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GEORGES NOUFFLARD
LOHENGR.IN
FLORENCE
PARIS FLORENCE
LIBRAIRIE FISCHBACHER LOESCHER, & SEEBER
33, rue de Seine 20, rue Toniabuoui
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DU MEME AUTEUR
La Symphonie fantastique de Hector Berlioz. Essai sur l'ex-
pression de la musique instrumentale. Brochure in-8°,
Florence, 1880.
Berlioz et le Mouvement de l'Art Contemporain, in- 16°,
chez Fischbacher, Paris, et chez Loescher, Florence, 1885.
Riéhard Wagner d'après lui-même. — I. Développement de
l'homme et de l'artiste, in- 16°, chez Fischbacher, Paris,
et chez Loescher, Florence, 1885.
Otello de Verdi et le Drame lyrique. Brochure in- 16°, chez
Fischbacher, Paris, et chez Loescher, Florence, 1887.
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DROITS d'auteur RÉSERVÉS.
Florence. 18S8. — Imprimerie Coopérative, rue Monalda, 1.
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Wl' Tobie Bertini, M^'^ Isabelle IVIeyer et les rôles
de Lohengrin et d'Eisa.
C'est à M'' Tobie Bertini et à M"® Isabelle Meyer que
je dédierai ce chapitre. Non seulement c'est justice, mais
pour moi c'est acquitter une dette de reconnaissance.
Bien que je connusse Loliengrin depuis mon adolescence,
qui, hélas, est déjà loin derrière moi, c'est à ces deux
artistes que je dois d'avoir réellement compris cet opéra.
Je prie le lecteur de m'excuser, si je commence par lui
conter mes propres souvenirs. Si j'en agis ainsi, certes,
ce n'est pas que j'aie du goût pour le pronom personnel:-
au contraire, je l'ai en horreur. Mais je ne saurais trouver
meilleur moyen de mettre en lumière la part qui revient
à M"« Meyer et à M"" Bertini, dans le triomphe de Lolien-
grin à Florence.
Hélas, oui, il y a déjà longtemps que j'ai fait pour la
première fois connaissance avec la partition de Lohengrin,
Ce fut à Paris, lorsque M'" Pasdeloup commençait à risquer
de temps â autre quelques morceaux de Wagner, qui su-
scitaient de véritables tempêtes d'applaudissements.... et
de sifflets. Excité par l'inipression profonde qu'avaient
produit sur moi ces fragments, et peut-être aussi, je dois
l'avouer, par cet instinct qui pousse les tout jeunes gens
à s'éprendre de ce que leurs aînés ne semblent pas com-
prendre, je me procurai les partitions du Vaisseau Fan-
tôme, de Tannhœuser et de Lohengrin, et après les avoir
dévorées, je devins, du coup, wagnérien convaincu. Comme
je viens de le laisser entrevoir, il se pourrait bien que
dans mon wagnérisme de ce temps lu, il y ait eu un peu
de pose, cependant, je puis le dire en toute sincérité, les
mélodies si douces d'Eisa, avec leur tendresse virginale
et leur coloris de clair de lune, et plus encore, peut-être,
le véritable rayonnement musical dont Wagner a su en-
tourer le front de son héros me causèrent un indicible
ravissement; et, depuis lors, mon idée fixe, mon rêve fut
d'entendre et de voir l'opéra enchanté.
Ce fut là un rêve dont l'accomplissement se fit long-
temps attendre. J'avais à ce sujet la plus incroyable ma-
lechance. En Italie comme en Allemagne, si je passais
par une ville, c'était pour voir sur une affiche déchirée,
qu'on venait d'y donner Lohengrin. Comme les carabi-
niers d'Offenbach, j'arrivais toujours trop tard ! Enfin,
après bien des années, je finis pourtant par assister à
une représentation de l'œuvre désirée. Le dirais-je ? Ce
fut une véritable déception !... Et comme l'impression
désagréable que je ressentis alors, fut confirmée par
celle que j'éprouvai dans les théâtres mêmes d'Allemagne
où l'on conserve le plus fidèlement les traditions du
maître, j'étais presque arrivé à prendre en dégoût, cet
ouvrage, jadis adoré, quand M' Bertini et M"« Meyer ont.
— 5 —
non pas réalisé, mais surpassé ce que j'avais pressenti
a la lecture ! D'où vient ceci ? Simplement de ce que,
comme Wagner l'a dit lui-même, dans ses opéras, la
musique n'est qu'un moyen, le but c'est le drame. Pour
que cette musique produise son effet, il faut donc avant
tout que le drame apparaisse. Eh bien, parmi tous les
artistes que j'ai vus dans ces deux rôles, seuls ivr Bertini
et Mlle Mej'cr font vivre les deux personnages rêvés par
Wagner, et par là ils évoquent le drame vraiment beau,
qui, ailleurs, s'évanouissait derrière la musique.
Et dame ! il feut le confesser, ce ne sont pas là deux
rôles facile^ à remplir. Pour Loliengrinj la chose saute
aux yeux. Il ne s'agit pas seulement de nous donner
l'idée d'un être divin, ce qui déjà est assez malaisé, mais,
cet être surnaturel, il faut le rendre si humain qu'il
puisse nous toucher. Un Dieu homme ! cela ne se conçoit
pas. Pour que nous y puissions croire en vérité, l'Eglise
a dû proclamer un mystère; pour nous en donner l'illu-
sion, même sous une forme toute profane, il faut un mi-
racle de l'art.
Tous les chanteurs que j'ai vus avant M"" Bertini dans
le rôle de Lohengriu, se subdivisent en deux groupes.
Les premiers, qui sont les plus nombreux, se contentaient
de chanter de leur mieux les parties les plus suaves;
quant à celles qui demandent une forte accentuation, il
les escamotaient. Ainsi le dieu s'en allait, et il ne restait
devant nous qu'une pâle figurine, comme celles que l'on
voit sur les bâtons de sucre de pomme. Les autres sont
ceux dont l'organe était puissant. Ceux là faisaient pire
encore. La douceur leur manquant, au lieu d'un être
divin, c'est un butor qu'ils nous montraient.
— 6 —
Ici nous touchons au g-rand écueil du rôle, ècueil que
Wagner connaissait bien, car il lui avait été signalé par
ses amis avant même que son œuvre ne fut achevée.
Lohengrin n'a eu aucun mérite à croire en Eisa et à
prendre sa défense : grâce à un pouvoir merveilleux il
connaissait son innocence, et c'est sans danger qu'il a
combattu pour elle. Au contraire, quand, avant de se
donner, Eisa réclame que son époux se donne à elle
lui aussi tout entier, elle obéit à l'un des instincts les
plus délil^ats et les plus nobles du cœur féminin. Mais si
Lohengrin satisfaisait à ces justes exigences, il perdrait
les avantages merveilleux qu'il doit à l'incognito, aussi
n'hésite-t-il pas, brisant le tendre cœur qu'il est venu
troubler, il part pour aller jouir tranquillement de la
béatitude. Qu'est donc un tel héros ? Un égoïste qui ne
peut éveiller qu'aversion et répugnance. — Telle est
l'objection que présentèrent à Wagner ses amis. II en
fut tellement frappé qu'un moment il eut l'idée de chan-
ger son dénouement pour nous montrer Lohengrin re-
nonçant à l'immortalité en faveur d'Eisa, et s'il n'en flt
rien, c'est que par là s'en fut allée toute- la portée de
son poème, dont la signification devait être précisément
que le sentiment spontané peut seul unir deux êtres
séparés par l'inégalité de leur nature (1). Mais comme
cette pensée morale, on no peut pas dire que, dans
Loliengrin, elle apparaisse de soi-même, bien clairement.
(1) Je ne puis ici que toucher en passant ce point délicat de la
genèse de Lohengrin ; pour plus de détails, voir mon Wagner
d'après lui-même (Paris, Fischbaclier; Florence, Loescher).
c'est au chanteur d'êvitei' les êcueils que le rôle présente.
Et voilà qui n'est pas facile ! « J'ignore quelles sont les
« aptitudes de M"" Beck (1), écrivait le maître peu de
« jours avant la première représentation de Loliengrin
« à Weimar. En tous cas, il doit bien avoir en vue ce
« qui est le point capital. C'est la grande scène finale
« du troisième acte : tout l'efiet dépend de la façon
« dont il y remplira sa tâche difficile. Au commence-
« ment, quand il accuse Eisa, il doit être terrible comme
« un Dieu vengeur. Puis après son récit, quand il pro-
« nonce ces mots : - Ah parle, parle, Eisa, qu'as-tu donc
« fait ? - sa force divine doit se briser pour faire place
« à la douleur la plus humaine. Depuis lors jusqu'au
« moment où il se sépare d'Eisa, c'est la passion la plus
« violente, la plus touchante et la plus douloureuse, qui
« -doit se dégager, car telle est l'essence même de la
« conclusion de l'opéra. C'est seulement ainsi que l'effet
« juste peut être produit et pas autrement. Tout le reste
« va de soi, et si le public reste froid, ce sera la faute
« de l'acteur auquel est confié le rôle de Loliengrin. »
Cette lettre montre bien que Wagner était lui-même
conscient des diflîcultés d'interprétation que sa pièce pré-
sente; seulement, il s'illusionne quand il ne les fait porter
que sur un seul point. D'abord à côté du rôle de Lohen-
grin il y a celui d'Eisa, puis, pour ce qui concerne le
héros, ce mélange de puissance divine et de passion hu-
maine qui le caractérise, doit évidemment se manifester
dès le début de la pièce et être maintenu constamment.
(1) AF Beck fut le créateur du i-ùle.
Or ce n'est pas là chose qui aille de soi : tous les arti-
stes qui y échouent le montrent assez. — Eh bien, de
toutes ces difficultés, M'' Tobie Bertini a triomphé, et à
tel point, que quiconque n'a vu que lui dans ce rôle doit
à peine se douter qu'elles existent. Par l'aisance de sa
diction, par la souplesse de sa voix, qui lui permet d'être
tour à tour irrésistiblement fort, infiniment tendre et
ardemment passionné, il a réalisé pour nous le type ado-
rable de l'être surnaturel, qui malgré sa puissance divine,
aime et souffre comme le plus doux des humains.
Que le rôle d'Eisa ne présente pas des difficultés moins
grandes, et que sa bonne interprétation n'ait pas moins
d'importance, j'en vois la preuve dans ce que, pour que
l'œuvre de Wagner nous apparût telle qu'elle est, il a
fallu qu'à M'" Bertini vint se joindre M'i« Isabelle Meyer.
En somme, toute l'action repose sur la lutte qui se livre
dans le cœur d'Eisa. Si le chanteur qui représente le héros,
doit posséder des qualités hors ligne pour être vraiment
Lohengrin, c'est de l'artiste à laquelle est confiée la partie
d'Eisa qu'il dépend de nous montrer que l'opéra de Wag-
ner est un véritable drame. Seulement les. aptitudes pré-
dominantes que demandent les deux rôles ne sont pas les
mêmes. Lohengrin étant un être idéal, c'est l'art idéaliste
par excellence, c'est la musique, qui peut seule le mani-
fester : pour lui, il faut avant tout un excellent chanteur.
Au contraire le rôle d'Eisa, étant essentiellement drama-
tique, exige une chanteuse qui soit une tragédienne.... et
une tragédienne capable de figurer la suave jeune fille.
Oh! je puis l'affirmer, telles n'étaient pas les diverses Eisa,
que j'ai vues avant M'^« Meyer. La plupart étaient grosses
et courtes, les autres manquaient de jeunesse ou de beauté.
— 0 —
C'est là, dira-t-on, une chose dont il tant savoir faire
abstraction, pour ne tenir conipte que du talent de l'ar-
tiste. Certes, il le faudrait. J'ajouterai môme qu'on peut
y arriver, mais pas tout de suite, et, en attendant, la
première impression a été produite, la première impres-
sion si importante quand il s'agit d'une œuvre d'art! Et
puis, c'est que généralement le talent laissait aussi à dé-
sirer. Non pas, le plus souvent, sous le rapport du chant :
comme on sait les bons soprani sont moins rares que les
bons ténors. Mais presque toutes ces dames jouaient d'une
façon insuffisante le second et le troisième acte. Il en ré-
sultait deux choses. Premièrement, la grande scène où
Eisa manque à l'engagement que lui a fait prendre Lohen-
grin, devenait un duo comme un autre : comme tel, il est
trop long. Ensuite, le revirement n'ayant pas été préparé,
semblait du. à un caprice de la chanteuse : il n'y avait
plus de drame. Avec M'i« Meyer quelle différence ! —
Grande, fine, distinguée ; des bras dignes d'une statue
antique ; une figure aussi charmante par la grâce de
l'expression que par la pureté du contour; enfin une belle
chevelure blonde ondulée.... dont le choix révèle un goiit
exquis! — Dès qu'elle a paru, il n'3^ avait pas à s'y mé-
prendre; c'était bien là Eisa, Eisa en personne. Et cette
impression première, non seulement nous ne l'avons plus
jamais perdue, mais elle n'a fait que s'accroître, à mesure
que les difficultés du rôle augmentaient. D'abord, quand
Lohengrin vient défendre la vierge opprimée, avec quel
charme enchanteur et quelle effusion sortie de l'âme, elle
adorait le libérateur divin ! Puis, au second acte, c'est in-
sensiblement que se glissait en elle, non pas un doute,
mais une inquiétude de plus en plus douloureuse. Enfin,
— 10 —
du duo d'amour, qui nous avait semblé long, M"« Mej'er
a fait une scène de haute tragédie, qui nous a semblé
courte, tant les émotions qui s'y succèdent dépassent par
leur variété et leur vivacité, la longueur du temps qu'elles
remplissent. D'abord, comme on sent bien qu'Eisa brûle
pour son époux de l'amour passionné qui, de la jeune fille
va faire une femme. Et c'est cet amour même qui la perd.
Car c'est bien l'amour qui lui inspire le désir de pouvoir
au moins prononcer le nom de celui qu'elle adore. « Mon
nom semble si doux dans ta bouche, le son du tien, ne
l'entendrais-je pas?... Permets que dans tes bras, je puisse
au moins le murmurer tout bas » (1). M"« Meyer pro-
nonçait ces mots avec une grâce insinuante, qui, dans la
vierge faisait apparaître la sirène, et mettait â nu cette
vérité, charmante après tout, qu'à la tendresse désinté-
ressée de l'ange, la femme unit toujours la coquetterie et
la câlinerie de la chatte. Hélas ! pour la calmer, Lohen-
grin emploie le pire des moyens; il lui dit qu'il ne vient
pas des douleurs et de la nuit mais des splendeurs de la
béatitude. Dès lors tout est perdu, car ce qui tourmente
Eisa, ce n'est pas le doute, c'est la crainte de le perdre.
Dès lors c'en est fait de la volupté, c'en est fait môme de
l'amour; il n'y a plus dans le cœur d'Eisa qu'une an-
goisse terrible. Déjà elle croit voir le cygne qui vient
chercher son époux! Alors aux molles inflexions et aux
attitudes voluptueusement serpentantes, succèdent les ges-
(1) Il mio nome sul tuo labln'O è grato....
Dell! fa cJi' io pure il tuo ripeta ancor!..
In sol proferirô quel nome amato
Quando siam soli in braccio dell'amoi"!..
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tes larges et sculpturaux, et c'est avec un mouvement
superbe que la tragédienne prononce la question fatale.
Je viens de parler de gestes sculpturaux. En effet, non
seulement, M"« Meyer nous révèle dans Eisa une création
dramatique vraiment belle, mais elle nous fait éprouver
ce genre de plaisir purement artistique qu'on ne demande
d'habitude qu'aux arts du dessin. Par là elle justifie, au-
tant qu'il est possible, une des prétentions les plus exces-
sives que Wagner a émises dans sa jeunesse en faveur
du drame lyrique. Il croyait alors que la sculpture grecque
doit sa supériorité à un épanouissement artistique vivant,
dont la tragédie fut le sommet, et qu'elle n'est devenue
véritablement un art qu'après la mort de celle-ci, sous le
coup du désir de conserver au moins l'image de la beauté
qui abandonnait la vie. Se fondant sur cette hypothèse
assez problématique, il n'a pas craint d'affirmer dans
r Œuvre cVAri de V Avenir que lorsque la tragédie lyrique
aurait vraiment refleuri, cela en serait fait de la peinture
et de la sculpture, devenues encore une fois inutiles. Il y
a là, une exagération manifeste, comme Wagner l'a du
reste reconnu lui-même. Mais si les arts plastiques n'auront
pas à disparaître devant le drame musical, M^'^ Meyer
nous a prouvé que celui-ci peut du moins les inspirer.
Quelques personnes lui ont reproché l'ampleur trop grandi^
de ses gestes! Qui ne voit donc que dans la tragédie ly-
rique, les mouvements du corps humain doivent s'élever
au-dessus de ceux que permet le simple drame récité
autant que le chant dépasse la simple déclamation ? — En
vérité tout compositeur qui, comme Wagner, a vraiment
l'instinct de la grande tragédie, trouve des rhythmes qui,
par leur beauté et leur grandeur, exigent de tels mouve-
ments, et c'est grâce à cet appui fourni par la musique
que la pantomime tragique peut lutter avec la grande
sculpture. — Voilà ce que M'^« Meyer a mis en pleine lu-
mière. Je viens de parler de la beauté de ses attitudes
dans la grande scène du troisième acte. Bien d'autres
exemples seraient à citer. Je me bornerai à un seul, celui
de tous qui m'a le plus charmé. C'est au premier acte,
quand Eisa agenouillée devant Lohengrin, écoute ses com-
mandements avec l'expression d'une adoration extatique.
On dirait la Magdeleine aux pieds du Christ! Et ce qui
fait le charme de ce tableau, c'est qu'à la grâce ineffable
d'un Beato Angelico, il unit la beauté de la forme antique.
Oui, en vérité, on croirait ici avoir devant soi une statue
grecque, animée par les sentiments délicats et tendres
que le Christianisme a apporté dans le monde, et auxquels
notre musique doit l'existence.
La beauté pilastique, telle est bien la base du jeu de
M"« Meyer, mais Texpression poétique en est l'âme et la
rieur. Quoi de plus touchant que son arrivée au dernier
tableau ! Se soutenant à peine, elle marche tête baissée, et
sans avoir la force de dire un mot elle se laisse tomber
sur le siège où on l'a conduite. Ainsi elle nous fait com-
prendre, avec une éloquence à laquelle ne saurait atteindre
la parole, que rien n'existe plus pour la pauvre fille, excepté
la douleur dans laquelle elle est abîmée. L'instinct drama-
tique de M"** Mej-^er est tel qu'à la première représentation
de LoJiengrin, cette, dernière scène, on peut dire qu'elle
l'a jouée trop bien. Elle restait immobile et affaissée jus-
qu'au moment où Lohengrin, après avoir accusé Eisa, an-
nonçait que maintenant, rejetant tout mystère, il allait
se faire connaître. Alors par un mouvement soudain, elle
— 13 —
se dressait, et toute roidie elle fixait sur son époux des
yeux hagards. Pendant tout le récit pas un ji-este, mais
l'intensité croissante de son regard et le mouvement tou-
jours plus agité de sa respiration, indiquaient un tel cre-
scendo d'angoisse et de douleur passionnées que c'était là
un des moments où M"e Meyer s'élevait le plus haut. Mais
elle a compris que durant ce récit, c'est sur le héros que
doit se concentrer toute l'attention, et elle a renoncé à
cet admirable jeu de scène, montrant ainsi une fois de
plus qu'elle a vraiment l'àrae d'une artiste.
En résumé. M'" Tohie Bertini et M''^ Isabelle Meyer se
sont constamment oubliés eux-mêmes pour ne penser qu'à
réaliser le drame de Wagner. C'est par là, suivant moi,
qu'ils sont arrivés au comble de leur art. Que*l a été ainsi
leur part dans ce phénomène complexe qui est l'apparition
de Tœuvre d'art dans la vie ? Ce n'est pas moi qui le leur
dirai, c'est Wagner, lui-même. « Que ne suis-je un chan-
teur dramatique, écrivait-il à Liszt quelques jours avant
la première représentation de Loliengrin. Je serais dix
fois plus heureux que je ne le suis, car, je le sais, le vé-
ritable artiste, c'est lui! A nous autres compositeurs et
poètes il n'est donné que, de vouloù^, lui seul 2>eui- »
Le Public Florentin.
Si je m'étais proposé d'écrire un \'éritable compte-rendu
des représentations de Lohengrin à la Pergola, je devrais
parler maintenant de tous les artistes qui ont dignement
secondé M' Bertini et M^'^ Meyer. Je devrais dire surtout
que, par la façon dont ils ont interprété les rôles d'Or-
trude et de Frédéric, M"" Amélie Boriani dont la voix
est superbe, et M'" Ernest Sivori qui possède un véritable
talent dramatique, ont grandement contribué au succès
de ce terrible second acte, que le régisseur de l'Opéra
de Weimar appelait « un précipice entre deux jardins
fleuris. » Mais mon intention étant de noter seulement
ce que les représentations de Florence ont eu de réelle-
ment caractéristique, c'est du public dont je dois m'occuper
maintenant, car son attitude vis-à-vis du chef-d'œuvre de
Wagner, est, après l'interprétation de M'' Bertini et de
M"^ Meyer, ce qu'elles ont présenté de plus exceptionnel.
En vérité, la part effective qui revient au public dans
une représentation bonne ou mauvaise, est plus grande
qu'on ne le croit. Non seulement c'est en lui, c'est dans son
attitude hostile, indifférente ou chaleureuse que les arti-
stes qui sont en scèno, puisont, on le découragement ([in
les paralyse, ou l'enthousiasme qui décuple leur force,,
mais c'est de lui que dépend aussi, au moins en grande
partie, le plaisir que chacun de nous pourra goûter. Quand
un certain nombre de personnes sont réunies dans un but
commun, aucune d'elle n'est plus exclusivement elle-même.
Un lien se crée entre toutes, qui donne naissance, si l'on
peut dire, à un être nouveau, ayant vraiment son âme à
lui. C'est l'àme des foules, qui a assez de puissance pour
suggérer aux individus qu'elle domine, non seulement des
sentiments mais même des pensées, qui autrement ne fus-
sent jamais entrées dans leur cerveau. Ainsi s'expliquent,
hélas! la plupart des horreurs révolutionnaires, mais en
revanche, ainsi s'allument aussi les beaux et nobles en-
thousiasmes, parmi lesquels il faut ranger ceux dont le
théâtre est témoin. Si maintenant je dis que nulle part
je n'ai vu Lohengriii recevoir un accueil aussi intelli-
gemment sympathique que celui qu'il a eu ici, on com-
prendra que les admirateurs de Wagner doivent de la
reconnaissance au public Florentin. Et si j'ajoute qu'il y
a deux ans cet opéra était ici à peu près inconnu et
qu'on n'a pas été préparé à cette musique nouvelle par
des concerts symphoniques, on conviendra qu'il y a là un
fait digne de note (1).
A vrai dire, c'est en 1872 que Lohengrin fit sa pre-
mière apparition à Florence. Le chef-d'orchestre Mariant,
(l) Florence possède bien une société de concerts fondée et dirigée
par M'' J. Sbolci, mais sa clientèle est en çrande partie composée
d'étrangers.
— 16 —
qui eut l'honneur de faire entendre pour la première fois
. cet opéra en Italie, après avoir donné une série de repré-
sentations triomphales à Bologne, vint ensuite avec sa
troupe à Florence, qui alors était capitale du royaume
d'Italie. Mais il j eut seulement trois représentations, et
depuis lors quatorze années s'écoulèrent sans qu'on n'en-
tendit plus parler du Chevalier du Cygne. On peut donc
dire que lorsqu'à la fin de l'automne de 1886, l'imprésario
du théâtre Pag-liano monta Loliengrin, c'était un ouvrage
nouveau pour la grande majorité des spectateurs (1). Dès
l'abord on put être frappé de l'attitude particulièrement
bienveillante du public. La première scène du second acte
qui, ailleurs, n'a pas toujours passé sans encombre, était
elle-même applaudie. Quant au grand final du troisième
acte, c'est un véritable enthousiasme qu'il suscitait. Parmi
les assidus figuraient bon nombre de jeunes gens appar-
tenant justement au Jockey Club qui jadis à Paris s'est
montré si cruel pour Tannhauser, et le public des ga-
leries était si franchement ravi qu'il le montrait non
seulement au théâtre mais aussi dans la rue. A cette épo-
que là, il était impossible de se promener dans Florence
sans entendre fredonner quelque mélodie de Lohengrin.
Et si l'on s'écartait du centre de la ville pour s'enfoncer
dans les quartiers populaires, ces chants augmentaient eu
variété et en fréquence. Je pourrais citer tel faubourg
qui sous ce rapport, s'est fait une véritable réputation.
(1) Le théâtre Pagliano est un Opéra populaire: c'est une des
salles les plus vastes de TEurope. La Pergola est le Grand Opéra
de Florence.
— 17 —
Cette faveur ne fit que s'accroître pendant les vingt-deux
représentations qui eurent lieu alors, et c'est avec une
salle comble qu'elles se terminèrent. Tout cela n'est rien
encore cependant en comparaison du succès de cette an-
née; et vraiment ce fut une fête de l'art que la première
de Loliengrin à la Pergola! Jamais, je l'avoue, je n'ai vu
un public qui autant que celui-là fiit absolument tel qu'un
musicien poète comme Wagner eut pu le désirer. Pour
tout dire, il réunissait deux qualités, qui généralement
s'excluent : la finesse du goût et la naïveté. Ce dernier
mot fera peut-être rire. On aura grand tort, car je le dis
franchement, c'est là une des qualités les plus rares à
l'Opéra, et pourtant elle seule pourrait amener une réno-
vation du genre (1). Nos gens du monde et nos gens
d'esprit sont généralement blasés; ils sont devenus in-
capables de sentir. S'ils applaudissent, le plus souvent, c'est
par esprit de tendance ou par pose. Comment l'artiste
peut-il oser s'adresser simplement au cœur, comme il le
faudrait pour faire véritablement de l'art, quand il pense
que tels seront ses juges ? — Je crois donc faire au pu-
blic de la première représentation de Lohengrin à la Per-
gola, le plus grand des éloges en disant, que, bien qu'il
comptât ce que Florence a de plus distingué par la nais-
sance et l'intelligence, c'était un public, qui jouissait du
chef-d'œuvre de Wagner avec la belle naïveté d'un en-
(1) C'est là précisément l'idée qui a inspiré Lohcnr/rin. C'est parce
qu'Eisa n'est plus naïve devant son époux que celui-ci lui échappe;
et c'est au défaut de naïveté du public que \Vagner attribuait,
en 1846, ses insuccès.
— 18 —
faut. Pas la moindre pose dans ses manifestations d'en-
thousiasme, au contraire ce qui en formait le caractère,
c'était l'oubli de toute pose: et je pourrais citer, par
exemple, certaines jeunes femmes dont l'attitude fran-
chement ravie eut bien pu faire sourire, si, en réalité,
il n'était pas charmant de voir des femmes du monde,
oublier le monde pour se donner tout entières aux. jouis-
sances idéales de l'art.
Ce sont là les apparences, dira-t-on, et souvent elles
sont trompeuses. Cela est vrai. Aussi n'aurais-je rien dit,
si une foule de conversations et d'observations particu-
lières n'eussent pas confirmé mes impressions. Toutes
étaient de nature à prouver que tout le monde ici a senti
et apprécié le lien, qui, dans Lohengrin unit la musique
aux paroles et à l'action scénique. Or c'est là la vérita-
ble clé qui donne plein accès dans le monde wagnérien.
La " Colombina " du Samedi Saint à Florence
et la colombe du GraaI.
Nous avons dit ce que nous pensons des interprètes et
du public de Lohengrin. Mais les bous paysans qui culti-
vent les riants coteaux au milieu desquels Florence re-
pose, doivent avoir aussi leur chapitre; car, en vérité,
tandis qu'on chantait â la Pergola les mystères du Graal,
ils nous ont donné, sous une forme encore vivante, la
représentation du vieux mythe sur lequel cette légende
se fonde.
C'était le Samedi Saint. Ce jour là, si, le matin, vous
eussiez erré. par les rues de Florence, vous auriez pu
rencontrer un char singulier. Il est de forme pyramidale,
et une quantité de pièces d'artifice le recouvrent. Comme
il est fort haut et fort lourd, il roule pesamment, traîné
par quatre grands bœufs blancs, qui le conduisent place
du Dôme, juste eu face la grande porte de la cathédrale.
Là, on y attache une corde, qui, traversant la nef dans
toute sa longueur, va le joindre au maître autel. C'est la
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route aérienne par laquelle une colombe enflammée vien- .
dra y mettre le feu et le faire éclater.
Tels sont les préparatifs de la fête, que je n'ai pas vus;
pas plus que je n'aurais vu la fête elle-même, qui pour
moi est une vieille connaissance, si les hôtes illustres qui
devaient y assister, ne lui eussent prêté cette année un
éclat inaccoutumé. Loliengrin en effet n'est pas le seul
grand personnage, qui nous ait visité pendant ce carême.
Nous avons eu la reine d'Angleterre: une fort grande
reine, on le sait; puis la reine de Serbie: une très jolie
reine, on le voit. Eh bien, toutes ces Majestés devaient
assister â l'embrasement du char, dans cette jolie petite
Loggia ciel Bigcdlo, qui fait le coin de la Via Calzaioli
et de la Piazza del Duomo. C'était là une attraction ir-
résistible. A onze heures, je m'acheminai donc vers le lieu
de la fête. Dieu, quelle foule ! Néanmoins, je parvins, non
sans peine, jusqu'à la place du Dôme. Là, je jetai un coup
d'œil adrairatif sur les superbes Indiens, qui accompagnent
la reine Victoria, et surtout sur la charmante reine Na-
thalie. Comment l'éclair de ses yeux, n'a-t-il pas fait partir
le char, avant que la colomlrina arrive ? Tel est le pro-
blème que je me suis posé. Mais, sans chercher à le ré-
soudre, car il est insoluble, je fis un nouveau plongeon
dans la foule, et j'arrivai, ne sais comment, dans la cathé-
drale. L'immense vaisseau était absolument plein. Et tous
ces hommes, toutes ces femmes et tous ces enfants
n'avaient qu'une pensée : c'était que les minutes qui nous
séparaient de midi passaient bien lentement. Enfin nous y
voilà ! Le prêtre entonne le Gloria et la colomlnna s'al-
lume. Elle part du maître autel avec un sifflement. Comme
un éclair, elle traverse la nef, dont elle embrase pour un
moment la voûte sombre: puis le char éclate avec un
grand bruit, auquel se joignent le grondement des cloches
sonnant a toute volée et les acclamations de la foule, as-
semblée sur la place. On a beau avoir vu cela bien des
fois, il est impossible de rester froid, car il y a là un grand
effet, qui vous fait venir la chair de poule, tout comme
certains grands crescendo musicaux. Pourtant la mélodie
qui me vint alors à l'esprit est particulièrement douce:
c'est celle du grand récit dans lequel Lohengrin dévoile
le mystère du Saint Graal. Au moment où la colomMna
était passée sur ma tète, sans y penser, je m'étais mis à
chanter : « Une colombe en traversant l'espace, vient tous
les ans raviver sa splendeur (1). »
Comme vous voyez c'est par un pur hasard que la co-
lomMna de Florence et la colombe de Loliengrin se sont
rencontrées dans mon esprit. Eh bien, je crois que c'est
là un hasard qui a bien fait les choses. Car en vérité, j'en
ai la conviction, ce serait trop peu de dire que ces deux
colombes sont proches parentes ; il est pour moi indubi-
table qu'à elles deux, elles ne font qu'un seul et même
oiseau. Voyez un peu. La colombe de Loliengrin vient
tous les ans raviver les splendeurs d'un vase lumineux ;
et tous les ans aussi, celle de Florence vient faire res-
plendir la cathédrale et éclater le feu d'artifice, qui at-
tend à la porte sur un char. Elles accomplissent absolu-
ment le même office. Mais, direz vous, le Graal est un
vase anguste entre tous, tandis qu'il ne s'agit ici que d'un
(1) Ogni anno una colomba vien dal cielo
A rinnovare ii santo suo poter.
simple char en bois traîné par des bœufs. Certes la lé-
gende du Graal est plus poétique, mais celle de la colom-
bhia a bien aussi son avantage, c'est que, tandis que la
première n'est plus que le souvenir d'une chose morte et
oubliée depuis longtemps, elle est encore vivante, et donne
lieu, tous les ans, à une fête qui passionne le peuple. Pour
cela même, elle va nous révéler le mythe primitif en
lequel toutes deux se confondent. D'abord, il faut noter
une chose. C'est au commencement du Printemps qu'elle
a lieu cette fête, c'est-â-dire au moment même où le so-
leil ayant reconquis une puissance virile va féconder la
nature. Puis le char qui éclate est traîné par des bœufs,
tout comme ceux qui porteront la. récolte, fruit désiré des
amours du héros divin. Comment ne pas voir que la- co-
lombe qui vient faire épanouir sur ce char mille feux
blonds comme les blés, est le symbole du soleil, qui va
faire éclater tous les germes ? Les paysans toscans le
savent bien, eux, car tous vous diront que si le char s'em-
brase bien, la récolte sera bonne. Il est vrai que ces vieux
souvenirs païens se rattachent aujourd'hui à une fête
chrétienne, qui les voile en partie. Mais quand on voit
que nous fêtons les Morts au moment où la nature meure,
que la naissance du Christ coïncide pour nous avec la
naissance d'un nouveau soleil, et sa résurrection avec
l'époque où tout revit sur terre, il est difficile de ne pas
croire que nos fêtes sont plus anciennes que le Christia-
nisme, et que celui-ci, pour en faire ce qu'elles sont
aujourd'hui, n'a eu qu'à en modifier le sens et à les pé-
nétrer du plus haut idéalisme.
« Eh quoi ! direz vous en haussant les épaules, le Saint
Graal et sa colombe seraient tout simplement la terre et
— 23 —
\o soleil : Et ce serait uue telle banalité, qui aurait inspiré
les divines mélodies de AVagner ! » Oui, monsieur, et si
vous ne voulez pas me croire, je vous renviirrai a M" De
Gubernatis, l'illustre savant, dont la réputation est telle,
dans les deux mondes, que l'empereur du Brésil n'a pas
voulu traverser Florence sans aller lui faire visite. Non
seulement il confirmera mon dire, mais il ajoutera que
Lohengrin lui-même est aussi le soleil et qu'Eisa est la
lune : toute l'histoire des malheureux amants se fondant
sur le fait bien simple que l'astre de la nuit ne peut con-
templer celui du jour, dans sa splendeur, sans pâlir et
mourir à nos yeux.
Voilà ce que vous dira isr De Gubernatis. Mais après
tout, il se pourrait que la grande autorité du savant ne
me sauvât pas. Car ce qui est à sa place dans un travail
d'érudition pourrait bien ne pas l'être dans une modeste
causerie comme celle-ci. Le mythe et l'œuvre d'art sont
bien les deux extrémités d'une même tige, mais l'un est
la racine, et l'autre la fleur qui éblouit et embaume. Or,
que diriez-vous madame, si au lieu d'une rose on vous
présentait cette petite araignée chevelue et terreuse, d'où
elle est sortie ? — « Fi donc ! » — Je cours grand risque
qu'on ne m'en dise autant. Voyez-vous pourtant dans
quelle situation fâcheuse un malheureux écrivain peut
être mis par le seul fait d'avoir vu la colomMna après
avoir entendu Lohengrin I... Enfin, puisque j'y suis dans
cette situation la, il faut en prendre son parti. Et le mieux
est de le prendre bravement. Je vous dirai donc à vous
tous qui faites les dédaigneux, que sans le mythe vous
n'auriez pas plus l'œuvre d'art que vous n'en pourriez
jouir sans les paysans, qui, confiants dans la colomMna,
— 24 —
arrosent la terre de leurs sueurs : car c'est eux qui vous
donnent du pain, et comme dit le proverbe : « Ventre
alfamé n'a pas d'oreilles. » Et puis quelque idéale que soit
l'œuvre d'art, elle n'en conserve pas moins des traces in-
délébiles du vieux mj^tlie, sans pour cela s'en trouver plus
mal. Non seulement c'est dans la nuit que Frédéric et
Ortrude ourdissent leur noir complot, mais c'est d'elle aussi
que dérive l'admirable coloris musical dont Wagner a re-
vêtu leurs rôles. Quand Eisa paraît à son balcon, un rayon
de lune tombe sur son front, et plus tard quand Lohen-
grin vient repousser Ortrude le soleil resplendit. Tout â
l'heure je ne pensais pas au mythe, quand j'ai dit que les
mélodies d'Eisa avaient un coloris de clair de lune, et que
Wagner a su entourer son héros d'un véritable rayonne-
ment musical. Je n'ai nulle envie de retirer ces expressions
et je crois encore qu'elles sont un éloge.
Wagner et l'Art Italien.
Dialogue de Minuit.
Maintenant il faut que je fasse un aveu : je ne m'at-
tendais pas â voir Loliengrin, représenté et compris ici
comme il l'a été. J'ajouterai même que la promptitude
avec laquelle les artistes et le public ont pu s'adapter â
un art tout nouveaux pour eux, m'a surpris à tel point
que j'en ai cherché l'explication. — Eh bien, cette expli-
cation je l'ai eue et d'une façon assez merveilleuse, pour
que la chose mérite d'être contée tout au long.
C'était un soir après une représentation de Loliengrin
à la Pergola. La lune était dans son plein et le ciel sans
nuage. Les tours, les clochers, les façades des vieux pa-
lais gothiques se dressaient éclatants de blancheur, comme
dans un rêve. Arrivé à l'Arno, tout embrasé par les rayons
lunaires, fasciné, je m'engageai sur le quai qui mène aux
Cascine. Il était désert, et cette solitude étrangement bril-
lante, exerceait sur moi un charme qui me poussait
toujours en avant. A la grille des Cascine, nouvel enchan-
tement : un bois, la nuit, avec ses ombres vagues et ses
— 26 —
formes indécises, n'est ce pas là le séjour même du rêve !
J'entrai donc, bien décidé à parvenir jusqu'au tombeau du
Prince Indien. Mais je n'y arrivai pas. A mi-chemin, près
de cette clairière où s'élèvent des chênes séculaires, j'en-
tendis un murmure singulier, et à travers le taillis j'aper-
çus je ne sais quelle foule transparente, qui se mouvait.
Comme j'avançais pour voir ce que cela pouvait bien être,
une voix cria : « Ou ne passe pas ! » et au même moment
un soldat apparut, mais un soldat comme je n'en avais
jamais vu.... que dans les cortèges historiques. C'était un
lansquenet, et c'était avec une hallebarde qu'il me barrait
le chemin. « Qu'y a-t-il donc ici ? » fis-je tout ébaubi. —
« Eh quoi, ne le savez-vous pas!. Cette nuit, a lieu la fête
que, chaque année, nos grands Florentins de la Renais-
sance donnent à tous les artistes et à tous les poètes,
qui, paraît-il, ont suivi la voie qu'ils ont ouverte. »
Je crus avoir à faire à quelque mauvais plaisant, et
je partis d'un grand éclat de rire. Mais le soldat ne
riait pas, lui ; il avait même l'air si sérieux qu'il finit
par m'en imposer. M'étais-je endormi en marchant ? Rê-
vais-je tout debout? C'est probable, mais ce qui est cer-
tain c'est que pour lors je demeurai convaincu. Un désir
fou me vint donc de voir tous ces grands hommes ; et je
fis si bien que je décidai mon hallebardier à me laisser
passer. Ce qu'il ne fit toutefois qu'après m'avoir recouvert
de son manteau, un grand manteau couleur d'ombre, qui
m'empêcherait de faire dissonnance au milieu de l'illustre
assemblée.
La première ombre que je vis fut celle de Giovanni
Bardi comte de Vernio, le noble Florentin dans le palais
duquel se réunissaient les artistes qui, voulant faire re-
naître la tragédie grecque, créèrent l'opéra. Autour de
lui étaient ses plus illustres commensaux. Il y avait Vin-
cent Galilée le premier musicien qui substitua le style
monodique aux formes savantes de l'école de Palestrina ;
le poète Rinuccini qui écrivit le premier livret d'opéra,
et les compositeurs Péri et Caccini qui le mirent en mu-
sique. Enfin, tout à coté, mais faisant bande à part: Dante
et Palestrina. — Excusez du peu !
Tous ces grands hommes parlaient de Lohengrin.
— Savez-vous que c'est très beau ! disait le Comte
Bardi,
— Oui, répondit Péri, c'est précisément ce que nous
aurions fait, si cela eût été possible au point où la mu-
sique en était de notre temps.
— Et si au lieu de vouloir imiter les Grecs, fit Dante,
vous vous étiez contentés de suivre leur exemple; si au
lieu d'aller demander vos sujets à une poésie morte depuis
longtemps, vous eussiez, comme moi et comme Wagner,
puisé aux sources encore vivantes autour de vous !
— Et si vous n'aviez pas eu un aussi grand dédain
pour mon école, ajouta Palestrina. Wagner n'a pas fait
fi de mes œuvres, lui : cela se voit bien dans les divines
harmonies du Graal !
— Certes, répondit Vincent Galilée, pour que notre
rêve se réalisât, la polyphonie devait s'introduire dans
l'opéra. Mais pour que ce fiit possible, il fallait que du
chœur, dont pour vous elle était inséparable, elle passât
à l'orchestre, et que là elle reçût du rhythme de la danse,
l'impulsion qui devait la rendre capable de servir de base
à l'action dramatique elle-même. Pour accomplir une trans-
formation semblable il n'a fallu rien moins que le génie
— 28 —
réuni de tous les maîtres de la grande école allemande,
depuis Bach jusqu'à Beethoven.
— En tous cas, reprit Péri, il n'en reste pas moins
que ce que nous avons voulu, c'est, comme Wagner, le
drame. On parle toujours de l'opéra italien, comme d'un
genre absurde, où le bon sens est sacrifié à la virtuosité;
on oublie trop ce que nous avons fait, nous autres Toscans,
qui en sommes les fondateurs. Comme notre nature offre
un contour ferme qu'une belle végétation pare sans le
noyer, comme nos peintres et nos sculpteurs n'ont jamais
perdu de vue la structure organique du corps humain,
comme nos poètes enfin n'ont vu dans les vers que le beau
vêtement de la vérité, nous n'avons jamais conçu la mé-
lodie que comme une forme expressive destinée à mani-
fester le drame ! Ce sont les Vénitiens qui ont introduit
le baroqiclwie à la fois dans les arts plastiques et dans
la musique ! Est-ce là l'effet de l'élément bleu, mou et
dissolvant qui les entourent ? Je ne sais, mais ce que les
Vénitiens avaient commencé, ce sont les Napolitains qui
l'ont achevé! Et si Cavalli (1) a introduit l'air dans l'opéra,
Scarlatti en a fait la chose principale. Cela a été comme
une inondation qui a submergé le pur et noble génie
toscan. Et voilà comment ce que Florence, elle-même,
aurait pu faire, c'est un Allemand qui nous l'apporte.
A ce qu'il paraît, dans le monde des ombres comme
dans le nôtre, on ne peut parler du loup sans en voir
les oreilles. Péri n'avait pas prononcé le nom de Cavalli,
que celui-ci était déjà là.
(1) De son vrai nom Caletti-Bruui.
— 20 —
— Mon ami, lit-il avec une voix cliaiilante, \'os repro-
ches sont peu fondés. Si j'ai introduit l'air dans l'opéra
et si tout le monde en a été ravi, c'est que, sans vous faire
tort, vos éternels récitatifs avec leur maigre accompagne-
ment, étaient vraiment trop ennu3'eux. Tenez, si Wagner
a pu faire ce qu'il a fait, il le doit à ces deux lionnnes là.
— Et, ce disant, il montra du doigt Scarlatti et Bach qui
se promenaient bras dessus bras dessous. — L'un a donné
à la mélodie de chant la beauté souveraine, l'autre est le
fondateur de la symphonie. Voilà les deux éléments dont
la réunion a seule rendu possible le drame musical mo-
derne ; et la part qui revient à l'un, n'est pas moindre
que celle qui appartient à l'autre.... Cessez donc de médire
de la belle mélodie de chant: c'est l'honneur suprême de
l'Italie que de l'avoir donnée au monde, et sans elle vous
n'eussiez eu ni Mozart, ni Beethoven, ni Wagner.
— Très bien ! Très bien ! Cavalli, s'écria Wagner, qui,
lui aussi, était venu se joindre au groupe. Et, comme ce
diable d'homme n'a pas perdu dans l'autre monde, la
manie qu'il avait dans celui-ci, de ne jamais laisser
échapper l'occasion de faire un discours, il monta sur
un tertre et s'expritna en ces termes.
— Il est un paj-s béni des dieux, où les fleurs roses
s'épanouissent sur les bords d'une mer azurée. C'est là
qu'est née Vénus, et c'est là (|ue la mélodie a revêtu les
formes enchanteresses, grâce auxquelles elle a pu jouer
dans le domaine des sons le rôle qui appartient dans la
vie à la déesse de Cythère. Oui, la mélodies italienne, c'est
la femme, la femme dans tout l'épanouissement de ses
attraits, et sans laquelle le monde ne serait qu'aridité et
stérilité. Vo^'Cir Bach. Il n'est pas de plus grand génie.
— 30 —
Mais ce fut un g-ènie exclusivement viril. Il n'a pas connu
Vénus : aussi est-il resté une sorte de sphinx, moitié
homme et moitié.... contre-point. Avec Mozart et avec
Beethoven, quelle différence. C'est que le divin cantaMle
italien leur était apparu, c'est qu'il avait pris possession
de leur àme. En vérité, dans leurs œuvres, s'est accompli
le mariage de Faust et d'Hélène, ou, si vous voulez, Pyg
malion a embrassé la statue de Vénus et lui a donné la
vie ! — Il faut le recoanaitre, il manquait deux choses
à A'otre mélodie, le coloris et le mouvement ; mais
elle avait l'attrait suprême, qui en brûlant au cœur
pouvait seul faire jaillir l'étincelle créatrice, elle était
enfin le germe de vie qui ne peut être que féconde. —
^klendelssohn, Schumann et Brahms ont fait les fiers, ils
ont voulu être de purs Germains. Que grand bien leur
fasse ! Pour moi, j'ai senti différemment, et je ne crois
pas m'en trouver plus mal !... Je le dis franchement, non
seulement la mélodie de Bellini m'a inspiré une véritable
passion, mais j'ai adoré la Vénus de chair et d'os dont
cette mélodie n'est que l'image fluide. Là est le secret
de tout ce que j'ai pu faire de nouveau. Quand je con-
cevais mes drames, il me semblait voir agir les êtres
superbes dont les sculpteurs grecs et les vôtres, ont fixé
l'image dans la pierre. Et c'est la beauté des rhythmes
qu'ils me suggéraient, qui m'a permis de renoncer en
faveur du mouvement aux formes sj-métriques.
En prononçant ces paroles, Wagner s'était animé de
plus en plus. Ici, il fit une pause, puis, sur un ton plus
doux : Vous voyez ce que je vous dois, reprit-il. Non
seulement, votre mélodie est, avec l'art de notre vieux
Bach, le fond même de ma musique ; mais, ce qui m'a
permis d'atteindre â la forme dramatique, c'est, je le
répète, le bel être humain, se manifestant par le geste
et l'expression du visage, librement et largement, comme
il le fait surtout dans vos belles contrées du midi. Il est
donc bien naturel que, chez vous, mes drames trouvent
ses meilleurs interprètes (1), et qu'ils puissent aussi être
accueillis avec quelque faveur.
Ainsi l'explication que je cherchais, ^^'aguer me l'a
donnée lui-même. Je n'ai plus rien à dire.
(1) Thomas Salvini et Eniest Rossi sont aussi, de nos jours, les
meilleurs interprètes de Shakespeare, du moins à ma connaissance.
F'rix: 80 Cent.
La Bibliothèque
Université d^Ottawa
Echéance
The Library
Universlty of Ottawa
Date Due
a39003
iiliii III mil
00111 65^9b
ML
0^1 0
. W 1 3 7N 6
CE
1988
NCUFFLARD, GEORGES FREDERIC
LCHENGRIN A FLORENCE 1462320