dans la sculpture un groupement
qu'on puisse comparer au groupement des deux chan-
teurs, un concert de lignes jumelles aussi habilement
contre-balancées, une composition d'une eurythmie si
parfaite.
Puis voyez encore dans la chapelle, à laquelle on a
donné le nom du sculpteur, voyez au-dessus du tom-
beau d'un cardinal, ce médaillon de la Vierge et de
Jésus, dont le marbre blanc, lisse, poli, éclairé des lui-
sants de la mère de Michel-Ange, se détache sur un
fond bleu, voyez au plafond ces quatre anges à mi-
corps, ornementation originale d'une voûte, qu'on vou-
drait voir encastrée sur un fond autre, que cet échi-
quier aux cases jaunes et noires.
FLORENCE. 101
Un des amoureux sculpteurs de l'enfance, ce Luca
■<sfxr~'~ —
délia Robbia, — de l'enfance non potelée, non gras-
102 L'ITALIE D'HIER.
souillette de presque tous les maîtres, mais d'une
enfance, où l'éphcbisme, la formation de la puberté
est en germe dans les contours d'une enfance, un peu
parente de celle que peint André del Sarto. Et dans ces
enfants sortis de dessous le ciseau de Luca, il est
intéressant de constater l'hybride mariage du paganisme
et-du christianisme, et de voir en ces représentations
religieuses de lutrins, l'animalité faunesque de ces
chanteurs enfants, comme catlwlicisée, — et même
ces rondes ont l'air d'être dansées par des Cupidons
d'Anacréon baptisés, et leur enfantine bacchanale, de la
bacchanale d'un saint jour de Pâques.
Oui vraiment, la pierre est triste à Florence. — Les
revêtements du Dôme et du Camp.vmle, sous l'influence
du mauvais goût polychrome de la Renaissance, res-
semblant aux boites indiennes, à leur géométrique
marqueterie sur^bois de santal; — des palais-forte-
resses, à l'aspect de geôles énormes, aux murailles
massives trouées de rares et étroites fenêtres, et avec
ces torchères extérieures pour l'attache des flambeaux
de résine, surmontées d'un éventail de sabres ou de
feuilles de cactus en fer, sur lesquelles la légende ra-
conte qu'autrefois on piquait des têtes. Mais qui don-
FLORENCE. iO?>
nera l'explication de cette pierre de Florence qui, au
lieu d'avoir le ton doré des vieilles constructions des
villes du soleil, a le ton froid et triste d'une ville de
brouillard?
D'anciennes maisons, comme la maison de Bianca
Capello, encore plus lugubres que les palais: des
maisons à l'ornementation de la façade, appelée
sgrafita, où des figures et des arabesques, des si-
rènes et des cornes d'abondance fleuries, sont faites
de lignes creuses , qu'on remplit de noir, à l'imita-
tion d'une gravure sur ivoire : de vraies maisons de-
mi-deuil.
Le Marché-Vieux, autour duquel dans le vieux passé
de Florence, se sont élevées les maisons des plus
illustres, des plus considérables familles de la ville, des
Tosinghi, des Nerli, des Amieri, des Torna Quinci, des
Arigucci, des Pegoletli, palais dans lesquels ces illus-
tres Florentins, il laut le dire, vivaient frugalement et
économiquement de légumes et de fruits. Oh ! en cette
ville, chez les grands, la chère était maigre. Le nouvel-
liste Franco Sacchetti donne un détail de cette frugalité,
quand il décrit le dîner donné par le gonfalonier à un
célèbre médecin, consistant en un ventre de veau, des
104 L'ITALIE D'HIER.
slarne (perdreaux), bouillis, des sardelle (sardines) i)i
nmido.
Les archives des grandes familles font preuve de
la modicité des dépenses pour la bouche et l'estomac,
et dans la nourriture florentine d'alors les confitures
jouent le grand rôle.
Un jour, la seigneurie faisant un édit somptuaire
contre les banquets et voulant donner l'exemple, dé-
clare que la table de la Seigneurie ne pourra faire ser-
vir plus de deux onces de sucreries, et plus de trois
onces, quand il y aura des étrangers. Et tout Florentin,
quel qu'il fût, à moins qu'il n'eût du monde de dehors,
ne pouvait, les jours maigres, avoir plus de deux plats
de poissons, et les jours gras, plus de deux plats de
viande, et s'il y avait plusieurs viandes dans le bouil-
lon ou dans le rôti, elles devaient être servies sur un
seul plat.
Et la collation du malin ne pouvait être composée
que de pinocchialo, de marmdlata, de zucca confetla,
(gâteaux de pignons de pins avec confitures) ne dépas-
sant pas deux onces par personne.
Du reste, cette parcimonie de la nourriture, qui
existe encore un peu de l'autre côté des Alpes, était
dans ce temps générale en Italie. Ricobaldo, qui écrivait
au treizième siècle, termine l'histoire des Ferrare par
un tableau de mœurs, dont je détache ces lignes :
« Le mari et la femme mangeaient au même plat,
FLORE-NCE. 106
sans assiettes, dont l'usage était encore ignoré. Un ou
deux gobelets suffisaient pour toute une maison, ils
soupaient à la lumière d'une lampe, l'usage des chan-
delles et des bougies n'étant pas connu.... Quant à la
table, le peuple ne mangeait de la viande fraîche que
trois fois la semaine, il vivait à dîner d'herbes cuites,
avec cette viande que l'on mangeait froide à souper. Il
n'y avait que les plus riches qui buvaient du vin, en
été. On ne tenait en réserve dans les celliers et les gre-
niers que le plus étroit nécessaire. »
SANTA MARIA XOYELLA
L'église aux murs tout glorieux de peintures, aux
murs couverts de fresques d'Orcagna, de Paolo Uccelli,
de Taddeo Gaddi, de Ghirlandajo.
Orcagxa. — Dans la fresque du vieil Orcagna, de
chaque côté de Jésus et de la Yierge, montent au ciel
des échelles sans fin, où sont étages des saints et des
saintes, toute une population de personnages nimbés,
un monde dans lequel, de distance en distance, se tient
debout un ange sonnant de la trompette ou jouant du
violon : un maigre ange blanc, autour duquel court et
flotte un ruban bleu, et ce monde de saints et de
106 L'ITALIE D'HIER.
saintes a, comme les yeux clignotants devant le spec-
tacle de la Splendeur divine, apparaissant dans le haut
de la toile. En bas, c'est l'enfer, où un diable de féerie,
à l'énorme mufle rouge, mange des damnés qui nagent
sur une mer de feu, et des bords de laquelle, des cen-
taures les percent de flèches et de lances, les renfon-
çant dans le liquide ardent : un enfer chrétien, où les
trois académies nues, portant un bouclier et une mas-
sue, jouent les trois juges des enfers païens.
Paolo Uccelli qui a exposé aux Uffizi, ce choc de che-
valerie au moyen âge, ce combat qui est le heurt simul-
tané de mille duels à l'arme blanche, celte aggloméra-
tion furieuse d'armures, de lances, de casques, où de
grandes plumes rouges et noires se balancent sur cette
mystérieuse mêlée masquée, sur ces faces d'hommes
voilés de fer, et au milieu desquels des chevaux, à la
croupe énorme, sont cabrés, ruant sur les cadavres, ou
perdant le pied dans le sang : un tableau qui a le mou
vementé des colères de la guerre corps à corps, un
tableau dont s'est peut-être souvenu Eugène Delacroix,
dans sa Bataille de Nancy; — - ce même Uccelli peignait,
dans le môme temps, pour Santa Maria Novella, une
curieuse fresque : c'est le « Paradis terrestre » repré-
senté par un verger plein de l'exubérant feuillage
d'orangers, de figuiers, de pommiers, tout rougissants
de fruits. Ici, Dieu tire de la côte d'Adam une Eve
FLORENCE. 107
qui sort de l'homme, les mains jointes, comme dans
le remerciement d'une prière. Là, Eve, dans le gracieux
lianchement du tableau du Guide, qui est à Dijon, tend
la pomme à Adam au moment où, entre eux, un long
serpent vert s'est enroulé autour de l'arbre de la
science : un serpent à tête de femme, les cheveux rejetés
derrière les oreilles, et non sans ressemblance avec les
sphinx femelles meublant lés jardins du dix-huilièmc
siècle.
Mais le vrai grand peintre de cette éylise Sakta Maiua
NovELLA, c'est Taddeo Gaddi, qui a peint les fresques de
la chapelle des Espagnols.
Taddeo Gaddi. — Thomas d'Aquin, le moine noir,
tenant un livre ouvert, sur lequel est écrit : Oplavi, et
(lotus est milii sensus, et invocavi, et venit in me spi-
ritus sapienliœ... est entouré d'apôtres, d'évangélistes,
de prophètes, contournés dans le ramassement des
saints scribes, que l'on voit sur les miniatures des ma-
nuscrits.
En un rêve d'architecture gothique idéale, dans un
chœur ouvert sur le ciel, aux quatorze niches encadrées
de colonnettes torses de marbre rouge, couronnées
d'aigus clochetons et de feuillages de pierre, sont de
jeunes femmes souriantes, les allégories des Vertus et
des Sciences, vêtues de virginales couleurs, et sur
lesquelles viennent mourir des lumières assoupies,
108 L'ITALIE D'HIER.
ainsi que sur des corps qui les boiraient; — de la
luminosité doucement gaie à l'œil, et qui a quelque
chose de frais, de pareil à l'éclairement blanc de la
floraison d'amandiers, dans un jour levant.
La première des Allégories, qui tient le monde dans
sa main, est la Loi civile, ayant sous elle l'Empereur
Juslinien ; la seconde, le Droit canonique avec le Pape
Clément Y, sous elle ; la troisième, la Théologie spécula-
tive avec Pierre, maître des sentence?, sous elle ; la
quatrième, la Théologie pratique avec Severio Boece,
sous elle. Puis c'est la Foi, l'Espérance, la Charité, etc.
Viennent ensuite les Allégories des Arts libéraux, avec
sous l'Arithmétique, Pylhagore; Euclide, sous la Géo-
métrie; Ptolémée, sous l'Astrologie; Tubalcain, sous la
Musique; Aristote, sous la Dialectique; Cicéron, sous la
Rhétorique; Prisciani, sous la Grammaire.
Et aux pieds de Thomas d'Aquin, du divin maître de
la théologie, les Empereurs, les Papes, les clefs de saint
Pierre aux mains, les Évéques, sont assis et rangés dans
cette salle du trône du Très Haut, où Jean Damascène.
surmonté d'une croix, tient, d'une main, une flèche, de
l'autre, un arc détendu.
Le sacre allègre de l'intelligence en l'ordonnance
recueillie d'une représentation religieuse. Sous ces
niches habitées par ces espèces de saintes, transfor-
mées en patronnes des Arts et des Sciences, et dont l'une
iient un instrument de musique, l'autre un compas
FLOREiNCE. IO9
d'architecte, et qui appellent la bénédiction du ciel sur
chacun de ces attributs, dont elles sont les divines por-
teuses, le Moyen Age fête, de sa grâce encore maigriote,
de ses épaules serrées, de ses tailles allongées jusqu'au
pubis, de ses corps anémiés par la prière et les dédains
de la vie d'ici-bas, fête, ce que l'homme tire de son
cerveau pour la parure et l'enjouement de cette vie —
et ces fresques sont une apothéose chrétienne du pin-
ceau du peintre, du ciseau du sculpteur, delà plume de
l'écrivain, et comme une annonce, en avance de près
de deux siècles, du pontificat d'art de Léon X.
Oh! l'original et l'étrange peintre, que ce Taddeo
Gaddi, en ses fresques de Sa.nta Novella, de ses pein-
tures des Uffizi ou de Santa Croce. Voyez ces morts
du Christ, où la croix s'élève sur un ciel d'une pourpre
assombrie jusqu'au noir, et où cette bizarre et déchi-
quetée vierge, à la robe couleur de flamme vive, selon
l'expression du Dante, a la main tendue en avant,
comme pour écarter le calice douloureux du spectacle;
— Voyez ces théories de saintes et de martyres, dans
leurs longues robes, fleuries d'étoiles d'or, filant comme
une gaine pudique du cou aux pieds ; — ces files de guer-
riers, montés sur des chevaux pompeux, aux casques
où des oiseaux de fer battent des ailes; — ces proces-
sions de Rois, les pieds nus, portant un petit morceau
de la vraie croix ; — ces terrains accidentés, ces sortes
de portes de fer de la nature, ces fleuves à l'eau ver-
10
110 L'ITALIE D'UIER.
dâtre, ces arbres fantastiquement ramifiés, ces ca-
vernes, à l'entrée desquelles sont assis des lions : ces
paysages d'une Bible dramatisée, terrorisante, avec les
beautés de miniatures indiennes, et avec ces teints ba-
sanés, dans l'enveloppement des tons clairs d'étoffes
tendres.
GmuLA>DA.io. — A côté de Taddeo Gaddi, dans les pein-
tures du chœur de Sama Maria Novella, il est curieux
de suivre, avec Ghirlandajo, l'évolution de la peinture
sortie du cadre conventionnel et abstrait des tableaux
primitifs, et appelant le spectacle de la nature dans ses
compositions : peinture qui a l'air de venir du regard
d'un contemporain, accoudé sur le rempart de la ville,
un regard porté sur les choses d'en bas.
C'est l'entrée dans la peinture, des beautés matérielles
de la femme et de ses humaines coquetteries ; l'entrée
des gravités de vieillards, montrant les préoccupations
mondaines d'intérêts terrestres ; l'entrée des tenues
hautaines des jeunes éphèbes, au solide appuiement des
torses sur les jambes. Ce sont les patriciens, au bonnet
violet en forme de corno, au chaperon noir retombant
sur l'épaule, au manteau de pourpre sombre, les mains,
en un geste monacal, les mains dans leurs manches,
croisées et entrées l'une dans l'autre, ou bien la main
avançant sur la hanche, entre les deux plis de la tombée
de leur manteau, la crevée blanche de leur coude en
FLORENCE. Hl
saillie. Ce sont les femmes, dans leurs robes à taille
courte, dans leurs jupes de brocard à larges plis, toutes
raides d'or, les manches plates et
serrées avançant sur les mains,
qu'elles recouvrent presque.
Ainsi chez ce maître, l'action de
l'humanité est associée, mise à la
cantonade de l'histoire du Dieu-
homme, autrefois n'ayant pour té-
moins que deux ou trois person-
nages hiératiques; et les tableaux
d'une anecdote de la foi sont de-
venus des tableaux historiques, où
les détails de la vie privée du temps
font irruption dans la légende cé-
leste : tableaux peints sous une
telle domination de la réalité hu-
maine, que les anges descendus du ciel, marchent sur
la terre, presque avec des entrechats, et où la vierge
parade, comme une gentille dame, dans une cérémonie,
où elle se sent le régal des yeux.
Oui, chez Ghirlandajo, le naturisme d'une aristocra-
tique humanité, choisie, triée, est montré dans le bel
ensemble de plis tranquilles, qui semblent les plis
retrouvés de la toge, et qu'embellit et illustre encore
la résurrection, autour d'elle, des beautés de l'art
antique, des morceaux d'arcs de triomphe, des statues,
112 L'ITALIE D'HIER.
des bas-reliefs, racontant les victoires de la vieille Rome,
ainsi que dans les
futures écoles d'A-
thènes, et des colon-
nes tronquées et des
cénotaphes ruinés,
dont Ghirlandajo,
dans la Crèche, fera
la mangeoire de
Tàne et du bœuf,
le berceau de l'en-
fant Jésus, — lavé
à grandes eaux de
la fange d'une basse
maternité.
Là , devant ces
peintures de Ghir-
landajo, on se rend
bien compte de la
dissemblance des
peintures italienne
et flamande de ce
temps : dissem-
blance résultant de
toutes les différen-
ces produites par le climat, le gouvernement, la vie
sociale de ces deux peuples.
FLORENCE.
n;
La peinture flamande, une peinture de triptyque de
chapelle, une peinture à la destination d'honnêtes et de
petites gens, de bourgeois vivant
dans l'ombre d'intérieurs res-
serrés, une peinture parant
Dieu, la Yierge et les Saints de
son mieux, par la représentation
des étoflés les plus chères; par
la couleur la plus riche, mais
ne songeant pas à leur donner
un festival, un concerto, à les
entourer d'une cour de courti-
sans, agenouillant tout au plus,
au bas de ses panneaux et de
ses toiles, une famille, les mains
jointes, tandis que la peinture
italienne conseillée par le soleil,
sous lequel son peuple vit dans
la rue ou la campagne, exallée
par le jaillissement, hors de son
sol, presque sans fouilles, de ces
tronçons d'art antique, qui vont
faire l'art de la Renaissance,
encouragée au luxe des specta-
cles fastueux par les fêtes de
SCS patriciens, est lancée, dès ses débuts, par la richesse
de ses petites républiques, à la prise de possession de
10.
114 L'ITALIE D'HIER.
chapelles entières, de toute la surface des murs d'une
basilique.
En ce pays de ferronnerie artistique garnissant les
angles des palais, de torchères faites par des chimères
ou des êtres fantastiques, sous lesquelles d'ordinaire est
un anneau admirablement travaillé, l'anneau où s'atta-
chaient les mules des visiteurs, le souvenir s'est conservé
d'un célèbre ouvrier en fer, de Niccolô Grosso Caparra,
qui fit les magnifiques ferrures du palais Strozzi.
Un original artiste, qui n'entendait faire crédit à per-
sonne, quelque puissante que cette personne fût, et
voulait de suite la caparra (le dépôt de l'argent) d'où le
nom lui avait été donné par Laurent de Médicis, allant
lui faire une commande lui-même, et ne pouvant obtenir
qu'il abandonnât un travail, qu'il avait commencé pour
de petites gens, mais qui l'avaient payé d'avance.
Il avait fait appliquer sur sa boutique une enseigne,
où Ion voyait des livres qui brûlaient, et quand quel-
qu'un lui demandait du temps pour le payer, il lui
répondait, en montrant son enseigne: « Ça m'est impos-
sible, vous voyez, mes livres sont brûlés, non posso più
iscrivere debitori (je ne peux plus inscrire de débiteurs).
En qualité de catholique fervent, il ne voulut jamais
travailler pour les juifs, disant que leuf argent était
fratricide cl putivano,el en dépit de son amour de l'ar-
FLORENCE. 1^5
gent, il ne consentit jamais à quitter Florence, quelques
magnifiques oiïrcsquelui firent les autres villes d'Italie.
BALS DE LA COUR
Un grand salon blanc. Deux immenses ifs de lumière
s élevant contre le mur du fond, où courent des guir-
landes de fleurs. L'orchestre dans trois travées. De vieux
et gras domestiques, aux tètes d'empereurs romains de la
décadence, avec une perruque, retroussée par derrière
en une queue de Janot, et des gardes du corps, dans
des culottes de peau, sous de magnifiques habits rouges.
A droite et à gauche se pressentet s'entassent les per-
sonnes qui doivent être présentées : groupes à tout
moment traversés par les ambassadeurs, à la recher-
che de leurs nationaux, et guidés par leurs chanceliers,
comme des aveugles guidés par un caniche.
Le grand-duc entre, puis la grande-duchesse, puis la
duchesse douairière, puis le duc héréditaire.
Le grand-duc est poivre et sel, et a l'air d'un vieux
général autrichien; il scrute les gens du regard, gri-
mace, comme affecté désagréablement de leur présence,
et se dérobe à leur curiosité, derrière sa femme.
La grande-duchesse est une forte femme, au front
court, au nez droit, à la coloration sanguine, une Junon
bourbonienne.
H6 L'ITALIE D'HIER.
Le prince héréditaire, qui a vingt et un ans, est le
portrait de sa mère, avec du ventre.
La duchesse douairière ressemble à un camée anti-
que, à une Agrippine, qui serait une fée bienfaisante.
L'ambassadeur, le plus vieux en date, commence à
présenter ses nationaux au grand-duc, à la grande-
duchesse, à la duchesse douairière, au duc héréditaire,
et pour eux commence le martyre de trouver un mot,
une phrase, une banalité quelconque à l'endroit de ces
visages tout neufs, que, la plupart du temps, ils ne
revoient jamais. A quoi comme réponse, c'est l'éter-
nelle et immuable réplique : « Florence, oui, c'est la
capitale des Arts ! »
Une cour bourgeoise, familière, où il n'y a pas
d'étiquette, si ce n'est que le duc héréditaire lait un
tour de valse, avant les autres couples, et qu'on se
lève, lorsque passe devant vous, une personne de la
famille ducale.
Par exemple, dans celte cour bourgeoise, un buffet
de bal, comme il n'y en a dans aucune cour de l'Eu-
rope : un bufl'et, un buisson de camélias, dans lequel
est exposée et semée l'argenterie du grand-duc.
Or, sait-on que celte argenterie se compose de qua
rante-quatre coupes en vermeil, dont dix-huit sont de
Cellini et le reste de son école ; d'une grande nielle de
Polaiolo, représentant la Vierge, entourée de petites
nielles de Finiguerra ; de deux immenses plats en ver-
FLORENCE. 117
mcil, plats servant autrefois à poser les aiguières pour
le lavage des mains, l'un représentant : « Orphée char-
mant les animaux, » Taulrc, « l'Enlèvement de Proser-
pine; » et encore de Cellini, une bouteille de chasse,
aux émaux couleur de rubis et vert de myrle.
Cette argenterie a pour accompagnement, des am-
phores de Faenza, aux anses formées de deux serpents
entrelacés, d'où l'on verse à la soif de ce monde —
inaltérable comme une soif de peuple — une distribu-
tion de vin de Champagne, de Bourgogne, de Bordeaux,
de Joliannisberg.
Dans ce salon cosmopolite, dans ce salon, le rendez-
vous de la blonde anglaise, de la brune américaine, de
la noire italienne, avec leurs beautés et leurs toilettes
diverses, le voluptueux spectacle, que ces valses, où
tout ce qui est frais à l'œil, où tout ce qui rit dans la
gamme tendre du ton, crème, rose, bleu, mauve : les
dentelles, les nœuds de rubans, les pompons, les volants,
ondoient et papillonnent devant vous, où se fait un in-
cessant et tressaillant kaléidoscope de toutes les cou-
leurs du satin, sur lesquels ruisselle et cascade la lu-
mière, de toutes les transparences du tulle et de la
mousseline, baisant les formes juvéniles, comme un
nuage amoureux, et où avec leurs voltes, leurs ondula-
tions, leurs relroussemcnts, leurs fuites, leurs froisse-
ments, leurs heurts, c'est la mêlée, la bataille de fêle
des jupes enivrées de danse, avec en bas, le glissage
118 L'ITALIE DUIER.
tournant des souliers de salin blanc, avec, en haut, les
milliers de feux des pendants d'oreilles, des rivières,
des aigrettes — l'orchestre, comme d'un souffle, sou-
levant légèrement les valseuses, pliant les tailles, ar-
rondissant les bras, déliant les corps, remuant les
cous, tels que de frêles tiges de fleurs.
En ce tournoiement, où, passe et repasse trémolante,
la chair des corsages de la femme, toute vibrante de
musique, et laiteuseinent irradiée et comme opalisée
par la lueur douce des bougies, où passent et repassent
ces épaules, ainsi que deux ailes blanchement roses
repliées, montrant leur marbre douillet, et ces seins
attaquant le regard et s'y dérobant, à l'image d'une
vague montante qui lèche le sable et se sauve; en ce
tournoiement, les yeux vont à la comtesse Cavoni,
splendidement blonde, splendidement blanche, splen-
didement rose, une princesse de Rubens délicatifiée,
dématérialisée; les yeux vont à un étrange type, à une
femme blanche, dont la blancheur singulière semble
une blancheur, vue sous un lit d'eau de mer, une
femme couronnée par un énorme diadème de cheveux,
aile de corbeau, divisés en deux bandeaux bouflants,
éclairés par des grappes de diamants, avec des sour-
cils remontés sataniquement sur des yeux aux prunelles
dilatées de velours noir, et avec une grande bouche
entr'ouverte : une créature évoquant à la fois l'idée de
Circé et d'une goule.
FLORENCE.
119
Et cet élégant et aiistocralique monde féminin, a
l'entour, a le cadre de gens décorés, comme je n'en ai
vu nulle part, et dont les croix et les brocheltes font
le plus joli cai'illon de la vanité humaine, sur leurs
poitrines de généraux inconnus de toutes les nations, et
qui semblent avoir mis au pillage les boutiques de
décorations du Palais Royal, et sorti
frac//rt/f's jusqu'aux aines, et d'une
épaule à l'autre, ou bien, aux cous
de tous ces jeunes gens, cravatés de
rouge, comme des commandeurs
de la Légion d'honneur, et qui sont
de simples baillis de Saint-Étienne,
des propriétaires d'une ferme de
200,000 francs, laissée par acte, à
leur mort, à l'ordre de Saint- ^' "^ " "' -^-'v- --
Etienne, en l'absence d'héritiers directs ou de telles
personnes désignées...
Oh ! mais, parmi ces porteurs de quincaillerie, cet
homme à la vieille peau tannée, aux poches sous les
yeux, aux longues dents déchaussées, pareilles à des
touches de piano, au mauvais rire d'un polichinelle
vampire, et qui porte à une jambe boitaillante l'ordre
de la Jarretière, et au-dessous d'une pomme d'Adam
décharnée, je crois bien l'ordre de la Toison-d'Or, n'est-
ce pas lord Aormanby ?
\ \l ^
120 I/ITALIE D'HIER.
SANTA CROCE
Le Westininsler de la Toscane, où se trouve ce tom-
beau d'une étrange originalité : Un hibou sur une tige
de rosier dorée.
Là, le Giotto a peint une fresque, une fresque
sortant de sa manière, et au delà de son talent
de tous les jours. Dans cette fresque représentant la
« Mort de saint François » : le Saint étendu mort, la
tète auréolée, son autre moi, son moi immortel et ra-
dieux, est emporté au ciel par quatre anges, pendant
que les moines chantant rOflice des morts, se pressent
autour du cadavre, en des attitudes étonnées, et que
dans l'entre-bàillement des yeux du Saint, on aperçoit
un regard de survie, dans sa bouche un pâle sourire,
un rictus de ravissement, et dans ce corps quitté par
la vie, — l'envolée encore apparente d'une âme.
Oui, en ce temps de Carnaval, j'ai vu cela, qu'on n'a
jamais pu voir qu'en Italie ! Dans un champ des envi-
rons de Florence, un paysan poussait la charrue, cos-
tumé en pierrot !
FLORENCE. 121
PALAIS PITTI
Pérugin. — Une Madeleine, au petit front bossue, aux
sourcils ténus, plantés liaut, — ce qui donne à l'œil de
la sérénité, — à la prunelle d'un brun marron dans un
blanc très pur, le regard sans l'estompe des cils, et un
nez court allant s'amincissant au bout, et des narines
étroites mais ouvertes et détachées, et une bouche, à
l'avance mélancolique de la lèvre inférieure.
Pérugin a là, un autre tableau, un « Ensevelisse-
ment du Christ », où une Vierge, au cou frêle et
gracile, a la tête sur une épaule, pose qui fait la tête
pensive.
Ce sont les mêmes traits, tout minces et tout fins,
dans un ovale rond et plein, dont les contours à force
d'être caressés, atténués, réduits par le pinceau, sem-
blent prendre un raccourci enfantin ; et de ce même
œil au blanc lumineux de la Madeleine, et qui n'a
comme sourcils, pour ainsi dire, qu'une courbure
arquée, et qui n'est pas voilé par l'ombre des cils, part
un regard sans objet, perdu devant lui, planant sur des
il
122 L'ITALIE D'HIER.
choses de la terre, mais ne s'y attachant pas, allant au
delà : le regard du recueillement de la douleur, en-
dormi tout ouvert.
Lelio di ^'ovELLARA. — Lcs fouds roux, et comme
poncés de Rembrandt, mouvementés de montagnes,
légèrement azurées à la Breughel, quelque chose
comme si, d'un Salvator aux terrains brûlés, se le-
vaient les cimes de glaciers, que le Vinci aflectionnc
pour ses lointains.
Michel Ange. — « Les Parques » coloris livide, dans
lequel le dessin sèchement anatomique de Yerocchio ne
laisse jaillir aucune audace du violent sculpteur.
TiTiEx. — Un portrait de femme d'une beauté opu-
lente, aux épais sourcils, aux grands yeux noirs, aux
cheveux crespelés et reflétés de carmin, et dont une
mèche vient mourir, à droite sur le cou : un portrait
dans la douce gamme de la pâle chair du visage italien
avec ses pommettes brillantes.
Sous deux doigts de dentelle, sa puissante gorge à la
blancheur mate, se montre dans l'ouverture d'une robe
de brocard bleu, passequilléde velours noir, agrémenté
FLORENCE. 125
de grappes d'or, et où sur les manches bouffantes de
velours violet, courent, parmi des crevés blancs, des
arabesques de filigrane.
Là, et mieux encore dans « La Flore », la magique
peinture de l'épiderme de la femme, de la délicatesse
de ses tons impossibles, rendue avec la coloration de
couleurs qui semblent ne pas devoir se trouver sur une
palette. Car de la peau de la femme, Titien a rendu, et
le laiteux et la matité et les luisants de marbre, comme
sortis de dessous une strygille, et le rayonnement des
pores semblant chacun tenir un mica de lumière, —
enfin l'espèce de doux allumement de la voluptueuse
enveloppe de la vie féminine, sous le plein soleil.
Maketti. — Un curieux et drolatique tableau, que la
« Réunion des sposi. »
Dans l'ombre, au premier plan, la joue comme cer-
clée d'une faucille de lumière, la joue d'une femme
tendant l'oreille à la parole d'un jeune homme, en un
tendre duo, et au-dessus, trois groupes s'étageant dans
une sorte d'échelle d'amour.
Le premier groupe se compose d'un cavalier, au
feutre garni d'une plume blanche, dans un ample
manteau fleuri d'or, les jambes nues enfermées dans
une guêtre héroïque, à la façon romaine, et penché sur
l'haleine d'une grasse donzelle, la gorge au vent sortant
d'une robe de brocard, un diadème d'orfèvrerie sur la
d24 L'ITALIE D'HIER.
tête, à face épanouie dans une joie jordanesque, et la
main dans la main de ce cavalier, qui lui montre une
pile de morions, de brassards, de cuissards, avec le
geste du renoncement d'un Hercule implorant des
fuseaux.
Dans le second groupe, c'est encore une entripaillée,
sous un camail noir aux revers rouges, la tête un peu
retirée en arrière, en une molle défense contre la tenta-
tive du baiser.
Dans le haut, enfin, c'est un troisième couple, un
peu plus intimement accouplé, perdu dans la nuit.
Et pour éclairer ces trois scènes amoureuses, un
petit Cupidon porte-torche, au large rire, dans un ves-
tinquin bleu aux crevés de pourpre.
Allori. — Judith, — le type peint de l'assassine
d'Holopherne, consacré par la gravure, — une femme
aux épais sourcils, aux yeux immenses, ombrés de
longs cils, aux lèvres rouges d'un riche sang, une
héroïne vigoureusement sensuelle.
On sait que cette Judith, c'est la Marzaffîrra, la maî-
tresse d'Allori, que la vieille suivante qui lient le sac, est
la mère de sa maîtresse, • — et que dans ce tableau, lui-
môme s'est peint sous les traits d'Holopherne décapité.
RuBENs. — Deux grands paysages qui sont l'inspira-
tion de ce feuille, baignant dans l'huile grasse, de
FLORENCE. 125
« rEmbarquement de Cytlière >y du Watteaii qui est au
Louvre.
André del Sarto. — Mais j'allais oublier dans ce
Musée Pitti, ce grand maître, ce premier dessinateur de
la physionomie moderne, qui s'y est représenté dans le
même cadre que sa femme — sa femme, une peinture,
traitée avec un souvenir des fières couleurs du Gior-
gione, et où, en une teinte générale chaudement am-
brée, apparaît une figure longue, au nez droit, aux
yeux lumineux sous de lourdes paupières, aux épais
bandeaux bouffants d'une chevelure d'un roux violacé.
Oh ! chez cet artiste, le merveilleux estompage de la
brosse, qui, en une belle et savante fonte, laisse indi-
qués, comme dans des chairs doucement pastellées.
tous les plans d'une figure. Pour les hommes, André del
Sarto affectionne un type : la tête un peu courte, le front
bas, mais large, et où se dessinent en relief les fron-
taux, les yeux écartés, les pommettes saillantes, le nez
droit aux narines évasées, le menton de galoche, l'ovale
musculeux et ramassé et tout plein de méplats, le type
de l'énergie, de la volonté entêtée du martyr ou du révo-
lutionnaire de l'idée, dans une charpente plutôt ner-
veuse qu'herculéenne. Et d'ordinaire c'est sur le front
de ce type qu'il met toute sa lumière, glissant des bos-
ses frontales au bout de la ligne droite du nez, laissant
le bas de la figure dans la pénombre.
11.
126 L'ITALIE D'HIER.
Ce type, on en rencontre un superbe modèle dans le
portrait des Uffizi — ce portrait, qui n'est pas le por-
trait d'André del Sarto, mais d'un ami inconnu — le
portrait sous une toque noire, recouvrant une tête de
penseur, dans sa construction carrée, et où la résolu-
lion se lit dans la profondeur de l'œil, dans la fermeture
de la bouche : toile à l'étonnant modelage des plans de
la figure, qui fait, pour ainsi dire, une sculpture peinte
de la boite de la pensée.
Puis un des premiers, André del Sarto a sorti l'en-
fant de l'ankylose bysanline, lui a donné la mobilité
remueuse des premières années, a mis, d'une manière
presque visible, dans ses membres inférieurs, les envies
de la marche et de la circulation, a mouvementé son
petit corps par les écarts gaminants des bras et des
jambes, le montre, en ses talonnants grimpements, sur
le corps divin de sa mère, et même apporte de la jolie
humanité enfantine, en cette tête du bamhino, qui n'est
plus le poupard frisé de Raphaël, ou le crapaud fœtal
du Corrège.
Enfin, chez André del Sarto, le sentiment chrétien
s'est émancipé de l'ascétisme. La piété, en ses toiles, ne
montre plus l'absorption physionomique de la foi
aveugle, et ses douleurs religieuses sont presque mon-
daines, ainsi qu'on peut le voir dans sa « Descente de
Croix » chez ces deux femmes au coquet affaissement
du corps, aux yeux gentiment larmoyants, aux bouches
FLORENCE. 127
gonflées de paroles, dont elles soulagent leur chagrin
bavard.
L'amour du Dante pour la Béatrice Portinari a fait
naître un genre de poésie inconnue des Grecs et des
Latins : une sorte de cantique laïque sur la divinité de
l'amour, dont on ne trouve aucune trace dans Anacréon,
Properce, Catulle.
Ils vont, ils vont, ils vont, les pantalons passant sous
les dominos de calicot glace! ils vont dans un jupon,
une camisole par-dessus, complétant le travestisse-
ment! — parfois, rien qu'un soleil de papier doré dans
le dos, faisant un turc; et ils sont masqués, et ils
tiennent la barbe de leurs masques, avec de vieux
gants blancs qui ont fait des chaussures, et ils bran-
dissent de petits fouets et des cravaches.
Ils vont, ils vont... puis ils reviennent, repassent
devant vous, toujours sautant, gambadant, se tré-
moussant. L'esprit, la saillie, le rire du mot, une
langue en joie, le fouaillement des gens avec un rude
bouquet d'orties : l'engueulement enfin, ils l'ont rem-
placé par un sempiternel hon! hou I — qui agace
comme un gloussement de châtré, et dont dix mille
gosiers fatiguent l'écho de la rue des Cahaioli.
128 L'ITALIE DUIER.
Tout un peuple mis dans une gaieté en enfance, par
un baladcment bête dans les rues, par l'imitation de
la pratique faussée d'un polichinelle : tout un peuple
ne trouvant dans la fièvre de sa folie carnavalesque,
pour repartie spirituelle, qu'un coup de son petit fouet
ou d'une cuiller à pot sur un gibus.
Là-dessus, le soir, les fameux Veglioni, dans les
salles de théâtre, illuminées, a giorno, les Veglioni,
aux rafraîchissements ne dépassant pas, en monnaie
du pays, la somme de sept sous, aux danses honnêtes,
aux réunions de ménages emmenant les tout petits :
bals aux incidents anodins, comme le spectacle de deux
masques se soufflant en mesure dans le nez, comme
l'extraordinaire libéralité d'un verre de marsala, offert
par un des beaux de la loge aristocratique à une femme,
un moment suspendue à la rampe de la loge; bals sans
roman, sans intrigue, sans blessures à l'honneur des
maris, bals où les femmes du monde qui ont perdu
leurs cavaliers ne sont pas tutoyées par des mains mas-
culines, où le papier des loges ne rougit pas de confu-
sion, où l'unique sergent de ville suffisant à l'inspec-
tion des pas risqués, est le ministre de la police en per-
sonne, et où j'ai entendu de mes oreilles cette phrase :
« Albertine, fais donc danser ton frère! »
Le Carnaval de Florence, c'est une fête nationale de
la famille, une réjouissance morale ayant l'innocence
de ces divertissements d'enfants qui ont été bien sages.
FLORENCE. 129
et à qui Ton permet de se déguiser avec des serviettes,
des torchons de cuisine.
A côté de ce bal de la Pergola^ mon Dieu, notre bal,
de l'Opéra : cette Bourse de la fille, celte fortune de
Verdier, cette rente de Ricord !
Oh ! mon peuple parisien, mon grand peuple excessif,
toi qui pousses la danse jusqu'à l'épilepsie, le souper
jusqu'à la saoulerie et au mal de mer, l'amour jusqu'à
la V..., que dirais-tu de ces bonnes gens, qui s'amusent
à s'amuser vertueusement, qui exécutent des solos de
la pastourelle sans se démancher le torse, qui cassent
une pauvre croûte dans une loge... et se couchent sans
voir leur chambre danser!
Le sentiment de vie aimante, d'animation tendre, de
caresse de la main, existe avant le Vinci. Chez le Veroc-
chio, son maître, et dans quelques sculptures posté-
rieures, on trouve des mains sentimentales, des mains
maigres admirablement effilées, des mains, mères des
mains dessinées par Watteau, et dont Raphaël
interrompit la chaîne, par ses belles mains bêtes, aux
doigts en académiques fuseaux.
Deux emplacements d'illustres boutiques, qu'on vous
montre : la boutique de iMaso Finiguerra, l'inventeur
de la gravure; la boutique de Burchiello, l'inventeur
150 L'ITALIE D'HIER.
de la poésie hurchiellesca (burlesque). L'aulhenticilé
de l'emplacement de cette dernière boutique est-elle
bien authentique? car, je crois qu'on n'a pour le
retrouver rien que le dessin qui est à la Galerie
Ducale, sous son portrait, et qui représente deux
chambres, l'une ovc si fa la barba, l'autre, où le poète
est représenté jouant de la guitare, tout en mangeant.
Ce poète-barbier, matrlcotalo en 1408, dans le peuple
de Santa-Maria Novella, à l'époque où la barbe était
encore très respectée en Italie et fort peu touchée par
le rasoir, vécut fort pauvre, mais tout pauvre diable
qu'il était, sa boutique était le rendez-vous de tous les
grands et gais esprits du temps : Acquetino da Pralo,
le prêtre Roselli d'Arezzo, Davanzati, le philosophe,
le peintre, le sculpteur, Battista Alberti.
Vraiment, ces jours-ci, c'était un amusant et élégant
spectacle, que celui du va-et-vient dans le Corso, de
ces équipages à la crinière des chevaux nattés avec
des camélias, et traînant derrière eux les derniers
et les plus beaux modèles de chasseurs que l'Europe
possède, le va-et-vient des équipages de riches Amé-
ricains, d'illustres Russes, de très charmantes Floren-
tines : des équipages attelés à la Daumont avec deux
postillons, dos équipages de banquiers aux domestiques
galonnés, comme les domestiques des pièces de Molière,
et plus dorés et plus surdorés que les autres, de vrais
FLORENCE. 131
équipages de l'Elixir d'Amour, — de l'équipage à la
livrée mari'on, galonnée d'or, de la princesse douairière
Poniatowska, — de l'équipage à la livrée rouge, de la
duchesse Strozzi, — de l'équipage à la livrée amarante,
du comte de la Glierardesca, — de l'équipage à la livrée
de velours bleu et argent, du comte Alberti, — de l'é-
quipage à la livrée noire aux petits boutons d'or et
aux glands d'argent, du comte Poniatowski : équipages
mêlés aux rapides tape-culs du pays, avec leurs petits
chevaux, leurs harnais carillonnants, leur montoir de
cuivre étincelant, leur lapis rouge qui chatoie au soleil.
Mais parmi tous ces équipages, il fallait voir, dans
son atlirail antique, son luxe de vieilles dorures,
l'équipage de gala du grand-duc et ses six chevaux,
son timon et ses roues rouges, sa caisse vert foncé aux
arabesques d'or, son groupe des trois Grâces sur la
portière, son siège de velours hleu de ciel à triple
frange d'argent, son intérieur bleu foncé avec ses
rideaux jaunes, et la crinière des chevaux tressée de
soie verte et jaune, et leurs panaches de même couleur,
et la livrée au fond noir, disparaissant complètement
sous des galons en échiquier à cases rouges, blanches et
roses : — un équipage qui était comme une sorlie
d'écurie du siècle passé.
Ah ! l'admirable collection de dessins que celle des
Uffizi, cette miraculeuse réunion de vieilles feuilles de
152 L'ITALIE D'HIER.
papier, dont quelques-unes ont cinq cents ans, et qui,
sur le blanc jauni et délité du papier, ont gardé des
premiers maîtres de la peinture, les confidences intimes
de leur art, pour ainsi dire, un fragment de journal
des visions de leurs journées, — et parfois la première
idée, ou, comme on disait alors, la pensée spontanée,
impromptue d'une de leurs grandes compositions,
jetée d'un crayon ou d'un pinceau courants.
C'est de Masolino di Panicale, des études de gens
assis ou debout, dans leur costume du temps, à la
pierre d'Italie, avec des rehauts carrés de blanc sur
du papier jaune ou rose ; — de Donalello, des études
puissantes, féroces, d'aigles à la plume; — de Maso
Finiguerra, des croquis de la vie bourgeoise : un brave
liomme qui écrit sur ses genoux, un autre qui noue
ses souliers sur un banc, un autre qui dort les bras
croisés, des lavis sur trait de plume; — de Filippo
Lippi, la première idée, la macchia de son tableau
de la Vierge, sur un papier jaune qui semble avoir
été huilé, et où la pierre d'Italie ne laisse, pour ainsi
dire, pas de noir, et sur le fond des lavis légers et
des rehauts de blanc seulement dans la coiffe de la
Vierge; et encore de Felippo Lippi, de petits gribouil-
lages de plume, spirituels comme des Gabriel de Saint-
Aubin; — de Botlicelli, des femmes drapées à l'antique
et des anatomies savantes, un peu longuettes, exécutées
tantôt au lavis sur trait de plume, tantôt au crayon
FLORENCE. 155
noir, avec rehauts de blanc sur papier jaune; — de
Fra Angelico da Fiesole, de petits dessins sur parche-
min ou sur papier, des lavis très menus, accentués de
timides coups de plume, où se retrouve toute la
finesse des peintures du maître, en ces tètes à peine
visibles comme de miniatures décolorées et perdues par
le temps: — de Ghirlandajo, de grandes et savantes
éludes de tètes à la pierre d'Italie, à peine frottée, à
peine appuyée, avec d'insensibles rehauts de craie sur
le papier roux, — de Pérugin, des dessins à la plume,
sans maestria, des dessins de graveurs, ou des lavis
désagréables à l'œil, avec leurs touches de rouge dans
les têtes; — de Luca délia Robbia, un puissant dessin,
à larges écrasis de plume, qui représente deux femmes,
tenant des enfants nus contre leurs seins; — de Fra
Bartholomeo, une sanguine d'enfant Jésus, qui a l'agré-
ment d'un dessin Watteau, et des croquis vigoureuse-
ment gâchés à la plume; — d'Albert Durer, un magni-
fique dessin à la plume, représentant le Christ por-
tant sa croix, signé 1520; — d'Holbein, un grand por-
trait d'un inconnu, avec dans la figure des touches de
pinceau, jouant les tailles du burin, — du Tintoret,
une Cène, lavée au bistre à grandes eaux, et rudement
pochée de blanc, sur papier brun; — du Parmesan,
des dessins menant aux dessins de Lafosse et de Bou-
cher; — de Cellini, la grasse épure d'une salière très
ornée.
12
154 L'ITALIE D'HIER.
Au garçon qui nous sert à la Iralloria, un jour de
Veglioni :
— Vous restez ouvert toute la nuit?
— Oh ! non, monsieur, il y aurait trop de monde ! »
ÉGLISE DEL CARMINE
Peintures commencées par Masolino di Panicale, et
terminées par Masaccio.
Masaccio, c'est le peintre naturiste, donnant une re-
présentation exacte de la nature, faisant de la vérité
avec un goût de dessin à la llolbein, — trouvé tout à
fait pauvre par le dix-sepfièmc siècle, sous la plume du
chancelier Boucherat — sans l'ambition d'un idéal spi-
rituel ou d'un surnaturel fantastique, et cela dans une
peinture tranquillisée en un repos bourgeois.
Dans ce temps, où chaque grand maître a un type de
prédilection, qui revient dans toutes ses compositions,
Masaccio, ne se souvenant plus des maîtres anciens, ne
regardant plus en lui-même, mais regardant autour de
lui, appelle, comme modèles, en leur variété des galbes
et des physionomies, le monde multiple des vivants de
son temps, dont il devient le portraitiste. Et même en
son coloris — car le dessinateur est exceptionnelle-
ment un coloriste, — Masaccio n'a pas l'habitude et la
FLORENCE. 155
sujétion d'une coloralion, d'un ton, d'une nuance
signant tous ses tableaux, son coloris fac-similé la cou-
leur d'un chacun.
Après ces époques archaïques d'un art recherchant,
dans la représentation de l'homme et de la femme, les
lignes de corps, maigriotes, souffreteuses, décharnées,
des lignes presque psychiques, Masaccio étonne un peu
par son culte de la matérialité des êtres, non qu'à ses
belles images de la vie il refuse l'intelligence apparente
de la matière, il ne mette dans leurs yeux la flamme
du regard, sur leurs fronts les méditations d'une pen-
sée terrestre, mais il tend à ne leur donner que la beauté
strictement humaine. Oui, Masaccio place sa science et
son adoration dans la surprise picturale de la chair,
dans l'étude appliquée du masque de l'homme, de sa
construction, de son ossature, de ses plans, de ses
méplats, du jeu de ses muscles, de l'action sur ce
masque, de l'âge et des batailles de la vie.
11 faut voir, chez Masaccio, ces jeunes gens aux che-
velures épaisses et bouclées, aux grands yeux ouverts
sous la broussaille des sourcils, à la grosse lippe, au
puissant campement des reins sur les jambes, et dont
les juvénilités superbes passent moulées à travers les
étoffes : insolents de santé et de vitalité ; il faut voir les
vieillards, vêtus de bon drap chaudement fourré, à la
solide vieillesse, aux visages ridés par les préoccupa-
tions d'intérêts politiques ou marchands.
15(3 ITALIE D'HIER.
Et, si par hasard, il prend un jour fantaisie à l'ar-
tiste de peindre un ^'éron, ce Néron au geste drama-
tique d'un Talma, il l'entoure de figures semblables à
celles que vous retrouvez dans les portraits authenti-
ques du temps.
Enfin lui, plus que tout autre, ce maître qui fait le
pont de la peinture entre le beau religieux et le beau
académique, lui plus que tout autre, a fait entrer la
vie de son temps dans la légende sainte, et fait cou-
doyer Jésus-Christ et la Yierge par les porteurs de
jaquettes et de chaperons de l'Italie du quinzième
siècle.
Un coin charmant que le Jardin Boboli : une petite
île, au milieu de laquelle, d'une petite forêt de citron-
niers en fleur, s'élève la statue de Jean de Bologne, le
créateur des Naïades de l'Arno, le distributeur poétique
des eaux du fleuve; une petite lie qu'entoure une élé-
gante barrière, formée par des compartiments de trois
balustres sculptés en forme de congélations, rompue de
distance en distance par une console plus basse, où est
posé un oranger.
Deux grilles, ouvrant entre quatre colonnes, par une
jetée de pierre qui traverse le canal, mènent à l'île, où
des Tritons sont penchés sur des vasques formées d'une
grande coquille, avec les enroulements d'un corps finis-
FLORENCE.
157
sant en queue squameuse de dauphin, dans le con-
torsionné d'une rocaille, où semble avoir passe la vio-
lence du ciseau de Michel- An fje.
Deux fausses entrées sont décorées d'amours, au
milieu d'attributs de Neptune; et de l'eau, où trempent
12.
158 L'ITALIE D'HIER.
de grands pots rouges fleuris, deux cavaliers montés
sur des chevaux marins, escaladent la berge.
Là, dans cette verdure intense des citronniers et des
orangers, la blancheur des marbres est telle, que tout
ce monde maritime apparaît, comme une grandiose
sculpture en biscuit pâte tendre, posée sur un papier
vert velouté !
Le Carnaval italien, je le répète, c'est quelque chose
de remuant, de sautillant, de tournoyant, un accès de
tarenthme, un branle tétanique des jambes, une espèce
de diable-au-corps physique, bien plutôt qu'une folle
joie, qu'une griserie intérieure. Des cris, des poussées,
des chiades d'une récréation de collège, faisant toute
une nation ballante dans les rues, voici en quoi consiste
ce carnaval, aux gaudissements, honnêtes, purs, imma-
culés. Des femmes et des hommes entremêlés les uns
dans les autres, sans une excitation aphrodisiaque, sans
un dégagement passionnel, sans une empoignade de la
chair de femme, que l'homme a sous la main. Et des
hommes et des femmes, en l'échange et le troc de vête-
ments masculins sur des femelles, et de vêtements
féminins sur des mâles, constituant un monde d'êtres
inquiétants. Enfin un délire se donnant cours régle-
mentairement, de deux à quatre heures, sans une gifle,
sans un carreau casse, sans la bousculade d'un agent
FLORENCE. 159
de police, — un délire soumis à une discipline, comme
un soldat sous les armes.
Au Corso, seulement, dans et sur ces équipages de
l'étranger et de l'aristocratie florentine, le Carnaval a
fait montre, le mardi gras, d'élégance, de gaieté d'es-
prit, d'imagination carnavalesque, dans le travestisse-
ment.
Ici, on voyait une voilure de dominos noirs, attelée
de chevaux noirs, sur lesquels était tombée une neige,
tout à fait illusionnante, une neige faite avec de petits
morceaux de ouate ; là, une voiture italienne faisant la
charge merveilleuse d'une famille anglaise voyageant,
avec l'échafaudage des malles et des cartons, et le vieil
englishman, porteur de lunettes vertes, un calepin à la
main, et la jeune uiiss, avec son sempiternel chapeau
de paille, au voile bleu, porté hiver comme été, avec
sa silskine à la fourrure mangée, et une mère et des
domestiques inconcevables ; plus loin, une voiture où
se tenait un homme seul, tout habillé de lierre peuplé
d'escargots, et ayant une longue barbe en mousse.
Enfin, dans un équipage de la noblesse florentine,
attelée à la Daumont, une charretée de jeunes élégants,
en pierrots autochtones : le pierrot italien à la casaque
de satin blanc, aux bas de soie blancs, aux souliers
jaunes, parmi d'autres pierrots mi-partie blancs, mi-
partie noirs, coiffés de marabouts, et ayant sur la
figure des masques représentant la lune : — les deux
140 L'ITALIE D'HIER.
couleurs divisant le costume de la racine des cheveux
au bout des pieds.
LES PESTES
Les trois pestes de Florence, de Rome, de Milan,
modelées en cire. Un modelage admirable, mais dont
la petitesse de l'exécution enlève l'horreur de ces hor-
reurs, et leur donne un peu le caractère d'un joujou.
La peste de Florence. Une montagne de corps livides,
culbutés les uns sur les autres, et présentant tous les
tons du vert, depuis le vert bouteille jusqu'au vert ten-
dre de la pousse des feuilles, montagne d'où sortentdes
pieds contractés, aux égratignures de vert-de-gris. Au
milieu de ces cadavres, le cadavre d'une vieille en che-
veux blancs, qui semble une statue de bronze vert,
coiffée d'une perruque poudrée.
Dans la peste de Milan, un squelette couché sur le
matelas des chairs tombées de son corps, un squelette
de la nuance d'une poterie brune, avec les reflets
bleuâtres qui se jouent sur les plats irisés de la Perse,
à côté d'un autre cadavre, étendu sur un cénotaphe de
marbre blanc, où l'on n'a pas eu le temps de l'enfouir,
un cadavre couleur de fiel, où la peau, fendillée, s'ou-
vre talée et meurtrie, comme les blessures d'un fruit :
horribles lézardes d'où s'égoutte de la sanie. Un troi-
FLORENCE. 141
sième cadavre n'est plus que l'esquisse pourrie et dé-
formée d'un corps, — un morceau de charogne fien-
teux d'un être.
La peste de Rome. Ce sont des squelettes, dont les
os ne sont plus habillés que d'un je ne sais quoi de vis-
queux et de brunâtre, ou des cadavres couleur chocolat,
comme calcinés de purulence, et aux grands morceaux
de chair exfoliés, au-dessus desquels volètent des
mouches à viande, au fond desquels s'aperçoivent des
vers. Et dans ce charnier, au sol se soulevant, comme
sous le rampement d'animaux impurs et vivant de la
mort, dans ce charnier, qui semble l'étal de la marche
de la corruption, jour par jour, heure par heure, au-
dessus de femmes, dont les chairs paraissent encore un
peu de la chair vivante, se dresse une femme faisandée,
au ventre hideusement gonflé, que fouille un rat.
Dans le salon obstétrique, des fœtus de quelques
mois, modelés en cire, ressemblant aux idoles qu'ado-
rent les peuples sauvages, — les premiers rudiments
du dessin des nations se rapprochant des premiers ru-
diments de la création, — et une frenia de femme,
dépouillée de ses chairs extérieures, est l'image absolue
de la fleur de lotus des Egyptiens.
142
L'ITALIE D'UIER.
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
LuiNi. — La Vierge chez ce peintre, c'est la Vierge du
Vinci, mais avec une expression courtisanesque.
Gentile da Fabriano. — Une vierge ramenant de ses
doigts allongés, effilés, un pan de son manteau bleu
sur le ventre de l'enfant Jésus, dans un paysage, où
s'élèvent des ai'bres tortueux portant des oranges, et les
murs blancs d'une Jérusalem, imaginée par le peintre :
une ville moyennageuse de l'Italie, aux campaniles, aux
FLORENCE. I45
dômes de plomb, aux tours crénelées, qui sont, dans ce
temps, — l'annonce d'une ville de la noblesse, — et que
traverse une cavalcade hennissante de chevaux, avant
pour brides des colliers d'or, et montés par des hommes
en turbans, balayant les chemins de la traînée de leurs
robes de soie, et suivie de chameaux, sur le dos desquels
jouent des singes : — l'ambassaile de l'Orient à l'Occident.
Dans un autre tableau, Gentile da Fabriano est
encore le peintre du moyen âge fastueux, avec ses che-
vauchées, ses pages, ses chiens, son luxe d'armes, son
bruit de guerre, son train de bataille, enfin avec la
pompe et l'ostentation d'un Camp du drap d'or, amené
à la Crèche de l'enfant divin.
Fr.A GiovA.NM DA TiEsoLE, dit ÏAïujelico. — De ce
peintre tout particulier, tout personnel, qui n'a ni
maître, ni élève, et qui parait peindre, sous le coup
d'une espèce d'hallucination du ciel chrétien entr'ouvert,
citons tout d'abord cette « Mort de la Vierge » du
PALAIS PiTTi, où est représentée cette morte nimbée d'or,
qui a, dans sa réduction de poupée, l'allongement
gothique des statues du portail de Chartres, et où la
finesse du camée antique se marie au sentiment chrétien.
Citons encore ce tableau des Uffizi, cette vierge
*ans cette robe couleur d'aurore, les yeux palpitants
<le respect et d'amour, en un regard qui a l'air de
joindre les mains et s'agenouiller, et cet autre tableau,
144
L'ITALIE D'HIER.
OÙ les têtes sont traitées avec le travail précieux de la
miniature, où la coloration des figures et des vête-
ments, semble la montée naissante de toutes jeunes
couleurs dans des fleurs en boutons, où le noir des
ombres est remplacé par un ton léger et neutre de
crépuscule, où le Christ et la Vierge sont assis dans
une gloire de rayons, gravée sur l'enduit peint, où
les crosses des évêques sont gaufrées en relief, où les
nimbes sont niellés comme des nimbes de cuivre doré.
Mais à l'AcADÉMiE des beadx-arts, on peut seulement
étudier, pénéirer cet Angelico. Là, est le musée, l'expo-
FLORENCE. 145
sition des œuvres les plus pieusement jolies de ce
peintre, — qui ne peignit jamais un crucifix, sans ré-
pandre des larmes, — de ce coloriste vraiment para-
disiaque, dont les femmes, qu'il prend pour modèles
sur la terre, ont des coquetteries mystiques, qui leur
font, si on ose le dire, faire Vœil au ciel.
C'est d'aljord une « Descente de croix » avec son
ciel d'outremer, sur lequel courent des souffles de
nuages, pareils à l'écume blanche du dessus des va-
gues, et où des encensoirs montent dans le firmament,
comme des cerfs-volants, une Descente de croix, avec
sa terre stellée de petites fleurettes, et sous une lumière
qui montre les choses et les êtres éclairés d'un prisme
célesle, et où les douleurs apparaissent enfermées en
elles-mêmes, et les désolations discrètes, et les déses-
poirs ne touchant pas aux traits du visage, mais tout
contenus dans la prière des mains, dans l'espoir con-
iiant des yeux.
C'est encore « l'Ensevelissement du Christ » qu'on
pourrait appeler l'hymne pieux et désolé des couleurs
claires, et où la douleur, sur ces visages, sur ces fronts
ronds et polis, ne semblant contenir que des idées
dinnocence, est exprimée presque seulement par une
pâleur exsangue, comme si par les blessures du Christ,
avait coulé tout le sang de ce monde désolé!
Mais, où ce peintre est tout à fail surprenant, et va au
delà de l'art humain de la peinture, c'est dans ce tableau
13
146 L'ITALIE D'HIER.
suavement lumineux de son « Jugement dernier ».
Parmi la lumière froidement blanche d'un jour de
printemps, et où le bleu, le rose, le violet des vête-
ments, semblent tissés dans la soie céleste de fils de la
Yierge, des saints et des martyrs, des vieillards à barbe
blanche, des moines tonsurés, dans des robes de toutes
couleurs, sous des manteaux de pourpre descendant
jusqu'à leurs pieds posés sur des nuages, les mains
jointes et croisées sur la poitrine, ou tenant un lis,
une croix, un livre, un rouleau de parchemin, dans la
tranquille et intérieure allégresse des Bienheureux, ont
le regard tourné vers la gloire de Dieu : Rex seternœ
gloriœ... vers un voile d'azur, d'où part le rayonnement
difl'us d'un soleil d'or, cerclé dans le haut par une
sorte d'arc-en-ciel, où volètenl les ailes de pourpre d'une
multitude infinie, innombrable, de petits anges.
Au bas les tombeaux ouverts. A gauche de Dieu,
l'enfer dans lequel se voient des cardinaux, des papes
condamnés au feu éternel. A droite des gens d'église et
des laïques, des hommes, des femmes, les mains ten-
dues vers le Tout-Puissant. Au milieu de ces élus, des
anges à la grâce presque féminine embrassent de
jeunes moines, ces jolis et candides moinillons, que
l'artiste peint si amoureusement, et les retiennent dans
leurs embrassements, d'une manière saintement douce,
tandis que d'autres, à la porte d'un jardin enchanté,
tout plein de fruits, les convient de la main à une
FLORENCE. 147
danse de séraphins, couronnés de marguerites, et en-
lacés dans une ronde lentement tournante sur un
gazon, émaillé de fleurs, ainsi qu'en une ronde de mai
des cœurs, s'aimant en Dieu.
TEATRO LEOPOLDO AUUUSTO BARCIACCHI
Sur ce théâtre, c'est un autre stenferello que le gros
Cannelli, un stenlerello, maigre, nerveux, aux doigts
rétractés, au jeu fiévreux, rageur, et dans lequel éclate,
d'une façon désopilante, la mauvaise humeur de ses
mains et de son masque. Un comique un peu triste,
mais un comédien savant, rompu au métier, un comé-
dien original, un comédien tout florentin qui ne rit pas,
mais dont les mines, les grimaces, les efl'ets sourds de
la voix, la volubilité des paroles, les contorsions excen-
triques du corps arrachent le rire.
A ce théâtre Bargiacchi, dans la bouche du stenle-
rello, c'est de l'esprit lintamarresque ou ordurièrement
équivoque.
Exemple d'esprit lintamarresque. Un postillon dit :
« J'ai tant de larmes dans l'antichambre des yeux, que
je ne puis voir le chemin ! »
Exemple de l'esprit équivoque : « — Ah ! c'est votre
sœur de lait..? L'épouser, non... avec du lait on ne fait
pas des œufs.... »
148 L'ITALIE D'HIER.
Pendant les entr'actes du théâtre BARGt.vccHr, le slenle-
rello chante des espèces de complaintes drolatiques, sur
des airs pleurards d'église, qui font se tordre le public.
Un des caractères du stenterello, c'est d'être brèche-
dent, ce qu'il obtient d'une manière tout à fait illu-
sionnante, en se mettant, sur les dents de devant, un
morceau de taffetas noir.
Parfois, il arrive au stenterello de se montrer en
squelette, les côtes et le pubis soutachés en blanc sur
un tricot noir : un travestissement produisant un grand
effet sur les vivants de la salle.
Où apparaît le mieux le génie de Michel-Ange, c'est
dans cette élude inachevée de la « Vierge faisant lire
l'Enfant Jésus » et où la chair rondit, comme de la cire,
sous les brutales entailles du ciseau du sculpteur : un
merveilleux croquis exécuté dans le marbre.
Le fond de la nourriture du peuple florentin est un
gâteau de farine de châtaignes, lardé d'amandes de
pins : gâteau appelé : Castagnaccio, un fiâtcau couleur
chocolat, et qu'on voit exposé dans des bassins- de
cuivre.
Oh ! la jolie Parisienne du dix-huitième siècle, avec
l'éclair et le pétillement de sa physionomie, que celte
FLORENCE. 149
Mme Lebrun, qu'on suivait, les dimanches aux Tui-
leries, de manière à l'embarrasser; oui, la jolie Pari-
sienne, que celte gentille peintresse, obligée pour ses
15,
150 L'IIALIE D'IIIER.
portraits d'homme, de les peindre, comme elle dit,
à regards 'perdus, et de leur crier, aussitôt que les
leurs devenaient tendres : « J'en suis aux yeux! »
Elle s'est peinte, la tête faisant face au public, une
main levée, en train de peindre, l'autre tenant la
palette et la boite de pinceaux, et un rien reposant
sur ses genoux, dans une attitude mollement aban*
donnée.
Elle est babillée d'une robe de soie noire, bouffante
et chiffonnée sur les seins, une large écharpe de soie
rouge, au gros nœud tombant sur la hanche, une
grande collerette de dentelle jetée, un peu à la diable,
autour d'un cou libre et dégagé. Elle a un petit nez
mutin, gamin, aux narmes éveillées, des yeux dont la
lumière est un sourire, une bouche respirant une
grâce malicieuse, de toutes petites dents perlées,
prêtes à mordre, l'ovale rond et mignonnement plein
d'une figurine de Clodion.
Sous un mouchoir de mousseline, toi'tillé en la forme
d'un léger turban, des cheveux aériens, volatilisés, par
un œil de poudre, battent la Ggure juvénile, enfantine
presque, de leurs tortils affolés. Et une vie délicate
court sous les carnations de porcelaine de cette ner-
veuse, au sommeil léger, qui ne pouvait dormir, je
crois, à Rome, empêchée qu'elle était par le forage
des tarets dans les poutres des plafonds, et qui ne dut,
selon son expression, son calme et la prolongation de
FLORENCE. 151
sa vie, qu'à une sieste, à une coucherie d'une heure,
pendant le jour, après son dîner.
Le portrait signé: L.-E. Vigée Lebrun 1791, nous
apprend que ce portrait, faisant partie de la collection
des poitraits des peintres de toutes les écoles, a été
exécuté en Italie, lorsque, prise de peur de la Révolu-
tion, l'émigrée s'est sauvée de Paris.
PAYSAGE D HIVER DE LA BAM.IEUE DE FLGRE.NCE
Un soleil au rayonnement éblouissamment clair, des
ombres portées ayant la cernée d'une tache d'encre sur
du papier; dans un air sec, pas le voile, pas la gaze
llottante d'une vapeur, et pas de fuite de plans, et
pas de lignes perdues, effacées, brouillées, et pas d'ho-
rizon défaillant : — une silhouette des choses, âpre,
crue, brutale.
Au loin un amphithéâtre de collines, comme décou-
pées à l'emporte-pièce sur un azur profond, immobile,
solide, pareil à un mur d'outre-mer. Tout près, une
campagne mamelonnée, bondissante, où sur une terre
de cendre, la verdure grise de poussière des oliviers a
des lumières d'argent bruni, qui, des oliviers vont jouer,
comme dessus des verdures de zinc, sur les massifs
d'arbres verts, les haies d'un lierre sombre, les cactus
jaillissant des fissures de vieux murs.
15-2 L'ITALIE D'HIER.
Et là, dans ce bain de lumière aiguë, en la montée et
la descente de ces petits chemins, tout le long, bordés
de noirs cyprès, à un détour, lœil du promeneur imagi-
natif a, parfois, comme l'illusion d'entrevoir, une se-
conde, le chaperon rouge du poète florentin, cherchant
les beaux et grands vers italiens de sa Divine Comédie.
Cette cour du grand-duc Léopold 11 est si bourgeoise,
si aimablement bourgeoise, qu'elle a donné trois idées
à notre compagnon de voyage, Louis Passy: la première,
d'y aller en parapluie, la seconde d'y prendre ostensi-
blement des notes sur un calepin, et la troisième, au-
jourd'hui, où nous sommes à la veille de partir, d'v
mettre des cartes, avec P. P. C.
Un repère pour constater l'âge des vieux tableaux
italiens: l'écartement des yeux'. DeCimabuéà la Renais-
sance, les yeux vont, de maître en maître, en s'éloignant
du nez, perdent le caractéristique du rapprochement
byzantin, regagnent les tempes, et finissent par revenir
chez le Corrège et chez André del Saite, à la place où
les mettaient l'Art et la Beauté antiques. ^
1. C'est le mode d'expertise pour la fixation de la date drs
peintures italiennes anonymes, adoptée par le sénateur Morelli,
depuis la publication de cette note, dans Idées et Sensations.
FLORENCE. 155
Comme je développais, assez éloquemment, des idées,
sur les points de rapprochement entre nations, des
i-aces latines, et des sympathies, que ces points de rap-
prochement devaient amener entre les Italiens et les
Français, mon interlocuteur toscan, un avocat très dis-
tingué, eut une espèce de rire muet, légèrement ironi-
que, et après un silence, mejeta ces paroles :
« Monsieur, je crains bien, qu'à ce sujet, vous ayez
des illusions... de complètes illusions.... Du reste,
l'expérience vous est facile à faire... et vous pouvez
vous convaincre, dans le premier salon venu d'ici, où
il y aura un Français et un Anglais, que l'Italien ira,
instinctivement, à l'Anglais. »
Et ce rire muet, et ces paroles de l'avocat toscan, me
remettaient tout à coup en mémoire, ce que raconte le
bailli Grosley de la gallophobie, dans je ne sais plus
quelle ville d'Italie, au dix-huitième siècle, d'un auber-
giste maître de poste, chez lequel il logeait : un
vieillard impotent, confiné au coin de son feu, et
passant la journée à souhaiter au voyageur français
et à ses domestiques, la rahbia, le canchero, dans
une verbosité haineuse, tout à fait amusante.
Au fond, un charmant et désirable endroit de la terre
à habiter que cette ville de Florence, où une journée
d'hiver n'est pas plus froide qu'une nuit d'été, à Paris,
L'ITALIE D'HIER.
OÙ il y a un chemin de fer qui ne va guère plus loin
que là, où on peut encore voir l'heure à l'horloge du
vieux Palais, où les truffes sont au prix des pommes de
terre, où il y a des camélias dans les lieux, où l'ensei-
gne de la grande marchande de modes est en français,
FLORENCE. 155
OÙ un jeune homme ruiné ailleurs, rien qu'avec les
6000 livres de rente qui lui restent, peut avoir en com-
pagnie de la ballerine, dont les romans de Paul de Kock
gratifient le misérable petit capitaliste parisien de ces
temps-là, — peut avoir un cheval.
En cette ville bénie, tout semble arrangé pour le bon-
heur de tous, si bien que toutes les jolies femmes peu-
vent espérer de danser une fois, dans l'année, avec
l'héritier présomptif, si bien que le comique du grand
théâtre a la chance de faire rire les petits enfants et les
grandes personnes, si bien que le clergé a l'esprit de
se contenter d'expliquer au peuple les quatorze ma-
nières d'accommoder la morue salée, en carême.
Oui, un petit peuple si doux, que les ofticiers y man-
gent plus de crème fouettée que tout autre part; si poli,
que les marchands de tabac vous disent merci, quand
vous entrez allumer chez eux un cigare; si ennemi du
changement, que lorsque la viande est payée trop cher
par les bouchers, ils la vendent à faux poids, au su et
au gré des acheteurs souriants; si sobre, que c'est la
ville, où les chiens se nourrissent de pain tout sec.
LIVOURNE
Un quartier du Havre, avec toute la saleté italienne,
et la lessive guenilleuse des maisons séchant auxfenêtres.
Deux ou trois larges rues anglaisées de quincaillerie,
de draperie, de librairie de la Grande-Bretagne, mais
coupées, de dix en dix pas, par d'ignobles ruelles, aux
Trattoria e Locanda dl Basso Mondo, aux dépôts d'hui-
tres, à 48 cratz la douzaine, aux misérables boutiques
de barbiers, où l'on aperçoit dans l'ombre la face
blanche de savon d'un matelot, qu'un maigre iîgaro
tient par le bout du nez.
El dans toute la ville, allant et venant, affairée, une
population cosmopolite inclassable, des types entre le
professeur de chausson et le vendeur de contremarques,
proposant à vendre n'importe quoi à l'étranger qui
passe : ces types, mêlés à des mendiants culs-de-jatte,
qui le poursuivent sur leur petite sellette ferrée.
Un tableau de la rue. Devant une échoppe, stationne
une toute petite fille, joliment débraillée, aux brillants
14
158 L'ITALIE D'HIER.
yeux, SOUS rébouriffement de cheveux en révolte. La
grosse marchande de Féchoppe retire d'une marmite,
avec une cuillère en bois, des haricots bouillis, les verse
dans une balance, les pèse, et du plateau de la balance
les jette dans le tablier de la petite iille, qui se sauve en
courant.
PISE
CAMPO SANTO
Le plus beau cimetière d"art du monde, un monu-
ment décoratoire de la Mort, qu'il a fallu deux cents
ans, pour parachever, une triomphale arcature de
250 pieds de long sur 140 de large, aux murs entière-
ment revêtus de peintures, une œuvre peinte formi-
dable, une œuvre, dit Vasari, de nature à épouvanter
toute une légion de peintres {opoYi terribilissima e du
metter paura a un légion di pittori.)
Sur le mur du Midi, sont les compositions des deux
frères André et Léonard Orcagna : « Le Triomphe
de la Mort » et « Le Jugement dernier » par André,
« L'Enfer » par Léonard'.
Chez les deux Orcagna. la tradition byzantine s'est
1. Ces compositions auraient été attribuées à tort, sur la foi de
Vasari, aux frères Orcagna : elles seraient, à ce qu'assurent
MM. Crome et Cavalcarella, des frères Pietro et Ambrogio Lorenzetli.
160 L'ITALIE D'HIER.
conservée à ce point, que les crinières des chevaux
sont tressées sur le modèle des entrelacs des chapiteaux
des églises hàties dans ce style, et la peinture des deux
frères, sous des accoutrements de leur temps, a gardé
sur les figures, un peu du charbonnage et de l'expres-
sion anti-humaine des mosaïques de Saint-Marc.
« Le Triomphe de la Mort », on dirait un chant ma-
cabre du Dante!... Sous un bosquet d'orangers, où.
pareils à des zéphirs, volètent deux petits amours, des
couples amoureux s'enivrent de douces paroles et de
musique, qu'un troubadour lire de sa voix et de son
violino, pendant que la Mort descend rapide sur ces
heureux vivants, pour les faucher en plein bonheur, en
pleine jouissance de la vie. Et la Mort, n'est pas la
Mort-squelette des danses d'IIolhein, elle est une vieil
larde aux cheveux blancs, qui a le corps musclé d'une
ligure allégorique du Temps, en même temps que les
diables à son service, sont des figurations un peu car-
navalesques des satyres de l'antiquité.
Au-dessous de la Mort, ccst un abatis de cadavres,
un charnier do rois, de bourgeois, de prêtres, de guer-
riers, de femmes. Et de toutes ces bouches ouvertes, les
âmes sortent, comme si les morts accouchaient dou-
loureusement de leur immortalité, et des diables hideux,
aux écailles de crocodiles, et des anges, couleur de feu.
tirent des bouches ces âmes, qui sous le pinceau du
peintre, ont pris l'aspect matériel de gros garçons aux
PISE. 161
hanches d'hermaphrodites. Et h dispute, et le partage,
et la revision des âmes, se continuent au ciel, où il y
a une hataille, au sujet de lame abominablement por-
cine d'un moine grassement entripaillé, qu'un diable
tient par les cuisses, qu'un ange tire par les bras.
Tout en bas de la composition est un chœur d'aveu-
gles, d'infirmes, d'estropiés, de béquillards, demandant
à la Mort de finir leurs maux, l'implorant dans ces
vers :
Dà che prosperitade ci ha lasciati
0 Morte, medicina d'ogni pena
Deh ! a darne ormaï l'ultima cena.
Mais la Mort, sourde à leurs sollicitations, ne va
qu'aux heureux, et c'est à la joyeuse cavalcade descen-
dant sur la gauche de la peinture, qu'elle va offrir son
image et Tannonce de sa venue.
Au pied d'une montagne, d'une Thébaïde, au haut de
laquelle des moines prient, au-dessous d'un plateau où
dorment deux cerfs, et où un lièvre fait chandelier, une
joyeuse cavalcade de gentes damoiselles et de jeunes
gentilshommes, le héron sur le poing, revient de la
chasse, leurs varlets chargés de canards sauvages. Et
voici qu'à leurs yeux se présentent trois cercueils : le
premier, contenant un cadavre hideusement boursouflé;
le second, un cadavre, dont la pourriture a déjà mangé la
figure ; le troisième, un cadavre, à peine habillé de qucl-
14.
162 L'ITALIE D'HIER.
ques guenilles de chair et de peau : trois cadavres à la
décomposition rapide, qu'amenait, selon la croyance
populaire, la terre sainte rapportée de Jérusalem sur
les vaisseaux de Venise, et dont on avait fait la terre de
sépulture du Campo Santo.
Et l'odeur de ces trois cadavres faisait se boucher les
narines aux hommes et aux femmes, tendre aux che-
vaux le cou dans un hennissement inquiet, et aux
('hiens flairer le sol, le nez en terre.
Dans « le Jugement dernier » d'André Orcagna, aux
côtés du Christ, la main droite levée dans un maudisse-
menl des damnés, que repousse, avec de grandes épées
d'argent, la gendarmerie des anges, la Yierge, dans sa
robe blanche aux reflets roses, a un geste de tendre
commisération pour les maudits : double pantomime
qu'a reprise et introduite Michel Ange dans son « Juge-
ment dernier » de la chapelle Sixtine.
« L'Enfer », de Léonard Orcagna, c'est la coupe de
ce carcere diiro, qui aurait quatre étages de tourments,
et pour pilier de l'immense palais de douleur, un gigan-
tesque monstre jaune et vert, cornu comme un bœuf,
aux entrailles de braise, toute braisillante.
Sous sa direction, des malheureux, mîtrés de blanc,
tournent à une broche, passée à travers deux bouches
de damnés, et en attendant l'heure de rôtir, des paquets
de damnés sont ficelés avec des serpents qui leur man-
gent le sein, pendant que des diables assis à cali-
PISE. 105
fourchon sur eux versent du plomb fondu dans la
bouche gourmande de celui-ci, tenaillent avec des
tenailles rouges les lèvres impudiques de celui-là,
déroulent, dévident les entrailles impures de cette
femme, inventent je ne sais plus quels supplices pour
les autres, qui tous, dans la soif qui les brûle, ont la
tentation de tables servies de rafraîchissements,
auxquels ils ne peuvent toucher.
Et ce sont des puils, des puits tout entiers, remplis
jusqu'aux bords, de morts à la souffrance toujours
vivante, parmi lesquels des coups de lances et de har-
pons font des remous douloureux.
Cet enfer de Léonard Orcagna, c'est bien la conception
de l'Enfer au Moyen-Age, mais encore plus entière-
ment la conception d'un peuple méridional, qui sous
son soleil, ne connaît ni les mélancolies, ni le spleen
du Nord, vit dans une ignorance un peu enfantine de
la souffrance morale, et n'imagine pas de supplice plus
cruel, plus ingénieusement barbare, en un mot plus
infernal, que celui d'un homme qui rôlit à la broche.
Le mur du Nord, en vingt-six grandes peintures, est
comme l'exposition d'un panorama du Vieux-Testament.
Et tout d'abord trois compositions, longtemps attri-
buées à Buffalmacco, et seulement depuis quelques
années à Pietro di Puccio d'Orvieto. Ces trois compo-
sitions sont « La Création », « La Mort d'Abel », a La
sortie de l'Arche ».
IG-i L'ITALIE D'HIER.
Dans ces fresques de la fin du quatorzième siècle, un
commencement du sentiment anatomique en peinture,
le corps de l'homme et de la femme sorti de l'em-
bryonnat hiératique des formes, les vrais contours de
la nudité étudiés pour la première fois; — les anges,
plus les anges incorporels des mosaïques, avec leurs
ailes de grands volatiles, des anges emplissant leurs
robes de rondeurs humaines; — des tètes encore un
peu byzantines, aux yeux touchant le nez, aux cous
n'en finissant pas : toutefois un ensemble de formes et
de traits, comme s'adoucissant, s'humanisant dans
l'étude de la nature, ainsi que cela est très visible dans
rÈve de « La Création ».
Et sans aucun doute, cans cette composition, l'ar-
change est la prise exacte d'un modèle humain : cet
archange, dont le costume est un compromis entre le
costume moyenâgeux et le costume romain, et dans
lequel le peintre a introduit la cotte du légionnaire de
la vieille Rome, que Raphaël va bientôt faire entrer
dans le vestiaire de ses costumes peints.
Dans la « Mort d'Abel » une peinture plus primitive,
des tètes petites, relativement au développement des
corps, et des formes mannequinées, des enveloppements
de membres dans des lignes droites, sans le ressaut et
le cabossement des muscles, brisant la rigidité de bois
de ces lignes.
« Le Déluge ». Après la retraite des eaux, la recon-
naissance envers Dieu de l'Humanité, et de l'Animalité,
au sortir de l'arche de Noé, se témoigne, des deux
côtés de la composition, par l'agenouillement des
hommes, à droite, par ragenouillement des bétes, à
gauche.
Les vingt-trois autres compositions, qui sont de
Benozzo Gozzoli, continuent cette grandiose illustration
de la Bible, et deviennent sur ce mur du nord du Campo
Santo, sous le pinceau imaginatif de ce maître, une
sorte de poème lyrique peint du saint livre.
Dès la première composition : « l'Adoration des
Mages », il semble qu'on se trouve devant une peinture
qui a sauté plusieurs siècles. Ce sont les couleurs
suaves d'un élève de Fra Angelico da Fiesole, la grâce
et la vie des corps dans des tons doucement harmo-
nieux, au milieu de pittoresques aspects de la nature,
de paysages, où les cavalcades blanches se détachent
sur les palmiers et les pins parasols, avec des loin-
tains montagneux, dominés par une petite ville à la
découpure fantastique, et vers laquelle monte en serpen-
tant, droit dans le ciel, le fer d'un millier de lances.
A « l'Adoration de Belus », à « la Tour de Babel »,
où seraient portraiturés les portraits de Cosme l'Ancien,
de son fils Pierre, de ses neveux Julien et Laurent le
Magnifique, enfin, d'Ange Politien, sous toujours le vrai
coloris de Benozzo Gozzoli, apparaît et perce la réalité
humaine qui caractérise le dessin de Masaccio, en une
166 L'ITALIE D'HIER.
matérialité, avouons-le, plus contenue, plus resserrée.
Et voici les poses prises sur le vif, et le naturel des
attitudes, et voici l'élégant balancement des jeunes
hommes sur leurs torses, et voici les jolies retrouvailles
d'équilibre des femmes, portant une cruche sur la tête,
et de l'autre main, du côté de la hanche qui creuse,
traînant un enfant, et avec toutes les coquetteries de
leurs têtes sur la souplesse des cous, — et voici la
vivace mobilité des enfants, de toute cette population
d'enfants, animant et faisant comme le premier plan de
ses tableaux.
« La Femme de Loth changée en statue de sel » une
composition curieuse, rappelant le changement un peu
effrayant d'acteurs, métamorphosés soudainement en
statues blanches.
Mais parmi ces compositions, il en est une tout à fait
supérieure, c'est la « Destruction de Sodome » sous les
souffles de feu des anges vengeurs. Impossible de
donner un plus saisissant spectacle de la ruée d'une
population épouvantée, fuyant l'incendie, et de mettre
dans ce sauve-qui-peut éperdu de bras et de jambes, la
variété d'impressions morales qu'y a mise Benozzo
Gozzoli. Ici, la frayeur stupide : cet homme qui fuit, les
bras en l'air, la tète baissée, craignant de regarder
derrière lui; là, la révolte, dans cet homme à l'ana-
tomie contractée, et au redressement colère de la tête
contre le ciel. Un vieillard à barbe blanche, qui s'en va
l'ISE. 167
à pas lents, réfléchis, nous donne l'idée de la résignation
religieuse. Et le désespoir profond et calme, le désespoir
bien humain, est représenté de la manière la plus in-
telligente, par l'arrêt de ce père, qui, une main sur la
tète de son fils, encore enfant, l'autre dans ses cheveux
qu'il tortille, en la fuite de son foyer, en le deuil de sa
femme qui n'est pas à ses côtés, ne sait pas s'il veut
marcher encore.
Dans « l'Ivresse de Noé » Gozzoli a retrouve, pour la
vendange, pour le cadre de cette ivresse, la grâce des
frises antiques, l'envolée de ces enlacements dansants
de nymphes aux pieds légers. En effet, ne semblent-
elles pas détachées d'un bas-relief grec, ces deux-
femmes, dont l'une, un pied soulevé derrière elle, une
main sur la hanche, et l'autre tenant sur sa tète le
panier à raisin, s'avance avec un ballant dans la dé-
marche, comme si le peintre avait vraiment trouvé le
moyen de rendre la marche en peinture. L'autre
femme, posant sur ses deux pieds assemblés, l'un en
retraite, calant le talon du premier, la tête renversée,
le visage fuyant, les seins projetés en avant, ses deux
bras élevés au-dessus de sa tête pour recevoir le panier,
que tend le vendangeur perché sur une échelle, sa jupe
doucement carminée, relevée et passée dans sa ceinture,
un bout de chemise blanche au-dessus du genou.
Cette « Ivresse de Noé » est connue en Italie sous le
nom de la vergognosa, tirant ce nom de la femme, qui
168 L'ITALIE D'HIER.
tout en ayant l'air de se couvrir le visage avec sa main,
afin de ne pas voir la nudité de Noé, regarde entre ses
doigts. De là. le proverbe pisan : corne la vergognosa
di Campo Santo.
Dans l'élévation de la Tour de Babel, Gozzoli fait
preuve d'un dessin anatomique des musculatures très
savant, et parmi toutes les poses des bâtisseurs du
monument surhumain, c'est plaisir à voir le contour-
nement bossue des corps, le raidissement cordé des
nerfs, les beaux raccourcis des efforts de la Force.
Cette composition a un autre intérêt, elle renferme
une représentation de Babylone, et cette représentation
nous donne l'idée qu'on se faisait alors de cette cité,
pour ainsi dire légendaire. Elle est représentée avec
des portes crénelées, comme celles d'Aigues-Mortes, avec
une tour, comme celle du Vieux Palais de Florence, et
avec tous les Arcs de Triomphe et tous les Dûmes et
toutes les églises de l'antiquité romaine et du moyen
âge italien.
Du reste Benozzo Gozzoli est dans sa peinture, l'ar-
chitecte d'architectures d'une richesse, d'une pompe,
d'une splendeur inouïe. Ce ne sont, dans le fond de ses
compositions du Campo Samo, que palais de marbre de
toutes couleurs, que campaniles montant dans le ciel,
dont ils laissent passer le bleu par toutes les percées,
que tours ceintes de colonnes, comme une ronde de
danseuses, se donnant la main par-dessus leurs tètes,
l'ISE.
lOi)
que terrasses-jardins surchargées de curieux, que somp-
tueux atrium de temples aux chapiteaux d'or, au pavé
de mosaïque, enfin que portiques à jour, où dans
l'ombre des arceaux, parmi les balafres de soleil, pa-
pillotent des couleurs de pierres précieuses-
Cette lampe du Dùme de Pise, que dessine mon frère,
15
170 L'ITALIE D'HIER.
celte lourde lampe, aux anges-amours tenant ces espè-
ces de balancelles qui sont les bobèches des cierges,
celte lampe me rappelant, je ne sais pourquoi, le cadre
circulaire richement ornementé d'une sphère, celte
lampe a toujours l'oscillalion, qui a dit à Galilée que la
terre tournait autour du soleil : « Eppur si innove. »
A propos de cette découverte du mouvement de la
terre, il n'est sorte de persécution, dans quelque genre
que ce soit, que ce pauvre Galilée n'ait subie.
C'est ainsi que dans le cours d'une visite de l'Uni-
versité de Padoue par les trois procurateurs de Saint-
Marc, formant un tribunal, per la ri forma dello studio
di Padova, le père Berlinzone accusait le savant, en
pleine assemblée, d'entretenir une fille à Padoue, une
autre à Gambarara, où il allait passer ses jours de
congé, une troisième à Venise, où il faisait de fréquents
voyages. Sommé de répondre, Galilée dit simplement,
qu'il avait des besoins, que ses besoins lui étaient com-
muns avec son accusateur, et qu'il ne s'était jamais
occupé, comment son accusateur les satisfaisait.
Sur cet aveu, après que les riformatori en eurent
conféré entre eux, le président prononça que, vu l'in-
suffisance des appointements de l'accusé, pour fournir
à ses besoins, la République les doublait, en l'invitant
à en faire bon usage.
PISE. 171
Au Campo Santo se retrouve réunie une nombreuse
et intéressante collection de tombeaux antiques, de sar-
cophages romains, où, dans le marbre funéraire, sont
jetées en une fuina de mouvement, des chasses, des
courses, des luttes de cirque, des mêlées batailleuses
de corps, des cabrements de chevaux, des danses de
femmes, — ainsi qu'une protestation de l'Activité
humaine contre l'Éternel Repos, de la Vie contre la
Mort.
Sur un tombeau chrétien des premiers temps est
figurée une porte entr'ouverte. La pierre d'une tombe
plus moderne a pour toute ornementation, pour toute
inscription, le fac-similé de deux plantes de pieds sur
le sable : un symbole de la trace bien vite effacée de
notre passage sur la terre.
Pise possède une Faculté de droit, où l'on enseigne
le droit canon : un cours assommant, et dont les étu-
diants se débarrassaient ainsi, il y a quelques années.
Le professeur était un abbé, un bon, un doux, un
charmant vieillard.
A peine était-il en chaire, qu'un étudiant disait tout
haut : Un juif! Et aussitôt nombre de voix de crier :
Docteur, il y a un juif ici! Pas de juif! A la porte le
juif! — Eh bien, où est-il? hasardait timidement le
professeur : — C'est moi! jetait impudemment un étu-
17-2 L'ITALIE b'UlER.
(liant, en se levant. — Eh bien, vous voyez, mon ami,
vous allez empêcher ma leçon.... Vous devriez bien vous
retirer ? — )!ais le cours est public, j'ai le droit d'y
assister. — En effet, comme vous le dites, le cours est
public ! — Pas de juif, à la porte le juif! reprenaient en
chœur les étudiants, — Mais voyez, comme c'est désa-
gréable! soupirait le vieux docteur, en s'adressantà
l'étudiant prétendu juif.
— Ah! il ne s'en va pas.... il ne s'en va pas.... Eh bien,
c'est nous qui nous retirons, hurlaient les étudiants.
— Je reste, moi !
— Point de juif, jamais de juif! — et tous les étu-
diants décampaient.
Le bon prêtre, resté avec le faux juif, fermait ses
cahiers, en lui disant sur un ton de reproche plaintif :
Vous voyez, mon ami, ils se sont en allés!
Une population bien misérable, la population de Pise,
dont la mendicité, par troupes de dix à douze men-
diants, chasse les malades de la poitrine, de ce climat
chaudement humide, et dont la partie qui ne mendie
pas, vit de braconnage dans les forêts de sapins de la
Cascina cli S. Rossore, la ferme immense du grand -
duc, la ferme qui étonne par ce troupeau de deux cents
chameaux, aux ancêtres importés du temps des Croi-
sades.
PISE. i7-,
Ces forets de sapins sont pleines de sangliers, que les
braconniers, après les avoir tués, jettent dans l'Ai-no,
et repèchent, lorsque les bêtes sont hors des domaines
du grand-duc.
15.
SIENNE
Dans la montée de cette sorte de chemin de ronde,
qui fait le tour de Sienne, et dans lequel, des pans
restés debout d'un mur des anciennes fortifications,
descendent de grandes ombres aux dentelures bizarres,
d'où, obscurs et noyés en la pénombre, émergent dans
le soleil, des mulets à la pourpre éclatante de la cou-
verture, aux éclairs des plaques de cuivre, toutes cli-
quetantes ; — là, dans ce chemin, entre une colonne
en pleine lumière, à gauche, et à droite, la montagne
aux oliviers d'hiver vert-de-grisés, portant l'église San-
Dominico, soudain m'est apparue, une tannerie : un
coin de bâtisse à faire la joie de Decamps, un morceau
de paysage urbain, chauffé, recuit, calciné, rissolé,
avec des pétards de blanc d'argent, de vermillon, d'ou-
tremer, dans des ombres de bitume et de terre de
Sienne brûlée.
Un petit mur montant à la façon d'une rampe d'es-
176 L'ITALIE D'HIER.
calier : un petit mur blanc, ayant l'air de craie grattée,
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rayée, égratignée, et tout recouvert de peaux qui se-
SIENNE. 177
client, suspendues à des moitiés de cerceaux, des
peaux de toutes couleurs : des peaux couleur d'ama-
dou, couleur de feuilles séchées, couleur de lie de vin,
glacée de tons bleuâtres.
Au bas d'une terre, que l'égouttement de l'eau char-
gée de tan, a rendue toute rouge, un grand réservoir,
rempli d'une eau verdàtre, dii vert dense d'un marbre,
et dans cette eau, comme solide, les reflets du mur
blanc, de la terre rouge, des peaux multicolores, avec
au milieu de ces taches, arrêtées par de dures cernées,
des rayures de lapis, dans lesquelles se mire le bleu
inaltéré du ciel.
Contre le réservoir, s'élève un bâtiment à l'aspect
d'une ruine antique, un grand bâtiment de brique
tout rouge, où le plâtre qui le recouvrait, éclaté sous
l'action du soleil, n'a laissé que quelques esquilles
blanches : un bâtiment aux trois immenses baies
cintrées, sans portes, et où, à la place des portes,
sont encore suspendues de grandes peaux, qui ont
l'air d'animaux desséchés. Et au-dessus de ces trois
baies, dont le dessous est tout émeraudé par les jolies
nuances frigides de l'humidité, une terrasse, au haut
de laquelle, autour des pilastres, se contournent les
sarments desséchés d'une vigne, qui fait le toit de
l'édifice, en été.
Sur le bord du réservoir, était couchée sur le dos,
une mâtine en mal de chien, les quatre pattes en l'air,
178 L'ITALIE D'HIER.
les pattes inférieures toutes raides, les pattes supé-
rieures agitées d'un mouvement convulsif, montrant les
mamelles pressées de son ventre et le blanc de dessous
de sa gorge, dans sa peau rayée de tigre, la tête renver-
sée sur la margelle, et ne laissant voir qu'un bout de
nez noir, et l'enroulement d'une langue rose dans un
coin de gueule, à fleur d'eau, pendant qu'un mâtin
rayé de noir dans sa peau grise, comme la màtinc,
tournoyait, grondant autour d'elle.
Oh ! tout à fait un motif de Decamps, dans l'atmo-
sphère limpidement claire d'un jour d'hiver italien, et
dans un air chargé d'émanations acres, toniques,
astringentes.
Peintures du Pinturicchio au Dôme, d'une conserva-
tion miraculeuse, mais peintures moins libres, moins
nature, moins intimes, que ses peintures de Florence,
peintures plus soumises à un style de convenance et
d'élévation plus classique, présentant cette curiosité,
que les reliefs des choses dorées sont tels, que ce sont
de véritables boutons, de véritables mors de chevaux,
de véritables manches de poignards, sans que la per-
spective du tableau en soufi're.
Devant le Sodoma, de l'église de Saint-Dominique, de-
SIENNE. 179
vant le tableau de « l'Évanouissement de Catherine de
Sienne », me revenait l'histoire de cette sainte hysté-
rique.
Je me la rappelais à l'âge de six ans, dans cette
ancienne rue de la J'alle piatta, levant les yeux vers
cette église où j'étais entré, et voyant le Christ sur un
trône, à travers un voile d'or tenu par des séraphins, et
éprouvant une joie si puissante de cette vision, que
secouée dans son extase par son frère, elle s'écriait :
« Oh! si tu pouvais voir les belles choses que je vois,
tu ne me dérangerais pas ainsi ! » et la petite fille fon-
dait en larmes. C'est elle encore, qui devenue une fille
de Saint-Dominique, et demeurée sans instruction jus-
qu'à l'âge de trente ans, déclare que Jésus-Christ lui a
appris à écrire dans une extase, en celte curieuse
phrase : « Je commençai à écrire, comme en dormant y>.
C'est elle enfin, qui, à Pise, après un long agenouille-
ment les bras en croix, tombait par terre, comme fou-
droyée, et se relevait rayonnante d'une beauté surhu-
maine, portant sur le corps, les stigmates de Jésus-
Christ.
Ah ! l'incroyable extatique que cette Catherine de
Sienne, à laquelle auraient été donnés, pour ainsi dire,
des sens spirituels qui lui faisaient sentir une odeur
fétide chez les êlres, en état de péché mortel, et qui, en
ce temps des factions remplissant l'Italie de meurtres
et d'empoisonnements, à cette époque Ae^ pestes noires
180 L'ITALIE D'IHER.
faisant des rafles de 80000 individus, el poussant les
survivants aux jouissances brutalement hâtives, par-
lait aux multitudes accourues à sa voix « appelées
comme par des trompettes invisibles, » parlait de la
beauté des âmes, lavées du limon bourbeux du péché,
avec l'illumination artiste d'une voyante céleste, de-
venant la purificatrice des laides consciences de son
siècle, méritant le surnom de la Chasseresse mystiqjie
(les âmes.
Un régime de vie du reste tout propre à l'exaltation
de la mysticité, de i'érotomanie religieuse.
Trois années entières, où Catherine de Sienne ne
sortit de sa chambre que pour aller à l'église, trois
années où elle se renferma dans un silence si entier,
qu'elle ne parlait qu'à la confession, pour avouer ses
fautes. Le coucher sur une planche, où elle ne s'accor-
dait qu'une demi-heure de sommeil, tous les deux
jours. La privation de la viande depuis l'âge de quinze
ans, l'abandon du vin pendant les dernières dix-huit
années de sa vie, le retranchement même du pain : sa
nourriture, quelques feuilles de légumes et quelques
fruits; et encore ne faisait-elle que les mâcher et le^
rejeter après, ne se nourrissant que de leur suc. En
sorte que l'hostie de l'eucharistie était presque son
unique manger, et qu'elle ne se soulevait un peu de sa
faiblesse presque mortelle, qu'à ce repas spirituel de
tous les jours.
SIENNE. 181
Et dans ce corps fermé à toute jouissance, à toute
satisfaction matérielle, une seule sensualité était
demeurée, un goût passionné pour les fleurs, et sa
pauvre chambre de la Fullonïca était toujours odorante
de la senteur des lys et des violettes.
Or, dans celte chambre à la fois emplie de la suavité
des fleurs et de la tendre dilection de Dieu : Doux
Jésus! Jésus amour! Catherine se croit très sincèrement
l'épouse du Christ qui, un jour, a dit à son âme :
« Je célébrerai aujourd'hui avec toi, la joyeuse fête de
nos fiançailles, en t'unissant à moi par le puissant lien
de la foi ». Et en celte réalité humaine, donnée par
rimagination de l'extatique aux êtres qui ne sont pas,
donnée aux purs esprits, le diable devient un tour-
menteur en chair et en os de son intérieur, le diable
qu'elle appelle plaisamment Malalasca (vieille sacoche)
— et disant à propos des méchantes choses qui lui
arrivent : « N'ayez pas peur, c'est encore un tour de
Malatasca. »
C'est ainsi que cette femme du quatorzième siècle,
tout en travaillant à réconcilier les guelfes et les gibe-
lins, tout en s'eftbrçant à utiliser, au service d'une
croisade, l'humeur batailleuse des condottieri, passe
sa vie entière dans une vision béatifique, en cet état
que saint Donaventure décrit ainsi : « L'extase est une
élévation délicieuse de l'àmc, jusqu'à cette source de
divin amour, par laquelle elle se sépare de l'homme
16
im L'ITALIE D'HIER.
extérieur — et où la mémoire, l'intelligence, la volonté
sont englouties en Dieu. »
Dans sa réunion d'autographes, la bibliothèque de
Sienne possède quelques correspondances d'émigrées
françaises, provenant du chevalier de Sarto, attaché à
Mme Adélaïde de France. Il y a toute une correspon-
dance d'une Brissac, la fille du duc de Nivernois, toute
une correspondance d'une comtesse de Letourville, qui
avait établi une fabrique de chapeaux de paille à Flo-
rence, en 1800, et lui demandait de faire de la réclame
à sa petite industrie.
Mais de toutes les correspondances, écrites en langue
française, la plus intéressante est celle de la comtesse
Albany. Et je copie cette lettre de la comtesse, sur les
Siennoises et les Florentines de 1800.
« Je nai pas plus (Topinion des dames siennoises
que des florentines, qui sont très vulgaires, excepté la
Fabroni. qui est un peu moins ignorante que les
autres, parce qu^elle est avec son mari, qui est une vraie
bibliothèque ambulante. La Fabroni voit aussi des
étrangers, et le peii de gens à Florence qui savent lire.
D'après cela, vous jugerez qu'elle est mieux que les
autres. La Pallavicini est de sa société ; elle est de nou-
veau, je crois, brouillée avec Titomanni, quelle accuse
SIENNE. 183
(Vêtre froid — La Venturi est morte avant-hier soir, en
compagnie . Elle a voulu être exposée, deux jours, avant
que d'aller en terre. Son mari, je crois, a été bien aise
d'être délivré de cette femme, qui dans les derniers
mois de sa vie, a donné des assaiits terribles à son
avarice, car elle avait des fantaisies incroyables, jus-
que faire démeubler sa chambre pour la remeubler.
Elle avait cinq ou six lits de toutes les grandeurs —
Cicciaperci se porte mieux, sa goutte se dissipe. Sa
femme est terriblement ennuyeuse : elle me dessèche
avec ses discours sans nominatifs ni verbes, elle a la
fureur de parler — Ici, la première condition d'un
servage est de renoncer à toute occupation, pour se
donner à la belle insipide J'ai vu la Zendarari, qui
est engraissée, mais plus d'un côté que de Vautre; son
mari me paraît bien peu de chose — La Martiani de
Pise tourne la tête à toutes les femmes, elles veulent
toutes l'imiter, mais malheureusement elles n'ont
pas sa bourse —
La fureur est toujours ici, de jouer la comédie. On
doit jouer Oreste, la Pallavicini fera Clytemnestre,
la Fabroni, Electre, et Fabio, Oreste : ce qui est par-
faitement ridicule, car la Fabroni est grosse et grande,
et paraît plus la mère, que la Pallavicini. Les Floren-
tines, qui sont des buses, passent leur vie autour d'une
table de pharaon à gagner quelques pauls. Je n'ai
jamais vu des femmes plus insipides et plus igno-
184 L'ITALIE D'HIER.
rantes. elles ne savent pas même faire Vamour avec
passion — On a la manie des spectacles à Florence,
et les femmes ne sont bien que dans leurs loges. Elles
sont embarrassées en société, et ne savent que dire. >■
LE MUSÉE
Un musée contenant les plus curieux spécimens de
la peinture byzantine, et où le n" 8, un anonyme, est
plutôt un bas-relief coloré qu'un tableau , et où toutes
les formes sont saillantes, comme si le peintre, crai-
gnant de ne pas trouver un relief suffisant avec la cou-
leur, avait peint sur un léger modelage de mastic, collé
sur le panneau de bois.
Parmi ces tableaux des écoles archaïques, il en est
quelques-uns de très intéressants, en ce que chez eux
commence la lutte des ombres demi-leintées et reflé-
tées avec les ombres solidement noires, et où se ren-
contre, en même temps, la première origine de la cou-
leur fardée de certains maîtres plus modernes.
Oui, dans des innommés, dans des inconnus, ce sont
déjà ces préparations de chairs verdàtres qui, couvertes
de glacis roses, ne laissent que des ombres légères et
comme transpercées d'une pâle vie intérieure, douce-
ment maquillée, — et en étudiant ce petit torse vert-
pomme d'un enfant Jésus, on sent très bien qu'avec les
SIEiNNE. 185
atténuations savantes d'un pinceau plus exercé, plus
avancé dans l'art, ce torse mènera aux demi-teintes
glauques ou bleutées, et au coloris pastellé ton de
pêche, de Simon Memmi.
La rue à Sienne. — Vieilles femmes porteuses d'une
quenouille, et qui filent en marchant, les deux mains
au-dessus d'un gueux, dont l'anse entoure un de leurs
bras. — Etaux de bouchers, ayant sur leur seuil, pa-
reilles à des tapis déroulés, des peaux de bœufs encore
saignantes, d'où jaillissent de grandes cornes, et tout
autour de leur devanture, de petits agneaux, le ventre
rose béant, sous leur toison blanche. — Un écriteau
suspendu au milieu de la rue, ainsi qu'un réverbère,
sur lequel il y a imprimé :
LA TP.AVIATA
ossia
VIOLETTA
in tre alti
del signor cav. Giusep. Verdi
a ore olto e \H
Des processions de petits moinillons, à la démarche
grave, à la mine espiègle, sous de grands tricornes,
sous de longs manteaux, que dépasse la bande d'une
soutane violette, et des souliers carrés à boucles. —
Des portes de maisons garnies de clous, comme les
semelles des souliers de la rue Guérin-Boisseau, et au-
IG.
186 L'ITALIE D'HIER.
dessus desquelles est un petit tabernacle, surmonté
d'un lanternon et de pots de faïences peintes, contenant
des bouquets fanés. — Un garçonnet en tablier, portant
sur l'épaule une planche, où il y a sept miches de pains
à cuire. — Des chapeaux de paille, attachés extérieure-
ment au premier étage d'une maison, des. chapeaux de
paille tout semblables aux chapeaux de paille dont
Daumier coific ses pères de famille, dans leurs parties
do natation. — Des fenêtres, où au bout d'un bâton,
sont suspendus de petits drapeaux blancs. — Des
hommes bronzés, dans des houppelandes vert de bou-
teille, au-dessous desquelles passent des bas blancs et
des souliers jaunes. — Des boutiques, à la façade toute
enguirlandée de fiaschi, dans leur treillis de paille.
— Une boutique de barbier, en dehors de laquelle,
sont exposés sur des portoirs, deux bustes de femmes
en carton peint. — Une boutique pleine de poupées
roses et bleues, au-dessus de laquelle une énorme mo-
laire, aux trois racines saignantes, une enseigne de
dentiste, se balance sous une couronne. — Une librairie
qui annonce comme nouveauté :
Discorsi parrochiali
Brevi e famigliari
ciel dottor Natale Vincenzo Omhoni
— Une apothicairerie, où deux garçons coupent de la
pâte de jujube, avec des mains sales, comme des pieds
qui n'ont jamais été lavés. — De terribles chiennes de
SIENNE. 187
boucher, zébrées, tigrées, aux mamelles balayant le
sol. — Une cheminée, où sont peintes à fresque, deux
colombes portant une branche d'olivier. — De longs et
maigres ecclésiastiques, dans de grands manteaux
bleus, à collet de peluche noire remonté jusqu'au nez,
un coude saillant dans l'étoffe en avant de la poitrine,
et qui ressemblent à de cauteleuses
silhouettes de Basile. — Une ouverture
béante, dans laquelle sont entassés
des fagots, et au-dessus de laquelle
se lit : « Forno délie campane. » —
Dans la retraite d'un mur lépreux,
de maigres haridelles, réunies comme
pour relai, dans la cour d'une posrt(/a,
et un postillon, à la veste écarlate,
qui enfourche une de ces rosses, avec
ses grandes bottes, sous une madone
au cierge allumé.
Et une place entourée d'arcades, pa-
vée de briques, une place qui a la
forme et le creux d'une coquille, au fond de laquelle
est un palais rouge, surmonté d'une tour blanche, dont
le cadran de l'horloge est entouré d'amours peints,
.supportant les armes de la Toscane.
Au milieu de la place sont exposés en vente : un
paravent à la grossière imagerie trouée en plusieurs
endroits, un cabriolet de voiture, un tableau sans cadre,
188 L'ITALIE D'HIER.
une sordide malle de prélat en maroquin rouge, gau-
frée d'or, deux ou trois bulTets aux serrures disloquées,
huit ou dix chaises de paille, au dos desquelles sont
pendus des chapelets de gros oignons, et là dedans,
dos femmes, le visage entoilé de linge blanc, qui, la
tète en arrière, le ventre en avant, font de sa saillie,
une espèce d'éventaire pour les coqs aux crêtes rouges,
qu'elles tiennent contre elles : ces femmes mêlées à
des hommes, habillés de couleurs passées, déteintes,
rouillées, et portant, sur une hanche, des bassines de
casfagnaccio.
Au fond de la place, un tableau des numéros de la
loterie, sortis la dernière fois (68 — 79 — 50 — 24 —
50) : un tableau, dans un cadre jaune, en bas duquel
sont deux cornes d'abondance, d'où sortent des pièces
d'or et d'argent.
Et encore des rues en échelle, qui semblent des rues,
grimpées les unes sur les autres, faisant comme trois
étages de maisons superposées, et où la montée des
jupes de femmes qui hanchent, de temps en temps, a
de longs repos; et des rues en précipice, où l'on voit,
comme à vol d'oiseau, de brunâtres toits de tuile, d'où
montent des fumées bleues, et des profils lointains
d'églises, et des perspectives de façades de briques,
tachées d'immondices suintantes, et le long desquels
filent, comme des flèches de fer blanc, les petits seaux^
descendant du haut des maisons dans les puits.
VITERBE
Dans la rue qui passe sous les fenêtres de la salle à
manger de l'hôlel, un ouragan d'aboiements, dans
lequel marche un homme, ayant à la main un bâton,
de la grosseur de ceux dont s'arment les gorilles, et
qui se retourne de temps en temps, et fait face à tous
les chiens de la rue et des rues voisines, chiens de
toute taille et de toute espèce, dogues et roquets, les
narines rageusement flairantes, et la gueule dévoratrice.
« Qu'est-ce donc cet homme? dis-je au garçon d'hôtel.
— Sigiiore, c'est le bourreau des chiens! »
Le café, en Italie, est un endroit public, où l'on ne
consomme rien.
ROME'
Selon le dicton populaire, il existerait à Rome, en
ces années, trois Papes : — le Pape blanc, Pie IX: —
le Pape rouge, le cardinal Antonelli; — le Pape noir,
le général des Jésuites.
UXt; JOURNEE DE RECONNAISSANCE DANS ROME
La Basilique Julia. A sa place, quelques rares dalles
carrées, mangées par l'herbe, et sur celles de ces dalles,
qui ne sont pas aujourd'hui les tables du Marché aux
poissons juif, un écroulement de morceaux de corni-
ches et de colonnes tronçonnées, montrant en leurs
1 . Le morceau sur Rome, je l'avoue, a été bien appauvri par
toute la documentation que j'ai tiré de nos notes du carnet, pour
la composition de Madame Gervaisais.
192 L'ITALIE DIIIEK.
cassures, le veinage vert du cipolin ou le veinage san-
guin du porphyre, et des fragments de piédestaux et de
chapiteaux redeveaus frustes : des pierres sculptées
qui ne sont plus que des pierres, et chez lesquelli's
le temps a effacé le travail de la main de Thomme :
pierres toutes semblahles à un tas de pavés sur le
chemin, et qui dévalent au milieu, dans la conduite
éventrée d'un petit aqueduc souterrain, où dans une
eau tristement murmurante, ces pierres amoureuse-
ment ciselées, s'arrondissent et se polissent, comme
les galets de la mer.
Le Temple de la Mlnerve Chakidica, aux trois co-
lonnes encore debout, exfoliées ainsi que des troncs de
platanes à l'automne, et sillonnées de haut en bas
comme d'un coup de foudre, portant à faux le grand
entablement, qui semble trembler sous le poids des
corbeaux qui s'y posent.
La a Voie sacrée ». De la boue jusqu'aux chevilles,
et des sarcophages striés aux tètes de lions, disparais-
sant dans un tas de trognons de broccoli.
Le Campo Vaccino ou le Forum Romamm. — Sur la
litière dorée du maïs, des bœufs gris aux longues
cornes, mâchonnant inquiets, une corne attachée à de
lourds chariots, au milieu de poules que les femmes
chassent à coups de pierre. — C'est ainsi que le Forum
Romaxum, comme le faisait remarquer, il y a plus
d'un siècle, le Champenois Groslcy, est revenu préci-
ROME.
195
-sèment à l'état où Énée le trouva, en arrivant chez
Évandre.
Passimque armenta videhant
Romanoque Foro et laulis mugire Carinis.
Le « Palais des Césars »■ la domus aurea de Néron.
— Des arcades de briques rouges, sur lesquelles sont
poussés de petits arbres; des voûtes aux cloisons de
méchant bois, fermées par des loquets, et qui sont des
hangars, des étables, des poulaillers, avec devant un
terrain d'immondices, sur lequel se trouvent à cul, cin-
quante charrettes.
L'Arc de Titus, à la masse branlante étayée, et dont les
jambes des chevaux du char de triomphe sont fauchées,
et dont les têtes des porteurs du chandelier à sept bran-
ches ont roulé à terre, et dont les Renommées, un pied
sur la boule du monde, apparaissent sur le ciel, en
leurs formes amenuisées, comme si elles avaient été
limées par l'air et le vent de dix-huit siècles.
Au delà de l'Arc de Titus, le grandiose pavé des
triomphateurs, ravaudé avec de la pierraille.
La FoNTAL\E DES GLADIATEURS, Mettt sudttîis, jadis toute
revêtue de marbre, maintenant plus qu'une motte de
vieux moellons.
L'arc de Cgnstantix, ses colonnes de jaune antique
déjetées, mal contenues dans des corsets de fer comme
pour les bossues, et les Victoires amputées de ce bras,
17
194 L'ITALIE D'HIER.
qui inscrivait la gloire des vainqueurs, sur des bou-
cliers d'airain.
Le CoLisÉE. Comme une ronde de danse, tout à coup
violemment rompue, et avec un côté des danseurs tombe
sur le dos, — tout un côté du Colisce roulé à terre.
Le TEMPLE DE Vénus, cc tcmplc autrefois couvert de
bronze, à la voûte dorée, a maintenant ses colonnes
penchées sur l'abîme des ravines creusées autour de
ses fondations, et sous sa grande niche, où se dressait
Vénus, aujourd'hui fendue d'un bout à l'autre, — un
homme a mis culotte bas.
La BASILIQUE DE CONSTANTIN u'ayaut plus de ses voûtes
écroulées que trois gigantesques arceaux, tendus comme
des mains, qui chercheraient à se retrouver dans le vide
du ciel, entrant par les grandes trouées de ce monu-
ment sans dessus, et où, quelques oves ou denticules,
dans des restes de coins de plafond, disent un monu-
ment écorché, ainsi que le fut le satyre Marsyas, et
• dont il ne reste, que la monstrueuse et grossière arma-
ture de briques.
De l'Arc de Titus à l'Arc du Capitole, une rangée de
petits arbres malingres, entourés de fagots.
Le Temple de Romulus et de Rémus, dont les vieilles
portes de bronze sont raccommodées avec de la fer-
raille moderne, et où, sur les colonnes de marbre rouge,
se voient des lambeaux d'affiches, portant Offizio délia
Gloriosa Virgme.
ROME. 195
Le Temple d'Antonin, le temple dédié au divo Anto-
nino et à la divœ Faustinœ, où une énorme touffe de
plante parasite mange la dernière syllabe du nom de
l'Impératrice, et où, à ce qui reste du temple, sèchent
attachés à des ficelles, les bas gris et les chemises de
toile jaune d'une romaine de la Salara Vecchia.
La coLoiNNE DE Phocas drcssaut en l'air un chapiteau,
découronné de sa statue de bronze doré.
L'Arc de Septime Sévère, l'arc de triomphe élevé à
l'occasion de ses \ictoires sur les Parthes, et où se voit
la représentation du bélier, de la machine de guerre
de l'antiquité, — cet arc aux sculptures, comme rabo-
tées sur toutes ses arêtes, et ayant dans son marbre
pentélique, des trous où les hirondelles font leurs
nids.
La substruction du Tahularium portant le bâtiment
jaune aux persiennes grises, du nouveau Capitule.
Le Forum Trajanum, avec sa colonne de vingt pieds,
au milieu de trente-neuf autres, réduites à des dix
pieds, à des cinq pieds, à des deux pieds, et qui font
l'effet des troncs d'une forêt abattue.
Le Temple de Proserpuse, devenu une église, qui
semble un dépôt de brancards pour porter les morts.
Et partout, sous la maigre verdure de l'herbe, la
pierre et le marbre, reperçant, sourcillant, si on peut
le dire, comme un soulèvement hors la terre, de con-
structions enterrées.
1% L'ITALIE L'UIER.
La beauté des traits de la femme du peuple, à Rome,
a quelque chose de la beauté, qui se voit sur la figure
des mortes. 11 y a chez elle, en dehors de la vie brû-
lante des yeux, une curieuse immobilité dans le faciès,
et leurs ondulants et lents mouvements sont endormis
et somnambuliques, avec le côté un peu effrayant de
l'automatisme des figures de cire.
Oui, elles portent sur elles, et dans leurs traits, —
les belles Romaines du peuple, — ïinanimation d'une
tristesse fataliste, qui serait une sorte d'atavisme de
l'ancienne gravité étrusque.
SAINT-PIERRE
Derrière moi, une petite porte à la massive et volante
portière en marbre rouge, au-dessus de laquelle, un
squelette en bronze doré, élève en l'air un sablier, sa
tête de mort voilée, masquée par un pli de pierre de Ja
portière, — les os desséchés de ses pieds, fuyant dans
l'ombre du dessous de la porte.
Devant moi, à droite, dans la pénombre grisâtre et
froide de la partie de Saint-Pierre, non éclairée à cette
heure, une perspective de pilastres, semblables les uns
aux autres, et dont le premier, aux encadrements de
marbre blanc sur un fond de marbre violet, montre, en
haut et en bas, une colombe portant un rameau, et
ROME.
197
au milieu, un buste de pape se détachant sur du
marbre jaune, dans un cadre soutenu par de muscu-
leux amours jordanesques en ronde bosse, et au-dessus
et au-dessous, un autre médaillon représentant la tiare
17.
198 L'ITALIE D'HIER.
pontificale sur deux clefs : ces marbres jaunâtres, rou-
gcàtres , violacés ,
ayant des éclairs de
poteries vernissées,
au milieu desquels
le marbre blanc des
anges charnus, étale,
en la grandeur et
l'ampleur de ces pe-
tits corps, les gras
luisants des porce-
laines pâle tendre.
Et des pilastres,
l'ai'il monte à ces Ver-
tus assises sur l'arc
des voûtes, les pieds
dans le vide, et de là
au baldaquin , por-
tant en haut de ses
quatre arbres de
bronze sombre, les
quatre anges et la
console soutenant la
boule du monde, où
pose la Croix, et au-
dessus du baldaquin,
en le brouillard azuré, que met dans la coupole par
ROME. 199
les quatre grandes fenêtres, le bleu lumineux du ciel,
se lit écrit en lettres noires, comme sur un ruban
d'or : Tu es Petruset super hanc petram œdificabo
'200 L'ITALIE D'HIER.
Au-dessous, clans le rayon de la fenêtre ensoleillée, la
main de bronze vert, d'une statue, à la chape dorée,
donnant la bénédiction, et tout au fond, coupé par une
colonne de bronze du baldaquin, la colombe symboli-
que apparaissant sur un transparent jaune, ainsi que
sur une topaze brûlée translucide.
Et devant moi, à gauche, en pleine lumière, Saint-
Pierre, sous son dais de velours rouge : — la noire statue,
au pouce usé par les baisers du monde entier, — puis,
comme de l'autre côté, les riches pilastres aux feuilles
d'acanthe, et les hauts arceaux, en dehors desquels se
penchent les Vertus, et sous ces arceaux, le dessous des
voûtes, toutes décorées d'ccussons, d'armoiries, de
cénotaphes, peints en marbres de couleur, et parmi
lesquels, la lumière blanche qui tombe de la coupole,
en descendant dans la basilique, se teint et se colore
des reflets de ces marbres, et devient une lumière
miroitante de lueurs de pierres précieuses.
Au bas de la colline de la Trinité du Mont, dans celte
rue qui va du Collège de la Propagande à la Via délia
Chiavica ciel Bufalo, et qui s'appelle la Via di 8. Andréa
délie Frate, en face d'un spaccio di vini di ottinia qua-
lità, et de Domenico Martucci, cappellajo, qui a pendu,
au-dessus de sa boutique, deux chapeaux en bois rouge
de cardinaux, dans cette rue aux maisons de plâtre gris,
ROME. 201
aux fenêtres garnies, derrière leurs persiennes mangées
par la pluie, de rideaux blancs tout jaunes, dans cette
rue qui a le caractère de la ruelle d'une \ille de
nos provinces, où les voitures ne passent pas, au n° 24,
est la maison que nous habitons.
La maison, dont la descriplion présente l'intérêt d'un
croquis d'une maison bourgeoise de Rome, en 185(),
a un puits au fond de la cour, où tous les seaux de la
maison descendent et remontent, à toute minute, en
grinçant.
Et c'est une antichambre, où est déposé le bois à
brûler, avec dessus la canne-tube qui sert à souffler le
feu.
Un salon au papier couleur jaune serin, semé de
rosaces violettes, avec un pavage de carreaux blancs,
sur lequel est jeté un tapis à l'échiquier noir et rouge.
Au plafond, qu'une poutre divise en deux, des panneaux
jaunes, où courent des guirlandes de volubilis, au
milieu desquelles apparaissent des têtes barbues, cou-
ronnées d'hippogrilVes , dans des arabesques pom-
péiennes. Au centre, un guéridon au tapis vert, sur-
monté d'une lampe haute comme la colonne Vendôme,
entourée d'échantillons de marbre de Sicile. Trois fau-
teuils carrés et massifs, recouverts de diimas rouge,
complètent le mobilier, avec une console en bois rougi,
aux pieds tout droits, portant un service à thé en faïence
anglaise, aux paysages bleus. J'oubliais sur la cheminée.
202 L'ITALIE D'HIER.
que décore une glace se terminant en un fronton de
Temple grec, trois énormes coquillages, appelés vulgai-
rement pucelages.
Aux murs, clans des cadres en bois imitant toujours
l'acajou, des aquatintes hideuses, représentant des
scènes du roman de Manzoni, intitulé : i phomessî
SPOSI.
Et des chambres, aux lits de fer ayant à leur chevet
de petites Saintes-Vierges, aux commodes en noyer, aux
chaises en paille garnies de coussins en perse, aux cari-
catures politiques de Pinelli, portant la date de 1830.
Pie IX, sous son air bonhomme, a l'esprit parfois
finement méchant. Au sortir d'une séance avec son
ministre Rossi, on l'entendit dire : « Je sors du cours
du professeur... il vient de me faire une conférence
sur le possible et V impossible . »
VILLA PAMPHILE
La villa : l'apparence d'un coffret de Benvenuto Cel-
lini, en argent bruni, avec au-dessus de son toit, dans
le bleu du ciel, de petites statues blanches qui ont l'air
de sentinelles de l'Olympe, au milieu d'arbres noirs
penchés sur des eaux d'indigo, et dans l'entour de
ROME. 205
gazons, tout blancs du flcurissement des marguerites.
Et des coins comme celui-ci. Sous des pins-parasols,
sous ces baliveaux joliment violacés de soixante pieds,
204 L'ITALIE D'UIER.
et dans leurs ombres remuantes sur les terrains, un
morceau de vieille terrasse, aux balustres ventrus, sur-
montée de vases cannelés, portant des aloès à la verdure
bleuâtre, et où, de distance en distance, entre les pilas-
tres, un œil-de-bœuf est presque masqué par de grands
camélias en fleurs. Au centre, une petite fontaine,
décorée d'un Amour, porté sur un pavois de marbre
blanc, par quatre launins, parmi un semis de fleurs
de lys en bronze, plaqué sur la muraille : petite fontaine
entourée d'une petite pelouse, où s'élèvent des pots
bleus, garnis de plantes grasses, et bordée d'entrelacs
de violettes embaumantes, dont les dessins sont pareils
aux dents d'une broderie verte sur le sable jaune.
Je me rappelais ces tigres antiques du Musée de Flo-
rence, je me rappelais leur puissante râblure, l'élance-
ment de leurs muscles, le flottement de leur peau élas-
tique sur les os, leurs bâillements d'ennui du désert,
enfin cettereprésentalion en bronze, si réussie, si exacte,
si nature. Mais ces animaux de Florence, qu'est ce
auprès de cette panthère du Vatican en marbre, le corps
tout aplati, la tête dressée rugissante, et tous les muscles,
traités en cette matière dure, à la façon de l'ébauche
d'une terre glaise, et cependant ayant une nervosité,
une force, une colère dépassant les plus forts animaliers,
— et encore cet aigle-phénix, les ailes étendues, les
ROME. '205
deux serres sur un brasier, dont les flammes lui lèchent
le ventre, l'œil à la fois douloureux et férocisé, le bec
cntr'ouvert, et la langue battant furieusement l'inté-
rieur de ce bec.
Est-ce surprenant que ce bel et original art de l'ani-
malité, n'ait point été remis en honneur à la Renais-
sance, au dix-septième siècle, au dix-huitième siècle,
et qu'il a fallu attendre, pour assister à sa résurrection,
l'ébauchoir et le ciseau de Barye, en ces dernières
années.
Il est à Rome une société protectrice qui manque à
Paris : la Société en faveur des femmes en péril, des
pericolanti.
Une femme est-elle menacée dans sa vertu? elle va
trouver un membre de cette pudique société, et lui dit :
« Je n'ai pas de pain... un signore m'oflVe deux écus
pour coucher avec moi.... Me voici forcée de le faire....
Donnez-moi trois écus, je n'irai pas. »
Le membre de la société lui demande une preuve. La
femme apporte une lettre, un billet. Et les trois écus
donnés, la plupart du temps, la femme va toucher les
deux autres.
Dans une audience, accordée à notre ami et compa-
18
20G L'ITALIE D'HIER.
gnon de voyage Louis Passy, le cardinal Antonelli lui
racontait cette anecdote de jeunesse :
Un jour qu'il se promenait, badaudant dans le Vati-
can, il se trouva en face la porte de la salle des Archi-
ves, qui par hasard était enir'ouverte. Il entre. L'archi-
viste de lui faire mille amabilités, et lui de tourner, de
virer à droite à gauche, de regarder partout. Le lende-
main, il avait une audience de Grégoire XYl, et le voilà
qui se met à dire :
— Saint-Père, les carreaux de vos Archives sont en
bien mauvais état.
— Vous êtes entré aux Archives ?
— Oui, Saint-Père, la porte était ouverte!
— Mais vous ne savez donc pas que vous êtes excom-
munié?
— Mon Dieu!
— Allons, ne vous troublez pas... Je vous donne pour
pénitence, de remettre tous les carreaux qui manquent. »
Dans les armoires de la bibliothèque du Vatican, une
petite curiosité, une poupée antique, ou plutôt l'arma-
ture, le squelette en bois de la poupée. Une toute petite
tète, un long torse qui va des épaules au bassin en
s'élargissant, avec une indication du nombril, deux
longs bras figurés par des petits bâtons, deux très lon-
gues jambes, au haut desquelles, il y a une échancrureà
ROME.
207
la place des os iliaques, et au bout, une ébauche de la
forme du pied. A l'emmanchement de chaque bras, pour
le mouvement et la gesticulation, une vis, à tête sail-
lante, une vis, qui se retrouve à l'emmanchement des
deux cuisses. L'amusant et sug-
gestif bibelot pour l'imagination! (_ ]
DIMANCHK DES RAMEAUX
Pendant que tous, dans Saint-
Pierre, sont debout, les saints
rameaux à la main, présentés
comme les soldats portent les
armes, trois hommes s'approchent
de l'Évangile ouvert, et j'entends
dire autour de moi :
« Voyez, celui qui a des lunettes,
c'est la la'illc, — il chante le
texte.... Le grand, c'est la basse-
taille, qui fait Jésus-Christ.... Le
petit, la hau/e-contre, qui est comme bossu, et qu'on
appelle la servante... celui-là fait les philistins, les
gentils.... Quant au chœur des juifs, quant à la
tourbe.., ce sont ceux qui sont là-bas, derrière le gril-
lage doré... oui, oui, ils ne sont plus que deux...
208 L'ITALIE D'HIER.
mainlenant, vous savez, il y a la peine de l'excommu-
nication....
Et commence alors, cet admirable et douloureux
opéra de la Passion de Jésus-Christ : — le drame
lyrique le plus émouvant de tous ceux qui ont été
représentés sur aucun théâtre du monde, — joué,
dramatisé, chanté par ces cinq voix.
La voix de la taille disant le solennel récitatif.
La voix du Christ : une voix comme roulant d'écho
en écho, dans le lointain des montagnes ; un chant
large et balancé, ayant quelque chose du bercement
triste d'un enfant malade; des notes au plaintif plane-
ment au-dessus de la terre ; une mélodie trémolante.
où les dernières syllabes de mots de douleur, longtemps
suspendues sur les lèvres du chanteur, s'exhalent dans
de murmurants soupirs ; des vocalises angoisseuses, où
se traduit l'humaine défaillance d'un Dieu.
La voix du gentil, du pharisien, la voix de la haute-
contre : une voix caricaturale, un fausset supra-aigu,
un organe muant comiquement, un chant de coq fêlé.
— et que la large voix du Christ enterre sous sa basse
profonde.
Et les voix de la foule juive, les voix de la tourbe,
rendues par les voix colères, les voix assassines des
castrats'.
1. Ici je donne le premier travail du dimanche des Rameaux,
ROME. 201)
La semaine qui précède Pâques, dans les Ihéàlres de
Rome, le curé de la paroisse vient faire la lista délie
anime, le recensement des âmes.
11 entre pendant une répétition, pour coucher sur
son livre les futures communiantes et les futurs com-
muniants, parmi lesquels ne seront oubliés ni le souf-
fleur, ni l'allumeur de quïnquels : cela au milieu du
tourbillonnement des danseuses, qui se précipitent
pour lui embrasser la main, en l'appelant tendrement :
Padre ciirato. El lui de dire : « Ne vous dérangez
pas », et de dresser sa « liste des âmes », tout en
assistant au pas voluptueux d'un ballet.
Au-dessous d'une statue de femme de marbre blanc,
le cœur entouré de rawns d'or, au-dessous d'unécusson
portant le nom de Juliana Falconieri, à l'heure de cinq
heures, où dans la demi-nuit crépusculaire descendue
dans Saint-Pierre, se détache le Christ voilé de crêpe,
sur un trùne élevé de quatre marches, siège enveloppé
de son manteau, le grand Pénitencier, auquel le pape
a donné droit d'absolution pour les cas réservés, pour
les crimes, pour le sang versé.
Et un jour, et à cette heure de la Semaine Sainte,
de Madame Gervaisais, ne voulant donner que ce morceau parmi tous
les morceaux employés dans ce roman, et qui font la pauvreté de
cette description de Rome.
18.
210 L'ITALIE D'HIER.
Hébert, le peintre, a vu un Calabrais, porteur d'un
fusil, déposer ce fusil au pied du trône, entrer sous
le vaste manteau du grand pénitencier. Là-dessous,
pendant une demi-heure, des sanglots étouffés, secouant
le pan du manteau, sous lequel l'homme était caché,
comme des vagues faites au théâtre par des sauteries
d'hommes.
Puis l'assassin sorli absous, alla attacher son fusil
homicide à la chapelle de la Vierge.
Nous étions le Vendredi-Saint. Je me promenais dans
le Ghetto, à la porte seulement entrebâillée. C'étaient
des rues sans peuple, des carrefours sans passants, où,
çà et là, un tas de fumier de chiffons, un pêle-mêle de
débris de toutes choses, un je ne sais quoi indevinable,
d'où sortaient des savates et des peignes édentés de
femmes, montait contre une maison, ou barrait une
ruelle de son amoncellement.
Les boutiques, aux serrures énormes et barbares,
aux triples cadenassements forgés par le moyen âge.
étaient à demi fermées, et comme en défiance.
Et tout le bruit vivant du Ghetto, ce jour-là, était
dans la Via Rcginelln, le bruit de l'eau qui tombait,
au-dessous d'un chandelier à sept branches, de la pla-
que d'une petite fontaine de marbre.
Cependant, à mesure que j'allais, le silence me sem-
ROME. 211
blait chuchoter, je percevais un murmure de voix,
tapi derrière ces boutiques, aux volets desquelles étaient
accrochées des soies de vieux parapluies, en paquets.
Des lueurs, par instants, couraient à travers les té-
nèbres rousses de ces arrière-fonds entrevus; et com-
mençaient à se dessiner vaguement des apparences de
rayons, ployant sous des étoffes déteintes, et des fu-
mées de cuisines hâtives, bouillant dans des poteries
égueulées.
Peu à peu, mes yeux s'habituant à voir dans l'obscu-
rité, j'apercevais de vieilles femmes, bossuées, ramas-
sées, aplaties, comme si le Temps pesait sur leurs
épaules, de vieilles femmes au profil de vieilles chèvres,
sous un serre-tête noir, tripotant, de leurs sèches pha-
langes, de la friperie au faux clinquant; j'apercevais
des hommes, dans la pourriture des choses qui les
entourait, épluchant des papiers peints, arrachés à de
vieux murs.
Louis Passy, qui voulait bien être le comptable de
notre ménage à trois, le jour du dimanche des Ra-
meaux, se trompait, et donnait au garçon de chez
Lèpre, une pièce d'or, au lieu d'une pièce de vingt
sous.
Le lendemain, il demandait au garçon, s'il n'avait
pas trouvé, en faisant son compte, une pièce de vingt
212 L'ITALIE D'UIER.
francs de trop, dans l'argent qu'il avait dû recevoir.
« C'est possible, et je le croirais même..., mais je veux
revoir mon compte », répondait le garçon.
Deux ou trois jours après, nouvelle interrogation de
Passy, et réponse beaucoup moins affirmative du gar-
çon, prétextant que l'aflluence des dîneurs, pendant la
Semaine-Sainte, Fempèclie de vérifier son compte, mais
qu'après Pâques....
Enfin, nous redînons le lendemain de Pâques, chez
Lèpre. A une nouvelle demande de Louis Passy, une
réponse presque insolente du garçon, disant qu'il ne
sait vraiment pas, ce que ce monsieur français veut
dire avec sa pièce de vingt francs.
« Oui, je comprends, — fait mon frère — il a reçu
hier l'absolution de son vol. »
VILLA BORGHESE
Des cyprès centenaires, avec les mille fusées de leurs
branchettes montant en l'air, couchées l'une contre
l'autre, sur le vieux cœur de l'arbre, d'où jaillissent des
lézards, qui filent comme les éclairs verts d'une lu-
mière électrique; des leccio des chênes verts, à la
lumière grésillante sur leur feuillage grêle et serré, et
comme piqué, à coups d'épingle, de lapis par le bleu
translucide du ciel, des leccio aux troncs trapus, ra-
I
ROME. 215
massés, épatés sur le sol. et où, à travers leur colou-
nade tourmentée et pressée, une bande de gazon, vert
comme du velours, semble attendre la sieste d'une
bacchante.
Et dans des prés, où des vaches noires au museau
blanc, couchées sur l'herbe, la queue repliée, leur
grande ombre devant elle, ruminent dans leur éternelle
pose de sphinx, ici, les gradins ruinés d'un petit cirque,
là, des eaux noirâtres dans une blanche cuve de marbre
blanc, plus loin un tombeau antique, sur lequel se
penche un rosier aux roses effeuillées, et partout sur le
sable roussàtre. l'ombre passante, à tout moment, des
corbeaux volant.
Une verdure dense, que ni le vent, ni la brise ne
remuent, ne font bouger, et un paysage auquel une cei'-
taine immobilité du décor, avec son immuable soleil,
qui semble arrêté et fixé par un Josué, donne une tris-
tesse intraduisible.
Ces NOCES ALDOBR.vNDLNEs, la plus étonnantc révélation
de la peinture antique, la plus savante et la plus heu-
reuse exposition des altitudes de la femme, et où Pru-
dhon a puisé l'inspiration de la grâce de ses tableaux.
Et voici d'après un texte latin, imprimé au bas de
deux planches gravées*, la description de ces Noces
1. Ces deux planches, gravées avec quelques changements dans
214 L'ITALIE D'HIER.
Aldobrandines, donnant la mise en scène du mariage
antique.
La nouvelle mariée est assise sur le lit conjugal.
Dévoilée de son flammeum, mais le corps tout entier,
par pudeur, recouvert d'une draperie blanchâtre. Les
yeux baissés elle se désole et pleure sur la virginité
qu'elle va perdre. Sous ses pieds est posé, comme
d'habitude, un escabeau d'or, et resplendit aussi l'or
des montants du lit nuptial.
Une pronuba (sorte de demoiselle d'honneur), cou-
ronnée du myrlhe de Vénus, embrasse la jeune épou-
sée, et avec de caressantes paroles, la persuade de
ne plus pleurer, de ne pas craindre l'approche de
l'homme.
Le marié, couronné de lierre, la plante symbolique du
le texte explicatif, ont été publiées à Rome : la plus grande planche
d'un format in-folio, sous le titre général : Agli Amaigri delle
UELLE ARTE ET DELLA ANTicHiTA. Elle porte dans la marge : Fran-
ccsco Smiglicii'ieg Pit. Polaco disegno — Marco Carloni Romano
dipense e incise. L'adresse c'est : Pressa Ludovico Mirri, viercanlo
di Quadri inconlro al palazto Bernini a Roma. La plus petite
planche, d'un format in-quarto, fait partie d'un volume, qui a
pour titre : Pictcr.e amiquj: cRVPrARuii romanarum, Romœ, 1791, apud
Lazarinos.
' La légende de ces deux répétitions de la peinture conservée
dans une chambre du Vatican est : « Image d'une antique peintuir
représentant la nouvelle mariée, extraite, il y a à peu près cent a^^.
des ruines d'un jardin, sur le mont Esquilin ».
La date exacte de la découverte de cette peinture serait
l'année 1609. Elle a été achetée par Pie VII au cardinal Aldobran-
dini, lOOOOscudi,
ROME. 215
mariage, est étendu tout nu, sur le pied du lit, aiten-
o: ^ n
fAky
r .^*v
.Cl
M f \ f-y
dant l'épousée, comme dans le chant nuptial de Catulle
'210 L'ITALIE D'UIER.
Aspice intus ut accubans.
Vacquariola (la porteuse d'eau) verse l'eau froide
d'un vase dans l'eau chaude d'un bassin pour l'attiédir,
afin qu'avant le coucher de la mariée elle se présente
nette et pure aux caresses de son mari.
Une seconde pronuba, appuyée à un stèle, dans la
main gauche une soucoupe, dans la main droite une
burette d'huile ou d'onguent, prépare le liniment dont
elle s'apprête à oindre la vierge, d'après les rites de
Junon, la déesse aux onctions. A son cou pend un collier
aux pendeloques d'or, et des bracelets entourent ses
bras.
Une servante apporte la tablette, où sont consignés]
les articles du contrat.
Une poétesse, un diadème sur la tête, chante sur
Lyre un épithalame.
Une joueuse de cythare, couronnée de grelots, dan-
sa tunique traînante à longues manches, touche le-
cordes de son instrument, en esquissant un pas de
danse.
Puis maintenant, voilà ces Noces Aluobrandines d'après
le crépi oiiginal, exposé dans une chambre du Vatican.
Voilà la nouvelle mariée dans son bel et rigide enve-
KO. ME. 217
loppenient blanc, sur le lit aux coussins vcris, où flotte
jetée dessus une draperie jaune.
Voilà l'époux, le torse nn peu soulevé et appuyé sur
une main jeté derrière lui, au rebord du lit, dans
une molle pose d'attente, une draperie violette, jetée
entre ses jambes, sur la nudité du bas de son corps.
Voilà Vacquariola, avec l'ondoyant serpentement de
son dos, sous la tunique tombée d'une de ses épaules,
une bandelette rouge dans ses cheveux.
Voilà la pronuba, préparant le Uniment, dans cette
pose penchée sur le stèle qui hanche si joliment; la
pronuba à l'élégant torse nu. contre lequel a coulé et
s'est arrêtée au ventre, une draperie vert d'eau.
Voilà la chanteuse d'épithalamc, au diadème de blés,
comme mouvants et balancés par le vent, au voluptueux
charme de cette main au bout d'un bras nu, replie sur
nn sein, sous la palla mauve, qui l'enveloppe jusqu'aux
pieds.
Voilà la cythariste, en le coquet renversement de son
corps en arrière, dans sa tunique blanche, à la ceinture
rouge.
Au fond les trois attitudes de femmes, affectionnées
par l'art antique, les trois attitudes réunissant le mieux
le balancement et la pondération rythmique des mou-
vements féminins, les trois attitudes revenant le plus
souvent sur les sarcophages, et qui sont : 1° La femme
vue de dos de trois quarts, la tête, au profil perdu,
19
218
L'ITALIE D'HIER.
tournée à droite, et les jambes y allant comme entraî-
nées par un courant d'eau, une femme qui a un peu du
contournement d'un C; 2" la femme de face, la tête de
profil à droite, les deux bras étendus à la hauteur des
seins, le bassin un peu porté à gauche, la jambe droite
r=*^
relevée et croisée dans un équilibrement de grâce, au-
dessous du genou de la jambe gauche; 5" la femme,
la tète complètement abaissée à gauche, le bras droit
tendu à droite plus haut que la tête, le bras gauche
descendu le long de son corps, dont les jambes serrées
l'une contre l'autre, filent dans des lignes à la dérive
vers la gauche.
ROME. 219
MEURTRE DE ROSSI
Le matin, le pape parlait au comte Rossi, de bruits
menaçants pour sa vie, Rossi lui répondait : « J'ai \n
les Français en révolution.... Qui a vu ce peuple-là,
dans ces moments, n'a pas peur des autres peuples...
n'a pas peur des Romains, » — et s'agenouillant aux
pieds du pape, lui disait :
« Saint-Père, donnez-moi votre bénédiction, y
Aux portes du palais de la Chancellerie, où, un mé-
daillon en camaïeu, représentait le Pape accordant la
Constitution, la foule était immense, et la voilure du
ministre avait peine à passer. La voiture arrivée sous
le péristyle, Rossi en descend, son portefeuille sous le
bras.
Or. dans cette foule attendant là, il y avait au moins
une trentaine d'hommes sachant tuer un cochon, et
l'un de ces hommes avait dit à un autre, la veille :
« Moi, je me mettrai à gauche avec mon couteau, toi, tu
le mettras à droite avec ton bâton.... Tu frapperas sa
jambe droite, ainsi comme cela... et quand il se retour-
nera de ton côté pour te voir, je lui mettrai dans son
cou tendu, mon couteau tout entier, ainsi comme cela. »
Et les lèvres muettes de tout ce monde, qui était dans
220 L'ITALIE I)'11IER.
le secret de ce qui allait se passer: les lèvres des femmes
penchées sur les balcons, les lèvres des enfants perches
sur les toits, disaient au couteau de l'homme de la foule :
« Qu'il soit tué! qu'il soit tué! qu'il soit tué! »
Quand le comte vit les yeux de toute cette plèbe,
derrière la haie des soldats, de cette plèbe contre le
petit mur du palais, de cette plèbe aux pieds des vieilles
colonnes du temple de Pompée, il laissa échapper à
voix basse : Fiat volinitas, — et résigné et droit dans
sa grande taille, et portant haut sa belle tête décharnée,
il s'avança, le regard dédaigneux.
Un bâton frappa sa jambe droite, et lorsqu'il se re-
tourna pour voir celui qui l'avait frappé, un couteau
entra tout entier dans la gauche de son cou. Et le sang
jaillit de la carotide, souffletant les soldats au visage,
et passant par-dessus leurs têtes, alla rougir la fausse
petite porte, tout nouvellement rebadigeonnée.
Dans la foule, ni un cri, ni une parole, pendant que
l'ensanglanté tirait de sa poche un mouchoir, dont il
boucha le trou du couteau, puis se remettant à mar-
cher.... 11 marcha un pas, deux pas.... Le silence avait
quelque chose d'ellrayant.... Les regards attendaient....
Le comte marcha encore deux pas, au milieu de tous
ces yeux qui comptaient les minutes de sa vie.... Puis
encore, il monta trois marches du petit escalier à la
rampe de bois, les jambes fermes, les papiers d'Élat
serrés plus fort contre sa poitrine.
ROME. 221
Cependant les yeux du peuple qui le regardaient
monter, commençaient à s'impatienter. Vingt-deux
marches étaient devant lui. 11 continua à monter, mais
la seconde marche, il la monta plus lentement, que la
première, la troisième plus lentement que la seconde,
la quatrième plus lentement, que la troisième.
Alors de lèvres en lèvres, d'ahord un murmure alla
disant : « Le cochon est égorgé! » puis des voix : « Le
cochon est égorgé! » eniin mille cris : « Le cochon est
égorgé! »
Le comte Rossi montait toujours, dans les voix, dans
les cris, dans les vociférations, plus lent à chaque
marche. A la vingt-quatrième marche, il vacilla, couvé
par tous les regards de la place. A la vingt-cinquième
marche, il tomha sur le palier, la face contre terre, en
poussant un profond soupir.
Une croyance populaire. La statue de Marc Aurèle,
au dire des gens du peuple, serait en train de se redo-
rer : — quand elle le sera complètement, — Rome
périra et le monde avec elle.
vx
NAPLES
Dans la baie bleue, aux échos sonores répétant les
batteries de tambours du château de l'Œuf, dans le
port tout plein de bâtiments aux mâts jaunes, à la
carène rouge, soudain aux flancs de notre bateau à
vapeur immobile, une musique sur une barque est
venue s'accrocher : une musique folle, vive, et gesti-
culante et dansante.
Au milieu de la barque d'harmonie, que de petites
1. Yoici retrouvé par hasard un autre morceau de ce livre :
L'Italie la nuit, de ce livre que nous avons brûlé, sauf Venise et
une centaine de lignes, dans Idées et sensations.
Pour les curieux de la fabrication littéraire d'un auteur quel-
conque, nous donnons à la suite de ce morceau, le scénario sur
lequel nous voulions écrire Naples. Cela fait bien voir toute l'évo-
lution qui s'est produite dans nos esprits, pendant le cours de
notre voyage en Italie : d'abord dans le nord, de longues notes
toutes réelles ; à Rome un commencement d'enguirlandement du
A'après nature ; à Naples, des notes, toutes brèves et prises seule-
ment sur les êtres et les choses, pouvant fournir une série de
paragraphes, poétiques, idéaux.
224 L'ITALIE D'HIER.
vagues courtes berçaient, en clapotant, se tenait debout
un vieil homme, coiffé d'un chapeau de pitre, dont les
deux coins rabattus sur les oreilles, se balançaient de
droite et de gauche, suivant le rythme, sur sa face qui
n'était que rides et grimaces. Comme on bat le beurre,
il battait d'une main preste, avec un petit bâton allant
et venant, les musiques dormantes, ronflantes et gar- .
gouillantes dans une baratte de fer-blanc, sous son bras
gauche. Et selon l'ondulation de la vague et l'air de la
chanson, il pliait et se relevait sur ses jambes, roulant
béatiquement les prunelles, retenant ou précipitant la
mesure, son immense nez incliné sur le putipii, aux
borborygmes tapageurs.
Le vieux musicien avait pour acolytes, deux aveugles
aux yeux semblables à des blancs d'œuf glaireux sur
un plat de faïence, et bridés par des paupières sangui-
nolentes, et sur lesquels couraient de gros morceaux
de sourcils qui ne se rejoignaient pas. L'un trompettait
dans un cornet à piston vert-de-grisé, comme on en voit
à la devanture de marchands d'habits, l'autre tirait
d'une flûte cinq ou six notes lamentablement fausses.
Puis les aveugles chantaient :
v( J'ai vu une fille qui est une chose très gracieuse,
joliment parée avec un grain de caprice. Oh ! quel
sucre! Quel beau visage! quel doux sourire! Tu es en
paradis, quand tu es près d'elle.
« Qu'elle est belle et quel bon morceau! Un gracieux
>"APLES. 225
petit visage tout blanc. Elle se nomme CaroUna. Oh!
quel sucre pour moi! »
Et après un couic, les aveugles reprenaient :
(f Carolina, que tu es belle avec ta moue de cerise!
Mue t'ai-je fait, moi pauvret, que tu me fasses tant
souflVir? Mon père disait bien : Ah ! quel malheur que
l'amour! »
Et ce petit poème d'amour, et ces galantes paroles
qui font penser à une canzonette de troubadour, cl
cette musiquetle si joliment soupirante, et où passe
comme la brise parfumée de la côte napolitaine sur le
bleu de sa mer : paroles chantantes, musiquette, petit
poème, s'envolaient, estropiés et boiteux, meurtris et
flétris, de ces bouches égueulées, dont le sourire s'ou-
vrait comme une plaie — tandis que le joueur de jndipii,
foulant et refoulant plus vivement les crépitements de
sa baratte, et grimaçant de toute la sale peau parche-
minée de sa vieille figure, dans une barbe jaune, accom-
pagnait le chant des aveugles avec les coui coui, les
boni boni, les rivi i^iri d'une pratique de polichinelle
faussée.
1. La Carolina et le joueur de pulipu.
"2. Vue fenêtre qui a pour store : Amphiirite chan-
geant (le robes.
226 L'ITALIE DHIER.
... Robe, couleur vert d'émail chinois; robe couleur bleu tendre
de fleur de lin; robe couleur ventre de sardine, robe, robe....
Robes aux colorations d'habitude de la mer de là-bas.
0. Le vin de Falerne et la gaieté d'Horace.
4. Les petits bronzes du Museo Borhonico.
... L'idée prêtée par la main de l'homme à toutes les choses de
son entour, de son service, de son besoin. — Rien de méprisé par
l'art. — Dans l'usuel, l'alliance d'une poésie de forme avec la
commodité, — La matière, non plus employée par l'homme pour
son uliHié, mais soumise à son agrément, et chantant son goût
in mhiimis. — Tout cela tué par le progrès, par l'industrie, etc.
— La machine s'interposant entre l'homme et la matière, ne lais-
sant pkis, entre le travail de l'un et les malléabilités de l'autre, la
communion complète, d'où sort ce travail artistique qui descend
des murs du salon aux casseroles delà cuisine.... Un petit candé-
labre, qu'on dirait un candélabre modelé par Clodion....
5. Jeanne deNaples, se mettant dans une jument de
carton, pour abuser des chevaux
... Le trio de Théodora, de Messaline, de Jeanne.
C. Le tirage de la loterie.
Une grande salle, aux restes ellacés de vieilles fresques sur les
murs de plâtre. Trois statues : la Vérité avec son miroir, la Justice
avec ses balances, la Charité entourée d'enfants.... Employer l'ex-
pression : un peuple qui mendie le hasard.... Tous les samedis,
cinq heures sonnantes, tirage de la loterie à la Vicaria (la Prison),
tirage de la buon afficiata (de la bonne aventuré)... lire les ou-
vrages spéciaux sur la loterie, imprimés à >'aples pour le peuple.
NAPLES. '2->7
7. Le mariage de Louis-Philippe.
C'est le comte Brenier, l'ambassadeur de France, qui parle : « Le
roi Louis-Philippe me racontait ainsi son mariage. Le duc deBerri
était venu à Palerme pour épouser la fille de Marie-Caroline. La
reine, qui était en rapport avec une maquerelle illustre, apprit que
le duc de Berri était « très mal monté » et avec cela très libertin.
Là-dessus, un jour que je montais l'escalier du palais, un officier
me-remet un placet, en me disant : Vous êtes très aimé de la
reine, voudriez-vous lui remettre ceci ? Je remets le placet à la
reine, qui, sans paraitre y mettre d'intention, laisse tomber : Ah!
cet officier, il a deux très jolies sœurs, vous devriez les voir....
J'apprends effectivement que cet officier avait deux très jolies
sœurs, qui étaient de vraies putains — mais qui se vendaient très
cher.... J'avais très peu d'argent dans le moment. Je ne me fis pas
présenter. Six mois se passèrent, au bout de quoi la reine médit :
(( A'otre épreuve est terminée, vous êtes un Bourbon, vous êtes
sage, vous me semblez fait pour rendre ma fille heureuse ! »
8. Les caleçons verts des danseuses de San Carlo.
Rechercher historiquement et scientifiquement la raison du
choix de cette couleur aux derrières des ballerine, et prouver que
c'est pour la conservation de la vue des vieux abonnés du théâtre.
9. Horloge de la matinée.
- A l'aube, le cri des vendeurs d'eau-de-vie, coiffés d'une casquette
de loutre par-dessus un mouchoir, noué autour de la tête, criant,
et l'eau-de-vie et le restant des vieux sorbets de tous les cafés de
la ville, mélangés à une dose de cannefie, sous le nom de siomatica
ou ammennoia amara.
A 6 heures du matin, les caldalesse (châtaignes bouillies) et les
succiole, et le cri des vendeurs de petits pains aux raisins secs.
228 L'ITALIE D'HIER.
A 7 heures, le cri du vacher remplissant le verre de la servante,
du lait de sa vaciie, qu'il Irait devant la porte, et le chia chia du
chevrier rassemblant ses chèvres dans la rue.
A 8 heures, le cri des vendeurs de viande, d'herbages, de fruits.
A 9 heures, le cri des vendeuses d'œufs.
' A 10 heures, le cri rauque du marinier de Portici, qui apporte
le beurre de Sorrente.
A n heures, les vendeurs de ricoUa (fromages de brebis).
A midi, vocifération, à toute gueule, de tous ces vendeurs criant
le restant de leurs marchandises.
10. Les autochtones pas assez riches, pour substituer
un nez d'argent à un nez absent, et remplaçant le nez
d'argent par un morceau de journal, par Vimprimè
d'un fait divers.
\ I . La plage de Portici.
Une plage disparaissant sous les pelures de citron. — Au second
plan, des bâtisses aux tuiles vernissées, aux balcons enrubanni-
de loques multicolores. — Au premier plan, comme des treilles de
lilets bruns, couleur de tan, qui sèchent au soleil, et devant, un
tas de petites filles, dont les mères nouent les cheveux désordon-
nés avec un bout de ficelle. Dominant le paysage, sur le bleu im-
placable du ciel, le fauve Vésuve surmonté d'une fumée lourde,
semblable à une grosse sangsue, gorgée de sang noir.
12. Un ingénieur anglais marchandant aux Cy-
clopes du Vésuve la force du million de chevaux de la
vapeur du volcan.
15. Un après-midi à Pompéi.
iNAPLES. 229
Dans cet après-midi, il faudra mettre en relief la contradiction
des mœurs anciennes et des mœurs modernes.... Exemple, le
tombeau, élevé par des clients reconnaissants à une procurcuse
célèbre.
14. Description cVun logis antique.
... Ne pas oublier le scrinium (l'endroit où se conservaient les
manuscrits) et le venereum privé.
15. U enterrement d'un enfant.
Voiture pour porter les enfants en terre. Deux chevaux noirs,
pour cocher, un lazzarone assis sur une housse rouge. Train et
roues jaunes. Caisse verte chargée de cuivres. La voiture termi-
née en baldaquin, avec des plumets bleus et blancs aux quatre
coms. Sur rarrière-train, une estrade qui porte un petit sarco-
phage blanc et rouge, auquel sont attachées quatre lanternes.
L'estrade fait balcon des deux côtés, et de chaque côté, sont deux
petits chérubins roses, coiffés d'une toque à la polonaise rouge,
en surphs blanc. Un prêtre dans la voiture.
Autour de la voiture du petit mort, des gamins qui font la roue,
jetant au dessus de leur tète, leurs pieds à la couleur du bronze
florentin. D'autres petits garçons assis par terre, leurs talons
entre les mains, et appuyés dos à dos, et les têtes se touchant et
n'ayant pour unique coiffure à elles deux, qu'un sac, semblable au
capuchon d'Uercule enfant... et regardant avec une immobilité de
gentils hernies à deux faces. Et s'avançant pour voir, des petites
filles, le ventre saillant, la tête un peu renversée en arrière, les
bras collés au corps, pareilles in des statuettes d'isis.
16. Antonio Petito, et Altavilla, le grime comique de
San Carlino.
... (( Quand je suis triste, dit Altavilla, je me mets sur mon lit
et je vois des tilles, des carrosses!... » 11 a vingt ducats par
20
iôO L'ITALIE D'HIER.
mois... Et ne pas oublier de célébrer l'illustre pulcinelle : Antonio
Pe'iito, représenté dans le croquis de mon frère.
17. Galiani, el sa doctrine féroce iV écjoïsme à pro-
pos des esclaves romains, des nègres, opposée au sen-
limenlalisme moderne dans la politique.
18. Silhouette du guappo.
Le type vivant du fanfaron du théâtre italien, mâtiné du type
«du beau marseillais ». Il porte une giacca sboltonala, et une
coppola avec galon d'or. Il a les cheveux taillés courts sur l'occi-
put, longs sur le devant de la tête, et tournés et roulés sur les
tempes à la façon des anciens bravi, ou bien tombant, selon une
expression napolitaine, comme « un bouquet de pois ».... Toujours
une mimique annonçant une terrible entreprise, et toujours des
paroles pareilles à celles-ci : « Je suis connu, j'ai fait couler des
lacs de sang dans mon quartier.... »
19. Les papyrus d'Herculanum.
Dans une petite armoire portative, deux faveurs vertes roulant
sur des bâtons, comme un écheveau de fil que dévideraient des
mains invisibles de femmes. En bas, le volumen qui semble un gros
charbon, et où il y a des nœuds comme aux tiges de bambous, — le
volumen reposant sur un lit de ouate. Le déchiffreur applique sur
les deux faveurs des morceaux de baudruche, qu'on enduit de
colle, et sur lesquels il déroule lentement le manuscrit calciné,
en remontant les faveurs, qui glissent sur les bâtons mobiles.
20. La tarentelle.
Peindre la petite fille loqueteuse, que nous avons vue à Baïa... el
qui dansait avec des yeux de fièvre, dans un rayon de soleil.
21. La religion en figures de cire.
NAPLES. 251
Dans une église, la Saiiite-A'ierge, grandeur nalure — Bois
peint, habillé d'une robe de mérinos noir, à manchettes de den-
telle de coton. De la main gauche, elle élève au ciel un joli mou-
■loi L'ITALIE D'HIER.
choir lirodé, et elle a, plongée dans la poitrine, une épée à la poi-
gnée d'or, une épée de ténor de province.
22. Une veuve qui s^est retiré le blanc de l'œil, pour
donner à vivre à son fils.
Morceau à trouver sur la langue imagée du pays.
25. Porta Capuana. Imhrecciata.
De ce quartier muré de la prostitution à Naples, mon frère et
moi nous avons fait, d'après les notes de ce paragraphe, une qua-
rantaine de lignes dans Dikes et sensations, mais nous n'avons osé
donner toute l'horreur du lieu, l'horreur de ce quarlier-lupanar,
où les femmes, accotées à des bornes, se donnaient sans pudeur,
des injections, en pleine rue, et où nous étions suivis par une
troupe de femelles aux yeux inquiétants, aux gestes de folles de la
Salpèfrière, nous criant : Due soldi, lo c... Tre soldi, lo c...
24. La campagne de Sorrente.
Campagne anormale, et qui étonne à la façon d'une nature arti-
ficielle, avec son embuissonnement de roses autour de l'arbre frui-
tier, avec ces vergers d'orangers et de citronniers, où s'entre-
voient des croupes de vaches, toutes semées de pétales de leur--
blanches fleurs, et où l'instrument aratoire, la charrue aban-
donnée dans le champ, est mêlée à un décor d'opéra, à une can-
tonade poétique.
23. La poésie bucolique de Virgile engendrée par les
environs de Naples.
20. Les Heures lazzai'onc.
NAPLES. 255
Belles heures volantes, aux draperies battues du vent de la mer
et nouées d'une main molle.... Belles heures qui bercez la vie de
visions d'azur et d'harmonies enchantées.
Heures d'or, heures de soleil, heures do midi, flagellées de
clarté, et qui jetez le temps par-dessus votre épaule, sans re-
garder.
Heures qui guérissez de l'existence réelle, heures d'oubli et
d'incurie, tombant goutte à goutte sur le cœur, ainsi que la répé-
tition d'un humide baiser qui ne finit pas.
Heures, heures d'une seconde, vides et pleines d'un bonheur
ailé, et où il n'y a plus dans votre tète que des apparences de
rêves, des nuages d'idées.
Heures chatouillantes, qui flattez, comme de caresses, le dos des
lézards et le front des poètes.
Heures, où l'homme se fond dans la mer et le ciel, dans la brise
et la vague. Heures, où l'homme, débarrassé de la matière de son
être, s'évanouit et s'incorpore dans le décor de lumière qui l'en-
veloppe.
27. Harangue du vieux Ferdinand à son peuple.
Le roi Ferdinand, du haut du balcon de son palais, se dispo-
sant à parler b. son peuple, et manquant tout à coup de mémoire,
au moment où midi allait sonner, se mettait h frapper de sa main
sur son derrière : (( Une, deux, trois, quatre, cinq... dix... douze !
et finissait sa harangue : « E tempo di mnngiar maccheroni\ « Ja-
mais harangue royale ne déchaîna, en aucun lieu de la terre, de
tels applaudissements....
28. Finale. — Pulciiielleria universelle de toute la
population napolitaine, costumée en polichinelles, et qui
brandit des marottes en pâte d'Italie, en demandant la
buona mano aux forestieri.
20.
VENISE LA NUIT
REVE
VENISE LA NUIT
RÊVE
Fils de prêtre! Hibou! gros âne! mécréant de
Rhodes! Pharaon!... Cousin de mon chien!... Estra-
diof!... Babouin!... Grand pain perdu!... Barbe cou-
leur de Ca'in!... Echine à bâton!... Homtne sans che-
mise!... Marionnette de pilori!... Huissier du diable!
la (jratelle te mange!... Figure de la noce des pen-
\. Le (jrand morceau littéraire, publié dans les numéros de /'Ar-
tiste des 2 eMO mai 1857, à ta suite de noire voyage d'Italie
(ISôS-lSoG) : un fragment d'une Italie peinte, ainsi qu'en un rêve,
dans îine prose poétique, — d'une Italie que nous intitulions /'Italie
LA NUIT. Le livre presque terminé, avons-nous déjà dit, a été brûlé
par nous, comme une conception trop hjrique et trop excentrique,
et sauf un autre petit morceau sur Naples, donné à un journal
Italien, il n'a été publié de ce livre détruit que la Venise la nuit,
dont précédemment nous avions détaché « l'Enterrement de Wat-
teau )) imprimé dans Idées et Sensations.
258 L'ITALIE D'HIER.
dus ! . .. Écosse-fèves !... Gradasse ! . .. Don Squac-
quera ! . . .
Ce que cest que de sauter par une fenêtre !
Je venais de sauter avec le Véronèse du plafond de
la salle du Grand Conseil, roulé sous le bras; je venais
de sauter, de très bien sauter... mais, au diable les
citrouilles! J'étais tombé dans une citrouille cuite, cl
f emportais, à la semelle de mes bottes, le régal du
peuple de Venise, dans les imprécations du fricasseur
de citrouilles. Et quelle citrouille! une citrouille, où
fêtais embourbé plus haut que la cheville !
Je courais pourtant. Qui neût couru avec un Véro-
nèse comme le mien sous le bras'! Je courais. Le fri-
casseur époumoné courait après moi, et me (jafjnait de
vitesse. Je fuyais, je tournois, j'enfilais des rues, des
ruelles, des passages, des escaliers, des ponts. Le fri-
casseur était toujours derrière moi! Je courais — Pas
une gondole oii se jeter ! Je courais, je courais, je cou-
rais, haletant, éperdu, rattrapé, — le souffle et la colère
de mon fricasseur dans les cheveux ! — Je courais en-
core.... « Ah! gredin!... » C'était lui qui avait empoi-
gné monprécieux rouleau par un bout, et me V arrachait
de dessous le bras. Il tirait, je tirai; ce ne fut pas long :
m' arc-boutant sur mon pied droit, nî efforçant de toute
ma force, je lui arrachai le Véronèse des mains, et si
violemment que le fricasseur fut lancé en Vair. Il re-
tomba sur une ficelle tendue à une fenêtre, oit pendait
VENISE LA MIT. '259
majestueusement une gousse de piment entre deux
oranges ; il retomba en polichinelle de Guignol, ployé
en deux, les bras ballants, la tête morte entre les
jambes.
Je tremblais que ma toile neùt souffert dans la
lutte. Je la déroulai vivement, tnais je ne pus voir.
Les réverbères étaient morts. Les fenêtres des palais
étaient mortes. Le ciel était éteint. La lanterne des
Iraohetti dormait.
Sur le Grand Canal, une gondole glissa comme un
cygne noir, fendant le silence, la nuit et Veau. Coiffé
dune toque rouge à la plume blanche, habillé d'un
pourpoint rouge, d'une culotte rayée bleu et noir, sur
lequel était passé un caleçon, semblable à un échiquier
noir et blanc, un nègre, debout à farrière, se pliait et
S3 relevait sur la rame volante.
La gondole allait plus ténébreuse que Vombre. Une
face blanche regarda par la petite fenêtre du felse. Un
bras passa et sema sur V onde, une bourse de pièces d'ar-
gent, qui luirent, dansèrent, coulèrent; une autre bourse
de pièces qui brillèrent, sautèrent, sombrèrent ; une
autre, et une autre encore, que le flot recevait, berçait,
mangeait. Puis, ce ne fut plus une bourse., mais dix
bourses, vingt bourses ensemble ! Les rayons d'argent,
2i0 LITALIE D'IIJER.
lombes de la gondole de la Lune, grandissaient en trem-
blant sur les eaux d'indigo. Il semblait que de la Jiu-
decca, des milliers d'enfants jouaient aux ricochets
avec des palets de diamant.
« Sérénissime Altesse! — demandai-je en saluant la
Lune, — un rayon, un seul de vos rayons pour voir le
Soleil ! »
Une poignée de pièces d'argent sonna sur les dalles.
Je me jetai dessus, et, ni agenouillant sur la toile, je
les posai tout autour, comme des lampions, à distance
égale —
Dieu quand il eut inventé Vliomme^ le diable quand
il eut inventé le péché, Vhonime quand il eut inventé
la philosophie, ne poussèrent point un soupir de sal/s-
faction, si grand que le mien : la Yemse triomiiiame trô-
nait toujours dans la beauté de son triomphe, sur le
trône roulant des nuées, — sans une écaillure.
« Je te tiens, — criai-je, — vermillon de Véronèsel
pourpre, flamme, manteau des héros-dieux ! torche
dllélios, qui se couche dans le vent et dans la mer ! Je
te tiens, gris de Véronèse! gris argentin qui baigne
dans une fleur d'étain, da7is une ombre de perle, les
architectures de fête, les portiques superbes, les colon-
nades, oii se meut la pompe des noces heureuses ! Je te
tiens, bleu turc de Véronèse! azur des ciels émeraudés
par la patine du temps ! Je te tiens, jaune de Véronèse!
qui va cueillir le soufre au cœur des jonquilles el
VENISE LA NUIT. t>U
jelte des topazes dans le safran des robes! Je te liens,
blond de Véronèse ! blond de Venise qui imite les blonds
épis du blé dans les mille serpents des chevelures pou-
drées de soleil! Je te tiens, toi qui fais avancer, sur les
têtes penchées, la corbeille de cheveux, où tremblote le
midi du jour, comme un papillon d'or! Je te tiens,
jour de Véronèse ! jour des yeux amoureux de la cou-
leur! bain de lueurs! auréole qui palpite, caressant
d'air et de feu, du talon à la nuque, un Olympe d'apo-
théoses ! Je te tiens, couleur des couleurs, bouquet
enchanté des tons ! Je vous tiens, roses qui fouettez, du
ton d'une chair de fleur, et les coudes et les genoux ! Je
vous liens, chaleurs de Vécaille sous les pâleurs de la
peau! Je vous liens, éclairs de nacre sur les torses,
buvant les rayons à pleines épaules ! Je te tiens, ombre
des ombres chaudes, oii la lumière se tait et dort, et oii
Vombre reflète du soleil ! Je vous tiens ! Je te tiens, mi-
racle ! secret de la vie! larcin de Proniéthée ! — chair
de Véronèse! Je te tiens, gris ! rouge ! bleu ! jaune!... »
Mais voici quà chaque couleur cjue j'appelais, que
je palpais, que je prenais en mes mains, la couleur se
levait, sautait de la toile, et se sauvait vers une église
« Je vous rattraperai bien ! » Et, très furieux, j'allais
ni élancer à toutes jambes, quand un froid m'entra
dans les os ; — j'avais mon ombre devant et derrière
moi.
21
242 L'ITALIE D'UILR.
La grande porte de Saint-Marc s'était ouverte aux
divines couleurs de Ve'ronèse, et dans le fond de
Vahside, je vis le Christ, de ses deux doigts, levés en
Vair pour la bénédiction, me faire signe de venir à lui.
Son geste descendit vers moi, en un escalier de cent
marches, où, à droite et à gauche, deux cents lions
étaient accroupis.
Je pris mon courage et je montai. Vhomme-Dieu
se recula un peu dans le fond de son trône blanc,
semé de croix rouges, serra contre lui les plis fu-
rieux de son manteau bleu, et je me trouvai à demi
assis sur la bande verte de son coussin de pourpre,
me faisant le plus petit possible, glissant, Qcné, em-
jK'ché, les jambes trop courtes, les pieds pendtis en
Vair, mes genoux crispés élreignanl la toile de Véro
nèse — qui était devenue uu parapluie vert, —
n osant regarder la Sainte Face, contractée de colère,
honteux et embarrassé de toute ma personne, de mon
chapeau noir que j'avais sur la tête, et gauche et
ridicule, et me sentant ressembler bêlement au M. Jabot
de Topffer.
J'étais sous un bouclier d'or, oii se développait,
comme sur ces écrans que Von tourne, une création
d'épouvante, l'apparition d'un monde inconnu, que
déroulaient, à toute volée, de grands anges aux sour-
cils joints, aux ailes fourchues, aux jambes de phti-
sique, au milieu d'une averse de dia)}iants fauves,
VENISE LA .MIT. 245
tombant, ainsi que des étoiles filantes, des ijeux en-
sommeillés des dragons.
J'avais peur, f étouffais dans cette forêt d^ images
caucheniaresques, dans ce chaos de visions brassées
par des nujthologies sauvages, et qui marchaient contre
moi, avançant pour me broyer. Dans mes oreilles, tin-
taient le craquement sourd et profond des échines de
chevreaux sous les griffes des tigres, et le battement
d'oiseaux noirs, errant dans le néant avec des ailes
de pierre. Toutes les terreurs de Venfance du monde,
toutes les hallucinations de V homme cherchant Dieu, à
tâtons, dans le mystère et Vhorreur des choses, toutes
les fables et tous les monstres enfantés dans la pre-
mière nuit de sa pensée vagissante, tous les dieux de ses
peurs inapprivoisées, étaient là qui se dévoraient.
La terre, rouge de sang, se tordait en convulsions
de Titan, sous six jets de feu. Les )ners se mouvaient
en flots étranges et grouillant blanc, comme des vers de
tombeau. Les arbres portaient pour fruits, des analo-
mies flétries de vieillards sinistres. Au ciel, les sou-
rires des chérubins avaient le ricanement énorme et
farouche des masques antiques. Et leurs regards fixes,
dans les profils, étaient toujours de face. Un trait de
charbon était la prison de leur œil^ un trait de charbon
la ligne de leur nez, un trait de charbon Tare de leur
bouche, un trait de charbon le cercle de leur pom-
mette, qui semblait une boule de pourpre; — oh! u)i
24i L'ITALIE D'HIER.
charbonnage, oh! vn maquillage terrifiant pour je ne
sais quel grand drame d'un Dies irse.
Cependant, tandis que les hippogriffes, à la langue
en jyaraphe, grattaient le sol de V ongle, l'horizon cou-
rait par sauts et par bonds sur les têtes aplaties et les
longs cols des chameaux agenouillés, Vhorizon dansait
entre les cornes d'or des béliers à la barbe de satyre.
Une chose pleine d'effroi, c'est que ce monde était
comme enveloppé de sommeil. Il remuait mécanique-
ment^ automatiquement, avec la vie morte et révolution
solennelle et raide des névrospastes de la vieille Grèce.
D'infinies légions de rois, drapés dans leur barbe grise,
emboîtaient un mouvement de bois, avec des gestes de
fer. Une marche de morts s'avançait d'un pas hiéra-
tique sous des robes blanches, couleur de suaire, col-
lées à leurs maigreurs. Sur ces armées de peuples et de
génér/itions formidables, une Eve planait, horrible et
nue, à demi-équarrie dans la chair, avec une informe
ébauche de torse sur un déboîtement de hanche.
Quatre figures faisaient tourner les boutons de cette
vision.
L'une avait une tête de lion, avec une crinière à
double marteau, la gueule courroucée et de travers,
mâchonnant un rugissement, une patte repliée sous elle.
L'autre était un bœuf écrasant sous son lourd mu fie
les bourrelets de son fanon.
L'autre était un ange, aux six paires d'ailes entre
VEMSE LA NIIT. 2i5
(Toisces. bleues, rouges, jaunes, qui tenait sur sa
tunique blanche, un livre vert.
Le dernier était un aigle au plumage de dards, la
tête élancée, et jaillissant de ses ailes d'or, ocellées du
tous les yeux de la queue des paons.
« Nom d'un petit bonhomme ! » fis-je en frissonnant;
et je donnai un grand coup' de parapluie par là-dedans.
Ce fut le bruit de milliers de piles d'assiettes qui crou-
lent et cassent, — et j'étais dans une grande salle.
La salle avait une horloge. Lliorloge n'avait qu'une
aiguille : l'aiguille était un glaive.
Dix terribles hommes noirs étaient assis autour d'une
table, penchés sur des papiers qui murmuraient.
Des messieui's, en habit et en cravate blanche, en-
trèrent. Ils retroussèrent leurs manches, passèrent
derrière les hommes noirs, les soulevèrent parle collet,
les posèrent debout, les redrapèrent, leur dressèrent
les bras, les rabattirent, filment jouer leurs gestes, pous-
sèrent un : hum ! de satisfaction... puis tirèrent une
vrille de leurs poches, firent un trou dans les dix
crânes, un trou dans les vingt mains, un trou dans
les vingt pieds, mirent une ficelle dans tous les troua,
tirèrent la ficelle. Les mains battirent l'air, les jambes
se fendirent en compas, les yeux sautèrent dans leurs
orbites, les bouches s'ouvrirent toutes grandes; alors
21.
246 L'ITALIE D'HIER.
vti petit homme ventru, leste, alerte, imberbe, les
sourcils forts, le regard finaud, se frotta les mains,
sauta sur la grande table, se hissa sur ses bottes ver-
nies, et jeta vivement des devises de mirliton dans la
bouche des hommes noirs, qui s'agitèrent mélodramati-
quement. Le petit monsieur était suivi d'un autre, qui,
vite, par-dessus chaque devise de mirliton, enfournait
un air d'orgue.
Cependant les papiers de la table avaient été saisis
par un copiste d'une agence dramatique, qui biffait :
Conseil des Dix, ficelait les dossiers, cinq par cinq, et
mettait l'adresse : Boulevard du Crime.
Soudain, au fond, dans Vombre, une forme entraî-
née, un débat, une lutte, un : « Angelo! je le veux! »
— et confusément j'aperçus une mâchoire, qu'une sorte
de Samson entr ouvrait de force, et la bouche de bronze
de la vieille Venise, enfoncée dans une gorge humaine,
criant vainement de la voix du martyr de Verres : Civis
sum Romanus! criant : — Je suis Beauvallet, comé-
dien ordinaire de la Comédie-Française !
Je profitai du tumulte pour me glisser dans la
chambre voisine. C'était la chambre des trois inqui-
siteurs d'Etat. Aux murs, des armoires en bois blanc
montraient des herbiers en bon ordre. Un homme
piquait attentivement des papillons dans de grands
cadres.... Je passai sans souffler, dans le local tra-
gique, et me jetai en bas d'un escalier.
VEMSE LA MIT. -2^7
Ce fut sur la place Saint-Marc, un grand bruit. — le
bruit iVun millier cVailcs battantes, et une chanson
s'envola avec les oiseaux éveillés.
« Nous sommes les enfants gâtés de Venise. Nous
sommes des paresseux, des bienheureux! Nous sommes
libres, nous somines gras, nous sommes sacrés! Notre
cage est bleue, et notre taljîe a cinq cent vingt pieds.
Nous avons ventre en boule et pattes toute roses, de
Ceau sur la margelle des puits de bronze, et du grain
tout le jour; et rien quen nous baissant, nous pouvons
nous gaver. Nous mangeons au soleil; nous digérons à
Vombre. Nous vivons sajis y penser, nous aimons à
tire-d'aile. Nous 7ious promenons en nous dandinant,
fiers comme des prébendiers, et nous faisons jabot de
notre gorge mauve et verte. Nous sommes les pigeons
de Saint- Marc. »
Sur la place, beaucoup de gouvernantes aveugles pro-
menaient des jeunes filles, et de petits grooms suivaient,
en veste et en chapeau, ne sachant comment porter leu7's
deux bras. Les jeunes filles avaient de grands yeux, de
beaux et jolis yeux, qu'elles semaient à droite, à gauche,
et tout autour d'elles. Tous ces yeux avaient une lan-
gue et une voix. Il en passait de durs, et de doux, et
de dramatiques, et d'aimables. Il en passait, qui par-
laient et d'autres qui murmuraient. Il en passait, qui
éclataient de rire, et d'autres qui bégayaient. Deux ou
Irois demandaient la charité, et tous la faisaient.
24S L'ITALIE DHIER.
Les pigeons tournoyaient au plafond (Vazur, posé sur
les Procuralies, chantant :
« Cest lin bel arbre, nous y faisons nos nids. Le
vent le sème. Il pousse partout. Cest un bel arbre que
l'Amour, un bel arbre de mai, plein de ruba7:s. »
Sur la place, le monde grossissait, les prunelles
jouaient de Vévcntail à chaque coup de chapeau. Les
pigeons chantaient :
« Entends-tu la musique des Hongrois, aux guêtres
bleues? Les mandolines vont gratter au pas des portes.
L amant appelle et prie; elle sort : tous deux dansent!
Vois la jolie entrée des vives mélodies, le bras en anse
et le poing à la hanche, sautant d'un pied joyeux en
frétillant de Vautre ? Puis cest la colère et Véclat des
trompettes jalouses, qui. prenant le couple à bras-le-
corps, dénouent brutalement V amour comme un bou-
quet.... » Tout est fini. La flûte arrive en murmurant
sous la fenêtre close, et pleure, et s impatiente : un chant
de printemps, douloureusement tendre, léger et péné-
trant, quelque chose comme Vodeur du lilas blanc
quelle aime.... Sauve qui peut! voici la Morcde qui
vient sur V ouragan des cuivres.. . — Cymbales, rugissez !
Et la Morale saute à pieds joints dans la grosse caisse. . . .
Etranger qui passe! Cette musique nest point la
musique de Vendrait. Ici, point de trompettes, ni de
Bartholos, ni de cymbales, ni de Marcelines. Ici, lu
Morale chante avec une voix toute jeune. Ici, les
VENISE LA MIT. 24-J
graniVmèrcs pardonnent à leurs petites filles de n avoir
pas leur ârje, et disent : « Moi aussi, j'ai été femme! »
Sur la place la foule était grande, les boutonnières
fleuries, et les pigeons chantaient :
« Sais-tu bien quici, le soir, sur les balcons, alors
que le vent du Lido apporte au front de Venise, les
baisers de la mer, tous les cœurs sont occupés à se
mettre des ailes, pour s envoler de terre? A deux pas
des parents, jeunes filles, jeunes hommes, serrés, et
chaise à chaise, et leurs voix se touchant, et leurs
âmes mêlées, s'amusent à passer aux doig's de leurs
pensées, des bagues de fiançailles Ce sont de douces
phrases, des silences émus, des murmures de lèvres —
Jeunes hommes, jeunes filles jouent avec Vamoiir; et
d'idéales marguerites s'effeuillent, interrogées sous les
doigts invisibles des désirs »
Sur la place, les contessine cherchaient toujours un
regard, les gouvernantes leurs paires de luneltes, les
petits grooms une pose, et toujours les pigeons chan-
taient :
« Sais-tu qui tient ici le bureau de la poste restante?
c'est l'Amour, l'Amour qui, sans demander de passe-
port aux amoureux, délivre tant d'espoirs, et tant de
belles joies, et de petits papiers à lire à deux genoux,
et de tout petits mots qui sont de grande, serments, et
l'avenir promis et le présent donné, et le monde et le
ciel tenant dans un chiffon! Sais-tu qu'ici les oreillers
250 L'ITALIE D'UIER.
des vierges cachent encre, plume, papier, et petites
bougies; et quand seul le ciel veille, quand seules les
étoiles ont des yeux, sais-tu combien de ces petits pa-
niers où, à l'aube, le boulanger met le pain, le long des
vieux palais, descendent du bonheur et remontent de
la fièvre!... »
i
Les pigeons chantaient encore, quand un homme
s'élança de chez le libraire Pasquali, le menton dans
son jabot et les yeux sur ses pieds. Il ni accrocha : je
faillis tomber.
— Cest vous, cher monsieur Callegari?
L homme se redressa furieux. « Je ne suis pas plus
le cher monsieur Callegari, que Michel delV Agata! pas
plus Michel delV Agata, que Constanti Zucala! Je suis
moi, monsieur; et retenez-le, s'il vous plaît : Charles
Gozzi, de l'Académie des Granelleschi !
Puis renfonçant son chapeau d'un coup de poing, et
s'adressant au ciel : Encore une vengeance de la fée
Carabosse ou de Pari Banou! Une intolérable secature!
Pas de jour, monsieur, où quelque farfadet ne me joue
un tour semblable ! tantôt c'est ma maison qu'ils me
prennent, tantôt ma figure, tantôt.... In foi tunes , con-
trariétés^ supplices ridicules, coups d'épingle. Ils ne
savent qu' imaginer ! Je succombe, monsieur, je suc-
combe!.. Et penser que tout cela est la faute de mon
VENISE LA NUIT. 251
Vuffaldiu Sacchi, un esprit fort! de mon Tartaglia
■'iorelli, un mécréant! de mon Brighella Zanoni, un
^olisson! et de mon Pantalon Derbès, un Voltaire! des
h'ôles^ mon cher monsieur, qui nont pas une once de
espect pour les fées, les sorciers, les amulettes, et les
aaléfices que fai mis au théâtre! les coquins! ils ont,
'.ans les coidisses, des ironies, des éclats de rire, des
ropos d'un athéisme à V égard du diable!... et voilà
1 fin : je paye pour tous! je meurs à petit feu!.. Je
uis un pauvre homme, monsieur, qui a tout le inonde
nvisible, déchaîné et conjuré contre lui !
— Monsieur Gozzi, je vous plains de tout mon cœur,
t plus que ne ferait un passant ordinaire. J'ai eu un
rand-père qui fut à Venise et qui même y avait eu
uelques succès galants : tout enfant, sur ses genoux,
'écoutais de sa bouche, votive pièce des Trois Oranges...
— Un vrai « conte de nourrice » /.. . Après tout votre
rand-père était un homme de goût... Ah! vraiment
e que vous me dites là, m'étonne. Je vous croyais,
ous tous Français, vendus à cette inepte école de
'hiari et de Goldoni ! des cuistres! des goitreux! des
eux sans âme! des oreilles sans cervelle! de miséra-
les altrapeurs devrai! des gens.... Ah! monsieur,
uelles gens! Pouah! le cœur m'en lève! »
Et il marchait comme un ouragan.
Croyez-vous que je sois un poète, pour vous raconter
?s gondoles qui attendent, ou Ponte-Storto, un mou-
î:52 L'ITALIE D'HIER.
choii^ passé par la fenêtre de la gondole? ou V effroi
d'un pauvre diable surpris par messer Grande dans un
cabaret borgne ? un poète, pour vous nommer ces mas-
ques, hommes et femmes, qui jettent leur argent aux
banques en plein air? ou vous dire les jardins de
f^aint-Blazius qui se louent un ducat, la journée, aux
amoureux? Certes, ce sont là choses intéressantes, et
des mieux faites pour accorder la corde d'une lyre ! Me
demanderez-vous plutôt que je vous répète, mot pour
mot, les propos tendres de la promenade délia Zucca,
de r Opéra buffa, de V Opéra séria; et encore les propos
tendres de petits soupers, sous la treille de /'Osteria de
).A LUNE? Je vous donne, ma parole de comte, que le
ramage n'est guère varié. Ou bien je vous ferai V addi-
tion des zinzares, qui mangent les prisonniers sous les
plombs. Ce sera, comme vous voudrez; mais je vous
préviens quil nen coûtera guère plus à mon imagi-
nation, quil nen coûte aux mères, quand elles ren-
voient leurs filles, en leur faisant, — pour tout bien,
une croix sur le front avec le pouce. Que s'il vous plaît
cependant, je vous citerai des aventures, que les archiver
de la police savent tout au long — La belle nouvelle
quand je vous apprendrai, que la Cavamachia a revu
cent vingt mille écus du marquis San Vitali, et quAn-
cilla et Spina sont deux précieuses personnes, pour
danser, au dessert, le forlano sur la nappe?... Quesais-
je? Faut-il vous peindre la loge de la prima donna de
VEXfSE LA MIT. 9,
00
Saint-Sanuiel? les flambeaux (Vargent, les bougies
musquées, les flacons de vin de Samos, de vin deZante,
de vin de Céphalonie, de vin Esclavon, noir comme
l'encre, el les corbeilles de dragées, de diablotins, de
papillotes el de tout le chocolat imaginable?... Et vou-
lez-vous que ma muse vous donne, en jolis vers, la
recette des pastilles à la mode : des cheveux de la belle,
coupés menus avec des ciseaux d'or, et confits avec
du sucre, de l'ambre, de la vanille, de l'angélique.
de ïalkermès et de l'essence de styrax? Autant vaudrait
vous raconter mon habit coupé par Joseph Fornace, le
dernier des tailleurs, le déjeuner que j'ai fait chez
Peruzzi, la conversation insipide du libraire Pasquali:
autant vous raconter le temps qu'il fait, la rue oii vous
passez tous les jours.... des niaiseries! des histoires de
perruquier! de pauvres réalités! Tout cela est plat
comme un fait. Tout cela est bête comme la vie. Le
monde est terne, et les choses sont grises. Tous les mai-
sons sont en pierre, et les femmes se ressemblent... et
je fais, en vivant, un métier de cheval de manège....
— Mais, fis-je...
— Parlez-moi de la Chine, mon cher monsieur! Un
pays insensé! un inonde à rebours! une nature à l'en-
vers! une terre folle! un paradis de paradoxes! un ciel
de jade, des arbres rouges, des fleuves nanlùn, des
bestiaux chimériques, des villes de porcelaine, et des
pagodes a dix étages de clochettes, que le vent sonne!
254 L'ITALIE D'UIER.
Ah! monsieur, des nourritures extravagantes, des
sauces â V essence de cloporte! Et des mandarins en
baudruche, et des canons qui font la grimace^ et des
boucliers qui tirent la langue, et des magots et des
poussahs!... Au moins il y a là du corail blanc, des
• feux d'artifice à midi, des opéras gui vous égratignent
Voreille jusqu'au sang, des lettres semblables à des
insectes qui dansent, des jeux qui sont des casse-têtes,
des plumes de poil de lapin blanc des épithètes de
lapis-lazidi, et, — songez-y, — des dragons aux portes
qui mangent les mauvais sorts.
J'adore depuis dix ans une Chinoise qui, penchée à
sa fenêtre, arrose dans iin pot de fleurs, uti petit chêne
pas plus haut qu une joubarbe — Je sais ce que lit son
mari, heureux homme! C'est I'IIistoire de deux couleu-
vres ou bien encore llIisTOinE d'un cercle de craie
Quelle femme, caro mio! des yeux grands comme des
tasses à café, un petit nez, camard, fripon et friand,
des lèvres plus fraîches et plus merveilles que le fruit
du jujubier, des ongles longs, longs de deux pouces,
une peau!... une peau nuancée comme la peau d'un
serpent! Et si vous la voyiez- passer, si joliment trébu-
chante sur ses deux petits pieds, pareils à des nénu-
phars d'or.... Une seule chose me déplaît de la Chine,
c'est quelle existe — à ce qu'on dit. — Mais je sais une
Chine plus belle et qui n'existe pas!... Cest le pays oii
deux et deux font cinq, où l'eau chante, oii Voiseauparle,
VENISE LA NUIT. 255
OÙ la fleur rit! Cesl le pays où tout arrive! Les prin-
cesses y sont plus rayonnantes que le jour! Les lampes
merveilleuses y brûlent. Les génies y tissent des romans,
les lutins y servent Vamour, les rêves y racontent
leurs voyages. Les Sésames de diamant s y ouvrent sur
un signe. Les fées de VOrient y mènent à la baguette les
aventures de Vimprévu. Ce n'est cju enchantement, ce
nest que métamorphose, ce nest que fantaisie en cette
terre de caprice, à mille lieues de la terre, à mille lieues
des trois unités : le vrai, le raisonnable, le possible!
Pays chéri! beau domaine! seule patrie! fit-il, aiec
un sourire triste, que m'ait laissée Vinquisition d'État!
« Gozzi reprit : Oui, mon ami, je dis bien, ma seule
patrie.... 0 Misère! la pensée mâle qui est en moi, ce
morceau d'un peuple qui tressaille dans ma poitrine,
ma bouche frémissante, ouverte pour une de ces satires,
qui fouettent une nation vers de nobles deslins, il faut
que je les bâillonne! Mon cœur vénitien, blessé et sai-
gnant des avilissements de Venise, comme des hontes
d'une mère, il faut qu'il taise jusqu'à ses murmures!
Etourdis-toi donc de chimères, ô mon cœur! Rions et
faisons le fou, puisqu'il t'est défendu d'agir el de vivre!
Rions, puisque l'Inquisition d'État veut que le plaisir
étreigne la Rome des mers, la berce, la désarme, l'en-
dorme et venge le monde! Le plaisir! écoutez : l'Inqui-
sition d'État le faitpiécher à tout et partout, au théâ-
tre, au livre, aux promenades, aux cafés! Malheur à qui
256 L'ITALIE D'UIEK.
oserait y à coups de sifflet, arracher leur proie aux
basses joies, et refaire de ce troupeau une armée
d'hommes! Malheur à qui le ferait rentrer dans Varène
et dans la dispute de l avenir!
Rions donc, et que jusqu'à ces chants d'église qui
montent dans les nefs, tout amollisse et tout énerve,
tout soit la volupté dernière des peuples qui vont
mourir! Ali, vous entrez- /à, aux Krari?... moi, je vais
aux Graneli.esciu.
Sur la place des Frari, aux descentes de lit pendues
aux fenêtres, des sonnets tremblaient au vent, attachés
avec quatre épingles.
La nef des Frari était pleine de fleurs en papier. Des
bobèches de buis tournaient autour des flambeaux d'or.
Dans un coin de sacristie, deux gros hommes s'empê-
traient de rouge, se débattant comme des bœufs dans
de la pourpre. D'autres vêtus, de serge rouge, prome-
naient dans la foule des cassettes formées d'une tête de
mort en argent. Derrière l'autel, le soleil était du sang,
sur lequel l'encens paraissait de l'azur. Contre un
mur, des nègres de marbre blanc geignaient sourde-
ment sous une montagne d arcliitecture, et des écor-
chés de inarbre noir étalaient des écussons énormes.
Il flittait dans toute la nef une musique suave, sou-
pirante et gazouillante. Il semblait que ce fût l'éveil et
la prière du matin de l'aube, prenant voix par toute la
VENISE LA MIT. 257
terre. Des refrains^ des chansons, des airs à danser, et
des marches, et des susurrements qui s'enhardissaient,
et des trémolos badins, et des rythmes légers, et des
gammes ondulantes el balancées, et des crescendo, que
V archet brise el rebrise el renoue; et des notes qui
marchaient seules et que d'autres notes suivaient,
comme des dames d'honneur, en leur tenant la queue;
et tout ce bruit frais, et toutes ces gaies mélodies, se
rangeaient à une claquante mesure, à un flafla que
semblait battre la batte d'un Arlequin — C étaient de
tels et de si doux chatouillements en mon âme ouverte
st bercée, que fij sentais assis, accordant leurs luths,
les anges de Dellini, les petits anges musiciens, court
vêtus, et si gentiment tristes.
Il y eut un accord de tout l'orchestre, un unisson
plein, parfait, continu, et les notes n'étaient plus des
sons : elles étaient, à mon oreille, un bruissement ten-
dre et clapant; l'une à l'autre, elles se mariaient
comme des lèvres — Ce n'était plus que baisers, s' en-
volant des basses, des flides, des violons.... Et cette
plainte, c'était le baise)' mourant de Gaspara Slampa,
dont Collaiino brisa la vie et la lyre, la Sapho que ,
Guerchin couronna de lauriers! Et cet appel, c'était
le baiser vénal et charmant de celle qui fit de Rousseau
un homme! Et cette cadence, c'était l harmonieux baiser
de la Cassandra, portant au col la chaîne d'or, donnée
à son éloquence par la Reine de Pologne! Et ce soupir,
22.
258 L'ITALIE D'HIER.
celait le galant baiser de Vlsabclla, qu'un anagramme
du Tasse appelle la Blanche vSirène! Et ce coup de
timbales, c'était le baiser brutal de la Margarita, qui
battait le cœur du poète anglais pour le faire chanter!
Et cette fan farc, c était ton baiser triomphant, Veronica
Franco! toi quaima le roi Henri de France Troisième ^
ri qui daignas V aimer!
Et le beau bras de Veronica Franco était passé sous
mon bras. Ses patins sonnaient sur le pavé. Nous mar-
chions sous des fenêtres, oii des vieilles montraient
leurs cheveux blancs et le capuchon vert de leur que-
nouille. Veronica allait, précédée de son pas sonore;
tout entière en arrière et retournée vers moi, vers moi,
penché sur elle et ne regardant qu'elle.... 0 mes désirs !
quelle ivresse vous versaient ses beaux cheveux frisés
et relevés sur son front, en deux grandes cornes d'or!
et ce liant col de dentelle d'argent, gardant d'une grille
de guipures ses tombantes épaules, et cette chaîne d'or
qui se coulait frétillante entre ses deux seins Sa
longue jupe de soie entrouverte de mon côté, — il me
semble que je l'entends froufrouter encore; — oui, elle
est encore dans mes yeux, retroussée par derrière du
bout de son petit doigt, laissant voir son haut-de-
chausses dliomme, sa chaussure à la romaine, ses
énormes patins de bois qui la grandissaient dtni
pied — Ma Veronica avait la peau blanche, mais d'un
blanc douillet et chaud, trempé de lueurs mates.
VENISE LA KUIT. 2d'J
baigné de vie, allumé de santé. Sa gorge était fière,
drue, insolente, superbe. La maîtresse du Titien, Vio-
lante elle-même, na jamais porté, en un pareil
triomphe, toutes ces majestés de la chair provocante,
tant de beautés impérieuses et qui violaient V amour!
No lo voi! no! no! fredonnait Vcronica, en me mon-
trant des femmes, qui étiiicclaient comme des escar-
boucles dans les rues rousses.
No lo voi! — et elle les frappait d'un petit coup de
son chasse-mouches en plumes d'autruche.
No lo voi! no! no! fredonnait-elle toujours, en me
montrant, aux femmes.
No! lo voi! // est à moi, Morgana! bien à moi, la
Cervetta! tout à moi, la Lavandera! à moi pour la vie,
la Parisotta!
Au bout de quoi, elle toucha un marteau de bronze
réprésentant une bacchante balancée sur les bras
nerveux de deux faunes agenouillés. La porte s'ouvrit :
Attends-moi sw?' /'altana ! fait ma belle.
Je monte sur la terrasse. Le soleil y dormait tout de
son long. A peine si, dans un coin, un vieux cep de
vigne, aux feuilles rares, nouait sous lui les ombres
maigres de ses bras tordus. Je m'accoude.
C'est un ciel d'un azur fin qui se meurt en transpa-
rences d'or pâle. L'horizon flotte sur la mer, crêpe bleu
tendre à demi submergé. Des campaniles et des dômes
d'étain montent, argentés ou bleuissants, dans les clar-
200 L'iTALiE D'HIER.
(es. Contre la Dogana, entassées dans Vomhre violette^
les voiles couleur tabac, trouées de jour, boivent mille
rayons; et sur sa boule d'or, que midi incendie, rit la
Fortune volante. L'eau est engourdie, pâmée., et berce.,
sur son miroir dliuile, la face des monuments. Pas
un mât jaune ne bouge. Les mouettes seules déchirent
ou rasent l'onde figée, naviguant comme des cygnes, ou
bien de leurs pattes mouillées, secouent des perles dans
le ciel en s'envolant. Leur petit cri, le coup lointain
d'un marteau de calfat, le gémissement d'une poulie,
c'est tout le bruit!
Je me retourne. Veronica est là, sur une chaise
incrustée de grenats, dans le rayonnement du soleil,
ses cheveux d'or épars et volant dans le fluide d'or.
Elle n'a qu'une chemise de soie blanche, un rochello
de la soie la plus fine, qui l'enveloppe, la baigne, la
caresse, et la trahit, en rougissant aux seins, aux ge-
noux et aux orteils, du rose pâle des roses thé. Mais
pourcjuoi, sur la tête, cet immense chapeau sans fond,
ce grand couvercle, tenant sa figure et sa poitrine dans
l'ombre tendre, qui tremble au col des ramiers?
— Pourquoi cela? lui dis-je.
— Je veux que tu m'aiincs, vois-tu, me dit-elle, je
veux cjue mes cheveux dérobent des rayons au soleil,
pour que ce soir, les yeux, roulés dans mes cheveux,
croient encore au jour!
. Et trempant dans une fiole une petite éponge, montée.
à
VENISE LA NUIT. 261
au bout (ritn manche de crislaL elle la passe clans ses
cheveux débordant de la solana, en laissant son regard
sur mon regard
Puis tout à coup : — Dis-moi les robes des femmes
de France. Hier, j'ai été pour voir, à rentrée de la
rue de la Mercerie, la Poupée de France, qui dit la mode :
le vent l'avait emportée, Vautre nuit. Dis-moi la robe
qui promet le plus, la robe qui ment le mieux, la robe
qui fait aimer!
— Je ne sais pas.
— Mais au moins la couleur à la mode, tu l'as vue...
lu la sais, dis-la-moi....
— La couleur à la mode? ma foi! quand je quittai
la France, celait couleur de péché mortel.
— Non, j'en veux une autre, une que Ion nia dite,
une plus nouvelle.... M'aimes-tu?
— Si je Caime., Veronica, veux-tu que...
— Non., je veux que tu ni ailles chercher en France,
une robe couleur de singe mourant.... Ton roi Henri me
Vavait promise, quand il est venu., mais les rois ont
tant de courtisans qui font du bruit autour de leur
mémoire! Il ne s'est plus souvenu.... La dogaresse en
voudrait bien une; elle ne V aura pas !.. . et je V aurai.,
n est-ce pas? Viens! me dit-elle dans un baiser; et,
me prenant la main, elle m'attira vers une porte.
En passant le seuil, Veronica vieillit soudainement .
Cinquante années lui vinrent au visage, en une seconde,
202 L'ITALIE D'HIE.R.
et sa robe, ce nuage de soie, c'était un sac de grosse
toile bise, le sac, oii se blottissent les pauvres honteux,
qu'on voit tendre leur cornet de papier aux passants.
Dans la chambre, dix lits à droite, dix lits à gauche,
appuyaient leurs tôles au mur. Sur un guéridon bien
nef, un ciseau mince posait sur un peu de linge blanc.
Sous les draps étaient des formes, quelque chose de
confusément rond, comme un corps ramassé sur lui-
même, et, au bout des couvertures, haut montantes
et renflées çà et là, un bout de joue cireuse, un coin de
front blanc, gisait, battu de cheveux, sur Voreiller
creusé. Il puait fade et chaud. Au milieu de la chambre^
autour d'une table, des femmes assises sur un banc
lisse, levées, accoudées, en toutes poses, immobiles ou
faisant de grands gestes, riaient ou rêvaient, regar-
daient, le menton dans leurs deux mains. Devant elles,
sur la table, étaient rangés, en mille dessins qui sem-
blaient le pavé de l'église de Murano, des pierrailles et
des bijoux faux. Le jour courait gaiement sur le
groupe, mordant les peaux et les chemises. Droite,
insolente et grasse, Vune, serrée dans son corset jaune,
balançant sur une hanche son jupon blanc, secouait
par-dessus les têtes un bas de laine, où, sonnaient, d'un
son de. bois, les numéros de la tombola....
N'oubliez pas que nous mangeons ce soir une friture
VENISE LA NUIT. 265
de scampi au Giardino, aussilôt ma dissection faite!
me cria le docteur.
J'étais au bord de la mer.
Il m'apparut une île de verre.
Au pied diin grand arbre de cristal, épanoui comme
un lustre, fleuri de mille verroteries, Éole était assis.
Une cuve d'eau de perles entre les jambes, les joues
enflées, sans trêve, il soufflait, dans une paille de
glace, bulles de savon sur bulles de savon. Les bulles
s'envolaient en bande, s'opalisaient de mille rayons,
montaient jusqu'aux mains du Soleil qui s'amusait à
jongler avec elles ; puis, je les voyais retomber sur
toutes les tables d^Europe : patères qu'une aile de
mouche eût fait choir! lagènes qu'eût brisées un ut
de ténor! je les voyais retomber en millions de coupes :
celle-ci, une mousse laiteuse de verre! celle-là, un chif-
fonnage de cristal ! cette autre, une toile d'araignée
brodée de diamants par la rosée! et des supports, et
des agrafes, et des anses, et des couronnes, et des fan-
taisies, et des chimères, filles d'un souffle, qu'eût signées
le ciseau de Leopardo!
— Excellence, c'est Murano la Morte ! Étes-vous
amateur de verres de Venise? de curiosités? Si vous
264 L'ITALIE D'UIER.
voulez bien me suivre?... Et Vhomme marcha clevanl
moi.
A perte de vue, des façades de briques bridées et
rebi'idces au soleil ; du plâtre gris qui verdissait dans
V ombre; une ville fruste comme une vieille marche
d'église : des enfilades d'antiques ponts de pierre étaycs
de pilotis; des canaux où les eaux ensevelissaient len-
tement les carcasses pourries des bateaux abandonnés ;
un silence, entouré au loin de sonneries mourantes de
cloches; au-dessus des murs ébréchés, des verdures
noires; des arceaux qui., pierre à pierre, s en allaient
sous les feux du jour; des' maisons rayées par les
eaux croupissantes d'un étia'ge de mousse humide ; des
grilles de balcons descellées, et se penchant, avec de
grands gestes désespérés,' vers leur image noyée; des
cours lépreuses avec des lucarnes fermées par des
volets de bois, couleur de boue, et un trou noir pour
escalier; des places, des campi sans une âme, salies de
V herbe maigre des solitudes oit ne pénètre pas le soleil;
des débris de mobiliers étranges, étalés pour la vente,
à la garde de Dieu ; et tout à coup, par quelque fissure
inattendue de muraille, les perspectives empourprées,
que le Tinloret peignait de sa maison, contre laquelle
j'étais adossé... Alors V ombre gigantesque d'un turban
s'allongea derrière le turban de pierre d'un Maure
sculpté ail mur, et sur la frise d'un palais en ruine
apparut le relief d'un chameau, chargé d'aromates.
VENISE LA NUIT. 2G5
— Oui, Excellence, vous êtes dans le quartier des
Maintes, en plein Canareggio —
— .1 propos, mon cher, dites-moi donc oii diable
vous ai-je déjà vu?
L'homme baissa timidement la tête.
Ah! faiseur, je te reconnais maintenant... c'est dans
Boccace, journée cjuatrième, nouvelle deuxième, cjue je
t'ai rencontré — Tu es le fameux prédicateur Albert,
qui trompa si finement Mme Lisette, et qui....
— Excellence, ne me perdez pas !
— Eh bien! que fis-tu opines ta promenade, en homme
sauvage, sur la place Saint-Marc?
— Je me fis juif. Excellence!
Et il mit la clef dans une serrure, pareille à la ser-
rure d'une des portes de Gaza.
Nous entrâmes dans une grande salle nue. Des mil-
liers de tiroirs montaient jusqu'au plafond, laissant
tomber à hauteur d'œil des milliers d'étiquettes pen-
dues à une ficelle :
— Excellence ! Vous allez voir des curiosités, comme
pas un des Hébreux du Ghetto ne pourrait vous en
montrer !
L'homme allait d'une étiquette à une étiquette,
disant :
— Son Excellence veut-elle une vague encore dorée
d'un reflet d'or du Bucenlaure ?
— Son Excellence préfère-t-elle le bruit que fait la
23
26G LITALIE D'HIER.
tête cVnn doge, en tombant dans une tragédie de Casi-
mir Dclavigne ?
— Une chose unique! Excellence ! le crédit philoso-
phai trouvé dans la paillasse de Law !
— Ceci, Excellence, une perle de sueur, recueillie
à une régate de 1574, sur une rameuse de Pales-
fine!
— Excellence! achetez-moi le si de la Malibran!
C'était un petit Jacquemart en filigrane qui, nussitôl
un ressort poussé, montait prestissimo sa petite
échelle d'argent, pour s'en aller sonner le carillon des
émotions humaines.... — C'est fragile, mais nous avon."
de si bons emballeurs !
— Plaît-il à Son Excellence de posséder le premier
sourire d'amour de Bianca Capello ?
— Excellence ! dix sequins la mémoire d'Aide Ma-
nuce, où tenaient quarante mille volumes!
— Excellence! le lion en beurre frais de Canova!
— Excellence ! voilà la naissance du chantage dans
V encrier d'Arétin!
— Excellence! Regardez!
Et, faisant glisser un tiroir plus grand que les autres,
il me montra quelque chose de blanc :
Pour Dieu! n'ij touchez pas! une relique encore
chaude! Excellence! n'est-ce pas, on la reconnaît? c'est
vivant, ce cireux! Prenez garde! Excellence! votre lor-
gnon, s'il tombait dessus! Oui, c'est elle, Excellence !
VENISE LA NUIT. 267
le certificat y est joint!... Desdénione moulée dans
C oreiller qui V étouffa! — Il y a encore un cheveu, là,
Excellence ! Je vous vends le cheveu, si vous voulez!
— Excellence ! la Muse de Goldoni!
Tentrevis une paire de ciseaux.
— Excellence! une rareté admirable! une curiosité
de votre pays. Excellence ! la dernière pensée de Léo-
pold Robert : un baiser qui gravit un trône!
— Excellence ! de grâce, étrennez-moi ! Cest lundi :
portez-moi bonheur! Tenez! Excellence! pour rien,
jiour un morceau de pain, un nuage qui a vu la ba-
taille de Lépante !
— Sa Seigneurie ne trouve rien ici à sa convenance?
Sa Seigneurie veut-elle monter au-dessus? La collection
(le ma femme! le plaisir de la montrer. Excellence, car
je n'en vends rien!
L'escalier était si noir, si noir, que je pins des deux
mains les deux pans de la longue redingote de mon
juif. Les degrés étaient roides. Le juif gravissait sans
s'arrêter! Sa poitinne sifflait. Il m'enlevait pendu der-
rière lui. Il montait, et j' apercevais devant lui, par
instants, quand elle n était pas masquée par sa grande
personne noire, une forme rouge qui se balançait,
légère comme un coquelicot, un joli châle sang de bœuf
volant sur l'escalier. Mon juif grimpait toujours dans
ma vision. À la fin, je posai mes mains sur ses épaules :
je sautai par-dessus et me trouvai derrière une porte
268 L'ITALIE D'HIER.
fermée, à genoux, sous les deux plus tendres yeux qui
soient jamais tombés du ciel sur la terre.
« 0 les regards longs qui vont plus loin que la terre,
les corps inclinés comme une prière, V abandon, le soir,
des mains maigres sur les t'/n^asses, les accoudements
silencieux au-dessus des cités qui dorment, les grandes
tombées des plis autour de tailles dénouées, les ovales
abaissés des vierges au long coL les démarches pen-
chées et molles effleurant la terre, ainsi qu'une marche
d'ombres, le sourire pensif des lévites sérieuses à demi
enlr ouvertes. 0 adorables langueurs, célestes pâleurs
de la femme, mélancolie divine de sa beauté chrétienne,
vous êtes mes amours, et cest toi, Zitta, ma hien-
aimée! toi la femme au front paré de rêverie, loi la
femme au cœur douloureux et anémié, où naissent les
tendresses immatérielles, toi, qui as une beauté plus
belle que la beauté de la forme, toi, la nouvelle Véiius,
toi, la jeune physionomie moderne, toi, V ascension de
l'âme dans la ligne, toi, cette enchanteresse que Dieu
na fait, ni avec un trait, ni avec une couleur, mais
qu'on dirait avoir créée, comme du rayonnement idéal
pris à sa face souriante et crucifiée ! je te connais : tu
es la vierge-mère du génie de Carpaccio ! Le doux
poème de ce monde éclaii^é de l'or pâle des crépuscules,
je le revois en toi! La légende et la songerie de cette
génération courbée, le charnie pieux et la grâce dolente
de ce siècle, oii le corps semble s'affaisser sous le poids
VEMSE LA iNUlT. 2G9
cVune pensée cV adoration spirituelle, ils habitent tant
entiers en un seul de tes regards! Tu es la femme, tu
es r inspiratrice, tu es Vange de tous ces vieux maîtres,
que Venise garde dans ses vieux quartiers, — ainsi
que se gardent au cœur des peuples les vieilles poésies !
Zitta ! je Vaime ! »
Je lui disais tout cela à genoux. Il ny avait, de
siège, dans toute la chambre, que la chaise penchée en
arrière sur laquelle Zitta, allongeant son corps fluet,
balançait sa nonchalance. Le coude posé sur un lit
d'ébène, à coucher toute la famille du Petit-Poucet, elle
lutinait, avec la pointe mutine d^une mule où dansait
son petit pied, le loquet d'une armoire en mosaïque de
Florence. Son cou plié, sa tète abaissée vers moi, noyés
d'ombre, se détachaient sur Cor d'un soleil en feu, em-
plissant la fenêtre ouverte derrière elle. Dans un coin,
un bout de bougie brûlait devant trois madones. La tête
de Zitta, doucement bercée et remuée dans le cadi^e
éblouissant, dérangeait et brisait, en se jouant, les
flèches de la Madona delV Oi to. Son regard m'écoutait
sans m'entendre, et sa bouche semblait me dire : Que
tù es bête!
Moi, je parlais toujours, pendant que le petit pied
agaçait le loquet, si bien que le meuble s'ouvrit tout
grand: un domino fripé, brodé de vieil or, coula sur le
plancher, et avec le domino — une tache noire. Cette
tache noire, un pied la ramassa, une main la cueillit
23.
270 L'JTALlt; D'UIER.
sur le pied : c était un loup — que je me sentis poser
sur kl figure, tandis quun bras, entourant mon cou,
in amenait vers la fenêtre.
Aussitôt ce loup sur ma figure, je vis des couleurs,
des couleurs, des couleurs... des masques! masques
allant, masques venant, masques courant, masques
sautant, masques galopant, masques gambadant,
masques frétillant, masques allègres, alertes, prestes,
tout le corps déchaîné, gracieuse, saluant la joie :
masques, masques, masques ! un arc-en-ciel en vif
argent!
Dans toutes les bouches sonnait rincessanf appel :
lioul hou! Sur le pavé, le tapage de soie de tous les
souliers de satin, de tous vos zoccoli, masques de la
vieille Venise! chantait une éternelle chanson. Voilà
que, pêle-mêle, et se heurtant, passaient devant moi les
collants à bandes multicolores, moulant dans leur élau
splendide, les fines jambes des jeunes nobles ; les col-
liers de perles des mariées d'un an; les aiguillettes
aux ferrets d'or sonnant aux épaules des compagnons
de la Calza; les bavaro en toile de Courtrai d'où sor-
taient les blanches épaules; les pectoraux d'or entr ou-
verts en carré sur les seins opulents des patriciennes;
les zindado voletant sur les chevelures; les jupes de
retours marron, à grands refroussis de soie gorge de
VENISE LA NUIT. 271
pigeon, relevés par derrière les fêles, en un nimbe aux
mille plis, imitant la conque de Vénus; les couronnes
de lis d'argent, tremblant dans les chevelures des
épouses; les zimara flottantes; les robes collant aux
formes et accusant le nombril, les chutes de plis théâ-
trales et grandioses, les brocarts amples, et royalement
drapés ...
Passaient les innamorati sveltes dans leur pourpoint
de velours blanc, constellé de croix, déchiré de crevés
de sang, lesquels tenaient une rose à la main; pas-
saient les vierges de Venise, voilées et dérobées dans
une nuée jalouse de soie noire, d'où ne s' échappaient
que deux doigts d'une gorge naissante, plus rose que
la rose des innamorali
Alors le carnaval allait sur Veau.
Et Von voyait des gondoles, des gondoles, des gon-
doles, du monde, du monde, du monde; tant de gon-
doles et tant de monde que Veau n apercevait plus le
ciel. A peine si, par-ci par-là, le jour trouvait un
petit coin donde, grand comme un morceau de miroir
cassé, pour y danser à cloche-pied.
A la proue de tou'es les gondoles, assise, une femme
nue et coiffée de nénuphars, penchée sur les rênes,
conduisait, du bout d'un roseau vert, des chevaux
marins qui battaient Veau de leur queue de poisson et
de leurs paturons en nageoires. Autour, des dauphins
vivants et dorés se jouaient. Toutes les gondoles avaient
272 LITALIE D'UIER.
des formes de coquille. Elles étaient sculptées et peintes,
et triomphalement enguirlandées de fleurs. Leurs flancs
portaient, dans des couronnes de lierre, des mascai^ons
admirables ; celait Romagnesi avec son masque de
faune et sa barbe en queue de vache; c était Jareton
qui inventa Pierrot; celaient Luigi liiccoboni, Giu-
seppe Balleti et Tommaso Vizentini; celait Ernand en
Sganarelle; celait Giacomo Ranzini; celait Crépin
V Étonné; c était Angelo Constantini; c était Dangeville
père en niais ; c étaient Ghcrardi le Flautin, et Pietro
Albogheti, et Giovanni Bissoni; c'était Quinson en
serre-tête blanc; c était Duchemin père, cl son chapeau
enrubanné et fleuri; c'étaient le grand Dominique, et
Carlin, et Lélio, et Sylvia!
Dans les gondoles étaient réunies toutes les livrées
du Rire et toutes les robes de la Folie : la garde-robe
de Momus, pillée à Bergame, comme elle revenait
d'Àlelles!
Il y avait Fricasso et Fi^acasso. Il y avait Coviello, qui
gambadait comme un œgipan. Il y avait laSignora Fra-
cisquina, qui faisait les cornes à trois Cassandies. Il y
avait Drighella se sauvant devant Spezzafer, qui voulait
le tuer encore une fois. Il y avait des bohémiennes qui
disaient Vavenir à VAmour, et des Colombines qui
demandaient V Amour à Vavenir. Il y avait de vieux
Trastullo qui baisaient, en extase, la pantoufle des
Lucia. Il y avait des médecins grotesques chantant
VKMSE LA NUIT. 275
Signor Monsii, 27 y avait des Marameo, la seringue en
joue, des capitaines Cardoni, poursuivis par des armées
de matassins. Il y avait des Égyptiens velus en Maures
et portant des singes. Il y avait Zerbinelle, il y avait
Violetta, aux pieds de laquelle roucoulait, avec son
chapeau en plat à barbe, ses longs cheveux, son long
rabat, et sa chemise passant au défaut du pourpoint, le
beau Narcissin de Malalbergo. Il y avait des Biscayens
dansant, des capitaines Cocodrillo dansant, des Cucu-
rucu et des Cucurogna dansant et chantant. Il y avait
des femmes en robe turque, et des femmes avec un
masque à moustaches, un chapeau pointu, un goitre
de mousseline tombant du masque jusqu'au sein. Il y
avait des Tartaglia, face jaune et fleurie, besicles sur
le nez, qui bredouillaient, nasillaient et embrouillaient
d'impossibles histoires. Il y avait des muftis et des tri-
velins, des dervis et des lutins faisant le saut périlleux.
Il y avait les trois masques basanés : Fenocchio,
Fiqueloet Scapin — oui, l effronté Scapin qui, les che-
veux frisés, la moustache de chat effarouché, le man-
teau roulé autour du bras droit, une odeur de potence
par toute sa personne, et Vœil noir comme sa con-
science, offrait avec une courtoisie gouailleuse ses
loyaux services au galant chevalier Zcrbino.
Gian-Fritello se montrait tout fier dans son sac.
Gian-Farina enseignait un menuet de tous les diables à
Franca-Trippa. Autour de Beltrame, chassé de Milan,
574 L'ITALIE D'HIER.
et contant ses affaires (Vlionneur avec la justice, béaient
tous les Gradelins, Tracafjnins et Traffahlins du monde.
Dans les gondoles se trouvaient des clavecins, des
violes d'amour, des théorhes. Il s'y trouvait aussi des
lazzis, des refrains, des rires, des paroles à Voreille,
des bouquets, des baisers, des cartes, des dés, des jeux
de stofe, de lansquenet, de piquet, de herlan, de petits
paquets.
Les deux frères Arlequin, Vaîné avec sa toque à
crevés, son masque noir à barbe de roi ninivile, le
cadet avec sa petite queue de lièvre à son petit chapeau
et des verrues noires à son masque noir, chacun, un
bras sur Vépaule de Vautre, posés tous deux sur la
pointe du pied droit, jouaient à un pharaon tenu par
la Farce, leurs deux battes contre un coup de pied.
Et des intarlinamenti, des charlatans à chaîne d'or,
et des saltimbanques cravatés de serpents savants, et
des montreurs d'ours et de ridicules, et des parades et
des parodies, oii Bernis parlait de Dieu, Casanova
de r amour platonique!
Puis des triomphes de Pulcinelle, droit comme son
feittre, ayant grand air, malgré son nez rouge et son
petit ventre pointu, et brandissant fièrement son sabre
de bois, à cheval, plus solennel qu'un Balbus, sur un
Pulcinelle en travers porté par deux Pulcinelles. Puis
des Razulto chantant des Olympiques, en grattant ti'ois
ficelles d^une guitare, dont le manche plus long qu^un
VENISE LA NUIT. 275
pohne, accrochait sur la roule les cheminées en mor-
tier. Puis (les Pantalons en bonnet de laine, en gilet
rouge, en culotte coupée en caleçon, en bas rouges
et en pantoufles, et qui, le pied en avant, la barbe
poiîitïie et menaçante, la grande robe noii'e relevée
d'un bras replié sur le dos, énuméraient au public les
vertus de leurs filles sans dot.
De Bologne étaient venus trois cents docteurs, mar-
qués d'une tache de vin du front an menton, lesquels
consolaient en trois points^ les cocus effarés.
Suivaient des Mezzetins aux draperies zébrées , sui-
vaient des Pierrots tombés de la lune, suivaient des
Scaramouches, dont les plumes de coq balayaient les
étoiles —
Et des tricornes et des tricornes : des tricornes
coquins, cocpiets, crânes et charmants. Les hommes
portaient des tricornes, et les femmes des tricornes
inclinés sur le front, qui mettaient, sur leur masque
blanc, Vombre du vol d\ine hirondelle. Blancs étaient
tous les masques. Blancs étaient les masques des
hommes et des femmes, avec le bord des paupières
teinté de carmin, avec de (grosses lèvres peintes en
rouge brique, et le carton des joues brutalement fardé.
Les hommes en fins bas de soie, en talons rouges, le
domino noir retroussé, penchés et plies en de mo-
queuses révérences, provoquant les donne sous le nez,
offraient leur cœur dans un éclat de rire, ironiques du
-270 L'ITALIE D'HIER.
haut en bas de Véchine. Les donne, la tête en arriè7'e,
et de profil intriguant la cantonade, muettes et su-
perbes, riaient dans la barbe de leur masque, ballon-
naient de la jupe, battaient la mesure d'un vieil air
à petits coups de leur mule cachée sous les falbalas,
jouaient avec le cri de leur éventail, et laissaient, au
travers de la baûlte, la blancheur de leur chair sauter ,
aux yeux des galants.
Un beau jeune homme, — je le vois encore! — Oh!
le Janus étrange et charmant! — Il avait rejeté son
masque contre son oreille, et montrait côte à côle^ le
profil d'un Satyre, la face d'un Apollon.
Cependant, auprès de lui, d'autres paroncini fai-
saient de grands jeux : ils attrapaient des mouches sur
le nez iinmense du noble homme de Calabre. Giangur-
cjolo, et des araignées sur la rapière interminable du
capitaine Spavento.
Mon œil sautait de gondoles en gondoles. Il arriva à
ht première, à la gondole que toutes les gondoles sui-
vaient : elle portait une bière sur un drap blanc, et un
essaim d'Âmoiœs! Amours qui, s' appuyant des deux
mains derrière eux, et glissant avec les i^eins le long
de la gondole, les ailes frissonnantes, lutinaient d'un ;
seul pied les caresses de Veau; Amours, qui, le cul
nu posé sur les talons, joignaient leurs mains nouées
à leurs genoux tout l'onds; Amours qui regardaient au
ciel un nuage aller; Amours, la tète en bas, tenant d'un
VENISE LA NUIT. 277
bras le bout de leur genlU jjied rose, un pli de graisse
au ventre, un p/i sous le jarret; Amours, les bras
croisés, comme de petits liommes, ou le menton aux
mains et les doigts aux deux joues, écoutant quelque
chose; Amours, qui sur leur arc passé sous une cuisse,
balançaient vue jambe allante et revenante; Amours
agenouillés, posés sur leurs deux coudes, attentifs à
traîner sur la face de fonde les grands cordons du
poêle; Amours, les frisons de leurs petits cheveux an
vent, au vent leur ventre blanc, debout et droits sur
leurs mollets tremblants ; Amours, le dos au soleil,
couchés et vautrés, et la joue écrasée, qui s'amusaient
avec des immortelles d'or; Amours jouant à cache-
cache, en se cachant un peu dans les coins du drap
blanc; Amours accoudés sur la bière, sur leur bras
replié couchant leur face blonde, et dormant sur la
Mort! tandis quaux deux bouts de la gondole, quatre
Amours, leurs carquois renversés au dos, laissaient
distraitement tomber la baguette sur la peau d'âne,
voilée d'un crêpe, des hauts tambours des armées de
Louis XIII.
Un homme, je ne l'avais pas vu d'abord, était perché
sur le rostre de la gondole. C'était le peintre Longhi,
mon ami, cpii raclait un violon d'ébène; un singulier
violon! d'oii s'échappaient, à chaque coup d'archet, deux
notes ensemble, et cjui montaient dans le ciel, enroulées
Vune sur l'autre : une note rose, une note noire....
* 24
278 L'ITALIE DlllER.
El Va'ir blutait, comme de la farine, mille petits
morceaux de papier blanc qui tombaient des toits,
des fenêtres, du ciel, de partout. An vol f en attrapai
un, sur lequel était :
GRA.ND ENTERREMEIST
DE WATTEAU
Par le carnaval de Venise
aux dépens de la sérénissime République
Et il neigeait tant de ces papiers, que je ne voyais
plus rien. Je me jetai dans la rue pour attraper le
convoi.
Je ne sais comment Zitta m'avait jeté au dos une
peau de lion, ni pourquoi je m'amusai à faire le lion.
Tantôt d'un mouvement d'épaules, j'ébouriffais les
crins rudes de ma crinière; tantôt je faisais jouer, au
bout de mes cinq doigts, la menace de mes ongles;
ou bien, mon chapeau devant ma bouche, je tirais,
du fond de ma gorge, des rugissements très convenables,
qui grondaient et roulaient dans le feutre noir. J'ouvrais
mes yeux tout ronds, et je les promenais furieusement
sous 7nes cils fauves. Je griffais le pavé, en allongeant
VENISE LA NUIT. 279
mon pas. Je grommelais sous mes babines. Je singeais
à quatre pattes les rampements de la bête. Les enfants
avaient peur, el se caeliaient dans les jupes de leurs
mères. ^
Peu à peu, comme versé goutté à goutte, un acier
souple et fort me coula dans la veine. Des nœuds de
muscles s' enroulèrent et se tendirent eji câble le long
de mes os, que f entendais gi'ossir en craquant. Ainsi
quun coin fiché au cœur d'un chêne, mon cou se prit
entre les solides montants de mes épaules. Une râblure
formidable envahit mes reins. De mon échine, deux ailes
jaillirent en colère. Pareil à un pouls brut et généreux
qui battrait dans un corselet de bronze, le cœur me
bondit entre les côtes. Une moelle inconnue courut par
tout mon être. Mon crâne durcit el fuit. Une élasticité
quadrupède frissonna dans mes membres. Cette queue
f/ui balayait derrière moi la poussière, raidit comme un
bras tout fait de nerfs. Je voulus dire adieu à Zitta....
Je broyai le tonnerre entre mes dents....
J'étais le lion de Saint-Marc sur sa colonne.
De là-haut, le monde me paraissait comme une carte
dépliée .
Sous ma j)atle gauche, dormaient, à Vomhre^ mon
vieux dogat de Venise, un duché! mes provinces de
Bergame, de Brescia, de Crème, de Vérone, de Vicence,
dePadoue; Feltrin, Bellunois et Cadorin, ma Marche
Trévisane; maPolésine deBovigo, et ma principauté de
280 L'ITALIE D'HIER.
Ràvennes. A l'ombre de ma palle droite, oormait le
Frioul, donnait Vhlrie, dormait Zara, Spalato, dor-
maient les îles dalmatesj la mer Ionienne de Corfov
jusqu'à Zante, Palras, Argos, Coron, Moron, Egine et
VEnbée, et les Cijclades, et C Archipel et Candie, et mon
royaume de Chypre. A Vombre d'une de mes pattes,
dormaient un morceau de Constantinople, et Abydos et
Seslos, et Adrianopolis, et Nicomédie, et Gallipoli, et
Héraclée, et Nicopolis; dormaient mes consuls, mes
églises et mes fours aux Échelles du Levant; donnaient
mes comptoirs d'Alexandrie, de Tyr, de Berythe, de
Ptolémaïs et d'Astrakan.
' D'un coup de ma patte droite, je râ fiais, comme d'un
râteau de jeu, les côtes d'Europe, de la mer Xoire à la
mer d'Azoff, de Caffa à Anvers et deLo7idres à Byzance.
D'un autre coup, je raflais les côtes d'Afrique, d'Alexan-
drie à Tanger. D'un autre coup, je raflais les côtes
d'Asie, de Byzance à Trébizonde, et de Byzance à Fama-
gouste, et du Bosphore au Phase, et du Phase à l'Oronte.
— Un monioit je regardai sous moi. Un soldat
français était assis au pied de ma colonne. Son tricorne
me cachait sa figure^ dont je ne voyais qu'un bout de
moustache dure. Sa jambe droite, croisée sur sa jambe
gauche, montrait une guêtre noire, lacée avec des bouts
de ficelle. Deux galons brodaient la manche de sa
VENISE LA .\U1T. 08l
capote, plus usée que vieille. Un coude appuyé au
(jenou, cVune main, il tenait sa pipe entre les dents; de
Cautre, il agitait devant le fourneau, une page du Livre
d'Or de Venise, gui flambait.
Une bouffée blanche s'envola du brûle-gueule. Aussi-
tôt, Venise se décolora, et le sourire de ses brigues et
de ses marbres roses s'évanouit. Elle devint la Venise
grise des eaux-fortes de Canalette : une ville barbouillée
de traits, brouillée de lignes, avec des horizons four-
millants de campaniles, de terrasses et de cheminées
évasées, et toute pleine d'ombres aux apparences
remuantes, de silhouettes confuses et tapageuses. Une
lumière d'éclipsé errante sur des rives incertaines, cou-
lant le long des façades effacées, tombait daiis Veau, oit
le souffle d'une brise poussait, en millions d'accolades,
les vagues contre les vagues. Les passants n'étaient
plus que des pâtés d'encre qui allaient, et je voyais,
dans la nuit du jour, Guardi tenir une palette, oii il y
avait seulement du blanc et du noir.
Soudainement les mille blasons, qui étaient les étoiles
du ciel, pâlirent. La couronne impériale des Dandolo,
l'aigle noir de Soderini, la branche de i^oses des Mocc-
nigo. L'aigle à deux têtes de Malipiero, les trois grillons
noirs des Grioni, l'échelle d'argenl des Gradenigo, le
Saint Marc d'argent des Foscari, la couronne des
2i.
282 L'ITALIE D'HIER.
Cornaro, la cigogne des Cigogna, le lion d'or des Cao-
torta, le lion d'or des Albrizzi, les trois tours d'argent
,des Tiepolo, Vaigle impérial d'or des Giiisliniano, la
fasce d'argent des Morosini, les six roses à cinq feuilles
des Loredano, les trois abeilles d'or des Barberini, les
trois étoiles d'or des Guerini, la couronne ducale des
Contarini; — tous les, écus qui rayonnaient à la voûte
céleste, vacillèrent ensemble, puis filèrent un à un.
Les bouffées sortaient plus pressées de la pipe. Sous
le firmament aveuglé, la ville défaillait. Les jnerres
perdaient leurs dentelles, les balcons leurs trèfles. Les
architectures noyées, s'affaissaient sur elles-mêmes, au
loin, puis là, piiis ici.... Les plus hautes tours, le pied
mangé de fumée, fuyaient dans la brume. Un vide
bleuâtre se faisait. De partout, l'horizon se rapprochait
sourdement. Une invisible nuit s'élevait sur des va-
peurs. Des colonnes de brouillard foulaient, en tour-
noyant, les dômes, et Vœil n'avait plus oii se poser.
Comment ils étaient sur mon piédestal? un homme
à côté de ma patte gauche, une femme à côté de ma
patte droite, — je ne me le rappelle plus. — Mais,
Vhomme avait une serviette sous le bras, et la femme
des larmes d'argent sur son masque.
L'homme disait : Monsieur, je suis garçon de café
chez Florian. Voilà trente ans que je sers la nuit et que
je dors le jour. Est-ce qu'aujourd'hui midi serait déjà
le soir?
VENISE LA NUIT. 285
El la femme : Connais-tu ma sœur Mélancolie, ma
blonde sœur, qua gravée VaUemand Albert Durer. Moi,
je suis Dona Mœstitia de Venise, dogaresse, veuve de
la République. Je guéris de penser, — et de vivre! —
fît-elle pins bas.
La fumée de la pipe du soldat français grandissait
et grandissait , et dans son nuage sombrait Venise et la
terre et le ciel.
Un éclair jaillit de la corne des chevaux d'or debout
sur les tombeaux, oîi dorment les vieux doges.
Le banc de pierre, oîi Gozzi avait Vhabitude de s'as-
seoir sur le quai des Esclaves, se fendit.
U Evangile de bronze, oîi, posait ma griffe, tomba....
Boum!... fit un coup de canon.
Je sautai dans mon lit. Il était six heures du matin.
Le canon venait d'annoncer Vouverture du port de
Venise.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Prkfack .... I
TaBLK des illustrations VII
DOJIODOSSOLA 1
MlLVN 5
Brescia 13
Vérone 15
Piazza délie erbe-. 15
Venise. — Les Mosaïques de Saint-Jlarc. . 19
Un dimanche !22
L'Église des Frari -29
Bibliothèque de Saint-Marc 29
Canareggio 34
Murano 37
I'adoie 53
Mantole 55
i'vr.ME 57
M0DÈ>E Gl
Bologne 05
Un dialogue 66
Locanda c oslcria délia nova 68
PiSTOJA 1\
Florence 75
LTfizi. — André Riccio 74
Andréa Orcagna 74
Cimabue 75
Pielro di Lorenzo 75
Antonio Pollaiolo 76
Giotio 77
•286 L'ITALIE D'HIER.
Simon Memmi 78
Teatro di Borgognissanli 79
San Miniato 82
Uffizi. — Filippo Lippi 87
Lorenzo di Credi 89
Botticelli 90
Raphaël 91
Pietro di Cosinia 92
Luca Signorelli 92
Beccafumi 95
Federico Zucchero 95
Rubens 95
Santa Maria Novella 105
Orcagna 105
PaoloUcelli 106
Taddeo Gaddi 107
Ghirlandajo 110
Bals de la Conr 115
Santa C'-oce 120
Palais Pitti. — Pérugin 121
Lelio di ÎS'ovellara 122
Michel-Ange 122
Titien 122
Manetti 125
Allori 124
Rubens 124
André del Sarto 125
Église del Carminé 154
Les pestes 140
Académie des Beaux-Arts. — Liiini 142
Gentile da Fabriano 142
Fra Giovanni da Fiesole, dit r.4H</e/tco 145
Teatro Leopoldo Augusto Bargiacchi 147
Paysage d'hiver de la banlieue de Florence 151
Livoip.NE 157
PisE. — Campo Santo 159
Sienne 175
TABLE DES MATIERES. 287
Le Musée 181
VlTEP.BK 189
Rome 191
Une journée de reconnaissance dans Rome 191
Saint-Pierre 190
Villa Pamphile 202
Dimanche des Rameaux 207
Yilla Borghèse 212
Meurtre de Rossi ; 219
Naples 225
A'emse la suit 255
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