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Full text of "Lohengrin à Florence"

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U  dVof  OTTAWA 
39003001116519 


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in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/loliengrinfloreOOnouf 


GEORGES  NOUFFLARD 


LOHENGR.IN 


FLORENCE 


PARIS  FLORENCE 

LIBRAIRIE   FISCHBACHER       LOESCHER,    &    SEEBER 
33,  rue  de  Seine  20,  rue  Toniabuoui 


^'^ï^^       rr<îw.*ns^* 


DU  MEME  AUTEUR 


La  Symphonie  fantastique  de  Hector  Berlioz.  Essai  sur  l'ex- 
pression de  la  musique  instrumentale.  Brochure  in-8°, 
Florence,  1880. 

Berlioz  et  le  Mouvement  de  l'Art  Contemporain,  in- 16°, 
chez  Fischbacher,  Paris,  et  chez  Loescher,  Florence,  1885. 

Riéhard  Wagner  d'après  lui-même.  —  I.  Développement  de 
l'homme  et  de  l'artiste,  in- 16°,  chez  Fischbacher,  Paris, 
et  chez  Loescher,  Florence,  1885. 

Otello  de  Verdi  et  le  Drame  lyrique.  Brochure  in- 16°,  chez 
Fischbacher,  Paris,  et  chez  Loescher,  Florence,  1887. 

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■  LU/ 3  ?aJù 

DROITS   d'auteur   RÉSERVÉS. 


Florence.  18S8.  —  Imprimerie  Coopérative,  rue  Monalda,  1. 


S^l  '^"^i  ■"s^i  >v<ï  is^  i^^is^;  s^;  ^^  vn^'  .s^'  ■.N^>.^'  \N^i'  Vn/^'  vs^  (S^;  rs^  is^  s?v^ 


Wl'  Tobie  Bertini,  M^'^  Isabelle  IVIeyer  et  les  rôles 
de  Lohengrin  et  d'Eisa. 


C'est  à  M''  Tobie  Bertini  et  à  M"®  Isabelle  Meyer  que 
je  dédierai  ce  chapitre.  Non  seulement  c'est  justice,  mais 
pour  moi  c'est  acquitter  une  dette  de  reconnaissance. 
Bien  que  je  connusse  Loliengrin  depuis  mon  adolescence, 
qui,  hélas,  est  déjà  loin  derrière  moi,  c'est  à  ces  deux 
artistes  que  je  dois  d'avoir  réellement  compris  cet  opéra. 

Je  prie  le  lecteur  de  m'excuser,  si  je  commence  par  lui 
conter  mes  propres  souvenirs.  Si  j'en  agis  ainsi,  certes, 
ce  n'est  pas  que  j'aie  du  goût  pour  le  pronom  personnel:- 
au  contraire,  je  l'ai  en  horreur.  Mais  je  ne  saurais  trouver 
meilleur  moyen  de  mettre  en  lumière  la  part  qui  revient 
à  M"«  Meyer  et  à  M""  Bertini,  dans  le  triomphe  de  Lolien- 
grin à  Florence. 

Hélas,  oui,  il  y  a  déjà  longtemps  que  j'ai  fait  pour  la 
première  fois  connaissance  avec  la  partition  de  Lohengrin, 
Ce  fut  à  Paris,  lorsque  M'"  Pasdeloup  commençait  à  risquer 
de  temps  â  autre  quelques  morceaux  de  Wagner,  qui  su- 


scitaient  de  véritables  tempêtes  d'applaudissements....  et 
de  sifflets.  Excité  par  l'inipression  profonde  qu'avaient 
produit  sur  moi  ces  fragments,  et  peut-être  aussi,  je  dois 
l'avouer,  par  cet  instinct  qui  pousse  les  tout  jeunes  gens 
à  s'éprendre  de  ce  que  leurs  aînés  ne  semblent  pas  com- 
prendre, je  me  procurai  les  partitions  du  Vaisseau  Fan- 
tôme, de  Tannhœuser  et  de  Lohengrin,  et  après  les  avoir 
dévorées,  je  devins,  du  coup,  wagnérien  convaincu.  Comme 
je  viens  de  le  laisser  entrevoir,  il  se  pourrait  bien  que 
dans  mon  wagnérisme  de  ce  temps  lu,  il  y  ait  eu  un  peu 
de  pose,  cependant,  je  puis  le  dire  en  toute  sincérité,  les 
mélodies  si  douces  d'Eisa,  avec  leur  tendresse  virginale 
et  leur  coloris  de  clair  de  lune,  et  plus  encore,  peut-être, 
le  véritable  rayonnement  musical  dont  Wagner  a  su  en- 
tourer le  front  de  son  héros  me  causèrent  un  indicible 
ravissement;  et,  depuis  lors,  mon  idée  fixe,  mon  rêve  fut 
d'entendre  et  de  voir  l'opéra  enchanté. 

Ce  fut  là  un  rêve  dont  l'accomplissement  se  fit  long- 
temps attendre.  J'avais  à  ce  sujet  la  plus  incroyable  ma- 
lechance.  En  Italie  comme  en  Allemagne,  si  je  passais 
par  une  ville,  c'était  pour  voir  sur  une  affiche  déchirée, 
qu'on  venait  d'y  donner  Lohengrin.  Comme  les  carabi- 
niers d'Offenbach,  j'arrivais  toujours  trop  tard  !  Enfin, 
après  bien  des  années,  je  finis  pourtant  par  assister  à 
une  représentation  de  l'œuvre  désirée.  Le  dirais-je  ?  Ce 
fut  une  véritable  déception  !...  Et  comme  l'impression 
désagréable  que  je  ressentis  alors,  fut  confirmée  par 
celle  que  j'éprouvai  dans  les  théâtres  mêmes  d'Allemagne 
où  l'on  conserve  le  plus  fidèlement  les  traditions  du 
maître,  j'étais  presque  arrivé  à  prendre  en  dégoût,  cet 
ouvrage,  jadis  adoré,  quand  M'  Bertini  et  M"«  Meyer  ont. 


—  5  — 
non  pas  réalisé,  mais  surpassé  ce  que  j'avais  pressenti 
a  la  lecture  !  D'où  vient  ceci  ?  Simplement  de  ce  que, 
comme  Wagner  l'a  dit  lui-même,  dans  ses  opéras,  la 
musique  n'est  qu'un  moyen,  le  but  c'est  le  drame.  Pour 
que  cette  musique  produise  son  effet,  il  faut  donc  avant 
tout  que  le  drame  apparaisse.  Eh  bien,  parmi  tous  les 
artistes  que  j'ai  vus  dans  ces  deux  rôles,  seuls  ivr  Bertini 
et  Mlle  Mej'cr  font  vivre  les  deux  personnages  rêvés  par 
Wagner,  et  par  là  ils  évoquent  le  drame  vraiment  beau, 
qui,  ailleurs,  s'évanouissait  derrière  la  musique. 

Et  dame  !  il  feut  le  confesser,  ce  ne  sont  pas  là  deux 
rôles  facile^  à  remplir.  Pour  Loliengrinj  la  chose  saute 
aux  yeux.  Il  ne  s'agit  pas  seulement  de  nous  donner 
l'idée  d'un  être  divin,  ce  qui  déjà  est  assez  malaisé,  mais, 
cet  être  surnaturel,  il  faut  le  rendre  si  humain  qu'il 
puisse  nous  toucher.  Un  Dieu  homme  !  cela  ne  se  conçoit 
pas.  Pour  que  nous  y  puissions  croire  en  vérité,  l'Eglise 
a  dû  proclamer  un  mystère;  pour  nous  en  donner  l'illu- 
sion, même  sous  une  forme  toute  profane,  il  faut  un  mi- 
racle de  l'art. 

Tous  les  chanteurs  que  j'ai  vus  avant  M""  Bertini  dans 
le  rôle  de  Lohengriu,  se  subdivisent  en  deux  groupes. 
Les  premiers,  qui  sont  les  plus  nombreux,  se  contentaient 
de  chanter  de  leur  mieux  les  parties  les  plus  suaves; 
quant  à  celles  qui  demandent  une  forte  accentuation,  il 
les  escamotaient.  Ainsi  le  dieu  s'en  allait,  et  il  ne  restait 
devant  nous  qu'une  pâle  figurine,  comme  celles  que  l'on 
voit  sur  les  bâtons  de  sucre  de  pomme.  Les  autres  sont 
ceux  dont  l'organe  était  puissant.  Ceux  là  faisaient  pire 
encore.  La  douceur  leur  manquant,  au  lieu  d'un  être 
divin,  c'est  un  butor  qu'ils  nous  montraient. 


—  6  — 
Ici  nous  touchons  au  g-rand  écueil  du  rôle,  ècueil  que 
Wagner  connaissait  bien,  car  il  lui  avait  été  signalé  par 
ses  amis  avant  même  que  son  œuvre  ne  fut  achevée. 
Lohengrin  n'a  eu  aucun  mérite  à  croire  en  Eisa  et  à 
prendre  sa  défense  :  grâce  à  un  pouvoir  merveilleux  il 
connaissait  son  innocence,  et  c'est  sans  danger  qu'il  a 
combattu  pour  elle.  Au  contraire,  quand,  avant  de  se 
donner,  Eisa  réclame  que  son  époux  se  donne  à  elle 
lui  aussi  tout  entier,  elle  obéit  à  l'un  des  instincts  les 
plus  délil^ats  et  les  plus  nobles  du  cœur  féminin.  Mais  si 
Lohengrin  satisfaisait  à  ces  justes  exigences,  il  perdrait 
les  avantages  merveilleux  qu'il  doit  à  l'incognito,  aussi 
n'hésite-t-il  pas,  brisant  le  tendre  cœur  qu'il  est  venu 
troubler,  il  part  pour  aller  jouir  tranquillement  de  la 
béatitude.  Qu'est  donc  un  tel  héros  ?  Un  égoïste  qui  ne 
peut  éveiller  qu'aversion  et  répugnance.  —  Telle  est 
l'objection  que  présentèrent  à  Wagner  ses  amis.  II  en 
fut  tellement  frappé  qu'un  moment  il  eut  l'idée  de  chan- 
ger son  dénouement  pour  nous  montrer  Lohengrin  re- 
nonçant à  l'immortalité  en  faveur  d'Eisa,  et  s'il  n'en  flt 
rien,  c'est  que  par  là  s'en  fut  allée  toute-  la  portée  de 
son  poème,  dont  la  signification  devait  être  précisément 
que  le  sentiment  spontané  peut  seul  unir  deux  êtres 
séparés  par  l'inégalité  de  leur  nature  (1).  Mais  comme 
cette  pensée  morale,  on  no  peut  pas  dire  que,  dans 
Loliengrin,  elle  apparaisse  de  soi-même,  bien  clairement. 


(1)  Je  ne  puis  ici  que  toucher  en  passant  ce  point  délicat  de  la 
genèse  de  Lohengrin  ;  pour  plus  de  détails,  voir  mon  Wagner 
d'après  lui-même  (Paris,  Fischbaclier;  Florence,  Loescher). 


c'est  au  chanteur  d'êvitei'  les  êcueils  que  le  rôle  présente. 
Et  voilà  qui  n'est  pas  facile  !  «  J'ignore  quelles  sont  les 
«  aptitudes  de  M""  Beck  (1),  écrivait  le  maître  peu  de 
«  jours  avant  la  première  représentation  de  Loliengrin 
«  à  Weimar.  En  tous  cas,  il  doit  bien  avoir  en  vue  ce 
«  qui  est  le  point  capital.  C'est  la  grande  scène  finale 
«  du  troisième  acte  :  tout  l'efiet  dépend  de  la  façon 
«  dont  il  y  remplira  sa  tâche  difficile.  Au  commence- 
«  ment,  quand  il  accuse  Eisa,  il  doit  être  terrible  comme 
«  un  Dieu  vengeur.  Puis  après  son  récit,  quand  il  pro- 
«  nonce  ces  mots  :  -  Ah  parle,  parle,  Eisa,  qu'as-tu  donc 
«  fait  ?  -  sa  force  divine  doit  se  briser  pour  faire  place 
«  à  la  douleur  la  plus  humaine.  Depuis  lors  jusqu'au 
«  moment  où  il  se  sépare  d'Eisa,  c'est  la  passion  la  plus 
«  violente,  la  plus  touchante  et  la  plus  douloureuse,  qui 
«  -doit  se  dégager,  car  telle  est  l'essence  même  de  la 
«  conclusion  de  l'opéra.  C'est  seulement  ainsi  que  l'effet 
«  juste  peut  être  produit  et  pas  autrement.  Tout  le  reste 
«  va  de  soi,  et  si  le  public  reste  froid,  ce  sera  la  faute 
«  de  l'acteur  auquel  est  confié  le  rôle  de  Loliengrin.  » 
Cette  lettre  montre  bien  que  Wagner  était  lui-même 
conscient  des  diflîcultés  d'interprétation  que  sa  pièce  pré- 
sente; seulement,  il  s'illusionne  quand  il  ne  les  fait  porter 
que  sur  un  seul  point.  D'abord  à  côté  du  rôle  de  Lohen- 
grin  il  y  a  celui  d'Eisa,  puis,  pour  ce  qui  concerne  le 
héros,  ce  mélange  de  puissance  divine  et  de  passion  hu- 
maine qui  le  caractérise,  doit  évidemment  se  manifester 
dès  le  début  de  la  pièce  et  être  maintenu   constamment. 


(1)  AF  Beck  fut  le  créateur  du  i-ùle. 


Or  ce  n'est  pas  là  chose  qui  aille  de  soi  :  tous  les  arti- 
stes qui  y  échouent  le  montrent  assez.  —  Eh  bien,  de 
toutes  ces  difficultés,  M''  Tobie  Bertini  a  triomphé,  et  à 
tel  point,  que  quiconque  n'a  vu  que  lui  dans  ce  rôle  doit 
à  peine  se  douter  qu'elles  existent.  Par  l'aisance  de  sa 
diction,  par  la  souplesse  de  sa  voix,  qui  lui  permet  d'être 
tour  à  tour  irrésistiblement  fort,  infiniment  tendre  et 
ardemment  passionné,  il  a  réalisé  pour  nous  le  type  ado- 
rable de  l'être  surnaturel,  qui  malgré  sa  puissance  divine, 
aime  et  souffre  comme  le  plus  doux  des  humains. 

Que  le  rôle  d'Eisa  ne  présente  pas  des  difficultés  moins 
grandes,  et  que  sa  bonne  interprétation  n'ait  pas  moins 
d'importance,  j'en  vois  la  preuve  dans  ce  que,  pour  que 
l'œuvre  de  Wagner  nous  apparût  telle  qu'elle  est,  il  a 
fallu  qu'à  M'"  Bertini  vint  se  joindre  M'i«  Isabelle  Meyer. 
En  somme,  toute  l'action  repose  sur  la  lutte  qui  se  livre 
dans  le  cœur  d'Eisa.  Si  le  chanteur  qui  représente  le  héros, 
doit  posséder  des  qualités  hors  ligne  pour  être  vraiment 
Lohengrin,  c'est  de  l'artiste  à  laquelle  est  confiée  la  partie 
d'Eisa  qu'il  dépend  de  nous  montrer  que  l'opéra  de  Wag- 
ner est  un  véritable  drame.  Seulement  les.  aptitudes  pré- 
dominantes que  demandent  les  deux  rôles  ne  sont  pas  les 
mêmes.  Lohengrin  étant  un  être  idéal,  c'est  l'art  idéaliste 
par  excellence,  c'est  la  musique,  qui  peut  seule  le  mani- 
fester :  pour  lui,  il  faut  avant  tout  un  excellent  chanteur. 
Au  contraire  le  rôle  d'Eisa,  étant  essentiellement  drama- 
tique, exige  une  chanteuse  qui  soit  une  tragédienne....  et 
une  tragédienne  capable  de  figurer  la  suave  jeune  fille. 
Oh!  je  puis  l'affirmer,  telles  n'étaient  pas  les  diverses  Eisa, 
que  j'ai  vues  avant  M'^«  Meyer.  La  plupart  étaient  grosses 
et  courtes,  les  autres  manquaient  de  jeunesse  ou  de  beauté. 


—  0  — 
C'est  là,  dira-t-on,  une  chose  dont  il  tant  savoir  faire 
abstraction,  pour  ne  tenir  conipte  que  du  talent  de  l'ar- 
tiste. Certes,  il  le  faudrait.  J'ajouterai  môme  qu'on  peut 
y  arriver,  mais  pas  tout  de  suite,  et,  en  attendant,  la 
première  impression  a  été  produite,  la  première  impres- 
sion si  importante  quand  il  s'agit  d'une  œuvre  d'art!  Et 
puis,  c'est  que  généralement  le  talent  laissait  aussi  à  dé- 
sirer. Non  pas,  le  plus  souvent,  sous  le  rapport  du  chant  : 
comme  on  sait  les  bons  soprani  sont  moins  rares  que  les 
bons  ténors.  Mais  presque  toutes  ces  dames  jouaient  d'une 
façon  insuffisante  le  second  et  le  troisième  acte.  Il  en  ré- 
sultait deux  choses.  Premièrement,  la  grande  scène  où 
Eisa  manque  à  l'engagement  que  lui  a  fait  prendre  Lohen- 
grin,  devenait  un  duo  comme  un  autre  :  comme  tel,  il  est 
trop  long.  Ensuite,  le  revirement  n'ayant  pas  été  préparé, 
semblait  du.  à  un  caprice  de  la  chanteuse  :  il  n'y  avait 
plus  de  drame.  Avec  M'i«  Meyer  quelle  différence  !  — 
Grande,  fine,  distinguée  ;  des  bras  dignes  d'une  statue 
antique  ;  une  figure  aussi  charmante  par  la  grâce  de 
l'expression  que  par  la  pureté  du  contour;  enfin  une  belle 
chevelure  blonde  ondulée....  dont  le  choix  révèle  un  goiit 
exquis!  —  Dès  qu'elle  a  paru,  il  n'3^  avait  pas  à  s'y  mé- 
prendre; c'était  bien  là  Eisa,  Eisa  en  personne.  Et  cette 
impression  première,  non  seulement  nous  ne  l'avons  plus 
jamais  perdue,  mais  elle  n'a  fait  que  s'accroître,  à  mesure 
que  les  difficultés  du  rôle  augmentaient.  D'abord,  quand 
Lohengrin  vient  défendre  la  vierge  opprimée,  avec  quel 
charme  enchanteur  et  quelle  effusion  sortie  de  l'âme,  elle 
adorait  le  libérateur  divin  !  Puis,  au  second  acte,  c'est  in- 
sensiblement que  se  glissait  en  elle,  non  pas  un  doute, 
mais  une  inquiétude  de  plus  en  plus  douloureuse.  Enfin, 


—  10  — 
du  duo  d'amour,  qui  nous  avait  semblé  long,  M"«  Mej'er 
a  fait  une  scène  de  haute  tragédie,  qui  nous  a  semblé 
courte,  tant  les  émotions  qui  s'y  succèdent  dépassent  par 
leur  variété  et  leur  vivacité,  la  longueur  du  temps  qu'elles 
remplissent.  D'abord,  comme  on  sent  bien  qu'Eisa  brûle 
pour  son  époux  de  l'amour  passionné  qui,  de  la  jeune  fille 
va  faire  une  femme.  Et  c'est  cet  amour  même  qui  la  perd. 
Car  c'est  bien  l'amour  qui  lui  inspire  le  désir  de  pouvoir 
au  moins  prononcer  le  nom  de  celui  qu'elle  adore.  «  Mon 
nom  semble  si  doux  dans  ta  bouche,  le  son  du  tien,  ne 
l'entendrais-je  pas?...  Permets  que  dans  tes  bras,  je  puisse 
au  moins  le  murmurer  tout  bas  »  (1).  M"«  Meyer  pro- 
nonçait ces  mots  avec  une  grâce  insinuante,  qui,  dans  la 
vierge  faisait  apparaître  la  sirène,  et  mettait  â  nu  cette 
vérité,  charmante  après  tout,  qu'à  la  tendresse  désinté- 
ressée de  l'ange,  la  femme  unit  toujours  la  coquetterie  et 
la  câlinerie  de  la  chatte.  Hélas  !  pour  la  calmer,  Lohen- 
grin  emploie  le  pire  des  moyens;  il  lui  dit  qu'il  ne  vient 
pas  des  douleurs  et  de  la  nuit  mais  des  splendeurs  de  la 
béatitude.  Dès  lors  tout  est  perdu,  car  ce  qui  tourmente 
Eisa,  ce  n'est  pas  le  doute,  c'est  la  crainte  de  le  perdre. 
Dès  lors  c'en  est  fait  de  la  volupté,  c'en  est  fait  môme  de 
l'amour;  il  n'y  a  plus  dans  le  cœur  d'Eisa  qu'une  an- 
goisse terrible.  Déjà  elle  croit  voir  le  cygne  qui  vient 
chercher  son  époux!  Alors  aux  molles  inflexions  et  aux 
attitudes  voluptueusement  serpentantes,  succèdent  les  ges- 


(1)  Il  mio  nome  sul  tuo  labln'O  è  grato.... 

Dell!  fa  cJi' io  pure  il  tuo  ripeta  ancor!.. 
In  sol  proferirô  quel  nome  amato 
Quando  siam  soli  in  braccio  dell'amoi"!.. 


—  11  — 

tes  larges  et  sculpturaux,   et  c'est  avec  un   mouvement 
superbe  que  la  tragédienne  prononce  la  question  fatale. 

Je  viens  de  parler  de  gestes  sculpturaux.  En  effet,  non 
seulement,  M"«  Meyer  nous  révèle  dans  Eisa  une  création 
dramatique  vraiment  belle,  mais  elle  nous  fait  éprouver 
ce  genre  de  plaisir  purement  artistique  qu'on  ne  demande 
d'habitude  qu'aux  arts  du  dessin.  Par  là  elle  justifie,  au- 
tant qu'il  est  possible,  une  des  prétentions  les  plus  exces- 
sives que  Wagner  a  émises  dans  sa  jeunesse  en  faveur 
du  drame  lyrique.  Il  croyait  alors  que  la  sculpture  grecque 
doit  sa  supériorité  à  un  épanouissement  artistique  vivant, 
dont  la  tragédie  fut  le  sommet,  et  qu'elle  n'est  devenue 
véritablement  un  art  qu'après  la  mort  de  celle-ci,  sous  le 
coup  du  désir  de  conserver  au  moins  l'image  de  la  beauté 
qui  abandonnait  la  vie.  Se  fondant  sur  cette  hypothèse 
assez  problématique,  il  n'a  pas  craint  d'affirmer  dans 
r  Œuvre  cVAri  de  V Avenir  que  lorsque  la  tragédie  lyrique 
aurait  vraiment  refleuri,  cela  en  serait  fait  de  la  peinture 
et  de  la  sculpture,  devenues  encore  une  fois  inutiles.  Il  y 
a  là,  une  exagération  manifeste,  comme  Wagner  l'a  du 
reste  reconnu  lui-même.  Mais  si  les  arts  plastiques  n'auront 
pas  à  disparaître  devant  le  drame  musical,  M^'^  Meyer 
nous  a  prouvé  que  celui-ci  peut  du  moins  les  inspirer. 
Quelques  personnes  lui  ont  reproché  l'ampleur  trop  grandi^ 
de  ses  gestes!  Qui  ne  voit  donc  que  dans  la  tragédie  ly- 
rique,  les  mouvements  du  corps  humain  doivent  s'élever 
au-dessus  de  ceux  que  permet  le  simple  drame  récité 
autant  que  le  chant  dépasse  la  simple  déclamation  ?  —  En 
vérité  tout  compositeur  qui,  comme  Wagner,  a  vraiment 
l'instinct  de  la  grande  tragédie,  trouve  des  rhythmes  qui, 
par  leur  beauté  et  leur  grandeur,  exigent  de  tels  mouve- 


ments,  et  c'est  grâce  à  cet  appui  fourni  par  la  musique 
que  la  pantomime  tragique  peut  lutter  avec  la  grande 
sculpture.  —  Voilà  ce  que  M'^«  Meyer  a  mis  en  pleine  lu- 
mière. Je  viens  de  parler  de  la  beauté  de  ses  attitudes 
dans  la  grande  scène  du  troisième  acte.  Bien  d'autres 
exemples  seraient  à  citer.  Je  me  bornerai  à  un  seul,  celui 
de  tous  qui  m'a  le  plus  charmé.  C'est  au  premier  acte, 
quand  Eisa  agenouillée  devant  Lohengrin,  écoute  ses  com- 
mandements avec  l'expression  d'une  adoration  extatique. 
On  dirait  la  Magdeleine  aux  pieds  du  Christ!  Et  ce  qui 
fait  le  charme  de  ce  tableau,  c'est  qu'à  la  grâce  ineffable 
d'un  Beato  Angelico,  il  unit  la  beauté  de  la  forme  antique. 
Oui,  en  vérité,  on  croirait  ici  avoir  devant  soi  une  statue 
grecque,  animée  par  les  sentiments  délicats  et  tendres 
que  le  Christianisme  a  apporté  dans  le  monde,  et  auxquels 
notre  musique  doit  l'existence. 

La  beauté  pilastique,  telle  est  bien  la  base  du  jeu  de 
M"«  Meyer,  mais  Texpression  poétique  en  est  l'âme  et  la 
rieur.  Quoi  de  plus  touchant  que  son  arrivée  au  dernier 
tableau  !  Se  soutenant  à  peine,  elle  marche  tête  baissée,  et 
sans  avoir  la  force  de  dire  un  mot  elle  se  laisse  tomber 
sur  le  siège  où  on  l'a  conduite.  Ainsi  elle  nous  fait  com- 
prendre, avec  une  éloquence  à  laquelle  ne  saurait  atteindre 
la  parole,  que  rien  n'existe  plus  pour  la  pauvre  fille,  excepté 
la  douleur  dans  laquelle  elle  est  abîmée.  L'instinct  drama- 
tique de  M"**  Mej-^er  est  tel  qu'à  la  première  représentation 
de  LoJiengrin,  cette,  dernière  scène,  on  peut  dire  qu'elle 
l'a  jouée  trop  bien.  Elle  restait  immobile  et  affaissée  jus- 
qu'au moment  où  Lohengrin,  après  avoir  accusé  Eisa,  an- 
nonçait que  maintenant,  rejetant  tout  mystère,  il  allait 
se  faire  connaître.  Alors  par  un  mouvement  soudain,  elle 


—  13  — 

se  dressait,  et  toute  roidie  elle  fixait  sur  son  époux  des 
yeux  hagards.  Pendant  tout  le  récit  pas  un  ji-este,  mais 
l'intensité  croissante  de  son  regard  et  le  mouvement  tou- 
jours plus  agité  de  sa  respiration,  indiquaient  un  tel  cre- 
scendo d'angoisse  et  de  douleur  passionnées  que  c'était  là 
un  des  moments  où  M"e  Meyer  s'élevait  le  plus  haut.  Mais 
elle  a  compris  que  durant  ce  récit,  c'est  sur  le  héros  que 
doit  se  concentrer  toute  l'attention,  et  elle  a  renoncé  à 
cet  admirable  jeu  de  scène,  montrant  ainsi  une  fois  de 
plus  qu'elle  a  vraiment  l'àrae  d'une  artiste. 

En  résumé.  M'"  Tohie  Bertini  et  M''^  Isabelle  Meyer  se 
sont  constamment  oubliés  eux-mêmes  pour  ne  penser  qu'à 
réaliser  le  drame  de  Wagner.  C'est  par  là,  suivant  moi, 
qu'ils  sont  arrivés  au  comble  de  leur  art.  Que*l  a  été  ainsi 
leur  part  dans  ce  phénomène  complexe  qui  est  l'apparition 
de  Tœuvre  d'art  dans  la  vie  ?  Ce  n'est  pas  moi  qui  le  leur 
dirai,  c'est  Wagner,  lui-même.  «  Que  ne  suis-je  un  chan- 
teur dramatique,  écrivait-il  à  Liszt  quelques  jours  avant 
la  première  représentation  de  Loliengrin.  Je  serais  dix 
fois  plus  heureux  que  je  ne  le  suis,  car,  je  le  sais,  le  vé- 
ritable artiste,  c'est  lui!  A  nous  autres  compositeurs  et 
poètes  il  n'est  donné  que,  de  vouloù^,  lui  seul  2>eui-  » 


Le  Public  Florentin. 


Si  je  m'étais  proposé  d'écrire  un  \'éritable  compte-rendu 
des  représentations  de  Lohengrin  à  la  Pergola,  je  devrais 
parler  maintenant  de  tous  les  artistes  qui  ont  dignement 
secondé  M'  Bertini  et  M^'^  Meyer.  Je  devrais  dire  surtout 
que,  par  la  façon  dont  ils  ont  interprété  les  rôles  d'Or- 
trude  et  de  Frédéric,  M""  Amélie  Boriani  dont  la  voix 
est  superbe,  et  M'"  Ernest  Sivori  qui  possède  un  véritable 
talent  dramatique,  ont  grandement  contribué  au  succès 
de  ce  terrible  second  acte,  que  le  régisseur  de  l'Opéra 
de  Weimar  appelait  «  un  précipice  entre  deux  jardins 
fleuris.  »  Mais  mon  intention  étant  de  noter  seulement 
ce  que  les  représentations  de  Florence  ont  eu  de  réelle- 
ment caractéristique,  c'est  du  public  dont  je  dois  m'occuper 
maintenant,  car  son  attitude  vis-à-vis  du  chef-d'œuvre  de 
Wagner,  est,  après  l'interprétation  de  M''  Bertini  et  de 
M"^  Meyer,  ce  qu'elles  ont  présenté  de  plus  exceptionnel. 

En  vérité,  la  part  effective  qui  revient  au  public  dans 
une  représentation  bonne  ou  mauvaise,  est  plus  grande 
qu'on  ne  le  croit.  Non  seulement  c'est  en  lui,  c'est  dans  son 
attitude  hostile,  indifférente  ou  chaleureuse  que  les  arti- 


stes  qui  sont  en  scèno,  puisont,  on  le  découragement  ([in 
les  paralyse,  ou  l'enthousiasme  qui  décuple  leur  force,, 
mais  c'est  de  lui  que  dépend  aussi,  au  moins  en  grande 
partie,  le  plaisir  que  chacun  de  nous  pourra  goûter.  Quand 
un  certain  nombre  de  personnes  sont  réunies  dans  un  but 
commun,  aucune  d'elle  n'est  plus  exclusivement  elle-même. 
Un  lien  se  crée  entre  toutes,  qui  donne  naissance,  si  l'on 
peut  dire,  à  un  être  nouveau,  ayant  vraiment  son  âme  à 
lui.  C'est  l'àme  des  foules,  qui  a  assez  de  puissance  pour 
suggérer  aux  individus  qu'elle  domine,  non  seulement  des 
sentiments  mais  même  des  pensées,  qui  autrement  ne  fus- 
sent jamais  entrées  dans  leur  cerveau.  Ainsi  s'expliquent, 
hélas!  la  plupart  des  horreurs  révolutionnaires,  mais  en 
revanche,  ainsi  s'allument  aussi  les  beaux  et  nobles  en- 
thousiasmes, parmi  lesquels  il  faut  ranger  ceux  dont  le 
théâtre  est  témoin.  Si  maintenant  je  dis  que  nulle  part 
je  n'ai  vu  Lohengriii  recevoir  un  accueil  aussi  intelli- 
gemment sympathique  que  celui  qu'il  a  eu  ici,  on  com- 
prendra que  les  admirateurs  de  Wagner  doivent  de  la 
reconnaissance  au  public  Florentin.  Et  si  j'ajoute  qu'il  y 
a  deux  ans  cet  opéra  était  ici  à  peu  près  inconnu  et 
qu'on  n'a  pas  été  préparé  à  cette  musique  nouvelle  par 
des  concerts  symphoniques,  on  conviendra  qu'il  y  a  là  un 
fait  digne  de  note  (1). 

A  vrai  dire,  c'est  en  1872  que  Lohengrin  fit  sa  pre- 
mière apparition  à  Florence.  Le  chef-d'orchestre  Mariant, 


(l)  Florence  possède  bien  une  société  de  concerts  fondée  et  dirigée 
par  M''  J.  Sbolci,  mais  sa  clientèle  est  en  çrande  partie  composée 
d'étrangers. 


—  16  — 
qui  eut  l'honneur  de  faire  entendre  pour  la  première  fois 
.  cet  opéra  en  Italie,  après  avoir  donné  une  série  de  repré- 
sentations triomphales  à  Bologne,  vint  ensuite  avec  sa 
troupe  à  Florence,  qui  alors  était  capitale  du  royaume 
d'Italie.  Mais  il  j  eut  seulement  trois  représentations,  et 
depuis  lors  quatorze  années  s'écoulèrent  sans  qu'on  n'en- 
tendit plus  parler  du  Chevalier  du  Cygne.  On  peut  donc 
dire  que  lorsqu'à  la  fin  de  l'automne  de  1886,  l'imprésario 
du  théâtre  Pag-liano  monta  Loliengrin,  c'était  un  ouvrage 
nouveau  pour  la  grande  majorité  des  spectateurs  (1).  Dès 
l'abord  on  put  être  frappé  de  l'attitude  particulièrement 
bienveillante  du  public.  La  première  scène  du  second  acte 
qui,  ailleurs,  n'a  pas  toujours  passé  sans  encombre,  était 
elle-même  applaudie.  Quant  au  grand  final  du  troisième 
acte,  c'est  un  véritable  enthousiasme  qu'il  suscitait.  Parmi 
les  assidus  figuraient  bon  nombre  de  jeunes  gens  appar- 
tenant justement  au  Jockey  Club  qui  jadis  à  Paris  s'est 
montré  si  cruel  pour  Tannhauser,  et  le  public  des  ga- 
leries était  si  franchement  ravi  qu'il  le  montrait  non 
seulement  au  théâtre  mais  aussi  dans  la  rue.  A  cette  épo- 
que là,  il  était  impossible  de  se  promener  dans  Florence 
sans  entendre  fredonner  quelque  mélodie  de  Lohengrin. 
Et  si  l'on  s'écartait  du  centre  de  la  ville  pour  s'enfoncer 
dans  les  quartiers  populaires,  ces  chants  augmentaient  eu 
variété  et  en  fréquence.  Je  pourrais  citer  tel  faubourg 
qui  sous  ce  rapport,    s'est   fait   une  véritable  réputation. 


(1)  Le  théâtre  Pagliano  est  un  Opéra  populaire:  c'est  une  des 
salles  les  plus  vastes  de  TEurope.  La  Pergola  est  le  Grand  Opéra 
de  Florence. 


—   17  — 

Cette  faveur  ne  fit  que  s'accroître  pendant  les  vingt-deux 
représentations  qui  eurent  lieu  alors,  et  c'est  avec  une 
salle  comble  qu'elles  se  terminèrent.  Tout  cela  n'est  rien 
encore  cependant  en  comparaison  du  succès  de  cette  an- 
née; et  vraiment  ce  fut  une  fête  de  l'art  que  la  première 
de  Loliengrin  à  la  Pergola!  Jamais,  je  l'avoue,  je  n'ai  vu 
un  public  qui  autant  que  celui-là  fiit  absolument  tel  qu'un 
musicien  poète  comme  Wagner  eut  pu  le  désirer.  Pour 
tout  dire,  il  réunissait  deux  qualités,  qui  généralement 
s'excluent  :  la  finesse  du  goût  et  la  naïveté.  Ce  dernier 
mot  fera  peut-être  rire.  On  aura  grand  tort,  car  je  le  dis 
franchement,  c'est  là  une  des  qualités  les  plus  rares  à 
l'Opéra,  et  pourtant  elle  seule  pourrait  amener  une  réno- 
vation du  genre  (1).  Nos  gens  du  monde  et  nos  gens 
d'esprit  sont  généralement  blasés;  ils  sont  devenus  in- 
capables de  sentir.  S'ils  applaudissent,  le  plus  souvent,  c'est 
par  esprit  de  tendance  ou  par  pose.  Comment  l'artiste 
peut-il  oser  s'adresser  simplement  au  cœur,  comme  il  le 
faudrait  pour  faire  véritablement  de  l'art,  quand  il  pense 
que  tels  seront  ses  juges  ?  —  Je  crois  donc  faire  au  pu- 
blic de  la  première  représentation  de  Lohengrin  à  la  Per- 
gola, le  plus  grand  des  éloges  en  disant,  que,  bien  qu'il 
comptât  ce  que  Florence  a  de  plus  distingué  par  la  nais- 
sance et  l'intelligence,  c'était  un  public,  qui  jouissait  du 
chef-d'œuvre  de  Wagner  avec  la  belle  naïveté   d'un  en- 


(1)  C'est  là  précisément  l'idée  qui  a  inspiré  Lohcnr/rin.  C'est  parce 
qu'Eisa  n'est  plus  naïve  devant  son  époux  que  celui-ci  lui  échappe; 
et  c'est  au  défaut  de  naïveté  du  public  que  \Vagner  attribuait, 
en  1846,  ses  insuccès. 


—  18  — 

faut.  Pas  la  moindre  pose  dans  ses  manifestations  d'en- 
thousiasme, au  contraire  ce  qui  en  formait  le  caractère, 
c'était  l'oubli  de  toute  pose:  et  je  pourrais  citer,  par 
exemple,  certaines  jeunes  femmes  dont  l'attitude  fran- 
chement ravie  eut  bien  pu  faire  sourire,  si,  en  réalité, 
il  n'était  pas  charmant  de  voir  des  femmes  du  monde, 
oublier  le  monde  pour  se  donner  tout  entières  aux.  jouis- 
sances idéales  de  l'art. 

Ce  sont  là  les  apparences,  dira-t-on,  et  souvent  elles 
sont  trompeuses.  Cela  est  vrai.  Aussi  n'aurais-je  rien  dit, 
si  une  foule  de  conversations  et  d'observations  particu- 
lières n'eussent  pas  confirmé  mes  impressions.  Toutes 
étaient  de  nature  à  prouver  que  tout  le  monde  ici  a  senti 
et  apprécié  le  lien,  qui,  dans  Lohengrin  unit  la  musique 
aux  paroles  et  à  l'action  scénique.  Or  c'est  là  la  vérita- 
ble clé  qui  donne  plein  accès  dans  le  monde  wagnérien. 


La  "  Colombina  "  du  Samedi  Saint  à  Florence 
et  la  colombe  du  GraaI. 


Nous  avons  dit  ce  que  nous  pensons  des  interprètes  et 
du  public  de  Lohengrin.  Mais  les  bous  paysans  qui  culti- 
vent les  riants  coteaux  au  milieu  desquels  Florence  re- 
pose, doivent  avoir  aussi  leur  chapitre;  car,  en  vérité, 
tandis  qu'on  chantait  â  la  Pergola  les  mystères  du  Graal, 
ils  nous  ont  donné,  sous  une  forme  encore  vivante,  la 
représentation  du  vieux  mythe  sur  lequel  cette  légende 
se  fonde. 

C'était  le  Samedi  Saint.  Ce  jour  là,  si,  le  matin,  vous 
eussiez  erré. par  les  rues  de  Florence,  vous  auriez  pu 
rencontrer  un  char  singulier.  Il  est  de  forme  pyramidale, 
et  une  quantité  de  pièces  d'artifice  le  recouvrent.  Comme 
il  est  fort  haut  et  fort  lourd,  il  roule  pesamment,  traîné 
par  quatre  grands  bœufs  blancs,  qui  le  conduisent  place 
du  Dôme,  juste  eu  face  la  grande  porte  de  la  cathédrale. 
Là,  on  y  attache  une  corde,  qui,  traversant  la  nef  dans 
toute  sa  longueur,  va  le  joindre  au  maître  autel.  C'est  la 


—  20  — 
route  aérienne  par  laquelle  une  colombe  enflammée  vien-  . 
dra  y  mettre  le  feu  et  le  faire  éclater. 

Tels  sont  les  préparatifs  de  la  fête,  que  je  n'ai  pas  vus; 
pas  plus  que  je  n'aurais  vu  la  fête  elle-même,  qui  pour 
moi  est  une  vieille  connaissance,  si  les  hôtes  illustres  qui 
devaient  y  assister,  ne  lui  eussent  prêté  cette  année  un 
éclat  inaccoutumé.  Loliengrin  en  effet  n'est  pas  le  seul 
grand  personnage,  qui  nous  ait  visité  pendant  ce  carême. 
Nous  avons  eu  la  reine  d'Angleterre:  une  fort  grande 
reine,  on  le  sait;  puis  la  reine  de  Serbie:  une  très  jolie 
reine,  on  le  voit.  Eh  bien,  toutes  ces  Majestés  devaient 
assister  â  l'embrasement  du  char,  dans  cette  jolie  petite 
Loggia  ciel  Bigcdlo,  qui  fait  le  coin  de  la  Via  Calzaioli 
et  de  la  Piazza  del  Duomo.  C'était  là  une  attraction  ir- 
résistible. A  onze  heures,  je  m'acheminai  donc  vers  le  lieu 
de  la  fête.  Dieu,  quelle  foule  !  Néanmoins,  je  parvins,  non 
sans  peine,  jusqu'à  la  place  du  Dôme.  Là,  je  jetai  un  coup 
d'œil  adrairatif  sur  les  superbes  Indiens,  qui  accompagnent 
la  reine  Victoria,  et  surtout  sur  la  charmante  reine  Na- 
thalie. Comment  l'éclair  de  ses  yeux,  n'a-t-il  pas  fait  partir 
le  char,  avant  que  la  colomlrina  arrive  ?  Tel  est  le  pro- 
blème que  je  me  suis  posé.  Mais,  sans  chercher  à  le  ré- 
soudre, car  il  est  insoluble,  je  fis  un  nouveau  plongeon 
dans  la  foule,  et  j'arrivai,  ne  sais  comment,  dans  la  cathé- 
drale. L'immense  vaisseau  était  absolument  plein.  Et  tous 
ces  hommes,  toutes  ces  femmes  et  tous  ces  enfants 
n'avaient  qu'une  pensée  :  c'était  que  les  minutes  qui  nous 
séparaient  de  midi  passaient  bien  lentement.  Enfin  nous  y 
voilà  !  Le  prêtre  entonne  le  Gloria  et  la  colomlnna  s'al- 
lume. Elle  part  du  maître  autel  avec  un  sifflement.  Comme 
un  éclair,  elle  traverse  la  nef,  dont  elle  embrase  pour  un 


moment  la  voûte  sombre:  puis  le  char  éclate  avec  un 
grand  bruit,  auquel  se  joignent  le  grondement  des  cloches 
sonnant  a  toute  volée  et  les  acclamations  de  la  foule,  as- 
semblée sur  la  place.  On  a  beau  avoir  vu  cela  bien  des 
fois,  il  est  impossible  de  rester  froid,  car  il  y  a  là  un  grand 
effet,  qui  vous  fait  venir  la  chair  de  poule,  tout  comme 
certains  grands  crescendo  musicaux.  Pourtant  la  mélodie 
qui  me  vint  alors  à  l'esprit  est  particulièrement  douce: 
c'est  celle  du  grand  récit  dans  lequel  Lohengrin  dévoile 
le  mystère  du  Saint  Graal.  Au  moment  où  la  colomMna 
était  passée  sur  ma  tète,  sans  y  penser,  je  m'étais  mis  à 
chanter  :  «  Une  colombe  en  traversant  l'espace,  vient  tous 
les  ans  raviver  sa  splendeur  (1).  » 

Comme  vous  voyez  c'est  par  un  pur  hasard  que  la  co- 
lomMna de  Florence  et  la  colombe  de  Loliengrin  se  sont 
rencontrées  dans  mon  esprit.  Eh  bien,  je  crois  que  c'est 
là  un  hasard  qui  a  bien  fait  les  choses.  Car  en  vérité,  j'en 
ai  la  conviction,  ce  serait  trop  peu  de  dire  que  ces  deux 
colombes  sont  proches  parentes  ;  il  est  pour  moi  indubi- 
table qu'à  elles  deux,  elles  ne  font  qu'un  seul  et  même 
oiseau.  Voyez  un  peu.  La  colombe  de  Loliengrin  vient 
tous  les  ans  raviver  les  splendeurs  d'un  vase  lumineux  ; 
et  tous  les  ans  aussi,  celle  de  Florence  vient  faire  res- 
plendir la  cathédrale  et  éclater  le  feu  d'artifice,  qui  at- 
tend à  la  porte  sur  un  char.  Elles  accomplissent  absolu- 
ment le  même  office.  Mais,  direz  vous,  le  Graal  est  un 
vase  anguste  entre  tous,  tandis  qu'il  ne  s'agit  ici  que  d'un 


(1)  Ogni  anno  una  colomba  vien  dal  cielo 

A  rinnovare  ii  santo  suo  poter. 


simple  char  en  bois  traîné  par  des  bœufs.  Certes  la  lé- 
gende du  Graal  est  plus  poétique,  mais  celle  de  la  colom- 
bhia  a  bien  aussi  son  avantage,  c'est  que,  tandis  que  la 
première  n'est  plus  que  le  souvenir  d'une  chose  morte  et 
oubliée  depuis  longtemps,  elle  est  encore  vivante,  et  donne 
lieu,  tous  les  ans,  à  une  fête  qui  passionne  le  peuple.  Pour 
cela  même,  elle  va  nous  révéler  le  mythe  primitif  en 
lequel  toutes  deux  se  confondent.  D'abord,  il  faut  noter 
une  chose.  C'est  au  commencement  du  Printemps  qu'elle 
a  lieu  cette  fête,  c'est-â-dire  au  moment  même  où  le  so- 
leil ayant  reconquis  une  puissance  virile  va  féconder  la 
nature.  Puis  le  char  qui  éclate  est  traîné  par  des  bœufs, 
tout  comme  ceux  qui  porteront  la.  récolte,  fruit  désiré  des 
amours  du  héros  divin.  Comment  ne  pas  voir  que  la-  co- 
lombe qui  vient  faire  épanouir  sur  ce  char  mille  feux 
blonds  comme  les  blés,  est  le  symbole  du  soleil,  qui  va 
faire  éclater  tous  les  germes  ?  Les  paysans  toscans  le 
savent  bien,  eux,  car  tous  vous  diront  que  si  le  char  s'em- 
brase bien,  la  récolte  sera  bonne.  Il  est  vrai  que  ces  vieux 
souvenirs  païens  se  rattachent  aujourd'hui  à  une  fête 
chrétienne,  qui  les  voile  en  partie.  Mais  quand  on  voit 
que  nous  fêtons  les  Morts  au  moment  où  la  nature  meure, 
que  la  naissance  du  Christ  coïncide  pour  nous  avec  la 
naissance  d'un  nouveau  soleil,  et  sa  résurrection  avec 
l'époque  où  tout  revit  sur  terre,  il  est  difficile  de  ne  pas 
croire  que  nos  fêtes  sont  plus  anciennes  que  le  Christia- 
nisme, et  que  celui-ci,  pour  en  faire  ce  qu'elles  sont 
aujourd'hui,  n'a  eu  qu'à  en  modifier  le  sens  et  à  les  pé- 
nétrer du  plus  haut  idéalisme. 

«  Eh  quoi  !  direz  vous  en  haussant  les  épaules,  le  Saint 
Graal  et  sa  colombe  seraient  tout  simplement  la  terre  et 


—  23  — 

\o  soleil  :  Et  ce  serait  uue  telle  banalité,  qui  aurait  inspiré 
les  divines  mélodies  de  AVagner  !  »  Oui,  monsieur,  et  si 
vous  ne  voulez  pas  me  croire,  je  vous  renviirrai  a  M"  De 
Gubernatis,  l'illustre  savant,  dont  la  réputation  est  telle, 
dans  les  deux  mondes,  que  l'empereur  du  Brésil  n'a  pas 
voulu  traverser  Florence  sans  aller  lui  faire  visite.  Non 
seulement  il  confirmera  mon  dire,  mais  il  ajoutera  que 
Lohengrin  lui-même  est  aussi  le  soleil  et  qu'Eisa  est  la 
lune  :  toute  l'histoire  des  malheureux  amants  se  fondant 
sur  le  fait  bien  simple  que  l'astre  de  la  nuit  ne  peut  con- 
templer celui  du  jour,  dans  sa  splendeur,  sans  pâlir  et 
mourir  à  nos  yeux. 

Voilà  ce  que  vous  dira  isr  De  Gubernatis.  Mais  après 
tout,  il  se  pourrait  que  la  grande  autorité  du  savant  ne 
me  sauvât  pas.  Car  ce  qui  est  à  sa  place  dans  un  travail 
d'érudition  pourrait  bien  ne  pas  l'être  dans  une  modeste 
causerie  comme  celle-ci.  Le  mythe  et  l'œuvre  d'art  sont 
bien  les  deux  extrémités  d'une  même  tige,  mais  l'un  est 
la  racine,  et  l'autre  la  fleur  qui  éblouit  et  embaume.  Or, 
que  diriez-vous  madame,  si  au  lieu  d'une  rose  on  vous 
présentait  cette  petite  araignée  chevelue  et  terreuse,  d'où 
elle  est  sortie  ?  —  «  Fi  donc  !  »  —  Je  cours  grand  risque 
qu'on  ne  m'en  dise  autant.  Voyez-vous  pourtant  dans 
quelle  situation  fâcheuse  un  malheureux  écrivain  peut 
être  mis  par  le  seul  fait  d'avoir  vu  la  colomMna  après 
avoir  entendu  Lohengrin I...  Enfin,  puisque  j'y  suis  dans 
cette  situation  la,  il  faut  en  prendre  son  parti.  Et  le  mieux 
est  de  le  prendre  bravement.  Je  vous  dirai  donc  à  vous 
tous  qui  faites  les  dédaigneux,  que  sans  le  mythe  vous 
n'auriez  pas  plus  l'œuvre  d'art  que  vous  n'en  pourriez 
jouir  sans  les  paysans,  qui,  confiants  dans  la  colomMna, 


—  24  — 

arrosent  la  terre  de  leurs  sueurs  :  car  c'est  eux  qui  vous 
donnent  du  pain,  et  comme  dit  le  proverbe  :  «  Ventre 
alfamé  n'a  pas  d'oreilles.  »  Et  puis  quelque  idéale  que  soit 
l'œuvre  d'art,  elle  n'en  conserve  pas  moins  des  traces  in- 
délébiles du  vieux  mj^tlie,  sans  pour  cela  s'en  trouver  plus 
mal.  Non  seulement  c'est  dans  la  nuit  que  Frédéric  et 
Ortrude  ourdissent  leur  noir  complot,  mais  c'est  d'elle  aussi 
que  dérive  l'admirable  coloris  musical  dont  Wagner  a  re- 
vêtu leurs  rôles.  Quand  Eisa  paraît  à  son  balcon,  un  rayon 
de  lune  tombe  sur  son  front,  et  plus  tard  quand  Lohen- 
grin  vient  repousser  Ortrude  le  soleil  resplendit.  Tout  â 
l'heure  je  ne  pensais  pas  au  mythe,  quand  j'ai  dit  que  les 
mélodies  d'Eisa  avaient  un  coloris  de  clair  de  lune,  et  que 
Wagner  a  su  entourer  son  héros  d'un  véritable  rayonne- 
ment musical.  Je  n'ai  nulle  envie  de  retirer  ces  expressions 
et  je  crois  encore  qu'elles  sont  un  éloge. 


Wagner   et    l'Art    Italien. 

Dialogue  de  Minuit. 


Maintenant  il  faut  que  je  fasse  un  aveu  :  je  ne  m'at- 
tendais pas  â  voir  Loliengrin,  représenté  et  compris  ici 
comme  il  l'a  été.  J'ajouterai  même  que  la  promptitude 
avec  laquelle  les  artistes  et  le  public  ont  pu  s'adapter  â 
un  art  tout  nouveaux  pour  eux,  m'a  surpris  à  tel  point 
que  j'en  ai  cherché  l'explication.  —  Eh  bien,  cette  expli- 
cation je  l'ai  eue  et  d'une  façon  assez  merveilleuse,  pour 
que  la  chose  mérite  d'être  contée  tout  au  long. 

C'était  un  soir  après  une  représentation  de  Loliengrin 
à  la  Pergola.  La  lune  était  dans  son  plein  et  le  ciel  sans 
nuage.  Les  tours,  les  clochers,  les  façades  des  vieux  pa- 
lais gothiques  se  dressaient  éclatants  de  blancheur,  comme 
dans  un  rêve.  Arrivé  à  l'Arno,  tout  embrasé  par  les  rayons 
lunaires,  fasciné,  je  m'engageai  sur  le  quai  qui  mène  aux 
Cascine.  Il  était  désert,  et  cette  solitude  étrangement  bril- 
lante, exerceait  sur  moi  un  charme  qui  me  poussait 
toujours  en  avant.  A  la  grille  des  Cascine,  nouvel  enchan- 
tement :  un  bois,  la  nuit,  avec  ses  ombres  vagues  et  ses 


—  26  — 
formes  indécises,  n'est  ce  pas  là  le  séjour  même  du  rêve  ! 
J'entrai  donc,  bien  décidé  à  parvenir  jusqu'au  tombeau  du 
Prince  Indien.  Mais  je  n'y  arrivai  pas.  A  mi-chemin,  près 
de  cette  clairière  où  s'élèvent  des  chênes  séculaires,  j'en- 
tendis un  murmure  singulier,  et  à  travers  le  taillis  j'aper- 
çus je  ne  sais  quelle  foule  transparente,  qui  se  mouvait. 
Comme  j'avançais  pour  voir  ce  que  cela  pouvait  bien  être, 
une  voix  cria  :  «  Ou  ne  passe  pas  !  »  et  au  même  moment 
un  soldat  apparut,  mais  un  soldat  comme  je  n'en  avais 
jamais  vu....  que  dans  les  cortèges  historiques.  C'était  un 
lansquenet,  et  c'était  avec  une  hallebarde  qu'il  me  barrait 
le  chemin.  «  Qu'y  a-t-il  donc  ici  ?  »  fis-je  tout  ébaubi.  — 
«  Eh  quoi,  ne  le  savez-vous  pas!.  Cette  nuit,  a  lieu  la  fête 
que,  chaque  année,  nos  grands  Florentins  de  la  Renais- 
sance donnent  à  tous  les  artistes  et  à  tous  les  poètes, 
qui,  paraît-il,  ont  suivi  la  voie  qu'ils  ont  ouverte.  » 
Je  crus  avoir  à  faire  à  quelque  mauvais  plaisant,  et 
je  partis  d'un  grand  éclat  de  rire.  Mais  le  soldat  ne 
riait  pas,  lui  ;  il  avait  même  l'air  si  sérieux  qu'il  finit 
par  m'en  imposer.  M'étais-je  endormi  en  marchant  ?  Rê- 
vais-je  tout  debout?  C'est  probable,  mais  ce  qui  est  cer- 
tain c'est  que  pour  lors  je  demeurai  convaincu.  Un  désir 
fou  me  vint  donc  de  voir  tous  ces  grands  hommes  ;  et  je 
fis  si  bien  que  je  décidai  mon  hallebardier  à  me  laisser 
passer.  Ce  qu'il  ne  fit  toutefois  qu'après  m'avoir  recouvert 
de  son  manteau,  un  grand  manteau  couleur  d'ombre,  qui 
m'empêcherait  de  faire  dissonnance  au  milieu  de  l'illustre 
assemblée. 

La  première  ombre  que  je  vis  fut  celle  de  Giovanni 
Bardi  comte  de  Vernio,  le  noble  Florentin  dans  le  palais 
duquel  se  réunissaient  les  artistes  qui,  voulant  faire  re- 


naître  la  tragédie  grecque,  créèrent  l'opéra.  Autour  de 
lui  étaient  ses  plus  illustres  commensaux.  Il  y  avait  Vin- 
cent Galilée  le  premier  musicien  qui  substitua  le  style 
monodique  aux  formes  savantes  de  l'école  de  Palestrina  ; 
le  poète  Rinuccini  qui  écrivit  le  premier  livret  d'opéra, 
et  les  compositeurs  Péri  et  Caccini  qui  le  mirent  en  mu- 
sique. Enfin,  tout  à  coté,  mais  faisant  bande  à  part:  Dante 
et  Palestrina.  —  Excusez  du  peu  ! 
Tous  ces  grands  hommes  parlaient  de  Lohengrin. 

—  Savez-vous  que  c'est  très  beau  !  disait  le  Comte 
Bardi, 

—  Oui,  répondit  Péri,  c'est  précisément  ce  que  nous 
aurions  fait,  si  cela  eût  été  possible  au  point  où  la  mu- 
sique en  était  de  notre  temps. 

—  Et  si  au  lieu  de  vouloir  imiter  les  Grecs,  fit  Dante, 
vous  vous  étiez  contentés  de  suivre  leur  exemple;  si  au 
lieu  d'aller  demander  vos  sujets  à  une  poésie  morte  depuis 
longtemps,  vous  eussiez,  comme  moi  et  comme  Wagner, 
puisé  aux  sources  encore  vivantes  autour  de  vous  ! 

—  Et  si  vous  n'aviez  pas  eu  un  aussi  grand  dédain 
pour  mon  école,  ajouta  Palestrina.  Wagner  n'a  pas  fait 
fi  de  mes  œuvres,  lui  :  cela  se  voit  bien  dans  les  divines 
harmonies  du  Graal  ! 

—  Certes,  répondit  Vincent  Galilée,  pour  que  notre 
rêve  se  réalisât,  la  polyphonie  devait  s'introduire  dans 
l'opéra.  Mais  pour  que  ce  fiit  possible,  il  fallait  que  du 
chœur,  dont  pour  vous  elle  était  inséparable,  elle  passât 
à  l'orchestre,  et  que  là  elle  reçût  du  rhythme  de  la  danse, 
l'impulsion  qui  devait  la  rendre  capable  de  servir  de  base 
à  l'action  dramatique  elle-même.  Pour  accomplir  une  trans- 
formation semblable  il  n'a  fallu  rien  moins  que  le  génie 


—  28  — 

réuni  de  tous  les  maîtres  de  la  grande  école  allemande, 
depuis  Bach  jusqu'à  Beethoven. 

—  En  tous  cas,  reprit  Péri,  il  n'en  reste  pas  moins 
que  ce  que  nous  avons  voulu,  c'est,  comme  Wagner,  le 
drame.  On  parle  toujours  de  l'opéra  italien,  comme  d'un 
genre  absurde,  où  le  bon  sens  est  sacrifié  à  la  virtuosité; 
on  oublie  trop  ce  que  nous  avons  fait,  nous  autres  Toscans, 
qui  en  sommes  les  fondateurs.  Comme  notre  nature  offre 
un  contour  ferme  qu'une  belle  végétation  pare  sans  le 
noyer,  comme  nos  peintres  et  nos  sculpteurs  n'ont  jamais 
perdu  de  vue  la  structure  organique  du  corps  humain, 
comme  nos  poètes  enfin  n'ont  vu  dans  les  vers  que  le  beau 
vêtement  de  la  vérité,  nous  n'avons  jamais  conçu  la  mé- 
lodie que  comme  une  forme  expressive  destinée  à  mani- 
fester le  drame  !  Ce  sont  les  Vénitiens  qui  ont  introduit 
le  baroqiclwie  à  la  fois  dans  les  arts  plastiques  et  dans 
la  musique  !  Est-ce  là  l'effet  de  l'élément  bleu,  mou  et 
dissolvant  qui  les  entourent  ?  Je  ne  sais,  mais  ce  que  les 
Vénitiens  avaient  commencé,  ce  sont  les  Napolitains  qui 
l'ont  achevé!  Et  si  Cavalli  (1)  a  introduit  l'air  dans  l'opéra, 
Scarlatti  en  a  fait  la  chose  principale.  Cela  a  été  comme 
une  inondation  qui  a  submergé  le  pur  et  noble  génie 
toscan.  Et  voilà  comment  ce  que  Florence,  elle-même, 
aurait  pu  faire,  c'est  un  Allemand  qui  nous  l'apporte. 

A  ce  qu'il  paraît,  dans  le  monde  des  ombres  comme 
dans  le  nôtre,  on  ne  peut  parler  du  loup  sans  en  voir 
les  oreilles.  Péri  n'avait  pas  prononcé  le  nom  de  Cavalli, 
que  celui-ci  était  déjà  là. 


(1)  De  son  vrai  nom  Caletti-Bruui. 


—  20  — 

—  Mon  ami,  lit-il  avec  une  voix  cliaiilante,  \'os  repro- 
ches sont  peu  fondés.  Si  j'ai  introduit  l'air  dans  l'opéra 
et  si  tout  le  monde  en  a  été  ravi,  c'est  que,  sans  vous  faire 
tort,  vos  éternels  récitatifs  avec  leur  maigre  accompagne- 
ment, étaient  vraiment  trop  ennu3'eux.  Tenez,  si  Wagner 
a  pu  faire  ce  qu'il  a  fait,  il  le  doit  à  ces  deux  lionnnes  là. 
—  Et,  ce  disant,  il  montra  du  doigt  Scarlatti  et  Bach  qui 
se  promenaient  bras  dessus  bras  dessous.  —  L'un  a  donné 
à  la  mélodie  de  chant  la  beauté  souveraine,  l'autre  est  le 
fondateur  de  la  symphonie.  Voilà  les  deux  éléments  dont 
la  réunion  a  seule  rendu  possible  le  drame  musical  mo- 
derne ;  et  la  part  qui  revient  à  l'un,  n'est  pas  moindre 
que  celle  qui  appartient  à  l'autre....  Cessez  donc  de  médire 
de  la  belle  mélodie  de  chant:  c'est  l'honneur  suprême  de 
l'Italie  que  de  l'avoir  donnée  au  monde,  et  sans  elle  vous 
n'eussiez  eu  ni  Mozart,  ni  Beethoven,  ni  Wagner. 

—  Très  bien  !  Très  bien  !  Cavalli,  s'écria  Wagner,  qui, 
lui  aussi,  était  venu  se  joindre  au  groupe.  Et,  comme  ce 
diable  d'homme  n'a  pas  perdu  dans  l'autre  monde,  la 
manie  qu'il  avait  dans  celui-ci,  de  ne  jamais  laisser 
échapper  l'occasion  de  faire  un  discours,  il  monta  sur 
un  tertre  et  s'expritna  en  ces  termes. 

—  Il  est  un  paj-s  béni  des  dieux,  où  les  fleurs  roses 
s'épanouissent  sur  les  bords  d'une  mer  azurée.  C'est  là 
qu'est  née  Vénus,  et  c'est  là  (|ue  la  mélodie  a  revêtu  les 
formes  enchanteresses,  grâce  auxquelles  elle  a  pu  jouer 
dans  le  domaine  des  sons  le  rôle  qui  appartient  dans  la 
vie  à  la  déesse  de  Cythère.  Oui,  la  mélodies  italienne,  c'est 
la  femme,  la  femme  dans  tout  l'épanouissement  de  ses 
attraits,  et  sans  laquelle  le  monde  ne  serait  qu'aridité  et 
stérilité.    Vo^'Cir  Bach.    Il  n'est  pas  de  plus  grand  génie. 


—  30  — 
Mais  ce  fut  un  g-ènie  exclusivement  viril.  Il  n'a  pas  connu 
Vénus  :  aussi  est-il  resté  une  sorte  de  sphinx,  moitié 
homme  et  moitié....  contre-point.  Avec  Mozart  et  avec 
Beethoven,  quelle  différence.  C'est  que  le  divin  cantaMle 
italien  leur  était  apparu,  c'est  qu'il  avait  pris  possession 
de  leur  àme.  En  vérité,  dans  leurs  œuvres,  s'est  accompli 
le  mariage  de  Faust  et  d'Hélène,  ou,  si  vous  voulez,  Pyg 
malion  a  embrassé  la  statue  de  Vénus  et  lui  a  donné  la 
vie  !  —  Il  faut  le  recoanaitre,  il  manquait  deux  choses 
à  A'otre  mélodie,  le  coloris  et  le  mouvement  ;  mais 
elle  avait  l'attrait  suprême,  qui  en  brûlant  au  cœur 
pouvait  seul  faire  jaillir  l'étincelle  créatrice,  elle  était 
enfin  le  germe  de  vie  qui  ne  peut  être  que  féconde.  — 
^klendelssohn,  Schumann  et  Brahms  ont  fait  les  fiers,  ils 
ont  voulu  être  de  purs  Germains.  Que  grand  bien  leur 
fasse  !  Pour  moi,  j'ai  senti  différemment,  et  je  ne  crois 
pas  m'en  trouver  plus  mal  !...  Je  le  dis  franchement,  non 
seulement  la  mélodie  de  Bellini  m'a  inspiré  une  véritable 
passion,  mais  j'ai  adoré  la  Vénus  de  chair  et  d'os  dont 
cette  mélodie  n'est  que  l'image  fluide.  Là  est  le  secret 
de  tout  ce  que  j'ai  pu  faire  de  nouveau.  Quand  je  con- 
cevais mes  drames,  il  me  semblait  voir  agir  les  êtres 
superbes  dont  les  sculpteurs  grecs  et  les  vôtres,  ont  fixé 
l'image  dans  la  pierre.  Et  c'est  la  beauté  des  rhythmes 
qu'ils  me  suggéraient,  qui  m'a  permis  de  renoncer  en 
faveur  du  mouvement  aux  formes  sj-métriques. 

En  prononçant  ces  paroles,  Wagner  s'était  animé  de 
plus  en  plus.  Ici,  il  fit  une  pause,  puis,  sur  un  ton  plus 
doux  :  Vous  voyez  ce  que  je  vous  dois,  reprit-il.  Non 
seulement,  votre  mélodie  est,  avec  l'art  de  notre  vieux 
Bach,    le   fond   même  de  ma   musique  ;   mais,  ce  qui  m'a 


permis  d'atteindre  â  la  forme  dramatique,  c'est,  je  le 
répète,  le  bel  être  humain,  se  manifestant  par  le  geste 
et  l'expression  du  visage,  librement  et  largement,  comme 
il  le  fait  surtout  dans  vos  belles  contrées  du  midi.  Il  est 
donc  bien  naturel  que,  chez  vous,  mes  drames  trouvent 
ses  meilleurs  interprètes  (1),  et  qu'ils  puissent  aussi  être 
accueillis  avec  quelque  faveur. 


Ainsi    l'explication   que  je    cherchais,   ^^'aguer  me  l'a 
donnée  lui-même.  Je  n'ai  plus  rien  à  dire. 


(1)  Thomas  Salvini  et  Eniest  Rossi    sont  aussi,   de  nos  jours,  les 
meilleurs  interprètes  de  Shakespeare,  du  moins  à  ma  connaissance. 


F'rix:  80  Cent. 


La  Bibliothèque 
Université  d^Ottawa 
Echéance 


The  Library 
Universlty  of  Ottawa 
Date  Due 


a39003 


iiliii  III  mil 

00111  65^9b 


ML 

0^1  0 

.  W  1  3  7N  6 


CE 


1988 


NCUFFLARD,     GEORGES    FREDERIC 
LCHENGRIN    A     FLORENCE  1462320