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Full text of "L'Italie d'hier, notes de voyages, 1855-1856"

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V'I' 


L'ITALIE    D'HIER 


Bt&ilOTHECA 

0». 


3^»«!(»i» 


11  a  été  tiré  de  cet  ouvrage  une  édition  de  luxe,  format  in-S" 
raisin,  augmentée  de  cinq  aquarelles,  reproduites  en  couleurs. 

Cette  édition,  à  250  exemplaires  numérotés,  a  été  imprimée 
spécialement  pour  M.  L.  Conquet,  libraire-éditeur,  5,  rue  Drouol. 


JUSTIFICATIO.N    DO    TIRAGE  : 

i  à    75,  sur  Chine. 
76  à  150,  sur  Japon. 
151  à  250,  sur  Vélin. 


EDMOND  ET  JULES  DE  GONCOIM^ 


LIT  AU 


DHIER 


NOTES    DE    VOYAGES 

1855-1856 

Entremêlées  aes  croquis  de  Jules  de  Concourt 
jetés  sur  le  carnet  de  voyage 


PARIS 

G.  CHARPENTIER   et  E.   FASQUELLE,   Éditeurs 

11,    RUE    DE   GRENELLE,    11 
1894 


P6 

mi 


A 

FKLICE   CAMERONl 

A 

VITTORIO    PIC  A 

LES    DEUX    AFFECTUEUX    ET    ENTHOUSIASTES    PROPACATEURS 

DU  goncourlisme  en  Italie 


PRÉFACE 


Dans  l'automne  de  1855,  à  ce  moment  de  la 
vie,  où  nous  étions  presque  à  notre  début  litté- 
raire, mon  frère  et  moi,  partions  pour  l'Italie, 
dans  l'intention  de  trouver  sur  cette  terre  inspi- 
ratrice, les  éléments  d'un  livre. 

Or,  à  la  première  ville  italienne,  à  Domodos- 
sola,  nous  achetions  un  carnet  de  papeterie  pri- 
mitive, relié  en  parchemin  blanc,  et  qu'entourait, 
comme  fermeture,  une  petite  lanière  de  cuir,  sem- 
blable à  la  queue  de  rat  d'une  tabatière,  —  un 
carnet,  comme  en  ont  les  marchands  de  chevaux 
de  la  Lorraine  —  et  sur  ce  carnet,  tour  à  tour,  nous 
jetions,  en  notes,  tout  ce  qui  nous  tombait  sous 
les  yeux  :  aussi  bien  la  description  d'une  froma- 
gerie de  parmesan,  que  de  la  boucle  de  cheveux 


II  L'ITALIE    D'HIER. 

(le  Lucrèce  Borgia,  conservée  à  TAmbroisienne  ; 
aussi  bien  la  description  des  bals  du  grand-duc 
de  Florence,  que  de  «  l'Apothéose  de  Thomas 
d'Aquin  »  dans  le  tableau  de  Taddeo  Gaddi; 
aussi  bien  la  description  de  l'hôpital  des  Véné- 
riennes della  Scuola  San  Marco,  à  Venise,  que  du 
Jour  des  Rameaux  à  Saint-Pierre;  aussi  bien  la 
description  du  stenterello  du  théâtre  Borgognis- 
santi,  que  de  la  poupée  romaine  du  Musée  du 
Vatican. 

Et  ces  descriptions,  pour  mieux  les  faire  parler 
plus  tard  à  notre  mémoire,  mon  frère,  avec  son 
incontestable  talent  de  peintre,  les  doublait  de 
rapides  croquis  à  la  mine  de  plomb,  et  même, 
quelquefois,  en  faisait  revivre  la  couleur,  dans  de 
lumineuses  aquarelles,  entremêlées  avec  l'écri- 
ture sur  le  mauvais  papier  du  carnet. 

Toutes  ces  descriptions  de  la  plume  et  du  crayon 
étaient  fidèles,  exactes,  rigoureusement  prises  sur 
le  vif  des  êtres  ou  le  calque  des  choses.  Toutefois, 
en  ces  années,  inquiètes,  hésitantes,  sur  la  voie 
que  le  lettré  doit  prendre,  la  religion  de  la  réa- 
lité, de  la  vérité  absolue,  appliquée  à  l'humanité 
ou  à  la  matière,  dans  la  reproduction  littéraire. 


PRÉFACE.  m 

n'était  pas  encore  née  en  nous.  Bien  au  contraire, 
nous  nous  trouvions  dans  cette  même  disposition 
lyrique  et  symbolique  des  jeunes  esprits  de  l'heure 
présente,  avec,  au  fond  de  nous,  un  certain  mépris 
pour  la  transcription  du  vrai,  du  7ion  imaginé, 
et  renfoncés  encore  en  ce  mépris  par  le  manque 
de  talent  et  de  style  de  Champfleury.  Et  les  études 
d'après  nature  que  nous  faisions  alors  de  l'Italie, 
n'étaient,  pour  nous,  que  le  slratum  d'un  livre 
de  prose  poétique,  fantastique,  lunatique,  —  d'un 
livre  de  rêve,  donné  comme  le  produit  d'une 
suite  de  nuits  hallucinatoires. 

Après  six  mois  de  séjour  en  Italie,  au  retour  à 
Paris,  nous  écrivions  une  série  de  morceaux,  sur 
Venise,  Florence,  Rome,  Naples.  Le  travail  sur 
Venise  mené  à  fin,  et  auquel  nous  donnions  le 
titre  de  Venise  la  Nuit,  nous  le  portions  à  Théo- 
phile Gautier,  au  moment  où  il  venait  de  prendre 
la  direction  de  rArtisle,  et  notre  Venise  paraissait 
en  deux  articles..  . 

Ah  fichtre!  quelle  réception  nous  faisait,  deux 
ou  trois  jours  après,  Aubryet,  qui  avait  apporté, 
avec  le  frère  d'Arsène  Houssaye,  l'argent  de  ce 
nouvel  avatar  de  l'Artiste  :  '<■  On  n'avait  pas  l'idée 


IV  L'ITALIE    D'HlKli. 

d'articles  pareils...  c'était  du  pur  charenlonhme . . . . 

La  Ville  et  la  Province  se  désabonnaient  en  niasse 

On  aurait  vraiment  dit  que  nous  voulions  donner 
le  coup  de  la  mort  à  la  tentative  généreusement 
risquée  par  eux,  en  faveur  d'un  renouveau  ar- 
tiste de  la  littérature.  » 

Enfin,  Aubryet  nous  faisait  un  tableau,  si  noir, 
si  noir  du  préjudice  causé  à  la  llevue,  par  nos 
deux  articles,  que  nous  n'osions  pas  en  demander 
le  payement. 

Au  fond  l'épouvante  de  notre  prose,  chez  Aubryet, 
épouvante  que  nous  retrouvions  dans  quelques 
articles  de  confrères,  à  cette  première  heure  où 
l'on  manque  de  la  certitude  en  son  œuvre,  mettait 
eu  notre  esprit,  un  trouble,  un  doute.  Nous  nous 
demandions,  si  nous  ne  nous  trompions  pas,  si 
notre  conception  n'était  pas  d'une  imagination 
trop  déréglée,  trop  excentrique,  trop  extravagante, 
et  ma  foi,  un  beau  jour,  nous  jetions  dans  la  che- 
minée —  sans  en  garder  copie  —  tout  ce  qui 
n'avait  pas  paru  de  notre  manuscrit,  et  reléguions, 
dans  l'ombre  d'un  tiroir,  le  carnet  italien  à  la 
fermeture  de  queue  de  rat. 

Malgré  tout,  je  gardais  pour  notre  «  Venise  » 


PREFACE.  V 

un  rien  du  sentiment  de  prédilection  que  les 
mères  ont  pour  leurs  enfants  mal  venus.  Cette 
étude,  avec  ses  défauts  d'outrance,  était  pour 
moi  un  curieux  renseignement  sur  nos  cerveaux, 
sur  leur  ébullition  un  peu  désordonnée,  avant 
le  refroidissement,  l'apaisement,  l'assagissement 
du  talent  formé,  et  je  caressais  la  pensée  de  faire, 
un  jour,  de  ces  deux  articles,  un  petit  bijou 
typographique. 

Cette  pensée,  longtemps  un  peu  dormante,  de- 
venait, l'année  dernière,  une  idée  fixe,  une  obses- 
sion, et  à  l'automne,  partant  pour  un  séjour  dans 
la  Meuse,  j'emportais  le  carnet  italien  —  dont  le 
parchemin  avait  été  remplacé  par  un  maroquin  du 
Levant  —  pour  y  puiser  les  éléments  d'une  courte 
préface.  Mais,  je  dois  le  dire,  quand  j'eus  remis 
les  yeux  dans  le  petit  manuscrit,  j'eus  un  éton- 
nement  de  ce  qu'il  contenait  d'intéressant,  sur 
les  peintres  primitifs,  sur  l'aspect  des  paysages, 
sur  les  silhouettes  du  populaire,  sur  le  caractère 
de  la  beauté  de  la  femme  italienne,  sur  la  cour  de 
Toscane,  sur  les  cérémonies  de  la  semaine  sainte 
à  Rome,  —  enfin,  au  milieu  de  choses  encore 
vivantes,  sur  tant  de  choses  mortes  aujourd'hui. 


VI  L'ITALIE    D'UIKIl. 

Et,  au  lieu  d'une  préface,  je  tirai  de  nos  notes  et 
de  nos  croquis  de  1855  et  1856,  en  leur  laissant 
leur  jeunesse,  un  volume  qui  sert  aujourd'hui 
d'introduction  à  Venise  la  Nuit. 

Auteuil,  mars  1805. 

Edmond  de  Goncolt.t. 


TABLE  DES  ILLUSTRATIONS 


Dntaine,  à  Brescia 12 

a  Loggia 14 

iazza  délie  Erbe,  à  Vérone 17 

lie  de  Venise 19 

ortrait  de  ma  personne  emmitoullée,  en  gondole 21 

aricalures  du  gras  Morosini  et  du  maigre  Colonna  ....  22 
ète  de  Veronica  Franco,  l'Aspasie  vénitienne,  dont  Henri  III 

emporta  un  portrait,  exécuté  par  le  Tintoret 24 

été  d'éphèbe  de  Carpaccio,  du  musée  Correre 25 

aricatures  du  Vinci,  d'après  un  dessin  de  l'Académie.  .  .  28 
emme  en   costume  de  carnaval  avec  la  baiitte,  d'après 

Longhi 59 

êtes  d'homme  et  de  femme  travestis  pour  le   carnaval, 

d'après  Longhi 40 

ète  de  garçonnet,  son  masque  rejeté  sur  l'oreille,  d'après 

un  dessin  de  Longhi 41 

ete  de  dogaresse 45 

•eux  autres  têtes 44 

Iroquis  de  Louis  Passy  et  de  moi  en  gondole.    ......  51 

'été  de  mort  enrubannée,  à  Padoue 55 

•aile  de  spectacle  en  bois,  de  Parme 58 

'lace  de  Bologne 63 

,es  Tours  Penchées  de  Bologne 65 

)anseuse  de  VOsteria  délia  Nova 68 


1.  La  vue  de  Venise  et  le  Marché  aux  Poissons  sont  deux  reproduc- 
ions  de  grandes  aquarelles,  lavées  en  Italie. 


vm  L'ITALIE    D'HIER. 

Portrait  de  Lorenzo  Cannelli,  le  stenterello  du  théâtre  Bor- 

gognissanti 81 

Vue  de  San  Miniato,  à  Florence 84 

ViUa  délia  Petiaja 8G 

Tête  de  Vierge  de  Lippi,  aux  UZ/îît 88 

Maison  décorée  de  faïences   de  Luca  délia  Robbia,  à  Flo- 
rence, dans  le  borgo  San  Jacopo 0(i 

Enfants  de  chœur  chantant,  de  Luca  délia  Robbia 99 

Le  Plain-chant,  de  Luca  délia  Robbia 101 

Croqueton  de  femme,  d'après  Ghirlandajo \\\ 

Torchère  de  l'artiste  en  ferNicolo  Caparra,  au  palais  Strozzi  U2 

Autre  torchère 113 

Caricature  de  lord  Normanby.    .       119 

Tritons  du  jardin  Roboli 157 

Tète  de  femme  de  Luini,  à  l'Académie  des  Beaux-Arts.    .    .  U'i 

Tête  de  Giovanni  da  Fiesole,  dit  VAngelico 144 

Stenterello  du  théâtre  Leopoldo  Augusto  Bargiacchi.    .    .    .  149 

Monstres  marins  grotesques 154 

La  lampe  du  dôme  de  Pise,  révélatrice  à  Galilée  du  mouve- 
ment de  la  terre 1C9 

Intérieur  d'une  maison  à  Sienne J7G 

Vendeuse  de  coqs  et  de  poulets 187 

Le  Marché  aux  Poissons,  à  Rome 191 

Le  squelette  de  bronze  doré,  soulevant  la  portière  en  mar- 
bre noir  d'une  porte  intérieure  de  Saint-Pierre 197 

Les  pilastres  de  Saint-Pierre 198 

Croquis  de  chandeher  pour  cierge  pascal 199 

Un  coin  de  la  villa  Pamphile 205 

Poupée  antique  du  musée  de  la  bibliothèque  du  Vatican  .    .  207 

Les  Noces  Aldobrandines 215 

Les  trois  attitudes  de  la  grâce  chez  la  femme  de  l'antiquité.  218 
L'illustre  PH/f»/}e//a  Antonio  Petite,  du  théâtre  San  CarIino,à 

Naples. 251 


LITALIE  D  HIER 


DOMODOSSOLA' 

L'Italie  commence  ici.  —  Ce  sonl  des  maisons 
énamourées  de  couleurs,  des  maisons  bariolées  de 
tons  pistache,  de  tons  lie  de  vin  :  des  trompe-l'œil 
en  détrempe  de  la  pierre  colorée,  des  mensonges  du 
marbre.  II  est  même,  à  l'entrée  de  Domodossola,  de 
fausses  et  ornementales  maisons,  peintes  sur  de  pauvres 
bâtisses,  ainsi  que  serait  l'entrée  trompeuse  d'une  ville 
qui  n'existerait  pas. 

Et  des  maisons,  de  toutes  parts,  ouvertes  au  ciel 
bleu  par  de  petits  balcons  aériens,  offrant  les  plus  char- 
mants modèles  de  la  serrurerie  du  dix-huitième  siècle  : 
cet  art  en  faveur  chez  les  jésuites.  Et  dans  l'intérieur 
de  ces  maisons  jouant  au  palazzo,  des  fonds  de  cours 

1.  Le  voyage,  commencé  le  6  novembre  1 855,  prenait  sa  fin 
dans  les  premiers  jours  de  mai  1856. 

1 


2  L'ITALIE    D'HIER. 

roux  à  la  Decamps,  et  partout,  sur  les  balcons  et  aux 
fenêtres,  les  nippes  de  la  famille,  étalées  pour  sécher, 
—  car  là,  il  n'y  a  pas  la  pudeur  du  linge. 

Une  place,  qui  a  un  pittoresque  entour  d'habitations, 
aux  galeries  cintrées  des  étages  supérieurs,  à  l'arcature 
du  rez-de-chaussée  soutenue  par  des  colonnes,  dont 
quelques-unes  sont  anciennes.  Au  milieu  de  cette  archi- 
tecture baroque,  vaguant  et  musant,  des  femmes,  au 
foulard  noue  derrière  la  tète  et  leur  mangeant  les  yeux, 
le  torse  pris  dans  une  espèce  de  soutane  de  curé,  à  la 
taille  trop  courte,  et  qui  leur  donne  l'air  hommasse,  — 
des  femmes  perpétuellement  marmottantes,  et  comme 
mâchonnant  des  prières. 

En  ce  petit  monde  de  femmes,  toutes  coiflees  de 
rouge  ou  de  jaune  orange,  d'hommes  habillés  de  cou- 
leur tabac  d'Espagne,  circulent,  dans  leurs  souliers 
silencieux,  des  individus,  au  gigantesque  tricorne,  aux 
yeux  perçants,  une  paire  d'énormes  lunettes  sur  leurs 
grands  nez  décharnés,  un  manteau  à  collet  montant 
jusqu'aux  lèvres  blanches  dune  bouche  sarcastique, 
descendant  jusqu'aux  genoux,  et  d'où  parlent  deux 
jambes  maigres,  enfermées  en  un  bas  noir  :  deux 
bâtons  de  fusain,  emmanchés  dans  de  lourdes  chaus- 
sures aux  boucles  d'argent.  Du  manteau,  une  main 
s'échappant  d'un  pli,  tient  un  gros  parapluie  de  cam- 
pagne :  des  individus  étranges,  et  qui  font  un  peu 
peur,  et  qu'un  prendrait  pour  des  caricatures  ecclé- 


DOMODOSSOLA.  5 

siastiques,  crayonnées  sur  les  murs  d'un  cachot  de 
l'Inquisition. 

Une  charmante  maison  de  la  Renaissance,  décorée  de 
fines  sculptures  aux  fenclres,  et  avec  la  devise  partout 

répétée  :  llumilitas  nlta  petit C'est  la   maison  du 

curé,  dans  laquelle  entendant,  avec  un  certain  étonne- 
ment,  le  bruit  d'un  orchestre,  nous  regardons,  et  nous 
voyons  l'affiche  de  Messer  Girolamo. 

Le  rez-de-chaussée  de  la  maison  est  un  théâtre  de 
marionnettes. 


MILAN 


Cette  boucle  de  cheveux  blonds  de  Lucrèce  Borgia, 
dans  ce  ruban  bleu,  celte  boucle  de  cheveux  conservée 
à  la  Bibliothèque  Ambroisienne,  il  semble  qu'il  soit 
resté  en  elle  un  reflet  de  la  pourpre  sur  laquelle  elle  a 
traîné  ! 


Le  marquis  Trivulce,  un  vieillard  droit,  sec,  osseux, 
à  la  tète  énergique  d'un  homme  de  guerre  du  seizième 
siècle,  dans  une  redingote  faite  par  un  tailleur  de 
Paris,  mourant,  agonisant,  au  milieu  des  chefs-d'œuvre 
de  l'art  italien,  qu'il  tire  à  lui,  de  ses  mains  maigres, 
comme  un  moribond  fait  de  son  drap,  et  qu'il  vous 
explique  avec  une  voix  anhélante,  sombrant,  à  tout 
moment,  dans  de  l'élouffement. 

C'est  chez  lui,  en  une  immense  pièce,  où  un  jet 
d'eau  laisse  retomber  sa  liquide  poussière  de  perle  sur 
deux  cygnes  en  porcelaine  de  vieux  saxe,  l'encombre- 


6  L'ITALIE   D'HIER. 

ment  d'une  collection  qui  semble  avoir  été  faite  par  une 
succession  de  bibeloteurs  millionnaires.  Des  pierres 
gravées,  des  camées,  des  monnaies  d'or  de  Syracuse  et 
de  Tarenle,  des  bronzes  antiques,  des  ivoires  sculptés 
de  la  Renaissance,  des  Petitot  encadrés  de  perles  fines, 
des  vases  de  la  Chine  des  premières  dynasties,  enfin  un 
bric-à-brac  féerique,  au  milieu  duquel  est  attaché,  dans 
sa  glorieuse  simplicilé,  le  bâton  du  vieux  maréchal 
Trivulce  :  —  un  rouleau  de  pâtissier  auquel  pend  un 
gland  d'or. 

Oli!  ce  qu'il  y  a  là  de  raretés,  et  de  raretés  dans 
l'ordre  des  curiosités  inimaginables  !  Je  ne  veux  citer 
que  quelques  manuscrits.  Voici  l'un  des  carnets  de 
poche  du  Vinci,  avec  ses  caricatures  et  ses  rêves  d'ar- 
chitectures et  de  machines  ;  —  voici  le  livre  de  notes  du 
cardinal  Borromée,  avec  le  nom  des  enfants  qu'il  remar- 
quait dans  la  discipline  de  son  église;  —  voici  l'album 
oîi  Gabrielle  d'Estrées  écrivait  des  vers,  et  où  Henri  IV 
lui  répondait;  —  voici  l'A  B  C  D  de  Maximilien  Sforza, 
avec  la  représentation  peinte  des  jeux  et  des  récréations 
enfantines  d'une  école  primaire  du  moyen  âge;  —  voici 
le  Livre  de  beauté  des  Milanaises,  la  galerie  des  jolies 
femmes  d'alors,  faite  pour  François  P'  :  chacune  cou- 
verte d'une  applique  de  papier  noir  volante,  avec  les 
noms  allégoriques  de  Priidentia,  Sapienlia,  etc. 

Près  de  l'asthmatique  marquis,  et  sous  son  regard, 
est  placée  une  figure  en  marbre  d'une  jeune  morte,  la 


MILAN. 


lètc  couchée  sur  un  oreiller,  sur  lequel  sont  posées  une 
rose  et  deux  pensées,  cueillies  le  matin. 


Le  comte  Taverna  nous  emmène  visiter  une  de  ses 
fermes,  où  a  lieu  la  fabrication  du  fromage  de  Pai'- 
mesan. 

Des  prés  feutrisés,  d'un  vert  comme  je  n'en  ai  vu 
nulle  part,  irrigués  de  clairs  ruisselets,  et  coupés  de 
petits  rideaux  de  peupliers,  maintenant  dépouillés  de 
leurs  feuilles,  mais  tout  feuilles  d'oiseaux,  ainsi  que 
dans  certaines  miniatures  mystiques. 

Des  étables,  où  soixante  vaches  mettent  dans  la 
chaude  pénombre  une  vapeur  opaliséc,  montant  de 
leurs  naseaux  luisants. 

Le  lait,  auquel  a  été  enlevé  la  crème,  se  transporte 
dans  le  casone,  et  se  verse  dans  une  chaudière  de  cuivre, 
en  forme  de  cloche  renversée,  très  évasée  aux  bords,  et 
pouvant  contenir  de  5  à  14  hrente  milanaises.  La  chau- 
dière est  portée  sur  un  fourneau  établi  dans  une  niche 
circulaire,  creusée  dans  le  pavé  du  casone,  et  exposée 
à  un  feu  s'élevant  à  28  ou  50  degrés  Réaumur,  et  pour 
que  la  température  reste  uniforme,  on  agite  continuel- 
lement le  lait  avec  la  rotella. 

Le  lait  ainsi  échauffé,  il  y  est  mêlé  une  fressure, 

formée  de  l'estomac  de  jeunes  veaux,  puis  on  retire  la 

udière  du  feu  et  on  la  laisse  en  repos,  pour  que  le 


8  L'ITALIE    D'HIER. 

lait  se  coagule  :  ce  qui  dure  trois  heures  l'été,  une 
demi-heure  l'hiver. 

Puis  le  lait,  coagulé,  est  battu  vivement  avec  le  spino, 
jusqu'à  ce  qu'il  devienne  granuleux,  de  la  grosseur 
d'un  grain  de  riz.  On  remet  la  chaudière  au  feu,  et 
elle  est  poussée  lentement  à  52  degrés  Réaumur.  C'est 
le  moment  du  spitrgo,  où  l'on  ajoute  du  safran,  qui 
agit  comme  astringent,  et  donne  couleur  et  saveur  au 
fromage. 

A  ce  moment,  avec  un  feu  vif,  58  ou  40  degrés  sont 
atteints  :  c'est  le  temps  de  la  cuisson,  cotlura.  La 
coltura  terminée,  on  enlève,  avec  une  toile  nommée 
patta,  le  fromage  séparé  du  petit-lait. 

Le  fromage,  maintenant  formé,  est  déposé  dans  un 
cuvier,  où  il  est  légèrement  comprimé,  et  de  là  trans- 
porté dans  une  forme  de  bois,  dite  fassera,  et  serré 
avec  un  câble,  de  manière  à  lui  donner  la  hauteur  qu'on 
désire. 

Ensuite,  il  se  pose  sur  un  plan  incliné,  spersore,  et  il 
est  pincé  dessous  un  plateau  de  bois,  appelé  tondello, 
pour  l'écoulement  du  petit  lait  qui  reste. 

Alors  le  fromage  est  porté  dans  la  salatoia.  Là,  les 
fromages  sont  exposés  sur  des  tables  de  granit,  où  sont 
creusés  de  petits  canaux,  et  salés  deux  fois  par 
semaine,  en  raison  delà  solidité  qu'ils  acquièrent.  Cette 
opération  dure  40  ou  50  jours. 

Enfin,  les  fromages  sont  emmagasinés  dans  la  casera, 


MILAN.  9 

et  placés  sur  des  planches  de  Lois.  C'est  là  qu'ils  sont 
enduits  d'huile  de  graine  de  lin,  l'hiver,  deux  fois  la 
semaine,  l'été,  tous  les  deux  jours. 

Les  marchands  de  fromages  reconnaissent  la  bonté  du 
fromage  en  l'auscultant  avec  un  petit  marteau  de  fer. 

Or,  à  notre  arrivée  à  la  ferme,  le  vieux  fromager  est 
sur  la  porte,  sous  son  manteau  de  roseaux,  avec  ses 
bottes  d'égoutier,  la  tête  penchée  sur  un  long  bâton, 
comme  en  portent  nos  oncles  de  comédie,  et  au-dessus 
duquel  on  voit  son  œil  malin,  et  le  demi-sourire  qu'une 
dent  trop  longue  dessine  sur  sa  lèvre  supérieure....  11  a 
déjà  donné  à  terre,  de  mâle  impatience,  deux  ou  trois 
coups  de  son  bâton,  et  enfin  met  à  sa  bouche  le  coquil- 
lage d'appel,  et  corne. 

Car  il  est  midi,  et  Jacopo,  le  jeune  fromager,  qui 
aurait  dû  tinir  de  traire  les  vaches,  s'amuse  auprès  des 
vachères,  et  la  chaudière  attend.  Ah!  c'est  toute  une 
race  libertine,  et  qui  a  le  secret  de  se  faire  aimer  des 
femmes,  cette  race  des  fromagers!  Mais  le  voilà,  le 
Jacopo  sortant  de  l'étable,  sur  sa  tète,  le  baquet  de 
lait  fumant.  Une  merveille  que  ce  jeune  homme,  au 
profil  effilé,  sous  le  petit  bonnet  pointu,  ainsi  que 
celui  d'un  Indien  sur  un  morceau  de  talc,  aux  yeux 
noirs  comme  du  jais,  aux  bras  élégamment  musculeux, 
sortant  d'une  chemise  bouillonnéc  qui  finit  aux  biceps, 
avec  son  petit  tablier  bleu  voletant  devant  lui,  et  sa 


10  L'ITALIE   D'HIER. 

culotte  s'aiTctant  au  genou,  et  laissant  voir,  pareilles 
à  ses  bras,  de  sveltes  et  élastiques  jambes,  qu'on  dirait 
de  bronze  florentin  :  —  le  corps  d'un  jeune  gladiateur 
de  la  vieille  Rome,  où  il  y  a  quelque  chose  de  la  grâce 
efféminée  d'un  Asiatique. 


En  sortant  du  petit  théâtre  Guiolamo,  après  la  vision 
de  ces  hanchements,  de  ces  déploiements,  de  ces  batte- 
ments, enfin  des  grâces  des  danseuses  en  bois  de  l'en- 
droit, je  rêvais  que  j'étais  devenu  amoureux  d'une 
actrice  en  chair  et  en  os,  et  que  dans  la  première  nuit 
qu'elle  me  donnait,  je  m'apercevais,  désenchanté,  que 
ses  bras,  ses  jambes,  ses  hanches  se  mouvaient  au 
moyen  de  chevilles  de  bois,  et  que  même  son  sourire 
était  pendu  à  une  ficelle. 


Aux  Archives  de  Milan,  un  curieux  testament 
de  102  i,  —  le  testament  d'un  peintre  appelé,  je  crois, 
Riva,  —  ayant  dessiné  dessus,  les  portraits  de  tous  ses 
légataires,  avec  au-dessous  l'indication  de  la  somme 
qu'il  leur  faisait. 


Je  parlais  ce  soir,  je  ne  sais  à  propos  de  quoi,  de  la 
salamandre,  de  son  originale  forme  héraldique,  lors- 


MILAN.  M 

qu'une  grande  dame  milanaise  s'écria  soudain,  de  la 
colère  animant  sa  jolie  figure  : 

«    La  salamandre...    l'horrible   animal...   jaune    et 
noir. . .  les  couleurs  de  l'Autriche  !  » 


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BRESCIA 


Ici  la  rocaille  a  tout  envahi,  jusqu'aux  pains,  qui  ont 
la  forme  d'un  torlil  de  rubans,  et  elle  a  pris  dans  les 
murs  une  solidité  ronflante. 

Ce  ne  sont  que  massives  constructions,  aux  portes 
formées  de  lourds  bossages,  et  écrasées,  en  leur  fron- 
ton contourné,  par  d'énormes  mufles  d'animaux  ;  de 
massives  constructions,  aux  fenêtres  dont  les  épais  bar- 
reaux ont  encore  derrière  eux,  pour  les  protéger,  un 
petit  treillis  de  fer;  de  massives  constructions  aux  bal- 
cons ventrus,  se  renflant,  ainsi  que  des  ventres  de 
sirènes,  et  aux  grands  toits  soulevant  dons  le  ciel  des 
statues,  dont  les  draperies  sont,  comme  fouettées  par 
le  vent.  —  Une  ville  noire,  aux  déchirures  roses  de  la 

2 


14  L'ITALIE   D'HIER. 

brique  dans   la  vieille  pierre,  qui  semble  faite  pour 


it5 


fournir   les   décorations  des  vieux   drames   de   notre 
boulevard. 


VÉRONE 


Curieuses,  ces  salles  à  manger  de  gares  de  chemins 
de  fer,  en  Italie!  Des  pots  de  camélias  tout  autour  de  la 
table,  aux  murs  de  vieilles  toiles  enfumées  sans  cadres, 
et  sur  le  poêle,  un  Napoléon  I"  en  plâtre. 

Là  dedans,  des  officiers  autrichiens  qui  boivent, 
fument  et  causent  sans  bruit,  avec  une  gravité  douce, 
des  sourires  charmants,  et  un  effacement  très  extraor- 
dinaire du  militaire  devant  le  pékin.  Il  en  est  même 
d'isolés  et  retirés  dans  les  coins,  qui  lisent  des  livres  de 
poésie.  Oh  !  il  y  a  incontestablement  chez  ces  officiers 
autrichiens,  une  supériorité  de  l'homme  du  monde  et 
de  l'homme  appartenant  aux  choses  de  l'art  et  de  la 
littérature,  sur  nos  officiers  français. 

riAZZA    DELLE    ERBE. 

Près  d'une  colonne  de  marbre  rose,  sur  laquelle  le 
soleil  monte  avec  l'heure,  comme  à  un  mât  de  cocagne. 


10  L'ITALfE    D'HIER. 

une  immense  façade  de  maison,  entièrement  peinte  à  la 
fresque,  et  représentant  des  escalades  du  ciel  par  des 
Antée  et  des  Encelade,  et  de  terribles  mêlées  de  corps- 
géants  ;  des  fresques,  qui  semblent  la  toile  michel- 
angelesque  d'une  arène  de  lutteurs  colossaux,  et  dans 
lesquelles,  des  fenêtres,  habitées  par  des  têtes  vivantes, 
font,  çà  et  là,  un  trou  dans  une  anatomie  du  mur. 

En  bas,  sous  de  grands  parapluies  de  toile  blanche, 
transpercés  de  lumière,  éclate  le  bariolage  des  fichus 
et  des  bonnets  des  vendeuses  d'herbes,  ainsi  que  des 
bleuets  et  des  coquelicots,  sur  les  champs  verts  des 
laitues,  des  porreaux,  des  choux,  étalés  à  leurs  pieds. 
Ce  sont  des  vendeuses  brunes,  les  cheveux  roulés  sur 
les  tempes,  en  des  volutes  ressemblant  à  celles  dont 
rionie  a  fait  le  chapiteau  de  ses  colonnes,  et  ce  sont 
quelques  vendeuses  blondes,  dont  les  cheveux  crespelés 
et  folâtres  mettent  autour  de  leur  ovale  comme  un 
rayonnement  ensoleillé. 

Beaucoup  de  ces  marchandes  sont  de  vieilles  femmes 
de  la  campagne,  portant  nn  tout  petit  chapeau  de 
paille,  d'où  s'échappent,  entremêlés  à  d'énormes  pen- 
deloques d'or  attachées  à  leurs  oreilles,  de  libres 
mèches  de  cheveux,  buttant  de  leurs  tortils  grison- 
nants leurs  jaunes  profils  sculpturaux,  qu'on  dirait 
sculptés  dans  du  buis. 

Et  en  plein  de  cette  verdure  potagère,  l'on  voit,  et  des 
quartiers  de  bœuf  saignants,  posés  sur  les  premières 


VÉRONE.  47 

marches  d'escaliers  de  palais  ruinés;  et  de  la  triperie, 


au  bas  de  laquelle  des  chiens,  sans  couleur  et  hérisses. 


18  L'ITALIE    D'UIER. 

lappent  des  détritus  de  mous;  et  des  étalages  de  pic- 
verts  :  un  manger  dont  on  est  friand  ici,  oiseaux 
jaunes  aux  têtes  rouges. 

A  côté,  se  vendent  des  petits  bouquets,  montés  sur 
de  grandes  liges,  et  des  choses  de  toutes  sortes  et  de 
toutes  couleurs,  parmi  lesquelles  cherchent  leur  che- 
min, des  ânons  chargés  de  fagots,  perdus  dans  la  brous- 
saille  de  leur  charge. 

Là,  toute  la  malince,  se  promènent  et  errent,  cote  à 
côte  avec  de  vieux  Italiens,  au  nez  rubicond,  faisant 
leur  marché  dans  un  cabas,  caché  sous  le  manteau,  les 
petites  bourgeoises  de  Vérone,  à  la  démarche  alanguie, 
la  tête  voilée  d'une  dentelle  blanche,  le  front  bombé, 
les  yeux  rapproches  du  nez,  la  bouche  aux  lignes  tour- 
mentées :  —  de  délicates  femmes,  toutes  charmantes  de 
la  grâce  souffreteuse  des  Bolticelli  et  des  Gozzoli,  et  qui 
semblent,  en  ce  nord  de  l'Italie,  des  modèles,  conser- 
vés vivants,  des  tableaux  primitifs. 


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VENISE 


LES    MOSAÏQUES    DE    SAI>;T-MARC. 

Un  père  Éternel,  aux  traits  inhumainement  caricatu- 
raux d'un  masque  tragique,  dans  une  broussaille  de 
cheveux  et  de  barbe  ;  sur  son  genou  un  livre  de  pourpre  ; 
au  dos  un  manteau  bleu,  mettant  autour  de  lui  les 
ondoiements  et  les  replis  d'un  grand  serpent  d'azur; 

—  une  vierge,  aux  yeux  louches,  aux  sourcils  énormes 
n'en  faisant  qu'un,  au  visage  couturé  de  traits  noirs, 
sur  une  chair  rosàtre,  lui  donnant  l'apparence  d'un 
visage  grossièrement  maquillé  de  brique  et  de  charbon; 

—  des  phalanges  d'anges  grêles,  avec  des  ailes  ébar- 
bées,  des  ailes  aussi  hautes  qu'eux,  des  phalanges 
d'anges,  aux  gestes  emboîtés  les  uns  dans  les  autres, 
comme  une  enfilade  de  marionnettes;  —  des  diables 
mitres  d'or,  aux  cornes  noires;  —  des  apôtres  dans  des 
robes  blanches  ayant  l'air  de  suaires  verdàtres  ;  —  des 
Rois  avec  les  cheveux  et  les  barbes  annelés,  comme 
les  serpents  de  la  tête  de  Méduse;  —  une  Eve  effarante, 


20  L'ITALIE    DMIIER. 

aux  membres  grossièrement  équarris  dans  la  chair,  à 
la  hanche  énorme  et  déboîtée;  —  un  Noé  ventripotent, 
dont  la  tripaille  a  quelque  chose  de  la  charge  d'un 
Bacchus,  dessiné  par  Daumier.  —  Oh!  les  nudités 
effroyables,  les  estropiements  grotesques,  les  gibbosités 
hideuses! 

Ces  représentations  de  l'Ancien  Testament,  au  milieu 
d'une  création  de  bêtes  et  d'animaux  de  cauchemars, 
de  béliers  diaboliquement  capricants,  de  mulets  aux 
oreilles  formidables,  de  chameaux  dont  le  cou  a  l'allon- 
gement de  reptiles,  de  lions  à  la  crinière  semblable  à  la 
flamme  d'un  kriss  malais,  d'oiseaux  héraldiques  féro- 
cement goulus,  becquetant  les  raisins  noirs  d'arabes- 
ques mystérieusement  symboliques,  de  monstres  à  sept 
tètes  cornées,  d'hippogriffes  pareils  à  des  chauves- 
souris  et  finissant  en  sangsues. 

Et  les  paysages  blêmement  sinistres,  encadrant  celte 
humanité,  et  où,  sur  le  bleu  de  la  mer,  les  crêtes  des 
vagues  font  un  grouillement  blanc  d'asticots  remuants, 
et  où  la  terre  a.  pour  végétation,  des  arbres  de  Jessé 
portant  des  anatomies  de  vieillards. 

Ces  mosaïques,  —  d'épouvantantes  caricatures  aux 
laideurs  de  l'idole  primitive,  du  fétiche  des  sauvages, 
—  et  qui  semblent,  en  un  art  embryonnaire,  les  im- 
pressions peureuses  et  redoutées  de  la  divinité  chez  un 
peuple-enfant. 


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22 


L'ITALIE   D'HIER. 


UN   DIMA>CHE. 


La  place  Saint-Marc  à  deux  heures.  —  Une  musique 
allemande    par  un   régiment    hongrois,    aux   guêtres 


bleues.  —  A  la  porte  du  café  Florian,  la  réunion  de  la 
société  aristocratique,  des  descendants  masculins  des 


VENISE.  25 

nobles  familles,  des  Morosini  et  des  Colonna,  qui  ont 
l'air  des  gras  et  des  maigres  d'une  ancienne  image.  — 
Les  grandes  dames  de  la  société  vénitienne  se  prome- 
nant sous  des  toilettes  parisiennes  en  retard,  mettant 
un  endimanchement  bourgeois  à  leur  beauté,  fiévreu- 
sement sculpturale.  —  Ce  monde,  à  tout  moment,  tra- 
versé par  des  marchands  ambulants  de  fruits  confits, 
de  pruneaux,  de  nèfles,  d'écorces  de  citron,  glacés 
de  sucre,  enfilés  le  long  d'une  petite  baguette.  —  Trois 
jeunes  filles  suivies  d'une  gouvernante,  au  nez  de 
Hyacinthe,  et  d'un  petit  laquais,  les  jambes  en  manches 
de  veste  dans  une  culotte  collante,  et,  son  maigre  torse 
dans  une  redingote  étriquée,  le  faisant  ressembler  à 
un  i  qui  badauderait  en  gaminant. 

—  Rien  de  nouveau?  jette  en  passant  l'une  des  trois 
contessines  à  une  amie. 

—  Rien.  Je  suis  bien  inquiète! 

Il  s'agit  d'un  amoureux  de  Milan,  dont  le  panier  qui 
sert  au  boulanger  à  monter  le  pain,  au  facteur  les  pou- 
lets amoureux,  n'a  pas  apporté  de  nouvelles. 

C'est  ainsi  qu'on  se  renseigne  là,  au  passage,  entre 
jeunes  filles. 

Et  celle-ci,  me  dit,  quelques  instants  après,  l'ami 
Baschet,  est  la  jeune  fille  qui  dernièrement,  pour  causer 
seule  avec  son  amoroso,  a  cassé  deux  carreaux,  à  l'effet 
d'écarter  la  mère  un  peu  rhumatismale,  et  de  la  relé- 
guer au  fond  de  la  grande  galerie,  parmi  ses  vieux 


24 


L'ITALIE    D'HIER. 


galanls,  —  celte  mère  qui  disait  encore,  ces  jours-ci,  à 
Baschet  :  «  Moi  aussi,  j'ai  été  femme!  » 


^     V 


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Au  haut  d'une  baguette  plantée  dans  le  sol,  se  lit  sur 
une  bande  de  parchemin  :  Victoris  Carpatio  Veneti  opits. 

Un  ciel  d'un  bleu  tendre  qui  s'argente  et  pâlit  à 
l'horizon.  Sur  ce  ciel,  des  voiles  à  demi  carguées  de 
galères  s'enflant  au  vent,  des  mâts  pavoises  de  dra- 
peaux, des  étendards,  des  écus  peints  de  couleurs  écla- 
tantes. Au  bas  d'une  colline  aux  petits  arbres  rabou- 
gris, un  palais  revêtu  de  marbres  verts  et  violets,  à  la 
porte  encastrée  dans  des  bas-reliefs  représentant  des 
amours  jouant  avec  les  trophées  du  dieu  Mars,  et  au- 
dessus  un  mur  crénelé,  où  court,  il  me  semble  bien. 


VENISE.  25 

le  croissant  des  Mahométans,  et  en  haut  duquel  se 
lient,  un  pied  sur  une  boule,  un  Apollon  de  bronze 
vert,  dominant  la  campagne,  où  des  maisons  roses  en- 
fermant de  petits  jardins  au  feuillage  noirâtre,  dressent 
dans  le  ciel  des  cheminées  en  mortier. 

Au-devant  du  palais,  sur  le  coquet  mur  duquel 
court  une  frise  de  lauriers,  se  dresse,  sur  un  piédestal 
de  marbre  blanc,  un  mât  où  se  balance  une  flamme 
d'or.  Là,  un  enfant  aux  bas  verts,  à  la  calotte  rouge, 
joue  d'une  sorte  de  violon  long,  près  d'un  vieillard 
assis  sur  un  banc,  tenant  hiératiquement  un  bâton 
surmonté  d'une  boule  d'or. 

De  jeunes  éphèbes  se  promènent,  coitïés  de  hauts 
loquets  à  la  soie  frisée;  les  uns  ont 
des  bas  rouges,  les  autres  des  bas 
noirs,  où  montent  jusqu'aux  genoux 
des  ornements  brodés.  Un  petit  man- 
lelet  vert  ou  bleu  leur  fuit  des  épau- 
les, et  ils  ramènent  devant  eux  un 
grand  manteau  rouge  ou  violet,  tombé 
à  la  taille  derrière  leurs  dos.  Ces  éphèbes  ont  le  front 
noyé  sous  les  frisons  de  cheveux  qui  leur  baignent  le 
cou  et  les  épaules,  le  nez  d'une  accentuation  tinemenl 
aquiline,  la  bouche  petite  et  dédaigneuse,  le  menton 
court  et  saillant,  et  leur  œil  noir  est  comme  perdu  dans 
un  rêve. 

A  gauche  se  trouve  un  portique  de  marbre,  élevé  de 

3 


26  L'ITALIE    D'HIER. 

trois  marches,  où  un  souverain,  un  doge,  en  calotle, 
—  le  corno,  peut-cire,  —  en  manteau  de  drap  d'or, 
entouré  de  sa  cour,  a  devant  lui  un  ambassadeur  à 
genoux,  tandis  qu'un  interprète  lit  une  lettre  de  pré- 
sentation. 

Sur  la  seconde  marche  du  portique,  en  compagnie 
d'une  autruche,  un  singe  habillé  et  encapuchonné  de 
pourpre,  croque  un  citron. 

Un  tableau  de  la  vie  réelle  de  la  vieille  Venise,  et 
qui,  sous  le  pinceau  du  peintre-poète  Carpaccio,  a 
quelque  chose  d'un  pays  de  fantaisie,  d'un  monde  de 
son  imagination,  où  le  moyen  âge  de  l'Europe  se  mêle 
à  l'Orient,  ainsi  que  dans  toute  la  suite  de  ses  toiles, 
étalées  là,  et  où  reviennent  toujours  sur  le  pâle  azur  du 
ciel,  des  drapeaux,  des  enseignes,  des  banderoles,  et 
des  dômes,  et  des  campaniles,  et  des  clochers,  et  des 
rochers  bizarres  hérissés  de  forteresses  étranges. 

Et  c'est  encore,  sur  l'eau  limpide  et  morte,  des  ga- 
lères pavoisées,  et  la  flotte  des  gondoles,  recouvertes 
de  tapis  d'Orient,  où  sont  des  femmes  sans  sourire,  aux 
chevelures  ardentes  semées  de  perles,  dans  les  robes 
de  pourpre  brodées  d'or,  près  de  petits  chiens  blancs, 
qui  ont  l'air  de  pelotes  de  peluche  —  flotte  de  gon- 
doles, manœuvrées  par  ces  gondoliers  vêtus  de  cou- 
leurs voyantes,  du  milieu  desquels  se  détache  ce  mus- 
culeux  nègre,  à  la  toque  rouge,  à  la  torsade  blanche, 
en  glands  de  sonnette  autour  du  cou,  au  pourpoint 


VENISE.  27 


sombre  éclairé  par  des  crevés,  au  caleçon  dessinant  un 
échiquier  noir  et  blanc,  sur  un  collant  bleu. 


Dîner  au  GlARDL^o,  nommé  ainsi  à  cause  de  ses 
treilles.  —  Une  espèce  de  Ramponneau,  où  il  y  a  un 
coin  avec  des  boxes  pour  les  gens  à  chapeau.  —  Des 
habitués  de  ce  quartier,  dont  beaucoup,  il  y  a  vingt 
ans,  n'avaient  pas  mis  les  pieds  sur  la  place  Saint- 
Marc,  une  population  de  bouchers,  comme  Castello  est 
le  quartier  des  gondoliers  :  des  hommes  coiffés  de  laine 
rouge,  avec  dessous  des  profils  grecs,  et  qui  s'entre- 
tiennent entre  eux  d'une  voix  douce  et  musicale.  — 
Nous  mangeons  un  risotto  :  un  riz  au  gras,  relevé  de 
fromage,  et  dans  lequel  sont  des  foies  de  volailles.  — 
Momolo,  le  chef  de  l'endroit,  mandé  par  nous  pour 
nous  donner  la  recette,  se  refuse  à  venir.  —  Le  risotto 
est  suivi  de  quatre  plats  de  poissons  :  parmi  lesquels  il 
y  a  un  rombo,  des  rougets,  des  scampi^  de  petits  pois- 
sons qui  ont  l'air  de  queues  de  crevettes,  et  qui  ont 
un  goût  d'artichaut.  Puis  une  salade  de  choux-fleurs, 
et  comme  entremets,  un  énorme  zabaione. 

Un  marchand  de  marrons,  coiffé  d'une  calotte  grec- 
que, dans  une  houppelande  verte,  blanche  sur  toutes 
les  coutures,  et  que  recouvre  sur  le  ventre  un  petit 
jupon  blanc  tombant  jusqu'à  mi-jambes,  passe  entre 
les  tables,  un  panier  au  bras,  offrant  sa  marchandise, 


28 


L'ITALIE    D'HIER. 


pendant  qu'un  guitariste  joue  dans  un  coin  de  la  salle. 
L'addition  est  apportée,  écrite  au  fond  de  l'assiette, 
et  la  répartition  se  fait  sur  le  cnl  de  l'assiette,  passé  à 
la  bougie. 


=&:-. 


En  ces  temps,  où  la  mélancolie  d'une  nation  n'est  pas 
constatée  dans  les  livres,  elle  est  écrite  d'une  manière 
bien  visible  dans  les  tableaux. 

Voyez  donc,  dans  les  vieux  tableaux  de  Venise,  les 
accoudements  pensifs  des  femmes  aux  balustrades,  les 
élévations  de  leurs  yeux  au  ciel,  leurs  regards  longs, 
qui  vont  au  delà  de  celui  qui  leur  parle,  ou  leurs  regards 
vagues  de  côté,  regards  qui  ne  regardent  pas,  et  qu'ac- 
compagnent des  déliements  de  mains,  des  dénouements 
de  corps  d'êtres,  distraitement  et  songeusement  pensifs. 


VEMSE.  29 

Chez  les  jeunes  gens,  ces  bruns  épIiL-bcs  qui  semblent 
avoir  dans  les  veines  du  sang  arabe,  c'est  presque  la 
grave  rêverie  de  l'Orient,  et  l'enfance  est  peinte  dans 
une  espièglerie  reposée,  qui  ne  déborde  que  dans  la 
lumière  de  ses  veux. 


L  EGLISE    DES    FR\RI. 

Des  nuques,  des  nuques,  des  nuques  de  A'énitiennes, 
surmontées  de  leurs  noirs  chignons  nattés,  traversés 
d'épingles  d'argent,  et  sous  lesquels  éclatent  de  petits 
châles  rouges  comme  des  coquelicots.  Des  colonnes 
entourées  de  laine  rouge,  et  sur  lesquelles  courent  des 
festons,  et  dans  le  fond  du  chœur,  le  tombeau  des 
Pesaro  tendu  de  rouge,  tout  flamboyant  du  soleil  du 
Midi,  et  de  la  flamme  des  candélabres  aux  bobèches 
de  buis,  dans  cette  sorte  d'apothéose  sang  de  bœuf. 

Et  le  service  divin,  au  son  d'une  musique  toute 
théâtrale,  au  son  de  valses  et  de  polkas,  à  la  mesure, 
comme  frappée  avec  une  batte  d'Arlequin. 

BIBLIOTHÈQUE    DE    SAIM-MARC. 


5  janvier  1785.  —  Le  libraire  Panckoucke  n'a  pu 
suffire  aux  demandes  qui  lui  étaient  faites  du  livre  de 


50  L'ITALIE    D'HIER. 

M.  de  Necker  ;  à  peine  six,  quatre,  et  môme  deux 
exemplaires  étaient  broches,  qu'on  les  enlevait  de  force, 
pour  ainsi  dire,  de  son  magasin.  Il  est  constant  que, 
s'il  avait  eu  vingt  mille  exemplaires,  ils  auraient  été 
tous  vendus  la  première  semaine. 

6  mars.  —  Le  superbe  hôtel  Mazarin,  situé  quai  des 
Théatins,  a  été  aussi  vendu  la  semaine  dernière  à  M.  le 
marquis  de  Juigné,  fière  de  notre  archevêque,  à  raison 
de  480  000  livres. 

7  avril.  —  La  demoiselle  Lavaux,  jeune  actrice  du 
Théâtre-Français,  au  moment  où  elle  allait  se  rendre 
chez  Mme  la  comtesse  de  Monlesson,  le  feu  a  pris  à  son 
tablier  de  linon,  et  elle  a  eu  le  sein  et  une  partie  du 
corps  calcinés. 

iO  avril.  —  On  disait  que  Dubarry,  le  roué,  avait 
vendu  et  livré  sa  femme  au  Contrôleur  général  (M.  de 
Galonné), 

17  avril.  —  Sedaine  a  adressé  une  lettre  très  éner- 
gique à  l'Académie,  où  il  expose  ses  droits,  en  sorte 
que  l'élection  de  Morellet  est  non  certaine  :  ^Yatelet 
étant  très  malade,  il  lui  succédera. 

Il  est  très  certain  que  le  baron  de  Bretcuil  a  intimé 
à  Dubarry,  le  roué,  de  quitter  Paris.  Ce  ministre,  en  le 
mandant  chez  lui,  lui  a  signifié  en  outre,  que  le  Roi 
était  instruit  qu'il  intriguait  pour  faire  casser  la  sépa- 
ration du  mariage  de  la  comtesse  Dubarry,  sa  belle- 
sœur,  avec  le  comte  Guillaume  son  frère,  que  S.  M.  lui 


VENISE.  51 

ordonnait  de  se  tenir  tranquille,  sans  quoi  il  serait 
enfermé  pour  le  reste  de  ses  jours.  Notre  roué  se  dis- 
pose en  conséquence  à  partir  avec  sa  jolie  femme  pour 
rilalie.  Les  ennemis  de  M.  de  Galonné  ajoutent  que  le 
ministre  a  envoyé  2000  louis  à  cette  dame,  pour  les 
frais  de  voyage. 

8  mai  1785.  —  Le  sieur  Granger,  tenant  le  Petit 
Diinkerque,  fameux  magasin  de  bijouterie  et  de  quin- 
caillerie, au  bas  du  Pont-Neuf,  vient  de  cesser  ses  paye- 
ments, au  grand  étonnement  de  toute  la  capitale,  et 
demande  à  ses  créanciers  six  ans  pour  les  payer,  à  quoi 
ils  souscriront  probablement. 

15  mai.  —  Le  duc  de  Ghoiscul  qui  vient  de  mourir, 
a  nommé  Mme  la  duchesse  de  Grammont  sa  légataire 
universelle,  M.  le  duc  du  Ghâtelet  son  exécuteur  testa- 
mentaire. Il  a  légué  sa  toison  d'or,  garnie  de  diamants, 
au  maréchal  de  Stainville,  son  frère,  dans  l'espérance 
sans  doute,  que  le  Roi  d'Espagne  le  décorerait  de  cet 
ordre.  Il  a  fait  beaucoup  de  legs  particuliers  à  des 
gens. 

Les  amis  du  duc  de  Choiseul  se  plaisent  à  répandre 
le  bruit,  qu'au  moment  de  sa  maladie,  il  était  à  la 
veille  d'être  fait  premier  ministre. 

5  juin.  —  La  Saint-Huberty  est  partie  pour  Lyon  et 
Marseille,  où  elle  compte  exercer  à  raison  de  500  livres 
par  représentation.  L'Opéra  en  souffrira. 

16  jîiin.  —  Un  amant  maltraité  par  Carline  de  la 


52  L'ITALIE    D'HIER. 

Comédie-Italienne  (la  carline  étant  une  fleur  d'un  bel 
incarnat  à  lêle  épineuse),  a  fait  les  vers  suivants,  qu'on 
chante  sur  l'air  de  Joconde  : 


La  carline,  jusqu'à  présent, 

Passait  pour  vermifuge. 
On  la  donnait  très  prudemment 

Comme  un  bon  fébrifuge. 
Mais  aujourd'hui  qu'on  ne  suit  plus 

L'ancienne  médecine, 
On  a  trouvé  d'autres  vertus. 

Messieurs,  à  Carline. 


14  juillet.  —  La  demoiselle  Durancy,  actrice  de  la 
Comédie  de  Nancy,  dans  une  partie  de  chasse  faite 
avec  des  officiers  au  régiment  du  Roi,  ayant  dit  que 
leur  chasse  aurait  été  meilleure  s'ils  avaient  fait  une 
battue,  et  pris  pour  cela  deux  ou  trois  cents  gendarmes, 
elle  fut  sifflée  au  théâtre  à  outrance,  et  de  là,  chez  elle, 
où  on  l'accabla  d'injures,  on  lui  coupa  les  cheveux,  et 
on  lui  fît  mille  indécences. 

11  août.  —  Le  Barbie}'  de  Séville  sera  joué  au  Petit- 
Trianon.  Le  duc  de  Guiche  y  remplira  le  rôle  de  Bar- 
tolo,  et  le  bailli  de  Crussol  celui  de  Basile. 

25  août.  —  Pigalle  est  mort  subitement,  dimanche 
dernier,  n'ayant  été  malade  que  douze  heures  d'une 
colique. 

6  octobre.  —  Les  critiques  multipliées  et  pour  la 
plupart  mal  faites,  qui  ont  été  imprimées  sur  l'Exposi- 


VENISE.  33 

lion  de  celte  année,  tanl  dans  les  feuilles  périodiques 
que  dans  les  brochures  particulières,  ont  déterminé 
M.  le  comle  d'Angivillers,  Directeur  et  Ordonnateur 
général  de  cette  partie,  à  demander  que,  dorénavant,  il 
ne  fût  imprimé  aucune  critique,  sans  avoir  été  préala- 
blement censurée  et  approuvée  par  lui.  Le  progrès  des 
arts,  qui  exige  la  liberté,  s'opposera  sans  doute  à  cette 
entrave. 

15  octobre.  —  La  demoiselle  Guimard,  blessée,  di- 
manche dernier,  au  genou  par  une  chute  dans  l'esca- 
lier, ne  sera  point  en  état  de  faire  briller  son  talent, 
pendant  les  voyages  de  la  cour. 

50  octobre.  —  Début  de  Mlle  Candeille,  reçue  à 
l'essai,  c'est-à-dire  aux  appointements  de  3000  francs. 
Ses  ennemis,  craignant  que  sa  jeunesse  et  sa  jolie 
figure  lui  procurent  des  protecteurs  puissants,  qui 
forceront  la  Comédie-Française  à  la  recevoir  à  Pâques, 
à  quart  ou  à  demi-quart,  se  sont  rendus  chez  le  maré- 
chal Duras,  pour  faire  des  représentations. 

La  Dlle  Yanhove,  également  reçue,  mais  pour  plaire 
à  Mlle  Contât,  qui  destine  sa  sœur  à  jouer  les  jeunes 
amoureuses.  Elle  avait  été  forcée  de  cesser  ses  débuts 
dans  cet  emploi,  lorsqu'elle  reçut  ordre  de  jouer 
devant  la  cour,  à  Fontainebleau,  dans  V École  des  Mères, 
le  rôle  qui  lui  a  attiré  les  plus  grands  applaudissements. 
Contât  ayant  appris  cet  ordre,  et  que  c'était  la  reine 
qui   avait    demandé   la   Dlle  Yanhove,  s'écria,  dans 


5i  L'ITALIE    D'HIER. 

une  grande  agitation  :  Celte  Reine  a  bien  du  crédit' \ 


Ces  nouvelles  à  la  main  manuscrites  portent  en  tête  : 
«  Nouvelles  de  Van  1785,  par  M.  Barth.  L'adresse  de 
M.  Barth  est  au  café  du  Caveau,  au  Palais  Royal,  à 
Paris  »  —  et  à  la  fin  du  volume  :  «  La  feuille  a  été 
envoyée  d  Son  Excellence,  Monsieur  le  Chevalier 
Delfino,  ambassadeur  de  Venise,  depuis  le  l^wmrs  1785 
iusquaujourdliui  26  février  178G,  qui  fait  douze  mois 
à  48  livres  par  mois...  576. 


CANAREGGIO. 


Le  quartier  Mouffetard  de  Venise.  —  Du  plâtre  gris, 
vieux  de  plusieurs  siècle,  des  façades  de  brique  qui  ont 
reçu  le  soleil  de  l'an  1400,  des  maisons  usées  par  des 
successions  de  générations,  et  des  dessus  de  portes  qui 
s'en  vont  pierre  par  pierre,  et  d'anciennes  fenêtres 
ogivales  murées,  et  des  cheminées  à  entonnoir  entiè- 
rement égueulées,  et  des  grilles  de  balcon  descellées, 
pendantes  sur  le  canal  :  tout  un  quartier  fruste,  comme 
une  sculpture  antique,  mangée  par  la  pluie  et  le 
soleil.  —  Des  ponts  croulants,  étayés  sur  des  pilotis, 
et  l'eau  croupie  des  canaux,  laissant  une  ligne  verte 

1.  Je  signale  ce  manuscrit,  renfermant  de  petits  renseigne- 
ments inconnus,  à  un  publicateur  du  dix-huitième  siècle  inédit. 


VENISE.  35 

aux  maisons,  dont  les  volets  de  vieux  bois  pourri  sont 
couleur  de  bouc. 

Çà  et  là,  des  compi,  de  petites  places  mélancoliques, 
à  la  verdure  noire  d'un  cyprès,  à  l'herbe  maigre  des 
cours  où  le  pied  de  l'homme  ne  passe  plus,  et  où 
quelquefois,  mise  sur  le  côté,  se  trouve  la  carcasse 
d'un  bateau  abandonné,  autour  de  laquelle  jouent  de 
petits  garçons,  encapuchonnés  jusqu'au  derrière  dans 
des  tartans  en  loques,  ou  bien  gisent  quelques  frag- 
ments de  mobiliers  hétéroclytes.  Le  silence  des  villes 
mortes,  dans  ces  rues  moroses,  et  partout  les  fonds 
briquetés  et  roux,  tels  qu'ils  se  présentaient  au  Tinto- 
ret,  de  sa  fenêtre  du  Campo  degli  Mcri. 

Un  coin  de  l'Afrique,  tout  plein  du  deuil  de  l'an- 
cienne civilisation  maure,  qui  a  laissé  à  l'angle  d'un 
mur  le  profil  d'un  des  siens,  obombré  d'un  turban 
gigantesque,  et  plus  loin  sur  le  vieux  palazzo  qu'a 
taché  le  noir  d'une  industrie  moderne,  et  dont  le 
balcon  a  aujourd'hui  complètement  disparu  sous  des 
dindons  plumés,  attachés  la  tète  en  bas,  la  silhouette 
effacée  d'un  chameau  chargé  d'aromates. 


Au  PALAIS  Ducal,  dans  la  grande  salle  du  Conseil,  le 
plafond  de  Yéronèse. 

La  «  Venise  couronnée  »  dans  son  corsage  d'hermine, 
aux  petites  houppes  noires,  dans  sa  jupe  de  damas  blanc 


56  L'ITALIE    D'HIER. 

aux  ramages  d'or,  apparaît  en  sa  gloire,  la  tête  ren- 
versée dans  un  mouvement  d'orgueil,  fouettée  de  vie 
aux  pommettes,  et  comme  fardée  d'un  jeune  sang,  sous 
les  frisons  de  ses  cheveux  roux.  Et  la  colorée  et  har- 
monieuse carnation  de  son  visage,  et  la  matité  di  s 
blancheurs  laiteuses  de  son  cou  et  de  la  naissance  de 
sa  gorge,  meurent  dans  la  pénombre  ambrée  d'un  pays 
de  soleil. 

Autour  d'elle,  et  au-dessus  de  colonnades  ayant  les 
tons  à  la  fois  argentins  et  bleuâtres  de  l'étain,  au-des- 
sus de  balcons  peuplés  de  Vénitiennes,  vêtues  de  robes 
pompeuses  et  chatoyantes,  sont  assemblées,  dans  l'azur 
du  ciel,  des  femmes  nues,  les  chairs  délicatement  ani- 
mées et  comme  reflétées  de  nacre  de  perle,  aux  coudes 
et  aux  bouts  des  doigts  roses,  des  femmes  nues,  au  jeu 
de  voluptueuses  lumières  le  long  de  leur  colonne  ver- 
tébrale, aux  balafres  de  soleil,  çà  et  là,  sur  leur 
épidémie  velouté,  aux  tètes  abaissées  sous  leurs 
cheveux  retroussés,  ainsi  qu'une  chevelure  de  la  Diane 
chasseresse,  et  tout  papillotants  d'auréolements  d'or, 
aux  oreilles  découvertes  montrant  leurs  petits  lobes 
rondissants,  aux  fronts  lumineux,  aux  longs  cils  sur 
leurs  regards  noyés,  aux  bas  des  visages,  où  est  une 
bouche  rouge  et  un  menton  charnu,  perdus  et  retrouvés 
dans  des  ombres  légères  et  chaudes,  en  une  espèce  d'em- 
brasement des  demi-teintes  :  —  têtes  de  déesses  qui  ont 
l'air  de  têtes  de  courtisanes  du  ciel. 


VEMSE. 


MURANO. 


Sur  toutes  les  portes  du  canal  désert,  où  doi'nient 
au  soleil,  les  barques  et  l'eau,, des  petites  filles  à  la  robe 
dégrafée,  à  la  chevelure  folle  —  quelques-unes  ont  les 
cheveux  si  noirs,  qu'ils  semblent  bleus  —  et  des  mar- 
mots débraillés  se  tenant,  en  des  poses  ratatinées,  les 
mains  sur  des  gueux. —  Des  hardes  qui  sèchent,  des 
chats  roux  se  tenant  dans  l'angle  d'une  fenêtre,  comme 
sur  un  théâtre  de  Guignol,  des  chiens,  des  caniches, 
graves  et  pieusement  silencieux,  comme  ceux  en  pierre 
qui  gardent  une  tombe  du  Moyen-Age,  et  dont  le  silence, 
en  cet  endroit  mort,  autrefois  si  bellement,  si  riche- 
ment, si  artistiquement  ouvrier,  semble,  par  moments, 
aboyer  :  Sic  transit  gloria  mundl. 

Au  Dôme,  sur  des  bancs,  disparues  dans  leurs  châles, 
des  femmes  vautrées  en  des  poses  ravies,  et  comme 
saintement  évanouies. 

Derrière  l'abside  de  l'église  byzantine,  sur  un  mur 
blanc,  que  le  soleil  d'hiver  illumine,  deux  hommes 
gras,  sans  âge,  ressemblant  à  de  vieux  cabots,  s'escri- 
ment, se  démènent,  se  battent  dans  du  rouge,  comme 
des  bœufs  dans  de  la  pourpre.  Ce  sont  les  sacristains 
qui  passent  leurs  souquenilles. 


38  L'ITALIE    D'HIER. 

Au  MUSÉE  CoRRER,  dcux  aniusaiits  tableaux  représen- 
tant «  Une  Scène  de  Carnaval  »,  et  «  Une  Représentation 
de  Marionnettes  »  :  deux  tableaux,  de  ce  Longhi,  de  ce 
peintre  du  Carnaval,  en  cette  ville  qui,  pendant  tout  le 
dix-huitième,  fut  le  théâtre  d'un  perpétuel  carnaval,  et 
où  encore  à  Theure  présente,  au  fond  de  ces  miséra- 
bles logis,  dont  tout  le  mobilier  se  compose  de  trois 
madones  avec  leurs  chandelles,  d'un  lit  en  planches, 
d'une  grande  armoire,  —  l'armoire  ne  contient  guère, 
bien  souvent,  que  le  costume  de  carnaval  et  le  masque. 

Charmantes,  les  attitudes  gouailleuses  des  masques 
masculins,  vus  de  dos!  Ravissantes,  les  belles  pres- 
tances des  donne,  la  tète  haute  sous  un  petit  tricorne, 
le  rose  de  leur  gorge,  transperçant  un  camail  de  den- 
telle noire,  appelé  baùtte*  montant  jusqu'au  masque, 
ce  masque  étrange  faisant  un  effet  saisissant,  ce 
masque  blême  aux  lèvres  et  aux  paupières  rougies,  — 
et  ballonnantes  dans  leur  large  panier,  les  donne!  une 


\.  Un  article  du  Mercure  de  France,  de  l'année  17!27,  fait  ainsi 
la  description  de  la  bahute,  d'où  vient  l'invention  du  domino. 
C'est  une  petite  capote  de  taffetas  noir  qui  descend  jusqu'au-des- 
sous du  menton,  et  qui  est  bordé  par  le  bas  d'une  dentelle  de 
soie.  Elle  est  ouverte  par  devant,  et  échancrée  de  manière  qu'on 
ne  peut  voir  que  le  nez  et  les  yeux.  On  met  par-dessus  un  chapeau 
ou  barrette  de  noble  avec  un  demi-masque  qui  ne  cache  que  le 
nez,  le  haut  des  joues,  le  front. 

Les  hommes  portent  la  bahute,  sur  un  habit  ordinaire,  une 
robe  de  noble,  une  gamberluque  ou  robe  de  chambre. 


VENISE. 


39 


main  jouant  de  révenlail,  et  intriguant  de  côté,  et  en 
coulisse. 


Un  joli  historien  de  mœurs  que  ce  Longlii  !  donnant  à 


40 


L'ITALIE    D'HIER. 


ses  scènes,  ainsi  qu'un  témoin  oculaire  et  spirituel,  un 
décor  et  un  entour,  non  puisés  à  un  idéal  agreste  ou 
décoratif,  mais  aux  intérieurs  intimes  de  la  vie  privée  de 
Venise  :  un  peintre,  en  ses  grandes  toiles,  à  la  peinture 
décorative  ayant  quelque  analogie  avec  celle  de  Goya. 
Deux  cahiers  d'études  de  Longhi,  conservés  dans  le  ca- 
binet du  directeur,  dévoilent  chez  le  peintre  vénitien  une 


complète  assimilation  avec  le  crayonnage  de  Lancret, 
avec  ses  jambes,  hàtonnées  à  l'imitation  de  son  maître 
Walteau,  avec  ses  coups  de  crayon  noir  épointé,  habi- 
tuels aux  deux  dessinateurs  français.  Longhi  a  encore, 
comme  similitude  avec  notre  grand  peintre  français,  de 
nombreuses  études  de  mains,  qui,  moins  magistrales, 
moins  maîtresses  de  la  forme  que  celles  de  Watteau, 
n'en  sont  pas  moins  d'une  linéature  très  cherchée. 
Toutefois,  dans  ces  deux  cahiers,  que  d'habiles  et  se- 


VENISE. 


41 


l'iciix  croquis  des  amples  habits  du  dix-luiilième  siècle, 
que  de  jolies  surprises  du  uiouvement  des  personnages, 
où  il  V  a  toujours  l'originalité  que  donne  le  dessin 
d'après  nature,  —  et  Longlii  dessine  d'après  nature 
jusqu'à  des  pots  de  chambre. 

Les  dessins  de  Longlii  sont  des  croquetons  enlevés 


L  I     /      t'y    \  i- 


/      /  . 


à  la  pierre  d'Italie,  rehaussés  de  blanc,  sur  un  papier 
légèrement  chocolaté,  des  crayonnages  faits  avec  un 
crayon  facile,  heureux,  qu'on  sent  tournoyer  entre  les 
doigts  de  l'artiste,  et  qui,  semblable  à  une  estompe,  a 
quelque  chose  de  non  arrêté,  d'artistiquement  émoussé 
dans  les  contours.  Quant  à   la  sanguine,   Longhi  n'a 


42  L'ITALIE    D'HIER. 

jamais  su  la  mêler,  la  marier  à  la  pierre  d'Italie,  à  la 
craie,  et  ses  trois  crayons  sont  petits  et  peines,  comme 
des  dessins  de  graveurs. 


Un  Yénitien,  du  nom  de  Soldini,  il  y  a  vingt  ans, 
déshérita,  en  mourant,  sa  famille  de  plusieurs  millions, 
pour  fonder  un  hôpital  et  des  services  en  son  honneur. 
des  services  solennels  et  pompeux  dans  Saint-Marc,  tout 
tendu  de  noir,  dehors  et  dedans,  avec  la  musique  d'une 
messe  composée  expressément  pour  lui  :  services  mor- 
tuaires qui  durent  quatre  jours,  chaque  année. 

Et  le  Vénitien  a  tout  réglé  dans  son  testament, 
jusqu'au  moindre  détail,  jusqu'au  nombre  des  cierges, 
et  si  une  seule  des  choses  indiquées  par  lui  venait  à 
manquer,  tout  l'héritage  doit  retourner  au  corps  de 
ballet  de  Milan.  En  sorte  que  tous  les  ans,  le  chef 
du  ballet  de  Milan  se  transporte  à  Venise,  pour  inspecter 
si  on  a  laissé  de  côté  la  moindre  recommandation  du 
mort  —  à  rpfTùt  du  plus  petit  oubli 

Sous  des  voûtes  magnifiques,  sous  des  plafonds  aux 
caissons  merveilleusement  sculptés,  des  lits  rangés  la 
tête  au  mur...  Je  suis  avec  le  docteur  Callegari  à  la 
ScuoLA  Di  S.v>-  Marco,  à  l'hôpital  où  les  malades  arri- 
vent, d'où  les  morts  s'en  vont  en  gondole. 

Nous  voici  dans  la  salle  des  vénériennes.  D'aucunes 


VEMSE.  4,-J 

dorment,  d'autres  cherchent  un  pou...  six  ou  sept, 
reluisantes,  comme  des  casseroles  fraîchement  étamées, 
pressées  autour  d'une  table,  parlent,  crient,  font  grand 
bruit.  Elles  sont  bizarement  accoutrées  de  loques 
orgueilleuses,  de  canezous  rouges  sur  des  jupons  blancs. 
Devant  chacune  d'elles  est  rangée,  formant  une  mo- 
saïque semblable  au  pavage  du  Dôme  de  Murano,  une 
collection  de  pierrailles  et  de  bijoux  faux,  et  l'une 
secoue  un  grand  sac,  où  sonnent  des  morceaux  de  bois. 
Les  drôlesses  jouent  à  la  tombola. 

Le  docteur  a  pris,  en  se  jouant,  la  joue  de  l'infir- 
mière, et  passe  dans  le  rire,  les  grosses  gaités,  les  saints 
ironiques,  les  propos  obscènes  de  la  table. 


L'amusant  livre,  ce  livre  du  parent  du  Titien,  ces 
IIabiti  antichi  de  Cesare  Vecellio,  en  leur  originale  édi- 


4i  L'ITALIE   D'HIER. 

lion  de  1590  :  livre  qui,  avec  ses  bois  frusles,  ses 
images  artistiquement  barbares,  vous  repeuple  la  place 
Saint-Marc,  la  Piazzetta.  les  Procuraties,  le  pont  du 
Rialto,  les  canaux,  les  campi,  du  monde  contemporain 
des  vieilles  pierres  de  la  ville,  et  vous  fait  revoir  les 


4;i 


•■;  '  X  :  h..      "^  il       / 


-i)   % 


hommes  et  les  femmes  de  Tantique  Venise,  dans  le 
luxe,  la  pompe,  le  faste,  la  bomhagia  de  leurs  cos- 
tumes. 

Voici  le  doge  des  premiers  siècles,  dans  son  costume 
d'empereur  byzantin,  avec  sur  la  tête  son  corna,  son 
bonnet  pourpre,  entouré  d'un  cercle  d'or,  serli  de 
pierres  précieuses.  Et  voici  le  doge  de  siècles  plus 
j'écents,  avec  la  modification  du  corno  en  couronne,  et 
la  palatine  d'hermine  sur  les  épaules  ;  —  voici  la  doga- 
resse,  dans  sa  dogalinc  de  brocart  d'or  fin,  son  collier 
de  perles  du  plus  bel  orient  au  cou,  sa  ceinture  formée 
par  une  chaîne  d'or  tombant  à  ses  pieds;  —  voici  le 
général  vénitien,  en  temps  de  guerre,  tout  habillé  de 


VENISE.  45 

velours  cramoisi,  avec  le  bonnet  ducal  et  le  grand 
manteau,  le  paludamenhim  attaché  sur  l'épaule  gauche 
par  un  bouton  d'or;  —  voici  les  membres  du  Conseil 
des  Dix,  porteurs  également  de  vêtements  de  pourpre; 
—  voici  les  sénateurs,  habillés  de  la  couleur  nuée  du 
plumage  des  paons,  dans  leurs  manteaux  aux  grandes 
manches  ouvertes  et  tombantes  jusqu'aux  jarrets,  dou- 
blées de  fourrures  ;  -^  voici  les  magistrats  habillés  de 
violet;  —  voici  «  le  grand  capitaine  »,  l'ofiicier  chargé 
de  la  police,  avec  les  revers  de  son  manteau  de  velours 
ornés  d'entrelacs  de  cordonnets  de  soie,  et  son  grand 
cimeterre. 

Et  c'est  toute  la  noblesse  de  Venise  :  —  c'est  le  baron, 
à  l'habillement  de  drap  d'or,  dont  les  manches  et  les 
pans  couverts  de  lames  d'argent,  à  l'imitation  de  plumes 
d'oiseaux  superposées,  lui  fait  un  costume  éblouissant  de 
lumière,  «  quand  le  soleil  donne  dessus  »  ;  —  c'est  l'an- 
cien noble,  coiffé  d'un  herellino,  d'un  pelit  bonnet  rond, 
où  sur  le  devant  des  cordelettes  forment  une  croix, 
marque  distinctive  d'une  grande  dignité,  l'ancien  noble, 
porteur  d'un  manteau  ouvert  d'un  seul  côlé,  donnant 
d'amples  plis  et  de  beaux  cassements  d'étoffes;  —  c'est 
la  matrone  noble,  ses  cheveux  bouclés  épandus  dans 
le  dos,  sous  un  manteau  au  collet  de  zibeline,  dans  une 
robe  décolletée  et  balayant  la  terre,  le  corsage  orne- 
menté de  délicates  broderies,  «  s'harmonisant  avec  la 
chair  de  sa  poitrine;  »  —  c'est  une  autre  femme  de  la 


4G  L'ITALIE    D'HIER. 

noblesse,  en  tenue  de  ville,  coiflée  sur  ses  cheveux 
couleur  d'or  d'un  bourrelet  de  soie  et  d'orfèvrerie,  du 
balzo,  le  corsage  fleuri  de  pierres  précieuses,  la  taille 
serrée  dans  une  ceinture  d'or  massif,  les  bras  cerclés 
de  riches  bracelets,  —  des  bras  ayant  n  leurs  extré- 
mités des  mains,  «  qu'à  force  d'art,  les  Vénitiennes  ren- 
daient blanches,  comme  n'en  avait  aucune  femme 
d'une  autre  nation:  »  —  c'est  une  autre  femme  de  la 
noblesse  parée,  pour  comparoir  aux  fêles  et  dévotions 
publiques,  le  front  dans  un  cercle  d'or,  surmonté  d'un 
médaillon  où  est  un  diamant,  avec  au-dessus  l'envolée 
d'un  manteau  faisant  le  plus  ondoyant  gonflement,  et 
d'un  manteau  brodé  d'étoiles  d'or,  enveloppant  d'un  seul 
côté  les  dessous  de  la  toilette  de  la  femme  ;  —  c'est  la 
chàtelaiue  de  terre  ferme  des  États  Vénitiens,  la  tête 
enveloppée  jusqu'aux  yeux,  et  au  bas  jusqu'au  menton, 
par  une  voilette  de  soie,  une  robe  de  dessus,  couleur 
hyacinthe,  fendue  des  deux  côtés,  avec  des  demi- 
manches  boutonnées  sous  des  demi-manches  ouvertes; 
—  c'est  la  jeune  fdle  à  marier,  c'est...  c'est  la  fiancée, 
sous  son  fazzuolo,  son  mouchoir  noir  transparent,  qui 
lui  cache  à  demi  le  visage. 

Oh  !  quels  charmants  et  pittoresques  costumes  la 
jeunesse  portait  à  Venise  ! 

Il  y  a  l'adulte,  dans  ce  costume,  dit  le  livre,  révélant 
l'ingénuité,  la  pureté  du  jeune  Vénitien,  «  dont  le  manque 
de  nializia  l'éloignait  de  tout  plaisir  charnel  jusqu'à 


VEMSE.  47 

l'àgo  de  trente  ans  ».  On  le  voit,  sous  les  longs  cheveux, 
qu'il  laissait  pousser,  autant  qu'ils  pouvaient  croître, 
et  qu'il  mettait  ses  soins  à  rendre  beaux  et  hrillants, 
non  avec  des  coquetteries  de  femme,  mais  avec  la 
schieiezza  d'un  ordre  religieux  élégant.  Un  cercle  de 
velours,  indiquant  la  virginité  de  celui  qui  le  portait, 
entoure  la  tète.  La  veste  courte,  à  petits  pans,  appelée 
gavardina,  est  ouverte  sur  la  poitrine,  et  laisse  aperce- 
voir le  tuyauté  du  haut  de  la  chemise:  les  jambes  sont 
enfermées  dans  un  maillot,  aux  deux  bandes  de  couleurs 
différentes,  et  de  la  ceinture  part  un  petit  tablier,  cachant 
les  parties  naturelles,  comme  d'un  pagne. 

Il  y  a,  comme  contraste,  le  costume  du  jeune  homme 
per  far  Vamore  (pour  faire  la  cour  aux  dames).  Il  a 
les  cheveux  frisés  sur  le  front  et  le  reste  de  la  chevelure 
tombant  sur  les  épaules,  un  vêtement  de  brocart  de 
soie,  agrémenté  de  dentelles,  et  auquel  pend  par  der- 
rière un  long  capuce,  qui  lui  évite  de  prendre  un 
chapeau,  en  temps  de  pluie. 

Mais  parmi  tous  ces  costumes  de  la  jeunesse,  le 
costume  qui  joint  à  la  suprême  élégance  une  richesse 
presque  tapageuse  :  c'est  celui  du  compagnon  délia 
c«/2rt(des  chausses).  Yoyez-le,  de  dos,  dans  sa  pose  pen- 
chée, ayant  sur  la  tête  le  berretlino  noir  ou  rouge,  le 
loquet  tailladé  qu'il  porte  sur  l'oreille,  avec  dessous  les 
cheveux  attachés  par  des  cordelettes  de  soie.  Son  pour- 
point a  des  manches  lacées  avec  des  aiguillettes  aux 


48  L'ITALIE    D'HIER. 

ferrels  d'or  massif,  et  les  cliaiisses  moulant  les  formes 
du  jeune  homme,  comme  si  elles  étaient  nues,  et  les 
habillant  de  la  bigarrure  de  couleurs  éclatantes,  sont 
semées  de  perles,  tandis  que  le  revers  du  capuchon  de 
son  manteau  porte  sa  devise,  au  milieu  de  broderies 
d'or. 

Et  défilent  ainsi  devant  vos  yeux  toutes  les  classes, 
toutes  les  professions,  tous  les  métiers:  —  les  bravi,  avec 
les  revers  du  pourpoint  descendant  jusqu'au  bas  de  la 
poitrine,  où  ils  s'attachent  avec  des  rubans  de  couleur, 
un  large  glaive  au  côté,  un  poignard  dans  une  poche 
sur  le  ventre  ;  —  les  marchands,  les  riches  marchands 
faisant  le  commerce  avec  la  Syrie,  avec  l'Orient,  velus 
d'un  pourpoint  de  velours  sans  collet,  sur  un  pectoral 
laissant  voir  une  chemise  plissée,  dont  la  mode  s'est 
longtemps  conservée  en  Italie,  et  aux  jambes  des  bas  à 
la  martingale,  et  aux  pieds  des  souliers  de  velours;  — 
les  gondoliers  avec  leurs  pourpoints  aux  retroussis  sur 
les  hanches,  et  la  plume  oscillante  au-devant  de  leur 
bonnet:  —  les  étudiants  des  universités,  portant  le 
bonnet  frisé  à  côtes,  dit  tozzo,  entouré  d'une  guirlande 
de  marguerites,  le  cou  dans  une  fraise  tuyautée;  —  les 
boutiquiers,  habillés  de  tuniques  aux  manches  à  coude, 
ou  plus  habituellement  d'un  manlelet  court,  en  serge  ; 
—  les  huissiers  et  les  crieurs  publics,  sous  un  manteau 
bleu  avec  au  bonnet  l'image  de  Saint-Marc  ;  —  les  sol- 
dats des  galères  de  Venise,  la  plupart  des  Esclavons, 


VENISE.  49 

porteurs  de  buricliielto,  d'une  espèce  de  jaquette  sans 
collet,  boulonnée  sur  la  poitrine,  de  la  culotte  de  toile  de 
lin,  d'un  bonnet  de  drap  rouge,  surmonté  d'un  panache, 
l'épée  et  le  poignard  à  la  ceinture  ;  —  les  courtisanes, 
désireuses  de  se  faire  une  bonne  réputation  en  simulant 
Vhonnêtelé^  qui  portent  le  deuil  des  veuves,  mais  trahis- 
saient leur  état,  quand  leur  main  soulevant  leur  capeline 
noire,  laissait  voir  un  cou,  sans  collier  de  perles,  —  luxe 
qui  leur  était  défendu  par  les  édits  somptuaires;  —  les 
basses  prostituées,  en  un  costume  presque  masculin,  le 
torse  dans  un  pourpoint  très  décolleté,  et  aux  grandes 
franges,  les  jambes  dans  des  espèces  de  culottes  courtes, 
s'attachant  au-dessus  de  bas  de  drap  brodé;  —  les  ser- 
vantes dans  leurs  robes  de  serge  de  laine,  de  la  couleur 
fauve,  qui  s'appelait  à  Venise  rovana,  un  voile  blanc 
couvrant  leur  tête,  et  enveloppant  leur  humble  silhouette. 


De  notre  fenêtre  (décembre,  10  heures  du  matin),  le 
ciel  bleuâtre  devient  à  l'horizon  couleur  d'opale,  et  il 
semble  flotter,  tout  là-bas,  sur  la  mer,  comme  un  crêpe, 
d'un  bleu  indiciblement  tendre,  s'en  allant  à  la  dérive. 
—  Sur  ce  ciel  des  dômes  et  des  campaniles,  à  l'appa- 
rence d'argent  oxydé.  —  Près  de  la  Giudecca,  on  dirait 
le  soleil  sur  les  flots  jouant  aux  ricochets  avec  des  palets 
de  diamants  et  de  feu,  ou  secouant  une  cotte  de  mailles 
d'acier  poli,  remuant  sans  trêve  et  fourmillante  d'étincel- 

5 


50  L'ITALIE    D'HIER. 

lements.  —  Contre  la  Dogana,  dans  une  chaude  ombre 
violette,  les  voiles  couleur  tabac  des  barques  s'illu- 
minent fauvement,  et  sur  la  boule  d'or  que  le  soleil 
incendie,  resplendit  dai  s  son  élancement  la  Fortune 
volante.  —  A  la  poupe  des  gondoles,  et  toujours  et  sans 
cesse,  les  gondoliers  penchés  et  relevés  sur  leur  rame. 
—  L'eau  est  engourdie,  pâmée,  figée,  et  les  mâts  jaunes 
des  bateaux  et  les  palais  roses  s'y  reflètent,  comme  en 
une  huile  où  les  arêtes  des  lignes  se  noieraient  dans  du 
gras  liquide.  —  Des  mouettes  naviguent  sur  ces  eaux, 
comme  des  cygnes,  ou  volent  un  peu  au-dessus,  en  y 
trempant,  de  temps  en  temps,  leurs  pattes,  laissant 
pleuvoir  des  gouttes  de  lumière.  —  Et  pour  tout  bruit, 
un  marteau  lointain  de  calfat,  un  gémissement  de  pou- 
lie, un  cri  de  mouette. 


^h 

,  f 


V 


^y 


PADOUE 


Je  déjeune  clans  le  fameux  café  dont  les  Padoiians 
sont  fiers  :  le  café  Pedrocclii.  A  côté  de  moi,  un  abbé 
maigre  et  long  comme  un  jour  sans  viande,  un  abbatc 
ornatissimo  se  repaît  d'une  biscote,  trempée  dans  un 
dé  à  coudre  de  café  noir,  pendant  qu'un  enfant  qui 
s'est  approché  de  moi,  marmotte  je  ne  sais  quoi,  tout 
en  pigeant  les  miettes  de  pain,  tombées  dans  les  plis  de 
mon  paletot,  qu'il  porte  avidement  à  sa  bouche,  et  cela, 
pendant  que  le  garçon  essuie  sur  les  carreaux,  avec  son 
mouchoir,  la  buée  de  l'haleine  des  afl'amés  regardant 
manger  du  dehors. 

Padoue  m'a  laissé  le  souvenir  de  la  ville  de  la  faim. 


I 


MANTOUE 


Par  la  rue,  un  garçonnet  joufflu  et  rose,  coiffé  sur 
ses  blonds  cheveux  d'un  tricorne  ecclésiastique,  gam- 
badant, saulillant,  un  de  ses  pieds  chaussé  du  soulier  à 
boucle  des  gens  d'Église,  toujours  en  l'air,  et  qui  semble 
chercher  le  derrière  d'un  camarade.  Son  corps  d'enfant, 
rejeté  en  arrière,  est  drapé  dans  le  petit  manteau  noir, 
que  sa  main  ramène  sur  l'épaule  droite  et  laisse  pendil- 
ler coquettement  sur  son  dos.  Une  gentille  gaminerie 
dans  ce  rond  visage,  sur  lequel  pointe  un  petit  nez 
relevé,  et  sourit  une  bouche  moqueuse.  Il  rappelle,  avec 
quelque  chose  de  plus  svelte,  de  plus  dansant,  de  plus 
aimablement  polisson,  ces  amours  en  porcelaine  de  Saxe, 
auxquels  le  dix-huitième  siècle  fait  faire  des  niches 
aux  bergères  assises  dans  les  candélabres,  qui  servaient 
iiux  toilettes  des  duchesses  —  ces  Cupidons  cléricaux, 
tout  roses,  et  qui  n'ont  de  noir  que  le  tricorne  et  le 
petit  manteau. 

Le  palais  du  T,  une  omelette  d'hommes  et  de  femmes, 


ÔG  L'ITALIE    D'HIER. 

VUS  par  la  plante  des  pieds,  le  périnée,  le  dessous  du 
ventre,  le  dessous  des  seins,  le  dessous  du  menton,  le 
dessous  des  narines  :  une  maladie  aiguë  du  raccourci, 
qui  fait  tous  ces  dessous,  comme  s'asseoir  et  peser  sur 
votre  i^egard. 

Oh  I  la  monstruosité  bête  et  presque  comique,  que  cette 
«  Salle  des  Géants  »,  ce  fourmillement  d'Arpins  anté- 
diluviens, cette  salade  de  muscles  d'un  dessin  exorbitant, 
ce  gâchis  inepte  de  nudités  extra-humaines,  fabriquées 
avec  des  écuellées  de  vermillon,  cet  écrasement,  cet 
cstropiement  de  jambes,  de  bras,  de  têtes,  dont  on  a 
éclaboussé  un  mur.  On  dirait  un  musée  de  statues  de 
Michel-Ange,  qui  aurait  fait  explosion,  et  collé  au.K 
parois,  un  monde  de  la  Force,  aplali,  brisé,  cassé, 
démoli. 

Ah.  ce  palais  du  T  !  ah,  cette  Salle  des  Géants!  ce  sont 
de  terribles  témoignages  du  manque  de  goût  des  princes 
de  Manloue. 

Vérone,  Mantoue,  toutes  ces  cités,  à  fossés,  à  ponts- 
levis,  à  remparts,  à  bastions,  à  redoutes,  avec  des  sen- 
tinelles se  promenant  dans  le  ciel,  mes  yeux  qui  ont 
gardé  le  souvenir  des  pièces  du  Cirque  de  mon  enfance, 
ne  les  voient  pas  comme  des  villes  réelles,  mais  bien 
comme  des  décors  à  praticables,  où  va  évoluer  Gobert- 
Napoléon  1",  et  où  la  joviale  Léontine  va  verser  aux 
vieux  de  la  vieille  garde  le  riquiqui  de  la  gloire. 


PARME 


Une  vraie  curiosité  du  xvf  siècle  et  d'un  format 
exceptionnel.  Une  salle  de  théâtre,  tout  en  bois,  élevée 
pour  le  mariage  d'un  Farnèse,  pouvant  contenir  douze 
mille  personnes,  et  où  un  parterre  profond,  certains 
jours,  se  remplissait  d'eau,  amenée  par  des  conduits 
que  l'on  voit  encore,  et  simulait  une  petite  mer  pour 
les  naumachies. 

Des  escaliers  à  balustres  mènent  à  un  amphithéâtre 
ayant  quatorze  rangs  de  gradins.  Au-dessus,  un  pre- 
mier rang  de  loges  à  hautes  arcatures  cintrées  avec 
des  peintures  dans  les  niches  :  les  loges  des  premières 
familles  de  Parme.  A  l'étage  supérieur,  le  même  ordre 
et  les  mômes  dispositions  pour  les  familles  classées  : 
secondes  familles.  Comme  couronnement,  une  élégante 
terrasse  à  la  balustrade  surmontée,  de  distance  en  dis- 
tance, par  des  statues.  Un  plafond  plat  en  bois,  tout 
dégradé,  où  se  voient  encore  des  restes  de  fresques. 

A  la  place  des  avant-scènes,  deux  portiques  réservés 


58 


L'ITALIE    D'HIER. 


pour  les  souverains  du  pays,  portiques,  e.i  haut  des- 
quels sont  placées 
des  statues  éques- 
tres de  deux  de  ces 
princes. 

Une  scène  d'une 
grandeur  et  d'une 
profondeur  immen- 
ses. 

Ce     théâtre,     ou 
plutôt  cette  ruine  de 
théâtre,     est    de    la 
plus  helle  couleur  : 
le  vieux  bois  a  pris 
une  teinte  d'acajou  à 
l'étal  de  nature,  sur 
laquelle  se  détachent, 
un    peu    fantomati- 
quement,    les   blan- 
ches statues  peintes. 


Unccxtraordinaiie 
collection  de  lettres 
autographes,     éma- 
nant de  Français  il- 
lustres de  tous  les  temps,  formée  de  la  collection  des 


PARME.  M» 

Farnèse  pour  le  xvf  siècle,  de  la  collection  de  Pacciaudi 
pour  le  xviii"  siècle,  de  la  collection  Bodoni  pour  le 
xix"  siècle,  —  et  qui  va  d'une  lettre  de  Montltic  ou  du 
cardinal  du  Bellay,  à  une  lettre  de  Mme  Geoftrin  ou 
du  cardinal  de  Rohan,  et  des  lettres  de  Mme  GeofTrin  et 
du  cardinal  de  Rohan,  à  des  lettres  de  Masséna  et  de 
Mme  de  Staël. 


1 


MODÈNE 


A  Modène,  quand  nous  arrivons,  toute  la  ville  est  en 
remue-ménage. 

Le  beau  palais,  où  dans  la  frise  du  haut,  les  aigles  al- 
ternent avec  les  fleurs  de  lis,  est  rayonnant,  comme  la 
façade  de  l'hôtel  d'une  maîtresse  de  maison,  dont  c'est 
le  jour.  Et  les  sentinelles  de  la  porte  sont  droites  et 
tières,  et  dans  la  ville,  c'est  un  tapage....  car  les  quatre 
équipages  de  la  capitale,  je  ne  sais  en  l'honneur  de  quoi, 
brûlent  le  pavé,  encombrent  les  rues.  Oh!  de  colossaux 
équipages  :  les  derniers  carrosses  hauts  sur  roues,  et  tout 
carillonnant  d'antique  ferraille,  montrant,  sur  le  siège, 
des  cochers  rhomboïdaux,  recouverts  de  fastueuses  et 
de  sordides  livrées,  carrosses  d'où  l'on  s'étonne  de  ne 
pas  voir  tomber  par  les  portières,  pêle-mêle  avec  des 
boniments,  des  panacées  et  des  rouleaux  de  la  Mecque, 
mais  dans  le  fond  desquels  on  perçoit,  ratatinée,  une 


G2  L'ITALIE    D-llIEU. 

vieille   femme,   un  vieux  pastel,  grelottant  sous   une 
vieille  pelisse  d'hermine. 

C'est  le  duc  de  Modène  qui  possède  le  grand  hôtel  de 
ses  États.  Et  peut-être  est-ce  le  ministre  des  finances  de 
Modène  qui  vous  fait  votre  note. 


il 


'^(-^ 


BOLOGNE 


Sur  la  route  de  Parme  à  Bologne,  dans  une  petite 
\illc,  Arezzo  je  crois,  nous  entrons  dans  un  café,  où  sont 
des  hommes  dépenaillés,  sous  de  gi'ands  manteaux  de 
cette  aflreuse  serge  verdâtre,  dont  Raphaël  habille  ses 
apôtres,  où  de  vieilles  femmes,  aux  sévères  et  vulturins 
profils,  donnés,  par  Michel-Ange  à  ses  Sibylles,  pren- 
nent du  café  dans  des  verres,  près  d'une  cheminée,  sur 
laquelle  une  pancarte  contient  les  noms  des  signori  qui 
contribuent  au  feu,  —  et  où  des  o  marquent  le  nombre 
de  fois  qu'ils  sont  venus  se  chauffer. 


Bologne,  la  vieille  ville,  la  ville  âpre  et  remueuse  du 
moyen  âge,  la  berceuse  des  factions,  la  ville  à  l'esprit 
osé,  révolutionnaire,  précurseur  des  idées  nouvelles,  — 
et  toujours  vendue  et  revendue  par  des  Judas,  —  la  cité 
qui  a  pour  devise  :  Libertas. 


64  L'ITALIE    D'HIER. 

Sur  la  place,  un  grand  palais,  tout  démantelé,  tout 
ravagé,  aux  énormes  trous  non  rebouchés,  dans  lequel 
est  encastrée  une  ornementale  fontaine  de  Jean  de  Bo- 
logne, où  sous  une  statue  en  pied  d'un  pape  en  bronze 
vert,  des  femmes  élégamment  longues,  et  nonchalam- 
ment renversées,  pressent  des  deux  mains  leurs  seins, 
petits  et  drus,  comme  des  seins  de  vierge. 


En  cette  ville,  l'arcade  s'empare  de  toutes  les  rues,  et 
met,  sous  ces  voûtes  à  la  Granet,  une  ombre,  où  une 
étroite  lumière  filtre  çà  et  là,  sur  les  tons  verdàtres  des 
murs,  faisant  de  cette  ville  du  soleil,  la  ville  du  clair- 
obscur.  C'est  bien  la  patrie  du  talent  «  clair  obscur  » 
de  Guerchin,  qui  enduisant  ses  toiles  d'une  préparation 
de  poudre  de  marbre,  recouverte  de  glacis,  obtenait 
d'être  nommé  le  magicien  de  la  couleur.  Mais,  au  bout 
de  cinquante  ans,  la  préparation  est  tombée,  et  Guer- 
chin n'est  plus  que  le  coloriste  de  la  nuit. 


Partout  dans  la  ville,  des  mendiants,  et  non  des  men- 
diants errants  à  l'aventure,  mais  des  mendiants  à  poste 
fixe,  en  possession,  sur  des  chaises  boiteuses,  d'un 
endroit  leur  appartenant,  ainsi  qu'une  concession  à  per- 
pétuité; et  des  fiévreux  claquant  des  dents,  sous  leurs 
frusques  rousses;  et  des  aveugles,  sans  âge, qui  remuent 


.       BOLOGNE.  05 

de  minute  en  minule,  monté  comme  un  mouvement  de 


pendule,  un  cornet  de  fer-blanc,  qui  sonne  et  puis  se 

tait:  et  encore  de  vieilles  femmes,  avec  de  grands  trous 

G. 


66  L'ITALIE    D'HIER. 

dans  leur  sarrau,  et  où  passent  des  morceaux  d'osféo- 
logie  de  faméliques.  Oui,  d'une  porte  à  l'autre  de  la 
ville,  c'est  une  population  d'êtres  haillonneux.  loque- 
teux, guenilleux,  et  d'où  s'élèvent  de  toutes  les  bouches 
des  notes  lamentablement  plaintives,  et  qui  sont  comme 
un  cantique  de  la  souffrance. 

Un  mendiant  surtout  était  horrible  à  voir,  et  je  l'ai 
emporté  dans  mes  yeux.  Un  couvre-chef  indicible  lui 
couvrait  la  figure  jusqu'au  menton,  d'où  s'échappaient 
quelques  rudes  poils  d'une  barbe,  semblable  aux  soies 
d'un  sanglier,  et  les  bras  tombés  le  long  de  son  corps, 
avec  les  mains  à  demi  ouvertes,  il  était  à  genoux  au 
milieu  de  la  rue,  dans  la  boue,  la  neige  fondue,  et  il 
restait  là,  ainsi,  sans  un  geste,  les  lèvres  mortes,  immo- 
bile comme  un  marbre,  muet  comme  un  cadavre 
debout. 

UN    DIALOGUE. 

—  Ils  sont  si  intelligents  ! 

C'est  un  patriote  italien,  et  unérudit  des  plus  savants 
sur  l'histoire  de  la  peinture  italienne,  qui  cause  avec 
moi. 

—  Vous  parlez  des  brigands? 

—  Oh!  cher  monsieur,  ne  prononcez  pas  ce  mot., 
vous  ne  pouvez  pas  comprendre...  Ces  ledeschi,  oui,  les 
Autrichiens  en  ont  fusillé,  fusillé...  ils  en  ont  bien  fu- 


BOLOGNE.  67 

sillé  ici  quatre  ou  cinq  cents,  depuis  six  ans...  Pour  un 
fusil  trouvé,  on  fusille. 

—  Eh  bien,  comment  volent-ils,  maintenant  qu'ils 
n'ont  plus  de  fusils? 

—  Oh!  ils  ont  raison  des  meilleures  serrures...  ils 
sont  si  intelligents!  et  il  répète  trois  ou  quatre  fois  :  si 
intelligents! 

Et  ne  voilà-t-il  pas  que  mon  paradoxal  patriote  italien 
se  met  à  soutenir,"  avec  une  parole  enthousiaste,  une 
éloquence  lyrique,  que  le  brigand  est  une  poésie  du 
pays;  et  il  ajoute,  dans  la  sincérité  de  son  âme,  que  la 
disparition  du  brigand  diminue  le  nombre  des  touristes, 
enchantés  de  trouver  en  diligence,  un  roman,  —  à 
raconter  à  leur  retour. 

Au  Musée,  «  la  Sainte  Cécile  »  de  Raphaël.  En  voyant 
ce  tableau,  toute  mon  enfance  m'est  revenue.  J'ai  revu 
tout  à  coup  le  livre  de  messe  de  ma  mère,  qui  avait  en 
tête  la  méchante  gravure  en  taille-douce  des  paroissiens, 
représentant  la  Sainte,  qui  lui  avait  donné  son  nom,  et 
je  retrouvais,  dans  le  souvenir  de  mes  yeux,  la  douce 
figure  de  ma  mère,  penchée  sur  le  vieux  maroquin 
rouge  du  livre  écorné,  et  me  montrant  l'image,  que  je 
n'aimais  pas  plus,  que  je  n'aime  aujourd'hui  le  tableau 
—  et  où  je  retrouve  dans  la  vierge  spirituelle  du  catho- 
licisme, la  beauté  inexpressive  de  Cybèle,  la  beauté 
la  plus  animale  des  déesses  du  paganisme. 


68 


L'ITALIE    D'IllI'H. 


LOCANDA    E    OSTERIA    DELLA    >"OVA. 


Ce  dimanche,  il  y  a  [esta  di  hallo.  —  L'cnlrée  coûlo 
cinq  baïoques.  —  Des  gamins,  aux  yeux  méchammcnl 
noirs,  mendient  sur  l'escalier  vos  bouts  de  cigares.  —  Au 
contrôle,  sont  assis  des  gens  portant  des  tricornes,  de 
orands  tricornes,  comme  on  en  voit 
seulement  chez  les  gendarmes  au- 
tomates,  dans   les  assassinats  des 
figures  de  cire. 

La  salle,  une  longue  galerie,  on 
est  accroché  en  l'air  un  orchestre. 
—  Aux  fenêtres  se  balancent  des 
draperies  d'un  rose  groseille,  aux 
effilés  de  faux  or.  —  Des  lustres 
et  des  appliques,  portant  des  cier- 
ges d'église,  éclairent  la  salle.  — 
Des  hommes  en  vestes  rondes,  en 
tromblons  gris,  sous  de  grands 
manteaux  blanchâtres,  se  promè- 
nent en  bandes. 

Mais  voici  que   l'orchestre  com- 
mence à  jouer,  et  des  groupes  de 
danseurs  et  de  danseuses  se  forment,  qui  se  mettent  à 
faire  le  tour  de  la  salle,  en  côlovanl  les  murs,  avant  en 


BOLOGNE  ()9 

tête  le  maitre  du  bal,  en  gilet  blanc.  A  tous  les  cinq 
pas,  chaque  couple  se  prend  par  les  mains,  va  et  vient 
sur  lui-même,  s'écarlant  et  se  rapprochant,  puis  se 
reprend  par  la  main,  remarche,  et  recommence  à  s'ar- 
rêter. Celle  promenade,  coupée  par  ces  arrêts  avec  ba- 
lancements, dure  très  longtemps. 

Puis  l'orchestre  joue  une  valse  stridente,  où  les  cui- 
vres déchirent  l'air  et  les  oreilles.  Et  alors  un  tournoie- 
ment fou  de  valseurs  et  de  valseuses,  où  les  femmes 
passent  leur  mouchoir  à  leurs  danseurs,  pour  que 
ceux-ci,  en  leur  entourant  la  taille  ne  salissent  pas  leurs 
robes,  —  et  qui  valsent,  ces  valseurs,  avec  le  bras 
gauche,  collé  contre  leur  cuisse,  comme  s'il  était  para- 
lysé. La  valse  va,  va,  s'emporte,  et  les  robes  se  bat- 
tent, se  mêlenl,  entrent  l'une  dans  l'autre,  balayant 
les  murs,  et  comme  elles  sont  ouvertes  sur  le  côté, 
dans  le  branle  de  la  danse,  le  jupon  montre  un  triangle, 
pareil  à  un  éventail  blanc  qui  pendrait  à  la  ceinture. 
L'entraînement  est  tel,  que  des  spectateurs,  de  gros 
hommes  obèses,  aux  gilets  de  futaine,  se  mettent  à 
tourner,  tourner,  tourner,  mécaniquement  et  béatique- 
ment,  à  la  façon  des  marionnettes  sur  un  orgue. 

L'orchestre  joue  toujours  sa  valse  sonore,  fanfarante, 
sa  valse  éternelle  et  sans  repos,  et  les  femmes,  de  petits 
châles  rouges  dans  le  dos,  une  raie  sur  le  côté,  des 
accroche-cœurs  aux  tempes,    une   toufle   de    cheveux 


70  L'ITALIE    D'HIER. 

noirs  sur  l'œil  gauche,  la  flamme  du  regard  dans  une 
cernure  bistrée,  leur  donnant  l'air  de  charbonnières 
assassines,  semblent  se  dépouiller  d'elles-mêmes,  et 
s'abîmer  dans  la  douceur  du  vague  à  l'âme.  C'est 
comme  si,  en  elles,  ne  vivait  plus  qu'un  ressort  pivo- 
tant. Leurs  grands  yeux  ouverts  s'hébèfent  et  devien- 
nent fixes,  et  leurs  traits  se  déshumanisent  de  leur  sau- 
vagerie, sous  une  jouissance  inlraduisiblc,  et  qui  a 
quelque  chose  de  ce  qui  monte  au  visage  des  mori- 
bonds, quand  commence  le  repos  du  néant. 


PISTOJA 


Aujourd'hui,  1"  janvier  1856,  à  deux  heures  du 
matin,  nous  sommes  partis,  en  pleine  nuit,  de  Bologne, 
dans  une  diligence,  éteignant  ses  lanternes  à  certains 
endroits,  et  nous  avons  roulé  dans  l'Apennin  jusqu'à 
dix  heures  du  soir,  avec  une  affreuse  peur  des  brigands, 
non  toutefois  par  la  crainte  qu'ils  nous  assassinent  — 
ils  n'assassinent  plus  les  gens  qui  ne  se  défendent  pas, 
et  nous  n'avions  aucune  idée  de  nous  défendre  —  mais, 
sous  la  terreur  qu'ils  nous  laissent  en  chemise,  et  nous 
fassent  voyager  ainsi,  pendant  une  douzaine  d'heures, 
par  le  froid  d'une  nuit  d'hiver,  comme  cela  est  arrivé 
aux  voyageurs  de  la  diligence  dans  laquelle  nous  som- 
mes, il  n'y  a  pas  plus  de  quinze  jours. 

Nous  couchons  à  Pistoja,  et  le  lendemain,  2  janvier, 
nous  sommes  à  Florence. 


FLORENCE 


Ville  toute  anglaise,  où  les  palais  sont  presque  du 
triste  noir  de  la  ville  de  Londres,  et  où  tout  semble 
sourire  aux  Anglais,  et  en  première  ligne  le  Momteur 
Toscan,  qui  ne  s'occupe  que  des  choses  de  la  Grande- 
Bretagne.  Ville,  où  les  trois  quarts  des  rues  sentent 
mauvais,  où  les  femmes  ont  sur  la  tête  des  paillassons 
pour  chapeaux,  où  l'Arno,  quand  il  a  de  l'eau,  a  de 
l'eau  couleur  café  au  lait,  où  les  quais  sont  une  expo- 
sition de  riliraJe,  où  la  place  ducale  a  l'air  d'un  débal- 
lage d'antiquités,  où  il  fait  une  humidité  puante,  lais- 
sant le  corps  sans  ressort  —  une  ville  qui  n'a  pour  elle 
que  le  bon  marché  de  la  vie,  et  le  merveilleux  musée 
des  Ukfizi. 


Déjeuner  chez  Donnet,  un  café  qui  tient  la  place  à  Flo- 
rence du  café  de  Paris,  chez  nous.  Là ,  une  tasse  de  choco- 
lat, avec  un  pain  grillé  et  un  rond  de  beurre,  le  déjeu- 
ner du  pays,  coûte  un  demi  paul  :  cinq  sous  et  demi. 


74  L'ITALIE    D'HIER. 

Dans  ce  café,  un  type  :  le  ileurisseur  de  la  bouton 
nière  des  gens,  le  marchand  de  camélias. 

Un  glabre,  à  la  figure  chafouine,  avec  deux  maigre? 
bouquets  de  poils  de  barbe,  en  forme  de  papillottes, 
près  des  oreilles,  le  cou  enveloppé  d'un  cache-nez  sans 
couleur,  le  corps  dans  le  veston  râpé  d'un  jockey  anglais  : 
un  être  gris  et  mystérieux,  vous  faisant  l'efict  de  l'eu- 
nuque d'un  sérail  de  fleurs,  quand  il  vient  à  vous,  un 
bouquet  de  camélias  blancs  dans  une  main,  et  sous  un 
bras,  un  grand  panier  évasé,  d'où  se  penchent  en  dehors 
toutes  les  voluptueuses  nuances  de  chair  des  camélias 
camés,  des  camélias,  comme  éclaboussés  de  goutte- 
lettes de  sang  de  Yénus. 


ITFIZI 

A>DRÉ  Riccio.  —  Dans  sa  peinture,  le  sentiment  du 
dessin  byzantin  et  les  procédés  des  mosaïques.  Des  yeux, 
comme  encastrés  dans  l'armature  de  plomb  des  vitraux, 
le  contour  du  nez  semblable  à  la  linéature  tournante 
et  répétée  du  rivage  d'une  carte  géographique,  une 
bouche  qu'on  dirait  rougie  de  brique  pilée,  des  chairs 
aux  tons  sales  d'une  barbe  de  trois  jours  non  faite,  des 
doigts  pareils  à  des  manches  d'eustaches- 

Andréa  Orcaoa.  —  Chez  ce  vieux  maître,  le  passage 


FLORENCE.  75 

sensible  de  la  ligne  macabre  de  la  peinture  t^t  de  la 
mosaïque  byzantine  à  la  ligne  naïve  des  primitifs,  de 
la  paralysie  du  mouvement  au  contournement,  à  la 
recherche  de  la  grâce,  et  des  carnations  sales  aux  car- 
nations couleur  de  pèche. 

CiMABUE.  —  Des  personnages  d'une  longueur  déme- 
surée, d'une  longueur  pareille  à  celle  des  statues  du 
portail  de  Chartres,  aux  cous  torves,  sous  de  toutes 
petites  tètes,  dans  des  draperies,  qui  ont  le  flottement 
sèchement  découpé  des  draperies  de  bois.  Et  cependant 
déjà  chez  Cimabue,  la  tentative  de  lendre  la  coloration 
tendre  des  chairs,  de  mettre  la  caresse  d'un  sourire 
dans  les  yeux,  dans  la  bouche,  et  d'apporter  un  calque 
de  la  vie  dans  son  dessin. 


PiETRo  Di  LoRENzo.  —  Paysagc  immense.  Perspective 
sans  lin  de  roches  dressant,  dans  un  ciel  noirâtre,  des 
pics  jusqu'à  une  mer  d'un  vert  dur  et  froid.  Et  les 
plates-formes,  et  les  pentes,  et  les  cavernes,  et  les 
anfractuosilés  de  ces  roches,  sont  toutes  garnies  de 
moines  de  toutes  les  couleurs,  de  moines  noirs,  de 
moines  blancs,  de  moines  gris,  ainsi  qu'une  moinerie 
moinante,  qui,  en  compagnie  de  toutes  les  bêtes,  rede- 
venues les  bêtes  sans  dents  du  Paradis  terrestre,  aurait 
pris  possession  de  ce  coin  de  terre,  d'où  s'élève  vers 


76  L'ITALIE    D'HIER. 

Dieu,   dans   une    perpétuelle    extase,    l'adoration    des 
anachorètes. 

On  Y  voit  priant,  de  suints  vieillards  vêtus  seulement 
de  leurs  cheveux  blancs,  on  y  voit  déjeunes  moines,  à 
cheval  sur  des  cerfs,  récitant  des  oraisons,  ou  lisant 
leur  bréviaire,  dans  des  chars  traînés  par  des  lions.  Et 
ce  sont  sur  le  haut  de  ces  falaises,  deux  ou  trois  arbres, 
pommés  comme  les  arbres  des  boites  de  joujoux,  où  se 
trouvent  des  moines  en  prière,  jusque  sur  les  branches, 
ainsi  que  des  stylites  de  la  frondée.  Et  en  bas,  à  côté 
<le  gentils  oursons  et  de  lapins  très  graves,  à  l'air  con- 
vaincu de  jeunes  prosélytes,  assis  sur  leur  cul,  un 
moine  trait  une  biche. 

Sur  la  mer  du  tableau  —  sans  doute  l'image  du 
monde  —  une  mer  toute  hérissée  d'iles  aux  châteaux 
forts,  et  où  les  vents  —  sans  doute  les  passions  hu- 
maines —  soufflent,  avec  des  chevelures  méduséennes 
une  tempête,  à  travers  laquelle  on  aperçoit  une  barque, 
où  trois  diables  emportent  une  créature  nue. 

La  mer  est  bordée,  à  droite,  par  un  rivage  couvert 
de  pèlerins,  au  milieu  desquels  des  moines  pèchent, 
près  de  crocodiles  verts,  d'ours  auxquels  ils  font  don- 
ner la  patte,  de  féroces  de  toutes  sortes,  flairant,  sans 
y  mordre,  des  cadavres  nimbés. 

Antonio  Pollaiolo.  —  Un  Michel-Ange  miniaturiste, 
peignant  finement   et  patiemment,  sur  une  carte  de 


FLORENCE.  77 

visite,  les  férocités  de  la  Force,  les  brisements  de  reins 
et  de  cervelles  de  la  légende  d"IIercule,  vous  montrant 
la  tète  agonisante  de  Cacns,  crachant  sa  vie,  l'épine 
dorsale,  comme  pétrie  et  fondue  sous  l'étreinte  de 
bronze  de  l'athlète  héroïque,  —  en  un  mot,  le  peintre 
des  épopées  musculaires,  dans  un  format  minuscule. 

GioTTo.  —  Avec  le  Giotto,  le  dessin  échappe  au  cari- 
catural de  la  forme,  à  l'efl'ort  à  la  fois  maladroit  et 
tourmenté  d'un  art  naissant,  et  dans  le  dessin,  se  fait 
comme  un  apaisement,  et  le  commencement  de  la 
tranquillité  sereine  du  Beau. 

Les  cous  rentrent  dans  les  épaules,  les  yeux  s'ouvrent 
placidement  dans  des  contours  noyés,  le  nez  perd  la 
rigidité  de  bois  de  ses  lignes,  les  bouches  ne  se  dessi- 
nent plus  dans  une  crispation  douloureuse,  et  le  naturel 
des  poses  humaines  est  conquis.  Giotto,  c'est,  on  peut 
le  dire,  le  peintre  de  l'expression  morale,  qui  s'est  un 
peu  perdue,  quand  l'attention  des  peintres  a  été  toute 
portée  sur  la  forme  matérielle  des  individus. 

Même  le  Giotto  de  I'Académie  des  Beaux-Arts  fait  un 
peu  cheminer  la  Vierge  byzantine  vers  la  massive 
beauté  de  la  maîtresse  du  Titien.  Le  peintre  du  trei- 
zième siècle  s'essaye  à  rendre  les  solidités  matérielles 
du  corps  humain,  et  sous  les  plis  tendrement  mode- 
leurs du  linge,  il  laisse  entrevoir  les  opulents  seins  de 
la  nourrice  d'un  Dieu.  Et  sa  Vierge  a  d'immenses  yeux 


78  L'ITALIE    D'HIER. 

dans  leur  ombre  recueillie,  un  nez  charnu,  une 
bouche  épaisse,  enfin  les  contours  de  la  force  et  de  la 
puissance,  dans  la  belle  santé  d'une  humanité  réelle. 

SiMOA-  Memmi.  —  Une  «  Annonciation  ».  Grande  pein- 
ture dans  les  archilectures  romano-byzantines,  égayée 
de  carrelages  aux  mille  couleurs  :  peinture  toute  riche, 
toute  somptueuse,  toute  luxueuse  d'étofîes,  toute  orien- 
tale, et  comme  meublée  des  présents  des  rois  Mao-es. 

Une  Vierge,  au  bandeau  d'orfèvrerie  garni  de  pierres 
précieuses,  à  la  robe  d'azur,  à  demi  retroussée  sur  sa 
cathèdre,  la  figure  baissée,  une  main  sur  son  cœur, 
l'autre  tenant  un  livre,  qui  s'est  refermé  sur  son  pouce, 
dans  une  pose  de  modestie  effarouchée,  dans  une  recu- 
lade de  pieux  effroi,  sa  petite  bouche  contractée,  pres- 
que chagrine.  Devant,  jaillissant  d'un  calice  d'or,  un 
lys  tout  chargé  de  fleurs,  se  dresse  comme  une  bar- 
rière entre  la  Vierge  et  un  ange,  l'ange  de  l'Annoncia- 
tion, vêtu  d'une  lobe  blanche  aux  tons  changeants,  et 
comme  reflétée  de  lapis  lazuli  en  ses  légères  ombres, 
et  élincelante  en  sa  lumière,  d'une  jonchée  de  fleurettes 
d'or,  pareille  à  la  dentelle  aux  petits  fers  d'une  reliure, 
et  qui  fait  comme  un  fourmillement  d'or  sur  la  neige. 
De  la  bouche  de  l'ange  agenouillé  se  déroule,  ainsi 
qu'en  un  phylactère,  ces  mots  gaufrés  sur  le  fond  de  la 
toile  :  «  Ave  Maria,  graliâplena,  Dominas  tecum.  » 
Cet  ange  de  l'Annonciation,  un  ange  déconcertant, 


FLORENCE.  79 

presque  satanique.  avec  ses  ombres  et  ses  demi-teintes, 
doucement  verdàtres,  dans  des  chairs  veloutées  du  ton 
rose  des  pastels  du  dix-huitième  siècle,  avec  son  long- 
cou  de  serpent,  avec  son  regard,  dont  l'étroit  filet 
blanc  de  l'œil,  entre  les  deux  lignes  à  demi  fermées  des 
paupières,  luit  comme  l'acier  d'une  lame  de  couteau, 
—  avec  l'étrangeté  de  sa  beauté  perverse. 


TEATRO    DI    nORGOGMSS.VNTI. 

Des  affiches  attirantes  comme  celle-ci  : 

La  sera  di  Mercoledï  23  gennajo 
Si  replica  a  richiesta 

GRISELDA 

ovvero 

Virlù  rince  l'orgoglio 

con  Stenterello 

gran  tilolato 

Poscia  pecorajo 

E  fitmoso  suonalor  di  zampogna. 

Azione  spettacolosa  ' 

Adorna  di  marce  con  trombe 

Con  caccia  al  naturale 

e  vari  animali  vivi 

sulla  sccna^ 

i.  Théâtre  Borgognissanti  —  Ce  soir,  mercredi  23  janvier, 
reprise  à  la  demande  générale,  de  griselda  ou  la  Vertu  triomphant 
de  rOrgueil,  avec  Stenterello,  grand  seigneur,  devenu  berger,  et 
fameux  joueur  de  clialumeau.  Pièce  à  grand  spectacle,  avec 
marches  aux  trompettes,  et  une  cliasse  au  naturel,  où  l'on  voit 
sur  la  scène,  divers  animaux  vivants. 


*0  L'ITALIE    D'HIER. 

Une  toile,  qui  représente  une  villa  aux  fontaines  de 
marbre,  où  se  voit  Boccace  disant  un  de  ses  contes,  au 
milieu  d'un  Décameron  d'hommes  et  de  femmes,  ayant 
au  dos  le  petit  mantelet  des  personnages  de  Watteau, 
et  dont  les  mandolines  dorment  à  terre. 

Un  souffleur,  dont  l'habitacle  a  pour  toit  une  vieille 
capote  de  cabriolet,  hors  de  service. 

Lorenzo  Cannelli,  le  successeur  du  célèbre  Amato 
Ricci,  est  le  stenterello  de  l'endroit. 

Slenterello  n'est  pas  un  type,  n'est  pas  un  homme  : 
il  est  le  gros  bon  sens,  et  l'opinion  publique  de  la  foire, 
sous  le  faciès  d'un  rustre  indépendant,  dont  la  voix 
roule  des  éclats  paphlagoniens,  et  les  gros  mots  salés 
d'un  carnaval  aristophanesque.  Stenterello  représente 
*a  liberté  du  dire  et  du  l'ire,  réfugiée  sur  les  trétaux, 
insoucieuse  des  For-rEvêque,  et  rebondissante  de 
48  heures  de  prison,  plus  joyeuse,  plus  gouailleuse, 
tolérée  d'ailleurs  par  le  grand-duc,  comme  la  franchise 
irrespectueuse  d'un  Triboulet,  qui,  dans  je  ne  sais 
quelle  pièce,  se  permet  de  dire  :  «  Nous  sommes  à  Flo- 
rence trois  stenterelli  :  primo  Leopoldo,  seconda... 

Le  répertoire  ordinaire,  autrefois  composé  de  pièces 
tirées  de  Boccace,  est  aujourd'hui  presque  entièrement 
rempli  par  des  pièces  démocratiques,  dans  le  genre  des 
pièces  de  Félix  Pyat. 

Le  soir,  où  nous  sommes  à  ce  spectacle,  voici  la  pièce 
à  laquelle  nous  assistons  :  Un  cenciajuolo  fun  chiffon- 


FLOUENCE.  81 

nier,  —  et  la  manière  dont  les  chiffonniers  chiffonnent 


M 


'  «K  »  i«'St- a  a,  M  «  l(«;j|gj(jgj 


ici,  la  nuit,  est  particulière,  ils  ont  une  lanterne  atta- 
chée à  une  longue  ficelle,  qu'ils  balancent  comme  un 


^'^  L'ITALIE    D'HIER, 

encensoir),  —  un  cenciajuolo  a  une  fille  séduite  par  le 
fils  d'un  général,  sorti  du  peuple,  ainsi  que  nos  géné- 
raux de  l'Empire,  et  donnant  les  mains  au  mariage  de 
son  fils,  avec  la  fille  du  chiffonnier.  Mais  comme  à  ce 
mariage  la  mère  du  jeune  iiomme  apporte  une  résis- 
tance d'aristocrate,  le  chiffonnier  a  l'adresse  de  décou- 
vrir de  cette  mère  une  correspondance  adultère,  qui  la 
fait  chasser,  et  le  mariage  a  lieu  en  pleines  tirades,  à 
tout  casser,  contre  la  noblesse  de  naissance. 

Cannelli,  une  grosse  voix,  un  gros  entrain,  un  gros 
nre.  et  un  gros  et  hon  comédien. 


SAX    MIMATO 


Derrière  soi,  les  toits  bruns  de  Florence,  sur  lesquels 
dominent  la  tour  carrée  du  Palais  Ducal,  et  la  coupole 
du  Dôme,  avec  sur  la  gauche,  un  poudroiement  dans 
lequel  se  voit  un  pâle  soleil  sur  les  eaux  jaunes  de 
l'Arno,  se  tordant  comme  un  serpent  boueux  vers  la 
villa  Demidoff,  aux  serres  miroitantes. 

Devant  soi,  une  montée  en  ligne  droite,  entre  des 
cyprès,  à  travers  une  campagne  bossuée,  maigrement 
recouverte  de  la  verdure  grêle  et  grise  des  oliviers.  Au 
delà,  des  rampes  de  terrains,  qui  ont  bu  le  sang  de 
l'armée  de  Catilina,  et  qui  ont  la  couleur  de  béte  fauve, 
que  Salvator  Rosa  étale  sous  la  mêlée  de  ses  batailles. 


FLORENCE.  33 

Tout  au  fond,  des  moiUagncs  noires,  amoncelées  les 
unes  contre  les  autres,  détachant  durement  la  tour- 
mente de  leurs  lignes  sur  l'argent  d'un  ciel,  où  courent 
de  longs  nuages  déchiquetés,  ayant  l'air  d'une  caval- 
cade fantastique,  aux  sabots  chevelus  de  chevaux 
aériens. 

Un  paysage  sévère,  morose,  austère.  Et  çà  et  là,  le 
blanc  dune  villa  éclatant,  comme  le  blanc  d'une  car- 
rière de  marbre  qu'on  exploite,  à  côté  d'une  lâche 
sombre,  qui  est  un  petit  bois  de  chênes  verts,  abritant 
le  frkjiis  opaciim  de  Virgile. 


Les  villas,  ces  blanches  demeures,  dans  la  noire  ver- 
dure du  leccio  (chêne  vert),  font  la  riante  ceinture  de 
Florence,  et  presque  toutes  ont  une  histoire. 

C'est  la  villa  Careggi,  élevée  par  Cosme  le  Vieux,  et 
où  fut  ressuscitée  la  philosophie  platonicienne,  par  Mar- 
cille  Ficin,  installé  là,  par  le  vieux  duc,  en  souvenir  de 
l'Académie  de  Platon,  établie  dans  les  jardins  subur- 
bains d'Athènes,  pour  assurer  la  tranquillité  et  le 
travail  de  son  philosophe,  tout  entouré,  en  ce  palais 
campagnard,  de  manuscrits  grecs  achetés  à  grands 
frais. 

Et  cette  royale  protection,  le  grand  Cosme  mort,  était 
continuée  à  Ficin  par  Laurent  le  Magnifique,  qui  appelait 
autour  de  lui  Cristoforo  Landini,  Pico  délia  Mirandola, 


84  L'ITALIE   D'UIER. 

Giovanni  Cavalcanti,   Angelo   Poliziano,  le  prince  des 


iljt-U- 


V 


lettres    grecques    et   latines   :   académie  commentant 
Platon,  Jamblique,    Proclus,   dans  les   jardins  de  la 


FLORENCE.  85 

villa,  et  les  petits  sentiers  des  collines;  académie,  dont 
les  membres  étaient  au  nombre  des  Muses,  et  où  dans 
un  convito  platonico,  le  rhétoricien  Rernardo  Nutti, 
après  la  desserte  de  la  table,  ouvrait  le  Convito  cVAmorc 
de  Platon,  et  l'expliquait. 

Et  ce  sont  encore  : 

La  villa  Salviati,  achetée  par  Mario  et  la  Grisi,  et 
où  l'on  croit  qu'ils  ne  sont  jamais  venus. 

La  villa  Pazzi.  une  villa  ressemblant  à  une  forte- 
resse, et  où  a  eu  lieu  la  fameuse  conspiration. 

La  villa  Palmieri,  le  long  du  torrent  Mugnone,  où, 
pendant  la  peste  de  Florence,  Boccace  réfugié  dans 
une  compagnie  de  jeunes  gens  et  de  jolies  femmes, 
écrivait  le  Décameron. 

La  villa,  ou  plutôt  un  ensemble  de  maisons  appelé 
«  LA  Cure  » ,  également  située  sur  le  bord  de  la 
Mugnone.  où  le  Dante  se  retirait  pendant  ses  souf- 
frances. 

La  villa  qu'on  désignait  sous  le  nom  de  Poggio  impé- 
riale, où  sont  les  deux  curieuses  statues  de  l'Arno  et 
de  l'Arbia  tenant  un  vase,  d'où  tombe  l'eau  qui  alimente 
les  viviers. 

Eutîn  la  villa  Bru^elleschi,  aujourd'hui  la  villa 
DELLA  Petraja  ,  qui  peut  être  considérée  comme  le 
type  de  la  villa  florentine,  en  son  aspect  un  peu  rus- 
tique. 

Une  grande  maison  aux  volets  verts,  aux  toits  de 


86  L'ITALIE   D'HIER. 

tuile,  que  surmonte  une  grosse  tour  carrée,  aux  serres 


"-;2<'.-      ,>,'"îyV 


faites  de  paillassons,  protégeant  des  camélias  en  arbres, 


FLORENCE.  87 

tout  fleuris  de  couleurs  tendres,  au  milieu  d'un  bois 
de  chênes  veris,  où  pendent  des  lianes  centenaires  et 
des  sapins  dressant  leurs  pyramides  vertes,  que  le 
soleil  dore  des  tons  de  la  vieille  mousse. 

Une  seule  chose  là-dedans  sentant  l'habitation  souve- 
raine. Une  fontaine  du  Tribolo,  le  fontainier  artiste, 
qui  a  fait  presque  toutes  les  fontaines  des  environs  : 
une  fontaine  de  marbre  blanc,  veiné  de  rose,  où  des 
amours,  pliant  sous  des  festons  de  fleurs,  courent 
autour  de  la  vasque,  et  où  tout  en  haut  des  sveltesses 
coquettes  du  monument,  élancé  comme  un  mat  enru- 
banné de  sculptures,  une  Yénus  debout,  fait  pleuvoir 
dans  le  bassin  les  perles  tombantes  de  ses  cheveux  de 
bronze,  qu'elle  tord. 

Et  ces  villas,  ces  frais  endroits  de  repos  et  de  plaisir, 
ont  pour  ainsi  dire  une  paroisse  attitrée,  la  petite 
église  de  Saint-Dominique,  où,  après  une  prière,  les 
élégants  et  les  élégantes  vont,  de  villa  en  villa,  danser 
et  chanter. 


UFFIZI 

FiLiPi'o  Lipi'i.  —  Dans  Filippo  Lippi,  ce  peintre  à  la 
vie  pleine  d'aventures  d'amour,  un  sentiment  d'élé- 
gance qui  va  jusqu'au  maniérisme,  à  la  mignardise  du 


LITALIE    I)  HIER. 


type,  en  un  dessin,  cependant  brisé  et  ressautant  d'un 
goiit  gothique. 

Ce  sont  des  fronts  énormément  bombés,   aux  tons 
de  la  nacre,  des  cheveux  légers  comme  une  poussière. 


des  paupières  relevées  sur  un  regard  interrogateur,  sur 
un  chaste  étonnement  de  l'œil,  des  nez,  avec  un  petit 
méplat  au  bout,  des  bouches  où  la  lèvre  supérieure 
avance  un  peu,  ainsi  que  dans  une  grave  bouderie,  des 
mentons  pointus,  et  ce  sont  sur  les  blanches  et  trans- 
parentes chairs,  des  robes  d'un  vert  ou  d'un  rouge 


FLORENCE.  89 

passé  de  vieilles  tapisseries,  avec  des  flots  de  plis  sur 
la  poitrine. 

Et  ses  tètes  de  vierge,  Lippi  ne  les  enveloppe  plus  de 
lourdes  étofles,  mais  de  gazes  tortillées,  tuyautées, 
envolées,  qui  mettent  de  l'air  autour  des  figures,  et  où 
la  rougeur  d'une  petite  oreille  perce  la  transparence 
de  ce  voile  à  jour,  descendant  dans  un  arrangement 
coquet  le  long  du  col. 

De  Lippi,  il  faut  encore  voir  à  I'Académie  des  Beaux- 
Arts,  cette  tête  de  femme  aux  cheveux  du  blond  pâle 
du  chanvre,  avec  dedans  des  reflets  violacés  de  la  gorge 
de  tourterelle,  et  tortillés  et  relevés,  ces  cheveux  au- 
dessus  des  oreilles,  dégageant  les  sveltes  et  élancées 
lignes  du  cou  :  cette  femme  aux  carnations  légèrement 
liliacées,  et  qui,  dans  ce  doux  effacement  de  la  couleur 
réelle,  dans  cette  espèce  de  dématérialisation  spiri- 
tuelle, n'a  plus  de  la  créature  vivante  que  la  vie  du 
regard  et  le  rouge  amoureux  de  la  bouche. 


LoRE>zo  Di  CREDi.  —  Lc  peintre,  par  une  fenêtre  ou- 
verte, a  mis,  autour  du  recueillement  de  la  Vierge,  la 
poésie  des  villes  mystérieuses  du  moyen  âge,  créne- 
lées, découpées,  déchiquetées,  repercées  comme  la  crête 
du  toit  d'une  châsse,  et  la  lamentation  des  paysages 
tristes,  des  bois  sombres  sous  les  pics  neigeux,  des 
grands  fleuves  sans  eau,  roulant  leur  limon  vers  l'infini. 


90  L'ITALIE    D'HIER. 

BoTTJCELLi.  —  Les  maigreurs  de  la  longue  prière, 
de  l'ascétisme,  de  la  macéralion.  Des  corps,  où  le  con- 
tour matériel,  atténué,  aminci,  raffiné,  pour  yinsi  dire, 
par  les  aspirations  spirituelles,  est  sec,  anguleux.  Des 
chairs  semblables  aux  fleurs  fleurissant  à  l'ombre,  des 
chairs  exsangues,  dont  les  ombres  ont  des  transparences 
d'ambre.  Avec  cela,  des  attitudes  rêveuses,  songeuses, 
absentes  de  la  terre,  dans  les  étofles  vaguescentes  aux 
plis  cassés  d'Albert  Durer  :  des  attitudes  telles  qu'on  en 
trouve  chez  ces  deux  femmes  de  I'Académie  des  Beaux- 
Arts,  où  le  tulle  grisâtre  courant  dans  leurs  cheveux, 
a  l'air  de  la  cendre  rapportée  d'un  mercredi  des 
Cendres,  et  où  le  deuil  des  grandes  draperies  violettes, 
que  leurs  belles  longues  mains  de  cire  ramènent  autour 
d'elles,  leur  donne  le  caractère  de  deux  figures  allégo- 
riques du  Crépuscule. 

Oii  !  les  mystérieuses  et  troublantes  figures  de 
femmes,  aux  bouches  nerveusement  découpées,  où  se 
dessine  une  si  énigmatique  mélancolie  du  sourire,  aux 
yeux  qui  sont  un  point  noir  dans  le  glauque  cœruléen 
de  la  pupille:  yeux  qui  ne  sont  plus  l'œil  d'un  exemple 
d'un  dessin,  mais  bien  la  fenêtre  d'un  cerveau  ou  d'un 
cœur. 

Ce  Botticelli,  le  maître  d'une  peinture  un  peu  sur- 
naturelle, et  qu'on  dirait  chercher  à  fixer  sur  ses 
toiles,  les  imaginations  fantastiques  de  la  poésie  alle- 
mande, et  le  maître  de  cette  Vénus  blonde,  au  bleu  de 


FLORENCE.  91 

lœil  étrange,  et  qu'on  ne  retrouve  plus  en  Italie,  — 
de  cette  Vénus  jaillissant  dans  son  tableau  des  Uffizi, 
comme  une  aurore  boréale. 

Ce  tableau  c'est  une  «  Naissance  de  Vénus  »  où  ce 
n'est  plus  la  Vénus  brune  de  l'antiquité,  mais  une 
Vénus  qui  paraît  avoir  pris  naissance  sur  le  Valpurgis  : 
le  type  de  la  femme  blonde  du  Nord,  avec  ses  cheveux 
aux  fils  d'or,  se  déroulant  autour  de  son  corps  blanc 
posant  sur  une  hanche,  éclairé  paj-  une  sorte  de  lumière 
de  clair  de  lune  d'hiver,  —  et  qui  n'a  gardé  du  paga- 
nisme mort  que  le  pudique  mouvement  de  la  Vénus  de 
Médicis,  une  main  devant  son  sein,  une  autre  main 
cachant  avec  une  mèche  de  cheveux  son  sexe. 

Et  la  Vénus  de  Botticelli  se  dessine,  en  sa  nudité,  dans 
une  tombée  de  lignes  presque  idéales,  jusqu'à  ses 
pieds,  reposant  sur  une  large  coquille.  A  terre,  une 
servante  enveloppée  d'une  étoiï'e  blanche,  au  semis  de 
petites  lleurs,  pareil  à  un  semis  héraldique,  tend  un 
manteau  à  la  déesse,  pendant  que,  dans  le  ciel,  sont 
suspendus  deux  petits  dieux  d'amour,  dont  l'un  sème 
de  roses  l'éther,  dont  l'autre  laisse  tomber  de  sa  bouche 
gonflée,  un  filet  d'ambroisie  sur  les  épaules  de  la 
déesse  :  petits  dieux  ou  anges,  qui  ont  l'aspect,  élé- 
gamment souffreteux,  de  beaux  enfanis  anglais  qui 
seraient  poitrinaires. 

Raphaël.  —  «  La  Vierge  au  Chardonneret  »  de  la 


92  L  "ITALIE    D'UIER. 

Tribune,  la  mieux  vierge  de  loules  ses  Vierges,  et  la 
meilleure  de  ses  mères  du  Christ.  «  La  Yierge  de  17m- 
pennnia  »  et  la  «  Yierge  à  la  Chaise  »,  les  Yiergcs  célè- 
bres, conmies,  consacrées  de  Raphaël  n'ont  plus  rien  de 
perriiginesque,  plus  rien  de  la  transformation  spiri- 
tuelle, apportée  dans  la  physionomie  par  le  christia- 
nisme, à  l'époque  de  l'effervescence  de  la  Foi.  Ces 
Vierges  sont,  dans  une  peinture  toute  matérielle,  les 
portraits  de  la  iMère  des  douleurs,  de  la  Consolatrice 
des  affligés,  faits  avec  les  proportions  géométriques  et 
le  canon  de  la  beauté  marmoréenne  de  l'antiquité 
païenne. 

PiETRO  Di  CosiMA.  —  Étraugc  type  de  sainteté.  Tète  de 
femme,  d'une  pâleur  dorée  comme  par  une  lumière  d(^ 
Rembrandt,  sous  des  clieveux  acajou,  avec  des  yeux 
cerclés  d'une  cernée  de  bistre,  qui  les  fait,  sous  l'abais- 
sement de  la  paupière,  à  la  fois  profonds  et  étincelanis, 
le  nez  petit,  la  bouche  plus  petite  encore  :  —  de  la 
mignardise  dans  l'expression  passionnée  d'une  tête  exo- 
tique. 

Lic.v.  SiooRELLi,  —  Yierge  surveillant,  de  ses  deux 
mains  tendues,  la  marche  trébuchante  de  l'enfant  Jésus. 
Fond  d'Arcadie,  où  paissent  des  chevaux,  près  de  pas- 
leurs  soufflant  dans  des  flûtes  de  roseaux.  Un  paysage 


FLORENCE.  95 

des  Géougiques,  qui  semble  avoir  pour  devise  :  En  nova 
pi'ogenies  cœlo  dem'iUitur  alto. 

Beccafumi.  —  Tête  pâle  et  dorée,  comme  une  tète  de 
morte,  éclairée  par  une  chandelle. 

Fedeiuco  Zucchero.  —  Des  fêles  galantes  et  nues,  bon- 
dées d'hommes  et  de  femmes,  glorieux  et  glorieuses  de 
la  beauté  dissolue  de  leurs  corps  montrés  sans  voile, 
dans  un  paysage  tout  plein  des  amours,  de  colombes, 
de  cygnes,  d'oiseaux  au  bord  d'un  canal,  où  des 
amours  manken-piss  sont  debout  sur  la  rive,  leur  petite 
bedaine  et  le  reste  à  l'air,  au-dessus  de  l'eau. 


RuBExs.  —  Entrée  de  Henri  IV^  à  Paris.  Toile  toute 
emplie  des  clameurs  de  la  foule,  des  vivais  jetés  dans 
l'air  par  les  femmes  et  les  enfants,  des  hennissements 
des  chevaux,  des  stridents  flottements  des  drapeaux 
neufs  sur  les  arcs  de  triomphe,  obombrant  le  ciel  de 
nuages  de  gloire;  toile  comme  toute  sonore  d'un  Te 
Deuni  de  fanfares  par  des  sonneurs,  dont  les  joues  sont 
prêtes  à  crever. 


Le  grand-duc  qui  règne  à  Florence  aime  son  peuple, 


94  L'ITALIE    D'HIER. 

comme  peuvent  seulement  aimer  leurs  peuples,  les  petits 
souverains  qui  connaissent  à  peu  près  tous  leurs  sujets 
de  nom  ou  de  ligure,  et  qu'ils  regardent  comme  une 
intéressante  collection  d'individus,  dont  ils  sont  pro- 
priétaires; aussi  a-t-il  toujours,  comme  sur  les  lèvres, 
en  face  de  son  peuple  :  «  Divertis-loi,  je  t'en  supplie 
humblement!  »  et  pour  l'encourager  en  ses  joies,  on  le 
voit  mettre  le  feu  à  tous  les  feux  d'artifice,  chauffer 
de  ses  applaudissements  toutes  les  pièces  des  théâtres 
populaires,  et  prendre  la  file  au  carnaval,  avec  ses 
carrosses  dorés. 

Et,  aux  mauvais  jours,  quand  ce  fleuve  sans  eau,  qui 
a  eu  cependant,  du  douzième  siècle  au  dix-huitième, 
54  grandes  inondations,  et  24  petites,  quand  l'Arno  fait 
mine  de  monter,  on  peut  le  voir,  le  premier  levé  de 
Florence,  accompagné  de  son  parapluie,  examiner  de 
la  berge,  d'un  œil  anxieux  pour  son  peuple,  la  moulée 
du  fleuve  de  ses  États. 

Un  souverain  si  peu  absolu,  ce  Léopold  II,  que  lorsque 
la  danseuse  Fuoco,  ne  faisait  pas  sa  visite  d'usage,  pour 
solliciter  sa  présence  au  théâtre,  où  elle  dansait,  et 
tenait  d'insolents  propos,  pour  motiver  cette  abstention, 
il  se  contentait  de  dire  :  «  Elle  me  boude,  nous  verrons 
qui  cédera  !»  —  et  il  allait  voii'  le  stenterello  de  Bor- 

GOG?iISSA>TI. 

Oh  !  rien  d'autoritaire  en  cette  cour,  où  tout  le  temps 
d'une  représentation,  la  souveraine  le  passait  à  cacher 


FLORENCE.  95 

avec  son  éveiilail,  une  jeune  personne,  que  riiériticr 
présomptif  était  accusé  de  regarder. 

Et  dans  cette  famille  grand-ducale,  la  curieuse  et 
bourgeoise  histoire,  que  l'histoire  de  cette  invitation  à 
dîner  de  l'ambassadeur  d'Angleterre,  un  vendredi, 
adressée  à  l'héritier  présomptif  :  invitation  qui  amenait 
un  conseil  de  famille,  puis  un  conseil  des  ministres,  où 
était  agitée  la  proposition  de  corrompre  le  cuisinier  de 
l'ambassade,  pour  en  obtenir  le  menu  du  diner....  Enfin 
l'héritier  présomptif  se  risquait  à  la  grâce  de  Dieu.  Le 
diner  était  gras,  et  l'héritier  présomptif  réduit  à  ne 
toucher  qu'à  deux  plats,  mais  ce  diner  faisait  plus 
intimes  les  relations  de  la  Toscane  avec  la  Grande- 
Bretagne. 


L'aimable  sculpteur,  l'habile  modeleur,  l'amusant 
faïencier  que  ce  Luca  délia  Robbia,  l'auteur  de  ce  beau 
bas-relief  coloré,  au-dessus  d'une  porte,  dans  le  Borgo 
Jacopo,  représentant  une  «  Annonciation  de  la  Vierge  », 
d'un  bleu,  d'un  violet,  d'un  jaune,  si  doucement  har- 
monieux. Et  c'est  l'auteur  de  tant  de  médaillons  d'une 
coquette  sainteté,  où  des  vierges,  ressemblant  à  des 
anges,  sans  ailes,  sont  dans  de  longues  robes,  que 
l'attache  d'un  ruban  fait  ondoyer  sur  les  seins,  et  qui 
lilent  en  plis  frippés,  comme  mouillés,  jusqu'aux  pieds, 
de  petites  harpes  et  de   petits  psallerions  dans  leurs 


96  L'ITALIE    D'UIER. 

mains,  serrant  conlre  leur  poitrine  les  harmonies  di- 


vines, la  bouche  ouverte,  le  sourire  chantant,  et  sur 


FLORENCE.  97 

les  lèvres  le  voltigement  d'un  hymne;  ou  bien  ces 
vierges  se  penchent,  la  tête  abaissée,  pieusement  re- 
cueillies sur  les  musiques  qui  s'envolent;  ou  bien 
encore,  la  tète  au  ciel,  elles  jettent  en  l'air  la  prière  de 
leui's  voix  et  de  leurs  luths  mêlés  ensemble  — le  sourire 
sensuel  de  Clodion  dans  les  bouches,  les  regards  pieux 
du  Pérugin  dans  les  yeux. 

Mais  laissons  les  faïences,  et  venons  aux  œuvres  de 
Luca,  dans  la  pierre  et  le  marbre,  où  se  montre  un 
sentiment  d'art  plus  élevé,  peut-être  moins  industriel. 

Voyez  ces  trois  sonneurs  de  longues  buccines,  aux 
joues  gonflées,  comme  des  joues  de  Tritons  rejetant 
l'eau  de  mer  de  leurs  bouches.  D'un  élégant  geste,  deux 
garçonnets,  appuyés  aux  sonneurs,  les  cheveux  ramas- 
sés et  noués  sur  le  sommet  de  la  tète,  posant  sur  un 
pied,  font  de  leurs  bras  juxtaposés  un  arceau,  sous 
lequel  se  glisse,  en  se  baissant,  une  ronde  enfantine. 
Un  enfant,  à  la  chemisette  attachée  aux  épaules  et  fen- 
due sur  les  cuisses,  rejeté  en  dehors  par  la  rupture  de 
la  ronde,  a  la  tèle  et  le  bras  tendus  en  avant,  pour 
retrouver  la  main  d'un  petit  danseur,  dont  une  jambe 
bat  joyeusement  l'air  de  son  orteil  retroussé,  et  qui 
laisse  pendre  derrière  lui  un  bras  cherchant  la  main 
tendue  de  l'autre,  pour  rentrer  dans  la  ronde  toujours 
recommençante. 

Et  encore  des  sculptures,  où  on  les  voit,  ces  enfants, 
les   yeux   plissés    par   un    sourire    malicieux,    le   dos 


9S  L'ITALIE    D'HIER. 

caressé  de  la  gaze  d'une  écharpe  volante,  leurs  che 
veux  bouclés  sous  une  couronne  d'épis,  courant  la 
campagne,  en  se  tenant  par  le  petit  doigt,  tout  en  fai- 
sant sonner  contre  une  oreille  des  cymbales  retentis- 
santes, qui  mettent  autour  de  la  joie  de  leurs  figures, 
comme  des  nimbes. 

Mais  voyez  cette  autre  grande  composition.  Deux  gras 
enfants,  dans  une  espèce  de  tunique  s'arrêtant  aux 
genoux,  ou  plutôt  dans  une  robe  d'enfant  de  chœur, 
lisent  ensemble  debout,  dans  un  livre,  l'un  la  tôte  pen- 
chée, l'œil  un  peu  anxieux  de  la  leçon,  et  la  ligne 
pleine  du  profil  rondissant  de  l'œil  au  menton,  la 
bouche  entrouverte,  insufflée  du  chant  qui  s'échappe 
de  ses  grosses  lèvres,  et  de  sa  poitrine  gonflée;  l'autre, 
la  tête  renversée,  montrant  les  dessous  charnus  de 
figure,  que  Corrège  affectionne  dans  ses  Annunziate, 
a  l'œil  perdu  et  fuyant  sous  le  relèvement  de  ses  sour- 
cils ;  et  derrière  les  deux  enfants-chanteurs,  cinq  tètes 
de  jeunes  hommes  regardent  par-dessus  l'épaule  l'un 
de  l'autre,  présentant  cinq  expressions  différentes  de 
l'attention. 

Ce  motif  :  le  plain-chant,  Luca  délia'  Robbia  y  revient 
une  seconde  fois,  et  cette  fois  il  lui  a  fourni  une  com- 
position, qui  est  un  chef-d'œuvre. 

Ici,  ce  sont  deux  éphèbes,  qui  debout,  sur  une  jambe 
un  peu  en  retraite ,  tiennent  dans  leurs  mains  un 
large  voliunen,  déployé  à  la  hauteur  de  la  poitrine,  et 


FLOREiNCE.  99 

de  la  main  droite  que  chacun  a  posée  sur  l'autre,  se 


"N.-^ 


soutiennent  cl  s'appuient.  L'un  de  face,  droit  devant 
Vjniversrfas 
BIBLIOTHtCA 


100  L'ITALIE    D'IIIKT,. 

lui,  déclîift're  la  page  ouverte,  l'autre  pour  déchiffrer, 
tend  et  avance  un  peu  sa  tcle  de  profil.  Chez  tous  deux, 
les  mêmes  plis  plaqués  sur  la  poitrine,  les  mômes 
retroussements  de  robes  à  la  ceinture,  le  même  ondoie- 
ment d'étoffe  à  l'antique,  mourant  comme  une  vague, 
sur  le  genou  qui  avance.  Entre  les  deux  tètes,  au-des- 
sus de  la  ligne  croisée  des  deux  bras,  une  troisième 
tète,  la  tète  d'un  troisième  éplièbe  dans  l'enfoncement 
et  l'effacement  d'un  second  plan.  A  droite,  la  tète  inter- 
rogeant le  ciel  d'un  quatrième  éphèbe,  accoudé.  Et  des 
quatre  bouches  grandes  ouvertes,  il  semble  qu'en  les 
regardant,  on  entend  sortir  la  voix,  les  paroles,  la 
prière  d'un  sonore  plain-chant. 

Je  ne  connais  pas  dans  la  sculpture  un  groupement 
qu'on  puisse  comparer  au  groupement  des  deux  chan- 
teurs, un  concert  de  lignes  jumelles  aussi  habilement 
contre-balancées,  une  composition  d'une  eurythmie  si 
parfaite. 

Puis  voyez  encore  dans  la  chapelle,  à  laquelle  on  a 
donné  le  nom  du  sculpteur,  voyez  au-dessus  du  tom- 
beau d'un  cardinal,  ce  médaillon  de  la  Vierge  et  de 
Jésus,  dont  le  marbre  blanc,  lisse,  poli,  éclairé  des  lui- 
sants de  la  mère  de  Michel-Ange,  se  détache  sur  un 
fond  bleu,  voyez  au  plafond  ces  quatre  anges  à  mi- 
corps,  ornementation  originale  d'une  voûte,  qu'on  vou- 
drait voir  encastrée  sur  un  fond  autre,  que  cet  échi- 
quier aux  cases  jaunes  et  noires. 


FLORENCE.  101 

Un  des  amoureux  sculpteurs  de  l'enfance,  ce  Luca 


■<sfxr~'~  — 


délia  Robbia,  —  de  l'enfance  non  potelée,  non  gras- 


102  L'ITALIE    D'HIER. 

souillette  de  presque  tous  les  maîtres,  mais  d'une 
enfance,  où  l'éphcbisme,  la  formation  de  la  puberté 
est  en  germe  dans  les  contours  d'une  enfance,  un  peu 
parente  de  celle  que  peint  André  del  Sarto.  Et  dans  ces 
enfants  sortis  de  dessous  le  ciseau  de  Luca,  il  est 
intéressant  de  constater  l'hybride  mariage  du  paganisme 
et-du  christianisme,  et  de  voir  en  ces  représentations 
religieuses  de  lutrins,  l'animalité  faunesque  de  ces 
chanteurs  enfants,  comme  catlwlicisée,  —  et  même 
ces  rondes  ont  l'air  d'être  dansées  par  des  Cupidons 
d'Anacréon  baptisés,  et  leur  enfantine  bacchanale,  de  la 
bacchanale  d'un  saint  jour  de  Pâques. 


Oui  vraiment,  la  pierre  est  triste  à  Florence.  —  Les 
revêtements  du  Dôme  et  du  Camp.vmle,  sous  l'influence 
du  mauvais  goût  polychrome  de  la  Renaissance,  res- 
semblant aux  boites  indiennes,  à  leur  géométrique 
marqueterie  sur^bois  de  santal;  —  des  palais-forte- 
resses, à  l'aspect  de  geôles  énormes,  aux  murailles 
massives  trouées  de  rares  et  étroites  fenêtres,  et  avec 
ces  torchères  extérieures  pour  l'attache  des  flambeaux 
de  résine,  surmontées  d'un  éventail  de  sabres  ou  de 
feuilles  de  cactus  en  fer,  sur  lesquelles  la  légende  ra- 
conte qu'autrefois  on  piquait  des  têtes.  Mais  qui  don- 


FLORENCE.  iO?> 

nera  l'explication  de  cette  pierre  de  Florence  qui,  au 
lieu  d'avoir  le  ton  doré  des  vieilles  constructions  des 
villes  du  soleil,  a  le  ton  froid  et  triste  d'une  ville  de 
brouillard? 

D'anciennes  maisons,  comme  la  maison  de  Bianca 
Capello,  encore  plus  lugubres  que  les  palais:  des 
maisons  à  l'ornementation  de  la  façade,  appelée 
sgrafita,  où  des  figures  et  des  arabesques,  des  si- 
rènes et  des  cornes  d'abondance  fleuries,  sont  faites 
de  lignes  creuses ,  qu'on  remplit  de  noir,  à  l'imita- 
tion d'une  gravure  sur  ivoire  :  de  vraies  maisons  de- 
mi-deuil. 


Le  Marché-Vieux,  autour  duquel  dans  le  vieux  passé 
de  Florence,  se  sont  élevées  les  maisons  des  plus 
illustres,  des  plus  considérables  familles  de  la  ville,  des 
Tosinghi,  des  Nerli,  des  Amieri,  des  Torna  Quinci,  des 
Arigucci,  des  Pegoletli,  palais  dans  lesquels  ces  illus- 
tres Florentins,  il  laut  le  dire,  vivaient  frugalement  et 
économiquement  de  légumes  et  de  fruits.  Oh  !  en  cette 
ville,  chez  les  grands,  la  chère  était  maigre.  Le  nouvel- 
liste Franco  Sacchetti  donne  un  détail  de  cette  frugalité, 
quand  il  décrit  le  dîner  donné  par  le  gonfalonier  à  un 
célèbre  médecin,  consistant  en  un  ventre  de  veau,  des 


104  L'ITALIE    D'HIER. 

slarne  (perdreaux),  bouillis,  des  sardelle  (sardines)  i)i 
nmido. 

Les  archives  des  grandes  familles  font  preuve  de 
la  modicité  des  dépenses  pour  la  bouche  et  l'estomac, 
et  dans  la  nourriture  florentine  d'alors  les  confitures 
jouent  le  grand  rôle. 

Un  jour,  la  seigneurie  faisant  un  édit  somptuaire 
contre  les  banquets  et  voulant  donner  l'exemple,  dé- 
clare que  la  table  de  la  Seigneurie  ne  pourra  faire  ser- 
vir plus  de  deux  onces  de  sucreries,  et  plus  de  trois 
onces,  quand  il  y  aura  des  étrangers.  Et  tout  Florentin, 
quel  qu'il  fût,  à  moins  qu'il  n'eût  du  monde  de  dehors, 
ne  pouvait,  les  jours  maigres,  avoir  plus  de  deux  plats 
de  poissons,  et  les  jours  gras,  plus  de  deux  plats  de 
viande,  et  s'il  y  avait  plusieurs  viandes  dans  le  bouil- 
lon ou  dans  le  rôti,  elles  devaient  être  servies  sur  un 
seul  plat. 

Et  la  collation  du  malin  ne  pouvait  être  composée 
que  de  pinocchialo,  de  marmdlata,  de  zucca  confetla, 
(gâteaux  de  pignons  de  pins  avec  confitures)  ne  dépas- 
sant pas  deux  onces  par  personne. 

Du  reste,  cette  parcimonie  de  la  nourriture,  qui 
existe  encore  un  peu  de  l'autre  côté  des  Alpes,  était 
dans  ce  temps  générale  en  Italie.  Ricobaldo,  qui  écrivait 
au  treizième  siècle,  termine  l'histoire  des  Ferrare  par 
un  tableau  de  mœurs,  dont  je  détache  ces  lignes  : 

«  Le  mari  et  la  femme  mangeaient  au  même  plat, 


FLORE-NCE.  106 

sans  assiettes,  dont  l'usage  était  encore  ignoré.  Un  ou 
deux  gobelets  suffisaient  pour  toute  une  maison,  ils 
soupaient  à  la  lumière  d'une  lampe,  l'usage  des  chan- 
delles et  des  bougies  n'étant  pas  connu....  Quant  à  la 
table,  le  peuple  ne  mangeait  de  la  viande  fraîche  que 
trois  fois  la  semaine,  il  vivait  à  dîner  d'herbes  cuites, 
avec  cette  viande  que  l'on  mangeait  froide  à  souper.  Il 
n'y  avait  que  les  plus  riches  qui  buvaient  du  vin,  en 
été.  On  ne  tenait  en  réserve  dans  les  celliers  et  les  gre- 
niers que  le  plus  étroit  nécessaire.  » 


SANTA  MARIA  XOYELLA 

L'église  aux  murs  tout  glorieux  de  peintures,  aux 
murs  couverts  de  fresques  d'Orcagna,  de  Paolo  Uccelli, 
de  Taddeo  Gaddi,  de  Ghirlandajo. 

Orcagxa.  —  Dans  la  fresque  du  vieil  Orcagna,  de 
chaque  côté  de  Jésus  et  de  la  Yierge,  montent  au  ciel 
des  échelles  sans  fin,  où  sont  étages  des  saints  et  des 
saintes,  toute  une  population  de  personnages  nimbés, 
un  monde  dans  lequel,  de  distance  en  distance,  se  tient 
debout  un  ange  sonnant  de  la  trompette  ou  jouant  du 
violon  :  un  maigre  ange  blanc,  autour  duquel  court  et 
flotte  un  ruban  bleu,  et   ce   monde  de   saints  et  de 


106  L'ITALIE    D'HIER. 

saintes  a,  comme  les  yeux  clignotants  devant  le  spec- 
tacle de  la  Splendeur  divine,  apparaissant  dans  le  haut 
de  la  toile.  En  bas,  c'est  l'enfer,  où  un  diable  de  féerie, 
à  l'énorme  mufle  rouge,  mange  des  damnés  qui  nagent 
sur  une  mer  de  feu,  et  des  bords  de  laquelle,  des  cen- 
taures les  percent  de  flèches  et  de  lances,  les  renfon- 
çant dans  le  liquide  ardent  :  un  enfer  chrétien,  où  les 
trois  académies  nues,  portant  un  bouclier  et  une  mas- 
sue, jouent  les  trois  juges  des  enfers  païens. 

Paolo  Uccelli  qui  a  exposé  aux  Uffizi,  ce  choc  de  che- 
valerie au  moyen  âge,  ce  combat  qui  est  le  heurt  simul- 
tané de  mille  duels  à  l'arme  blanche,  celte  aggloméra- 
tion furieuse  d'armures,  de  lances,  de  casques,  où  de 
grandes  plumes  rouges  et  noires  se  balancent  sur  cette 
mystérieuse  mêlée  masquée,  sur  ces  faces  d'hommes 
voilés  de  fer,  et  au  milieu  desquels  des  chevaux,  à  la 
croupe  énorme,  sont  cabrés,  ruant  sur  les  cadavres,  ou 
perdant  le  pied  dans  le  sang  :  un  tableau  qui  a  le  mou 
vementé  des  colères  de  la  guerre  corps  à  corps,  un 
tableau  dont  s'est  peut-être  souvenu  Eugène  Delacroix, 
dans  sa  Bataille  de  Nancy;  — -  ce  même  Uccelli  peignait, 
dans  le  môme  temps,  pour  Santa  Maria  Novella,  une 
curieuse  fresque  :  c'est  le  «  Paradis  terrestre  »  repré- 
senté par  un  verger  plein  de  l'exubérant  feuillage 
d'orangers,  de  figuiers,  de  pommiers,  tout  rougissants 
de  fruits.   Ici,  Dieu  tire  de  la  côte  d'Adam  une  Eve 


FLORENCE.  107 

qui  sort  de  l'homme,  les  mains  jointes,  comme  dans 
le  remerciement  d'une  prière.  Là,  Eve,  dans  le  gracieux 
lianchement  du  tableau  du  Guide,  qui  est  à  Dijon,  tend 
la  pomme  à  Adam  au  moment  où,  entre  eux,  un  long 
serpent  vert  s'est  enroulé  autour  de  l'arbre  de  la 
science  :  un  serpent  à  tête  de  femme,  les  cheveux  rejetés 
derrière  les  oreilles,  et  non  sans  ressemblance  avec  les 
sphinx  femelles  meublant  lés  jardins  du  dix-huilièmc 
siècle. 

Mais  le  vrai  grand  peintre  de  cette  éylise  Sakta  Maiua 
NovELLA,  c'est  Taddeo  Gaddi,  qui  a  peint  les  fresques  de 
la  chapelle  des  Espagnols. 

Taddeo  Gaddi.  —  Thomas  d'Aquin,  le  moine  noir, 
tenant  un  livre  ouvert,  sur  lequel  est  écrit  :  Oplavi,  et 
(lotus  est  milii  sensus,  et  invocavi,  et  venit  in  me  spi- 
ritus  sapienliœ...  est  entouré  d'apôtres,  d'évangélistes, 
de  prophètes,  contournés  dans  le  ramassement  des 
saints  scribes,  que  l'on  voit  sur  les  miniatures  des  ma- 
nuscrits. 

En  un  rêve  d'architecture  gothique  idéale,  dans  un 
chœur  ouvert  sur  le  ciel,  aux  quatorze  niches  encadrées 
de  colonnettes  torses  de  marbre  rouge,  couronnées 
d'aigus  clochetons  et  de  feuillages  de  pierre,  sont  de 
jeunes  femmes  souriantes,  les  allégories  des  Vertus  et 
des  Sciences,  vêtues  de  virginales  couleurs,  et  sur 
lesquelles  viennent   mourir  des   lumières   assoupies, 


108  L'ITALIE    D'HIER. 

ainsi  que  sur  des  corps  qui  les  boiraient;  —  de  la 
luminosité  doucement  gaie  à  l'œil,  et  qui  a  quelque 
chose  de  frais,  de  pareil  à  l'éclairement  blanc  de  la 
floraison  d'amandiers,  dans  un  jour  levant. 

La  première  des  Allégories,  qui  tient  le  monde  dans 
sa  main,  est  la  Loi  civile,  ayant  sous  elle  l'Empereur 
Juslinien  ;  la  seconde,  le  Droit  canonique  avec  le  Pape 
Clément  Y,  sous  elle  ;  la  troisième,  la  Théologie  spécula- 
tive avec  Pierre,  maître  des  sentence?,  sous  elle  ;  la 
quatrième,  la  Théologie  pratique  avec  Severio  Boece, 
sous  elle.  Puis  c'est  la  Foi,  l'Espérance,  la  Charité,  etc. 
Viennent  ensuite  les  Allégories  des  Arts  libéraux,  avec 
sous  l'Arithmétique,  Pylhagore;  Euclide,  sous  la  Géo- 
métrie; Ptolémée,  sous  l'Astrologie;  Tubalcain,  sous  la 
Musique;  Aristote,  sous  la  Dialectique;  Cicéron,  sous  la 
Rhétorique;  Prisciani,  sous  la  Grammaire. 

Et  aux  pieds  de  Thomas  d'Aquin,  du  divin  maître  de 
la  théologie,  les  Empereurs,  les  Papes,  les  clefs  de  saint 
Pierre  aux  mains,  les  Évéques,  sont  assis  et  rangés  dans 
cette  salle  du  trône  du  Très  Haut,  où  Jean  Damascène. 
surmonté  d'une  croix,  tient,  d'une  main,  une  flèche,  de 
l'autre,  un  arc  détendu. 

Le  sacre  allègre  de  l'intelligence  en  l'ordonnance 
recueillie  d'une  représentation  religieuse.  Sous  ces 
niches  habitées  par  ces  espèces  de  saintes,  transfor- 
mées en  patronnes  des  Arts  et  des  Sciences,  et  dont  l'une 
iient  un  instrument  de  musique,  l'autre  un  compas 


FLOREiNCE.  IO9 

d'architecte,  et  qui  appellent  la  bénédiction  du  ciel  sur 
chacun  de  ces  attributs,  dont  elles  sont  les  divines  por- 
teuses, le  Moyen  Age  fête,  de  sa  grâce  encore  maigriote, 
de  ses  épaules  serrées,  de  ses  tailles  allongées  jusqu'au 
pubis,  de  ses  corps  anémiés  par  la  prière  et  les  dédains 
de  la  vie  d'ici-bas,  fête,  ce  que  l'homme  tire  de  son 
cerveau  pour  la  parure  et  l'enjouement  de  cette  vie  — 
et  ces  fresques  sont  une  apothéose  chrétienne  du  pin- 
ceau du  peintre,  du  ciseau  du  sculpteur,  delà  plume  de 
l'écrivain,  et  comme  une  annonce,  en  avance  de  près 
de  deux  siècles,  du  pontificat  d'art  de  Léon  X. 

Oh!  l'original  et  l'étrange  peintre,  que  ce  Taddeo 
Gaddi,  en  ses  fresques  de  Sa.nta  Novella,  de  ses  pein- 
tures des  Uffizi  ou   de  Santa  Croce.  Voyez  ces   morts 
du  Christ,  où  la  croix  s'élève  sur  un  ciel  d'une  pourpre 
assombrie  jusqu'au  noir,  et  où  cette  bizarre  et  déchi- 
quetée vierge,  à  la  robe  couleur  de  flamme  vive,  selon 
l'expression  du  Dante,  a    la   main   tendue   en   avant, 
comme  pour  écarter  le  calice  douloureux  du  spectacle; 
—  Voyez  ces  théories  de  saintes  et  de  martyres,  dans 
leurs  longues  robes,  fleuries  d'étoiles  d'or,  filant  comme 
une  gaine  pudique  du  cou  aux  pieds  ;  —  ces  files  de  guer- 
riers, montés  sur  des  chevaux  pompeux,  aux  casques 
où  des  oiseaux  de  fer  battent  des  ailes;  —  ces  proces- 
sions de  Rois,  les  pieds  nus,  portant  un  petit  morceau 
de  la  vraie  croix  ;  —  ces  terrains  accidentés,  ces  sortes 
de  portes  de  fer  de  la  nature,  ces  fleuves  à  l'eau  ver- 

10 


110  L'ITALIE    D'UIER. 

dâtre,  ces  arbres  fantastiquement  ramifiés,  ces  ca- 
vernes, à  l'entrée  desquelles  sont  assis  des  lions  :  ces 
paysages  d'une  Bible  dramatisée,  terrorisante,  avec  les 
beautés  de  miniatures  indiennes,  et  avec  ces  teints  ba- 
sanés, dans  l'enveloppement  des  tons  clairs  d'étoffes 
tendres. 

GmuLA>DA.io.  —  A  côté  de  Taddeo  Gaddi,  dans  les  pein- 
tures du  chœur  de  Sama  Maria  Novella,  il  est  curieux 
de  suivre,  avec  Ghirlandajo,  l'évolution  de  la  peinture 
sortie  du  cadre  conventionnel  et  abstrait  des  tableaux 
primitifs,  et  appelant  le  spectacle  de  la  nature  dans  ses 
compositions  :  peinture  qui  a  l'air  de  venir  du  regard 
d'un  contemporain,  accoudé  sur  le  rempart  de  la  ville, 
un  regard  porté  sur  les  choses  d'en  bas. 

C'est  l'entrée  dans  la  peinture,  des  beautés  matérielles 
de  la  femme  et  de  ses  humaines  coquetteries  ;  l'entrée 
des  gravités  de  vieillards,  montrant  les  préoccupations 
mondaines  d'intérêts  terrestres  ;  l'entrée  des  tenues 
hautaines  des  jeunes  éphèbes,  au  solide  appuiement  des 
torses  sur  les  jambes.  Ce  sont  les  patriciens,  au  bonnet 
violet  en  forme  de  corno,  au  chaperon  noir  retombant 
sur  l'épaule,  au  manteau  de  pourpre  sombre,  les  mains, 
en  un  geste  monacal,  les  mains  dans  leurs  manches, 
croisées  et  entrées  l'une  dans  l'autre,  ou  bien  la  main 
avançant  sur  la  hanche,  entre  les  deux  plis  de  la  tombée 
de  leur  manteau,  la  crevée  blanche  de  leur  coude  en 


FLORENCE.  Hl 

saillie.  Ce  sont  les  femmes,  dans  leurs  robes  à  taille 
courte,  dans  leurs  jupes  de  brocard  à  larges  plis,  toutes 
raides  d'or,  les  manches  plates  et 
serrées    avançant   sur   les    mains, 
qu'elles  recouvrent  presque. 

Ainsi  chez  ce  maître,  l'action  de 
l'humanité  est  associée,  mise  à  la 
cantonade    de  l'histoire   du   Dieu- 
homme,  autrefois  n'ayant  pour  té- 
moins que  deux  ou  trois  person- 
nages hiératiques;  et  les  tableaux 
d'une  anecdote  de  la  foi  sont  de- 
venus des  tableaux  historiques,  où 
les  détails  de  la  vie  privée  du  temps 
font  irruption  dans  la  légende  cé- 
leste :  tableaux    peints    sous    une 
telle  domination  de  la  réalité  hu- 
maine, que  les  anges  descendus  du  ciel,  marchent  sur 
la  terre,  presque  avec  des  entrechats,  et  où  la  vierge 
parade,  comme  une  gentille  dame,  dans  une  cérémonie, 
où  elle  se  sent  le  régal  des  yeux. 

Oui,  chez  Ghirlandajo,  le  naturisme  d'une  aristocra- 
tique humanité,  choisie,  triée,  est  montré  dans  le  bel 
ensemble  de  plis  tranquilles,  qui  semblent  les  plis 
retrouvés  de  la  toge,  et  qu'embellit  et  illustre  encore 
la  résurrection,  autour  d'elle,  des  beautés  de  l'art 
antique,  des  morceaux  d'arcs  de  triomphe,  des  statues, 


112  L'ITALIE    D'HIER. 

des  bas-reliefs,  racontant  les  victoires  de  la  vieille  Rome, 

ainsi  que  dans  les 
futures  écoles  d'A- 
thènes, et  des  colon- 
nes tronquées  et  des 
cénotaphes  ruinés, 
dont  Ghirlandajo, 
dans  la  Crèche,  fera 
la  mangeoire  de 
Tàne  et  du  bœuf, 
le  berceau  de  l'en- 
fant Jésus,  —  lavé 
à  grandes  eaux  de 
la  fange  d'une  basse 
maternité. 

Là ,  devant  ces 
peintures  de  Ghir- 
landajo, on  se  rend 
bien  compte  de  la 
dissemblance  des 
peintures  italienne 
et  flamande  de  ce 
temps  :  dissem- 
blance  résultant  de 
toutes  les  différen- 
ces produites  par  le  climat,  le  gouvernement,  la  vie 
sociale  de  ces  deux  peuples. 


FLORENCE. 


n; 


La  peinture  flamande,  une  peinture  de  triptyque  de 
chapelle,  une  peinture  à  la  destination  d'honnêtes  et  de 
petites  gens,  de  bourgeois  vivant 
dans  l'ombre  d'intérieurs  res- 
serrés, une  peinture  parant 
Dieu,  la  Yierge  et  les  Saints  de 
son  mieux,  par  la  représentation 
des  étoflés  les  plus  chères;  par 
la  couleur  la  plus  riche,  mais 
ne  songeant  pas  à  leur  donner 
un  festival,  un  concerto,  à  les 
entourer  d'une  cour  de  courti- 
sans, agenouillant  tout  au  plus, 
au  bas  de  ses  panneaux  et  de 
ses  toiles,  une  famille,  les  mains 
jointes,  tandis  que  la  peinture 
italienne  conseillée  par  le  soleil, 
sous  lequel  son  peuple  vit  dans 
la  rue  ou  la  campagne,  exallée 
par  le  jaillissement,  hors  de  son 
sol,  presque  sans  fouilles,  de  ces 
tronçons  d'art  antique,  qui  vont 
faire  l'art  de  la  Renaissance, 
encouragée  au  luxe  des  specta- 
cles fastueux  par  les  fêtes  de 

SCS  patriciens,  est  lancée,  dès  ses  débuts,  par  la  richesse 
de  ses  petites  républiques,  à  la  prise  de  possession  de 

10. 


114  L'ITALIE    D'HIER. 

chapelles  entières,  de  toute  la  surface  des  murs  d'une 
basilique. 


En  ce  pays  de  ferronnerie  artistique  garnissant  les 
angles  des  palais,  de  torchères  faites  par  des  chimères 
ou  des  êtres  fantastiques,  sous  lesquelles  d'ordinaire  est 
un  anneau  admirablement  travaillé,  l'anneau  où  s'atta- 
chaient les  mules  des  visiteurs,  le  souvenir  s'est  conservé 
d'un  célèbre  ouvrier  en  fer,  de  Niccolô  Grosso  Caparra, 
qui  fit  les  magnifiques  ferrures  du  palais  Strozzi. 

Un  original  artiste,  qui  n'entendait  faire  crédit  à  per- 
sonne, quelque  puissante  que  cette  personne  fût,  et 
voulait  de  suite  la  caparra  (le  dépôt  de  l'argent)  d'où  le 
nom  lui  avait  été  donné  par  Laurent  de  Médicis,  allant 
lui  faire  une  commande  lui-même,  et  ne  pouvant  obtenir 
qu'il  abandonnât  un  travail,  qu'il  avait  commencé  pour 
de  petites  gens,  mais  qui  l'avaient  payé  d'avance. 

Il  avait  fait  appliquer  sur  sa  boutique  une  enseigne, 
où  Ion  voyait  des  livres  qui  brûlaient,  et  quand  quel- 
qu'un lui  demandait  du  temps  pour  le  payer,  il  lui 
répondait,  en  montrant  son  enseigne:  «  Ça  m'est  impos- 
sible, vous  voyez,  mes  livres  sont  brûlés,  non  posso  più 
iscrivere  debitori  (je  ne  peux  plus  inscrire  de  débiteurs). 

En  qualité  de  catholique  fervent,  il  ne  voulut  jamais 
travailler  pour  les  juifs,  disant  que  leuf  argent  était 
fratricide  cl  putivano,el  en  dépit  de  son  amour  de  l'ar- 


FLORENCE.  1^5 

gent,  il  ne  consentit  jamais  à  quitter  Florence,  quelques 
magnifiques  oiïrcsquelui  firent  les  autres  villes  d'Italie. 


BALS   DE    LA    COUR 

Un  grand  salon  blanc.  Deux  immenses  ifs  de  lumière 
s  élevant  contre  le  mur  du  fond,  où  courent  des  guir- 
landes de  fleurs.  L'orchestre  dans  trois  travées.  De  vieux 
et  gras  domestiques,  aux  tètes  d'empereurs  romains  de  la 
décadence,  avec  une  perruque,  retroussée  par  derrière 
en  une  queue  de  Janot,  et  des  gardes  du  corps,  dans 
des  culottes  de  peau,  sous  de  magnifiques  habits  rouges. 
A  droite  et  à  gauche  se  pressentet  s'entassent  les  per- 
sonnes  qui  doivent  être  présentées  :  groupes  à  tout 
moment  traversés  par  les  ambassadeurs,   à  la  recher- 
che de  leurs  nationaux,  et  guidés  par  leurs  chanceliers, 
comme  des  aveugles  guidés  par  un  caniche. 

Le  grand-duc  entre,  puis  la  grande-duchesse,  puis  la 
duchesse  douairière,  puis  le  duc  héréditaire. 

Le  grand-duc  est  poivre  et  sel,  et  a  l'air  d'un  vieux 
général  autrichien;  il  scrute  les  gens  du  regard,  gri- 
mace,  comme  affecté  désagréablement  de  leur  présence, 
et  se  dérobe  à  leur  curiosité,  derrière  sa  femme. 

La  grande-duchesse  est  une  forte  femme,  au  front 
court,  au  nez  droit,  à  la  coloration  sanguine,  une  Junon 
bourbonienne. 


H6  L'ITALIE    D'HIER. 

Le  prince  héréditaire,  qui  a  vingt  et  un  ans,  est  le 
portrait  de  sa  mère,  avec  du  ventre. 

La  duchesse  douairière  ressemble  à  un  camée  anti- 
que, à  une  Agrippine,  qui  serait  une  fée  bienfaisante. 

L'ambassadeur,  le  plus  vieux  en  date,  commence  à 
présenter  ses  nationaux  au  grand-duc,  à  la  grande- 
duchesse,  à  la  duchesse  douairière,  au  duc  héréditaire, 
et  pour  eux  commence  le  martyre  de  trouver  un  mot, 
une  phrase,  une  banalité  quelconque  à  l'endroit  de  ces 
visages  tout  neufs,  que,  la  plupart  du  temps,  ils  ne 
revoient  jamais.  A  quoi  comme  réponse,  c'est  l'éter- 
nelle et  immuable  réplique  :  «  Florence,  oui,  c'est  la 
capitale  des  Arts  !  » 

Une  cour  bourgeoise,  familière,  où  il  n'y  a  pas 
d'étiquette,  si  ce  n'est  que  le  duc  héréditaire  lait  un 
tour  de  valse,  avant  les  autres  couples,  et  qu'on  se 
lève,  lorsque  passe  devant  vous,  une  personne  de  la 
famille  ducale. 

Par  exemple,  dans  celte  cour  bourgeoise,  un  buffet 
de  bal,  comme  il  n'y  en  a  dans  aucune  cour  de  l'Eu- 
rope :  un  bufl'et,  un  buisson  de  camélias,  dans  lequel 
est  exposée  et  semée  l'argenterie  du  grand-duc. 

Or,  sait-on  que  celte  argenterie  se  compose  de  qua 
rante-quatre  coupes  en  vermeil,  dont  dix-huit  sont  de 
Cellini  et  le  reste  de  son  école  ;  d'une  grande  nielle  de 
Polaiolo,    représentant  la   Vierge,  entourée  de  petites 
nielles  de  Finiguerra  ;  de  deux  immenses  plats  en  ver- 


FLORENCE.  117 

mcil,  plats  servant  autrefois  à  poser  les  aiguières  pour 
le  lavage  des  mains,  l'un  représentant  :  «  Orphée  char- 
mant les  animaux,  »  Taulrc,  «  l'Enlèvement  de  Proser- 
pine;  »  et  encore  de  Cellini,  une  bouteille  de  chasse, 
aux  émaux  couleur  de  rubis  et  vert  de  myrle. 

Cette  argenterie  a  pour  accompagnement,  des  am- 
phores de  Faenza,  aux  anses  formées  de  deux  serpents 
entrelacés,  d'où  l'on  verse  à  la  soif  de  ce  monde  — 
inaltérable  comme  une  soif  de  peuple  —  une  distribu- 
tion de  vin  de  Champagne,  de  Bourgogne,  de  Bordeaux, 
de  Joliannisberg. 

Dans  ce  salon  cosmopolite,  dans  ce  salon,  le  rendez- 
vous  de  la  blonde  anglaise,  de  la  brune  américaine,  de 
la  noire  italienne,  avec  leurs  beautés  et  leurs  toilettes 
diverses,  le  voluptueux  spectacle,  que  ces  valses,  où 
tout  ce  qui  est  frais  à  l'œil,  où  tout  ce  qui  rit  dans  la 
gamme  tendre  du  ton,  crème,  rose,  bleu,  mauve  :  les 
dentelles,  les  nœuds  de  rubans,  les  pompons,  les  volants, 
ondoient  et  papillonnent  devant  vous,  où  se  fait  un  in- 
cessant et  tressaillant  kaléidoscope  de  toutes  les  cou- 
leurs du  satin,  sur  lesquels  ruisselle  et  cascade  la  lu- 
mière, de  toutes  les  transparences  du  tulle  et  de  la 
mousseline,  baisant  les  formes  juvéniles,  comme  un 
nuage  amoureux,  et  où  avec  leurs  voltes,  leurs  ondula- 
tions, leurs  relroussemcnts,  leurs  fuites,  leurs  froisse- 
ments, leurs  heurts,  c'est  la  mêlée,  la  bataille  de  fêle 
des  jupes  enivrées  de  danse,  avec  en  bas,  le  glissage 


118  L'ITALIE    DUIER. 

tournant  des  souliers  de  salin  blanc,  avec,  en  haut,  les 
milliers  de  feux  des  pendants  d'oreilles,  des  rivières, 
des  aigrettes  —  l'orchestre,  comme  d'un  souffle,  sou- 
levant légèrement  les  valseuses,  pliant  les  tailles,  ar- 
rondissant les  bras,  déliant  les  corps,  remuant  les 
cous,  tels  que  de  frêles  tiges  de  fleurs. 

En  ce  tournoiement,  où,  passe  et  repasse  trémolante, 
la  chair  des  corsages  de  la  femme,  toute  vibrante  de 
musique,  et  laiteuseinent  irradiée  et  comme  opalisée 
par  la  lueur  douce  des  bougies,  où  passent  et  repassent 
ces  épaules,  ainsi  que  deux  ailes  blanchement  roses 
repliées,  montrant  leur  marbre  douillet,  et  ces  seins 
attaquant  le  regard  et  s'y  dérobant,  à  l'image  d'une 
vague  montante  qui  lèche  le  sable  et  se  sauve;  en  ce 
tournoiement,  les  yeux  vont  à  la  comtesse  Cavoni, 
splendidement  blonde,  splendidement  blanche,  splen- 
didement rose,  une  princesse  de  Rubens  délicatifiée, 
dématérialisée;  les  yeux  vont  à  un  étrange  type,  à  une 
femme  blanche,  dont  la  blancheur  singulière  semble 
une  blancheur,  vue  sous  un  lit  d'eau  de  mer,  une 
femme  couronnée  par  un  énorme  diadème  de  cheveux, 
aile  de  corbeau,  divisés  en  deux  bandeaux  bouflants, 
éclairés  par  des  grappes  de  diamants,  avec  des  sour- 
cils remontés  sataniquement  sur  des  yeux  aux  prunelles 
dilatées  de  velours  noir,  et  avec  une  grande  bouche 
entr'ouverte  :  une  créature  évoquant  à  la  fois  l'idée  de 
Circé  et  d'une  goule. 


FLORENCE. 


119 


Et  cet  élégant  et  aiistocralique  monde  féminin,  a 
l'entour,  a  le  cadre  de  gens  décorés,  comme  je  n'en  ai 
vu  nulle  part,  et  dont  les  croix  et  les  brocheltes  font 
le  plus  joli  cai'illon  de  la  vanité  humaine,  sur  leurs 
poitrines  de  généraux  inconnus  de  toutes  les  nations,  et 
qui  semblent  avoir  mis  au  pillage  les  boutiques  de 
décorations  du  Palais  Royal,  et  sorti 
frac//rt/f's  jusqu'aux  aines,  et  d'une 
épaule  à  l'autre,  ou  bien,  aux  cous 
de  tous  ces  jeunes  gens,  cravatés  de 
rouge,  comme  des  commandeurs 
de  la  Légion  d'honneur,  et  qui  sont 
de  simples  baillis  de  Saint-Étienne, 
des  propriétaires  d'une  ferme  de 
200,000  francs,  laissée  par  acte,  à 
leur  mort,  à  l'ordre  de  Saint-  ^' "^  "  "'  -^-'v- -- 
Etienne,  en  l'absence  d'héritiers  directs  ou  de  telles 
personnes  désignées... 

Oh  !  mais,  parmi  ces  porteurs  de  quincaillerie,  cet 
homme  à  la  vieille  peau  tannée,  aux  poches  sous  les 
yeux,  aux  longues  dents  déchaussées,  pareilles  à  des 
touches  de  piano,  au  mauvais  rire  d'un  polichinelle 
vampire,  et  qui  porte  à  une  jambe  boitaillante  l'ordre 
de  la  Jarretière,  et  au-dessous  d'une  pomme  d'Adam 
décharnée,  je  crois  bien  l'ordre  de  la  Toison-d'Or,  n'est- 
ce  pas  lord  Aormanby  ? 


\  \l    ^ 


120  I/ITALIE   D'HIER. 


SANTA   CROCE 


Le  Westininsler  de  la  Toscane,  où  se  trouve  ce  tom- 
beau d'une  étrange  originalité  :  Un  hibou  sur  une  tige 
de  rosier  dorée. 

Là,  le  Giotto  a  peint  une  fresque,  une  fresque 
sortant  de  sa  manière,  et  au  delà  de  son  talent 
de  tous  les  jours.  Dans  cette  fresque  représentant  la 
«  Mort  de  saint  François  »  :  le  Saint  étendu  mort,  la 
tète  auréolée,  son  autre  moi,  son  moi  immortel  et  ra- 
dieux, est  emporté  au  ciel  par  quatre  anges,  pendant 
que  les  moines  chantant  rOflice  des  morts,  se  pressent 
autour  du  cadavre,  en  des  attitudes  étonnées,  et  que 
dans  l'entre-bàillement  des  yeux  du  Saint,  on  aperçoit 
un  regard  de  survie,  dans  sa  bouche  un  pâle  sourire, 
un  rictus  de  ravissement,  et  dans  ce  corps  quitté  par 
la  vie,  —  l'envolée  encore  apparente  d'une  âme. 

Oui,  en  ce  temps  de  Carnaval,  j'ai  vu  cela,  qu'on  n'a 
jamais  pu  voir  qu'en  Italie  !  Dans  un  champ  des  envi- 
rons de  Florence,  un  paysan  poussait  la  charrue,  cos- 
tumé en  pierrot  ! 


FLORENCE.  121 


PALAIS    PITTI 


Pérugin.  —  Une  Madeleine,  au  petit  front  bossue,  aux 
sourcils  ténus,  plantés  liaut,  —  ce  qui  donne  à  l'œil  de 
la  sérénité,  —  à  la  prunelle  d'un  brun  marron  dans  un 
blanc  très  pur,  le  regard  sans  l'estompe  des  cils,  et  un 
nez  court  allant  s'amincissant  au  bout,  et  des  narines 
étroites  mais  ouvertes  et  détachées,  et  une  bouche,  à 
l'avance  mélancolique  de  la  lèvre  inférieure. 

Pérugin  a  là,  un  autre  tableau,  un  «  Ensevelisse- 
ment du  Christ  »,  où  une  Vierge,  au  cou  frêle  et 
gracile,  a  la  tête  sur  une  épaule,  pose  qui  fait  la  tête 
pensive. 

Ce  sont  les  mêmes  traits,  tout  minces  et  tout  fins, 
dans  un  ovale  rond  et  plein,  dont  les  contours  à  force 
d'être  caressés,  atténués,  réduits  par  le  pinceau,  sem- 
blent prendre  un  raccourci  enfantin  ;  et  de  ce  même 
œil  au  blanc  lumineux  de  la  Madeleine,  et  qui  n'a 
comme  sourcils,  pour  ainsi  dire,  qu'une  courbure 
arquée,  et  qui  n'est  pas  voilé  par  l'ombre  des  cils,  part 

un  regard  sans  objet,  perdu  devant  lui,  planant  sur  des 

il 


122  L'ITALIE    D'HIER. 

choses  de  la  terre,  mais  ne  s'y  attachant  pas,  allant  au 
delà  :  le  regard  du  recueillement  de  la  douleur,  en- 
dormi tout  ouvert. 


Lelio  di  ^'ovELLARA.  —  Lcs  fouds  roux,  et  comme 
poncés  de  Rembrandt,  mouvementés  de  montagnes, 
légèrement  azurées  à  la  Breughel,  quelque  chose 
comme  si,  d'un  Salvator  aux  terrains  brûlés,  se  le- 
vaient les  cimes  de  glaciers,  que  le  Vinci  aflectionnc 
pour  ses  lointains. 


Michel  Ange.  —  «  Les  Parques  »  coloris  livide,  dans 
lequel  le  dessin  sèchement  anatomique  de  Yerocchio  ne 
laisse  jaillir  aucune  audace  du  violent  sculpteur. 


TiTiEx.  —  Un  portrait  de  femme  d'une  beauté  opu- 
lente, aux  épais  sourcils,  aux  grands  yeux  noirs,  aux 
cheveux  crespelés  et  reflétés  de  carmin,  et  dont  une 
mèche  vient  mourir,  à  droite  sur  le  cou  :  un  portrait 
dans  la  douce  gamme  de  la  pâle  chair  du  visage  italien 
avec  ses  pommettes  brillantes. 

Sous  deux  doigts  de  dentelle,  sa  puissante  gorge  à  la 
blancheur  mate,  se  montre  dans  l'ouverture  d'une  robe 
de  brocard  bleu,  passequilléde  velours  noir,  agrémenté 


FLORENCE.  125 

de  grappes  d'or,  et  où  sur  les  manches  bouffantes  de 
velours  violet,  courent,  parmi  des  crevés  blancs,  des 
arabesques  de  filigrane. 

Là,  et  mieux  encore  dans  «  La  Flore  »,  la  magique 
peinture  de  l'épiderme  de  la  femme,  de  la  délicatesse 
de  ses  tons  impossibles,  rendue  avec  la  coloration  de 
couleurs  qui  semblent  ne  pas  devoir  se  trouver  sur  une 
palette.  Car  de  la  peau  de  la  femme,  Titien  a  rendu,  et 
le  laiteux  et  la  matité  et  les  luisants  de  marbre,  comme 
sortis  de  dessous  une  strygille,  et  le  rayonnement  des 
pores  semblant  chacun  tenir  un  mica  de  lumière,  — 
enfin  l'espèce  de  doux  allumement  de  la  voluptueuse 
enveloppe  de  la  vie  féminine,  sous  le  plein  soleil. 

Maketti.  —  Un  curieux  et  drolatique  tableau,  que  la 
«  Réunion  des  sposi.  » 

Dans  l'ombre,  au  premier  plan,  la  joue  comme  cer- 
clée d'une  faucille  de  lumière,  la  joue  d'une  femme 
tendant  l'oreille  à  la  parole  d'un  jeune  homme,  en  un 
tendre  duo,  et  au-dessus,  trois  groupes  s'étageant  dans 
une  sorte  d'échelle  d'amour. 

Le  premier  groupe  se  compose  d'un  cavalier,  au 
feutre  garni  d'une  plume  blanche,  dans  un  ample 
manteau  fleuri  d'or,  les  jambes  nues  enfermées  dans 
une  guêtre  héroïque,  à  la  façon  romaine,  et  penché  sur 
l'haleine  d'une  grasse  donzelle,  la  gorge  au  vent  sortant 
d'une  robe  de  brocard,  un  diadème  d'orfèvrerie  sur  la 


d24  L'ITALIE    D'HIER. 

tête,  à  face  épanouie  dans  une  joie  jordanesque,  et  la 
main  dans  la  main  de  ce  cavalier,  qui  lui  montre  une 
pile  de  morions,  de  brassards,  de  cuissards,  avec  le 
geste  du  renoncement  d'un  Hercule  implorant  des 
fuseaux. 

Dans  le  second  groupe,  c'est  encore  une  entripaillée, 
sous  un  camail  noir  aux  revers  rouges,  la  tête  un  peu 
retirée  en  arrière,  en  une  molle  défense  contre  la  tenta- 
tive du  baiser. 

Dans  le  haut,  enfin,  c'est  un  troisième  couple,  un 
peu  plus  intimement  accouplé,  perdu  dans  la  nuit. 

Et  pour  éclairer  ces  trois  scènes  amoureuses,  un 
petit  Cupidon  porte-torche,  au  large  rire,  dans  un  ves- 
tinquin  bleu  aux  crevés  de  pourpre. 

Allori.  —  Judith,  —  le  type  peint  de  l'assassine 
d'Holopherne,  consacré  par  la  gravure,  —  une  femme 
aux  épais  sourcils,  aux  yeux  immenses,  ombrés  de 
longs  cils,  aux  lèvres  rouges  d'un  riche  sang,  une 
héroïne  vigoureusement  sensuelle. 

On  sait  que  cette  Judith,  c'est  la  Marzaffîrra,  la  maî- 
tresse d'Allori,  que  la  vieille  suivante  qui  lient  le  sac,  est 
la  mère  de  sa  maîtresse,  • —  et  que  dans  ce  tableau,  lui- 
môme  s'est  peint  sous  les  traits  d'Holopherne  décapité. 

RuBENs.  —  Deux  grands  paysages  qui  sont  l'inspira- 
tion de  ce   feuille,  baignant  dans   l'huile  grasse,  de 


FLORENCE.  125 

«  rEmbarquement  de  Cytlière  >y  du  Watteaii  qui  est  au 
Louvre. 


André  del  Sarto.  —  Mais  j'allais  oublier  dans  ce 
Musée  Pitti,  ce  grand  maître,  ce  premier  dessinateur  de 
la  physionomie  moderne,  qui  s'y  est  représenté  dans  le 
même  cadre  que  sa  femme  —  sa  femme,  une  peinture, 
traitée  avec  un  souvenir  des  fières  couleurs  du  Gior- 
gione,  et  où,  en  une  teinte  générale  chaudement  am- 
brée, apparaît  une  figure  longue,  au  nez  droit,  aux 
yeux  lumineux  sous  de  lourdes  paupières,  aux  épais 
bandeaux  bouffants  d'une  chevelure  d'un  roux  violacé. 

Oh  !  chez  cet  artiste,  le  merveilleux  estompage  de  la 
brosse,  qui,  en  une  belle  et  savante  fonte,  laisse  indi- 
qués, comme  dans  des  chairs  doucement  pastellées. 
tous  les  plans  d'une  figure.  Pour  les  hommes,  André  del 
Sarto  affectionne  un  type  :  la  tête  un  peu  courte,  le  front 
bas,  mais  large,  et  où  se  dessinent  en  relief  les  fron- 
taux, les  yeux  écartés,  les  pommettes  saillantes,  le  nez 
droit  aux  narines  évasées,  le  menton  de  galoche,  l'ovale 
musculeux  et  ramassé  et  tout  plein  de  méplats,  le  type 
de  l'énergie,  de  la  volonté  entêtée  du  martyr  ou  du  révo- 
lutionnaire de  l'idée,  dans  une  charpente  plutôt  ner- 
veuse qu'herculéenne.  Et  d'ordinaire  c'est  sur  le  front 
de  ce  type  qu'il  met  toute  sa  lumière,  glissant  des  bos- 
ses frontales  au  bout  de  la  ligne  droite  du  nez,  laissant 
le  bas  de  la  figure  dans  la  pénombre. 

11. 


126  L'ITALIE   D'HIER. 

Ce  type,  on  en  rencontre  un  superbe  modèle  dans  le 
portrait  des  Uffizi  —  ce  portrait,  qui  n'est  pas  le  por- 
trait d'André  del  Sarto,  mais  d'un  ami  inconnu  —  le 
portrait  sous  une  toque  noire,  recouvrant  une  tête  de 
penseur,  dans  sa  construction  carrée,  et  où  la  résolu- 
lion  se  lit  dans  la  profondeur  de  l'œil,  dans  la  fermeture 
de  la  bouche  :  toile  à  l'étonnant  modelage  des  plans  de 
la  figure,  qui  fait,  pour  ainsi  dire,  une  sculpture  peinte 
de  la  boite  de  la  pensée. 

Puis  un  des  premiers,  André  del  Sarto  a  sorti  l'en- 
fant de  l'ankylose  bysanline,  lui  a  donné  la  mobilité 
remueuse  des  premières  années,  a  mis,  d'une  manière 
presque  visible,  dans  ses  membres  inférieurs,  les  envies 
de  la  marche  et  de  la  circulation,  a  mouvementé  son 
petit  corps  par  les  écarts  gaminants  des  bras  et  des 
jambes,  le  montre,  en  ses  talonnants  grimpements,  sur 
le  corps  divin  de  sa  mère,  et  même  apporte  de  la  jolie 
humanité  enfantine,  en  cette  tête  du  bamhino,  qui  n'est 
plus  le  poupard  frisé  de  Raphaël,  ou  le  crapaud  fœtal 
du  Corrège. 

Enfin,  chez  André  del  Sarto,  le  sentiment  chrétien 
s'est  émancipé  de  l'ascétisme.  La  piété,  en  ses  toiles,  ne 
montre  plus  l'absorption  physionomique  de  la  foi 
aveugle,  et  ses  douleurs  religieuses  sont  presque  mon- 
daines, ainsi  qu'on  peut  le  voir  dans  sa  «  Descente  de 
Croix  »  chez  ces  deux  femmes  au  coquet  affaissement 
du  corps,  aux  yeux  gentiment  larmoyants,  aux  bouches 


FLORENCE.  127 

gonflées  de  paroles,  dont  elles  soulagent  leur  chagrin 
bavard. 


L'amour  du  Dante  pour  la  Béatrice  Portinari  a  fait 
naître  un  genre  de  poésie  inconnue  des  Grecs  et  des 
Latins  :  une  sorte  de  cantique  laïque  sur  la  divinité  de 
l'amour,  dont  on  ne  trouve  aucune  trace  dans  Anacréon, 
Properce,  Catulle. 


Ils  vont,  ils  vont,  ils  vont,  les  pantalons  passant  sous 
les  dominos  de  calicot  glace!  ils  vont  dans  un  jupon, 
une  camisole  par-dessus,  complétant  le  travestisse- 
ment! —  parfois,  rien  qu'un  soleil  de  papier  doré  dans 
le  dos,  faisant  un  turc;  et  ils  sont  masqués,  et  ils 
tiennent  la  barbe  de  leurs  masques,  avec  de  vieux 
gants  blancs  qui  ont  fait  des  chaussures,  et  ils  bran- 
dissent de  petits  fouets  et  des  cravaches. 

Ils  vont,  ils  vont...  puis  ils  reviennent,  repassent 
devant  vous,  toujours  sautant,  gambadant,  se  tré- 
moussant. L'esprit,  la  saillie,  le  rire  du  mot,  une 
langue  en  joie,  le  fouaillement  des  gens  avec  un  rude 
bouquet  d'orties  :  l'engueulement  enfin,  ils  l'ont  rem- 
placé par  un  sempiternel  hon!  hou  I  —  qui  agace 
comme  un  gloussement  de  châtré,  et  dont  dix  mille 
gosiers  fatiguent  l'écho  de  la  rue  des  Cahaioli. 


128  L'ITALIE    DUIER. 

Tout  un  peuple  mis  dans  une  gaieté  en  enfance,  par 
un  baladcment  bête  dans  les  rues,  par  l'imitation  de 
la  pratique  faussée  d'un  polichinelle  :  tout  un  peuple 
ne  trouvant  dans  la  fièvre  de  sa  folie  carnavalesque, 
pour  repartie  spirituelle,  qu'un  coup  de  son  petit  fouet 
ou  d'une  cuiller  à  pot  sur  un  gibus. 

Là-dessus,  le  soir,  les  fameux  Veglioni,  dans  les 
salles  de  théâtre,  illuminées,  a  giorno,  les  Veglioni, 
aux  rafraîchissements  ne  dépassant  pas,  en  monnaie 
du  pays,  la  somme  de  sept  sous,  aux  danses  honnêtes, 
aux  réunions  de  ménages  emmenant  les  tout  petits  : 
bals  aux  incidents  anodins,  comme  le  spectacle  de  deux 
masques  se  soufflant  en  mesure  dans  le  nez,  comme 
l'extraordinaire  libéralité  d'un  verre  de  marsala,  offert 
par  un  des  beaux  de  la  loge  aristocratique  à  une  femme, 
un  moment  suspendue  à  la  rampe  de  la  loge;  bals  sans 
roman,  sans  intrigue,  sans  blessures  à  l'honneur  des 
maris,  bals  où  les  femmes  du  monde  qui  ont  perdu 
leurs  cavaliers  ne  sont  pas  tutoyées  par  des  mains  mas- 
culines, où  le  papier  des  loges  ne  rougit  pas  de  confu- 
sion, où  l'unique  sergent  de  ville  suffisant  à  l'inspec- 
tion des  pas  risqués,  est  le  ministre  de  la  police  en  per- 
sonne, et  où  j'ai  entendu  de  mes  oreilles  cette  phrase  : 
«  Albertine,  fais  donc  danser  ton  frère!  » 

Le  Carnaval  de  Florence,  c'est  une  fête  nationale  de 
la  famille,  une  réjouissance  morale  ayant  l'innocence 
de  ces  divertissements  d'enfants  qui  ont  été  bien  sages. 


FLORENCE.  129 

et  à  qui  Ton  permet  de  se  déguiser  avec  des  serviettes, 
des  torchons  de  cuisine. 

A  côté  de  ce  bal  de  la  Pergola^  mon  Dieu,  notre  bal, 
de  l'Opéra  :  cette  Bourse  de  la  fille,  celte  fortune  de 
Verdier,  cette  rente  de  Ricord  ! 

Oh  !  mon  peuple  parisien,  mon  grand  peuple  excessif, 
toi  qui  pousses  la  danse  jusqu'à  l'épilepsie,  le  souper 
jusqu'à  la  saoulerie  et  au  mal  de  mer,  l'amour  jusqu'à 
la  V...,  que  dirais-tu  de  ces  bonnes  gens,  qui  s'amusent 
à  s'amuser  vertueusement,  qui  exécutent  des  solos  de 
la  pastourelle  sans  se  démancher  le  torse,  qui  cassent 
une  pauvre  croûte  dans  une  loge...  et  se  couchent  sans 
voir  leur  chambre  danser! 


Le  sentiment  de  vie  aimante,  d'animation  tendre,  de 
caresse  de  la  main,  existe  avant  le  Vinci.  Chez  le  Veroc- 
chio,  son  maître,  et  dans  quelques  sculptures  posté- 
rieures, on  trouve  des  mains  sentimentales,  des  mains 
maigres  admirablement  effilées,  des  mains,  mères  des 
mains  dessinées  par  Watteau,  et  dont  Raphaël 
interrompit  la  chaîne,  par  ses  belles  mains  bêtes,  aux 
doigts  en  académiques  fuseaux. 

Deux  emplacements  d'illustres  boutiques,  qu'on  vous 
montre  :  la  boutique  de  iMaso  Finiguerra,  l'inventeur 
de  la  gravure;  la  boutique  de  Burchiello,  l'inventeur 


150  L'ITALIE    D'HIER. 

de  la  poésie  hurchiellesca  (burlesque).  L'aulhenticilé 
de  l'emplacement  de  cette  dernière  boutique  est-elle 
bien    authentique?    car,  je   crois   qu'on   n'a  pour    le 
retrouver   rien   que   le    dessin    qui   est  à   la   Galerie 
Ducale,    sous    son    portrait,   et    qui   représente   deux 
chambres,  l'une  ovc  si  fa  la  barba,  l'autre,  où  le  poète 
est  représenté  jouant  de  la  guitare,  tout  en  mangeant. 
Ce  poète-barbier,  matrlcotalo  en  1408,  dans  le  peuple 
de  Santa-Maria  Novella,  à  l'époque  où  la  barbe  était 
encore  très  respectée  en  Italie  et  fort  peu  touchée  par 
le  rasoir,  vécut  fort  pauvre,  mais  tout  pauvre  diable 
qu'il  était,  sa  boutique  était  le  rendez-vous  de  tous  les 
grands  et  gais  esprits  du  temps  :  Acquetino  da  Pralo, 
le  prêtre   Roselli   d'Arezzo,  Davanzati,  le   philosophe, 
le  peintre,  le  sculpteur,  Battista  Alberti. 

Vraiment,  ces  jours-ci,  c'était  un  amusant  et  élégant 
spectacle,  que  celui  du  va-et-vient  dans  le  Corso,  de 
ces  équipages  à  la  crinière  des  chevaux  nattés  avec 
des  camélias,  et  traînant  derrière  eux  les  derniers 
et  les  plus  beaux  modèles  de  chasseurs  que  l'Europe 
possède,  le  va-et-vient  des  équipages  de  riches  Amé- 
ricains, d'illustres  Russes,  de  très  charmantes  Floren- 
tines :  des  équipages  attelés  à  la  Daumont  avec  deux 
postillons,  dos  équipages  de  banquiers  aux  domestiques 
galonnés,  comme  les  domestiques  des  pièces  de  Molière, 
et  plus  dorés  et  plus  surdorés  que  les  autres,  de  vrais 


FLORENCE.  131 

équipages  de  l'Elixir  d'Amour,  —  de  l'équipage  à  la 
livrée  mari'on,  galonnée  d'or,  de  la  princesse  douairière 
Poniatowska,  —  de  l'équipage  à  la  livrée  rouge,  de  la 
duchesse  Strozzi,  —  de  l'équipage  à  la  livrée  amarante, 
du  comte  de  la  Glierardesca,  —  de  l'équipage  à  la  livrée 
de  velours  bleu  et  argent,  du  comte  Alberti,  —  de  l'é- 
quipage à  la  livrée  noire  aux  petits  boutons  d'or  et 
aux  glands  d'argent,  du  comte  Poniatowski  :  équipages 
mêlés  aux  rapides  tape-culs  du  pays,  avec  leurs  petits 
chevaux,  leurs  harnais  carillonnants,  leur  montoir  de 
cuivre  étincelant,  leur  lapis  rouge  qui  chatoie  au  soleil. 
Mais  parmi  tous  ces  équipages,  il  fallait  voir,  dans 
son  atlirail  antique,  son  luxe  de  vieilles  dorures, 
l'équipage  de  gala  du  grand-duc  et  ses  six  chevaux, 
son  timon  et  ses  roues  rouges,  sa  caisse  vert  foncé  aux 
arabesques  d'or,  son  groupe  des  trois  Grâces  sur  la 
portière,  son  siège  de  velours  hleu  de  ciel  à  triple 
frange  d'argent,  son  intérieur  bleu  foncé  avec  ses 
rideaux  jaunes,  et  la  crinière  des  chevaux  tressée  de 
soie  verte  et  jaune,  et  leurs  panaches  de  même  couleur, 
et  la  livrée  au  fond  noir,  disparaissant  complètement 
sous  des  galons  en  échiquier  à  cases  rouges,  blanches  et 
roses  :  —  un  équipage  qui  était  comme  une  sorlie 
d'écurie  du  siècle  passé. 

Ah  !  l'admirable  collection  de  dessins  que  celle  des 
Uffizi,  cette  miraculeuse  réunion  de  vieilles  feuilles  de 


152  L'ITALIE    D'HIER. 

papier,  dont  quelques-unes  ont  cinq  cents  ans,  et  qui, 
sur  le  blanc  jauni  et  délité  du  papier,  ont  gardé  des 
premiers  maîtres  de  la  peinture,  les  confidences  intimes 
de  leur  art,  pour  ainsi  dire,  un  fragment  de  journal 
des  visions  de  leurs  journées,  —  et  parfois  la  première 
idée,  ou,  comme  on  disait  alors,  la  pensée  spontanée, 
impromptue  d'une  de  leurs  grandes  compositions, 
jetée  d'un  crayon  ou  d'un  pinceau  courants. 

C'est  de  Masolino  di  Panicale,  des  études  de  gens 
assis  ou  debout,  dans  leur  costume  du  temps,  à  la 
pierre  d'Italie,  avec  des  rehauts  carrés  de  blanc  sur 
du  papier  jaune  ou  rose  ;  —  de  Donalello,  des  études 
puissantes,  féroces,  d'aigles  à  la  plume;  —  de  Maso 
Finiguerra,  des  croquis  de  la  vie  bourgeoise  :  un  brave 
liomme  qui  écrit  sur  ses  genoux,  un  autre  qui  noue 
ses  souliers  sur  un  banc,  un  autre  qui  dort  les  bras 
croisés,  des  lavis  sur  trait  de  plume;  —  de  Filippo 
Lippi,  la  première  idée,  la  macchia  de  son  tableau 
de  la  Vierge,  sur  un  papier  jaune  qui  semble  avoir 
été  huilé,  et  où  la  pierre  d'Italie  ne  laisse,  pour  ainsi 
dire,  pas  de  noir,  et  sur  le  fond  des  lavis  légers  et 
des  rehauts  de  blanc  seulement  dans  la  coiffe  de  la 
Vierge;  et  encore  de  Felippo  Lippi,  de  petits  gribouil- 
lages de  plume,  spirituels  comme  des  Gabriel  de  Saint- 
Aubin;  —  de  Botlicelli,  des  femmes  drapées  à  l'antique 
et  des  anatomies  savantes,  un  peu  longuettes,  exécutées 
tantôt  au  lavis  sur  trait  de  plume,  tantôt  au  crayon 


FLORENCE.  155 

noir,  avec  rehauts  de  blanc  sur  papier  jaune;  —  de 
Fra  Angelico  da  Fiesole,  de  petits  dessins  sur  parche- 
min ou  sur  papier,  des  lavis  très  menus,  accentués  de 
timides  coups  de  plume,  où  se  retrouve  toute  la 
finesse  des  peintures  du  maître,  en  ces  tètes  à  peine 
visibles  comme  de  miniatures  décolorées  et  perdues  par 
le  temps:  —  de  Ghirlandajo,  de  grandes  et  savantes 
éludes  de  tètes  à  la  pierre  d'Italie,  à  peine  frottée,  à 
peine  appuyée,  avec  d'insensibles  rehauts  de  craie  sur 
le  papier  roux,  —  de  Pérugin,  des  dessins  à  la  plume, 
sans  maestria,  des  dessins  de  graveurs,  ou  des  lavis 
désagréables  à  l'œil,  avec  leurs  touches  de  rouge  dans 
les  têtes;  —  de  Luca  délia  Robbia,  un  puissant  dessin, 
à  larges  écrasis  de  plume,  qui  représente  deux  femmes, 
tenant  des  enfants  nus  contre  leurs  seins;  —  de  Fra 
Bartholomeo,  une  sanguine  d'enfant  Jésus,  qui  a  l'agré- 
ment d'un  dessin  Watteau,  et  des  croquis  vigoureuse- 
ment gâchés  à  la  plume;  —  d'Albert  Durer,  un  magni- 
fique dessin  à  la  plume,  représentant  le  Christ  por- 
tant sa  croix,  signé  1520;  —  d'Holbein,  un  grand  por- 
trait d'un  inconnu,  avec  dans  la  figure  des  touches  de 
pinceau,  jouant  les  tailles  du  burin,  —  du  Tintoret, 
une  Cène,  lavée  au  bistre  à  grandes  eaux,  et  rudement 
pochée  de  blanc,  sur  papier  brun;  —  du  Parmesan, 
des  dessins  menant  aux  dessins  de  Lafosse  et  de  Bou- 
cher; —  de  Cellini,  la  grasse  épure  d'une  salière  très 
ornée. 

12 


154  L'ITALIE    D'HIER. 

Au  garçon  qui  nous  sert  à  la   Iralloria,  un  jour  de 
Veglioni  : 

—  Vous  restez  ouvert  toute  la  nuit? 

—  Oh  !  non,  monsieur,  il  y  aurait  trop  de  monde  !  » 


ÉGLISE   DEL   CARMINE 

Peintures  commencées  par  Masolino  di  Panicale,  et 
terminées  par  Masaccio. 

Masaccio,  c'est  le  peintre  naturiste,  donnant  une  re- 
présentation exacte  de  la  nature,  faisant  de  la  vérité 
avec  un  goût  de  dessin  à  la  llolbein,  —  trouvé  tout  à 
fait  pauvre  par  le  dix-sepfièmc  siècle,  sous  la  plume  du 
chancelier  Boucherat  —  sans  l'ambition  d'un  idéal  spi- 
rituel ou  d'un  surnaturel  fantastique,  et  cela  dans  une 
peinture  tranquillisée  en  un  repos  bourgeois. 

Dans  ce  temps,  où  chaque  grand  maître  a  un  type  de 
prédilection,  qui  revient  dans  toutes  ses  compositions, 
Masaccio,  ne  se  souvenant  plus  des  maîtres  anciens,  ne 
regardant  plus  en  lui-même,  mais  regardant  autour  de 
lui,  appelle,  comme  modèles,  en  leur  variété  des  galbes 
et  des  physionomies,  le  monde  multiple  des  vivants  de 
son  temps,  dont  il  devient  le  portraitiste.  Et  même  en 
son  coloris  —  car  le  dessinateur  est  exceptionnelle- 
ment un  coloriste,  —  Masaccio  n'a  pas  l'habitude  et  la 


FLORENCE.  155 

sujétion  d'une  coloralion,  d'un  ton,  d'une  nuance 
signant  tous  ses  tableaux,  son  coloris  fac-similé  la  cou- 
leur d'un  chacun. 

Après  ces  époques  archaïques  d'un  art  recherchant, 
dans  la  représentation  de  l'homme  et  de  la  femme,  les 
lignes  de  corps,  maigriotes,  souffreteuses,  décharnées, 
des  lignes  presque  psychiques,  Masaccio  étonne  un  peu 
par  son  culte  de  la  matérialité  des  êtres,  non  qu'à  ses 
belles  images  de  la  vie  il  refuse  l'intelligence  apparente 
de  la  matière,  il  ne  mette  dans  leurs  yeux  la  flamme 
du  regard,  sur  leurs  fronts  les  méditations  d'une  pen- 
sée terrestre,  mais  il  tend  à  ne  leur  donner  que  la  beauté 
strictement  humaine.  Oui,  Masaccio  place  sa  science  et 
son  adoration  dans  la  surprise  picturale  de  la  chair, 
dans  l'étude  appliquée  du  masque  de  l'homme,  de  sa 
construction,  de  son  ossature,  de  ses  plans,  de  ses 
méplats,  du  jeu  de  ses  muscles,  de  l'action  sur  ce 
masque,  de  l'âge  et  des  batailles  de  la  vie. 

11  faut  voir,  chez  Masaccio,  ces  jeunes  gens  aux  che- 
velures épaisses  et  bouclées,  aux  grands  yeux  ouverts 
sous  la  broussaille  des  sourcils,  à  la  grosse  lippe,  au 
puissant  campement  des  reins  sur  les  jambes,  et  dont 
les  juvénilités  superbes  passent  moulées  à  travers  les 
étoffes  :  insolents  de  santé  et  de  vitalité  ;  il  faut  voir  les 
vieillards,  vêtus  de  bon  drap  chaudement  fourré,  à  la 
solide  vieillesse,  aux  visages  ridés  par  les  préoccupa- 
tions d'intérêts  politiques  ou  marchands. 


15(3  ITALIE    D'HIER. 

Et,  si  par  hasard,  il  prend  un  jour  fantaisie  à  l'ar- 
tiste de  peindre  un  ^'éron,  ce  Néron  au  geste  drama- 
tique d'un  Talma,  il  l'entoure  de  figures  semblables  à 
celles  que  vous  retrouvez  dans  les  portraits  authenti- 
ques du  temps. 

Enfin  lui,  plus  que  tout  autre,  ce  maître  qui  fait  le 
pont  de  la  peinture  entre  le  beau  religieux  et  le  beau 
académique,  lui  plus  que  tout  autre,  a  fait  entrer  la 
vie  de  son  temps  dans  la  légende  sainte,  et  fait  cou- 
doyer Jésus-Christ  et  la  Yierge  par  les  porteurs  de 
jaquettes  et  de  chaperons  de  l'Italie  du  quinzième 
siècle. 


Un  coin  charmant  que  le  Jardin  Boboli  :  une  petite 
île,  au  milieu  de  laquelle,  d'une  petite  forêt  de  citron- 
niers en  fleur,  s'élève  la  statue  de  Jean  de  Bologne,  le 
créateur  des  Naïades  de  l'Arno,  le  distributeur  poétique 
des  eaux  du  fleuve;  une  petite  lie  qu'entoure  une  élé- 
gante barrière,  formée  par  des  compartiments  de  trois 
balustres  sculptés  en  forme  de  congélations,  rompue  de 
distance  en  distance  par  une  console  plus  basse,  où  est 
posé  un  oranger. 

Deux  grilles,  ouvrant  entre  quatre  colonnes,  par  une 
jetée  de  pierre  qui  traverse  le  canal,  mènent  à  l'île,  où 
des  Tritons  sont  penchés  sur  des  vasques  formées  d'une 
grande  coquille,  avec  les  enroulements  d'un  corps  finis- 


FLORENCE. 


157 


sant  en  queue  squameuse  de  dauphin,  dans  le  con- 
torsionné  d'une  rocaille,  où  semble  avoir  passe  la  vio- 
lence du  ciseau  de  Michel- An fje. 


Deux  fausses   entrées  sont   décorées   d'amours,   au 
milieu  d'attributs  de  Neptune;  et  de  l'eau,  où  trempent 


12. 


158  L'ITALIE    D'HIER. 

de  grands  pots  rouges  fleuris,  deux  cavaliers  montés 
sur  des  chevaux  marins,  escaladent  la  berge. 

Là,  dans  cette  verdure  intense  des  citronniers  et  des 
orangers,  la  blancheur  des  marbres  est  telle,  que  tout 
ce  monde  maritime  apparaît,  comme  une  grandiose 
sculpture  en  biscuit  pâte  tendre,  posée  sur  un  papier 
vert  velouté  ! 


Le  Carnaval  italien,  je  le  répète,  c'est  quelque  chose 
de  remuant,  de  sautillant,  de  tournoyant,  un  accès  de 
tarenthme,  un  branle  tétanique  des  jambes,  une  espèce 
de  diable-au-corps  physique,  bien  plutôt  qu'une  folle 
joie,  qu'une  griserie  intérieure.  Des  cris,  des  poussées, 
des  chiades  d'une  récréation  de  collège,  faisant  toute 
une  nation  ballante  dans  les  rues,  voici  en  quoi  consiste 
ce  carnaval,  aux  gaudissements,  honnêtes,  purs,  imma- 
culés. Des  femmes  et  des  hommes  entremêlés  les  uns 
dans  les  autres,  sans  une  excitation  aphrodisiaque,  sans 
un  dégagement  passionnel,  sans  une  empoignade  de  la 
chair  de  femme,  que  l'homme  a  sous  la  main.  Et  des 
hommes  et  des  femmes,  en  l'échange  et  le  troc  de  vête- 
ments masculins  sur  des  femelles,  et  de  vêtements 
féminins  sur  des  mâles,  constituant  un  monde  d'êtres 
inquiétants.  Enfin  un  délire  se  donnant  cours  régle- 
mentairement, de  deux  à  quatre  heures,  sans  une  gifle, 
sans  un  carreau  casse,  sans  la  bousculade  d'un  agent 


FLORENCE.  159 

de  police,  —  un  délire  soumis  à  une  discipline,  comme 
un  soldat  sous  les  armes. 

Au  Corso,  seulement,  dans  et  sur  ces  équipages  de 
l'étranger  et  de  l'aristocratie  florentine,  le  Carnaval  a 
fait  montre,  le  mardi  gras,  d'élégance,  de  gaieté  d'es- 
prit, d'imagination  carnavalesque,  dans  le  travestisse- 
ment. 

Ici,  on  voyait  une  voilure  de  dominos  noirs,  attelée 
de  chevaux  noirs,  sur  lesquels  était  tombée  une  neige, 
tout  à  fait  illusionnante,  une  neige  faite  avec  de  petits 
morceaux  de  ouate  ;  là,  une  voiture  italienne  faisant  la 
charge  merveilleuse  d'une  famille  anglaise  voyageant, 
avec  l'échafaudage  des  malles  et  des  cartons,  et  le  vieil 
englishman,  porteur  de  lunettes  vertes,  un  calepin  à  la 
main,  et  la  jeune  uiiss,  avec  son  sempiternel  chapeau 
de  paille,  au  voile  bleu,  porté  hiver  comme  été,  avec 
sa  silskine  à  la  fourrure  mangée,  et  une  mère  et  des 
domestiques  inconcevables  ;  plus  loin,  une  voiture  où 
se  tenait  un  homme  seul,  tout  habillé  de  lierre  peuplé 
d'escargots,  et  ayant  une  longue  barbe  en  mousse. 

Enfin,  dans  un  équipage  de  la  noblesse  florentine, 
attelée  à  la  Daumont,  une  charretée  de  jeunes  élégants, 
en  pierrots  autochtones  :  le  pierrot  italien  à  la  casaque 
de  satin  blanc,  aux  bas  de  soie  blancs,  aux  souliers 
jaunes,  parmi  d'autres  pierrots  mi-partie  blancs,  mi- 
partie  noirs,  coiffés  de  marabouts,  et  ayant  sur  la 
figure  des  masques  représentant  la  lune  :  —  les  deux 


140  L'ITALIE    D'HIER. 

couleurs  divisant  le  costume  de  la  racine  des  cheveux 
au  bout  des  pieds. 


LES     PESTES 

Les  trois  pestes  de  Florence,  de  Rome,  de  Milan, 
modelées  en  cire.  Un  modelage  admirable,  mais  dont 
la  petitesse  de  l'exécution  enlève  l'horreur  de  ces  hor- 
reurs, et  leur  donne  un  peu  le  caractère  d'un  joujou. 

La  peste  de  Florence.  Une  montagne  de  corps  livides, 
culbutés  les  uns  sur  les  autres,  et  présentant  tous  les 
tons  du  vert,  depuis  le  vert  bouteille  jusqu'au  vert  ten- 
dre de  la  pousse  des  feuilles,  montagne  d'où  sortentdes 
pieds  contractés,  aux  égratignures  de  vert-de-gris.  Au 
milieu  de  ces  cadavres,  le  cadavre  d'une  vieille  en  che- 
veux blancs,  qui  semble  une  statue  de  bronze  vert, 
coiffée  d'une  perruque  poudrée. 

Dans  la  peste  de  Milan,  un  squelette  couché  sur  le 
matelas  des  chairs  tombées  de  son  corps,  un  squelette 
de  la  nuance  d'une  poterie  brune,  avec  les  reflets 
bleuâtres  qui  se  jouent  sur  les  plats  irisés  de  la  Perse, 
à  côté  d'un  autre  cadavre,  étendu  sur  un  cénotaphe  de 
marbre  blanc,  où  l'on  n'a  pas  eu  le  temps  de  l'enfouir, 
un  cadavre  couleur  de  fiel,  où  la  peau,  fendillée,  s'ou- 
vre talée  et  meurtrie,  comme  les  blessures  d'un  fruit  : 
horribles  lézardes  d'où  s'égoutte  de  la   sanie.  Un  troi- 


FLORENCE.  141 

sième  cadavre  n'est  plus  que  l'esquisse  pourrie  et  dé- 
formée d'un  corps,  —  un  morceau  de  charogne  fien- 
teux  d'un  être. 

La  peste  de  Rome.  Ce  sont  des  squelettes,  dont  les 
os  ne  sont  plus  habillés  que  d'un  je  ne  sais  quoi  de  vis- 
queux et  de  brunâtre,  ou  des  cadavres  couleur  chocolat, 
comme  calcinés  de  purulence,  et  aux  grands  morceaux 
de  chair  exfoliés,  au-dessus  desquels  volètent  des 
mouches  à  viande,  au  fond  desquels  s'aperçoivent  des 
vers.  Et  dans  ce  charnier,  au  sol  se  soulevant,  comme 
sous  le  rampement  d'animaux  impurs  et  vivant  de  la 
mort,  dans  ce  charnier,  qui  semble  l'étal  de  la  marche 
de  la  corruption,  jour  par  jour,  heure  par  heure,  au- 
dessus  de  femmes,  dont  les  chairs  paraissent  encore  un 
peu  de  la  chair  vivante,  se  dresse  une  femme  faisandée, 
au  ventre  hideusement  gonflé,  que  fouille  un  rat. 

Dans  le  salon  obstétrique,  des  fœtus  de  quelques 
mois,  modelés  en  cire,  ressemblant  aux  idoles  qu'ado- 
rent les  peuples  sauvages,  —  les  premiers  rudiments 
du  dessin  des  nations  se  rapprochant  des  premiers  ru- 
diments de  la  création,  —  et  une  frenia  de  femme, 
dépouillée  de  ses  chairs  extérieures,  est  l'image  absolue 
de  la  fleur  de  lotus  des  Egyptiens. 


142 


L'ITALIE    D'UIER. 


ACADÉMIE   DES   BEAUX-ARTS 

LuiNi.  —  La  Vierge  chez  ce  peintre,  c'est  la  Vierge  du 
Vinci,  mais  avec  une  expression  courtisanesque. 


Gentile  da  Fabriano.  —  Une  vierge  ramenant  de  ses 
doigts  allongés,  effilés,  un  pan  de  son  manteau  bleu 
sur  le  ventre  de  l'enfant  Jésus,  dans  un  paysage,  où 
s'élèvent  des  ai'bres  tortueux  portant  des  oranges,  et  les 
murs  blancs  d'une  Jérusalem,  imaginée  par  le  peintre  : 
une  ville  moyennageuse  de  l'Italie,  aux  campaniles,  aux 


FLORENCE.  I45 

dômes  de  plomb,  aux  tours  crénelées,  qui  sont,  dans  ce 
temps,  — l'annonce  d'une  ville  de  la  noblesse,  — et  que 
traverse  une  cavalcade  hennissante  de  chevaux,  avant 
pour  brides  des  colliers  d'or,  et  montés  par  des  hommes 
en  turbans,  balayant  les  chemins  de  la  traînée  de  leurs 
robes  de  soie,  et  suivie  de  chameaux,  sur  le  dos  desquels 
jouent  des  singes  :  —  l'ambassaile  de  l'Orient  à  l'Occident. 
Dans  un  autre  tableau,  Gentile  da  Fabriano  est 
encore  le  peintre  du  moyen  âge  fastueux,  avec  ses  che- 
vauchées, ses  pages,  ses  chiens,  son  luxe  d'armes,  son 
bruit  de  guerre,  son  train  de  bataille,  enfin  avec  la 
pompe  et  l'ostentation  d'un  Camp  du  drap  d'or,  amené 
à  la  Crèche  de  l'enfant  divin. 

Fr.A  GiovA.NM  DA  TiEsoLE,  dit  ÏAïujelico.  —  De  ce 
peintre  tout  particulier,  tout  personnel,  qui  n'a  ni 
maître,  ni  élève,  et  qui  parait  peindre,  sous  le  coup 
d'une  espèce  d'hallucination  du  ciel  chrétien  entr'ouvert, 
citons  tout  d'abord  cette  «  Mort  de  la  Vierge  »  du 
PALAIS  PiTTi,  où  est  représentée  cette  morte  nimbée  d'or, 
qui  a,  dans  sa  réduction  de  poupée,  l'allongement 
gothique  des  statues  du  portail  de  Chartres,  et  où  la 
finesse  du  camée  antique  se  marie  au  sentiment  chrétien. 

Citons  encore  ce  tableau  des  Uffizi,  cette  vierge 
*ans  cette  robe  couleur  d'aurore,  les  yeux  palpitants 
<le  respect  et  d'amour,  en  un  regard  qui  a  l'air  de 
joindre  les  mains  et  s'agenouiller,  et  cet  autre  tableau, 


144 


L'ITALIE   D'HIER. 


OÙ  les  têtes  sont  traitées  avec  le  travail  précieux  de  la 
miniature,  où  la  coloration  des  figures  et  des  vête- 
ments, semble   la  montée  naissante  de  toutes  jeunes 


couleurs  dans  des  fleurs  en  boutons,  où  le  noir  des 
ombres  est  remplacé  par  un  ton  léger  et  neutre  de 
crépuscule,  où  le  Christ  et  la  Vierge  sont  assis  dans 
une  gloire  de  rayons,  gravée  sur  l'enduit  peint,  où 
les  crosses  des  évêques  sont  gaufrées  en  relief,  où  les 
nimbes  sont  niellés  comme  des  nimbes  de  cuivre  doré. 
Mais  à  l'AcADÉMiE  des  beadx-arts,  on  peut  seulement 
étudier,  pénéirer  cet  Angelico.  Là,  est  le  musée,  l'expo- 


FLORENCE.  145 

sition  des  œuvres  les  plus  pieusement  jolies  de  ce 
peintre,  —  qui  ne  peignit  jamais  un  crucifix,  sans  ré- 
pandre des  larmes,  —  de  ce  coloriste  vraiment  para- 
disiaque, dont  les  femmes,  qu'il  prend  pour  modèles 
sur  la  terre,  ont  des  coquetteries  mystiques,  qui  leur 
font,  si  on  ose  le  dire,  faire  Vœil  au  ciel. 

C'est  d'aljord  une  «  Descente  de  croix  »  avec  son 
ciel  d'outremer,  sur  lequel  courent  des  souffles  de 
nuages,  pareils  à  l'écume  blanche  du  dessus  des  va- 
gues, et  où  des  encensoirs  montent  dans  le  firmament, 
comme  des  cerfs-volants,  une  Descente  de  croix,  avec 
sa  terre  stellée  de  petites  fleurettes,  et  sous  une  lumière 
qui  montre  les  choses  et  les  êtres  éclairés  d'un  prisme 
célesle,  et  où  les  douleurs  apparaissent  enfermées  en 
elles-mêmes,  et  les  désolations  discrètes,  et  les  déses- 
poirs ne  touchant  pas  aux  traits  du  visage,  mais  tout 
contenus  dans  la  prière  des  mains,  dans  l'espoir  con- 
iiant  des  yeux. 

C'est  encore  «  l'Ensevelissement  du  Christ  »  qu'on 
pourrait  appeler  l'hymne  pieux  et  désolé  des  couleurs 
claires,  et  où  la  douleur,  sur  ces  visages,  sur  ces  fronts 
ronds  et  polis,  ne  semblant  contenir  que  des  idées 
dinnocence,  est  exprimée  presque  seulement  par  une 
pâleur  exsangue,  comme  si  par  les  blessures  du  Christ, 
avait  coulé  tout  le  sang  de  ce  monde  désolé! 

Mais,  où  ce  peintre  est  tout  à  fail  surprenant,  et  va  au 
delà  de  l'art  humain  de  la  peinture,  c'est  dans  ce  tableau 

13 


146  L'ITALIE   D'HIER. 

suavement  lumineux   de  son   «  Jugement   dernier  ». 

Parmi  la  lumière  froidement  blanche  d'un  jour  de 
printemps,  et  où  le  bleu,  le  rose,  le  violet  des  vête- 
ments, semblent  tissés  dans  la  soie  céleste  de  fils  de  la 
Yierge,  des  saints  et  des  martyrs,  des  vieillards  à  barbe 
blanche,  des  moines  tonsurés,  dans  des  robes  de  toutes 
couleurs,  sous  des  manteaux  de  pourpre  descendant 
jusqu'à  leurs  pieds  posés  sur  des  nuages,  les  mains 
jointes  et  croisées  sur  la  poitrine,  ou  tenant  un  lis, 
une  croix,  un  livre,  un  rouleau  de  parchemin,  dans  la 
tranquille  et  intérieure  allégresse  des  Bienheureux,  ont 
le  regard  tourné  vers  la  gloire  de  Dieu  :  Rex  seternœ 
gloriœ...  vers  un  voile  d'azur,  d'où  part  le  rayonnement 
difl'us  d'un  soleil  d'or,  cerclé  dans  le  haut  par  une 
sorte  d'arc-en-ciel,  où  volètenl  les  ailes  de  pourpre  d'une 
multitude  infinie,  innombrable,  de  petits  anges. 

Au  bas  les  tombeaux  ouverts.  A  gauche  de  Dieu, 
l'enfer  dans  lequel  se  voient  des  cardinaux,  des  papes 
condamnés  au  feu  éternel.  A  droite  des  gens  d'église  et 
des  laïques,  des  hommes,  des  femmes,  les  mains  ten- 
dues vers  le  Tout-Puissant.  Au  milieu  de  ces  élus,  des 
anges  à  la  grâce  presque  féminine  embrassent  de 
jeunes  moines,  ces  jolis  et  candides  moinillons,  que 
l'artiste  peint  si  amoureusement,  et  les  retiennent  dans 
leurs  embrassements,  d'une  manière  saintement  douce, 
tandis  que  d'autres,  à  la  porte  d'un  jardin  enchanté, 
tout  plein  de  fruits,  les  convient  de  la   main  à   une 


FLORENCE.  147 

danse  de  séraphins,  couronnés  de  marguerites,  et  en- 
lacés dans  une  ronde  lentement  tournante  sur  un 
gazon,  émaillé  de  fleurs,  ainsi  qu'en  une  ronde  de  mai 
des  cœurs,  s'aimant  en  Dieu. 


TEATRO    LEOPOLDO    AUUUSTO    BARCIACCHI 

Sur  ce  théâtre,  c'est  un  autre  stenferello  que  le  gros 
Cannelli,  un  stenlerello,  maigre,  nerveux,  aux  doigts 
rétractés,  au  jeu  fiévreux,  rageur,  et  dans  lequel  éclate, 
d'une  façon  désopilante,  la  mauvaise  humeur  de  ses 
mains  et  de  son  masque.  Un  comique  un  peu  triste, 
mais  un  comédien  savant,  rompu  au  métier,  un  comé- 
dien original,  un  comédien  tout  florentin  qui  ne  rit  pas, 
mais  dont  les  mines,  les  grimaces,  les  efl'ets  sourds  de 
la  voix,  la  volubilité  des  paroles,  les  contorsions  excen- 
triques du  corps  arrachent  le  rire. 

A  ce  théâtre  Bargiacchi,  dans  la  bouche  du  stenle- 
rello,  c'est  de  l'esprit  lintamarresque  ou  ordurièrement 
équivoque. 

Exemple  d'esprit  lintamarresque.  Un  postillon  dit  : 
«  J'ai  tant  de  larmes  dans  l'antichambre  des  yeux,  que 
je  ne  puis  voir  le  chemin  !  » 

Exemple  de  l'esprit  équivoque  :  «  —  Ah  !  c'est  votre 
sœur  de  lait..?  L'épouser,  non...  avec  du  lait  on  ne  fait 
pas  des  œufs....  » 


148  L'ITALIE    D'HIER. 

Pendant  les  entr'actes  du  théâtre  BARGt.vccHr,  le  slenle- 
rello  chante  des  espèces  de  complaintes  drolatiques,  sur 
des  airs  pleurards  d'église,  qui  font  se  tordre  le  public. 

Un  des  caractères  du  stenterello,  c'est  d'être  brèche- 
dent,  ce  qu'il  obtient  d'une  manière  tout  à  fait  illu- 
sionnante, en  se  mettant,  sur  les  dents  de  devant,  un 
morceau  de  taffetas  noir. 

Parfois,  il  arrive  au  stenterello  de  se  montrer  en 
squelette,  les  côtes  et  le  pubis  soutachés  en  blanc  sur 
un  tricot  noir  :  un  travestissement  produisant  un  grand 
effet  sur  les  vivants  de  la  salle. 

Où  apparaît  le  mieux  le  génie  de  Michel-Ange,  c'est 
dans  cette  élude  inachevée  de  la  «  Vierge  faisant  lire 
l'Enfant  Jésus  »  et  où  la  chair  rondit,  comme  de  la  cire, 
sous  les  brutales  entailles  du  ciseau  du  sculpteur  :  un 
merveilleux  croquis  exécuté  dans  le  marbre. 

Le  fond  de  la  nourriture  du  peuple  florentin  est  un 
gâteau  de  farine  de  châtaignes,  lardé  d'amandes  de 
pins  :  gâteau  appelé  :  Castagnaccio,  un  fiâtcau  couleur 
chocolat,  et  qu'on  voit  exposé  dans  des  bassins-  de 
cuivre. 

Oh  !  la  jolie  Parisienne  du  dix-huitième  siècle,  avec 
l'éclair  et  le  pétillement  de  sa  physionomie,  que  celte 


FLORENCE.  149 

Mme  Lebrun,  qu'on  suivait,   les  dimanches  aux  Tui- 


leries, de  manière  à  l'embarrasser;  oui,  la  jolie  Pari- 
sienne, que  celte  gentille  peintresse,  obligée  pour  ses 


15, 


150  L'IIALIE   D'IIIER. 

portraits  d'homme,  de  les  peindre,  comme  elle  dit, 
à  regards  'perdus,  et  de  leur  crier,  aussitôt  que  les 
leurs  devenaient  tendres  :  «  J'en  suis  aux  yeux!  » 

Elle  s'est  peinte,  la  tête  faisant  face  au  public,  une 
main  levée,  en  train  de  peindre,  l'autre  tenant  la 
palette  et  la  boite  de  pinceaux,  et  un  rien  reposant 
sur  ses  genoux,  dans  une  attitude  mollement  aban* 
donnée. 

Elle  est  babillée  d'une  robe  de  soie  noire,  bouffante 
et  chiffonnée  sur  les  seins,  une  large  écharpe  de  soie 
rouge,  au  gros  nœud  tombant  sur  la  hanche,  une 
grande  collerette  de  dentelle  jetée,  un  peu  à  la  diable, 
autour  d'un  cou  libre  et  dégagé.  Elle  a  un  petit  nez 
mutin,  gamin,  aux  narmes  éveillées,  des  yeux  dont  la 
lumière  est  un  sourire,  une  bouche  respirant  une 
grâce  malicieuse,  de  toutes  petites  dents  perlées, 
prêtes  à  mordre,  l'ovale  rond  et  mignonnement  plein 
d'une  figurine  de  Clodion. 

Sous  un  mouchoir  de  mousseline,  toi'tillé  en  la  forme 
d'un  léger  turban,  des  cheveux  aériens,  volatilisés,  par 
un  œil  de  poudre,  battent  la  Ggure  juvénile,  enfantine 
presque,  de  leurs  tortils  affolés.  Et  une  vie  délicate 
court  sous  les  carnations  de  porcelaine  de  cette  ner- 
veuse, au  sommeil  léger,  qui  ne  pouvait  dormir,  je 
crois,  à  Rome,  empêchée  qu'elle  était  par  le  forage 
des  tarets  dans  les  poutres  des  plafonds,  et  qui  ne  dut, 
selon  son  expression,  son  calme  et  la  prolongation  de 


FLORENCE.  151 

sa  vie,  qu'à  une  sieste,  à  une  coucherie  d'une  heure, 
pendant  le  jour,  après  son  dîner. 

Le  portrait  signé:  L.-E.  Vigée  Lebrun  1791,  nous 
apprend  que  ce  portrait,  faisant  partie  de  la  collection 
des  poitraits  des  peintres  de  toutes  les  écoles,  a  été 
exécuté  en  Italie,  lorsque,  prise  de  peur  de  la  Révolu- 
tion, l'émigrée  s'est  sauvée  de  Paris. 


PAYSAGE  D  HIVER    DE  LA  BAM.IEUE  DE   FLGRE.NCE 

Un  soleil  au  rayonnement  éblouissamment  clair,  des 
ombres  portées  ayant  la  cernée  d'une  tache  d'encre  sur 
du  papier;  dans  un  air  sec,  pas  le  voile,  pas  la  gaze 
llottante  d'une  vapeur,  et  pas  de  fuite  de  plans,  et 
pas  de  lignes  perdues,  effacées,  brouillées,  et  pas  d'ho- 
rizon défaillant  :  —  une  silhouette  des  choses,  âpre, 
crue,  brutale. 

Au  loin  un  amphithéâtre  de  collines,  comme  décou- 
pées à  l'emporte-pièce  sur  un  azur  profond,  immobile, 
solide,  pareil  à  un  mur  d'outre-mer.  Tout  près,  une 
campagne  mamelonnée,  bondissante,  où  sur  une  terre 
de  cendre,  la  verdure  grise  de  poussière  des  oliviers  a 
des  lumières  d'argent  bruni,  qui,  des  oliviers  vont  jouer, 
comme  dessus  des  verdures  de  zinc,  sur  les  massifs 
d'arbres  verts,  les  haies  d'un  lierre  sombre,  les  cactus 
jaillissant  des  fissures  de  vieux  murs. 


15-2  L'ITALIE    D'HIER. 

Et  là,  dans  ce  bain  de  lumière  aiguë,  en  la  montée  et 
la  descente  de  ces  petits  chemins,  tout  le  long,  bordés 
de  noirs  cyprès,  à  un  détour,  lœil  du  promeneur  imagi- 
natif  a,  parfois,  comme  l'illusion  d'entrevoir,  une  se- 
conde, le  chaperon  rouge  du  poète  florentin,  cherchant 
les  beaux  et  grands  vers  italiens  de  sa  Divine  Comédie. 


Cette  cour  du  grand-duc  Léopold  11  est  si  bourgeoise, 
si  aimablement  bourgeoise,  qu'elle  a  donné  trois  idées 
à  notre  compagnon  de  voyage,  Louis  Passy:  la  première, 
d'y  aller  en  parapluie,  la  seconde  d'y  prendre  ostensi- 
blement des  notes  sur  un  calepin,  et  la  troisième,  au- 
jourd'hui, où  nous  sommes  à  la  veille  de  partir,  d'v 
mettre  des  cartes,  avec  P.  P.  C. 


Un  repère  pour  constater  l'âge  des  vieux  tableaux 
italiens:  l'écartement  des  yeux'.  DeCimabuéà  la  Renais- 
sance, les  yeux  vont,  de  maître  en  maître,  en  s'éloignant 
du  nez,  perdent  le  caractéristique  du  rapprochement 
byzantin,  regagnent  les  tempes,  et  finissent  par  revenir 
chez  le  Corrège  et  chez  André  del  Saite,  à  la  place  où 
les  mettaient  l'Art  et  la  Beauté  antiques.  ^ 

1.  C'est  le  mode  d'expertise  pour  la  fixation  de  la  date  drs 
peintures  italiennes  anonymes,  adoptée  par  le  sénateur  Morelli, 
depuis  la  publication  de  cette  note,  dans  Idées  et  Sensations. 


FLORENCE.  155 

Comme  je  développais,  assez  éloquemment,  des  idées, 
sur  les  points  de  rapprochement  entre  nations,  des 
i-aces  latines,  et  des  sympathies,  que  ces  points  de  rap- 
prochement devaient  amener  entre  les  Italiens  et  les 
Français,  mon  interlocuteur  toscan,  un  avocat  très  dis- 
tingué, eut  une  espèce  de  rire  muet,  légèrement  ironi- 
que, et  après  un  silence,  mejeta  ces  paroles  : 

«  Monsieur,  je  crains  bien,  qu'à  ce  sujet,  vous  ayez 
des  illusions...  de  complètes  illusions....  Du  reste, 
l'expérience  vous  est  facile  à  faire...  et  vous  pouvez 
vous  convaincre,  dans  le  premier  salon  venu  d'ici,  où 
il  y  aura  un  Français  et  un  Anglais,  que  l'Italien  ira, 
instinctivement,  à  l'Anglais.  » 

Et  ce  rire  muet,  et  ces  paroles  de  l'avocat  toscan,  me 
remettaient  tout  à  coup  en  mémoire,  ce  que  raconte  le 
bailli  Grosley  de  la  gallophobie,  dans  je  ne  sais  plus 
quelle  ville  d'Italie,  au  dix-huitième  siècle,  d'un  auber- 
giste maître  de  poste,  chez  lequel  il  logeait  :  un 
vieillard  impotent,  confiné  au  coin  de  son  feu,  et 
passant  la  journée  à  souhaiter  au  voyageur  français 
et  à  ses  domestiques,  la  rahbia,  le  canchero,  dans 
une  verbosité  haineuse,  tout  à  fait  amusante. 


Au  fond,  un  charmant  et  désirable  endroit  de  la  terre 
à  habiter  que  cette  ville  de  Florence,  où  une  journée 
d'hiver  n'est  pas  plus  froide  qu'une  nuit  d'été,  à  Paris, 


L'ITALIE    D'HIER. 


OÙ  il  y  a  un  chemin  de  fer  qui  ne  va  guère  plus  loin 
que  là,  où  on  peut  encore  voir  l'heure  à  l'horloge  du 


vieux  Palais,  où  les  truffes  sont  au  prix  des  pommes  de 
terre,  où  il  y  a  des  camélias  dans  les  lieux,  où  l'ensei- 
gne de  la  grande  marchande  de  modes  est  en  français, 


FLORENCE.  155 

OÙ  un  jeune  homme  ruiné  ailleurs,  rien  qu'avec  les 
6000  livres  de  rente  qui  lui  restent,  peut  avoir  en  com- 
pagnie de  la  ballerine,  dont  les  romans  de  Paul  de  Kock 
gratifient  le  misérable  petit  capitaliste  parisien  de  ces 
temps-là,  —  peut  avoir  un  cheval. 

En  cette  ville  bénie,  tout  semble  arrangé  pour  le  bon- 
heur de  tous,  si  bien  que  toutes  les  jolies  femmes  peu- 
vent espérer  de  danser  une  fois,  dans  l'année,  avec 
l'héritier  présomptif,  si  bien  que  le  comique  du  grand 
théâtre  a  la  chance  de  faire  rire  les  petits  enfants  et  les 
grandes  personnes,  si  bien  que  le  clergé  a  l'esprit  de 
se  contenter  d'expliquer  au  peuple  les  quatorze  ma- 
nières d'accommoder  la  morue  salée,  en  carême. 

Oui,  un  petit  peuple  si  doux,  que  les  ofticiers  y  man- 
gent plus  de  crème  fouettée  que  tout  autre  part;  si  poli, 
que  les  marchands  de  tabac  vous  disent  merci,  quand 
vous  entrez  allumer  chez  eux  un  cigare;  si  ennemi  du 
changement,  que  lorsque  la  viande  est  payée  trop  cher 
par  les  bouchers,  ils  la  vendent  à  faux  poids,  au  su  et 
au  gré  des  acheteurs  souriants;  si  sobre,  que  c'est  la 
ville,  où  les  chiens  se  nourrissent  de  pain  tout  sec. 


LIVOURNE 


Un  quartier  du  Havre,  avec  toute  la  saleté   italienne, 

et  la  lessive  guenilleuse  des  maisons  séchant  auxfenêtres. 
Deux  ou  trois  larges  rues  anglaisées  de  quincaillerie, 
de  draperie,  de  librairie  de  la  Grande-Bretagne,  mais 
coupées,  de  dix  en  dix  pas,  par  d'ignobles  ruelles,  aux 
Trattoria  e  Locanda  dl  Basso  Mondo,  aux  dépôts  d'hui- 
tres,  à  48  cratz  la  douzaine,  aux  misérables  boutiques 
de  barbiers,  où  l'on  aperçoit  dans  l'ombre  la  face 
blanche  de  savon  d'un  matelot,  qu'un  maigre  iîgaro 
tient  par  le  bout  du  nez. 

El  dans  toute  la  ville,  allant  et  venant,  affairée,  une 
population  cosmopolite  inclassable,  des  types  entre  le 
professeur  de  chausson  et  le  vendeur  de  contremarques, 
proposant  à  vendre  n'importe  quoi  à  l'étranger  qui 
passe  :  ces  types,  mêlés  à  des  mendiants  culs-de-jatte, 
qui  le  poursuivent  sur  leur  petite  sellette  ferrée. 

Un  tableau  de  la  rue.  Devant  une  échoppe,  stationne 
une  toute  petite  fille,  joliment  débraillée,  aux  brillants 

14 


158  L'ITALIE   D'HIER. 

yeux,  SOUS  rébouriffement  de  cheveux  en  révolte.  La 
grosse  marchande  de  Féchoppe  retire  d'une  marmite, 
avec  une  cuillère  en  bois,  des  haricots  bouillis,  les  verse 
dans  une  balance,  les  pèse,  et  du  plateau  de  la  balance 
les  jette  dans  le  tablier  de  la  petite  iille,  qui  se  sauve  en 
courant. 


PISE 


CAMPO   SANTO 


Le  plus  beau  cimetière  d"art  du  monde,  un  monu- 
ment décoratoire  de  la  Mort,  qu'il  a  fallu  deux  cents 
ans,  pour  parachever,  une  triomphale  arcature  de 
250  pieds  de  long  sur  140  de  large,  aux  murs  entière- 
ment revêtus  de  peintures,  une  œuvre  peinte  formi- 
dable, une  œuvre,  dit  Vasari,  de  nature  à  épouvanter 
toute  une  légion  de  peintres  {opoYi  terribilissima  e  du 
metter  paura  a  un  légion  di  pittori.) 

Sur  le  mur  du  Midi,  sont  les  compositions  des  deux 
frères  André  et  Léonard  Orcagna  :  «  Le  Triomphe 
de  la  Mort  »  et  «  Le  Jugement  dernier  »  par  André, 
«  L'Enfer  »  par  Léonard'. 

Chez  les  deux  Orcagna.  la  tradition  byzantine  s'est 

1.  Ces  compositions  auraient  été  attribuées  à  tort,  sur  la  foi  de 
Vasari,  aux  frères  Orcagna  :  elles  seraient,  à  ce  qu'assurent 
MM.  Crome  et  Cavalcarella,  des  frères  Pietro  et  Ambrogio  Lorenzetli. 


160  L'ITALIE    D'HIER. 

conservée  à  ce  point,  que  les  crinières  des  chevaux 
sont  tressées  sur  le  modèle  des  entrelacs  des  chapiteaux 
des  églises  hàties  dans  ce  style,  et  la  peinture  des  deux 
frères,  sous  des  accoutrements  de  leur  temps,  a  gardé 
sur  les  figures,  un  peu  du  charbonnage  et  de  l'expres- 
sion anti-humaine  des  mosaïques  de  Saint-Marc. 

«  Le  Triomphe  de  la  Mort  »,  on  dirait  un  chant  ma- 
cabre du  Dante!...  Sous  un  bosquet  d'orangers,  où. 
pareils  à  des  zéphirs,  volètent  deux  petits  amours,  des 
couples  amoureux  s'enivrent  de  douces  paroles  et  de 
musique,  qu'un  troubadour  lire  de  sa  voix  et  de  son 
violino,  pendant  que  la  Mort  descend  rapide  sur  ces 
heureux  vivants,  pour  les  faucher  en  plein  bonheur,  en 
pleine  jouissance  de  la  vie.  Et  la  Mort,  n'est  pas  la 
Mort-squelette  des  danses  d'IIolhein,  elle  est  une  vieil 
larde  aux  cheveux  blancs,  qui  a  le  corps  musclé  d'une 
ligure  allégorique  du  Temps,  en  même  temps  que  les 
diables  à  son  service,  sont  des  figurations  un  peu  car- 
navalesques des  satyres  de  l'antiquité. 

Au-dessous  de  la  Mort,  ccst  un  abatis  de  cadavres, 
un  charnier  do  rois,  de  bourgeois,  de  prêtres,  de  guer- 
riers, de  femmes.  Et  de  toutes  ces  bouches  ouvertes,  les 
âmes  sortent,  comme  si  les  morts  accouchaient  dou- 
loureusement de  leur  immortalité,  et  des  diables  hideux, 
aux  écailles  de  crocodiles,  et  des  anges,  couleur  de  feu. 
tirent  des  bouches  ces  âmes,  qui  sous  le  pinceau  du 
peintre,  ont  pris  l'aspect  matériel  de  gros  garçons  aux 


PISE.  161 

hanches  d'hermaphrodites.  Et  h  dispute,  et  le  partage, 
et  la  revision  des  âmes,  se  continuent  au  ciel,  où  il  y 
a  une  hataille,  au  sujet  de  lame  abominablement  por- 
cine d'un  moine  grassement  entripaillé,  qu'un  diable 
tient  par  les  cuisses,  qu'un  ange  tire  par  les  bras. 

Tout  en  bas  de  la  composition  est  un  chœur  d'aveu- 
gles, d'infirmes,  d'estropiés,  de  béquillards,  demandant 
à  la  Mort  de  finir  leurs  maux,  l'implorant  dans  ces 
vers  : 

Dà  che  prosperitade  ci  ha  lasciati 
0  Morte,  medicina  d'ogni  pena 
Deh  !  a  darne  ormaï  l'ultima  cena. 

Mais  la  Mort,  sourde  à  leurs  sollicitations,  ne  va 
qu'aux  heureux,  et  c'est  à  la  joyeuse  cavalcade  descen- 
dant sur  la  gauche  de  la  peinture,  qu'elle  va  offrir  son 
image  et  Tannonce  de  sa  venue. 

Au  pied  d'une  montagne,  d'une  Thébaïde,  au  haut  de 
laquelle  des  moines  prient,  au-dessous  d'un  plateau  où 
dorment  deux  cerfs,  et  où  un  lièvre  fait  chandelier,  une 
joyeuse  cavalcade  de  gentes  damoiselles  et  de  jeunes 
gentilshommes,  le  héron  sur  le  poing,  revient  de  la 
chasse,  leurs  varlets  chargés  de  canards  sauvages.  Et 
voici  qu'à  leurs  yeux  se  présentent  trois  cercueils  :  le 
premier,  contenant  un  cadavre  hideusement  boursouflé; 
le  second,  un  cadavre,  dont  la  pourriture  a  déjà  mangé  la 
figure  ;  le  troisième,  un  cadavre,  à  peine  habillé  de  qucl- 

14. 


162  L'ITALIE    D'HIER. 

ques  guenilles  de  chair  et  de  peau  :  trois  cadavres  à  la 
décomposition  rapide,  qu'amenait,  selon  la  croyance 
populaire,  la  terre  sainte  rapportée  de  Jérusalem  sur 
les  vaisseaux  de  Venise,  et  dont  on  avait  fait  la  terre  de 
sépulture  du  Campo  Santo. 

Et  l'odeur  de  ces  trois  cadavres  faisait  se  boucher  les 
narines  aux  hommes  et  aux  femmes,  tendre  aux  che- 
vaux le  cou  dans  un  hennissement  inquiet,  et  aux 
('hiens  flairer  le  sol,  le  nez  en  terre. 

Dans  «  le  Jugement  dernier  »  d'André  Orcagna,  aux 
côtés  du  Christ,  la  main  droite  levée  dans  un  maudisse- 
menl  des  damnés,  que  repousse,  avec  de  grandes  épées 
d'argent,  la  gendarmerie  des  anges,  la  Yierge,  dans  sa 
robe  blanche  aux  reflets  roses,  a  un  geste  de  tendre 
commisération  pour  les  maudits  :  double  pantomime 
qu'a  reprise  et  introduite  Michel  Ange  dans  son  «  Juge- 
ment dernier  »  de  la  chapelle  Sixtine. 

«  L'Enfer  »,  de  Léonard  Orcagna,  c'est  la  coupe  de 
ce  carcere  diiro,  qui  aurait  quatre  étages  de  tourments, 
et  pour  pilier  de  l'immense  palais  de  douleur,  un  gigan- 
tesque monstre  jaune  et  vert,  cornu  comme  un  bœuf, 
aux  entrailles  de  braise,  toute  braisillante. 

Sous  sa  direction,  des  malheureux,  mîtrés  de  blanc, 
tournent  à  une  broche,  passée  à  travers  deux  bouches 
de  damnés,  et  en  attendant  l'heure  de  rôtir,  des  paquets 
de  damnés  sont  ficelés  avec  des  serpents  qui  leur  man- 
gent le  sein,  pendant  que  des   diables  assis  à  cali- 


PISE.  105 


fourchon  sur  eux  versent  du  plomb  fondu  dans  la 
bouche  gourmande  de  celui-ci,  tenaillent  avec  des 
tenailles  rouges  les  lèvres  impudiques  de  celui-là, 
déroulent,  dévident  les  entrailles  impures  de  cette 
femme,  inventent  je  ne  sais  plus  quels  supplices  pour 
les  autres,  qui  tous,  dans  la  soif  qui  les  brûle,  ont  la 
tentation  de  tables  servies  de  rafraîchissements, 
auxquels  ils  ne  peuvent  toucher. 

Et  ce  sont  des  puils,  des  puits  tout  entiers,  remplis 
jusqu'aux  bords,  de  morts  à  la  souffrance  toujours 
vivante,  parmi  lesquels  des  coups  de  lances  et  de  har- 
pons font  des  remous  douloureux. 

Cet  enfer  de  Léonard  Orcagna,  c'est  bien  la  conception 
de  l'Enfer  au  Moyen-Age,  mais  encore  plus  entière- 
ment la  conception  d'un  peuple  méridional,  qui  sous 
son  soleil,  ne  connaît  ni  les  mélancolies,  ni  le  spleen 
du  Nord,  vit  dans  une  ignorance  un  peu  enfantine  de 
la  souffrance  morale,  et  n'imagine  pas  de  supplice  plus 
cruel,  plus  ingénieusement  barbare,  en  un  mot  plus 
infernal,  que  celui  d'un  homme  qui  rôlit  à  la  broche. 
Le  mur  du  Nord,  en  vingt-six  grandes  peintures,  est 
comme  l'exposition  d'un  panorama  du  Vieux-Testament. 
Et  tout  d'abord  trois  compositions,  longtemps  attri- 
buées à   Buffalmacco,  et  seulement   depuis   quelques 
années  à  Pietro  di  Puccio  d'Orvieto.  Ces  trois  compo- 
sitions sont  «  La  Création  »,  «  La  Mort  d'Abel  »,  a  La 
sortie  de  l'Arche  ». 


IG-i  L'ITALIE    D'HIER. 

Dans  ces  fresques  de  la  fin  du  quatorzième  siècle,  un 
commencement  du  sentiment  anatomique  en  peinture, 
le  corps  de  l'homme  et  de  la  femme  sorti  de  l'em- 
bryonnat  hiératique  des  formes,  les  vrais  contours  de 
la  nudité  étudiés  pour  la  première  fois;  —  les  anges, 
plus  les  anges  incorporels  des  mosaïques,  avec  leurs 
ailes  de  grands  volatiles,  des  anges  emplissant  leurs 
robes  de  rondeurs  humaines;  —  des  tètes  encore  un 
peu  byzantines,  aux  yeux  touchant  le  nez,  aux  cous 
n'en  finissant  pas  :  toutefois  un  ensemble  de  formes  et 
de  traits,  comme  s'adoucissant,  s'humanisant  dans 
l'étude  de  la  nature,  ainsi  que  cela  est  très  visible  dans 
rÈve  de  «  La  Création  ». 

Et  sans  aucun  doute,  cans  cette  composition,  l'ar- 
change est  la  prise  exacte  d'un  modèle  humain  :  cet 
archange,  dont  le  costume  est  un  compromis  entre  le 
costume  moyenâgeux  et  le  costume  romain,  et  dans 
lequel  le  peintre  a  introduit  la  cotte  du  légionnaire  de 
la  vieille  Rome,  que  Raphaël  va  bientôt  faire  entrer 
dans  le  vestiaire  de  ses  costumes  peints. 

Dans  la  «  Mort  d'Abel  »  une  peinture  plus  primitive, 
des  tètes  petites,  relativement  au  développement  des 
corps,  et  des  formes  mannequinées,  des  enveloppements 
de  membres  dans  des  lignes  droites,  sans  le  ressaut  et 
le  cabossement  des  muscles,  brisant  la  rigidité  de  bois 
de  ces  lignes. 

«  Le  Déluge  ».  Après  la  retraite  des  eaux,  la  recon- 


naissance  envers  Dieu  de  l'Humanité,  et  de  l'Animalité, 
au  sortir  de  l'arche  de  Noé,  se  témoigne,  des  deux 
côtés  de  la  composition,  par  l'agenouillement  des 
hommes,  à  droite,  par  ragenouillement  des  bétes,  à 
gauche. 

Les  vingt-trois  autres  compositions,  qui  sont  de 
Benozzo  Gozzoli,  continuent  cette  grandiose  illustration 
de  la  Bible,  et  deviennent  sur  ce  mur  du  nord  du  Campo 
Santo,  sous  le  pinceau  imaginatif  de  ce  maître,  une 
sorte  de  poème  lyrique  peint  du  saint  livre. 

Dès  la  première  composition  :  «  l'Adoration  des 
Mages  »,  il  semble  qu'on  se  trouve  devant  une  peinture 
qui  a  sauté  plusieurs  siècles.  Ce  sont  les  couleurs 
suaves  d'un  élève  de  Fra  Angelico  da  Fiesole,  la  grâce 
et  la  vie  des  corps  dans  des  tons  doucement  harmo- 
nieux, au  milieu  de  pittoresques  aspects  de  la  nature, 
de  paysages,  où  les  cavalcades  blanches  se  détachent 
sur  les  palmiers  et  les  pins  parasols,  avec  des  loin- 
tains montagneux,  dominés  par  une  petite  ville  à  la 
découpure  fantastique,  et  vers  laquelle  monte  en  serpen- 
tant, droit  dans  le  ciel,  le  fer  d'un  millier  de  lances. 

A  «  l'Adoration  de  Belus  »,  à  «  la  Tour  de  Babel  », 
où  seraient  portraiturés  les  portraits  de  Cosme  l'Ancien, 
de  son  fils  Pierre,  de  ses  neveux  Julien  et  Laurent  le 
Magnifique,  enfin,  d'Ange  Politien,  sous  toujours  le  vrai 
coloris  de  Benozzo  Gozzoli,  apparaît  et  perce  la  réalité 
humaine  qui  caractérise  le  dessin  de  Masaccio,  en  une 


166  L'ITALIE    D'HIER. 

matérialité,  avouons-le,  plus  contenue,  plus  resserrée. 
Et  voici  les  poses  prises  sur  le  vif,  et  le  naturel  des 
attitudes,  et  voici  l'élégant  balancement  des  jeunes 
hommes  sur  leurs  torses,  et  voici  les  jolies  retrouvailles 
d'équilibre  des  femmes,  portant  une  cruche  sur  la  tête, 
et  de  l'autre  main,  du  côté  de  la  hanche  qui  creuse, 
traînant  un  enfant,  et  avec  toutes  les  coquetteries  de 
leurs  têtes  sur  la  souplesse  des  cous,  —  et  voici  la 
vivace  mobilité  des  enfants,  de  toute  cette  population 
d'enfants,  animant  et  faisant  comme  le  premier  plan  de 
ses  tableaux. 

«  La  Femme  de  Loth  changée  en  statue  de  sel  »  une 
composition  curieuse,  rappelant  le  changement  un  peu 
effrayant  d'acteurs,  métamorphosés  soudainement  en 
statues  blanches. 

Mais  parmi  ces  compositions,  il  en  est  une  tout  à  fait 
supérieure,  c'est  la  «  Destruction  de  Sodome  »  sous  les 
souffles  de  feu  des  anges  vengeurs.  Impossible  de 
donner  un  plus  saisissant  spectacle  de  la  ruée  d'une 
population  épouvantée,  fuyant  l'incendie,  et  de  mettre 
dans  ce  sauve-qui-peut  éperdu  de  bras  et  de  jambes,  la 
variété  d'impressions  morales  qu'y  a  mise  Benozzo 
Gozzoli.  Ici,  la  frayeur  stupide  :  cet  homme  qui  fuit,  les 
bras  en  l'air,  la  tète  baissée,  craignant  de  regarder 
derrière  lui;  là,  la  révolte,  dans  cet  homme  à  l'ana- 
tomie  contractée,  et  au  redressement  colère  de  la  tête 
contre  le  ciel.  Un  vieillard  à  barbe  blanche,  qui  s'en  va 


l'ISE.  167 

à  pas  lents,  réfléchis,  nous  donne  l'idée  de  la  résignation 
religieuse.  Et  le  désespoir  profond  et  calme,  le  désespoir 
bien  humain,  est  représenté  de  la  manière  la  plus  in- 
telligente, par  l'arrêt  de  ce  père,  qui,  une  main  sur  la 
tète  de  son  fils,  encore  enfant,  l'autre  dans  ses  cheveux 
qu'il  tortille,  en  la  fuite  de  son  foyer,  en  le  deuil  de  sa 
femme  qui  n'est  pas  à  ses  côtés,  ne  sait  pas  s'il  veut 
marcher  encore. 

Dans  «  l'Ivresse  de  Noé  »  Gozzoli  a  retrouve,  pour  la 
vendange,  pour  le  cadre  de  cette  ivresse,  la  grâce  des 
frises  antiques,  l'envolée  de  ces  enlacements  dansants 
de  nymphes  aux  pieds  légers.  En  effet,  ne  semblent- 
elles  pas  détachées  d'un  bas-relief  grec,  ces  deux- 
femmes,  dont  l'une,  un  pied  soulevé  derrière  elle,  une 
main  sur  la  hanche,  et  l'autre  tenant  sur  sa  tète  le 
panier  à  raisin,  s'avance  avec  un  ballant  dans  la  dé- 
marche, comme  si  le  peintre  avait  vraiment  trouvé  le 
moyen  de  rendre  la  marche  en  peinture.  L'autre 
femme,  posant  sur  ses  deux  pieds  assemblés,  l'un  en 
retraite,  calant  le  talon  du  premier,  la  tête  renversée, 
le  visage  fuyant,  les  seins  projetés  en  avant,  ses  deux 
bras  élevés  au-dessus  de  sa  tête  pour  recevoir  le  panier, 
que  tend  le  vendangeur  perché  sur  une  échelle,  sa  jupe 
doucement  carminée,  relevée  et  passée  dans  sa  ceinture, 
un  bout  de  chemise  blanche  au-dessus  du  genou. 

Cette  «  Ivresse  de  Noé  »  est  connue  en  Italie  sous  le 
nom  de  la  vergognosa,  tirant  ce  nom  de  la  femme,  qui 


168  L'ITALIE    D'HIER. 

tout  en  ayant  l'air  de  se  couvrir  le  visage  avec  sa  main, 
afin  de  ne  pas  voir  la  nudité  de  Noé,  regarde  entre  ses 
doigts.  De  là.  le  proverbe  pisan  :  corne  la  vergognosa 
di  Campo  Santo. 

Dans  l'élévation  de  la  Tour  de  Babel,  Gozzoli  fait 
preuve  d'un  dessin  anatomique  des  musculatures  très 
savant,  et  parmi  toutes  les  poses  des  bâtisseurs  du 
monument  surhumain,  c'est  plaisir  à  voir  le  contour- 
nement  bossue  des  corps,  le  raidissement  cordé  des 
nerfs,  les  beaux  raccourcis  des  efforts  de  la  Force. 

Cette  composition  a  un  autre  intérêt,  elle  renferme 
une  représentation  de  Babylone,  et  cette  représentation 
nous  donne  l'idée  qu'on  se  faisait  alors  de  cette  cité, 
pour  ainsi  dire  légendaire.  Elle  est  représentée  avec 
des  portes  crénelées,  comme  celles  d'Aigues-Mortes,  avec 
une  tour,  comme  celle  du  Vieux  Palais  de  Florence,  et 
avec  tous  les  Arcs  de  Triomphe  et  tous  les  Dûmes  et 
toutes  les  églises  de  l'antiquité  romaine  et  du  moyen 
âge  italien. 

Du  reste  Benozzo  Gozzoli  est  dans  sa  peinture,  l'ar- 
chitecte d'architectures  d'une  richesse,  d'une  pompe, 
d'une  splendeur  inouïe.  Ce  ne  sont,  dans  le  fond  de  ses 
compositions  du  Campo  Samo,  que  palais  de  marbre  de 
toutes  couleurs,  que  campaniles  montant  dans  le  ciel, 
dont  ils  laissent  passer  le  bleu  par  toutes  les  percées, 
que  tours  ceintes  de  colonnes,  comme  une  ronde  de 
danseuses,  se  donnant  la  main  par-dessus  leurs  tètes, 


l'ISE. 


lOi) 


que  terrasses-jardins  surchargées  de  curieux,  que  somp- 
tueux atrium  de  temples  aux  chapiteaux  d'or,  au  pavé 


de  mosaïque,  enfin   que   portiques    à  jour,   où  dans 
l'ombre  des  arceaux,  parmi  les  balafres  de  soleil,  pa- 
pillotent des  couleurs  de  pierres  précieuses- 
Cette  lampe  du  Dùme  de  Pise,  que  dessine  mon  frère, 


15 


170  L'ITALIE    D'HIER. 

celte  lourde  lampe,  aux  anges-amours  tenant  ces  espè- 
ces de  balancelles  qui  sont  les  bobèches  des  cierges, 
celte  lampe  me  rappelant,  je  ne  sais  pourquoi,  le  cadre 
circulaire  richement  ornementé  d'une  sphère,  celte 
lampe  a  toujours  l'oscillalion,  qui  a  dit  à  Galilée  que  la 
terre  tournait  autour  du  soleil  :  «  Eppur  si  innove.  » 

A  propos  de  cette  découverte  du  mouvement  de  la 
terre,  il  n'est  sorte  de  persécution,  dans  quelque  genre 
que  ce  soit,  que  ce  pauvre  Galilée  n'ait  subie. 

C'est  ainsi  que  dans  le  cours  d'une  visite  de  l'Uni- 
versité de  Padoue  par  les  trois  procurateurs  de  Saint- 
Marc,  formant  un  tribunal,  per  la  ri  forma  dello  studio 
di  Padova,  le  père  Berlinzone  accusait  le  savant,  en 
pleine  assemblée,  d'entretenir  une  fille  à  Padoue,  une 
autre  à  Gambarara,  où  il  allait  passer  ses  jours  de 
congé,  une  troisième  à  Venise,  où  il  faisait  de  fréquents 
voyages.  Sommé  de  répondre,  Galilée  dit  simplement, 
qu'il  avait  des  besoins,  que  ses  besoins  lui  étaient  com- 
muns avec  son  accusateur,  et  qu'il  ne  s'était  jamais 
occupé,  comment  son  accusateur  les  satisfaisait. 

Sur  cet  aveu,  après  que  les  riformatori  en  eurent 
conféré  entre  eux,  le  président  prononça  que,  vu  l'in- 
suffisance des  appointements  de  l'accusé,  pour  fournir 
à  ses  besoins,  la  République  les  doublait,  en  l'invitant 
à  en  faire  bon  usage. 


PISE.  171 

Au  Campo  Santo  se  retrouve  réunie  une  nombreuse 
et  intéressante  collection  de  tombeaux  antiques,  de  sar- 
cophages romains,  où,  dans  le  marbre  funéraire,  sont 
jetées  en  une  fuina  de  mouvement,  des  chasses,  des 
courses,  des  luttes  de  cirque,  des  mêlées  batailleuses 
de  corps,  des  cabrements  de  chevaux,  des  danses  de 
femmes,  —  ainsi  qu'une  protestation  de  l'Activité 
humaine  contre  l'Éternel  Repos,  de  la  Vie  contre  la 
Mort. 

Sur  un  tombeau  chrétien  des  premiers  temps  est 
figurée  une  porte  entr'ouverte.  La  pierre  d'une  tombe 
plus  moderne  a  pour  toute  ornementation,  pour  toute 
inscription,  le  fac-similé  de  deux  plantes  de  pieds  sur 
le  sable  :  un  symbole  de  la  trace  bien  vite  effacée  de 
notre  passage  sur  la  terre. 


Pise  possède  une  Faculté  de  droit,  où  l'on  enseigne 
le  droit  canon  :  un  cours  assommant,  et  dont  les  étu- 
diants se  débarrassaient  ainsi,  il  y  a  quelques  années. 

Le  professeur  était  un  abbé,  un  bon,  un  doux,  un 
charmant  vieillard. 

A  peine  était-il  en  chaire,  qu'un  étudiant  disait  tout 
haut  :  Un  juif!  Et  aussitôt  nombre  de  voix  de  crier  : 
Docteur,  il  y  a  un  juif  ici!  Pas  de  juif!  A  la  porte  le 
juif!  —  Eh  bien,  où  est-il?  hasardait  timidement  le 
professeur  :  —  C'est  moi!  jetait  impudemment  un  étu- 


17-2  L'ITALIE    b'UlER. 

(liant,  en  se  levant.  —  Eh  bien,  vous  voyez,  mon  ami, 
vous  allez  empêcher  ma  leçon....  Vous  devriez  bien  vous 
retirer  ?  —  )!ais  le  cours  est  public,  j'ai  le  droit  d'y 
assister.  —  En  effet,  comme  vous  le  dites,  le  cours  est 
public  !  —  Pas  de  juif,  à  la  porte  le  juif!  reprenaient  en 
chœur  les  étudiants,  —  Mais  voyez,  comme  c'est  désa- 
gréable! soupirait  le  vieux  docteur,  en  s'adressantà 
l'étudiant  prétendu  juif. 

—  Ah!  il  ne  s'en  va  pas....  il  ne  s'en  va  pas....  Eh  bien, 
c'est  nous  qui  nous  retirons,  hurlaient  les  étudiants. 

—  Je  reste,  moi  ! 

—  Point  de  juif,  jamais  de  juif!  —  et  tous  les  étu- 
diants décampaient. 

Le  bon  prêtre,  resté  avec  le  faux  juif,  fermait  ses 
cahiers,  en  lui  disant  sur  un  ton  de  reproche  plaintif  : 
Vous  voyez,  mon  ami,  ils  se  sont  en  allés! 


Une  population  bien  misérable,  la  population  de  Pise, 
dont  la  mendicité,  par  troupes  de  dix  à  douze  men- 
diants, chasse  les  malades  de  la  poitrine,  de  ce  climat 
chaudement  humide,  et  dont  la  partie  qui  ne  mendie 
pas,  vit  de  braconnage  dans  les  forêts  de  sapins  de  la 
Cascina  cli  S.  Rossore,  la  ferme  immense  du  grand - 
duc,  la  ferme  qui  étonne  par  ce  troupeau  de  deux  cents 
chameaux,  aux  ancêtres  importés  du  temps  des  Croi- 
sades. 


PISE.  i7-, 

Ces  forets  de  sapins  sont  pleines  de  sangliers,  que  les 
braconniers,  après  les  avoir  tués,  jettent  dans  l'Ai-no, 
et  repèchent,  lorsque  les  bêtes  sont  hors  des  domaines 
du  grand-duc. 


15. 


SIENNE 


Dans  la  montée  de  cette  sorte  de  chemin  de  ronde, 
qui  fait  le  tour  de  Sienne,  et  dans  lequel,  des  pans 
restés  debout  d'un  mur  des  anciennes  fortifications, 
descendent  de  grandes  ombres  aux  dentelures  bizarres, 
d'où,  obscurs  et  noyés  en  la  pénombre,  émergent  dans 
le  soleil,  des  mulets  à  la  pourpre  éclatante  de  la  cou- 
verture, aux  éclairs  des  plaques  de  cuivre,  toutes  cli- 
quetantes ;  —  là,  dans  ce  chemin,  entre  une  colonne 
en  pleine  lumière,  à  gauche,  et  à  droite,  la  montagne 
aux  oliviers  d'hiver  vert-de-grisés,  portant  l'église  San- 
Dominico,  soudain  m'est  apparue,  une  tannerie  :  un 
coin  de  bâtisse  à  faire  la  joie  de  Decamps,  un  morceau 
de  paysage  urbain,  chauffé,  recuit,  calciné,  rissolé, 
avec  des  pétards  de  blanc  d'argent,  de  vermillon,  d'ou- 
tremer, dans  des  ombres  de  bitume  et  de  terre  de 
Sienne  brûlée. 

Un  petit  mur  montant  à  la  façon  d'une  rampe  d'es- 


176  L'ITALIE    D'HIER. 

calier  :  un  petit  mur  blanc,  ayant  l'air  de  craie  grattée, 


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rayée,   égratignée,  et  tout  recouvert  de  peaux  qui  se- 


SIENNE.  177 

client,  suspendues  à  des  moitiés  de  cerceaux,  des 
peaux  de  toutes  couleurs  :  des  peaux  couleur  d'ama- 
dou, couleur  de  feuilles  séchées,  couleur  de  lie  de  vin, 
glacée  de  tons  bleuâtres. 

Au  bas  d'une  terre,  que  l'égouttement  de  l'eau  char- 
gée de  tan,  a  rendue  toute  rouge,  un  grand  réservoir, 
rempli  d'une  eau  verdàtre,  dii  vert  dense  d'un  marbre, 
et  dans  cette  eau,  comme  solide,  les  reflets  du  mur 
blanc,  de  la  terre  rouge,  des  peaux  multicolores,  avec 
au  milieu  de  ces  taches,  arrêtées  par  de  dures  cernées, 
des  rayures  de  lapis,  dans  lesquelles  se  mire  le  bleu 
inaltéré  du  ciel. 

Contre  le  réservoir,  s'élève  un  bâtiment  à  l'aspect 
d'une  ruine  antique,  un  grand  bâtiment  de  brique 
tout  rouge,  où  le  plâtre  qui  le  recouvrait,  éclaté  sous 
l'action  du  soleil,  n'a  laissé  que  quelques  esquilles 
blanches  :  un  bâtiment  aux  trois  immenses  baies 
cintrées,  sans  portes,  et  où,  à  la  place  des  portes, 
sont  encore  suspendues  de  grandes  peaux,  qui  ont 
l'air  d'animaux  desséchés.  Et  au-dessus  de  ces  trois 
baies,  dont  le  dessous  est  tout  émeraudé  par  les  jolies 
nuances  frigides  de  l'humidité,  une  terrasse,  au  haut 
de  laquelle,  autour  des  pilastres,  se  contournent  les 
sarments  desséchés  d'une  vigne,  qui  fait  le  toit  de 
l'édifice,  en  été. 

Sur  le  bord  du  réservoir,  était  couchée  sur  le  dos, 
une  mâtine  en  mal  de  chien,  les  quatre  pattes  en  l'air, 


178  L'ITALIE    D'HIER. 

les  pattes  inférieures  toutes  raides,  les  pattes  supé- 
rieures agitées  d'un  mouvement  convulsif,  montrant  les 
mamelles  pressées  de  son  ventre  et  le  blanc  de  dessous 
de  sa  gorge,  dans  sa  peau  rayée  de  tigre,  la  tête  renver- 
sée sur  la  margelle,  et  ne  laissant  voir  qu'un  bout  de 
nez  noir,  et  l'enroulement  d'une  langue  rose  dans  un 
coin  de  gueule,  à  fleur  d'eau,  pendant  qu'un  mâtin 
rayé  de  noir  dans  sa  peau  grise,  comme  la  màtinc, 
tournoyait,  grondant  autour  d'elle. 

Oh  !  tout  à  fait  un  motif  de  Decamps,  dans  l'atmo- 
sphère limpidement  claire  d'un  jour  d'hiver  italien,  et 
dans  un  air  chargé  d'émanations  acres,  toniques, 
astringentes. 


Peintures  du  Pinturicchio  au  Dôme,  d'une  conserva- 
tion miraculeuse,  mais  peintures  moins  libres,  moins 
nature,  moins  intimes,  que  ses  peintures  de  Florence, 
peintures  plus  soumises  à  un  style  de  convenance  et 
d'élévation  plus  classique,  présentant  cette  curiosité, 
que  les  reliefs  des  choses  dorées  sont  tels,  que  ce  sont 
de  véritables  boutons,  de  véritables  mors  de  chevaux, 
de  véritables  manches  de  poignards,  sans  que  la  per- 
spective du  tableau  en  soufi're. 


Devant  le  Sodoma,  de  l'église  de  Saint-Dominique,  de- 


SIENNE.  179 

vant  le  tableau  de  «  l'Évanouissement  de  Catherine  de 
Sienne  »,  me  revenait  l'histoire  de  cette  sainte  hysté- 
rique. 

Je  me  la  rappelais  à  l'âge  de  six  ans,  dans  cette 
ancienne  rue  de  la  J'alle  piatta,  levant  les  yeux  vers 
cette  église  où  j'étais  entré,  et  voyant  le  Christ  sur  un 
trône,  à  travers  un  voile  d'or  tenu  par  des  séraphins,  et 
éprouvant  une  joie  si  puissante  de  cette  vision,  que 
secouée  dans  son  extase  par  son  frère,  elle  s'écriait  : 
«  Oh!  si  tu  pouvais  voir  les  belles  choses  que  je  vois, 
tu  ne  me  dérangerais  pas  ainsi  !  »  et  la  petite  fille  fon- 
dait en  larmes.  C'est  elle  encore,  qui  devenue  une  fille 
de  Saint-Dominique,  et  demeurée  sans  instruction  jus- 
qu'à l'âge  de  trente  ans,  déclare  que  Jésus-Christ  lui  a 
appris  à  écrire  dans  une  extase,  en  celte  curieuse 
phrase  :  «  Je  commençai  à  écrire,  comme  en  dormant  y>. 
C'est  elle  enfin,  qui,  à  Pise,  après  un  long  agenouille- 
ment les  bras  en  croix,  tombait  par  terre,  comme  fou- 
droyée, et  se  relevait  rayonnante  d'une  beauté  surhu- 
maine, portant  sur  le  corps,  les  stigmates  de  Jésus- 
Christ. 

Ah  !  l'incroyable  extatique  que  cette  Catherine  de 
Sienne,  à  laquelle  auraient  été  donnés,  pour  ainsi  dire, 
des  sens  spirituels  qui  lui  faisaient  sentir  une  odeur 
fétide  chez  les  êlres,  en  état  de  péché  mortel,  et  qui,  en 
ce  temps  des  factions  remplissant  l'Italie  de  meurtres 
et  d'empoisonnements,  à  cette  époque  Ae^  pestes  noires 


180  L'ITALIE    D'IHER. 

faisant  des  rafles  de  80000  individus,  el  poussant  les 
survivants  aux  jouissances  brutalement  hâtives,  par- 
lait aux  multitudes  accourues  à  sa  voix  «  appelées 
comme  par  des  trompettes  invisibles,  »  parlait  de  la 
beauté  des  âmes,  lavées  du  limon  bourbeux  du  péché, 
avec  l'illumination  artiste  d'une  voyante  céleste,  de- 
venant la  purificatrice  des  laides  consciences  de  son 
siècle,  méritant  le  surnom  de  la  Chasseresse  mystiqjie 
(les  âmes. 

Un  régime  de  vie  du  reste  tout  propre  à  l'exaltation 
de  la  mysticité,  de  i'érotomanie  religieuse. 

Trois  années  entières,  où  Catherine  de  Sienne  ne 
sortit  de  sa  chambre  que  pour  aller  à  l'église,  trois 
années  où  elle  se  renferma  dans  un  silence  si  entier, 
qu'elle  ne  parlait  qu'à  la  confession,  pour  avouer  ses 
fautes.  Le  coucher  sur  une  planche,  où  elle  ne  s'accor- 
dait qu'une  demi-heure  de  sommeil,  tous  les  deux 
jours.  La  privation  de  la  viande  depuis  l'âge  de  quinze 
ans,  l'abandon  du  vin  pendant  les  dernières  dix-huit 
années  de  sa  vie,  le  retranchement  même  du  pain  :  sa 
nourriture,  quelques  feuilles  de  légumes  et  quelques 
fruits;  et  encore  ne  faisait-elle  que  les  mâcher  et  le^ 
rejeter  après,  ne  se  nourrissant  que  de  leur  suc.  En 
sorte  que  l'hostie  de  l'eucharistie  était  presque  son 
unique  manger,  et  qu'elle  ne  se  soulevait  un  peu  de  sa 
faiblesse  presque  mortelle,  qu'à  ce  repas  spirituel  de 
tous  les  jours. 


SIENNE.  181 

Et  dans  ce  corps  fermé  à  toute  jouissance,  à  toute 
satisfaction  matérielle,  une  seule  sensualité  était 
demeurée,  un  goût  passionné  pour  les  fleurs,  et  sa 
pauvre  chambre  de  la  Fullonïca  était  toujours  odorante 
de  la  senteur  des  lys  et  des  violettes. 

Or,  dans  celte  chambre  à  la  fois  emplie  de  la  suavité 
des  fleurs  et  de  la  tendre  dilection  de  Dieu  :  Doux 
Jésus!  Jésus  amour!  Catherine  se  croit  très  sincèrement 
l'épouse  du  Christ  qui,  un  jour,  a  dit  à  son  âme  : 
«  Je  célébrerai  aujourd'hui  avec  toi,  la  joyeuse  fête  de 
nos  fiançailles,  en  t'unissant  à  moi  par  le  puissant  lien 
de  la  foi  ».  Et  en  celte  réalité  humaine,  donnée  par 
rimagination  de  l'extatique  aux  êtres  qui  ne  sont  pas, 
donnée  aux  purs  esprits,  le  diable  devient  un  tour- 
menteur  en  chair  et  en  os  de  son  intérieur,  le  diable 
qu'elle  appelle  plaisamment  Malalasca  (vieille  sacoche) 
—  et  disant  à  propos  des  méchantes  choses  qui  lui 
arrivent  :  «  N'ayez  pas  peur,  c'est  encore  un  tour  de 
Malatasca.  » 

C'est  ainsi  que  cette  femme  du  quatorzième  siècle, 
tout  en  travaillant  à  réconcilier  les  guelfes  et  les  gibe- 
lins, tout  en  s'eftbrçant  à  utiliser,  au  service  d'une 
croisade,  l'humeur  batailleuse  des  condottieri,  passe 
sa  vie  entière  dans  une  vision  béatifique,  en  cet  état 
que  saint  Donaventure  décrit  ainsi  :  «  L'extase  est  une 
élévation  délicieuse  de  l'àmc,  jusqu'à  cette  source  de 
divin  amour,  par  laquelle  elle  se  sépare  de  l'homme 

16 


im  L'ITALIE    D'HIER. 

extérieur  —  et  où  la  mémoire,  l'intelligence,  la  volonté 
sont  englouties  en  Dieu.  » 


Dans  sa  réunion  d'autographes,  la  bibliothèque  de 
Sienne  possède  quelques  correspondances  d'émigrées 
françaises,  provenant  du  chevalier  de  Sarto,  attaché  à 
Mme  Adélaïde  de  France.  Il  y  a  toute  une  correspon- 
dance d'une  Brissac,  la  fille  du  duc  de  Nivernois,  toute 
une  correspondance  d'une  comtesse  de  Letourville,  qui 
avait  établi  une  fabrique  de  chapeaux  de  paille  à  Flo- 
rence, en  1800,  et  lui  demandait  de  faire  de  la  réclame 
à  sa  petite  industrie. 

Mais  de  toutes  les  correspondances,  écrites  en  langue 
française,  la  plus  intéressante  est  celle  de  la  comtesse 
Albany.  Et  je  copie  cette  lettre  de  la  comtesse,  sur  les 
Siennoises  et  les  Florentines  de  1800. 


«  Je  nai  pas  plus  (Topinion  des  dames  siennoises 
que  des  florentines,  qui  sont  très  vulgaires,  excepté  la 
Fabroni.  qui  est  un  peu  moins  ignorante  que  les 
autres,  parce  qu^elle  est  avec  son  mari,  qui  est  une  vraie 
bibliothèque  ambulante.  La  Fabroni  voit  aussi  des 
étrangers,  et  le  peii  de  gens  à  Florence  qui  savent  lire. 
D'après  cela,  vous  jugerez  qu'elle  est  mieux  que  les 
autres.  La  Pallavicini  est  de  sa  société  ;  elle  est  de  nou- 
veau, je  crois,  brouillée  avec  Titomanni,  quelle  accuse 


SIENNE.  183 

(Vêtre  froid —  La  Venturi  est  morte  avant-hier  soir,  en 
compagnie .  Elle  a  voulu  être  exposée,  deux  jours,  avant 
que  d'aller  en  terre.  Son  mari,  je  crois,  a  été  bien  aise 
d'être  délivré  de  cette  femme,  qui  dans  les  derniers 
mois  de  sa  vie,  a  donné  des  assaiits  terribles  à  son 
avarice,  car  elle  avait  des  fantaisies  incroyables,  jus- 
que faire  démeubler  sa  chambre  pour  la  remeubler. 
Elle  avait  cinq  ou  six  lits  de  toutes  les  grandeurs  — 
Cicciaperci  se  porte  mieux,  sa  goutte  se  dissipe.  Sa 
femme  est  terriblement  ennuyeuse  :  elle  me  dessèche 
avec  ses  discours  sans  nominatifs  ni  verbes,  elle  a  la 
fureur  de  parler —  Ici,  la  première  condition  d'un 
servage  est  de  renoncer  à  toute  occupation,  pour  se 

donner  à  la  belle  insipide J'ai  vu  la  Zendarari,  qui 

est  engraissée,  mais  plus  d'un  côté  que  de  Vautre;  son 
mari  me  paraît  bien  peu  de  chose —  La  Martiani  de 
Pise  tourne  la  tête  à  toutes  les  femmes,  elles  veulent 
toutes  l'imiter,  mais  malheureusement  elles  n'ont 
pas   sa  bourse — 

La  fureur  est  toujours  ici,  de  jouer  la  comédie.  On 
doit  jouer  Oreste,  la  Pallavicini  fera  Clytemnestre, 
la  Fabroni,  Electre,  et  Fabio,  Oreste  :  ce  qui  est  par- 
faitement ridicule,  car  la  Fabroni  est  grosse  et  grande, 
et  paraît  plus  la  mère,  que  la  Pallavicini.  Les  Floren- 
tines, qui  sont  des  buses,  passent  leur  vie  autour  d'une 
table  de  pharaon  à  gagner  quelques  pauls.  Je  n'ai 
jamais  vu  des  femmes  plus    insipides   et  plus  igno- 


184  L'ITALIE    D'HIER. 

rantes.  elles  ne  savent  pas  même  faire  Vamour  avec 
passion —  On  a  la  manie  des  spectacles  à  Florence, 
et  les  femmes  ne  sont  bien  que  dans  leurs  loges.  Elles 
sont  embarrassées  en  société,  et  ne  savent  que  dire.  >■ 


LE   MUSÉE 

Un  musée  contenant  les  plus  curieux  spécimens  de 
la  peinture  byzantine,  et  où  le  n"  8,  un  anonyme,  est 
plutôt  un  bas-relief  coloré  qu'un  tableau ,  et  où  toutes 
les  formes  sont  saillantes,  comme  si  le  peintre,  crai- 
gnant de  ne  pas  trouver  un  relief  suffisant  avec  la  cou- 
leur, avait  peint  sur  un  léger  modelage  de  mastic,  collé 
sur  le  panneau  de  bois. 

Parmi  ces  tableaux  des  écoles  archaïques,  il  en  est 
quelques-uns  de  très  intéressants,  en  ce  que  chez  eux 
commence  la  lutte  des  ombres  demi-leintées  et  reflé- 
tées avec  les  ombres  solidement  noires,  et  où  se  ren- 
contre, en  même  temps,  la  première  origine  de  la  cou- 
leur fardée  de  certains  maîtres  plus  modernes. 

Oui,  dans  des  innommés,  dans  des  inconnus,  ce  sont 
déjà  ces  préparations  de  chairs  verdàtres  qui,  couvertes 
de  glacis  roses,  ne  laissent  que  des  ombres  légères  et 
comme  transpercées  d'une  pâle  vie  intérieure,  douce- 
ment maquillée,  —  et  en  étudiant  ce  petit  torse  vert- 
pomme  d'un  enfant  Jésus,  on  sent  très  bien  qu'avec  les 


SIEiNNE.  185 

atténuations  savantes  d'un  pinceau  plus  exercé,  plus 
avancé  dans  l'art,  ce  torse  mènera  aux  demi-teintes 
glauques  ou  bleutées,  et  au  coloris  pastellé  ton  de 
pêche,  de  Simon  Memmi. 

La  rue  à  Sienne.  —  Vieilles  femmes  porteuses  d'une 
quenouille,  et  qui  filent  en  marchant,  les  deux  mains 
au-dessus  d'un  gueux,  dont  l'anse  entoure  un  de  leurs 
bras.  —  Etaux  de  bouchers,  ayant  sur  leur  seuil,  pa- 
reilles à  des  tapis  déroulés,  des  peaux  de  bœufs  encore 
saignantes,  d'où  jaillissent  de  grandes  cornes,  et  tout 
autour  de  leur  devanture,  de  petits  agneaux,  le  ventre 
rose  béant,  sous  leur  toison  blanche.  —  Un  écriteau 
suspendu  au  milieu  de  la  rue,  ainsi  qu'un  réverbère, 
sur  lequel  il  y  a  imprimé  : 

LA    TP.AVIATA 

ossia 

VIOLETTA 

in  tre  alti 

del  signor  cav.  Giusep.  Verdi 

a  ore  olto  e  \H 

Des  processions  de  petits  moinillons,  à  la  démarche 
grave,  à  la  mine  espiègle,  sous  de  grands  tricornes, 
sous  de  longs  manteaux,  que  dépasse  la  bande  d'une 
soutane  violette,  et  des  souliers  carrés  à  boucles.  — 
Des  portes  de  maisons  garnies  de  clous,  comme  les 
semelles  des  souliers  de  la  rue  Guérin-Boisseau,  et  au- 

IG. 


186  L'ITALIE    D'HIER. 

dessus  desquelles  est  un  petit  tabernacle,  surmonté 
d'un  lanternon  et  de  pots  de  faïences  peintes,  contenant 
des  bouquets  fanés.  —  Un  garçonnet  en  tablier,  portant 
sur  l'épaule  une  planche,  où  il  y  a  sept  miches  de  pains 
à  cuire.  —  Des  chapeaux  de  paille,  attachés  extérieure- 
ment au  premier  étage  d'une  maison,  des.  chapeaux  de 
paille  tout  semblables  aux  chapeaux  de  paille  dont 
Daumier  coific  ses  pères  de  famille,  dans  leurs  parties 
do  natation.  —  Des  fenêtres,  où  au  bout  d'un  bâton, 
sont  suspendus  de  petits  drapeaux  blancs.  —  Des 
hommes  bronzés,  dans  des  houppelandes  vert  de  bou- 
teille, au-dessous  desquelles  passent  des  bas  blancs  et 
des  souliers  jaunes.  —  Des  boutiques,  à  la  façade  toute 
enguirlandée  de  fiaschi,  dans  leur  treillis  de  paille. 

—  Une  boutique  de  barbier,  en  dehors  de  laquelle, 
sont  exposés  sur  des  portoirs,  deux  bustes  de  femmes 
en  carton  peint.  —  Une  boutique  pleine  de  poupées 
roses  et  bleues,  au-dessus  de  laquelle  une  énorme  mo- 
laire, aux  trois  racines  saignantes,  une  enseigne  de 
dentiste,  se  balance  sous  une  couronne.  —  Une  librairie 
qui  annonce  comme  nouveauté  : 

Discorsi  parrochiali 

Brevi  e  famigliari 

ciel  dottor  Natale  Vincenzo  Omhoni 

—  Une  apothicairerie,  où  deux  garçons  coupent  de  la 
pâte  de  jujube,  avec  des  mains  sales,  comme  des  pieds 
qui  n'ont  jamais  été  lavés.  —  De  terribles  chiennes  de 


SIENNE.  187 

boucher,    zébrées,    tigrées,  aux  mamelles  balayant  le 

sol.  —  Une  cheminée,  où  sont  peintes  à  fresque,  deux 

colombes  portant  une  branche  d'olivier.  —  De  longs  et 

maigres    ecclésiastiques,    dans    de   grands    manteaux 

bleus,  à  collet  de  peluche  noire  remonté  jusqu'au  nez, 

un  coude  saillant  dans  l'étoffe  en  avant  de  la  poitrine, 

et  qui  ressemblent  à  de  cauteleuses 

silhouettes  de  Basile.  —  Une  ouverture 

béante,   dans  laquelle  sont   entassés 

des  fagots,  et  au-dessus  de  laquelle 

se  lit  :  «  Forno  délie  campane.   »  — 

Dans    la  retraite  d'un  mur   lépreux, 

de  maigres  haridelles,  réunies  comme 

pour  relai,  dans  la  cour  d'une  posrt(/a, 

et  un  postillon,  à  la  veste  écarlate, 

qui  enfourche  une  de  ces  rosses,  avec 

ses  grandes  bottes,  sous  une  madone 

au  cierge  allumé. 

Et  une  place  entourée  d'arcades,  pa- 
vée  de  briques,  une  place  qui  a  la 
forme  et  le  creux  d'une  coquille,  au  fond  de  laquelle 
est  un  palais  rouge,  surmonté  d'une  tour  blanche,  dont 
le  cadran  de  l'horloge  est  entouré  d'amours  peints, 
.supportant  les  armes  de  la  Toscane. 

Au  milieu  de  la  place  sont  exposés  en  vente  :  un 
paravent  à  la  grossière  imagerie  trouée  en  plusieurs 
endroits,  un  cabriolet  de  voiture,  un  tableau  sans  cadre, 


188  L'ITALIE    D'HIER. 

une  sordide  malle  de  prélat  en  maroquin  rouge,  gau- 
frée d'or,  deux  ou  trois  bulTets  aux  serrures  disloquées, 
huit  ou  dix  chaises  de  paille,  au  dos  desquelles  sont 
pendus  des  chapelets  de  gros  oignons,  et  là  dedans, 
dos  femmes,  le  visage  entoilé  de  linge  blanc,  qui,  la 
tète  en  arrière,  le  ventre  en  avant,  font  de  sa  saillie, 
une  espèce  d'éventaire  pour  les  coqs  aux  crêtes  rouges, 
qu'elles  tiennent  contre  elles  :  ces  femmes  mêlées  à 
des  hommes,  habillés  de  couleurs  passées,  déteintes, 
rouillées,  et  portant,  sur  une  hanche,  des  bassines  de 
casfagnaccio. 

Au  fond  de  la  place,  un  tableau  des  numéros  de  la 
loterie,  sortis  la  dernière  fois  (68  — 79  —  50  —  24  — 
50)  :  un  tableau,  dans  un  cadre  jaune,  en  bas  duquel 
sont  deux  cornes  d'abondance,  d'où  sortent  des  pièces 
d'or  et  d'argent. 

Et  encore  des  rues  en  échelle,  qui  semblent  des  rues, 
grimpées  les  unes  sur  les  autres,  faisant  comme  trois 
étages  de  maisons  superposées,  et  où  la  montée  des 
jupes  de  femmes  qui  hanchent,  de  temps  en  temps,  a 
de  longs  repos;  et  des  rues  en  précipice,  où  l'on  voit, 
comme  à  vol  d'oiseau,  de  brunâtres  toits  de  tuile,  d'où 
montent  des  fumées  bleues,  et  des  profils  lointains 
d'églises,  et  des  perspectives  de  façades  de  briques, 
tachées  d'immondices  suintantes,  et  le  long  desquels 
filent,  comme  des  flèches  de  fer  blanc,  les  petits  seaux^ 
descendant  du  haut  des  maisons  dans  les  puits. 


VITERBE 


Dans  la  rue  qui  passe  sous  les  fenêtres  de  la  salle  à 
manger  de  l'hôlel,  un  ouragan  d'aboiements,  dans 
lequel  marche  un  homme,  ayant  à  la  main  un  bâton, 
de  la  grosseur  de  ceux  dont  s'arment  les  gorilles,  et 
qui  se  retourne  de  temps  en  temps,  et  fait  face  à  tous 
les  chiens  de  la  rue  et  des  rues  voisines,  chiens  de 
toute  taille  et  de  toute  espèce,  dogues  et  roquets,  les 
narines  rageusement  flairantes,  et  la  gueule  dévoratrice. 

«  Qu'est-ce  donc  cet  homme?  dis-je  au  garçon  d'hôtel. 

—  Sigiiore,  c'est  le  bourreau  des  chiens!  » 


Le  café,  en  Italie,  est  un  endroit  public,  où  l'on  ne 
consomme  rien. 


ROME' 


Selon  le  dicton  populaire,  il  existerait  à  Rome,  en 
ces  années,  trois  Papes  :  —  le  Pape  blanc,  Pie  IX:  — 
le  Pape  rouge,  le  cardinal  Antonelli;  —  le  Pape  noir, 
le  général  des  Jésuites. 


UXt;  JOURNEE  DE  RECONNAISSANCE  DANS  ROME 

La  Basilique  Julia.  A  sa  place,  quelques  rares  dalles 
carrées,  mangées  par  l'herbe,  et  sur  celles  de  ces  dalles, 
qui  ne  sont  pas  aujourd'hui  les  tables  du  Marché  aux 
poissons  juif,  un  écroulement  de  morceaux  de  corni- 
ches et  de  colonnes  tronçonnées,  montrant  en  leurs 

1 .  Le  morceau  sur  Rome,  je  l'avoue,  a  été  bien  appauvri  par 
toute  la  documentation  que  j'ai  tiré  de  nos  notes  du  carnet,  pour 
la  composition  de  Madame  Gervaisais. 


192  L'ITALIE    DIIIEK. 

cassures,  le  veinage  vert  du  cipolin  ou  le  veinage  san- 
guin du  porphyre,  et  des  fragments  de  piédestaux  et  de 
chapiteaux  redeveaus  frustes  :  des  pierres  sculptées 
qui  ne  sont  plus  que  des  pierres,  et  chez  lesquelli's 
le  temps  a  effacé  le  travail  de  la  main  de  Thomme  : 
pierres  toutes  semblahles  à  un  tas  de  pavés  sur  le 
chemin,  et  qui  dévalent  au  milieu,  dans  la  conduite 
éventrée  d'un  petit  aqueduc  souterrain,  où  dans  une 
eau  tristement  murmurante,  ces  pierres  amoureuse- 
ment ciselées,  s'arrondissent  et  se  polissent,  comme 
les  galets  de  la  mer. 

Le  Temple  de  la  Mlnerve  Chakidica,  aux  trois  co- 
lonnes encore  debout,  exfoliées  ainsi  que  des  troncs  de 
platanes  à  l'automne,  et  sillonnées  de  haut  en  bas 
comme  d'un  coup  de  foudre,  portant  à  faux  le  grand 
entablement,  qui  semble  trembler  sous  le  poids  des 
corbeaux  qui  s'y  posent. 

La  a  Voie  sacrée  ».  De  la  boue  jusqu'aux  chevilles, 
et  des  sarcophages  striés  aux  tètes  de  lions,  disparais- 
sant dans  un  tas  de  trognons  de  broccoli. 

Le  Campo  Vaccino  ou  le  Forum  Romamm.  —  Sur  la 
litière  dorée  du  maïs,  des  bœufs  gris  aux  longues 
cornes,  mâchonnant  inquiets,  une  corne  attachée  à  de 
lourds  chariots,  au  milieu  de  poules  que  les  femmes 
chassent  à  coups  de  pierre.  —  C'est  ainsi  que  le  Forum 
Romaxum,  comme  le  faisait  remarquer,  il  y  a  plus 
d'un  siècle,   le  Champenois  Groslcy,  est  revenu  préci- 


ROME. 


195 

-sèment  à   l'état  où  Énée  le  trouva,  en  arrivant  chez 
Évandre. 

Passimque  armenta  videhant 
Romanoque  Foro  et  laulis  mugire  Carinis. 

Le  «  Palais  des  Césars  »■  la  domus  aurea  de  Néron. 
—  Des  arcades  de  briques  rouges,  sur  lesquelles  sont 
poussés  de  petits  arbres;  des  voûtes  aux  cloisons  de 
méchant  bois,  fermées  par  des  loquets,  et  qui  sont  des 
hangars,  des  étables,  des  poulaillers,  avec  devant  un 
terrain  d'immondices,  sur  lequel  se  trouvent  à  cul,  cin- 
quante charrettes. 

L'Arc  de  Titus,  à  la  masse  branlante  étayée,  et  dont  les 
jambes  des  chevaux  du  char  de  triomphe  sont  fauchées, 
et  dont  les  têtes  des  porteurs  du  chandelier  à  sept  bran- 
ches ont  roulé  à  terre,  et  dont  les  Renommées,  un  pied 
sur  la  boule  du  monde,  apparaissent  sur  le  ciel,  en 
leurs  formes  amenuisées,  comme  si  elles  avaient  été 
limées  par  l'air  et  le  vent  de  dix-huit  siècles. 

Au  delà  de  l'Arc  de  Titus,  le  grandiose  pavé  des 
triomphateurs,  ravaudé  avec  de  la  pierraille. 

La  FoNTAL\E  DES  GLADIATEURS,  Mettt  sudttîis,  jadis  toute 
revêtue  de  marbre,  maintenant  plus  qu'une  motte  de 
vieux  moellons. 

L'arc  de  Cgnstantix,  ses  colonnes  de  jaune  antique 
déjetées,  mal  contenues  dans  des  corsets  de  fer  comme 
pour  les  bossues,  et  les  Victoires  amputées  de  ce  bras, 

17 


194  L'ITALIE    D'HIER. 

qui  inscrivait  la  gloire  des  vainqueurs,  sur  des  bou- 
cliers d'airain. 

Le  CoLisÉE.  Comme  une  ronde  de  danse,  tout  à  coup 
violemment  rompue,  et  avec  un  côté  des  danseurs  tombe 
sur  le  dos,  —  tout  un  côté  du  Colisce  roulé  à  terre. 

Le  TEMPLE  DE  Vénus,  cc  tcmplc  autrefois  couvert  de 
bronze,  à  la  voûte  dorée,  a  maintenant  ses  colonnes 
penchées  sur  l'abîme  des  ravines  creusées  autour  de 
ses  fondations,  et  sous  sa  grande  niche,  où  se  dressait 
Vénus,  aujourd'hui  fendue  d'un  bout  à  l'autre,  —  un 
homme  a  mis  culotte  bas. 

La  BASILIQUE  DE  CONSTANTIN  u'ayaut  plus  de  ses  voûtes 
écroulées  que  trois  gigantesques  arceaux,  tendus  comme 
des  mains,  qui  chercheraient  à  se  retrouver  dans  le  vide 
du  ciel,  entrant  par  les  grandes  trouées  de  ce  monu- 
ment sans  dessus,  et  où,  quelques  oves  ou  denticules, 
dans  des  restes  de  coins  de  plafond,  disent  un  monu- 
ment écorché,  ainsi  que  le  fut  le  satyre  Marsyas,  et 
•  dont  il  ne  reste,  que  la  monstrueuse  et  grossière  arma- 
ture de  briques. 

De  l'Arc  de  Titus  à  l'Arc  du  Capitole,  une  rangée  de 
petits  arbres  malingres,  entourés  de  fagots. 

Le  Temple  de  Romulus  et  de  Rémus,  dont  les  vieilles 
portes  de  bronze  sont  raccommodées  avec  de  la  fer- 
raille moderne,  et  où,  sur  les  colonnes  de  marbre  rouge, 
se  voient  des  lambeaux  d'affiches,  portant  Offizio  délia 
Gloriosa  Virgme. 


ROME.  195 

Le  Temple  d'Antonin,  le  temple  dédié  au  divo  Anto- 
nino  et  à  la  divœ  Faustinœ,  où  une  énorme  touffe  de 
plante  parasite  mange  la  dernière  syllabe  du  nom  de 
l'Impératrice,  et  où,  à  ce  qui  reste  du  temple,  sèchent 
attachés  à  des  ficelles,  les  bas  gris  et  les  chemises  de 
toile  jaune  d'une  romaine  de  la  Salara  Vecchia. 

La  coLoiNNE  DE  Phocas  drcssaut  en  l'air  un  chapiteau, 
découronné  de  sa  statue  de  bronze  doré. 

L'Arc  de  Septime  Sévère,  l'arc  de  triomphe  élevé  à 
l'occasion  de  ses  \ictoires  sur  les  Parthes,  et  où  se  voit 
la  représentation  du  bélier,  de  la  machine  de  guerre 
de  l'antiquité,  —  cet  arc  aux  sculptures,  comme  rabo- 
tées sur  toutes  ses  arêtes,  et  ayant  dans  son  marbre 
pentélique,  des  trous  où  les  hirondelles  font  leurs 
nids. 

La  substruction  du  Tahularium  portant  le  bâtiment 
jaune  aux  persiennes  grises,  du  nouveau  Capitule. 

Le  Forum  Trajanum,  avec  sa  colonne  de  vingt  pieds, 
au  milieu  de  trente-neuf  autres,  réduites  à  des  dix 
pieds,  à  des  cinq  pieds,  à  des  deux  pieds,  et  qui  font 
l'effet  des  troncs  d'une  forêt  abattue. 

Le  Temple  de  Proserpuse,  devenu  une  église,  qui 
semble  un  dépôt  de  brancards  pour  porter  les  morts. 

Et  partout,  sous  la  maigre  verdure  de  l'herbe,  la 
pierre  et  le  marbre,  reperçant,  sourcillant,  si  on  peut 
le  dire,  comme  un  soulèvement  hors  la  terre,  de  con- 
structions enterrées. 


1%  L'ITALIE    L'UIER. 

La  beauté  des  traits  de  la  femme  du  peuple,  à  Rome, 
a  quelque  chose  de  la  beauté,  qui  se  voit  sur  la  figure 
des  mortes.  11  y  a  chez  elle,  en  dehors  de  la  vie  brû- 
lante des  yeux,  une  curieuse  immobilité  dans  le  faciès, 
et  leurs  ondulants  et  lents  mouvements  sont  endormis 
et  somnambuliques,  avec  le  côté  un  peu  effrayant  de 
l'automatisme  des  figures  de  cire. 

Oui,  elles  portent  sur  elles,  et  dans  leurs  traits,  — 
les  belles  Romaines  du  peuple,  —  ïinanimation  d'une 
tristesse  fataliste,  qui  serait  une  sorte  d'atavisme  de 
l'ancienne  gravité  étrusque. 


SAINT-PIERRE 

Derrière  moi,  une  petite  porte  à  la  massive  et  volante 
portière  en  marbre  rouge,  au-dessus  de  laquelle,  un 
squelette  en  bronze  doré,  élève  en  l'air  un  sablier,  sa 
tête  de  mort  voilée,  masquée  par  un  pli  de  pierre  de  Ja 
portière,  —  les  os  desséchés  de  ses  pieds,  fuyant  dans 
l'ombre  du  dessous  de  la  porte. 

Devant  moi,  à  droite,  dans  la  pénombre  grisâtre  et 
froide  de  la  partie  de  Saint-Pierre,  non  éclairée  à  cette 
heure,  une  perspective  de  pilastres,  semblables  les  uns 
aux  autres,  et  dont  le  premier,  aux  encadrements  de 
marbre  blanc  sur  un  fond  de  marbre  violet,  montre,  en 
haut   et  en  bas,  une   colombe  portant  un  rameau,  et 


ROME. 


197 


au    milieu,  un   buste  de    pape  se   détachant   sur  du 
marbre  jaune,  dans  un  cadre  soutenu  par  de  muscu- 


leux  amours  jordanesques  en  ronde  bosse,  et  au-dessus 
et  au-dessous,  un  autre  médaillon  représentant  la  tiare 

17. 


198  L'ITALIE    D'HIER. 

pontificale  sur  deux  clefs  :  ces  marbres  jaunâtres,  rou- 

gcàtres  ,  violacés  , 
ayant  des  éclairs  de 
poteries  vernissées, 
au  milieu  desquels 
le  marbre  blanc  des 
anges  charnus,  étale, 
en  la  grandeur  et 
l'ampleur  de  ces  pe- 
tits corps,  les  gras 
luisants  des  porce- 
laines pâle  tendre. 

Et  des  pilastres, 
l'ai'il  monte  à  ces  Ver- 
tus assises  sur  l'arc 
des  voûtes,  les  pieds 
dans  le  vide,  et  de  là 
au  baldaquin ,  por- 
tant en  haut  de  ses 
quatre  arbres  de 
bronze  sombre,  les 
quatre  anges  et  la 
console  soutenant  la 
boule  du  monde,  où 
pose  la  Croix,  et  au- 
dessus  du  baldaquin, 

en  le  brouillard  azuré,  que  met  dans  la  coupole  par 


ROME.  199 

les  quatre  grandes  fenêtres,  le  bleu  lumineux  du  ciel, 


se  lit  écrit  en  lettres  noires,  comme   sur  un  ruban 
d'or  :  Tu  es  Petruset  super  hanc  petram  œdificabo 


'200  L'ITALIE   D'HIER. 

Au-dessous,  clans  le  rayon  de  la  fenêtre  ensoleillée,  la 
main  de  bronze  vert,  d'une  statue,  à  la  chape  dorée, 
donnant  la  bénédiction,  et  tout  au  fond,  coupé  par  une 
colonne  de  bronze  du  baldaquin,  la  colombe  symboli- 
que apparaissant  sur  un  transparent  jaune,  ainsi  que 
sur  une  topaze  brûlée  translucide. 

Et  devant  moi,  à  gauche,  en  pleine  lumière,  Saint- 
Pierre,  sous  son  dais  de  velours  rouge  :  —  la  noire  statue, 
au  pouce  usé  par  les  baisers  du  monde  entier,  —  puis, 
comme  de  l'autre  côté,  les  riches  pilastres  aux  feuilles 
d'acanthe,  et  les  hauts  arceaux,  en  dehors  desquels  se 
penchent  les  Vertus,  et  sous  ces  arceaux,  le  dessous  des 
voûtes,  toutes  décorées  d'ccussons,  d'armoiries,  de 
cénotaphes,  peints  en  marbres  de  couleur,  et  parmi 
lesquels,  la  lumière  blanche  qui  tombe  de  la  coupole, 
en  descendant  dans  la  basilique,  se  teint  et  se  colore 
des  reflets  de  ces  marbres,  et  devient  une  lumière 
miroitante  de  lueurs  de  pierres  précieuses. 


Au  bas  de  la  colline  de  la  Trinité  du  Mont,  dans  celte 
rue  qui  va  du  Collège  de  la  Propagande  à  la  Via  délia 
Chiavica  ciel  Bufalo,  et  qui  s'appelle  la  Via  di  8.  Andréa 
délie  Frate,  en  face  d'un  spaccio  di  vini  di  ottinia  qua- 
lità,  et  de  Domenico  Martucci,  cappellajo,  qui  a  pendu, 
au-dessus  de  sa  boutique,  deux  chapeaux  en  bois  rouge 
de  cardinaux,  dans  cette  rue  aux  maisons  de  plâtre  gris, 


ROME.  201 

aux  fenêtres  garnies,  derrière  leurs  persiennes  mangées 
par  la  pluie,  de  rideaux  blancs  tout  jaunes,  dans  cette 
rue  qui  a  le  caractère  de  la  ruelle  d'une  \ille  de 
nos  provinces,  où  les  voitures  ne  passent  pas,  au  n°  24, 
est  la  maison  que  nous  habitons. 

La  maison,  dont  la  descriplion  présente  l'intérêt  d'un 
croquis  d'une  maison  bourgeoise  de  Rome,  en  185(), 
a  un  puits  au  fond  de  la  cour,  où  tous  les  seaux  de  la 
maison  descendent  et  remontent,  à  toute  minute,  en 
grinçant. 

Et  c'est  une  antichambre,  où  est  déposé  le  bois  à 
brûler,  avec  dessus  la  canne-tube  qui  sert  à  souffler  le 
feu. 

Un  salon  au  papier  couleur  jaune  serin,  semé  de 
rosaces  violettes,  avec  un  pavage  de  carreaux  blancs, 
sur  lequel  est  jeté  un  tapis  à  l'échiquier  noir  et  rouge. 
Au  plafond,  qu'une  poutre  divise  en  deux,  des  panneaux 
jaunes,  où  courent  des  guirlandes  de  volubilis,  au 
milieu  desquelles  apparaissent  des  têtes  barbues,  cou- 
ronnées d'hippogrilVes ,  dans  des  arabesques  pom- 
péiennes. Au  centre,  un  guéridon  au  tapis  vert,  sur- 
monté d'une  lampe  haute  comme  la  colonne  Vendôme, 
entourée  d'échantillons  de  marbre  de  Sicile.  Trois  fau- 
teuils carrés  et  massifs,  recouverts  de  diimas  rouge, 
complètent  le  mobilier,  avec  une  console  en  bois  rougi, 
aux  pieds  tout  droits,  portant  un  service  à  thé  en  faïence 
anglaise,  aux  paysages  bleus.  J'oubliais  sur  la  cheminée. 


202  L'ITALIE    D'HIER. 

que  décore  une  glace  se  terminant  en  un  fronton  de 
Temple  grec,  trois  énormes  coquillages,  appelés  vulgai- 
rement pucelages. 

Aux  murs,  clans  des  cadres  en  bois  imitant  toujours 
l'acajou,  des  aquatintes  hideuses,  représentant  des 
scènes  du   roman  de  Manzoni,    intitulé   :    i   phomessî 

SPOSI. 

Et  des  chambres,  aux  lits  de  fer  ayant  à  leur  chevet 
de  petites  Saintes-Vierges,  aux  commodes  en  noyer,  aux 
chaises  en  paille  garnies  de  coussins  en  perse,  aux  cari- 
catures politiques  de  Pinelli,  portant  la  date  de  1830. 


Pie  IX,  sous  son  air  bonhomme,  a  l'esprit  parfois 
finement  méchant.  Au  sortir  d'une  séance  avec  son 
ministre  Rossi,  on  l'entendit  dire  :  «  Je  sors  du  cours 
du  professeur...  il  vient  de  me  faire  une  conférence 
sur  le  possible  et  V impossible .  » 


VILLA    PAMPHILE 

La  villa  :  l'apparence  d'un  coffret  de  Benvenuto  Cel- 
lini,  en  argent  bruni,  avec  au-dessus  de  son  toit,  dans 
le  bleu  du  ciel,  de  petites  statues  blanches  qui  ont  l'air 
de  sentinelles  de  l'Olympe,  au  milieu  d'arbres  noirs 
penchés  sur   des   eaux  d'indigo,  et   dans  l'entour  de 


ROME.  205 

gazons,  tout  blancs  du  flcurissement  des  marguerites. 


Et  des  coins  comme  celui-ci.  Sous  des  pins-parasols, 
sous  ces  baliveaux  joliment  violacés  de  soixante  pieds, 


204  L'ITALIE    D'UIER. 

et  dans  leurs  ombres  remuantes  sur  les  terrains,  un 
morceau  de  vieille  terrasse,  aux  balustres  ventrus,  sur- 
montée de  vases  cannelés,  portant  des  aloès  à  la  verdure 
bleuâtre,  et  où,  de  distance  en  distance,  entre  les  pilas- 
tres, un  œil-de-bœuf  est  presque  masqué  par  de  grands 
camélias  en  fleurs.  Au  centre,  une  petite  fontaine, 
décorée  d'un  Amour,  porté  sur  un  pavois  de  marbre 
blanc,  par  quatre  launins,  parmi  un  semis  de  fleurs 
de  lys  en  bronze,  plaqué  sur  la  muraille  :  petite  fontaine 
entourée  d'une  petite  pelouse,  où  s'élèvent  des  pots 
bleus,  garnis  de  plantes  grasses,  et  bordée  d'entrelacs 
de  violettes  embaumantes,  dont  les  dessins  sont  pareils 
aux  dents  d'une  broderie  verte  sur  le  sable  jaune. 


Je  me  rappelais  ces  tigres  antiques  du  Musée  de  Flo- 
rence, je  me  rappelais  leur  puissante  râblure,  l'élance- 
ment de  leurs  muscles,  le  flottement  de  leur  peau  élas- 
tique sur  les  os,  leurs  bâillements  d'ennui  du  désert, 
enfin  cettereprésentalion  en  bronze,  si  réussie,  si  exacte, 
si  nature.  Mais  ces  animaux  de  Florence,  qu'est  ce 
auprès  de  cette  panthère  du  Vatican  en  marbre,  le  corps 
tout  aplati,  la  tête  dressée  rugissante,  et  tous  les  muscles, 
traités  en  cette  matière  dure,  à  la  façon  de  l'ébauche 
d'une  terre  glaise,  et  cependant  ayant  une  nervosité, 
une  force,  une  colère  dépassant  les  plus  forts  animaliers, 
—  et  encore  cet  aigle-phénix,  les  ailes  étendues,  les 


ROME.  '205 

deux  serres  sur  un  brasier,  dont  les  flammes  lui  lèchent 
le  ventre,  l'œil  à  la  fois  douloureux  et  férocisé,  le  bec 
cntr'ouvert,  et  la  langue  battant  furieusement  l'inté- 
rieur de  ce  bec. 

Est-ce  surprenant  que  ce  bel  et  original  art  de  l'ani- 
malité, n'ait  point  été  remis  en  honneur  à  la  Renais- 
sance, au  dix-septième  siècle,  au  dix-huitième  siècle, 
et  qu'il  a  fallu  attendre,  pour  assister  à  sa  résurrection, 
l'ébauchoir  et  le  ciseau  de  Barye,  en  ces  dernières 
années. 


Il  est  à  Rome  une  société  protectrice  qui  manque  à 
Paris  :  la  Société  en  faveur  des  femmes  en  péril,  des 
pericolanti. 

Une  femme  est-elle  menacée  dans  sa  vertu?  elle  va 
trouver  un  membre  de  cette  pudique  société,  et  lui  dit  : 
«  Je  n'ai  pas  de  pain...  un  signore  m'oflVe  deux  écus 
pour  coucher  avec  moi....  Me  voici  forcée  de  le  faire.... 
Donnez-moi  trois  écus,  je  n'irai  pas.  » 

Le  membre  de  la  société  lui  demande  une  preuve.  La 
femme  apporte  une  lettre,  un  billet.  Et  les  trois  écus 
donnés,  la  plupart  du  temps,  la  femme  va  toucher  les 
deux  autres. 


Dans  une  audience,  accordée  à  notre  ami  et  compa- 

18 


20G  L'ITALIE   D'HIER. 

gnon  de  voyage  Louis  Passy,  le  cardinal  Antonelli  lui 
racontait  cette  anecdote  de  jeunesse  : 

Un  jour  qu'il  se  promenait,  badaudant  dans  le  Vati- 
can, il  se  trouva  en  face  la  porte  de  la  salle  des  Archi- 
ves, qui  par  hasard  était  enir'ouverte.  Il  entre.  L'archi- 
viste de  lui  faire  mille  amabilités,  et  lui  de  tourner,  de 
virer  à  droite  à  gauche,  de  regarder  partout.  Le  lende- 
main, il  avait  une  audience  de  Grégoire  XYl,  et  le  voilà 
qui  se  met  à  dire  : 

—  Saint-Père,  les  carreaux  de  vos  Archives  sont  en 
bien  mauvais  état. 

—  Vous  êtes  entré  aux  Archives  ? 

—  Oui,  Saint-Père,  la  porte  était  ouverte! 

—  Mais  vous  ne  savez  donc  pas  que  vous  êtes  excom- 
munié? 

—  Mon  Dieu! 

—  Allons,  ne  vous  troublez  pas...  Je  vous  donne  pour 
pénitence,  de  remettre  tous  les  carreaux  qui  manquent.  » 


Dans  les  armoires  de  la  bibliothèque  du  Vatican,  une 
petite  curiosité,  une  poupée  antique,  ou  plutôt  l'arma- 
ture, le  squelette  en  bois  de  la  poupée.  Une  toute  petite 
tète,  un  long  torse  qui  va  des  épaules  au  bassin  en 
s'élargissant,  avec  une  indication  du  nombril,  deux 
longs  bras  figurés  par  des  petits  bâtons,  deux  très  lon- 
gues jambes,  au  haut  desquelles,  il  y  a  une  échancrureà 


ROME. 


207 


la  place  des  os  iliaques,  et  au  bout,  une  ébauche  de  la 
forme  du  pied.  A  l'emmanchement  de  chaque  bras,  pour 
le  mouvement  et  la  gesticulation,  une  vis,  à  tête  sail- 
lante, une  vis,  qui  se  retrouve  à  l'emmanchement  des 
deux  cuisses.  L'amusant  et  sug- 
gestif  bibelot  pour  l'imagination!  (_  ] 


DIMANCHK    DES    RAMEAUX 


Pendant  que  tous,  dans  Saint- 
Pierre,  sont  debout,  les  saints 
rameaux  à  la  main,  présentés 
comme  les  soldats  portent  les 
armes,  trois  hommes  s'approchent 
de  l'Évangile  ouvert,  et  j'entends 
dire  autour  de  moi  : 

«  Voyez,  celui  qui  a  des  lunettes, 
c'est  la  la'illc,  —  il  chante  le 
texte....  Le  grand,  c'est  la  basse- 
taille,  qui  fait  Jésus-Christ....  Le 
petit,  la  hau/e-contre,  qui  est  comme  bossu,  et  qu'on 
appelle  la  servante...  celui-là  fait  les  philistins,  les 
gentils....  Quant  au  chœur  des  juifs,  quant  à  la 
tourbe..,  ce  sont  ceux  qui  sont  là-bas,  derrière  le  gril- 
lage doré...  oui,  oui,   ils  ne  sont  plus   que  deux... 


208  L'ITALIE    D'HIER. 

mainlenant,  vous  savez,  il  y  a  la  peine  de  l'excommu- 
nication.... 

Et  commence  alors,  cet  admirable  et  douloureux 
opéra  de  la  Passion  de  Jésus-Christ  :  —  le  drame 
lyrique  le  plus  émouvant  de  tous  ceux  qui  ont  été 
représentés  sur  aucun  théâtre  du  monde,  —  joué, 
dramatisé,  chanté  par  ces  cinq  voix. 

La  voix  de  la  taille  disant  le  solennel  récitatif. 

La  voix  du  Christ  :  une  voix  comme  roulant  d'écho 
en  écho,  dans  le  lointain  des  montagnes  ;  un  chant 
large  et  balancé,  ayant  quelque  chose  du  bercement 
triste  d'un  enfant  malade;  des  notes  au  plaintif  plane- 
ment  au-dessus  de  la  terre  ;  une  mélodie  trémolante. 
où  les  dernières  syllabes  de  mots  de  douleur,  longtemps 
suspendues  sur  les  lèvres  du  chanteur,  s'exhalent  dans 
de  murmurants  soupirs  ;  des  vocalises  angoisseuses,  où 
se  traduit  l'humaine  défaillance  d'un  Dieu. 

La  voix  du  gentil,  du  pharisien,  la  voix  de  la  haute- 
contre  :  une  voix  caricaturale,  un  fausset  supra-aigu, 
un  organe  muant  comiquement,  un  chant  de  coq  fêlé. 
—  et  que  la  large  voix  du  Christ  enterre  sous  sa  basse 
profonde. 

Et  les  voix  de  la  foule  juive,  les  voix  de  la  tourbe, 
rendues  par  les  voix  colères,  les  voix  assassines  des 
castrats'. 

1.  Ici  je  donne  le  premier  travail  du  dimanche  des  Rameaux, 


ROME.  201) 

La  semaine  qui  précède  Pâques,  dans  les  Ihéàlres  de 
Rome,  le  curé  de  la  paroisse  vient  faire  la  lista  délie 
anime,  le  recensement  des  âmes. 

11  entre  pendant  une  répétition,  pour  coucher  sur 
son  livre  les  futures  communiantes  et  les  futurs  com- 
muniants, parmi  lesquels  ne  seront  oubliés  ni  le  souf- 
fleur, ni  l'allumeur  de  quïnquels  :  cela  au  milieu  du 
tourbillonnement  des  danseuses,  qui  se  précipitent 
pour  lui  embrasser  la  main,  en  l'appelant  tendrement  : 
Padre  ciirato.  El  lui  de  dire  :  «  Ne  vous  dérangez 
pas  »,  et  de  dresser  sa  «  liste  des  âmes  »,  tout  en 
assistant  au  pas  voluptueux  d'un  ballet. 


Au-dessous  d'une  statue  de  femme  de  marbre  blanc, 
le  cœur  entouré  de  rawns  d'or,  au-dessous  d'unécusson 
portant  le  nom  de  Juliana  Falconieri,  à  l'heure  de  cinq 
heures,  où  dans  la  demi-nuit  crépusculaire  descendue 
dans  Saint-Pierre,  se  détache  le  Christ  voilé  de  crêpe, 
sur  un  trùne  élevé  de  quatre  marches,  siège  enveloppé 
de  son  manteau,  le  grand  Pénitencier,  auquel  le  pape 
a  donné  droit  d'absolution  pour  les  cas  réservés,  pour 
les  crimes,  pour  le  sang  versé. 

Et  un  jour,  et  à  cette  heure  de  la  Semaine  Sainte, 

de  Madame  Gervaisais,  ne  voulant  donner  que  ce  morceau  parmi  tous 
les  morceaux  employés  dans  ce  roman,  et  qui  font  la  pauvreté  de 
cette  description  de  Rome. 

18. 


210  L'ITALIE    D'HIER. 

Hébert,  le  peintre,  a  vu  un  Calabrais,  porteur  d'un 
fusil,  déposer  ce  fusil  au  pied  du  trône,  entrer  sous 
le  vaste  manteau  du  grand  pénitencier.  Là-dessous, 
pendant  une  demi-heure,  des  sanglots  étouffés,  secouant 
le  pan  du  manteau,  sous  lequel  l'homme  était  caché, 
comme  des  vagues  faites  au  théâtre  par  des  sauteries 
d'hommes. 

Puis  l'assassin  sorli  absous,  alla  attacher  son  fusil 
homicide  à  la  chapelle  de  la  Vierge. 


Nous  étions  le  Vendredi-Saint.  Je  me  promenais  dans 
le  Ghetto,  à  la  porte  seulement  entrebâillée.  C'étaient 
des  rues  sans  peuple,  des  carrefours  sans  passants,  où, 
çà  et  là,  un  tas  de  fumier  de  chiffons,  un  pêle-mêle  de 
débris  de  toutes  choses,  un  je  ne  sais  quoi  indevinable, 
d'où  sortaient  des  savates  et  des  peignes  édentés  de 
femmes,  montait  contre  une  maison,  ou  barrait  une 
ruelle  de  son  amoncellement. 

Les  boutiques,  aux  serrures  énormes  et  barbares, 
aux  triples  cadenassements  forgés  par  le  moyen  âge. 
étaient  à  demi  fermées,  et  comme  en  défiance. 

Et  tout  le  bruit  vivant  du  Ghetto,  ce  jour-là,  était 
dans  la  Via  Rcginelln,  le  bruit  de  l'eau  qui  tombait, 
au-dessous  d'un  chandelier  à  sept  branches,  de  la  pla- 
que d'une  petite  fontaine  de  marbre. 

Cependant,  à  mesure  que  j'allais,  le  silence  me  sem- 


ROME.  211 

blait  chuchoter,  je  percevais  un  murmure  de  voix, 
tapi  derrière  ces  boutiques,  aux  volets  desquelles  étaient 
accrochées  des  soies  de  vieux  parapluies,  en  paquets. 
Des  lueurs,  par  instants,  couraient  à  travers  les  té- 
nèbres rousses  de  ces  arrière-fonds  entrevus;  et  com- 
mençaient à  se  dessiner  vaguement  des  apparences  de 
rayons,  ployant  sous  des  étoffes  déteintes,  et  des  fu- 
mées de  cuisines  hâtives,  bouillant  dans  des  poteries 
égueulées. 

Peu  à  peu,  mes  yeux  s'habituant  à  voir  dans  l'obscu- 
rité, j'apercevais  de  vieilles  femmes,  bossuées,  ramas- 
sées, aplaties,  comme  si  le  Temps  pesait  sur  leurs 
épaules,  de  vieilles  femmes  au  profil  de  vieilles  chèvres, 
sous  un  serre-tête  noir,  tripotant,  de  leurs  sèches  pha- 
langes, de  la  friperie  au  faux  clinquant;  j'apercevais 
des  hommes,  dans  la  pourriture  des  choses  qui  les 
entourait,  épluchant  des  papiers  peints,  arrachés  à  de 
vieux  murs. 


Louis  Passy,  qui  voulait  bien  être  le  comptable  de 
notre  ménage  à  trois,  le  jour  du  dimanche  des  Ra- 
meaux, se  trompait,  et  donnait  au  garçon  de  chez 
Lèpre,  une  pièce  d'or,  au  lieu  d'une  pièce  de  vingt 
sous. 

Le  lendemain,  il  demandait  au  garçon,  s'il  n'avait 
pas  trouvé,  en  faisant  son  compte,  une  pièce  de  vingt 


212  L'ITALIE    D'UIER. 

francs  de  trop,  dans  l'argent  qu'il  avait  dû  recevoir. 
«  C'est  possible,  et  je  le  croirais  même...,  mais  je  veux 
revoir  mon  compte  »,  répondait  le  garçon. 

Deux  ou  trois  jours  après,  nouvelle  interrogation  de 
Passy,  et  réponse  beaucoup  moins  affirmative  du  gar- 
çon, prétextant  que  l'aflluence  des  dîneurs,  pendant  la 
Semaine-Sainte,  Fempèclie  de  vérifier  son  compte,  mais 
qu'après  Pâques.... 

Enfin,  nous  redînons  le  lendemain  de  Pâques,  chez 
Lèpre.  A  une  nouvelle  demande  de  Louis  Passy,  une 
réponse  presque  insolente  du  garçon,  disant  qu'il  ne 
sait  vraiment  pas,  ce  que  ce  monsieur  français  veut 
dire  avec  sa  pièce  de  vingt  francs. 

«  Oui,  je  comprends,  —  fait  mon  frère  —  il  a  reçu 
hier  l'absolution  de  son  vol.  » 


VILLA    BORGHESE 

Des  cyprès  centenaires,  avec  les  mille  fusées  de  leurs 
branchettes  montant  en  l'air,  couchées  l'une  contre 
l'autre,  sur  le  vieux  cœur  de  l'arbre,  d'où  jaillissent  des 
lézards,  qui  filent  comme  les  éclairs  verts  d'une  lu- 
mière électrique;  des  leccio  des  chênes  verts,  à  la 
lumière  grésillante  sur  leur  feuillage  grêle  et  serré,  et 
comme  piqué,  à  coups  d'épingle,  de  lapis  par  le  bleu 
translucide  du  ciel,  des  leccio  aux  troncs  trapus,  ra- 


I 


ROME.  215 

massés,  épatés  sur  le  sol.  et  où,  à  travers  leur  colou- 
nade  tourmentée  et  pressée,  une  bande  de  gazon,  vert 
comme  du  velours,  semble  attendre  la  sieste  d'une 
bacchante. 

Et  dans  des  prés,  où  des  vaches  noires  au  museau 
blanc,  couchées  sur  l'herbe,  la  queue  repliée,  leur 
grande  ombre  devant  elle,  ruminent  dans  leur  éternelle 
pose  de  sphinx,  ici,  les  gradins  ruinés  d'un  petit  cirque, 
là,  des  eaux  noirâtres  dans  une  blanche  cuve  de  marbre 
blanc,  plus  loin  un  tombeau  antique,  sur  lequel  se 
penche  un  rosier  aux  roses  effeuillées,  et  partout  sur  le 
sable  roussàtre.  l'ombre  passante,  à  tout  moment,  des 
corbeaux  volant. 

Une  verdure  dense,  que  ni  le  vent,  ni  la  brise  ne 
remuent,  ne  font  bouger,  et  un  paysage  auquel  une  cei'- 
taine  immobilité  du  décor,  avec  son  immuable  soleil, 
qui  semble  arrêté  et  fixé  par  un  Josué,  donne  une  tris- 
tesse intraduisible. 

Ces  NOCES  ALDOBR.vNDLNEs,  la  plus  étonnantc  révélation 
de  la  peinture  antique,  la  plus  savante  et  la  plus  heu- 
reuse exposition  des  altitudes  de  la  femme,  et  où  Pru- 
dhon  a  puisé  l'inspiration  de  la  grâce  de  ses  tableaux. 

Et  voici  d'après  un  texte  latin,  imprimé  au  bas  de 
deux  planches  gravées*,   la  description  de  ces  Noces 

1.  Ces  deux  planches,  gravées  avec  quelques  changements  dans 


214  L'ITALIE    D'HIER. 

Aldobrandines,  donnant  la  mise  en  scène  du  mariage 
antique. 

La  nouvelle  mariée  est  assise  sur  le  lit  conjugal. 
Dévoilée  de  son  flammeum,  mais  le  corps  tout  entier, 
par  pudeur,  recouvert  d'une  draperie  blanchâtre.  Les 
yeux  baissés  elle  se  désole  et  pleure  sur  la  virginité 
qu'elle  va  perdre.  Sous  ses  pieds  est  posé,  comme 
d'habitude,  un  escabeau  d'or,  et  resplendit  aussi  l'or 
des  montants  du  lit  nuptial. 

Une  pronuba  (sorte  de  demoiselle  d'honneur),  cou- 
ronnée du  myrlhe  de  Vénus,  embrasse  la  jeune  épou- 
sée, et  avec  de  caressantes  paroles,  la  persuade  de 
ne  plus  pleurer,  de  ne  pas  craindre  l'approche  de 
l'homme. 

Le  marié,  couronné  de  lierre,  la  plante  symbolique  du 

le  texte  explicatif,  ont  été  publiées  à  Rome  :  la  plus  grande  planche 
d'un  format  in-folio,  sous  le  titre  général  :  Agli  Amaigri  delle 
UELLE  ARTE  ET  DELLA  ANTicHiTA.  Elle  porte  dans  la  marge  :  Fran- 
ccsco  Smiglicii'ieg  Pit.  Polaco  disegno  —  Marco  Carloni  Romano 
dipense  e  incise.  L'adresse  c'est  :  Pressa  Ludovico  Mirri,  viercanlo 
di  Quadri  inconlro  al  palazto  Bernini  a  Roma.  La  plus  petite 
planche,  d'un  format  in-quarto,  fait  partie  d'un  volume,  qui  a 
pour  titre  :  Pictcr.e  amiquj:  cRVPrARuii  romanarum,  Romœ,  1791,  apud 
Lazarinos. 

'  La  légende  de  ces  deux  répétitions  de  la  peinture  conservée 
dans  une  chambre  du  Vatican  est  :  «  Image  d'une  antique  peintuir 
représentant  la  nouvelle  mariée,  extraite,  il  y  a  à  peu  près  cent  a^^. 
des  ruines  d'un  jardin,  sur  le  mont  Esquilin  ». 

La  date  exacte  de  la  découverte  de  cette  peinture  serait 
l'année  1609.  Elle  a  été  achetée  par  Pie  VII  au  cardinal  Aldobran- 
dini,  lOOOOscudi, 


ROME.  215 

mariage,  est  étendu  tout  nu,  sur  le  pied  du  lit,  aiten- 


o:  ^  n 


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M  f  \  f-y 


dant  l'épousée,  comme  dans  le  chant  nuptial  de  Catulle 


'210  L'ITALIE    D'UIER. 

Aspice  intus  ut  accubans. 

Vacquariola  (la  porteuse  d'eau)  verse  l'eau  froide 
d'un  vase  dans  l'eau  chaude  d'un  bassin  pour  l'attiédir, 
afin  qu'avant  le  coucher  de  la  mariée  elle  se  présente 
nette  et  pure  aux  caresses  de  son  mari. 

Une  seconde  pronuba,  appuyée  à  un  stèle,  dans  la 
main  gauche  une  soucoupe,  dans  la  main  droite  une 
burette  d'huile  ou  d'onguent,  prépare  le  liniment  dont 
elle  s'apprête  à  oindre  la  vierge,  d'après  les  rites  de 
Junon,  la  déesse  aux  onctions.  A  son  cou  pend  un  collier 
aux  pendeloques  d'or,  et  des  bracelets  entourent  ses 
bras. 

Une  servante  apporte  la  tablette,  où  sont  consignés] 
les  articles  du  contrat. 

Une  poétesse,  un  diadème  sur  la  tête,  chante  sur 
Lyre  un  épithalame. 

Une  joueuse  de  cythare,  couronnée  de  grelots,  dan- 
sa tunique  traînante  à  longues  manches,  touche  le- 
cordes  de  son  instrument,  en  esquissant  un  pas  de 
danse. 


Puis  maintenant,  voilà  ces  Noces  Aluobrandines  d'après 

le  crépi  oiiginal,  exposé  dans  une  chambre  du  Vatican. 

Voilà  la  nouvelle  mariée  dans  son  bel  et  rigide  enve- 


KO. ME.  217 

loppenient  blanc,  sur  le  lit  aux  coussins  vcris,  où  flotte 
jetée  dessus  une  draperie  jaune. 

Voilà  l'époux,  le  torse  nn  peu  soulevé  et  appuyé  sur 
une  main  jeté  derrière  lui,  au  rebord  du  lit,  dans 
une  molle  pose  d'attente,  une  draperie  violette,  jetée 
entre  ses  jambes,  sur  la  nudité  du  bas  de  son  corps. 

Voilà  Vacquariola,  avec  l'ondoyant  serpentement  de 
son  dos,  sous  la  tunique  tombée  d'une  de  ses  épaules, 
une  bandelette  rouge  dans  ses  cheveux. 

Voilà  la  pronuba,  préparant  le  Uniment,  dans  cette 
pose  penchée  sur  le  stèle  qui  hanche  si  joliment;  la 
pronuba  à  l'élégant  torse  nu.  contre  lequel  a  coulé  et 
s'est  arrêtée  au  ventre,  une  draperie  vert  d'eau. 

Voilà  la  chanteuse  d'épithalamc,  au  diadème  de  blés, 
comme  mouvants  et  balancés  par  le  vent,  au  voluptueux 
charme  de  cette  main  au  bout  d'un  bras  nu,  replie  sur 
nn  sein,  sous  la  palla  mauve,  qui  l'enveloppe  jusqu'aux 
pieds. 

Voilà  la  cythariste,  en  le  coquet  renversement  de  son 
corps  en  arrière,  dans  sa  tunique  blanche,  à  la  ceinture 
rouge. 

Au  fond  les  trois  attitudes  de  femmes,  affectionnées 
par  l'art  antique,  les  trois  attitudes  réunissant  le  mieux 
le  balancement  et  la  pondération  rythmique  des  mou- 
vements féminins,  les  trois  attitudes  revenant  le  plus 
souvent  sur  les  sarcophages,  et  qui  sont  :  1°  La  femme 
vue  de  dos  de  trois  quarts,  la  tête,  au  profil  perdu, 

19 


218 


L'ITALIE    D'HIER. 


tournée  à  droite,  et  les  jambes  y  allant  comme  entraî- 
nées par  un  courant  d'eau,  une  femme  qui  a  un  peu  du 
contournement  d'un  C;  2"  la  femme  de  face,  la  tête  de 
profil  à  droite,  les  deux  bras  étendus  à  la  hauteur  des 
seins,  le  bassin  un  peu  porté  à  gauche,  la  jambe  droite 


r=*^ 


relevée  et  croisée  dans  un  équilibrement  de  grâce,  au- 
dessous  du  genou  de  la  jambe  gauche;  5"  la  femme, 
la  tète  complètement  abaissée  à  gauche,  le  bras  droit 
tendu  à  droite  plus  haut  que  la  tête,  le  bras  gauche 
descendu  le  long  de  son  corps,  dont  les  jambes  serrées 
l'une  contre  l'autre,  filent  dans  des  lignes  à  la  dérive 
vers  la  gauche. 


ROME.  219 


MEURTRE    DE    ROSSI 

Le  matin,  le  pape  parlait  au  comte  Rossi,  de  bruits 
menaçants  pour  sa  vie,  Rossi  lui  répondait  :  «  J'ai  \n 
les  Français  en  révolution....  Qui  a  vu  ce  peuple-là, 
dans  ces  moments,  n'a  pas  peur  des  autres  peuples... 
n'a  pas  peur  des  Romains,  »  —  et  s'agenouillant  aux 
pieds  du  pape,  lui  disait  : 

«  Saint-Père,  donnez-moi  votre  bénédiction,  y 

Aux  portes  du  palais  de  la  Chancellerie,  où,  un  mé- 
daillon en  camaïeu,  représentait  le  Pape  accordant  la 
Constitution,  la  foule  était  immense,  et  la  voilure  du 
ministre  avait  peine  à  passer.  La  voiture  arrivée  sous 
le  péristyle,  Rossi  en  descend,  son  portefeuille  sous  le 
bras. 

Or.  dans  cette  foule  attendant  là,  il  y  avait  au  moins 
une  trentaine  d'hommes  sachant  tuer  un  cochon,  et 
l'un  de  ces  hommes  avait  dit  à  un  autre,  la  veille  : 
«  Moi,  je  me  mettrai  à  gauche  avec  mon  couteau,  toi,  tu 
le  mettras  à  droite  avec  ton  bâton....  Tu  frapperas  sa 
jambe  droite,  ainsi  comme  cela...  et  quand  il  se  retour- 
nera de  ton  côté  pour  te  voir,  je  lui  mettrai  dans  son 
cou  tendu,  mon  couteau  tout  entier,  ainsi  comme  cela.  » 

Et  les  lèvres  muettes  de  tout  ce  monde,  qui  était  dans 


220  L'ITALIE    I)'11IER. 

le  secret  de  ce  qui  allait  se  passer:  les  lèvres  des  femmes 
penchées  sur  les  balcons,  les  lèvres  des  enfants  perches 
sur  les  toits,  disaient  au  couteau  de  l'homme  de  la  foule  : 
«  Qu'il  soit  tué!  qu'il  soit  tué!  qu'il  soit  tué!  » 

Quand  le  comte  vit  les  yeux  de  toute  cette  plèbe, 
derrière  la  haie  des  soldats,  de  cette  plèbe  contre  le 
petit  mur  du  palais,  de  cette  plèbe  aux  pieds  des  vieilles 
colonnes  du  temple  de  Pompée,  il  laissa  échapper  à 
voix  basse  :  Fiat  volinitas,  —  et  résigné  et  droit  dans 
sa  grande  taille,  et  portant  haut  sa  belle  tête  décharnée, 
il  s'avança,  le  regard  dédaigneux. 

Un  bâton  frappa  sa  jambe  droite,  et  lorsqu'il  se  re- 
tourna pour  voir  celui  qui  l'avait  frappé,  un  couteau 
entra  tout  entier  dans  la  gauche  de  son  cou.  Et  le  sang 
jaillit  de  la  carotide,  souffletant  les  soldats  au  visage, 
et  passant  par-dessus  leurs  têtes,  alla  rougir  la  fausse 
petite  porte,  tout  nouvellement  rebadigeonnée. 

Dans  la  foule,  ni  un  cri,  ni  une  parole,  pendant  que 
l'ensanglanté  tirait  de  sa  poche  un  mouchoir,  dont  il 
boucha  le  trou  du  couteau,  puis  se  remettant  à  mar- 
cher.... 11  marcha  un  pas,  deux  pas....  Le  silence  avait 
quelque  chose  d'ellrayant....  Les  regards  attendaient.... 
Le  comte  marcha  encore  deux  pas,  au  milieu  de  tous 
ces  yeux  qui  comptaient  les  minutes  de  sa  vie....  Puis 
encore,  il  monta  trois  marches  du  petit  escalier  à  la 
rampe  de  bois,  les  jambes  fermes,  les  papiers  d'Élat 
serrés  plus  fort  contre  sa  poitrine. 


ROME.  221 

Cependant  les  yeux  du  peuple  qui  le  regardaient 
monter,  commençaient  à  s'impatienter.  Vingt-deux 
marches  étaient  devant  lui.  11  continua  à  monter,  mais 
la  seconde  marche,  il  la  monta  plus  lentement,  que  la 
première,  la  troisième  plus  lentement  que  la  seconde, 
la  quatrième  plus  lentement,  que  la  troisième. 

Alors  de  lèvres  en  lèvres,  d'ahord  un  murmure  alla 
disant  :  «  Le  cochon  est  égorgé!  »  puis  des  voix  :  «  Le 
cochon  est  égorgé!  »  eniin  mille  cris  :  «  Le  cochon  est 
égorgé!  » 

Le  comte  Rossi  montait  toujours,  dans  les  voix,  dans 
les  cris,  dans  les  vociférations,  plus  lent  à  chaque 
marche.  A  la  vingt-quatrième  marche,  il  vacilla,  couvé 
par  tous  les  regards  de  la  place.  A  la  vingt-cinquième 
marche,  il  tomha  sur  le  palier,  la  face  contre  terre,  en 
poussant  un  profond  soupir. 


Une  croyance  populaire.  La  statue  de  Marc  Aurèle, 
au  dire  des  gens  du  peuple,  serait  en  train  de  se  redo- 
rer :  —  quand  elle  le  sera  complètement,  —  Rome 
périra  et  le  monde  avec  elle. 


vx 


NAPLES 


Dans  la  baie  bleue,  aux  échos  sonores  répétant  les 
batteries  de  tambours  du  château  de  l'Œuf,  dans  le 
port  tout  plein  de  bâtiments  aux  mâts  jaunes,  à  la 
carène  rouge,  soudain  aux  flancs  de  notre  bateau  à 
vapeur  immobile,  une  musique  sur  une  barque  est 
venue  s'accrocher  :  une  musique  folle,  vive,  et  gesti- 
culante et  dansante. 

Au  milieu  de  la  barque  d'harmonie,  que  de  petites 


1.  Yoici  retrouvé  par  hasard  un  autre  morceau  de  ce  livre  : 
L'Italie  la  nuit,  de  ce  livre  que  nous  avons  brûlé,  sauf  Venise  et 
une  centaine  de  lignes,  dans  Idées  et  sensations. 

Pour  les  curieux  de  la  fabrication  littéraire  d'un  auteur  quel- 
conque, nous  donnons  à  la  suite  de  ce  morceau,  le  scénario  sur 
lequel  nous  voulions  écrire  Naples.  Cela  fait  bien  voir  toute  l'évo- 
lution qui  s'est  produite  dans  nos  esprits,  pendant  le  cours  de 
notre  voyage  en  Italie  :  d'abord  dans  le  nord,  de  longues  notes 
toutes  réelles  ;  à  Rome  un  commencement  d'enguirlandement  du 
A'après  nature  ;  à  Naples,  des  notes,  toutes  brèves  et  prises  seule- 
ment sur  les  êtres  et  les  choses,  pouvant  fournir  une  série  de 
paragraphes,  poétiques,  idéaux. 


224  L'ITALIE    D'HIER. 

vagues  courtes  berçaient,  en  clapotant,  se  tenait  debout 
un  vieil  homme,  coiffé  d'un  chapeau  de  pitre,  dont  les 
deux  coins  rabattus  sur  les  oreilles,  se  balançaient  de 
droite  et  de  gauche,  suivant  le  rythme,  sur  sa  face  qui 
n'était  que  rides  et  grimaces.  Comme  on  bat  le  beurre, 
il  battait  d'une  main  preste,  avec  un  petit  bâton  allant 
et  venant,  les  musiques  dormantes,  ronflantes  et  gar-  . 
gouillantes  dans  une  baratte  de  fer-blanc,  sous  son  bras 
gauche.  Et  selon  l'ondulation  de  la  vague  et  l'air  de  la 
chanson,  il  pliait  et  se  relevait  sur  ses  jambes,  roulant 
béatiquement  les  prunelles,  retenant  ou  précipitant  la 
mesure,  son  immense  nez  incliné  sur  le  putipii,  aux 
borborygmes  tapageurs. 

Le  vieux  musicien  avait  pour  acolytes,  deux  aveugles 
aux  yeux  semblables  à  des  blancs  d'œuf  glaireux  sur 
un  plat  de  faïence,  et  bridés  par  des  paupières  sangui- 
nolentes, et  sur  lesquels  couraient  de  gros  morceaux 
de  sourcils  qui  ne  se  rejoignaient  pas.  L'un  trompettait 
dans  un  cornet  à  piston  vert-de-grisé,  comme  on  en  voit 
à  la  devanture  de  marchands  d'habits,  l'autre  tirait 
d'une  flûte  cinq   ou  six  notes  lamentablement  fausses. 

Puis  les  aveugles  chantaient  : 

v(  J'ai  vu  une  fille  qui  est  une  chose  très  gracieuse, 
joliment  parée  avec  un  grain  de  caprice.  Oh  !  quel 
sucre!  Quel  beau  visage!  quel  doux  sourire!  Tu  es  en 
paradis,  quand  tu  es  près  d'elle. 

«  Qu'elle  est  belle  et  quel  bon  morceau!  Un  gracieux 


>"APLES.  225 

petit  visage  tout  blanc.  Elle  se  nomme  CaroUna.  Oh! 
quel  sucre  pour  moi!  » 

Et  après  un  couic,  les  aveugles  reprenaient  : 
(f  Carolina,  que  tu  es  belle  avec  ta  moue  de  cerise! 
Mue  t'ai-je  fait,  moi  pauvret,  que  tu   me  fasses  tant 
souflVir?  Mon  père  disait  bien  :  Ah  !  quel  malheur  que 
l'amour!  » 

Et  ce  petit  poème  d'amour,  et  ces  galantes  paroles 
qui  font  penser  à  une  canzonette  de  troubadour,  cl 
cette  musiquetle  si  joliment  soupirante,  et  où  passe 
comme  la  brise  parfumée  de  la  côte  napolitaine  sur  le 
bleu  de  sa  mer  :  paroles  chantantes,  musiquette,  petit 
poème,  s'envolaient,  estropiés  et  boiteux,  meurtris  et 
flétris,  de  ces  bouches  égueulées,  dont  le  sourire  s'ou- 
vrait comme  une  plaie  —  tandis  que  le  joueur  de  jndipii, 
foulant  et  refoulant  plus  vivement  les  crépitements  de 
sa  baratte,  et  grimaçant  de  toute  la  sale  peau  parche- 
minée de  sa  vieille  figure,  dans  une  barbe  jaune,  accom- 
pagnait le  chant  des  aveugles  avec  les  coui  coui,  les 
boni  boni,  les  rivi  i^iri  d'une  pratique  de  polichinelle 
faussée. 


1.  La  Carolina  et  le  joueur  de  pulipu. 

"2.  Vue  fenêtre  qui  a  pour  store  :  Amphiirite  chan- 
geant (le  robes. 


226  L'ITALIE    DHIER. 

...  Robe,  couleur  vert  d'émail  chinois;  robe  couleur  bleu  tendre 
de  fleur  de  lin;  robe  couleur  ventre  de  sardine,  robe,  robe.... 
Robes  aux  colorations  d'habitude  de  la  mer  de  là-bas. 


0.  Le  vin  de  Falerne  et  la  gaieté  d'Horace. 
4.  Les  petits  bronzes  du  Museo  Borhonico. 


...  L'idée  prêtée  par  la  main  de  l'homme  à  toutes  les  choses  de 
son  entour,  de  son  service,  de  son  besoin.  —  Rien  de  méprisé  par 
l'art.  —  Dans  l'usuel,  l'alliance  d'une  poésie  de  forme  avec  la 
commodité,  —  La  matière,  non  plus  employée  par  l'homme  pour 
son  uliHié,  mais  soumise  à  son  agrément,  et  chantant  son  goût 
in  mhiimis.  —  Tout  cela  tué  par  le  progrès,  par  l'industrie,  etc. 
—  La  machine  s'interposant  entre  l'homme  et  la  matière,  ne  lais- 
sant pkis,  entre  le  travail  de  l'un  et  les  malléabilités  de  l'autre,  la 
communion  complète,  d'où  sort  ce  travail  artistique  qui  descend 
des  murs  du  salon  aux  casseroles  delà  cuisine....  Un  petit  candé- 
labre, qu'on  dirait  un  candélabre  modelé  par  Clodion.... 

5.  Jeanne  deNaples,  se  mettant  dans  une  jument  de 
carton,  pour  abuser  des  chevaux 

...  Le  trio  de  Théodora,  de  Messaline,  de  Jeanne. 

C.  Le  tirage  de  la  loterie. 

Une  grande  salle,  aux  restes  ellacés  de  vieilles  fresques  sur  les 
murs  de  plâtre.  Trois  statues  :  la  Vérité  avec  son  miroir,  la  Justice 
avec  ses  balances,  la  Charité  entourée  d'enfants....  Employer  l'ex- 
pression :  un  peuple  qui  mendie  le  hasard....  Tous  les  samedis, 
cinq  heures  sonnantes,  tirage  de  la  loterie  à  la  Vicaria  (la  Prison), 
tirage  de  la  buon  afficiata  (de  la  bonne  aventuré)...  lire  les  ou- 
vrages spéciaux  sur  la  loterie,  imprimés  à  >'aples  pour  le  peuple. 


NAPLES.  '2->7 

7.  Le  mariage  de  Louis-Philippe. 


C'est  le  comte  Brenier,  l'ambassadeur  de  France,  qui  parle  :  «  Le 
roi  Louis-Philippe  me  racontait  ainsi  son  mariage.  Le  duc  deBerri 
était  venu  à  Palerme  pour  épouser  la  fille  de  Marie-Caroline.  La 
reine,  qui  était  en  rapport  avec  une  maquerelle  illustre,  apprit  que 
le  duc  de  Berri  était  «  très  mal  monté  »  et  avec  cela  très  libertin. 
Là-dessus,  un  jour  que  je  montais  l'escalier  du  palais,  un  officier 
me-remet  un  placet,  en  me  disant  :  Vous  êtes  très  aimé  de  la 
reine,  voudriez-vous  lui  remettre  ceci  ?  Je  remets  le  placet  à  la 
reine,  qui,  sans  paraitre  y  mettre  d'intention,  laisse  tomber  :  Ah! 
cet  officier,  il  a  deux  très  jolies  sœurs,  vous  devriez  les  voir.... 
J'apprends  effectivement  que  cet  officier  avait  deux  très  jolies 
sœurs,  qui  étaient  de  vraies  putains  —  mais  qui  se  vendaient  très 
cher....  J'avais  très  peu  d'argent  dans  le  moment.  Je  ne  me  fis  pas 
présenter.  Six  mois  se  passèrent, au  bout  de  quoi  la  reine  médit  : 
((  A'otre  épreuve  est  terminée,  vous  êtes  un  Bourbon,  vous  êtes 
sage,  vous  me  semblez  fait  pour  rendre  ma  fille  heureuse  !  » 

8.  Les  caleçons  verts  des  danseuses  de  San  Carlo. 

Rechercher  historiquement  et  scientifiquement  la  raison  du 
choix  de  cette  couleur  aux  derrières  des  ballerine,  et  prouver  que 
c'est  pour  la  conservation  de  la  vue  des  vieux  abonnés  du  théâtre. 

9.  Horloge  de  la  matinée. 

-  A  l'aube,  le  cri  des  vendeurs  d'eau-de-vie,  coiffés  d'une  casquette 
de  loutre  par-dessus  un  mouchoir,  noué  autour  de  la  tête,  criant, 
et  l'eau-de-vie  et  le  restant  des  vieux  sorbets  de  tous  les  cafés  de 
la  ville,  mélangés  à  une  dose  de  cannefie,  sous  le  nom  de  siomatica 
ou  ammennoia  amara. 

A  6  heures  du  matin,  les  caldalesse  (châtaignes  bouillies)  et  les 
succiole,  et  le  cri  des  vendeurs  de  petits  pains  aux  raisins  secs. 


228  L'ITALIE    D'HIER. 

A  7  heures,  le  cri  du  vacher  remplissant  le  verre  de  la  servante, 
du  lait  de  sa  vaciie,  qu'il  Irait  devant  la  porte,  et  le  chia  chia  du 
chevrier  rassemblant  ses  chèvres  dans  la  rue. 

A  8  heures,  le  cri  des  vendeurs  de  viande,  d'herbages,  de  fruits. 

A  9  heures,  le  cri  des  vendeuses  d'œufs. 
'    A  10  heures,  le  cri  rauque  du  marinier  de  Portici,  qui  apporte 
le  beurre  de  Sorrente. 

A  n  heures,  les  vendeurs  de  ricoUa  (fromages  de  brebis). 

A  midi,  vocifération,  à  toute  gueule,  de  tous  ces  vendeurs  criant 
le  restant  de  leurs  marchandises. 


10.  Les  autochtones  pas  assez  riches,  pour  substituer 
un  nez  d'argent  à  un  nez  absent,  et  remplaçant  le  nez 
d'argent  par  un  morceau  de  journal,  par  Vimprimè 
d'un  fait  divers. 


\  I .  La  plage  de  Portici. 

Une  plage  disparaissant  sous  les  pelures  de  citron.  — Au  second 
plan,  des  bâtisses  aux  tuiles  vernissées,  aux  balcons  enrubanni- 
de  loques  multicolores. —  Au  premier  plan,  comme  des  treilles  de 
lilets  bruns,  couleur  de  tan,  qui  sèchent  au  soleil,  et  devant,  un 
tas  de  petites  filles,  dont  les  mères  nouent  les  cheveux  désordon- 
nés avec  un  bout  de  ficelle.  Dominant  le  paysage,  sur  le  bleu  im- 
placable du  ciel,  le  fauve  Vésuve  surmonté  d'une  fumée  lourde, 
semblable  à  une  grosse  sangsue,  gorgée  de  sang  noir. 


12.  Un  ingénieur  anglais  marchandant  aux  Cy- 
clopes  du  Vésuve  la  force  du  million  de  chevaux  de  la 
vapeur  du  volcan. 

15.  Un  après-midi  à  Pompéi. 


iNAPLES.  229 

Dans  cet  après-midi,  il  faudra  mettre  en  relief  la  contradiction 
des  mœurs  anciennes  et  des  mœurs  modernes....  Exemple,  le 
tombeau,  élevé  par  des  clients  reconnaissants  à  une  procurcuse 
célèbre. 

14.  Description  cVun  logis  antique. 

...  Ne  pas  oublier  le  scrinium  (l'endroit  où  se  conservaient  les 
manuscrits)  et  le  venereum  privé. 

15.  U enterrement  d'un  enfant. 

Voiture  pour  porter  les  enfants  en  terre.  Deux  chevaux  noirs, 
pour  cocher,  un  lazzarone  assis  sur  une  housse  rouge.  Train  et 
roues  jaunes.  Caisse  verte  chargée  de  cuivres.  La  voiture  termi- 
née en  baldaquin,  avec  des  plumets  bleus  et  blancs  aux  quatre 
coms.  Sur  rarrière-train,  une  estrade  qui  porte  un  petit  sarco- 
phage blanc  et  rouge,  auquel  sont  attachées  quatre  lanternes. 
L'estrade  fait  balcon  des  deux  côtés,  et  de  chaque  côté,  sont  deux 
petits  chérubins  roses,  coiffés  d'une  toque  à  la  polonaise  rouge, 
en  surphs  blanc.  Un  prêtre  dans  la  voiture. 

Autour  de  la  voiture  du  petit  mort,  des  gamins  qui  font  la  roue, 
jetant  au  dessus  de  leur  tète,  leurs  pieds  à  la  couleur  du  bronze 
florentin.  D'autres  petits  garçons  assis  par  terre,  leurs  talons 
entre  les  mains,  et  appuyés  dos  à  dos,  et  les  têtes  se  touchant  et 
n'ayant  pour  unique  coiffure  à  elles  deux,  qu'un  sac,  semblable  au 
capuchon  d'Uercule  enfant...  et  regardant  avec  une  immobilité  de 
gentils  hernies  à  deux  faces.  Et  s'avançant  pour  voir,  des  petites 
filles,  le  ventre  saillant,  la  tête  un  peu  renversée  en  arrière,  les 
bras  collés  au  corps,  pareilles  in  des  statuettes  d'isis. 

16.  Antonio  Petito,  et  Altavilla,  le  grime  comique  de 
San  Carlino. 

...  ((  Quand  je  suis  triste,  dit  Altavilla,  je  me  mets  sur  mon  lit 
et  je  vois  des  tilles,  des  carrosses!...   »  11  a  vingt  ducats    par 

20 


iôO  L'ITALIE    D'HIER. 

mois...  Et  ne  pas  oublier  de  célébrer  l'illustre  pulcinelle  :  Antonio 
Pe'iito,   représenté  dans  le  croquis  de  mon  frère. 

17.  Galiani,  el  sa  doctrine  féroce  iV écjoïsme  à  pro- 
pos des  esclaves  romains,  des  nègres,  opposée  au  sen- 
limenlalisme  moderne  dans  la  politique. 

18.  Silhouette  du  guappo. 

Le  type  vivant  du  fanfaron  du  théâtre  italien,  mâtiné  du  type 
«du  beau  marseillais  ».  Il  porte  une  giacca  sboltonala,  et  une 
coppola  avec  galon  d'or.  Il  a  les  cheveux  taillés  courts  sur  l'occi- 
put, longs  sur  le  devant  de  la  tête,  et  tournés  et  roulés  sur  les 
tempes  à  la  façon  des  anciens  bravi,  ou  bien  tombant,  selon  une 
expression  napolitaine,  comme  «  un  bouquet  de  pois  »....  Toujours 
une  mimique  annonçant  une  terrible  entreprise,  et  toujours  des 
paroles  pareilles  à  celles-ci  :  «  Je  suis  connu,  j'ai  fait  couler  des 
lacs  de  sang  dans  mon  quartier....  » 

19.  Les  papyrus  d'Herculanum. 

Dans  une  petite  armoire  portative,  deux  faveurs  vertes  roulant 
sur  des  bâtons,  comme  un  écheveau  de  fil  que  dévideraient  des 
mains  invisibles  de  femmes.  En  bas,  le  volumen  qui  semble  un  gros 
charbon,  et  où  il  y  a  des  nœuds  comme  aux  tiges  de  bambous,  —  le 
volumen  reposant  sur  un  lit  de  ouate.  Le  déchiffreur  applique  sur 
les  deux  faveurs  des  morceaux  de  baudruche,  qu'on  enduit  de 
colle,  et  sur  lesquels  il  déroule  lentement  le  manuscrit  calciné, 
en  remontant  les  faveurs,  qui  glissent  sur  les  bâtons  mobiles. 

20.  La  tarentelle. 

Peindre  la  petite  fille  loqueteuse,  que  nous  avons  vue  à  Baïa...  el 
qui  dansait  avec  des  yeux  de  fièvre,  dans  un  rayon  de  soleil. 

21.  La  religion  en  figures  de  cire. 


NAPLES.  251 

Dans  une  église,  la  Saiiite-A'ierge,  grandeur  nalure    —  Bois 


peint,  habillé  d'une  robe  de  mérinos  noir,  à  manchettes  de  den- 
telle de  coton.  De  la  main  gauche,  elle  élève  au  ciel  un  joli  mou- 


■loi  L'ITALIE    D'HIER. 

choir  lirodé,  et  elle  a,  plongée  dans  la  poitrine,  une  épée  à  la  poi- 
gnée d'or,  une  épée  de  ténor  de  province. 

22.  Une  veuve  qui  s^est  retiré  le  blanc  de  l'œil,  pour 
donner  à  vivre  à  son  fils. 

Morceau  à  trouver  sur  la  langue  imagée  du  pays. 

25.  Porta  Capuana.  Imhrecciata. 

De  ce  quartier  muré  de  la  prostitution  à  Naples,  mon  frère  et 
moi  nous  avons  fait,  d'après  les  notes  de  ce  paragraphe,  une  qua- 
rantaine de  lignes  dans  Dikes  et  sensations,  mais  nous  n'avons  osé 
donner  toute  l'horreur  du  lieu,  l'horreur  de  ce  quarlier-lupanar, 
où  les  femmes,  accotées  à  des  bornes,  se  donnaient  sans  pudeur, 
des  injections,  en  pleine  rue,  et  où  nous  étions  suivis  par  une 
troupe  de  femelles  aux  yeux  inquiétants,  aux  gestes  de  folles  de  la 
Salpèfrière,  nous  criant  :  Due  soldi,  lo  c...  Tre  soldi,  lo  c... 

24.  La  campagne  de  Sorrente. 

Campagne  anormale,  et  qui  étonne  à  la  façon  d'une  nature  arti- 
ficielle, avec  son  embuissonnement  de  roses  autour  de  l'arbre  frui- 
tier, avec  ces  vergers  d'orangers  et  de  citronniers,  où  s'entre- 
voient des  croupes  de  vaches,  toutes  semées  de  pétales  de  leur-- 
blanches  fleurs,  et  où  l'instrument  aratoire,  la  charrue  aban- 
donnée dans  le  champ,  est  mêlée  à  un  décor  d'opéra,  à  une  can- 
tonade poétique. 

23.  La  poésie  bucolique  de  Virgile  engendrée  par  les 
environs  de  Naples. 

20.  Les  Heures  lazzai'onc. 


NAPLES.  255 

Belles  heures  volantes,  aux  draperies  battues  du  vent  de  la  mer 
et  nouées  d'une  main  molle....  Belles  heures  qui  bercez  la  vie  de 
visions  d'azur  et  d'harmonies  enchantées. 

Heures  d'or,  heures  de  soleil,  heures  do  midi,  flagellées  de 
clarté,  et  qui  jetez  le  temps  par-dessus  votre  épaule,  sans  re- 
garder. 

Heures  qui  guérissez  de  l'existence  réelle,  heures  d'oubli  et 
d'incurie,  tombant  goutte  à  goutte  sur  le  cœur,  ainsi  que  la  répé- 
tition d'un  humide  baiser  qui  ne  finit  pas. 

Heures,  heures  d'une  seconde,  vides  et  pleines  d'un  bonheur 
ailé,  et  où  il  n'y  a  plus  dans  votre  tète  que  des  apparences  de 
rêves,  des  nuages  d'idées. 

Heures  chatouillantes,  qui  flattez,  comme  de  caresses,  le  dos  des 
lézards  et  le  front  des  poètes. 

Heures,  où  l'homme  se  fond  dans  la  mer  et  le  ciel,  dans  la  brise 
et  la  vague.  Heures,  où  l'homme,  débarrassé  de  la  matière  de  son 
être,  s'évanouit  et  s'incorpore  dans  le  décor  de  lumière  qui  l'en- 
veloppe. 


27.  Harangue  du  vieux  Ferdinand  à  son  peuple. 

Le  roi  Ferdinand,  du  haut  du  balcon  de  son  palais,  se  dispo- 
sant à  parler  b.  son  peuple,  et  manquant  tout  à  coup  de  mémoire, 
au  moment  où  midi  allait  sonner,  se  mettait  h  frapper  de  sa  main 
sur  son  derrière  :  ((  Une,  deux,  trois, quatre,  cinq...  dix...  douze  ! 
et  finissait  sa  harangue  :  «  E  tempo  di  mnngiar  maccheroni\  «  Ja- 
mais harangue  royale  ne  déchaîna,  en  aucun  lieu  de  la  terre,  de 
tels  applaudissements.... 

28.  Finale.  —  Pulciiielleria  universelle  de  toute  la 
population  napolitaine,  costumée  en  polichinelles,  et  qui 
brandit  des  marottes  en  pâte  d'Italie,  en  demandant  la 
buona  mano  aux  forestieri. 


20. 


VENISE    LA    NUIT 


REVE 


VENISE  LA  NUIT 


RÊVE 


Fils  de  prêtre!  Hibou!  gros  âne!  mécréant  de 
Rhodes!  Pharaon!...  Cousin  de  mon  chien!...  Estra- 
diof!...  Babouin!...  Grand  pain  perdu!...  Barbe  cou- 
leur de  Ca'in!...  Echine  à  bâton!...  Homtne  sans  che- 
mise!... Marionnette  de  pilori!...  Huissier  du  diable! 
la  (jratelle  te  mange!...  Figure   de  la  noce  des  pen- 


\.  Le  (jrand  morceau  littéraire,  publié  dans  les  numéros  de  /'Ar- 
tiste des  2  eMO  mai  1857,  à  ta  suite  de  noire  voyage  d'Italie 
(ISôS-lSoG)  :  un  fragment  d'une  Italie  peinte,  ainsi  qu'en  un  rêve, 
dans  îine  prose  poétique,  —  d'une  Italie  que  nous  intitulions  /'Italie 
LA  NUIT.  Le  livre  presque  terminé,  avons-nous  déjà  dit,  a  été  brûlé 
par  nous,  comme  une  conception  trop  hjrique  et  trop  excentrique, 
et  sauf  un  autre  petit  morceau  sur  Naples,  donné  à  un  journal 
Italien,  il  n'a  été  publié  de  ce  livre  détruit  que  la  Venise  la  nuit, 
dont  précédemment  nous  avions  détaché  «  l'Enterrement  de  Wat- 
teau  ))  imprimé  dans  Idées  et  Sensations. 


258  L'ITALIE    D'HIER. 

dus  ! . ..  Écosse-fèves  !...  Gradasse  ! . ..  Don  Squac- 
quera  ! . . . 

Ce  que  cest  que  de  sauter  par  une  fenêtre  ! 

Je  venais  de  sauter  avec  le  Véronèse  du  plafond  de 
la  salle  du  Grand  Conseil,  roulé  sous  le  bras;  je  venais 
de  sauter,  de  très  bien  sauter...  mais,  au  diable  les 
citrouilles!  J'étais  tombé  dans  une  citrouille  cuite,  cl 
f emportais,  à  la  semelle  de  mes  bottes,  le  régal  du 
peuple  de  Venise,  dans  les  imprécations  du  fricasseur 
de  citrouilles.  Et  quelle  citrouille!  une  citrouille,  où 
fêtais  embourbé  plus  haut  que  la  cheville  ! 

Je  courais  pourtant.  Qui  neût  couru  avec  un  Véro- 
nèse comme  le  mien  sous  le  bras'!  Je  courais.  Le  fri- 
casseur époumoné  courait  après  moi,  et  me  (jafjnait  de 
vitesse.  Je  fuyais,  je  tournois,  j'enfilais  des  rues,  des 
ruelles,  des  passages,  des  escaliers,  des  ponts.  Le  fri- 
casseur était  toujours  derrière  moi!  Je  courais —  Pas 
une  gondole  oii  se  jeter  !  Je  courais,  je  courais,  je  cou- 
rais, haletant,  éperdu,  rattrapé,  —  le  souffle  et  la  colère 
de  mon  fricasseur  dans  les  cheveux  !  —  Je  courais  en- 
core.... «  Ah!  gredin!...  »  C'était  lui  qui  avait  empoi- 
gné monprécieux  rouleau  par  un  bout,  et  me  V arrachait 
de  dessous  le  bras.  Il  tirait,  je  tirai;  ce  ne  fut  pas  long  : 
m' arc-boutant  sur  mon  pied  droit,  nî efforçant  de  toute 
ma  force,  je  lui  arrachai  le  Véronèse  des  mains,  et  si 
violemment  que  le  fricasseur  fut  lancé  en  Vair.  Il  re- 
tomba sur  une  ficelle  tendue  à  une  fenêtre,  oit  pendait 


VENISE   LA   MIT.  '259 

majestueusement  une  gousse  de  piment  entre  deux 
oranges  ;  il  retomba  en  polichinelle  de  Guignol,  ployé 
en  deux,  les  bras  ballants,  la  tête  morte  entre  les 
jambes. 

Je  tremblais  que  ma  toile  neùt  souffert  dans  la 
lutte.  Je  la  déroulai  vivement,  tnais  je  ne  pus  voir. 
Les  réverbères  étaient  morts.  Les  fenêtres  des  palais 
étaient  mortes.  Le  ciel  était  éteint.  La  lanterne  des 
Iraohetti  dormait. 


Sur  le  Grand  Canal,  une  gondole  glissa  comme  un 
cygne  noir,  fendant  le  silence,  la  nuit  et  Veau.  Coiffé 
dune  toque  rouge  à  la  plume  blanche,  habillé  d'un 
pourpoint  rouge,  d'une  culotte  rayée  bleu  et  noir,  sur 
lequel  était  passé  un  caleçon,  semblable  à  un  échiquier 
noir  et  blanc,  un  nègre,  debout  à  farrière,  se  pliait  et 
S3  relevait  sur  la  rame  volante. 

La  gondole  allait  plus  ténébreuse  que  Vombre.  Une 
face  blanche  regarda  par  la  petite  fenêtre  du  felse.  Un 
bras  passa  et  sema  sur  V onde,  une  bourse  de  pièces  d'ar- 
gent, qui  luirent,  dansèrent,  coulèrent;  une  autre  bourse 
de  pièces  qui  brillèrent,  sautèrent,  sombrèrent  ;  une 
autre,  et  une  autre  encore,  que  le  flot  recevait,  berçait, 
mangeait.  Puis,  ce  ne  fut  plus  une  bourse.,  mais  dix 
bourses,  vingt  bourses  ensemble  !  Les  rayons  d'argent, 


2i0  LITALIE    D'IIJER. 

lombes  de  la  gondole  de  la  Lune,  grandissaient  en  trem- 
blant sur  les  eaux  d'indigo.  Il  semblait  que  de  la  Jiu- 
decca,  des  milliers  d'enfants  jouaient  aux  ricochets 
avec  des  palets  de  diamant. 

«  Sérénissime  Altesse!  —  demandai-je  en  saluant  la 
Lune,  —  un  rayon,  un  seul  de  vos  rayons  pour  voir  le 
Soleil  !  » 

Une  poignée  de  pièces  d'argent  sonna  sur  les  dalles. 
Je  me  jetai  dessus,  et,  ni  agenouillant  sur  la  toile,  je 
les  posai  tout  autour,  comme  des  lampions,  à  distance 
égale — 

Dieu  quand  il  eut  inventé  Vliomme^  le  diable  quand 
il  eut  inventé  le  péché,  Vhonime  quand  il  eut  inventé 
la  philosophie,  ne  poussèrent  point  un  soupir  de  sal/s- 
faction,  si  grand  que  le  mien  :  la  Yemse  triomiiiame  trô- 
nait toujours  dans  la  beauté  de  son  triomphe,  sur  le 
trône  roulant  des  nuées,  —  sans  une  écaillure. 

«  Je  te  tiens,  —  criai-je,  —  vermillon  de  Véronèsel 
pourpre,  flamme,  manteau  des  héros-dieux  !  torche 
dllélios,  qui  se  couche  dans  le  vent  et  dans  la  mer  !  Je 
te  tiens,  gris  de  Véronèse!  gris  argentin  qui  baigne 
dans  une  fleur  d'étain,  da7is  une  ombre  de  perle,  les 
architectures  de  fête,  les  portiques  superbes,  les  colon- 
nades, oii  se  meut  la  pompe  des  noces  heureuses  !  Je  te 
tiens,  bleu  turc  de  Véronèse!  azur  des  ciels  émeraudés 
par  la  patine  du  temps  !  Je  te  tiens,  jaune  de  Véronèse! 
qui  va  cueillir  le  soufre   au    cœur  des  jonquilles  el 


VENISE   LA   NUIT.  t>U 

jelte  des  topazes  dans  le  safran  des  robes!  Je  te  liens, 
blond  de  Véronèse  !  blond  de  Venise  qui  imite  les  blonds 
épis  du  blé  dans  les  mille  serpents  des  chevelures  pou- 
drées de  soleil!  Je  te  tiens,  toi  qui  fais  avancer,  sur  les 
têtes  penchées,  la  corbeille  de  cheveux,  où  tremblote  le 
midi  du  jour,  comme  un  papillon  d'or!  Je  te  tiens, 
jour  de  Véronèse  !  jour  des  yeux  amoureux  de  la  cou- 
leur! bain  de  lueurs!  auréole  qui  palpite,  caressant 
d'air  et  de  feu,  du  talon  à  la  nuque,  un  Olympe  d'apo- 
théoses !  Je  te  tiens,  couleur  des  couleurs,  bouquet 
enchanté  des  tons  !  Je  vous  tiens,  roses  qui  fouettez,  du 
ton  d'une  chair  de  fleur,  et  les  coudes  et  les  genoux  !  Je 
vous  liens,  chaleurs  de  Vécaille  sous  les  pâleurs  de  la 
peau!  Je  vous  liens,  éclairs  de  nacre  sur  les  torses, 
buvant  les  rayons  à  pleines  épaules  !  Je  te  tiens,  ombre 
des  ombres  chaudes,  oii  la  lumière  se  tait  et  dort,  et  oii 
Vombre  reflète  du  soleil  !  Je  vous  tiens  !  Je  te  tiens,  mi- 
racle !  secret  de  la  vie!  larcin  de  Proniéthée !  —  chair 
de  Véronèse!  Je  te  tiens,  gris  !  rouge  !  bleu  !  jaune!...  » 
Mais  voici  quà  chaque  couleur  cjue  j'appelais,  que 
je  palpais,  que  je  prenais  en  mes  mains,  la  couleur  se 

levait,  sautait  de  la  toile,  et  se  sauvait  vers  une  église 

«  Je  vous  rattraperai  bien  !  »  Et,  très  furieux,  j'allais 
ni  élancer  à  toutes  jambes,  quand  un  froid  m'entra 
dans  les  os  ;  —  j'avais  mon  ombre  devant  et  derrière 
moi. 


21 


242  L'ITALIE    D'UILR. 

La  grande  porte  de  Saint-Marc  s'était  ouverte  aux 
divines  couleurs  de  Ve'ronèse,  et  dans  le  fond  de 
Vahside,  je  vis  le  Christ,  de  ses  deux  doigts,  levés  en 
Vair  pour  la  bénédiction,  me  faire  signe  de  venir  à  lui. 
Son  geste  descendit  vers  moi,  en  un  escalier  de  cent 
marches,  où,  à  droite  et  à  gauche,  deux  cents  lions 
étaient  accroupis. 

Je  pris  mon  courage  et  je  montai.  Vhomme-Dieu 
se  recula  un  peu  dans  le  fond  de  son  trône  blanc, 
semé  de  croix  rouges,  serra  contre  lui  les  plis  fu- 
rieux de  son  manteau  bleu,  et  je  me  trouvai  à  demi 
assis  sur  la  bande  verte  de  son  coussin  de  pourpre, 
me  faisant  le  plus  petit  possible,  glissant,  Qcné,  em- 
jK'ché,  les  jambes  trop  courtes,  les  pieds  pendtis  en 
Vair,  mes  genoux  crispés  élreignanl  la  toile  de  Véro 
nèse  —  qui  était  devenue  uu  parapluie  vert,  — 
n  osant  regarder  la  Sainte  Face,  contractée  de  colère, 
honteux  et  embarrassé  de  toute  ma  personne,  de  mon 
chapeau  noir  que  j'avais  sur  la  tête,  et  gauche  et 
ridicule,  et  me  sentant  ressembler  bêlement  au  M.  Jabot 
de  Topffer. 

J'étais  sous  un  bouclier  d'or,  oii  se  développait, 
comme  sur  ces  écrans  que  Von  tourne,  une  création 
d'épouvante,  l'apparition  d'un  monde  inconnu,  que 
déroulaient,  à  toute  volée,  de  grands  anges  aux  sour- 
cils joints,  aux  ailes  fourchues,  aux  jambes  de  phti- 
sique, au    milieu  d'une   averse   de   dia)}iants  fauves, 


VENISE   LA   .MIT.  245 

tombant,  ainsi  que  des  étoiles  filantes,  des  ijeux  en- 
sommeillés des  dragons. 

J'avais  peur,  f  étouffais  dans  cette  forêt  d^ images 
caucheniaresques,  dans  ce  chaos  de  visions  brassées 
par  des  nujthologies  sauvages,  et  qui  marchaient  contre 
moi,  avançant  pour  me  broyer.  Dans  mes  oreilles,  tin- 
taient le  craquement  sourd  et  profond  des  échines  de 
chevreaux  sous  les  griffes  des  tigres,  et  le  battement 
d'oiseaux  noirs,  errant  dans  le  néant  avec  des  ailes 
de  pierre.  Toutes  les  terreurs  de  Venfance  du  monde, 
toutes  les  hallucinations  de  V homme  cherchant  Dieu,  à 
tâtons,  dans  le  mystère  et  Vhorreur  des  choses,  toutes 
les  fables  et  tous  les  monstres  enfantés  dans  la  pre- 
mière nuit  de  sa  pensée  vagissante,  tous  les  dieux  de  ses 
peurs  inapprivoisées,  étaient  là  qui  se  dévoraient. 

La  terre,  rouge  de  sang,  se  tordait  en  convulsions 
de  Titan,  sous  six  jets  de  feu.  Les  )ners  se  mouvaient 
en  flots  étranges  et  grouillant  blanc,  comme  des  vers  de 
tombeau.  Les  arbres  portaient  pour  fruits,  des  analo- 
mies  flétries  de  vieillards  sinistres.  Au  ciel,  les  sou- 
rires des  chérubins  avaient  le  ricanement  énorme  et 
farouche  des  masques  antiques.  Et  leurs  regards  fixes, 
dans  les  profils,  étaient  toujours  de  face.  Un  trait  de 
charbon  était  la  prison  de  leur  œil^  un  trait  de  charbon 
la  ligne  de  leur  nez,  un  trait  de  charbon  Tare  de  leur 
bouche,  un  trait  de  charbon  le  cercle  de  leur  pom- 
mette, qui  semblait  une  boule  de  pourpre;  —  oh!  u)i 


24i  L'ITALIE    D'HIER. 

charbonnage,  oh!  vn  maquillage  terrifiant  pour  je  ne 
sais  quel  grand  drame  d'un  Dies  irse. 

Cependant,  tandis  que  les  hippogriffes,  à  la  langue 
en  jyaraphe,  grattaient  le  sol  de  V ongle,  l'horizon  cou- 
rait par  sauts  et  par  bonds  sur  les  têtes  aplaties  et  les 
longs  cols  des  chameaux  agenouillés,  Vhorizon  dansait 
entre  les  cornes  d'or  des  béliers  à  la  barbe  de  satyre. 

Une  chose  pleine  d'effroi,  c'est  que  ce  monde  était 
comme  enveloppé  de  sommeil.  Il  remuait  mécanique- 
ment^ automatiquement,  avec  la  vie  morte  et  révolution 
solennelle  et  raide  des  névrospastes  de  la  vieille  Grèce. 
D'infinies  légions  de  rois,  drapés  dans  leur  barbe  grise, 
emboîtaient  un  mouvement  de  bois,  avec  des  gestes  de 
fer.  Une  marche  de  morts  s'avançait  d'un  pas  hiéra- 
tique sous  des  robes  blanches,  couleur  de  suaire,  col- 
lées à  leurs  maigreurs.  Sur  ces  armées  de  peuples  et  de 
génér/itions  formidables,  une  Eve  planait,  horrible  et 
nue,  à  demi-équarrie  dans  la  chair,  avec  une  informe 
ébauche  de  torse  sur  un  déboîtement  de  hanche. 

Quatre  figures  faisaient  tourner  les  boutons  de  cette 
vision. 

L'une  avait  une  tête  de  lion,  avec  une  crinière  à 
double  marteau,  la  gueule  courroucée  et  de  travers, 
mâchonnant  un  rugissement,  une  patte  repliée  sous  elle. 

L'autre  était  un  bœuf  écrasant  sous  son  lourd  mu  fie 
les  bourrelets  de  son  fanon. 

L'autre  était  un  ange,  aux  six  paires  d'ailes  entre 


VEMSE   LA   NIIT.  2i5 

(Toisces.  bleues,  rouges,  jaunes,  qui  tenait  sur  sa 
tunique  blanche,  un  livre  vert. 

Le  dernier  était  un  aigle  au  plumage  de  dards,  la 
tête  élancée,  et  jaillissant  de  ses  ailes  d'or,  ocellées  du 
tous  les  yeux  de  la  queue  des  paons. 

«  Nom  d'un  petit  bonhomme  !  »  fis-je  en  frissonnant; 
et  je  donnai  un  grand  coup' de  parapluie  par  là-dedans. 
Ce  fut  le  bruit  de  milliers  de  piles  d'assiettes  qui  crou- 
lent et  cassent,  —  et  j'étais  dans  une  grande  salle. 


La  salle  avait  une  horloge.  Lliorloge  n'avait  qu'une 
aiguille  :  l'aiguille  était  un  glaive. 

Dix  terribles  hommes  noirs  étaient  assis  autour  d'une 
table,  penchés  sur  des  papiers  qui  murmuraient. 

Des  messieui's,  en  habit  et  en  cravate  blanche,  en- 
trèrent. Ils  retroussèrent  leurs  manches,  passèrent 
derrière  les  hommes  noirs,  les  soulevèrent  parle  collet, 
les  posèrent  debout,  les  redrapèrent,  leur  dressèrent 
les  bras,  les  rabattirent,  filment  jouer  leurs  gestes,  pous- 
sèrent un  :  hum  !  de  satisfaction...  puis  tirèrent  une 
vrille  de  leurs  poches,  firent  un  trou  dans  les  dix 
crânes,  un  trou  dans  les  vingt  mains,  un  trou  dans 
les  vingt  pieds,  mirent  une  ficelle  dans  tous  les  troua, 
tirèrent  la  ficelle.  Les  mains  battirent  l'air,  les  jambes 
se  fendirent  en  compas,  les  yeux  sautèrent  dans  leurs 

orbites,  les  bouches  s'ouvrirent  toutes  grandes;  alors 

21. 


246  L'ITALIE    D'HIER. 

vti  petit  homme  ventru,  leste,  alerte,  imberbe,  les 
sourcils  forts,  le  regard  finaud,  se  frotta  les  mains, 
sauta  sur  la  grande  table,  se  hissa  sur  ses  bottes  ver- 
nies, et  jeta  vivement  des  devises  de  mirliton  dans  la 
bouche  des  hommes  noirs,  qui  s'agitèrent  mélodramati- 
quement.  Le  petit  monsieur  était  suivi  d'un  autre,  qui, 
vite,  par-dessus  chaque  devise  de  mirliton,  enfournait 
un  air  d'orgue. 

Cependant  les  papiers  de  la  table  avaient  été  saisis 
par  un  copiste  d'une  agence  dramatique,  qui  biffait  : 
Conseil  des  Dix,  ficelait  les  dossiers,  cinq  par  cinq,  et 
mettait  l'adresse  :  Boulevard  du  Crime. 

Soudain,  au  fond,  dans  Vombre,  une  forme  entraî- 
née, un  débat,  une  lutte,  un  :  «  Angelo!  je  le  veux!  » 
—  et  confusément  j'aperçus  une  mâchoire,  qu'une  sorte 
de  Samson  entr  ouvrait  de  force,  et  la  bouche  de  bronze 
de  la  vieille  Venise,  enfoncée  dans  une  gorge  humaine, 
criant  vainement  de  la  voix  du  martyr  de  Verres  :  Civis 
sum  Romanus!  criant  :  —  Je  suis  Beauvallet,  comé- 
dien ordinaire  de  la  Comédie-Française  ! 

Je  profitai  du  tumulte  pour  me  glisser  dans  la 
chambre  voisine.  C'était  la  chambre  des  trois  inqui- 
siteurs d'Etat.  Aux  murs,  des  armoires  en  bois  blanc 
montraient  des  herbiers  en  bon  ordre.  Un  homme 
piquait  attentivement  des  papillons  dans  de  grands 
cadres....  Je  passai  sans  souffler,  dans  le  local  tra- 
gique, et  me  jetai  en  bas  d'un  escalier. 


VEMSE    LA   MIT.  -2^7 

Ce  fut  sur  la  place  Saint-Marc,  un  grand  bruit.  —  le 
bruit  iVun  millier  cVailcs  battantes,  et  une  chanson 
s'envola  avec  les  oiseaux  éveillés. 

«  Nous  sommes  les  enfants  gâtés  de  Venise.  Nous 
sommes  des  paresseux,  des  bienheureux!  Nous  sommes 
libres,  nous  somines  gras,  nous  sommes  sacrés!  Notre 
cage  est  bleue,  et  notre  taljîe  a  cinq  cent  vingt  pieds. 
Nous  avons  ventre  en  boule  et  pattes  toute  roses,  de 
Ceau  sur  la  margelle  des  puits  de  bronze,  et  du  grain 
tout  le  jour;  et  rien  quen  nous  baissant,  nous  pouvons 
nous  gaver.  Nous  mangeons  au  soleil;  nous  digérons  à 
Vombre.  Nous  vivons  sajis  y  penser,  nous  aimons  à 
tire-d'aile.  Nous  7ious  promenons  en  nous  dandinant, 
fiers  comme  des  prébendiers,  et  nous  faisons  jabot  de 
notre  gorge  mauve  et  verte.  Nous  sommes  les  pigeons 
de  Saint- Marc.  » 

Sur  la  place,  beaucoup  de  gouvernantes  aveugles  pro- 
menaient des  jeunes  filles,  et  de  petits  grooms  suivaient, 
en  veste  et  en  chapeau,  ne  sachant  comment  porter  leu7's 
deux  bras.  Les  jeunes  filles  avaient  de  grands  yeux,  de 
beaux  et  jolis  yeux,  qu'elles  semaient  à  droite,  à  gauche, 
et  tout  autour  d'elles.  Tous  ces  yeux  avaient  une  lan- 
gue et  une  voix.  Il  en  passait  de  durs,  et  de  doux,  et 
de  dramatiques,  et  d'aimables.  Il  en  passait,  qui  par- 
laient et  d'autres  qui  murmuraient.  Il  en  passait,  qui 
éclataient  de  rire,  et  d'autres  qui  bégayaient.  Deux  ou 
Irois  demandaient  la  charité,  et  tous  la  faisaient. 


24S  L'ITALIE    DHIER. 

Les  pigeons  tournoyaient  au  plafond  (Vazur,  posé  sur 
les  Procuralies,  chantant  : 

«  Cest  lin  bel  arbre,  nous  y  faisons  nos  nids.  Le 
vent  le  sème.  Il  pousse  partout.  Cest  un  bel  arbre  que 
l'Amour,  un  bel  arbre  de  mai,  plein  de  ruba7:s.  » 

Sur  la  place,  le  monde  grossissait,  les  prunelles 
jouaient  de  Vévcntail  à  chaque  coup  de  chapeau.  Les 
pigeons  chantaient  : 

«  Entends-tu  la  musique  des  Hongrois,  aux  guêtres 
bleues?  Les  mandolines  vont  gratter  au  pas  des  portes. 
L amant  appelle  et  prie;  elle  sort  :  tous  deux  dansent! 
Vois  la  jolie  entrée  des  vives  mélodies,  le  bras  en  anse 
et  le  poing  à  la  hanche,  sautant  d'un  pied  joyeux  en 
frétillant  de  Vautre  ?  Puis  cest  la  colère  et  Véclat  des 
trompettes  jalouses,  qui.  prenant  le  couple  à  bras-le- 
corps,  dénouent  brutalement  V amour  comme  un  bou- 
quet.... »  Tout  est  fini.  La  flûte  arrive  en  murmurant 
sous  la  fenêtre  close,  et  pleure,  et  s  impatiente  :  un  chant 
de  printemps,  douloureusement  tendre,  léger  et  péné- 
trant, quelque  chose  comme  Vodeur  du  lilas  blanc 
quelle  aime....  Sauve  qui  peut!  voici  la  Morcde  qui 
vient  sur V ouragan  des  cuivres.. .  —  Cymbales,  rugissez  ! 
Et  la  Morale  saute  à  pieds  joints  dans  la  grosse  caisse. . . . 
Etranger  qui  passe!  Cette  musique  nest  point  la 
musique  de  Vendrait.  Ici,  point  de  trompettes,  ni  de 
Bartholos,  ni  de  cymbales,  ni  de  Marcelines.  Ici,  lu 
Morale    chante    avec   une   voix    toute  jeune.  Ici,   les 


VENISE   LA   MIT.  24-J 

graniVmèrcs  pardonnent  à  leurs  petites  filles  de  n  avoir 
pas  leur  ârje,  et  disent  :  «  Moi  aussi,  j'ai  été  femme!  » 

Sur  la  place  la  foule  était  grande,  les  boutonnières 
fleuries,  et  les  pigeons  chantaient  : 

«  Sais-tu  bien  quici,  le  soir,  sur  les  balcons,  alors 
que  le  vent  du  Lido  apporte  au  front  de  Venise,  les 
baisers  de  la  mer,  tous  les  cœurs  sont  occupés  à  se 
mettre  des  ailes,  pour  s  envoler  de  terre?  A  deux  pas 
des  parents,  jeunes  filles,  jeunes  hommes,  serrés,  et 
chaise  à  chaise,  et  leurs  voix  se  touchant,  et  leurs 
âmes  mêlées,  s'amusent  à  passer  aux  doig's  de  leurs 

pensées,  des  bagues  de  fiançailles Ce  sont  de  douces 

phrases,  des  silences  émus,  des  murmures  de  lèvres — 
Jeunes  hommes,  jeunes  filles  jouent  avec  Vamoiir;  et 
d'idéales  marguerites  s'effeuillent,  interrogées  sous  les 
doigts  invisibles  des  désirs » 

Sur  la  place,  les  contessine  cherchaient  toujours  un 
regard,  les  gouvernantes  leurs  paires  de  luneltes,  les 
petits  grooms  une  pose,  et  toujours  les  pigeons  chan- 
taient : 

«  Sais-tu  qui  tient  ici  le  bureau  de  la  poste  restante? 
c'est  l'Amour,  l'Amour  qui,  sans  demander  de  passe- 
port aux  amoureux,  délivre  tant  d'espoirs,  et  tant  de 
belles  joies,  et  de  petits  papiers  à  lire  à  deux  genoux, 
et  de  tout  petits  mots  qui  sont  de  grande,  serments,  et 
l'avenir  promis  et  le  présent  donné,  et  le  monde  et  le 
ciel  tenant  dans  un  chiffon!  Sais-tu  qu'ici  les  oreillers 


250  L'ITALIE   D'UIER. 

des  vierges  cachent  encre,  plume,  papier,  et  petites 
bougies;  et  quand  seul  le  ciel  veille,  quand  seules  les 
étoiles  ont  des  yeux,  sais-tu  combien  de  ces  petits  pa- 
niers où,  à  l'aube,  le  boulanger  met  le  pain,  le  long  des 
vieux  palais,  descendent  du  bonheur  et  remontent  de 
la  fièvre!...  » 

i 

Les  pigeons  chantaient  encore,  quand  un  homme 
s'élança  de  chez  le  libraire  Pasquali,  le  menton  dans 
son  jabot  et  les  yeux  sur  ses  pieds.  Il  ni  accrocha  :  je 
faillis  tomber. 

—  Cest  vous,  cher  monsieur  Callegari? 

L homme  se  redressa  furieux.  «  Je  ne  suis  pas  plus 
le  cher  monsieur  Callegari,  que  Michel  delV  Agata!  pas 
plus  Michel  delV  Agata,  que  Constanti  Zucala!  Je  suis 
moi,  monsieur;  et  retenez-le,  s'il  vous  plaît  :  Charles 
Gozzi,  de  l'Académie  des  Granelleschi ! 

Puis  renfonçant  son  chapeau  d'un  coup  de  poing,  et 
s'adressant  au  ciel  :  Encore  une  vengeance  de  la  fée 
Carabosse  ou  de  Pari  Banou!  Une  intolérable  secature! 
Pas  de  jour,  monsieur,  où  quelque  farfadet  ne  me  joue 
un  tour  semblable  !  tantôt  c'est  ma  maison  qu'ils  me 
prennent,  tantôt  ma  figure,  tantôt....  In  foi  tunes ,  con- 
trariétés^ supplices  ridicules,  coups  d'épingle.  Ils  ne 
savent  qu'  imaginer  !  Je  succombe,  monsieur,  je  suc- 
combe!.. Et  penser  que  tout  cela  est  la  faute  de  mon 


VENISE   LA  NUIT.  251 

Vuffaldiu  Sacchi,  un  esprit  fort!  de  mon  Tartaglia 
■'iorelli,  un  mécréant!  de  mon  Brighella  Zanoni,  un 
^olisson!  et  de  mon  Pantalon  Derbès,  un  Voltaire!  des 
h'ôles^  mon  cher  monsieur,  qui  nont  pas  une  once  de 
espect  pour  les  fées,  les  sorciers,  les  amulettes,  et  les 
aaléfices  que  fai  mis  au  théâtre!  les  coquins!  ils  ont, 
'.ans  les  coidisses,  des  ironies,  des  éclats  de  rire,  des 
ropos  d'un  athéisme  à  V égard  du  diable!...  et  voilà 
1  fin  :  je  paye  pour  tous!  je  meurs  à  petit  feu!..  Je 
uis  un  pauvre  homme,  monsieur,  qui  a  tout  le  inonde 
nvisible,  déchaîné  et  conjuré  contre  lui  ! 

—  Monsieur  Gozzi,  je  vous  plains  de  tout  mon  cœur, 
t  plus  que  ne  ferait  un  passant  ordinaire.  J'ai  eu  un 
rand-père  qui  fut  à  Venise  et  qui  même  y  avait  eu 
uelques  succès  galants  :  tout  enfant,  sur  ses  genoux, 
'écoutais  de  sa  bouche,  votive  pièce  des  Trois  Oranges... 

—  Un  vrai  «  conte  de  nourrice  »  /.. .  Après  tout  votre 
rand-père  était  un  homme  de  goût...  Ah!  vraiment 
e  que  vous  me  dites  là,  m'étonne.  Je  vous  croyais, 
ous  tous  Français,  vendus  à  cette  inepte  école  de 
'hiari  et  de  Goldoni !  des  cuistres!  des  goitreux!  des 
eux  sans  âme!  des  oreilles  sans  cervelle!  de  miséra- 
les  altrapeurs  devrai!  des  gens....  Ah!  monsieur, 
uelles  gens!  Pouah!  le  cœur  m'en  lève!  » 

Et  il  marchait  comme  un  ouragan. 
Croyez-vous  que  je  sois  un  poète,  pour  vous  raconter 
?s  gondoles  qui  attendent,  ou  Ponte-Storto,  un  mou- 


î:52  L'ITALIE    D'HIER. 

choii^  passé  par  la  fenêtre  de  la  gondole?  ou  V effroi 
d'un  pauvre  diable  surpris  par  messer  Grande  dans  un 
cabaret  borgne  ?  un  poète,  pour  vous  nommer  ces  mas- 
ques, hommes  et  femmes,  qui  jettent  leur  argent  aux 
banques  en  plein  air?  ou  vous  dire  les  jardins  de 
f^aint-Blazius  qui  se  louent  un  ducat,  la  journée,  aux 
amoureux?  Certes,  ce  sont  là  choses  intéressantes,  et 
des  mieux  faites  pour  accorder  la  corde  d'une  lyre  !  Me 
demanderez-vous  plutôt  que  je  vous  répète,  mot  pour 
mot,  les  propos  tendres  de  la  promenade  délia  Zucca, 
de  r Opéra  buffa,  de  V Opéra  séria;  et  encore  les  propos 
tendres  de  petits  soupers,  sous  la  treille  de  /'Osteria  de 
).A  LUNE?  Je  vous  donne,  ma  parole  de  comte,  que  le 
ramage  n'est  guère  varié.  Ou  bien  je  vous  ferai  V addi- 
tion des  zinzares,  qui  mangent  les  prisonniers  sous  les 
plombs.  Ce  sera,  comme  vous  voudrez;  mais  je  vous 
préviens  quil  nen  coûtera  guère  plus  à  mon  imagi- 
nation, quil  nen  coûte  aux  mères,  quand  elles  ren- 
voient leurs  filles,  en  leur  faisant,  —  pour  tout  bien, 
une  croix  sur  le  front  avec  le  pouce.  Que  s'il  vous  plaît 
cependant,  je  vous  citerai  des  aventures,  que  les  archiver 
de  la  police  savent  tout  au  long —  La  belle  nouvelle 
quand  je  vous  apprendrai,  que  la  Cavamachia  a  revu 
cent  vingt  mille  écus  du  marquis  San  Vitali,  et  quAn- 
cilla  et  Spina  sont  deux  précieuses  personnes,  pour 
danser,  au  dessert,  le  forlano  sur  la  nappe?...  Quesais- 
je?  Faut-il  vous  peindre  la  loge  de  la  prima  donna  de 


VEXfSE   LA   MIT.  9, 


00 


Saint-Sanuiel?  les  flambeaux  (Vargent,  les  bougies 
musquées,  les  flacons  de  vin  de  Samos,  de  vin  deZante, 
de  vin  de  Céphalonie,  de  vin  Esclavon,  noir  comme 
l'encre,  el  les  corbeilles  de  dragées,  de  diablotins,  de 
papillotes  el  de  tout  le  chocolat  imaginable?...  Et  vou- 
lez-vous que  ma  muse  vous  donne,  en  jolis  vers,  la 
recette  des  pastilles  à  la  mode  :  des  cheveux  de  la  belle, 
coupés  menus  avec  des  ciseaux  d'or,  et  confits  avec 
du  sucre,  de  l'ambre,  de  la  vanille,  de  l'angélique. 
de  ïalkermès  et  de  l'essence  de  styrax?  Autant  vaudrait 
vous  raconter  mon  habit  coupé  par  Joseph  Fornace,  le 
dernier  des  tailleurs,  le  déjeuner  que  j'ai  fait  chez 
Peruzzi,  la  conversation  insipide  du  libraire  Pasquali: 
autant  vous  raconter  le  temps  qu'il  fait,  la  rue  oii  vous 
passez  tous  les  jours....  des  niaiseries!  des  histoires  de 
perruquier!  de  pauvres  réalités!  Tout  cela  est  plat 
comme  un  fait.  Tout  cela  est  bête  comme  la  vie.  Le 
monde  est  terne,  et  les  choses  sont  grises.  Tous  les  mai- 
sons sont  en  pierre,  et  les  femmes  se  ressemblent...  et 
je  fais,  en  vivant,  un  métier  de  cheval  de  manège.... 

—  Mais,  fis-je... 

—  Parlez-moi  de  la  Chine,  mon  cher  monsieur!  Un 
pays  insensé!  un  inonde  à  rebours!  une  nature  à  l'en- 
vers! une  terre  folle!  un  paradis  de  paradoxes!  un  ciel 
de  jade,  des  arbres  rouges,  des  fleuves  nanlùn,  des 
bestiaux  chimériques,  des  villes  de  porcelaine,  et  des 
pagodes  a  dix  étages  de  clochettes,  que  le  vent  sonne! 


254  L'ITALIE   D'UIER. 

Ah!  monsieur,  des  nourritures  extravagantes,  des 
sauces  â  V essence  de  cloporte!  Et  des  mandarins  en 
baudruche,  et  des  canons  qui  font  la  grimace^  et  des 
boucliers  qui  tirent  la  langue,  et  des  magots  et  des 
poussahs!...  Au  moins  il  y  a  là  du  corail  blanc,  des 
•  feux  d'artifice  à  midi,  des  opéras  gui  vous  égratignent 
Voreille  jusqu'au  sang,  des  lettres  semblables  à  des 
insectes  qui  dansent,  des  jeux  qui  sont  des  casse-têtes, 
des  plumes  de  poil  de  lapin  blanc  des  épithètes  de 
lapis-lazidi,  et,  —  songez-y,  —  des  dragons  aux  portes 
qui  mangent  les  mauvais  sorts. 

J'adore  depuis  dix  ans  une  Chinoise  qui,  penchée  à 
sa  fenêtre,  arrose  dans  iin  pot  de  fleurs,  uti  petit  chêne 
pas  plus  haut  qu  une  joubarbe —  Je  sais  ce  que  lit  son 
mari,  heureux  homme!  C'est  I'IIistoire  de  deux  couleu- 
vres ou   bien  encore  llIisTOinE  d'un  cercle  de  craie 

Quelle  femme,  caro  mio!  des  yeux  grands  comme  des 
tasses  à  café,  un  petit  nez,  camard,  fripon  et  friand, 
des  lèvres  plus  fraîches  et  plus  merveilles  que  le  fruit 
du  jujubier,  des  ongles  longs,  longs  de  deux  pouces, 
une  peau!...  une  peau  nuancée  comme  la  peau  d'un 
serpent!  Et  si  vous  la  voyiez-  passer,  si  joliment  trébu- 
chante sur  ses  deux  petits  pieds,  pareils  à  des  nénu- 
phars d'or....  Une  seule  chose  me  déplaît  de  la  Chine, 
c'est  quelle  existe  —  à  ce  qu'on  dit.  —  Mais  je  sais  une 
Chine  plus  belle  et  qui  n'existe  pas!...  Cest  le  pays  oii 
deux  et  deux  font  cinq,  où  l'eau  chante,  oii  Voiseauparle, 


VENISE    LA   NUIT.  255 

OÙ  la  fleur  rit!  Cesl  le  pays  où  tout  arrive!  Les  prin- 
cesses y  sont  plus  rayonnantes  que  le  jour!  Les  lampes 
merveilleuses  y  brûlent.  Les  génies  y  tissent  des  romans, 
les  lutins  y  servent  Vamour,    les   rêves   y   racontent 
leurs  voyages.  Les  Sésames  de  diamant  s  y  ouvrent  sur 
un  signe.  Les  fées  de  VOrient  y  mènent  à  la  baguette  les 
aventures  de  Vimprévu.  Ce  n'est  cju  enchantement,  ce 
nest  que  métamorphose,  ce  nest  que  fantaisie  en  cette 
terre  de  caprice,  à  mille  lieues  de  la  terre,  à  mille  lieues 
des  trois  unités  :  le  vrai,  le  raisonnable,  le  possible! 
Pays  chéri!  beau  domaine!  seule  patrie!  fit-il,   aiec 
un  sourire  triste,  que  m'ait  laissée  Vinquisition  d'État! 
«  Gozzi  reprit  :  Oui,  mon  ami,  je  dis  bien,  ma  seule 
patrie....  0  Misère!  la  pensée  mâle  qui  est  en  moi,  ce 
morceau  d'un  peuple  qui  tressaille  dans  ma  poitrine, 
ma  bouche  frémissante,  ouverte  pour  une  de  ces  satires, 
qui  fouettent  une  nation  vers  de  nobles  deslins,  il  faut 
que  je  les  bâillonne!  Mon  cœur  vénitien,  blessé  et  sai- 
gnant des  avilissements  de  Venise,  comme  des  hontes 
d'une  mère,  il  faut  qu'il  taise  jusqu'à  ses  murmures! 
Etourdis-toi  donc  de  chimères,  ô  mon  cœur!  Rions  et 
faisons  le  fou,  puisqu'il  t'est  défendu  d'agir  el  de  vivre! 
Rions,  puisque  l'Inquisition  d'État  veut  que  le  plaisir 
étreigne  la  Rome  des  mers,  la  berce,  la  désarme,  l'en- 
dorme et  venge  le  monde!  Le  plaisir!  écoutez  :  l'Inqui- 
sition d'État  le  faitpiécher  à  tout  et  partout,  au  théâ- 
tre, au  livre,  aux  promenades,  aux  cafés!  Malheur  à  qui 


256  L'ITALIE    D'UIEK. 

oserait  y  à  coups  de  sifflet,  arracher  leur  proie  aux 
basses  joies,  et  refaire  de  ce  troupeau  une  armée 
d'hommes!  Malheur  à  qui  le  ferait  rentrer  dans  Varène 
et  dans  la  dispute  de  l avenir! 

Rions  donc,  et  que  jusqu'à  ces  chants  d'église  qui 
montent  dans  les  nefs,  tout  amollisse  et  tout  énerve, 
tout  soit  la  volupté  dernière  des  peuples  qui  vont 
mourir!  Ali,  vous  entrez-  /à,  aux  Krari?...  moi,  je  vais 
aux  Graneli.esciu. 

Sur  la  place  des  Frari,  aux  descentes  de  lit  pendues 
aux  fenêtres,  des  sonnets  tremblaient  au  vent,  attachés 
avec  quatre  épingles. 

La  nef  des  Frari  était  pleine  de  fleurs  en  papier.  Des 
bobèches  de  buis  tournaient  autour  des  flambeaux  d'or. 
Dans  un  coin  de  sacristie,  deux  gros  hommes  s'empê- 
traient de  rouge,  se  débattant  comme  des  bœufs  dans 
de  la  pourpre.  D'autres  vêtus,  de  serge  rouge,  prome- 
naient dans  la  foule  des  cassettes  formées  d'une  tête  de 
mort  en  argent.  Derrière  l'autel,  le  soleil  était  du  sang, 
sur  lequel  l'encens  paraissait  de  l'azur.  Contre  un 
mur,  des  nègres  de  marbre  blanc  geignaient  sourde- 
ment sous  une  montagne  d  arcliitecture,  et  des  écor- 
chés  de  inarbre  noir  étalaient  des  écussons  énormes. 

Il  flittait  dans  toute  la  nef  une  musique  suave,  sou- 
pirante et  gazouillante.  Il  semblait  que  ce  fût  l'éveil  et 
la  prière  du  matin  de  l'aube,  prenant  voix  par  toute  la 


VENISE   LA  MIT.  257 

terre.  Des  refrains^  des  chansons,  des  airs  à  danser,  et 
des  marches,  et  des  susurrements  qui  s'enhardissaient, 
et  des  trémolos  badins,  et  des  rythmes  légers,  et  des 
gammes  ondulantes  el  balancées,  et  des  crescendo,  que 
V archet  brise  el  rebrise  el  renoue;  et  des  notes  qui 
marchaient  seules  et  que  d'autres  notes  suivaient, 
comme  des  dames  d'honneur,  en  leur  tenant  la  queue; 
et  tout  ce  bruit  frais,  et  toutes  ces  gaies  mélodies,  se 
rangeaient  à  une  claquante  mesure,  à  un  flafla  que 
semblait  battre  la  batte  d'un  Arlequin —  C étaient  de 
tels  et  de  si  doux  chatouillements  en  mon  âme  ouverte 
st  bercée,  que  fij  sentais  assis,  accordant  leurs  luths, 
les  anges  de  Dellini,  les  petits  anges  musiciens,  court 
vêtus,  et  si  gentiment  tristes. 

Il  y  eut  un  accord  de  tout  l'orchestre,  un  unisson 
plein,  parfait,  continu,  et  les  notes  n'étaient  plus  des 
sons  :  elles  étaient,  à  mon  oreille,  un  bruissement  ten- 
dre et  clapant;  l'une  à  l'autre,  elles  se  mariaient 
comme  des  lèvres —  Ce  n'était  plus  que  baisers,  s' en- 
volant des  basses,  des  flides,  des  violons....  Et  cette 
plainte,  c'était  le  baise)'  mourant  de  Gaspara  Slampa, 
dont  Collaiino  brisa  la  vie  et  la  lyre,  la  Sapho  que  , 
Guerchin  couronna  de  lauriers!  Et  cet  appel,  c'était 
le  baiser  vénal  et  charmant  de  celle  qui  fit  de  Rousseau 
un  homme!  Et  cette  cadence,  c'était  l  harmonieux  baiser 
de  la  Cassandra,  portant  au  col  la  chaîne  d'or,  donnée 
à  son  éloquence  par  la  Reine  de  Pologne!  Et  ce  soupir, 

22. 


258  L'ITALIE    D'HIER. 

celait  le  galant  baiser  de  Vlsabclla,  qu'un  anagramme 
du  Tasse  appelle  la  Blanche  vSirène!  Et  ce  coup  de 
timbales,  c'était  le  baiser  brutal  de  la  Margarita,  qui 
battait  le  cœur  du  poète  anglais  pour  le  faire  chanter! 
Et  cette  fan farc,  c  était  ton  baiser  triomphant,  Veronica 
Franco!  toi  quaima  le  roi  Henri  de  France  Troisième ^ 
ri  qui  daignas  V aimer! 

Et  le  beau  bras  de  Veronica  Franco  était  passé  sous 
mon  bras.  Ses  patins  sonnaient  sur  le  pavé.  Nous  mar- 
chions sous  des  fenêtres,  oii  des  vieilles  montraient 
leurs  cheveux  blancs  et  le  capuchon  vert  de  leur  que- 
nouille. Veronica  allait,  précédée  de  son  pas  sonore; 
tout  entière  en  arrière  et  retournée  vers  moi,  vers  moi, 
penché  sur  elle  et  ne  regardant  qu'elle....  0  mes  désirs  ! 
quelle  ivresse  vous  versaient  ses  beaux  cheveux  frisés 
et  relevés  sur  son  front,  en  deux  grandes  cornes  d'or! 
et  ce  liant  col  de  dentelle  d'argent,  gardant  d'une  grille 
de  guipures  ses  tombantes  épaules,  et  cette  chaîne  d'or 

qui  se  coulait  frétillante  entre  ses  deux  seins Sa 

longue  jupe  de  soie  entrouverte  de  mon  côté,  —  il  me 
semble  que  je  l'entends  froufrouter  encore;  —  oui,  elle 
est  encore  dans  mes  yeux,  retroussée  par  derrière  du 
bout  de  son  petit  doigt,  laissant  voir  son  haut-de- 
chausses  dliomme,  sa  chaussure  à  la  romaine,  ses 
énormes  patins  de  bois  qui  la  grandissaient  dtni 
pied —  Ma  Veronica  avait  la  peau  blanche,  mais  d'un 
blanc   douillet  et   chaud,    trempé    de    lueurs    mates. 


VENISE   LA   KUIT.  2d'J 

baigné  de  vie,  allumé  de  santé.  Sa  gorge  était  fière, 
drue,  insolente,  superbe.  La  maîtresse  du  Titien,  Vio- 
lante elle-même,  na  jamais  porté,  en  un  pareil 
triomphe,  toutes  ces  majestés  de  la  chair  provocante, 
tant  de  beautés  impérieuses  et  qui  violaient  V amour! 

No  lo  voi!  no!  no!  fredonnait  Vcronica,  en  me  mon- 
trant des  femmes,  qui  étiiicclaient  comme  des  escar- 
boucles  dans  les  rues  rousses. 

No  lo  voi!  —  et  elle  les  frappait  d'un  petit  coup  de 
son  chasse-mouches  en  plumes  d'autruche. 

No  lo  voi!  no!  no!  fredonnait-elle  toujours,  en  me 
montrant,  aux  femmes. 

No!  lo  voi!  //  est  à  moi,  Morgana!  bien  à  moi,  la 
Cervetta!  tout  à  moi,  la  Lavandera!  à  moi  pour  la  vie, 
la  Parisotta! 

Au  bout  de  quoi,  elle  toucha  un  marteau  de  bronze 
réprésentant  une  bacchante  balancée  sur  les  bras 
nerveux  de  deux  faunes  agenouillés.  La  porte  s'ouvrit  : 
Attends-moi  sw?' /'altana  !  fait  ma  belle. 

Je  monte  sur  la  terrasse.  Le  soleil  y  dormait  tout  de 
son  long.  A  peine  si,  dans  un  coin,  un  vieux  cep  de 
vigne,  aux  feuilles  rares,  nouait  sous  lui  les  ombres 
maigres  de  ses  bras  tordus.  Je  m'accoude. 

C'est  un  ciel  d'un  azur  fin  qui  se  meurt  en  transpa- 
rences d'or  pâle.  L'horizon  flotte  sur  la  mer,  crêpe  bleu 
tendre  à  demi  submergé.  Des  campaniles  et  des  dômes 
d'étain  montent,  argentés  ou  bleuissants,  dans  les  clar- 


200  L'iTALiE    D'HIER. 

(es.  Contre  la  Dogana,  entassées  dans  Vomhre  violette^ 
les  voiles  couleur  tabac,  trouées  de  jour,  boivent  mille 
rayons;  et  sur  sa  boule  d'or,  que  midi  incendie,  rit  la 
Fortune  volante.  L'eau  est  engourdie,  pâmée.,  et  berce., 
sur  son  miroir  dliuile,  la  face  des  monuments.  Pas 
un  mât  jaune  ne  bouge.  Les  mouettes  seules  déchirent 
ou  rasent  l'onde  figée,  naviguant  comme  des  cygnes,  ou 
bien  de  leurs  pattes  mouillées,  secouent  des  perles  dans 
le  ciel  en  s'envolant.  Leur  petit  cri,  le  coup  lointain 
d'un  marteau  de  calfat,  le  gémissement  d'une  poulie, 
c'est  tout  le  bruit! 

Je  me  retourne.  Veronica  est  là,  sur  une  chaise 
incrustée  de  grenats,  dans  le  rayonnement  du  soleil, 
ses  cheveux  d'or  épars  et  volant  dans  le  fluide  d'or. 
Elle  n'a  qu'une  chemise  de  soie  blanche,  un  rochello 
de  la  soie  la  plus  fine,  qui  l'enveloppe,  la  baigne,  la 
caresse,  et  la  trahit,  en  rougissant  aux  seins,  aux  ge- 
noux et  aux  orteils,  du  rose  pâle  des  roses  thé.  Mais 
pourcjuoi,  sur  la  tête,  cet  immense  chapeau  sans  fond, 
ce  grand  couvercle,  tenant  sa  figure  et  sa  poitrine  dans 
l'ombre  tendre,  qui  tremble  au  col  des  ramiers? 

—  Pourquoi  cela?  lui  dis-je. 

—  Je  veux  que  tu  m'aiincs,  vois-tu,  me  dit-elle,  je 
veux  cjue  mes  cheveux  dérobent  des  rayons  au  soleil, 
pour  que  ce  soir,  les  yeux,  roulés  dans  mes  cheveux, 
croient  encore  au  jour! 

.    Et  trempant  dans  une  fiole  une  petite  éponge,  montée. 


à 


VENISE   LA   NUIT.  261 

au  bout  (ritn  manche  de  crislaL  elle  la  passe  clans  ses 
cheveux  débordant  de  la  solana,  en  laissant  son  regard 

sur  mon  regard 

Puis  tout  à  coup  :  —  Dis-moi  les  robes  des  femmes 
de  France.  Hier,  j'ai  été  pour  voir,  à  rentrée  de  la 
rue  de  la  Mercerie,  la  Poupée  de  France,  qui  dit  la  mode  : 
le  vent  l'avait  emportée,  Vautre  nuit.  Dis-moi  la  robe 
qui  promet  le  plus,  la  robe  qui  ment  le  mieux,  la  robe 
qui  fait  aimer! 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Mais  au  moins  la  couleur  à  la  mode,  tu  l'as  vue... 
lu  la  sais,  dis-la-moi.... 

—  La  couleur  à  la  mode?  ma  foi!  quand  je  quittai 
la  France,  celait  couleur  de  péché  mortel. 

—  Non,  j'en  veux  une  autre,  une  que  Ion  nia  dite, 
une  plus  nouvelle....  M'aimes-tu? 

—  Si  je  Caime.,  Veronica,  veux-tu  que... 

—  Non.,  je  veux  que  tu  ni  ailles  chercher  en  France, 
une  robe  couleur  de  singe  mourant....  Ton  roi  Henri  me 
Vavait  promise,  quand  il  est  venu.,  mais  les  rois  ont 
tant  de  courtisans  qui  font  du  bruit  autour  de  leur 
mémoire!  Il  ne  s'est  plus  souvenu....  La  dogaresse  en 
voudrait  bien  une;  elle  ne  V aura  pas  !.. .  et  je  V aurai., 
n  est-ce  pas?  Viens!  me  dit-elle  dans  un  baiser;  et, 
me  prenant  la  main,  elle  m'attira  vers  une  porte. 

En  passant  le  seuil,  Veronica  vieillit  soudainement . 
Cinquante  années  lui  vinrent  au  visage,  en  une  seconde, 


202  L'ITALIE    D'HIE.R. 

et  sa  robe,  ce  nuage  de  soie,  c'était  un  sac  de  grosse 
toile  bise,  le  sac,  oii  se  blottissent  les  pauvres  honteux, 
qu'on  voit  tendre  leur  cornet  de  papier  aux  passants. 


Dans  la  chambre,  dix  lits  à  droite,  dix  lits  à  gauche, 
appuyaient  leurs  tôles  au  mur.  Sur  un  guéridon  bien 
nef,  un  ciseau  mince  posait  sur  un  peu  de  linge  blanc. 
Sous  les  draps  étaient  des  formes,  quelque  chose  de 
confusément  rond,  comme  un  corps  ramassé  sur  lui- 
même,  et,  au  bout  des  couvertures,  haut  montantes 
et  renflées  çà  et  là,  un  bout  de  joue  cireuse,  un  coin  de 
front  blanc,  gisait,  battu  de  cheveux,  sur  Voreiller 
creusé.  Il  puait  fade  et  chaud.  Au  milieu  de  la  chambre^ 
autour  d'une  table,  des  femmes  assises  sur  un  banc 
lisse,  levées,  accoudées,  en  toutes  poses,  immobiles  ou 
faisant  de  grands  gestes,  riaient  ou  rêvaient,  regar- 
daient, le  menton  dans  leurs  deux  mains.  Devant  elles, 
sur  la  table,  étaient  rangés,  en  mille  dessins  qui  sem- 
blaient le  pavé  de  l'église  de  Murano,  des  pierrailles  et 
des  bijoux  faux.  Le  jour  courait  gaiement  sur  le 
groupe,  mordant  les  peaux  et  les  chemises.  Droite, 
insolente  et  grasse,  Vune,  serrée  dans  son  corset  jaune, 
balançant  sur  une  hanche  son  jupon  blanc,  secouait 
par-dessus  les  têtes  un  bas  de  laine,  où,  sonnaient,  d'un 
son  de. bois,  les  numéros  de  la  tombola.... 

N'oubliez  pas  que  nous  mangeons  ce  soir  une  friture 


VENISE   LA   NUIT.  265 

de  scampi  au  Giardino,  aussilôt  ma  dissection  faite! 
me  cria  le  docteur. 


J'étais  au  bord  de  la  mer. 

Il  m'apparut  une  île  de  verre. 

Au  pied  diin  grand  arbre  de  cristal,  épanoui  comme 
un  lustre,  fleuri  de  mille  verroteries,  Éole  était  assis. 
Une  cuve  d'eau  de  perles  entre  les  jambes,  les  joues 
enflées,  sans  trêve,  il  soufflait,  dans  une  paille  de 
glace,  bulles  de  savon  sur  bulles  de  savon.  Les  bulles 
s'envolaient  en  bande,  s'opalisaient  de  mille  rayons, 
montaient  jusqu'aux  mains  du  Soleil  qui  s'amusait  à 
jongler  avec  elles  ;  puis,  je  les  voyais  retomber  sur 
toutes  les  tables  d^Europe  :  patères  qu'une  aile  de 
mouche  eût  fait  choir!  lagènes  qu'eût  brisées  un  ut 
de  ténor!  je  les  voyais  retomber  en  millions  de  coupes  : 
celle-ci,  une  mousse  laiteuse  de  verre!  celle-là,  un  chif- 
fonnage  de  cristal  !  cette  autre,  une  toile  d'araignée 
brodée  de  diamants  par  la  rosée!  et  des  supports,  et 
des  agrafes,  et  des  anses,  et  des  couronnes,  et  des  fan- 
taisies, et  des  chimères,  filles  d'un  souffle,  qu'eût  signées 
le  ciseau  de  Leopardo! 


—  Excellence,    c'est  Murano   la  Morte  !  Étes-vous 
amateur  de  verres  de  Venise?  de  curiosités?  Si  vous 


264  L'ITALIE    D'UIER. 

voulez  bien  me  suivre?...  Et  Vhomme  marcha  clevanl 
moi. 

A  perte  de  vue,  des  façades  de  briques  bridées  et 
rebi'idces  au  soleil  ;  du  plâtre  gris  qui  verdissait  dans 
V ombre;  une  ville  fruste  comme  une  vieille  marche 
d'église  :  des  enfilades  d'antiques  ponts  de  pierre  étaycs 
de  pilotis;  des  canaux  où  les  eaux  ensevelissaient  len- 
tement les  carcasses  pourries  des  bateaux  abandonnés  ; 
un  silence,  entouré  au  loin  de  sonneries  mourantes  de 
cloches;  au-dessus  des  murs  ébréchés,  des  verdures 
noires;  des  arceaux  qui.,  pierre  à  pierre,  s  en  allaient 
sous  les  feux  du  jour;  des'  maisons  rayées  par  les 
eaux  croupissantes  d'un  étia'ge  de  mousse  humide  ;  des 
grilles  de  balcons  descellées,  et  se  penchant,  avec  de 
grands  gestes  désespérés,'  vers  leur  image  noyée;  des 
cours  lépreuses  avec  des  lucarnes  fermées  par  des 
volets  de  bois,  couleur  de  boue,  et  un  trou  noir  pour 
escalier;  des  places,  des  campi  sans  une  âme,  salies  de 
V herbe  maigre  des  solitudes  oit  ne  pénètre  pas  le  soleil; 
des  débris  de  mobiliers  étranges,  étalés  pour  la  vente, 
à  la  garde  de  Dieu  ;  et  tout  à  coup,  par  quelque  fissure 
inattendue  de  muraille,  les  perspectives  empourprées, 
que  le  Tinloret  peignait  de  sa  maison,  contre  laquelle 
j'étais  adossé...  Alors  V ombre  gigantesque  d'un  turban 
s'allongea  derrière  le  turban  de  pierre  d'un  Maure 
sculpté  ail  mur,  et  sur  la  frise  d'un  palais  en  ruine 
apparut  le  relief  d'un  chameau,  chargé  d'aromates. 


VENISE   LA  NUIT.  2G5 

—  Oui,  Excellence,  vous  êtes  dans  le  quartier  des 
Maintes,  en  plein  Canareggio — 

—  .1  propos,  mon  cher,  dites-moi  donc  oii  diable 
vous  ai-je  déjà  vu? 

L'homme  baissa  timidement  la  tête. 

Ah!  faiseur,  je  te  reconnais  maintenant...  c'est  dans 
Boccace,  journée  cjuatrième,  nouvelle  deuxième,  cjue  je 
t'ai  rencontré —  Tu  es  le  fameux  prédicateur  Albert, 
qui  trompa  si  finement  Mme  Lisette,  et  qui.... 

—  Excellence,  ne  me  perdez  pas  ! 

—  Eh  bien!  que  fis-tu  opines  ta  promenade,  en  homme 
sauvage,  sur  la  place  Saint-Marc? 

—  Je  me  fis  juif.  Excellence! 

Et  il  mit  la  clef  dans  une  serrure,  pareille  à  la  ser- 
rure d'une  des  portes  de  Gaza. 

Nous  entrâmes  dans  une  grande  salle  nue.  Des  mil- 
liers de  tiroirs  montaient  jusqu'au  plafond,  laissant 
tomber  à  hauteur  d'œil  des  milliers  d'étiquettes  pen- 
dues à  une  ficelle  : 

—  Excellence  !  Vous  allez  voir  des  curiosités,  comme 
pas  un  des  Hébreux  du  Ghetto  ne  pourrait  vous  en 
montrer  ! 

L'homme  allait  d'une  étiquette  à  une  étiquette, 
disant  : 

—  Son  Excellence  veut-elle  une  vague  encore  dorée 
d'un  reflet  d'or  du  Bucenlaure  ? 

—  Son  Excellence  préfère-t-elle  le  bruit  que  fait  la 

23 


26G  LITALIE    D'HIER. 

tête  cVnn  doge,  en  tombant  dans  une  tragédie  de  Casi- 
mir Dclavigne  ? 

—  Une  chose  unique!  Excellence  !  le  crédit  philoso- 
phai trouvé  dans  la  paillasse  de  Law  ! 

—  Ceci,  Excellence,  une  perle  de  sueur,  recueillie 
à  une  régate  de  1574,  sur  une  rameuse  de  Pales- 
fine! 

—  Excellence!  achetez-moi  le  si  de  la  Malibran! 
C'était  un  petit  Jacquemart  en  filigrane  qui,  nussitôl 

un  ressort  poussé,  montait  prestissimo  sa  petite 
échelle  d'argent,  pour  s'en  aller  sonner  le  carillon  des 
émotions  humaines....  —  C'est  fragile,  mais  nous  avon." 
de  si  bons  emballeurs  ! 

—  Plaît-il  à  Son  Excellence  de  posséder  le  premier 
sourire  d'amour  de  Bianca  Capello  ? 

—  Excellence  !  dix  sequins  la  mémoire  d'Aide  Ma- 
nuce,  où  tenaient  quarante  mille  volumes! 

—  Excellence!  le  lion  en  beurre  frais  de  Canova! 

—  Excellence  !  voilà  la  naissance  du  chantage  dans 
V encrier  d'Arétin! 

—  Excellence!  Regardez! 

Et,  faisant  glisser  un  tiroir  plus  grand  que  les  autres, 
il  me  montra  quelque  chose  de  blanc  : 

Pour  Dieu!  n'ij  touchez  pas!  une  relique  encore 
chaude!  Excellence!  n'est-ce  pas,  on  la  reconnaît?  c'est 
vivant,  ce  cireux!  Prenez  garde!  Excellence!  votre  lor- 
gnon, s'il  tombait  dessus!  Oui,  c'est  elle,  Excellence  ! 


VENISE  LA  NUIT.  267 

le  certificat  y  est  joint!...  Desdénione  moulée  dans 
C oreiller  qui  V étouffa!  —  Il  y  a  encore  un  cheveu,  là, 
Excellence  !  Je  vous  vends  le  cheveu,  si  vous  voulez! 

—  Excellence  !  la  Muse  de  Goldoni! 
Tentrevis  une  paire  de  ciseaux. 

—  Excellence!  une  rareté  admirable!  une  curiosité 
de  votre  pays.  Excellence  !  la  dernière  pensée  de  Léo- 
pold  Robert  :  un  baiser  qui  gravit  un  trône! 

—  Excellence  !  de  grâce,  étrennez-moi  !  Cest  lundi  : 
portez-moi  bonheur!  Tenez!  Excellence!  pour  rien, 
jiour  un  morceau  de  pain,  un  nuage  qui  a  vu  la  ba- 
taille de  Lépante  ! 

—  Sa  Seigneurie  ne  trouve  rien  ici  à  sa  convenance? 
Sa  Seigneurie  veut-elle  monter  au-dessus? La  collection 
(le  ma  femme!  le  plaisir  de  la  montrer.  Excellence,  car 
je  n'en  vends  rien! 

L'escalier  était  si  noir,  si  noir,  que  je  pins  des  deux 
mains  les  deux  pans  de  la  longue  redingote  de  mon 
juif.  Les  degrés  étaient  roides.  Le  juif  gravissait  sans 
s'arrêter!  Sa  poitinne  sifflait.  Il  m'enlevait  pendu  der- 
rière lui.  Il  montait,  et  j' apercevais  devant  lui,  par 
instants,  quand  elle  n  était  pas  masquée  par  sa  grande 
personne  noire,  une  forme  rouge  qui  se  balançait, 
légère  comme  un  coquelicot,  un  joli  châle  sang  de  bœuf 
volant  sur  l'escalier.  Mon  juif  grimpait  toujours  dans 
ma  vision.  À  la  fin,  je  posai  mes  mains  sur  ses  épaules  : 
je  sautai  par-dessus  et  me  trouvai  derrière  une  porte 


268  L'ITALIE    D'HIER. 

fermée,  à  genoux,  sous  les  deux  plus  tendres  yeux  qui 
soient  jamais  tombés  du  ciel  sur  la  terre. 

«  0  les  regards  longs  qui  vont  plus  loin  que  la  terre, 
les  corps  inclinés  comme  une  prière,  V abandon,  le  soir, 
des  mains  maigres  sur  les  t'/n^asses,  les  accoudements 
silencieux  au-dessus  des  cités  qui  dorment,  les  grandes 
tombées  des  plis  autour  de  tailles  dénouées,  les  ovales 
abaissés  des  vierges  au  long  coL  les  démarches  pen- 
chées et  molles  effleurant  la  terre,  ainsi  qu'une  marche 
d'ombres,  le  sourire  pensif  des  lévites  sérieuses  à  demi 
enlr  ouvertes.  0  adorables  langueurs,  célestes  pâleurs 
de  la  femme,  mélancolie  divine  de  sa  beauté  chrétienne, 
vous  êtes  mes  amours,  et  cest  toi,  Zitta,  ma  hien- 
aimée!  toi  la  femme  au  front  paré  de  rêverie,  loi  la 
femme  au  cœur  douloureux  et  anémié,  où  naissent  les 
tendresses  immatérielles,  toi,  qui  as  une  beauté  plus 
belle  que  la  beauté  de  la  forme,  toi,  la  nouvelle  Véiius, 
toi,  la  jeune  physionomie  moderne,  toi,  V  ascension  de 
l'âme  dans  la  ligne,  toi,  cette  enchanteresse  que  Dieu 
na  fait,  ni  avec  un  trait,  ni  avec  une  couleur,  mais 
qu'on  dirait  avoir  créée,  comme  du  rayonnement  idéal 
pris  à  sa  face  souriante  et  crucifiée  !  je  te  connais  :  tu 
es  la  vierge-mère  du  génie  de  Carpaccio  !  Le  doux 
poème  de  ce  monde  éclaii^é  de  l'or  pâle  des  crépuscules, 
je  le  revois  en  toi!  La  légende  et  la  songerie  de  cette 
génération  courbée,  le  charnie  pieux  et  la  grâce  dolente 
de  ce  siècle,  oii  le  corps  semble  s'affaisser  sous  le  poids 


VEMSE   LA  iNUlT.  2G9 

cVune  pensée  cV adoration  spirituelle,  ils  habitent  tant 
entiers  en  un  seul  de  tes  regards!  Tu  es  la  femme,  tu 
es  r inspiratrice,  tu  es  Vange  de  tous  ces  vieux  maîtres, 
que  Venise  garde  dans  ses  vieux  quartiers,  —  ainsi 
que  se  gardent  au  cœur  des  peuples  les  vieilles  poésies  ! 
Zitta  !  je  Vaime  !  » 

Je  lui  disais  tout  cela  à  genoux.  Il  ny  avait,  de 
siège,  dans  toute  la  chambre,  que  la  chaise  penchée  en 
arrière  sur  laquelle  Zitta,  allongeant  son  corps  fluet, 
balançait  sa  nonchalance.  Le  coude  posé  sur  un  lit 
d'ébène,  à  coucher  toute  la  famille  du  Petit-Poucet,  elle 
lutinait,  avec  la  pointe  mutine  d^une  mule  où  dansait 
son  petit  pied,  le  loquet  d'une  armoire  en  mosaïque  de 
Florence.  Son  cou  plié,  sa  tète  abaissée  vers  moi,  noyés 
d'ombre,  se  détachaient  sur  Cor  d'un  soleil  en  feu,  em- 
plissant la  fenêtre  ouverte  derrière  elle.  Dans  un  coin, 
un  bout  de  bougie  brûlait  devant  trois  madones.  La  tête 
de  Zitta,  doucement  bercée  et  remuée  dans  le  cadi^e 
éblouissant,  dérangeait  et  brisait,  en  se  jouant,  les 
flèches  de  la  Madona  delV  Oi  to.  Son  regard  m'écoutait 
sans  m'entendre,  et  sa  bouche  semblait  me  dire  :  Que 
tù  es  bête! 

Moi,  je  parlais  toujours,  pendant  que  le  petit  pied 

agaçait  le  loquet,  si  bien  que  le  meuble  s'ouvrit  tout 

grand:  un  domino  fripé,  brodé  de  vieil  or,  coula  sur  le 

plancher,  et  avec  le  domino  —  une  tache  noire.  Cette 

tache  noire,  un  pied  la  ramassa,  une  main  la  cueillit 

23. 


270  L'JTALlt;    D'UIER. 

sur  le  pied  :  c  était  un  loup  —  que  je  me  sentis  poser 
sur  kl  figure,  tandis  quun  bras,  entourant  mon  cou, 
in  amenait  vers  la  fenêtre. 


Aussitôt  ce  loup  sur  ma  figure,  je  vis  des  couleurs, 
des  couleurs,  des  couleurs...  des  masques!  masques 
allant,  masques  venant,  masques  courant,  masques 
sautant,  masques  galopant,  masques  gambadant, 
masques  frétillant,  masques  allègres,  alertes,  prestes, 
tout  le  corps  déchaîné,  gracieuse,  saluant  la  joie  : 
masques,  masques,  masques  !  un  arc-en-ciel  en  vif 
argent! 

Dans  toutes  les  bouches  sonnait  rincessanf  appel  : 
lioul  hou!  Sur  le  pavé,  le  tapage  de  soie  de  tous  les 
souliers  de  satin,  de  tous  vos  zoccoli,  masques  de  la 
vieille  Venise!  chantait  une  éternelle  chanson.  Voilà 
que,  pêle-mêle,  et  se  heurtant,  passaient  devant  moi  les 
collants  à  bandes  multicolores,  moulant  dans  leur  élau 
splendide,  les  fines  jambes  des  jeunes  nobles  ;  les  col- 
liers de  perles  des  mariées  d'un  an;  les  aiguillettes 
aux  ferrets  d'or  sonnant  aux  épaules  des  compagnons 
de  la  Calza;  les  bavaro  en  toile  de  Courtrai  d'où  sor- 
taient les  blanches  épaules;  les  pectoraux  d'or  entr  ou- 
verts en  carré  sur  les  seins  opulents  des  patriciennes; 
les  zindado  voletant  sur  les  chevelures;  les  jupes  de 
retours  marron,  à  grands  refroussis  de  soie  gorge  de 


VENISE   LA  NUIT.  271 

pigeon,  relevés  par  derrière  les  fêles,  en  un  nimbe  aux 
mille  plis,  imitant  la  conque  de  Vénus;  les  couronnes 
de  lis  d'argent,  tremblant  dans  les  chevelures  des 
épouses;  les  zimara  flottantes;  les  robes  collant  aux 
formes  et  accusant  le  nombril,  les  chutes  de  plis  théâ- 
trales et  grandioses,  les  brocarts  amples,  et  royalement 
drapés  ... 

Passaient  les  innamorati  sveltes  dans  leur  pourpoint 
de  velours  blanc,  constellé  de  croix,  déchiré  de  crevés 
de  sang,  lesquels  tenaient  une  rose  à  la  main;  pas- 
saient les  vierges  de  Venise,  voilées  et  dérobées  dans 
une  nuée  jalouse  de  soie  noire,  d'où  ne  s' échappaient 
que  deux  doigts  d'une  gorge  naissante,  plus  rose  que 
la  rose  des  innamorali 

Alors  le  carnaval  allait  sur  Veau. 

Et  Von  voyait  des  gondoles,  des  gondoles,  des  gon- 
doles, du  monde,  du  monde,  du  monde;  tant  de  gon- 
doles et  tant  de  monde  que  Veau  n  apercevait  plus  le 
ciel.  A  peine  si,  par-ci  par-là,  le  jour  trouvait  un 
petit  coin  donde,  grand  comme  un  morceau  de  miroir 
cassé,  pour  y  danser  à  cloche-pied. 

A  la  proue  de  tou'es  les  gondoles,  assise,  une  femme 
nue  et  coiffée  de  nénuphars,  penchée  sur  les  rênes, 
conduisait,  du  bout  d'un  roseau  vert,  des  chevaux 
marins  qui  battaient  Veau  de  leur  queue  de  poisson  et 
de  leurs  paturons  en  nageoires.  Autour,  des  dauphins 
vivants  et  dorés  se  jouaient.  Toutes  les  gondoles  avaient 


272  LITALIE    D'UIER. 

des  formes  de  coquille.  Elles  étaient  sculptées  et  peintes, 
et  triomphalement  enguirlandées  de  fleurs.  Leurs  flancs 
portaient,  dans  des  couronnes  de  lierre,  des  mascai^ons 
admirables  ;  celait  Romagnesi  avec  son  masque  de 
faune  et  sa  barbe  en  queue  de  vache;  c  était  Jareton 
qui  inventa  Pierrot;  celaient  Luigi  liiccoboni,  Giu- 
seppe  Balleti  et  Tommaso  Vizentini;  celait  Ernand  en 
Sganarelle;  celait  Giacomo  Ranzini;  celait  Crépin 
V Étonné;  c  était  Angelo  Constantini;  c  était  Dangeville 
père  en  niais  ;  c  étaient  Ghcrardi  le  Flautin,  et  Pietro 
Albogheti,  et  Giovanni  Bissoni;  c'était  Quinson  en 
serre-tête  blanc;  c  était  Duchemin  père,  cl  son  chapeau 
enrubanné  et  fleuri;  c'étaient  le  grand  Dominique,  et 
Carlin,  et  Lélio,  et  Sylvia! 

Dans  les  gondoles  étaient  réunies  toutes  les  livrées 
du  Rire  et  toutes  les  robes  de  la  Folie  :  la  garde-robe 
de  Momus,  pillée  à  Bergame,  comme  elle  revenait 
d'Àlelles! 

Il  y  avait  Fricasso  et  Fi^acasso.  Il  y  avait  Coviello,  qui 
gambadait  comme  un  œgipan.  Il  y  avait  laSignora  Fra- 
cisquina,  qui  faisait  les  cornes  à  trois  Cassandies.  Il  y 
avait  Drighella  se  sauvant  devant  Spezzafer,  qui  voulait 
le  tuer  encore  une  fois.  Il  y  avait  des  bohémiennes  qui 
disaient  Vavenir  à  VAmour,  et  des  Colombines  qui 
demandaient  V Amour  à  Vavenir.  Il  y  avait  de  vieux 
Trastullo  qui  baisaient,  en  extase,  la  pantoufle  des 
Lucia.  Il  y  avait   des   médecins  grotesques  chantant 


VKMSE   LA  NUIT.  275 

Signor  Monsii,  27  y  avait  des  Marameo,  la  seringue  en 
joue,  des  capitaines  Cardoni,  poursuivis  par  des  armées 
de  matassins.  Il  y  avait  des  Égyptiens  velus  en  Maures 
et  portant  des  singes.  Il  y  avait  Zerbinelle,  il  y  avait 
Violetta,  aux  pieds  de  laquelle  roucoulait,  avec  son 
chapeau  en  plat  à  barbe,  ses  longs  cheveux,  son  long 
rabat,  et  sa  chemise  passant  au  défaut  du  pourpoint,  le 
beau  Narcissin  de  Malalbergo.  Il  y  avait  des  Biscayens 
dansant,  des  capitaines  Cocodrillo  dansant,  des  Cucu- 
rucu  et  des  Cucurogna  dansant  et  chantant.  Il  y  avait 
des  femmes  en  robe  turque,  et  des  femmes  avec  un 
masque  à  moustaches,  un  chapeau  pointu,  un  goitre 
de  mousseline  tombant  du  masque  jusqu'au  sein.  Il  y 
avait  des  Tartaglia,  face  jaune  et  fleurie,  besicles  sur 
le  nez,  qui  bredouillaient,  nasillaient  et  embrouillaient 
d'impossibles  histoires.  Il  y  avait  des  muftis  et  des  tri- 
velins,  des  dervis  et  des  lutins  faisant  le  saut  périlleux. 
Il  y  avait  les  trois  masques  basanés  :  Fenocchio, 
Fiqueloet  Scapin  —  oui,  l effronté  Scapin  qui,  les  che- 
veux frisés,  la  moustache  de  chat  effarouché,  le  man- 
teau roulé  autour  du  bras  droit,  une  odeur  de  potence 
par  toute  sa  personne,  et  Vœil  noir  comme  sa  con- 
science, offrait  avec  une  courtoisie  gouailleuse  ses 
loyaux  services  au  galant  chevalier  Zcrbino. 

Gian-Fritello  se  montrait  tout  fier  dans  son  sac. 
Gian-Farina  enseignait  un  menuet  de  tous  les  diables  à 
Franca-Trippa.  Autour  de  Beltrame,  chassé  de  Milan, 


574  L'ITALIE    D'HIER. 

et  contant  ses  affaires  (Vlionneur  avec  la  justice,  béaient 
tous  les  Gradelins,  Tracafjnins  et  Traffahlins  du  monde. 

Dans  les  gondoles  se  trouvaient  des  clavecins,  des 
violes  d'amour,  des  théorhes.  Il  s'y  trouvait  aussi  des 
lazzis,  des  refrains,  des  rires,  des  paroles  à  Voreille, 
des  bouquets,  des  baisers,  des  cartes,  des  dés,  des  jeux 
de  stofe,  de  lansquenet,  de  piquet,  de  herlan,  de  petits 
paquets. 

Les  deux  frères  Arlequin,  Vaîné  avec  sa  toque  à 
crevés,  son  masque  noir  à  barbe  de  roi  ninivile,  le 
cadet  avec  sa  petite  queue  de  lièvre  à  son  petit  chapeau 
et  des  verrues  noires  à  son  masque  noir,  chacun,  un 
bras  sur  Vépaule  de  Vautre,  posés  tous  deux  sur  la 
pointe  du  pied  droit,  jouaient  à  un  pharaon  tenu  par 
la  Farce,  leurs  deux  battes  contre  un  coup  de  pied. 

Et  des  intarlinamenti,  des  charlatans  à  chaîne  d'or, 
et  des  saltimbanques  cravatés  de  serpents  savants,  et 
des  montreurs  d'ours  et  de  ridicules,  et  des  parades  et 
des  parodies,  oii  Bernis  parlait  de  Dieu,  Casanova 
de  r amour  platonique! 

Puis  des  triomphes  de  Pulcinelle,  droit  comme  son 
feittre,  ayant  grand  air,  malgré  son  nez  rouge  et  son 
petit  ventre  pointu,  et  brandissant  fièrement  son  sabre 
de  bois,  à  cheval,  plus  solennel  qu'un  Balbus,  sur  un 
Pulcinelle  en  travers  porté  par  deux  Pulcinelles.  Puis 
des  Razulto  chantant  des  Olympiques,  en  grattant  ti'ois 
ficelles  d^une  guitare,  dont  le  manche  plus  long  qu^un 


VENISE   LA   NUIT.  275 

pohne,  accrochait  sur  la  roule  les  cheminées  en  mor- 
tier. Puis  (les  Pantalons  en  bonnet  de  laine,  en  gilet 
rouge,  en  culotte  coupée  en  caleçon,  en  bas  rouges 
et  en  pantoufles,  et  qui,  le  pied  en  avant,  la  barbe 
poiîitïie  et  menaçante,  la  grande  robe  noii'e  relevée 
d'un  bras  replié  sur  le  dos,  énuméraient  au  public  les 
vertus  de  leurs  filles  sans  dot. 

De  Bologne  étaient  venus  trois  cents  docteurs,  mar- 
qués d'une  tache  de  vin  du  front  an  menton,  lesquels 
consolaient  en  trois  points^  les  cocus  effarés. 

Suivaient  des  Mezzetins  aux  draperies  zébrées ,  sui- 
vaient des  Pierrots  tombés  de  la  lune,  suivaient  des 
Scaramouches,  dont  les  plumes  de  coq  balayaient  les 
étoiles — 

Et  des  tricornes  et  des  tricornes  :  des  tricornes 
coquins,  cocpiets,  crânes  et  charmants.  Les  hommes 
portaient  des  tricornes,  et  les  femmes  des  tricornes 
inclinés  sur  le  front,  qui  mettaient,  sur  leur  masque 
blanc,  Vombre  du  vol  d\ine  hirondelle.  Blancs  étaient 
tous  les  masques.  Blancs  étaient  les  masques  des 
hommes  et  des  femmes,  avec  le  bord  des  paupières 
teinté  de  carmin,  avec  de  (grosses  lèvres  peintes  en 
rouge  brique,  et  le  carton  des  joues  brutalement  fardé. 
Les  hommes  en  fins  bas  de  soie,  en  talons  rouges,  le 
domino  noir  retroussé,  penchés  et  plies  en  de  mo- 
queuses révérences,  provoquant  les  donne  sous  le  nez, 
offraient  leur  cœur  dans  un  éclat  de  rire,  ironiques  du 


-270  L'ITALIE   D'HIER. 

haut  en  bas  de  Véchine.  Les  donne,  la  tête  en  arriè7'e, 
et  de  profil  intriguant  la  cantonade,  muettes  et  su- 
perbes, riaient  dans  la  barbe  de  leur  masque,  ballon- 
naient de  la  jupe,  battaient  la  mesure  d'un  vieil  air 
à  petits  coups  de  leur  mule  cachée  sous  les  falbalas, 
jouaient  avec  le  cri  de  leur  éventail,  et  laissaient,  au 
travers  de  la  baûlte,  la  blancheur  de  leur  chair  sauter  , 
aux  yeux  des  galants. 

Un  beau  jeune  homme,  —  je  le  vois  encore!  —  Oh! 
le  Janus  étrange  et  charmant!  —  Il  avait  rejeté  son 
masque  contre  son  oreille,  et  montrait  côte  à  côle^  le 
profil  d'un  Satyre,  la  face  d'un  Apollon. 

Cependant,  auprès  de  lui,  d'autres  paroncini  fai- 
saient de  grands  jeux  :  ils  attrapaient  des  mouches  sur 
le  nez  iinmense  du  noble  homme  de  Calabre.  Giangur- 
cjolo,  et  des  araignées  sur  la  rapière  interminable  du 
capitaine  Spavento. 

Mon  œil  sautait  de  gondoles  en  gondoles.  Il  arriva  à 
ht  première,  à  la  gondole  que  toutes  les  gondoles  sui- 
vaient :  elle  portait  une  bière  sur  un  drap  blanc,  et  un 
essaim  d'Âmoiœs!  Amours  qui,  s' appuyant  des  deux 
mains  derrière  eux,  et  glissant  avec  les  i^eins  le  long 
de  la  gondole,  les  ailes  frissonnantes,  lutinaient  d'un  ; 
seul  pied  les  caresses  de  Veau;  Amours,  qui,  le  cul 
nu  posé  sur  les  talons,  joignaient  leurs  mains  nouées 
à  leurs  genoux  tout  l'onds;  Amours  qui  regardaient  au 
ciel  un  nuage  aller;  Amours,  la  tète  en  bas,  tenant  d'un 


VENISE   LA  NUIT.  277 

bras  le  bout  de  leur  genlU  jjied  rose,  un  pli  de  graisse 
au  ventre,  un  p/i  sous  le  jarret;  Amours,  les  bras 
croisés,  comme  de  petits  liommes,  ou  le  menton  aux 
mains  et  les  doigts  aux  deux  joues,  écoutant  quelque 
chose;  Amours,  qui  sur  leur  arc  passé  sous  une  cuisse, 
balançaient  vue  jambe  allante  et  revenante;  Amours 
agenouillés,  posés  sur  leurs  deux  coudes,  attentifs  à 
traîner  sur  la  face  de  fonde  les  grands  cordons  du 
poêle;  Amours,  les  frisons  de  leurs  petits  cheveux  an 
vent,  au  vent  leur  ventre  blanc,  debout  et  droits  sur 
leurs  mollets  tremblants  ;  Amours,  le  dos  au  soleil, 
couchés  et  vautrés,  et  la  joue  écrasée,  qui  s'amusaient 
avec  des  immortelles  d'or;  Amours  jouant  à  cache- 
cache,  en  se  cachant  un  peu  dans  les  coins  du  drap 
blanc;  Amours  accoudés  sur  la  bière,  sur  leur  bras 
replié  couchant  leur  face  blonde,  et  dormant  sur  la 
Mort!  tandis  quaux  deux  bouts  de  la  gondole,  quatre 
Amours,  leurs  carquois  renversés  au  dos,  laissaient 
distraitement  tomber  la  baguette  sur  la  peau  d'âne, 
voilée  d'un  crêpe,  des  hauts  tambours  des  armées  de 
Louis  XIII. 

Un  homme,  je  ne  l'avais  pas  vu  d'abord,  était  perché 
sur  le  rostre  de  la  gondole.  C'était  le  peintre  Longhi, 
mon  ami,  cpii  raclait  un  violon  d'ébène;  un  singulier 
violon!  d'oii  s'échappaient,  à  chaque  coup  d'archet,  deux 
notes  ensemble,  et  cjui  montaient  dans  le  ciel,  enroulées 
Vune  sur  l'autre  :  une  note  rose,  une  note  noire.... 

*  24 


278  L'ITALIE   DlllER. 

El  Va'ir  blutait,  comme  de  la  farine,  mille  petits 
morceaux  de  papier  blanc  qui  tombaient  des  toits, 
des  fenêtres,  du  ciel,  de  partout.  An  vol  f  en  attrapai 
un,  sur  lequel  était  : 


GRA.ND    ENTERREMEIST 

DE  WATTEAU 

Par  le  carnaval  de  Venise 

aux  dépens  de  la  sérénissime  République 

Et  il  neigeait  tant  de  ces  papiers,  que  je  ne  voyais 
plus  rien.  Je  me  jetai  dans  la  rue  pour  attraper  le 
convoi. 


Je  ne  sais  comment  Zitta  m'avait  jeté  au  dos  une 
peau  de  lion,  ni  pourquoi  je  m'amusai  à  faire  le  lion. 
Tantôt  d'un  mouvement  d'épaules,  j'ébouriffais  les 
crins  rudes  de  ma  crinière;  tantôt  je  faisais  jouer,  au 
bout  de  mes  cinq  doigts,  la  menace  de  mes  ongles; 
ou  bien,  mon  chapeau  devant  ma  bouche,  je  tirais, 
du  fond  de  ma  gorge,  des  rugissements  très  convenables, 
qui  grondaient  et  roulaient  dans  le  feutre  noir.  J'ouvrais 
mes  yeux  tout  ronds,  et  je  les  promenais  furieusement 
sous  7nes  cils  fauves.  Je  griffais  le  pavé,  en  allongeant 


VENISE   LA  NUIT.  279 

mon  pas.  Je  grommelais  sous  mes  babines.  Je  singeais 
à  quatre  pattes  les  rampements  de  la  bête.  Les  enfants 
avaient  peur,  el  se  caeliaient  dans  les  jupes  de  leurs 
mères.  ^ 

Peu  à  peu,  comme  versé  goutté  à  goutte,  un  acier 
souple  et  fort  me  coula  dans  la  veine.  Des  nœuds  de 
muscles  s' enroulèrent  et  se  tendirent  eji  câble  le  long 
de  mes  os,  que  f  entendais  gi'ossir  en  craquant.  Ainsi 
quun  coin  fiché  au  cœur  d'un  chêne,  mon  cou  se  prit 
entre  les  solides  montants  de  mes  épaules.  Une  râblure 
formidable  envahit  mes  reins.  De  mon  échine,  deux  ailes 
jaillirent  en  colère.  Pareil  à  un  pouls  brut  et  généreux 
qui  battrait  dans  un  corselet  de  bronze,  le  cœur  me 
bondit  entre  les  côtes.  Une  moelle  inconnue  courut  par 
tout  mon  être.  Mon  crâne  durcit  el  fuit.  Une  élasticité 
quadrupède  frissonna  dans  mes  membres.  Cette  queue 
f/ui  balayait  derrière  moi  la  poussière,  raidit  comme  un 
bras  tout  fait  de  nerfs.  Je  voulus  dire  adieu  à  Zitta.... 
Je  broyai  le  tonnerre  entre  mes  dents.... 

J'étais  le  lion  de  Saint-Marc  sur  sa  colonne. 

De  là-haut,  le  monde  me  paraissait  comme  une  carte 
dépliée . 

Sous  ma  j)atle  gauche,  dormaient,  à  Vomhre^  mon 
vieux  dogat  de  Venise,  un  duché!  mes  provinces  de 
Bergame,  de  Brescia,  de  Crème,  de  Vérone,  de  Vicence, 
dePadoue;  Feltrin,  Bellunois  et  Cadorin,  ma  Marche 
Trévisane;  maPolésine  deBovigo,  et  ma  principauté  de 


280  L'ITALIE   D'HIER. 

Ràvennes.  A  l'ombre  de  ma  palle  droite,  oormait  le 
Frioul,  donnait  Vhlrie,  dormait  Zara,  Spalato,  dor- 
maient les  îles  dalmatesj  la  mer  Ionienne  de  Corfov 
jusqu'à  Zante,  Palras,  Argos,  Coron,  Moron,  Egine  et 
VEnbée,  et  les  Cijclades,  et  C Archipel  et  Candie,  et  mon 
royaume  de  Chypre.  A  Vombre  d'une  de  mes  pattes, 
dormaient  un  morceau  de  Constantinople,  et  Abydos  et 
Seslos,  et  Adrianopolis,  et  Nicomédie,  et  Gallipoli,  et 
Héraclée,  et  Nicopolis;  dormaient  mes  consuls,  mes 
églises  et  mes  fours  aux  Échelles  du  Levant;  donnaient 
mes  comptoirs  d'Alexandrie,  de  Tyr,  de  Berythe,  de 
Ptolémaïs  et  d'Astrakan. 

'  D'un  coup  de  ma  patte  droite,  je  râ fiais,  comme  d'un 
râteau  de  jeu,  les  côtes  d'Europe,  de  la  mer  Xoire  à  la 
mer  d'Azoff,  de  Caffa  à  Anvers  et  deLo7idres  à  Byzance. 
D'un  autre  coup,  je  raflais  les  côtes  d'Afrique,  d'Alexan- 
drie à  Tanger.  D'un  autre  coup,  je  raflais  les  côtes 
d'Asie,  de  Byzance  à  Trébizonde,  et  de  Byzance  à  Fama- 
gouste,  et  du  Bosphore  au  Phase,  et  du  Phase  à  l'Oronte. 


—  Un  monioit  je  regardai  sous  moi.  Un  soldat 
français  était  assis  au  pied  de  ma  colonne.  Son  tricorne 
me  cachait  sa  figure^  dont  je  ne  voyais  qu'un  bout  de 
moustache  dure.  Sa  jambe  droite,  croisée  sur  sa  jambe 
gauche,  montrait  une  guêtre  noire,  lacée  avec  des  bouts 
de  ficelle.    Deux    galons  brodaient   la  manche  de  sa 


VENISE   LA  .\U1T.  08l 

capote,  plus  usée  que  vieille.  Un  coude  appuyé  au 
(jenou,  cVune  main,  il  tenait  sa  pipe  entre  les  dents;  de 
Cautre,  il  agitait  devant  le  fourneau,  une  page  du  Livre 
d'Or  de  Venise,  gui  flambait. 

Une  bouffée  blanche  s'envola  du  brûle-gueule.  Aussi- 
tôt, Venise  se  décolora,  et  le  sourire  de  ses  brigues  et 
de  ses  marbres  roses  s'évanouit.  Elle  devint  la  Venise 
grise  des  eaux-fortes  de  Canalette  :  une  ville  barbouillée 
de  traits,  brouillée  de  lignes,  avec  des  horizons  four- 
millants de  campaniles,  de  terrasses  et  de  cheminées 
évasées,  et  toute  pleine  d'ombres  aux  apparences 
remuantes,  de  silhouettes  confuses  et  tapageuses.  Une 
lumière  d'éclipsé  errante  sur  des  rives  incertaines,  cou- 
lant le  long  des  façades  effacées,  tombait  daiis  Veau,  oit 
le  souffle  d'une  brise  poussait,  en  millions  d'accolades, 
les  vagues  contre  les  vagues.  Les  passants  n'étaient 
plus  que  des  pâtés  d'encre  qui  allaient,  et  je  voyais, 
dans  la  nuit  du  jour,  Guardi  tenir  une  palette,  oii  il  y 
avait  seulement  du  blanc  et  du  noir. 


Soudainement  les  mille  blasons,  qui  étaient  les  étoiles 

du  ciel,  pâlirent.  La  couronne  impériale  des  Dandolo, 

l'aigle  noir  de  Soderini,  la  branche  de  i^oses  des  Mocc- 

nigo.  L'aigle  à  deux  têtes  de  Malipiero,  les  trois  grillons 

noirs  des  Grioni,  l'échelle  d'argenl  des  Gradenigo,  le 

Saint   Marc  d'argent  des   Foscari,   la   couronne    des 

2i. 


282  L'ITALIE   D'HIER. 

Cornaro,  la  cigogne  des  Cigogna,  le  lion  d'or  des  Cao- 
torta,  le  lion  d'or  des  Albrizzi,  les  trois  tours  d'argent 
,des  Tiepolo,  Vaigle  impérial  d'or  des  Giiisliniano,  la 
fasce  d'argent  des  Morosini,  les  six  roses  à  cinq  feuilles 
des  Loredano,  les  trois  abeilles  d'or  des  Barberini,  les 
trois  étoiles  d'or  des  Guerini,  la  couronne  ducale  des 
Contarini;  —  tous  les,  écus  qui  rayonnaient  à  la  voûte 
céleste,  vacillèrent  ensemble,  puis  filèrent   un  à   un. 

Les  bouffées  sortaient  plus  pressées  de  la  pipe.  Sous 
le  firmament  aveuglé,  la  ville  défaillait.  Les  jnerres 
perdaient  leurs  dentelles,  les  balcons  leurs  trèfles.  Les 
architectures  noyées,  s'affaissaient  sur  elles-mêmes,  au 
loin,  puis  là,  piiis  ici....  Les  plus  hautes  tours,  le  pied 
mangé  de  fumée,  fuyaient  dans  la  brume.  Un  vide 
bleuâtre  se  faisait.  De  partout,  l'horizon  se  rapprochait 
sourdement.  Une  invisible  nuit  s'élevait  sur  des  va- 
peurs. Des  colonnes  de  brouillard  foulaient,  en  tour- 
noyant, les  dômes,  et  Vœil  n'avait  plus  oii  se  poser. 

Comment  ils  étaient  sur  mon  piédestal?  un  homme 
à  côté  de  ma  patte  gauche,  une  femme  à  côté  de  ma 
patte  droite,  —  je  ne  me  le  rappelle  plus.  —  Mais, 
Vhomme  avait  une  serviette  sous  le  bras,  et  la  femme 
des  larmes  d'argent  sur  son  masque. 

L'homme  disait  :  Monsieur,  je  suis  garçon  de  café 
chez  Florian.  Voilà  trente  ans  que  je  sers  la  nuit  et  que 
je  dors  le  jour.  Est-ce  qu'aujourd'hui  midi  serait  déjà 
le  soir? 


VENISE   LA  NUIT.  285 

El  la  femme  :  Connais-tu  ma  sœur  Mélancolie,  ma 
blonde  sœur,  qua  gravée  VaUemand  Albert  Durer.  Moi, 
je  suis  Dona  Mœstitia  de  Venise,  dogaresse,  veuve  de 
la  République.  Je  guéris  de  penser,  —  et  de  vivre!  — 
fît-elle  pins  bas. 

La  fumée  de  la  pipe  du  soldat  français  grandissait 
et  grandissait ,  et  dans  son  nuage  sombrait  Venise  et  la 
terre  et  le  ciel. 

Un  éclair  jaillit  de  la  corne  des  chevaux  d'or  debout 
sur  les  tombeaux,  oîi  dorment  les  vieux  doges. 

Le  banc  de  pierre,  oîi  Gozzi  avait  Vhabitude  de  s'as- 
seoir sur  le  quai  des  Esclaves,  se  fendit. 

U Evangile  de  bronze,  oîi,  posait  ma  griffe,  tomba.... 


Boum!...  fit  un  coup  de  canon. 

Je  sautai  dans  mon  lit.  Il  était  six  heures  du  matin. 
Le  canon  venait  d'annoncer  Vouverture  du  port  de 
Venise. 


FIN 


TABLE  DES   MATIÈRES 


Prkfack  ....     I 

TaBLK    des    illustrations VII 

DOJIODOSSOLA 1 

MlLVN 5 

Brescia 13 

Vérone 15 

Piazza  délie  erbe-. 15 

Venise.  —  Les  Mosaïques  de  Saint-Jlarc.  . 19 

Un  dimanche !22 

L'Église  des  Frari -29 

Bibliothèque  de  Saint-Marc 29 

Canareggio 34 

Murano 37 

I'adoie 53 

Mantole 55 

i'vr.ME 57 

M0DÈ>E Gl 

Bologne 05 

Un  dialogue 66 

Locanda  c  oslcria  délia  nova 68 

PiSTOJA 1\ 

Florence 75 

LTfizi.  — André  Riccio 74 

Andréa  Orcagna 74 

Cimabue 75 

Pielro  di  Lorenzo 75 

Antonio  Pollaiolo 76 

Giotio 77 


•286  L'ITALIE    D'HIER. 

Simon  Memmi 78 

Teatro  di  Borgognissanli 79 

San  Miniato 82 

Uffizi.  —  Filippo  Lippi 87 

Lorenzo  di  Credi 89 

Botticelli 90 

Raphaël 91 

Pietro  di  Cosinia 92 

Luca  Signorelli 92 

Beccafumi 95 

Federico  Zucchero 95 

Rubens 95 

Santa  Maria  Novella 105 

Orcagna 105 

PaoloUcelli 106 

Taddeo  Gaddi  107 

Ghirlandajo 110 

Bals  de  la  Conr 115 

Santa  C'-oce 120 

Palais  Pitti.  —  Pérugin 121 

Lelio  di  ÎS'ovellara 122 

Michel-Ange 122 

Titien 122 

Manetti 125 

Allori 124 

Rubens 124 

André  del  Sarto 125 

Église  del  Carminé 154 

Les  pestes 140 

Académie  des  Beaux-Arts.  — Liiini 142 

Gentile  da  Fabriano 142 

Fra  Giovanni  da  Fiesole,  dit  r.4H</e/tco 145 

Teatro  Leopoldo  Augusto  Bargiacchi 147 

Paysage  d'hiver  de  la  banlieue  de  Florence 151 

Livoip.NE 157 

PisE.  —  Campo  Santo 159 

Sienne 175 


TABLE    DES    MATIERES.  287 

Le  Musée 181 

VlTEP.BK 189 

Rome 191 

Une  journée  de  reconnaissance  dans  Rome 191 

Saint-Pierre 190 

Villa  Pamphile 202 

Dimanche  des  Rameaux 207 

Yilla  Borghèse 212 

Meurtre  de  Rossi ; 219 

Naples 225 

A'emse  la  suit 255 


28  230.  —  Imprimerie  Lahuue,  rue  de  Fleurus,  9,  à  Paris. 


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ED  ITALI E  D'HIE