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Full text of "À l'ombre des jeunes filles en fleurs"

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MARCEL  PROUST 

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Il  TEMPS  PERDU 

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GALLIMARD 


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A  L'OMBRE 

DES  JEUNES  FILLES 

EN   FLEURS 


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ŒUVRES  DE  MARCEL  PROUST 


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A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

DU  CÔTÉ  DE  CHEZ  SWANN    (2  VOL). 

A   L*OMBRE   DES  JEUNES  FILLES  EN   FLEURS    (3  VOL). 

LE  CÔTÉ  DE  GUERMANTES   (3  VoL). 

SODOME   ET  GOMORRHE   (2  VOl.). 

LA   PRISONNIÈRE    (2  VOL), 

ALBERTINE   DISPARUE. 

LE  TEMPS  RETROUVÉ    (2  VOL)» 


PASTICHES  ET  MELANGES. 

LES   PLAISIRS   ET  LES  JOURS. 

CHRONIQUES. 

LETTRES   A   LA   N.  R.  F. 

MORCEAUX   CHOISIS. 

UN  AMOUR    DE  SWANN 

(édition  illustrée  par  Laprade). 


Collection  tn-8  <cA  la  Gerbe» 

ŒUVRES  COMPLÈTES   (l8  VoL). 


MARCEIi    PROUST 

A  LA  RECHERCHE 
DU  TEMPS  PERDU 

III 

A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS 

IPREMIÈRE  PARTIE) 


nrr 


«AlililHAR 


//  a  été  tiré  de  la  présente  édition  deux  mille  deux 
cents  exemplaires  reliés  d'après  la  maquette  de  Mario 
Prassinos,  dont  deux  mille  cent  exemplaires  numérotés 
de   1  à   2100  et  cent  exemplaires   hors  commerce  de 

2I0I   à   2200. 


Tous    droits  de  reproduction,    de    traduction   et  d'adaptation 
réservés  pour  tous  pays,  y  compris  la  Russie, 
Copyright  by  Gaston  Gallimard.  Paris  19  iQ. 


MA  mère,  quand  il  fut  question  d'avoir  pour  la 
première  fois  M.  de  Norpois  à  dîner,  ayant 
exprimé  le  regret  que  le  professeur  Cottard 
fût  en  voyage  et  qu'elle-même  eût  entièrement  cessé 
de  fréquenter  Swann,  car  l'un  et  l'autre  eussent  sans 
doute  intéressé  l'ancien  ambassadeur,  mon  père 
répondit  qu'un  convive  éminent,  un  savant  illustre, 
comme  Cottard,  ne  pouvait  jamais  mal  faire  dans  un 
dîner,  mais  que  Swann,  avec  son  ostentation,  avec  sa 
manière  de  crier  sur  les  toits  ses  moindres  relations, 
était  un  vulgaire  esbroufeur  que  le  marquis  de  Norpois 
eût  sans  doute  trouvé,  selon  son  expression,  «puant». 
Or  cette  réponse  de  mon  père  demande  quelques  mots 
d'explication,  certaines  personnes  se  souvenant  peut- 
être  d'un  Cottard  bien  médiocre  et  d'un  Swann  pous- 
sant jusqu'à  la  plus  extrême  délicatesse,  en  matière 
mondaine,  la  modestie  et  la  discrétion.  Mais  pour  ce 
qui  regarde  celui-ci,  il  était  arrivé  qu'au  «  fils  Swann  » 
et  aussi  au  Swann  du  Jockey,  l'ancien  ami  de  mes 
parents  avait  ajouté  une  personnalité  nouvelle  (et  qui 
ne  devait  pas  être  la  dernière),  celle  de  mari  d'Odette. 
Adaptant  aux  humbles  ambitions  de  cette  femme 


8  A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

rinstinct,  le  désir,  l'industrie,  qu'il  avait  toujours  eus, 
il  s'était  ingénié  à  se  bâtir,  fort  au-dessous  de  l'an- 
cienne, une  position  nouvelle  et  appropriée  à  la  com- 
pagne qui  l'occuperait  avec  lui.  Or  il  s'y  montrait  un 
autre  homme.  Puisque  (tout  en  continuant  à  fréquen- 
ter seul  ses  amis  personnels,  à  qui  il  ne  voulait  pas 
imposer  Odette  quand  ils  ne  lui  demandaient  pas 
spontanément  à  la  connaître)  c'était  une  seconde  vie 
qu'il  commençait,  en  commun  avec  sa  femme,  au 
milieu  d'êtres  nouveaux,  on  eût  encore  compris  que 
pour  mesurer  le  rang  de  ceux-ci,  et  par  conséquent 
le  plaisir  d'amour-propre  qu'il  pouvait  éprouver  à  les 
recevoir,  il  se  fût  servi,  comme  d'un  point  de  compa- 
raison, non  pas  des  gens  les  plus  brillants  qui  formaient 
sa  société  avant  son  mariage,  mais  des  relations  anté- 
rieures d'Odette.  Mais,  même  quand  on  savait  que 
c'était  avec  d'inélégants  fonctionnaires,  avec  des 
femmes  tarées,  parure  des  bals  de  ministères,  qu'il 
désirait  se  lier,  on  était  étonné  de  l'entendre,  lui  qui 
autrefois  et  même  encore  aujourd'hui  dissimulait  si 
gracieusement  une  invitation  de  Twickenham  ou  de 
Buckingham  Palace,  faire  sonner  bien  haut  que  la 
femme  d'un  sous-chef  de  cabinet  était  venue  rendre 
sa  visite  à  M^^  Swann.  On  dira  peut-être  que  cela 
tenait  à  ce  que  la  simplicité  du  Swann  élégant  n'avait 
été  chez  lui  qu'une  forme  plus  raffinée  de  la  vanité  et 
que,  comme  certains  Israélites,  l'ancien  ami  de  mes 
parents  avait  pu  présenter  tour  à  tour  les  états  succes- 
sifs par  où  avaient  passé  ceux  de  sa  race,  depuis  le 
snobisme  le  plus  naïf  et  la  plus  grossière  goujaterie, 
jusqu'à  la  plus  fine  politesse.  Mais  la  principale  rai- 
son, et  celle-là  applicable  à  l'humanité  en  général, 
était  que  nos  vertus  elles-mêmes  ne  sont  pas  quelque 
chose  de  libre,  de  flottant,  de  quoi  nous  gardions  la 
disponibilité  permanente;  elles  finissent  par  s'associer 
si  étroitement  dans  notre  esprit  avec  les  actions  à 
l'occasion  desquelles  nous  nous  sommes  fait  un  devoir 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS        9 

de  les  exercer,  que  si  surgit  pour  nous  une  activité 
d'un  autre  ordre,  elle  nous  prend  au  dépourvu  et  sans 
que  nous  ayons  seulement  l'idée  qu'elle  pourrait 
comporter  la  mise  en  œuvre  de  ces  mêmes  vertus. 
Swann  empressé  avec  ces  nouvelles  relations  et  les 
citant  avec  fierté,  était  comme  ces  grands  artistes 
modestes  ou  généreux  qui,  s'ils  se  mettent  à  la  fin  de 
leur  vie  à  se  mêler  de  cuisine  ou  de  jardinage,  étalent 
une  satisfaction  naïve  nies  louanges  qu'on  donne  à 
leurs  plats  ou  à  leurs  plates-bandes  pour  lesquels  ils 
n'admettent  pas  la  critique  qu'ils  acceptent  aisément 
s'il  s'agit  de  leurs  chefs-d'œuvre;  ou  bien  qui,  don- 
nant une  de  leurs  toiles  pour  rien,  ne  peuvent  en 
revanche  sans  mauvaise  humeur  perdre  quarante  sous 
aux  dominos. 

Quant  au  professeur  Cottard,  on  le  reverra,  longue- 
ment, beaucoup  plus  loin,  chez  la  Patronne,  au  châ- 
teau de  la  Raspelière.  Qu'il  suffise  actuellement,  à  son 
égard,  de  faire  observer  ceci  :  pour  Swann,  à  la  rigueur 
le  changement  peut  surprendre  puisqu'il  était  accom- 
pli et  non  soupçonné  de  moi  quand  je  voyais  le  père 
de  Gilberte  aux  Champs-Elysées,  où  d'ailleurs  ne 
m'adressant  pas  la  parole  il  ne  pouvait  faire  étalage 
devant  moi  de  ses  relations  politiques  (il  est  vrai  que 
s'il  l'eût  fait,  je  ne  me  fusse  peut-être  pas  aperçu  tout 
de  suite  de  sa  vanité  car  l'idée  qu'on  s'est  faite  long- 
temps d'une  personne  bouche  les  yeux  et  les  oreilles; 
ma  mère  pendant  trois  ans  ne  distingua  pas  plus  le 
fard  qu'une  de  ses  nièces  se  mettait  aux  lèvres  que 
s'il  eût  été  in  visiblement  dissous  entièrement  dans  un 
liquide;  jusqu'au  jour  où  une  parcelle  supplémentaire, 
ou  bien  quelque  autre  cause  amena  le  phénomène 
appelé  sursaturation;  tout  le  fard  non  aperçu  cristal- 
lisa, et  ma  mère,  devant  cette  débauche  soudaine  de 
couleurs  déclara,  comme  on  eût  fait  à  Combray,  que 
c'était  une  honte,  et  cessa  presque  toute  relation  avec 
sa  nièce) .  Mais  pour  Cottard  au  contraire,  l'époque  où  on 


10        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

l'a  vu  assister  aux  débuts  de  Swann  chez  les  Verdurin 
était  déjà  assez  lointaine;  or  les  honneurs,  les  titres 
ofiSciels  viennent  avec  les  années;  deuxièmement,  on 
peut  être  illettré,  faire  des  calembours  stupides,  et 
posséder  un  don  particulier  qu'aucune  culture  géné- 
rale ne  remplace,  comme  le  don  du  grand  stratège  ou 
du  grand  clinicien.  Ce  n'est  pas  seulement  en  effet 
comme  un  praticien  obscur,  devenu,  à  la  longue, 
notoriété  européenne,  que  ses  confrères  considéraient 
Cottard.  Les  plus  intelligents  d'entre  les  jeunes  méde- 
cins déclarèrent  —  au  moins  pendant  quelques 
années,  car  les  modes  changent  étant  nées  elles-mêmes 
du  besoin  de  changement  —  que  si  jamais  ils  tom- 
baient malades,  Cottard  était  le  seul  maître  auquel  ils 
confieraient  leur  peau.  Sans  doute  ils  préféraient  le 
commerce  de  certains  chefs  plus  lettrés,  plus  artistes, 
avec  lesquels  ils  pouvaient  parler  de  Nietzsche,  de 
Wagner.  Quand  on  faisait  de  la  musique  chez  M^^^  Cot- 
tard, aux  soirées  où  elle  recevait,  avec  l'espoir 
qu'il  devînt  un  jour  doyen  de  la  Faculté,  les  collègues 
et  les  élèves  de  son  mari,  celui-ci,  au  lieu  d'écouter, 
préférait  jouer  aux  cartes  dans  un  salon  voisin.  Mais 
on  vantait  la  promptitude,  la  profondeur,  la  sûreté  de 
son  coup  d'œÛ,  de  son  diagnostic.  En  troisième  lieu, 
en  ce  qui  concerne  l'ensemble  de  façons  que  le  pro- 
fesseur Cottard  montrait  à  un  homme  comme  mon 
père,  remarquons  que  la  nature  que  nous  faisons 
paraître  dans  la  seconde  partie  de  notre  vie  n'est  pas 
toujours,  si  elle  l'est  souvent,  notre  nature  première 
développée  ou  flétrie,  grossie  ou  atténuée;  elle  est 
quelquefois  une  nature  inverse,  un  véritable  vêtement 
retourné.  Sauf  chez  les  Verdurin  qui  s'étaient  engoués 
de  lui,  l'air  hésitant  de  Cottard,  sa  timidité,  son  ama- 
bilité excessives,  lui  avaient,  dans  sa  jeunesse,  valu 
de  perpétuels  brocards.  Quel  ami  charitable  lui  con- 
seilla l'air  glacial  ?  L'importance  de  sa  situation  lui 
rendit  plus  aisé  de  le  prendre.  Partout,  sinon  chez  les 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       11 

Verdurin  où  il  redevenait  instinctivement  lui-même, 
il  se  rendit  froid,  volontiers  silencieux,  péremptoire 
quand  il  fallait  parler,  n'oubliant  pas  de  dire  des 
choses  désagréables.  Il  put  faire  l'essai  de  cette  nou- 
velle attitude  devant  des  clients  qui,  ne  l'ayant  pas 
encore  vu,  n'étaient  pas  à  même  de  faire  des  comparai- 
sons, et  eussent  été  bien  étonnés  d'apprendre  qu'il 
n'était  pas  un  homme  d'une  rudesse  naturelle.  C'est 
surtout  à  l'impassibilité  qu'il  s'efforçait,  et  même  dans 
son  service  d'hôpital,  quand  il  débitait  quelques-uns 
de  ces  calembours  qui  faisaient  rire  tout  le  monde, 
du  chef  de  clinique  au  plus  récent  externe,  il  le 
faisait  toujours  sans  qu'un  muscle  bougeât  dans  sa 
figure  d'ailleurs  méconnaissable  depuis  qu'il  avait  rasé 
barbe  et  moustaches. 

Disons  pour  finir  qui  était  le  marquis  de  Norpois. 
Il  avait  été  ministre  plénipotentiaire  avant  la  guerre 
et  ambassadeur  au  Seize  Mai,  et,  malgré  cela,  au 
grand  étonnement  de  beaucoup,  chargé  plusieurs  fois, 
depuis,  de  représenter  la  France  dans  des  missions 
extraordinaires  —  et  même  comme  contrôleur  de  la 
Dette,  en  Egypte,  où  grâce  à  ses  grandes  capacités 
financières  il  avait  rendu  d'importants  services  —  par 
des  cabinets  radicaux  qu'un  simple  bourgeois  réac- 
tionnaire se  fût  refusé  à  servir,  et  auxquels  le  passé 
de  M.  de  Norpois,  ses  attaches,  ses  opinions  eussent 
dû  le  rendre  suspect.  Mais  ces  ministres  avancés  sem- 
blaient se  rendre  compte  qu'ils  montraient  par  une 
telle  désignation  quelle  largeur  d'esprit  était  la  leur 
dès  qu'il  s'agissait  des  intérêts  supérieurs  de  la  France, 
se  mettaient  hors  de  pair  des  hommes  politiques  en 
méritant  que  le  Journal  des  Débats  lui-même  les  qua- 
lifiât d'hommes  d'État,  et  bénéficiaient  enfin  du  pres- 
tige qui  s'attache  à  un  nom  aristocratique  et  de  l'intérêt 
qu'éveille  comme  un  coup  de  théâtre  un  choix  inat- 
tendu. Et  ils  savaient  aussi  que  ces  avantages  ils  pou- 
vaient, en  faisant  appel  à  M.  de  Norpois,  les  recueillir 


12        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

sans  avoir  à  craindre  de  celui-ci  un  manque  de  loya- 
lisme politique  contre  lequel  la  naissance  du  marquis 
devait  non  pas  les  mettre  en  garde,  mais  les  garantir. 
Et  en  cela  le  gouvernement  de  la  République  ne  se 
trompait  pas.  C'est  d'abord  parce  qu'une  certaine 
aristocratie,  élevée  dès  l'enfance  à  considérer  son  nom 
comme  un  avantage  intérieur  que  rien  ne  peut  lui 
enlever  (et  dont  ses  pairs,  ou  ceux  qui  sont  de  nais- 
sance plus  haute  encore,  connaissent  assez  exactement 
la  valeur),  sait  qu'elle  peut  s'éviter,  car  ils  ne  lui  ajou- 
teraient rien,  les  efforts  que  sans  résultat  ultérieur 
appréciable  font  tant  de  bourgeois  pour  ne  professer 
que  des  opinions  bien  portées  et  ne  fréquenter  que  des 
gens  bien  pensants.  En  revanche,  soucieuse  de  se  gran- 
dir aux  yeux  des  familles  princières  ou  ducales  au- 
dessous  desquelles  elle  est  immédiatement  située,  cette 
aristocratie  sait  qu'elle  ne  le  peut  qu'en  augmentant 
son  nom  de  ce  qu'il  ne  contenait  pas,  de  ce  qui  fait 
qu'à  nom  égal,  elle  prévaudra:  une  influence  politique, 
une  réputation  littéraire  ou  artistique,  une  grande 
fortune.  Et  les  frais  dont  elle  se  dispense  à  l'égard  de 
l'inutile  hobereau  recherché  des  bourgeois  et  de  la 
stérile  amitié  duquel  un  prince  ne  lui  saurait  aucun 
gré,  elle  les  prodiguera  aux  hommes  politiques,  fussent- 
ils  francs-maçons,  qui  peuvent  faire  arriver  dans  les 
ambassades  ou  patronner  dans  les  élections,  aux 
artistes  ou  aux  savants  dont  l'appui  aide  à  «  percer  » 
dans  la  branche  où  ils  priment,  à  tous  ceux  enfin  qui 
sont  en  mesure  de  conférer  une  illustration  nouvelle 
ou  de  faire  réussir  un  riche  mariage. 

Mais  en  ce  qui  concernait  M.  de  Norpois,  il  y  avait 
surtout  que,  dans  une  longue  pratique  de  la  diplo- 
matie, il  s'était  imbu  de  cet  esprit  négatif,  routinier, 
conservateur,  dit  «  esprit  de  gouvernement  »  et  qui 
est,  en  effet,  celui  de  tous  les  gouvernements  et,  en 
particulier,  sous  tous  les  gouvernements,  l'esprit  des 
chancelleries.  Il  avait  puisé  dans  la  carrière  l'aversion, 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      13 

la  crainte  et  le  mépris  de  ces  procédés  plus  ou  moins 
révolutionnaires,  et  à  tout  le  moins  incorrects,  que 
sont  les  procédés  des  oppositions.  Sauf  chez  quelques 
illettrés  du  peuple  et  du  monde,  pour  qui  la  différence 
des  genres  est  lettre  morte,  ce  qui  rapproche,  ce  n'est 
pas  la  communauté  des  opinions,  c'est  la  consanguinité 
des  esprits.  Un  académicien  du  genre  de  Legouvé  et 
qui  serait  partisan  des  classiques,  eût  applaudi  plus 
volontiers  à  l'éloge  de 'Victor  Hugo  par  Maxime 
Ducamp  ou  Mézières,  qu'à  celui  de  Boileau  par  Clau- 
del. Un  même  nationalisme  suffit  à  rapprocher  Barrés 
de  ses  électeurs  qui  ne  doivent  pas  faire  grande  diffé- 
rence entre  lui  et  M.  Georges  Berry,  mais  non  de  ceux 
de  ses  collègues  de  l'Académie  qui,  ayant  ses  opinions 
politiques  mais  un  autre  genre  d'esprit,  lui  préféreront 
même  des  adversaires  comme  MM.  Ribot  et  Deschanel, 
dont  à  leur  tour  de  fidèles  monarchistes  se  sentent 
beaucoup  plus  près  que  de  Maurras  et  de  Léon  Daudet 
qui  souhaitent  cependant  aussi  le  retour  du  Roi. 
Avare  de  ses  mots  non  seulement  par  pli  professionnel 
de  prudence  et  de  réserve,  mais  aussi  parce  qu'ils 
ont  plus  de  prix,  offrent  plus  de  nuances  aux  yeux 
d'hommes  dont  les  efforts  de  dix  années  pour  rappro- 
cher deux  pays  se  résument,  se  traduisent  —  dans  un 
discours,  dans  un  protocole  —  par  un  simple  adjectif, 
banal  en  apparence,  mais  où  ils  voient  tout  un  monde, 
M.  de  Norpois  passait  pour  très  froid  à  la  Commission, 
où  il  siégeait  à  côté  de  mon  père  et  où  chacun  félicitait 
celui-ci  de  l'amitié  que  lui  témoignait  l'ancien  ambas- 
sadeur. Elle  étonnait  mon  père  tout  le  premier.  Car 
étant  généralement  peu  aimable,  il  avait  l'habitude 
de  n'être  pas  recherché  en  dehors  du  cercle  de  ses 
intimes  et  l'avouait  avec  simplicité.  Il  avait  conscience 
qu'il  y  avait  dans  les  avances  du  diplomate  un  effet 
de  ce  point  de  vue  tout  individuel  où  chacun  se  place 
pour  décider  de  ses  sjmipathies,  et  d'où  toutes  les  qua- 
lités intellectuelles  ou  la  sensibilité  d'une  personne  ne 


14        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

seront  pas  auprès  de  l'un  de  nous  qu'elle  ennuie  ou 
agace  une  aussi  bonne  recommandation  que  la  ron- 
deur et  la  gaieté  d'une  autre  qui  passerait,  aux  yeux 
de  beaucoup,  pour  vide,  frivole  et  nulle.  «  De  Norpois 
m'a  invité  de  nouveau  à  dîner;  c'est  extraordinaire; 
tout  le  monde  en  est  stupéfait  à  la  Commission  où  il 
n'a  de  relations  privées  avec  personne.  Je  suis  sûr 
qu'il  va  encore  me  raconter  des  choses  palpitantes 
sur  la  guerre  de  70.  »  Mon  père  savait  que  seul,  peut- 
être,  M.  de  Norpois  avait  averti  l'Empereur  de  la  puis- 
sance grandissante  et  des  intentions  belliqueuses  de 
la  Prusse,  et  que  Bismarck  avait  pour  son  intelligence 
une  estime  particulière.  Dernièrement  encore  à 
l'Opéra,  pendant  le  gala  offert  au  roi  Théodose,  les 
journaux  avaient  remarqué  l'entretien  prolongé  que 
le  souverain  avait  accordé  à  M.  de  Norpois.  «  Il  fau- 
dra que  je  sache  si  cette  visite  du  roi  a  vraiment  de 
l'importance,  nous  dit  mon  père  qui  s'intéressait 
beaucoup  à  la  politique  étrangère.  Je  sais  bien  que  le 
père  Norpois  est  très  boutonné,  mais  avec  moi  il 
s'ouvre  si  gentiment.  » 

Quant  à  ma  mère,  peut-être  l'Ambassadeur  n'avait-il 
pas  par  lui-même  le  genre  d'intelligence  vers  lequel 
elle  se  sentait  le  plus  attirée.  Et  je  dois  dire  que  la 
conversation  de  M.  de  Norpois  était  un  répertoire  si 
complet  des  formes  surannées  du  langage  particulières 
à  une  carrière,  à  une  classe,  et  à  un  temps  —  un  temps 
qui,  pour  cette  carrière  et  cette  classe-là,  pourrait  bien 
ne  pas  être  tout  à  fait  aboli  —  que  je  regrette  parfois 
de  n'avoir  pas  retenu  purement  et  simplement  les  pro- 
pos que  je  lui  ai  entendu  tenir.  J'aurais  ainsi  obtenu  un 
effet  de  démodé,  à  aussi  bon  compte  et  de  la  même 
façon  que  cet  acteur  du  Palais-Royal  à  qui  on  deman- 
dait où  il  pouvait  trouver  ses  surprenants  chapeaux 
et  qui  répondait  :  «  Je  ne  trouve  pas  mes  chapeaux. 
Je  les  garde.»  En  un  mot,  je  crois  que  ma  mère  jugeait 
M.  de  Norpois  un  peu  «  vieux  jeu  »,  ce  qui  était  loin 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       15 

de  lui  sembler  déplaisant  au  point  de  vue  des  manières, 
mais  la  charmait  moins  dans  le  domaine,  sinon  des 
idées  —  car  celles  de  M.  de  Norpois  étaient  fort  mo- 
dernes —  mais  des  expressions.  Seulement,  elle  sen- 
tait que  c'était  flatter  délicatement  son  mari  que  de 
lui  parler  avec  admiration  du  diplomate  qui  lui  mar- 
quait une  prédilection  si  rare.  En  fortifiant  dans  l'es- 
prit de  mon  père  la  bonne  opinion  qu'il  avait  de  M.  de 
Norpois,  et  par  là  en  le'  conduisant  à  en  prendre  une 
bonne  aussi  de  lui-même,  elle  avait  conscience  de 
remplir  celui  de  ses  devoirs  qui  consistait  à  rendre  la 
vie  agréable  à  son  époux,  comme  elle  faisait  quand 
elle  veillait  à  ce  que  la  cuisine  fût  soignée  et  le  service 
silencieux.  Et  comme  elle  était  incapable  de  mentir 
à  mon  père,  elle  s'entraînait  elle-même  à  admirer 
l'Ambassadeur  pour  pouvoir  le  louer  avec  sincérité. 
D'ailleurs,  elle  goûtait  naturellement  son  air  de  bonté, 
sa  politesse  un  peu  désuète  (et  si  cérémonieuse  que 
quand,  marchant  en  redressant  sa  haute  taille,  il  aper- 
cevait ma  mère  qui  passait  en  voiture,  avant  de  lui 
envoyer  un  coup  de  chapeau,  il  jetait  au  loin  un  cigare 
à  peine  commencé)  ;  sa  conversation  si  mesurée,  où  il 
parlait  de  lui-même  le  moins  possible  et  tenait  tou- 
jours compte  de  ce  qui  pouvait  être  agréable  à  l'inter- 
locuteur, sa  ponctualité  tellement  surprenante  à 
répondre  à  une  lettre  que  quand,  venant  de  lui  en 
envoyer  une,  mon  père  reconnaissait  l'écriture  de 
M.  de  Norpois  sur  une  enveloppe,  son  premier  mou- 
vement était  de  croire  que  par  mauvaise  chance  leur 
correspondance  s'était  croisée:  on  eût  dit  qu'il  existait, 
pour  lui,  à  la  poste,  des  levées  supplémentaires  et  de 
luxe.  Ma  mère  s'émerveillait  qu'il  fût  si  exact  quoique 
si  occupé,  si  aimable  quoique  si  répandu,  sans  songer 
que  les  «  quoique  »  sont  toujours  des  «  parce  que  » 
méconnus,  et  que  (de  même  que  les  vieillards  sont 
étonnants  pour  leur  âge,  les  rois  pleins  de  simplicité, 
et  les  provinciaux  au  courant  de  tout)  c'étaient  les 


16        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

mêmes  habitudes  qui  permettaient  à  M.  de  Norpois 
de  satisfaire  à  tant  d'occupations  et  d'être  si  ordonné 
dans  ses  réponses,  de  plaire  dans  le  monde  et  d'être 
aimable  avec  nous.  De  plus,  l'erreur  de  ma  mère, 
comme  celle  de  toutes  les  personnes  qui  ont  trop  de 
modestie,  venait  de  ce  qu'elle  mettait  les  choses  qui 
la  concernaient  au-dessous,  et  par  conséquent  en 
dehors  des  autres.  La  réponse  qu'elle  trouvait  que 
l'ami  de  mon  père  avait  eu  tant  de  mérite  à  nous 
adresser  rapidement  parce  qu'il  écrivait  par  jour  beau- 
coup de  lettres,  elle  l'exceptait  de  ce  grand  nombre 
de  lettres  dont  ce  n'était  que  l'une;  de  même  elle  ne 
considérait  pas  qu'un  dîner  chez  nous  fût  pour  M.  de 
Norpois  un  des  actes  innombrables  de  sa  vie  sociale: 
elle  ne  songeait  pas  que  l'Ambassadeur  avait  été 
habitué  autrefois  dans  la  diplomatie  à  considérer  les 
dîners  en  ville  comme  faisant  partie  de  ses  fonctions, 
et  à  y  déployer  une  grâce  invétérée  dont  c'eût  été 
trop  lui  demander  de  se  départir  par  extraordinaire 
quand  il  venait  dîner  chez  nous. 

Le  premier  dîner  que  M.  de  Norpois  fit  à  la  maison, 
une  année  où  je  jouais  encore  aux  Champs-Elysées,  est 
resté  dans  ma  mémoire,  parce  que  l'après-midi  de  ce 
même  jour  fut  celui  où  j'allai  enfin  entendre  la  Berma, 
en  «  matinée  »,  dans  Phèdre,  et  aussi  parce  qu'en  cau- 
sant avec  M.  de  Norpois  je  me  rendis  compte  tout 
d'un  coup,  et  d'une  façon  nouvelle,  combien  les  sen- 
timents éveillés  en  moi  par  tout  ce  qui  concernait  Gil- 
berte  Swann  et  ses  parents  différaient  de  ceux  que 
cette  même  famille  faisait  éprouver  à  n'importe  quelle 
autre  personne. 

Ce  fut  sans  doute  en  remarquant  l'abattement  où 
me  plongeait  l'approche  des  vacances  du  jour  de  Tan 
pendant  lesquelles,  comme  elle  me  l'avait  annoncé 
elle-même,  je  ne  devais  pas  voir  Gilberte,  qu'un  jour, 
pour  me  distraire,  ma  mère  me  dit  :  «  Si  tu  as  encore 
le  même  grand  désir  d'entendre  la  Berma,  je  crois  que 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      17 

ton  père  permettrait  peut-être  que  tu  y  ailles:  ta 
grand'mère  pourrait  t'y  emmener.  » 

Mais  c'était  parce  que  M.  de  Norpois  lui  avait  dit 
qu'il  devrait  me  laisser  entendre  la  Berma,  que  c'était 
pour  un  jeune  homme  un  souvenir  à  garder,  que  mon 
père,  jusque-là  si  hostile  à  ce  que  j'allasse  perdre  mon 
temps  à  risquer  de  prendre  du  mal  pour  ce  qu'il  appe- 
lait, au  grand  scandale  dç  ma  grand'mère,  des  inutili- 
tés, n'était  plus  loin  de  considérer  cette  soirée  préco- 
nisée par  l'Ambassadeur  comme  faisant  vaguement 
partie  d'un  ensemble  de  recettes  précieuses  pour  la 
réussite  d'une  brillante  carrière.  Ma  grand'mère,  qui 
en  renonçant  pour  moi  au  profit  que,  selon  eUe,  j'au- 
rais trouvé  à  entendre  la  Berma,  avait  fait  un  gros 
sacrifice  à  l'intérêt  de  ma  santé,  s'étonnait  que  celui-ci 
devînt  négligeable  sur  une  seule  parole  de  M.  de  Nor- 
pois. Mettant  ses  espérances  invincibles  de  rationaliste 
dans  le  régime  de  grand  air  et  de  coucher  de  bonne 
heure  qui  m'avait  été  prescrit,  elle  déplorait  comme 
un  désastre  cette  infraction  que  j'allais  y  faire  et,  sur 
un  ton  navré,  disait  :  «  Comme  vous  êtes  léger  »  à  mon 
père  qui,  furieux,  répondait  :  «  Comment,  c'est  vous 
maintenant  qui  ne  voulez  pas  qu'il  y  aille  !  c'est  un 
peu  fort,  vous  qui  nous  répétiez  tout  le  temps  que 
cela  pouvait  lui  être  utile.  » 

Mais  M.  de  Norpois  avait  changé,  sur  un  point  bien 
plus  important  pour  moi,  les  intentions  de  mon  père. 
Celui-ci  avait  toujours  désiré  que  je  fusse  diplomate,  et 
je  ne  pouvais  supporter  l'idée  que,  même  si  je  devais 
rester  quelque  temps  attaché  au  ministère,  je  risquasse 
d'être  envoyé  un  jour  comme  ambassadeur  dans  des 
capitales  que  Gilberte  n'habiterait  pas.  J'aurais  pré- 
féré revenir  aux  projets  littéraires  que  j'avais  autrefois 
formés  et  abandonnés  au  cours  de  mes  promenades 
du  côté  de  Guermantes.  Mais  mon  père  avait  fait  une 
constante  opposition  à  ce  que  je  me  destinasse  à  la 
carrière  des  lettres  qu'il  estimait  fort  inférieure  à  la 

A    LA   RECHERCHE   DU   TEMPS   PERDU  —  Ul  2 


18        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

diplomatie,  lui  refusant  même  le  nom  de  carrière,  jus- 
qu'au jour  où  M.  de  Norpois,  qui  n'aimait  pas  beau- 
coup les  agents  diplomatiques  des  nouvelles  couches, 
lui  avait  assuré  qu'on  pouvait,  comme  écrivain,  s'at- 
tirer autant  de  considération,  exercer  autant  d'action 
et  garder  plus  d'indépendance  que  dans  les  ambas- 
sades. 

«Hé  bien  !  je  ne  l'aurais  pas  cru,  le  père  Norpois 
n'est  pas  du  tout  opposé  à  l'idée  que  tu  fasses  de  la 
littérature  »,  m'avait  dit  mon  père.  Et  comme,  assez 
influent  lui-même,  il  croyait  qu'il  n'y  avait  rien  qui 
ne  s'arrangeât,  ne  trouvât  sa  solution  favorable  dans 
la  conversation  des  gens  importants  :  «  Je  le  ramènerai 
dîner  un  de  ces  soirs  en  sortant  de  la  Commission.  Tu 
causeras  un  peu  avec  lui  pour  qu'il  puisse  t' apprécier. 
Écris  quelque  chose  de  bien  que  tu  puisses  lui  mon- 
trer; il  est  très  lié  avec  le  directeur  de  la  Revue  des 
Deux-Mondes,  il  t'y  fera  entrer,  il  réglera  cela,  c'est 
un  vieux  malin;  et,  ma  foi,  il  a  l'air  de  trouver  que 
la  diplomatie,  aujourd'hui  !...  » 

Le  bonheur  que  j'aurais  à  ne  pas  être  séparé  de  Gil- 
berte  me  rendait  désireux  mais  non  capable  d'écrire 
une  belle  chose  qui  pût  être  montrée  à  M.  de  Norpois. 
Après  quelques  pages  préliminaires,  l'ennui  me  faisant 
tomber  la  plume  des  mains,  je  pleurais  de  rage  en  pen- 
sant que  je  n'aurais  jamais  de  talent,  que  je  n'étais  pas 
doué  et  ne  pourrais  même  pas  profiter  de  la  chance 
que  la  prochaine  venue  de  M.  de  Norpois  m'offrait  de 
rester  toujours  à  Paris.  Seule  l'idée  qu'on  allait  me 
laisser  entendre  la  Berma  me  distrayait  de  mon  cha- 
grin. Mais  de  même  que  je  ne  souhaitais  voir  des  tem- 
pêtes que  sur  les  côtes  où  elles  étaient  les  plus  vio- 
lentes, de  même  je  n'aurais  voulu  entendre  la  grande 
actrice  que  dans  un  de  ces  rôles  classiques  où  Swann 
m'avait  dit  qu'elle  touchait  au  sublime.  Car  quand 
c'est  dans  l'espoir  d'une  découverte  précieuse  que 
nous  désirons  recevoir  certaines  impressions  de  nature 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       19 

OU  d'art,  nous  avons  quelque  scrupule  à  laisser  notre 
âme  accueillir  à  leur  place  des  impressions  moindres 
qui  pourraient  nous  tromper  sur  la  valeur  exacte  du 
Beau.  La  Berma  dans  Andromaque,  dans  Les  Caprices 
de  Marianne,  dans  Phèdre,  c'était  de  ces  choses 
fameuses  que  mon  imagination  avait  tant  désirées. 
J'aurais  le  même  ravissement  que  le  jour  où  une 
gondole  m'emmènerait  ^u  pied  du  Titien  des  Frari 
ou  des  Carpaccio  de  San  Giorgio  dei  Schiavoni,  si 
jamais  j'entendais  réciter  par  la  Berma  les  vers:  «  On 
dit  qu'un  prompt  départ  vous  éloigne  de  nous,  Sei- 
gneur, etc.  ».  Je  les  connaissais  par  la  simple  reproduc- 
tion en  noir  et  blanc  qu'en  donnent  les  éditions  impri- 
mées; mais  mon  cœur  battait  quand  je  pensais,  comme 
à  la  réalisation  d'un  voyage,  que  les  je  verrais  enfin 
baigner  effectivement  dans  l'atmosphère  et  l'ensoleil- 
lement de  la  voix  dorée.  Un  Carpaccio  à  Venise,  la 
Berma  dans  Phèdre,  chefs-d'œuvre  d'art  pictural  ou 
dramatique  que  le  prestige  qui  s'attachait  à  eux  ren- 
dait en  moi  si  vivants,  c'est-à-dire  si  invisibles,  que, 
si  j'avais  été  voir  Carpaccio  dans  une  salle  du  Louvre 
ou  la  Berma  dans  quelque  pièce  dont  je  n'aurais 
jamais  entendu  parler,  je  n'aurais  plus  éprouvé  le 
même  étonnement  délicieux  d'avoir  enfin  les  yeux 
ouverts  devant  l'objet  inconcevable  et  unique  de  tant 
de  milliers  de  mes  rêves.  Puis,  attendant  du  jeu  de  la 
Berma  des  révélations  sur  certains  aspects  de  la 
noblesse  de  la  douleur,  il  me  semblait  que  ce  qu'il  y 
avait  de  grand,  de  réel  dans  ce  jeu,  devait  l'être  davan- 
tage si  l'actrice  le  superposait  à  une  œuvre  d'une 
valeur  véritable  au  lieu  de  broder  en  somme  du  vrai 
et  du  beau  sur  une  trame  médiocre  et  vulgaire. 

Enfin,  si  j'allais  entendre  la  Berma  dans  une  pièce 
nouvelle,  il  ne  me  serait  pas  facile  de  juger  de  son  art, 
de  sa  diction,  puisque  je  ne  pourrais  pas  faire  le  départ 
entre  un  texte  que  je  ne  connaîtrais  pas  d'avance  et 
ce  que  lui  ajouteraient  des  intonations  et  des  gestes  qui 


20        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

me  sembleraient  faire  corps  avec  lui;  tandis  que  les 
œuvres  anciennes,  que  je  savais  par  cœur,  m'appa- 
raissaient  comme  de  vastes  espaces  réservés  et  tout 
prêts  où  je  pourrais  apprécier  en  pleine  liberté  les 
inventions  dont  la  Berma  les  couvrirait,  comme  à 
fresque,  des  perpétuelles  trouvailles  de  son  inspiration. 
Malheureusement,  depuis  des  années  qu'elle  avait 
quitté  les  grandes  scènes  et  faisait  la  fortune  d'un 
théâtre  de  boulevard  dont  elle  était  l'étoile,  elle  ne 
jouait  plus  de  classique,  et  j'avais  beau  consulter  les 
affiches,  elles  n'annonçaient  jamais  que  des  pièces 
toutes  récentes,  fabriquées  exprès  pour  elle  par  des 
auteurs  en  vogue;  quand  un  matin,  cherchant  sur  la 
colonne  des  théâtres  les  matinées  de  la  semaine  du 
jour  de  l'an,  j'y  vis  pour  la  première  fois  —  en  fin  de 
spectacle,  après  un  lever  de  rideau  probablement  insi- 
gnifiant dont  le  titre  me  sembla  opaque  parce  qu'il 
contenait  tout  le  particulier  d'une  action  que  j'igno- 
rais —  deux  actes  de  Phèdre  avec  M^^  Berma,  et  aux 
matinées  suivantes  Le  Demi-Monde,  Les  Caprices  de 
Marianne,  noms  qui,  comme  celui  de  Phèdre,  étaient 
pour  moi  transparents,  remplis  seulement  de  clarté, 
tant  l'œuvre  m'était  connue,  illuminés  jusqu'au  fond 
d'un  sourire  d'art.  Ils  me  parurent  ajouter  de  la 
noblesse  à  M"^^  Berma  elle-même  quand  je  lus  dans 
les  journaux  après  le  programme  de  ces  spectacles  que 
c'était  elle  qui  avait  résolu  de  se  montrer  de  nouveau 
au  public  dans  quelques-unes  de  ses  anciennes  créa- 
tions. Donc,  l'artiste  savait  que  certains  rôles  ont  un 
intérêt  qui  survit  à  la  nouveauté  de  leur  apparition 
ou  au  succès  de  leur  reprise,  elle  les  considérait,  inter- 
prétés par  elle,  comme  des  chefs-d'œuvre  de  musée 
qu'il  pouvait  être  instructif  de  remettre  sous  les  yeux 
de  la  génération  qui  l'y  avait  admirée,  ou  de  celle  qui 
ne  l'y  avait  pas  vue.  En  faisant  afficher  ainsi,  au 
milieu  de  pièces  qui  n'étaient  destinées  qu'à  faire 
passer  le  temps  d'une  soirée,  Phèdre,  dont  le  titre 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      21 

n'était  pas  plus  long  que  les  leurs  et  n'était  pas 
imprimé  en  caractères  différents,  elle  y  ajoutait  comme 
le  sous-entendu  d'une  maîtresse  de  maison  qui,  en 
vous  présentant  à  ses  convives  au  moment  d'aller  à 
table,  vous  dit  au  milieu  des  noms  d'invités  qui  ne 
sont  que  des  invités,  et  sur  le  même  ton  qu'elle  a  cité 
les  autres:  M.  Anatole  France. 

Le  médecin  qui  me  soignait  —  celui  qui  m'avait 
défendu  tout  voyage  — 'déconseilla  à  mes  parents  de 
me  laisser  aller  au  théâtre;  j'en  reviendrais  malade, 
pour  longtemps  peut-être,  et  j'aurais  en  fin  de  compte 
plus  de  souffrance  que  de  plaisir.  Cette  crainte  eût  pu 
m'arrêter  si  ce  que  j'avais  attendu  d'une  telle  repré- 
sentation eût  été  seulement  un  plaisir  qu'en  somme 
une  souffrance  ultérieure  peut  annuler,  par  compen- 
sation. Mais  —  de  même  qu'au  voyage  à  Balbec,  au 
voyage  à  Venise  que  j'avais  tant  désirés  —  ce  que  je 
demandais  à  cette  matinée,  c'était  tout  autre  chose 
qu'un  plaisir:  des  vérités  appartenant  à  un  monde 
plus  réel  que  celui  où  je  vivais,  et  desquelles  l'acqui- 
sition une  fois  faite  ne  pourrait  pas  m'être  enlevée  par 
des  incidents  insignifiants,  fussent-ils  douloureux  à 
mon  corps,  de  mon  oiseuse  existence.  Tout  au  plus, 
le  plaisir  que  j'aurais  pendant  le  spectacle  m'appa- 
raissait-il  comme  la  forme  peut-être  nécessaire  de  la 
perception  de  ces  vérités;  et  c'était  assez  pour  que  je 
souhaitasse  que  les  malaises  prédits  ne  commen- 
çassent qu'une  fois  la  représentation  finie,  afin  qu'il 
ne  fût  pas  par  eux  compromis  et  faussé.  J'implo- 
rais mes  parents,  qui,  depuis  la  visite  du  médecin, 
ne  voulaient  plus  me  permettre  d'aller  à  Phèdre.  Je 
me  récitais  sans  cesse  la  tirade  :  «  On  dit  qu'un  prompt 
départ  vous  éloigne  de  nous  »,  cherchant  toutes  les 
intonations  qu'on  pouvait  y  mettre,  afin  de  mieux 
mesurer  l'inattendu  de  celle  que  la  Berma  trouverait. 
Cachée  comme  le  Saint  des  Saints  sous  le  rideau  qui 
me  la  dérobait  et  derrière  lequel  je  lui  prêtais  à  chaque 


22        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

instant  un  aspect  nouveau,  selon  ceux  des  mots  de 
Bergotte  —  dans  la  plaquette  retrouvée  par  Gilberte 
—  qui  me  revenaient  à  l'esprit  :  «  Noblesse  plastique, 
cilice  chrétien,  pâleur  janséniste,  princesse  de  Trézène 
et  de  Clèves,  drame  mycénien,  symbole  delphique, 
mythe  solaire  »,  la  divine  Beauté  que  devait  me  révéler 
le  jeu  de  la  Berma,  nuit  et  jour,  sur  un  autel  perpé- 
tuellement allumé,  trônait  au  fond  de  mon  esprit,  de 
mon  esprit  dont  mes  parents  sévères  et  légers  allaient 
décider  s'il  enfermerait  ou  non,  et  pour  jamais,  les 
perfections  de  la  Déesse  dévoilée  à  cette  même  place 
où  se  dressait  sa  forme  invisible.  Et  les  yeux  fixés  sur 
l'image  inconcevable,  je  luttais  du  matin  au  soir  contre 
les  obstacles  que  ma  famille  m'opposait.  Mais  quand 
ils  furent  tombés,  quand  ma  mère  —  bien  que  cette 
matinée  eût  lieu  précisément  le  jour  de  la  séance  de 
la  Commission  après  laquelle  mon  père  devait  ramener 
dîner  M.  de  Norpois  —  m'eût  dit:  «  Eh  bien,  nous  ne 
voulons  pas  te  chagriner,  si  tu  crois  que  tu  auras  tant 
de  plaisir,  il  faut  y  aller»;  quand  cette  journée  de 
théâtre,  jusque-là  défendue,  ne  dépendit  plus  que  de 
moi,  alors,  pour  la  première  fois,  n'ayant  plus  à  m'oc- 
cuper  qu'elle  cessât  d'être  impossible,  je  me  demandai 
si  elle  était  souhaitable,  si  d'autres  raisons  que  la 
défense  de  mes  parents  n'auraient  pas  dû  m'y  faire 
renoncer.  D'abord,  après  avoir  détesté  leur  cruauté, 
leur  consentement  me  les  rendait  si  chers  que  l'idée 
de  leur  faire  de  la  peine  m'en  causait  à  moi-même  une, 
à  travers  laquelle  la  vie  ne  m' apparaissait  plus  comme 
ayant  pour  but  la  vérité,  mais  la  tendresse,  et  ne  me 
semblait  plus  bonne  ou  mauvaise  que  selon  que  mes 
parents  seraient  heureux  ou  malheureux.  «  J'aimerais 
mieux  ne  pas  y  aller,  si  cela  doit  vous  affliger  »,  dis-je 
à  ma  mère  qui,  au  contraire,  s'efforçait  de  m'ôter  cette 
arrière-pensée  qu'elle  pût  en  être  triste,  laquelle,  disait- 
elle,  gâterait  ce  plaisir  que  j'aurais  à  Phèdre  et  en  consi- 
dération duquel  elle  et  mon  père  étaient  revenus  sur 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      23 

leur  défense.  Mais  alors  cette  sorte  d'obligation  d'avoir 
du  plaisir  me  semblait  bien  lourde.  Puis  si  je  rentrais 
malade,  serais- je  guéri  assez  vite  pour  pouvoir  aller 
aux  Champs-Elysées,  les  vacances  finies,  aussitôt  qu'y 
retournerait  Gilberte  ?  A  toutes  ces  raisons,  je  con- 
frontais, pour  décider  ce  qui  devait  l'emporter,  l'idée, 
invisible  derrière  son  voile,  de  la  perfection  de  la 
Berma.  Je  mettais  dans  un  des  plateaux  de  la  balance, 
«  sentir  maman  triste,  risquer  de  ne  pas  pouvoir  aller 
aux  Champs-Elysées  »,  dans  l'autre,  «  pâleur  jansé- 
niste, mythe  solaire  »  ;  mais  ces  mots  eux-mêmes  finis- 
saient par  s'obscurcir  devant  mon  esprit,  ne  me  disaient 
plus  rien,  perdaient  tout  poids;  peu  à  peu  mes  hésita- 
tions devenaient  si  douloureuses  que  si  j'avais  main- 
tenant opté  pour  le  théâtre,  ce  n'eût  plus  été  que  pour  les 
faire  cesser  et  en  être  délivré  une  fois  pour  toutes. 
C'eût  été  pour  abréger  ma  souffrance,  et  non  plus  dans 
l'espoir  d'un  bénéfice  intellectuel  et  en  cédant  à  l'at- 
trait de  la  perfection  que  je  me  serais  laissé  conduire 
non  vers  la  Sage  Déesse,  mais  vers  l'implacable  Divi- 
nité sans  visage  et  sans  nom  qui  lui  avait  été  subrep- 
ticement substituée  sous  son  voile.  Mais  brusquement 
tout  fut  changé,  mon  désir  d'aller  entendre  la  Berma 
reçut  un  coup  de  fouet  nouveau  qui  me  permit  d'at- 
tendre dans  l'impatience  et  dans  la  joie  cette  «  mati- 
née »  :  étant  allé  faire  devant  la  colonne  des  théâtres 
ma  station  quotidienne,  depuis  peu  si  cruelle,  de 
stylite,  j'avais  vu,  toute  humide  encore,  l'affiche 
détaillée  de  Phèdre  qu'on  venait  de  coller  pour  la  pre- 
mière fois  (et  où,  à  vrai  dire,  le  reste  de  la  distribution 
ne  m'apportait  aucun  attrait  nouveau  qui  pût  me 
décider).  Mais  elle  donnait  à  l'un  des  buts  entre  les- 
quels oscillait  mon  indécision  une  forme  plus  concrète 
et  —  comme  l'affiche  était  datée  non  du  jour  où  je 
la  lisais  mais  de  celui  où  la  représentation  aurait  lieu, 
et  de  l'heure  même  du  lever  du  rideau  —  presque  immi- 
nente, déjà  en  voie  de  réalisation,  si  bien  que  je  sautai 


24        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

de  joie  devant  la  colonne  en  pensant  que  ce  jour-là, 
exactement  à  cette  heure,  je  serais  prêt  à  entendre  la 
Berma,  assis  à  ma  place;  et  de  peur  que  mes  parents 
n'eussent  plus  le  temps  d'en  trouver  deux  bonnes 
pour  ma  grand'mère  et  pour  moi,  je  ne  fis  qu'un  bond 
jusqu'à  la  maison,  cinglé  que  j'étais  par  ces  mots 
magiques  qui  avaient  remplacé  dans  ma  pensée  «  pâleur 
janséniste  »  et  «  mythe  solaire  »:  «  les  dames  ne  seront 
pas  reçues  à  l'orchestre  en  chapeau,  les  portes  seront 
fermées  à  deux  heures  ». 

Hélas  !  cette  première  matinée  fut  une  grande 
déception.  Mon  père  nous  proposa  de  nous  déposer  ma 
grand'mère  et  moi  au  théâtre,  en  se  rendant  à  sa  Com- 
mission. Avant  de  quitter  la  maison,  il  dit  à  ma  mère: 
«Tâche  d'avoir  un  bon  dîner;  tu  te  rappelles  que  je 
dois  ramener  de  Norpois  ?  »  Ma  mère  ne  l'avait  pas 
oublié.  Et  depuis  la  veille,  Françoise,  heureuse  de 
s'adonner  à  cet  art  de  la  cuisine  pour  lequel  elle  avait 
certainement  un  don,  stimulée,  d'ailleurs,  par  l'an- 
nonce d'un  convive  nouveau,  et  sachant  qu'elle  aurait 
à  composer,  selon  des  méthodes  sues  d'elle  seule,  du 
bœuf  à  la  gelée,  vivait  dans  l'effervescence  de  la  créa- 
tion ;  comme  elle  attachait  une  importance  extrême  à 
la  qualité  intrinsèque  des  matériaux  qui  devaient 
entrer  dans  la  fabrication  de  son  œuvre,  elle  allait 
elle-même  aux  Halles  se  faire  donner  les  plus  beaux 
carrés  de  romsteck,  de  jarret  de  bœuf,  de  pied  de  veau, 
comme  Michel-Ange  passant  huit  mois  dans  les  mon- 
tagnes de  Carrare  à  choisir  les  blocs  de  marbre  les 
plus  parfaits  pour  le  monument  de  Jules  H.  Fran- 
çoise dépensait  dans  ces  allées  et  venues  une  telle 
ardeur  que  maman  voyant  sa  figure  enflammée  crai- 
gnait que  notre  vieille  servante  ne  tombât  malade  de 
surmenage  comme  l'auteur  du  Tombeau  des  Médicis 
dans  les  carrières  de  Pietraganta.  Et  dès  la  veille  Fran- 
çoise avait  envoyé  cuire  dans  le  four  du  boulanger, 
protégé  de  mie  de  pain  comme  du  marbre  rose,  ce 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      25 

qu'elle  appelait  du  jambon  de  Nev'York.  Croyant 
la  langue  moins  riche  qu'elle  n'est  et  ses  propres 
oreilles  peu  sûres,  sans  doute  la  première  fois  qu'elle 
avait  entendu  parler  de  jambon  d'York  avait-elle  cru 
—  trouvant  d'une  prodigalité  invraisemblable  dans 
le  vocabulaire  qu'il  pût  exister  à  la  fois  York  et  New 
York  —  qu'elle  avait  mal  entendu  et  qu'on  aurait 
voulu  dire  le  nom  qu'elle  connaissait  déjà.  Aussi, 
depuis,  le  mot  d'YorK  se  faisait  précéder  dans  ses 
oreilles  ou  devant  ses  yeux  si  elle  lisait  une  annonce 
de:  New  qu'elle  prononçait  Nev'.  Et  c'est  de  la  meil- 
leure foi  du  monde  qu'elle  disait  à  sa  fille  de  cuisine: 
«  Allez  me  chercher  du  jambon  chez  Olida.  Madame 
m'a  bien  recommandé  que  ce  soit  du  Nev' York.  »  Ce 
jour -là,  si  Françoise  avait  la  brûlante  certitude  des 
grands  créateurs,  mon  lot  était  la  cruelle  inquiétude 
du  chercheur.  Sans  doute,  tant  que  je  n'eus  pas  en- 
tendu la  Berma,  j'éprouvai  du  plaisir.  J'en  éprouvai 
dans  le  petit  square  qui  précédait  le  théâtre  et  dont, 
deux  heures  plus  tard,  les  marronniers  dénudés  allaient 
luire  avec  des  reflets  métalliques  dès  que  les  becs  de 
gaz  allumés  éclaireraient  le  détail  de  leurs  ramures; 
devant  les  employés  du  contrôle,  desquels  le  choix, 
l'avancement,  le  sort,  dépendaient  de  la  grande 
artiste  —  qui  seule  détenait  le  pouvoir  dans  cette 
administration  à  la  tête  de  laquelle  des  directeurs 
éphémères  et  purement  nominaux  se  succédaient  obs- 
curément —  et  qui  prirent  nos  billets  sans  nous  regar- 
der, agités  qu'ils  étaient  de  savoir  si  toutes  les  pres- 
criptions de  M™e  Berma  avaient  bien  été  transmises 
au  personnel  nouveau,  s'il  était  bien  entendu  que  la 
claque  ne  devait  jamais  applaudir  pour  elle,  que  les 
fenêtres  devaient  être  ouvertes  tant  qu'elle  ne  serait 
pas  en  scène  et  la  moindre  porte  fermée  après,  un  pot 
d'eau  chaude  dissimulé  près  d'elle  pour  faire  tomber 
la  poussière  du  plateau:  et,  en  effet,  dans  un  moment 
sa  voiture  attelée  de  deux  chevaux  à  longue  crinière 


26        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

allait  s'arrêter  devant  le  théâtre,  elle  en  descendrait 
enveloppée  dans  des  fourrures,  et,  répondant  d'un 
geste  maussade  aux  saints,  elle  enverrait  une  de  ses 
suivantes  s'informer  de  l'avant-scène  qu'on  avait 
réservée  pour  ses  amis,  de  la  température  de  la  salle, 
de  la  composition  des  loges,  de  la  tenue  des  ouvreuses, 
théâtre  et  public  n'étant  pour  elle  qu'un  second  vête- 
ment plus  extérieur  dans  lequel  elle  entrerait  et  le 
milieu  plus  ou  moins  bon  conducteur  que  son  talent 
aurait  à  traverser.  Je  fus  heureux  aussi  dans  la  salle 
même;  depuis  que  je  savais  que  —  contrairement  à 
ce  que  m'avaient  si  longtemps  représenté  mes  imagi- 
nations enfantines  —  il  n'y  avait  qu'une  scène  pour 
tout  le  monde,  je  pensais  qu'on  devait  être  empêché 
de  bien  voir  par  les  autres  spectateurs  comme  on  l'est 
au  milieu  d'une  foule;  or  je  me  rendis  compte  qu'au 
contraire,  grâce  à  une  disposition  qui  est  comme  le 
symbole  de  toute  perception,  chacun  se  sent  le  centre 
du  théâtre;  ce  qui  m'explique  qu'une  fois  qu'on  avait 
envoyé  Françoise  voir  un  mélodrame  aux  troisièmes 
galeries,  elle  avait  assuré  en  rentrant  que  sa  place 
était  la  meilleure  qu'on  pût  avoir  et  qu'au  lieu  de  se 
trouver  trop  loin,  s'était  sentie  intimidée  par  la  proxi- 
mité mystérieuse  et  vivante  du  rideau.  Mon  plaisir 
s'accrut  encore  quand  je  commençai  à  distinguer  der- 
rière ce  rideau  baissé  des  bruits  confus  comme  on  en 
entend  sous  la  coquille  d'un  œuf  quand  le  poussin  va 
sortir,  qui  bientôt  grandirent,  et  tout  à  coup,  de  ce 
monde  impénétrable  à  notre  regard,  mais  qui  nous 
voyait  du  sien,  s'adressèrent  indubitablement  à  nous 
sous  la  forme  impérieuse  de  trois  coups  aussi  émou- 
vants que  des  signaux  venus  de  la  planète  Mars.  Et 
—  ce  rideau  une  fois  levé  —  quand  sur  la  scène  une 
table  à  écrire  et  une  cheminée  assez  ordinaires,  d'ail- 
leurs, signifièrent  que  les  personnages  qui  allaient 
entrer  seraient,  non  pas  des  acteurs  venus  pour  réciter 
comme  j'en  avais  vu  une  fois  en  soirée,  mais  des 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       27 

hommes  en  train  de  vivre  chez  eux  un  jour  de  leur 
vie  dans  laquelle  je  pénétrais  par  effraction  sans  qu'ils 
pussent  me  voir  —  mon  plaisir  continua  de  durer;  il 
fut  interrompu  par  une  courte  inquiétude:  juste 
comme  je  dressais  l'oreille  avant  que  commençât  la 
la  pièce,  deux  hommes  entrèrent  par  la  scène,  bien 
en  colère,  puisqu'ils  parlaient  assez  fort  pour  que  dans 
cette  salle  où  il  y  avait  plus  de  mille  personnes  on 
distinguât  toutes  leurs  •paroles,  tandis  que  dans  un 
petit  café  on  est  obligé  de  demander  au  garçon  ce  que 
disent  deux  individus  qui  se  collettent;  mais  dans  le 
même  instant  étonné  de  voir  que  le  public  les  enten- 
dait sans  protester,  submergé  qu'il  était  par  un  una- 
nime silence  sur  lequel  vint  bientôt  clapoter  un  rire 
ici,  un  autre  là,  je  compris  que  ces  insolents  étaient 
les  acteurs  et  que  la  petite  pièce,  dite  lever  de  rideau, 
venait  de  commencer.  Elle  fut  suivie  d'un  entr'acte  si 
long  que  les  spectateurs  revenus  à  leurs  places  s'im- 
patientaient, tapaient  des  pieds.  J'en  étais  effrayé; 
car  de  même  que  dans  le  compte  rendu  d'un  procès, 
quand  je  lisais  qu'un  homme  de  noble  cœur  allait 
venir,  au  mépris  de  ses  intérêts,  témoigner  en  faveur 
d'un  innocent,  je  craignais  toujours  qu'on  ne  fût  pas 
assez  gentil  pour  lui,  qu'on  ne  lui  marquât  pas  assez 
de  reconnaissance,  qu'on  ne  le  récompensât  pas  riche- 
ment, et,  qu'écœuré,  il  se  mît  du  côté  de  l'injustice; 
de  même,  assimilant  en  cela  le  génie  à  la  vertu,  j'avais 
peur  que  la  Berma  dépitée  par  les  mauvaises  façons 
d'un  public  aussi  mal  élevé  —  dans  lequel  j'aurais 
voulu  au  contraire  qu'elle  pût  reconnaître  avec  satis- 
faction quelques  célébrités  au  jugement  de  qui  elle 
eût  attaché  de  l'importance  —  ne  lui  exprimât  son 
mécontentement  et  son  dédain  en  jouant  mal.  Et  je 
regardais  d'un  air  suppliant  ces  brutes  trépignantes 
qui  allaient  briser  dans  leur  fureur  l'impression  fragile 
et  précieuse  que  j'étais  venu  chercher.  Enfin,  les  der- 
niers moments  de  mon  plaisir  furent  pendant  les  pre- 


28        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

mières  scènes  de  Phèdre.  Le  personnage  de  Phèdre  ne 
paraît  pas  dans  ce  commencement  du  second  acte;  et 
pourtant,  dès  que  le  rideau  fut  levé  et  qu'un  second 
rideau,  en  velours  rouge  celui-là,  se  fut  écarté,  qui 
dédoublait  la  profondeur  de  la  scène  dans  toutes  les 
pièces  où  jouait  l'étoile,  une  actrice  entra  par  le  fond, 
qui  avait  la  figure  et  la  voix  qu'on  m'avait  dit  être 
celles  de  la  Berma.  On  avait  dû  changer  la  distribu- 
tion, tout  le  soin  que  j'avais  mis  à  étudier  le  rôle  de 
la  femme  de  Thésée  devenait  inutile.  Mais  une  autre 
actrice  donna  la  réplique  à  la  première.  J'avais  dû  me 
tromper  en  prenant  celle-là  pour  la  Berma,  car  la 
seconde  lui  ressemblait  davantage  encore  et,  plus  que 
l'autre,  avait  sa  diction.  Toutes  deux  d'ailleurs  ajou- 
taient à  leur  rôle  de  nobles  gestes  —  que  je  distinguais 
clairement  et  dont  je  comprenais  la  relation  avec  le 
texte,  tandis  qu'elles  soulevaient  leurs  beaux  péplums 
—  et  aussi  des  intonations  ingénieuses,  tantôt  passion- 
nées, tantôt  ironiques,  qui  me  faisaient  comprendre 
la  signification  d'un  vers  que  j'avais  lu  chez  moi  sans 
apporter  assez  d'attention  à  ce  qu'il  voulait  dire.  Mais 
tout  d'un  coup,  dans  l'écartement  du  rideau  rouge  du 
sanctuaire,  comme  dans  un  cadre,  une  femme  parut 
et  aussitôt,  à  la  peur  que  j'eus,  bien  plus  anxieuse 
que  pouvait  être  celle  de  la  Berma  qu'on  la  gênât  en 
ouvrant  une  fenêtre,  qu'on  altérât  le  son  d'une  de  ses 
paroles  en  froissant  un  programme,  qu'on  l'indisposât 
en  applaudissant  ses  camarades,  en  ne  l'applaudissant 
pas  elle,  assez;  —  à  ma  façon,  plus  absolue  encore  que 
celle  de  la  Berma,  de  ne  considérer,  dès  cet  instant, 
salle,  public,  acteurs,  pièce,  et  mon  propre  corps  que 
comme  un  milieu  acoustique  n'ayant  d'importance  que 
dans  la  mesure  où  il  était  favorable  aux  inflexions  de 
cette  voix,  je  compris  que  les  deux  actrices  que  j'ad- 
mirais depuis  quelques  minutes  n'avaient  aucune  res- 
semblance avec  ceUe  que  j'étais  venu  entendre.  Mais 
en  même  temps  tout  mon  plaisir  avait  cessé;  j'avais 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      29 

beau  tendre  vers  la  Berma  mes  yeux,  mes  oreilles, 
mon  esprit,  pour  ne  pas  laisser  échapper  une  miette 
des  raisons  qu'elle  me  donnerait  de  l'admirer,  je  ne 
parvenais  pas  à  en  recueillir  une  seule.  Je  ne  pouvais 
même  pas,  comme  pour  ses  camarades,  distinguer  dans 
sa  diction  et  dans  son  jeu  des  intonations  intelligentes, 
de  beaux  gestes.  Je  l'écoutais  comme  j'aurais  lu 
Phèdre,  ou  comme  si  Pkèdre  elle-même  avait  dit  en 
ce  moment  les  choses  que  j'entendais,  sans  que  le 
talent  de  la  Berma  semblât  leur  avoir  rien  ajouté. 
J'aurais  voulu  —  pour  pouvoir  l'approfondir,  pour 
tâcher  d'y  découvrir  ce  qu'elle  avait  de  beau  —  arrê- 
ter, immobiliser  longtemps  devant  moi  chaque 
intonation  de  l'artiste,  chaque  expression  de  sa  phy- 
sionomie; du  moins,  je  tâchais,  à  force  d'agilité 
morale,  en  ayant  avant  un  vers  mon  attention  tout 
installée  et  mise  au  point,  de  ne  pas  distraire  en  pré- 
paratifs une  parcelle  de  la  durée  de  chaque  mot,  de 
chaque  geste,  et,  grâce  à  l'intensité  de  mon  attention, 
d'arriver  à  descendre  en  eux  aussi  profondément  que 
j'aurais  fait  si  j'avais  eu  de  longues  heures  à  moi. 
Mais  que  cette  durée  était  brève  !  A  peine  un  son 
était-il  reçu  dans  mon  oreille  qu'il  était  remplacé  par 
un  autre.  Dans  une  scène  où  la  Berma  reste  immobile 
un  instant,  le  bras  levé  à  la  hauteur  du  visage  baigné, 
grâce  à  un  artifice  d'éclairage,  dans  une  lumière  ver- 
dâtre,  devant  le  décor  qui  représente  la  mer,  la  salle 
éclata  en  applaudissements,  mais  déjà  l'actrice  avait 
changé  de  place  et  le  tableau  que  j'aurais  voulu  étu- 
dier n'existait  plus.  Je  dis  à  ma  grand'mère  que  je  ne 
voyais  pas  bien,  elle  me  passa  sa  lorgnette.  Seulement, 
quand  on  croit  à  la  réalité  des  choses,  user  d'un  moyen 
artificiel  pour  se  les  faire  montrer  n'équivaut  pas  tout 
à  fait  à  se  sentir  près  d'elles.  Je  pensais  que  ce  n'était 
plus  la  Berma  que  je  voyais,  mais  son  image,  dans  le 
verre  grossissant.  Je  reposai  la  lorgnette;  mais  peut- 
être  l'image  que  recevait  mon  œil,  diminuée  par  l'éloi- 


30        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

gnement,  n'était  pas  plus  exacte;  laquelle  des  deux 
Berma  était  la  vraie  ?  Quant  à  la  déclaration  à  Hippo- 
lyte,  j'avais  beaucoup  compté  sur  ce  morceau  où,  à 
en  juger  par  la  signification  ingénieuse  que  ses  cama- 
rades me  découvraient  à  tout  moment  dans  des  par- 
ties moins  belles,  elle  aurait  certainement  des  intona- 
tions plus  surprenantes  que  celles  que  chez  moi,  en 
lisant,  j'avais  tâché  d'imaginer;  mais  elle  n'atteignit 
même  pas  jusqu'à  celles  qu'Œnone  ou  Aricie  eussent 
trouvées,  elle  passa  au  rabot  d'une  mélopée  uniforme 
toute  la  tirade  où  se  trouvèrent  confondues  ensemble 
des  oppositions,  pourtant  si  tranchées,  qu'une  tragé- 
dienne à  peine  intelligente,  même  des  élèves  de  lycée, 
n'en  eussent  pas  négligé  l'effet  ;  d'ailleurs,  elle  la  débita 
tellement  vite  que  ce  fut  seulement  quand  elle  fut 
arrivée  au  dernier  vers  que  mon  esprit  prit  conscience 
de  la  monotonie  voulue  qu'elle  avait  imposée  aux 
premiers. 

Enfin  éclata  mon  premier  sentiment  d'admiration: 
il  fut  provoqué  par  les  applaudissements  frénétiques 
des  spectateurs.  J'y  mêlai  les  miens  en  tâchant  de  les 
prolonger,  afin  que,  par  reconnaissance,  la  Berma  se 
surpassant,  je  fusse  certain  de  l'avoir  entendue  dans 
un  de  ses  meilleurs  jours.  Ce  qui  est  du  reste  curieux, 
c'est  que  le  moment  où  se  déchaîna  cet  enthousiasme 
du  public  fut,  je  l'ai  su  depuis,  celui  où  la  Berma  a 
une  de  ses  plus  belles  trouvailles.  Il  semble  que  cer- 
taines réalités  transcendantes  émettent  autour  d'elle 
des  rayons  auxquels  la  foule  est  sensible.  C'est  ainsi 
que,  par  exemple,  quand  un  événement  se  produit, 
quand  à  la  frontière  une  armée  est  en  danger,  ou 
battue,  ou  victorieuse,  les  nouvelles  assez  obscures 
qu'on  reçoit  et  d'où  l'homme  cultivé  ne  sait  pas  tirer 
grand'chose  excitent  dans  la  foule  une  émotion  qui  le 
surprend  et  dans  laquelle,  une  fois  que  les  experts 
l'ont  mis  au  courant  de  la  véritable  situation  militaire, 
il  reconnaît  la  perception  par  le  peuple  de  cette  «  aura  » 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       31 

qui  entoure  les  grands  événements  et  qui  peut  être 
visible  à  des  centaines  de  kilomètres.  On  apprend  la 
victoire,  ou  après  coup  quand  la  guerre  est  finie,  ou 
tout  de  suite  par  la  joie  du  concierge.  On  découvre 
un  trait  génial  du  jeu  de  la  Berma  huit  jours  après 
l'avoir  entendue,  par  la  critique,  ou  sur  le  coup  par 
les  acclamations  du  parterre.  Mais  cette  connaissance 
immédiate  de  la  foule  ét^nt  mêlée  à  cent  autres  toutes 
erronées,  les  applaudissements  tombaient  le  plus  sou- 
vent à  faux,  sans  compter  qu'ils  étaient  mécanique- 
ment soulevés  par  la  force  des  applaudissements 
antérieurs  comme  dans  une  tempête,  une  fois  que  la 
mer  a  été  suffisamment  remuée,  elle  continue  à  grossir, 
même  si  le  vent  ne  s'accroît  plus.  N'importe,  au  fur 
et  à  mesure  que  j'applaudissais,  il  me  semblait  que 
la  Berma  avait  mieux  joué.  «  Au  moins,  disait  à  côté 
de  moi  une  femme  assez  commune,  elle  se  dépense 
celle-là,  elle  se  frappe  à  se  faire  mal,  elle  court,  parlez- 
moi  de  ça,  c'est  jouer.  »  Et  heureux  de  trouver  ces 
raisons  de  la  supériorité  de  la  Berma,  tout  en  me  dou- 
tant qu'elles  ne  l'expliquaient  pas  plus  que  celle  de 
la  Joconde,  ou  du  Persée  de  Benvenuto,  l'exclamation 
d'un  paysan  :  «  C'est  bien  fait  tout  de  même  !  c'est 
tout  en  or,  et  du  beau  !  quel  travail  !  »,  je  partageai 
avec  ivresse  le  vin  grossier  de  cet  enthousiasme  popu- 
laire. Je  n'en  sentis  pas  moins,  le  rideau  tombé,  un 
désappointement  que  ce  plaisir  que  j'avais  tant  désiré 
n'eût  pas  été  plus  grand,  mais  en  même  temps  le 
besoin  de  le  prolonger,  de  ne  pas  quitter  pour  jamais, 
en  sortant  de  la  salle,  cette  vie  du  théâtre  qui  pendant 
quelques  heures  avait  été  la  mienne,  et  dont  je  me 
serais  arraché  comme  en  un  départ  pour  l'exil,  en 
rentrant  directement  à  la  maison,  si  je  n'avais  espéré 
d'y  apprendre  beaucoup  sur  la  Berma  par  son  admi- 
rateur auquel  je  devais  qu'on  m'eût  permis  d'aller  à 
Phèdre,  M.  de  Norpois.  Je  lui  fus  présenté  avant  le 
dîner  par  mon  père  qui  m'appela  pour  cela  dans  son 


32        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

cabinet.  A  mon  entrée,  l'Ambassadeur  se  leva,  me 
tendit  la  main,  inclina  sa  haute  taille  et  fixa  atten- 
tivement sur  moi  ses  yeux  bleus.  Comme  les  étrangers 
de  passage  qui  lui  étaient  présentés,  au  temps  où  il 
représentait  la  France,  étaient  plus  ou  moins  —  jus- 
qu'aux chanteurs  connus  —  des  personnes  de  marque 
et  dont  il  savait  alors  qu'il  pourrait  dire  plus  tard, 
quand  on  prononcerait  leur  nom  à  Paris  ou  à  Pét ers- 
bourg,  qu'il  se  rappelait  parfaitement  la  soirée  qu'il 
avait  passée  avec  eux  à  Munich  ou  à  Sofia,  il  avait 
pris  l'habitude  de  leur  marquer  par  son  affabilité  la 
satisfaction  qu'il  avait  de  les  connaître  :  mais  de  plus, 
persuadé  que  dans  la  vie  des  capitales,  au  contact  à  la  fois 
des  individualités  intéressantes  qui  les  traversent  et 
des  usages  du  peuple  qui  les  habite,  on  acquiert  une 
connaissance  approfondie,  et  que  les  livres  ne  donnent 
pas,  de  l'histoire,  de  la  géographie,  des  mœurs  des  dif- 
férentes nations,  du  mouvement  intellectuel  de  l'Eu- 
rope, il  exerçait  sur  chaque  nouveau  venu  ses  facultés 
aiguës  d'observateur  afin  de  savoir  de  suite  à  quelle 
espèce  d'homme  il  avait  à  faire.  Le  gouvernement  ne 
lui  avait  plus  depuis  longtemps  confié  de  poste  à 
l'étranger,  mais  dès  qu'on  lui  présentait  quelqu'un, 
ses  yeux,  comme  s'ils  n'avaient  pas  reçu  notification 
de  sa  mise  en  disponibilité,  commençaient  à  observer 
avec  fruit,  cependant  que  par  toute  son  attitude  il 
cherchait  à  montrer  que  le  nom  de  l'étranger  ne  lui 
était  pas  inconnu.  Aussi,  tout  en  me  parlant  avec 
bonté  et  de  l'air  d'importance  d'un  homme  qui  sait 
sa  vaste  expérience,  il  ne  cessait  de  m 'examiner  avec 
une  curiosité  sagace  et  pour  son  profit,  comme  si 
j'eusse  été  quelque  usage  exotique,  quelque  monument 
instructif,  ou  quelque  étoile  en  tournée.  Et  de  la  sorte 
il  faisait  preuve  à  la  fois,  à  mon  endroit,  de  la  majes- 
tueuse amabilité  du  sage  Mentor  et  de  la  curiosité 
studieuse  du  jeune  Anacharsis. 

Il  ne  m'offrit  absolument  rien  pour  la  Revue  des 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       33 

Deux-Mondes,  mais  me  posa  un  certain  nombre  de 
questions  sur  ce  qu'avaient  été  ma  vie  et  mes  études, 
sur  mes  goûts  dont  j'entendis  parler  pour  la  première 
fois  comme  s'il  pouvait  être  raisonnable  de  les  suivre, 
tandis  que  j'avais  cru  jusqu'ici  que  c'était  un  devoir 
de  les  contrarier.  Puisqu'ils  me  portaient  du  côté  de 
la  littérature,  il  ne  me  détourna  pas  d'elle;  il  m'en 
parla  au  contraire  avec  déférence  comme  d'une  per- 
sonne vénérable  et  charmante  du  cercle  choisi  de 
laquelle,  à  Rome  ou  à  Dresde,  on  a  gardé  le  meilleur 
souvenir  et  qu'on  regrette  par  suite  des  nécessités  de 
la  vie  de  retrouver  si  rarement.  Il  semblait  m'envier 
en  souriant  d'un  air  presque  grivois  les  bons  moments 
que,  plus  heureux  que  lui  et  plus  libre,  elle  me  ferait 
passer.  Mais  les  termes  mêmes  dont  il  se  servait  me 
montraient  la  Littérature  comme  trop  différente  de 
l'image  que  je  m'en  étais  faite  à  Combray,  et  je  com- 
pris que  j'avais  eu  doublement  raison  de  renoncer  à 
elle.  Jusqu'ici  je  m'étais  seulement  rendu  compte  que 
je  n'avais  pas  le  don  d'écrire;  maintenant  M.  de  Nor- 
pois  m'en  ôtait  même  le  désir.  Je  voulus  lui  exprimer 
ce  que  j'avais  rêvé;  tremblant  d'émotion,  je  me  serais 
fait  un  scrupule  que  toutes  mes  paroles  ne  fussent  pas 
l'équivalent  le  plus  sincère  possible  de  ce  que  j'avais 
senti  et  que  je  n'avais  jamais  essayé  de  me  formuler; 
c'est  dire  que  mes  paroles  n'eurent  aucune  netteté. 
Peut-être  par  habitude  professionnelle,  peut-être  en 
vertu  du  calme  qu'acquiert  tout  homme  important 
dont  on  sollicite  le  conseil  et  qui,  sachant  qu'il  gardera 
en  mains  la  maîtrise  de  la  conversation,  laisse  l'inter- 
locuteur s'agiter,  s'efforcer,  peiner  à  son  aise;  peut- 
être  aussi  pour  faire  valoir  le  caractère  de  sa  tête 
(selon  lui  grecque,  malgré  les  grands  favoris),  M.  de 
Norpois,  pendant  qu'on  lui  exposait  quelque  chose, 
gardait  une  immobilité  de  visage  aussi  absolue  que  si 
vous  aviez  parlé  devant  quelque  buste  antique  —  et 
sourd  —  dans  une  glyptothèque.  Tout  à  coup,  tombant 

A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU  —  Ul 


34        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

comme  le  marteau  du  commissaire-priseur,  ou  comme 
un  oracle  de  Delphes,  la  voix  de  l'Ambassadeur  qui 
vous  répondait  vous  impressionnait  d'autant  plus  que 
rien  dans  sa  face  ne  vous  avait  laissé  soupçonner  le 
genre  d'impression  que  vous  aviez  produit  sur  lui,  ni 
l'avis  qu'il  allait  émettre. 

—  Précisément,  me  dit-il  tout  à  coup  comme  si  la 
cause  était  jugée  et  après  m'avoir  laissé  bafouiller  en 
face  des  yeux  immobiles  qui  ne  me  quittaient  pas  un 
instant,  j'ai  le  fils  d'un  de  mes  amis  qui,  mutatis 
rnutandis,  est  comme  vous  (et  il  prit  pour  parler  de 
nos  dispositions  communes  le  même  ton  rassurant  que 
si  elles  avaient  été  des  dispositions  non  pas  à  la  litté- 
rature, mais  au  rhumatisme,  et  s'il  avait  voulu  me 
montrer  qu'on  n'en  mourait  pas).  Aussi  a-t-il  préféré 
quitter  le  quai  d'Orsay  où  la  voie  lui  était  pourtant 
toute  tracée  par  son  père  et,  sans  se  soucier  du  qu'en- 
dira-t-on,  il  s'est  mis  à  produire.  Il  n'a  certes  pas  lieu 
de  s'en  repentir.  Il  a  publié  il  y  a  deux  ans  —  il  est 
d'ailleurs  beaucoup  plus  âgé  que  vous,  naturellement 
—  un  ouvrage  relatif  au  sentiment  de  l'Infini  sur  la 
rive  occidentale  du  lac  Victoria-Nyanza  et  cette 
année  un  opuscule  moins  important,  mais  conduit 
d'une  plume  alerte,  parfois  même  acérée,  sur  le  fusil 
à  répétition  dans  l'armée  bulgare,  qui  l'ont  mis  tout 
à  fait  hors  de  pair.  Il  a  déjà  fait  un  joli  chemin,  il  n'est 
pas  homme  à  s'arrêter  en  route,  et  je  sais  que,  sans  que 
l'idée  d'une  candidature  ait  été  envisagée,  on  a  laissé 
tomber  son  nom  deux  ou  trois  fois  dans  la  conversa- 
tion, et  d'une  façon  qui  n'avait  rien  de  défavorable, 
à  l'Académie  des  Sciences  morales.  En  somme,  sans 
pouvoir  dire  encore  qu'il  soit  au  pinacle,  il  a  conquis 
de  haute  lutte  une  fort  jolie  position  et  le  succès  qui 
ne  va  pas  toujours  qu'aux  agités  et  aux  brouillons, 
aux  faiseurs  d'embarras  qui  sont  presque  toujours  des 
faiseurs,  le  succès  a  récompensé  son  effort. 

Mon  père,  me  voyant  déjà  académicien  dans  quel- 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       35 

ques  années,  respirait  une  satisfaction  que  M.  de 
Norpois  porta  à  son  comble  quand,  après  un  instant 
d'hésitation  pendant  lequel  il  sembla  calculer  les  con- 
séquences de  son  acte,  il  me  dit,  en  me  tendant  sa 
carte  :  «  Allez  donc  le  voir  de  ma  part,  il  pourra  vous 
donner  d'utiles  conseils  »,  me  causant  par  ces  mots 
une  agitation  aussi  pénible  que  s'il  m'avait  annoncé 
qu'on  m'embarquait  le  lendemain  comme  mousse  à 
bord  d'un  voilier. 

Ma  tante  Léonie  m'avait  fait  héritier,  en  même 
temps  que  de  beaucoup  d'objets  et  de  meubles  fort 
embarrassants,  de  presque  toute  sa  fortune  liquide  — 
révélant  ainsi  après  sa  mort  une  affection  pour  moi 
que  je  n'avais  guère  soupçonnée  pendant  sa  vie.  Mon 
père,  qui  devait  gérer  cette  fortune  jusqu'à  ma  majo- 
rité, consulta  M.  de  Norpois  sur  un  certain  nombre 
de  placements.  Il  conseilla  des  titres  à  faible  rende- 
ment qu'il  jugeait  particulièrement  solides,  notam- 
ment les  Consolidés  Anglais  et  le  4%  Russe.  «  Avec 
ses  valeurs  de  tout  premier  ordre,  dit  M.  de  Norpois, 
si  le  revenu  n'est  pas  très  élevé,  vous  êtes  du  moins 
assuré  de  ne  jamais  voir  fléchir  le  capital.  »  Pour  le 
reste,  mon  père  lui  dit  en  gros  ce  qu'il  avait  acheté. 
M.  de  Norpois  eut  un  imperceptible  sourire  de  félici- 
tations: comme  tous  les  capitalistes,  il  estimait  la 
fortune  une  chose  enviable,  mais  trouvait  plus  délicat 
de  ne  complimenter  que  par  un  signe  d'intelligence 
à  peine  avoué,   au  sujet  de  celle  qu'on  possédait; 
d'autre  part,  comme  il  était  lui-même  colossalement 
riche,  il  trouvait  de  bon  goût  d'avoir  l'air  de  juger 
considérables   les    revenus    moindres    d'autrui,    avec 
pourtant  un  retour  joyeux  et  confortable  sur  la  supé- 
riorité des  siens.  En  revanche  il  n'hésita  pas  à  féliciter 
mon  père  de  la  «  composition  »  de  son  portefeuille 
«  d'un  goût  très  sûr,  très  délicat,  très  fin  ».  On  aurait 
dit  qu'il  attribuait  aux  relations  des  valeurs  de  bourse 
entre  elles,  et  même  aux  valeurs  de  bourse  en  elles- 


36        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

mêmes,  quelque  chose  comme  un  mérite  esthétique. 
D'une,  assez  nouvelle  et  ignorée,  dont  mon  père  lui 
parla,  M.  de  Norpois,  pareil  à  ces  gens  qui  ont  lu  des 
livres  que  vous  vous  croyez  seul  à  connaître,  lui  dit: 
«  Mais  si  ,  je  me  suis  amusé  pendant  quelque  temps 
à  la  suivre  dans  la  Cote,  elle  était  intéressante  »,  avec 
le  sourire  rétrospectivement  captivé  d'un  abonné  qui 
a  lu  le  dernier  roman  d'une  revue,  par  tranches,  en 
feuilleton.  «  Je  ne  vous  déconseillerais  pas  de  souscrire 
à  l'émission  qui  va  être  lancée  prochainement.  Elle 
est  attrayante,  car  on  vous  offre  les  titres  à  des  prix 
tentants.  »  Pour  certaines  valeurs  anciennes  au  con- 
traire, mon  père  ne  se  rappelant  plus  exactement  les 
noms,  faciles  à  confondre  avec  ceux  d'actions  simi- 
laires, ouvrit  un  tiroir  et  montra  les  titres  eux-mêmes 
à  l'Ambassadeur.  Leur  vue  me  charma;  ils  étaient 
enjolivés  de  flèches  de  cathédrales  et  de  figures  allé- 
goriques comme  certaines  vieilles  publications  roman- 
tiques que  j'avais  feuilletées  autrefois.  Tout  ce  qui 
est  d'un  même  temps  se  ressemble;  les  artistes  qui 
illustrent  les  poèmes  d'une  époque  sont  les  mêmes  que 
font  travailler  pour  elles  les  Sociétés  financières.  Et 
rien  ne  fait  mieux  penser  à  certaines  livraisons  de 
Notre-Dame  de  Paris  et  d' œuvres  de  Gérard  de  Nerval, 
telles  qu'elles  étaient  accrochées  à  la  devanture  de 
l'épicerie  de  Combray,  que,  dans  son  encadrement 
rectangulaire  et  fleuri  que  supportaient  des  divinités 
fluviales,  une  action  nominative  de  la  Compagnie  des 
Eaux. 

Mon  père  avait  pour  mon  genre  d'intelligence  un 
mépris  suffisamment  corrigé  par  la  tendresse  pour 
qu'au  total,  son  sentiment  sur  tout  ce  que  je  faisais 
fût  une  indulgence  aveugle.  Aussi  n'hésita-t-il  pas  à 
m' envoyer  chercher  un  petit  poème  en  prose  que 
j'avais  fait  autrefois  à  Combray  en  revenant  d'une 
promenade.  Je  l'avais  écrit  avec  une  exaltation  qu'il 
me  semblait  devoir  communiquer  à  ceux  qui  le  liraient. 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      37 

Mais  elle  ne  dut  pas  gagner  M.  de  Norpois,  car  ce  fut 
sans  me  dire  une  parole  qu'il  me  le  rendit. 

Ma  mère,  pleine  de  respect  pour  les  occupations  de 
mon  père,  vint  demander,  timidement,  si  elle  pouvait 
faire  servir.  Elle  avait  peur  d'interrompre  une  conver- 
sation où  elle  n'aurait  pas  eu  à  être  mêlée.  Et,  en 
effet,  à  tout  moment  mon  père  rappelait  au  marquis 
quelque  mesure  utile  qu'ils  avaient  décidé  de  soutenir 
à  la  prochaine  séance  cfe  Commission,  et  il  le  faisait 
sur  le  ton  particulier  qu'ont  ensemble  dans  un  milieu 
différent  —  pareils  en  cela  à  deux  collégiens  —  deux 
collègues  à  qui  leurs  habitudes  professionnelles  créent 
des  souvenirs  communs  où  n'ont  pas  accès  les  autres 
et  auxquels  ils  s'excusent  de  se  reporter  devant  eux. 

Mais  la  parfaite  indépendance  des  muscles  du  visage 
à  laquelle  M.  de  Norpois  était  arrivé  lui  permettait 
d'écouter  sans  avoir  l'air  d'entendre.  Mon  père  finissait 
par  se  troubler  :  «  J'avais  pensé  à  demander  l'avis  de 
la  Commission...  »,  disait-il  à  M.  de  Norpois  après  de 
longs  préambules.  Alors  du  visage  de  l'aristocratique 
virtuose  qui  avait  gardé  l'inertie  d'un  instrumentiste 
dont  le  moment  n'est  pas  venu  d'exécuter  sa  partie 
sortait  avec  un  débit  égal,  sur  un  ton  aigu  et  comme 
ne  faisant  que  finir,  mais  confiée  cette  fois  à  un  autre 
timbre,  la  phrase  commencée  :  «  Que,  bien  entendu, 
vous  n'hésiterez  pas  à  réunir,  d'autant  plus  que  les 
membres  vous  sont  individuellement  connus  et  peu- 
vent facilement  se  déplacer.  »  Ce  n'était  pas  évidem- 
ment en  elle-même  une  terminaison  bien  extraordi- 
naire. Mais  l'immobilité  qui  l'avait  précédée  la  faisait 
se  détacher  avec  la  netteté  cristalline,  l'imprévu  quasi 
malicieux  de  ces  phrases  par  lesquelles  le  piano,  silen- 
cieux jusque-là,  réplique,  au  moment  voulu,  au  violon- 
celle qu'on  vient  d'entendre,  dans  un  concerto  de  Mozart. 

—  Hé  bien,  as-tu  été  content  de  ta  matinée  ?  me 
dit  mon  père  tandis  qu'on  passait  à  table,  pour  me 
faire  briller  en  pensant  que  mon  enthousiasme  me 


38        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

ferait  bien  juger  par  M.  de  Norpois.  «  Il  est  allé 
entendre  la  Berma  tantôt,  vous  vous  rappelez  que 
nous  en  avions  parlé  ensemble  »,  dit-il  en  se  tournant 
vers  le  diplomate,  du  même  ton  d'allusion  rétrospec- 
tive, technique  et  mystérieuse  que  s'il  se  fût  agi  d'une 
séance  de  la  Commission. 

—  Vous  avez  dû  être  enchanté,  surtout  si  c'était 
la  première  fois  que  vous  l'entendiez.  Monsieur  votre 
père  s'alarmait  du  contre-coup  que  cette  petite  esca- 
pade pouvait  avoir  sur  votre  état  de  santé,  car  vous 
êtes  un  peu  délicat,  un  peu  frêle,  je  crois.  Mais  je  l'ai 
rassuré.  Les  théâtres  ne  sont  plus  aujourd'hui  ce 
qu'ils  étaient  il  y  a  seulement  vingt  ans.  Vous  avez 
des  sièges  à  peu  près  confortables,  une  atmosphère 
renouvelée,  quoique  nous  ayons  fort  à  faire  encore 
pour  rejoindre  l'Allemagne  et  l'Angleterre,  qui  à  cet 
égard  comme  à  bien  d'autres  ont  une  formidable 
avance  sur  nous.  Je  n'ai  pas  vu  M™^  Berma  dans 
Phèdre,  mais  j'ai  entendu  dire  qu'elle  y  était  admi- 
rable. Et  vous  avez  été  ravi,  naturellement  ? 

M.  de  Norpois,  mille  fois  plus  intelligent  que  moi, 
devait  détenir  cette  vérité  que  je  n'avais  pas  su 
extraire  du  jeu  de  la  Berma,  il  allait  me  la  découvrir; 
en  répondant  à  sa  question,  j'allais  le  prier  de  me  dire 
en  quoi  cette  vérité  consistait;  et  il  justifierait  ainsi 
ce  désir  que  j'avais  eu  de  voir  l'actrice.  Je  n'avais 
qu'un  moment,  il  fallait  en  profiter  et  faire  porter 
mon  interrogatoire  sur  les  points  essentiels.  Mais 
quels  étaient-ils  ?  Fixant  mon  attention  tout  entière 
sur  mes  impressions  si  confuses,  et  ne  songeant  nulle- 
ment à  me  faire  admirer  de  M.  de  Norpois,  mais  à 
obtenir  de  lui  la  vérité  souhaitée,  je  ne  cherchais  pas  à 
remplacer  les  mots  qui  me  manquaient  par  des  expres- 
sions toutes  faites,  je  balbutiai,  et  finalement,  pour 
tâcher  de  le  provoquer  et  lui  faire  déclarer  ce  que  la 
Berma  avait  d'admirable,  je  lui  avouai  que  j'avais 
été  déçu. 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       39 

—  Mais  comment,  s'écria  mon  père,  ennuyé  de 
l'impression  fâcheuse  que  l'aveu  de  mon  incompré- 
hension pouvait  produire  sur  M.  de  Norpois,  com- 
ment peux- tu  dire  que  tu  n'as  pas  eu  de  plaisir  ?  ta 
grand'mère  nous  a  raconté  que  tu  ne  perdais  pas  un 
mot  de  ce  que  la  Berma  disait,  que  tu  avais  les  yeux 
hors  de  la  tête,  qu'il  n'y  avait  que  toi  dans  la  salle 
comme  cela.  ♦ 

—  Mais  oui,  j'écoutais  de  mon  mieux  pour  savoir 
ce  qu'elle  avait  de  si  remarquable.  Sans  doute,  elle 
est  très  bien... 

—  Si  elle  est  très  bien,  qu'est-ce  qu'il  te  faut  de 
plus? 

—  Une  des  choses  qui  contribuent  certainement  au 
succès  de  M^^  Berma,  dit  M.  de  Norpois  en  se  tour- 
nant avec  application  vers  ma  mère  pour  ne  pas  la 
laisser  en  dehors  de  la  conversation  et  afin  de  remplir 
consciencieusement  son  devoir  de  politesse  envers  une 
maîtresse  de  maison,  c'est  le  goût  parfait  qu'elle 
apporte  dans  le  choix  de  ses  rôles  et  qui  lui  vaut  tou- 
jours un  franc  succès,  et  de  bon  aloi.  Elle  joue  rare- 
ment des  médiocrités.  Voyez,  elle  s'est  attaquée  au 
rôle  de  Phèdre.  D'ailleurs,  ce  goût  elle  l'apporte  dans 
ses  toilettes,  dans  son  jeu.  Bien  qu'elle  ait  fait  de  fré- 
quentes et  fructueuses  tournées  en  Angleterre  et  en 
Amérique,  la  vulgarité  je  ne  dirai  pas  de  John  Bull, 
ce  qui  serait  injuste,  au  moins  pour  l'Angleterre  de  l'ère 
Victorienne,  mais  de  l'oncle  Sam  n'a  pas  déteint  sur 
elle.  Jamais  de  couleurs  trop  voyantes,  de  cris  exa- 
gérés. Et  puis  cette  voix  admirable  qui  la  sert  si  bien 
et  dont  elle  joue  à  ravir,  je  serais  presque  tenté  de 
dire  en  musicienne  ! 

Mon  intérêt  pour  le  jeu  de  la  Berma  n'avait  cessé 
de  grandir  depuis  que  la  représentation  était  finie 
parce  qu'il  ne  subissait  plus  la  compression  et  les 
limites  de  la  réalité;  mais  j'éprouvais  le  besoin  de  lui 
trouver  des  explications;  de  plus,  il  s'était  porté  avec 


40        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

une  intensité  égale,  pendant  que  la  Berma  jouait,  sur 
tout  ce  qu'elle  offrait,  dans  l'indivisibilité  de  la  vie, 
à  mes  yeux,  à  mes  oreilles;  il  n'avait  rien  séparé  et 
distingué;  aussi  fut-il  heureux  de  se  découvrir  une 
cause  raisonnable  dans  ces  éloges  donnés  à  la  simpli- 
cité, au  bon  goût  de  l'artiste,  il  les  attirait  à  lui  par 
son  pouvoir  d'absorption,  s'emparait  d'eux  comme 
l'optimisme  d'un  homme  ivre  des  actions  de  son  voisin 
dans  lesquelles  il  trouve  une  raison  d'attendrissement. 
«  C'est  vrai,  disais- je,  quelle  belle  voix,  quelle  absence 
de  cris,  quels  costumes  simples,  quelle  intelligence 
d'avoir  été  choisir  Phèdre!  Non,  je  n'ai  pas  été  déçu.  » 
Le  bœuf  froid  aux  carottes  fit  son  apparition,  cou- 
ché par  le  Michel- Ange  de  notre  cuisine  sur  d'énormes 
cristaux  de  gelée  pareils  à  des  blocs  de  quartz  tran- 
parent. 

—  Vous  avez  un  chef  de  tout  premier  ordre,  Ma- 
dame, dit  M.  de  Norpois.  Et  ce  n'est  pas  peu  de  chose. 
Moi  qui  ai  eu  à  l'étranger  à  tenir  un  certain  train  de 
maison,  je  sais  combien  il  est  souvent  difficile  de  trou- 
ver un  parfait  maître  queux.  Ce  sont  de  véritables 
agapes  auxquelles  vous  nous  avez  conviés  là. 

Et,  en  effet,  Françoise,  surexcitée  par  l'ambition  de 
réussir  pour  un  invité  de  marque  un  dîner  enfin  semé 
de  difiicultés  dignes  d'elle,  s'était  donné  une  peine 
qu'elle  ne  prenait  plus  quand  nous  étions  seuls  et  avait 
retrouvé  sa  manière  incomparable  de  Combray. 

—  Voilà  ce  qu'on  ne  peut  obtenir  au  cabaret,  je  dis 
dans  les  meilleurs:  une  daube  de  bœuf  où  la  gelée  ne 
sente  pas  la  colle,  et  où  le  bœuf  ait  pris  le  parfum  des 
carottes,  c'est  admirable  !  Permettez-moi  d'y  revenir, 
ajouta- t-il  en  faisant  signe  qu'il  voulait  encore  de  la 
gelée.  Je  serais  curieux  de  juger  votre  Vatel  mainte- 
nant sur  un  mets  tout  différent,  je  voudrais,  par 
exemple,  le  trouver  aux  prises  avec  le  bœuf  Stro- 
ganof. 

M.  de  Norpois  pour  contribuer  lui  aussi  à  l'agré- 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       41 

ment  du  repas  nous  servit  diverses  histoires  dont  il 
régalait  fréquemment  ses  collègues  de  carrière,  tantôt 
en  citant  une  période  ridicule  dite  par  un  homme 
politique  coutumier  du  fait  et  qui  les  faisait  longues 
et  pleines  d'images  incohérentes,  tantôt  telle  formule 
lapidaire  d'un  diplomate  plein  d'atticisme.  Mais,  à 
vrai  dire,  le  critérium  qui  distinguait  pour  lui  ces 
deux  ordres  de  phrases  ne  ressemblait  en  rien  à  celui 
que  j'appliquais  à  la  littérature.  Bien  des  nuances 
m'échappaient;  les  mots  qu'il  récitait  en  s'esclaffant 
ne  me  paraissaient  pas  très  différents  de  ceux  qu'il 
trouvait  remarquables.  Il  appartenait  au  genre 
d'hommes  qui  pour  les  œuvres  que  j'aimais  eût  dit: 
«Alors  vous  comprenez?  moi  j'avoue  que  je  ne  com- 
prends pas,  je  ne  suis  pas  initié»,  mais  j'aurais  pu 
lui  rendre  la  pareille,  je  ne  saisissais  pas  l'esprit  ou 
la  sottise,  l'éloquence  ou  l'enflure  qu'il  trouvait  dans 
une  réplique  ou  dans  un  discours,  et  l'absence  de  toute 
raison  perceptible  pour  quoi  ceci  était  mal  et  ceci  bien 
faisait  que  cette  sorte  de  littérature  m'était  plus  mys- 
térieuse, me  semblait  plus  obscure  qu'aucune.  Je 
démêlai  seulement  que  répéter  ce  que  tout  le  monde 
pensait  n'était  pas  en  politique  une  marque  d'infé- 
riorité mais  de  supériorité.  Quand  M.  de  Norpois  se 
servait  de  certaines  expressions  qui  traînaient  dans 
les  journaux  et  les  prononçait  avec  force,  on  sentait 
qu'elles  devenaient  un  acte  par  le  seul  fait  qu'il  les 
avait  employées,  et  un  acte  qui  susciterait  des  com- 
mentaires. 

Ma  mère  comptait  beaucoup  sur  la  salade  d'ananas 
et  de  truffes.  Mais  l'Ambassadeur  après  avoir  exercé 
un  instant  sur  le  mets  la  pénétration  de  son  regard 
d'observateur  la  mangea  en  restant  entouré  de  dis- 
crétion diplomatique  et  ne  nous  livra  pas  sa  pensée. 
Ma  mère  insista  pour  qu'il  en  reprît,  ce  que  fît  M.  de 
Norpois,  mais  en  disant  seulement  au  lieu  du  compli- 
ment   qu'on    espérait  :    «  J'obéis,    Madame,    puisque 


42        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

je  vois   que    c'est   là   de   votre    part   un   véritable 
oukase.  » 

—  Nous  avons  lu  dans  les  «  feuilles  »  que  vous  vous 
étiez  entretenu  longuement  avec  le  roi  Théodose,  lui 
dit  mon  père. 

—  En  efïet,  le  roi,  qui  a  une  rare  mémoire  des  phy- 
sionomies, a  eu  la  bonté  de  se  souvenir  en  m' aperce- 
vant à  l'orchestre  que  j'avais  eu  l'honneur  de  le  voir 
plusieurs  jours  à  la  cour  de  Bavière,  quand  il  ne  son- 
geait pas  à  son  trône  oriental  (vous  savez  qu'il  y  a 
été  appelé  par  un  congrès  européen,  et  il  a  même  fort 
hésité  à  l'accepter,  jugeant  cette  souveraineté  un  peu 
inégale  à  sa  race,  la  plus  noble,  héraldiquement  parlant, 
de  toute  l'Europe).  Un  aide  de  camp  est  venu  me  dire 
d'aller  saluer  Sa  Majesté,  à  l'ordre  de  qui  je  me  suis 
naturellement  empressé  de  déférer. 

—  Avez-vous  été  content  des  résultats  de  son 
séjour  ? 

—  Enchanté  !  Il  était  permis  de  concevoir  quelque 
appréhension  sur  la  façon  dont  un  monarque  encore 
si  jeune  se  tirerait  de  ce  pas  difficile,  surtout  dans  des 
conjonctures  aussi  délicates.  Pour  ma  part  je  faisais 
pleine  confiance  au  sens  politique  du  souverain.  Mais 
j'avoue  que  mes  espérances  ont  été  dépassées.  Le  toast 
qu'il  a  prononcé  à  l'Elysée,  et  qui,  d'après  des  ren- 
seignements qui  me  viennent  de  source  tout  à  fait 
autorisée,  avait  été  composé  par  lui  du  premier  mot 
jusqu'au  dernier,  était  entièrement  digne  de  l'intérêt 
qu'il  a  excité  partout.  C'est  tout  simplement  un  coup 
de  maître;  un  peu  hardi  je  le  veux  bien,  mais  d'une 
audace  qu'en  somme  l'événement  a  pleinement  justi- 
fiée. Les  traditions  diplomatiques  ont  certainement  du 
bon,  mais  dans  l'espèce  elles  avaient  fini  par  faire 
vivre  son  pays  et  le  nôtre  dans  une  atmosphère  de 
renfermé  qui  n'était  plus  respirable.  Eh  bien  !  une 
des  manières  de  renouveler  l'air,  évidemment  une  de 
celles  qu'on  ne  peut  pas  recommander  mais  que  le  roi 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       43 

Théodose  pouvait  se  permettre,  c'est  de  casser  les 
vitres.  Et  il  l'a  fait  avec  une  belle  humeur  qui  a  ravi 
tout  le  monde,  et  aussi  une  justesse  dans  les  termes 
où  on  a  reconnu  tout  de  suite  la  race  de  princes  lettrés 
à  laquelle  il  appartient  par  sa  mère.  Il  est  certain  que 
quand  il  a  parlé  des  «  affinités  »  qui  unissent  son  pays 
à  la  France,  l'expression,  pour  peu  usitée  qu'elle  puisse 
être  dans  le  vocabulaire  des  chancelleries,  était  sin- 
gulièrement heureuse.  Vous  voyez  que  la  littérature 
ne  nuit  pas,  même  dans  la  diplomatie,  même  sur  un 
trône,  ajouta-t-il  en  s'adressant  à  moi.  La  chose  était 
constatée  depuis  longtemps,  je  le  veux  bien,  et  les 
rapports  entre  les  deux  puissances  étaient  devenus 
excellents.  Encore  fallait-il  qu'elle  fût  dite.  Le  mot 
était  attendu,  il  a  été  choisi  à  merveille,  vous  avez  vu 
comme  il  a  porté.  Pour  ma  part  j'y  applaudis  des 
deux  mains. 

—  Votre  ami,  M.  de  Vaugoubert,  qui  préparait  le 
rapprochement  depuis  des  années,  a  dû  être  content. 

—  D'autant  plus  que  Sa  Majesté  qui  est  assez  cou- 
tumière  du  fait  avait  tenu  à  lui  en  faire  la  surprise. 
Cette  surprise  a  été  complète  du  reste  pour  tout  le 
monde,  à  commencer  par  le  Ministre  des  Affaires  étran- 
gères, qui,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  ne  l'a  pas  trouvée  à  son 
goût.  A  quelqu'un  qui  lui  en  parlait,  il  aurait  répondu 
très  nettement,  assez  haut  pour  être  entendu  des  per- 
sonnes voisines:  «  Je  n'ai  été  ni  consulté,  ni  prévenu  », 
indiquant  clairement  par  là  qu'il  déclinait  toute  res- 
ponsabilité dans  l'événement.  Il  faut  avouer  que 
celui-ci  a  fait  un  beau  tapage  et  je  n'oserais  pas  affir- 
mer, ajouta-t-il  avec  un  sourire  malicieux,  que  tels  de 
mes  collègues  pour  qui  la  loi  suprême  semble  être 
celle  du  moindre  effort  n'en  ont  pas  été  troublés  dans 
leur  quiétude.  Quant  à  Vaugoubert,  vous  savez  qu'il 
avait  été  fort  attaqué  pour  sa  politique  de  rapproche- 
ment avec  la  France,  et  il  avait  dû  d'autant  plus  en 
souffrir,  que  c'est  un  sensible,  un  cœur  exquis.  J'en 


44        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

puis  d'autant  mieux  témoigner  que,  bien  qu'il  soit 
mon  cadet  et  de  beaucoup,  je  l'ai  fort  pratiqué,  nous 
sommes  amis  de  longue  date,  et  je  le  connais  bien. 
D'ailleurs  qui  ne  le  connaîtrait  ?  C'est  une  âme  de 
cristal.  C'est  même  le  seul  défaut  qu'on  pourrait  lui 
reprocher,  il  n'est  pas  nécessaire  que  le  cœur  d'un 
diplomate  soit  aussi  transparent  que  le  sien.  Cela 
n'empêche  pas  qu'on  parle  de  l'envoyer  à  Rome,  ce 
qui  est  un  bel  avancement,  mais  un  bien  gros  morceau. 
Entre  nous,  je  crois  que  Vaugoubert,  si  dénué  qu'il 
soit  d'ambition,  en  serait  fort  content  et  ne  demande 
nullement  qu'on  éloigne  de  lui  ce  calice.  Il  fera  peut- 
être  merveille  là-bas  ;  il  est  le  candidat  de  la  Consulta, 
et  pour  ma  part,  je  le  vois  très  bien,  lui  artiste,  dans 
le  cadre  du  palais  Farnèse  et  la  galerie  des  Carraches. 
Il  semble  qu'au  moins  personne  ne  devrait  pouvoir  le 
haïr;  mais  il  y  a  autour  du  roi  Théodose  toute  une 
camarilla  plus  ou  moins  inféodée  à  la  Wilhelmstrasse 
dont  elle  suit  docilement  les  inspirations  et  qui  a 
cherché  de  toutes  façons  à  lui  tailler  des  croupières. 
Vaugoubert  n'a  pas  eu  à  faire  seulement  aux  intrigues 
de  couloirs  mais  aux  injures  de  folliculaires  à  gages 
qui  plus  tard,  lâches  comme  l'est  tout  journaliste  sti- 
pendié, ont  été  des  premiers  à  demander  Vaman,  mais 
qui  en  attendant  n'ont  pas  reculé  à  faire  état,  contre 
notre  représentant,  des  ineptes  accusations  de  gens 
sans  aveu.  Pendant  plus  d'un  mois  les  amis  de  Vau- 
goubert ont  dansé  autour  de  lui  la  danse  du  scalp, 
dit  M.  de  Norpois,  en  détachant  avec  force  ce  dernier 
mot.  Mais  un  bon  averti  en  vaut  deux;  ces  injures  il 
les  a  repoussées  du  pied,  ajouta- t-il  plus  énergique- 
ment  encore,  et  avec  un  regard  si  farouche  que  nous 
cessâmes  un  instant  de  manger.  Comme  dit  un  beau 
proverbe  arabe  :  «  Les  chiens  aboient,  la  caravane 
passe.  »  Après  avoir  jeté  cette  citation,  M.  de  Norpois 
s'arrêta  pour  nous  regarder  et  juger  de  l'effet  qu'elle 
avait  produit  sur  nous.  Il  fut  grand,  le  proverbe  nous 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      45 

était  connu.  Il  avait  remplacé  cette  année-là  chez  les 
hommes  de  haute  valeur  cet  autre  :  «  Qui  sème  le  vent 
récolte  la  tempête  »,  lequel  avait  besoin  de  repos, 
n'étant  pas  infatigable  et  vivace  comme  :  «  Travailler 
pour  le  roi  de  Prusse  ».  Car  la  culture  de  ces  gens  émi- 
nents  était  une  culture  alternée,  et  généralement  trien- 
nale. Certes  les  citations  de  ce  genre,  et  desquelles 
M.  de  Norpois  excellait  à  émailler  ses  articles  de  la 
Revue,  n'étaient  point  nécessaires  pour  que  ceux-ci 
parussent  solides  et  bien  informés.  Même  dépourvus  de 
l'ornement  qu'elles  apportaient,  il  suffisait  que  M.  de 
Norpois  écrivît  à  point  nommé  —  ce  qu'il  ne  manquait 
pas  de  faire  —  :  «  Le  Cabinet  de  Saint- James  ne  fut 
pas  le  dernier  à  sentir  le  péril»  ou  bien:  a  L'émotion 
fut  grande  au  Pont-aux-Chantres  où  l'on  suivait  d'un 
œil  inquiet  la  politique  égoïste  mais  habile  de  la 
monarchie  bicéphale  »,  ou  :  «  Un  cri  d'alarme  partit 
de  Montecitorio »,  ou  encore:  «Cet  étemel  double  jeu 
qui  est  bien  dans  la  manière  du  Ballplatz  ».  A  ces 
expressions  le  lecteur  profane  avait  aussitôt  reconnu 
et  salué  le  diplomate  de  carrière.  Mais  ce  qui  avait 
fait  dire  qu'il  était  plus  que  cela,  qu'il  possédait  une 
culture  supérieure,  cela  avait  été  l'emploi  raisonné  de 
citations  dont  le  modèle  achevé  restait  alors  :  «  Faites- 
moi  de  bonne  politique  et  je  vous  ferai  de  bonnes 
finances,  comme  avait  coutume  de  dire  le  baron 
Louis.»  (On  n'avait  pas  encore  importé  d'Orient: 
«  La  Victoire  est  à  celui  des  deux  adversaires  qui  sait 
souffrir  un  quart  d'heure  de  plus  que  l'autre,  comme 
disent  les  Japonais.  »)  Cette  réputation  de  grand 
lettré,  jointe  à  un  véritable  génie  d'intrigue  caché 
sous  le  masque  de  l'indifférence,  avait  fait  entrer 
M.  de  Norpois  à  l'Académie  des  Sciences  morales.  Et 
quelques  personnes  pensèrent  même  qu'il  ne  serait 
pas  déplacé  à  l'Académie  française,  le  jour  où,  vou- 
lant indiquer  que  c'est  en  resserrant  l'alliance  russe 
que  nous  pourrions  arriver  à  une  entente  avec  l'An- 


46        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

gleterre,  il  n'hésita  pas  à  écrire  :  «  Qu'on  le  sache  bien 
au  quai  d'Orsay,  qu'on  l'enseigne  désormais  dans  tous 
les  manuels  de  géographie  qui  se  montrent  incomplets 
à  cet  égard,  qu'on  refuse  impitoyablement  au  bacca- 
lauréat tout  candidat  qui  ne  saura  pas  le  dire  :  «  Si 
tous  les  chemins  mènent  à  Rome,  en  revanche  la  route 
qui  va  de  Paris  à  Londres  passe  nécessairement  par 
Pétersbourg.  » 

—  Somme  toute,  continua  M.  de  Norpois  en  s'adres- 
sant  à  mon  père,  Vaugoubert  s'est  taillé  là  un  beau 
succès  et  qui  dépasse  même  celui  qu'il  avait  escompté. 
Il  s'attendait  en  effet  à  un  toast  correct  (ce  qui  après 
les  nuages  des  dernières  années  était  déjà  fort  beau) 
mais  à  rien  de  plus.  Plusieurs  personnes  qui  étaient 
au  nombre  des  assistants  m'ont  assuré  qu'on  ne  peut 
pas  en  lisant  ce  toast  se  rendre  compte  de  l'effet  qu'il 
a  produit,  prononcé  et  détaillé  à  merveille  par  le  roi 
qui  est  maître  en  l'art  de  dire  et  qui  soulignait  au 
passage  toutes  les  intentions,  toutes  les  finesses.  Je 
me  suis  laissé  raconter  à  ce  propos  un  fait  assez  piquant 
et  qui  met  en  relief  une  fois  de  plus  chez  le  roi  Théo- 
dose cette  bonne  grâce  juvénile  qui  lui  gagne  si  bien 
les  cœurs.  On  m'a  afiirmé  que  précisément  à  ce  mot 
d'«  affinités  »  qui  était  en  somme  la  grosse  innovation 
du  discours,  et  qui  défraiera,  encore  longtemps  vous 
verrez,  les  commentaires  des  chancelleries.  Sa  Majesté, 
prévoyant  la  joie  de  notre  ambassadeur,  qui  allait 
trouver  là  le  juste  couronnement  de  ses  efforts,  de 
son  rêve  pourrait-on  dire  et,  somme  toute,  son  bâton 
de  maréchal,  se  tourna  à  demi  vers  Vaugoubert  et 
fixant  sur  lui  ce  regard  si  prenant  des  Oettingen, 
détacha  ce  mot  si  bien  choisi  d'«  affinités  »,  ce  mot 
qui  était  une  véritable  trouvaille,  sur  un  ton  qui  fai- 
sait savoir  à  tous  qu'il  était  employé  à  bon  escient 
et  en  pleine  connaissance  de  cause.  Il  paraît  que  Vau- 
goubert avait  peine  à  maîtriser  son  émotion  et,  dans 
une  certaine  mesure,  j'avoue  que  je  le  comprends. 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      47 

Une  personne  digne  de  toute  créance  m'a  même  confié 
que  le  roi  se  serait  approché  de  Vaugoubert  après  le 
dîner,  quand  Sa  Majesté  a  tenu  cercle,  et  lui  aurait 
dit  à  mi-voix  :  «  Êtes-vous  content  de  votre  élève, 
mon  cher  marquis  ?  » 

—  Il  est  certain,  conclut  M.  de  Norpois,  qu'un 
pareil  toast  a  plus  fait  que  vingt  ans  de  négociations 
pour  resserrer  les  deux  pays,  leurs  «  affinités  »,  selon 
la  pittoresque  expression  de  Théodose  IL  Ce  n'est 
qu'un  mot,  si  vous  voulez,  mais  voyez  quelle  fortune 
il  a  faite,  comme  toute  la  presse  européenne  le  répète, 
quel  intérêt  il  éveille,  quel  son  nouveau  il  a  rendu. 
Il  est  d'ailleurs  bien  dans  la  manière  du  souverain.  Je 
n'irai  pas  jusqu'à  vous  dire  qu'il  trouve  tous  les  jours 
de  purs  diamants  comme  celui-là.  Mais  il  est  bien  rare 
que  dans  ses  discours  étudiés,  mieux  encore,  dans  le 
primesaut  de  la  conversation  il  ne  donne  pas  son 
signalement  —  j'allais  dire  il  n'appose  pas  sa  signature 
—  par  quelque  mot  à  l' emporte-pièce.  Je  suis  d'autant 
moins  suspect  de  partialité  en  la  matière  que  je  suis 
ennemi  de  toute  innovation  en  ce  genre.  Dix-neuf  fois 
sur  vingt  elles  sont  dangereuses. 

—  Oui,  j'ai  pensé  que  le  récent  télégramme  de 
l'empereur  d'Allemagne  n'a  pas  dû  être  de  votre  goût, 
dit  mon  père. 

M.  de  Norpois  leva  les  yeux  au  ciel  d'un  air  de  dire  : 
Ah!  celui-là!  «D'abord,  c'est  un  acte  d'ingratitude. 
C'est  plus  qu'un  crime,  c'est  une  faute  et  d'une  sottise 
que  je  qualifierai  de  pyramidale  !  Au  reste  si  personne 
n'y  met  le  holà,  l'homme  qui  a  chassé  Bismarck  est 
bien  capable  de  répudier  peu  à  peu  toute  la  politique 
bismarckienne,  alors   c'est  le  saut   dans  l'inconnu.  » 

—  Et  mon  mari  m'a  dit.  Monsieur,  que  vous  l'en- 
traîneriez peut-être  un  de  ces  étés  en  Espagne,  j'en 
suis  ravie  pour  lui. 

—  Mais  oui,  c'est  un  projet  tout  à  fait  attrayant 
dont  je  me  réjouis.  J'aimerais  beaucoup  faire  avec  vous 


48        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

ce  voyage,  mon  cher.  Et  vous,  Madame,  avez-vous 
déj  à  songé  à  l'emploi  des  vacances  ? 

—  J'irai  peut-être  avec  mon  fils  à  Balbec,  je  ne 
sais. 

—  Ah  !  Balbec  est  agréable,  j'ai  passé  par  là  il  y  a 
quelques  années.  On  commence  à  y  construire  des 
villas  fort  coquettes:  je  crois  que  l'endroit  vous  plaira. 
Mais  puis-je  vous  demander  ce  qui  vous  a  fait  choisir 
Balbec  ? 

—  Mon  fils  a  le  grand  désir  de  voir  certaines  églises 
du  pays,  surtout  celle  de  Balbec.  Je  craignais  un  peu 
pour  sa  santé  les  fatigues  du  voyage  et  surtout  du 
séjour.  Mais  j'ai  appris  qu'on  vient  de  construire  un 
excellent  hôtel  qui  lui  permettra  de  vivre  dans  les 
conditions  de  confort  requises  par  son  état. 

—  Ah  !  il  faudra  que  je  donne  ce  renseignement  à 
certaine  personne  qui  n'est  pas  femme  à  en  faire  fi. 

—  L'église  de  Balbec  est  admirable,  n'est-ce  pas. 
Monsieur,  demandai-je,  surmontant  la  tristesse  d'avoir 
appris  qu'un  des  attraits  de  Balbec  résidait  dans  ses 
coquettes  villas. 

—  Non,  elle  n'est  pas  mal,  mais  enfin  elle  ne  peut 
soutenir  la  comparaison  avec  ces  véritables  bijoux 
ciselés  que  sont  les  cathédrales  de  Reims,  de  Chartres 
et,  à  mon  goût,  la  perle  de  toutes,  la  Sainte-Chapelle 
de  Paris. 

—  Mais  l'église  de  Balbec  est  en  partie  romane  ? 

—  En  effet,  elle  est  du  style  roman,  qui  est  déjà 
par  lui-même  extrêmement  froid  et  ne  laisse  en  rien 
présager  l'élégance,  la  fantaisie  des  architectes  go- 
thiques qui  fouillent  la  pierre  comme  de  la  dentelle. 
L'église  de  Balbec  mérite  une  visite  si  on  est  dans  le 
pays,  elle  est  assez  curieuse;  si  un  jour  de  pluie  vous 
ne  savez  que  faire,  vous  pourrez  entrer  là,  vous  verrez 
le  tombeau  de  Tour  ville. 

—  Est-ce  que  vous  étiez  hier  au  banquet  des 
Affaires  étrangères  ?  je  n'ai  pas  pu  y  aller,  dit  mon  père. 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       49 

—  Non,  répondit  M.  de  Norpois  avec  un  sourire, 
j'avoue  que  je  l'ai  délaissé  pour  une  soirée  assez  dif- 
férente. J'ai  dîné  chez  une  femme  dont  vous  avez 
peut-être  entendu  parler,  la  belle  Madame  Swann. 

Ma  mère  réprima  un  frémissement,  car  d'une  sensi- 
bilité plus  prompte  que  mon  père,  elle  s'alarmait  pour 
lui  de  ce  qui  ne  devait  le  contrarier  qu'un  instant  après. 
Les  désagréments  qui  lui  arrivaient  étaient  perçus 
d'abord  par  elle  comme  ces  mauvaises  nouvelles  de 
France  qui  sont  connues  plus  tôt  à  l'étranger  que 
chez  nous.  Mais  curieuse  de  savoir  quel  genre  de  per- 
sonnes les  Swann  pouvaient  recevoir,  elle  s'enquit 
auprès  de  M.  de  Norpois  de  celles  qu'il  y  avait  ren- 
contrées. 

—  Mon  Dieu...  c'est  une  maison  où  il  me  semble 
que  vont  surtout...  des  messieurs.  Il  y  avait  quelques 
hommes  mariés,  mais  leurs  femmes  étaient  souffrantes 
ce  soir-là  et  n'étaient  pas  venues,  répondit  l'Ambas- 
sadeur avec  une  finesse  voilée  de  bonhomie  et  en  jetant 
autour  de  lui  des  regards  dont  la  douceur  et  la  discré- 
tion faisaient  mine  de  tempérer  et  exagéraient  habile- 
ment la  malice. 

—  Je  dois  ajouter,  pour  être  tout  à  fait  juste,  qu'il 
y  va  cependant  des  femmes,  mais...  appartenant  plu- 
tôt..., comment  dirais- je,  au  monde  républicain  qu'à 
la  société  de  Swann  (il  prononçait  Svann).  Qui  sait? 
Ce  sera  peut-être  un  jour  un  salon  politique  ou  litté- 
raire. Du  reste,  il  semble  qu'ils  soient  contents  comme 
cela.  Je  trouve  que  Swann  le  montre  un  peu  trop.  Il 
nommait  les  gens  chez  qui  lui  et  sa  femme  étaient 
invités  pour  la  semaine  suivante  et  de  l'intimité  des- 
quels il  n'y  a  pourtant  pas  lieu  de  s'enorgueillir,  avec 
un  manque  de  réserve  et  de  goût,  presque  de  tact,  qui 
m'a  étonné  chez  un  homme  aussi  fin.  Il  répétait  :  «  Nous 
n'avons  pas  un  soir  de  libre  »,  comme  si  c'avait  été 
une  gloire,  et  en  véritable  parvenu,  qu'il  n'est  pas 
cependant.  Car  Swann  avait  beaucoup  d'amis  et  même 

A   LA   RF.CHERCHE   DU   TEMPS    PERDU   —  III  4 


50        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

d'amies,  et  sans  trop  m'avancer,  ni  vouloir  commettre 
d'indiscrétion,  je  crois  pouvoir  dire  que  non  pas  toutes, 
ni  même  le  plus  grand  nombre,  mais  l'une  au  moins, 
et  qui  est  une  fort  grande  dame,  ne  se  serait  peut-être 
pas  montrée  entièrement  réfractaire  à  l'idée  d'entrer 
en  relations  avec  Madame  Swann,  auquel  cas,  vrai- 
semblablement, plus  d'un  mouton  de  Panurge  aurait 
suivi.  Mais  il  semble  qu'il  n'y  ait  eu  de  la  part  de 
Swann  aucune  démarche  esquissée  en  ce  sens...  Com- 
ment ?  encore  un  pudding  à  la  Nesselrode  !  Ce  ne  sera 
pas  de  trop  de  la  cure  de  Carlsbad  pour  me  remettre 
d'un  pareil  festin  de  Lucullus...  Peut-être  Swann  a-t-il 
senti  qu'il  y  aurait  trop  de  résistances  à  vaincre.  Le 
mariage,  cela  est  certain,  n'a  pas  plu.  On  a  parlé  de 
la  fortune  de  la  femme,  ce  qui  est  une  grosse  bourde. 
Mais,  enfin,  tout  cela  n'a  pas  paru  agréable.  Et  puis 
Swann  a  une  tante  excessivement  riche  et  admirable- 
ment posée,  femme  d'un  homme  qui,  financièrement 
parlant,  est  une  puissance.  Et  non  seulement  elle  a 
refusé  de  recevoir  M^^^  Swann,  mais  elle  a  mené  une 
campagne  en  règle  pour  que  ses  amies  et  connaissances 
en  fissent  autant.  Je  n'entends  pas  par  là  qu'aucun 
Parisien  de  bonne  compagnie  ait  manqué  de  respect 
à  Madame  Swann...  Non  !  cent  fois  non  !  le  mari  étant 
d'ailleurs  homme  à  relever  le  gant.  En  tout  cas,  il  y 
a  une  chose  curieuse,  c'est  de  voir  combien  Swann, 
qui  connaît  tant  de  monde  et  du  plus  choisi,  montre 
d'empressement  auprès  d'une  société  dont  le  moins 
qu'on  puisse  dire  est  qu'elle  est  fort  mêlée.  Moi  qui 
l'ai  connu  jadis,  j'avoue  que  j'éprouvais  autant  de 
surprise  que  d'amusement  à  voir  un  homme  aussi  bien 
élevé,  aussi  à  la  mode  dans  les  coteries  les  plus  triées, 
remercier  avec  effusion  le  directeur  du  Cabinet  du 
ministre  des  Postes  d'être  venu  chez  eux  et  lui  deman- 
der si  Madame  Swann  pourrait  se  permettre  d'aller 
voir  sa  femme.  Il  doit  pourtant  se  trouver  dépaysé; 
évidemment  ce  n'est  plus  le  même  monde.  Mais  je  ne 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      51 

crois  pas  cependant  que  Swann  soit  malheureux.  Il  y 
a  eu,  il  est  vrai,  dans  les  années  qui  précédèrent  le 
mariage,  d'assez  vilaines  manoeuvres  de  chantage  de 
la  part  de  la  femme;  elle  privait  Swann  de  sa  fille 
chaque  fois  qu'il  lui  refusait  quelque  chose.  Le  pauvre 
Swann,  aussi  naïf  qu'il  est  pourtant  raffiné,  croyait 
chaque  fois  que  l'enlèvement  de  sa  fille  était  une  coïn- 
cidence et  ne  voulait  pas  voir  la  réalité.  Elle  lui  faisait 
d'ailleurs  des  scènes  si  continuelles  qu'on  pensait  que 
le  jour  où  elle  serait  arrivée  à  ses  fins  et  se  serait  fait 
épouser,  rien  ne  la  retiendrait  plus  et  que  leur  vie 
serait  un  enfer.  Hé  bien!  c'est  le  contraire  qui  est 
arrivé.  On  plaisante  beaucoup  la  manière  dont  Swann 
parle  de  sa  femme,  on  en  fait  même  des  gorges  chaudes. 
On  ne  demandait  certes  pas  que,  plus  ou  moins 
conscient  d'être...  (vous  savez  le  mot  de  Molière),  il 
aUât  le  proclamer  urbi  et  orhi;  n'empêche  qu'on  le 
trouve  exagéré  quand  il  dit  que  sa  femme  est  une 
excellente  épouse.  Or,  ce  n'est  pas  aussi  faux  qu'on 
le  croit.  A  sa  manière  qui  n'est  pas  celle  que  tous  les 
maris  préféreraient,  —  mais  enfin,  entre  nous,  il  me 
semble  difiicile  que  Swann,  qui  la  connaissait  depuis 
longtemps  et  est  loin  d'être  un  maître-sot,  ne  sût  pas 
à  quoi  s'en  tenir,  —  il  est  indéniable  qu'elle  semble 
avoir  de  l'affection  pour  lui.  Je  ne  dis  pas  qu'elle  ne 
soit  pas  volage,  et  Swann  lui-même  ne  se  fait  pas  faute 
de  l'être,  à  en  croire  les  bonnes  langues  qui,  vous  pou- 
vez le  penser,  vont  leur  train.  Mais  elle  lui  est  recon- 
naissante de  ce  qu'il  a  fait  pour  elle,  et,  contrairement 
aux  craintes  éprouvées  par  tout  le  monde,  elle  paraît 
devenue  d'une  douceur  d'ange. 

Ce  changement  n'était  peut-être  pas  aussi  extraor- 
dinaire que  le  trouvait  M.  de  Norpois.  Odette  n'avait 
pas  cru  que  Swann  finirait  par  l'épouser;  chaque  fois 
qu'elle  lui  annonçait  tendancieusement  qu'un  homme 
comme  il  faut  venait  de  se  marier  avec  sa  maîtresse, 
elle  lui  avait  vu  garder  un  silence  glacial  et  tout  au 


52        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

plus,  si  elle  Tinterpellait  directement  en  lui  demandant  : 
«  Alors,  tu  ne  trouves  pas  que  c'est  très  bien,  que  c'est 
bien  beau  ce  qu'il  a  fait  là  pour  une  femme  qui  lui  a 
consacré  sa  jeunesse?»,  répondre  sèchement:  «Mais 
je  ne  te  dis  pas  que  ce  soit  mal,  chacun  agit  à  sa 
guise  ».  Elle  n'était  même  pas  loin  de  croire  que,  comme 
il  le  lui  disait  dans  des  moments  de  colère,  il  l'aban- 
donnerait tout  à  fait,  car  elle  avait  depuis  peu  entendu 
dire  par  une  femme  sculpteur:  «On  peut  s'attendre 
à  tout  de  la  part  des  hommes,  ils  sont  si  mufles  »,  et 
frappée  par  la  profondeur  de  cette  maxime  pessimiste, 
elle  se  l'était  appropriée,  elle  la  répétait  à  tout  bout 
de  champ  d'un  air  découragé  qui  semblait  dire  :  «  Après 
tout,  il  n'y  aurait  rien  d'impossible,  c'est  bien  ma 
chance.  »  Et,  par  suite,  toute  vertu  avait  été  enlevée 
à  la  maxime  optimiste  qui  avait  jusque-là  guidé 
Odette  dans  la  vie  :  «  On  peut  tout  faire  aux  hommes 
qui  vous  aiment,  ils  sont  idiots  »,  et  qui  s'exprimait 
dans  son  visage  par  le  même  clignement  d'yeux  qui  eût 
pu  accompagner  des  mots  tels  que  :  «  Ayez  pas  peur, 
il  ne  cassera  rien.  »  En  attendant,  Odette  souffrait  de 
ce  que  telle  de  ses  amies,  épousée  par  un  homme  qui 
était  resté  moins  longtemps  avec  elle  qu'elle-même 
avec  Swann,  et  n'avait  pas,  elle,  d'enfant,  relative- 
ment considérée  maintenant,  invitée  aux  bals  de 
l'Elysée,  devait  penser  de  la  conduite  de  Swann.  Un 
consultant  plus  profond  que  ne  l'était  M.  de  Norpois 
eût  sans  doute  pu  diagnostiquer  que  c'était  ce  senti- 
ment d'humiliation  et  de  honte  qui  avait  aigri  Odette, 
que  le  caractère  infernal  qu'elle  montrait  ne  lui  était 
pas  essentiel,  n'était  pas  un  mal  sans  remède,  et  eût 
aisément  prédit  ce  qui  était  arrivé,  à  savoir  qu'un 
régime  nouveau,  le  régime  matrimonial,  ferait  cesser 
avec  une  rapidité  presque  magique  ces  accidents  pé- 
nibles, quotidiens,  mais  nullement  organiques.  Presque 
tout  le  monde  s'étonna  de  ce  mariage,  et  cela  même 
est  étonnant.   Sans  doute  peu  de  personnes  comp- 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       53 

prennent  le  caractère  purement  subjectif  du  phéno- 
mène qu'est  l'amour,  et  la  sorte  de  création  que  c'est 
d'une  personne  supplémentaire,  distincte  de  celle  qui 
porte  le  même  nom  dans  le  monde,  et  dont  la  plupart 
des  éléments  sont  tirés  de  nous-mêmes.  Aussi  y  a-t-il 
peu  de  gens  qui  puissent  trouver  naturelles  les  pro- 
portions énormes  que  finit  par  prendre  pour  nous  un 
être  qui  n'est  pas  le  même  que  celui  qu'ils  voient. 
Pourtant  il  semble  qu'en  ce  qui  concerne  Odette  on 
aurait  pu  se  rendre  compte  que  si,  certes,  elle  n'avait 
jamais  entièrement  compris  l'intelligence  de  Swann, 
du  moins  savait-elle  les  titres,  tout  le  détail  de  ses 
travaux,  au  point  que  le  nom  de  Ver  Meer  lui  était 
aussi  familier  que  celui  de  son  couturier;  de  Swann, 
elle  connaissait  à  fond  ces  traits  du  caractère  que  le 
reste  du  monde  ignore  ou  ridiculise  et  dont  seule  une 
maîtresse,  une  sœur,  possèdent  l'image  ressemblante 
et  aimée;  et  nous  tenons  tellement  à  eux,  même  à 
ceux  que  nous  voudrions  le  plus  corriger,  que  c'est 
parce  qu'une  femme  finit  par  en  prendre  une  habitude 
indulgente  et  amicalement  railleuse,  pareille  à  l'habi- 
tude que  nous  en  avons  nous-mêmes  et  qu'en  ont  nos 
parents,  que  les  vieilles  liaisons  ont  quelque  chose  de 
la  douceur  et  de  la  force  des  affections  de  famille.  Les 
liens  qui  nous  unissent  à  un  être  se  trouvent  sanctifiés 
quand  il  se  place  au  même  point  de  vue  que  nous  pour 
juger  une  de  nos  tares.  Et  parmi  ces  traits  particuliers, 
il  y  en  avait  aussi  qui  appartenaient  autant  à  l'intel- 
ligence de  Swann  qu'à  son  caractère,  et  que  pourtant, 
en  raison  de  la  racine  qu'ils  avaient  malgré  tout  en 
celui-ci,  Odette  avait  plus  facilement  discernés.  Elle 
se  plaignait  que  quand  Swann  faisait  métier  d'écri- 
vain, quand  il  publiait  des  études,  on  ne  reconnût  pas 
ces  traits-là  autant  que  dans  les  lettres  ou  dans  sa 
conversation  où  ils  abondaient.  Elle  lui  conseillait  de 
leur  faire  la  part  la  plus  grande.  Elle  l'aurait  voulu 
parce  que  c'était  ceux  qu'elle  préférait  en  lui,  mais 


54        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

comme  elle  les  préférait  parce  qu'ils  étaient  plus  à  lui, 
elle  n'avait  peut-être  pas  tort  de  souhaiter  qu'on  les 
retrouvât  dans  ce  qu'il  écrivait.  Peut-être  aussi  pen- 
sait-elle que  les  ouvrages  plus  vivants,  en  lui  procurant 
enfin  à  lui  le  succès,  lui  eussent  permis  à  elle  de  se 
faire  ce  que  chez  les  Verdurin  elle  avait  appris  à  mettre 
au-dessus  de  tout:  un  salon. 

Parmi  les  gens  qui  trouvaient  ce  genre  de  mariage 
ridicule,  gens  qui  pour  eux-mêmes  se  demandaient: 
«  Que  pensera  M.  de  Guermantes,  que  dira  Bréauté, 
quand  j'épouserai  M^i^  de  Montmorency  ?  »,  parmi  les 
gens  ayant  cette  sorte  d'idéal  social,  aurait  figuré, 
vingt  ans  plus  tôt,  Swann  lui-même.  Swann  qui  s'était 
donné  du  mal  pour  être  reçu  au  Jockey  et  avait  compté 
dans  ce  temps-là  faire  un  éclatant  mariage  qui  eût 
achevé,  en  consolidant  sa  situation,  de  faire  de  lui  un 
des  hommes  les  plus  en  vue  de  Paris.  Seulement,  les 
images  que  représente  un  tel  mariage  à  l'intéressé  ont, 
comme  toutes  les  images,  pour  ne  pas  dépérir  et  s'ef- 
facer complètement,  besoin  d'être  alimentées  du 
dehors.  Votre  rêve  le  plus  ardent  est  d'humilier 
l'homme  qui  vous  a  offensé.  Mais  si  vous  n'entendez 
plus  jamais  parler  de  lui,  ayant  changé  de  pays,  votre 
ennemi  finira  par  ne  plus  avoir  pour  vous  aucune 
importance.  Si  on  a  perdu  de  vue  pendant  vingt  ans 
toutes  les  personnes  à  cause  desquelles  on  aurait  aimé 
entrer  au  Jockey  ou  à  l'Institut,  la  perspective  d'être 
membre  de  l'un  ou  de  l'autre  de  ces  groupements  ne 
tentera  nullement.  Or,  tout  autant  qu'une  retraite, 
qu'une  maladie,  qu'une  conversion  religieuse,  une 
liaison  prolongée  substitue  d'autres  images  aux  an- 
ciennes. Il  n'y  eut  pas  de  la  part  de  Swann,  quand  il 
épousa  Odette,  renoncement  aux  ambitions  mondaines 
car  de  ces  ambitions-là  depuis  longtemps  Odette 
l'avait,  au  sens  spirituel  du  mot,  détaché.  D'ailleurs, 
ne  l'eût-il  pas  été  qu'il  n'en  aurait  eu  que  plus  de 
mérite.  C'est  parce  qu'ils  impliquent  le  sacrifice  d'une 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      55 

situation  plus  ou  moins  flatteuse  à  une  douceur  pure- 
ment intime,  que  généralement  les  mariages  infa- 
mants sont  les  plus  estimables  de  tous  (on  ne  peut 
en  effet  entendre  par  mariage  infamant  un  mariage 
d'argent,  n'y  ayant  point  d'exemple  d'un  ménage  où 
la  femme  ou  bien  le  mari  se  soient  vendus  et  qu'on 
n'ait  fini  par  recevoir,  ne  fût-ce  que  par  tradition  et 
sur  la  foi  de  tant  d'exemples  et  pour  ne  pas  avoir 
deux  poids  et  deux  mesures).  Peut-être,  d'autre  part, 
en  artiste,  sinon  en  corrompu,  Swann  eût-il  en  tout 
cas  éprouvé  une  certaine  volupté  à  accoupler  à  lui, 
dans  un  de  ces  croisements  d'espèces  comme  en  pra- 
tiquent les  mendelistes  ou  comme  en  raconte  la  mytho- 
logie, un  être  de  race  différente,  archiduchesse  ou  co- 
cotte, à  contracter  une  alliance  royale  ou  à  faire  une 
mésalliance.  Il  n'y  avait  eu  dans  le  monde  qu'une 
seule  personne  dont  il  se  fût  préoccupé,  chaque  fois 
qu'il  avait  pensé  à  son  mariage  possible  avec  Odette, 
c'était,  et  non  par  snobisme,  la  duchesse  de  Guer- 
mantes.  De  celle-là,  au  contraire,  Odette  se  souciait 
peu,  pensant  seulement  aux  personnes  situées  immé- 
diatement au-dessus  d'elle-même  plutôt  que  dans  un 
aussi  vague  empyrée.  Mais  quand  Swann  dans  ses 
heures  de  rêverie  voyait  Odette  devenue  sa  femme,  il 
se  représentait  invariablement  le  moment  où  il  l'amè- 
nerait, elle  et  surtout  sa  fille,  chez  la  princesse  des 
Laumes,  devenue  bientôt  la  duchesse  de  Guermantes 
par  la  mort  de  son  beau-père.  Il  ne  désirait  pas  les 
présenter  ailleurs,  mais  il  s'attendrissait  quand  il  in- 
ventait, en  énonçant  les  mots  eux-mêmes,  tout  ce  que 
la  duchesse  dirait  de  lui  à  Odette,  et  Odette  à  M°ie  de 
Guermantes,  la  tendresse  que  celle-ci  témoignerait  à 
Gilberte,  la  gâtant,  le  rendant  fier  de  sa  fille.  Il  se 
jouait  à  lui-même  la  scène  de  la  présentation  avec  la 
même  précision  dans  le  détail  imaginaire  qu'ont  les 
gens  qui  examinent  comment  ils  emploieraient,  s'ils 
gagnaient,  un  lot  dont  ils  fixent  arbitrairement  le 


56        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

chiffre.  Dans  la  mesure  où  une  image  qui  accompagne 
une  de  nos  résolutions  la  motive,  on  peut  dire  que  si 
Swann  épousa  Odette,  ce  fut  pour  la  présenter  elle  et 
Gilberte,  sans  qu'il  y  eût  personne  là,  au  besoin  sans 
que  personne  le  sût  jamais,  à  la  duchesse  de  Guer- 
mantes.  On  verra  comment  cette  seule  ambition  mon- 
daine qu'il  avait  souhaitée  pour  sa  femme  et  sa  fille 
fut  justement  celle  dont  la  réalisation  se  trouva  lui 
être  interdite,  et  par  un  veto  si  absolu  que  Swann 
mourut  sans  supposer  que  la  duchesse  pourrait  jamais 
les  connaître.  On  verra  aussi  qu'au  contraire  la  du- 
chesse de  Guermantes  se  lia  avec  Odette  et  Gilberte 
après  la  mort  de  Swann.  Et  peut-être  eût-il  été  sage 
—  pour  autant  qu'il  pouvait  attacher  de  l'importance 
à  si  peu  de  chose  —  en  ne  se  faisant  pas  une  idée  trop 
sombre  de  l'avenir  à  cet  égard,  et  en  réservant  que  la 
réunion  souhaitée  pourrait  bien  avoir  lieu  quand  il  ne 
serait  plus  là  pour  en  jouir.  Le  travail  de  causalité 
qui  finit  par  produire  à  peu  près  tous  les  effets  pos- 
sibles, et  par  conséquent  aussi  ceux  qu'on  avait  cru 
l'être  le  moins,  ce  travail  est  parfois  lent,  rendu  un 
peu  plus  lent  encore  par  notre  désir  —  qui  en  cher- 
chant à  l'accélérer  l'entrave  —  par  notre  existence 
même,  et  n'aboutit  que  quand  nous  avons  cessé  de 
désirer,  et  quelquefois  de  vivre.  Swann  ne  le  savait -il 
pas  par  sa  propre  expérience,  et  n'était-ce  pas  déjà, 
dans  sa  vie  —  comme  une  préfiguration  de  ce  qui  devait 
arriver  après  sa  mort  —  un  bonheur  après  décès  que 
ce  mariage  avec  cette  Odette  qu'il  avait  passionné- 
ment aimée  —  si  elle  ne  lui  avait  pas  plu  au  premier 
abord  —  et  qu'il  avait  épousée  quand  il  ne  l'aimait 
plus,  quand  l'être  qui,  en  Swann,  avait  tant  souhaité 
et  tant  désespéré  de  vivre  toute  sa  vie  avec  Odette, 
quand  cet  être-là  était  mort  ? 

Je  me  mis  à  parler  du  comte  de  Paris,  à  demander 
s'il  n'était  pas  ami  de  Swann,  car  je  craignais  que  la 
conversation  se  détournât  de  celui-ci.  «  Oui,  en  effet. 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       57 

répondit  M.  de  Norpois  en  tournant  vers  moi  et  en 
fixant  sur  ma  modeste  personne  le  regard  bleu  où 
flottaient,  comme  dans  leur  élément  vital,  ses  grandes 
facultés  de  travail  et  son  esprit  d'assimilation.  Et,  mon 
Dieu,  ajouta-t-il  en  s'adressant  de  nouveau  à  mon 
père,  je  ne  crois  pas  franchir  les  bornes  du  respect 
dont  je  fais  profession  pour  le  Prince  (sans  cependant 
entretenir  avec  lui  des  relations  personnelles  que  ren- 
drait difficiles  ma  situation,  si  peu  officielle  qu'elle 
soit)  en  vous  citant  ce  fait  assez  piquant  que,  pas 
plus  tard  qu'il  y  a  quatre  ans,  dans  une  petite  gare 
de  chemins  de  fer  d'un  des  pays  de  l'Europe  Centrale, 
le  Prince  eut  l'occasion  d'apercevoir  M^^^  Swann. 
Certes,  aucun  de  ses  familiers  ne  s'est  permis  de  de- 
mander à  Monseigneur  comment  il  l'avait  trouvée. 
Cela  n'eût  pas  été  séant.  Mais  quand  par  hasard  la 
conversation  amenait  son  nom,  à  de  certains  signes, 
imperceptibles  si  l'on  veut,  mais  qui  ne  trompent  pas, 
le  Prince  semblait  donner  assez  volontiers  à  entendre 
que  son  impression  était  en  somme  loin  d'avoir  été 
défavorable. 

—  Mais  il  n'y  aurait  pas  eu  possibilité  de 
la  présenter  au  comte  de  Paris  ?  demanda  mon 
père. 

—  Eh  bien  !  on  ne  sait  pas;  avec  les  princes  on  ne 
sait  jamais,  répondit  M.  de  Norpois;  les  plus  glorieux, 
ceux  qui  savent  le  plus  se  faire  rendre  ce  qu'on  leur 
doit,  sont  aussi  quelquefois  ceux  qui  s'embarrassent 
le  moins  des  décrets  de  l'opinion  publique,  même  les 
plus  justifiés,  pour  peu  qu'il  s'agisse  de  récompenser 
certains  attachements.  Or,  il  est  certain  que  le  comte 
de  Paris  a  toujours  agréé  avec  beaucoup  de  bienveil- 
lance le  dévouement  de  Swann  qui  est,  d'ailleurs,  un 
garçon  d'esprit  s'il  en  fut. 

—  Et  votre  impression  à  vous,  quelle  a-t-elle  été. 
Monsieur  l'Ambassadeur  ?  demanda  ma  mère  par 
politesse  et  par  curiosité. 


58        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Avec  une  énergie  de  vieux  connaisseur,  qui  tran- 
chait sur  la  modération  habituelle  de  ses  propos: 

—  Tout  à  fait  excellente  !  répondit  M.  de  Norpois. 

Et  sachant  que  l'aveu  d'une  forte  sensation  pro- 
duite par  une  femme  rentre,  à  condition  qu'on  le 
fasse  avec  enjouement,  dans  une  certaine  forme  par- 
ticulièrement appréciée  de  l'esprit  de  conversation,  il 
éclata  d'un  petit  rire  qui  se  prolongea  pendant 
quelques  instants,  himiectant  les  yeux  bleus  du  vieux 
diplomate  et  faisant  vibrer  les  ailes  de  son  nez 
nervurées  de  fibrilles  rouges. 

—  Elle  est  tout  à  fait  charmante  ! 

—  Est-ce  qu'un  écrivain  du  nom  de  Bergotte  était 
à  ce  dîner.  Monsieur?  demandai-je  timidement  pour 
tâcher  de  retenir  la  conversation  sur  le  sujet  des 
Swann. 

—  Oui,  Bergotte  était  là,  répondit  M.  de  Norpois, 
inclinant  la  tête  de  mon  côté  avec  courtoisie,  comme 
si  dans  son  désir  d'être  aimable  avec  mon  père,  il 
attachait  à  tout  ce  qui  tenait  à  lui  une  véritable  impor- 
tance, et  même  aux  questions  d'un  garçon  de  mon 
âge  qui  n'était  pas  habitué  à  se  voir  montrer  tant  de 
politesse  par  des  personnes  du  sien.  Est-ce  que  vous 
le  connaissez  ?  ajouta- t-il  en  fixant  sur  moi  ce  regard 
clair  dont  Bismarck  admirait  la  pénétration. 

—  Mon  fils  ne  le  connaît  pas  mais  l'admire  beau- 
coup, dit  ma  mère. 

—  Mon  Dieu,  dit  M.  de  Norpois  (qui  m'inspira  sur 
ma  propre  intelligence  des  doutes  plus  graves  que 
ceux  qui  me  déchiraient  d'habitude,  quand  je  vis  que 
ce  que  je  mettais  mille  et  mille  fois  au-dessus  de  moi- 
même,  ce  que  je  trouvais  de  plus  élevé  au  monde,  était 
pour  lui  tout  en  bas  de  l'échelle  de  ses  admirations), 
je  ne  partage  pas  cette  manière  de  voir.  Bergotte  est 
ce  que  j'appelle  un  joueur  de  flûte;  il  faut  reconnaître 
du  reste  qu'il  en  joue  agréablement  quoique  avec  bien 
du  maniérisme,  de  l'afféterie.  Mais  enfin  ce  n'est  que 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      59 

cela,  et  cela  n'est  pas  grand'chose.  Jamais  on  ne  trouve 
dans  ses  ouvrages  sans  muscles  ce  qu'on  pourrait 
nommer  la  charpente.  Pas  d'action  —  ou  si  peu  — 
mais  surtout  pas  de  portée.  Ses  livres  pèchent  par  la 
base  ou  plutôt  il  n'y  a  pas  de  base  du  tout.  Dans  un 
temps  comme  le  nôtre  où  la  complexité  croissante  de 
la  vie  laisse  à  peine  le  temps  de  lire,  où  la  carte  de 
l'Europe  a  subi  des  remaniements  profonds  et  est  à 
la  veille  d'en  subir  de  plus  grands  encore  peut-être, 
où  tant  de  problèmes  menaçants  et  nouveaux  se 
posent  partout,  vous  m'accorderez  qu'on  a  le  droit  de 
demander  à  un  écrivain  d'être  autre  chose  qu'un  bel 
esprit  qui  nous  fait  oublier  dans  des  discussions  oiseuses 
et  byzantines  sur  des  mérites  de  pure  forme,  que  nous 
pouvons  être  envahis  d'un  instant  à  l'autre  par  un 
double  flot  de  Barbares,  ceux  du  dehors  et  ceux  du 
dedans.  Je  sais  que  c'est  blasphémer  contre  la  Sacro- 
Sainte  École  de  ce  que  ces  messieurs  appellent  l'Art 
pour  l'Art,  mais  à  notre  époque  il  y  a  des  tâches  plus 
urgentes  que  d'agencer  des  mots  d'une  façon  harmo- 
nieuse. Celle  de  Bergotte  est  parfois  assez  séduisante, 
je  n'en  disconviens  pas,  mais  au  total  tout  cela  est 
bien  mièvre,  bien  mince,  et  bien  peu  viril.  Je  com- 
prends mieux  maintenant,  en  me  reportant  à  votre 
admiration  tout  à  fait  exagérée  pour  Bergotte,  les 
quelques  lignes  que  vous  m'avez  montrées  tout  à 
l'heure  et  sur  lesquelles  j'aurais  mauvaise  grâce  à  ne 
pas  passer  l'éponge,  puisque  vous  avez  dit  vous- 
même,  en  toute  simplicité,  que  ce  n'était  qu'un  grif- 
fonnage d'enfant  (je  l'avais  dit,  en  effet,  mais  je  n'en 
pensais  pas  un  mot).  A  tout  péché  miséricorde  et 
surtout  aux  péchés  de  jeunesse.  Après  tout,  d'autres 
que  vous  en  ont  de  pareils  sur  la  conscience,  et  vous 
n'êtes  pas  le  seul  qui  se  soit  cru  poète  à  son  heure. 
Mais  on  voit  dans  ce  que  vous  m'avez  montré  la 
mauvaise  influence  de  Bergotte.  Évidemment,  je  ne 
vous  étonnerai  pas  en  vous  disant  qu'il  n'y  avait  là 


60        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

aucune  de  ses  qualités,  puisqu'il  est  passé  maître 
dans  l'art,  tout  superficiel  du  reste,  d'un  certain  style 
dont  à  votre  âge  vous  ne  pouvez  posséder  même  le 
rudiment.  Mais  c'est  déjà  le  même  défaut,  ce  contre- 
sens d'aligner  des  mots  bien  sonores  en  ne  se  souciant 
qu'ensuite  du  fond.  C'est  mettre  la  charrue  avant  les 
bœufs,  même  dans  les  livres  de  Bergotte.  Toutes  ces 
chinoiseries  de  forme,  toutes  ces  subtilités  de  manda- 
rin déliquescent  me  semblent  bien  vaines.  Pour  quel- 
ques feux  d'artifice  agréablement  tirés  par  un  écrivain, 
on  crie  de  suite  au  chef-d'œuvre.  Les  chefs-d'œuvre 
ne  sont  pas  si  fréquents  que  cela  !  Bergotte  n'a  pas  à 
son  actif,  dans  son  bagage  si  je  puis  dire,  un  roman 
d'une  envolée  un  peu  haute,  un  de  ces  livres  qu'on 
place  dans  le  bon  coin  de  sa  bibliothèque.  Je  n'en  vois 
pas  un  seul  dans  son  œuvre.  Il  n'empêche  que  chez 
lui  l'œuvre  est  infiniment  supérieure  à  l'auteur.  Ah  ! 
voilà  quelqu'un  qui  donne  raison  à  l'homme  d'esprit 
qui  prétendait  qu'on  ne  doit  connaître  les  écrivains 
que  par  leurs  livres.  Impossible  de  voir  un  individu 
qui  réponde  moins  aux  siens,  plus  prétentieux,  plus 
solennel,  moins  homme  de  bonne  compagnie.  Vulgaire 
par  moments,  parlant  à  d'autres  comme  un  livre,  et 
même  pas  comme  un  livre  de  lui,  mais  comme  un 
livre  ennuyeux,  ce  qu'au  moins  ne  sont  pas  les  siens, 
tel  est  ce  Bergotte.  C'est  un  esprit  des  plus  confus, 
alambiqué,  ce  que  nos  pères  appelaient  un  diseur  de 
phébus  et  qui  rend  encore  plus  déplaisantes,  par  sa 
façon  de  les  énoncer,  les  choses  qu'il  dit.  Je  ne  sais 
si  c'est  Loménie  ou  Sainte-Beuve  qui  raconte  que 
Vigny  rebutait  par  le  même  travers.  Mais  Bergotte 
n'a  jamais  écrit  Cinq-Mars,  ni  le  Cachet  rouge,  où  cer- 
taines pages  sont  de  véritables  morceaux  d'anthologie. 
Atterré  par  ce  que  M.  de  Norpois  venait  de  me  dire 
du  fragment  que  je  lui  avais  soumis,  songeant  d'autre 
part  aux  difficultés  que  j'éprouvais  quand  je  voulais 
écrire  un  essai  ou  seulement  me  livrer  à  des  réflexions 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      61 

sérieuses,  je  sentis  une  fois  de  plus  ma  nullité  intel- 
lectuelle et  que  je  n'étais  pas  né  pour  la  littérature. 
Sans  doute  autrefois  à  Combray,  certaines  impressions 
fort  humbles,  ou  une  lecture  de  Bergotte,  m'avaient 
mis  dans  un  état  de  rêverie  qui  m'avait  paru  avoir  une 
grande  valeur.  Mais  cet  état,  mon  poème  en  prose  le 
reflétait:  nul  doute  que  M.  de  Norpois  n'en  eût  saisi 
et  percé  à  jour  tout  de  suite  ce  que  j'y  trouvais  de 
beau  seulement  par  un  mirage  entièrement  trompeur, 
puisque  l'Ambassadeur  n'en  était  pas  dupe.  Il  venait 
de  m'apprendre  au  contraire  quelle  place  infime  était 
la  mienne  (quand  j'étais  jugé  du  dehors,  objective- 
ment, par  le  connaisseur  le  mieux  disposé  et  le  plus 
intelligent).  Je  me  sentais  consterné,  réduit;  et  mon 
esprit  comme  un  fluide  qui  n'a  de  dimensions  que 
celles  du  vase  qu'on  lui  fournit,  de  même  qu'il  s'était 
dilaté  jadis  à  remplir  les  capacités  immenses  du  génie, 
contracté  maintenant,  tenait  tout  entier  dans  la 
médiocrité  étroite  où  M.  de  Norpois  l'avait  soudain 
enfermé  et  restreint. 

—  Notre  mise  en  présence,  à  Bergotte  et  à  moi, 
ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  mon  père,  ne  laissait 
pas  que  d'être  assez  épineuse  (ce  qui  après  tout  est 
aussi  une  manière  d'être  piquante).  Bergotte,  voilà 
quelques  années  de  cela,  fit  un  voyage  à  Vienne,  pen- 
dant que  j'y  étais  ambassadeur;  il  me  fut  présenté 
par  la  princesse  de  Mettemich,  vint  s'inscrire  et  dési- 
rait être  invité.  Or,  étant  à  l'étranger  représentant  de 
la  France,  à  qui  en  somme  il  fait  honneur  par  ses 
écrits,  dans  une  certaine  mesure,  disons,  pour  être 
exacts,  dans  une  mesure  bien  faible,  j'aurais  passé  sur 
la  triste  opinion  que  j'ai  de  sa  vie  privée.  Mais  il  ne 
voyageait  pas  seul  et  bien  plus  il  prétendait  ne  pas 
être  invité  sans  sa  compagne.  Je  crois  ne  pas  être  plus 
pudibond  qu'un  autre  et,  étant  célibataire,  je  pouvais 
peut-être  ouvrir  un  peu  plus  largement  les  portes  de 
l'Ambassade  que  si  j'eusse  été  marié  et  père  de  famille. 


62        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Néanmoins,  j'avoue  qu'il  y  a  un  degré  d'ignominie 
dont  je  ne  saurais  m'accommoder,  et  qui  est  rendu 
plus  écœurant  encore  par  le  ton  plus  que  moral,  tran- 
chons le  mot,  moralisateur,  que  prend  Bergotte  dans 
ses  livres  où  on  ne  voit  qu'analyses  perpétuelles  et  d'ail- 
leurs, entre  nous,  un  peu  languissantes,  de  scrupules 
douloureux,  de  remords  maladifs,  et,  pour  de  simples 
peccadilles,  de  véritables  prêchi-prêcha  (on  sait  ce 
qu'en  vaut  l'aune)  alors  qu'il  montre  tant  d'incon- 
science et  de  cynisme  dans  sa  vie  privée.  Bref,  j'éludai 
la  réponse,  la  princesse  revint  à  la  charge,  mais  sans 
plus  de  succès.  De  sorte  que  je  ne  suppose  pas  que  je 
doive  être  très  en  odeur  de  sainteté  auprès  du  per- 
sonnage, et  je  ne  sais  pas  jusqu'à  quel  point  il  a  apprécié 
l'attention  de  Swann  de  l'inviter  en  même  temps  que 
moi.  A  moins  que  ce  ne  soit  lui  qui  l'ait  demandé.  On 
ne  peut  pas  savoir,  car  au  fond  c'est  un  malade.  C'est 
même  sa  seule  excuse. 

—  Et  est-ce  que  la  fille  de  M"^e  Swann  était  à  ce 
dîner?  demandai-je  à  M.  de  Norpois,  profitant  pour 
faire  cette  question  d'un  moment  où,  comme  on  pas- 
sait au  salon,  je  pouvais  dissimuler  plus  facilement 
mon  émotion  que  je  n'aurais  fait  à  table,  immobile 
et  en  pleine  lumière. 

M.  de  Norpois  parut  chercher  un  instant  à  se  sou- 
venir: 

—  Oui,  une  jeune  personne  de  quatorze  à  quinze 
ans  ?  En  effet,  je  me  souviens  qu'elle  m'a  été  présentée 
avant  le  dîner  comme  la  fille  de  notre  amphitryon. 
Je  vous  dirai  que  je  l'ai  peu  vue,  elle  est  allée  se  coucher 
de  bonne  heure.  Ou  elle  allait  chez  des  amies,  je  ne 
me  rappelle  pas  bien.  Mais  je  vois  que  vous  êtes  fort 
au  courant  de  la  maison  Swann. 

—  Je  joue  avec  M^i^  Swann  aux  Champs-Elysées, 
elle  est  délicieuse. 

—  Ah  !  voilà  !  voilà  !  Mais  à  moi,  en  effet,  elle  m'a 
paru  charmante.  Je  vous  avoue  pourtant  que  je  ne 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       63 

crois  pas  qu'elle  approchera  jamais  de  sa  mère,  si  je  peux 
dire  cela  sans  blesser  en  vous  un  sentiment  trop  vif. 

—  Je  préfère  la  figure  de  M^^e  Swann,  mais  j'ad- 
mire aussi  énormément  sa  mère,  je  vais  me  promener 
au  Bois  rien  que  dans  l'espoir  de  la  voir  passer. 

—  Ah  !  mais  je  vais  leur  dire  cela,  elles  seront  très 
flattées. 

Pendant  qu'il  disait  ces  mots,  M.  de  Norpois  était, 
pour  quelques  secondes  encore,  dans  la  situation  de 
toutes  les  personnes  qui,  m'entendant  parler  de  Swann 
comme  d'un  homme  intelligent,  de  ses  parents  comme 
d'agents  de  change  honorables,  de  sa  maison  comme 
d'une  belle  maison,  croyaient  que  je  parlerais  aussi 
volontiers  d'un  autre  homme  aussi  intelligent,  d'au- 
tres agents  de  change  aussi  honorables,  d'une  autre 
maison  aussi  belle  ;  c'est  le  moment  où  un  homme  sain 
d'esprit  qui  cause  avec  un  fou  ne  s'est  pas  encore 
aperçu  que  c'est  un  fou.  M.  de  Norpois  savait  qu'il 
n'y  a  rien  que  de  naturel  dans  le  plaisir  de  regarder 
les  jolies  femmes,  qu'il  est  de  bonne  compagnie,  dès 
que  quelqu'un  nous  parle  avec  chaleur  de  l'une  d'elles, 
de  faire  semblant  de  croire  qu'il  en  est  amoureux,  de 
l'en  plaisanter,  et  de  lui  promettre  de  seconder  ses 
desseins.  Mais  en  disant  qu'il  parlerait  de  moi  à  Gil- 
berte  et  à  sa  mère  (ce  qui  me  permettrait,  comme  une 
divinité  de  l'Olympe  qui  a  pris  la  fluidité  d'un  souffle 
ou  plutôt  l'aspect  du  vieillard  dont  Minerve  emprunte 
les  traits,  de  pénétrer  moi-même,  invisible,  dans  le 
salon  de  M™e  Swann,  d'attirer  son  attention,  d'occu- 
per sa  pensée,  d'exciter  sa  reconnaissance  pour  mon 
admiration,  de  lui  apparaître  comme  l'ami  d'un 
homme  important,  de  lui  sembler  à  l'avenir  digne 
d'être  invité  par  elle  et  d'entrer  dans  l'intimité  de  sa 
famille),  cet  homme  important  qui  allait  user  en  ma 
faveur  du  grand  prestige  qu'il  devait  avoir  aux  yeux 
de  M™e  Swann  m'inspira  subitement  une  tendresse  si 
grande  que  j'eus  peine  à  me  retenir  de  ne  pas  embras- 


64        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

ser  ses  douces  mains  blanches  et  fripées,  qui  avaient 
l'air  d'être  restées  trop  longtemps  dans  l'eau.  J'en 
ébauchai  presque  le  geste  que  je  me  crus  seul  à  avoir 
remarqué.  Il  est  difficile  en  effet  à  chacun  de  nous  de 
calculer  exactement  à  quelle  échelle  ses  paroles  ou  ses 
mouvements  apparaissent  à  autrui;  par  peur  de  nous 
exagérer  notre  importance  et  en  grandissant  dans  des 
proportions  énormes  le  champ  sur  lequel  sont  obligés 
de  s'étendre  les  souvenirs  des  autres  au  cours  de  leur 
vie,  nous  nous  imaginons  que  les  parties  accessoires 
de  notre  discours,  de  nos  attitudes,  pénètrent  à  peine 
dans  la  conscience,  à  plus  forte  raison  ne  demeurent 
pas  dans  la  mémoire  de  ceux  avec  qui  nous  causons. 
C'est  d'ailleurs  à  une  supposition  de  ce  genre  qu'obéis- 
sent les  criminels  quand  ils  retouchent  après  coup  un 
mot  qu'ils  ont  dit  et  duquel  ils  pensent  qu'on  ne  pourra 
confronter  cette  variante  à  aucune  autre  version.  Mais 
il  est  bien  possible  que,  même  en  ce  qui  concerne  la 
vie  millénaire  de  l'humanité,  la  philosophie  du  feuille- 
toniste selon  laquelle  tout  est  promis  à  l'oubli  soit 
moins  vraie  qu'une  philosophie  contraire  qui  prédirait 
la  conservation  de  toutes  choses.  Dans  le  même  jour- 
nal où  le  moraliste  du  «  Premier  Paris  »  nous  dit  d'un 
événement,   d'un  chef-d'œuvre,   à  plus  forte  raison 
d'une  chanteuse  qui  eut  «  son  heure  de  célébrité  »  : 
«  Qui  se  souviendra  de  tout  cela  dans  dix  ans  ?  »,  à  la 
troisième  page,  le  compte  rendu  de  l'Académie  des 
Inscriptions  ne  parle-t-il  pas  souvent  d'un  fait  par 
lui-même  moins  important,  d'un  poème  de  peu  de 
valeur,  qui  date  de  l'époque  des  Pharaons  et  qu'on 
connaît  encore  intégralement  ?    Peut-être  n'en  est-il 
pas  tout  à  fait  de  même  dans  la  courte  vie  humaine. 
Pourtant  quelques  années  plus  tard,  dans  une  maison 
où  M.  de  Norpois,  qui  se  trouvait  en  visite,  me  sem- 
blait le  plus  solide  appui  que  j'y  pusse  rencontrer, 
parce  qu'il  était  l'ami  de  mon  père,  indulgent,  porté 
à  nous  vouloir  du  bien  à  tous,  d'ailleurs  habitué  par 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      65 

sa  profession  et  ses  origines  à  la  discrétion,  quand, 
une  fois  l'Ambassadeur  parti,  on  me  raconta  qu'il 
avait  fait  allusion  à  une  soirée  d'autrefois  dans 
laquelle  il  avait  «vu  le  moment  où  j'allais  lui  baiser 
les  mains  »,  je  ne  rougis  pas  seulement  jusqu'aux 
oreilles,  je  fus  stupéfait  d'apprendre  qu'étaient  si 
différentes  de  ce  que  j'aurais  cru,  non  seulement  la 
façon  dont  M.  de  Norpois  parlait  de  moi,  mais  encore 
la  composition  de  ses  souvenirs;  ce  «  potin  »  m' éclaira 
sur  les  proportions  inattendues  de  distraction  et  de 
présence  d'esprit,  de  mémoire  et  d'oubli  dont  est  fait 
l'esprit  humain;  et  je  fus  aussi  merveilleusement 
surpris  que  le  jour  où  je  lus  pour  la  première  fois,  dans 
un  livre  de  Maspero,  qu'on  savait  exactement  la  liste 
des  chasseurs  qu'Assourbanipal  invitait  à  ses  bat- 
tues, dix  siècles  avant  Jésus-Christ. 

—  Oh  !  Monsieur,  dis- je  à  M.  de  Norpois,  quand  il 
m'annonça  qu'il  ferait  part  à  Gilberte  et  à  sa  mère  de 
l'admiration  que  j'avais  pour  elles,  si  vous  faisiez 
cela,  si  vous  parliez  de  moi  à  M^^  Swann,  ce  ne  serait 
pas  assez  de  toute  ma  vie  pour  vous  témoigner  ma 
gratitude,  et  cette  vie  vous  appartiendrait  !  Mais  je 
tiens  à  vous  faire  remarquer  que  je  ne  connais  pas 
^|me  Swann  et  que  je  ne  lui  ai  jamais  été  présenté. 

J'avais  ajouté  ces  derniers  mots  par  scrupule  et 
pour  ne  pas  avoir  l'air  de  m'être  vanté  d'une  relation 
que  je  n'avais  pas.  Mais  en  les  prononçant,  je  sentais 
qu'ils  étaient  déjà  devenus  inutiles,  car  dès  le  début  de 
mon  remerciement,  d'une  ardeur  réfrigérante,  j'avais 
vu  passer  sur  le  visage  de  l'Ambassadeur  une  expres- 
sion d'hésitation  et  de  mécontentement,  et  dans  ses 
yeux  ce  regard  vertical,  étroit  et  oblique  (comme,  dans 
le  dessin  en  perspective  d'un  solide,  la  ligne  fuyante 
d'une  de  ses  faces),  regard  qui  s'adresse  à  cet  inter- 
locuteur invisible  qu'on  a  en  soi-même,  au  moment 
où  on  lui  dit  quelque  chose  que  l'autre  interlocuteur, 
le  Monsieur  avec  qui  on  parlait  jusqu'ici  —  moi  dans 

A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU  —  III  5 


66        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

la  circonstance  —  ne  doit  pas  entendre.  Je  me  rendis 
compte  aussitôt  que  ces  phrases  que  j'avais  pronon- 
cées et  qui,  faibles  encore  auprès  de  l'effusion  recon- 
naissante dont  j'étais  envahi,  m'avaient  paru  devoir 
toucher  M.  de  Norpois  et  achever  de  le  décider  à  une 
intervention  qui  lui  eût  donné  si  peu  de  peine,  et  à 
moi  tant  de  joie,  étaient  peut-être  (entre  toutes  celles 
qu'eussent  pu  chercher  diaboliquement  des  personnes 
qui  m'eussent  voulu  du  mal)  les  seules  qui  pussent 
avoir  pour  résultat  de  l'y  faire  renoncer.  En  les  enten- 
dant en  effet,  de  même  qu'au  moment  où  un  inconnu, 
avec  qui  nous  venions  d'échanger  agréablement  des 
impressions  que  nous  avions  pu  croire  semblables  sur 
des  passants  que  nous  nous  accordions  à  trouver  vul- 
gaires, nous  montre  tout  à  coup  l'abîme  patholo- 
gique qui  le  sépare  de  nous  en  ajoutant  négligemment 
tout  en  tâtant  sa  poche:  «C'est  malheureux  que  je 
n'aie  pas  mon  revolver,  il  n'en  serait  pas  resté  un 
seul  »,  M.  de  Norpois,  qui  savait  que  rien  n'était 
moins  précieux  ni  plus  aisé  que  d'être  recommandé  à 
Mme  Swann  et  introduit  chez  elle,  et  qui  vit  que  pour 
moi,  au  contraire,  cela  présentait  un  tel  prix,  par 
conséquent,  sans  doute,  une  grande  difficulté,  pensa 
que  le  désir,  normal  en  apparence,  que  j 'avais  exprimé, 
devait  dissimuler  quelque  pensée  différente,  quelque 
visée  suspecte,  quelque  faute  antérieure,  à  cause  de 
quoi,  dans  la  certitude  de  déplaire  à  M°^e  Swann, 
personne  n'avait  jusqu'ici  voulu  se  charger  de  lui 
transmettre  une  commission  de  ma  part.  Et  je  com- 
pris que  cette  commission,  il  ne  la  ferait  jamais,  qu'il 
pourrait  voir  M^^^  Swann  quotidiennement  pendant 
des  années,  sans  pour  cela  lui  parler  une  seule  fois  de 
moi.  Il  lui  demanda  cependant  quelques  jours  plus 
tard  un  renseignement  que  je  désirais  et  chargea  mon 
père  de  me  le  transmettre.  Mais  il  n'avait  pas  cru 
devoir  dire  pour  qui  il  le  demandait.  Elle  n'apprendrait 
donc  pas  que  je  connaissais  M.  de  Norpois  et  que  je 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      67 

souhaitais  tant  d'aller  chez  elle;  et  ce  fut  peut-être 
un  malheur  moins  grand  que  je  ne  croyais.  Car  la 
seconde  de  ces  nouvelles  n'eût  probablement  pas 
beaucoup  ajouté  à  l'efficacité,  d'ailleurs  incertaine,  de 
le  première.  Pour  Odette,  l'idée  de  sa  propre  vie  et  de 
sa  demeure  n'éveillant  aucun  trouble  mystérieux,  une 
personne  qui  la  connaissait,  qui  allait  chez  elle,  ne 
lui  semblait  pas  un  être  fabuleux  comme  il  le  parais- 
sait à  moi  qui  aurais  jeté  Sans  les  fenêtres  de  Swann 
une  pierre  si  j'avais  pu  écrire  sur  elle  que  je  connais- 
sais M.  de  Norpois:  j'étais  persuadé  qu'un  tel  message, 
même  transmis  d'une  façon  aussi  brutale,  m'eût  donné 
beaucoup  plus  de  prestige  aux  yeux  de  la  maîtresse 
de  la  maison  qu'il  ne  l'eût  indisposée  contre  moi. 
Mais,  même  si  j'avais  pu  me  rendre  compte  que  la 
mission  dont  ne  s'acquitta  pas  M.  de  Norpois  fût  restée 
sans  utilité,  bien  plus,  qu'elle  eût  pu  me  nuire  auprès 
des  Swann,  je  n'aurais  pas  eu  le  courage,  s'il  s'était 
montré  consentant,  d'en  décharger  l'Ambassadeur  et 
de  renoncer  à  la  volupté,  si  funestes  qu'en  pussent 
être  les  suites,  que  mon  nom  et  ma  personne  se  trou- 
vassent ainsi  un  moment  auprès  de  Gilberte,  dans  sa 
maison  et  sa  vie  inconnues. 

Quand  M.  de  Norpois  fut  parti,  mon  père  jeta  un 
coup  d'œil  sur  le  journal  du  soir;  je  songeais  de  nou- 
veau à  la  Berma.  Le  plaisir  que  j'avais  eu  à  l'entendre 
exigeait  d'autant  plus  d'être  complété  qu'il  était  loin 
d'égaler  celui  que  je  m'étais  promis;  aussi  s'assimi- 
lait-il immédiatement  tout  ce  qui  était  susceptible  de 
le  nourrir,  par  exemple  ces  mérites  que  M.  de  Norpois 
avait  reconnus  à  la  Berma  et  que  mon  esprit  avait 
bus  d'un  seul  trait  comme  un  pré  trop  sec  sur  lequel 
on  verse  de  l'eau.  Or  mon  père  me  passa  le  journal 
en  me  désignant  un  entrefilet  conçu  en  ces  termes: 
«  La  représentation  de  Phèdre  qui  a  été  donnée  devant 
une  salle  enthousiaste  où  on  remarquait  les  principales 
notabilités  du  monde  des  arts  et  de  la  critique  a  été 


68        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

pour  M«ie  Berma,  qui  jouait  le  rôle  de  Phèdre,  l'occa- 
sion  d'un  triomphe  comme  elle  en  a  rarement  connu 
de  plus  éclatant  au  cours  de  sa  prestigieuse  carrière. 
Nous  reviendrons  plus  longuement  sur  cette  repré- 
sentation qui  constitue  un  véritable  événement  théâ- 
tral; disons  seulement  que  les  juges  les  plus  autorisés 
s'accordaient  à  déclarer  qu'une  telle  interprétation 
renouvelait  entièrement  le  rôle  de  Phèdre,  qui  est  un 
des  plus  beaux  et  des  plus  fouillés  de  Racine,  et  consti- 
tuait la  plus  pure  et  la  plus  haute  manifestation  d'art 
à  laquelle  de  notre  temps  il  ait  été  donné  d'assister.  » 
Dès  que  mon  esprit  eut  conçu  cette  idée  nouvelle  de 
«  la  plus  pure  et  haute  manifestation  d'art  »,  celle-ci 
se  rapprocha  du  plaisir  imparfait  que  j'avais  éprouvé 
au  théâtre,  lui  ajouta  un  peu  de  ce  qui  lui  man- 
quait et  leur  réunion  forma  quelque  chose  de  si 
exaltant  que  je  m'écriai  :  «  Quelle  grande  artiste  !  » 
Sans  doute  on  peut  trouver  que  je  n'étais  pas  abso- 
lument sincère.  Mais  qu'on  songe  plutôt  à  tant 
d'écrivains  qui,  mécontents  du  morceau  qu'ils  vien- 
nent d'écrire,  s'ils  lisent  un  éloge  du  génie  de  Chateau- 
briand, ou  évoquant  tel  grand  artiste  dont  ils  ont 
souhaité  d'être  l'égal,  fredonnant  par  exemple  en  eux- 
mêmes  telle  phrase  de  Beethoven  de  laquelle  ils  com- 
parent la  tristesse  à  celle  qu'ils  ont  voulu  mettre  dans 
leur  prose,  se  remplissent  tellement  de  cette  idée  de 
génie  qu'ils  l'ajoutent  à  leurs  propres  productions  en 
repensant  à  elles,  ne  les  voient  plus  telles  qu'elles  leur 
étaient  apparues  d'abord,  et  risquant  un  acte  de  foi 
dans  la  valeur  de  leur  œuvre  se  disent  :  «  Après  tout  !  » 
sans  se  rendre  compte  que,  dans  le  total  qui  déter- 
mine leur  satisfaction  finale,  ils  font  entrer  le  souvenir 
de  merveilleuses  pages  de  Chateaubriand  qu'ils  assi- 
milent aux  leurs,  mais  enfin  qu'ils  n'ont  point  écrites; 
qu'on  se  rappelle  tant  d'hommes  qui  croient  en  l'amour 
d'une  maîtresse  de  qui  ils  ne  connaissent  que  les  tra- 
hisons; tous  ceux  aussi  qui  espèrent  alternativement 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       69 

soit  une  survie  incompréhensible  dès  qu'ils  pensent, 
maris  inconsolables,  à  une  femme  qu'ils  ont  perdue  et 
qu'ils  aiment  encore,  artistes,  à  la  gloire  future  de 
laquelle  ils  pourront  jouir,  soit  un  néant  rassurant 
quand  leur  intelligence  se  reporte  au  contraire  aux 
fautes  que  sans  lui  ils  auraient  à  expier  après  leur 
mort;  qu'on  pense  encore  aux  touristes  qu'exalte  la 
beauté  d'ensemble  d'un  voyage  dont  jour  par  jour  ils 
n'ont  éprouvé  que  de  l'ennui,  et  qu'on  dise,  si  dans 
la  vie  en  commun  que  mènent  les  idées  au  sein  de 
notre  esprit,  il  est  une  seule  de  celles  qui  nous  rendent 
le  plus  heureux  qui  n'ait  été  d'abord  en  véritable 
parasite  dem.ander  à  une  idée  étrangère  et  voisine  le 
meilleur  de  la  force  qui  lui  manquait. 

Ma  mère  ne  parut  pas  très  satisfaite  que  mon  père 
ne  songeât  plus  pour  moi  à  la  «  carrière  ».  Je  crois  que, 
soucieuse  avant  tout  qu'une  règle  d'existence  disci- 
plinât les  caprices  de  mes  nerfs,  ce  qu'elle  regrettait, 
c'était  moins  de  me  voir  renoncer  à  la  diplomatie  que 
m'adonner  à  la  littérature.  «Mais  laisse  donc,  s'écria  mon 
père,  il  faut  avant  tout  prendre  du  plaisir  à  ce  qu'on 
fait.  Or,  il  n'est  plus  un  enfant.  Il  sait  bien  maintenant 
ce  qu'il  aime,  il  est  peu  probable  qu'il  change,  et  il 
est  capable  de  se  rendre  compte  de  ce  qui  le  rendra 
heureux  dans  l'existence.  »  En  attendant  que,  grâce 
à  la  liberté  qu'elles  m'octroyaient,  je  fusse,  on  non, 
heureux  dans  l'existence,  les  paroles  de  mon  père  me 
firent  ce  soir-là  bien  de  la  peine.  De  tout  temps  ses 
gentillesses  imprévues  m'avaient,  quand  elles  se  pro- 
duisaient, donné  une  telle  envie  d'embrasser  au-dessus 
de  sa  barbe  ses  joues  colorées  que  si  je  n'y  cédais  pas, 
c'était  seulement  par  peur  de  lui  déplaire.  Aujour- 
d'hui, comme  un  auteur  s'effraye  de  voir  ses  propres 
rêveries  qui  lui  paraissent  sans  grande  valeur  parce 
qu'il  ne  les  sépare  pas  de  lui-même,  obliger  un  éditeur 
à  choisir  un  papier,  à  employer  des  caractères  peut- 
être  trop  beaux  pour  elles,  je  me  demandais  si  mon 


70        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

désir  d'écrire  était  quelque  chose  d'assez  important 
pour  que  mon  père  dépensât  à  cause  de  cela  tant  de 
bonté.  Mais  surtout  en  parlant  de  mes  goûts  qui  ne 
changeraient  plus,  de  ce  qui  était  destiné  à  rendre 
mon  existence  heureuse,  il  insinuait  en  moi  deux  ter- 
ribles soupçons.  Le  premier,  c'était  que  (alors  que 
chaque  jour  je  me  considérais  comme  sur  le  seuil  de 
ma  vie  encore  intacte  et  qui  ne  débuterait  que  le  len- 
demain matin)  mon  existence  était  déjà  commencée, 
bien  plus,  que  ce  qui  allait  en  suivre  ne  serait  pas  très 
différent  de  ce  qui  avait  précédé.  Le  second  soupçon, 
qui  n'était  à  vrai  dire  qu'une  autre  forme  du  premier, 
c'est  que  je  n'étais  pas  situé  en  dehors  du  Temps, 
mais  soumis  à  ses  lois,  tout  comme  ces  personnages 
de  roman  qui,  à  cause  de  cela,  me  jetaient  dans  une 
telle  tristesse  quand  je  lisais  leur  vie,  à  Combray,  au 
fond  de  ma  guérite  d'osier.  Théoriquement  on  sait 
que  la  terre  tourne,  mais  en  fait  on  ne  s'en  aperçoit 
pas,  le  sol  sur  lequel  on  marche  semble  ne  pas  bouger 
et  on  vit  tranquille.  Il  en  est  ainsi  du  Temps  dans  la 
vie.  Et  pour  rendre  sa  fuite  sensible,  les  romanciers 
sont  obligés,  en  accélérant  follement  les  battements 
de  l'aiguille,  de  faire  franchir  au  lecteur  dix,  vingt, 
trente  ans,  en  deux  minutes.  Au  haut  d'une  page  on  a 
quitté  un  amant  plein  d'espoir,  au  bas  de  la  suivante 
on  le  retrouve  octogénaire,  accomplissant  péniblement 
dans  le  préau  d'un  hospice  sa  promenade  quotidienne, 
répondant  à  peine  aux  paroles  qu'on  lui  adresse,  ayant 
oublié  le  passé.  En  disant  de  moi  :  «  Ce  n'est  plus  un 
enfant,  ses  goûts  ne  changeront  plus,  etc.  »,  mon 
père  venait  tout  d'un  coup  de  me  faire  apparaître  à 
moi-même  dans  le  Temps,  et  me  causait  le  même  genre 
de  tristesse  que  si  j'avais  été  non  pas  encore  l'hospi- 
talisé ramolli,  mais  ces  héros  dont  l'auteur,  sur  un  ton 
indifférent  qui  est  particulièrement  cruel,  nous  dit 
à  la  fin  d'un  livre:  «Il  quitte  de  moins  en  moins  la 
campagne.  Il  a  fini  par  s'y  fixer  définitivement,  etc.  » 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       71 

Cependant,  mon  père,  pour  aller  au-devant  des 
critiques  que  nous  aurions  pu  faire  sur  notre  invité, 
dit  à  maman  : 

—  J'avoue  que  le  père  Norpois  a  été  un  peu  «  pon- 
cif »  comme  vous  dites.  Quand  il  a  dit  qu'il  aurait  été 
«  peu  séant  »  de  poser  une  question  au  comte  de  Paris, 
j'ai  eu  peur  que  vous  ne  vous  mettiez  à  rire. 

—  Mais  pas  du  tout,  répondit  ma  mère,  j'aime 
beaucoup  qu'un  homme  de  cette  valeur  et  de  cet  âge 
ait  gardé  cette  sorte  de  naïveté  qui  ne  prouve  qu'un 
fond  d'honnêteté  et  de  bonne  éducation. 

—  Je  crois  bien  !  Cela  ne  l'empêche  pas  d'être  fin 
et  intelligent,  je  le  sais  moi  qui  le  vois  à  la  Commission 
tout  autre  qu'il  n'est  ici,  s'écria  mon  père,  heureux 
de  voir  que  maman  appréciait  M.  de  Norpois,  et  vou- 
lant lui  persuader  qu'il  était  encore  supérieur  à  ce 
qu'elle  croyait,  parce  que  la  cordialité  surfait  avec 
autant  de  plaisir  qu'en  prend  la  taquinerie  à  déprécier. 
Comment  a-t-il  donc  dit...  «avec  les  princes  on  ne  sait 
jamais...  » 

—  Mais  oui,  comme  tu  dis  là.  J'avais  remarqué, 
c'est  très  fin.  On  voit  qu'il  a  une  profonde  expérience 
de  la  vie. 

—  C'est  extraordinaire  qu'il  ait  dîné  chez  les  Swann 
et  qu'il  y  ait  trouvé  en  somme  des  gens  réguliers,  des 
fonctionnaires...  Où  est-ce  que  M°^e  Swann  a  pu  aller 
pêcher  ce  monde-là  ? 

—  As-tu  remarqué  avec  quelle  malice  il  a  fait  cette 
réflexion  :  «  C'est  une  maison  où  il  va  surtout  des 
hommes  !  » 

Et  tous  deux  cherchaient  à  reproduire  la  manière 
dont  M.  de  Norpois  avait  dit  cette  phrase,  comme  ils 
auraient  fait  pour  quelque  intonation  de  Dressant  ou 
de  Thiron  dans  l'Aventurière  ou  dans  le  Gendre  de 
M.  Poirier.  Mais  de  tous  ses  mots,  le  plus  goûté  le  fut 
par  Françoise  qui,  encore  plusieurs  années  après,  ne 
pouvait  pas  «  tenir  son  sérieux  »  si  on  lui  rappelait 


72         A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

qu'elle  avait  été  traitée  par  l'Ambassadeur  de  «  chef 
de  premier  ordre  »,  ce  que  ma  mère  était  allée  lui 
transmettre  comme  un  ministre  de  la  guerre  les  félici- 
tations d'un  souverain  de  passage  après  «  la  Revue  ». 
Je  l'avais  d'ailleurs  précédée  à  la  cuisine.  Car  j'avais 
fait  promettre  à  Françoise,  pacifiste  mais  cruelle, 
qu'elle  ne  ferait  pas  trop  souffrir  le  lapin  qu'elle  avait 
à  tuer  et  je  n'avais  pas  eu  de  nouvelles  de  cette  mort; 
Françoise  m'assura  qu'elle  s'était  passée  le  mieux  du 
monde  et  très  rapidement:  «  J'ai  jamais  vu  une  bête 
comme  ça;  elle  est  morte  sans  dire  seulement  une 
parole,  vous  auriez  dit  qu'elle  était  muette.  »  Peu  au 
courant  du  langage  des  bêtes,  j'alléguai  que  le  lapin 
ne  criait  peut-être  pas  comme  le  poulet.  «  Attendez 
un  peu  voir,  me  dit  Françoise  indignée  de  mon  igno- 
rance, si  les  lapins  ne  crient  pas  autant  comme  les 
poulets.  Ils  ont  même  la  voix  bien  plus  forte.  »  Fran- 
çoise accepta  les  compliments  de  M.  de  Norpois  avec 
la  fière  simplicité,  le  regard  joyeux  et  —  fût-ce  mo- 
mentanément —  intelligent,  d'un  artiste  à  qui  on 
parle  de  son  art.  Ma  mère  l'avait  envoyée  autrefois 
dans  certains  grands  restaurants  voir  comment  on  y 
faisait  la  cuisine.  J'eus  ce  soir-là  à  l'entendre  traiter  les 
plus  célèbres  de  gargotes  le  même  plaisir  qu'autrefois 
à  apprendre,  pour  les  artistes  dramatiques,  que  la 
hiérarchie  de  leurs  mérites  n'était  pas  la  même  que 
celle  de  leurs  réputations.  «L'Ambassadeur,  lui  dit 
ma  mère,  assure  que  nulle  part  on  ne  mange  de  bœuf 
froid  et  de  soufflés  comme  les  vôtres.  »  Françoise,  avec 
un  air  de  modestie  et  de  rendre  hommage  à  la  vérité, 
l'accorda,  sans  être,  d'ailleurs,  impressionnée  par  le 
titré  d'ambassadeur;  elle  disait  de  M.  de  Norpois,  avec 
l'amajDilité  due  à  quelqu'un  qui  l'avait  prise  pour  un 
«  chef  »:  «  C'est  un  bon  vieux  comme  moi.  »  Elle  avait 
bien  cherché  à  l'apercevoir  quand  il  était  arrivé,  mais 
sachant  que  maman  détestait  qu'on  fût  derrière  les 
portes  ou  aux  fenêtres  et  pensant  qu'elle  saurait  par 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       73 

les  autres  domestiques  ou  par  les  concierges  qu'elle 
avait  fait  le  guet  (car  Françoise  ne  voyait  partout  que 
«jalousies»  et  «  racontages  »  qui  jouaient  dans  son 
imagination  le  même  rôle  permanent  et  funeste  que, 
pour  telles  autres  personnes,  les  intrigues  des  jésuites 
ou  des  juifs),  elle  s'était  contentée  de  regarder  par  la 
croisée  de  la  cuisine,  «pour  ne  pas  avoir  des  raisons 
avec  Madame  »,  et  sous  Taspect  sommaire  de  M.  de 
Norpois  elle  avait  «cru  voir  Monsieur  Legrand»,  à  cause 
de  son  agileté,  et  bien  qu'il  n'y  eût  pas  un  trait  com- 
mun entre  eux.  «  Mais  enfin,  lui  demanda  ma  mère, 
comment  expliquez- vous  que  personne  ne  fasse  la 
gelée  aussi  bien  que  vous  (quand  vous  le  voulez). 

—  Je  ne  sais  pas  d'où  ce  que  ça  devient  »,  répondit 
Françoise  (qui  n'établissait  pas  une  démarcation  bien 
nette  entre  le  verbe  venir,  au  moins  pris  dans  certaines 
acceptions,  et  le  verbe  devenir).  Elle  disait  vrai  du 
reste,  en  partie,  et  n'était  pas  beaucoup  plus  capable 

—  ou  désireuse  —  de  dévoiler  le  mystère  qui  faisait 
la  supériorité  de  ses  gelées  ou  de  ses  crèmes,  qu'une 
grande  élégante  pour  ses  toilettes,  ou  une  grande 
cantatrice  pour  son  chant.  Leurs  explications  ne  nous 
disent  pas  grand'chose;  il  en  était  de  même  des 
recettes  de  notre  cuisinière.  «  Ils  font  cuire  trop  à  la 
va-vite,  répondit-elle  en  parlant  des  grands  restaura- 
teurs, et  puis  pas  tout  ensemble.  Il  faut  que  le  bœuf, 
il  devienne  comme  une  éponge,  alors  il  boit  tout  le 
jus  jusqu'au  fond.  Pourtant  il  y  avait  un  de  ces  Cafés 
où  il  me  semble  qu'on  savait  bien  un  peu  faire  la  cui- 
sine. Je  ne  dis  pas  que  c'était  tout  à  fait  ma  gelée, 
mais  c'était  fait  bien  doucement  et  les  soufflés  ils 
avaient  bien  de  la  crème.  —  Est-ce  Henry  ?  demanda 
mon  père  qui  nous  avait  rejoints  et  appréciait  beau- 
coup le  restaurant  de  la  place  Gaillon  où  il  avait  à 
dates  fixes  des  repas  de  corps.  —  Oh  non  !  dit  Fran- 
çoise avec  une  douceur  qui  cachait  un  profond  dédain, 
je  parlais  d'un  petit  restaurant.  Chez  cet  Henry  c'est 


74         A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

très  bon  bien  sûr,  mais  c'est  pas  un  restaurant,  c'est 
plutôt...  un  bouillon  !  —  Weber  ?  —  Ah  !  non.  Mon- 
sieur, je  voulais  dire  un  bon  restaurant.  Weber  c'est 
dans  la  rue  Royale,  ce  n'est  pas  un  restaurant,  c'est 
une  brasserie.  Je  ne  sais  pas  si  ce  qu'ils  vous  donnent 
est  servi.  Je  crois  qu'ils  n'ont  même  pas  de  nappe,  ils 
posent  cela  comme  cela  sur  la  table,  va  comme  je  te 
pousse.  —  Cirro  ?  »  Françoise  sourit:  «  Oh  !  là  je  crois 
qu'en  fait  de  cuisine  il  y  a  surtout  des  dames  du 
monde.  (Monde  signifiait  pour  Françoise  demi-monde.) 
Dame,  il  faut  ça  pour  la  jeunesse.  »  Nous  nous  aper- 
cevions qu'avec  son  air  de  simplicité  Françoise  était 
pour  les  cuisiniers  célèbres  une  plus  terrible  «  cama- 
rade »  que  ne  peut  l'être  l'actrice  la  plus  envieuse  et 
la  plus  infatuée.  Nous  sentîmes  pourtant  qu'elle  avait 
un  sentiment  juste  de  son  art  et  le  respect  des  tradi- 
tions, car  elle  ajouta:  «Non,  je  veux  dire  un  restau- 
rant où  c'est  qu'il  y  avait  l'air  d'avoir  une  bien  bonne 
petite  cuisine  bourgeoise.  C'est  une  maison  encore 
assez  conséquente.  Ça  travaillait  beaucoup.  Ah  !  on 
en  ramassait  des  sous  là  dedans  (Françoise,  économe, 
comptait  par  sous,  non  par  louis  comme  les  décavés). 
Madame  connaît  bien,  là-bas,  à  droite,  sur  les  grands 
boulevards,  un  peu  en  errière...  »  Le  restaurant  dont 
elle  parlait  avec  cette  équité  mêlée  d'orgueil  et  de 
bonhomie,  c'était...  le  Café  Anglais. 

Quand  vint  le  i^'  janvier,  je  fis  d'abord  des  visites 
de  famille  avec  maman,  qui,  pour  ne  pas  me  fatiguer, 
les  avait  d'avance  (à  l'aide  d'un  itinéraire  tracé  par 
mon  père)  classées  par  quartier  plutôt  que  selon  le 
degré  exact  de  la  parenté.  Mais  à  peine  entrés  dans 
le  salon  d'une  cousine  assez  éloignée  qui  avait  comme 
raison  de  passer  d'abord  que  sa  demeure  ne  le  fût  pas 
de  la  nôtre,  ma  mère  était  épouvantée  en  voyant,  ses 
marrons  glacés  ou  déguisés  à  la  main,  le  meilleur  ami 
du  plus  susceptible  de  mes  oncles  auquel  il  allait  rap- 
porter que  nous  n'avions  pas  commencé  notre  tournée 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       75 

par  lui.  Cet  oncle  serait  sûrement  blessé;  il  n'eût 
trouvé  que  naturel  que  nous  allassions  de  la  Made- 
leine au  Jardin  des  Plantes  où  il  habitait  avant  de 
nous  arrêter  à  Saint-Augustin,  pour  repartir  rue  de 
r  École-de-Médecine . 

Les  visites  finies  (ma  grand 'mère  dispensait  que 
nous  en  fissions  chez  elle,  comme  nous  y  dînions  ce 
jour-là),  je  courus  jusqu'aux  Champs-Elysées  porter  à 
notre  marchande,  pour  qu'elle  le  remît  à  la  personne 
qui  venait  plusieurs  fois  par  semaine  de  chez  les  Swann 
y  chercher  du  pain  d'épices,  la  lettre  que  dès  le  jour 
où  mon  amie  m'avait  fait  tant  de  peine  j 'avais  décidé 
de  lui  envoyer  au  nouvel  an,  et  dans  laquelle  je  lui 
disais  que  notre  amitié  ancienne  disparaissait  avec 
l'année  finie,  que  j'oubliais  mes  griefs  et  mes  décep- 
tions et  qu'à  partir  du  i^^  janvier,  c'était  une  amitié 
neuve  que  nous  allions  bâtir,  si  solide  que  rien  ne  la 
détruirait,  si  merveilleuse  que  j'espérais  que  Gilberte 
mettrait  quelque  coquetterie  à  lui  garder  toute  sa 
beauté  et  à  m'avertir  à  temps,  comme  je  promettais 
de  le  faire  moi-même,  aussitôt  que  surviendrait  le 
moindre  péril  qui  pourrait  l'endommager.  En  ren- 
trant, Françoise  me  fit  arrêter,  au  coin  de  la  rue 
Royale,  devant  un  étalage  en  plein  vent  où  elle  choisit, 
pour  ses  propres  étrennes,  des  photographies  de 
Pie  IX  et  de  Raspail,  et  où,  pour  ma  part,  j'en  achetai 
une  de  la  Berma.  Les  innombrables  admirations  qu'ex- 
citait l'artiste  donnaient  quelque  chose  d'un  peu 
pauvre  à  ce  visage  unique  qu'elle  avait  pour  y  ré- 
pondre, immuable  et  précaire  comme  ce  vêtement  des 
personnes  qui  n'en  ont  pas  de  rechange,  et  où  elle  ne 
pouvait  exhiber  toujours  que  le  petit  pli  au-dessus  de 
la  lèvre  supérieure,  le  relèvement  des  sourcils,  quel- 
ques autres  particularités  physiques  toujours  les 
mêmes  qui,  en  somme,  étaient  à  la  merci  d'une  brûlure 
ou  d'un  choc.  Ce  visage,  d'ailleurs,  ne  m'eût  pas  à  lui 
seul  semblé  beau,  mais  il  me  donnait  l'idée  et,  par 


76        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

conséquent,  l'envie  de  l'embrasser  à  cause  de  tous  les 
baisers  qu'il  avait  dû  supporter,  et  que,  du  fond  de 
la  «  carte-album  »,  il  semblait  appeler  encore  par  ce 
regard  coquettement  tendre  et  ce  sourire  artificieuse- 
ment  ingénu.  Car  la  Berma  devait  ressentir  effective- 
ment pour  bien  des  jeunes  hommes  ces  désirs  qu'elle 
avouait  sous  le  couvert  du  personnage  de  Phèdre,  et 
dont  tout,  même  le  prestige  de  son  nom  qui  ajoutait 
à  sa  beauté  et  prorogeait  sa  jeunesse,  devait  lui  rendre 
l'assouvissement  si  facile.  Le  soir  tombait,  je  m'ar- 
rêtai devant  une  colonne  de  théâtre  où  était  affichée 
la  représentation  que  la  Berma  donnait  pour  le 
I®'  janvier.  Il  soufflait  un  vent  humide  et  doux. 
C'était  un  temps  que  je  connaissais;  j'eus  la  sensation 
et  le  pressentiment  que  le  jour  de  l'an  n'était  pas  un 
jour  différent  des  autres,  qu'il  n'était  pas  le  premier 
d'un  monde  nouveau  où  j'aurais  pu,  avec  une  chance 
encore  intacte,  refaire  la  connaissance  de  Gilberte 
comme  au  temps  de  la  Création,  comme  s'il  n'existait 
pas  encore  de  passé,  comme  si  eussent  été  anéanties, 
avec  les  indices  qu'on  aurait  pu  en  tirer  pour  l'avenir, 
les  déceptions  qu'elle  m'avait  parfois  causées:  un 
nouveau  monde  où  rien  ne  subsistât  de  l'ancien...  rien 
qu'une  chose:  mon  désir  que  Gilberte  m'aimât.  Je 
compris  que  si  mon  cœur  souhaitait  ce  renouvellement 
autour  de  lui  d'un  univers  qui  ne  l'avait  pas  satisfait, 
c'est  que  lui,  mon  cœur,  n'avait  pas  changé,  et  je  me 
dis  qu'il  n'y  avait  pas  de  raison  pour  que  celui  de 
Gilberte  eût  changé  davantage;  je  sentis  que  cette 
nouvelle  amitié  c'était  la  même,  comme  ne  sont  pas 
séparées  des  autres  par  un  fossé  les  années  nouvelles 
que  notre  désir,  sans  pouvoir  les  atteindre  et  les  modi- 
fier, recouvre  à  leur  insu  d'un  nom  différent.  J'avais 
beau  dédier  celle-ci  à  Gilberte,  et  comme  on  superpose 
une  religion  aux  lois  aveugles  de  la  nature  essayer 
d'imprimer  au  jour  de  l'an  l'idée  particulière  que  je 
m'étais  faite  de  lui,  c'était  en  vain;  je  sentais  qu'il  ne 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       77 

savait  pas  qu'on  l'appelât  le  jour  de  l'an,  qu'il  finissait 
dans  le  crépuscule  d'une  façon  qui  ne  m'était  pas  nou- 
velle: dans  le  vent  doux  qui  soufflait  autour  de  la 
colonne  d'affiches,  j'avais  reconnu,  j'avais  senti  repa- 
raître la  matière  éternelle  et  commune,  l'humidité 
famiUère,  l'ignorante  fluidité  des  anciens  jours. 

Je  revins  à  la  maison.  Je  venais  de  vivre  le  i^r  jan- 
vier des  hommes  vieux  qui  diffèrent  ce  jour-là  des 
jeunes,  non  parce  qu'on  ne  leur  donne  plus  d'étrennes, 
mais  parce  qu'ils  ne  croient  plus  au  nouvel  an.  Des 
étrennes  j'en  avais  reçu,  mais  non  pas  les  seules  qui 
m'eussent  fait  plaisir,  et  qui  eussent  été  un  mot  de 
Gilberte.  J'étais  pourtant  jeune  encore  tout  de  même 
puisque  j'avais  pu  lui  en  écrire  un  par  lequel  j'espé- 
rais, en  lui  disant  les  rêves  lointains  de  ma  tendresse, 
en  éveiller  de  pareils  en  elle.  La  tristesse  des  hommes 
qui  ont  vieilli  c'est  de  ne  pas  même  songer  à  écrire 
de  telles  lettres  dont  ils  ont  appris  l'inefficacité. 

Quand  je  fus  couché,  les  bruits  de  la  rue,  qui  se 
prolongeaient  plus  tard  ce  soir  de  fête,  me  tinrent 
éveillé.  Je  pensais  à  tous  les  gens  qui  finiraient  leur 
nuit  dans  les  plaisirs,  à  l'amant,  à  la  troupe  de  débau- 
chés peut-être,  qui  avaient  iû  aller  chercher  la  Berma 
à  la  fin  de  cette  représentation  que  j 'avais  vue  annon- 
cée pour  le  soir.  Je  ne  pouvais  même  pas,  pour  calmer 
l'agitation  que  cette  idée  faisait  naître  en  moi  dans 
cette  nuit  d'insomnie,  me  dire  que  la  Berma  ne  pensait 
peut-être  pas  à  l'amour,  puisque  les  vers  qu'elle  réci- 
tait, qu'elle  avait  longuement  étudiés,  lui  rappelaient 
à  tous  moments  qu'il  est  délicieux,  comme  elle  le 
savait  d'ailleurs  si  bien  qu'elle  en  faisait  apparaître 
les  troubles  bien  connus  —  mais  doués  d'une  violence 
nouvelle  et  d'une  douceur  insoupçonnée  —  à  des 
spectateurs  émerveillés  dont  chacun  pourtant  les 
avait  ressentis  par  soi-même.  Je  rallumai  ma  bougie 
éteinte  pour  regarder  encore  une  fois  son  visage.  A  la 
pensée  qu'il  était  sans  doute  en  ce  moment  caressé 


78        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

par  ces  hommes  que  je  ne  pouvais  empêcher  de  donner 
à  la  Berma,  et  de  recevoir  d'elle,  des  joies  surhumaines 
et  vagues,  j'éprouvais  un  émoi  plus  cruel  qu'il  n'était 
voluptueux,  une  nostalgie  que  vint  aggraver  le  son 
du  cor,  comme  on  l'entend  la  nuit  de  la  Mi-Carême, 
et  souvent  des  autres  fêtes,  et  qui,  parce  qu'il  est 
alors  sans  poésie,  est  plus  triste,  sortant  d'un  mastro- 
quet,  que  «  le  soir  au  fond  des  bois  ».  A  ce  moment-là, 
un  mot  de  Gilberte  n'eût  peut-être  pas  été  ce  qu'il 
m'eût  fallu.  Nos  désirs  vont  s'interférant,  et  dans  la 
confusion  de  l'existence,  il  est  rare  qu'un  bonheur 
vienne  justement  se  poser  sur  le  désir  qui  l'avait 
réclamé. 

Je  continuai  à  aller  aux  Champs-Elysées  les  jours  de 
beau  temps,  par  des  rues  dont  les  maisons  élégantes 
et  roses  baignaient,  parce  que  c'était  le  moment  de 
la  grande  vogue  des  Expositions  d'Aquarellistes,  dans 
un  ciel  mobile  et  léger.  Je  mentirais  en  disant  que 
dans  ce  temps-là  les  palais  de  Gabriel  m'aient  paru 
d'une  plus  grande  beauté  ni  même  d'une  autre  époque 
que  les  hôtels  avoisinants.  Je  trouvais  plus  de  style 
et  aurais  cru  plus  d'ancienneté  sinon  au  Palais  de 
l'Industrie,  du  moins  à  celui  du  Trocadéro.  Plongée 
dans  un  sommeil  agité,  mon  adolescence  enveloppait 
d'un  même  rêve  tout  le  quartier  où  elle  le  promenait, 
et  je  n'avais  jamais  songé  qu'il  pût  y  avoir  un  édifice 
du  XVIII^  siècle  dans  la  rue  Royale,  de  même  que 
j'aurais  été  étonné  si  j'avais  appris  que  la  Porte  Saint- 
Martin  et  la  Porte  Saint-Denis,  chefs-d'œuvre  du 
temps  de  Louis  XIV,  n'étaient  pas  contemporains  des 
immeubles  les  plus  récents  de  ces  arrondissements 
sordides.  Une  seule  fois  un  des  palais  de  Gabriel  me 
fit  arrêter  longuement  ;  c'est  que,  la  nuit  étant  venue, 
ses  colonnes  dématérialisées  par  le  clair  de  lune 
avaient  l'air  découpées  dans  du  carton  et,  me  rappelant 
un  décorde  l'opérette  Orphée  aux  Enfers,  me  donnaient 
pour  la  première  fois  une  impression  de  beauté. 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       79 

Gilberte  cependant  ne  revenait  toujours  pas  aux 
Champs-Elysées.  Et  pourtant  j'aurais  eu  besoin  de 
la  voir,  je  ne  me  rappelais  même  pas  sa  figure.  La 
manière  chercheuse,  anxieuse,  exigeante  que  nous 
avons  de  regarder  la  personne  que  nous  aimons,  notre 
attente  de  la  parole  qui  nous  donnera  ou  nous  ôtera 
l'espoir  d'un  rendez-vous  pour  le  lendemain,  et,  jus- 
qu'à ce  que  cette  parole  soit  dite,  notre  imagination 
alternative,  sinon  simultanée,  de  la  joie  et  du  déses- 
poir, tout  cela  rend  notre  attention  en  face  de  l'être 
aimé  trop  tremblante  pour  qu'elle  puisse  obtenir  de 
lui  une  image  bien  nette.  Peut-être  aussi  cette  activité 
de  tous  les  sens  à  la  fois,  et  qui  essaye  de  connaître 
avec  les  regards  seuls  ce  qui  est  au  delà  d'eux,  est-elle 
trop  indulgente  aux  mille  formes,  à  toutes  les  saveurs, 
aux  mouvements  de  la  personne  vivante  que  d'habi- 
tude, quand  nous  n'aimons  pas,  nous  immobilisons. 
Le  modèle  chéri,  au  contraire,  bouge;  on  n'en  a  jamais 
que  des  photographies  manquées.  Je  ne  savais  vrai- 
ment plus  comment  étaient  faits  les  traits  de  Gilberte, 
sauf  dans  les  moments  divins  où  elle  les  dépliait  pour 
moi:  je  ne  me  rappelais  que  son  sourire.  Et  ne  pouvant 
revoir  ce  visage  bien-aimé,  quelque  effort  que  je  fisse 
pour  m'en  souvenir,  je  m'irritais  de  trouver,  dessinés 
dans  ma  mémoire  avec  une  exactitude  définitive,  les 
visages  inutiles  et  frappants  de  l'homme  des  chevaux 
de  bois  et  de  la  marchande  de  sucre  d'orge  :  ainsi  ceux 
qui  ont  perdu  un  être  aimé  qu'ils  ne  revoient  jamais 
en  dormant  s'exaspèrent  de  rencontrer  sans  cesse 
dans  leurs  rêves  tant  de  gens  insupportables  et  que 
c'est  déjà  trop  d'avoir  connus  dans  l'état  de  veille. 
Dans  leur  impuissance  à  se  représenter  l'objet  de  leur 
douleur,  ils  s'accusent  presque  de  n'avoir  pas  de  dou- 
leur. Et  moi  je  n'étais  pas  loin  de  croire  que,  ne  pou- 
vant me  rappeler  les  traits  de  Gilberte,  je  l'avais 
oubliée  elle-même,  je  ne  l'aimais  plus.  Enfin  elle  revint 
jouer  presque  tous  les  jours,  mettant  devant  moi  de 


80        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

nouvelles  choses  à  désirer,  à  lui  demander,  pour  le 
lendemain,  faisant  bien  chaque  jour,  en  ce  sens-là,  de 
ma  tendresse  une  tendresse  nouvelle.  Mais  une  chose 
changea  une  fois  de  plus  et  brusquement  la  façon  dont 
tous  les  après-midi  vers  deux  heures  se  posait  le  pro- 
blème de  mon  amour.  M.  Swann  avait-il  surpris  la 
lettre  que  j'avais  écrite  à  sa  fille,  ou  Gilberte  ne  fai- 
sait-elle que  m'avouer  longtemps  après,  et  afin  que 
je  fusse  plus  prudent,  un  état  de  choses  déjà  ancien  ? 
Comme  je  lui  disais  combien  j'admirais  son  père  et  sa 
mère,  elle  prit  cet  air  vague,  plein  de  réticences  et  de 
secret  qu'elle  avait  quand  on  lui  parlait  de  ce  qu'elle 
avait  à  faire,  de  ses  courses  et  de  ses  visites,  et  tout 
d'un  coup  finit  par  me  dire  :  «  Vous  savez,  ils  ne  vous 
gobent  pas  !  »  et  glissante  comme  une  ondine  —  elle 
était  ainsi  —  elle  éclata  de  rire.  Souvent  son  rire  en 
désaccord  avec  ses  paroles  semblait,  comme  la  musique, 
décrire  dans  un  autre  plan  une  surface  invisible. 
M.  et  M"^6  Swann  ne  demandaient  pas  à  Gilberte  de 
cesser  de  jouer  avec  moi,  mais  eussent  autant  aimé, 
pensait-elle,  que  cela  n'eût  pas  commencé.  Ils  ne 
voyaient  pas  mes  relations  avec  elle  d'un  œil  favo- 
rable, ne  me  croyaient  pas  d'une  grande  moralité  et 
s'imaginaient  que  je  ne  pouvais  exercer  sur  leur  fille 
qu'une  mauvaise  influence.  Ce  genre  de  jeunes  gens 
peu  scrupuleux  auxquels  Swann  me  croyait  ressem- 
bler, je  me  les  représentais  comme  détestant  les  parents 
de  la  jeune  fille  qu'ils  aiment,  les  flattant  quand  ils 
sont  là,  mais  se  moquant  d'eux  avec  elle,  la  poussant 
à  leur  désobéir,  et  quand  ils  ont  une  fois  conquis  leur 
fille,  les  privant  même  de  la  voir.  A  ces  traits  (qui  ne 
sont  jamais  ceux  sous  lesquels  le  plus  grand  misérable 
se  voit  lui-même),  avec  quelle  violence  mon  cœur 
opposait  ces  sentiments  dont  il  était  animé  à  l'égard 
de  Swann,  si  passionnés  au  contraire  que  je  ne  doutais 
pas  que  s'il  les  eût  soupçonnés  il  ne  se  fût  repenti  de 
son  jugement  à  mon  égard  comme  d'une  erreur  judi- 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       81 

claire.  Tout  ce  que  je  ressentais  pour  lui,  j'osais  le 
lui  écrire  dans  une  longue  lettre  que  je  confiai  à  Gil- 
berte  en  la  priant  de  la  lui  remettre.  Elle  y  consentit. 
Hélas  !  il  voyait  donc  en  moi  un  plus  grand  imposteur 
encore  que  je  ne  pensais  !  ces  sentiments  que  j'avais 
cru  peindre,  en  seize  pages,  avec  tant  de  vérité,  il  en 
avait  donc  douté  !  La  lettre  que  lui  écrivis,  aussi  ardente 
et  aussi  sincère  que  les  paroles  que  j'avais  dites  à 
M.  de  Norpois,  n'eut  pas  plus  de  succès.  Gilberte  me 
raconta  le  lendemain,  après  m'avoir  emmené  à  l'écart 
derrière  un  massif  de  lauriers,  dans  une  petite  allée 
où  nous  nous  assîmes  chacun  sur  une  chaise,  qu'en 
lisant  la  lettre,  qu'elle  me  rapportait,  son  père  avait 
haussé  les  épaules  en  disant  :  «  Tout  cela  ne  signifie 
rien,  cela  ne  fait  que  prouver  combien  j'ai  raison.  » 
Moi  qui  savais  la  pureté  de  mes  intentions,  la  bonté 
de  mon  âme,  j'étais  indigné  que  mes  paroles  n'eussent 
même  pas  effleuré  l'absurde  erreur  de  Swann.  Car  ce 
fut  une  erreur,  je  n'en  doutais  pas  alors.  Je  sentais 
que  j'avais  décrit  avec  tant  d'exactitude  certaines 
caractéristiques  irrécusables  de  mes  sentiments  géné- 
reux que,  pour  que  d'après  elles  Swann  ne  les  eût  pas 
aussitôt  reconstitués,  ne  fût  pas  venu  me  demander 
pardon  et  avouer  qu'il  s'était  trompé,  il  fallait  que 
ces  nobles  sentiments,  il  ne  les  eût  lui-même  jamais 
ressentis,  ce  qui  devait  le  rendre  incapable  de  les 
comprendre  chez  les  autres. 

Or,  peut-être  simplement  Swann  savait-il  que  la 
générosité  n'est  souvent  que  l'aspect  intérieur  que 
prennent  nos  sentiments  égoïstes  quand  nous  ne  les 
avons  pas  encore  nommés  et  classés.  Peut-être  avait-il 
reconnu  dans  la  sympathie  que  je  lui  exprimais  un 
simple  effet  —  et  une  confirmation  enthousiaste  — 
de  mon  amour  pour  Gilberte,  par  lequel  —  et  non  par 
ma  vénération  secondaire  pour  lui  —  seraient  fatale- 
ment dans  la  suite  dirigés  mes  actes.  Je  ne  pouvais 
partager  ses  prévisions,  car  je  n'avais  pas  réussi  à 

A   LA   RECHERCHE    DU   TEMPS    PERDU   —  III  6 


82         A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

abstraire  de  moi-même  mon  amour,  à  le  faire  rentrer 
dans  la  généralité  des  autres  et  à  en  supporter  expé- 
rimentalement les  conséquences;  j'étais  désespéré.  Je 
dus  quitter  un  instant  Gilberte,  Françoise  m'ayant 
appelé.  Il  me  fallut  l'accompagner  dans  un  petit 
pavillon  treillissé  de  vert,  assez  semblable  aux  bureaux 
d'octroi  désaffectés  du  vieux  Paris,  et  dans  lequel 
étaient  depuis  peu  installés  ce  qu'on  appelle  en  Angle- 
terre un  lavabo,  et  en  France,  par  une  anglomanie 
mal  informée,  des  water-closets.  Les  murs  humides  et 
anciens  de  l'entrée,  où  je  restai  à  attendre  Françoise, 
dégageaient  une  fraîche  odeur  de  renfermé  qui,  m'al- 
légeant  aussitôt  des  soucis  que  venaient  de  faire  naître 
en  moi  les  paroles  de  Swann  rapportées  par  Gilberte, 
me  pénétra  d'un  plaisir  non  pas  de  la  même  espèce 
que  les  autres,  lesquels  nous  laissent  plus  instables, 
incapables  de  les  retenir,  de  les  posséder,  mais  au 
contraire  d'un  plaisir  consistant  auquel  je  pouvais 
m'étayer,  délicieux,  paisible,  riche  d'une  vérité  du- 
rable, inexpliquée  et  certaine.  J'aurais  voulu,  comme 
autrefois  dans  mes  promenades  du  côté  de  Guermantes, 
essayer  de  pénétrer  le  charme  de  cette  impression  qui 
m'avait  saisi  et  rester  immobile  à  interroger  cette 
émanation  vieillotte  qui  me  proposait  non  de  jouir 
du  plaisir  qu'elle  ne  me  donnait  que  par  surcroît, 
mais  de  descendre  dans  la  réalité  qu'elle  ne  m'avait 
pas  dévoilée.  Mais  la  tenancière  de  l'établissement, 
vieille  dame  à  joues  plâtrées  et  à  perruque  rousse,  se 
mit  à  me  parler.  Françoise  la  croyait  «tout  à  fait 
bien  de  chez  elle  ».  Sa  demoiselle  avait  épousé  ce  que 
Françoise  appelait  «  un  jeune  homme  de  famille  »,  par 
conséquent  quelqu'un  qu'elle  trouvait  plus  différent 
d'un  ouvrier  que  Saint-Simon  un  duc  d'un  homme 
«  sorti  de  la  lie  du  peuple  ».  Sans  doute  la  tenancière, 
avant  de  l'être,  avait  eu  des  revers.  Mais  Françoise 
assurait  qu'elle  était  marquise  et  appartenait  à  la 
famille  de  Saint-Ferréol.  Cette  marquise  me  conseilla 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      83 

de  ne  pas  rester  au  frais  et  m'ouvrit  même  un  cabinet 
en  me  disant  :  «  Vous  ne  voulez  pas  entrer  ?  en  voici 
un  tout  propre,  pour  vous  ce  sera  gratis.  »  Elle  le  fai- 
sait peut-être  seulement  comme  les  demoiselles  de 
chez  Gouache  quand  nous  venions  faire  une  commande 
m'offraient  un  des  bonbons  qu'elles  avaient  siu:  le 
comptoir  sous  des  cloches  de  verre  et  que  maman 
me  défendait,  hélas  I  d'accepter;  peut-être  aussi  moins 
innocemment  comme  telle  vieille  fleuriste  par  qui 
maman  faisait  remplir  ses  «  jardinières  »  et  qui  me 
donnait  une  rose  en  roulant  des  yeux  doux.  En  tout 
cas,  si  la  «  marquise  »  avait  du  goût  pour  les  jeunes 
garçons  en  leur  ouvrant  la  porte  hypogéenne  de  ces 
cubes  de  pierre  où  les  hommes  sont  accroupis  comme 
des  sphinx,  elle  devait  chercher  dans  ses  générosités 
moins  l'espérance  de  les  corrompre  que  le  plaisir  qu'on 
éprouve  à  se  montrer  vraiment  prodigue  envers  ce 
qu'on  aime,  car  je  n'ai  jamais  vu  auprès  d'elle  d'autre 
visiteur  qu'un  vieux  garde  forestier  du  jardin. 

Un  instant  après  je  prenais  congé  de  la  «  marquise  », 
accompagné  de  Françoise,  et  je  quittai  cette  dernière 
pour  retourner  auprès  de  Gilberte.  Je  l'aperçus  tout 
de  suite,  sur  une  chaise,  derrière  le  massif  de  lauriers. 
C'était  pour  ne  pas  être  vue  de  ses  amies:  on  jouait 
à  cache-cache.  J'allai  m'asseoir  à  côté  d'elle.  Elle 
avait  une  toque  plate  qui  descendait  assez  bas  sur 
ses  yeux  leur  donnant  ce  même  regard  «  en  dessous  », 
rêveur  et  fourbe  que  je  lui  avais  vu  la  première  fois 
à  Combray.  Je  lui  demandai  s'il  n'y  avait  pas  moyen 
que  j'eusse  une  explication  verbale  avec  son  père. 
Gilberte  me  dit  qu'elle  la  lui  avait  proposée,  mais  qu'il 
la  jugeait  inutile.  «  Tenez,  ajouta-t-elle,  ne  me  laissez 
pas  votre  lettre,  il  faut  rejoindre  les  autres  puisqu'ils 
ne  m'ont  pas  trouvée.  » 

Si  Swann  était  arrivé  alors  avant  même  que  je 
l'eusse  reprise,  cette  lettre  de  la  sincérité  de  laquelle 
je  trouvais  qu'il  avait  été  si  insensé  de  ne  pas  s'être 


84        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

laissé  persuader,  peut-être  aurait-il  vu  que  c'était  lui 
qui  avait  raison.  Car  m 'approchant  de  Gilberte  qui, 
renversée  sur  sa  chaise,  me  disait  de  prendre  la  lettre 
et  ne  me  la  tendait  pas,  je  me  sentis  si  attiré  par  son 
corps  que  je  lui  dis: 

—  Voyons,  empêchez-moi  de  l'attraper,  nous  allons 
voir  qui  sera  le  plus  fort. 

Elle  la  mit  dans  son  dos,  je  passai  mes  mains  der- 
rière son  cou,  en  soulevant  les  nattes  de  ses  cheveux 
qu'elle  portait  sur  les  épaules,  soit  que  ce  fût  encore 
de  son  âge,  soit  que  sa  mère  voulût  la  faire  paraître 
plus  longtemps  enfant,  afin  de  se  rajeunir  elle-même; 
nous  luttions,  arc-boutés.  Je  tâchais  de  l'attirer,  elle 
résistait;  ses  pommettes  enflammées  par  l'effort 
étaient  rouges  et  rondes  comme  des  cerises;  elle  riait 
comme  si  je  l'eusse  chatouillée;  je  la  tenais  serrée 
entre  mes  jambes  comme  un  arbuste  après  lequel  j'au- 
rais voulu  grimper;  et,  au  milieu  de  la  gymnastique 
que  je  faisais,  sans  qu'en  fût  à  peine  augmenté  l 'es- 
soufflement que  me  donnaient  l'exercice  musculaire 
et  l'ardeur  du  jeu,  je  répandis,  comme  quelques  gouttes 
de  sueur  arrachées  par  l'effort,  mon  plaisir  auquel  je 
ne  pus  pas  même  m'attarder  le  temps  d'en  connaître 
le  goût;  aussitôt  je  pris  la  lettre.  Alors,  Gilberte  me 
dit  avec  bonté: 

—  Vous  savez,  si  vous  voulez,  nous  pouvons  lutter 
encore  un  peu. 

Peut-être  avait-elle  obscurément  senti  que  mon  jeu 
avait  un  autre  objet  que  celui  que  j'avais  avoué,  mais 
n'avait-elle  pas  su  remarquer  que  je  l'avais  atteint. 
Et  moi  qui  craignais  qu'elle  s'en  fût  aperçue  (et  un 
certain  mouvement  rétractile  et  contenu  de  pudeur 
offensée  qu'elle  eut  un  instant  après,  me  donna  à  pen- 
ser que  je  n'avais  pas  eu  tort  de  le  craindre),  j'acceptai 
de  lutter  encore,  de  peur  qu'elle  pût  croire  que  je  ne 
m'étais  proposé  d'autre  but  que  celui  après  quoi  je  n'a- 
vais plus  envie  que  de  rester  tranquille  auprès  d'elle^ 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      85 

En  rentrant,  j'aperçus,  je  me  rappelai  brusquement 
l'image,  cachée  jusque-là,  dont  m'avait  approché,  sans 
me  la  laisser  voir  ni  reconnaître,  le  frais,  sentant  pres- 
que la  suie,  du  pavillon  treillage.  Cette  image  était 
celle  de  la  petite  pièce  de  mon  oncle  Adolphe,  à  Com- 
bray,  laquelle  exhalait  en  effet  le  même  parfum  d'hu- 
midité. Mais  je  ne  pus  comprendre  et  je  remis  à  plus 
tard  de  chercher  pourquoi  le  rappel  d'une  image  si 
insignifiante  m'avait  donné  une  telle  félicité.  En  atten- 
dant, il  me  sembla  que  je  méritais  vraiment  le  dédain 
de  M.  de  Norpois;  que  j'avais  préféré  jusqu'ici  à  tous 
les  écrivains  celui  qu'il  appelait  un  simple  «  joueur  de 
flûte  »  et  une  véritable  exaltation  m'avait  été  com- 
muniquée, non  par  quelque  idée  importante,  mais  par 
une  odeur  de  moisi. 

Depuis  quelque  temps,  dans  certaines  familles,  le 
nom  des  Champs-Elysées,  si  quelque  visiteur  le  pro- 
nonçait, était  accueilli  par  les  mères  avec  l'air  mal- 
veillant qu'elles  réservent  à  un  médecin  réputé  auquel 
elles  prétendent  avoir  vu  faire  trop  de  diagnostics 
erronés  pour  avoir  encore  confiance  en  lui;  on  assurait 
que  ce  jardin  ne  réussissait  pas  aux  enfants,  qu'on 
pouvait  citer  plus  d'un  mal  de  gorge,  plus  d'une  rou- 
geole et  nombre  de  fièvres  dont  il  était  responsable. 
Sans  mettre  ouvertement  en  doute  la  tendresse  de 
maman  qui  continuait  à  m'y  envoyer,  certaines  de 
ses  amies  déploraient  du  moins  son  aveuglement. 

Les  névropathes  sont  peut-être,  malgré  l'expression 
consacrée,  ceux  qui  «  s'écoutent  »  le  moins  :  ils  en- 
tendent en  eux  tant  de  choses  dont  ils  se  rendent 
compte  ensuite  qu'ils  avaient  eu  tort  de  s'alarmer, 
qu'ils  finissent  par  ne  plus  faire  attention  à  aucune. 
Leur  système  nerveux  leur  a  si  souvent  crié  :  «  Au 
secours  !  »  comme  pour  une  grave  maladie,  quand  tout 
simplement  il  allait  tomber  de  la  neige  ou  qu'on  allait 
changer  d'appartement,  qu'ils  prennent  l'habitude  de 
ne  pas  plus  tenir  compte  de  ces  avertissements  qu'un 


86        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

soldat,  lequel,  dans  l'ardeur  de  l'action,  les  perçoit  si 
peu  qu'il  est  capable,  étant  mourant,  de  continuer 
encore  quelques  jours  à  mener  la  vie  d'un  homme  en 
bonne  santé.  Un  matin,  portant  coordonnés  en  moi 
mes  malaises  habituels,  de  la  circulation  constante  et 
intestine  desquels  je  tenais  toujours  mon  esprit 
détourné  aussi  bien  que  de  celle  de  mon  sang,  je  courais 
allègrement  vers  la  salle  à  manger  où  mes  parents 
étaient  déjà  à  table,  et  —  m'étant  dit  comme  d'ordinaire 
qu'avoir  froid  peut  signifier  non  qu'il  faut  se  chauffer, 
mais,  par  exemple,  qu'on  a  été  grondé,  et  ne  pas  avoir 
faim,  qu'il  va  pleuvoir  et  non  qu'il  ne  faut  pas  manger 
—  je  me  mettais  à  table,  quand,  au  moment  d'avaler 
la  première  bouchée  d'une  côtelette  appétissante,  une 
nausée,  un  étourdissement  m'arrêtèrent,  réponse 
fébrile  d'une  maladie  commencée,  dont  la  glace  de 
mon  indifférence  avait  masqué,  retardé  les  symptômes, 
mais  qui  refusait  obstinément  la  nourriture  que  je 
n'étais  pas  en  état  d'absorber.  Alors,  dans  la  même 
seconde,  la  pensée  que  l'on  m'empêcherait  de  sortir 
si  l'on  s'apercevait  que  j'étais  malade  me  donna,  tel 
l'instinct  de  conservation  à  un  blessé,  la  force  de  me 
traîner  jusqu'à  ma  chambre  où  je  vis  que  j'avais  40°  de 
fièvre,  et  ensuite  de  me  préparer  pour  aller  aux  Champs- 
Elysées.  A  travers  le  corps  languissant  et  perméable 
dont  elle  était  enveloppée,  ma  pensée  souriante  rejoi- 
gnait, exigeait  le  plaisir  si  doux  d'une  partie  de  barres 
avec  Gilberte,  et  une  heure  plus  tard,  me  soutenant 
à  peine,  mais  heureux  à  côté  d'elle,  j'avais  la  force 
de  le  goûter  encore. 

Françoise,  au  retour,  déclara  que  je  m'étais  «  trouvé 
indisposé  »,  que  j'avais  dû  prendre  un  «  chaud  et 
froid  »,  et  le  docteur,  aussitôt  appelé,  déclara  «  pré- 
férer »  la  «  sévérité  »,  la  «  virulence  »  de  la  poussée 
fébrile  qui  accompagnait  ma  congestion  pulmonaire 
et  ne  serait  «  qu'un  feu  de  paille  »  à  des  formes  plus 
«insidieuses»  et  «larvées».  Depuis  longtemps  déjà 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      87 

j'étais  sujet  à  des  étouffements  et  notre  médecin, 
malgré  la  désapprobation  de  ma  grand 'mère,  qui  me 
voyait  déjà  mourant  alcoolique,  m'avait  conseillé, 
outre  la  caféine  qui  m'était  prescrite  pour  m'aider  à 
respirer,  de  prendre  de  la  bière,  du  Champagne  ou  du 
cognac  quand  je  sentais  venir  une  crise.  Celles-ci 
avorteraient,  disait-il,  dans  r«  euphorie  »  causée  par 
l'alcool.  J'étais  souvent  ob^gé  pour  que  ma  grand*- 
mère  permît  qu'on  m'en  donnât,  de  ne  pas  dissimuler, 
de  faire  presque  montre  de  mon  état  de  suffocation. 
D'ailleurs,  dès  que  je  le  sentais  s'approcher,  toujours 
incertain  des  proportions  qu'il  prendrait,  j'en  étais 
inquiet  à  cause  de  la  tristesse  de  ma  grand 'mère  que 
je  craignais  beaucoup  plus  que  ma  souffrance.  Mais 
en  même  temps  mon  corps,  soit  qu'il  fût  trop  faible 
pour  garder  seul  le  secret  de  celle-ci,  soit  qu'il  redoutât 
que  dans  l'ignorance  du  mal  imminent  on  exigeât  de 
moi  quelque  effort  qui  lui  eût  été  impossible  ou  dan- 
gereux, me  donnait  le  besoin  d'avertir  ma  grand'mère 
de  mes  malaises  avec  une  exactitude  où  je  finissais 
par  mettre  une  sorte  de  scrupule  physiologique.  Aper- 
ce vais- je  en  moi  un  symptôme  fâcheux  que  je  n'avais 
pas  encore  discerné,  mon  corps  était  en  détresse  tant 
que  je  ne  l'avais  pas  communiqué  à  ma  grand'mère. 
Feignait-elle  de  n'y  prêter  aucune  attention,  il  me 
demandait  d'insister.  Parfois  j'allais  trop  loin;  et  le 
visage  aimé,  qui  n'était  plus  toujours  aussi  maître  de 
ses  émotions  qu'autrefois,  laissait  paraître  une  expres- 
sion de  pitié,  une  contraction  douloureuse.  Alors  mon 
cœur  était  torturé  par  la  vue  de  la  peine  qu'elle  avait; 
comme  si  mes  baisers  eussent  dû  effacer  cette  peine, 
comme  si  ma  tendresse  eût  pu  donner  à  ma  grand'- 
mère autant  de  joie  que  mon  bonheur,  je  me  jetais 
dans  ses  bras.  Et  les  scrupules  étant  d'autre  part 
apaisés  par  la  certitude  qu'elle  connaissait  le  malaise 
ressenti,  mon  corps  ne  faisait  pas  opposition  à  ce  que 
je  la  rassurasse.  Je  protestais  que  ce  malaise  n'avait 


88        A  LA  RECHERCHÉ  DU  TEMPS  PERDU 

rien  de  pénible,  que  je  n*étais  nullement  à  plaindre, 
qu'elle  pouvait  être  certaine  que  j 'étais  heureux  ;  mon 
corps  avait  voulu  obtenir  exactement  ce  qu'il  méritait 
de  pitié,  et  pourvu  qu'on  sût  qu'il  avait  une  douleur 
en  son  côté  droit,  il  ne  voyait  pas  d'inconvénient  à  ce 
que  je  déclarasse  que  cette  douleur  n'était  pas  un 
mal  et  n'était  pas  pour  moi  un  obstacle  au  bonheur, 
mon  corps  ne  se  piquant  pas  de  philosophie;  elle 
n'était  pas  de  son  ressort.  J'eus  presque  chaque  jour 
de  ces  crises  d'étouffement  pendant  ma  convalescence. 
Un  soir  que  ma  grand'mère  m'avait  laissé  assez  bien, 
elle  rentra  dans  ma  chambre  très  tard  dans  la  soirée, 
et  s 'apercevant  que  la  respiration  me  manquait  :  «  Oh  ! 
mon  Dieu,  comme  tu  souffres  »,  s'écria-t-elle,  les  traits 
bouleversés.  Elle  me  quitta  aussitôt,  j'entendis  la 
porte  cochère,  et  elle  rentra  un  peu  plus  tard  avec  du 
cognac  qu'elle  était  allée  acheter  parce  qu'il  n'y  en 
avait  pas  à  la  maison.  Bientôt  je  commençai  à  me 
sentir  heureux.  Ma  grand'mère,  un  peu  rouge,  avait 
l'air  gêné,  et  ses  yeux  une  expression  de  lassitude  et 
de  découragement. 

—  J'aime  mieux  te  laisser  et  que  tu  profites  un  peu 
de  ce  mieux,  me  dit-elle,  en  me  quittant  brusquement. 
Je  l'embrassai  pourtant  et  je  sentis  sur  ses  joues 
fraîches  quelque  chose  de  mouillé  dont  je  ne  sus  pas  si 
c'était  l'humidité  de  l'air  nocturne  qu'elle  venait  de 
traverser.  Le  lendemain,  elle  ne  vint  que  le  soir  dans 
ma  chambre  parce  qu'elle  avait  eu,  me  dit-on,  à 
sortir.  Je  trouvai  que  c'était  montrer  bien  de  l'indif- 
férence pour  moi,  et  je  me  retins  pour  ne  pas  la  lui 
reprocher. 

Mes  suffocations  ayant  persisté  alors  que  ma  con- 
gestion depuis  longtemps  finie  ne  les  expliquait  plus, 
mes  parents  firent  venir  en  consultation  le  professeur 
Cottard.  Il  ne  suffit  pas  à  un  médecin  appelé  dans  des 
cas  de  ce  genre  d'être  instruit.  Mis  en  présence  des 
symptômes  qui  peuvent  être  ceux  de  trois  ou  quatre 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       89 

maladies  différentes,  c'est  en  fin  de  compte  son  flair, 
son  coup  d'œil  qui  décident  à  laquelle,  malgré  les 
apparences  à  peu  près  semblables,  il  y  a  chance  qu'il 
ait  à  faire.  Ce  don  mystérieux  n'implique  pas  de  supé- 
riorité dans  les  autres  parties  de  l'intelligence  et  un 
être  d'une  grande  vulgarité,  aimant  la  plus  mauvaise 
peinture,  la  plus  mauvaise  musique,  n'ayant  aucune 
curiosité  d'esprit,  peut  parfaitement  le  posséder.  Dans 
mon  cas,  ce  qui  était  matériellement  observable  pou- 
vait aussi  bien  être  causé  par  des  spasmes  nerveux, 
par  un  commencement  de  tuberculose,  par  de  l'asthme, 
par  une  dyspnée  toxi-alimentaire  avec  insuffisance 
rénale,  par  de  la  bronchite  chronique,  par  un  état 
complexe  dans  lequel  seraient  entrés  plusieurs  de  ces 
facteurs.  Or  les  spasmes  nerveux  demandaient  à  être 
traités  par  le  mépris,  la  tuberculose  par  de  grands 
soins  et  par  un  genre  de  suralimentation  qui  eût  été 
mauvais  pour  un  état  arthritique  comme  l'asthme, 
et  eût  pu  devenir  dangereux  en  cas  de  dyspnée  toxi- 
alimentaire  laquelle  exige  un  régime  qui  en  revanche 
serait  néfaste  pour  un  tuberculeux.  Mais  les  hésita- 
tions de  Cottard  furent  courtes  et  ses  prescriptions 
impérieuses  :  «  Purgatifs  violents  et  drastiques,  lait 
pendant  plusieurs  jours,  rien  que  du  lait.  Pas  de 
viande,  pas  d'alcool.  »  Ma  mère  murmura  que  j'avais 
pourtant  bien  besoin  d'être  reconstitué,  que  j'étais 
déjà  assez  nerveux,  que  cette  purge  de  cheval  et  ce 
régime  me  mettraient  à  bas.  Je  vis  aux  yeux  de  Cot- 
tard, aussi  inquiets  que  s'il  avait  peur  de  manquer  le 
train,  qu'il  se  demandait  s'il  ne  s'était  pas  laissé  aller 
à  sa  douceur  naturelle.  Il  tâchait  de  se  rappeler  s'il 
avait  pensé  à  prendre  un  masque  froid,  comme  on 
cherche  une  glace  pour  regarder  si  on  n'a  pas  oublié 
de  nouer  sa  cravate.  Dans  le  doute  et  pour  faire,  à 
tout  hasard,  compensation,  il  répondit  grossièrement: 
«  Je  n'ai  pas  l'habitude  de  répéter  deux  fois  mes  or- 
donnances. Donnez-moi  une  plume.  Et  surtout  au 


90        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

lait.  Plus  tard,  quand  nous  aurons  jugulé  les  crises 
et  l'agr^nie,  je  veux  bien  que  vous  préniez  quelques 
potages,  puis  des  purées,  mais  toujours  au  lait,  au 
lait.  Cela  vous  plaira,  puisque  l'Espagne  est  à  la 
mode,  ollé  !  ollé  !  (Ses  élèves  connaissaient  bien  ce 
calembour  qu'il  faisait  à  l'hôpital  chaque  fois  qu'il 
mettait  un  cardiaque  ou  un  hépatique  au  régime 
lacté.)  Ensuite  vous  reviendrez  progressivement  à  la 
vie  commune.  Mais  chaque  fois  que  la  toux  et  les 
étouffements  recommenceront,  purgatifs,  lavages  in- 
testinaux, lit,  lait.  »  Il  écouta  d'un  air  glacial,  sans  y 
répondre,  les  dernières  objections  de  ma  mère,  et, 
comme  il  nous  quitta  sans  avoir  daigné  expliquer  les 
raisons  de  ce  régime,  mes  parents  le  jugèrent  sans 
rapport  avec  mon  cas,  inutilement  affaiblissant  et  ne 
me  le  firent  pas  essayer.  Ils  cherchèrent  naturellement 
à  cacher  au  professeur  leur  désobéissance,  et  pour  y 
réussir  plus  sûrement,  évitèrent  toutes  les  maisons  où 
ils  auraient  pu  le  rencontrer.  Puis,  mon  état  s'aggra- 
vant,  on  se  décida  à  me  faire  suivre  à  la  lettre  les 
prescriptions  de  Cottard;  au  bout  de  trois  jours  je 
n'avais  plus  de  râles,  plus  de  toux  et  je  respirais  bien. 
Alors  nous  comprîmes  que  Cottard,  tout  en  me  trou- 
vant, comme  il  le  dit  dans  la  suite,  assez  asthmatique 
et  surtout  «  toqué  »,  avait  discerné  que  ce  qui  prédo- 
minait à  ce  moment-là  en  moi,  c'était  l'intoxication, 
et  qu'en  faisant  couler  mon  foie  et  en  lavant  mes  reins, 
il  décongestionnerait  mes  bronches,  me  rendrait  le 
souffle,  le  sommeil,  les  forces.  Et  nous  comprîmes  que 
cet  imbécile  était  un  grand  clinicien.  Je  pus  enfin  me 
lever.  Mais  on  parlait  de  ne  plus  m'envoyer  aux 
Champs-Elysées.  On  disait  que  c'était  à  cause  du 
mauvais  air;  je  pensais  bien  qu'on  profitait  du  pré- 
texte pour  que  je  ne  pusse  plus  voir  W^^  Swann  et  je 
me  contraignais  à  redire  tout  le  temps  le  nom  de 
Gilberte,  comme  ce  langage  natal  que  les  vaincus 
s'efforcent  de  maintenir  pour  ne  pas  oublier  la  patrie 


I 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       91 

qu'ils  ne  re verront  pas.  Quelquefois  ma  mère  passait 
sa  main  sur  mon  front  en  me  disant: 

—  Alors,  les  petits  garçons  ne  racontent  plus  à 
leur  maman  les  chagrins  qu'ils  ont  ? 

Françoise  s'approchait  tous  les  jours  de  moi  en  me 
disant  :  «  Monsieur  a  une  mine  !  Vous  ne  vous  êtes 
pas  regardé,  on  dirait  un  mort  !  »  Il  est  vrai  que  si 
j'avais  eu  un  simple  rhume,  Françoise  eût  pris  le 
même  air  funèbre.  Ces  déplorations  tenaient  plus  à 
sa  «  classe  »  qu'à  mon  état  de  santé.  Je  ne  démêlais 
pas  alors  si  ce  pessimisme  était  chez  Françoise  doulou- 
reux ou  satisfait.  Je  conclus  provisoirement  qu'il  était 
social  et  professionnel. 

Un  jour,  à  l'heure  du  courrier,  ma  mère  posa  sur 
mon  lit  une  lettre.  Je  l'ouvris  distraitement  puisqu'elle 
ne  pouvait  pas  porter  la  seule  signature  qui  m'eût 
rendu  heureux,  celle  de  Gilberte  avec  qui  je  n'avais 
pas  de  relations  en  dehors  des  Champs-Elysées.  Or, 
au  bas  du  papier,  timbré  d'un  sceau  d'argent  repré- 
sentant un  chevalier  casqué  sous  lequel  se  contournait 
cette  devise  :  Per  viam  rectam,  au-dessous  d'une  lettre, 
d'une  grande  écriture,  et  où  presque  toutes  les  phrases 
semblaient  soulignées,  simplement  parce  que  la  barre 
des  t  étant  tracée  non  au  travers  d'eux,  mais  au-des- 
sus, mettait  un  trait  sous  le  mot  correspondant  de 
la  ligne  supérieure,  ce  fut  justement  la  signature  de 
Gilberte  que  je  vis.  Mais  parce  que  je  la  savais  im- 
possible dans  une  lettre  adressée  à  moi,  cette  vue, 
non  accompagnée  de  croyance,  ne  me  causa  pas  de 
joie.  Pendant  un  instant  elle  ne  fit  que  frapper  d'ir- 
réalité tout  ce  qui  m'entourait.  Avec  une  vitesse  ver- 
tigineuse, cette  signature  sans  vraisemblance  jouait 
aux  quatre  coins  avec  mon  lit,  ma  cheminée,  mon  mur. 
Je  voyais  tout  vaciller  comme  quelqu'un  qui  tombe 
de  cheval  et  je  me  demandais  s'il  n'y  avait  pas  une 
existence  toute  différente  de  celle  que  je  connaissais, 
en  contradiction  avec,  elle,  mais  qui  serait  la  vraie^  et 


92        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

qui  m'étant  montrée  tout  d'un  coup  me  remplissait 
de  cette  hésitation  que  les  sculpteurs  dépeignant  le 
Jugement  dernier  ont  donnée  aux  morts  réveillés  qui 
se  trouvent  au  seuil  de  l'autre  Monde.  «Mon  cher 
ami,  disait  la  lettre,  j'ai  appris  que  vous  aviez  été  très 
souffrant  et  que  vous  ne  veniez  plus  aux  Champs-Ely- 
sées. Moi  je  n'y  vais  guère  non  plus  parce  qu'il  y  a 
énormément  de  malades.  Mais  mes  amies  viennent 
goûter  tous  les  lundis  et  vendredis  à  la  maison. 
Maman  me  charge  de  vous  dire  que  vous  nous  feriez 
très  grand  plaisir  en  venant  aussi  dès  que  vous  serez 
rétabli,  et  nous  pourrions  reprendre  à  la  maison  nos 
bonnes  causeries  des  Champs-Elysées.  Adieu,  mon 
cher  ami,  j'espère  que  vos  parents  vous  permettront 
de  venir  très  souvent  goûter,  et  je  vous  envoie  toutes 
mes  amitiés.  Gilberte.  » 

Tandis  que  je  lisais  ces  mots,  mon  système  nerveux 
recevait  avec  une  diligence  admirable  la  nouvelle  qu'il 
m'arrivait  un  grand  bonheur.  Mais  mon  âme,  c'est- 
à-dire  moi-même,  et  en  somme  le  principal  intéressé, 
l'ignorait  encore.  Le  bonheur,  le  bonheur  par  Gilberte, 
c'était  une  chose  à  laquelle  j 'avais  constamment  songé, 
une  chose  toute  en  pensées,  c'était,  comme  disait 
Léonard,  de  la  peinture,  cosa  mentale.  Une  feuille  de 
papier  couverte  de  caractères,  la  pensée  ne  s'assimile 
pas  cela  tout  de  suite.  Mais  dès  que  j'eus  terminé  la 
lettre,  je  pensai  à  elle,  elle  devint  un  objet  de  rêverie, 
elle  devint,  elle  aussi,  cosa  mentale  et  je  l'aimais  déjà 
tant  que  toutes  les  cinq  minutes  il  me  fallait  la  relire, 
l'embrasser.  Alors,  je  connus  mon  bonheur. 

La  vie  est  semée  de  ces  miracles  que  peuvent  tou- 
jours espérer  les  personnes  qui  aiment.  Il  est  possible 
que  celui-ci  eût  été  provoqué  artificiellement  par  ma 
mère  qui,  voyant  que  depuis  quelque  temps  j'avais 
perdu  tout  cœur  à  vivre,  avait  peut-être  fait  demander 
à  Gilberte  de  m'écrire,  comme,  au  temps  de  mes  pre- 
miers bains  de  mer,  pour  me  donner  .du  plaisir  à  pion- 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      93 

ger,  ce  que  je  détestais  parce  que  cela  me  coupait  la 
respiration,  elle  remettait  en  cachette  à  mon  guide 
baigneur  de  merveilleuses  boîtes  en  coquillages  et  des 
branches  de  corail  que  je  croyais  trouver  moi-même  au 
fond  des  eaux.  D'ailleurs,  pour  tous  les  événements 
qui,  dans  la  vie  et  ses  situations  contrastées,  se  rap- 
portent à  l'amour,  le  mieux  est  de  ne  pas  essayer  de 
comprendre,  puisque  dans  ce  qu'ils  ont  d'inexorable, 
comme  d'inespéré,  ils  semblent  régis  par  des  lois  plu- 
tôt magiques  que  rationnelles.  Quand  un  multi- 
millionnaire, homme  malgré  cela  charmant,  reçoit  son 
congé  d'une  femme  pauvre  et  sans  agrément  avec  qui 
il  vit,  appelle  à  lui,  dans  son  désespoir,  toutes  les 
puissances  de  l'or  et  fait  jouer  toutes  les  influences  de 
la  terre,  sans  réussir  à  se  faire  reprendre,  mieux  vaut 
devant  l'invincible  entêtement  de  sa  maîtresse  sup- 
poser que  le  Destin  veut  l'accabler  et  le  faire  mourir 
d'une  maladie  de  cœur  plutôt  que  de  chercher  une 
explication  logique.  Ces  obstacles  contre  lesquels  les 
amants  ont  à  lutter  et  que  leur  imagination  surexcitée 
par  la  souffrance  cherche  en  vain  à  deviner,  résident 
parfois  dans  quelque  singularité  de  caractère  de  la 
femme  qu'ils  ne  peuvent  ramener  à  eux,  dans  sa 
bêtise,  dans  l'influence  qu'ont  prise  sur  elle  et  les 
craintes  que  lui  ont  suggérées  des  êtres  que  l'amant  ne 
connaît  pas,  dans  le  genre  de  plaisirs  qu'elle  demande 
momentanément  à  la  vie,  plaisirs  que  son  amant,  ni 
la  fortune  de  son  amant  ne  peuvent  lui  offrir.  En  tout 
cas  l'amant  est  mal  placé  pour  connaître  la  nature  des 
obstacles  que  la  ruse  de  la  femme  lui  cache  et  que  son 
propre  jugement  faussé  par  l'amour  l'empêche 
d'apprécier  exactement.  Ils  ressemblent  à  ces  tumeurs 
que  le  médecin  finit  par  réduire  mais  sans  en  avoir 
connu  l'origine.  Comme  elles  ces  obstacles  restent 
mystérieux  mais  sont  temporaires.  Seulement  ils 
durent  généralement  plus  que  l'amour.  Et  comme 
celui-ci  n'est  pas  une  passion  désintéressée,  l'amoureux 


94        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

qui  n'aime  plus  ne  cherche  pas  à  savoir  pourquoi  la 
femme  pauvre  et  légère,  qu'il  aimait,  s'est  obstiné- 
ment refusée  pendant  des  années  à  ce  qu'il  continuât 
à  l'entretenir. 

Or,  le  même  mystère  qui  dérobe  aux  yeux  souvent 
la  cause  des  catastrophes,  quand  il  s'agit  de  l'amour, 
entoure  tout  aussi  fréquemment  la  soudaineté  de  cer- 
taines solutions  heureuses  (telle  que  celle  qui  m'était 
apportée  par  la  lettre  de  Gilberte).  Solutions  heureuses 
ou  du  moins  qui  paraissent  l'être,  car  il  n'y  en  a  guère 
qui  le  soient  réellement  quand  il  s'agit  d'un  sentiment 
d'une  telle  sorte  que  toute  satisfaction  qu'on  lui  donne 
ne  fait  généralement  que  déplacer  la  douleur.  Parfois 
pourtant  une  trêve  est  accordée  et  l'on  a  pendant 
quelque  temps  l'illusion  d'être  guéri. 

En  ce  qui  concerne  cette  lettre  au  bas  de  laquelle 
Françoise  se  refusa  à  reconnaître  le  nom  de  Gilberte 
parce  que  le  G  historié,  appuyé  sur  un  i  sans  point 
avait  l'air  d'un  A,  tandis  que  la  dernière  syllabe  était 
indéfiniment  prolongée  à  l'aide  d'un  paraphe  dentelé, 
si  l'on  tient  à  chercher  une  explication  rationnelle  du 
revirement  qu'elle  traduisait  et  qui  me  rendait  si 
joyeux,  peut-être  pourra-t-on  penser  que  j'en  fus, 
pour  une  part,  redevable  à  un  incident  que  j'avais 
cru  au  contraire  de  nature  à  me  perdre  à  jamais  dans 
l'esprit  des  Swann.  Peu  de  temps  auparavant,  Bloch 
était  venu  me  voir,  pendant  que  le  professeur  Cot- 
tard,  que  depuis  que  je  suivais  son  régime  on  avait 
fait  revenir,  se  trouvait  dans  ma  chambre.  La  consul- 
tation étant  finie  et  Cottard  restant  seulement  en 
visiteur  parce  que  mes  parents  l'avaient  retenu  à 
dîner,  on  laissa  entrer  Bloch.  Comme  nous  étions  tous 
en  train  de  causer,  Bloch  ayant  raconté  qu'il  avait 
entendu  dire  que  M^^^  Swann  m'aimait  beaucoup,  par 
une  personne  avec  qui  il  avait  dîné  la  veille  et  qui 
elle-même  était  très  liée  avec  M^e  Swann,  j'aurais 
voulu  lui  répondre  qu'il  se  trompait  certainement,  et 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLE URS       95 

bien  établir,  par  le  même  scrupule  qui  me  l'avait  fait 
déclarer  à  M.  de  Norpois  et  de  peur  que  M^^^  Swann 
me  prît  pour  un  menteur,  que  je  ne  la  connaissais  pas 
et  ne  lui  avais  jamais  parlé.  Mais  je  n'eus  pas  le  cou- 
rage de  rectifier  l'erreur  de  Bloch,  parce  que  je  com- 
pris bien  qu'elle  était  volontaire,  et  que  s'il  inventait 
quelque  chose  que  M™®  Swann  n'avait  pas  pu  dire, 
en  effet,  c'était  pour  faire  savoir,  ce  qu'il  jugeait 
flatteur  et  ce  qui  n'était  pas  vrai,  qu'il  avait  dîné  à 
côté  d'une  des  amies  de  cette  dame.  Or  il  arriva  que 
tandis  que  M.  de  Norpois,  apprenant  que  je  ne  con- 
naissais pas  et  aurais  aimé  connaître  M^^^  Swann, 
s'était  bien  gardé  de  lui  parler  de  moi,  Cottard,  qu'elle 
avait  pour  médecin,  ayant  induit  de  ce  qu'il  avait 
entendu  dire  à  Bloch  qu'elle  me  connaissait  beaucoup 
et  m'appréciait,  pensa  que,  quand  il  la  verrait,  dire 
que  j'étais  un  charmant  garçon  avec  lequel  il  était  lié 
ne  pourrait  en  rien  être  utile  pour  moi  et  serait  flatteur 
pour  lui,  deux  raisons  qui  le  décidèrent  à  parler  de 
moi  à  Odette  dès  qu'il  en  trouva  l'occasion. 

Alors  je  connus  cet  appartement  d'où  dépassait 
jusque  dans  l'escalier  le  parfum  dont  se  servait 
Mme  Swann,  mais  qu'embaumait  bien  plus  encore  le 
charme  particulier  et  douloureux  qui  émanait  de  la 
vie  de  Gilberte.  L'implacable  concierge,  changé  en 
une  bienveillante  Euménide,  prit  l'habitude,  quand 
je  lui  demandais  si  je  pouvais  monter,  de  m'indiquer, 
en  soulevant  sa  casquette  d'une  main  propice,  qu'il 
exauçait  ma  prière.  Les  fenêtres  qui  du  dehors  inter- 
posaient entre  moi  et  les  trésors  qui  ne  m'étaient  pas 
destinés  un  regard  brillant,  distant  et  superficiel 
qui  me  semblait  le  regard  même  des  Swann,  il  m'ar- 
riva,  quand  à  la  belle  saison  j'avais  passé  tout  un 
après-midi  avec  Gilberte  dans  sa  chambre,  de  les 
ouvrir  moi-même  pour  laisser  entrer  un  peu  d'air 
et  même  de  m'y  pencher  à  côté  d'elle,  si  c'était  le  jour 
de  réception  de  sa  mère,  pour  voir  arriver  les  visites 


k 


96        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

qui  souvent,  levant  la  tête  en  descendant  de  voiture, 
me  faisaient  bonjour  de  la  main,  me  prenant  pour  quel- 
que neveu  de  la  maîtresse  de  maison.  Les  nattes  de 
Gilberte  dans  ces  moments-là  touchaient  ma  joue. 
Elles  me  semblaient,  en  la  finesse  de  leur  gramen  à  la 
fois  naturel  et  surnaturel,  et  la  puissance  de  leurs 
rinceaux  d'art,  un  ouvrage  unique  pour  lequel  on 
avait  utilisé  le  gazon  même  du  Paradis.  A  une  section 
même  infime  d'elles,  quel  herbier  céleste  n'eussé-je 
pas  donné  comme  châsse.  Mais  n'espérant  point  obte- 
nir un  morceau  vrai  de  ces  nattes,  si  au  moins  j'avais 
pu  en  posséder  la  photographie,  combien  plus  pré- 
cieuse que  celle  de  fleurettes  dessinées  par  le  Vinci  ! 
Pour  en  avoir  une  je  fis  auprès  d'amis  des  Swann  et 
même  de  photographes,  des  bassesses  qui  ne  me  pro- 
curèrent pas  ce  que  je  voulais,  mais  me  lièrent  pour 
toujours  avec  des  gens  très  ennuyeux. 

Les  parents  de  Gilberte,  qui  si  longtemps  m'avaient 
empêché  de  la  voir,  maintenant  —  quand  j'entrais 
dans  la  sombre  antichambre  où  planait  perpétuelle- 
ment, plus  formidable  et  plus  désirée  que  jadis  à  Ver- 
sailles l'apparition  du  Roi,  la  possibilité  de  les  ren- 
contrer, et  où  habituellement,  après  avoir  buté  contre 
un  énorme  porte-manteaux  à  sept  branches  comme  le 
Chandelier  de  l'Écriture,  je  me  confondais  en  saluta- 
tions devant  un  valet  de  pied  assis,  dans  sa  longue 
jupe  grise,  sur  le  coffre  de  bois  et  que  dans  l'obscurité 
j'avais  pris  pour  M^^  Swann  —  les  parents  de  Gilberte, 
si  l'un  d'eux  se  trouvait  à  passer  au  moment  de  mon 
arrivée,  loin  d'avoir  l'air  irrité,  me  serraient  la  main 
en  souriant  et  me  disaient: 

—  Comment  allez-vous  ?  (qu'ils  prononçaient  tous 
deux  «  commen  allez- vous  »  sans  faire  la  liaison  du  t, 
liaison  qu'on  pense  bien  qu'une  fois  rentré  à  la  maison 
je  me  faisais  un  incessant  et  voluptueux  exercice  de 
supprimer) .  Gilberte  sait-elle  que  vous  êtes  là  ?  alors 
je  vous  quitte. 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS       97 

Bien  plus,  les  goûters  eux-mêmes  que  Gilberte 
offrait  à  ses  amies  et  qui  si  longtemps  m'avaient  paru 
la  plus  infranchissable  des  séparations  accumulées 
entre  elle  et  moi  devenaient  maintenant  une  occasion 
de  nous  réunir  dont  elle  m'avertissait  par  un  mot, 
écrit  (parce  que  j'étais  une  relation  encore  assez  nou- 
velle) sur  un  papier  à  lettres  toujours  différent.  Une 
fois  il  était  orné  d'un  caniche  t>leu  en  relief  surmontant 
une  légende  humoristique  écrite  en  anglais  et  suivie 
d'un  point  d'exclamation,  une  autre  fois  timbré  d'une 
ancre  marine,  ou  du  chiffre  G.  S.,  démesurément 
allongé  en  un  rectangle  qui  tenait  toute  la  hauteur 
de  la  feuille,  ou  encore  du  nom  «  Gilberte  »  tantôt 
tracé  en  travers  dans  un  coin  en  caractères  dorés  qui 
imitaient  la  signature  de  mon  amie  et  finissaient  par 
un  paraphe,  au-dessous  d'un  parapluie  ouvert  im- 
primé en  noir,  tantôt  enfermé  dans  un  monogramme 
en  forme  de  chapeau  chinois  qui  en  contenait  toutes 
les  lettres  en  majuscules  sans  qu'il  fût  possible  d'en 
distinguer  une  seule.  Enfin  comme  la  série  des  papiers 
à  lettres  que  Gilberte  possédait,  pour  nombreuse  que 
fût  cette  série,  n'était  pas  illimitée,  au  bout  d'un  cer- 
tain nombre  de  semaines,  je  voyais  revenir  celui  qui 
portait,  comme  la  première  fois  qu'elle  m'avait  écrit, 
la  devise:  Per  viam  rectam  au-dessous  du  chevalier 
casqué,  dans  une  médaille  d'argent  bruni.  Et  chacun 
était  choisi  tel  jour  plutôt  que  tel  autre  en  vertu  de 
certains  rites,  pensais-je  alors,  mais  plutôt,  je  le  crois 
maintenant,  parce  qu'elle  cherchait  à  se  rappeler  ceux 
dont  elle  s'était  servie  les  autres  fois,  de  façon  à  ne 
jamais  envoyer  le  même  à  un  de  ses  correspondants, 
au  moins  de  ceux  pour  qui  elle  prenait  la  peine  de 
faire  des  frais,  qu'aux  intervalles  les  plus  éloignés 
possible.  Comme  à  cause  de  la  différence  des  heures 
de  leurs  leçons,  certaines  des  amies  que  Gilberte  invi- 
tait à  ces  goûters  étaient  obligées  de  partir  comme  les 
autres  arrivaient  seulement,  dès  l'escalier  j'entendais 

A   LA   RECHERCHE   DU  TEMPS   PERDU  —  m  7 


98        A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

s*échapper  de  l'antichambre  un  murmure  de  voix  qui, 
dans  rémotion  que  me  causait  la  cérémonie  imposante 
à  laquelle  j'allais  assister,  rompait  brusquement,  bien 
avant  que  j'atteignisse  le  palier,  les  liens  qui  me  rat- 
tachaient encore  à  la  vie  antérieure  et  m'ôtaient  jus- 
qu'au souvenir  d'avoir  à  retirer  mon  foulard  une  fois 
que  je  serais  au  chaud  et  de  regarder  l'heure  pour  ne 
pas  rentrer  en  retard.  Cet  escalier,  d'ailleurs,  tout  en 
bois,  comme  on  en  faisait  alors  dans  certaines  maisons 
de  rapport  de  ce  style  Henri  II  qui  avait  été  si  long- 
temps l'idéal  d'Odette  et  dont  elle  devait  bientôt  se 
déprendre,  et  pourvu  d'une  pancarte  sans  équivalent 
chez  nous,  sur  laquelle  on  lisait  ces  mots  :  «  Défense 
de  se  servir  de  l'ascenseur  pour  descendre  »,  me  sem- 
blait quelque  chose  de  tellement  prestigieux  que  je 
dis  à  mes  parents  que  c'était  un  escalier  ancien  rap- 
porté de  très  loin  par  M.  Swann.  Mon  amour  de  la 
vérité  était  si  grand  que  je  n'aurais  pas  hésité  à  leur 
donner  ce  renseignement  même  si  j'avais  su  qu'il 
était  faux,  car  seul  il  pouvait  leur  permettre  d'avoir 
pour  la  dignité  de  l'escalier  des  Swann  le  même  res- 
pect que  moi.  C'est  ainsi  que  devant  un  ignorant  qui 
ne  peut  comprendre  en  quoi  consiste  le  génie  d'un 
grand  médecin,  on  croirait  bien  faire  de  ne  pas  avouer 
qu'il  ne  sait  pas  guérir  le  rhume  de  cerveau.  Mais 
comme  je  n'avais  aucun  esprit  d'observation,  comme 
en  général  je  ne  savais  ni  le  nom  ni  l'espèce  des  choses 
qui  se  trouvaient  sous  mes  yeux,  et  comprenais  seu- 
lement que,  quand  elles  approchaient  les  Swann,  elles 
devaient  être  extraordinaires,  il  ne  me  parut  pas  cer- 
tain qu'en  avertissant  mes  parents  de  leur  valeur 
artistique  et  de  la  provenance  lointaine  de  cet  esca- 
lier, je  commisse  un  mensonge.  Cela  ne  me  parut  pas 
certain;  mais  cela  dut  me  paraître  probable,  car  je  me 
sentis  devenir  très  rouge,  quand  mon  père  m'inter- 
rompit en  disant:  «Je  connais  ces  maisons-là;  j'en 
ai  vu  une,  elles  sont  toutes  pareilles;  Swann  occupe 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS      99 

simplement  plusieurs  étages,  c'est  Berlier  qui  les  a 
construites.  »  Il  ajouta  qu'il  avait  voulu  louer  dans 
l'une  d'elles,  mais  qu'il  y  avait  renoncé,  ne  les  trou- 
vant pas  commodes  et  l'entrée  pas  assez  claire;  il  le 
dit;  mais  je  sentis  instinctivement  que  mon  esprit 
devait  faire  au  prestige  des  Swann  et  à  mon  bonheur 
les  sacrifices  nécessaires,  et  par  un  coup  d'autorité 
intérieure,  malgré  ce  qua  je  venais  d'entendre,  j'écar- 
tai à  tout  jamais  de  moi,  comme  un  dévot  la  Vie  de 
Jésus  de  Renan,  la  pensée  dissolvante  que  leur  appar- 
tement était  un  appartement  quelconque  que  nous 
aurions  pu  habiter. 

Cependant  ces  jours  de  goûter,  m'élevant  dans 
Tescalier  marche  à  marche,  déjà  dépouillé  de  ma 
pensée  et  de  ma  mémoire,  n'étant  plus  que  le  jouet 
des  plus  vils  réflexes,  j'arrivais  à  la  zone  où  le  parfum 
de  M°*6  Swann  se  faisait  sentir.  Je  croyais  déjà  voir 
la  majesté  du  gâteau  au  chocolat,  entouré  d'un  cercle 
d'assiettes  à  petits  fours  et  de  petites  serviettes  da- 
massées grises  à  dessins,  exigées  par  l'étiquette  et 
particulières  aux  Swann.  Mais  cet  ensemble  inchan- 
geable  et  réglé  semblait,  comme  l'univers  nécessaire 
de  Kant,  suspendu  à  un  acte  suprême  de  liberté.  Car 
quand  nous  étions  tous  dans  le  petit  salon  de  Gilberte, 
tout  d'un  coup  regardant  l'heure  elle  disait: 

—  Dites  donc,  mon  déjeuner  commence  à  être 
loin,  je  ne  dîne  qu'à  huit  heures,  j'ai  bien  envie  de 
manger  quelque  chose.  Qu'en  diriez- vous  ? 

Et  elle  nous  faisait  entrer  dans  la  salle  à  manger, 
sombre  comme  l'intérieur  d'un  Temple  asiatique  peint 
par  Rembrandt,  et  où  un  gâteau  architectural,  aussi 
débonnaire  et  familier  qu'il  était  imposant,  semblait 
trôner  là  à  tout  hasard  comme  un  jour  quelconque, 
pour  le  cas  où  il  aurait  pris  fantaisie  à  Gilberte  de  le 
découronner  de  ses  créneaux  en  chocolat  et  d'abattre 
ses  remparts  aux  pentes  fauves  et  raides,  cuites  au 
four  comme  les  bastions  du  palais  de  Darius.  Bien 


100      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

mieux,  pour  procéder  à  la  destruction  de  la  pâtisserie 
ninivite,  Gilberte  ne  consultait  pas  seulement  sa 
faim;  elle  s'informait  encore  de  la  mienne,  tandis 
qu'elle  extrayait  pour  moi  du  monument  écroulé  tout 
un  pan  verni  et  cloisonné  de  fruits  écarlates,  dans  le 
goût  oriental.  Elle  me  demandait  même  l'heure  à 
laquelle  mes  parents  dînaient,  comme  si  je  l'avais 
encore  sue,  comme  si  le  trouble  qui  me  dominait 
avait  laissé  persister  la  sensation  de  l'inappétence  ou 
de  la  faim,  la  notion  du  dîner  ou  l'image  de  la  famille, 
dans  ma  mémoire  vide  et  mon  estomac  paralysé. 
Malheureusement  cette  paralysie  n'était  que  momen- 
tanée. Les  gâteaux  que  je  prenais  sans  m'en  aperce- 
voir, il  viendrait  un  moment  où  il  faudrait  les  digérer. 
Mais  il  était  encore  lointain.  En  attendant,  Gilberte 
me  faisait  «  mon  thé  ».  J'en  buvais  indéfiniment,  alors 
qu'une  seule  tasse  m'empêchait  de  dormir  pour  vingt- 
quatre  heures.  Aussi  ma  mère  avait-elle  l'habitude  de 
dire:  «C'est  ennuyeux,  cet  enfant  ne  peut  aller  chez 
les  Swann  sans  rentrer  malade.  »  Mais  savais- je  seu- 
lement, quand  j'étais  chez  les  Swann,  que  c'était  du 
thé  que  je  buvais  ?  L'eussé-je  su  que  j'en  eusse  pris 
tout  de  même,  car  en  admettant  que  j'eusse  recouvré 
un  instant  le  discernement  du  présent,  cela  ne  m'eût 
pas  rendu  le  souvenir  du  passé  et  la  prévision  de  l'ave- 
nir. Mon  imagination  n'était  pas  capable  d'aller  jus- 
qu'au temps  lointain  où  je  pourrais  avoir  l'idée  de 
me  coucher  et  le  besoin  du  sommeil. 

Les  amies  de  Gilberte  n'étaient  pas  toutes  plongées 
dans  cet  état  d'ivresse  où  une  décision  est  impossible. 
Certaines  refusaient  du  thé  !  Alors  Gilberte  disait, 
phrase  très  répandue  à  cette  époque:  «Décidément, 
je  n'ai  pas  de  succès  avec  mon  thé  !  »  Et  pour  effacer 
davantage  l'idée  de  cérémonie,  dérangeant  l'ordre  des 
chaises  autour  de  la  table:  «Nous  avons  l'air  d'une 
noce;  mon  Dieu  que  les  domestiques  sont  bêtes.  » 

Elle  grignotait,  assise  de  côté  sur  un  siège  en  forme 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     101 

d'x  et  placé  de  travers.  Même,  comme  si  elle  eût  pu 
avoir  tant  de  petits  fours  à  sa  disposition  sans  avoir 
demandé  la  permission  à  sa  mère,  quand  M°^®  Swann 
—  dont  le  «  jour  »  coïncidait  d'ordinaire  avec  les  goû- 
ters de  Gilberte  —  après  avoir  reconduit  une  visite, 
entrait  un  moment  après,  en  courant,  quelquefois 
habillée  de  velours  bleu,  souvent  dans  une  robe  en 
satin  noir  couverte  de  tientelles  blanches,  elle  disait 
d'un  air  étonné: 

—  Tiens,  ça  a  l'air  bon  ce  que  vous  mangez  là,  cela 
me  donne  faim  de  vous  voir  manger  du  cake. 

—  Eh  bien,  maman,  nous  vous  invitons,  répondait 
Gilberte. 

—  Mais  non,  mon  trésor,  qu'est-ce  que  diraient  mes 
visites,  j'ai  encore  M^^  Trombert,  M™^  Cottard  et 
Mme  Bontemps,  tu  sais  que  chère  M™e  Bontemps  ne 
fait  pas  des  visites  très  courtes  et  elle  vient  seulement 
d'arriver.  Qu'est-ce  qu'ils  diraient  toutes  ces  bonnes 
gens  de  ne  pas  me  voir  revenir;  s'il  ne  vient  plus  per- 
sonne, je  reviendrai  bavarder  avec  vous  (ce  qui  m'a- 
musera beaucoup  plus)  quand  elles  seront  parties.  Je 
crois  que  je  mérite  d'être  un  peu  tranquille,  j'ai  eu 
quarante-cinq  visites  et  sur  quarante-cinq  il  y  en  a 
eu  quarante-deux  qui  ont  parlé  du  tableau  de  Gérôme  ! 
Mais  venez  donc  un  de  ces  jours,  me  disait-elle,  prendre 
votre  thé  avec  Gilberte,  elle  vous  le  fera  comme  vous 
l'aimez,  comme  vous  le  prenez  dans  votre  petit  «  stu- 
dio »,  ajoutait-elle,  tout  en  s'enfuyant  vers  ses  visites 
et  comme  si  c'avait  été  quelque  chose  d'aussi  connu 
de  moi  que  mes  habitudes  (fût-ce  celle  que  j'aurais 
eue  de  prendre  le  thé,  si  j'en  avais  jamais  pris;  quant 
à  un  «studio»  j'étais  incertain  si  j'en  avais  un  ou 
non)  que  j'étais  venu  chercher  dans  ce  monde  mysté- 
rieux. «  Quand  viendrez- vous  ?  Demain  ?  On  vous 
fera  des  toasts  aussi  bons  que  chez  Colombin.  Non  ? 
Vous  êtes  un  vilain  »,  disait-elle,  car  depuis  qu'elle 
aussi  commençait  à  avoir  un  salon,  elle  prenait  les 


102      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

façons  de  M^^^  Verdurin,  son  ton  de  despotisme  mi- 
naudier.  Les  toasts  m'étant  d'ailleurs  aussi  inconnus 
que  Colombin,  cette  dernière  promesse  n'aurait  pu 
ajouter  à  ma  tentation.  Il  semblera  plus  étrange, 
puisque  tout  le  monde  parle  ainsi  et  peut-être  même 
maintenant  à  Combray,  que  je  n'eusse  pas  à  la  pre- 
mière minute  compris  de  qui  voulait  parler  M^^^  Swann, 
quand  je  l'entendis  me  faire  l'éloge  de  notre  vieille 
«  nurse  ».  Je  ne  savais  pas  l'anglais,  je  compris  bien- 
tôt pourtant  que  ce  mot  désignait  Françoise.  Moi  qui, 
aux  Champs-Elysées,  avais  eu  si  peur  de  la  fâcheuse 
impression  qu'elle  devait  produire,  j'appris  par 
Mme  Swann  que  c'est  tout  ce  que  Gilberte  lui  avait 
raconté  sur  ma  «  nurse  »  qui  leur  avait  donné  à  elle 
et  à  son  mari  de  la  sympathie  pour  moi.  «  On  sent 
qu'elle  vous  est  si  dévouée,  qu'elle  est  si  bien.  »  (Aussi- 
tôt je  changeai  entièrement  d'avis  sur  Françoise.  Par 
contre-coup,  avoir  une  institutrice  pourvue  d'un 
caoutchouc  et  d'un  plumet  ne  me  sembla  plus  chose 
si  nécessaire.)  Enfin  je  compris,  par  quelques  mots 
échappés  à  M"^®  Swann  sur  M^^  Blatin  dont  elle 
reconnaissait  la  bienveillance  mais  redoutait  les 
visites,  que  des  relations  personnelles  avec  cette 
dame  ne  m'eussent  pas  été  aussi  précieuses  que  j'avais 
cru  et  n'eussent  amélioré  en  rien  ma  situation  chez 
les  Swann. 

Si  j'avais  déjà  commencé  d'explorer  avec  ces  tres- 
saillements de  respect  et  de  joie  le  domaine  féerique 
qui  contre  toute  attente  avait  ouvert  devant  moi  ses 
avenues  jusque-là  fermées,  pourtant  c'était  seulement 
en  tant  qu'ami  de  Gilberte.  Le  royaume  dans  lequel 
j'étais  accueilli  était  contenu  lui-même  dans  un  plus 
mystérieux  encore  où  Swann  et  sa  femme  menaient 
leur  vie  surnaturelle,  et  vers  lequel  ils  se  dirigeaient 
après  m'avoir  serré  la  main  quand  ils  traversaient  en 
même  temps  que  moi,  en  sens  inverse,  l'antichambre. 
Mais  bientôt  je  pénétrai  aussi  au  cœur  du  Sanctuaire. 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS    103 

Par  exemple,  Gilberte  n'était  pas  là,  M.  ou  M"*®  Swann 
se  trouvait  à  la  maison.  Ils  avaient  demandé  qui  avait 
sonné,  et  apprenant  que  c'était  moi,  m'avaient  fait 
prier  d'entrer  un  instant  auprès  d'eux,  désirant  que 
j'usasse  dans  tel  ou  tel  sens,  pour  une  chose  ou  pour 
une  autre,  de  mon  influence  sur  leur  fille.  Je  me  rap- 
pelais cette  lettre  si  incomplète,  si  persuasive,  que 
j'avais  naguère  écrite  à  Swann  et  à  laquelle  il  n'avait 
même  pas  daigné  répondre.  J'admirais  l'impuissance 
de  l'esprit,  du  raisonnement  et  du  cœur  à  opérer  la 
moindre  conversion,  à  résoudre  une  seule  de  ces  dif- 
ficultés, qu'ensuite  la  vie,  sans  qu'on  sache  seulement 
comment  elle  s'y  est  prise,  dénoue  si  aisément.  Ma 
position  nouvelle  d'ami  de  Gilberte,  doué  sur  elle 
d'une  excellente  influence,  me  faisait  maintenant 
bénéficier  de  la  même  faveur  que  si  ayant  eu  pour 
camarade,  dans  un  collège  où  on  m'eût  classé  toujours 
premier,  le  fils  d'un  roi,  j'avais  dû  à  ce  hasard  mes 
petites  entrées  au  Palais  et  des  audiences  dans 
la  salle  du  Trône  ;  Swann,  avec  une  bienveillance 
infinie  et  comme  s'il  n'avait  pas  été  surchargé  d'oc- 
cupations glorieuses,  me  faisait  entrer  dans  sa  biblio- 
thèque et  m'y  laissait  pendant  une  heure  répondre  par 
des  balbutiements,  des  silences  de  timidité  coupés  de 
brefs  et  incohérents  élans  de  courage,  à  des  propos 
dont  mon  émoi  m'empêchait  de  comprendre  un  seul 
mot;  il  me  montrait  des  objets  d'art  et  des  livres  qu'il 
jugeait  susceptibles  de  m'intéresser  et  dont  je  ne  doutais 
pas  d'avance  qu'ils  ne  passassent  infiniment  en  beauté 
tous  ceux  que  possèdent  le  Louvre  et  la  Bibliothèque 
Nationale,  mais  qu'il  m'était  impossible  de  regarder. 
A  ces  moments-là  son  maître  d'hôtel  m'aurait  fait 
plaisir  en  me  demandant  de  lui  donner  ma  montre, 
mon  épingle  de  cravate,  mes  bottines  et  de  signer  un 
acte  qui  le  reconnaissait  pour  mon  héritier:  selon  la 
belle  expression  populaire  dont,  comme  pour  les  plus 
célèbres  épopées,  on  ne  connaît  pas  l'auteur,  mais  qui 


104      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

comme  elles  et  contrairement  à  la  théorie  de  Wolf  en 
a  eu  certainement  un  (un  de  ces  esprits  inventifs  et 
modestes  ainsi  qu'il  s'en  rencontre  chaque  année,  les- 
quels font  des  trouvailles  telles  que  «mettre  un  nom 
sur  une  figure  »  ;  mais  leur  nom  à  eux,  ils  ne  le  font 
pas  connaître),  je  ne  savais  plus  ce  que  je  faisais.  Tout 
au  plus  m'étonnais-je  quand  la  visite  se  prolongeait, 
à  quel  néant  de  réalisation,  à  quelle  absence  de  con- 
clusion heureuse,  conduisaient  ces  heures  vécues 
dans  la  demeure  enchantée.  Mais  ma  déception  ne 
tenait  ni  à  l'insuffisance  des  chefs-d'œuvre  montrés, 
ni  à  l'impossibilité  d'arrêter  sur  eux  un  regard  distrait. 
Car  ce  n'était  pas  la  beauté  intrinsèque  des  choses  qui 
me  rendait  miraculeux  d'être  dans  le  cabinet  de  Swann, 
c'était  l'adhérence  à  ces  choses  —  qui  eussent  pu  être 
les  plus  laides  du  monde  —  du  sentiment  particulier, 
triste  et  voluptueux  que  j'y  localisais  depuis  tant 
d'années  et  qui  l'imprégnait  encore;  de  même  la  mul- 
titude des  miroirs,  des  brosses  d'argent,  des  autels  à 
saint  Antoine  de  Padoue  sculptés  et  peints  par  les 
plus  grands  artistes,  ses  amis,  n'étaient  pour  rien  dans 
le  sentiment  de  mon  indignité  et  de  sa  bienveillance 
royale  qui  m'était  inspiré  quand  M^^  Swann  me  rece- 
vait un  moment  dans  sa  chambre  où  trois  belles  et 
imposantes  créatures,  sa  première,  sa  deuxième  et  sa 
troisième  femme  de  chambre  préparaient  en  sou- 
riant des  toilettes  merveilleuses,  et  vers  laquelle,  sur 
l'ordre  proféré  par  le  valet  de  pied  en  culotte  courte 
que  Madame  désirait  me  dire  un  mot,  je  me  dirigeais 
par  le  sentier  sinueux  d'un  couloir  tout  embaumé  à 
distance  des  essences  précieuses  qui  exhalaient  sans 
cesse  du  cabinet  de  toilette  leurs  effluves  odoriférants. 
Quand  M^^  Swann  était  retournée  auprès  de  ses 
visites,  nous  l'entendions  encore  parler  et  rire,  car 
même  devant  deux  personnes  et  comme  si  elle  avait 
eu  à  tenir  tête  à  tous  les  «  camarades  »,  elle  élevait  la 
voix,  lançait  les  mots,  comme  elle  avait  si  souvent, 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     105 

dans  le  petit  clan,  entendu  faire  à  la  «  patronne  », 
dans  les  moments  où  celle-ci  «  dirigeait  la  conversa- 
tion ».  Les  expressions  que  nous  avons  récemment 
empruntées  aux  autres  étant  celles,  au  moins  pendant 
un  temps,  dont  nous  aimons  le  plus  à  nous  servir, 
M°ie  Swann  choisissait  tantôt  celles  qu'elle  avait  ap- 
prises de  gens  distingués  que  son  mari  n'avait  pu 
éviter  de  lui  faire  connaître  (c'est  d'eux  qu'elle  tenait 
le  maniérisme  qui  consiste  à  supprimer  l'article  ou  le 
pronom  démonstratif  devant  un  adjectif  qualifiant 
une  personne),  tantôt  de  plus  vulgaires  (par  exemple: 
«  C'est  un  rien  !  »  mot  favori  d'une  de  ses  amies)  et 
cherchait  à  les  placer  dans  toutes  les  histoires  que, 
selon  une  habitude  prise  dans  le  «petit  clan  »,  elle  aimait 
à  raconter.  Elle  disait  volontiers  ensuite:  «J'aime 
beaucoup  cette  histoire  »,  «  ah  !  avouez,  c'est  une  bien 
belle  histoire  !  »;  ce  qui  lui  venait,  par  son  mari,  des 
Guermantes  qu'elle  ne  connaissait  pas. 

Mme  Swann  avait  quitté  la  salle  à  manger,  mais  son 
mari  qui  venait  de  rentrer  faisait  à  son  tour  une  appa- 
rition auprès  de  nous.  —  Sais- tu  si  ta  mère  est  seule, 
Gilberte  ?  —  Non,  elle  a  encore  du  monde,  papa.  — 
Comment,  encore  ?  à  sept  heures  !  C'est  effrayant.  La 
pauvre  femme  doit  être  brisée.  C'est  odieux.  (A  la 
maison  j'avais  toujours  entendu,  dans  odieux,  pro- 
noncer Vo  long  —  audieux  —  mais  M.  et  M°^®  Swann 
disaient  odieux,  en  faisant  Vo  bref.)  Pensez,  depuis 
deux  heures  de  l'après-midi  !  reprenait-il  en  se  toiu- 
nant  vers  moi.  Et  Camille  me  disait  qu'entre  quatre 
et  cinq  heures,  il  est  bien  venu  douze  personnes. 
Qu'est-ce  que  je  dis  douze,  je  crois  qu'il  m'a  dit  qua- 
torze. Non,  douze;  enfin  je  ne  sais  plus.  Quand  je  suis 
rentré  je  ne  songeais  pas  que  c'était  son  jour,  et  en 
voyant  toutes  ces  voitiures  devant  la  porte,  je  croyais 
qu'il  y  avait  un  mariage  dans  la  maison.  Et  depuis 
un  moment  que  je  suis  dans  ma  bibliothèque  les  coups 
de  sonnette  n'ont  pas  arrêté;  ma  parole  d'honneur, 


106      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

j'en  ai  mal  à  la  tête.  Et  il  y  a  encore  beaucoup  de 
monde  près  d'elle  ?  —  Non,  deux  visites  seulement. 

—  Sais-tu  qui?  —  M°^«  Cottard  et  M^»®  Bontemps. 

—  Ah  I  la  femme  du  chef  de  cabinet  du  ministre  des 
Travaux  publics.  —  J'sais  que  son  mari  est  employé 
dans  un  ministère,  mais  j'sais  pas  au  juste  comme 
quoi,  disait  Gilberte  en  faisant  l'enfant. 

—  Comment,  petite  sotte,  tu  parles  comme  si  tu 
avais  deux  ans.  Qu'est-ce  que  tu  dis:  employé  dans 
un  ministère  ?  Il  est  tout  simplement  chef  de  cabinet, 
chef  de  toute  la  boutique,  et  encore,  où  ai-je  la  tête, 
ma  parole,  je  suis  aussi  distrait  que  toi,  il  n'est  pas 
chef  de  cabinet,  il  est  directeur  du  cabinet. 

—  J'sais  pas,  moi;  alors  c'est  beaucoup  d'être  le 
directeur  du  cabinet  ?  répondait  Gilberte  qui  ne  per- 
dait jamais  une  occasion  de  manifester  de  l'indiffé- 
rence pour  tout  ce  qui  donnait  de  la  vanité  à  ses 
parents  (elle  pouvait  d'ailleurs  penser  qu'elle  ne  fai- 
sait qu'ajouter  à  une  relation  aussi  éclatante,  en 
n'ayant  pas  l'air  d'y  attacher  trop  d'importance). 

—  Comment,  si  c'est  beaucoup  !  s'écriait  Swann 
qui  préférait  à  cette  modestie  qui  eût  pu  me  laisser 
dans  le  doute  un  langage  plus  explicite.  Mais  c'est 
simplement  le  premier  après  le  ministre  !  C'est  même 
plus  que  le  ministre,  car  c'est  lui  qui  fait  tout.  Il  paraît 
du  reste  que  c'est  une  capacité,  un  homme  de  premier 
ordre,  un  individu  tout  à  fait  distingué.  Il  est  officier 
de  la  Légion  d'honneur.  C'est  un  homme  délicieux, 
même  fort  joli  garçon. 

Sa  femme  d'ailleurs  l'avait  épousé  envers  et  contre 
tous  parce  que  c'était  un  «  être  de  charme  ».  Il  avait, 
ce  qui  peut  suffire  à  constituer  un  ensemble  rare  et 
délicat,  une  barbe  blonde  et  soyeuse,  de  jolis  traits, 
une  voix  nasale,  l'haleine  forte  et  un  œil  de  verre. 

—  Je  vous  dirai,  ajoutait-il  en  s 'adressant  à  moi, 
que  je  m'amuse  beaucoup  de  voir  ces  gens-là  dans  le 
gouvernement  actuel,  parce  que  ce  sont  les  Bontemps, 


b 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     107 

de  la  maison  Bontemps-Chenut,  le  type  de  la  bour- 
geoisie réactionnaire,  cléricale,  à  idées  étroites.  Votre 
pauvre  grand-père  a  bien  connu,  au  moins  de  répu- 
tation et  de  vue,  le  vieux  père  Chenut  qui  ne  donnait 
qu'un  sou  de  pourboire  aux  cochers  bien  qu'il  fût 
riche  pour  l'époque,  et  le  baron  Bréau-Chenut.  Toute 
la  fortune  a  sombré  dans  le  krach  de  l'Union  Générale, 
vous  êtes  trop  jeune  pour  •avoir  connu  ça,  et  dame 
on  s'est  refait  comme  on  a  pu. 

—  C'est  l'oncle  d'une  petite  qui  venait  à  mon  cours, 
dans  une  classe  bien  au-dessous  de  moi,  la  fameuse 
a  Albertine  ».  Elle  sera  sûrement  très  «  fast  »  mais  en 
attendant  elle  a  une  drôle  de  touche. 

—  Elle  est  étonnante  ma  fille,  elle  connaît  tout  le 
monde. 

—  Je  ne  la  connais  pas.  Je  la  voyais  seulement 
passer,  on  criait  Albertine  par-ci,  Albertine  par-là. 
Mais  je  connais  M™^  Bontemps,  et  elle  ne  me  plaît 
pas  non  plus. 

—  Tu  as  le  plus  grand  tort,  elle  est  charmante, 
jolie,  intelligente.  Elle  est  même  spirituelle.  Je  vais 
aller  lui  dire  bonjour,  lui  demander  si  son  mari  croit 
que  nous  allons  avoir  la  guerre,  et  si  on  peut  compter 
sur  le  roi  Théodose.  Il  doit  savoir  cela,  n'est-ce  pas, 
lui  qui  est  dans  le  secret  des  dieux  ? 

Ce  n'est  pas  ainsi  que  Swann  parlait  autrefois; 
mais  qui  n'a  vu  des  princesses  royales  fort  simples, 
si  dix  ans  plus  tard  elles  se  sont  fait  enlever  par  un 
valet  de  chambre,  et  qu'elles  cherchent  à  revoir  du 
monde  et  sentent  qu'on  ne  vient  pas  volontiers  chez 
elles,  prendre  spontanément  le  langage  des  vieilles 
raseuses,  et  quand  on  cite  une  duchesse  à  la  mode, 
ne  les  a  entendues  dire  :  «  Elle  était  hier  chez  moi  »,  et  : 
«  Je  vis  à  l'écart  »  ?  Aussi  est-il  inutile  d'observer  les 
mœurs,  puisqu'on  peut  les  déduire  des  lois  psycho- 
logiques. 

Les  Swann  participaient  à  ce  travers  des  gens  chez 


108      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

qui  peu  de  monde  va;  la  visite,  l'invitation,  une  simple 
parole  aimable  de  personnes  un  peu  marquantes  étaient 
pour  eux  un  événement  auquel  ils  souhaitaient  de 
donner  de  la  publicité.  Si  la  mauvaise  chance  voulait 
que  les  Verdurin  fussent  à  Londres  quand  Odette  avait 
eu  un  dîner  un  peu  brillant,  on  s'arrangeait  pour  que 
par  quelque  ami  commun  la  nouvelle  leur  en  fût  câblée 
outre-Manche.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  lettres,  aux  télé- 
grammes batteurs  reçus  par  Odette,  que  les  Swann 
ne  fussent  incapables  de  garder  pour  eux.  On  en  parlait 
aux  amis,  on  les  faisait  passer  de  mains  en  mains.  Le 
salon  des  Swann  ressemblait  ainsi  à  ces  hôtels  de  villes 
d'eaux  où  on  affiche  les  dépêches. 

Du  reste,  les  personnes  qui  n'avaient  pas  seulement 
connu  l'ancien  Swann  en  dehors  du  monde,  comme 
j'avais  fait,  mais  dans  le  monde,  dans  ce  miheu  Guer- 
mantes,  où,  en  exceptant  les  Altesses  et  les  Duchesses, 
on  était  d'une  exigence  infinie  pour  l'esprit  et  le 
charme,  où  on  prononçait  l'exclusive  pour  des  hommes 
éminents  qu'on  trouvait  ennuyeux  ou  vulgaires,  ces 
personnes-là  auraient  pu  s'étonner  en  constatant  que 
l'ancien  Swann  avait  cessé  d'être  non  seulement 
discret  quand  il  parlait  de  ses  relations  mais  difficile 
quand  il  s'agissait  de  les  choisir.  Comment  M^^  Bon- 
temps,  si  commune,  si  méchante,  ne  l'exaspérait-elle 
pas  ?  Comment  pouvait-il  la  déclarer  agréable  ?  Le 
souvenir  du  milieu  Guermantes  aurait  dû  l'en  empê- 
cher, semblait-il;  en  réalité,  il  l'y  aidait.  Il  y  avait 
certes  ches  les  Guermantes,  à  l'encontre  des  trois 
quarts  des  milieux  mondains,  du  goût,  un  goût  raffiné 
même,  mais  aussi  du  snobisme,  d'où  possibilité  d'une 
interruption  momentanée  dans  l'exercice  du  goût.  S'il 
s'agissait  de  quelqu'un  qui  n'était  pas  indispensable  à 
cette  coterie,  d'un  ministre  des  Affaires  étrangères, 
répubUcain  un  peu  solennel,  d'un  académicien  bavard, 
le  goût  s'exerçait  à  fond  contre  lui,  Swann  plaignait 
M°ie  de  Guermantes  d'avoir  dîné  à  côté  de  pareils 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     109 

convives  dans  une  ambassade  et  on  leur  préférait  mille 
fois  un  homme  élégant,  c'est-à-dire  un  homme  du 
milieu  Guermantes,  bon  à  rien,  mais  possédant  l'esprit 
des  Guermantes,  quelqu'un  qui  était  de  la  même  cha- 
pelle. Seiilement,  une  grande-duchesse,  une  princesse 
du  sang  dînait-elle  souvent  chez  M°*®  de  Guermantes, 
elle  se  trouvait  alors  faire  partie  de  cette  chapelle  elle 
aussi,  sans  y  avoir  aucun  dfoit,  sans  en  posséder  en 
rien  l'esprit.  Mais  avec  la  naïveté  des  gens  du  monde, 
du  moment  qu'on  la  recevait,  on  s'ingéniait  à  la  trou- 
ver agréable,  faute  de  pouvoir  se  dire  que  c'est  parce 
qu'on  l'avait  trouvée  agréable  qu'on  la  recevait. 
Swann  venant  au  secours  de  M"^®  de  Guermantes  lui 
disait  quand  l'Altesse  était  partie:  «Au  fond  elle  est 
bonne  femme,  elle  a  même  un  certain  sens  du  comique. 
Mon  Dieu  je  ne  pense  pas  qu'elle  ait  approfondi  la 
Critique  de  la  Raison  pure,  mais  elle  n'est  pas  déplai- 
sante. —  Je  suis  absolument  de  votre  avis,  répondait 
la  duchesse.  Et  encore  elle  était  intimidée,  mais  vous 
verrez  qu'elle  peut  être  charmante.  —  Elle  est  bien 
moins  embêtante  que  M"^^  x  (la  femme  de  l'académi- 
cien bavard,  laquelle  était  remarquable)  qui  vous  cite 
vingt  volumes.  —  Mais  il  n'y  a  même  pas  de  compa- 
raison possible.  »  La  faculté  de  dire  de  telles  choses, 
de  les  dire  sincèrement,  Swann  l'avait  acquise  chez  la 
duchesse,  et  conservée.  Il  en  usait  maintenant  à 
l'égard  des  gens  qu'il  recevait.  Il  s'efforçait  à  discerner, 
à  aimer  en  eux  les  qualités  que  tout  être  humain 
révèle,  si  on  l'examine  avec  une  prévention  favorable 
et  non  avec  le  dégoût  des  délicats  ;  il  mettait  en  valeur 
les  mérites  de  M»^®  Bontemps  comme  autrefois  ceux 
de  la  princesse  de  Parme,  laquelle  eût  dû  être 
exclue  du  milieu  de  Guermantes,  s'il  n'y  avait  pas 
eu  entrée  de  faveur  pour  certaines  Altesses  et  si 
même  quand  il  s'agissait  d'elles  on  n'eût  vraiment 
considéré  que  l'esprit  et  un  certain  charme.  On  a  vu 
d'ailleurs  autrefois  que  Swann  avait  le  goût  (dont  il 


110      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

faisait  maintenant  une  application  seulement  plus 
durable)  d'échanger  sa  situation  mondaine  contre  une 
autre  qui  dans  certaines  circonstances  lui  convenait 
mieux.  Il  n'y  a  que  les  gens  incapables  de  décomposer, 
dans  leur  perception,  ce  qui  au  premier  abord  paraît 
indivisible,  qui  croient  que  la  situation  fait  corps  avec 
la  personne.  Un  même  être,  pris  à  des  moments  suc- 
cessifs de  sa  vie,  baigne  à  différents  degrés  de  l'échelle 
sociale  dans  des  milieux  qui  ne  sont  pas  forcément  de 
plus  en  plus  élevés  ;  et  chaque  fois  que  dans  une  période 
autre  de  l'existence,  nous  nouons,  ou  renouons,  des 
liens  avec  un  certain  milieu,  que  nous  nous  y  sentons 
choyés,  nous  commençons  tout  naturellement  à  nous 
y  attacher  en  y  poussant  d'humaines  racines. 

Pour  ce  qui  concerne  M"^^  Bon  temps,  je  crois  aussi 
que  Swann  en  parlant  d'elle  avec  cette  insistance 
n'était  pas  fâché  de  penser  que  mes  parents  appren- 
draient qu'elle  venait  voir  sa  femme.  A  vrai  dire,  à 
la  maison,  le  nom  des  personnes  que  celle-ci  arrivait 
peu  à  peu  à  connaître  piquait  plus  la  curiosité  qu'il  n'ex- 
citait d'admiration.  Au  nom  de  M^^  Trombert,  ma 
mère  disait: 

—  Ah  !  mais  voilà  une  nouvelle  recrue  et  qui  lui 
en  amènera  d'autres. 

Et  comme  si  elle  eût  comparé  la  façon  un  peu  som- 
maire, rapide  et  violente  dont  M™^  Swann  conquérait 
ses  relations  à  une  guerre  coloniale,  maman  ajoutait: 

—  Maintenant  que  les  Trombert  sont  soumis,  les 
tribus  voisines  ne  tarderont  pas  à  se  rendre. 

Quand  elle  croisait  dans  la  rue  M°^®  Swann,  elle  nous 
disait  en  rentrant: 

—  J'ai  aperçu  M^^^  Swann  sur  son  pied  de  guerre, 
elle  devait  partir  pour  quelque  offensive  fructueuse 
chez  les  Masséchutos,  les  Cynghalais  ou  les  Trombert. 

Et  toutes  les  personnes  nouvelles  que  je  lui  disais 
avoir  vues  dans  ce  milieu  un  peu  composite  et  arti- 
ficiel où  elles  avaient  souvent  été  amenées  assez  diffi- 


I 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     111 

cilement  et  de  mondes  assez  différents,  elle  en  devinait 
tout  de  suite  l'origine  et  parlait  d'elles  comme  elle 
aurait  fait  de  trophées  chèrement  achetés;  elle  disait: 

—  Rapporté  d'un  Expédition  chez  les  un  Tel. 

Pour  M°*e  Cottard,  mon  père  s'étonnait  que  M™® 
Swann  pût  trouver  quelque  avantage  à  attirer  cette 
bourgeoise  peu  élégante  et  disait  :  «  Malgré  la  situation 
du  professeur,  j'avoue  que  je  ne  comprends  pas.  »  Ma 
mère,  elle,  au  contraire,  comprenait  très  bien;  elle 
savait  qu'une  grande  partie  des  plaisirs  qu'une  femme 
trouve  à  pénétrer  dans  un  milieu  différent  de  celui  où 
elle  vivait  autrefois  lui  manquerait  si  elle  ne  pouvait 
informer  ses  anciennes  relations  de  celles,  relativement 
plus  brillantes,  par  lesquelles  elle  les  a  remplacées. 
Pour  cela  il  faut  un  témoin  qu'on  laisse  pénétrer  dans 
ce  monde  nouveau  et  délicieux,  comme  dans  une  fleur 
un  insecte  bourdonnant  et  volage,  qui  ensuite,  au 
hasard  de  ses  visites,  répandra,  on  l'espère  du  moins, 
la  nouvelle,  le  germe  dérobé  d'envie  et  d'admiration. 
M™®  Cottard  toute  trouvée  pour  remplir  ce  rôle  ren- 
trait dans  cette  catégorie  spéciale  d'invités  que  maman, 
qui  avait  certains  côtés  de  la  tournure  d'esprit  de  son 
père,  appelait  des  :  «  Étranger,  va  dire  à  Sparte  l  » 
D'ailleurs  —  en  dehors  d'une  autre  raison  qu'on  ne 
sut  que  bien  des  années  après  —  M°*e  Swann,  en  con- 
viant cette  amie  bienveillante,  réservée  et  modeste, 
n'avait  pas  craint  d'introduire  chez  soi,  à  ses  «  jours  » 
brillants,  un  traître  ou  une  concurrente.  Elle  savait 
le  nombre  énorme  de  calices  bourgeois  que  pouvait, 
quand  elle  était  armée  de  l'aigrette  et  du  porte-cartes, 
visiter  en  un  seul  après-midi  cette  active  ouvrière. 
Elle  en  connaissait  le  pouvoir  de  dissémination  et,  en 
se  basant  sur  le  calcul  des  probabilités,  était  fondée 
à  penser  que,  très  vraisemblablement,  tel  habitué  des 
Verdurin  apprendrait  dès  le  surlendemain  que  le  gou- 
verneur de  Paris  avait  mis  des  cartes  chez  elle,  ou  que 
M.  Verdurin  lui-même  entendrait  raconter  que  M.  Le 


112      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Hault  de  Pressagny,  président  du  Concours  hippique, 
les  avait  emmenés,  elle  et  Swann,  au  gala  du  roi  Théo- 
dose; elle  ne  supposait  les  Verdurin  informés  que  de 
ces  deux  événements  flatteurs  pour  elle,  parce  que  les 
matérialisations  particulières  sous  lesquelles  nous  nous 
représentons  et  nous  poursuivons  la  gloire  sont  peu 
nombreuses  par  le  défaut  de  notre  esprit,  qui  n'est  pas 
capable  d'imaginer  à  la  fois  toutes  les  formes  que  nous 
espérons  bien  d'ailleurs  —  en  gros  —  que,  simultané- 
ment, elle  ne  manquera  pas  de  revêtir  pour  nous. 

D'ailleurs,  M"^^  Swann  n'avait  obtenu  de  résultats 
que  dans  ce  qu'on  appelait  le  «  monde  officiel  ».  Les 
femmes  élégantes  n'allaient  pas  chez  elle.  Ce  n'était 
pas  la  présence  de  notabilités  républicaines  qui  les 
avait  fait  fuir.  Au  temps  de  ma  petite  enfance,  tout 
ce  qui  appartenait  à  la  société  conservatrice  était  mon- 
dain, et  dans  un  salon  bien  posé  on  n'eût  pas  pu  rece- 
voir un  républicain.  Les  personnes  qui  vivaient  dans  un 
tel  milieu  s'imaginaient  que  l'impossibilité  de  jamais 
inviter  un  «  opportuniste  »,  à  plus  forte  raison  un 
affreux  «radical»,  était  une  chose  qui  durerait  tou- 
jours, comme  les  lampes  à  huile  et  les  omnibus  à  che- 
vaux. Mais  pareille  aux  kaléidoscopes  qui  tournent  de 
temps  en  temps,  la  société  place  successivement  de 
façon  différente  des  éléments  qu'on  avait  crus  im- 
muables et  compose  une  autre  figure.  Je  n'avais  pas 
encore  fait  ma  première. communion,  que  des  dames 
bien  pensantes  avaient  la  stupéfaction  de  rencontrer 
en  visite  une  Juive  élégante.  Ces  dispositions  nouvelles 
du  kaléidoscope  sont  produites  par  ce  qu'un  philo- 
sophe appellerait  un  changement  de  critère.  L'affaire 
Dreyfus  en  amena  un  nouveau,  à  une  époque  un  peu 
postérieure  à  celle  où  je  commençais  à  aller  chez 
Mme  Swann,  et  le  kaléidoscope  renversa  une  fois  de 
plus  ses  petits  losanges  colorés.  Tout  ce  qui  était  juif 
passa  en  bas,  fût-ce  la  dame  élégante,  et  des  nationa- 
listes obscurs  montèrent  prendre  sa  place.  Le  salon 


1 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     113 

le  plus  brillant  de  Paris  fut  celui  d'un  prince  autrichien 
et  ultra-catholique.  Qu'au  lieu  de  l'affaire  Dreyfus  il 
fût  survenu  une  guerre  avec  l'Allemagne,  le  tour  du 
kaléidoscope  se  fût  produit  dans  \m  autre  sens.  Les 
Juifs  ayant,  à  l'étonnement  général,  montré  qu'ils 
étaient  patriotes,  auraient  gardé  leur  situation,  et 
personne  n'aurait  plus  voulu  aller  ni  même  avouer  être 
jamais  allé  chez  le  prince* autrichien.  Cela  n'empêche 
pas  que  chaque  fois  que  la  société  est  momentanément 
immobile,  ceux  qui  y  vivent  s'imaginent  qu'aucim 
changement  n'aura  plus  lieu,  de  même  qu'ayant  vu 
commencer  le  téléphone,  ils  ne  veulent  pas  croire  à 
l'aéroplane.  Cependant,  les  philosophes  du  journa- 
lisme flétrissent  la  période  précédente,  non  seulement 
le  genre  de  plaisirs  que  l'on  y  prenait  et  qui  leur  semble 
le  dernier  mot  de  la  corruption,  mais  même  les  oeuvres 
des  artistes  et  des  philosophes  qui  n'ont  plus  à  leurs 
yeux  aucune  valeur,  comme  si  elles  étaient  reliées 
indissolublement  aux  modalités  successives  de  la  fri- 
volité mondaine.  La  seule  chose  qui  ne  change  pas  est 
qu'il  semble  chaque  fois  qu'il  y  ait  «  quelque  chose  de 
changé  en  France».  Au  moment  où  j'allai  chez 
Mme  Swann,  l'affaire  Dreyfus  n'avait  pas  encore  éclaté, 
et  certains  grands  Juifs  étaient  fort  puissants.  Aucun 
ne  l'était  plus  que  sir  Rufus  Israels  dont  la  femme, 
lady  Israels,  était  tante  de  Swann.  Elle  n'avait  pas 
personnellement  des  intimités  aussi  élégantes  que  son 
neveu  qui,  d'autre  part,  ne  l'aimant  pas,  ne  l'avait 
jamais  beaucoup  cultivée,  quoiqu'il  dût  vraisembla- 
blement être  son  héritier.  Mais  c'était  la  seule  des 
parentes  de  Swann  qui  eût  conscience  de  la  situation 
mondaine  de  celui-ci,  les  autres  étant  toujours  restées 
à  cet  égard  dans  la  même  ignorance  qui  avait  été 
longtemps  la  nôtre.  Quand,  dans  une  famille,  un  des 
membres  émigré  dans  la  haute  société  —  ce  qui  lui 
semble  à  lui  im  phénomène  imique,  mais  ce  qu'à  dix 
ans  de  distance  il  constate  avoir  été  accompli  d'une 

A    LA   RECHERCHE   DU   TEMPS    P«RDU  —  III  8 


114      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

autre  façon  et  pour  des  raisons  différentes  par  plus 
d'un  jeune  homme  avec  qui  il  avait  été  élevé  —  il 
décrit  autour  de  lui  une  zone  d'ombre,  une  terra  inco- 
gnita,  fort  visible  en  ses  moindres  nuances  pour  tous 
ceux  qui  l'habitent,  mais  qui  n'est  que  nuit  et  pur 
néant  pour  ceux  qui  n'y  pénètrent  pas  et  la  côtoient 
sans  en  soupçonner,  tout  près  d'eux,  l'existence. 
Aucune  Agence  Havas  n'ayant  renseigné  les  cousines 
de  Swann  sur  les  gens  qu'il  fréquentait,  c'est  (avant 
son  horrible  mariage,  bien  entendu)  avec  des  sourires 
de  condescendance  qu'on  se  racontait  dans  les  dîners 
de  famille  qu'on  avait  «  vertueusement  »  employé  son 
dimanche  à  aller  voir  le  «  cousin  Charles  »  que,  le 
croyant  un  peu  envieux  et  parent  pauvre,  on  appelait 
spirituellement,  en  jouant  sur  le  titre  du  roman  de 
Balzac:  «Le  Cousin  Bête».  Lady  Rufus  Israels,  elle, 
savait  à  merveille  qui  étaient  ces  gens  qui  prodiguaient 
à  Swann  une  amitié  dont  elle  était  jalouse.  La  famille 
de  son  mari,  qui  était  à  peu  près  l'équivalent  des  Roth- 
schild, faisait  depuis  plusieurs  générations  les  affaires 
des  princes  d'Orléans.  Lady  Israels,  excessivement 
riche,  disposait  d'une  grande  influence  et  elle  l'avait 
employée  à  ce  qu'aucune  personne  qu'elle  connaissait 
ne  reçût  Odette.  Une  seule  avait  désobéi,  en  cachette. 
C'était  la  comtesse  de  Marsantes.  Or,  le  malheur  avait 
voulu  qu'Odette  étant  allée  faire  visite  à  M°^e  de  Mar- 
santes, lady  Israels  était  entrée  presque  en  même 
temps.  M°^6  de  Marsantes  était  sur  des  épines.  Avec 
la  lâcheté  des  gens  qui  pourtant  pourraient  tout  se 
permettre,  elle  n'adressa  pas  une  fois  la  parole  à 
Odette  qui  ne  fut  pas  encouragée  à  pousser  désormais 
plus  loin  une  incursion  dans  un  monde  qui  du  reste 
n'était  nullement  celui  où  elle  eût  aimé  être  reçue. 
Dans  ce  complet  désintéressement  du  faubourg  Saint- 
Germain,  Odette  continuait  à  être  la  cocotte  illettrée 
bien  différente  des  bourgeois  ferrés  sur  les  moindres 
points  de  généalogie  et  qui  trompent  dans  la  lecture 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS    115 

des  anciens  mémoires  la  soif  des  relations  aristocra- 
tiques que  la  vie  réelle  ne  leur  fournit  pas.  Et  Swann, 
d'autre  part,  continuait  sans  doute  d'être  l'amant  à 
qui  toutes  ces  particularités  d'une  ancienne  maîtresse 
semblent  agréables  ou  inoffensives,  car  souvent  j'en- 
tendis sa  femme  proférer  de  vraies  hérésies  mondaines 
sans  que  (par  un  reste  de  tendresse,  un  manque  d'es- 
time, ou  la  paresse  de  H  perfectionner)  il  cherchât  à 
les  corriger.  C'était  peut-être  aussi  là  une  forme  de 
cette  simplicité  qui  nous  avait  si  longtemps  trompés 
à  Combray  et  qui  faisait  maintenant  que,  continuant 
à  connaître,  au  moins  pour  son  compte,  des  gens  très 
brillants,  il  ne  tenait  pas  à  ce  que  dans  la  conversation 
on  eût  l'air  dans  le  salon  de  sa  femme  de  leur  trouver 
quelque  importance.  Ils  en  avaient  d'ailleurs  moins 
que  jamais  pour  Swann,  le  centre  de  gravité  de  sa 
vie  s'étant  déplacé.  En  tout  cas  l'ignorance  d'Odette 
en  matière  mondaine  était  telle  que,  si  le  nom  de  la 
princesse  de  Guermantes  venait  dans  la  conversation 
après  celui  de  la  duchesse,  sa  cousine  :  «  Tiens,  ceux-là 
sont  princes,  ils  ont  donc  monté  en  grade,  disait 
Odette.  »  Si  quelqu'un  disait:  «le  prince  »  en  parlant 
du  duc  de  Chartres,  elle  rectifiait  :  «  Le  duc,  il  est  duc 
de  Chartres  et  non  prince.  »  Pour  le  duc  d'Orléans,  fils 
du  comte  de  Paris  :  «  C'est  drôle,  le  fils  est  plus  que 
le  père  »,  tout  en  ajoutant,  comme  elle  était  anglo- 
mane:  «On  s'y  embrouille  dans  ces  «Royalties»;  et 
à  une  personne  qui  lui  demandait  de  quelle  province 
étaient  les  Guermantes,  elle  répondit  :  «  de  l'Aisne  ». 
Swann  était  du  reste  aveugle,  en  ce  qui  concernait 
Odette,  non  seulement  devant  ces  lacunes  de  son  édu- 
cation, mais  aussi  devant  la  médiocrité  de  son  intelli- 
gence. Bien  plus,  chaque  fois  qu'Odette  racontait  une 
histoire  bête,  Swann  écoutait  sa  femme  avec  une 
complaisance,  une  gaieté,  presque  une  admiration  où 
il  devait  entrer  des  restes  de  volupté  ;  tandis  que,  dans 
la  même  conversation,  ce  que  lui-même  pouvait  dire 


116      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

de  fin,  même  de  profond,  était  écouté  par  Odette, 
habituellement  sans  intérêt,  assez  vite,  avec  impa- 
tience et  quelquefois  contredit  avec  sévérité.  Et  on 
conclura  que  cet  asservissement  de  l'élite  à  la  vulga- 
rité est  de  règle  dans  bien  des  ménages,  si  l'on  pense, 
inversement,  à  tant  de  femmes  supérieures  qui  se 
laissent  charmer  par  un  butor,  censeur  impitoyable 
de  leurs  plus  déHcates  paroles,  tandis  qu'elles  s'exta- 
sient, avec  l'indulgence  infinie  de  la  tendresse,  devant 
ses  facéties  les  plus  plates.  Pour  revenir  aux  raisons 
qui  empêchèrent  à  cette  époque  Odette  de  pénétrer 
dans  le  faubourg  Saint-Germain,  il  faut  dire  que  le 
plus  récent  tour  du  kaléidoscope  mondain  avait  été 
provoqué  par  ime  série  de  scandales.  Des  femmes  chez 
qui  on  allait  en  toute  confiance  avaient  été  reconnues 
être  des  filles  publiques,  des  espionnes  anglaises.  On 
allait  pendant  quelque  temps  demander  aux  gens,  on 
le  croyait  du  moins,  d'être  avant  tout  bien  posés,  bien 
assis...  Odette  représentait  exactement  tout  ce  avec 
quoi  on  venait  de  rompre  et  d'ailleurs  immédiatement 
de  renouer  (car  les  hommes,  ne  changeant  pas  du  jour 
au  lendemain,  cherchent  dans  un  nouveau  régime  la 
continuation  de  l'ancien,  mais  en  le  cherchant  sous 
une  forme  différente  qui  permît  d'être  dupe  et  de 
croire  que  ce  n'était  plus  la  société  d'avant  la  crise). 
Or,  aux  dames  «  brûlées  »  de  cette  société  Odette  res- 
semblait trop.  Les  gens  du  monde  sont  fort  myopes; 
au  moment  où  ils  cessent  toutes  relations  avec  des 
dames  Israélites  qu'ils  connaissaient,  pendant  qu'ils  se 
demandent  comment  rempUr  ce  vide,  ils  aperçoivent, 
poussée  là  comme  à  la  faveur  d'une  nuit  d'orage,  une 
dame  nouvelle,  Israélite  aussi;  mais  grâce  à  sa  nou- 
veauté, elle  n'est  pas  associée  dans  leur  esprit,  comme 
les  précédentes,  avec  ce  qu'ils  croient  devoir  détester. 
Elle  ne  demande  pas  qu'on  respecte  son  Dieu.  On 
l'adopte.  Il  ne  s'agissait  pas  d'antisémitisme  à  l'épo- 
que oti  je  commençai  d'aller  chez  Odette.   Mais  elle 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     117 

était    pareille    à    ce    qu'on    voulait    fuir    pour   un 
temps. 

Swann,  lui,  allait  souvent  faire  visite  à  quelques- 
unes  de  ses  relations  d'autrefois  et  par  conséquent 
appartenant  toutes  au  plus  grand  monde.  Pourtant, 
quand  il  nous  parlait  des  gens  qu'il  venait  d'aller  voir, 
je  remarquai  qu'entre  celles  qu'il  avait  connues  jadis 
le  choix  qu'il  faisait  était  guidé  par  cette  même  sorte 
de  goût,  mi-artistique,  mi-historique,  qui  inspirait 
chez  lui  le  collectionneur.  En  remarquant  que  c'était 
souvent  telle  ou  telle  grande  dame  déclassée  qui  l'in- 
téressait parce  qu'elle  avait  été  la  maîtresse  de  Liszt 
ou  qu'un  roman  de  Balzac  avait  été  dédié  à  sa  grand'- 
mère  (comme  il  achetait  un  dessin  si  Chateaubriand 
l'avait  décrit),  j'eus  le  soupçon  que  nous  avions  rem- 
placé à  Combray  l'erreur  de  croire  Swann  un  bourgeois 
n'allant  pas  dans  le  monde,  par  une  autre,  celle  de  le 
croire  un  des  hommes  les  plus  élégants  de  Paris.  Être 
l'ami  du  comte  de  Paris  ne  signifie  rien.  Combien  y  en 
a-t-il  de  ces  «  amis  des  princes  »  qui  ne  seraient  pas 
reçus  dans  un  salon  un  peu  fermé  ?  Les  princes  se 
savent  princes,  ne  sont  pas  snobs  et  se  croient  d'ail- 
leurs tellement  au-dessus  de  ce  qui  n'est  pas  de  leur 
sang  que  grands  seigneurs  et  bourgeois  leur  appa- 
raissent, au-dessous  d'eux,  presque  au  même  niveau. 

Au  reste,  Swann  ne  se  contentait  pas  de  chercher 
dans  la  société  telle  qu'elle  existe  et  en  s 'attachant  aux 
noms  que  le  passé  y  a  inscrits  et  qu'on  peut  encore 
y  lire,  un  simple  plaisir  de  lettré  et  d'artiste,  il  goûtait 
un  divertissement  assez  vulgaire  à  faire  comme  des 
bouquets  sociaux  en  groupant  des  éléments  hétéro- 
gènes, en  réunissant  des  personnes  prises  ici  et  là. 
Ces  expériences  de  sociologie  amusante  (ou  que  Swann 
trouvait  telle)  n'avaient  pas  sur  toutes  les  amies  de 
sa  femme  —  du  moins  d'une  façon  constante  —  une 
répercussion  identique.  «  J'ai  l'intention  d'inviter  en- 
semble les  Cottard  et  la  duchesse   de   Vendôme  ». 


118      A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

disait-il  en  riant  à  M°^®  Bontemps,  de  l'air  friand  d'un 
gourmet  qui  a  l'intention  et  veut  faire  l'essai  de  rem- 
placer dans  une  sauce  les  clous  de  girofle  par  du  poivre 
de  Cayenne.  Or  ce  projet  qui  allait  paraître  en  effet 
plaisant,  dans  le  sens  ancien  du  mot,  aux  Cottard,  avait 
le  don  d'exaspérer  M°^e  Bontemps.  Elle  avait  été 
récemment  présentée  par  les  Swann  à  la  duchesse  de 
Vendôme  et  avait  trouvé  cela  aussi  agréable  que  natu- 
rel. En  tirer  gloire  auprès  des  Cottard,  en  le  leur 
racontant,  n'avait  pas  été  la  partie  la  moins  savou- 
reuse de  son  plaisir.  Mais  comme  les  nouveaux  décorés 
qui,  dès  qu'ils  le  sont,  voudraient  voir  se  fermer  aussi- 
tôt le  robinet  des  croix,  M"^^  Bontemps  eût  souhaité 
qu'après  elle  personne  de  son  monde  à  elle  ne  fût 
présenté  à  la  princesse.  Elle  maudissait  intérieurement 
le  goût  dépravé  de  Swann  qui  lui  faisait,  pour  réaliser 
une  misérable  bizarrerie  esthétique,  dissiper  d'un  seul 
coup  toute  la  poudre  qu'elle  avait  jetée  aux  yeux  des 
Cottard  en  leur  parlant  de  la  duchesse  de  Vendôme. 
Comment  allait-elle  même  oser  annoncer  à  son  mari 
que  le  professeur  et  sa  femme  allaient  à  leur  tour  avoir 
leur  part  de  ce  plaisir  qu'elle  lui  avait  vanté  comme 
unique  ?  Encore  si  les  Cottard  avaient  pu  savoir  qu'ils 
n'étaient  pas  invités  pour  de  bon,  mais  pour  l'amu- 
sement. Il  est  vrai  que  les  Bontemps  l'avaient  été  de 
même,  mais  Swann  ayant  pris  à  l'aristocratie  cet 
éternel  donjuanisme  qui  entre  deux  femmes  de  rien 
fait  croire  à  chacune  que  ce  n'est  qu'elle  qu'on  aime 
sérieusement,  avait  parlé  à  M^^^  Bontemps  de  la 
duchesse  de  Vendôme  comme  d'une  personne  avec 
qui  il  était  tout  indiqué  qu'elle  dînât.  «  Oui,  nous 
comptons  inviter  la  princesse  avec  les  Cottard,  dit, 
quelques  semaines  plus  tard  M^^^  Swann,  mon  mari 
croit  que  cette  conjonction  pourra  donner  quelque 
chose  d'amusant  »,  car  si  elle  avait  gardé  du  «  petit 
noyau  »  certaines  habitudes  chères  à  M™^  Verdurin, 
"omme  de  crier  très  fort  pour  être  entendue  de  tous 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     119 

les  fidèles,  en  revanche,  elle  employait  certaines  ex- 
pressions —  comme  «  conjonction  »  —  chères  au  milieu 
Guermantes  duquel  elle  subissait  ainsi  à  distance  et  à 
son  insu,  comme  la  mer  le  fait  pour  la  lune,  l'attraction, 
sans  pourtant  se  rapprocher  visiblement  de  lui.  «  Oui, 
les  Cottard  et  la  duchesse  de  Vendôme,  est-ce  que 
vous  ne  trouvez  pas  que  cela  sera  drôle  ?  »  demanda 
Swann.  «  Je  crois  que  ça  marchera  très  mal  et  que  ça 
ne  vous  attirera  que  des  ennuis,  il  ne  faut  pas  jouer 
avec  le  feu  »,  répondit  M"^^  Bontemps,  furieuse.  Elle  et 
son  mari  furent,  d'ailleurs,  ainsi  que  le  prince  d'Agri- 
gente,  invités  à  ce  dîner,  que  M^^  Bontemps  et  Cot- 
tard eurent  deux  manières  de  raconter,  selon  les  per- 
sonnes à  qui  ils  s'adressaient.  Aux  uns,  M"^^  Bontemps 
de  son  côté,  Cottard  du  sien,  disaient  négligemment 
quand  on  leur  demandait  qui  il  y  avait  d'autre  au 
dîner:  «  Il  n'y  avait  que  le  prince  d'Agrigente,  c'était 
tout  à  fait  intime.  »  Mais  d'autres  risquaient  d'être 
mieux  informés  (même  une  fois  quelqu'un  avait  dit 
à  Cottard:  «Mais  est-ce  qu'il  n'y  avait  pas  aussi  les 
Bontemps  ?  —  Je  les  oubliais  »,  avait  en  rougissant 
répondu  Cottard  au  maladroit  qu'il  classa  désormais 
dans  la  catégorie  des  mauvaises  langues).  Pour  ceux-là 
les  Bontemps  et  les  Cottard  adoptèrent  chacun  sans 
s'être  consultés  une  version  dont  le  cadre  était  iden- 
tique et  où  seuls  leurs  noms  respectifs  étaient  inter- 
changés. Cottard  disait:  «Eh  bien,  il  y  avait  seulement 
les  maîtres  de  maison,  le  duc  et  la  duchesse  de  Ven- 
dôme —  (en  souriant  avantageusement)  le  professeur 
et  M^ie  Cottard,  et,  ma  foi,  du  diable  si  on  a 
jamais  su  pourquoi,  car  ils  allaient  là  comme  des 
cheveux  sur  la  soupe,  M.  et  M^^  Bontemps.  » 
M°^®  Bontemps  récitait  exactement  le  même  mor- 
ceau, seulement  c'était  M.  et  M^^  Bontemps  qui 
étaient  nommés  avec  une  emphase  satisfaite,  entre 
la  duchesse  de  Vendôme  et  le  prince  d'Agrigente, 
et    les    pelés    qu'à    la    fin    elle    accusait    de    s'être 


120      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

invités  eux-mêmes  et  qui  faisaient  tache,  c'étaient 
les  Cottard. 

De  ses  visites  Swann  rentrait  souvent  assez  peu  de 
temps  avant  le  dîner.  A  ce  moment  de  six  heures  du 
soir  où  jadis  il  se  sentait  si  malheureux,  il  ne  se  de- 
mandait plus  ce  qu'Odette  pouvait  être  en  train  de 
faire  et  s'inquiétait  peu  qu'elle  eût  du  monde  chez  elle, 
ou  fût  sortie.  Il  se  rappelait  parfois  qu'il  avait,  bien 
des  années  auparavant,  essayé  un  jour  de  lire  à  travers 
Tenveloppe  une  lettre  adressée  par  Odette  à  Forche- 
ville.  Mais  ce  souvenir  ne  lui  était  pas  agréable  et, 
plutôt  que  d'approfondir  la  honte  qu'il  ressentait,  il 
préférait  se  livrer  à  une  petite  grimace  du  coin  de  la 
bouche  complétée  au  besoin  d'un  hochement  de  tête 
qui  signifiait  :  «  Qu'est-ce  que  ça  peut  me  faire  ?  » 
Certes,  il  estimait  maintenant  que  l'hypothèse  à 
laquelle  il  s'était  souvent  arrêté  jadis  et  d'après  quoi 
c'étaient  les  imaginations  de  sa  jalousie  qui  seules 
noircissaient  la  vie,  en  réalité  innocente  d'Odette, 
que  cette  hypothèse  (en  somme  bienfaisante  puisque 
tant  qu'avait  duré  sa  maladie  amoureuse  elle  avait 
diminué  ses  souffrances  en  les  faisant  paraître  ima- 
ginaires) n'était  pas  la  vraie,  que  c'était  sa  jalousie 
qui  avait  vu  juste,  et  que  si  Odette  l'avait  aimé  plus 
qu'il  n'avait  cru,  elle  l'avait  aussi  trompé  davantage. 
Autrefois  pendant  qu'il  souffrait  tant,  il  s'était  juré 
que,  dès  qu'il  n'aimerait  plus  Odette  et  ne  craindrait 
plus  de  la  fâcher  ou  de  lui  faire  croire  qu'il  l'aimait 
trop,  il  se  donnerait  la  satisfaction  d'élucider  avec 
elle,  par  simple  amour  de  la  vérité  et  comme  un  point 
d'histoire,  si  oui  ou  non  Forcheville  était  couché  avec 
elle  le  jour  où  il  avait  sonné  et  frappé  au  carreau  sans 
qu'on  lui  ouvrît,  et  où  elle  avait  écrit  à  Forcheville 
que  c'était  un  oncle  à  elle  qui  était  venu.  Mais  le  pro- 
blème si  intéressant  qu'il  attendait  seulement  la  fin 
de  sa  jalousie  pour  tirer  au  clair  avait  précisément 
perdu  tout  intérêt  aux  yeux  de  Swann,  quand  il  avait 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     121 

cessé  d'être  jaloux.  Pas  immédiatement  pourtant. 
Il  n'éprouvait  déjà  plus  de  jalousie  à  l'égard  d'Odette, 
que  le  jour  des  coups  frappés  en  vain  par  lui  l'après- 
midi  à  la  porte  du  petit  hôtel  de  la  rue  Lapérouse 
avait  continué  à  en  exciter  chez  lui.  C'était  comme  si 
la  jalousie,  pareille  un  peu  en  cela  à  ces  maladies  qui 
semblent  avoir  leur  siège,  leur  source  de  contagionne- 
ment,  moins  dans  certaines  personnes  que  dans  cer- 
tains lieux,  dans  certaines  maisons,  n'avait  pas  eu 
tant  pour  objet  Odette  elle-même  que  ce  jour,  cette 
heure  du  passé  perdu  où  Swann  avait  frappé  à  toutes 
les  entrées  de  l'hôtel  d'Odette.  On  aurait  dit  que  ce 
jour,  cette  heure  avaient  seuls  fixé  quelques  dernières 
parcelles  de  la  personnalité  amoureuse  que  Swann 
avait  eue  autrefois  et  qu'il  ne  les  retrouvait  plus  que 
là.  Il  était  depuis  longtemps  insoucieux  qu'Odette 
l'eût  trompé  et  le  trompât  encore.  Et  pourtant  il  avait 
continué  pendant  quelques  années  à  rechercher  d'an- 
ciens domestiques  d'Odette,  tant  avait  persisté  chez 
lui  la  douloureuse  curiosité  de  savoir  si  ce  jour-là, 
tellement  ancien,  à  six  heures,  Odette  était  couchée 
avec  Porche  ville.  Puis  cette  curiosité  elle-même  avait 
disparu,  sans  pourtant  que  ses  investigations  ces- 
sassent. Il  continuait  à  tâcher  d'apprendre  ce  qui  ne 
l'intéressait  plus,  parce  que  son  moi  ancien,  parvenu 
à  l'extrême  décrépitude,  agissait  encore  machinale- 
ment, selon  des  préoccupations  abolies  au  point  que 
Swann  ne  réussissait  même  plus  à  se  représenter  cette 
angoisse,  si  forte  pourtant  autrefois  qu'il  ne  pouvait 
se  figurer  alors  qu'il  s'en  délivrât  jamais  et  que  seule 
la  mort  de  celle  qu'il  aimait  (la  mort  qui,  comme  le 
montrera  plus  loin,  dans  ce  livre,  une  cruelle  contre- 
épreuve,  ne  diminue  en  rien  les  souffrances  de  la 
jalousie)  lui  semblait  capable  d'aplanir  pour  lui  la 
route,  entièrement  barrée,  de  sa  vie. 

Mais  éclaircir  un  jour  les  faits  de  la  vie  d'Odette 
auxquels  il  avait  dû  ces  souffrances  n'avait  pas  été  le 


122      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

seul  souhait  de  Swann;  il  avait  mis  en  réserve  aussi 
celui  de  se  venger  d'elles,  quand  n'aimant  plus  Odette 
il  ne  la  craindrait  plus  ;  or,  d'exaucer  ce  second  souhait, 
l'occasion  se  présentait  justement  car  Swann  aimait 
une  autre  femme,  une  femme  qui  ne  lui  donnait  pas 
de  motifs  de  jalousie  mais  pourtant  de  la  jalousie 
parce  qu'il  n'était  plus  capable  de  renouveler  sa  façon 
d'aimer,  et  que  c'était  celle  dont  il  avait  usé  pour 
Odette  qui  lui  servait  encore  pour  une  autre.  Pour  que 
la  jalousie  de  Swann  renaquît,  il  n'était  pas  nécessaire 
que  cette  femme  fût  infidèle,  il  suffisait  que  pour  une 
raison  quelconque  elle  fût  loin  de  lui,  à  une  soirée  par 
exemple,  et  eût  paru  s'y  amuser.  C'était  assez  pour 
réveiller  en  lui  l'ancienne  angoisse,  lamentable  et  con- 
tradictoire excroissance  de  son  amour,  et  qui  éloignait 
Swann  de  ce  qu'elle  était  comme  un  besoin  d'atteindre 
(le  sentiment  réel  que  cette  jeune  femme  avait  pour 
lui,  le  désir  caché  de  ses  journées,  le  secret  de  son 
cœur),  car  entre  Swann  et  celle  qu'il  aimait  cette 
angoisse  interposait  un  amas  réfractaire  de  soup- 
çons antérieurs,  ayant  leur  cause  en  Odette,  ou  en 
telle  autre  peut-être  qui  avait  précédé  Odette,  et  qui 
ne  permettait  plus  à  l'amant  vieilli  de  connaître  sa 
maîtresse  d'aujourd'hui  qu'à  travers  le  fantôme  ancien 
et  collectif  de  la  «  femme  qui  excitait  sa  jalousie  »  dans 
lequel  il  avait  arbitrairement  incarné  son  nouvel 
amour.  Souvent  pourtant  Swann  l'accusait,  cette 
jalousie,  de  le  faire  croire  à  des  trahisons  imaginaires; 
mais  alors  il  se  rappelait  qu'il  avait  fait  bénéficier 
Odette  du  même  raisonnement  et  à  tort.  Aussi  tout 
ce  que  la  jeune  femme  qu'il  aimait  faisait  aux  heures 
où  il  n'était  pas  avec  elle  cessait  de  lui  paraître  inno- 
cent. Mais  alors  qu'autrefois,  il  avait  fait  le  serment, 
si  jamais  il  cessait  d'aimer  celle  qu'il  ne  devinait  pas 
devoir  être  un  jour  sa  femme,  de  lui  manifester  impla- 
cablement son  indifférence,  enfin  sincère,  pour  venger 
son  orgueil  longtemps  humilié,  ces  représailles  qu'il 


I 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     123 

pouvait  exercer  maintenant  sans  risques  (car  que 
pouvait  lui  faire  d'être  pris  au  mot  et  privé  de  ces 
tête-à-tôte  avec  Odette  qui  lui  étaient  jadis  si  néces- 
saires), ces  représailles  il  n'y  tenait  plus;  avec  l'amour 
avait  disparu  le  désir  de  montrer  qu'il  n'avait  plus 
d'amour.  Et  lui  qui,  quand  il  souffrait  par  Odette,  eût 
tant  désiré  de  lui  laisser  voir  un  jour  qu'il  était  épris 
d'une  autre,  maintenant* qu'il  l'aurait  pu,  il  prenait 
mille  précautions  pour  que  sa  femme  ne  soupçonnât 
pas  ce  nouvel  amour. 

Ce  ne  fut  pas  seulement  à  ces  goûters,  à  cause  des- 
quels j'avais  eu  autrefois  la  tristesse  de  voir  Gilberte 
me  quitter  et  rentrer  plus  tôt,  que  désormais  je  pris 
part,  mais  les  sorties  qu'elle  faisait  avec  sa  mère,  soit 
pour  aller  en  promenade,  à  une  matinée,  et  qui  en 
l'empêchant  de  venir  aux  Champs-Elysées  m'avaient 
privé  d'elle,  les  jours  où  je  restais  seul  le  long  de  la 
pelouse  ou  devant  les  chevaux  de  bois,  ces  sorties 
maintenant  M.  et  M™e  Swann  m'y  admettaient,  j'avais 
une  place  dans  leur  landau  et  même  c'était  à  moi  qu'on 
demandait  si  j'aimais  mieux  aller  au  théâtre,  à  une 
leçon  de  danse  chez  une  camarade  de  Gilberte,  à  une 
réunion  mondaine  chez  des  amies  des  Swann  (ce  que 
celle-ci  appelait  «  un  petit  meeting  »)  ou  visiter  les 
Tombeaux  de  Saint-Denis. 

Ces  jours  où  je  devais  sortir  avec  les  Swann,  je  ve- 
nais chez  eux  pour  le  déjeuner,  que  M^^^  Swann  appe- 
lait le  lunch  ;  comme  on  n'était  invité  que  pour  midi 
et  demi  et  qu'à  cette  époque  mes  parents  déjeunaient 
à  onze  heures  un  quart,  c'est  après  qu'ils  étaient  sortis 
de  table  que  je  m'acheminais  vers  ce  quartier  luxueux, 
assez  solitaire  à  toute  heure,  mais  particulièrement  à 
celle-là  où  tout  le  monde  était  rentré.  Même  l'hiver 
et  par  la  gelée  s'il  faisait  beau,  tout  en  resserrant  de 
temps  à  autre  le  nœud  d'une  magnifique  cravate  de 
chez  Charvet  et  en  regardant  si  mes  bottines  vernies 
ne  se  salissaient  pas,  je  me  promenais  de  long  en  large 


124      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

dans  les  avenues  en  attendant  midi  vingt-sept.  J'aper- 
cevais de  loin,  dans  le  jardinet  des  Swann,  le  soleil 
qui  faisait  étinceler  comme  du  givre  les  arbres  dénu- 
dés. Il  est  vrai  que  ce  jardinet  n'en  possédait  que  deux. 
L'heure  indue  faisait  nouveau  le  spectacle.  A  ces  plai- 
sirs de  nature  (qu'avivait  la  suppression  de  l'habitude, 
et  même  la  faim),  la  perspective  émotionnante  de 
déjeuner  chez  M°ie  Swann  se  mêlait,  elle  ne  les  dimi- 
nuait pas,  mais  les  dominant  les  asser vissait,  en  faisait 
des  accessoires  mondains  ;  de  sorte  que  si,  à  cette  heure 
où  d'ordinaire  je  ne  les  percevais  pas,  il  me  semblait 
découvrir  le  beau  temps,  le  froid,  la  lumière  hivernale, 
c'était  comme  une  sorte  de  préface  aux  œufs  à  la 
crème,  comme  une  patine,  un  rose  et  frais  glacis 
ajoutés  au  revêtement  de  cette  chapelle  mystérieuse 
qu'était  la  demeure  de  M^^  Swann  et  au  cœur  de 
laquelle  il  y  avait  au  contraire  tant  de  chaleur,  de 
parfums  et  de  fleurs. 

A  midi  et  demi,  je  me  décidais  enfin  à  entrer  dans 
cette  maison  qui,  comme  un  gros  soulier  de  Noël,  me 
semblait  devoir  m'apporter  de  surnaturels  plaisirs.  (Le 
nom  de  Noël  était  du  reste  inconnu  à  M^^  Swann  et 
à  Gilberte  qui  l'avaient  remplacé  par  celui  de  Christ- 
mas,  et  ne  parlaient  que  du  pudding  de  Christmas,  de  ce 
qu'on  leur  avait  donné  pour  leur  Christmas,  de  s'absen- 
ter —  ce  qui  me  rendait  fou  de  douleur  —  pour  Christ- 
mas. Même  à  la  maison,  je  me  serais  cru  déshonoré 
en  parlant  de  Noël  et  je  ne  disais  plus  que  Christmas, 
ce  que  mon  père  trouvait  extrêmement  ridicule.) 

Je  ne  rencontrais  d'abord  qu'un  valet  de  pied  qui, 
après  m'avoir  fait  traverser  plusieurs  grand  salons, 
m'introduisait  dans  un  tout  petit,  vide,  que  commen- 
çait déjà  à  faire  rêver  l'après-midi  bleu  de  ses  fenêtres; 
je  restais  seul  en  compagnie  d'orchidées,  de  roses  et 
de  violettes  qui  —  pareilles  à  des  personnes  qui  at- 
tendent à  côté  de  vous  mais  ne  vous  connaissent  pas 
—  gardaient  un  silence  que  leur  individualité  de  choses 


A  V OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS    125 

vivantes  rendait  plus  impressionnant  et  recevaient 
frileusement  la  chaleur  d'un  feu  incandescent  de  char- 
bon, précieusement  posé  derrière  une  vitrine  de  cristal, 
dans  une  cuve  de  marbre  blanc  où  il  faisait  écouler 
de  temps  à  autre  ses  dangereux  rubis. 

Je  m'étais  assis,  mais  je  me  levais  précipitamment 
en  entendant  ouvrir  la  pofte;  ce  n'était  qu'un  second 
valet  de  pied,  puis  un  troisième,  et  le  mince  résultat 
auquel  aboutissaient  leurs  allées  et  venues  inutilement 
émouvantes  était  de  remettre  un  peu  de  charbon  dans 
le  feu  ou  d'eau  dans  les  vases.  Ils  s'en  allaient,  je  me 
retrouvais  seul,  une  fois  refermée  la  porte  que  M™^ 
Swann  finirait  par  ouvrir.  Et,  certes,  j'eusse  été  moins 
troublé  dans  un  antre  magique  que  dans  ce  petit  salon 
d'attente  où  le  feu  me  semblait  procéder  à  des  trans- 
mutations, comme  dans  le  laboratoire  de  Klingsor.  Un 
nouveau  bruit  de  pas  retentissait,  je  ne  me  levais  pas, 
ce  devait  être  encore  un  valet  de  pied,  c'était  M.  Swann. 
«  Comment  ?  vous  êtes  seul  ?  Que  voulez-vous,  ma 
pauvre  femme  n'a  jamais  pu  savoir  ce  que  c'est  que 
l'heure.  Une  heure  moins  dix.  Tous  les  jours  c'est  plus 
tard,  et  vous  allez  voir,  elle  arrivera  sans  se  presser 
en  croyant  qu'elle  est  en  avance.  »  Et  comme  il  était 
resté  neuro-arthritique,  et  devenu  un  peu  ridicule, 
avoir  une  femme  si  inexacte  qui  rentrait  tellement 
tard  du  Bois,  qui  s'oubliait  chez  sa  couturière,  et 
n'était  jamais  à  l'heure  pour  le  déjeuner,  cela  inquié- 
tait Swann  pour  son  estomac,  mais  le  flattait  dans 
son  amour-propre. 

Il  me  montrait  des  acquisitions  nouvelles  qu'il  avait 
faites  et  m'en  expliquait  l'intérêt,  mais  l'émotion, 
jointe  au  manque  d'habitude  d'être  encore  à  jeun  à 
cette  heure-là,  tout  en  agitant  mon  esprit  y  faisait  le 
vide,  de  sorte  que,  capable  de  parler,  je  ne  l'étais  pas 
d'entendre.  D'ailleurs  les  œuvres  que  possédait  Swann, 
il  suffisait  pour  moi  qu'elles  fussent  situées  chez  lui, 
y  fissent  partie  de  l'heure  délicieuse  qui  précédait  le 


126      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

déjeuner.  La  Joconde  se  serait  trouvée  là  qu'elle  ne 
n'eût  pas  fait  plus  de  plaisir  qu'une  robe  de  chambre 
le  M°^®  Swann,  ou  ses  flacons  de  sels. 

Je  continuais  à  attendre,  seul,  ou  avec  Swann  et 
souvent  Gilberte,  qui  était  venue  nous  tenir  compa- 
gnie. L'arrivée  de  M™e  Swann,  préparée  par  tant  de 
majestueuses  entrées,  me  paraissait  devoir  être  quel- 
que chose  d'immense.  J'épiais  chaque  craquement. 
Mais  on  ne  trouve  jamais  aussi  hauts  qu'on  les  avait 
espérés  une  cathédrale,  une  vague  dans  la  tempête, 
le  bond  d'un  danseur;  après  ces  valets  de  pied  en 
livrée,  pareils  aux  figurants  dont  le  cortège,  au  théâtre, 
prépare,  et  par  là  même  diminue  l'apparition  finale 
de  la  reine,  M"^^  Swann  entrant  furtivement  en  petit 
paletot  de  loutre,  sa  voilette  baissée  sur  un  nez  rougi 
par  le  froid,  ne  tenait  pas  les  promesses  prodiguées 
dans  l'attente  à  mon  imagination. 

Mais  si  elle  était  restée  toute  la  matinée  chez  elle, 
quand  elle  arrivait  dans  le  salon,  c'était  vêtue  d'un 
peignoir  en  crêpe  de  Chine  de  couleur  claire  qui  me 
semblait  plus  élégant  que  toutes  les  robes. 

Quelquefois  les  Swann  se  décidaient  à  rester  à  la 
maison  tout  l'après-midi.  Et  alors,  comme  on  avait 
déjeuné  si  tard,  je  voyais  bien  vite  sur  le  mur  du  jar- 
dinet décliner  le  soleil  de  ce  jour  qui  m'avait  paru 
devoir  être  différent  des  autres,  et  les  domestiques 
avaient  beau  apporter  des  lampes  de  toutes  les  gran- 
deurs et  de  toutes  les  formes,  brûlant  chacune  sur  l'autel 
consacré  d'une  console,  d'un  guéridon,  d'une  «  encoi- 
gnure» ou  d'une  petite  table,  comme  pour  la  célébration 
d'un  culte  inconnu,  rien  d'extraordinaire  ne  naissait 
de  la  conversation,  et  je  m'en  allais  déçu,  comme  on 
l'est  souvent  dès  l'enfance  après  la  messe  de  minuit. 

Mais  ce  désappointement-là  n'était  guère  que  spiri- 
tuel. Je  rayonnais  de  joie  dans  cette  maison  où  Gil- 
berte, quand  elle  n'était  pas  encore  avec  nous,  allait 
entrer,  et  me  donnerait  dans  un  instant,  pour  des 


A  V OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     127 

heures,  sa  parole,  son  regard  attentif  et  souriant  tel 
que  je  l'avais  vu  pour  la  première  fois  à  Combray. 
Tout  au  plus  étais- je  un  peu  jaloux  en  la  voyant  sou- 
vent disparaître  dans  de  grandes  chambres  auxquelles 
on  accédait  par  un  escalier  intérieur.  Obligé  de  rester 
au  salon,  comme  l'amoureux  d'une  actrice  qui  n'a  que 
son  fauteuil  à  l'orchestre,  et  rêve  avec  inquiétude  de 
ce  qui  se  passe  dans  les  coulisses,  au  foyer  des  artistes, 
je  posai  à  Swann,  au  sujet  de  cette  autre  partie  de 
la  maison,  des  questions  savamment  voilées,  mais  sur 
un  ton  duquel  je  ne  parvins  pas  à  bannir  quelque 
anxiété.  Il  m'expliqua  que  la  pièce  où  allait  Gilberte 
était  la  lingerie,  s'offrit  à  me  la  montrer  et  me  promit 
que  chaque  fois  que  Gilberte  aurait  à  s'y  rendre  il  la 
forcerait  à  m'y  emmener.  Par  ces  derniers  mots  et  la 
détente  qu'ils  me  procurèrent,  Swann  supprima  brus- 
quement pour  moi  une  de  ces  affreuses  distances  inté- 
rieures au  terme  desquelles  une  femme  que  nous 
aimons  nous  apparaît  si  lointaine.  A  ce  moment-là, 
j'éprouvai  pour  lui  une  tendresse  que  je  crus  plus  pro- 
fonde que  ma  tendresse  pour  Gilberte.  Car  maître  de 
sa  fille,  il  me  la  donnait  et  elle,  elle  se  refusait  parfois, 
je  n'avais  pas  directement  sur  elle  ce  même  empire 
qu'indirectement  par  Swann.  Enfin  elle,  je  l'aimais  et 
ne  pouvais  pas  par  conséquent  la  voir  sans  ce  trouble, 
sans  ce  désir  de  quelque  chose  de  plus,  qui  ôte,  auprès 
de  l'être  qu'on  aime,  la  sensation  d'aimer. 

Au  reste,  le  plus  souvent,  nous  ne  restions  pas  à  la 
maison,  nous  allions  nous  promener.  Parfois,  avant 
d'aller  s'habiller,  M™^  Swann  se  mettait  au  piano.  Ses 
belles  mains,  sortant  des  manches  roses,  ou  blanches, 
souvent  de  couleurs  très  vives,  de  sa  robe  de  chambre 
de  crêpe  de  Chine,  allongeaient  leurs  phalanges  sur  le 
piano  avec  cette  même  mélancolie  qui  était  dans  ses 
yeux  et  n'était  pas  dans  son  cœur.  Ce  fut  un  de  ces 
jours-là  qu'il  lui  arriva  de  me  jouer  la  partie  de  la 
Sonate  de  Vinteuil  où  se  trouve  la  petite  phrase  que 


128      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Swann  avait  tant  aimée.  Mais  souvent  on  n'entend 
rien,  si  c'est  une  musique  un  peu  compliquée  qu'on 
écoute  pour  la  première  fois.  Et  pourtant  quand  plus 
tard  on  m'eût  joué  deux  ou  trois  fois  cette  Sonate,  je 
me  trouvai  la  connaître  parfaitement.  Aussi  n'a-t-on 
pas  tort  de  dire  «  entendre  pour  la  première  fois  ».  Si 
l'on  n'avait  vraiment,  comme  on  l'a  cru,  rien  distingué 
à  la  première  audition,  la  deuxième,  la  troisième  seraient 
autant  de  premières,  et  il  n'y  aurait  pas  de  raison  pour 
qu'on  comprît  quelque  chose  de  plus  à  la  dixième. 
Probablement  ce  qui  fait  défaut,  la  première  fois,  ce 
n'est  pas  la  compréhension,  mais  la  mémoire.  Car  la 
nôtre,  relativement  à  la  complexité  des  impressions 
auxquelles  elle  a  à  faire  face  pendant  que  nous  écou- 
tons, est  infime,  aussi  brève  que  la  mémoire  d'un 
homme  qui  en  dormant  pense  mille  choses  qu'il  oublie 
aussitôt,  ou  d'un  homme  tombé  à  moitié  en  enfance 
qui  ne  se  rappelle  pas  la  minute  d'après  ce  qu'on  vient 
de  lui  dire.  Ces  impressions  multiples,  la  mémoire 
n'est  pas  capable  de  nous  en  fournir  immédiatement 
le  souvenir.  Mais  celui-ci  se  forme  en  elle  peu  à  peu 
et,  à  l'égard  des  œuvres  qu'on  a  entendues  deux  ou 
trois  fois,  on  est  comme  le  collégien  qui  a  relu  à  plu- 
sieurs reprises  avant  de  s'endormir  une  leçon  qu'il 
croyait  ne  pas  savoir  et  qui  la  récite  par  cœur  le  len- 
demain matin.  Seulement  je  n'avais  encore,  jusqu'à 
ce  jour,  rien  entendu  de  cette  Sonate,  et  là  où  Swann 
et  sa  femme  voyaient  une  phrase  distincte,  celle-ci 
était  aussi  loin  de  ma  perception  claire  qu'un  nom 
qu'on  cherche  à  se  rappeler  et  à  la  place  duquel  on 
ne  trouve  que  du  néant,  un  néant  d'où  une  heure  plus 
tard,  sans  qu'on  y  pense,  s'élanceront  d'elles-mêmes, 
en  un  seul  bond,  les  syllabes  d'abord  vainement  solli- 
citées. Et  non  seulement  on  ne  retient  pas  tout  de 
suite  les  œuvres  vraiment  rares,  mais  même  au  sein 
de  chacune  de  ces  œuvres-là,  et  cela  m'arriva  pour  la 
Sonate  de  Vinteuil,  ce  sont  les  parties  les  moins  pré- 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     129 

cieuses  qu'on  perçoit  d'abord.  De  sorte  que  je  ne  me 
trompais  pas  seulement  en  pensant  que  l'œuvre  ne 
me  réservait  plus  rien  (ce  qui  fit  que  je  restai  long- 
temps sans  chercher  à  l'entendre)  du  moment  que 
Mme  Swann  m'en  avait  joué  la  phrase  la  plus  fameuse 
(j'étais  aussi  stupide  en  cela  que  ceux  qui  n'espèrent 
plus  éprouver  de  surprise  devant  Saint-Marc  de  Venise 
parce  que  la  photographie  leur  a  appris  la  forme  de 
ses  dômes).  Mais  bien  plus,  même  quand  j'eus  écouté 
la  Sonate  d'un  bout  à  l'autre,  elle  me  resta  presque 
tout  entière  invisible,  comme  un  monument  dont  la 
distance  ou  la  brume  ne  laissent  apercevoir  que  de 
faibles  parties.  De  là,  la  mélancolie  qui  s'attache  à  la 
connaissance  de  tels  ouvrages,  comme  de  tout  ce  qui 
se  réalise  dans  le  temps.  Quand  ce  qui  est  le  plus 
caché  dans  la  Sonate  de  Vinteuil  se  découvrit  à  moi, 
déjà  entraîné  par  l'habitude  hors  des  prises  de  ma 
sensibilité,  ce  que  j'avais  distingué,  préféré  tout 
d'abord,  commençait  à  m'échapper,  à  me  fuir.  Pour 
n'avoir  pu  aimer  qu'en  des  temps  successifs  tout  ce 
que  m'apportait  cette  Sonate,  je  ne  la  possédai  jamais 
tout  entière:  elle  ressemblait  à  la  vie.  Mais,  moins 
décevants  que  la  vie,  ces  grands  chefs-d'œuvre  ne 
commencent  pas  par  nous  donner  ce  qu'ils  ont  de 
meilleur.  Dans  la  Sonate  de  Vinteuil,  les  beautés  qu'on 
découvre  le  plus  tôt  sont  aussi  celles  dont  on  se  fatigue 
le  plus  vite  et  pour  la  même  raison  sans  doute,  qui 
est  qu'elles  diffèrent  moins  de  ce  qu'on  connaissait 
déjà.  Mais  quand  celles-là  se  sont  éloignées,  il  nous 
reste  à  aimer  telle  phrase  que  son  ordre  trop  nouveau 
pour  offrir  à  notre  esprit  rien  que  confusion  nous  avait 
rendue  indiscernable  et  gardée  intacte;  alors  elle 
devant  qui  nous  passions  tous  les  jours  sans  le  savoir 
et  qui  s'était  réservée,  qui  pour  le  pouvoir  de  sa  seule 
beauté  était  devenue  invisible  et  restée  inconnue,  elle 
vient  à  nous  la  dernière.  Mais  nous  la  quitterons  aussi 
en  dernier.  Et  nous  l'aimerons  plus  longtemps  que  les 

A   LA   RECHERCHE   DU   TEMPS    PERDU  —   III  Q 


130      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

autres,  parce  que  nous  aurons  mis  plus  longtemps  à 
l'aimer.  Ce  temps  du  reste  qu'il  faut  à  un  individu 
—  comme  il  me  le  fallut  à  moi  à  l'égard  de  cette 
Sonate  —  pour  pénétrer  une  œuvre  un  peu  profonde, 
n'est  que  le  raccourci  et  comme  le  symbole  des  années, 
des  siècles  parfois,  qui  s'écoulent  avant  que  le  public 
puisse   aimer   un   chef-d'œuvre   vraiment   nouveau. 
Aussi  l'homme  de  génie  pour  s'épargner  les  mécon- 
naissances de  la  foule  se  dit  peut-être  que  les  contem- 
porains  manquant   du   recul  nécessaire,  les  œuvres 
écrites  pour  la  postérité  ne  devraient  être  lues  que  par 
elle,  comme  certaines  peintures  qu'on  juge  mal  de 
trop  près.  Mais  en  réalité  toute  lâche  précaution  pour 
éviter  les  faux  arguments  est  inutile,  ils  ne  sont  pas 
évitables.  Ce  qui  est  cause  qu'une  œuvre  de  génie  est 
difficilement  admirée  tout  de  suite,  c'est  que  celui  qui 
l'a  écrite  est  extraordinaire,  que  peu  de  gens  lui  res- 
semblent. C'est  son  œuvre  elle-même  qui,  en  fécondant 
les  rares  esprits  capables  de  la  comprendre,  les  fera 
croître  et  multiplier.  Ce  sont  les  quatuors  de  Beethoven 
(les  quatuors  XII,  XIII,  XIV  et  XV)  qui  ont  mis 
cinquante  ans  à  faire  naître,  à  grossir  le  public  des 
quatuors  de  Beethoven,  réalisant  ainsi  comme  tous 
les  chefs-d'œuvre  un  progrès  sinon  dans  la  valeur  des 
artistes,  du  moins  dans  la  société  des  esprits,  large- 
ment composée  aujourd'hui  de  ce  qui  était  introu- 
vable quand  le  chef-d'œuvre  parut,  c'est-à-dire  d'êtres 
capables  de  l'aimer.  Ce  qu'on  appelle  la  postérité, 
c'est  la  postérité  de  l'œuvre.  Il  faut  que  l'œuvre  (en 
ne  tenant  pas  compte,  pour  simplifier,  des  génies  qui 
à  la  même  époque  peuvent  parallèlement  préparer 
pour  l'avenir  un  public  meilleur  dont  d'autres  génies 
que  lui  bénéficieront)  crée  elle-même  sa  postérité.  Si 
donc  l'œuvre  était  tenue  en  réserve,  n'était  connue 
que  de  la  postérité,  celle-ci,  pour  cette  œuvre,  ne  serait 
pas  la  postérité  mais  une  assemblée  de  contemporains 
ayant  simplement  vécu  cinquante  ans  plus  tard.  Aussi 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS    131 

faut-il  que  l'artiste  —  et  c'est  ce  qu'avait  fait  Vinteuil 
—  s'il  veut  que  son  œuvre  puisse  suivre  sa  route,  la 
lance,  là  où  il  y  a  assez  de  profondeur,  en  plein  et 
lointain  avenir.  Et  pourtant  ce  temps  à  venir,  vraie 
perspective  des  chefs-d'œuvre,  si  n'en  pas  tenir  compte 
est  l'erreur  des  mauvais  juges,  en  tenir  compte  est 
parfois  le  dangereux  scnrpule  des  bons.  Sans  doute, 
il  est  aisé  de  s'imaginer,  dans  une  illusion  analogue  à 
celle  qui  uniformise  toutes  choses  à  l'horizon,  que 
toutes  les  révolutions  qui  ont  eu  lieu  jusqu'ici  dans 
la  peinture  ou  la  musique  respectaient  tout  de  même 
certaines  règles  et  que  ce  qui  est  immédiatement 
devant  nous,  impressionnisme,  recherche  de  la  disso- 
nance, emploi  exclusif  de  la  gamme  chinoise,  cubisme, 
futurisme,  diffère  outrageusement  de  ce  qui  a  précédé. 
C'est  que  ce  qui  a  précédé,  on  le  considère  sans  tenir 
compte  qu'une  longue  assimilation  l'a  converti  pour 
nous  en  une  matière  variée  sans  doute,  mais  somme 
toute  homogène,  où  Hugo  voisine  avec  Molière.  Son- 
geons seulement  aux  choquants  disparates  que  nous 
présenterait,  si  nous  ne  tenions  pas  compte  du  temps 
à  venir  et  des  changements  qu'il  amène,  tel  horoscope 
de  notre  propre  âge  mûr  tiré  devant  nous  durant  notre 
adolescence.  Seulement  tous  les  horoscopes  ne  sont 
pas  vrais,  et  être  obligé  par  une  œuvre  d'art  de  faire 
entrer  dans  le  total  de  sa  beauté  le  facteur  du  temps 
mêle  à  notre  jugement  quelque  chose  d'aussi  hasardeux 
et  par  là  aussi  dénué  d'intérêt  véritable,  que  toute  pro- 
phétie dont  la  non-réalisation  n'impliquera  nullement 
la  médiocrité  d'esprit  du  prophète,  car  ce  qui  appelle 
à  l'existence  les  possibles  ou  les  en  exclut  n'est  pas 
forcément  de  la  compétence  du  génie  ;  on  peut  en  avoir 
eu  et  ne  pas  avoir  cru  à  l'avenir  des  chemins  de  fer, 
ni  des  avions,  ou,  tout  en  étant  grand  psychologue, 
à  la  fausseté  d'une  maîtresse  ou  d'un  ami,  dont  de 
plus  médiocres  eussent  prévu  les  trahisons. 

Si  je  ne  compris  pas  la  Sonate,  je  fus  ravi  d'entendre 


132      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

jouer  M°^e  Swann.  Son  toucher  me  paraissait,  comme 
son  peignoir,  comme  le  parfum  de  son  escalier,  comme 
ses  manteaux,  comme  ses  chrysanthèmes,  faire  partie 
d'un  tout  individuel  et  mystérieux,  dans  un  monde 
infiniment  supérieur  à  celui  où  la  raison  peut  analyser 
le  talent.  «  N'est-ce  pas  que  c'est  beau  cette  Sonate  de 
Vinteuil  ?  me  dit  Swann.  Le  moment  où  il  fait  nuit 
sous  les  arbres,  où  les  arpèges  du  violon  font  tomber 
la  fraîcheur.  Avouez  que  c'est  bien  joli;  il  y  a  là  tout 
le  côté  statique  du  clair  de  lune,  qui  est  le  côté  essen- 
tiel. Ce  n'est  pas  extraordinaire  qu'une  cure  de  lumière 
comme  celle  que  suit  ma  femme  agisse  sur  les  muscles, 
puisque  le  clair  de  lune  empêche  les  feuilles  de  bouger. 
C'est  cela  qui  est  si  bien  peint  dans  cette  petite 
phrase,  c'est  le  bois  de  Boulogne  tombé  en  catalepsie. 
Au  bord  de  la  mer  c'est  encore  plus  frappant,  parce 
qu'il  y  a  les  réponses  faibles  des  vagues  que  naturelle- 
ment on  entend  très  bien  puisque  le  reste  ne  peut  pas 
remuer.  A  Paris  c'est  le  contraire;  c'est  tout  au  plus 
si  on  remarque  ces  lueurs  insolites  sur  les  monuments, 
ce  ciel  éclairé  comme  par  un  incendie  sans  couleurs  et 
sans  danger,  cette  espèce  d'immense  fait  divers  deviné. 
Mais  dans  la  petite  phrase  de  Vinteuil,  et  du  reste  dans 
toute  la  Sonate,  ce  n'est  pas  cela,  cela  se  passe  au  Bois, 
dans  le  gruppetto  on  entend  distinctement  la  voix  de 
quelqu'un  qui  dit:  «  On  pourrait  presque  lire  son  jour- 
nal. »  Ces  paroles  de  Swann  auraient  pu  fausser,  pour 
plus  tard,  ma  compréhension  de  la  Sonate,  la  musique 
étant  trop  peu  exclusive  pour  écarter  absolument  ce 
qu'on  nous  suggère  d'y  trouver.  Mais  je  compris  par 
d'autres  propos  de  lui  que  ces  feuillages  nocturnes 
étaient  tout  simplement  ceux  sous  l'épaisseur  des- 
quels, dans  maint  restaurant  des  environs  de  Paris, 
il  avait  entendu,  bien  des  soirs,  la  petite  phrase.  Au 
lieu  du  sens  profond  qu'il  lui  avait  si  souvent  demandé, 
ce  qu'elle  rapportait  à  Swann,  c'était  des  feuillages 
rangés,  enroulés,  peints  autour  d'elle  (et  qu'elle  lui 


I 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     133 

donnait  le  désir  de  revoir  parce  qu'elle  lui  semblait 
leur  être  intérieure  comme  une  âme),  c'était  tout  un 
printemps   dont   il   n'avait   pas   pu   jouir   autrefois, 
n'ayant  pas,  fiévreux  et  chagrin  comme  il  était  alors, 
assez  de  bien-être  pour  cela,  et  que  (comme  on  fait, 
pour  un  malade,  des  bonnes  choses  qu'il  n'a  pu  man- 
ger) elle  lui  avait  gardé.  Les  charmes  que  lui  avaient 
fait  éprouver  certaines  nuits  dans  le  Bois  et  sur  les- 
quels la  Sonate  de  Vinteuil  pouvait  le  renseigner,  il 
n'aurait  pu  à  leur  sujet  interroger  Odette,  qui  pour- 
tant l'accompagnait  comme  la  petite  phrase.  Mais 
Odette  était  seulement  à  côté  de  lui  alors  (non  en  lui 
comme  le  motif  de  Vinteuil)  —  ne  voyant  donc  point 
—  Odette  eût-elle  été  mille  fois  plus  compréhensive  — 
ce  qui,  pour  nul  de  nous  (du  moins  j'ai  cru  longtemps 
que  cette  règle  ne  souffrait  pas  d'exceptions),  ne  peut 
s'extérioriser.  «C'est  au  fond  assez  joli,  n'est-ce  pas, 
dit  Swann,  que  le  son  puisse  refléter  comme  l'eau, 
comme  une  glace.  Et  remarquez  que  la  phrase  de 
Vinteuil  ne  me  montre  que  tout  ce  à  quoi  je  ne  faisais 
pas  attention  à  cette  époque.  De  mes  soucis,  de  mes 
amours  de  ce  temps-là,  elle  ne  me  rappelle  plus  rien, 
elle  a  fait  l'échange.  —  Charles,  il  me  semble  que  ce 
n'est  pas  très  aimable  pour  moi  tout  ce  que  vous  me 
dites  là.  —  Pas  aimable  !  Les  femmes  sont  magni- 
fiques !  Je  voulais  dire  simplement  à  ce  jeune  homme 
que  ce  que  la  musique  montre  —  du  moins  à  moi  — 
ce  n'est  pas  du  tout  la  «  Volonté  en  soi  »  et  la  «  Syn- 
thèse de  l'infini  »,  mais,  par  exemple,  le  père  Verdurin 
en  redingote  dans  le  Palmarium  du  Jardin  d'Accli- 
matation. Mille  fois,  sans  sortir  de  ce  salon,  cette 
petite  phrase  m'a  emmené  dîner  à  Armenon ville  avec 
elle.  Mon  Dieu,  c'est  toujours  moins  ennuyeux  que 
d'y  aller  avec  M™^  de  Cambremer.  »  M^^  Swann  se  mit 
à  rire  :  «  C'est  une  dame  qui  passe  pour  avoir  été  très 
éprise  de  Charles  »,  m'expliqua-t-elle  du  même  ton  dont, 
un  peu  avant,  en  parlant  de  Ver  Meer  de  Delft,  que 


134      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

j'avais  été  étonné  de  voir  qu'elle  connaissait,  elle 
m'avait  répondu:  «C'est  que  je  vous  dirai  que  Mon- 
sieur s'occupait  beaucoup  de  ce  peintre-là  au  moment 
où  il  me  faisait  la  cour.  N'est-ce  pas,  mon  petit 
Charles  ?  —  Ne  parlez  pas  à  tort  et  à  travers  de 
M"ae  de  Cambremer,  dit  Swann,  dans  le  fond  très 
flatté.  —  Mais  je  ne  fais  que  répéter  ce  qu'on  m'a  dit. 
D'ailleurs  il  paraît  qu'elle  est  très  intelligente,  je  ne 
la  connais  pas.  Je  la  crois  très  «  pushing  »,  ce  qui 
m'étonne  d'une  femme  intelligente.  Mais  tout  le 
monde  dit  qu'elle  a  été  folle  de  vous,  cela  n'a  rien 
de  froissant.  »  Swann  garda  un  mutisme  de  sourd,  qui 
était  une  espèce  de  confirmation  et  une  preuve  de 
fatuité,  a  Puisque  ce  que  je  joue  vous  rappelle  le 
Jardin  d'Acclimatation,  reprit  M^^e  Swann  en  faisant 
par  plaisanterie  semblant  d'être  piquée,  nous  pour- 
rions le  prendre  tantôt  comme  but  de  promenade 
si  ça  amuse  ce  petit.  Il  fait  très  beau  et  vous  retrou- 
veriez vos  chères  impressions  !  A  propos  du  Jardin 
d'Acclimatation,  vous  savez,  ce  jeune  homme  croyait 
que  nous  aimions  beaucoup  une  personne  que  je 
«  coupe  »  au  contraire  aussi  souvent  que  je  peux, 
Mme  Blatin  !  Je  trouve  très  humiliant  pour  nous 
qu'elle  passe  pour  notre  amie.  Pensez  que  le  bon  doc- 
teur Cottard  qui  ne  dit  jamais  de  mal  de  personne 
déclare  lui-même  qu'elle  est  infecte.  —  Quelle  hor- 
reur I  Elle  n'a  pour  elle  que  de  ressembler  tellement 
à  Savonarole.  C'est  exactement  le  portrait  de  Savo- 
narole  par  Fra  Bartolomeo.  »  Cette  manie  qu'avait 
Swann  de  trouver  ainsi  des  ressemblances  dans  la 
peinture  était  défendable,  car  même  ce  que  nous 
appelons  l'expression  individuelle  est  —  comme  on 
s'en  rend  compte  avec  tant  de  tristesse  quand  on 
aime  et  qu'on  voudrait  croire  à  la  réalité  unique  de 
l'individu  —  quelque  chose  de  général,  et  a  pu  se  ren- 
contrer à  différentes  époques.  Mais  si  on  avait  écouté 
Swann,  les  cortèges  des  rois  mages,  déjà  si  anachro- 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS    135 

niques  quand  Benozzo  Gozzoli  y  introduisit  les  Médicis, 
l'eussent  été  davantage  encore  puisqu'ils  eussent 
contenu  les  portraits  d'une  foule  d'hommes,  contem- 
porains non  de  Gozzoli  mais  de  Swann,  c'est-à-dire 
postérieurs  non  plus  seulement  de  quinze  siècles  à  la 
Nativité,  mais  de  quatre  au  peintre  lui-même.  Il  n'y 
avait  pas  selon  Swann, ^  dans  ces  cortèges,  un  seul 
Parisien  de  marque  qui  manquât,  comme  dans  cet 
acte  d'une  pièce  de  Sardou  où,  par  amitié  pour  l'au- 
teur et  la  principale  interprète,  par  mode  aussi,  toutes 
les  notabilités  parisiennes,  de  célèbres  médecins,  des 
hommes  politiques,  des  avocats,  vinrent  pour  s'amu- 
ser, chacun  un  soir,  figurer  sur  la  scène.  «  Mais  quel 
rapport  a-t-elle  avec  le  Jardin  d'Acclimatation  ?  — 
Tous  l  —  Quoi,  vous  croyez  qu'elle  a  un  derrière  bleu 
ciel  comme  les  singes  ?  —  Charles,  vous  êtes  d'une 
inconvenance  !  —  Non,  je  pensais  au  mot  que  lui  a 
dit  le  Cynghalais.  —  Racontez-le-lui,  c'est  vraiment 
«un  beau  mot».  —  C'est  idiot.  Vous  savez  que  M™®  Bla- 
tin  aime  à  interpeller  tout  le  monde  d'un  air  qu'elle 
croit  aimable  et  qui  est  surtout  protecteur.  —  Ce  que 
nos  bons  voisins  de  la  Tamise  appellent  patronizing, 
interrompit  Odette.  —  Elle  est  allée  dernièrement  au 
Jardin  d'Acclimatation  où  il  y  a  des  noirs,  des  Cyn- 
ghalais, je  crois,  a  dit  ma  femme,  qui  est  beaucoup 
plus  forte  en  ethnographie  que  moi.  —  Allons, 
Charles,  ne  vous  moquez  pas.  —  Mais  je  ne  me  moque 
nullement.  Enfin,  elle  s'adresse  à  un  de  ces  noirs: 
a  Bonjour,  négro  !  »  —  C'est  un  rien  !  —  En  tout  cas 
ce  qualificatif  ne  plut  pas  au  noir:  «  Moi  négro,  dit-il 
avec  colère  à  M™®  Blatin,  mais  toi,  chameau  !»  —  Je 
trouve  cela  très  drôle  !  J'adore  cette  histoire.  N'est-ce 
pas  que  c'est  «  beau  »  ?  On  voit  bien  la  mère  Blatin  : 
«  Moi  négro,  mais  toi  chameau  !  »  Je  manifestai  un 
extrême  désir  d'aller  voir  ces  Cynghalais  dont  l'im 
avait  appelé  M™^  Blatin:  chameau.  Ils  ne  m'intéres- 
saient pas  du  tout.  Mais  je  pensais  que  pour  aller  au 


136      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Jardin  d'Acclimatation  et  en  revenir  nous  traverse- 
rions cette  allée  des  Acacias  où  j'avais  tant  admiré 
y[me  Swann,  et  que  peut-être  le  mulâtre  ami  de  Coquelin, 
à  qui  je  n'avais  jamais  pu  me  montrer  saluant  M°^® 
Swann,  me  verrait  assis  à  côté  d'elle  au  fond  d'une 
Victoria. 

Pendant  ces  minutes  où  Gilbert e,  partie  se  préparer, 
n'était  pas  dans  le  salon  avec  nous,  M.  et  M^^  Swann 
se  plaisaient  à  me  découvrir  les  rares  vertus  de  leur 
fille.  Et  tout  ce  que  j'observais  semblait  prouver  qu'ils 
disaient  vrai;  je  remarquais  que,  comme  sa  mère  me 
l'avait  raconté,  elle  avait  non  seulement  pour  ses 
amies,  mais  pour  les  domestiques,  pour  les  pauvres, 
des  attentions  délicates,  longuement  méditées,  un 
désir  de  faire  plaisir,  une  peur  de  mécontenter,  se 
traduisant  par  de  petites  choses  qui  souvent  lui  don- 
naient beaucoup  de  mal.  Elle  avait  fait  un  ouvrage 
pour  notre  marchande  des  Champs-Elysées  et  sortit 
par  la  neige  pour  le  lui  remettre  elle-même  et  sans  un 
jour  de  retard.  «Vous  n'avez  pas  idée  de  ce  qu'est  son 
cœur,  car  elle  le  cache  »,  disait  son  père.  Si  jeune,  elle 
avait  l'air  bien  plus  raisonnable  que  ses  parents.  Quand 
Swann  parlait  des  grandes  relations  de  sa  femme, 
Gilberte  détournait  la  tête  et  se  taisait,  mais  sans  air 
de  blâme,  car  son  père  ne  lui  paraissait  pas  pouvoir 
être  l'objet  de  la  plus  légère  critique.  Un  jour  que  je 
lui  avais  parlé  de  M^^®  Vinteuil,  elle  me  dit: 

—  Jamais  je  la  connaîtrai,  pour  une  raison,  c'est 
qu'elle  n'était  pas  gentille  pour  son  père,  à  ce  qu'on 
dit,  elle  lui  faisait  de  la  peine.  Vous  ne  pouvez  pas  plus 
comprendre  cela  que  moi,  n'est-ce  pas,  vous  qui  ne  pour- 
riez sans  doute  pas  plus  survivre  à  votre  papa  que  moi 
au  mien,  ce  qui  est  du  reste  tout  naturel.  Comment 
oublier  jamais  quelqu'un  qu'on  aime  depuis  toujours! 

Et  une  fois  qu'elle  était  plus  particulièrement  câline 
avec  Swann,  comme  je  le  lui  fis  remarquer  quand  il 
fut  loin: 


A  V 0MB RE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     137 

—  Oui,  pauvre  papa,  c'est  ces  jours-ci  l'anniver- 
saire de  la  mort  de  son  père.  Vous  pouvez  comprendre 
ce  qu'il  doit  éprouver,  vous  comprenez  cela,  vous, 
nous  sentons  de  même  sur  ces  choses-là.  Alors,  je 
tâche  d'être  moins  méchante  que  d'habitude.  —  Mais 
il  ne  vous  trouve  pas  méchante,  il  vous  trouve  par- 
faite. —  Pauvre  papa,  c'est  parce  qu'il  est  trop  bon. 

Ses  parents  ne  me  firent  pas  seulement  l'éloge  des 
vertus  de  Gilberte  —  cette  même  Gilberte  qui  même 
avant  que  je  l'eusse  jamais  vue  m'apparaissait  devant 
une  église,  dans  un  paysage  de  l'Ile-de-France,  et  qui 
ensuite  m 'évoquant  non  plus  mes  rêves,  mais  mes 
souvenirs,  était  toujours  devant  la  haie  d'épines  roses, 
dans  le  raidillon  que  je  prenais  pour  aller  du  côté  de 
Méséglise;  —  comme  j'avais  demandé  à  M°^®  Swann, 
en  m'efforçant  de  prendre  le  ton  indifférent  d'un  ami 
de  la  famille,  curieux  des  préférences  d'une  enfant, 
quels  étaient  parmi  les  camarades  de  Gilberte  ceux 
qu'elle  aimait  le  mieux.  M™®  Swann  me  répondit: 

—  Mais  vous  devez  être  plus  avancé  que  moi  dans 
ses  confidences,  vous  qui  êtes  le  grand  favori,  le  grand 
crack  comme  disent  les  Anglais. 

Sans  doute  dans  ces  coïncidences  tellement  par- 
faites, quand  la  réalité  se  replie  et  s'applique  sur  ce 
que  nous  avons  si  longtemps  rêvé,  eDe  nous  le  cache 
entièrement,  se  confond  avec  lui,  comme  deux  figures 
égales  et  superposées  qui  n'en  font  plus  qu'une,  alors 
qu'au  contraire,  pour  donner  à  notre  joie  toute  sa 
signification,  nous  voudrions  garder  à  tous  ces  points 
de  notre  désir,  dans  le  moment  même  où  nous  y  tou- 
chons —  et  pour  être  plus  certain  que  ce  soit  bien  eux 
—  le  prestige  d'être  intangibles.  Et  la  pensée  ne  peut 
même  pas  reconstituer  l'état  ancien  pour  le  confronter 
au  nouveau,  car  elle  n'a  plus  le  champ  libre:  la  con- 
naissance que  nous  avons  faite,  le  souvenir  des  pre- 
mières minutes  inespérées,  les  propos  que  nous  avons 
entendus,   sont  là  qui  obstruent   l'entrée  de  notre 


138      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

conscience,  et  commandent  beaucoup  plus  les  issues 
de  notre  mémoire  que  celles  de  notre  imagination,  ils 
rétroagissent  davantage  sur  notre  passé  que  nous  ne 
sommes  plus  maîtres  de  voir  sans  tenir  compte  d'eux, 
que  sur  la  forme,  restée  libre,  de  notre  avenir.  J'avais 
pu  croire  pendant  des  années  qu'aller  chez  M^^  Swann 
était  une  vague  chimère  que  je  n'atteindrais  jamais; 
après  avoir  passé  un  quart  d'heure  chez  elle,  c'est  le 
temps  où  je  ne  la  connaissais  pas  qui  était  devenu 
chimérique  et  vague  comme  un  possible  que  la  réali- 
sation d'un  autre  possible  a  anéanti.  Comment  aurais-je 
encore  pu  rêver  de  la  salle  à  manger  comme  d'un  lieu 
inconcevable,  quand  je  ne  pouvais  pas  faire  un  mou- 
vement dans  mon  esprit  sans  y  rencontrer  les  rayons 
infrangibles  qu'émettait  à  l'infini  derrière  lui,  jusque 
dans  mon  passé  le  plus  ancien,  le  homard  à  l'américaine 
que  je  venais  de  manger  ?  Et  Swann  avait  dû  voir, 
pour  ce  qui  le  concernait  lui-même,  se  produire  quelque 
chose  d'analogue:  car  cet  appartement  où  il  me  rece- 
vait pouvait  être  considéré  comme  le  lieu  où  étaient 
venus  se  confondre,  et  coïncider,  non  pas  seulement 
l'appartement  idéal  que  mon  imagination  avait  en- 
gendré, mais  un  autre  encore,  celui  que  l'amour  jaloux 
de  Swann,  aussi  inventif  que  mes  rêves,  lui  avait  si 
souvent  décrit,  cet  appartement  commun  à  Odette  et 
à  lui  qui  lui  était  apparu  si  inaccessible,  tel  soir  où 
Odette  l'avait  ramené  avec  Forcheville  prendre  de 
l'orangeade  chez  elle;  et  ce  qui  était  venu  s'absorber, 
pour  lui,  dans  le  plan  de  la  salle  à  manger  où  nous 
déjeunions,  c'était  ce  paradis  inespéré  où  jadis  il  ne 
pouvait  sans  trouble  imaginer  qu'il  aurait  dit  à  leur 
maître  d'hôtel  ces  mêmes  mots  :  «  Madame  est-elle 
prête  ?  »  que  je  lui  entendais  prononcer  maintenant 
avec  une  légère  impatience  mêlée  de  quelque  satisfac- 
tion d'amour-propre.  Pas  plus  que  ne  le  pouvait  sans 
doute  Swann,  je  n'arrivais  à  connaître  mon  bonheur, 
et  quand  Gilberte  elle-même  s'écriait  :  «  Qu'est-ce  qui 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     139 

vous  aurait  dit  que  la  petite  fille  que  vous  regardiez, 
sans  lui  parler,  jouer  aux  barres  serait  votre  grande 
amie  chez  qui  vous  iriez  tous  les  jours  où  cela  vous 
plairait»,  elle  parlait  d'un  changement  que  j'étais 
bien  obUgé  de  constater  du  dehors,  mais  que  je  ne 
possédais  pas  intérieiu*ement,  car  il  se  composait  de 
deux  états  que  je  ne  pouvais,  sans  qu'ils  cessassent 
d'être  distincts  l'un  de  l'autre,  réussir  à  penser  à  la 
fois. 

Et  pourtant  cet  appartement,  parce  qu'il  avait  été 
si  passionnément  désiré  par  la  volonté  de  Swann,  de- 
vait conserver  pour  lui  quelque  douceur,  si  j'en  jugeais 
par  moi  pour  qui  il  n'avait  pas  perdu  tout  mystère. 
Ce  charme  singulier  dans  lequel  j'avais  pendant  si 
longtemps  supposé  que  baignait  la  vie  des  Swann,  je 
ne  l'avais  pas  entièrement  chassé  de  leur  maison  en 
y  pénétrant;  je  l'avais  fait  reculer,  dompté  qu'il  était 
par  cet  étranger,  ce  paria  que  j'avais  été  et  à  qui 
M»ïe  Swann  avançait  maintenant  gracieusement  pour 
qu'il  y  prît  place  un  fauteuil  délicieux,  hostile  et  scan- 
dalisé; mais  tout  autour  de  moi,  ce  charme,  dans  mon 
souvenir,  je  le  perçois  encore.  Est-ce  parce  que,  ces 
jours  où  M.  et  M°^«  Swann  m'invitaient  à  déjeuner, 
pour  sortir  ensuite  avec  eux  et  Gilberte,  j'imprimais 
avec  mon  regard  —  pendant  que  j'attendais  seul  — 
sur  le  tapis,  sur  les  bergères,  sur  les  consoles,  sur  les 
paravents,  sur  les  tableaux,  l'idée  gravée  en  moi  que 
M°^e  Swann,  ou  son  mari,  ou  Gilberte  allaient  entrer  ? 
Est-ce  parce  que  ces  choses  ont  vécu  depuis  dans  ma 
mémoire  à  côté  des  Swann  et  ont  fini  par  prendre 
quelque  chose  d'eux  ?  Est-ce  que,  sachant  qu'ils  pas- 
saient leur  existence  au  milieu  d'elles,  je  faisais  de 
toutes  comme  les  emblèmes  de  leur  vie  particuUère, 
de  leurs  habitudes  dont  j'avais  été  trop  longtemps 
exclu  pour  qu'elles  ne  continuassent  pas  à  me  sembler 
étrangères  même  quand  on  me  fit  la  faveur  de  m'y 
mêler  ?  Toujours  est-il  que  chaque  fois  que  je  pense 


140      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

à  ce  salon  que  Swann  (sans  que  cette  critique  impliquât 
de  sa  part  l'intention  de  contrarier  en  rien  les  goûts  de 
sa  femme)  trouvait  si  disparate  —  parce  que  tout 
conçu  qu'il  était  encore  dans  le  goût  moitié  serre, 
moitié  atelier  qui  était  celui  de  l'appartement  où  il 
avait  connu  Odette,  elle  avait  pourtant  commencé  à 
remplacer  dans  ce  fouillis  nombre  des  objets  chinois 
qu'elle  trouvait  maintenant  un  peu  «  toc  »,  bien  «  à 
côté  »,  par  une  foule  de  petits  meubles  tendus  de 
vieilles  soies  Louis  XIV  (sans  compter  les  chefs- 
d'œuvre  apportés  par  Swann  de  l'hôtel  du  quai  d'Or- 
léans) —  il  a  au  contraire  dans  mon  souvenir,  ce  salon 
composite,  une  cohésion,  une  unité,  un  charme  indi- 
viduel que  n'ont  jamais  même  les  ensembles  les  plus 
intacts  que  le  passé  nous  a  légués,  ni  les  plus  vivants 
où  se  marque  l'empreinte  d'une  personne;  car  nous 
seuls  pouvons,  par  la  croyance  qu'elles  ont  une  exis- 
tence à  elles,  donner  à  certaines  choses  que  nous  voyons 
une  âme  qu'elles  gardent  ensuite  et  qu'elles  dévelop- 
pent en  nous.  Toutes  les  idées  que  je  m'étais  faites 
des  heures,  différentes  de  celles  qui  existent  pour  les 
autres  hommes,  que  passaient  les  Swann  dans  cet 
appartement  qui  était  pour  le  temps  quotidien  de  leur 
vie  ce  que  le  corps  est  pour  l'âme,  et  qui  devait  en 
exprimer  la  singularité,  toutes  ces  idées  étaient  répar- 
ties, amalgamées  —  partout  également  troublantes  et 
indéfinissables  —  dans  la  place  des  meubles,  dans 
l'épaisseur  des  tapis,  dans  l'orientation  des  fenêtres, 
dans  le  service  des  domestiques.  Quand,  après  le 
déjeuner,  nous  allions,  au  soleil,  prendre  le  café,  dans 
la  grande  baie  du  salon,  tandis  que  M°^®  Swann  me 
demandait  combien  je  voulais  de  morceaux  de  sucre 
dans  mon  café,  ce  n'était  pas  seulement  le  tabouret  de 
soie  qu'elle  poussait  vers  moi  qui  dégageait,  avec  le 
charme  douloureux  que  j 'avais  perçu  autrefois  —  sous 
l'épine  rose,  puis  à  côté  du  massif  de  lauriers  —  dans 
le  nom  de  Gilberte,  l'hostilité  que  m'avaient  témoignée 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     141 

ses  parents  et  que  ce  petit  meuble  semblait  avoir  si 
bien  sue  et  partagée,  que  je  ne  me  sentais  pas  digne 
et  que  je  me  trouvais  un  peu  lâche  d'imposer  mes 
pieds  à  son  capitonnage  sans  défense;  une  âme  per- 
sonnelle le  reliait  secrètement  à  la  lumière  de  deux 
heures  de  l'après-midi,  différente  de  ce  qu'elle  était 
partout  ailleurs  dans  le  golfe  où  elle  faisait  jouer  à  nos 
pieds  ses  flots  d'or  parmi  lesquels  les  canapés  bleuâtres 
et  les  vaporeuses  tapisseries  émergeaient  comme  des 
îles  enchantées;  et  il  n'était  pas  jusqu'au  tableau  de 
Rubens  accroché  au-dessus  de  la  cheminée  qui  ne 
possédât  lui  aussi  le  même  genre  et  presque  la  même 
puissance  de  charme  que  les  bottines  à  lacets  de 
M.  Swann  et  ce  manteau  à  pèlerine,  dont  j'avais  tant 
désiré  porter  le  pareil  et  que  maintenant  Odette  de- 
mandait à  son  mari  de  remplacer  par  un  autre,  pour 
être  plus  élégant,  quand  je  leur  faisais  l'honneur  de 
sortir  avec  eux.  Elle  allait  s'habiller  elle  aussi,  bien 
que  j'eusse  protesté  qu'aucune  robe  «de  ville»  ne 
vaudrait  à  beaucoup  près  la  merveilleuse  robe  de 
chambre  de  crêpe  de  Chine  ou  de  soie,  vieux  rose, 
cerise,  rose  Tiepolo,  blanche,  mauve,  verte,  rouge, 
jaune  unie  ou  à  dessins,  dans  laquelle  M"^^  Swann 
avait  déjeuné  et  qu'elle  allait  ôter.  Quand  je  disais 
qu'elle  aurait  dû  sortir  ainsi,  elle  riait,  par  moquerie 
de  mon  ignorance  ou  plaisir  de  mon  compliment.  Elle 
s'excusait  de  posséder  tant  de  peignoirs  parce  qu'elle 
prétendait  qu'il  n'y  avait  que  là  dedans  qu'elle  se 
sentait  bien  et  elle  nous  quittait  pour  aller  mettre  une 
de  ces  toilettes  souveraines  qui  s'imposaient  à  tous,  et 
entre  lesquelles  pourtant  j'étais  parfois  appelé  à  choi- 
sir celle  que  je  préférais  qu'elle  revêtît. 

Au  Jardin  d'Acclimatation,  que  j'étais  fier,  quand 
nous  étions  descendus  de  voiture,  de  m'avance r  à  côté 
de  M™®  Swann  !  Tandis  que  dans  sa  démarche  non- 
chalante elle  laissait  flotter  son  manteau,  je  jetais  sur 
elle  des  regards  d'admiration  auxquels  elle  répondait 


142      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

coquettement  par  un  long  sourire.  Maintenant  si  nous 
rencontrions  l'un  ou  l'autre  des  camarades,  fille  ou 
garçon,  de  Gilberte,  qui  nous  saluait  de  loin,  j 'étais  à 
mon  tour  regardé  par  eux  comme  un  de  ces  êtres  que 
j'avais  enviés,  un  de  ces  amis  de  Gilberte  qui  connais- 
saient sa  famille  et  étaient  mêlés  à  l'autre  partie  de  sa 
vie,  celle  qui  ne  se  passait  pas  aux  Champs-Elysées. 
Souvent  dans  les  allées  du  Bois  ou  du  Jardin  d'Ac- 
climatation nous  croisions,  nous  étions  salués  par  telle 
ou  telle  grande  dame  amie  des  Swann,  qu'il  lui  arrivait 
de  ne  pas  voir  et  que  lui  signalait  sa  femme.  «  Charles, 
vous  ne  voyez  pas  M"*®  de  Montmorency  ?  »  et  Swann, 
avec  le  sourire  amical  dû  à  une  longue  familiarité,  se 
découvrait  pourtant  largement  avec  une  élégance  qui 
n'était  qu'à  lui.  Quelquefois  la  dame  s'arrêtait,  heu- 
reuse de  faire  à  M^^^  Swann  une  politesse  qui  ne  tirait 
pas  à  conséquence  et  de  laquelle  on  savait  qu'elle  ne 
chercherait  pas  à  profiter  ensuite,  tant  Swann  l'avait 
habituée  à  rester  sur  la  réserve.  Elle  n'en  avait  pas 
moins  pris  toutes  les  manières  du  monde,  et  si  élégante 
et  noble  de  port  que  fût  la  dame,  M°^e  Swann  l'égalait 
toujours  en  cela;  arrêtée  un  moment  auprès  de  l'amie 
que  son  mari  venait  de  rencontrer,  elle  nous  présentait 
avec  tant  d'aisance,  Gilberte  et  moi,  gardait  tant  de 
liberté  et  de  calme  dans  son  amabilité,  qu'il  eût  été 
difficile  de  dire  de  la  femme  de  Swann  ou  de  l'aristo- 
cratique passante  laquelle  des  deux  était  la  grande 
dame.  Le  jour  où  nous  étions  allés  voir  les  Cynghalais, 
comme  nous  revenions,  nous  aperçûmes,  venant  dans 
notre  direction  et  suivie  de  deux  autres  qui  semblaient 
l'escorter,  une  dame  âgée,  mais  encore  belle,  envelop- 
pée dans  un  manteau  sombre  et  coiffée  d'une  petite 
capote  attachée  sous  le  cou  par  deux  brides.  «Ah! 
voilà  quelqu'un  qui  va  vous  intéresser  »,  me  dit  Swann. 
La  vieille  dame  maintenant  à  trois  pas  de  nous  sou- 
riait avec  une  douceur  caressante.  Swann  se  découvrit, 
M™®  Swann  s'abaissa  en  une  révérence  et  voulut  baiser 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     143 

la  main  de  la  dame  pareille  à  un  portrait  de  Winter- 
halter  qui  la  releva  et  l'embrassa.  «  Voyons,  voulez- 
vous  mettre  votre  chapeau,  vous  »,  dit-elle  à  Swann, 
d'une  grosse  voix  un  peu  maussade,  en  amie  familière. 
«  Je  vais  vous  présenter  à  Son  Altesse  Impériale  »,  me 
dit  M°^e  Swann.  Swann  m'attira  un  moment  à  l'écart 
pendant  que  M™®  Swanrr  causait  du  beau  temps  et 
des  animaux  nouvellement  arrivés  au  Jardin  d'Accli- 
matation, avec  l'Altesse.  «  C'est  la  princesse  Mathilde, 
me  dit-il,  vous  savez,  l'amie  de  Flaubert,  de  Sainte- 
Beuve,  de  Dumas.  Songez,  c'est  la  nièce  de  Napoléon 
P^  1  Elle  a  été  demandée  en  mariage  par  Napoléon  III 
et  par  l'empereur  de  Russie.  Ce  n'est  pas  intéressant  ? 
Parlez-lui  un  peu.  Mais  je  voudrais  qu'elle  ne  nous 
fît  pas  rester  une  heure  sur  nos  jambes.  »  «  J'ai  ren- 
contré Taine  qui  m'a  dit  que  la  Princesse  était  brouil- 
lée avec  lui,  dit  Swann.  —  Il  s'est  conduit  comme  im 
cauchon,  dit-elle  d'une  voix  rude  et  en  prononçant 
le  mot  comme  si  c'avait  été  le  nom  de  l'évêque  con- 
temporain de  Jeanne  d'Arc.  Après  l'article  qu'il  a 
écrit  sur  l'Empereur  je  lui  ai  laissé  une  carte  avec 
P  P.  C.  »  J'éprouvais  la  surprise  qu'on  a  en  ouvrant 
la  correspondance  de  la  duchesse  d'Orléans,  née  prin- 
cesse Palatine.  Et,  en  effet,  la  princesse  Mathilde, 
animée  de  sentiments  si  français,  les  éprouvait  avec 
une  honnête  rudesse  comme  en  avait  l'Allemagne 
d'autrefois  et  qu'elle  avait  hérités  sans  doute  de  sa 
mère  wurtembergeoise.  Sa  franchise  un  peu  fruste  et 
presque  ma  culine,  elle  l'adoucissait,  dès  qu'elle  sou- 
riait, de  langueur  italienne.  Et  le  tout  était  enveloppé 
dans  une  toilette  tellement  Second  Empire  que,  bien 
que  la  princesse  la  portât  seulement  sans  doute  par 
attachement  aux  modes  qu'elle  avait  aimées,  elle 
semblait  avoir  eu  l'intention  de  ne  pas  commettre 
une  faute  de  couleur  historique  et  de  répondre  à  l'at- 
tente de  ceux  qui  attendaient  d'elle  l'évocation  d'une 
autre  époque.  Je  soufflai  à  Swann  de  lui  demander  si 


144      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

elle  avait  connu  Musset.  «Très  peu,  Monsieur,  répon- 
dit-elle d'un  air  qui  faisait  semblant  d'être  fâché,  et, 
en  effet,  c'était  par  plaisanterie  qu'elle  disait  Monsieur 
à  Swann,  étant  fort  intime  avec  lui.  Je  l'ai  eu  une 
fois  à  dîner.  Je  l'avais  invité  pour  sept  heures.  A  sept 
heures  et  demie,  comme  il  n'était  pas  là,  nous  nous 
mîmes  à  table.  Il  arriva  à  huit  heures,  me  salua,  s'as- 
sied, ne  desserre  pas  les  dents,  part  après  le  dîner  sans 
que  j'aie  entendu  le  son  de  sa  voix.  Il  était  ivre-mort. 
Cela  ne  m'a  pas  beaucoup  encouragée  à  recommencer.» 
Nous  étions  un  peu  à  l'écart,  Swann  et  moi.  «  J'espère 
que  cette  petite  séance  ne  va  pas  se  prolonger,  me 
dit-il,  j'ai  mal  à  la  plante  des  pieds.  Aussi  je  ne  sais 
pas  pourquoi  ma  femme  alimente  la  conversation. 
Après  cela  c'est  elle  qui  se  plaindra  d'être  fatiguée  et 
moi  je  ne  peux  plus  supporter  ces  stations  debout.  » 
•^me  Swann  en  effet,  qui  tenait  le  renseignement  de 
Mme  Bontemps,  était  en  train  de  dire  à  la  princesse 
que  le  gouvernement,  comprenant  enfin  sa  goujaterie, 
avait  décidé  de  lui  envoyer  une  invitation  pour  assister 
dans  les  tribunes  à  la  visite  que  le  tsar  Nicolas  devait 
faire  le  surlendemain  aux  Invalides.  Mais  la  princesse 
qui,  malgré  les  apparences,  malgré  le  genre  de  son 
entourage  composé  surtout  d'artistes  et  d'hommes  de 
lettres,  était  restée  au  fond,  et  chaque  fois  qu'elle  avait 
à  agir,  nièce  de  Napoléon:  «  Oui,  Madame,  je  l'ai  reçue 
ce  matin  et  je  l'ai  renvoyée  au  ministre  qui  doit 
l'avoir  à  l'heiure  qu'il  est.  Je  lui  ai  dit  que  je  n'avais 
pas  besoin  d'invitation  pour  aller  aux  Invalides.  Si  le 
gouvernement  désire  que  j 'y  aille,  ce  ne  sera  pas  dans 
une  tribune,  mais  dans  notre  caveau,  où  est  le  tom- 
beau de  l'Empereur.  Je  n'ai  pas  besoin  de  carte  pour 
cela.  J'ai  mes  clefs.  J'entre  comme  je  veux.  Le  gou- 
vernement n'a  qu'à  me  faire  savoir  s'il  désire  que  je 
vienne  ou  non.  Mais  si  j'y  vais,  ce  sera  là  ou  pas  du 
tout.  »  A  ce  moment  nous  fûmes  salués,  M^^  Swann 
et  moi,  par  un  jeune  homme  qui  lui  dit  bonjour  sans 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     145 

s'arrêter  et  que  je  ne  savais  pas  qu'elle  connût:  Bloch. 
Sur  une  question  que  je  lui  posai,  M"^^  Swann  me  dit 
qu'il  lui  avait  été  présenté  par  M°^®  Bontemps,  qu'il 
était  attaché  au  Cabinet  du  ministre,  ce  que  j'igno- 
rais. Du  reste,  elle  ne  devait  pas  l'avoir  vu  souvent 

—  ou  bien  elle  n'avait  pas  voulu  citer  le  nom,  trouvé 
peut-être  par  elle  peu  «  chic  »,  de  Bloch  —  car  elle  dit 
qu'il  s'appelait  M.  Moreul.  Je  lui  assurai  qu'elle  con- 
fondait, qu'il  s'appelait  Bloch.  La  princesse  redressa 
une  traîne  qui  se  déroulait  derrière  elle  et  que  M"^® 
Swann  regardait  avec  admiration.  «  C'est  justement 
une  fourrure  que  l'empereur  de  Russie  m'avait  en- 
voyée, dit  la  princesse,  et  comme  j 'ai  été  le  voir  tantôt, 
je  l'ai  mise  pour  lui  montrer  que  cela  avait  pu  s'ar- 
ranger en  manteau.  —  Il  paraît  que  le  prince  Louis 
s'est  engagé  dans  l'armée  russe,  la  princesse  va  être 
désolée  de  ne  plus  l'avoir  près  d'elle,  dit  M°^6  Swann 
qui  ne  voyait  pas  les  signes  d'impatience  de  son  mari. 

—  Il  avait  besoin  de  cela  !  Comme  je  lui  ai  dit:  Ce 
n'est  pas  une  raison  parce  que  tu  as  eu  un  militaire 
dans  ta  famiUe  »,  répondit  la  princesse,  faisant,  avec 
cette  brusque  simpUcité,  allusion  à  Napoléon  I^'. 
Swann  ne  tenait  plus  en  place.  «  Madame,  c'est  moi 
qui  vais  faire  l'Altesse  et  vous  demander  la  permission 
de  prendre  congé,  mais  ma  femme  a  été  très  souffrante 
et  je  ne  veux  pas  qu'elle  reste  davantage  immobile.  » 
Mme  Swann  refit  la  révérence  et  la  princesse  eut  pour 
nous  tous  un  divin  sourire  qu'elle  sembla  amener  du 
passé,  des  grâces  de  sa  jeunesse,  des  soirées  de  Com- 
piègne  et  qui  coula  intact  et  doux  sur  le  visage  tout 
à  l'heure  grognon,  puis  elle  s'éloigna  suivie  des  deux 
dames  d'honneur  qui  n'avaient  fait,  à  la  façon  d'inter- 
prètes, de  bonnes  d'enfants,  ou  de  gardes-malades, 
que  ponctuer  notre  conversation  de  phrases  insigni- 
fiantes et  d'explications  inutiles.  «  Vous  devriez  aller 
écrire  votre  nom  chez  elle,  un  jour  de  cette  semaine, 
me  dit  M™e  Swann  ;  on  ne  corne  pas  de  bristol  à  toutes 

A   LA   RECHERCHE   DU   TEMPS    PERDU   —  III  10 


146      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

ces  royalties,  comme  disent  les  Anglais,  mais  elle  vous 
invitera  si  vous  vous  faites  inscrire.  » 

Parfois  dans  ces  derniers  jours  d'hiver,  nous  entrions 
avant  d'aller  nous  promener  dans  quelqu'une  des 
petites  expositions  qui  s'ouvraient  alors  et  où  Swann, 
collectionneur  de  marque,  était  salué  avec  une  parti- 
culière déférence  par  les  marchands  de  tableaux  chez 
qui  elles  avaient  lieu.  Et  par  ces  temps  encore  froids, 
mes  anciens  désirs  de  partir  pour  le  Midi  et  Venise 
étaient  réveillés  par  ces  salles  où  un  printemps  déjà 
avancé  et  un  soleil  ardent  mettaient  des  reflets  vio- 
lacés sur  les  Alpilles  roses  et  donnaient  la  transparence 
foncée  de  l'émeraude  au  Grand  Canal.  S'il  faisait  mau- 
vais nous  allions  au  concert  ou  au  théâtre  et  goûter 
ensuite  dans  un  «  Thé  ».  Dès  que  M°^e  Swann  voulait 
me  dire  quelque  chose  qu'elle  désirait  que  les  personnes 
des  tables  voisines  ou  même  les  garçons  qui  servaient 
ne  comprissent  pas,  elle  me  le  disait  en  anglais  comme 
si  c'eût  été  un  lagage  connu  de  nous  deux  seulement. 
Or  tout  le  monde  savait  l'anglais,  moi  seul  je  ne  l'avais 
pas  encore  appris  et  étais  obligé  de  le  dire  à  M°^®  Swann 
pour  qu'elle  cessât  de  faire  sur  les  personnes  qui 
buvaient  le  thé  ou  sur  celles  qui  l'apportaient  des 
réflexions  que  je  devinais  désobligeantes  sans  que  j'en 
comprisse,  ni  que  l'individu  visé  en  perdît  un  seul 
mot. 

Une  fois,  à  propos  d'une  matinée  théâtrale,  Gilberte 
me  causa  un  étonnement  profond.  C'était  justement 
le  jour  dont  elle  m'avait  parlé  d'avance  et  où  tombait 
l'anniversaire  de  la  mort  de  son  grand-père.  Nous  de- 
vions, elle  et  moi,  aller  entendre  avec  son  institutrice 
les  fragments  d'un  opéra  et  Gilberte  s'était  habillée 
dans  l'intention  de  se  rendre  à  cette  exécution  musi- 
cale, gardant  l'air  d'indifférence  qu'elle  avait  l'habi- 
tude de  montrer  pour  la  chose  que  nous  devions  faire, 
disant  que  ce  pouvait  être  n'importe  quoi  pourvu  que 
cela  me  plût  et  fût  agréable  à  ses  parents.  Avant  le 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     147 

déjeuner,  sa  mère  nous  prit  à  part  pour  lui  dire  que 
cela  ennuyait  son  père  de  nous  voir  aller  au  concert 
ce  jour-là.  Je  trouvai  que  c'était  trop  naturel.  Gilberte 
resta  impassible  mais  devint  pâle  d'une  colère  qu'elle 
ne  put  cacher,  et  elle  ne  dit  plus  un  mot.  Quand 
M.  Swann  revint,  sa  femme  l'emmena  à  l'autre  bout 
du  salon  et  lui  parla  à  f  oreille.  Il  appela  Gilberte  et 
la  prit  à  part  dans  la  pièce  à  côté.  On  entendit  des 
éclats  de  voix.  Je  ne  pouvais  cependant  pas  croire 
que  Gilberte,  si  soumise,  si  tendre,  si  sage,  résistât  à 
la  demande  de  son  père,  un  jour  pareil  et  pour  ime 
cause  si  insignifiante.  Enfin  Swann  sortit  en  lui 
disant  : 

—  Tu  sais  ce  que  je  t'ai  dit.  Maintenant,  fais  ce 
que  tu  voudras. 

La  figure  de  Gilberte  resta  contractée  pendant  tout 
le  déjeuner,  après  lequel  nous  allâmes  dans  sa  chambre. 
Puis  tout  d'un  coup,  sans  une  hésitation  et  comme  si 
elle  n'en  avait  eu  à  aucun  moment:  «Deux  heures  ! 
s'écria-t-elle,  mais  vous  savez  que  le  concert  com- 
mence à  deux  heures  et  demie.  »  Et  elle  dit  à  son  ins- 
titutrice de  se  dépêcher. 

—  Mais,  lui  dis-je,  est-ce  que  cela  n'ennuie  pas 
votre  père  ? 

—  Pas  le  moins  du  monde. 

—  Cependant,  il  avait  peur  que  cela  ne  semble 
bizarre  à  cause  de  cet  anniversaire. 

—  Qu'est-ce  que  cela  peut  me  faire  ce  que  les 
autres  pensent  ?  Je  trouve  ça  grotesque  de  s'occuper 
des  autres  dans  les  choses  de  sentiment.  On  sent  pour 
soi,  pas  pour  le  public.  Mademoiselle,  qui  a  peu  de 
distractions,  se  fait  une  fête  d'aller  au  concert,  je  ne 
vais  pas  l'en  priver  pour  faire  plaisir  au  public. 

Elle  prit  son  chapeau. 

—  Mais  Gilberte,  lui  dis-je  en  lui  prenant  le  bras, 
ce  n'est  pas  pour  faire  plaisir  au  public,  c'est  pour 
faire  plaisir  à  votre  père. 


148      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

—  Vous  n'allez  pas  me  faire  d'observations,  j'es- 
père, me  cria-t-elle,  d'une  voix  dure  et  en  se  déga- 
geant vivement. 

Faveur  plus  précieuse  encore  que  de  m'emmener 
avec  eux  au  Jardin  d'Acclimatation  ou  au  concert,  les 
Swann  ne  m'excluaient  même  pas  de  leur  amitié  avec 
Bergotte,  laquelle  avait  été  à  l'origine  du  charme  que 
je  leur  avais  trouvé  quand,  avant  même  de  connaître 
Gilberte,  je  pensais  que  son  intimité  avec  le  divin 
vieillard  eût  fait  d'elle  pour  moi  la  plus  passionnante 
des  amies,  si  le  dédain  que  je  devais  lui  inspirer  ne 
m'eût  pas  interdit  l'espoir  qu'elle  m'emmenât  jamais 
avec  lui  visiter  les  villes  qu'il  aimait.  Or,  un  jour, 
Mme  Swann  m'invita  à  un  grand  déjeuner.  Je  ne  savais 
pas  quels  devaient  être  les  convives.  En  arrivant,  je 
fus,  dans  le  vestibule,  déconcerté  par  un  incident  qui 
m'intimida.  M^^  Swann  manquait  rarement  d'adopter 
les  usages  qui  passent  pour  élégants  pendant  une  sai- 
son et  ne  parvenant  pas  à  se  maintenir  sont  bientôt 
abandonnés  (comme  beaucoup  d'années  auparavant 
elle  avait  eu  son  «  handsome  cab  »,  ou  faisait  imprimer 
sur  une  invitation  à  déjeuner  que  c'était  «  to  meet  » 
un  personnage  plus  ou  moins  important).  Souvent  ces 
usages  n'avaient  rien  de  mystérieux  et  n'exigeaient 
pas  d'initiation.  C'est  ainsi  que,  mince  innovation  de 
ces  années-là  et  importée  d'Angleterre,  Odette  avait 
fait  faire  à  son  mari  des  cartes  où  le  nom  de  Charles 
Swann  était  précédé  de  «  Mr  ».  Après  la  première  visite 
que  je  lui  avais  faite,  M"^^  Swann  avait  corné  chez 
moi  un  de  ces  «cartons»  comme  elle  disait.  Jamais 
personne  ne  m'avait  déposé  de  cartes;  je  ressentis 
tant  de  fierté,  d'émotion,  de  reconnaissance,  que,  réu- 
nissant tout  ce  que  je  possédais  d'argent,  je  commandai 
une  superbe  corbeille  de  camélias  et  l'envoyai  à 
Mme  Swann.  Je  suppliai  mon  père  d'aller  mettre  une 
carte  chez  elle,  mais  de  s'en  faire  vite  graver  d'abord 
où  son  nom  fût  précédé  de  «Mr».  Il  n'obéit  à  aucune 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     149 

de  mes  deux  prières,  j'en  fus  désespéré  pendant  quel- 
ques jours,  et  me  demandai  ensuite  s'il  n'avait  pas  eu 
raison.  Mais  l'usage  du  «  Mr  »,  s'il  était  inutile,  était 
clair.  Il  n'en  était  pas  ainsi  d'un  autre  qui,  le  jour  de 
ce  déjeuner,  me  fut  révélé,  mais  non  pourvu  de  sa 
signification.  Au  moment  où  j'allais  passer  de  l'anti- 
chambre dans  le  salon,  le  maître  d'hôtel  me  remit  une 
enveloppe  mince  et  longue  sûr  laquelle  mon  nom 
était  écrit.  Dans  ma  surprise,  je  le  remerciai,  cepen- 
dant je  regardais  l'enveloppe.  Je  ne  savais  pas  plus 
ce  que  j'en  devais  faire  qu'un  étranger  d'un  de  ces 
petits  instruments  que  l'on  donne  aux  convives  dans 
les  dîners  chinois.  Je  vis  qu'elle  était  fermée,  je  crai- 
gnis d'être  indiscret  en  l'ouvrant  tout  de  suite  et  je 
la  mis  dans  ma  poche  d'un  air  entendu.  M°^®  Swann 
m'avait  écrit  quelques  jours  auparavant  de  venir 
déjeuner  «  en  petit  comité  ».  Il  y  avait  pourtant  seize 
personnes,  parmi  lesquelles  j'ignorais  absolument  que 
se  trouvât  Bergotte.  M™^  Swann  qui  venait  de  me 
«  nommer  »  comme  elle  disait  à  plusieurs  d'entre  elles, 
tout  à  coup,  à  la  suite  de  mon  nom,  de  la  même  façon 
qu'elle  venait  de  le  dire  (et  comme  si  nous  étions  seu- 
lement deux  invités  du  déjeuner  qui  devaient  être 
chacun  également  contents  de  connaître  l'autre),  pro- 
nonça le  nom  du  doux  Chantre  aux  cheveux  blancs. 
Ce  nom  de  Bergotte  me  fit  tressauter  comme  le  bruit 
d'un  revolver  qu'on  aurait  déchargé  sur  moi,  mais 
instinctivement  pour  faire  bonne  contenance  je  saluai; 
devant  moi,  comme  ces  prestidigitateurs  qu'on  aper- 
çoit intacts  et  en  redingote  dans  la  poussière  d'un 
coup  de  feu  d'où  s'envole  une  colombe,  mon  salut 
m'était  rendu  par  un  homme  jeune,  rude,  petit,  râblé 
et  myope,  à  nez  rouge  en  forme  de  coquille  de  coli- 
maçon et  à  barbiche  noire.  J'étais  mortellement  triste, 
car  ce  qui  venait  d'être  réduit  en  poudre,  ce  n'était  pas 
seulement  le  langoureux  vieillard,  dont  il  ne  restait 
plus  rien,  c'était  aussi  la  beauté  d'une  œuvre  inmiense 


150      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

que  j'avais  pu  loger  dans  l'organisme  défaillant  et 
sacré  que  j'avais,  comme  un  temple,  construit  expres- 
sément pour  elle,  mais  à  laquelle  aucune  place  n'était 
réservée  dans  le  corps  trapu,  rempli  de  vaisseaux,  d'os, 
de  ganglions,  du  petit  homme  à  nez  camus  et  à  bar- 
biche noire  qui  était  devant  moi.  Tout  le  Bergotte  que 
j'avais  lentement  et  délicatement  élaboré  moi-même, 
goutte  à  goutte,  comme  une  stalactite,  avec  la  trans- 
parente beauté  de  ses  livres,  ce  Bergotte-là  se  trou- 
vait d'un  seul  coup  ne  plus  pouvoir  être  d'aucun  usage, 
du  moment  qu'il  fallait  conserver  le  nez  en  colimaçon 
et  utiliser  la  barbiche  noire  ;  comme  n'est  plus  bonne  à 
rien  la  solution  que  nous  avions  trouvée  pour  un  pro- 
blème dont  nous  avions  lu  incomplètement  la  donnée 
et  sans  tenir  compte  que  le  total  devait  faire  un  certain 
chiffre.  Le  nez  et  la  barbiche  étaient  des  éléments  aussi 
inéluctables  et  d'autant  plus  gênants  que,  me  forçant 
à  réédifier  entièrement  le  personnage  de  Bergotte,  ils 
semblaient  encore  impliquer,  produire,  sécréter  inces- 
samment un  certain  genre  d'esprit  actif  et  satisfait  de 
soi,  ce  qui  n'était  pas  de  jeu,  car  cet  esprit-là  n'avait 
rien  à  voir  avec  la  sorte  d'intelligence  répandue  dans 
ces  livres,  si  bien  connus  de  moi  et  que  pénétrait  une 
douce  et  divine  sagesse.  En  partant  d'eux,  je  ne  serais 
jamais  arrivé  à  ce  nez  en  colimaçon;  mais  en  partant 
de  ce  nez  qui  n'avait  pas  l'air  de  s'en  inquiéter,  faisait 
cavalier  seul  et  «  fantaisie  »,  j'allais  dans  une  tout 
autre  direction  que  l'œuvre  de  Bergotte,  j'aboutirais, 
semblait-il,  à  quelque  mentalité  d'ingénieur  pressé,  de 
la  sorte  de  ceux  qui  quand  on  les  salue  croient  comme 
il  faut  de  dire  :  «  Merci  et  vous  »  avant  qu'on  leur  ait 
demandé  de  leurs  nouvelles,  et  si  on  leur  déclare  qu'on 
a  été  enchanté  de  faire  leur  connaissance,  répondent 
par  une  abréviation  qu'ils  se  figurent  bien  portée, 
intelligente  et  moderne  en  ce  qu'elle  évite  de  perdre 
en  de  vaines  formules  un  temps  précieux:  «Égale- 
ment ».  Sans  doute,  les  noms  sont  des  dessinateurs 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     151 

fantaisistes,  nous  donnant  des  gens  et  des  pays  des 
croquis  si  peu  ressemblants  que  nous  éprouvons  sou- 
vent une  sorte  de  stupeur  quand  nous  avons  devant 
nous,  au  lieu  du  monde  imaginé,  le  monde  visible  (qui 
d'ailleurs  n'est  pas  le  monde  vrai,  nos  sens  ne  possé- 
dant pas  beaucoup  plus  le  don  de  la  ressemblance  que 
l'imagination,  si  bien  que  les  dessins  enfin  approxima- 
tifs qu'on  peut  obtenir  de  la  réalité  sont  au  moins 
aussi  différents  du  monde  vu  que  celui-ci  l'était  du 
monde  imaginé).  Mais  pour  Bergotte  la  gêne  du  nom 
préalable  n'était  rien  auprès  de  celle  que  me  causait 
l'œuvre  connue,  à  laquelle  j'étais  obligé  d'attacher, 
comme  après  un  ballon,  l'homme  à  barbiche  sans 
savoir  si  elle  garderait  la  force  de  s'élever.  Il  semblait 
bien  pourtant  que  ce  fût  lui  qui  eût  écrit  les  livres  que 
j'avais  tant  aimés,  car  M"^^  Swann  ayant  cru  devoir 
lui  dire  mon  goût  pour  l'un  d'eux,  il  ne  montra  nul 
étonnement  qu'elle  en  eût  fait  part  à  lui  plutôt  qu'à 
un  autre  convive,  et  ne  sembla  pas  voir  là  l'effet 
d'une  méprise;  mais,  emplissant  la  redingote  qu'il 
avait  mise  en  l'honneur  de  tous  ces  invités,  d'un  corps 
avide  du  déjeuner  prochain,  ayant  son  attention  oc- 
cupée d'autres  réalités  importantes,  ce  ne  fut  que 
comme  à  un  épisode  révolu  de  sa  vie  antérieure,  et 
comme  si  on  avait  fait  allusion  à  un  costume  du  duc 
de  Guise  qu'il  eût  mis  une  certaine  année  à  un  bal 
costumé,  qu'il  sourit  en  se  reportant  à  l'idée  de  ses 
livres,  lesquels  aussitôt  déclinèrent  pour  moi  (entraî- 
nant dans  leur  chute  toute  la  valeur  du  Beau,  de  l'uni- 
vers, de  la  vie),  jusqu'à  n'avoir  été  que  quelque 
médiocre  divertissement  d'homme  à  barbiche.  Je  me 
disais  qu'il  avait  dû  s'y  appliquer,  mais  que  s'il  avait 
vécu  dans  une  île  entourée  par  des  bancs  d'huîtres 
perlières,  il  se  fût  à  la  place  livré  avec  succès  au  com- 
merce des  perles.  Son  œuvre  ne  me  semblait  plus  aussi 
inévitable.  Et  alors  je  me  demandais  si  l'originalité 
prouve  vraiment  que  les  grands  écrivains  soient  des 


152      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

dieux  régnant  chacun  dans  un  royaume  qui  n'est  qu'à 
lui,  ou  bien  s'il  n'y  a  pas  dans  tout  cela  un  peu  de 
feinte,  si  les  différences  entre  les  œuvres  ne  seraient 
pas  le  résultat  du  travail,  plutôt  que  l'expression  d'une 
différence  radicale  d'essence  entre  les  diverses  per- 
sonnalités. 

Cependant  on  était  passé  à  table.  A  côté  de  mon 
assiette  je  trouvai  un  oeillet  dont  la  tige  était  envelop- 
pée dans  du  papier  d'argent.  Il  m'embarrassa  moins 
que  n'avait  fait  l'enveloppe  remise  dans  l'antichambre 
et  que  j'avais  complètement  oubliée.  L'usage,  pour- 
tant aussi  nouveau  pour  moi,  me  parut  plus  intelli- 
gible quand  je  vis  tous  les  convives  masculins  s'em- 
parer d'un  oeillet  semblable  qui  accompagnait  leur 
couvert  et  l'introduire  dans  la  boutonnière  de  leur 
redingote.  Je  fis  comme  eux  avec  cet  air  naturel  d'un 
libre-penseur  dans  une  église,  lequel  ne  connaît  pas 
la  messe,  mais  se  lève  quand  tout  le  monde  se  lève  et 
se  met  à  genoux  un  peu  après  que  tout  le  monde  s'est 
mis  à  genoux.  Un  autre  usage  inconnu  et  moins  éphé- 
mère me  déplut  davantage.  De  l'autre  côté  de  mon 
assiette  il  y  en  avait  une  plus  petite  remplie  d'une 
matière  noirâtre  que  je  ne  savais  pas  être  du  caviar. 
J'étais  ignorant  de  ce  qu'il  fallait  en  faire,  mais  résolu 
à  n'en  pas  manger. 

Bergotte  n'était  pas  placé  loin  de  moi,  j'entendais 
parfaitement  ses  paroles.  Je  compris  alors  l'impres- 
sion de  M.  de  Norpois.  Il  avait  en  effet  un  organe 
bizarre  ;  rien  n'altère  autant  les  qualités  matérielles  de 
la  voix  que  de  contenir  de  la  pensée:  la  sonorité  des 
diphtongues,  l'énergie  des  labiales,  en  sont  influencées. 
La  diction  l'est  aussi.  La  sienne  me  semblait  entière- 
ment différente  de  sa  manière  d'écrire  et  même  les 
choses  qu'il  disait  de  celles  qui  remplissent  ses  ou- 
vrages. Mais  la  voix  sort  d'un  masque  sous  lequel  elle 
ne  suffit  pas  à  nous  faire  reconnaître  d'abord  un  visage 
que  nous  avons  vu  à  découvert  dans  le  style.  Dans 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     153 

certains  passages  de  la  conversation  où  Bergotte  avait 
l'habitude  de  se  mettre  à  parler  d'une  façon  qui  ne 
paraissait  pas  affectée  et  déplaisante  qu'à  M.  de  Nor- 
pois,  j'ai  été  long  à  découvrir  une  exacte  correspon- 
dance avec  les  parties  de  ses  livres  où  sa  forme  deve- 
nait si  poétique  et  musicale.  Alors  il  voyait  dans  ce 
qu'il  disait  une  beauté  plastique  indépendante  de  la 
signification  des  phrases,  et  comme  la  parole  humaine 
est  en  rapport  avec  l'âme,  mais  sans  l'exprimer  comme 
fait  le  style,  Bergotte  avait  l'air  de  parler  presque  à 
contresens,  psalmodiant  certains  mots  et,  s'il  poursui- 
vait au-dessous  d'eux  une  seule  image,  les  filant  sans 
intervalle  comme  un  même  son,  avec  une  fatigante 
monotonie.  De  sorte  qu'un  débit  prétentieux,  empha- 
tique et  monotone  était  le  signe  de  la  qualité  esthé- 
tique de  ses  propos  et  l'effet,  dans  sa  conversation,  de 
ce  même  pouvoir  qui  produisait  dans  ses  livres  la 
suite  des  images  de  l'harmonie.  J'avais  eu  d'autant 
plus  de  peine  à  m'en  apercevoir  d'abord  que  ce  qu'il 
disait  à  ces  moments-là,  précisément  parce  que  c'était 
vraiment  de  Bergotte,  n'avait  pas  l'air  d'être  du  Ber- 
gotte. C'était  un  foisonnement  d'idées  précises,  non 
incluses  dans  ce  «  genre  Bergotte  »  que  beaucoup  de 
chroniqueurs  s'étaient  approprié;  et  cette  dissem- 
blance était  probablement  —  vue  d'une  façon  trouble 
à  travers  la  conversation,  comme  une  image  derrière 
un  verre  fumé  —  un  autre  aspect  de  ce  fait  que  quand 
on  lisait  une  page  de  Bergotte,  elle  n'était  jamais  ce 
qu'aurait  écrit  n'importe  lequel  de  ces  plats  imitateurs 
qui  pourtant,  dans  le  journal  et  dans  le  livre,  ornaient 
leur  prose  de  tant  d'images  et  de  pensées  «  à  la  Ber- 
gotte ».  Cette  différence  dans  le  style  venait  de  ce  que 
«  le  Bergotte  »  était  avant  tout  quelque  élément  pré- 
■|  cieux  et  vrai,  caché  au  cœur  de  quelque  chose,  puis 
HL  extrait  d'elle  par  ce  grand  écrivain  grâce  à  son  génie, 
^H  extraction  qui  était  le  but  du  doux  Chantre  et  non 


154      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

gré  lui  puisqu'il  était  Bergotte,  et  qu'en  ce  sens  chaque 
nouvelle  beauté  de  son  œuvre  était  la  petite  quantité 
de  Bergotte  enfouie  dans  une  chose  et  qu'il  en  avait 
tirée.  Mais  si  par  là  chacune  de  ces  beautés  était  appa- 
rentée avec  les  autres  et  reconnaissable,  elle  restait 
cependant  particulière,  comme  la  découverte  qui 
l'avait  mise  à  jour;  nouvelle,  par  conséquent  diffé- 
rente de  ce  qu'on  appelait  le  genre  Bergotte  qui  était 
une  vague  synthèse  des  Bergotte  déjà  trouvés  et  rédi- 
gés par  lui,  lesquels  ne  permettaient  nullement  à  des 
hommes  sans  génie  d'augurer  ce  qu'il  découvrirait 
ailleurs.  Il  en  est  ainsi  pour  tous  les  grands  écrivains, 
la  beauté  de  leurs  phrases  est  imprévisible,  comme  est 
celle  d'une  femme  qu'on  ne  connaît  pas  encore;  elle 
est  création  puisqu'elle  s'applique  à  un  objet  extérieur 
auquel  ils  pensent  —  et  non  à  soi  —  et  qu'ils  n'ont 
pas  encore  exprimé.  Un  auteur  de  Mémoires,  d'aujour- 
d'hui, voulant,  sans  trop  en  avoir  l'air,  faire  du  Saint- 
Simon,  pourra  à  la  rigueur  écrire  la  première  ligne  du 
portrait  de  Villars  :  «  C'était  un  assez  grand  homme 
brun...  avec  une  physionomie  vive,  ouverte,  sortante  », 
mais  quel  déterminisme  pourra  lui  faire  trouver  la 
seconde  ligne  qui  commence  par  :  «  et  véritablement 
un  peu  folle  ».  La  vraie  variété  est  dans  cette  plénitude 
d'éléments  réels  et  inattendus,  dans  le  rameau  chargé 
de  fleurs  bleues  qui  s'élance,  contre  toute  attente,  de 
la  haie  printanière  qui  semblait  déjà  comble,  tandis 
que  l'imitation  purement  formelle  de  la  variété  (et  on 
pourrait  raisonner  de  même  pour  toutes  les  autres  qua- 
lités du  style)  n'est  que  vide  et  uniformité,  c'est-à-dire 
ce  qui  est  le  plus  opposé  à  la  variété,  et  ne  peut  chez 
les  imitateurs  en  donner  l'illusion  et  en  rappeler  le 
souvenir  que  pour  celui  qui  ne  l'a  pas  comprise  chez 
les  maîtres. 

Aussi  —  de  même  que  la  diction  de  Bergotte  eût 
sans  doute  charmé  si  lui-même  n'avait  été  que  quelque 
amateur  récitant  du  prétendu  Bergotte,  au  lieu  qu'elle 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     155 

était  liée  à  la  pensée  de  Bergotte  en  travail  et  en  action 
par  des  rapports  vitaux  que  l'oreille  ne  dégageait  pas 
immédiatement  —  de  même  c'était  parce  que  Ber- 
gotte appliquait  cette  pensée  avec  précision  à  la  réa- 
lité qui  lui  plaisait  que  son  langage  avait  quelque 
chose  de  positif,  de  trop  nourrissant,  qui  décevait 
ceux  qui  s'attendaient  à  •l'entendre  parler  seulement 
de  «  l'étemel  torrent  des  apparences  »  et  des  «  mysté- 
torieux  frissons  de  la  beauté  ».  Enfin  la  qualité  tou- 
jours rare  et  neuve  de  ce  qu'il  écrivait  se  traduisait 
dans  sa  conversation  par  une  façon  si  subtile  d'aborder 
une  question,  en  négligeant  tous  ses  aspects  déjà  connus, 
qu'il  avait  l'air  de  la  prendre  par  un  petit  côté,  d'être 
dans  le  faux,  de  faire  du  paradoxe,  et  qu'ainsi  ses 
idées  semblaient  le  plus  souvent  confuses,  chacun  ap- 
pelant idées  claires  celles  qui  sont  au  même  degré  de 
confusion  que  les  siennes  propres.  D'ailleurs  toute 
nouveauté  ayant  pour  condition  l'élimination  préa- 
lable du  poncif  auquel  nous  étions  habitués  et  qui 
nous  semblait  la  réalité  même,  toute  conversation 
neuve,  aussi  bien  que  toute  peinture,  toute  musique 
originale,  paraîtra  toujours  alambiquée  et  fatigante. 
Elle  repose  sur  des  figures  auxquelles  nous  ne  sommes 
pas  accoutumés,  le  causeur  nous  paraît  ne  parler  que 
par  métaphores,  ce  qui  lasse  et  donne  l'impression 
d'un  manque  de  vérité.  (Au  fond  les  anciennes  formes 
de  langage  avaient  été  elles  aussi  autrefois  des  images 
difficiles  à  suivre  quand  l'auditeur  ne  connaissait  pas 
encore  l'univers  qu'elles  peignaient.  Mais  depuis  long- 
temps on  se  figure  que  c'était  l'univers  réel,  on  se 
repose  sur  lui.)  Aussi  quand  Bergotte,  ce  qui  semble 
pourtant  bien  simple  aujourd'hui,  disait  de  Cottard 
que  c'était  un  ludion  qui  cherchait  son  équilibre,  et 
de  Brichot  que  «  plus  encore  qu'à  M°^®  Swann  le 
soin  de  sa  coiffure  lui  donnait  de  la  peine  parce  que 
doublement  préoccupé  de  son  profil  et  de  sa  réputa- 
tion, il  fallait  à  tout  moment  que  l'ordonnance  de  la 


156      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

chevelure  lui  donnât  l'air  à  la  fois  d'un  lion  et  d'un 
philosophe  »,  on  éprouvait  vite  de  la  fatigue  et  on  eût 
voulu  reprendre  pied  sur  quelque  chose  de  plus  con- 
cret, disait-on  pour  signifier  de  plus  habituel.  Les 
paroles  méconnaissables  sorties  du  masque  que  j 'avais 
sous  les  yeux,  c'était  bien  à  l'écrivain  que  j'admirais 
qu'il  fallait  les  rapporter,  elles  n'auraient  pas  su  s'in- 
sérer dans  ses  livres  à  la  façon  d'un  puzzle  qui  s'en- 
cadre entre  d'autres,  elles  étaient  dans  un  autre  plan 
et  nécessitaient  une  transposition  moyennant  laquelle, 
un  jour  que  je  me  répétais  des  phrases  que  j'avais 
entendu  dire  à  Bergotte,  j'y  retrouvai  toute  l'arma- 
ture de  son  style  écrit,  dont  je  pus  reconnaître  et 
nommer  les  différentes  pièces  dans  ce  discours  parlé 
qui  m'avait  paru  si  différent. 

A  un  point  de  vue  plus  accessoire,  la  façon  spéciale, 
un  peu  trop  minutieuse  et  intense,  qu'il  avait  de  pro- 
noncer certains  mots,  certains  adjectifs  qui  revenaient 
souvent  dans  sa  conversation  et  qu'il  ne  disait  pas 
sans  une  certaine  emphase,  faisant  ressortir  leurs  syl- 
labes et  chanter  la  dernière  (comme  pour  le  mot 
«  visage  »  qu'il  substituait  toujours  au  mot  «  figure  » 
et  à  qui  il  ajoutait  un  grand  nombre  de  v,  d's,  de  g, 
qui  semblaient  tous  exploser  de  sa  main  ouverte  à 
ces  moments)  correspondait  exactement  à  la  belle 
place  où  dans  sa  prose  il  mettait  ces  mots  aimés  en 
lumière,  précédés  d'une  sorte  de  marge  et  composés 
de  telle  façon,  dans  le  nombre  total  de  la  phrase,  qu'on 
était  obligé,  sous  peine  de  faire  une  faute  de  mesure, 
d'y  faire  compter  toute  leur  «  quantité  ».  Pourtant, 
on  ne  retrouvait  pas  dans  le  langage  de  Bergotte  cer- 
tain éclairage  qui  dans  ses  livres  comme  dans  ceux 
de  quelques  autres  auteurs  modifie  souvent  dans  la 
phrase  écrite  l'apparence  des  mots.  C'est  sans  doute 
qu'il  vient  de  grandes  profondeurs  et  n'amène  pas  ses 
rayons  jusqu'à  nos  paroles  dans  les  heures  où,  ouverts 
aux  autres  par  la  conversation,  nous  sommes  dans 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS    157 

une  certaine  mesure  fermés  à  nous-même.  A  cet  égard 
il  y  avait  plus  d'intonations,  plus  d'accent,  dans  ses 
livres  que  dans  ses  propos;  accent  indépendant  de  la 
beauté  du  style,  que  l'auteur  lui-même  n'a  pas  perçu 
sans  doute,  car  il  n'est  pas  séparable  de  sa  personna- 
lité la  plus  intime.  C'est  cet  accent  qui,  aux  moments 
où,  dans  ses  livres,  Bergot'te  était  entièrement  naturel, 
rythmait  les  mots  souvent  alors  fort  insignifiants  qu'il 
écrivait.  Cet  accent  n'est  pas  noté  dans  le  texte,  rien 
ne  l'y  indique  et  pourtant  il  s'ajoute  de  lui-même  aux 
phrases,  on  ne  peut  pas  les  dire  autrement,  il  est  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  éphémère  et  pourtant  de  plus 
profond  chez  l'écrivain,  et  c'est  cela  qui  portera  témoi- 
gnage sur  sa  nature,  qui  dira  si  malgré  toutes  les 
duretés  qu'il  a  exprimées  il  était  doux,  malgré  toutes 
les  sensualités,  sentimental. 

Certaines  particularités  d'élocution  qui  existaient  à 
l'état  de  faibles  traces  dans  la  conversation  de  Bergotte 
ne  lui  appartenaient  pas  en  propre,  car  quand  j'ai 
connu  plus  tard  ses  frères  et  ses  sœurs,  je  les  ai  re- 
trouvées chez  eux  bien  plus  accentuées.  C'était  quelque 
chose  de  brusque  et  de  rauque  dans  les  derniers  mots 
d'une  phrase  gaie,  quelque  chose  d'affaibli  et  d'expi- 
rant à  la  fin  d'une  phrase  triste.  Swann,  qui  avait 
connu  le  Maître  quand  il  était  enfant,  m'a  dit  qu'alors 
on  entendait  chez  lui,  tout  autant  que  chez  ses  frères 
et  sœurs,  ces  inflexions  en  quelque  sorte  familiales, 
tour  à  tour  cris  de  violente  gaieté,  murmures  d'une 
lente  mélancolie,  et  que  dans  la  salle  où  ils  jouaient 
tous  ensemble  il  faisait  sa  partie  mieux  qu'aucun,  dans 
leurs  concerts  successivement  assourdissants  et  lan- 
guides. Si  particulier  qu'il  soit,  tout  ce  bruit  qui 
s'échappe  des  êtres  est  fugitif  et  ne  leur  survit  pas. 
Mais  il  n'en  fut  pas  ainsi  de  la  prononciation  de  la 
famille  Bergotte.  Car  s'il  est  difficile  de  comprendre 
jamais,  même  dans  les  Maîtres  Chanteurs,  comment  un 
artiste  peut  inventer  la  musique  en  écoutant  gazouiller 


158      A  LA  RECHERCHÉ  DU  TEMPS  PERDU 

les  oiseaux,  pourtant  Bergotte  avait  transposé  et  fixé 
dans  sa  prose  cette  façon  de  traîner  sur  des  mots  qui 
se  répètent  en  clameurs  de  joie  ou  qui  s'égouttent  en 
tristes  soupirs.  Il  y  a  dans  ses  livres  telles  terminai- 
sons de  phrases  où  l'accumulation  des  sonorités  se  pro- 
longe, comme  aux  derniers  accords  d'une  ouverture 
d'opéra  qui  ne  peut  pas  finir  et  redit  plusieurs  fois  sa 
suprême  cadence  avant  que  le  chef  d'orchestre  pose 
son  bâton,  dans  lesquelles  je  retrouvai  plus  tard  un 
équivalent  musical  de  ces  cuivres  phonétiques  de  la 
famille  Bergotte.  Mais  pour  lui,  à  partir  du  moment 
où  il  les  transporta  dans  ses  livres,  il  cessa  inconsciem- 
ment d'en  user  dans  son  discours.  Du  jour  où  il  avait 
commencé  d'écrire  et,  à  plus  forte  raison,  plus  tard, 
quand  je  le  connus,  sa  voix  s'en  était  désorchestrée 
pour  toujours. 

Ces  jeunes  Bergotte  —  le  futur  écrivain  et  ses  frères 
et  sœurs  —  n'étaient  sans  doute  pas  supérieurs,  au 
contraire,  à  des  jeunes  gens  plus  fins,  plus  spirituels 
qui  trouvaient  les  Bergotte  bien  bruyants,  voire  un 
peu  vulgaires,  agaçants  dans  leurs  plaisanteries  qui 
caractérisaient  le  «genre»  moitié  prétentieux,  moitié 
bêta,  de  la  maison.  Mais  le  génie,  même  le  grand  talent, 
vient  moins  d'éléments  intellectuels  et  d'affinement 
spécial  supérieurs  à  ceux  d'autrui,  que  de  la  faculté 
de  les  tranformer,  de  les  transposer.  Pour  faire  chauffer 
un  liquide  avec  une  lampe  électrique,  il  ne  s'agit  pas 
d'avoir  la  plus  forte  lampe  possible,  mais  une  dont  le 
courant  puisse  cesser  d'éclairer,  être  dérivé  et  donner, 
au  lieu  de  lumière,  de  la  chaleur.  Pour  se  promener 
dans  les  airs,  il  n'est  pas  nécessaire  d'avoir  l'automo- 
bile la  plus  puissante,  mais  une  automobile  qui  ne 
continuant  pas  de  courir  à  terre  et  coupant  d'une  ver- 
ticale la  ligne  qu'elle  suivait  soit  capable  de  convertir  en 
force  ascensionnelle  sa  vitesse  horizontale.  De  même 
ceux  qui  produisent  des  œuvres  géniales  ne  sont 
pas  ceux  qui  vivent  dans  le  milieu  le  plus  délicat,  qui 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     159 

ont  la  conversation  la  plus  brillante,  la  culture  la  plus 
étendue,  mais  ceux  qui  ont  eu  le  pouvoir,  cessant 
brusquement  de  vivre  pour  eux-mêmes,  de  rendre 
leur  personnalité  pareille  à  un  miroir,  de  telle  sorte 
que  leur  vie,  si  médiocre  d'ailleurs  qu'elle  pouvait  être 
mondainement  et  même,  dans  un  certain  sens,  intel- 
lectuellement parlant,  s'j^  reflète,  le  génie  consistant 
dans  le  pouvoir  réfléchissant  et  non  dans  la  qualité 
intrinsèque  du  spectacle  reflété.  Le  jour  où  le  jeune 
Bergotte  put  montrer  au  monde  de  ses  lecteurs  le  salon 
de  mauvais  goût  où  il  avait  passé  son  enfance  et  les 
causeries  pas  très  drôles  qu'il  y  tenait  avec  ses  frères, 
ce  jour-là  il  monta  plus  haut  que  les  amis  de  sa  famille, 
plus  spirituels  et  plus  distingués:  ceux-ci  dans  leurs 
belles  Rolls-Royce  pourraient  rentrer  chez  eux  en 
témoignant  un  peu  de  mépris  pour  la  vulgarité  des 
Bergotte  ;  mais  lui,  de  son  modeste  appareil  qui  venait 
enfin  de  «  décoller  »,  il  les  survolait. 

C'était,  non  plus  avec  des  membres  de  sa  famille, 
mais  avec  certains  écrivains  de  son  temps  que  d'autres 
traits  de  son  élocution  lui  étaient  communs.  De  plus 
jeunes  qui  commençaient  à  le  renier  et  prétendaient 
n'avoir  aucune  parenté  intellectuelle  avec  lui,  la  ma- 
nifestaient sans  le  vouloir  en  employant  les  mêmes 
adverbes,  les  mêmes  prépositions  qu'il  répétait  sans 
cesse,  en  construisant  les  phrases  de  la  même  manière, 
en  parlant  sur  le  même  ton  amorti,  ralenti,  par  réac- 
tion contre  le  langage  éloquent  et  facile  d'une  géné- 
ration précédente.  Peut-être  ces  jeunes  gens  —  on  en 
verra  qui  étaient  dans  ce  cas  —  n'avaient-ils  pas  connu 
Bergotte.  Mais  sa  façon  de  penser,  inoculée  en  eux,  y 
avait  développé  ces  altérations  de  la  syntaxe  et  de 
l'accent  qui  sont  en  relation  nécessaire  avec  l'origina- 
lité intellectuelle.  Relation  qui  demande  à  être  inter- 
prétée d'ailleurs.  Ainsi  Bergotte,  s'il  ne  devait  rien  à 
personne  dans  sa  façon  d'écrire,  tenait  sa  façon  de 
parler  d'un  de  ses  vieux  camarades,  merveilleux  eau- 


160      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

seur  dont  il  avait  subi  l'ascendant,  qu'il  imitait  sans 
le  vouloir  dans  la  conversation,  mais  qui,  lui,  étant 
moins  doué,  n'avait  jamais  écrit  de  livres  vraiment 
supérieurs.  De  sorte  que  si  l'on  s'en  était  tenu  à  l'ori- 
ginalité du  débit,  Bergotte  eût  été  étiqueté  disciple, 
écrivain  de  seconde  main,  alors  que,  influencé  par  son 
ami  dans  le  domaine  de  la  causerie,  il  avait  été  original 
et  créateur  comme  écrivain.  Sans  doute  encore  pour 
se  séparer  de  la  précédente  génération,  trop  amie  des 
abstractions,  des  grands  lieux  communs,  quand  Ber- 
gotte voulait  dire  du  bien  d'un  livre,  ce  qu'il  faisait 
valoir,  ce  qu'il  citait  c'était  toujours  quelque  scène 
faisant  image,  quelque  tableau  sans  signification  ration- 
nelle. «  Ah  !  si  !  disait-il,  c'est  bien  !  il  y  a  une  petite 
fille  en  châle  orange,  ah  !  c'est  bien  »,  ou  encore  :  «  Oh  ! 
oui,  il  y  a  un  passage  où  il  y  a  un  régiment  qui  tra- 
verse la  ville,  ah  !  oui,  c'est  bien  !  »  Pour  le  style,  il 
n'était  pas  tout  à  fait  de  son  temps  (et  restait  du  reste 
fort  exclusivement  de  son  pays,  il  détestait  Tolstoï, 
George  Eliot,  Ibsen  et  Dostoïewski)  car  le  mot  qui  reve- 
nait toujours  quand  il  voulait  faire  l'éloge  d'un  style, 
c'était  le  mot  «doux».  «Si,  j'aime  tout  de  même  mieux  le 
Chateaubriand  d'Atala  que  celui  de  René,  il  me  semble 
que  c'est  plus  doux.  »  Il  disait  ce  mot-là  comme  un 
médecin  à  qui  un  malade  assure  que  le  lait  lui  fait 
mal  à  l'estomac  et  qui  répond:  «  C'est  pourtant  bien 
doux.  »  Et  il  est  vrai  qu'il  y  avait  dans  le  style  de 
Bergotte  une  sorte  d'harmonie  pareille  à  celle  pour 
laquelle  les  anciens  donnaient  à  certains  de  leurs  ora- 
teurs des  louanges  dont  nous  concevons  difficilement 
la  nature,  habitués  que  nous  sommes  à  nos  langues 
modernes  où  on  ne  cherche  pas  ce  genre  d'effets. 

Il  disait  aussi,  avec  un  sourire  timide,  des  pages  de 
lui  pour  lesquelles  on  lui  déclarait  son  admiration: 
«  Je  crois  que  c'est  assez  vrai,  c'est  assez  exact,  cela 
peut  être  utile  »,  mais  simplement  par  modestie, 
comme  une  femme  à  qui  on  dit  que  sa  robe,  ou  sa 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     161 

fille,  est  ravissante,  répond,  pour  la  première  :  «  Elle 
est  commode  »,  pour  la  seconde  :  «  Elle  a  un  bon  carac- 
tère. »  Mais  l'instinct  du  constructeur  était  trop  pro- 
fond chez  Bergotte  pour  qu'il  ignorât  que  la  seule 
preuve  qu'il  avait  bâti  utilement  et  selon  la  vérité 
résidait  dans  la  joie  que  s(mi  œuvre  lui  avait  donnée,  à 
lui  d'abord,  et  aux  autres  ensuite.  Seulement  bien  des 
années  plus  tard,  quand  il  n'eut  plus  de  talent,  chaque 
fois  qu'il  écrivit  quelque  chose  dont  il  n'était  pas 
content,  pour  ne  pas  l'effacer  comme  il  aurait  dû,  pour 
le  publier,  il  se  répéta,  à  soi-même  cette  fois  :  «  Malgré 
tout,  c'est  assez  exact,  cela  n'est  pas  inutile  à  mon 
pays.  »  De  sorte  que  la  phrase  murmurée  jadis  devant 
ses  admirateurs  par  une  ruse  de  sa  modestie,  le  fut,  à  la 
fin,  dans  le  secret  de  son  cœur,  par  les  inquiétudes  de 
son  orgueil.  Et  les  mêmes  mots  qui  avaient  servi  à 
Bergotte  d'excuse  superflue  pour  la  valeur  de  ses  pre- 
mières œuvres,  lui  devinrent  comme  une  inefficace 
consolation  de  la  médiocrité  des  dernières. 

Une  espèce  de  sévérité  de  goût  qu'il  avait,  de  volonté 
de  n'écrire  jamais  que  des  choses  dont  il  pût  dire: 
«  C'est  doux  »,  et  qui  l'avait  fait  passer  tant  d'années 
pour  un  ar  iste  stérile,  précieux,  ciseleur  de  riens,  é.ait 
au  contraire  le  secret  de  sa  force,  car  l'habitude  fait 
aussi  bien  le  style  de  l'écrivain  que  le  caractère  de 
l'homme,  et  l'auteur  qui  s'est  plusieurs  fois  contenté 
d'atteindre  dans  l'expression  de  sa  pensée  à  un  certain 
agrément,  pose  ainsi  pour  toujours  les  bornes  de  son 
talent,  comme  en  cédant  souvent  au  plaisir,  à  la 
paresse,  à  la  peur  de  souffrir  on  dessine  soi-même,  sur 
un  caractère  où  la  retouche  finit  par  n'être  plus  pos- 
sible, la  figure  de  ses  vices  et  les  limites  de  sa  vertu. 

Si,  pourtant,  malgré  tant  de  correspondances  que 
je  perçus  dans  la  suite  entre  l'écrivain  et  l'homme,  je 
n'avais  pas  cru  au  premier  moment,  chez  M.^^  Swann, 
que  ce  fût  Bergotte,  que  ce  fût  l'auteur  de  tant  de 
livres  divins  qui  se  trouvât  devant  moi,  peut-être 

A   LA   RECHTRCHK   DU   TEMPS   PERDU  —   UI  H 


162      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

n'avais-je  pas  eu  absolument  tort,  car  lui-même  (au  vrai 
sens  du  mot)  ne  le  «  croyait  »  pas  non  plus.  Il  ne  le 
croyait  pas  puisqu'il  montrait  un  grand  empressement 
envers  des  gens  du  monde  (sans  être  d'ailleurs  snob), 
envers  des  gens  de  lettres,  des  journalistes,  qui  lui 
étaient  bien  inférieurs.  Certes,  maintenant  il  avait 
appris  par  le  suffrage  des  autres  qu'il  avait  du  génie, 
à  côté  de  quoi  la  situation  dans  le  monde  et  les  posi- 
tions officielles  ne  sont  rien.  Il  avait  appris  qu'il  avait 
du  génie,  mais  il  ne  le  croyait  pas  puisqu'il  continuait 
à  simuler  la  déférence  envers  des  écrivains  médiocres 
pour  arriver  à  être  prochainement  académicien,  alors 
que  l'Académie  ou  le  faubourg  Saint-Germain  n'ont 
pas  plus  à  voir  avec  la  part  de  l'Esprit  éternel  laquelle 
est  l'auteur  des  livres  de  Bergotte  qu'avec  le  principe 
de  causalité  ou  l'idée  de  Dieu.  Cela  il  le  savait  aussi, 
comme  un  kleptomane  sait  inutilement  qu'il  est  mal 
de  voler.  Et  l'homme  à  barbiche  et  à  nez  en  colimaçon 
avait  des  ruses  de  gentleman  voleur  de  fourchettes, 
pour  se  rapprocher  du  fauteuil  académique  espéré,  de 
telle  duchesse  qui  disposait  de  plusieurs  voix  dans  les 
élections,  mais  de  s'en  rapprocher  en  tâchant  qu'au- 
cune personne  qui  eût  estimé  que  c'était  un  vice  de 
poursuivre  un  pareil  but,  pût  voir  son  manège.  Il  n'y 
réussissait  qu'à  demi,  on  entendait  alterner  avec  les 
propos  du  vrai  Bergotte  ceux  du  Bergotte  égoïste,  ambi- 
tieux et  qui  ne  pensait  qu'à  parler  de  tels  gens  puis- 
sants, nobles  ou  riches,  pour  se  faire  valoir,  lui  qui 
dans  ses  livres,  quand  il  était  vraiment  lui-même,  avait 
si  bien  montré,  pur  comme  celui  d'une  source,  le 
charme  des  pauvres. 

Quant  à  ces  autres  vices  auxquels  avait  fait  allusion 
M.  de  Norpois,  à  cet  amour  à  demi  incestueux  qu'on 
disait  même  compliqué  d'indélicatesse  en  matière 
d'argent,  s'ils  contredisaient  d'une  façon  choquante  la 
tendance  de  ses  derniers  romans,  pleins  d'un  souci  si 
scrupuleux,  si  douloureux,  du  bien,  que  les  moindres 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS    163 

joies  de  leurs  héros  en  étaient  empoisonnées  et  que 
pour  le  lecteur  même  il  s'en  dégageait  un  sentiment 
d'angoisse  à  travers  lequel  l'existence  la  plus  douce 
semblait  difficile  à  supporter,  ces  vices  ne  prouvaient 
pas  cependant,  à  supposer  qu'on  les  imputât  juste- 
ment à  Bergotte,  que  sa  littérature  fût  mensongère, 
et  tant  de  sensibilité,  de  la  comédie.  De  même  qu'en 
pathologie  certains  états  d'apparence  semblable  sont 
dus,  les  uns  à  un  excès,  d'autres  à  une  insuffisance  de 
tension,  de  sécrétion,  etc.,  de  même  il  peut  y  avoir 
vice  par  hypersensibilité  comme  il  y  a  vice  par  manque 
de  sensibilité.  Peut-être  n'est-ce  que  dans  des  vies  réel- 
lement vicieuses  que  le  problème  moral  peut  se  poser 
avec  toute  sa  force  d'anxiété.  Et  à  ce  problème  l'ar- 
tiste donne  une  solution  non  pas  dans  le  plan  de  sa 
vie  individuelle,  mais  de  ce  qui  est  pour  lui  sa  vraie 
vie,  une  solution  générale,  littéraire.  Comme  les  grands 
docteurs  de  l'Église  commencèrent  souvent  tout  en 
étant  bons  par  connaître  les  péchés  de  tous  les  hommes, 
et  en  tirèrent  leur  sainteté  personnelle,  souvent  les 
grands  artistes  tout  en  étant  mauvais  se  servent  de 
leurs  vices  pour  arriver  à  concevoir  la  règle  morale 
de  tous.  Ce  sont  les  vices  (ou  seulement  les  faiblesses 
et  les  ridicules)  du  milieu  où  ils  vivaient,  les  propos 
inconséquents,  la  vie  frivole  et  choquante  de  leur  fÛle, 
les  trahisons  de  leur  femme  ou  leurs  propres  fautes, 
que  les  écrivains  ont  le  plus  souvent  flétries  dans  leurs 
diatribes  sans  changer  pour  cela  le  train  de  leur  mé- 
nage ou  le  mauvais  ton  qui  règne  dans  leur  foyer. 
Mais  ce  contraste  frappait  moins  autrefois  qu'au 
temps  de  Bergotte,  parce  que  d'une  part,  au  fur  et  à 
mesure  que  se  corrompait  la  société,  les  notions  de 
moralité  allaient  s'épurant,  et  que  d'autre  part  le 
public  s'était  mis  au  courant  plus  qu'il  n'avait  encore 
fait  jusque-là  de  la  vie  privée  des  écrivains;  et  cer- 
tains soirs  au  théâtre  on  se  montrait  l'auteur  que 
j'avais  tant  admiré  à  Combray,  assis  au  fond  d'une 


164      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

loge  dont  la  seule  composition  semblait  un  commen- 
taire singulièrement  risible  ou  poignant,  un  impudent 
démenti  de  la  thèse  qu'il  venait  de  soutenir  dans  sa 
dernière  œuvre.  Ce  n'est  pas  ce  que  les  uns  ou  les 
autres  purent  me  dire  qui  me  renseigna  beaucoup  sur 
la  bonté  ou  la  méchanceté  de  Bergotte.  Tel  de  ses 
proches  fournissait  des  preuves  de  sa  dureté,  tel 
inconnu  citait  un  trait  (touchant,  car  il  avait  été  évi- 
demment destiné  à  rester  caché)  de  sa  sensibilité  pro- 
fonde. Il  avait  agi  cruellement  avec  sa  femme.  Mais, 
dans  une  auberge  de  village  où  il  était  venu  passer  la 
nuit,  il  était  resté  pour  veiller  une  pauvresse  qui  avait 
tenté  de  se  jeter  à  l'eau,  et  quand  il  avait  été  obligé 
de  partir  il  avait  laissé  beaucoup  d'argent  à  l'auber- 
giste pour  qu'il  ne  chassât  pas  cette  malheureuse  et 
pour  qu'il  eût  des  attentions  envers  elle.  Peut-être, 
plus  le  grand  écrivain  se  développa  en  Bergotte  aux 
dépens  de  l'homme  à  barbiche,  plus  sa  vie  individuelle 
se  noya  dans  le  flot  de  toutes  les  vies  qu'il  imaginait 
et  ne  lui  parut  plus  l'obliger  à  des  devoirs  effectifs, 
lesquels  étaient  remplacés  pour  lui  par  le  devoir  d'ima- 
giner ces  autres  vies.  Mais  en  même  temps,  parce  qu'il 
imaginait  les  sentiments  des  autres  aussi  bien  que  s'ils 
avaient  été  les  siens,  quand  l'occasion  faisait  qu'il 
avait  à  s'adresser  à  un  malheureux,  au  moins  d'une 
façon  passagère,  il  le  faisait  en  se  plaçant  non  à  son 
point  de  vue  personnel,  mais  à  celui  même  de  l'être 
qui  souffrait,  point  de  vue  d'où  lui  aurait  fait  horreur 
le  langage  de  ceux  qui  continuent  à  penser  à  leurs 
petits  intérêts  devant  la  douleur  d 'autrui.  De  sorte 
qu'il  a  excité  autour  de  lui  des  rancunes  justifiées  et 
des  gratitudes  ineffaçables. 

C'était  surtout  un  homme  qui  au  fond  n'aimait 
vraiment  que  certaines  images  et  (comme  une  minia- 
ture au  fond  d'un  coffret)  que  les  composer  et  les 
peindre  sous  les  mots.  Pour  un  rien  qu'on  lui  avait 
envoyé,  si  ce  rien  lui  était  l'occasion  d'en  entrelacer 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     165 

quelques-unes,  il  se  montrait  prodigue  dans  l'expres- 
sion de  sa  reconnaissance,  alors  qu'il  n'en  témoignait 
aucune  pour  un  riche  présent.  Et  s'il  avait  eu  à  se 
défendre  devant  un  tribunal,  malgré  lui  il  aurait 
choisi  ses  paroles,  non  selon  l'effet  qu'elles  pouvaient 
produire  sur  le  juge,  mais  çp.  vue  d'images  que  le  juge 
n'aurait  certainement  pas  aperçues. 

Ce  premier  jour  où  je  le  vis  chez  les  parents  de  Gil- 
berte,  je  racontai  à  Bergotte  que  j'avais  entendu  ré- 
cemment la  Berma  dans  Phèdre;  il  me  dit  que  dans  la 
scène  où  elle  reste  le  bras  levé  à  la  hauteur  de  l'épaule 
—  précisément  une  des  scènes  où  on  avait  tant  ap- 
plaudi —  elle  avait  su  évoquer  avec  un  art  très  noble 
des  chefs-d'œuvre  qu'elle  n'avait  peut-être  d'ailleurs 
jamais  vus,  une  Hespéride  qui  fait  ce  geste  sur  une 
métope  d'Olympie,  et  aussi  les  belles  vierges  de  l'an- 
cien Éréchthéion. 

—  Ce  peut  être  une  divination,  je  me  figure  pour- 
tant qu'elle  va  dans  les  musées.  Ce  serait  intéressant 
à  «  repérer  »  (repérer  était  une  de  ces  expressions  habi- 
tuelles à  Bergotte  et  que  tels  jeunes  gens  qui  ne 
l'avaient  jamais  rencontré  lui  avaient  prises,  parlant 
comme  lui  par  une  sorte  de  suggestion  à  distance). 

—  Vous  pensez  aux  Cariatides  ?  demanda  Swann. 

—  Non,  non,  dit  Bergotte,  sauf  dans  la  scène  où 
elle  avoue  sa  passion  à  Œnone  et  où  elle  fait  avec  la 
main  le  mouvement  d'Hégeso  dans  la  stèle  du  Céra- 
mique, c'est  un  art  bien  plus  ancien  qu'elle  ranime. 
Je  parlais  des  Koraï  de  l'ancien  Éréchthéion,  et  je 
reconnais  qu'il  n'y  a  peut-être  rien  qui  soit  aussi  loin 
de  l'art  de  Racine,  mais  il  y  a  déjà  tant  de  choses  dans 
Phèdre,..,  une  de  plus...  Oh  !  et  puis,  si,  elle  est  bien 
jolie  la  petite  Phèdre  du  vi^  siècle,  la  verticalité  du 
bras,  la  boucle  du  cheveu  qui  «  fait  marbre  »,  si,  tout 
de  même,  c'est  très  fort  d'avoir  trouvé  tout  ça.  Il  y  a 
là  beaucoup  plus  d'antiquité  que  dans  bien  des  livres 
qu'on  appelle  cette  année  «  antiques  ». 


166      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Comme  Bergotte  avait  adressé  dans  un  de  ses  livres 
une  invocation  célèbre  à  ces  statues  archaïques,  les 
paroles  qu'il  prononçait  en  ce  moment  étaient  fort 
claires  pour  moi  et  me  donnaient  une  nouvelle  raison 
de  m'intéresser  au  jeu  de  la  Berma.  Je  tâchais  de  la 
revoir  dans  mon  souvenir,  telle  qu'elle  avait  été  dans 
cette  scène  où  je  me  rappelais  qu'elle  avait  élevé  le 
bras  à  la  hauteur  de  l'épaule.  Et  je  me  disais:  «  Voilà 
l'Hespéride  d'Olympie;  voilà  la  sœur  d'une  de  ces  ad- 
mirables orantes  de  l'Acropole;  voilà  ce  que  c'est 
qu'un  art  noble.  »  Mais  pour  que  ces  pensées  pussent 
m'embellir  le  geste  de  la  Berma,  il  aurait  fallu  que 
Bergotte  me  les  eût  fournies  avant  la  représenta- 
tion. Alors  pendant  que  cette  attitude  de  l'actrice 
existait  effectivement  devant  moi,  à  ce  moment  où  la 
chose  qui  a  lieu  a  encore  la  plénitude  de  la  réalité, 
j'aurais  pu  essayer  d'en  extraire  l'idée  de  sculpture 
archaïque.  Mais  de  la  Berma  dans  cette  scène,  ce  que 
je  gardais  c'était  un  souvenir  qui  n'était  plus  modi- 
fiable, mince  comme  une  image  dépourvue  de  ces  des- 
sous profonds  du  présent  qui  se  laissent  creuser  et 
d'où  l'on  peut  tirer  véridiquement  quelque  chose  de 
nouveau,  une  image  à  laquelle  on  ne  peut  imposer 
rétroactivement  une  interprétation  qui  ne  serait  plus 
susceptible  de  vérification,  de  sanction  objective.  Pour 
se  mêler  à  la  conversation,  M"^^  Swann  me  demanda 
si  Gilberte  avait  pensé  à  me  donner  ce  que  Bergotte 
avait  écrit  sur  Phèdre.  «  J'ai  une  fille  si  étourdie  », 
ajouta-t-elle.  Bergotte  eut  un  sourire  de  modestie  et 
protesta  que  c'étaient  des  pages  sans  importance. 
«  Mais  c'est  si  ravissant  ce  petit  opuscule,  ce  petit 
tract,  dit  M^^  Swann  pour  se  montrer  bonne  maîtresse 
de  maison,  pour  faire  croire  qu'elle  avait  lu  la  bro- 
chure, et  aussi  parce  qu'elle  n'aimait  pas  seulement 
complimenter  Bergotte,  mais  faire  un  choix  entre  les 
choses  qu'il  écrivait,  le  diriger.  Et  à  vrai  dire  elle 
l'inspira,  d'une  autre  façon,  du  reste,  qu'elle  ne  crut. 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     167 

Mais  enfin  il  y  a  entre  ce  que  fut  l'élégance  du  salon 
de  M°^e  Swann  et  tout  un  côté  de  l'œuvre  de  Bergotte 
des  rapports  tels  que  chacun  des  deux  peut  être  alter- 
nativement, pour  les  vieillards  d'aujourd'hui,  un  com- 
mentaire de  l'autre. 

Je  me  laissais  aller  à  raconter  mes  impressions.  Sou- 
vent Bergotte  ne  les  trouvait  pas  justes,  mais  il  me 
laissait  parler.  Je  lui  dis  que  j 'avais  aimé  cet  éclairage 
vert  qu'il  y  a  au  moment  où  Phèdre  lève  le  bras.  «  Ah  ! 
vous  feriez  très  plaisir  au  décorateur  qui  est  un  grand 
artiste,  je  le  lui  raconterai  parce  qu'il  est  très  fier  de 
cette  lumière-là.  Moi  je  dois  dire  que  je  ne  l'aime  pas 
beaucoup,  ça  baigne  tout  dans  une  espèce  de  machine 
glauque,  la  petite  Phèdre  là  dedans  fait  trop  branche 
de  corail  au  fond  d'un  aquarium.  Vous  direz  que  ça  fait 
ressortir  le  côté  cosmique  du  drame.  Ça  c'est  vrai.  Tout 
de  même  ce  serait  mieux  pour  une  pièce  qui  se  passe- 
rait chez  Neptune.  Je  sais  bien  qu'il  y  a  là  de  la  ven- 
geance de  Neptune.  Mon  Dieu,  je  ne  demande  pas 
qu'on  ne  pense  qu'à  Port-Royal,  mais  enfin,  tout  de 
même,  ce  que  Racine  a  raconté  ce  ne  sont  pas  les 
amours  des  oursins.  Mais  enfin  c'est  ce  que  mon  ami 
a  voulu  et  c'est  très  fort  tout  de  même  et,  au  fond,  c'est 
assez  joli.  Oui,  enfin  vous  avez  aimé  ça,  vous  avez 
compris,  n'est-ce  pas,  au  fond  nous  pensons  de  même 
là-dessus,  c'est  un  peu  insensé  ce  qu'il  a  fait,  n'est-ce 
pas,  mais  enfin  c'est  très  intelligent.  »  Et  quand  l'avis 
de  Bergotte  était  ainsi  contraire  au  mien,  il  ne  me  ré- 
duisait nullement  au  silence,  à  l'impossibilité  de  rien 
répondre,  comme  eût  fait  celui  de  M.  de  Norpois.  Cela 
ne  prouve  pas  que  les  opinions  de  Bergotte  fussent 
moins  valables  que  celles  de  l'Ambassadeur,  au  con- 
traire. Une  idée  forte  communique  un  peu  de  sa  force 
au  contradicteur.  Participant  à  la  valeur  universelle 
des  esprits,  elle  s'insère,  se  greffe  en  l'esprit  de  celui 
qu'elle  réfute,  au  milieu  d'idées  adjacentes,  à  l'aide 
desquelles,  reprenant  quelque  avantage,  il  la  complète, 


168       A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

la  rectifie  ;  si  bien  que  la  sentence  finale  est  en  quelque 
sorte  l'œuvre  des  deux  personnes  qui  discutaient.  C'est 
aux  idées  qui  ne  sont  pas,  à  proprement  parler,  des 
idées,  aux  idées  qui,  ne  tenant  à  rien,  ne  trouvent  aucun 
point  d'appui,  aucun  rameau  fraternel  dans  l'esprit  de 
l'adversaire,  que  celui-ci,  aux  prises  avec  le  pur  vide,  ne 
trouve  rien  à  répondre.  Les  arguments  de  M.  de  Nor- 
pois  (en  matière  d'art)  étaient  sans  réplique  parce 
qu'ils  étaient  sans  réalité. 

Bergotte  n'écartant  pas  mes  objections,  je  lui  avouai 
qu'elles  avaient  été  méprisées  par  M.  de  Norpois. 
«  Mais  c'est  un  vieux  serin,  répondit-il  ;  il  vous  a  donné 
des  coups  de  bec  parce  qu'il  croit  toujours  avoir  devant 
lui  un  échaudé  ou  une  seiche.  —  Comment  !  vous  con- 
naissez Norpois  ?  me  dit  Swann.  —  Oh  !  il  est  ennuyeux 
comme  la  pluie,  interrompit  sa  femme  qui  avait  grande 
confiance  dans  le  jugement  de  Bergotte  et  craignait 
sans  doute  que  M.  de  Norpois  ne  nous  eût  dit  du  mal 
d'elle.  J'ai  voulu  causer  avec  lui  après  le  dîner,  je  ne 
sais  pas  si  c'est  l'âge  ou  la  digestion,  mais  je  l'ai  trouvé 
d'un  vaseux.  Il  semble  qu'on  aurait  eu  besoin  de  le 
doper  !  —  Oui,  n'est-ce  pas,  dit  Bergotte,  il  est  bien 
obligé  de  se  taire  assez  souvent  pour  ne  pas  épuiser 
avant  la  fin  de  la  soirée  la  provision  de  sottises  qui 
empèsent  le  jabot  de  la  chemise  et  maintiennent  le 
gilet  blanc.  —  Je  trouve  Bergotte  et  ma  femme  bien 
sévères,  dit  Swann  qui  avait  pris  chez  lui  «  l'emploi  » 
d'homme  de  bon  sens.  Je  reconnais  que  Norpois  ne 
peut  pas  vous  intéresser  beaucoup,  mais  à  un  autre 
point  de  vue  (car  Swann  aimait  à  recueillir  les  beautés 
de  la  «  vie  »),  il  est  quelqu'un  d'assez  curieux,  d'assez 
curieux  comme  «  amant  ».  Quand  il  était  secrétaire  à 
Rome,  ajouta-t-il,  après  s'être  assuré  que  Gilberte  ne 
pouvait  pas  entendre,  il  avait  à  Paris  une  maîtresse 
dont  il  était  éperdu  et  il  trouvait  le  moyen  de  faire 
le  voyage  deux  fois  par  semaine  pour  la  voir  deux 
heures.  C'était  du  reste  une  femme  très  intelligente  et 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     169 

ravissante  à  ce  moment-là,  c'est  une  douairière  main- 
tenant. Et  il  en  a  eu  beaucoup  d'autres  dans  l'inter- 
valle. Moi  je  serais  devenu  fou  s'il  avait  fallu  que  la 
femme  que  j'aimais  habitât  Paris  pendant  que  j'étais 
retenu  à  Rome.  Pour  les  gens  nerveux  il  faudrait  tou- 
jours qu'ils  aimassent,  ^comme  disent  les  gens  du 
peuple,  «  au-dessous  d'eux  »  afin  qu'une  question  d'in- 
térêt mît  la  femme  qu'ils  aiment  à  leur  discrétion.  » 
A  ce  moment  Swann  s'aperçut  de  l'application  que 
je  pouvais  faire  de  cette  maxime  à  lui  et  à  Odette. 
Et  comme  même  chez  les  êtres  supérieurs,  au  moment 
où  ils  semblent  planer  avec  vous  au-dessus  de  la  vie, 
r amour-propre  reste  mesquin,  il  fut  pris  d'une  mau- 
vaise humeur  contre  moi.  Mais  cela  ne  se  manifesta 
que  par  l'inquiétude  de  son  regard.  Il  ne  me  dit  rien 
au  moment  même.  Il  ne  faut  pas  trop  s'en  étonner. 
Quand  Racine,  selon  un  récit  d'ailleurs  controuvé, 
mais  dont  la  matière  se  répète  tous  les  jours  dans  la 
vie  de  Paris,  fit  allusion  à  Scarron  devant  Louis  XIV, 
le  plus  puissant  roi  du  monde  ne  dit  rien  le  soir  même 
au  poète.  Et  c'est  le  lendemain  que  celui-ci  tomba  en 
disgrâce. 

Mais  comme  une  théorie  désire  être  exprimée  entiè- 
rement, Swann,  après  cette  minute  d'irritation  et  ayant 
essuyé  le  verre  de  son  monocle,  compléta  sa  pensée  en 
ces  mots  qui  devaient  plus  tard  prendre  dans  mon 
souvenir  la  valeur  d'un  avertissement  prophétique  et 
duquel  je  ne  sus  pas  tenir  compte.  «  Cependant  le 
danger  de  ce  genre  d'amours  est  que  la  sujétion  de  la 
femme  calme  un  moment  la  jalousie  de  l'homme  mais 
la  rend  aussi  plus  exigeante.  Il  arrive  à  faire  vivre  sa 
maîtresse  comme  ces  prisonniers  qui  sont  jour  et  nuit 
éclairés  pour  être  mieux  gardés.  Et  cela  finit  généra- 
lement par  des  drames.  » 

Je  revins  à  M.  de  Norpois.  «  Ne  vous  y  fiez  pas,  il 
est  au  contraire  très  mauvaise  langue  »,  dit  M™^  Swann 
avec  un  accent  qui  me  parut  d'autant  plus  signifier 


I 


170      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

que  M.  de  Norpois  avait  mal  parlé  d'elle,  que  Swann 
regarda  sa  femme  d'un  air  de  réprimande  et  comme 
pour  l'empêcher  d'en  dire  davantage. 

Cependant  Gilberte  qu'on  avait  déjà  priée  deux  fois 
d'aller  se  préparer  pour  sortir,  restait  à  nous  écouter, 
entre  sa  mère  et  son  père,  à  l'épaule  duquel  elle  était 
câlinement  appuyée.  Rien,  au  premier  aspect,  ne  fai- 
sait plus  contraste  avec  M^^  Swann  qui  était  brune 
que  cette  jeune  fille  à  la  chevelure  rousse,  à  la  peau 
dorée.  Mais  au  bout  d'un  instant  on  reconnaissait  en 
Gilberte  bien  des  traits  —  par  exemple  le  nez  arrêté 
avec  une  brusque  et  infaillible  décision  par  le  sculp- 
teur invisible  qui  travaille  de  son  ciseau  pour  plusieurs 
générations  —  l'expression,  les  mouvements  de  sa 
mère;  pour  prendre  une  comparaison  dans  un  autre 
art,  elle  avait  l'air  d'un  portrait  peu  ressemblant 
encore  de  M^^^  Swann  que  le  peintre,  par  un  caprice 
de  coloriste,  eût  fait  poser  à  demi  déguisée,  prête  à 
se  rendre  à  un  dîner  de  «  têtes  »,  en  Vénitienne.  Et 
comme  elle  n'avait  pas  qu'une  perruque  blonde,  mais 
que  tout  atome  sombre  avait  été  expulsé  de  sa  chair 
laquelle  dévêtue  de  ses  voiles  bruns  semblait  plus  nue, 
recouverte  seulement  des  rayons  dégagés  par  un  soleil 
intérieur,  le  grimage  n'était  pas  que  superficiel,  mais 
incamé;  Gilberte  avait  l'air  de  figurer  quelque  animal 
fabuleux,  ou  de  porter  un  travesti  mythologique. 
Cette  peau  rousse  c'était  celle  de  son  père  au  point 
que  la  nature  semblait  avoir  eu,  quand  Gilberte  avait 
été  créée,  à  résoudre  le  problème  de  refaire  peu  à  peu 
Mme  Swann,  en  n'ayant  à  sa  disposition  comme  ma- 
tière que  la  peau  de  M.  Swann.  Et  la  nature  l'avait 
utilisée  parfaitement,  comme  un  maître  huchier  qui 
tient  à  laisser  apparents  le  grain,  les  nœuds  du  bois. 
Dans  la  figure  de  Gilberte,  au  coin  du  nez  d'Odette 
parfaitement  reproduit,  la  peau  se  soulevait  pour  gar- 
der intacts  les  deux  grains  de  beauté  de  M.  Swann. 
C'était  une  nouvelle  variété  de  M™^  Swann  qui  était 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     171 

obtenue  là,  à  côté  d'elle,  comme  un  lilas  blanc  près 
d'un  lilas  violet.  Il  ne  faudrait  pourtant  pas  se  repré- 
senter la  ligne  de  démarcation  entre  les  deux  ressem- 
blances comme  absolument  nette.  Par  moments,  quand 
Gilberte  riait,  on  distinguait  l'ovale  de  la  joue  de  son 
père  dans  la  figure  de  sa  mère  comme  si  on  les  avait 
mis  ensemble  pour  voir  ce  que  donnerait  le  mélange; 
cet  ovale  se  précisait  comme  un  embryon  se  forme,  il 
s'allongeait  obliquement,  se  gonflait,  au  bout  d'un 
instant  il  avait  disparu.  Dans  les  yeux  de  Gilberte 
il  y  avait  le  bon  regard  franc  de  son  père;  c'est  celui 
qu'elle  avait  eu  quand  elle  m'avait  donné  la  bille 
d'agate  et  m'avait  dit:  «Gardez-la  en  souvenir  de 
notre  amitié.  »  Mais,  posait-on  à  Gilberte  une  ques- 
tion sur  ce  qu'elle  avait  fait,  alors  on  voyait  dans  ces 
mêmes  yeux  l'embarras,  l'incertitude,  la  dissimula- 
tion, la  tristesse  qu'avait  autrefois  Odette  quand 
Swann  lui  demandait  où  elle  était  allée,  et  qu'elle  lui 
faisait  une  de  ces  réponses  mensongères  qui  désespé- 
raient l'amant  et  maintenant  lui  faisaient  brusque- 
ment changer  la  conversation  en  mari  incurieux  et 
prudent.  Souvent,  aux  Champs-Elysées,  j'étais  inquiet 
en  voyant  ce  regard  chez  Gilberte.  Mais,  la  plupart  du 
temps,  c'était  à  tort.  Car  chez  elle,  survivance  toute 
physique  de  sa  mère,  ce  regard  —  celui-là  du  moins 
—  ne  correspondait  plus  à  rien.  C'est  quand  elle  était 
allée  à  son  cours,  quand  elle  devait  rentrer  pour  une 
leçon  que  les  pupilles  de  Gilberte  exécutaient  ce  mou- 
vement qui  jadis  en  les  yeux  d'Odette  était  causé  par 
la  peur  de  révéler  qu'elle  avait  reçu  dans  la  journée 
un  de  ses  amants  ou  qu'elle  était  pressée  de  se  rendre 
à  un  rendez-vous.  Telles  on  voyait  ces  deux  natures 
de  M.  et  de  M°^e  Swann  onduler,  refluer,  empiéter  tour 
à  tour  l'une  sur  l'autre,  dans  le  corps  de  cette  Mélu- 
sine. 

Sans  doute  on  sait  bien  qu'un  enfant  tient  de  son 
père  et  de  sa  mère.  Encore  la  distribution  des  qualités 


172      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

et  des  défauts  dont  il  hérite  se  fait-elle  si  étrangement 
que,  de  deux  qualités  qui  semblaient  inséparables  chez 
l'un  des  parents,  on  ne  trouve  plus  que  l'une  chez  l'en- 
fant, et  alliée  à  celui  des  défauts  de  l'autre  parent  qui 
semblait  inconciliable  avec  elle.  Même  l'incarnation 
d'une  qualité  morale  dans  un  défaut  physique  incom- 
patible est  souvent  une  des  lois  de  la  ressemblance 
filiale.  De  deux  sœurs,  l'une  aura,  avec  la  fière  stature 
de  son  père,  l'esprit  mesquin  de  sa  mère;  l'autre,  toute 
remplie  de  l'intelligence  paternelle,  la  présentera  au 
monde  sous  l'aspect  qu'a  sa  mère;  le  gros  nez.  Je 
ventre  noueux,  et  jusqu'à  la  voix  sont  devenus  les 
vêtements  de  dons  qu'on  connaissait  sous  une  appa- 
rence superbe.  De  sorte  que  de  chacune  des  deux 
sœurs  on  peut  dire  avec  autant  de  raison  que  c'est 
elle  qui  tient  le  plus  de  tel  de  ses  parents.  Il  est  vrai 
que  G  liberté  était  fille  unique,  mais  il  y  avait  au  moins 
deux  Gilberte.  Les  deux  natures,  de  son  père  et  de  sa 
mère,  ne  faisaient  pas  que  se  mêler  en  elle;  elles  se  la 
disputaient,  et  encore  ce  serait  parler  inexactement 
et  donnerait  à  supposer  qu'une  troisième  Gilberte 
souffrait  pendant  ce  temps-là  d'être  la  proie  des  deux 
autres.  Or,  Gilberte  était  tour  à  tour  l'une  et  puis 
l'autre,  et  à  chaque  moment  rien  de  plus  que  l'une, 
c'est-à-dire  incapable,  quand  elle  était  moins  bonne, 
d'en  souffrir,  la  meilleure  Gilberte  ne  pouvant  alors, 
du  fait  de  son  absence  momentanée,  constater  cette 
déchéance.  Aussi  la  moins  bonne  des  deux  était-elle 
libre  de  se  réjouir  de  plaisirs  peu  nobles.  Quand  l'autre 
parlait  avec  le  cœur  de  son  père,  elle  avait  des  vues 
larges,  on  aurait  voulu  conduire  avec  elle  une  belle  et 
bienfaisante  entreprise,  on  le  lui  disait,  mais  au  moment 
où  l'on  allait  conclure,  le  cœur  de  sa  mère  avait  déjà 
repris  son  tour;  et  c'est  lui  qui  vous  répondait;  et 
on  était  déçu  et  irrité  —  presque  intrigué  comme 
devant  une  substitution  de  personne  —  par  une  ré- 
flexion mesquine,  un  ricanement  fourbe,  où  Gilberte 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     173 

se  complaisait,  car  ils  sortaient  de  ce  qu'elle-même 
était  à  ce  moment-là.  L'écart  était  même  parfois  telle- 
ment grand  entre  les  deux  Gilberte  qu'on  se  demandait, 
vainement  du  reste,  ce  qu'on  avait  pu  lui  faire  pour 
la  retrouver  si  différente.  Le  rendez-vous  qu'elle  vous 
avait  proposé,  non  seulement  elle  n'y  était  pas  venue 
et  ne  s'excusait  pas  ensuite,  mais  quelle  que  fût  l'in- 
fluence qui  eût  pu  faire  changer  sa  détermination,  elle 
se  montrait  si  différente  ensuite,  qu'on  aurait  cru  que, 
victime  d'une  ressemblance  comme  celle  qui  fait  le 
fond  des  Ménechmes,  on  n'était  pas  devant  la  per- 
sonne qui  vous  avait  si  gentiment  demandé  à  vous 
voir,  si  elle  ne  vous  eût  témoigné  une  mauvaise  humeur 
qui  décelait  qu'elle  se  sentait  en  faute  et  désirait 
éviter  les  explications. 

—  Allons,  va,  tu  vas  nous  faire  attendre,  lui  dit  sa 
mère. 

—  Je  suis  si  bien  près  de  mon  petit  papa,  je  veux 
rester  encore  un  moment,  répondit  Gilberte  en  cachant 
sa  tête  sous  le  bras  de  son  père  qui  passa  tendrement 
les  doigts  dans  la  chevelure  blonde. 

Swann  était  un  de  ces  hommes  qui,  ayant  vécu  long- 
temps dans  les  illusions  de  l'amour,  ont  vu  le  bien-être 
qu'ils  ont  donné  à  nombre  de  femmes  accroître  le 
bonheur  de  celles-ci  sans  créer  de  leur  part  aucune 
reconnaissance,  aucune  tendresse  envers  eux;  mais 
dans  leur  enfant  ils  croient  sentir. une  affection  qui, 
incarnée  dans  leur  nom  même,  les  fera  durer  après  leur 
mort.  Quand  il  n'y  aurait  plus  de  Charles  Swann,  il 
y  aurait  encore  une  M^^®  Swann,  ou  une  M^^  X.,  née 
Swann,  qui  continuerait  à  aimer  le  père  disparu. 
Même  à  l'aimer  trop  peut-être,  pensait  sans  doute 
Swann,  car  il  répondit  à  Gilberte  :  «  Tu  es  une  bonne 
fille  »  de  ce  ton  attendri  par  l'inquiétude  que  nous 
inspire,  pour  l'avenir,  la  tendresse  trop  passionnée 
d'un  être  destiné  à  nous  survivre.  Pour  dissimuler 
son  émotion,  il  se  mêla  à  notre  conversation  sur  la 


174      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Berma.  Il  me  fit  remarquer,  mais  d'un  ton  détaché, 
ennuyé,  comme  s'il  voulait  rester  en  quelque  sorte  en 
dehors  de  ce  qu'il  disait,  avec  quelle  intelligence, 
quelle  justesse  imprévue  l'actrice  disait  à  Œnone: 
«  Tu  le  savais  !  »  Il  avait  raison  :  cette  intonation-là, 
du  moins,  avait  une  valeur  vraiment  intelligible  et 
aurait  pu  par  là  satisfaire  à  mon  désir  de  trouver  des 
raisons  irréfutables  d'admirer  la  Berma.  Mais  c'est  à 
cause  de  sa  clarté  même  qu'elle  ne  le  contentait  point. 
L'intonation  était  si  ingénieuse,  d'une  intention,  d'un 
sens  si  définis,  qu'elle  semblait  exister  en  elle-même  et 
que  toute  artiste  intelligente  eût  pu  l'acquérir.  C'était 
une  belle  idée;  mais  quiconque  la  concevrait  aussi 
pleinement  la  posséderait  de  même.  Il  restait  à  la  Berma 
qu'elle  l'avait  trouvée,  mais  peut-on  employer  ce  mot 
de  «  trouver  »  quand  il  s'agit  de  trouver  quelque  chose 
qui  ne  serait  pas  différent  si  on  l'avait  reçu,  quelque 
chose  qui  ne  tient  pas  essentiellement  à  votre  être, 
puisqu'un  autre  peut  ensuite  le  reproduire  ? 

«  Mon  Dieu,  mais  comme  votre  présence  élève  le 
niveau  de  la  conversation  !  »  me  dit,  comme  pour  s'ex- 
cuser auprès  de  Bergotte,  Swann  qui  avait  pris  dans 
le  milieu  Guermantes  l'habitude  de  recevoir  les  grands 
artistes  comme  de  bons  amis  à  qui  on  cherche  seule- 
ment à  faire  manger  les  plats  qu'ils  aiment,  jouer  aux 
jeux  ou,  à  la  campagne,  se  livrer  aux  sports  qui  leur 
plaisent.  «  Il  me  semble  que  nous  parlons  bien  à! art, 
ajouta-t-il.  —  C'est  très  bien,  j'aime  beaucoup  ça», 
dit  M°^e  Swann  en  me  jetant  un  regard  reconnaissant, 
par  bonté  et  aussi  parce  qu'elle  avait  gardé  ses  an- 
ciennes aspirations  vers  une  conversation  plus  intel- 
lectuelle. Ce  fut  ensuite  à  d'autres  personnes,  à  Gil- 
berte  en  particulier,  que  parla  Bergotte.  J'avais  dit  à 
celui-ci  tout  ce  que  je  ressentais  avec  une  liberté  qui 
m'avait  étonné  et  qui  tenait  à  ce  qu'ayant  pris  avec 
lui,  depuis  des  années  (au  cours  de  tant  d'heures  de 
solitude  et  de  lecture,  où  il  n'était  pour  moi  que  la 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     175 

meilleure  partie  de  moi-même),  l'habitude  de  la  sin- 
cérité, de  la  franchise,  de  la  confiance,  il  m'intimidait 
moins  qu'une  personne  avec  qui  j'aurais  causé  pour 
la  première  fois.  Et  cependant  pour  la  même  raison 
j'étais  fort  inquiet  de  l'impression  que  j'avais  dû 
produire  sur  lui,  le  mépris  que  j'avais  supposé  qu'il 
aurait  pour  mes  idées  ne  datant  pas  d'aujourd'hui, 
mais  des  temps  déjà  anciens  où  j'avais  commencé  à 
lire  ses  livres,  dans  notre  jardin  de  Combray.  J'aurais 
peut-être  dû  pourtant  me  dire  que  puisque  c'était 
sincèrement,  en  m'abandonnant  à  ma  pensée,  que 
d'une  part  j'avais  tant  sympathisé  avec  l'œuvre  de 
Bergotte  et  que,  d'autre  part,  j'avais  éprouvé  au 
théâtre  un  désappointement  dont  je  ne  connaissais 
pas  les  raisons,  ces  deux  mouvements  instinctifs  qui 
m'avaient  entraîné  ne  devaient  pas  être  si  différents 
l'un  de  l'autre,  mais  obéir  aux  mêmes  lois;  et  que  cet 
esprit  de  Bergotte,  que  j'avais  aimé  dans  ses  livres, 
ne  devait  pas  être  quelque  chose  d'entièrement  étran- 
ger et  hostile  à  ma  déception  et  à  mon  incapacité  de 
l'exprimer.  Car  mon  intelligence  devait  être  une,  et 
peut-être  même  n'en  existe-t-il  qu'une  seule  dont  tout 
le  monde  est  co-locataire,  une  intelligence  sur  laquelle 
chacun,  du  fond  de  son  corps  particulier,  porte  ses 
regards,  comme  au  théâtre,  où  si  chacun  a  sa  place, 
en  revanche,  il  n'y  a  qu'une  seule  scène.  Sans  doute, 
les  idées  que  j'avais  le  goût  de  chercher  à  démêler 
n'étaient  pas  celles  qu'approfondissait  d'ordinaire 
Bergotte  dans  ses  livres.  Mais  si  c'était  la  même  intel- 
ligence que  nous  avions  lui  et  moi  à  notre  disposition, 
il  devait,  en  me  les  entendant  exprimer,  se  les  rap- 
peler, les  aimer,  leur  sourire,  gardant  probablement, 
malgré  ce  que  je  supposais,  devant  son  œil  intérieur, 
tout  une  autre  partie  de  l'intelligence  que  celle  dont 
une  découpure  avait  passé  dans  ses  livres  et  d'après 
laquelle  j'avais  imaginé  tout  son  univers  mental.  De 
même  que  les  prêtres,  ayant  la  plus  grande  expérience 


176      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

du  cœur,  peuvent  le  mieux  pardonner  aux  péchés 
qu'ils  ne  commettent  pas,  de  même  le  génie,  ayant 
la  plus  grande  expérience  de  l'intelligence,  peut  le 
mieux  comprendre  les  idées  qui  sont  le  plus  opposées 
à  celles  qui  forment  le  fond  de  ses  propres  œuvres. 
J'aurais  dû  me  dire  tout  cela  (qui  d'ailleurs  n'a  rien 
de  très  agréable,  car  la  bienveillance  des  hauts  esprits 
a  pour  corollaire  l'incompréhension  et  l'hostilité  des 
médiocres;  or,  on  est  beaucoup  moins  heureux  de 
l'amabilité  d'un  grand  écrivain  qu'on  trouve  à  la 
rigueur  dans  ses  livres,  qu'on  ne  souffre  de  l'hostilité 
d'une  femme  qu'on  n'a  pas  choisie  pour  son  intelli- 
gence, mais  qu'on  ne  peut  s'empêcher  d'aimer).  J'au- 
rais dû  me  dire  tout  cela,  mais  ne  me  le  disais  pas, 
j'étais  persuadé  que  j'avais  paru  stupide  à  Bergotte, 
quand  Gilberte  me  chuchota  à  l'oreille: 

—  Je  nage  dans  la  joie,  parce  que  vous  avez  fait 
la  conquête  de  mon  grand  ami  Bergotte.  Il  a  dit  à 
maman  qu'il  vous  avait  trouvé  extrêmement  intelli- 
gent. 

—  Où  allons-nous  ?  demandai- je  à  Gilberte. 

—  Oh  !  où  on  voudra,  moi,  vous  savez,  aller  ici 
ou  là... 

Mais  depuis  l'incident  qui  avait  eu  lieu  le  jour  de 
l'anniversaire  de  la  mort  de  son  grand-père,  je  me 
demandais  si  le  caractère  de  Gilberte  n'était  pas  autre 
que  ce  que  j'avais  cru,  si  cette  indifférence  à  ce  qu'on 
ferait,  cette  sagesse,  ce  calme,  cette  douce  soumission 
constante,  ne  cachaient  pas  au  contraire  des  désirs 
très  passionnés  que  par  amour-propre  elle  ne  voulait 
pas  laisser  voir  et  qu'elle  ne  révélait  que  par  sa  sou- 
daine résistance  quand  ils  étaient  par  hasard  con- 
trariés. 

Comme  Bergotte  habitait  dans  le  même  quartier 
que  mes  parents,  nous  partîmes  ensemble;  en  voiture 
il  me  parla  de  ma  santé  :  «  Nos  amis  m'ont  dit  que 
vous  étiez  souffrant.   Je  vous  plains  beaucoup.   Et 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     177 

puis  malgré  cela  je  ne  vous  plains  pas  trop,  parce  que 
je  vois  bien  que  vous  devez  avoir  les  plaisirs  de  l'in- 
telligence et  c'est  probablement  ce  qui  compte  sur- 
tout pour  vous,  comme  pour  ceux  qui  les  connaissent.  » 
Hélas  !  ce  qu'il  disait,  là,  combien  je  sentais  que 
c'était  peu  vrai  pour  moi  que  tout  raisonnement,  si 
élevé  qu'il  fût,  laissait  froid,  qui  n'étais  heureux  que 
dans  des  moments  de  simple  flânerie,  quand  j'éprou- 
vais du  bien-être;  je  sentais  combien  ce  que  je  dési- 
rais dans  la  vie  était  purement  matériel,  et  avec  quelle 
facilité  je  me  serais  passé  de  l'intelligence.  Comme  je 
ne  distinguais  pas  entre  les  plaisirs  ceux  qui  me  ve- 
naient de  sources  différentes,  plus  ou  moins  profondes 
et  durables,  je  pensai,  au  moment  de  lui  répondre,  que 
j'aurais  aimé  une  existence  où  j'aurais  été  lié  avec  la 
duchesse  de  Guermantes,  et  où  j'aurais  souvent  senti 
comme  dans  l'ancien  bureau  d'octroi  des  Champs- 
Elysées  une  faîcheur  qui  m'eût  rappelé  Combray.  Or, 
dans  cet  idéal  de  vie  que  je  n'osais  lui  confier,  les 
plaisirs  de  l'intelligence  ne  tenaient  aucune  place. 

—  Non,  Monsieur,  les  plaisirs  de  l'intelligence  sont 
bien  peu  de  chose  pour  moi,  ce  n'est  pas  eux  que  je 
recherche,  je  ne  sais  même  pas  si  je  les  ai  jamais 
goûtés. 

—  Vous  croyez  vraiment  ?  me  répondit-il.  Eh  bien, 
écoutez,  si,  tout  de  même,  cela  doit  être  cela  que  vous 
aimez  le  mieux,  moi,  je  me  le  figure,  voilà  ce  que  je 
crois. 

Il  ne  me  persuadait  certes  pas;  et  pourtant  je  me 
sentais  plus  heureux,  moins  à  l'étroit.  A  cause  de  ce 
que  m'avait  dit  M.  de  Norpois,  j'avais  considéré  mes 
moments  de  rêverie,  d'enthousiasme,  de  confiance  en 
moi,  comme  purement  subjectifs  et  sans  vérité.  Or, 
selon  Bergotte  qui  avait  l'air  de  connaître  mon  cas, 
il  semblait  que  le  symptôme  à  négliger  c'était  au  con- 
traire mes  doutes,  mon  dégoût  de  moi-même.  Surtout 
ce  qu'il  avait  dit  de  M.  de  Norpois  ôtait  beaucoup  de 

'    A    LA    RECHERCHE    DU   TEMPS    PERDU  —   III  13 


178      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

sa  force  à  une  condamnation  que  j'avais  crue  sans 
appel. 

«  Êtes- vous  bien  soigné  ?  me  demanda  Bergotte.  Qui 
est-ce  qui  s'occupe  de  votre  santé  ?  »  Je  lui  dis  que 
j'avais  vu  et  reverrais  sans  doute  Cottard.  «Mais  ce 
n'est  pas  ce  qu'il  vous  faut  !  me  répondit-il.  Je  ne  le 
connais  pas  comme  médecin.  Mais  je  l'ai  vu  chez 
Mme  Swann.  C'est  un  imbécile.  A  supposer  que  cela 
n'empêche  pas  d'être  un  bon  médecin,  ce  que  j'ai 
peine  à  croire,  cela  empêche  d'être  un  bon  médecin 
pour  artistes,  pour  gens  intelligents.  Les  gens  comme 
vous  ont  besoin  de  médecins  appropriés,  je  dirais 
presque  de  régimes,  de  médicaments  particuliers. 
Cottard  vous  ennuiera  et  rien  que  l'ennui  empêchera 
son  traitement  d'être  efficace.  Et  puis  ce  traitement 
ne  peut  pas  être  le  même  pour  vous  que  pour  un  indi- 
vidu quelconque.  Les  trois  quarts  du  mal  des  gens 
intelligents  viennent  de  leur  intelligence.  Il  leur  faut 
au  moins  un  médecin  qui  connaisse  ce  mal-là.  Com- 
ment voulez-vous  que  Cottard  puisse  vous  soigner, 
il  a  prévu  la  difficulté  de  digérer  les  sauces,  l'embar- 
ras gastrique,  mais  il  n'a  pas  prévu  la  lecture  de 
Shakespeare...  Aussi  ses  calculs  ne  sont  plus  justes 
avec  vous,  l'équilibre  est  rompu,  c'est  toujours  le 
petit  ludion  qui  remonte.  Il  vous  trouvera  une  dila- 
tation d'estomac,  il  n'a  pas  besoin  de  vous  examiner 
puisqu'il  l'a  d'avance  dans  son  œil.  Vous  pouvez  la 
voir,  elle  se  reflète  dans  son  lorgnon.  »  Cette  manière 
de  parler  me  fatiguait  beaucoup,  je  me  disais  avec  la 
stupidité  du  bon  sens  :  «  Il  n'y  a  pas  plus  de  dilatation 
de  l'estomac  reflétée  dans  le  lorgnon  du  professeur  Cot- 
tard que  de  sottises  cachées  dans  le  gilet  blanc  de 
M.  de  Norpois.  »  «  Je  vous  conseillerais  plutôt,  pour- 
suivit Bergotte,  le  docteur  du  Boulbon,  qui  est  tout 
à  fait  intelligent.  —  C'est  un  grand  admirateur  de 
vos  oeuvres  »,  lui  répondis-je.  Je  vis  que  Bergotte  le 
savait  et  j 'en  conclus  que  les  esprits  fraternels  se  re- 


I 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS    179 

joignent  vite,  qu'on  a  peu  de  vrais  «  amis  inconnus  ». 
Ce  que  Bergotte  me  dit  au  sujet  de  Cottard  me  frappa 
tout  en  étant  contraire  à  tout  ce  que  je  croyais.  Je 
ne  m'inquiétais  nullement  de  trouver  mon  médecin 
ennuyeux;  j'attendais  d^  lui  que,  grâce  à  un  art  dont 
les  lois  m'échappaient,  il  rendît  au  sujet  de  ma  santé 
un  indiscutable  oracle  en  consultant  mes  entrailles. 
Et  je  ne  tenais  pas  à  ce  que,  à  l'aide  d'une  intelligence 
où  j'aurais  pu  le  suppléer,  il  cherchât  à  comprendre 
la  mienne  que  je  ne  me  représentais  que  comme  un 
moyen  indifférent  en  soi-même  de  tâcher  d'atteindre 
des  vérités  extérieures.  Je  doutais  beaucoup  que  les 
gens  intelligents  eussent  besoin  d'une  autre  hygiène 
que  les  imbéciles  et  j'étais  tout  prêt  à  me  soumettre 
à  celle  de  ces  derniers.  «  Quelqu'un  qui  aurait  besoin 
d'un  bon  médecin,  c'est  notre  ami  Swann  »,  dit  Ber- 
gotte. Et  comme  je  demandais  s'il  était  malade.  «  Hé 
bien,  c'est  l'homme  qui  a  épousé  une  fille,  qui  avale 
par  jour  cinquante  couleuvres  de  femmes  qui  ne 
veulent  pas  recevoir  la  sienne,  ou  d'hommes  qui  ont 
couché  avec  elle.  On  les  voit,  elles  lui  tordent  la 
bouche.  Regardez  un  jour  le  sourcil  circonflexe  qu'il  a 
quand  il  rentre,  pour  voir  qui  il  y  a  chez  lui.  »  La  mal- 
veillance avec  laquelle  Bergotte  parlait  ainsi  à  un 
étranger  d'amis  chez  qui  il  était  reçu  depuis  si  long- 
temps était  aussi  nouvelle  pour  moi  que  le  ton  presque 
tendre  que  chez  les  Swann  il  prenait  à  tous  moments 
avec  eux.  Certes,  une  personne  comme  ma  grand'tante, 
par  exemple,  eût  été  incapable,  avec  aucun  de  nous, 
de  ces  gentillesses  que  j'avais  entendu  Bergotte  pro- 
diguer à  Swann.  Même  aux  gens  qu'elle  aimait,  elle 
se  plaisait  à  dire  des  choses  désagréables.  Mais  hors  de 
leur  présence  elle  n'aurait  pas  prononcé  une  parole 
qu'ils  n'eussent  pu  entendre.  Rien,  moins  que  notre 
société  de  Combray,  ne  ressemblait  au  monde.  Celle 
des  Swann  était  déjà  un  acheminement  vers  lui,  vers 
ses  flots  versatiles.  Ce  n'était  pas  encore  la  grande  mer. 


180      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

c'était  déjà  la  lagune.  «  Tout  ceci  de  vous  à  moi  », 
me  dit  Bergotte  en  me  quittant  devant  ma  porte. 
Quelques  années  plus  tard,  je  lui  aurais  répondu:  «  Je 
ne  répète  jamais  rien.  »  C'est  la  phrase  rituelle  des 
gens  du  monde,  par  laquelle  chaque  fois  le  médisant  est 
faussement  rassuré.  C'est  celle  que  j'aurais  déjà  ce 
jour-là  adressée  à  Bergotte  car  on  n'invente  pas  tout 
ce  qu'on  dit,  surtout  dans  les  moments  où  on  agit 
comme  personnage  social.  Mais  je  ne  la  connaissais 
pas  encore.  D'autre  part,  celle  de  ma  grand'tante 
dans  une  occasion  semblable  eût  été  :  «  Si  vous  ne 
voulez  pas  que  ce  soit  répété,  pourquoi  le  dites- vous  ?  » 
C'est  la  réponse  des  gens  insociables,  des  «  mauvaises 
têtes».  Je  ne  l'étais  pas:  je  m'inclinai  en  silence. 

Des  gens  de  lettres  qui  étaient  pour  moi  des  per- 
sonnages considérables  intriguaient  pendant  des 
années  avant  d'arriver  à  nouer  avec  Bergotte  des 
relations  qui  restaient  toujours  obscurément  litté- 
raires et  ne  sortaient  pas  de  son  cabinet  de  travail, 
alors  que  moi,  je  venais  de  m'installer  parmi  les  amis 
du  grand  écrivain,  d'emblée  et  tranquillement,  comme 
quelqu'un  qui,  au  lieu  de  faire  la  queue  avec  tout  le 
monde  pour  avoir  une  mauvaise  place,  gagne  les  meil- 
leures, ayant  passé  par  un  couloir  fermé  aux  autres. 
Si  Swann  me  l'avait  ainsi  ouvert,  c'est  sans  doute 
parce  que,  comme  un  roi  se  trouve  naturellement 
inviter  les  amis  de  ses  enfants  dans  la  loge  royale,  sur 
le  yacht  royal,  de  même  les  parents  de  Gilberte  rece- 
vaient les  amis  de  leur  fille  au  milieu  des  choses  pré- 
cieuses qu'ils  possédaient  et  des  intimités  plus  pré- 
cieuses encore  qui  y  étaient  encadrées.  Mais  à  cette 
époque  je  pensais,  et  peut-être  avec  raison,  que  cette 
amabilité  de  Swann  était  indirectement  à  l'adresse  de 
mes  parents.  J'avais  cru  entendre  autrefois  à  Combray 
qu'il  leur  avait  offert,  voyant  mon  admiration  pour 
Bergotte,  de  m'emmener  dîner  chez  lui,  et  que  mes 
parents  avaient  refusé,  disant  que  j'étais  trop  jeune 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     181 

et  trop  nerveux  pour  «  sortir  ».  Sans  doute,  mes  parents 
représentaient-ils  pour  certaines  personnes,  justement 
celles  qui  me  semblaient  le  plus  merveilleuses,  quelque 
chose  de  tout  autre  que  pour  moi,  de  sorte  que,  comme 
au  temps  où  la  dame  en  fose  avait  adressé  à  mon  père 
des  éloges  dont  il  s'était  montré  si  peu  digne,  j'aurais 
souhaité  que  mes  parents  comprissent  quel  inestimable 
présent  je  venais  de  recevoir  et  témoignassent  leur 
reconnaissance  à  ce  Swann  généreux  et  courtois  qui 
me  l'avait,  ou  le  leur  avait  offert,  sans  avoir  plus  l'air 
de  s'apercevoir  de  sa  valeur  que  ne  fait  dans  la  fresque 
de  Luini  le  charmant  roi  mage,  au  nez  busqué,  aux 
cheveux  blonds,  et  avec  lequel  on  lui  avait  trouvé 
autrefois  —  paraît-il  —  une  grande  ressemblance. 

Malheureusement,  cette  faveur  que  m'avait  faite 
Swann  et  que,  en  rentrant,  avant  même  d'ôter  mon 
pardessus,  j'annonçai  à  mes  parents,  avec  l'espoir 
qu'elle  éveillerait  dans  leur  cœur  un  sentiment  aussi 
ému  que  le  mien  et  les  déterminerait  envers  les  Swann 
à  quelque  «  politesse  »  énorme  et  décisive,  cette  faveur 
ne  parut  pas  très  appréciée  par  eux.  «  Swann  t'a 
présenté  à  Bergotte  ?  Excellente  connaissance,  char- 
mante relation  !  s'écria  ironiquement  mon  père.  Il  ne 
manquait  plus  que  cela  !  »  Hélas,  quand  j'eus  ajouté 
qu'il  ne  goûtait  pas  du  tout  M.  de  Norpois: 

—  Naturellement  !  reprit-il.  Cela  prouve  bien  que 
c'est  un  esprit  faux  et  malveillant.  Mon  pauvre  fils, 
tu  n'avais  pas  déjà  beaucoup  de  sens  commun,  je  suis 
désolé  de  te  voir  tomber  dans  un  milieu  qui  va  achever 
de  te  détraquer. 

Déjà  ma  simple  fréquentation  chez  les  Swann  avait 
été  loin  d'enchanter  mes  parents.  La  présentation  à 
Bergotte  leur  apparut  comme  une  conséquence  néfaste, 
mais  naturelle,  d'une  première  faute,  de  la  faiblesse 
qu'ils  avaient  eue  et  que  mon  grand-père  eût  appelée 
un  «  manque  de  circonspection  ».  Je  sentis  que  je 
n'avais  plus  pour  compléter  leur  mauvaise  humeur 


182      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

qu'à  dire  que  cet  homme  pervers  et  qui  n'appréciait 
pas  M.  de  Norpois  m'avait  trouvé  extrêmement  intel- 
ligent. Quand  mon  père,  en  effet,  trouvait  qu'une  per- 
sonne, un  de  mes  camarades  par  exemple,  était  dans 
une  mauvaise  voie  —  comme  moi  en  ce  moment  — 
si  celui-là  avait  alors  l'approbation  de  quelqu'un  que 
mon  père  n'estimait  pas,  il  voyait  dans  ce  suffrage  la 
confirmation  de  son  fâcheux  diagnostic.  Le  mal  ne  lui 
en  apparaissait  que  plus  grand.  Je  l'entendais  déjà 
qui  allait  s'écrier:  «Nécessairement,  c'est  tout  un  en- 
semble! »,  mot  qui  m'épouvantait  par  l'imprécision  et 
l'immensité  des  réformes  dont  il  semblait  annoncer 
l'imminente  introduction  dans  ma  si  douce  vie.  Mais 
comme,  n'eussé-je  pas  raconté  ce  que  Bergotte  avait 
dit  de  moi,  rien  ne  pouvait  plus  quand  même  effacer 
l'impression  qu'avaient  éprouvée  mes  parents,  qu'elle 
fût  encore  un  peu  plus  mauvaise  n'avait  pas  grande 
importance.  D'ailleurs  ils  me  semblaient  si  injustes, 
tellement  dans  l'erreur,  que  non  seulement  je  n'avais 
pas  l'espoir,  mais  presque  pas  le  désir  de  les  ramener 
à  une  vue  plus  équitable.  Pourtant,  sentant  au  mo- 
ment où  les  mots  sortaient  de  ma  bouche,  comme  ils 
allaient  être  effrayés  de  penser  que  j'avais  plu  à  quel- 
qu'un qui  trouvait  les  hommes  intelligents  bêtes,  était 
l'objet  du  mépris  des  honnêtes  gens,  et  duquel  la 
louange  en  me  paraissant  enviable  m'encourageait 
au  mal,  ce  fut  à  voix  basse  et  d'un  air  un  peu  honteux 
que,  achevant  mon  récit,  je  jetai  le  bouquet:  «Il  a 
dit  aux  Swann  qu'il  m'avait  trouvé  extrêmement 
intelligent.  »  Comme  un  chien  empoisonné  qui  dans 
un  champ  se  jette  sans  le  savoir  sur  l'herbe  qui  est 
précisément  l'antidote  de  la  toxine  qu'il  a  absorbée, 
je  venais  sans  m'en  douter  de  dire  la  seule  parole  qui 
fût  au  monde  capable  de  vaincre  chez  mes  parents 
ce  préjugé  à  l'égard  de  Bergotte,  préjugé  contre  lequel 
tous  les  plus  beaux  raisonnements  que  j'aurais  pu  faire, 
tous  les  éloges  que  je  lui  aurais  décernés,  seraient 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     183 

demeurés  vains.  Au  même  instant  la  situation  changea 
de  face: 

—  Ah  !...  Il  a  dit  qu'il  te  trouvait  intelligent?  dit 
ma  mère.  Cela  me  fait  plaisir  parce  que  c'est  un  homme 
de  talent. 

—  Comment  !  il  a  diî  cela?  reprit  mon  père...  Je 
ne  nie  en  rien  sa  valeur  littéraire  devant  laquelle  tout 
le  monde  s'incline,  seulement  c'est  ennuyeux  qu'il  ait 
cette  existence  peu  honorable  dont  a  parlé  à  mots 
couverts  le  père  Norpois,  ajouta-t-il  sans  s'apercevoir 
que  devant  la  vertu  souveraine  des  mots  magiques  que 
je  venais  de  prononcer  la  dépravation  des  mœurs  de 
Bergotte  ne  pouvait  guère  lutter  plus  longtemps  que 
la  fausseté  de  son  jugement. 

—  Oh  !  mon  ami,  interrompit  maman,  rien  ne 
prouve  que  ce  soit  vrai.  On  dit  tant  de  choses.  D'ail- 
leurs, M.  de  Norpois  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  gentil, 
mais  il  n'est  pas  toujours  très  bienveillant,  surtout 
pour  les  gens  qui  ne  sont  pas  de  son  bord. 

—  C'est  vrai,  je  l'avais  aussi  remarqué,  répondit 
mon  père. 

—  Et  puis  enfin  il  sera  beaucoup  pardonné  à  Ber- 
gotte puisqu'il  a  trouvé  mon  petit  enfant  gentil,  reprit 
maman  tout  en  caressant  avec  ses  doigts  mes  cheveux 
et  en  attachant  sur  moi  un  long  regard  rêveur. 

Ma  mère  d'ailleurs  n'avait  pas  attendu  ce  verdict 
de  Bergotte  pour  me  dire  que  je  pouvais  inviter  Gil- 
berte  à  goûter  quand  j'aurais  des  amis.  Mais  je  n'osais 
pas  le  faire  pour  deux  raisons.  La  première  est  que  chez 
Gilberte  on  ne  servait  jamais  que  du  thé.  A  la  maison 
au  contraire,  maman  tenait  à  ce  qu'à  côté  du  thé  il  y 
eût  du  chocolat.  J'avais  peur  que  Gilberte  ne  trouvât 
cela  commun  et  n'en  conçût  un  grand  mépris  pour  nous. 
L'autre  raison  fut  une  difficulté  de  protocole  que  je 
ne  pus  jamais  réussir  à  lever.  Quand  j'arrivais  chez 
Mme  Swann  elle  me  demandait: 

—  Comment  va  Madame  votre  mère  ? 


184      A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

J'avais  fait  quelques  ouvertures  à  maman  pour 
savoir  si  elle  ferait  de  même  quand  viendrait  Gilberte, 
point  qui  me  semblait  plus  grave  qu'à  la  cour  de 
Louis  XIV  le  «  Monseigneur  ».  Mais  maman  ne  voulut 
rien  entendre. 

—  Mais  non  ,  puisque  je  ne  connais  pas  M^^^  Swann. 

—  Mais  elle  ne  te  connaît  pas  davantage. 

—  Je  ne  te  dis  pas,  mais  nous  ne  sommes  pas  obli- 
gés de  faire  exactement  de  même  en  tout.  Moi  je  ferai 
d'autres  amabilités  à  Gilberte  que  M°ie  Swann  n'aura 
pas  pour  toi. 

Mais  je  ne  fus  pas  convaincu  et  préférai  ne  pas  in- 
viter Gilberte. 

Ayant  quitté  mes  parents,  j'allai  changer  de  vête- 
ments et  en  vidant  mes  poches  je  trouvai  tout  à  coup 
Tenveloppe  que  m'avait  remise  le  maître  d'hôtel  des 
Swann  avant  de  m'introduire  au  salon.  J'étais  seul 
maintenant.  Je  l'ouvris,  à  l'intérieur  était  une  carte 
sur  laquelle  on  m'indiquait  la  dame  à  qui  je  devais 
offrir  le  bras  pour  aller  à  table. 

Ce  fut  vers  cette  époque  que  Bloch  bouleversa  ma 
conception  du  monde,  ouvrit  pour  moi  des  possibilités 
nouvelles  de  bonheur  (qui  devaient  du  reste  se  changer 
plus  tard  en  possibilités  de  souffrances),  en  m'assurant 
que,  contrairement  à  ce  que  je  croyais  au  temps  de 
mes  promenades  du  côté  de  Méséglise,  les  femmes  ne 
demandaient  jamais  mieux  que  de  faire  l'amour.  Il 
compléta  ce  service  en  m'en  rendant  un  second  que 
je  ne  devais  apprécier  que  beaucoup  plus  tard:  ce  fut 
lui  qui  me  conduisit  pour  la  première  fois  dans  une 
maison  de  passe.  Il  m'avait  bien  dit  qu'il  y  avait 
beaucoup  de  jolies  femmes  qu'on  peut  posséder. 
Mais  je  leur  attribuais  une  figure  vague,  que  les  mai- 
sons de  passe  devaient  me  permettre  de  remplacer 
par  des  visages  particuliers.  De  sorte  que  si  j'avais  à 
Bloch  —  pour  sa  «  bonne  nouvelle  »  que  le .  bonheur, 
la  possession  de  la  beauté,  ne  sont  pas  choses  inacces- 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     185 

sibles  et  que  nous  avons  fait  œuvre  inutile  en  y  renon- 
çant à  jamais  —  une  obligation  de  même  genre  qu'à 
tel  médecin  ou  tel  philosophe  optimiste  qui  nous  fait 
espérer  la  longévité  dans  ce  monde,  et  de  ne  pas  être 
entièrement  séparé  de  lui  quand  on  aura  passé  dans 
un  autre,  les  maisons  de  rendez- vous  que  je  fréquentai 
quelques  années  plus  tard  —  en  me  fournissant  des 
échantillons  du  bonheur,  en  me  permettant  d'ajouter 
à  la  beauté  des  femmes  cet  élément  que  nous  ne  pou- 
vons inventer,  qui  n'est  pas  que  le  résumé  des  beautés 
anciennes,  le  présent  vraiment  divin,  le  seul  que  nous 
ne  puissions  recevoir  de  nous-même,  devant  lequel 
expirent  toutes  les  créations  logiques  de  notre  intelli- 
gence et  que  nous  ne  pouvons  demander  qu'à  la 
réalité:  un  charme  individuel  —  méritèrent  d'être 
classées  par  moi  à  côté  de  ces  autres  bienfaiteurs 
d'origine  plus  récente  mais  d'utilité  analogue  (avant 
lesquels  nous  imaginions  sans  ardeur  la  séduction  de 
Mantegna,  de  Wagner,  de  Sienne,  d'après  d'autres 
peintres,  d'autres  musiciens,  d'autres  villes)  :  les  édi- 
tions d'histoire  de  la  peinture  illustrées,  les  concerts 
symphoniques  et  les  études  sur  les  «  Villes  d'art  ». 
Mais  la  maison  où  Bloch  me  conduisit  et  où  il  n'allait 
plus  d'ailleurs  lui-même  depuis  longtemps  était  d'un 
rang  trop  inférieur,  le  personnel  était  trop  médiocre 
et  trop  peu  renouvelé  pour  que  j'y  pusse  satisfaire 
d'anciennes  curiosités  ou  en  contracter  de  nouvelles. 
La  patronne  de  cette  maison  ne  connaissait  aucune  des 
femmes  qu'on  lui  demandait  et  en  proposait  toujours 
dont  on  n'aurait  pas  voulu.  Elle  m'en  vantait  surtout 
une,  une  dont,  avec  un  sourire  plein  de  promesses 
(comme  si  c'avait  été  une  rareté  et  un  régal),  elle 
disait  :  «  C'est  une  Juive  !  Ça  ne  vous  dit  rien  ?  »  (C'est 
sans  doute  à  cause  de  cela  qu'elle  l'appelait  Rachel. 
Et  avec  une  exaltation  niaise  et  factice,  qu'elle  espé- 
rait être  communicative  et  qui  finissait  sur  un  râle 
presque  de  jouissance:  «  Pensez  donc,  mon  pçiit,  une 


186      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Jiuive,  il  me  semble  que  ça  doit  être  afîolant  !  Rah  !  » 
Ct3tte  Rachel,  que  j'aperçus  sans  qu'elle  me  vît,  était 
''t)rune,  pas  jolie,  mais  avait  l'air  intelligent,  et,  non 
sans  passer  un  bout  de  langue  sur  ses  lèvres,  souriait 
d'un  air  plein  d'impertinence  aux  miches  qu'on  lui 
présentait  et  que  j'entendais  entamer  la  conversation 
avec  elle.  Son  mince  et  étroit  visage  était  entouré  de 
cheveux  noirs  et  frisés,  irréguliers  comme  s'ils  avaient 
été  indiqués  par  des  hachures  dans  un  lavis  à  l'encre  de 
Chine.  Chaque  fois  je  promettais  à  la  patronne,  qui 
me  la  proposait  avec  une  insistance  particulière  en 
vantant  sa  grande  intelligence  et  son  instruction,  que 
je  ne  manquerais  pas  un  jour  de  venir  tout  exprès 
pour  faire  la  connaissance  de  Rachel,  surnommée  par 
moi  «  Rachel  quand  du  Seigneur  ».  Mais  le  premier 
soir  j'avais  entendu  celle-ci,  au  moment  où  elle  s'en 
allait,  dire  à  la  patronne: 

—  Alors,  c'est  entendu,  demain  je  suis  libre,  si  vous 
avez  quelqu'un,  vous  n'oublierez  pas  de  me  faire  cher- 
cher. 

Et  ces  mots  m'avaient  empêché  de  voir  en  elle  une 
personne  parce  qu'ils  me  l'avaient  fait  classer  immé- 
diatement dans  une  catégorie  générale  de  femmes  dont 
l'habitude  commune  à  toutes  était  de  venir  là  le  soir 
voir  s'il  n'y  avait  pas  un  louis  ou  deux  à  gagner.  Elle 
variait  seulement  la  forme  de  sa  phrase  en  disant: 
«  Si  vous  avez  besoin  de  moi  »,  ou  «  si  vous  avez  besoin 
de  quelqu'un  ». 

La  patronne  qui  ne  connaissait  pas  l'opéra  d'Ha- 
lévy  ignorait  pourquoi  j'avais  pris  l'habitude  de  dire: 
«  Rachel  quand  du  Seigneur  ».  Mais  ne  pas  la  com- 
prendre n'a  jamais  fait  trouver  une  plaisanterie  moins 
drôle  et  c'est  chaque  fois  en  riant  de  tout  son  cœur 
qu'elle  me  disait: 

—  Alors,  ce  n'est  pas  encore  pour  ce  soir  que  je 
vous  unis  à  «  Rachel  quand  du  Seigneur  »  ?  Comment 
dites- vous  cela  :  «  Rachel  quand  du  Seigneur  !  »  Ah  ! 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     187 

ça  c'est  très  bien  trouvé.  Je  vais  vous  fiancer.  Vous 
verrez  que  vous  ne  le  regretterez  pas. 

Une  fois  je  faillis  me  décider,  mais  elle  était  «  sous 
presse  »,  une  autre  fois  entre  les  mains  du  «  coiffeur  », 
un  vieux  monsieur  qui  nç  faisait  rien  d'autre  aux 
femmes  que  verser  de  l'huile  sur  leurs  cheveux  dé- 
roulés et  les  peigner  ensuite.  Et  je  me  lassai  d'attendre, 
bien  que  quelques  habituées  fort  humbles,  soi-disant 
ouvrières,  mais  toujours  sans  travail,  fussent  venues 
me  faire  de  la  tisane  et  tenir  avec  moi  une  longue  con- 
versation à  laquelle  —  malgré  le  sérieux  des  sujets 
traités  —  la  nudité  partielle  ou  complète  de  mes  inter- 
locutrices donnait  une  savoureuse  simplicité.  Je  cessai 
du  reste  d'aller  dans  cette  maison  parce  que,  désireux 
de  témoigner  mes  bons  sentiments  à  la  femme  qui  la 
tenait  et  avait  besoin  de  meubles,  je  lui  en  donnai 
quelques-uns  —  notamment  un  grand  canapé  —  que 
j'avais  hérités  de  ma  tante  Léonie.  Je  ne  les  voyais 
jamais,  car  le  manque  de  place  avait  empêché  mes 
parents  de  les  laisser  entrer  chez  nous  et  ils  étaient 
entassés  dans  un  hangar.  Mais  dès  que  je  les  retrouvai 
dans  la  maison  où  ces  femmes  se  servaient  d'eux, 
toutes  les  vertus  qu'on  respirait  dans  la  chambre  de 
ma  tante  à  Combray  m'apparurent,  suppliciées  par 
le  contact  cruel  auquel  je  les  avais  livrées  sans  dé- 
fense !  J'aurais  fait  violer  une  morte  que  je  n'aurais 
pas  souffert  davantage.  Je  ne  retournai  plus  chez  l'en- 
tremetteuse, car  ils  me  semblaient  vivre  et  me  sup- 
plier, comme  ces  objets  en  apparence  inanimés  d'un 
conte  persan,  dans  lesquels  sont  enfermées  des  âmes 
qui  subissent  un  martyre  et  implorent  leur  délivrance. 
D'ailleurs,  comme  notre  mémoire  ne  nous  présente  pas 
d'habitude  nos  souvenirs  dans  leur  suite  chronolo- 
gique, mais  comme  un  reflet  où  l'ordre  des  parties  est 
renversé,  je  me  rappelai  seulement  beaucoup  plus  tard 
que  c'était  sur  ce  même  canapé  que  bien  des  années 
auparavant  j'avais  connu  pour  la  première  fois  les 


188      A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

plaisirs  de  l'amour  avec  une  de  mes  petites  cousines  avec 
qui  je  ne  savais  où  me  mettre,  et  qui  m'avait  donné  le 
conseil  dangereux  de  profiter  d'une  heure  où  ma  tante 
Léonie  était  levée. 

Toute  une  autre  partie  des  meubles,  et  surtout  une 
magnifique  argenterie  ancienne  de  ma  tante  Léonie, 
je  les  vendis,  malgré  l'avis  contraire  de  mes  parents, 
pour  pouvoir  disposer  de  plus  d'argent  et  envoyer  plus 
de  fleurs  à  M^^^  Swann  qui  me  disait  en  recevant  d'im- 
menses corbeilles  d'orchidées:  «Si  j'étais  Monsieur 
votre  père,  je  vous  ferais  donner  un  conseil  judiciaire.  » 
Commeîit  pouvais-je  supposer  qu'un  jour  je  pourrais 
regretter  tout  particulièrement  cette  argenterie  et 
placer  certains  plaisirs  plus  hauts  que  celui,  qui  de- 
viendrait peut-être  absolument  nul,  de  faire  des  poli- 
tesses aux  parents  de  Gilberte.  C'est  de  même  en  vue 
de  Gilberte  et  pour  ne  pas  la  quitter  que  j'avais  décidé 
de  ne  pas  entrer  dans  les  ambassades.  Ce  n'est  jamais 
qu'à  cause  d'un  état  d'esprit  qui  n'est  pas  destiné  à 
durer  qu'on  prend,  des  résolutions  définitives.  J'ima- 
ginais à  peine  que  cette  substance  étrange  qui  résidait 
en  Gilberte  et  rayonnait  en  ses  parents,  en  sa  maison, 
me  rendant  indifférent  à  tout  le  reste,  cette  substance 
pourrait  être  libérée,  émigrer  dans  un  autre  être.  Vrai- 
ment la  même  substance,  et  pourtant  devant  avoir 
sur  moi  de  tout  autres  effets.  Car  la  même  maladie 
évolue;  et  un  délicieux  poison  n'est  plus  toléré  de 
même  quand,  avec  les  années,  a  diminué  la  résis- 
tance du  cœur. 

Mes  parents  cependant  auraient  souhaité  que  l'in- 
telligence que  Bergotte  m'avait  reconnue  se  manifes- 
tât par  quelque  travail  remarquable.  Quand  je  ne  con- 
naissais pas  les  Swann  je  croyais  que  j'étais  empêché 
de  travailler  par  l'état  d'agitation  où  me  mettait  l'im- 
possibilité de  voir  librement  Gilberte.  Mais  quand  leur 
demeure  me  fut  ouverte,  à  peine  je  m'étais  assis  à  mon 
bureau  de  travail  que  je  me  levais  et  courais  chez  eux. 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     189 

Et  une  fois  que  je  les  avais  quittés  et  que  j'étais  rentré 
à  la  maison,  mon  isolement  n'était  qu'apparent,  ma 
pensée  ne  pouvait  plus  remonter  le  courant  du  flux  de 
paroles  par  lequel  je  m'étais  laissé  machinalement  en- 
traîner pendant  des  heures,  ëeul,  je  continuais  à  fabri- 
quer les  propos  qui  eussent  été  capables  de  plaire  aux 
Swann,  et  pour  donner  plus  d'intérêt  au  jeu,  je  tenais 
la  place  de  ces  partenaires  absents,  je  me  posais  à  moi- 
même  des  questions  fictives  choisies  de  telle  façon  que 
mes  traits  brillants  ne  leur  servissent  que  d'heureuse 
repartie.  Silencieux,  cet  exercice  était  pourtant  une 
conversation  et  non  une  méditation,  ma  solitude  une 
vie  de  salon  mentale  où  c'était  non  ma  propre  personne 
mais  des  interlocuteurs  imaginaires  qui  gouvernaient 
mes  paroles  et  où  j'éprouvais  à  former,  au  lieu  des 
pensées  que  je  croyais  vraies,  celles  qui  me  venaient 
sans  peine,  sans  régression  du  dehors  vers  le  dedans, 
ce  genre  de  plaisir  tout  passif  que  trouve  à  rester  tran- 
quille quelqu'un  qui  est  alourdi  par  une  mauvaise 
digestion. 

Si  j'avais  été  moins  décidé  à  me  mettre  définitive- 
ment au  travail,  j'aurais  peut-être  fait  un  effort  pour 
commencer  tout  de  suite.  Mais  puisque  ma  résolution 
était  formelle,  et  qu'avant  vingt-quatre  heures,  dans 
les  cadres  vides  de  la  journée  du  lendemain  où  tout 
se  plaçait  si  bien  parce  que  je  n'y  étais  pas  encore, 
mes  bonnes  dispositions  se  réaliseraient  aisément,  il 
valait  mieux  ne  pas  choisir  un  soir  où  j'étais  mal  dis- 
posé pour  un  début  auquel  les  jours  suivants,  hélas  ! 
ne  devaient  pas  se  montrer  plus  propices.  Mais  j'étais 
raisonnable.  De  la  part  de  qui  avait  attendu  des 
années,  il  eût  été  puéril  de  ne  pas  supporter  un  retard 
de  trois  jours.  Certain  que  le  surlendemain  j'aurais 
déjà  écrit  quelques  pages,  je  ne  disais  plus  un  seul 
mot  à  mes  parents  de  ma  décision;  j'aimais  mieux 
patienter  quelques  heures,  et  apporter  à  ma  grand'- 
mère  consolée  et  convaincue,  de  l'ouvrage  en  train. 


190      A   LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Malheureusement  le  lendemain  n'était  pas  cette 
journée  extérieure  et  vaste  que  j'avais  attendue  dans 
la  fièvre.  Quand  il  était  fini,  ma  paresse  et  ma  lutte 
pénible  contre  certains  obstacles  internes  avaient 
simplement  duré  vingt-quatre  heures  de  plus.  Et  au 
bout  de  quelques  jours,  mes  plans  n'ayant  pas  été 
réalisés,  je  n'avais  plus  le  même  espoir  qu'ils  le  se- 
raient immédiatement,  partant,  plus  autant  de  cou- 
rage pour  subordonner  tout  à  cette  réalisation:  je 
recommençais  à  veiller,  n'ayant  plus  pour  m'obliger  à 
me  coucher  de  bonne  heure  un  soir,  la  vision  certaine 
de  voir  l'œuvre  commencée  le  lendemain  matin.  Il 
me  fallait  avant  de  reprendre  mon  élan  quelques  jours 
de  détente,  et  la  seule  fois  où  ma  grand'mère  osa  d'un 
ton  doux  et  désenchanté  formuler  ce  reproche  :  «  Hé 
bien,  ce  travail,  on  n'en  parle  même  plus?  »  je  lui  en  vou- 
lus, persuadé  que,  n'ayant  pas  su  que  mon  parti 
était  irrévocablement  pris,  elle  venait  d'en  ajourner 
encore  et  pour  longtemps  peut-être  l'exécution,  par 
l'énervement  que  son  déni  de  justice  me  causait  et 
sous  l'empire  duquel  je  ne  voudrais  pas  commencer 
mon  œuvre.  Elle  sentit  que  son  scepticisme  venait  de 
heurter  à  l'aveugle  une  volonté.  Elle  s'en  excusa,  me 
dit  en  m'embrassant  :  «  Pardon,  je  ne  dirai  plus  rien.  » 
Et  pour  que  je  ne  me  décourageasse  pas,  m'assura 
que  du  jour  où  je  serais  bien  portant,  le  travail  vien- 
drait tout  seul  par  surcroît. 

D'ailleurs,  me  disais-je,  en  passant  ma  vie  chez  les 
Swann  ne  fais- je  pas  comme  Bergotte  ?  A  mes  parents 
il  semblait  presque  que,  tout  en  étant  paresseux,  je 
menais,  puisque  c'était  dans  le  même  salon  qu'un 
grand  écrivain,  la  vie  la  plus  favorable  au  talent.  Et 
pourtant,  que  quelqu'un  puisse  être  dispensé  de  faire 
ce  talent  soi-même,  par  le  dedans,  et  le  reçoive  d 'au- 
trui, est  aussi  impossible  que  se  faire  une  bonne  santé 
(malgré  qu'on  manque  à  toutes  les  règles  de  l'hygiène 
et  qu'on  commette  les  pires  excès)  rien  qu'en  dînant 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     191 

souvent  en  ville  avec  un  médecin.  La  personne  du 
reste  qui  était  le  plus  complètement  dupe  de  l'illusion 
qui  m'abusait  ainsi  que  mes  parents,  c'était  M°^e  Swann. 
Quand  je  lui  disais  que  je  ne  pouvais  pas  venir,  qu'il 
fallait  que  je  restasse  à  travailler,  elle  avait  l'air 
de  trouver  que  je  faisais  bien  des  embarras,  qu'il  y 
avait  un  peu  de  sottise  et  de  prétention  dans  mes 
paroles  : 

—  Mais  Bergotte  vient  bien,  lui  ?  Est-ce  que  vous 
trouvez  que  ce  qu'il  écrit  n'est  pas  bien  ?  Cela  sera 
même  mieux  bientôt,  ajoutait-elle,  car  il  est  plus  aigu, 
plus  concentré  dans  le  journal  que  dans  le  livre 
où  il  délaie  un  peu.  J'ai  obtenu  qu'il  fasse  désormais 
le  «  leader  article  »  dans  le  Figaro.  Ce  sera  tout  à  fait 
«  the  right  man  in  the  right  place  ». 

Et  elle  ajoutait: 

—  Venez,  il  vous  dira  mieux  que  personne  ce  qu'il 
faut  faire. 

Et  c'était  comme  on  invite  un  engagé  volontaire 
avec  son  colonel,  c'était  dans  l'intérêt  de  ma  carrière, 
et  comme  si  les  chefs-d'œuvre  se  faisaient  par  «  rela- 
tions »,  qu'elle  me  disait  de  ne  pas  manquer  de  venir 
le  lendemain  dîner  chez  elle  avec  Bergotte. 

Ainsi  pas  plus  du  côté  des  Swann  que  du  côté  de 
mes  parents,  c'est-à-dire  de  ceux  qui,  à  des  moments 
différents,  avaient  semblé  devoir  y  mettre  obstacle, 
aucune  opposition  n'était  plus  faite  à  cette  douce  vie 
où  je  pouvais  voir  Gilberte  comme  je  voulais,  avec 
ravissement,  sinon  avec  calme.  Il  ne  peut  pas  y  en 
avoir  dans  l'amour,  puisque  ce  qu'on  a  obtenu  n'est 
jamais  qu'un  nouveau  point  de  départ  pour  désirer 
davantage.  Tant  que  je  n'avais  pu  aller  chez  elle,  les 
yeux  fixés  vers  cet  inaccessible  bonheur,  je  ne  pou- 
vais même  pas  imaginer  les  causes  nouvelles  de  trouble 
qui  m'y  attendaient.  Une  fois  la  résistance  de  ses 
parents  brisée,  et  le  problème  enfin  résolu,  il  recom- 
mença à  se  poser,  chaque  fois  dans  d'autres  termes. 


192      A   LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

En  ce  sens  c'était  bien  en  effet  chaque  jour  une  nou- 
velle amitié  qui  commençait.  Chaque  soir  en  rentrant 
je  ms  rendais  compte  que  j'avais  à  dire  à  Gilberte 
des  choses  capitales,  desquelles  notre  amitié  dépen- 
dait, et  ces  choses  n'étaient  jamais  les  mêmes.  Mais 
enfin  j'étais  heureux  et  aucune  menace  ne  s'élevait 
plus  contre  mon  bonheur.  Il  allait  en  venir  hélas,  d'un 
côté  où  je  n'avais  jamais  aperçu  aucun  péril,  du  côté 
de  Gilberte  et  de  moi-même.  J'aurais  pourtant  dû  être 
tourmenté  par  ce  qui,  au  contraire,  me  rassurait,  par 
ce  que  je  croyais  du  bonheur.  C'est,  dans  l'amour,  un 
état  anormal,  capable  de  donner  tout  de  suite,  à  l'ac- 
cident le  plus  simple  en  apparence  et  qui  peut  tou- 
jours survenir,  une  gravité  que  par  lui-même  cet  acci- 
dent ne  comporterait  pas.  Ce  qui  rend  si  heureux, 
c'est  la  présence  dans  le  cœur  de  quelque  chose  d'ins- 
table, qu'on  s'arrange  perpétuellement  à  maintenir  et 
dont  on  ne  s'aperçoit  presque  plus  tant  qu'il  n'est 
pas  déplacé.  En  réalité,  dans  l'amour  il  y  a  une  souf- 
france permanente,  que  la  joie  neutralise,  rend  vir- 
tuelle, ajourne,  mais  qui  peut  à  tout  moment  devenir 
ce  qu'elle  serait  depuis  longtemps  si  l'on  n'avait  pas 
obtenu  ce  qu'on  souhaitait,  atroce. 

Plusieurs  fois  je  sentis  que  Gilberte  désirait  éloigner 
mes  visites.  Il  est  vrai  que  quand  je  tenais  trop  à  la 
voir  je  n'avais  qu'à  me  faire  inviter  par  ses  parents 
qui  étaient  de  plus  en  plus  persuadés  de  mon  excel- 
lente influence  sur  elle.  Grâce  à  eux,  pensais-je,  mon 
amour  ne  court  aucun  risque;  du  moment  que  je  les 
ai  pour  moi,  je  peux  être  tranquille  puisqu'ils  ont 
toute  autorité  sur  Gilberte.  Malheureusement  à  cer- 
tains signes  d'impatience  que  celle-ci  laissait  échapper 
quand  son  père  me  faisait  venir  en  quelque  sorte 
malgré  elle,  je  me  demandai  si  ce  que  j'avais  considéré 
comme  une  protection  pour  mon  bonheur  n'était  pas 
au  contraire  la  raison  secrète  pour  laquelle  il  ne  pourrait 
durer. 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     193 

La  dernière  fois  que  je  vins  voir  Gilberte,  il  pleu- 
vait; elle  était  invitée  à  une  leçon  de  danse  chez  des 
gens  qu'elle  connaissait  trop  peu  pour  pouvoir  m'em- 
mener  avec  elle.  J'avais  pris  à  cause  de  l'humidité 
plus  de  caféine  que  d'habitude.  Peut-être  à  cause  du 
mauvais  temps,  peut-être  ayant  quelque  prévention 
contre  la  maison  où  cette  matinée  devait  avoir  lieu, 
Mme  Swann,  au  moment  où  sa  fille  allait  partir,  la 
rappela  avec  une  extrême  vivacité  :  «  Gilberte  !  »  et 
me  désigna  pour  signifier  que  j 'étais  venu  pour  la  voir, 
qu'elle  devait  rester  avec  moi.  Ce  «  Gilberte  »  avait  été 
prononcé,  crié  plutôt,  dans  une  bonne  intention  pour 
moi,  mais  au  haussement  d'épaules  que  fit  Gilberte 
en  ôtant  ses  affaires,  je  compris  que  sa  mère  avait 
involontairement  accéléré  l'évolution,  peut-être  jus- 
que-là possible  encore  à  arrêter,  qui  détachait  peu  à 
peu  de  moi  mon  amie.  «  On  n'est  pas  obligé  d'aller 
danser  tous  les  jours  »,  dit  Odette  à  sa  fille,  avec  une 
sagesse  sans  doute  apprise  autrefois  de  Swann.  Puis 
redevenant  Odette,  elle  se  mit  à  parler  anglais  à  sa 
fille.  Aussitôt  ce  fut  comme  si  un  mur  m'avait  caché 
une  partie  de  la  vie  de  Gilberte,  comme  si  un  génie 
malfaisant  avait  emmené  loin  de  moi  mon  amie.  Dans 
une  langue  que  nous  savons,  nous  avons  substitué  à 
l'opacité  des  sons  la  transparence  des  idées.  Mais  une 
langue  que  nous  ne  savons  pas  est  un  palais  clos 
dans  lequel  celle  que  nous  aimons  peut  nous  tromper, 
sans  que,  restés  au  dehors  et  désespérément  crispés 
dans  notre  impuissance,  nous  parvenions  à  rien  voir, 
à  rien  empêcher.  Telle  cette  conversation  en  anglais 
dont  je  n'eusse  que  souri  un  mois  auparavant  et  au 
milieu  de  laquelle  quelques  noms  propres  français  ne 
laissaient  pas  d'accroître  et  d'orienter  mes  inquié- 
tudes, avait,  tenue  à  deux  pas  de  moi  par  deux  per- 
sonnes immobiles,  la  même  cruauté,  me  faisait  aussi 
délaissé  et  seul  qu'un  enlèvement.  Enfin  M°^e  Swann 
nous  quitta.  Ce  jour-là,  peut-être  par  rancune  contre 

A   LA   RECHERCHE   DU   TEMPS    PERDU   —  Ul  l3 


194      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

moi,  cause  involontaire  qu'elle  n'allât  pas  s'amuser, 
peut-être  aussi  parce  que  la  devinant  fâchée  j'étais 
préventivement  plus  froid  que  d'habitude,  le  visage 
de  Gilberte,  dépouillé  de  toute  joie,  nu,  saccagé,  sem- 
bla tout  l'après-midi  vouer  un  regret  mélancolique  au 
pas-de-quatre  que  ma  présence  l'empêchait  d'aller 
danser,  et  défier  toutes  les  créatures,  à  commencer  par 
moi,  de  comprendre  les  raisons  subtiles  qui  avaient 
déterminé  chez  elle  une  inclination  sentimentale  pour 
le  boston.  Elle  se  borna  à  échanger,  par  moments, 
avec  moi,  sur  le  temps  qu'il  faisait,  la  recrudescence 
de  la  pluie,  l'avance  de  la  pendule,  une  conversation 
ponctuée  de  silences  et  de  monosyllabes  où  je  m'en- 
têtais moi-même,  avec  une  sorte  de  rage  désespérée, 
à  détruire  les  instants  que  nous  aurions  pu  donner  à 
l'amitié  et  au  bonheur.  Et  à  tous  nos  propos  une  sorte 
de  dureté  suprême  était  conférée  par  le  paroxysme  de 
leur  insignifiance  paradoxale,  lequel  me  consolait 
pourtant,  car  il  empêchait  Gilberte  d'être  dupe  de  la 
banaUté  de  mes  réflexions  et  de  l'indifférence  de  mon 
accent.  C'est  en  vain  que  je  disais:  «  Il  me  semble  que 
l'autre  jour  la  pendule  retardait  plutôt  »,  elle  tradui- 
sait évidemment  :  «  Comme  vous  êtes  méchante  !  » 
J'avais  beau  m 'obstiner  à  prolonger,  tout  le  long  de 
ce  jour  pluvieux,  ces  paroles  sans  éclaircies,  je  savais 
que  ma  froideur  n'était  pas  quelque  chose  d'aussi 
définitivement  figé  que  je  le  feignais,  et  que  Gilberte 
devait  bien  sentir  que  si,  après  le  lui  avoir  déjà  dit 
trois  fois,  je  m'étais  hasardé  une  quatrième  à  lui 
répéter  que  les  jours  diminuaient,  j'aurais  eu  de  la 
peine  à  me  retenir  de  fondre  en  larmes.  Quand  elle 
était  ainsi,  quand  un  sourire  ne  remplissait  pas  ses 
yeux  et  ne  découvrait  pas  son  visage,  on  ne  peut  dire 
de  quelle  désolante  monotonie  étaient  empreints  ses 
yeux  tristes  et  ses  traits  maussades.  Sa  figure,  deve- 
nue presque  livide,  ressemblait  alors  à  ces  plages 
ennuyeuses  où  la  mer  retirée  très  loin  vous  fatigue 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     195 

d'un  reflet  toujours  pareil  que  ceme  un  horizon  im- 
muable et  borné.  A  la  fin,  ne  voyant  pas  se  produire 
de  la  part  de  Gilberte  le  changement  heureux  que 
j'attendais  depuis  plusieurs  heures,  je  lui  dis  qu'elle 
n'était  pas  gentille:  «C'est  vous  qui  n'êtes  pas  gen- 
til »,  me  répondit-elle.  «  Mais  si  I  »  Je  me  demandai  ce 
que  j 'avais  fait,  et  ne  le  trouvant  pas,  le  lui  demandai 
à  elle-même  :  a  Naturellement,  vous  vous  trouvez 
gentil  !  »,  me  dit-elle  en  riant  longuement.  Alors  je 
sentis  ce  qu'il  y  avait  de  douloureux  pour  moi  à  ne 
pouvoir  atteindre  cet  autre  plan,  plus  insaisissable,  de 
sa  pensée,  que  décrivait  son  rire.  Ce  rire  avait  l'air 
de  signifier:  «Non,  non,  je  ne  me  laisse  pas  prendre 
à  tout  ce  que  vous  me  dites,  je  sais  que  vous  êtes 
fou  de  moi,  mais  cela  ne  me  fait  ni  chaud  ni  froid,  car 
je  me  fiche  de  vous.  »  Mais  je  me  disais  qu'après  tout, 
le  rire  n'est  pas  un  langage  assez  déterminé  pour  que 
je  pusse  être  assuré  de  bien  comprendre  celui-là.  Et  les 
paroles  de  Gilberte  étaient  affectueuses.  «  Mais  en 
quoi  ne  suis-je  pas  gentil,  lui  demandai-je,  dites-le-moi, 
je  ferai  tout  ce  que  vous  voudrez.  —  Non,  cela  ne  ser- 
virait à  rien,  je  ne  peux  pas  vous  expliquer.  »  Un 
instant  j'eus  peur  qu'elle  crût  que  je  ne  l'aimasse  pas, 
et  ce  fut  pour  moi  une  autre  souffrance,  non  moins 
vive,  mais  qui  réclamait  une  dialectique  différente. 
«  Si  vous  saviez  le  chagrin  que  vous  me  faites,  vous 
me  le  diriez.  »  Mais  ce  chagrin  qui,  si  elle  avait  douté 
de  mon  amour,  eût  dû  la  réjouir,  l'irrita  au  contraire. 
Alors,  comprenant  mon  erreur,  décidé  à  ne  plus  tenir 
compte  de  ses  paroles,  la  laissant,  sans  la  croire,  me 
dire  :  «  Je  vous  aimais  vraiment,  vous  verrez  cela  un 
jour  »  (ce  jour  où  les  coupables  assurent  que  leur  inno- 
cence sera  reconnue  et  qui,  pour  des  raisons  mysté- 
rieuses, n'est  jamais  celui  où  on  les  interroge),  j'eus 
le  courage  de  prendre  subitement  la  résolution  de  ne 
plus  la  voir,  et  sans  le  lui  annoncer  encore,  parce  qu'elle 
ne  m'aurait  pas  cru. 


196      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Un  chagrin  causé  par  une  personne  qu'on  aime  peut 
être  amer,  même  quand  il  est  inséré  au  milieu  de  pré- 
occupations, de  joies,  qui  n'ont  pas  cet  être  pour  objet 
et  desquelles  notre  attention  ne  se  détourne  que  de 
temps  en  temps  pour  revenir  à  lui.  Mais  quand  un  tel 
chagrin  naît  —  comme  c'était  le  cas  pour  celui-ci  — 
à  un  moment  où  le  bonheur  de  voir  cette  personne 
nous  remplit  tout  entiers,  la  brusque  dépression  qui 
se  produit  alors  dans  notre  âme  jusque-là  ensoleillée, 
soutenue  et  calme,  détermine  en  nous  ime  tempête 
furieuse  contre  laquelle  nous  ne  savons  pas  si  nous 
serons  capables  de  lutter  jusqu'au  bout.  Celle  qui 
soufflait  sur  mon  cœur  était  si  violente  que  je  revins 
vers  la  maison,  bousculé,  meurtri,  sentant  que  je  ne 
pourrais  retrouver  la  respiration  qu'en  rebroussant 
chemin,  qu'en  retournant  sous  un  prétexte  quelconque 
auprès  de  Gilberte.  Mais  elle  se  serait  dit:  «Encore 
lui  !  Décidément  je  peux  tout  me  permettre,  il  re- 
viendra chaque  fois  d'autant  plus  docile  qu'il  m'aura 
quittée  plus  malheureux.  »  Puis  j'étais  irrésistiblement 
ramené  vers  elle  par  ma  pensée,  et  ces  orientations 
alternatives,  cet  affolement  de  la  boussole  intérieure 
persistèrent  quand  je  fus  rentré,  et  se  traduisirent  par 
les  brouillons  de  lettres  contradictoires  que  j'écrivis 
à  Gilberte. 

J'allais  passer  par  une  de  ces  conjonctures  difficiles 
en  face  desquelles  il  arrive  généralement  qu'on  se 
trouve  à  plusieurs  reprises  dans  la  vie  et  auxquelles, 
bien  qu'on  n'ait  pas  changé  de  caractère,  de  nature 
—  notre  nature  qui  crée  elle-même  nos  amours,  et 
presque  les  femmes  que  nous  aimons,  et  jusqu'à  leurs 
fautes  —  on  ne  fait  pas  face  de  la  même  manière  à 
chaque  fois,  c'est-à-dire  à  tout  âge.  A  ces  moments-là 
notre  vie  est  divisée, 'et  comme  distribuée  dans  une 
balance,  en  deux  plateaux  opposés  où  elle  tient  tout 
entière.  Dans  l'un,  il  y  a  notre  désir  de  ne  pas  déplaire, 
de  ne  pas  paraître  trop  humble  à  l'être  que  nous 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     197 

aimons  sans  parvenir  à  le  comprendre,  mais  que  nous 
trouvons  plus  habile  de  laisser  un  peu  de  côté  pour 
qu'il  n'ait  pas  ce  sentiment  de  se  croire  indispensable 
qui  le  détournerait  de  nous  ;  de  l'autre  côté,  il  y  a  une 
souffrance  —  non  pas  une,  souffrance  localisée  et  par- 
tielle —  qui  ne  pourrait  au  contraire  être  apaisée  que 
si,  renonçant  à  plaire  à  cette  femme  et  à  lui  faire 
croire  que  nous  ne  pouvons  nous  passer  d'elle,  nous 
allions  la  retrouver.  Quand  on  retire  du  plateau  où 
est  la  fierté  une  petite  quantité  de  volonté  qu'on  a  eu 
la  faiblesse  de  laisser  s'user  avec  l'âge,  qu'on  ajoute 
dans  le  plateau  où  est  le  chagrin  une  souffrance  phy- 
sique acquise  et  à  qui  on  a  permis  de  s'aggraver,  et 
au  lieu  de  la  solution  courageuse  qui  l'aurait  emporté 
à  vingt  ans,  c'est  l'autre,  devenue  trop  lourde  et  sans 
assez  de  contre-poids,  qui  nous  abaisse  à  cinquante. 
D'autant  plus  que  les  situations  tout  en  se  répétant 
changent,  et  qu'il  y  a  chance  pour  qu'au  milieu  ou 
à  la  fin  de  la  vie  on  ait  eu  pour  soi-même  la  funeste 
complaisance  de  compliquer  l'amour  d'une  part  d'ha- 
bitude que  l'adolescence,  retenue  par  d'autres  devoirs, 
moins  libre  de  soi-même,  ne  connaît  pas. 

Je  venais  d'écrire  à  Gilberte  une  lettre  où  je  laissais 
tonner  ma  fureur,  non  sans  pourtant  jeter  la  bouée 
de  quelques  mots  placés  comme  au  hasard,  et  où  mon 
amie  pourrait  accrocher  une  réconciliation  ;  un  instant 
après,  le  vent  ayant  tourné,  c'était  des  phrases  tendres 
que  je  lui  adressais  pour  la  douceur  de  certaines  ex- 
pressions désolées,  de  tels  «  jamais  plus  »,  si  attendris- 
sants pour  ceux  qui  les  emploient,  si  fastidieux  pour 
celle  qui  les  lira,  soit  qu'elle  les  croie  mensongers  et 
traduise  «  jamais  plus  »  par  «  ce  soir-même,  si  vous 
voulez  bien  de  moi  »  ou  qu'elle  les  croie  vrais  et  lui 
annonçant  alors  une  de  ces  séparations  définitives  qui 
nous  sont  si  parfaitement  égales  dans  la  vie  quand  il 
s'agit  d'êtres  dont  nous  ne  sommes  pas  épris.  Mais 
puisque   nous  sommes    incapables   tandis   que   nous 


198      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

aimons  d'agir  en  dignes  prédécesseurs  de  l'être  pro- 
chain que  nous  serons  et  qui  n'aimera  plus,  comment 
pourrions-nous  tout  à  fait  imaginer  l'état  d'esprit 
d'une  femme  à  qui,  même  si  nous  savions  que  nous 
lui  sommes  indifférents,  nous  avons  perpétuellement 
fait  tenir  dans  nos  rêveries,  pour  nous  bercer  d'un 
beau  songe  ou  nous  consoler  d'un  gros  chagrin,  les 
mêmes  propos  que  si  elle  nous  aimait.  Devant  les 
pensées,  les  actions  d'une  femme  que  nous  aimons, 
nous  sommes  aussi  désorientés  que  le  pouvaient  être 
devant  les  phénomènes  de  la  nature,  les  premiers 
physiciens  (avant  que  la  science  fût  constituée  et  eût 
mis  un  peu  de  lumière  dans  l'inconnu).  Ou  pis  encore, 
comme  un  être  pour  l'esprit  de  qui  le  principe  de  cau- 
salité existerait  à  peine,  un  être  qui  ne  serait  pas 
capable  d'établir  un  lien  entre  un  phénomène  et  un 
autre  et  devant  qui  le  spectacle  du  monde  serait 
incertain  comme  un  rêve.  Certes  je  m'efforçais  de 
sortir  de  cette  incohérence,  de  trouver  des  causes.  Je 
tâchais  même  d'être  «  objectif  »  et  pour  cela  de  bien 
tenir  compte  de  la  disproportion  qui  existait  entre 
l'importance  qu'avait  pour  moi  Gilberte  et  celle  non 
seulement  que  j'avais  pour  elle,  mais  qu'elle-même 
avait  pour  les  autres  êtres  que  moi,  disproportion  qui, 
si  je  l'eusse  omise,  eût  risqué  de  me  faire  prendre  une 
simple  amabilité  de  mon  amie  pour  un  aveu  passionné, 
une  démarche  grotesque  et  avilissante  de  ma  part 
pour  le  simple  et  gracieux  mouvement  qui  vous  dirige 
vers  de  beaux  yeux.  Mais  je  craignais  aussi  de  tom- 
ber dans  l'excès  contraire,  où  j'aurais  vu  dans  l'ar- 
rivée inexacte  de  Gilberte  à  un  rendez-vous  un  mou- 
vement de  mauvaise  humeur,  une  hostiHté  irrémé- 
diable. Je  tâchais  de  trouver  entre  ces  deux  optiques 
également  déformantes  celle  qui  me  donnerait  la 
vision  juste  des  choses;  les  calculs  qu'il  me  fallait 
faire  pour  cela  me  distrayaient  un  peu  de  ma  souf- 
france; et  soit  par  obéissance  à  la  réponse  des  nombres, 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     199 

soit  que  je  leur  eusse  fait  dire  ce  que  je  désirais,  je 
me  décidai  le  lendemain  à  aller  chez  les  Swann,  heu- 
reux, mais  de  la  même  façon  que  ceux  qui,  s'étant 
tourmentés  longtemps  à  cause  d'un  voyage  qu'ils  ne 
voulaient  pas  faire,  ne  vont  pas  plus  loin  que  la  gare, 
et  rentrent  chez  eux  défaire  leur  malle.  Et  comme, 
pendant  qu'on  hésite,  la  seule  idée  d'une  résolution 
possible  (à  moins  d'avoir  rendu  cette  idée  inerte  en 
décidant  qu'on  ne  prendra  pas  la  résolution)  déve- 
loppe, comme  une  graine  vivace,  les  Hnéaments,  tout 
le  détail  des  émotions  qui  naîtraient  de  l'acte  exécuté, 
je  me  dis  que  j'avais  été  bien  absurde  de  me  faire,  en 
projetant  de  ne  plus  voir  Gilberte,  autant  de  mal  que 
si  j'eusse  dû  réaliser  ce  projet  et  que,  puisque  au  con- 
traire c'était  pour  finir  par  retourner  chez  elle,  j'aurais 
pu  faire  l'économie  de  tant  de  velléités  et  d'accepta- 
tions douloureuses.  Mais  cette  reprise  des  relations 
d'amitié  ne  dura  que  le  temps  d'aller  jusqu'à  chez  les 
Swann,  non  pas  parce  que  leur  maître  d'hôtel,  lequel 
m'aimait  beaucoup,  me  dit  que  Gilberte  était  sortie 
(je  sus  en  effet,  dès  le  soir  même,  que  c'était  vrai,  par 
des  gens  qui  l'avaient  rencontrée),  mais  à  cause  de 
la  façon  dont  il  me  le  dit  :  «  Monsieur,  Mademoiselle 
est  sortie,  je  peux  affirmer  à  Monsieur  que  je  ne  mens 
pas.  Si  Monsieur  veut  se  renseigner,  je  peux  faire 
venir  la  femme  de  chambre.  Monsieur  pense  bien  que 
je  ferais  tout  ce  que  je  pourrais  pour  lui  faire  plaisir 
et  que  si  Mademoiselle  était  là  je  mènerais  tout  de 
suite  Monsieur  auprès  d'elle.  »  Ces  paroles,  de  la  sorte 
qui  est  la  seule  importante,  involontaires,  nous  don- 
nant la  radiographie  au  moins  sommaire  de  la  réalité 
insoupçonnable  que  cacherait  un  discours  étudié, 
prouvaient  que  dans  l'entourage  de  Gilberte  on  avait 
l'impression  que  je  lui  étais  importun;  aussi,  à  peine 
le  maître  d'hôtel  les  eut-il  prononcées,  qu'elles  engen- 
drèrent chez  moi  de  la  haine  à  laquelle  je  préférai 
donner  comme  objet,  au  lieu  de  Gilberte,  le  maître 


200      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

d'hôtel;  il  concentra  sur  lui  tous  les  sentiments  de 
colère  que  j'avais  pu  avoir  pour  mon  amie;  débarrassé 
d'eux  grâce  à  ces  paroles,  mon  amour  subsista  seul; 
mais  elles  m'avaient  montré  en  même  temps  que  je 
devais  pendant  quelque  temps  ne  pas  chercher  à  voir 
Gilberte.  Elle  allait  certainement  m'écrire  pour  s'ex- 
cuser. Malgré  cela,  je  ne  retournerais  pas  tout  de  suite 
la  voir,  afin  de  lui  prouver  que  je  pouvais  vivre  sans 
elle.  D'ailleurs,  une  fois  que  j'aurais  reçu  sa  lettre, 
fréquenter  Gilberte  serait  une  chose  dont  je  pourrais 
plus   aisément   me   priver  pendant   quelque   temps, 
parce  que  je  serais  sûr  de  la  retrouver  dès  que  je  le  vou- 
drais. Ce  qu'il  me  fallait  pour  supporter  moins  triste- 
ment l'absence  volontaire,  c'était  sentir  mon  cœur 
débarrassé  de  la  terrible  incertitude  de  savoir  si  nous 
n'étions  pas  brouillés  pour  toujours,  si  elle  n'était  pas 
fiancée,  partie,  enlevée.  Les  jours  qui  suivirent  res- 
semblèrent à  ceux  de  cette  ancienne  semaine  du  jour 
de  l'an  que  j'avais  dû  passer  sans  Gilberte.  Mais  cette 
semaine-là  finie,  jadis,  d'une  part  mon  amie  revien- 
drait aux  Champs-Elysées,  je  la  re verrais  comme  au- 
paravant, j'en  étais  sûr;  et,  d'autre  part,  je  savais 
avec  non  moins  de  certitude  que  tant  que  dureraient 
les  vacances  du  jour  de  l'an,  ce  n'était  pas  la  peine 
d'aller  aux  Champs-Elysées.    De  sorte  que,  durant 
cette  triste  semaine  déjà  lointaine,  j'avais  supporté 
ma  tristesse  avec  calme  parce  qu'elle  n'était  mêlée  ni 
de  crainte  ni  d'espérance.  Maintenant,  au  contraire, 
c'était  ce  dernier  sentiment  qui  presque  autant  que 
la  crainte  rendait  ma  souffrance  intolérable.  N'ayant 
pas  eu  de  lettre  de  Gilberte  le  soir  même,  j'avais  fait 
la  part  de  sa  négligence,  de  ses  occupations,  je  ne 
doutais  pas  d'en  trouver  une  d'elle  dans  le  courrier 
du  matin.  Il  fut  attendu  par  moi,  chaque  jour,  avec 
des  palpitations  de  cœur  auxquelles  succédait  un  état 
d'abattement  quand  je  n'y  avais  trouvé  que  des  lettres 
de  personnes  qui  n'étaient  pas  Gilberte  ou  bien  rien, 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     201 

ce  qui  n'était  pas  pire,  les  preuves  d'amitié  d'une 
autre  me  rendant  plus  cruelles  celles  de  son  indiffé- 
rence. Je  me  remettais  à  espérer  pour  le  courrier  de 
l'après-midi.  Même  entre  les  heures  des  levées  des 
lettres  je  n'osais  pas  sortir,  car  elle  eût  pu  faire  porter 
la  sienne.  Puis  le  moment  finissait  par  arriver  où,  ni 
facteur  ni  valet  de  pied  des  Swann  ne  pouvant  plus 
venir,  il  fallait  remettre  au  lendemain  matin  l'espoir 
d'être  rassuré,  et  ainsi,  parce  que  je  croyais  que  ma 
souffrance  ne  durerait  pas,  j'étais  obligé  pour  ainsi 
dire  de  la  renouveler  sans  cesse.  Le  chagrin  était  peut- 
être  le  même,  mais  au  lieu  de  ne  faire,  comme  autre- 
fois, que  prolonger  uniformément  une  émotion  ini- 
tiale, recommençait  plusieurs  fois  par  jour  en  débu- 
tant par  une  émotion  si  fréquemment  renouvelée 
qu'elle  finissait  —  elle,  état  tout  physique,  si  momen- 
tané —  par  se  stabiliser,  si  bien  que  les  troubles  causés 
par  l'attente  ayant  à  peine  le  temps  de  se  calmer  avant 
qu'une  nouvelle  raison  d'attendre  survînt,  il  n'y  avait 
plus  une  seule  minute  par  jour  où  je  ne  fusse  dans 
cette  anxiété  qu'il  est  pourtant  si  difficile  de  supporter 
pendant  une  heure.  Ainsi  ma  souffrance  était  infini- 
ment plus  cruelle  qu'au  temps  de  cet  ancien  i^^^  janvier, 
parce  que  cette  fois  il  y  avait  en  moi,  au  lieu  de  l'ac- 
ceptation pure  et  simple  de  cette  souffrance,  l'espoir, 
à  chaque  instant,  de  la  voir  cesser.  A  cette  acceptation, 
je  finis  pourtant  par  arriver,  alors  je  compris  qu'elle 
devait  être  définitive  et  je  renonçai  pour  toujours  à 
Gilberte,  dans  l'intérêt  même  de  mon  amour,  et  parce 
que  je  souhaitais  avant  tout  qu'elle  ne  conservât  pas 
de  moi  un  souvenir  dédaigneux.  Même,  à  partir  de  ce 
moment-là,  et  pour  qu'elle  ne  pût  former  la  supposi- 
tion d'une  sorte  de  dépit  amoureux  de  ma  part,  quand, 
dans  la  suite,  elle  me  fixa  des  rendez-vous,  je  les 
acceptais  souvent  et,  au  dernier  moment,  je  lui  écrivais 
que  je  ne  pouvais  pas  venir,  mais  en  protestant  que 
j'en  étais  désolé  comme  j'aurais  fait  avec  quelqu'un 


202      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

que  je  n'aurais  pas  désiré  voir.  Ces  expressions  de 
regret  qu'on  réserve  d'ordinaire  aux  indifférents  per- 
suaderaient mieux  Gilberte  de  mon  indifférence,  me 
semblait-il,  que  ne  ferait  le  ton  d'indifférence  qu'on 
affecte  seulement  envers  celle  qu'on  aime.  Quand 
mieux  qu'avec  des  paroles,  par  des  actions  indéfini- 
ment répétées,  je  lui  aurais  prouvé  que  je  n'avais  pas 
de  goût  à  la  voir,  peut-être  en  retrouverait-elle  pour 
moi.  Hélas  !  ce  serait  vain  :  chercher  en  ne  la  voyant 
plus  à  ranimer  en  elle  ce  goût  de  me  voir,  c'était  la 
perdre  pour  toujours;  d'abord,  parce  que  quand  il 
commencerait  à  renaître,  si  je  voulais  qu'il  durât,  il 
ne  faudrait  pas  y  céder  tout  de  suite;  d'ailleurs,  les 
heures  les  plus  cruelles  seraient  passées;  c'était  en  ce 
moment  qu'elle  m'était  indispensable  et  j'aurais  voulu 
pouvoir  l'avertir  que  bientôt  elle  ne  calmerait,  en  me 
revoyant,  qu'une  douleur  tellement  diminuée  qu'elle 
ne  serait  plus,  comme  elle  eût  été  encore  en  ce  moment 
même,  et  pour  y  mettre  fin,  un  motif  de  capitulation, 
de  se  réconciUer,  de  se  revoir.  Et  enfin  plus  tard  quand 
je  pourrais  enfin  avouer  sans  péril  à  Gilberte,  tant 
son  goût  pour  moi  aurait  repris  de  force,  le  mien  pour 
elle,  celui-ci  n'aurait  pu  résister  à  une  si  longue  absence 
et  n'existerait  plus;  Gilberte  me  serait  devenue  indiffé- 
rente. Je  le  savais,  mais  je  ne  pouvais  pas  le  lui  dire; 
elle  aurait  cru  que  si  je  prétendais  que  je  cesserais  de 
l'aimer  en  restant  trop  longtemps  sans  la  voir,  c'était 
à  seule  fin  qu'elle  me  dît  de  revenir  vite  auprès  d'elle. 
En  attendant,  ce  qui  me  rendait  plus  aisé  de  me 
condamner  à  cette  séparation,  c'est  que  (afin  qu'elle 
se  rendît  bien  compte  que,  malgré  mes  affirmations 
contraires,  c'était  ma  volonté,  et  non  pas  un  empêche- 
ment, non  mon  état  de  santé,  qui  me  privaient  de  la 
voir)  toutes  les  fois  où  je  savais  d'avance  que  Gilberte 
ne  serait  pas  chez  ses  parents,  devait  sortir  avec  une 
amie,  et  ne  rentrerait  pas  dîner,  j 'allais  voir  M"^^  Swann 
(laquelle  était  redevenue  pour  moi  ce  qu'elle  était  au 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS    203 

temps  où  je  voyais  si  difficilement  sa  fille  et  où,  les 
jours  où  celle-ci  ne  venait  pas  aux  Champs-Elysées, 
j'allais  me  promener  avenue  des  Acacias).  De  cette 
façon  j'entendrais  parler  de  Gilberte  et  j'étais  sûr 
qu'elle  entendrait  ensuite  parler  de  moi  et  d'une  façon 
qui  lui  montrerait  que  je  ne  tenais  pas  à  elle.  Et  je 
trouvais,  comme  tous  ceux  qui  souffrent,  que  ma 
triste  situation  aurait  pu  être  pire.  Car  ayant  libre 
entrée  dans  la  demeure  où  habitait  Gilberte,  je  me 
disais  toujours,  bien  que  décidé  à  ne  pas  user  de  cette 
faculté,  que  si  jamais  ma  douleur  était  trop  vive  je 
pourrais  la  faire  cesser.  Je  n'étais  malheureux  qu'au 
jour  le  jour.  Et  c'est  trop  dire  encore.  Combien  de 
fois  par  heure  (mais  maintenant  sans  l'anxieuse 
attente  qui  m'avait  étreint  les  premières  semaines 
après  notre  brouille,  avant  d'être  retourné  chez  les 
Swann)  ne  me  récitais-je  pas  la  lettre  que  Gilberte 
m'enverrait  bien  un  jour,  m'apporterait  peut-être 
elle-même.  La  constante  vision  de  ce  bonheur  imagi- 
naire m'aidait  à  supporter  la  destruction  du  bonheur 
réel.  Pour  les  femmes  qui  ne  nous  aiment  pas,  comme 
pour  les  «  disparus  »,  savoir  qu'on  n'a  plus  rien  à  espérer 
n'empêche  pas  de  continuer  à  attendre.  On  vit  aux 
aguets,  aux  écoutes;  des  mères  dont  le  fils  est  parti 
en  mer  pour  une  exploration  dangereuse  se  figurent  à 
toute  minute,  et  alors  que  la  certitude  qu'il  a  péri  est 
acquise  depuis  longtemps,  qu'il  va  entrer  miraculeu- 
sement sauvé  et  bien  portant.  Et  cette  attente,  selon 
la  force  du  souvenir  et  la  résistance  des  organes,  ou 
bien  les  aide  à  traverser  les  années  au  bout  desquelles 
elles  supporteront  que  leur  fils  ne  soit  plus,  d'oublier 
peu  à  peu  et  de  survivre  —  ou  bien  les  fait  mourir. 
D'autre  part,  mon  chagrin  était  un  peu  consolé  par 
l'idée  qu'il  profitait  à  mon  amour.  Chaque  visite  que 
je  faisais  à  M^^  Swann  sans  voir  Gilberte  m'était 
cruelle,  mais  je  sentais  qu'elle  améliorait  d'autant 
l'idée  que  Gilberte  avait  de  moi. 


204      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

D'ailleurs  si  je  m'arrangeais  toujours,  avant  d'aller 
chez  M°^®  Swann,  à  être  certain  de  l'absence  de  sa 
fille,  cela  tenait  peut-être  autant  qu'à  ma  résolution 
d'être  brouillé  avec  elle,  à  cet  espoir  de  réconciliation 
qui  se  superposait  à  ma  volonté  de  renoncement  (bien 
peu  sont  absolus,  au  moins  d'une  façon  continue,  dans 
cette  âme  humaine  dont  une  des  lois,  fortifiée  par  les 
afflux  inopinés  de  souvenirs  différents,  est  l'intermit- 
tence) et  me  masquait  ce  qu'elle  avait  de  trop  cruel. 
Cet  espoir  je  savais  bien  ce  qu'il  avait  de  chimérique. 
J'étais  comme  un  pauvre  qui  mêle  moins  de  larmes  à 
son  pain  sec  s'il  se  dit  que  tout  à  l'heure  peut-être  un 
étranger  va  lui  laisser  toute  sa  fortune.  Nous  sommes 
tous  obligés,  pour  rendre  la  réalité  supportable,  d'en- 
tretenir en  nous  quelques  petites  folies.  Or  mon  espé- 
rance restait  plus  intacte  —  tout  en  même  temps  que 
la  séparation  s'effectuait  mieux  —  si  je  ne  rencontrais 
pas  Gilberte.  Si  je  m'étais  trouvé  face  à  face  avec 
elle  chez  sa  mère  nous  aurions  peut-être  échangé  des 
paroles  irréparables  qui  eussent  rendu  définitive  notre 
brouille,  tué  mon  espérance  et  d'autre  part,  en  créant 
une  anxiété  nouvelle,  réveillé  mon  amour  et  rendu  plus 
difficile  ma  résignation. 

Depuis  bien  longtemps  et  fort  avant  ma  brouille 
avec  sa  fille,  M"^^  Swann  m'avait  dit  :  «  C'est  très  bien 
de  venir  voir  Gilberte,  mais  j'aimerais  aussi  que  vous 
veniez  quelquefois  pour  moi,  pas  à  mon  Choufleury, 
où  vous  vous  ennuieriez  parce  que  j'ai  trop  de  monde, 
mais  les  autres  jours  où  vous  me  trouverez  toujours 
un  peu  tard.  »  J'avais  donc  l'air,  en  allant  la  voir,  de 
n'obéir  que  longtemps  après  à  un  désir  anciennement 
exprimé  par  elle.  Et  très  tard,  déjà  dans  la  nuit, 
presque  au  moment  où  mes  parents  se  mettaient  à  table, 
je  partais  faire  à  M°^e  Swann  une  visite  pendant 
laquelle  je  savais  que  je  ne  verrais  pas  Gilberte  et  où 
pourtant  je  ne  penserais  qu'à  elle.  Dans  ce  quartier, 
considéré  alors  comme  éloigné,  d'un  Paris  plus  sombre 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS    205 

qu'aujourd'hui,  et  qui,  même  dans  le  œntre,  n'avait 
pas  d'électricité  sur  la  voie  publique  et  bien  peu  dans 
les  maisons,  les  lampes  d'un  salon  situé  au  rez-de- 
chaussée  ou  à  un  entresol  très  bas  (tel  qu'était  celui 
de  ses  appartements  *où  recevait  habituellement 
Mïne  Swann)  sufi&saient  à  illuminer  la  rue  et  à  faire 
lever  les  yeux  au  passant  qui  rattachait  à  leur  clarté 
comme  à  sa  cause  apparente  et  voilée  la  présence 
devant  la  porte  de  quelques  coupés  bien  attelés.  Le 
passant  croyait,  et  non  sans  un  certain  émoi,  à  une 
modification  survenue  dans  cette  cause  mystérieuse, 
quand  il  voyait  l'un  de  ces  coupés  se  mettre  en  mou- 
vement; mais  c'était  seulement  un  cocher  qui,  crai- 
gnant que  ses  bêtes  prissent  froid,  leur  faisait  faire 
de  temps  à  autre  des  allées  et  venues  d'autant  plus 
impressionnantes  que  les  roues  caoutchoutées  don- 
naient au  pas  des  chevaux  un  fond  de  silence  sur  lequel 
il  se  détachait  plus  distinct  et  plus  explicite. 

Le  «  jardin  d'hiver  »,  que  dans  ces  années-là  le  pas- 
sant apercevait  d'ordinaire,  quelle  que  fût  la  rue,  si 
l'appartement  n'était  pas  à  un  niveau  trop  élevé  au- 
dessus  du  trottoir,  ne  se  voit  plus  que  dans  les  hélio- 
gravures des  livres  d'étrennes  de  P.-J.  Stahl  où,  en 
contraste  avec  les  rares  ornements  floraux  des  salons 
Louis  XVI  d'aujourd'hui  —  une  rose  ou  un  iris  du 
Japon  dans  un  vase  de  cristal  à  long  col  qui  ne  pour- 
rait pas  contenir  une  fleur  de  plus  —  il  semble,  à  cause 
de  la  profusion  des  plantes  d'appartement  qu'on  avait 
alors,  et  du  manque  absolu  de  stylisation  dans  leur 
arrangement,  avoir  dû,  chez  les  maîtresses  de  maison, 
répondre  plutôt  à  quelque  vivante  et  délicieuse  pas- 
sion pour  la  botanique  qu'à  un  froid  souci  de  morne 
décoration.  Il  faisait  penser  en  plus  grand,  dans  les 
hôtels  d'alors,  à  ces  serres  minuscules  et  portatives 
posées  au  matin  du  i^'  janvier  sous  la  lampe  allumée 
—  les  enfants  n'ayant  pas  eu  la  patience  d'attendre 
qu'il  fît  jour  —  parmi  les  autres  cadeaux  du  jour  de 


206      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

l'an,  mais  le  plus  beau  d'entre  eux,  consolant,  avec 
les  plantes  qu'on  va  pouvoir  cultiver,  de  la  nudité  de 
l'hiver;  plus  encore  qu'à  ces  serres-là  elles-mêmes,  ces 
jardins  d'hiver  ressemblaient  à  celle  qu'on  voyait  tout 
auprès  d'elles,  figurée  dans  un  beau  livre,  autre  cadeau 
du  jour  de  l'an,  et  qui  bien  qu'elle  fût  donnée  non 
aux  enfants,  mais  à  M^ie  Lili,  l'héroïne  de  l'ouvrage, 
les  enchantait  à  tel  point  que,  devenus  maintenant 
presque  vieillards,  ils  se  demandaient  si  dans  ces 
années  fortunées  l'hiver  n'était  pas  la  plus  belle  des 
saisons.  Enfin,  au  fond  de  ce  jardin  d'hiver,  à  travers 
les  arborescences  d'espèces  variées  qui  de  la  rue  fai- 
saient ressembler  la  fenêtre  éclairée  au  vitrage  de  ces 
serres  d'enfants,  dessinées  ou  réelles,  le  passant,  se 
hissant  sur  ses  pointes,  apercevait  généralement  un 
homme  en  redingote,  un  gardénia  ou  un  œillet  à  la 
boutonnière,  debout  devant  une  femme  assise,  tous 
deux  vagues,  comme  deux  intailles  dans  une  topaze, 
au  fond  de  l'atmosphère  du  salon,  ambrée  par  le 
samovar  —  importation  récente  alors  —  de  vapeurs 
qui  s'en  échappent  peut-être  encore  aujourd'hui,  mais 
qu'à  cause  de  l'habitude  personne  ne  voit  plus. 
Mme  Swann  tenait  beaucoup  à  ce  «  thé  »;  elle  croyait 
montrer  de  l'originalité  et  dégager  du  charme  en 
disant  à  un  homme  :  «  Vous  me  trouverez  tous  les 
jours  un  peu  tard,  venez  prendre  le  thé  »,  de  sorte 
qu'elle  accompagnait  d'un  sourire  fin  et  doux  ces  mots 
prononcés  par  elle  avec  un  accent  anglais  momentané 
et  desquels  son  interlocuteur  prenait  bonne  note  en 
saluant  d'un  air  grave,  comme  s'ils  avaient  été  quelque 
chose  d'important  et  de  singulier  qui  commandât  la 
déférence  et  exigeât  de  l'attention.  Il  y  avait  une 
autre  raison  que  celles  données  plus  haut  et  pour 
laquelle  les  fleurs  n'avaient  pas  qu'un  caractère  d'or- 
nement dans  le  salon  de  M°ie  Swann,  et  cette  raison-là 
ne  tenait  pas  à  l'époque,  mais  en  partie  à  l'existence 
qu'avait  menée  jadis  Odette.   Une  grande  cocotte, 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS    207 

comme  elle  avait  été,  vit  beaucoup  pour  ses  amants, 
c'est-à-dire  chez  elle,  ce  qui  peut  la  conduire  à  vivre 
pour  elle.  Les  choses  que  chez  une  honnête 
femme  on  voit  et  qui  certes  peuvent  lui  paraître,  à 
elle  aussi,  avoir  de  l'importance,  sont  celles,  en  tout 
cas,  qui  pour  la  cocotte  en  ont  le  plus.  Le  point  cul- 
minant de  sa  journée  est  celui  non  pas  où  elle  s'habille 
pour  le  monde,  mais  où  elle  se  déshabille  pour  un 
homme.  Il  lui  faut  être  aussi  élégante  en  robe  de 
chambre,  en  chemise  de  nuit,  qu'en  toilette  de  ville. 
D'autres  femmes  montrent  leurs  bijoux,  elle,  elle  vit 
dans  l'intimité  de  ses  perles.  Ce  genre  d'existence 
impose  l'obligation  et  finit  par  donner  le  goût  d'un 
luxe  secret,  c'est-à-dire  bien  près  d'être  désin- 
téressé. M°^e  Swann  retendait  aux  fleurs.  Il  y  avait 
toujours  près  de  son  fauteuil  une  immense  coupe  de 
cristal  remplie  entièrement  de  violettes  de  Parme  ou 
de  marguerites  effeuillées  dans  l'eau,  et  qui  semblait 
témoigner  aux  yeux  de  l'arrivant  de  quelque  occupa- 
tion préférée  et  interrompue,  comme  eût  été  la  tasse 
de  thé  que  M™^  Swann  eût  bue  seule,  pour  son  plaisir; 
d'une  occupation  plus  intime  même  et  plus  mysté- 
rieuse, si  bien  qu'on  avait  envie  d^  s'excuser  en  voyant 
les  fleurs  étalées  là,  comme  on  l'eût  fait  de  regarder 
le  titre  du  volume  encore  ouvert  qui  eût  révélé  la 
lecture  récente,  donc  peut-être  la  pensée  actuelle 
d'Odette.  Et  plus  que  le  livre,  les  fleurs  vivaient;  on 
était  gêné,  si  on  entrait  faire  une  visite  à  M™^  Swann, 
de  s'apercevoir  qu'elle  n'était  pas  seule,  ou,  si  on  ren- 
trait avec  elle,  de  ne  pas  trouver  le  salon  vide,  tant 
y  tenaient  une  place  énigmatique  et  se  rapportant  à 
des  heures  de  la  vie  de  la  maîtresse  de  maison,  qu'on 
ne  connaissait  pas,  ces  fleurs  qui  n'avaient  pas  été 
préparées  pour  les  visiteurs  d'Odette,  mais  comme 
oubliées  là  par  elle,  avaient  eu  et  auraient  encore  avec 
elle  des  entretiens  particuliers  qu'on  avait  peur  de 
déranger,  et  dont  on  essayait  en  vain  de  lire  le  secret, 


208      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

en  fixant  des  yeux  la  couleur  délavée,  liquide,  mauve 
et  dissolue  des  violettes  de  Parme.  Dès  la  fin  d'octobre 
Odette  rentrait  le  plus  régulièrement  qu'elle  pouvait 
pour  le  thé,  qu'on  appelait  encore  dans  ce  temps-là 
le  «  five  o'clock  tea  »,  ayant  entendu  dire  (et  aimant 
à  répéter)  que  si  M^^  Verdurin  s'était  fait  un  salon 
c'était  parce  qu'on  était  toujours  sûr  de  pouvoir  la 
rencontrer  chez  elle  à  la  même  heure.  Elle  s'imaginait 
elle-même  en  avoir  un,  du  même  genre,  mais  plus 
libre,  «  senza  rigore  »,  aimait-elle  à  dire.  Elle  se  voyait 
ainsi  comme  une  espèce  de  Lespinasse  et  croyait  avoir 
fondé  un  salon  rival  en  enlevant  à  la  du  Deffant  du 
petit  groupe  ses  hommes  les  plus  agréables,  en  parti- 
culier Swann,  qui  l'avait  suivie  dans  sa  sécession  et 
sa  retraite,  selon  une  version  qu'on  comprend  qu'elle 
eût  réussi  à  accréditer  auprès  de  nouveaux  venus, 
ignorants  du  passé,  mais  non  auprès  d'elle-même. 
Mais  certains  rôles  favoris  sont  par  nous  joués  tant 
de  fois  devant  le  monde,  et  ressassés  en  nous-même, 
que  nous  nous  référons  plus  aisément  à  leur  témoi- 
gnage fictif  qu'à  celui  d'une  réalité  presque  complète- 
ment oubliée.  Les  jours  où  M^^  Swann  n'était  pas 
sortie  du  tout,  on  la  trouvait  dans  une  robe  de  chambre 
de  crêpe  de  Chine,  blanche  comme  une  première  neige, 
parfois  aussi  dans  un  de  ces  longs  tuyautages  de  mous- 
seline de  soie,  qui  ne  semblent  qu'une  jonchée  de 
pétales  roses  ou  blancs  et  qu'on  trouverait  aujour- 
d'hui peu  appropriés  à  l'hiver,  et  bien  à  tort.  Car  ces 
étoffes  légères  et  ces  couleurs  tendres  donnaient  à  la 
femme  —  dans  la  grande  chaleur  des  salons  d'alors 
fermés  de  portières  et  desquels  ce  que  les  romanciers 
mondains  de  l'époque  trouvaient  à  dire  de  plus  élé- 
gant, c'est  qu'ils  étaient  «  douillettement  capitonnés  » 
—  le  même  air  frileux  qu'aux  roses,  qui  pouvaient  y 
rester  à  côté  d'elle,  malgré  l'hiver,  dans  l'incarnat  de 
leur  nudité,  comme  au  printemps.  A  cause  de  cet 
étouffement  des  sons  par  les  tapis  et  de  sa  retraite 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     209 

dans  des  enfoncements,  la  maîtresse  de  la  maison 
n'étant  pas  avertie  de  votre  entrée  comme  aujour- 
d'hui continuait  à  lire  pendant  que  vous  étiez  déjà 
presque  devant  elle,  ce  qui  ajoutait  encore  à  cette 
impression  de  romanesque,  à  ce  charme  d'une  sorte 
de  secret  surpris,  que  nous  retrouvons  aujourd'hui 
dans  le  souvenir  de  ces  robes  déjà  démodées  alors, 
que  M°^e  Swann  était  peut-être  la  seule  à  ne  pas  avoir 
encore  abandonnées  et  qui  nous  donnent  l'idée  que 
la  femme  qui  les  portait  devait  être  une  héroïne  de 
roman  parce  que  nous,  pour  la  plupart,  ne  les  avons 
guère  vues  que  dans  certains  romans  d'Henry  Gréville. 
Odette  avait  maintenant,  dans  son  salon,  au  commen- 
cement de  l'hiver,  des  chrysanthèmes  énormes  et  d'une 
variété  de  couleurs  comme  Swann  jadis  n'eût  pu  en 
voir  chez  elle.  Mon  admiration  pour  eux  —  quand 
j'allais  faire  à  M^^^  Swann  une  de  ces  tristes  visites 
où,  lui  ayant,  de  par  mon  chagrin,  retrouvé  toute  sa 
mystérieuse  poésie  de  mère  de  cette  Gilberte  à  qui  elle 
dirait  le  lendemain:  «Ton  ami  m'a  fait  une  visite»  — 
venait  sans  doute  de  ce  que,  rose  pâle  comme  la  soie 
Louis  XIV  de  ses  fauteuils,  blancs  de  neige  comme  sa 
robe  de  chambre  en  crêpe  de  Chine,  ou  d'un  rouge 
métallique  comme  son  samovar,  ils  superposaient  à 
celle  du  salon  une  décoration  supplémentaire,  d'un 
coloris  aussi  riche,  aussi  raffiné,  mais  vivante  et  qui 
ne  durerait  que  quelques  jours.  Mais  j'étais  touché, 
moins  par  ce  que  ces  chrysanthèmes  avaient  d'éphé- 
mère, que  de  relativement  durable  par  rapport  à  ces 
tons  aussi  roses  ou  aussi  cuivrés,  que  le  soleil  couché 
exalte  si  somptueusement  dans  la  brume  des  fins 
d'après-midi  de  novembre,  et  qu'après  les  avoir  aper- 
çus avant  que  j'entrasse  chez  M™^  Swann,  s'éteignant 
dans  le  ciel,  je  retrouvais  prolongés,  transposés  dans  la 
palette  enflammée  des  fleurs.  Comme  des  feux  arrachés 
par  un  grand  coloriste  à  l'instabilité  de  l'atmosphère 

et  du  soleil,  afin  qu'ils  vinssent  orner  une  demeure 

• 

A  LA  RECHERCHE   DU  TEMPS   PERDU  —   III  I4 


210      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

humaine,  ils  m'invitaient,  ces  chrysanthèmes,  et  malgré 
toute  ma  tristesse,  à  goûter  avidement  pendant  cette 
heure  du  thé  les  plaisirs  si  courts  de  novembre  dont 
ils  faisaient  flamber  près  de  moi  la  splendeur  intime 
et  mystérieuse.  Hélas,  ce  n'était  pas  dans  les  conver- 
sations que  j'entendais  que  je  pouvais  l'atteindre; 
elles  lui  ressemblaient  bien  peu.  Même  avec  M^^  Cot- 
tard  et  quoique  l'heure  fût  avancée,  M°^e  Swann  se 
faisait  caressante  pour  dire  :  «Mais  non,  il  n'est  pas  tard, 
ne  regardez  pas  la  pendule,  ce  n'est  pas  l'heure,  elle  ne 
va  pas;  qu'est-ce  que  vous  pouvez  avoir  de  si  pressé  à 
faire  »  ;  et  elle  offrait  une  tartelette  de  plus  à  la  femme 
du  professeur  qui  gardait  son  porte-cartes  à  la  main. 
—  On  ne  peut  pas  s'en  aller  de  cette  maison,  disait 
Mme  Bontemps  à  M^^  Swann  tandis  que  M^e  Cot- 
tard,  dans  sa  surprise  d'entendre  exprimer  sa  propre 
impression,  s'écriait:  «  C'est  ce  que  je  me  dis  toujours, 
avec  ma  petite  jugeotte,  dans  mon  for  intérieur  !  », 
approuvée  par  des  Messieurs  du  Jockey  qui  s'étaient 
confondus  en  saluts,  et  comme  comblés  par  tant  d'hon- 
neur, quand  M^^e  Swann  les  avait  présentés  à  cette 
petite  bourgeoise  peu  aimable,  qui  restait  devant  les 
brillants  amis  d'Odette  sur  la  réserve  sinon  sur  ce 
qu'elle  appelait  la  «  défensive  »,  car  elle  employait 
toujours  un  langage  noble  pour  les  choses  les  plus 
simples.  «  On  ne  le  dirait  pas,  voilà  trois  mercredis 
que  vous  me  faites  faux  bond  »,  disait  M^e  Swann  à 
M°ie  Cottard.  «C'est  vrai,  Odette,  il  y  a  des  siècles, 
des  éternités  que  je  ne  vous  ai  vue.  Vous  voyez  que 
je  plaide  coupable,  mais  il  faut  vous  dire,  ajoutait-elle 
d'un  air  pudibond  et  vague,  car  quoique  femme  de 
médecin  elle  n'aurait  pas  osé  parler  sans  périphrases 
de  rhumatismes  ou  de  coliques  néphrétiques,  que  j'ai 
eu  bien  des  petites  misères.  Chacun  a  les  siennes.  Et 
puis  j'ai  eu  une  crise  dans  ma  domesticité  mâle.  Sans 
être  plus  qu'une  autre  très  imbue  de  mon  autorité, 
j'ai  dû,  pour  faire  un  exemple,  renvoyer  mon  Va  tel 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     211 

qui,  je  crois,  cherchait  d'ailleurs  une  place  plus  lucra- 
tive. Mais  son  départ  a  failli  entraîner  la  démission  de 
tout  le  ministère.  Ma  femme  de  chambre  ne  voulait  pas 
rester  non  plus,  il  y  a  eu  des  scènes  homériques.  Malgré 
tout,  j'ai  tenu  ferme  le  gouvernail,  et  c'est  une  véritable 
leçon  de  choses  qui  n'aura  pas  été  perdue  pour  moi. 
Je  vous  ennuie  avec  ces  histoires  de  serviteurs,  mais 
vous  savez  comme  moi  quel  tracas  c'est  d'être  obligée 
de  procéder  à  des  remaniements  dans  son  personnel.  » 
—  Et  nous  ne  verrons  pas  votre  délicieuse  fille? 
demandait-elle.  —  Non,  ma  délicieuse  fille  dîne  chez 
une  amie  »,  répondait  M™®  Swann,  et  elle  ajoutait  en 
se  tournant  vers  moi  :  «  Je  crois  qu'elle  vous  a  écrit 
pour  que  vous  veniez  la  voir  demain...  Et  nos  babys  ?  » 
demandait-elle  à  la  femme  du  Professeur.  Je  respirai 
largement.  Ces  mots  de  M™e  Swann,  qui  me  prou- 
vaient que  je  pourrais  voir  Gilberte  quand  je  voudrais, 
me  faisaient  justement  le  bien  que  j'étais  venu  cher- 
cher et  qui  me  rendait  à  cette  époque-là  les  visites 
à  M«^e  Swann  si  nécessaires.  «Non,  je  lui  écrirai  un 
mot  ce  soir.  Du  reste,  Gilberte  et  moi  nous  ne  pouvons 
plus  nous  voir  »,  ajoutais- je,  ayant  l'air  d'attribuer 
notre  séparation  à  une  cause  mystérieuse,  ce  qui  me 
donnait  encore  une  illusion  d'amour,  entretenue  aussi 
par  la  manière  tendre  dont  je  parlais  de  Gilberte  et 
dont  elle  parlait  de  moi.  «  Vous  savez  qu'elle  vous  aime 
infiniment,  me  disait  M™^  Swann.  Vraiment  vous  ne 
voulez  pas  demain  ?  »  Tout  d'un  coup  une  allégresse 
me  soulevait,  je  venais  de  me  dire:  «  Mais  après  tout 
pourquoi  pas,  puisque  c'est  sa  mère  elle-même  qui 
me  le  propose.  »  Mais  aussitôt  je  retombais  dans  ma 
tristesse.  Je  craignais  qu'en  me  revoyant  Gilberte 
pensât  que  mon  indifférence  de  ces  derniers  temps 
avait  été  simulée  et  j'aimais  mieux  prolonger  la 
séparation.  Pendant  ces  apartés  M°^e  Bontemps  se 
plaignait  de  l'ennui  que  lui  causaient  les  femmes  des 
hommes  politiques,  car  elle  affectait  de  trouver  tout 


âl2      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

le  monde  assommant  et  ridicule,  et  d'être  désolée  de 
la  position  de  son  mari.  «  Alors  vous  pouvez  comme 
ça  recevoir  cinquante  femmes  de  médecins  de  suite, 
disait-elle  à  M°ie  Cottard  qui  elle,  au  contraire,  était 
pleine  de  bienveillance  pour  chacun  et  de  respect  pour 
toutes  les  obligations.  Ah,  vous  avez  de  la  vertu  1 
Moi,  au  ministère,  n'est-ce  pas,  je  suis  obligée,  natu- 
rellement. Eh  bien  !  c'est  plus  fort  que  moi,  vous 
savez,  ces  femmes  de  fonctionnaires,  je  ne  peux  pas 
m'empêcher  de  leur  tirer  la  langue.  Et  ma  nièce 
Albertine  est  comme  moi.  Vous  ne  savez  pas  ce  qu'elle 
est  effrontée  cette  petite.  La  semaine  dernière  il  y 
avait  à  mon  jour  la  femme  du  sous-secrétaire  d'État 
aux  Finances  qui  disait  qu'elle  ne  s'y  connaissait  pas  en 
cuisine.  «  Mais,  Madame,  lui  a  répondu  ma  nièce  avec 
son  plus  gracieux  sourire,  vous  devriez  pourtant  savoir 
ce  que  c'est  puisque  votre  père  était  marmiton.  » 
«Oh  !  j'aime  beaucoup  cette  histoire,  je  trouve  cela 
exquis  »,  disait  M^^  Swann.  «  Mais  au  moins  pour  les 
jours  de  consultation  du  docteur  vous  devriez  avoir 
un  petit  home,  avec  vos  fleurs,  vos  livres,  les  choses 
que  vous  aimez  »,  conseillait-elle  à  M^^^  Cottard. 
«  Comme  ça,  v'ian  dans  la  figure,  v'ian,  elle  ne  lui  a 
pas  envoyé  dire.  Et  elle  ne  m'avait  prévenue  de  rien 
cette  petit  masque,  elle  est  rusée  comme  une  singe. 
Vous  avez  de  la  chance  de  pouvoir  vous  retenir;  j'en- 
vie les  gens  qui  savent  déguiser  leur  pensée.  »  «  Mais 
je  n'en  ai  pas  besoin.  Madame:  je  ne  suis  pas  si  diffi- 
cile, répondait  avec  douceur  M^^^  Cottard.  D'abord, 
je  n'y  ai  pas  les  mêmes  droits  que  vous,  ajoutait-elle 
d'une  voix  un  peu  plus  forte  qu'elle  prenait,  afin 
de  les  souligner,  chaque  fois  qu'elle  glissait  dans 
la  conversation  quelqu'une  de  ces  amabilités  déli- 
cates, de  ces  ingénieuses  flatteries  qui  faisaient 
l'admiration  et  aidaient  à  la  carrière  de  son  mari. 
Et  puis  je  fais  avec  plaisir  tout  ce  qui  peut  être 
utile  au  professeur. 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS    213 

—  Mais,  Madame,  il  faut  pouvoir.  Probablement 
vous  n'êtes  pas  nerveuse.  Moi  quand  je  vois  la  femme 
du  ministre  de  la  Guerre  faire  des  grimaces,  immédia- 
tement je  me  mets  à  l'imiter.  C'est  terrible  d'avoir  un 
tempérament  comme  ça.' 

—  Ah  !  oui,  dit  M.^^  Cottard,  j'ai  entendu  dire 
qu'elle  avait  des  tics,  mon  mari  connaît  aussi  quel- 
qu'un de  très  haut  placé  et  naturellement,  quand  ces 
Messieurs  causent  entre  eux... 

—  Mais  tenez.  Madame,  c'est  encore  comme  le  chef 
du  Protocole  qui  est  bossu,  c'est  réglé,  il  n'est  pas 
depuis  cinq  minutes  chez  moi  que  je  vais  toucher  sa 
bosse.  Mon  mari  dit  que  je  le  ferai  révoquer.  Eh  bien  ! 
zut  pour  le  ministère  !  Oui,  zut  pour  le  ministère  !  je 
voulais  faire  mettre  ça  comme  devise  sur  mon  papier 
à  lettres.  Je  suis  sûre  que  je  vous  scandalise  parce  que 
vous  êtes  bonne,  moi  j'avoue  que  rien  ne  m'amuse 
comme  les  petites  méchancetés.  Sans  cela  la  vie  serait 
bien  monotone. 

Et  elle  continuait  à  parler  tout  le  temps  du  minis- 
tère comme  si  c'avait  été  l'Olympe.  Pour  changer  la 
conversation  M™^  Swann  se  tournait  vers  M"^^  Cot- 
tard: 

—  Mais  vous  me  semblez  bien  belle  ?  Redfern  fecit  ? 

—  Non,  vous  savez  que  je  suis  une  fervente  de 
Raudnitz.  Du  reste  c'est  un  retapage. 

—  Eh  bien  !  cela  a  un  chic  ! 

—  Combien  croyez- vous  ?...  Non,  changez  le  pre- 
mier chiffre. 

—  Comment,  mais  c'est  pour  rien,  c'est  donné.  On 
m'avait  dit  trois  fois  autant. 

—  Voilà  comme  on  écrit  l'Histoire,  concluait  la 
femme  du  docteur.  Et  montrant  à  M™^  Swann  un 
tour  de  cou  dont  celle-ci  lui  avait  fait  présent: 

—  Regardez,  Odette.  Vous  reconnaissez  ? 

Dans  l'entre-bâillement  d'une  tenture  une  tête  se 
montrait  cérémonieusement  déférente,   feignant  par 


214      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

plaisanterie  la  peur  de  déranger:  c'était  Swann. 
«  Odette,  le  prince  d'Agrigente  qui  est  avec  moi  dans 
mon  cabinet  demande  s'il  pourrait  venir  vous  présen- 
ter ses  hommages.  Que  dois- je  aller  lui  répondre  ?  — 
Mais  que  je  serai  enchantée  »,  disait  Odette  avec  satis- 
faction sans  se  départir  d'un  calme  qui  lui  était  d'au- 
tant plus  facile  qu'elle  avait  toujours,  même  comme 
cocotte,  reçu  des  hommes  élégants.  Swann  partait 
transmettre  l'autorisation  et,  accompagné  du  prince, 
il  revenait  auprès  de  sa  femme  à  moins  que  dans  l'in- 
tervalle ne  fût  entrée  M^^  Verdurin.  Quand  il  avait 
épousé  Odette,  il  lui  avait  demandé  de  ne  plus  fré- 
quenter le  petit  clan  (il  avait  pour  cela  bien  des  rai- 
sons et,  s'il  n'en  avait  pas  eu,  l'eût  fait  tout  de  même 
par  obéissance  à  une  loi  d'ingratitude  qui  ne  souffre 
pas  d'exception  et  qui  fait  ressortir  l'imprévoyance 
de  tous  les  entremetteurs  ou  leur  désintéressement). 
Il  avait  seulement  permis  qu'Odette  échangeât  avec 
Mme  Verdurin  deux  visites  par  an,  ce  qui  semblait 
encore  excessif  à  certains  fidèles  indignés  de  l'injure 
faite  à  la  Patronne  qui  avait  pendant  tant  d'années 
traité  Odette  et  même  Swann  comme  les  enfants  chéris 
de  la  maison.  Car  s'il  contenait  des  faux  frères  qui 
lâchaient  certains  soirs  pour  se  rendre  sans  le  dire  à 
une  invitation  d'Odette,  prêts,  dans  le  cas  où  ils 
seraient  découverts,  à  s'excuser  sur  la  curiosité  de 
rencontrer  Bergotte  (quoique  la  Patronne  prétendît 
qu'il  ne  fréquentait  pas  chez  les  Swann,  était  dépourvu 
de  talent,  et  malgré  cela  elle  cherchait,  suivant  une 
expression  qui  lui  était  chère,  à  l'attirer),  le  petit 
groupe  avait  aussi  ses  «  ultras  ».  Et  ceux-ci,  ignorants 
des  convenances  particulières  qui  détournent  souvent 
les  gens  de  l'attitude  extrême  qu'on  aimerait  à  leur 
voir  prendre  pour  ennuyer  quelqu'un,  auraient  sou- 
haité et  n'avaient  pas  obtenu  que  M^e  Verdurin  cessât 
toutes  relations  avec  Odette,  et  lui  ôtât  ainsi  la  satis- 
faction de  dire  en  riant  :  «  Nous  allons  très  rarement 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS     215 

chez  la  Patronne  depuis  le  Schisme.  C'était  encore 
possible  quand  mon  mari  était  garçon,  mais  pour  un 
ménage  ce  n'est  pas  toujours  très  facile...  M.  Swann, 
pour  vous  dire  la  vérité,  n'avale  pas  la  mère  Verdurin 
et  il  n'apprécierait  pas* beaucoup  que  j'en  fasse  ma  fré- 
quentation habituelle.  Et  moi,  fidèle  épouse...  » 
Swann  y  accompagnait  sa  femme  en  soirée,  mais  évi- 
tait d'être  là  quand  M.^^  Verdurin  venait  chez  Odette 
en  visite.  Ainsi  si  la  Patronne  était  dans  le  salon,  le 
prince  d'Agrigente  entrait  seul.  Seul  aussi  d'ailleurs  il 
était  présenté  par  Odette,  qui  préférait  que  M°^e  Ver- 
durin n'entendît  pas  de  noms  obscurs  et,  voyant  plus 
d'un  visage  inconnu  d'elle,  pût  se  croire  au  milieu  de 
notabilités  aristocratiques,  calcul  qui  réussissait  si 
bien  que  le  soir  M™®  Verdurin  disait  avec  dégoût  à 
son  mari  :  «  Charmant  milieu  !  Il  y  avait  toute  la  fleur 
de  la  Réaction  !  »  Odette  vivait  à  l'égard  de  M^^  Ver- 
durin dans  une  illusion  inverse.  Non  que  ce  salon  eût 
même  seulement  commencé  alors  de  devenir  ce  que 
nous  le  verrons  être  un  jour.  M"^^  Verdurin  n'en  était 
même  pas  encore  à  la  période  d'incubation  où  on 
suspend  les  grandes  fêtes  dans  lesquelles  les  rares  élé- 
ments brillants  récemment  acquis  seraient  noyés  dans 
trop  de  tourbe  et  où  on  préfère  attendre  que  le  pou- 
voir générateur  des  dix  justes  qu'on  a  réussi  à  attirer 
en  ait  produit  septante  fois  dix.  Comme  Odette  n'al- 
lait pas  tarder  à  le  faire,  M"^^  Verdurin  se  proposait 
bien  le  «  monde  »  comme  objectif,  mais  ses  zones  d'at- 
taque étaient  encore  si  limitées  et  d'ailleurs  si  éloi- 
gnées de  celles  par  où  Odette  avait  quelque  chance 
d'arriver  à  un  résultat  identique,  à  percer,  que  celle-ci 
vivait  dans  la  plus  complète  ignorance  des  plans  stra- 
tégiques qu'élaborait  la  Patronne.  Et  c'était  de  la 
meilleure  foi  du  monde  que,  quand  on  parlait  à  Odette 
de  M™e  Verdurin  comme  d'une  snob,  Odette  se  met- 
tait à  rire  et  disait:  «  C'est  tout  le  contraire.  D'abord 
elle  n'en  a  pas  les  éléments,  elle  ne  connaît  personne. 


216      A  LA  RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

Ensuite  il  faut  lui  rendre  cette  justice  que  cela  lui 
plaît  ainsi.  Non,  ce  qu'elle  aime  ce  sont  ses  mercredis, 
les  causeurs  agréables.  »  Et  secrètement  elle  enviait  à 
Mme  Verdurin  (bien  qu'elle  ne  désespérât  pas  d'avoir 
elle-même  à  une  si  grande  école  fini  par  les  apprendre) 
ces  arts  auxquels  la  Patronne  attachait  une  si  belle 
importance  bien  qu'ils  ne  fassent  que  nuancer  l'inexis- 
tant, sculpter  le  vide,  et  soient  à  proprement  parler 
les  Arts  du  Néant:  l'art  (pour  une  maîtresse  de  mai- 
son) de  savoir  «  réunir  »,  de  s'entendre  à  «  grouper  », 
de  «  mettre  en  valeur  »,  de  «  s'effacer  »,  de  servir  de 
«  trait  d'union  ». 

En  tout  cas  les  amies  de  M°^e  Swann  étaient  im- 
pressionnées de  voir  che&  elle  une  femme  qu'on  ne  se 
représentait  habituellement  que  dans  son  propre 
salon,  entourée  d'un  cadre  inséparable  d'invités,  de 
tout  un  petit  groupe  qu'on  s'émerveillait  de  voir  ainsi, 
évoqué,  résumé,  resserré,  dans  un  seul  fauteuil,  sous 
les  espèces  de  la  Patronne  devenue  vis  teuse  dans  l'em- 
mitouflement  de  son  manteau  fourré  de  grèbe,  aussi 
duveteux  que  les  blanches  fourrures  qui  tapissaient 
ce  salon  au  sein  duquel  M^^^  Verdurin  était  elle-même 
un  salon.  Les  femmes  les  plus  timides  voulaient  se 
retirer  par  discrétion  et  employant  le  pluriel,  comme 
quand  on  veut  faire  comprendre  aux  autres  qu'il  est 
plus  sage  de  ne  pas  trop  fatiguer  une  convalescente 
qui  se  lève  pour  la  première  fois,  disaient  :  «  Odette, 
nous  allons  vous  laisser.  »  On  enviait  M^^  Cottard 
que  la  Patronne  appelait  par  son  prénom.  «  Est-ce 
que  je  vous  enlève  ?  »  lui  disait  M^^  Verdurin  qui  ne 
pouvait  supporter  la  pensée  qu'une  fidèle  allait  rester 
là  au  lieu  de  la  suivre.  «  Mais  Madame  est  assez 
aimable  pour  me  ramener,  répondait  M^^  Cottard,  ne 
voulant  pas  avoir  l'air  d'oublier,  en  faveur  d'une  per- 
sonne plus  célèbre,  qu'elle  avait  accepté  l'offre  que 
M°^e  Bontemps  lui  avait  faite  de  la  ramener  dans  sa 
voiture  à  cocarde.J'avoue  que  je  suis  particulièrement 


A  L'OMBRE  DES  JEUNES  FILLES  EN  FLEURS    217 

reconnaissante  aux  amies  qui  veulent  bien  me  prendre 
avec  elles  dans  leur  véhicule.  C'est  une  véritable 
aubaine  pour  moi  qui  n'ai  pas  d'automédon.  »  «  D'au- 
tant plus,  répondait  la  Patronne  (n'osant  trop  rien 
dire  car  elle  connaissait  un  peu  M'^^  Bontemps  et  ve- 
nait de  l'inviter  à  ses  mercredis),  que  chez  M^^  de  Crécy 
vous  n'êtes  pas  près  de  chez  vous.  Oh  !  mon  Dieu,  je 
n'arriverai  jamais  à  dire  Madame  Swann.  »  C'était 
une  plaisanterie  dans  le  petit  clan,  pour  des  gens  qui 
n'avaient  pas  beaucoup  d'esprit,  de  faire  semblant  de 
ne  pas  pouvoir  s'habituer  à  dire  M™^  Swann.  «  J'avais 
tellement  l'habitude  de  dire  Madame  de  Crécy,  j'ai 
encore  failli  de  me  tromper.  »  Seule  M^^e  Verdurin, 
quand  elle  parlait  à  Odette,  ne  faisait  pas  que  faillir  et 
se  trompait  exprès.  «  Cela  ne  vous  fait  pas  peur, 
Odette,  d'habiter  ce  quartier  perdu  ?  Il  me  semble 
que  je  ne  serais  qu'à  moitié  tranquille  le  soir  pour 
rentrer.  Et  puis  c'est  si  humide.  Ça  ne  doit  rien  valoir 
pour  l'eczéma  de  votre  mari.  Vous  n'avez  pas  de 
rats  au  moins  ?  —  Mais  non  !  Quelle  horreur  !  —  Tant 
mieux,  on  m'avait  dit  cela.  Je  suis  bien  aise  de  savoir 
que  ce  n'est  pas  vrai,  parce  que  j'en  ai  une  peur  épou- 
vantable et  que  je  ne  serais  pas  revenue  chez  vous. 
Au  revoir,  ma  bonne  chérie,  à  bientôt,  vous  savez 
comme  je  suis  heureuse  de  vous  voir.  Vous  ne  savez 
pas  arranger  les  chrysanthèmes,  disait-elle  en  s'en 
allant  tandis  que  M™^  Swann  se  levait  pour  la  recon- 
duire. Ce  sont  des  fleurs  japonaises,  il  faut  les  disposer 
comme  font  les  Japonais.  —  Je  ne  suis  pas  de  l'avis 
de  Madame  Verdurin,  bien  qu'en  toutes  choses  elle  soit 
pour  moi  la  Loi  et  les  Prophètes.  Il  n'y  a  que  vous, 
Odette,  pour  trouver  les  chrysanthèmes  si  belles,  ou 
plutôt  si  beaux  puisqu  il  paraît  que  c'est  ainsi  qu'on 
dit  maintenant,  déclarait  M™*^  Cottard,  quand  la 
Patronne  avait  refermé  la  porte.  —  Chère  M^^^  Ver- 
durin n'est  pas  toujours  très  bienveillante  pour  les 
fleurs  des  autres,  répondait  doucement  M™^  Swann. 


218       A  LA   RECHERCHE  DU  TEMPS  PERDU 

—  Qui  cultivez- vous,  Odette?  demandait  M^^^Cottard 
pour  ne  pas  laisser  se  prolonger  les  critiques  à  l'adresse 
de  la  Patronne...  Lemaître  ?  J'avoue  que  devant  chez 
Lemaître  il  y  avait  l'autre  jour  un  grand  arbuste  rose 
qui  m'a  fait  faire  une  folie.  »  Mais  par  pudeur  elle  se 
refusa  à  donner  des  renseignements  plus  précis  sur  le 
prix  de  l'arbuste  et  dit  seulement  que  le  professeur 
«  qui  n'avait  pourtant  pas  la  tête  près  du  bonnet  » 
avait  tiré  fiamberge  au  vent  et  lui  avait  dit  qu'elle 
ne  savait  pas  la  valeur  de  l'argent.  «  Non,  non,  je  n'ai 
de  fleuriste  attitré  que  Debac.  —  Moi  aussi,  disait 
M°^6  Cottard,  mais  je  confesse  que  je  lui  fais  des  infi- 
délités avec  Lachaume.  —  Ah  !  vous  le  trompez  avec 
Lachaume,  je  lui  dirai,  répondait  Odette  qui  s'effor- 
çait d'avoir  de  l'esprit  et  de  conduire  la  conversation 
chez  elle,  où  elle  se  sentait  plus  à  l'aise  que  dans  le 
petit  clan.  Du  reste  Lachaume  devient  vraiment  trop 
cher;  ses  prix  sont  excessifs,  savez- vous,  ses  prix  je 
les  trouve  inconvenants  !  »  ajoutait-elle  en  riant. 


ACHEVÉ     d'imprimer 

LE  TRENTE   ET   UN   AOÛT   I946 

À      GENÈVE      (suisse) 

PAR     «ATAR» 


<B> 


ALARECHERCHE 

DU  TEMPS  PERDU 

I  -  Il 

DU  COTÉ  DE  CHEZ  SWANN 

Ill-IV- V 

A  L'OMBRE 
DES  JEUNES  FILLES  EN    FLEURS 

M -MI -Mil 

LE  COTÉ  DE  GUERMANTES 

IX -X 

SODOME  ET  GOMORRHE 

XI-Xll 

LA   PRISONNIÈRE 

Xlll 

ALBERTINE   DISPARUE 

XIV  -  XV 

LE   TEMPS   RETROUVÉ 


ITt.  OMUIEM,   IM^.  -  BAONCUX  (•■INC)