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Full text of "L'oiseau bleu, féerie en six actes et douze tableaux"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcli  ive.org/details/loiseaubleufeOOmaet 


L'OISEAU  BLEU 


Ouvrages   de  MAURICE    MAETERLINCK 


La  Sagesse  et  la  Destinée  (iO''  mille).  (Fas- 

quelle,   édit.) o  fr.  50 

Ia    Vie    des  Abeilles  (46'=  mille).  (Fasquelle, 

édit.). 3  fr.  50 

Le  Temple  Enseveli  (18'  mille).  (Fasquelle.).    3  fr.  50 
Le  Double  Jardin  (16'=  mille).  (Fasquelle,  édit.).     3  fr.  50 
L'Intelligence  des  Fleurs  (24<^  mille.).  (Fas- 
quelle, édit.) 3  fr.  50 

Le  Trésor  des  Humbles  (6l'=  édition.).  (Mercure 
de  France.) 3  fr.  50 

.loYZEXLE,|iicce  en  5  actes  (10*=  raille).  (Fasquelle, 
édit.) 3  fr.  50 

MoNNA  Vanna,  pièce  en  3  actes  (3'2'=  mille). 
(Fasquelle,  édit.) 2  fr.     » 

MoNNA  Vanna,  drame  lyrique  en  4  actes  et  5  ta- 
bleaux. Musi(iue  de  Henry  Février  (G"  mille). 
(Fasquelle,  édit.) 1  fr.     » 

L'Oiseau  bleu,  féerie  en  6  actes  et  12  tableaux 

(âl"- mille).  (Fasquelle,  édit.) 3  fr.  5J 

Théâtre,  (l.acomblez,  éditeur  à  Bruxelles,  Del- 

gique.) 3  vol.  à    3  fr.  50 

Serres  Chaudes  (poésies).  (l.acomblez,  édit.).     3  fr.     » 

1/Ornement  des  Noces  stibituelles,  de  Paiys- 
broecli  r.VduHrable,  traduit  du  flamand  et 
précédéd'une  Iniroduclion.  (Lacomblez,édit.).     5  fr.     i> 

Les  Dlsciples  a  Sais  et  les  Fragments  de 
.NovALls,  traduits  de  l'allemand  et  précédés 
d'une  Introduction.   (Lacomblez,  édit.)    ...     5  fr.     » 

Album  DE  DOUZE  Chansons. (Sioik,  édit.).    .  .  .    Épuisé. 


78'Ji.  —  Lil)i'.-liii[ii-.   rrniiii'>.  7,  i  ne  Saiiil-Bcnoîl.  Paris. 


tt 


MAURICE    MAETERLINCK 


L'OISEAU  BLEU 


FÉERIE   EN   SIX  ACTES  ET   DOl  ZE  TABLEAUX 

Représentée  pour  la  preniièn'  foin, 

sur  le   Thédire  Artistique  de  Moscou,  le  SO  Septembre  1908, 

et  à  Paris,  sur  la  scène  du i Théâtre  Ré jane, 

le  2  Mars  1911. 


DIX-HUITIÈME    MILLE 


PARIS 


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51 


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1 


Librairie    CHARPENTIER    et    FASQUELLE 

EUGÈNE    FASQUELLE,    ÉDITEUR 

11,     RI  E     D  !•:     G  «  E  N  E  L  L  E  ,     11 

1911 

Droits  de  tradiiclion,  de  roproduction  et  de  représentation  réserves  pour  ious  pays. 
Copyri"lil  by  KL:(u:yK  FAsyiiKi.i.K,   1909. 


MiCROFORMEO  BY 
PRESERVATION 

SERVIŒS 


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(D'à" 


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IL   A    ETE    TIRE    DE    CET    OUVRAGE   : 

Cent  exemplaires  mimérotés  sur  papier  du  Japon 

réimposés  dans  le  format  in-octavo 

et  otmés  de   16  compositions  en  couleur 

de  Wladimir  Egoroff. 


COSTUMES 


TYLTYL  :  Costume  du  Petit-Poucet  dans  les  contes  de  Per- 
rault :  petite  culotte  rouge-vermillon,  courte  veste  bleu 
tendre,  bas  blancs,  souliers  ou  bottines  de  cuir  fauve. 

MYTYL  :  Costume  de  Grethel  ou  bien  du  Petit  Chaperon  rouge. 

LA  LUMIÈRE  :  Robe  couleur  de  lune,  c'est-à-dire  d'or  pâle 
à  reflets  d'argent,  gazes  scintillantes,  formant  des 
rayons,  etc.  Style  néo-grec  ou  anglo-grec  genre  Walter 
Crâne  ou  même  plus  ou  moins  Empire.  —  Taille  haute, 
bras  nus,  etc.  —  Coiffure  :  sorte  de  diadème  ou  même  de 
couronne  légère. 

LA  FÉE  BÉRYLUNE,  LA  VOISINE  BERLINGOT  :  Cos- 
tume classique  des  pauvresses  de  contes  de  fées.  On 
pourrait  supprimer  au  premier  acte  la  transformation  de 
la  Fée  en  princesse. 

LE  PÈRE  TYL,  LA  MÈRE  TYL,  GRAND-PAPA  TYL, 
GRAND'MAMAN  TYL  :  Costumes  légendaires  des 
bûcherons  et  des  paysans  allemands  dans  les  contes  de 
Grimm. 

LES  FRÈRES  ET  SŒURS  DE  TYLTYL  :  Variantes  du 
costume'du  Petit-Poucet,  i 


VI 

LE  TEMPS  :  Costume  classique  du  Temps  :  vaste  manteau 
noir  ou  gros  bleu,  barbe  blanche  et  flottante,  faulx, 
sablier. 

L'AMOUR  MATERNEL  :  Costume  à  peu  près  semblable  à 
celui  de  la  Lumière,  c'est-à-dire  voiles  souples  et  presque 
transparents  de  statue  grecque,  blancs  autant  que  pos- 
sible. Perles  et  pierreries  aussi  riches  et  aussi  nom- 
breuses qu'on  voudra,  pourvu  qu'elles  ne  rompent  pas 
l'harmonie  pure  et  candide  de  l'ensemble. 

LES  GRANDES  JOIES  :  Comme  il  est  dit  dans  le  texte,  robes 
lumineuses  aux  subtiles  et  suaves  nuances  :  réveil  de 
rose,  sourire  d'eau,  rosée  d'ambre,  azur  d'aurore,  etc. 

LES  BONHEURSDELAMAISON:Robesde  diverses  couleurs, 
ou  si  l'on  veut,  costumes  de  paysans,  de  bergers,  de 
bûcherons,  etc.,  mais  idéalisés  et  féeriquement  inter- 
prétés. 

LES  GROS  BONHEURS  :  Avant  la  transformation  :  amples  et 
lourds  manteaux  de  brocarts  rouges  et  jaunes,  bijoux 
énormes  et  épais,  etc.  Après  la  transformation  :  maillots 
café  ou  chocolat,  donnant  l'impression  de  pantins  en 
baudruche. 

LA  NUIT  :  Amples  vêtements  noirs  mystérieusement  cons- 
tellés, à  reflets  mordorés.  Voiles,  pavots  sombres,  etc. 

LA  PETITE  FILLE  DE  LA  VOISINE  :  Chevelure  blonde  et 
lum'neuse,  longue  robe  blanche. 

LE  CHIEN  :  Habit  rouge,  culotte  blanche,  bottes  vernies, 
chapeau  ciré;  costume  rappelant  plus  ou. moins  celui  de 
John  Bull. 

LA  CHATTE  :  Maillot  de  soie  noire  à  paillettes 

Il  convient  que  les  têtes  de  ces  deux  personnages 
soient  discrètement  animalisées. 


vil 

LE  PAIX:  Somptueux  costume  de  pacha.  Ample  robe  de  soie 
ou  de  velours  cramoisi,  broché  d'or.  Vaste  turban. 
Cimeterre.  Ventre  énorme,  face  rouge  et  extrêmement 
joufflue. 

LE  SUCRE  :  Robe  de  soie,  dans  le  genre  de  celles  des  eunuques, 
mi-partie  de  blanc  et  de  bleu  pour  rappeler  le  papier 
d'emballage  des  pains  de  sucre.  Coiffure  des  gardiens  du 
sérail. 

LE  FEU  :  Maillot  rouge,  manteau  vermillon  à  reflets  cha- 
toyants, doublé  d'or.  Aigrette  de  flammes  versicolores. 

L'EAU  :  Robe  couleur  du  temps  du  conte  de  Peau  d'Ane, 
c'est-à-dire  bleuâtre  ou  glauque,  à  reflets  transparents, 
effets  de  gaze  ruisselante,  également  style  néo  ou.  anglo- 
grec,  mais  plus  ample,  ..plus  flottant.  Coiffure  de  fleurs 
et  d'algues  ou  de  roseaux. 

LES  ANIMAUX  :  Costumes  populaires  ou  paysans 

LES  ARBRES  :  Robes,  nuances  variées  du  vert  ou  de  la 
teinte  tronc  d'arbres.  Attributs,  feuilles  ou  branches  qui 
les  fassent  reconnaître. 


TABLEAUX 


1"  TABLEAU   (acte  I)   :       La    Cabane  du  Bûcheron. 

2^  TABLEAU  (acte  II)   :     Chez  la  Fée. 

3"  TABLEAU  (acte  II)   :     Le  Pays  du  Souvenir. 

4e  TABLEAU  (acte  III)   :  Le  Palais  de  la  Nuit. 

5«  TABLEAU  (acte  III)   :  La  Forêt. 

Ge  TABLEAU  (acte  IV)   :  Devant  le  Rideau. 

"e  TABLEAU  (acte  IV)  :  Le   Cimetière. 

8«  TABLEAU  (acte  IV)   :  Devant  le  Rideau. 

9e  TABLEAU  (acte  IV)   :  Le  Palais  des  Bonheurs. 
10°  TABLEAU  (acte    V)    :  Le  Royaume  de  r  Avenir. 
lie  TABLEAU  (acte  VI)  :  V Adieu. 
12e  TABLEAU  (acte  VI)  :  Le  Réveil. 


PERSONNAGES 

P?*^  (dans  l'ordre  de  leur  entrée  en  scène) 


LA   MÈRE   TYL. M"e   Méthivet. 

TYLTYL M.      Delphin. 

MYTYL M"«   Odette  Carlia. 

LA  FÉE M^e  GiNA  Barbieri. 

LE  PAIN.  \ MM.  R.  L.  Fugère. 

LE  FEU AuRÈLE  Sydney. 

L'EAU M""    Isis. 

LE  LAIT DiRis. 

LE    SUCRE MM.  Bosman. 

LE  CHIEN Séverin-Mars. 

LE  CHAT Stephen. 

LA  LUAHÈRE M"e  Georgette  Leblanc. 

Mlles      ]\J-j^j    ]VIji^iv,o. 

Henriette  Maillefer. 
Fernande  Faveret. 
Blanche  Faveret. 
Suzanne  Bailly. 

LES  HEURES }  Raymonde   Faveret. 

Laurence  Petit. 
Jane  Faveret. 
Berthe  Libovitz. 
Antoinette  Raymond. 
Deroissy. 
Georges. 


X 

LE  PÈRE  TYL M.       Félix  Barré. 

GRAND'MÈRE  TYL M"";   Daynes  Grassot. 

GRAND-PÈRE  TYL M.      Maillard. 

PIERROT M""    SUTERRE. 

ROBERT Maria  Promet. 

JEANNETTE Jeanne  Evrard. 

MADELEINE Giavelli. 

PIERRETTE '  .  'Henriette   Gallet. 

PAULINE Henriette  Maillefer. 

RIQUETTE NiNi  Mano. 

LA  NUIT. Glarel. 

LE  SOMMEIL Louise  Starck. 

LA  MORT Rachel  Horelick. 

LE  RHUME  DE  CERVEAU.  .  .  .  Renée  Dahox. 

1"  ENFANT  BLEU Maria  Promet. 

2«                 —                • Laura  Walter. 

3^                —               Maria  Dumont. 

4*                 —                Fernande  Faveret. 

5''                 —               Maud  Loti. 

6«                —               Suterre. 

7«                 —               Suzanne  Bailly. 

8^                —               Giavelli. 

9«                 — Madeleine  Promet. 

LE  ROI   DES  NEUF  PLANÈTES.  Batistina  Rousseau. 

11«  ENFANT  BLEU Renée  Pré. 

12e               —              Henriette  Maillefer. 

13*              —            BÉATRICE  Raymond. 

14"              —             Jeanne  Corrège. 

LAMOUREUX LucY  Flelry. 

L'AMOUREUSE Blanche  Borelli. 

LE  TEMPS M.      Garry. 

LE  PETIT   FRÈRE  A  NAITRE.  .  M"^    Maria  Promet. 

jyjlles    BeRTHE    LiBOVITZ. 

L  Fernande  Faveret. 

LES  AUTRES  ENFANTS  BLEUS.  ^  Suzanne  Faveret. 

f  Blanche  Faveret. 
Raymonde  Faveret. 


XI 


M'' 


LES  AUTRES  ENFANTS  BLEUS. s 


LES  GARDIENNES j 

LE  CHEF  DES  GROS  BONHEURS.    M. 

1  MM 
LES  AUTRES  BONHEURS S  ""^' 

I  M"'-' 
LES  PETITS  BONHEURS / 


LES  ADOLESCENTS. 


LE  CHEF  DES  BONHEURS.  .  .  . 

LE     BONHEUR     DE     SE     BIEN 

PORTER 

—  DE  L'AIR  PUR  .  . 
~              D'ALMER  SES  PA- 
RENTS   

—  DU   CIEL    BLEU. 

—  DE  LA  FORÊT  .  . 


'    Henriette  Gallet. 
Jeanne  Evrard. 
Denise  Choquet. 
Léa  Dumont. 
Marcelle  Malherbe. 
Juliette  Malherbe. 
Lucienne  Chezéaux. 
Dupechier. 
Deroissy. 
George. 
Théloz. 
Albert. 
Barré. 
Alfroy. 
Adalbert,  etc. 
Lucienne  Chezéaux. 
NiNi  Mano. 
Jeanne  Corrège. 
Henriette   Maillefer. 
Fernande  Faveret. 
Blanche  Faveret. 
Louise  Starck. 
Rachel  Horelick. 
Jane  Faveret. 
Raymonde   Faveret. 
Maud  Loti. 
Annette  Libovitz. 
Laurence  Petit. 
Renée  Beauval. 

Dorchèze. 
Fleury. 

Gannoz. 
Blanche  Borelli. 

DiRIS. 


XII 

LE  BONHEUR  DES  HEURES  DE 

SOLEIL M'">=  BoissiÈRE. 

—  DU     PRINTEMPS.  Renée  Dahon. 
DES      COUCHERS 

DE  SOLEIL.  .  .  .  Soyez. 

—  DE  VOIR  SE  LEVER 

LES  ÉTOILES.  .  Georges. 

—  DE   LA   PLUIE  .   .  Darièze. 

—  DU  FEU  D'HIVER.  Carène. 

—  DES  PENSÉES  IN- 

NOCENTES ....  Laura  Walter. 

—  -         DE     COURIR    NU- 

PIEDS  DANS  LA 

ROSÉE Antoinette  Raymond. 

LA  JOIE  D'ÊTRE  JUSTE Albert. 

—  D'ÊTRE  BONNE Bulaine. 

—  DE  LA  GLOIRE Théloz. 

—  DE  PENSER Deroissy. 

—  DE  COMPRENDRE.  .  .  .  Lefebvre. 

—  DE  VOIR  CE  QUI  EST 

BEAU Didier. 

—  D'AIMER Dervil. 

L'AMOUR  MATERNEL Méthivet. 

/  Soyez. 

LES  JOIES  INCONNUES.   ...'..  Delettraz. 

(  Dessoyer,  etc. 

LA  VOISINE  BERLINGOT M-*   Gina  Barbieri. 

SA  PETITE   FILLE M^e    Juliette  Malherbe. 


L'OISEAU    BLEU 


ACTE    PREMIER 


PREMIER  TABLEAU 

LA   CABANE    DU    BUCHERON 


Le  théâtre  ^représente  l'intérieur  d'une  cabane  de 
bûcheron,  simple,  rustique,  mais  non  point  misérable. 
— -  Cheminée  à  manteau  où  s'assoupit  un  feu  de  bûches. 
—  Ustensiles  de  cuisine, armoire,  huche,  horloge  à  poids, 
rouet,  fontaine,  etc.  —  Sur  une  table,  une  lampe  allu- 
mée. —  Au  pied  de  l'armoire,  de  chaque  côté  de  celle-ci, 
endormis,  pelotonnés,  le  nez  sous  la  queue,  un  Chien  et 
une  Chatte.  —  Entre  eux  deux,  un  grand  pain  de  sucre 
blanc  et  bleu.  —  Accrochée  au  mur,  une  cage  ronde  ren- 
lermant  une  tourterelle.  —  Au  fond,  deux  fenêtres  dont 
les  volets  intérieurs  sont  fermés.  —  Sous  l'une  des 
fenêtres,  un  escabeau.  —  A  gauche,  la  porte  d'entrée  de 
la  maison,  munie  d'un  gros  loquet.  —  A  droite,  une 
lutre  porte.  —  Échelle  menant  à  un  grenier.  —  Égale- 

1 


2  L'OISEAU  BLEU 

ment  à  droite,  deux  petits  lits  d'enfant,  au  chevet  des- 
quels, sur  deux  chaises,  des  vêtements  se  trouvent  soi- 
gneusement plies. 


(Au  lever  du  rideau,  Tyltyl  et  Mytyl  sont  profondément  endor- 
mis dans  leurs  petits  lits.  La  Mère  Tyl  les  borde  une  dernière 
fois,  se  penche  sur  eux,  contemple  un  moment  leur  sommeil, 
et  appelle  de  la  main  le  père  Tyl  qui  passe  la  tête  dans  l'entre- 
bâillement de  la  porte.  La  Mère  Tyl  met  un  doigt  sur  les 
lèvres  pour  lui  commander  le  silence,  puis  sort  à  droite  sur 
la  pointe  des  pieds,  après  avoir  éteint  la  lampe.  La  scène  reste 
obscure  un  instant,  puis  une  lumière  dont  l'intensité  aug- 
mente peu  à  peu  filtre  par  les  lames  des  volets.  La  lampe  sur 
la  table  se'rallume  d'elle-même.  Les  deux  enfants  semblent 
s'éveiller  et  se  mettent  sur  leur  séant.) 

TYLTYL 

Mytyl? 
Tyltyl? 
Tu  dors? 
Et  toi?... 

TYLTYL 

Mais  non,  je  dors  pas  puisque  je  te  parle... 


MYTYL 


TYLTYL 


MYTYL 


ACTE  PREMIER,  PREMIER  TABLEAU  3 

MYTYL 

C'est  Noël,  dis?... 

TYLTYL 

Pas  encore;  c'est  demain.  Mais  le  petit  Noël 
n'apportera  rien  cette  année... 

MYTYL 

Pourquoi?... 

TYLTYL 

J'ai  entendu  maman  qui  disait  qu'elle  n'avait 
pu  aller  à  la  ville  pour  le  prévenir...  Mais  il 
viendra  l'année  prochaine... 

MYTYL 

C'est  long,  l'année  prochaine?... 

TYLTYL 

Ce  n'est  pas  trop  court...  Mais  il  vient  cette 
nuit  chez  les  enfants  riches... 

MYTYL 

Ah?... 

TYLTYL 

Tiens!...  Maman  a  oublié  la  lampe!...  J'oi  une 
idée?... 


LOISEAU  BLEU 

MYTYL 
TYLÏYL 

Nous  allons  nous  lever... 

MYTYL 

C'est  défendu... 

TYLTYL 

Puisqu'il  n'y  a  personne...  Tu  vois  lesvolets?... 

MYTYL 

Oh!  qu'ils  sont  clairs!... 

TYLTYL 

C'est  les  lumières  de  la  fête. 

MYTYL 

Quelle  fête? 

TYLTYL 

En  face,  chez  les  petits  riches.  C'est  l'arbre 
de  Noël.  Nous  allons  les  ouvrir... 


ACTE  PREMIER,  PREMIER  TABLEAU 


MYTYL 


Est-ce  qu'on  peut? 

TYLTYL 

Bien  sûr,  puisqu'on  est  seuls...  Tu  entends  la 
musique?...  Levons-nous... 

Les  deux  enfants  se  lèvent,  courent  à  l'une  des  fenêtres,, 
montent  sur  l'esrabean  el  poussent  les  volets.  Une  vive 
clarté  prnètrc  dans  la  pièce.  Les  enfants  regardent 
avidement  au  dehors. 

TYLTYL 

On  voit  tout!... 

MYTYL,    qui  ne  trouve  qu'une  place  précaire  sur  l'escabeau. 

Je  vois  pas... 

TYLTYL 

Il  neige!...   Voilà  deux  voitures  à  six  che- 
vaux!... ' 

MYTYL 

Il  en  sort  douze  petits  garçons!... 


L'OISEAU  BLEU 

TYLTYL 

T'es  bête!...  C'est  des  petites  filles... 

MYTYL 

Ils  ont  des  pantalons... 

TYLTYL 

Tu  t'y  connais...  Ne  me  pousse  pas  ainsi! 

MYTYL 

Je  t'ai  pas  touché. 

TYLTYL,  qui  occupe  à  lui  seul  tout  l'escabeau. 

Tu  prends  toute  la  place... 

AIYTY'L 

Mais  j'ai  pas  du  tout  de  place  !... 

TYLTYL 

Tais-toi  donc,  on  voit  l'arbiv!... 

MYTYL 

Quel  arbre?... 


ACTE  PllEMIEH,  PIlEiMIER  TABLEAU  7 

TYLTYL 

Mais  Tarbrede  Noël!... Tu  regardes  le  mur!... 

MYTYL 

Je  regarde  le  mur  parce  qu'y  a  pas  de  place... 

TYLTYL,   lui   cédant  une   petite  place  avare  sur  l'escabeau. 

Là!...  En  as-tu  assez?...  G'est-y  pas  la  meil- 
leure?... Il  y  en  a  des  lumières  !  Il  y  en  a!.. . 

MYTYL 

Qu'est-ce  qu'ils  font  donc  ceux  qui  font  tant 
de  bruit?... 

TYLTYL 

Ils  font  de  la  musique. 

MYTYL 

Est-ce  qu'ils  sont  fâchés?... 

TYLTYL 

Non,  mais  c'est  fatigant. 


^  L'UlbEAU  -BLEU 

MYTYL 

Encore  une  voiture  attelée  de  chevauxblancsl... 

TYLTYL 

Tais-toi!...  Regarde  donc!... 

MYTYL 

Qu'est-ce  qui  pend  là.  en  or,  après  les  bran- 
ches?... 

TYLTYL 

Mais  les  jouets,  pardi!...  Des  sabres,  des  fusils, 
des  soldats,  des  canons... 

MYTYL 

Et  des  poupées,  dis,  est-ce  qu'on  en  a  mis?... 

TYLTYL 

Des  poupées?...  C'est  trop  bête;  ça  ne  les 
amuse  pas... 

MYTYL 

Et  autour  de  la  table,  qu'est-ce^^que  c'est  tout 
ça?... 


ACTE  PREMIER,  PREMIER  TABLEAU  !* 

TYLTYL 

C'est  des  gâteaux,  des  fruits,  des  tartes  à  la 
crème... 

MYTYL 

J'en  ai  mangé  une  fois,  lorsque  j'étais  petite... 

TYLTYL 

Moi  aussi;  c'est  meilleur  que  le  pain,  mais  on 
en  a  trop  peu... 

MYTYL 

Ils  n'en  ont  pas  trop  peu...  Il  y  en  a  plein  la 
table...  Est-ce  qu'ils  vont  les  manger?... 

TYLTYL 

Bien  sûr;  qu'en  feraient-ils?... 

MYTYL 

Pourquoi  qu'ils  ne  les  mangent  pas  tout  de 
suite?... 

TYLTYL 

Parce  qu'ils  n'ont  pas  faim... 


10  L'OISEAU  BLEU 

MYTYL,  stupéfaite. 

Ils  n'ont  pas  faim?...  Pourquoi?... 

TYLTYL 

C'est  qu'ils  mangent  quand  ils  veulent... 

MYTYL,   incrédule. 

Tous  les  jours?... 

TYLTYL 

On  le  dit... 

MYTYL 

Est-ce  qu'ils  mangeront  tout?...  Est-ce  qu'ils 
en  donneront?... 

TYLTYL 

A  qui?... 

MYTYL 

A  nous... 

TYLTYL 

Ils  ne  nous  connaissent  pas... 


ACTE  PREiMIER,   PREMIER  TABLEAU  il 

MYTYL 

Si  on  leur  demandait?... 

TYLTYL 

Cela  ne  se  fait  pas. 

MYTYL 

Pourquoi?... 

TYLTYL 

Parce  que  c'est  défendu. 

MYTYL,  battant  des  mains. 

Oh!  qu'ils  sont  donc  jolis!... 

TYLTYL,  enthousiasme. 

Et  ils  rient  et  ils  rient!... 

MYTYL 

Et  les  petits  qui  dansent!... 

TYLTYL 

Oui,  oui,  dansons  aussi!... 

Ils  trépignent  de  joie  sur  lescabeau. 


1-2  I/O I SEAU  BLEU 

MYTYL 

Oh!  que  c'est  amusant!... 

TYLTYL 

On  leur  donne  les  gâteaux!...  Ils  peuvent  y 
toucher!...  Ils  mangent!  ils  mangent!  ils  man- 
gent!... 

MYTYL 

Les  plus  petits  aussi!...  Ils  en  ont  deux,  trois, 
quatre!... 

TYLTYL,  ivre  de  joie. 

Oh!  c'est  bon!...  Que  c'est  bon!  que  c'est 
l)on!... 

MYTYL,  comptant  des  gâteaux  imaginaires. 

Moi,  j'en  ai  reçu  douze!... 

TYLTYL 

Et  moi  quatre  fois  douze!...  Mais  je  t'en 
donnerai... 

On  frappe  à  la  porte  de  la  [cabane. 


ACTE  PREMIER,  PREMIER  TARLEAU  13 

TYLTYL,  subitement  calmé  et  efl'rayé. 

Qu'est-ce  que  c'est?... 

MYTYL,  épouvantée. 

C'est  papa!... 

Comme  ils  tardent  à  ouvrir,  on  voit  le  gros  loquet  se 
soulever  de  lui-même,  en  grinçant;  la  porte  s'entre- 
bâille pour  livrer  passage  à  une  petite  vieille  habillée 
de  vert  et  coiffée  d'un  chaperon  rouge.  Elle  est  bos- 
sue, boiteuse,  borgne;  le  nez  et  le  menlon  se  rencon- 
trent, et  elle  marche  courbée  sur  un  bàlon.  Il  n'est 
pas  douteux  que  ce  ne  soit  une  fée. 

LA    FÉE 

Avez-vous  ici  l'herbe  qui  chante  ou  l'oiseau 
qui  est  bleu?... 

TYLTYL 

Nous  avons  de  l'herbe,  mais  elle  ne  chante 
pas... 

MYTYL 

Tyltyl  a  un  oiseau. 

TYLTYL 

\  Mais  je  ne  peux  pas  le  donner.-, 


U  L'OISMU   BLEU 

LA    FÉE 

Pourquoi?... 

TYLTYL 

Parce  qu'il  est  à  moi. 

LA    FÉE 

C'est  une  raison,  bien  sûr.  Où  est-il,  cet  oi- 
seau?... 

TYLTYL,  montrant  la  cagjç. 

Dans  la  cage... 

LA  FEE,  mettant  SCS  besicles  pour  examiner  l'oiseau. 

Je  n'en  veux  pas;  il  n'est  pas  assez  bleu.  Il 
faudra  que  vous  m'alliez  chercher  celui  dont 
j'ai  besoin. 

TYLTYL 

Mais  je  ne  sais  pas  où  il  est... 

LA    FÉE 

Moi  non  plus.  C'est  pourquoi  il  faut  le  cher- 
cher. Je  puis  à  la  rigueur  me  passer  de  l'herbe 


ACTE   PREMIER,  PREMIER  TARLEAU 

qai  chante;  mais  il  me  faut  absolument  l'Oiseau 
Bleu.  C'est  pour  ma  petite  fille  qui  est  très  ma- 
lade. 

TYLTYL 

Qu'est-ce  qu'elle  a?.,. 

LA    FÉE 

On  ne  sait  pas  au  juste  ;  elle  voudrait  être 
heureuse... 

TYLTYL 

Ah?... 

LA    FÉE 

Savez-vous  qui  je  suis?... 

TYLTYL 

Vous  ressemblez  un  peu  à  notre  voisine,  Ma- 
dame Berlingot... 

LA  FÉE,  se  fâchant  subitement. 

En  aucune  façon...  Il  n'y  a  aucun  rapport... 
C'est  abominable!...  Je  suis  la  Fée  Bérylune... 


J(i  L'OISEAU  BLEU 

TYLTYL 

Ah!  très  bien... 

LA    FÉE 

Il  faudra  partir  tout  de  suite. 

TYLTYL 

Vous  viendrez  avec  nous?... 

LA    FÉE 

C'est  absolument  impossible  à  cause  du  pot- 
au-feu  que  j'ai  mis  ce  matin  et  qui  s'empresse 
de  déborder  chaque  fois  que  je  m'absente  plus 

d'une  heure...  (Montrant  successivement  le  plafond,  la  che- 
minée et  la  fenêtre.)  Voulez-vous  sortir  par  ici,  par 
là  ou  par  là?... 

TYLTYL,  montrant  timidement  la  porte. 

J'aimerais  mieux  sortir  par  là... 

LA  FÉE,  se  fâchant  encore  subitement. 

C'est  absolument  impossible,  et  c'est  une  ha- 
bitude révoltante!...  (indiquant  la  fenêtre.)  NoUS  SOr- 


ACTE  PREMIER,  PREMIER  TARLEAU  17 

tirons  par  là...  Eh  bien!,..  Qii'attendez-vous?... 

Habillez-vous  tout   de  suite...  (Les  enfants  obéissent 
et  s'habillent  rapidement.)  Je  vais   aider  Mytyl... 

TYLTYL 

Nous  n'avons  pas  de  souliers... 

LA    FÉE 

Ça  n'a  pas  d'importance.  Je  vais  vous  donner 
un  petit  chapeau  merveilleux.  Où  sont  donc 
vos  parents?... 

TYLTYL,  montrant  la  porte  à  droite. 

Ils  sont  là;  ils  dorment... 

LA    FÉE 

Et  votre  bon-papa  et  votre  bonne-maman?... 

TYLTYL 

Ils  sont  morts... 

LA    FÉE 

Et  vos  petits  frères  et  vos  petites  sœurs... 
Vous  en  avez?... 

9 


i8  L'OISEAU   BLEi; 

TYLTYL 

Oui,  oui;  trois  petits  frères... 

MYTYL 

Et  quatre  petites  sœurs... 

LA    FÉE 

Où  sont-ils?... 

TYLTYL 

Ils  sont  morts  aussi... 

LA    FÉE 

Voulez-vous  les  revoir?... 

TYLTYL 

Oh  oui!...  Tout  de  suite!...  Montrez-les!... 

LA    FÉE 

Je  ne  les  ai  pas  dans  ma  poche...  Mais  ça 
tombe  à  merveille;  vous  les  reverrez  en  passant 
par  le  pays  du  Souvenir.  C'est  sur  la  route  de 


ACTE  PREMIER,  PREMIER  TABLEAU  19 

rOiseau-Bleu.  Tout  de  suite  à  gauche,  après  le 
troisième  carrefour.  —  Que  faisiez-vous  quand 
j'ai  frappé?.,. 

TYLTYL 

Nous  jouions  à  manger  des  gâteaux. 

LA    FÉE 

Vous  avez  des  gâteaux?...  Où  sont-ils? 

TYLTYL 

Dans  le  palais  des  enfants  riches....   Venez 
voir,  c'est  si  beau!... 

11  entraîne  la  Fée  vers  la  fenêtre. 

LA  FÉE,  à  la  fenêtre. 

Mais  ce  sont  les  autres  qui  les  mangent!... 

TYLTYL 

Oui;  mais  puisqu'on  voit  tout... 

LA    FÉE 

Tu  ne  leur  en  veux  pas?... 


20  L'OISEAU  BLEU 

TYLTYL 

Pourquoi?... 

LA    FÉE 

Parce  qu'ils  mangent  tout.  Je  trouve  qu'ils 
ont  grand  tort  de  ne  pas  t'en  donner... 

TYLTYL 

Mais  non,  puisqu'ils  sont  riches...  Hein?  que 
c'est  beau  chez  eux!... 

LA    FÉE 

Ce  n'est  pas  plus  beau  que  chez  toi. 

TYLTYL 

Heu!...  Chez  nous  c'est  plus  noir,  plus  petit, 
sans  gâteaux... 

LA    FÉE 

C'est  absolument  la  même  chose;  c'est  que 
tu  n'y  vois  pas... 

TYLTYL 

Mais  si,  j'y  vois  très  bien,  et  j'ai  de  très  bons 


ACTE  PREMIER,  PREMIER   TABLEAU  21 

yeux.  Je  lis  Theure  au  cadran  de  l'église  que 
papa  ne  voit  pas... 

LÀ  FEE,  se  fâchant  subitement. 

Je  te  dis  que  tu  n'y  vois  pas!...  Gomment 
donc  me  vois-tu?...  Comment  donc  suis-je 
faite  ?...  (Silence  gêné  de  Tyiiyi.)  Eh  bien,  répon- 
dras-tu?  que  je  sache  si  tu  vois?...  Suis-je  belle 

ou   bien  laide?...    (Silence  de  plus  en   plus  embarrasse.) 

Tu  ne  veux  pas  "répondre?...  Suis-je  jeune  ou 
bien  veille?...  Suis-je  rose  ou  bien  jaune?...  j'ai 
peut-être  une  bosse?... 

TYLTYL,  conciliant. 

Non,  non,  elle  n'est  pas  grande... 

LA    FÉE 

Mais  si,  à  voir  ton  air,  on  la  croirait  énorme... 
Ai-je  le  nez  crochu  et  l'œil  gauche  crevé?... 

TYLTYL 

Non,  non.  je  ne  dis  pas...  Qui  est-ce  qui  l'a 
crevé?... 


22  L'OISEAU  BLEU 

LA  FEE,  de  plus  en  plus  irritée.' 

Mais  il  n'est  pas  crevé!...  Insolent!  misé- 
rable!... Il  est  plus  beau  que  l'autre;  il  est  plus 
grand,  plus  clair,  il  est  bleu  comme  le  ciel... 
Et  mes  cheveux,  vois-tu?...  Ils  sont  blonds 
comme  les  blés...  on  dirait  de  l'or  vierge!...  Et 
j'en  ai  tant  et  tant  que  la  tête  me  pèse...  Ils 
s'échappent  de  partout...  Les  vois-tu  sur  mes 
mains?... 

Elle  élalc  deux  maigres  mèches  de  cheveux  gris. 
TYLTYL 

Oui,  j'en  vois  quelques-uns... 

LA  FÉE,   indignée. 

Quelques-uns!...  Des  gerbes!  des  brassées! 
des  touffes!  des  flots  d'or!...  Je  sais  bien  que 
des  gens  disent  qu'ils  n'en  voient  point;  mais 
tu  n'es  pas  de  ces  méchantes  gens  aveugles,  je 
suppose?...  — 

TYLTYL 

Non,  non,  je  vois  très  bien  ceux  qui  ne  se 
cachent  point... 


ACTE  PREMIKR,  PUEiMIER   TAlîLEAL  2:5 

LA.    FÉE 

Mais  il  faut  voir  les  autres  avec  la  même  au- 
dace!... C'est  bien  curieux,  les  hommes...  Depuis 
la  mort  des  fées,  ils  n'y  voient  plus  du  tout  et  ne 
s'en  doutent  point...  Heureusement  que  j'ai 
toujours  sur  moi  tout  ce  qu'il  faut  pour  rallu- 
mer les  yeux  éteints...  Qu'est-ce  que  je  tire  de 
mon  sac?... 

TYLTYL 

Oh!  le  joli  petit  chapeau  vert!...  Qu'est-ce 
qui  brille  ainsi  sur  la  cocarde?... 

LA    FÉE 

C'est  le  gros  Diamant  qui  fait  voir... 

TYLTYL 

Ah!... 

LA    FÉE 

Oui;  quand  on  a  le  chapeau  sur  la  tête,  on 
tourne  un  peu  le  Diamant  :  de  droite  à  gauche, 
par  exemple,  tiens,  comme  ceci,  vois-tu?...  Il 
appuie  alors  sur  une  bosse  de  la  tête  que  per- 
sonne ne  connaît,  et  qui  ouvre  les  yeux... 


-24  L'OISEAU  BLEU 

TYLTYL 

Ça  ne  fait  pas  de  mal?... 

LA    FÉE 

Au  contraire,  il  est  fée...  On  voit  à  l'instant 
même  ce  qu'il  y  a  dans  les  choses  ;  Tàme  du  pain, 
du  vin,  du  poivre,  par  exemple... 

MYTYL 

Est-ce  qu'on  voit  aussi  l'âme  du  sucre?... 

LA  FÉE,  subitement  fâchée. 

Cela  va  sans  dire!...  Je  n'aime  pas  les  ques- 
tions inutiles...  L'âme  du  sucre  n'est  pas  plus  in- 
téressante que  celle  du  poivre...  Voilà,  je  vous 
donne  ce  que  j'ai  pour  vous  aider  dans  la  re- 
cherche de  l'Oiseau-Bleu...  Je  sais  bien  que 
r.^nneau-qui-rend-invisible  ou  le  Tapis-Volant 
vous  seraient  plus  utiles...  Mais  j'ai  perdu  la 
clef  de  l'armoire  où  je  les  ai  serrés...  Ah!  j'allais 
oublier...  (Montrant  le  Diamant.)  Quand  OU  Ic  tient 
ainsi,  tu  vois...  un  petit  tour  de  plus,  on  revoit 
le  Passé...  Encore  un  petit  tour,  et  l'on  voit 


ACTE  PREMIER,  PREMIER  TABLEAU  25 

l'Avenir...  C'est  curieux  et  pratique  et  ça  ne  fait 
pas  de  bruit... 

TYLTYL 

Papa  me  le  prendra... 

LA    FÉE 

Il  ne  le  verra  pas;  personne  ne  peut  le  voir 
tant  qu'il  est  sur  ta  tête...  Veux-tu  l'essayer?... 

(Klle    coiffe    Tytlyl    du    petit   chapeau   vert.)    A     présent, 

tourne  le  Diamant...  Un  tour  et  puis  après... 

A  peine  Tyllyl  a-t-il  tourné  le  Diamant,  qu'un  changc- 
meut  soudain  et  prodigieux  s'opère  en  toutes  choses. 
La  vieille  fée  est  tout  à  coup  une  belle  princesse  mer- 
veillnusp;  les  cailloux  dont  sont  bâtis  les  murs  de  la 
cabane  s'illuminent,  bleuissent  comme  des  saphirs, 
deviennent  transparents,  scintilh^nt,  éblouissent  à  l'égal 
des  pierres  les  plus  précieuses.  Le  pauvre  mobilier 
s'anime  et  resplendit;  la  tible  de  bais  blanc  s'affirme 
aussi  grave,  aussi  noble  qu'une  table  de  marbre,  le 
cadran  de  l'horloge  cligne  de  l'œil  et  sourit  avec  auié- 
nité,  tandis  que  la  porte  derrière  quoi  va  nt  vient  le 
balancier  s'entr'ouvre  et  laisse  s'échapper  les  Heures, 
qui,  se  tenant  les  mains  et  riant  aux  éclats,  se  mettent 
à  danser  aux  sons  d'une  musique  délicieuse.  Effare- 
ment légitime  de  Tyltyl  qui  s'écrie  en  montrant  les 
Heures. 

TYLTYL 

Qu'est-ce   que   c'est    que    toutes    ces   belles 
dames?... 


-2ô  L'OISEAU  BLEU 

LA    FÉE 

N'aie  pas  peur;  ce  sont  les  heures  de  ta  vie 
qui  sont  heureuses  d'être  libres  et  visibles  un 
instant... 

TYLTYL 

Et  pourquoi  que  les  murs  sont  si  clairs?... 
Est-ce  qu'ils  sont  en  sucre  ou  en  pierres  pré- 
cieuses?... 

LA    FÉE 

Toutes  les  pierres  sont  pareilles,  toutes  les 
pierres  sont  précieuses  :  mais  l'homme  n'en 
voit  que  quelques-unes... 

l'enilaiil  nuMIs  parlent  ainsi,  la  l'écrii!  continue  et  se 
com|tièlc.  Los  Times  des  Pains-ile-qu:itio-livres,  sons 
la  fiMinc  di'  bon^liiimmcs  en  miillnts  couleur  eroûte- 
(lc-|iatn,  aliiiiis  el  (louiirés  df  farine,  se  di'iiêtrent  de 
la  liiiclic  cl  gnmbad  nt  autour  de  la  talilc  où  ils  son* 
rejnints  par  le  Kcu,  q  li,  sorti  de  l'àtro  en  maillot 
stutlre  et  vermillon,  les  poursuit  en  se  tordant  de 
riic. 

TYLTYL 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ces  vilains  bons- 
hommes?... 


ACTE  PREMIER,  PREMIER  TABLEAU     27 

LA    FÉE 

Rien  de  grave;  ce  sont  les  âmes  des  Pains-de- 
quatre- livres  qui  profitent  du  règne  de  la  vérité 
pour  sortir  de  la  huche  où  elles  se  trouvaient 
à  l'étroit... 

TYLTYL 

Et  le  grand  diable  rouge  qui  sent  mauvais?... 

LA    FÉE 

Chut!...  Ne  parle  pas  trop  haut,  c'est  le 
Feu...  Il  a  mauvais  caractère. 

Ce  fiialogue  n'a  pas  intenompu  la  féerie.  Le  Chien  el  la 
Clialte,  coiuhés  en  rond  au  pied  de  l'armoite,  poiis«ant 
simiilUmémonl  un  grand  cii,  disparai-îsenl  dans  une 
trappp,  et  à  leur  plac-'  surgissent  deux  persimnages, 
dont  l'un  porte  un  masque  de  bnuledogue,  el  l'autre 
une  tête  de  challe.  Aussitôt,  le  petit  homme  an  m  isque 
de  boiiledogue  —  que  noos  ;ippellerons  doi-énaviuit  le 
Chien  —  se  précipite  sur  Tjllyl  qu'il  embr;isse  violem- 
ment et  accable  de  bruyantes  et  impétueust^s  caresses, 
cepcndmt  que  la  petilu  fomme  au  masque  dt^  chatte 
—  que  nous  appellerons  dus  simplemiMit  la  (ihalte  —  se 
donne  un  coup  de  peigne,  se  lave  les  mains  et  se 
lisse  la  moustachi%  avant  de  s'approcher  de  Mytyl. 

LE   CHIEN,   hurlant,  sautant,  bousculant  tout, 
insupportable.  ■ 

Mon  petit  dieu!...    Bonjour!    bonjour,    mon 


28  L'OISEAU  BLEU 

petit  dieu  !...  Enfin,  enfin,  on  peut  parler!  J'avais 
tant  de  choses  à  te  dire!...  J'avais  beau  aboyer 
et  remuer  la  queue!...  Tu  ne  comprenais  pas!... 
Mais  maintenant!...  Bonjour!  bonjour!...  Je 
t'aime!...  Je  t'aime!...  Veux-tu  que  je  fasse 
quelque  chose  d'étonnant?...  Veux-tu  que  je 
fasse  le  beau?...  Veux-tu  que  je  marche  sur  les 
mains  ou  que  je  danse  à  la  corde?... 

TYLTYL,  à  la  Fée. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  monsieur  à  tête  de 
chien?... 

LA    FÉE 

Mais  tu  ne  vois  donc  pas?...  C'est  l'âme  de 
Tylô  que  tu  as  délivrée... 

LA  CHATTE,   s'approcliant  de  Mytyl  et  lui  tendant  la  main, 
cérémunieusenient,  avec  circonspection. 

Bonjour,  Mademoiselle...  Que  vous  êtes  jolie 
ce  matin!... 

MYTYL 

Bonjour.  Madame...  (A  la  Fée.)  Qui  est-ce?... 


ACTE   PREMIER,  PREMIER  TARLEAU  29 

LA    FÉE 

C'est  facile  à  voir;  c'est  l'âme  de  Tylette  qui 
te  tend  la  main...  Embrasse-la... 

LE    CHIEN,  bousculant  la  Chatte. 

Moi  aussi!...  J'embrasse  le  petit  dieu!... 
J'embrasse  la  petite  fille!...  J'embrasse  tout  le 
monde!...  Chic!...  On  va  s'amuser!...  Je  vais 
faire  peur  à  Tylette!...  Hou!  hou!  hou!... 

LA    CHATTE 

Monsieur,  je  ne  vous  connais  pas... 

LA   FEE,    menaçant  le  Chien  de  sa  baguette. 

Toi,  tu  vas  te  tenir  bien  tranquille;  sinon 
tu  rentreras  dans  le  silence,  jusqu'à  la  fin 
des  temps... 

Cependant,  la  féerie  a  poursuivi  son  cours  :  le  Rouet 
s'est  mis  à  tourner  vertigineusement  dans  son  coin  en 
filant  de  splcndides  rayons  de  lumière;  la  Fonl:iin<'. 
dans  l'autre  angle,  se  prend  à  chanter  d'une  voix  sur- 
aiguë  et,  se  transformant  en  fontaine  lumineuse, 
inonde  l'évier  de  nappes  de  perles  et  d'émerauiles, 
à  travers  lesquelles  s'élance  l'âme  de  l'Eau,  pareille 
à  une  jeune  fille  ruisselante,  échevelée,  pleurarde,  qui 
va  incontinent  se  battre  avec  le  Feu. 


30  L'OISEAU  I5LEU 

TYLTYL 

Et  la  dame  mouillée?... 

LA    FÉE 

N'aie  pas  peur,  c'est  l'Eau  qui  sort  du  ro- 
})inet... 

Le  Pot-a)i-lait  se  renverse,  tombe  de  la  table,  se  brise 
sur  le  sol;  et  du  lait  répandu  s'élève  une  grande  forme 
blanche  et  pudibonde  qui  semble  avoir  peur  de  tout. 

TYLTYL 

Et  la  dame  en  chemise  qui  a  peur?... 

LA    FÉE 

C'est  le  Lait  qui  a  cassé  son  pot... 

Le  Pain-de-sucre  posé  au  pied  de  l'armoire  grandit, 
s'élargit  et  crève  son  enveloppe  de  papier  d'où  émerge 
un  être  doucereux  et  papelard,  vêtu  d'une  souque  - 
nille  mi-partie  de  blanc  et  de  bleu,  qui,  souriant  béa- 
tement, s'avance  vers  Mvtji. 

MYTYL,  avec  inquiétulc. 

Que  veut-il?... 

LA    FÉE 

-Mais  c'est  l'âme  du  Sucre!... 


ACTE  PREMIER,   PREMIER   TABLEAU  31 

MYTYL,    rassurée. 

Est-ce  qu'il  a  des  sucres  d'orge?... 

LA    FÉE 

Mais  il  n'a  que  ça  dans  ses  poches,  et  chacun 
de  ses  doigts  en  est  un... 

La  Lampe  tombe  de  la  table,  et  aussitôt  tombée,  sa 
flamme  se  redresse  et  se  transforme  en  une  lumineuse 
vierge  d'une  incomparable  beauté.  Elle  est  vêtue  de 
longs  voiles  transparents  et  éblouissants,  et  se  tient 
immobile  en  une  sorte  d'extase. 

TYLTYL 

C'est  la  Reine! 

MYTYL 

C'est  la  Sainte  Vierge!... 

LA    FÉE 

Non,  mes  enfants,  c'est  la  Lumière... 

Cependant,  les  casseroles,  sur  les  rayons,  tournent  comme 
des  toupies  hollandaises,  l'armoire  à  linge  claque  ses 
battants  et  commence  un  magnifique  déroulement 
d'étoffes  couleur  de  lune  et  de  soleil,  auquel  se  mêlent, 
non  moins  splendides,  des  chiffons  et  des  guenilles  qui 
descendent  l'échelle  du  grenier.  Mais  voici  que  trois 
coups  assez  rudes  sont  frappés  à  la  porte  de  droite. 


?d  L'OISEAU  BLEU 

TYLTYL,  cffray.é. 

C'est  papa!...  Il  nous  a  entendus!... 

LA    FÉE 

Tourne  le  Diamant!...  De  gauche  à  droite!... 

(TvUyl  tourne  vivement  le  iliamaiit.)  PaS  si  vite!...  Mon 

Dieu!  Il  est  trop  tard!...  Tu  l'as  tourné  trop 
brusquement.  Ils  n'auront  pas  le  temps  de  re- 
prendre leur  place,  et  nous  aurons  bien  des  en- 
nuis... (La  Fée  redevient  vieille  femme,  les  murs  de  la  cabane 
éteignent  leurs  sjilendeurs,  les  Heures  rentrent  dans  l'horloge, 
le  Rouet  s'arrête,  etc.  Mais  dans  la  hâte  et  le  désarroi  général- 
tandis  que  le  Feu  court  follement  autour  de  la  pièce,  à  1.» 
recherche  de  la  cheminée,  un  des  Pains-de-quatre-livres,  qui 
n'a  pu  retrouver  place  dans  la  huche,  éclate  en  sanglots  tout  ci5 
poussant  des  rugissements  d'épouvante.)  Qu  y  a-t-il?... 

LE    PAIN,  tout  en  larmes. 

Il  n'y  a  plus  de  place  dans  la  huche!... 

LA    FEE,  se  penchant  sur  la  huche. 

Mais   si.   mais  si...    (Poussant  les  autres  pains  qui  onl 
repris  leur  place  primitive.)  VoyonS,  vite,  rangez-VOUS... 

On  iicurtc  encore  à  la  porte. 


ACTE  PREMIER,  PREMIER  TABLEAU    3;; 


LE    PAIiS,  éperdu,  s'eftorçanl  vainemeul  d'entrer 
dans  la  liuclic. 


Il  n'y  a  pas  moyen!...  Il  me  m^angera  le  pre- 
mier!... 

LE    CHIEN,  gambadant  autour  de  Tyltyl. 

Mon  petit  dieu!...  Je  suis  encore  ici!...  Je  puis 
encore  parler!  Je  puis  encore  l'embrasser!... 
Encore!  encore!  encore!... 

LA    FÉE 

Gomment,  toi  aussi?...  Tu  es  encore  là?... 

LE    CHIEN 

J'ai  de  la  veine...  Je  n'ai  pas  pu  rentrer  dans 
le  silence;  la  trappe  s'est  refermée  trop  vite... 

LA    CHATTE 

La  mienne  aussi...  Que  va-t-il  arriver?... 
Est-ce  que  c'est  dangereux? 


31  LOISEAU  BLEU 

LA    FÉE 

Mon  Dieu,  je  dois  vous  dire  la  vérité  :  tous 
ceux  qui  accompagneront  les  deux  enfants, 
îiiourront  à  la  fin  du  voyage... 

LA    CHATTE 

Et  ceux  qui  ne  les  accompagneront  pas?... 

LA    FÉE 

Ils  survivront  quelques  minutes... 

LA    CHATTE,  au  Chien. 

Viens,  rentrons  dans  la  trappe... 

LE    CHIEN 

Non,  non!...  Je  ne  veuxpas!...  Je  veux  accom- 
pagner le  petit  dieu!...  Je  veux  lui  parler  tout 
le  temps!... 

LA    CHATTE 

Imbécile!... 

On  liL'urte  encore  à  la  porle. 


ACTE  PREMIER,  PREMIER  TABLEAU  l 

LE   PAIN,  pleurant  à  chaudes  larmes. 

Je  ne  veux  pas  mourir  à  la  fin  du  voyage!. 
Je  veux  rentrer  tout  de  suite  dans  ma  huche!. 


LE    FEU,  qui  n'a  cessé  de  parcourir  vertigineusement 
la  pièce  en  poussant  des  sifflements  d'angoisse. 

Je  ne  trouve  plus  ma  cheminée!... 


L  EAU,  qui  tente  vainement  de  rentrer  dans  le  robinet. 

Je  ne  peux  plus  rentrer  dans  le  robinet!... 

LE    SUCRE,  qui  s'agite  autour  de  sou  enveloppe  de  papi'.-r. 

J'ai  crevé  mon  papier  d'emballage!... 

LE    LAIT,  Ijmpliatiquc  et  pudibond. 

On  a  cassé  mon  petit  pot  !... 

LA    FÉE 

Sont-ils  bêtes,  mon  Dieu!...  Sont-ils  bêtes  et 
poltrons!...  Vous  aimeriez  donc  mieux  continuer 
de  vivre  dans  vos  vilaines  boites,  dans  vos 
trappes  et  dans  vos  robinets  que  d'accompagner 
les  enfants  qui  vont  chercher  l'Oiseau?... 


•'56  L'OISEAU  BLEU 

TOUS,  à  rexception  du  Chien  et  de  la  Lumière. 

Oui!  oui!  Tout  de  suite!...  Mon  robinet!...  Ma 
huche!...  .Ma  cheminée!...  Ma  trappe!... 

LA   FEE,  à  la  Lumière  iiui  regarde  rêveusement 
les  débris  de  sa  lampe. 

Et  toi,  la  Lumière,  qu'en  dis-tu?... 

LA    LUMIÈRE 

J'accompagnerai  les  enfants... 

LE    CHIEN,  hurlant  de  joie. 

Moi  aussi!  moi  aussi!... 

LA    FÉE 

Voilà  qui  est  des  mieux.  Du  reste,  il  estjtrop 
lard  pour  reculer;  vous  n'avez  plus  le  choix, 
vous  sortirez  tous  avec  nous...  Mais  toi,  le  Feu, 
ne  t'approche  de  personne,  toi,  le  Chien,  ne  ta- 
quine pas  la  Chatte,  et  toi,  l'Eau,  tiens-toi  droite 
et  tâche  de  ne  pas  couler  partout... 

Des  coups  violents  sont  oncorc  frap;)éi  ù  la  porte  de 
droite. 


ACTE  PREMIER,  PREMIER  TARLEAU  37 

TYLTYL,  (■coûtant. 

C'est  encore  papa!...  Cette  fois,  il  se  lève,  je 
l'entends  marcher... 

LA   FÉE 

Sortons  par  la  fenêtre...  Vous  viendrez  tous 
chez  moi,  où  j'habillerai  convenablement  les 
animaux  et  les  phénomènes...  (Au  Pain.)  Toi,  le 
Pain,  prends  la  cage  dans  laquelle  on  mettra 
l'Oiseau-Bleu...  Tu  en  auras  la  garde...  Vite,  vite, 
ne  perdons  pas  de  temps... 

La  fenêtre  s'allonge  brusquement,  comme  une  porte.  Ils 
sortent  tous,  après  quoi  la  fenêtre  reprend  sa  forme 
primitive  et  se  referme  innocemment.  La  chambre  est 
redevenue  obscure,  et  les  deux  petits  lits  sont  plongés 
dans  l'ombre.  La  porte  à  droite  s'entr'ouvre,  et  dans 
l'entrebâillement  paraissent  les  têtes  du  père  et  de  la 
mère  Tyl. 

LE    PÈRE    TYL 

.Ce  n'était  rien...  C'est  le  grillon  qui  chante... 

LA   MÈRE    TYL 

Tu  les  vois?... 


38  L'OISEAU  BLEU 

LE    PÈRE    TYL 

Bien  sûr...  Ils  dorment  tranquillement. 

LA    MÈRE    ÏYL 

Je  les  entends  respirer... 

La  ooi'te  se  reforme. 


RIDEAU 


ACTE    DEUXIÈME 


DEUXIÈME  TABLEAU 

CHEZ   LA   FÉE 

Un    magnifique  vestibule    dans  le  palais  de  la  Fée 
Bérylune.  Colonnes  de  marbre  clair  à  chapiteaux  d'or  et 
"d'argent,  escaliers,  portiques,  balustrades,  etc. 


Entrent  au  fond,  à  droite,  somptueusement  habillés,  la  Chatte,  le 
Sucre  et  le  Feu.  Ils  sortent  d'un  appartement  d'où  émanent 
des  rayons  de  lumière;  c'est  la  garde-robe  de  la  Fée.  La 
Ciiatte  a  jeté  une  gaze  légère  sur  son  maillot  de  soie  noire, 
le  Sucre  a  revêtu  une  robe  de  soie,  mi-partie  de  blanc  et  de 
bleu  tendre,  et  le  Feu,  coifte  d'aigrettes  multicolores,  un  long 
manteau  cramoisi  doublé  d'or.  Ils  traversent  toute  la  salle  et 
descendent  au  premier  plan,  à  droite,  où  la  Chatte  les  réunit 
sous  un  portir|ue. 

LA    CHATTE 

Par  ici.  Je  connais  tous  les  détours  de  ce  pa- 
lais...  La  Fée  Bérylune  Ta  hérité  de   Barbe- 


40  L'OISEAU  BLEU 

Bleue...  Pendant  que  les  enfants  et  la  Lumière 
rendent  visite  à  la  petite  fille  de  la  Fée,  profi- 
tons de  notre  dernière  minute  de  liberté...  Je 
vous  ai  fait  venir  ici,  afin  de  vous  entretenir 
de  la  situation  qui  nous  est  faite...  Sommes- 
nous  tous  présents?... 

LE    SUCRE 

Voici  le  Chien  qui  sort  de  la  garde-robe  de  la 
Fée... 

LE       FEU 

Gomment  diable  s'est-il  habillé?... 

LA    CHATTE 

Il  a  pris  la  livrée  d'un  des  laquais  du  carrosse 
de  Gendrillon...  C'est  bien  ce  qu'il  lui  fallait... 
Il  a  une  âme  de  valet...  Mais  dissimulons-nous 
derrière  la  balustrade...  Je  m'en  méfie  étrange- 
ment... Il  vaudrait  mieux  qu'il  n'entende  pas 
ce  que  j'ai  à  vous  dire... 

LE    SUCRE 

C'est  inutile...  Il  nous  a  éventés...  Tiens,  voilà 


ACTE  DEUXIEME,  DEUXIÈiME   TABLEAU        41 

TEau  qui  sort  en  même  tepips  de  la  garde-robe... 
Dieu!  qu'elle  est  belle!... 

Le  Chien  et  l'Eau  rejoignent  le  premier  groupe. 
LE    CHIEN,  gambadant. 

Voilà!  voilà!...  Sommes-nous  beaux!  Regar- 
dez donc  ces  dentelles,  et  puis  ces  broderies!... 
C'est  de  For  et  du  vrai!... 

LA    CHATTE,  ù  l'Eau. 

C'est  la  robe  «  couleur-du-temps  »  de  Peau- 
d'Ane?...  Il  me  semble  que  je  la  connais... 

l'eau 
Oui,  c'est  encore  ce  qui  m'allait  le  mieux... 

LE    FEU,  entre  les  dents. 

Elle  n'a  pas  son  parapluie... 

l'eau 

Vous  dites?... 

LE    VEV 

Rien,  rien... 


L'OISEAL   BLEU 


L  EAU 


Je  croyais  que  vous  parliez  d'un  gros  nez 
rouge  que  j'ai  vu  l'autre  jour... 


LA    CHATTE 


Voyons,  ne  nous  querellons  pas,  nous  avons 
mieux  à  faire...  Nous  n'attendons  plus  que  le 
Pain  :  où  est -il?... 


LE    CHIEN 


Il  n'en  finissait  pas  de  faire  de  l'embarras  pour 
choisir  son  costume... 


LE    FEU 


C'est  bien  la  peine,  quand  on  a  l'air  idiot  et 
qu'on  porte  un  gros  ventre... 


LE    CHIEN 


Finalement,  il  s'est  décidé  pour  une  robe 
turque,  ornée  de  pierreries,  un  cimeterre  et  un 
turban... 


ACTE  DEUXIÈME,  DEUXIEME  TABLEAU         43 

LA    CHATTE 

Le  voilà!...  Il  a  mis  la  plus  belle  robe  de 
Barbe-Bleue... 

Entre  le  Pain,  dans  le  costume  qu'on  vient  de  décrire. 
La  robe  de  soie  est  péniblement  croisée  sur  son  énorme 
ventre.  Il  tient  d'une  main  la  garde  du  cimeterre  passé 
dans  sa  ceinture  et  de  l'autre  la  cage  destinée  à  l'Oi- 
seau-Bleu. 

LE    PAIN,  se  dandidant  vaniteusement. 

Eh  bien?...  Comment  me  trouvez-vous?... 

LE    CHIEN,  gambadant  autour  du  Pain. 

Qu'il  est  beau  !  qu'il  est  bête  !  qu'il  est  beau  ! 
qu'il  est  beau!... 

LA   CHATTE,  au  Pain. 

Les  enfants  sont-ils  habillés?... 

LE    PAIN 

Oui,  Monsieur  Tyltyl  a  pris  la  veste  rouge, 
les  bas  blancs  et  la  culotte  bleue  du  Petit-Pou- 
cet ;  quant  à  Mademoiselle  Mytyl,  elle  a  la  robe 


44  I/OISEAU  BLEU 

de  Grethel  et  les  pantoufles  de  Cendrillon... 
Mais  la  grande  affaire,  c'a  été  d'habiller  la  Lu- 
mière!... 

LA    CHATTE 

Pourquoi?... 

LE    PAIN 

La  Fée  la  trouvait  si  belle  qu'elle  ne  voulait 
pas  rhabiller  du  tout!...  Alors  j'ai  protesté  au 
nom  de  notre  dignité  d'éléments  essentiels  et 
éminemment  respectables;  et  j'ai  fini  par  décla- 
rer que,  dans  ces  conditions,  je  refusais  de  sor- 
tir avec  elle... 

LE    FEU 

Il  fallait  lui  acheter  un  abat-jour!... 

LA    CHATTE 

Et  la  Fée,  qu'a-t-elle  répondu?... 

LE    PAIN 

Elle  m'a  donné  quelques  coups  de  bâton  sur 
la  tête  et  le  ventre... 


ACTE  DEUXIÈME,  DEUXIÈME  TABLEAU    45 

LA  CHATTE 

Et  alors?... 

LE  PAIN 

Je  fus  promptement  convaincu,  mais  au  der- 
nier moment,  la  Lumière  s'est  décidée  pour  la 
robe  «  couleur-de-lune  »  qui  se  trouvait  au  fond 
du  coffre  aux  trésors  de  Peau-d'Ane... 

LA    CHATTE 

Voyons,  c'est  assez  bavardé,  le  temps  presse... 
Il  s'agit  de  notre  avenir...  Vous  l'avez  entendu, 
la  Fée  vient  de  le  dire,  la  fin  de  ce  voyage  mar- 
quera en  même  temps  la  fin  de  notre  vie...  Il 
s'agit  donc  de  le  prolonger  autant  que  possible 
et  par  tous  les  moyens  possibles...  Mais  il  y  a 
encore  autre  choses  il  faut  que  nous  pensions 
au  sort  de  notre  race  et  à  la  destinée  de  nos 
enfants... 

LE    PAIN 

Bravo!  bravo!...  La  Chatte  a  raison!... 

LA    CHATTE 

Écoutez-moi...  Nous  tous  ici  présents,  ani- 


46  L'OISEAU  BLEU 

maux,  choses  et  éléments,  nous  possédons  une 
âme  que  l'homme  ne  connaît  pas  encore.  C'est 
pourquoi  nous-  gardons  un  reste  d'indépen- 
dance; mais,  s'il  trouve  l'Oiseau-Bleu,  il  saura 
tout,  il  verra  tout,  et  nous  serons  complètement 
à  sa  merci...  C'est  ce  que  vient  de  m'apprendre 
ma  vieille  amie  la  Nuit,  qui  est  en  même 
temps  la  gardienne  des  mystères  de  la  Vie...  JI 
est  donc  de  notre  intérêt  d'empêcher  à  tout  prix 
qu'on  ne  trouve  cet  oiseau,  fallût-il  aller  jusqu'à 
mettre  en  péril  la  xie  même  des  enfants... 

.     LE    CHIEN,  indigné. 

Que  dit-elle,  celle-là?...  Répète  un  peu  que 
j'entende  bien  ce  que  c'est? 

LE    PAIN 

Silence!...  Vous  n'avez  pas  la  parole!...  Je 
préside  l'assemblée... 

LE    FEU 

Qui  vous  a  nommé  président?... 

l'eau,  au  Feu. 

Silence!...  De  quoi  vous  mêlez- vous?... 


ACTE   DEUXIÈME,  DEUXIÈME   TABLEAU        47 

LE    FEU 

Je  me  mêJe  de  ce  qu'il  faut...  Je  n'ai  pas  d'ob- 
servations à  recevoir  de  vous... 

LE    SUCRE,  conciliant. 

Permettez...  Ne  nous  querellons  point... 
L'heure  est  grave...  Il  s'agit  avant  tout  de  s'en- 
tendre sur  les  mesures  à  prendre... 

LE    PAIN 

Je  partage  entièrement  l'avis  du  Sucre  et  de 
la  Chatte... 

LE    CHIEN 

C'est  idiot!...  Il  y  a  l'Homme,  voilà  tout!... 
Il  faut  lui  obéir  et  faire  tout  ce  qu'il  veut!...  Il 
n'y  a  que  ça  de  vrai...  Je  ne  connais  que  lui!... 
Vive  l'Homme!...  A  la  vie,  à  la  mort,  tout  pour 
l'Homme!...  l'Homme  est  dieu!... 

LE    PAIN 

Je  partage  entièrement  l'avis  du  Chien. 

LA    CHATTE,  au  Cliien. 

Mais  on  donne  ses  raisons... 


L'OISEAU  BLEU 


LE    CHIEN 


Il  n'y  a  pas  de  raisons!...  J'aime  l'Homme,  ça 
suffît!...  Si  vous  faites  quelque  chose  contre  lui, 
je  vous  étranglerai  d'abord  et  j'irai  tout  lui 
révéler... 

LE    SUCRE,  inlervenant  avec  douceur. 

Permettez...  N'aigrissons  pas  la  discussion... 
D'un  certain  point  de  vue,  vous  avez  raison, 
l'un  et  l'autre...  Il  y  a  le  pour  et  le  contre... 

LE    PAIN 

Je  partage  entièrement  l'avis  du  Sucre!... 

LA    CHATTE 

Est-ce  que  tous  ici,  l'Eau,  le  Feu,  et  vous- 
mêmes  le  Pain  et  le  Chien,  nous  ne  sommes  pas 
victimes  d'une  tyrannie  sans  nom?...  Rappelez- 
vous  le  temps  où,  avant  la  venue  du  despote, 
nous  errions  librement  sur  la  face  de  la  Terre... 
l'Eau  et  le  Feu  étaient  les  seuls  maîtres  du 
inonde;  et  voyez  ce  qu'ils  sont  devenus!... 
Quant  à  nous,  les  chétifs  descendants  des  grands 
fauves...  Attention!...  N'ayons  l'air  de  rien...  Je 


ACTE  DEUXIEME,  DEUXIÈME  TABL 

vois  s'avancer  la  Fée  et  la  Lumière.. 
s'est  mise  du  parti  de  l'Homme;  r' 
ennemie...  Les  voici... 

Entrent  à  droite,  la  Fée  et  la  Lu 
et  de  Mytyl. 

LA   FÉE 

Eh  bien?...  Qu'est-ce  qu 
vous  dans  ce  coin?...  Vo 
rer...  Il  est  temps  de  s 
viens  de  décider  que  la  ' 
Vous  lui  obéirez  tou!=- 
lui  confie  ma  bague 
ce  soir  leurs  gran 
Vous  ne  les  accon^ 
Ils  passeront  la 
décédée...  Pen 
tout  ce  qu'il 
sera  longue 
cun  à  son  " 


C'est 
]a  Fée 
cieuse 
voir  ; 
de  m 


a|«^t 


L'OISEAU  BLEU 


LE    CHIEN 

'^...  Attends  un  peu!... 

la  Chatte,  mais  Tylty),  qui  a  prévenu  son 
Tête  d'un  geste  menaçant. 

TYLTYL 

nds  garde;  et  s'il  t 'arrive 
is  pas,  c'est  elle  qui... 

çant. 


'in.  ce  soir,  re- 

oossible   que 

^é,  chez  les 

ne  chance 

Eh  bien. 


Fée... 
tous, 


ACTE  DEUXIÈiAIE,  TROISIÈME  TABLEAU        59 

GRAND 'm  AMAN    TYL 

Tyltyl!...  Mytyl!...  C'est  toi!...  C'est  elle!... 

C'est  eux!..,  (S'efforçant  de  courir  au-devant  d'eux.)  Je  IlC 

peux  pas  courir!...   J'ai  toujours  mes  rhuma- 
tismes ! 

GRAND-PAPA  TYL,  accourant  de  mémo  en  clopinant. 

Moi  non  plus...  Rapport  à  ma  jambe  de  bois 
qui  remplace  toujours  celle  que  j'ai  cassée  en 
tombant  du  gros  chêne... 

Les  grands-parents  et  les  enfants  s'embrassent  follement. 
GRAND'mAMAN    TYL 

Que  tu  es  grandi  et  forci,  mon  Tyltyl!... 

GRAND-PAPA  TYL,    caressant  les  cheveux  de  Mytyl. 

Et  Mytyl!...  Regarde  donc!...  Les  beaux  che- 
veux, les  beaux  yeux!...  Et  puis,  ce  qu'elle  sent 
bon!.... 

GRANd'mAMAN    TYL 

Embrassons-nous  encore!...  Vfinez  sur  mes 
irriioux... 


60  l/OISEAU  BLEU 

GRAND-PAPA    TYL 

Et  moi,  je  n'aurai  rien?... 

GRAND'mAMAN    TYL 

Non,  non...  A  moi  d'abord...  Comment  vont 
Papa  et  Maman  Tyl?... 

TYLTYL 

Fort  bien,  bonne-maman...  Ils  dormaient 
quand  nous  sommes  sortis... 

GRAND'mAMAN  tyl,  les  contemplant  et  les  accablant 
de  caresses. 

Mon  Dieu,  qu'ils  sont  jolis  et  bien  débar- 
bouillés!... C'est  maman  qui  t'a  débarbouillé?... 
Et  tes  bas  ne  sont  pas  troués!...  C'est  moi  qui 
les  reprisais  autrefois.  Pourquoi  ne  venez-vous 
pas  nous  voir  plus  souvent?...  Cela  nous  fait 
tant  de  plaisir!...  Voilà  des  mois  et  des  mois  que 
vous  nous  oubliez  et  que  nous  ne  voyons  plus 
personne... 

TYLTYL 

Nous  ne  pouvions  pas,  bonne-maman;  et 
c'est  grâce  à  la  Fée  qu'aujourd'hui... 


ACTE  DEUXIÈME,  TROISIÈME  TABLEAU        61 

grand'maman  tyl 

Nous  sommes  toujours  làj  à  attendre  une 
petite  visite  de  ceux  qui  vivent...  Ils  viennent  si 
rarement!...  La  dernière  fois  que  vous  êtes  ve- 
nus, voyons,  c'était  quand  donc?...  C'était  à  la 
Toussaint,  quand  la  cloche  de  l'église  a  tinté... 

TYLTYL 

A  la  Toussaint?...  Nous  ne  sommes  pas  sortis 
ce  jour-là,  car  nous  étions  fort  enrhumés... 

grand'maman  tyl 

Non,  mais  vous  avez  pensé  à  nous... 

TYLTYL 

Oui... 

grand'maman  tyl 

Eh  bien,  chaque  fois  que  vous  pensez  à  nous, 
nous  nous  réveillons  et  nous  vous  revoyons... 

TYLTYL 

Comment,  il  suffitque... 


62  L'OISEAU  BLEU 

GRAND 'm  AMAN    TYL 

Mais  voyons,  tu  sais  bien... 

TYLTYL 

Mais  non,  je  ne  sais  pas... 

GRAND'.AIAMAN    TYL,    à  Granil-Papa  Tyl. 

C'est  étonnant,  là-haut...  Ils  ne  savent  pas 
encore...  Ils  n'apprennent  donc  rien?... 

GRAND -PAPA    TYL 

C'est  comme  de  notre  temps...  Les  Vivants 
sont  si  bêtes  quand  ils  parlent  des  Autres... 

TYLTYL 

Vous  dormez  tout  le  temps?... 

GRAND-PAPA    TYL 

Oui,  nous  dormons  pas  mal,  en  attendant 
qu'une  pensée  des  Vivants  nous  réveille...  Ah! 
c'est  bien  bon  de  dormir,  quand  la  vie  est  finie... 
Mais  il  est  agréable  aussi  de  s'éveiller  de  temps 
en  temps... 


ACTE  DEUXIÈME,  TROISIÈME  TABLEAU        G3 

TYLTYL 

Alors,  vous  n'êtes  pas  morts  pour  de  vrai?... 

GRAND-PAPA    TYL,     sursautant. 

Que  dis-tu?...  Qu'est-ce  qu'il  dit?...  Voilà 
qu'il  emploie  des  mots  que  nous  ne  compre- 
nons plus...  Est-ce  que  c'est  un  mot  nouveau, 
une  invention  nouvelle?... 

TYLTYL 

Le  mot  «  mort  »?... 

GRAND-PAPA    TYL 

Oui;  c'était  ce  mot-là...  Qu'est-ce  que  ça  veut 
dire?... 

TYLTYL 

Mais  ça  veut  dire  qu'on  ne  vit  plus... 

GRAND-PAPA    TYL 

Sont-ils  bêtes,  là-haut!... 

TYLTYL 

Est-ce  qu'on  est  bien  ici?... 


L'OISEAU  BLEU 


GRAND-PAPA    TYL 


Mais  oui;  pas  mal,  pas  mal;  et  même  si  l'on 
priait  encore... 

TYLTYL 

Papa  m'a  dit  qu'il  ne  faut  plus  prier... 

GRAND -PAPA   TYL 

Mais  si,  mais  si...  Prier  c'est  se  souvenir... 

GRAND 'm  AMAN    TYL 

Oui,  oui,  tout  irait  bien,  si  seulement  vous  ve- 
niez nous  voir  plus  souvent...  Te  rappelles-tu, 
Tyltyl?...  La  dernière  fois,  j'avais  fait  une  belle 
tarte  aux  pommes...  Tu  en  as  mangé  tant  et 
tant  que  tu  t'es  fait  du  mal... 

TYLTYL 

Mais  je  n'ai  pas  mangé  de  tarte  aux  pommes 
depuis  l'année  dernière...  Il  n'y  a  pas  eu  de 
pommes  cette  année... 

GRAND'mAMAN    TYL 

Ne  dis  pas  de  bêtises...  Ici  il  y  en  a  toujours... 


ACTE  DEUXIÈiME,  TROISIÈiMfc:  TABLEAU        65 

TYLTYL 

Ce  n'est  pas  la  même  chose... 

GRAND 'm  AMAN    TYL 

Comment?  Ce  n'est  pas  la  même  chose?... 
Mais  tout  est  la  même  chose  puisqu'on  peut 
s'embrasser... 

TYLTYL,  regardant  tour  à  tour  son  grand-père  et  sa  grand'mère. 

Tu  n'as  pas  changé,  bon-papa,  pas  du  tout, 
pas  du  tout...  Et  bonne-maman  non  plus  n'a 
pas  changé  du  tout...  Mais  vous  êtes  plus  beaux... 

GRAND -PAPA    TYL 

Eh!  ça  ne  va  pas  mal...  Nous  ne  vieillissons 
plus...  Mais  vous,  grandissez-vous!...  Ah!  oui, 
vous  poussez  ferme!...  Tenez,  là,  sur  la  porte, 
on  voit  encore  la  marque  de  la  dernière  fois... 
C'était  à  la  Toussaint...  Voyons,  tiens-toi  bien 

droit...  (Tvltj'l  se  dresse  contre  la  porte.)  Quatre 
doigts!...   C'est   énorme!...   (Mytyl  sn  dresse  également 

contre  la  porte.)  Et  Mytyl,  quatre  et  demi!...  Ah, 
ah!  la  mauvaise  graine!...  Ce  que  ça  pousse,  ce 
que  ça  pousse!... 

6. 


66  L'OISEAU  BLEU 

TYLTYL,   regardant  autour  de  soi  avec  ravissement. 

Gomme  tout  est  bien  de  même,  comme  tout 
est  à  sa  place!...  Mais  comme  tout  est  plus 
beau!...  Voilà  l'horloge  avec  la  grande  aiguillé 
dont  j'ai  cassé  la  pointe.... 

GRAND-PAPA    TYL 

Et  voici  la  soupière  que  tu  as  écornée... 

TYLTYL 

Et  voilà  le  trou  que  j'ai  fait  à  la  porte,  le  jour 
que  j'ai  trouvé  le  vilebrequin... 

GRAND-PAPA    TYL 

Ah  oui,  tu  en  as  fait  des  dégâts!...  Et  voici  le 
prunier  où  tu  aimais  tant  grimper  quand  je 
n'étais  pas  là...  Il  a  toujours  ses  belles  prunes 
rouges... 

TYLTYL 

Mais  elles  sont  bien  plus  belles!... 

M  Y  TYL 

Et  voici  le  vieux  merle!...  Est-ce  qu'il  chante 
encore?... 

Le  merle  se  réveille  et  se  met  à  chanter  à  tue-tèle. 


ACTE  DEUXIÈME,  TROISIÈME  TABLEAU        67 

grand'maman  tyl 
Tu  vois  bien...  Dès  que  l'on  pense  à  lui... 

TYLTYL,  remarquant  av«c  stupéfaction  que  le  merle 
est  parfaitement  bleu. 

Mais  il  est  bleu!...  Mais  c'est  lui,  l'Oiseau- 
Bleu  que  je  dois  rapporter  à  la  Fée!...  Et  vous 
ne  disiez  pas  que  vous  l'aviez  ici!  Oh!  qu'il  est 
bleu,  bleu,  bleu,  comme  une  bille  de  verre  bleu  !... 
(Suppliant.)  Bon-papa,  bonne-maman,  voulez-vous 
me  le  donner?... 

GRAND -PAPA  TYL 

Bien  oui,  peut-être  bien...  Qu'en  penses-tu, 
maman  Tyl?... 

grand'maman  tyl 

Bien  sûr,  bien  sûr...  A  quoi  qu'il  sert  ici...  Il 
ne  fait  que  dormir...  On  ne  l'entend  jamais... 

TYLTYL 

Je  vais  le  mettre  dans  ma  cage...  Tiens,  où 
est-elle,  ma  cage?...  Ah!  c'est  vrai,  je  l'ai  oubliée 

derrière  le  gros  arbre...   (il  court  à  l'arbre,  rapporte  la 
cage  et  y  enferme  le  merle.)  AlorS,   Vrai,   VOUS  me  le 


68  L'OISEAU   BLEU 

donnez  pour  de  vrai?...  C'est  la  Fée  qui  sera 
contente!...  Et  la  Lumière  donc!... 


GRAND-PAPA    TYL 

Tu  sais,  je  n'en  réponds  pas,  de  l'oiseau...  Je 
crains  bien  qu'il  ne  puisse  plus  s'habituer  à  la 
vie  agitée  de  là-haut,  et  qu'il  ne  revienne  ici 
par  le  premier  bon  vent...  Enfin,  on  verra  bien... 
Laisse-le  là,  pour  l'instant,  et  viens  donc  voir  la 
vache... 

TYLTYL,  remarquant  les  ruches. 

Et  les  abeilles,  dis,  comment  vont-elles?... 

GRAND-PAPA    TYL 

Mais  elles  ne  vont  pas  mal...  Elles  ne  vivent 
plus  non  plus,  comme  vous  dites  là-bas;  mais 
elles  travaillent  ferme... 

TYLTYL,  s'approchant  des  ruches. 

Oh  oui!...  Ça  sent  le  miel!...  Les  ruches  doi- 
vent être  lourdes!...  Toutes  les  fleurs  sont  si 
belles!...  Et  mes  petites  sœurs  qui  sont  mortes, 
sont-elles  ici  aussi?... 


ACTE   DEUXIÈME,  TROISIÈME  TABLEAU        G9 

MYTYL 

Et  mes  trois  petits  frères  qu'on  avait  enter- 
rés, où  sont-ils?... 

A  ces  mots,  sept  petits  enfants  do  tailles  inégales,  en  flûte 
de  Pan,  sortent  un  à  un  de  la  maison. 

grand'maman  tyl 

Les  voici,  les  voici!...  Aussitôt  qu'on  y  pense, 
aussitôt  qu'on  en  parle,  ils  sont  là,  les  gail- 
lards!... 

Tyltyl  et  Mjtyl  courent  au-devant  des  enfants.  On  se  bous- 
cule, on  s'embrasse,  on  danse,  on  tourbillonne,  on 
pousse  des  cris  de  joie. 

TYLTYL 
Tiens,  Pierrot!...  (ils  se  prennent  aux  cheveux.)  Ah! 

nous  allons  nous  battre  encore  comme  dans  le 
temps...  Et  Robert!...  Bonjour,  Jean!...  Tu  n'as 
plus  ta  toupie?...  Madeleine  et  Pierrette,  Pau- 
line et  puis  Riquette... 

MYTYL 

Oh!  Riquette,  Riquette!...  Elle  marche  encore 
à  quatre  pattes!,.. 


70  i;01SEAL)   BLEU 

grand'maman  tyl 
Oui,  elle  ne  grandit  plus... 

TYLTYL,  remarquant  le  petit  Cliien  qui  jappe  autour  d'eux. 

Voilà  Kiki  dont  j'ai  coupé  la  queue  avec  les 
ciseaux  de  Pauline...  Il  n'a  pas  changé  non  plus... 

GRAND-PAPA  TYL,  sentencieux. 

Non,  rien  ne  change  ici... 

TYLTYL 

Et  Pauline  a  toujours  son  bouton  sur  le 
nez!... 

grand'maman  tyl 

Oui,  il  ne  s'en  va  pas;  il  n'y  a  rien  à  faire... 

TYLTYL 

Oh  !  qu'ils  ont  bonne  mine,  qu'ils  sont  gras  et 
luisants!...  Qu'ils  ont  de  belles  joues!...  Ils  ont 
l'air  bien  nourris... 

grand'maman  tyl 

Ils  se  portent  bien  mieux  depuis  qu'ils  ne 


ACTE  DEUXIÈME,  TROISIÈME  TABLEAU        71 

vivent  plus...  Il  n'y  a  plus  rien  à  craindre,  on 
n'est  jamais  malade,  on  n'a  plus  d'inquiétudes... 

Dans  la  maison,  l'horloge  sonne  huit  lieiires. 


GRAND  MAMAN   TYL,  slnpéfaile. 

Qu'est-ce  que  c'est?... 

GRAND-PAPA    TYL 

Ma  foi,  je  ne  sais  pas...  Ce  doit  être  l'hor- 
loge... 

GRAND-MAMAN    TYL 

Ce  n'est  pas  possible...  Elle  ne  sonne  jamais... 

GRAND-PAPA    TYL 

Parce  que  nous  ne  pensons  plus  à  l'heure... 
Quelqu'un  a-t-il  pensé  à  l'heure?... 

TYLTYL 

Oui,  c'est  moi...  Quelle  heure  est -il?... 

GRAND -PAPA    TYL 

Ma  foi,  je  ne  sais  plus...  J'ai  perdu  l'habi- 
tude... Elle  a  sonné  huit  coups,  ce  doit  être  ce 
que,  là-haut,  ils  appellent  huit  heures. 


72  L'OISEAU  BLEU 

TYLTYL 

La  Lumière  m'attend  à  neuf  heures  moins  le 
quart...  C'est  à  cause  de  la  Fée...  C'est  extrême- 
ment important...  Je  me  sauve... 

grand'maman  tyl 

Vous  n'allez  pas  nous  quitter  ainsi  au  mo- 
ment du  souper!...  Vite,  vite,  dressons  la  table 
devant  la  porte...  J'ai  justement  une  excellente 
soupe  aux  choux  et  une  belle  tarte  aux  prunes... 

On  sort  la  table,  on  la  dresse  devant  la  porte,  on  apporte 
les  plats,  les  assiettes,  etc..  Tous  y  aident. 

TYLTYL 

Ma  foi,  puisque  j'ai  l'Oiseau-Bleu...  Et  puis 
la  soupe  aux  choux,  il  y  a  si  longtemps  !...  Depuis 
que  je  voyage...  On  n'a  pas  ça  dans  les  hôtels... 

grand'maman  tyl 

Voilà!...  C'est  déjà  fait...  A  table,  les  enfants... 
Si  vous  êtes  pressés,  ne  perdons  pas  de  temps... 

On  a  allumé  la  lampe  et  servi  la  soupe.  Les  grands- 
parents  et  les  enfants  s'assoient  autour  du  repas  du 
soir,  parmi  d'3S  bousculades,  des  bourrades,  des  cris 
et  des  rires  de  joie. 


ACTE  DEUXIÈME,  TROISIÈME  TABLEAU        73 
TYLTYL,    inaiigeanl   gloutonnement. 

Qu'elle  est  bonne!...  Mon  Dieu,  qu'elle  est 
donc  bonne!...  J'en  veux  encore!  encore!... 

Il  brandit  sa  cuiller  de  bois  et  en  frappe  bruyamment 
son  assiette. 

GRAND-PAPA   TYL 

Voyons,  voyons,  un  peu  de  calme...  Tu  es 
toujours  aussi  mal  élevé;  et  tu  vas  casser  ton 
assiette... 

TYLTYL,  se  dressant  à  demi  sur  son  escabelle. 

J'en  veux  encore,  encore!... 

Il  atteint  et  attire  à  soi  la  soupière  qui  se  renverse  et 
se  répand  sur  la  table,  et  de  là  sur  les  genoux  des 
convives.  Cris  et  hurlements  d'échaudés. 

GRAND'mAMAN    TYL 

Tu  vois!...  Je  te  l'avais  bien  dit... 

GRAND-PAPA  TYL,  donnant  à  Tyltyl  une  gifle  retentissante. 

Voilà  pour  toi!... 

TYLTYL,    un   instant   déconcerté,    mettant  ensuite    la   main 
sur  la  joue,  avec  ravissement. 

Oh!  oui,  c'était  comme  ça,  les  claques  que  tu 
donnais  quand  tu  étais  vivant...  Bon-papa, 
qu'elle  est  bonne  et  que  ça  fait  du  bien!...  Il 
faut  que  je  t'embrasse!... 


71  I/OISEAU   liLEU 

GRAND-PAPA    TYL 

Bon,  bon  ;  il  y  en  a  encore  si  ça  te  fait  plaisir... 

La  demie  île  huit  heures  sonne  à  l'horloge. 
TYLTYL,    surs.iiilaiit. 

Huit  heures  et  demie  !...  (ii  jeite  sa  cuiller.) Mytyl, 
nous  n'avons  que  le  temps!... 

GRAND-MAMAN    TYL 

Voyons!...  Encore  quelques  minutes!;..  Le 
feu  n'est  pas  à  la  maison...  On  se  voit  si  rare- 
ment...  ( 

TYLTYL 

Non,  ce  n'est  pas  possible...  La  Lumière  est  si 
bonne...  Et  je  lui  ai  promis...  Allons,  Mytyl, 
allons!... 

GRAND-PAPA    TYL 

Dieu,  que  les  Vivants  sont  donc  contrariants 
avec  toutes  leurs  affaires  et  leurs  agitations!... 

TYLTYL.    pronaiit  sa  cage  t!l  embrassant  tout   le  iihiikIc;  en 
liàlc  et  à  la  ronde. 

Adieu,  Bon-papa...  Adieu,  Bonne-maman... 
Adieu,  frères,  sœurs.  Pierrot,  Robert,  Pauline, 


ACTE  DEUXIÈME,  TROISIÈME  TABLEAL         75 

Madeleine,  Riquette,  et  toi  aussi,  Kiki  !...  Je  sens 
bien  que  nous  ne  pouvons  plus  rester  ici...  Ne 
pleure  pas,  Bonne-maman,  nous  reviendrons 
souvent... 

grand'maman  tyl 
Revenez  tous  les  jours!... 

TYLTYL 

Oui,  oui  !\  nous  reviendrons  le  plus  souvent 
possible... 

grand'maman  tyl 

C'est  notre  seule  joie,  et  c'est  une  telle  fête 
quand  votre  pensée  nous  visite!... 

GRAND- PAPA    TYL 

Nous  n'avons  pas  d'autres  distractions... 

TYLTYL 

Vite,  vite!...  Ma  cage!...  Mon  oiseau!... 

GRAND-PAPA  TYL,  lui  passant  la  cage. 

Les  voici!...  Tu  sais,  je  ne  garantis  rien;  et  s'il 
n'est  pas  bon  teint!... 

TYLTYL 

Adieu!    adieu!... 


76  L'OISEAU  BLET 

LES    FRÈRES    ET    SŒURS    TYL 

Adieu,  Tyltyl!...  Adieu,  Mytyl!...  Pensez  au 
sucre  d'orge!...  Adieu!...  Revenez!...  Revenez!... 

Tous  agitent  des  mouchoirs  tandis  que  Tyltyl  et  Mytyl 
s'éloignent  lentement.  Mais  déjà,  durant  les  dernières 
répliques,  le  brouillard  du  début  s'est  graduellement 
reformé,  et  le  son  des  voix  s'est  affaibli,  de  manière 
qu'à  la  fin  de  la  scène,  tout  a  disparu  dans  la  brume 
et  qu'au  moment  où  le  rideau  baisse,  Tyltyl  et  Mytyl 
se  retrouvent  seuls  visibles  sous  le  gros  chêne. 

TYLTYL 

C'est  par  ici,  Mytyl... 

MYTYL 

Où  est  la  Lumière?... 

TYLTYL 
Je   ne  sais   pas...    (Regardant  l'oiseau   dans   la  cage.) 

Tiens!  l'oiseau  n'est  plus  bleu!...  Il  est  devenu 
noir!... 

MYTYL 

Donne-moi  la  main,  petit  frère...  J'ai  bien 
peur  et  bien  froid... 

RIDEAU 


ACTE    TROISIÈME 


QUATRIÈME  TABLEAU 

LE    PALAIS    DE    LA    NUIT 

Une  vaste  et  prodigieuse  salle  d'une  magnificence 
austère,  rigide,  métallique  et  sépulcrale,  donnant  l'im- 
pression  d'un  temple  grec  ou  égyptien,  dont  les  colonnes, 
les  architraves,  les  dalles,  les  ornements  seraient  de 
marbre  noir,  d'or  et  d'ébène.  La  salle  est  en  forme  de 
trapèze.  Des  degrés  de  basalte,  qui  occupent  presque 
toute  sa  largeur,  la  divisent  en  trois  plans  successifs  qui 
s'élèvent  graduellement  vers  le  fond.  A  droite  et  à 
gauche,  entre  les  colonnes,  des  portes  de  bronze  sombre. 
Au  fond,  porte  d'airain  monument^ale.  Une  lumière  dif- 
fuse qui  semble  émaner  de  l'éclat  même  du  marbre  et  de 
l'ébène  éclaire  seule  le  palais. 


Au  lever  du  rideau,  la  Nuit,  sous  la  ligure  d'une  très  belle 
femme,  couverte  de  longs  vêtements  noirs,  est  assise  sur  le* 
marches  du  second  plan,  entre  deux  enfants,  dont  l'un, 
presque  nu,  comme  l'Amour,  sourit  dans  un  profond  sommeil, 
tandis  que  l'autre  se  tient  debout,  immobile  et  voilé  des  pieds 
à  la  tête.  —  Kntre,  à  droite,  au  premier  plan,  la  Chatte. 

LA    NUIT 

Qui  va  là?... 


78  L'OISEAU  BLEU 


LA    CHATTE,    se    laissant    clioir    avec    accablement 
sur    les  déifiés  île  marbre. 

C'est  moi,  mère  la  Nuit...  Je  n'en  peux  plus. 


LA    NUIT 

Qu'as-tu  donc,  mon  enfant?...  Tu  es  pâle, 
amaigrie  et  te  voilà  crottée  jusqu'aux  mous- 
taches... Tu  t'es  encore  battue  dans  les  gout- 
tières, sous  la  neige  et  la  pluie?... 

LA    CHATTE 

Il  est  bien  question  de  gouttières!...  C'est  de 
notre  secret  qu'il  s'agit!...  C'est  le  commence- 
ment de  la  fin!...  J'ai  pu  m'échapper  un  instant 
pour  vous  prévenir;  mais  je  crains  bien  qu'il  n'y 
ait  rien  à  faire... 

LA    NUIT 

Quoi?...  Qu'est-il  donc  arrivé?... 

LA    CHATTE 

Je  vous  ai  déjà  parlé  du  petit  Tyltyl,  le  fils 
du  bûcheron,  et  du  Diamant  merveilleux....  Eh 
bien,  il  vient  ici  pour  vous  réclamer  l'Oisoau- 
Bleu... 


ACTE  TROISIÈME,  (QUATRIÈME   TABLEAU      79 

LA    NUIT 

Il  ne  le  tient  pas  encore... 

LA    CHATTE 

Il  le  tiendra  bientôt,  si  nous  ne  faisons  pas 
quelque  miracle...   Voici  ce   qui  se  passe  :   la 
Lumière  qui  le  guide  et  qui  nous  trahit  tous, 
car   elle   s'est    mise    entièrement    du   parti   de     v 
r  Homme,   la  Lumière  vient  d'apprendre  que      / 
rOiseau-Bleu,  le  vrai,  le  seul  qui  puisse  vivre     / 
à  la  clarté  du  jour,  se  cache  ici,  parmi  les  oi- 
seaux bleus  des  songes  qui  se  nourrissent  des    ' 
rayons  de  lune  et  meurent  dès  qu'ils  voient  le 
soleil...  Elle  sait  qu'il  lui  est  interdit  de  fran- 
chir le  seuil  de  votre  palais;  mais  elle  y  envoie      \ 
les  enfants;  et  comme  vous  ne  pouvez  pas  empê- 
cher l'Homme  d'ouvrir  les  portes  de  vos  se- 
crets, je  ne  sais  trop  comment  tout  cela  finira... 
En  tout  cas,  s'ils  avaient  le  malheur  de  mettre 
la  main  sur  le  véritable  Oiseau-Bleu,  nous  n'au- 
rions plus  qu'à  disparaître... 

LA    NUIT 

Seigneur,  Seigneur!...  En  quels  temps  vivons- 


80  L'OISEAU  BLEU 

nous!  Je  n'ai  plus  une  minute  de  repos...  Je 
ne  comprends  plus  l'Homme,  depuis  quelques 
années...  Où  veut-il  en  venir?...  Il  faut  donc 
qu'il  sache  tout?...  Il  a  déjà  saisi  le  tiers  de  mes 
Mystères,  toutes  mes  Terreurs  ont  peur  et 
n'osent  plus  sortir,  mes  Fantômes  sont  en  fuite, 
la  plupart  de  mes  Maladies  ne  se  portent  pas 
bien... 

LA    CHATTE 

Je  sais,  ma  mère  la  Nuit,  je  sais,  les  temps 
sont  durs,  et  nous  sommes  presque  seules  à 
lutter  contre  l'Homme...  Mais  je  les  entends 
qui  s'approchent...  Je  ne  vois  qu'un  moyen  : 
comme  ce  sont  des  enfants,  il  faut  leur  faire  une 
telle  peur  qu'ils  n'oseront  pas  insister  ni  ouvrir 
la  grande  porte  du  fond,  derrière  laquelle  se 
trouvent  les  oiseaux  de  la  Lune...  Les  secrets 
des  autres  cavernes  suffiront  à  détourner  leur 
attention  ou  à  les  terrifier... 


LA  NUIT,  prêtatit  l'oreille  à  un  bruit  du  dehors. 

Qu'est-ce  que  j'entends?...  Ils  sont  donc  plu- 
eieurs? 


ACTE  TROISIÈME,  QUATRIÈME  TABLEAU       81 

LA    CHATTE 

Ce  n'est  rien;  ce  sont  nos  amis  :  le  Pain  et  le 
Sucre;  TEau  est  indisposée  et  le  Feu  n'a  pu 
venir,  parce  qu'il  est  parent  de  la  Lumière... 
Il  n'y  a  que  le  Chien  qui  ne  soit  pas  pour  nous; 
mais  il  n'y  a  jamais  moyen  de  l'écarter... 

Entrent  timidement,  à  droite,  au  premier  plan,  Tyltyl, 
Mytyl,  le  Pain,  le  Sucre  et  le  Chien. 

LA   CHATTE,   se  précipitant  au-devant  de  Tyltyl. 

Par  ici,  par  ici,  mon  petit  maître...  .J'ai  pré- 
venu la  Nuit  qui  est  enchantée  de  vous  rece- 
voir... Il  faut  l'excuser,  elle  est  un  peu  souf- 
frante ;  c'est  pourquoi  elle  n'a  pu  aller  au-devant 
de  vous... 

TYLTYL 

Bonjour,  madame  la  Nuit... 

LA  NUIT,  froissée. 

Bonjour?  Je  ne  connais  pas  ça...  Tu  pourrais 
bien  me  dire  :  bonne  nuit,  ou  tout  au  moins  : 
bonsoir... 


Si  L'OISEAU  BLEli 

TYLTYL,  inorlilu-. 

Pardon,  madame...  Je  ne  savais  pas...  (Montrant 

ilu  doigt  les  deux  enfants.)  Ce    SOnt    VOS   deUX   petits 

garçons?...  Ils  sont  bien  gentils... 

LA    NUIT 

Oui,  voici  le  Sommeil... 

TYLTYL 

Pourquoi  qu'il  est  si  gros?... 

LA    NUIT 

C'est  parce  qu'il  dort  bien... 

TYLTYL 

Et  l'autre  qui  se  cache?...  Pourquoi  qu'il  se 
voile  la  figure?...  Est-ce  qu'il  est  malade?... 
Comment  c'est  qu'il  se  nomme?... 

LA    NUIT 

C'est  la  sœur  du  Soiumeil...  Il  vaut  mieux  ne 
pas  la  nommer... 


ACTE  TROISIEME,  OUATRIÈME   TABLEAl        ^3 

TYLTYL 

Pourquoi?... 

LA    NUIT 

Parce  que  c'est  un  nom  qu'on  n'aime  pas  à 
entendre...  Mais  parlons  d'autre  chose...  La 
Chatte  vient  de  me  dire  que  vous  venez  ici  pour 
chercher  l'Oiseau-Bleu?... 

TYLTYL 

Oui,  madame,  si  vous  le  permettez...  Voulez- 
vous  me  dire  où  il  est?... 

LA    NUIT 

Je  n'en  sais  rien,  mon  petit  ami...  Tout  ce  que 
je  puis  affirmer,  c'est  qu'il  n'est  pas  ici...  Je  ne 
l'ai  jamais  vu... 

TYLTYL 

Si,  si...  La  Lumière  m'a  dit  qu'il  est  ici;  et 
elle  sait  ce  qu'elle  dit,  la  Lumière...  Voulez- 
vous  me  remettre  vos  clefs?... 

LA    NUIT 

Mais,  mon  petit  ami,  tu  comprends  bien  que 


84  L'OISEAU  BLEU 

je  ne  puis  donner  ainsi  mes  clefs  au  premier 
venu...  J'ai  la  garde  de  tous  les  secrets  de  la 
Nature,  j'en  suis  responsable  et  il  m'est  abso- 
lument défendu  de  les  livrer  à  qui  que  ce  soit, 
surtout  à  un  enfant... 

TYLTYL 

Vous  n'avez  pas  le  droit  de  les  refuser  à 
l'Homme  qui  les  demande...  je  le  sais... 

LA    NUIT 

Qui  te  l'a  dit?... 

TYLTYL 

La  Lumière... 

LA    NUIT 

Encore  la  Lumière!  et  toujours  la  Lumière!... 
De  quoi  se  mêle-t-elle  à  la  fin?... 

V 

LE    CHIEN 

Veux-tu  que  je  les  lui  prenne  de  force,  mon 
petit  dieu?... 

TYLTYL 

Tais-toi,  tiens-toi  tranquille  et  tâche  d'être 


ACTE  TROISIÈME,  QUATRIÈME  TARLEAU       85 

poli...  (A  la  Nuit.)  Voyons,  madame,  donnez-moi 
vos  clefs,  s'il  vous  plaît... 

LA    NUIT 

As-tu  le  signe,  au  moins?...  Où  est-il?... 

TYLTYL,  louchant  son  chapeau. 

Voyez  le  Diamant... 

LA  NUIT,  se  résignant  à  l'inévilable. 

Enfin...  Voici  celle  qui  ouvre  toutes  les  portes 
de  la  salle...  Tant  pis  pour  toi  s'il  t'arrive 
malheur...  Je  ne  réponds  de  rien. 

LE  PAIN,  fort  inquiet. 

Est-ce  que  c'est  dangereux?... 

LA   NUIT 

Dangereux?...  C'est-à-dire  que  moi-même  je 
ne  sais  trop  comment  je  pourrai  m'en  tirer, 
lorsque  certaines  de  ces  portes  de  bronze  s'ou- 
vriront sur  l'abîme...  Il  y  a  là,  tout  autour  de  la 
salle,  dans  chacune  de  ces  cavernes  de  basalte, 
tous  les  maux,  tous  les  fléauZr-toutes  les  mala- 

8 


86  l.'OISEAl'   BLEU 

(lies,  toutes  les  épouvantes,  toutes  les  catas- 
trophes, tous  les  mystères  qui  affligent  la  vie 
depuis  le  commencement  du  monde...  J'ai  eu 
assez  de  mal  à  les  enfermer  là  avec  l'aide  du 
Destin;  et  ce  n'est  pas  sans  peine,  je  vous  as- 
sure, que  je  maintiens  un  peu  d'ordre  parmi  ces 
personnages  indisciplinés...  On  voit  ce  qu'il 
arrive  lorsque  l'un  d'eux  s'échappe  et  se  montre 
sur  terre... 

LE    PXlHi 

Mon  grand  âge,  mon  expérience  et  mon  dé- 
vouement font  de  moi  le  protecteur  naturel  de 
ces  deux  enfants;  c'est  pourquoi,  madame  la 
Nuit,  permettez-moi  de  vous  poser  une  ques- 
tion... 

LA    îsUIT 

Faites... 

LE    PAIN 

En  cas  de  danger,  par  où  faut-il  fuir?... 

LA    NUIT 

[1  n'y  a  pas  moyen  de  fuir. 


ACTE  TROISIÈME,  OUATRIÈME  TABLEAL'       87 
TYLTYL,  prenant  la  clef  et  montant  les  premières  marches. 

Commençons  par  ici...  Qu'y  a-t-il  derrière 
cette  porte  de  bronze?... 

LA    NUIT 

Je  crois  que  ce  sont  les  Fantômes...  Il  y  a  bien 
longtemps  que  je  ne  l'ai  ouverte  et  qu'ils  ne 
sont  sortis... 

TYLTYL,  mettant  la  clef  clans  la  serrure. 

Je  vais  voir...  (Au  Pain)  Avez-vous  la  cage  de 
rOiseau-Bleu?... 

LE  PAIN,  claquant  des  ilenls. 

Ce  n'est  pas  que  j'aie  peur,  mais  ne  ciX)yez- 
vous  pas  qu'il  serait  préférable  de  ne  pas  ouvrir 
et  de  regarder  par  le  trou  de  la  serrure?... 

TYLTYL 

Je  ne  vous  demande  pas  votre  avis... 

MYTYL,  se  mettant  à  pleurer  tout  à  coup. 

J'ai  peur!...  Où  est  le  Sucre?...  Je  veux  rentrer 
à  la  maison!... 


88  L'OISEAU  BLEU 

LE  SUCRE,  empressé,  obséquieux. 

Ici,  mademoiselle,  je  suis  ici...  Ne  pleurez  pas, 
je  vais  couper  un  de  mes  doigts  pour  vous  offrir 
un  sucre  d'orge... 

TYLTYL 

Finissons-en... 

Il  tourne  la  clef  et  entr'ouvre  prudemment  la  porte.  Aus- 
sitôt s'échappent  cinq  ou  six  Spectres  de  formes  diverses 
et  étranges  qui  se  répandent  de  tous  côtés.  Le  Pain 
épouvanté  jetle  la  cage  et  va  se  cacher  au  fond  de  la 
salie,  pendant  que  la  Nuit,  pourchassant  les  Spectres, 
crie  à  Tyltyl  : 

LA  :nuit 

Vite!  vite!...  Ferme  la  porte!...  Ils  s'échappe- 
raient tous  et  nous  ne  pourrions  plus  les  rat- 
traper!... Ils  s'ennuient  là-dedans,  depuis  que 
l'Homme  ne    les  prend   plus  au  sérieux...  (Elle 

pourchasse   les     Spectres  en  s'elTorçant,   à   l'aide   d'un  fouet 
formé  de  serpents,  de  les  ramener  vers  la  porte  de  leur  prison. \ 

Aidez-moi!...  Par  ici!...  Par  ici!... 

TYLTYL,   au  Chien. 

Aide-là,  Tylô,  vas-y  donc!... 

LE  CHIEN,  bondissant  en  aboyant. 

Oui!  oui!  oui!... 


ACTE  TROISIÈME,  QUATRIÈME  TABLEAU       89 

TYLTYL 

Et  le  Pain,  où  est-iJ?... 

LE  PAIN,  du  fond  de  la  salle. 

Ici...  Je  suis  près  de  la  porte  pour  les  empê- 
cher de  sortir... 

Comme  un  des  Spectres  s'avance  de  ce  côté,  il  fuit  à 
toutes  jambes,  en  poussant  des  hurlements  d'épouvante. 

LA  NUIT,  à  trois  Spectres  qu'elle  a  pris  au  collet. 

Par  ici,   vous  autres  !...  (a  Tyiiyi.)  Rouvre  un 

peu  la  porte...  (Elle  pousse  les  Spectres  dans  la  caverne.) 
Là,  ça  va  bien...  (Le  chien  eu   ramène  deux  autres.)  Et 

encore  ceux-ci...  Voyons,"  vite,  rangez-vous... 
Vous  savez  bien  que  vous  ne  sortez  plus  qu'à  la 
Toussaint. 

Elle  referme  la  porte. 

TYLTYL,  allant  à  une  autre  porte. 

Qu'y  a-t-il  derrière  celle-ci?... 

LA    NUIT 

A  quoi  bon?...  Je  te  l'ai  déjà  dit,  l'Oiseau-Bleu 


00  i;OISEALI  BLEl" 

n'est  jamais  venu  par  ici...  Enfin,  comme  tu 
voudras...  Ouvre-la  si  ça  te  fait  plaisir...  Ce  sont 
les  Maladies... 

TYLTYL,  la  clef  dans  la  seniire. 

Est-ce  qu'il  faut  prendre  garde  en  ouvrant?... 

LA    NUIT 

Non,  ce  n'est  pas  la  peine...  Elles  sont  bien 
tranquilles,  les  pauvres  petites...  Elles  ne  sont 
pas  heureuses...  L'Homme,  depuis  quelque 
temps,  leur  fait  une  telle  guerre!...  Surtout  de- 
puis la  découverte  des  microbes...  Ouvre  donc, 
tu  verras... 

Tyltjl  ouvre  la  porte  toiUe  grande.  Rien  ne  paraît. 
TYLTYL 

Elles  ne  sortent  pas?... 

LA    NUIT 

Je  t'avais  prévenu,  presque  toutes  sont 
souffrantes  et  bien  découragées...  Les  méde- 
cins ne  sont  pas  gentils  pour  elles...  Entre  donc 
un  instant,  tu  verras... 

Tyltyl  enlrt-  dans  la  cavcrm;  et  ressort  aussilôt  après. 


ACTE  TROISIEME,  QLATRIEME  TABLEAU       01 

TYLTYL 

L'Oiseau-Bleu  n'y  est  pas...  Elles  ont  l'air 
bien  malades,  vos  Maladies...  Elles  n'ont  même 

pas  levé  la  tête...  (Une  petUc  Maladie,  en  pantoufles, 
robe  de  chambre  et  bonnet  de  coton,  s'échappe  de  la  caverne 
et    se  met  à    gambader    dans    la     salie.)    Tiens!...    Une 

petite  qui  s'évade!...  Qu'est-ce  que  c'est?... 

LA    NUIT 

Ce  n'est  rien,  c'est  la  plus  petite,  c'est  le 
Rhume  de  cerveau...  C'est  une  de  celles  qu'on 
persécute  le  moins  et  qui  se  portent  le  mieux... 

(Appelant  le  Rhume  de  cerveau.)   Viens  ici,  ma  petite... 

C'est  trop  tôt;  il  faut  attendre  le  printemps... 

Le  Rhume  de  cerveau,  étcrnuant,  toussant  et  se  mouchant, 
rentre  dans  la.  caverne  dont  Tyltyl  relerme  la  porte. 

TYLTYL,    allant  à  la  porte  voisine. 

Voyons  donc  celle-ci...  Qu'est-ce  que  c'est?... 

LA  NUIT 

Prends  garde...  Ce  sont  les  Guerres...  Elles 
sont  plus  terribles  et  plus  puissantes  que  ja- 
mais... Dieu  sait  ce  qui  arriverait  si  l'une  d'elles 


92  L'OISEAU  BLEU 

s'échappait!...  Heureusement,  elles  sont  assez 
obèses  et  manquent  d'agilité...  Mais  tenons- 
nous  prêts  à  repousser  la  porte  tous  ensemble, 
pendant  que  tu  jetteras  un  rapide  coup  d'œil 
dans  la  caverne... 

Tyltyl,  avec  mille  précautions,  entrebâille  la  porte  de 
manière  qu'il  n'y  ait  qu'une  petite  fente  où  il  puisse 
appliquer  l'œil.  Aussitôt,  il  s'arc-boute  en  criant  : 

TYLTYL 

Vite!  vite!...  Poussez  donc!...  Elles  m'ont 
vu!...  Elles  viennent  toutes!...  Elles  ouvrent  la 
porte!... 

LA  NUIT 

Allons,  tous!...  Poussez  ferme!...  Voyons,  le 
Pain,  que  faites-vous?...  Poussez  tous!...  Elles 
ont  une  force!...  Ah!  voilà!  Ça  y  est...  Elles 
cèdent...  Il  était  temps!...  As-tu  vu?... 

TYLTYL 

Oui,  oui!...  Elles  sont  énormes,  épouvan- 
tables!... Je  crois  qu'elles  n'ont  pas  l'Oiseau* 
Bleu... 


ACTE   TROISIÈME,  QUATRIÈME  TABLEAU      93 

LA    NUIT 

Bien  sûr  qu'elles  ne  l'ont  point...  Elles  le  man- 
geraient tout  de  suite...  Eh  bien,  en  as-tu  assez  ?... 
Tu  vois  bien  qu'il  n'y  a  rien  à  faire... 

TYLTYL 

II  faut  que  je  voie  tout...  La  Lumière  l'a  dit... 

LA    NUIT 

La  Lumière  l'a  dit...  C'est  facile  à  dire  quand 
on  a  peur  et  qu'on  reste  chez  soi... 

TYLTYL 

Allons  à  la  suivante...  Qu'est-ce?... 

LA    NUIT 

Ici,  j'enferme  les  Ténèbres  et  les  Terreurs... 

TYLTYL 

Est-ce  qu'on  peut  ouvrir?... 

LA    NUIT 

Parfaitement...  Elles  sont  assez  tranquilles; 
c'est  comme  les  Maladies... 


!)l  L'OISEAU  r.LEl 

TYLTYL,    enir'ouvraril   la   porte  avec  une  certaine  méfiaiUL' 
et  risquant  un  regaiil  dan.s  la  caverne. 

Elles  n'y  sont  pas... 

LA  NUIT,  rei!;ai-dant  à  son  tour  dans  la  caverne. 

Eh  bien,  les  Ténèbres,  que  faites-vous?...  Sor- 
tez donc  un  instant,  ça  vous  fera  du  bien,  ça 
vous  dégourdira.  Et  les  Terreurs  aussi...  Il  n'y 

a  rien  à  craindre...  (Quelques  Ténèbres  et  quelques 
Terreurs,  sous  la  fi.ure  île  femmes  couvertes,  les  premières 
(le  voiles  noirs,  les  dernières  de  voiles  verdàtres,  risquent  pi- 
teusement quelques  pas  hors  de  la  caverne,  et,  sur  un  geste 
qirébauclie  Tyltyl,  rentrent  précipitamment.)  Voyons,  te- 
nez-VOUS  donc...  C'est  un  enfant,  il  ne  vous 
fera  pas  de  mal...  {A  Tyiiyi).  Elles  sont  devenues 
extrêmement  timides;  excepté  les  grandes, 
celles  que  tu  vois  au  fond... 

TYLTYL,  regardant  vers  le  fond  de  la  caverne. 

Oh!  qu'elles  sont  effrayantes!... 

LA    NUIT 

Elles  sont  enchaînées...  Ce  sont  les  seules  qui 
n'aient  pas  peur  de  l'Honime...  Mais  referme  la 
porte,  de  crainte  qu'elles  ne  se  fâchent... 


ACTE  TROISIÈME,  QLATRIÈME   TABLEAU      95 
TYLTYL,  allant  .i  la  porte  suivante. 

Tiens!...  Celle-ci  est  plus  sombre...  Qu'est-ce 
que  c'est?... 

LA    XUIT 

Il  y  a  plusieurs  Mystères  derrière  celle-ci... 
Si  tu  y  tiens  absolument,  tu  peux  l'ouvrir 
aussi...  Mais  n'entre  pas...  Sois  bien  prudent, 
et  puis  préparons-nous  à  repousser  la  porte, 
comme  nous  avons  fait  pour  les  Guerres... 

TYLTYL,  entr'oiivrant  avec  des  précautions  inouïes,  et  passant 
l'raintivenient  la  ttJtc  ilans  l'entre-bàilleuient. 

Oh!...  Quel  froid!...  Mes  yeux  cuisent!...  Fer- 
mez vite!...  Poussez  donc!  On  repousse!...  (La 

Nuit,    li^    Cliien,   la  Chatte  et  lo    Sucre  repoussent    la   porte.) 

Oh!  j'ai  vu!... 

LA    MIT 

Quoi  donc?... 

TYLTYL,     bouli^vcrsé. 

Je  ne  sais  pas,  c'était  épouvantable!...  Ils 
étaient  tous  assis  comme  des  monstres  sans 
yeux...  Quel  était  le  géant  qui  voulait  me  sai- 
sir?... 


90  L'OISEAU  I5LEU 

LA    NUIT 

C'est  probablement  le  Silence;  il  a  la  garde 
de  cette  porte...  Il  paraît  que  c'était  effrayant?... 
Tu  en  es  encore  tout  pâle  et  tout  tremblant... 

TYLTYL 

Oui,  je  n'aurais  pas  cru...  Je  n'avais  Jamais 
vu...  Et  j'ai  les  mains  gelées... 

LA    NUIT 

Ce  sera  bien  pis  tout  à  l'heure  si  tu  continues... 

TYLTYL,   allant  à  la  porte  suivante. 

Et  celle-ci?...  Est-elle  aussi  terrible?... 

LA    NUIT 

Non,  il  y  a  un  peu  de  tout...  J'y  mets  les 
Étoiles  sans  emploi,  mes  parfums  personnels, 
quelques  Lueurs  qui  m'appartiennent,  tels  que 
feux^oHets,  vers  luisants,  JiHiioLej;  on  y  serre 
aussi  la  Rosée,  le  Chant  des  Rossignols,  etc.. 


ACTE  TROISIÈME,  QUATHIÈME   TABLEAU      97 


TYLTYL 


Justement,  les  Étoiles,  le  Chant  des  Rossi- 
gnols... Ce  doit  être  celle-là. 

LA    NUIT 

Ouvre-donc  si  tu  veux;  tout  cela  n'est  pas  bien 
méchant... 

Tyltyl  ouvre  la  porte  toute  grande.  Aussitôt  les  Étoik-s, 
sous  la  forme  de  belles  jeunes  filles  voilées  de  lueurs 
versicolores,  s'échappent  de  leur  prison,  se  répandent 
dans  la  salle  et  forment  sur  les  marches  et  autour  ilc.^ 
colonnes  de  gracieuses  rondes  baignées  d'une  sorte  de 
lumineuse  pénombre.  Les  Parfums  de  la  iNuit,  presque 
invisibles,  les  Feux-follets,  les  Lucioles,  la  Rosée  trans- 
parente se  joignent  à  elles,  cependant  que  le  Chant  des 
Rossignols,  sortant  à  flots  de  la  caverne,  inonde  le 
palais  nocturne. 

MYTYL,  ravie,  battant  des  mains. 

Oh!  les  jolies  madames!... 

TYLTYL 

Et  qu'elles  dansent  bien  !... 

MYTYL 

Et  qu'elles  sentent  bon!... 


98  L'OISEAU   HLEIJ 

TYLTYL 

Et  qu'elles  chantent  bien!... 

MYTYL 

Qu'est-ce  que  c'est,  ceux-là,  qu'on  ne  voit 
presque  pas?,.. 

LA    NUIT 

Ce  sont  les  Parfums  de  mon  ombre... 

TYLTYL 

Et  les  autres,  là-bas,  qui  sont  en  verre  filé?... 

LA    NUIT 

C'est  la  Rosée  des  forêts  et  des  plaines... 
Mais  en  voilà  assez...  Ils  n'en  finiraient  pas... 
C'est  le  diable  de  les  faire  rentrer  une  fois  qu'ils 

se    sont    mis    à    danser...    (Frappant  dans  ses  mains.) 

Allons,  vite,  les  Étoiles!...  Ce  n'est  pas  le  mo- 
ment de  danser...  Le  ciel  est  couvert,  il  y  a 
de  gros  nuages...  Allons,  vite,  rentrez  tous, 
sinon  j'irai  chercher  un  rayon  de  soleil... 

Fuite  «'poiivantce  tl(3s  Étoiles,  Parfums,  etc.,  ijiii  se 
précipitent  dans  la  caverne  ijue  l'on  referme  sur  eux. 
En  môme  temps  s'éteint  le  Chant  des  Rossignols. 


ACTE  TROISIÈME,  QUATRIÈME  TABLEAU      99 

TYLTYL,  allant  ;i  la  porte  du  fond. 

Voici  la  grande  porte  du  milieu... 

LA  NUIT,  gravement. 

N'ouvre  pas  celle-ci... 

TYLTYL 

Pourquoi?... 

LA    NUIT 

Parce  que  c'est  défendu... 

TYLTYL 

C'est  donc  là  que  se  cache  i'Oiseau-Bleu  ;  la 
Lumière  me  l'a  dit... 

LA  NUIT,  maternelle. 

Écoute-moi,  mon  enfant...  J'ai  été  bonne  et 
complaisante...  J'ai  fait  pour  toi  ce  que  je  n'avais 
fait  jusqu'ici  pour  personne...  Je  t'ai  livré  tous 
mes  secrets...  Je  t'aime  bien,  j'ai  pitié  de  ta 
jeunesse  et  de  ton  innocence  et  je  te  parle  comme 
une  mère...  Écoute-moi  et  crois-moi,  mon  en- 


100  L'OISEAU   BLEU 

fant,  renonce,  ne  va  point  plus  avant,  ne  tente 
pas  le  Destin,  n'ouvre  pas  cette  porte... 

TYLTYL,  assez  ébranlé. 

Mais  pourquoi?... 

LA    >"UIT 

Parce  que  je  ne  veux  pas  que  tu  te  perdes... 
Parce  que  nul  de  ceux,  entends-tu,  nul  de  ceux 
qui  l'ont  entr' ouverte,  ne  fût-ce  que  de  l'épaisseur 
d'un  cheveu,  n'est  revenu  vivant  à  la  lumière  du 
jour...  Parce  que  tout  ce  qu'on  peut  imaginer 
d'épouvantable,  parce  que  toutes  les  terreurs, 
toutes  les  horreurs  dont  on  parle  sur  terre,  ne 
sont  rien,  comparées  à  la  plus  innocente  de  celles 
qui  assaillent  un  homme  dès  que  son  œil  effleure 
les  premières  menaces  de  l'abîme  auquel  per- 
sonne n'ose  donner  un  nom...  C'est  au  point  que 
moi-même,  si  tu  t'obstines,  malgré  tout,  à  tou- 
cher cette  porte,  je  te  demanderai  d'attendre 
que  je  sois  à  l'abri  dans  ma  tour  sans  fenêtres... 
Maintenant  c'est  à  toi  de  savoir,  à  toi  de  réflé- 
chir... 

Mylyl,  tout  en  larmes,  pousse  des  cris  de  terreur  inarti- 
culés et  cherche  à  entraîner  Tj'llyl. 


ACTE  THOISIÈME,  QUATRIÈME  TABLEAU     101 
LE  PAIN,  claquant  des  dents. 

Ne  le  faites  pas,  mon  petit  maître!...  (Se  jetant  à 
genoux.)  Ayez  pitié  de  nous  !...  Je  vous  le  demande 
à  genoux...  Vous  voyez  que  la  Nuit  a  raison... 

LA    CHATTE 

C'est  notre  vie  à  tous  que  vous  sacrifiez... 

TYLTYL 

Je  dois  l'ouvrir... 

MYTYL,  trépignant  parmi  des  sanglots. 

Je  ne  veux  pas!...  Je  ne  veux  pas!... 

TYLTYL 

Que  le  Sucre  et  le  Pain  prennent  Mytyl  par 
la  main  et  se  sauvent  avec  elle...  Je  vais  ou- 
vrir... 

LA    NUIT 

Sauve  qui  peut!...  Venez  vite!...  Il  est 
temps!... 

Elle  fuit. 


102  L'OISEAU  BLEU 

LE   PAIIS,  fuyant  cperdunient. 

Attendez  au  moins  que  nous  soyons  au  bout 
de  la  salle!... 

LA  CHATTE,  l'uvant  également. 

Attendez!...  attendez!... 

Ils  se  caclipiit  tlcrriLTC  les  colonnes  à  l'aiilie  bmit  de  la 
salle.  Tyllyl  reste  seul  avec  le  Chien,  près  de  la  porte 
nionumenlalc. 

LE  CHIEN,  ijaletani^t  liogiietant  d'épou\aiite  contenue. 

Moi,  je  reste,  je  reste...  Je  n'ai  pas  peur...  Je 
reste!...  Je  reste  près  de  mon  petit  dieu...  Je 
reste!...  Je  reste... 

TYLTYL,  caressant  le  Chien. 

C'est  bien, Tylô, c'est  bien!...  Embrasse-moi... 
Nous  sommes  deux...  Maintenant  gare  à  nous!... 

(Il  met  la  clef  dans  la  serrnre.  Un  cri  d'épouvante  partde  l'autre 
liant  de  la  salle  où  se  sont  rcfiij;iés  les  fuyards.  A  peine  la  clef 
a-t-ellc  touché  la  porte  que  les  hauts  battants  de  celle-ci 
s'ouvrent  par  le  milieu,  glissent  latéralement   et  disparaissent. 


ACTE  TROISIÈME,  (jlATRIÈME  TAHLEAU     103 

à  droite  et  à  gauche,  dans  l'cpaisseur  des  murs,  découvrant 
fout  à  coup,  irréel,  infini,  ineffable,  le  plus  inattendu  de.s  jar- 
dins de  rêve  et  de  lumière  nocturne,  où,  parmi  les  étoiles  et  les 
planètes,  illuminant  tout  ce  qu'ils  touchent,  volant  sans  cesse 
de  pierreries  en  pierreries,  de  rayons  de  lune  en  rayons  de 
lune,  de  féeriques  oiseaux  bleus  évoluent  perpétuellement  et 
liarmonieusement  jusqu'aux  confins  de  l'horizon,  innombrables 
au  point  qu'ils  semblent  être  le  souffle,  l'atmosphère  azurée, 
la  substance  môme  du  jardin  merveilleux.  —  fyltyl,  ébloui, 
éperdu,  debout  dans  la  lumière  du  jardin  :)  Oh  !...  le  ciel  !... 
(Se   tournant  vers   ceux   qui   ont  fui.)/ Venez   vite!...    Ils 

sont  là!...  C'est  eux!  c'est  eux!  c'est  eux!...  Nous 
les  tenons  enfin!...  Des  milliers  d'oiseaux  bleus! 
Des  millions!...  Des  milliards!...  Il  y  en  aura 
trop!...  Viens,  Mytyl!..^  Viens,  Tylô!...   Venez 

tous!...  Aidez-moi!...  (S'élançant  parmi  les  oiseaux.)  On 

les  prend  à  pleines  mains!...  Ils  ne  sont  pas 
farouches!...  Ils  n'ont  pas  peur  de  nous!...  Par 

ici!  par  ici!...  (Mytyl  et  les  autres  accourent.  Ils  entrent 
tous  dans  le  jardin  éblouissant,  hormis   la   Nuit  et  la  Chatte.) 

Vous  voyez!...  Ils  sont  trop!...  Ils  viennent 
dans  mes  mains!...  Regardez  donc,  ils  mangent 
les  rayons  de  la  lune!...  Mytyl,  où  donc  es-tu?... 
Il  y  a  tant  d'ailes  bleues,  tant  de  plumes  qui 
tombent  qu'on  n'y  voit  plus  du  tout!...  Tylô! 
ne  les  mord  pas...  Ne  leur  fais  pas  de  mal!... 
Prends-les  très  doucement! 


104  L'OISEAU  BLEl" 

MYTYL,  enveloppée  iroiseaux  bleus. 

J'en  ai  déjà  pris  sept!...  Oh!  qu'ils  battent 
des  ailes!...  Je  ne  puis  les  tenir!... 

TYLTYL 

Moi  non  plus!...  J'en  ai  trop!...  Ils  s'échap- 
pent!... Ils  reviennent!...  Tylô  en  a  aussi!...  Ils 
vont  nous  entraîner!...  nous  porter  dans  le 
ciel  !...  Viens,  sortons  par  ici  !...  La  Lumière  nous 
attend!...  Elle  sera  contente!...  Par  ici,  par 
ici!... 

Ils  s'évadent  du  jardin,  les  mains  pleines  d'oiseaux  qui  se 
débattent,  et,  traversant  toute  la  salle  parmi  l'affolement 
des  ailes  azurées,  sortent  h  droite,  par  où  ils  sont  entrés, 
suivis  du  Pain  et  du  Sucre  qui  n'ont  pas  pris  d'oiseaux. 
—  Restés  seuls,  la  Nuit  et  la  Chatte  remontent  vers  le 
fond  et  regardent  anxieusement  dans  le  jardin. 

LA    NUIT 

Ils  ne  l'ont  pas?... 

LA   CHATTE 

Non...  Je  le  vois  là  sur  ce  ravon  de  lune...  Ils 


ACTE  TROISIÈME,  QUATRIÈME  TABLEAU     105 
n'ont  pas  pu  l'atteindre,  il  se  tenait  trop  haut... 

Le  rideau  tombe.  Aussitôt  après,  devant  le  rideau  tombé, 
entrent  simultanément,  à  gauche  la  Lumière,  à  droite 
Tyltyl,  Mytji  et  le  Chien,  accourant  tout  couverts  des 
oiseaux  qu'ils  viennent  de  capturer.  Mais  déjà  ceux-ci 
paraissent  inanimés  et,  la  tête  pendante  et  les  ailes 
brisées,  ne  sont  plus  dans  leurs  mains  que  d'inertes 
dépouilles. 

LA    LUMIÈRE 

Eh  bien,  l'avez-vous-pris?... 

TYLTYL 

Oui,  oui!...  Tant  qu'on  voulait...  Il  y  en  a  des 
milliers!...  Les  voici!...  Les  vois-tu!...  (Regardant 

les  oiseaux  qu'il  tend  vers  la  Lumière   et  s'apcrcevant  qu'ils 

sont  morts.)  Tiens!...  Ils  ne  vivent  plus...  Qu'est-ce 
qu'on  leur  a  fait?...  Les  tiens  aussi,  Mytyl?... 

Ceux    de    TylÔ    aussi.    (Jetant  avec  colère  les  cadavres 

d'oiseaux.)  Ah!  non,  c'est  trop  vilain!...  Qui  est-ce 
qui  les  a  tués?...  Je  suis  trop  malheureux!... 

11  se  cache  la  tète  sous  le  bras  et  paraît  tout  secoué  de 
sanglots. 

LA  LUMIERE,  le  serrant  maternellement  dans  ses  bras. 

Ne  pleure  pas,  mon  enfant...  Tu  n'as  pas 


IdG  I.'OISEAU  BLEU 

pris  celui  qui  peut  vivre  en  plein  jour...  11  est 
allé  ailleurs...  Nous  le  retrouverons... 

LE  CHIEN,  regardant  les  oiseaux  morts. 

Est-ce  qu'on  peut  les  manger?... 

Ils  sortent  tous  à  ijauclie. 


CINQUIÈME   TABLEAU 


LA   FORET 


Une  forêt.  —  ïl  fait  nuit.  —  Clair  de  lune.  —  Vieux 
arbres  de  diverses  espèces,  notamment  :  un  chêne,  un 
hêtre,  un  orme,  un  peuplier,  un  sapin,  un  cyprès,  un  til- 
Jsur,  un  marronnier,  etc. 


Entre  la  Clialte. 
LA  CHATTE,  saluant  les  arbres  à  la  ronde. 

Salut  à  tous  les  arbres!... 

MURMURE    DES    FEUILLAGES 

Salut!... 

LA    CHATTE 

C'est  un  grand  jour  que  ce  jour-ci!...  Notre 
'nnemi  vient  délivrer  vos  énergies  et  se  livrer 


108  L'OISEAU  BLEU 

lui-même...  C'est  Tyltyl,  le  fils  du  bûcheron  qui 
vous  a  fait  tant  de  mal...  Il  cherche  l'Oiseau- 
Bleu  que  vous  cachez  à  l'Homme  depuis  le 
commencement  du  monde,  et  qui  sait  seul  notre 

secret...     (Murmure  dans  les  feuilles.)     VoUS    dites?... 

Ah!  c'est  le  Peuplier  qui  parle...  Oui,  il  possède 
un  Diamant  qui  a  la  vertu  de  délivrer  un  ins- 
tant nos  esprits;  il  peut  nous  forcer  à  livrer 
rOiseau-Bleu,  et  nous  serons  dès  lors,  définiti- 
vement, à  la  merci  de  l'Homme...  (Murmure  dans  les 

feuilles.)   Qui   parle?...   Tiens!   c'est   le    Chêne... 

Comment   allez-vous?...    (Murmure  dans  les  feuilles  du 

Chêne.)  Toujours  enrhumé?...  La  Réglisse  ne  vous 
soigne  plus?...  Toujours  les  rhumatismes?... 
Croyez-moi,  c'est  à  cause  de  la  mousse;  vous  en 
mettez  trop  sur  vos  pieds...  L'Oiseau-Bleu  est 

toujours  chez  vous?...   (Murmures  dans  les  feuilles  du 

Chêne.)  Vous  dites?...  Oui,  il  n'y  a  pas  à  hésiter, 
il  faut  en  profiter,  il  faut  qu'il  disparaisse... 

(Murmure  dans  les  feuilles.)  Plaît-il?...  Oui,  il  GSt  aveC 

sa  petite  sœur;  il  faut  qu'elle  meure  aussi... 
(Murmure  dans  les  feuilles.)  Oui,  le  Chien  les  accom- 
pagne; il  n'y  a  pas  moyen  de  l'éloigner...  (Mur- 
mure dansies  feuilles.)  Vous  dites?...  J-ieçorrorQpje?... 

Impossible...  J'ai  essayé  de  tout...  (Murmures  parmi 

les  feuilles.)  Ah!  c'est  toi,  le  Sapin?...  Oui,  pré- 


ACTE  TROISIÈME,  CINQUIÈME   TABLEAU      111 
LA  CHATTE,  bas,  à  Tyltyl. 

Vous  tolérez  pareille  désobéissance?...  Don- 
nez-lui donc  quelques  coups  de  bâton  sur  le 
nez,  il  est  vraiment  insupportable!... 

TYLTYL,    battant  le  Cliicii. 

Voilà  qui  t'apprendra  à  obéir  plus  vite!... 

LE    CHIEX.    hurlant. 

Aïe!  Aïe!  Aïe!... 

TYLTYL 

Qu'en  dis-tu?... 

LE    CHIEN 

,  Il  faut  que  je  t'embrasse  puisque  tu  m'as 
battu!... 

Il  embrasse  et  caresse  violemment  Tyltyl. 
TYLTYL 

Voyons...  C'est,  bien...  Ça  suffit...  Va-t'en!... 

MYTYL 

Non,  non;  je  veux  qu'il  reste...  .l'ai  peur  de 
l  tout  quand  il  n'est  pas  là... 


\li  L'OISEAU  BLEU 

LE  CHIEN,  bondissant  et  renversant  presque  Mytyl, 
qu'il  accable  ilc  caresses  iirécipitces  et  enthousiastes. 

Oh!  la  bonne  petite  fille!...  Qu'elle  est  belle! 
Qu'elle  est  bonne!...  Qu'elle  est  belle,  qu'elle 
est  douce!...  Il  faut  que  je  l'embrasse!  Encore! 
encore!  encore!... 

LA    CHATTE 

Quel  idiot!...  Ma  foi,  nous  verrons  bien...  Ne 
perdons  pas  de  temps...  Tournez  lé  Diamant... 

TYLTYL 

Où  faut-il  me  placer? 

LA    CHATTE 

Dans  ce  rayon  de  lune;  vous  y  verrez  plus 
clair...  Là!  tournez  doucement... 

Tj'Uji  tourne  le  Diamant;  aussitôt  un  long  frémissement 
agite  les  branches  et  les  feuilles.  Les  troncs  les  jilus 
anciens  et  If.s  plus  imposants  sVntr'ouvrent  pour  livrer 
passage  à  l'àme  que  chicun  d'eux  renferme.  L'aspect 
de  ces  âmes  diffère  suivant  l'aspect  et  le  caractère  do 
l'arbre  qu'elles  représentent.  Celle  de  l'Orine,  pu- 
exemple,  est  une  sorlc  de  gnome  poussif,  vcnlru, 
bourru  ;  celle  du  Tilleul  est  placide,  fa  nilièn-,  joviale  : 
celle  du   Hêtre,  élégante  et  agile;  celic  du  Bouleau, 


ACTE  TROISIÈME,  CINQUIÈME  TABLEAU      J13 

blanche,  réservée,  inquiète;  celle  du  Saul^,  pahûjigrie, 
éckfiïeiéêj  pl'iinlive  ;  celle  du  Sapin,  longue,  efilan- 
quée.  taciturne;  celle  du  Cyprès,  tragique;  ceil«  du 
Marronnier,  prétentieuse,  un  peu  snob;  colle  ilu  Peu- 
plier, allègre,  encombrante,  bavarde.  Les  unes  sortent 
leiileinenl  de  leur  tronc,  engouriiifs,  séliranf,  conime 
après  une  captivité  ou  un  sommeil  sécnlMire.  les  :iut  es 
s'en  dégaiient  d'un  bond,  alertes,  empres-^ées,  et  toutes 
viennent  se  ranger  autour  des  deux  enfants,  tout  en 
se  tenant  autant  q  le  possible  à  proximité  de  l'arbre 
dont  elles  sont  nées. 


LE  PEUPLIER,   accourant  le  premier  et   criant  à  lue-tôt»». 

Des  Hommes!...  De  petits  Hommes!...  On 
pourra  leur  parler!...  C'est  fini  le  Silence!...  C'est 
fmi!...  D'où  viennent-ils?...  Qui  est-ce?...  Qui 

sont-ils?...   (.4u  Tilleul   qui  s'avance  en   fumant   tranqnilii'- 

ment  sa  pipe.)  Les  connais-tu,  toi,  père  Tilleul?... 

LE    TILLEUL 

Je  ne  me  rappelle  pas  les  avoir  vus... 

LE    PEUPLIER 

Mais  si,  voyons,  mais  si!...  Tu  connais  tous 
les  Hommes,  tu  es  toujours  à  te  promener 
autour  de  leurs  maisons... 

10. 


lU  L'OISEAT   m.EL 

LE  TILLEUL,  examinant  les  enfants. 

Mais  non,  je  vous  assure...  Je  ne  les  connais 
pas...  Ils  sont  encore  trop  jeunes...  Je  ne  con- 
nais bien  que  les  amoureux  qui  viennent  me  voir 
,      au  clair  de  lune  ;'0U  les  buveurs  de  bière  qui  trin- 
quent sous  mes  branches... 

LE  MARRONNIER,  pincé,  ajustant  son  monocle. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?...  C'est  des  pauvres 
de  la  campagne?... 

LE    PEUPLIER 

Oh!  vous,  monsieur  le  Marronnier,  depuis  que 
^  ous  ne  fréquentez  plus  que  les  boulevards  des 
grandes  villes... 

J/ry-tt^"^^     LE  SAULE,  s'avançant  en  sabots  cl  geignard. 

Mon  Dieu,  mon  Dieu!...  Ils  viennent  encore 
me  couper  la  tête  et  les  bras  pour  en  faire  des 
fagots!... 

LE    PEUPLIER 

Silence!...  Voici  le  Chêne  qui  sort  de  son  pa- 
lais!... Il  a  l'air  bien   souffrant    ce   soir...  Ne 


ACTE   TROISIÈME,  CINQUIÈME  TABLEAU      lf5 

trouvez-vous  pas  qu'il  vieillit?...  Quel  âge 
peut-il  avoir?...  Le  Sapin  dit  qu'il  a  quatre 
mille  ans;  mais  je  suis  sûr  qu'il  exagère...  Atten- 
tion, il  va  nous  dire  ce  que  c'est... 

Le  Chêne  s'avance  lentement.  Il  est  faliuleusement  vieux, 
'  couronné  de  gui  et  vêtu  d'une  longue  robe  verte  bro- 

dée de  mousse  et  de  lichen.  Il  est  aveugle,  sa  barbe 
blanche  flotte  au  vent.  Il  s'appuie  d'une  main  sur  un 
bâton  noueux  et  de  l'autre  sur  un  jeune  Chèneau  qui 
lui  sert  de  guide.  L'Oiseau-Bleu  est  pen.hé  sur  son 
épaule.  A  son  approche,  mouveuient  de  respect  parmi 
les  arbres  qui  se  rangent  et  s'inclinent. 

TYLTYL 

11  a  l'Oiseau-Bleu!...  Vite!  vite!...  Par  ici!... 
Donnez-le-moi!... 

LES    ARBRES 

Silence!... 

LA  CHATTE,  à  lytl\l. 

Découvrez-vous,  c'est  le  Chêne!... 

LE  CHÈ>'E,  à  Tyl'.U. 

Qui  es-tu?... 

TYLTYL 

Tyltyl,  monsieur...  Quand  est-ce  que  je  pourrai 
prendre  TOiseau-Bleu?... 


116  L'OISEAU  BLEU 

LE    CHÊNE 

Tyltyl,  le  fils  du  bûcheron?... 

TYLTYL 

Oui,  monsieur... 

LE    CHÊNE 

Ton  père  nous  a  fait  bien  du  mal...  Dans  ma 
seule  famille  il  a  mis  à  mort  six  cents  de  mes  fils, 
quatre  cent  soixante-quinze  oncles  et  tantes, 
douze  cents  cousins  et  cousines,  trois  cent 
quatre-vingts  brus  et  douze  mille  arrière-petits- 
fils!... 

TYLTYL 

Je  ne  sais  pas,  monsieur...  Il  ne  l'a  pas  fait 
exprès... 

LE    CHÊNE 

Que  viens-tu  faire  ici,  et  pourquoi  as-tu  fait 
sortir  nos  âmes  de  leurs  demeures?... 

TYLTYL 

Monsieur,  je  vous  demande  pardon  de  vous 


ACTE  TROISIÈME,   CINQUIÈME  TABLEAU      1)7 

avoir  dérangé...  C'est  la  Chatte  qui  m'a  dit  que 
vous  alliez  nous  dire  où  se  trouve  l'Oiseau- 
Bleu... 

LE    CHÊNE 

Oui,  je  sais,  tu  cherches  l'Oiseau-BIeu,  c'est- 
à-dire  le  grand  secret  des  choses  et  du  bonheur, 
pour  que  les  Hommes  rendent  plus  dur  encore 
notre  esclavage... 

TYLTYL 

Mais  non,  monsieur;  c'est  pour  la  petite  fille 
de  la  Fée  Bérylune  qui  est  très  malade... 

LE  CHENE,  lui  imposant  silence. 

Il  suffit!...  Je  n'entends  pas  les  Animaux...  Où 
sont-ils?...  Tout  ceci  les  intéresse  autant  que 
nous...  Il  ne  faut  pas  que  nous,  les  Arbres,  assu- 
mions seuls  la  responsabilité  des  mesures  graves 
qui  s'imposent...  Le  jour  où  les  Hommes  appren- 
dront que  nous  avons  fait  ce  que  nous  allons 
faire,  il  y  aura  d'horribles  représailles...  11 
convient  donc  que  notre  accord  soit  unanime, 
pour  que  notre  silence  le  soit  également... 


118  L'OISEAU   BhEV 

LE  SAPIN,  rey;arilajit  pui-ilcssiis  les  autres  arbres. 

Les  Animaux  arrivent...  Ils  suivent  le  Lapin... 
Voici  l'âme  du  Cheval,  du  Taureau,  du  Bœuf, 
de  la  Vache,  du  Loup,  du  Mouton,  du  Porc,  du 
Coq,  de  la  Chèvre,  de  l'Ane  et  d'C  l'Ours... 

Enîrée  successive  des  âmes  des  Animaux  qui,  à  mesure 
que  les  énumère  le  Sapin,  s'avancent  et  vcint  s'asseoir 
eulrc  les  arbres,  à  l'exception  de  l'âme  de  la  Chèvre 
qui  vai,'abonde  çà  et  là,  cl  de  celle  du  Porc  qui  fouillo 
les  racines. 

LE    CHÊ-NE 

Tous  sont-ils  ici  présents?... 

LE    LAPIN 

La  Poule  ne  pouvait  pas  abandonner  ses 
œufs,  le  Lièvre  faisait  des  courses,  le  Cerf  a. 
mal  aux  cornes,  k  Renard  est  souffrant,  — 
voici  le  certificat  du  médecin,  —  l'Oie  n'a  pas 
tompris  et  le  Dindon  s'est  mis  en  colère... 

LE    CHÊNE 

Ces  abstentions  sont  extrêmement  regretta- 
bles... Néanmoins,  nous  sommes  en  nombre 
suffisant...  Vous  savez,  mes  frères,  d'C  quoi  il 


ACTE  TROISIÈME,  CINQUIÈME  TABLEAU      ilH 

'-,{  question.  L'enfant  que  voici,  grâce  à  un 
talisman  dérobé  aux  puissances  de  la  Terre, 
peut  s'emparer  de  notre  Oiseau-Bleu,  et  nous 
arracher  ainsi  le  secret  que  nous  gardons  de- 
puis l'origine  de  la  Vie...  Or,  nous  connaissons 
assez  l'Homme  pour  n'avoir  aucun  doute  sur  le 
sort  qu'il  nous  réserve  lorsqu'il  se  trouvera  en 
possession  de  ce  secret.  C'est  pourquoi  il  me 
semble  que  toute  hésitation  serait  aussi  stupide 
que  criminelle...  L'heure  est  grave;  il  faut  que 
l'enfant  disparaisse  avant  qu'il  soit  trop  tard... 

TYLTYL 

Que  dit-il?... 

LE    CHIEN,   rôdant  autour  du  Cliêne  en  montrant  ses  crocs. 

As-tu  VU  mes  dents,  vieux  perclus?... 

LE   HÊTRE,   indigiiL'. 

Il  insulte  le  Chê.^e!... 

LE    CHÊNE 

C'est  le  Chien?...  Qu'on  l'expulse!  Il  ne  faut 
pas  que  nous  tolérions  un  traître  parmi  nous!... 


120  L'OISEAU  BLEU 

LA  CHATTE,  bas,  à  Tyllyl. 

Éloignez  le  Chien...  C'est  un  malentendu... 
Laissez-moi  faire,  j'arrangerai  les  choses...  Mais- 
éloignez-le  au  plus  vite... 

TYLTYL,  au  f.liicn. 

Veux-tu  t'en  aller!... 

LE    CHIEX 

Laisse-moi  donc  lui  déchirer  ses  pantoufles 
de  mousse  à  ce  vieux  goutteux-là!...  On  va 
rire!... 

TYLTYL 

Tais-toi  donc!...  Et  va-t'en!...  Mais  va-t'en, 
vilaine  bête!... 

LE    CHLEN 

Bon,  bon,  on  s'en  ira...  Je  reviendrai  quand  tu 
auras  besoin  de  moi... 

LA  CHATTE,  bas,  à  Tyltjl. 

Il  serait  plus  prudent  de  l'enchaîner,  sinon  il 
fera  des  bêtises;  les  Arbres  se  fâcheront,  et 
tout  cela  finira  mal... 


ACTE  TROISIÈME,  CINQUIÈME  TABLEAl       121 


TYLTYL 


Comment  faire?...  J'ai  égaré  sa  laisse. 


LA    CHATTE 

Voici  tout  juste  le  Lierre  qui  s'avance  avec  de 
solides  liens... 

LE    CHIEN,   grondant. 

Je  reviendrai,  je  reviendrai!...  Podagre! 
bronchiteux!...  Tas  de  vieux  rabougris,  tas  de 
vieillesracines!...  C'est  la  Chatte  qui  mène  tout!... 
Je  lui  revaudrai  ça!...  Qu'as-tu  donc  à  chuchoter 
ainsi,  Judas,  Tigre,  Bazaine!...  Wa,  wa!  wa!... 

LA    CHATTE 

Vous  voyez,  il  insulte  tout  le  monde... 

TYLTYL 

C'est  vrai,  il  est  insupportable  et  l'on  ne. 
s'entend  plus...  Monsieur  le  Lierre,  voulez- 
vous  l'enchaîner?... 

LE  LIERRE,  s'approchanl  assez  craintivement  du  Chien. 

Il  ne  mordra  pas?... 

11 


122  L'OISEAU  BLEU 

LE  CHIEN,  grondant. 

Au  contraire!  au  contraire!:...  Il  va  bien 
t'embrasser!...  Attends,  tu  vas  voir  ça!...  Ap- 
proche, approche  donc,  tas  de  vieilles  ficelles!... 

TYLTYL,  le  menaçiint  du  bâton. 

Tylô!... 

LE  CHIEÎs,  rampant  aux  pieds  de  Tyllyl  en  agitant  la  queiio. 

Que  faut-il  faire,  mon  petit  dieu?... 

TYLTYL 

Te  coucher,  à  plat  ventre!...  Obéis  au  Lierre... 
Laisse-toi  garotter,  sinon... 

LE  CHIEN,  grondant  entre   les  dents  peadant.  qive   le  Lierre 
le  garolte. 

Ficelle!...  Corde  à  pendus!...  Laisse  à  veaux!... 
Chaîne  à  porcs!...  Mon  petit  dieu,  regarde...  Il 
me  tord  les  pattes...  Il  m'étrangle!... 

TYLTYL 

Tanrt  pis!...  Tu  l'as  voulu!...  Tais-toi,  tiens- 
toi  tranquille,  tu  es  insupportable!... 


ACTE   TROISIÈME,  CrNQCTÈME  TADEE.vr      123 

LE    CHIEN 

C'est  égal,  tu  as  tort...  Us  ont  de  vilakies  in- 
tentions... Mon  petit  dieu,  prends  garde!...  Il 
me  ferme  la  bouche!...  Je  ne  peux  plus  parler!... 

l*      LE  LIERRE,  qui  a  ficelé  le  Chien  comme  un  paquet. 

Où  faut-il  le  porter?...  Je  l'ai  bien  bâii- 
lonné...  il  ne  souffle  plus  mat... 

LE    CHÊNE 

Qu'on  l'attache  solidement  là-bas,  derrière 
mon  tronc,  à  ma  grosse  racine...  Nous  verrons 
ensuite  ce  qu'il  convient  d'^n  faire...  (Le  Lierre 

aidé  du  l'cuplier  porte  le  Chien  ilcrrière  le  tronc  du  Gticiie  ) 

Est-ce  fait?...  Bien,  maintenant  que  nous 
voilà  débarrassés  de  ce  témoin  gênant  et  de  ce 
renégat,  délibérons  selon  notre  justice  et  notre 
vérité...  Mon  émotion,  je  ne  vous  le  cache  point, 
est  profonde  et  pénible...  C'est  la  première  fois 
qu'il  nous  est  donné  de  juger  l'Homme  et  de  lui 
faire  sentir  notre  puissance...  Je  ne  crois  pas 
qu'après  le  mal  qu'il  nous  a  fait,  après  les  mons- 
trueuses injustices  que  nous  avons  subies,  il 
reste  le  moindre  dou^e  sur  la  sentence  qui  l'at- 
tend... 


124  L'OISEAU  BLEU 

TOUS   LES  ARBRES  et  TOUS   LES  ANIMAUX 

Non  !  Non  !  Non  !...  Pas  de  doute  !...  La  pendai- 
son!,.. La  mort!...  Il  y  a  trop  d'injustice!...  Il  a 
trop  abusé!...  Il  y  a  trop  longtemps!...  Qu'on 
l'écrase!  Qu'on  le  mange!...  Tout  de  suite!... 
Tout  de  suite!... 

TYLTYL,  à  la  Glialte. 

Qu'ont-ils  donc?...  Ils  ne  sont  pas  contents?... 

LA    CHATTE 

Ne  vous  "inquiétez  pas...  Ils  sont  un  peu 
fâchés  à  cause  que  le  Printemps  est  en  retard... 
Laissez-moi  faire,  j'arrangerai  tout  ça... 

LE    CHÊNE 

Cette  unanimité  était  inévitable...  Il  s'agit 
à  présent  de  savoir,  pour  éviter  les  représailles, 
quel  genre  de  supplice  sera  le  plus  pratique,  le 
plus  commode,  le  plus  expéditif  et  le  plus  sûr; 
celui  qui  laissera  le  moins  de  traces  accusa- 
trices lorsque  les  Hommes  retrouveront  les 
petits  corps  dans  la  forêt... 


ACTE  TROISIÈME,  CINQUIÈME  TABLEAU      125 

TYLTYL 

Qu'est-ce  que  c'est  que  tout  ça?...  Où  veut-il 
en  venir?...  Je  commence  à  en  avoir  assez... 
Puisqu'il  a  l'Oiseau-Bleu,  qu'il  le  donne... 

LE  TAUREAU,  s'avançimt. 

Le  plus  pratique  et  le  plus  sûr,  c'est  un  bon 
coup  de  corne  au  creux  de  l'estomac.  —  Vou- 
lez-vous que  je  fonce?... 

LE    CHÊNE 

Qui  parle  ainsi?... 

LA    CHATTE 

C'est  le  Taureau. 

LA    VACHE 

Il  ferait  mieux  de  se  tenir  tranquille...  Moi,  je 
ne  m'en  mêle  pas...  J'ai  à  brouter  toute  l'herbe 
de  la  prairie  qu'on  voit  là-bas,  dans  le  bleu  de 
la  lune...  J'ai  trop  à  faire... 

LE    BŒUF 

Moi     aussi.      D'ailleurs,     j'approuve     tout 

d'avance... 

11. 


126  L'OISEAU  B[>EW 

LE    HÊTRE 

Moi,  j'offre  ma  plus  haute  bran-che  pour  les 
pendre... 

LE    LIERRE 

Et  moi  le  nœud  coulant... 

LE    SAPI^f 

Et  moi  les  quatre  planches  pour  la  petite 
boîte... 

LE    CYPRÈS 

Et  moi  la  concession  à  perpétuité... 

LE    SAULE 

Le  plus  simple  serait  de  les  noyer  dans  une 
de  mes  rivières...  Je  m'en  charge.,. 

LE  TILLEUL,  conciliant. 

Voyons,  voyons...  Est-il  bien  nécessaire  d'en 
venir  à  ces  extrémités?  Ils  sont  encore  bien 
jeunes...  On  pourrait  tout  bonnement  les  em- 
pêcher de  nuire  en  les  retenant  prisonniers  dans 


ACTE  TROISIÈME,  CINQUIÈME  TABLEAU     427 

lin  clos  que  je  me  charge  de  construire  en  me 
plantant  tout  autour... 


LE    CHENE 

Qui  parle  ainsi?...  Je  crois  reconnaître  la  voix 
mielleuse  du  Tilleul... 

LE    SAPIN 

En  effet... 

LE    CHÊNE 

Il  y  a  donc  un  renégat  parmi  nous,  comme 
parmi  les  Animaux?...  Jusqu'ici,  nous  n'avions 
à  déplorer  que  la  défection  des  Arbres  fruitiers  ; 
mais  ceux-ci  ne  sont  pas  de  véritables  Arbres... 

LE  PORC,  roulant  de  petits  yeux  gloutons. 

Moi,  je  pense  qu'il  faut  d'abord  manger  la 
petite  fille...  Elle  doit  être  bien  tendre... 

TYLTYL 

Que  dit-il  celui-là?...  Attends  un  peu,  espèce 
de... 


!-28  L'OISEAU  BLEU 


LA    CHATTE 


Je  ne  sais  ce  qu'ils  ont;  mais  cela  prend  mau- 
vaise tournure... 

LE    CHÊNE 

Silence!...  Il  s'agit  de  savoir  qui  de  nous  aura 
l'honneur  de  porter  le  premier  coup;  qui  écar- 
tera de  nos  cimes  le  plus  grand  danger  que 
nous  ayons  couru  depuis  la  naissance  de 
l'Homme... 

LE    SAPIN 

C'est  à  vous,  notre  roi  et  notre  patriarche,  que 
revient  cet  honneur... 

LE    CHÊNE 

C'est  le  Sapin  qui  parle?...  Hélas!  je  suis 
trop  vieux!  Je  suis  aveugle,  infirme,  et  mes  bras 
engourdis  ne  m'obéissent  plus...  Non,  c'est  à 
vous,  mon  frère,  toujours  vert,  toujours  droit, 
c'est  à  vous,  qui  vîtes  naître  la  plupart  de  ces 
Vrbres,  qu'échoit,  à  mon  défaut,  la  gloire  du 
noble  geste  de  notre  délivrance... 


ACTE  TROISIÈME,  CINQUIÈME  TABLEAU      129 

LE    SAPIN 

Je  VOUS  remercie,  mon  vénérable  père... 
Mais  comme  j'aurai  déjà  l'honneur  d'ensevelir 
les  deux  victimes,  je  craindrais  d'éveiller  la 
juste  jalousie  de  mes  collègues;  et  je  crois 
qu'après  nous,  le  plus  ancien  et  le  plus  digne, 
celui  qui  possède  la  meilleure  massue,  c'est  le 
Hêtre... 

LE    HÊTRE 

Vous  savez  que  je  suis  vermoulu  et  que  ma 
massue  n'est  point  sûre...  Mais  l'Orme  et  le 
Cyprès  ont  de  puissantes  armes... 

l'orme 

Je  ne  demanderais  pas  mieux;  mais  je  puis  à 
peine  me  tenir  debout...  Une  taupe,  cette  nuit, 
m'a  retourné  le  gros  orteil... 

LE    CYPRÈS 

Quant  à  moi,  je  suis  prêt...  Mais,  comme  mon 
bon  frère  le  Sapin,  j'aurai  déjà,  sinon  le  privi- 
lège de  les  ensevelir,  tout  au  moins  l'avantage 
de  pleurer  sur  leur  tombe...  Ce  serait  illégiti- 
mement cumuler...  Demandez  au  Peuplier... 


13»!  L'OISEAU  BLEU 

LE    PEUPLIER 

A  moi?...  Y  pensez-vous?...  Mais  mon  bois 
e>i  plus  tendre  que  la  chair  d'un  enfant!...  Et 
puis,  je  ne  sais  ce  que  j'ai...  Je  tremble  de 
lièvre...  Regardez  donc  mes  feuilles...  J'ai  d-û 
prendre  froid  ce  matin  au  Icvor  du  soleil... 

LE   CHENE,  éclat) nt  d'indign.ition. 

Vous  avez  peur  de  l'Homme!...  Même  ces 
petits  enfants  isolés  et  sans  armes  vous  inspirent 
la  terreur  mystérieuse  qui  fit  toujours  de  nous 
les  esclaves  que  nous  sommes!...  Eh  bien,  non! 
C'est  assez!...  Puisqu'il  en  est  ainsi,  puisque 
l'heure  est  unique,  j'irai  seul,  vieux,  perclus, 
tremblant,  aveugle,  contro  l'prinemi  hérédi- 
taire!.. Où  est-il?... 

Tâtonnant  de  son  bùton,  il  s'avance  vers  Tyltyl. 
TYLTYL,  tirant  son  couteau  de  sa  poche. 

C'est  à  moi  qu'il  en  a,  ce  vieux-là,  avec  son 
gros  bâton?... 

Tous  les  autres  Arbres,  poussant  un  cri  d'épouvante  à  l,i 
vue  du  couteau,  l'arme  mystérieuse  et  irrésistible  de 
l'Hiomme,  s'interposent  et  relieuneiit  le  Ohéne. 


ACTE  TliOlSlÈME,  CINQUIÈME  TABLEAU      KU 

LES    ARBRES 

Le  couteau!...  Prenez  gardel...  Le  eo.uteaii!... 

LE  CHÊNE,  se  (lébaltant. 

Laissez-moi!...  Que  m'importe!...  Le  couteau 
ou  la  hache  !...  Qui  me  retient?...  Quoi  *  vous  êtes 
tous  ici?...  Quoi!  vous  tous  vous  voulez?... 
(Jetant  son  bâton.)  Eh  bien,  soit!...  Hontc  à  nous!... 
Que  les  Animaux  nous  délivrent!... 

LE    TAUREAU 

C'est  cela!...  Je  m'en  charge!...  Et  d'un  seul 
coup  de  coirne!... 

LE  BŒUF  et  LA   VACHE,  le  retenant  par  la  queue. 

De  quoi  te  mêles-tu?.,.  Ne  fais  pas  de  bêtises!... 
C'est  une  mauvaise  affaire!...  Cela  finira  mal... 
C'est  nous  qui  trinquerons...  Laisse  doni... 
C'est  affaire  aux  Animaux  sauvages... 

LE    TAUREAU 

Non,  non!...  C'est  mon  affaire!...  Attendez!... 
Mais  retenez-moi  donc  ou  je  fafô  un  malheur!... 


132  L'OISEAU  BLEU 

TYLTYL,  à  Mylyl  qui  pousse  des  cris  aigus. 

N'aie  pas  peiirL..  Mets-toi  derrière  moi...  J'ai 
mon  couteau... 

LE    COQ 

C'est  qu'il  est  crâne,  le  petit!... 

TYLTYL 

Alors,  c'est  décidé,  c'est  à  moi  qu'on  en 
veut?... 

l'ane 

Mais  bien  sûr,  mon  petit,  tu  y  a  mis  le  temps. 
à  t'en  apercevoir!... 

LE    PORC 

Tu  peux  faire  ta  prière,  va,  c'est  ta  dernière 
heure.  Mais  ne  cache  pas  la  petite  fille...  Je  veux 
m'en  régaler  les  yeux...  C'est  elle  que  je  man- 
gerai la  première... 

TYLTYL 

Qu'est-ce  que  je  vous  ai  fait?,.. 


ACTE   TROISIÈME,  CINQUIÈME  TABLEAU      d33 

LE    MOUTON 

Rien  du  tout,  mon  petit...  Mangé  mon  petit 
frère,  mes  deux  sœurs,  mes  trois  oncles,  ma 
tante,  bon-papa,  bonne-maman...  Attends,  at- 
tends, quand  tu  seras  par  terre,  tu  verras  que 
j'ai  des  dents  aussi... 

l'ane 
Et  que  j'ai  des  sabots!... 

LE  CHEVAL,  piaffant  fièrement. 

Vous  allez  voir  ce  que  vous  allez  voir!... 
Aimez-vous  mieux  que  je  le  déchire  à  belles 
dents  ou  que  je  vous  l'abatte  à  coups  de  pied?... 

(Il  s'avance  magnifiquement  sur  Tylt>l  qui  lui  fait  face  en  le- 
vant son  couteau.  Tout  à  coup,  le  Ciievai,  pris  de  panique, 
tourne  le  dos   et  fuit  à  toutes  jambes.)  Ail!  mais  non!... 

Ce  n'est  pas  juste!...  Ce  n'est  pas  de  jeu!...  II 
se  défend!... 

LE  COQ,    ne  pouvant  cacher  son  admiration. 

C'est  égal,  le  petit  n'a  pas  froid  aux  yeux!... 

LE  PORC,  à  l'Ours  et  au  Loup. 

Précipitons-nous   tous    ensemble...    Je    vous 

12 


134  L'OISEAU   BLEU 

soutieHdrai  par  derrière...  Nous  les  renverserons 
et  nous  nous  partagerons  la  petite  fille  quand 
fille  sera  par  terre... 

LE    LOUP 

Amusez-les  par  là...  Je  vais  faire  un  mouve- 
jmcnt  tournant... 

11  tourne  Tyltyl  qu'il  attaque  par  derrière  et  renverse  à 
demi. 

TYLTYL 

Judas!...  (Il  siî  redresse  sur  au  genou,  brandissant  son 
«auleaii  ot  couvrant  de  son  mieux  sa  peti'.e  sœur  qui  pousse 
des  hiiHeiuenls  de  détresse.  —  Le  voyant  à  demi  renversé,  ton- 
le«Aiiiin,iuxelles  Arbres  se  rapprochent  et  cherchent  à  lui  por- 
ter d-s  coups.  L'obscurité  se  fait  subitement.  Éperdument,  TyHyl 

appelle  à  l'aide.)  A  moi !  A  mol!...  Tylô!  Tylô!... 
Où  est  la  Chatte?...  Tylô!...  Tylette!  Tylettci... 
Venez!  venez!... 

LA  CHATTE,  hypocritement,  à  l'écart. 

Je  ne  peux  pas...  Je  viens  de  me  fouler  la 
patte... 

TY^LTYL,  parant  les  coups  et  se  défendant  de  son  mieux. 

A  moi!...  Tylô!  Tylô!...  Je  ne  peux  plus!...  Ils 


ACTE   TROISIÈME,  CINQUIKilE   TABLEAU      135 

r-'.nt    trop!...    L'Ours!    le    Cochon!    le    Loup! 
l'Ane!  le  Sapin!  le  Hêtre!...  Tylô!  Tylo!  Tylôl... 

Traînant  ses  lieas  brisés,  le  Chien  bondit  de  derrière  Irr 
tronc  du  Cbène  et,  bousculant  Àrlires  et  Animaux,  se- 
jetle  devant  Tyllyl  qu'il  délenJ  avec  rage. 

].E  CHIEN,  tout  en  distribuant  d'énormes  coups  de  deat*. 

Voilà!  voilà!  mon  petit  dieu!...  N'aie  pa.*^ 
peur!  Allons-y!...  J'ai  de  bons  coups  de  gueule  l... 
Tiens,  voilà  pour  toi.  l'Ours,  là  dans  ton  gros 
derrière!... Voyons,  qui  en  veut  encore?...  Voilà 
pour  le  Cochon,  et  ça  pour  le  Cheval  et  la  queue 
du  Taureau!  Voilà!  j'ai  déchiré  la  culotte  du 
Hêtre  et  le  jupon  du  Chêne!...  Le  Sapin  f... 
arnp!...  C'est  ésraî.  il  fait  rhaud!... 

TYLTYL,  accabb'. 

•le  n'en  peux  plus!...  Le  Cyprès  m'a   donn» 
un  grand  coup  sur  la  tête... 

L"    CHIEN 

Aïe!  c'est  un  coup   ^u  Saule!...  Il  m'a  cassé Ih 

ttr!... 

TYLTYL 


Ils  reviennent  à  la  charge!  Tous  ensemble T 
Cette  fois,  c'est  1^  Loup!... 


136  L'OISEAU  BLEU 

LE    CHIEIN 

Attends,  que  je  l'étrenne!... 

LE    LOUP 

Imbécile!...  Notre  frère!...  Ses  parents  ont 
noyé  tes  petits!... 

LE    CHIEN 

Ils  ont  bien  fait!...  Tant  mieux!...  C'est  qu'ils 
te  ressemblaient!... 

TOUS  LES   ARBRES  et   TOUS   LES    ANIMAUX 

Renégat!...  Idiot!...  Traître!  Félon!  Nigaud!... 
.Judas!...  Laisse-le!  C'est  la  mort!  Viens  à  nous! 

LE  CHIEN,  ivre  d'ardeur  et  de  dévouement. 

Non!  non!...  Seul  contre  tous!...  Non,  non!... 
Fidèle  aux  dieux!  aux  meilleurs!  aux  plus 
grands!...  (a  lyiiji.) Prends  garde,  voici  l'Ours!... 
Méfie-toi  du  Taureau...  Je  vais  lui  sauter  à  la 
gorge...  Aïe!...  C'est  un  coup  de  pied...  L'Ane 
m'a  cassé  deux  dents... 


ACTE  TROISIÈME,  CINQUIÈME  TABLEAU      137 


TYLTYL 

Je  ne  peux  plus,  Tylô!...  Aie!...  C'est  un 
coup  de  rOrme...  Regarde,  ma  main  saigne... 
C'est  le  Loup  ou  le  Porc... 

LE    CHIEN 

Attends,  mon  petit  dieu...  Laisse-moi  t'em- 
brasser.  Là,  un  bon  coup  de  langue...  Ça  te  fera 
du  bien...  Reste  bien  derrière  moi...  Ils  n'osent 
plus  approcher...  Si!...  Les  voilà  qui  revien- 
nent!... Ah!  ce  coup,  c'est  sérieux!,,.  Tenons 
ferme!.,. 

TYLTYL,  se  laissant  tomber  sur  le  sol. 

Non,  ce  n'est  plus  possible... 

LE    CHIEN 

On  vient!...  J'entends,  je  flaire]... 

TYLTYL 

Où  donc?.,.  Qui  donc?... 

LE    CHIEN 

Là!  là!...   C'est  la  Lumière!...   Elle  nous  a 

12. 


138  L'OISEAU  BLEl 

retrouvés!...  Sauvés,  mon  petit  roi!...  Embrasse- 
moi!...  Sauvés!...  regarde!...  Ils  se  méfient!... 
Ils  s'écartent!...  Ils  ont  peur!... 

TYI.TYL 

La  Lumière!...  La  Lumière!...  Venez  donc!... 
Hàtez-vous!...  Ils  se  sont  révoltés!...  Ils  sont 
tous  contre  nous!... 

Entre  la  Lumière;  à  mesure  «(u'elle  s'avance,  l'Aurore 
se  lève  sur  la  forêt  qui  s'c'elairo. 

LA    LUMIÈRE 

Qu'est-ce  donc?...  Qu'y  a-t-il?... Mais, malheu- 
reux! tu  ne  savais  donc  pas!...  Tourne  le  Dia- 
mant! Ils  rentreront  dans  le  Silence  et  dans 
rObscurité;  et  tu  ne  verras  plus  leurs  senti- 
ments... 

Tvltjl  tourne  le  Diamant.  —  Aussitôt  les  âmes  de  tous 
les  Arbres  se  précipitent  dans  les  troncs  qui  se  refcr- 
nieul.  —  Les  âmes  des  Animaux  disparaissent  égale- 
ment; et  l'on  voit,  au  loin,  brouter  une  Vache  et  un 
Mouton  paisibles,  etc.  —  La  Forêt  redevient  inno- 
cente. Étonné,  Tyltyl  regarde  autour  de  soi. 

TYLTYL 

Où  sont-ils?...  Qii'avaient-ils?...  Est-ce  qu'ils 
étaient  fous?... 


ACTE  TKOIS'IÈME,  CrNOUlÈME  TABLEAU     iS» 

LA    LUMIÈRE 

Mais  non,  ils  sont  toujours  ainsi  ;  mais  on  ne 
le  sait  pas  parce  qu'on  ne  le  voit  pas...  Je  te 
l'avais  bien  dit  :  il  est  dangereux  de  les  réveiller 
quand  je  ne  suis  pas  là... 

TYLTYL,   essuyant  son  couteau. 

C'est  égal  ;  sans  le  Chien  et  si  je  n'arâis  pas  eu 
mon   couteau...  Je   n'aurais  jamais  cru    qu'ils 

lussent  si  méchants!... 

LA    LUMIÈRE 

Tu  vois  bien  que  l'Homme  est  tout  seul 
contre  tous,  en  ce  monde... 

LE    CHIEN 

Tu  n'as  pas  trop  de  mal,  mon  petit  dieu?... 

TYLTYL 

Rien  de  grave...  Quant  à  Mytyl,  ils  ne  l'ont 
pas  touchée...  Mais  toi,  mon  bon  Tylô?...  Tu  as 

la  bouf^-ho  on  sansr.  pt  ta  patte  est  cassée?... 


/ 


iX 


UO  L'OISEAU  BLEU 

LE    CHIEN 

Pas  la  peine  d'en  parler...  Demain,  il  n'y  pa- 
raîtra plus...  Mais  l'affaire  était  chaude!... 

LA  CHATTE,  sortant  d'un  fourré  en  boitant. 

Je  crois  bien!.,.  Le  Bœuf  m'a  donné  un  coup 
de  corne  dans  le  ventre...  On  n'en  voit  pas  la 
trace,  mais  il  me  fait  bien  mal...  Et  le  Chêne 
m'a  cassé  la  patte... 

LE    CHIEN 

J'aimerais  bien  savoir  laquelle... 

MYTYL,   caressant  la  Chatte. 

Ma  pauvre  Tylette,  est-ce  vrai?...  Où  donc 
te  trouvais-tu?...  Je  ne  t'ai  pas  aperçue... 

LA  CHATTE,  hypocritement. 

Petite  mère,  j'ai  été  blessée  tout  de  suite,  en 
attaquant  le  vilain  Porc  qui  voulait  te  manger... 
C'est  alors  que  le  Chêne  m'a  donné  ce  grand 
<oup  qui  m'a  étourdie... 


ACTE  TROlSlËiME,  CINQUIÈME   TABLEAU      lii 
LE  CHIEN,  à  la  Chatte,  entre  les  dents. 

Toi,  tu  sais,  j'ai  deux  mots  à  te  dire...  Tu  ne 
perdras  rien  pour  attendre!... 

LA  CHATTE,  plaintivement,  à  Mytyl. 

Petite  mère,  il  m'insulte...  Il  veut  me  faire 
du  mal... 

MYTYL,  au  Chien. 

Veux-tu   bien   la   laisser   tranquille,   vilaine 
bête... 

Ils  sortent  tous. 


RIDEAU 


ACTE    QUATRIÈME 


SIXIEME  TABLEAU 

DEVANT    LE    RIDEAU 


Entrent  Tyllji,  Jlytyl,  la  Lumière,  le  Chien,  le  Clial, 
le  Pain,  le  Feu,  le  Sucre,  TKau  et  le  Lait. 

LA    LUMIÈRE 

J'ai  reçu  un  petit  mot  de  la  Fée  Bérylune  qui 
m'apprend  que  l'Oiseau-Bleu  se  trouve  proba- 
blement ici...  ^ 

TYLTYL 

Où  ça?... 

LA    LUMIÈRE 

Ici,  dans  le  cimetière  qui  est  derrière  ce  mu]*... 
Il  paraît  qu'un  des  morts  de  ce  cimetière  h 


1-ii  I/OISEAU  BLEU 

cache  dans  la  tombe...  Reste  à  savoir  lequel...  Il 
faudra  qu'on  les  passe  en  revue... 

TYLTYL 

•   En  revue?...  Comment  qu'on  fera?... 

LA    LUMIÈRE 

C'est  bien  simple  :  à  minuit,  pour  ne  pas  trop 
les  déranger,  tu  tourneras  le  Diamant.  On  les 
verra  sortir  de  terre;  ou  bien  on  apercevra  au 
fond  de  leurs  tombes  ceux  qui  ne  sortent  pas... 

TYLTYL 

Ils  ne  seront  pas  fâchés?... 

LA    LUMIÈRE 

Nullement,  ils  ne  s'en  douteront  même  pas... 
Ils  n'aiment  pas  qu'on  les  dérange;  mais  comme 
de  toutes  façons  ils  ont  coutume  de  sortir  à  mi- 
nuit, cela  ne  les  gênera  pas... 

TYLTYL 

Pourquoi  que  le  Pain,  le  Sucre  et  le  Lait  sont 
si  pâles  et  pourquoi  qu'ils  ne  disent  rien?... 


ACTE  QUATRIÈME,   SIXIÈME  TABLEAU        145 

LE    LAIT,   chancelant. 

Je  sens  que  je  vais  tourner...  \ 

LA    LUMIERE,   Las,  à  Tyltyl. 

Ne  fais  pas  attention...  Ils  ont  peur  des  morts.. 

LE    FEU,  gambadant. 

Moi,  je  n'en  ai  pas  peur!...  J'ai  l'habitude  de 
les  brûler...  Dans  les  temps,  je  les  brûlais  tous; 
c'était  bien  plus  amusant  qu'aujourd'hui... 

TYLTYL 

Et  pourquoi  Tylô  tremble-t-il?...  Est-ce  qu'il 
a  peur  aussi?. 

LE    CHIEN,   claquant  des  dents. 

Moi?...  Je  ne  tremble  pas!...  Moi,  je  n'ai  ja- 
mais peur;  mais  si  tu  t'en  allais,  je  m'en  irais 
aussi.. 

TYLTYL 

Et  la  Chatte  ne  dit  rien?... 

13 


146  L'OISEAU  BLEfJ 

LA    CHATTE,    inyMéricus 

Je  sais  ce  que  c'est... 

TYLTYL,  à  la  Lumière. 

Tu  viendras  arec  nous?... 

LA    LUMIÈRE 

Non,  il  est  préférable  que  je  reste  à  la  porte 
du  cimetière  avec  les  Choses  et  les  Animaux.., 
L'heure  n'est  pas  venue...  La  Lumière  ne  peut 
pas  encore  pénétrer  chez  les  morts...  Je  vais 
te  laisser  seul  avec  Mytyl... 

TYLTYL 

Et  Tylô  ne  peut  pas  rester  avec-nous?... 

LE    CHIEN 

Si,  si,  je  reste,  je  reste  ici...  Je  veux  rester 
près  de  mon  petit  dieu!... 


A€TE  QUATRIÈME,   SIXIÈME   TABLEAU        iïl 


LA    LUMIERE 


C'est  impossible...  L'ordre  de  la  Fée  est  for- 
mel; du  reste,  il  n'y  a  rien  à'craindre... 


LE    CHIEN 


Bien,  bien,  tant  pis...  S'ils  sont  méchants, 

mon  petit  dieu,  tu  n'as  qu'à  faire  comme  ça 

M  sime.)  et  tu  verras...  Ce  sera  comme  dans  la 
forêt  :Wa!Wa!  Wa!... 

LA    LUMIÈRE 

Allons,  adieu,  mes  chers  petits...  Je  ne  serai 
pas  loin...  (Elle  embrasse  les  enfants.)  Geux  qui  m'ai- 
ment et  que  j'aime  me  retrouvent  toujours... 

Aux  Choses  et  aux  Animaux.)  VoUS   autres...     par    ici. 

Elle  sort  avec  les  Choses  et  les  Animaux.  Les  enfants 
restent  seuls  au  milieu  de  la  scène.  Le  rideau  s'ouvre 
pour  découvrir  le  septième  tableau. 


SEPTIÈME    TABLEAU 


LE    CIMETIÈRE 


Il  fait  nuit.  Clair  de  lune.  Un  cimetière  de  campagne. 
Nombreuses  tombes,  tertres  de  gazon,  croix  de  bois, 
dalles  funéraires,  etc. 


Tylljl  et  Mytjl  sont  debout  près  d'un  cippe. 
MYTYL 

J'ai  peurï 

TYLTYL,  assez  peu  rassuré. 

Moi,  je  n'ai  jamais  peur... 

MYTYL 

C'est  méchant,  les  morts,  dis?... 


ACTE   QUATRIÈME,  SEPTIÈME  TABLEAU      149 

TYLTYL 

Mais  non,  puisqu'ils  ne  vivent  pas... 

MYTYL 

Tu  en~as  déjà  vu?... 

TYLTYL 

Oui,  une  fois,  dans  le  temps,  lorsque  j'étais 
très  jeune... 

MYTYL 

Comment  c'est  fait,  dis?... 

TYLTYL 

C'est  tout  blanc,  très  tranquille  et  très  froid, 
et'ça  ne  parle  pas... 

MYTYL 

Nous  allons  les  voir,  dis?...  ' 

TYLTYL 

Bien  sûr,  puisque  la  Lumière  l'a  promis... 

13. 


no  L'OISEAU  BLEU 

MYTYL 

Où  c'est  qu'ils  sont,  les  morts?... 

TYLTYL 

Ici,  sous  le  gazon  ou  sous  ces  grosses  pierres. 

MYTYL 

Ils  sont  là  toute  l'année?... 

TYLTYL 

Oui. 

MYTYL,  montrant  les  dalles. 

'C'est  les  portes  de  leurs  maisons?... 

TYLTYL 

Oui. 

MYTYL 

Est-ce  qu'ils  sortent  quand  il  fait  beau?... 

TYLTYL 

Ils  ne  peuvent  sortir  qu'à  la  nuit...   . 


ACTE  QUATRIÈME,   SEPTIÈME  TABLEAU      151 

MYTYL 

Pourquoi?... 

TYLTYL 

Parce  qu'ils  sont  en  chemise... 

MYTYL 

Est-ce]^qu'ils  sortent  aussi  quand  il  pleut?... 

TYLTYL 

Quand  il  pleut,  ils  restent  chez  eux... 

MYTYL 

C'est  beau  chez  eux,  dis?... 

TYLTYL 

On  dit  que  c'est  fort  étroit... 

MYTYL 

Est-ce  qu'ils  ont  des  petits  enfants?... 

TYLTYL 

Bien  sûr;  ils  ont  tous  ceux  qui  meurent... 


15-2  L'OISEAU  BLEU 

MYTYL 

Et  de  quoi  vivent-ils?... 

TYLTYL 

Ils  mangent  des  racines... 

MYTYL 

Est-ce  que  nous  les  verrons?... 

TYLTYL 

Bien  sûr,  puisqu'on  voit  tout  quand  le  Dia- 
mant est  tourné. 

MYTYL 

Et  qu'est-ce  qu'ils  diront?... 

TYLTYL 

Ils  ne  diront  rien,  puisqu'ils  ne  parlent  pas... 

MYTYL 

Pourquoi  qu'ils  ne  parlent  pas?... 

TYLTYL 

Parce  qu'ils  n'ont  rien  à  dire... 


ACTE    QUATRIÈME,  SEPTIÈME  TABLEAU      153 

MYTYL 

Pourquoi  qu'ils  n'ont  rien  à  dire?... 

TYLTYL 

Tu  m'embêtes... 

Un  silence. 

MYTYL 

Quand  tourneras-tu  le  Diamant?... 

TYLTYL 

Tu  sais  bien  que  la  Lumière  a  dit  d'attendre 
à  minuit,  parce  qu'alors  on  les  dérange  moins... 

MYTYL 

Pourquoi  qu'on  les  dérange  moins?... 

TYLTYL 

Parce  que  c'est  l'heure  où  ils  sortent  prendre 
rair. 

MYTYL 

Il  n'est  pas  minuit?... 


45i  I. OISEAU  151-E'] 

TYLTYL 

Vois-tu  le  cadran  de  l'église?... 

MYTYL 

"Oui,  je  vois  même  la  petite  aiguille... 

TYLTYL 

Et  bien  !  minuit  va  sonner...  Là  !...Tout  juste... 
Entends-tu?... 

On  entend  sonner  les  douze  coups  de  m  nuit. 
MYTYL 

Je  veux  m'en  aller!...  \ 

TYLTYL 

Ce  n'est  pas  le  moment...  Je  vais  tourner  le 
Diamant... 

MYTYL 

Non,  non!...  Ne  le  fais  pas!...  Je  veux  m'en 
aller!...  J'ai  si  peur,  petit  frère!...  J'ai  terrible- 
ment peur!... 


ACTE  QUATRIÈME,   SEPTIÈME   TABLEAU      155- 

TYLTYL 

Mais  il  n'y  a  pas  de  danger... 

MYTYL 

Je  ne  veux  pas  voir  les  morts!...  Je  ne  veux 
pas  les  voir!... 

TYLTYL 

C'est  bon,  tu  ne  les  verras  pas,  tu  fermeras  les 
yeux... 

MYTYL,  s'accrochant  aux  vêtements  de  TyltyL 

Tyltyl,  je  ne  peux  pas!...  Non,  ce  n'est  pas 
possible!...  Ils  vont  sortir  de  terre!... 

TYLTYL 

Ne  tremble  pas  ainsi...  Ils  ne  sortiront  qu'un 
moment... 

MYTYL 

Mais    tu    trembles    aussi,    toi!...    Ils    seront 
eiïrayants!...  : 


156  L'OISEAU   BLEU 

TYLTYL 

Il  est  temps,  l'heure  passe... 

Tyltyl  tourne  le  Diamant.  Une  terrifiante  minute  de  si- 
lence et  (l'immobilité;  après  quoi,  lentement,  les  croix 
chancellent,  les  tertres  s'entr'ouvrent,  les  dalles  se  sou- 
lèvent. 

MYTYL,  se  blottissant  contre  Tyltyl. 

Ils  sortent!...  Ils  sont  là!... 

Alors,  de  toutes  les  tombes  béantes  monte  graduellement 
une  floraison  d'abord  grêle  et  timide  comme  une  va- 
peur d'eau,  puis  blanche  et  virginale  et  de  plus  en  plus 
touffue,  de  plus  en  plus  haute,  surabondante  et  mer- 
veilleuse, qui  peu  à  peu,  irrésistiblement,  envahissant 
toutes  choses,  transforme  le  cimetière  en  une  sorte  de 
jardin  féerique  et  nuptial,  sur  lequel  ne  tardent  pas  à 
se  lever  les  premiers  rayons  de  l'aube.  La  rosée  scin- 
tille, les  fleurs  s'épanouissent,  le  vent  murmure  dans 
les  feuilles,  les  abeilles  bourdonnent,  les  oiseaux 
s'éveillent  et  inondent  l'espace  des  premières  ivresses 
de  leurs  hymnes  au  soleil  et  à  la  vie.  Stupéfaits,  éblouis, 
Tyltyl  et  Mytyl,  se  tenant  par  la  main,  font  quelques 
pas  parmi  les  fleurs  en  cherchant  la  trace  des  tombes. 

MYTYL,  cherchant  dans  le  gazon. 

Où  sont-ils,  les  morts?... 

r  TYLTYL,  cherchant  de  même. 

I    II  n'y  a  pas  de  morts... 

RIDEAU 


HUITIÈME   TABLEAU 

DEVANT    LE    RIDEAU    QUI   REPRÉSENTE 
DE   BEAUX   NUAGES 


Entrent:  Tyltyl,  Mytji,  la  Lumière,  le  Chien,  la  Chatte, 
le  Pain,  le  Feu,  le  Sucre,  l'Eau  et  le  Lait. 


LA    LUMIERE 

Je  crois  que  cette  fois  nous  tenons  TOiseau- 
Bleu.  J'aurais  du  y  penser  dès  la  première 
étape...  Ce  n'est  que  ce  matin,  en  reprenant 
mes  forces  dans  l'aurore,  que  l'idée  m'est  ve- 
nue comme  un  rayon  du  ciel...  Nous  sommes  à 
l'entrée  des  jardins  enchantés  où  se  trouvent 
réunis  sous  la  garde  du  Destin,  toutes  les  Joies, 
tous  les  Bonheurs  des  Hommes... 

14 


15S  L'OISEAU  BLEU 


TYLTYL 


Il  y  en  a  beaucoup?  Est-ce  qu'on  en  aura? 
Est-ce  qu'ils  sont  petits?... 

LA    LUMIÈRE 

Il  en  est  de  petits  et  de  grands,  de  gros  et 
de  délicats,  de  très  beaux  et  d'autres  qui  sont, 
moins  agréables...  Mais  les  plus  vilains  furent,, 
il  y  a  quelque  temps,  expulsés  des  jardins  et 
cherchèrent  refuge  chez  les  Malheurs.  Car  il 
faut  remarquer  que  les  Malheurs  habitent  un 
antre  contigu,  qui  communique  avec  le  jardin 
des  Bonheurs  et  n'en  est  séparé  que  par  une 
sorte  de  vapeur  ou  de  rideau  subtil  que  le  vent 
qui  souffle  des  hauteurs  de  la  Justice  ou  du 
fond  de  l'Éternité  soulève  à  chaque  instant... 
Maintenant,  il  s'agit  de  s'organiser  et  de 
prendre  certaines  précautions.  En  général,  les 
Bonheurs  sont  fort  bons,  pourtant  il  en  est 
quelques-uns  qui  sont  plus  dangereux  et  plus 
perfides  que  les  plus  grands  Malheurs... 

LE    PAIN 

J'ai  une  idée!  S'ils  sont  dangereux  et  per- 


ACTE  QUÂTiUÈME,  HUITIÈME  TABLEAU       150 

îides,  ne  serait-il  pas  préférable  que  nous  at- 
tendissions tous  à  la  porte,  afin  d'être  à  même 
de  prêter  main-forte  aux  enfants  s'ils  étaient 
obligés  de  fuir?... 

LE    CHIEN 

Pas  du  tout!  pas  du  tout!...  Je  veux  aller 
partout  avec  mes  petits  dieux!...  Que  tous 
ceux  qui  ont  peur  restent  donc  à  la  porte!... 

Nous     n'avons    pas     besoin     (Regardant  le  Pain.)    de 

poltrons,  (Regardant  la  Chatte.)  ni  de  traîtres... 

LE    FEU 

Moi,  j'y  vais  !...I1  paraît  que  c'est  amusant!... 
On  y  danse  tout  le  temps... 

LE    PAIN 

Est-ce  qu'on  y  mange  aussi?... 

L  EAU,  gémissant. 

Je  n'ai  jamais  connu  le  plus  petit  Bonheur!... 
Je  veux  en  voir  enfin!...  • 


160  L'OISEAU    BLEU 

LA    LUMIÈRE 

Taisez-vous!  Personne  ne  demande  vos  avis... 
Voici  ce  que  j'ai  décidé  :  le  Chien,  le  Pain  et  le 
Sucre  accompagneront  les  enfants.  L'Eau  n'en- 
trera pas,  parce  qu'elle  est  trop  froide,  ni  le 
Feu  qui  est  trop  turbulent.  J'engage  vivement 
le  Lait  à  rester  à  la  porte,  parce  qu'il  est  trop 
impressionnable;  quant  à  la  Chatte,  elle  fera 
comme  elle  voudra... 

LE    CHIEN 

Elle  a  peur!... 

LA    CHATTE 

J'irai  saluer  en  passant  quelques  Malheurs 
qui  sont  de  vieux  amis  et  habitent  à  côté  des 
Bonheurs... 

TYLTYL 

Et  toi,  la  Lumière,  est-ce  que  tu  ne  viens 
pas?... 

LA    LUMIÈRE 

Je  ne  peux  pas  entrer  ainsi  chez  les  Bonheurs; 
la  plupart  ne  me  supportent  pas...  Mais  j'ai 


ACTE  QUATFtlÈiME,  HUITIÈME  TABLEAL'       16t 
ici  le  voile  épais  dont  je  me  couvre  quand  je 

visite  les   gens   heureux...  (Elle  déplie  un  long  voile  dont 
elle  s'enveloppe  soigneusement.)  Il  ne   faut  paS    qu'un 

rayon  de  mon  âme  les  effraye,  car  il  est  beaucoup 
de  Bonheurs  qui  ont  peur  et  ne  sont  pas  heu- 
reux... Voilà,  de  cette  façon,  les  moins  jolis  et 
es  plus  gros  eux-mêmes  n'auront  plus  rien  à 
redouter... 

Le  rideau  s'ouvre  pour  découvrir  le  neuvième  tableau. 


14. 


NEUVIÈME   TABLEAU 


LES  JARDINS    DES   BONHEURS 


Quand  s'ouvre  le  rideau,  on  découvre,  prise  sur  les 
premiers  plans  des  jardins,  une  sorte  de  salle  formée  de 
hautes  colonnes  de  marbre  entre  lesquelles,  masquant 
tout  le  fond,  sont  tendues  de  lourdes  draperies  de  pourpre 
que  soutiennent  des  cordages  d'or.  Architecture  rap- 
pelant les  moments  les  plus  sensuels  et  les  plus  somp- 
tueux de  la  Renaissance  vénitienne  ou  flamande  (Véro- 
nése  et  Rubens).  Guirlandes,  cornes  d'abondance,,  tor- 
sades, vases,  statues,  dorures  prodigués  de  toutes  parts. 
—  Au  milieu,  massive  et  féerique  table  de  jaspe  et  de 
vermeil,  encombrée  de  flambeaux,  de  cristaux,  de  vais- 
selle d'or  et  d'argent  et  siirchargée  de  mets  fabuleux.  — 
Autour  de  la  table,  mangent,  boivent,  hurlent,  chantent, 
s'agitent,  se  vautrent  ou  s'endorment  parmi  les  venai- 
sons, les  fruits  miraculeux,  les  aiguières  et  les  amphores 
renversées,  les  plus  gros  Bonheurs  de  la  terre.  Ils  sont 
énormes,  invraisemblablement  (ibèses  et  rubiconds, 
couverts  de  velours  et  de  brocarts,  couronnés  d'or,  de 
perles  et  de  pierreries.  De  belles  esclaves  apportent 
sans  cesse  des  plats  empanachés  et  des  breuvages  écu- 


ACTE  OUATRIÈME,  NEUVIÈME  TABLEAU       163 

niants.  —  Musique  vulgaire,  hilare  et  brutale  où  domi- 
nent les  cuivres.  —  Une  lumière  lourde  et  rouge  baigne 
la  scène. 


Tyltyl,  Mytyl,  le  Cliien,  le  Pain  et  le  Sucre,  d'abord  assez 
intimidés,  se  pressent,  à  droite,  au  premier  plan,  autour  de 
la  Lumière.  La  Chatte,  sans  rien  dire,  se  dirige  vers  le  fond, 
également  à  droite,  soulève  un  rideau  sombre  et  disparait. 


TYLTYL 

Qu'est-ce  que  ces  gros  messieurs  qui  s'amu- 
sent et  mangent  tant  de  bonnes  choses? 

LA    LUMIÈRE 

Ce  sont  les  plus  gros  Bonheurs  de  la  Terre, 
ceux  qu'on  peut  voir  à  l'œil  nu.  Il  est  possible, 
bien  qu'assez  peu  probable,  que  l'Oiseau-Bleu 
se  soit  un  instant  égaré  parmi  eux.  C'est  pour- 
quoi ne  tourne  pas  encore  le  Diamant.  Nous 
allons,  pour  la  forme,  explorer  tout  'd'abord 
cette  partie  de  la  salle. 

TYLTYL 

Est-ce  qu'on  peut  s'approcher? 


164  L'OISEAU  BI-EU 

LA    LUMIÈRE 

Certainement.  Ils  ne  sont  pas  méchants, 
bien  que  vulgaires  et,  d'habitude,  assez  mal 
élevés. 

MYTYL 

Qu'ils  ont  de  beaux  gâteaux!... 

LE    CHIEN 

Et  du  gibier!  et  des  saucisses!  et  des  gigots 
d'agneau  et  du  foie  de  veau!...  (Proclamant.)  Rien 
au  monde  n'est  meilleur,  rien  n'est  plus  beau 
et  rien  ne  vaut  le  foie  de  veau!... 

LE    PAIN 

Excepté  les  Pains-de-quatre-livres  pétris  de 
fine  fleur  de  froment!  Ils  en  ont  d'admirables!... 
Qu'ils  sont  beaux!  qu'ils  sont  beaux!...  Ils  sont 
plus  gros  que  moi!... 

LE    SUCRE 

Pardon,  pardon,  mille  pardons...  Permettez, 
permettez...  Je  ne  voudrais  froisser  personne; 
mais  n'oubliez-vous  pas  les  Sucreries  qui  sont 


ACTE  QUATRIÈME,  NEUVIÈME  TABLEAU      16S 

la  gloire  de  cette  table  et  dont  l'éclat  et  la  ma- 
gnificence surpassent,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi, 
tout  ce  qu'il  y  a  dans  cette  salle  et  peut-êtr& 
en  tout  autre  lieu... 

TYLTYL 

Qu'ils  ont  l'air  contents  et  heureux!...  Et  ils 
crient!  et  ils  rient!  et  ils  chantent!...  Je  crois 
qu'ils  nous  ont  vus... 

En  eflet,  une  douzaine  des  plus  Gros  Bonlieurs  se  sont 
levés  de  table  et  s'avancent  péniblement,  en  soute- 
nant leur  ventre,  vers  le  groupe  des  enfants. 

LA    LUMIÈRE 

Ne  crains  rien,  ils  sont  très  accueillants...  Ils 
vont  probablement  t'inviter  à  dîner...  N'accepte 
pas,  n'accepte  rien,  de  peur  d'oublier  ta  mis- 
sion... 

TYLTYL  * 

Quoi?  Pas  même  un  petit  gâteau?  Ils  ont  l'air 
si  bons,  si  frais,  si  bien  glacés  de  sucre,  ornés 
de  fruits  confits  et  débordants  de  crème!... 

LA   LUMIÈRE 

Ils  sont  dangereux  et  briseraient  ta  volonté^ 


\{j6  L"0ISEAL"  dleu 

Il  faut  savoir  sacrifier  quelque  chose  au  devoir 
<|u'on  remplit.  Refuse  poliment  mais  avec  fer- 
meté. Les  voici... 

LE  PLUS  GROS  DES  BONHEURS,  tcmlant  la  main  à  Tyltyl. 

Bonjour,  Tyltyl!... 

TYLTYL,    ••tonne. 

Vous  me  connaissez  donc.-*...  Qui  ctes-vous?.., 

LE    GROS    BONHEUR 

Je  suis  le  plus  gros  des  Bonheurs,  le  Bonheur- 
d'être-riche,  et  je  viens,  au  nom  de  mes  frères, 
vous  prier,  vous  et  votre  famille,  d'honorer 
de  votre  présence  notre  repas  sans  fm.  Vous 
vous  trouverez  au  milieu  de  tout  ce  qu'il  y  a 
de  mieux  parmi  les  vrais  et  gros  Bonheurs  de 
de  cette  Terre.  Permettez  que  je  vous  présente 
les  principaux  d'entre  eux.  Voici  mon  gendre, 
le  Bonheur-d'êtrft-propriétaire,qui  a  le  ventre  en 
poire.  Voici  le  Bonheur-de-la-vanité-satisfaite, 
dont  le   visage    est    si    gracieusement    bouffi. 

(Le  Bonlieur-ile-la-vanilc-satisf.iitc  salue  d'un  air  protecteur.) 

Voici  le  Bonheur-de-boire-quand-on-n'a-plus- 
soif   et    le    Bonheur-de-manger-quand-on-n'a- 


ACTE  QUATRIÈME,   .NEUVIÈME    TABLEAU     107 

plus-faim,  qui  sont  jumeaux  et  ont  les  jambes 
en  macaroni,  (ils  saluent  eu  cimnceiam.)  Voici  le 
Bonheur-de-ne-rien-savoir,  qui  est  sourd  comme 
une  limande,  et  le  Bonheur-de-ne-rien-com- 
prendre,  qui  est  aveugle  comme  une  taupe. 
Voici  le  Bonheur-de-ne-rien-faire  et  le  Bonheur- 
de-dormir-plus-qu'il-n'est-nécessaire,  qui  ont 
les  mains  en  mie  de  pain  et  les  yeux  en  gelée 
de  pêche.  Voici  enfin  le  Rire- Épais  qui  est 
fendu  jusqu'aux  oreilles  et  auquel  rien  ne  peut 
résister... 

Le  Rire-Épais  salue  en  se  lordaut. 

TYLTYL,   montrant  du  doigt  un    Gros   Bonheur  qui   se  tient 
un  peu  à  l'écart. 

Et  celui-là,  qui  n'ose  pas  approcher  et  nous 
tourne  le  dos?... 

LE    GROS    BONHEUR 

N'insistez  pas,  il  est  un  peu  gêné  et  n'est  pas 

présentable  à  des    enfants...  (Saisissant  les  mains  de 

Tyityl.)  Mais  venez  donc!  On  recommence  le  fes- 
tin... C'est  la  douzième  fois  depuis  l'aurore. 
On  n'attend  plus  que  vous...  Entendez-vous 
tous  les  convives  qui  vous  réclament  à  grands 


168  L'OISEAU  BLEU 

€ris?...  Je  ne  puis  vous  les  présenter  tous,  ils 
sont  extrêmement  nombreux...  (Offrant  le  bras  aux 
deux  enfants.)  Permettez  que  je  vous  conduise  aux 
deux  places  d'honneur... 

TYLTYL 

Je  vous  remercie  bien,  monsieur  le  Gros 
Bonheur...  Je  regrette  vivement...  Je  ne  peux 
pas  pour  le  moment...  Nous  sommes  très  pressés, 
nous  cherchons  l'Oiseau-Bleu.  Vous  ne  sauriez 
pas,  par  hasard,  où  il  se  cache? 

LE    GROS    BONHEUR 

L'Oiseau-Bleu?...  Attendez  donc...  Oui,  oui, 
je  me  rappelle...  On[m'en  a  parlé  dans  le  temps... 
C'est,  je  croiSj  un  oiseau  qui  n'est  pas  comes- 
tible... En  tout  cas,  il  n'a  jamais  paru  sur  notre 
table...  C'est  vous  dire  qu'on  le  tient  en  médiocre 
estime...  Mais  ne  vous  mettez  pas  en  peine; 
nous  avons  'tant  d'autres  choses  bien  meil- 
leures... Vous  allez  vous  mêler  à  notre  vie,  vous 
verrez  tout  ce  que  nous  faisons... 

TYLTYL 

Que  faites-vous? 


ACTE   QUATRIÈME,   NEUVIÈME  TABLEAU     109 

LE    GROS    BONHEUR 

Mais  nous  nous  occupons  sans  cesse  à  ne  rien 
faire...  Nous  n'avons  pas  une  minute  de  repos... 
Il  faut  boire,  il  faut  manger,  il  faut  dormir. 
C'est  extrêmement  absorbant... 

TYLTYL 

Est-ce  que  c'est  amusant? 

LE    GROS    BONHEUR 

Mais  oui...  Il  le  faut  bien,  il  n'y  a  pas  autre 
chose  sur  cette  Terre... 

LA    LUMIÈRE 

Croyez-vous?... 

LE   GROS  BONHEUR,    indiquant  du  doigt 
la  Lumière,  bas,  à  Tyltyl. 

Quelle  est  cette  jeune  personne  mal  élevée?... 

Durant  toute  la  conversation  précédente,  une  foule  de 
•Gros  Bonlieurs  de  second  ordre  s'est  occupée  du 
Chien,  du  Sucre  et  du  Pain,  et  les  a  entraînés  vers 
l'orgie.  Tyltyl  aperçoit  soudain  ces  derniers  qui,  atta- 
blés fraternellement  avec  leurs  hôtes,  mangent,  boi- 
vent et  se  trémoussent  follement. 

15 


170  L'OISEAU   BLEU 

TYLTYL 

Voyez  donc,  la  Lumière!...  Ils  sont  à  table!.., 

LA    LUMIÈRE 

Rappelle-les!  sinon  cela  finira  mail... 

TYLTYL 

Tylô!...Tylô!  ici!...  Veux-tu  venir  ici, tout  de 
suite,  entends-tu!...  Et  vous,  là-bas,  le  Sucre  et 
le  Pain,  qui  donc  vous  a  permis  de  me  quitter?... 
Qu'est-ce  que  vous  faites  là,  sans  autorisation?.., 

LE   PAIN,   la  bouche  pleine. 

Est-ce  que  tu  ne  pourrais  pas  nous  parler  plus 
poliment?... 

TYLTYL 

Quoi?  C'est  le  Pain  qui  se  permet  de  me  tu- 
toyer?... Mais  qu'est-ce  qui  te  prend?...  Et  toi, 
Tylô!...  Est-ce  ainsi  qu'on  obéit?  Allons,  viens 
ici,  à  genoux,  à  genoux!...  Et  plus  vite  que 
ca!... 


ACTE  QLATRIÈME,   NEUVIÈME  TABLEAU     171 

LE    CHIEN,    à  mi-voix  et  du  bout  de  )a  lable. 

Moi,  quand  je  mange,  je  n'y  suis  pour  per- 
sonne et  je  n'entends  plus  rien... 

LE  SUCRE,    miellcuscmenl. 

Excusez-nous,  nous  ne  saurions  quitter  ainsi, 
sans  les  froisser,  d'aussi  aimables  hôtes... 

LE    GROS    BONHEUR 

Vous  voyez!...  Ils  vous  donnent  l'exemple... 
Venez,  on  vous  attend...  Nous  n'admettons  pas 
de  refus...  On  vous  fera  une  douce  violence... 
Allons,  les  Gros  Bonheurs,  aidez-moi!...  Pous- 
sons-les de  force  vers  la  table,  pour  qu'ils  soient 
heureux  malgré  eux!.. 

Tous  les  Gros  Bonheurs,  ;ivec  des  cris  de  joie  et  gam- 
badant de  leur  mieux,  entraînent  les  enfants  qui  se 
débattent,  tandis  que  Je  Rire-Épais  saisit  vigoureuse- 
ment la  Lumière  par  la  taille. 

LA    LUMIÈRE 

Tourne  le  Diamant,  il  est  temps!... 

Tjllyl  fait  ce  qu'ordonne  la  Lumière.  Aussitôt  la  scène 
s'illumine  d'une  flarlé  ineffablemenl  pure,  disinemcnt 


17-2  L'OISEAU   DLEU 

rosée,  harmonieuse  et  légère.   Les  lourds  ornement» 
(lu  premier  plan,  les  épaisses  tentures  rouges  se  dé- 
tachent et  disparaissent,  dévoilant  un  fabuleux  et  doux 
jardin  de  paix  légère  et  de  sérénité,  une  sorte  de  palais 
(le  verdure  aux  perspectives  harmonieuses,  où  la  magnrt- 
ficence  dos  feuillages,  puissants  et  lumineux,  exubérants 
et  néanmoins  disciplinés,  où  l'ivresse  virginale  des  fleurs 
et  la  fraîche  allégresse  des  eaux  qui  coulent,  ruissellent 
et  jaillissent  de   toutes  parts  spmblenl  entraîner  jus- 
qu'aux conlitis  de  l'horizon  l'idée  même  de  la  félicite. 
La  table  de  l'orgie  s'etlondre  sans  laisser  de  traces;  les 
velours,  les  brocarts,  les  couronnes  des  Gros  Bonheurs, 
au  souffle  lumineux  qui  envahit  la  scène,  se  soulèvent, 
se  déchirent  et  lombenl,  en  même  temps  que  les  masques 
hilares,  aux  pieds  des  convives  abasourdis.  Ceux-ci  se 
dégonflent  à  vue    d'œil,   comme  des  vessies  crevées, 
s'entre-regardent,  clignotent  sous  les  rayons  inconnus 
■    qui  les  blessent,  et,  se  voyant  enfin  tels  qu'ils  sont  en 
vérité,  c'est-à-dire  nus,  hideux,  flasques  et  lamentables^ 
se  mettent  à  pousser  des  hurlements  de  honte  et  d'épou- 
vante,   parmi   lesquels    on    distingue   très  nettement 
ceux  du  Rire-Épais  qui  dominent  tous  les  autres.  Seul 
le  Bonheur-de-ne-rien-comprendre  demeure  parfaite- 
ment calme,  tandis  que  ses  collègues  s'agitent  éperdu- 
ment,  cherchent  à  fuir,  à   se   cacher  dans   les   coins 
qu'ils  espèrent  plus  sombres.  Mais  il  n'y  a  plus  d'ombre 
dans    le  jardin  éblouissant.  Aussi  la   plupart  se   déci- 
dent-ils à  franchir,  en  désespoir  de  cause,  le  rideau 
menaçiint  qui,  sur  la  droite,  dans  un  angle,  ferme  la 
voûte  de  la  caverne  des  Malheurs.  A  chaque  fois  que 
l'un  d'eux,  dans  la  panique,  soulève  un  pan  de  ce  ri- 
deau, on  entend  s'élever  du  creux  de  l'antre  une  tem- 
pête   d'injures,     d'imprécations    et    de    malédictions. 
Quant  au  Chien,  au  Pain  et  au  Sucre,  l'oreille  basse, 
ils  rejoignent  le  groupe  des  enfants,  et,  très  penauds, 
se  dissimulent  derrière  eux. 


ACTE   QUATRIÈME,   NEUVIÈME   TABLEAU     17S 

TYLTYL,    regardant  fuir  les  Gros  Bonheurs. 

Dieu  qu'ils  sont  laids!...  Où  vont-ils?... 

LA    LUMIÈRE 

Ma  foi,  je  crois  qu'ils  ont  perdu  la  tête...  Ils 
vont  se  réfugier  chez  les  Malheurs  où  je  crains 
fort  qu'on  ne  les  retienne  définitivement... 

TYLTYL,    regardant  autour  de  soi,  émervi'illé. 

Oh!   le   beau   jardin,    le  beau  jardin!...    Où 

sommes-nous?... 

LA    LUMIÈRE 

Nous  n'avons  pas  changé  de  place;  ce  sont 
tes  yeux  qui  ont  changé  de  sphère...  Nous 
voyons  à  présent  la  vérité  des  choses;  et  nous 
allons  apercevoir  l'âme  des  Bonheurs  qui  sup- 
portent la  clarté  du  Diamant. 

TYLTYL 

Que  c'est  beau!...  Qu'il  fait  beau!...  On  se 
croirait  en  plein  été...  Tiens!  on  dirait  qu'on 

15. 


174  L'OISEAU  BLEU 

s'approche  et  qu'on   va   s'occuper   de   nous... 

En  effet,  les  jardins  commencent  à  se  peupler  de  formes 
angcliques  qui  semblent  sortir  d'un  long  sommeil  et 
glissent  harmonieusement  entre  les  arbres.  Elles  sont 
vêtues  de  robes  lumineuses,  aux  subtiles  et  suaves 
nuances  :  réveil  de  rose,  sourire  d'eau,  azur  d'aurore, 
rosée  d'ambre,  etc.. 

LA    LUMIÈRE 

Voici  que  s'avancent  quelques  Bonheurs  ai- 
mables et  curieux  qui  vont  nous  renseigner... 

TYLTYL 

Tu  les  connais?... 

LA    LUMIÈRE 

Oui,  je  les  connais  tous;  je  viens  souvent  chez 
eux,  sans  qu'ils  sachent  qui  je  suis... 

TYLTYL 

Il  yen  a,  il  y  en  a!...  Ils  sortent  de  tous  côtés!... 

LA    LUMIÈRE 

Il  y  en  avait  beaucoup  plus  dans  le  temps. 
Les  Gros  Bonheurs  leur  ont  fait  bien  du  tort. 


ACTE  QUATRIÈME,  NEUVIÈME  TABLEAU     175 

TYLTYL 

C'est  égal,  il  en  reste  pas  mal... 

LA    LUMIÈRE 

Tu  en  verras  bien  d'autres,  à  mesure  que  l'in- 
fluence du  Diamant  se  répandra  parmi  les  jar- 
dins... On  trouve  sur  la  Terre  beaucoup  plus  de 
Bonheurs  qu'on  ne  croit;  mais  la  plupart  des 
Hommes  ne  les  découvrent  point... 

TYLTYL 

En  voici  de  petits  qui  s'avancent,  courons  à 
leur  rencontre... 

LA    LUMIÈRE 

C'est  inutile;  ceux  qui  nous  intéressent  pas- 
seront par  ici.  Nous  n'avons  pas  le  temps  de 
faire  la  connaissance  de  tous  les  autres... 

Une  bande  de  Petits  Bonheurs,  gambadant  et  riant  aux 
éclats,  accourt  du  load  des  verdures  et  diiise  une  ronde 
autour  des  enCanls. 

TYLTYL 

Qu'ils  sont  jolis,  jolis!...  D'où  viennent-ils, 
qui  sont-ils?... 


17G  L'OISEAU   BLEU 

LA    LUMIÈRE 

Ce  sont  les  Bonheurs  des  enfants... 

TYLTYL 

Est-ce  qu'on  peut  leur  parler?... 

LA   LUMIÈRE 

C'est  inutile.  Ils  chantent,  ils  dansent,  ils 
rient,  mais  ils  ne  parlent  pas  encore... 

TYLTYL,    frétillant. 

Bonjour!  Bonjour!...  Oh!  le  gros,  là,  qui  rit!... 
Qu'ils  ont  de  belles  joues,  qu'ils  ont  de  b'elles 
robes!...  Ils  sont  tous  riches  ici?... 

LA    LUMIÈRE 

Mais  non,  ici  comme  partout,  il  y  a  bien  plus 
de  pauvres  que  de  riches... 

TYLTYL 

Où  sont  les  pauvres?... 

LA    LUMIÈRE 

On  ne  peut  pas  les  distinguer...  Le  Bonhei>r 


ACTE   QUATRIÈME,   NEUVIÈME   TADLEAU     177 

d'un  enfant  est  toujours  revêtu  de  ce  qu'il  y  a 
de  plus  beau  sur  terre  et  dans  les  cieux. 

TYLTYL,   ne  tenant  plus  en  place. 

Je  voudrais  danser  avec  eux... 

LA    LUMIÈRE 

C'est  absolument  impossible,  nous  n'avons 
pas  le  temps...  Je  vois  qu'ils  n'ont  pas  l'Oiseau- 
Bleu...  Du  reste,  ils  sont  pressés,  tu  vois,  ils  sont 
déjà  passés...  Eux  non  plus  n'ont  pas  de  tenips 
à  perdre,  car  l'enfance  est  très  brève... 

Une  autre  bande  de  Bonheurs,  un  peu  plus  grands  que 
les  précédents,  se  précipite  dans  le  jardin,  et  chantant  à 
tue-tètc  :  «  Les  voilà  !  les  voilà  !  Ils  nous  voient  !  Ils 
nous  voient!...  »  danse  autour  des  enfants  une  joyeuse 
farandole,  à  la  fin  de  laquelle,  celui  qui  paraît  être  le 
chef  de  la  petite  troupe  s'avance  vers  Tyltyl  en  lui 
tendant  lu  main. 

LE    BONHEUR 

Bonjour,  Tyltyl!... 

TYLTYL 

Encore  un  qui  me  connaît!...  (A  la  Lumière.)  On 
commence  à  me  connaître  un  peu  partout... 
Qui  es-tu?... 


i78  L'OISEAU  BLEU 

LE    BONHEUR 

Tu  ne  me  reconnais  pas?...  Je  parie  que  tu  ne 
reconnais  aucun  de  ceux  qui  sont  ici?... 

TYLTYL,  assez  embarrassée 

Mais  non...  Je  ne  sais  pas...  Je  ne  me  rappelle 
pas  vous  avoir  vus... 

LE    BONHEUR 

Vous  entendez?...  J'en  étais  sûr!...  Il  ne  nous 

a  jamais   vus!...   (Tous  les  autres  Bonheurs  de  la  bande 

éclatent  de  rire.)  Mais,  mon  petit  Tyltyl,  tu  ne 
connais  que  nous!...  Nous  sommes  toujours 
autour  de  toi!...  Nous  mangeons,  nous  buvons, 
nous  nous  éveillons,  nous  respirons,  nous  vivons 
avec  toi!...  ^ 

TYLTYL 

Oui,  oui,  parfaitement,  je  sais,  je  me  rap- 
pelle... Mais  je  voudrais  savoir  comment  on 
vous  appelle... 

LE    BONHEUR 

Je  vois  bien  que  tu  ne  sais  rien...  Je  suis  le 


ACTE   QUATRIÈME,  NEUVIÈME  TABLEAU      179 

chef  des  Bonheurs-de-ta-maison;  et  tous  ceux-ci 
sont  les  autres  Bonheurs  qui  l'habitent... 

TYLTYL 

Il  y  a  donc  des  Bonheurs  à  la  maison?... 

Tous  les  Bonheurs  éclatent  de  rire. 
LE    BONHEUR 

Vous  l'avez  entendu!...  S'il  y  a  des  Bonheurs 
dans  ta  maison!...  Mais,  petit  malheureux,  elle 
en  est  pleine  à  faire  sauter  les  portes  et  les  fe- 
nêtres!... Nous  rions,  nous  chantons,  nous 
créons  de  la  joie  à  refouler  les  murs,  à  soulever 
les  toits;  mais  nous  avons  beau  faire,  tu  ne  vois 
rien,  tu  n'entends  rien...  J'espère  qu'à  l'avenir 
tu  seras  un  peu  plus  raisonnable...  En  atten- 
dant, tu  vas  serrer  la  main  aux  plus  notables... 
Une  fois  rentré  chez  toi,  tu  les  reconnaîtras  ainsi 
plus  facilement...  Et  puis,  à  la  fin  d'un  beau 
jour,  tu  sauras  les  encourager  d'un  sourire,  les 
remercier  d'un  mot  aimable,  car  ils  font  vrai- 
ment tout  ce  qu'ils  peuvent  pour  te  rendre  la 
vie  légère  et  délicieuse...  Moi  d'abord,  ton  ser- 
viteur, le  Bonheur-de-se-bien-porter...  Je  ne 
suis  pas  le  plus  joli,  mais  le  plus  sérieux.  Tu  me 


*8U  I/OISEAU   BLEU 

reconnaîtras?...   Voici  le  Bonheur-de-l'air-pur, 
qui    est    à    peu    près    transparent...    Voici    le 
Bonheur-d'aimer-ses-parents,   qui  est  vêtu  de 
gris  et  toujours  un  peu  triste,  parce  qu'on  ne 
le  regarde  jamais...  Voici  le   Bonheur-du-ciel- 
î)leu,  qui  est  naturellement  vêtu  de  bleu;  et  le 
Bonhcur-de-la-forêt  qui,    non  moins  naturelle- 
ment, est  habillé  de  vert,  et  que  tu  reverras 
chaque  fois  que  tu  te  mettras  à  la  fenêtre... 
Voici    encore    le    bon    Bonheur-des-heures-de- 
soleil  qui  est  couleur  de  diamant,  et  celui  du- 
Printemps  qui  est  d'émeraude  folle... 

TYLTYL 

Et  vous  êtes  aussi  beaux  tous  les  jours?... 

LE    BONHEUR 

Mais  oui,  c'est  tous  les  jours  dimanche,  dans 
toutes  les  maisons,  quand  on  ouvre  les  yeux... 
Et  puis,  quand  vient  le  soir,  voici  le  Bonheur- 
des-couchers-de-soleil,  qui  est  plus  beau  que  tous 
les  rois  du  monde;  et  que  suit  le  Bonheur-de- 
voir-se-lever-les-étoiles,  doré  comme  un  dieu 
d'autrefois...  Puis,  quand  il  fait  mauvais,  voici 
le  Bonheur-de-la-pluie  qui  est  couvert  de  perles, 


) 


II 


ACÏI':   Ol'ATIUÈME,   NEUVIÈME   TAHI^EVU      181 

et  le  Bonheur-du-feu-d'hiver  qui  ouvre  aux 
mains  gelées  son  beau  manteau  de  pourpre... 
Et  je  ne  parle  pas  du  meilleur  de  tous,  parce 
qu'il  est  presque  frère  des  grandes  Joies  lim- 
pides que  vous  verrez  bientôt,  et  qui  est  le 
Bonheur-des-pensées-innocentes,  le  plus  clair 
d'entre  nous...  Et  puis,  voici  encore...  Mais  vrai- 
ment, ils  sont  trop!...  Nous  n'en  finirions  pas, 
et  je  dois  prévenir  d'abord  les  Grandes-Joies 
qui  sont  là-haut,  au  fond,  près  des  portes  du 
ciel,  et  ne  savent  pas  encore  que  vous  êtes  arri- 
vés... Je  vais  leur  dépêcher  le  Bonheur-de-courir- 
nu-pieds-dans-la-rosée,  qui   est  le    plus   agile... 

(Au  Bonheur  qu'il  vient  de  nommer  et  f|ui  s'ava  ce  en  faisant 
(les  cabrioles.)  Va  !... 

A  ce  moment,  une  sorte  de  diablotin  en  maillot  noir, 
bousculant  tout  le  monde  en  poussant  des  cris  inarti- 
cuics,  s"approclie  de  Tyltyl,  et  g;imbude  follement  en 
l'acciblant  de  nasardes,  taloches  et  coiips  de  j  ied  insai- 
sissables. 

TYLTYL,   ahuri  et  profondément  imii^né. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  sauvage? 

LE    BO>^HEUR 

Bon!  c'est  encore  le  Plaisir-d'être-insuppor- 

16 


182  L'OISEAU   BLEU 

table  qui  s'est  échappé  de  la  caverne  des  Mal- 
heurs. On  ne  sait  où  l'enfermer.  Il  s'évade  de 
partout,  et  les  Malheurs  eux-mêmes  ne  veulent 
plus  le  garder. 

Le  diablotin  continue  de  luliner  Tyltyl  qui  essaye  vaine- 
ment de  se  défendre,  puis,  soudain,  riant  aux  éclats, 
disp  irait  sans  raison,  con)me  il  était  venu. 

TYLTYL 

Qu'est-ce  qu'il  a?  Il  est  un  peu  fou? 

LA    LUMIÈRE 

Je  ne  sais.  Il  parait  que  c'est  ainsi  que  tu  es 
toi-même  lorsque  tu  n'es  pas  sage.  Mais  en  at- 
tendant, il  faudrait  s'informer  de  l'Oiseau-Bleu. 
Il  se  peut  que  le  chef  des  Bonheurs-de-ta- 
maison  n'ignore  pas  où  il  se  trouve... 

TYLTYL 

Où  est-il?... 

LE    BONHEUR 

Il  ne  sait  pas  où  se  trouve  l'Oiseau-Bleu!... 

Tous  les  Bonhci  rs-de-'a-maison  éclatent  de  rire. 


ACTE   QUATRIEME,   XEUVJÈME  TABLEAU      183 
TYLTYL,    vexé. 

Mais  non,  je  ne  sais  pas...  Il  n'y  a  pas  de  quoi 
rire... 

Nouveaux  éclats  de  rires. 

LE    BONHEUR 

Voyons,  ne  te  fâche  pas...  et  puis,  soyons 
sérieux...  Il  ne  sait  pas,  que  voulez-vous,  il 
n'est  pas  plus  ridicule  que  la  plupart  des 
Hommes...  Mais  voici  que  le  petit  Bonheur- 
de-courir-nu-pieds-dans-la-rosée  a  prévenu  les 
Grandes-Joies  qui  s'avancent  vers  nous.. 

Eu    effet,  les  hautes  et  belles  figures  angéliques,  vêtues 
(le  robes  lumineuses,  s'approchent  lentement. 

TYLTYI 

Qu'elles  sont  belles!...  Pourquoi  ne  rient- 
elles  pas?...  Ne  sont-elles  pas  heureuses?... 

LA    LUMIÈRE 

Ce  n'est  pas  quand  on  rit  qu'on  est  le  plus 
heureux... 


184  LOISEAl'    IJLEL' 

TYLTYL 

Qui  sont-elles?... 

LE    BONHEUR 

Ce  sont  les  Grandes-Joies... 

TYLTYL 

Tu  sais  leurs  noms?... 

LE    BONHEUR 

Naturellement,  nous  jouons  souvent  avec 
elles...  Voici  d'abord  :  devant  les  autres,  la 
Grande- Joie-d'être-juste,  qui  sourit  chaque  fois 
qu'une  injustice  est  réparée,  —  je  suis  trop 
jeune,  je  ne  l'ai  pas  encore  vu  sourire.  Der- 
rière elle,  c'est  la  Joie-d'être-bonne,  qui  est  la 
plus  heureuse,  mais  la  plus  triste;  et  qu'on  a 
bien  du  mal  à  empêcher  d'aller  chez  les  Malheurs 
qu'elle  voudrait  consoler.  A  droite,  c'est  la 
Joie-du-travail-accompli  à  côté  de  la  Joie-de- 
penser.  Ensuite,  c'est  la  Joie-de-comprendre  qui 
cherche  toujours  son  frère,  le  Bonheur-de-ne- 
rien-comp:'cndre... 


ACTE  OLiATlUÈME,  NEL  \  lÈME  TAULEAU      185 


TYLTYL 

Mais  je  l'ai  vu,  son  frère!...  Il  est  allé  chez 
les  Malheurs  avec  les  Gros  Bonheurs... 

LE    BONHEUR 

J'en  étais  sûr!...  Il  a  mal  tourné,  de  mau- 
vaises fréquentations  l'ont  entièrement  per- 
verti... Mais  n'en  parle  pas  à  sa  sœur.  Elle 
voudrait  aller  le  chercher  et  nous  y  perdrions 
une  des  plus  belles  joies...  Voici  encore,  parmi 
les  plus  grandes,  la  Joie-de-voir-ce-qui-est- 
beau,  qui  ajoute  chaque  jour  quelques  rayons 
à  la  lumière  qui  règne  ici... 

TYLTYL 

Et  là,  au  loin,  au  loin,  dans  les  nuages  d'or, 
celle  que  j'ai  peine  à  voir  en  me  dressant  tant 
que  je  peux  sur  la  pointe  des  pieds?... 

LE    BONHEUR 

C'est  la  grande  Joie-d'aimer...  Mais  tu  auras 
beau  faire,  tu  es  bien  trop  petit  pour  la  voir 
tout  entière... 

16. 


180  L'01SEA.i:   ULEU 

TYLTYL 

Et  là-bas,  tout  au  fond,  celles  qui  sont  voilées 
et  ne  s'approchent  pas?... 

LE    BONHEUR 

Ce  sont  C3lles  que  les  Hommes  ne  connaissent 
pas  encore... 

TYLTYL 

Que  nous  veulent  les  autres?...  Pourquoi 
s'écartent-elles?... 

LE   BONHEUR 

C'est  devant  une  Joie  nouvelle  qui  s'avance^ 
peut-être  la  plus  pure  que  nous  ayons  ici.. 

TYLTYL 

Qui  est-ce?... 

LE    BONHEUR 

Tu  ne  la  reconnais  pas  encore?...  Mais  re- 
garde donc  mieux,  ouvre  donc  tes  deux  yeux 
jusqu'au  cœur  de  ton  âme!...  Elle  t'a  vu,  elle 


ACTE   QUATRIÈME,   NEUVIÈME  TABLEAU      187 

t'a  vu!...  Elle  accourt  en  te  tendant  les  bras!.. 
C'est  la  Joie  de  ta  mère,  c'est  la  Joie  sans-égale- 
de-l'amour-maternel  !... 

Après  l'avoir  acclamée,  les  antres  Joies,  accouiues  de 
toutes  parts,  s'é.arlcnt  en  silence  devant  la  Joie-de- 
i'amour-maternel. 

l'amour  maternel 

■  Tyltyl!  Et  puis  Mytyl!...  Comment,  c'est 
vous,  c'est  vous  que  je  retrouve  ici!...  Je  ne 
m'attendais  pas!...  J'étais  bien  seule  à  la  mai- 
son, et  voici  que  tous  deux  vous  montez  jus- 
qu'au ciel  où  rayonnent  dans  la  Joie  l'âme  de 
toutes  les  mères!...  Mais  d'abord  des  baisers, 
des  baisers  tant  qu'on  peut!...  Tous  les  deux 
dans  mes  bras,  il  n'y  a  rien  au  monde  qui  donne 
plus  de  bonheur!...  Tyltyl,  tu  ne  ris  pas?.,. 
Ni  toi  non  plus,  Mytyl?...  Vous  ne  connaissez 
pas  l'amour  de  votre  mère?...  Mais  regardez- 
moi  donc,  et  n'est-ce  pas  mes  yeux,  mes  lèvres 
et  mes  bras?... 

TYLTYL 

Mais  si,  je  reconnais,  mais  je  ne  savais  pas... 
Tu  ressembles  à  maman,  mais  tu  es  bien  plus 
belle... 


1S8  i;uisEAi  ni. eu 


L  AMOUR    MATERNEL 


Évidemment,  moi,  je  ne  vieillis  plus...  Et 
chaque  jour  qui  passe  m'apporte  de  la  force,  de 
la  jeunesse  et  du  bonheur...  Chacun  de  tes 
sourires  m'allège  d'une  année...  A  la  maison, 
cela  ne  se  voit  pas,  mais  ici  l'on  voit  tout,  et 
c'est  la  vérité... 

TYLTYL,    l'iii  Tvcillé,    la   coiilem;>liiiil  et  lYTiibiassanl 
tuiir  à  luur. 

Et  cette  belle  robe,  en  quoi  donc  qu'elle  est 
faite?...  Est-ce  que  c'est  de  la  soie,  de  l'argent 
ou  des  perles?.., 

l'amour  maternel 

Non,  ce  sont  des  baisers,  des  regards,  des  ca- 
resses... chaque  baiser  qu'on  donne  y  ajoute  un 
rayon  de  lune  ou  de  soleil... 

TYLTYL 

C'est  drôle,  je  n'aurais  jamais  cru  que  tu 
étais  si  riche...  Où  donc  la  cachais-tu?...  Était- 
elle  dans  l'armoire  dont  papa  a  la  clef?... 


ACTE  QUATRIÈME,  NEUVIÈME  T\IJUE\U       IX'.I 

l'amour  maternel 

Mais  non,  je  l'ai  toujours,  mais  on  ne  la  voit 
pas,  parce  qu'on  ne  voit  rien  quand  les  yeux 
sont  fermés...  Toutes  les  mères  sont  riches  quand 
elles  aiment  leurs  enfants...  Il  n'en  est  pas  de 
pauvres,  il  n'en  est  pas  de  laides,  il  n'en  est 
pas  de  vieilles...  Leur  amour  est  toujours  la 
plus  belle  des  Joies...  Et  quand  elles  semblent 
tristes,  il  suffit  d'un  baiser  qu'elles  reçoivent  ou 
qu'elles  donnent  pour  que  toutes  leurs  larmes 
deviennent  des  étoiles  dansle  fond  de  leurs  yeux... 

TYLTYL,    l.i  regirJatil  avec  étonnemciil. 

Mais  oui,  c'est  vrai,  tes  yeux,  ils  sont  remplis 
d'étoiles...  Et  ce  sont  bien  tes  yeux,  mais  ils 
sont  bien  plus  beaux...  Et  c'est  ta  main  aussi, 
elle  a  sa  petite  bague...  Elle  a  même  la  brûlure 
que  tu  t'es  faite  un  soir  en  allumant  la  lampe... 
Mais  elle  est  bien  plus  blanche  et  qu'elle  a  la 
peau  fine!...  On  dirait  qu'on  y  voit  couler  de  la 
lumière...  Elle  ne  travaille  pas  comme  celle  de 
la  maison?... 

l'amour  maternel 

Mais  si,  c'est  bien  la  même;  tu  n'avais  donc 


190  L'OISEAU  BLEU 

pas  vu  qu'elle  devient  toute  blanche  et  s'emplit 
de  lumière  dès  qu'elle  te  caresse?... 

TYLTYL 

C'est  étonnant,  maman,  c'est  bien  ta  voix 
aussi;  mais  tu  parles  bien  mieux  que  chez 
nous... 

'amour  maternel 

Chez  nous  on  a  bien  trop  à  faire  et  l'on  n'a 
pas  le  temps...  Mais  ce  qu'on  ne  dit  pas,  on  l'en- 
tend tout  de  même...  Maintenant  que  tu  m'as 
vue,  me  reconnaîtras-tu,  sous  ma  robe  déchirée, 
lorsque  tu  rentreras  demain  dans  la  chaumière?... 

TYLTYL 

Je  ne  veux  pas  rentrer...  Puisque  tu  es  ici» 
j'y  veux  rester  aussi,  tant  que  tu  y  seras... 

l'amour  maternel 

Mais  c'est  la  même  chose,  c'est  là-bas  que  je 
suis,  c'est  là-bas  que  nous  sommes...  Tu  n'es, 
venu  ici  que  pour  te  rendre  compte  3t  pour 


ACTE  QUATRIÈME,   NEUVIÈME   TABLEAU     191 

apprendre  enfin  comment  il  faut  me  voir  quand 
tu  me  vois  là-bas...  Comprends-tu,  mon  Tyl- 
tyl?...  Tu  te  crois  dans  le  ciel;  mais  le  ciel  est 
partout  où  nous  nous  embrassons...  Il  n'y  a  pas 
deux  mères,  et  tu  n'en  as  pas  d'autre...  Chaque 
-enfant  n'en  a  qu'une  et  c'est  toujours  la  même 
et  toujours  la  plus  belle;  mais  il  faut  la  con- 
naître et  savoir  regarder...  Mais  comment  as-tu 
fait  pour  arriver  ici  et  trouver  une  route  que  les 
Hommes  ont  cherchée  depuis  qu'ils  habitent  la 
Terre?... 

TYLTYL,   mourant  la  Lumière  <iui,  par  discrctioii, 
s'est  un  peu  écartée. 

C'est  elle  qui  m'a  conduit... 

l'amour  maternel 
Qui  est-ce?... 

TYLTYL  :    '^ 

La  Lumière... 

l'amour  maternel 
Je  ne  l'ai  jamais  vue...  On  m'avait  dit  qu'elle 


192  I/OISEAU  BLEU 

vous  aimait  bien  et  qu'elle  était  très  bonne... 
Mais  pourquoi  se  cache-t-elle?...  Elle  ne  montre 
jamais  son  visage?... 


TYLTYL 

Mais  si,  mais  elle  a  peur  que  les  Bonheurs 
aient  peur  s'ils  y  voyaient  trop  clair... 

l'amour  maternel 

Mais  elle  ne  sait  donc  pas  que  nous  n'atten- 
dons    qu'elle!...     {Appelant     los    autres    Cramles    Joiîs.) 

Venez,  venez,  mes  sœurs!  Venez,  accourez^ 
toutes,  c'est  la  Lumière  qui  vient  enfin  nous 
visiter!...' 

Fn- riis^e. lient  parmi  les  r.r;mili's  Joies  qui  se  ra|>pio- 
clieul.  Cris  :  "  l.a  l.uniioie  est  iei  !...  Lu  Lumière,  ht 
Lumière  '...  » 

LA   JOIE-DE-COMPRENDRE,     écarlnnt    IduIcs    les    autres 
pour  seiiir  e  ubrasscr  la  Lumière. 

Vous  êtes  la  Lumière  et  nous  ne  savions  pas!... 
Et  voici  des  années,  des  années,  des  années  que 
nous  vous  attendons!...  Me  reconnaissez-vous?... 
C'est  la  Joic-de-comprendre  qui  vous  a   tant 


ACTE   OUATHIÈME,   NEUVIÈME   TABLEAU      1'.':^ 

cherchée...   Nous  sommes  très  heureuses,  mais 
nous  ne  voyons  pas  au  delà  de  nous-mêmes... 

LA    joie-d'être-juste,  embrî.ssant    la   i.mniùie 
il  son  tuur. 

Me  reconnaissez-vous  ?...  C'est  la  Joie-d'être- 
juste  qui  vous  a  tant  priée...  Nous  sommes 
très  heureuses,  mais  nous  ne  voyons  pas  au  delà 
de  nos  ombres... 

LA   JOIE-DE-VOIR-CE-QUI-EST-BEAU,     rembrassant 
également. 

Me  reconnaissez-vous?...  C'est  la  Joie-des- 
beautés  qui  vous  a  tant  aimée...  Nous  sommes 
très  heureuses,  mais  nous  ne  voyons  pas  au  delà 
de  nos  songes... 

LA    JOIE-DE-COMPRENDRE 

Voyez,  voyez,  ma  sœur,  ne  nous  faites  plus 
attendre...  Nous  sommes  assez  fortes,  nous 
sommes  assez  pures...  Écartez  donc  ces  voiles 
qui  nous  cachent  encore  les  dernières  vérités 
et  les  derniers  bonheurs...  Voyez,  toutes  mes 
sœurs  s'agenouillent  à  vos  pieds...  Vous  êtes 
notre  reine  et  notre  récompense... 

17 


lui  i;OISE.\U   CLEU 

LA    LU3IIERE,    resserrant  se5  voiles. 

Mes  sœurs,  mes  belles  sœurs,  j'obéis  à  mon 
Maître...  L'heure  n'est  pas  venue,  elle  sonnera 
peut-être  et  je  vous  reviendrai  sans  craintes  et 
sans  ombres...  Adieu,  relevez-vous,  embrassons- 
nous  encore  comme  des  sœurs  retrouvées,  en  at- 
tendant le  jour  qui  paraîtra  bientôt... 

l'amour    maternel,    embrassant  l;i  Lumière. 

Vous  avez  été  bonne  pour  mes  pauvres 
petits... 

la  lumière 

Je  serai  toujours  bonne  autour  de  ceux  qui 
s'aiment... 

LA    JOIE-DE-COMPRENDRE,  s'approo liant  de  l;i  Lumitre. 

Que  le  dernier  baiser  soit  posé  sur  mon  front... 

Elles  s'embrassent  longuement,  et,  quand  elles  se  sé- 
parent et  relèvent  la  tête,  on  voit  des  larmes  dans 
leurs   yeux. 

TYLTYL,    étonné. 
Pourquoi    pleurez-vous?...    (Refc'ard.iut    les    autres 


ACTE  QUATRIÈME,  NEUVIÈME  TABLEAU       195. 

Joies.)  Tiens!  vous  pleurez  aussi...  Mais  pourquoi 
tout  le  monde  a-t-il  des  larmes  plein  les  yeux?... 


LA    LUMIERE 

Silence,  mon  enfant... 


RIDEAU 


ACTE    CINQUIÈME 


DIXIEME   TABLE/VU 

LE    ROYAUME    DE    L'AVENIR 

Les  salles  immenses  du  Palais  d'Azur,  où  attendent 
les  enfants  qui  vont  naître.  —  Infinies  perspectives  de 
colonnes  de  saphir  soutenant  des  voûtes  de  turquoise. 
Tout  ici,  depuis  la  lumière  et  les  dalles  de  lapis-lazuli 
jusqu'aux  pulvérulences  du  fond  où  se  perdent  les  der- 
niers arceaux,  jusqu'aux  moindres  objets,  est  d'un  bleu 
irréel,  intense,  féerique.  Seuls  les  chapiteaux  et  les 
socles  des  colonnes,  les  clefs  de  voûte,  quelques  siègesi 
quelques  bancs  circulaires  sont  de  marbre  blanc  ou 
d'albâtre. —  A  droite,  entre  les  colonnes,  de  grandes 
portes  opalines.  Ces  portes,  dont  le  Temps,  vers  la  fin  de 
la  scène,  écartera  les  battants,  s'ouvrent  sur  la  Vie 
actuelle  et  les  quais  de  l'Aurore.  Partout,  peuplant  har- 
monieusement la  salle,  une  foule  d'enfants  vêtus  de 
longues  robes  azurées.  — ■  Les  uns  jouent,  d'autres  se 
promènent,  d'autres  causent  ou  songent;  beaucoup  sont 
endormis,  beaucoup  aussi  travaillent,  entre  les  colon- 
nades, aux  inventions  futures;  et  leurs  outils,  leurs  ins- 

17. 


i;8  L'OISEAU  BLEU 

truments,  les  appareils  qu'ils  construisent,  les  plantes, 
les  fleurs  et  les  fruits  qu'ils  cultivent  ou  qu'ils  cueillent 
sont  du  même  bleu  surnaturel  et  lumineux  que  l'atmos- 
phère générale  du  Palais.  —  Parmi  les  enfants,  revêtues 
d'un  azur  plus  pâle  et  plus  diaphane,  passent  et  repas- 
sent quelques  figures  de  haute  taille,  d'une  beauté  sou- 
veraine et  silencieuse,  qui  paraissent  être  des  anges. 


Eniront  à  gauche,  comme  à  la  dérobée,  en  se  glissant  parmi 
les  colonnes  du  premier  plan,  Tyltyl,  Wytyl  et  la  Lumière. 
Leur  arrivée  provoque  un  certain  mouvement  parmi  les 
Eufants-Bleus  qui  bientôt  accourent  de  toutes  parts  et  se 
groupent  autour  des  itisolites  \isiteurs  qu'ils  contemplent  avec 
curiosité. 

MYTYL 

Où  est  le  Sucre,  la  Chatte  et  le  bon  Pain  ?... 

LA    LUMIÈRE 

Ils  ne  peuvent  pas  entrer  ici;  ils  connaîtraient 
l'Avenir  et  n'obéiraient  plus... 

TYLTYL 

Et  le  Chien?... 

LA    LUMIÈRE 

Il  n'est  pas  bon,  non  plus,  qu'il  sache  ce  qui 


ACTE  CINOUIÊME,   DIXIÈME  TADLEAU        19!> 

l'attend  dans  la  .suite  des  siècles...  Je  les  ai  em- 
prisonnés dans  les  souterrains  de  l'église.. 

TYLTYL 

Où  sommes-nous?... 

LA    LUMIÈRE 

Nous  sommes  dans  le  Royaume  de  l'Avenir^ 
au  milieu  des  enfants  qui  ne  sont  pas  encore  nés. 
Puisque  le  Diamant  nous  permet  de  voir  clair 
en  cette  région  que  les  Hommes  n'aperçoivent 
pas,  nous  y  trouverons  fort  probablement  l'Oi- 
seau-Bleu...        ^ 

TYLTYL 

Bien  sûr  que  l'Oiseau  sera  bleu,  puisque  tout 

y  est   bleu...  (Regardant  tout  autour  de  soi.)    Dieu   que 

c'est  beau  tout  ça!... 

LA.    LUMIÈRE 

Regarde  les  enfants  qui  accourent... 

TYLTYL 

Est-ce  qu'ils  sont  fâchés?... 


200  L'OISEAU  BLEU 

LA    LUMIÈRE 

Pas  du  tout...  Tu  vois  bien,  ils 'sourient,  mais 
ils  sont  étonnés... 

LES    ENFANTS-BLEUS,  accourant 
de  plus  eu  plus  nombreux. 

Des  petits  Vivants...   Venez  voir  les  petits 
Vivants!... 

TYLTYL 

Pourquoi  qu'ils  nous  appellent  «  les  petits 
Vivants  »?... 

LA    LUMIÈRE 

Parce  qu'eux,  ils  ne  vivent  pas  encore... 

TYLTYL 

Qu'est-ce  qu'ils  font  alors?... 

LA    LUMIÈRE 

Ils  attendent  l'heure  de  leur  naissance... 

TYLTYL 

L'heure  de  leur  naissance?.. 


ACTE   CIMJUIEME,   DIXIEME  TABLEAU       201 

LA    LUMIÈRE 

Oui;  c'est  d'ici  que  viennent  tous  les  enfants 
qui  naissent  sur  notre  Terre.  Chacun  attend  son 
jour...  Quand  les  Pères  et  les  Mères  désirent 
des  enfants,  on  ouvre  les-  grandes  portes  que 
tu  vois  là,  à  droite;  et  les  petits  descendent... 

TYLTYL 

Y  en  a-t-ii!  Y  en  a-t-il!... 

LA    LUMIÈRE 

Il  y  en  a  bien  davantage...  On  ne  les  voit  pas 
tous...  Pense  donc,  il  en  faut  de  quoi  peupler 
la  fin  des  temps...  Personne  ne  saurait  les  comp- 
ter... 

TYLTYL 

Et  ce&grandes  personnes  bleues,  qu'est-ce  que 

c'est?... 

LA    LUMIÈRE 

On  ne  sait  plus  au  juste...  On  croit  que  ce  sont 
des  gardiennes...  On  dit  qu'elles  viendront  sur 
Terre  après  les  Hommes...  Mais  il  n'est  pas  per- 
mis de  les  interroger... 


202  L'OISEAU  BLEU 

TYLTYL 

Pourquoi  ? 

LA    LUMIÈRE 

Parce  que  c'est  le  secret  de  la  Terre... 

TYLTYL 

Et  les  autres,  les  petits,  on  peut  leur  parler?... 

LA    LUMIÈRE 

Bien  sûr,  il  faut  faire  connaissance...  Tiens, 
en  voilà  un  plus  curieux  que  les  autres...  Ap- 
proche-toi, parle-lui... 

TYLTYL 

Qu'est-ce  qu'il  faut  lui  dire?... 

LA    LUMIÈRE 

Ce  que  tu  voudras,  comme  à  un  petit  cama- 
rade... 

TYLTYL 

Est-ce  qu'on'peut  lui  donner  la  main? 


ACTE  CINQUIÈME,  DIXIÈME  TABLEAU       203 

LA    LUMIÈRE 

Évidemment,  il  ne  te  fera  pas  de  mal...  Mais 
voyons,  n'aie  donc  pas  l'air  si  emprunté...  Je 
vais  vous  laisser  seuls,  vous  serez  plus  à  Taise 
entre  vous...  J'ai  d'ailleurs  à  causer  avec  la 
Grande-personne  Bleue... 

TYLTYL,  s'approchant  de  l'Enfant-Bleu  et  lui  tendant 
la  main. 

Bonjour!...  (Touchant  du  doigt  la  robe  bleue  de  l'Enfant.) 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ça? 

L  ENFANT,   touchant  gravement  du  doigt  le  chapeau 
de  Tyltj'l. 

Et  ça?.., 

TYLTYL 

Ça?...  C'est  mon  chapeau...  Tu  n'as  pas  de 
chapeau?...    • 

l'enfant 

Non;  pourquoi  c'est  faire?... 

TYLTYL 

C'est  pour  dire  bonjour...  Et  puis,  pour  quand 
fait  froid... 


201  ^  I/OISEAL'   riLEU 

l'enfant 

Qu'est-ce  que  c'est  faire  froid?... 

TYLTYL 

'^uand  on  tremble  comme  ça  :  brrr!  brrr!.., 
qu'on  souffle  dans  ses  mains  et  qu'on  fait  aller 
les  bras  comme  ceci... 

11  se  brasse  vigoureusement. 

l'enfant 
Il  fait  froid  sur  la  Terre?... 

TYLTYL 

Mais  oui,  des  fois,  l'hiver,  quand  on  n'a  pas  d? 
feu... 

l'enfant 

Pourquoi  qu'on  n'en  a  pas?... 

TYLTYI 

Parce  que  ça  coûte  cher  et  qu'il  faut  de  l'ar- 
gent pour  acheter  du  bois... 


ACTE  CINQUIÈME,   DIXIÈME  TABLEAU        205 

l'enfant 
Quoi  que  c'est  de  l'argent? 

TYLTYL 

C'est  avec  quoi  l'on  paie... 

l'enfant 
Ah!... 

TYLTYL 

Il  y  en  a  qui  en  ont,  d'autres  qui  n'en  ont 
point... 

l'enfant 
Pourquoi?... 

TYLTYL 

C'est  qu'ils  ne  sont  pas  riches...  Est-ce  que  tu 
es  riche?...  Quel  âge  as-tu?... 

l'enfant 

.Je  vais  naître  bientôt...  Je  naîtrai  dans  douze 
ans...  Est-ce  que  c'est  bon,  naître?... 

TYLTYL 

Oh  oui!...  C'est  amusant!... 

-'6 


^06  L'OISEAU  BLEU 

l'enfant  ' 

Comment  que  tu  as  fait?... 

TYLTYL 

Je  ne  me  rappelle  plus...  Il  y  a  si  longtemps!... 

l'enfant 

On  dit  que  c'est  si  beau,  la  Terre  et  les  Vi- 
vants!... 

TYLTYL 

Mais  oui,  ce  n'est  pas  mal...  Il  y  a  des  oiseaux, 
■des  gâteaux,  des  jouets...  Quelques-uns  les  ont 
tous;  mais  ceux  qui  n'en  ont  pas  peuvent  re- 
garder les  autres... 

l'enfant 

On  nous  dit  que  les  mères  attendent  à  la 
porte...  Elles  sont  bonnes,  est-ce  Vrai?... 

TYLTYL 

Oh  oui!...  Elles  sont  meilleures  que  tout  ce 
qu'il  y  a!...  Les  bonnes-mamans  aussi;  mais 
elles  meurent  trop  vite... 


ACTE  CINQUIÈME,   DIXIÈME  TABLEAU        207 

l'enfant 
Elles  meurent?...   Qu'est-ce  que  c'est  ça?... 

TYLTYL 

Elles  s'en  vont  un  soir,  et  ne  reviennent  plus... 

l'enfant 
Pourquoi?... 

TYLTYL 

Est-ce  qu'on  sait?...  Peut-être  qu'elles  sont, 
tristes... 

l'enfant 
Elle  est  partie,  la  tienne?... 

TYLTYL 

Ma  bonne-maman?... 

l'enfant 

Ta  maman  ou  ta  bonne-maman,  est-ce  que- 
je  sais,  moi?... 

TYLTYL 

Ah!  mais,  ça  ii'est  pas  la  même  chose!.!.  Les 


208  L'OISEAU  BLEU 

bonnes-mamans  s'en  vont  d'abord;  c'est  déjà 
assez  triste...  La  mienne  était  très  bonne... 

l'enfant 

Qu'est-ce  qu'ils  ont,  tes  yeux?...  Est-ce  qu'ils 
font  des  perles?... 

TYLTYL 

Mais  non;  c'est  pas  des  perles... 

l'enfant 
Qu'est-ce  que  c'est  alors?... 

TYLTYL 

C'est  rien,  c'est  tout  ce  bleu  qui  m'éblouit  un 
peu... 

l'enfant 
Comment  que  ça  s'appelle?... 

TYLTYL  ' 

Quoi?... 

l'enfant 

Là,  ce  qui  tombe?... 


ACTE  CINQUIÈME,   DIXIÈME   TABLEAU         "209 

TYLTYL 

C'est  rien,  c'est  un  peu  d'eau.. 

l'enfant 
Est-ce  qu'elle  sort  des  yeux?... 

TYLTYL 

Oui,  des  fois,  quand  on  pleure... 

l'enfant 
Qu'est-ce  que  c'est  pleurer? 

0 

TYLTYL 

Moi,  je  n'ai  pas  pleuré;  c'est  la  faute  à  ce 
bleu...  Mais  si  j  avais  pleuré  ce  serait  la  même 
chose... 

l'enfant 
Est-ce  qu'on  pleure  souvent?... 

TYLTYL 

Pas  les  petits  garçons,  mais  les  petites  filles... 
On  ne  pleure  pas  ici?... 

i8. 


210  L'OISEAU  BLEU 

l'enfant 
Mais  noiij  je  ne  sais  pas... 

TYLTYL 

Eh  bien,  tu  apprendras...  Avec  quoi  que  tu 
joues,  ces  grandes  ailes  bleues?... 

l'enfant 

Ça?...  C'est  pour  l'invention  que  je  ferai  sur 
Terre... 

TYLTYL 

Quelle  invention?...  ^Tu  as  donc  inventé 
quelque  chose?... 

l'enfant 

Mais  oui,  tu  ne  sais  pas?...  Quand  je  serai  sur 
Terre,  il  faudra  que  j'invente  la  Chose  qui 
rend  Heureux... 

TYLTYL 

Est-elle  bonne  à  manger?...  Est-ce  qu'elle 
fait  du  bruit?... 


ACTE   CLXQUIÈME,   DIXIÈME  TABLEAU        211 

l'enfant 
Mais  non,  on  n'entend  rien... 

TYLTYL 

C'est  dommage... 

l'enfant 

J'y  travaille  chaque  jour...  Elle  est  presque- 
achevée...  Veux-tu  voir?... 

TYLTYL 

Bien  sûr...  Où  donc  est-elle?... 

l'enfant 
Là,  on  la  voit  d'ici,  entre  ces  deux  colonnes..- 

UN    AUTRE    ENFANT-BLEU,  s'approchant  de  Tyltjl 
et  le  tirant  par  la  manche. 

Veux-tu  voir  la  mienne,  dis?... 

TYLTYL 

Mais  oui,  qu'est-ce  que  c'est?... 


2l:>.  L'OISEAU  BLEU 

DEUXIÈME    ENFANT 

Les  trente-trois  remèdes  pour  prolonger  la 
vie...  Là,  dans  ces  flacons  bleus... 

TROISIÈME    ENFANT,  sortant  île  la  foule. 

Moi,  j'apporte  une  lumière  que  personne  ne 

connaît!...  (U  s'illumine  tout  entier  d'uue  flamme  extraordi- 
naire.) C'est  assez  curieux,  pas?.., 

QUATRIÈME    ENFANT,  tirant  Tyltyl  par  le  bras. 

Viens  donc  voir  ma  machine  qui  vole  dans  les 
airs  comme  un  oiseau  sans  ailes!... 

CINQUIÈME    ENFANT 

Non,  non;  d'abord  la  mienne  qui  trouve  les 
trésors  qui  se  cachent  dans  la  lune!... 

Les  Enfants-Bliîus  s'empressent  autour  de  Tyltyl  et  di- 
Mytyl  en  criant  tous  ensemble  :  «  Non,  non,  viens  voir 
la  mienne  !...  Non,  la  mienn;est  plus  belle  !...  La  mienne 
est  étonnante!...  La  mienne  est  tout  on  sucre!...  La 
sienne  n'est  pas  curieuse...  I!  m'en  a  pris  l'idée!...,  etc.  ». 
Parmi  ces  exclamations  désordonnées,  on  entraine  les 
petits  Vivants  <iu  côté  des  ateliers  bleus;  et  là,  chacun 
des  inventeurs  met  en  mouverr^ent  sa  macliinc  idéale. 
C'est  un  tournoiement  céruléen  de  roues,  de  disques, 
de    volants,   d'engrenages,    de   |ioulies,   de   courroies. 


ACTE  CINQUIÈME,   DIXIÈME  TABLEAU        213 

d'objets  étranges  et  encore  innommés  qu'enveloppent 
les  bleuâtres  vapeurs  de  l'irréel.  Une  foule  d'appareils 
bizarres  et  mystérieux  s'élancent  et  planent  sous  les 
voijtes,  ou  rampent  au  pied  des  colonnes,  tandis  que 
des  enfants  déroulent  des  caries  et  des  plans,  ouvrent 
des  livres,  découvrent  des  statues  azurées,  apportent 
d'énormes  fleurs,  de  gigantesques  fruits  qui  semblent 
formés  de  saphirs  et  de  turquoises. 


UN    PETIT    ENFANT-BLEU,  courbé  sous  le  poid« 
de  colossales  pàiiucreltes  d'azur. 


Regardez  donc  mes  fleurs!.. 

TYLTYL 

Qu'est-ce    que    c'est?...    Je    ne    les    connais 
pas... 

LE    PETIT    ENFANT-BLEU 

Ce  sont  des  pâquerettes!... 

TYLTYL 

Pas  possible!...  Elles  sont  grandes  comme  des 
roues... 

LE    PETIT    ENFANT-BLEU 

Et  ce  qu'elles  sentent  bon!... 


2i/t  L'OISEAU  BLEU 

TYLTYL,   les  liumant. 

Prodigieux!... 

LE    PETIT    ENFANT-BLEU 

Elles  seront  comme  ça  quand  je  serai  sur 
Terre... 

TYLTYL 

Quand  donc?... 

LE    PETIT    ENFANT-BLEU 

r  Dans   cinquante-trois   ans,    quatre   mois   et 
neuf  jours... 

Arrivent  deux  Enfants-Bleus  qui  portent  comme  un  lustre, 
pendue  à  une  perche,  une  invraisemblable  grappe  de 
raisins  dont  les  baies  sont  plus  grosses  que  des  poires. 

l'un  DES  ENFANTS  QUI  PORTENT  LA  GRAPPE 

Que  dis-tu  de  mes  fruits?... 

TYLTYL 

Une  grappe  de  poires!... 

l'enfant 
lais  non,  c'est  des  raisins!...  Ils  seront  tous 


ACTE  CINQUIÈME,   DIXIÈME  TABLEAU        215 

ainsi,  lorsque  j'aurai  trente  ans...  J'ai  trouvé 
le  moyen... 

UN    AUTRE    ENFA:ST,  écrasé  sous  une  corbeille  d;  pommes 
bleues  grosses  comme  des  melons. 

Et  moi!...  Voyez  mes  pommes!...  '• 


TYLTYL 

Mais  ce  sont  des  melons!... 

l'enfant 

Mais  non!...  Ce  sont  mes  pommes,  et  les 
moins  belles  encore!...  Toutes  seront  de  même 
quand  je  serai  vivant...  J'ai  trouvé  le  système!... 

UN    AUTRE    ENFANT,  apporlaut  sur  une  brouette  bleue 
des  melons  bleus  plus  gros  que  des  citrouilles. 

Et  mes  petits  melons?... 

TYLTYL 

Mais  ce  sont  des  citrouilles!... 

l'enfant  aux  melons 
Quand  je  viendrai  sur  terre,  les  melons  seront 


216  L'OISEAU  DLEU 

fiers!...  Je  serai  le  jardinier  du  Roi  des  neuf 
PJanètes... 

TYLTYL 

Le  Roi  des  neuf  Planètes?...  Où  est-il? ... 

LE    ROI    DES    KEUF    PLANÈTES,  s'avançant  fièrement. 
Il  seinlile  avoir  quatre  ans  et  peut  à  grand'peine    se  tenir 

debout  sur  ses  petites  jambes  torses. 

Le  voici! 

TYLTYL 

Eh  bien!  tu  n'es  pas  grand... 

LE    ROI    DES    NEUF    PLANÈTES,  grave  et  sentencieux. 

Ce  que  je  ferai  sera  grand. 

TYLTYL 

Qu'est-ce  que  tu  feras? 

LE    ROI    DES    NEUF    PLANÈTES 

Je    fonderai   la   Confédération    générale    des 
Planètes  solaires. 

TYLTYL,   interloqué. 

Ah,  vraiment? 


ACTE   CLNOUIÈME,  DIXIÈME  TABLEAU       21 7 

LE    ROI    DES    NEUF    PLANÈTES 

Toutes  en  feront  partie,  excepté  Saturne, 
Uranus  et  Neptune  qui  sont  à  des  distances 
exagérées  et  incommensurables. 

Il  se  retire  avec  dignité. 

TYLTYL 

Il  est  intéressant... 

UN    ENFANT-BLEU 

Et  vois-tu  celui-là? 

TYLTYL 

Lequel? 

l'entant 

Là,  le  petit  qui  dort  au  pied  de  la  colonne... 

TYLTYL 

Eh  bien? 

l'enfant 

Il  apportera  la  joie  pure  sur  le  Globe.. 

TYLTYL 

Comment?... 

19 


218  L'OISEAU    HLEU 


L  ENFANT 


Par  des  idées  qu'on  n'a  pas  encore  eues. 


TYLTYL 


Et  l'autre,  le  petit  gros  qui  a  les  doigts  dans 
le  nez,  qu'est-ce  qu'il  fera,  lui?... 


L  ENFANT 


Il  doit  trouver  le  feu  pour  réchauffer  la  Terre 
quand  le  Soleil  sera  plus  pâle... 


TYLTYL 


Et  lès  deux  qui  se  tiennent  par  la  main  et 
s'embrassent  tout  le  temps;  est-ce  qu'ils  sont 
frère  et  sœur?... 

l'enfant 

Mais  non,  ils  sont  très  drôles...  Ce  sont  les 
Amoureux... 

TYLTYL 

Qu'est-ce  que  c'est?.. 


A  :te  cinq  ième,  dixième  tableau      -219 

l'enfant 

Je  ne  sais  pas...  C'est  le  Temps  qui  les  appelle 
ainsi  pour  s'en  moquer...  Ils  se  regardent  tout 
le  jour  dans  les  yeux,  ils  s'embrassent  et  se 
disent  adieu... 

TYLTYL 

Pourquoi? 

l'enfant 

Il  paraît  qu'ils  ne  pourront  pas  partir  en- 
semble... 

TYLTYL 

Et  le  petit  tout  rose,  qui  semble  si  sérieux  et 
qui  suce  son  pouce,  qu'est-ce  que  c'est?... 

l'enfant 

Il  parait  qu'il  doit  effacer  l'Injustice  sur  la 
Terre... 

TYLTYL 

Ah?... 

l'enfant 
On  dit  que  c'est  un  travail  effrayant... 


2^20  L'OISEAU  BLEU 


TYLTYL 


Et  le  petit  rousseau  qui  marche  comme  s'il 
n'y  voyait  pas.  Est-ce  qu'il  est  aveugle?.. 

l'enfant 

Pas  encore;  mais  il  le  deviendra...  Regarde-le 
bien;  il  paraît  qu'il  doit  vaincre  la  ]\Iort... 

TYLTYL 

Qu'est-ce  que  ça  veut  dire?.. 

l'enfant 

Je  ne  sais  pas  au  juste;  mais  on  dit  que  c'est 
grand... 

TYLTYL,   montrant  une  foule  d'enfants  endormis  au  pied 
des  colonnes,  sur  les  marches,  les  bancs,  etc. 

Et  tous  ceux-là  qui  dorment,  —  comme  il  y 
en  a  qui  dorment!  —  est-ce  qu'ils  ne  font 
rien?... 

l'enfant 
Ils  pensent  à  quelque  chose... 


ACTE  CINQUIÈME,   DIXIÈME   TABLEAU       221 

TYLTYL 

A  quoi?.. 

l'enfant 

Ils  ne  le  savent  pas  encore;  mais  ils  doivent 
apporter  quelque  chose  sur  la  Terre;  il  est  dé- 
fendu de  sortir  les  mains  vides... 

TYLTYL 

Qui  est-ce  qui  le  défend?... 

l'enfant 

C'est  le  Temps  qui  se  tient  à  la  porte...  Tu 
verras  quand  il  ouvrira...  Il  est  bien  embêtant... 


UN    ENFANT,  accourant  du  fond  de  la  salle, 
en  fendant  la  foule. 

Bonjour,  Tyltyl!... 


TYLTYL 

Tiens!...  Comment  sait-il  mon  nom?... 

L  ENFANT,  qui  vient  d'accourir  et  qui  embrasse  Tjllyl 
et  Mytyl  avec  effusion. 

Bonjour!...   Ça  va  bien?...  —  Voyons,  em- 

19. 


2i-2  L'OISEAU   DLEU 

brasse-moi,  et  toi  aussi,  Mytyl...  Ce  n'est  pas 
étonnant  que  je  sache  ton  nom,  puisque  je 
serai  ton  frère...  On  vient  seulement  de  me  dire 
que  tu  es  là...  J'étais  tout  au  bout  de  la  salle,  en 
train  d'emballer  mes  idées...  —  Dis  à  ma- 
man que  je  suis  prêt... 

TYLTYL 

Comment?...  Tu  comptes  venir  chez  nous? 

l'enfant 

Bien  sûr,  l'année  prochaine,  le  dimanche  des 
Rameaux...  Ne  me  tourmente  pas  trop  quand  je 
serai  petit...  Je  suis  bien  content  de  vous 
avoir  embrassés  d'avance...  —  Dis  à  Papa  qu'il 
répare  le  berceau...  —  Est-ce  qu'on  est  bien 
chez  nous?.. 

TYLTYL 

Mais  on  n'y  est  pas  mal...  Et  Maman  est  si 
bonne!... 

l'enfant 
Et  la  nourriture?... 


ACTE   CINQUIÈME,   DIXIÈME  TABLEAU        2^23 


TYLTYL 


Ça  dépend...  Il  y  a  même  des  jours  où  l'on  a 
des  gâteaux,  n'est-il  pas  vrai,  Mytyl?... 


MYTYL 


Au  Nouvel  An  et  le  Quatorze  Juillet...  C'est 
maman  qui  les  fait... 


TYLTYL 


u'as-tu  là,  dans  ce  sac?...  Tu  nous  apportes 
quelque  chose?... 


L  ENFANT,  très  fièrement. 


J'apporte  trois  maladies  :  la  fièvre  scarlatine, 
la  coqueluche  et  la  rougeole... 

TYLTYL 

Eh  bien,  si  c'est  tout  ça!...  Et  après,  que  fe- 
ras-tu?... 

l'enfant 

Après?...  Je  m'en  irai... 


224  L'OISEAU  BLEU 

TYLTYL 

Ce  sera  bien  la  peine  de  venir!... 

l'enfant 
Est-ce  qu'on  a  le  choix?.. 

A  ce  moment,  on  entend  s'élever  et  se  répandre  une  sorte 
de  vibration  prolongée,  puissante  et  cristalline  qui 
semble  émaner  des  colonnes  et  des  portes  d'opale  que 
touche  une  lumière  plus  vivo. 

TYLTYL 

Qu'est-ce  que  c'est?... 

UN    ENFANT 

C'est  le  Temps!...  Il  va  ouvrir  les  portes!... 

Aussitôt,  un  vaste  remous  se  propage  dans  la  foule  des 
Enfants-Bleus.  La  plupart  quittent  leurs  machines  et 
leurs  travaux,  de  nombreux  dormeurs  s'éveillent,  et  les 
uns  comme  les  autres  tournent  les  yeux  vers  les  portes 
(l'opale  et  se  ra]iproclicnt  de  collcs-ci. 

LA   LUMIÈRE,   rejoignant  Tyltyl. 

Tâchons  de  nous  dissimuler  derrière  les  co- 
lonnes... Il  ne  faut  pas  que  le  Temps  nous  dé- 
couvre... 


ACTE  CINQUIÈME,   DIXIÈME  TABLEAU        225 

TYLTYL 

D'où  vient  ce  bruit?... 

UN    ENFANT 

C'est  l'Aurore  qui  se  lève...  C'est  l'heure  où 
les  enfants  qui  naîtront  aujourd'hui  vont  des- 
cendre sur  Terre... 

TYLTYL 

Comment  qu'ils  descendront?...  Il  y  a  des 
échelles?.. 

l'enfant 
Tu  vas  voir...  Le  Temps  tire  les  verrous... 

TYLTYL 

Qu'est-ce  que  c'est  le  Temps?... 

l'enfant 

C'est  un  vieil  homme  qui  vient  appeler  ceux 
qui  partent... 

TYLTYL 

Est-ce  qu'il  est  méchant?... 


"220  L'OISEAU   BLLl 


L  ENFANT 


Non,  mais  il  n'entend  rien...  On  a  beau  sup- 
plier, quand  ce  n'est  pas  leur  tour,  il  repousse 
tous  ceux  qui  voudraient  s'en  aller... 

TYLTYL 

Est-ce  qu'ils  sont  heureux  de  partir?. 

l'enfant 

On  n'est  pas  content  quand  on  reste;  mais 
on  est  triste  quand  on  s'en  va...  Là!  Là!... 
Voilà  qu'il  ouvre!... 

Les  grandes  portes  opalines  roulent  lentement  sur  leurs 
gonds.  Ou  entend,  comme  une  musique  lointaine,  les 
rumeurs  de  la  Terre.  Une  clarté  rouge  et  verte  pénètre 
dans  la  salle;  et  le  Temps,  haut  vieillard  à  la  barbe 
lloltanle,  armé  de  .sa  faux  et  de  son  sablier,  paraît  sur 
le  seuil,  tandis  qu'on  aperçoit  l'extrémité  ■  des  voiles 
blanches  et  dorées  d'une  galère  amarrôc  à  une  sorte  de 
ijuai  que  forment  les  vapeurs  roses  de  l'Aurore. 

LE    TEMPS,  sur  le  seuil. 

Ceux  dont  l'heure  est  sonnée  sont-ils  prêts?... 

DES   ENFANTS-BLEUS,  fendant  la  foule  et  accourant 
de  toutes  p. iris. 

Nous  voici!...  Nous  voici!...  Nous  voici!... 


ACTE  CLNOUIÈME,   DIXIÈME   TABLEAU        227 

LE    TEMPS,  d'une  voix  boni  rue,   aux  enfants 
qui  d'jlilant  devant  lui  pour  sortir. 

Un  à  un!...  Il  s'en  présente  encore  beaucoup 
plus  qu'il  n'en  faut!...  C'est  toujours  la  même 
chose!...  On  ne  me  trompe  pas!...  (Repoussant  uu 
enfant.)  Ce  n'est  pas  ton  tour!...  Rentre,  c'est 
pour  demain...  Toi  non  plus,  rentre  donc  et  re- 
viens dans  dix  ans...  Un  treizième  berger?...  Il 
n'en  fallait  que  douze  ;  on  n'en  a  plus  besoin,  nous 
ne  sommes  plus  au  temps  de  Théocrite  ou  de 
Virgile...  Encore  des  médecins?...  II  y  en  a  déjà 
trop;  on  s'en  plaint  sur  la  Terre...  Et  les  ingé- 
nieurs, où  sont-ils?...  On  veut  un  honnête 
homme,  un  seul,  comme  phénomène...  Où  donc 
est  l'honnête  homme?...  C'est  toi?...  (L'enfant  fait 
signe  que  oui.)  Tu  m'as  l'air  bien  chétif...  tu  ne 
vivras  pas  longtemps!...  Holà,  vous  autres,  là, 
pas  si  vite!...  Et  toi,  qu'apportes-tu?...  Rien  du 
tout?  les  mains  vides?...  Alors  on  ne  passe 
pas...  Prépare  quelque  chose,  un  grand  crime,  si 
tu  veux,  ou  une  maladie,  moi,  cela  m'est  égal... 

mais  il  faut  quelque  chose...  (Avisant  un  polit  que 
d'autres  poussent  en  avant  et  qui  résiste  de  toutes  ses  forces.) 

Eh  bien,  toi,  qu'as-tu  donc?... Tu  sais  bien  que 
c'est  l'heure...  On  demande  un  héros  qui  com- 
batte l'Injustice;  c'est  toi,  il  faut  partir... 


228  L'OISEAU  BLEU 

LES    ENFANTS-BLEUS 

Il  ne  veut  pas,  monsieur... 

LE    TEMPS 

Comment?...  Il  ne  veut  pas?...  Où  donc  se 
croit-il,  ce  petit  avorton?...  Pas  de  réclamations, 
nous  n'avons  pas  le  temps... 

LE    PETIT,  que  l'on  pousse. 

Non,  non!...  Je  ne  veux  pas!...  J'aime  mieux 
ne  pas  naître!...  J'aime  mieux  rester  ici!... 

LE    TEMPS 

Il  ne  s'agit  pas  de  ça...  Quand  c'est  l'heure, 
c'est  l'heure!...  Allons,  vite,  en  avant!... 

UN    ENFANT,  s'avançant. 

Oh!  laissez-moi  passer!...  J'irai  prendre  sa 
place!...  On  dit  que  mes  parents  sont  vieux  et 
m'attendent  depuis  si  longtemps!... 

LE    TEMPS 

Pas  de  ça...  L'heure  est  l'heure  et  le  temps  est 


,ACTE  CINQUIÈME,   DIXIÈME  TABLEAU        229 

le  temps...  On  n'en  finirait  pas  si  l'on  vous  écou- 
tait... L'un  veut,  l'autre  refuse,  c'est  trop  tôt, 

c'est  trop  tard...   (Écartant  des  enfajits  qui  ont  envahi  le 

seuil.)  Pas  si  près,  les  petits...  Arrière  les  curieux... 
Ceux  qui  ne  partent  pas  n'ont  rien  à  voir 
dehors...  Maintenant  vous  avez  hâte;  puis,  votre 
tour  venu,  vous  aurez  peur  et  vous  reculerez... 
Tenez,  en  voilà  quatre  qui  tremblent  comme 

des  feuilles...  (A  un  enfant  qui,  sur  le  point  de  franchir  le 
seuil,  rentre  brusquement.)   Eh  bien,  quoi?...  Qu'aS-tu 

donc?..  . 

l'enfant 

J'ai  oublié  la  boîte  qui  contientles  deux  crimes 
que  je  devrai  commettre... 

UN    AUTRE    ENFANT 

Et  moi  le  petit  pot  qui  renferme  l'idée  pour 
éclairer  les  foules... 

TROISIÈME    ENFANT 

J'ai  oublié  la  greffe  de  ma  plus  belle  poire!... 

LE    TEMPS 

Courez  vite  les  chercher!...  Il  ne  nous  reste 


230  L'OISEAU  BLEU 

plus  que  six  cent  douze  secondes...  La  galère 
de  l'Aurore  bat  déjà  des  voiles  pour  montrer 
qu'elle  attend...  Vous  arriverez  trop  tard  et 
vous  ne  naîtrez  plus...  Allons,  vite,  embar- 
quons!...   (Saisissant  un  enfant  qui  veut  lui  passer  entre  les 

,iami)cs  pour  gagner  le  quai.)  Ah  !  toi,  non,  par  exemple  !... 
C'est  la  troisième  fois  que  tu  essayes  de  naître 
avant  ton  tour...  Que  je  ne  t'y  prenne  plus, 
sinon  ce  sera  l'attente  éternelle  près  de  ma  sœur 
l'Éternité;  et  tu  sais  qu'on  ne  s'y  amuse  pas... 
Mais   voyons,    sommes-nous   prêts?...   Tout  le 

monde  est  à  son  poste?...  (Parcourant  ilu  regard  les 
enfants   réunis   sur   le   quai   ou   déjà  assis   dans  la  galère.)  Il 

en  manque  encore  un...  Il  a  beau  se  cacher,  je 
le  vois  dans  la  foule...  On  ne  me  trompe  pas... 
Allons,  toi,  le  petit  qu'on  appelle  l'Amoureux, 
dis  adieu  à  ta  belle... 


Les  deux  pelits  qu'on  appelle  «  les  Amoureux  »,  tendre- 
ment enlaces  et  le  visage  livide  de  désespoir,  s'avancent 
vers  le  Temps  d  s'agenouillent  à  ses  pieds. 


PREMIER    ENFANT 


Monsieur  le  Temps,  laissez-moi  partir  avec 
lui!... 


I 


ACTE   CLXOlilÈME,    lUXIÉiME   TADLEAU        231 


DEUXIEME    ENFANT 


Monsieur  le  Temps,  laissez-moi  rester  avec 
elle!... 

LE    TEMPS 

Impossible!...  Il  ne  nous  reste  plus  que  trois 
cent  quatre-vingt-quatorze  secondes.. 

PREMIER    ENFANT 

J'aime  mieux  ne  pas  naître!... 

LE    TEMPS 

On  n'a  pas  le  choix... 

DEUXIÈME    ENFANT,   suppliant. 

Monsieur  le  Temps,  j'arriverai  trop  tard!... 

PREMIER    ENFANT 

Je  ne  serai  plus  là  quand  elle  descendra!... 

DEUXIÈME    ENFANT 

Je  ne  le  verrai  plus!... 


%Vl  L'OISEAU  BLEU 

PREMIER    ENFANT 

Nous  serons  seuls  au  monde!...' 

LE    TEMPS 

Tout  ça  ne  me  regarde  pas...  Réclamez  auprès 
de  la  Vie...  Moi,  j'unis,  je  sépare,  selon  ce  qu'on 

m'a  dit...  (Saisissant  l'un  des  enfants.)  Viens!... 
PREMIER    ENFANT,  se  débattant. 

Non,  non,  non!...  Elle  aussi!... 


DEUXIEME    ENFANT,  s'accrochant  aux  vêtements 
du  premier. 

Laissez-le!....  Laissez-le!... 


LE    TEMPS 

Mais  voyons,  ce  n'est  pas  pour  mourir,  c'est 

pour  vivre!...   (Entraînant  le  premier  enfant.)   Viens!... 


DEUXIEME    ENFANT,   tendant  éperdument  les  bras 
vers  l'enfant  (jifon  enlève. 

Un  signe!...  Un~seul  signe!...  Dis-moi,  com- 
ment te  retrouver!... 


ACTE  CINQUIÈME,  DIXIÈME  TABLEAU       233 


PREMIER    ENFANT 


Je  t'aimerai  toujours!... 


DEUXIEME    ENFANT 


Je  serai  la  plus  triste!...  Tu  me  reconnaî- 
tras!... 

Elle  tombe  et  reste  étendue  sur  le  sol. 


LE    TEMPS 

Vous  feriez  beaucoup  mieux  d'espérer...  Et 

maintenant,    c'est    tout...    (Consultant  son  sablier.)   Il 

ne  nous  reste  plus  que  soixante-trois  secondes... 

Derniers  et  violents  remous  parmi  les  enfants  qui  partent 
et  qui  demeurent.  —  On  échange  des  adieux  précipités  : 
n  Adieu,  Pierre  !...  Adieu  Jean...  —  As-tu  tout  ce  qu'il 
faut?...  Annonce  ma  pensée!...  —  N'as-tu  rien  ou- 
blié?... —  Tâche  de  me  reconnaître!...  —  Je  te  re- 
trouverai!... — •  Ne  perds  pas  tes  idées?...  —  Ne  te 
penche  pas  trop  sur  l'Espace!...  —  Donne-moi  de  tes 
nouvelles!...  —  On  dit  qu'on  ne  peut  pas!... —  Si,  si!... 
essaie  toujours!...  —  Tâche  de  dire  si  c'est  beau!... 
—  J'irai  à  ta  rencontre!...  —  Je  naîtrai  sur  un 
trône  !..»,    etc.,  etc. 

20. 


234  L'OISEAU  liLEU 

LE    TEMPS,  agitant  ses  clefs  et  sa  faux. 

Assez!  assez!...  L'ancre  est  levée!... 

Les  voiles  île  la  galère  passent  et  disparaissent.  On  en- 
tend s'éloiiçner  les  cris  des  enfants  dans  la  galère  : 
«  Terre  !...  terre  !..  Je  la  vois!...  Elle  est  belle!...  Elle 
est  claire!...  Eli;  est  grande!...  ».  Puis,  comme  sortant 
du  fond  de  l'abîme,  un  chant  extrèmcmenl  lointain 
d'allégresse  et  d'attente. 

TYLTYL,  à  la  Lumière. 

Qu'est-ce?...  Ce  n'est  pas  eux  qui  chantent... 
On  dirait  d'autres  voix... 

LA   LUMIÈRE 

Oui,  c'est  le  chant  des  Mères  qui  viennent  à 
leur  rencontre.. 

Cependant,  le  Temps  referme  les  portes  opalines.  Il  se 
retourne  pour  jeter  un  dernier  regard  dans  la  salle,  et 
soudain  aperçoit  Tyltyl,  Mytyl  et  la  Lumit'.re. 

LE    TEMPS,   stupéfait  et  furieux. 

Qu'est-ce  que  c'est?...  Que  faites- vous  ici?... 
Qui  êtes-vous?...  Pourquoi  n'êtes-vous  pas 
bleus?...  Par  où  êtes-vous  entrés?... 

Il  s'avance  en  les  menaçant  de  "sa  faux. 


Il 


ACTE  CINQUIÈME,   DIXIÈME  TABl.EAU        235 
LA    LUMIÈRE,   à  Tyltyl, 

Ne  réponds  pas!...  J'ai  l'Oiseau-Bleu...  Il  est 
caché  sous  ma  mante...  Sauvons-nous...  Tourne 
le  Diamant,  il  perdra  notre  trace... 

Ils  s'esquivent  à  gauche,  entre  les  colonnes  du  premier 
plan. 


RIDEAU 


ACTE     SIXIÈME 


ONZIEME  TABLEAU 

L'ADIEU 

La  scène  représente  un  mur  percé  d'une  petite  porte. 
C'est  la  pointe  du  jour. 


Entrent  :  Tyltyl,  Mylyl,  la  Lumière,  le  Pain,  le  Sucre, 
le  Feu  et  le  Lait. 


LA    LUMIERE 

Tu  ne  devinerais  jamais  où  nous  sommes... 

TYLTYL 

Bien  sûr  que  non,  la  Lumière,  puisque  je  ne 
sais  pas... 


238  L'OISEAU  BLEl" 

LA    LUMIÈRE 

Tu  ne  reconnais  pas  ce  mur  et  cette  petite 
porte?.. 

TYLTYL 

C'est  un  mur  rouge  et  une  petite  porte  verte... 

LA    LUMIÈRE 

Et  ça  ne  te  rappelle  rien?,.. 

TYLTYL 

Ça  me  rappelle  que  le  Temps  nous  a  mis  à  la 
porte... 

LA    LUMIÈRE 

Qu'on  est  bizarre  quand  on  rêve...  On  ne 
reconnaît  pas  sa  propre  main... 

TYLTYL 

Qui  est-ce  qui  rêve?...  Est-ce  moi?.. 

LA    LUMIÈRE 

C'est  peut-être  moi...   Qu'en  sait-on?...   En 


ACTE   SIXIÈME,   ONZIÈME  TABLEAU  "239 

attendant,  ce  mur-entoure  une  maison  que  tu  as 
vue  plus  d'une  fois  depuis  ta  naissance... 

TYLTYL 

Une  maison  que  j'ai  vue  plus  d'une  fois? 

LA    LUxMiÈRE 

Mais  oui,  petit  endormi!...  C'est  la  maison 
que  nous  avons  quittée  un  soir,  il  y  a  tout  juste, 
jour  pour  jour,  une  année... 

TYLTYL 

Il  y  a  tout  juste  une  année?...  Mais  alors?... 

LA    LUMIÈRE 

N'ouvre  pas  des  yeux  comme  des  grottes  de 
saphir...  C'est  elle,  c'est  la  bonne  maison  des 
parents... 

TYLTYL,   s'approchant  de  la  porte. 

Mais  je  crois...  En  effet...  Il  me  semble...  Cette 
petite  porte...  Je  reconnais  la  chevillette...  Ils 
sont  là?...  Nous  sommes  près  de  Maman?...  Je 
veux  entrer  tout  de  suite...  Je  veux  l'embrasser 
tout  de  suite!.. 


240  L'OISEAU  BLEU 

LA    LUMIÈRE 

Un  instant...  Ils  dorment  profondément;  il  ne 
faut  pas  les  réveiller  en  sursaut...  Du  reste,  la 
porte  ne  s'ouvrira  que  lorsque  l'heure  sonnera.. 

TYLTYL 

Quelle  heure?...  Il  y  a  longtemps  à  attendre?... 

LA    LUMIÈRE 

Hélas,  non!...  quelques  pauvres  minutes... 

TYLTYL 

Tu  n'es  pas  heureuse  de  rentrer?...  Qu'as-tu 
donc,  la  Lumière?...  Tu  es  pâle,  on  dirait  que 
tu  es  malade.. 

LA    LUMIÈRE 

Ce  n'est  rien,  mon  enfant...  Je  me  sens  un  peu 
triste,  parce  qu^,  je  vais  voiîs  quitter... 

TYLTYL 

Nous  quitter?...   ^ 


ACTE   SIXIÈME,  ONZIÈME   TABLEAU  241 


LA    LUMIERE 

Il  le  faut...  Je  n'ai  plus  rien  à  faire  ici;  l'année 
est  révolue,  la  Fée  va  revenir  et  te  demander 
rOiseau-Bleu... 

TYLTYL 

Mais  c'est  que  je  ne  l'ai  pas,  TOiseau-Bleu!... 
Celui  du  Souvenir  est  devenu  tout  noir,  celui  de 
l'Avenir  est  devenu  tout  rouge,  ceux  de  la  Nuit 
sont  morts  et  je  n'ai  pas  pu  prendre  celui  de  la 
Forêt...  Est-ce  ma  faute  à  moi  s'ils  changent  de 
couleur,  s'ils  meurent  ou  s'ils  s'échappent?... 
Est-ce  que  la  Fée  sera  fâchée,  et  qu'est-ce  qu'elle 
dira?... 

LA    LUMIÈRE 

Nous  avons  fait  ce  que  nous  avons  pu...  Il 
faut  croire  qu'il  n'existe  pas,  l'Oiseau-Bleu  ;  ou 
qu'il  change  de  couleur  lorsqu'on  le  met  en 
cage... 

TYLTYL 

Où  est-elle,  la  cage?... 

LE    PAIN 

Ici,  maître...  EUe^fut  confiée  à  mes  soins  dili- 

21 


2r2  L'OISEAU  CLEU 

gents  durant  ce  long  et  périlleux  voyage  ;  aujour- 
d'hui que  ma  mission  prend  fin,  je  vous  la  restitue, 
intacte  et  bien  fermée,  telle  que  je  la  reçus... 

(Comme  un  orateur  qui  prend  la  parole.)  Maintenant,  aU 

nom  de  tous,  qu'il  e  soit  permis  d'ajouter 
quelques  mots... 

LE    FEU 

Il  n'a  pas  la  parole!... 

l'eau 

Silence!... 

LE    PAIN 

Les  interruptions  malveillantes  d'un  ennemi 
méprisable,  d'un  rival  envieux...  (Élevant  la  voix.) 
ne  m'empêcheront  pas  d'accomplir  mon  devoir 
jusqu'au  bout...  C'est  donc  au  nom  de  tous... 

LE    FEU 

Pas  au  mien...  J'ai  une  langue!... 

LE    PAIN 

...C'est  donc  au  nom  de  tous,  et  avec  une  émo- 
tion contenue  mais  sincère  et  profonde,  que  je 


ACTE  SIXIEME,   ONZIEME  TABLEAU  243 

prends  congé  de  deux  enfants  prédestinés,  dont 
la  haute  mission  se  termine  aujourd'hui.  En 
leur  disant  adieu  avec  toute  l'affliction  et  toute 
la  tendresse  qu'une  mutuelle  estime.. 

TYLTYL 

Comment?...  Tu  dis  adieu?...  Tu  nous  quittes 
donc  aussi?... 

LE    PAIN 

Hélas!  il  le  faut  bien...  Je  vous  quitte,  il  est 
vrai;  mais  la  séparation  ne  sera  qu'apparente, 
vous  ne  m'entendrez  plus  parler... 

LE    FEU 

Ce  ne  sera  pas  malheureux!... 

l'eau 
Silence!... 

LE  PAIN,  très  digne. 

Cela  ne  m'atteint  point...  Je  disais  donc  : 
vous  ne  m'entendrez  plus,  vous  ne  me  verrez 
plus  sous  ma  forme  animée...  Vos  yeux  vont  se 
fermer  à  la  vie  invisible  des  choses;  mais  je  serai 


Ui  L'OISEAU  BLEU 

toujours  là,  dans  la  huche,  sur  la  planche,  sur 
la  table,  à  côté  de  la  soupe,  moi  qui  suis,  j'ose 
le  dire,  le  plus  fidèle  commensal  et  le  plus  vieil 
ami  de  l'Homme... 

LE    FEU 

Eh  bien,  et  moi?... 

LA    LUMIÈRE 

Voyons,  les  minutes  passent,  l'heure  est  près 
de  sonner  qui  va  nous  faire  rentrer  dans  le 
silence...  Hâtez-vous  d'embrasser  les  enfants... 

LE  FEU,  se  précipitanL 

Moi  d'abord,  d'abord  moi!...  (Il  embrasse  violem- 
ment les  enfants.)  Adieu,  Tyltyl  et  Mytyl!,..  Adieu, 
mes  chers  petits...  Souvenez-vous  de  moi  si 
jamais  vous  avez  besoin  de  quelqu'un  pour 
mettre  le  Feu  quelque  part... 

MYTYL 

Aïe!  aïe!...  Il  me  brûle!... 

TYLTYL 

Aïe!  aïe!.  Il  me  roussit  le  nez! 


ACTE   SIXIÈME,   ONZIÈME  TABLEAU          245 

LA    LUMIÈRE 

Voyons,  le  Feu,  modérez  un  peu  vos  trans- 
ports... Vous  n'avez  pas  affaire  à  votre  che- 
minée... 

l'eau 
Quel  idiot!... 

LE    PAIN 

Est-il  mal  élevé  !..j 

L  EAU,  s'approchant  des  enfants. 

Je  vous  embrasserai  sans  vous  faire  de  mal, 
tendrement,  mes  enfants... 

LE    FEU 

Prenez  garde,  ça  mouille!... 

l'eau 

Je  suis  aimante  et  douce;  je  suis  bonne  aux 
humains... 

LE    FEU 

Et  les  noyés?... 

21. 


•2iO  L'OÎSEAU  BLEU 


L  EAU 


Aimez  bien  les  Fontaines,  écoutez  les  Ruis- 
seaux... Je  serai  toujours  là... 

LE    FEU 

Elle  a  tout  inondé!... 

l'eau 

Quand  vous  vous  assiérez,  le  soir,  au  bord  des 
Sources,  —  il  y  en  a  plus  d'une  ici,  dans  la  forêt, 
—  essayez  de  comprendre  ce  qu'elles  essaient 
de  dire...  Je  ne  peux  plus...  Les  larmes  me  suf- 
foquent et  m'empêchent  de  parler... 


1.E    FEU 


Il  n'y  parait  point!. 


L  EAU 


Souvenez-vous  de  moi  lorsque  vous  verrez  la 
carafe...  Vous  me  trouverez  également  dans  le 
broc,  dans  l'arrosoir,  dans  la  citerne  et  dans  le 
robinet... 


I 


ACTE  SIXIÈME,  0^'ZIÈME  TAIILEAL  247 

LE  SUCRE,  naturellement  papelard  et  doucereux. 

S'il  reste  une  petite  place  dans  votre  sou- 
venir, rappelez-vous  que  parfois  ma  présence 
vous  fut  douce...  Je  ne  puis  vous  en  dire  davan- 
tage... Les  larmes  sont  contraires  à  mon  tempé- 
rament, et  me  font  bien  du  mal  quand  elles 
tombent  sur  mes  pieds.. 

LE    PAIN 

Jésuite!... 

LE   FEU,  glapissant. 

Sucre  d'orge!  berlingots!  caramels!... 

TYLTYL 

Mais  où  donc  sont  passés  Tylette  et  Tylô?... 
Que  font-ils?... 

Au  môme  moment,  on  entend  des  cris  aigus  poussés  par 
la  Chatte. 

MYTYL,  alarmée. 

C'est  Tylette  qui  pleure!...  On  lui  fait  du 
mal!... 


248  L'OISEAU  BLEU 

Entre  en  courant  la  Chatte,  hérissée,  dépeignée,  les 
vêtements  déchirés,  et  tenant  son  mouchoir  sur  la  joue, 
comme  si  elle  avait  mal  aux  dents.  Elle  pousse  des 
gémissements  courroucés  et  est  serrée  de  très  près  par 
le  Chien  qui  l'accable  de  coups  de  tête,  de  coups  de 
poing  et  de  coups  de  pied. 


LE  CHIEN,  battant  la  Chatte. 

Là!...  En  as-tu  assez?...  En  veux-tu  encore?... 
Là!  là!  là!... 

LA  LUMIÈRE,    TYLTYL  et  MYTYL,  se  précipitant 
pour  les  séparer. 

Tylô!...  Es-tu  fou?...  Par  exemple!...  A  bas!... 
Veux-tu  finir!...  A-t-on  jamais  vu!...  Attends! 
attends!... 

On  les  sépare  énergiquemcnt. 

LA    LUMIÈRE 

Qu'est-ce  que  c'est?...  Que  s'est-il  passé?... 

LA  CHATTE,   pleurnichant  et  s'essuyant  les  yeux. 

C'est  lui,  madame  la  Lumière...  Il  m'a  dit  des 
injures,  il  a  mis  des  clous  dans  ma  soupe,  il 
m'a  tiré  la  queue,  il  m'a  roué  de  coups,  et  je 
n'avais  rien  fait,  rien  du  tout,  rien  du  tout!... 


ACTE  SIXIÈME,  ONZIÈME  TABLEAU  249 

LE  CHIEN,  rimilant. 

Rien  du  tout,  rien  du  tout!...  (A  mi-voix,  lui 
faisant  la  nique.)  C'est  égal,  t'en  as  eu,  t'en  as  eu, 
et  du  bon,  et  t'en  auras  encore!... 

MYTYL,  serrant  la  Chatte  dans  ses  bras. 

Ma  pauvre  Tylette,  dis-moi  donc  où  c'est  que 
t'as  mal...  Je  vais  pleurer  aussi!... 

LA  LUMIÈRE,  au  Chien,  sévèrement. 

Votre  conduite  est  d'autant  plus  indigne  que 
vous  choisissez  pour  nous  donner  ce  triste  spec- 
tacle le  moment,  déjà  assez  pénible  par  lui- 
même,  où  nous  allons  nous  séparer  de  ces  pauvres 
enfants... 

LE  CHIEN,  subitement  dégrisé. 

Nous  séparer  de  ces  pauvres  enfants?... 

LA    LUMIÈRE 

Oui,  l'heure  que  vous  savez  va  sonner...  Nous 
allons  rentrer  dans  le  Silence...  Nous  ne  pour- 
rons plus  leur  parler... 


250  1,'OISEAII  BLEU 

LE  CHIEN,  poussant  tout  à  coup  de  véritables  hurlements 
de  désespoir  et  se  jetant  sur  les  enfants  qu'il  accable  de 
caresses  violentes  et  tumultueuses. 

Non,  non!...  Je  ne  veux  pas!...  Je  ne  veux 
pas!...  Je  parlerai  toujours!...  Tu  me  compren- 
dras maintenant,  n'est-ce  pas,  mon  petit  dieu?... 
Oui,  oui,  oui  !....  Et  Ton  se  dira  tout,  tout,  tout  !... 
Et  je  serai  bien  sage...  Et  j'apprendrai  à  lire, 
à  écrire  et  à  jouer  aux  dominos!...  Et  je  serai 
toujours  très  propre...  Et  je  ne  volerai  plus  rien 
dans  la  cuisine...  Veux-tu  que  je  fasse  quelque 
chose  d'étonnant?...  Veux-tu  que  j'embrasse  la 
Chatte?...^ 

MYTYL,  à  la  Chatte. 

Et  toi,  Tylette?...  Tu  n'as  rien  à  nous  dire. 

LA  CHATTE,  pincée,  énigmatique. 

Je  vous  aime  tous  deux,  autant  que  vous  le 
méritez... 

LA    LUMIÈRE 

Maintenant,  qu'à  mon  tour,  mes  enfants,  je 
vous  donne  le  dernier  baiser... 


ACTE   SIXIÈME,   ONZIÈME  TABLEAU  "25! 

TYLTYL  et  MYTYL,  s'accrochant  à  la  robe  de   la  Lumière, 

Non,  non,  non,  la  Lumière!...  Reste  ici,  avec 
nous!...  Papa  ne  dira  rien...  Nous  dirons  à 
Maman  que  tu  as  été  bonne... 

LA    LUMIÈRE 

Hélas!  je  ne  peux  pas...  Cette  porte  nous  est 
fermée  et  je  dois  vous  quitter.. 

TYLTYL 

Où  iras-tu  toute  seule? 

LA    LUMIÈRE 

Pas  bien  loin,  mes  enfants;  là-bas,  dans  le 
pays  du  Silence  des  choses.. 

TYLTYL 

Non,  non;  je  ne  veux  pas...  Nous  irons  avec 
toi...  Je  dirai  à  Maman... 

LA    LUMIÈRE 

Ne  pleurez  pas,  mes  chers  petits...  Je  n'ai  pas 
de  voix  comme  l'Eau;  je  n'ai  que  ma  clarté  que 


25-2  L'OISEAU  BLEU 

l'Homme  n'entend  point...  Mais  je  veille  sur  lui 
jusqu'à  la  fin  des  jours...  Rappelez-vous  bien 
que  c'est  moi  qui  vous  parle  dans  chaque  rayon 
de  lune  qui  s'épanche,  dans  chaque  étoile  qui 
sourit,  dans  chaque  aurore  qui  se  lève,  dans 
chaque  lampe  qui  s'allume,  dans  chaque  pensée 
bonne  et  claire  de  votre  âme...  (Huit  heures  sonnent 
derrière  le  mur.)  Écoutcz  !...  L'heure  sonne... 
Adieu!...  La  porte  s'ouvre!...  Entrez,  entrez, 
entrez!... 

Elle  pousse  les  enfants  dans  l'ouverture  de  la  petite  porte 
qui  vient  de  s'entre-bàiller  et  se  referme  sur  eux.  — 
Le  Pain  essuie  une  larme  furtive,  le  Sucre,  l'Eau,  tout 
en  pleurs,  etc.,  fuient  précipit^iniinent  et  disparaissent 
à  droite  et  à  gauche,  dans  la  coulisse.  Hurlements  du 
Chien  à  la  cantonade.  La  scène  reste  vide  un  instant, 
puis  le  décor  figurant  le  mur  île  la  petite  porte  s'ouvre 
par  le  milieu,  pour  découvrir  le  dernier  tableau. 


DOUZIÈME  TABLEAU 


LE    REVEIL 


Le  même  intérieur  qu'au  premier  tableau,  mais  tout, 
les  murs,  l'atmosphère,  y  paraît  incomparablement, 
féeriquement  plus  frais,  plus  riant,  plus  heureux.  —  La 
lumière  du  jour  filtre  gaiement  par  toutes  les  fentes  des 
volets  clos. 


A  droite,  au  fond  de  la  pièce,  en  leurs  deux  petits  lits,  Tyltyl 
et  Mytyl  sont  profondément  endormis.  —  La  Chatte,  le  Chien 
et  les  Objets  sont  à  la  place  qu'ils  occupaient  au  premier 
tableau,  avant  l'arrivée  de  la  Fée.  —  Entre  la  Mère  Tyl. 


LA  MERE  TYL,  d'une  voix  allègrement  grondeuse. 

Debout,  voyons,  debout!  les  petits  pares- 
seux!... Vous  n'avez  donc  pas  honte?...  Huit 
heures  sont  sonnées,  le  soleil  est  déjà  plus  haut 
que   la   forêt!...    Dieu!    qu'ils   dorment,   qu'ils 

dorment!...    (Elle  se  penche  et  embrasse  les  enfants.)   Ils 


'254  I/OISEAL    DLEU 

sont   tout   roses...  Tyltyl   sent   la   lavande   et 

Mytyl  le  muguet...  (Les  embrassant  encore.)  Que  c'est 

bon  les  enfants!...  Ils  ne  peuvent  pourtant  pas 
dormir  jusqu'à  midi...  On  ne  peut  pas  en  faire 
des  paresseux...  Et  puis,  je  me  suis  laissée  dire 
que  ce  n'est  pas  trop  bon  pour  la  santé...  (Secouant 
iioucement  Tyltyl.)  Allons,  allons,  Tyltyl... 

TYLTYL,  s'éveillant. 

Quoi?...  La  Lumière?.,.  Où  est-elle? Non,  non, 
ne  t'en  vas  pas... 

LA   MÈRE    TYL 

La  Lumière?...  mais  bien  sûr  qu'elle  est  là... 
Il  y  a  déjà  pas  mal  de  tempe...  Il  fait  aussi  clair 
qu'à  midi,  bien  que  les  volets  soient  fermés... 
Attends  un  peu  que  je  les  ouvre...  (Elle  pousse  les 

volets,  l'aveuglante  clarté  du  grand  jour  envahit  la  pièce.)  Là, 

voilà!...  Qu'est-ce  que  t'as?...  T'as  l'air  tout 
aveuglé.., 

TYLTYL,  se  frottant  les  yeux. 

Maman,  maman!...  C'est  toi!... 

LA    MÈRE    TYL 

Mais  bien  sûr  que  c'est  moi...  Qui  veux-tu 
que  ce  soit?... 


ACTE  SIXIÈME,   DOUZIÈME   TABLEAU         -25ô 

TYLTYL 

C'est  toi...  Mais  oui,  c'est  toxf... 

LA   MÈRE    TYL 

Mais  oui,  c'est  moi...  Je  n'ai  pas  changé  de 
visage  cette  nuit...  qu'as-tu  donc  à  me  regarder 
comme  un  émerveillé?...  J'ai  peut-être  le  nez  à 
l'envers?.., 

TYLTYL 

Oh!  que  c'est  bon  de  te  revoir!...  Il  y  a  si  long- 
temps, si  longtemps!...  Il  faut  que  je  t'embrasse 
tout  de  suite...  Encore,  encore,  encore!...  Et 
puis,  c'est  bien  mon  lit!...  Je  suis  dans  la 
maison!.,. 

LA   MÈRE    TYL 

Qu'est-ce  que  t'as?...  Tu  ne  t'éveilles  pas?... 
T'es  pas  malade,  au  moins?...  Voyons,  montre 
ta  langue...  Allons,  lève-toi  donc,  et  puis 
habille-toi.,, 

TYLTYL 

Tiens!  je  suis  en  chemise!... 


256  L'OISEAU  BLEU 


LA   MERE    TYL 


Bien  sûr...  Passe  ta  culotte  et  ta  petite  veste... 
Elles  sont  là,  sur  la  chaise... 

TYLTYL 

Est-ce  que  j'ai  fait  ainsi  tout  mon  voyage?... 

LA   MÈRE    TYL 

Quel  voyage?... 

TYLTYL 

Mais  oui,  l'année  dernière... 

LA   MÈRE    TYL 

L'année  dernière?... 

TYLTYL 

Mais  oui,  donc!...  A  Noël,  lorsque  je  suis 
parti... 

LA    MÈRE    TYL 

Lorsque  t'es  parti?...  T'as  pas  quitté  la 
chambre...  Je  j'ai  couché  hier  soir,  et  je  te 
retrouve  ce  matin...  T'as  donc  rêvé  tout  ça?... 


ACTE  SlXlEiME,  D0LZIE3IE  TABLEAU         257 

TYLTYL 

Mais  tu  ne  comprends  pas!.,.  C'était  Tannée 
passée,  lorsque  je  suis  parti  avec  Mytyl,  la  Fée, 
la  Lumière...  elle  est  bonne,  la  Lumière!  le  Pain, 
le  Sucre,  TEau,  le  Feu.  Ils  se  battaient  tout  le 
temps...  T'es  pas  fâchée?...  T'as  pas  été  trop 
triste?... Et  Papa,  qu'a-t-il  dit?...  Je  ne  pouvais 
pas  refuser...  J'ai  laissé  un  billet  pour  expli- 
quer... 

LA  MÈRE    TYL 

Qu'est-ce  que  tu  chantes  là?...  Bien  sûr  que 
t'es  malade,  ou  bien  tu  dors  encore...  (Elle  lui 

donne  une  bourrade  amicale.)     Voyons,     réveille-toi... 

Voyons,  ça  va-t-il  mieux?... 

TYLTYL 

Mais^  Maman,  je  t'assure...  C'est  toi  qui  dors 
encore... 

LA    MÈRE    TYL 

Gomment!  je  dors  encore?...  Je  suis  debout 
depuis  six  heures...  J'ai  fait  tout  le  ménage  et 
rallumé  le  feu... 


258  LOISEAU  BLEU 


TYLTYL 


Mais  demande  à  Mytyl  si  c'est  pas  vrai...  Ah  ! 
nous  en  avons  eu  des  aventures!... 

LA   MÈRE    TYL 

Comment,  Myty]?...  Quoi  donc?... 

TYLTYL 

Elle  était  avec  moi...  Nous  avons  revu  bon- 
papa  et  bonne-maman... 

LA  MÈRE  TYL,  de  plus  en  plus  ahurie. 

Bon-papa  et  bonne-maman?... 

TYLTYL 

Oui,  au  Pays  du  Souvenir...  C'était  sur  notre 
route...  Ils  sont  morts,  mais  ils  se  portent  bien... 
Bonne-maman  nous  a  fait  une  belle  tarte  aux 
prunes...  Et  puis  les  petits  frères,  Robert,  Jean, 
sa  toupie,  Madeleine  et  Pierrette,  Pauline  et 
puis  Riquette.., 

MYTYL 

Riquette,  elle  marche  à  quatre  pattes!... 


ACTE  SIXIÈME,  DOUZIÈME  TABF.EAU        259 

TYLTYL 

Et  Pauline  a  toujours  son  bouton  sur  le  nez... 

MYTYL 

Nous  t'avons  vue  aussi  hier  au  soir. 

LA    MÈRE    TYL 

Hier  au  soir?  Ce  n'est  pas  étonnant  puisque 
je  t'aicoucliée. 

TYLTYL 

Non,  non,  aux  jardins  des  Bonheurs,  tu  étais 
bien  plus  belle,  mais  tu  te  ressemblais... 

LA    MÈRE    TYL 

Le  jardin  des  Bonheurs?  Je  ne  connais  pas 

ça... 

TYLTYL,  la  contemplant,  puis  l'embrassant. 

Oui,  tu  étais  plus  belle,  mais  je  t'aime  mieux 
comme  ça.. 


260  L'OISEAU  BLEU 

MYTYL,    l'embrassant  également. 

Moi  aussi,  moi  aussi... 

LA  MÈRE    TYL,  attendrie,  mais  fort  inquiète. 

"  Mon  Dieu!  qu'est-ce  qu'ils  ont?...  Je  vais  les 
perdre  aussi,   comme  j'ai  perdu  les  autres!.., 

(Subitement   affolée,    el^c    appelle.)     Papa     Tyl  !      Papa 

Tyl!...  Venez  donc!  Les  petits  sont  malades!... 

Entre  le  Père  Tyl,  très  calme   une  hache  à  la  main. 
LE    PÈRE    TYL 

Qu'y  a-t-il?... 


TYLTYL  et  MYTYL   accourant  joyeusement  pour  embrasser 
leur  père. 

Tiens,  Papa!...  C'est  Papa!...  Bonjour,  Papal... 
Tu  as  bien  travaillé  cette  année?... 


LE    PERE    TYL 

Eh  bien,  quoi?...   Qu'est-ce  que  c'est?...  Ils 
n'ont  pas  l'air  malade;  ils  ont  fort  bonne  mine... 


ACTE  SIXIÈME,  DOUZIÈME   TABLEAU         261 
LA  MÈRE  TYL,  larmoyante. 

Il  ne  faut  pas  s'y  fier...  Ce  sera  comme  les 
autres...  Ils  avaient  fort  bonne  mine  aussi,  jus- 
qu'à la  fin;  et  puis  le  bon  Dieu  les  a  pris...  Je  ne 
sais  ce  qu'ils  ont...  Je  les  avais  couchés  bien 
tranquillement  hier  au  soir  ;  et  ce  matin,  quand 
ils  s'éveillent,  voilà  que  tout  va  mal...  Ils  ne 
savent  plus  ce  qu'ils  disent;  ils  parlent  d'un 
voyage...  Ils  ont  vu  la  Lumière,  grand-papa, 
grand'maman,  qui  sont  morts  mais  qui  se 
portent  bien... 

TYLTYL 

Mais  bon-papa,  il  a  toujours  sa  jambe  de 
bois... 

MYTYL 

Et  bonne-maman  ses  rhumatismes... 

LA   MÈRE    TYL 

Tu  entends?...  Cours  chercher  le  médecin!,.. 


-26-2  i;OISEAL    DLEU 

LE    PÈRE    TYL 

Mais  non,  mais  non...  Ils  ne  sont  pas  encore 
morts...  Voyons,  nous  allons  voir...  (On  frappe  à  la 

porte  lie  la  maison.)  Entrez! 

Entre  la  Voisine,  petite  vieille  qui  ressemble  à  la  Fée 
du  premier  acte,  et  qui  marche  en  s'appuyant  sur  un 
bàlon. 

LA    VOISINE 

Bien  le  bonjour  et  bonne  fête  à  tous  ! 

TYLTYL 

C'est  la  Fée  Bérylune! 

LA    VOISINE 

Je  viens  chercher  un  peu  de  feu  pour  mon 
pot-au-feu  de  la  fête...  Il  fait  bien  frisquet  ce 
matin...  Bonjour,  les  enfants,  ça  va  bien?... 

TYLTYL 

Madame  la  Fée  Bérylune,  je  n'ai  pas  trouvé 
rOiseau-Bleu... 


ACTE   SIXIÈME,   DOIZIÈME  TABLEAU         263 

LA    VOISINE 

Que  dit-il?.,. 

LA   MÈRE    TYL 

Ne  m'en  parlez  pas,  madame  Berlingot...  Ils 
ne  savent  plus  ce  qu'ils  disent...  Ils  sont  comme 
ça  depuis  leur  réveil...  Ils  ont  dû  manger  quelque 
chose  qui  n'était  pas  bon... 

LA    VOISINE     . 

Eh  bien,  Tyltyl,  tu  ne  reconnais  pas  la  mère 
Berlingot,  ta  voisine  Berlingot?... 

■      TYLTYL 

Mais  si,  madame...  Vous  êtes  la  Fée  Béiy- 
lune...  Vous  n'êtes  pas  fâchée?,.. 

I 

LA    VOISINE 

Béry...  quoi? 

TYLTYL 

Bérvlune. 


261  L'OISEAU  BLEU 

LA    VOISINE 

Berlingot,  tu  veux  dire  Berlingot... 

TYLTYL 

Bérylune,  Berlingot,  comme  vous  voudrez, 
madame...  Mais  Mytyl  qui  sait  bien... 

LA   MÈRE    TYL 

Voilà  le  pis,  c'est  que  Mytyl  aussi... 

LE    PÈRE    TYL 

Bah,  bah!...  Celasse  passera;  je  vais  leur 
donner  quelques  claques... 

LA    VOISINE 

Laissez  donc,  ce  n'est  pas  la  peine...' Je  con- 
nais ça;  c'est  rien  qu'un  peu  de  songeries...  Ils 
auront  dormi  dans  un  rayon  de  lune...  Ma  petite 
fille  qu'est  bien  malade  est  souvent  comme  ça... 


ACTE  SIXIÈME,  DOUZIÈME  TABLEAU         265 


LA   MERE    TYL 

{      A  propos,  comment  qu'elle  va,  ta  petite  fille? 

LA    VOISINE 

Couci-couci...  Elle  ne  peut  se  lever...  Le  doc- 
teur dit  que  c'est  les  nerfs...  Tout  de  même  je 
sais  bien  ce  qui  la  guérirait...  Elle  me  le  deman- 
dait encore  ce  matin,  pour  son  petit  noël  ;  c'est 
une  idée  qu'elle  a... 

LA    MÈRE    TYL 

Oui,  je  sais,  c'est  toujours  l'oiseau  de  Tyltyl... 
Eh  bien,  Tyltyl,  ne  vas-tu  pas  le  lui  donner 
enfin,  à  cette  pauvre  petite?... 

TYLTYL 

Quoi,  Maman?... 

LA   MÈRE    TYL 

Ton  oiseau...  Pour  ce  que  tu  en  fais...  Tu  ne  le 
regardes  même  plus...  Elle  en  meurt  d'envie 
depuis  si  longtemps!... 

23 


266  L'OISEAL    P.LEi: 

TYLTYL 

Tiens,  c'est  vrai,  mon  oiseau...  Où  est-il?... 
Ah!  mais  voilà  la  cage!...  Mytyl,  vois-tu  la 
cage?...  C'est  celle  que  portait  le  Pain...  Oui, 
oui,  c'est  bien  la  même;  mais  il  n'y  a  plus  qu'un 
oiseau...  Il  a  donc  mangé  l'autre?...  Tiens, 
tiens!...  Mais  il  est  bleu!...  Mais  c'est  ma  tour- 
terelle !...  Mais  elle  est  bien  plus  bleue  que  quand 
je  suis  parti!...  Mais  c'est  là  l'Oiseau-Bleu  que 
"nous  avons  cherché!...  Nous  sommes  allés  si  loin 
et  il  était  ici!...  Ah!  ça,  c'est  épatant!...  Mytyl, 
vois-tu  l'oiseau?...  Que  dirait  la  Lumière?...  Je 

vais  décrocher  la  cage...  (Il  monte  sur  uac  chaise  el 
décroche  la  cage  c|u"il   apporte   à  la   Voisine.)     La    VOlIà, 

madame  Berlingot...  Il  n'est  pas  encore  tout 
à  fait  bleu;  ça  viendra,  vous  verrez...  Mais 
portez-le  bien  vite  à  votre  petite  fille... 

LA    VOISINE 

Non?...  Vrai?...  Tu  me  le  donnes,  comme  ça, 
tout  do  suite  et  pour  rien?...  Dieu!  qu'elle  va 
être  heureuse!...  (Embrassant  ïy lui.)  Il  faut  que  je 
t'embrasse!...  Je  me  sauve!...  Je  me  sauve!... 


ACTE  SIXIÈME,   DOUZIÈME   TABLEAU        267 


TYLTYL 

/      Oui,  oui;  allez  vite...  Il  y  en  a  qui  changent  de  ) 
couleur... 

LA    VOISINE 

Je  reviendrai  vous  dire  ce  qu'elle  aura  dit... 

Elle  sort. 
TYLTYL,  après  avoir  longuement  regardé  autour  de  soi. 

Papa,  Maman;  qu'avez-vous  fait  à  la  mai- 
son?... C'est  la  même  chose;  mais  elle  est  bien 
plus  belle... 

LE    PÈRE    TYL 

Gomment,  elle  est  plus  belle?... 

TYLTYL 

Mais  oui,  tout  est  repeint,  tout  est  remis  à 
neuf,  tout  reluit,  tout  est  propre...  Ça  n'était 
pas  comme  ça,  l'année  dernière... 

LE    PÈRE    TYL 

L'année  dernière?... 


268  i;01SE,\U   liLEU 

TYLTYL,  allant  à  la  fenêtre. 

Et  la  forêt  qu'on  voit!...  Est-elle  grande,  est- 
elle   belle!...   On   croirait   qu'elle   est  neuve!... 

Qu'on  est  heureux  ici!...  (Allant  ouvrir  la  huche.)  Où 

est  le  Pain?...  Tiens,  ils  sont  bien  tranquilles... 
Et  puis,  voilà  Tylô!...  Bonjour,  Tylô,  Tylô!... 
Ah!  tu  t'es  bien  battu!...  Te  rappelles-tu  dans 
la  forêt?... 

MYTYL 

Et  Tylette?...  Elle  me  reconnaît  bien,  mais  elle 
ne  parle  plus... 

TYLTYL 

Monsieur  le  Pain...  (Se  làtant  le  front.)  Tiens,  je 
n'ai  plus  le  Diamant!  Qui  est-ce  qui  m'a  pris 
mon  petit  chapeau  vert?...  Tant  pis!  je  n'en  ai 
plus  besoin...  —  Ah!  le  Feu!...  Il  est  bon!...  Il 
pétille  en  riant  pour  faire  enrager  l'Eau...  (Cou- 
rant à  la  fontaine.)  —  Et  l'Eau?...  Bonjour,  l'Eau!... 
Que  dit-elle?...  Elle  parle  toujours,  mais  je  ne  la 
comprends  plus  aussi  bien.. 

MYTYL 

Je  ne  vois  pas  le  Sucre... 


ACTE  SlXIÈiME,  DOUZIÈME  TABLEAU        269 

TYLTYL 

Dieu  que  je  suis  heureux,  heureux,  heureux  !... 

MYTYL 

Moi  aussi,  moi  aussi!... 

LA   MÈRE    TYL 

Qu'ont-ils  donc  à  tourniller  comme  ça?... 

LE    PÈRE    TYL 

Laisse  donc,  t'inquiète  pas...  Ils  jouent  à  être 
heureux... 

TYLTYL 

\  Moi,  j'aimais  surtout  la  Lumière...  Où  est  sa 
lampe?...  Est-ce  qu'on  peut  l'allumer?...  (Regar- 
dant encore  autour  de  soi.)  Dieu  !  que  c'est  beau  tout 
ça  et  que  je  suis  content!... 

On  frappe  à  la  porte  de  la  maison. 
LE    PÈRE    TYL 

Entrez  donc!.,. 

Entre  la  Voisine,  tenant  par  la  main  une  petite  fille  d'une 
beauté  blonde  et  merveilleuse  qui  serre  dans  ses  bras 
la  tourterelle  de  Tyltyl. 

23. 


-27)  L'OISEAU   BLEU 

LA    VOISINE 

Vous  voyez  le  miracle!... 

LA    MÈRE    TYL 

Pas  possible!...  Elle  marche?... 

LA    VOISINE 

Elle  marche!...  C'est-à-dire  qu'elle  court, 
qu'elle  danse,  qu'elle  vole!...  Quand  elle  a  vu 
l'oiseau,  elle  a  sauté,  comme  ça,  d'un  saut,  vers 
la  fenêtre,  pour  voir  à  la  lumière  si  c'était  bien 
la  tourterelle  de  Tyltyl...  Et  puis  pfff!...  dans 
la  rue,  comme  un  ange...  C'est  tout  juste  si  je 
pouvais  la  suivre... 

TYLTYL,  s'approcliaiit,  émerveillé. 

Oh!  qu'elle  ressemble  à  la  Lumière!... 

MYTYL 

Elle  est  bien  plus  petite... 

TYLTYL 

Sûr!...  Mais  elle  grandira... 


ACTE    SIXIEME  DOUZlÈiME  TABLEAU         271 


LA.  VOISINE 


Que  disent-ils?...  Ça  ne  va  pas  encore?... 

LA   MÈRE    TYL 

Ça  va  mieux,  ça  se  passe...  Quand  ilsauront 
déjeuné,  il  n'y  paraîtra  plus... 

lyA  VOISINE,  poussant  la  petite  fille  dans  les  bras  de  Tyltyl. 

Allons,  va,  ma  petite,  va  remercier  Tyltyl... 

Tyltyl,  soudainement  intimidé,  recule  d'un  pas. 
LA   MÈRE    TYL 

Eh  bien,  Tyltyl,  qu'est-ce  que  t'as?...  T'as 
peur  de  la  petite  fille?...  Voyons,  embrasse-la... 
Voyons,  un  gros  baiser...  Mieux  que  ça...  Toi  si 
effronté  d'habitude!...  Encore  un!...  Mais 
qu'est-ce  donc  que  t'as?...  On  dirait  que  tu  vas 
pleurer... 

Tyltyl,  après  avoir  gauchement  embrassé  la  petite  fille, 
reste  un  moment  debout  devant  elle,  et  les  deux  enfants 
se  regardent  sans  rien  dire;  puis,  Tyltyl  caressant  la 
tôLc  de  l'oiseau. 

TYLTYL 

Est-ce  qu'il  est  assez  bleu?... 


272  L'OISEAU  BLEU 

LA    PETITE    FILLE 

Mais  oui,  je  suis  contente... 

TYLTYL 

J'en  ai  vu  de  plus  bleus...  Mais  les  tout  à  fait 
bleus,  tu  sais,  on  a  beau  faire,  on  ne  peut  pas 
les  attraper. 

LA    PETITE    FILLE 

Ça  ne  fait  rien,  il  est  bien  joli... 

TYLTYL 

Est-ce  qu'il  a  mangé?... 

[la    PETITE    FILLE 

Pas  encore...  Qu'est-ce  qu'il  mange?... 

TYLTYL 

De  tout,  du  blé,  du  pain,  du  maïs,  des  cigales... 

la    PETITE    FILLE 

Gomment  qu'il  mange,  dis?... 


ACTE   SIXIÈME,  DOUZIÈME   TABLEAU        273 


TYLTYL 

Par  le  bec,  tu  vas  voir,  je  vais  te  montrer... 

Il  va  pour  prendre  l'oiseau  des  mains  de  la  petite  fille; 
celle-ci  résiste  instinctivement,  et,  profitant  de  l'hési- 
tation de  leur  geste,  la  tourterelle  s'échappe  et  s'en- 
vole. 


I.A  PETITE  FILLE,  poussant  un  cri  de  désespoir. 

Maman!.,.  Il  est  parti!... 

Elle  éclate  en  sanglots. 

TYLTYL 

Ce  n'est  rien...  Ne  pleure  pas...  Je  le  rattra- 
perai...   (S'avançant  sur  le  devant  de  la  scène  et  s'adressant 

au  public.)  Si  quelqu'un  le  retrouve,  voudrait-il 
nous  le  rendre?...  Nous  en  avons  besoin  pour 
être  heureux  plus  tard...  ---' 

RIDEAU 


R  —  7S"J2.  —  Libr -luipr.  réunies,  7.  rue  Sainl-Benoît,  Paris. 


SiNUiiN»  u.i«9^     ïiiiw   ^      <^-vi 


PC^  Maeterlinck,  Maurice 

2625  L'oiseaableu 

A5 

05 

1913 

cop.2 


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