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600030770N
L'OISEAU
IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE GH. LAHURE
Roé de Fleurus, 9, à Paris .
L'OISEAU
PAB
J. MICHELET
Des ailes!
[Rackert.]
KEinflÊHE fiDITlON
PARIS
LIBRAIRIE DE L, HACHETTE ET G"
BOOLBVABD SAINT-«EaiIAIH, N* 77
1867
Droit de traduction réservé
COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
» _ f
A L'KTDDE DE LA NATORE
/
COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
A L'ETUDE DE LA NATURE.
A mon public ami, fidèle, qui m'écouta si long-
temps, et qui ne m'a point délaissé, je dois la
confidence des circonstances intimes qui, sans
m'écarter de l'histoire, m'ont conduit à l'histoire
naturelle.
Ce que je publie aujourd'hui est sorti entière-
ment de la famille et du foyer. C'est de nos heures
de reposy des conversations de l'après-midi, des
lectures d'hiver, des causeries d'été, que ce livre
peu à peu est éclos, si c'est un livre.
Deux personnes laborieuses, naturellement ré-
unies après la journée de travail, mettaient en-
4 COMMENT L'AUTEUR FUT ONDUIT
semble leur récolte, et se refaisaient le cœur par
ce dernier repas du soir.
Est-ce à dire que nous n'ayons pas eu quelque
autre collaborateur? Il serait injuste, ingrat de
n'en pas parler. Les. hirondelles familières qui lo-
geaient sous notre toit se mêlaient à la causerie.
Le rouge-gorge domestique qui voltige autour de
moi y jetait des notes tendres, et parfois le rossi-
gnol la suspendit par son concert solennel.
Le temps pèse , la vie, le travail, les violentes
péripéties de notre âge, la dispersion d'un monde
d'intelligence où nous vécûmes, et auquel rien n'a
succédé. Les rudes labeurs de l'histoire avaient
pour délassement l'enseignement, qui fut l'amitié.
Leurs haltes ne sont plus que le silence. A qui de-
mander le repos, le rafraîchissement moral, si ce
n'est à la nature?
Le puissant dix« huitième siècle qui contient mille
ans de combats, à soti coucher, s'est reposé sur le
livre aimable et consolateur (quoique faible scien-
A L'ÉTUDE DE LA NATURE. 5
UGquement) de Bernardin de Saint-Pierre. Il a fini
sur ce mot touchant de Ramond : < Tant de pertes
irréparables pleurées au sein de la nature!... »
Nous, quoi que nous ayons perdu, nous deman-
dions autre chose que des larmes à la solitude,
autre chose que le dictame qui adoucit les cœurs
blessés. Nous y cherchions un cordial pour marcher
toujours en avant, une goutte des sources intaris-
sables, une force nouvelle, e^ des ailes I
Cette œuvre quelconque a du moins le caractère
d'être venue comme vient toute vraie création vi-
vante. Elle s'est faite à la chaleur d'une douce incu-
bation. Et elle s'est rencontrée une et harmonique,
justement parce qu'elle venait de deux principes
difiérents.
Des deux âmes qui la couvèrent, l'une se trou*
vait d'autant plus près des études de la nature
qu'elle y était née en quelque sorte, et en avait
toujours gardé le parfum et la saveur. L'autre s'y
porta d'autant plus qu'elle en a^ ait toujours été se-
6 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
vrée par les circonstances, retenue dans les âpres
voies de l'histoire humaine. '
L'histoire ne lâche point son homme. Qui a bu
une seule fois à ce vin fort et amer y boira jusqu'à
la mort. Jamais je ne m'en détournai, même en de
pénibles jours; quand la tristesse du passé et la
tristesse du présent se mêlèrent, et que, sur nos
propres ruines, j'écrivais 93, ma santé put défaillir,
non mon âme, ni ma volonté. Toutle jour, je m'at-
tachais à ce dernier devoir, et j,e marchais dans les
ronces. Le soir, j'écoutais (non d'abord sans effort)
quelque récit pacifique des naturalistes ou des voya-
geurs. J'écoutais et j'admirais, n'y pouvant m'adou-
cir encore, ni sortir de mes pensées, mais les
contenant du moins et me gardant bien de mêler à
cette paix innocente mes soucis et mon orage.
A L'ÉTUDE DE LA NATURE. 7
Ce n'était pas que je fusse insensible aux grandes
légendes de ces hommes héroïques dont les tra-
vaux, les voyages ont tant servi le genre humain.
Les grands citoyens de la patrie, dont je racontais
Thistoire, étaient les proches parents de ces citoyens
du monde.
De moi-même, depuis longtemps, j'avais salué de
cœur ia grande révolution française dans les scien-
ces naturelleç; l'ère de Lamarck et* de Geoffroy
Saint-Hilaire, si féconds par la méthode, puissants
vivificateurs de toute science. Avec quel bonheur
je les retrouvai dans leurs fils légitimes, leurs in-
génieux enfants qui ont continué leur esprit I
Nommons en tète l'aimable et original s(uteur du
Monde des oiseaux, qu'on aurait dès longtemps pro-
clamé l'un des plus solides naturalistes s'il n'était
le plus amusant. J'y reviendrai plus d'une fois;
mais j'ai hâte, dès l'entrée de ce livre, de payer
ce premier hommage à un très-grand observateur
qui, pour ce qu'il a vu lui-même, est aussi grave,
aussi spécial que Wilson ou Audubon.
8 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
Il s'e^t calomnié lui-même en disant que, dans ce
beau livre, « il n'a cherché qu'un prétexte, pour
parler de l'homme. » Nombre de pages, au con-
traire, prouvent suffisamment qu'à part toute ana-
logie, il a aimé, observé l'oiseau en lui-même. Et
c*est pour cela qu'il en a fixé de si puissantes lé-
gendes, de fortes et profondes personnifications.
Tel oiseau, par Toussenel, est maintenant et res-
tera à jamais une personne.
Toutefois, le livre qu'on va lire part d'un point
de vue différent de celui de l'illustre mattre.
Point de vue^iullement contraire, mais symétri-
quement opposé.
Gelui-ci, autant que possible, ne cherchant que
roiseaû dans Toiseau, évite l'analogie humaine.
Sauf deux chapitres, il est écrit comme si l'oiseau
était seul, comme si l'homme n^eût existé jamais.
L'homme ! nous le rencontrions déjà suffisam-
ment ailleurs. Ici, au contraire, nous voulions un
alibi au monde humain, la profonde solitude et le
désert des anciens jours.
A L'ÉTUDB DE L\ NATURR. 9
L'homme n'eût pas vécu sans l'oiseau, qui seul a
pu le sauver de l'insecte et du reptile ; mais Foi-
seau eût vécu sans Tbomme.
L'homme de plus, Thomme de moins, l'aigle ré-
gnerait également sur son trône des Alpes. L'hi-
rondelle ne ferait pas moins sa migration annuelle.
La frégate, non observée, planerait du même vol
sur l'Océan solitaire. Sans attendre d'auditeur hu-
main, le rossignol dans la forêt, avec plus de sé-
curité, chanterait son hymne sublime. Pour qui?
Pour celle qu'il aime, pour sa couvée, pour la fo-
rêt, pour lui-même enfin, qui est son plus délicat
auditeur et le plus amoureux du chant.
Une autre différence entre ce livre et celui de
Toussenel, c'est que tout harmonien quMl est et dis-
ciple du pacifique Fourier, il n'en est pas moins un
chasseur. La vocation militaire du Lorrain éclate
partout.
Ce livre-ci, au contraire, est un livre de paix,
écrit précisément en haine de la chasse.
10 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
La chasse à l'aigle et au lion, d'accord , mais
point de chasse aux faibles.
La foi religieuse que nous avons au cœur et que
nous enseignons ici, c'est que l'homme pacifique-
ment ralliera toute la terre, qu'il s'apercevra peu
à peu que tout animal adopté, amené à l'état
domestique, ou du moins au degré d'amitié ou
de voisinage dont sa nature est susceptible, lui
sera cent fois plus utile qu'il ne pourrait l'être
égorgé.
L'homme ne sera vraiment homme (nous y
reviendrons à la fin du livre) que lorsqu'il tra-
vaillera sérieusement à la chose que la terre attend
de lui :
La pacification et le ralliement harmonique de la
nature vivante.
ft Rêves de femme, » dira-t-on. — Qu'importe?
Qu'un cœur de femme soit liiélé à ce livre, je'ne
vois aucune raison pour repousser ce reproche.
Nous l'acceptons comme un éloge. La patience et la
douceur, la tendresse et la pitié, la chaleur de l'in-
cubation, ce sont choses qui font, conservent, dé-
veloppent une création vivfitnte.
Que ceci ne soit pas un livre, mais soit un être!
à la bonne heure. Il sera fécond dès lors, et d'au-
tres en pourront venir.
A L'ÉTUDE DE LA NATDRE. 1 î
On comprendra mieux, du reste, le caractère de
l'ouvrage, si on prend la peine de lire les quelques
pages qui suivent et que je copie mot à mot :
« Je suis née à la campagne;, j'y ai passé les
deux tiers des années que j'ai vécu. Je m'y sens
rappelée toujours, et par le charme des premières
habitudes, et par le goût de la nature, sans doute
aussi par le cher souvenir de mon père qui m'y
éleva et fut le culte de ma vie.
« Ma mère étant malade et fatiguée de plusieurs
couches successives, on me laissa très-longtemps
en nourrice chez d'excellents paysans qui m'aimè-
rent comme leur enfant. Je restai vraiment leur
fille; frappés de mes façons rustiques, mes frères
m'appelaient la bergère.
« Mon père habitait, non loin de la ville , une
maison fort agréable qu'il avait achetée, bâtie, en-
tourée de plantations, voulant, par le charme du
lieu, consoler sa jeune femme de la grandiose na-
ture américaine qu'elle venait de quitter. L'habita-
• tion , bien exposée , au levant et au midi , voyait
chaque matin le soleil se lever sur un coteau de
12 COMMENT L'AUTEUR PUT CONDUIT
vignes, et tourner, avant la chaleur, vers les cimes
lointaines des Pyrénées, qu'on aperçoit dans les
beaux temps. Les ormeaux de notre France, mariés
aux acacias d'Amérique, aux lauriers -roses et aux
jeunes cyprès, brisaient les rayons de la lumière et
nous l'envoyaient en reflets adoucis.
« A notre droite un bosquet de chênes , fermé
d'une épaisse charmille, nous abritait du nord
et de l'aigre vent du Gantai. A gauche, dans
un vaste horizon, s'étendaient les prairies et les
champs de blé. Un ruisseau courait sous les ge-
nêts à l'abri de quelques grands arbres; léger filet
d'eau, mats limpide, marqué le soir à l'horizon
paf un petit ruban de brume qui traînait sur ses
bords, I
< Le climat est intermédiaire ; la vallée, qui est
celle du Tarn, participant des douceurs de la Ga-
ronne et des sévérités de l'Auvergne, n'a pas encore
les productions méridionales qu'on trouve pourtant
à Bordeaux. Mais le mûrier et la soie , la pèche
fondante et parfumée, les raisins succulents, les
figues sucrées et les melons en plein vent annon-
cent qu^n est dans le Midi. Les fruits surabon-
daient chez nous ; une partie de l'habitation était un
immense verger.
< Je sens mieux au souvenir tout le charme de
A L'fiTUDE DE LK NATDRB. 13
ce lieu, son caractère varié. Il ne laissait pas que
d'être sérieux et mélancolique en lui-même et par
les personnes. Mon père, quoique agréable et vif,
était un homme déjà flgé et d'une santé chance-
lante. Ma mère , belle, jeune et austère , avait la
digne tenue de TAmérique du Nord, et de plus la
prévoyance et Téconomie active que n*ont pas tou-
jours les créoles. Le bien que nous occupions,
ancien bien de protestants qui avait passé par plu-
sieurs mains avant de venir aux nôtres, gardi^it
encore les tombes de ses anciens propriétaires,
simples tertres de gazon, où les proscrits cachaient
leurs morts, sous un épais bouquet de chênes. Je
n'ai pas besoin de dire que ces arbres et ces sépul-
tures, conservés par l'oubli même, furent dans les
mains de mon père religieusement respectés. Des
rosiers, plantés de sa main^^ marquaient chaque
tombe. Ces parfums, ces fraîches fleurs, cachaient
le sombre de la mort, en lui laissant toutefois quel-
que chose de sa mélancolie. Nous y étions comme
attirés, malgré nous, quand venait le soir; émus,
nous priions souvent pour les âmes envolées, et
s'il filait une étoile, nous disions : « C'est l'âme qui
« passe. »
< J'ai vécu dix ans, de quatre à quatorze, dans
ce lieu animé, parmi les joies et les peines. Je n V
14 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
vais guère de camarades* Ma sœur, plus âgée de
cinq ans, était déjà la compagne de ma mère que
je n'étais encore qu'une petite fille. Meç frères, as-
sez nombreux pour jouer entre eux sans moi, me
laissaient souvent isolée aux heures de récréation.
S'ils couraient les champs, je ne les suivais que du
regard. J'avais donc des heures solitaires où j'er-
rais près de la maison dans les longues allées du
jardin. J'y pris, malgré ma vivacité, des habitudes
contemplatives. Je commençais à sentir l'infini, au
fond de mes rêves, j'entrevis Dieu, mais le Dieu
maternel de la nature, qui regarde tendrement un
brki d'herbe autant qu'une étoile. Là, je trouvai
la première source des consolations, je dis plus, du
bonheur.
« Notre maison aurait offert à un esprit observa-
teur un très-aimable champ d'étude. Tous les êtres
semblaient s'y donner rendez-vous sous une pro-
tection bienveillante. Nous avions une belle pièce
d'eau poissonneuse près de l'habitation, mais
point de volière, mes parents ne supportant pas
ridée de mettre en esclavage des êtres gui vi-
vent de mouvement et de liberté. Chiens, chats,
lapins, cochons d'Inde vivçtient paisiblement en-
semble. Les poules apprivoisées, les colombes en-
touraient sans cesse ma mère et venaient mander
A L'ÉTUDfi D£ LÀ NATURJS, 15
dans S9 main. Les moineaux nichaient chez nous ;
les hirondelles y bâtissaient jusque sous nos gran-
ges, elles voletaient dans les chambres même, et
chaque printemps revenaient fidèlement sous notre
toit.
« Que de fois aussi j'ai retrouvé, dans des nids de
chardonnerets arrachés de nos cyprès par les vents
d'automne, des petits morceaux de mes robe^ d'été
perdus dans le sable ! Ghers oiseaux que j'abritais
alors sans le savoir dans un pli de mon vêtement,
vous avez aujourd'hui un abri plus sûr dans mon
cœur, et vous ne le sentez pas I...
a Nos rossignols, plus sauvages, nichaient dans
les charmilles solitaires; mais, sûrs d'une hospi-
talité généreuse, ils arrivaient cent fois le jour sur
le seuil de la porte, demandant à ma mère, pour
eux et leur famille, les vers-à-soie qui avaient
péri.
« Au fond du bois, aux troncs des vieux arbres,
le pivert travaillait obstinément; on l'entendait en-
core fort tard quand tous les bruits avaient cessé.
Nous écoutions dans un silence craintif les coups
mystérieux du travailleur infatigable mêlés à la
voix traînante et lamentable du hibou.
« Ma plus haute ambition eût été d'avoir à moi
un oiseau, une tourterelle. Celles de ma mère, si
i:3
1
16 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
familières, si plaintives, si tendrement résignées au igj
temps de la couvée, m'attiraient vivement vers elles, i^
Si la petite fille se sent mère par la poupée qu'elle j
habille, combien plus par une créature vivante qui %
répond à ses caresses! J'eusse tout donné pour ce
trésor. Mais il en fut autrement; la colombe ne fut
pas mon premier amour.
< Le premier fut une fleur dont je ne sais pas le
nom.
«J'avais un petit jardin, sous un très^grand
figuier dont l'ombre humide rendait toutes mes
cultures inutiles. Fort triste et fort découragée, j'a-
perçois un matin, sur une tige d'un vert pâle, une
belle petite fleur d'orl... Bien petite, frissonnante
au moindre souffle, sa faible tige sortait d'un petit
bassin creysé par les pluies d'orage. La voyant tou-
jours frémir, je supposai qu'elle avait froid, et je
lui fis une ombrelle de feuilles.... Comment dire les
transports que me donnait ma découverte ? Seule
j'avais la connaissance de son existence, et seule sa
possession. Le jour, nous n'avions l'une pour l'autre
que des regards. Le soir, je me glissais près d'elle,
le cœur plein d'émotion. Nous parlions peu, de peur
de nous trahir. Mais que de tendres baisers avant
le dernier adieu!... Ces joies, hélas! ne durèrent
que trois jours. Une après-midi ma fleur se replia
r A L'ÉTUDE DB LA NATURE. 17
De lentement pour ne plus se rouvrir.... Elle avait fini
rsé d'ainaer.
()ijr « Je gardai pour moi mes regrets amers, comme
é: j'avais gardé ma joie. Nulle autre fleur ne m'aurait
consolée : il fallait une vie plus vivante pour rendre
sé l'essor à mon cœur.
« Tous les ans, ma bonne nourrice venait me
)sf voir et m'apportait quelque chose. Une fois, d'un
air mystérieux, elle me dit : « Mets la main dans
fd: « mon panier. » Je croyais y trouver des fruits,
lor mais je sens un poil soyeux et quelque chose qui
j; frémit. C'est un lapin ! Je renlève,et me voilà cou-
[] rant de tous côtés pour annoncer la bonne nouvelle.
G Je serrais ce pauvre animal avec une joie convulsive
qui faillit lui être fatale. Le vertige mè troublait la
tète. Je ne mangeais plus; mon sommeil était plein
ic de rêves pénibles : je voyais mourir mon lapin sans
pouvoir faire un pas pour le secourir. «.. C'est qu'il
était si beau, mon lapin, avec son nez rose et sa
fourrure lustrée comme un miroir! Ses grandes
oreilles nacrées et mobiles qu'il époussetait sans
cesse, ses cabrioles pleines de fantaisies avaient, je
dois l'avouer, une part de mon admiration. Dès le
' point du jour, je m'échappais du lit de ma mère
pour revoir mon favori et le porter dans quel-
que plant de choux. Là, il mangeait gravement ses
18 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
feuilles vertesjetant sur moi de longs regards que
je trouvais pleins de tendresse; puîs^ se dressant
sur ses pattes de derrière, il présentait au soleil
sion petit ventre blanc comme la neige, et lissait
ses belles moustaches avec une dextérité merveil-
leuse.
« Cependant la médisance se fit jour sur son
compte : on lui trouva peu de physionomie et beau-
coup de gourmandise. Aujourd'hui je pourrais, con-
venir de la chose; mais* à sept ans, je me serais
battue pour Thonneur de mon lapin. Hélas! il n'é-
tait guère besoin de disputer avec lui, il devait
vivre si peu! Un dimanche, ma mère étant partie
pour la ville avec ma sœur et mon frère aîné, nous
errions, nous, les petits, dans Tenclos, quand une
détonation se fit entendre. Un cri étrange, semblable
au premier vagissement d'un enfant, la suivit de
près. Mon lapin venait d'être blessé d'un coup de
feu. La malheuseuse bête avait franchi la haie du
verger, et le voisin, n'ayant rien à faire, s'était
amusé à la tirer.
« J'arrivai pour le voir relever sanglant.... Ma
douleur fut telle que, ne pouvant proférer une pa-
role, j'étouffais.... Sans moti père, qui me reçut
dans ses bras et sut par de douces paroles faire
éclater mon cœur, j'aurais perdu le sentiment. Mes
A L'ÉTUDE DE LA NATURE. 19
jambes ne me soutenaient plus.... Pardonnez les
larmes que me fait«encore verser cesourenir.
I.
« Pour la première fois, et bien jeune, j'eus la
révélation de la mort, de l'abandon, du vide.- La
maison, le jardin me parurent plus grands, dé-
pouillés. Ne riez pas : mon chagrin Jut amer, tout'
renfermé en moi, et d'autant plus profond.
« Dès lors, instruite et sachant qu'on mourait,
je commençai à regarder mon père. Je vis, non
sans effroi, son visage fort pâle et ses cheveux blan-
chis. Il pouvait nous quitter, il pouvait s'en aller
« où rappelait la cloche du village, » comme il le
répétait souvent. Je n'avais pas la force de cacher
mes pensées. Parfois je -lui jetais les bras au cou,
j^ m'écriais : t Papa, ne moufez pas.... Qhl ne
« mourez jamais! « II me serrait sans rien répon-
dre, mais ses beaux grands yeux noirs se trou-
blaient en me regardant.
« Je lui tenais par mille liens, par mille l'apports
intimes. J'étais la fille de son âge mûr et de
sa santé ébranlée; de ses épreuves. Je n'avais
pas l'heureux équilibre que les autres enfants te-
naient de ma m^re. Mon père était passé en moi.
Il le disait lui-même : « Oae je te sens ma
« fille! »
« L'âge^ les agitations de la vie ne lui avaient
20 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
rien ôté, il gardait jusqu'au dernier jour le souffle
et les aspirations de la jeunesse, Tattrait aussi,
tous le sentaient sans s'en rendre compte, et d'eux-
mêmes venaient à lui, les femmes, les enfants,
comme les hommes. Je le vois encore dans son
cabinet, devant sa petite table noire, contant son
odyssée, ses longs voyages d'Amérique, sa vie des
colonies; on ne se lassait jamais de ses récits.
Une demoiselle de vingt ans, au dernier terme
d'une maladie de poitrine, l'entendit peu avant sa
mort : elle voulait toujours l'entendre^ le faisait
prier de venir; tant qu'il parlait, elle oubliait tout,
souffrance et défaillance, et l'approche même de la
mort.
« Ce charme n'était pas seulement celui d'un
causeur spirituel ; il tenait à la grande bonté qui
était visible «n lui. Les épreuves, la vie ide mal-
heurs, d'aventures qui endurcissant tant de cœurs,
avaient au contraire attendri le sien. Pas d'homme,
dans cette génération si agitée, battue de tant de
flots, n'avait traversé des circonstances si pénibles.
Son père, originaire d'Auvergne, principal d'un
collège, puis juge consulaire dans notre ville plus
méridionale, enGn appelé aux notables en 88, avait
la dure austérité de son pays et de ses fonctions,
de l'école et des tribunaux. L'éducation de ce temps
A L'ÉTODE DE LA NATURE. 21
était sauvage, un perpétuel châtiment; plus un
esprit, un caractère avait de ressort, plus elle ten-
dait à le briser. Mon père, de nature fine et tendre,
n'y eût pas résisté. Il n'échappa qu'en s'enfuyant
en Am'érique, où se trouvait déjà un de ses frères.
Une chemise de rechange était toute sa fortune;
plus, la jeunesse, )a confiance, les rêves d'or de la
"liberté. Il a gardé de ce moment une tendresse
particulière pour ce libre pays; ily est souvent re-
tourné, et il a voulu y mourir.
c Conduit par des affaires à Saint-Domingue, il
se trouva dans la grande crise du règne de Tous-
saint-Louverture. Cet homme extraordinaire, qui
*avait été esclave jusqu- à cinquante ans, qui sentait
et devinait tout, ne savait point écrire, formuler sa
pensée. Il était bien plus propre aux grands iactes
qu'aux grandes paroles. Il lui fallait une main,
une plumé, et davantage : un cœur jeune et hardi
qui donnât au héros le langage héroïque, les mots
de la situation. Toussaint, à l'âge qu'il avait,
trouva-t-il seul ce noble appel : Le premier des
noirs au premier des blancs? Je voudrais en dou-
ter. S'il le trouva, du moins, ce fut mon père qui
l'écrivit.
c II l'aimait fort, il sentait sa candeur, et s'y fiait,
lui si profondément défiant, muet de son long es-
22 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
davag6 et seeret comme le tombeau 1 Mais qui pour-
rait mourir sans avoir un jour desserré son cœur?
Mon père eut le malheur qu'en certains moments
Toussaint s'épancha, lui confia de dangereux mys-
tères. Dès lors, tout fut fini ; il eut peur du» jeune
homme et crut dépendre de lui; c'était un nouvel
esclavage qui ne pouvait finir que par la mort de
mon père. Toussaint l'emprisonna, puis, sa crainte
augmentant, il l'aurait sacrifié... Le prisonnier,'
heureusement, était gardé par la reconnaissance;
il avait été bon pour beaucoup de noirs ; une né-
gresse qu'il avait protégée l'avertit du péril, et
l'aida à y échapper. Toute sa vie i\ a cherché cette
femme pour lui témoigner sa gratitude; il ne Ta
retrouvée que quarante ans après, à son dernier
voyage; elle vivait aux États-Unis.
« Pour revenir, échappé de prison, il n'était pas
sauvé. Errant la nuit dans les forêts, sans guide, il
avait à craindre les nègres marrons, ennemis im-
placables des blancs, qui l'eussent tué sans savoir
qu'ils tuaient le meilleur ami de leur race. La for-
tune est pour la jeunesse ; il échappa à tout. Ayant
trouvé un bon cheval, chaque fois que les noirs
sortaient des taillis, il lui suffisait de donner un
coup d'éperon, de brandfr son chapeau en criant :
< AVant-garde du général Toussaint! » A ce nom
A L'ÉTUDB DE LA NATURE. 23
redouté, tout fuyait, disparaissait comme par en-
chantement.
• « Mon père, telle fut sa douceur d'âme, n'en resta
pas moins attaché à ce grand homme qui l'avait
méconnu. Lorsqu'il le sut en France, abandonné de
tous^ misérable prisonnier dans tin fort du Jura où
il mourut de froid et de misère, seul il lui fut fidèle,
alla le voir, lui écrivit,le consola. A travers les fau-
tes, les violences inséparables du grand et terrible
rôle que cet homme avait joué, il révérait en lui le
hardi initiateur d'une race, le créateur d'un monde.
Il a correspondu avec lui jusqu'à sa mort, et, de^
puis, avec sa famille.
« Un hasard singulier voulut que mon père se
trouvât employé à l'île d'Elbe, quand le premier des
■
blancs^ détrôné à son tour, vint y prendre posses-
sion de sa petite royauté. Mon père eut le cœur
pris et l'imagination de ce prodigieux roman. Lui,
Américain et imbu d'études républicaines, le voici
cette fois encore le courtisan du malheur. Il se donna
au plus intime des serviteurs de TEmpereur, à ses
enfants, à cette dame accomplie et adorée qui de-
vait être 4e charme de l'exil. Il se chargea deja
ramener en France dans le périlleux retour de
mars 1815. Cette attraction, s'il n'y eût eu obstacle,
le menait jusqu'à Sainte-Hélène, Du moins, il ne
24 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
supporta pas le retour des Bourbons, et retourna à
sa chère Amérique.
« Elle ne fut pas ingrate et lui donna le bonheur
de sa vie. Il avait quitté toute fonction pour la car-
rière plus libre de renseignement, fl enseignait à
la Louiisiane. Cette France coloniale, isolée, déta-
^hée par les événements de sa mère, et mêlée de
tant d'éléments, aspire toujours le souffle de la
France. Mon père, entre autres élèves, avait une or-
pheline, d'origine anglaise et allemande. Il la prit
toute petite, aux premiers éléments ; elle grandit
entre ses mains, l'aima de plus en plus ; elle se
retrouvait une famille, un père ; elle sentit le cœur
paternel, avec un charme de jeune vivacité que
gardent dans l'âge ipûr nos Français du Midi. Elle
n'avait que trois défauts : riche et jolie, très-
jeune, trente ans de moins que mon père; mais
ni l'un ni l'autre ne s'en aperçut. Et ils ne s'en
sont souvenus jamais. Ma mère a été inconsolable
de la mort de mon père, et elle en a toujours porté
le deuil.'
« Ma mère désirait voir la France, et mon père,
si fier d'elle,était ravi de montrer au vieux monde
cette brillante fleur conquise sur le nouveau. Mais
quelque désireux qu'il fût de maintenir à la jeune
dame créole la position et l'état de fortune qu'elle
A L'ÉTUDE DE LA NATURE. 25
avait toujours eus, il ne s'embarqua pas sans ac-
complir, de son consentement, un acte religieux et
sacré. Ce fut d'affranchir ses esclaves, ceux du
moins qui étaient majeurs ; pour les enfants, que
la loi américaine interdit d'affranchir, ils reçurent
de lui leur liberté future, et purent, à leur majo-
rité, rejoindre leurs parents. Jamais il ne les perdit
de vue. Il les avait présents, savait leur nom, leur
âge et l'heure de leur libération. Dans son sé-
jour en France , il notait ces moments, disait aux
siens avec bonheur : « Aujourd'hui , un tel devient
« libre. »
« Voilà mon père dans sa patrie, heureux à la
campagne tout près de sa ville natale, bâtissant et
plantant, élevant sa famille, centre d'un jeune
monde où tout venait de lui : la maison, le jardin
étaient sa création; sa femme aussi, par lui formée
et élevée, et qu'on eût cru sa fille ; ma mère était
si jeune que sa fille aînée semblait sa sœur. Cinq
autres enfants survinrent, presque d'année en
année, entourant promptement mon père d'une
vivante coufonne qui faisait son orgueil. Peu de fa-
milles plus variées de tendances et de caractères ; les
deux mondes y étaient distinctement représentés,
ceux-ci nés Français du Midi avec la vivacité bril-
lante du Languedoc, ceux-là colons plus graves de
26 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
la Louisiane ou marqués en naissant des apparen-
ces flegmatiques du caractère américain.
« Il fut réglé cependant qu'à l'exception de l'aî-
née, déjà compagne de ma mère et associée au
gouvernement de la maison , les cinq plus jeunes
recevraient une éducation commune : un seul maî-
tre, mon père. Il se fît, à son âge, précepteur et
maître d'école. Sa journée tout entière nous appar-
tenait, de six heures à six heures du soir. Il ne se
réservait pour ses correspondances, ses lectures
favorites, que les premières heures du matin, ou
pour mieux dire les dernières de la nuit. Couché de
très-bonne heure, il se levait à trois heures tous les
jours, sans égard*à sa délicate poitrine. Avant tout,
il ouvrait sa porte, et devant lesétoiles,ou l'aurore,
selon la saison, il bénissait Dieu, et Dieu aussi de-
Vait bénir cette tête blanchie par les épreuves, non
par les passions humaines. En été, il faisait après
sa prière une petite promenade au jardin et voyait
s'éveiller les insectes et les plantes. Il les connaissait
à merveille, et bien souvent après le déjeuner, me
prenant par la main, il me disait le tempérament
de chaque fleur , m'indiquait le refuge des petits
animaux qu'il avait surpris au réveil. Un de ces
animaux était une couleuvre que la vue de mon
père n'eff'rayait pas du tout ; chaque fois qu'ilallait
A L'ÉTUDE DE LA NATURE. 27
s'asseoir près de son domicile ^ elle ne manquait
guère de sortir la tête curieusement et de le regar-
der. Lui seul savait qu'elle fût là, et il me le dit à
moi seule : ce secret resta entre nous.
«A ces heures matinales, tout ce qu'il rencontrait
devenait un texte fécond de ses effusions religieuses.
Sans phrases, et d'un sentiment vrai, il me parlait
de la bonté de Dieu, pour qui il n'y a ni grands ni
petits, mais tous frères et égaux.
« Associée aux travaux de mes frères, je ne l'étais
■
pas moins à ceux de ma mère et de ma sœur. Si je
quittais la grammaire, le calcul, c'était pour pren-
dre Taiguille. ,
« Heureusement pour moi, notr^ vie, naturelle-
ment mêlée à celle des champs, était, bon gré mal
gré, fréquemment variée des incidents charmants
qui rompent toute habitude. L'étude est commencée,
on s'applique sans distraction; mais quoi? voici
venir l'orage, les foins seront gâtés; vite, ilfaut les
rentrer; tout le monde s'y met, les enfants même y
courent, l'étude est ajournée ; vaillamment on tra-
vaille, et la journée se passe. C'est dommage, la pluie
n'est pas venue :Torage est suspendu du côté de
Bordeaux : ce sera pour demain,
^ Aux moissons, on nous passait bien aussi quel-
que glanage. Dans ces grapds moments de récolte,
28 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
qui sont des travaux et des fêtes, toute application
sédentaire est impo*ssible ; la pensée est aux champs.
Nous échappions sans cesse, avec la vélocité àe l'a-
louette: nous disparaissions aux sillons, petits sous ,
les grands blés, dans la forêt des épis mûrs.
. « Il est bien entendu qu'aux vendanges il n'y
avait point à songer à l'étude : ouvriers nécessaires,
nous vivions aux vignes ; c'était notre droit. Mais,
avant le raisin, nous avions bien d'autres vendan-
ges, celles des arbres à fruits, cerises, abricots,
pêches. Même après , les pommes et les poires
nous imposaient de grands travaux auxquels nous
nous serions fait conscience de ne pas employer
nos mains. Et» ainsi, jusque dans l'hiver, reve-
naient ces nécessités d'agir, de rire et ne rien faire.
Les dernières, déjà en plein novembre, peut-être
étaient les plus charmantes; une brume légère
parait alors toute chose ; j^ n'ai rien vu de tel
ailleurs; c'était un rêve, un enchantement. Tout
se transGgurait sous les plis ondoyants du grand *
voile gris de perle qui, au souffle du tiède automne,
se posait amoureusement ici et là, comme un baiser
d'adieu.
« La digne hospitalité de ma mère, le charme de
mon père et sa piquante conversation, nous atti-
raient aussi les distractions imprévues des visites
A L'ÉTUDE DE LÀ NATURE. 29
de la ville, suspensions obligées de l'étude, dont
nous ne pleurions pas. Mais -la grande et conti-
nuelle visite» c'étaient les pauvres qui connais-
saient cette niaispn, cette main inépuisablement
ouverte par la charité. Tous y participaient, les
animaux eux-mèmeS| et c'était une chose curieuse
et divertissante de voir les chiens du voisinage»
patiemment, silencieusement assis sur leur der-
rière, attendre que mon père levât les yeux de
son livre; ils savaient bien qu'il ne résistait pas
à leur prière muette. Ma mère, plus raisonnable,
aurait été d'avis d'éloigner ces convives indiscrets
qui se priaient eux-mêmes. Mon père sentait qu'il
avût tort, et pourtant il ne manquait guère de leur
jeter à la dérobée quelque reste qui les renvoyait
satisfaits.
< Us le connaissaient bien. Un jour, un nouvel
hôte, maigre,, hérissé, peu rassurant, nous arrive,
tenant du chien, du loup ; c'était en effet un métis
des deux espèces, né aux forêts de la Grésigne. Il
était très-féroce, fort irascible, et beaucoup trop
semblable à la louve, sa mère. Du reste, intelligent,
et d'un instinct très-sûr. Il se donna tout d'abord à
mon père, et quoi qu'on fit, il ne le quitta plus. Il
ne nous aimait guère; nous le lui rendions bien,
saisissant toute occasion de lui jouer cent tours. II
30 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
grondait et grmçait des dents, toutefois, par égard
pour mon père, s'abstenant de nous dévorer. Pour
les pauvres, il était furieux, implacable, très-dan-
gereux; ce qui décida* à permettre qu'on le perdît.
Mais il n'y avait pas moyen. 11 revenait toujours.
Ses nouveaux maîtres Tenchaînèrent au piquet;
piquet, chaînes, il arracha, tout, rapporta tout à la
maison. C'était trop pour mon père; il ne put ja-
mais le quitter-
Plus que les chiens encore, les chats étaient
dans sa faveur. Cela tenait à son éducation, aux
cruelles années du collège; son frère et lui, battus
et rebutés, entre les duretés de la famille et les
cruautés de l'école, avaient eu deux chats pour con-
solateurs. Cette prédilection passa dans la famille;
chacun de nous enfant, avait son chat. L'a réunion
était belle au foyer; tous, en grande fourrure, sié-
geant dignement sous les chaises de leurs jeunes
maîtres. Un seul manquait au cercle : c'était un
malheureux, trop laid pour figurer avec les autres ;
il en avait conscience, et se tenait à part, dans
une timidité sauvage que rien ne pouvait vaincre.
Comme en toute réunion (triste malignité de notre
nature!) il faut un plastron, un souffre-douleur sur
qui tombent les coups, il remplissait ce rôle. Si ce
n'étaient des coups, du moins, c'étaient des mo-
A L'ÉTODE DE LA NATURE. 34
queries : on l'appelait Moquo.InGrme et mal fourni
de poil, plus que les autres il eût eu besoin du
foyer; mais les enfants lui faisaient peur; ses ca-
marades même, mieux fourrés dans leur chaude
hermine, semblaient n'en faire grand cas et le
regarder de travers. Il fallait qu# mon père allât
à lui, le prit ; le reconnaissant animal s€ couchait
sous cette main aimée et prenait conGance. Enve-
loppé de son. habit et réchauffé de sa chaleur, lui
aussi il venait, invisible, au foyer. Nous le distin-
guions bien; et, s'il passait un poil, un bout -
d'oreille, les rir-es et les regards le menaçaient^
malgré mon père. Je vois encore cette ombre se
ramasser, se fondre, pour ainsi dire, dans le sein
de son protecteur, fermant les yeux, et s'anéantis-
sant, préférant ne rien voir.
« Tout ce que j'ai lu des Indiens, de leur ten-
dresse pour la nature, me rappelle mon père.
C'était un brame. Plus que les brames même, il
•aimait toute chose vivante. Il avait vécu dans un
temps de sang et de guerre, il avait été témoin des
plus grandes, destructions d'hommes qui se soient
faites jamais, et il semblait que cette prodigalité
terrible du bien irréparable qui est la vie, lui avait
donné le respect de toute vie, une aversion insur-
montable pour toute destruction.
32 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
'%
< Cela, en lui| était au point qu'il eût voulu
pouvoir se nourrir uniquement de végétaux. Ja-
mais de viande sanglante; elle lui faisait horreur.
A peine un morceau de poulet, ou bien un œuf
ou deux pour son dîner. Et souvent il dtnait de-
bout.
< Ce régime était loin de le fortifier, n ne se mé-
nageait pas davantage, dépensant largement en
leçons, en conversations, et dans Fépanchement
habituel d'un cœur trop bienveillant qui vivait en
tous, s'intéressait à tous. L'flge venait, et quelques
chagrins : de la famille? non; mais des voisins
jaloux, ou des débiteurs peu fidèles. La crise des
banques américaines lui porta coup dans sa for-
tune. 11 prit la résolution extrême, malgré sa santé
et son âge, d'aller encore une fois en Amérique,
comptant que son activité personnelle et ses soins
rétabliraient les choses et assureraient le sort de sa
femme et de ses enfants.
« Ce départ fut terrible. Un autre coup le précé-
dait pour moi. J'avais quitté la maison, la cam-
pagne; j'étais entrée dans une pension de la ville.
Cruel servage qui m'était à la fois tout ce qui avait
fait ma vie, l'air même et la respiration. Partout
des murs. J'en serais mérte, sans les visites fré-
quentes de ma mère et celles plus rares de mon
A L'ÉTUDE DE LA NATDRE. 33
père que j'attendais dans une impatience délirante,
que peut-être n'eut jamais r>amour. Mais voici que
mon père s'en va lui-même. Terre et ciel, tout
s'abîme. De quelque espoir de réunion qu'on me
berçât, une voix intérieure, nette et terrible comme
on Ta dans les grandes circonstances, me disait qu'il
ne reviendrait plus.
^ La maison fut vendue, et nos plantations, faites
par nous, nos arbres , qui étaient de la famille,
abandonnés. Nos animaux, visiblement, restaient
inconsolables du départ de mon père. Le chien, je
ne sais combien de jours, s'en allait asseoir sur
la route qu'il avait suivie en partant , hurlait et
revenait. Le plus déshérité de tous, le chat Moquo,
ne se fia plus à personne; il- vint encore furtive-
ment regarder la place vide. Puis il prit son parti,
s*enfuit aux bois sans que nous puissions jamais le
rappeler; il reprit la vie.de son enfance, misérable
et sauvage.
« Et moi aussi, je quittai le toit paternel, le
foyer de mes jeunes ans, blessée pour toujours.
Ma mère, ma sœur, mes frères, les douces ami-
tiés de l'enfance disparurent derrière moi. J'en-
trai dans une vie d'épreuve et d'isolement. A
Bayonne pourtant^ où je vécus d'abord, la mer de
Biarritz me parlait de mon père; la vague qui s'y
3
34 COMMENT L'ADTEDR FUT CONDUIT
brise, d'Amérique en Europe, me répétait sa mort;
les blancs oiseaux de mer semblaient me dire :
• Nous Pavons vu. »
« Oue me rei^it-il? Mon climat et ma terre na-
tale, ma langue. Je perdis tout cela. Il me fallut
aller au Nord, dans une langue inconnue et sous
un ciel hostile, où la terre est six mois en deuil.
Pendant ces longues neiges , ma santé défaillante
éteignant l'imagination, j'avais peine à me recréer
mon Midi idéal. Un chien m'eût un peu consolée ;
au défaut, je me fis deux petites amies, ressem-
blantes, à s'y tromper, aux tourterelles de ma mère.
Elles me connaissaient, m'aimaientjouaientimon
foyer; je leur donnais l'été que n'avait pas mon
cœur.
< Profondément atteinte, je devins très-malade
et crus toucher l'autre rivage. Quelque attentive et
bonne que pût être pour moi l'hospitalité étran-
gère, il me fallut rentrer en France. Les soins
affectueux, un mariage où je retrouvai le cœur
et les bras paternels , furent longs à me remet-
tre. J'avais vu la mort de si près, disons mieux,
j'y étais entrée si loin, que la nature elle-même,
la nature vivante , ce premier amour et ce ra-
vissement de mes jeunes années, eut longtemps
A L*ÉTDD£ DE LA NATURE. 35
eût suppléé. L'histoire et les réeits du mouvant
drame humain effleuraient mon «sprit; rie» n'y
influait fortement que l'immuable, Dieu H la na-
ture.
. « Elle est immuable et mobile; c'est son charme
éternel. Son activité infatigable, sa fantasmagorie
de tout instant ne trouble point, n'agite point;
ce mouvement hannonique porte en soi un repos
profond.
« J'y revins par les fleurs, par les soins qu'elles
demandent et l'espèce de maternité qu'elles solli-
citent. Mon imperceptible jardin de douze arbres
et trois plates-bandes n^ était pas sans me rappe-
ler le grand verger fécond où je suis née ; et je
trouvais aussi quelque douceur, près d'un esprit
ardent, hâlé aux longues routes, aux déserts de
l'histoire humaine , à lui ménager ces eaux vives
et le charme de quelques fleurs. »
Je reprends.
Me voilà arraché de la ville par cette chère in*
quiétude, par mes craintes pour une malade qu'il
s'agissait de replacer dans les conditions de sor
36 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
premier âge et dans Tair libre de la campagne. Je
quittai Paris, ma ville, que je n'avais jamais quit-
tée , cette ville qui contient les trois mondes , ce
foyer d'art et de pensée.
J'y retournais tous les jours pour les devoirs
et les affaires; mais je me hâtais de rentrer. Ses
bruits, son roulement lointain, le coup et le con-
tre-coup des révolutions avortées m'engageaient
à aller plus loin. Ce fut très-volontiers qu'au prin-
temps de 1852, je me détachai, je rooopis avec
toutes mes habitudes; j'enfermai ma bfbliot;hèque
avec une joie amère, je mis sous la clef mes li-
vres, les compagnons de ma vie, qui avaient cru
certainement me tenir pour toujours. J'allai tant
que terré ^ me porta, et ne m'arrêtai qu'à Nantes,
non loin de la mer, sur une colline qui voit les
eaux jaunes de Bretagne aller joindre, dans la
Loire, les eaux grises de Vendée,
Nous nous établîmes dans une assez grande mai-
son de campagne, parfaitement isolée, au milieu
des pluies constantes dont nos plages de l'Ouest
sont noyées en cette saison. A cette distance de
la mer, on n'en a pas l'influence saline ; les pluies
sont des tempêtes d'eau douce. La maison, du
style Louis XV, inhabitée et fermée depuis long-
temps, semblait d'abord un peu triste. Assise dans
A L'ÊTDDE DE LA NATDRE. 37
un lieu élevé, elle n'en était pas moins assombrie,
d'un côté par d'épaisses charmilles, de l'autre par
de grands arbres, et par un nombre infini de ceri-
siers non taillés. Le tout, sur un vert gazon» que
les eaux sans écoulement maintenaient, même en
été, dans un bel état de fraîcheur.
J'adore les jardins négligés, et celui-ci me rap-
pelait les grandes vignes abandonnées des villas
italiennes ; mais ce que. n'ont pas ces villas, c'é-
tait un charmant pêle-mêle de légumes et de plan-
tes de mille espèces ; toutes les herbes de la Saint-
Jecm, et chaque herbe, haute et forte. Cette forêt
de cerisiers, qui rompaient sous leurs fruits rou-
ges, donnait aussi l'idée d'une abondance inépui-
sable.
Ce n'était pas le soaoe austero de l'Italie, c'était
une efflorescence molle et débordante, sous un ciel
humide, tiède et doux.
De vue, aucune, quoiqu'une grande ville fût tout
près, et qu'une petite rivière, l'Erdre, passât sous
la colline, d'où elle se traîne à la Loire. Mais ce
luxe végétal, cette forêt vierge d'arbres fruitiers
ôtait toute perspective. Pour voir, il fallait monter
dans une sorte de tourelle, d'où le paysage com-
mence à se révéler dans une certaine grandeur,
avec ses bois et ses prairies, ses monuments loin-
38 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
tains, s€s toura. De cet observatoire même, la vue
était encore limitée, la cité n'apparaissait que de
profil, sans laisser apercevoir son fleuve immense, -
ses lies, son mouvement de navigation et de eom-
merce. A deux pas de ce grand port que rien ne
fait soupçonner, on se eroirait dans un désert, dans
les landes de la Bretagne ou les clairières de la
Yendée*
Deux choses étaient grandioses et se détachaient
de ce verger sombre. En perçant les vieilles char-
milles et des allées de châtaigniers, on arrivait dans
un coin de terrain argileux, stérile, d*oti parmi des
<-
lauriers-thyms et autres arbres fort rudes, s*élan-
çaieDt un cèdre énorme, vraie cathédrale végétale,
telle, qu'un cyprès déjà très-haut y était étouffé,
perdu. Ge cèdre, au-dessoua dépouilla et chauve,
était vivant, vigoureux du côté de la lumière ; ses
bras immenses, à trente pieds, commençaient à se
vêtir de rares et piquantes feuilles; puis s'épaissns-
sait la voûte ; la flèche devait atteindre environ à
quatre-vingts pieds. On la voyait de trois lieues, des
campagnes opposées des bords de la Sèvre nantaise
et des bois de la Vendée. Notre asile, bas et tapi
à côté de ce géant, n'en était pas moins signalé par
lui dans un rayonnement immense, et peut-être lui
devait-il son nom î la Haute-Forêt.
A L'ÉTUDE DE LA NATURE. 39
A l'autre bout dé" l'endos, sur une profonde
pièce d'eauy s'élevait un monticule, couronné d'un
bouquet de pins. Ces beaux arbres, incessamment
balancés au vent de mer, battus des vents opposés
qui suiyént les courants du grand fleuve et de ses
deux rivières, gémissaient de ce combat, et jour et
nuit animaient le profond silence du lieu d'une
' mélancolique harmonieé Parfois, on se fût cru en
mer ; ih imitaient le bruit des lames^ celui du flux .
'et du rcfluï.
A mesure que la saison devint un peu moins hu^
mide^ ce séjour m'apparut dans son caraetère réel,
sériëuf ) mais plus varié qu'on n'eût cru au pre-
mier coup d'œil, beau, d'une l^eauté touchante, qui
peu à peu va à l'âme. Austère comme devait l'être
la porte de la Bretagne, il avait la luxuriante ver^
dure du côté vendéen.
J'aurais pu croire, en voyant les grenadiers en
pleine terre, vigoureux et chargés de fleurs, que
j'étais dans le Midi. Le magnolia, non chétif comme
on le voit ailleurd, mais splendide, magnifique et à
l'état de grand arbre, parfumait tout mon jardin
de ses énormes fleurs blanches, qui dans leur épais
calice contiennent en abondance je ne sais quelle
huile suave, pénétrante, dont l'odeur vous suit par-
tout; vous en êtes enveloppé.
kO COMMENT L' AUTEUR FUT CONDUIT
Nous nous trouvions cette ibis avoir un vrai jar-
din, un grand ménage; mille occupations domes-
tiques dont jusque-là nous étions dispensés. Une
sauvage ûUe bretonne n'aidait qu'aux choses gros-
sières. Sauf une course par semaine que je faisais
à la ville, nous étions fort solitaires, mais dans
une solitude extrêmement occupée. Lerés de
très-grand matin, au premier réveil des oiseaux,
et même avant le jour. Il est vrai que nous
nous couchions de bonne heure et presque*, avec
eux.
Cette abondance de fruits, de légumes, de plantes
de toute sorte, nous permettait d'avoir beaucoup
d'animaux domestiques : seulement, la difficulté
était que, les nourrissant, les connaissant un à un,
et parfaitement connus d'eux, nous ne pouvions
guère les manger. Nous plantions, et là nous trou*
vions un inconvénient tout contraire; presque tou-
jours nos plantations étaient dévorées d'avance.
Cette terre, féconde en végétaux, Tétait autant
ou davantage en animaux destructeurs : limaces
énormes et gloutonnes, dévorants insectes. Le ma-
«
tin, on recueillait uii grand baquet de limaçons. Le
lendemain, il n'y paraissait pas. Us semblaient au
grand complet.
Nos poules travaillaient de leur mieux. Maiscom-
, — .^J
A L'ÉTUDE DE LA. NATURE. kl
bien plus efficace eût été l'habile et prudente ci-
gogne, Texpurgateur admirable de la Hollande et
de tous les lieux humides, que nos contrées de
rOuest devraient à tout prix adopter! On sait l'af-
fectueux respect des Hollandais pour cet excellent
oiseau. Dans leurs marchés> on le voit paisible, de-
bout sur une patte, rêvant au milieu de la foule,
se sentant aussi en sûreté qu'au sein des plus pro-
fonds déserts. Chose bizarre, mais très-certaine,
le paysan hollandais qui parfois a eu le malheur
de blesser sa cigogne et delui casser la patte, lui en
met une de bois.
Pour revenir, ce séjour de Nantes eût été d'un
charme infini pour un esprit moins absorbé. Ce
btau lieu, cette grande liberté de travail, cette so-
litude si douce dans une telle société, c'était une
harmonie rare, comme on ne la rencontre presque
jamais dans la vie. Cette douceur contrastait
fortement avec les pensées du présent, avec le
sombre passé qui alors occupait ma plume, J*écri-
vais 93. L'héroïque et funèbre histoire m'envelop-
pait, me possédait, le dirai-je? me consumait.
Tous les éléments de bonheur que j'avais autour
de moi, que je sacrifiais au travail, les ajournant
pour un temps qui, selon toute apparence, devait
m'être refusé , je les regrettais jour par jour,
k2 GOMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
et j'y reportais sans cesse un triste regard. C'é*
tait un combat journalier de l'affection et de la
nature contre les sombres pensées du monde de
J'homme.
Ce combat même sera toujours pour moi un at-
tachant souvenir. Le lieu m'est resté sacré en pen-
sée. Il n'existe plus autrement. La maison est dé-
truite, une autre bâtie à la place. Et c'est pour cela
que je m'y suis arrêté un peu. Mon cèdre pourtant
a survécu; chose rare, car les architectes ont la
haine des arbres, en ce temps.
Quand j'approchai cependant de. la fin de mon
travail, quelques ombres s'éclaircirent de cette
nuit sauvage . Mes tristesses étaient moins amères,
sûr que j'étais désormais de laisser ce monument
de cruelle, mais féconde expérience. Je recom-
mençai à entendre les voix de la solitude, et mieux,
je^crois, qu'à tout autre âge, mais lentement, et
d'une oreille inaccoutumée, comme celui qui se-
rait mort quelque temps et reviendrait de là-
bas.
Jeune, avant d'être saisi par cette implacable
histoire, j'avais senti la nature, mais d'une cha-
leur aveugle, d'un cœur moins tendre qu'ardent.
Plus récemment, établi dans la banlieue de Paris,
ce sentiment m'avait repris. J'avais vu, non sans
A Vtruim DE LA NATURE. 43
intérêt^ mes fleurs maladives dans ce sol aride, si
sensibles tous les soirs au bonheur de l'arrosement,
visiblement reconnaissantes. Combien davantage
à Nantes^ entouré d'une nature si puissante et si
féconde, voyant Therbe pousser d'heure en heure
et toute vie animale multiplier autour de moi, ne
devaift-je pas, moi aussi, germer et revivre de ce
sentiment nouveau \
Si quelque ehose eût pu y rappeler mon esprit
et rompre le sombre enchantement, c'étkt été une
lecture que parfois nous faisions le soir, les Oiseaux
de Frcmce de Toussenel, heureuse et charmantp
tr^sition de la pensée nationale à celle de la
nature.
Tant qu'il y aura une France, son alouette et son
rouge-gorge, son bouvreuil, son hirondelle, seront
insatiablement lus, relus, redits. Et s'il n'y avait
plus de France, dans ces pages attendrissantes au-
tant qu'ingénieuses, nous retrouverions encore ce
que nous eûmes de meilleur^ la vraie senteur de
cette terre, le sens gaulois, l'esprit français, l'âme,
même de notre patrie.
Les formules d'un système qu'il porte, au reste,
légèrement, des rapprochements cherchés (qui
parfois feraient penser aux trop spirituels animaux
de Granville), n'empêchent pas que l'âme française,
44 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
gaie, bonne, sereine et courageuse, jeune comme
un soleil d'avril, n'illumine partout ce livre. Il y a
des traits enlevés avec le bonheur, l'élan, le
coup de gosier de Talouette au premier jour de
printemps.
Ajoutez une chose très-belle qui n'est pas' dé la
jeunesse. L'auteur, enfant de la Meuse, et d'un pays
de chasseurs, lui-même dans son premier âge
chasseur ardent, passionné, parait modifié par son
livre. Il oscille visiblement entre ses premières
habitudes de jeunesse meurtrière, et son sentî-
Qient nouveau, sa tendresse pour ces vies touchan-
tes qu'il découvre, pour ces âmes, ces personues
reconnues par lui. J'ose dire que désormais il ne
chassera pas sans remords. Père et second créa-
teur de ce monde d'amour et d'innocence, il trou-
vera entre eux et lui une barrière de compassion.
Et quelle ? Son œuvre elle-même, le livre où il les
vivifie.
Je commençais mo^ livre à peine, lorsqu'il me
fallut quitter Nantes. Moi aussi, j'étais malade.
L'humidité du climat, le travail âpre et soutenu,
et bien plus encore, sans doute, le combat de mes
pensées, semblaient avoir atteint en mof cenerf de
vitalité sur lequel rien n'eut jamais prise. Le che-
min que nos hirondelles nous traçaient, nous le
A L'ÉTODB DE LA NATURE. 45
suivîmes, nous nous en allâmes au midi. Nous po-
sâmes notre nid mobile dans un pli des Apennins,
à deux lieues de Gènes.
Admirable situation, abri défendu, réservé, qui,
sur cette côte d'un climat variable, garde l'éton-
nant privilège d'une température identique. Quoi-
qu'on ne pût se passer entièrement de feu, le soleil
d'hiver, chaud en janvier, encourageait le lézard et
le malade, et les faisait croire au printemps. Le
dirai-je, cependant? ces orangers, ces citronniers,
harmoniques dans leur immuable feuillage à l'im-
muable bleu de ciel, n'étaient pas sans monotonie.
La vie animée y était infiniment rare. Peu ou point
de petits oiseaux; nul oiseau de mer. Le poisson,
fort rare, n'anime pas ses eaux transparentes. Je
les perçais du regard à une grande profondeur, sans
rien voir que la solitude, et les rochers blancs et
noirs qui sont le fond de ce golfe de marbre.
Cette côte, extrêmement étroite, n'est qu'une pe-
tite corniche, un extrême petit bord, un- simple
sourcil de la montagne , comme auraient dit les
Latins. En graVir l'échelle pour dominer le golfe,
c'est même pour les bien portants une violente
gymnastique. J'avais pour toute promenade un petit
quai, ou plutôt un scabreux chemin de ronde qui
serpente toujours serré, et le plus souvent de trois
46 GOMMENT L^ AUTEUR PUT CONDUIT
pieds de large, eatre les vieux murs de jardins, tes
écueils et les précipices.
Profond était le silence, la mer brillante, mais
seule, monotone, sauf le passage de quelques bar-
ques lointaines. Le travail m'était interdit; pour
la première fois depuis trente ans, j'étais séparé de
ma plume, sorti de la vie d'encare et de papier
dont j'avais toujours vécu. Cette halte, que je
croyais stérile, me fut très-féconde en réalité. Je
regardai, j'observai. Des voix inconnues s'éveillè-
rent en moi.
Assez éloignés de Gênes et des excellents amis que
nous y avions, notre société unique était avec le
petit peuple des lézards qui courent sur les rocs,
se jouent ou dorment au soleil. Charmants, innor
cents animaux qui tous les jours à midi, lors-
(ju'on dîne et que le quai est absolument désert,
m'amusaient de leurs vives et gracieuses évolutions.
Ma présence, au commencement, leur paraissait
inquiétante; mais huit jours n'étaient pas passés
que tous, même les plus jeunes, me connaissaient
et savaient qu'ils n'avaient rien à redouter de ce
paisible rêveur.
Tel l'animal et tel l'homme. La sobre vie de mes
lézards, pour qui une mouche était un ample ban-
quet, ne différait en rien de celle de ïa povera
A L'ÉTUOE DE LÀ NATURE. 47
génie de la côte. Plusieurs faisaient cuire de l'herbe.
Mais l'herbe n'était pas commune , dans la mon-
tagne aride et déchaniée. Le dénûment de la con*
trée était au delà de ce qu'on peut croire. Je ne me
fftchai nullement d'y participer ^ de me trouver
harmmiisé aux misères de l'Italie, ma glorieuse
nourrice qui a élevé la France et moi-même plus
qu'aucun Français.
Nourrice? Elle l'était toujours, autant qu'elle
pouvait l'être dans sa pauvreté de ressources,
dans la pauvreté de nature où ma santé me rédui-
sait. Incapable d'aliments, je recevais d'elle encore
la seule nourriture que je supportasse , l'air vivi-
fiant et la lumière, ce soleil qui permettait , dans
un des grands hivers du siècle, d'avoir souvent la
fenêtre ouverte en janvier.
Toute ma préoccupation, dans l'oisive vie de
lézard que je menais sur ce rivage, fut celle de la
contrée) de cette vieillesse apparente de l'Apennin
et des montagnes qui entourent la Méditerranée.
Serait-elle donc sans remède? ou bien, dans leurs
flancs déboisés, retrouverait-on les sources qui
peuvent recommencer la vie ? Telle fut l'idée qui
m^absorba. Je ne pensai plus à mon mal; je
ne songeai plus à guérir. Grand progrès pour un
malade^ Je m'oubliai. Mon affaire était désormais
48 COMMENT L'AtfTEUR FUT CONDUIT
de ressusciter ce grand malade, TApeiinin. A me-
sure qu'on me démontra qu'il n'était pas déses-
péré, que ses eaux étaient cachées, non perdues,
qu'en les retrouvant, on pourrait y renouveler
les végétaux, et par suite la vie animale, je
m'en sentis mieux moi-même, rafraîchi et renou-
velé. A chaque source qu'on lui retrouvait, je fus
aussi moins altéré; je crus les sentir sourdre en
moi.
Féconde est toujours Fltalie. Elle le fut pour moi
par son (fénûment et sa pauvreté. L'àpreté du
chauve Apennin, cette famélique côte Ligurienne,
éveillèrent, par le contraste, la pensée de la nature
plus que n'avait fait la richesse luxuriante de notre
France occidentale. Les animaux me manquèrent;
j'en sentis l'absence. Au silencieux feuillage des
sombres jardins cTorangers, je demandais l'oiseau
des bois. Je sentis pour la première fois que la vie
humaine devient sérieuse, dès que l'homme n'est
plus entouré de la grande société des êtres innocents
dont le mouvement, les voix et les jeux sont comme
le sourire de la créalion.
Une révolution se fit en moi, que je raconterai
peut-être un jour. Je revins, de toutes les forces de
mon existence malade, aux pensées que j'avais émi-
sés, en 1846, dans mon livre du Peuple^ à cette Cité
A L'ÉTUDE DE LA NATURE. 49
de Dieu, où tous les humbles, les simples, paysans
et ouvriers, ignorants et illettrés, barbares et sau-
vages, enfants, même encore ces autres enfants
que nous appelons animaux, sont tous citoyens à
différents titres, ont tous leur droit et leur loi,
leur place au grand banquet civique. < Je proteste,
pour ma part, que s'il reste quelqu'un derrière
que laGité repousse encore et n'abrite point de son
droit, moi je n'y entrerai point et m'arrêterai au
seuil. »
Ainsi, toute l'Histoire naturelle m'avait apparu
alors comme une branche de la politique. Toutes
les espèces vivantes arrivaient, dans leur humble
droit, frappant à la porte pour se faire admettre
au sein de la Démocratie. Pourquoi les frères
supérieurs repousseraient- ils hors des lois ceux
que le Père universel harmonise dans la loi du
monde !
Telle fut donc ma rénovation, cette tardive vita
nuava qui m'amena peu à peu aux sciences natu-
relles. L'Italie, qui a été toujours pour beaucoup
dans ma destinée, en fut le lieu, l'occasion, de
même que, trente ans plus tôt, elle m'avait donné
(par Yico) la première étincelle historique.
Chère et bienfaisante nourrice 1 Pour avoir un
moment partagé ses misères, souffert, rêvé, avec
4
50 GOMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
elle^ elle me donna la chdse sans prix, qui vaut
plus que tous les diamants. Quelle? Un profond
ai;cord d'esprit, une communication féconde des
plus intimes pensées ^ utie parfaite harmotiie du
foyer dani^ la pensée de la Nature.
Nous y entrions par deux routes : moi, par l'a-
mour de la Gité^ par l'effort de la compléter en
m'y associant tous lés êtres; elle^ par lldée re-
ligieuse et par l'amour filial pour la maternité de
Dieu.
Dès ce tenlps nous pûmes, chaque soir, mettre
en cotUmun notre banquet.
J'ai déjà dit comment cette œuvre s'enrichis-
sait à notre insu, fécondée chemin ftiisaiit par nos
modestes auxiliaires. Ils l'ont presque toujourfe
dictée.
Ce que nos fleurs de Paris avaient préparé, nos
oiseaux de Nantes le firent. Certain rossignol
dont je parle à la fin du livre en fut le Couronne-
ment.
Ces impressions diverses vinrent se réunir et se
fondre, dans notre sérieux retour en Prati'ce, ef
surtout ici, devant l'Océan. Au promontoire de la
Hève, soUs les vieux ormes qui le dominent.
A L'ÉTUDE DE LA NATURE. 51
cette révélation s'acheta. Les goélands de la cdte,
les petits oiseaux du bois^ ne dirent iien qui ne
fût compris. Toutes ces choses résonnaient en nous,
corome autant de voix intérieures.
Le phare, la grande falaise, de trois ou quatre
cents pieds, qui regardent de si haut la vaste em-
bouchure de la Seine, le Calvados et l'Océan, c'était
le but ordinaire de nos promenades et notre point
de repos. Nous y montions le plus souvent par un
chemin profond, couvert, plein de fraîcheur et
d'obscurité, qui aboutit tout à coup à cette lumière
immense. Parfois aussi nous gravissions le colossal
escalier qui, sans surprise, en plein soleil, toujours
devant la grande mer, mène au sommet *en trois
gradins, dont chacun a plus de cent pieds. Cette
ascension ne se faisait pas d'une haleine; au second
gradin, on respirait, on s'asseyait quelques minutes
au m<mument que la veuve d'un des grands soldats
de la France a élevé à sa mémoire dans l'idée que
la pyramide pourrait avertir les marins et leur
sauver quelque naufrage.
Cette falaise, fort sablonneuse, peird un peu à
chaque hiver ; ce n'est pas la mer qui la ronge :
mais les grandes ploies la délavent, en emportent
des débris, qui, d'abord nus et informes , témoi-
gnent de l'éboulement. Mais la Nature, compatis-
52 COMMENT L* AUTEUR FUT CONDUIT
santé et gracieuse, ne le souffre pas. Elle les habille
bientôt, leur accorde quelque verdure, gazon, her-
bes, ronces, arbustes, qui peu à peu sont, à mi-
côte, des oasis en miniature, paysages lilliputiens,
pendus à la grande falaise, et qui de leur jeunesse
consolent sa triste nudité.
Ainsi le joli, le sublime, chose rare, s'embras-
sent ici. La montagne , battue des orages , vous
conte l'épopée de la terre , sa rude et dramati-
que histoire, et, pour témoins, montre ses os.
Mais ces jeunes enfants de Jiasard, qui germent
de son flanc aride, prouvent qu'elle est toujours
féconde, que les débris sont Télément d'une orga-
nisation/nouvelle , et toute mort une vie com*
mencée.
Aussi jamais ces ruines ne nous ont donné de
tristesse. Nous y parlions volontiers de destinée, de
providence, de mort, de vie à venir. Moi qui ai
droit de mourir et par Tâge et par les travaux, elle,
le front déjà incliné par les épreuves d'enfance et
par la sagesse avant rheuré.nous n'en vivions pas
moins d'un grand souffle d'&me,de la rajeunissante
haleine de cette mère aimée, la Nature.
Issus d'elle si loin l'un de l'autre, si unis en elle
aujourd'hui, nous aurions voulu fixer ce rare mo-
ment de l'existence, « jeter l'ancre sur l'île du
A L'ETUDE DE LA NATURE. 53
temps. » Et comment 1*aurions-nous mieux fait que
par cette œuvre de tendresse, de fraternité univer-
selle, d'adoption de toute vie?
Elle m'y rappelait sans cesse, agrandissant mes
sentiments de tendresse individuelle par l'interpré-
tation facile, gaie, émue, de l'âme de la contrée et
des voix de la solitude.
C'est alors, entre autres choses, que je commençai
à entendre les oiseaux qui chantent peu, mais par-
lent, comme les hirondelles, jasent du beau temps,
de la chasse, de nourriture rare ou commune , ou
de leur prochain départ, enfin de toutes leurs af-
faires. Je les avais écoutées à Nantes en octobre, à
Turin en juin. Leurs causeries de septembre étaient
plus claires à laHève.Nous les traduisions couram-
ment, dans leur douce vivacité, dans cette joie de
jeunesse et de bonne humeur, sans éclat et sans
saillie, conforme à l'heureux équilibre d'un oiseau
si libre et si sage, qui semble, non sans gratitude,
reconnaître qu'il reçut de Dieu une part si notable
au bonheur.
Hélas I l'hirondelle elle-même n'est pourtant
guère exceptée de cette guerre insensée que nous
faisons à la Nature. Nous détruisons jusqu'aux oi-
seaux qui défendaient les moissons, nos gardiens,
nos bons ouvriers, qui, suivant de près la char-
54 GOMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
rue, saisissent le futur destructeur que l'insouciant
paysan remue, mais remet dans la terre.
Des races entières périssent, importantes, inté-
ressantes. Les premiers de l'Océan, les êtres doux
et sensibles à qui la Nature donna le sang et le lait
(je parle des cétacés) , à quel nombre sont-ils ré-
duits. Beaucoup de grands quadrupèdes ont disparu
de ce globe. Beaucoup d'animaux de tout genre,
sans disparaître entièrement, ont reculé devant
rhomme; ils fuient ensauvagés, perdent leurs arts
naturels et retombent à l'état barbare. Le héron,
noté par Aristote pour son adresse et sa prudence,
est maintenant (du moins en Europe) un animal
misanthrope , borné , de peu de sens. Le castor,
qui , en Amérique , dans sa paisible solitude , était
devenu architecte, ingénieur, s'est découragé; il
fait à peine aujourd'hui des trous dans la terre. Le
lièvre, si bon, si beau, original par sa fourrure, sa
célérité , la finesse extraordinaire de l'ouïe , aura
bientôt disparu ; le peu qui reste est abruti. Et
pourtant le pauvre animal est encore docile, édu-
cable; avec de bons traitements, on peut lui ap-
prendre les choses les plus contraires à sa nature,
celles même qui demandent du courage.
Ces pensées que d'autres ont écrites et bien mieux,
nous, nous les eûmes au cœur. Elles ont été notre
A L'ÉTUDE D£ LA NATURE. 55
aliment, notre révehabituelyCouvépendantcesdeux
années, en Bretagne, en Italie ; c'est ici qu'elles
sont devenues, dirai-je un livre ? un fruit vivant ?
A la Hève, il nous apparut dans son idée chaleu-
reuse, celle de la primitive alliance que Dieu a faite
entre les êtres, du pacte d'amour qu'a mis la Mère
universelle entre ses enfants.
La classe ailée, la plus haute, la plus tendre, la
plus symp&thique à l'hommei est celle qneThoinnie
aujoiird'bui poursuit le plus cruellement.
Que faut-il pour la protéger ? révéler Toiseau
comme ^me, montrer qu'il est ime personne.
L-oiseau donc, un mU oiseau^ c'est tout le livre,
mais ii travers les variétés de la destinée, se fai-
sant, s'accïommodant aux mille conditions! de la
terre, aux mille vocations de la vie ailée* Sans
connaître les systèmes plus ou moin4 ingénieux
de transformations, le cœur unifie son objet; il ne
se laisse arrêter ni par la diversité extérieure des
espèces, ni par la crise de la mort qui semble
rompre le 61. La mort survient, rude et cruelle,
dans ce livre, en plein cours de vie, mais comme
accident passager : la vie n'en continue pas
moins.
Les agents de la mort, les espèces meurtrières,
tellement glorifiées par l'homme, qui y recon-
56 COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
naît son image, se trouvent ici replacées fort bas
dans la hiérarchie, remises au rang que leur
doit la raison. Elles sont les plus grossières dans
les deux arts de l'oiseau, pour le nid et pour le
chant. Tristes instruments du fatal passage, elles
apparaissent au milieu de ce livre comme les mi-
nistres aveugles de la Nature en sa plus dure né-
cessité.
Mais la haute lumière de vie, l'art dans sa pre-
mière étincelle n'apparatt qu'en les plus petits. Aux
petits oiseaux sans éclat, d*une robe modeste et
sombre, l'art commence, et sur certains points,
monte plus haut que la sphère de l'homme. Loin
d'égaler le rossignol, on n'a pu encore le noter, ni
se rendre compte de sa chanson sublime.
Donc, l'aigle est détrôné ici, le rossignol intro-
nisé. Dans le crescendo moral où va l'oiseau se for^
mant peu à peu, la cime et le point suprême se
trouvent naturellement, non dans une force bru-
tale, si aisément dépassée par l'homme, mais dans
une puissance d'art, de cœur et d'aspiration, où
l'homme n'a pas atteint, et qui, par delà ce
monde, le transporte par moment dans les mondes
ultérieurs.
Haute justice, et vraiment juste, parce qu'elle est
clairvoyante etf tendre! Faible sur bien des points
A L'ÉTUDE DE LA NATURE. 57
sans doute, ce livre est fort de tendresse et de foi.
II est un, constant et fidèle. Rien ne le fait dévier.
Paf-dessus la mort et son faux divorce, à travers la
vie et ses masques qui déguisent Tunité, il vole, il
aime à tire-d'aile, du nid au nid, de Tœuf à l'œuf,
de l'amour à l'amour de Dieu.
À la Hève, près le Havre, 2\ septembre 1855*
PREMIÈRE PARTIE
PREMIÈRE PARTIE
*
L'ŒUF.
VŒUF.
La savaiite ignorance, le clairvoyant instinct de
nos ânciensl, avait dit cet oracle : « Tout vient de
l'œuf ; c'est le berceau du monde. »
Même origine, mais la diversité de destinée tient
surtout à la mère. Elle agit et prévoit, elle aime
plus ou moins ; elle est plus ou moins mère. Plus
elle l'est, plus l'être monte ; chaque degré dans
l'existence dépend du degré de l'amour.
Que peut la mère dans l'existence mobile du
poisson? Rien que confier son œuf à TOcéan. Que
peut-elle dans le monde des insectes, où généra-
lement elle meurt quand elle a donné l'œuf? Lui
trouver, avant de mourir, un lieu sûr pour éclore
et vivre.
ijk l'œuf.
Même chez Tanimal supérieur, le quadrupède,
où la chaleur du sang semble devoir troubler l'a-
mour, où la mère elle-même est si longtemps pour
le petit son nid et sa douce maison, les soins de la
maternité sont d'autant moindres. Il naît formé,
vêtu, tout semblable à sa mère ; un lait tout prêt
l'attend. Et dans beaucoup d'espèces, l'éducation
se fait sans que la mère s'en donne plus de sou-
cis qu'elle n'en eut alors qu'il croissait dans son
sein.
Autre est le destin de l'oiseau. Il mourrait, s'il
n'était aimé.
Aimé? toute mère aime, de TOcéan jusqu'aux
étoiles. Mais je veux dire soigné, entouré d'amour
infini, enveloppé de la chaleur du magnétisme ma-
ternel.
Même dans l'œuf où vous le voyez garanti par
cette coquille calcaire, il sent si vivement les at-
teintes de l'air, que tout point refroidi dans l'œuf
coûte un membre au futur oiseau. De, là, le long
travail, si inquiet, de l'incubation, la captivité vo-
lontaire, l'immobilisation du plus mobile des êtres.
Et tout cela très-douloureux ! une pierre pressée
si longtemps sur le cœur, sur la chair, souvent la
chair vive !
Il natt, mais il est nu. Tandis que le petit qua-
drupède, habillé dès son premier jour, rampe,,
L'ŒUF. 65
marche déjà, le jeune oiseau (surtout dans les
espèces supérieures) gtt sans duvet, immobile sur
le dos. C'est non-seulement en le couvant, mais en
le frottant soigneusement, que la mère entretient,
suscite la chaleur. Le poulain sait teter et se nour-
rir très-bien lui-même; le petit oiseau doit attendre
que la mère cherche, choisisse, prépare la nourri-
ture. Elle ne peut quitter. Le père y suppléera.
Voilà la 'vraie famille, la fidélité dans Tamour, et
la première lueur morale.
Je ne dirai rien ici d'une éducation prolongée ,
très-spéciale et très-hasardeuse, celle du vol. En-
core moins de celle du chant, si délicate chez les
oiseaux artistes. Le quadrupède sait bientôt ce qu'il
saura ; tel galope en naissant ; et* s'il fait quelque
chute, est-ce même chose, dites- moi, de tomber
sans danger dans l'herbe, ou de se lancer dans les
cieui ?
Prenons l'œuf en nos mains. Cette forme ellipti-
que , la plus compréhensible, la plus belle, celle
66 L'ŒUF.
qui offre le moins de prise à l'attaque extérieure,
donne l'idée d'un petit monde complet, d'une har-
monie totale à laquelle on n'dtera rien, on n'ajou-
tera rien. Les choses inorganiques n'affectent guère
cette forme parfaite. Je pressens qu'il y a sous l'ap-
parence inerte un haut mystère de vie et quelque
œuvre accomplie de Dieu.
Quelle est-elle? et que doit-il sortir de là ? Je ne le
sais. Mais elle le sait bien, celle qui, les ailes épan-
dues, frémissante, l'embrdsseet le mûrit de sa cha-
leur ; celle qui jusque-là, libre et reine de l'air,
vivait à son caprice, et, tout à coup captive, s'est
immobilisée sur cet objet muet qu'on dirait une
pierre et que rîen ne relève encore.
Ne parlez pas d'instinct aveugle. On verra par
des faits combien cet instinct clairvoyant se modifie
selon les circonstances, en d'autres termes combien
cette raison commencée diffère peu en nature de la
haute raison humaine.
Oui, cette mère, par la pénétration , la clair-
voyance de l'amour, sait, voit distinctement. A tra-
vers l'épaisse coquille calcaire où votre rude main
ne sent rien, elle sent par un tact délicat l'être mys-
térieux qui s'y nourrit, s'y forme. C'est cette vue
qui la soutient dans le dur labeur de l'incubation,
dans sa captivité si longue. Elle le voit délicat et
charmant dans son duvet d'enfance, et elle le pré-
L'OBOP. 67
voit, par l'espoir, tel qu'il sera, fortet hardiiquand,
les ailes étendues, il regardera le soleil et rolera
contre les orages.
Profitons de ces jours. Ne hfttons rien. Contem-
plons à loisir cette image charmante de la rêverie
maternelle, du second enfantement par lequel elle
achève cet invisible objet d'amour, ce fils incoiinu
du désir.
Charmant spectacle, mais plus sublime encore.
Soyons modeste ici. Chez nous la mère aime ce qui
remue dans son sein, ce qu'elle touche, tient, enve-
loppe d'une possession certaine ; elle aime la réalité
stLre, agitée et mouvante qui répond à ses mou-
vements. Mais celle-ci aime l'avenir et l'inconnu ;
son cœur bat solitaire, et rien ne lui répond encore.
Elle n'en aime pas moins, et se dévoue et souffre;
elle souffrirait jusqu'à la mort par son rêve et
sa foi.
Foi puissante, efiScace. Elle accomplit un monde,
et le plus étonnant peut-être. Ne me parlez pas des
68 l'œuf.
soleils y de la chimie élémentaire des globes. La
merveille d'un œuf d'oiseau-mpuche vaut autant que
la voie lactée.
Comprenez que ce petit point que vous t ouvez
imperceptible, c'est un océan tout entier, la mer de
lait où flotte en germe le bien-aimé du ciel. Il
flotte, ne craignez pas le naufrage ; les plus délicats
ligaments le tiennent suspendu : les heurts, les chocs
lui sont sauvés. Il nage tout doucement dans ce tiède
élément, comme il fera dans l'air. Sécurité pro-
fonde, état parfait au sein d'une habitation nourris-
sante! et combien supérieure à tout allaitement!
Mais voilà que, dans ce sommeil divin, il a senti
sa mère, sa chaleur magnétique. Et lui aussi, il se
met à rêver. Son rêve est mouvement ; il Fimite, se
conforme à elle; son premier acte, acte d'amour
obscur, est de lui ressembler.
« Ne sais-tu que l'amour change en lui ce qu'il
aime? »
Et dès qu'il lui ressemble, il veut aller à elle. Il
incline, il appuie plus près de la coquille, qui seule
dès lors le sépare de sa mère. Alors, elle l'écoute ;
parfois elle est assez heureuse pour entendre déjà
son premier pipemetu. Il ne restera guère. 11 s'en-
hardit, prend son parti. Il a un bec et il s'en sert.
. Il frappe , il fêle , il fend le mur de sa prison. Il
a des pieds et il s'en aide.... Voilà le travail com-
L'ŒUF. 69
mencé.... Son salaire est la délivrance: il entre dans
la liberté.
Dire le ravissement, l'agitation, la prodigieuse
inquiétude» tous les soins maternels, c'est ce que
nous ne ferons pas ici ; déjà nous venons de dire
les difficultés de l'éducation.
L'oiseau n'est initié que par le temps et la ten-
dresse. Supérieur par le vol, il l'est beaucoup plus
en ceci, qu'il a eu un foyer et qu'il a vécu par sa
mère ; alimenté par elle, et par son père émancipé,
ce plus libre des êtres est le favori de l'amour.
Si l'on veut admirer la fécondité de la nature, la
vigueur d'invention, la charmante richesse (ef-
frayante, en un sens) qui d'une création identique
tire par millions des miracles opposés, qu'on re-
garde cet œuf tout semblable à un autre, d'où
pourtant jailliront les tribus infinies qui vont s'en-
voler par le monde.
De l'obscure unité , elle verse , elle épanche en
rayons innombrables et prodigieusement diver-
^ 'AiMiltt^^mi jcwoDm ut vDis is araaBhùf* îa
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LE POLE
OISEAUX-POISSONS
LE POLE.
OISEAUX-POISSONS.
La grande fée qui fait pour Thomme la plupart
des biens et des maux, Fimagination, se joue à lui
travestir de cent façons la nature. Dans tout ce
qui passe ses forces ou blesse ses sensations, dans
toutes les nécessités que commande l'harmonie
du monde, il est tenté de voir et de maudire une
•
volonté malveillante. Un écrivain a fait un livre
contre les Alpes; un poète a follement placé le
trône du mal sur ces bienfaisants glaciers, qui
sont la réserve des eaux de TEurope, qui lui ver-
sent ses fleuves et qui font sa fécondité. D'autres,
plus insensés encore, ont maudit les glaces du
LE POLE.
OISEAUX-POISSONS.
La grande fée qui fait pour l'homme la plupart
des biens et des maux, l'imagination, se joue à lui
travestir de cent façons la nature. Dans tout ce
qui passe ses forces ou blesse ses sensations, dans
toutes les nécessités que commande l'harmonie
du monde, il est tenté de voir et de maudire une
volonté malveillante. Un écrivain a fait un livre
contre les Alpes; un poëte a follement placé le
trône du mal sur ces bienfaisants placiers, qui
sont la réserve des eaux de TEurope, qui lui ver-
sent ses fleuves et qui font sa fécondité. D'autres,
plus insensés encore, ont maudit les glaces du
74 ' LE POLE.
pôle, méconnu la magnifique économie du globe,
le balancement majestueux des courants alternatifs
qui sont la vie de l'Océan. Ils ont vu la guerre et la
haine, la méchanceté de la nature dans ces mouve-
ments réguliers, profondément pacifiques, de la
Mère universelle.
Voilà les rêves de l'homme. Les animaux ne par-
tagent nullement ces antipathies^ ces terreurs ; un
double attrait, au contraire, chaque année les fait
affluer vers les pôles en innombrables légions.
Chaque année, oiseaux, poissons, gigantesques
cétacés vont peupler les mers et les îles qui entou-
rent le pôle boréal. Mers admirables, fécondes,
pleines et combles de vie commencée (à Tétat de
zoophytes) et de fermentation vivante, d'eaux géla-
tineuses, de frai, de germes surabondants.
Les -deux pôles également sont pour ces foules
innocentes, partout poursuivies, le grand, l'heu-
reux rendez- vous de l'amour et de la paix. Le ce-
tacé, pauvre poisson qui pourtant a, comme nous,
le doux lait et le sang chaud, ce proscrit infortuné
qui bientôt aura disparu, c'est là qu'il trouve en-
core un abri, une halte pour le moment sacré de
la maternité et de l'allaitement. Nulles races meil-
leures ni plus douces, nulles plus fraternelles pour
les leurs, plus tendres pour leurs petits. Cruelle
ignorance de l'homme I Comment le lamentin, le
OISEAUX-POISSONS. 75
phoque, qui sont si rapprochés de lui, ont-ils été
tués sans horreur ?
L'homme géant du vieil Océan, la baleinCi cet
être aussi doux que l'homme nain est barbare, a
sur lui cet avantage, d'accomplir, sur des espèces
d'effrayante fécondité, le travail de destruction
que commande la nature, sans leur Infliger la
douleur. Elle n'a ni dents ni scie, nul de ces
moyens de supplice dont les destructeurs du monde
sont si abondamment pourvus. Absorbées subi-
tement au fond de ce creuset mobile, elles se
perdent et s'évanouissent, subissent instantané-
ment les transformations de la grande chimie.
La plupart des matières vivantes dont s'alimentent
autour des pôles les habitants de ces mers, céta-
cés, poissons, oiseaux, n'ont pas d'organisme en-
core, ni de moyens de souffrir. Gela donne à ces
tribus un caractère d'innocence qui nous touche
infiniment, nous remplit de sympathie, d'envie
aussi, s'il &ut le dire. Trois fois heureux, trois
fois béni, ce monde où la vie se répare sans qu'il
en coûte la mort, ce monde qui généralement est
affranchi de la douleur, qui dans ses eaux nourris-
santes trouve toiyours Jla mer de lait, n'a pas be-
soin de cruauté, et reste encore suspendu aux ma-
melles de la nature.
Profonde était la paix de ces solitudes et de leurs
/
76 , LE POLE.
peuples amphibies, avant Tarrivée de Thomme.
Contre Tours et le renard bleu, les deux tyrans de
la contrée, ils trouvaient un facile abri dans le sein,
toujours ouvert, de li mer, leur bonne nourrice.
Quand les marinsy abordèrent, leur seul embarras
était de percer la foule des phoques bienveillants et
curieux qui venaient les regarder. Les manchots des
terres australes, les pinguoins des terres boréales,
pacifiques et plus ingambes, ne faisaient aucun
mouvement. Les oies, dont le fin duvet, d'une in-
comparable douceur, fournit l'édredon, se laissaient
sans difficulté approcher, pi^endre à la main.
L'attitude de ces êtres nouveaux fut pour nos
navigateurs une cause de plaisantes méprises. Ceux
qui, de loin, virent d'abord des îles couvertes de
manchots, à leur tenue verticale, à leur robe blan-
che et noire, crurent voir des bandes nombreuses
d'enfants en tabliers blancs. La roideur de leurs
petits bras (à peine peut-on dire ailes pour ces oi-
seaux commencés), leur mauvaise grâce sur terre,
leur difficulté à marcher, les. adjuge à l'Océan où
ils -nagent à merveille, et qui est leur élément na-
turel et légitime; on dirait volontiers qu'ils en sont
les premiers fils émancipés, des poissons ambi-
tieux, candidats aux rôles d'oiseaux, qui déjà étaient
parvenus à transformer leurs nageoires en ailerons
écailleux. La métamorphose ne fut pas couronnée
OISEAUX-POISSONS, 77
d'un plein succès : oiseaux impuissants, maladroits,
ils restent poissons habiles.
Ou encore, à leurs larges pieds attachés de si
près au corps, à leur cou court ou posé sur un gros
corps cylindrique, avec une tête aplatie, on les ju-
gerait parents de leurs voisins les phoques, dont
ils n*ont pas l'intelligence, mais du moins le bon
naturel.
Ces fils aînés de la nature, confidents de ces vieux
âges de transformation, parurent, aux premiers qui
les virent, d'étranges hiéroglyphes. De leur œil
doux, mais terne et pâle comme la face de TOcéan,
ils semblaient regarder l'homme, ce dernier-né de
la planète, du fond de leur antiquité.
Levaillant, non loin du cap de Bonne-Espérance,
lestrouva nombreux sur une île déserte où s'élevait
le tombeau d'un pauvre marin danois, homme du
pèle boréal, que le hasard avait amené là pour
mourir aux terres australes, et qui se trouvait avoir
l'épaisseur du globe entre lui et sa patrie.... Pho-
ques et manchots lui faisaient une nombreuse so-
ciété ; les premiers couchés, accroupis ; les autres
debout et montant avec dignité la garde autour du
tombeau : tous plaintifs, et répondant aux plaintes
de l'Océan, qu'on eût dit celles des morts.
La station d'hiver est le Gap. Dans ce tiède
exil d'Afrique, ils s'habillent d'un bon et solide
78 LE POLE.
fourreau de graisse qui leur sera bien utile contre
la faim et le froid. Dès que le printemps revient,
une voix secrète leur ait que Je tempétueux dégel a
brisé, fondu les cristaux aigus des glaces, que les
bienheureuses mers des pAles, leur patrie et leur
berceau, leur doux paradis d'amour, sont ouvertes
et les appellent. Ils s'élancent, impatients, franchis-
sent d'une rame rapide cinq ou six cents lieues de
mer, sans repos que quelques glaces flottantes où,
par instants, ils se posent. Ils arrivent, et tout est
prêt. Un été de trente jours leur donne le moment
du bonheur.
Bonheur sévère. Le bonheur de trouver une pro-
fonde paix les éloigne de la mer où est leur seule
nourriture. Le temps d'amour, d'incubation, est un
temps de jeûne» et d'inquiétude. Le renard bleu,
leur ennemi, les poursuit dans le désert. Mais l'u-
nion fait la force. Les mères couvent toutes ensem-
ble, et la légion des pères veille autour d'elles,
prête à se dévouer. Éclose seulement le petit! et
que le bataillon serré le mène jusqu'à la mer.... il
s'y jette, il est sauvé !
Sombres climats I Qui pourtant ne les aimerait,
quand on y voit la nature si attendrissante, qui pare
impartialement le foyer de l'homme, celui de l'oi-
seau, d'amour et de dévouement ? Le foyer du Nord
tient d'elle une grâce morale qu'a rarement celui
OISEAUX-POISSONS. 79
du Midi : un soleil y luit, qui n'est pas le soleil de
l'équateur, mais plus doux, celui de l'Ame. Toute
rréature y est relevée par l'austérité même du
climat ou du danger.
Le dernier effort en ce monde du Nord, qui n*est
nullement celui de la beauté, c'est d'avoir trouvé le
beau. Ce miracle sort du cœur des mères. La Lapo-
nie n'a qu'un art, qu'un objet d'art : le berceau,
a C'est un objet charmant, dit une dame qui a
visité ces contrées ; élégant et gracieux comme un
joli petit soulier garni de la fourrure légère du
lièvre blanc, plus délicat que la plume du cygne .
Autour de la capote où la tête de l'enfant est parfai-
tement garantie, chaudement, doucement abritée,
sont suspendus des colliers de perles de couleur,
et de p^etites chaînettes en cuivre ou argent qui son-
nent sans cesse et dont le cliquetis fait rire le petit
Lapon.»
Merveille de la maternité ! Par elle, voilà la femme
la plus rude qui devient attentive, artiste.... Mais
la femelle est héroïque. C'est le plus touchant des
spectacles de voir l'oiseau de l'édredon, l'eider, s'ar-
racher son duvet, pour coucher, couvrir son pelit.
Et quand l'homme a volé ce nid, la mère continue
sur elle la cruelle opération. Et quand elle s'est
plumée, n'a plus rien à arracher que la chair, le
sangy le père lui succède et il s'arrache tout à son
80 LE POLE, — OISEAUX-POISSONS.
tour; de sorte que le petit est vêtu d'eux, de leur
substance, de leur dévouement et de leur douleur.
Montaigne, en parlant d'un manteau dont s'était
servi son père et que lui-même aimait à porter en
mémoire de lui, dit ce mot touchant auquel ce
pauvre nid me reporte- « Je m'enveloppais de mon
père. »
L'AILE
(>
L'AILE.
Des ailes! des ailes 1 pour yoler
Par montagne et par vallée I
Des ailtf pour bercer mon o<9ur
Sur le rayon de Taurorel
Des ailes pour planer sur U mer
Dans la pourpre du matin !
Des ailes au-dessus de la vie!
Des ailes par delà la mort 1
ROCKBRT.
C'est le cri de la terre entière, du monde et de
toute vie ; c'est celui que toutes les espèces animales
ou végétales poussent en cent langues diverses, la
voix qui sort de la pierre même et du monde inor-
ganique ; « Des ailes ! nous voulons des ailes, l'es-
sor et le mouvement î »
Oui, les corps les plus inertes se précipitent avi-
dement dans les trasformations chimiques qui les
84 L'AILE.
font entrer au courant de la vie universelle, leur
donnent les ailes du mouvement et de la fermen-
tation.
Oui, les végétaux fixés sur leur racine immobile
épanchentleurs amours intérieurs vers une existence
ailée, et se recommandent aux vents, aux flots, aux
insectes, pour les faire vivre au dehors, leur don-
ner le vol que leur refusa la nature.
>
Nous contemplons avec compassion ces ébauches
animales, Tunau, l'aï, plaintives et souffrantes
images de l'homme, qui ne peuvent faire un pas
sans pousser un gémissement : paresseux ou tardi-
grades. Ces noms, que nous leur donnons, nous
pouvions les garder pour nous. Si la lenteur est
relative au désir du mouvement, à l'effort toujours
trompé d'aller, d'avancer, d'agir, le vrai tardigrade
c'est l'homme. La faculté de se traîner d'un point à
Tautre de la terre, les ingénieux instruments qu'il
a récemment inventés pour aider cette faculté,
tout cela ne diminue pas son adhérence à la terre ;
il n'y reste pas moins collé par la tyrannie de la
gravitation.
Je ne vois guère sur la terre qu'une classe d'êtres
à qui il soit donné d'ignorer ou de tromper, par le
mouvement libre et rapide, cette universelle tris-
tesse de l'impuissante aspiration : c'est celui qui ne
tient à la terre que du bout de l'aile, pour ainsi
L'AILE. 85
parler; celui que l'air lui-même berce et porte , le
plus souvent sans qu'il ait à s'en mêler autrement
que pour diriger à son besoin, à son caprice.
Yie facile et vie sublime? de quel œil le dernier
oiseau doit regarder, mépriser le plus fort, le plus
rapide des quadrupèdes, un tigre, un lien! Qu'il
doit sourire de le voir dans son impuissance, collé,
flxé à la terre, la faisant trembler d'inutiles et vains
rugissements, des gémissements nocturnes qui
témoignent des servitudes de ce faux roi des ani-
maux, lié, comme nous sommes tous, dans l'exis-
tence inférieure que nous font également la faini et
la gravitation !
Oh ! la fatalité du ventre! la fatalité du mouve-
ment qui nous fait traîner sur la terre ! L'implacable
pesanteur qui rappelle chacun de nos deux pieds à
l'élément rude et lourd où la mort nous fera ren-
trer, et nous dit : < Fils de la terre, tu appartiens à
la terre. Sorti un moment de son sein, tu y resteras
bien longtemps. »
N'en querellons pas la nature, c'est le signe cer-
tainement que nous habitons un monde fort jeune
encore, fort barbare; monde d'essai et d'appren-
tissage, dans la série des étoiles, une des haltes
élémentaires de la grande initiation. Ce globe est un
globe d'enfant. Et toi,tu es un enfant. De cette école
inférieure, tu seras émancipé aussi , tu auras de
86 L'ÂILE.
belles et puissantes cdles. Tu gagnes et mérites ici,
à la sueur de ton front, un degré dans la liberté.
Faisons une expérience. Demandons à l'oiseau
encore dans l'œuf ce qu'il veut être, donnons-lui
l'option. Veux-tu être homme, et partager cette
royauté du globe que nous font l'art et le travail ?
Il répondra non, à coup sûr. Sans calculer l'ef-
fort immense^ la peine, la sueur et le souci , la vie
d'esclave par laquelle nous achetons la royauté ,
il n'aura qu'un mot à dire r « Roi moi-même en
naissant de l'espace et de la lumière, pourquoi
abdiquerais-je, quand l'homme, en sa plus haute
ambition, dans son suprême vœu de bonheur et de
liberté, rêve de se faire oiseau et de prendre des
ailes ? »
C'est dans son meilleur Age, dans sa première et
plus riche existence, dans ses songes de jeunesse,
que parfois l'homme a la bonne fortune d'oublier
qu'il est homme, serf de la pesanteur et lié à la
terre. Le voilà qui s'envole, il plane, il domine le
monde, il nage dans un trait du soleil, il jouit du
bonheur immense d'embrasser d'un regard l'infi-
nité des choses qu'hier il voyait une à une. Obscure
énigme de détail, tout à coup lumineuse pour qui
en perçoit l'unité I Voir le monde sous soi, l'em-
brasser et l'aimer ! quel divin et sublime songe i...
Ne m'éveillez pas, je vous prie, ne m'éveillez ja*
L'AILE. 87
mais f • .. Mais quoi ! voici le jour^ le bruit et le tra-
vail ; le dur marteau de fer, la perçante cloche, de
son timbre d'acier, mie détrônent, me précipitent ;
mes ailes ont fondu. Terre lourde, je retombe à la
terre ; froissé, courbé, je reprends la charrue.
Quand, à la fin de l'autre siècle, l'homme eut
ridée hardie de se livrer au vent, de monter dans
les airs, sans gouvernail, ni rame, ni moyen de
direction, il proclama qu'enfin il aidait pris des
ailes, éludé la nature et vaincu la griivitation. De
cruels et tragiques événements démentirent cette
ambition. On étudia l'aile ; on entreprit de Timiter ;
on contrefit grossièrement l'inimitable mécanique.
Nous vîmes avec effroi, d'une colonne de cent pieds,
un pauvre oiseau humain, armé d'ailes immenses,
s'élancer, s'agiter et se briser en pièces.
La triste et funeste machine, dans sa laborieuse
complication, était bien loin de rappeler cet admi-
rable bras (bien supérieur au bras humain), ce sys-
tème de muscles qui coopèrent entre eux dans un si
fort et si vif mouvement. Détendue et dégingandée,
l'aile humaine manquait spécialement du muscle
tout-puissant qui lie l'épaule à la poitrine (l'humérus
au sternum), et donne le violent coup d'aile au vol
foudroyant du faucon. L'instrument tient ici de si
près au moteur, l'aviron au rameur, et fait si bien
un avec lui, que le martinet, la frégate rament à
88 L'âILE.
quatre-vingts lieues par heure, cinq ou six fois plus
vite que nos chemins de fer les plus rapides, dépas-
sant Touragan, et sans nul rival que Téclair.
Mais nos pai^vres imitateurs eussent-ils vraiment
imité l'aile, rien n'était fait. On copiait la forme,
mais non la structure intérieure ; on croyait que
l'oiseau avait dans le vol seul sa force d'ascension,
ignorant Ifi secret auxiliaire que la nature cache en
sa plume et ses os. Le mystère, la merveille, c'est
la faculté qu'elle lui donne de se faire, comme il
veut, léger ou lourd, en admettant plus ou moins
d'air dans ses réservoirs ménagés exprès. Pour de-
venir léger, il enfle son volume, donc diminue sa
pesanteur relative ; dès lors il monte de lui-même
dans un milieu plus lourd que lui. Pour descendre
ou tomber, il se fait petit, étroit, en chassant l'air
qui le gonflait, donc plus pesant, aussi pesant qu'il
veut. Voilà ce qui trompait, ce qui faisait la fatale
ignorance. On savait que l'oiseau est un vaisseau,
non qu'il fût un ballon. On n'imitait que l'aile ; l'aile
bien imitée, si Ton n'y joint cette force intérieure,
n'est qu'un sûr moyen de périr.
Mais cette faculté, ce jeu rapide de prendre ou
chasser l'air, de nager sous un lest variable à vo-
lonté, à quoi cela même tient-il ? à une puissance
unique, inouïe, de respiration. L'homme qui rece-
vrait autant d'air à la fois serait tout d'abord étouffé.
L'AILE. 89
Le poumon de l'oiseau, élastique et puissant, s'en
empreint, s'en emplit, s'en enivre avec force et dé-
lices, le verse à flots aux os, aux cellules aériennes.
Aspiration, rénovation de rapidité foudroyante de
seconde en seconde. Le sang, vivifié sans cesse d'un
air nouveau, fournit à chaque muscle cette inépui-
sable vigueur, qui n'est à nul autre être et n'ap-
partient qu'aux éléments.
La lourde image d'Antée touchant à la Terre, sa
mère, et y puisant des forces, rend faiblement,
grossièrement, quelque idée de cette réalité. L'oi-
seau n'a pas à chercher l'air pour le toucher et s'y
renouveler; l'air le cherche et afflue en lui; il
lui rallume incessamment le brûlant foyer de la
vie.
Voilà ce qui est prodigieux, et non pas l'aile.
Ayez l'aile du condor et suivez-le, quand du sommet
des Andes, et de leurs glaciers sibériques, il fond,
il tombe au rivage brûlant du Pérou, traversant en
une minute toutes les températures, tous les cli-
mats du globe, aspirant d'une haleine l'effrayante
masse d'air, brûlée, glacée, n'importe!... Vous ar-
riveriez foudroyés !
Le plus petit oiseau fait honte ici au plus fort
quadrupède. Prenez-moi un lion enchaîné dans un
ballon (dit Toussenel), son sourd rugissement se
perdra dans l'espace. Bien autrement puissante de
90 L'AILE.
Yoix et de respiration, la petite alouette monte en
filant son chant, et on l'entend encore quand on ne
la voit plus. Sa chanson gaie, légère, sans fatigue,
qui n'a rien coûté, semble la joie d'un invisible
esprit qui voudrait consoler la terre.
La force fait la joie. Le plus joyeux des êtres, c'est
l'oiseau, parce .qu'il se sent fort au delà de son ac-
tion, parce que, bercé, soulevé de l'haleine du ciel,
il nage, il monte sans effort, comme en rêve. La
force illimitée, la faculté sublime, obscure chez les
êtres inférieurs, chez l'oiseau claire et vive, de
prendre à volonté sa force au foyer maternel, d'as-
pirer la vie à torrent, c'est un enivrement divin.
La tendance toute naturelle, non orgueilleuse,
non impie, de chaque être, est de vouloir ressem-
bler k la grande Mère, de se faire à son image, de
participer aux ailes infatigables dont l'Amouf éter-
nel couve le monde.
La tradition humaine est fixée là-dessus. L'homme
ne veut pas être homme, mais ange, un dieu ailé.
Les génies ailés de la Perse font les chérubins de
Judée. La Grèce donne des ailes à sa, Psyché, à
l'âme, et elle trouve le vrai nom de l'âme, Vaspi-
ration, SaOfjia. L'âme a gardé ses ailes; elle passe
à tire-d'aile dans le ténébreux moyen âge, et va
croissant d'aspiration. Plus net et plus ardent se
formule ce vœu, échappé du plus profond de sa
L'AILE. 9 1
nature et de ses ardeurs prophétiques : « Oh ! si
j'étais oiseau ! » dit Thomme. La femme n'a nul
doute que l'enfant ne devienne un ange.
Elle Ta vu ainsi dans ses songes.
Songes ou réalités?... Rêves ailés, ravissement
des nuits, que nous pleurons tant au matin, si vous
étiez pourtant 1 Si vraiment vous viviez ! Si nous
n'avions perdu rien de ce qui fait notre deuil I si,
d'étoiles en étoiles, réunis, élancés dans un vol
éternel, nous suivions tous ensemble un doux pè-
lerinage à travers la bonté immense !...
On le croit par moments. Quelque chose nous dit
que ces rêves ne sont pas des rêves, mais des
échappées du vrai monde, des lumières entrevues
derrière le brouillard d'îci-bas, des promesses cer-
taines, et que le prétendu réel serait plutôt le mau-
vais songe.
PREMIERS ESSAIS DE L'AILE
PREMIERS ESSAIS DE L^AILE,
Il n'est point d'homme illettré, ignorant, point
d'esprit blasé, insensible, qui puisse se défendre
d'une émotion de respect, je dirai presque de ter-
reur, en entrant dans les salles de notre Musée
d'histoire naturelle.
Nulle collection étrangère, à notre connaissance,
ne produit cette impression.
D'autres, sans doute, comme celle du splendide
musée de Leyde, sont plus riches en tel genre; non
plus complètes, non plus harmoniques. Cette gran-
diose harmonie se sent instinctivement, elle impose
et saisit. Le voyageur inattentif, visiteur fortuit, est
pris sans s'y attendre; il s'arrête et il songe. En face
de cette énorme énigme, de cet immense hiérogly-
96 ' PREMIERS ESSAIS DE L'AILE.
phe qui pour la première fois se pose devant lui, il
se tiendrait heureux s'il pouvait lire un caractère,
épeler une lettre. Que de fois des gens du peuple,
surpris et tourmentés de telle forme bizarre, nous
en ont demandé le sens I Un mot les mettait sur la
voie, une simple indication les charmait; ils par-
taient contents et se promettaient de revenir. Au
contraire, ceux qui traversaient cet océan d'objets
inconnus, incompris, s'en allaient fatigués et tristes .
Formons le vœu qu'une administration si éclai-
rée, si haut placée dans la science, revienne à la
constitution primitive du Muséum, qui créait des
gardiens démonstrateurs , et n'admettait comme sur-
veillants de ce trésor que ceux qui pouvaient le
comprendre, et par moments l'interpréter.
Un autre vœu que nous osons former, c'est qu'à
côté des grands naturalistes on place les images des
courageux navigateurs, des voyageurs persévérants,
qui, par leurs travaux, leurs périls, en hasardant
cent fois leur vie, nous ont rapporté ces trésors.
S'ils valent en eux-mêmes, ils valent peut-être plus
encore par l'héroïsme et la grandeur de cœur de
ceux qui nous les ont gagnés. Ce charmant colibri,
madame, saphir ailé où vous verriez un futile objet
de parure, savez-vous bien qu'un Âzara, unLesson,
vous l'a rapporté des forêts meurtrières où l'on ne
respire que la mort? Ce tigre magnifique dont vous
PREMIERS ESSAIS DE L'AILE. 97
admirez le pelage, sachez que, pour le mettre ici,
il a fallu que, dans les jungles, il fût cherché, ren-»
contré faee à face, tiré, frappé au front par l'intré-
pide Levaillant? Ces voyageurs illustres, amants
ardents de la nature, souvent sans moyens, sans
secours, l'ont suivie aux déserts, observée et sur-
prise dans ses mystérieuses retraites, s'iraposantla
soif et la faim, d'incroyables fatigues, ne se plai-
gnant jamais, se croyant trop récompensés, pleins
d'amour, de reconnaissance à chaque découverte;
ne regrettant rien à ce prix, non pas même la mort
de la Pérouse ou de Mungo-Park, la mort dans les
naufrages, la mort chez les barbares.
Qu'ils revivent ici au milieu de nous! Si leur vie
solitaire s'écoula loin de l'Europe pour la servir,
que leurs images soient placées au milieu de la foule
reconnaissante, avec la brève indication de leurs
heureuses découvertes, de leurs souffrances et de
leur grand courage. Plus d'un jeune homme se
sentira ému d'avoir vu ces héros et reviendra rê-
veur et tenté de les imiter.
C'est la double grandeur de ce lieu. Des héros
envoyèrent ces choses, et elles furent recueillies,
classées, harmonisées par des grands hommes, à
qui tout afQuait comme à un centre légitime, et
que leur position, autant que leur génie, mit à
même d'opérer ici la centralisation de la nature.
98 PR8MIBRS EBSAIS DE L'AILE. .
Au dernier siècle^le grand mouvement des scien-
ces convei^ait autour d'un homme de génie, im-
portant par le rang, les entourages et la fortune ,
M. le comte de Buffon ; tous les dons des savants,
des voyageurs, des rois, venaient à lui, par lui se
classaient au Musée. De nos jours, un plus grand
spectade a fixé sur ce lieu l'attention émue de
^outès les nations du monde, quand deux hommes
immenses (plus que deux hommes, deux méthodes),
Guvier, Geoffiroy, y combattirent. Tous s'y intéres-
sèrent ou pour l'un ou pour l'autre, tous prirent
parti, envoyèrent pour ou contre des preuves au
Muséum, tel d^s livres, tel des animaux ou des faits
inconnus. De sorte que ces collections qu'on croi-
rait mortes sont vivantes ; elles palpitent encore de
cette lutte, animées par les grands esprits qui ont
appelé tous ces êtres en témoignage dans leur
comibat fécond.
Ce n'est pas là un dépôt fortuit. Ce sont des séries
trèsHSuivies, formées et composées systématique-
ment par de profonds penseurs. Les espèces qui
forment Iqé plus curieuses transitions entre les
genres y sont richement représentées. C'est là qu'on
voit bien mieux qu'ailleurs ce qu'ont dit Linné et
Lamark : qu'à mesure que nos musées s'enrichi-
raient, deviendraient plus complets, auraient moins
de lacunes, on avouerait que la nature ne fait rien
PREMIEaS MSfUJS DE L'AILE. 99
bitisqueoidtitjœAis par tnaoaitioDS douées et insen-
sibles. Où nous croyons voir dans ses œun«s un
saut, un videt un passage brusque et inbarmoni*
qua,accus(Hm'iiOiis nous-mêmes ; cette kumne, c'est
notre ignorance.
Ârr^ns^nous quelques moments aux solennels
passages où la vie incertaine semble osciller encore,
où h nature parait s'interroger elle-même, tâter sa
volonté. Seraîrj^ ptri^on ou mammifère? se dit Tètre;
il faésite et reste poisson à sang chaud, c'est la
bonne et douce tribu des lamentins, des phoques.
Serai-jfi mum ou qmirwpid»? ùvnx^ question, hé^
sitatîon perplexe, long combat et varié. Toutes les
p(^p^es en sofit raeoatéest les solutions diverses
des problèmes naïvement posées» réalisées, par des
êtnas bînrres, comme romitborbynque, qui n'aura
d'oiseau que le bec, comme la pauvre chauye-souris,
We innocenta tendre dans son nid de famille, dont
la lerme iodécise fait 1» laidwr et Tinfortune. En
elle, on voit que la nature cherche l'aile, et ne
kouve encore qu'une membrane velue, hideuse,
qui tautefois en £aît déjà la fon^ion :
Je suis oiseau, voyez mes ailes.
Mais Taile même ne &it pas l'oiseau.
Placez-vous vers le CMtre du ifus.ée, et toutprès
de l'horloge. Là» vous a^[M^ceve2, k gauche, le pre-
100 PREMIERS ESSAIS DE L'AILE.
mier rudiment de l'aile dans le manchot du pôle
austral; et dans son frère le pingouin boréal, plus
développé d'un degré. Ailerons écailleux, dont les
pennes luisantes rappellent le poisson bien mieux
que l'oiseau. Sur terre, c'est un infirme; la terre est
difficile pour lui, Tair impossible. Ne le plaignez pas
trop. Sa prévoyante mère le destine aux mers des
pôles, où il n'aura guère à marcher. Elle rhabille
soigneusement d'un beau fourreau de graisse et
d'une imperméable robe. Elle veut qu'il ait chaud
dans les glaces. Quel en est le meilleur moyen ! il
semble qu'elle ait hésité, tâtonné ,'"à côté du man-
chot ^n voit avec surprise un essai d'un, tout autre
genre, mais non pas moins frappant comme pré-
caution maternelle : c'est un gorfou très-rare, que
je n'ai vu dans nul autre musée, habillé d'une rude
fourrure de quadrupède, comme d'une sorte de poil
de chèvre, mais plus luisant peut-être que dans l'ani-
mal vivant, et certainement impénétrable à l'eau.
Pour mettre ensemble les oiseaux qui ne volent
pas, il nous faudrait rapprocher de ceux-ci le na-
vigateur du désert, l'oiseau-chameau, l'autruche
analogue au chameau même par la structure inté-
rieure. Du moins, si son aile ébauchée ne peut l'en-
lever de terre, elle l'aide puissamment à marcher,
lui donne une extrême vitesse; c'est sa voile pour
traverser son aride océan d'Afrique.
PREMIERS ESSAIS DE L'AILE. 101
Revenons au manchot, véritable point de départ
de la série, au manchot dont l'aile vraiment rudi-
mentaire ne sert point comme voile, n'aide point à
la marche, n'est qu'une indication comme un sou**
venir de la nature.
Elle s'en détache, se soulève péniblement dans
un premier essai de vol par deux figures étranges,
qui nous semblent grotesques et prétentieuses. Le
manchot ne l'est pas : honnête et simple créature,
on voit qu'il n'eut jamais l'ambition du vol. Mais en
voici qui s'émancipent, qui semblent chercher la
parure, ou la grâce du mouvement. Le gorfou parait
être un manchot décidé à quitter sa condition ; il
prend une aigrette coquette qui met en relief sa lai-
deur. L'informe macareux, qui semble la caricature
d'une caricature, le perroquet, lui ressemble par
un gros bec, mal dégrossi, mais sans tranchant ni
force, sans queue et mal équilibré, il peut toujours
être emporté par le poids de sa grosse tête. 11 se
hasarde à voleter pourtant au risque des culbutes.
Il plane noblement tout près de terre et fait l'envie
peut-être des manchots et des phoques. Parfois il
se hasarde en mer; malencontreux vaisseau, le
moindre vent fait son naufrage.
On ne peut le nier pourtant, l'essor est pris. Des
oiseaux de diverses sortes continuent plus heureu-
sement. Le genre si riche des plongeons, dans ses
LE TRIOMPHE DE I/AILE
LA FREGATE.
N'essayons pas d'énumérer tous les intermé-
diaires. Passons à l'oiseau blanc que je vois là-
haut dans les nues, oiseau qu'on voit partout, sur
l'eau, sur terre , sur les écuejls couverts et décou-
verts des flots, oiseau qu'on aime à voir, familier
et glouton, et qu'on peut appeler petit vautour des
mers. Je parle de ces myriades de goélands ou de
mouettes dont toute côte répète les cris. Trouvez-
moi des êtres plus libres. Jour et nuit, midi ou
nord , mer ou plage , proie morte où vivante, tout
leur est un. Usant de tout, chez eux partout, ils
promènent vaguement des flots au ciel leur blanche
106 LE TRIOMPHE DE L'AILE. ^
voile ; le vent nouveau qui tourne et change, c'est
toujours le bon vent qui va où ils voulaient aller.
Sont-il3 autre chose que l'air, la mer, les éléments
qui ont pris aile et volent? je n'en sais rien : à voir
leur œil gris, terne et froid (qu'on n'imite nullement
dans nos musées), on croit voir la mer grise, l'indif-
férente mer du Nord, dans sa glaciale impersonna-
lité. Que dis-je? cette mer edt plus émue. Parfois
phosphorescente , électrique, il lui arrive de s'ani-
mer bien plus. Le vieux père Océan, sournois,
colère, souvent sous sa face pâle roule bien des
pensées. Ses fils, les goélands, semblent moins
animaux que lui. Ils volent, de leurs yeux morts
cherchantquelque proie morte, s'attroupant, hâtant
en famille la destruction des grands cadavres qui
pour eux flottent sur la mer. Point féroces d'aspect,
égayant le .navigateur par leurs jeux, par l'appari-
tion fréquente de leurs blanches ailes , ils lui par-
lent des terres lointaines, des rives qu'il quitte ou
qu'il va voir, des amis absents, espérés. Et ils le
servent aussi à l'approche des orages,qu'ils annon-
cent et prédisent. Souvent leur voile éployée lui
conseille de serrer les siennes.
Car ne supposez pas que, l'orage venu, ils daigne-
ront plier les ailes. Tout au contraire, ils partent.
%'orage est leur récolte ; plus la mer est terrible,
\oins le poisson peut se soustraire à ces hardis
LA FIlAaATE. 107
pécheurs. Dans la baie de Biscaye, où la houle, pous-
sée du nord^uest^ traversant l'Atlantique , arrive
entassée, exhaussée à des hauteurs énormes, avec
des choc^ épouvantables, les goélands pladdes tra-
vaillent imperturbablement. « Je les voyais, dit
H. de Qoatrefages, décrire en Tair mille courbes,
plonger entre deux vagues, reparaître avec un pois-
son. Plus rapides qualid Ils suivaient le vent, plus
lents quand ili restaient en face, ils planaient ce-
pendant ayec la même aisance, sans paraître donner
un coup d'aile de plus que dans les plus beaux
jours. Et cependant les flots remontaient les ta-
lus, comme des cataractes à Tenvers, aussi haut que
la plate-forme de Notre-Dame, et l'écume plus
haut que Montmartre. Ils n'en semblaient pas plus
émus. »
L'homme n'a pas leur philosophie. Les matelots
sont fort émus lorsque, le jour baissant, une su-
bite nuit se faisant sur les mers, ils voient autour
du navire voler une sinistre petite figure, un fu-
nèbre oiseau noir. Noir n'est pas le mot propre, le
noir serait plus gai, la vraie nuance est celle d'un
brun fumeux qu'on ne définit pas. Ombre d'enfer,
ou mauvais songe, qui marche sur les eaux, se pro-
mène à travers la vague, foule aux pieds la tempête.
Ce pétrel (ou saitit pierre) est Thorreur du marin,
qui croit y voir une malédiction vivante. D'eu
1 08 LE TRIOMPHE DE L'AILE.
vient-il ? d'où peut-il surgir, à des distances énor-
mes de toute terre? que veut-il? ^que vient-il cher-
cher, si ce n'est le naufrage? 11 voltige impatient,
et déjà choisit les cadavres que lui va livrer sa com-
plice, l'atroce et méchante mer.
Voilà les fictions de la peur. Des esprits moins
effrayés verraient dans le pauvre oiseau un autre
navire en détresse, un navigateur imprudent qui,
lui aussi, a été surpris loin de la côte et sans abri.
Ce vaisseau est pour lui une île, où il voudrait bien
reposer. Le sillage seul du navire qui coupe et le
flot et le vent; c'est déjà un refuge, un secours con-
tre la fatigue. Sans cesse^ d'un vol agile, il met le
rempart du vaisseau entre lui et la tempête. Timide
et myope, on ne le voit guère que quand elle fait
la nuit. Il nous ressemble, il craint l'orage, il a
peur, ne veut pas périr, et dit comme vous, marins:
« Que deviendraient mes petits? »
Mais le temps noir se dissipe, le jour reparaît, je
vois un petit point bleu au ciel. Heureuse et sereine
région qui gardait la paix par-dessus Torage. Dans
ce point bleu , royalement , un petit oiseau d'aile
mmense.nage à dix mille pieds de haut. Goé-
land? non, l'aile est noire. Aigle? non, Toiseau est
petit.
C'est le petit aigle de mer, le premier de la race
ailée, l'audacieux navigateur qui ne ploie jamais la
LA FRÉGATE. 109
Yoile, le prince de la tempête, contempteur de tous
les dangers : le guerrier ou la frégate.
Nous avons atteint le terme de la série commen*
cée par l'oiseau sans aile. Voici l'oiseau qui n'est
plus qu'aile. Plus de corps : celui du coq à peine,
avecdesailesprodigieusesquivont jusqu'à quatorze
pieds. Le grand problème du vol est résolu et dé-
passé, car le vol semble inutile. Un tel oiseau, natu-
rellement soutenu par de tels appuis, n'a qu'à se
laisser porter. L'orage vient? il monte à de telles
hauteurs qu'il y trouve la sérénité. La métaphore
poétique , fausse de tout autre oiseau, n^est point
figure pour celui-ci : à la lettre il dort sur l'orage.
S'il veut ramer sérieusement, toute distance dis-
paraît. Il déjeune au Sénégal, dîne en Amérique.
Ou, s'il veut mettre plus de tetops, s'amuser en
route, il le peut; il continuera dans la nuit indéfini-
ment, sûr de se reposer.... sur quoi? sur sa grande
aile immobile, qu'il lui suffit de déployer sur l'air,
qui se charge seul de la fatigue du voyage, sur le
vent, son serviteur, qui s'empresse à le bercer.
Notez que cet être étrange a de plus cette royauté
de ne rien craindre en ce monde. Petit, mais fort,
intrépide, il brave tous les tyrans de l'air; il mé-
/ priserait au besoin le pygargue et le condor ; ces
énormes et lourdes bêtes s'ébranleraient à grand'-
peine qu'il serait déjà à dix lieues.
110 (LE TRIOMPHE DE L'AILE.
Oh I c'est laque l'enyie nons prend, lorsque dans
l'azur ardent des tropiques nous voyons passer en
bîompbe, à des hauteurs incroyables, presque im-
perceptible par la distance, l'oiseau noir dans la
solitude, unique dans le désort du ciel. Tout au
plus, un peu plus bas, le croise dans sa grftce légère
un blanc voilier, le paille*en-queue.
Que ne me prends-tu sur ton aile, roi de Tair,
sans peur, sans faitigue, maître de Tenace, dont le
vol si rafûde supprime le temps? Qui plus que ÙA
est détaché des basses fatalités de Tètre?
Une chose pourtant m'étonnait : c'était qu'envi*
sage de près, ce premier du royaume ailé n'a rien
de la sérénité que promet une vie libre. Son oeil est
cruellement dur,âpre, mobile, inquiet. Son attitude
tourmentée est celle d'une vigie malheureuse qui
doit, sous peine de mort, veiller sur l'infini des
mers. Celui-ci visiblement Mt effort pour voir au
loin, fit si sa vue ne le sert, l'arrêt est sur son noir
visage; la nature le condamne, il meurt.
En le regardant de près, on le voit, il n'a pas de
pieds. Fort courts du moins et palmés, ils ne peuvent
marcher, percher. Avec un bec formidable, il n'a
pas les griffes du véritable aigle de mer. Faux aigle,
et supérieur au vrai par l'audace conune par le vol,
il n'a pourtant pas sa force, il n'a pas ses prises
invincibles. U frappe et tue; peut-il saisir ?
I-
LK FRÉGATE. 111
De là sa vie toat incertaine, de hasards, vie de
corsaire, de pirate, plus que de Biarin, et la ques-
tien permanente qn'oa Ut très-bien sur son visage :
< Dtnerai-jef... aorai-je œ soir de quoi donner i
mes prtits? »
L'immense et snperbe appareil de ses aUes devien t
à terre un danger, un embarras. Il lui faut, pour
s'enlever, beaucoup d« vent ou un lien élevé, une
pointe , un roc. Surprise sur un saUe plat , sur les
bancs, les bas écneils où elle s'arrête souvent, la
frégate est sans défense ; elle a beau menacer, frap-
per, elle est assônunée à coups de bftton.
Sur mer, ces ailes immenses, admirables quand
elles s'élèvent, sont peu propres à raser Teau.
Mouillées, elles peuvent s'alourdir, enfoncer. Et dès
lors malheur à l'oiseau! il appartient aui poissons,
ii nourrit les basses tribus dont il comptait se
nourrir : le gibier mange le chasseur, le preneur
est ^8.
Et cependant comment faire! Sa nourriture est
dans les eaux II faut toujours qu'il s'en rapproche,
qu'il y retourne, qu'il rase sans cesse l'odieuse et
féconde mer qui menace de l'engloutir.
Donc cet être si bien armé, ailé, supérieur à tous
par la vue, le vol , Taudace , n'a qu'une vie trem-
blaute et précaire. 11. mourrait de faim s'il n'avait
l'industrie de se créer un pourvoyeur auquel il es-
112 LE TRIOMPHE DE L'AILE. ;
croque sa nourriture. Sa ressource, hélas f ignoble,
c'est d'attaquer un oiseau lourd et peureux, le
fou, excellent pécheur. La frégate , qui n'est pas
plus grosse, le poursuit , le frappe du bec sur le
cou, lui fait rendre gorge. Tout cela se passe dans
l'air; avant que le poisson tombe, elle le happe au
passage.
Si cette ressource manque, elle ne craint pas d'at-
taquer l'homme : «En débarquant à l'Ascension, dit
un voyageur, nous fûmes assaillis des frégates.
L'une voulait m'arracher un poisson de la main
même. D'autres voltigeaient sur la chaudière où
cuisait la viande pour l'enlever , sans tenir compte
des matelots qui étaient autour. »
Dampier en vit de malades, de vieilles ou estro-
piées, se tenant sur les écueils qui semblaient leurs
Invalides , levant des contributions sur les jeunes
fous, leurs vassaux, et se nourrissant de leur pêche.
Mais, dans leur état de force, elles ne posent guère
à terre, vivant comme les nuages, flottant de leurs
grandes ailes constamment d'un monde à l'autre,
attendant leur aventure, et perçant l'infini du ciel,
l'infini des eaux, d'un implacable regard.
Le premier de la gent ailée est celui qui ne pose
pas. Le premier des navigateurs est celui qui n'ar-
rive pas. La terre, la mer, lui sont presque égale-
ment interdites. Et c'est l'éternel exilé.
LÀ FRÉGATE. 113
N'envions rien. Nulle existence n'est vraiment
libre ici-bas, nulle carrière n'est assez vaste, nul
vol assez grand, nulle aile ne suffit. La plus puis-
sante est un asservissement. Il en faut d'autres que
l'âme attend, demande et espère :
Des aîleb pdr-dessus la vie 1
Des ailes par de là la mort I
8
LES RIVAGES
DÉCADENCE DE QUELQUES ESPÈCES
LES RIVAGES.
DÉCADENCE DE QOELQUES ESPÈCES.
J'ai maintes fois, en des j ours de tristesse , observé
un être plus triste, que la mélancolie aurait pris
pour symbole : c'était le rêveur des marais, Toîseau
contemplateur qui, en toutes saisons, seul devant
les eaux grises, semble, avec son image, plonger
dans leur miroir sa pensée monotone.
Sa noble aigrette noire, son manteau gris de
perle, ce deuil quasi royal contraste avec son corps
chétif et sa transparente maigreur. Au vol, le pau-
vre hère ne montre que deux ailes ; pour peu qu'il
s'éloigne en hauteur, du corps il n'est plus ques-
tion: il devient invisible. Animal vraiment aérien,
.118 LES RIVAGES.
pour porter ce corps si léger, le héron a assez , il a
trop d'une patte ; il replie l'autre ; presque toujours
sa silhouette boiteuse se dessine ainsi sur le ciel
dans un bizarre hiéroglyphe.
Quiconque a vécu dans l'histoire^ dans l'étude
des races et des empires déchus, est tenté de voir
là une iniage de décadence. C'est un grand seigneur
ruiné, un roi dépossédé, ou je me trompe fort. Nul
être ne sort à cet état misérable des mains de la
nature. Donc» je me hasardai à interroger ce rêveur
et je lui dis de loin^^es paroles que sa très-fine ouïe
perçut exactement: « Ami pêcheur, voudrais-tu
bien me dire (sans délaisser la station) pourquoi
toujours si triste, tu semblés plus triste aujour-
d'hui? As-tu manqué ta proie? le poisson trop sub-
til a»t-il trompé tes yeux? la grenouille moqueuse
te défie-t-elle au fond de l'onde?
— Non, poissons ni grenouilles n'ont pas ri du
héron... • Mais le héron lui-même rit de lui,»se mé-
prise quand il entre en sa pensée de ce que fut sa
noble race et de l'oiseau des anciens jours*
c Tu veux savoir à quoi je rôve? Demande au
chef indien des Ghérokés, des Jowais, pourquoi des
jours entiers, il tient la tête sur le.coude, regardant
sur l'arbre d'en face un objet qui n'y fut jamais.
< La terre fut notre empire, le royaume des
oiseaux aquatiques dans l'âge ibtermédiaii« où,
DÉGADENGB BM QUELQOES ESPÈCES. 1)9
jeune, elle émergeait des eaux. Temps de combats,
de lutte, mais d'abondante subsistance. Pas un hé-
ron alors qui ne gagnAt sa vie. Besoin n'était d'at-
tendre ni de poursuivre; la proie poursuivait le
chasseur; elle sifflait, coassait de tou^ câtés. Des
millions d'êtres de nature indécise, oiseaux-cra<-
pauds, poissons ailés, infestaient les limites mal
tracées des deux éléments* Qu'auriez-vous fait,
vous autres, faibles et derniers-nés du monde?
l'oineau vous prépara la terre. Des combats gigan-
tesques eurent lieu contre les monstres énormes,
fils du limon ; le (ils de l'air, l'oiseaui prit taille de
géant. Si vos histoires ingrates n'ont pas trace de
tout cela, la grande histoire de Dieu le raconte au
fond da la terre où elle a déposé les vaincus, les
vainqueurs, les monstres exterminés par nous et
celui qui les détruisit.
« Vos fictions mensongères nous bercent d'un
Hercule humain, Que lui eût servi sa massue contre
le plésiosaure? qui eût attendu face k face cet hor<-
rible léviathan ? U y fallait le vol, l'aile forte, intré-
pide, qui du plus haut lançait,' relevait, relançait
l'Hercule oiseau, Tépiomis, un aigle de vingt pieds
de haut et de cinquante pieds d'envergure, impla-
cable chasseur qui, nudtre de trois éléments, dans
Tair, dans l'eau, dans la vase profonde, suivait le
dragon sans repos.
120 LES RIVAGES.
« L'homme eût péri cent fois. Par nous l'homme
devint possible sur une terre pacifiée. Mais qui s'é-
tonnera que ces terribles guerres, qui durèrent des
milliers d'années, aient usé les vainqueurs, lassé
l'Hercule ailé, fait de lui un faible Persée, souvenir
effacé, pâli, de nos temps héroïques?
« Baissés de taille, de force, sinon de cœur, affa-
més par la victoire même, par la disparition des
mauvaises races, par la division des éléments qui
nous cacha la proie au fond des eaux, nous fûmes
sur la terre, dans nos forêts et nos marais, pour-
suivis i notre tour par les nouveaux venus qui, sans
nous, ne seraient pas nés. La malice de l'homme
des bois et sa dextérité furent fatales à nos nids.
Lâchement, dans l'épaisseur des branches qui gê-
nent le vol, entravent le combat, il mettait la main
sur les nôtres. Nouvelle guerre, celle-ci moins
heureuse, qu'Homère appelle la guerre des pyg-
mées et des grues. La haute intelligence des grues,
leur tactique vraiment militaire, n'ont pas empêché
l'ennemi, l'homme, par mille arts maudits, de
prendre l'avantage. Le temps était pour lui, la terre
et la nature ; elle va desséchant le globe, tarissant
les marais, supprimant la région indécise oi!i nous
régnâmes. Il en sera de nous, à la longue, conune
du castor. Plusieurs espèces périront; peut-être un
siècle encore, et le héron aura vécu. »
DÉCADENCE DE QUELQUES ESPÈCES. 121
Histoire trop vraie. Sauf les espèces qui ont pris
leur parti, ont délaissé la terre, se sont franche-
ment vouées et sans réserve à l'élément liquide,
sauf les plongeurs, le cormoran, le sage pélican et
quelques autres, les tribus aquatiques semblent en
décadence. L'inquiétude, la sobriété, les maintien-
nent encore. C'est ce souci persévérant qui a doué
le pélican d'un organe tout particulier, lui creusant
sous son bec distendu un réservoir mobile, signe
vivant d'économie et d'attentive prévoyance.
Plusieurs, comme le cygne, habiles voyageurs^
vivent en variant leur séjour. Mais le cygne lui-
même, immangeable, ménagé de l'homme pour sa
beauté, sa grâce, le cygne, si commun jadis en
Italie, et dont Virgile parle sans cesse, y est rare
maintenant. On chercherait en vain ces blanches
flottes qui couvraient de leurs voiles les eaux du
Mincio, les marais de Mantoue, qui pleuraient
Phaétori à l'ombre de ses sœurs, ou dans leur vol
sublime, poursuivant les étoiles d'un chant harmo-
nieux, leur portaient le nom de Varus.
Ce chant, dont parle toute l'antiquité, est-il une
fable ? Les organes du chant, qu'on trouve si déve-
loppés chez le cygne, lui furent-ils toujours inu-
tiles? Ne jouaient-ils pas dans une heureuse liberté
quand il avait une atmosphère plus chaude, quand
il passait le meilleur de Tannée aux doux climats
122 LES RIVAQES.
de Grèce et d'Italie? On serait tenté de le croire.
Le cygne, refoulé au nord, où ses amours trouvent
mystère et repos, a sacrifié son chant, a pris Tac-
cent barbare^ qu il est devenu muet. La muse est
morte, l'oiseau a survécu*
Sociable, disciplinée, pleine de tactique et de res-
sources, la grue, type supérieur 4'intelligence dans
ces espèces^ devait, ce semble, prospérer, se main-^
tenir partout dans son ancien empire. Elle a perdu
pourtant deux royaumes : la France, qui ne la voit
plus qu'au passage; TAngleterre, où maintenant
elle hasarde rarement de déposer ses œufs.
Le héron, au temps d'Aristote, était plein d'in- .
dustrie et de sagacité. L'anti(}uité le consultait sur
le beau temps, Torage, comme un des plus graves
augures. Déchu au moyen âge, mais gardant sa
beauté, son vol qui monte au ciel, c'était encore
un prince, un oiseau féodal ; les rois voyaient en
lui une chasse de roi et le but du noble faucon. Si
bien le chassa-t-on que, jsous François P', il devint
rare : ce roi le loge autour de lui à Fontainebleau,
y fait des héronniëres. Deux ou trois siècles pas-
sent, et Buffon croit encore < qu'il n'y a guère de
provinces où des héronnières ne se trouvent, » ,
De nos jours, Toussenel n'en connaît qu'une en
France, au nord du moins, dans la Champagne;
entre Reims et Épernay, un bois recèle le dernier
DËGADENGE DE QUELQUES ESPÈCES. 123
asile où le pauvre solitaire ose encore cacher ses
amours.
Solitaire 1 c'est là sa condamnation. Moins socia-
ble que la grue, moins familier que la cigogne, il
semble devenu farouche même aui siens, à celle
qu'il aime. Court et rare, le désir l'arrache à peine
un jour à sa mélancolie. Il tient peu à la vie. Captif,
il refuse souvent la nourriture, s'éteint sans plainte
et sans regret.
Les oiseaux aquatiques, êtres de grande expé-
rience, la plupart réfléchis et docteurs en deux élé-
ments, étaient, dans leur meilleure époque, plus
avancés que bien d'autres. Ils méritaient les mé-
nagements de l'homme. Tous avaient des mérites
d'originalité diverse. L'instinct çocial des grues,
leur singulier esprit mimique, les rendaient aima-
bles, amusantes. La jovialité du pélican et son hu-
meur joueuse, la tendresse de l'oie, sa faculté d'at-
tachement, la bonté enfin des cigognes, leur piété
pour leurs vieux, parents, attestée par tant de té-
moins, formaient entre ce monde et nous des liens
sympathique que la légèreté humaine n'aurait pas
dû briser barbarement.
LES HÉRONNIÈRES D'AMÉRIQUE
WILSON
LES HÉRONNIÉRES D'AMERIQUE.
>WÎLS0N.
La décadence du héron est moins sensible en
Amérique. Il est moins poursuivi. Les solitudes
sont plus vastes. Il trouve encore, sur ses marais
chérist» des forêts sombres et presque impénétrables.
Dans ces ténèbres il est plus sociable; dit ou quinze
ménagée s'y établissent ensemble ou à peu de dis-
tancé. L'obscurité parfaite des grands cèdres sur
les eaUx livides les rassure et les réjouit. Vers le
haut de ces arbres, ils construisent avec des bâtons
une large plate-tbrme qu'ils couvrent de petites
branches : voilà le domicile de la famille et l'abri
des amours; ià, la ponte tranquille, l'éclosion, l'é-
128 LES HÉRONNIÈRES D'AMÉRIQUE.
ducation du vol, les enseignements paternels qui
formeront le petit pêcheur. Ils n'ont pas fort à
craindre que l'homme vienne les inquiéter dans ces
retraites ; elles se trouvent non loin de la mer, spé-
cialement dans les Carolines, dans les terrains bas
et fangeux, lieux chéris de la fièvre jaune. Tel ma-
rais, ancien bras de mer ou de rivière, vieille flaque
oubliée derrière dans la retraite des eaux, s'étend
parfois, sur la largeur d'un mille, à cinq ou six milles
de longueur. L'entrée n'est pas fort invitante ; vous
voyez un front de tronc d'arbres, tous parfaite-
ment droits et dépouillés de branches, de cinquante
ou soixante pieds, stériles jusqu'au sommet, où ils
mêlent et rapprochent leurs flèches végétales d'un ,
sombre vert, de manière à garder sur l'eau un cré-
puscute sinistre. Quelle eau 1 une fermentation de
feuilles et de débris, où les vieilles souches mon-
tent pêle-mêle l'une sur l'autre, le tout d'un jaune
sale, où nage à la surface une mousse verte et écu-
meuse. Avancez : ce qui semble ferme est une mare
où vous plongez. Un laurier à chaque pas intercepte
le passage; pour passer outre, il faut une lutte
pénible avec ses branches, avec des débris d'arbres,
des lauriers toujours renaissants. De rares lueurs
percent l'obscurité ; ces régions affreuses ont le si-
lence de la mort. Sauf la note mélancolique de deux
ou trois petits oiseaux, que l'on entend parfois, ou
WILSON. 1 20
le héron et son cri enroué, tout est muet, désert ;
mais, que le vent sf élève, de la cime des arbres
le triste héron gémit, soupire. Si la tempête vient,
ces grands cèdres nus, ces grands mâts, se balan-
cent et se heurtent, toute la forêt hurle, crie,
gronde, imite à s'y tromper les loups, les ours,
toutes les bétes de proie.
Aussi ce ne fut pas sans étonnement que, vers
1805, les hérons, si bien établis, virent rôder sous
leurs cèdres, en pleine mare, un rare visage, un
homme. Un seul était capable de les visiter là, pa-
tient, voyageur infatigable, et brave autant que pa-
cifique ; Tami, l'admirateur des oiseaux, Aleifandre
Wilson.
Si ce peuple avait su le caractère du visiteur,
loin de s'en effrayer, il fût venu sans doute à sa
rencontre pour lui faire de ses cris, de ses bat-
tements d'aile, un salut; amical, une fraternelle
ovation.
Dans ces années terribles où l'homme fit de
l'homme la plus vaste destruction qui jamais se soit .
vue, il y avait en Ecosse un homme de paix. Pauvre
tisserand de Glascow, dans son logis humide et
sombre, il rêvait la nature, l'infini des libres forêts,
la vie ailée surtout. Son métier de cul-de-jatte, con-
damné à rester assis, lui donna l'amour extatique
du vol et de la lumière. S'il ne prit pas des ailes.
130 LES HÉaONNlfeRES D'AMÉRIQUE.
c'est que la don sublime a'est encore dans ce monde
que le rêve et Tespoir de l'autre. Nul doute qu'au-
jourd'hui, WiUon, tout à fait affranchi, ne vole,
oiseau de Dieu, dans une étoile moins obscur^, ob-
servant plus à l'aise sur Taile du condor et de Tœil
du faucon.
Il avait essayé d'abord de satisfaire son goût pour
les oiseaux en compulsant les livres de gravures qui
prétendent les représenter. Lourdes et gauches ca-
ricatures qui donnent une idée ridicule de la forme,
et du mouvement, rien ; or, qu'est<-ce que l'oiseau
hors la grâce et le mbuvement? Il n'y tint pas. Il
prit un parti décisif : ce fut de quitter tout, son mé-
tier, son pays. Nouveau Robinson Crusoé, par un
naufrage volontaire, il voulait s'exiler aux solitudes
d'Amérique : là, voir lui-même, observer, décrire,
peindre. Il se souvint alors d'une chose : c'est qu'il
ne savait ni dessiner, ni peindre, ni écrire. Voilà
cet homme fort, patient et que rien ne pouvait re-
buter, qui apprend à écrire très-bien, très-vite*.
Bon écrivain, artiste infiniment exact, main fine et
sûre, il parut, sous sa mère et maltresse la nature,
moins apprendre que se souvenir.
Armé ainsi, il se lance au désert, dans les forêts,
anx savanes malsaines, ami des buffles et convive
des ours, mangeant les fruits sauvages, splendi-
dement couvert de la tente du ciel. Où il a chance
WILSON. 131
de voir un oiseau rare, il reste, il campe, il estchez
lui. Qui le presse en effet? Il n'a pas de maison qui
le rappelle, ni femme, ni enfant qui l'attende. Il a
une famille, c'est vrai : mais la grande famille qu'il
observe et décrit. Des amis, il en à : ceux qui n'ont
pas encore la défiance de l'homme et qui viennent
percher à son arbre et causer avec lui.
Et vous avez raison, oiseaux, vous avez là un
très-solide ami, qui vous en fera bien d'autres, qui
vous fera comprendre, ayant été oiseau lui-même
de pensée et de cœur. Un jour, le voyageur péné-
trant dans vos solitudes, et voyant tel de vous voler
et briller au soleil, sera peut-être tenté de sa dé-
pouille, mais se souviendra de Wilson. Pourquoi
tuer Vami de Wilson? et ce nom lui venante lamé-
nioire, il baissera son fusil.
Je ne vois pas, au reste, pourquoi on étendraità
l'infini ces massacres d'oiseaux, du moins pour les
espèces qui sont dans nos musées, et dans les mu-
sées peints de Wilson, d'Audubon, son disciple ad-
mirable, dont le livre royal, donnant et la famille^
et l'oeuf, le nid, la forêt, le paysage même , est une
lutte avec la nature.
Ces grands observateurs ont une chose qui les
met à part. Leur sentiment est si fin, si précis, que
nulle généralité n'y satisfait : ils observent par indi-
vidu. Dieu ne s'informe pas, je pense, de nos chis-
132 LES HÉRONNIÈRES D'AMÉRIQUE.
sifications : il crée tel être, s'inquiète peu des lignes
imaginaires, dont nous isolons les espèces. De
même, Wilson ne connaît pas d'oiseaux engènéral,
mais tel individu, de tel âge , de telle plume, dans
telles circonstances. Il le sait, Ta vu, revu, et il vous
dira ce qu'il fait, ce qu'il mange, comme il se com-
porte, telle aventure enfin, telle anecdote de sa vie,
« J'ai connu un pivert. J'ai souvent vu un balti-
more. » quand il s'exprime ainsi, vous pouvez vous
fier à lui; c'est qu'il a été avec eux en relation
suivie, dans une sorte d'amitié et d'intimité de fa-
mille. Plût au ciel que nous connussions l'honmie à
qui nous avons affaire, comme il a connu l'oiseau
quay ou le héron des Garolines !
Il est bien entendu et facile à deviner que, quand
cet homme-oiseau revint parmi les hommes, il ne
trouva personne pour l'entendre. Son originalité
toute nouvelle, de précision inouïe; sa faculté uni-
que d'individi^liser (seul moyen de refaire, de re-
créer l'être vivant) fut justement l'obstacle à son
succès. Ni les libraires , ni le public , ne vou-
laient rien que de nobles, hautes et vagues géné-
ralités, tous fidèles au précepte du comte deBuffon:
Généraliser, c'est ennoblir; donc prenez le mot
général.
Il a fallu le temps, il a fallu surtout que ce
génie fécond après sa mort fit un génie semblable.
WILSON. 133
l'exact, le patient Audubon, dont l'œuvre colossale
a étonné et conquis le public, démontrant que la
vraie et vivante représentation de l'individualité
est plus noble et plus grandiose que les œuvres
forcées de l'art généralisateur.
La douceur d'Ame du bon Wilson, si indignement
méconnue, éclate dans sa belle préface. Tel peut la
trouver enfantine, mais nul cœur innocent ne se
défendra d'en être touché,
ce Dans une visite à un ami, je trouvai son jeune
fils de huit ou neuf ans qu'on élève à la ville, mais
qui, alors à la campagne, venait de recueillir, en
courantdans les champs, un beau bouquet de fleurs
sauvages de toutes couleurs. Il les présenta à sa
mère, dans la plus grande animation, disant:
« Chère maman, voyez quelles belles fleurs j'ai re-
« cueillies !...OhI j'en pburrai cueillir bien d'autres
< qui vienirent dans nos bois, et plus belles encore !
« N'est-ce pas, maman, je vous en apporterai en-
« core ? » Elle prit le bouquet avec un sourire de
tendresse , admira silencieusement cette beauté
simple et touchante de la nature, et lui dit : « Oui,
< mon fils. » L'enfant partit sur l'ailé du bonheur.
<r Je me trouvai moi-même dans cet enfant, etje
fus frappé de la ressemblance. Si ma terre natale
reçoit avec une gracieuse indulgence les échan-
tillons que je lui présente humblement, si elle ex-
134 LES HÉRONNIËRES D'AMÉRIQUE.
prime le désir que je lu\ en porte énôâfe plus, ma
plus haute ambition sera satisfaite. Car, comme
dit mon petit ami, nos bois en sont pleins ; feu
puis cueillir bien d'autres et plus belles encore. »
(Philadelphie, 1808.>
LE COMBAT
LES TROPIQUES
LE COMBAT.
LES TROPIQUES,
Une dame de nos parentes, qui vivait à la Loui-
siane, allaitait son jeune enfant. Chaque nuit, son
sommeil était troublé par la sensation étrange d'un
objet froid et glissant qui aurait tiré le lait de son
sein. Une fois, même impression ; mais elle était
éveillée; elle s'élance, elle appelle, on apporte de
la lumière, on cherche, on retourne le lit; on
trouve Tafifreux nourrisson, un serpent de forte
taille et de dangereuse espèce. L'horreur qu'elle
en eut lui fit à l'instant perdre son lait.
Levaillant raconte qu'au Gap, dans un cercle, au
milieu d'une paisible conversation, la dame de la
138 LB COMBAT.
maison pAlit, jette on cri terrible. Un serpent lui
montait aux jambes, nn de ceux dont la piqûre
fait mourir en deux minutes. A grand'peine on le
tua.
Aux Indes, un de nos soldats, reprenant son
havre-sac qu*il avait posé, trouve derrière le dan-
gereux serpent noir, le plus venimeux de tous. Il
allait le couper en deux. Un bon Indien s'interpose,
obtient grâce, prend le serpent. Piqué, il meurt
sur le coup.
Telles sont les terreurs de la nature dans ces cli-
mats formidables Mais les reptiles, rares aujour-
d'hui, n'y sont pas le plus grand fléau. Celui de
tous les instants, de tous s lieux, c'est Tinsecte.
Il est partout, il est ^ans tout; il a les allures
pour venir à vous ; il marche, nagé, se glisse, vole;
il est dans l'air, vous le respirez. Invisible, il se
révèle par les plus cuisantes piqûres. Récemment,
dans un de nos ports, un employé des archives
ouvre un carton de papiers des colonies apporté
depuis longtemps. Une mouche en sort furieuse;
elle le suit, elle le pique; en deux jours, il était
mort.
Les plus endurcis des hommes, les boucaniers et
flibustiers, disaient que, de tous les dangers et de
toutes les douleurs, ce qu'ils redoutaient le plus,
c'étaient les .piqûres d'Insectes.
LES TROHOUES. 139
Intangibles le plus souvent, invisibles, irrésîs- *
tibles, ils sont la destruction même, sous la forme
inéluctable. Que leur opposer, quand ils viennent
en guerre et par légions? Une fois,à laBarbade, on
observa une armée immense de grosses fourmis,
qui, poussée de causes inconnues, avançait en co-
lonne serrée dans le même sens contre les habita-
tions. En tuer, c'était peine perdue. Nul moyen de
les arrêter. On imagina heureusement de faire sur
leur route des traînées de poudre auxquelles on
mettait le feu. Ces volcans les épouvantèrent, et le
torrent peu à peu se Sétouma de côté.
Nul arsenal du moyen âge, avec toutes les armes
étranges dont on se servait alors ; nulle boutique
de coutelier pour la chirurgie, avec les milliers
d'instruments efiFrayants de l'art moderne, ne peut
se comparer aux monstrueuses armures des insectes
des tropiques, aux pinces, aux tenailles, aux dents,
aux scies, aux trompes, aux tarières, à tous les ou-
tils de combat, de mort et de dissection, dont ils
vont armés en guerre, dont ils travaillent', per-
cent, coupent, déchirent, divisent finement, aveé
autant d'adresse et de dextérité que d'âpreté fu-
rieuse.
Les plus grands ouvrages n'ont rien qui soit
au-dessus des forces de ces terribles légions. Don-
nez-leur un vaisseau de ligne, que dis-je? une
140 LE COMBAT.
ville à dévorer. Ils s'en chargent avec joie. A la
longue, ils ont creusé sous Valence, près de Ga-
raccas, des abtmes et des catacombes; elle est
maintenant suspendue. Quelques individus de ces
tribus dévorantes, malheureusement apportés à la
Rochelle^ se sont mis à manger la ville, et déjà
plus d'un édifice chancelle sur des charpentes qui
n'ont plus que l'apparence et dont l'intérieur est
rongé.
Que ferait un homme livré aux insectes ?pn n'ose
y penser. Un malheureux, qui était ivre, tomba
près d'une charogne. Les insectes qui dépeçaientle
mort n'en distinguèrent point le vivant ; ils en pri-
rent possession, y entrèrent par toutes les portes,
remplirent toutes les cavités naturelles. Nul moyen
de le sauver. Il expira au milieu d'effroyables con-
vulsions.
Dans ces brûlantes contrées où la décomposition
rapide rend tout cadavre dangereux, où toute mort
menace la vie, à l'infini se multiplient ces terri-
bles accélérateurs de la disparition des êtres. Un
corps touche à peine la terre qu'il est saisi, atta-
qué, désorganisé, disséqué. Il en reste à peine les
os. La nature, mise en péril par sa propre fécon-
dité, les appelle, les excite, les pique par la cha-
leur, par l'irritation d'un monde d'épices et de
substances acres. Elle en fait de furieux chasseurs,
%
LES TROPIQUES. 141
d'insatiables gloutons. Le tigre et le lion sont des
êtres très-doux, modérés, sobres, en comparaison
du vautour; mais qu'est-ce que le vautour devant
tel insecte qui parvient, en vingt-quatre heures,
à manger trois fois son poids?
La Grèce avait vu la nature sous la noble et froide
ima^e de Gybèle tratnée par les lions. L'Inde a vu
son dieu Syva, digu de la vie et de la mort, qui
sans cesse cligne de l'œil, ne regarde jamais Qxe-
ment, parce qu'un seul de ses regards mettrait
tous les mondes en poudre. Faibles imaginations
des hommes en présence de la réalité! Leurs fic-
tions, que sont- elles devant le brûlant foyer où,
par atome ou par seconde, la vie meurt, naît,
flamboie, scintille?... ûui pourra en soutenir la
foudroyante étincelle sans vertige'et sans effroi?
Trop juste et trop légitime l'hésitation du voya-
geur à l'entrée des redoutables forêts où la nature
tropicale, sous des iormes souvent charmantes, fait
son plus âpre combat. Il y a lieu d'hésiter, quand
on sait que l'on considère comme la meilleure dé-
fense des forteresses espagnoles un simple bois
de cactus qui, planté autour, est bientôt plein de
serpents. Yous y sentez fréquemment une forte
odeur de musc, odeur fade, odeur sinistre. Elle vous
dit que vous marchez sur une terre qui n'est que
poussière des morts ; débris d'animaux qui ont
142 I£ COMBAT.
cette odeur, de chats-tigres^ de crocodiles, de vau-
tours, de Yipères et de serpents à sonnettes.
Le danger est plus grand peut«étre dans ces fo-
rêts vierges, où tout vous parle de vie, où fer-
mente éternellement le bouillonnant creuset de la
nature.
Ici et là, leurs vivantes ténèbres s'épaississent
d'une triple voûte, et par des arbres géants, et par
des enlacements de lianes, et par des herbes de
trente pieds à larges et superbes feuilles. Par place,
ces herbes plongent dans le vieux limon primitif,
tandis qu'à cent pieds plus haut, par-dessus la
grande nuit, des fleurs altiëres et puissantes se
mirent dans le brûlant soleil.
Aux clairières, aux étroits passages où pénètrent
ses rayons, c'est une scintillation, un bourdonne-
ment éternel, des scarabées, papillons, oiseaux-
mouches et colibris, pierreries animées et mobiles,
qui s'agitent sans repos. La nuit, scène plus éton-
nante! commence l'illumination féerique des mou-
ches luisantes, qui par milliards de millions, font
des arabesques fantasques^ des fantaisies effrayantes
de lumière, des grimoires de feu.
Avec toute cette splendeur, aux parties basses
clapote un peuple obscur, un monde sale de caï-
mans, de serpents d'eau . Aux troncs des arbres
énormes, les fantastiques orchidées, fîUes aimées
LES TROPIQUES. 143
de la fièvre, enfants de l'air corrompu, bizarres
papillons végétaux, se suspendent et semblent vo-
ler. Dans ces metirtrières solitudes, elles se dé-
lectent et se baignent dans les miasmes putrides,
boivent la mort qui fait leur vie^ et traduisent, par
le caprice de leurs couleurs inouïes, l'ivresse de la
nature.
N'y cédez pas, défendez-vous, ne laissez point
gagner au charme votre tête appesantie. Debout!
debout I sous cent formes, le danger vous envi-
ronne. La fièvre jauùe est sous ces fleurs, et le
vomito nero ; à vos pieds traînent les reptiles. Si
vous cédiez à la fatigue, une armée silencieuse
d'anatomistes implacables prendrait possession de
vous, et d'un million de lancettes ferait de tous vos
tissus une admirable dentelle^ ime gaze, un souffle,
un néant.
A cet abtme engloutissant de mort absorbante,
de vie famélique, qu'oppose Dien qui nous rassure?
Un autre abtme non moins af&mé, altéré de vie,
mais moins implacable à l'bomme.Je voisToiseau,
. et je respire* '
Quoi! C'est vous, fleurs animées, topazes et sa-
phirs ailés, c'est vous qui serez mon salut? Votre
àpreté libératrice, acharnée à l'épuration de cette
surabondante et furieuse fécondité, rend seule ac-
cessible l'entrée de la dangereuse féerie. Vous ab-
144 LE COMBAT.
sentes, la nature jalouse ferait, sans que le plus
hardi eût osé jamais Tobserver, son travail mysté-
rieux de fermentation solitaire. Qui suis-je ici? et
comment me défendre? Quelle puissance y servi-^
rait? L'éléphant, l'ancien mammouth, y périrait
sans ressource d'un million de dards mortels. Qui
les brave? l'aigle ? le condor? non, ud peuple plus
puissant, l'intrépide, l'innombrable légion des
gobe-mouches.
Oiseaux-mouches et colibris, leurs frères de toutes
couleurs vivent impunément dans ces brillantes
solitudes où tout est danger, parmi les plus veni-
meux insectes, et sur les plantes lugubres dont
l'ombre seule fait mourir. L'un d'eux (huppé, vert
et bleu), aux Antilles, suspend son nid à l'arbre
qui fait la terreur, la fuite de tous les êtres, au
spectre dont le regard semble glacer pour toujours,
aii funèbre mancenillier.
Miracle ! il est tel perroquet qui moissonne intré-
pidement les fruits de l'arbre terrible, s'en nourrit,
en prend la livrée et semble dans son vert sinistre,
puiser l'éclat métallique de ses triomphantes ailes.-
La vie, chez ces flammes ailées, le colibri, l'oiseau-
mouche, est si brûlante, si intense, qu'elle brave
tous les poisons. Leur battement d'ailes est si vif
que l'œil ne le perçoit pas ; l'oiseau-mouche semble
immobile, tout à fait sans action. Un hour! fiour!
LES TROPIQUES. 145
continuel en sort, jusqu'à ce que, tête basse, il
plonge du poignard de son bec au fond d'une fleur,
puis d'une autre, en tirant les sucs, et pêle-mêle les
petits insectes ; tout cela d'un mouvement si rapide
que rien n'y ressemble ; mouvement âpre, colérique
d'une impatience extrême, parfois emporté de furie,
contre qui ? contre un gros oiseau qu'il poursuit et
chasse à mort, contre une fleur déjà dévastée à qui
il ne pardonne pas de ne point l'avoir attendu. Il
s'y acharne, l'extermine, en fait voler les pétales.
Les feuilles absorbent, comme on sait , les poi-
sons de l'air, les fleurs les résorbent. Ces oiseaux
vivent des fleurs, de ces pénétrantes fleurs, de leurs
sucs brûlants et acres, en réalité, de poisons. Ces
acides semblent leur dçnner et leur âpre cri et
l'éternelle agitation de leurs mouvements coléri-
ques. Ils contribuent peut-être bien plus directe-
ment que la lumière à les colorer de ces reflets
étranges qui font penser à l'acier, à l'or, aux pierres
précieuses, plus qu'à des plumes ou à des fleurs.
Le contraste est violent entre eux et l'homme.
Celui-ci, partout dans les mêmes lieux, périt ou
défaille, les Européens qui viennent à la lisière de
ces forêts pour essayer la culture du cacao et autres
denrées tropicales ne tardent pas à succomber. Les
indigènes languissent, énervas et atrophiés. Le
point de la terre où Thomme tombe le plus près de
10
146 LE COMBAT.
• »
la béte est celui où Toiseau triomphe, où sa parure
extraordinaire, luxueuse et surabondante, lui a
mérité son nom d'oiseau du paradis.
N'importe ! de tout plumage, de toute couleur,
de toute forme, ce grand peuple ailé, vainqueur,
dévorateur des insectes, et, dans ces fortes espèces,
chasseur acharné des reptiles, s'envole par toute la
terre comme le précurseur de l'homme, épurant,
préparant son habitation. Il nage intrépidement
sur cette grande mer de mort, sifflante, coassante
et grouillante, sur les miasmes terribles, les aspire
et les défie.
C'est ainsi que la grande œuvre du salut, l'antique
combat de l'oiseau contre les tribus inférieures qui
durent rendre très-longtemps le monde inhabitable
à l'homme, continue cette œuvre par toute la
terre. Les quadupèdes, l'homme même, n'y ont
qu'une faible part. C'est toujours. la guerre de
l'Hercule ailé.
En lui, les lieux habités ont toute leur sécurité.
Dans l'extrême Afrique, au Cap, le bon serpentaire
défend l'honune contre les reptiles. Pacifique et
d'un doux aspect, il semble accomplir sans colère
ses rudes et dangereux combats. Le gigantesque
jabiru ne travaille pas moins aux déserts de la
Guyane, où l'homme n'ose pas vivre encore. Leurs
dangereuses savanes, noyées et séchées tour à tour,
LES TROPIQUES. 147
océan douteux où fourmille au soleil un peuple ter-
rible de monstres encore inconnus, ont pour habi-
tant supérieur, pour épurateur intrépide, un noble
oiseau de combat, à qui la nature a laissé quelque
trace des armures antiques dont les oiseaux primi-
tifs furent très-probablement'munis dans leur lutte
contre le dragon. C'est un dard placé sur la tête,
un dard sur chacune des ailes. Du premier, il
fouille, éveille, remue dans la fange son ennemi.
Les autres le gardent et le protègent; le reptile qui
l'étreint, le serre, s'enfonce en même temps les
dards, et de sa contraction, de son propre effort il
est poignardé.
Ce bel et vaillant oiseau, dernier-né des mondes
antiques et qui reste pour témoigner de ces luttes
oubliées, qui natt, vit, meurt sur le Ihnon, sur
le cloaque primitif, n'a rien de ce berceau im-
monde. Je ne sais quel instinct moral l'élève et
le tient au-dessus. Sa grande et redoutable voix,
qui domine le désert, annonce au loin la gravité,
le sérieux héroïque du noble et fier épurateur.
Le kamichi, c'est son nom, est rare ; à lui seul,
il est tout un genre, une classe qui n'est point
divisée.
Méprisant l'ignoble promiscuité du bas monde
dont il vit, il est seul, et n'a qu'un amour. Sans
doute, dans cette vie de guerre , l'amante est un
148 LE COMBAT. — LES TROFIQUEB.
compagnon d'armes : ils aiment et combattent en-
semble, ils suivent même destinée. C'est le mariage
guerrier dont parle Tacite : Sic vivendum^ sic per-
eundum (A la vie et à la mort). Quand cette tendre
société, cette consolation, ce secours, manque au
kamichi, il dédaigne de prolonger son existence, la
rejoint, jamais ne survit.
L'ÉPURATION
L'ÉPURATION.
Le matin^ non à l'aurore, mais quand déjà le
soleil est sur Fhorizon, à l'heure précise où s'en-
tr'ouvrent les feuilles du cocotier, sur les branches
de cet arbre, perchés par quarante ou cinquante,
les urubus (petits vautours) ouvrent leurs beaux
yeux de rubis. Le labeur du jour les réclame. Dans
la paresseuse Afrique, cent villages noirs les ap-
pellent; dans la somnolente Amérique, au sud de
Panama ou Caraccas, ils doivent, épurateurs ra-
pides, balayer, nettoyer la ville, avant que l'Espa-
gnol se lève , avant que le puissant soleil ait mis
en fermentation les cadavres et les pourritures.
S'ils y manquaient un seul jour, le pays deviendrait
désert.
152 L'ÉPURATION.
Quand c'est le soir pour rAmérique, quand l'u-
rubu, sa journée faite, se replace sur son cocotier,
les minarets de TAsie blanchissent aux rayons de
l'aurore. De leurs balcons, non moins exacts que
leurs frères américains, vautours, corneilles, cigo-
gnes, ibis, partent pour leurs travaux divers : Les
uns vont aux champs détruire les insectes et les
serpents, les autres s'abattent dans les rues d'A-
lexandrie ou du Caire, font à la h&te leurs travaux
d'expurgation municipale. S'ils prenaient la moindre
vacance, la peste serait bientôt le seul habitant du
pays.
Ainsi, sur les deux hémisphères, s'accomplit le
grand travail de la salubrité publique avec une ré-
gularité merveilleuse et solennelle. Si le soleil est
exact à venir féconder la vie, ces épurateurs jurés
et patentés de la nature ne sont pas moins exacts à
soustraire à ses regards le spectacle choquant de
la mort.
Ils semblent ne pas ignorer l'importance de leurs
fonctions. Approchez; ils ne fuient point. Quand
leurs confrères les corbeaux, qui souvent marchent
devant eux et leur désignent leur proie,les ontaver-
tis, vous voyez (on ne sait d'où, comme du ciel)
fondre la nuée dès vautours. Solitaires de leur na-
ture, et sans communication, silencieux pour la
plupart, ils se mettent une centaine au banquet;
L'ÉPURATION. 153
rien ne les dérange. Nul débat entre eux, nulle
attention au passant. Imperturbables^ ils accom-
plissent leurs fonctions dans une âpre gravité : le
tout décemment, proprement ; le cadavre disparaît,
la peau reste. En un moment, une effrayante masse
de fermentation putride dont on n'osait plus appro-
cher a disparu» est rentrée au courant pur et salu-
bre de la vie universelle.
Chose étrange I plus ils nous servent, plus nous
les trouvons odieux. Nous ne voulons pas les pren-
dre pour ce qu'ils sont, dans leur vrai rôle, pour
de bienfaisants creusets de flamme vivante où la
nature fait passer tout ce qui corromprait la vie su-
périeure. Elle leur a fait dans ce but un appareil
admirable qui reçoit , détruit, transforme , sans se
rebuter, se lasser, ni même se satisfaire. Ils man-
gent un hippopotame, et ils restent affamés. Ils
dévorent un éléphant, et ils restent affamés. Aux
mouettes (les vautours de mer), une baleine semble
un morceau raisonnable. Elles la dissèquent, la font
disparaître mieux que les meilleurs baleiniers. Tant
qu'il en reste, elles restent; tirez-les, sous le iusil
elles reviennent intrépides. Rien ne fait lâcher le
vautour; sur le corps d'un hippopotame, Le vaillant
en tua un qui, blessé à mort, arrachait encore des
morceaux. Était-il à jeun? point du tout: on lui en
trouva six livres qu'il avait dans l'estomac,
154 L'ÉPURATION.
Gloutonnerie automatique, plus que de férocité.
Si leur figure est triste et sombre, la nature les a
la plupart favorisés d'une parure délicate et fémi-
nine, le fin duVet blanc de ][eur cou.
Devant eux, vous vous sentez en présence des
ministres de la mort, mais de la mort pacifique,
naturelle, et non du meurtre. Us sont, comme les
éléments, sérieux, graves, inaccusables, au fond,
innocents, plutôt méritants. Avec cette force de vie
qui reprend, dompte, absorbe tout, ils restent, plus
qu'aucun être, soumis aux influences générales,
dominés par l'atmosphère et la température, es-
sentiellement hygrométriques, de vrais baromètres
vivants. L'humidité du matin alourdit leurs pesan-
tes ailes : la plus faible proie , à cette heure , passe
impunément devant eux. Tel est leur asservisse-
ment à la nature extérieure, que ceux d'Amérique,
perchés par rangées uniformes aux branches du co-
cotier, suivent, nous l'avons dit, à la lettre l'heure
où les feuilles se couchent, s'endorment bien avant
le soir, et ne se lèvent que quand le soleil, déjà haut
sur l'horizon, rouvre avec les feuilles de l'arbre
leurs blanches et lourdes paupières.
Ces admirables agents de la bienfaisante chimie
qui conserve et équilibre la vie ici-bas, travaillent
pour nous dans mille lieux où jamais nous ne pé-
nétrâmes. On remarque bien leur présence, leur
L'ÉPURATION. 155
service dans les villes; mais personne ne peut me-
surer leurs bienfaits dans des déserts d'où les vents
soufflaient la mort. Dans l'insondable forêt, dans
les profonds marécages, sous Timpur ombrage des
manglesy des palétuviers, où fermentent, battus,
rebattus de la mer, les cadavres des deux mondes,
la grande armée épuratrice seconde, abrège l'ac-
tion et des flots et des insectes. Malheur au monde
habité si son travail mystérieux, inconnu, cessait
un instant.
En Amérique, la loi protège ces bienfaiteurs pu-
blics.
L'Egypte fait plus pour eux: elle les révère et les
aime. S'ils n'y ont plus leur culte antique, ils y
trouvent l'amicale hospitalité de l'homme, comme
au temps de Pharaon. Demandez au fellah d'Egypte
pourquoi il se laisse assiéger, assourdir par les oi-
seaux, pourquoi il souffre patiemment l'insolence
de la corneille perchée sur la corne du buffle, sur
la bosse du chameau, ou par troupes s'abattant sur
les dattiers dont elle fait tomber les fruits : il ne
dira rien. Tout est permis à l'oiseau. Plus vieux
que les Pyramides, il est l'ancien de la contrée,
l'homme n'y est que par lui ; il ne pourrait y sub-
sister sans le persévérant travail de l'ibis, de la ci-
gogne, de la corneille et du vautour.
De là une sympathie universelle pour l'animal.
156 L'ÉPORATION.
une tendresse instinctive pour toute vie, qui, plus
qu'aucune autre chose, fait le charme de l'Orient.
L'Occident a d'autres splendeurs : l'Amérique n'est
pas moins brillante pour le sol et le climat; mais
l'attrait moral de l'Asie, c'est le sentiment d'unité
qu'on sent dans un monde où l'homme n'a pas di-
vorce avec la nature, où la primitive alliance est
entière encore, où les animaux ignorent ce qu'ils
ont à craindre de l'espèce humaine. On en rira, si
l'on veut; mais c'est une grande douceur d'observer
cette confiance, de voir, à l'appel du brame, les
oiseaux voler en foule et manger jusque dans sa
main, de voir sur les toits des pagodes les singes
dormir en famille, jouant, allaitant leurs petits, en
toute sécurité, comme ils le feraient au sein des plus
profondes forêts.
« Au Caire, dit un voyageur, les tourterelles se
sentent si bien sous la protection publique qu'elles
vivent au milieu du bruit même. Toutlejour je les
voyais roucouler sur mes contrevents, dans une rue
fort étroiter, à l'entrée d'un bazar bruyant, et au
moment le plus agité de l'année, peu avant le Ra-
mazan, lorsque les cérémonies de mariage remplis-
sent la ville, jour et nuit, de tapage et de tumulte.
Les toits aplatis des maisons, promenade ordinaire
des captives du harem et de leurs esclaves, n'en
sont pas moins hantés d'une foule d'oiseaux. Les
L'ÉPURATION. 157
aigles dorment en confiance sur les balcons des
minarets. »
Les conquérants n'ont jamais manqué de tourner
en dérision cette douceur, cette tendresse pour la
nature animée. Les Perses, les Romains en Egypte,
nos Européens dans l'Inde, les Français en Algérie,
ont souvent outragé, frappé ces frères innocents de
Thomme, objets de son respect antique. Un Cam-
byse tuait la vache sacrée, un Romain l'ibis ou le
chat qui détruit les reptiles immondes. Qu'est-ce
pourtant que cette vache ? c'est la fécondité de la
contrée. Et l'ibis? sa salubrité. Détruisez ces ani-
maux, le pays n'est plus habitable. Ce qui, à tra-
vers tant de malheurs, à sauvé l'Inde et l'Egypte et
les a maintenues fécondes, ce n'est ni le Nil ni le
Gange ; c'est le respect de l'animal, la douceur, le
bon cœur de l'homme.
Le mot du prêtre de Sais au Grec Hérodote est
profond ; « Vous serez toujours des Enfants. »
Nous le serons toujours, hommes de l'Occident,
subtiles et légers raisonneurs, tant que nous n'au-
rons pas, d'une vue plus simple et plus compréhen-
sive, embrassé la raison des choses. Être enfant,
c'est ne saisir la vie que par des vues partielles.
Être homme, c'est en sentir l'harmonique unité.
L'enfant se joue, brise et méprise; son bonheur est
de défaire. Et la science enfant est de même ; elle
158 L'ÉPURATION.
n'étudie pas sans tuer; le seul usage qu'elle fasse
d'un miracle vivant, c'est de le disséquer d'abord.
Nul de nous ne porte dans la science ce tendre res-
pect de la vie que récompense la nature en nous
révélant ses mystères.
Entrez dans les catacombes où dorment les monu-
ments grossiers (Tune superstition barbare, pour parler
notre langue hautaine ; visitez les collections de
l'Inde et de l'Egypte, vous trouvez à chaque pas
des intuitions naïves, qui n'en sont pas moins pro-.
fondes, du mystère essentiel de la vie et de la mort.
Que la forme ne. vous trompe pas; n'envisagez pas
ceci comme une œuvre artificielle, fabriquée de la
main du prêtre. Sous la complexité bizarre et la
tyrannie pesante de la forme sacerdotale, je vois
partout deux sentiments se produire d'une manière
humaine et touchante :
«
L'effort pour sauver Vâme aimée du naufrage de la
mort;
La tendre fraternité de Vhomme et de la nature, la
religieuse sympathie pour l'animal muet, agent des
dieux qui protégea la vie humaine.
L'instinct antique avait vu ce que disent l'obser-
vation et la science: quel'oiseauestragent dugrand
passage universel et de la purification, l'accéléra-
teur salutaire de l'échange des substances. Surtout
dans les contrées brûlantes où tout retard est un
L'ÉPURATION. 159
péril, il est, comme le dit l'Egypte, il est la barque
de salutqui reçoit la morte dépouille, et la fait pas-
ser, rentrer au domaine de la vie et dans le monde
des choses pures.
L'âme égyptienne, tendre et reconnaissante, a
senti ces bienfaits. Elle ne veut pas du bonheur si
elle n'y introduit ses bienfaiteurs, les animaux.
Elle ne veut pas se sauver seule. Elle s'efforce de
les associer àson immortalité. Elleveut que l'oiseau
sacré l'accompagne au royaume sombre, comme
pour l'emporter de ses ailes.
LA MORT
LES RAPACES
. 11
LA MORT.
LES RAPAGES.
Une de mes plus sombres heures fut celle où ,
cherchant contre les pensées du temps Valibi de la
nature, je rencontrai pour la première fois la tête
de la vipère. C'était dans un précieux musée d'imi-
tations anatomiques. Cette tête, merveilleusement
reproduite et grossie énormément, jusqu'à rappe-
ler celle du tigre et du jaguar, offrait dans sa forme
horrible une chose plus horrible encore. On y sai-
sissait à nu les précautions délicates, inOnies, ef-
froyablement prévoyantes, par lesquelles se trouve
armée cette puissante machine de mort. Non-seu-
lement elle est pourvue de dents nombreuses, affi-
164 LA MORT.
lées ; non-seulement ces dents sont aidées de l'ingé-
nieuse réserve d'un poison qui tue sur l'heure;
mais leur extrême finesse, qui les rend sujettes à
casser, est compensée par l'avantage que nul ani-
mal n'a peut-être : c'est un magasin de dents de
rechange, qui viennent à point prendre la place de
celle qui se brise en mordant. Oh ! que de soins
pour tuer I quelle attention pour que la victime ne
puisse échapper I quel amour pour cet être horri-
ble!... J'en restai scandalisé, si j'ose dire, etl'&me
malade. La grande mère, la Nature, près de laquelle
je me réfugiais , m'épouvanta d'une maternité si
cruellement impartiale.
Je m'en allais sombre, emportant dans l'esprit
plus de brouillard qu'il n'y en avait dans ce jour,
l'un des plus noirs de l'hiver. J'étais venu comme
un fils, et je sortais comme orphelin, sentant dé-
faillir en moi la notion de la Providence.
Les impressions ne sont guère moins pénibles
quand on voit dans nos galeries les séries intermi-
nables des oiseaux de mort , brigands de jour et de
nuit, masques effrayants d'oiseaux, fantômes qui
terrifient le jour même. On est tristement affecté
d'observer leurs armes cruelles; je ne dis pas ces
becs terribles qui peuvent d'un coup donner la
mort, mais ces grifïes, ces serres aiguës, ces in-
struments de torture qui fixent la proie frémis-
LES RAPAGES. 165
santé» prolongent les dernières angoisses et Tago-
nie de la douleur.
Ah I notre globe est un monde barbare, je veux
dire jeune encore , monde d'ébauche et d'essai ,
livré aux cruelles servitudes : la nuitl la faim! la
morti la peur ! ... La mort, on la prendrait encore ;
notre âme contient assez de foi et d'espérance pour
l'accepter comme un passage, un degré d'initiation,
une porte aux mondes meilleurs. Mais la douleur,
héladl était-il donc si utile de la prodiguer?... Je la
sens, je la vois partout, je l'entends.... Pour ne pas
l'entendre, pour conserver le fil de ma pensée, il
me faut boucher mes oreilles. Toute Factivitè de
mon âme en serait suspendue et tout mon nerf
brisé ; je ne ferais plus rien et je n'irais plus en
avant; ma vie et ma production en resteraient sté-
riles, anéanties par la pitié I
Et pourtant la douleur n'est-elle pas l'avertisse-
ment qui nous apprend à prévoir et à pourvoir, à
nous garder par tous moyens de notre dissolution?
Cette cruelle école est l'éveil, l'aiguillon de la pru-
dence pour tout ce qui a vie, une contraction puis-
sante de l'âme sur elle-même qui autrement se lais-
serait flotter à la nature, énerver au bonheur, aux
douces et débilitantes impressions.
Ne peut-on dire que le bonheur a une attraction
centrifuge qui nous répand tout au dehors, nous
166 LA MORT.
détend» noua dissipe» nous évaporerait et nous ren-
drait aux éléments si Ton s'y livrait tout entier ? La
douleur, au contraire, éprouvée sur un point, ra-
mène tout au centre» resserre, continue, assure
l'existence et la fortifie.
La douleur est en quelque sorte l'artiste du
monde qui nous fait, nous façonne, nous sculpte à
la fine pointe d'un impitoyable ciseau. £lle re-
tranche la vie débordante. £t ce qui reste, plus
exquis et plus fort, enrichi de sa perte même, en
tire le don d'une vie supérieure.
Ces pensées de résignation m'étaient rappelées
par une personne souffrante elle-même et péné-
trante, qui voit souvent (même avant moi) mes
troubles et mes doutes.
Tel l'individu, tel le monde, disait-elle encore.
La terre elle-même a été améliorée par la douleur.
La Nature l'a travaillée par la violente action de ces
ministres de la mort. Leurs espèces, de plus en
plus rares, sont les souvenirs, les témoins d'unétat
antérieur du globe où pullulait la vie inférieure,
o(i la nature travaillait à purger l'excès de sa fé-
condité.
On peut remonter en pensée dans l'échelle des
nécessités successives de destruction que la terre
dut subir alors.
Contre l'air non.respirable qui l'enveloppa d'à-
LES RAPAGES. 167
bord » les végétaux furent des sauveurs. Contre
Tétouffement, la densité effroyable de ces végétaux
inférieurs » bourre grossière qui la couvrait, l'in-
secte rongeur, qu'on maudit depuis, fut un agent
de salut. Contre l'insecte» le crapaud et la masse des
reptiles, le reptile venimeux fut un utile expurga-
teur. Enfin quand la vie supérieure, la vie ailée prit
son vol, elle trouva une barrière contre l'élan trop
rapide de sa jeune fécondité dans les légions des-
tructrices des puissants voraces, aigles, faucons ou
vautours.
Mais ces destructeurs utiles vont diminuant peu
à peu en devenant moins nécessaires. La masse des
petits animaux rampants , sur qui principalement
frappait la dent de la vipère, s*éclaircissant infini-
ment, la xipère aussi devient rare. Le monde du
gibier ailé s'étant éclaire! à son tour, soit par les
destructions de l'homme, soit par la disparition de
certains insectes dont vivaient les petits oiseaux, on
voit d'autant diminuer les odieux tyrans de l'air ;
l'aigle devient rare , même aux Alpes, et les prix
exagérés, «énormes, dont on paye le faucon semble
indiquer que le premier, le plus noble des oiseaux
de proie a presque aujourd'hui disparu.
Ainsi la nature gravite vers un ordre moins vio-
lent. £st^ce à dire que la mort puisse diminuer
jamais? La mort, non, mais bien la douleur.
168 LA MORT.
Le monde tombe peu à peu sous la puissance de
l'Être qui seul a la notion du balancement utile de
la vie et de la mor t, qui peut régler celle-ci de ma-
nière à maintenir l'équilibre entre les espèces
vivantes, à les favoriser selon leur mérite ou leur
innocence» à'simplifier» à adoucir et (je hasarderai
ce mot) à moraliser la mort en la rendant rapide et
dégagée de la douleur.
La mort ne fut jamais notre objection sérieuse.
N'est-elle pas un simple masquedes transformations
de la vie ? Mais la douleur est une grave, cruelle,
terrible objection. Or, elle jra peu à peu disparais-
sant de la terre. Les agents de la douleur, les cruels
bourreaux de la vie qui l'arrachaient par les tor-
tures sont déjà plus rares ici-bas.
En vérité, quand je regarde au Huséumlasinistre
assemblée des oiseaux de proie nocturnes et diur-
nes , je ne regrette pas beaucoup la destruction de
ces espèces. Quelque plaisir que nos instincts per-
sonnels de violence, notre admiration de la force,
nous fassent prendre à regarder ces brigands ailés,
il est impossible de méconnaître sur leurs masques
funèbres la bassesse de leur nature. Leurs crânes
tristement aplatis témoignent assez qu'énormément
favorisés de l'aile, du bec crochu, des serres, ils
n'ont pas le moindre besoin d'employer leur intel-
ligence. Leur constitution, qui les a faits les plus
LES RÀPAGBS. 169
rapides des rapides, les plus forts des forts, les a
dispensés d'adresse, de ruse et de tactique. Quant
au courage qu'on esttenté de leur attribuer, quelle
occasion ont-ilsde le déployer, ne rencontrant que
des ennemis toujours inférieurs? Des ennemis?
non, des victimes. Quand la saison rigoureuse, la
faim pousse les petits à l'émigration, elle amène en
nombre innombrable, au bec de ces tyrans stupides,
ces innocents, bien supérieurs en tous sens à leurs
meurtriers : elle prodigue les oiseaux artistes, chan-
teurs, architectes habiles, en proie aux vulgaires
assassins; à l'aigle, à la buse, elle sert des repas
de rossignols.
L'aplatissement du crâne est le signe dégrjidant
de ces meurtriers. Je les trouve dans les plus van-
tés, ceux qu'on a le plus flattés, et même dans le
noble faucon; noble, il est vrai, je lui conteste
moins ce titre, puisque, à la différence de l'aigle et
autres bourreaux, il sait donner la mort d'un coup,
dédaigne de torturer la proie.
Ces voraces au petit cerveau font un contraste
frappant avec tant d'espèces aimables, visiblement
spirituelles,qu'on trouve danslès moindres oiseaux.
La tête des premiers n'est qu'un bec ; celle des petits
a un visage. Quelle comparaison à faire de ces
géants brutes avec l'oiseau intelligent, tout humain,
le rouge*gorge qui, dans ce moment, vole autour
170 LA MORT.
de moi, sur mon épaule ou mon papier, regardant
ce que j'écris, se chauffant au feu, ou curieux, à la
fenêtre, observant si le printemps ne va pas bientôt
revenir.
S'il fallait choisir entre les rapaces, le dirai-je ?
autant que l'aigle, j'aimerais certainement le vau-
tour. Je n'ai vu, entre les oiseaux, rien de si grand»
si imposant, que nos cinq vautours d'Algérie (au
Jardin des Plantes), perchés ensemble comme au-
tant de pachas turcs, fourrés de superbes cravates
du plus délicat duvet blanc, drapés d'un noble
manteau gris. Grave divan d'exilés qui semblent
rouler en eux les vicissitudes des choses et les
événements politiques qui les mirent hors de leur
pays.
Quelle différence réelle entre l'aigle et le vau-
tour) L'aigle aime fort le sang et préfère la chair
vivante, mais mange fort bien la morte. Le vautour
tue rarement, et sert directement ia vie, remettant
à son service et dans le grand courant de la circu-
lation vitale les choses désorganisées qui en asso-
cieraient d'autres à leur désorganisation. L*aigle
ne vit guère que de meurtre, et on peut l'appeler
le ministre de la mort. Le vautour est au contraire
le serviteur de la vie.
La beauté, la force de l'aigle l'ont feit choisir
pour symbole par plus d'un peuple guerrier qui
LES RAPAGBS. 171
vivait, comme lui, de meurtre. Les Perses, les Ro-
mains l'adoptèrent. On l'associa aux hautes idées
que donnaient ces grands empires. Des gens gra-
ves, un Âristote I accueillirent la fable ridicule qu'il
regardait le soleil, et pour éprouver ses petits, le
leur faisait regarder. Une fois en si beau chemin,
les savants ne s'arrêtèrent plus. Buffon a été plus
loin. Il loue l'aigle sur sa tempérance! Il ne mange
pas tout, dit-il. Ce qui est vrai, c'est que, pour peu
que la proie soit grosse, il se rassasie sur place et
rapporte peu à sa famille. Ce roi des airs, dit-il
encore^ dédaigne les petits animaux. Mais l'obser-
vation indique précisément le contraire. L'aigle
ordinaire s'attaque surtout au plus timide des êtres,
au lièvre; l'aigle tacheté aux canards. Le jean-le-
blanc mange de préférence les mulots et les souris,
et si avidement qu'il les avale sans même leur
donner un coup de bec. L'aigle cul-blanc, ou
pygargue» est sujet à tuer ses petits ; souvent
il les chasse avant qu'ils puissent se nourrir eux-
mêmes.
Près du Havre, j'observai ce qu'on peut croire en
vérité de la royale noblesse de l'aigle, surtout de sa
sobriété. Un aigle qu'on a pris en mer, mais qui est
tombé en trop bonnes mains, dans la maison d'un
boucher, s'e^t faitsibien à Tabondance d'une viande
obtenue sans combat, qu'il parait ne rien regretter.
172 .LA MORT.
AigleFalstaff, il engraisse et ne se soucie plus guère
de la chasse, des plaines du ciel. S'il ne fixe plus le
soleil, il regarde la cuisine, et se laisse, pour un
bon morceau, tirer la queue par les enfants.
Si c'est à la force à donner les rangs, le premier
n'est pas à l'aigle, fmais à celui qui figure dans les
MUk et xme Nuits sous le nom de l'oiseau Roc, le
condor, géant des monts géants, des Cordillères.
C'est le plus grand des vautours, le plus rare heu-
reusement, le plus nuisible, n'aimant guère que la
proie vivante. Quand il trouve un gros animal, il
s'ingurgite tant de viande qu'il ne peut plus re-
muer; on le tue à coups de bâton.
Pour bien juger ces espèces, il faut regarder
l'aire de l'aigle, le grossier plancher, mal con-
struit^ qui lui sert de nid; comparer l'œuvre gau-
che et rude, je ne dis pas au délicieux chef-d'œuvre
d'un nid de pinson, mais aux travaux des insec-
tes, aux souterrains des fourmis, par exemple,
où l'industrieux insecte varie son art k l'infini et
montre un génie si étrange de prévoyance et de
ressources.
L'estime traditionnelle qu'on, a pour le courage
des grands rapaces est bien diminuée quand on
voit (dans Wilson) un petit oiseau, un gobe-mou-
che, le tyran, ou le martin-pourpre, chasser le
grand aigle noir, le poursuivre, le harceler, le
LBS RAPAGES. 173
proscrire de son canton, ne pas lui donner de
repos. Spectacle vraiment extraordinaire de voir ce
petit héros, ajoutant son poids à sa force pour faire
plus .d'impression, monter et se laisser tomber de
la nue sur le dos du gros voleur, le chevaucher
sans lâcher prise et le chasser du bec au lieu
d'éperon.
Sans aller jusqu'en Amérique, vous pourrez, au
Jardin des Plantes, voir l'ascendant des petits sur
les grands, de l'esprit sur la matière, dans le sin-
gulier téte-à-tëte du gypaète et du corbeau. Celui-
ci, animal très-fin et le plus fin des rapaces, qui,
dans son costume noir, a l'air d'un maître d'école,
travaille à civiliser son brutal compagnon de cap-
tivité, le gypaète (aigle-vautour). Il est amusant
d'observer comme il lui enseigne à jouer, l'huma-
nise, si Ton peut dire, par cent tours de son mé-
tier, dégrossit sa rude nature. Ce spectacle est
donné surtout quand le corbeau a un nombre rai-
sonnable de spectateurs. Il m'a paru qu'il dédaigne
démontrer son savoir-faire pour un seul témoin. Il
tient compte de l'assistance, s'en fait respecter au
besoin. Je l'ai vu relancer du bec les petits cailloux
qu'un enfant lui avait jetés. Le jeu le plus remar-
quable qu'il impose à son gros ami, c'est de lui
faire tenir par un bout tm bâton qu'il tire de l'au-
tre. Cette apparence de lutte entre la force et la fai-
174 LA MORT*
blesse» cette égalité simulée est très-propre à
adoucir le barbare qui s'en soucie peu, mais qui
cède à l'insistance et finit par s'y prêter arec une
bonhomie sauvage.
En présence de cette figure d'une férocité repous-
sante, armée d'invincibles serres et d'un bec crochu
de fer, qui tuerait du premier coup, le corbeau n'a
point du tout peur. Avec la sécurité d'un esprit su-
périeur, devant cette lourde masse, il va, vient et
tourne autour, lui prend sa proie sous le bec;
l'autre gronde, mais trop tard; son précepteur,
plus agile, de son œil noir, métallique, et brillant
comme l'acier, a vu le mouvement d'avance, il
sautille ; au besoin, il monte plus haut d'une bran-
che ou deux, il gronde à son tour, admoneste
l'autre.
Ce facétieux personnage a, dans la plaisanterie,
l'avantage que donne le sérieux, la gravité, la tris-
tesse de l'habit. J'en voyais un tous les jours dans
les rues de Nantes sur la porte d'une allée, qui, en
demi-captivité, ne se consolait de son aile rognée
qu'en faisant des niches aux chiens. Il laissait passer
les roquets ; mais quand son œil malicieux avisait
un chien de belle taille, digne enfin de son courage,
il sautillait par derrière, et par une manœuvre
habile, inaperçue, tombait sur lui, donnait (sec et
dru) deux piqûres de son fort bec noir ; le chien
i
LES RAPACE8. 175
fuyait en criant. Satisfait, paisible et grave, le cor-
beau se replaçait à son poste, et Jamais on n'eût
pensé que cette flgure de croque-mort vînt de
prendre un tel passe-temps.
On dit que, dans la' liberté, forts de leur esprit
d'association et leur grand nombre, ils hasar-
dent des jeux téméraires jusqu'à guetter l'ab-
sence de l'aigle, entrer dans son nid redouté,
lui voler ses œufs. Chose plus difficile à croire,
on prétend en avoir vu de grosses bandes qui,
l'aigle présent et défendant sa famille, venaient
Tassourdir de cris, le défier, l'attirer dehors,
et parvenaient, non sans combat, à enlever un
aiglon.
Tant d'efforts et de danger pour cette misérable
proie! Si la chose était réelle, il faudrait supposer
que la prudente république, vexée souvent ou pour-
suivie par le tyran de la contrée, décrète l'extinc-
tion de sa race, et croit devoir, par un grand acte
de dévouement, coûte que coûte, exécuter le dé-
cret*
Leur sagesse parait en mille choses, surtout dans
le choix raisonné et réfléchi de la demeure. Ceux
que j'observais à Nantes d'une des collines de l'Er-
dre passaient le ma^tin sur ma tête, repassaient le
soir. Us avaient évidemment maisons de ville et de
«
campagne. Le jour, ils perchaient en observation
176 LA MORT.
sur les tours de la cathédrale, éventant les bonnes
proies que pouvait offrir la ville. Repus, ils rega-
gnaient les bois, les rochers bien abrités où ils
aiment à passer la nuit. Ce sont gens domiciliés, et
non point oiseaux de voyage. Attachés à la famille,
à leur épouse surtout, dent ils sont époux très-
fidèles. Tunique maison serait le nid. Mais la crainte
des grands oiseaux de nuit les décide à dormir
ensemble vingt ou trente, nombre suffisant pour
combattre, s*ily avait lieu. Leur haine et leur objet
d'horreur, c'est le hibou ; quand ils le trouvent le
jour, ils prennent leur revanche pour ses méfaits
de la nuit, ils le huent, lui donnent la chasse ;
profitant de . son embarras, ils le persécutent à
mort.
Nulle forme d'association dont ils ne sachent pro-
fiter. La plus douce d'abord , la famille, ne leur
fait pasà on le voit, oublier celle de la défense, ni
la ligue, d'attaque. Bien plus, ils s'associent même
à leu^s rivaux*supérieurs, aux vautours, et les ap-
pellent, les précèdent ou les suivent, pour man-
ger à leurs dépens. Ils s'unissent, ce tjui est plus
fort, avec leur ennemi, l'aigle, du moins l'envi-
ronnent pour profiter de ses combats, de la lutte
par laquelle il a triomphé d'un grand animal.
Ces spéculateurs habiles attendent à peu de dis-
tance que l'aigle ait prîs ce qu'il peut prendre,
LES RAPAGES. 177
qu'il se soit gorgé de sang; cela fait^il part, et tout
est aux corbeaux.
Leur supériorité sensible sur un si grand nombre
d'oiseaux doit tenir à leur longue vie et à l'expé-
rience que leur excellente mémoire leur permet de
se former. Tout différents de la plupart des ani-
maux où la durée de la vie est proportionnée à la
durée de l'enÊmce, ils sont adultes au bout d'un an,
et, dit-on, vivent un siècle.
La grande variété de leur alimentation, qui com-
prend toute nourriture animale ou végétale, toute
proie morte ou vivante, leur donne une grande
connaissance des choses et du temps, des récoltes,
des chasses. Ils s'intéressent à tout et observent
tout. Les anciens qui, bien plus que nous, vivaient
dans la nature, trouvaient grandement leur compte
à suivre, en cent choses obscures où Texpérience
humaine ne donne encore point de lumière, les di-
rections d'un oiseau si prudent, si avisé.
N'en déplaise aux nobles rapaces, le corbeau qui
souvent les guide , malgré sa couleur funèbre et
son visage baroque, nialgré l'indélicatesse d'alimen-
tation dont il est taxé , n'en est pas moins le génie
supérieur des grosses espèces , dont il est , pour le
volume, déjà un amoindrissement.
Hais le corbeau, ce n'est encore que la prudence
utilitaire, la sagesse de l'intérêt. Pour arriver aux
12
178 LÀ MORT. *— LBS RAPAGES.
ôtres supérieurs^ aux héros de la race ailée, grands
artistes aux cœurs chaleureux, il nous faut dé*
grossir l'oiseau, atténuer la matière pour Texal-
tatiou de l'esprit et le déyeloppement nuHral. La
nature, comme tant de mères, a du faible pour les
plus petits.
DEUXIÈME PARTIE
LA LUMIERE
LA NUIT
LA LUMIERE.
LA NUIT.
« Lumière I plus de lumière encore! » Tel fut le
dernier mot de Gkethe. Ge mot du génie expirant,
c'est le cri général de la nature , et il retentit de
monde en monde. Ge que disait cet homme
puissant» Vun des atnés de pieu, ses plus humbles
enfants, les moins avancés dans la vie animale, les
mollusques le disent au fond des mers; ils ne
veulent point vivre partout où la lumière n'at-
teint pas. La fleur veut la lumière, se tourne
vers elle, et sans elle languit. Nos compagnons
de travail, les animaux, se r^'ouissent comme
nous, ou s'affligent, selon qu'elle vient ou s'en
184 LA LUMIËRE.
va. Mon petit-fils, qui a deux mois, pleure dès que
le jour baisse.
< Cet été, me promenant dans mon jardin, j'en-
tendis, je vis sur une branche un oisean qui
chantait au soleil couchant; il se dressait vers la
lumière, et ir était visiblement ravi.... Je le fus
de le voir; nos tristes oiseauit privés ne m'avaient
jamais donné l'idée de cette intelligente et puis-
sante créature, si petite, si passionnée.... JeTÎ-*
brais à son chant.... Il renversait en arrière sa
tête , sa poitrine gonflée : jamais chanteur , jamais
poëte n'eut si naïve extase. — Ce n'était pourtant
pas l'amour (le temps était passé), c'était manifes-
tement le charme du jour qui le ravissait, celui du
doux soleil !
< Science barbare, dur orgueil, qui ravale si bas
la nature animée, et sépare tellement l'homme de
ses frères inférieurs !
« Je lui dis avec des larmes : < Pauvre fils de
«la lumière, qui la réfléchis dans ton chant,
« que tu as donc raison de la chanterl La nuit,
« pleine d'embûches et de dangers pour toi,
« ressemble d^ bien près à la mort. Verras-tu
« seulement la lumière de demain? » Puis, de
sa destinée, passant en esprit à celle de tous
les êtres qui, des profondeurs de la création,
montemt si lentement au jour, je dis comme
LA NUIT. 185
Goethe et le petit oiseau : < De la lamière ! Sei-
«gneuri plus de lumière encore 1 » (Michblst^
ePeuphf p. 62, 1846.)
Le monde des poissons est celui du silence. On
dit : Muet commeT un poisson. »
Le monde des insectes est celui de la nuit. Ils
sont tous lucifuges. Ceux même, comme Tabeille,
qui travaillent le jour, préfèrent pourtant Tobs-
curité.
Le monde des oiseaux est celui de la lumière,
du chant.
Tous vivent du soleil, s'en imprègnent ou s'en
inspirent. Ceux du Midi en mettent les reflets sur
leurs ailes, ceux de nos climats dans leurs chants ;
beaucoup le suivent de contrées en contrées.
« Voyez, dit Saint-John, comme au matin ils sa-
luent le soleil levant, et 1^ soir, fidèlement, s'as-
semblent pour voir son coucher de nos rivages
186 LÀ LUMIÈRE.
d'Bcosse. Vers te soir, le coq de bruyères, pour le
voir plus longtempe, se hausse et se balance sur la
branche du plus haut sapin. »
Lumière, amour et chant sont pour eux même
chose. Si Ton veut que le rossignol captif chante
hors du temps d'amour, on lui couvre sa cage,
puis tout à coup on lui rend la lumière, et il re-
trouve la voix. L'infortuné pinson, que des bar-
bares rendent aveugle, chante avec une animation
désespéré et maladive, se créant par la voix sa
lumière d'harmonie, se faisant son soleil à lui par
la flamme intérieure.
Je croirais volontiers que c'est la cause princi-
pale quL fait chanter l'oiseau des climats som*
bres, où le soleil apparaît en vives éclarcies. Par
rapport aux zones brillantes, pu il ne quitte pas
l'horizon, nos contrées, voilées de brouillard, de
nuages, mais brillantes par moments, ont juste-
ment l'effet de la cage couverte, puis rouverte, du
rossignol. Ils provoquent le chant, font jaillir Thar-
monie» équivalent de la lumière.
Et le vol même dans l'oiseau en dépend. Le vol
dépend de l'œil tout autant que de Taile. Chez les
espèces douées d'une vue délicate et perçante,
comme le faucon, qui du plus haut du ciel voit le
roitelet dans un buisson, comme l'hirondelle, qui
voit un moucheron à mille pieds de distance, le vol
lA NUIT. 187
est sûr, hardi, diarmant à voir, par son assurance
infaillible. D'autres (on le voit à leur allure) sont
des myopes qui vont avec précaution ^ tâtonnent,
ont peur de se heurter.
L'œil et l'aile , le vol et la vue , à ce haut degré
de puissance qui fait sans cesse embrasser d'un
regard, franchir des paysages immenses, de vastes
contrées, des royaumes^ qui permet, non de ré-
trécir comme une carte géographique, mais de
voir en complet détail, cette grande variété d'objets,
de posséder et percevoir presque à l'égal de Dieu !
oh i quelle source de jouissance I quel étrange et
mystérieux bonheur, presque incompréhensible à
l'homme I... ,
Notez que ces perceptions sont si fortes et si
vives- qu'elles s'enfoncent dans la mémoire, au
point qu'un pigeon même (animal inférieur) re-
trouve , reconnaît tous les. accidents d'une route
qu'il n'a parcourue qu'une fois. Qu'est-ce donc de
la sa^e cigogne,de l'avisé corbeau, de l'intelligente
hirondelle?
Avouons cette supériorité. Sans envie, regardons
ces joies de vision auxquelles peut-être nous par-
viendrons un jour dans une existence meilleure.
Ce bonheur de tant voir, de voir si loin, si bien,
de percer Tintini du regard et de l'aile, presque au
même moment, à quoi tient-il? A cette vie qui est
188 LÀ LUMIÈRE.
notre idéal lointain : Vivre en pleine lumière et sans
ombre.
Déjà l'existence de Toiseau en est comme un
essai. Elle serait pour lui une divine source de
science, si, dans cette liberté sublime, il ne por-
tait les deux fatalités qui retiennent ce globe à Fétat
barbare et y neutralisent l'essor.
Fatalité du ventre, qui nous ralentit tous, mais
qui persécute surtout cette flamme vivante, ce foyer
dévorant, Foiseau, forcé sans cesse de se renouve-
ler, de chercher, d'errer, d'oublier; condamné
sans remède à la mobilité stât*ile d'impressions
trop variées.
L'autre fatalité, c'est la nuit, le sommeil, les
heures de l'ombre et de l'embûche, où son aile est
brisée, où, livré sans défense, il perd le vol , la
force et la lumière.
Lumière veut dire sécurité pour tous les êtres.
C'est la garantie de la vie pour l'homme et l'ani-
mal ; c'est comme le sourire rassurant, pacifique et
serein , la franchise de la nature. Elle met fin aux
terreurs sombres qui nous suivent dans les ténè-
bres, aux craintes trop fondées, et aussi au tour-
ment des songes , non moins cruels , aux pensées
troubles qui agitent et bouleversent l'âme.
Dans la sécurité de l'association civile quïl s'est ^
faite à la longue , l'homme comprend à peine les
, LA NUIT. 189
angoisses de la vie sauvage aux heures où la na-
ture laisse si peu de défense, où sa terrible im-
partialité ouvre la carrière à la mort, légitime
autant que la vie. En vain vous réclamez. Elle dit
à l'oiseau que le hibou aussi a le droit de vivre.
Elle répond à l'homme : < Je dois nourrir mes
lions. »
Lisez dans les voyages Teffroi des malheureux
égarés dans les solitudes d'Afrique du misérable
esclave fugitif qui n'échappe à la barbarie humaine
que pour rencontrer une nature barbare. Quelles
angoisi^es, dès qu'au soleil couché commencent h
rôder les sinistres éclaireurs du lion, les loups et
les chacals^ qui l'accompagnent à distance, le pré-
cèdent en flairant, ou le suivent en croque-morts !
ils vous miaulent lamentablement : « Demain, on
cherchera tes os. » Mais quelle profonde horreur !
le voici à deux pas.... il vous voit, vous regarde,
rugit profondément, du gouJQTre de son gosier d'ai-
rain, somme sa proie vivante, l'exige et la ré-
clame!... Le cheval n'y tient pas; il frissonne, il
sue froid, se cabre.... L'homme, accroupi entre les
feux, s'il peut en allumer, garde à peine la force
d'alimenter ce rempart de lumière qui seul protège
sa vie.
La nuit est tout aussi terrible pour l'oiseau même
en nos climats qui sembleraient moins dangereux.
190 LA LUMIÈRE.
Que de monstres elle cache, que de chances ef-
frayantes pour lui dans son obscurité ! Ses enne-
mis nocturnes ont cela de commun, qu'ils arrivent
sans faire aucun bruit. Le chat-huant vole d'ane
aile silencieuse, comme étoupée de ouate. La loi^ue
belette s'insinue au nid, sans frôler une feuille. La
fouine ardente, altérée de sang chaud, est si ra-
pide, qu'en un moment elle saigne et parents et
petits, égorge la famille entière.
Il semble que Toiseau, quand il a des enfants, ait
une seconde vue de ces dangers. II a à protéger une
famille plus faible, plus dénuée encore que celle du
quadrupède dont le petit marche en naissant. Mais
quelle protection? il ne peut guère que rester et
mourir, il ne s'envole pas, l'amour lui a cassé les
ailes. Toute la nuit, Fétroite entrée du nid est gar-
dée par le père, qui ne dort ni ne veille^ qui tombe
de fatigue et présente au danger son faible bec et
sa tête branlante. Que sera-ce s'il voit apparaître la
gueule énorme du serpent, l'œil horrible de l'oi-
seau de mort, démesurément agrandi ?
Inquiet pour les siens, il l'est bien moins pour
lui. Au temps où il est seul, la nature lui épargne
les tourments de la prévoyance. Triste et morne
plutôt qu'alarmé, il se tait, il s'affaisse, il cache
sa petite tête sous son aiie, et son cou même dis-
paraît dans les plumes. Cette position d'abandon
LA NUIT. 191
complet, de coniianee, qu'il avait eue daus Tœuf,
dans rh6ureiise prison maternelle où sa sécurité
fut si entière, il la reprend chaque soir au milieu
des dangers et sans protection.
Grande pour tous les êtres est la tristesse du
soir, et même pour les protégés* Les peintres
hollandais Ton bien naïvement saisie et exprimée
pour les bestiaux laissés dans les prairies. Le cheval
se rapproche volontiers de son compagnon, pose
sur lui sa tête. La vache revient à la barrière suivie
de son petit, et veut retourner à Tétable. Car ceux-
ci ont une étable, un logis, un abri contre les em-
bûches nocturnes. L'oiseau, pour toit, n'a qu'une
feuille 1
Quel bonheur aussi, le matin, quand les terreurs
s'enfuient, que Fombre disparaît, que le moindre
buisson s'éclaire et s'illumine \ quel gazouillement
au bord des nids, et quelles vives conversations!
C'est comme une félicitation mutuelle de se revoir,
de vivre encore. Puis commencent les chants. Du
sillon, l'alouette va montant et chantant, et elle
porte jusqu'au ciel la joie de la terre.
Tel l'oiseau, et tel l'homme. C'est l'impression
universelle. Les antiques Védas de l'Inde sont à
chaque ligne un hymne à la lumière, gardienne de
la vie, au soleil qui chaque jour, en révélant le
monde, le crée encore et le conserve. Nous revivons.
192 LA LUMIÈRE. — LA NUIT.
nous respirons, nous parcourons notre demeure,
nous retrouvons la famille, nous comptons nos
troupeaux. Rien n'a péri, et la vie est entière. Le
tigre ne nous a pas surpris. La horde des animaux
sauvages n'a pas fait invasion. Le noir serpent n'a
pas profité de notre sommeil. Béni sois-tu, soleil,
de nous donner encore un jour I
Tout animal, dit l'Inde, et surtout le plus sage,
le brame de la création, l'éléphant, saluent le éoleil, et
le remercient à l'aurore ; ils lui chantent en eux-
mêmes un hymne de reconnaissance.
Mais un seul le prononce, le dit pour tous, le
chante. Qui? l'un des faibles, celui qui craint le
plus la nuit et qui sent le plus la joie du matin,
celui qui vit de lumière, dont la vue tendre, infi-
niment sensible, étendue, pénétrante^ en perçoit
tous les accidents, et qui est plus intimement as-
socié aux défaillances, aux éclipses du jour, à ses
résurrections.
L'oiseau, pour la nature entière, dit l'hymne du
matin et la bénédiction du jour. Il est son prêtre et
son augure, sa voix innocente et divine.
L'ORAGE ET L'HIVER
MIGRATIONS
13
L'ORAGE ET L^HIVER.
MIGRATIONS.
Un confident [de la nature, âme sacrée, simple
autant que profonde, Virgile a vu Toiseau, comme
Tavait vu la vieille sagesse italienne, comme augure'
et prophète du changement du ciel :.
Nul, sans être averti, n'éprouva les orages....
La grue, avec effroi, s'élançant des vallées,
Fuit ces noires vapeurs de la terre exhalées....
L'hirondellQ en volant effleure le rivage;
Tremblante pour ses œufs la fourmi déménage.
Des lugubres corbeaux les noires légions
Fendent Tair qui frémit sous leurs longs bataillons..*
Vois les oiseaux de mer, et ceux que les prairies
196 L'ORAGE ET L'HIVER.
Nourrissent près des eaux sur des rives fleuries.
De leur séjour humide on les voit s^approcher,
Offrir leur tête aux flots qui battent le rocher,
Promener sur les eaux leur troupe vagabonde,
Se plonger dans leur sein, reparaître sur Fonde,
S'y replonger encor, et, par cent j eux divers,
Annoncer les torrents suspendus da.ns les airs,
Seule, errante à pas lents sur l'aride rivage,
La corneille enrouée appelle aussi Forage^
Le soir, la jeune fille, en tournant son fuseau.
Tire encor de sa lampe un présage nouveau,
Lorsque la mèche en feu, dont la clarté s'émousse,
Se couvre en pétillant de noirs flocons de mousse.
.••••••.•*.•••••• •
Mais la sécurité reparait à son tour....
L'Alcyon ne vient plus sur l'humide rivage,
Aux tiédeurs du soleil, étaler son plumage....
L'air s'éclaircit enfin ; du sommet des montagnes,
Le brouillard affaissé descend dans les campagnes,
Et le triste hibou, le soir, au haut des toits.
En longs gémissements ne traîne plus sa voix.
Les corbeaux même, instruits de la fin de l'orage,
Folâtrent à l'envi parmi l'épais feuillage,
Et, d'un gosier moins rauque, annonçant les beaux jours.
Vont revoir dans leurs nids le fruit tle leurs amours.
(Géorg. tr. par Delille.)
Être éminemment électrique, l'oiseau est plus
qu'aucun autre en rapport avec nombre de phéno-
mënesde météorologie, de chaleur et de magnétisme
MIGRATIONS. 197
que nos sens ni notre appréciation n'atteignent pas.
Il les perçoit dans leur naissance, dans leurs pre-
miers commencements, bien avant qu'ils se pro-
noncent. Il en a comme une espèce de prescience
physique. Quoi de plus naturel que Thomme, d'une
perception plus lente, et qui ne les sent qu'après
coup, interroge ce précurseur instinctif qui les an-
nonce? C'est le principe des augures. Rien de plus
sage que cette prétendue folie de l'antiquité.
La météorologie, spécialement, en tirait un grand
avantage. Elle aura des moyens plus sûrs. Mais
déjà elle trouvait un guide dans la prescience des
oiseaux. Plût au ciel que* Napoléon, en septem-
bre 1811, eût tenu compte du passage prématuré
des oiseaux du Nord ! Les cigognes et les grues l'au-
raient bien informé. Dans leur émigration précoce,
il eût deviné l'imminence du grand et terrible hi-
ver. Elles se hâtèrent vers le Midi, et lui, il resta à
Moscou .
Au milieu de TOcéan, l'oiseau fatigué qui repose
une nuit sur le mât d'un vaisseau, entraîné loin de
sa route parce mobile abri, la retrouve néanmoins
sans peine. Il reste dans un rapport si parf9,it avec
le globe et si bien orienté que, le lendemain matin,
il prend le ' vent sans hésiter : la plus courte con-
sultation avec lui-même lui suffit. Il choisit, sur
l'abîme immense, uniforme et sans autre voie que
198 L'ORAGE ET L'HIVER.
le sillage du vaisseau, la ligne précise qui le mène
où il veut aller. Là, ce n'est point comme sur terre,
nulle observation locale» nul point de repère, nul
guide : les seuls courants de l'air, en rapport avec
ceux de l'eau, peut-être aussi d'invisibles courants
magnétiques, pilotent ce hardi voyageur.
Science étrangal non-seulement l'hirondelle sait
en Europe que l'insecte qui lui manque ici l'attend
ailleurs, et le cherche en voyageant en longitude;
mais, en latitude même et sous les mêmes climats,
le loriot des États-Unis sait que la cerise est mûre en
France, et part sans hésitation pour venir récolter
nos fruits.
On croit i tort que ces migrations se font en leur
saison,'sans choix précis du jour, à époques indéter-
minées, l^ous avons pu observer au contraire la
nette et lucide décision qui y préside, pas une heure
plus tôt ni plus tard.
Quand nous étions à Nantes (octobre 1851), la sai-
son étant très-belle encore, les insectes nombreufx
et la pâture des hirondelles facile et plantureuse,
nous eûmes cet heureux hasard de voir la sage ré-
publique en une immense et bruyante assemblée
siéger, délibérer sur le toit d'une église, Saint-
Félix, qui domine l'Erdre, et, de côté, la Loire. Pour-
quoi ce jour, cette heure plutôt qu'une autre? Nous
l'ignorions; bientôt nous pûmes le comprendre.
MIGRATIONS. 199
Le ciel était beau le matin, mais avec un vent
qui soufflait de la Vendée. Mes pins se lamentaient,
et de mon cèdre ému sortait une basse et profonde
voix. Les fruits jonchaient la terre. Nous nous mi-
mes à les ramasser. Peu à peu le temps se voila, le
ciel devint fort gris, le vent tomba, tout devint
morne. Cest alors, vers quatre heures, qu'en même
temps de tous les points, et du bois, et de l'Erdre,
et de la ville, et de la Loire, de la Sèvre, je pense,
d'infinies légions, à obscurcir le jour, vinrent se
condenser sur l'église, avec mille voix, mille cris,
des débats, des discussions. Sans savoir cette lan-
gue , nous devinions très-bien qu'on n'était pas
d'accord. Peut-être les jeunes, retenus par ce souffle
tiède d'automne, auraient voulu rester encore. Mais
les sages, les expérimentés, les voyageurs éprou-
vés insistaient pour le départ. Ils prévalurent; la
masse noire, s'ébranlant à la fois comme un im-
mense nuage, s'envola vers le sud-est, probable-
ment vers l'Italie. Ils n'étaient pas à trois cents
lieues (quatre ou cinq heures de vol) que toutes les
cataractes du ciel s'ouvrirent pour abîmer la terre;
nous crûmes un moment au déluge. Retirés dans
notre maison qui tremblait aux vents furieux, nous
admirions la sagesse des devins ailés qui avaient si
prudemment devancé l'époque annuelle.
Évidemment ce n'était pas la faim qui les avait
200 L'ORAGE ET L'HIVER.
chassés. En présence d'une nature belle et riche
encore, ils avaient senti, saisi l'heure précise sans
la devancer. Le lendemain, c'eût été tard. Tous les
insectes, abattuspar cette immensitédepluie, étaient
devenus introuvables ; tout ce qui en subsistait
vivant s'était réfugié dans la terre.
Du reste, ce n'est pas la faim seule, la prévoyance
de la faim, qui décide aux migrations les espèces
voyageuses. Si ceux qui vivent d'insectes sont for-
cés de partir, les mangeurs de baies sauvages pour-
raient rester à la rigueur. Qui les pousse? Est-ce le
froid? la plupart y résisteraient. A ces causes spé-
ciales, il faut en ajouter une autre, plus générale
et plus Iiaute, c'est le besoin de lumière.
De même que la plante suit invinciblement le
jour et le soleil, de même que le mollusque
(nous l'avons dit) s'élève et vit de préférence vers
les régions mieux éclairées, l'oiseau, dont l'œil
est si sensible, s'attriste des jours abrégés, des
brouillards de l'automne. Cette diminution de lu-
mière, que nous aimons parfois pour telles cau-
ses morales, elle est pour lui une tristesse, une
mort.... •: De la lumièrel plus de lumièrel... Plutôt
mourir que de ne plus voir ie jourl ' c'est le vrai
sens du dernier ctiant d'automne, du dernier cri,
h leur départ d'oclobre. Je l'entendais dans leurs
adieux.
MIGRATIONS. 201
Késolution vraiment hardie et courageuse quand
on songe à la route immense qu'il leur faut faire
deux fois par an» par delà les montagnes, les mers
et les déserts, sous des climats si différents, par des
vents variables, à travers tant de périls et de tra-
giques aventures. Pour les voiliers légers, hardis,
pour le martinet des églises, pour la vive hirondelle
qui défie le faucon, Tentrepriseest légère peut-être.
Mais les autres tribus n'ont nullement cette force et
ces ailes. Elles sont la plupart appesanties alors par
une nourriture abondante ; elles ont traversé la
brûlante saison, l'amour et la maternité ; la femelle
a achevé ce grand travail de la nature, enfanté,
bâti, élevé; lui, comme il s'est dépensé en chan-
sons 1 Ces deux époux ont consommé la vie : « une
vertu est sortie d'eux ; » un siècle déjà les sépare de
leur énergie du printemps.
Beaucoup pourraient rester ; un aiguillon les
pousse. Les plus lourds sont les plus ardents. La
caille française franchira la Méditerranée, dépas-
sera l'Atlas ; par-dessus le Zaarah, elle plonge aux
royaumes noirs, les passe encore ; enfin, si elle
stationne au Cap, c'est qu'au delà commence Tin-
finie mer australe, qui ne lui promet plus d'abri
que les glaçons du pôle et l'hiver même qui l'exila
d'Europe.
Qui les rassure pour de telles entreprises ? Tels
202 L'ORAGE ET L'HIVER.
m
se fient à leurs armes, les plus faibles à leur nom-
bre, et s'abandonnent au sort; le ramier se dit:
« Sur dix mille ou cent mille, l'assassin n'en pren*
drapas dix.... et sans doute je n'en serai pas.»
il prend son temps ; la nue volante passe la nuit ;
si la lune se lève, sur sa blanche lumière les
blanches ailes se détachent peu ; ils échappent con-
fondus dans le pâle rayon. La vaillante alouette,
l'oiseau national de notre Gaule antique et de Tin-
vîncible espérance, se fie au nombre aussi ; elle
passe de jour (plutôt elle erre de province en pro-
vince) ; décimée, poursuivie, elle n'en chante pas
moins sa chanson.
Mais celui qui n'a pas le nombre et qui n'a pas
la force, le solitaire, que fera-t-il ? Que feras-tu,
pauvre rossignol isolé, qui dois, comme les autres,
mais sans appui, sans camarades, affronter la
grande aventure ? Toi, qu'es-tu, ami 1 une voix.
Nulle puissance en toi que celle qui te dénoncerait.
Dans ton habit obscur tu dois passer muet, con-
fondu avec les teintes des bois décolorés d'au-
tomne. Mais quoi 1 la feuille est pourpre encore ;
elle n'a pas le brun sourd et mort de l'arrière-
saison.
Eh 1 que ne restes-tu ? que n'imites-tu la timidité
de tant d'oiseaux qui ne vont qu'en Provence î Là,
derrière un rocher, tu trouverais, je t'assure, un
MIGRATIONS. 203
hiver d'Asie on d'Afrique. La gorge d'Olionle vaut
bien le» vallées de Syrie.
« Non, ilmefautpariiir. D'autres peuvent rester ;
ils n'ont que faire de TOrient. Moi, mon berceau
m'appelle : il faut que je revoie ce ciel éblouissant,
ces ruines lumineuses et parées où mes aïeux chan-
tèrent; il faut que je me pose sur mon premier
amour, sur la rose d'Asie, que je me baigne de
soleil. ... Là est le mystère de la vie, là, la flamme
féconde où renaîtra mon chant; ma voix, ma muse
est la lumière. »
Donc, il part ; mais je crois que le cœur doit lui
battre dès l'approche des Alpes, quand les cimes
neigeuses annoncent la porte redoutable où posent
sur leurs rocs les cruels fils du jour et de la nuit,
le vautour, Taigle, tous les brigands grifius, cro-
chus, altérés de sang chaud, les espèces^ maudites
qui sont la sotte poésie de Thomme, les uns nobles
brigands qui saignent vite et sucent, d'autres bri-
gands ignobles qui étouffent, détruisent, toutes les
formes enfin du meurtre et de la mort.
Je me figure qu'alors le pauvre petit musicien
dont la voix est éteinte, non Vingegno .ni la fine
pensée, n'ayant personne à consulter, se pose pour
bien songer encore avant d'entrer dans le long
piège du défilé de la Savoie. Il s'arrête à l'entrée,
sur une maison amie que je sais bien, ou au bois
204 L'ORAGE ET L'HIVER.
sacré des Charmettes, délibère et se dit : « Si je
passe de jour, ils sont tous là ; ils savent la saison;
l'aigle fond sur moi, je suis mort. Si je passe de
nuit, le grand duc, le hibou, l'armée des horribles
fantômes, aux yeux grandis dans les ténèbres, me
prend, me porte à ses petits.... Las ! que ferai-je?
J'essayerai d'éviter et la nuit et le jour. Aux som-
bres heures du matin, quand l'eau froide détrempe
et morfond sur son aire la grosse bête féroce qui
ne sait pas bâtir un nid, je passe inaperçu.... Et
quand il me verrait, j'aurais passé avant qu'il pût
mettre en mouvement le pesant appareil de ses
ailes mouillées. »
Bien calculé. Pourtant, vingt accidents survien-
nent. Parti en pleine nuit, il peut, dans cette longue
Savoie, rencontrer de front le vent d'est qui s'en-
gouffre et qui le retarde, qui brise son effort et ses
ailes.... Dieu! ilest déjà jour.... Ces mornes géants,
en octobre, déjà vêtus de blancs manteaux, laissent
voir sur leur neige immense un point noir qui voie
à tire-d'ailes. Qu'elles sont déjà lugubres, ces mon-
tagnes,, et de mauvais augure, sous ce grand lin-
ceul à longs plisl... .Tout immobiles que sont leurs
pics, ils créent sous eux et autour d'eux une agita-
tion éternelle, des courants violents, contradictoi-
res, qui se battent entre eux, si furieux parfois qu'il
fautattendre. « Que je passe plus bas, les torrentsqui
_j
MIGRATIONS. 205
hurlent dans l'ombre avec un fracas de noyades ont
des trombes qui m'entraîneront. Et si je monte aux
hauteset froides régions qui s'illuminent, je me livre
moi-même : le givre saisira, ralentira mes ailes. »
Un efiort l'a sauvé. La tête en bas, il plonge, il
tombe en Italie. A Suze ou vers Turin, il nich^, il
raffermit ses ailes. Il se retrouve au fond de la gi-
gantesque corbeille lombarde, de ce grand nid de
fruits et de fleurs où l'écouta Virgile. La terre n'a
pas changé ; aujourd'hui, comme alors, l'Italien,
exilé chez lui,* triste cultivateur du champ d'un
autre, le durm aratar, poursuit le rossignol. Man-
geur d'insectes, si utile, il est proscrit comme un
mangeur de grains. Qu'il passe donc, s'il peut,
l'Adriatique d'île en île, malgré les corsaires ailés
qui veillent sur les mêmes écueils, il arrivera
peut-être à la terre sacrée des oiseaux, à la bonne,
hospitalière et plantureuse Egypte, où tous sont
épargnés, nourris, bénis et bien reçus.
Terre plus heureuse encore, si dans son aveugle
hospitalité elle ne choyait les assassins. Rossignols
et tourterelles sont accueillis, c'est vrai ; mais non
moins bien les aigles. Sur ces terrasses des sulta-
nes, sur ces balcons des minarets, ah ! pauvre
voyageur I je vois des yeux brillants, terribles, qui
se tournent de ce côté.... Et je vois qu'ils t'ont vu
déjà !
206 l'orage et L'hiver. — migrations.
N'y reste pas longtemps. Ta saison ne durera
guère. Le vent destructif du désert s'en va souffler
à mort, sécher, faire disparaître ta maigre nourri-
ture. Pas une mouche tout à l'heure pour nourrir
ton aile et ta voix. Souviens-toi du vieux nid que
tu as laissé dans nos bois, de tes amours d'Europe.
Le ciel était plus sombra, mais tu t'y fis un ciel.
L'amour était autour de toi ; tous vibraient de t'en*
tendre ; la plus pure palpitait pour toi.... C'est là
le vrai soleil, le plus bel orient. La vraie lumière
est où Ton aime.
SUITE DES MIGRATIONS
L'HIRONDELLE
SUITE DES MIGRATIONS,
L'HIRONDELLE.
L'hirondelle s'est, sans façon, emparée de nos
demeures; elle loge sous nos fenêtres, sous nos
toits, dans nos cheminées. Elle n'a point du tout
peur de nous. On dira qu'elle se fie à son aile in-
comparable ; mais non : elle met aussi son nid, ses
enfants à notre portée. Voilà pourquoi elle est de-
venue la maltresse de la maison. Elle n'a pas pris
seulement la maison, mais notre coeur.
Dans un logis de campagne où mon beau-père
faisait l'éducation de ses enfants, Tété, il leur te-
nait la classe dans une serre où les hirondelles ni-
chaient, sans s'inquiéter du mouvement de la fa-
14
210 SUITE DES MIGRATIONS.
mille, libres dans leurs allures, tout occupées de leur
couvée, sortant par la fenêtre et rentrant par le toit,
jasant avec les leurs très-haut, et plus haut que le
maître, lui faisant dire, comme disait saint François :
« Sœurs hirondelles, ne pourriez-vous vous taire?.»
Le foyer est à elles. Où la mère a niché, nichent
la fille étia petite-fille. Elles y reviennentchaque an-
née ; leurs générations s'y succèdent plus régulière-
ment que les nôtres. La famille s'éteint, se disperse,
la maison passe à d'autres mains ; l'hirondelle y re-
vient toujours; elle y maintient son droit d'occupa-
tion.
C'est ainsi que cette voyageuse s'est trouvée le
symbole delà fixité du foyer. Elle y tient tellement
que la maison réparée, démolie en partie, long-
temps troublée par les maçons, n'en est pas moins
souvent reprise et occupée par ces oiseaux fidèles,
de persévérant souvenir.
C'est Voiseau du retour. Si je l'appelle ainsi, ce
n'est pas seulement pour la régularité du retour
annuel, mais pour son allure même, et la direction
de son vol, si varié, mais pourtant circulaire, et
qui revient toujours sur lui.
Elle tourne et vire sans cesse, elle plane infatiga-
blement autour du même espace et sur le même
lieu, décrivant une infinité de courbes gracieuses
qui varient, mais sans s'éloigner. Est-ce pour sui-
L'HIRONDELLE. 211
vre sa proie, le moucheron qui danse et flotte en
Tair? est-ce pour exercer sa puissance, son aile in-
fatigable, sans s'éloigner du nid? N'importe, ce vol
circulaire, ce mouvement étemel de retour, nous
a toujours pris les yeux et le cœur, nous jetant
dans le rêve, dans un monde de pensées.
Nous voyons bien son vol, jamais, presque ja-
mais sa petite face noire. Qui donc es-tu, toi qui te
dérobes toujours, qui ne me laisses voir que tes
tranchantes ailes, faux rapides comme celle du
Temps? Lui, il s'en va sans cesse; toi, tu reviens
toujours. Tu m'approches, tu m'en veux, ce semble,
tu me rases, voudrais-tu me toucher?... Tu me ca-
resses de si près, que j'ai au visage le vent, et pres-
que le coup de ton aile.... Est-ce un oiseau? est-ce
un esprit?... Ahl si tu es une âme, dis-le-moi fran-
chement, et dis-moi cet obstacle qui sépare le
vivant des morts. Nous le serons demain; nous
sera-t-il donné de venir à tire-d'ailes revoir ce cher
foyer de travail et d'amour? de dire un mot en-
core, en langue d'hirondelle, à ceux qui, même
alors, garderont notre cœur?
Mais n'anticipons pas, et n'ouvrons pas la source
amère. Prenons-le plutôt, cet oiseau, dans les pen-
sées du peuple, dans la bonne vieille sagesse po-
pulaire, plus voisine sans doute de la pensée de la
nature.
212 SUITE DES MIGRATIONS.
Le peuple n'y a vu que l'horloge naturelle, la
division des saisons, des deux grandes heures de
Cannée* A Pâques et à la Saint-Michel, aux époques
des réunions, des foires et marchés, des baux et
fermages, Thirondeile apparaît, blanche et noire,
et nous dit le temps. Elle vient couper et marquer
la saison passée, la nouvelle. On se réunit ces
jours-là, mais on ne se retrouve pas toujours ; les
six mois ont fait disparaître celui-ci, celui-là. L'hi-
rondelle revient, mais pas pour tous; car plusieurs
sont partis pour un très-long j voyage , plus que
le tour de France. Et d'Allemagne? Non, plus loin
encore.
Nos compagnons^ ouvriers voyageurs, suiyaient
la vie de l'hirondelle, sauf qu'au retour souvent ils
ne retrouvaient plus le nid. L'oiseau prudent les
en avise dans un vieux dicton allemand, où la pe-
tite sagesse populaire veut les retenir au foyer. Sur
ce dicton, le grand poète Riickert, se faisant lui-
même hirondelle, reproduisant son vol rhythmi-
que, circulaire, son constant retour, en a tiré
ce chant, dont tel peut rire; mais plus d'un en
pleurera :
De la jeunesse, de la jeunesse,
n chant me revient toujours....
Oh ! que c'est loinl Oh ! que c'est loin _j
Tout ce qui fut autrefois j
L'fflRONDELLE. 2i3
Ce que chantait, ce que chantait
Celle 4ui ramène le printemps,
Rasant le village de l'aile, rasant le village de Taile,
Est-ce bien ce qu'elle chante encore ?
c Quand je partis, quand je partis,
Étaient pleins l'armoire et le coffre.
Quand je revins, quand je revins,
Je ne trouvai plus que 1^ vide. »
mon foyer de famille,
Laisse-moi seulement une fois
M*asseoir à la place sacrée
Et m'envoler dans les songes !
Elle revient bien l'hirondelle,
Et Tarmoire vidée se remplit.
Mais le vide du cœor reste, mais reste le vide du cœur.
Et rien ne le remplira.
Elle rase pourtant le village,
Elle chante comme autrefois....
c Quand je partis, quand je partis.
Coffre, armoire, tout était plein.
Quand je revins, quand je revins.
Je ne trouvai plus que le vide. »
L'hirondelle, prise dans la main et envisagée de
près, est un oiseau laid et étrange, avouons-le ;
214 SUITE DES MIGRATIONS.
mais cela tient précisément à ce qu'elle est Voiseau
par excellence, l'être entre tons né pour le vol. La
nature a tout sacrifié à cette destination : elle s'est
moquée de la forme, ne songeant qu'au mouve-
ment ; et elle a si bien réussi, que cet oiseau, laid au
repos, au vol est le plus beau de tous.
Des ailes en faux, des yeux saillants, point de
cou (pour tripler la force) ; de pied, peu ou point •
tout est aile. Voilà les grands traits généraux. Ajou-
tez un très-large bec, to^jours ouvert, qui happe
sans arrêter, au vol, se ferme et se rouvre encore-
Ainsi, elle mange en volant, elle boit, se baigne en
volant, en volant nourrit ses petits.
Si elle n'égale pas en ligne droite le vol fou-
droyant du faucon, en revanche elle est bien plus
libre; elle tourne, fait cent cercles, un dédale
de figures incertaines, un labyrinthe de courbes
variées, qu'elle croise, recroise à l'infini. L*en-
nemi s'y éblouit, s'y perd, s'y brouille, et ne sait
plus que faire. Elle le lasse, l'épuisé; il renonce,
et la laisse non fatiguée. C'est la vraie reine de
l'air ; tout l'espace lui appartient psà* l'incompa-
rable agilité du mouvement. Qui peut changer
ainsi à tout moment d'élan et tourner court?
Personne. La chasse infiniment variée et capri-
cieuse d'une proie toujours tremblotante, de la
mouche, du cousin, du scarabée, de mille in-
L'HIRONDBLLE. 215
sectes qui flottent et ne vont point en ligne droite,
c'est sans nul doute la meilleure école du vol,
et ce qui rend l'hirondelle supérieure à tous les
oiseaux.
La nature, pour arriver là, pour produire cette
aile unique, a pris un parti extrême, celui de
supprimer le pied. Dans la grande hirondelle d'é-
glise, qu'on appelle martinet, le pied est atrophié.
L*aile y gagne: on croit que le martinet fait jus-
qu'à quatre-vingts lieues par heure. Cette épou-
vantable vitesse l'égale à la frégate même. Le
pied fort court chez la frégate, n'est chez le
martinet qu'un tronçon; s'il pose, c'est sur le
ventre : aussi, il ne pose guère. Au rebours
de tout autre être, le mouvement seul est son
repos. Qu'il se lance des tours, se laisse aller
en l'air, l'air le berce amoureusement, le porte
et le délasse. Qu'il veuille s'accrocher, il le peut
de ses faibles petites griffes. Mais qu'il pose, il
est infirme et comme paralytique, il sent toute
aspérité, la dure fatalité* de la gravitation l'a
repris ; le premier des oiseaux semble tomber au
reptile.
Prendre l'essor d'un lieu^ c'est pour lui le plus
difficile: aussi s'il niche si haut, c'est qu'au dé-
part il doit se laisser choir dans ^on élément na-
turel. Tombé dans l'air, il est libre, il est maître,
216 SUITE DES MIGRATIONS.
mais jusque-là serf, dépendant de toute chose^ à la
discrétion de qui mettrait la main sur lui.
Le vrai nom du genre, qui dit tout, c'est le nom
grec Sans pied (A-pode). Le grand peuple des hi-
rondelles, avec ses soixante espèces, qui remplit la
terre, Tégaye et la charme de sa grâce, de son vol
et de son gazouillement, doit toutes ses qualités
aimables à cette difformité d'avoir peu, très-peu
de pied; elle se trouve à la fois la première de
la gent ailée par le don, Tart complet du vol,
d'autre part la plus sédentaire et la plus attachée
au nid.
Chez cette tribu à part, le pied ne suppléant point
l'aile, l'éducation des jeunes étant celle de Taile
seule et le long apprentissage du vol, les petits
ont longtemps gardé le nid, longtemps sollicité les
soins, développé la prévoyance et la tendresse ma-
ternelles. Le plus mobile des oiseaux s'est trouvé lié
par le cœur. Le nid n'a pas été le nid nuptial d'un
moment, mais un foyer, une maison, l'intéressant
théâtre d'une éducation difScile et des sacrifices
mutuels. Il y a eu une mère tendre, une épouse
fidèle ; que dis-je? bien plus, de jeunes sœurs qui
s'empressent d'aider la mère» petites mères elles-
mêmes et nourrices d'enfants plus jeunes encore.
Il y a eu tendresse maternelle, soins et enseigne-
ment mutuel des petits aux plus petits.
l'hirondelle. 217
)lus beau c'est que cette fraternité s'est éten-
lans le péril, toute hirondelle est sœur; qu'une
eûtes accourent; qu'une soit prise, toutes se
lient, se tourmentent pour la délivrer.
î ces charmants oiseaux étendent leur intérêt
iseaux même étrangers à leur espèce, on le
it. Elles ont moins à craindre que nul autre
îtes de proie, avec une aile si légère, et ce sont
qui les premières avertissent la basse-cour de
apparition. La poule et île pigeon se blottis-
et cherchent asile, dès qu'ils entendent le cri,
rtissement de l'hirondelle.
n, le peuple ne se trompe pas en croyant que
îndelle est la meilleure du monde ailé. ^
urquoi? elle est la plus heureuse, étant de
coup la plus libre.
bre par un vol admirable.
bre par la nourriture facile.
bre par le choix du climat.
issi, quelque attention que j'aie prêtée à son
;age (elle parle amicalement à ses sœurs, plus
tUe ne chante), je ne l'ai jamais entendue que
ir la vie, louer Dieu.
ibertàlmolto e desiato bene! je roulais ce mot en
n cœur sur la grande place de Turin, où nous
pouvions nous lasser de voir voler les hiron-
les innombrables, avec mille petits cris de joie.
218 SUITE DES MIGRATIONS. — L'fflRONDELLE.
Elles y trouvent, en descendantles Alpes^ de com-
modes habitations toutes faites, qui les attendent
dans les trous que laissent les échafaudages, aux
murs mêmes des palais. Parfois, et souvent le soir,
elles jasaient très-haut, criaient à empêcher de
s'entendre ; souvent elles se précipitaient, tom-
baient presque, rasant la terre, mais si vite rele-
vées qu'on les aurait cru lancées d'un ressort ou
dardées d'un arc. Au rebours de nous, qui sommes
sans cesse rappelés à la terre, elles semblaient gra-
viter en haut. Jamais je ne vis l'image d'une liberté
plus souveraine. C'étaient des jeux, des divertisse-
ments infinis.
Voyageurs, nous regardions volontiers ces voya-
geuses qui prenaient insoucieusement et gaiement
leur pèlerinage . L'horizon cependant était grave,
cerné par les Alpes, qui semblent plus près à cette
heure. Les bois noirs de sapins étaient déjà obscur-
cis et enténébrés du soir; les glaciers rayonnaient
encore d'une blancheur pâlissante. Le double deuil
de ces grands monts nous séparait de la France,
vers laquelle nous allions bientôt nous acheminer
lentement.
DNIES DE LA ZONE TEMPEREE
HARMONIES DE LA ZONE TEMPÉRÉE.
Pourquoi Thironclelleettant d'autres oiseaux pla-
cent-ils leurhabitation si près de celle de rhomme?
pourquoi se font-ils nos amis^ se mêlant à nos tra-
vaux et les égayant par leurs chants? Pourquoi, dans
nos seuls climats de la zone tempérée, a-t-on cet
heureux spectacle d'alliance et d'harmonie qui est
le but de la nature ?
C'est qu'ici, les deux partis, l'oiseau et l'homme,
sont libres des fatalités pesantes qui dans le Midi
les séparent et les opposent l'un à l'autre. La cha-
leur, qui alanguit l'homme, irrite au contraire l'oi-
seau, lui donne l'activité brûlante, l'inquiétude,
Tâcre violence qui se traduit en cris rauques. Sous
les tropiques, tous deux sont en divergence com •
2S2 HARMONIES
plète y esclaves d'une nature tyrannique qui pèse
sur eux diversement.
Passer de ces climats aux nôtres, c'est entrer dans
la liberté. Cette nature que nous subissions, ici
nous la dominons. Je m'éloigne volontiers, et sans
retourner les yeux de l'accablant paradis où j'ai
langui, faible enfant, aux bras de la grande nour-
rice qui, d'un trop puissant breuvage, m'enivrait,
croyant m'allaîter.
Celle-ci fut faite pour moi, c'est ma femme légi-
time, je la reconnais. Et d'avance, elle me res-
semble; comme moi, elle est sérieuse, laborieuse ;
elle a l'instinct du travail, de la patience. Ses sai-
sons renouvelées partagent son grand jour annuel,
comme la journée de l'ouvrier alterne du travail au
repos. Elle ne donne aucun fruit gratis ; elle donne
ce qui vaut tous les fruits : l'industrie, l'activité.
Avec quel ravissement j'y trouve aujourd'hui
mon image, la trace de ma volonté, les créations
de mon ejffort et de mon intelligence ! Profondément
travaillée par moi, par moi métamorphosée, elle
me raconte mes travaux, me reproduit à moi-
même. Je la vois comme elle fut avant d'avoir
subi cette création humaine, avant de s'être faite
homme.
Monotone au premier coup d'œil, mélancolique,
elle offrait des forêts et des prairies, mais celles-ci
i)E LA ZONE TEMPÉRÉE. 823
et celles-là singulièrement différentes de ce qui se
voit ailleurs .
La prairie, le beau tapis vert de l'Angleterre et
de l'Irlande, au délicat et fin gazon d'herbe tou-
jours renouvelée, non la rude bourre des steppes
d'Asie, non l'épineuse et hostile végétation de l'A-
frique, non le hérissement sauvage des savanes
américaines, où la moindre plante est h'gneuse,
durement arborescente ; la prairie européenne par
sa végétation éphémère et annuelle, ses humbles
petites fleurs aux senteurs faibles et douces, a un
caractère de jeunesse, et je dirai plus, d'innocence,
qui s'harmonise à nos pensées et nous rafraîchit le
cœur.
Sur cette assise première d'une herbe humble et
.docile, qui n'a pas la prétention de monter plus
haut, se détache par contraste la forte individualité
des arbres les plus robustes, si différents de la vé-
gétation confuse des forêts méridionales. Qui démê-
lera sous la masse des lianes, des orchidées, de
cent plantes parasites, les arbres, herbacées eux-
mêmes, qui y sont comme engloutis ? Dans nos an-
tiques forêts de la Gaule et de l'Allemagne se dresse
fort et sérieux, lentement, solidement bâti, l'orme
ou le chêne, ce héros végétal aux bras noueux, au
cœur d'acier, qui a vaincu huit ou dix siècles,
et qui, abattu par l'homme, associé à ses . ou-
224 HARMONIES
vrages, leur communique l'éternité des œuvres de
la nature.
Tel arbre, tel homme. Qu'il nous soit donné de
lui ressembler, à ce chêne fort et pacifique dont
l'absorption puissante a concentré tout élément et
en a fait Tindividu grave, utile- et persistant, la
personnalité solide à qui tous avec confiance de-
mandent un appui, un abri, qui tend ses bras secou-
râbles aux diverses tribus animales et les abrite de
ses feuilles I... De mille bruits, en reconnaissance,
elles égayent jour et nuit la majesté silencieuse de ce
vieux témoin des temps. Les oiseaux le remercient
et charment son ombre paternelle de chants, d'à-
. mour et de jeunesse.
Indescriptible vigueur des climats de l'Occident I
Pourquoi vit-il mille ans ce chêne? parce que tous
les ans il est jeune. C'est lui qui date le printemps.
L'émotion de la vie nouvellene commence pas pour
nous quand toute la nature se couvre de la verdure
uniforme des végétations vulgaires. Elle commence
quand nous voyons le chêne, du feuillage ligneux
de l'autre an qu'il retient encore, arracher sa feuille
nouvelle ; quand l'orme, laissant passer devant lui
l'impatience des arbres inférieurs, nuance d'un vert
léger la délicatesse austère de ses rameaux aériens,
finement dessinés sur le ciel.
Alors, alors la nature parle à tous; sa voix puis-
DE LA ZONE TEMPÉRÉE. 225
santé trouble l'âme même des sages. Pourquoi pas?
n'est-elle pas sainte ? et ce surprenant réveil qui a
évoqué toute vie, du cœur dur et muet des chênes
jusqu'à leur pointe sublime où l'oiseau chante sa
joie, n'est-ce pas comme un retour de Dieu?
J'ai vécu dans les climats où l'olivier, l'oranger,
conservent leur verdure éternelle. Sans mécon-
naître la beauté de ces arbres d'élite et leur distinc-
tion spéciale, je ne pouvais m'habituer à la fixité
monotone de leur costume immuable, dont la ver-
dure répondait à l'immuable bleu du ciel. J'atten-
dais toujours quelque chose, un renouvellement
qui ne venait pas. Les jours passaient, mais iden-
tiques. Pas une feuille de moins sur la terre, pas
un léger nuage au ciel. » Grâce, disais-je; nature
éternelle I Au cœur changeant que tu m'as f^it ac-
corde au moins un changement. Pluie, boue, orage,
j'accepte tout; mais que du ciel ou de la terre l'idée
du mouvement me revienne, l'idée de rénovation ;
que chaque année le spectacle d'une création nou-
velle me rafraîchisse le cœur, me rende l'espoir
que mon âme pourra se refaire et revivre, et, par
les alternatives de sommeil, de mort ou d'hiver, se
créer de nouveaux printemps. »
Homme, oiseau, toute la nature, nous disons la
même chose. Nous sommes par le changement.
A ces fortes alternatives dç chaud, de froid, de
15
226 HARMONIES DE Lk 20NE TEMPÉRÉE.
brune et de soleil, de tristesse et de gaieté, nous
devons la tretppe, la puissante personnalité de notre
Occident. La pluie ennuie aujourd'hui : le beau
temps viendra demain. Les splendeurs de TOrietit,
les merveilles des tropiques, ne valent pas; mises
ensemble, la première Violette de Pâques, la pre-
mière chanson d'avril, l'aubépine en fleur, la joie
de la jeune fille qui remet sa robe blanche.
Au matin, une voix puissante, d'une fraîcheur,
d'une netteté singulière, d'un mordant timbre d'a-
cier, la voix du merle retentit, et il n'est pas de
cœur malade, pas de vieillesse chagrine, qui puisse
s'empêcher de sourire.
Un printemps, allant, à Lyon, dans les vignes
mâconnaises qu'on travaillait à relever, j'entendais
une pauvre femme, misérable, vieille, aveugle, qui
chantait avec un accent de gaieté extraordinaire
cette vieille chanson vilageoise :
Nous qaittons nos grands habits,
Pour en prendre de plus petits.
L'OISEAU, OUVRIER DE L'HOMME
L'OISEAU, OUVRIER DE L'HOMME.
L'ai^are agriculteur, mot juste et senti de Virgile.
Avare, aveugle, réellement, qui proscrit les oi-
seaux destructeurs des insectes et défenseurs de
ses moissons.
Pas un grain à celui qui, dans les hivers plu-
vieux , poursuivant Tinsecte à venir, cherchait les
nids des larves, examinait, retournait chaque
feuille, détruisait chaque jour des milliers de fu-
tures chenilles. Mais des sacs de froment aux in-
sectes adultes, des champs aux sauterelles que l'oi-
seau aurait combattues !
Les yeux sur le sillon, sur le moment présent,
sans voir et sans prévoir, aveugle sur la grande
harmonie qu'on ne rompt pas en vain, il a partout
230 L'OISEAU,
sollicité OU applaudi les lois qui supprimaient l'aide
nécessaire à son travail, Toiseau destructeur des '
insectes. £t ceux-ci ont vengé Toiseau. Il a fallu en
hâte rappeler le proscrit. A Tîle Bourbon, par exem-
ple, la tète dti martin était à prix; il disparaît, et
alors les sauterelles prennent possession de Ttle,
dévorant, desséchant, brûlant d'une acre aridité ce
qu'elles ne dévorent pas. Il en a été de ménie dans
l'Amérique du Nord pour l'étourneau, défenseur du
maïs. Le moineau même, qui attaque le grain, mais
qui le protège encore plus, le moineau pillard et
bandit, flétri de tant d'injures et frappé de malé-
diction, on a vu en Hongrie qu'on périssait sans lui,
que lui seul pouvait soutenir la guerre immense
des hannetons etdes mille ennemis ailés qui régnent,
sur les basses terres; on a révoqué le bannissement
rappelé en hâte cette vaillante landwehr qui, peu
disciplinaire, n'en est pas moins le salut du pays.
Naguère près de Rouen, et dans la vallée de
Monville, les corneilles avaient été proscrites quel-
que temps. Les hannetons, dès lors, tellement
profitèrent, leurs larves multipliées à l'infini pous-
sèrent si bien leurs travaux souterrains, qu'une
prairie entière qu'on me montra avait séché à la
surface; toute racine d'herbe était rongée, et la
prabrie entière, aisément détachée, roulée sur elle-
même, pouvait s'enlever comme un tapis.
OUVRIER DE L'HOMME. 231
Tout travail, tout appel de rhomme h la nature,
suppose Tintelllgence de Tordre naturel. L'ordre
est tel 9 et telle est sa loi. La vie a autour d'elk^ en
elle^ son ennemi^ le plus souvent son héte, le parasite
qui lamim et la ronge,
La vie inerte et sans défense, la végétale surtout,
privée de locomotion, y succomberait sans l'appui
supérieur de l'infatigable ennemi du parasite, âpre
chasseur, vainqueur ailé des moostres. .
Guerre extérieure sous Içs tropiques où partout
ils surgissent. Guerre intérieure dans nos climats
. où tout est plus caché, plus mystérieux et plus
profond.
Dans la fécondité exubérante de la zone torride,
les insectes, ces destructeurs terribles des végétaux,
consommaient le trop-plein. Ils volent ici le néces-
saire. Là, ils fourrageaient dans le luxe prodigue
des plantes spontanées, des semences perdues, des
fruits dont la nature jonche le désert, Ici, dans le
champ resserré qu'arrose la sueur de l'homme, ils
récoltent h sa place, dévorent son travail et son
fruit; ils s'attaquent à sa vie même.
Ne dis pas : « L'hiver est pour moi, il tuera l'en-
nemi. » L'hiver tue l'ennemi qui mourrait de lui-
même ; il tue surtout les éphémères, dont la durée
était déjà mesurée k celle de la fleur, de la feuille
où fut liée leur existence. Mais, avant de mourir.
232 l'oiseau,
le prévoyant atome garantit sa postérité; il abrite ,
cache et dépose profondément son avenir, le germe
de sa reproduction. Gomme œufs ou larves, ou
même en leur propre personne, vivants, adultes,
armés, ces invisibles, dans le sein de la terre, dor-
ment en attendant le temps. Est-elle imnoobile,
cette terre ? Dans les prairies, j e la vois onduler,
le noir mineur, la taupe, continue son travail. Plus
haut, dans les lieux secs, s'étendent des greniers
où le rat philosophe, sur un bon tas de blé, prend
la saison en patience.
Tout cela va surgir au printemps. D'en haut, d'en
bas, à droite, à gauche, ces peuples rongeurs,
échelonnés par légions qui se succèdent et se re-
layent chacun à son mois, à son jour, immense,
irrésistible conscription de la nature, marchera à
la conquête des œuvres de l'homme. La division du
travail est parfaite. Chacun a son poste d'avance et
ne se trompera pas. Chacun tout droit ira à son
arbre, à sa plante. Et tel sera leur nombre épou-
vantable, qu'il n'y aura pas une feuille qui n'ait sa
légion.
Que feras-tu, pauvre homme? Gomment te mul-
tiplieras-tu ? as- tu des ailes pour les suivre ? as-tu
même des yeux pour les voir? Tu peux en tuer à
ton plaisir; leur sécurité est complète : tue, écrase
à millions; ils vivent par milliards. Où tu triomphes
OUVRIER DE L'HOMME. 233
par le fer et le feu en détruisant la plante même,
tu entends à côté le bruissement léger de la grande
armée des atomes, qui ne songe guère à ta victoire
et qui ronge invisiblement.
Ecoute, je vais te donner deux conseils. Examine,
choisis le meilleur.
Le premier remède à cela, que l'on commence à
suivre, c'est d'empoisonner tout. Trempe-moi les
semences dans le sulfate de cuivre ; mets ton blé
sous la protection du vert-de-gris. L'ennemi ne
s*attend pas à cela ; il est déconcerté. S*il y touche,
il meurt ou languit. Toi aussi, il est vrai, tu n'es
guère florissant; ton hardi stratagème peut aider
aux fléaux qui dévastent notre âge. Heureux temps!
le bon laboureur empoisonne d'abord ; ce blé cui-
vré, transmis au boulanger artiste, fermente parle
sulfate de cuivre ; moyen simple, agréable, qui fait
lever, gonfler là pâte légère qu'on va se disputer.
Non, fais mieux. Prends-en ton parti. Contre
tant d'ennemis, reculer n'est pas honte. Laisse
faire, et croise tes bras. Couche-toi et regarde.
Fais comme au soir de Waterloo, fit ce brave
qui, blessé et couché, se releva encore et re-
garda à rhorizon; mais il y vit Blucher, la grande
nuée de l'armée noire. Il retomba alors, en disant:
« Us sont trop. »
Et combien plus tu ai^ droit de le dire ! tu es seul
cantTQ runi^mOft vmjaaanÈidm de la ne. Tu peui
•lirt auflû : « Ils sont taniip l •
Ta inastas: « Void poorUnt des champiiû
tonnaient espérance; foîd m pâtDFSge boinide
•Ml je prendrai» plaiffir à mir mes bomisperins
âuns l'herbe. Kenons-; Les trooperax •
V^ V sont attemiiuk Qu deneodraient sanseui
'es rivants noage» <f insectes qm n'aiment que le
iiui;xt Le sang du bcnf est bon, et le suig de
l h( aime est meillear. Entre, zssied»4oi an milieQ
d'eux» ta seras bien reçn, car tu es le festin. Ces
dinisv ces trompes et ces tenaillas trou?eront en
lui chikir dexT^aises délices; nna orgie sangninaire
<» onvrira sor ton ct»rps poor la danse efiBnénée de ce
monde llimeU(:[ae qoi ne lâchera pas à moins de
d'ùi r.Lr : tu en verras pins d^nn tournoyer et mou-
rir sur la source etmnrante que s'est creusée son
d^rd. BIess«^ sanglant, gonQé de plaies bouffies,
n e5;^re pas d« repos. D'autres Tiennent, et puis
d autres^ et toijjoars et sans fin. Car si le climat
est moins âpre que dans les zones du Midi, en
revanche, la pluie étemelle, cet océan d'eau douce
et tiède qui noie infatigablement nos plages, en-
fante dans une fécondité désespérante cesfiescom-
mencées et a?ides,qui sont impatientes de monter,
naître et s'achever par la destrudion des vies supé-
rieures.
OUVRIER DE L'HOMME. 235
J'ai VU, non pas dans les marais^ mais sur les
hauteurs de l'Ouest^ aimables et verdoyantes col*
Unes, couvertes de bois ou de prairies, j'ai vu
d'immenses eaux pluviales séjourper sans écou-
lementy puis bues d'un rayon de soleil; laisser la
terre couverte d'une riche et plantureuse produc-
tion animale, limaces, limaçons, insectes de mille
sortes, tous gens de terrible appétit, nés dentus,
armés d'appareils formidables, d'ingénieuses ma«
chines h détruire. Impuissants contre l'irruption
d'un monde inattendu qui grouillait, s'agitait,
montait, entrait, nous eût mangés nous-mêmes ;
nous luttions au moyen de quelques poules intré-
pides et voraces, qui ne comptaient pas les en-
nemis, ne discutaient pas, avalaient. Ces poules
bretonnes et vendéennes, braves du génie de la
contrée, faisaient cette campagne d'autant mieux,
qu'elles guerroyaient chacune à sa manière. La
noire^ la grise et la pondeuse (c'étaient leurs noms
de guerre) allaient ensemble en corps d'armée, et
ne reculaient devant rien ; la rêveuse ou la philo-
sophe aimait mieux chouanner, et n'en faisait que
plus d'ouvrage. Un superbe chat noir , leur com-
pagnon de solitude, étudiait tout le jour la trace du
mulot, du lézard, chassait la guêpe, mangeait la
cantbaride, du reste devant les poules respectueux
et toujours à distence.
236 L'OISEAU,
Un mot encore sur elles, et un regret. Tout
finit, il fallut partir. Et que deviendraient-elles?
Données, elles allaient être mangées certainement.
Longuement nous délibérâmes. Puis, par un parti
vigoureux, d*après la vieille foi des sauvages, qui
croient qu'il vaut mieux mourir par ceux qu'on
aime, et pensent, en mangeant des héros, devenir
héroïques, nous en fîmes, non sans gémir, un fu-
nèbre banquet.
C'est un très-grand spectacle de voir contre cet
effirayant frétillement du monstre universel qui s'é-
veille au printemps, sifflant, bruissant, coassant»
bourdonnant, dans son immense faim, de voir des-
cendre (on peut le dire) du ciel l'universel Sauveur,
en cent formes et cent légions diverses d'armes et
de caractère, mais toutes ayant des ailes, partici-
pant au divin privilège du Saint-Esprit, d'être pré-
sent partout.
A l'universello présence de l'insecte, à l'ubiquité
du nombre, répond celle de l'oiseau, de la célérité,
de l'aile. Le grand moment, c'est celui où l'insecte,
se développant par la chaleur, trouve l'oiseau en
face, l'oiseau multiplié, l'oiseau qui, ^'ayant point
de lait^ doit nourrir à ce moment une nombreuse
famille de sa chasse et de proie vivante. Chaque
année, le monde serait en péril, si l'oiseau allai-
tait, si l'alimentation était le travail d'un individu,
OUVRIER DE L'HOMME. 237
d'un estomac. Hais voici la couvée bruyante, exi-
geante et criante, qui appelle la proie par dix,
quinze ou vingt becs ; et l'exigence est telle» telle
est la fureur maternelle pour répondre à ces cris,
que la mésange, qui a vingt enfants, désespérée,
ne pouvant les faire taire avec trois cents chenilles
par jour, ira même au nid des oiseaux ouvrir la
cervelle aux petits.
De nos fenêtres qui donnent sur le Luxembourg*
nous observions dès l'hiver commencer cette utile
guerre de l'oiseau contre l'insecte. Nous le voyions,
en décembre, ouvrir le travail de l'année. L'hon-
nête et respectable ménage du merle, qu'on pefut
appeler tourne-feuilles, faisait par couples sa Be-
sogne ; au rayon qui suivait la pluie, ils arrivaient
aux mares, levaient les feuilles une à une avec
adresse et conscience, ne laissant rien passer sans
un attentif examen.
Ainsi, dans les plus tristes mois, où le sommeil
de la nature ressemble de si près à la mort, l'oiseau
nous continuait le spectacle de la vie. Sur la neige
même, le merle nous saluait au réveil. Aux sérieu-
ses promenades d'hiver, nous avions toujours près
de nous le roitelet à huppe d'or, son petit chant
rapide, son rappel doux et flûlé. Les moineaux,
plus familiers paraissaient sur nos balcons ; exacts
aux heure?, ils savaient qu'ils trouveraient deux
238 L'OISEAU, OUVRIER DE L'HOMME.
fois par Jour le couvert mis, sans qu'il en coûtât à
leur liberté.
Du reste, honnêtes travailleurs, lorsque leprîn-
temps est venu, ils se font scrupule de rien deman-
der. Dès que leurs enfants éclos ont commencé à
voler, ils les ont joyeusement amenés à la fenêtre,
comme pour remercier et bénir.
r
LE TRAVAIL
LE PIC
LE TRAVAIL.
LE PIC.
Dans les calomnies ineptes dont les oiseaux sont
l'objet, nulle ne l'est plus que de dire, comme on
a fait, que le pic, qui creuse les arbres, choisit les
arbres sains et durs, ceux qui présentent le plus
de difficultés et peuvent augmenter son travail. Le
bon sens indique assez que le pauvre animal, qui
vit de vers et d'insectes, cherche les arbres malades,
cariés, qui résistent moins et qui lui promettent,
d'ailleurs, une proie plus abondante. La guerre ob-
stinée qu'il fait à ces tribus destructives qui gagne-
raient les arbres sains, c'est un signalé service
qu'il nous rend. L'Ëtat lui "Slevrait, sinon les ap-
te
242 LE TRAVAIL.
pointements , du moins le titre honorifique de
Cionservateur des forêts. Que fait-onî pour tout sa-
laire, d'ignorants administrateurs ont souvent mis
sa tête à prix.
Mais le pic ne serait pas l'idéal du travailleur,
s'il n'était calomnié et persécuté. Sa corporation
modeste, répandue dans les deux mondes, sert
rhomme, l'enseigne et Tédifie. L'habit varie; le
signe commun de reconnaissance est le chaperon
écarlate dont ce bon ouvrier couvre généralement
sa tète, son crâne épais et solide. L'instrument de
son état, qui sert de pioche et d'alêne, de ciseau et
de doloire, c'est son bec, carrément taillé. Ses jam-
bes nerveuses, armées de forts ongles noirs d'une
prise ferme et solide, l'assurent parfaitement sur sa
branche, où il reste des jours entieriidans une atti-
tude incommode, frappant toujours de bas en haut.
Sauf le matin où iLs'agite, remue ses membres en
tous sens, comme font les meilleurs travailleurs
qui s'apprêtent quelques moments pour ne plus se
déranger, il pioche toute une longue journée avec
une application singulière. On l'entend tard encore,
qui prolonge le travail dans la nuit et gagne ainsi
quelques heures.
Sa constitution répond à une vie si appliquée. Ses
muscles, toujours tendus, rendent sa chair dure etco-
^iace . La vésicule du fiel, très-grande chez lui, semble
LE PIC. 843
accuser une grande disposition bilieuse, acharnée,
violente au travail, du reste aucunement colérique.
Les opinions qu'on a prises de cet être singulier
devaient être très- diverses. On a jugé en bien ou
en mal le grand travailleur, selon qu'on estimait
ou mésestimait le travail, selon qu'on était soi-
même plus ou moins laborieux, e1^ qu'on regai:dait
une vie sédentaire et appliquée comme maudite ou
bénie du ciel.
On s'est demandé aussi si le pic était triste ou
gai, et l'on a £ait diverses réponses, peut-être éga-
lement bonnes, selon l'espèce et le climat. Je crois
aisément que Wilson, Audubon, qui parlent surtout
du beau pic aux ailes d'or qu'on trouve aux Garo-
lines sur la lisière des tropiques, l*ont vu plus gai,
plus remuant; ce pic gagné aisément sa vie, dans
un pays chaud et riche en insectes; son bec courbé^
élégant, moins dur que le bec du nôtre, semble
dire aussi qu'il travaille des bois moins rebelles.
Pour le pic de France et d'Allemagne, qui a à
percer l'enveloppe de nos vieux chênes européens,
il a un tout autre instrument, un bec carré,
lourd et fort. Il est probable qu'il donne bien plus
d'heures de travail que l'autre. C'est un ouvrier
placé dans des conditions plus dures, travaillant
plus et gagnant moins. Dans les sécheresses sur-
tout, son métier est méprisable ; la proie le fuit,
244 LE TRAVAIL.
se retire au plus loin, cherchant la fraîcheur.
Aussi, il appelle la pluie, criant toujours : Plieu!
plieu ! Le peuple comprend ainsi son cri ; il rap-
pelle dans la Bourgogne le Procvreur du meunier;
pic et meunier, si Teau ne tombe, chôment et ris-
quent de jeûner.
Notre grand ornithologiste, excellent et ingé-
nieux observateur, Toussenel, ne se méprend-il
pas pourtant "sur le caractère du pic en le jugeant
gai? Sur quoi? sur les courbettes amusantes qu'il
fait pour gagij^er sa femelle. Mais qui de nous, et
des plus sérieux, en ce cas, n'en fait pas de même?
Il rappelle aussi farceur, bateleur, parce qu'à sa
vue le pic tournait rapidement. Pour un oiseau
dont le vol est fort médiocre, c'était peut-être le
plus sage, en présence surtout d'un si excellent
tireur. Et ceci prouve son bon sens. Devant un
chasseur vulgaire, le pic, qui sait sa chair mau-
vaiae, se serait laissé approcher. Mais devant un
tel connaisseur, un ardent ami des oiseaux, il avait
grandement à craindre de s'en aller empaillé orner
une collection.
Je prie l'illustre écrivain de considérer encore
les habitudes morales et l'humeur que doit donner
un travail si persévérant. La papUlonne n*ei;st pour
rien ici, et la longueur de telles journées dépasse
infiniment la mesure commode de ce qu^ Fourier
LE PIC. 245
appelle travail attrayant. Le pic est un ouvrier so-
litaire et à son compte ; il ne se plaint pas sans
doute ; il sent qu*ii a intérêt de travailler beaucoup,
longtemps. Ferme sur ses fortes jambes, dans une
attitude pénible, il reste là tout le jour, et persiste
encore au delà. Est-il heureux? je le crois. Gai?
j'en doute. Triste? nullement. Le travail passionné
^ qui nous rend si sérieux, en revanche bannit les
tristesses.
L'inintelligent travailleur, ou le pauvre sufmené,
qui ne conçoit le bonheur que dans l'immobilité,
ne pouvait manquer de voir dans une vie si assidue
la malédiction du sort. L'artisan des villes aile*
mandes assure que c'est un boulanger qui,.oisif dans
son comptoir, affamait le pauvre peuple, le trom-
pait, vendait à faux poids. En punition, maintenant,
il travaille et travaillera jusqu'au jour du jugement,
ne vivant plus que d'insectes.
Triste et baroque explication. J'aime mieux la
vieille fable italienne. Picus, fils du Temps (de Sa-
turne), était un héros austère qui dédaigna l'amour
trompeur et les illusions de Gircé. Pour la fuir, il a
pris des ailes et s'est enfui dans les forêts. S'il n'a
plus la figure humaine, il a mieux, un génie divin,
prévoyant et fatidique, il entend ce qui est à nattre,
il voit ce qui n'est pas encore.
Un jugement fort sérieux sur le pic, c'est celui
246 LE TBAVAIL.
des Indiens da nord de T Amérique. Ces héros ont
bien vu que le pic était un héros. Ils aiment
à porter la tête de celui qu'on nomme Pic à bec
cPivoire'^ et croient que son ardeur, son courage
passera en eux. Croyance très-fondée , oomme
l'expérience le prouve. Le plus ferme cœur se sent
affermi en voyant sans cesse sur lui ce parlant
symbole ; il se dit : < Je serai tel pour la force et
pour la constance. »
Seulement, il faut remarquer que, si le pic est un
héros, c'est le héros pacifique du travail. Il ne ré-
clame rien de plus. Son bec qui pourrait être re-
doutable, ses ergots très-forté, sont préparés ce-
pendant pour tout autre chose que pour le combat.
Le travail l'a pris tellement qti'aucune rivalité ne le
conduit à la guerre. Il l'absorbe, exige de lui tout
l'effort de ses facultés.
Travail varié et compliqué. D'abord l'excellent
forestier, plein de tact et d'expérience, éprouve son
arbre au marteau, je veux dire au bec. Il ausculte
comment raisonne cet arbre, ce qu'il dit, ce qu'il a
en lui. Le procédé d'auscultation, si récent en mé-
decine, était l'art principal du pic, depuis des mil-
liers d'années. Il interrogeait, sondait, voyait par
l'ouïe les lacunes caverneuses qu'offrait le tissu de
l'arbre. Tel, sain et fort en apparence, que, pour sa
taille gigantesque, a désigné, marqué le marteau
LE PIC. 347
de la marine, le pic, bien autrement habile» le juge
véreux, carié> susceptible de manquer de la manière
la plus funeste, de plier en construction, ou de faire
une voie d'eau et de causer un naufrage.
L'arbre éprouvé mûrement « le pic se l'adjuge,
s'y établit; là il exercera son art. Ce bois est creux,
donc gâté, donc peuplé; une tribu d'insectes y
habite. Il faut frapper à la porte de la cité. Les
citoyens, en tumulte, voudront fuir ou par-dessus
les murailles de la ville, ou en bas, par les égouts.
Il y faudrait des sentinelles; au défaut, l'unique
assiégeant veille, et de moment en moment regarde
derrière pour happer les fugitifs au passage, à quoi
sert parfaitement une langue d'extrême longueur
qu'il darde comme un petit serpent. L'incertitude
de cette chasse, le bon appétit qu'il y gagne, le
passionnent; il voit à travers l'écorce et le bois; il
assiste aux terreurs et aux conseils du peuple en-
nemi. Parfois, il descend très- vite , pensant qu'une
issue secrète pourrait sauver les assiégés.
Un arbre sain au dehors, rongé, pourri au de-
dans, c'est une terrible image pour le patriote qui
rêve au destin des cités. Rome, aux temps où la ré-
publique commençait à s'affaisser, se sentant sem-
blable à cet arbre, frissonna un jour que le pic vint
tomber en plein forum sur le tribunal, sous la main
même du préteur. Le peuple s'émut grandement ,
248 LE TRAVAIL.
et roulait de tristes pensées. Mais les devins man-
dés arrivent : si Toiseau part impunément, la ré-
publique mourra; s'il reste , il ne menace plus que
celui.qui l'a dans sa main, le préteur. Ce magis-
trat, qui était £lius Tubero, tua l'oiseau à l'instant,
mourut lui-même bientôt, et la république dura
deux siècles encore.
Cela est grand , non ridicule. Elle dura par ce
noble appel au dévouement du citoyen. Elle dura
par cette réponse muette que lui fit un grand cœur.
De tels actes sont féconds, ils font des hommes et
des héros; ils font la durée des cités.
Pour revenir à notre oiseau, ce travailleur, ce
solitaire, ce grand prophète n'échappe pas à la loi
universelle. Deux fois par an, il se dément, sort de
son austérité, et, faut-il le dire? devient ridicule.
Heureux, dans l'espèce humaine, qui ne Test que
deux fois par an 1
Ridicule ? il ne l'est pas par cela qu'il est amou-
reux, mais il aime comiquement. Noblement endi-
manché et dans son meilleur plumage, relevant sa
mine un peu sombre de sa belle grecque écarlate ,
il tourne autour de sa femelle ; ses rivaux en font
autant. Mais ces innocents travailleurs, faits aux
œuvres plus sérieuses, étrangers aux arts du beau
monde, aux grâces des colibris, ne savent rien
autre chose que de présenter leurs devoirs et leurs
LE PIC. 249
très-humbles hommages par d*assez gauches cour-
bettes. Du moins, gauches à notre sens, elles le
sont moins pour Tobjet dont elles captent l'atten-
tion. Elles plaisent , et c'est tout ce qu'il faut. Le
choix prononcé par la reine , nulle bataille. Mœurs
admirables des bons et dignes ouvri.ers ! les autres,
chagrins, se retirent, mais avec délicatesse, con-
servent religieusement le respect de la liberté.
Le préféré et sa belle , vous croyez qu'ils vont
faire Tamour oisifs, errer dans les forêts? Point du
tout. Immédiatement, ils se mettent à travailler.
« Prouve-moi tes talents, dit-elle, et que je ne me
suis pas tronppée. » Quelle occasion pour un artiste !
Elle anime son génie. De charpentier il devient me-
nuisier et ébéniste; de menuisier, géomètre! La
régularité des formes, ce rhythme divin lui apparaît
dans Tamour.
C'est justement la belle histoire du fameux forge-
ron d'Anvers. Quintin Metzys, qui aima la fille d'un
peintre et qui, pour se faire aimer, devint le plus
grand peintre de la Flandre au seizième siècle.
D'un noir Vulcain, Tamour fit un Apelle.
Donc un matin le pic devient sculpteur. Avec
la précision sévère , le parfait arrondissement que
donnerait le compas, il creuse une élégante voûte
d'un beau demi-globe. Le tout reçoit le poli du
250 LE TRAVAIL.
marbre et de l'ivoire. Les précautions bygiéni-
qnes et stratégiques ne manquent pas. Une entrée
sinueuse, étroite, dont la pente incline au dehors
pour que Teau n'^ pénètre pas, feivorise la défense;
il suffit d'une tête et d'on bec courageux pour
la fermer.
Quel cœur résisterait à cela? Qui n'accepterait cet
artiste, ce pourvoyeur laborieux des besoins de
la famille, ce défenseur intrépide? Qui ne croirait
pouvoir sûrement, derrière le généreux rempart
de ce champion dévoué , accomplir le délicat mys-
tère de la maternité?
Aussi l'on ne résiste plus, et les voilà installés.' Il
ne manque ici qu'un hymne. ( Hymen ! ô Hymense I )
Ce n'est pas la faute du pic si la nature, à son génie,
a refusé la muse mélodieuse. Du moins dans son
Âpre voix on ne méconnaîtra pas le véhément ac-
cent du cœur.
Qu'ils soient heureux 1 qu'une jeune et aimable
génération éclose et croisse sous leurs yeux? Les
oiseaux de proie ne pourraient aisément pénétrer
ici. Puisse seulement le serpent, l'affreux serpent
noir, ne pas visiter ce nid ! Puisse la main de l'en-
fant n'en pas arracher cruellement la douce espé-
rance! Puisse surtout Fornithologiste, l'ami des
oiseaux, se tenir loin de ces lieux.
Si le travail persévérant, l'ardent amour de la
LE PIC. 251
famille, l'héroïque défense de la liberté, pouvaient
imposer le respect, arrêter les mains cruelles de
rhomme, nul chasseur ne toucherait à ce digne
oiseau. Un jeune naturaliste qui en étouffa un pour
rempailler, m'a dit qu'il resta malade de cette lutte
acharnée, et plein de remords; il lui semblait qu'il
eût fait up assassinat.
Wilson parait avoir eu une impression analogue,
< La première fois, dit-il, que j'observai cet oiseau,
dans la Caroline du Nord, je le blessai légèrementà
Taile, et, lorsque je le pris, il poussa un cri tout
à fait semblable à celui d'un enfant, mais si fort et si
lamentable que mon cheval effrayé faillit me ren-
verser. Je l'apportai à Wilmington : en passant dans
les rues, les cris prolongés de l'oiseau attirèrent
aux portes et aux fenêtres une foule de personnes,
surtout de femmes remplies d'effroi. Je continuai
ma route et, en rentrant dans la cour de l'hôtel, je
vis venir le maître de la maison et beaucoup de
gens alarmés de ce qu'ils entendaient. Jugez comme
augmenta cette alarme quand je demandai ce qu'il
fallait pour mon enfant et pour moi. Le maître resta
pâle et stupide, et les autres furent muets d'éton-
nement. Après m'être amusé à leurs dépens une
minute ou deux, je découvris mon pic, et un éclat
de rire universel se fit entendre. Je le montai, le
plaçai dans ma chambre, le temps de voir mon
252 LE TRAVAIL. — LE PIC.
cheval et d'en prendre soin. J'y retournai au bout
d'une heure, et, en ouvrant la porte, j'entendis de
nouveau le même cri terrible, qui cette fois |)arais-
sait venir de la douleur d'avoir été découvert dans
ses tentatives d'évasion. Il était monté le long delà
fenêtre, presque jusqu'au plafond, immédiatement
au-dessous duquel il avait commencé de creuser. Le
lit était couvert de larges morceaux de plâtre, la
latte du plafond à découvert dans l'étendue d'à peu
près quinze pouces carrés, et un trou capable de
laisser passer le poing, déjà formé dans les abat-
jour ; de sorte que dans l'espace d'une heure encore,
il serait certainement parvenu à se frayer une issue.
Je lui attachai au cou une corde que je fixai à la
table et le laissai : je voulais lui conserver la vie, et
j'allai lui chercher de la nourriture. En remontant,
j'entendis qu'il s'était remis à l'ouvrage, et à mon
entrée, je vis qu'il avait presque déttruit la table à
laquelle il avait été attaché et contre laquelle il
avait tourné toute sa colère. Lorsque je voulus en
prendre le dessin, il me coupa plusieurs fois avec
son bec, et il déploya un si noble et si indomptable
courage que j'eus la tentation de le rendre à ses fo-
rêts natales. U vécut avec moi à peu près trois
jours, refusant toute nourriture, et j'assistai â sa
mort avec regret. »
LE CHANT
LE CHANT,
Il n'est personne qui n'ait remarqué que des
oiseaux tenus en cage dans un salon ne manquent
guère^ s'il vient des visiteurs, si la conversation
s'anime, d'j prendre part à leur manière, de jaser
ou de chanter.
C'est leur instinct universel et même en liberté.
Ils sont l'écho et de Dieu et de l'homme. Us s'as-
socient aux bruits, aux voix, y ajoutent leur poé-
sie, leurs rhythmes naïfs et sauvages. Par analogie,
par contraste, ils augmentent et complètent les
grands effets de la nature. Au sourd battement des
flots, l'oiseau de mer oppose ses notes aiguës, stri-
dentes; au monotone bruissement des arbresagités,
la tourterelle et cent oiseaux donnent une douce et
256 LE CHANT.
triste assonance; au réveil des campagnes, à la
gaieté des champs, l'alouette répond par son chant,
elle porte au ciel les joies de la terre.
Ainsi , partout , sur l'immense concert instru-
mental de la nature, sur ces soupirs profonds, sur
les vagues sonores qui s'échappent de Torgue. di-
vin, une musique vocale éclate et se détache, celle
de l'oiseau, presque toujours par notes vives qui
tranchent sur ce fond grave, par d'ardents coups
d'archet.
Voix ailées, voix de feu, voix d'anges, émanations
d'une vie intense, supérieure à la nôtre, d'une vie
voyageuse et mobile, qui donne au travailleur fixé
sur son sillon des pensées plus sereines et le rêve
de la liberté.
De même que la vie végétale se renouvelle au
printemps par le retour des feuilles, la vie animale
est renouvelée, rajeunie par le retour des oiseaux,
par leurs amours et par leurs chants. Rien de pareil
dans l'hémisphère austral, jeune monde à l'état
inférieur, qui, encore au travail, aspire à trouver
une voix. Cette suprême fleur de l'âme et de la vie,
le chant, ne lui est pas donnée encore.
Le beau, le grand phénomène de cette face supé-
rieure du monde, c'est qu'au moment où la nature
commence par les feuilles et les fleurs son silen-
cieux concert, sa chanson de mars et d'avril, sa
LE CHANT. 257
symphonie de mai, tous nous vibrons à cet accord ;
hommes, oiseaux, nous prenons le rhythme. Les
plus petits, à ce moment, sont poètes, souvent
chanteurs sublimes. Ils chantent pour leurs com-
pagnes dont ils veulent gagner l'amour. Ils chan-
tent pour ceux qui les écoutent, et plus d'un fait
des eiTorts inouïs d'émulation. L'homme aussi ré-
pond à l'oiseau. Le chant de l'un fait chanter l'autre.
Accord inconnu aux climats brûlants. Les éclatantes
couleurs qui y remplacent l'harmonie ne créent pas
un lien comme elle. Dans une robe de pierreries,
l'oiseau n'est pas moins solitaire.
Bien différent de ^cet être d'élite, éblouissant,
étincelant, Toiseau de nos contrées, humble d'habit,
riche de cœur, est près du pauvre. Peu, très-peu
cherchent les beaux jardins, les allées aristocrati-
ques, l'ombrage des grands parcs. Tous vivent avec
le paysan. Dieu les a mis partout. Bois et buissons,
clairières, champs, vignobles, prairies humides,
roseaux des étangs , forêts des montagnes, même
les sommets couverts de neiges, il a doué chaque
heu de sa tribu ailée, n'a déshérité nul pays, nul
site, de cette harmonie, de sorte que l'homme ne
pût aller nulle part, si haut monter, si bas des-
cendre, qu'il n'y trouvât un chant de joie et de
consolation.
Le jour commence à peine, à peine de Tétable
♦ 17
258 LE CHANT.
sonne la clochette des troupeaux^ que la bergeron-
nette est prête à les conduire et sautille autour
d'eux. Elle se mêle au bétail et familièrement s'as-
socie au berger. Elle sait qu'elle est aimée et de
rtiomme et des bêtes qu'elle défend contre les in-
sectes. Elle pose hardiment sur la tête des vaches
et le dos des moutons. Le jour elle ne les quitte
guère ; elle les ramène fidèlement au soir.
La lavandière, non moins exacte, est à son poste,
elle voltige autour des laveuses ; elle court sur ses
longues jambes jusque dans l'eau et demande des
miettes; par un étrange instinct mimique, elle
baisse et relève la queue , comme pour imiter le
mouvement du battoir sur, le linge, pour travaiUer
aussi 'et gagn'er son salaire.
^ L'oiseau des champs par excellence, l'oiseau du
laboureur, c'est l'alouette, sa compagne assidue,
qu'il retrouve partout dans son sillon pénible pour
l'encourager, le soutenir, lui chanter l'espérance.
Espoir , c'est la vieille devise de nos Gaulois, et c'est
pour cela qu'ils avaient pris comme oiseau national
cet humble oiseau si pauvrement vêtu, mais si
riche de cœur et de chant.
La nature semble avoir traité sévèrement l'a-
louette. La disposition de ses ongles la rend im-
propre à percher sur les arbres. Elle niche à terre,
tout près du pauvre lièvre et sans abri que lé sil-
LE CHANT. 259
Ion. Quelle vie précaire,. aventurée, au moment où
elle couve ! Que de soucis, que d'inquiétudes ! A
peine une motte de gazon dérobe au chien, au mi-
lan, au faucon, le doux trésor de cette mère. Elle
couve à la bâte, elle élève à la hâte la tremblante
couvée. Qui ne croirait que cette infortunée partici-
pera à la mélancolie de son triste voisin, le lièvre?
Cet animal est triste et la crainte le ronge. (La Font.)
' Mais le contraire a lieu parxin miracle inattendu
de gaieté ej; d'oubli facile, (Je légèreté, si l'on veut,
et d'insouciance française : l'oiseau national, à
peine hors dé danger, retrouve toute sa sérénité,
son chant, son indomptable joie. Autre merveille :
ses périls, sa vie précaire, ses épreuves cruelles
n'endurcissent pas son cœur; elle reste bonne au-
tant que gaie, sociable et confiante, offrant un mo-
dèle, assez rare parmi les oiseaux, d'amour fra-
ternel ; l'alouette, comme l'hirondelle, au besoin,
nourrira ses sœurs.
Deux choses la soutiennent et l'animent : la lu-
mière et l'amour. Elle aime la moitié de l'année.
Deux fois, trois fois, elle s'impose le périlleux
bonheur de la maternité, le travail incessant d'une
éducation de hasards. Mais quand l'amour lui man-
que, la lumière lui reste et la ranime. Le moindre
rayon de lumière suffît pour lui rendre son chant.
260 LE CHANT.
C'est là fille du jour. Dès qu'il commence, quand
rhorizoD s'empourpre et que le soleil va paraître,
elle part du sillon comme une flèche, porte au ciel
l'hymne de joie. Sainte poésie, fraîche comme
l'aube, pure et gaie comme un cœur enfanti Cette
voix sonore, puissante donne le signal aux mois-
sonneurs. « Il faut partir, dit le père; n'entendez-
vous pas l'alouette?» Elle les suit, leur dit d'avoir
courage ; aux chaudes heures, les invite au som-
meil, écarte les insectes. Sur la tête penchée de la
j eune fille à demi éveillée elle verse des torrents
d'harmonie.
« Aucun gosier, dit Toussenel, n'est capable de
lutter avec celui de l'alouette pour la richesse et la
variété du chant, l'ampleur et le velouté du timbre,
la tenue et la portée du son, la souplesse et l'infa-
tigabilité des cordes de la voix. L'alouette chante
une heure d'affilée sans s'interrompre d'une demi-
seconde, s'élevant verticalement dans les airs jus-
qu'à des hauteurs de mille mètres, et courant des
bordées dans la région des nues pour gagnei^plus
haut, et sans- qu'une seule de ses notes se perde
dans ce trajet immense.
« Quel rossignol pourrait en faire autant ? »
C'est un bienfait donné au monde que ce chant
de lumière, et vous le retrouvez presque efl tout
pays qu'éclaire le soleil. Autant de contrées diffé-
LE CHANT. 261
m
rentes, autant d'espèces d'alouettes : alouettes des
bois, alouettes des prés, des buissons, des marais,
alouettes de la Crau de Provence, alouettes des
craies de la Champagne, alctaettes des contrées bo-
réales de l'un et l'autre mondes ; vous les trouvez
encore dans les steppes salés, dans les plaines brû-
lées du vent du nord de TafiTreuse Tartarie. Perse-
vérante réclamation de l'aimable nature ; tendres
consolations de la maternité de Dieu I
Mais l'automne est venu. Pendant que l'alouette
fait derrière la charrue sa récolte d'insectes, nous
arrivent les hôtes des contrées boréales : la grive
exacte à nos vendanges, et, fier sous sa couronna,
l'imperceptible roi du Nprd. De Norvège, au temps
des brouillards, nous vient le roitelet, et sous un
sapin gigantesque, le petit magicien chante sa
chanson mystérieuse jusqu'à ce que l'excès du froid
le décide à descendre, à se mêler, à se populariser
parmi les petits troglodytes qui habitent avec nous
et charment nos chaumières de leurs notes limpides.
La saison devient rude : tous se rapprochent de
l'homme. Les honnêtes bouvreuils, couples doux
et fidèles, viennent', avec un petit ramage mélanco-
lique^ solliciter et demander secours. La fauvette
d'hiver quitte aussi ses buissons; craintive, vers le
soir, elle s'enhardit à faire entendre aux portes une
voix tremblotante, monotone et d'accent plaintif.
262 LE CHANT.
« Qaand, par les premières brumes d'octobre,
un pea avant l'hiver, le pauvre prolétaire vient
chercher dans la forêt sa cbétive provision de bois
mort, un petit oiseau s'approche de lui, attiré par
le bruit de la cognée; |1 circule à ses côtés et s'in-
génie à lui faire fête en lui chantant tout bas ses
plus douces chansonnettes. C'est le rouge-gorge,
qu'une fée charitable a député vers le travailleur
solitaire pour lui dire qu'il y a encore quelq,u'uB
dans la nature qui s'intéresse à lui.
« Quand le bûcheron a rapproché l'un de l'autre
les tisons de la veille engourdis danl§ la cendre;
quand le copeau et la branche sèche pétillent dans
la flamme, le rouge-gorge accourt en chantant
pour prendre sa part du feu et des joies du bû-
cheron.
^ Quand la nature s'endort et s'enveloppe de son
manteau de neige; quand on n'entend plus d'autre
voix que celles des oiseaux du Nord, qui dessinent
dans l'air leurs triangles rapides, ou celle de la bise
qui mugit et s'engouffre au chaume des cabanes,
un petit chant flûte, modulé à voix basse, vient
protester encore au nom du travail créateur contre
l'atonie universelle, le deuil et le chômage. »
Ouvrez, de grâce, donnez-lui quelques miettes,
un peu degrain. S'il voit des vissages amis, il en-
trera dans la chambre ; il n'est pas insensible au
LE CHANT. 263
feu; de Thiver, par ce court été, le pauvre petit va
plus fort rentrer dans l'hiver.
Toussenel s'indigne avec raison qu'aucun poëte
n*ait chanté le rouge-gorge. Mais l'oiseau même est
son poète ; si Ton pouvait écrire sa petite chanson
elle exprimerait parfaitement l'humble poésie de sa
vie. Celui que j'ai chez moi et qui vole dans mon
cabinet, faute d'auditeurs de son espèce, se met
devant la glace, et sans me déranger^ à demi-voix,
' dit toutes ses pensées au rouge-gorge idéal qui lui
apparaît de l'autre côté. En voici le sens à peu
près, tel qu'une main de femme a essayé de le
noter :
Je sais le compagnon
Du pauvrç bûcheron.
Je le suis en automne,
Au vent des premiers froids,
Et c'est moi qui lui donne
Le dernier chant des bois.
n est triste, et je chante
Sous mon deuil mêlé d'or.
Dans la brume pesante
Je vois l'azur encor.
Que ce chant te relève
Et te garde l'espoir!
Qu'il te berce dlun rôve,
Et te ramène au soir!
264 LE CHANT.
Mais quand vient la gelée.
Je frappe à ton carreau.
Il n*est plus de feuillée.
Prends pitié de Toiseau I
C'est ton ami d'automne
Qui revient près de toi.
Le ciel, tout m'abandonne....
Bûcheron, ouvre-moi !
Qu'en ce temps de disette,
Le petit voyageur,
Régalé d'une miette,
S'endorme à ta chaleur !
Je suis le compagnon
u pauvre bûcheron,
LE NID
ARCHITECTURE DES OISEAUX
LE NID.
ARCHITECTURE DES OISEAUX.
4
J'écris en face d'une jolie collection de nids d'oi-
seanx français, qu'un de mes amis a faite pour
moi. Je suis à même d'apprécier, vérifier les des-
criptions des auteurs, de les améliorer peut-être,
si les ressources bien limitées de style pouvaient
donner idée d'un art tout spécial, moins analogue
aux nôtres qu'on ne serait tenté de le croire au
premier coup d'œil. Rien ne supplée ici à la vue
des objets. 11 faut, voir et toucher : on sent alors
que toute comparaison est inexacte et fausse. Ce
sont choses d'un monde à part. Faut-il dire au-
dessus, au-dessous des œuvres humaines? Ni l'un
268 LE NID.
ni l'autre ; mais différentes essentiellement, et dont
.es rapports ne sont guère cpi'extérieurs.
Rappelons-nous d'abord que cet objet charmant,
plus délicat qu'on ne peut dire, doit tout à Fart,
à l'adresse, au calcul. Les matériaux, le plus
souvent, sont fort rustiques, pas toujours ceux
qu'eût préférés l'artiste. Les instruments sont très-
défectueux. L'oiseau n'a pas la main de l'écu-
reuil, ni la dent du castor. N'ayant que le bec
et la patte (qui n'est point du tout une main), il
semble que le nid doive lui être un problème inso-
luble. Ceilx que j'ai sous les yeux» sont la plupart
formés d'un tissu ou enchevêtrement de mousses,
petites branches flexibles ou longs filaments de
végétaux; mais c'est moins encore un tissage
qu'une condensation; un feutrage de matériaux
mêlés, poussés et fourrés l'un dans l'autre avec
effort, avec persévérance : art très -laborieux et
d'opération énergique, où le bec et la griffe se-
raient insuffisants. L'outil, réellement, c'est le
corps de foiseau lui-même, sa poitrine, dont il
presse et serre les matériaux jusqu'à les rendre
absolument dociles, les mêler, les assujettir à
l'œuvre générale.
£t au dedans, l'instrument qui imprime au nid
la forme circulaire n'est encore autre que le corps
de l'oiseau. C'est en se tournant constamment être-
ARCHITECTURE DES OISEAUX. 269
foulant le mur de tous côtés, qu'il arrive à former
ce cercle.
Donc, la maison, c'est la personne mênie, sa
forme et son efifort le plus immédiat ; je dirai sa
souffrance. Le résultat n*est obtenu que par une
pression constamment répétée de la poitrine. Pas
un de ces briiis d'herbe qui, pour prendre et garder
la courbe, n'ait été mille et mille fois poussé du sein,
du cœur, certainement avec trouble de la respira-
tion, avec palpitation peut-être.
Tout autre est la demeure du quadrupède. U
naît vêtu; qu'a-t-il besoin de nid? Aussi, ceux qui
bâtissent ou creusent travaillent pour eux-mêmes
plus que pour leurs petits. La marmote est un
mineur habile dans son oblique souterrain, qui
lui sauve le vent de Thiver. L'écureuil, d'une main
adroite, élève la jolie tourelle qui le défendra de la
pluie. Le grand ingénieur des lacs, le castor, qui
prévoit la crue des eaux, se fait plusieurs étages
où il montera à volonté : tout cela pour l'individu.
L'oiseau bâtit pour la famille. Insouciant, il vivait
sous la claire feuillée, en butte à ses ennemis ;
mais dès qu'il n'est plus seul, la maternité pré-
vue, espérée le fait artiste. Le nid est une création
de l'amour.
Aussi, l'œuvre est empreinte d'une force de vo-
lonté extraordinaire, d'une passion singulièrement
270 LE NIDJ
persévérante. Vous le sentirez suitout à ceci,
qu'elle n'est pas, comme les nôtres, préparée par
une charpente qui en fixe le plan, soutient et régu-
larise le travail. Ici le plan est si bien dans Tartiste,
l'idée si arrêtée, que, sans charpente ni carcasse,
sans appui préalable, le navire aérien se bâtit pièce
à pièce, et pas une ne trouble l'ensemble. Tout vient
l'y ajouter à propos, symétriquement, en parfaite
harmonie ; chose infiniment difficile dans un tel
défaut d'instrument et dans ce rude effort de con-
centration et de feutrage par la pression de la poi-
trine.
La mère ne se fie point au mâle pour tout cela,
mais elle l'emploie comme pourvoyeur. Il va cher-
cher des matériaux, herbes, mousses, racines ou
branchettes. Mais quand le b&timent est fait, quand
il s'agit de l'intérieur, du lit, du mobilier, l'afi'aire
devient plus difficile. Il faut songer. que cette couche
doit recevoir un œuf infiniment prenable au froid,
dont tout point refroidi serait pour le petit un
membre mort. Ce êpetit naîtra nu. Le ventre, au
ventre de la mère bien appliqué, ne craindra pas
le froid; mais le dos, dépouillé encore, le lit seul
doit le réchauffer ; la mère est là-dessus d'une pré-
caution, d'une inquiétude bien difficiles à satisfaire.
Le mari apporte du crin, mais c'est trop dur : il ne
servirait que dessous, et comme un sommier élas-
ARCHITECTURE DES OISEAUX. 271
tique. Il apporte du chanvre, mais c'est trop froid :
la soie ou le duvet soyeux de certaines plantes, le
coton ou la laine, sont admis seuls ; ou mieux, ses
propres plumes, son duvet, qu'elle arrache et qu'elle
met sous le nourrisson.
Il est intéressant de voir le mâle en quête des
matériaux, quête habile et furtive : il craint qu'en
le suivant des yeux , on n'apprenne trop bien le
chemin de son nid. Souvent, si vous~le regardez,
pour vous tromper, il prend un chemin différent.
Cent petits vols ingénieux répondront aux désirs de
la mère. Il suivra les brebis pour recueillir un peu
de laine. Il prendra à la basse-cour les plumes tom-
bées de la pondeuse. Il épiera, dans son audace, si
la fermière, sous l'auvent, laisse un moment sa
pelote ou sa quenouille, et s'en ira riche d'un fil
dérobé.
Les collections de nids sont fort récentes, peu
nombreuses, peu riches encore. Dans celle de
Rouen, cependant, remarquable par l'arrangement,
dans celle de Paris, où se voient plusieurs très-cu-
»
rieux spécimens, on distingue déjà les industries
diverses qui créent ce chef-d'œuvre du nid. Quelle
en est la chronologie, le crescendo? non d'un art
à un autre (non du maçonnage au tressage, par
exemple). Mais dans chaque art, les oiseaux qui s'y
livrent vont plus ou moins haut, selon l'intelligence
272 LE NID.
des espèces, la facilité des matériaux ou Texigence
des climats.
Chez les oiseaux mineurs , le manchot , le pin-
gouin, dont le petit, à peine né, sautera à la
mer, se contentant de faire un trou. Mais le guê-
pier, rhirondelle de mer, qui doivent élever leurs
petits, se creusent sous la terre une véritable
habitation, très-bien proportionnée, non sans
quelque géoinétrie. Us la meublent de plus et la
jonchent de matières molles sur lesquelles le
petit sentira moins la dureté ou la fraîcheur du sol
humide.
Dans les oiseaux maçons, le flamant, qui élève
la boue en pyramide pour isoler ses œufs de la
terre inondée, et les couve debout sous ses longues
jambes, se contente d'une œuvre grossière. C'est
encore un manœuvre. Le vrai maçon, c'est Thiron-
délie qui suspend sa maison aux nôtres.
La merveille du genre est peut-être rétonnant
cartonnage que travaille la grive. Son nid, fort ex-
posé sous rhumide abri des vignes, est de mousse
au dehors et échappe aux yeux, mêlé à la verdure;
mais regardez dedans : c'est une coupe admirable
de propreté, de poli, de luisant, qui ne cède point
au verre. On pourrait s'y mirer.
L'art rustique, et propre aux forêts, de la char-
pente, du menuisage, de la sculpture en bois, a
ARCHITECTURE DES OISEAUX. 273
son infime essai dans le toucan, dont le bec est
énorme» mais faible et mince ; il ne s'attaque qu'aux
arbres vermoulus. Le pic, mieux armé, on Ta vu,
peut davantage; c'est le vrai charpentier; mais
l'amour vient, c'est le sculpteur.
Infinie en genres, en espèces, est la corporation
des vanniers, des tisseurs. Marquer leur point de
départ , leur progrès et le terme d'une industrie'si
variée, ce serait un très-long travail.
Les oiseaux de rivage tressent déjà, mais avec peu
d'adresse. Pourquoi feraient-ils plus? vêtus si bien
par la nature d'une plume onctueuse et presque
impénétrable, ils comptent moins avec les éléments.
Leur grand art est la chasse ; toujours au maigre et
faiblement nourris, les piscivores sont dominés par
up estomac exigeant.
Le tressage fort élémentaire des hérons, des ci-
gognes, est 'dépassé déjà, non de beaucoup par les
vanniers des bois, par le geai, le moqueur, Tétour-
neau, le bouvreuil. Leur famille plus nombreuse
leur impose un travail plus grand. Ils fondent des
assises grossières, mais par-dessus adaptent un pa*
nier plus ou moins élégant, un tressage de racines
et bûchettes fortement liées. La cistole entrelace
délicatement trois roseaux dont les feuilles, mêlées
au tissu, en font la base mobile et sûre ; il ondule
avec elle. La mésange suspend son berceau en
18
274 LE NID
forme de bourse par un côté, et se confie au vent
pour bercer sa famille.
Le serin, le chardonneret, le pinson, sont des
feutreurs habiles. Ce dernier, inquiet, défiant,
colle à l'ouvrage fait, avec beaucoup d'art et d'a-
dresse, des lichens blancs, dont la mouchetare
désoriente entièrement le chercheur, et lui fait
prendre ce charmant nid, si bien dissimulé, pour
un accident de verdure, une chose fortuite et na-
turelle.
Le collage et le feutrage jouent au reste un grand
rôle dans l'œuvre même des tisseurs. On aurait tort
d'isoler' trop ces arts. L'oiseau-mouche consolide
avec la gomme des arbres sa petite maison. La
plupart des autres y emploient la salive. Quelques-
uns, chose étrange I subtile invention de l'amour,
y joignent Tart pour lequel leurs organes leur don-
nent le moins de secours. Un sansonnet américain
parvient à coudre des feuilles avec son bec, et très-
adroitement.
Quelques tresseurs habiles, non contents du bec,
y joignent le pied. La chaîne préparée, ils la fixent
du pied, pendant que le bec y insère la trame. Ils
deviennent de vrais tisserands.
L'adresse ne manque pas , en résumé. Elle est
même étonnante ; mais les instruments manquent
Ils sont étrangement impropres à ce qu'ils ont à
ARCHITECTURE DES OISEAUX. 275
faire. La plupart des insectes sont en comparaison
merveilleusement armés, ustensiles. Ce sont de
véritables ouvriers qui naissent tels. L'oiseau ne
Test que pour un temps, par Tinspiration de
l'amour.
VILLES DES OISEAUX
ESSAIS DE RÉPUBUQUE
280 VILLES DES OISEAUX.
tète, le couteau de pierre à scalper; l'oiseau n'a
trouvé que le nid.
Pour la propreté, la chaleur, pour la grâce élé-
gante, le nid est supérieur de tout point au wigwam
de rindien, à la cas^ du nègre, qui souvent, en
Afrique, n'est qu'un baobad creusé par le temps.
Le nègre n'a pas encore trouvé la porte; sa mai-
son reste ouverte. Contre l'invasion nocturne des
bétes» il en obstrue l'entrée d'épines.
L'oiseau non plus ne sait fermer son nid. Quelle
sera sa défense? Grande et terrible question.
Il fait l'entrée étroite et tortueuse. S'il choisit' un
nid naturel^ comme fait la sistelle, au creux d'un
arbre, il en rétrécit l'ouverture par un habile ma-
çonnage. Plusieurs, comme le fournier, bâtissent
un nid double en deux appartements : dans l'alcôve
couve la mère; au vestibule veille le père, senti-
nelle attentive, pour repousser l'invasion.
Que d'ennemis à craindre ! serpents, hommes ou
singes, écureuils ! Et que dis-je? Les oiseaux eux-
mêmes. Ce peuple aussi a ses voleurs. Les voisins
aident parfois le foible à recouvrer son bien, à
chasser par la force l'injuste usurpateur. On assure
que les freux (espèces de corneilles) poussent plus
loin l'esprit de justice. Ils ne pardonnent pas au
feune couple qui, pour être plus tôt en ménage,
vole les matériaux, le mobilier d'un autre nid. Ils
ESSAIS DE RÉPUBUQUE. 281
se réunissent huit ou dix ensemble pour mettre en
pièces le nid coupable, détruisent de fond en com-
ble cette maison de vol. Et les voleurs punis s'en
vont bâtir au loin, forcés de tout recommencer.
N'est-ce pas là une idée de la propriété et du
droit sacré du travail ?
Où en trouver les garanties, et comment as-
surer un commencement d'ordre public? Il est cu-
rieux de savoir comment les oiseaux ont résolu la
question.
Deux solutions se présentaient : la première était
Yassociation, l'organisation d'un gouvernement qui
concentrât la force, et de la réunion des faibles fît
une puissance défensive. La seconde (mais mira-
culeuse? impossible? Imaginative?) aurait été la
réalisation de la ville aérienne d'Aristophane , la
construction d'une demeure gardée, par sa légèreté,
des lourds brigands de l'air, inaccessible aux
approches des brigands de la terre, au chasseur, au
serpent.
Ces deux choses, Tune difficile, l'autre qui sem-
ble impossible, l'oiseau les a réalisées.
L'association d'abord et le gouvernement. La
monarchie est l'essai inférieur. De même que les
singes ont un roi qui conduit chaque bande, plu-
sieurs espèces d'oiseaux, dans les dangers surtout,
paraissent suivre un chef.
282 VILLES DES OISEAUX.
Les fourmiliers ont un roi ; les oiseaux de para-
dis ont un roi. Le tyran intrépide, petit oiseau
d'audace extraordinaire, couvre de son abri des es-
pèces plus grosses, qui le suivent et se fient à lui.
On assure que le noble épervier, réprimant ses
instincts de proie pour certaines espèces, laisse
nicher sous lui, autour de lui, des familles craiD-
tîves, qui croient à sa générosité.
Mais Tassociation la plus sûre est celle des égaux.
L'autruche, le manchot, une foule d'espèces, s'u-
nissent pour cela.Plusieurs espèces unies pour voya-
ger forment, au moment de Témigcation, des répu-
bliques temporaires. On sait la bonne entente, la
gravité républicaine, la parfaite tactique des cigo-
gnes et de^ grues. D'autres plus petits et moins
armés, dans des climats d'ailleurs où la nature,
cruellement féconde, leur engendre sans cesse de
redoutables ennemis, n'osent pas s'écarter les uns
des autres, rapprochent leurs demeures sans les
confondre, et sous un toit commun vivant en cel-
lules à part, forment de véritables ruches.
La description donnée par Paterson paraissait
fabuleuse. Mais elle a été confirmée par Levaillant,
qui trouva souvent en Afrique, étudia, anatomisa
cette étrange cité. La gravure donnée dans YÀrdd'
lecture of birds fait mieux comprendre son récit.
C'est l'image d'un immense parapluie posé sur un
ESSAIS DE RËPUBUQUE. 283
arbre et couvrant de son toit commun plus de trois
cents habitations. < Je me le fis apporter, dit Le-
vaillant, par plusieurs hommes qui le mirent sur
un chariot. Je le coupai avec une hache, et je vis
que c'était surtout une masse d'herbe de bosman,
sans aucun méli^nge, mais si fortement tressée
qu'il était impossible à la pluie de le traverser.
Cette masse n'est que la charpente de l'édifice :
chaque oiseau se construit un nid particulier sous
le pavillon commun. Les nids occupent seulement
le rebord du toit ; la partie supérieure reste vide,
sanscependant être inutile : car s'élevant plus que
le reste, elle donne au tout une inclinaison suf-
fisante^ et préserve ainsi chaque petite habita-
tion. En deux mots, qu'on se figure un grand toit
oblique et irrégulier, dont tous les bords à Tinté-
rieur sont garnis de nids serrés l'un contre l'autre»
et Ton aura une idée exacte de ces singuliers
édifices.
« Chaque nid a trois ou quatre pouces de dia-
mètre, ce qui est suffisant pour l'oiseau; mais,
comme ils sont en contact l'un avec l'autre autour
du toit, ils paraissent à l'œil ne former qu'un seul
bâtiment, et ne sont séparés que par une petite
ouverture qui sert d'entrée au nid, et souvent une
seule entrée est coomiune à trois nids, dont l'un
est au fond, et les deux autres de chaque côté. II
284 VILLES DES OISEAUX.
y avait 320 cellules, ce qui ferait 640 habitants, si
chacune renfermait un couple, ce dont on peut
douter. Chaque fois pourtant que j'ai tiré sur un
essaim J'ai tué en même nombre les mâles et les
femelles, »
Louable exemple! digne d'imitation !... Je vou-
drais seulement croire que la fraternité de ces pau-
vres petits est une garantie suffisante. Leur nombre
et leur bruit peuvent parfois alarmer l'ennemi, in-
quiéter le monstre, lui faire prendre un autre che-
min. Mais pourtant s'il s'obstine; si, fort de sa
peau écaillée, le boa, sourd aux cris, monte à l'as-
saut, envahit la cité au temps où les petits n'ont
pas encore de plumes pour voler, ce nombre ne
peut guère que multiplier les victimes.
Reste l'idée d'Aristophane, la cité aérienney s'iso-
ler de la terre, de l'eau, et bâtir dans les airs.
Ceci est un coup de génie. Et pour le faire il fal-
lait le miracle des deux premières puissances qui
soient au monde : de l'amour, de la peur.
De la peur la plus vive, de celle qui vous glace le
sang : si regardant dans un trou d'arbre, la tête
noire et plate d'un froid reptile se lève et vous siffle
au visage, homme et fort, vous tremblez.
Combien plus doit frémir, s'abîmer d'épouvante
la faible créature désarmée,' prise en son nid, et
sans pouvoir se servir de ses ailes !
ESSAIS DE RÉPUBLIQUE. 285
La découverte de la ville aérienne s'est faite au
pays des serpents.
L'Afrique, terre des monstres, dans les horribles
sécheresses, les voit couvrir la terre. L'Asie, sur
son brûlant rivage de Bombay, dans ses forêts où
le limon fermente , les fait pulluler et grossir, se
gonfler de venin. Aux Moluques ils sont innom-
brables.
De là l'inspiration de la LooAa pensilis (gros-
bec des Philippines). Tel est le nom du grand
artiste.
II choisit un bambou , tout près des eaux. Aux
branches de cet arbre, il suspend délicatement des
filaments de plantes. D'avance, il sait le poids du
nid, et ne se trompe pas. Aux filaments, il attache
une à une (ne s'appuyant sur rien et travaillant en
Fair) des herbes assez dures. L'ouvrage est infini-
ment long et fatigant; il suppose une patience, un
courage infinis.
Le vestibule seul n'est pas moins qu'un cylin-
dre de douze à quinze pieds qui pend sur l'eau ,
l'ouverture par en bas, de sorte qu'on entre en
montant. L'extrémité d'en haut semble une gourde
ou un sac gonflé, comme la cornue d'un chimiste.
Parfois, cinq ou six cents nids semblables pendent
à un seul arbre.
Voilà ma ville aérienne, non rêvée et fantas-
J
ÉDUCATION.
Voilà donc le nid fait, et garanti par tous les
moyens de prudence qu'a pu trouver la mère. Elle
s'arrête sur son œuvre finie, et rêve Thôte nouveau
qu'il contieiidra demain.
A ce moment sacré, ne devons-nous pas , nous
aussi, réfléchir, et nous demander ce que contient
ce cœur de mère?
Une âme ? oserons-nous dire que cette in-
génieuse architecte, cette mère tendre ait une
âme?
Bien des personnes, du reste, fort sensibles et
fort sympathiques , se récrieraient, repousseraient
cette idée si naturelle comme une scandaleuse hy-
pothèse.
19
290 ÉDUCATION.
Leur cœur les y mènerait ; leur esprit les en
éloigne, du moins leur éducation, telle idée qu'on
a de bonne heure imposée à leur esprit.
Les bêtes ne sont que des machines, des auto-
mates mécaniques; ou, si l'on croit voir en elles des
lueurs de sensibilité et de raison^ c'est le pur effet
de Vinstinct. Mais l'instinct, qu'est-ce que c'est? Je
ne sais quel sixième sens qui ne se définitpas, qui
a été mis en elles, non acquis par elles-mêmes, force
aveugle qui agit, construit et fait mille choses ingé-
nieuses, sans qu'elles en aient conscience, sans que
leur activité personnelle y soit pour rien.
S'il en est ainsi , cet instinct sera une chose in-
variable, et ses œuvres lieront choses immuable-
ment régulières, que le temps ni les circonstances
, ne diversifieront jamais.
Les esprits indifférents, distraits, occupés ailleurs,
qui n'ont pas le temps d'observer, recevront ceci
sur parole. Pourquoi pas? Au premier coup d'œil,
tels actes des animaux, telles œuvres aussi, pa-
raissent à peu près régulières. Pour en juger autre-
ment, peut-être il faudrait plus d*attention, de suite,
de temps et d'étude, que la chose n'en vaut la
peine.
Ajournons cette dispute , et voyons l'objet lui-
même. Prenons le plus humble exemple, un exem-
ple individuel ; faisons appel à nos yeux, à notre
ÉDUCATION. 291 .
observation propre, telle que chacun peut la faire
avec le sens le plus vulgalf e.
Qu'on me permette de donner id bonnement et
simplement lê journal de ma serine Jonquille,
comme il fut écrit heure par heure à la naissance
de son premier enfant ; journal très-exact, et, bref,
acte de naissance authentique.
« Il faut dire d'abord que Jonquille était née en
cage et n'avait pas vu faire de nid. Des que je la vis
agitée de sa maternité prochaine, je lui ouvris sou-
vent la porte, et la laissai libre de recueillir dans
Fappartement les éléments de la couche dont aurait
besoin le petit. Elle les ramassait en effet, mais sans
savoir les employer. Elle les réunissait, les poussait
et les fourrait dans quelque coin de la cage. Il était
très-évident que l'art de la construction n'était point
inné en elle, que (tout comme l'homme) l'oiseau
ne sait pas sans avoir appris.
« Je lui donnai le nid tout fait, du moins la petite
corbeille qui fait la charpente et les murs de la con-
struction. Elle fit alors le matelas, et feutra telles
ment quellement les parois. Elle couva ensuite son
œuf pendant seize jours avec une persévérance, une
ferveur, une dévotion maternelle étonnantes, sor
tant à peine quelques minutes par jour de cette
position si fatigante, et seulement lorsque le mâle
voulait bien la remplacer.
292 ÉDUCATION.
« Le seizième jour à midi, la coquille fut cassée
en deux, et l'on vit ramper dans le nid de petites
ailes sans plumes, de petits pieds, quelque chose
qui travaillait à se dégager entièrement de l'enve-
loppe. Le corps était un gros ventre, arrondi comme
une boule. La mère, avec de grands yeux, le cou
en avant, les ailes frémissantes, du bord du panier,
regardait l'enfant et me regardait aussi, comme en
disant : If approchez pas !
« Sauf quelques longs duvets aux ailes et à la
tête, il était tout à fait nu.
« Ce premier jour, elle lui donna seulement à
boire. Il ouvrait cependant déjà un bec fort raison-
nable.
< De temps en temps, pour le faire mieux res-
pirer, elle s'écartait un peu, puis le remettait sous
son aile et le frictionnait délicatement.
« Le second jour, il mangea, mais une becquée
fort légère , de mouron , bien préparée , apportée
par le père d'abord, reçue par la mère et transmise
par elle avec de petits cris. Vraisemblablement
c'était moins nourriture que purgation.
« Tant que l'enfant a ce qu'il faut, elle laisse le
père voler, aller et venir, vaquer à ses occupations.
Mais dès que l'enfant demande, la mère, de sa plus
douce voix, appelle le nourricier, qui remplit son
bec, arrive en hâte et lui transmet l'aliment.
ÉDUCATION. 293
« Le cinquième jour, les yeux sont moins proémi-
nents; le sixième au matin, des plumes percent le
long des ailes, et le dos se rembrunit ; le huitième,
l'enfant ouvre les yeux quand on l'appelle, et com-
mence à bégayer ; le père hasarde de nourrir le
petit lui-même. La mère prend des vacances et fait
de fréquentes absences. Elle se pose souvent au
bord, et contemple amoureusement son enfant.
Mais celui-ci s'agite, sent le besoin du mouvement.
Pauvre mère I daps bien peu il voudra t'échapper.
c Dans cette première éducation de la vie élé-
mentaire et passive encore, comme dans la seconde
(active, celle du vol), dont je parlerai, ce qui était
évident, perceptible à chaque moment, c'est que
tout était proportionné avec une prudence infinie à
la chose la moins prévue, chose essentiellement
variable, la force individuelle de l'enfant; les quan-
tités, les qualités, le mode de la préparation ali-
mentaire, les soins de réchauffement, de friction et
de propreté, administrés avec une adresse et une
attention de détails, nuancés selon l'occurrence,
tels que la femme la plus délicate, la plus pré-
voyante y aurait à peine atteint.
9 Quand je voyais son cœur battre avec violence,
son œil s'illuminer en regardant son cher trésor,
je disais : « Perais-je autrement près dû berceau de
•f mon fils? »
Ab ! si c'est la tmt fflhyîHnif, qm soiâ-je moi-
mèmel et qui proavc; aLon '^m Jje sois ime per-
Mione t S*il n'y pas tii laïue inbfi:^ qui ms réçQuA de
l'âme humaine? A quoi se est dooc alors? tJL toat
ce monde n'est-il pas un rére, vcue fuitasnagorîe,
si, des actes les plus penonmels, les plus manlfes^
lement raisonnes et calculés, je dois conclore qu'il
n'y a rien qu'absence de la raison, mèranisme, au-
tomatiftme, une espèce de pendule qui joue la fieet
la pensée r
«
Notez que notre observation portait sar un être
captif qui opérait dans des circonstances fatales et
déterminées de logement, de nourriture, etc., etc.
Mais combien son action eûtrelle été encore plus
évidemment choisie, voulue et réfléchie, si tout
eela s'était paisé dans la liberté des forêts, où elle
eût dû s'inquiéter de tant d'autres circonstances
auxquelles la captivité la dispensait de songer I Je
poime surtout aux soins de sécurité, qui pour Toi-
nmu «ont peut-être les premiers dans la vie sauvage,
ul qui plun qu'aucune chose exercent et constatent
Hon libre génie.
(^(ille première initiation à la vie, dont je viebs
(le donner un exemple, est suivi de ce que j'appel-
leruU l'i^UuoaUon professionnelle; chaque oiseau a ua
métier.
l<Mucalion plus ou moins laborieuse selon le
ÉDUCATION. 295
milieu et les circonstaDces où est placée chaque
espèce. Celle de la pèche, par exempl^^ est simple
pour le manchoty qui, peu ingambe, a assez de
peine pour mener le petit à la mer ; sa grande
nourrice l'attend et lui tient la nourriture prête ;
il n'a qu'à ouvrir le bec. Chez le canard, cette édu-
cation est plus compliquée. J'observais, cet été, sur
un étang de Normandie, une cane, suivie de sa
couvée, qui donnait sa première leçon. Les nour-
rissons, attroupés, avides, ne demandaient qu'à
vivre. La mère, docile à leurs cris, plongeait au
fond de l'eau, rapportant quelque vermisseau ou
un petit poisson qu'elle distribuait avec impartia-
lité, ne donnant jamais deux fois de suite au même
caneton.
Le plus touchant dans ce tableau, c'est que la
mère, dont sans doute l'estomac réclamait aussi,
ne gardait riçn pour elle et semblait heureuse
du sacriflce. Sa préoccupation visible était d'a-
mener sa famille à faire comme elle, à dispa-
raître intrépidement sous l'eau pour saisir la
proie. D'une voix presque douce, elle sollici-
tait cet acte de courage et de confiance. J'eus
le bonheur de voir l'un après l'autre chacun
des petits plonger, peut-être en frémissant, au
fond du noir abtme. L'éducation venait d'être
achevée.
^^>
S:âlK«ti^« >l«t
infe-
ées vis, de
raitaRbtcc-
et
Al
ÉDUCATION. 297
essayent de s'harmoniser à cette mélodie supé-
rieure.
Une éducation si délicate, si variée, si com-
pliquée est-elle d'une machine, d'une brute ré-
duite à rinstinct? Qui peut y méconnaître une
âme?
Ouvrons les yeux à l'évidence. Laissons là les
préjugés, les choses apprises et convenues. De
quelque idée préconçue , de quelque dogme qu*on
parte , on ne peut pas offenser Dieu en rendant une
àme à la béte. Combien n'est-il pas plus grand s'il
a créé des personnes, des âmes et des volontés, que
s'il a construit des machines 1
Laissez l'orgueil, et convenez d'une parenté qui
n'a rien dont rougisse une âme pieuse. Que sont
ceux-ci î ce sont vos frères.
Que sont-ils? des âmes ébauchées, des âmes
spécialisées encore dans telles fonctions de l'exis-
tence, des candidats à la vie plus générale et plus
vastement harmonique où est arrivée l'âme hu-
maine.
Y viendront-ils ? et comment? Dieu s'est réservé
ces mystères.
Ce qni est sûr, c'est qu'il les appelle , eux aussi ,
à monter plus haut.
Ceux-ci sont, sans métaphore, les petits enfants
de la nature, nourrissons de la Providence, qui
298 ÉDUCATION.
s'essayent à sa lumière pour agir, penser, qui
tonnent, mais peu à peu iront plus loin.
pauvre enfantelet I du fil de tes pensées
L'échevelet n'est encor débrouillé.... .
Ames d'enfants, en réalité, mais bien plusqu
celles des enfonts de Thomme, douces, résignée
et patientes. Voyez dans quelle débonnaireté muette
la plupart supportent (comme nos cbevaui)!^
mauvais traitements, les coups, les blessures I Tons
savent porter la maladie, tous la mort. Ils s'en mt
à part, s'enveloppent de silence, se couchent et sf
cachent ; cette douceur leur sert squvent des re-
mèdes les plus efficaces. Sinon, ils acceptent J^ff' j
sort, passent comme s'ils s'endormaient
Aiment-ils autant que nous? Comment eo^
ter, quand on voit les plus timides de?emrtDii(^
coup héroïques pour défendre leurs petits ell^'
famille? Le dévouement de l'homme qfâto^^^
t mort pour ses enfants, vous le retrourereitoo^'^
d jours chez le tyran, chez le martin, qiiiiwDiS«^
vt ment résiste à l'aigle, mais le poorsoit a^ "^
sit fureur héroïque.
con Voulez-vous voir deux choses étonoiUiuDt^^
cor J logues ? Regardez d'une part la iseam 9f^f^'
s'enl pas de l'enfant, et d'autre part l'IiinH***''^'
mier vol du petit.
fiDUGATJON. 299
C'est la même inquiétude, les mêmes encourage-
^ monts, les exemples et les avis, la sécurité affectée,
au fond la peur, le tremblement. ... « Rassure-toi ....
Rien n'est plus facile. » En réalité , les deux mères
frémissent intérieurement.
^ Les leçons sont curieuses. La mère se lève sur
ses ailes; il regarde attentivement et se soulève un
'" !>eu aussi- Puis, vous la voyez voleter; il regarde,
' ' igite ses ailes.... Tout cela va bien encore, cela se
"' îlit dans le nid.... La difficulté commence pour se
'■ asarder d'en sortir. Elle l'appelle , elle lui montre
''uelque petit gibier tentant, elle lui promet ré-
1: i ' }mpense , elle essaye de l'attirer par l'appât d'un
; '-^"^ loucheron.
eî^^ Le petit hésite encore. Et mettez-vous à sa place.
s\i-^' ne s'agit pas ici de faire un pas dans une cham-
,e'-' e, entre la mère et la nourrice, pour tomber sur
^; ^;^ s coussins. Cette hirondelle d'église, qui professe
li'x^ haut de sa tour sa première leçon de vol , a
^;:: ine à enhardir son fils, à s'enhardir peut-être
.. v:- e-même à ce moment décisif. Tous deux, j'en
.Vj;,ï''S sûr, du regard plus d'une fois mesurent Ta-
l^ae et regardent le pavé.... Pour moi, je vous le
'~ lare, le spectacle est grand, émouvant. Il faut
^{^ craie sa mère, il faut qu'elle se fie à Vaik du
^ , ^\i si novice encore... . Des deux côtés. Dieu exige
' . ^p^^^ ^^ ^^^ ^^ courage. Noble et sublime point
\t>
fl-r-U»
..^^
300 « ÉDUCATION.
de départ I... mais il a cru, il est lancé, et il ne re-
tombera pas. Tremblant, il nage soutenu du pater-
nel souffle du ciel, des cris rassurants de sa mère....
Tout est fini.... Désormais, il volera indifférent par
les vents et par les orages, fort de cette première
épreuve où il a volé dans la foi.
LE ROSSIGNOL, L'ART ET L'INFINI
304 LE ROSSIGNOL,
nés ainsi, résignés, ceux-là sombres et muets, rê-
vant toujours la liberté. Quelques-uns paraissent
s' adresser* à vous, vouloir arrêter le passant, ne de-
mander qu'un bon maître. Ôue de fois nous vimes
un chardonneret intelligent , un aimable rouge-
gorge, nous regarder tristement, mais d'un regard
non équivoque qui disait : « Achète-moi ! »
Un dimanche de cet été, nous y fîmes une visite
que nous n'oublierons jamais. Le marché n'était
pas riche, encore moins harmonieux : les temps
de mue et de silence avaient commencé. Nous n'en
fûmes pas moins saisis et vivement intéressés delà
naïve attitude de quelques individus. Le chant, le
plumage, ces deux hauts attributs de Toiseau, préoc-
cupent ordinairement, et empêchent d'observer
leur vive et originale pantomime. Un seul, le mo-
queur d'Amérique, a le génie du comédien, mar-
quant tous ses chants d'une mimique strictemeDt
appropriée à leur caractère et souvent très-ironique.
Nos oiseaux n'ont pas cet art singulier ; mais, sans
art et à leur insu, ils expriment, par des mouve-
ments significatifs, souvent pathétiques, ce qui tra-
verse leur esprit.
Ce jour, la reine du marché était une fauvette à
tête noire, oiseau artiste de grand prix, mis à part
dans l'étalage, au-dessus des autres cages, et
comme un bijou sans pair. Elle voletait, svelte et
' l'art et l'infini. 305
charmante ; en elle tout était grâce. Formée à la
captivité dans une longue éducation , elle semblait
*ne regretter rien , et ne pouvait donner à l'âme
que des impressions douces, heureuses. C'était visi-
blement un être tout suave , et si harmonique de
chant et de mouvement, qu'en la voyant se mou-
voir, je croyais l'entendre chanter.
Plus bas, bien plus bas, dans une étroite cage,
un oiseau un peu plus gros, fort inhumainement
resserré, donnait une impression bizarre et toute
contraire. C'était un pinson, et le premier que j'aie
vu aveugle. Nul spectacle plus pénible. Il faut avoir
une nature étrangère à toute harmonie, une âme
barbare, pour acheter par une telle vue le chant
de cette victime. Son attitude tourmentée, labo-
rieuse me rendait son chant douloureux. Le pis,
c'est qu'elle était humaine : elle rappelait les tours
de tête et d'épaules disgracieux que se donnent
souvent les myopes ou les hommes devenus aveu-
gles. Tel n'est jamais l'aveugle-né. Dans un eflfort
9
violent, mais constant, devenu un tic, la tète in-
clinée à droite, de ses yeux vides, il cherchait la
lumière. Le cou tendait à rentrer dans les épaules
et se gonflait comme pour y prendre plus de force,
cou tors, épaules un peu bossues. Ce malheureux
virtuose, qui chantait quand même, contrefait et
déformé, eût été une image basse des laideurs de
20
306 LE ROSSIGNOL,
l'esclave artiste, s'il n'eût été ennobli par cet in-
domptable effort de poursuivre la lainière^ lacher-
diant toujours en haut, et puisant toujours son
chant dans Tinyisible soleil quSl avait gardé dans
l'esprit.
Médiocrement éducable, cet oiseau répète, d'un
merveilleux timbre d'acier, la cbanson de son bois
natal , et de l'accent particulier du canton où il est
né : autant de dialectes de pinsons que de cantons
différents. Il se reste fidèle à lui-mâme ; il ne chante
que son berceau, et cela d'une même note, mais
d'une âpre passion, d'une émulation- extraordi-
naire. Mis en face d'un rival, il la redira huit
cents fois de suite, parfois il en meurt. Je ne
m'étonne pas que les Belges célèbrent avec pas-
sion les combats de ce héros du chant national, du
chantre de leurs forêts d'Ardennes, décernent des
prix, des couronnes même, des arcs de triomphe
à ces dévouements suprêmes, qui donnent la vie
pour la victoire.
Plus bas encore que le pinson, et dans une mi-
sérable cage fort petite, peuplée pêle-mêle d'une
demi-douzaine d'oiseaux de tailles fort difféirentes^
on me montra un prisonnier que je n'aurais pas
distingué, un jeune rossignol pris le matin même.
L'oiseleur, par un habile machiavélisme, avait mis
le triste captif dans un monde de petits esclaves
L'ART ET L'INFINI. 307
fort gais et déjà tout faits à la réclusion. C'étaient
de jeunes troglodytes, nés en cage et récemment;
il avait fort bien calculé que la vue des jeux de
l'enfance innocente trompe parfois les grandes dou-
leurs.
Grande évidemment, immense était celle-ci, plus
9
frappante qu'aucune de celles que nous exprimons
par les larmes. Douleur muette, enfermée en soi,
qui ne voulait que ténèbres. Il était au plus loin
reculé dans l'ombre, au fond de la cage, caché à
demi au fond d'une petite mangeoire, se faisant
gros et gonflé de ses plumes un peu hérissées,
fermant les yeux, sans les ouvrir môme quand il
était heurté dans les jeux folâtres, indiscrets, de
ces petits turbulents qui se poussaient souvent sur
lui. Visiblement, il ne voulait ni voir, ni entendre,
ni manger, ni se consoler. Ces ténèbres volontaires,
je le sentais bien, étaient, dans sa cruelle douleur,
un effort 'pour ne ptw itre^ un suicide intentionnel.
D'esprit, il embrassait la mort, et mourait, autant
qu'il pouvait, par la suspension des sens et de toute
activité extérieure.
Notez que, dans cette attitude, il n'y avait rien
de haineux , rien d'amer, rien de colérique , rien
de ce qui eût rappelé son voisin , l'âpre pinson,
dans son attitude d'effort si violente et si tourmen-
tée. Même l'indiscrétion des oiseaux enfants qui,
308 . LE ROSSIGNOL,
sans souci ni respect, se jetaient par moments sur
lui, ne tirait de lui aucune marque d'impatience.
Il disait visiblement : « Qu'importe à celui qui n'est
plus? » Quoique ses yeux fussent fermés, je n'en
lisais pas moins en lui. Je sentais une âme d'ar-
tiste, toute douceur et toute lumière, sans fiel et
sans dureté contre la barbarie du monde et la féro-
cité du sort. Et c'est de cela qu'il vivait, c'est par
là qu'il ne mourait pas, trouvant en lui, dans ce
grand deuil, le tout-puissant cordial inhérent à sa
nature : la lumière intérieure , le chant. Ces deux mots
disent même chose en langue de rossignol.
Je compris qu'il ne mourait pas, parce qu'alors
même, malgré lui, malgré ce goût de la mort, il
ne laissait pas de chanter. Son cœur chantait le
chant muet que j'entendais parfaitement :
Lascia che io pianga!
LaLdbertà,,,.
La Liberté !... Laissez-moi, que je pleure !
Je ne m'étais pas attendu à retrouver là ce chant
qui jadis, par une autre bouche ( une bouche qui
ne s'ouvrira plus), .m'avait déjà mordu le cœur, et
mis là une blessure que le temps n'effacera pas.
Je demandais à son geôlier si l'on pouvait l'ache*
ter. Cet homme rusé me répondit qu'il était trop
jeune pour être vendu, qu'il ne mangeait pas en-
l'art et r/lNFlNI. 309
core seul : chose fausse évidemment, car il n'était
pas de l'année, mais il le gardait pour le vendre à
l'hiver, lorsque la voix, revenue, loi donnerait un
haut prix. Un tel rossignol, né libre, qui seul est le
vrai rossignol, a une bien autre valeur que celui
qui natten ca^e : il chante bien autpement, ayant
connu la liberté, la nature, et les regrettant. La
meilleure part du génie du grand artiste est la
douleur
Artiste! J'ai dit ce mot, et je ne m'en dédis pas.
Ce n'est pas une analogie, une comparaison de
choses qui se ressemblent : non, c'est la chose elle-
même.
Le rossignol, à mon sens, n'est pas le premier,
mais le seul, dans le peuple ailé, à qui Ton doive ce
nom.
Pourquoi? Seul il est le créateur; seul il varie,
enrichit, amplifie son chant, y ajoute des chants
nouveaux. Seul, il est fécond et varié par lui-même,
les autres le sont par l'enseignement et l'imitation.
Seul, il les résume, les contient presque tous : cha-
cun d'eux, des plus brillant<>, donne un couplet du
rossignol.
Un seul oiseau avec lui, dans le naïf et le simple,
r
atteint des effets sublimes : c'est l'alouette, fille du
soleil. Et le rossignol aussi est inspiré de la lu-
mière, tellement qu'en captivité, seul, privé d'à-
310 LE ROSSIGNOL,
mour, elle suffit pour le fairechanter. Tenu quelque
temps dans Tombre, puis tout à coup rendu au
jour, il délire d'enthousiasme, il éclate en hymnes*
Il y a, toutefois, cette différence : l'alouette ne
chante pas la nuit; elle n'a pas la mélodie noc-
turne, l'entente des grands effets du soir, la pro-
fonde poésie des ténèbres^ la solennité de minuit,
les aspirations d'avant Paube, enfin de poème si
varié qui nous traduit, nous dévoile, en toutes ses
péripéties, un grand cœur plein de tendresse.
L'alouette a le génie lyrique; le rossignol a l'épo-
pée, le drame, le combat intérieur ; de là une lu-
mière à part. En pleines ténèbres, il voit dans son
âme et dans l'amour ; par moments, au delà, ce
semble, de l'amour individuel, dans l'océan de l'A-
mour infini.
. Gomment ne pas l'appeler artiste? il en a le
tempérament au degré suprême où l'hoomie l'a
lui-même rarement. Tout ce qui y tient, quali-^
tés, défauts, en lui surabonde. Il est sauvage et
craintif, défiant, mais point du tout rusé. II ne
consulte point sa sûreté et ne voyage que seul. Il
est ardemment jaloux, en émulation égal au pin^
son. oc II se crèverait à chanter, » dit un de ses
historiens. Il s'écoute, il s'établit surtout où il y a
écho, pour eûtendre et répondre. Nerveux à l'excès,
on le voit, en captivité, tantôt dormir longtemps
* * «>**■ «9m » >
L'ART BT L'INFINI. 311
le jour àrec des rAves agités, parfois se débattre,
veiller et se démener. Il est sujet aux attaques de
nerfs, à Tépilepsie.
Il est bon, il est féroce. Je m'explique. Son cœur
est tendre pour les faibles et les petits, donnez*»
\\x\ des orphelins , il s'en charge ^ les prend à
cœur; mftie et vieux, il les nourrit, les soigne
attentivement comme ferait une femelle. D'autre
part il est extrêmement ftpre à la proie, englou-
tissant et avide ; la flamme qui brûle en lui et le
tient presque toijgours maigre lui fait constam-
ment sentir le besoin du renouvellement : et c'est
aussi une des raisons qui font qu'on le prend si
aisément. Il suffit de tendre au matin, en avril et
mai surtout, quand il s'épuise à chanter dans
toute la longueur des nuits. A l'aurore, exténué,
faible, avide> il se jette à l'aveugle sur l'appât.
Il est d'ailleurs fort curieux ; et, pour voir des
objets nouveaux, il vient également se faire
prendre*
Une fois pris, si l'on n'avait soin de lier ses ailes,
ou plutôt de couvrir à l'intérieur et de matelasser
le haut de sa cage, il se tuerait par sa violence ef-
farée et ses mouvements. ^
Cette violence est extérieure. Au fond, il est doux
et docile : c'est là ce qui le met si haut et le fait
vraiment artiste* Il est non-seulement le plus in-'
312 LB ROSSIGNOL,
spire, mais le plus édocable, le plus dvilisable, le
plus laborieux.
C'est OD spectacle de voir les petits autour du
père, écouter attentivement, profiter, se former la
¥oix, corriger peu à peu leurs fautes, leur rudesse
de norices, assouplir leurs jeunes oi^ganes.
Mais combien plus curieux est-il de le voir se
former lui-même, se juger, se perfectionner,
s'écouter sur de nouveaux thèmes I Cette persévé-
rance, ce sérieux, qui vient du respect de son art
et d'une religion intérieure, c'est la moralité de
Fartiste, son sacre divin, qui le met à part, ne per-
mettant pas de le confondre avec le vain improvi-
sateur, dont le babil sans conscience est un simple
écho de la nature.
Ainsi Famour et la lumière sont sans doute son
point de départ; mais l'art même, l'amour du beau,
confusément entrevus et très-vivement sentis, sont
un second aliment qui soutient son cœur et lui
donne un souffle nouveau. Et cela est sans limites,
un jour ouvert sur l'infini.
La vraie grandeur de l'artiste, c'est de dépas-
ser son objet, et de faire plus qu'il ne veut, et
tout autre chose, de passer par-dessus le bot,
de traverser le possible, et de voir encore au
delà.
De là de gi*andes tristesses, une source intaris-
L'ART ET L'INFINI. 313
*
sable de mélancolie ; de là le ridicule sublime de
pleurer les malheurs qu'il n'a jamais eus. Les au-
tres oiseaux s'en étonnent et lui demandent parfois
ce qu'il a, ce qu'il regrette. Heureux, libre en sa
forêt, il ne leur répond pas moins par ce que, dans
son silence, chantait mon captif :
Lama cK io pianga!
SUITE DU ROSSIGNOL
SUITE DU ROSSIGNOL
Les temps de silence ne sont pas stériles pour le
rossignol: il se recueillç et réfléchit; il couve les
chants qu'il entendit ou qu'il essaya lui-même; il
les modifie et les améliore avec un goût» un tact
parfait.' Aux fausses notes d'un maître ignorant, il
substitue des variantes harmoniques^ ingénieuses.
L'art imparfait qu'on lui apprit, et qu'il n'avait pas
répété, il le reproduit alors; mais vraiment sien,
approprié à son génie et devenu une mélodie de
rossignol.
' « Ne vous découragez pas, dit un vieil et naïf
auteur, si le jeune oiseau ne veut pas répéter votre
leçon et continue à gazouiller; bientôt il vous fera
voir qu'il n'a pas perdu la mémoire des leçons re-
318 SUITE DU ROSSIGNOL.
çues pendant Tautomne et F hiver, temps propre à
méditer y par la longueur des nuits; il les redira au
printemps. >
Il est fort intéressant de suivre pendant l'hiver
les pensées du rossignol dans la cage obscure,
enveloppée de drap vert qui trompe un peu son
regard et lui rappelle sa forêt. Dès décembre, il
commence à rêver tout haut, à discourir, à dé-
crire en notes émues ce qui se passe devant son
esprit, les objets absents, aimés. Peut-être ou-
blie-t-il alors qu'il n'a pas pu émigrer, et se
croit-il arrivé en Afrique ou en Syrie, aux con-
trées d'un meilleur soleil. Peut-être il le voit, ce
soleil; il voit refleurir la rose, il recommence pour
elle, au dire des poètes de la Perse, son hymne
de l'impossible amour (0 sokil, 6 mer y 6 roseU
Ruckert).
Moi, je croirai simplement que ce chant noble et
pathétique, d'un accent si élevé, n'est autre chose
que lui-même, sa vie d'amour et de combat, son
drame de rossignol. Il voit les bois, l'objet aimé
qui les transfigure ; il voit sa vivacité tendre, et
mille grâces de la vie ailée, que la nôtre ne peut
percevoir. Il lui parle, elle lui répond ; il se charge
de deux rôles, à la grande voix mAle et sonore,
répliqué par de doux petits cris. Quoi encore! Je ne
fais nul doute que d^à ne lui apparaisse le ravisse-
SUITE DU ROSSIGNOL. 319
ment de sa vie, la tendre intimité du nid, la pauvre
petite maison qui aurait été son ciel.... Il s'y croit,
il ferme les yeux, complète cette illusion. L'œuf est
éclos, le miracle de son Noël en est sorti, son fils,
le futur rossignol, déjà grand et niélodieux; il
écoute avec extase, dans la nuit de sa cage sombre,
la future chanson de son fils.
Tout cela, bien entendu, dans une confusion poé-
tique, où les obstacles, les combats coupent et trou-
blent la fête d'amour. Nul bonheur ici-bas n'est
pur: un tiers survietit ; le captif tout seul s'anime
et s'irrite ; il lutte manifestement contre l'adver-
saire invisible, Fautre, l'indigne rival qui est présent
à son esprit.
La sCène se passe en lui, comme elle aurait lieu
au printemps, quand les mftles reviennent, vers
mars ou avril, avant le retour des femelles, déci-
dés à régler entre eux leur grand duel de jalousie.
Dès qu'elles sont revenues, tout doit être calme
et tranquille, rien qu'amour, douceur et paix. Ce
combat dure quinze jours ; et si elles reviennent
plus tôt, mortel est l'effort: l'histoire de Roland se
réalise à la lettre : il sonna de son cor d'ivoire
jusqu'à extinction de force et de vie. Eux aussi ils
chantent jusqu'au dernier souffle, à mort; ils veu-
lent l'emporter ou mourir.
S'il est vrai, comme on assure, que les amants
320 SUITE DU ROSSIGNOL.
soient deux fois, trois fois plus nombreux que les
amantes, on conçoit la violence de cette brûlante
émulation, c'est là la première étincelle, peut-être,
et le secret de leur génie.
Le sort du vaincu est affreux, pire que la mort.
Il faut qu'il fuie, qu'il quitte le canton, le pays,
qu'il aille se faire commensal des tribus d'oiseaux
inférieurs, que du chant il tombe au patois, qu'il
s'oublie et se dégrade^ vulgarisé chez ce peuple
vulgaire, peu à peu ne sachant plus ni sa langue ni
la leur, nulle langue. On trouva parfois de ces exi-
lés qui n'ont plus que figure de rossignol.
Le rival chassé, rien n'est fait. Il faut plaire, il
faut la fléchir. Beau moment, douce inspiration du
nouveau chant qui touchera ce petit cœur fier et
sauvage et lui fera pour l'amour abandonner la
liberté ! L'épreuve que, dans d'autres espèces, la
femelle impose, c*est d'aider à creuser ou bâtir le
nid, de montrer qu'on-est habile, qu'on prendra la
famille à cçeur. L'effet est parfois admirable. Le
pic, comme nous avons vu, d'ouvrier devient ar-
tiste, et de charpentier sculpteur. Mais hélas! le
rossignol n'a pas cette adresse, il ne sait rien faire.
Le moindre des petits oiseaux est cent fois plus
adroit que lui du bec, de l'aile et de la patte ; il o*a
que la voix, qu'il s'en serve : là va éclater sa puis-
sance, là il serait irrésistible ; d'autres pourront
SU1T£ DU ROSSIGNOL. 321
montrer leurs œuvres, mais son œuvre à lui c'est
lui-même: il se montre, il se révèle; il apparaît
grand et sublime.
Je ne l'ai jamais entendu dans ce moment solen-
nel sans croire que non-seulement il devait la tou-
cher au cœur, mais qu'il pouvait la transformer,
l'ennoblir et Télever, lui transmettre un haut idéal,
mettre en elle le rêve enchanté d'un sublime ros-
signol qui naîtrait de leurs amours.
C'est son incubation, à lui ; il couve le génie de
l'amante, la féconde de poésie, l'aide à se créer en
pensée celui qu'elle va concevoir. Tout germe est
une idée d'abord.
Résumons. Jusqu'ici, nous avons pu compter
trois chants :
Le drame du chant de combat, avec ses alterna-
tives de dépit, d'orgueil, de bravade, d'âpres et ja-
louses fureurs.
Le chant de sollicitation , de tendre et douce
prière, mais mêlé de fiers mouvements d'im-
patience presque impérieuse, où visiblement le
génie s'étonne d'être encore méconnu, s'irrite et
gémit du retard, en revenant vite pourtant à la
plainte respectueuse.
Enfin, vient le chant du triomphe : Je suis vain-
queur, je suis aiméj le roi, le Dieu^ et le seul,...
Créateur.,.. Dans ce dernier mot est l'intensité de la
21
322 SUITE DD ROSSIGNOL.
vie et de l'amour ; car c'est surtout elle qu'il crée,
y mirant et réfléchissant son génie, et la transfor-
mant, de sorte qu'il n'y ait plus en elle un mouve-
ment, un trouble, un frémissement d'aile qui ne
soit sa mélodie, à lui, devenue visible dans cette
grAce enchantée.
De là le nid, l'œuf et l'en&nt. Tout cela, c'est
la chanson réalisée et vivante. Et voilà pourquoi il
ne s'éloigne pas d'un moment pendant le travail
sacré de l'incubation. U ne se tient pas dans le nid,
mais sur une branche voisine, un peu plus élevée.
Il sait à merveille que la voix agit bien plus à dis-
tance. De ce poste supérieur, le tout-puissant ma-
gicien cofitinue de fasciner et de féconder le nid, il
coopère au grand mystère, et du chant, du cœur,
du souffle, de tendresse et de volonté, il engendre
encore.
C'est alors qu'il faut l'entendre, l'entendre dans
sa forêt, participer aux émotions de cette puissance
fécondante, la plus propre à révéler peut-être, à
faire saisir ici-bas le graûd Dieu caché qui nous
fuit. Il recule à chaque pas devant nous, et la
science ne fait que mettre un peu plus loin le voile
où il se dérobe. « Le voici, disait Moïse, qui passe,
je l'ai vu par derrière. » — c N'est-ce pas lui; disaii
Linné, qui passe? je l'ai vu de profil. » Et moi,]^
ferme les yeux; je le sens d'un cœur ému,jel<;
SOITB DU ROSSIGNOL. 323
sens qui glisse en moi dans une nuit enchantée par
la voix du rossignol.
Rapprochez-vous, c'est un amant; mais éloignez-
vousy c'est( un dieu. La mélodie ici vibrante et d'un
brûlant appel aux sens, là-bas grandit et s'amplifie
par les effets de la brise ; c'est un chant religieux
qui emplit toute la forêt. De près, il s'agissait du
nid, de l'amante, du fils qui doit naître ; mais, de
loin, autre est cette amante, autre est le fils ; c'est
la Nature, mère et fille, amante éternelle, qui se
chante et se célèbre ; c'est l'infini de TAmour qui
aime en tous et chante en tous ; ce sont les atten-
drissements, les cantiques, les remerctments, qui
s'échangent de la terre au ciel.
« Enfant, j'avais senti cela dans nos campagnes
du midi, dans les belles nuits étoilées , près de
la maison de mon père. Plus tard, je le sentis
mieux, spécialement près de Nantes, dans ce verger
solitaire dont on a parlé plus haut. Les nuits, moins
étincelantes, étaient légèrement gazées d'une brume
tiède, à travers laquelle les étoiles discrètement
envoyaient de doux regards. Un rossignol ni-
chait à terre, dans un lieu bien peu caché, sous
mon cèdre, parmi les pervenches. Il commen-
çait vers minuit et continuait jusqu'à l'aube, heu-
reux, visiblement fier, de veiller seul, de rem-
324 SDITE DU ROSSIGNOL.
plir de sa voix ce grand silence. Personne ne
Tinterrompait, sauf, vers le matin, le coq, être
d'un monde différent, étranger aux chants des es-
prits, mais exacte sentinelle, qui se sentait obligée,
pour avertir le travailleur, de chanter l'heure en
conscience.
< L'autre persistait quelque temps, semblant
dire comme Juliette à Roméo : « Non, ce n'est pas
l'aube encore. >
< Son établissement près de nous montrait qu'il
ne nous craignait guère, qu'il avait un sentiment
de la sécurité 'profonde qu'il pouvait avoir à côté
de deux ermites du travail, très-occupés, très-
bienveillants, et, non moins que l'ermite ailé,
pleins de leur chant et de leur rêve. Nous pouvions
le voir à notre aise, ou voleter en famille, ou
soutenir des duels de chant avec un orgueilleux
voisin, qui parfois venait le braver. A la longue,
nous lui devenions, plutôt, je crois agréables,
comme auditeurs assidus, amateurs, connaisseurs
peut-être. Le rossignol a besoin d'être apprécié,
applaudi ; il estime visiblement l'oreille attentive
de l'homme, et comprend très-bien son admira-
tion.
c Je le vois encore près de moi, à dix ou quinze
pas au plus, sautillant et avançant à mesure que
je marchais, observant la même distancei de ma*
SUITE DU ROSSIGNOL. 325
nière à rester hors de portée, mais à même d'être
entendu et adipiré.
« Le costume qu'il vous voit n*est nullement
indifférent. J'ai remarqué qu'en général les oiseaux
n'aiment pas le noir, et qu'ils en ont peur. J'étais
vêtue à sa guise, de blanc nuancé de lilas, avec un
chapeau de paille orné de quelques blueA. Par
minute, je le voyais fixer sur moi son œil noir,
d'une vivacité singulière, farouche et doux, quelque
peu fier, qui disait visiblement : « Je suis libre et
« j'ai des ailes ; contre moi tu ne peux rien. Mais je
« veux bien chanter pour toi. »
« Nous eûmes de très-grands orages au temps
des couvées, et, dans l'un, la foudre tomba près de
nous. Nulle scène plus émouvante que l'approche
de ces moments : l'air manque; les poissons remon-
tent pour respirer quelque peu ; la fleur se courbe
languissante : tout souffre, et les larmes viennent.
Je voyais bien que lui aussi il était à l'unisson. De
sa poitrine oppressée, autant que l'était la mienne,
une sorte de rauque soupir s'arrachait comme un
cri sauvage.
« Mais le vent, tout à coup levé, vint s'engouf-
frer dans nos bois; les plus grands arbres pliaient,
et le cèdre même. Des torrents fondirent, tout
«
nagea. Que devint le pauvre nid, ouvert, à terre,
sa;ns abri que la feuille de pervenche ? Il échappa ;
326 SUITE DU ROSSIGNOL.
car je vis, arec le soleil reparu, dans l'air épur$,
mon oiseau plus gai que Jamais, qui rolait le cœur
plein de chant. Tout le peuple ailé chantait la
lumière, mais lui bien plus que les autres. Sa
voix de clairon était revenue. Je le voyais sous
mes fenêtres l'œil en feu et le sein gonflé, s'eni-
vrant Au même bonheur qui faisait palpiter le
mien.
« Douce, alliance des âmes, comment n'est-elle
pas partout, entre nous et nos frères aines, entre
l'homme et Tuniversalité de la nature vivante? »
CONCLUSION
CONCLUSION.
Au moment où j'allais écrire la conclusion de ce
livre, notre illustre maître arrive de ses grandes
chasses d'automne. Toussenel m'apporte un rossi-
gnol.
Je lui avais demandé de m'aider de ses conseils,
de me guider dans le choix d'un rossignol chan-
teur. Il n'écrit pas, mais il vient; il ne conseille
pas, il cherche, trouve, donne, réalise mon rêve....
A coup sûr, voilà l'amitié.
Bienvenu sois-tu, oiseau, et pour la chère main
qui t'apporte, et pour toi-même, pour ta muse
sacrée, le génie qui réside en toi I' *
Voudrais-tu bien chanter pour moi, et, par ta
puissance d'amour et de paix, harmoniser un cœur
troublé de la cl* ueile histoire des hommes ?
330 CONCLUSION.
Ce fut un événement de famille, et nous éta-
bltmes le pauvre artiste prisonnier dans une em-
brasure de fenêtre, mais enveloppé d'un rideau :
de sorte que, tout à lafois seul et en société, il s'ha-
bituât tout doucement à ses nouveaux hôtes, recon-
nût les lieux, vit bien qu'il était dans une maison
sûre, bienveillante et pacifique.
Nul autre oiseau dans ce salon. Malheureuse-
ment, mon rouge-gorge familier, qui vole libre
dans mon cabinet, pénétra dans cette pièce. On
s'en inquiéta d'autant moins qu'il voit toute la
journée, sans *s'en émouvoir, d'autres oiseaux,
serins, bouvreuils, chardonnerets; mais la vue
du rossignol le jeta dans un incroyable accès de
fureur. Colérique et intrépide, sans regarder si
l'objet de sa haine n'est pas deux fois plus gros que
lui, il fond sur la cage du bec et des griffes, il eût
voulu l'assassiner. Cependant le rossignol pous-
sait des cris de terreur, d'une voix lamentable et
rauque, il appelait au secours. L'autre, arrêté
par les barreaux, mais fixé des griffes tout près
sur le cadre d'un tableau, grinçait, sifflait, pe-
tiUait (ce mot populaire rend seul l'acre petit cri),
en le perçant de son regard. U disait ceci root à
mot:
c Roi du chant, que viens-tu faire ?... N'est-^e
pas assez que dans les bois ta voix, impérieuse et
CONCLUSION. 331
absorbante, fasse taire toutes nos chansons, sup-
prime nos airs à demi-voix, et seule emplisse le
désert?... Tu viens encore méprendre ici cette nou-
velle existence que je me suis faite, ce bocage arti-
ficiel où je perche tout l'hiver, bocage dont les ra-
meaux sont des planches de bibliothèque, dont les
livres sontlesfeuilles!...Tu viens partager, usur-
per l'attention dont j'étais l'objet, la rêverie de mon
mattre et le sourire de ma maîtresse !... Malheur à
moi I j'étais aimé. »
Le rouge-goi^, en réalité, arrive à un haut degré
d'intimité avec Thomme. L'habitude d'un long hiver
me prouve qu'il préfère de beaucoup la société hu-
maine à celle de son espèce. H participé en notre
absence au petit bavardage des oiseaux de volière ;
mais, dès que nous arrivons, il les quitte, et curieu-
sement vient se placer devant nous, reste avec nous,
semble dire: « Vous voilà donc! Mais où avez-vous
été?... Et pourquoi donc si longtemps délaissez-
vous la maison ?» ,
L'invasion du rouge-gorge, que nous oubliâ-
mes bientôt, n'était pas oubliée, ce semble, de sa
craintive victime. Le malheureux rossignol vole-
tait toujours d'un air d'effroi, et rien ne le ras*-
surait.
On avait soin cependant que personne n'en ap-
prochât. Sa maltresse avait pris sur elle les soins
332 CONCLUSION.
nécessaires. La mixture particulière qui peut seule
alimenter ce brûlant foyer de vie (le sang, le chan-
vre et le pavot) fut faite consciencieusement. Sang
et chair, c'est la substance; le chanvre est l'herbe
de l'ivresse ; mais le pavot la neutralise. Le rossignol
est le seul être à qui il faille incessamment verser
le sommeil et les songes.
Maistoutcela était inutile. Deux ou trois jours se
passèrent dans une violente agitation et une abiti-
nence de désespoir. J'étais triste et plein de re-
mords. Moi, ami de la liberté, j'avais pourtant un
prisonnier, un prisonnier inconsolable I... Ce n'était
pas sans scrupule que j'avais eu l'idée d'avoir à moi
un rossignol ; jamais, pour le simple plaisir, je ne
m'y serais décidé. Je savais bien que la vue seule
d'un tel captif, profondément sensible à la capti-
vité, était un sujet permanent de mélancolie. Mais
comment le délivrer? La question de l'esclavage est
de toutes la plus difQcile, le tyran en est puni par
l'impossibilité d'y porter remède. Mon captif, qui,
avant de venir chez moi, avait déjà deux ans de
cage, n'a plus l'aile, ni l'industrie de chercher sa
nourriture ; l'eût-il, il ne pourrait plus revenir
chez les oiseaux libres. Dans leur fière république,
quiconque a été esclave, quiconque a été en cage et
n'est pas mort de douleur, est impitoyablement
condamné et exécuté.
CONCLUSION. 333
Nous ne serions pas sortis aisément de cet état,
si le chant n'était venu à notre secours. Un chant
doux, peu varié y chanté à distance, surtout un
peu avant le soir, parut le prendre et le gagner.
Quand seulement on le regardait , il écoutait
moins, s'agitait; mais quand on ne regardait
pas, il venait au bord de la cage, tendait son
long cou de biche (d'un charmant gris de souris),
dressait par moments la tête , le corps restant im-
mobile, avec un œil vif, curieux. Visiblement avide,
il dégustait, savourait cette douceur inattendue
avec recueillement, avec une attention délicate et
sentie.
Cette même avidité, il Teut un moment après
pour les aliments. Il voulut vivre, dévora le pavot,
l'oubli....
Les chants de femme, Toussenel l'avait dit, sont
ce qui les attache le plus, non pas l'ariette légère
d'une fillette étourdie, mais une mélodie douce et
triste. La sérénade de Schubart a particulièrement
effet sur celui-ci. 11 semble s'être senti et reconnu
dans cette âme allemande aussi tendre que pro-
fonde.
La voix cependant ne lui revint pas. Il avait
commencé son chant de décembre, quand il a été
transporté ici. Les émotions du transport, le chan-
gement de lieu, de personne, l'inquiétude où il a été
334 CONCLUSION.
de sa nouvelle condition, surtout le salut féroce,
l'attentat du rouge^gorge, l'ont trop profondément
ému. Il se calme, ne nous en veut plus ; mais la
muse, si violemment interrompue, se tait encore;
elle ne s'éveillera qu'au printemps.
Maintenant il sait certainement que la personne
qui chante est loin de lui vouloir du mal; il l'ac-
cepte, apparemment comme un rossignol d'autre
forme. Elle peut sans difficulté approcher, et même
mettre la main dans la cage. Il regarde attentive-
ment ce qu'elle veut, mais ne remue pas.
La question curieuse pour moi, qui n'ai pas
fait avec loi d'alliance musicale , était de savoir
s'il m'accepterait aussi. Je ne mcmtrai nul em-
pressement indiscret, sachant que le regard
seul, dans certains moments, le trouble. Je
restais donc de longs jours attentif sur les vieux
livres ou papiers du quatorzième siècle, sans le re-
gardef*. Mais lui, il me regardait très-curieuse-
ment lorsque j'étais seul. Bien entendu que sa mat-
tresse présente, il m'oubliait entièrement, j'étais
annulé.
Il s'habituait ainsi à me voir sans inquiétude,
comme un être inoffensif, pacifique, ^e peu de
mouvement et de peu de bruit. Le feu daçs l'àtre,
et, près du feu, ce lecteur paisible, c'étaient, dans
les absences de la personne préférée,dans les heures
CONCLUSION. 335
silencieuses, quasi solitaires, l'objet de sa contem-
plation.
Je me hasardai hier étant seul, d'approcher de
lai, de lui parler comme je fais au rouge-gorge, et
il ne s'agita pas, il ne parut pas troublé; il attendit
paisiblement, avec un œil plein de douceur. Je vis
que la paix était faite, et que j'étais accepté.
Ce matin, j'ai de ma main mis le pavot dans la
cage, et il ne s'est point effrayé. On dira . « Qui
donne est le bienvenu. » Mais je tiens à constater
que notre traité est d'hier, avant que j!eusse donné
rien encore, et parfaitement désintéressé.
Voilà donc qu'en moins d'un mois, le plus
nerveux des artistes, le plus craintif et le plus
défiant des êtres s'est réconcilié avec l'espèce hu-
maine.
Preuve curieuse de l'union naturelle, du traité
préexistant qui est entre nous et ces êtres instinctifs,
que nous appelons inférieurs.
Ce traité , ce pacte éternel , que notre brutalité ,
nos intelligences violentes n'ont pas pu déchirer
encore, auquel ces pauvres petits reviennent si fa-
cilement, auquel nous reviendrons nous-mêmes,
336 CONCLUSION.
lorsque nous serons vraiment hommes, c'est juste-
ment la conclusion où tout ce livre tendait et celle
que j'allais écrire, quand le rossignol est entré, et
le père au rossignol.
L'oiseau a été lui-même, dans cette amnistie fa-
cile qu'il nous donne à nous, ses tyrans» ma conclu-
sion vivante.
Les voyageurs qui les premiers ont abordé dans
des pays nouveaux où l'homme n'était jamais venu,
rapportent unanimement que tous les animaux
mammifères, amphibies, oiseaux, ne fuyaient point,
au contraire, venaient plutôt les regarder avec un
air de curiosité bienveillante, à quoi ils répondaient
h coups de fusil.
Même aujourd'hui que Thomme les a si cruelle-
ment traités, les animaux, dans leurs périls, n'hé-
sitent nullement à se rapprocher de lui.
L'ennemi antique et naturel de l'oiseau, c'est le
serpent; pour les quadrupèdes, c'est le tigre. Et
leur protecteur, c'est î 'homme.
Du plus loin que le chien sauvage odore le tigre
ou le lion, il vient se serrer près de nous.
tto même Toiseau, dans l'horreur que lui inspire
CONCLUSION, 337
■
le serpent, quand il menace surtout ;» couvée en-
core sans aîles, trouve le langage le plus expressif
pour implorer Thomme et pour le remercier s'il
tué son ennemi.
Voilà pourquoi le colibri aime à nicher près de
l'homme. Et c'est probablement pour le même
motif que les hirondelles et les cigognes, dans les
âges féconds en reptiles, ont pris Thabitude de loger
chez nous.
Observation essentielle. On prend souvent pour
déflance la fuite de Toiseau et la crainte qu'il a de
la main de l'homme. Cette crainte ne serait que trop
juste. Mais lors même qu'elle n'existe pas, l'oiseau
est un être infiniment nerveux, délicat, qui souffre
cl être touché.
Mon rouge-gorge, qui appartient à une espèce
d'oiseau très -robuste et très -familière, qui ap-
proche sans cesse de nous, le plus près qu'il peut,
et q^ui certes n'a aucune crainte de sa maîtresse ,
frémit de tomber sôus la taiain. Le frôlement de ses
plunies, le dérangement de son duvet, tout hérissé
quand on l'a pris, lui est très-antipathique. La vue
surtout de cette main qui avance et va le saisir, le
22
338 CONCLUSION.
fait reculer instinctivement et sans qu'il en soit le
maître.
Quand il s'attarde le soir, qu'il ne rentre pas dans
sa cage, il ne refuse pas d'y être remis ;. mais plutôt
que de se yoir prendre, il tourne le dos, se cache
dans un rideau ou dans un pli de la robe où il sait
bien qu'on va le prendre infailliblement.
Tout cela n'est pas défiance.
L'art de la domestication n'irait pas loin s'il
n'était préoccupé que des utilités dont les animaux
apprivoisés seront à l'homme.
Il doit sortir principalement de la considéra-
tion de l'utilité dont l'homme peut être aux ani-
maux ;
De son devoir d'initier tous les hôtes de ce globe
à une société plus douce, pacifique et supérieure.
Dans la barbarie où nous sommes encore, nous
ne connaissons guère que deux états pour l'ani-
CONCLUSION. 339
mal , la liberté absolue ou Tesclavage absolu
mais il est des formes très-variées de demi-ser-
vage que les animaux d'eux-mêmes acceptent très-
volontiers.
Le petit faucon du Chili (cemiculà)^ par exemple,
aime à demeurer chez son mattre. Il va tout seul à
la chasse, et, fidèle, revient chaque soir rapporter
ce qu'il a pris et le manger en famille. Il a besoin
d'être loué du père, flatté de la dame, caressé sur-
'tout des enfants.
L'homme, protégé jadis par les animaux, tant
qu'il était si mal armé, s'est mis à peu près en état
de devenir leur protecteur, surtout depuis qu'il a la
poudre et qu'ilfoudroie à distance les plus redoutés
des êtres. Il a rendu aux oiseaux le service essen-
tiel de diminuer infiniment le nombre des brigands
de Tair.
Il peut leur en rendre un autre, non moins
grand, celui d'abriter, la nuit, les espèces inno
centes. La nuiti les^ommeil! l'abandon tom-^letaun
chances les plus affreuses 1 dureté de la Na-
ture!... «Mais elle est justiÇée en mettant aussi
ici-bas Têtre prévoyant et industrieux qui . de plus
340 CONCLUSION.
en plus, sera pour les autres une seconde provi-
dence.
Je sais une maison sur l'Indre, dit Toussenel,
où les serres, ouvertes le soir, reçoivent tout hon-
nête oiseau qui vient y chercher asile contre les
dangers de la nuit, où celui qui s'est attardé
frappe du bec en confiance. Contents d'être enfer-
més la nuit, sûrs de la loyauté de l'honune, ils
s'envolent heureux au matin, et payent son hos-
pitalité du spectacle de leur joie et de leurs libres
chansons.
Je me garderai bien de parler de la domestica-
tion, lorsque mon ami, Jf. Isidore Geoffroy Saint-
Hilaire, rouvre d'une manière si louable cette voie
si longtemps oubliée.
Un rapprochement suffit. L'antiquité noys a lé-
gué en ce genre le patrimoine admirable dont a
vécu le genre humain : la domestication du chien,
du cheval et de l'âne, du chameau et de l'éléphant,
du bœuf, du mouton et de la chèvre, des galli-
nacées.
Quel progrès dans \efi deux mille ans qui vien-
nent de s'érouler? quelle acquisition nouvelle ?
CONCLUSION. 341
Deux seulement, et légères à coup sûr : Timpor-
tation du dindon et du faisan de la Chine !
Nul effort direct de Thomme n'a agi pour le bien
du globe autant que l'humble travail des modestes
auxiliaires de la vie humaine.
Pour descendre à ce qu'on méprise si sottement,
à la basse-cour, quand on voit les milliards d'œufs
que font éclore les fours d'Egypte, ou dont notre
Normandie charge des vaisseaux, des flottes, qui
chaque année passent la Manche, on apprend à
apprécier comment les petits moyens de l'éco-
nomie domestique produisent les plus grands ré-
sultats.
Si la France n'avait pas le cheval , et que quel-
qu'un le lui donnât, une telle conquête serait
pour elle plus que la conquête du Rhin, de la
Belgique, de la Savoie; le cheval seul vaut .trois
royaumes.
Maintenant voici un animal qui représente à lui
seul le cheval, l'âne, la vache, la chèvre, qui a
toutes leurs utilités, et qui donne par-dessus une
incomparable laine; animal dur et robuste, qui
supporte le froid à merveille. On entend bien que
je parle du lama, que M. Isidore Geoffroy Saint*
342 ' CONCLUSION.
Hiteire s'efforce d'introduire ici avec une si louable
persévérance. Tout semble se liguer à rencontre :
le beau troupeau de Versailles a péri parla malveil-
lance ; celui du Jardin des plantes périra parFétroi-
tesse du local et de l'humidité.
La conquête du lama est dix fois plus importante
que la conquête de Crimée.
Mais encore une fois, il faut à ce genre de
transplantation une générosité de moyens , un
ensemble de précautions, disons-le, une ten-
dresse d'éducation, qui se trouvent réunies rare-
ment.
Un mot ici, un petit fait, dont la portée n'e^t pas
petite.
Un grand écrivain, qui ne fut point un savant.
Bernardin de Saint-Pierre, avait dit qu'on ne réus-
sirait pas à transplanter Tanimal, si on n'importait
à côté de lui le végétal auquel il est particulière-
ment sympathique. Ce mot passa comme tant d'au-
tres vuesqui font sourire les savants, et qu'ils appel-
lent poésie. *
Idais il n'a pas passé en vain pour un amateur
CONCLUSION. ' 343
éclairé qui s'est fait ici, à Paris, une collection
d'oiseaux vivants. Quelque soin qu'il prit, une
perruche fort rare, qu'il avait acquise , restait
obstinément stérile. Il s'informa du végétal dans
lequel elle fait son nid, et donna commission au
Havre pour qu'il lui fût apporté . Il ne put l'avoir
vivant; il l'eut sans feuille, sans branche; un
simple tronc mort. N'importe, l'oiseau, dans ce
tronc creux, retrouva sa place ordinaire, ne man-
qua pas d'y faire son nid. II aima et prit famille ;
il eut des œufs, il les couva, et maintenant il a des
petits.
Recréer les circonstances d'habitation, de nourri-
ture, l'entourage végétal, les harmonies de toute
espèce, qui pourront tromper l'exilé et faire oublier
la patrie , c'est chose non-seulement de science,
mais d'ingénieuse invention.
Déterminer la mesure de liberté, de servage, d'al-
liance et de collaboration avec nous , dont chaque
être est susceptible, c'est un des plus graves sujets
qui puissent occuper.
Art nouveau, où l'on ne pénétrera pas sans un
approfondissement moral , un afSnement, une dé-
344 CONCLUSION.
licatesse d'appréciation , qui commence à peine,
et qui n'existera peut-être que quand la femme
entrera dans la science, dont elle est exclue jus-
qu'ici.
Cet art suppose une tendresse inûnie dans la j us-
tice et la sagesse.
\
I
ÉCLAIRCISSEMENTS
ECLAIRCISSEMENTS.
Ley principal écldirciss^ment pour un livre e$t
iucontestablement la formule qui le résume. La
voici en peu de mots :
Ce livre a considéré l'oiseau en luirmême^ et peu
par rapport à l'homme.
L'oiseau, né plus bas que l'homme (ovipare
comme le reptile), a sur l'homme trois avantages
qui sont 3a mission spéciale :
L L'.aile, le vol^ puissance unique, qui est le rêve
dQ l'homme. ToutQ autre créature est lente. Près
du faucon, de l'hirondelle, le cheval arabe est un
limaçon.
II. Le vol même ne tient pas seulement à l'aile,
mais, à une puissance incomparable de respiration
348 ÉCLAIRCISSEMENTS.
et de vision. L'oiseau est proprement le fils de l'air
et de la lumière.
III. Être essentiellement électrique, l'oiseau voit,
sait et prévoit la terre et le ciel, les tep[ips, les
saisons. Soit par un rapport intime avec le globe,
soit par une prodigieuse mémoire des localités, des
routes, il est toujours orienté et toujours sait son
chemin.
Il plane, il pénètre, il atteint ce que n'attein-
drait jamais l'homme. Cela est sensible, surtout
dans sa merveilleuse guerre contre le reptile et
l'insecte.
Ajoutez le travail immense d'épuration conti-
nuelle que font certaines espèces de toute chose
dangereuse, immonde. Si cette guerre et ce travail
cessaient un seul jour, l'homme disparaîtrait de
la terre.
Cette victoire de chaque jour du fils aimé de la
lumière sur la mort, sur la vie meurtrière et té-
nébreuse, c'est le juste sujet du chant, de cet
hymne de joie immense dont l'oiseau salue chaque
aurore.
Mais avec le chant l'oiseau a beaucoup d'autres
langages. Comme l'homme, il jase, prononce, dia-
logue. Il est avec nous le seul être qui ait vraiment
une langue. L'homme et l'oiseau sont le verbe du
mondé.
ÉCLAIRCISSEMENTS. 349
L'oiseau, qui est un augure, se rapproche tou-
jours de l'homme, qui toujours lui fait du mal. II
le devine et le pressent tel sans doute qu'il sera un
jour, quand il sortira de la barbarie où nous le
voyons encore.
Il reconnaît en lui la créature unique, sanctifiée
et bénie, qui doit être l'arbitre de toutes, qui doit
accomplir le destin de ce globe par un suprême
bienfait : Le ralliement de toute vie et la conciliation
des êtres, ,
Ce ralliement pacifique doit s'opérer à la longue
par un grand art d'éducation et d'initiation, que
l'homme commence à entrevoir.
Page 5. Éducation du vol^ et page 26. — Est-ce
à tort que l'homme, en ses rêveries, pour se faire
croire à lui-même qu'il sera plus qu'homme un
jour, s'attribue des ailes^ rêve ou pressentiment,
n'importe.
Il est sûr que le vol, tel que le possède l'oiseau,
est vraiment un sixième sens. Il serait stupide de
n'y voir qu'une dépendance du tact. (Voy., entre
autres ouvrages, Huber, Vol des oiseaux de proie,
1784.)
L'aile n'est si rapide et si infaillible que parce
350 ËGLAIBGISSBMENTS.
qu'elle est aidée d'une puissance visuelle qui ne se
retrouve non plus dans toute la création. •
L'oiseau, il faut en convenir, est tout dans l'air,
dans la lumière. S'il est une vie sublime, une vie
de feu, c'est celle-là.
Qui embrasse et perçoit toute la terre ? Qui la
mesure du regard et de l'aile ? Qui en sait toutes
les routes? et non pas sur ligne tracée, mais à la
fois dans tous les sens : car qui n'est route pour
l'oiseau?
Ses rapports avec la chaleur, l'électricité et le
magnétisme, toutes les forces impondérables, nous
sont à peine connus ; on les entrevoit pourtant dans
sa singulière prescience météorologique.
Si nous l'avions sérieusement étudié, nous au-
rions eu le ballon depuis des milliers d'années;
mais avec le ballon même, et le.ballon dirigé^ nous
serons encore énormément loin d'être oiseaux. En
imiter les appareils et les reproduire un à un, ce
n'est nullement en avoir l'accord, l'ensemble, l'u-
nité d'action, qui meut le tout dans cette aisance et
cette vélocité terrible.
Renonçons, pour cette vie du moins, à ces dons
supérieurs, et bornons-nous à regarder les deux
machines, la nôtre et la sienne, en ce qu'elles ont
de moins diflërent.
Celle de rbonune est supérieure, en ce qu'elle
ËCL AIROISSEMKNTS . 351
est moins spéciale, susceptible de se plier à des
emplois plus divers, et surtout en ce qu'elle a
Tomnipuissance de la main.
En revanche, elle est bien moins unifiée et cen*
tralisée. Nos membres inférieurs, cuisses et jambes,
qui sont fort longs, traînent excentriques loin du
fayer de l'action. La circulation y est plus lente ;
chose sensible aux dernières heures, où Thomme
est mort des pieds longtemps avant que le cœur ait
cessé de battre.
L'oiseau, presque tout sphérique, est certaine-
ment le sommet, sublime et divin, de centralisa-
tion trivante. On ne peut ni voir, ni imaginer
même un plus haut degré d'unité. Excès de concen-
tration qui fait la grande force personnelle de Toi-
seau, mais qui implique son extrême individualité,
son isolement, sa faiblesse sociale.
La solidarité profonde, merveilleuse, qui existe
dans les insectes supérieurs (abeilles, fourmis, etc.),
ne se trouve point chez les oiseaux. Les bandes y
sont communes, mais les vraies républiques, rares.
La famille y est très-forte, la maternité, l'a-
mour. La fraternité, la sympathie d'espèces, les
secours mutuels entre oiseaux même d'espèces di-
verses, ne leur sont pas inconnus. Pourtant, la
fraternité y est fort en seconde ligne. Le cœur tout
entier de l'oiseau est dans l'amour , est dans le nid.
352 ÉCLAIRCISSEMENTS.
Là est son isolement, sa faiblesse et sa dépen-
dance ; là aussi la tentation de se créer un protecteur.
ê
Le plus sublime des êtres n'en est pas moins un
de ceux qui demandent le plus la protection.
Page 8. Sur la vie de V oiseau dans Vœuf. — Je tire
ces détails du très-exact M. Duvemoy. L'ovologie,
de nos joursy est dévenue une science. Cependant,
sur l'œuf de l'oiseau en particulier, je ne connais
que peu d'ouvrages. Le plus ancien est d*un abbé
Manesse^ du dernier siècle, tfès-verbeux et peu
instructif (manuscrit de la bibliothèque du Mu-
séum). La même bibliothèque possède l'ouvrage
allemand de Wirfiiig et Gunther, sur les nids et les
œufs, et un autre, allemand aussi, dont les plan-
ches me semblent meilleures, quoique défectueuses
encore. J'ai vu une livraison d'une nouvelle collec-
tion de gravures, beaucoup plus soignée.
Page 14. Mers gélatineuses, nourrissantes, — M. de
Humboldt, dans l'un de ses premiers ouvrages
{Scènes des Tropiques)^ a le premier, je crois, con-
staté ce fait. Il Tattribue à la prodigieuse quan-
ÉCLAIRCISSEMENTS. 353
tité de méduses et autres êtres analogues qui sont
en décomposition dans ces eaux. Si pourtant une
telle dissolution cadavéreuse y dominait, ne ren-
drait-elle pas les eaux funestes au poisson, bien
loin de le nourrir ? Peut-être ce phénomène doit-il
être attribué moins aux vies éteintes qu'aux vies
commencées, à une première fermentation vivante
où se forment les premières organisations micro-
scopiques.
C'est particulièrement dans les mers des pôles,
en apparence si sauvages et si désolées, qu'on ob-
serve ce caractère. La vie y surabonde tellement
que la couleur des eaux en est entièrement chan-
gée. Elles sont vert olive foncé, épaisses de matière
vivante et de nourriture.
Page 34. Notre Muséum. — En parlant de ses col-
lections, je ne puis oublier sa précieuse biblio-
thèque, qui a reçu celle de Guvier, et qui s'est enri-
chie des dons de tous les savants de l'Europe. J'ai
eu infiniment à me louer de l'obligeance du con-
servateur, M. Desnoyers, et de M. le docteur Le-
mercier, qui a bien voulu me communiquer aussi
nombre de brochures et mémoires curieux de sa
collection personnelle.
23
354 ÉCLAIRCISSEMENTS .
Page 38. Buffon. — Je trouve qu'aujourd'hui od
oublie trop que ce grand généralisateur n'en a pas
moins reçu, enregistré nombre d'observations Irès-
exactes, que lui transmettaient des hommes spé-
ciaux, officiers de vénerie, gardes-chasse, marins,
et gens de tous métiers.
Page 40. Le pingouin. — Frère du manchot, mais
plus dégrossi, il porte ses ailes comme un véri-
table oiseau ; ce ne sont plus des membranes flot-
tantes sur une poitrine évidée. L'air plus raréfié de
notre pôle boréal, où il vit, a déjà dilaté ses pou-
mons, et le sternum veut faire saillie. Les jambes,
plus dégagées du corps, gardent mieux l'équilibre,
et le port gagne en assurance, il y a une différence
notable entre les produits analogues des deux hé-
misphères.
Page 47. Le pétrel, effroi du marin, — La légende
du pétrel marchant sur les eaux, autour du vais-
seau qu'il semble mener à la perdition, est origi*
ËGLAIRGISS6MENTS . 355
nairement hollandaise. Gela devait être ainsi. Les
Hollandais, qui naviguent en famille et emmènent
leurs femmes, leurs enfants, jusqu'aux animaux do-
mestiques, ont été plus impressionnés du sinistre
présage que les autres navigateurs. Les plus hardis
de tous peut-être, vrais amphibies, ils n''en ont pas
moins été soucieux et imaginatifs, ne risquant pas
seulement leurs corps, mais leurs affections, li-
vrant aux hasards fantasques de la mer le cher
foyer, un monde de tendresse. Ce gros petit bateau
lourd, qui est plutôt une maison flottante, va pour-
tant toujours roulant à travers les mers du Nord,
le grand océan Boréal et la sauvage Baltique, fai-
sant sans cesse les traversées les plus dangereuses,
comme celle d'Amsterdam à Cronstadt. On rit de
ces mauvaises embarcations d'une forme surannée ;
mais celui qui les sent si heureusement combinées
pour le double aménagement de la cargaison et
de la famille, ne peut les voir dans les ports de
Hollande sans s'y intéresser et sans les combler de
vœux.
Page 59. Épiornis. — Voir au Muséum les restes
de ce gigantesque oiseau et son œuf énorme. On
356 ÉCLAIRCISSEMENTS,
a calculé qu'il devait être cinq fois plus gros que
Tautruche.
Combien il est regrettable que notre riche col-
lection de fossiles reste enterrée, en majeure
partie , dans les tiroirs du Muséum , faute de
place. Pour trente ou quarante mille francs on
élèverait une galerie de bois où Ton pourrait tout
étaler.
En attendant, on raisonne comme si ces vastes,
études, qui commencent, étaient déjà épuisées.
Qui ne sait que l'homme a à peine vu ren-
trée du prodigieux monde des morts I II a gratté
à peine la surface du globe. L'exploration plus
profonde où le conduisent mille nécessités nou-
velles d'art et d'industrie (celle par exemple de
percer les Alpes pour le nouveau chemin de fer)
pourra ouvrir à la science des perspectives inatten-
dues. La paléontologie est bâtie jusqu'ici sur la base
étroite d'un nombre minime de faits. Si l'on songe
que les morts (de tant de milliers d'années que ce
globe a déjà vécu) sont énormément plus nom-
breux que les vivants, on trouve bien audacieuse
cette manière de raisonner sur quelques spécimens.
Il y a cent, mille à parier contre un, que tant de
millions de morts, une fois déterrés, nous con-
vaincront d'avoir erré au moins par énumération
incomplète.
N
ÉCLAIRCISSEMENTS . 35 7
Page 60. Vhomme eût péri cent fois. — C'est là une
des causes premières de l'étroite fédération où fu-
rent originairement l'homme et l'animal, pacte ou-
blié par notre orgueil ingrat, et sans lequel pour-
tant l'homme n'était pas possible.
Quand les oiseaux gigantesques dont nous voyons
les débris lui eurent préparé le globe, subordonné
la vie grouillante et rampante qui dominait ; quand
rhomme arriva sur la terre, en face de ce qui restait
des reptiles, en face des nouveaux hôtes du globe,
non moins redoutables, les tigres et les lions, il
trouva l'oiseau, le chien, l'éléphant à côté de lui.
On montra à Alexandre les rares et dernieri^ in-
dividus de ces chiens géants, qui pouvaient étran-
gler un lion. Ce ne fut pas par terreur que ces ani-
maux formidables se mirent avec l'homme, mais
par sympathie naturelle, et par l'horreur très-spé-
ciale qu'ils ont pour l'espèce féline, pour le chat
géant (tigre ou lion).
Sans l'alliance du chien contre les bétes féroces,
et celle de l'oiseau contre les serpents et les croco-
diles (que l'oiseau tue dans l'œuf même), l'homme
à coup sûr était perdu.
L'utile amitié du cheval lui vint de même. On la
devine à l'horreur inexprimable et convulsive que
tout jeune cheval éprouve à la seule odeur du lion;
il se serre et se livre à l'homme.
ficx
STil c aTAii eQ le chetal, le bcraf, le chameau,
sH eôt tiré de son coa et de son échine les far-
deaux éDormes dont fls lui saoTent la charge, il
serait resté le serf misérable de sa faible organi-
sation. Dominé par la disproportion habituelle des
poids et des forces, ou il aurait renoncé au tra-
Taily eût técu de proie fortuite, sans art ni pro-
grès, ou bien il aurait été Fétemel portefaix,
courbé, traînant et tirant, tête basse, sans re-
garder le ciel, sans penser, sans s'élever jamais
à Tinvention.
Page 79. Sur la puissance des insectes. — Ce n'est
pas seulement sous les tropiques qu'ils sont re-
doutables. Au commencement du dernier siècle,
la moitié de la Hollande faillit périr parce que
les pilotis de ses digues s'étaient rompus à la
ibis, invisiblement minés par un ver qu'on nomme
tareL
(îo redoutable rongeur, qui a souvent un pied
dt^ long, ne se trahit nullement; il ne travaille
qu*au dedans. Un matin, la poutre se brise, le
\\\Mh cède» le navire dévoré sombre dans les
ÉGLAU^GISSfiMËNTS. 359
Gomment ratteindre et le trouver? Un oiseau le
sait, le vanneau : c'est le gardien de la Hollande.
Et c'est aussi une insigne imprudence de détruire,
comme on le fait, ses œufs. (Quatrefages, Souvenirs
cVun naturaliste.)
La France, depuis près d'un siècle, a subi l'im-
portation d'un monstre non moins à craindre, le
termite^ qui dévore le bois sec, comme le taret
le bois mouillé. L'unique femelle de chaque es-
saim a l'horrible fécondité de pondre, par jour,
80 000 œufs. La Rochelle, en certains quartiers,
commence à craindre le sort de cette ville d'Amé-
rique qui est suspendue en l'air, les termites ayant
dévoré toutes les substructions et creusé dessous
d'immenses catacombes.
A la Guyane, les demeures des termites sont d'é-
normes monticules de quinze pieds de haut, qu'on
n'ose attaquer que de loin et avec la poudre. Qu'on
juge de l'importance du fourmilier (ailé ou à qua-
tre pattes) qui ose entrer dans ce gouffre et cher-
cher l'horrible femelle d'où sort ce torrent mau-
dit. {Sme^Xhmànn, Mémoire sur les termites.)
Le climat noussauve-t-il? Les termites prospè-
rent en France. Le hanneton y prospère ; jusque sur
les pentes septentrionales des Alpes, sous le soufOe
des glaciers, il dévore la végétation. En présence
d'un tel ennemi, tout oiseau insectivore devrait être
360 ÉCLAIRCISSEMENTS.
respecté. Tout au moins le canton de Vaud vient-il
de mettre Thirondelle sous la protection de la loi.
(Voy, l'ouvrage de Tschudi.)
Page 81. Vous y sentez fréquemment une forte
odeur de musc — La plaine de Gumana, dit M. de
Humboldt, présente, après de fortes ondées, un
phénomène extraordinaire. La terre, humectée et
réchauffée par les rayons du soleil, répand cette
odeur de musc qui, sous la zone torride, est com-
mune à des animaux de classes très-différentes, au
jaguar, aux petites espèces de chat»tigre, au cabiaï,
au vautour galinazo, au crocodile, aux vipères, au
serpent à sonnettes. Les émanations gazeuzes qui
sont les véhicules de cet arôme ne semblent se
dégager qu'à , mesure que le terreau renfermant
les dépouilles d'une innombrable quantité de rep-
tiles, de vers et d'insectes, commence à s'impré-
gner d'eau. Partout où l'on remue le sol, on est
frappé de la masse de substances organiques qui
tour à tour se développent, se trfinsforment ou se
décomposent. La nature, dans ces climats, paraît
plus active, plus féconde, on dirait plus prodigue
de la vie.
ÉCLAIRCISSEMENTS. 36 1
Pages 83, Sk. Oiseatuo-mouches et colibris, etc. -—
Les éminents naturalistes (Lesson, Azara, Sted-
mann, etc.) qui nous ont donné tant de descrip-
tions excellentes, ne sont pas malheureusement
aussi riches en détails sur leurs mœurs, leurs ca-
ractères, leur nourriture, etc.
Quant à la terrible insalubrité des lieux où ils
vivent (et d*une vie si intense), les récits des vieux
voyageurs, des Labat et autres, sont pleinement
confirmés par les modernes. MM. Durville et Les-
son, dans leur voyage à la Nouvelle-Guinée, ont à
peine osé passer le seuil de ses profondes forêts
vierges, d'une beauté étrange et terrible.
Le côté le plus fantastique de ces forêts, leur
prodigieuse féerie d'illumination nocturne par des
milliards de mouches brillantes, est attesté et très-
bien décrit pour les contrées voisines de Panama,
par un voyageur français, M. Gaqueray, qui les a
visitées récemment. (Voy. son journal dans la nou-
velle Bévue française^. 10 juin 1855.)
Page 107. La suppression de la dotUeur. — Celle
de la mort est sans doute impossible, mais on
362 ËGLAIHGISSEMËNTS.
pourra allonger la vie. On pourra, à la longue,
rendre rare, moins cruelle et presque supprim&i^ la
doukur.
Que le vieux inonde endurci rie de ce mot, à la
bonne heure 1 Nous avons eu ce spectacle qu'aux
jours où notre Europe, barbarisée par la guerre,
mit toute la médecine dans la chirurgie, ne sut
guérir que par le fer, par une horrible prodigalité
de douleurs, la jeune Amérique trouva le miracle
de ce profond rêve où la douleur est annulée.
Page 104. Précieux musée d'imitations anatomi-
ques^ celui de M. le docteur Auzoux. — Je ne puis
trop remercier, à cette occasion, notre cher et ha-
bile professeur, qui daigne nous initier, nous au-
tres ignorants, gens de lettres, gens du monde et
femmes. Il a voulu que l'anatomie descendit à tous,
devint populaire, et cela s'est fait. Ses imitations
admirables, ses lucides démonstrations, accomplis-
sent peu à peu cette grande révolution dont on
sent déjà la portée. Oserai-je dire ma pensée aux
savants? Eux-mêmes auraient avantage à avoir
toujours sous la main ces objets d'étude sous une
forme si commode et dans des proportions gros-
ÉCLAIRCISSEMENTS .
363
sies, qui diminuent tellement la fatigue d'attention.
Mille objets qu'on croit différents, parce qu'ils
dififèrent de grosseur, reparaissent analogues et
dans leurs vrais rapports de forme, par le simple
grossissement.
L'Amérique paraît du reste sentir ces avantages
beaucoup mieux que nous. Un spéculateur améri-
cain eût voulu que M. Auzoux lui fournit par an
deux mille exemplaires de sa figure de l'homme,
étant sûr de la placer dans toutes les petites villes,
et même dans les villages. Tel village d'Amérique,
dit H. Ampère, travaille à avoir un petit Muséum,
un Observatoire, etc.
Page 109. ApUUisseimrU du cerveau» — Le poids
du cerveau est, relativement au po
pour
Autruche • . . . .
Oie
Canard
Aigle
Pluvier
Faucon
Perroquet
ds du corps.
1200
360
257
160
122
102
45
364 ÉCLÂIHGISSEMËNTS.
Rouge-gorge
Geai
Pinson, coq, moineau, char-
donneret
Mésange nonette
Mésange à tête bleue
(calcul d'Haller et de Leur et}.— Je dois cette note à
Fobligeance de notre illustre micrographe et ana-
tomiste, M. Robin.
1 :
32
1
: 28
1
25
1 :
16
1 <
12
Page 109. U noble faucon. — Les oiseaux nobles
(faucon, gerfaut, sacre, etc.) sont ceux qui lient
la proie dé la main et tuent du bec; leur bec, à
cet effet, est dentelé. Ils sont rameurs. Les oiseaux
ignobles (l'aigle, le milan, etc.) sont la plupart
voiliers ; ils agissent des griffes, déchirent et étouf-
fent la proie. Les rameurs ont peine à monter, ce
qui fait que les voiliers leur échappent plus aisé-
ment. La tactique des rameurs est de faire préala-
blement l'effort de monter très-haut; alors,
n'ayant qu'à se laisser tomber, ils déjouent la
manœuvre des voiliers. (Huber, Vol des oiseaux de
proie j 1784, in-4. C'est le premier de cette savante
dynastie : Huber des oiseaux, Huber des abeilles,
Huber des fourmis).
ÉCLAIRCISSEMENTS. 365
Page 108. Ia balancement utile de la vie et de la
mort. — De nombreuses espèces d'oiseaux ne font
plus de halte en France. On les voit à peine voler
à d'inaccessibles hauteurs, déployant leurs ailes
en hâte, accélérant le passage, disant : « Passons 1
passons vite! Évitons la terre de mort, la terre de
destruction I »
La Provence, et bien d'autres pays du Midi, sont
ras, déserts, inhabités de toutes tribus vivantes; et
d'autant la nature végétale en est appauvrie. On ne
rompt pas impunément les harmonies naturelles.
L'oiseau lève un droit sur la plante, mais il en est
le protecteur.
. Il est de notoriété que l'outarde a presque dis-
paru de la Champagne et de la Provence. Le héron
a passé, la cigogne est rare. A mesure que nous
empiétons sur le sol, ces espèces amies des déserts
poudreux et des marécages s'en vont chercher leur
vie ailleurs. Nos progrès font en un sens notre
pauvreté. En Angleterre, le même fait est signalé.
(Voy. les excellents articles de sport et d'histoire
naturelle, traduits de MM. John, Knox, Gosse, et
autres, dans làReotie britannique,) Le coq de bruyère
se retire devant les pas du cultivateur, la caille
passe en Irlande ; les rangs des hérons s'éclaircis-
sent chaque jour devant les perfectionnements utUi^
taires du dix-neuvième siècle. Mais il faut joindre à
366 ÉCLAIRCISSEMENTS.
*
ces causes de disparition la barbarie de l'hoinme,
qui détruit si légèrement une foule d'espèces inno-
centes. Nulle part, dit un voyageur français,
M. Pavie, le gibier n'est plus fuyard que dans nos
campagnes.
Malheur aux peuples ingrats!... Et ce mot veut
dire ici les peuples chasseurs, qui, sans mémoire
de tant de biens que nous devons aux animaux, ont
exterminé la vie innocente. Une sentence terrible
du Créateur pèse sur les tribus de chasseurs : Elks
ne peuvent rien créer. Nulle industrie n'est sortie
d'eux, nul art. Ils n'ont rien ajouté au patrimoine
héréditaire de l'espèce humaine. Qu'a-t-il servi aux
Indiens de l'Amérique du Nord d'être des héros !
N'ayant rien oi^nisé, rien fait de durable, ces ra-
ces, d'une énergie unique, disparaissent de la terre
devant des hommes inférieurs, les derniers émi-
grants d'Europe.
Ne croyez pas cet axiome : que les chasseurs de-
viennent peu à peu des agriculteurs. Point du tout,
ils tuent ou meurent; c'est toute leur destinée.
Nous le voyons bien par expérience. Celui qui a
tué, tuera ; celui qui a cré ', créera.
Dans le besoin d'émotion que tant homme ap-
porte en naissant, l'enfant qui y satisfait habituel-
lement par le meurtre, par un petit drame féroce
de surprise et de trahison, de torture du faible,
ËGLAIRGISSBMENTS. 367
ne trouvera pas grand goût aux douces et lentes
émotions que donne le succès progressif du travail
et de l'étude, de la petite industrie qui fait quel(}ue
chose d'elle-même. Gréer, détruire, cesontlesdeux
ravissements de l'enfance : créer est long ; détruire
est court, facile. La moindre création implique les
dons du Créateur et de la bonne Natiire : la dou-
ceur et la patience.
Une chose choquante et hideuse, c'est de voir un
enfant chasseur, de voir la femme goûter, admirer
le meurtre, y encourager son enfant. Cette femme
sensible et délicate ne lui donnerait pas un couteau,
mais elle lui donne un fusil ; tuer de loin, à la
bonne heure! on ne voit pas la souffrance. Et telle
mère, la voyant très-bien, trouvera bon qu'un
enfant, captif à la chambre, se désennuie en arra-
chant l'aile aux mouches, en torturant un oiseau
ou un petit chien.
Mère prévoyante I Elle saura plus tard ce que
c'est qu'avoir formé un cœur dur. Vieille et faible,
rebut du monde, elle sentira à son tour la brutalité
de son fils.
Mais le tir? objectera*t-on. Ne faut-il pas que
l'enfant l'apprenne en tuant^ que, de meurtre en
meurtre, il aille jusqi^'à tuer l'hirondelle au vol ?
Le seul pays de l'Europe où tout le noonde sache
368 ÉCLAIRCISSEMENTS.
tirer, c'est celui où l'on tire le moins à l'oiseau. La
patrie de Guillaume Tell a su montrer à ses enfants
un but plus juste et plus sublime quand ils affran-
chirent leur pays.
La France n'est pas féroce. Pourquoi cet amour
du meurtre, cette extermination des bétes ?
C est le peuple impatient ^ peuple jeimeypeuple enfant,
et d'une rude et mobile enfance* S'il n'agit pas en
créant, il agira en brisant.
Ce qu'il brise surtout c'est lui-même. Une édu-
cation violente, orageusemenl; passionnée d'amour
ou de sévérité, brise chez l'enfant, flétrit, étouffe
la prime fleur morale de sensibilité native, ce qui
restait de meilleur du lait maternel, germe d'amour
universel qui refleurit bien rarement.
Une sécheresse incroyable attriste chez beaucoup
d'enfants. Quelques-uns en reviennent par le long
circuit de la vie, quand ils sont devenus hommes,
hommes expérimentés, éclairés. La lumière leur
rend la tendresse. Mais la première fraîcheur de
cœur? elle ne reviendra jamais.
Pourquoi ce peuple, du reste si heureusement
né, est-il (sauf de rares et locales exceptions) frappé
d'une impuissance singulière pour VharmonietW a
ses chansons à lui, de petite^ mélodies charmantes
de vivacité, de gaieté. Mais il lui faut un long
ÉCLAIRCISSEMENTS. 369
effort, une éducation spéciale pour arriver à l'har-
monie.
Page 129. Quel bonheur le matin quand les terreurs
s'enfuient ! — « Avant (ditTschudi) que les teintes
vermeilles de la rosée matinale aient annoncé rap-
proche du soleil, souvent même avant que la plus
légère lueur ait signalé Taube à l'orient, alors que
les étoiles scintillent encore dans le sombre azur
du ciel, un bruit sourd retentit sur le faîte d'un
vieux sapin, bientôt suivi d'un caguetage de plus
en plus accentué ; puis les notes s'élèvent et une
interminable série de sons aigus frappe l'air de
toutes parts comme un cliquetis de lames conti-
nuellement heurtées l'une contre l'autre. C'est le
temps de l'accouplement du coq des bois. L'œil en
feu, il danse et sautille sur sa branche, tandis
qu'au-dessous de lui, dans le taillis, ses poules re-
posent tranquillement et contemplent avec respect
les folles gambades de leur seigneur et maître. Il
n'est pas longtemps seul à animer la forêt. Le merle
s'élève à son tour, secouant la rosée de ses plumes
brillantes. Le voilà qui aiguise son bec sur la bran-
che, et, de rameau en rameau, sautille jusqu'au
24
370 ÉCLAIRCISSEMENTS.
sommet de Térable où il a dormi, étonné de voir
que presque tout sommeille encore dans la forêt
quand l'aube du jour a remplacé la nuit. Deux fois,
trois fois, il lance sa fanfare aux échos de la mon-
tagne et de la vallée, qu'un épais brouillard lui dé-
robe encore.
« De minces colonnes de fumée blanchâtre s'é-
chappent du toit des chaumières ; les chiens jappent
autour des fermes, et les clochettes sonnent au cou
des vaches. Les oiseaux quittent alors leurs buis-
sons, agitant leurs ailes et s'élancent dans les airs
pour saluer le soleil, qui vient une fois de plus leur
donner sa bienfaisante lumière. Plus d'un pauvre
petit moineau se réjouit d'avoir échappé aux dan-
gers de la nuit. Perché sur une petite branche, il
avait cru pouvoir dormir sans crainte, la tête en-
' sevelie sous ses plumes, quand, à la lueur d'une
étoile, il a vu se glisser dans les arbres la chouette
silencieuse, méditant quelque, forfait. La fouine
était venue du fond de la vallée, l'hermine était
descendue du rocher, la martre des sapins avait
quitté son nid, le renard rôdait dans les brous-
sailleis. Tous ces ennemis, le pauvre petit les avait
vus pendant cette nuit terrible. Sur son arbre, à
terre, dans Tair, partout la destruction le menaçait.
Qu'elles avaient été longues, ces heures où, n'osant
bouger, il n'avait pour protection que les jeunes
ÉCLAIRCISSEMENTS. 371
feuilles qui le cachaient! Aussi maintenant, quel
plaisir pour lui de s'élancer à tire-d'aile, de vivre
en sécurité, protégé, défendu par la lumière!
«Le pinson lance à plein gosier sa note claire et
sonore; le rouge-gorge chante au faîte du mélèze,
le chardonneret dans les aunes, le bruant et le
bouvreuil sous les ramées. La mésange, le roitelet
et le troglodyte confondent leurs voix. Le pigeon
ramier roucoule, et le pic frappe son arbre. Mais
au-dessus de ces cris joyeux retentissent les notes
mélodieuses de Falouette des bois et Tinimitable
chant de la grive.»
Page 135. Migrations. — Pour l'Arabe affamé, le
maigre habitant du désert, l'arrivée des oiseaux
voyageurs, fatiguéis, lourds à cette époque^ et si .
faciles à prendre, est une bénédiction de Dieu, une
manne céleste. La Bible nous dit les ravissements
des Israélites, errants dans TArabie Pétrée, à jeun
et défaillants, quand ils virent tout à coup descen-
dre la nourriture ailée : non pas les sauterelles du
sobre Ëlie, non pas le pain dont le corbeau nourris-
sait ses entrailles, mais la caille lourde de graisse,
délicieuse et substantielle, qui d'elle-même tom-
37 2 ÉCLAIRCISSEMEN TS.
bait dans la main. Ils mangèrent à crever, et les
grasses marmites de Pharaon ne leur laissèrent
plus de regret.
J'excuse de bon cœur la gloutonnerie des affaniés.
Mais que dire des nôtres dans les plus riches pays
de l'Europe, qui, après moisson et vendange, les
greniers et les celliers pleins, n'en poursuivent pas
moins avec furie ces pauvres voyageurs î Gras ou
maigre, tout leur est bon; ils mangeraient jus-
qu'aux hirondelles ; ils dévorent les oiseaux chan-
teurs, « ceux qui n'ont que le son. » Leur frénésie
sauvage met le rossignol à la broche, plume et tue
l'hôte de la maison, le pauvre rouge-gorge, qui
mangeait hier dans la main.
Le temps des migrations est un temps de car-
nage. La loi qui pousse au sud les tribus des oi-
seaux, pour des millions d'entre eux c'est une loi
oe mort. Beaucoup partent, quelques-uns revien-
nent; à chaque station de la route, il leur faut payer
un tribut de sang. L'aigle attend sur son roc, et
l'homme attend dans la vallée. Ce qui échappera
au tyran de l'air, celui de la terre le prendra. « Beau
moment! » dit l'enfant ouïe chasseur, enïant
féroce dont le meurtre est le jeu. « Dieu l'a vouhi
ainsi! dit le pieux glouton; résignons-nous? »
Voilà Its jugements de l'homme sur cette fête de
massacre. Nous n'en savons pa? plus, l'histoire
ÉCLAIRCISSEMENTS . 373
'n'a pas écrit encore ce qu'en pensent les massa-
crés.
— Les migrations sont des éctianges pour tout
pays (excepté les pôles à l'époque de l'hiver). Telle
cause de climat ou de nourriture, qui décide le
départ d'un oiseau, est précisément celle qui dé-
termine l'arrivée d'une autre espèce. Quand l'hi-
rondelle nous quitte aux pluies d'automne, nous
voyons apparaître l'armée des pluviers et des van-
neaux à la recherche des lombrics exilés de leur
demeure par l'inondation. En octobre, et plus les
froids avancent, les bruants, les cabarets, les roi-
telets remplacent les oiseaux chanteurs qui nous
ont fuis. Les perdrix, les bécasses descendent de
leurs montagnes au moment où la caille et la grive
émigrent vers le midi. C'est alors aussi que les
grandes armées des espèces aquatiques quittent
l'extrême nord pour les contrées tempérées où les
mers, les étangs et les lacs ne gèlent pas. Les oies
sauvages, les cygnes, les plongeons, les canards,
les sarcelles, fendent l'air en ordre de bataille et
s'abattent sur les lacs d'Ecosse, de Hongrie, sur
nos étangs du midi, etc. La cigogne au tempéra-
374 ÉCLÂIRGISSEMBNTS.
ment délicat fuit au midi, quand la grue sa cousine
Ta partir du nord, où manquent les vivres. Passant
sur nos terres, elle y paye tribut en nous délivrant
des derniers reptiles et batraciens qu'un souffle
tiède d'automne avait fait revivre.
Page 138. (Test le besoin de la lumière. — Et pour-
tant, le rossignol lui échappe quand il nous revient
d'Asie'. Hais pour les véritables artistes, il la faut
doucement ménagée, mêlée de rayons et d'ombres«
Rambrandt a puisé dans la science du clair-obscur
les effets à la fois doux et chauds de ses pein-
tures. Le rossignol commence à chanter quand la
brume du soir se mêle aux derniers rayons du
soleil ; et c'est pour cela que nous vibrons à sa
voix. Notre Âme, à ces heures indécises du cré-
puscule, reprend possession de sa lumière inté-
rieure.
Page 169. Et ne dis pas : \U hiver tuera les in^
sectes. — Quand M. de Gustine fit son voyage en
ÉGLAIRGISSSMKNTS. 375
Russie, il raconte (ju'à la foire de Nijni, il fut
épouvanté de la multitude de blattes qui couraient
dans sa chambre avec une odeui: infecte, et qu'on
ne put faire di¶ttre* Le docteur Tschudi, pa-
tient voyageur qui a vu la Suisse dans ses moin-
dres détails, assure qu'au souffle de l'autan, qui
en douze heures fait fondre les neiges, d'innom-
brables armées de hannetons ravagent le pays. Us
sont un fléau non moins terrible que les sauterelles
au midi.
A notre voyage en Italie, nous flmes une obser-
vation qui n'aura pas échappé aux naturalistes, c'est
que les hannetons n'y meurent pas l'automne. Des
pièces inhabitées de notre palazzo, presque entiè-
rement fermé l'hiver, nous vîmes s'échapper au
printemps des nuées de hannetons qui paisible-
ment avaient dormi en attendant la chaleur. Du
reste, en ce pays, les insectes, même éphémères,
ne meurent pas. De gigantesques cousins nous fai-
saient la guerre toutes les nuits, demandant notre
sang d'une voix aiguë et stridente.
Si, à côté de ces preuves de la multiplication des
insectes, même dans les pays tempérés ou froids,
nous disons qu'une, hirondelle n'a pas assez de
1000 mouches par jour; qu'un couple de moineaux
porte à ses petits 4300 chenilles ou scarabées par
semaines; une mésange 300 par jour, nous verrons
376 ÉCLAIRCISSEMENTS.
à la fois le mal et le remède. Nous tirons ces chif-
Tres de H. Quatrefages (Souvenirs)^ et d'une Lettre
écrite par M. Walter Trevelyan à V éditeur des Oiseatix
de la Grande-Bretagne^ et traduite dans la Revue bri-
tanniquey 7 juillet 1850.
Voici un aperçu bien incomplet des services que
nous rendent les oiseaux de notre climat.
Plusieurs sont les gardiens assidus des trou-
peaux. Le héron garde-bœuf, usant de son bec
comme d'un ciseau, coupe le cuir du bœuf pour
en extraire un ver parasite qui suce le sang et la
vie de l'animal. Les bergeronnettes, les étour-
neaux rendent à peu près les mêmes services à
nos bestiaux. Les hirondelles détruisent des mil-
liers d'insectes ailés qui ne posent guère, et que
nous voyons danser dans les rayons du soleil :
cousins, libellules, tipules, mouches, etc. Les en«-
goulevents, les martinets, chasseurs de crépus-
cule, font disparaître les hannetons, les blattes,
les phalènes, et une foule de rongeurs qui ne tra-
vaillent que de nuit. Le pic chasse les insectes qui,
cachés sous Técorce des arbres, vivent aux dépens
de la sève. Les colibris, les oiseaux-mouches, les
soui-mangas, dans les pays chauds, épurent le
calice des fleurs. Le guêpier, en toute contrée,
livre une rude guerre aux guêpes affamées de
nos fruits. Le chardonneret, ami des terres in-
ÉCLAIRCISSEMENTS. 377
cultes et de la graine du chardon, Tempéche d'en-
vahir le sol. Les oiseaux de nos jardins, fauvettes,
pinsons^ bruants, mésanges, dépouillent nos ar-
brisseaux et nos grands arbres des pucerons,
chenilles, scarabées, etc., dont les ravages se-
raient incalculables. Beaucoup de ces insectes res*
tent l'hiver à l'état d'œuf ou de larve, attendant
la belle saison pouréclore; mais, en cet état, ils
sont attentivement recherchés par les merles, les
roitelets, les troglodytes. Les premiers retournent
les feuilles qui jonchent le sol ; les seconds grim-
pent aux plus hautes branches, ou émouchent le
tronc. Dans les prairfes humides, on voit les cor-
beaux et les cigognes piocher la terre pour s'em-
parer du ver blanc qui, trois années durant avant
de devenir hanneton, ronge les racines de nos
foins.
Nous nous arrêtons, afin de ne pas lasser notre
lecteur, et pourtant la liste des oiseaux utiles est à
peine effleurée.
Page 179. LepiCy comme augure, — Les méthodes
d'observations adoptées par la météorologie sont-
elles sérieuses, efficaces? Quelques savants en dou-
378 ÉGLAIRaSSSMENTS.
tent. Il serait bon peut-être d'examiner si Ton ne
peut tirer aucun parti de la météorologie des an-
ciens, de leur divination par les oiseaux. Les textes
principaux sont indiqués dans l'Encyclopédie de
Pauly (Stuttgard), article Divinatio.
« Le pic est un oiseau chéri dans les steppes de
Pologne et de Russie. Dans ces plaines peu boiséesi
il se dirige toujours vers les arbres ; en le suivant,
on retrouve un ravin pour se cacher, des sources
plus tard, en&n on descend vers le fleuve. Sous la
direction de cet oiseau on peut ainsi s'orienter et
reconnaître le pays. » (Mickiewicz, les Slaves^ 1. 1,
p. 200.)
Page 193. Chant. ^ N'isolons pas ce que Dieu a
réuni. Quand vous placer un oiseau dans une cage»
tout près de vous, son chant vous lasse bientôt par
son timbre sonore ou sa monotonie. Mais dans le
grand concert de la nature, cet oiseau donnait sa
note et complétait l'harmonie. Telle voix puissante
s'adoucissait aux modulations de l'air; telle, fine
et douce, glissait emportée par la brise.
Et puis, au fond des bois, le chanteur se dé-
place sans cesse, s'éloigne, ou se rapproche ; il y a
ÉGLAIBGISSfiM£NTS. 379
les effets lointains qui amènent la rêverie, et le
coup d'archet qui fait vibrer le cœur.
Chez vous, ce chant serait toujours même chose ;
mais sur l'aile des vents, cette musique est divine,
elle pénètre l'âme et la ravit.
PageSOl.Ii'oi^eim qm vieni 9$ chauffer cm foyer. —
Je trouve ce passage admirable dans la Canqitiu de
r Angleterre par les Normandt. Le chef des Saxons
barbares réunit ses prêtres et ses sages pour savoir
s'ils doivent se faire chrétiens. L'un d'eux parle
ainsi :
« Tu te souviens peut-être, ô roi, d'une chose
qui arrive parfois dans les jours d'hiver, lorsque
tu es assis à table avec les capitaines et les hommes
d'armes, qu'un bon feu est allumé, que la salle est
bien chaude, mais qu'il pleut, neige et vente au
dehors. Vient un petit oiseau qui traverse la salle
à tire-d'aile, entrant par une porte, sortant par
l'autre; l'instant de ce tr^et est pour lui plein de
douceur, il ne sent plus ni pluie, ni orage; mais
cet instant est rapide, l'oiseau fuit en un clin d'œil,
etf de rhiper, il repasse dans l'hiver^ Telle me semble
la vie des honmies sur cette terre et sa durée d'un
380 ÉCLAIRCISSEMENTS.
moment, comparée à la longueur du temps qui la
précède et qui la suit. » {Traditctùm (T Augustin
Thierry.)
De l'hiver, il va dans l'hiver. » Of wintra in win-
tra cometh. »
Page 305. NidSj éclosion, — Dans toute l'étendue
des lies qui relient l'Inde à l'Australie, une espèce
d'oiseaux de la famille des Gallinacées se dispense
de couver ses œufs. Élevant un énorme monticule
d'herbes dont la fermentation produira un degré
de chaleur favorable à Téclosion des œufs, les pa-
rents, ce travail d'entassement une fois fait, s'en
remettent à la nature pour la reproduction de leur
espèce.. M. Gould, qui a donné ces détails curieux,
parle aussi de nids singuliers construits par une
autre espèce d'oiseaux. C'est une avenue formée de
petites branches plantées dans le sol et réunies en
dôme à leur extrémité supérieure. Des herbes en-
trelacées consolident la construction. Ce premier
travail achevé, les artistes songent à l'embellir.
Ils vont , cherchant de tous côtés , et souvent au
loin, les plumes les plus brillantes, les coquil-
lages les mieux polis , les pierres qui ont le plus
ÉCLAIRCISSEMENTS. 381
d'éclat, pour en joncher l'entrée. Cette avenue sem-
blerait ne pas être le nid , mais le lieu des pre-
miers rendez-vous. (Voyez, dans le magnifique ou-
vrage de M. Gould, Amtralian birdSy les gravures
coloriées.)
Page 235. Instinct et raison. — L'ignorant, Tinat-
tentif, croit tout à peu près semblable. Et la science
voit que tout diffère, à mesure qu'on apprend à
voir. Les diversités apparaisi^ent ; cette nuance
imperceptible et à peu près sans valeur, qui d'a-
bord n'empêchait pas de confondre les choses
entre elles, se caractérise et devient une différence
saillante, une distance considérable d'un objet à
l'autre, une lacune, un hiatus, parfois un abîme
énorme qui les sépare et les éloigne, si bien
qu'entre ces choses, d'abord à peu près semblables j
parfois tout un monde tiendrait sans pouvoir les
rapprocher.
On avait dit et répété que les travaux des insectes,
étaient absolument semblables , d'une régularité
mécanique. Et voilà que les Réaumur, les Huber,
ont trouvé nombre de faits absolument en dehors
de cette régularité prétendue, spécialement pour
382 ÉGLÂIRGISSfiMEKTS.
la fourmiy une vie compliquée de tant d'incidents,
de tant d'exigences imprévues, quç jamais elle n'y
ferait face sans un discernement rapide, une vive
présence d'esprit qui est un des plus hauts attributs
de la personnalité.
On avait cru que les oiseaux construisaient des
nids toujours identiques. Point du tout. En obser-
vant mieux, on a trouvé qu'ils les varient selon les
climats et les temps. A New- York, le baltimore
fait un nid feutré à l'abri du froid. A la Nouvelle-
Orléans, il fait un nid à claire-voie, où fair passe
librement et lui diminue la chaleur. Des perdrix
du Canada, qui l'hiver se couvrent d'un petit au-
vent, àCompiègne, sous un ciel plus doux, ont
supprimé cet abri qu'elles jugeaient inutile. Même
discernement en ce qui touche les saisons. Le
printemps américain étant devenu tardif dans
les premières années du siècle, le vrillot (de
Wilson), a sagement fait son nid plus tard aussi,
l'ajournant de deux semaines. J'ose ajouter que
j'ai vu, dans le midi de la France, ces appréciations
varier d'année en année; par une inexplicable pré-
vision , quand l'été devait être froid , les nids se
trouvaient mieux feutrés.
Le guillemet du Nord {mergula)^ qui craint sur-
tout le renard, friand de ses œufs, niche sur un ro-
cher à fltur d'eau, afin qu'à peine éclose,la couvée,
ËGLÀIRGISSEMENTS. 383
quelque près qu'elle sojt guettée^ ait le temps de
sauter à l'eau. Au contraire, sur nos côtes, où il n'a
à craindre que Thomme, il niche où l'homme a
peine à atteindre, dans les falaises les plus hautes,
les plus escarpées.
. Les ignorants, et encore les naturalistes de cabi-
net" accordent les diversités d'espèce à espèce, mais
croient que, dans chaque espèce, actes et travaux,
tout se ressemble. On a pu le soutenir tant qu'on
a vu les choses de loin et de haut dans une généra--
lité majestiteuse. Mais le jour où les naturalistes ont
pris le bâton de voyage, le jour où, modestes, opi-
niâtres, infatigables pèlerins 4e la nature, ils ont
mis leurs souliers de fer, toutes choses ont changé
d'aspect; ils ont vu, iloté, comparé nombre d'œu-
vres individuelles dans les travaux de chaque
espèce, en ont saisi les différences, et sont ar*
rivés à cette conclusion qu'eût d'avance donnée
la logique : qvs vraiment rien ne se ressemble.
Dans ces œuvres identiques aux yeux inexpéri-
mentés, les Wilson et les Audubon ont surpris les
diversités d'un art très-variable selon les moyens
et les lieux, selon les caractères, les talents des
artistes, dans une spontanéité infinie. Ainsi s'est
étendu le domaine de la liberté, de la fentaisie et
de Vingegno,
Formons le vœu que nos collections rapprochent
384 ÉCLAIRCISSEMENTS.
plusieurs échantillons de chaque^ espèce, rangés,
échelonnés selon le progrès et le talent individuel,
notant Tâge approximatif des oiseaux qui ont fait
les nids.
Si ces diversités infinies ne résultent point d'une
activité libre, d'une spontanéité personnelle ; si on
veut les rapporter à un instinct identique, il fau-
dra pour soutenir cette thèse miraculeuse, faire
croire un autre miracle : que cet instinct, quoi-
que le même, a la singulière élasticité de s'accom-
moder et de se proportionner à une variété de cir-
constances qui changent sans cesse, à un infini de
hasards.
Que sera-ce, si Ton trouve dans l'histoire des
animaux tel acte de prétendu instinct, qui suppose
une résistance à tout ce que semble vouloir notre
nature instinctive! Que dire de l'éléphant blessé
dont parle Pouché d'Obsonville?
Ce voyageur judicieux, très-froid et fort éloigné
de tendances romanesques, vit dans l'Inde un élé-
phant qui, ayant été blessé à la guerre, allait tous
les jours faire panser sa blessure à l'hôpital. Or, de-
vinez quel était ce pansement. Une brûlure.... Dans
ce dangereux climat où tout se corrompt, on est
souvent obligé de cautériser les plaies. Il endurait
ce traitement, il Fallait chercher tous les jours; il
ne prenait pas en haine le chirurgien qui lui inQi-
ÉCLAIRCISSEMENTS. 385
geait une si cuisante douleur. II gémissait^ rien de
plus. Il comprenait évidemment qu'on ne voulait
que son bien, que son bourreau était son ami, que
cette cruauté nécessaire avait pour but sa guérison.
Cet éléphant agissait évidemment par réflexion,
nullement par un instinct aveugle, il agissait avec
une volonté éclairée et forte contre la nature.
Page 237. Le rossignol professeur, — Je dois ce dé-
tail à une dame qui a bien droit de juger en ces
choses, à Mme Garcia Viardot. Les paysans de
Russie, qui ont Toreille délicate, et une sensibilité
très-grande pour la nature (en proportion de 9es
sévérités pour eux), disaient, quand ils entendaient
parfois la cantatrice espagnole : < Le rossignol
chante moins bien. »
Page 239. Le petit hésite encore, etc. « Un jour, je
me promenais avec mon fils à Moutier. Nous aper-
çûmes du côté du nord, sur le petit Salève, un
aigle, qui s'échappait de Tanfractuosité des rochers.
Quand il fut assez près du grand Salève, il s'arrêta,
25
886 ÉGLAIRGISSEMENTS.
et deux aiglons qu'il avait portés sur son dos se
hasardèrent à voler, d'abord très-près de lui en
cercles resserrés ; puis, quelques moments après,
se sentant fatigués, ils vinrent se reposer sur le
dos de leur instituteur. Peu à peu les essais furent
plus longs, et à la fin de la leçon les petits aigles
firent des tours notablement plus considérables,
toujours sous les yeux de leur maître de gymnas-
tique. Quand une heure environ se fut écoulée, les
deux écoliers reprirent leur place sur le dos pa-
ternel. L'aigle rentra dans le rocher d'où il était
sorti. (M. Ghenviâres de Genève.)
Page 279. Le petit faucon du Chili (cemicula). —
Je tire ce détail d'un livre nouveau, curieux et peu
connu qu'un Chilien a écrit en français : Le Chili,
par B. Vicuna Mackenna^ 1855, p. 100. — Contrée
bien digne d'intérêt (voy. les beaux articles de
H. Bilbao), qui, par l'énergie de ses citoyens, doit
modifier beaucoup l'opinion peu favorable que les
citoyens des États-Unis ont des Américains méridio-
naux. L'Amérique n'existera pas comme un monde,
tant qu'elle ne se sera pas sentie en ses deux pôles
opposés qui doivent faire sa grande harmonie.
ÉCLAIRCISSEMENTS. . 387
* Dernière note sur la vie ailée. — Pour apprécier
des êtres si étrangers aux conditions de notre vie
prosaïque, il faut un moment perdre terre et se
faire un sens à part. On entrevoit que c'est quelque
chose d'inférieur et de supérieur, d'en deçà et d'au
delà, les limbes de la vie animale aux frontières
de la vie des anges. A mesure qu'on prendra ce
sens, on perdra la tentation de ramener la vie
ailée, ce délicat, cet étrange, ce puissant rêve de
Dieu, aux banalités de la terre.
Aujourd' hui même, en un lieu inGniment peu
poétique, négligé, sale et obscur, parmi les noires
boues de Paris, et dans les ténèbres huiQides d'un
rez-de-chaussée qui vaut unecaye,je vis, j'entendis
gazouiller à demi-voix un petit être qui ne semblait
pointd'ici-bas. C'était une fauvette, et d'espèce com-
mune, non la fauvette à tète noire que l'on paye si
cher pour son chant. Celle-ci ne chantait pas alors;
elle jasait avec elle-même, en quelques tiotes aussi
peu variées que sa situation. L'hiver, l'ombre, la
captivité, tout était contre elle. Captive d'un homme
fort rude, d'un spéculateur en ce genre, elle n'en-
tendait autour d'elle que ce qui peut briser le chant;
sur sa tête, de puissants oiseaux, un moqueur entre
autres, par moment faisaient éclater leur brillant
clairon. Le plus souvent, elle devait être réduite
au silence. Elle avait pris l'habitude, on l'entre-
388 ÉCLAIRCISSEMENTS.
▼oyait, de chanter à demi-voix. Mais dans cet essor
contenu, dans cette habitude de résignation et de
demi-plainte, une délicatesse charmante, une mor-
bidesse plus que féminine se faisait sentir. Ajou-
tez la grâce unique du corsage et du mouvement,
d'une humble parure gris de lin, lusbrée pourtant
et brillant d'un léger reflet de soie.
Je me rappelai les tableaux où MH. Ingres et De-
lacroix nous ont donné des captives d'Alger ou de
l'Orient, exprimant parfaitement la morne résigna-
tion, l'indifTérence, l'ennui de ces vies si uniformes
et aussi l'attiédissement (faut-il dire l'extinction?)
de toute flamme intérieure.
Ah 1 ici, c'était autre chose. La flamme restait
tout entière. C'était plus et moins qu'une femme.
Nulle comparaison n'eût servi. Inférieure par l'ani-
malité, par son joli masque d'oiseau, elle était très-
haut placée et par l'aile, et par l'âme ailée qui chan-
tait dans ce petit corps. Un tout-puissant alibi la
tenait bien loin, dans son bocage natal, dans le nid
d'où toute petite elle avait été enlevée, ou dans son
futur nid d'amour. Elle gazouilla cinq ou six notes,
et j'en fus tout réchauffé, moi-même, ailé en ce
moment, *je l'accompagnai dans son rêve.
FUf.
TABLE DES CHAPITRES.
Introduction. — Gomment Tauteur lût conduit à Tétude
de la nature , Pages m
PREMIÈRE PARTIE.
L'œuf. 61
Le pôle. Oiseaux-poissons 71
L'aile 81
Premiers essais de Taile 93
Le triomphe de l'aile. La frégate ^. 103
Les rivages. Décadence de quelques espèces 115
Les héronières d'Amérique. Wilson Tiâ
Le combat. Les tropiques 1 35
L'épuration 149
La mort. Les rapaces • 161
DEUXIÈME PARTIE.
La lumière. La nuit 179
L'orage et l'hiver. Migrations 193
Suite des migrations. L'hirondelle 20T
Harmonie de la zone tempérée 219
L'oiseau, ouvrier de l'homme 22T
Le travail. Le pic. • . . 239
Le chant 263
390 TABLE DES CHAPITRES.
Le nid. Architecture des oiseaux 265
Villes des oiseaux. Essais de république 277
Éducation 287
Le rossignol, Part et Tinfini 301
Suitedu rossignol 315
Conclusion 327
fiCLAUtCISÇEIIENTS 345
FIN DE LA TABLE.
9165 — IMPRIMERIE G£N£RALE DE GH. lAHURE
Rue de FleurUs, 9, à Paris
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