BIBLIOTHEQUE CONTEMPOBAINE
*• Série.
GÉRARD DE NERVAL
SOUVENIRS
D'ALLEMAGNE
LORELY
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PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES- ÉDITEURS
KUE VIVIENKE, 2 BIS
^\ 1855 ^
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LORELY
SOUVENIRS D'ALLEMAGNE
OUVRAGES DU MEME AUTEUR :
VOYAGE EN ORIENT. — Les Femmes du Caire. — Les Nuits du Rha-
mazan. — 2 vol. in-iS.
FAUST. — Les poètes allemands. — 1 vol. in-18.
LES ILLUMINÉS. — Raoul Spifame. — L'abbé de Bucquoy. — Restif
de la Bretone. — Cazotte. — Cagliostro. — Quintus Aucler. — 1 vol.
in-18.
THEATRE. — Le Chariot d'enfant. — L'imagier de Harlem (avec
Méry). — 2 vol. in-18.
Imn, du Gustave GràtiOT, rue Mazaiiue, 30.
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7
LORELY
SOUVENIRS D'ALLEMAGNE
PAR
GÉRARD DE NERVAL
A Jules Janin.
Semations d'un voyageur enthousiaste.
Souvenirs de Thuringe.
Scènes de la vie allemande.
Léo Burckart. — Rhin et Flandre» ,
PARIS
D. G1RAUD ET J. D AGNEAU, LIBRAIRES-ÉDITEURS
7, RUE VI VIENNE, AU PREMIER, 7
Maison du Coq d'or.
1852
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A JULES JÀXIN.
Cologne, 21 juin.
Vous la connaissez comme moi, mon ami, cette
Lorely ou Lorelei, — la fée du Rhin, — dont les
pieds rosés s'appuient sans glisser sur les rochers
humides de Baccarach , près de Coblentz. Vous
l'avez aperçue sans doute avec sa tête au col flexi-
ble qui se dresse sur son corps penché. Sa coiffe de
velours grenat, à retroussis de drap d'or, brille au
loin comme la crête sanglante du vieux dragon de
l'Éden.
Sa longue chevelure blonde tombe à sa droite sur
ses blanches épaules, comme un fleuve d'or qui s'é-
pancherait dans les eaux verdâtres du fleuve. Son
genou plié relève l'envers chamarré de sa robe de
brocard, et ne laisse paraître que certains plis obs-
curs de l'étoffe verte qui se colle à ses flancs.
Son bras gauche entoure négligemment la man-
dore des vieux Minnesaengers de Thuringe, et entre
a
ij A JULES JANIN.
ses beaux seins, aimantés de rose, étincelle le ruban
pailleté qui retient faiblement les plis de lin de sa
tunique. Son sourire est doué d'une grâce invincible
et sa bouche entrouverte laisse échapper les chants
de l'antique syrène.
Je l'avais aperçue déjà dans la nuit, sur cette
rive où la vigne verdoie et jaunit tour à tour, re-
levée au loin par la sombre couleur des sapins et
par la pierre rouge de ces châteaux et de ces forts,
dont les balistes des Romains, les engins de guerre
de Frédéric Barberousse et les canons de Louis XIV
ont édenté les vieilles murailles.
Hé bien, mon ami, cette fée radieuse des brouil-
lards, cette ondine fatale comme toutes les niœes du
Nord qu'a chantées Henri Heine, elle me fait signe
toujours : elle m'attire encore une fois !
Je devrais me méfier pourtant de sa grâce trom-
peuse, — car son nom même signifie en même
temps charme et mensonge* et une fois déjà je me
suis trouvé jeté sur la rive, brisé dans mes espoirs et
dans mes amours, et bien tristement réveillé d'un
songe heureux qui promettait d'être éternel.
On m'avait cru mort de ce naufrage, et l'amitié,
d'abord inquiète, m'a conféré d'avance des hon-
neurs que je ne me rappelle qu'en rougissant, mais
dont plus tard peut-être je me croirai plus digne.
Voici ce que vous écriviez, il y a environ dix ans,
— et cela n'est pas sans rapport avec certaines
A J ULRS J AN IX. iij
parties du livre que je publie aujourd'hui. Per-
mettez-moi donc de citer quelques lignes de cette
biographie anticipée, que j'ai eu le bonheur de lire
autrement que des yeux de l'âme.
A las ! poor Yorick !...
a Ceux qui Font connu pourraient dire au besoin
toute la grâce et toute l'innocence de ce gentil es-
prit qui tenait si bien sa place parmi les beaux es-
prits contemporains. Il avait à peine trente ans, et
il s'était fait, en grand silence, une renommée hon-
nête et loyale, qui ne pouvait que grandir. C'était
tout simplement, mais dans la plus loyale acception
de ce mot-là : la poésie, un poëte, un rêveur, un de
ces jeunes gens sans fiel, sans ambition, sans envie,
à qui pas un bourgeois ne voudrait donner en ma-
riage même sa fille borgne et bossue; en le voyant
passer le nez au vent, le sourire sur la lèvre, l'ima-
gination éveillée, l'œil à demi-fermé, l'homme sage,
ce qu'on appelle des hommes sages , se dit à lui
même : — Quel bonheur que je ne sois pas fait
ainsi !
« Il vivait au jour le jour, acceptant avec recon-
naissance, avec amour, chacune des belles heures
de la jeunesse, tombées du sein de Dieu. Il avait été
riche un instant, mais par goût, par passion, par
instinct , il n'avait pas cessé de mener la vie des
plus pauvres diables. Seulement il avait obéi plus
IV A JULES JANIN.
que jamais au caprice, à la fantaisie, à ce merveil-
leux vagabondage dont ceux-là qui l'ignorent disent
tant de mal. Au lieu d'acheter avec son argent de
la terre, une maison, un impôt à payer, des droits
et des devoirs, des soucis, des peines et l'estime de
ses voisins les électeurs1, il avait acheté des mor-
ceaux de toiles peintes, des fragments de bois ver-
moulu, toutes sortes de souvenirs des temps passés,
un grand lit de chêne sculpté de haut en bas; mais
le lit acheté et payé, il n'avait plus eu assez d'ar-
gent pour acheter de quoi le garnir, et il s'était
couché, non pas dans son lit, mais à côté de son lit,
sur un matelas d'emprunt. Après quoi, toute sa
fortune s'en était allée pièce à pièce, comme s'en
allait son esprit, causerie par causerie, bons mots
par bons mots; mais une causerie innocente, mais
des bons mots sans malice et qui ne blessaient per-
sonne. Il se réveillait en causant le matin, comme
l'oiseau se réveille en chantant, et en voilà pour
jusqu'au soir. Chante donc, pauvre oiseau sur la
branche ; chante et ne songe pas à l'hiver ; — laisse
les soucis de l'hiver à la fourmi qui rampe à tes pieds.
« Il serait impossible d'expliquer comment cet
enfant, car, à tout prendre, c'était un enfant, savait
tant de choses sans avoir rien étudié, sinon au ha-
1 Électeur en 1830, — électeur de naissance, et il ne s'en est
jamais vanté...., mais il ne s'est guère permis la vie des pauvres
diables qu'à ses moments de loisir. — Ed.
A JULES JANIN. V
sard, par les temps pluvieux, quand il était seul,
l'hiver, au coin du feu. Toujours est-il qu'il était
très versé dans les sciences littéraires. Il avait de-
viné l'antiquité, pour ainsi dire, et jamais il ne
s'est permis de blasphème contre les vieux dieux
du vieil Olympe 5 au contraire, il les glorifiait en
mainte circonstance, les reconnaissant tout haut
pour les vrais dieux, et disant son meâ culpd de
toutes ses hérésies poétiques. Car en même temps
qu'il célébrait Homère et Virgile, comme on ra-
conte ses visions dans la nuit, comme on raconte un
beau songe d'été, il allait tout droit à Shakspeare,
à Goethe surtout, si bien qu un beau matin, en se
frottant les yeux, il découvrit qu'il savait la langue
allemande dans tous ses mystères, et qu'il lisait cou-
ramment le drame du docteur Faust. Vous jugez de
son étonnement et du nôtre. Il s'était couché la
veille presque Athénien, il se relevait le lendemain
un Allemand de la vieille roche. Il acceptait non-
seulement le premier, mais encore le second Faust 5
et cependant nous autres , nous lui disions que
c'était bien assez du premier. Bien plus, il a traduit
les deux Faust, il les a commentés, il les a expliqués
à sa manière-, il voulait en faire un livre classique,
disait-il. Souvent il s'arrêtait en pleine campagne,
prêtant l'oreille, et dans ces lointains lumineux
que lui seul il pouvait découvrir, vous eussiez drl
qu'il allait dominer tous les bruits, tous les mur-
ez.
V] A JULES JAN1N.
mures, toutes les imprécations, toutes les prières,
venus à travers les bouillonnements du fleuve, de
l'autre côté du Rhin.
a Si jeune encore, comme vous voyez, il avait eu
toutes les fantaisies, il avait obéi à tous les caprices.
Vous lui pouviez appliquer toutes les douces et folles
histoires qui se passent, dit-on, dans l'atelier et dans
la mansarde, tous les joyeuxpetitsdramesdugrenier
où Ton est si bien à vingt ans, et encore c'eût été
vous tenir un peu en deçà de la vérité. Pas un jeune
homme, plus que lui, n'a été facile à se lier avec ce
qui était jeune et beau et poétique; l'amitié lui
poussait comme à d'autres l'amour, par folles bouf-
fées ; il s'enivrait du génie de ses amis comme
en s'enivre de la beauté de sa maîtresse ! Silence ! ne
l'interrogez pas! où va-t-il? Dieu le sait. A quoi
rêve-t-il? que veut-il? quelle est la grande idée qui
l'occupe à cette heure? Respectez sa méditation, je
vous prie, il est tout occupé du roman ou du poëme
et des rêves de ses amis de la veille. Il arrange dans
sa tête ces turbulentes amours; il dispose tous ces
événements amoncelés ; il donne à chacun son rêve,
son langage, sa joie ou sa douleur. — Eh bien ! Er-
nest, qu'as-tu fait? Moi j'ai tué cette nuit cette
pauvre enfant de quinze ans, dont tu m'as conté
Thistoire. Mon cœur saigne encore, mon ami, mais
il le fallait- cette enfant n'avait plus qu'à mourir !
— Et toi, cher Auguste, qu'as-tu fait de ton jeune
A JULES JAN1N. Vlj
héros que nous avons laissé clans la bataille philo-
sophique? Si j'étais à ta place, je le rappellerais de
l'Université, et je lui donnerais une maîtresse. Telles
étaient les grandes occupations de sa vie : marier,
élever, accorder entre eux toutes sortes de beaux
jeunes gens, tout frais éclos de l'imagination de ses
voisins 5 il se passionnait pour les livres d'autrui
bien plus que pour ses propres livres ; quoi quïl fit,
il était tout prêt à tout quitter pour vous suivre. —
Tu as une fantaisie, je vais me promener avec elle,
bras dessus, bras dessous, pendant que tu resteras
à la maison à te réjouir- et quand il avait bien
promené votre poésie, çà et là, dans les sentiers que
lui seul il connaissait, au bout de huit jours, il vous
la ramenait calme, reposée, la tête couronnée de
fleurs, le cœur bien épris, les pieds lavés dans la
rosée du matin, la joue animée au soleil de midi.
Ceci fait, il revenait tranquillement à sa propre
fantaisie qu'il avait abandonnée, sans trop de fa-
çon, sur le bord du chemin. Cher et doux bohé-
mien de la prose et des vers ! admirable vaga-
bond dans le royaume de la poésie! braconnier sur
les terres d'autrui! Mais il abandonnait à qui les
voulait prendre les beaux faisans dorés qu'il avait
tués !
a Une fois il voulut voir l'Allemagne, qui a tou-
jours été son grand rêve. 11 part* il arrive à Vienne
par un beau jour pour la science, par le carnaval
a..
Vllj A JULES JANIN.
officiel et gigantesque qui se fait là-bas. Lui alors
il fut tout étonné et tout émerveillé de sa décou-
verle. Quoi ! une ville en Europe où Ton danse toute
la nuit, où Ton boit tout le jour, où Ton fume le
reste du temps de l'excellent tabac. Quoi! une ville
que rien n'agite, ni les regrets du passé, ni l'ambi-
tion du jour présent, ni les inquiétudes du lende-
main! une ville où les femmes sont belles sans art,
où les philosophes parlent comme des poètes, où les
poètes pensent comme des philosophes, où personne
n'est insulté, pas même l'empereur, où chacun se
découvre devant la gloire, où rien n'est bruyant,
excepté la joie et le bonheur ! Voilà une merveilleuse
découverte. Notre ami ne chercha pas autre chose.
Il disait que son voyage avait assez rapporté. Son
enthousiasme fut si grand et si calme qu'il en fut
parlé à M. de Metternich. M. de Metternich voulut
le voir et le fit inviter à sa maison pour tel jour. 11
répondit à l'envoyé de son altesse qu'il était bien
fâché, mais que justement ce jour-là il allait en-
tendre Strauss qui jouait avec tout son orchestre
une valse formidable de Liszt, et que le lendemain
il devait se trouver au concert de madame Pleyel ,
qu'il devait conduire lui-même au piano, mais que
le surlendemain il serait tout entier aux ordres de
son altesse. En conséquence , il ne fut qu'au bout
d'un mois chez le prince. Il entra doucement sans
se faire annoncer; il se plaça dans un angle obscur,
A JULES JAMN. L\
regardant toutes choses et surtout les belles dames;
il prêta l'oreille sans mot dire à l'élégante et spiri-
tuelle conversation qui se faisait autour de lui; il
n'eut de contradiction pour personne, — il ne se
vanta ni des chevaux quïl n'avait pas, — ni de ses
maisons imaginaires, — ni de son blason, — ni de
ses amitiés illustres*, — il se donna bien de garde
de mal parler des quelques hommes d'élite dont la
France s'honore encore à bon droit. — Bref, il en
dit si peu et il écouta si bien, que M. de Metternich
demandait à la fin de la soirée quel était ce jeune
homme blond, bien élevé, si calme, au sourire si
intelligent et si bienveillant à la fois, et quand on
lui eut répondu : — C'est un homme de lettres
français, monseigneur! M. de Metternich, tout éton-
né, ne pouvait pas revenir d'une admiration qui al-
lait jusqu'à la stupeur.
« Ainsi il serait resté à Vienne toute sa vie peut-
être, mais les circonstances changèrent, et il revint
après quelques mois de l'Allemagne en donnant toutes
sortes de louanges à cette vie paisible, studieuse et
cependant enthousiaste et amoureuse, qu'il avait
partagée. Le sentiment de Tordre, uni à la passion,
lui était venu en voyant réunis tout à la fois tant de
calme et tant de poésie. Il avait bien mieux fait que
de découvrir dans la poussière des bibliothèques
quelques vieux livres tout moisis qui n'intéressent
personne; il avait découvert comment la jeune Al-
X A JULES ÎÀNIN.
lemagne, si fougueuse et si terrible, initiée à toutes
Jes sociétés secrètes, qui s'en va le poignard à la
main, marchant incessamment sur les traces san-
glantes du jeune Sand, quand elle a enfin jeté au
dehors toute sa fougue révolutionnaire, s'en revient
docilement à l'obéissance, à l'autorité, à la famille.
— Double phénomène qui a sauvé l'Allemagne et
qui la sauve encore aujourd'hui.
Toujours est -il que notre ami se mit à songer sé-
rieusement à ce curieux miracle, dont pas une na-
tion moderne ne lui offrait l'analogie , à toute cette
turbulence et à tout ce sang-froid, et que de cette
pensée-là, longtemps méditée, résulta un drame,
un beau drame sérieux, solennel, complet. Mais
vous ne sauriez croire quel fut l'étonnement univer-
sel quand on apprit que ce rêveur, ce vagabond
charmant, cet amoureux sans fin et sans cesse, écri-
vait quoi? Un drame! lui un drame, un drame où
l'on parle tout haut, où l'on aime tout haut, un
drame tout rempli de trahisons, de sang, de ven-
geances, de révoltes? Allons donc, vous êtes dans
une grave erreur, mon pauvre homme. Moi qui vous
parle, pas plus tard qu'hier, j'ai rencontré Gérard
dans la forêt de Saint-Germain, à cheval sur un âne
qui allait au pas. Il ne songeait guère à arranger
des coups de théâtre, je vous jure ; il regardait tout
à la fois le soleil qui se couchait et la lune qui se
levait, et il disait à celui-là : — Bonjour, monsieur!
A IULES JANIN. \J
— A celle-là : — Bonne nuit, madame ! Pendant ce
temps l'âne heureux broutait le cytise en fleurs.
« Et comme il avait dit, il devait faire. Tout en
souriant à son aise, tout en vagabondant selon sa
coutume, et sans quitter les frais sentiers non frayés
qu'il savait découvrir , même au milieu des turbu-
lences contemporaines, il vint à bout de son drame.
Rien ne lui coûta pour arriver à son but solennel.
Il avait disposé sa fable d'une main ferme, il avait
écrit son dialogue d'un style éloquent et passionné 5
il n'avait reculé devant pas un des mystères du car-
bonarisme allemand, seulement il les avait expli-
qués et commentés avec sa bienveillance accoutumée.
Voilà tout son drame tout fait. Alors il se met à le
lire, il se met à pleurer, il se met à trembler, tout
comme fera le parterre plus tard. Il se passionne
pour l'héroïne qu'il a faite si belle et si touchante 5
il prend en main la défense de son jeune homme ,
condamné à l'assassinat par le fanatisme; il prête
l'oreille au fond de toutes ces émotions souterrai-
nes pour savoir s'il n'entendra pas retentir quelques
accents égarés de la muse belliqueuse de Kœrner.
Si bien qu'il recula le premier devant son œuvre.
Une fois achevée, il la laissa là parmi ses vieilles
lames ébréchées, ses vieux fauteuils sans dossiers,
ses vieilles tables boiteuses, tous ces vieux lambeaux
entassés çà et là avec tant d'amour, et que déjà
recouvrait l'araignée de son transparent et frrle
xij A JULES J AN IN.
linceul. Ce ne fut qu'à force de sollicitations et de
prières 9 que le théâtre put obtenir ce drame, inti-
tulé Léo Barckart. Il ne voulait pas qu'on le jouât.
Il disait que cela lui brisait le cœur de voir les en-
fants de sa création exposés sur un théâtre, et il se
lamentait sur la perte de l'idéal. De l'huile, disait-
il, pour remplacer le soleil! Des paravents, pour
remplacer la verdure ; la première venue qui usurpe
le nom de ma chaste jeune fille, et pour mon héros
un grand gaillard en chapeau gris qu'il faut aller
chercher à l'estaminet voisin! Bref, toutes les pei-
nes que se donnent les inventeurs ordinaires pour
mettre leurs inventions au grand jour, il se les don-
nait, lui, pour garder les siennes en réserve. Le jour
de la première représentation de Léo Burckart, il a
pleuré. — Au moins, disait-il, si j'avais été sifflé,
j'aurais emporté ces pauvres êtres dans mon man-
teau; eux et moi, nous serions partis à pied pour
l'Allemagne, et une fois là, nous aurions récité en
chœur le super flumina Babijlonisl II avait ainsi à
son service toutes sortes de paraboles et de conso-
lations} il savait ainsi animer toutes choses, et leur
prêter mille discours pleins de grâce et de charme;
mais il faudrait avoir dans l'esprit un peu de la
poésie qu'il avait dans le cœur, pour vous les ra-
conter.
(de vous demande pardon si je vous écris, un peu
au hasard, cette heureuse et modeste biographie ;
A JULES JANIN. xiij
mais je vous l'écris comme elle s'est faite, au jour
le jour, sans art, sans préparation aucune, sans une
mauvaise passion, sans un seul instant d'ambition
ou d'envie. Un enfant bien né, et naturellement
bien élevé, qui serait enfermé dans quelque beau
jardin des hauteurs de Florence, au milieu des fleurs,
et tenant sous ses yeux tous les chefs-d'œuvre amon-
celés , n'aurait pas de plus honnêtes émotions et
de plus saints ravissements que le jeune homme
dont je vous parle. Seulement il faisait naître les
fleurs sur son passage, c'est-à-dire qu'il en voyait
partout; et, quant aux chefs-d'œuvre, il avait la
vue perçante , il en savait découvrir sur la terre et
dans le ciel. Il devinait leur profil imposant dans
les nuages, il s'asseyait à leur ombre; il savait si
bien les décrire qu'il vous les montrait lui-même
souvent plus beaux que vous ne les eussiez vus de
vos yeux. Tel il était ; et si bien que pas un de ceux
qui l'ont connu ne se refuserait à ajouter quelque
parole amie à cet éloge. »
Cet éloge, qui traversa l'Europe et ma chère Al-
lemagne,— jusqu'en cette froide Silésie, où repo-
sent les cendres de ma mère, jusqu'à cette Bérésina
glacée où mon père lutta contre la mort, voyant
périr autour de lui les braves soldats ses compa-
gnons, — m'avait rempli tour à tour de joie et de
mélancolie. Quand j'ai traversé de nouveau les
XIV A JULES JANIN.
vieilles forêts de pins et de chênes et les cités
bienveillantes où m'attendaient des amis inconnus,
je ne pouvais parvenir à leur persuader que j'étais
moi-même. On disait : « II est mort, quel dom-
mage! une vive intelligence, bonne surtout, sym-
pathique à notre Allemagne, comme à une seconde
mère, — et que nous apprécions seulement de-
puis son dernier instant illustré par Jules Janin...
Et vous qui passez parmi nous, pourquoi dérobez-
vous la seule chose qu'il ait laissée après lui, un
peu de gloire autour d'un nom. Nous les connais-
sons trop ces aventuriers de France, qui se font
passer pour des poètes vivants ou morts, et s'intro-
duisent ainsi dans nos cercles et dans nos salons! »
Voilà ce que m'avaient valu les douze colonnes du
Journal des Débat s ,seul toléré par les chancelleries;
— et dans les villes où j'étais connu personnelle-
ment, on ne m'accueillait pas sans quelque crainte
en songeant aux vieilles légendes germaniques de
vampires et de morts-fiancés. Vous jugez s'il était
possible que, là même, quelque bourgeois m'accor-
dât sa fille borgne ou bossue. C'est la conviction de
cette impossibilité qui m'a poussé vers l'Orient.
Je serais toutefois plus Allemand encore que vous
ne pensez si j'avais intitulé la présente épître :
Lettre d'un mort, ou Extrait des papiers d'un dé-
junt, d'après l'exemple du prince Puckler Muskau.
C'est pourtant ce prince fantasque et désormais
A IULES JAXIX. W
médiatise, qui m'avait donné l'idée de parcourir
l'Afrique et l'Asie. Je l'ai vu un jour passer à
Vienne, dans une calèche que le monde suivait. Lui,
aussi, avait été cru mort, ce qui donna sujet à une
foule de panégyriques et commença sa réputation ;
— par le fait , il avait traversé deux fois le lac fu-
neste de Karon, dans la province égyptienne du
Fayoum. 11 ramenait d'Egypte une Abyssinienne
cuivrée qu'on voyait assise sur le siège de sa voi-
ture à côté du cocher. La pauvre enfant frissonnait
sous son habbarah quadrillé, en traversant la foule
élégante, sur les glacis et les boulevards de la porte
de Carinthie, et contemplait avec tristesse le drap
de neige qui couvrait les gazons et les longues al-
lées d'ormes poudrés à blanc.
Cette promenade a été un des grands divertisse-
ments de la société viennoise , et je ne sais si le re-
gard éclatant de l'Abyssinienne ne fut pas encore
pour moi un des coups d'œil vainqueurs de la trom-
peuse Lorely. Depuis ce jour je ne fis que rêver à
l'Orient, comme vous Lavez dit dans la suite de
votre article, et je me promenais tous les soirs pen-
sif le long de ce Danube orageux qui touche au Rhin
par ses sources et par ses bouches vaseuses aux flots
qui vont vers le Bosphore.
Alors j'ai tout quitté, Vienne et ses délices, et
cette société qui vivait encore en plein dix-huitième
siècle, et qui ne prévoyait ni sa révolution san-
XVJ A JULES JAX1X.
glante, — ni les révoltes de ces magyars chamar-
rés de velours et d'or, avec leurs boutons d'opale
et leurs ordres de diamants, qui vivaient si fami-
lièrement avec nous, artistes ou poètes, — adorant
madame Pleyel, admirant Lislz et Bériot. Je vous
adressais alors les récits de nos fêtes, de nos ami-
tiés, de nos amours, et certaines considérations sur
le Toka-y et le Johannisberg, qui vous ont fait croire
que j'étais dans l'intimité de M. de Metternich. Ici
se trouve une erreur dans votre article biogra-
phique. J'ai rencontré bien des fois ce diplomate
célèbre, mais je ne me suis jamais rendu chez lui.
Peut-être mVt-il adressé quelque phrase polie,
peut-être Tai-je complimenté sur ses vignes du Da-
nube et du Rhin, voilà tout. 11 est des instants où
les extrêmes se rapprochent sur le terrain banal
des convenances....
Finissons ce bavardage, et louons encore une fois
ce joyeux Rhin, qui touche maintenant à Paris, et
qui sépare en les embrassant ses deux rives amies.
Oublions la mort, oublions le passé, et ne nous mé-
fions pas désormais de cette belle aux regards irré-
sistibles que nous n'admirons plus avec les yeux de
la première jeunesse!
SENSATIONS
D'UN VOYAGEUR ENTHOUSIASTE
DU RHIN AU METS.
I. Strasbourg".
Vous comprenez que la première idée du Parisien
qui descend de voiture à Strasbourg est de demander
à voir le Rhin ; il s'informe, il se hâte, il fredonne
avec ardeur le refrain semi-germanique d'Alphonse
Karr : « Au Rhin ! au Rhin ! c'est là que sont nos
vignes ! m Mais bientôt il apprend avec stupeur que
le Rhin est encore à une lieue de la ville. Quoi ! le
Rhin ne baigne pas les murs de Strasbourg, le pied
de sa vieille cathédrale?... Hélas ! non. Le Rhin à
Strasbourg et la mer à Rordeaux sont deux grandes
erreurs du Parisien sédentaire. Mais, tout moulu
qu'on est du voyage, le moyen de rester une heure
à Strasbourg sans avoir vu le Rhin ? Alors on tra-
verse la moitié de la ville, et l'on s'aperçoit à peine
que son pavé de cailloux est plus rude et plus rabo-
teux encore que l'inégal pavé du Mans, qui cahotait
7 L OR EL Y.
si durement la charrette du Roman comique. On mar-
che longtemps encore à travers les diverses fortifi-
cations, puis on suit une chaussée d'une demi-lieue,
et quand on a vu disparaître enfin derrière soi la
ville tout entière, qui n'est plus indiquée à l'horizon
que par le doigt de pierre de son clocher, quand on a
traversé un premier bras du Rhin, large comme la
Seine, et une île verte de peupliers et de bouleaux,
alors on voit couler à ses pieds le grand fleuve,
rapide et frémissant, et portant dans ses lames
grisâtres une tempête éternelle. Mais de l'autre
côté, là-bas à Thorizon, au bout du pont mouvant
de soixante bateaux, savez-vous ce qu'il y a?... Il y
a l'Allemagne ! la terre de Gœthe et de Schiller, le
pays d'Hoffmann ; la vieille Allemagne, notre mère à
tous !... Teutonia.
N'est-ce pas là de quoi hésiter avant de poser le
pied sur ce pont qui serpente, et dont chaque bar-
que est un anneau ; l'Allemagne au bout ? Et voilà
encore une illusion, encore un rêve, encore une vi-
sion lumineuse qui va disparaître sans retour de ce
bel univers magique que nous avait créé la poésie !...
Là, tout se trouvait réuni, et tout plus beau, tout
plus grand, plus riche et plus vrai peut-être que les
œuvres de la nature et de l'art. Le microcosmos du
docteur Faust nous apparaît à tous au sortir du ber-
ceau ; mais, à chaque pas que nous faisons dans le
monde réel, ce monde fantastique perd un de ses
DU RHIN Al MEiN. 5
astres, une de ses couleurs, une de ses régions fabu-
leuses. Ainsi, pour moi, déjà bien des contrées du
monde se sont réalisées, et le souvenir qu'elles m'ont
laissé est loin d'égaler les splendeurs du rêve qu'elles
m'ont fait perdre. Mais qui pourrait se retenir pour-
tant de briser encore une de ces portes enchantées,
derrière lesquelles il n'y a souvent qu'une prosaïque
nature, un horizon décoloré? N'imagine-t-on pas,
quand on va passer la frontière d'un pays, qu'il va
tout à coup éclater devant vous dans toute la splen-
deur de son sol, de ses arts et de son génie?... Il n'en
est pas ainsi, et chaque nation ne se découvre à l'é-
tranger qu'avec lenteur et réserve, laissant tomber
ses voiles un à un comme une pudique épousée.
Tout en songeant à cela, nous avons traversé le
Rhin ; nous voici sur le rivage et sur la frontière
germanique. Rien ne change encore-, nous avons
laissé des douaniers là-bas, et nous en retrouvons
ici; seulement ceux de France parlaient allemand,
ceux de Bade parlent français-, c'est naturel. Kehl
est aussi une petite ville toute française, comme
toutes les villes étrangères qu'avoisinent nos fron-
tières. Si nous voulons observer une ville allemande,
retournons à Strasbourg.
Aussi bien il n'existe à Kehl que des débitants de
tabac. Vous avez là du tabac de tous les pays, et
même du tabac français vraie régie, façon de Paris,
passé en contrebande sans doute, et beaucoup meiU
6 LORELY*
leur que tous les autres ; les étiquettes sont très va-
riées et très séduisantes, mais les boîtes ne recèlent
que de ce même caporal, autrement nommé chij~
fonnier. Il n'y a donc point de contrebande à faire,
et il faut bien repasser, pur de tout crime, devant
les douanes des deux pays.
Mais, pour votre retour, les douaniers vous de-
mandent deux kreutzers (prononcez kritch); vous
donnez deux sous, et Ton vous rend une charmante
petite médaille ornée du portrait du grand-duc de
Bade, et représentant la valeur d'un kreutzer. Vous
avez donc fait une première fois connaissance avec la
monnaie allemande ; puissiez-vous vous en tenir là!
La seconde idée du Parisien, après avoir vu le
Rhin et foulé la terre allemande, se formule tout
d'abord devant ses yeux quand il se retourne vers la
France, car les rocs dentelés du clocher de Stras-
bourg, comme dit Victor Hugo, n'ont pas un instant
quitté Thorizon. Seulement les jambes du voyageur
frémissent quand il songe qu'il a bien une lieue à
faire en ligne horizontale, mais que du pied de l'é-
glise il aura presque une lieue encore en ligne per-
pendiculaire. A l'aspect d'un clocher pareil, on peut
dire que Strasbourg est une ville plus haute que
large ; en revanche, ce clocher est le seul qui s'é-
lance de l'uniforme dentelure des toits-, nul autre
édifice n'ose même monter plus haut que le premier
étage de la cathédrale, dont le vaisseau, surmonté-
DU IUIIN AU MEIN. 7
de son mât sublime, semble flotter paisiblement sur
une mer peu agitée.
En rentrant dans la ville, on traverse la citadelle
aux portes sculptées, où luit encore le soleil de
Louis XIV, nec pluribus impar. La place contient
un village complet, à moitié militaire, à moitié ci-
vil. Dans Strasbourg, après avoir passé la seconde
porte, on suit longtemps les grilles de l'arsenal,
qui déploie une ostentation de canons vraiment
formidable pour l'étranger qui entre en France. 11
y a là peut-être six cents pièces de toutes dimen-
sions, écurées comme des chaudrons, et des amas
de boulets à paver toute la ville. Mais hàtons-
nous vers la cathédrale, car le jour commence à
baisser.
Je fais ici une tournée de flâneur et non des
descriptions régulières. Pardonnez-moi de rendre
compte de Strasbourg comme d'un vaudeville. Je
n'ai ici nulle mission artistique ou littéraire, je
n'inspecte pas les monuments, je n'étudie aucun
système pénitentiaire, je ne me livre à aucune con-
sidération d'histoire ni de statistique, et je regrette
seulement de n'être pas arrivé à Strasbourg dans la
saison du jambon, de la sanercraiït et du foie gras.
Je me refuse donc à toute description de la cathé-
drale : chacun en connaît les gravures , et quant
à moi, jamais un monument dont j'ai vu la gra-
vure ne me surprend à voir; mais ce que la gra«
8 LORELY.
vure ne peut rendre, c'est la couleur étrange de cet
édifice, bâti de cette pierre rouge et dure dont sont
faites les plus belles maisons de l'Alsace. En vieil-
lissant, cette pierre prend une teinte noirâtre, qui
domine aujourd'hui dans toutes les parties saillantes
et découpées de la cathédrale.
Je ne vous dirai ni l'âge ni la taille de cette église,
que vous trouverez dans tous les itinéraires possi-
bles ; mais j'ai vu le clocher de Rouen et celui d'An-
vers avant celui de Strasbourg, et je trouve sans
préférence que ce sont là trois beaux clochers. Que
dis-je? celui de la cathédrale de Rouen n'est qu'une
flèche, encore est-elle démolie, et figurée seulement
aujourd'hui en fer creux -, le parallèle ne peut donc
s'établir qu'avec le clocher d'Anvers. Ce dernier est
d'un gothique plus grandiose, plus hardi, plusefflo-
rescent. On distingue dans le clocher de Strasbourg
une minutie de détails fatigante. Toutes ces ai-
guilles et ces dentelures régulières semblent ap-
partenir à une cristallisation gigantesque. Quatre
escaliers déroulent leurs banderoles le long du cône
principal, et l'ascension dans cette cage de pierre,
dont les rampes, les arêles et les découpures à jour
n'ont guère en général que la grosseur du bras, veut
une certaine hardiesse que tous les curieux n'ont
pas. Pourtant la pierre est dure comme du fer, et
l'escalier de la plus haute flèche ne tremble point,
comme celui d'Anvers, où les pierres mal scellées
DU RH JN AL ME IN. 9
font jouer leurs crampons de fer d'une manière in-
quiétante.
De la dernière plate-forme, le panorama qui se
déroule est fort beau ; d'un côté les Vosges, de l'au-
tre les montagnes de la forêt Noire, les unes et les
autres boisées de chênes et de pins 5 le Rhin dans un
cours de vingt lieues, les premières masses touffues
de la forêt des Ardennes, et puis un damier de
plaines les plus vertes et les plus fraîches du
monde, où serpente Tille, petite rivière qui traverse
deux fois Strasbourg. À vos pieds, la ville répand
inégalement ses masses de maisons dans l'enceinte
régulière de ses fossés et de ses murs. L'aspect est
monotone et ne rappelle nullement les villes de
Flandre, dont les maisons peintes, sculptées et quel-
quefois dorées, dentellent l'horizon avec une fantai-
sie tout orientale. Les grands carrés des casernes,
des arsenaux et des places principales, jettent seuls
un peu de variété dans ces fouillis de toits revêtus
d'une brique terreuse et troués presque tous de trois
ou quatre étages de lucarnes. On ne rencontre d'ail-
leurs aucune ville remarquable sur cette immense
étendue de pays ; mais comme il y a dans les belvé-
dère quelque chose qu'on n'aperçoit jamais que
quand le temps est très pur, le cicérone prétend
qu'on peut voir à de certains beaux jours le vieux
château de Baden sur sa montagne de pins.
A Fourvières, de même, on prétend qu'il est pos-
l,
10 LORELY.
sible de distinguer les Alpes ; à Anvers, Rotterdam ;
au phare d'Ostende, les côtes d'Angleterre. Tout
cela n'est rien : à Rome, on vous jure que vous pour-
rez, du haut de la boule d'or de Saint-Pierre, voir à
rhorizon les deux mers qui baignent les États ro-
mains. Il y a partout des nuages complaisants qui
se prêtent d'ailleurs à de pareilles illusions.
Tout l'extérieur de l'église est restauré avec un
soin extrême -, chaque statue est à sa place \ pas une
arête n'est ébréchée, pas une côte n'est rompue ; les
deux portes latérales sont des chefs-d'œuvre de
sculpture et d'architecture*, Tune est mauresque,
l'autre est byzantine, et chacune est bien préférable
à l'immense façade, plus imposante par sa masse,
qu'originale par les détails. Quant à l'intérieur, le
badigeon y règne avec ferveur, comme vous pensez
bien • tout clergé possible tenant à habiter avant
tout une église bien propre et bien close. Les vitraux
sont, en général, réparés selon ce principe, et ré-
pandent çà et là de grandes plaques de clarté qui
sont les marques de cette intelligente restauration ;
le xvine siècle avait commencé l'œuvre en faisant
disparaître l'abside gothique sous une décoration
en style pompadour, que l'on doit, ainsi que les bâ-
timents de l'archevêché, au cardinal de Rohan.
Mais j'ai promis de ne point décrire, et je vais me
replonger en liberté dans les rues tortueuses de la
ville. Le premier aspect eu est assez triste, puis on
DU HHIN Al ME IX. 11
s'y accoutume, et Ton découvre des points de vue
charmants à certaines heures du jour. Les quais de
Tille surtout en fournissent de fort agréables. L'IlIe,
avec ses eaux vertes et calmes, embarrassées partout
de ponts, de moulins, de charpentes soutenant des
maisons qui surplombent, ressemble, dans les beaux
jours d'été, à cette partie du Tibre qui traverse les
plus pauvres quartiers de Rome. Le faubourg de
Saverne fait surtout l'effet du quartier des Transte-
vères. Pour si haute que soit ma comparaison, je
sais qu'elle n'est pas l'éloge de l'administration mu-
nicipale-, mais, pourquoi le cacher? Strasbourg est
une ville mal tenue : elle a, dans ce sens même, un
parfum de moyen âge beaucoup trop prononcé. Le
marché à la viande a été reconstruit et assaini de-
puis quelques années -, mais on rencontre encore
derrière de vastes espaces pleins de mares et de gra-
vois, où les animaux indépendants trouvent à vivre
sans rien faire. Près de là, il y a toute une rue de
juifs, comme au moyen âge-, puis les plus infâmes
complications de ruelles, de passages, d'impasses,
serpentent, fourmillent, croupissent, dans l'espace
contenu entre la place d'Armes et le quai des Tan-
neurs, qui est une rue. Du reste, en accusant la ville
de sa négligence à l'égard de tout ce quartier, nous
devons dire qu'elle apporte des soins particuliers à
l'embellissement des rues qui avoisinent la résidence
des autorités : la place d'Armes est fort belle, et l'on
12 L OR EL Y.
s'y promène entre deux allées d'orangers. La rue
Brûlée, où siège le gouvernement, ne manque que
de largeur, et la rue du Dôme est devenue la rue
Vivienne de Strasbourg; à l'heure qu'il est, on Ta
pavée en asphalte, et ses trottoirs, déjà terminés,
portent partout la signature ineffaçable de la société
Lobsann. Le bitume envahit peu à peu Strasbourg,
et ce n'est pas malheureux, vu l'imperfection du pa-
vage actuel ; dans une ville pavée en cailloux, le
bitume est roi.
Si vous êtes déjà las de la ville, je ne le suis pas
moins que vous ; nous n'y laissons plus rien de re-
marquable que le tombeau du maréchal de Saxe,
énorme catafalque de marbre noir et blanc, sculpté
par Pigalle, et d'un rococo remarquable, bien que
présentant de belles parties de sculpture. Le héros,
fièrement cambré dans son armure et dans ses dra-
peries, produit exactement l'effet du commandeur
de don Juan. On est tenté de l'inviter à souper.
Pour sortir de Strasbourg et se rendre aux pro-
menades publiques, il faut traverser de nouveau
Fille, qui coule de ce côté entre le théâtre et les
remparts. Lorsqu'il s'est agi d'établir des bateaux à
vapeur devant naviguer de Strasbourg à Baie par le
canal intérieur, la ville a dû faire couper la plupart
des ponts pour les rendre mobiles. Alors ses archi-
tectes y ont construit des pont-levis qui rappellent
l'enfance de la mécanique,
DU KHI N AL >Ii;i>. 13
Quand on a traversé les fossés, les tranchées, les
bastions, partout revêtus de verdure, on trouve une
charmante promenade, des allées silencieuses, une
rivière où traîne mollement le feuillage des saules.
A droite et à gauche sont des jardins publics, les
Tivoli et les Mabille de Tendroit. Au jardin Lips, on
donne tous les dimanches des bals et des feux d'ar-
tifice ; sa décoration serait pour nous un peu passée:
des temples de l'Amour, des ermitages, des rochers
à cascades, dans le goût bourgeois des pendules et
des assiettes montées 5 puis un moulin d'eau et un
pont en fil de fer qui conduit dans un îlot. Tout cela
devient fort bruyant et fort animé le dimanche, ce
qui me conduit à vous parler de la population.
Il faut bien l'avouer, on parle moins français à
Strasbourg qu'à Francfort ou à Vienne, et de plus
mauvais français, quand on le parle. Il est difficile
de se faire comprendre des gens du peuple, et nous
en sommes à nous demander ce qu'apprennent les
enfants aux écoles mutuelles qu'on dit si fréquentées
dans ce département. Peut-être savent-ils le latin.
Cependant il y a peu d'Allemands réels à Stras-
bourg, et cette ville a donné des preuves de patrio-
tisme incontestables. Pourquoi donc ne se fait-elle
pas un point d'honneur de parler sa langue mater-
nelle? Le type allemand se retrouve, sans être absolu
pourtant, dans les traits gracieux des dames de la
société ; leur tournure n'a rien de provincial, et elles
14 LORELY.
se mettent fort bien. Nous ne pouvons faire le même
éloge des hommes, qui manquent, en général, d'é-
légance dans les manières et de distinction dans les
traits. La garnison a beau jeu près des dames, si les
dames ne sont pas comme leur ville, imprenables.
On ne rencontre plus à Strasbourg ces vêtements
pittoresques des paysans de l'Alsace, qui nous éton-
nent encore le long de la route; mais un grand
nombre de femmes du peuple portent, le dimanche,
des ajustements très brillants et très variés: les uns
se rapprochent du costume suisse, les autres même
du costume napolitain. Des broderies d'or et d'ar-
gent éclatent surtout sur la tète et sur la poitrine.
L'harmonie et la vivacité des couleurs, la bizarrerie
de la coupe, rendraient ces costumes dignes de fi-
gurer dans les opéras.
C'est dans les brasseries, le dimanche, qu'il faut
observer la partie la plus grouillante de la popula-
tion. Là, point de sergents de ville, point de gen-
darmes. Le cancan règne en maître au militaire et
au civil ; les tourlourous s'y rendent fort agréables ;
les canonniers sont d'une force supérieure, et les
femmes en remontreraient aux Espagnoles et aux
bayadères pour la grâce et la liberté des mouve-
ments. Il existe pourtant des brasseries qui se rap-
prochent davantage de nos cafés ; mais la musique
y élit domicile, soit que l'on danse ou non. Stras-
bourg est parcouru à toute heure par des bandes de
DU RHIN AU MEIX. 15
violons, qui viennent môme accompagner les repas
de tables d'hôte. On dîne de midi à une heure. A
peine êtes- vous admis à consommer une soupe aux
boulettes ou un bouilli aux betteraves, que vous
voyez six individus qui viennent s'asseoir derrière
vous, à une table ronde où ils étalent leur partition,
et se mettent à exécuter avec verve une ouverture,
une valse, ou même une symphonie. La musique
doit se joindre à tous les assaisonnements bizarres
dont s'accompagne forcément la cuisine allemande,
qui est encore aujourd'hui la cuisine de Stras-
bourg.
II. La Forêt-Xoirc.
J'entame ce chapitre sur un point bien délicat,
que nul touriste n'a encore osé toucher, ce me sem-
ble, hormis peut-être notre vieux d'Assoucy, le
joueur, le bretteur, le goinfre, enfin le plus aven-
tureux compagnon du monde. C'est à savoir le cas
plus ou moins rare où un voyageur se trouve man-
quer d'argent.
Faute d'argent, c'est douleur sans pareille,
comme disait François Villon.
En général, les impressions les plus déshabillées
se taisent à cet endroit; ces livres véridiques res-
semblent aux romans de chevalerie, qui n'oseraient
16 LORELY.
nous apprendre quel a été tel jour le gîte et le sou-
per de leur héros, et si le linge du chevalier n'avait
pas besoin de temps en temps d'être rafraîchi dans
la rivière.
George Sand nous donne bien quelques détails
parfois sur sa blouse de forestière, sur sa chaussure
éculée ou sur ses maigres soupers, assaisonnés de
commis-voyageurs ou de larrons présumés dans
mainte auberge suspecte. Le prince Puckler-Muskau
lui-même nous avoue qu'il vendit un jour sa voiture,
congédia son valet de chambre, et daigna traverser
deux ou trois principautés allemandes pédestre-
ment, en costume d'artiste* Mais tout cela est
drapé, arrangé, coloré d'une façon charmante. Le
vieux Cid avouait bien qu'il manqua de courage un
jour ; mais qui donc oserait compromettre son cré-
dit et ses prétentions à un honorable établissement
en avouant qu'un jour il a manqué d'argent ?
Mais, puisque enfin j'ai cette audace, et que mon
récit peut apprendre quelque chose d'utile aux voya-
geurs futurs, j'en dois donner aussi les détails et les
circonstances. J'avais formé le projet de mon voyage
à Francfort avec un de nos plus célèbres écrivains
touristes, qui a déjà, je crois, écrit de son côté nos
impressions communes ou distinctes*, aussi me tai-
rai-je sur les choses qu'il a décrites, mais je puis bien
parler de ce qui m'a été personnel.
Mon compagnon était parti par la Belgique et
DU RHIN AL ME IX. 17
moi par la Suisse; c'est à Francfort seulement que
nous devions nous rencontrer, pour y résider quel-
que temps et revenir ensemble. Mais, comme sa
tournée était plus longue que la mienne, vu qu'on
lui faisait fête partout, que les ?*ois le voulaient voir,
et qu'on avait besoin de sa présence au jubilé de
MalineS) qui se célébrait à cette époque, je crus
prudent d'attendre à Bade que les journaux vinssent
m'avertir de son arrivée à Francfort. Une lettre
chargée devait nous parvenir à tous deux dans cette
dernière ville. Je lui écrivis de m'en envoyer ma part
à Bade, où je restais encore. Ici vous allez voir un
coin des tribulations de voyage. Les banquiers ne
veulent pas se charger d'envoyer une somme au-
dessous de 500 francs en pays étranger, à moins
d'arrangements pris d'avance. A quoi vous direz
qu'il est fort simple de se faire ouvrir un crédit sur
tous les correspondants de son banquier ; à quoi je
répondrai que cela n'est pas toujours si simple qu'il
le paraît. Le prince Puckler-Muskau dirait comme
moi, qui ne suis que littérateur, s'il osait avoir cette
franchise. Aussi bien je pourrais inventer mille ex-
cuses 5 j'étais alors à Baden-Baden, et l'année jus-
tement de l'ouverture des jeux Bénazet ; je pourrais
avoir risqué quelques centaines de louis à la table où
l'électeur de Hesse jetait tous lesjours 25,000 francs;
je pourrais, ayant gagné, avoir été dévalisé dans la
Forêt-Noire par quelque ancien habitué de Frascati,
18 LOKELY.
transplanté à la maison de conversation deBaden et
s'étiolant au pied de son humide colline. En effet,
vous êtes là entre deux dangers : la Forêt-Noire en-
toure la Maison de jeu; les pontes malheureux peu-
vent se refaire à deux pas du bâtiment. Vous entrez
riche, et vous perdez tout par la rouge et la noire,
ou par les trois coquins de zéros-, vous sortez ga-
gnant, et Ton vous met à sec à l'ombre du sapin le
plus voisin : c'est un cercle vicieux dont il est im-
possible de se tirer.
Eh bien ! je ne veux avoir recours à aucun de ces
faux-fuyants. Je n'avais été dépouillé ni par le jeu,
ni par les voleurs, ni par aucune de ces ravissantes
baronnes allemandes, princesses russes ou ladies
anglaises, qui se pressent dans le salon réservé, sé-
paré des jeux par une cloison, ou qui même viennent
s'asseoir en si grand nombre autour des tables ver-
tes, avec leurs blanches épaules, leurs blonds che-
veux et leurs étincelantes parures : j'avais vidé ma
bourse de poëte et de voyageur, voilà tout. J'avais
bien vécu à Strasbourg et à Baden, ici, à l'hôtel du
Corbeau, et là, à l'hôtel du Soleil; maintenant j'at-
tendais \&~lettre chargée de mon ami, et la voici
enfin qui m'arrive à Bade, contenant une lettre de
change, tirée par un M. Éloi fils, négociant à Franc-
fort, sur un M. Elgé, également négociant à Stras-
bourg.
Bade est à quinze lieues de Strasbourg, la voiture
DU RHIN AU MEIN. 19
coûte 5 francs, et, mon compte payé h l'hôtel du
Soleil, il me restait la valeur d'un écu de six livres
d'autrefois. La lettre chargée arrivait bien. Vous
allez voir que c'était justement le billet de Lachâ-
tre. Je descends, en arrivant, à l'hôte! du Corbeau
(j'avais laissé mon bagage à Bade, puisqu'il fallait
toujours y repasser) 5 je cours de là chez M. Elgé,
lequel déploie proprement le billet Éloi, l'examine
avec tranquillité, et me dit : « Monsieur, avant de
payer le billet Éloi fils, vous trouverez bon que je
consulte M. Éloi père. — Monsieur, avec plaisir. —
Monsieur, à tantôt.»
Je me promène impatiemment dans la bonne ville
de Strasbourg. Je rencontre Alphonse Royer qui
arrivait de Paris, et partait pour Munich à quatre
heures. Il me témoigna son ennui de ne pouvoir
dîner avec moi et aller ensuite entendre la belle ma-
dame Janick dans Anna Bolena (c'était la troupe
allemande qui jouait alors à Strasbourg). J'embar-
que enfin mon ami Royer, en me promettant de le
rencontrer quelque part sur cette bonne terre alle-
mande que nous avons tant de fois sillonnée tous
deux ; puis, avant six heures, je me dirige posément,
sans trop me presser, chez M. Elgé, songeant seule-
ment qu'il est l'heure de dîner, si je veux arriver de
bonne heure au spectacle. C'est alors que M. Elgé
me dit ces mots mémorables derrière un grillage :
a Monsieur, M. Éloi père vient de me dire que
20 LORELY.
M. Éloi fils était un polisson. — Pardon • cette
opinion m'est indifférente; mais payez-vous le
billet? — D'après cela, monsieur, nullement... je
suis fâché... »
Vous avez bien compris déjà qu'il s'agissait de dîner
à l'hôtel du Corbeau et de retourner coucher à Bade
à l'hôtel du Soleil, où était mon bagage, le tout avec
environ 1 franc, monnaie de France ; mais, avant
tout, il fallait écrire à mon correspondant de Franc-
fort qu'il n'avait pas pris un moyen assez sûr pour
m'envoyer l'argent.
Je demandai une feuille de papier à lettre, et j e-
crivis couramment l'épître suivante :
A M. ALEXANDRE DUMAS, A FRANCFORT.
(En réponse à sa lettre du *** octobre.)
En partant de Baden, j'avais d'abord songé
Que par monsieur Ëloi , que par monsieur Elgé,
Je pourrais, attendant des fortunes meilleures,
Aller prendre ma place au bateau de six heures1;
Ce qui m'avait conduit, plein d'un espoir si beau,
De l'hôtel du Soleil à l'hôtel du Corbeau ;
Mais, à Strasbourg, le sort ne me fut point prospère :
Éloi fils avait trop compté sur Éloi père...
Et je repars , pleurant mon destin nompareil ,
De l'hôtel du Corbeau pour l'hôtel du Soleil !
Ayant écrit ce billet, versifié dans le goût Louis-
1 Le bateau à vapeur du Rhin.
DU RHIN Al ME IN, 21
Treize, et qui fait preuve, je crois, de quelque
philosophie, je pris un simple potage à l'hôtel du
Corbeau, où l'on m'avait accueilli en prince russe.
Je prétextai, comme les beaux du café de Paris, mon
mauvais estomac qui m'empêchait de faire un dîner
plus solide, et je repartis bravement pour Baden aux
rayons du soleil couchant.
III. l*es voyages à pied.
Je vous préviens qu'une fois passé sur le pont de
Kehl, qui balance sur le Rhin son chapelet immense
de bateaux, après avoir payé le passage du pont aux
douaniers badois et échangé mes gros sous français
contre des kreutzers légèrement argentés, voilà que
j'entre en pleine Forêt-Noire. Est-ce moi qui ai à
redouter les voleurs ? Est-ce moi que les voyageurs
ont à redouter ?
Cette forêt n'a rien de bien terrible au premier
abord ; du haut des remparts de Strasbourg, on
aperçoit sa verte lisière qui cerne des monts violets ;
des villages riants se montrent dans les éclaircies;
les charbonneries fument de loin en loin. Les mai-
sons n'ont pas un air trop sauvage-, les cabarets
présentent cette particularité locale, que, quand
vous demandez un verre d'eau-de-vie, on vous sert
un verre de kirsch. Du moment qu'on s'est bien en-
22 LORELY.
tendu sur ces deux mots, Ton vit avec eux en par-
faite intelligence.
Mon voyage à pied à travers cette contrée ne
tiendra donc pas ce qu'il semble promettre ; et
d'ailleurs la route est peuplée de piétons comme
moi, et, si ce n'était la grande traite que j'ai à faire,
justement à la tombée du jour, avec le risque de ne
plus reconnaître les routes, je n'aurais nulle inquié-
tude sur ma position. Mais il est dur de songer, en
regardant les poteaux dressés de lieue en lieue, et
qui indiquent en même temps les heures de marche,
que je ne puis arriver à Baden avant trois heures du
matin. De plus, une fois la nuit tombée,, je ne verrai
plus les poteaux.
Depuis Bichofsheim, j'étais accompagné obstiné-
ment d'un grand particulier chargé d'un havresac,
et qui semblait tenir beaucoup à régler son pas sur
le mien. Malgré le vide de mes poches, mon exté-
rieur était assez soigné pour annoncer... que je ne
voyageais à pied que parce que ma voiture était
brisée, ou qu'habitant quelque château, je me
promenais dans les environs, cherchant des végé-
taux ou des minéraux, égaré peut-être. Mon com-
pagnon déroute, qui était Français, commença par
nvouvrir ces diverses suppositions.
— Monsieur, lui dis-je pour lui ôter tout espoir
de bourse ou de portefeuille, je suis un artiste, voya-
geant pour mon instruction, et je vous avouerai
Dr RHÎN Af ME IN. 23
c j uo je n'ai plus qu'une vingtaine de kreutzers pour
aller à Baden ce soir. Si je trouvais un cabaret où je
pusse souper pour ce prix, cela me donnerait des
jambes pour arriver.
— Comment, monsieur, ce soir à Baden? mais ce
sera demain matin ; vous ne pouvez pas marcher
toute la nuit.
— J'aimerais mieux dormir en effet dans un bon
lit; mais j?ai toujours vu que dans les auberges les
plus misérables on payait le coucher au moins le
double de ce que je possède. Alors il faut bien que
je marche jusqu'à ce que j'arrive.
— Moi, me dit-il, je couche à Schœndorf dans
deux heures d'ici. Pourquoi n'y couchez-vous pas ?
Vous ferez demain le reste de la route.
< — Mais je vous dis que je n'ai que vingt kreut-
zers !
— Eh bien ! monsieur, avec cela, on soupe, on
dort et on déjeune \ je ne dépenserai pas davantage,
moi.
Je le priai de nr expliquer sa théorie, n'ayant ja-
mais rencontré de pareils gîtes, et pourtant j'ai
couché dans de bien affreuses auberges, en Italie
surtout. Il m'apprit alors une chose que je soupçon-
nais déjà, c'est qu'il y avait partout deux prix très
différents pour les voyageurs en voiture et pour les
voyageurs à pied.
-—Par exemple, me dit-il, moi, je vais à Constan-
21 LORELY.
tinople, et j'ai emporté 50 francs avec quoi je ferai
la route.
Cette confiance m'étonna tellement, que je lui fis
expliquer en détail toutes ses dépenses; il est clair
qu'il ne pouvait y aller ainsi par le paquebot du Da-
nube.
— Combien dépensez-vous par jour? lui dis-je?
— Vingt sous de France par jour au plus. Je vous
ai dit ce que coûtait la dépense d'auberge ; le reste
est pour les petits verres de rack, et un bon mor-
ceau de pain vers midi.
11 m'assura qu'il avait déjà fait la route de Stras-
bourg à Vienne pour 16 francs. Les auberges les plus
chères étaient dans les pays avoisinant la France.
En Bavière, le lit ne coûte plus que 3 kreutzers
(2 sous). En Autriche et en Hongrie, il n'y a plus de
lits ; on couche sur la paille, dans la salle du caba-
ret -, on n'a à payer que le souper et le déjeuner, qui
sont deux fois moins chers qu'ailleurs. Une fois la
frontière hongroise passée, l'hospitalité commence.
A partir de Semlin, les lieues de poste s'appellent
lieues de chameau; pour quelques sous par jour,
on peut monter sur ces animaux, et chevaucher
fort noblement; mais c'est plus fatigant que la
marche.
La profession de ce brave homme était de tra-
vailler dans les cartonnages ; je ne sais trop ce qui
le poussait à l'aller exercer à Stamboul. Il me dit
Ul H II IN Al ME IX. 25
seulement qu'il s'ennuyait en France. La conquête
d'Alger a développé chez beaucoup de nos ouvriers
le désir de connaître l'Orient ; mais on va à Cons-
tantinople par terre, et, pour se rendre à Alger, il
faut payer le passage ; ceux donc qui ont de bonnes
jambes préfèrent ce dernier voyage.
Je laissai mon compagnon s'arrêter à Schœndorf,
et je continuai à marcher ; mais, à mesure que j'a-
vançais, la nuit devenait plus noire, et une pluie
fine ne tarda pas à tomber. Dans la crainte qu'elle ne
devint plus grosse, et, malgré tout mon courage, je
n'avais pas prévu ce désagrément, je résolus de m'ar-
rêter au premier village, et de réclamer pour moi le
tarif des compagnons, étudiants et autres piétons.
J'arrive enfin à une auberge d'une apparence fort
médiocre et dont la salle était déjà remplie de voya-
geurs du même ordre de celui que j'avais rencontré ;
les uns soupaient, les autres jouaient aux cartes. Je
me mêle le plus possible à leur société, je hasarde
des manières simples , et je demande à souper en
même temps que l'un d'eux.
— Faut-il tuer un poulet? me dit l'hôte ?
— Non -, je veux manger, comme ce garçon qui
est là, de la soupe et un morceau de rôti.
— De quel vin désire monsieur ?
— Un pot de bière, comme à tous ces mes-
sieurs.
— Monsieur couche-t-il ici ?
2
26 L OR EL Y.
— Ouï, comme tous les autres 5 mettez-moi où
vous voudrez.
On me sert en effet le même souper qu'à mon
vis-à-vis ] seulement l'hôte était allé chercher une
nappe, de l'argenterie, et avait couvert la table au-
tour de moi de hors-d'œuvre auxquels prudemment
je ne touchai pas.
Ce brillant service me parut de mauvais augure,
et je vis tout de suite que le monsieur perçait sous
le piéton ; c'était à la fois flatteur et inquiétant. Ma
redingote n'avait rien de merveilleux-, en somme,
plusieurs des jeunes gens qui étaient là en portaient
d'aussi propres 5 ma chemise fine peut-être m'avait
trahi. Je suis sûr que ces gens me prenaient pour un
prince d'opéra-comique, qui se découvrirait plus
tard, montrerait son cordon, et les couvrirait de
bienfaits. Autrement, je m'expliquerais mal les cé-
rémonies qui se firent pour mon coucher. On com-
mença par m'apporter des pantoufles dans la salle
même du gasthaus (cabaret) -, puis la maîtresse de la
maison, avec un flambeau, et l'hôte avec les pan-
toufles, que je n'avais pas voulu chausser devant
tout le monde, m'accompagnèrent par un escalier
tortueux, dont ces gens paraissaient honteux, à une
chambre, la plus belle de la maison, qui était à la
fois la chambre nuptiale et celle des enfants ; on
avait déplacé à la hâte ces malheureux petits, traîné
leurs lits dans le corridor, et rassemblé dans la
1)1' KillN AU M K IN. 27
chambre, ainsi débarrassée, toutes les richesses de
la famille : deux miroirs, des flambeaux de plaqué,
une timbale, une gravure de Napoléon, un petit Jé-
sus en cire orné de clinquant sous un verre, des pots
de Heurs, une table à ouvrage, et un chàle rouge
pour parer le lit.
Voyant tout ce remue-ménage, je pris décidément
mon parti, je me confiai à Dieu et à la fortune, et
je dormis profondément dans ce lit qui était fort
dur et d'une propreté médiocre sous toutes ces ma-
gnificences.
Le lendemain, je demandai mon compte sans oser
déjeuner. On m'apporta une carte fort bien rédigée
par articles, dont le total était de 2 florins (près de
2 francs 50 centimes). L'hôte fut bien étonné quand
je tirai ma bourse, ou plutôt mes 20 kreutzers. Je ne
voulus pas discuter, et les offris au garçon pour «rac-
compagner jusqu'à Baden. Là, grâce à mon bagage,
l'hôte du Soleil prit assez de confiance en moi pour
acquitter ma dette, et, huit jours après., ayant vécu
fort bien chez ce brave homme, toujours sur la foi du
mêmebagage, je reçusenfin de Francfort tout l'argent
de la lettre de change, cette fois par \espuckicagen
(messageries), et en beaux frédérics d'or collés sur une
carte avec de la cire. Ceci me parut valoir beaucoup
mieux que le papier de commerce qui m'avait été
adressé d'abord, et mon hôte fut du même avis1.
1 Nous avons cru devoir conserver une partie du chapitre sut*
28 LORELÏ.
IV. Ij'a maison de conversation
Mais reprenons la description de Baden-Baden,
interrompue par cet épisode trop véridique.
La route est droite comme un chemin de fer dans
la singulière contrée que nous traversons; tout est
montagne ou plat pays ; point de collines ou d'acci-
dents de terrain. Les prés sont magnifiques; les
chemins vicinaux, bordés d'arbres fruitiers, ont de
quoi exciter l'enthousiasme du général Bugeaud. De
temps en temps, nous suivons le Rhin qui serpente
à gauche, et, vers le milieu du voyage, le fort Louis
nous apparaît à l'horizon. La route traverse plu-
sieurs villages assez laids. Puis, nous nous rappro-
chons enfin de ces montagnes violettes qui semblent
si voisines quand on les regarde du haut des rem-
parts de Strasbourg. Ce sont les vraies montagnes de
la Forêt-Noire, et pourtant leur aspect n'a rien de
bien effrayant. Mais quand apercevrons-nous Baden,
cette ville d'hôtelleries, assise au flanc d'une mon-
tagne que ses maisons gravissent peu à peu comme
un troupeau à qui l'herbe manque dans la plaine?
Son amphithéâtre célèbre de riches bâtiments ne
nous apparaîtra-t-il pas avant l'arrivée ? Non ; nous
ne verrons rien de Baden avant d'y entrer. Une lon-
gue allée de peupliers d'Italie ferme, ainsi qu'un ri-
vant qui a déjà paru comme citation dans les Excursions sur les
bords du H/iin, d'Alexandre Dumas.
nr k ihn al m i;ix. 29
deau de théâtre, cette décoration merveilleuse qui
semble être la scène arrangée d'une pastorale d'o-
péra. C'est ailleurs qu'il faut se placer pour jouir de
ce grand spectacle. Prenez vos billets d'entrée au
salon de conversation ; payez votre abonnement,
retenez votre stalle, et alors, au milieu des galeries
de Bénazet, aux accords d'un orchestre qui joue en
plein air toute la journée, vous pourrez jouir de
l'aspect complet de Baden, de sa vallée, de ses mon-
tagnes, si le bon Dieu prend soin d'allumer conve-
nablement le lustre et d'illuminer les coulisses avec
ses beaux rayons d'été.
Car, à vrai dire, et c'est là l'impression dont on est
saisi tout d'abord, toute cette nature a l'air artificiel.
Ces arbres sont découpés, ces maisons sont peintes,
ces montagnes sont de vastes toiles tendues sur châs-
sis, le long desquelles les villageois descendent par
des praticables, et Ton cherche sur le ciel de fond si
quelque tache d'huile ne va pas trahir enfin la main
humaine et dissiper l'illusion. On ajouterait. foi, là
surtout, à cette rêverie de Henri Heine, qui, étant
enfant, s'imaginait que tous les soirs il y avait des
domestiques qui venaient rouler les prairies comme
de tapis, décrochaient le soleil, serraient les arbres
dan s un magasin, et qui, le lendemain matin, avant
qifcfn ne fût levé dans la nature, remettaient toute
chose en place, brossaient les prés, époussetaient
les arbres et rallumaient la lampe universelle.
2.
30 LORELY.
Et, d'ailleurs, rien qui vienne déranger ce petit
monde romanesque. Vous arrivez, non par une route
pavée et boueuse, mais par les chemins sablés d'un
jardin anglais. A droite, des bosquets, des grottes
taillées, des ermitages, et même une petite pièce
d'eau, ornement sans prix, vu la rareté de ce liquide,
qui se vend au verre dans tout le pays de Baden -, à
gauche, une rivière (sans eau) chargée de ponts
splendides et bordée de saules verts qui ne deman-
deraient pas mieux que d'y plonger leurs rameaux.
Avant de traverser le dernier pont qui conduit à la
poste grand-ducale, on aperçoit la rue commerçante
de Baden, qui n'est autre chose qu'une vaste allée
de chênes, le long de laquelle s'étendent des étala-
ges magnifiques : des toiles de Saxe, des dentelles
d'Angleterre, des verreries de Bohême, des porce-
laines, des marchandises des Indes, etc., toutes ma-
gnificences prohibées chez nous, dont l'attrait porte
les dames de Strasbourg à des crimes politiques que
nos douaniers répriment avec ardeur.
L'hôtel d'Angleterre est le plus bel hôtel de Ba-
den, et la salle de son restaurant est plus magnifi-
que qu'aucune des salles à manger parisiennes. Mal-
heureusement la grande table d'hôte est servie à
une heure (c'est l'heure où l'on dîne dans toute l'Al-
lemagne), et, quand on arrive plus tard, on ne peut
faire mieux que d'aller diner à la maison de conver-
sation.
DU RHIN AU MEIN. 31
En général, la cuisine est fort bonne à Baden ; les
truites de la Mourgue sont dignes de leur réputa-
tion. On y mange le gibier frais et non faisandé.
C'est un système de cuisine qui donne lieu à diver-
ses luttes d'opinions. Les côtelettes se servent frites,
les gros poissons grillés. La pâtisserie est médiocre,
les puddings se font admirablement.
La nuit est tombée : des groupes mystérieux er-
rent sous les ombrages et parcourent furtivement
les pentes de gazon des collines. Au milieu d'un
vaste parterre entouré d'orangers, la maison de
conversation s'illumine, et ses blanches galeries se
détachent sur le fond splendide de ses salons. A
gauche est le café, à droite est le théâtre, au centre
l'immense salle de bal, dont le lustre est grand
comme celui de notre Opéra 5 la décoration inté-
rieure est peut-être-d'un style un peu classique, les
statues sentent l'académie, les draperies rappellent
le goût de l'empire, mais l'ensemble est éblouissant,
et la cohue qui s'y presse est du meilleur ton. L'or-
chestre exécute des valses et des symphonies alle-
mandes, auxquelles la voix des croupiers ne craint
pas de mêler quelques notes discordantes. Ces mes-
sieurs ont fait choix de la langue française, bien que
leurs pontes appartiennent en général à l'Allemagne
et à l'Angleterre. — Le jeu est fait, messieurs, rien
ne va plus ! rouge gagne ! couleur perd ! treize, noir,
impair et manque ! — Voilà les phrases obligées qui
32 LOKELY.
se répandent du bord des trois tapis verts, dont le
plus entouré est celui du trente et quarante. On ne
peut trop s'étonner du nombre de belles dames et
de personnes distinguées qui se livrent à ces jeux
publics. J'ai vu des mères de famille qui apprenaient
à leurs enfants à jouer sur les couleurs; aux plus
grands, elles permettaient de s'essayer sur les numé-
ros. Tout le monde sait que le grand-duc de Hesse
est l'habitué le plus exact des jeux de Baden. Ce
prince apporte> dit-on, tous les matins, 12,000 flo-
rins qu'il perd ou quadruple dans la journée. Une
sorte d'estafler le suit partout lorsqu'il change de
table, et reste debout derrière lui, afin de surveiller
ses voisins. A quiconque s'approche trop, ce com-
missaire adresse des observations : — Monsieur, vous
gênez le prince ! — Monsieur, vous faites ombre
sur le jeu du prince ! Le prince ne se détourne pas,
ne voit personne, ne connaît personne. Ce serait
bien lui qu'on pourrait frapper par derrière sans que
son visage en sût rien. Seulement Testafier vous di-
rait du même ton glacé : — Votre pied vient de tou-
cher le prince ; prenez-y garde, monsieur !
Le samedi, le jour du grand bal, une cloison divise
le salon en deux parties inégales, dont la plus con-
sidérable est livrée aux danseurs ; les abonnés seuls
sont reçus dans cette dernière. Vous ne pouvez vous
faire une idée de la quantité de blanches épaules
russes, allemandes et anglaises que j'ai vues dans
1)1" f ; 1 1 ! X Al MEIN. 33
celte soirée. Je doute qu'aucune ville de l'Europe
soit mieux située que Baden pour celte exhibition
de beautés européennes où l'Angleterre et la Russie
luttent d'éclat et de blancheur, tandis que les for-
mes et l'animation appartiennent davantage à la
France et à l'Allemagne, lia, Joconde trouverait de
quoi soupirer sans courir le monde au hasard. Là,
don Giovanni ferait sa liste en une heure, comme
une carte de restaurant, quitte à séduire ensuite
tout ce qu'il aurait inscrit.
Que vous dirai-je, d'ailleurs, de ce bal, sinon
que ce sont là d'heureux pays où l'on danse l'été
pendant que les fenêtres sont ouvertes à la brise
parfumée, que la lune luit sur le gazon, et teint au
loin le flanc bleuâtre des collines; quand on peut
s'en aller de temps en temps respirer sous les noires
allées, et qu'on voit les femmes parées garnir au loin
les galeries et les balcons ? Ces trois choses, beauté,
lumière, harmonie, ont tant besoin de l'air du ciel,
des eaux et des feuillages, et de la sérénité de la
nuit ! Nos bals d'hiver de Paris, avec la chaleur
étouffée des salles, l'aspect des rues boueuses au
dehors, la pluie qui bat les fenêtres, et le froid
impitoyable qui veille à la sortie, sont quelque
chose d'assez funèbre, et nos mascarades de février
ne nous préparent pas mieux au carême qu'à la
mort.
Il n'y a donc jamais eu un homme riche, à Paris,
34 LOKELY.
qui ait conçu celte idée assez naturelle : un bal mas-
qué au printemps, un bal qui commence aux splen-
dides lueurs du soir, qui finisse aux teintes bleuâtres
"du matin ; un bal où l'on entre gaiement, d'où Ton
sorte gaiement, admirant la nature et bénissant
Dieu. Des masques sur les gazons, le long des terras-
ses venant et disparaissant par les routes ombragées;
des salles ouvertes à tous les parfums de la nuit, des
rideaux qui flottent au vent, des danses où l'haleine
ne manque pas, où la peau garde sa fraîcheur ! tout
cela n'est-il qu'un rêve de jeune homme que la mode
refusera toujours de prendre au sérieux? L'hiver n'a-
t-il donc pas assez des concerts et des théâtres sans
prendre encore les bals et les mascarades à l'été?
V. Lichtenthal*
La route de Lichtenthal se couvre d'équipages,
de promeneurs, de cavaliers \ on y voit tout le mou-
vement, tout le luxe, tout l'éclat d'une promenade
parisienne. Lichtenthal est le Longchamp de Ba-
den. C'est le nom d'un couvent de religieuses au-
gustines qui chantent admirablement. Leurs prières
sont des cantates, leurs messes des opéras. Cette
retraite romanesque, cette Chartreuse riante, est,
dit-on, l'hospice des cœurs souffrants. On y vient
guérir des grandes amours ; on y passe un bail
nr RH1X Al' M E IX. 35
de trois, six, neuf avec la douleur; mais qui sait
combien de temps le traitement peut survivre à la
guérison ?
En vérité, c'est bien là un cloître d'héroïnes de
petits romans, un monastère dans les idées de
madame Cottin et de madame Riccoboni. Les bâ-
timents sont adossés à une montagne qui, à de
certaines heures, projette dans la cour l'ombre té-
nébreuse des sapins. La rivière de Baden coule au
pied des murs, mais n'offre nulle part assez de pro-
fondeur pour devenir le tombeau d'un désespoir
tragique : son éternelle voix se plaint dans les ro-
chers rougeâtres ; mais, une lois dans la plaine unie,
ce n'est plus qu'un ruisseau du Lignon, un paisible
courant de la carte du Tendre, le long duquel s'en
vont errer les moutons du village, bien peignés et en-
rubannés dans le goût de Watteau. Vous comprenez
que les troupeaux font partie du matériel du pays,
et sont entretenus par le gouvernement, comme les
colombes de Saint-Marc à Venise. Toute cette prairie
qui compose la moitié du paysage ressemble à la
Petite-Suisse de Trianon, comme, en effet, le pays
entier de Baden est l'image de la Suisse en petit, la
Suisse, moins ses glaciers et ses lacs, moins ses
froids, ses brouillards et ses rudes montées. Il faut
aller voir la Suisse, mais il faut aller vivre à Baden.
L'église du couvent est située au fond de la grande
cour, ayant à droite la maison du cloître, et à gau-
36 L OR EL Y.
elie, en retour d'équerre, une chapelle gothique
neuve, où sont les tombeaux des margraves et tout
ce qu'on a pu recueillir de vitraux historiques et de
légendes inscrites sur le marbre. Maintenant repré-
sentez-vous une décoration intérieure d'église d'un
pompadoiir exorbitant, des saintes en costumes my-
thologiques, dans les attitudes les plus maniérées
du monde, portées, soutenues, caressées par des pe-
tits démons d'anges, nus comme des petits amours.
Les chapelles sont des boudoirs ; la rocaille s'enlace
autour de charmants médaillons et de peintures ex-
quises de Vanloo. Deux autels seulement ramènent
l'esprit à des idées lugubres, en exposant aux yeux
les reliques trop bien conservées de saint Pius et de
saint Bénédictus ; mais là encore on a cherché le
moyen de rendre la mort présentable et presque co-
quette. Les deux squelettes, bien nettoyés, vernis,
chevillés en argent, sont couchés sur un lit de fleurs
artificielles, de mousse et de coquillages, dans une
sorte de montre en glace. Ils sont couronnés d'or et
de feuillages ; une collerette de dentelles entoure les
vertèbres de leur cou, et chacune de leurs côtes est
garnie d'une bande de velours rouge brodé d'or : ce
qui leur compose une sorte de pourpoint tailladé à
jour du plus bizarre effet. Bien plus, leurs tibias
sortent d'une espèce de haut-de-chausses du même
velours à crevés de soie blanche. L'aspect ridicule
et pénible à la fois de cette mascarade d'ossements
DU RHIN AL HEIN. 37
ne peut, se comparer qu'à celui des momies d'un
duc de Nassau et de sa fille que Ton fait voir à Stras-
bourg dans Téglise de Saint-Thomas. Il est impossi-
ble de mieux dépoétiser la mort et de railler plus
amèrement réterni té.
Maintenant résonnez, notes sévères du chant
d'église, notes larges et carrées qui traduisez en
langage du ciel l'idiome sacré de Rome! Orgue ma-
jestueux, répands tes sons comme des flots autour
de cette nef à demi profane ! Voix inspirées des
saintes filles, élancez-vous au ciel entre le chant de
l'ange et le chant de l'oiseau ! La foule est grande
et digne sans doute d'assister au saint sacrifice.
Les étrangers ont la place d'honneur, ils occu-
pent le chœur et les chapelles latérales. Les ha-
bitants du pays remplissent modestement le fond
de Téglise, agenouillés sur la pierre ou rangés sur
leurs bancs de bois. Ici commença la plus singulière
messe que j'aie jamais entendue, moi qui connais les
messes italiennes pourtant. C'était une messe d'un
goût rococo comme toute l'église, une messe accom-
pagnée de violons et fort gaiement exécutée. Bientôt
les chants s'interrompirent, et les sœurs augustines
descendirent d'une sorte de grande soupente établie
derrière l'orgue et masquée d'une grille épaisse. En-
suite on n'entendit plus qu'une seule voix qui chan-
tait une sorte de grand air, selon l'ancienne manière
italienne. C'étaient des traits, des fioritures incroya-
3
38 LORELY.
blés, des broderies à faire perdre la tête à madame
Damoreau, et la voix à mademoiselle Grisi : et cela
sur une musique du temps de Pergolèse tout au
moins. Vous comprenez mon plaisir 5 je ne veux ca-
cher à personne que cette musique, ce chant, m'ont
ravi au troisième ciel.
Après la messe, je suis monté au parloir; le parloir
ne faisait nulle disparate avec le reste : un vrai par-
loir de nouvelle galante, le parloir de Marianne, de
Mélanie, et, si vous le voulez même, le parloir de
Vert-Vert. Quel bonheur de se trouver en plein
xviif siècle tout à coup et tout à fait ! Malheureu-
sement, je n'avais aucune religieuse à y faire venir,
et je me suis contenté de voir passer deux jeunes
novices bleues qui portaient du café à la crème à
madame la supérieure. Là s'est arrêté mon ro-
man.
VI. Francfort.
Alexandre Dumas avait donc fait honneur à ma
lettre en vers datée de Strasbourg. Il m'avait envoyé
une forte somme qui me permit de sortir avec éclat
de l'hôtel du Soleil.
Je me hâtai d'aller prendre le bateau à vapeur
du Rhin et le lendemain j'arrivai à Mayence, le
surlendemain à Francfort.
1U KM l\ \l M EÎN. 39
Voici à pou près la physionomie de cette ville.
Francfort est entourée, depuis 1815. d'une cein-
ture de promenades qui remplacent ses antiques
fortifications. Quand on a parcouru ces allées riantes
qui aboutissent de tous côtés aux bords du Mein, on
peut s'aller reposer dans l'île verte et fleurie du
Mainlust. C'est là le centre des plaisirs de la popu-
lation, et aussi le rendez-vous des belles compagnies.
Du pavillon élégant qui domine ce jardin on admire
une des plus belles perspectives du monde, la vue de
Francfort s'étendant sur la rive gauche, avec ses
quais bordés d'une forêt de mâts, et du faubourg de
Sachsenhausen situé à droite, qu'un pont immense
joint à la ville 5 des palais aux riantes terrasses, de
longues suites de jardins et des restes de vieilles
tours embellissent les bords du fleuve, où le soleil
couchant se plonge comme dans la mer, tandis que
la chaîne du Taunus ferme au loin l'horizon de ses
dentelures bleuâtres. C'est une de ces belles et com-
plètes impressions dont le souvenir est éternel; une
vieille ville, une magnifique contrée, une vaste éten-
due d'eau : spectacle qui réunit dans une harmonie
merveilleuse toutes les œuvres de Dieu, de l'homme
et de la nature.
Dès qu'on pénètre dans les rues, on retrouve avec
plaisir cette physionomie de ville gothique qu'on a
rêvée pour Francfort, et que le goût moderne a pres-
que partout altérée dans les cités allemandes. Il y a
40 LORELV.
encore des rues tortueuses, des maisons noires, des
devantures sculptées, des étages qui surplombent,
des puits surmontés d'une cage de serrurerie, des
fontaines aux attributs bizarres, des chapelles et des
églises d'une architecture merveilleuse, mais qui
malheureusement, catholiques au dehors, sont pro-
testantes à l'intérieur, c'est-à-dire nues et dégra-
dées. L'esprit a été tué dans ces superbes envelop-
pes de pierre, et elles ressemblent aujourd'hui aux
coquillages de nos musées, où l'oreille attentive
croit distinguer un vent sonore, mais que la vie
n'habite plus.
Les rues de Francfort sont très animées, et les
étalages encombrés partout de marchandises: les
fourrures et les cristaux de Bohême font maudire à
chaque pas nos douanes françaises, et excitent le
voyageur aux projets de contrebande les plus immo-
raux. Je ne veux point cacher que nous rêvâmes tous
pendant plusieurs jours aux moyens d'introduire
frauduleusement dans notre patrie un certain nom-
bre de verres, de iioles, de carafes, et autres ravis-
santes bagatelles dont nos dames étaient folles et
que la douane ne laisse entrer à aucun prix. N'est-
ce pas là une cruelle raillerie de l'industrie française ?
mais la question est trop sérieuse pour que je veuille
l'entamer ici.
L'hôtel de ville de Francfort, qu'on appelle le
Rœmer, est d'un gothique peu ouvragé, surtout pour
ni RHIN A t MK IN. 4t
qui a vu les hôtels de la ville de Flandre. Les salles
basses sont remplies de boutiques et d'étalages,
comme l'était notre palais de justice de Paris, et la
décoration des salles conservées est plus curieuse
que brillante. La plupart ont été décorées, dans le
courant des deux siècles derniers, avec des pla-
fonds, des panneaux et des sculptures d'un rococo
allemand fort bizarre. Les salles des sénateurs ,
des bourgmestres, des conseillers, etc., appartien-
nent à ce goût suranné qui par toute l'Allemagne
a fleuri si hardiment dans l'intérieur des édifices
gothiques. Une seule salle, la fameuse salle des
Empereurs , conserve encore sa configuration pri-
mitive: mais on Ta si singulièrement peinte qu'elle
a maintenant tout l'effet d'un décor moyen âge de
l'Ambigu.
Cette salle n'a nullement, du reste, le caractère
imposant qu'on pourrait lui attribuer. Les Guides
du voyageur annoncent qu'elle contient les statues
et les armures de trente-deux empereurs d'Allema-
gne ; mais il faut bien dire que tout cela n'existe
qu'en peinture. Les trente-deux niches, qui répon-
dent à autant de nervures partant de la voûte et que
relient des arcs-boutants de bois sculpté, sont pein-
tes uniformément en couleur de marbre blanc et
noir, et sur la muraille même les statues des em-
pereurs sont figurées en trompe-l'œil, à dater, je
crois, du grand Witikind jusqu'à feu l'empereur
42 LOKELY.
François, que pourtant Napoléon a réduit à n'être
plus qu'empereur d'Autriche, et non d'Allemagne.
Ce qu'il y a là de merveilleux, c'est que la salle ne
contenant, en effet, que trente-deux niches, l'em-
pire a fini juste au trente-deuxième empereur. On
parle de gagner sur l'épaisseur du mur une trente-
troisième niche pour le César actuel -, mais nous
sommes certains que l'empereur d'Autriche se refu-
sera à cette plaisanterie de mauvais goût. Il n'y a
plus de César au monde, et Napoléon lui-même n'en
a été que le fantôme éblouissant !
On me permettra de ne point dire en quelle com-
pagnie nous fîmes un jour une excursion dans la
principauté de Hesse-Hombourg, ni à quelle char-
mante fête nous prîmes part dans un château go-
thique tout moderne, au milieu d'une épaisse forêt
de chênes et de sapins. Je croyais faire un de ces
romanesques voyages de Wilhelm Meister, où la vie
réelle prend des airs de féerie, grâce à l'esprit, aux
charmes et aux sympathies aventureuses de quel-
ques personnes choisies. Le but de l'expédition était
d'aller à Dornshausen, mot qui, dans la prononcia-
tion allemande, se dit à peu près Tournescmce. Or,
savez-vous ce que c'est que ce lieu, dont le nom est
si franchement allemand et si bizarrement fran-
çais à la fois? C'est un village où l'on ne parle que
notre langue, bien que l'allemand règne à cinquante
lieues à la ronde, même en dépassant de beaucoup
J)L RHIN AU M EIN. 43
la frontière française. Ce village est habile par les
descendants des familles protestantes exilées par
Louis XIV. Dornshausen leur fut donné à cette épo-
que, nra-t-on dit, par le prince électeur de Nassau,
et ils sont restés, eux et leur lignée, dans cet asile
austère et calme comme leur résignation et leur
piété.
Cette population est toute française encore, car
les habitants ne sont jamais mariés qu'entre eux, et
le beau langage du dix-septième siècle s'est transmis
à ceux d'aujourd'hui dans toute sa pureté. Vous
peindrez-vous toute notre surprise en entendant de
petits enfants, jouant sur la place de l'église, qui
parlaient la langue de Saint-Simon et se servaient
sans le savoir des tours surannés du grand siècle ?
Nous en fûmes tellement ravis que, voulant mieux
les entendre parler, nous arrêtâmes une marchande
de gâteaux pour leur distribuer toute sa provision.
Après le partage, ils se mirent à jouer bruyamment
sur la place, et la marchande nous dit : « Vous leur
avez fait tantdejcye que les voilà qui courentpre-
sentement comme des harlequins. » Il faut remar-
quer que le nom d'Arlequin s'écrivait ainsi du temps
de Louis XIV, avec un h aspiré, comme on peut le
voir notamment dans la comédie des Comédiens de
Scudéri.
N'est-ce pas là une merveilleuse rencontre, et qui
valait tout le voyage ? Je dois ajouter malheureuse-
44 LOHELY.
ment que cette population française de Dornshausen
n'est pas physiquement brillante, bien qu'elle ait,
nous a-t-on dit, donné le jour à M. Ancillon, le mi-
nistre de Berlin. Les Allemands que nous rencon-
trions en nous y rendant nous disaient : « Vous allez
entrer dans le pays des Bossus. » Il est vrai que
jamais nous ne vîmes plus de bossus que dans ce
canton ; cette race, qui ne s'est jamais mélangée,
est grêle et rachitique, comme la noblesse espagnole,
qui de même ne se marie qu'entre elle. Les familles
de Francfort prennent des servantes à Dornshausen,
afin d'apprendre le français à leurs enfants. Le grand
souvenir de la révocation de l'édit de Nantes et d'une
si noble transmission d'héritage aboutit à cette vul-
gaire spécialité.
Après un mois de séjour, nous avons quitté Franc-
fort dont j'aurai à reparler plus tard.
VII* llaiiheim et Heidelberg»*
Nous venions de remonter le Rhin, de Mayence à
Manheim, toute une longue journée; nous avions
passé lentement devant Spire éclairée des derniers
rayons du jour, et nous regrettions d'arriver en
pleine nuit à Manheim, qui présente le soir, comme
Mayence, l'aspect d'une ville orientale. Ses édifices
de pierre rouge, ses coupoles, ses tours nombreuses
aux flèches bizarres, confirment cette illusion, qui
1) l RHIN AL ME IN. 45
serait beaucoup plus complète encore si le soleil ne
se couchait pas sur la rive opposée du fleuve. Mais
un clair de lune très pur nous rendit une partie de
l'effet que nous espérions. Mon illustre compagnon
de voyage put emporter de ce spectacle une impres-
sion assez complète pour que je doive me dispenser
d'en rendre compte au public avant ou après lui.
La même raison m'interdirait la description in-
térieure de Manheim, si je n'étais habitué à traver-
ser les villes en flâneur plutôt qu'en touriste, con-
tent de respirer l'air d'un lieu étranger, de me mêler
à cette foule que je ne verrai plus, de hanter ses bals,
ses tavernes et ses théâtres, et de rencontrer par
hasard quelque église, quelque fontaine, quelque
statue qu'on ne m'a pas indiquée et qui souvent
manque en effet sur le livret du voyageur. J'aurai
donc fini ma description en deux mots. Cette ville
est fort jolie, fort propre, et toute bâtie en damier.
Les grands-ducs de Bade ont été de tout temps fa-
natiques de la ligne droite ou de la courbe régulière ;
ainsi Carlsruhe est bâtie en éventail ; du centre de
la ville, où est situé le palais, on peut regarder à la
fois dans toutes les rues \ le souverain, en se mettant
à sa fenêtre, est sûr que personne ne peut entrer ou
sortir des maisons, circuler dans les rues ou sur les
places, sans être vu de lui. Une ville ainsi construite
peut épargner bien des frais de police et de surveil-
lance de tout genre. Manheim, cette seconde capi-
3.
46 LORELY.
taie du duché, ne le cède guère à Carlsruhe sous ce
rapport. Il suffit d'une douzaine de factionnaires
postés aux carrefours à angles droits pour tenir en
respect toute la cité. C'est pourtant à Manheim que
fut commis l'assassinat de Kotzebue par Cari Sand 5
mais aussi faut-il dire qu'à peine sorti de la maison
de sa victime, Sand se trouva saisi par les pacifiques
soldats du grand-duc.
Cette lugubre tragédie nous préocupait avant tout
dans le court séjour que nous fîmes à Manheim -, aussi
nous fûmes heureux d'apprendre que le célèbre
acteur tragique Jerrmann se trouvait alors dans la
ville. Nous l'allâmes demander au théâtre, sûrs qu'il
serait charmé de nous servir de cicérone et d'obliger
à la fois un poëte dramatique et un feuilletoniste
français, lui qui, quoique Allemand, a joué les
tragédies de Corneille à la Comédie -Française.
M. Jerrmann était à la répétition. Dès que nous
apprîmes que c'était le Roi Lear qu'on répétait ,
nous demandâmes à être introduits, ce qu'on nous
accorda facilement, toujours en raison de nos qua-
lités.
L'intérieur des théâtres allemands est complète-
ment semblable à celui des nôtres; nos habitudes
de coulisses nous servirent donc merveilleusement
à gagner sans bruit une place au parterre, et là nous
entendîmes deux beaux actes, joués en redingotes et
paletots, mais avec celte intelligence et cette har-
DU il 111 N Al MKIX. 47
inonie d'ensemble que l'on admire sur les plus pe-
tites scènes de l'Allemagne.
Toutefois cette épithète ne peut être donnée à
celle de Manheim. Nous songions avec un saint res-
pect, auquel aidait du reste l'obscurité du lieu, que
ce lut à ce théâtre même que Ton représenta les
premiers drames de Schiller. La répétition qui avait
lieu devant nous montrait que ce noble théâtre n'a-
vait pas dégénéré.
Dès que M. Jerrmann fut averti de notre présence,
il vint à nous, se félicita surtout de faire la connais-
sance d'un auteur dont il avait traduit plusieurs
ouvrages, et voulut bien nous montrer la ville en
détail. Nous visitâmes la résidence tout à fait royale
des vastes jardins qui côtoient le Necker, prêt à se
jeter dans le Rhin-, nous admirâmes la disposition
des massifs de verdure, les longs chemins sablés qui
vont se perdre au bord du fleuve, les pelouses touf-
fues, et ce cercle d'eaux vives qui partout encadre
l'horizon -, mais nous fûmes distraits facilement de
cette admiration, lorsque M. Jerrmann nous apprit
que dans ces jardins mêmes, le long d'une de ces
allées, Cari Sand s'était rencontré avec Kotzebue,
qu'il devait frapper trois heures plus tard, et, sans
le connaître, avait croisé sa marche plusieurs fois.
Je ne prétends pas raconter cette histoire si con-
nue, que d'ailleurs l'autre plume, plus sûre et plus
dramatique, a nouvellement retracée clans tous ses
48 L OR EL Y.
détails ; je glane seulement quelques souvenirs
échappés ou négligés comme de peu d'importance ;
d'ailleurs, Cari Sand obtiendra toujours un privilège
d'intérêt.
En sortant de la résidence par une galerie laté-
rale, nous rencontrâmes l'église des Jésuites, bâtie
en style rococo, dont la grille est un chef-d'œuvre
de serrurerie du temps. Je n'oserais affirmer que le
portail ne soit pas orné de divinités mythologiques;
peut-être aussi sont-ce de simples allégories chré-
tiennes ; mais alors la Foi ressemblerait bien à Mi-
nerve, et la Charité à Vénus. Du reste, le théâtre est
situé tout en face, et ses muses classiques paraissent
être de la même époque et des mêmes sculpteurs.
C'est un magnifique bâtiment qui tient la moitié de
la place. Deux rues plus loin, nous arrivâmes à la
maison de Kotzebue, qui n'a rien de remarquable à
l'extérieur. On sait tout ce qui s'y passa. Cari Sand,
arrivé le matin même, vint demander à parler à
l'écrivain célèbre, qui était soupçonné d'avoir vendu
sa plume à la Russie. On fit entrer le jeune homme
dans une pièce du rez-de-chaussée. Ce jour-là même
(c'était dans la soirée), Kotzebue recevait du monde,
plusieurs dames venaient d'arriver. A peine Kotze-
bue fut-il entré dans la chambre où Sand l'atten-
dait, que ce dernier se jeta sur lui et le frappa d'un
poignard. La fille de Kotzebue entra la première et
se précipita en criant sur le corps de son père. Sand,
I) l Hll IN Al M El N. 41)
ému vivement de ce spectacle, sortit rapidement de
la maison, et, près d'être saisi par des soldats qui
passaient, il se frappa lui-même en criant : Vive
l'Allemagne! La blessure qu'il se fit alors fut si
grave, qu'il en souffrit continuellement pendant les
dix mois que dura son procès, et en serait mort sans
doute dans le cas même où sa liberté lui aurait été
rendue.
Plus loin, Ton nous montra l'auberge où il était
descendu et où il avait diné à table d'hôte le jour
même de l'assassinat. Après le repas, il était resté
une demi-heure encore à causer sur la théologie avec
un ecclésiastique. Toute la ville est remplie de ce
drame, et les habitants n'ont guère d'autres récits
à faire aux étrangers. On nous conduisit encore au
cimetière, où la victime et l'assassin reposent dans
la même enceinte. Seulement Cari Sand est enterré
dans un coin, et la place où furent déposés son corps
et sa tête n'a d'autre ornement qu'un prunier sau-
vage. Pendant longtemps ce fut, nous dit-on, un
lieu de pèlerinage, où l'on venait de toute l'Allema-
gne ; le prunier était dépouillé de toutes ses feuilles
et de toutes ses branches à chaque saison.
La tombe de Kotzebue avait eu aussi ses fidèles
moins nombreux. C'est un monument de pierre grise
d'une apparence bizarre. Une pierre carrée qui le
surmonte, posée sur un de ses angles, est soutenue
par deux masques antiques qui expriment la dou-
50 LOKELY.
leur. Le tout a un aspect de tombeau païen, qui
convient assez aux mânes philosophiques du voltai-
rien Kotzebue. On ne peut douter qu'il n'y ait eu
dans l'action de Cari Sand beaucoup de fanatisme
religieux.
Nous remontâmes en voilure à la porte du cime-
tière pour nous diriger vers Heidelberg où nous de-
vions coucher. La soirée était charmante après une
belle journée d'automne; la foule bigarrée rentrait
déjà dans la ville, abandonnant les jolies maisons de
campagne, les jardins publics, les cafés et les bras-
series ; la plupart nous saluaient sans nous con-
naître, comme c'est l'usage dans le pays de Bade,
et ce tableau du retour en ville d'une population
calme et bienveillante, qui avait assurément bien
employé sa journée, nous faisait penser à Auguste
Lafontaine et à Gessner. Pourtant mon compagnon
ne pouvait s'arracher au souvenir sanglant de Cari
Sand. Il venait devoir le cimetière, il voulait encore
voir le lieu de l'exécution, tant c'est un fidèle voya-
geur et un fidèle historien. On nous avait bien dit
que nous rencontrerions, au sortir de Manheim, une
grande prairie verte, à gauche, et que c'était là ; mais
rien n'indiquait le lieu particulier du sacrifice. Nous
n'osions trop arrêter les paysans pour nous le mon-
trer, de peur d'inquiéter la police du pays-, mais on
nous apprit depuis qu'il était aussi simple de parler
de cela, dans le duché, que de la pluie et du beau
DU RHIN AL MEIN. 51
temps. Un vénérable monsieur, nous voyant arrêtés
sur la route, se douta de l'objet de notre attention,
et nous indiqua tout dans le plus grand détail. Ici
était Técliafaud, là les troupes rangées dès la pointe
du jour ; par là l'on attendait les étudiants d'Hei-
delberg • mais ils arrivèrent trop tard, l'heure ayant
été avancée; ils ne purent que tremper leurs mou-
choirs dans le sang et se partager les reliques de celui
qu'ils appelaient le martyr.
Notre interlocuteur voulut bien nous donner une
foule d'autres détails, tant sur cette fatale journée
de l'exécution que sur le caractère, les habitudes et
les conversations de Sand pendant les dix mois de
captivité qui précédèrent sa mort 5 il nous offrit de
nous conduire chez lui pour nous faire voir un por-
trait unique qu'il avait fait faire lui-même à cette
époque, mais il était trop tard pour que nous pus-
sions nous arrêter encore à Manheim. Lorsque nous
remerciâmes cet obligeant inconnu en prenant congé
de lui, il nous dit : « Vous venez de causer avec le
directeur de la prison de Manheim, qui a gardé Sand
pendant dix mois. » Il n'eût pas été moins étonné
s'il eût su à qui il venait de parler lui-même, mais
mon compagnon ne jugea pas à propos de compléter
le coup de théâtre.
Je croyais pour ma part en avoir fini avec Sand,
dont je n'ai jamais beaucoup affectionné l'héroïsme,
sans nier toutefois l'espèce de grandeur qui s'attache
52 LOKELY.
à ce souvenir- mais un écrivain consciencieux a des
curiosités qui sont aussi des devoirs, et c'est ce qui
va expliquer jusqu'à quelles profondeurs d'investi-
gation nous dûmes descendre, mon compagnon de
route et moi, lui pour les charges de sa renommée,
et moi pour l'agrément de sa société.
Le directeur de la prison nous avait parlé beau-
coup de l'exécuteur qui avait tranché la tête de
Sand. Un crime est une chose si rare dans le duché
de Bade, que cette profession est presque une siné-
cure. Toutefois elle rapporte près de trois mille flo-
rins, sans compter une foule de bénéfices accessoires.
L'exécution de Sand fut une fortune pour cet homme,
qui vendit tous les cheveux du jeune homme un à
un, à la moitié de l'Allemagne. Je vous dirai que
ce serait là un terrible peuple, si ce n'était bien évi-
demment le plus heureux des peuples et le mieux
gouverné peut-être. Je vais citer un trait qui montre
que ce fanatisme alla jusqu'au ridicule le plus vio-
lent. Le même exécuteur, connu pour un des plus
grands admirateurs de son héros, fit construire, en
découpant le bois de l'échafaud, une tonnelle égayée
de vignes grimpantes, où l'on venait pieusement
boire de la bière à la mémoire de Sand.
Puisque j'en dis tant déjà, il faut tout dire. Nous
apprîmes que, le bourreau de Sand étant mort, son
fils continuait le même état, et demeurait à Hei-
delberg. On nous conseilla de l'aller voir. Sur notre
Dl RHIN Ai: MEIN. 53
premier mouvement de répugnance, on nous répon-
dit qu'en Allemagne les exécuteurs n'étaient pas
précisément entourés du même préjugé que chez
nous. Le bourreau est ordinairement, dit-on, dune
famille noble déchue. Dans les cérémonies du siècle
passé, il marchait à la suite du cortège de la no-
blesse, et en tête, par conséquent, de celui des bour-
geois. En outre, il est tenu d'avoir pris le grade de
docteur en chirurgie. C'est donc une sorte de méde-
cin, qui coupe la tête comme les autres couperaient
une jambe : peut-on dire que ses opérations aient
seules le privilège de donner la mort?
C'était au bout de la ville d Heidelberg, riante et
brumeuse, encaissée par les montagnes, baignée par
le Necker, pleine d'étudiants, de cafés et de bras-
series, avec son beau château de la Pienaissance à
demi-ruiné. Quel dommage! un château de Touraine
dans une forteresse de Souabe ! Mais la description
sera pour une autre fois : au bout de la ville, dis-je,
la dernière maison, à gauche... Comme tout cela
est allemand et romantique ! et tout cela est vrai
pourtant... C'est la maison du docteur Widmann,
c'est la sienne.
VIII, Une visite au bourreau de ilanheim.
Nous n'étions pas sans émotions en touchant le
marteau de ce logis d'une apparence particuliè-
rement propre et gaie. Des enfants de la ville s'as-
54 LORELY.
semblaient derrière nous, mais sans mauvaise in-
tention ; à Paris, l'on eût jeté des pierres. Une seule
idée nous fît rire : ce fut le souvenir d'un monsieur,
dégoûté de la vie, qui avait fait une visite pareille
à M. Samson, et lui avait dit, en le saluant poli-
ment : a Monsieur, je désirerais que vous me guil-
lotinassiez.» Cet imparfait du subjonctif d'un pareil
verbe m'a toujours paru fort plaisant.
Nous voilà donc toujours frappant à la porte du
bourreau , car on n'ouvre pas. Quel épisode pour un
de ces romans qu'on faisait il y quelques années !
Mais le temps n'était plus de ces ogreries littéraires,
et notre démarche était bien naïve et toute dans
l'intérêt de l'art et de la vérité.
Au bout de dix minutes, nous entendîmes un
bruit de talons éperonnés, puis on ouvrit la porte
en tirant beaucoup de verrous. Un homme fort
jeune, un peu trapu dans sa taille, à la figure ro-
mantique, nous demanda ce que nous voulions ,
sans nous prier d'entrer. Nous lui dîmes que nous
étions écrivains et cherchions à réunir des rensei-
gnements sur Cari Sand. Alors il nous ouvrit en
tièrement la porte et nous indiqua une salle de
"rez-de-chaussée fort claire, nous priant d'attendre
qu'il eût refermé la lourde porte, ce qu'il fit avec
soin.
La chambre où il nous rejoignit après un ins-
tant, et qui semblait être son cabinet de tra-
DU 1IH1N AL ME IX. 55
vail, était ornée de gravures et d'oiseaux empaillés.
((Vous êtes chasseur?» lui dit mon compagnon en
frappant sur un fusil à deux coups suspendu au mur.
11 répondit par un signe. Pendant l'instant que
nous étions restés seuls, j'avais pu jeter les yeux sur
une bibliothèque où se trouvaient des livres d'histoire
et de poésie. La table placée au milieu de la chambre
était couverte de livres et de feuilles manuscrites;
sur la cheminée il y avait des bocaux d'animaux
conservés dans l'esprit - de - vin -, il nous apprit
lui-même qu'il s'occupait beaucoup d'histoire na-
turelle. On comprend que notre conversation ne
pouvait rester longtemps dans le vague ; nos préoc-
cupations historiques pouvaient seules donner quel-
que convenance à notre visite, surtout vis-à-vis
d'un homme auquel il paraissait impossible d'offrir
quelque rémunération. Le docteur Widmann nous
donna encore beaucoup de détails, dont plusieurs
répétaient ceux que nos passants de la veille nous
avaient racontés déjà -, il nous fit voir même, après
quelque hésitation , le sabre dont son père s'était
servi : la forme nous étonna.
Nous nous étions imaginé jusque-là que l'on en-
levait la tête fort simplement d'un bon coup de
sabre de dragon ou de cimeterre à la turque. L'ins-
trument que nous avions sous les yeux confondait
toutes nos idées. Le tranchant était en dedans
comme celui d'une serpette; de plus, la lame était
56 LOKELY.
creuse et contenait du vif-argent, afin que, l'élan
étant donné au sabre, ce métal, se portant vers la
pointe, rendit le coup plus assuré. Ainsi toute l'a-
dresse du... docteur consiste à combiner un mou-
vement de rotation autour du col, qui, avant de
toucher l'os, enlève presque toute la chair- on ne
tranche donc pas la tête , on la cueille pour ainsi
dire. Nous nous contentâmes de l'explication sans
demander aucune expérience.
D'ailleurs, notre pauvre exécuteur de Bade n'a
jamais exercé le terrible état de son père. 11 nous a
confié même qu'il tremblait tous les jours qu'il se
commît un crime dans le duché, ce qui est heureu-
sement fort rare, et qu'il ne savait trop à quoi il
se résoudrait dans ce cas. Curieux comme des An-
glais, nous demandâmes encore à voir la tonnelle
dont on nous avait parlé à Heidelberg. Le docteur
Widmann, n'ayant pas le temps de nous accompa-
gner au jardin de son père où elle se trouve, appela
son domestique, qui nous y conduisit à travers les
champs.
Ce jardin est situé au sommet d'une colline char-
gée de vignes. Un joli pavillon, autrefois ouvert aux
buveurs et maintenant fermé depuis que l'enthou-
siasme s'est refroidi par le temps, s'élève au centre
de cette petite propriété, et, des deux côtés de ce
pavillon , il y a une tonnelle dont le bois disparait
sous les pampres. Mais laquelle des deux est la ton-
DU KHIX Al MKIX. 07
lielle sacrée aux fidèles de Cari Sand. Notre scru-
pule historique allait à ce point que nous voulions
pouvoir dire si c'était celle de gauche ou de droite. Le
valet l'ignorait lui-même, mais il nous dit: « Avez-
vous un couteau? — Oui; pourquoi faire? — Pour
faire une entaille dans le bois. Les échafauds se
font en sapin. » En effet , l'un des berceaux était
en chêne, l'autre en sapin.
11 y a quelques mois, j'ai traversé de nouveau ce
beau duché de Bade, qui est le plus charmant pays
de l'Allemagne, je le sais à présent -, l'hiver ne lui
avait pas enlevé tout son charme; sous un ciel un
peu pâle, l'horizon se teignait toujours de la verdure
éternelle des sapins ; les monts couronnés de châ-
teaux s'élançaient toujours du sein de cette Forêt-
Noire qui règne sur une étendue de cent lieues, et la
pierre rouge des édifices, des églises et des palais
semblait toujours chauffée des rayons d'un soleil
ardent. Quand j'arrivai à Carslruhe, on ne parlait
que d'une séance orageuse de la chambre des dépu-
tés (de Bade), qui venait d'avoir lieu la veille. Des
membres de l'opposition avaient demandé l'abolition
de la peine de mort; le parti conservateur s'était vi-
vement prononcé contre cette proposition. Enfin ,
des esprits modérés avaient proposé un amendement
qui devait concilier les partisans des coutumes
féodales et les propagateurs des idées nouvelles.
Ces philanthropes demandaient l'introduction de la
58 L Ôîi EL Y.
guillotine, pour remplacer le vieux système cVexé-
cution.
Cette motion révolutionnaire a été au moment de
triompher. Seulement les conservateurs ont expri-
mé leurs craintes que l'introduction de la guillo-
tine ne fût un acheminement vers les idées libé-
rales, et ne provoquât la sympathie du peuple pour
les autres institutions progressives de la France.
La question en est encore là, je crois. Notre con-
naissance d'Heidelberg, le docteurWidmann, attend
sans doute avec impatience la décision représenta-
tive qui, probablement, fixera son sort et ses attri-
butions futures. Je doute que ce jeune homme, qui
paraissait effrayé de sa condition, terrible et noble
à la fois, de chirurgien de gens bien portants, se
résigne à l'humble emploi que nos mœurs ont fait à
ses pareils , et qui ressemble terriblement à un ser-
vice de portier.
II
SOUVENIRS DE THURINGE.
A ALEXANDRE DUMAS.
I. L'opéra de Faust à Francfort.
Je vais avec peine — et plaisir, — vous rappeler
des idées et des choses qui datent déjà de dix années.
Nous étions à Francfort sur Mein, où nous avons
écrit chacun un drame dans le goût allemand. —
J'y reviens seul aujourd'hui.
La ville ira guère changé malgré les révolutions 5
les promenades qui l'entourent depuis 1815, et qui
remplacent ses fortifications, ont seules gagné de
l'ombrage et de la fraîcheur, Arrivé le soir, par le
chemin de fer de Mayence, j'étais, du reste, plus
avide de spectacle que de promenades, et je me suis
informé bien vite de ce qu'on jouait au grand théâ-
tre. — On jouait Faust avec la musique de Spohr.
Nous avions si souvent discuté ensemble sur la
possibilité de faire un Faust dans le goût français,
sans imiter Goethe l'inimitable, en nous inspirant
60 LORELY.
seulement des légendes dont il ne s'est point servi ,
— que, malgré l'heure avancée, je me hâtai d'aller
voir au moins la seconde partie de Topera.
Il était huit heures; et le spectacle finissait à
neuf. — Vous rappelez-vous cette grande salle ,
située au bout des allées de la promenade, et où
nous avons vu représenter Griseldis, dans la loge
de la famille Rothschild?... C'était beau, n'est-ce
pas, cette pièce héroïque, qui a été en Allemagne le
dernier soupir de la tragédie? Et quelle émotion
l'actrice inspirait, même à ceux qui ne compre-
naient pas la langue; — et quel drame populaire
que celui-là, dans lequel une reine est obligée, au
dénoûment, de demander pardon à la fille d'un
charbonnier !
La salle, cette fois, était garnie d'une foule plus
compacte et plus brillante que celle que nous avions
vue assister à Griseldis. C'est qu'ici comme partout
la musique exerce l'attraction principale. La salle
est fraîchement restaurée, jaune et or, — et l'on
voit toujours au-dessus du rideau l'horloge qui,
continuellement, indique l'heure aux spectateurs :
attention toute germanique.
Lorsque j'entrai, on en était à cette scène de bal
où l'on danse une sarabande dans laquelle chacun
tient un flambeau à la main ; rien n'est plus gracieux
et plus saisissant. Chaque couple s'éloigne ensuite
et disparaît tour à tour dans la coulisse, et le nombre
SOUVENIRS DK THURINGE. (il
des flambeaux diminuant ainsi , amène peu à peu
l'obscurité, image de la mort. — Puis le tam-tam
résonne et le diable parait.
Quelle entrée! Alors éclate un chant de basse
moitié mélancolique et moitié sauvage, tour à tour
énergique et chevrotant , avec des modulations
finales dans le goût du dix-huitième siècle, qu'in-
terrompent des accords stridents. L'acteur a laissé
quelque chose à désirer dans l'exécution de ce
morceau, développé à la manière de l'air de la
Calomnie. La musique de Spohr rappelle beaucoup
celle de Mozart. Ayez soin , si jamais vous mettez à
la scène un Faust, comme je crois que vous en avez
l'intention, de faire le diable très-rouge de figure \
c'est ainsi qu'on le représente en Allemagne, et cela
est d'un bon effet.
Ensuite, j'admirai la facilité des changements à
vue : une toile qui tombe et deux pans de coulisse
qui avancent, voilà tout : excepté dans les décora-
tions compliquées. Nous étions tout à l'heure dans
un palais, nous voilà dans une rue; puis voici la
campagne éclairée des feux du soir. Faust roucoule
son amour à la blonde enfant qu'il aime, et le diable
ricane dans le fond, avec une ariette de vieux buveur.
Nous passons à une salle gothique : quatuor
magnifique qui finit par devenir un quintette. —
Toute la salle éclate de rire. Qu'est-ce donc? C'est
le diable qui vient d'entrer avec un costume de
4
62 LORELY.
jésuite ; — la ville protestante de Francfort se per-
met cette allusion irrévérente. Le visage rouge du
diable se découpe comme un as de cœur entre la
souquenille et le chapeau noirs. Mais ce n'est plus
le temps de rire 5 — l'heure sonne au cadran du ciel;
Méphistophélès fait un signe ; — un démon entière-
ment rouge sort de terre et pose la main sur Faust:
— le diable de la pièce est trop grand seigneur pour
l'emporter lui-même. Puis l'œil plonge dans les
cavernes souterraines 5 une pluie de fusées tombe
du cintre... et le spectacle est terminé... à neuf
heures. Un théâtre qui a une horloge est un théâtre
consciencieux. Aussitôt que la représentation dé-
passe l'heure de quelques minutes, on siffle. Je vous
recommande aussi cela comme amélioration à intro-
duire chez nous.
Il n'y a rien à tirer du libretto que Spohr a ré-
chauffé des sons de sa musique; mais à ce propos je
veux vous entretenir de quelques recherches que
j'ai faites sur ce personnage, en traversant les Pays-
Bas pour me rendre ici. Faust, pour un grand nombre
d'érudits, est le même que le Johann Fust, dont le
nom brille entre ceux de Gutenberg et Faust
Schœffer, autour du célèbre médaillon des éditions
stéréotypes. Il y a trois têtes barbues qu'on a réunies,
ne sachant au juste laquelle des trois avait réelle-
ment inventé cette terrible machine de guerre ap-
pelée h presse.
SOUVENIRS DE THUIUXGK. 63
Strasbourg célèbre Gutenberg; Mayence célèbre
Faust. Quant à Schœfter, il n'a jamais passé que
pour le serviteur des deux autres. Faust était orfèvre
à Mayence, Gutenberg, simple ouvrier, l'aida dans sa
découverte, et cette union du capitaliste inventeur
avec le travailleur ingénieux produisit ce dont nous
usons et abusons aujourd'hui.
Faust était, dit-on, le gendre de Laurent Coster,
imagier à Harlem. Ce dernier avait déjà trouvé l'art
d'imprimer les figures des cartes. Faust eut Tidée, à
son tour, de tailler sur bois les légendes, c'est-à-dire
les noms de Lancelot, iï Alexandre ou de Pal las,
qui, jusque-là, avaient été écrits à la main. Cette
pensée en fit naitre encore une autre chez Faust, ce
fut de sculpter des lettres isolées, en bois de poirier,
afin d'en former facultativement des mots. Guten -
berg, chargé d'assembler ces lettres, eut à son tour
l'idée de les faire fondre en plomb, et Schœflér, le
travailleur en sous ordre, qui, à ses moments perdus,
était vigneron, conçut la pensée d'employer, pour
la reproduction nette des caractères, une sorte de
machine établie dans le système du pressoir qui foule
les raisins.
Telle fut la triple combinaison d'idées qui sortit
de ces trois têtes, — semblable dans ses résultats aux
trois rayons tordus de la foudre de Jupiter.
Rentrerons-nous dans le roman en admettant la
légende qui suppose que Faust, s'étant ruiné dans
64 LORELY.
les premiers frais de son invention, se donna au
diable afin de pouvoir l'accomplir? Ceci est proba-
blement une invention des moines du temps, irrités,
et de l'effet prévu de l'imprimerie, et du tort qu'elle
leur faisait dans leurs intérêts comme copistes de
manuscrits.
Voici comment quelques auteurs supposent que
Faust conçut l'idée de la reproduction des lettres.
— En sa qualité d'orfèvre, il avait été chargé d'exé-
cuter les fermoirs d'une Bible, dont le supérieur
d'un couvent voulait faire présent à Tévêque de
Mayence.
Il se rendit au couvent pour remettre son travail
et se faire payer. On le fit attendre dans une salle,
dont le centre était occupé par une vaste table, au-
tour de laquelle une vingtaine de moines travail-
laient assidûment.
A quoi travaillaient ces moines? Ils s'occupaient
à gratter des manuscrits grecs et latins pour les
rendre propres à subir une écriture nouvelle. Faust
jeta les yeux sur un Homère dont les premières lignes
allaient disparaître...
« Malheureux! dit -il au moine, que veux -tu
écrire à la place de l'Iliade? »
Et ses yeux tombaient attendris sur le vers qu'on
peut traduire ainsi :
Il s'en allait le long de la mer relenlissante.
soin i:.\ dis i) i: i ni RINGE. f>5
En ce moment le supérieur entrait. Faust lui de-
manda à quel usage on destinait ces feuilles quand
elles seraient grattées.
Il s'agissait de reproduire un livre de controverse,
Thomas A' Kempis, ou quelque autre. Faust ne de-
manda d'autre prix de son travail que ce manus-
crit, qu'il sauva ainsi de la destruction. Les moines
sourirent de sa fantaisie et de sa simplicité. Il fal-
lait un écrit pour quïl pût sortir du couvent avec
le livre. Le prieur le lui donna obligeamment, et
imprima son cachet sur le parchemin. Un trait de
lumière traversa l'esprit de l'orfèvre, il pouvait s'é-
crier : Eurêka! comme Archimède. Et combien il
faut reconnaître la main de la Providence dans la
combinaison de deux idées, quand on songe que
depuis des milliers d'années on avait imprimé des
sceaux et des cachets avec légendes , des inscrip-
tions même (comme on en a retrouvé à Pompéi),
qui servaient à marquer les étoffes ! Faust concevait
la pensée de multiplier les lettres et les épreuves
pour reproduire la parole écrite.
Faust emporta, comme la proie de l'aigle, le ma-
nuscrit et Fidée. — Cette dernière ne se présentait
pas encore nettement à son esprit.
« Quoi! se disait-il, il peut dépendre de l'igno-
rance ou de l'intention funeste de quelques cou-
vents de moines de détruire à tout jamais la tradi-
tion intelligente et libre de l'esprit humain! Les
4.
66 LOKELY.
chefs-d'œuvre des philosophes et des poètes, qu'ils
appellent profanes, pourraient entièrement périr
par le crime d'un fanatisme aveugle, comparable à
celui qui anéantit jadis la bibliothèque d'Alexan-
drie! L'ordre d'un pape — tel que Borgia, qui règne
à Rome, — suffirait pour faire exécuter cela dans
toute la chrétienté-, — car les moines sont à peu
près les seuls dépositaires de ces trésors qu'ils pré-
tendent conserver.... »
En se répétant cela , en serrant contre sa poi-
trine Y Homère qu'il venait de sauver, et qui peut-
être était le dernier, Faust rêvait à la reproduction
du cachet du supérieur, à la possibilité de graver
des pages entières de lettres en relief, qui vien-
draient se marquer sur des tablettes ou sur du
vélin... Rentré dans sa maison, et en proie aux
combinaisons de son esprit, il ne songeait pas que
la misère et le désespoir, cortège ordinaire du gé-
nie, venaient d'y pénétrer avec lui.
Peut-être est-ce là l'idée de cette scène du barbet
noir que Faust rencontre dans une promenade, et
qui, une fois dans sa chambre, grandit jusqu'au pla-
fond et révèle l'esprit du mal.
Tout le monde connaît les souffrances de Y inven-
teur, — si admirablement décrites par Balzac dans
la Recherche de l'absolu et dans Quinola. Celles de
Faust, si l'on en croit les légendes, ne le cédèrent
à aucun autre. Persécuté en Allemagne, il vint à
SOUVENIRS DE TIllRINCE. G7
Paris avec sa première Bible imprimée, et se pré-
senta à Louis XI, qui d'abord l'accueillit bien. Mais
le fanatisme guettait sa proie -, — on parvint à le
faire passer pour sorcier, et il faillit être brûlé en
place de Grève, pour avoir vendu des Bibles entière-
ment semblables Tune à l'autre, — et qui n'avaient
pu être exécutées que par artifice diabolique...
C'est comme magicien que les légendes répan-
dues ou fabriquées par les moines le considèrent
principalement. Il en existe d'innombrables , tant
en Allemagne qu'en France, où la Bibliothèque
bleue a réuni ses exploits principaux. Le plus cu-
rieux de tous est celui qui consiste à avoir avalé
sur une route une voiture de foin qui gênait son
passage, — avec les chevaux et le cocher.
Il y a aussi la scène de fantasmagorie à la cour
de l'empereur d'Allemagne, dans laquelle ce dernier
prie l'enchanteur de le faire souper avec Alexandre,
César et Cléopâtre. Ce qui, dit-on, eut lieu en effet.
Goethe s est servi, dans le second Faust, de cette
anecdote, en la modifiant et en faisant apparaître
Hélène, ce qui appartient encore à la tradition primi-
tive. On se demande pourquoi celle-ci suppose una-
nimement que Faust avait commandé au diable de
ressusciter pour lui la belle Hélène de Sparte, dont
il eut un fils, et avec laquelle il vécut vingt-quatre
ans, aux termes de son pacte? Peut-être est-ce
le souvenir de l'anecdote relative au manuscrit
68 LOKELY.
de Y Iliade qui conduisit à cette idée. L'admirateur
d'Homère devait être en esprit l'amant d'Hélène.
Dans le Faust primitif qui se joue en Allemagne,
sur les théâtres de marionnettes, on voit paraître ce
personnage d'Hélène. Là, le diable s'appelle Caspar,
et un duc de Parme y joue le rôle de l'empereur,
qu'on n'aurait pas sans doute laissé représenter
sous forme de pantin.
On peut citer encore le roman de Klinger, sur
Faust, écrit très-spirituellement à la manière de Di-
derot, et dans lequel on voit Faust porter son inven-
tion dans toutes les cours de l'Europe, sans réussir
à autre chose qu'à se faire rouer, pendre ou brûler,
ce dont le diable le sauve toujours au dernier mo-
ment, en vertu de leur pacte. Dans chacun des pays
où il se réfugie tour à tour, il ne voit que meur-
tres , débauches et iniquités : en France, Louis XI ;
en Angleterre, Glocester ; en Espagne, l'Inquisition;
en Italie, Borgia.... Si bien que le diable lui dit :
a Quoi ! tu te donnes tant de peine pour ce misé-
rable genre humain? — Pour le sauver! pour le
transformer!.... s'écrie Faust, car l'ignorance est
la source du crime. — Ce n'est pas , répond le
diable, ce qui se dit dans l'histoire du pommier...»
Il n'est pas dans tout cela question de Margue-
rite; c'est que Marguerite est une création de Goethe,
et même le type d'une femme qu'il avait aimée.
Cette figure éclaire délicieusement toute la pre-
SOUVENIRS DE THURINGE. 69
mière partie de Faust, tandis que celle d'Hélène,
dans la seconde partie, est généralement moins
sympathique et moins comprise, quoiqu'elle appar-
tienne exactement à la tradition.
II. La statue de Goethe*
Vous comprenez, mon ami, combien j'ai été heu-
reux en me levant, le lendemain matin, de ren-
contrer sur cette même place du théâtre, au milieu
des arbres, un monument qui n'existait pas lorsque
nous nous trouvions ici ensemble : la statue colos-
sale de Goethe, par Swanthaler.
La place aussi s'appelle aujourd'hui Goëthe-platz.
Francfort n'a dans ses murs que deux statues, celle
de Goethe et celle de Charlemagne. La première
en bronze, l'autre en pierre rouge du Rhin.
Goethe a été représenté dans l'attitude de la mé-
ditation, appuyé du coude sur un tronc de chêne
autour duquel s'enlace la vigne. La composition
est fort belle ainsi que celle des bas-reliefs qui en-
tourent le piédestal. On voit sur la face du devant
trois figures , qui représentent la Tragédie, la Phi-
losophie et la Poésie; sur les autres côtés les prin-
cipales scènes de ses drames, de ses poëmes et de ses
romans. Werther et Mignon occupent une face en-
tière, l'un ayant au bras Charlotte, l'autre accom-
pagné du vieux joueur de harpe.
70 LORELY.
Après avoir admiré la statue, je suis allé voir la
maison de la rue du Marehé-aux-Herbes, où le poëte
est né il y a juste cent un ans. Elle est indiquée
par une plaque de marbre qui porte qu'il était né
là le 28 août (august en allemand) 1749. Au-dessus
de la grande porte, on voit un ancien écusson armo-
rié, dont le champ d'azur, par un singulier hasard,
porte une bande semée de trois lyres d'or.
Je suis entré dans la maison, et j'ai pu voir en-
core la chambre du poëte, avec sa petite table,
ses chaises couvertes de vieux velours d'Utrecht ,
ses collections d'oiseaux, et le cadre où il a lui-
même placé en évidence son brevet de président
de la Société minéralogique de Francfort, dont il
s'honorait plus que de tous ses autres titres. —
En regardant du haut de ce troisième étage, qui
donne à gauche sur une cour étroite, et à droite
sur quelques toits entremêlés d'arbres, mais pres-
que sans horizon, on comprend cette phrase de
Faust :
a Et c'est là ton monde!... Et cela s'appelle un
monde ! »
Les escaliers sont immenses , et à chaque étage
on remarque d'immenses armoires sculptées dans
le style de la renaissance.
Mais je ne vous ai pas encore dit le but de mon
voyage. — Je vais voir à Weimar les fêtes qui cé-
lèbrent après cent ans l'anniversaire de la nais-
SOUVENIRS DE THIRIXGE. 71
sauce de Herder, l'ami de Goethe. Le temps me
presse.
Je n'ai pu donner qu'un coup d'œil d'admiration
et de regret à cette belle promenade du Meinlust,
où se croisent les allées d'ébéniers et de tilleuls qui
bordent le fleuve. Au-delà, le faubourg de Sachsen-
bausen étend, le long de la rive opposée, une ligne
de blanches villas se découpant dans la brume et
dans la verdure des jardins.
Les flottes pacifiques du Mein fendent au loin la
surface unie des eaux, enflant à la brise du soir ces
voiles gracieuses, qui rendent si pittoresque l'as-
pect des grands fleuves d'Allemagne. Un adieu en-
core à la cathédrale de Francfort, à cet édifice si
curieux du Rœmer, où Ton voit les trente-trois ni-
ches de trente-trois empereurs d'Allemagne, établies
d'avance avec tant de certitude par l'architecte pri-
mitif, qu'il serait impossible d'y loger un trente-
quatrième César.
Victor Hugo a tracé une peinture impérissable de
cette ville si animée et si brillante. Je me garderai
d'essayer le croquis en regard du tableau. Aussi bien,
quelque chose d'attristant plane aujourd'hui sur la
cité libre, qui fut si longtemps le cœur du vieil em-
pire germanique. J'ai traversé avec un sentiment
pénible cette grande place triangulaire dont le mo-
nument central est un vaste corps-de-garde, — et
où Ton a rétabli les deux canons de bronze qui con-
72 LORELY.
tinuent à menacer Francfort et qui ne Font jamais
défendu. J'ai jeté un dernier regard sur la verdoyante
ceinture de jardins qui remplace les fortifications,
rasées en 1815. Puis, je suis allé prendre mon billet
à Yeisenbahn (chemin de fer) de Cassel.
Ce chemin de fer est une déception. On vous
promet de vous faire arriver à Cassel directement et
sans secousse, sauf une légère interruption d'un
bout de ligne non terminé que desservent des omni-
bus. — La locomotive fume, elle crache, elle part.
— Les locomotives allemandes ne sont pas douées
de la puissance nerveuse que possèdent celles d'An-
gleterre et de Belgique... (Je craindrais de faire de
la réclame en parlant des nôtres.) Le spirituel écri-
vain viennois Saphir prétendait que les locomotives
allemandes avaient des motifs pour rester in loco;
— cela tient, je pense, au désir de garder les voya-
geurs le plus longtemps possible dans cette multi-
tude de petits États souverains qui ont chacun leur
douane, leurs hôtels, ou même leurs simples buffets
de station dans lesquels le vin, la bière et la nour-
riture se combinent pour vous donner une idée avan-
tageuse des productions du pays. Dans les voitures
on fume, dans les stations on boit et on mange. C'est
toujours par ces deux points essentiels qu'il a été
possible de dompter les velléités libérales de ce bon
peuple allemand.
A dix heures, après nous être suffisamment amusés
SOUVENIRS DE THURINGE. 7 3
sur ce brimborion de chemin de fer, nous arrivons à
la station des omnibus intermédiaires. On charge
les bagages $ — on prend place dans un berlingot à
rideaux de cuir, qui doit remonter au temps du ba-
ron de Thunder-ten-Tronck, et qui a peut-être servi
de calèche à la belle Cunégonde. J'ai trouvé là, du
reste, une fort aimable société d'étudiants, vêtus du
costume classique : pantalon blanc collant, bottes à
l'écuyère, redingote de velours à brandebourgs de
soie, — pipe à long tuyau emmanchée d'un four-
neau en porcelaine peinte, qui fonctionne abondam-
ment. J'entendais retentir à tout propos dans la
conversation le nom de M. Hassenpflug, qu'ils pro-
nonçaient Hessenji uc h (malheur de la Hesse). L'Al-
lemagne aime beaucoup les calembours par à peu
près.
A minuit on changea de voiture dans un village,
en nous laissant une demi-heure sur le pavé, par une
pluie très fine. Deux heures plus tard, nous sommes
encore transvasés dans une nouvelle patache, et une
autre fois encore, vers trois heures du matin. A six
heures nous descendions à Marburg.
III. Eisenaeli.
Nous voilà enfin sur un nouveau chemin de fer
qui appartient au territoire de la Hesse. Le nom de
M. Hassenpflug revient plus fréquemment encore,
14 LORELY.
criblé d'imprécations cette fois par des bourgeois
non moins bruyants dans leur haine que les étu-
diants. Cependant, ces cris s'évaporaient en fumée
à travers les nuages des longues pipes, et, quand
j'arrivai à Cassel, je trouvai à cette petite ville l'as-
pect morne et paisible que présentait Pans Pavant-
veille de la révolution de Juillet. On fumait, on con-
sommait beaucoup de bière, mais on ne dépavait pas.
Cassel est une ville monotone, avec un château
qui semble une caserne, des églises surmontées de
clochers aigus, couverts d'ardoises, quelques-uns
renflés en boule, comme si l'on y avait enfilé d'énor-
mes oignons. Je ne pensai pas que le spectacle d'une
révolution commençante, mais pacifique, valût ce
que j'allais voir, c'est-à-dire l'inauguration de la
statue de Herder et la fête de Goethe, à Weimar. —
Je repris le chemin de fer pour Eisenach.
Mon esprit, agité par les conversations révolu-
tionnaires de la nuit, reprenait du calme en fran-
chissant les limites de ce beau pays de Thuringe,
séjour d'une population intelligente et plein de
souvenirs poétiques et légendaires.
À Eisenach, on s'arrêta trois heures. C'était juste
le temps qu'il fallait pour aller visiter le château de
la Wartburg, deux fois célèbre par les anciennes
luttes de chant et de poésie des minnesingers (mé-
nestrels), et par le séjour de Luther, qui y trouva à
la fois un abri et une prison.
SOUVENIRS DE THURINGE. Tô
Après avoir traversé la petite ville d'Eisenach,
simple localité allemande, dépourvue de beautés
artistiques, on voit le terrain s'élever. Une verte
montagne, couverte de chênes, qu'on avait aperçue
de loin, s'ouvre à vous par une longue allée de peu-
pliers d'Italie, entremêlés de sorbiers dont les grap-
pes éclatent dans la verdure comme des grains de
corail. Après une heure de marche, on aperçoit le
vieux château de la Wartburg, dont les bâtiments,
construits en triangle, n'offrent aucune recherche
d'architecture, aucun ornement. 11 faut se con-
tenter d'admirer la hauteur des murailles grises se
découpant sinistrement sur la verte pelouse qui
l'entoure, et commandant au-delà des vallées pro-
fondes.
L'intérieur n'a de curieux qu'un musée d'armures
anciennes, et les deux salles gothiques où Ton re-
trouve les souvenirs de Luther : la chapelle, avec la
haute tribune où il prêchait la réforme, et le cabinet
de travail où il passa trois jours en extase et où il
jeta son encrier à la tête du diable. — On montre
toujours l'encrier et la tache d'encre répandue sur
la muraille... Mais le diable, intimidé par la malice
des esprits modernes, n'ose plus se faire voir de
notre temps!
Deux heures après , j'avais traversé Gotha et
Erfurth. L'aspect d'une vallée riante, d'un groupe
harmonieux de palais, de villas et de maisons, espacés
76 LORELY.
dans la verdure, m'annonça la paisible capitale du
grand-duché de Saxe-Weimar.
IV. lies fêtes de Weimar. — lie Promet liée*
a Commençons par les dieux... » Le 25 auguste,
comme disent les Allemands, — et nous savons aussi
que Voltaire donnait ce nom au mois d'août, — a été
le premier jour des fêtes célébrées dans la ville de
Weimar, en commémoration de la naissance de
Herder et de la naissance de Goethe. Un intervalle
de trois jours seulement sépare ces deux anniver-
saires -, aussi les fêtes comprenaient-elles un espace
de cinq jours.
Un attrait de plus à ces solennités était l'inaugu-
ration d'une statue colossale de Herder, dressée sur
la place de la cathédrale. Herder, à la fois homme
d'église, poëte et historien, avait paru convenable-
ment situé sur ce point de la ville. — On a regretté
cependant que ce bronze ne fit pas tout l'effet at-
tendu près du mur d'une église. Il se serait découpé
plus avantageusement sur un horizon de verdure,
ou au centre d'une place régulière.
Mais nous n'avons à parler ici que de ce qui
concerne l'art dramatique. Nous passerons donc lé-
gèrement sur les détails de la cérémonie, pour arriver
à l'exécution du Prométhée, vaste composition dou-
blement lyrique, dont les paroles, écrites jadis par
SOUVENIRS DE THURINGE. 7 7
Herder, ont élé mises en musique par Listz. C'était
l'hommage le plus brillant que Ton pût rendre à la
mémoire de l'illustre écrivain.
Il suffit de dire que, dans la journée, la chambre
de Herder fut ouverte au public. On y voyait trois
poi traits du poète, le représentant à différents âges
et entourés de fleurs 5 son pupitre, meuble chétif de
bois peint en noir, sa Bible aux fermoirs d'or avec son
chiffre, et les signets encore placés par sa main. Dans
une boîte sous verre, on avait réuni des objets qui lui
avaient appartenu, ses dernières plumes, un bonnet
brodé, sorti des mains de la duchesse Amélie, et des
vers pour sa femme, qu'il avait dictés à ses enfants.
On voyait un cortège d'enfants dans la cérémonie,
parmi lesquels marchaient les petits-fils de ses fils;
car la naissance de Herder remonte à plus d'un
siècle. — Mais l'Allemagne, bonne mère, n'oublie
rien de ce qui peut ajouter de l'éclat ou de la grâce
au culte de ses grands hommes.
Le cortège d'enfants, vêtus de blanc et couronnés
de feuilles de chêne, se dirigea vers une place, située
sur le chemin de Weimar à Ellersberg 'résidence du
prince héréditaire). Ce lieu était la promenade favo-
rite du poète, et s'appelle aujourd'hui le Repos de
Herder.
Le soir du 24, veille de la fête, avait eu lieu au
théâtre la représentation de Prométhée délivré^
poème de Herder qui n'avait pas été écrit pour la
78 LORELY.
scène, mais dont Listz avait mis en musique les
chœurs, en faisant précéder l'ouvrage d'une ouver-
ture. Les vers du poëme étaient déclamés. Le succès
de cette représentation fut immense, et Listz a été
prié de transformer cette œuvre en une symphonie
dramatique complète, qui aura toute l'importance
d'un opéra.
N'étant arrivé que le second jour des fêtes, à cause
du retard imprévu éprouvé sur le prétendu chemin
de fer de Francfort à Cassel, je n'ai pu arriver à la
représentation du Prornéthée délivré. Il ne me reste
que la ressource de traduire une analyse allemande
que j'ai tout lieu de croire exacte :
Herder n'écrivait jamais pour le théâtre. — Toute-
fois, on rencontre dans ses ouvrages plusieurs poèmes
dialogues, qu'il intitulait : Grandes scènes drama-
tiques. Presque toutes sont empreintes de symbo-
lisme. Dans quelques-unes, chacun des personnages
est allégorique. Dans quelques autres, des noms de
héros servent à représenter vivement à l'imagina-
tion telles ou telles pensées. De toutes ces esquisses,
la plus heureuse, sans contredit, est le Prornéthée
délivré. La figure principale étant une des plus
grandioses conceptions de l'antiquité, domine puis-
samment tout le groupe d'idées que Herder a rat-
taché à cette tradition, qui a si vivement frappé les
plus grands génies parmi les premiers chrétiens, tels
que Tertullien et autres.
SOUVENIRS DE THURING K. Tf)
L'auteur nous représente d'abord Prométhée seul
et souffrant sur son rocher. Comme dans la tragédie
d'Eschyle, les Océanides arrivent à lui, mais pour se
plaindre des hardiesses des hommes, qui domptent
les fureurs de tous les éléments, et se rient de leurs
obstacles. Prométhée, à ce récit, saisi d'un élan
prophétique, voit d'avance leur puissance sur la
nature augmenter, s'agrandir et atteindre à une
souveraineté qui doit un jour soumettre à leurs
désirs toutes les forces du globe, leur domaine. Aux
Océanides succèdent les Dryades , conduites par
Cybèle. La terre se plaint de perdre sa beauté virgi-
nale, sa richesse première, d'être labourée, éventrée
par le soc des charrues, dépouillée par la hache,
mutilée par les travaux des hommes. Mais Prométhée
prévoit qu'une harmonie suprême succédera à ce
désordre transitoire. Il voit dans une sorte d'extase
l'humanité chercher à travers les peines et les dou-
leurs, au milieu des maux et des souffrances de tous
genres, une mystérieuse solution, problème de son
existence, et il prophétise une ère nouvelle où la na-
ture sera appelée à porter des fruits bénis pour tous
ses enfants, sans qu'une sueur aussi amère et un
sang aussi généreux viennent incessamment souiller,
en les fécondant, ses tristes sillons. Cérès apparaît,
et la déesse des moissons, amie des hommes, vient
saluer Prométhée et lui parler de cet âge d'or encore
à naître.
80 LORELY.
Un douloureux frémissement saisit le Titan pri-
sonnier. A ses regards se déroule la longue suite des
tourments qui doivent accabler sa race chérie, avant
que cette époque fortunée vienne à luire. Et dans
un cruel désespoir il ne sent que l'atteinte de tant
de désolations. Bacchus vient rejoindre Cérès et
offrir d'unir, pour consoler tant d'infortunes, les
joies de l'inspiration aux bienfaits que répandra la
bonne déesse sur ces âpres malheurs. En recevant
ce don dangereux, cet Isaïe de la Grèce antique dé-
plore les égarements qui accompagneront, parmi les
hommes, les vives lueurs de l'inspiration ; et, pen-
dant que son âme est en proie à ce martyre des tristes
prévisions, un chœur infernal se fait entendre.
Ce sont les voix de l'Érèbe qui doivent rendre leurs
victimes \ c'est Alcide, l'emblème des forces géné-
reuses, qui descend aux enfers et leur arrache Thésée.
Soudain il apparaît avec le héros sauvé, et, aperce-
vant Prométhée, il tue le vautour, il brise les chaînes
rivées par Jupiter, l'usurpateur, dont Prométhée ne
reconnut jamais le sceptre arbitraire. Le fier sup-
plicié, après sa délivrance, adresse un touchant
adieu au roc, témoin de ses longues misères, et
Alcide le mène devant le trône de sa mère Thémis.
11 contemple enfin Injustice suprême, et Pallas, dont
la sagesse avait présidé à son œuvre, appelle toutes
les Muses pour célébrer et chanter sa gloire.
Il est aisé de voir combien , sous la richesse des
SOUVENIRS DE THUR1NGE. 81
pensées qui s'entrelacent dans ces scènes diverses,
Fart musical devait trouver de nombreux motifs et
de plus nombreuses difficultés. Cette composition
poétique est trop courte pour jamais pouvoir être
adoptée par le théâtre, d'autant plus que l'action
n'est point pour cela assez dramatique. Néanmoins
elle serait trop longue pour former un texte à une
œuvre purement musicale. Si nous étions à même
d'exprimer notre avis à ce sujet, nous conseillerions
volontiers à Listz de tailler dans cette riche étoffe
un de ces oratorios profanes, comme on les appelle
en Allemagne, et que nous nommerions sympho-
nies avec chant. Pour cela il devrait nécessai-
rement raccourcir, modifier les vers mis dans la
bouche des divers personnages par le poëte alle-
mand, dont Listz a conservé intégralement les
chœurs, remarquables par leur variété, leur beauté
et leur grâce.
Nous avons tout lieu de croire que c'est par une
sorte de piété pour la mémoire de Herder qu'on
célébrait, que Listz a voulu faire réciter ce poëme
avec une si scrupuleuse exactitude. C'est sous forme
de mélodrame que cette œuvre fut représentée le
soir du 28 août. Les premiers artistes dramatiques
du théâtre en déclamèrent les rôles. La mise en scène
était brillante. Le peu de mouvement, l'absence to-
tale de situations passionnées furent heureusement
remplacées par un effet de décorations scéniques
82 LORELY.
assez neuf. Les costumes antiques se prêtèrent à de
beaux groupes et offrirent à chaque fois un tableau
attachant pour les yeux. Le succès de cette repré-
sentation devint très grand.
L'ouverture de Listz a été considérée par les
musiciens, rassemblés à cette solennité, comme une
œuvre d'une haute portée. Les vieux maîtres et les
jeunes disciples admirèrent surtout un morceau
fugué, dont l'impression est grandiose, la structure
très savante, le style sévère et plein de clarté. Le
commencement de l'ouverture est aussi sombre que
pouvaient l'être les solitaires nuits du prisonnier
sur les roches caucasiennes. Les éclats d'instruments
en cuivre frappent l'oreille comme le battement des
ailes de bronze du vautour fatidique. La première
scène de la tragédie d'Eschyle est forcément évoquée
devant notre souvenir par ces accords brusques et
impérieux, et l'on croit voir la Force brutale, l'en-
voyée criminelle de Jupiter, rivant les chaînes du
bienfaiteur des hommes.
Au silence qui suit cette introduction succèdent
des gémissements étouffés que les violoncelles font
entendre avec angoisse, jusqu'à ce qu'une phrase,
empreinte d'un sentiment ému, comme une prière,
comme une pitié, comme une promesse, comme une
bénédiction, soit suivie d'un morceau largement
traité dans le style fugué. Un calme imposant règne
dans cette partie et fait ressortir encore davantage
SOUVENIRS DE THURINGE. 83
la fougue entraînante et la majesté triomphale de
la st relia.
Si nous avions à faire une analyse musicale de
l'œuvre de Listz, telle qu'il Ta donnée ce jour-là, il
nous serait impossible de ne point parler en parti-
culier de chacun de ses chœurs 5 nous nous bornons
toutefois à rendre compte de l'impression générale
qu'en a eue le public.
Le chœur des Océanides, auquel se joignent les
voix des Tritons, a rencontré des applaudissements
unanimes. Il s'y trouve d'heureux contrastes, des
transitions imprévues. Sur une phrase lente et
grave, le mot de paix flotte comme un souffle di-
vin, et une solennité d'un caractère religieux em-
preint l'accompagnement instrumental; après quoi
les fanfares éclatent et les voix se modulent sur
un rhythme démarche si mélancolique, que l'o-
reille l'aspire avidement et le garde longtemps. Les
Dryades s'avancent comme en silence d'abord, et
l'on n'entend qu'un murmure dans les instruments
à corde, si léger qu'il semble un bruissement de
feuillage formé par le plus imperceptible souffle.
Peu à peu ces sons, à peine distincts, deviennent des
mots, mais ils sont si doucement articulés, le chant
est si vaporeux , son accompagnement si diaphane,
qu'ils semblent arriver à travers l'écorce des arbres,
du fond des calices des plantes, comme un soupir
exhalé par une végétation qui emprisonne des âmes.
84 LORELY.
Le chœur des moissonneurs et moissonneuses est
celui qui a excité la plus bruyante admiration dans
cette soirée. Un chant d'alouette se dessine avec
délicatesse sur une orchestration aussi sobre que
fine. Le sentiment en est pur, calme, comme celui
d'une allégresse sereine. Nous avons été tentés dans
le premier moment d'associer dans notre pensée
l'impression délicieuse, produite par ces accents vi-
brants d'une si chaste sonorité, avec celle que
réveille dans l'âme le magnifique tableau des Mois-
sonneurs de Robert. Mais en écoutant encore ce
morceau, qu'on a bissé, nous avons senti que la
différence de coloris qui existait entre ces œuvres,
également belles, inspirées par des sujets analogues,
laissait les émotions qu'elles produisent apparentées
entre elles, mais non complètement identiques.
Le pinceau de Robert nous retrace une nature
plus vigoureuse, et nous sommes surtout frappés
par la chaleur des rayons de son soleil, et les bril-
lants reflets de son atmosphère, baignant de leurs
riches lumières ces visages mâles, en qui le rude
travail n'a pas abattu un joyeux sentiment de la vie»
Les notes de Listz nous font rêver à des organisa-
tions plus délicates, plus éthérées, plus poétique-
ment idéales. Quelque chose du recueillement invo-
lontaire de l'innocence se révèle dans ce chant d'une
si charmante modulation, et nous reporte comme
en songe vers ces existences paradisiaques qui eus-
SOUVENIRS DE THURINGE. 85
sent été le partage de l'homme, dit-on, alors que le
mal n'eût pas été connu.
Sans nous arrêter au chœur infernal, dont la dé-
clamation rappelle le style de Gluck, et produit une
terreur indéfinie, sourde et pénible comme rappro-
che d'une puissance malfaisante, nous ne parlerons
que du chœur des Muses, qui termine la pièce, et qui
nous paraît le plus grandement conçu. Il est simple
et richement nuancé, plein de force et de grâce en
même temps. 11 s'évase comme la large coupe de
ces fleurs monopétales au tissu aussi ferme et moel-
leux que le velours, aux rainures accentuées et aux
suaves parfums.
Listz, en entreprenant cette tâche, avait hasardé
une difficulté des plus malaisées à vaincre. Il lui
fallait trouver un style musical approprié à une
œuvre assez étrange, qui n'avait pour ainsi dire ni
sol ni cadre. Il lui fallait conserver un caractère
d'unité au milieu d'une grande diversité de motifs;
ne point s'éloigner de la majesté et de la plasticité
antiques ; mouvementer et passionner des person-
nages symboliques ; donner un corps et une vie à
des idées abstraites-, formuler en plus des senti-
ments profonds et violents, sans l'aide de l'intri-
gue dramatique, sans le secours delà curiosité qui
s'attache à la succession des événements. Par la
beauté frappante et l'attrait incontestable de ses
mélodies, il a échappé aux dangers contradictoires
86 LORELY.
de sa tache, et son œuvre a eu le singulier bon-
heur de surprendre, en les charmant, les personnes
du monde, qui ne s'attendaient pas , vu la hauteur
d'un sujet si imposant, à y trouver tant de mor-
ceaux, non-seulement à leur portée, mais si bien
faits pour les séduire, aussi bien que pour étonner
les maîtres de l'art par un mérite si sérieux.
V. Iioheiig'i'iii»
Le 25, la statue a été découverte au milieu d'une
grande affluence, des corps d'état et des sociétés
littéraires et artistiques. Un grand dîner, donné à
Phôtel de ville, a réuni ensuite les illustrations
venues des divers points de l'Allemagne et de l'é-
tranger. On remarquait là deux poètes dramati-
ques célèbres, MM. Gutzkow et Dingelstedt. Ce
dernier avait composé un prologue qui fut récité
au théâtre le 28, jour de l'anniversaire spécial de
Goethe.
On a donné aussi, ce jour-là, pour la première
fois, Lohengriri) opéra en 3 actes, de Wagner. Listz
dirigeait l'orchestre, et, lorsqu'il entra, les artistes
lui remirent un bâton de mesure en argent ciselé,
entouré dune inscription analogue à la circons-
tance. C'est le sceptre de l'artiste-roi, qui provoque
ou apaise tour à tour la tempête des voix et des
instruments.
SOUVENIRS DE THURINGE. 87
Le Lohengrin présentait une particularité singu-
lière, c'est que le poëme avait été écrit en vers par
le compositeur. — J'ignore si le proverbe français
est vrai ici, « qu'on n'est jamais si bien servi que
par soi-même-, » toujours est-il qu'à travers d'in-
contestables beautés poétiques , le public a trouvé
des longueurs qui ont parfois refroidi l'effet de l'ou-
vrage.
Presque tout l'opéra est écrit en vers carrés et
majestueux, comme ceux des anciennes épopées. Il
suffit de dire aux Français que c'est de Y alexandrin
élevé à la troisième puissance.
Lohengrin est un chevalier errant qui passe par
hasard à Anvers, en Brabant, vers le onzième siècle,
au moment où la fille d'un prince de ce pays , qui
passe pour mort, est accusée d'avoir fait disparaître
son jeune frère dans le but d'obtenir l'héritage du
trône en faveur d'un amant inconnu.
Elle est traduite devant une cour de justice féo-
dale, qui la condamne à subir le jugement de Dieu.
Au moment où elle désespère de trouver un cheva-
lier qui prenne sa défense, on voit arriver Lohen-
grin , dans une barque dirigée par un cygne. Ce
paladin est vainqueur dans le combat, et il épouse
la princesse, qui, au fond, est innocente, et victime
des propos d'un couple pervers qui la poursuit de
sa haine.
L'histoire n'est pas terminée: — il reste encore
88 LORELY.
deux actes, dans lesquels l'innocence continue à être
persécutée. On y rencontre une fort belle scène
dans laquelle la princesse veut empêcher Lohengrin
de partir pour combattre ses ennemis. Il insiste et
se livre aux plus grands dangers-, mais un génie
mystérieux le protège, — c'est le cygne, dans le
corps duquel se trouve Pâme du petit prince, frère
de la princesse de Brabant, — péripétie qui se ré-
vèle au dénoûment, et qui ne peut être admise
que par un public habitué aux légendes de la my-
thologie septentrionale.
Cette tradition est du reste connue, et appartient
à l'un des poëmes ou roumans du cycle d'Arthus.
— En France, on comprendrait Barbe -bleue ou
Peau-d'àne; il est donc inutile de nous étonner.
Lohengrin est un des chevaliers qui vont à la re-
cherche de Saint-Graal. C'était le but, au moyen
âge, de toutes les expéditions aventureuses, comme
à l'époque des anciens, la Toison d'or, et aujour-
d'hui la Californie. Le Saint-Graal était une coupe
remplie du sang sorti de la blessure que le Christ
reçut sur sa croix. Celui qui pouvait retrouver cette
précieuse relique était assuré de la toute-puissance
et de l'immortalité. — Lohengrin, au lieu de ces
dons, a trouvé le bonheur terrestre et l'amour. Cela
suffît de reste à la récompense de ce chevalier.
La musique de cet opéra est très remarquable et
sera de plus en plus appréciée aux représentations
SOUVENIRS DK IHUR1NGE. 89
suivantes. C'est un talent original et hardi qui se
révèle à l'Allemagne, et qui n'a dit encore que ses
premiers mots. On a reproché à M. Wagner d'avoir
donné trop d'importance aux instruments, et d'a-
voir, comme disait Grétry, mis le piédestal sur la
scène et la statue dans l'orchestre; mais cela a tenu
sans doute au caractère de son poëme, qui imprime
à l'ouvrage la forme d'un drame lyrique, plutôt que
celle dun opéra.
Les artistes ont exécuté vaillamment cette parti-
tion difficile, qui, pour en donner une idée som-
maire, semble se rapporter à la tradition musicale
de Gluck et de Spontini. La mise en scène était
splendide et digne des efforts que fait le grand-duc
actuel pour maintenir à Weimar cet héritage de
goût artistique qui a fait appeler cette ville l'Athè-
nes de l'Allemagne.
La salle du théâtre de Weimar est petite et n'est
entourée que d'un balcon et d'une grille ; mais les
proportions en sont assez heureuses et le cintre est
dessiné de manière à offrir un contour gracieux aux
regards qui parcourent la rangée de femmes bor-
dant comme une guirlande non interrompue le
rouge ourlet de la balustrade. L'absence de loges
particulières et la riche décoration de la loge grand-
ducale lui donnent tout à fait l'apparence d'un
théâtre de cour, et l'effet général est loin d'y perdre.
L'œil n'est heurté ni par ce mélange de jolies
90 LORELY.
figures de femmes et de laides figures d'hommes
qu'on remarque ailleurs sur le devant des loges et
des amphithéâtres, ni par cette succession de pe-
tites boîtes ressemblant tantôt à des tabatières,
tantôt à des bonbonnières, qui divisent d'une façon
si peu gracieuse les divers groupes de spectateurs.
VI. lia maison de Goethe.
Le lendemain de la représentation, j 'avais besoin
de me reposer de cinq heures de musique savante
dont l'impression tourbillonnait encore dans ma
tête à mon réveil. Je me mis à parcourir la ville à
travers les brumes légères d'une belle matinée
d'automne.
Madame de Staël disait de Weimar : « Ce n'est
pas une ville, c'est une campagne où il y a des mai-
sons. » — Cette appréciation est juste, en raison du
nombre de promenades et de jardins qui ornent et
séparent les divers quartiers de la résidence. Cepen-
dant, je dois avouer que je me suis perdu deux fois
en parcourant les rues pour regagner mon hôtel. Je
ne cherche pas ici à flatter cette jolie ville, mais je
dois constater qu'elle est tracée en labyrinthe, par
Tamour-propre sans doute de ses fondateurs, qui
auront voulu la faire paraître immense aux yeux du
voyageur.
SOUVENIRS DE THURINGE, 91
Mais le moyen de leur en vouloir quand, à chaque
pas, on retrouve les souvenirs des grands hommes
qui ont aimé ce séjour, quand, au prix d'une heure
perdue, on peut errer dans les sentiers silencieux de
ce parc qui envahit une partie de la ville, et où,
comme à Londres, on trouve tout à coup la rêverie
et le charme, en s'isolant pour un instant du mou-
vement de la cité? Une rivière aux eaux vertes s'é-
chappe du milieu des gazons et des ombrages -, l'eau
bruit plus loin en un diminutif de Niagara. A l'om-
bre d'un pont qui rejoint la ville au faubourg, on
observe les jeux de la lumière sur les masses de
verdure, en contraste avec les reflets lumineux qui
courent sur les eaux.
Tout est repos, harmonie, clarté- — il y a là un
banc où Goethe aimait à s'asseoir, en regardant à
sa droite les jolies servantes de la ville, qui venaient
puiser de l'eau à une fontaine située devant une
grotte... Il pensait là, sans doute, aux nymphes an-
tiques, sans oublier tout à fait la phrase qu'il avait
écrite dans sa jeunesse : « La main qui tient le balai
pendant la semaine est celle qui, le dimanche, pres-
sera la tienne le plus fidèlement!... m Mais Goethe,
premier ministre alors, ne devait plus que sourire
de ce souvenir de Francfort.
J'étais impatient de comparer la petite chambre
d'étudiant que j'avais vue deux jours auparavant,
au lieu de sa naissance, avec le palais où il termina
92 LOKELY.
sa longue et si noble carrière. On me permit d'y
pénétrer, mais sans rendre la faveur complète, car
son cabinet et sa chambre à coucher sont fermés à
tout visiteur. Les descendants de Goethe, c'est-à-
dire ses petits-fils, — dont l'un cependant est poêle
et l'autre musicien, — n'ont pas hérité de sa géné-
rosité européenne. Ils ont refusé les offres de tous
les États d'Allemagne, réunis pour acquérir la mai-
son de Goethe, afin d'en faire un musée national.
Ils espèrent encore que l'Angleterre leur offrira da-
vantage des collections et des souvenirs laissés par
leur aïeul.
Toutefois, voyons du moins ce qu'il est permis
d'admirer. Sur une place irrégulière dont le centre
est occupé par une fontaine, s'ouvre une vaste
maison dont l'extérieur n'a rien de remarquable,
mais qui, depuis le vestibule, porte à l'intérieur les
traces de ce goût d'ordonnance et de splendeur qui
brille dans les œuvres du poëte.
L'escalier, orné de statues et de bas-reliefs an-
tiques, est grandiose comme celui d'une maison
princière; les marbres, les fresques et les moulures
éclatent partout fraîchement restaurés, et forment
une entrée imposante au salon et à la galerie qui
contiennent les collections.
En y pénétrant on est frappé de la quantité de
statues et de bustes qui encombrent les apparte-
ments. Il faut attribuer cette recherche aux piéoc-
SOUVENIRS DE THURINGE. 93
eu pat ions classiques qui dominaient l'esprit de
Goethe dans ses dernières années. L'œil s'arrête
principalement sur une tête colossale de Junon ,
qui, parmi ces dieux lares, se dessine impérialement
comme la divinité protectrice.
Au moment où j'examinais ces richesses artisti-
ques, une jeune princesse, amenée par la même cu-
riosité pieuse, était venue visiter la demeure du
grand écrivain -, — sa robe blanche, son manteau
d'hermine, frôlaient çà et là les bas-reliefs et les
marbres. Je m'applaudissais du hasard qui amenait
là cette apparition auguste et gracieuse, comme
une addition inattendue aux souvenirs d'un pareil
lieu. Distrait un instant de l'examen des chefs-
d'œuvre, je voyais avec intérêt cette fille du passé
errer capricieusement parmi les images du passé !
Sous cette peau si fine et si blanche, me disais-je,
dans ces veines délicates coule le sang des Césars
d'Allemagne-, ces yeux noirs sont vifs et impérieux
comme ceux de l'aigle ; seulement la rêverie mêlée
à l'admiration les empreint parfois d'une douceur
céleste. Cette figure convenait bien à cet intérieur
vide, — comme l'image divine de Psyché représen-
tant la vie sur la pierre d'un tombeau.
La première salle est entourée de hautes armoires
à vitrages où sont renfermés des antiques, des bas-
reliefs, des vases étrusques et une collection des
médaillons de David, parmi lesquels on reconnaît
94 L0RELY.
avec plaisir les profils de Cuvier, de Chateaubriand,
puis ceux de Victor Hugo, de Dumas, de Béranger,
de Sainte-Beuve, sur qui les yeux du vieillard ont
pu encore se reposer. Dans la galerie qui vient en-
suite, les intervalles des fenêtres sont occupés par
une riche collection de gravures anciennes, reliées
dans d'immenses in-folios.
Entre les massives bibliothèques qui les contien-
nent, sont placées des montres vitrées consacrées à
une collection de médailles de tous les peuples. La
galerie est peinte à fresques, dans le style de Pom-
peï, et les dessus de portes cintrés ont été peints
sur toile par un artiste nommé Muller, dont Goethe
aimait le talent. Ce sont des sujets antiques, sobre-
ment traités, avec une grande science du dessin,
froids et corrects, — en un mot de la sculpture
peinte. On voit encore dans cette salle quelques fi-
gures de Canova et un buste de Goethe lui-même,
qui est loin de valoir celui de David, mais qui, dit-
on, est plus ressemblant.
On nous a permis encore de voir le jardin, assez
grand, mais planté pour Futilité plus que pour l'a-
grément, — ce qu'on appelle chez nous un jardin de
curé. Un pavillon en charpente, qui s'avance devant
la maison avec l'aspect d'un chalet suisse, et des
charmilles de vigne vierge, donnent pourtant un
certain caractère à tout l'ensemble.
Le pays de Saxe-Weimar est un duché littéraire.
SOUVENIRS DE THURINGE. 9,j
On y distribue aux poètes et «aux artistes des mar-
quisats, des comtés et des baronnies... Les noms
des hommes illustres qui l'ont habité y marquent
des places et des stations nombreuses qui deviennent
des lieux sacrés. Si jamais le flot des révolutions
modernes doit emporter les vieilles monarchies, il
respectera sans doute ce coin de terre heureux où le
pouvoir souverain s'est abrité depuis longtemps sous
la protection du génie. Charles-Auguste, qui avait
fait de Goethe son premier ministre, a voulu qu'on
l'ensevelit lui-même dans une tombe placée entre
celles de Goethe et de Schiller. — Il prévoyait des
temps d'orage, et, renonçant au monument blasonné
des empereurs ses aïeux, il s'est trouvé mieux cou-
ché entre ces deux amis, dont la gloire s'ajoute à la
sienne et le défend à jamais contre l'oubli.
VII. Schiller, Wieland, le Palais.
Les spectateurs étrangers des fêtes passaient
comme moi une partie de leur temps à visiter les an-
ciennes demeures des grands hommes qui ont séjour-
né à Weimar, telles que celles de Lucas Cranach, qui
a orné la cathédrale d'un beau tableau ; de Wieland,
de Herder et de Schiller. J'ai visité encore Schiller,
c'est-à-dire la modeste chambre qu'il occupait dans
une maison dont le propriétaire a inscrit au-dessus
96 L OR EL Y.
delà porte ces simples mots : «Ici Schiller a habité.»
Je m'étonnais de trouver les meubles plus bril-
lants et plus frais que ceux de la petite chambre de
Goethe, que j'avais vus à Francfort -, mais on nr ap-
prit que les fauteuils et les chaises étaient de temps
en temps recouverts de tapisseries que les dames de
Weimar brodaient à cet effet. Ce qui est conservé
dans toute sa simplicité, c'est un piano ou épinette
dont la forme mesquine fait sourire, quand on songe
aux pianos à queue d'aujourd'hui. Le son de chau-
dron que rendaient les cordes n'était pas au-dessus
de cette humble apparence.
Listz, qui m'accompagnait dans cette pieuse visite
rendue au grand dramaturge de l'Allemagne, vou-
lut venger de toute raillerie l'instrument autrefois
cher au poëte.
Il promena ses doigts sur les touches jaunies, et,
s'atlaquant aux plus sonores, il sut en tirer des
accords doux et vibrants qui me firent écouter avec
émotion les Plaintes de la jeune fille, ces vers déli-
cieux que Schubert dessina sur une si déchirante
mélodie, et que Listz a su arranger pour le piano
avec le rare coloris qui lui est propre. — Et, tandis
que je l'écoutais, je pensais que les mânes de Schil-
ler devaient se réjouir en entendant les paroles
échappées à son cœur et à son génie, trouver un
si bel écho dans deux autres génies qui leur prêtent
un double rayonnement.
SOUVENIRS DE THCR1NGE. 97
Mais on se fatigue même de l'admiration et de
celte tension violente que de tels souvenirs donnent
à l'esprit. Xous fumes heureux de voir le dernier
jour des fêles occupé par une de ces bonnes et joyeu-
ses réunions populaires qui se rattachent si heureu-
sement aux souvenirs poétiques de l'ancienne Thu-
ringe.
C'était un dimanche -, les paysans venaient de
toutes parts en habits de fête, et peuplaient d'une
foule inaccoutumée les rues de Weimar, venant à
leur tour admirer la statue de Herder. La société
des chasseurs donnait une grande fête dans un local
qui lui appartient, et que précède une place verte
située aux portes de la ville.
11 y avait là tout l'aspect d'une kermesse flamande ;
un grand nombre de guinguettes couvertes en treil-
lage entouraient le champ ; des alcides, des écuyers,
des théâtres de marionnettes, et jusqu'à un éléphant
savant, se partageaient l'admiration de la foule,
dont la majeure partie se livrait à une forte consom-
mation de bière, de saucisses et de pâtisseries. Rien
n'est charmant comme ces jeunes filles allemandes
en jupe courte, avec leurs cheveux partagés sur le
front en ailes de corbeau, leurs longues tresses et
leurs solides bras nus.
Dans les cabarets comme à l'église, les deux sexes
sont séparés. La danse seule les réunit parfois. Le
bal des chasseurs nous montrait des couples d'une
a
98 LORELY.
société plus élevée; mais dans la vaste salle à co-
lonnes où se donnait le bal, on ne voyait également
que des coiffures en cheveux et que des jeunes filles.
Pendant la danse, les femmes mariées et les mères
soupaient dans d'autres salons, avec cet appétit infa-
tigable qui n'appartient qu'aux dames allemandes.
Il ne me restait plus à voir que le palais grand-
ducal, dont l'architecture imposante a été complé-
tée par une aile qu'a fait bâtir à ses frais la grande-
duchesse Amélie, sœur de l'empereur de Russie.
Cette noble compagne de Charles-Auguste, l'ami de
Goethe et de Schiller, fut aussi la protectrice con-
stante des grands hommes qui ont habité Weimar,
et tout respire, dans la partie du palais qui lui ap-
partient, le culte qu'elle a voué à leur mémoire. Là,
point de batailles, point de cérémonies royales pein-
tes ou sculptées ; on y chercherait même en vain les
images des empereurs qui ont donné naissance à la
famille royale de Saxe-Weimar. Les quatre salles
principales sont consacrées, l'une à Wieland, la se-
conde à Herder, les deux dernières à Goethe et à
Schiller. Celle de Wieland est la plus remarquable
par l'exécution des peintures. Sur un fond de rouge
antique se détachent des médaillons peints à fres-
que, qui représentent les principales scènes d'Obe-
ron, le chef-d'œuvre du Voltaire allemand. Ils sont
de M. Heller, qui a su grouper dans de remarqua-
bles paysages les figures romanesques du poëte.
SO l'YEXIKS BE rflURINGE. S9
Les arabesques qui entourent les cadres, repré-
sentant des rocailles, des animaux et des groupes
de génies ailés qui s'élancent du sein des fleurs, sont
bien agencées et d'un coloris harmonieux; elles ont
été peintes par M. Simon. La salle de Herder a été
exécutée par Jœger. On y voit retracée une légende
où la Vierge apparaît en songe au peintre endormi
devant son chevalet. Au centre du parquet, une
mosaïque représente dans un écusson une lyre ailée,
— armes parlantes données à Herder par Charles-
Auguste. Sur la cheminée est un buste de l'écrivain.
Entre les deux portes, un buste de Lucas Cranach,
l'ami de Luther et du duc de Weimar, Jean-Frédé-
ric, qui partagea la captivité du réformateur pen-
dant les cinq ans où il fut prisonnier de Charles-
Quint.
La salle de Goethe est illustrée des principales
scènes de ses ouvrages. Une scène mythologique du
second Faust couvre une grande partie des murs. Les
sujets sont composés avec grâce, mais l'exécution
des peintures n'a pas le même mérite. Il y a de jolis
détails dans les médaillons de la salle de Schiller,
surtout les scènes de Jeanne d'Arc et de Marie
Stuart.
La chapelle du palais, dont les parois et la colon-
nade sont de marbres précieux, est d'un bel effet
qu'augmentent de riches tapis suspendus à la rampe
des galeries. Il y a aussi une chapelle grecque pour
100 LOKELY.
la grande-duchesse, avec les décorations spéciales
de cette religion. On admire encore, dans les appar-
tements des princes, de fort beaux paysages de
M. Heller, dont la teinte brumeuse et mélancolique
rappelle les Ruysdaël. Ce sont des paysages de la
Norwége, éclairés d'un jour gris et doux, des scènes
d'hiver et de naufrages, des contours de rochers
majestueux, de beaux mouvements de vagues, une
nature qui fait frémir et qui fait rêver.
Je n'ai pas voulu quitter Weimar sans visiter la ca-
thédrale, où se trouve un fort beau tableau de Lucas
Cranach, représentant le Christ en croix, pleuré par
les saintes femmes. En vertu d'une sorte de syn-
chronisme mystique et protestant, le peintre a placé
au pied de la croix Luther et Mélanchton discutant
un verset de la Bible.
À la Bibliothèque, j'ai pu voir encore trois bustes
de Goethe, parmi lesquels se trouve celui de David,
puis un buste de Schiller, par Danneker, et des au-
tographes curieux, — notamment un vieux diplôme
français, signé Danton et Roland, adressé « au cé-
lèbre poëte Gilles, ami de l'humanité. » La pronon-
ciation allemande du nom de Schiller a donné lieu,
sans doute, à cette erreur bizarre, qui n'infirme en
rien, du reste, le mérite d'avoir écrit ce brevet répu-
blicain.
SCÈNES
DE LA VIE ALLEMANDE.
LÉO BURCKART.
Les scènes que Ton va lire prennent pour centre
les pays mêmes décrits dans les deux voyages qui
précèdent. Les souvenirs de Cari Sand et de Kotze-
bue, recueillis tout nouveaux encore dans le voyage
que je fis avec Alexandre Dumas à Francfort, m'a-
vaient donné lïdée d'une composition dramatique,
traitée librement à la manière de Schiller. La société
que nous avions vue et étudiée, autant qu'on peut
le faire en quelques semaines de séjour, mais avec
les bienveillants renseignements qui s'offraient à
nous de toutes parts, fournissait mille détails de
mœurs propres à compléter l'œuvre, et à lui donner
un intérêt plus général.
C'est à Heidelberg, au milieu des étudiants, que
j'essayai de peindre le mouvement parfois grand et
généreux, parfois imprudent et tumultueux de cette
jeunesse toute frémissante encore du vieux levain
de 1813. — Vingt-cinq années nous séparaient de
cette époque, et cependant mon compagnon ni moi
104 LORELY.
ne pouvions oublier que l'effort suprême des associa-
tions d'étudiants s'était dirigé contre la France. Les
sentiments avaient changé depuis et nous étaient
devenus sympathiques. C'est pourquoi l'impartia-
lité m'était commandée dans l'étude de mœurs que
j'entreprenais.
Il est donc inutile de chercher un éloge ou un
blâme des associations de la Jeune Allemagne dans le
simple tableau historique que j'ai voulu présenter.
Lorsque la pièce fut jouée à Paris, s'échappant
avec peine des griffes du ministère, et mutilée dans
certaines parties, la critique, très bienveillante
d'ailleurs, lui reprocha de n'offrir à l'esprit qu'une
conclusion empreinte de scepticisme. — Le même
reproche pourrait être adressé aux drames histori-
ques de Shakespeare, à Wallenstein ou à Goëtz de
Berlichingen. — En Espagne, la traduction eut,
vers cette époque, un succès immense sur les théâ-
tres, parce qu'on voulait retrouver dans le type de
Léo Burckart le caractère d'Espartero, alors dis-
gracié.
Certains écrivains se sont isolés assez des pas-
sions humaines pour que l'on ait pu voir défiler
dans leurs œuvres les figures changeai! tes que l'ima-
gination d'Hamlet dessinait dans les nuages. Il ne
m'appartient pas de monter si haut. Et d'abord ce
n'est ni Kotzebue, ni Sand, que j'ai voulu peindre,
ni aucun personnage défini. Seulement j'ai toujours
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 105
haï l'assassinat politique, qui n'amène jamais que le
contraire du résultat qu'on en attend.
Le fanatisme qui a guidé la main de Cari Sancl
ou celle de Charlotte Corday, glorieux peut-être
au point de vue individuel, est d'une influence fu-
neste quand il est prêché par des associations. Tenant
compte de la facilité des erreurs humaines, j'ai sup-
posé un honnête homme, ami de la justice et du pro-
grès, qui essaie, d'un côté, de modérer les esprits
trop impatients, et qui, de l'autre, refuse de s'asso-
cier à une réaction aveugle. — La politique n'étant
pas un motif suffisant d'émotion quand on ne l'em-
ploie pas à servir les passions d'un parti, j'ai cherché
principalement à porter l'intérêt sur la situation
respective du mari, de la femme et de l'amant. Là
est la moralité, qui se trouvait encore assez neuve
à l'époque où la pièce a été représentée.
Voici le trait qui m'a fourni le dénoûment et qui
me permet d'échapper au reproche d'avoir travesti
l'affaire de Sand, L'événement qu'on va lire eut
lieu deux mois plus tard.
Francfort. « Le 1er juillet un jeune homme d'en-
viron vingt-huit ans, nommé Lœning, se présenta à
Schwalbach chez M. Ibell, président de la régence
et qui jouit de la confiance du duc. Après avoir
conversé quelque temps avec lui , Lœning tira un
poignard et chercha à en percer la poitrine du
président. Celui-ci esquiva le coup, qui se perdit
106 LORELY.
dans son habit , et s'élança sur le meurtrier en
appelant du secours. La première personne qui en-
tra dans la chambre fut madame Ibell , qui trouva
son mari luttant avec son assassin. Celui-ci, tirant
alors un pistolet de sa poche, essaya de le faire partir
sur madame Ibell, ou sur son mari, ou peut-être
sur lui-même : quoi qu'il en soit de cette dernière
version (que son suicide postérieur rend plus vrai-
semblable), l'amorce prit, mais le coup ne partit
pas. Plusieurs personnes arrivèrent, et l'on parvint
à se rendre maître de ce furieux. »
Je dois reconnaître ici tout ce que j'ai dû aux con-
seils de mon compagnon de voyage pour la compo-
sition de Léo Burckart. — Les choses ont tellement
changé depuis l'époque où ces scènes ont été écrites,
que je viens peut-être de me préoccuper beaucoup
trop d'en justifier l'invention.
PERSONNAGES QUI PARAISSENT DANS CES SCÈNES :
Le docteur LÉO Burckart. — Le chevalier Paulus. — Le prince
Frédéric-Auguste. — Frantz Leyvald. — Diego. • — Roller. —
Flaming. — Hermann. — Le roi des Étudiants. — Le comte de
Waldeck. — Le professeur Muller. — L'Hôte du Soleil d'or.
— Le Président. — Le Chamrellan. — Karl.
Marguerite. — Diana, sœur de Waldëek.
LEO BL'RCKART.
PREMIÈRE JOURNÉE.
Un salon dont les fenêtres donnent sur les bords du Mein à
Francfort.
I. — DIANA, FRANTZ LEWALD, m domestique.
diana. M. le professeur Millier est-il ici? pouvons-
nous le voir?
le domestique. Madame, il est sorti depuis long-
temps-, et M. le docteur Léo Burckart Ta accompa-
gné dans sa promenade.
frantz. Nous reviendrons.
diana. Mais madame est chez elle, n'est-ce pas?
le domestique. Madame s'habille pour aller au
spectacle ; ces messieurs doivent venir la reprendre,
et elle ne recevra personne avant leur retour.
diana. Elle y est pour nous, soyez-en sûr; nous
108 LORELY.
sommes des voyageurs, el nous en avons les privi-
lèges : avertissez-la, dites-lui que seule je serais en-
trée chez elle, mais que je lui amène un ancien ami.
frantz. Un ancien ami, dites-vous? Hélas! c'est
affaiblir le mot d'ami que de le rattacher au passé!
Cet homme ne nous connaît pas : les vieux serviteurs
sont morts ou renvoyés. La maison n'est plus la
même, voyez-vous ! et si je ne retrouvais là sous les
croisées cette délicieuse vue des bords du Mein qui
nous a fait rêver tant de fois ; les montagnes, les
eaux, la verdure, les choses de Dieu que l'homme
ne peut changer; eh bien! je ne saurais à quoi rat-
tacher ici mes souvenirs... Le salon a pris un air
tout moderne, les vieux meubles ont disparu, avec
le souvenir des vieux parents peut-être, et des an-
ciens amis, sans doute.
diana. Homme injuste ! Croyez-moi, les femmes
n'oublient que ce qu'elles ont besoin d'oublier!
Depuis une semaine que je suis à Francfort, j'ai vu
Marguerite tous les jours, je l'ai retrouvée ce qu'elle
était, ma meilleure amie; et quant à vous, qui avez
les mêmes titres que moi à son affection, des sou-
venirs communs, des relations de famille plus rap-
prochées encore... je pense que vous ne lui avez
donné nulle raison de réserve ou de froideur?...
frantz. Oh! jamais.
diana. Je viens de passer quatre ans en Angle-
terre, et depuis trois ans vous avez parcouru l'Ita-
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 109
lie ; mais vous êtes resté à Francfort une année en-
tière après mon départ... Vous vous êtes quittés
sans regrets, sans larmes?...
frantz. Sans larmes, mais non sans regrets! J'a-
vais le cœur serré, madame, je vous jure; et son
père pleurait en embrassant un élève chéri, qu'il
n'espérait plus revoir! Mais elle, pourquoi eût-elle
versé des larmes? nous étions presque enfants tous
les deux... et notre attachement n'était que de
Thabitude.
diana. Mais Marguerite est bien changée, je vous
en préviens ; à son âge, ces transformations-là se
font vite 5 ce n?est plus la même femme, en vérité :
et moi-même, à la soirée d un sénateur où nous
nous sommes retrouvées d'abord, je ne l'ai recon-
nue que la dernière-, et je me demandais, un mo-
ment avant, quelle était donc cette belle personne
qui venait à moi. D'ailleurs, si votre cœur est pai-
sible, je réponds aujourd'hui du sien. Celui qu'elle
a épousé est un homme fort distingué; noble de
cœur, sinon de naissance, jeune encore, et qu'elle
paraît aimer beaucoup. Quant à la position qu'il
occupe dans le monde...
IL — Les mêmes, MARGUERITE.
le domestique. Voici les deux personnes qui at-
tendent madame.
1Î0 LORELY.
marguerite. Diana! que tu es bonne d être ve-
nue!... Monsieur...
diana. Quand je disais que vous auriez peine
à vous reconnaître.
marguerite. Frantz Lewald !
frantz. Mademoiselle... madame...
diana. Ne vois-tu pas que monsieur porte les
cheveux longs, la barbe, tout le costume romanes-
que des frères de la Jeune Allemagne?
marguerite. En effet , cela vous change beaucoup,
monsieur Lewald. Mon Dieu, que mon père sera
heureux de vous revoir, et combien mon mari nous
remerciera de vous présenter à lui!... Oh! il vous
connaît par vos lettres déjà! Il vous a jugé, mon-
sieur.
frantz. Vraiment?
marguerite. Et je ne vous cacherai pas que c'est
un juge sévère ; mais sa sympathie vous est acquise
d'avance. Léo est un homme grave, un esprit sé-
rieux, qui aime l'enthousiasme dans les jeunes
âmes, comme nous aimons, nous, la folle gaieté
des enfants.
frantz. Allons, vous allez me le faire trop vieux,
et me supposer trop jeune.
marguerite. Je ne dis pas cela. 11 a peu d'années
de plus que vous 5 mais c'est un philosophe, un po-
litique profond : bien des gens ici l'admirent; moi,
je l'aime, voilà tout... Mais je ne vous parle que de
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 111
moi, que de lui : pardon-, c'est aux voyageurs qu'il
faut demander compte de leur vie, de leurs espé-
rances, et surtout de leur oubli !
diana. Et pourtant nous voici près de toi. Mais
n'est-ce que le temps et réloigncment qui séparent
les cœurs? nous sommes libres encore, et tu ne l'es
plus : je ne puis me faire à cette pensée!
frantz. Ah ! vous serez toujours son amie la plus
chère ; mais, quant à moi, je dois me contenter de
la savoir heureuse. Je ne fais que passer à Franc-
fort, d'ailleurs-, je n'ai voulu que revoir des per-
sonnes et des lieux chers à mon souvenir. Mais ce
réveil des choses passées n'est pas sans tristesse et
sans danger. Hier soir, je ne sais quel vague senti-
ment de malheur m'attendrissait l'âme. Je parcou-
rais dans une agitation fiévreuse ces nouveaux jar-
dins qui entourent la ville ; je suivais les bords du
fleuve que la brume commençait à couvrir ; je re-
trouvais nos promenades chéries, les sombres allées,
les statues, et cette salle aux blanches colonnes où
nous allions danser si souvent; des rires joyeux, de
ravissantes harmonies venaient à moi comme au-
trefois, et semblaient s'exhaler au loin des sombres
masses de verdure... Un instant même je distinguai
la mélodie d'une certaine valse de Weber... qui me
rappela tout à coup tant de douces impressions de
jeunesse, que je me mis à pleurer comme un enfant.
marguerite. Je suis sûre que notre ami Frantz
112 L OR EL Y.
Lewald aura laisse ici, quand il fut forcé de partir,
quelque passion bien romanesque, bien poétique...
et c'est d'une trahison qu'il souffre, c'est une infi-
dèle qu'il pleure.
frantz. Non, madame! personne ne m'a jamais
rien promis ! Suis-je capable d'aimer seulement? je
n'en sais rien : si j'aimais, je crois que ma passion
serait grande comme le monde et vague comme
l'infini ! N'est-ce pas dire assez que ce n'est point à
des créatures mortelles que s'adresserait mon désir;
mais à de saintes idées, à des abstractions mysti-
ques de religion, de gloire, de patrie, qui ont été
les premiers germes de mon éducation , et vers
lesquelles s'est tourné le premier éveil de mon
cœur?
diana. 11 finira sous la robe d'un moine ou sous
la toge d'un Romain!
frantz. Hélas! tout cela est bien ridicule à dire,
j'en conviens ; je n'aurais pas dû parler ainsi devant
des femmes : mais pardonnez-moi, vous si bonnes
et si indulgentes toujours ! en vous retrouvant, je
n'ai pu résister à cette longue effusion de pensées
longtemps contenues-, et je vous le dis, j'ai honte
de vous ouvrir ainsi mon cœur froid à l'amour et
tout de flamme aux rêveries. Que voulez-vous? c'est
à demi la faute de l'éducation, à demi la faute du
temps. Ce siècle, qui ne compte pas encore vingt
années, s'est levé au milieu de l'orage et de l'incen-
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE, 113
die. La guerre rugissait autour de nos berceaux, et
nos pères absents revenaient par instants nous pres-
ser sur leur sein, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus
et consternés ! La passion politique, qui d'ordinaire
est une passion de l'âge mûr, nous a pris, nous,
même avant l'âge de raison ; et nous lui avons sa-
crifié tout : les douces joies de l'enfance, les folles
ardeurs du premier sang: nous l'avons retrouvée
plus tard encore dans l'étude et dans la famille : et
le jour où nos bras furent assez forts pour lever un
fusil, la patrie nous jeta tout frémissants sous les
pieds des chevaux, au milieu du choc des armures.
Oh! maintenant qu'un calme plat a succédé à tant
d'orageuses tourmentes , étonnez-vous que nous
ayons peine à nous remettre de ces efforts préma-
turés, et que nous n'ayons plus à offrir aux femmes
qu'une àme flétrie avant l'âge, et des passions éner-
vées déjà par le doute et par le malheur.
marguerite. Pauvre Lewald ! ce sont les peines
les plus vraies celles-là que l'imagination agrandit,
mais aussi les plus faciles à combattre, car le re-
mède est tout près du mal. Mon mari fut longtemps
ce que vous êtes. Il m'a confié ses chagrins d'une
époque qui n'est pas encore éloignée ; et quand il
s'animait à me faire ses confidences, il me causait
l'impression que vous venez d'éveiller en moi tout
à l'heure. Vous le verrez, Frantz, vous serez un jour
son ami peut-être, et il vous dira comment il a fait
114 LORELY.
pour devenir un homme sage, et j'ose dire, un
homme heureux.
frantz. Mais il ne pourra me donner que des con-
seils, et l'ange secourable qui Ta guéri ne peut avoir
pour moi les mêmes consolations.
marguerite. Tenez, lejour tombe tout à fait ^ mon
père et mon mari vont rentrer dans un instant... ils
marchent toujours gravement, en discutant quel-
que point de politique ou d'histoire-, nous les aper-
cevrons de loin, et il faudra bien qu'ils pressent le
pas en me voyant leur faire signe. Ah ! quelle heu-
reuse soirée nous allons passer!... une de nos
bonnes réunions de famille d'autrefois!
frantz. Madame...
marguerite. Point d'importuns ; toute la ville est
à la représentation du nouvel opéra... Moi, j'avais
une loge; tenez, voilà le coupon déchiré.
frantz. Oh! mille pardons, madame : si j'étais
pour quelque chose dans ce sacrifice, je vais le re-
connaître bien mal. Je suis forcé de me rendre à une
assemblée... où j'ai été convoqué par une lettre
pressante.
marguerite. Eh bien ! faites de votre lettre ce que
je viens de faire de mon billet.
frantz. Je suis honteux en vérité; je n'aurais pas
dû vous rendre visite, ayant si peu de liberté ce
soir.
marguerite. Mais cela est impossible ainsi; et je
SCÈNES l> i: LA VIE ALLEMANDE. Ilô
ne saurais que dire à mon mari. Un jeune homme
est venu me voir moi seule, et n'a pas attendu que
je pusse le lui présenter.
diaxa. Vous nous compromettez toutes deux à la
fois, et moi d'abord qui vous ai amené.
fraxtz. Diana! dites seulement mon nom à mon
vieux professeur-, et vous, madame, soyez assez
bonne pour m'excuser auprès de M. Burckart, au-
quel j'aurai l'honneur de rendre visite demain. Et
faut-il tout vous dire?... c'est à une réunion poli-
tique que je suis convoqué. Si j'y manque, je suis
coupable, et je puis être soupçonné de trahison.
marguerite. Grand Dieu! vous, Frantz, vous vous
mêlez à ces sombres entreprises?
frantz. Nos projets iront rien d'obscur 5 et les
princes n'oseraient dissoudre ces associations puis-
santes, qu'ils ont eux-mêmes convoquées jadis. Tous
les jours à cette heure, dans cette ville comme par
toute l'Allemagne, nos frères, étudiants, vieux sol-
dats ou proscrits, soit dans leurs lieux de réunion
des villes, soit le long des chemins, ou bien sur les
collines, où ils montent pour voir coucher le soleil,
s'abordent, se serrent les mains, et demandent où
est la lumière. Alors, l'un d'eux fait un signe, et les
frères s'agenouillent, le front tourné vers l'Orient
qui s'assombrit! Puis, quand, selon la formule de
notre langue mystique, l'heure des confidences a
sonné, alors on discute les intérêts de la patrie, on
116 LOKKLY.
se rend compte des espérances de l'avenir, et chacun
apporte sa flamme au foyer qui doit tout régénérer
un jour!
diana. Mais cela doit être fort intéressant et fort
solennel : et Ton m'a tant parlé de ces assemblées
de la Jeune Allemagne, que me voilà fort heureuse
de connaître un des aftidés, ou des voyants... c'est
là le terme, je crois...
frantz. Ne riez pas, Diana! et dites plutôt aux
nobles personnages dont vous êtes la parente ou
l'amie, qu'il est temps pour eux de se rallier à nous -,
car les indifférents seront nos ennemis quand le
grand jour sera venu. Adieu, mesdames, adieu...
Pardonnez-moi si je vous ai apparu tout autre que
je n'étais jadis... Oh! Dieu sait si nous retrouve-
rons encore une heure pareille de confiance et d'a-
bandon !
III. — DIANA, MARGUERITE.
marguerite. Diana ! je tremble • tout ce qu'il nous
a dit m'étonne et me consterne à la fois. Mon Dieu !
quel est donc ce souffle de révolte et de colère qui
ébranle tous les esprits comme un vent d'orange?...
Tiens j pendant qu'il nous parlait, sa pensée s'unis-
sait dans mon esprit à celle de mon mari, de Léo.
Il a de même de certains moments d'exaltation qui
m'effrayent, des idées non moins étranges! Hélas!
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 117
qu'allons-nous devenir, nous autres pauvres fem-
mes, qui ne comprenons rien à tout cela, au milieu
de ces hommes préoccupés si tristement, à un âge
où leurs pères ne pensaient qu'à l'amour et au bon-
heur?
diana. Rassure-toi, ma bonne Marguerite-, Frantz
est un enthousiaste, tu le sais bien. Ces sociétés
dont il parle sont d'autant moins dangereuses, que
presque tous les Allemands en font partie ; car on
ne sort pas d'une université sans avoir fait quelque
beau serment à la manière antique sur un innocent
poignard... qui ne se plongera jamais dans le cœur
d'aucun tyran, attendu que les tyrans eux-mêmes
se sont prudemment mis à la tête des conspirateurs.
Quand tu viendras à connaître l'intérieur d'une so-
ciété secrète, tu verras que c'est un spectacle fort
public, auquel on assiste aussi aisément qu'à l'Opéra;
mais je te préviens que c'est moins amusant.
marguerite. Diana, ta gaieté me fait mal ; vrai-
ment, je souffre, je crains, je ne suis pas heureuse.
Mon mari ne se mêle point à toutes ces manifesta-
tions, plus fréquentes qu'ailleurs dans notre ville
de Francfort ; mais il écrit, Diana-, il voit je ne sais
quelles gens, qui parlent vivement des affaires pu-
bliques, des proscrits la plupart, qu'il a connus au-
trefois dans son pays. Certains travaux qu'il envoie
à la Gazette germanique font beaucoup de bruit,
dit-on-, bien plus... il y a un livre dont il estl'au-
7.
118 LORELY.
leur : tiens, je vais te le montrer... qui a fait une
immense sensation en Allemagne. Les princes l'ont
défendu dans plusieurs royaumes de la confédéra-
tion. Il est certains pays, je ne puis penser à cela
sans frémir... où mon mari serait arrêté et mis dans
une forteresse pour toujours!
dtana. Marguerite! mais que dis-tu là?... ce livre,
qui a paru sous le nom de Cornélius, ce livre, j'en
ai entendu parler cent fois • c'est l'œuvre d'un grand
écrivain, sais-tu?... Il contient un projet d'alliance
entre tous les petits États de l'Allemagne, qui chan-
gera, dit-on, tout l'équilibre de la politique actuelle,
et ces articles dont tu parles, de la Gazette germa-
nique, sont de brillants commentaires de la pensée
contenue ici.
marguerite. Comment sais-tu ces choses-là,
Diana?
diana. En Angleterre, où j'étais avec mon frère
Henri de Valdeck, qui, tu le sais, est de la suite du
prince, on s'occupait de politique bien plus qu'ici
même. 11 fallait bien m'en mêler un peu, pour avoir
quelque chose à dire. Une femme aime mieux encore
parler politique que se taire... Mais sais-tu que tu
es heureuse d'être la femme d'un homme qui sera
un jour, qui sait?... député... conseiller...
MARGUERITE. Oll proscrit.
diana. Chambellan, peut-Hre... mais il n'est pas
noble, je crois?
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 119
Marguerite. Non, vois-tu, je n'aime pas tout cela :
je suis une femme simple, élevée dans des idées
bourgeoises, j'ai toujours rêvé un mari de ma for-
tune et de ma sphère; un bon et loyal Allemand,
qui m'aime, qui me rende heureuse ; je crois avoir
rencontré ces qualités dans le mien, et tu m'affli-
gerais en me disant que je suis, sans m'en douter,
la compagne d'un homme supérieur, d'un génie in-
connu...
IV. — Les mêmes, LÉO BURCKART, le professeur
MULLER.
le professeur. Venez, ces dames parlaient de
vous, mon ami...
diana. Nous disions que les hommes politiques,
les rêveurs, les philosophes, sont d'une compagnie
fort rare et fort insupportable souvent. Vous avez
voulu surprendre le secret de notre conversation,
le voilà.
le professeur. Ah! je ne m'étonne pas de nous
voir si mal jugés en rencontrant ici une conseillère
perfide... Bonjour, mon enfant.
léo. Madame a raison • moi je me corrige tant que
je puis. Avons-nous dépassé l'heure du spectacle,
voyons? D'abord je vous y accompagne; ensuite je
m'engage à ne parler que de musique, de modes et
de romans nouveaux toute la soirée.
120 LORELY.
marguerite. Eh bien! nous vous tenons compte
de la bonne intention ; mais nous ne voulons pas
aller au spectacle ce soir.
léo. Fort bien.
Marguerite. Nous prendrons le thé ici, en famille,
et, s'il nous vient quelques amis, nous élargirons
le cercle. (Elle sonne.) Karl, servez-nous le thé!...
ranimez ce feu, et renvoyez la voiture -, nous restons.
léo. J'ai peur que vous ne nous fassiez un sacri-
fice, et je vous jure que je me serais fort amusé à
cet opéra.
marguerite. Vous ne dites pas ce que vous pensez :
d'abord vous ne comprenez rien à la musique ita-
lienne, et vous trouvez que les chanteurs jouent
mal!... Je vous prie délaisser là votre journal, et de
causer un peu avec nous ; donnez-le à mon père, si
vous voulez, c'est de son âge. Vous êtes rentrés si
tard, messieurs, que nous n'avons pu vous présenter
un des anciens élèves de mon père, revenu depuis
deux jours d'Italie, et dont nous vous avons parlé
souvent, Léo!
le professeur. Frantz Lewald! et vous ne l'avez
pas retenu, ce pauvre enfant? Voyez ce que le temps
peut sur les amitiés: depuis deux jours il était à
Francfort, sans que nous en eussions la nouvelle !
(On sert le thé, tous s'asseyent.)
marguerite. Ne parlez pas ainsi devant Diana,
mon père; il a fallu que je la rencontrasse à un bal
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 121
pour qu'elle songeât enfin à venir visiter ses amis
d'autrefois.
diana. Voilà ce qui est fort injuste. Je suis re-
venue d'Angleterre, comme vous le savez, avec le
prince Frédéric-Auguste, dont mon frère est l'aide
de camp. Le prince a voulu garder l'incognito les
trois premiers jours de son arrivée, et vous com-
prenez que, si je fusse venue, moi, pendant ce
temps, rendre visite à la femme d'un écrivain, d'un
journaliste... c'eût été fort peu diplomatique-, qiren
dites-vous, monsieur Burckart?
léo. Que vous m'honorez trop avec le titre d'écri-
vain : je suis un pauvre bourgeois ignoré, m'occu-
pant beaucoup de jardinage, un peu de chasse, et
si j'ai noirci quelquefois du papier en débarrassant
mon cerveau de certaines idées qui le fatiguaient, je
suis loin de me croire un homme politique, un phi-
losophe, un écrivain !
diana. Orgueilleuse modestie! On parle beaucoup
de vous, monsieur! Pour un article de vous, tout
un pays est en rumeur ; pour un livre de vous, toute
l'Allemagne s'agite!
le professeur. Et quand l'homme voudra se mon-
trer... quand à l'écrit succéderont la parole et l'ac-
tion...
marguerite. Mon père, que dites-vous là?...
léo. Marguerite a raison; ces espérances ne vous
conviennent pas, mon père, ni à moi cette vanité
122 LORELY.
Plus jeune, plus ardent et plus libre de cœur, j'ai pu
songer à ces folies... Maintenant de tout le feu qui
m'animait, il n'est rien resté que des cendres, qu'on
s'aveuglerait à souffler? Je me suis fait à mon obs-
curité : peu à peu tous mes rêves d'avenir se sont
évanouis dans mon bonheur présent... L'homme se
trompe souvent à sa destinée, il prend son désir
pour une vocation, il se croit appelé à réformer le
monde, il veut faire d'une plume le levier d'Archi-
mède... tandis que Dieu Ta créé pour être fils res-
pectueux, bon mari, honnête homme, et voilà tout ;
si, comme je le crois aujourd'hui, c'est là le partage
que Dieu m'a destiné, j'accomplirai cette vie obs-
cure, en le remerciant de l'avoir faite si douce et si
aimée.
le domestique. Monsieur veut-il recevoir le che-
valier Paulus?
léo. N'as-tu pas dit, Marguerite, que nous ne vou-
lions recevoir ce soir que les amis?
marguerite. Sans doute... Cette personne m'est
inconnue, à moi.
léo. Priez-le de revenir demain matin... Ainsi le
prince, qui était en quelque sorte exilé à Londres
par son frère, rentre officiellement en Allemagne?
diana. Du moins, il réside à Francfort pour quel-
ques jours... Il attend des lettres, je crois. Peut-
êlre ne vient-il que pour respirer de loin l'air bien-
faisant delà patrie. Car son frère, qui règne, n'est
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 123
pas près de s'entendre avec lui sur les affaires poli-
tiques, vous le savez.
le domestique. M. le chevalier Paulus insiste, di-
sant qu'il vient de loin pour une affaire très grave.
Léo. Faites entrer. Qu'est-ce que le chevalier
Paulus? Connaissez-vous cet homme, mon père?
LE PROFESSEUR. Non.
diana. Ne serait-ce pas un rédacteur de la Gazette
germanique?,.. Il me semble que j'ai vu des articles,
des feuilletons de sciences, signés de ce nom.
lèo. C'est juste: mais il est singulier que ce soit
vous qui me le rappeliez.
Marguerite. Mon ami!..,
Léo. Eh bien! qu'as-tu donc?
marguerite. Rien! mais si j'en croyais mes pres-
sentiments... Je ne sais pas... il m'est passé quelque
chose d'étrange devant les yeux !
le domestique. M. le chevalier Paulus.
Y. — Les mêmes, le chevalier PAULUS.
le chevalier. Mesdames... monsieur Léo Burc-
kart, sans doute?
Léo. Oui, monsieur, moi-même. Soyez le bien-
venu.
le chevalier. Je suis enchanté de faire la con-
naissance d'un confrère aussi illustre.
leo. V\\ confrère?
12 1 LORELY.
le chevalier. J'espère que vous me permettrez ce
titre, bien que je ne sois qu'un journaliste de très
mince importance ; j'écris, comme vous, dans la Ga-
zette germanique; un simple filet typographique sé-
pare vos puissantes idées politiques de mes humbles
observations morales, archéologiques, et quelque-
fois littéraires.
léo. Prenez la peine de vous asseoir, monsieur.
le chevalier. Je suis chargé d'une lettre du pro-
priétaire gérant de la Gazette germanique.,, triste
message ! je veux dire pour moi, pour lui...
léo. Qu'est-ce donc? Vous me permettez, mes-
dames?...
marguerite. Eh bien?
le professeur. Que dit cette lettre?
léo. Mon père... nous étions trop heureux!...
nous aurions dû sacrifier quelque chose aux divi-
nités mauvaises! Une seconde fois, monsieur, soyez
le bienvenu... comme si vous n'apportiez pas le
malheur dans une famille.
le professeur. Qu y a-t-il donc?
marguerite. Au nom du ciel!
léo. Il y a qu'un de mes articles a fait saisir le
journal, et que le propriétaire a été condamné à
vingt mille florins d'amende et à cinq ans de pri-
son.
le chevalier. Et tous les rédacteurs exilés, ban-
nis.., Vous voyez... un débris.
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 125
LÉO. Vous avez bien fait de venir à moi, si vous
avez pensé que je pusse vous être utile.
le chevalier. Je vous avoue, monsieur, que je
ne compte que sur vous.
léo. Je vous remercie de votre confiance... Où
ê les- vous logé?
le chevalier. Ici, dans la ville... à l'Empereur
Romain.
léo. Permettez-moi d'être votre hôte. Karl, vous
ferez transporter ici les effets de monsieur... Vous
êtes chez vous, monsieur le chevalier. Vous devez
être fatigué... le domestique va vous indiquer votre
appartement.
le chevalier. Mais, monsieur, je ne sais si je dois
accepter...
léo. Je vous en prie; dans un instant j'aurai
l'honneur de me rendre près de vous.
marguerite. Maintenant, Léo, que comptez-vous
faire?
léo. Je compte payer l'amende et me constituer
prisonnier!
le professeur. A la bonne heure, voilà qui est
parler !
diaxa. Je te quitte un instant, Marguerite ; mais
tu auras des nouvelles de moi bientôt; ne t'effraye
pas, mon enfant.
126 n L0RELY.
VI. — Les mêmes, excepté DIANA.
marguerite. Oui... Oh! mon Dieu, mon Dieu, Léo,
que dis-tu là?
léo. Venez ici tous deux : ne pleure pas, Margue-
rite, où j'irai, tu iras; je sais que tu m'aimes, et je t'ai
prise pour la bonne comme pour la mauvaise fortune.
MARGUERITE. Oui ! Oui !
LÉO. Maintenant, écoutez-moi. Un père de famille,
ruiné par moi, est en prison pour moi. Moi, je suis
ici, libre, heureux et tranquille ; je puis jeter cette
lettre au feu, nourrir cet homme qui Ta apportée,
et qui n'en demande probablement pas davantage ;
et, aux yeux du monde, j'aurai fait à peu près ce
que je dois faire-, seulement pour moi, je serai un
misérable et un lâche, et je me mépriserai. Votre
avis, mon père?
le professeur. Le mot de Régulus : A Carthage ! . . .
léo» Ton avis, Marguerite?
marguerite. Je te suivrai partout, et, partout où
je serai avec toi, je serai heureuse.
léo. Tu es une digne femme et un noble cœur!
vous, mon père, c'est convenu, vous êtes un vieux
Romain. Maintenant, quant à l'argent...
le professeur. Tu peux vendre tout, pourvu que
tu me laisses mes livres...
léo. Il n'est pas besoin de cela, mon père : gar-
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 127
dons-nous de grandir notre sacrifice à la mesure de
notre fierté; vingt mille florins à payer, c'est la
moitié à peu près de notre petite fortune... et avec
le reste... Pardon, mademoiselle de Valdeck, si nous
nous occupons devant vous...
le professeur. Elle est sortie.
Marguerite. Et quand partirons-nous ?
léo. Le plus tôt possible, Marguerite 5 il y a là-bas
un homme qui tient la place que je dois tenir, et qui
n?a peut-être pas comme moi un père, une femme,
dévoués à sa fortune. Je monte près du chevalier,
pour connaître tous les détails que cette lettre ne
m'explique pas.
le professeur. Je vous suis, j'ai besoin de tout
savoir aussi.
VII. — MARGUERITE seule.
Et maintenant, pleurons en liberté-, ah! Dieu! je
ne suis pas une de ces femmes romaines dont mon
père parle souvent, moi 5 voilà toute ma gaieté
perdue, tout mon bonheur détruit ! et je dis mon
bonheur, je devrais dire seulement ma tranquil-
lité !...
VIII. — MARGUERITE, FRANTZ.
marguerite. Àh ! mon ami !
frantz. Marguerite !
128 L0RELY.
marguerite. Entre votre venue et votre retour, il
s'est passé des choses bien tristes !...
frantz. Oui !
MARGUERITE. VOUS Savez...
frantz. Je viens d'un lieu où des hommes du
peuple se réunissent, mais où l'on sait tout en
même temps qu'aux palais des princes. Votre mari,
Léo Burckart, est le même homme que !e publiciste
Cornélius...
Marguerite. N'est-ce pas une chose dangereuse à
dire ?
frantz, Tout le monde le sait aujourd'hui. Votre
mari est condamné à vingt mille florins d'amende,
à cinq années de prison.
marguerite. Non , ce n'est pas lui qui est con-
damné, c'est le propriétaire du journal où il écrivait.
frantz. J'ai bien dit : car votre mari est un hon-
nête homme, et son devoir était tracé. Quand partez-
vous ?
marguerite. Je ne sais... demain...
frantz. Sa marche sera un triomphe ; et le pays
sera soulevé peut-être avant son arrivée.
marguerite. Que dites-vous?
frantz. Je dis... que cet homme est grand -, ou du
moins que le ciel lui a donné l'occasion de le pa-
raître !
marguerite. Oh ! ce que vous m'apprenez là,
Frantz, m'effraye... plus encore que tout le reste !
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 120
frantz. Dites-lui...
marguerite. Voulez-vous le voir lui-même ?
frantz. Non... Dites-lui que la Société des frères
de la Jeune Allemagne, réunie en ce moment dans
la salle du consistoire, lui enverra trois députés pour
lui offrir, au nom de la patrie, de payer les frais de
l'amende à laquelle il est condamné.
marguerite. Frantz !...
le domestique. Il y a là encore une personne qui
demande à voir monsieur.
marguerite. Allez l'avertir et faites entrer. Frantz,
vous me quittez ainsi?
frantz. Il le faut. Adieu. (Frantz et le Prince
se regardent avec attention en se rencontrant à la
porte.)
IX. — MARGUERITE, LE PRINCE.
le prince. Vous êtes la femme de M. Cornélius...
je veux dire de M. Léo Burckart ?
marguerite. Oui, monsieur.
le prince. C'est bien. Soyez assez bonne pour faire
que nous ne soyons pas dérangés dans l'entretien
que nous allons avoir ici.
marguerite. Il me semble que tout cela est un
rêve. (Elle sort.)
X. — LÉO , LE PRINCE.
léo. Monsieur.
130 LORELY.
le prince. Je suis le prince Frédéric-Auguste.
(Léo s'incline.) Asseyons-nous. Personne ne peut-il
nous entendre ?
Léo. Personne.
le prince. Je sais le malheur qui vient de vous
frapper.
léo. Vous savez...
le prince. Oui, cette affaire de journal; j'ai un
démon familier qui me dit tout. Je ne passe pas à
travers l'Allemagne en simple voyageur, comme il
me plaît de le laisser croire ici. Je reviens dans ma
patrie en prince ; puis-je vous être bon à quelque
chose ?
léo. Oui, monseigneur, et vous pouvez me rendre
un très-grand service.
le prince. Lequel?
léo. Vous pouvez obtenir de S. A. le prince ré-
gnant que l'application du jugement qui frappe un
innocent soit faite au véritable coupable, et que je
sois substitué aux lieu et place du gérant, pour subir
les cinq ans de prison, et pour payer les vingt mille
florins d'amende.
de prince. J'ai mieux que cela à vous offrir.
léo. Oui ; mais alors, monseigneur, c'est peut-être
moi qui ne pourrai plus accepter.
le prince* Et pourquoi?
léo. Parce que je ne demande point grâce, mais
justice; je réclame toute justice, mais je refuse-
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 1 3 1
rais toute grâce. Mon opposition a été la lutte loyale
du faible contre le fort, et la réclamation que je
vous adresse n'est pas la mise à prix de ma con-
science...
le prince. — Rassurez-vous ; j'ai à vous faire des
propositions que vous pouvez entendre fil ne s'agit
pas d'un de ces marchés qui avilissent à la fois celui
qui achète et celui qui vend, mais d'un contrat qui
doit nous honorer tous les deux.
léo. Je vous écoute, monseigneur.
le prince. Ces principes que vous avez avancés
comme citoyen, ces théories que vous avez émises
comme publiciste, ne sont-ce point de vains systèmes
philosophiques ou de pures utopies sociales, et les
croyez-vous applicables vraiment à notre époque et
à notre pays ?
léo. Mais... sans doute...
le prince. Parlons sérieusement. Les grands es-
prits sont dangereux dans la politique usuelle. Ils
sont les hommes de l'avenir ou du passé ; le présent
les méconnaît, ou bien il en est méconnu. Ne trou-
vez-vous pas qu'il est étrange de voir le génie de
chaque temps employer constamment sa force à ren-
verser aujourd'hui ce qu'il eût constitué hier, ou ce
qu'il refera demain ?
léo. Penser ainsi, n'est-ce pas méconnaître l'éter-
nelle loi du progrès ?
le prince. Ah ! j'aime mieux y croire !,.. et d'ail-
132 LORELY.
leurs ma part est si belle que j'aurais tort de refuser
quelque chose aux sympathies de la foule, fussent-
elles irréfléchies. Toute génération nouvelle a ses
passions comme tout homme, et la passion, n'est-ce
pas ce qu'il y a de plus beau sous le ciel? Religion,
guerre, liberté, ce sont là les amours des peuples : et
qu'importe si Tune conduit au martyre, l'autre à la
servitude, l'autre au néant?...
léo. Vous traitez légèrement ces questions, mon-
seigneur • que Dieu vous fasse la grâce de n'avoir pas
un jour à les envisager de plus haut ! Vous parlez là
de l'excès qui perd tout-, et la passion qui conduit à
la mort n'est pas celle qu'il faut désirer quand on
est chrétien. La liberté n'est pas pour nous une
amante insensée, mais une chaste épouse, et nous
demandons que le nœud qui nous unira soit reconnu
par le prince, et béni par le ciel.
le prince. Je sais toute la modération de vos prin-
cipes, toute la légitimité de vos espérances-, et pour-
tant vous avez mis en danger la sûreté d'un grand
pays... Vous philosophe, vous écrivain, vous avez
ouvert une porte à la guerre et une autre à la ré-
volte... Qui les fermera maintenant?
léo. Que dites-vous, monseigneur? ai-je donc un
tel pouvoir, et cela est-il en effet ?
le prince. Ne faites pas de fausse modestie ; vous
savez qu'il y a des paroles qui tuent, et que, grâce
à la presse, l'intelligence marche aujourd'hui sur la
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 133
terre, comme ce héros antique qui semait les dénis
du dragon ! Or vous avez laissé tomber la parole sur
une terre fertile 5 si bien qu'elle perce le sol de tous
côtés, et qu'elle va nous amener une terrible ré-
colte, si celui qui Ta semée n'est point là pour la
recueillir.
Léo. Qu'est-il donc arrivé déjà?
le prince. Une émeute a éclaté à la suite de la
condamnation du journal auquel vous adressiez vos
articles. Elle a été comprimée aussitôt; mais mon
frère Léopold, ce prince faible, qui m'avait exilé,
comme il vous avait banni, s'est retiré dans un
couvent aux premiers instants de trouble, et n'en a
plus voulu sortir ensuite. C'est sur moi qu'il rejette
cette lourde couronne que vous avez imprudem-
ment ébranlée. Voilà pourquoi je viens à vous, mon-
sieur.
léo. Votre Altesse voudrait...
le prince. Écoutez : nous n'avons pas un instant
à perdre ; convenons de tout. Il y a dans les pouvoirs
une hiérarchie qu'il faut respecter. Dès à présent
vous serez conseiller intime 5 dans un mois député à
la diète, un mois après ministre.
léo. Ce serait donc à moi, maintenant, de faire
mes réserves et mes conditions.
le prince. Je sais tout ce que vous allez me dire.
Vous tenez à réaliser certaines idées contenues dans
vos écrits. Vous en croyez l'exécution possible, et je
8
134 LORELY.
partage voire conviction et votre désir. J'ai discuté
souvent à Londres, avec plusieurs des hommes poli-
tiques les plus célèbres de ce temps-ci, votre plan de
fédération entre les petits États souverains de l'Al-
lemagne 5 le traité de commerce dont vous avez fixé
les bases -, la résistance qui peut être opposée par
nous à l'envahissement des grandes puissances : tout
cela nous a séduits comme pensée libérale et con-
vaincus comme application. Vous me demanderez
des garanties. Je suis prêt à accorder ce qui sera
juste et possible.
léo. Mais j'hésite, moi, monseigneur... Je vou-
drais réfléchir...
le prince. Vous hésitez, monsieur? quand je vous
offre toute liberté, tout pouvoir! vous hésitez? et
vous avez bien osé tout menacer, tout ébranler, tout
ruiner peut-être... La critique vous a été facile, et
vous reculez devant l'œuvre! Vous avez pris de
votre propre volonté un pouvoir sur les esprits, dont
vous ne voulez user que pour le mal et le désordre ! . . .
Ah! monsieur!... devant Dieu qui nous voit et qui
a attaché à votre talent les devoirs qu'il a marqués
à ma position ; devant Dieu qui juge ici l'écrivain
et le prince... vous n'avez pas le droit de me ré-
pondre non !
léo (avec effort). C'est vrai.
le prince. Où donne cette porte? dans votre ca-
binet?
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 135
LEO. Oui.
le prince. Je vais écrire et signer les conventions
qui seront faites entre nous. Réfléchissez, monsieur;,
afin de n'oublier aucune des observations que vous
aurez à me soumettre.
XL — LÉO , seul.
Ce n'est pas ainsi que j'avais compris ma vie!
et j'avais mis plus d'espace entre mon humble
position et ma haute espérance. Pouvais-je pré-
voir qu'une main inconnue viendrait tout à coup
m'enlever de terre et me faire franchir en un jour
tant de degrés glissants, tant d'échelons fragiles?...
Qui me donnera l'expérience de toutes ces épreuves,
ou plutôt la confiance de m'en passer? Ah! si je
pensais être autre chose ici qu'un instrument dans
les mains de la Providence, j'aurais peur à présent...
je fuirais comme un lâche avant le combat -, je m'é-
chapperais d'ici sans détourner la tête : car le mal
que j'ai fait est grand, si je n'ai pas la force de
mieux faire!... Mais il me l'a bien dit, lui ; je n'ai
pas le droit de refuser ! Dieu peut me demander
compte de l'idée qu'il a mise en moi, comme il a
demandé compte au figuier stérile des fruits qu'il
aurait dû produire !... Si, comme un homme de peu
de foi, je recule devant un fantôme; si, par ma faute,
à mon refus, un autre vient prendre ma place, et,
136 L0RELY.
détournant la pensée divine de la route qu'elle allait
suivre, conduit à l'esclavage ceux-là que j'aurais dû
guider dans les voies lumineuses de la liberté...
qu'aurai-je à dire un jour en paraissant devant le
juge éternel, quand des milliers de voix s'élèveront
contre moi, criant : Malheur à celui qui pouvait et
qui n'a pas osé ! Malheur à l'égoïste! malheur à l'in-
fâme!... Oh! non, non-, Dieu n'a pas mis en moi
cette flamme pour que je l'éteigne ! Qu'elle me con-
sume, mais qu'elle éclaire!... Que me veut-on?...
XII. — LÉO. MARGUERITE.
marguerite. Mon ami, tu étais seul?
léo. Pourquoi me déranger?... Laisse-moi seul,
Marguerite.
marguerite. Mon ami, j'ai cru bien faire... les
voici! ce sont les jeunes gens envoyés par une so-
ciété...
léo. Messieurs...
XIII. — Les mêmes, ROLLER, FRANTZ, FLAMING.
roller. Parle, toi, Frantz, qui nous as amenés
ici, parle !
frantz. Monsieur Léo Burckart, les frères de la
Jeune Allemagne, réunis à Francfort, et au nom de
tous les frères des dix-sept États souverains et des
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 137
quatorze universités, vous ont voté des félicitations,
et vous offrent de payer l'amende à laquelle la Ga-
zette germanique est condamnée, par une souscrip-
tion publique. [Le prince sort du cabinet un papier
à la main.)
léo. Avant de répondre à votre offre loyale et gé-
néreuse, permettez-moi, messieurs, de lire ce pa-
pier.
flaming 'regardant le prince). Je connais les traits
de cet homme!
léo, signant. Je n'ai plus d'amende à payer, mes-
sieurs; je rentre enfin dans ma ville natale; mais
j'y serai libre. Je suis plein de reconnaissance en-
vers les membres de cette association, dont j'ignore
les statuts et les desseins; mais leur bonne volonté
me devient inutile. La personne que voici est le
prince Frédéric-Auguste, noire nouveau souverain.
Marguerite. Léo!... quel changement!
leo. Pauvre Marguerite!... mieux eût valu peut-
être la ruine et la prison !
s.
SECONDE JOURNÉE.
La salle commune d'un hôtel de belle apparence; un gros poêle alle-
mand, des tables rangées comme pour une table d'hôte. — Adroite,
un escalier montant aune chambre. — A gauche, une grande en-
trée intérieure donnant dans les appartements principaux. — Un
orchestre pour les jours de bal. — Au fond du théâtre on aperçoit
la route; en travers, une barrière peinte aux couleurs du prince;
les deux montants sont surmontés de lions héraldiques.
I. _ FLAMING, ROLLER, DIEGO, trois autres
ÉTUDIANTS.
roller. Hôtel du Soleil! C'est magnifique; et il
faut espérer que ce sera cher; hôtel tenu à l'anglaise,
cuisine française... rien d'allemand que le poêle!
Nous serons très bien ici... Holà! ho! l'hôtelier!
diégo. Ohé! la maison! les bourgeois', les philis-
tins damnés!
tous. Du tabac!... du feu!... de la bière!... du
vin!
l:hôte. Messieurs! messieurs! (A part.) Des étu-
diants? je suis perdu!
roller. Ne regarde pas sur la route, nous n'a-
vons pas d'équipages.
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 139
l'hôte (à part). Ils ne sont que six ! (Haut.) Mes-
sieurs, ma maison n'est pas une auberge. s
roller. Alors c'est une taverne!
l'hôte. Non, messieurs.
roller. Encore un mot... et nous allons en faire
un coupe-gorge.
l'hôte. C'est ici un hôtel, messieurs.
roller. Un hôtel? Qu'est-ce que c'est que cette
aristocratie de domicile!... Nous te faisons l'hon-
neur de t'amener ce soir toute l'université, et ta
maison sera ce que nous voudrons qu'elle soit, en-
tends-tu? Nous ferons barbouiller une enseigne ba-
chique : nous décrocherons ton Soleil d'or, et nous
intitulerons ton établissement : Cabaret du Sau-
vage.., Es-tu content?
l'hôte. Toute l'université ce soir? Ah! mes-
sieurs!...
roller. Tais-toi!
flaming. Va nous chercher de la bière.
diégo. Va nous chercher du vin.
flaming. De la bière et du vin.
l'hôte. Messieurs, pardon. Nous avons ici des
voyageurs qui dorment, de grands personnages...
flaming. Après l'empereur et les femmes, les étu-
diants sont les plus grands personnages qui soient.
diégo. Après les femmes, et avant l'empereur.
flaming. Cela dépend des opinions. Va nous cher-
cher à boire, ensuite nous t'expliquerons nos idées.
140 L0RELY.
l'hôte. Mais...
roller. Et quand cela t'ennuiera que nous frap-
pions sur les tables, nous frapperons sur les car-
reaux.
l'hôte. Je suis ruiné, perdu!
hermann. C'est bien dit.
flaming. Est-ce assez grand seulement, cette
salle?
roller. La plus grande du village, assurément.
dtégo. En jetant bas cette cloison, on donnerait
un peu plus d'aisance.
roller. Bah! nous ne serons gênés qu'au com-
mencement ; quand la moitié des buveurs de bière
aura roulé sur le parquet, l'autre moitié sera extrê-
mement à l'aise. Une bonne orgie a toujours deux
étages, le dessus des tables et le dessous.
l'hôte. Voici de quoi vous rafraîchir, messieurs;
mais, au nom du ciel, parlez moins haut-, ne fumez
pas, et retirez-vous tranquillement quand vous au-
rez bu. Nous avons ici une dame, et un voyageur
qui paraît fort distingué.
roller. Eh bien ! nous inviterons ton voyageur à
boire avec nous, et la dame... A quoi l'inviterons-
nous, la dame?... ma foi, à s'en aller au plus tôt;
car, dans une heure seulement, ce ne sera pas la
place d'une dame ici.
l'hôte. Grand Dieu !
roller. On va tout l'expliquer.*,
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 141
11. — Les mêmes, le chevalier PAULUS.
hermann. Est-ce là le grand seigneur?
l'hôte. Non, messieurs, c'est son ami.
Diego. J'ai déjà vu cette figure.
le chevalier. Monsieur l'hôte, je vous demande-
rai la carte des vins. Je voudrais tremper un bis-
cuit dans quelque chose d'un peu... cordial, en at-
tendant le dîner.
l'hôte. Voici la carte, monsieur le chevalier. Vins
du Rhin, vins du Palatinat, vins de France... Trente-
deux articles.
le chevalier. Il suffît d'un seul, s'il est bon. (Il
lui indique un vin sur la carte.)
roller (à Thôte). Ce seigneur vient de se lever?
l'hôte. Ils sont arrivés dans la nuit.
diégo. Mettez deux verres.
le chevalier. Qu'est-ce que c'est?... un étu-
diant?
diégo. Qu'est-ce que c'est? un...
le chevalier. Tais-toi!... Diégo ?
diégo. Paulus ! (Ils se serrent la main en croisant
les pouces à la façon des carbonari.)
le chevalier. Tu viens de l'autre monde?
diégo. Du nouveau monde, s'entend. Je ne suis pas
un revenant, je suis un voyageur.
le chevalier. Tu tiens toujours le même article?
i 42 LORELY.
diégo. Toujours des révolutions. Les rois s'en vont,
je les pousse.
le chevalier. Ceux de ce monde-ci sont plus so-
lides.
diégo. Aussi, j'y vais posément : j'étudie; je fais
partie de l'université de Leipsick pour l'instant, tu
vois.
le chevalier. Et qu'est-ce que tu y apprends ?
diégo. Les sciences abstraites.
le chevalier. Et qu'est-ce que tu y enseignes?
diégo. Le maniement de la canne à deux bouts,
l'usage du stylet et quelques jeux de hasard de mon
invention.
le chevalier. Brave Mexicain!... descendant de
Fernand Cortez !... tu as bien descendu.
diégo. N'est-ce pas? Moi! un ancien membre du
gouvernement provisoire de Tampico !... un ex-am-
bassadeur de Bolivar à la république du Pérou.
le chevalier. Tu es bien vieux, aujourd'hui, pour
un étudiant !
diégo. On est toujours jeune pour apprendre. Une
autre bouteille... Et puis, sais-tu?... me voilà parmi
ces bons jeunes gens allemands : on me respecte,
on me paye à boire, et les marchands me font cré-
dit. Quand arrivera le grand jour, je me lèverai
comme un seul homme!... Et toi, es-tu toujours
fidèle ?
le chevalier. Fidèle à nos serments, le même
S C È N ! : S Û E t A V I E A L L E M A N D F. . 14 1
dans les deux mondes... la charbonnerie couvre la
terre : voici ma pièce de crédit. (ïl lui montre une
médaille au bout d'un ruban caché sous ses habits.)
diégo. Fort bien. T'occupes-tu toujours de scien-
ces ? te livres-tu toujours à la recherche des antiqui-
tés mexicaines ?
le chevalier. Cela était bon sur l'autre conti-
nent. Depuis, j'ai fouillé Pompéi, Herculanum,
Aquilée... Hélas ! les choses antiques y sont de fa-
brique moderne, on n'y découvre que ce qu'on y
enterre.
diégo. Mais ici?
le chevalier. Je suis secrétaire d'un ministre
futur.
diégo. Le nouveau conseiller intime ?
le chevalier. Léo Burckart. J'écrivais dans le
même journal que lui... On nous a saisis, proscrits,
ruinés !
diégo. Mais, sous le nouveau prince, vous voilà
rétablis, décorés, subventionnés !
le chevalier. Aussi, tu vois, je me débarrasse de
1er du pouvoir le plus que je puis.
diego. Enfin, tu sers la tyrannie.
le chevalier. N'est-ce pas un de nos règlements?
ne devons-nous pas accepter les places qui nous sont
offertes, afin d'aider, au besoin, nos amis, et de
nous... retourner dans l'occasion?
diégo. C'est possible; mais moi, ce n'est pas ma
144 L OR EL Y.
manière de voir. Je suis un pauvre diable; j'ai usé
mes souliers et mes pieds encore plus souvent sur
tous les chemins de la terre ; voyageur de la liberté,
depuis deux ans seulement, j'ai couru toutes les uni-
versités d'Allemagne, pour transmettre la lumière de
Tune à l'autre... Mais, à chacun sa spécialité... C'est
bien.
le chevalier. Et aujourd'hui tu te remets en
route ?
diégo. Non. Cette fois, je suis comme cet homme
des légendes, derrière lequel marchait toute une fo-
rêt. L'université vient ici en masse.
le chevalier. Ah ! ah ! c'est une révolte !
diégo. Non . C'est une folie, une équipée d'enfants ;
l'avenir seul peut en faire quelque chose de présen-
table. Nous mettons la ville en rumeur pour venger
la mort d'un chien, comme dans les Brigands de
Schiller, pure imitation 5 mais pour des têtes alle-
mandes...
le chevalier. Dis-moi tout.
diégo. Un jour...
le chevalier. Cela commence comme un conte.
diégo. Et cela deviendra peut-être de l'histoire, et
de l'histoire sanglante.
LE CHEVALIER. J'écOUte.
diégo. Tu sais que dans chaque université les étu-
diants élisent un roi.
le chevalier. Partout de la servitude.
SCÈNES DR LA VIE ALLEMANDE. 145
DIEGO. Donc, il y a huit jours, Sa Majesté Max Ier,
roi des Renards, tyran des Pinsons ' et protecteur
des associations provinciales, passait avec ton ser-
viteur devant la porte d'un boucher. Le chien royal
(tu sais que tout étudiant a un chien) se crut en droit
de prélever un impôt sur l'étalage du marchand.
Le boucher, au lieu de s'en prendre à nous, lance sur
le caniche un dogue corse, qui ne lui a donné qu'un
coup de dent, mais qui lui a cassé les reins.
le chevalier. Eh bien !
diégo. Eh bien! tu ne comprends pas!... Nous
avons rossé le boucher et ses garçons au moyen des
cannes ferrées dont tu vois un échantillon. Les bour-
geois sont sortis avec des fusils, des épées... Quel-
ques camarades qui passaient se sont rangés der-
rière nous... Une bataille superbe ! Deux chiens et
trois marchands un peu éreintés, un peu tués!...
Voilà toute la ville en révolution... On nous arrête...
L'université sort en bon ordre, et nous délivre en
démolissant la prison où nous étions, à n'en pas
laisser une pierre sur l'autre... L'affaire va devant
les juges ^ on nous condamne et nous, nous con-
damnons la ville ! nous l'abandonnons. La ville ne
vit presque que de notre séjour, de notre dépense...
nous la prenons par la famine... nous nous reti-
1 Termes usités chez les ctucliunls pour qualifier les anciens
ou les nouveaux.
146 LORELY.
rons sur le Mont-Sacré, comme le peuple romain,
le chevalier. Cela peut aller loin...
diégo. N'est-ce pas?... et le tout pour un chien
estropié -, mais c'était un beau chien !
le chevalier. Ah ça ! je ne vous vois là encore que
six ou sept.
diégo. Va regarder un peu sur la route, la vallée
est toute noire d'étudiants en marche. Dans une
demi-heure ils se seront abattus sur ce village
comme une nuée de sauterelles. Tiens, les Reno-
mistes en tête... ensuite les Renards, les Pinsons;
après, les voitures de bagages, les chiens, les fem-
mes... et les créanciers qui ne nous perdent pas de
vue. Pauvres gens! qui sait où nous les condui-
rons ?
le chevalier. Ce ne sera pas à la fortune !
diégo. Adieu. Nous allons rejoindre le gros de l'ar-
mée... Sois toujours fidèle comme autrefois, toujours
un bon frère... incorruptible! nous aurons quelque
chose à faire bientôt.
le chevalier. Dans le bavardage de ce fou, il y a
des choses bonnes à savoir. Merci, monsieur le re-
présentant de la propagande américaine; conspira-
teur d'enfance, étudiant dans vos vieux jours !...
III. — L'HOTE: LE CHEVALIER, puis LÉO BURCKART.
l'hôte. Les voilà partis; mais tout à Phenre...
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 147
(Léo entre.) Je vous demande encore mille fois par-
don, monsieur : ne jugez pas ma maison par ce qui
vient de se passer... C'est un hôtel, le plus bel hôtel
de l'endroit, et non une taverne d'étudiants. Je suis
déshonoré, monsieur !
leo. Rassurez-vous. Je voulais aujourd'hui même
vous quitter pour me rendre à la ville, où des affaires
m'appellent sans retard. Nous partirons plus tôt,
voilà tout... mais, pourvous-même, soyez tranquille,
je connais les étudiants : c'est une noble race, un
peu turbulente, un peu folle : mais là est l'honneur
et l'avenir de l'Allemagne !
i/HÔte. Ils vont tout briser ici, monsieur 5 tout
manger, tout boire !
léo. Ils payeront... Tout sera payé, quoi qu'il ar-
rive, croyez-en ma parole. Faites porter cette lettre,
monsieur.
IV. —LÉO, LE CHEVALIER.
léo. Je vais donc me mettre à l'œuvre ! J'ai là
devant moi une ville, une grande ville ! pleine d'in-
telligence, d'industrie et de mouvement! Ah ! près
de l'action, toute ma crainte s'éloigne et tout mon
sang se rafraîchit ! Cette foule qui monte vers moi,
cette cité qui fume et bouillonne là-bas; tout cela
est sous ma main : mon Dieu ! suis -je plus que
les autres? Hélas! non, si ton esprit ne descend
148 L0RELY.
pas en moi ! (Apercevant le chevalier.) Vous étiez
là?...
le chevalier. Depuis l'entrée de ces jeunes gens,
monsieur.
léo. Ils sont donc toujours fous, nos bons étu-
diants ?
le chevalier. Vous savez ce qui s'est passé?
léo. Oui ; l'hôte nra tout raconté. La ville est
en mouvement pour une ridicule équipée, pour
rien... Et ce n'est pas une chose commode, voyez-
vous, que de gouverner des enfants à qui l'on a dit
un jour qu'ils étaient des héros, et de mettre en
pénitence des écoliers qui sont revenus de Paris
avec autant de balafres faites par les sabres français
que par les rapières dont ils se servent dans leurs
duels. Il faut bien leur passer quelque chose et to-
lérer leurs privilèges , pour qu'ils en respectent
d'autres!...
le chevalier. Vous ne savez pas tout.
léo. Quoi donc ?
le chevalier. Sous ce tumulte d'écoliers, il y a
des hommes qui agissent. Les sociétés secrètes tra-
vaillent ici comme partout. Les negros en Espagne,
les carbonari en Italie, ici les membres de la Jeune
Allemagne et de l'Union de Vertu.
léo. Vous avez appris...
le chevalier. J'ai rencontré là jusqu'à des affiliés
du nouveau monde.
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 149
léo. Vous en êtes donc, vous, de ces sociétés?
le chevalier. Ne vous souvenez-vous pas que je
faisais partie d'une rédaction de journal dont les
idées étaient assez avancées... sous le précédent
gouvernement?
léo. Ah!... c'est bien.
L'hôte. Un roulement de voilure ! encore des voya-
geurs, grand Dieu ! et être obligé de les renvoyer.
(A son garçon.) Il n'y a pas de paquets à descendre,
va...
V. — Les mêmes , DIANA.
l'hôte. Et même... je parie que c'est une An-
glaise !
léo. C'est mademoiselle Diana de Waldeck. (A
l'hôte.) Avertissez madame.
diana (gaiement.) Voici justement notre nouveau
conseiller... et je ne sais quoi encore... en service
très-extraordinaire.
léo. Quelle heureuse rencontre !
diana. Non. C'est une visite.
VI. — Les mêmes, MARGUERITE.
marguerite (entrant.) Diana !
diana. J'ai appris que vous arriviez. Vous savez
tout; les étudiants font du bruit dans la ville. Il est
impossible d'y entrer.
150 LORELY.
Léo. Cependant nous allons essayer. Les étudiants
se retirent en masse... Alors, dans quelques heures,
la ville sera fort paisible. Nous prendrons un détour
pour nous y rendre.
marguerite. Léo ! vraiment, tout cela n'est pas
rassurant... Si nous retournions sur nos pas.
diana. Vous comptiez vous loger là-bas : je vous
préviens qu'ils ont cassé les vitres partout \ trouvez-y
une maison sans fenêtre, à la bonne heure. Le moyen
d'y passer la nuit. J'ai bien peur que demain la
ville ne soit enrhumée.
marguerite. Ah! tout cela t'amuse, toi, Diana!
diana. Parce que je viens te tirer de peine. Je
veille sur toi comme un bon ange, pendant que ton
mari veille sur nous tous : ce qui l'empêchera de
veiller sur sa femme naturellement.
léo. Mon devoir ne m'appelle pas à combattre ce
tumulte dont rien ne m'avait prévenu -, j'en ai com-
pris parfaitement d'ici toutes les causes et tout le
peu d'importance; les précautions déjà prises par
les magistrats suffiront à rétablir l'ordre, croyez-
moi.
diana. Aussi n'avons-nous nulle crainte sérieuse,
monsieur ; ce n'est pas à de telles épreuves que nous
attendons votre génie. Voilà ce qui arrive : toute la
haute société de la ville a fait dès hier soir ce que
les étudiants font aujourd'hui. On s'est répandu
dans les châteaux, dans les villas ; et, pour faire
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 151
voir à l'émeute qu'on ne la craint pas, ou plutôt que
Ton compte sur sa galanterie, cette émigration en
masse a été partout le prétexte de réunions char-
mantes, de banquets et de bals chez les principaux
seigneurs des environs.
léo. Cela est fort prudent et de fort bon goût.
diana. Il y a notamment ce soir une fête ravis-
sante dans le château de la grande duchesse; le
prince n'étant pas à la résidence, c'est le plus bril-
lant rendez-vous qu'on puisse se donner. Vous êtes
attendus, vous souperez, vous danserez, et puis l'on
vous trouvera un appartement; après quoi, vous
ferez demain votre entrée dans la ville, pacifiée et
délivrée pour longtemps de toute université, car
j'espère bien que ces messieurs seront renvoyés à
leurs parents. Voici vos deux lettres d'invitation.
léo. Tout cela est fort bien arrangé; mais il faut,
moi, que je me rende à la ville. Puisque vous avez
tant de bontés, madame, emmenez ma femme au
château; qu'elle s'amuse, qu'elle danse, si elle n'est
pas trop fatiguée de sa route. Moi, je pars, je vais
voir un peu ce qui se passe là-bas.
marguerite. Mon Dieu ! Léo, nie laisser ainsi
seule ; mais je ne te quitterai pas. Non, je t'accom-
pagnerai à la ville, quoi qu'il puisse arriver !
léo. Ce n'est pas l'occasion de faire preuve de dé-
vouement. Ce que nous propose ton amie est fort
simple, et je l'en remercie de tout mon cœur. Tu
152 LOHELY.
iras au bal, parce qu'il faut que la femme d'un
homme d'État s'habitue à faire bonne contenance
dans les instants difficiles 5 parce que, depuis une
heure, je brûle d'être dans la ville, et que c'est toi
seulement qui me... eh ! oui, qui m'embarrasses, qui
me gênes... Tu ne peux rester ici, les étudiants y
viennent. Va à cette fête, résigne-toi-, dans la nuit,
j'irai vous rejoindre et vous porter des nouvelles.
marguerite. Ah! fais de moi ce que tu voudras,
Diana; je suis bien souffrante. Ne pouvons-nous
aller au château sans paraître à ce bal?
diana. Viens t'habiller, viens. (À Léo.) Elle dan-
sera, je vous le jure. (Elles sortent.)
léo. Pauvre femme! elle avait des larmes aux
yeux. Mon Dieu ! mon Dieu ! avais-je le droit de com-
promettre son bonheur en faisant le sacrifice du
mien? Monsieur le chevalier, vous accompagnerez
ces dames au bal, si vous voulez. Voici une invita-
tion-, vous avez ce qu'il vous faut?...
paulus. Un habit à la française parfait. (Seul.)
Chez la grande duchesse? presque à la cour... Oh!
oh!... fort bien. (Il sort après Léo, en apercevant
Frantz et Flaming.)
Vn. — FRANTZ , FLAMING , en costume d'étudiant.
frantz. Et tu les a vus?..*
flaming. Lui seulement, te dis-je;lui que nous
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. Iô3
venons de rencontrer ; mais sans doute elle est
dans l'hôtel. On parlait dune dame ici , et je
crois que SI. Burckart est un homme de mœurs
trop pures pour emmener une autre femme que la
sienne.
frantz. Mais il est monté à cheval à deux pas
d'ici, Flaming; il se dirigeait vers la ville.
flaming. Eh bien! interroge l'hôte.
frantz. Non. Je reste ici seulement.
flaming. Alors j'interroge moi-même. Holà!
l'hôte. Qu'est-ce que veut monsieur?
flaming. Écoute. Il y a une dame ici, n'est-ce
pas?
l'hôte. Il y en a deux.
flaming. Bon!
frantz. C'est Diana. J'ai reconnu son équipage et
sa livrée. Il suffit.
flaming. Que veux-tu faire?
frantz. J'attends. Tu ne comprends donc pas? Je
connais la femme de M. Léo Burckart.
flaming. Et tu ne le connais pas, lui?
frantz. Mon Dieu! comment veux-tu que je le
connaisse? Tu me fais des questions... Naturelle-
ment j'ai peu de sympathie pour ce futur ministre,
et je n'ai pas tenu à le revoir depuis notre malen-
contreuse visite à Francfort.
flaming. Mais la société de sa femme ne froisse pas
tes opinions politiques, n'est-ce pas?
9.
154 LORELY.
frantz. Tais-toi, Ne dis plus un mot de cela, en-
tends-tu?
flaming. Tu vas te fâcher.
frantz. Non. Écoute, je veux tout te dire. C'est
la fille de mon ancien professeur. Tu sens bien que
si j'aimais cette femme, je l'aurais épousée depuis
longtemps.
flaming. Et si elle ne t'aimait pas, elle?
frantz. Elle m'aurait aimé !
flaming. Tu as un amour-propre.. ,
frantz. Eh bien ! ne vois-tu pas que son mari s'en
va, que cette femme est seule, que tout à l'heure la
maison sera pleine d'étudiants.
flaming. On entend déjà d'ici le chœur des Cava-
liers, qu'ils chantent à pleine voix. Nous avons peu
d'avance sur eux.
frantz. C'est vrai. Comment se fait-il que son
mari l'ait quittée, et qu'elle demeure seule ici?
flaming. Va lui rendre visite.
frantz. Je n'ose. Flaming... ne trouves-tu pas ce
tapage d'écoliers bien ridicule?
flaming. Frantz ! ne trouves-tu pas cette démar-
che d'amoureux bien insensée?...
frantz. Eh! je ne suis pas amoureux! Les voilà
qui approchent. Si c'est comme cela qu'on étudie à
l'université... Depuis huit jours que je suis arrivé
après un long voyage pour reprendre mon cours de
théologie, je n'ai pas pu attraper une seule leçon :
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 155
tantôt ce sont des réunions politiques, tantôt des
rixes dans la rue avec les bourgeois, tantôt des or-
gies... Flaming!
flaming. Eh bien?
frantz. Les voici qui descendent. (Les dames pas-
sent dans le fond.)
flaming. Tais-toi !
paulus ( en descendant , rejoint Marguerite et
Diana). Mesdames...
diana. Merci, monsieur, ma voiture est là, près
de la barrière.
frantz. Où vont-elles?
flaming. Demande aux domestiques avant que la
voiture soit partie. (Seul.) Ah! quelle patience ! Etre
l'ami d'un amoureux, c'est conduire un enfant à la
lisière... Si on lâche, l'enfant se casse le nez; et
l'homme... Oh! l'homme souvent se casse la tête!
frantz. Tu as un oncle chambellan, Flaming?
flaming. Oui, j'ai un parent parmi la domesticité
du prince.
frantz. Ton oncle est au château de la grande du-
chesse, à un quart de lieue d'ici... il peut me donner
une invitation pour la fête, et je trouverai bien un
costume. Tu vas venir avec moi, Flaming.
flaming. Allons; aussi bien, voilà le tapage qui
156 LORELY.
VIII. — L'HOTE, ROLLER, HERMANN, chœur
d'étudiants.
l'hôte. C'est la tempête! mon Dieu ! mon Dieu !
(La scène se remplit de monde. Des bannières sont
plantées au fond du théâtre. Le roi des étudiants est
porté en triomphe.)
roller. Combien vaut tout ce qui est ici?
l'hôte. Vous voulez acheter ma maison?
roller. Pas aujourd'hui. Le mobilier seulement.
l'hôte. Il y en a pour plus de deux cents florins.
roller. En comptant le poêle... faïence de Saxe.
C'est juste! Voilà la somme. Les vitres par-dessus
le marché. Maintenant délivre-nous de ton aspect
ridicule.
l'hôte. Ah! ah ! voici le bourgmestre, un instant.
hermann. M. le bourgmestre.
roller. Attendez, pour l'introduire, que le roi ait
pris place sur son trône... Voilà. (Le roi des étu-
diants s'assied sur un fauteuil élevé sur des tables.)
IX. — Les précédents, LE BOURGMESTRE,
MARCHANDS.
hermann. Le bourgmestre...
le roi. Approchez, monsieur le bourgmestre;
comme nous voulons que tout se passe dans les rè-
gles, nous réclamons votre présence.
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 157
le bourgmestre. Messieurs, j'espère que vous res-
pecterez les propriétés.
le roi. Du moment que nous vous avons fait
venir... Combien avez-vous de miliciens dans votre
village?
le bourgmestre. Huit hommes.
le roi. Vous les réunirez.
le bourgmestre. Ils sont sur la grand'place.
le roi. Eh bien ! vous les mettrez en sentinelle à
toutes les portes... afin que le désordre ne soit pas
troublé un seul instant !
le roi (à l'un des marchands.) Que veux-tu, toi,
philistin?
le marchand. Monseigneur, pardon; je suis un
malheureux débitant de tabac de cette ville.
le roi. Eh bien ! te doit-on quelque chose?
le marchand. On me doit beaucoup -, mais on m'a
pris bien davantage.
le roi. Qu'est-ce qu'on t'a pris?... c'est impos-
sible!
le marchand. Mon Dieu ! ne vous fâchez pas, mon-
seigneur. Pardon ; on n'aurait pas retrouvé dans vos
charrettes couvertes, parmi vos bagages...
le roi. Quoi?
le marchand. Une femme.
le roi. Une femme !
le marchand. Oui : ma femme!... mon épouse
légitime, messieurs! (Huées des étudiants.)
158 LORELY.
le roi. Un instant!... il n'y a que d'honnêtes
gens ici; voilà un bourgeois qui a perdu sa femme,
il faut qu'elle se retrouve! (Tumulte parmi les étu-
diants.) Qu'est-ce que c'est?
hermann. Ce n'est rien : un étudiant qui se trouve
mal.
le marchand. C'est ma femme !
hermann. Respect au costume!
le marchand. Vous aviez promis de me la faire
rendre, monseigneur.
le roi. Le jugement de Salomon : chacun la
moitié. (A un autre.) Qui es-tu, toi?
deuxième marchand. Tailleur.
le roi. Que demandes-tu?
le tailleur. Qu'on me paye.
le roi. Qui est-ce qui te doit?
le tailleur. M. Diego.
le roi. Ta note.
le tailleur. Trois cents florins.
le roi (à Diego). Reconnais-tu que les vêtements
ont été fournis?
diégo. Et usés. Il n'y a rien à dire : ils n'allaient
pas très bien étant neufs ; mais à présent ils ne vont
plus du tout.
le roi. Mais sur le prix?
diégo. C'est autre chose.
le roi. Combien cela valait-il raisonnablement?
diego. Cent florins.
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 159
le tailleur. Jamais.
le roi. Une fois... deux fois.
le tailleur. Donnez. Mais je n'y ai pas gagné un
sou.
diégo. Ni moi non plus.
le roi. Et maintenant la musique!
ux troisième marchaxd. Monsieur Max...
UN autre. Votre Majesté...
le roi. Silence!
un autre. Monsieur Max, je suis le restaurateur
du Corbeau...
UN autre. Monseigneur, je suis celui qui monte
la garde quand on se bat en duel. On me doit six
factions...
un autre. On me doit quinze cents pots de bière
pour une assemblée...
un autre. Monseigneur, je promène les chiens de
messieurs les étudiants pendant les classes....
le roi. L'audience est remise à demain. La mu-
sique!
tous. La musique!
roller (roulant un tonneau). Un instant! mes-
sieurs, voici de quoi soutenir les voix !... Faites cir-
culer les pots à bière.
un étudiant. C'est du vin !
roller. C'est vrai. Pardon, messieurs, on Ta roulé
pour de la bière -, mais il se trouve que c'est d'excel-
lent vin du Pvhin : excusez.
160 LORELY.
le roi. Allons, on t'excuse. La musique !
un musicien ambulant. Que faut-il vous jouer,
mon empereur?
un étudiant. La Chasse de Ludzoïv!
tous. Oui, la Chasse de Ludzoïv!
flaming. La Chasse de Ludzciv ! c'est la fanfare
du peuple allemand !
roller. Oui, c'est avec cela qu'il chasse.,, quand
il chasse.
l'hôte. C'est un chant de 1813 : il est défendu,
messieurs.
roller. Raison de plus.
tous. La Chasse de Ludzow !
roller. Bon... cela chauffe; faites circuler, et
que cela ne s'éteigne pas.
flaming. Les bourgeois qui ont peur d'être com-
promis peuvent se retirer.
tous. Chut! chut!
CHŒUR.
Qui brille là-bas au fond des forêts?
De plus en plus le bruit augmente.
Pour qui ces fers, ces bataillons épais,
Ces cors dont le son frapp3 les guérets
Et remplit l'âme d'épouvante ?
Le noir chasseur répond en ces mots :
Hurra !
Hurraî
C'est la chasse... c'est la chasse de LuJzowî
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 161
D'où viennent ces cris, ces rugissements ?
Voilà le fracas des batailles!
Les cavaliers croisent leurs fers sanglants,
L'honneur se réveille à ces sons bruyants
Et brille sur leurs funérailles !
Le noir chasseur répond en ces mots :
Hurra!
Hurra !
C'est la chasse... c'est la chasse de Ludzow !
X. — Les mêmes, FRANTZ, en costume de bal.
frantz. Pardon de vous interrompre, frères ; mais
j 'ai besoin de vous.
roller. Que veux-tu?
frantz. J'ai une querelle, je veux deux témoins.
plusieurs voix. Nous voici !... nous voici !...
l'hôte. Messieurs, messieurs, le duel est défendu.
hermann. S'il dit encore un mot, enlevez-le, et
mettez-lui la tête dans le tonneau !
le roi des étudiants. Un duel? avec qui?
frantz. Avec M. Henri de Waldeck.
le roi. A-t-il des témoins?
frantz. Non, il va venir en chercher parmi vous;
tenez, le voilà.
waldeck. Messieurs, M. Frantz Lewald m'a dit
que deux d'entre vous voudraient bien me faire
l'honneur de me servir de seconds.
plusieurs voix. Avec plaisir, monsieur...
162 LORELY.
frantz (prenant Waldeck à part). Vous savez nos
conventions.
waldeck. Lesquelles?
frantz. Pas un mot sur la cause de ce duel.
waldeck. C'est dit.
frantz. Quelles que soient les questions des té-
moins...
waldeck. Eh! monsieur, vous avez ma parole.
Pour tout le monde, c'est une querelle de jeu. Mais,
entre nous, c'est une affaire dont je commence à
comprendre le motif... Oui, j'ai dit à ma sœur,
à la descendante des comtes de Waldeck, branche
d'une maison princière, qu'il était ridicule de se
faire l'introductrice, le chaperon de la fille d'un
petit professeur de Francfort , de la femme d'un
obscur folliculaire, dont l'élévation subite me dé-
plaît sans m'étonner. Je ne m'étonne pas de ces
choses-là. J'en dis ce qu'il me plaît de dire... voilà
tout.
frantz. Et vos soupçons surtout m'ont paru con-
tenir une offense pour cette dame, dont je connais
la famille.
waldeck. Pensez ce que vous voudrez.
le roi. Messieurs, pas un mot de plus. Ceci est
contre les règles. Tout doit être dit maintenant de-
vant tous. Voici vos témoins : Hermann et Flaming,
Diego et Fritz.
frantz. Sortons.
SCÈNES DE LA ME ALLEMANDE. 163
HERMANN. Mais pourquoi pas ici même? il ne fera
pas clair dehors.
le roi. Ici, rien que la joie... prenez des torches,
et allez-vous-en là tout près, dans le jeu de boules.
(Plusieurs veulent les suivre.) Que tout le monde
reste ici, à l'exception des quatre témoins et des
deux adversaires... Allez, messieurs, et faites en
braves, en vieux étudiants que vous avez été... Ne
vous ménagez pas. (Ils sortent.)
roller. Nous avons encore ici un fond de tonneau
à boire, et un reste de chanson à écouter.
le chœur.
Qui vole ainsi de sommets en sommets?
Des monts ils quittent la clairière.
Les voilà cachés dans ces bois épais;
Le hurra se mêle au bruit des mousquets,
Les tvrans mordent la poussière!
Le noir chasseur répond en ces mots :
Hurra !
Hurra !
C'est la chasse... c'est la chasse de Ludzow!
Qui meurt entouré de ces cris d'horreur,
Qui meurt sans regretter la vie?
Déjà du trépas ils ont la pâleur :
Mais leur noble cœur s'éteint sans terreur,
Car ils ont sauvé la patrie?
Le noir chasseur répond en ces mots :
Hurrah !
Hurrah!
C'est la chasse... c'est la chasse de Ludzow !
164 LORELY.
XL — Les mêmes, FLAMING, revenant.
flaming. Ouvrez, ouvrez; ciel et terre, ouvrez
donc.
le roi. Qu'y a-t-il?
flaming. Ce qu'il y a?... Un détachement de trou-
pes cerne l'auberge... on vient d'arrêter Frantz,
M. de Waldeck et les témoins-, je me suis sauvé en
sautant par dessus le mur...
le roi. Qui a osé faire cela?
XII. — Les mêmes, LÉO BURCKART.
Léo. Moi, messieurs.
le roi. Et qui êtes-vous?
léo. Je suis Léo Burckart.
le roi. Ah ! le nouveau conseiller intime ; *i vous
entrez en fonctions par l'oppression, par l'arbi-
traire !
LÉO. J'entre en fonctions par le maintien des lois,
messieurs. Pour être des étudiants, vous n'en êtes
pas moins des Allemands, soumis au code de votre
pays, et qui devez obéir 5 car un jour vous serez tous
quelque chose dans la famille ou dans l'État, et il
faudra bien qu'on vous obéisse à votre tour.
le roi. Nous avons des privilèges, monsieur...
léo. Vos privilèges... d'abord, pourquoi récla-
mer des privilèges. .. Eh bien! tels qu'ils sont, je
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 165
les admets, et je leur ai fait une part large. Vous
avez quitté la ville, je vous ai laissés faire 5 vous
vous êtes emparés de cette hôtellerie, je vous ai
laissés faire encore!... mais on est venu prendre
chez vous des témoins pour un duel... le duel est
défendu ^ défendu dans l'armée, défendu parmi les
citoyens, défendu aux universités... Amenez les
prisonniers.
XIII. — Les précédents, DIANA et MARGUERITE veu-
lent entrer par une porte de côté, accompagnées du
CHEVALIER ; la porte, ouverte latéralement, les cache
à une partie des personnages,
le chevalier. Oh! n'entrez pas, madame, atten-
dez.
marguerite. Mais ils vont le tuer, il est seul
contre tous.
diana. Rassure-toi, sois tranquille.
marguerite. Qui fait-il arrêter, grand Dieu! mais
c'est Frantz... Frantz Lewald-, il ne sait donc pas
que j'ai été insultée dans ce bal ; et que M Frantz,
l'ami de ma famille, s'est battu pour moi...
diana. Oh ! ne lui dis pas, ne lui dis jamais cela,
Marguerite... (On voit arriver les prisonniers ame-
nés par quelques soldats.)
les étudiants. Les voici !
roller. Mais, ils n'iront pas en prison!
166 LORELY.
tous. Non ! non !
léo. Faites approcher ces messieurs.
marguerite, Diana, Diana! il est blessé... blessé
pour moi... eh bien! cela ne te fait-il rien?
Diana. Son adversaire est mon frère, Marguerite ;
peut-être est-il aussi blessé.
léo. Monsieur est officier... monsieur est ci-
toyen... ces messieurs sont étudiants, la peine sera
égale pour tous. La loi vous condamne à vingt
jours de prison, messieurs... vous irez en prison
vingt jours.
waldeck. Moi? un aide de camp du prince! vous
ne savez ce que vous faites, monsieur, ni qui vous
condamnez... ni quelle est la cause du duel que
vous condamnez !
frantz (s'élançant vers lui). Taisez-vous, vous
m'avez juré...
léo. Emmenez ces messieurs !
waldeck. Bien, vous me payerez cet outrage!
(Les prisonniers sortent.)
roller. Et nous les laissons partir ainsi?
tous. Non! non! non!
léo. Si, messieurs! car vous êtes des enthou-
siastes, des enfants; mais vous n'êtes pas des re-
belles... Écoutez-moi un instant. Vous qui croyez
aux futures grandeurs de l'Allemagne régénérée ,
s'il vous reste dans tout le corps une goutte du
vieux sang germanique, et dans le cœur une étin-
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 167
celle tle son nouvel esprit de liberté... écoutez-moi :
Vous êtes tous des hommes ! Eh bien, à quoi vous
occupez-vous ici!... A des jeux d'enfants, à des
espiègleries d'écoliers... Est-ce là le baptême des
patriotes qui ont vu mourir Kœrner, et des soldats
de 1813? 11 y a mieux que de la bière et du vin dans
le monde, mieux que des villes à mettre en rumeur,
et des auberges à piller! 11 y a toute une Allemagne
à refaire avec les longs travaux de la pensée et les
dures veilles du génie! mettez-vous à l'œuvre. Ar-
chitectes, prenez l'équerre! législateurs, prenez la
plume! soldats, tirez Tépée! (Rumeurs en sens di-
vers.) Toutes les carrières vous sont ouvertes ! l'ave-
nir n?a plus de barrières privilégiées : moi-même,
vous le voyez, je suis une preuve vivante que Ton
peut arriver à tout. Moi, c'est-à-dire un de vous;
moi, qui, après vous avoir parlé en maître, vais
vous parler en père. Allons, enfants, vous valez
mieux que vous ne croyez vous-mêmes; pesez-vous
à votre poids, et ne jetez pas vos belles années à la
dissipation, comme des grains de sable auvent...
Rentrez à l'université, seuls, libres, en chantant
vos chansons, qui sont les nôtres... et qu'on a eu
tort de proscrire... rentrez tous ensemble, comme
vous en êtes sortis, vos torches d'une main, vos
épées de l'autre; que l'on voie bien que vous avez
cédé à la persuasion, et non à la force. Le marchand
a eu tort, il payera une amende. Les juges se sont
168 LORELY.
laissés entraîner à un mouvement de violence... le
mandat d'arrêt sera rapporté. Messieurs Frantz et
Henri de Waldeck ont transgressé les lois, ils se-
ront punis : ainsi justice sera faite à tous, et, avec
l'aide de Dieu, nous soutiendrons dignement le
vieux nom de l'Allemagne ! (Les musiciens prennent
la tête du cortège en jouant de leurs instruments.
Les étudiants sortent derrière sans chanter.)
le roi des étudiants. Éteignez les torches et re-
mettez les rapières dans le fourreau... nous som-
mes des vaincus, et pas autre chose!]
TROISIÈME JOURNÉE.
Les jardins de la résidence du prince au coucher du soleil. Les pro-
meneurs passent et repassent. La façade du palais s'illumine peu
à peu.
I. — FLAMING, ROLLER en costume d'étudiant.
flaming. Allons donc, encore un instant!
roller. Non, ma foi! je ne puis rester si long-
temps sans boire et sans fumer ; et la vue d'un palais
ne me réjouit pas tellement les yeux, que cela me
fasse oublier la. pipe et la bière.
flaming. Et les jolies promeneuses?
roller. Crois-tu qu'elles viennent ici pour nous?
C'est pour ces messieurs à ceinture pendante et à
sabre traînant. Aux étudiants les filles d'auberge,
c'est assez bon pour eux. Tiens, ne me parle pas
de ces villes d'université, qui sont en même temps
résidence royale. Vive Bonn, vive Heidelberg!...
D'ailleurs, voilà qu'on nous chasse. (On entend les
clairons sonner la retraite.)
flaming. Il n'est pas l'heure.
10
170 LQRELY.
roller. N'est-ce pas fête au palais? Qu'importe
qu'il ne soit pas l'heure pour le peuple, s'il est
l'heure pour le prince? D'ailleurs, c'est bientôt le
moment de notre assemblée définitive, à la taverne
des Chasseurs-, le jour est proche, Flaming! et ce
sera le jour de demain, peut-être : c'est pourquoi
il faut se tenir debout et la ceinture serrée, comme
à la veille des saintes Pâques!... Mais qu'est donc
devenu Diego?
flaming. Te défierais-tu de lui?
roller. De lui? oh! non-, c'est le cœur le plus
brave et le plus loyal que je connaisse, mais aussi,
c'est la plus pauvre tête que j'aie sondée. Ces
hommes du Midi n'ont pas plutôt avalé trois ou
quatre bouteilles de bière, qu'il n'y a plus moyen
d?en tirer une parole sensée ni une action raison-
nable.
flaming. Eh bien?
roller. Eh bien ! tu sais qu'il a reçu ce soir ses
lettres pour Heidelberg, et l'argent de sa route. J'ai
des inquiétudes sur tout cela. Adieu.
flaming. Non, je m'en vais avec toi.
roller. Pourquoi ne restes-tu pas? Tu as un
oncle chambellan, tu peux prendre ta part des
plaisirs aristocratiques, toi. Et qui sait? Une de
ces grandes dames qui se sera brouillée la veille
avec son amant te fera peut-être l'aumône d'un
coup d'œil : ce sera honorable pour Tuniversité.
SCÈNES DE LÀ VIE ALLEMANDE. 171
flamixg. Tu es fou, Roller-, tu sais bien que j'ai
cessé de voir mes parents pour être tout à vous. Si
Ton se défie de moi parce que je suis de famille
noble, on n'a qu'à me le dire...
roller. Eh non! c'est que j'ai le cœur plein d'a-
mertume, voilà tout. Tiens... il suffit d'avoir un
habit brodé pour entrer là d'où nous sortons.
IL — Les mêmes, FRÀNTZ.
flamixg. N'est-ce pas Frantz Lewald, vraiment?
roller. Frantz en habit de cour!... Frantz, qui
ne nous connaît plus... parce qu'il est méconnais-
sable !
flamixg. Ce collet brodé !
roller. Cette épée!
flamixg. A quel ordre appartiens - tu , philo-
sophe?
roller. De quel titre faut-il te saluer, républi-
cain?
frantz. Mon ordre ? celui des frères de la Jeune
Allemagne... Et mon nom est Frantz Lewald, tou-
jours le même. Eh! mon Dieu, pourquoi tant de
surprise? N'est-ce pas une chose bien singulière
que de me voir ici ! On m'a invité au palais, comme
tout le monde, comme tout bourgeois honorable a
droit de l'être. Fais demander un billet à ton oncle,
Flaming; va mettre un habit, Roller; revenez tous
172 LOKELY.
deux, et le maître des cérémonies vous accueillera
comme il va m'accueillir.
flaming. Frantz, nous te plaignons sincèrement.
Au lieu d'aller avec eux, viens avec nous, je te le
conseille. Au lieu de nous exciter à revêtir une
livrée, quitte la tienne! A moins qu'elle ne serve à
cacher une résolution glorieuse, à moins que le
bouffon ne recouvre le Brutus.
frantz. Adieu, frère. Je ne suis pas Romain, mais
Allemand; je n'étudie pas la liberté dans les livres,
mais dans les faits. Les époques ne sont jamais
semblables, et les moyens diffèrent aussi. Quand
tout sera prêt, appelez-moi, faites-moi un signe, et
vous me retrouverez courageux et fidèle. En atten-
dant, laissez-moi marcher dans mes plaisirs et dans
mes peines : je hais cet esprit de liberté farouche,
qui méprise toute fantaisie, toute gaieté, tout
amour!... qui foule aux pieds les fleurs, et qui se
défend de toutes joies, comme s'il n'était pas impie
de repousser les dons du ciel!... Ah! donnez-moi
l'occasion de servir enfin notre patrie; mais déli-
vrez-moi du tourment de haïr, de méditer des plans
funestes! faites qu'il n'y ait un jour qu'un bras
à joindre aux vôtres, un grand coup à frapper au
péril de ma vie, et si c'est aujourd'hui, si c'est tout
à l'heure, eh bien, dites-le-moi ! pour que je dé-
pouille cet habit, et que je me mette à l'œuvre, le
front levé et les mains nues.
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 173
flaming. Non, Frantz! non! Tu peux baisser le
front encore en passant devant les altesses; tu peux
offrir ta main gantée au maître des cérémonies, et
tu n'en seras pas moins le bienvenu pourtant à fau-
cher bientôt la moisson que nous avons semée. Nous
lisons dans ton cœur, Frantz Lewald ; ton cœur est
pur et sincère, et nous nous plaignons seulement
de ne pas Tavoir tout entier!
frantz. Eh bien! oui, plaignez-moi. Adieu! nos
cœurs se comprennent, et j'ai honte des choses que
nous pensons tous trois en ce moment, sans oser
les dire... Pourtant, je vous demande d'être dis-
crets, comme si j'étais confiant!
roller. C'est bien, c'est bien; et pourvu que ton
sang soit toujours aussi prêt à couler pour la pa-
trie... qu'il l'a été dernièrement à couler pour une
femme...
frantz. Oh! silence, mes amis, silence!... à de-
main!
flaming. A cette nuit, tu veux dire.
frantz. Y a-t-il donc quelque chose d'arrêté?
flaming. Tu le sauras; adieu!
III. — Les mêmes , un OFFICIER.
l'officier. Sortez, messieurs, il est l'heure, sor-
tez...
frantz. Pardon, j'entre au palais, je suis invité.
10.
174 L0RELY.
l'officier. Votre billet.
frantz. Le voilà.
l'officier. Laissez passer monsieur.
flaming. Allons, Roller.
roller. Mais Diego, Diego, tu ne Tas pas vu
sortir?
l'officier. Messieurs, les portes se ferment.
flaming. Viens donc, il sera parti et nous attend
à la taverne.
IV. —L'OFFICIER, DIEGO, Soldats.
le concierge. Peut-on fermer la porte, mon lieu-
tenant?
l'officier. Oui, sans doute. On relèvera les sen-
tinelles au dehors, sans ouvrir les grilles, afin que
les invités puissent se promener dans les allées.
(On amène Diego entre deux soldats.)
diégo. Lâchez-moi! je vous le dis, lâchez-moi, ou
j'ameute contre vous toute l'université !
l'officier. Qu'est-ce? un promeneur en retard,
un bourgeois de la ville? Laissez sortir.
diégo (un peu ivre). Un bourgeois... pour qui me
prenez-vous? je ne suis pas un bourgeois, je suis un
brave étudiant!
l'officier. Qu'est-ce qu'il a fait?
premier soldat. Au moment où tout le monde
sortait, il se cachait derrière une statue.
MÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 175
diégo. Je ne me cachais pas : je méditais.
deuxième soldat. Il dégradait les monuments
publics.
l'officier. Qu'est-ce enfin, et de quoi s'agit-il?
premier soldat. Vous savez bien, mon comman-
dant, ce guerrier d'autrefois, habillé en Romain,
sur la terrasse du midi : cet homme s'en est appro-
ché en faisant de grands gestes, comme s'il jouait
la tragédie. J'étais en faction- je n'ai rien dit; la
consigne ne défend pas aux bourgeois de causer
avec les statues.
diégo. Eh! je ne suis pas un bourgeois!
l'officier. Est-ce tout?
premier soldat. Non, mon commandant : alors j'ai
fait semblant de tourner le dos, alors le bourgeois
s'est mis à graver quelque chose sur le piédestal.
l'officier. Qu*a-t-il écrit?
premier soldat. Rien : des mots sans suite. 11 a
gâté le marbre, voilà tout; d'ailleurs, je ne sais pas
lire.
l'officier (à l'autre). Qu'a-t-il écrit.
deuxième soldat. Il a écrit : k Tu dors, Brute. »
premier soldat. Voyez-vous? mon commandant,
des injures à un factionnaire! Oh! que non, je ne
dormais pas, bourgeois.
diego. Ignorant! qui prend pour lui un souvenir
de l'antiquité, une citation latine... Mais vous con~
naissez cela, vous, commandant?
176 L0RELY.
l'officier. Je ne connais que mon service, mon-
sieur; et tout ceci commence à me devenir suspect.
Avec quoi avez-vous gravé ces mots?
premier soldat. Avec un poignard.
diégo. Avec quoi donc? avec le tuyau de ma
pipe... et cela vous est-il suspect aussi, un poignard
d'étudiant?
l'officier. C'est selon les circonstances.
premier soldat. Hum !... un étudiant de cet
âge-là...
diégo. On apprend à tout âge.
deuxième soldat. C'est un bourgeois, mon com-
mandant!
diégo, furieux. Un bourgeois?... Tiens, connais-
tu cela? (Il tire un ruban caché sous ses habits.)
l'officier. C'est le cordon où ils inscrivent leurs
duels... c'est la médaille qu'ils portent en souvenir
de 1813. C'est bien, emmenez cet homme au corps
de garde-, il y passera la nuit, et demain il se fera
réclamer par le doyen des études.
diégo. Au corps de garde?... un étudiant au
corps de garde!
V. — Les mêmes, LE CHEVALIER.
le chevalier. Qu'est-ce que cela? Un étudiant
qu'on arrête... C'est loi, Diégo?
diégo. Vils sicaires;
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 177
le chevalier. Commandant, je connais cet
homme.
l'officier. Vous, monsieur le chevalier?
le chevalier. Ne troublez pas la fête pour si peu
de chose... laissez-nous, je réponds de lui.
l'officier. Il suffit. Marchons...
le chevalier (à Diego.) Tu vois que les frères ne
s'abandonnent pas... Je t'ai sauvé, tu es libre.
diégo. Ah! Paulus... c'est toi!... toujours parmi
les esclaves?
le chevalier. Moi-même. Et toi? toujours parmi
les ivrognes!
diégo. Je n'ai pas changé de religion, au moins ,
aussi, toujours prêt à risquer ma vie pour la bonne
cause! toujours voyageur, ambassadeur des répu-
bliques ! ces jours derniers à Gœttingue, à Leipsick ;
demain à Heidelberg.
le chevalier. Tu vas à Heidelberg?
diégo. En voiture, en grand seigneur: tiens,
voilà des sequins de Venise, des ducats, des piastres
d'Espagne...
le chevalier. Et qui t'a donné cela?
diégo. Qui m'a donné cela? Celui qui veille pen-
dant que le maître est endormi. En voilà, en voilà
encore !
le chevalier. Mais tu as une somme !
diégo. 11 y a de quoi faire sauter la banque... si
le jeu n'était pas défendu ! Infâmes tyrans, qui ont
1 78 LORELY.
défendu le jeu : mais dans trois mois il n'y en aura
plus de tyrans- je les abolis!... j'ai là leur condam-
nation. Adieu, Paulus 5 il faut que je parte demain
matin au point du jour !
le chevalier. Eh bien, tu as le temps : écoute-
moi ; à ta place, avant de supprimer les tyrans, je
voudrais les voir de près. Veux-tu que je te présente
aux tyrans ?
Diego. Oui, pour les frapper dans leur fête!
le chevalier. Non, pour manger leurs glaces,
boire leur vin et gagner leur argent.
Diego. Gagner leur argent ! On joue donc à la cour?
le chevalier. On ne joue plus que là, puisque le
jeu est défendu ailleurs.
DiÉGO. Oh! les despotes! Eh bien, oui, je veux
gagner leur argent ; oui, je veux boire leur vin 5 oui,
je veux manger leurs glaces! Conduis- moi à eux.
le chevalier. Un instant. Diable, il faut changer
de costume ; viens chez moi, je te prêterai un de
mes habits. Tu ne parleras qu'espagnol ; mais tu
mangeras, tu boiras et tu joueras comme un Alle-
mand. Cela te convient-il?
diégo. Si cela me convient, pardieu!
le chevalier. Silence , quelqu'un s'approche ,
c'est le grand maréchal ; partons, qu'il ne te voie
pas sous ce costume. Viens chez moi.
diégo. Tu est mon sauveur! tu sers la liberté à ta
manière, c'est bien... (Ils sortent).
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 170
VI. — LE GRAND MARÉCHAL, MARGUERITE,
DIANA.
le grand maréchal. Mesdames, les jardins sont
libres, et vous pouvez vous y promener en toute sé-
curité. Pardon...
diana. Nous vous remercions. L'air des salons est
étouffant.
le grand maréchal. C'est une critique dont nous
allons profiter; madame, tout sera ouvert dans un
instant.
VII. — DIANA , MARGUERITE.
diana. Eh bien! toujours triste?
marguerite. Oh! ne comprends-tu pas, Diana,
que cette vie m'est insupportable? Constamment
séparée de Léo, réduite à regretter le temps où je
me plaignais de le voir à peine ! Depuis trois mois,
c'est au plus s'il m'a donné quelques jours, et le
voilà absent encore depuis six semaines... Forcée de
venir à ce bal, je fais ce que je puis pour remplir en
tout mon devoir. Ma vie est attachée à des conven-
tions que je respecte... et je regrette de n'avoir pas
assez de religion pour les supporter sans souffrir!
diana. Mais ton mari revient, tu le sais-, les con-
férences de Carlsbad sont achevées... tu vas le re-
voir tout glorieux de son triomphe.
180 L OR EL Y.
marguerite. Eh bien ! sa présence, vois-tu, m'est
souvent plus douloureuse encore que son éloigne-
ment !... Ah ! j'ai le cœur plein d'amertume et d'en-
nui!... Étais-je née pour devenir l'épouse d'un
minisire? moi, pauvre femme, élevée dans la classe
bourgeoise, et à qui l'on ne craint pas de le rappeler
souvent !
diana. Que veux-tu dire? N'aimes-tu pas ton
mari?... Je pensais que vous vous étiez unis par
amour...
marguerite. Ah! Diana! l'amour pour de telles
natures n'est rien qu'un caprice, une fantaisie; le
mariage n'est que l'accomplissement d'un devoir
envers la société, et ne leur offre tout au plus qu'un
repos passager à des ambitions plus dignes de les
émouvoir... Est-ce assez pour une femme, Diana?
Et nepuis-je regretter de n'avoir pas confié le soin
de mon honneur à quelque esprit plus humble, et
moins préoccupé du bonheur de tous?
diana. Prends garde-, tu t'es condamnée en avouant
que la foi manque à ton cœur... Ah ! Marguerite!...
la résignation est la plus grande vertu des femmes ;
c'est l'amour d'elles-mêmes qui les perd, plus sou-
vent encore que l'autre amour, et ceux qui les sé-
duisent ne sont que les complices de leur orgueil !...
Il en est tant parmi nous qui trouveraient ta position
digne d'envie! Ce repos dans le devoir, cet honneur
dans le sacrifice, n'est-ce pas la vraie couronne que
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 181
Dieu réserve à notre carrière!... Mais il y a des fronts
qu'il a jugés indignes de la porter jamais î
marguerite. On vient, Diana... rentrons.
le maréchal. Mesdames, le prince est descendu
dans les jardins, et s'étonnait tout à l'heure de ne
point vous y rencontrer. (Il sort).
marguerite. Nous sommes aux ordres de Son Al-
tesse.
diana. Je l'aperçois qui passe dans cette allée...
Écoute-moi, Marguerite : j'ai besoin de parler au
prince un instant -, assieds-toi là, près de ces fleurs -,
je te rejoins et te présenterai ensuite.
marguerite. Tu vas me laisser seule ?...
diana. Quelques minutes au plus-, écoute, cela est
grave, vraiment : mon frère est disgracié, et c'est
ton mari qui lui a fait perdre ses emplois... Je vais
parler au prince en sa faveur. Mais, tiens, voilà
notre ami Frantz Lewald, qui voudra bien Raccom-
pagner pour rentrer au palais. (Elle sort.)
marguerite. Diana !...
frantz. Un seul mot, madame, au nom de notre
ancienne amitié !...
VIII. — FRANTZ, MARGUERITE.
marguerite. Que voulez-vous me dire?
frantz. Ne le devinez-vous pas, mon Dieu!...
c'est que je ne comprends plus rien à votre conduite
1 1
182 LORELY.
avec moi. Suis-je donc devenu maintenant pour
vous un ennemi ? Je ne puis plus vous voir que de-
vant des étrangers, comme tout le monde, moins
que tout le monde.
marguerite. Pardon... Non, il vaut mieux que je
vous dise tout dès à présent : si je ne vois plus en
vous un ami, c'est que vous n'êtes plus le même,
monsieur Frantz ! Vous voulez me compromettre,
vous voulez me perdre : vous me suivez partout,
monsieur ; et je ne puis tourner la tête sans vous
retrouver sombre et pensif derrière moi ! Si vous me
parlez devant des étrangers, c'est avec des paroles
ambiguës, avec une émotion singulière souvent ! Et
même... n'avez-vous pas osé m'écrire?... M'écrire
comme vous l'avez fait, c'est une trahison! J'ouvre
votre lettre sur la foi d'une ancienne et pure ami-
tié, et j'y trouve des phrases insensées! Ah! mon-
sieur...
frantz. Grand Dieu! vous m'avez si mal jugé!
Mais j'avais la tête perdue! Vous ne savez peut-être
pas... Deux fois je me suis présenté chez vous ,
comme autrefois, et votre porte m'a été fermée.
marguerite. Mon mari était absent, absent pour
le service du prince... de l'État.
frantz. Votre mari! ah! tenez, ne me parlez pas
de votre mari !... ou je vous en parlerai, moi !
marguerite. Je me retire.
frantz, Marguerite!... ne me privez pas de cet
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 183
instant, dussiez-vous m'arrachcr le cœur, comme
avec vos premières paroles! Écoutez!... Si je ne
suis pas reçu de vous, si je ne vous vois pas à toute
heure, comme le premier indifférent peut le faire...
c'est que vous savez bien que des liens sacrés me
rattachent aux ennemis de votre époux. Je ne le mé-
prise pas, vous voyez... Il a d'autres principes, et
des opinions sévères nous séparent jusqu'à la mort!
Marguerite, ah ! ne me défendez pas de vous aimer...
non, je veux dire de penser à vous seulement, et
votre mari, qui vous délaisse, ne s'apercevra jamais
d'une sympathie d'âmes, si pure, si discrète, qu'elle
ne prétend rien sur la terre, et qu'elle est, pour
ainsi dire, un espoir de la vie du ciel !...
marguerite. Comment pouvez-vous penser à Dieu
et me parler ainsi?
frantz. Dieu n'a pas prononcé l'éternité des
unions humaines : il y a dans certains pays des lois
qui peuvent les dissoudre... Et partout il y a la mort!
marguerite. Taisez-vous.
frantz. La mort ! elle nous entoure, elle rampe
sous ces fleurs et aux lueurs de cette fête! Pardon-
nez-moi de vous frapper de crainte, mais il faut que
vous le sachiez pourtant! Vous ne voyez donc pas
qu'il se prépare ici des luttes sanglantes! Avant
deux jours, peut-être, les amis et les époux se cher-
cheront, inquiets et pleurants, comme le lendemain
d'un combat ou d'un incendie !
184 LORELY.
marguerite. Quelle pensée avez-vous, ô ciel?...
Mon mari serait menacé!...
frantz. Eh ! je ne parle ici que de la possibilité
de ma mort ! . . . Je vous demande un peu de bonté. . .
comme celui que le couteau menace, et qui obtient
la pitié même de ses juges! Marguerite! dites-moi
seulement que notre pensée s'unit en Dieu, afin
que je me dévoue s'il le faut avec plus de courage...
(Il lui prend la main).
marguerite. Non ! non! laissez-moi : voici Diana
qui revient! — Grand Dieu ! vous avez été blessé là,
blessé pour moi! Oh! malheureuse! Franlz, il y a
a donc entre nous un sort bien fatal. Je ne voulais
pas vous affliger, Frantz! Mon Dieu... mais que
puis-je faire!... Diana !... je suis sauvée.
IX. — Les mêmes, DIANA,
Diana (tout émue de son côté). Rentrons, tout ceci
m'indigne...
marguerite (à part). Elle ne s'aperçoit de rien!
diana. Le prince m'a refusé la grâce de mon
frère!...
marguerite. De ton frère, Diana... M. de Wal-
deck?
diàna. Et c'est ton mari qui l'avait fait destituer
à la suite de ce duel fatal!
marguerite. Dieu !
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 185
diana. Et parce que ce jeune homme imprudent,
furieux, a prêté l'oreille à ces conspirateurs de tra-
gédie, dont on fait tant de bruit depuis quelques
jours!... rien ne peut désarmer le prince-, mon cré-
dit s'y est perdu! il m'a refusée, moi!
marguerite. Rentrons, mon amie; cette fête est
triste et funèbre... Je vais partir.
diana. Ton mari revient ici cette nuit. (Elles ren-
trent.)
X. — FRANTZ, seul.
Enfin, je l'ai vue! j'ai tout avoué... j'ai tout dit!
elle m'a entendu sans colère... Oh! il y a bien près
de son silence à un aveu! Comment ai-je trouvé
dans mon âme cette hardiesse inespérée, dont je
m'étonne encore? Qui m'a inspiré cette résolution
soudaine? à moi si timide jusque-là?... Qui sait? les
sons de la musique, l'enivrement de la fête.., Ah!
elle avait tout deviné, tout compris! Elle suivait
les progrès de cet amour qui s'amassait en moi ;
et elle y répondait peut-être avant même qu'il
n'eût éclaté. Oh! qui saura jamais le secret de tous
ces cœurs de jeunes filles, qui ne peuvent répondre
qu'à l'amour qui leur est offert, et qui ont souvent
à cacher des préférences qu'on ignore ! Aujourd'hui
seulement, je mesure toute la folie de mes espérances
d'hier!... Une femme si jeune et si noble d'esprit,
et qui devait être gardée de tout amour à l'ombre
1-86 LORELY.
d'un nom illustre... Oh ! l'amour, l'amour sincère et
tout - puissant n'est donc pas une invention des
poètes? L'amour triomphe de tous les obstacles! Il
brise, en un instant, ces inégales conventions de
la société , qui enchaînent la colombe à l'aigle ,
la femme aimante à l'homme de marbre!... Oh! je
suis heureux! je suis fier! Qu'on ne vienne plus me
parler de complots, d'ennemis, à présent : je n'ai
plus rien d'amer dans l'âme -, je suis heureux, je suis
XI. — FRANTZ , WALDECK.
waldeck. Pardonnez-moi, monsieur, d'avoir sur-
pris vos dernières paroles... Vous parliez d'ennemis,
et je saisis cette occasion de vous dire que j'espère
ne plus être compté parmi les vôtres.
frantz. Il est inutile de réveiller ce souvenir.
waldeck. Veuillez m'accorder un instant. Quand
les épées de deux hommes d'honneur se sont une
fois rencontrées, il y a entre eux dans Tavenir plus
de chances pour l'amitié que pour la haine.
frantz. Je n'ai nul motif de haine contre vous,
monsieur, je vous ai adressé une provocation, vous
m'avez rendu une blessure-, nous sommes quittes.
waldeck. Oh! nous ne pouvons plus être indiffé-
rents l'un à l'autre. A compter de cette heure, nous
devenons compagnons de danger, frères d'opinion.
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 187
Dès aujourd'hui, j 'appartiens comme vous à la Jeune
Allemagne. Demain je ne serai plus un instrument
de la tyrannie, mais un citoyen de la patrie régéné-
rée. Depuis longtemps c'était mon espoir, et je rêvais
en secret la liberté de l'Allemagne.
frantz. Et vous gardiez ce secret-là avec une
discrétion que je vous recommande encore!
waldeck. C'est tout ce que vous avez à me ré-
pondre?
frantz. Je réponds que si des gens de cœur, qui
rêvent l'affranchissement de leur pays, sont obligés
de grossir leurs rangs avec des conspirateurs inté-
ressés ou d'ambitieux transfuges, du moins ils ne les
admettent jamais ni à leur amitié, ni à leurs confi-
dences... parce qu'ils savent trop que ces alliés de
la veille sont les traîtres du lendemain !
waldeck. C'est bien, je sais maintenant ce que je
dois attendre de vous, monsieur 1 II me reste à m'ac-
quitter d'un message... venant des hommes mêmes,
qui m'ont jugé plus digne que vous ne le pensez de
leur confiance et de leur amitié! (Il lui laisse un
billet et sort.)
frantz. Demain la réunion... demain! Que faire?
Tout se confond, tout s'obscurcit devant mes yeux!
XII. — LE MARÉCHAL, suivant de loin Frantz qui
s'éloigne.
Monsieur! (Seul.) Il me semble que ces deux
188 L0RELY.
invités se parlaient un peu haut... Serait-ce encore
une provocation?
XIII. — LE MARÉCHAL, LE CHEVALIER, DIEGO vêtu
d'un habit de général.
le chevalier. C'est cela ; un peu plus de cambrure
aristocratique dans la taille : la main gauche à la
garde de l'épée ; saluons gravement, et ne répondons
qu'en portugais ou en espagnol.
Diego. Me courber devant ces vils courtisans!
le chevalier. Monsieur le maréchal, permettez
que je vous présente l'illustre étranger pour lequel
je vous ai demandé une lettre d'invitation.
le maréchal (s'inclinant). Monsieur...
le chevalier. Le seigneur don Diego Ramirez de
la Plata...
le maréchal. Seigneur...
le chevalier. Ancien conseiller d'État du gouver-
nement provisoire de Tampico...
le maréchal. Ah! ah!...
le chevalier. Ex- ambassadeur du grand Bolivar,
à différents souverains et empereurs.
le maréchal. Monseigneur...
le chevalier. Ex-grand chambellan...
Diego (bas.) Assez!.... tu m'humilies avec toutes
ces grandeurs.
le maréchal. Votre Seigneurie veut sans doute
être présentée à Son Altesse.
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 189
le chevalier (bas). Réponds en espagnol, il ne le
sait pas.
diégo. Yo que soij contrabandista!
le chevalier (bas au maréchal). Il ne connaît
pas un mot de notre langue : j'ai eu toutes les peines
du monde à le décider.
le maréchal. Alors vous permettez... Il faut que
je surveille, que je sois partout.
le chevalier. Comment donc... Allez, allez,
monsieur le grand maréchal. (À Diego.) Salue donc.
XIV. — DIÉGO , LE CHEVALIER.
diégo. Oui, va ramper plus loin, esclave doré! va-
t'en changer de couleur, caméléon.
le chevalier (arrêtant un valet qui porte un pla-
teau). Un verre de punch! allons.
diégo. Oui! digérons toutes ces bassesses.
le chevalier. Un autre verre !
diégo. Quand je pense que ce breuvage de courti-
san est trempé des pleurs des victimes!...
le chevalier. Tu le trouves trop faible, n'est-ce
pas? Eh bien, tiens, voici une tranche d'ananas dans
un verre de Tokay... apprécie un peu ce rafraîchis-
sement.
diégo. Hélas!... la sueur des malheureux noirs a
arrosé ce fruit délicat!... Si nous allions jouer ,
Paulus, maintenaut que je suis présenté.
il
190 LORELY.
le chevalier. Revenons au punch!... hein?
DIEGO. Oui ! qu'il ne leur en reste plus une goutte!
Mais tu ne bois pas, toi?...
le chevalier (marchant de travers). Moi?... je
suis gris ! ma parole... je n'y vois plus; je ferai des
folies.
diégo. Nous nous soutiendrons. Allons jouer, mon
argent me brûle !
XV. — Les mêmes, LÉO BURCKART.
léo (à un domestique). Allez dire au plus grand
de ces deux hommes que quelqu'un désire lui
parler.
le domestique (au chevalier). C'est son Excel-
lence...
le chevalier (à Diego). Tiens : la salle au fond ;
je t'y rejoins... va. Monseigneur revient en bonne
santé ?
léo. Merci.
le chevalier. Son Altesse est -elle prévenue de
votre arrivée?
léo. Je lui ai fait demander ses ordres. Le prince
m'a fait répondre : A demain les choses sérieuses !
Mais, comme il faut que je le voie, et que je ne puis
entrer dans les salons avec ce costume... prévenez-
le, Paulus, que j'attends ici, et que je serais recon-
naissant qu'il voulût bien m'accorder quelques
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 191
minutes, soit dans les jardins, soit dans son ca-
binet.
le chevalier. Nous avons eu des nouvelles de
Votre Excellence; elle a fait des merveilles au con-
grès, et je suis heureux d'être le premier à l'en féli-
citer.
léo. J'avais toujours dit que celui qui de nos jours
ferait de la diplomatie franche et loyale, tromperait
tous les autres. Ils ne peuvent se figurer que Ton
pense ce que Ton dit, ni que Ton dise ce que Ton
pense; et, tandis qu'ils cherchent le sens caché de
paroles qui n'en ont pas, on arrive au but, comme la
tortue delà fable, en allant droit son chemin. El ici?
le chevalier. Oh! ici il y a bien des choses. D'a-
bord grande effervescence dans l'université...
léo. Je sais.
le chevalier. Mais, de plus, conspiration établie,
marchant à son but aussi, moins franchement que
vous, monseigneur; mais ayant cependant bien des
chances d'y arriver, si, par un hasard...
léo. Est-ce que vous savez...
le chevalier. Je sais... c'est-à-dire je saurai quel-
que chose cette nuit. Donnez-moi seulement congé
jusqu'à demain, monseigneur.
léo. Vous êtes libre : seulement , prévenez le
prince.
le chevalier. Dirai-je un mot de votre retour à
madame ?
192 L0RELY.
léo. Non, je vous prie : l'État avant tout, mon
bonheur après-, allez.
XVI. — LÉO , seul.
Oui, oui, conspiration ici, conspiration là-bas!
C'est un immense réseau qui enveloppe toute l'Alle-
magne, et voilà à quoi s'occupent les princes, tandis
que les complots rampent autour d'eux! Des
complots d'écoliers, il est vrai, auxquels la grande
foule demeure indifférente, et qui reposent sur des
idées... non pas nouvelles, mais apprises des Grecs
et des Romains... apprises par cœur! Et ce serait
un noble effort pourtant, si la vraie et solide liberté,
la liberté de l'avenir n'était pas à la merci de ces
tentatives impuissantes!... Hélas! pourquoi faut-il
que les idées généreuses aient toujours la vue si
courte !
XVII. — LÉO , DIANA.
diana. Ah! c'est vous, monsieur... venez, le prince
vous attend.
léo. Madame... Et vous m'accompagnerez près de
lui.
diana. Oui, monsieur.
léo. Allons...
XVIII. — Les mêmes , MARGUERITE.
Marguerite (bas). Diana, Diana,
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 193
diana. Marguerite.
marguerite. Est-ce que je ne pourrai pas le voir
à mon tour? Est-ce que je ne pourrai pas lui parler,
moi, sa femme?
diana. Votre femme demande à vous parler un
instant : cela est juste. Je me rends près du prince.
Je vous annoncerai. (Elle sort )
léo. Marguerite ..
marguerite. Léo, mon ami !
léo. Tu ne recevras plus dans ta maison made-
moiselle de Waldeck : je te dirai pourquoi.
marguerite. Pourquoi? ah î n'importe-, c'est à
elle que je dois le bonheur de te parler. Tu reviens,
Léo, et tes premières paroles sont à des étrangers!
léo. Appelles-tu l'Allemagne une étrangère? Ap-
pelles-tu le prince un étranger?
marguerite. Ah! que je suis heureuse de te re-
voir-, j'avais besoin de ton retour, Léo. C'est Dieu
qui te ramène. Tu ne sais pas ce qu'il y avait en moi
de doutes et de craintes. Mais te voilà, je ne veux
pas demeurer plus longtemps à ce bal ; partons.
léo. C'est impossible, mon enfant 5 il faut que je
reste près du prince. En ce moment le prince m'at-
tend dans son cabinet.
marguerite. Eh bien! je rentre toujours ; je t'at-
tendrai.
léo. J'aurai probablement à travailler jusqu'au
jour, et demain encore.
194 LORELY.
marguerite. Ainsi, te voilà revenu, et je ne pour-
rai te voir davantage !
léo. C'est pourquoi je ne voulais pas que Ton t'ap-
prît mon retour ce soir.
marguerite. Oh! si l'on m'avait dit autrefois que
nous serions dans la même ville, et qu'il y en aurait
un de nous qui cacherait sa présence à l'autre...
léo. Si l'on t'avait dit cela, eh bien!... tune
m'aurais pas choisi pour mari; n'est-ce pas ce que
tu veux dire? C'est juste : les femmes ont besoin
que Ton ne s'occupe que d'elles. 11 faut qu'un mari
soit toute sa vie un amant, et qu'il songe sans cesse
à les divertir de cet ennui profond qui les accable
toutes, depuis que la société leur a imposé le désœu-
vrement comme une convenance !
marguerite. Assez, mon ami; vous n'avez pas
besoin de vous armer contre moi de vos graves
idées de réforme. L'amour n'est pas dans les lon-
gues heures perdues, il est dans un mot qu'on dit,
dans une main qu'on serre, dans l'expression d'un
adieu.
un domestique. Son Altesse attend monseigneur
dans son cabinet.
léo. Tu vois, mon amie. Que veux- tu que jeté dise
encore? Le temps est changé : proscrit, toutes mes
heures étaient à moi, et par conséquent à nous ;
ministre, tous mes instants sont au prince , au
peuple, à l'Allemagne- Pardonne moi, Marguerite,
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 195
je ne t'en aime pas moins pour cela ; mais la néces-
sité est là, il faut y céder... Adieu, mon enfant.
marguerite (seule). Un baiser froid comme son
cœur.
XIX. — MARGUERITE , FRANTZ.
frantz. Madame!
Marguerite. Frantz!... vous nous écoutiez, mon-
sieur !
frantz. Je n'entendais pas \ mon cœur est tout
bouleversé. Ne me repoussez pas cette fois. Un mot,
un mot terrible! et plus tard tout vous sera dit.
marguerite. On va nous remarquer, monsieur.
frantz. Je vous ai parlé, n'est-ce pas, de ce pou-
voir suprême et mystérieux auquel il fallait que j'o-
béisse... eh bien! il est venu me chercher jusqu'au
milieu du bal, jusque sous vos yeux. Un homme
m'a remis un billet. Demain, Marguerite, demain, à
minuit, une chose terrible se décidera, qui va m'en-
velopper, m'entraîner, m'emporter loin de vous;
peut-être pour longtemps, peut-être pour toujours.
marguerite. Eh bien! nous serons malheureux
chacun de notre côté, voilà tout- un peu plus de
souffrance, qu'importe?
frantz. Oui-, mais je neveux pas vousquitler
ainsi, Marguerite ; je ne veux pas, si l'avenir me
garde le sort de Kœrner ou de Slaps, mourir sans
196 LORELY.
vous avoir parlé une dernière fois.,. Oh ! la mort me
serait trop cruelle alors, et je ferais quelque lâcheté !
Marguerite. Mais que me dites-vous là, Frantz ?
frantz. Je vous dis tout ce que je puis vous dire,
et ce que je vous cache est le plus terrible... Mar-
guerite ! oh! j'ai besoin de vous voir demain !
marguerite. Me voir !... eh bien ! demain je pour-
rai vous recevoir chez moi, Frantz.
frantz. Chez vous?... ah! ce n'est pas cela ! chez
vous... c'est chez M. Léo Burckart! Je n'entrerai
pas devant tous, en plein jour, chez l'homme qui
est devenu l'ennemi de tous mes frères, et dont les
mains auront peut-être à se teindre un jour de leur
sang!
marguerite. Frantz !
frantz. Oh ! c'est un homme d'honneur, j'en
conviens... mais, je vous l'ai dit, il est le soldat
d'une opinion et moi je suis celui d'une autre...
Hélas! quelle âme humaine a jamais été soumise à
de telles épreuves?... Écoutez! point de coquetterie
ici, point de vaines terreurs ; quelque chose me dit
que cette nuit de demain me sera funeste... Que je
vous voie seulement! que j'entende quelques douces
paroles à ce moment suprême... Autrement, seul
au monde... à qui dirais-je le secret de ma vie et de
ma mort? Ma mère n'est plus, et je n'ai point d'autre
sœur que vous !
marguerite. Ah! que faire?
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 197
frantz. Ce billet, écrit à la hâte à la lueur de ces
flambeaux, vous dira tout, Marguerite.
marguerite. Mais on vient...
un domestique. La voiture de madame est avancée.
frantz (haut). Me permettez-vous , madame, de
vous donner la main jusque-là? (On sort en foule
du palais. Frantz remet à Marguerite son billet, en
raccompagnant jusqu'à la grille.)
QUATRIEME JOURNÉE.
Cabinet de Léo Burckart. — Une table chargée de papiers.
I. — MARGUERITE.
marguerite. Il n'est pas de retour encore... il
n'est pas même revenu ici. Ses papiers, ses livres...
tout, est à la même place, et comme il Ta laissé en
partant ! Oh ! je n'ai pas fermé l'œil de la nuit 5 ma
tête est brûlante : les heures se sont écoulées à l'at-
tendre, et à craindre son retour! Étrange situation
que la mienne! Qu'ai-je donc fait pour trembler
ainsi? Frantz demande à me voir, à me dire adieu!...
Frantz est un ami d'autrefois, le seul ami qui me
soit resté ; et, d'après tout ce qu'il m'a dit, il me
semble que je ne puis repousser sa demande. Lisons
encore cette lettre... elle est écrite sur le papier
même qui lui assigne le rendez-vous fatal dont il
me parlait... L'écriture est déchirée, mais il y reste
un cachet funèbre : une tête de mort et des poi-
gnards en croix : puis des mots latins que je ne puis
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 199
comprendre... Oh ! mon Dieu! les voilà bien ces
lignes tracées au crayon...
a II y a une heure de chaque soirée où votre mari
a se rend d'ordinaire au château... à cette heure-là,
« je le sais, vous avez l'habitude de prier dans votre
« oratoire, dont une porte donne sur le cloître des
a Augustins. Laissez seulement une clef à cette
(( porte , ordinairement fermée : cela paraîtra, si
« Ton s'en aperçoit, l'effet d'une négligence, et suf-
« fira pour que je puisse parvenir auprès de vous,
« si vous prenez soin d'éloigner vos gens de cette
a partie de la maison. Votre honneur sera-t-il ras-
« sure par le choix que j'ai fait d'un tel lieu pour
a notre entrevue? C'est dans un oratoire, devant
a Dieu, que je prendrai congé de vous, pour tout
a jamais peut-être... ce sera la veille du 18 octo-
« bre... et c'est ce jour-là même^ qu'en 1813 je me
a dévouais à la mort.*. »
Cette dernière ligne est leur devise à tous!... Mon
Dieu! ne suis-je pas appelée à détourner Frantz
d'une résolution funeste à lui-même, funeste à mon
mari? J'irai. Frantz ne demande aucune réponse...
j'ai la clef... lorsque la nuit sera tombée, j'ouvrirai
cette porte comme pour mieux entendre les chants
du cloître... Ah ! n'y a-t-il pas une faute dans tout
cela? (Elle sonne.) Qui fait ce bruit?
un domestique. Quelques personnes qui attendent
monseigneur.
200 LORELY.
marguerite. Que tenez-vous là ?
le domestique. Le journal de monseigneur.
marguerite. Donnez... (Seule.) Monseigneur...
quand on l'appelle ainsi, il me semble que c'est un
autre que l'on nomme... « A monseigneur le con-
seiller, président de la régence, Léo Burckart... »
Et c'est à tous ces titres qu'il a sacrifié son bon-
heur, sa tranquillité ; qu'il m'a sacrifiée, moi... J'en
suis réduite à chercher dans les journaux ceux qui
parlent de lui, pour avoir de ses nouvelles ; et presque
toujours comment le traitent-ils? Une alliance entre
le prince et la Bavière? un mariage... ah! mon
Dieu... un mensonge sans doute! Vendu à l'Angle-
terre !... lui, Burckart vendu... oh! les infâmes!
Il me semble que si j'étais à sa place, j'aurais besoin
du bonheur de ma famille pour oublier toutes ces
calomnies. Je m'attends toujours à le voir revenir à
moi! le cœur brisé et le front abattu... Revenir à
moi!... pourquoi ai-je tressailli à cette idée?... Oh !
mon Dieu! mon Dieu! ce rendez-vous, c'est une
trahison ! Frantz est un cœur loyal, mais il s'abuse
lui-même. Je n'irai pas. Pendant qu'il me parlait
hier... oh ! je vous l'avouerai à vous seul, mon Dieu!
j'étais touchée, ma raison s'égarait par moments...
je me suis dit, je crois, que, libre, un tel amour
m'aurait rendue heureuse J'ai regretté même
un instant que Frantz fût revenu si tard de son
voyage! Je ne le reverrai plus... Je n'irai pas. Mais,
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 201
comme il viendra, lui, comme il ferait peut-être une
imprudence, je vais lui écrire... lui dire tout ce que
j'ai pensé; et, pour plus de sûreté encore, j'irai pas-
ser la journée chez Diana. Ah! mon Dieu! mon
mari m'a défendu de la voir... mais pourquoi? Il y
a autour de moi bien des choses inexpliquées, des
secrets terribles... il faut tout de suite écrire à
Frantz. Je sens en moi-même que je fais bien!
i x domestique. Madame la comtesse Diana de
Waldeck.
Marguerite. Elle! et je n'ai pas songé... Je n'y
suis pas !
II. — MARGUERITE, DIANA.
diana. Tu n'y es pas!
marguerite. Oh! pardon... j'ignorais...
diaxa. Au reste, ma visite n'était pas pour toi,
mais pour ton mari.
marguerite. Il est à la résidence.
diana. Je le sais... et je viens l'attendre ici.
marguerite. 11 a travaillé toute la nuit avec le
prince.
diaxa. Oui... et leur travail a déjà porté ses
fruits... La ville tout entière est en tumulte. Il s'a-
git de choses vraiment sérieuses, de conspirations,
de complots... Les écoles devaient se révolter de-
main, dit-on, à l'occasion de l'anniversaire de la
bataille de Leipsick, le 18 octobie. Tout était prêt ;
202 LORELY.
et, comme elles comptaient sur les anciens soldats
de la landwerth, on a ordonné un désarmement gé-
néral .
Marguerite. Hélas!... comment tout cela finira-
t-il?
diana. Bien, il faut l'espérer. Dis-moi, tu as vu
Frantz hier?..,
marguerite. Moi ! oui... un instant... je crois.
diana. Le reverras-tu aujourd'hui?
marguerite. Pourquoi cette question, Diana?
diana. Mais elle est bien simple et bien naturelle,
ce me semble... Frantz est notre ami... le tien sur-
tout, maintenant.
marguerite. Oui -, mais... mais je ne le vois pas...
Je le rencontre, comme cela, par hasard.
diana. J'en suis fâchée... j'aurais voulu, par un
intermédiaire, lui faire parvenir un avis, que je ne
puis lui donner moi-même. C'est peut-être une tra-
hison de ma part... mais, peu importe.
marguerite. Une trahison ? mon Dieu, qu'y a-t-il
donc?... tu m'effrayes...
diana. C'est inutile... si tu ne dois pas le voir...
marguerite. Mais enfin... Je le verrai peut-êlre :
on peut lui écrire...
diana. Il n'est pas chez lui.
marguerite. Comment le sais-tu?
diana. On s'est présenté ce matin pour l'arrêter.
marguerite. L'arrêter!...
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 203
diana. Oui ; il paraît qu'il est compromis dans
toutes ces conspirations. Il fait partie d'une société
secrète... tu sais bien...
MARGUERITE. Ah !...
diana. Et je voulais lui faire dire de ne pas rentrer
chez lui, de quitter la ville...
marguerite. Je m'en charge. C'est-à-dire, si je le
vois, moi • je ne sais où je pourrai le voir... Silence!
on vient par cette galerie. C'est Léo, sans doute.
Oui, le voilà... enfin !
III. — Les mêmes, LÉO.
marguerite. Oh ! comme tu es pâle et défait. . . mon
Dieu!
léo. Rien... de la fatigue... voilà tout. (A Diana.)
Pardon, madame.
diana (à Léo). J'ai besoin de vous parler à vous
seul.
léo. Je le pensais aussi... Laisse-nous, ma bonne
Marguerite 5 j'irai chez toi tout à l'heure.
IV. — DIANA, LÉO.
diana. Vous devinez ce qui m'amène, monsieur?
léo. A peu près...
diana. Je viens vous faire une seule question.
leo. J'écoute.
204 LORELY.
diana. Croyez-vous que ce journal soit ordinaire-
ment bien renseigné?
léo. Mais... oui, madame.
diana. Eh bien ! veuillez me dire ce que vous pen-
sez de ce passage :
léo. a Les deux voix de la Bavière ont été don-
ce nées, à condition que le prince Frédéric épouserait
<( lagrande duchesse Wilhelmine. » Cequej'en pense,
madame, c'est quïl y a jusque dans les conseils les
plus secrets des espions et des traîtres.
diana. Ainsi donc, c'est vrai... ainsi cette nou-
velle, vous ne la démentez pas?
léo. La démentir serait une insulte pour un pays,
dont l'appui nous est nécessaire; d'ailleurs, il est
dansmes principes politiques, madame, de ne jamais
tromper... un mensonge dût-il être utile à la cause
que je sers.
diana. Ainsi, monsieur, vous m'avouez à moi que
ce bruit... celte nouvelle a quelque consistance.
léo. A vous, madame, comme à tout le monde, et
à vous peut-être plutôt qu'à tout le monde encore ;
car je sais combien les vrais intérêts du prince vous
sont chers.
diana. Donc cette alliance... vous croyez qu'elle
se fera?
léo. Je l'espère.
diana. Mais... mais le prince m'aime, vous le sa-
vez bien.
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 205
léo. Je le sais depuis mon retour seulement... Son
Altesse me- l'a dit elle-même.
diana. Ah!... il vous Ta dit.
LÉO. Hélas ! qu'est-ce que cela prouve?... Puisque
vous me forcez de parler politique avec vous , ma-
dame, je vous dirai que la raison d'État n'a pas de
cœur... Les princes, vous le savez bien, ne se ma-
rient pas 5 ils s'allient... Heureux encore ceux que la
diplomatie n'est pas venue tiancer au berceau , et
qui ont eu le temps de goûter d'un amour libre et
mutuel.
diana. Très-bien! et j'aurais dû m'attendre à tout
cela... Voilà comme vous me remerciez de ce que
j'ai fait pour vous.
léo. Peut-être vous ai-je de grandes obligations,
madame \ et alors je vous ferai un reproche, c'est de
me les avoir laissé si longtemps ignorer.
diana. Vous êtes oublieux, monsieur... c'est une
des qualités des fortunes qui s'élèvent vite, que de
ne plus se souvenir de ceux qui ont aidé à leurs com-
mencements.
léo. Oh! je crois vous entendre, madame... vous
voulez parler du jour où le prince est venu chez
moi.
diana. Qui Ty a conduit?... Voyant le désespoir
de voire famille, les larmes de Marguerite... qui a
été le chercher? Ah! vous avez cru qu'il était venu
de lui-même et pour admirer l'auteur pseudonyme
12
208 LORELY.
temps, je trouvais dans les ruines une vingtaine
d'amis, amateurs comme moi d'antiquités... puis,
par occasion, nous parlions de politique... de sorte
que, comme je l'ai dit à Votre Excellence... je suis
affilié à tout... Je suis carbonaro en Italie -, ici, mem-
bre de la Jeune Allemagne,
léo. De sorte...
le chevalier. De sorte qu'au moment où il allait
partir pour Heidelberg, y portant le plan de la cons-
piration, j'ai avisé un de mes anciens camarades...
il était un peu animé déjà par un certain nombre
de coups de l'étrier... Je l'ai décidé à venir à la
cour. Le punch et le vin du prince l'ont achevé! A
cette heure il dort en prison, grâce à mes soins ; et
dans les poches de l'habit qu'il a quitté chez moi, il
y avait ce paquet...
léo. Et la chose s'est passée ainsi que vous me le
dites?
LE CHEVALIER. Tout à fait.
léo. Vous ne vous vantez pas.
le chevalier. En aucune manière.
léo. Vous étiez affilié à ces sociétés secrètes?
le chevalier. Je le suis encore.
léo. Vous avez enivré cet homme pour lui prendre
ces papiers. .
le chevalier. J'ai complété seulement son état
d'ivresse.
léo. Et cet homme sait que vous m'appartenez,
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 209
que vous êtes mon secrétaire. Cet homme croira que
vous avez agi par mes ordres...
le chevalier. Il ne s'en doutera pas, monsei-
gneur.... Il croira avoir perdu les papiers...
léo. Mais s'il s'en doute, monsieur... Savez- vous
bien que vous avez compromis mon nom -, un nom que
j'avais juré de conserver pur... un nom que vous ve-
nez de tremper dans votre...
le chevalier. Pardon, je croyais avoir bien fait,
monseigneur.
léo (se contenant, à part). Allons, voilà que j'al-
lais me faire un traître avec un lâche ! (Haut.) Vous
irez trouver le directeur de la police avec un mot de
moi.
un domestique. Monseigneur...
léo. J'avais défendu qu'on fit entrer personne.
le domestique. Son Altesse Royale monseigneur le
prince régnant.
léo (au chevalier). Passez dans votre cabinet,
monsieur ; et réunissez-y vos papiers avant de quitter
l'hôtel.
VI. — LÉO , LE PRINCE.
léo. Votre Altesse dans ma maison... dans la mai-
son d'un de ses sujets !
le prince. Vous vous trompez , Léo-, je ne viens
pas chez un sujet, je viens chez un ami. D'ailleurs,
pourquoi vous étonner? ce n'est pas la première fois
12,
210 LORELY.
que je vous rends visite... Un jour,j'ai frappé comme
aujourd'hui à une porte en demandant Léo Bure-
kart... alors c'était pour lui confier le soin des affai-
res publiques et de ma propre sûreté.
léo. Et aujourd'hui, je suis prêt à répondre de ma
conduite, monseigneur- et j'aime mieux que ce soit
ici qu'autre part. Cette demeure n'est pas beaucoup
plus riche que celle où vous m'avez rencontré pour
la première fois; cet habit est le même, et le cœur
qu'il recouvre bat aujourd'hui, ainsi qu'alors, pour
la liberté de l'Allemagne !
le prince. Mais, comme chacun entend ce mot
de liberté à sa manière, les uns vous accusent de la
servir trop ardemment, les autres, de l'avoir trahie !
léo. En acceptant le pouvoir, monseigneur, me
suis-je un instant dissimulé ce résultat inévitable?
La pensée pure et droite appartient au ciel, et l'ac-
tion lente et pénible appartient à la terre ; ce que
j'ai écrit dans d'autres temps, j'espère encore le
réaliser; mais qui me voit marcher aujourd'hui par
des chemins difficiles, peut douter que je tende
toujours au but , où l'imagination m'emportait au-
trefois sur ses ailes ! Je veux accomplir, par des voies
pacifiques, ce que d'autres espèrent obtenir plus
vite par des conspirations, par des révoltes. Je me
vois forcé de combattre à la fois des haines calcu-
lées et des sympathies imprudentes...
le prince. Et maintenant vous êtes tranquille;
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 211
vous avez désarmé les unes et. calmé les autres.
Votre diplomatie triomphe de tout...
léo. Ma diplomatie est seulement de la franchise
et du bon sens. A la conférence de Carlsbad, j'ai tou-
jours parlé haut et parlé devant tous -, j'ai fait com-
prendre aux députés des petits États qu'il leur impor-
tait de s'unir enfin pour faire équilibre aux grandes
puissances. Le traité d'alliance et de commerce que
j'ai proposé passe, vous le savez, à la majorité de
neuf voix sur dix-sept- mais à une condition.
le prixce. Celle de mon mariage.
léo. Non, monseigneur, nous y reviendrons en-
suite; à deux conditions, j'aurais dû dire : la pre-
mière a élé de maintenir la paix dans vos États, de
réprimer cet esprit turbulent des universités, qui
les égare depuis quelque temps vers des utopies im-
possibles. J'ai accepté ce devoir avec tristesse,
mais avec le sentiment d'une absolue nécessité!
Une conspiration était organisée par toute l'Alle-
magne ; notre accord l'a brisée dans tous ses an-
neaux à la fois. En arrivant ici, j'ai trouvé la ré-
volution blessée, mais vivante... Les étudiants
comptaient sur la landwerth, cette ancienne com-
pagne de leur dévouement en 1813... J'ai désarmé
la landwerth... Il ne restait donc aux rebelles
qu'eux-mêmes, et j'ai ordonné ce matin que les
chefs des rebelles fussent arrêtés... A cette heure
ils doivent l'être, monseigneur.
210 LORELY.
que je vous rends visite... Un jour,j ai frappé comme
aujourd'hui à une porte en demandant Léo Bure-
kart... alors c'était pour lui confier le soin des affai-
res publiques et de ma propre sûreté.
LÉO. Et aujourd'hui, je suis prêt à répondre de ma
conduite, monseigneur; et j'aime mieux que ce soit
ici qu'autre part. Cette demeure n'est pas beaucoup
plus riche que celle où vous m'avez rencontré pour
la première fois -, cet habit est le même, et le cœur
qu'il recouvre bat aujourd'hui, ainsi qu'alors, pour
la liberté de l'Allemagne !
le prince. Mais, comme chacun entend ce mot
de liberté à sa manière, les uns vous accusent de la
servir trop ardemment, les autres, de l'avoir trahie !
Léo. En acceptant le pouvoir, monseigneur, me
suis-je un instant dissimulé ce résultat inévitable?
La pensée pure et droite appartient au ciel, et l'ac-
tion lente et pénible appartient à la terre ; ce que
j'ai écrit dans d'autres temps, j'espère encore le
réaliser ; mais qui me voit marcher aujourd'hui par
des chemins difficiles, peut douter que je tende
toujours au but, où l'imagination m'emportait au-
trefois sur ses ailes ! Je veux accomplir, par des voies
pacifiques , ce que d'autres espèrent obtenir plus
vite par des conspirations, par des révoltes. Je me
vois forcé de combattre à la fois des haines calcu-
lées et des sympathies imprudentes...
le prince. Et maintenant vous êtes tranquille;
SCÈNES DE LA ME ALLEMANDE. 211
vous avez désarmé les unes et calmé les autres.
Votre diplomatie triomphe de tout...
léo. Ma diplomatie est seulement de la franchise
et du bon sens. A la conférence de Carlsbad, j'ai tou-
jours parlé haut et parlé devant tous -, j'ai fait com-
prendre aux députés des petits États qu'il leur impor-
tait de s'unir enfin pour faire équilibre aux grandes
puissances. Le traité d'alliance et de commerce que
l'ai proposé passe, vous le savez, à la majorité de
neuf voix sur dix-sept; mais à une condition.
le prince. Celle de mon mariage.
léo. Non, monseigneur, nous y reviendrons en-
suite; à deux conditions, j'aurais dû dire : la pre-
mière a été de maintenir la paix dans vos États, de
réprimer cet esprit turbulent des universités, qui
les égare depuis quelque temps vers des utopies im-
possibles. J'ai accepté ce devoir avec tristesse,
mais avec le sentiment d'une absolue nécessité!
Une conspiration était organisée par toute l'Alle-
magne; notre accord Ta brisée dans tous ses an-
neaux à la fois. En arrivant ici, j'ai trouvé la ré-
volution blessée, mais vivante... Les étudiants
comptaient sur la landwerth, cette ancienne com-
pagne de leur dévouement en 1813... J'ai désarmé
la landwerth... Il ne restait donc aux rebelles
qu'eux-mêmes, et j'ai ordonné ce matin que les
chefs des rebelles fussent arrêtés... A cette heure
ils doivent l'être, monseigneur.
212 LORELY.
le prince. Eh bien!... vous vous trompez! Soit
hasard, soit prévoyance, les chefs sont libres...
Vous avez rendu une ordonnance pour le désarme-
ment de la landwerth... et l'arrestation des chefs...
c'est vrai, vous l'avez rendue, monsieur; mais c'est
moi qui l'ai signée. C'est à mon nom que va s'en
prendre la haine de ces anciens soldats et de ces
jeunes rebelles... A l'heure qu'il est, ceux qui vous
ont échappé et dont vous ignorez la retraite... trop
peu nombreux pour faire une révolution, vont ten-
ter un assassinat! Contre qui? contre moi, mon-
sieur. En venant ici, j'ai probablement été suivi...
en sortant, je serai assassiné peut-être.
léo. Assassiné!...
le prince. Eh! mon Dieu! c'est possible. Vous
voyez, au reste, de quelle manière j'en parle... Au
jeu que nous jouons tous les deux, vous tenez les
cartes... et c'est moi qui perds ou qui gagne. Ce
que je vous ai dit, monsieur, est donc à titre d'ob-
servations que vous êtes libre de ne pas écouter.
léo. Oh! monseigneur...
le prince. Je ne dis pas que vous faites fausse
route, mon cher Burckart ; je dis seulement que vous
marchez en aveugle... et cela, par cette détermina-
tion étrange que vous avez prise d'éloigner de vous
tous les moyens de gouvernement ordinaires... Là-
bas, vous croyez avoir réussi par votre éloquence,
n'est-ce pas? eh bien! sur vos neuf voix, quatre
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 213
ont été achetées à prix d'argent...., par l'Angle-
terre, dont l'intérêt se trouve être le nôtre; mais
qui avilit notre cause par sa participation. Vous
vous êtes contenté de donner des ordres sans vou-
loir vous mettre en rapport direct avec la police...
Eh bien! voilà que les principaux meneurs vous
sont échappés Voilà ma vie exposée aux atta-
ques d'un fanatique!... et vous ne savez rien -, vous
ne pouvez même prévoir le coup qui frappera votre
prince !
léo. Si, monseigneur, je sais tout.
le prince. Vous savez... Voyons alors.
léo (avec effort se décidant à entrer dans le cabi-
net). Donnez-moi les papiers que vous avez pris sur
l'émissaire des étudiants, monsieur le chevalier.
(Il revient et étale des papiers sur la table.) Vous
voyez bien, monseigneur, que je n'ai plus les mains
si pures!... et que me voilà digne de prendre rang
parmi les princes de la diplomatie... Voyez! ceci a
été volé à un étudiant qui le portait à Heidelberg ,
et ce qui va vous rendre bien content et bien fier...
volé chez vous, car il était de votre bal. Tenez...
vous demandez ce qu'ils doivent faire ce soir... Ce
soir, ils doivent recevoir un nouvel adepte, dont on
ne dit pas le nom, mais qui tient à la cour... un
homme très-important enfin. Puis ensuite ils doi-
vent... vous ne vous trompiez pas... vous mettre en
accusation et vous juger. Votre police est bien faite,
214 LORELY.
monseigneur... mais vous voyez que la mienne est
meilleure encore.
le prince. Et le lieu de cette réunion?
léo. Je l'ignore... mais je le saurai. Rentrez dans
votre palais : et soit que l'on en ouvre ou ferme les
portes... dormez tranquille. Je veille sur vous-, je
réponds de vous : ma poitrine couvre la vôtre !
le prince. Vous êtes un fidèle et loyal serviteur,
Léo.
léo. Oh! cela, je le sais, monseigneur- mais,
maintenant, j'attends autre chose de vous que la
reconnaissance de cette vérité. Maintenant que j'ai
fait mon devoir-, qu'à ce devoir j'ai sacrifié ma po-
pularité, mon honneur, et que, s'il le faut, je lui
sacrifierai ma vie... faites le vôtre!
le prince. Le mien?
léo. Oui. Des obligations pareilles nous sont im-
posées -, et la tâche la moins lourde est à vous, mon-
seigneur... Je me suis engagé avec la Bavière, en
votre nom. Donnez-moi votre parole.
le prince. Mais vous savez bien ce qui s'y oppose.
léo. Votre amour, n'est-ce pas? Eh bien! mon
amour à moi... c'est encore un de ces sacrifices que
j'ai faits à Votre Altesse, et dont je ne lui ai pas
même parlé. Croyez -vous, monseigneur, que je
n'aiqne pas ma femme autant que vous aimez votre
maîtresse? Eh bien ! ai-je hésité un instant à m'en
soparer?...
SCÈNES UE LA VIE ALLEMANDE. 215
le prince. A vous en séparer?...
LÉO. Eh, mon Dieu! monseigneur, n'est-ce point
une séparation réelle que la vie que je mène...
Croyez-vous que j'ignore ses chagrins... que je ne
voie pas ses larmes 5 eh bien! j'ai sacrifié mon bon-
heur domestique à vos intérêts... je veux dire à
ceux du pays! Faites aussi vous-même le sacrifice
d'un vain amour, et qu'on ne dise pas que c'est une
femme hardie... instrument peut-être de quelques
sombres intrigues anglaises, qui a guidé jusqu'ici
vos sympathies pour la liberté.., et qui les retient
où il lui plaît!
le prince. Ah ! monsieur !... faites votre devoir de
ministre, et ne vous mêlez pas de me juger : vous
êtes allé trop loin ! Et vous, homme glacé, qui savez
si bien froisser le cœur des autres avec votre main
de pierre... rentrez donc aussi dans vous-même :
peut-être aussi vous occupez-vous trop des choses
publiques. . . regardez quelquefois dans votre maison .
Votre femme est délaissée, dites-vous? Les femmes
belles comme la vôtre ne le sont jamais... Vous
savez tout, dites- vous? Apprenez donc une chose
que je sais, moi : que je sais presque seul, et parce
que je dois tout savoir -, une chose, que je dois vous
dire, parce qu'il faut qu'un ministre soit respecté
de tous...
léo. Prince !
le prince. Oh! nul n'accuse votre femme! mais
21G L0RELY.
il y a un homme qui la compromet par ses assi-
duités... Et c'est un homme... qui s'est battu un
jour pour elle, puisqu'il faut qu'on vous dise tout!
léo. Pour elle!
le prince. Et que vous avez fait mettre en pri-
son vous-même...
léo (violemment). Frantz ou Waldeck?
le prince. Il suffît... je vous laisse. En cet in-
stant solennel je n'ai dû rien vous cacher... Nous
avons été loin tous les deux; mais il fallait que ces
choses-là fussent dites. Adieu, adieu, oublions tout
cela. (Il lui présente sa main, que Léo feint de ne
pas voir.)
léo. Je salue humblement Votre Altesse.
VIL — LÉO, LE CHEVALIER.
léo. Monsieur le chevalier?
le chevalier. Que me veut Votre Excellence?
léo. Je m'étais mépris sur votre capacité en ne
faisant de vous qu'un simple secrétaire ; au lieu de
3,000 florins d'appointement que vous aviez, je vous
en donne 12,000. Voici votre nomination comme
inspecteur aux bureaux de la police générale du
royaume; elle est, vous le voyez, antidatée de deux
mois... c'est-à-dire de l'époque où vous avez com-
mencé à exercer. Vous vous ferez faire un rappel de
vos appointements; c'est une gratification que je
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 217
vous offre de la part du prince pour le service que
vous venez de lui rendre... Maintenant, comme vos
fonctions sont individuelles et vous éloignent de
moi... vous ne serez pas astreint comme par le passé
à manger à ma table... Quand je désirerai vous y
recevoir, j'aurai l'honneur de vous inviter.
le chevalier. Monseigneur, soyez certain que
mon dévouement...
léo. Je vais le mettre à l'épreuve.
le chevalier. J'attends.
léo. Vous êtes convoqué pour ce soir?
le chevalier. A dix heures.
léo* Le lieu de la réunion ?
le chevalier. Je l'ignore.
léo. Vous l'ignorez?
le chevalier. Comme tous.
léo. Et par quel moyen devez-vous le savoir?
le chevalier. Lorsque l'heure sera venue, les
plus jeunes des étudiants, les nouveaux... sans sa-
voir ce qu'ils font, ni pourquoi ils le font, parcour-
ront les rues, en chantant un chant patriotique, la
Chasse de Liidzow... ce sera le signal. Alors tous
les affiliés sortiront de la ville ; et, à chaque porte,
un homme les attendra : à cet homme ils demande-
ront en quel lieu est la lumière... et le lieu que dé-
signera cet homme sera celui de la réunion.
léo. Et les membres de cette réunion sont mas-
qués?
13
218 L0RELY.
le chevalier. Toujours... car il y a parmi les
affiliés telles personnes qui approchent assez du
prince, pour désirer qu'on ne voie pas leur visage.
léo. Et vous recevez ce soir une de ces per-
sonnes?
le chevalier. Oui.
léo. Savez-vous son nom?
le chevalier. M. de Waldeck.
léo. Mais comment êtes- vous si bien au cou-
rant des choses, vous que l'on sait être mon secré-
taire ?
le chevalier. La première loi de l'association est
que ses membres accepteront toutes les places, afin
d'envelopper le pouvoir de tous côtés.
léo. Bien. Faut-il un costume particulier pour as-
sister à cette réunion?
le chevalier. La redingote de l'étudiant -, la cas-
quette avec ses trois feuilles de chêne 5 un manteau
brun; un masque sur le visage, et ce ruban sur le
cœur.
léo. Pouvez-vous me procurer un costume com-
plet pour huit heures du soir... et venir me prendre
avec ce costume ?
le chevalier. C'est difficile.
léo. Lepourrez-vous?
LE CHEVALIER. Oui.
léo. Je vous dirai mes intentions tout le long de
la route, et, en échange, vous m'apprendrez, vous,
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 219
les paroles sacramentelles à l'aide desquelles je
pourrai répondre...
LE CHEVALIER. C'est dit.
léo. Et maintenant, monsieur, qui me répond
de vous ?
le chevalier. Mon intérêt.
léo. Cependant, s'ils réussissaient, vous auriez
droit peut-être à quelque chose de meilleur que ce
que je puis vous donner.
le chevalier. Ils ne réussiront pas.
léo. Oh! vous êtes prophète! eh bien, réussi-
rai-je,moi?
le chevalier. Vous ne réussirez pas non plus,
monseigneur...
léo. Et puis-je savoir où vous avez puisé cette
conviction?
le chevalier. Dans les faits passés... dans votre
conduite passée... dans vos projets.
léo. Donc, à voire avis, j'ai manqué de capa-
cité... Répondez-moi franchement.
le chevalier. Non, monseigneur, mais d'adresse.
léo. Voyons?
le chevalier. Un ministre qui veut demeurer en
place doit s'appuyer sur le peuple ou sur le prince.
Or l'un de vos appuis vous manque déjà, et l'autre
va vous manquer bientôt. Le peuple vous manque,
parce que, souvenez-vous bien : dans cette auberge,
où les étudiants s'étaient réunis... vous avez, person-
220 LORELY.
nellement, fait emprisonner plusieurs d'entre eux...
au lieu d'abandonner ce soin à un magistrat infé-
rieur, et de n'arriver, vous, que pour faire grâce.
Le peuple vous manque, parce que, au lieu d'en-
voyer à la diète un député que vous pouviez désa-
vouer à son retour, vous y êtes allé vous-même -, de
sorte que, comme vous avez adopté des mesures ré-
pressives, et que quelques-uns sont corrompus, on
ne croit pas à votre conscience... et vous vous trou-
vez confondu dans l'idée qu'on a de la corruption
générale... Le peuple vous manque, parce qu'il est
toujours sympathiquement et instinctivement de l'a-
vis du faible contre le fort, et qu'il fera demain des
martyrs de ceux dont vous faites des coupables au-
jourd'hui. En ce cas, il vous restait le prince...
Mais voilà que vous êtes venu vous heurter contre
une intrigue d'amour, qui ne vous nuisait en rien,
et qui pouvait, au besoin, vous servir, si vous l'eus-
siez comprise ou ménagée... Sur toute autre chose
le prince vous eût cédé sans doute : sur celle-là il
sera inflexible; et cette Pénélope au rebours défera
chaque nuit l'ouvrage de votre journée! Or le seul
moyen qui vous reste, pardon, monseigneur, si je
vous dis de pareilles choses, c'est de céder sur ce
point de mariage, de renoncer à votre rêve de coali-
tion... et de devenir aux mains du prince un moyen
de despotisme, au lieu d'être, comme vous l'aviez
cru, un instrument de liberté.
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 221
léo. Jamais, monsieur, jamais!
le chevalier. Alors vous tomberez... monsei-
leo. Mais, dans cette prévision , comment pou-
vez-vous me servir?
le chevalier. Parce que plus je vous aurai été
utile, plus je serai nécessaire à votre successeur...
léo. Vous avez raison, et je puis me fier à vous.
Ainsi, ce soir, à huit heures, au premier refrain de
ce chant qui doit servir de signal... venez me
prendre, et conduisez-moi.
le chevalier. J'y serai.
Mil. — LÉO, seul.
léo (seul). Ah!... me voilà donc arrivé au bout de
mon rêve ! Je n'aurais pas cru pouvoir sitôt regar-
der ma carrière de l'autre côté de l'horizon. 0 ma
belle vie ! ô ma réputation sainte!... je vous ai donc
laissées en lambeaux tout le long du chemin à ces
buissons infâmes dressés par la calomnie! Et cet
homme... cet homme, que j'appelais mon prince, et
qui m'appelait son ami! cet homme à qui j'ai tout
sacrifié : tranquillité, réputation, bonheur privé...
et qui, pour tout remerciement, vient essayer de me
mordre le cœur avec un soupçon!... Marguerite!
Marguerite!... oh ! je n'ai pas même une inquié-
tude ! mais je souffre. (La nuit est tombée: il est
222 L0RELY.
assis et plongé dans la rêverie, la tête dans ses
mains.)
IX. — LÉO, MARGUERITE.
marguerite (se croyant seule, d'abord). Sept
heures et demie... Il est parti, et j'ai préparé tout
pour cette entrevue qui m'est demandée : pourtant
j'hésite encore. Ah !... Léo !
léo. Oui, Marguerite, oui, c'est moi... Viens, mon
enfant chérie, viens sur mon cœur, dont tu as été si
longtemps, non pas absente, mais éloignée.
marguerite. Léo ! Léo ! que me dis-tu là!... prends
garde : je ne suis plus habituée à ces douces pa-
roles -, je les avais presque oubliées. Oh ! c'est main-
tenant un écho si lointain que je ne puis croire à la
voix qui me les dit.
léo. Oui, tu as raison-, et, crois-moi, le moment
est bien choisi pour me faire ce reproche... Plains-
moi, Marguerite, plains-moi ; car j'ai bien souffert,
et je souffre bien encore... J'ai la tête brûlante et le
cœur brisé!
marguerite. Ah ! mon ami.
léo. Autrefois, mon Dieu ! quand j'étais fatigué
par des rêves, au lieu d être écrasé comme je le suis
aujourd'hui par la réalité... je n'avais qu'à m'appro-
cher de toi, Marguerite -, à poser ma tête sur ton
épaule 5 comme si ton haleine avait le pouvoir ce-
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 223
leste de chasser toute triste pensée et tout fatal sou-
venir!
marguerite. Ah! Léo ! pourquoi m'as-tu oubliée
si longtemps? Pourquoi reviens-tu si tard? Comment
n'as-tu pas vu combien je souffrais? Que tu m'au-
rais épargné de larmes, Léo... (à part) et de remords
peut-être...
léo. As-tu regretté quelquefois notre petite mai-
son de Francfort, le temps où nous étions pauvres,
inconnus, où notre amour était notre richesse et
notre lumière?
marguerite. Tu le demandes, Léo! Ah ! Dieu m'en
est témoin, combien de fois, seule dans mon ora-
toire.., (Elle hésite, en pensant au rendez-vous de
Frantz.)
léo. Eh bien?
MARGUERITE. Ah!
léo. Achève donc?...
marguerite. J'ai demandé, les genoux sur le mar-
bre, le front dans la poussière, j'ai demandé au ciel,
pardonne-le-moi, Léo! qu'il t'enlevât ton rang, tes
honneurs, ton génie même, pour que nous nous re-
trouvions seuls à seuls avec notre amour.
léo. Eh bien ! Marguerite, Dieu t'a exaucée !
marguerite. Que dis-tu? On t'enlève tout cela?
léo. Non, je m'en dépouille!... Un jour encore,
et j'aurai arraché de mes épaules cette robe de Nes-
sus qui me dévorait!... Marguerite! nous revenons
224 LORELY.
notre maison; Marguerite! nous nous y retrouve-
rons seuls, et, je l'espère, tu oublieras ce que tu
as souffert pendant le temps où nous l'avons quittée.
Marguerite. Vois-tu, Léo, je ne crois pas à ce que
tu me dis, et il me semble que je rêve... Si cela
était... tu ne me parlerais pas avec une voix si
triste et des yeux si abattus.
léo. C'est qu'entre aujourd'hui et demain, Mar-
guerite... il y a un abîme : un abîme où je puis
tomber en essayant de le franchir.
marguerite. Que me dis-tu, Léo !... As-tu quelque
chose à craindre? Cours-tu quelque danger? Mon
Dieu, mon Dieu, parle, réponds-moi?
léo. Ah! j'aurais dû me taire... j'aurais dû avoir
la force de te quitter sans me plaindre; mais je suis
tellement abattu, tellement accablé... Ah! j'en ai
honte, vraiment !
marguerite. Me quitter? Tu vas me quitter en-
core !
léo. Embrasse-moi.
marguerite. Écoute; tu me fais peur; parle.
léo. Non, Marguerite, non, il n'y a rien à crain-
dre; je suis fou de m'abandonner ainsi, sois tran-
quille; songe que si je réussis cette nuit, demain
nous sommes libres et heureux.
marguerite. Un danger , un danger... tout le
monde me parle de danger!
léo. J'avais besoin de revenir à toi, de te presser
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 225
sur mon cœur -, il y avait si longtemps que nous n'a-
vions eu entre nous une heure pareille.
Marguerite. Tu es bien coupable, Léo!... Ah!
sais- tu que j'ai cru un instant que tu avais cessé de
m'aimer -, sais-tu que j'ai espéré que je ne t'aimais
plus!
léo. Moi, ne plus t'aimer ; moi à qui tu viens de
rendre le seul bonheur que j'ai eu depuis six mois :
tiens, tous les rêves des hommes sont insensés...
il n'y a que l'amour sur la terre, et Dieu dans le
ciel!
marguerite. Mais qu'ai-je donc fait pour méri-
ter un pareil bonheur, juste en ce moment, juste à
cette heure même?... Mon Dieu, mon Dieu, je vous
remercie! mon Dieu, vous avez eu pitié de moi ;
m'ayant vue faible et chancelante, vous m'avez
tendu la main et vous m'avez relevée !... Je suis à
toi, Léo... Oh ! je t'aime ! je t'aime !
léo. Écoute 5 n'as-tu pas entendu ?...
marguerite. Quoi?
léo. Une chanson lointaine... un chœur d'étu-
diants.
marguerite. Qu'importe?
léo. Il faut que je te quitte, Marguerite.
marguerite. Pour longtemps?
léo. Pour quelques heures seulement, je l'es-
père...
marguerite. Où vas- tu?
18.
226 LORELY.
Léo. Je ne sais pas... On me conduit.
marguerite. Et qui cela?
léo. Le chevalier Paulus, qui doit m'attendre.
marguerite. Et tu ne peux te dispenser de sortir à
cette heure?
léo. Impossible.
marguerite. Oh ! je t'accompagnerai.
léo. Oui, jusqu'à la portedu jardin ; ensuite... (Il
sonne ; un domestique entre.)
marguerite. Que veux-tu ?
léo (au domestique). Laissez brûler une lampe
ici : je rentrerai peut-être dans la nuit , et je veux
trouver de la lumière.
marguerite. Mon Dieu! mon Dieu, protégez-
nous ! (Ils sortent. — Le domestique apporte la
lampe et se retire.)
X. — FRANTZ, seul.
frantz (entrant avec précaution par une porte
latérale, couvert d'un manteau sombre, un masque
à la main). Personne : j'avais cru entendre des
voix... Depuis une heure j'attends dans l'oratoire, et
elle n'est pus venue, que veut dire cela?... Que faire?
il faut que je la voie, il faut que j'aille à notre as-
semblée. Jusqu'à présent je n'ai rencontré personne;
mais ici, où suis-je ? au cœur de la maison, sans
doute.,. Du bruit? Ce n'était rien... Ah !je suis dans
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 227
le cabinet de Léo 5 c'est cela : il est au palais proba-
blement. Quelle étrange chose d'errer ainsi dans
une maison inconnue , où Ton peut être surpris à
chaque instant et à chaque pas, et cependant de
sentir qu'on ne peut s'en arracher !... Oh! Margue-
rite ! Marguerite! il faut que je la voie!... aucun
bruit... personne... Le cœur me bat comme si je
faisais une action infâme. Si je savais où me ca-
cher... Me cacher? puis-je attendre? dans cinq mi-
nutes le chœur des étudiants va passer, il m'a sem-
blé l'entendre déjà... (Il s'accoude à la table et
machinalement ses yeux tombent sur les papiers. )
Mon nom?... le nom de Flaming? le nom de Rol-
ler : qu'est-ce que cela? Eh bien, que fais-je donc?
ces papiers, ai-je le droit de les lire? Je suis entré ici
pour dire un dernier adieu à Marguerite, et non
pour voler les secrets de son mari !... Mais ce secret,
c'est le mien... le mien? que m'importerait encore !
Mais c'est celui des autres aussi. N'est-ce pas , au
contraire, Dieu qui m'a conduit! qui a empêché
qu'elle ne vînt pour que je vinsse, moi? Nos projets
de cette nuit... il sait tout. Oh! mon Dieu, mon
Dieu ! ils sont perdus. (Le chœur passe plus près
de la maison.) Pas un instant de retard! qu'ils
fuient! qu'ils se dispersent... Quelqu'un? (Au
moment de sortir, il se trouve face à face avec Mar-
guerite, qui revient du jardin.)
228 LORELY.
XI. — FRANTZ, MARGUERITE.
MARGUERITE. Qui va là?
frantz. Marguerite !
marguerite. Frantz? Partez, monsieur, partez ; il
y a un grand danger qui vous menace...
frantz. Je le sais... je le sais.
marguerite. Je n'ai consenti à vous voir que pour
vous dire cela ; je vous l'ai dit, allez.
frantz. Marguerite...
marguerite. Allez, monsieur : vous n'avez pas un
instant à perdre, quittez la ville!
frantz. Oui; mais auparavant, j'ai encore quel-
ques dernières paroles à vous dire. Vous me rever-
rez, Marguerite ! cette nuit même peut-être...
marguerite. Non , ne revenez pas... Adieu. Vous
m'effrayez ! (Seule.) Cette agitation... ce costume...
ce masque... que veut dire tout cela? Oh! pour-
tant, mon Dieu, je te remercie ! Dans ces dangers
qui menacent à la fois ces deux hommes, c'est pour
Léo que j'ai eu peur... c'est Léo que j'aime! (Elle
tombe à genoux, le chœur des étudiants s'éloigne.)
CINQUIÈME JOURNÉE.
Le château de Wirtzburg. — Salle en ruines, d'architecture saxonne,
ouverte au fond sur les montagnes éclairées par la lune.
(La scène présente un tableau d'étudiants, de paysans et de soldats
vêtus d'uniformes étrangers ; quelques-uns buvant, d'autres comp-
tant des armes qu'ils rangent en tas, d'autres roulant des tonneaux
de poudre. Quelques-uns sont masqués.)
I. — ROLLER, FLAMING, HERMANN, WALDECK.
roller (faisant passer cinq paysans devant les
autres étudiants). En voilà encore cinq d'Eisenburg-,
de braves gens... c'est la même famille. Le père a
soixante et dix ans; et les femmes, voyant déjà
partir les deux fils et les deux neveux, voulaient
garder le vieillard, disant qu'il en avait fait assez
dans sa vie, depuis 92 jusqu'à 1815-, mais j'ai mon-
tré ceci , la croix des braves de Leipsick , et le père
m'a dit : Est-ce contre l'empereur de France qu'il
iaut marcher encore? En ce cas, je suis trop vieux!
— J'ai répondu : Non! l'aigle est toujours blessé,
toujours captif sur son rocher de Sainte-Hélène :
230 LOKELY.
ce sont les aigles à deux têtes qui nous dévorent, et
nous allons leur donner la chasse, cette fois. — Je
suis à vous, s'est écrié le vieux paysan. Et vous,
femmes , a-t-il ajouté, vous vous trompiez ; je n'ai
pas le droit de me reposer ici; je n'ai pas fini ma
journée!
flaming. Bien. Ont-ils des armes?
roller. Le décret royal, exécuté hier, leur a en-
levé jusqu'aux armes d'honneur du vieillard et de
l'aîné.
flaming (montrant le tas). Qu'ils en prennent...
celles-là aussi deviendront des armes d'honneur!
roller. Où faut-il placer ces hommes?
flaming. Au nord, du côté du fleuve. Et mainte-
nant , voici toutes les avenues gardées. Si notre
rendez-vous est découvert, nous avons de quoi sou-
tenir un siège de plusieurs jours clans ces ruines,
jusqu'à l'arrivée de nos frères de Gœttingue.
roller. Les princes ont tenu un conseil à Carl-
sbad ; nous tenons le nôtre à Wirtzburg ! Ces
vieilles ruines s'étonnent de servir d'asile à la liberté,
après avoir été si longtemps le repaire des oppres-
seurs !
flaming. Ne médisons pas de nos aïeux, Roller :
pour les juger, il faudrait mieux savoir l'histoire
que nous ne la savons, pauvres étudiants que nous
sommes !
roller. Mais n'est-ce pas ici même que se tenaient
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 231
les séances du tribunal secret?... Les cachots sont
par là, tiens-, la porte est faite d'un seul bloc de
pierre, et il faut trois hommes seulement pour la
faire tourner sur ses gonds. Ici les nobles seigneurs
s'asseyaient en nombre impair; voici leurs sièges de
rocher. Les condamnés tombés en leur pouvoir en-
traient par cette porte. Il en était d'autres que les
juges ne pouvaient atteindre qu'avec la pointe d'un
poignard ; ceux-là mouraient plus vite et souffraient
moins.
flaming. Eh bien ! étudie mieux tes livres , et tu
verras que ces terribles seigneurs étaient, comme
nous, des ennemis de la tyrannie ; qu'ils frappaient
l'oppresseur étranger ou le prince félon que la loi
ne pouvait atteindre; et que ce tribunal ne versait
que le mauvais sang.
roller. Oh! toi, Ton te connaît : quand il s'agit
de noblesse, tu es prêt toujours à contrarier toutes
nos idées. Ce n'étaient pas des manants, à coup sûr,
qui jugeaient les tyrans dans de si belles salles or-
nées de statues et d'armures?... Les manants n'ont
jamais fait construire de châteaux.
flaming. Qui te dit le contraire?... Mais ce fut la
noblesse qui comprit toujours le mieux l'indépen-
dance.
roller. Pour elle-même, soit.
flaming. Et pour le peuple aussi; mais la bour-
geoisie est l'humble servante des princes, et c'est
232 LORELY.
la bourgeoisie armée qui nous a contenus hier.
waldeck (approchant). Pour moi, nobles ou prin-
ces, je n'en fais pas de différence. Tenez, messieurs...
tenez , frères , veux-je dire , je suis venu à vous de
moi-même, et me suis donné de tout point 5 je suis
noble, c'est vrai; mais, si j'avais pu choisir, je vou-
drais être né dans la plus basse condition, et m'éle-
ver par mon génie. Tenez, j'ai un aïeul parmi ces
statues, ainsi que vous pouvez le voir au blason qui
décore ce piédestal, eh bien, ce blason, je le renie,
je le dégrade... faites-en si vous voulez autant des
autres. (Il raye l'écusson avec son poignard.)
flaming. Arrêtez!... Si vous reniez ceux-là pour
vos aïeux, nous ne les renions pas pour nos grands
hommes! Ce comte de Waldeck fut un brave sei-
gneur, qui délivra Mayence des Espagnols qui te-
naient les Flandres! Celui qui se targue de ses
aïeux est un insensé, celui qui les outrage est un
lâche. Respect à la mémoire des anciens comtes de
Waldeck, amis! respect à ces héros, à ces capitai-
nes!... ensuite, nous conviendrons, si vous voulez,
que celui-ci n'en descend pas ! (Il désigne Waldeck,
qui s'éloigne. )
roller. Mais qui donc l'a amené?
hermann. C'est le nouveau membre de l'associa-
tion, qu'on va recevoir parmi les voyants. Ainsi, du
privilège en tout, parmi nous-mêmes : parce qu'il a
été puissant, parce qu'il a approché les princes , on
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 233
en tait un républicain choisi, un conspirateur de
première classe, on lui fait sauter deux degrés en
deux jours , tandis que moi je suis encore aspirant
dans le troisième.
roller. Mais toi aussi, qu'as-tu fait, qu'as-tu
risqué? Cet homme-là met en jeu sa tête; il perd
son rang, ses places; il donne par là des gages de
confiance qu'il faut reconnaître; toi, tu ne risques
rien que ce qui couvre ton corps, un trou à ton ha-
bit, tout au plus, ce qui regarde surtout ton tailleur
et ton hôte; peut-être encore ta liberté pour quel-
ques mois; la belle affaire! tu travailleras ta théo-
logie en prison mieux qu'à l'université, où tu ne la
travailles pas du tout!...
hermann. Tu veux un coup de rapière pour demain;
il fallait le dire.
roller. Pour tout de suite! (Ils vont pour ramas-
ser deux épées au tas d'armes.)
flamixg. Un instant!... ceci ne doit servir à dé-
coudre que des soldats royaux et des philistins! Tous
les duels sont remis à huit jours d'ici par ordre du
comité supérieur... mais les coups de poing ne sont
pas défendus en attendant.
hermann. Merci... nous attendrons.
flaming. Enfants!... tenez, voici les hommes qui
viennent! (Plusieurs gens masqués entrent et se
mêlent à la foule; le veilleur leur fait déposer les
bûchettes à mesure.)
234 LORELY.
hermann. Ah! moi, je n'aime pas les masques;
masque d'ami, visage de traître : voilà mon opi-
nion.
flaming. Avec des fous comme ceux-là, on ne réus-
sirait à rien : mais ! tu ne comprends donc pas qu'il
s'agit ici d'une résolution grave, d'un jugement à
mort et que, si nous ne réussissons pas, tous ceux
qui seraient convaincus dy avoir coopéré seraient
traités comme des assassins, décapités tous les dix-
sept, jusqu'au dernier, tandis qu'ainsi le vengeur
seul risque sa vie.
hermann. Moi, je n'aime pas à prévoir la défaite.
flaming. En voici deux, puis trois, ils seront bien-
tôt au complet; chacun donne en entrant la bûchette
qui représente un des pays souverains de l'Allema-
gne ; en la reprenant dans l'urne, il prend le nom
de la province qui lui échoit, et le reçoit comme le
sien pour tout le temps de la séance. (Entrent Léo
et le chevalier, qui vont se placer à part près d'un
pilier, pendant que la salle continue à se remplir.)
II. — Les mêmes, LÉO, LE CHEVALIER.
le chevalier. Eh bien ! monseigneur, ne compre-
nez-vous pas qu'il eût été insensé de vouloir faire
entourer de troupes ce rendez-vous de conspirateurs!
L'endroit est bien choisi, pardieu ! En temps ordi-
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 235
naire, c'est la retraite des voleurs sans asile; au-
jourd'hui ils ont cédé la place -, ils se sont envolés
comme des hibous effrayés par la lumière... à moins,
toutefois, qu'ils ne soient restés pour faire les hon-
neurs du lieu à tous ces intrus î Je gage qu'il s'en
cache plus d'un sous ces capes d'étudiants!
léo. Quel singulier spectacle! une conspiration
sous ces voûtes humides, aux pieds de ces statues de
chevaliers saxons; sous ces colonnes lourdes, tail-
lées du temps de Charlemagne...
le chevalier. Pardon, c'est du pur byzantin -, cette
architecture remonte au sixième siècle, les statues
sont plus modernes...
léo. Et c'est ici, monsieur l'antiquaire, qu'ils veu-
lent tenir leur conseil suprême, leur tribunal, n'est-
ce pas?
le chevalier. Oui, c'est ici! Pardon... vous m'a-
vez rappelé, par ce mot, aux délices de ma jeunesse!
O'est ainsi que je descendais, à la lueur des flam-
beaux, sous les voûtes d'Herculanum et d'Aquilée,-
j'allais y chercher des urnes, des statues, des choses
antiques, comme ces jeunes fous viennent y mé-
diter des pensées d'un autre temps, des idées per-
dues!
léo. En effet ! la liberté ne sort pas par ces voies
ténébreuses : elle aime le plein jour, le grand soleil,
et lève ses bras nus dans un ciel d'azur! Toutefois,
ce spectacle m'émeut profondément : n'y a-t-il pas
236 L0RELY.
dans ces ruines, dans ce mystère, dans cette
réunion bizarre, quelque chose de saisissant pour
tous ces cœurs jeunes, une poésie qui enivre, qui
égare. Et, en passant à travers tout cela, n'est-on
pas pris de doute sur soi-même, comme Luther qui,
entrant un soir dans l'église de Wittemberg, douta
de ses propres idées, et se mit à prier jusqu'au
matin, le front dans la poussière, au pied des saintes
images que ses disciples avaient brisées!... Hélas!
monsieur, l'étude des systèmes m'avait conduit à la
conviction, l'expérience des choses me rend au
doute... Je vous parle avec confiance, car vous ris-
quez votre vie avec moi, et quel que soit votre but
caché, je rends justice à votre courage. Mais cela ne
vous émeut-il pas vous-même, en effet?
le chevalier. Je n'ai pas les mêmes passions; ces
idées me sont étrangères ! Il fut un temps où mon
cœur bondissait quand je retrouvais le sens perdu
d'une inscription effacée, le profil d'une médaille
ou le bras d'un héros de marbre... J'étais heureux
comme un enfant, et mon âme s'épanouissait de
joie !
Léo. Et aujourd'hui...
le chevalier. J'ai longtemps vécu en France : là
j'ai appris à rire de tout,., et maintenant, je ne ris
même plus -, je méprise.
léo. Je ne doute que de l'homme; mais vous, vous
doutez de Dieu !
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 237
le chevalier. Douter... c'est presque croire!
léo. Silence!
in homme masqué. Frères ! la nuit s'avance... le
temps s'écoule... quelqu'un nous manque que nous
ne pouvons plus attendre. Veilleur, combien comp-
tez-vous de voyants?
le veilleur. Seize.
l'homme masqué. Le dix-septième est traître, pri-
sonnier ou mort. Servants, faites retirer les plus
jeunes, et que les voyants restent seuls ici-, car la
séance va s'ouvrir. (L'ordre s'exécute } il ne reste que
seize hommes, tous masqués.)
III. — LÉO, LE CHEVALIER.
l'homme masqué. Maintenant combien sommes-
nous?
le veilleur. Seize.
l'homme masqué. Quinze de nous pourront seule-
ment prendre part à la délibération. Frères! n'ou-
blions pas que, de même qu'au congrès chaque
ministre représente un roi, de même ici chacun de
nous représente un peuple; le premier sorti présidera
le tribunal.
le veilleur (tirant une bûchette de l'urne;. Au-
triche.
u\ voyant. C'est moi.
238 LORELY.
un autre. Ici, comme à la diète, il y a un sort sur
ce nom-là !
léo (bas). Ah ! ah! voilà que cela tourne à la pa-
rodie. Il était temps, je commençais à les prendre
au sérieux.
le chevalier (de même). Pour un diplomate, vous
êtes bien ennemi des formes.
léo. Surtout des mots.
le chevalier (haut). Tire ton nom, frère.
léo. Holstein.
le chevalier. Et moi, Brunswick.
léo (bas). Je rougis vraiment de jouer un rôle
dans cette comédie d'enfants.
le chevalier (bas). Votre Excellence, qu'elle me
permette de le lui dire, juge un peu trop en profes-
seur. Vous vous trompez en croyant avoir affaire à
des écoliers, et vous allez bientôt voir les actions
prendre un aspect plus grave.
le président. Quel est le seizième?
un voyant. Wurtemberg.
le président. 11 assistera à la séance sans voter,
et priera Dieu en lui-même pour que son esprit nous
éclaire... Quel est le nom resté dans l'urne?
le veilleur. Hanovre.
le président. C'est bien; prenez tous place et
demeurez silencieux : nous devons recevoir un nou-
veau frère... Que ses parrains aillent le recevoir à
la porte, et que les servants l'introduisent.
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 239
léo (bas). Est-ce Waldeck?
le chevalier. Oui.
le président. Silence! (Waldeck est introduit les
yeux bandés.)
IV. — Les mêmes, WALDECK.
le président. Frère, quelle heure est-il?
waldeck. L'heure où le maître veille et où l'es-
clave s'endort.
le président. Comptez-la.
waldeck. Je ne l'entends plus depuis qu'elle
sonne pour le maître.
le président. Quand l'entendrez-vous?
waldeck. Quand elle aura réveillé l'esclave.
le président. Où est le maître?
waldeck. A table.
le président. Où est l'esclave?
wtaldeck. A terre.
le président. Que boit le maître?
waldeck. Du sang.
le président. Que boit l'esclave?
waldeck. Ses larmes.
le président. Que ferez-vous de tous les deux?
waldeck. Je mettrai l'esclave à table, et le maître
à terre.
le président, Ëtes-vous maître ou bien esclave?
waldeck. Ni l'un ni l'autre.
240 LORELY.
le président. Qu'êtes-vous donc?
waldeck. Rien... mais j'aspire à devenir quel-
que chose.
le président. Quoi encore?
waldeck. Voyant.
le président. En savez-vous les fonctions?
waldeck. Je les apprends.
le président. Qui vous enseigne?
waldeck. Dieu et mon maître.
le président. Avez-vous des armes?
waldeck. J'ai cette corde et ce poignard.
le président. Qu'est-ce que cette corde?
waldeck. Le symbole de notre force et de notre
union.
le président. Qu'êtes-vous selon ce symbole?
waldeck. Je suis l'un des fils de ce chanvre, que
l'union a rapprochés et que la force a tordus.
le président. Pourquoi vous a-t-on donné la
corde ?
waldeck. Pour lier et pour étreindre.
le président. Pourquoi le poignard?
waldeck. Pour couper et pour désunir.
le président. Êtes- vous prêt à jurer que vous
ferez usage du poignard ou de la corde contre tout
condamné dont le nom sera inscrit au livre de
sang?
waldeck. Oui.
LE PRÉSIDENT. Jurez-le.
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 241
WALDECK. Je le jure!
le président. Vous dévouez-vous h la corde et
au poignard vous-même, s'il vous arrivait de trahir
le serment que vous venez de faire, sur ce livre d'une
main, et sur l'Évangile de l'autre : sur le glaive et
sur la croix?
waldeck. Je m'y dévoue. (En ce moment, on
entend un grand bruit à la porte du fond, et comme
un froissement de fer; en môme temps, quelques
coups de tambour battant sourdement la charge,
puis enfin des coups aux portes.)
léo. Quel est ce bruit?
le président. Écoutez!
un servant, entrant. Nous sommes perdus ! tout
est découvert.
le président. Qu'y a-t-il?
le servant. Les soldats royaux qui frappent à la
porte.
l'officier (dehors). Au nom du prince! ouvrez,
ouvrez !
le président. Lâches sont ceux qui fuient! nous
mourrons en martyrs !
léo, bas. Qu'est-ce que cela? Le savez-vous, Pau-
lus? je n'ai donné aucun ordre.
le chevalier. Silence!
14
242 LORELY.
V.— Les mêmes, UN OFFICIER, soldats.
l'officier. Au nom du prince , messieurs , vous
êtes prisonniers.
le président. Soit... d'autres accompliront notre
tâche.
l'officier. Quel est celui que je vois un poignard
à la main?
le président. Un de nos frères !
l'officier. Que voulait-il?
le président. Ce que nous voulons tous : frapper
au cœur la tyrannie!
l'officier. Qu'il meure le premier, et comme un
rebelle ; car il est pris les armes à la main.
le président. Il ne mourra pas seul; car nous
sommes tous ses complices.
l'officier. Qu'il meure d'abord... Apprêtez les
armes !
waldeck (laissant tomber la corde et le poignard,
et allant vivement à l'officier). Arrêtez, monsieur
l'officier-, prenez garde à ce que vous allez faire : je
suis ici pour un dessein que je veux expliquer au
prince..,
l'officier. Soldats...
waldeck. Je suis le comte de Waldeck, monsieur;
je vous demande à être conduit au prince, entendez-
vous?
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 243
l'officier. Soldats...
WALDECK. Monsieur, n'entendez-vous pas ce que
je dis?... vous répondrez de ce que vous allez faire!
l'officier. Vous le voyez, vous êtes ici face à face
avec la mort; soyez donc franc. Êtes-vous fidèle au
prince? je vous conduis à lui... Êtes-vous fidèle à
ces hommes? vous allez mourir.
waldeck. Je suis fidèle au prince, monsieur*
fidèle aux lois : je n'avais d'autre intention que de
pénétrer ce complot, de connaître les conspirateurs,
et de tout découvrir ensuite. (Les deux parrains ra-
massent silencieusement, l'un la corde, l'autre le
poignard, et s'approchent par derrière.)
(L'officier se découvre et montre sous son man-
teau un habit d'étudiant.)
l'étudiant. Frères! cet homme vous a reniés trois
fois, il est à vous.
premier parrain (le frappant du poignard). Voilà
pour le lâche!
un autre (l'étranglant). Voilà pour le traître!
tous. Vive l'Allemagne! (Les étudiants, qui
étaient vêtus en soldats, se mêlent à cette accla-
mation et serrent les mains de leurs camarades '.)
le président. Prions Dieu ! (Tous s'agenouillent.)
1 Une des épreuves de la charbonnerie et du tugendbund
consistait, en effet, à supposer l'intervention de la police pour
éprouver le récipiendaire.
244 LORELY.
le chevalier (bas à Léo). Vous voyez... c'était une
épreuve.
léo (se levant). De par le ciel !..
le chevalier (bas). Arrêtez!
léo. Laissez-moi, cela ne peut se supporter.
le chevalier. Vous allez nous perdre!
léo. Un meurtre, monsieur, un meurtre devant
moi!...
le chevalier. Taisez-vous. Ici 9 nous sommes
égaux ; si vous dites un mot de plus, je vous livre.
léo. Peu m'importe...
le chevalier. Et le prince est perdu.
léo. Le prince!...
le chevalier. Je suis ici pour ou contre vous, à
mon gré : silencieux, vous me trouverez fidèle-, im-
prudent, non-seulement je vous abandonne, mais
encore je vous dénonce, et je déclare à tous que je
vous ai attiré ici dans un piège. Ah! vous voyez bien
que vous vous trompiez... ce ne sont point ici des
jeux d'enfants!
le président. Devant ce poignard teint du sang
du parjure, et devant la croix dont il est l'image...
jurons qu'ainsi mourra tout transfuge et tout lâche ;
et remercions le ciel de nous avoir permis de don-
ner cet exemple.
tous. Nous le jurons!
le président. Et maintenant , qu'on porte ce
corps sanglant au milieu des plus jeunes de nos
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 245
frères, et qu'ils apprennent à leur tour comment la
trahison est entrée ici, et comment elle en est sortie.
UN voyant. Frères, la nuit s'avance, et nous avons
encore beaucoup de choses à faire avant le jour-,
sous l'impression de ce grand exemple, jugeons des
ennemis plus puissants et plus dignes de notre
colère.
le président. Reprenons nos places. Vengeurs,
quelle heure est-il?
l'accusateur. L'heure des confidences.
le président. Vengeurs, quel temps fait-il?
l'accusateur. Le temps est sombre.
le président. Vengeurs, où est le saint Wehmé?
l'accusateur. Mort en Westphalie, ressuscité ici.
le président. Quelle preuve avons-nous de sa
résurrection?
l'accusateur. Napoléon abattu, l'Allemagne dé-
livrée, les quatorze universités liées du même ser-
ment, des villes révoltées, des traîtres punis...
le président. Frère, je te donne la parole pour
accuser. Accuse, nous jugerons.
l'accusateur. Frères! en 1806, les princes d'Al-
lemagne vinrent à nous; ils nous dirent : Peuples et
noblesse, nous avons un rnaitre qui nous pèse, ve-
nez en aide à notre puissance, et nous serons en
aide à votre liberté. Un de nous fut choisi par le
sort et s'avança contre Napoléon plein de bonne foi
et de confiance, comme David contre le géant; mais
14.
246 LORELY.
le jour de cet homme n'était pas venu, et le sang de
Frédéric Staps devint le baptême de notre Union
de Vertu'. Quatre ans plus tard, les princes nous
crièrent encore : Il est temps, levez-vous!... Toutes
les épées étaient aux mains du vainqueur; nous en
fîmes fabriquer d'autres avec le fer des charrues;
mais, en commandant son épée, chacun de nous
commanda un poignard du même fer à l'ouvrier qui
la forgeait. Les épées nous ont conduits jusqu'au
cœur de nos ennemis, et nous les avons frappés au
cœur; les poignards nous conduiront jusqu'aux
cœurs de nos maîtres, et nous les frapperons de
même!... Le moment est venu! A nos prières, à
nos menaces, on a répondu par l'amende, par la
prison, par la mort ! Hier encore, et c'est par toute
l'Allemagne comme ici, les compagnons de la land-
werth, les braves de 1813, ont été dépouillés de
leurs armes. Frères ! on a brisé l'épée, mettons au
jour le poignard!...
tous. Vive l'Allemagne !
l'accusateur. Je n'ai plus qu'un mot à vous dire :
cette ordonnance émane du prince. J'accuse le prince
de forfaiture et de trahison.
Léo (se levant). Et moi je le défends, messieurs !
le chevalier (bas). Dites frères ! et déguisez votre
voix, ou vous nous perdez.
1 Tucenbund.
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 247
le président. Attendez. Le frère représentant la
Saxe n'a-t-il rien à ajouter?
l'accusateur. Non. J'écoute.
le président. J'ouvre la bouche au frère représen-
tant le Holstein \ il peut parler.
leo. Eh bien ! accusez les coupables selon vous,
mais les coupables seulement. Le prince ne vous a
rien juré, ni en 1806, ni en 1813 ; car ce n'était pas
lui qui régnait alors...
l'accusateur. Il a accepté le serment en acceptant
la couronne.
léo. Que lui reprochez-vous?... de ne pouvoir dis-
poser d'assez de millions d'hommes pour faire la loi
aux grandes puissances ?... lia accepté les arrêts de
la conférence 5 mais il a fait ses réserves en faveur de
nos libertés.
l'accusateur. Frère, tu oublies que nous som-
mes ici au-dessus des fictions politiques et légales.
Les princes de la terre ne sont pas nos princes,
à nous! Pense à tes serments... Le prince perdra
son trône, parce qu'il n'y aura plus de trônes.
Perdra-t-il en même temps la vie? voilà la ques-
tion.
un voyant. Le frère représentant le Holstein a le
droit de faire ses réserves en faveur des princes 5 car
notre société admet les deux nuances d'opinion,
qui reposent également sur le grand principe de
l'unité germanique : la sainte fédération ou le saint
248 L0RELY.
empire. C'est une querelle à vider plus tard entre
vainqueurs.
plusieurs. Oui ! oui !
le président. Poursuivez.
Léo. Donc je défends le prince, et j'en ai le droit !
l'accusateur. Alors, vous accusez le ministre.
Deux noms sont au bas de cette ordonnance : Fré-
déric-Auguste et Léo Burckart.
léo. Je dis que les résolutions ont été acceptées
par l'envoyé plénipotentiaire avant que le prince les
connût.
l'accusateur. Qui peut le savoir, si ce n'est un de
leurs conseillers ?
le président. Frère, tu t'oublies! nul de nous
n'a le droit d'interroger celui qui parle sous le
masque.
léo. Je dis que le ministre est le seul coupable ;
et, s'il y a crime à vos yeux, sur mon honneur, c'est
lui qui l'a commis! c'est donc lui qui doit en ré-
pondre.
un voyant. Frères, c'est aussi mon avis. Le prince
a montré en plusieurs circonstances le cœur d'un
véritable Allemand. Il n'y a eu que faiblesse dans
sa conduite ; dans celle du ministre, il y a eu tra-
hison.
léo. Trahison?
le chevalier (bas). Prenez garde !
léo. Trahison !... Que vous a-t-il promis ?... À-t-
SCENES DE LA VIE ALLEMANDE. 249
il été des vôtres? a-t-il juré votre fédération, prêché
votre république?. . . Lisez ses écrits, lisez ses livres. . .
et posez ses actions d'aujourd'hui sur ses principes
d'hier : les uns et les autres se répondront.
l'accusateur. Défendez-vous aussi le bras qui nous
frappe, l'ennemi qui nous abat ?
leo. Je défends...
tous. Assez, assez.
le chevalier (bas). Silence!
léo. On accuse mon honneur...
le chevalier. Un mot de plus, et je vous arrache
votre masque. (Tumulte au dehors.)
le président. Qui ose troubler ainsi la séance du
saint tribunal?...
VI. — Les mêmes, FRANTZ LEWALD.
le président. Veilleur, pourquoi laissez- vous
passer ?
le veilleur. C'est un des voyants ; il a le masque
et la croix.
le président. Pourquoi entrez-vous, étant venu
si tard, sans les formules exigées?
frantz. Frères, ce n'est pas le moment des céré-
monies et des formules... Nous sommes vendus,
trahis, livrés... Je n'ai pas besoin d'en dire plus;
lisez : (Il remet les papiers trouvés chez Léo Burc-
kart,)
250 L0RELY.
Léo (bas). Que veut dire cela?
le chevalier. Cette fois, je n'en sais rien. Écou-
tons.
le président. Les papiers confiés à Diego pour
nos frères d'Heidelberg...
l'accusateur. Diego serait-il un traître?
un voyant. Diego peut être en prison, Diego peut
être assassiné 5 mais ce n'est pas un traître : je ré-
ponds de lui comme de moi.
le chevalier (bas). Sur mon âme! ce sont les
papiers saisis! Où les avez-vous donc laissés, mon-
seigneur?
léo. Dans mon cabinet, sur mon bureau... Je n'y
comprends rien... il faut qu'il y ait magie!
le chevalier. Ou trahison.
léo. Ils étaient peut-être expédiés en double.
le président. Et entre les mains de qui étaient
ces papiers?
frantz. Entre les mains du ministre.
tous. Du ministre? de Léo Burckart!
frantz. Oui... ainsi, il sait nos noms, il connaît
nos desseins.
le chevalier (bas). Ce sont bien les mêmes.
l'accusateur. Et comment sont-ils tombés entre
les tiennes?
frantz. Je ne puis le dire...
tous. Parle! parle!
le président. Le frère a le droit de refuser toute
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 251
explication à cet égard; d'ailleurs elles seraient inu-
tiles. Les papiers étaient entre les mains du mi-
nistre, donc le ministre sait tout ; donc nous som-
mes tous morts demain, s'il ne meurt cette nuit.
le chevalier (bas). Entendez-vous?
tous. Oui, oui, qu'il meure!
l'accusateur. Il n'y a pas un instant à perdre ;
nous n'avons de temps ici ni pour l'accusation, ni
pour la défense. Que ceux qui sont pour la mort
lèvent la main !
presque tous. La mort! la mort!
le président. Il y a majorité. Veilleur, apportez
l'urne, et mettez-y seize boules blanches et une
boule noire-, celui qui tirera la boule noire sera
l'élu. Vous en remettez-vous au sort?
tous. Oui, oui.
le président. Silence, frères!... Procédons par
ordre, et avec le calme et la dignité qu'exige une
pareille résolution. Songeons qu'il y a de ce mo-
ment, parmi nous, un vengeur ou un martyr. Cha-
cun prendra son rang selon la lettre alphabétique
du pays qu'il représente. (Tous se rangent.)
le président. Moi qui représente l'Autriche, je
tire le premier. (Il tire la boule, et la laisse tomber
dans un plateau.) Blanche.
un voyant Rapprochant de l'urne). Blanche.
hërmann. Blanche.
un autre. Blanche,
252 LORELY.
frantz (tirant à son tour). Noire!...
tous. Noire!
le président. Vive l'Allemagne, frères ! L'élu est
nommé!...
frantz. 0 mon Dieu! mon Dieu!
un voyant. Frère ! voilà le poignard.
un autre. Frère, voilà la corde.
le président. Rappelle-toi ton serment sur le
livre de sang et sur l'Évangile. Tu as douze heures
pour l'accomplir.
frantz. C'est bien.
le président. Maintenant, tu sais le sort qui at-
tend les lâches et les traîtres... C'en était un celui
dont, en passant, tu as vu le cadavre. (On ouvre les
portes, les étudiants non masqués entrent , et se
mêlent aux autres.)
tous. Vive l'Allemagne!
CHOEUR.
Amour des nobles âme?,
Sur nous répands tes flammes !
Au nom du Dieu vengeur qu'ici nous implorons!
Jurons ! Jurons!
Et pour la liberté qu'un jour nous espérons,
Mourons! Mourons 1 !
1 Ces vers sont faits comme ceux de la Chasse de Lutzow sur
la musique des célèbres chœurs de Webcr.
SIXIÈME JOURNEE.
Chez Léo Burckart.
I. — LÉO, LE CHEVALIER, rentrent et déposent leurs
masques et leurs manteau a .
Léo. Et vous me dites que vous connaissez la de-
meure des chefs de tous ceux qui étaient mas-
qués?
le chevalier. Et celle aussi de presque tous ceux
qui ne Tétaient pas. Beaucoup logent dans la cam-
pagne, chez des paysans... d'anciens militaires. Les
étudiants sont presque tous logés dans les mêmes
maisons; les proscrits sont plus faciles encore à
ressaisir : on en prendra des centaines d'un coup
de filet; car, comme dit le vieux proverbe : « >Test
pas bien échappé qui traîne son lien!... » Quant
aux députés des autres centres de conspiration...
léo. Assez... assez... vous feriez emprisonner une
moitié de l'Allemagne par l'autre : vous étudiez
profondément les complots, monsieur; et vous n'en
15
254 LORELY.
perdez aucun fil. Je vais vous faire une seule de-
mande et une seule condition : il y avait avec nous
quinze hommes masqués...
LE CHEVALIER. Oui.,
LÉO. Les connaissez-vous bien?
LE CHEVALIER. Oui.
;léo. Quel est le nom de celui qui est venu ap-
porter les papiers ces papiers qui m'ont été
volés?
le chevalier. Je l'ignore.
Léo. Connaissez-vous celui qu'ils ont choisi pour
être mon assassin ?
le chevalier. C'était le même.
Léo. Vous en êtes sûr; c'est quelque chose. Mais
comment ignorez-vous son nom, les connaissant
tous?
le chevalier. Monseigneur, tous étaient mas-
qués, drapés de manteaux, déguisant leurs voix,
méconnaissables. Les précautions qu'ils prennent
ne sont pas illusoires, et c'est à cela même que vous
devez d'avoir pu assister à leur conseil. Je vous les
livre tous les quinze. Votre voleur, votre assassin
est là-dedans. Tous sont solidaires, tous seront punis
de mort si vous voulez.
léo. Et vous pouvez me répondre de ceci : qu'a-
vant le jour ils seront tous arrêtés?
le chevalier. J'en réponds.
léo. Je vais vous donner Tordre.
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 255
le chevalier. Bien. Je vois avec joie que Votre
Excellence ne ménage plus les ennemis de l'État.
LÉO. C'est que ce ne sont plus seulement des cons-
pirateurs que je poursuis, ce sont des assassins :
toute ma vie, monsieur, je verrai ce malheureux
Waldeck frappé, étranglé devant moi, sans que je
pusse lui porter secours...
le chevalier. Et puis, ne serait-il pas insensé de
risquer votre vie, précieuse à l'Etat, à faire de la
clémence? Demain matin, vous viendrez reconnaître
les quinze têtes dont nous n'avons vu que les mas-
ques, et la plus consternée sera assurément celle du
Vengeur.
léo. Quinze têtes ! jamais !... Il y avait dans tout
cela beaucoup d'égarements, de folie. Des fanati-
ques de l'antiquité!... Je les fais arrêter parce qu'ils
sont dangereux, mais non pas seulement pour moi.
Ils seront jugés, condamnés à quelques années de
séjour dans une forteresse. Ils le méritent... Un ser-
vice, monsieur!...
le chevalier. Parlez, monseigneur.
LÉO. Je suis encore ministre-, je puis rester mi-
nistre si je veux; mais, quoi que je fasse demain, ma
signature de cette nuit est toujours une signature
ministérielle. Voici un bon de 20,000 florins sur le
trésor: c'est une fortune. J'en devrai parler au
prince } son consentement n'est pas douteux. Vous
avez rendu un immense service à l'État, quels
256 LORELY.
qu'aient été les moyens employés. Je vous donne ce
bon de 20,000 florins.
le chevalier. Quelle est la condition?
léo. La voici. Quand les arrestations auront eu
lieu, vous aurez à faire, ainsi que moi, votre dé-
claration ou procès-verbal au chef de la police du
royaume, touchant les crimes ou projets dont vous
avez connaissance...
le chevalier. Oui, monseigneur.
léo. Bien. Vous ne parlerez ni de ma présence à
cette réunion, ni du projet d'attentat qui ne con-
cerne que moi.
le chevalier. Monseigneur...
léo. Vous ferez ainsi... ni des papiers surpris chez
moi. Vous laisserez tomber tout ce côté de la con-
spiration.
le chevalier. Vous le voulez...
léo. Je pense avoir ce droit. Si le prince trouvait
la somme trop forte, ce billet sera une traite sur ma
propre fortune.
le chevalier. Vous avez ma parole, monsei-
gneur.
léo. Je irai pas fini. Je vais rentrer dans l'obscu-
rité, monsieur; mais un homme qui a passé par le
ministère, et qui le quitte comme je le fais, est
toujours un homme puissant. Un homme de cœur
qui résout une chose, et qui la veut jusqu'à la mort,
peut toujours tout sur un autre homme, qui n'est
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 257
pas le dernier des lâches. Eh bien! souvenez-vous
qu'aucun des conspirateurs qui n'étaient pas mas-
qués ne doit être par vous reconnu, livré ni trahi.
N'oubliez pas cela! ce n'est pas une condition de
votre fortune, c'est une condition de votre vie ou
de la mienne.
le chevalier. C'est bien, vous pouvez compter
sur moi. Je rends grâce à Votre Excellence, et j'ac-
complirai loyalement ses ordres.
IL — LÉO , seul.
léo (seul). Adieu, monsieur, adieu!. «. Voilà un
homme qui ira loin. Et cependant il était arrivé à
la moitié de sa vie sans avoir trouvé l'occasion de se
mettre en lumière; il ne lui fallait qu'un tourbillon
qui l'attirât dans un système! un homme de pas-
sage, qui le fil briller en s'éteignant !... il l'a trouvé.
Qui peut prévoir son avenir? Moi je n'ai plus tant
de courage. Voilà un cercle accompli, et peut-être
n'aurai-je pas la volonté d'en recommencer un autre.
J'ai détourné sur moi Forage qui menaçait le prince;
j'ai changé la direction des poignards : comme l'ai-
mant, j'ai attiré le fer! Le prince n'a rien à me de-
mander de plus, et je ne veux rien lui accorder da-
vantage. J'abandonne tous mes rêves d'autrefois, et
toutes mes entreprises d'hier 5 je suis las de marcher
toujours entre des fous, des corrupteurs et des trai-
258 LORELY.
1res... Des traîtres jusque dans ma maison!... Je
me croyais sûr de mes gens, d'anciens serviteurs de
ce bon professeur... (Il sonne.)
III. — LÉO, UN DOiMESTIQUE.
léo. Personne n'est venu pendant mon absence?
le domestique. Non, monseigneur.
léo. Vous n'avez vu aucun étranger?
le domestique. Non, monseigneur.
léo. Vous n'avez point entendu de bruit?
le domestique. Non, monseigneur. (Il sort.)
IV. — LÉO, MARGUERITE.
marguerite. Léo ! et l'on ne m'a point avertie !,..
léo. Vous ne vous êtes pas couchée?
marguerite. Je veillais, je pleurais. J'ai cru qu'en
rentrant vous viendriez d'abord chez moi. . . Oh ! vous
m'aviez dit que vous couriez un péril ; j'ai prié Dieu.
léo. Vous venez de votre oratoire?
marguerite (à part). Grand Dieu ! fHaut.j Non.
léo. En rentrant, j'ai trouvé ouverte la porte qui
donne sur la galerie.
marguerite. Ah! vous avez remarqué...
léo. Cette maison est isolée... trop grande pour
le peu de domestiques que nous avons... Je crains
qu'un homme ne se soit introduit ici.
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 259
MARGUERITE. Dieu !
Léo. Et ne s'y puisse encore introduire.
marguerite. Oh! ciel ! pourquoi me dites-vous
cela, Léo?... Je ne sais pas, j'ignore...
LÉO. Vous n'avez rien entendu ?
MARGUERITE. Non...
Léo. C'est bizarre: j'avais là des papiers... très
importants... ils étaient là, là, sur ce bureau, à cet
endroit, la lampe posée auprès. Ces papiers ont dis-
paru... Êtes-vous sûre de tous nos domestiques?
Vous les connaissez mieux que moi.
MARGUERITE. Oh! Oui.
léo. On ne sait pas... Des papiers d'une certaine
importance politique, cela peut valoir beaucoup
d'or.
marguerite. Oh ! il ne sait rien. Non ! cela ne peut
être... (Haut.) Mon Dieu, je ne sais pas, moi, je ne
crois pas. C'est donc un grand malheur que la perte
de ces papiers. Peut-être sont-ils égarés 5... moi-
même, négligemment, j'aurai pu les déranger.
léo. Non ; ces papiers n'ont été perdus que pour
moi! cette nuit, je les ai vus dans d'autres mains...
dans les mains de mes ennemis, madame. Ce vol a
un instant compromis ma vie. (Marguerite fait un
signe d'effroi.) Rassurez -vous, rassure- toi, ma
bonne Marguerite,... le péril est tout à fait passé.
Je suis à toi, à toi pour toujours.
marguerite. Grand Dieu! mais tu ne m'as rien
260 LORELY.
appris... Qu'as-tu fait cette nuit? quelle est cette
mystérieuse expédition dont tout le monde parle et
dont je ne sais rien, moi? Oh! tu me fais mourir,
léo. Tu as lu, n'est-ce pas, dans les vieilles his-
toires d'Allemagne, des récits étranges d'hommes
frappés par un tribunal invisible..,
marguerite. Le Saint-Vehmé?
léo. Oui, c'est cela.
MARGUERITE. Ciel !
léo. Des insensés tentent de le faire renaître.
marguerite. Grand Dieu ! je comprends tout... il
y a deux mois à peine, un écrivain politique a été
frappé par eux, et toi-même... ah! Léo! c'est le
même sort qui te menace!
léo. Rassure-toi, Marguerite,..
marguerite. Oui, toi!... il y a des gens qui te ca-
lomnient, qui te haïssent. Aujourd'hui même un
journal t'accusait de je ne sais quels crimes publics...
Je ne te quitte plus : tu ne sortiras pas, vois -tu;
des amis veilleront sur toi! Oh!... bien plus!.., ne
reçois personne... il en est qui se présentent dans
les maisons, qui demandent à voir, à remettre une
lettre... Tu obtiendras un congé du prince, n'est-ce
pas? nous fuirons d'ici bien accompagnés, loin de
ces terribles conspirateurs...
léo. Enfant, c'est une petite lâcheté que tu me
proposes, avec tes douces craintes d'épouse-, mais,
sois tranquille, puisque ton instinct bienveillant t'a
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 261
lait deviner ce que je te voulais cacher encore, ap-
prends tout: cette nuit, un homme devait tenter de
me frapper.
marguerite. Quel homme?
léo. Je l'ignoré; il était masqué.
MARGUERITE. Ah î
léo. C'était celui-là même qui tenait dans ses
mains les papiers qui m'ont été dérobés dans la nuit!
MARGUERITE. Ah! Léo...
léo. Mais nos précautions sont prises • et, s'il
trouve encore moyen de s'introduire ici... j'ai là des
armes...
marguerite (à genoux)* Léo ! pardonne-moi! au
nom du ciel! je suis coupable! Ce que je suppose
est effroyable, impossible, sans doute... mais je vais
t avouer un crime... Je suis une malheureuse... je
t'ai trompé, je t'ai trahi!
léo. Marguerite, cela n'est pas! non; tu es in-
sensée!...
marguerite. Un homme est entré ici cette nuit.
léo. Vous ne le disiez pas, madame!...
marguerite. Ah! je suis bien coupable ! mais pas
autant que vous croyez.
léo. Son nom ?
marguerite. Mais il est incapable d'un crime!
léo. Son nom?
marguerite. Ce n'est pas lui, soyez-en sur... car
il faut tout vous dire, n'est-ce pas?
15.
262 L0RELY.
léo. Vous ne me direz pas son nom? Tenez, peu
réimportée présent!... un homme m'a volé chez moi;
un homme entre chez moi comme il veut... Retirez-
vous, madame : que cet homme puisse approcher.
marguerite. Ah! monsieur! je me disais cou-
pable-, mais, si vous me comprenez ainsi, je vais
vous jurer que je suis innocente... devant vous et
devant Dieu.
léo. Mais vous ne voulez pas répondre!... J'ai vu
un masque, et non un visage... J'ai entendu parler
mon assassin, mais je ne sais pas son nom; il me
l'apprendra sans doute en me frappant!... Qu'im-
porte cela? (Il se promène.) Faites-moi l'histoire de
votre liaison avec cet homme; un charmant jeune
homme, n'est-ce pas?...
marguerite. Léo, mon Dieu!
léo. Vous n'êtes pas coupable... vous vous aimiez
platoniquement... des vers, des billets, quelques
phrases... un baiser bien fraternel ! c'est tout, n'est-
ce pas ! Oh ! ce n'est rien !
marguerite. i^ssez ! vous me tuez! Léo, ma tête
s'égare! Je vais faire une chose odieuse, peut-être!
mais je vous aime... oh ! oui, je suis toujours votre
femme pure et fidèle. Léo! l'homme qui est entré
ici... c'était M. Frantz Lewald...
léo. Je m'en doutais; ce Frantz s'est battu pour
vous... il a été blessé pour vous... dans ce duel... où
j'ai fait, moi, arrêter votre champion.
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 2G3
MARGUERITE. VOUS Savez?
Léo. Tout! une blessure, c'est intéressant, je
conçois...
marguerite. Léo ! plus un mot de cette affreuse
raillerie, ou je meurs à vos yeux. Je vous parle fiè-
rement, à présent!... Écoutez-moi; depuis ce duel,
j'ai revu M. Frantz, pour la première fois, à ce bal
delà cour, où vous étiez... J'avais le cœur brisé de
votre oubli, saignant de votre indifférence! Il m'a
avoué, je crois, qu'il m'aimait ; je n'ai pas bien en-
tendu ; je ne sais ce que je lui ai dit... vous m'aviez
blessée... je l'ai plaint, je crois... Frantz, un ancien
ami... il courait à la mort; il m'a demandé une der-
nière entrevue dans mon oratoire, devant Dieu! Je
pressentais un grand danger pour lui... comme pour
vous... il devait nvexpliquer tout.
Léo. Eh bien ! vous l'avez vu?
marguerite. Un instant -, vous veniez de partir...
il m'a dit deux mots qui m'ont froissée. Oh! que je
vous aimais en ce moment! Allez, mes pleurs étaient
sincères. Il a fui, je n'ai pas compris... en me criant
qu'il allait revenir.
léo. Cette nuit ?
marguerite. Oui, je crois... Léo! je ne vous quitte
pas; mais ne craignez rien... cela, c'est impossible.
léo. Qui vous dit que je craigne?... C'est bien...
je crois tout ce que vous me dites, c'est bien; je
vous demande pardon de vous avoir si mal jugée...
264 -, LORELY.
Non, il n'y a nul danger ; et puis, croyez-vous que je
ne défendrais pas ma vie?.;. Si ; je vous aime assez
pour cela... Non, M. Lewald n'est pas celui que
nous soupçonnons... toutes ces coïncidences sont
des hasards... rentrez... laissez-moi... tout est bien
fermé; et puis, je vous le dis, j'ai des armes.
marguerite. Je veux rester !
LÉO. Qui vous retient?
marguerite. Une insurmontable terreur!
Léo. Rentrez chez vous... Ah! tu es pâle, tu
chancelles... Pauvre femme! je t'ai fait bien du mal,
j'ai été cruel. Tiens, tu te défendais, et j'étais le
coupable !... Si longtemps seule... jamais un motdu
cœur... Sombre, préoccupé, je te cachais parfois ma
présence ou mon retour... Oh! pardonne-moi, pau-
vre affligée, tout cela va changer.
marguerite. Léo!... tenez, je tremble. Cette po-
litique qui vous éloignait de moi...
léo. Eh bien!...
marguerite. Me fait peur aussi dans un autre.
léo. Lewald...
marguerite. Je détournais vos soupçons tout à
l'heure... maistoutpour vous, pour votre sûreté!...
Ce fanatisme terrible de liberté égare les plus nobles
âmes... Tenez, c'est lui, croyez-moi-, je n'en doute
plus! je l'ai vu ici même; il avait les papiers déjà,
il m'a crié qu'il reviendrait; il va revenir. Appelez
vos gens... ou je le fais moi-même.
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 265
léo. N'appelez personne!
marguerite. Oh! tout cela est "terrible, infâme,
et j'ai peur de perdre ma raison... Je ne vous ai donc
pas tout dit? Il est venu; je lui ai donné les moyens
d'entrer... dans la maison, dans l'oratoire ; il a une
clef, il est peut-être ici déjà... Ah ! je crois entendre
des pas dans cette longue galerie qui vient de l'ora-
toire ici...
léo. Sortez; je veux que vous sortiez!... Terreurs
de femme ! Il ne reviendra pas, il est arrêté. . . arrêté,
vous dis-je, j'en suis sûr.
marguerite. Non, je resterai là...
léo. Allons! j'ai besoin d'être seul... laisse-moi
seul, je le veux.
marguerite. Mon Dieu! mon Dieu!
léo. Je t'en prie.
marguerite. Tiens cette porte fermée, n'est-ce
pas... Karl dort par ici...
léo. Bien, bien, rentre chez toi. (Il l'embrasse et
revient.) Des pas! oui, des pas... je les ai bien en-
tendus, moi... elle était trop émue pour les distin-
guer... J'entends encore : il s'approche... Il hésite...
Allons donc! (Il ouvre.) Entrez, monsieur, entrez,
je vous attends.
V. — LÉO, FRANTZ.
frantz. Que veut dire cela?
léo. Cela veut dire, monsieur, que je vais vous
2()6 LORELY.
épargner tout préambule. Vous avez ici un juge-
ment et un poignard : ce jugement me condamne à
mort, et ce poignard vous a été donné pour me frap-
per. Cela veut dire que je pouvais vous faire arrêter,
monsieur, mais que j'ai été curieux de savoir com-
ment un homme habitué à manier une épée s'y pren-
drait pour frapperavec uncouteau... Ahînecraignez
rien 5 entrez hardiment; je n'ai pas d'armes, moi.
frantz. Vous êtes bien instruit, monsieur... Oui,
j'ai un jugement et un poignard ; mais je ne compte
ici ni me servir de l'un ni invoquer l'autre. Aux gé-
missements de l'Allemagne que vous avez frappée,
ses fils se sont rassemblés; leur tribunal vous a con-
damné, et c'est moi que le sort a choisi pour exé-
cuter l'arrêt. On m'a remis le jugement, on m'a re-
mis le poignard... je les ai pris pour remplir une
vaine formalité-, mais, pourvu que j'accomplisse
ma mission, peu importe de quelle manière... J'ai
pris d'autres armes... et les voilà. C'est un duel
que je suis venu vous proposer... un duel à mort,
c'est vrai, mais un duel loyal , dans lequel vous pou-
vez me tuer, si vous avez la main plus sûre et plus
heureuse que la mienne...
léo. Avez-vous prévu le cas où je refuserais?
frantz. Oui, monsieur.
léo. Et que devez-vous faire alors?
frantz. Quelque résolution qu'il ait prise, il y a
des moyens de forcer un homme à se battre.
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 267
léo. Même quand cet homme n'a qu'à étendre la
main pour vous faire arrêter.
frantz. Si cet homme manque à la loyauté dont
je lui donne l'exemple, alors il me dégage de tout
devoir en lui.
léo. Et alors?
frantz. Et alors, monsieur... eh bien! c'est en-
core un duel, et un duel pour lequel il faut plus de
courage que pour tout autre, croyez-moi ; car, si
l'on a devant soi un homme sans armes... on a der-
rière soi le bourreau, qui est armé!
léo. Eh bien! moi, monsieur, je ne vous ferai
pas arrêter, et je ne me battrai pas avec vous. . Je
ne vous ferai pas arrêter, parce que j'ai contre vous
des motifs de haine personnelle... et je ne me bat-
trai pas avec vous, parce que je ne me bats pas avec
un homme qui est sorti d'ici comme un voleur, et
qui y rentre comme un assassin!
frantz. Monsieur! je vous ai dit que j'avais tou-
jours un moyen de vous forcer à vous battre... eh
bien! que ce ne soit plus un duel entre un conspi-
rateur et un homme d'État : un homme d'État ne
se bat pas, je le sais... et la preuve, c'est qu'un jour
la femme d'un de ces hommes a été insultée, et que
je me suis battu pour elle.
léo. Vous voulez dire que je vous redois un
duel...
frantz. A peu près.
268 L0RELY.
Léo. C'est juste; demain à midi, monsieur, je suis
à vos ordres.
frantz. Non; maintenant...
léo. Je choisis l'heure et je suis dans mon droit...
d'ici là, je ne m'appartiens pas, monsieur.
frantz. Vous voulez dire qu'il vous faut tout ce
temps pour faire arrêter mes amis, pour vendre
notre vie à vos confrères de Carlsbad... non! tout
s'achèvera ici... voici un pistolet, tenez.
léo. Nous sommes seuls... ce n'est pas un duel,
cela.
frantz. C'est un combat! Moi, pour mon parti,
vous, pour le vôtre!
léo. A demain! monsieur.
frantz. Monsieur Léo Burckart! vous voulez que
je vous insulte; d'abord, soyez tranquille, nous ne
sortirons pas d'ici... vous ne donnerez pas d'ordres;
et, s'il entre quelqu'un, je vous tue, malgré vos airs
de grandeur! Vous comprenez que je suis désho-
noré, si je reparais devant mes frères sans les avoir
délivrés de vous... Rien ne doit donc me coûter,
monsieur. Je suis déjà venu ici ce soir, j'y devais
revenir encore; non pour vous, mais pour votre
femme : je l'aime, votre femme!... et c'est une clef
qu'elle m'a donnée qui m'a ouvert votre maison !
léo (s'élançant). Oh! nous n'avons plus qu'un
pistolet, monsieur ; mais, tenez, j'ai là deux épées...
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE. 269
VI. — Les mêmes, MARGUERITE.
marguerite. Vous dites là des choses indignes,
monsieur Frantz!... Je vous écoulais, j'attendais
cela : vous trompez mon mari, monsieur; vous vous
vantez !... vous me déshonorez sans fruit, il ne vous
croira pas ! Je vous avais accordé un entretien comme
ami, non comme amant !... j'ai eu quelque pitié pour
vous, non de l'amour!... vous vous êtes abusé bien
tristement. Mon mari sait tout, je lui ai tout dit.
Sortez donc, vous n'avez pas le droit d'être ici... Al-
lez attendre à la porte, au coin d'une rue, celui que
vous avez mission d'assassiner !
léo. Tu es une noble et digne femme!
marguerite. Votre femme, c'est le titre qui m'est
le plus cher.
frantz. Madame!... vous me jugez mal... ma-
dame, je voudrais vous dire...
léo. Abrégeons. Demain, à midi, je n'appartiens
plus à l'État... Vous pensiez sauver vos amis en
nrarrêtant par un duel ; vous vous trompez : à l'heure
qu'il est, ceux que vous appelez vos frères sont ar-
rêtés, non comme conspirateurs, mais comme assas-
sins du comte de Waldeck. Je puis témoigner que
vous n'avez en rien participé à ce meurtre effroya-
ble, mais vous ferez bien de vous éloigner au plus
tôt-, voici un sauf- conduit; partez, quittez le
pays.
270 LORELY.
marguerite. Oui, partez, monsieur Frantz; par-
don si, dans un premier mouvement, je vous ai of-
fensé... Partez, oubliez tout ce qui s'est passé,
comme on oublie un rêve terrible, et nous... Eh
bien ! nous conserverons de vous peut-être un bon
et triste souvenir...
frantz. Merci, Marguerite... votre main?
MARGUERITE. La Voilà.
frantz. Adieu, adieu !
marguerite (à Léo Burckart). Oh! mon ami...
c'est un homme de cœur pourtant, et nous l'avons
trop humilié... (On entend un coup de pistolet.)
léo. Tenez... le voilà qui se relève !
FIN.
RHIN ET FLANDRE.
RHIN ET FLANDRE.
I. — lie Rhin.
J'ai mis le pied une fois encore sur le Steamboat
du Rhin. — C'est toujours la Lorely qui m'appelle.
A partir de Mayenee, lorsqu'on voit décroître et
plonger les six tours derrière les bois et les mon-
tagnes que traverse le Necker, qui vient apporter
ses eaux paisibles au grand fleuve; lorsqu'on a vu
l'immense dôme, et tout ce bel édifice en pierre
rouge disparaître sous les derniers versants du Tau-
nus, — on s'engage dans une sorte de rue obscure
que bordent, comme de gigantesques maisons, les
vieux châteaux qu'ont détruits tour à tour Barbe-
rousse et Turenne. Goëtz de Berlichingen fut le
Don Quichotte de cette chevalerie, abritée dans les
tours rougeâtres et dans l'ombre des forêts de pins
toujours vertes qui montent jusqu'au pied des
murs.
274 LGRELY.
La vigne élend ses longues lignes vertes sur les
coteaux inférieurs, et de temps en temps les vieilles
villes commerçantes du moyen âge sont indiquées
par le coup de cloche du bateau.
Près de Bieberich, à droite, j'ai vu le pèlerinage
des fidèles du dernier Bourbon légitime. — C'est
plus tard, à gauche, Coblentz avec son monument
de Hoche, qui appartient au Rhin, comme celui de
Kléber, près Strasbourg. La ville est bien une
ville d'émigrés, une petite Provence politique corn*
prise dans l'angle que forment le Rhin et la Moselle,
sa sœur rivale.
Le vin de Moselle ne se conserve pas dans d'im-
menses tonnes, comme celles d'Heidelberg et d'au-
tres lieux ; mais certains crus rivalisent avec les
meilleurs des coteaux du Rhin, — en exceptant
toujours ceux du Johannisberg, lesquels justifient
les honneurs que l'on a rendus à la famille de Metter-
nich, dans la cathédrale de Mayence.
La nuit vient. On se lasse peu à peu d'admirer
au clair de lune cette double série de montagnes
vertes que la brume argenté.
La cajute est garnie suffisamment de tabourets
en forme d'X. La question pour chaque voyageur
est d'en amasser au moins trois avec lesquels on se
fait un lit dont l'oreiller est formé par les coussins
du divan qui règne autour de la salle. J'ai dormi
ainsi à deux pieds d'une charmante comtesse qui ve-
RHIN ET FLANDRE. 275
nait de rendre au prétendant l'hommage dû par
ses ancêtres. Elle a ouvert ses beaux yeux le matin,
— ne sentant plus la secousse des machines qui
avait bercé son sommeil, a passé ses mains dans
ses cheveux dénoués et a dit : « Où sommes-
nous ? » — Cela pouvait s'adresser au voisin de
gauche, mais il dormait profondément. J'ai répon-
du , connaissant les lieux et l'heure . « Madame la
comtesse, nous arrivons à Cologne. » Un sourire de
dents blanches, accompagné d'un Ah! modulé, m'a
payé de cette réponse qui n'était que bien naturelle.
II. — De Cologne à Liège.
J'ai un bonheur singulier pour me trouver dans
les pays au moment des fêtes. Cologne respirait la
joie. On fêtait la Vierge d'août, et tous les quar-
tiers catholiques, qui forment la majorité dans cette
ville , étaient en kermesse avec des bannières flot-
tant au vent, des guirlandes à toutes les fenê-
tres, des branches de chêne formant une épaisse
litière sur le pavé des rues. Des processions triom-
phales se dirigeaient vers les églises et surtout
vers la cathédrale, dont l'abside terminée est li-
vrée au culte, tandis que le transept, encombré
de matériaux et de charpentes , coupe en deux ,
par l'absence de ses constructions, les portions
plus avancées. Les énormes grues qui dominent le
276 LORELY.
chevet de l'église rappellent ces mots de Virgile :
Pendent opéra interrupta, minaeque
Murorum ingentes, aequataque machina cœlo.
Cette église est l'image de la constitution alle-
mande, qui n'est pas près non plus de se voir ter-
minée, malgré tous les soins qu'y apportent les
peuples et les princes.
Comme commerce, on peut avouer que Cologne
abuse du nom de Farina, Tout un quartier est oc-
cupé par ces marchands d'eau de toilette. On peut
aller voir Deutz, le faubourg, au bout du grand pont
de bateaux, faire de petites excursions à Dussel-
dorf, la ville des artistes , à Bonn, la ville des étu-
diants-,— les vapeurs et le chemin de fer vous con-
duisent, en une heure, à Tune ou à l'autre. Les gens
pressés jettent un dernier coup d'œil aux tours qui
regardent le fleuve aux vertes promenades , situées
au sud de la ville, et le chemin de fer du Nord , les
mène, en trois heures, à la station iïAachen, que
nous appelons Aix-la-Chapelle,
On connaît ce vieux séjour de Charlemagne, le
lac voisin où il jeta son anneau, l'église byzantine
où sa tête incrustée d'or, son bras gigantesque et ses
ornements impériaux sont montrés aux fidèles à
certaines fêtes de l'année. La ville est au reste
toute classique et presque neuve, avec de grandes
rues, où l'ombre n'existe guère et cette belle place
devant le casino des bains où coule la fontaine
RHIX ET FLANDRE. 277
chaude. Chacun peut descendre dans la crypte et
s'y faire servir, gratis, une verre d'eau minérale
que distingue un goût prononcé d'œufs pourris.
Trois heures après vous quittez le duché du Rhin,
en saluant les braves soldats de la Prusse , vêtus
en Romains du Nord, avec des casques à pointes
qu'on voit étinceler de loin. On traverse douze tun-
nels, espacés par de fraîches vallées où serpente un
ruisseau paisible qui se plaint doucement dans les
cailloux. On a laissé Spa sur la gauche, Verviers sur
la droite 5 — la ville de Liège apparaît du fond de
sa vallée, côtoyée par la Meuse qui se découpe entre
les montagnes et la forêt des Ardennes, comme un
long serpent argenté.
J'ai quitté le Rhin en infidèle, mais en infidèle
reconnaissant. J'aurais pu gagner la Hollande en
prenant les bateaux de Dusseldorf ; — on m'a dit
que les rives s'aplatissaient au-delà de cette ville,
que les bords marneux et sablonneux ne présen-
taient plus ces beautés solennelles qu'on n'admire
pleinement que de Mayence à Cologne. J'ai cédé
alors au désir de traverser la Flandre septentrio-
nale et le Brabant, et je ne suis point fâché, certes,
de m'arrêter à Liège pour un jour.
III. — Liège.
Allons vite au plus pressé, c?est-à-direauplus beau.
16
278 LORELY.
La cour du palais de justice de Liège est un vaste
carré long, entouré de magnifiques galeries aux co-
lonnes de granit sculptées ; les voûtes et les murs
sont en brique rouge, sur laquelle se détache la co-
lonnade noire et polie, ce qui rappelle certains pa-
lais de Venise. Des boutiques et des étalages gar-
nissent partout les galeries à l'intérieur, comme
dans tous les palais de justice du monde. L'exté-
rieur, du côté de la place, ne répond pas à ces
magnificences : c'est l'aspect d'un hôpital ou d'une
caserne, et pourtant c'est le plus bel édifice de Liège.
Il en est de même à peu près des églises, le dehors
en est peu remarquable, et trois ou quatre d'entre
elles offrent des intérieurs merveilleux. Je ne me ha-
sarderai pas à les décrire après tant d'autres voya-
geurs, après Dumas surtout, qui traversa Liège il y
a quelques années.
Les habitants de cette bonne cité ne peuvent par-
donner à Dumas d'avoir prétendu qu'on ne peut y
trouver à dîner qu'à une certaine heure du milieu de
la journée, où ces peuples ont l'habitude de prendre
leur nourriture-, secondement, que le pain y est in-
connu, et qu'on n'y mange que du gâteau et du pain
d'épice; ensuite, que les Wallons, habitants de la
province de Liège, ne peuvent souffrir leurs compa-
triotes les Brabançons; enfin, que les draps de lit
sont étroits comme des serviettes, les couvertures à
l'avenant, et qu'un Français ne peut demeurer cou-
RHIN ET FLANDRE. 279
vert dix minutes dans un lit liégeois. Il y a pour-
tant beaucoup de vrai dans ces quatre remarques
d'Alexandre Dumas,
Seulement il aurait pu généraliser son observation
pour une grande partie de la Belgique et ménager
davantage ces braves Wallons, qui sont pour ainsi
dire nos compatriotes , tandis que les Flamands se
rapprochent beaucoup plus de la race des peuples du
Nord. C'est une chose, en effet, qui frappe vivement
le voyageur, qu'à sept ou huit lieues de la fron-
tière prussienne on rencontre toute une province
où le français se parle beaucoup mieux que dans la
plupart des nôtres; le patois wallon n'est lui-même
qu'un français corrompu qui ressemble au picard,
tandis que le flamand est une langue de souche ger-
manique.
La journée était superbe, et j'ai pu monter à la
citadelle pour juger la ville d'un seul coup d'œil.
Une longue rue de faubourg, qui commence derrière
le palais de justice, conduit jusqu'aux remparts d'où
Ton découvre toute la vallée de la Meuse. Liège s'é-
tale magnifiquement sur les deux rives avec ses
quartiers neufs à droite, et ses vieilles maisons aux
toits dentelés à gauche de la citadelle et sur l'autre
rive du fleuve; plusieurs églises, et notamment
Saint-Thomas, appartiennent à cette architecture
carlovingienne qu'on admire à Aix-la-Chapelle, à
Cologne et dans toutes les villes du Rhin. La Meuse
280 LORELY.
est large à peu près comme la Seine et se perd à
l'horizon en détours lumineux ; la foret des Ar-
dennes garnit le flanc des collines les plus éloi-
gnées, et la vue s'anime encore dans la campagne ,
des vieilles ruines de tours et de châteaux, si fré-
quentes dans ce pays.
Quant à la citadelle, d'où Ton jouit de ce beau
spectacle , elle appartient à ce genre de forteresses
tellement imprenables, qu'elles sont invisibles. Au-
cun touriste n'a jamais su trouver la citadelle d'An-
vers, à moins de s'y faire conduire ; mais il faudrait
du malheur pour ne pas rencontrer celle de Liège,
située au sommet d'une montagne. Eh bien! du
rempart où j'étais tout à l'heure, et qui présente
l'aspect d'un simple coteau, il faut descendre en-
core par une foule de sentiers obliques pour arriver
par une porte masquée dans l'intérieur de la place,
enfoncée dans la montagne comme la gorge du
Vésuve.
Les citadelles qu'on bâtissait avant Vauban
étaient beaucoup moins terribles, mais plus favo-
rables au coup d'œil. On sait ce qui arriva à celle
de Liège, lorsqu'elle dominait la vallée avec des
tours majestueuses et de beaux remparts crénelés.
Les bourgeois invitèrent un jour toute la garnison
aux noces de la fille d'un de leurs bourgmestres,
qu'on appelait la belle Aigletine. On était alors en
pleine paix, et nul n'avait de méfiance. Pendant la
RHIN ET FLANDRE. 281
nuit d'un bal où les belles Liégeoises déployaient
leurs séductions dans un but patriotique, tous
les ouvriers de la ville réunis parvinrent à démolir
le fort de fond en comble, de sorte que les soldats,
en y retournant au point du jour, trouvèrent la
montagne nue comme la main. Le fort actuel
défie toute tentative pareille ; il faudrait non pas
le démolir, mais le combler.
Il est une heure, et je me hâte de descendre vers
la ville, suffisamment averti que plus tard il serait
impossible d'y dîner convenablement. Les tables
d'hôte sont d'ailleurs excellentes 5 le vin ordinaire
coûte trois francs la bouteille comme dans toute la
Belgique 5 quant à la bière, à Liège, elle cesse d'être
forte ; c'est une bière brune qui ressemble à nos
bières de Lyon. Le faro, le lambick, la bière môme
de Louvain sont considérés là comme des boissons
étrangères. Quant au pain, on Ta dit fort justement,
il n'y en a pas, et là se trouve réalisé le vœu de
cette princesse qui disait : « Si le peuple n'a pas de
pain, il faut lui donner du gâteau. »
Je me remets à dévider l'écheveau fort embrouillé
des vieilles rues de la ville. C'est l'occupation la
la plus amusante que puisse souhaiter un voyageur,
et je plains sincèrement ceux qui se font conduire
aux endroits curieux. Dans toute ville, les trois
centres importants sont l'hôtel de ville, la cathé-
drale et le théâtre. Chacun de ces quartiers a ,
1G.
282 L0RELY.
d'ordinaire, une physionomie spéciale ; mais, dans
les villes anciennes, il faut chercher d'abord le
quartier où se tiennent les halles; là est le noyau,
Talluvion de trois siècles, la population caractéris-
tique. Ce quartier, à Liège, doit à ses rues étroites
et tortueuses plutôt qu'à la forme de ses maisons
une couleur antique encore prononcée. Un carre-
four triangulaire, où aboutissent sept ou huit rues,
encombré de marchands, de foule et de voitures,
rappelle tout à fait le premier décor de la Juive
avec sa porte d'église à droite, à gauche une rue en
escalier qui descend vers la Meuse, et au fond, une
voie plus large qui conduit au pont des Arches, un
vrai pont du moyen âge fortement cambré, et dont
les piles énormes ont dû jadis porter des maisons.
Il remonte, du reste, à 1100, quoique souvent ré-
paré depuis. Du milieu de ce pont, la vue est ma-
gnifique de tous les côtés : les hauteurs de la cita-
delle et les coteaux qui fuient vers le midi, parés des
dernières verdures de la saison, la Meuse qui se perd
dans les noires Àrdennes, les tours et les clochers
de briques que le soleil rougit encore ; le faubourg
d'outre-Meuse coupé par une autre rivière, TOurthe,
qui y trace de joyeux îlots : puis, sur le quai de la
rive gauche, un vaste emplacement où se tient la
foire, où se presse la foule bariolée autour des éta-
lages, des cirques et des bateleurs.
Ayant vu la ville des deux côtés du pont et de la
RHIN ET FLANDRE. 283
citadelle, il ne m'était plus difficile de m'y recon-
naître. — En redescendant la rue qui conduit au
pont des Arches, on se trouve sur une place longue,
plantée d'arbres, moitié boulevard, moitié marché,
ornée au milieu de trois fontaines dans le goût de
la renaissance, construites en forme de pavillon
comme celle des Innocents. En face, à gauche, est
l'hôtel de ville, qui n'a rien de remarquable, le
seul du reste en Belgique qui ne soit pas un chef-
d'œuvre d'architecture gothique. Cela suffît pour
indiquer que Liège n'a jamais été une cité républi-
caine comme ses sœurs du pays de Brabant.
A cette longue place en succède immédiatement
une autre plus carrée, où se trouve le palais de
justice, dont nous avons déjà parlé. Ensuite vient
la troisième place, encore contiguë aux deux autres,
plantée en quinconce et qu'on appelle la place
Verte. Après quoi on arrive au théâtre, grand et
lourd , bâti sur le modèle de l'Odéon , et dont ma-
demoiselle Mars a posé la première pierre en 1818.
Cela ne nous rajeunit pas.
De ce côté s'étend toute la ville neuve, aux larges
rues bordées de trottoirs en bitume, aux boutiques
parisieunes, offrant derrière leurs vitrages de cuivre
et déglaces les étalages les plus splendides; bien
plus, un passage, le passage Leinonnier, qui ne fait
plus l'envie et le désespoir de Bruxelles, depuis
qu'on a ouvert dans cette ville les galeries de Saint-
284 LORELY.
Hubert. Les rues voisines du passage sont brillan-
tes -, il faut pénétrer assez loin encore, de ce côté,
pour retrouver un fragment de l'antique Liège au-
tour de la cathédrale consacrée à saint Paul. En
descendant de nouveau vers la Meuse, on traverse
un quartier presque entièrement en construction.
J'aperçus au fond d'une place un de ces édifices
modernes à colonnes, qui servent indifféremment ,
comme l'a remarqué Victor Hugo, de bourse, d'é-
glise, de palais, de temple, d'hôpital, etc. Une porte
était ouverte, j'y pénétrai avec toute l'indiscrétion
d'un flâneur. Une soixantaine de Liégeois s'y pré-
paraient à l'élection d'un conseiller municipal. Quel-
qu'un m'ayant demandé si j'étais pour M. Lamaille,
et si je votais avec le parti catholique , je compris
ma position d'intrus, et je laissai les catholiques,
les libéraux et les orangistes , ballotter paisible-
ment leurs candidats.
On peut revenir vers le centre par un long boule-
vard qui fait un arc depuis la Meuse, et au delà de
la cathédrale, jusqu'à la place du Spectacle } à
gauche le faubourg s'échelonne vers les hauteurs et
présente deux ou trois églises perchées au plus haut
de la côte4, à droite se développent les bâtiments et
les jardins de la Sauvenière, riante abbaye aux tours
de brique rouge et aux clochers d'élain effilés ; une
petite rivière, bordée de peupliers et de longs ber-
ceaux de feuillage, entoure ce quartier paisible dont
RHIN ET FLANDRE. 285
la physionomie appartient encore à la ville go-
thique.
Il me reste à dire que toute la ville de Liège est
éclairée au gaz, et que la cathédrale n'a pu elle-
même échapper à ce progrès des lumières que nos
curés parisiens ont repoussé jusqu'ici.
Liège s'honore d'avoir produit Grétry, auquel elle
vient d'élever une statue.
On reprend les chemins de fer et l'on laisse Lou-
vain à droite. Cette ville, célèbre par sa bière, n'a
guère que trois édifices que l'on puisse signaler :
l'hôtel de ville, la cathédrale et la maison des bras-
seurs. On les voit en passant avec leur frêle archi-
tecture, — qui dure depuis plusieurs siècles, et dont
les proportions élégantes amusent et séduisent. —
Une heure plus tard nous arrivons à Mali nés, puis
une heure ensuite à Bruxelles.
IV, — Bruxelles.
Que dire de Bruxelles que l'on n'ait pas dit : c'est
une ville qui ne vaut pas Gand comme étendue ni
comme situation. Et d'abord, ainsi que je disais l'été
dernier à propos de Munich, il n'y a pas de grande
illesans fleuve. Qu'est-ce qu'une capitale où l'on n'a
pas la faculté de se noyer?... Gand a l'Escaut, Liège
a la Meuse 5 Bruxelles n'a qu'un pauvre ruisseau
qu'il intitule la Senne , triste contrefaçon. Imaginez
v
286 LORELY.
ensuite au centre du pays le plus plat de la terre une
ville qui n'est que montagnes : montagne de la Cour,
montagne du Parc, montagne des Larmes, montagne
aux Herbes potagères, etc.; on y éreinteles chevaux
ou les chiens pour une course de dix minutes ; tout
flâneur y devient poussif-, des rues embrouillées au
point de passer parfois les unes sous les autres; des
quartiers plongés dans les abîmes, tandis que d'au-
tres se couronnent de toits neigeux comme les Alpes;
le tout offrant du reste un beau spectacle, tant d'en
haut que d'en bas. On rencontre dans la rue Royale,
qui longe le parc, une vaste trouée, d'où Ton peut
voir, à vol d'oiseau, le reste de Bruxelles mieux qu'on
ne voit Paris du haut de Notre-Dame, Les couchers
de soleil y sont d'un effet prodigieux. Sainte-Gudule
s'avance à gauche sur sa montagne escarpée comme
une femme agenouillée au bord de la mer et qui lève
les bras vers Dieu ; plus loin, du sein des flots tour-
mentés que figurent les toits, le bâtiment de l'hôtel
de ville élève son mât gigantesque ; ensuite vient un
amas confus de toits en escaliers, de clochers, de
tours, de dômes; à l'horizon brillent les bassins du
canal, chargés d'une forêt de mâts; à gauche s'é-
tendent les allées du boulevard de Waterloo, les bâ-
timents du chemin de fer, le jardin botanique avec
sa serre qui semble un palais de féerie, et dont les
vitres se teignent des ardentes lueurs du soir. Voilà
Bruxelles dans son beau , dans sa parure féodale ,
RHIN ET FLANDRE. 287
portant, comme des bijoux d'ancêtres, ses toits
sculptés, ses clochetons et ses tourelles. 11 faut re-
descendre et plonger dans les rues pour s'apercevoir
qu'elle a revêtu les oripeaux modernes et n'a gardé
du temps passé que sa coiffure étrange et splendide.
La rue Royale, garnie de palais et d'hôtels aristo-
cratiques, est éclairée déjà d'un double rang de
candélabres à gaz. Les dernières teintes du soir des-
sinent à gauche les arbres effeuillés du parc, ses
blanches statues, ses ravins factices où reposent les
soldats hollandais de septembre-, le palais de la
Nation, d'architecture classique, avec colonnes et
fronton, s'étend encore à gauche du jardin. Six mi-
nistères font partie de cette vaste ligne de bâti-
ments. En se dirigeant le long du parc, vers la place
Royale, on rencontre, au milieu d'une trouée de
maisons donnant encore sur la ville basse, la statue
élevée au général Belliard. — Une terrasse, char-
gée de balustres et de vases antiques, se profile plus
loin sur le ciel jusqu'à la montagne de la Cour, et
donne aux bâtiments qui raccompagnent les airs
d'une villa romaine. Le pare s'arrête à cet endroit
de l'autre côté de la rue , et borde encore de ses
gracieux ombrages la place irrégulière du palais
Léopold. Ce palais est modeste et contemple hum-
blement celui de la Nation, situé à l'autre extrémité
du parc, avec son arbre de liberté planté au milieu
de sa cour.
288 LORELY.
La p!a:e Royale commence en retour d'équerre de
celte longue ligne de bâtiments } c'est là le centre
aristocratique de Bruxelles, comme la place du Mar-
ché en est le centre populaire , comme la place de
la Monnaie en est le centre industriel et bourgeois.
Une église, en forme de temple, occupe le fond de
ce carré régulier d'hôtels et de palais modernes,
et fait face à la rue de la Montagne, qui, prolongée
de celle de la Madeleine, est devenue la grande ar-
tère de la circulation et du commerce bruxellois.
Cette voie lumineuse et toujours frémissante de foule
et de voitures, serpente longuement de la ville haute
à la ville basse, avec ses tournants, ses places étroi-
les, ses descentes rapides, le luxe antique de ses
maisons sculptées, Téclat moderne de ses boutiques
parisiennes, dont la double ligne, rayonnante de
gaz, de marbre et de dorures, ne s'interrompt pas
un seul instant. Ce long bazar a plusieurs appendi-
ces encore qui s'en vont animer les quartiers voisins*
Hors de là, tout est calme et sombre; le gaz des ré-
verbères et des estaminets n'éclaire plus que de longs
quartiers solitaires, ou des faisceaux de ruelles inex-
tricables-, des bassins, des bras de rivière obstrués
de masures, les longs boulevards qui donnent sur
la campagne, les quais multipliés qui bordent les
canaux, les estaminets même, sont paisibles, quoi-
que remplis de monde. Quelquefois seulement une
rue en kermesse étale ses transparents, ses illumi-
BHIN ET FLANDRE. 289
nations et ses images de héros saints ou profanes ,
et fourmille de danseurs, de musiciens et de chan-
teurs, sans que sa joie et son enthousiasme se ré-
pandent plus loin.
Le jour, la physionomie de la ville n'offre rien de
plus remarquable; c'est la vie de Paris dans un cer-
cle étroit. Seulement le peuple dîne vers une heure,
les bourgeois de trois à quatre, les gens riches de
cinq à six. Le soir, les estaminets, les cercles et les
théâtres, se disputent ces divers éléments de la po-
pulation. On sait qu'à l'époque des combats de sep-
tembre , les Hollandais et les Belges suspendaient
d'un commun accord les hostilités, vers une heure,
pour aller dîner, et vers sept heures du soir pour
aller passer leur soirée à l'estaminet. Ces peuples
se comprenaient du moins dans ces habitudes régu-
lières de la vie flamande. Le Parc et le boulevard de
Waterloo sont le rendez-vous du beau monde vers
le milieu du jour. Là circulent les brillants équipa-
ges qui, pour de plus longues promenades, se diri-
gent vers Laeken ou vers les campagnes char-
mantes situées hors de la porte de Louvain. Là sont
les maisons de plaisance, les villas, les châteaux prin-
ciers.
On sait combien la religion est toujours puissante
en Belgique-, aussi les églises présentent partout un
air de vie qui satisfait. Les sonneries retentissent
souvent -, mais les carillons ont disparu de Bruxelles,
1T
290 LORELY.
et, dans les autres villes même, n'exécutent plus
guère que des airs d'opéras. Je ne parlerai pas de
Sainte- Gudule, de sa chaire bizarrement sculptée,
de ses magnifiques vitraux de la renaissance qui vous
font rêver en plein Brabant l'horizon bleu de l'Italie,
traversé de figures divines. Le musée s'est bien ap-
pauvri par la restitution des tableaux du prince
d'Orange. Il offre encore quelques Rubens, quel-
ques Van Dyck et un Jordaens célèbre. Tout cela a
été décrit bien des fois. La bibliothèque, située dans
le bâtiment du musée qui communique à la place
Royale, est connue surtout par une magnifique col-
lection de manuscrits. Dans une autre aile se trou-
vent le musée de l'industrie et une collection d'ar-
mures antiques assez pauvre pour un tel pays.
Ajoutez à cela des Instituts, des Conservatoires, des
écoles de Beaux-Arts, aussi nombreux qu'à Paris et
aussi utiles, et répondant surtout à la prétention
qu'ont les Belges de ne nous être inférieurs en
rien !
V. — Théâtres et Palais.
Bruxelles s'agrandit; cette ville est bâtie, comme
on sait, sur le versant peu modéré, pour nous servir
d'une expression de Sainte-Beuve, de l'unique mon-
tagne du Brabant; c'est Tenter des chevaux bien
plus que Paris. Ces animaux auraient plus de plai-
sir à monter au clocher de Compostelle qu'à gravir
RHIN ET FLANDRE. 291
la rue de la Madeleine et la rue de la Montagne.
Aussi Bruxelles commence à se diviser en ville haute
et en ville basse, lesquelles n'auront bientôt en-
semble aucune communication. Il est plus simple
pour l'habitant de la place de la Monnaie de se
rendre à Anvers que sur la place de la Montagne de
la Cour. Aussi, pour que la population croissante
trouvât des plaisirs à sa portée et à sa hauteur,
a-t-on imaginé d'agrandir le théâtre du Parc, et d'y
faire jouer l'opéra-eomique, afin d'épargner aux ha-
bitants des hauts lieux le voyage du théâtre de la
Monnaie,* et, comme ce dernier gagne des specta-
teurs en raison de l'agrandissement de la ville basse,
on a créé sur le boulevard extérieur un théâtre des
Nouveautés, qui est le prodige de l'optique et qui
marche à la vapeur.
Ce théâtre laisse bien en arrière nos théâtres pa-
risiens. Tout y est nouveau, l'éclairage, les décora-
tions, le ciel, le jeu des machines. Malheureusement
l'homme vient gâter ce séduisant ensemble; il existe
sur la scène une illusion que le jeu des acteurs dé-
truit souvent- on pourrait dire qu'au théâtre une
décoration trop vraie fait paraître l'acteur plus
faux.
Imaginez d'abord une salle ronde couverte d'une
coupole de cristal ; il n'y a pas de lustre, mais des
becs de gaz nombreux, disposés au delà de verres
dépolis, et dont le reflet seul est visible, versent
292 LORELY.
sur l'assemblée une lumière douce, pareille à celle
du jour ^ des guirlandes de fleurs transparentes par-
courent ce ciel factice, où les lueurs mobiles imi-
tent l'éclat des nuages pourprés. C'est charmant,
c'est idéal , et cela éclaire peu ; mais des girandoles
nombreuses sont placées aux premières galeries, et
ne diminuent leur lumière que pour les scènes de
nuit , où ce système d'éclairage triomphe incontes-
tablement.
Tournez-vous maintenant vers la scène, et vous y
verrez d'autres merveilles. Et d'abord, plus de ces
affreux morceaux de toile que l'on appelle des ban-
des d'air, plus de ces nuages tachés et recousus qui
sont plus lourds que les arbres et les maisons. Le
fond du théâtre est occupé par un ciel invariable,
ayant la forme d'une demi-coupole, et où les grada-
tions et dégradations de lumière s'exécutent admi-
rablement. Un vrai soleil, une vraie lune, c'est-à-dire
deux globes lumineux, éclairent tour à tour, comme
dans la nature, ce ciel magique, au delà duquel on
pourrait soupçonner l'infini. Un oiseau s'y brise-
rait les ailes ; des reflets de transparents y projet-
tent les brouillards ou les nuages; le soleil s'y cou-
che ou s'y lève au milieu des vapeurs pourprées 5 on
obtient des soleils d'Italie ou des soleils de Flandre,
selon le besoin.
Songez maintenant à nos décorations arriérées, à
nos portants de coulisses, à nos files de quinquets, à
RHIN ET FLANDRE. 293
nos praticables : rien de tout cela n'existe au théâtre
des Nouveautés. Le procédé est le plus simple du
monde : on a placé autour de la scène une vaste toile
sur châssis en hémicycle, découpée pour les toits ou
le sommet des arbres, et qui se profile en perspective
sur le ciel. La décoration placée, on ouvre comme des
portes certaines parties destinées à faire avance ou
à fournir un passage aux acteurs \ c'est l'affaire d'un
instant. Ces vastes toiles, pliées en trois sur elles-
mêmes, descendent des frises toutes seules par l'effet
d'une machine à vapeur placée sous le théâtre ; le
travail des machinistes se borne à les déployer; le
tout se meut sans plus d'embarras qu'à un théâtre
de marionnettes. Ainsi, là encore, la machine a dé-
trôné l'homme; quel malheur qu'elle ne puisse pas
se substituer aux acteurs!
Ce beau théâtre n'a en ce moment-ci qu'un seul
défaut. 11 est fermé.
Il me reste à parler des chambres, conseils et
autres éléments de la machine représentative. Mais,
avant d'entrer à l'hôtel de ville où se tient le grand
conseil communal, arrêtons-nous un peu au carre-
four d'une rue écartée, située à quelque distance de
ce monument. Là est une bizarre statue servant de
fontaine publique, et qui représente un enfant nu ;
elle est en bronze noirci par le temps, posée sur une
coquille de marbre, et dans une attitude assez tri-
viale. C'est lïllustre Mannekenpis, dit le premier
294 L OR EL Y.
bourgeois de Bruxelles. On sait que cette figure est
le palladium de Bruxelles, enlevé et caché plusieurs
fois par des mains ennemies, et toujours miraculeu-
sement rapporté sur son piédestal. Le Mannekenpis
a eu toutes les aventures du Bambino de Naples, et
ne présente toutefois aucun caractère religieux.
Plusieurs souverains se sont plu à combler de fa-
veurs ce personnage symbolique et difficilement dé-
finissable. Charles-Quint lui adonné la noblesse;
Louis XIV Ta fait chevalier de Saint-Louis- Napo-
léon Ta créé chambellan. Son costume actuel, qu'il
ne revêt que dans les grandes fêtes, est celui d'of-
cicr de la garde civique ; le Mannekenpis est partisan
de tous les régimes -, pourtant ce symbole de l'esprit
bourgeois n'a point cessé d'être populaire.
En entrant dans l'hôtel de ville on se trouve au
milieu d'une belle cour carrée ornée de groupes de
sculpture en bronze et en marbre, dans le goût du
xvne siècle. Au premier étage sont les vastes salles
où régna tant de siècles cette fière bourgeoisie des
Flandres, souvent asservie, rarement domptée. Que
de révoltes, que de supplices sur cette place du
Grand-Marché, si belle encore aujourd'hui! que de
drames républicains dans ces salles dorées comme le
vieux Versailles, et que Louis XIV, Marie-Thérèse et
Napoléon ont vues tour à tour telles qu'elles sont
aujourd'hui. Les plafonds et les tapisseries présen-
tent une foule de sujets historiques et allégoriques,
RHIN ET FLANDRE. 295
qui rappellent la gloire des Provinces-Unies. Les
panneaux et les frises, splendidement dorés, ont
conservé tout leur éclat ; les hautes cheminées char-
gées de glaces, d'attributs et derocailles, n'ont subi
aucune altération -, le goût misérable, l'économie de
notre époque, ne paraît que dans la forme des chaises
et dans l'étoffe des rideaux de calicot rouge à bordure
imprimée. Ensuite imaginez une trentaine de mes-
sieurs fort laids, en habits, redingotes et paletots,
assis autour d'une grande table verte et discutant
sur la nécessité de rebâtir un palais de justice à co-
lonnes et à frontons triangulaires, construit depuis
vingt ans selon les règles de Yignole, et qui déjà
menace ruine, discutant cela dans un édifice du
douzième siècle et se querellant sur des centimes
devant ces grands portraits qui les regardent en
pitié. Voilà une séance de ce conseil municipal. Le
public, rangé sur des chaises le long des murs, ne
voit que le dos et les toupets divers de ces illustres
citoyens, qui lisent des discours fort longs ou se
livrent à des improvisations fort lentes. Le buste
d'un nommé Rouppe, qui a été l'avant dernier bourg-
mestre de Bruxelles, jette sur l'assemblée des regards
paternels.
Pour en finir avec les institutions politiques du
pays, remontons la rue de la Madeleine et la Monta-
gne de la Cour, traversons le parc dont les vieux
arbresfirent partie de l'antique foret de Soignes, qui
296 LORELY.
jadis couvrait le paySj nous trouverons, dans Tinté-
rieur du palais dit de la Nation, les deux autres
machines à lois fonctionnant vers la même heure :
la chambre des sénateurs et la chambre des repré-
sentants.
Par un vestibule bien chauffé et tapissé on monte
à une tribune drapée de calicot rouge, et pavoisée
de trois étendards tricolores belges, c'est-à-dire
jaune, noir et rouge. Il faut avouer que ces trois
couleurs s'harmonisent mieux, au point de vue de
l'ornementation, que nos couleurs françaises, bien
qu'elles offrent presque la combinaison des nuances
de l'arlequin. De la tribune où nous sommes, l'œil
plonge sur une salle de médiocre grandeur, décorée
dans le style de l'empire et autour de laquelle règne
une table verte en fer à cheval. Une cinquantaine
d'hommes mûrs sont rangés autour de cette table
dont le milieu reste vide; ils lisent, causent et dis-
cutent entre eux. Là les discours sont rares et les
questions doivent se résoudre plus aisément qu'ail-
leurs. Cette assemblée, n'étant du reste remarqua-
ble que par une profusion de calicot rouge fatigante
pour l'œil, nous allons traverser le palais pour pas-
ser à la chambre des représentants.
C'est notre chambre des députés, un peu moins
riche, un peu moins dorée, avec ses divisions, son
président, ses questeurs, avec moins de députés et
plus de places pour le public. Les orateurs parlent
RHIN ET FLANDRE. 297
de leur place, bien qu'il y ait une fort belle tribune
d'acajou : et, quand la nuit arrive, on distribue par-
tout des bougies, qui font ressembler l'amphithéâtre
à un ciel étoile. Le banc des ministres est garni
de personnages assez majestueux. Il est souvent
d'autant plus difficile à ces représentants de s'en-
tendre, que beaucoup viennent de certaines pro-
vinces où Ton parle peu le français. J'ai été témoin
de la colère d'un député wallon, qui se croyait in-
sulté par le mot susceptible. — Est-ce que vous me
croyez susceptible d'une mauvaise action ? criait-il
au ministre. Il fallut lui prouver parle dictionnaire
de l'Académie qu'il y avait des susceptibilités loua-
bles. Ce fut l'expression du ministre en lui donnant
cette leçon de français.
Les représentants de Bruxelles ne sont point obli-
gés de payer un cens, ils reçoivent une indemnité de
500 fr. par mois. Aussi ne manque-t-on pas de le leur
rappeler souvent dans les journaux. Chaque fois que
la chambre est moins nombreuse qu'à l'ordinaire,
on leur reproche leurs 500 fr. de la façon la plus hu-
miliante : — Allez donc à votre devoir, puisque vous
êtes payés !... Quand on paye un domestique, il faut
qu'il fasse son service !... Gagnez donc votre
pain ! etc. — Telles sont les aménités qui se lisent
dans les journaux belges. Il faut avouer aussi qu'elles
sont fréquemment méritées, toute convenance à
part.
tî.
298 LORELY.
La chambre des représentants de Bruxelles est un
excellent chauffoir public. Le peu de gens inoccu-
pés que possède cette capitale profite avec ardeur
de rétendue des magnifiques tribunes, de la mol-
lesse des banquettes et du confort des lapis et vient
sommeiller, trois heures de la journée, au murmure
doux et régulier de l'éloquence flamande. Parfois
seulement quelque député au sang méridional (wal-
lon ou luxembourgeois) interrompt cette quiétude
et se met à jeter des brandons imprévus dans ces
graves conférences \ mais de telles surprises sont
rares sous le ministère actuel, qui a su dompter la
gauche et réduire le parti radical à un silence bien-
veillant.
LES
FÊTES DE HOLLANDE.
LES
FÊTES DE HOLLANDE.
I. — Retour à Bruxelles».
Hoffmann parle d'un promeneur solitaire qui
avait coutume de rentrer dans la ville à l'heure du
soir où la masse des habitants en sortait pour se ré-
pandre dans la campagne, dans les brasseries et
dans les bals parés ou négligés que l'étiquette alle-
mande distingue si nettement. — Il était forcé alors
de s'ouvrir avec ses coudes et ses genoux un chemin
difficile à travers les femmes en toilette, les bour-
geois endimanchés, et ne se reposait de cette fatigue
qu'en retrouvant une nouvelle solitude dans les rues
désertes de la ville.
Je songeais à ce promeneur bizarre le 9 mai der-
nier, me trouvant seul dans le wagon de Mons à
Bruxelles, tandis que les trains de plaisir, encom-
brés de voyageurs belges, se dirigeaient à toute va-
302 LORELY.
peur -sur Paris. Il me fallut fendre encore une foule
très pressée pour sorlir de l'embarcadère du midi
et gagner la place de l'Hôtel-de- Ville, — afin d'y
boire dans la Maison des Brasseurs une première
chope authentique de faro , accompagnée d'un de
ces pistolets pacifiques qui s'ouvrent en deux tartines
garnies de beurre. — C/est toujours la plus belle
place du monde que cette place où ont roulé les
deux têtes des comtes de Horn et d'Egmont, d'au-
tant plus belle aujourd'hui qu'elle a conservé ses
pignons ouvragés, découpés, festonnés d'astragales,
ses bas-reliefs, ses bossages vermicides, — tandis
que la plupart des maisons de la ville, grattées et
nettoyées de cette lèpre d'architecture qui n'est plus
de mode, ont été encore décapitées presque toutes
de leurs pignons dentelés, et soumises au régime
des toits anguleux d'ardoise et de brique. La phy-
sionomie des rues y perd beaucoup certainement. —
On restaure et l'on repeint l'hôtel de ville, qui va
paraître tout battant neuf, ce qui obligera la ville à
faire réparer et blanchir aussi cette sombre Maison
du Roi, dite autrement Maison au Pain, qui semble
un palais de Venise en s'éclairant toutes les nuits
derrière ses rideaux rouges.
J'ai rencontré sur cette place un grand poète qui
l'aime, et qui en déplore comme moi les restaura-
tions. Nous avons discuté quelque temps sur la ques-
tion grave de savoir si la partie haute de l'édifice
FETES DE HOLLANDE. 303
était en brique ou en pierre, et si les ogives qui sur-
montent les longues fenêtres avaient été autrefois
aussi simples qu'aujourd'hui , car les anciennes
estampes les représentent contournées et lancéolées
dans le goût du gothique efflorescent. On peut
penser que les dessinateurs du seizième siècle ont
voulu parer le monument plus que de raison, et que
les arcs d'ogive ont toujours eu cette simplicité de
bon goût. J'ai été assez heureux pour pouvoir ra-
conter au savant poëte une légende que j'avais re-
cueillie dans un précédent séjour à Bruxelles. —
L'architecte qui construisit cet hôtel de ville eut le
désagrément d'abord de ne pouvoir accomplir son
œuvre. L'aile gauche, établie sur un terrain peu
solide, s'écroula tout entière. On pensa qinl s'a-
gissait d'un terrain marneux, et on planta des pilo-
tis : la construction s'effondra une seconde fois., lais-
sant paraître un vaste abîme. On crut qu'il y avait
là d'anciennes carrières, et l'on y versa des tombe-
reaux de gravois; mais plus on en versait, plus le
trou devenait profond. Enfin le malheureux archi-
tecte fut contraint de se donner au diable. Dès lors
les constructions s'élevèrent avec facilité. 11 mourut
le jour môme où Ton posait le bouquet sur le toit
achevé, et Ton n'apprit qu'alors le fatal secret. L'ar-
chevêque cleMalines fut appelé pour bénir l'édifice.
Un craquement soudain se déclara dans les murs,
et tout rentra bientôt dans le troisième dessous. On
304 LORELY,
aspergea le gouffre d'eau bénite ; des ouvriers munis
de scapulaires osèrent y descendre, et dans le fond on
trouva une tête colossale en bronze ornée de cornes
portant des traces de dorures. C'était, selon les uns,
une tête antique de Jupiter-Ammon, selon d'autres
le buste officiel de Satan. Cette même tête a été
appliquée depuis sur les épaules du maudit que
transperce la lance de saint Michel sur la flèche du
monument. On redore maintenantce groupe magni-
fique, qui s'aperçoit dans un rayon de six lieues.
J'ignore si les ouvriers qui restaurent la tête du
diable se sont munis de scapulaires.
Du reste, Bruxelles est catholique toujours comme
au temps des Espagnols. Nous savons à peine, à
Paris, que le mois de mai est le mois de Marie : je
l'ai appris en sortant de la place par l'angle opposé
à la Maison des Mariniers, dont on restaure aussi le
toit curieux, qui représente une poupe ancienne de
galère. La rue de la Madeleine était remplie par une
longue procession, au milieu de laquelle on portait
une grande Vierge en bois coloriée, vernie et dorée,
dont les pieds disparaissaient ainsi que l'estrade
sous une montagne de bouquets. — Au-dessus des
boutiques fermées, les fenêtres et les plinthes étaient
garnies de branches de tilleuls, et cela jusqu'à la
porte de Louvain. La garde civique, les sociétés de
chant et les corporations ouvrières, avec bannières
et écussons, se déroulaient sur tout cet espace. C'é-
FÊTES DE HOLLANDE, 305
tait un dimanche, et la kermesse d'Ixelles était an-
noncée aux coins des rues par d'immenses affiches.
Ixelles est un bourg situé à dix minutes de la
porte de Louvain. La procession ne tarda pas à en
envahir les rues, également parées de branches
vertes et de poteaux soutenant de longues bandes
aux couleurs nationales. Ce fut dans l'église, neuve
et magnifiquement décorée, que la procession vint
s'absorber tout entière pour entendre un office à
grand orchestre. Les sociétés et les corporations se
dirigèrent ensuite vers leurs locaux respectifs. —
Les kermesses de Belgique inspireraient difficile-
ment aujourd'hui un nouveau Rubens ou même un
nouveau Téniers. L'habit noir et la blouse bleue y
dominent, — ainsi que, pour les femmes, les modes
arriérées de Paris. On y boit toujours de la bière,
accompagnée de pistolets beurrés et de morceaux de
raie ou de morue salée découpés régulièrement et
qui poussent à boire. La musique et les pas alourdis
des danseurs retentissent dans de vastes salles avec
moins d'entrain qu'à nos cabarets de barrière, mais,
pour ainsi dire, avec plus de ferveur. Le beau monde
se dirigeait vers des casinos situés le long d'un étang
chargé de barques joyeuses , et qui figure en petit
celui d'Enghien. Bruxelles est la lune de Paris, ai-
mable satellite d'ailleurs, auquel on ne peut repro-
cher que d'avoir perdu, en nous imitant, beaucoup
de son originalité brabançonne. La fête d'Ixelles
306 LORELY.
s'est terminée, comme toutes nos fêtes dominicales,
par l'ascension d'un ballon jaune qui s'est élevé
très haut en emportant l'écho des applaudissements
de la foule.
En revenant, je suis entré dans l'église du Sablon,
où reposent les cendres de Jean-Baptiste Rousseau,
en face de l'hôtel d'Aremberg, dont l'ancien maître
l'avait accueilli dans son exil. — Je me disais à ce
propos, et en songeant aux nombreux exilés qu'a-
vaient en divers temps recueillis les Pays-Bas, que
leur séjour dans ces contrées à la fois étrangères et
françaises avait toujours servi beaucoup à propager
au dehors notre littérature et nos idées. Pour moi,
j'ai toujours considéré les pays de langue française,
tels que la Belgique, la Savoie et une partie de la
Suisse et des duchés du Rhin, comme des membres
de notre famille dispersée. N'existe-t-il pas, malgré
les divisions politiques, un lien pareil entre les pays
de langue allemande? Je n'entends parler ici que
d'une frontière morale, dont les étrangers peuvent
aussi, çà et là, rejeter les limites au-delà des nôtres-,
mais si le style est l'homme, il faut reconnaître que
la partie éclairée et agissante des populations dont
je viens de parler est de même nature que la nôtre,
comme sentiment et comme esprit. — Je ne crois
pas à la culture de la langue flamande, malgré les
chambres de rhétorique et les concours de poésie,
— et au contraire on connaît, ou plutôt on ne re-
FETES DE HOLLANDE. 307
connaît pas chez nous, un grand nombre d'écrivains
belges qui sont loin de se vanter de n'être pas Fran-
çais. Paris absorbe tout, et, dépouillant Bruxelles
de son atmosphère propre, lui rend ce qu'il lui em-
prunte en splendeur et en clarté. Qui oserait dire
que Grétry n'est pas Français et ne voir dans Ptous-
seau que le citoyen de Genève? Nos grands hommes
appartiennent aussi à tous ceux qui, dans le monde,
acceptent l'influence de notre langue et de nos tra-
vaux.
Le lendemain, je lisais les journaux au Café Suisse
sur la place de la Monnaie, lorsque j'entendis des
tambours qui battaient une marche. Deux porte-
drapeaux les suivaient, l'un portant l'étendard belge,
et l'autre l'étendard français surmonté d'un aigle.
C'étaient les anciens soldats belges de l'empire fran-
çais qui célébraient l'anniversaire du cinq mai, et
qui, cette année, avaient remis au dix la cérémonie,
afin qu'elle concordât avec la fête de Paris. Ils al-
laient se faire dire une messe et se livrer ensuite à
un banquet fraternel. J'admirai la tolérance vrai-
ment libérale du gouvernement belge et de la partie
de la population qui, indifférente à ces souvenirs,
saluait, sous un roi, ces vieux fidèles de l'empire.
La môme cérémonie avait lieu ce jour- là dans toutes
les villes de Belgique.
En rentrant ta mon hôtel, je trouvai une lettre
qui m'enjoignait d'avoir à venir causer vers midi
308 LORELY.
avec le gouvernement. C'est la première fois que
cela m'arrivait en Belgique, où j'ai passé bien sou-
vent dans ma vie, puisque c'est la route de l'Alle-
magne. Un sage de l'antiquité partait pour un
voyage, lorsqu'au sortir de la ville on lui demanda :
« Où allez-vous? — Je n'en sais rien, » répondit-il.
Sur cette réplique, on le conduisit en prison. « Vous
voyez bien, dit-il, que je ne savais pas où j'allais. »
Je pensais à cette vieille anecdote en traversant la
cour splendide de ce même hôtel de ville que je
n'avais admiré que du dehors. — L'employé à qui
je me présentai me dit : a Vous êtes réfugié? — Non.
— Exilé? — Nullement. — Cependant vous voici
inscrit sur ce livre en cette qualité. — C'est sans
doute qu'à la frontière on aura porté ce jugement
d'un homme qui venait seul à Bruxelles, tandis que
tout Bruxelles se dirigeait vers Paris. Certes, je n'y
ai pas mis d'intention, j'étais parti depuis huit
jours. » Déjà j'étais effacé de la liste fatale, et l'on
me dit d'un ton bienveillant : « Où allez-vous? —
En Hollande. — Vous aurez peut-être de la peine à
y séjourner. — Je ne le pense pas, je n'y vais que
pour voir les fêtes données pour l'inauguration de
la statue de Rembrandt. — Oui, dit un employé qui
dressa la tête derrière une table voisine, ils disent
qu'ils ont une statue, savez-vous? qui est encore
plus belle que la nôtre de Rubens, à Anvers. 11 fau-
dra voir cela, savez-vous? — Je le verrai bien, mon-
FÊTES DE HOLLANDE. 309
sieur, » répondis-je. Et j'admirai cette émulation
artistique des deux pays, même dans les bureaux de
la police,
II. — D'Anvers à Rotterdam
Je n'étais donc pas destiné à figurer parmi les
proscrits internés à Bruxelles ou dans les autres
localités. Du reste, on s'aperçoit à peine de la pré-
sence d'un si grand nombre de nos compatriotes :
on ne les voit ni dans les cafés, ni dans les lieux
publics, ni presque dans les théâtres. La société
belge n'a pas, comme on sait, de réceptions ou de
soirées, et c'est dans les cercles seulement que tous
les partis se rencontrent sur un terrain commun.
— Êtes-vous libéral? — Êtes* vous clérical? — Ce
sont les questions à Tordre du jour. Et les Français
n'ont pas même à choisir, car ces divisions sont en-
tendues autrement qu'elles le seraient chez nous.
Après tout, l'impression qu'on emporte de Bru-
xelles est triste. J'ai plus aimé cette ville autrefois;
je me suis trouvé heureux de respirer plus libre-
ment, au bout d?une heure, dans la solitude des
rues d'Anvers. J'avais encore admiré en passant les
aspects charmants du parc anglais de Laeken ; Ma-
lines, plus belle en perspective qu'en réalité 5 les
bras de l'Escaut miroitant au loin dans leurs berges
vertes et les champs de seigle ondoyant, rayés des
bandes jaunes du colza en fleur. Le houblon grim-
310 LORELY.
pait déjà sur ses hauts treillages, réjouissant l'œil
comme les pampres d'Italie et promettant à ces
contrées les faveurs du Bacchus du Nord. Des che-
vaux et des bœufs erraient en paix ça et là dans les
pâturages, dont la lisière est brodée de beaux genêts
d'or. — Voici enfin la flèche d'Anvers qui se dessine
au-dessus des bouleaux et des ormes, et qui s'annonce
de plus près encore avec son carillon monté éternel-
lement sur des airs d'opéra-comique.
J'ai franchi bientôt les remparts, la place de
Meer, la Place-Verte, pour gagner la cathédrale et
y revoir mes Rubens : je ne trouvai qu'un mur blanc,
c'est-à-dire rechampi de cette même peinture à la
colle dont la Belgique abuse, — par le sentiment,
il est vrai, d'une excessive propreté. « Où sont les
Rubens? dis-je au suisse. — Monsieur, on ne parle
pas si haut pendant l'office. » Il y avait un office
en effet, « Pardon! repris-je en baissant la voix- les
deux Rubens, qu'en a-t-on fait? — Ils sont à la
restauration, » répondit le suisse avec fierté.
0 malheur! Non contents de restaurer leurs édi-
fices, ils restaurent continuellement leurs tableaux.
Notez que la même réponse m'avait été faite il y a
dix ans dans le même lieu. J'ai songé alors avec
émotion à ce qui s'était passé un peu avant cette
époque au musée d'Anvers. L'histoire est encore
bonne à répéter. On avait confié la direction du
musée à un ancien peintre d'histoire, enthousiaste
FÊTES DE HOLLANDE. 311
de Rubens, quoique très fidèle au goût classique et
n'admirant son peintre favori qu'avec certaines res-
trictions. Ce malheureux n'avait jamais osé avouer
qu'il trouvait quelques défauts, faciles du reste à
corriger, dans les chefs-d'œuvre du maître. Ce n'é-
tait rien au fond : un glacis pour éteindre certains
points lumineux, un ciel à bleuir, un attribut, un
détail bizarre à noyer dans l'ombre, et alors ce se-
rait sublime. Cette préoccupation devint maladive.
N'osant témoigner ses réserves ni s'attaquer en plein
jour à de tels chefs-d'œuvre, craignant le regard
des artistes étudiants et même celui des employés,
— il se levait la nuit, ouvrait délicatement les por-
tes du musée et travaillait jusqu'au jour sur une
échelle double à la lueur d'une lanterne complice.
Le lendemain, il se promenait dans les salles en
jouissant de la stupéfaction des connaisseurs. On
disait : C'est étonnant comme ce ciel a bleui, c'est
sans doute la sécheresse, — ou l'humidité... Il y
avait là autrefois un triton... la couleur d'ocre l'aura
noyé par un effet de décomposition chimique. —
Et on pleurait le triton. On s'aperçut de ces amélio-
rations trop rapides bien longtemps avant d'en pou-
voir soupçonner l'auteur. Convaincu enfin de manie
restauratrice, le pauvre homme finit ses jours dans
un de ces villages sablonneux de la Campine où Ton
emploie les fous à l'amélioration du sol.
La statue de Rubens, sur la Place -Verte, est cam-
312 L0RELY.
pée assez crânement, et doit consoler ce mort illus-
tre des outrages que le bon goût lui a fait subir.
Elle faisait moins bien autrefois sur le quai de l'Es-
caut, en face de la Tête de Flandre. Je suis entré
dans un des cafés de la place pour demander une
côtelette ou un beefsteak. — Nous n'avons plus de
viande, me dit-on, parce que c'est demain vendredi.
— - Mais c'est demain que vous ne devriez pas en
avoir! — Pardon, c'est que, comme on n'en vendra
pas demain dans la ville, les ménages s'en approvi-
sionnent aujourd'hui.
Je vois qu'à Anvers la religion est aussi bien
suivie qu'à Londres, où l'on achète le samedi une
grande quantité de porter, de sherry et de gin, afin
de pouvoir se griser en liberté le dimanche, seul
jour où cela soit défendu.
Pourquoi ne pas dire que les salles de danse du
port, vulgairement nommées riddecks, sont en ce
moment ce qu'il y a de plus vivant à Anvers? Pen-
dant que la ville se couche une heure après qu'elle
a couché les enfants, c'est-à-dire à dix heures, les
orchestres très-bruyants de ces bals maritimes ré-
sonnent le long des canaux comme au temps des
Espagnols. On parle bien à Paris du bal Mabille et
du Château-Rouge : je puis donc parler ici de ces
réunions cosmopolites, qui ne sont qu'un peu plus
décentes. — Le jour où j'arrivais à Anvers, il y avait
un banquet de soixante-deux capitaines de navires
FÊTES DE HOLLANDE. 313
dans un des plus vastes établissements du quai de
l'Escaut. Les bassins étaient si remplis, qu'un
grand nombre de bricks et de frégates louvoyaient
sur le fleuve en attendant leur tour. Quelle forêt de
mâts, plus serrée et plus touffue qu'aucune forêt
possible, car des arbres de cette taille ne sont ja-
mais si rapprochés! Des affiches annonçaient ce
même jour quatre départs pour Archangel. — Re-
plongeons-nous dans les rues, de peur de céder à de
telles séductions.
En multipliant le nombre des capitaines de haut
bord par celui des simples caboteurs, des officiers et
des matelots d'une telle agglomération, on com-
prendra l'éclat inouï de ces riddecks, survivant au
siècle où Rubens y a étudié les enlacements ro-
bustes de ses dieux marins et de ses océanides. Mal-
heureusement limitation de Paris gâte tout. Plus
de danses nationales, plus de costumes, excepté ce-
lui des Frisonnes, — qui viennent vous offrir, avec
leurs coiffures de reines, leurs dentelles et leurs
longs bras blancs, des œufs durs, de la morue dé-
coupée, des pommes rouges et des noix. Les va-
reuses et les chemises coloriées des matelots répan-
dent aussi quelque gaieté dans cette foule. — De
temps en temps, .de belles personnes en costume de
bal , et qui ne seraient désavouées dans aucun
monde, forment le carré d'un quadrille tout fémi-
nin. Ensuite la valse mugit avec furie, imitant tous
18
314 LORELY.
les balancements de vagues que peut créer l'union
du triton et de la sirène. Des familles anglaises
viennent voir cela par curiosité, car il y a des es-
trades consacrées aux bourgeois, où Ton ne voit na-
turellement s'attabler que des étrangers.
Le lendemain matin, j'étais à bord du paquebot
Amicitia, qui, tous les jours, fait le trajet d'Anvers
à Rotterdam en huit heures. Les armes des deux
villes décorent le bastingage. Les mains coupées du
géant d'Anvers se tendent affectueusement comme
pour caresser les quatre lions de gueule et de sable
de récusson néerlandais. On n'a rien de mieux à
faire alors que de s'attabler pour plusieurs heures
dans la cajute avec la certitude d'échapper aux
prescriptions sévères du vendredi belge. La viande
protestante s'étale sous toutes les formes, et, tou-
jours trop peu cuite pour nous, inonde de son sang
les pommes de terre de Dordrecht. On laisse à
gauche Flessingue, à droiteBerg-op-Zoom en fredon-
nant la vieille chanson française : C'ti~là qu'a pincé
Berg-op-Zoom, et Ton se fatigue peu à peu de ces
méandres de bras de mer et d'embouchures de fleu-
ves qui découpent la Zélande en guipures. A la hau-
teur d'un certain fort qui doit s'appeler Loo, le pa-
villon belge nous avait salués une dernière fois,
— puis nous avions retrouvé nos couleurs fran-
çaises, disposées en longueur et non plus en lar-
geur. — Les douaniers des Pays-Bas inspectent les
FÊTES DE HOLLANDE. 315
bagages et les marquent d'un crayon blanc. Puisse-
t-il nous porter bonheur comme la craie dont les
Latins marquaient les jours heureux!
Il n'y a rien à tirer de cette mer bourbeuse cô-
toyée de berges vertes où apparaissent çà et là les
grands bœufs de Paul Potier, que n'étonne plus le
passage du stcamboat, ni sa trace d'écume, ni son
panache de fumée. Parfois le roulis nous apprend
que nous tournons sur un bras de mer. Ailleurs,
une branche de l'Escaut ou de la Meuse offie à la
navigation des difficultés toujours vaincues. On frôle
en passant ou l'on courbe des bois marins, de frôles
genévriers qui s'amusent à verdir dans dix pieds
d'eau, et qui secouent leurs panaches après notre
passage comme des chats qui font leur toilette après
avoir traversé un ruisseau. — Toujours sur les ber-
ges, souvent à peine perceptibles, des maisons pein-
tes, des fabriques ou des moulins d'une carrure im-
posante, égratignant l'air de leurs grandes pattes
d'araignées embarrassées dans les toiles ! La cloche
annonce enfin Dordrecht, et nous passons si près
des quais, que nous voyons très-bien les femmes
dans leurs maisons de briques, nous inspectant à
leur tour dans ses miroirs placés au dehors des
fenêtres qui concilient leur curiosité naturelle avec
leur réserve néerlandaise. — Puis nous n'avons
plus à suivre qu'un fleuve paisible bordé de magni-
fiques pâturages à fleur d'eau que bornent au loin
316 LOHELY.
des bois de sapins et de bouleaux. La cloche retentit
encore. C'est déjà Rotterdam.
Je regrette de n'avoir pu m'arrêter un instant à
Dordrecht. On dit qu'il s'y trouve une statue d'É-
rasme lisant dans un livre en face de l'horloge pu-
blique. Chaque fois qu'une heure sonne, le philoso-
phe tourne une des pages de bronze de son livre.
Naturellement il en tourne douze à midi. Je n'ai pas
vu cette statue ; mais au détour du port de Rotter-
dam encombré de paquebots, — suivant à droite un
bassin immense ombragé d'ormes où plongent les
lourdes carcasses goudronnées des bateaux mar-
chands, suivant encore longtemps la Hochstrat bor-
dée de boutiques toutes parisiennes, puis tournant
autour de la splendide maison de ville où il faut faire
viser son passeport, — j'ai fini par rencontrer sur la
placé du Marché-aux-Légumes la statue du bon
Érasme, qui, comme à Dordrecht, a la tête penchée
sur un livre, mais qui n'en retourne pas les feuillets.
On avait prétendu que, par un sentiment exagéré de
propreté, les magistrats de Rotterdam faisaient écu-
rer tous les samedis la statue de leur grand homme,
ce qui finissait nécessairement par l'user. — N'est-ce
qu'une fable, ou bien se sont-ils arrêtés à temps? Il
est certain qu'aujourd'hui la statue est parfaitement
bronzée et n'a nul besoin d'être traitée comme un
chaudron. J'ai regretté de ne pas rencontrer sur
quelque autre place une statue consacrée à Bayle.
FÊTES DE HOLLANDE. 317
Il est vrai que ce serait la France qui la lui devrait,
puisqu'il est né dans le comté de Foix -, mais Rot-
terdam doit bien quelque chose au souvenir de cet
illustre proscrit.
Au bout de la ville, au-delà d'une porte sombre
qui semble un arc de triomphe des Romains, on
rencontre l'embarcadère du chemin de fer d'Amster-
dam, qui se dessine dans le goût du gothique anglais
au milieu des villas et des jardins. Une heure après,
j'arrive à La Haye en traversant de riantes prairies
éclairées du soleil couchant.
III* — lia kermesse de Lia Haye.
De la station de La Haye, que ses gens appel-
lent S'Gravenhage, il y a encore un kilomètre de
marche pour gagner la ville. La nuit était venue,
j'ai suivi une rue très-belle, voyant peu à peu étin-
celer le gaz des boutiques et de plus en plus s'aug-
menter la splendeur des étalages, jusqu'à la place
du Marché. Arrivé là, je ne sais quelle animation
extraordinaire, quels sons lointains de violons et de
trompettes, entremêlés de coups de grosse caisse,
me révélèrent l'existence d'un divertissement pu-
blic. Une petite rue très-propre, mais toute bordée
de fruitiers, de marchands de tabac, de merciers et
de pâtissiers, me conduisit sur la droite à une grande
place plus silencieuse, entourée d'hôtels et de cafés.
18.
318 L 0 R E L Y.
— Plus loin, il n'y avait pas à en douter, des théâ-
tres en plein vent, illuminés de lampions et décorés
d'afiiches monstrueuses, trahissaient les plaisirs
d'une fête foraine. J'entrai dans un café pour pren-
dre des informations, puis, à travers le ramage néer-
landais du garçon, je finis par comprendre que j'ar-
rivais en pleine kermesse : — la kermesse de La
Haye, qui n'a lieu qu'une fois par an ! C'était heu-
reux. — Du reste, pas de journaux français sur les
tables, sauf des journaux belges et VÉcho de LaHaye,
qui n'a qu'une page imprimée des deux côtés. Il
parait que le Journal de La Haye, qui avait pris une
certaine importance dans la presse européenne,
n'existe plus depuis longtemps; en revanche, VEcho
annonçait deux théâtres de vaudeville et un théâtre
d'opéra français, plus un théâtre allemand et un
théâtre flamand, sans compter une foule de cirques
et de fantoccini.
Je ne lardai pas à m'engager dans la grande rue
formée par les constructions légères de la fête. Le
théâtre du Vaudeville jouait les Saltimbanques, celui
des Variétés la Dame aux Camélias ; mais est-ce
bien la peine d'aller à La Haye pour y retrouver
Paris? La foule augmente, et le bruit se continue
au-delà d'une porte noire, bariolée d'affiches, qui
est une ancienne porte de la ville, et des deux côtés
règne une véritable comédie en plein vent, formulée
par les dialogues bizarres de cinq ou six vendeurs de
FETES DE HOLLANDE. 319
poisson salé qui se disputent la faveur du public.
Celui qui s'époumone à débiter les turlupinades
les plus comiques arrive à placer quelques morceaux
de morue ou quelques anguilles fumées avidement
reçues par les enfants, les jeunes filles et les mili-
taires. — L'anguille fumée est un régal délicat, seu-
lement il faut s'habituer au goût de suie qui en par-
fume la peau. 11 y en a de toutes les tailles, depuis
un cents (2 centimes) jusqu'à 10 cents.
Au-delà de la porte, il n'y avait qu'à choisir entre
une grande rue de guinguettes, de cirques et de
baraques consacrées à divers exercices, et une autre
plus étroite qui bordait un vaste bassin au milieu du-
quel se trouve une île ronde habitée par des cygnes.
À peine pouvait-on voir par échappées, sur l'autre
bord, les toits solennels du grand palais des États
reflétant dans l'eau leurs teintes plombées des pâles
rayons de la lune. Mais que d'éclat, que de vie, que
de mouvement dans cette rue improvisée ! Pour
tout dire en deux mots, la kermesse hollandaise,
c'est une ville en bois dans une ville en briques. Les
grandes rues, les larges places, les promenades,
s'effacent pour représenter l'aspect tumultueux
d'une capitale immense, — et leur attitude, ordi-
nairement paisible, n'est plus qu'un cadre obscur
qui raffermit l'effet de ces décorations inouïes. — 11
y avait dans cette rue une centaine de maisons, très
solidement établies, peintes, vernies et dorées, qui
320 L0RELY.
m'ont rappelé l'aspect des plus belles rues de Stam-
boul pendant les nuits du Ramazan. Toutes avaient
au dedans la même disposition: une salle assez
grande, éclairée par des lustres de cristaux et des
bras dorés, — meublée de cabinets de laque et de
bois des îles surmontés de pots de porcelaine et de
chinoiseries diverses ; — au fond, un vitrail de
verres de couleur- des deux côtés, quatre cabinets
en forme d'alcôve, dont le cintre extérieur est sou-
tenu par des colonnes, et qui sont garnis de rideaux
en toile de Perse , en brocatelle ou en velours d'U-
trecht. A l'entrée trône la maîtresse de l'établisse-
ment sur un fauteuil élevé, d'où elle préside d'un
air solennel à la confection de certains gâteaux de
crème frite qui ont la forme de gros macarons. A ses
pieds est une grande plaque de cuivre dont les bos-
suages donnent à cette pâtisserie la forme néces-
saire. Tenant une longue cuiller avec la majesté de
la déesse Hérée, elle distribue la pâte blanche dans
plusieurs séries de petites cases rondes, chauffées
au-dessous par la flamme d'un grand brasier. A ses
côtés brillent d'immenses coquemards en cuivre
jaune, aux anses sculptées, qui ne sont sans doute là
que pour l'ornement. — Ce qui frappe encore plus
l'étranger qui passe, c'est que chacun de ces cafés
est desservi par trois ou quatre jeunes filles fri-
sonnes qui, avec leurs casques d'or, leurs dentelles
et leurs jupes de toile de perse, se précipitent sur le
FETES DE HOLLANDE. 321
passant en criant: « Dis donc, monsieur! » L'une
vous enlève votre chapeau, l'autre votre manteau, la
troisième vous enlève vous-même avec la force que
l'habitude du lessivage des maisons et des frotte-
ments du cuivre peut communiquer à de si beaux
bras, et, quoi qu'on fasse, on se trouve bientôt atta-
blé dans un de ces cabinets-alcôves, dont il était
difficile d'abord de deviner la destination.
Une fois que vous vous êtes laissé servir un plat de
crème frite imprégnée de sucre et de beurre, ou des
gaufres, ou toute autre pâtisserie qu'il faut digérer
à l'aide de plusieurs tasses de café ou de thé, ces
belles du Nord reprennent leur vertu et ne se mon-
trent pas moins sauvages que des cigognes d'Héli-
goland. D'ailleurs la police l'exige. — C'est une
singulière race que ces Frisonnes si grandes, si
blanches, si bien découplées, et si différentes d'as-
pect des Hollandaises ordinaires. On ne peut mieux
les comparer, je crois, qu'à nos Artésiennes, en fai-
sant la différence de la couleur et du climat. Sont-ce
là les nixes d'Henri Heine ou les cygnes des bal-
lades Scandinaves? Elles sont très-vives, très-spiri-
tuelles même, et n'ont rien du calme flamand;
cependant on sent une certaine froideur sous celte
animation, qui étincelle comme les prismes irisés
de la neige aux rayons d'un soleil d'hiver.
En Hollande, on boit le café comme du thé ; seu-
lement il est plus léger que chez nous. — Je sentis
322 LORELY.
moi-même la nécessité d'en avaler plusieurs tasses,
pour corriger l'amas de crème frite au beurre dont
ces belles vous bourrent en éclatant de rire. — Ca-
pitaine, disent-elles, capitaine! ahl capitaine ! —
Et Ton se laisse faire comme un enfant, en admirant
ces jolies têtes couronnées, ces longs cous onduleux
et ces bras blancs irrésistibles. — Pourquoi vous ap-
pellent-elles capitaine, exactement comme le font
les jolies Grecques dans les Échelles du Levant?
C'est qu'elles sont aussi de la famille des antiques
sirènes. Le long des quais sont rangés les bateaux
qui transportent de ville en ville leurs kiosques
chinois, que Ton démonte après les quinze jours de
chaque kermesse. Le passant est toujours pour elles
un navigateur, un Ulysse errant, qui ne se méfie pas
assez souvent des enchantements de Circé. — Cela
me fait souvenir qu'il existe au musée de La Haye
trois sirènes à queues de poisson conservées en mo-
mies, et dont on serait mal venu à contester l'au-
thenticité.
Sortons enfin de cette rue merveilleuse, et, lais-
sant à droite la bibliothèque, suivons encore les
longues allées de la place jusqu'à l'opéra français.
Des deux côtés règne une exposition d'horticulture
où les arbustes fleuris de l'Inde et du Japon forment
une haie délicieuse, bordée sur le devant des tulipes
les plus rares. Ensuite recommence une nouvelle
cité de baraques, de tentes et de pavillons destinés
FÊTES DE HOLLANDE. 323
aux saltimbanques, aux hercules et auxanimaux sa-
vants. La foule se pressait surtout devant une femme
à deux nez et à trois yeux, dont l'un occupe le milieu
du front. Ce dernier n'est pas très ouvert, mais les
deux nez sont incontestables, et donnent à la femme,
quand elle se tourne, deux profils réguliers et diffé-
rents. Il faut recommander ce phénomène aux mé-
ditations de M. Geoffroy Saint-Hilaire. J'ai pu voir
encore le dernier acte à'Haydée et complimenter
Yimpresario, qui est l'un des fils de Monrose.
Le lendemain, j'ai fait un tour dans le célèbre
bois de La Haye, qui, comme on sait, est planté sur
pilotis, ce qui a été nécessaire pour affermir le ter-
rain.— En revanche, j'ai vu un spectacle non moins
étrange que les sirènes et la cyclopesse.On va croire
que je rédige une relation à la manière de Marco
Polo : ce n'était rien moins qu'une troupe de singes
qui folâtraient en liberté dans les tilleuls qui bor-
dent le canal. Les corbeaux, troublés dans leur asile,
ne pouvaient comprendre celte invasion d'animaux
inconnus, et défendaient avec acharnement leurs
malheureuses couvées. On riait à se tordre au pied
des arbres. Il est assez rare de voir rire des Hollan-
dais-, mais quand ils s'y mettent, cela ne finit plus.
Les soldats du poste montraient le corps d'un cor-
beau auquel l'un des singes, étourdi de ses piaille-
ments, avoit tordu le cou fort habilement. Il nen
avait aucun remords, et tantôt s'amusait à croquer
324 LORELT.
des bourgeons, tantôt se livrait sur un de ses pa-
reils à des recherches d'entomologie. — Ces singes
étaient simplement les compagnons ordinaires d'un
certain compagnon d'Uhjsse pesant douze cents
livres, et amené pour la fête sur un bateau dont il
remplissait la cabine. Pendant le jour, on lâchait
les singes pour les distraire d'une société sans doute
monotone, et il suffisait de les siffler pour les faire
rentrer le soir.
La kermesse continuait dans tout son éclat, lors-
que j'ai repris le chemin de fer pour Amsterdam.
Après la station de Leyde et celle de Harlem, où
brillaient encore les dernières tulipes de la saison,
le chemin de fer passe comme une bande à peine
bordée de terre entre deux mers, dont la ligne
extrême coupe l'horizon avec la netteté brillante
d'un damas. Celle de Harlem, plus paisible, et l'au-
tre, plus orageuse, offrent un contraste curieux par
les reflets du ciel et la teinte des eaux; mais le plus
merveilleux, c'est l'œuvre de tels hommes qui, non
contents de défier les éléments avec ces digues qu'on
aperçoit au loin au-delà des dunes stériles, ont jeté
de Harlem à Amsterdam ce formidable trait d'union
dont il semble que les vaisseaux s'étonnent, comme
si les oiseaux voyaient passer un cerf dans les nues,
selon l'expression du poëte latin.
FÊTES DE HOLLANDE. 325
IV, — Amsterdam et Saardam*
L'entrée d'Amsterdam est magnifique : à deux pas
du débarcadère on passe sous une porte hardiment
découpée, qui semble un arc-de-triomphe, puis on
a une demi-lieue à faire avant de gagner la place du
Palais. De temps en temps on traverse les ponts des
canaux, qui font d'Amsterdam une Venise régulière
dessinée en éventail. Les canaux forment, comme on
sait, une série d'arcs successifs dont le port est Tu-
nique corde. La ville est trop connue pour qu'il soit
nécessaire de la peindre plus minutieusement. Les
grands bassins qui coupent ça et là le dessin dont
je viens de donner une idée sommaire sont, comme
à Rotterdam et à La Haye, bordés de magnifiques
tilleuls qui se découpent en vert sur les façades de
briques, dont quelques-unes sont peintes, mais où
les pignons dentelés, festonnés et sculptés du vieux
temps se sont conservés mieux qu'en Belgique. On a
peint et décrit les bords de TAmstel où les couchers
de soleil sont si beaux, le groupe de tours qui s'élève
entre le port et le grand bassin, les hautes flèches
découpées à jour des anciennes églises devenues
temples protestants, — et que Ton peut toujours
comparer à ces coquillages splendides où l'oreille
attentive croit distinguer un vent sonore, mais d'où
la vie qui leur était propre s'est retirée depuis
longtemps.
19
32G LORELY.
Si Ton veut voir la Venise du Nord dans toute sa
beauté maritime, il faut d'abord parcourir le quai
d'une lieue qui borde le Zuiderzée. Les vaisseaux,
paisibles dans les bassins comme ces hautes forêts
de pins que le vent agite à peine, font contraste à la
flotte éternelle qui, de l'autre côté, sillonne la mer
agitée ou paisible. Il y a là des cafés élevés sur
des estacades et entourés de petits jardins flottants.
Tout le quai est bordé de buffets de restauration, —
où Ton peut consommer debout des concombres au
vinaigre, des salades de betterave, des poissons
salés arrosés de thé et de café. On remplace le pain
par des œufs durs.
Rien n'est plus engageant que les grandes affiches
et les inscriptions peintes des bureaux de steamboat
qui annoncent des départs continuels pour Leuwar-
den en Frise, pour Saardam, qu'ils appellent Zaa-
clam, pour Groningue,pour Heligoland,pourleTexel
ou pour Hambourg. Si nous ne voulons qif admirer
la magnifique perspective d'Amsterdam, mettons le
pied sur le paquebot de Saardam, qui, trois fois par
jour, transporte les promeneurs sur le rivage de la
Nord-Hollande. Le bateau fume et se détache de
Festacade prodigieuse chargée d'un petit village de
comptoirs et d'offices maritimes, de restaurants et
de cafés. — Déjà toute la ligne du port nous appa-
raît dentelée au loin par les découpures des toits
variés de dômes et de tours aux chaperons aigus
FETES DE HOLLANDE. 327
au-dessus desquels se dressent, sur trois ou quatre
points, de hauts clochers ouvragés comme les pions
d'un échiquier chinois. Puis le panorama s'abaisse ;
chaque dôme, chaque flèche fait le plongeon à son
tour. Seule, la vieille cathédrale, située à gauche,
lève toujours son doigt de pierre, dont on aperçoit
la dernière aiguille de l'autre côté du golfe. L'éten-
due de la mer est vaste \ cependant une ligne verte
égayée de moulins trace partout, comme un mince
ourlet, les derniers contours de l'horizon. On finit par
reconnaître Tautre rivage en voyant s'y multiplier les
moulins, qui autour de Saardam sont au nombre de
quatre cents. Une petite anse ouverte au milieu des
pâturages à fleur d'eau vous mène au port de la
charmante ville, — que je me garderai bien d'appe-
ler chinoise, parce que cela déplaît aux habitants.
Voici le cadran d'une jolie église au toit pointu qui
nous annonce que nous n'avons mis qu'une heure
pour la traversée. Une nuée de cicérone en bas âge
s'attache à nos vêtements avec l'âpreté des Frisonnes
de La Haye, mais avec des moyens de séduction moins
infaillibles.
J'ai été obligé de me réfugier dans un café
pour n'être pas mis en lambeaux. Un homme très
poli est venu s'asseoir à ma table, et a demandé un
verre de bière. En causant, il m'a parlé de la
maison de Pierre le Grand, et a offert de m'y con-
duire. Les petits cicérone hurlaient tellement à la
328 L OR EL Y.
porte et faisaient de telles grimaces, que cet obli-
geant personnage crut devoir leur distribuer des
coups de canne. « Monsieur, me dit-il, je me ferai
un plaisir d'accompagner un voyageur qui paraît dis-
tingué, et de lui faire les honneurs de la ville. Ces
drôles vous auraient volé votre argent; ils sont in-
capables d'apprécier les choses d'art. Je vous pré-
viens qu'il ne faut donner que quatre sous à la
maison du czar Pierre. On abuse ici de la facilité
des étrangers. Maintenant, si vous voulez voir la
maison, accompagnez-moi; je vais de ce côté. »
A cent pas du port, presque dans la campagne, on
rencontre une petite porte verte sur le bord d'un ruis-
seau. Au fond d'une cour de ferme est une maison
qui a l'aspect d'une grange. C'est dans cette maison,
— qui recouvre l'ancienne comme un verre couvre
une pendule, — qu'existe encore la cabane parfai-
tement conservée du charpentier impérial. Dans la
première pièce, on voit une haute cheminée dans
l'ancien goût flamand, que surmonte une plaque
gravée qu'a fait poser l'empereur Alexandre; de
l'autre côté, un lit pareil à nos lits bretons; au mi-
lieu, la table de travail de Pierre, chargée d'une
quantité d'albums qui reçoivent les autographes et
les inspirations poétiques des visiteurs. La seconde
pièce contient divers portraits et légendes. Les cloi-
sons de sapin sont entièrement couvertes de signa-
tures et de maximes, comme si les albums n'avaient
FETES DE HOLLANDE. 329
pas suffi! mais chacun veut prendre une part de
l'immortalité du héros. J'ai remarqué cette citation
de Gœthe : « Ici je me sens homme ! ici j'ose l'être. »
C'était un homme en effet que ce grand homme ;
mais abrégeons. — Mon obligeant inconnu s'était
retiré par discrétion, car on permet aux curieux de
méditer dans cette maison et de se supposer un
instant à la place du czar Pierre. Ouvrier et empe-
reur, les deux bouts de cette échelle se valent en
solidité, et il est impossible de réunir plus de no-
blesse à plus de grandeur. Pierre le Grand, c'est
l'Emile de Rousseau idéalisé d'avance.
Je compris, en retrouvant l'inconnu à la porte et
lui voyant un air embarrassé, qu'il obligeait ses
amis à la manière de M. Jourdain; mais il s'y était
pris spirituellement. J'offris de lui prêter un florin
qu'il accepta sans difficulté.
« Maintenant, monsieur, voulez-vous venir voir
Broëk? cela ne coûte que quatre florins. — C'est
trop. — Deux florins, et j'y perds. — Je n'y tiens
pas. — Alors, monsieur, ce sera un florin... je fais
ce sacrifice par amitié.)) En effet, ce n'était pas cher;
il fallait une voiture pour franchir les deux lieues.
On sait déjà par Gozlan que Broëk est un village
dont tous les habitants sont immensément riches.
Le plus pauvre, n'étant que millionnaire, a accepté
les fonctions de gardien des portes et de garde-cham-
pêtre à ses moments perdus. La vérité est que les
330 LORELY.
paysans de ce village sont des commerçants et des
armateurs retirés, chez lesquels sont venues s'a-
masser pendant plusieurs générations les richesses
des Indes et de la Maiaisie. Ces nababs vivent de
morue et de pommes de terre au milieu du rire
éternel des potiches et des magots. Chaque maison
est un musée splendide de porcelaines, de bronzes
et de tableaux. Il y a toujours une grande porte,
qui ne s'ouvre que pour la naissance, le mariage ou
la mort. On entre par une porte plus petite. L'as-
pect du village offre un carnaval de maisons peintes,
de jardinets fleuris et d'arbustes taillés en forme
d'animaux. C'est là que l'on rabote, par un senti-
ment exquis de propreté, les troncs des arbres, qui
sont ensuite peints et vernis. Ces détails sont con-
nus • mais il y a quelque exagération dans ce qu'ont
dit certains touristes, que les rues sont frottées
comme des parquets.— Le pavé se compose simple-
ment de tuiles vernies, sur lesquelles on répand du
sable blanc, dont la disposition forme des dessins.
Les voitures n'y passent pas et doivent faire le tour
du village. Ce n'est que dans le faubourg que Ton
peut rencontrer des auberges, des marchands et des
cafés. Les femmes ont conservé, comme à Saardam,
les costumes pit toresques de la Nord-Hollande. Les
couronnes d'orfèvrerie, souvent incrustées de pierres
fines, les dentelles somptueuses et les robes mi-
parties de rouge et de noir sont les mêmes qu'à
FÊTES DE HOLLANDE. 331
l'époque où une reine d'Angleterre se plaignait
d'êfre éclipsée par les splendeurs d'une cuisinière
ou d'une fille de ferme. Il y a au fond beaucoup de
clinquant dans tout cela; mais l'aspect n'en est pas
moins éblouissant.
Il ne faut pas mépriser Saardam, où nous ren-
trons après cette excursion rapide. — J'ai demandé
à voir le bourgmestre, et je m'attendais à voir sur-
gir tout à coup l'ombre de Potier. Le bourgmestre
était absent, heureusement pour lui et pour moi.
— La mairie est située dans une grande rue où
lesprit français a encore pénétré : ce sont deux
lignes de magasins splendides, qu'on ne s'atten-
drait pas à rencontrer tout près d'un vaste canal
qui suit parallèlement les jardins situés derrière.
Les plates-bandes de tulipes égaient toujours les
carrés de verdure découpés par des ruisseaux d'eau
verte qui s'argentent ou se dorent aux derniers re-
flets du soleil couchant. C'est le printemps encore,
tandis que Paris doit être en proie à l'été. Les mai-
sons, peintes de toutes les nuances possibles du
vert, depuis le vert-pomme jusqu'au vert-bouteille,
se doublent dans ces eaux paisibles , comme le châ-
teau du Gascon, — qui s'imagine alors qu'il en pos-
sède deux.
Le port de Saardam n'est pas non plus à dédai-
gner... Déjà la cloche nous appelle, et nous n'avons
que le temps d'admirer la sérénité de ces rivages et
332 LORELY.
de ces eaux, où dorment les lourds bateaux à voiles
qui de temps en temps se réveillent pour faire le
grand voyage des Indes,
V. — Het f&em tirants Feest.
0 Érasme ! — dont je porte humblement le nom
traduit du grec, — inspire-moi les termes choisis et
nécessaires pour rendre l'impression que m'a causée
Amsterdam au retour. Les lumières étincelaient
comme les étoiles dorées dont parlent les ballades
allemandes. Toi qui as fait l'éloge de la folie, tu
comprendras le ravissement que j'ai éprouvé en
voyant toute la ville en fête à la veille de l'érection
officielle de la statue de Rembrandt. Le gouverne-
ment n'accordait qu'un jour, mais le peuple en vou-
lait au moins trois. On se réjouissait d'avance dans
les gastoffs et dans les musicos. J'ai trouvé à la porte
d'un de ces derniers une femme qui représentait
très sincèrement l'image de la Folie dont Holbein a
orné tes pages savantes. C'était encore, si l'on veut,
a Calliope longue et pure, » charmant de ses accords
la foule assemblée dans un carrefour. Son violon,
poudré au milieu par la colophane, exécutait des
airs anciens d'un mauvais goût sublime. En me
voyant, cette femme eut l'intuition de ma nationa-
lité, et joua aussitôt la Marseillaise. La foule sym-
pathique répétait le chœur en langue flamande. —
FETES DE HOLLANDE. 333
Il est naturel du reste qu'on accueille bien les étran-
gers qui viennent assister à une fête artistique.
Le lendemain, toutes les maisons étaient pavoi-
sées, ainsi que les vaisseaux du port ; le canon re-
tentissait pour marquer les pas du temps, — si
précieux ce jour-là, — et les guirlandes de fleurs et
de ramées s'étendaient le long de la grande rue jus-
qu'au Markt plein.
Il ne faut pas trop s'étonner de voir Rembrandt
logé sur le Marché-au-Beurre, puisque nous n'avons
pu obtenir pour Molière, à Paris, qu'une encoignure
entre deux rues, servant de fontaine, et livrée aux
porteurs d'eau de l'Auvergne, qui me rappellent
cette belle phrase de M. Yillemain dans Lascar is :
a Les Arabes attachaient leurs chevaux à ces colon-
nes romaines, — qu'ils ne regardaient pas ! »
Toute la population d'Amsterdam était sur la
place du marché lorsque la statue apparut dé-
pouillée des voiles qui la couvraient depuis le 1 7 mai,
époque de son installation. — On entendit sur la
place un huzza colossal, que couvrit bientôt l'exé-
cution à grand orchestre du chant national : Wien
Neerlands bloed in d/aderen Yloeit *... Il était midi
et demi, le roi venait de paraître dans sa loge en
costume d'officier de marine. Ce souverain a fort
bonne mine sous l'uniforme, et se trouve parfaite-
1 C'est le sang de la Néerlande qui coule dans nos veines, etc.
19.
331 LORELY.
ment rendu clans un portrait de M. Pieneman, le
célèbre peintre historique qui est à la tête aujour-
d'hui de l'école hollandaise. — Les honneurs de la
fête étaient rendus au roi par les membres de la
société Artiet Amicitiœ, qui avaient eu l'initiative
de cette inauguration. Dans les Pays-Bas, où l'écorce
monarchique couvre toujours un ancien fruit répu-
blicain, le gouvernement n'apparaît qu'à titre ho-
noraire dans les fêtes de l'art, de la littérature ou de
l'industrie. Le roi souscrit comme les autres, en
raison de ses moyens.
La statue de Rembrandt n'a rien de la crânerie
de celle deRubens à Anvers. Je ne sais pourquoi les
grands hommes de Hollande sont toujours repré-
sentés la tête penchée en méditant sur leurs œuvres.
Érasme a le nez dans son livre ; Laurent Coster, à
Harlem, songe à tailler des lettres de bois- Rem-
brandt médite un chef-d'œuvre en croisant sur son
ventre ses mains, dont l'une ramène un des coins
de son manteau. Son costume de troubadour est
varié d'une trousse dans le goût du xvne siècle et
de souliers à bouffettes qu'on a pu porter en effet
vers ce temps-là. — Sur le piédestal, on remarque
les lettres R. V. R., Rembrandt van Rhyn, et Ton
peut lire encore cette devise : Hulde van het na-
geschlacht (hommage de la postérité). Le statuaire
s'appelle Royer, le même qui a modelé la statue de
Ruvtcr.
FÊTES DE HOLLANDE. 335
Trois noms, Ruyter, Vondel et Rembrandt, bril-
laient partout en or sur les bannières. On m'a traduit
les discours prononcés par les autorités. M. Schel-
tema, savant archiviste, s'est occupé beaucoup de
rassembler des documents sur la vie de Rembrandt.
Il a rappelé avec bonheur le souvenir d'une fête où,
il y ajuste deux siècles, le vieux Yondel fut couronné
de lauriers par les associations de peintres et de
sculpteurs. L'orateur a cherché ensuite à venger le
grand artiste de diverses inculpations, qui réelle-
ment font du tort à notre pays, dans je ne sais quel
article de la biographie Michaud. — Le discours du
savant semblait calqué, à l'inverse, sur les argu-
ments de l'inconnu qui a écrit cet article, dont nous
ne savons même si nous devons être responsables.
a On a accusé Rembrandt, a dit M. Scheltema, d'être
avare et crapuleux (schraapzngtig).» M. Scheltema
a peut-être un peu trop vengé Rembrandt du repro-
che d'avoir fréquenté le bas peuple. Nous possédons
à laRibliothèque nationale une collection de gravu-
res qu'il eût été difficile à l'artiste de réaliser sans
se mêler un peu à la basse société. Le beau monde
était très beau sans doute du temps de Rembrandt,
mais les gens en guenilles n'étaient pas à dédaigner
pour un peintre. Ne cherchons pas à faire des poètes
et des artistes des gentlemen accomplis et méticu-
leux. La main qui tient la plume ou le pinceau ne
s'accommode des gants paille que quand il le faut
336 LORELY.
absolument, pour toucher parfois d'autres mains
ornées de gants pail!e, — et des esprits de la force
de Rembrandt sont ceux qui, comme les dieux, épu-
rent l'air où ils ont passé.
On s'attendait à revoir le roi au grand bal que
donnait la société ArtietAmicitiœ. Il avait fort bien
répondu à une allusion imprudente d'un discours
municipal touchant le monument de Waterloo. —
Ceci, a-t-il répliqué, n'est pas un monument san-
glant. — Mais le souverain, un peu fatigué de la
journée, avait laissé pour le représenter au bal le
prince Henri, qui a seul été salué du chant: Levé het
Waderland !.. . hoezée !
En consultant mes souvenirs de cette journée du
27 mai, je suis encore frappé de l'aspect de toute
cette ville en fête, des maisons pavoisées et des fe-
nêtres ornées de guirlandes, du sol jonché de fleurs,
et de ces milliers de bannières flottant au vent ou
portées en pompe par les sociétés et les corpora-
tions. Le soir, tout était illuminé, et les rues qui
conduisent du marché au musée étaient particuliè-
rement sablées et parées de verdure. Les tableaux
du prince de la peinture hollandaise étaient éclairés
a giorno^ et la Bonde nocturne surtout était encore
admirée avec délices: il aurait fallu peut-être faire
venir de La Haye la Leçon dyanatomie ; -— mais le
Parc, véritable centre de cette solennité, nous gar-
dait d'autres merveilles et d'autres hommages ren-
FÊTES DE HOLLANDE. 337
dus à Rembrandt. Pourquoi faut-il que le grand
artiste n'ait été si unanimement fêté qu'après deux
cents ans dans la ville où il a passé presque toute
sa vie? Ne pouvant attaquer son talent, on l'a traité
d'avare: on a raconté que ses élèves peignaient sur
des fragments de cartes découpées des ducats et des
florins qu'ils semaient dans son atelier, afin qu'il les
fit rire en les ramassant. Ce qui est vrai, c'est que
Rembrandt le réaliste employait toutes ses écono-
mies à acquérir des armes, des costumes et des
curiosités qui lui servaient pour ses tableaux. Ne lui
a-t-on pas reproché d'avoir épousé une paysanne et
d'avoir feint d'être mort pour profiter de la plus-
value d'une vente après décès? — - La biographie
fondée sur des preuves nouvelles que va publier dans
trois mois M. Scheltema rétablira sans doute la vé-
rité des faits. — Il s'est rencontré même un cri-
tique qui appréciait le talent d'après une échelle
arithmétique, et qui, supposant le nombre 20
comme étalon général, accordait à Rembrandt 15
comme composition, 6 comme dessin, 17 comme
coloris et 12 comme expression? Ce mathématicien
s'appelait de Piles.
Le parc, illuminé de deux mille becs de gaz, a
bien vengé l'artiste de ces obscurs blasphémateurs.
Au delà des allées d'arbres précieux et des parterres
bariolés des dernières bandes de tulipes, on entrait
dans une vaste salle dont les peintures latérales
338 LORELY.
avaient été exécutées par les peintres actuels de
Técole hollandaise; — Gérard Dow, Flinck et
Eeckout, les élèves de Rembrandt avaient leur part
de cette glorification. J'ai remarqué les composi-
tions de MM. Pieneman, Van Hove père et fils, Ro-
chussen, Peduzzi, Israëls, Rosboom, Schwartze,Yon
de Laar, Calisch, etc. Chaque panneau offrait une
scène de la vie artistique du maître, et j'ai trouvé
très ingénieuse l'idée de le représenter peignant ses
principaux tableaux. — Notamment pour la Ronde
de Nuit, on voyait le peintre dans son atelier, en-
touré de ses modèles en costume : les deux fiers
compagnons vêtus à la mode espagnole, la jeune
bohémienne en robe de soie jaune avec le gibier
pendu à sa ceinture, et jusqu'au petit chien qui at-
tend son tour pour poser. — Le Tobie de notre mu-
sée a aussi sa place dans ces décorations. Il serait
trop long de tout décrire. Et d'ailleurs l'attente gé-
nérale a été détournée bientôt par une ouverture à
grand orchestre, suivie d'une représentation allé-
gorique dans le goût flamand, qui avait lieu sur une
sorte de théâtre dressé pour la circonstance. Les
chambres de rhétorique et de poésie fleurissent tou-
jours dans ce pays, et gardent éternellement les
traditions du moyen âge. Nous avons donc vu une
scène où les dieux sont mêlés, et qui symbolisait
cette pensée que la poésie, la philosophie et les arts
devaient s'unir pour fêter le grand homme. Dame
FÊTES DE HOLLANDE. 339
Rhétorique, dame Philosophie et dame Sapience
n'auraient pas mieux parlé au quatorzième siècle
que ne l'ont fait les acteurs de cette moralité dé-
clamant les vers de M. Van Lennep. Les dieux peints
et sculptés de la salle accueillaient aussi cette com-
position mythologique d'un sourire bienveillant. —
Ensuite a commencé le bal, et une valse échevelée,
où brillaient les blanches épaules et les diamants
séculaires des dames de Hollande, a couronné la
fête, qui avait commencé par la distribution des lots
d'une tombola artistique à laquelle tous les peintres
du pays s'étaient intéressés par des offrandes. Cette
loterie a produit plus de vingt mille florins.
Le Palais était magnifiquement pavoisé. On m'a-
vait permis de le visiter avant l'arrivée du roi. Le
Palais d'Amsterdam est digne de remplacer une des
sept merveilles du monde disparues. Il est bâti sur
onze mille pilotis, formés des plus grands mâts de
vaisseaux. La Salle de bal est la plus grande et la
plus belle de l'Europe, — plus grande peut-être
que la salle de la Bourse de Paris. Toute la partie
supérieure est revêtue de sculptures admirables en
marbre blanc. Huit salles également pleines de
chefs-d'œuvre entourent cet immense local , et y
correspondent de plain-pied. Tous les itinéraires
donnent les dimensions et énumèrent les ornements
de cette agrégation d'intérieurs superbes. On admire
aussi au même étage les appartements royaux dé-
340 LORELY.
corés encore comme au temps de Louis Bonaparte,
— dans le style de l'empire, — et que le roi Guil-
laume fail aujourd'hui restaurer. Du haut de cet
édifice on embrasse parfaitementlavued'Àmslerdam
découpée en hémicycle, et Ton compte les bandes
d'argent des canaux qui vont se rétrécissant jus-
qu'au bord. L'Amstel se perd au loin dans les cam-
pagnes. Le Rhin aboutit à la mer en traversant les
dunes couvertes de moulins, qui avoisinent Leyde
aux tours rougeâtres, C'est là qu'est né Rembrandt
van Rhyn, — Rembrandt du Rhin.
APPENDICE.
Nous croyons pouvoir ajouter comme annotation
aux Souvenirs de Thuringe, les passages suivants qui
font partie d'un article publié par Y Illustration :
a M. Gérard de Nerval est le plus pérégrinateur
de nos écrivains. Il y a un mois à peine il était
parti pour Berlin lorsqu'il apprit en route que Ton
allait donner à Weimar, pour l'inauguration de la
statue de Herder, des fêtes qui se rencontraient
avec l'anniversaire de la naissance de Gœthe.
a Gérard avait été l'ami de Gœthe, ami presque
inconnu , car ils ne s'étaient, je crois, jamais vus.
Mais, à l'âge de dix-huit ans, il avait publié une
traduction de Faust, en prose et en vers.
a Voici ce qu'on a lu depuis dans les Conversa-
fions de Gœthe, publiées par Eckermann. Ce der-
nier rend compte de la fin d'un dîner auquel l'illustre
poëte allemand l'avait invité :
« Gœthe avait pris en main la dernière traduc-
(c tion française de son Faust , par Gérard, qu'il
a feuilletait et paraissait lire de temps à autre : de
342 APPENDICE.
(( singulières idées, disait-il, me passent par la tête
« quand je pense que ce livre se fait valoir dans une
a langue sur laquelle Voltaire a régné il y a cin-
« quante ans.
a Goethe fit reloge de ee travail : Je n'aime plus
a lire le Faust en allemand, ajoutait-il, mais dans
a cette traduction française tout agit de nouveau
a avec fraîcheur et vivacité. »
« Gérard ne pouvait manquer de s'arrêter sur sa
route pour rendre hommage au Voltaire allemand,
qui avait daigné mêler son nom aux conversations
de ses dernières années.
a II est inutile de demander si notre compatriote
fut bien accueilli à Weimar...
« Un matin qu'il s'occupait de visiter les an-
ciennes demeures des grands hommes qui ont sé-
journé dans cette ville, telles que celles de Lucas
Cranach qui a orné la cathédrale d'un beau tableau;
de Wieland , de Herder et de Schiller, il fit la ren-
contre d'un inconnu qui lui proposa de lui faire
voir Tintérieur du palais grand-ducal, où resplendit
de toutes parts le culte que la famille de Saxe a
voué aux grands hommes; le voyageur accepta avec
empressement, et examina avec une pieuse curiosité
ces quatre grandes salles consacrées Tune àWieland,
la seconde à Herder, les deux dernières à Gœthe et
à Schiller.
a De retour à Paris, Gérard publia dans la Presse
et dans Y Artiste la description des fêtes auxquelles
il avait assisté. A ce sujet , l'inconnu qui lui avait
APPENDICE. 343
si gracieusement ouvert le palais grand-ducal vient
de lui adresser la lettre suivante :
a Recevez, je vous prie, tous mes remereîments :
si, passionné comme je le suis pour la gloire litté-
raire de sa patrie, l'on désire qu'elle soit servie par
la renommée, rien ne saurait réjouir davantage que
la preuve que cette gloire est reconnue et goûtée
à l'étranger. Vous m'avez procuré cette joie, mon-
sieur; aussi ne saurais -je mieux y répondre que
par la main même de Gœthe, dont je vous prie
d'accepter l'autographe ci-joint, en vous souvenant
de Weimar et de celui qui reste à jamais votre très
dévoué
a Charles-Alexandre,
k Grard-duc héréditaire de Saxe.
« Du château du Belvédère, 30 octobre I8o0. »
a II est assez difficile de rendre en français la tra-
duction fidèle de ce quatrain improvisé. Il a été écrit
à propos d?un portrait de la jeune princesse Marie
de Prusse, et, s'il était possible de le faire passer
littéralement dans notre langue, on pourrait le tra-
duire ainsi :
SLR UN PORTRAIT DE LA PRINCESSE MARIE :
« Aimable et gentille, — Calme et bienveillante;
« Sont à elle les fidèles — Sûrs comme l'or '.
a Quelle plus charmante et plus délicate ma-
1 C'est le mot à mot, la grâce du quatrain ne pourrait se
rendre qu'avec des péri pbrases, et faiblement.
344 APPENDICE,
nière de prouver sa reconnaissance à un écrivain !
a Ce qui ajoute encore de la grâce et de la valeur
à Tenvoi du prince héréditaire, c'est le choix spécial
de l'autographe. Au moment où Gérard examinait
l'intérieur de la maison de Gœthe , il y avait ren-
contré cette jeune princesse Marie pour qui ont été
écrits ces quatre vers. En voyant « cette apparition
charmante errer capricieusement parmi les images
du passé, a Gérard l'avait comparée à l'image an-
tique de Psyché, représentant la vie sur la pierre des
tombeaux. Le prince Charles-Alexandre, en choisis-
sant parmi tous les autographes de Gœlhe celui qui
se rapportait à la jeune princesse, a-t-il voulu faire
discrètement comprendre à l'écrivain qu'une autre
personne était de moitié dans l'envoi de ce souvenir
de Weimar?
La royale famille de Saxe-Weimar est une famille
à part au milieu des autres souverains allemands.
Le culte et l'amour de l'art sont une des traditions
des princes de cette souveraineté athénienne dont
Gœthe a été pendant longtemps le principal mi-
nistre. Cependant, il faut le dire à la louange des
princes allemands, beaucoup aiment les lettres,
et presque tous bannissent, dans leurs rapports avec
les simples particuliers, cette morgue et cette roide
attitude qui ont caractérisé nos princes français, à
l'époque où la France avait encore des princes. »
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.
Lorsqu'on recueille après tant d'autres quelques impressions
éparses, le long de ce vieux Rhin, qui s'en va finir dans la patrie
de Rembrandt, on ne peut avoir la prétention soit de dire
quelque chose de nouveau, soit de donner un fidèle itinéraire ;
il y a des livres pour cela. Dans cette vue prise à vol d'oiseau
des aspects et des mœurs, on risque aussi de choquer certaines
susceptibilités locales. C'est ce qu'indiquent quelques lettres de
personnes honorables d'Amsterdam , reçues à la Revue des Deux-
Mondes, et qui reprochent à l'auteur de n'avoir pas écrit un arti-
cle sérieux sur Rembrandt, d'avoir traité légèrement les Cham-
bres de rhétorique et les concours de poésies, et d'avoir parlé d'un
Érasme mécanique qui existerait à Dordrecht. C'est, dit-on,
« un cancan des gamins de Rotterdam. » Cela prouverait que la
statue a pu exister autrefois. L'auteur n'a pas dit qu'il l'eût vue.
11 a rapporté ce cancan, ainsi que celui du bois de La Haye
planté sur pilotis, dont l'ancienne tradition n'a rien d'extraor-
dinaire en raison du peu de stabilité des terrains.
Ensuite, il est impossible d'écrire un article sérieux sur Rem-
brandt, puisque l'on prétend, à Amsterdam, que les nouveaux
documents recueillis et non encore communiqués à l'Europe,
démontreront les erreurs grossières contenues dans les biogra-
phies que nous possédons. Il faut attendre.
Le public sérieux du pays ne s'est certainement pas préoccupé
de ces questions de détail, et reconnaîtra sans doute que la légè-
reté française, si inquiétante quelquefois pour les étrangers, se
trouve tempérée ici par des éloges bien sincères, qui doivent êlre
appréciés dans la patrie deVondel, d'Érasme et de Jean Second.
SUR LES SCENES DE LA VIE ALLEMANDE.
En 1839, revenant d'Allemagne, j'avais écrit Léo Burckarl
pour la Porte-Saint-Martin; il fallut en retrancher le tiers pour
en rendre la représentation possible. Cette édition les reproduit
telles qu'elles ont été composées. — La pièce, reçue par Harel,
était en répétition depuis un mois, lorsqu'il fallut, selon l'usage,
envoyer deux manuscrits à la censure. C'était une dépense de
GO fr. pour cinq actes et un prologue. Il est vrai qu'on rendait
l'un des deux manuscrits. Mais il faut toujours remarquer ici
que les écrivains sont imposés en tout plus que les autres pro-
ducteurs. Exemplaires de livres pour les bibliothèques, exem-
plaires de manuscrits pour la censure.
Grevés déjà dans la publication de nos travaux par les privi-
lèges d'imprimerie, qui prélèvent sur notre profession une sorte
d'impôt représenté par ce qu'on appelle les étoffes, c'est-à-dire
le tiers du prix de main-d'œuvre, — nous le sommes encore par
l'existence des privilèges de théâtre, donnés assez souvent à des
gens bien pensants, mais ignorants des choses de théâtre, — les-
quels prélèvent encore un bénéfice sur le talent des auteurs et
des artistes (je ne parle pas du droit des pauvres dont nous
subissons notre part) ; — nous le sommes encore par suile du
cautionnement et du timbre de3 journaux, qui souvent impo-
sent à l'écrivain un directeur ou un rédacteur en chef entière-
ment illettré. —Cela est devenu rare aujourd'hui... mais cela
s'est vu.
Me voilà donc, ayant éprouvé, comme nous tous, le malheur
qui résulte d'une profession qui n'en est pas une, et d'une pro-
priété que, selon le mot d'Alphonse Karr, on a toujours négligé
APPENDICE. 247
de déclarer propriété; me voilà donc forcé, p2ndant six mois, de
solliciter le visa du ministère de l'intérieur.
Il y avait là beaucoup d'anciens gens d'esprit, que cela amu-
sait peut-être de faire promener un écrivain non sérieux. M. Ve-
rra, dont j'avais fait la connaissance dans un restaurant, me
dit un jour : « Vous vous y prenez mal. Je vais vous donner
une lettre pour la censure ; » et il me remit un billet où se trou-
vaient ces mots : « Je vous recommande un jeune auteur qui tra-
vaille dans nos journaux d 'opposition constitutionnelle , et qui vous
demande un visa, etc. » M. Yéron, — dans le journal duquel j'ai en
effet écrit quelques colonnes en l'honneur des grands philosophes
du dix-huitième siècle, — ne m'en voudra pas de révéler ce
détail, qui lui fait honneur.
De ce jour, toutes les portes s'ouvrirent pour moi, et l'on
voulut bien me dire le motif qu'on avait pour arrêter ma pièce
et pour me priver, pendant tout un rude hiver, de son produit.
On en jugeait le spectacle dangereux, à cause surtout d'un
quatrième acte qui représentait avec trop de réalité, et sous des
couleurs trop purement historiques, le tableau d'une vente de
charbonnerie. — On m'eût loué de rendre les conspirateurs ridi-
cules ; on ne voulait pas supporter l'équitable point de vue que
m'avait donné l'étude de Shakespeare et de Gœthe, — si faible
que put être ma tentative.
M. de Montalivet était ministre alors. Je ne pus pénétrer jus-
qu'à lui. Cependant, c'était sur ses décisions que les bureaux,
très polis du reste et très bienveillants pour moi, rejetaient ia
responsabilité.
Les répétitions étaient suspendues toujours; — Bocage, appelé
par un engagement de province, avait laissé là le rôle, — dans
lequel son talent eût été une fortune pour ce pauvre Harel et
pour moi. Le printemps, saison peu avantageuse pour le théâtre,
commençait à s'avancer. Je parlais de ma déconvenue à un
écrivain politique, dans un de ces bureaux de journaux où la
ligne qui sépare le premier-Paris du feuilleton est souvent ou-
bliée pour ne laisser subsister que les relations d'hommes qui se
voient habituellement.
248 APPENDICE.
— Vous êtes bien bon, me dit-il, de vous donner tant de peine,
La censure n'existe pas en ce moment.
— J'ai des raisons de penser le contraire.
— Elle existe de fait et non de droit..., comprenez-vous?
— Gomment?
— Il y a trois ans, le ministère a obtenu un vote provisoire
des chambres pour le rétablissement de la censure, mais sous
la condition de présenter une loi définitive au bout de deux
ans.
— Hé bien?
— Hé bien, — il y a trois ans de cela.
Sans être un homme processif, je sentis qu'il y avait là néces-
sité de soutenir, non pas mes intérêts, les écrivains y songent ra-
rement, — mais ceux de ma production littéraire.
J'allai trouver Me Lefèvre, le défenseur agréé et attitré de
l'association des auteurs dramatiques. Me Lefèvre me dit fort
poliment: « Vous pouvez avoir raison... Mais notre association
évite prudemment de s'engager dans les questions politiques.
De plus, mes opinions me font un devoir de m'abstenir. Vous
trouverez d'autres agréés qui soutiendront votre affaire avec
plaisir. »
J'allai trouver Me Schayé, qui me dit : « Vous avez raison :
ils sont dans une position fausse. Nous allons leur envoyer du
papier timbré. »
Le lendemain, je reçus une lettre qui m'accordait une au-
dience du ministre de l'intérieur... à cinq heures du soir.
Le ministre me reçut entre deux portes et me dit : « Je n'ai
pu encore lire votre manuscrit; je l'emporte à la campagne.
Revenez, je vous prie, après demain, à la même heure. »
Je fus obligé de prendre mon tour pour l'audience. J'attendis
longtemps, et il était tard lorsque je fus introduit. — Mais que
ne ferait pas un auteur pour sauver sa pièce !
Le ministre m'adressa un salut froid et chercha mon manus-
crit dans ses papiers. N'ayant alors jamais vu de près un mi-
nistre, j'examinai la figure belle mais un peu fatiguée de M. de
Montalivet. — II appartenait à cette école politique qu'affection-
APPENDICE. 249
naii le vieux monarque, et que Ton pourrait appeler le parti
des hommes gras. Abandonné à ses instincts, Louis-Philippe au-
rait tout saeriGé pour ces hommes qui lui donnaient une idée
flatteuse de la prospérité publique. Comme César, qui n'aimait
pas les maigres, il se méfiait des tempéraments nerveux comme
celui de M. Thiers, ou bilieux comme M. Guizot. On les lui im-
posa, — et ils le perdirent.... soit en le voulant, soit sans le
vouloir. M, de Montalivet avait retrouvé le manuscrit énorme
qui contenait mon avenir dramatique. 11 me le tendit par dessus
une table, et se privant avec bon sens de ces phrases banales
que l'on prodigue trop légèrement aux auteurs, il me dit : « Re-
prenez votre pièce, faites-la jouer, et si elle cause quelque dés-
ordre, on la suspendra. » Je saluai et je sortis.
Si je ne savais pas, par des récits divers, que M. de Montalivet
est un homme fort aimable dans les sociétés, je croirais avoir eu
une entrevue avec M. de Ponlehai train.
La difficulté était de faire remonter la pièce, qui avait perdu
une partie de ses acteurs primitifs. Il fallait attendre la fin d'un
succès qui se soutenait au théâtre. L'été s'avançait; Harel me
dit : « J'attends un éléphant pour l'automne; la pièce n'aura
donc qu'un nombre limité de représentations. »
On la monta cependant avec les meilleurs acteurs delà troupe:
Madame Mélingue, Raucour, Mélingue, Tournan et le bon Moés-
sard. Ils furent tous pleins de bienveillance et de sympathie pour
moi, et surent tirer grand parti d'une pièce un peu excentrique
pour le boulevard.
Seulement les répétitions se prolongèrent encore beaucoup.
Un directeur n'est pas dans une très bonne position pécuniaire
quand il attend un éléphant. Au cœur de la belle saison il comp-
tait peu sur les recettes qu'il aurait pu recueillir si l'on eut
joué la pièce à l'entrée de l'hiver. Une seule décoration nouvelle
était indispensable, celle d'un tableau représentant des ruines
éclairées par la lune, à Eisenach, près du château de laWartburg.
J'avais rêvé cette décoration, — je l'ai vue en nature plus
tard en quittant l'électorat de Hesse-Cassel pour me rendre à
Leipsick.
20
250 APPENDICE.
Harel disait continuellement : « J'ai commandé le décor à
Cicéri. On le posera aux répétitions générales. »
On le posa l'avant-veille de la représentation.
C'était un souterrain, fermé avec des statues de chevaliers, pa-
reil à celui dans lequel on avait joué jadis le Tribunal secret,
à l'Ambigu.
Peut-être encore était-ce le même qu'on avait racheté et fait
repeindre.
Je m'étais mis dans la tête de faire exécuter dans la pièce les
chants de Kœrner, rendus admirablement en musique parWeber.
— Je les avais entendus ; je les avais répétés en traversant à pied
les routes de la Forêt-Noire, avec des étudiants et des compa-
gnons allemands. Celui de la Chasse de Lulzow avait été origi-
nairement dirigé contre la France ; mais la traduction lui faisait
perdre ce caractère, et je n'y voyais plus que le chant de l'indé-
pendance d'un peuple qui lutte contre l'étranger. Celui de YÊpée
était reproduit dans le chœur du quatrième acte.
J'avais consulté Auguste Morel sur les possibilités d'exécution
de ces morceaux. 11 voulut bien arranger une partition conve-
nant aux règles du théâtre, et pour laquelle il fallait nécessaire-
ment seize choristes.
Nous pensâmes aux ouvriers de Mainzer et à ceux de l'Or-
phéon. J'étais allé trouver les chefs de chœur dans leurs ateliers
et dans leurs pauvres mansardes, et ils m'avaient donné libéra-
lement leur concours moyennant seulement le prix de leurs
journées que les répétitions leur faisaient ordinairement perdre.
— Ils perdirent un mois.
Harel, un peu gêné pour le payement des figurants ordinai-
res, les réduisit au nombre qui était indispensable, et les ouvriers
se trouvaient forcés relativement défigurer, et de faire les évolu-
tions ordinaires des comparses. Ils ne représentaient, du reste,
que des étudiants et avaient peu à faire. Toutefois, l'inexpérience
nuisait souvent aux effets de la mise en scène.
Ils étaient ravis des deux chants populaires , — qui sont restés
dans les concerts orphéonistes.
Le soir de la première représentation j'étais inquiet des accet-
APPENDICE. 251
soires qui, — comme la marée de Vatel, — n'arrivaient pas
Si les accessoires n'arrivaient pas , c'est qu'en général , il en
est ainsi dans tous les théâtres; — ce n'est qu'au dernier mo-
ment qu'on s'occupe des détails. Souvent aussi le directeur ne
peut payer d'avance le costumier, le peintre ou le décorateur,
— qui ne rendent leur travail ou celui de leurs ouvriers, que
moyennant une délégation sur la recette, — dont il est impos-
sible, avant le soir même, de prévoir le total.
Le pauvre Harel , — qui était un homme après tout remar-
quable, — qui avait été directeur du JS ai n jaune, et qui a été
couronné par l'Académie, pour un éloge de Voltaire, pliait dans
ce moment-là sous le poids des obligations que lui avait créées sa
lutte obstinée avec la mauvaise fortune de la Porte-Saint-Martin.
Le privilège était grevé de quinze mille francs qu'il fallait don-
ner annuellement à un directeur encore plus spirituel, qui avait
trouvé le moyen de se faire conférer deux théâtres : — l'un
possédé directement, l'autre, qui n'était qu'unie/, dont le pro-
duit médiocre faisait sourire le possesseur, et cependant ruinait
peu à peu le possédant.
Ceci est déjà de l'ancien régime ; — bornons-nous à constater
que si Harel eût eu dans sa caisse les cent cinquante mille francs
qu'il a donnés en dix ans à son suzerain, il n'aurait peut-être pas
été gêné à l'époque où il attendait l'éléphant.
Harel était forcé souvent d'engager les costumes les plus bril-
lants du théâtre. Alors il ne fallait pas lui parler de pièces
moyen âge ou Louis AT, — encore moins de celles qui pouvaient
concerner des époques luxueuses, grecques, bibliques ou orien-
tales.
On lui offrit un jour une pièce de la régence qui promettait
un succès par l'effet serré des combinaisons. Harel fit appeler
M. Dumas, — costumier, — et lui dit : « Comment sommes-
nous en costumes de la régence?
— Monsieur, — bien mal; — il n'y a plus d'habits'..... Nous
avons un peu de gilets et des trousses (ce sont les culottes du
temps'.
— Eh bien î Dumas, avec des gilets et des trousses, il suffit
252 APPENDICE.
d'ajouter des habits de serge en couleurs voyantes. L'éclat des
gilets suffira , — à la rampe, — pour satisfaire le public.
C'est ainsi que fut montée la Duchesse de La Vaubalière, où
les gilets de la régence éblouirent longtemps les amateurs ins-
truits qui formaient des queues mirifiques avec des billets à
cinquante et à soixante-quinze centimes.
— Ce succès-là m'a ruiné, — me disait plus tard Harel.
Je continuais à m'inquiéter des accessoires. Il s'agissait de
seize casquettes d'étudiants et de seize masques — pour la scène
du Saint-Wehmé, — masques en velours noir, nécessairement,
— qui avaient été bien connus par les représentations du Bravo ;
de Lucrèce Borgia et d'une foule d'autres drames.
Les casquettes n'arrivèrent qu'au premier entr'acte, mais on
me dit : Les masques ne peuvent tarder d'arriver.
On juge mal, dans les coulisses ; — c'est le sort des hommes
d'État. — Le public écoutait avec un silence merveilleux. Le
troisième acte ayant fini, je conçus une inquiétude touchant les
seize masques qui devaient servir au quatrième acte.
Je montai jusque dans les combles du théâtre. Quelques figu-
rants revêtissaient des costumes de gardes nobles allemands,
bleus avec des torsades jaunes; — d'autres, des costumes de si-
caires et de trabans, — qui les humiliaient beaucoup.
Quant aux étudiants, ils s'habillaient sans crainte, étant assurés
de leurs casquettes, — et ne songeaient pas qu'il fallait avoir des
masques pour la scène de vente du quatrième acte.
— Où sont les masques? dis-je.
— Le chef des accessoires ne les a pas encore distribués.
J'allai trouver Harel.
— Les masques?
— Ils vont arriver.
L'entr'acte semblait déjà long au public ; — on avait épuisé les
ressources ordinaires d'Harel, qui consistaient, pour faire at-
tendre un lever de rideau tardif, — en une pluie de petits pa-
piers au premier enlr'actej — au second, en une casquette —
qui, tombée du paradis, passait de mains en mains sur le par-
terre ; — au troisième entr'acte, en une scène de loges qui pro-
APPENDICE. 253
voquait au parterre ce dialogue obligé : « Il l'embrassera... il ne
l'embrassera pas!... »
L'usage était, entre le troisième et le quatrième acte, lorsque
l'intervalle se prolongeait trop, de faire aboyer un chien, — ou
crier un enfant. Des gamins, payés, s'écriaient alors : « Assoyez-
vous donc sur le moutard! » Et tout était dit. L'orchestre en-
tonnait, au besoin, la Parisienne, — permise alors.
Harel médit, après dix minutes d'entr'acte : « — Les étudiants
ont leurs casquettes... Mais ont-ils bien besoin de masques?
— Comment! pour la scène du tribunal secret!... Vous !e
demandez?
— C'est que l'on s'est trompé : l'on ne nous a envoyé que des
masques d'arlequin... Ils ont cru qu'il s'agissait d'un bal; —
parce que dans les drames modernes il y a toujours un bal au
quatrième acte.
— Où sont ces masques? dis-je, en soupirant, à Harel.
— Chez le costumier.
J'entrai là, au milieu des imprécations de tous les ouvriers
étudiants qui, sur ma parole, s'étaient engagés à jouer des rôles
sérieux.
— Masques d'arlequins!... me disait-on, — cela ne va pas
trop avec notre costume.
Mélingue et Raucourt, qui avaient des masques à eux, en ve-
lours noir, se prélassaient dans le foyer, sûrs de n'être pas ridi-
cules. Mais les affreux masques des étudiants, avec leurs nez de
carlin et leurs moustaches frisées, m'inquiétaient beaucoup. —
Raucourt dit : — Il n'y a qu'un moyen , c'est de rogner les
moustaches. Le nez est un peu écrasé, mais pour des conspira-
teurs cela ne fait rien. On dira : — qu'ils n'ont pas eu de nez.
Enfin, pour sauver l'acte, nous nous mîmes tous, madame
Mélingue, Raucourt, Mélingue et Tournan, — à couper les barbes
des masques d'arlequin, qui, à la rampe, faisaient scintiller leur
surface luisante, et ôtaient un peu de sérieux à la scène du Saint-
Vehmé.
Quelqu'un me dit : — a Harel vous trahit. » — Je n'ai jamais
voulu le croire,
254 APPENDICE.
Quant à la décoration dite de Gicéri, elle nous avait forcé de
supprimer un tiers de l'acte ; — attendu qu'il était impossible,
dans un caveau, de faire les évolutions qu'auraient permises une
scène ouverte à plusieurs plans.
Le quatrième acte, réduit à ces proportions, ne justifia pas
les craintes qu'avait manifestées la direction des Beaux-Arts.
Heureusement le talent des acteurs enleva le cinquième acte,
qui présentait des difficultés. Le mot le plus applaudi de la pièce
avait été celui-ci, qui était prononcé par un étudiant : « Les rois
s'en vont.... je les pousse ! » Le tonnerre d'applaudissements qui
suivit ces mots bien simples cependant provoqua cette phrase
de Harel : « La pièce sera arrêtée demain.... -mais nous aurons
eu une belle soirée. » L'effet froid du quatrième acte rajusta les
choses. Harel, qui espérait peut-être une persécution, ne l'ob-
tint pas.
Toutefois, il réclama au ministère une indemnité — pour le
retard que les exigences de la censure avaient apporté aux repré-
sentations et les pertes qu'il avait faites, — faiblement compen-
sées par l'avenir qu'offrait V éléphant attendu par lui.
Au bout de trente soirées d'été, je vis avec intérêt cet animal
succéder aux représentations du drame. Les seize ouvriers, —
qui coulaient cher, furent congédiés, — et je résolus d'aller me
retremper en Allemagne, aux vignes du Danube, des ennuis que
m'avaient causés les vignes du Rhin.
Le Rhin est perfide; — il a trop de lorelys qui chantent le
soir dans les ruines des vieux châteaux! — Quant au Danube,
quel bon fleuve ! il me semble aujourd'hui qu'il roule dans ses
ilôts des saucisses (tvurstl) et des gâleaux glacés de sel.
Ceci est un souvenir de Vienne
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
SENSATIONS D'UN VOYAGEUR ENTHOUSIASTE.
I. — DU RHIN AU MEIN.
Pages
I. Strasbourg 3
IL L'a Forêt-Noire 15
III. Les voyages à pied 21
IV. La maison de conversation 28
V. Lichtenthal 34
VI. Francfort 38
VIL Manheim et Heidelberg 44
VIII. Une visite au bourreau de Manheim 53
II. — SOUVENIRS DE THURIXGE.
I. L'opéra de Faust à Francfort 59
IL La statue de Gœthe G9
III. Eisenach 73
IV. Les fêtes de Weimar. — Le Prométhée 7 G
V. Lohengrin 86
VI. La maison de Gœthe 90
VIL Schiller, Wieland, le Palais 95
356 TABLE DES MATIÈRES.
SCÈNES DE LA VIE ALLEMANDE.
Pages
Léo Burckart 103
Première journée 107
Seconde journée 138
Troisième journée 169
Quatrième journée 198
Cinquième journée 2.29
Sixième journée 253
RHIN ET FLANDRE.
I. Le Rhin . 27 3
II. De Cologne à Liège 27 5
III. Liège 27 7
IV. Bruxelles 285
V. Théâtres et Palais * 290
LES FÊTES DE HOLLANDE.
I. Retour à Bruxelles 301
IL D'Anvers à Rotterdam 309
III. La Kermesse de La Haye 317
IV. Amsterdam et Saardam 325
V. Het Remhrants feest 332
Appendice et Notes 341
Errata. Page 273 : au lieu du Necker, lhez le Mcin<
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LAMARTINE.
Geneviève. ..... 1
ToussaintLouverturel
Confidences 1
Nouy. Confidences. . 1
JULES JANIN.
Hist. de la littéra-
ture dramatique. 4
H. DE BALZAC.
Contes drolatiques. 1
HENRI HEINE.
De l'Allemagne. . . 2
Ballades et Légendes 1
Reisebilder 1
PR. MÉRIMÉE.
Nouvelles (3» édit.). 1
Episode de l'Hist. de
Russie 1
Les Deux Héritages. 1
Etudes sur l'Hist.
romaine 1
Mélanges historiq.
et littéraires. . . 1
DE STENDHAL.
De l'Amour 1
Prom. dans Rome. 2
Chartreuse de Parme 1
Rouge et Noir. ... 1
Romans et Nouvell. 1
Histoire de la pein-
ture en Italie. . . 1
Me de Rossini. ... 1
Mém. d'un Touriste. 2
Racine et Shaks-
peare 1
Vies de Haydn, de
Mozart etc 1
Rome, Naples et Flo-
rence 1
Correspondance iné-
dite 2
H. CONSCIENCE.
Scènes de la vie fla-
mande 2
Veillées flamandes. . 1
Guerre des Paysans, t
Heures du soir. . . 1
HENRI BLAZE.
Ecrivains et Poètes
de l'Allemagne. . i
Souv. et Récits des
Camp. d'Autriche. 1
Episode de l'Hist. du
Hanovre 1
ANT. DE LATOUR.
Études sur l'Espagne 2
FÉTIS
Causehei maeicalei 1
CH. DE BERNARD.
Le Nœud Gordien. . 1
Gerfaut. ...... 1
Le Paravent 1
L'Ecueil 1
Les Ailes d'Icare. . 1
La Peau du Lion. . 1
Un Homme sérieux. 1
Un Reau-Père • • . 1
Le Gentilhomme
campagnard. . • 2
Poésies et Théâtre. . 1
Nouvelles et Mé-
langes 1
GÉRARD DE NERVAL
Souvenirs d'Allema-
gne. Lorely ... 1
Les Filles du Feu. . 1
La Bohème galante. 1
1- H. BEECHER
STOWE.
TRADUCT. E. FORCADE
Souvenirs heureux,
voy. en Angleter.,
en France et en
Suisse 2
CH. DE MAZADE.
L'Espagne moderne. 1
J. AUTRAN.
Laboureurs et Sol-
dats 1
JOHN LEMOINNE.
Etudes critiques et
biographiques. . . 1
GUST. PLANCHE.
Portraits d'Artiste?. 2
Etudes sur l'Ecole
française ..... 2
F. PONSARD.
Théâtre complet. . . 1
Etudes antiques. . . 1
EMILE AUGIER.
Poésies complètes. . 1
LÉON GOZLAN.
Hist.de 130 femmes 1
Les Vendanges. ... 1
Le Tapis vert 1
LOUIS REYBAUD.
Mœurs et Portraits. 2
Jérôme Paturot à la
recherche d'une
position sociale. . 1
Nouvelles 1
Romans 1
Comtesse de Mauléon 1
La Vie à rebours. . 1
Marines et Voyages. 1
La Vie de Corsaire. . 1
La Vie de l'Employé. 1
Mathias l'Humoriste I
MmeE.DEGIRARDIN.
Marguerite 1
Nouvelles 1
Le Vie. de Launay. 1
Le Marquis de Pon-
tanges 1
ALPH. KARR.
Agathe et Cécile. . 1
Les Femmes 1
Soirées de Sainte-
Adresse 1
Raoul Desloges. . . 1
Lettres écrites de
mon jardin. ... 1
Au bord de la mer
(sous presse). . . 1
D. NISÀRD.
Études sur la Re-
naissance 1
Souven. de Voyage. 1
Etudes de critique
littéraire 1
M- CH. REYBAUD.
Espagnoles et Fran-
çaises 1
Scènes de la Vie des
Antilles 1
Le Château de St-
Germain 1
MÉRY.
Les Nuits anglaises. 1
Les Nuits italiennes. 1
Les Nuits d'Orient. 1
Les Nuits parisien-
nes. .1
TH. GAUTIER.
Les Grotesques. . • 1
Conttantinople ... 1
Etudes sur les Arts. 1
En Grèce et en Afri-
que (s. presse). . 1
DE PONTMARTIN.
Contes et Nouvelles. 1
Causeries littéraires 1
Le Fond de la Coupe 1
Nouvelles Causeries
littéraires 1
OCT. FEUILLET.
Scènes et Provcrb. i
Rellah 1
Scènes et Comédies. 1
DHAUSSONVILLE.
Histoire de la poli-
tique extérieure
du gouvernement
franc. 1830-1848. 2
DESAINT-AULAIRE.
Les derniers Valois. 1
EUG. FORCADE.
Études historiques. 1
Hist. des causes de
la Guer. d'Orient, t
HENRY MUR6ER.
Scèu. de la Rohème. 1
Scènes de la Vie de
jeunesse 1
Le Pays Latin. ... 1
Scènes de campagne 1
Les Buveurs d'eau. 1
A. DEVALBEZEN.
(le major fridolin)
Récits d'hier et d'au-
jourd'hui 1
CUVILLIER-FLEURY.
Portraits politiques
et révolutionnai-
res 2
Etudes historiques
et littéraires. ... 2
Voyages et Voya-
geurs i
Nouv. Etudes histo-
riq. et littéraires. 1
JULES SANDEAU.
Catherine l
Nouvelles i
Sacs et Parchemins. 1
Un Héritage 1
ALEX. DUMAS FILS
Dame aux Camellias 1
Contes et Nouvelles. 1
La Vie à vingt ans. . 1
Antonine 1
Avent. de k femmes 1
E. TEXIER.
Critiques et Récits. 1
Contes et Voyages. . 1
AMÉDÉE ACHARD.
Châteaux en Espagne 1
LE GÊNER. DAUMAS
Chevaux du Sahara . 1
AUGUST. MAQUET.
Nouvelles (s. pTesse) 1
ABNOULD FRÉMY.
Journal d'une jeune
Fille !
L. RATISBONNE.
L'enfer du Dante
(traduct. en vers,
texte en regard). . 2
Le Purgatoire (trad.
en vers, texte en
regard, sous pr.). 2
PAUL DELTUF.
Contes romanesques 1
Récits dramatiques. 1
PAUL DE MOLÉNE
Caractères et Récit;
du temps. . .
Aventures du tempr
passé
His» sentimentale!
et militaires. ,
F. MALLEFILLE.
Le Collier. .....
Contes maritimes el
militaires. . ,
C. CARAGUEL.
Soirées de Taverny.
THÉOD. PAVIE.
Scènes et Récits de*
Pays d'outre-mer
Etudes et Voyages
(sous presse). . ,
CH. REYNAUD.
Epi très , Contes
Pastorales. . . .
Œuvres inédites .
HECT- BERLIOZ
Soirées de l'orchest
L. VITET.
Les Etats d'Orléans
La Ligue .....
LIADIÈRES.
OEuvres littéraires
Souven. historique
et parlementaires
L. ft M. ESCUDIE
Dictionnaire de Mu
sique ....
F. DE C0NCHES|
Léopold Robert .
L.-P. D'ORLÉAN!
ex-roi des Franc;
Mon Journal. Eve
nements de 1815
DE GROISEILLIE
Histoire de la Chut
de Louis-Ph lipp
A. DE BROGLIE
Étud'.s morales
litte'A/es. . . I
CliAMPFLEURY
Contes vieux et nou
veaux. . . .
Les Excentriques.
EMILE THOMAS
Histoire des Atelier
nationaux. .
PARIS. — TTP. SIMON RAÇON ET COUP., 4, RUE d'eRFURTH.
SSS35S3K Bookkeeper p—
PreservationTechnoloS