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Full text of "Lorely; souvenirs d'Allemagne"

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UNIV.  OF 

TORONTO 

LIBRARY 


i*fe'-*É^: 


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LORELY 

SOUVENIRS  D'ALLEMAGNE 


OUVRAGES   1)1    MEME   AUTEUR  : 

VOYAGE  EN  ORIENT.  —  Les  Femmes  du  Caire.  —  Les  Nuits  du  Uha- 
mazan.  —  2  vol.  in- 1 8 . 

i  \i  ST.  —  Les  poètes  allemands.  —   i   vol.  in-18. 

M--  ILLUMINÉS.  —  Raoul  Spifame.  —  L'abbé  de  Bucquoy.  —  Kestif 
de  la  Bretone.  —  Cazotte.  —  Cagliostro,  —  Quintus  Aucler.  —  I  vol. 
in-18. 

THÉÂTRE.  —  Le  Chariol  d'enfant.  —  L'imagier  de  Harlem  avec 
ttéry).  —   2  vol.  in-18. 


lin|,    da  Gustave  Ghatiot,  rue  Mazaiine,  so, 


L  0  R  E  LY 


SOUVENIRS  D'ALLEMAGNE 


l'Ali 


GÉRARD   DE   NERVAL 


A  Jules  .lauiii. 

Sensations  d'un  voyageur  enthousiaste 

Souvenirs  de  Thuringe. 

Scènes  de   la   <ir  allemande. 

Léo   Burckart.    —    Klnn  et   Flandres. 


PARIS 
D.  GIRAUD  ET  J.  D AGNEAU,  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

7,    RUE    V1VJENNE,    AU    PREM1EK,    7 

Maison  du  Coq  d'or. 

1852 


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PD 


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A    J II  L E S    J  A  MN. 


Pologne,  21  juin. 

Vous  la  connaissez  comme  moi,  mon  ami,  cette 
Lorely  ou  Lorelri,  —  la  fée  du  Rhin,  —  dont  les 
pieds  rosés  s'appuient  sans  glisser  sur  les  rochers 
humides  de  Baccafach  ,  près  de  Coblentz.  Vous 
l'avez  aperçue  sans  doute  avec  sa  tête  au  col  flexi- 
ble qui  se  dresse  sur  son  corps  penché.  Sa  coiffe  de 
velours  grenat,  à  retroussis  de  drap  d'or,  brille  au 
loin  comme  la  crête  sanglante  du  vieux  dragon  de* 
l'Éden. 

Sa  longue  chevelure  blonde  tombe  à  sa  droite  sur 
ses  blanches  épaules,  comme  un  fleuve  d'or  qui  s'é- 
pancherait dans  les  eaux  verdàtres  du  fleuve.  Son 
genou  plié  relève  l'envers  chamarré  de  sa  robe  de 
brocard,  et  ne  laisse  paraître  que  certains  plis  obs- 
curs de  l'étoffe  verte  qui  se  colle  à  ses  flancs. 

Son  bras  gauche  entoure  négligemment  la  nian- 
dore  des  vieux  Minnesœngers  de  Thuringc,  et  entre 

a 


ij  \    .1  l  LES    .1  A.M.N. 

ses  beaux  seins,  aimantés  de  rose,  étincelle  le  ruban 
pailleté  qui  retient  faiblement  les  plis  de  lin  de  sa 
lunique.  Son  sourire  est  doué  d'une  grâce  invincible 
el  sa  boucbe  entrouverte  laisse  échapper  les  chants 
de  l'antique  syrène. 

Je  Pavais  aperçue  déjà  dans  la  nuit,  sur  cette 
rive  où  la  vigne  verdoie  et  jaunit  tour  à  tour,  re- 
levée au  loin  par  la  sombre  couleur  des  sapins  et 
par  la  pierre  rouge  de  ces  châteaux  et  de  ces  forts, 
dont  les  balistes  des  Romains,  les  engins  de  guerre 
de  Frédéric  Barberousse  et  les  canons  de  Louis  XIV 
ont  édenté  les  vieilles  murailles. 

Hé  bien,  mon  ami,  cette  fée  radieuse  des  brouil- 
lards, cette  ondine  fatale  comme  toutes  les  nixes  du 
Nord  qu'a  chantées  Henri  Heine,  elle  me  fait  signe 
toujours  :  elle  m'attire  encore  une  fois! 

Je  devrais  me  méfier  pourtant  de  sa  grâce  trom- 
peuse, —  car  son  nom  même  signifie  en  même 
temps  charme  et  mensonge;  et  une  fois  déjà  je  me 
suis  trouvé  jeté  sur  la  rive,  brisé  dans  mes  espoirs  et 
dans  mes  amours,  et  bien  tristement  réveillé  d'un 
songe  heureux  qui  promettait  d'être  éternel. 

On  m'avait  cru  mort  de  ce  naufrage,  et  l'amitié, 
d'abord  inquiète,  m'a  conféré  d'avance  des  hon- 
neurs que  je  ne  me  rappelle  qu'en  rougissant,  mais 
dont  plus  tard  peut-être  je  me  croirai  plus  digne. 

Voici  ce  que  vous  écriviez,  il  y  a  environ  dix  ans, 
—  et  cela  n'est  pas  sans  rapport  avec  certaines 


A    JULES   J.V.N  IX.  Il| 

parties  du  livre  que  je  publie  aujourd'hui.  Per- 
mettez-moi done  de  citer  quelques  lignes  de  cette 
biographie  anticipée,  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  lire 
autrement  que  des  yeux  de  l'âme. 

A  las!  poor  Yorick!... 

«  Ceux  qui  l'ont  connu  pourraient  dire  au  besoin 
toute  la  grâce  et  toute  l'innocence  de  ce  gentil  es- 
prit qui  tenait  si  bien  sa  place  parmi  les  beaux  es- 
prits contemporains.  11  avait  à  peine  trente  ans,  et 
il  s'était  fait,  en  grand  silence,  une  renommée  hon- 
nête et  loyale,  qui  ne  pouvait  que  grandir.  C'était 
tout  simplement,  mais  dans  la  plus  loyale  acception 
de  ce  mot-là  :  la  poésie,  un  poëte,  un  rêveur,  un  de 
ces  jeunes  gens  sans  fiel,  sans  ambition,  sans  envie, 
à  qui  pas  un  bourgeois  ne  voudrait  donner  en  ma- 
riage même  sa  fille  borgne  et  bossue;  en  le  voyant 
passer  le  nez  au  vent,  le  sourire  sur  la  lèvre,  l'ima- 
gination éveillée,  l'œil  à  demi-fermé,  l'homme  sage, 
ce  qu'on  appelle  des  hommes  sages ,  se  dit  à  lui 
même  :  —  Quel  bonheur  que  je  ne  sois  pas  fait 
ainsi  ! 

«  Il  vivait  au  jour  le  jour,  acceptant  avec  recon- 
naissance, avec  amour,  chacune  des  belles  heures 
de  la  jeunesse,  tombées  du  sein  de  Dieu.  Il  avait  été 
riche  un  instant,  mais  par  goût,  par  passion,  par 
instinct  ,  il  n'avait  pas  cessé  de  mener  la  vie  des 
plus  pauvres  diables.  Seulement  il  avait  obéi  plus 


I  V  A    J  L  L  i:  S   J  A  N  I  N . 

que  jamais  au  caprice,  à  la  fantaisie,  à  ce  merveil- 
leux vagabondage  dont  ceux-là  qui  l'ignorent  disent 
tant  de  mal.  Au  lieu  d'acheter  avec  son  argent  de 
la  terre,  une  maison,  un  impôt  à  payer,  des  droits 
et  des  devoirs,  des  soucis,  des  peines  et  l'estime  de 
ses  voisins  les  électeurs',  il  avait  acheté  des  mor- 
ceaux de  toiles  peintes,  des  fragments  de  bois  ver- 
moulu, toutes  sortes  de  souvenirs  des  temps  passés, 
un  grand  lit  de  chêne  sculpté  de  haut  en  bas;  mais 
le  lit  acheté  et  payé,  il  n'avait  plus  eu  assez  d'ar- 
gent pour  acheter  de  quoi  le  garnir,  et  il  s'était 
couché,  non  pas  dans  son  lit,  mais  à  côté  de  son  lit, 
sur  un  matelas  d'emprunt.  Après  quoi,  toute  sa 
fortune  s'en  était  allée  pièce  à  pièce,  comme  s'en 
allait  son  esprit,  causerie  par  causerie,  bons  mots 
par  bons  mots;  mais  une  causerie  innocente,  mais 
des  bons  mois  sans  malice  et  qui  ne  blessaient  per- 
sonne. 11  se  réveillait  en  causant  le  matin,  comme 
l'oiseau  se  réveille  en  chantant,  et  en  voilà  pour 
jusqu'au  soir.  Chante  donc,  pauvre  oiseau  sur  la 
branche  :  chante  et  ne  songe  pas  à  l'hiver  ;  —  laisse 
les  soucis  de  l'hiver  à  la  fourmi  qui  rampe  à  tes  pieds. 
«  Il  serait  impossible  d'expliquer  comment  cet 
enfant,  car,  à  tout  prendre,  c'était  un  enfant,  savait 
tant  de  choses  sans  avoir  rien  étudié,  sinon  au  ha- 

1  Electeur  en  1S30,  —  électeur  de  naissance,  et  il  ne  s'en  est 
jamais  vanté....,  mais  il  ne  s'est  guère  permis  la  vie  des  pauvres 
diables  qu'à  ses  moment?  de  loisir.  —  Éd. 


A    JULES   .1  A  MN.  V 

sard,  par  les  temps  pluvieux,  quand  il  était  seul, 
l'hiver,  au  coin  du  feu.  Toujours  esl-il  qu'il  était 
très  versé  dans  les  sciences  littéraires.  Il  avait  de- 
viné l'antiquité,  pour  ainsi  dire,  et  jamais  il  ne 
s'est  permis  de  blasphème  contre  les  vieux  dieux 
du  vieil  Olympe;  au  contraire,  il  les  glorifiait  en 
mainte  circonstance,  les  reconnaissant  tout  haut 
pour  les  vrais  dieux,  et  disant  son  meâ  culpà  de 
toutes  ses  hérésies  poétiques.  Car  en  même  temps 
qu'il  célébrait  Homère  et  Virgile,  comme  on  ra- 
conte ses  visions  dans  la  nuit,  comme  on  raconte  un 
beau  songe  d'été,  il  allait  tout  droit  à  Shakspeare, 
à  Goethe  surtout,  si  bien  qu'un  beau  matin,  en  se 
frottant  les  yeux,  il  découvrit  qu'il  savait  la  langue 
allemande  dans  tous  ses  mystères,  et  qu'il  lisait  cou- 
ramment le  drame  du  docteur  Faust.  Vous  jugez  de 
son  étonnement  et  du  nôtre.  Il  s'était  couché  la 
veille  presque  Athénien,  il  se  relevait  le  lendemain 
un  Allemand  de  la  vieille  roche.  Il  acceptait  non- 
seulement  le  premier,  mais  encore  le  second  Faust  ; 
et  cependant  nous  autres  ,  nous  lui  disions  que 
c'était  bien  assez  du  premier.  Bien  plus,  il  a  traduit 
les  deux  Faust,  il  les  a  commentés,  il  les  a  expliqués 
à  sa  manière;  il  voulait  en  faire  un  livre  classique, 
disait-il.  Souvent  il  s'arrêtait  en  pleine  campagne, 
prêtant  l'oreille,  et  dans  ces  lointains  lumineux 
que  lui  seul  il  pouvait  découvrir,  vous  eussiez  dit 
qu'il  allait  dominer  tous  les  bruits,  tous  les  mur- 

ii. 


VJ  \   Jl  LES    J  WIN. 

nulles,  toutes  les  imprécations,  toutes  les  prières, 
venus  à  travers  les  bouillonnements  du  fleuve,  de 
l'autre  côté  du  Rhin. 

«  Si  jeune  encore,  comme  vous  voyez,  il  avait  eu 
toutes  les  fantaisies,  il  avait  obéi  à  tous  les  caprices. 
Nous  lui  pouviez  appliquer  toutes  les  douces  et  folles 
histoires  qui  se  passent,  dit-on,  dans  l'atelier  et  dan  s 
la  mansarde,  tous  les  joyeux  petits  drames  du  grenier 
où  l'on  est  si  bien  à  vingt  ans,  et  encore  c'eût  été 
vous  tenir  un  peu  en  deçà  de  la  vérité.  Pas  un  jeune 
homme,  plus  que  lui,  n'a  été  facile  à  se  lier  avec  ce 
qui  était  jeune  et  beau  et  poétique-,  l'amitié  lui 
poussait  comme  à  d'autres  l'amour,  par  folles  bouf- 
fées ;  il  s'enivrait  du  génie  de  ses  amis  comme 
en  s'enivre  de  la  beauté  de  sa  maîtresse  î  Silence  !  ne 
l'interrogez  pas!  où  va-t-il?  Dieu  le  sait.  A  quoi 
rêve-t-il?  que  veut-il?  quelle  est  la  grande  idée  qui 
l'occupe  à  cette  heure?  Respectez  sa  méditation,  je 
vous  prie,  il  est  tout  occupé  du  roman  ou  du  poëme 
et  des  rêves  de  ses  amis  de  la  veille.  Il  arrange  dans 
sa  lête  ces  turbulentes  amours;  il  dispose  tous  ces 
événements  amoncelés  ;  il  donne  à  chacun  son  rêve, 
son  langage,  sa  joie  ou  sa  douleur.  —  Eh  bien  !  Er- 
nest, qu'as-tu  fait?  Moi  j'ai  tué  celte  nuit  celte 
pauvre  enfant  de  quinze  ans,  dont  tu  m'as  conté 
l'histoire.  .Mon  cœur  saigne  encore,  mon  ami,  mais 
il  le  fallait-,  cette  enfant  n'avait  plus  qu'à  mourir  ! 
—  Et  toi,  cher  Auguste,  qu'as-lu  fait  de  ton  jeune 


A    .1  CLES  JANI.X.  vij 

héros  que  nous  avons  laissé  dans  la  bataille  philo- 
sophique? Si  j'étais  à  la  place,  je  le  rappellerais  de 
l'Université,  et  je  lui  donnerais  une  maîtresse.  Telles 
étaient  les  grandes  occupations  de  sa  vie  :  marier, 
élever,  accorder  entre  eux  toutes  sortes  de  beaux 
jeunes  gens,  tout  frais  éclos  de  l'imagination  de  ses 
voisins;  il  se  passionnait  pour  les  livres  d'autrui 
bien  plus  que  pour  ses  propres  livres  ;  quoi  qu'il  fit, 
il  était  tout  prêt  à  tout  quitter  pour  vous  suivre.  — 
Tu  as  une  fantaisie,  je  vais  me  promener  avec  elle, 
bras  dessus,  bras  dessous,  pendant  que  tu  resteras 
à  la  maison  à  te  réjouir  5  et  quand  il  avait  bien 
promené  votre  poésie,  ça  et  là,  dans  les  sentiers  que 
lui  seul  il  connaissait,  au  bout  de  huit  jours,  il  vous 
la   ramenait  calme,  reposée,  la  tète  couronnée  de 
fleurs,  le  cœur  bien  épris,  les  pieds  lavés  dans  la 
rosée  du  matin,  la  joue  animée  au  soleil  de  midi. 
Ceci  fait,  il  revenait  tranquillement  à  sa  propre 
fantaisie  qu'il  avait  abandonnée,  sans  trop  de  fa- 
çon, sur  le  bord  du  chemin.  Cher  et  doux  bohé- 
mien de  la  prose  et  des  vers  !   admirable  vaga- 
bond dans  le  royaume  de  la  poésie!  braconnier  sur 
les  terres  d'autrui!  Mais  il  abandonnait  à  qui  les 
voulait  prendre  les  beaux  faisans  dorés  qu'il  avait 
tués  ! 

a  Une  fois  il  voulut  voir  l'Allemagne,  qui  a  tou- 
jours été  son  grand  rêve.  11  part;  il  arrive  à  Vienne 
par  un  beau  jour  pour  la  science,  par  le  carnaval 

a .. 


VI IJ  A   JULES   J.Y.VI.N. 

officiel  et  gigantesque  qui  se  fait  là-bas.  Lui  alors 
il  fut  tout  étonné  et  tout  émerveillé  de  sa  décou- 
verte. Quoi  !  une  ville  en  Europe  où  l'on  danse  toute 
la  nuit,  où  l'on  boit  tout  le  jour,  où  l'on  fume  le 
reste  du  temps  de  l'excellent  tabac.  Quoi!  une  ville 
que  rien  n?agite,  ni  les  regrets  du  passé,  ni  l'ambi- 
tion du  jour  présent,  ni  les  inquiétudes  du  lende- 
main! une  ville  où  les  femmes  sont  belles  sans  art, 
où  les  philosophes  parlent  comme  des  poêles,  où  les 
poêles  pensent  comme  des  philosophes,  où  personne 
n'est  insulté,  pas  même  l'empereur,  où  chacun  se 
découvre  devant  la  gloire,  où  rien  n'est  bruyant, 
excepté  la  joie  et  le  bonheur  !  Voilà  une  merveilleuse 
découverte.  Noire  ami  ne  chercha  pas  autre  chose. 
11  disait  que  son  voyage  avait  assez  rapporté.  Son 
enthousiasme  fut  si  grand  et  si  calme  qu'il  en  fut 
parlé  à  M.  de  Metternich.  M.  de  Metternich  voulut 
le  voir  et.  le  fit  inviter  à  sa  maison  pour  tel  jour.  11 
répondit  à  l'envoyé  de  son  altesse  qu'il  était  bien 
fâché,  mais  que  justement  ce  jour-là  il  allait  en- 
tendre Strauss  qui  jouait  avec  tout  son  orchestre 
une  valse  formidable  de  Liszt,  et  que  le  lendemain 
il  devait  se  trouver  au  concert  de  madame  Pleyel , 
qu'il  devait  conduire  lui-même  au  piano,  mais  que 
le  surlendemain  il  serait  tout  entier  aux  ordres  de 
son  altesse.  En  conséquence ,  il  ne  fut  qu'au  bout 
d'un  mois  chez  le  prince.  Il  entra  doucement  sans 
se  faire  annoncer  5  il  se  plaça  dans  un  angle  obscur, 


A   JULES   JAN  I  N.  i\ 

regardant  toutes  choses  et  surtout  les  belles  dames; 
il  prêta  l'oreille  sans  mot  dire  à  l'élégante  et  spiri- 
tuelle conversation  qui  se  faisait  autour  de  lui;  il 
n'eut  de  contradiction  pour  personne,  —  il  ne  se 
vanta  ni  des  chevaux  qu'il  n'avait  pas,  —  ni  de  ses 
maisons  imaginaires,  —  ni  de  son  blason,  —  ni  de 
ses  amitiés  illustres;  —  il  se  donna  bien  de  garde 
de  mal  parler  des  quelques  hommes  d'élite  dont  la 
France  s'honore  encore  à  bon  droit.  —  Bref,  il  en 
dit  si  peu  et  il  écouta  si  bien,  que  M.  de  Metternich 
demandait  à  la  fin  de  la  soirée  quel  était  ce  jeune 
homme  blond,  bien  élevé,  si  calme,  au  sourire  si 
intelligent  et  si  bienveillant  à  la  fois,  et  quand  on 
lui  eut  répondu  :  —  C'est  un  homme  de  lettres 
fiançais,  monseigneur!  M.  de  Metternich,  tout  éton- 
né, ne  pouvait  pas  revenir  d'une  admiration  qui  al- 
lait jusqu'à  la  stupeur. 

«  Ainsi  il  serait  resté  à  Vienne  toute  sa  vie  peut- 
être,  mais  les  circonstances  changèrent,  et  il  revint 
après  quelques  mois  de  l'Allemagne  en  donnant  toutes 
sortes  de  louanges  à  celte  vie  paisible,  studieuse  et 
cependant  enthousiaste  et  amoureuse,  qu'il  avait 
partagée.  Le  sentiment  de  l'ordre,  nui  à  la  passion, 
lui  était  venu  en  voyant  réunis  tout  à  la  fois  tant  de 
calme  et  tant  de  poésie.  11  avait  bien  mieux  fait  que 
de  découvrir  dans  la  poussière  des  bibliothèques 
quelques  vieux  livres  tout  moisis  qui  n'intéressent 
personne;  il  avait  découvert  comment  la  jeune  Al- 


X  A    J  i   LES   .1  AN  I  \. 

lemagne,  si  fougueuse  el  si  terrible,  initiée  à  toutes 
le  sociétés  secrètes,  qui  s'en  va  le  poignard  à  la 
main,  marchant  incessamment  sur  les  traces  san- 
glantes du  jeune  Sand,  quand  elle  a  enfin  jeté  au 
dehors  toute  sa  fougue  révolutionnaire,  s'en  revient 
docilement  à  l'obéissance,  à  l'autorité,  à  la  famille. 
—  Double  phénomène  qui  a  sauvé  l'Allemagne  et 
qui  la  sauve  encore  aujourd'hui. 

Toujours  est- il  que  notre  ami  se  mit  à  songer  sé- 
rieusement à  ce  curieux  miracle,  dont  pas  une  na- 
tion moderne  ne  lui  offrait  l'analogie  ,  à  toute  celte 
turbulence  et  à  tout  ce  sang-froid,  et  que  de  cette 
pensée-là,  longtemps  méditée,  résulta  un  drame, 
un  beau  draine  sérieux,  solennel,  complet.  Mais 
vous  ne  sauriez  croire  quel  fut  rétonnement  univer- 
sel quand  on  apprit  que  ce  rêveur,  ce  vagabond 
charmant,  cet  amoureux  sans  fin  et  sans  cesse,  écri- 
vait quoi?  Un  drame!  lui  un  drame,  un  drame  où 
l'on  parle  tout  haut,  où  l'on  aime  tout  haut,  un 
drame  tout  rempli  de  trahisons,  de  sang,  de  ven- 
geances, de  révoltes?  Allons  donc,  vous  êtes  dans 
une  grave  erreur,  mon  pauvre  homme.  Moi  qui  vous 
parle,  pas  plus  tard  qu'hier,  j'ai  rencontré  Gérard 
dans  la  forêt  de  Saint-Germain,  à  cheval  sur  un  âne 
qui  allait  au  pas.  Il  ne  songeait  guère  à  arranger 
des  coups  de  théâtre,  je  vous  jure  ;  il  regardait  tout 
à  la  foi-;  le  soleil  qui  se  couchait  et  la  lune  qui  se 
levait,  et  il  disait  à  celui-là  :  — Bonjour,  monsieur! 


A   JULES   JAMX.  \J 

—  A  colle-là  :  —  Bonne  nuit,  madame!  Pendant  ce 
temps  l'âne  heureux  broutait  le  cytise  en  fleurs. 

«  Et  comme  il  avait  dit,  il  devait  faire.  Tout  en 
souriant  à  son  aise,  tout  en  vagabondant  selon  sa 
coutume,  et  sans  quitter  les  frais  sentiers  non  frayés 
qu'il  savait  découvrir  ,  même  au  milieu  des  turbu- 
lences contemporaines,  il  vint  à  bout  de  son  drame. 
Rien  ne  lui  coûta  pour  arriver  à  son  but  solennel. 
11  avait  disposé  sa  fable  d'une  main  ferme,  il  avait 
écrit  son  dialogue  d'un  style  éloquent  et  passionné  ; 
il  n'avait  reculé  devant  pas  un  des  mystères  du  car- 
bonarisme allemand,  seulement  il  les  avait  expli- 
qués et  commentés  avec  sa  bienveillance  accoutumée. 
Voilà  tout  son  drame  tout  fait.  Alors  il  se  met  à  le 
lire,  il  se  met  à  pleurer,  il  se  met  à  trembler,  tout 
comme  fera  le  parterre  plus  lard.  Il  se  passionne 
pour  l'héroïne  qu'il  a  faite  si  belle  et  si  touchante; 
il  prend  en  main  la  défense  de  son  jeune  homme, 
condamné  à  l'assassinat  par  le  fanatisme-,  il  prête 
l'oreille  au  fond  de  toutes  ces  émotions  souterrai- 
nes pour  savoir  s'il  n'entendra  pas  retentir  quelques 
accents  égarés  de  la  musc  belliqueuse  de  Kœrner. 
Si  bien  qu'il  recula  le  premier  devant  son  œuvre. 
Une  fois  achevée,  il  la  laissa  là  parmi  ses  vieilles 
lames  ébréchées,  ses  vieux  fauteuils  sans  dossiers, 
ses  vieilles  tables  boiteuses,  tous  ces  vieux  lambeaux 
entassés  çà  et  là  avec  tant  d'amour,  et  que  déjà 
recouvrait  l'araignée  de  son  transparent  et  IV;' le 


\ !  |  ^   JULES   J A  M  N  . 

linceul.  Ce  ne  fut  qu'à  force  de  sollicitations  et  de 
prières,  que  le  théâtre  put  obtenir  ce  drame,  inti- 
tulé Léo  Burckart.  11  ne  voulait  pas  qu'on  le  jouât. 
Il  disait  que  cela  lui  brisait  le  cœur  de  voir  les  en- 
fants de  sa  création  exposés  sur  un  théâtre,  et  il  se 
lamentait  sur  la  perte  de  l'idéal.  De  l'huile,  disait- 
il,  pour  remplacer  le  soleil!  Des  paravents,  pour 
remplacer  la  verdure  ;  la  première  venue  qui  usurpe 
le  nom  de  ma  chaste  jeune  fille,  et  pour  mon  héros 
un  grand  gaillard  en  chapeau  gris  qu'il  faut  aller 
chercher  à  l'estaminet  voisin!  Bref,  toutes  les  pei- 
nes que  se  donnent  les  inventeurs  ordinaires  pour 
mettre  leurs  inventions  au  grand  jour,  il  se  les  don- 
nait, lui,  pour  garder  les  siennes  en  réserve.  Le  jour 
de  la  première  représentation  de  Léo  Burckart,  il  a 
pleuré.  —  Au  moins,  disait-il,  si  j'avais  été  sifflé, 
j'aurais  emporté  ces  pauvres  êtres  dans  mon  man- 
teau ;  eux  et  moi,  nous  serions  partis  à  pied  pour 
l'Allemagne,  et  une  fois  là,  nous  aurions  récité  en 
chœur  le  super  flumina  Babylonisl  II  avait  ainsi  à 
son  service  toutes  sortes  de  paraboles  et  de  conso- 
lations; il  savait  ainsi  animer  toutes  choses,  et  leur 
prêter  mille  discours  pleins  de  grâce  et  de  charme; 
mais  il  faudrait  avoir  dans  l'esprit  un  peu  de  la 
poésie  qu'il  avait  dans  le  cœur,  pour  vous  les  ra- 
conter. 

«Je  vous  demande  pardon  si  je  vous  écris,  un  peu 
au  hasard,  cette  heureuse  et  modeste  biographie  : 


A   JULES   JANIN.  xiij 

mais  je  vous  l'écris  comme  elle  s'est  faite,  au  jour 
le  jour,  sans  art,  sans  préparation  aucune,  sans  une 
mauvaise  passion,  sans  un  seul  instant  d'ambition 
ou  d'envie.  Un  enfant  bien  né,  et  naturellement 
bien  élevé ,  qui  serait  enfermé  dans  quelque  beau 
jardin  des  bailleurs  de  Florence,  au  milieu  des  Heurs, 
et  tenant  sous  ses  yeux  tous  les  chefs-d'œuvre  amon- 
celés, n'aurait  pas  de  plus  bonnètes  émotions  et 
de  plus  saints  ravissements  que  le  jeune  homme 
dont  je  vous  parle.  Seulement  il  faisait  naître  les 
fleurs  sur  son  passage,  c'est-à-dire  qu'il  en  voyait 
partout;  et,  quant  aux  chefs-d'œuvre,  il  avait  la 
vue  perçante ,  il  en  savait  découvrir  sur  la  terre  et 
dans  le  ciel.  Il  devinait  leur  profil  imposant  dans 
les  nuages,  il  s'asseyait  à  leur  ombre;  il  savait  si 
bien  les  décrire  qu'il  vous  les  montrait  lui-même 
souvent  plus  beaux  que  vous  ne  les  eussiez  vus  de 
vos  yeux.  Tel  il  était  ;  et  si  bien  que  pas  un  de  ceux 
qui  l'ont  connu  ne  se  refuserait  à  ajouter  quelque 
parole  amie  à  cet  éloge.» 

Cet  éloge,  qui  traversa  l'Europe  et  ma  chère  Al- 
lemagne,—  jusqu'en  cette  froide  Silésie,  où  repo- 
sent les  cendres  de  ma  mère,  jusqu'à  cette  Bérésina 
glacée  où  mon  père  lutta  contre  la  mort,  voyant 
périr  autour  de  lui  les  braves  soldats  ses  compa- 
gnons, —  m'avait  rempli  tour  à  tour  de  joie  et  de 
mélancolie.  Quand   j'ai   traversé    de    nouveau   les 


\i\  A   JULES   JANIN. 

vieilles  forêts  de  pins  et  de  chênes  et  les  cités 
bienveillantes  où  m'attendaient  des  amis  inconnus, 
je  ne  pouvais  parvenir  à  leur  persuader  que  j'étais 
moi-même.  On  disait  :  «  Il  est  mort,  quel  dom- 
mage! une  vive  intelligence,  bonne  surtout,  sym- 
pathique à  notre  Allemagne,  comme  à  une  seconde 
mère,  —  et  que  nous  apprécions  seulement  de- 
puis son  dernier  instant  illustré  par  Jules  Janin... 
Et  vous  qui  passez  parmi  nous,  pourquoi  dérobez- 
vous  la  seule  chose  qu'il  ait  laissée  après  lui,  un 
peu  de  gloire  autour  d'un  nom.  Nous  les  connais- 
sons trop  ces  aventuriers  de  France,  qui  se  font 
passer  pour  des  poètes  vivants  ou  morts,  et  s'intro- 
duisent ainsi  dans  nos  cercles  et  dans  nos  salons!  » 
Voilà  ce  que  m'avaient  valu  les  douze  colonnes  du 
Journal  des  Débats,  seul  toléré  parles  chancelleries; 
—  et  dans  les  villes  où  j'étais  connu  personnelle- 
ment, on  ne  m'accueillait  pas  sans  quelque  crainte 
en  songeant  aux  vieilles  légendes  germaniques  de 
vampires  et  de  morts-tiancés.  Vous  jugez  s'il  était 
possible  que,  là  même,  quelque  bourgeois  m'accor- 
dât sa  fdle  borgne  ou  bossue.  C'est  la  conviction  de 
cette  impossibilité  qui  m'a  poussé  vers  l'Orient. 

Je  serais  toutefois  plus  Allemand  encore  que  vous 
ne  pensez  si  j'avais  intitulé  la  présente  épitre  : 
Lettre  d'un  mort,  ou  Extrait  des  papiers  d'un  dé- 
junt,  d'après  l'exemple  du  prince  Puckler  Muskau. 

C'est  pourtant  ce  prince  fantasque  cl  désormais 


\    Jl    LES    JANI  \.  M 

médiatisé ,  qui  m'avait  donné  l'idée  de  parcourir 
l'Afrique  et  l'Asie.  Je  l'ai  vu  un  jour  passer  à 
Vienne,  dans  une  calèche  que  le  monde  suivait.  Lui, 
aussi,  avait  été  cru  mort,  ce  qui  donna  sujet  à  une 
foule  de  panégyriques  et  commença  sa  réputation  ; 
—  par  le  fait ,  il  avait  traversé  deux  fois  le  lac  fu- 
neste de  Karon,  dans  la  province  égyptienne  du 
Fayoum.  11  ramenait  d'Egypte  une  Abyssinienne 
cuivrée  qu'on  voyait  assise  sur  le  siéiie  de  sa  voi- 
ture à  côté  du  cocher.  La  pauvre  enfant  frissonnait 
sous  son  habbarah  quadrillé,  en  traversant  la  foule 
élégante,  sur  les  glacis  et  les  boulevards  de  la  porte 
de  Carinthie,  et  contemplait  avec  tristesse  le  drap 
de  neige  qui  couvrait  les  gazons  et  les  longues  al- 
lées d'ormes  poudrés  à  blanc. 

Cette  promenade  a  été  un  des  grands  divertisse- 
ments de  la  société  viennoise ,  et  je  ne  sais  si  le  re- 
gard éclatant  de  l'Abyssinienne  ne  fut  pas  encore 
pour  moi  un  des  coups  d'oeil  vainqueurs  de  la  trom- 
peuse Lorely.  Depuis  ce  jour  je  ne  fis  que  rêver  à 
l'Orient,  comme  vous  l'avez  dit  dans  la  suite  de 
votre  article,  et  je  me  promenais  tous  les  soirs  pen- 
sif le  long  de  ce  Danube  orageux  qui  touche  au  Rhin 
par  ses  sources  et  par  ses  bouches  vaseuses  aux  flots 
qui  vont  vers  le  Bosphore. 

Alors  j'ai  tout  quitté,  Vienne  et  ses  délices,  et 
cette  société  qui  vivait  encore  en  plein  dix-huitième 
siècle,  et  qui  ne  prévoyait  ni  sa  révolution  san- 


XVJ  A   JULES   JAMN. 

glantc,  — ■  ni  les  révoltes  de  ces  magyars  chamar- 
rés de  velours  et  d'or,  avec  leurs  boutons  d'opale 
et  leurs  ordres  de  diamnnts,  qui  vivaient  si  fami- 
lièrement  avec  nous,  artistes  ou  poëtes,  — adorant 
madame  Pleyel,  admirant  Lislz  et  Bériot.  Je  vous 
adressais  alors  les  récits  de  nos  l'êtes,  de  nos  ami- 
tiés, de  nos  amours,  et  certaines  considérations  sur 
le  Tokay  et  le  Johannisberg,  qui  vous  ont  fait  croire 
que  j'étais  dans  l'intimité  de  M.  de  Metternich.  Ici 
se  trouve  une  erreur  dans  votre  article  biogra- 
phique. J'ai  rencontré  bien  des  fois  ce  diplomate 
célèbre,  mais  je  ne  me  suis  jamais  rendu  chez  lui. 
Peut-être  m'a-t-il  adressé  quelque  phrase  polie, 
peut-être  lai-je  complimenté  sur  ses  vignes  du  Da- 
nube et  du  Rhin,  voilà  tout.  Il  est  des  instants  où 
les  extrêmes  se  rapprochent  sur   le  terrain  banal 

des  convenances 

Finissons  ce  bavardage,  et  louons  encore  une  fois 
((■joyeux  Rhin,  qui  touche  maintenant  à  Paris,  et 
qui  sépare  en  les  embrassant  ses  deux  rives  amies. 
Oublions  la  mort,  oublions  le  passé,  et  ne  nous  mé- 
fions pas  désormais  de  cette  belle  aux  regards  irré- 
sistibles (pie  nous  n'admirons  plus  avec  les  yeux  de 
la  première  jeunesse! 


\,M 


SENSATIONS 

D'UN  VOYAGEUR  ENTHOUSIASTE 


DU  RHIN   AU  MEIN. 


I.  Strasbourg*. 

Vous  comprenez  que  la  première  idée  du  Parisien 
qui  descend  de  voilure  à  Strasbourg  est  de  demander 
à  voir  le  Rhin  ;  il  s'informe,  il  se  hâte,  il  fredonne 
avec  ardeur  le  refrain  semi-germanique  d'Alphonse 
Karr:  «  Au  Rhin!  au  Rhin  !  c'est  là  que  sont  nos 
vignes  !  »  Mais  bientôt  il  apprend  avec  stupeur  que 
le  Rhin  est  encore  à  une  lieue  de  la  ville.  Quoi  !  le 
Rhin  ne  baigne  pas  les  murs  de  Strasbourg,  le  pied 
de  sa  vieille  cathédrale?...  Ilélas  !  non.  Le  Rhin  à 
Strasbourg  et  la  mer  à  Rordeaux  sont  deux  grandes 
erreurs  du  Parisien  sédentaire.  Mais,  tout  moulu 
qu'on  est  du  voyage,  le  moyen  de  rester  une  heure 
à  Strasbourg  sans  avoir  vu  le  Rhin?  Alors  on  tra- 
verse la  moitié  de  la  ville,  et  l'on  s'aperçoit  à  peine 
que  son  pavé  de  cailloux  est  plus  rude  et  plus  rabo- 
teux encore  que  l'inégal  pavé  du  Mans,  qui  cahotait 


L  OR  EL  Y. 

si  durement  la  charrette  du  Roman  comique.  On  mar- 
che longtemps  encore  à  travers  les  diverses  fortifi- 
cations, puis  on  suit  une  chaussée  d'une  demi-lieue, 
et  quand  on  a  vu  disparaître  enfin  derrière  soi  la 
ville  tout  entière,  qui  n'est  plus  indiquée  à  l'horizon 
que  par  le  doigt  de  pierre  de  son  clocher,  quand  on  a 
traversé  un  premier  bras  du  Rhin,  large  comme  la 
Seine,  et  une  île  verte  de  peupliers  et  de  bouleaux, 
alors  on  voit  couler  à  ses  pieds  le  grand  fleuve, 
rapide  et  frémissant,  et  portant  dans  ses  lames 
grisâtres  une  tempête  éternelle.  Mais  de  l'autre 
côté,  là-bas  à  l'horizon,  au  bout  du  pont  mouvant 
de  soixante  bateaux,  savez-vous  ce  qu'il  y  a  ?...  Il  y 
a  l'Allemagne  !  la  terre  de  Goethe  et  de  Schiller,  le 
pays  d'Hoffmann  -,  la  vieille  Allemagne,  notre  mère  à 
tous  !...  Teutonia. 

IN'est-ce  pas  là  de  quoi  hésiter  avant  de  poser  le 
pied  sur  ce  pont  qui  serpente,  et  dont  chaque  bar- 
que est  un  anneau  5  l'Allemagne  au  bout?  Et  voilà 
encore  une  illusion,  encore  un  rêve,  encore  une  vi- 
sion lumineuse  qui  va  disparaître  sans  retour  de  ce 
bel  univers  magique  que  nous  avait  créé  la  poésie!... 
Là,  tout  se  trouvait  réuni,  et  tout  plus  beau,  tout 
plus  grand,  plus  riche  et  plus  vrai  peut-être  que  les 
œuvres  de  la  nature  et  de  l'art.  Le  microcosmos  du 
docteur  Faust  nous  apparaît  à  tous  au  sortir  du  ber- 
ceau; mais,  à  chaque  pas  que  nous  faisons  dans  le 
monde  réel,  ce  monde  fantastique  perd  un  de  ses 


I>U    R  Hl  N    Al    MEIN.  5 

astres,  une  de  ses  couleurs,  une  de  ses  régions  fabu- 
leuses. Ainsi,  pour  moi,  déjà  bien  des  contrées  du 
monde  se  sont  réalisées,  et  le  souvenir  qu'elles  m'ont 
laissé  est  loin  d'égaler  les  splendeurs  du  rêve  qu'elles 
m'ont  fait  perdre.  Mais  qui  [tonnait  se  retenir  pour- 
tant de  briser  encore  une  de  ces  portes  enchantées, 
derrière  lesquelles  il  n'y  a  souvent  qu'une  prosaïque 
nature,  un  horizon  décoloré?  N'imagïne-t-on  pas, 
quand  on  va  passer  la  frontière  d'un  pays,  qu'il  va 
tout  à  coup  éclater  devant  vous  dans  toute  la  splen- 
deur de  son  sol,  de  ses  arts  et  de  son  génie?...  11  n'en 
est  pas  ainsi,  et  chaque  nation  ne  se  découvre  à  l'é- 
tranger qu'avec  lenteur  et  réserve,  laissant  tomber 
ses  voiles  un  à  un  comme  une  pudique  épousée. 

Tout  en  songeant  à  cela,  nous  avons  traversé  le 
Rhin;  nous  voici  sur  le  rivage  et  sur  la  frontière 
germanique.  Rien  ne  change  encore-,  nous  avons 
laissé  des  douaniers  là-bas,  et  nous  en  retrouvons 
ici;  seulement  ceux  de  France  parlaient  allemand, 
ceux  de  Rade  parlent  français;  c'est  naturel.  Kehl 
est  aussi  une  petite  ville  toute  française,  comme 
toutes  les  villes  étrangères  qu'avoisinent  nos  fron- 
tières. Si  nous  voulons  observer  une  ville  allemande, 
retournons  à  Strasbourg. 

Aussi  bien  il  n'existe  à  Kehl  que  des  débitants  de 
tabac.  Vous  avez  là  du  tabac  de  tous  les  pays,  et 
même  du  tabac  français  vraie  régie,  façon  de  Paris, 
passé  en  contrebande  sans  doute,  et  beaucoup  mciU 


G  J.  on  KL  Y. 

leur  que  tous  les  autres  :  les  étiquettes  sont  très  va- 
riées el  très  séduisantes,  mais  les  boites  ne  recèlent 
que  de  ce  même  caporal,  autrement  nommé  chif- 
fonnier. Il  n'y  a  donc  point  de  contrebande  à  faire, 
et  il  faut  bien  repasser,  pur  de  tout  crime,  devant 
les  douanes  des  deux  pays. 

.Mais,  pour  votre  retour,  les  douaniers  vous  de- 
mandent deux  kreutzers  prononcez  kritch) 5  vous 
donnez  deux  sous,  et  Ton  vous  rend  une  charmante 
petite  médaille  ornée  du  portrait  du  grand-duc  de 
Bade,  et  représentant  la  valeur  d'un  kreutzer.  Vous 
avez  donc  t'ait  une  première  ibis  connaissance  avec  la 
monnaie  allemande 5  puissiez-vous  vous  en  tenir  là! 

La  seconde  idée  du  Parisien,  après  avoir  vu  le 
Rhin  et  foulé  la  terre  allemande,  se  formule  tout 
d'abord  devant  ses  yeux  quand  il  se  retourne  vers  la 
France,  car  les  rocs  dentelés  du  clocher  de  Stras- 
bourg, comme  dit  Victor  Hugo,  n'ont  pas  un  instant 
quitté  l'horizon.  Seulement  les  jambes  du  voyageur 
frémissent  quand  il  songe  qu'il  a  bien  une  lieue  à 
faire  en  ligne  horizontale,  mais  que  du  pied  de  l'é- 
glise il  aura  presque  une  lieue  encore  en  ligne  per- 
pendiculaire. A  l'aspect  d'un  clocher  pareil,  on  peut 
dire  que  Strasbourg  est  une  ville  plus  haute  que 
large  ;  en  revanche,  ce  clocher  est  le  seul  qui  s'é- 
lance de  l'uniforme  dentelure  des  toits;  nul  autre 
édifice  n'ose  même  monter  plus  haut  que  le  premier 
étage  de  la  cathédrale,  dont  le  vaisseau,  surmonté 


IH     RHIN    AL    MEIN.  7 

de  son  mât  sublime,  semble  flotter  paisiblement  sur 
une  mer  peu  agitée. 

En  rentrant  dans  la  ville,  on  traverse  la  citadelle 
aux  portes  sculptées,  où  luit  encore  le  soleil  de 
Louis  XIV,  nec  phiribus  impar.  La  place  contient 
un  village  complet,  à  moitié  militaire,  à  moitié  ci- 
vil. Dans  Strasbourg,  après  avoir  passé  la  seconde 
porte,  on  suit  longtemps  les  grilles  de  l'arsenal, 
qui  déploie  une  ostentation  de  canons  vraiment 
formidable  pour  l'étranger  qui  entre  en  France.  11 
y  a  là  peut-être  six  cents  pièces  de  toutes  dimen- 
sions, écurées  comme  des  chaudrons,  et  des  amas 
de  boulets  à  paver  toute  la  ville.  Mais  hâtons- 
nous  vers  la  cathédrale,  car  le  jour  commence  à 
baisser. 

Je  fais  ici  une  tournée  de  flâneur  et  non  des 
descriptions  régulières.  Pardonnez-moi  de  rendre 
compte  de  Strasbourg  comme  d'un  vaudeville.  Je 
n'ai  ici  nulle  mission  artistique  ou  littéraire,  je 
n'inspecte  pas  les  monuments,  je  n'étudie  aucun 
système  pénitentiaire,  je  ne  me  livre  à  aucune  con- 
sidération d'histoire  ni  de  statistique,  et  je  regrette 
seulement  de  n'être  pas  arrivé  à  Strasbourg  dans  la 
saison  du  jambon,  de  la  sauercraiït  et  du  foie  gras. 
Je  me  refuse  donc  à  toute  description  de  la  cathé- 
drale :  chacun  en  connaît  les  gravures ,  et  quant 
à  moi,  jamais  un  monument  dont  j'ai  vu  la  gra- 
vure ne  me  surprend  à  voir:  mais  ce  que  la  gra- 


8  LORELY. 

yure  no  peut  rendre,  c'est  la  couleur  étrange  d<  cel 
édifice,  bâti  de  cette  pierre  rouge  et  dure  dont  sont 
faites  les  plus  belles  maisons  de  l'Alsace.  En  vieil- 
lissant, cette  pierre  prend  une  teinte  noirâtre,  qui 
domine  aujourd'hui  dans  toutes  les  parties  saillantes 
et  découpées  de  la  cathédrale. 

Je  ne  vous  dirai  ni  l'âge  ni  la  taille  de  cette  église, 
que  vous  trouverez  dans  tous  les  itinéraires  possi- 
bles; mais  j'ai  vu  le  clocher  de  Rouen  et  celui  d'An- 
vers avant  celui  de  Strasbourg,  et  je  trouve  sans 
préférence  que  ce  sont  là  trois  beaux  clochers.  Que 
dis-je?  celui  de  la  cathédrale  de  Rouen  n'est  qu'une 
flèche,  encore  est-elle  démolie,  et  figurée  seulement 
aujourd'hui  en  fer  creux  -,  le  parallèle  ne  peut  donc 
s'établir  qu'avec  le  clocher  d'Anvers.  Ce  dernier  est 
d'un  gothique  plus  grandiose,  plus  hardi,  plus  efflo- 
rescent.  On  distingue  dans  le  clocher  de  Strasbourg 
une  minutie  de  détails  fatigante.  Toutes  ces  ai- 
guilles et  ces  dentelures  régulières  semblent  ap- 
partenir à  une  cristallisation  gigantesque.  Quatre 
escaliers  déroulent  leurs  banderoles  le  long  du  cône 
principal,  et  l'ascension  dans  cette  cage  de  pierre, 
dont  les  rampes,  les  arêtes  et  les  découpures  à  jour 
n'ont  guère  en  général  que  la  grosseur  du  bras,  veut 
une  certaine  hardiesse  que  tous  les  curieux  n'ont 
pas.  Pourtant  la  pierre  est  dure  comme  du  fer,  et 
l'escalier  de  la  plus  haute  flèche  ne  tremble  point, 
comme  celui  d'Anvers,  où  les  pierres  mal  scellées 


IU    H 11  IN    Al     ME  IN.  9 

font  jouer  leurs  crampons  de  ter  d'une  manière  in- 
quiétante. 

De  la  dernière  plate-forme,  le  panorama  qui  se 
déroule  est  fort  beau  ;  d'un  côté  les  Vosges,  de  l'au- 
tre les  montagnes  de  la  forêt  Noire,  les  unes  et  les 
autres  boisées  de  chênes  et  de  pins;  le  Rhin  dans  un 
cours  de  vingt  lieues,  les  premières  masses  touffues 
de  la  forêt  des  Ardennes,  et  puis  un  damier  de 
plaines  les  plus  vertes  et  les  plus  fraîches  du 
monde,  où  serpente  Tille,  petite  rivière  qui  traverse 
deux  fois  Strasbourg.  A  vos  pieds,  la  ville  répand 
inégalement  ses  masses  de  maisons  dans  l'enceinte 
régulière  de  ses  fossés  et  de  ses  murs.  L'aspect  est 
monotone  et  ne  rappelle  nullement  les  villes  de 
Flandre,  dont  les  maisons  peintes,  sculptées  et  quel- 
quefois dorées,  dentellent  l'horizon  avec  une  fantai- 
sie tout  orientale.  Les  grands  carrés  des  casernes, 
des  arsenaux  et  des  places  principales,  jettent  seuls 
un  peu  de  variété  dans  ces  fouillis  de  toits  revêtus 
d'une  brique  terreuse  et  troués  presque  tous  de  trois 
ou  qiuttrc  étages  de  lucarnes.  On  ne  rencontre  d'ail- 
leurs aucune  ville  remarquable  sur  cette  immense 
étendue  de  pays;  mais  comme  il  y  a  dans  les  belvé- 
ders  quelque  chose  qu'on  n'aperçoit  jamais  que 
quand  le  temps  est  très  pur,  le  cicérone  prétend 
qu'on  peut  voir  à  de  certains  beaux  jours  le  vieux 
château  de  Baden  sur  sa  montagne  de  pins. 

A  Fourvières,  de  même,  on  prétend  qu'il  est  pos- 

i. 


10  LORELY. 

sible  do  distinguer  les  Alpes  :  à  Anvers,  Rotterdam  ; 
au  phare  d'Ostende,  les  côtes  d'Angleterre.  Tout 
cela  n'est  rien  •  à  Home,  on  vous  jure  que  vous  pour- 
rez, du  haut  de  la  boule  d'or  de  Saint-Pierre,  voir  à 
l'horizon  les  deux  mers  qui  baignent  les  Etats  ro- 
mains. Il  y  a  partout  des  nuages  complaisants  qui 
se  prêtent  d'ailleurs  à  de  pareilles  illusions. 

Tout  l'extérieur  de  l'église  est  restauré  avec  un 
soin  extrême;  chaque  statue  est  à  sa  place;  {tas  une 
arête  n'est  ébréchée,  pas  une  côte  n'est  rompue  ;  les 
deux  portes  latérales  sont  des  chefs-d'œuvre  de 
sculpture  et  d'architecture-,  l'une  est  mauresque, 
l'autre  est  byzantine,  et  chacune  est  bien  préférable 
à  l'immense  façade,  plus  imposante  par  sa  ruasse, 
qu'originale  par  les  détails.  Quant  à  l'intérieur,  le 
badigeon  y  lègue  avec  ferveur,  comme  vous  pensez 
bien;  tout  clergé  possible  tenant  à  habiter  avant 
tout  une  église  bien  propreet  bien  close.  Les  vitraux 
sont,  en  général,  réparés  selon  ce  principe,  et  ré- 
pandent (à  et  là  de  grandes  plaques  de  clarté  qui 
sont  les  marques  de  cette  intelligente  restauration  ; 
le  xvine  siècle  avait  commencé  l'œuvre  en  faisant 
disparaître  l'abside  gothique  sous  une  décoration 
en  style  pompadour,  que  l'on  doit,  ainsi  que  les  bâ- 
timents de  l'archevêché,  au  cardinal  de  Rohan. 

Mais  j'ai  promis  de  ne  point  décrire,  et  je  vais  me 
replonger  en  liberté  dans  les  rues  tortueuses  de  la 
ville.  Le  premier  aspect  en  est  assez  triste,  puis  on 


DU   RHIN   Al    ME  IN.  Il 

s'y  accoutume,  et  l'on  découvre  des  points  de  vue 
charmants  à  certaines  heures  du  jour.  Les  quais  de 
TJlle  surtout  en  fournissent  de  fort  agréables.  L'Ille, 
avec  ses  eaux  vertes  et  calmes,  embarrassées  partout 
de  ponts,  de  moulins,  de  charpentes  soutenant  des 
maisons  qui  surplombent,  ressemble,  dans  les  beaux 
jours  d'été,  à  cette  partie  du  Tibre  qui  traverse  les 
plus  pauvres  quartiers  de  Rome.  Le  faubourg  de 
Saverne  fait  surtout  l'effet  du  quartier  des  Transle- 
vères.  Pour  si  haute  que  soit  ma  comparaison,  je 
sais  qu'elle  n'est  pas  l'éloge  de  l'administration  mu- 
nicipale; mais,  pourquoi  le  cacher?  Strasbourg  est 
une  ville  mal  tenue  ;  elle  a,  dans  ce  sens  même,  un 
parfum  de  moyen  âge  beaucoup  trop  prononcé.  Le 
marché  à  la  viande  a  été  reconstruit  et  assaini  de- 
puis quelques  années  -,  mais  on  rencontre  encore 
derrière  de  vastes  espaces  pleins  de  mares  et  de  gra- 
vois,  où  les  animaux  indépendants  trouvent  à  vivre 
sans  rien  faire.  Près  de  là,  il  y  a  toute  une  rue  de 
juifs,  comme  au  moyen  âge;  puis  les  plus  infâmes 
complications  de  ruelles,  de  passages,  d'impasses, 
serpentent,  fourmillent,  croupissent,  dans  l'espace 
contenu  entre  la  place  d'Armes  et  le  quai  des  Tan- 
neurs, qui  est  une  rue.  Du  reste,  en  accusant  la  ville 
de  sa  négligence  à  l'égard  de  tout  ce  quartier,  nous 
devons  dire  qu'elle  apporte  des  soins  particuliers  à 
l'embellissement  des  rues  qui  avoisinent  la  résidence 
des  autorités  :  la  place  d'Armes  est  fort  belle,  et  l'un 


12  I.  OIIKI.Y. 

s'y  promène  entre  deux  allées  d'orangers.  La  rue 

Brûlée,  où  siège  le  gouvernement,  ne  manque  que 
de  largeur,  et  la  rue  du  Dôme  est  devenue  la  rue 
Vivienne  de  Strasbourg;  à  l'heure  qu'il  est,  on  l'a 
pavée  en  asphalte,  et  ses  trottoirs,  déjà  terminés, 
portent  partout  la  signature  ineffaçable  de  la  société 
Lobsann.  Le  bitume  envahit  peu  à  peu  Strasbourg, 
et  ce  n'est  pas  malheureux,  vu  l'imperfection  du  pa- 
vage actuel  ;  dans  une  ville  pavée  en  cailloux,  le 
bitume  est  roi. 

Si  vous  êtes  déjà  las  de  la  ville,  je  ne  le  suis  pas 
moins  que  vous;  nous  n'y  laissons  plus  rien  de  re- 
marquable que  le  tombeau  du  maréchal  de  Saxe, 
énorme  catafalque  de  marbre  noir  et  blanc,  sculpté 
par  Pigalle,  et  d'un  rococo  remarquable,  bien  que 
présentant  de  belles  parties  de  sculpture.  Le  héros, 
fièrement  cambré  dans  son  armure  et  dans  ses  dra- 
peries, produit  exactement  l'effet  du  commandeur 
de  don  Juan.  On  est  tenté  de  l'inviter  à  souper. 

Pour  sortir  de  Strasbourg  et  se  rendre  aux  pro- 
menades publiques,  il  faut  traverser  de  nouveau 
11  Ile,  qui  coule  de  ce  côté  entre  le  théâtre  et  les 
remparts.  Lorsqu'il  s'est  agi  d'établir  des  bateaux  à 
vapeur  devant  naviguer  de  Strasbourg  à  Bâle  par  le 
canal  intérieur,  la  ville  a  dû  faire  couper  la  plupart 
des  ponts  pour  les  rendre  mobiles.  Alors  ses  archi- 
tectes y  ont  construit  des  pont-levis  qui  rappellent 
l'enfance  de  la  mécanique, 


I)  I     li  11  I  N    AI      M  K1N.  13 

Quand  on  il  traversé  les  fossés,  les  tranchées,  les 
bastions,  partout  revêtus  de  verdure,  on  trouve  une 
charmante  promenade,  des  allées  silencieuses,  une 
rivière  où  traîne  mollement  le  feuillage  des  saules. 
A  droite  et  à  gauche  sont  des  jardins  publics,  les 
Tivoli  et  les  Mabille  de  l'endroit.  Au  jardin  Lips,  on 
donne  tous  les  dimanches  des  bals  et  des  feux  d'ar- 
tifice ;  sa  décoration  serait  pour  nous  un  peu  passée  : 
des  temples  de  l'Amour,  des  ermitages,  des  rochers 
à  cascades,  dans  le  goût  bourgeois  des  pendules  et 
des  assiettes  montées;  puis  un  moulin  d'eau  et  un 
pont  en  fil  de  fer  qui  conduit  dans  un  ilôt.  Tout  cela 
devient  fort  bruyant  et  fort  animé  le  dimanche,  ce 
qui  me  conduit  à  vous  parler  de  la  population. 

Il  faut  bien  l'avouer,  on  parle  moins  français  à 
Strasbourg  qu'à  Francfort  ou  à  Vienne,  et  de  plus 
mauvais  français,  quand  on  le  parle.  Il  est  difficile 
de  se  faire  comprendre  des  gens  du  peuple,  et  nous 
en  sommes  à  nous  demander  ce  qu'apprennent  les 
enfants  aux  écoles  mutuelles  qu'on  dit  si  fréquentées 
dans  ce  département.  Peut-être  savent-ils  le  latin. 
Cependant  il  y  a  peu  d'Allemands  réels  à  Stras- 
bourg, et  cette  ville  a  donné  des  preuves  de  patrio- 
tisme incontestables.  Pourquoi  donc  ne  se  fait-elle 
pas  un  point  d'honneur  de  parler  sa  langue  mater- 
nelle? Le  type  allemand  se  retrouve,  sans  être  absolu 
pourtant,  dans  les  traits  gracieux  des  dames  de  la 
société  :  leur  tournure  n'a  rien  de  provincial,  et  elles 


14  LOKELY. 

se  mettent  fort  bien.  Nous  ne  pouvons  faire  le  même 
éloge  des  hommes,  qui  manquent,  en  général,  d'é- 
légance dans  les  manières  et  de  distinction  dans  les 
traits.  La  garnison  a  beau  jeu  près  des  dames,  si  les 
dames  ne  sont  pas  comme  leur  ville,  imprenables. 
Ou  ne  rencontre  plus  à  Strasbourg  ces  vêtements 
pittoresques  des  paysans  de  l'Alsace,  qui  nous  éton- 
nent encore  le  long  de  la  route-,  mais  un  grand 
nombre  de  femmes  du  peuple  portent,  le  dimanche, 
des  ajustements  très  brillants  et  très  variés:  les  uns 
se  rapprochent  du  costume  suisse,  les  autres  même 
du  costume  napolitain.  Des  broderies  d'or  et  d'ar- 
gent éclatent  surtout  sur  la  tête  et  sur  la  poitrine. 
L'harmonie  et  la  vivacité  des  couleurs,  la  bizarrerie 
de  la  coupe,  rendraient  ces  costumes  dignes  de  fi- 
gurer dans  les  opéras. 

C'est  dans  les  brasseries,  le  dimanche,  qu'il  faut 
observer  la  partie  la  plus  grouillante  de  la  popula- 
tion. Là,  point  de  sergents  de  ville,  point  de  gen- 
darmes. Le  cancan  règne  en  maître  au  militaire  et 
au  civil  ;  les  tourlourous  s'y  rendent  fort  agréables  ; 
les  canonniers  sont  d'une  force  supérieure,  et  les 
femmes  en  remontreraient  aux  Espagnoles  et  aux 
bayadères  pour  la  grâce  et  la  liberté  des  mouve- 
ments. 11  existe  pourtant  des  brasseries  qui  se  rap- 
prochent davantage  de  nos  cafés-  mais  la  musique 
y  élit,  domicile,  soit  que  l'on  danse  ou  non.  Stras- 
bourg est  parcouru  à  toute  heure  par  des  bandes  de 


DU    H  HIN   AL    ME  IN.  15 

violons,  qui  viennent  même  accompagner  les  repas 
de  tables  d'hôte.  On  dîne  de  midi  à  une  heure.  A 
peine  êtes-vous  admis  à  consommer  une  soupe  aux 
boulettes  ou  un  bouilli  aux  betteraves,  que  vous 
voyez  six  individus  qui  viennent  s'asseoir  derrière 
vous,  à  une  table  ronde  où  ils  étalent  leur  partition, 
et  se  mettent  à  exécuter  avec  verve  une  ouverture, 
une  valse,  ou  même  une  symphonie.  La  musique 
doit  se  joindre  à  tous  les  assaisonnements  bizarres 
dont  s'accompagne  forcément  la  cuisine  allemande, 
qui  est  encore  aujourd'hui  la  cuisine  de  Stras- 
bourg. 

II.    lia    Forct-Xoire. 

J'entame  ce  chapitre  sur  un  point  bien  délicat, 
que  nul  touriste  n'a  encore  osé  toucher,  ce  me  sem- 
ble, hormis  peut-être  notre  vieux  d'Assoucy,  le 
joueur,  le  bretteur,  le  goinfre,  enfin  le  plus  aven- 
tureux compagnon  du  monde.  C'est  à  savoir  le  cas 
plus'  ou  moins  rare  où  un  voyageur  se  trouve  man- 
quer d'argent. 

Faute  d'argent,  c'est  douleur  sans  pareille, 

comme  disait  François  Villon. 

En  général,  les  impressions  les  plus  déshabillées 
se  taisent  à  cet  endroit  5  ces  livres  véridiques  res- 
semblent aux  romans  de  chevalerie,  qui  n'oseraient 


lfi  LORELY. 

nous  apprendre  quel  a  été  tel  jour  le  gîte  et  le  sou- 
per de  leur  héros,  et  si  le  linge  du  chevalier  n'avait 
pas  besoin  de  temps  en  temps  d'être  rafraîchi  dans 
la  rivière. 

George  Sand  nous  donne  bien  quelques  détails 
parfois  sur  sa  blouse  de  forestière,  sur  sa  chaussure 
éculée  ou  sur  ses  maigres  soupers,  assaisonnés  de 
commis-voyageurs  ou  de  larrons  présumés  dans 
mainte  auberge  suspecte.  Le  prince  Puekler-Muskau 
lui-même  nous  avoue  qu'il  vendi  t  un  jour  sa  voilure, 
congédia  son  valet  de  chambre,  et  daigna  traverser 
deux  ou  trois  principautés  allemandes  pédestre- 
ment,  en  costume  d'artiste.  Mais  tout  cela  est 
drapé,  arrangé,  coloré  d'une  façon  charmante.  Le 
vieux  Cid  avouait  bien  qu'il  manqua  de  courage  un 
jour  ;  mais  qui  donc  oserait  compromettre  son  cré- 
dit et  ses  prétentions  à  un  honorable  établissement 
en  avouant  qu'un  jour  il  a  manqué  d'argent? 

Mais,  puisque  enfin  j'ai  cette  audace,  et  que  mon 
récit  peut  apprendre  quelque  chose  d'utile  aux  voya- 
geurs futurs,  j'en  dois  donner  aussi  les  détails  et  les 
circonstances.  J'avais  formé  le  projet  de  mon  voyage 
à  Francfort  avec  un  de  nos  plus  célèbres  écrivains 
touristes,  qui  a  déjà,  je  crois,  écrit  de  son  côté  nos 
impressions  communes  ou  distinctes  ^  aussi  me  tai- 
rai-je  sur  les  choses  qu'il  a  décrites,  mais  je  puis  bien 
parler  de  ce  qui  m'a  été  personnel. 

Mon  compagnon  était  parti  par  la  Belgique  et 


DU    RHIN    AU    MEI.W  17 

moi  par  la  Suisse;  c'est  à  Francfort  seulement  que 
nous  devions  nous  rencontrer,  pour  y  résider  quel- 
que temps  et  revenir  ensemble.  Mais,  comme  sa 
tournée  était  plus  longue  que  la  mienne,  vu  qu'on 
lui  faisait  fête  partout,  que  les  rois  le  voulaient  voir, 
et  qu'on  avait  besoin  de  sa  présence  au  jubilé  de 
Malines,  qui  se  célébrait  à  cotte  époque,  je  crus 
prudent  d'attendre  à  Bade  que  les  journaux  vinssent 
m'avertir  de  son  arrivée  à  Francfort.  Une  lettre 
ehargée  devait  nous  parvenir  à  tous  deux  dans  cette 
dernière  ville.  Je  lui  écrivis  de  m'en  envoyer  ma  part 
à  Bade,  où  je  restais  encore.  Ici  vous  allez  voir  un 
coin  des  tribulations  de  voyage.  Les  banquiers  ne 
veulent  pas  se  cbarger  d'envoyer  une  somme  au- 
dessous  de  500  francs  en  pays  étranger,  à  moins 
d'arrangements  pris  d'avance.  A  quoi  vous  direz 
qu'il  est  fort  simple  de  se  faire  ouvrir  un  crédit  sur 
tous  les  correspondants  de  son  banquier;  à  quoi  je 
répondrai  que  cela  n'est  pas  toujours  si  simple  qu'il 
le  parait.  Le  prince  Puckler-Muskau  dirait  comme 
moi,  qui  ne  suis  que  littérateur,  s'il  osait  avoir  cette 
franchise.  Aussi  bien  je  pourrais  inventer  mille  ex- 
cuses ;  j'étais  alors  à  Baden-Baden,  et  l'année  jus- 
tement de  l'ouverture  des  jeux  Bénazet  ;  je  pourrais 
avoir  risqué  quelques  centaines  de  fouis  à  la  table  où 
l'électeur  de  Hesse  jetait  tous  lcsjours  25,000  francs; 
je  pourrais,  ayant  gagné,  avoir  été  dévalisé  dans  la 
Forêt-Noire  par  quelque  ancien  habitué  de  Frascati, 


18  LÔRELY. 

transplante  à  la  maison  de  conversation  deBaden  et 
s  étiolant  au  pied  de  son  humide  colline.  En  effet, 
vous  êtes  là  entre  deux  dangers  :  la  Forêt-Noire  en- 
toure la  Maison  de  jeu;  les  pontes  malheureux  peu- 
vent se  refaire  à  deux  pas  du  bâtiment.  Vous  entrez 
riche,  et  vous  perdez  tout  par  la  rouge  et  la  noire, 
ou  par  les  trois  coquins  de  zéros;  vous  sortez  ga- 
gnant, et  l'on  vous  met  à  sec  à  l'ombre  du  sapin  le 
plus  voisin  :  c'est  un  cercle  vicieux  dont  il  est  im- 
possible de  se  tirer. 

Eh  bien  !  je  ne  veux  avoir  recours  à  aucun  de  ces 
faux-fuyants.  Je  n'avais  été  dépouillé  ni  par  le  jeu, 
ni  par  les  voleurs,  ni  par  aucune  de  ces  ravissantes 
baronnes  allemandes,  princesses  russes  ou  ladies 
anglaises,  qui  se  pressent  dans  le  salon  réservé,  sé- 
paré des  jeux  par  une  cloison,  ou  qui  même  viennent 
s'asseoir  en  si  grand  nombre  autour  des  tables  ver- 
tes, avec  leurs  blanches  épaules,  leurs  blonds  che- 
veux et  leurs  étincelantes  parures  :  j'avais  vidé  ma 
bourse  de  poëte  et  de  voyageur,  voilà  tout.  J'avais 
bien  vécu  à  Strasbourg  et  à  Baden,  ici,  à  l'hôtel  du 
Corbeau,  et  là,  à  l'hôtel  du  Soleil;  maintenant  j'at- 
tendais la  lettre  chargée  de  mon  ami,  et  la  voici 
enfin  qui  marrive  à  Bade,  contenant  une  lettre  de 
change,  tirée  par  un  M.  Éloi  fils,  négociant  à  Franc- 
fort, sur  un  M.  Elgé,  également  négociant  à  Stras- 
bourg. 

Bade  est  à  quinze  lieues  de  Strasbourg,  la  voiture 


DU    RHIN    A  U    M  El  N.  19 

coûte  5  francs,  et,  mon  compte  payé  à  l'hôtel  du 
Soleil,  il  me  restait  la  valeur  d'un  écu  de  six  livres 
d'autrefois.  La  lettre  chargée  arrivait  bien.  Vous 
allez  voir  que  c'était  justement  le  billet  de  Lachâ- 
tre.  Je  descends,  en  arrivant,  à  l'hôtel  du  Corbeau 
(j'avais  laissé  mon  bagage  à  Bade,  puisqu'il  lui  lait 
toujours  y  repasser)  ;  je  cours  de  là  chez  M.  Elgé, 
lequel  déploie  proprement  le  billet  Éloi,  l'examine 
avec  tranquillité,  et  me  dit  :  «  Monsieur,  avant  de 
payer  le  billet  Éloi  fds,  vous  trouverez  bon  que  je 
consulte  M.  Éloi  père.  —  Monsieur,  avec  plaisir.  — 
Monsieur,  à  tantôt. » 

Je  me  promène  impatiemment  dans  la  bonne  ville 
de  Strasbourg.  Je  rencontre  Alphonse  Royer  qui 
arrivait  de  Paris,  et  partait  pour  Munich  à  quatre 
heures.  Il  me  témoigna  son  ennui  de  ne  pouvoir 
dîner  avec  moi  et  aller  ensuite  entendre  la  belle  ma- 
dame Janick  dans  Anna  Bolena  (c'était  la  troupe 
allemande  qui  jouait  alors  à  Strasbourg).  J'embar- 
que enfin  mon  ami  Royer,  en  me  promettant  de  le 
rencontrer  quelque  part  sur  cette  bonne  terre  alle- 
mande que  nous  avons  tant  de  fois  sillonnée  tous 
deux  ;  puis,  avant  six  heures,  je  me  dirige  posément, 
sans  trop  me  presser,  chez  M.  Elgé,  songeant  seule- 
ment qu'il  est  l'heure  de  diner,  si  je  veux  arriver  de 
bonne  heure  au  spectacle.  C'est  alors  que  M.  Elgé 
me  dit  ces  mots  mémorables  derrière  un  grillage: 
a  Monsieur,  M.  Éloi  père  vient  de  me  dire que 


20  LORELY. 

M.  Eloi  fils  était  un  polisson.  —  Pardon  ;  cette 
opinion  m'est  indifférente  5  mais  payez-vous  le 
billet?  —  D'après  cela,  monsieur,  nullement...  je 
suis  fâché...  » 

Vous  avez  bien  compris  déjà  qu'il  s'agissait  de  dîner 
à  l'hôtel  du  Corbeau  et  de  retourner  coucher  à  Bade 
à  l'hôtel  du  Soleil,  où  était  mon  bagage,  le  tout  avec 
environ  1  franc,  monnaie  de  France  ;  mais,  avant 
tout,  il  fallait  écrire  à  mon  correspondant  de  Franc- 
fort qu'il  n'avait  pas  pris  un  moyen  assez  sûr  pour 
m'envoyer  l'argent. 

Je  demandai  une  feuille  de  papier  à  lettre,  et  j'é- 
crivis couramment  l'épître  suivante  : 

A  M.  ALEXANDRE  DUMAS  ,  A  FRANCFORT. 

(En  réponse  à  sa  lettre  du  *"*  octobre.) 

En  parlant  de  Baden,  j'avais  d'abord  songé 

Que  par  monsieur  Ëloi,  que  par  monsieur  Elgé, 

Je  pourrais,  attendant  des  fortunes  meilleures, 

Aller  prendre  ma  place  au  bateau  de  six  heures1; 

Ce  qui  m'avait  conduit,  plein  d'un  espoir  si  beau, 

De  l'iiôtel  du  Soleil  à  l'hôtel  du  Corbeau  ; 

Mais,  à  Strasbourg,  le  sort  ne  me  fut  point  prospère  : 

Ëloi  fils  avait  trop  compté  sur  Ëloi  père... 

Et  je  repars,  pleurant  mon  destin  nompareil , 

De  l'hôtel  du  Corbeau  pour  l'hôtel  du  Soleil  ! 

Ayant  écrit  ce  billet,  versifié  dans  le  goût  Louis- 

'  Le  bateau  à  vapeur  du  Rhin. 


Dl     RHIN    Al     M  Kl\.  21 

Treize,  et  qui  fait  preuve,  je  crois,  de  quelque 
philosophie,  je  pris  un  simple  potage  à  l'hôtel  du 
Corbeau,  où  l'on  m'avait  accueilli  en  prince  russe. 
Je  prétextai,  comme  les  beaux  du  calé  de  Paris,  mon 
mauvais  estomac  qui  m'empêchait  de  faire  un  dîner 
plus  solide,  et  je  repartis  bravement  pour  Baden  aux 
rayons  du  soleil  couchant. 


III.   Les  voyages  à  pied. 

Je  vous  préviens  qu'une  fois  passé  sur  le  pont  de 
kehl,  qui  balance  sur  le  Rhin  son  chapelet  immense 
de  bateaux,  après  avoir  payé  le  passage  du  pont  aux 
douaniers  badois  et  échangé  mes  gros  sous  français 
contre  des  kreutzers  légèrement  argentés,  voilà  que 
j'entre  en  pleine  Forêt-Noire.  Est-ce  moi  qui  ai  à 
redouter  les  voleurs?  Est-ce  moi  que  les  voyageurs 
ont  à  redouter  ? 

Celte  forêt  n'a  rien  de  bien  terrible  au  premier 
abord  -,  du  haut  des  remparts  de  Strasbourg,  on 
aperçoit  sa  verte  lisière  qui  cerne  des  monts  violets; 
des  villages  liants  se  montrent  dans  les  éelaircies; 
les  charbonneries  fument  de  loin  en  loin.  Les  mai- 
sons n'ont  pas  un  air  trop  sauvage;  les  cabarets 
présentent  cette  particularité  locale,  que,  quand 
vous  demandez  un  verre  d'eau-de-vie,  on  vous  sert 
un  verre  de  kirsch.  Du  moment  qu'on  s'est  bien  en- 


22  LOKELY. 

tendu  sur  ers  deux  mots,  l'on  vit  avec  eux  en  par* 
fuite  intelligence. 

Mon  voyage  à  pied  à  travers  cette  contrée  ne 
tiendra  donc  pas  ce  qu'il  \ semble  promettre;  et 
d'ailleurs  la  route  est  peuplée  de  piétons  comme 
moi,  et,  si  ce  n'était  la  grande  traite  que  j'ai  à  faire, 
justement  à  la  tombée  du  jour,  avec  le  risque  de  ne 
plus  reconnaître  les  routes,  je  n'aurais  nulle  inquié- 
tude sur  ma  position.  Mais  il  est  durde  songer,  en 
regardant  les  poteaux  dressés  de  lieue  en  lieue,  et 
qui  indiquent  en  même  temps  les  beures  de  marebe, 
que  je  ne  puis  arriver  à  Baden  avant  trois  beures  du 
malin.  De  plus,  une  fois  la  nuit  tombée,  je  ne  verrai 
plus  les  poteaux. 

Depuis  Bicbofsbeim,  j'étais  accompagné  obstiné- 
ment d'un  grand  particulier  chargé  d'un  havresac, 
et  qui  semblait  tenir  beaucoup  à  régler  son  pas  sur 
le  mien.  Malgré  le  vide  de  mes  poches,  mon  exté- 
rieur était  assez  soigné  pour  annoncer...  que  je  ne 
voyageais  à  pied  que  parce  que  ma  voiture  était 
brisée,  ou  qu'habitant  quelque  château,  je  me 
promenais  dans  les  environs,  cherchant  des  végé- 
taux ou  des  minéraux,  égaré  peut-être.  Mon  com- 
pagnon déroute,  qui  était  Français,  commença  par 
mouvrir  ces  diverses  suppositions. 

—  Monsieur,  lui  dis-je  pour  lui  ôter  tout  espoir 
de  bourse  ou  de  portefeuille,  je  suis  un  artiste,  voya- 
geant pour  mon  instruction,  et  je  vous  avouerai 


i)t     RHIN    A  C    ME  IN.  23 

quo  je  n'ai  plus  qu'une  vingtaine  de  kreutzers  poui 
aller  à  Baden  ce  soir.  Si  je  trouvais  un  cabaret  où  je 
pusse  souper  pour  ce  prix,  cela  me  donnerait  des 
jambes  pour  arriver. 

—  Comment,  monsieur,  ce  soir  à  Baden?  mais  ce 
sera  demain  matin;  vous  ne  pouvez  pas  marcher 
toute  la  nuit. 

—  J'aimerais  mieux  dormir  en  effet  dans  un  bon 
lit-,  mais  j'ai  toujours  vu  que  dans  les  auberges  les 
plus  misérables  on  payait  le  coucher  au  moins  le 
double  de  ce  que  je  possède.  Alors  il  faut  bien  que 
je  marche  jusqu'à  ce  que  j'arrive. 

—  Moi,  me  dit-il,  je  couche  à  Schœndorf  dans 
deux  heures  d'ici.  Pourquoi  n'y  couchez-vous  pas  ? 
Vous  ferez  demain  le  reste  de  la  route. 

—  Mais  je  vous  dis  que  je  n'ai  que  vingt  kreut- 
zers ! 

—  Eh  bien  !  monsieur,  avec  cela,  on  soupe,  on 
dort  et  on  déjeune  ;  je  ne  dépenserai  pas  davantage, 
moi. 

Je  le  priai  de  m'expliquer  sa  théorie,  n'ayant  ja- 
mais rencontré  de  pareils  gîtes,  et  pourtant  j'ai 
couché  dans  de  bien  affreuses  auberges,  en  Italie 
surtout.  Il  m'apprit  alors  une.  chose  que  je  soupçon- 
nais déjà,  c'est  qu'il  y  avait  partout  deux  prix  très 
différents  pour  les  voyageurs. en  voiture  et  pour  les 
voyageurs  à  pied. 

—  Par  exemple,  me  dit-il,  moi,  je  vais  à  Constan- 


21  LORELY. 

tinople,  et  j'ai  emporté  50  francs  avec  quoi  je  ferai 

la  route. 

Cette  confiance  m'étonna  tellement,  que  je  lui  fis 
expliquer  en  détail  toutes  ses  dépenses;  il  est  clair 
qu'il  ne  pouvait  y  aller  ainsi  par  le  paquebot  du  Da- 
nube. 

—  Combien  dépensez-vous  par  jour?  lui  dis-je.' 

—  Vingt  sous  de  France  par  jour  au  plus.  Je  vous 
ai  dit  ce  que  coûtait  la  dépense  d'auberge;  le  reste 
est  pour  les  petits  verres  de  rack,  et  un  bon  mor- 
ceau de  pain  vers  midi. 

Il  m'assura  qu'il  avait  déjà  t'ait  la  route  de  Stras- 
bourg à  Vienne  pour  16  francs.  Les  auberges  les  plus 
ibères  étaient  dans  les  pays  avoisinant  la  France. 
En  Bavière,  le  lit  ne  coûte  plus  que  3  kreutzers 
(2  sous  .  En  Autriche  et  en  Hongrie,  il  n'y  a  plus  de 
lits;  ou  couche  sur  la  paille,  dans  la  salle  du  caba- 
ret ;  on  n'a  à  payer  que  le  souper  et  le  déjeuner,  qui 
sont  deux  fois  moins  chers  qu'ailleurs.  Lue  fois  la 
frontière  hongroise  passée,  l'hospitalité  commence. 
A  partir  de  Semlin,  les  lieues  de  poste  s'appellent 
lieues  de  chameau  ;  pour  quelques  sous  par  jour, 
on  peut  monter  sur  ces  animaux,  et  chevaucher 
fort  noblement;  mais  c'est  plus  fatigant  que  la 
marche. 

La  profession  de  ce  brave  homme  était  de  tra- 
vailler dans  les  cartonnages;  je  ne  sais  trop  ce  qui 
le  poussait  à  l'aller  exercer  à  Stamboul.  Il  me  dit 


H  l     H  III  \    Al     M  F.  IN.  2.j 

seulement  qu'il  s  ennuyait  en  Fiance.  La  conquête 
d'Alger  a  développé  chez  beaucoup  de  nos  ouvriers 
le  désir  de  connaître  l'Orient;  mais  on  va  à  Cons- 
tantinople  par  terre,  et,  pour  se  rendre  à  Alger,  il 
faut  payer  le  passage  ;  ceux  donc  qui  ont  de  bonnes 
jambes  préfèrent  ce  dernier  voyage. 

Je  laissai  mon  compagnon  s'arrêter  à  Sehœndorf, 
et  je  continuai  à  marcher  ;  mais,  à  mesure  que  j'a- 
vançais, la  nuit  devenait  plus  noire,  et  une  pluie 
fine  ne  tarda  pas  à  tomber.  Dans  la  crainte  qu'elle  ne 
devint  plus  grosse,  et,  malgré  tout  mon  courage,  je 
n'avais  pas  prévu  ce  désagrément,  je  résolus  de  m'ar- 
rêter  au  premier  village,  et  de  réclamer  pour  moi  le 
tarif  des  compagnons,  étudiants  et  autres  piétons. 

J'arrive  enfin  à  une  auberge  d'une  apparence  fort 
médiocre  et  dont  la  salle  était  déjà  remplie  de  voya- 
geurs du  même  ordre  de  celui  que  j'avais  rencontré; 
les  uns  soupaient,  les  autres  jouaient  aux  cartes.  Je 
me  mêle  le  plus  possible  à  leur  société,  je  hasarde 
des  manières  simples ,  et  je  demande  à  souper  en 
même  temps  que  l'un  d'eux. 

—  Faut-il  tuer  un  poulet?  me  dit  l'hôte? 

—  Non  ;  je  veux  manger,  comme  ce  garçon  qui 
est  là,  de  la  soupe  et  un  morceau  de  rôti. 

—  De  quel  vin  désire  monsieur  ? 

—  Un  pot  de  bière,  comme  à  tous  ces  mes- 
sieurs. 

—  Monsieur  couche-t-il  ici  ? 

i 


20  IHKI-.I.  V. 

—  Oui,  comme  tous  les  autres;  mettez-moi  où 
vous  voudrez. 

On  me  sert  en  elfet  le  même  souper  qu'à  mon 
vis-à-vis;  seulement  l'hôte  était  allé  chercher  une 
nappe,  de  l'argenterie,  et  avait  couvert  la  table  au- 
tour de  moi  de  hors-d'œuvre  auxquels  prudemment 
je  ne  touchai  pas. 

Ce  brillant  service  me  parut  de  mauvais  augure, 
et  je  vis  tout  de  suite  que  le  monsieur  perçait  sous 
le  piéton  ;  c'était  à  la  fois  flatteur  et  inquiétant .  Ma 
redingote  n'avait  rien  de  merveilleux  :  en  somme, 
plusieurs  des  jeunes  gens  qui  étaient  là  en  portaient 
d'aussi  propres;  ma  chemise  fine  peut-être  m'avait 
trahi.  Je  suis  sûr  que  ces  gens  me  prenaient  pour  un 
prince  d'opéra-comique,  qui  se  découvrirait  plus 
tard,  montrerait  son  cordon,  et  les  couvrirait  de 
bienfaits.  Autrement,  je  m'expliquerais  mal  les  cé- 
rémonies qui  se  firent  pour  mon  coucher.  On  com- 
mença par  m'apporter  des  pantoufles  dans  la  salle 
même  du  gasthaus  (cabaret)  ;  puis  la  maîtresse  de  la 
maison,  avec  un  flambeau,  et  l'hôte  avec  les  pan- 
toufles, que  je  n'avais  pas  voulu  chausser  devant 
tout  le  monde,  m'accompagnèrent  par  un  escalier 
tortueux,  dont  ces  gens  paraissaient  honteux,  à  une 
chambre,  la  plus  belle  de  la  maison,  qui  était  à  la 
fois  la  chambre  nuptiale  et  celle  des  enfants  ;  on 
avait  déplacé  à  la  hâte  ces  malheureux  petits,  traîné 
leurs  lits  dans  le  corridor,  et  rassemblé  dans  la 


DU   RHIN   AU   MEIN.  27 

chambre,  ainsi  débarrassée,  toutes  les  richesses  de 
la  famille  :  deux  miroirs,  des  flambeaux  de  plaqué, 
une  timbale,  une  gravure  de  Napoléon,  un  petit  Jé- 
sus en  cire  orné  de  clinquant  sous  un  verre,  des  pots 
de  fleurs,  une  table  à  ouvrage,  et  un  châle  rouge 
pour  parer  le  lit. 

Voyant  tout  ce  remue-ménage,  je  pris  décidément 
mon  parti,  je  me  confiai  à  Dieu  et  à  la  fortune,  et 
je  dormis  profondément  clans  ce  lit  qui  était  fort 
dur  et  d'une  propreté  médiocre  sous  toutes  ces  ma- 
gnificences. 

Le  lendemain,  je  demandai  mon  compte  sans  oser 
déjeuner.  On  m'apporta  une  carte  fort  bien  rédigée 
par  articles,  dont  le  total  était  de  2  florins  (près  de 
2  francs  50  centimes).  L'hôte  fut  bien  étonné  quand 
je  tirai  ma  bourse,  ou  plutôt  mes  20  kreutzers.  Je  ne 
voulus  pas  discuter,  et  les  offris  au  garçon  pour  m'ac- 
compagner  jusqu'à  Baden.  Là,  grâce  à  mon  bagage, 
l'hôte  du  Soleil  prit  assez  de  confiance  en  moi  pour 
acquitter  ma  dette,  et,  huit  jours  après,  ayant  vécu 
fort  bien  chez  ce  brave  homme,  toujours  sur  la  foi  du 
inèinebagage,jerecusenlin  de  Francfort  tout  l'argent 
de  la  lettre  de  change,  cette  fois  par  \espachvagen 
(messageries),  eten  beaux  frédérics  d'or  collés  sur  une 
carte  avec  delà  cire.  Ceci  me  parut  valoir  beaucoup 
mieux  que  le  papier  de  commerce  qui  m'avait  été 
adressé  d'abord,  et  mon  hôte  fut  du  même  avis1. 

1  Nous  u\uiia  cru  devoir  conserver  une  partie  du  chapitre  sui" 


28  LORELY. 

IV.    lia    maison  «le   «•niiversalion 

Mais  reprenons  la  description  de  Baden-Baden, 
interrompue  par  cet  épisode  trop  véridique. 

La  route  est  droite  comme  un  chemin  de  fer  dans 
la  singulière  contrée  que  nous  traversons;  tout  est 
montagne  ou  plat  pays  ;  point  de  collines  ou  d'acci- 
dents de  terrain.  Les  prés  sont  magnifiques;  les 
chemins  vicinaux,  bordés  d'arbres  fruitiers,  ont  de 
quoi  exciter  l'enthousiasme  du  général  Bugeaud.  De 
temps  en  temps,  nous  suivons  le  Rhin  quUserpente 
à  gauche,  et,  vers  le  milieu  du  voyage,  le  fort  Louis 
nous  apparaît  à  l'horizon.  La  route  traverse  plu- 
sieurs villages  assez  laids.  Puis,  nous  nous  rappro- 
ebons  enfin  de  ces  montagnes  violettes  qui  semblent 
si  voisines  quand  on  les  regarde  du  haut  des  rem- 
parts de  Strasbourg.  Ce  sont  les  vraies  montagnes  de 
la  Forêt-Noire,  et  pourtant  leur  aspect  n'a  rien  de 
bien  effrayant.  Mais  quand  apercevrons-nous  Baden, 
cette  ville  d'hôtelleries,  assise  au  flanc  d'une  mon- 
tagne que  ses  maisons  gravissent  peu  à  peu  comme 
un  troupeau  à  qui  l'herbe  manque  dans  la  plaine? 
Son  amphithéâtre  célèbre  de  riches  bâtiments  ne 
nous  appai  aitra-t-il  pas  avant  l'arrivée  ?  Non  -.  nous 
ne  verrons  rien  de  Baden  avant  d'y  entrer.  Une  lon- 
gue allée  de  peupliers  d'Italie  ferme,  ainsi  qu'un  ri- 

vanl   qui  a  déjà  paru  comme  citation  dans  les  Excursions  .s*"  les 
bords  du  Rhin,  d'Alexandre  Dumu>. 


m    h  h  in   \  i    m  i:  i  x.  29 

deau  de  théâtre,  cette  décoration  merveilleuse  qui 
semble  être  la  scène  arrangée  d'une  pastorale  d'o- 
péra. C'est  ailleurs  qu'il  faut  se  placer  pour  jouir  de 
ce  grand  spectacle.  Prenez  vos  billets  d'entrée  au 
salon  de  conversation  ;  payez  votre  abonnement, 
retenez  votre  stalle,  et  alors,  au  milieu  des  galeries 
de  Bénazet,  aux  accords  d'un  orchestre  qui  joue  en 
plein  air  toute  la  journée,  vous  pourrez  jouir  de 
l'aspect  complet  de  Baden,  de  sa  vallée,  de  ses  mon- 
tagnes, si  le  bon  Dieu  prend  soin  d'allumer  conve- 
nablement le  lustre  et  d'illuminer  les  coulisses  avec 
ses  beaux  rayons  d'été. 

Car,  à  vrai  dire,  et  c'est  là  l'impression  dont  on  est 
saisi  toutd'abord,  toute  cette  nature  a  l'air  artificiel. 
Ces  arbres  sont  découpés,  ces  maisons  sont  peintes, 
ces  montngnes  sont  de  vastes  toiles  tendues  sur  châs- 
sis, le  long  desquelles  les  villageois  descendent  par 
des  praticables,  et  l'on  cherche  sur  le  ciel  de  fond  si 
quelque  tache  d'huile  ne  va  pas  trahir  enfin  la  main 
humaine  et  dissiper  l'illusion.  On  ajouterait  foi,  là 
surtout,  à  cette  rêverie  de  Henri  Heine,  qui,  étant 
enfant,  s'imaginait  que  tous  les  soirs  il  y  avait  des 
domestiques  qui  venaient  rouler  les  prairies  comme 
do  tapis,  décrochaient  le  soleil,  serraient  les  arbres 
dans  un  magasin,  et  qui,  le  lendemain  matin,  avant 
qifoYi  ne  fût  levé  dans  la  nature,  remettaient  toute 
chose  en  place,  brossaient  les  prés,  époussetaienl 
les  arbres  et  rallumaient  la  lampe  universelle. 

?. 


30  LOUELY. 

Et,  d'ailleurs,  rien  qui  vienne  déranger  ce  petit 
inonde  romanesque.  Vous  arrivez,  non  par  une  route 
pavée  et  boueuse,  mais  par  les  chemins  sablés  d'un 
jardin  anglais.  A  droite,  des  bosquets,  des  grottes 
taillées,  des  ermitages,  et  même  une  petite  pièce 
d'eau,  ornement  sans  prix,  vu  la  rareté  de  ce  liquide, 
qui  se  vend  au  verre  dans  tout  le  pays  de  Baden  ;  à 
gauche,  une  rivière  (sans  eau)  chargée  de  ponts 
splendides  et  bordée  de  saules  verts  qui  ne  deman- 
deraient pas  mieux  que  d'y  plonger  leurs  rameaux. 
Avant  de  traverser  le  dernier  pont  qui  conduit  à  la 
poste  grand-ducale,  on  aperçoit  la  rue  commerçante 
de  Baden,  qui  n'est  autre  chose  qu'une  vaste  allée 
de  chênes,  le  long  de  laquelle  s'étendent  des  étala- 
ges magnifiques  :  des  toiles  de  Saxe,  des  dentelles 
d'Angleterre,  des  verreries  de  Bohème,  des  porce- 
laines, des  marchandises  des  Indes,  etc.,  toutes  ma- 
gnificences prohibées  chez  nous,  dont  l'attrait  porte 
les  dames  de  Strasbourg  à  des  crimes  politiques  que 
nos  douaniers  répriment  avec  ardeur. 

L'hôtel  d'Angleterre  est  le  plus  bel  hôtel  de  Ba- 
den, et  la  salle  de  son  restaurant  est  plus  magnifi- 
que qu'aucune  des  salles  à  manger  parisiennes.  Mal- 
heureusement la  grande  table  d'hôle  est  servie  à 
une  heure  (c'est  l'heure  où  l'on  dine  dans  toute  l'Al- 
lemagne), et,  quand  on  arrive  plus  tard,  on  ne  peut 
faire  mieux  que  d'aller  diner  à  la  maison  de  conver- 
sation. 


DU   RHIN   AL    ME  IN.  31 

En  général,  la  cuisine  est  fort  bonne  à  Baden  ;  les 
truites  de  la  Mourgue  sont  dignes  de  leur  réputa- 
tion. Oh  y  mange  le  gibier  frais  et  non  faisandé, 
(l'est  un  système  de  cuisine  qui  donne  lieu  à  diver- 
ses luttes  d'opinions.  Les  côtelettes  se  servent  frites, 
les  gros  poissons  grillés.  La  pâtisserie  est  médiocre, 
les  puddings  se  font  admirablement. 

La  nuit  est  tombée  :  des  groupes  mystérieux  er- 
rent sous  les  ombrages  et  parcourent  furtivement 
les  pentes  de  gazon  des  collines.  Au  milieu  d'un 
vaste  parterre  entouré  d'orangers,  la  maison  de 
conversation  s'illumine,  et  ses  blanches  galeries  se 
détachent  sur  le  fond  splendide  de  ses  salons.  A 
gauche  est  le  café,  à  droite  est  le  théâtre,  au  centre 
l'immense  salle  de  bal,  dont  le  lustre  est  grand 
commo  celui  de  notre  Opéra  ;  la  décoration  inté- 
rieure est  peut-être  d'un  style  un  peu  classique,  les 
statues  sentent  l'académie,  les  draperies  rappellent 
le  goût  de  l'empire,  mais  l'ensemble  est  éblouissant, 
et  la  cohue  qui  s'y  presse  est  du  meilleur  ton.  L'or- 
chestre exécute  des  valses  et  des  symphonies  alle- 
mandes, auxquelles  la  voix  des  croupiers  ne  craint 
pas  de  mêler  quelques  notes  discordantes.  Ces  mes- 
sieurs ont  fait  choix  de  la  langue  française,  bien  que 
leurs  pontes  appartiennent  en  général  à  l'Allemagne 
et  à  l'Angleterre.  —  Le  jeu  est  fait,  messieurs,  rien 
ne  va  plus  !  rouge  gagne  !  couleur  perd  !  treize,  noir, 
impair  et  manque  !  ■ — ■  Voilà  les  phrases  obligées  qui 


ol>  LORELY. 

se  répandent  du  bord  des  trois  lapis  verts,  dont  le 
plus  entouré  est  celui  du  trente  et  quarante.  On  ne 
peut  trop  s'étonner  du  nombre  de  belles  dames  et 
de  personnes  distinguées  qui  se  livrent  a  ces  jeux 
publics.  J'ai  vu  des  mères  de  famille  qui  apprenaient 
à  leurs  enfants  à  jouer  sur  les  couleurs;  aux  plus 
grands,  elles  permettaient  de  s'essayer  sur  les  numé- 
ros. Tout  le  monde  sait  que  le  grand-duc  de  Hcsse 
est  l'habitué  le  plus  exact  des  jeux  de  Baden.  Ce 
prince  apporte,  dit-on,  tous  les  matins,  12,000  flo- 
rins qu'il  perd  ou  quadruple  dans  la  journée.  Une 
sorte  d'estafier  le  suit  partout  lorsqu'il  change  de 
table,  et  reste  debout  derrière  lui,  afin  de  surveiller 
ses  voisins.  A  quiconque  s'approche  trop,  ce  com- 
missaire adresse  des  observations  :  — Monsieur,  vous 
gênez  le  prince  !  —  Monsieur,  vous  faites  ombre 
sur  le  jeu  du  prince  !  Le  prince  ne  se  détourne  pas, 
ne  voit  personne,  ne  connaît  personne.  Ce  serait 
bien  lui  qu'on  pourrait  frapper  par  derrière  sans  que 
son  visage  en  sût  rien.  Seulement  l'estafier  vous  di- 
rait du  même  ton  glacé  :  — Votre  pied  vient  de  tou- 
cher le  prince  ;  prenez-y  garde,  monsieur! 

Le  samedi,  le  jour  du  grand  bal,  une  cloison  divise 
le  salon  en  deux  parties  inégales,  dont  la  plus  con- 
sidérable est  livrée  aux  danseurs  -,  les  abonnés  seuls 
sont  reçus  dans  cette  dernière.  Vous  ne  pouvez  vous 
faire  une  idée  de  la  quantité  de  blanches  épaules 
russes,  allemandes  et  anglaises  que  j'ai  vues  dans 


IM     lill  I  N    Al     MEIN.  33 

celte  soirée.  Je  doute  qu'aucune  ville  de  l'Europe 
soit  mieux  silure  que  Baden  pour  cette  exhibition 
de  beautés  européennes  où  l'Angleterre  et  la  Russie 
luttent  d'éclat  cl  de  blancheur,  tandis  que  les  for- 
mes et  l'animation  appartiennent  davantage  à  la 
France  et  à  l'Allemagne.  Là,  Joconde  trouverait  de 
quoi  soupirer  sans  courir  le  monde  au  hasard.  Là, 
don  Giovanni  ferait  sa  liste  en  une  heure,  comme 
une  carte  de  restaurant,  quitte  à  séduire  ensuite 
tout  ce  qu'il  aurait  inscrit. 

Que  vous  dirai-je,  d'ailleurs,  de  ce  bal,  sinon 
que  ce  sont  là  d'heureux  pays  où  Ton  danse  l'été 
pendant  que  les  fenêtres  sont  ouvertes  à  la  brise 
parfumée,  que  la  lune  luit  sur  le  gazon,  et  teint  au 
loin  le  flanc  bleuâtre  des  collines;  quand  on  peut 
s'en  aller  de  temps  en  temps  respirer  sous  les  noires 
allées,  et  qu'on  voit  les  femmes  parées  garnir  au  loin 
les  galeries  et  les  balcons  ?  Ces  trois  choses,  beauté, 
lumière,  harmonie,  ont  tant  besoin  de  l'air  du  ciel, 
des  eaux  et  des  feuillages,  et  de  la  sérénité  de  la 
nuit  !  Nos  bals  d'hiver  de  Paris,  avec  la  chaleur 
étouffée  des  salles,  l'aspect  des  rues  boueuses  au 
dehors,  la  pluie  qui  bat  les  fenêtres,  et  le  froid 
impitoyable  qui  veille  à  la  sortie,  sont  quelque 
chose  d'assez  funèbre,  et  nos  mascarades  de  février 
ne  nous  préparent  pas  mieux  au  carême  qu'à  la 
mort. 

Il  n'y  a  donc  jamais  eu  un  homme  riche,  à  Paris. 


34  LORELY. 

qui  ait  conçu  cette  idée  assez  naturelle:  un  bal  mas- 
qué au  printemps,  un  bal  qui  commence  aux  splen- 
dides  lueurs  du  soir,  qui  Unisse  aux  teintes  bleuâtres 
du  matin  ;  un  bal  où  l'on  entre  gaiement,  d'où  Ion 
sorte  gaiement,  admirant  la  nature  et  bénissant 
Dieu.  Des  masques  sur  les  gazons,  le  long  des  terras- 
ses venant  et  disparaissant  par  les  routes  ombragées; 
des  salles  ouvertes  à  tous  les  parfums  de  la  nuit,  des 
rideaux  qui  flottent  au  vent,  des  danses  où  l'haleine 
ne  manque  pas,  où  la  peau  garde  sa  fraîcheur  !  tout 
cela  n'est-il  qu'un  rêve  de  jeune  homme  que  la  mode 
refusera  toujours  de  prendre  au  sérieux  ?  L'hiver  n'a- 
t-il  donc  pas  assez  des  concerts  et  des  théâtres  sans 
prendre  encore  les  bals  et  les  mascarades  à  l'été? 

V.  Lichtcntlinl. 

La  route  de  Lichtenthal  se  couvre  d'équipages, 
de  promeneurs,  de  cavaliers;  on  y  voit  tout  le  mou- 
vement, tout  le  luxe,  tout  l'éclat  d'une  promenade 
parisienne.  Lichtenthal  est  le  Longchamp  de  Ba- 
den.  C'est  le  nom  d'un  couvent  de  religieuses  au- 
gustinesqui  chantent  admirablement.  Leurs  prières 
sont  des  cantates,  leurs  messes  des  opéras.  Cette 
retraite  romanesque,  cette  Chartreuse  riante,  est, 
dit-on,  l'hospice  des  cœurs  souillants.  On  y  vient 
guérir  des  grandes  amours:   on    y  passe   un   bail 


ni     li  III  X   Al     M  EIN.  35 

tle  trois,  six,  neuf  avec  lu  douleur;  mais  qui  sait 
combien  de  temps  le  traitement  peut  survivre  à  la 
guérison  ? 

En  vérité,  c'est  bien  là  un  cloître  d'héroïnes  de 
petits  romans,  un  monastère  clans  les  idées  de 
madame  Cottin  et  de  madame  Riccoboni.  Les  bâ- 
timents sont  adossés  à  une  montagne  qui,  à  de 
certaines  heures,  projette  dans  la  cour  l'ombre  té- 
nébreuse des  sapins.  La  rivière  de  Baden  coule  au 
pied  des  murs,  mais  n'offre  nulle  part  assez  de  pro- 
fondeur pour  devenir  le  tombeau  d'un  désespoir 
tragique  :  son  éternelle  voix  se  plaint  dans  les  ro- 
chers rougeàtres  ;  mais,  une  fois  dans  la  plaine  unie, 
ce  n'est  plus  qu'un  ruisseau  du  Lignon,  un  paisible 
courant  de  la  carte  du  Tendre,  le  long  duquel  s'en 
vont  errer  les  moutons  du  village,  bien  peignés  et  en- 
rubannés dans  le  goût  de  Watteau.  Vous  comprenez 
que  les  troupeaux  font  partie  du  matériel  du  pays, 
et  sont  entretenus  par  le  gouvernement,  comme  les 
colombes  de  Saint-Marc  à  Venise.  Toute  cette  prairie 
qui  compose  la  moitié  du  paysage  ressemble  à  la 
Petite-Suisse  de  Trianon,  comme,  en  effet,  le  pays 
entier  de  Baden  est  l'image  de  la  Suisse  en  petit,  la 
Suisse,  moins  ses  glaciers  et  ses  lacs,  moins  ses 
froids,  ses  brouillards  et  ses  rudes  montées.  11  faut 
aller  voir  la  Suisse,  mais  il  faut  aller  vivre  à  Baden. 
L'église  du  couvent  est  située  au  fond  de  la  grande 
cour,  avant  à  droite  la  maison  du  cloître,  et  à  gau- 


36  L  OR  EL  Y. 

che,  en  retour  d'équerre,  une  chapelle  gothique 
neuve,  où  sont  les  tombeaux  «les  margraves  et  tout 
ce  qu'on  a  pu  recueillir  de  vitraux  historiques  et  de 
légendes  inscrites  sur  le  marbre.  Maintenant  repré- 
sentez-vous une  décoration  intérieure  d'église  d'un 
pompadour  exorbitant,  des  saintes  en  costumes  my- 
thologiques, dans  les  attitudes  les  plus  maniérées 
du  monde,  portées,  soutenues,  caressées  par  des  pe- 
tits démons  d'anges,,  nus  comme  des  petits  amours. 
Les  chapelles  sont  des  boudoirs  -,  la  rocaille  s'enlace 
autour  de  charmants  médaillons  et  de  peintures  ex- 
quises de  Vanloo.  Deux  autels  seulement  ramènent 
l'esprit  à  des  idées  lugubres,  en  exposant  aux  yeux 
les  reliques  trop  bien  conservées  de  saint  Pius  et  de 
saint  Bénédictus  ;  mais  là  encore  on  a  cherché  le 
moyen  de  rendre  la  mort  présentable  et  presque  co- 
quette. Les  deux  squelettes,  bien  nettoyés,  vernis, 
chevillés  en  argent,  sont  couchés  sur  un  lit  de  fleurs 
artificielles,  de  mousse  et  de  coquillages,  dans  une 
sorte  de  montre  en  glace.  Ils  sont  couronnés  d'or  et 
de  feuillages  ;  une  collerette  de  dentelles  entoure  les 
vertèbres  de  leur  cou,  et  chacune  de  leurs  côtes  est 
garnie  d'une  bande  de  velours  rouge  brodé  d'or  :  ce 
qui  leur  compose  une  sorte  de  pourpoint  tailladé  à 
jour  du  plus  bizarre  effet.  Bien  plus,  leurs  tibias 
sortent  d'une  espèce  de  haut-de-chausses  du  mêmp 
velours  à  crevés  de  soie  blanche.  L'aspect  ridicule 
et  pénible  à  la  fois  de  celte  mascarade  d'ossements 


DU    RHIN    Al     M  F.  IN.  3  7 

me  peut  se  comparer  qu'à  celui  des  momies  d'un 
duc  de  Nassau  et  de  sa  fille  que  l'on  fait  voir  à  Stras- 
bourg dans  l'église  de  Saint-Thomas.  Il  est  impossi- 
ble de  mieux  dépoétiser  la  mort  et  de  railler  plus 
amèrement  l'éternité. 

Maintenant  résonnez,  notes  sévères  du  chant 
d'église,  notes  larges  et  carrées  qui  traduisez  en 
langage  du  ciel  l'idiome  sacré  de  Rome!  Orgue  ma- 
jestueux, répands  tes  sons  comme  des  flots  autour 
de  cette  nef  à  demi  profane  !  Voix  inspirées  des 
saintes  tilles,  élancez-vous  au  ciel  entre  le  chant  de 
l'ange  et  le  chant  de  l'oiseau!  La  foule  est  grande 
et  digne  sans  doute  d'assister  au  saint  sacrifice. 
Les  étrangers  ont  la  place  d'honneur,  ils  occu- 
pent le  chœur  et  les  chapelles  latérales.  Les  ha- 
bitants du  pays  remplissent  modestement  le  fond 
de  l'église,  agenouillés  sur  la  pierre  ou  rangés  sur 
leurs  bancs  de  bois.  Ici  commença  la  plus  singulière 
messe  que  j'aie  jamais  entendue,  moi  qui  connais  les 
messes  italiennes  pourtant.  C'était  une  messe  d'un 
goût  rococo  comme  toute  l'église,  une  messe  accom- 
pagnée de  violons  et  fort  gaiement  exécutée.  Bientôt 
les  chants  s'interrompirent,  et  les  sœurs  augustines 
descendirent  d'une  sorte  de  grande  soupente  établie 
derrière  l'orgue  et  masquée  d'une  grille  épaisse.  En- 
suite on  n'entendit  plus  qu'une  seule  voix  qui  chau- 
lait une  sorte  de  grand  air,  selon  l'ancienne  manière 
italienne.  C'étaient  des  traits,  des  fioritures  in  croya- 

•3 


38  L  OR  EL  Y. 

blés,  des  broderies  à  l'aire  perdre  la  fêle  à  madame 
Damoreau,  el  la  voix  à  mademoiselle  Grisi  :  et  cela 
sur  une  musique  du  temps  de  Pergolèse  tout  au 
moins.  Vous  comprenez  mon  plaisir-,  je  ne  veux  ca- 
cher à  personne  que  cette  musique,  ce  chant,  m'ont 
ravi  au  troisième  ciel. 

Après  la  messe,  je  suis  monté  au  parloir;  le  parloir 
ne  faisait  nulle  disparate  avec  le  reste  :  un  vrai  par- 
loir de  nouvelle  galante,  le  parloir  de  Marianne,  de 
Mélanie,  et,  si  vous  le  voulez  même,  le  parloir  de 
Vert-Vert.  Quel  bonheur  de  se  trouver  en  plein 
xviii6  siècle  tout  à  coup  et  tout  à  fait!  Malheureu- 
sement, je  n'avais  aucune  religieuse  à  y  faire  venir, 
et  je  me  suis  contenté  de  voir  passer  deux  jeunes 
novices  bleues  qui  portaient  du  café  à  la  crème  à 
madame  la  supérieure.  Là  s'est  arrêté  mon  ro- 
man. 


VI.  Francfort. 

Alexandre  Dumas  avait  donc  fait  honneur  à  ma 
lettre  en  vers  datée  de  Strasbourg.  Il  m'avait  envoyé 
une  forte  somme  qui  me  permit  de  sortir  avec  éclat 
de  l'hôtel  du  Soleil. 

Je  me  hâtai  d'aller  prendre  le  bateau  à  vapeur 
du  Rhin  et  le  lendemain  j'arrivai  à  Mayence,  le 
surlendemain  à  Francfort. 


nt;  nu iv  \r  m i  t\.  ?,u 

Voici  à  pou  [très  la  physionomie  do  cotte  ville. 

Francfort  est  entourée,  depuis  1815,  d'une  cein- 
ture de  promenades  qui  remplacent  ses  antiques 
fortifications.  Quand  on  a  parcouru  ces  allées  riantes 
qui  aboutissent  de  tous  côtés  aux  bords  du  Mein,  on 
peut  s'aller  reposer  dans  l'île  verte  et  fleurie  du 
Mainlust.  C'est  là  le  centre  des  plaisirs  de  la  popu- 
lation, et  aussi  le  rendez-vous  des  belles  compagnies. 
Du  pavillon  élégant  qui  domine  ce  jardin  on  admire 
une  des  plus  belles  perspectives  du  monde,  la  vue  de 
Francfort  s'étendant  sur  la  rive  gauche,  avec  ses 
quais  bordés  dune  forêt  de  mâts,  et  du  faubourg  de 
Sachscnbausen  situé  à  droite,  qu'un  pont  immense 
joint  à  la  ville;  des  palais  aux  riantes  terrasses,  de 
longues  suites  de  jardins  et  des  restes  de  vieilles 
tours  embellissent  les  bords  du  fleuve,  où  le  soleil 
couchant  se  plonge  comme  dans  la  mer,  landis  que 
la  chaîne  du  Taunus  ferme  au  loin  l'horizon  de  ses 
dentelures  bleuâtres.  C'est  une  de  ces  belles  et  com- 
plètes impressions  dont  le  souvenir  est  éternel;  une 
vieille  ville,  une  magnifique  contrée,  une  vaste  éten- 
due d'eau  :  spectacle  qui  réunit  dans  une  harmonie 
merveilleuse  toutes  les  œuvres  de  Dieu,  de  l'homme 
et  de  la  nature. 

Dès  qu'on  pénètre  dans  les  rues,  on  retrouve  avec 
plaisir  cette  physionomie  de  ville  gothique  qu'on  a 
rêvée  pour  Francfort,  et  que  le  goût  moderne  a  pres- 
que partout  altérée  dans  les  cités  allemandes.  Il  y  a 


40  L  OU  EL  Y. 

encore  des  rues  tortueuses,  des  maisons  noires,  des 
devantures  sculptées,  des  étages  qui  surplombent, 
des  puits  surmontés  d'une  cage  de  serrurerie,  des 
fontaines  aux  attributs  bizarres,  des  chapelles  et  des 
églises  d'une  architecture  merveilleuse,  mais  qui 
malheureusement,  catholiques  au  dehors,  sont  pro- 
testantes à  l'intérieur,  c'est-à-dire  nues  et  dégra- 
dées. L'esprit  a  été  tué  dans  ces  superbes  envelop- 
pes de  pierre,  et  elles  ressemblent  aujourd'hui  aux 
coquillages  de  nos  musées,  où  l'oreille  attentive 
croit  distinguer  un  vent  sonore,  mais  que  la  vie 
n'habite  plus. 

Les  rues  de  Francfort  sont  très  animées,  et  les 
étalages  encombrés  partout  de  marchandises:  les 
fourrures  et  les  cristaux  de  Bohême  font  maudire  à 
chaque  pas  nos  douanes  françaises,  et  excitent  le 
voyageur  aux  projets  de  contrebande  les  plus  immo- 
raux. Je  ne  veux  point  cacher  que  nous  rêvâmes  tous 
pendant  plusieurs  jours  aux  moyens  d'introduire 
frauduleusement  dans  notre  patrie  un  certain  nom- 
bre de  verres,  de  tioles,  de  carafes,  et  autres  ravis- 
santes bagatelles  dont  nos  dames  étaient  folles  et 
que  la  douane  ne  laisse  entrer  à  aucun  prix.  N'est- 
ce  pas  là  une  cruelle  railleriede  l'industrie  française? 
mais  la  question  est  trop  sérieuse  pour  que  je  veuille 
l'entamer  ici. 

L'hôtel  de  ville  de  Francfort,  qu'on  appelle  le 
Hœincr,  est  d'un  gothique  peu  ouvragé,  surtout  pour 


DU    H  H  IN    A  U    M  Kl  .\.  <t 

qui  a  vu  les  hôtels  de  la  ville  de  Flandre.  Les  salles 
basses  sont  remplies  de  boutiques  et  d'étalages, 
comme  l'était  notre  palais  de  justice  de  Paris,  et  la 
décoration  des  salles  conservées  est  plus  curieuse 
que  brillante.  La  plupart  ont  été  décorées,  dans  le 
courant  des  deux  siècles  derniers,  avec  des  pla- 
fonds, des  panneaux  et  des  sculptures  d'un  rococo 
allemand  fort  bizarre.  Les  salles  des  sénateurs , 
des  bourgmestres,  des  conseillers,  etc.,  appartien- 
nent à  ce  goût  suranné  qui  par  toute  l'Allemagne 
a  fleuri  si  hardiment  clans  l'intérieur  des  édifices 
gothiques.  Une  seule  salle,  la  fameuse  salle  des 
Empereurs ,  conserve  encore  sa  configuration  pri- 
mitive; mais  on  Ta  si  singulièrement  peinte  quelle 
a  maintenant  tout  l'effet  d'un  décor  moyen  âge  de 
l'Ambigu. 

Cette  salle  n'a  nullement,  du  reste,  le  caractère 
imposant  qu'on  pourrait  lui  attribuer.  Les  Guides 
du  voyageur  annoncent  qu'elle  contient  les  statues 
et  les  armures  de  trente-deux  empereurs  d'Allema- 
gne ;  mais  il  faut  bien  dire  que  tout  cela  n'existe 
qu'en  peinture.  Les  trente-deux  niches,  qui  répon- 
dent à  autant  de  nervures  partant  de  la  voûte  et  que 
relient  des  arcs-boutants  de  bois  sculpté,  sont  pein- 
tes uniformément  en  couleur  de  marbre  blanc  et 
noir,  et  sur  la  muraille  même  les  statues  des  em- 
pereurs sont  figurées  en  trompe-l'œil,  à  dater,  je 
crois,  du  grand  Witikind  jusqu'à  feu  l'empereur 


42  LORELY. 

François,  que  pourtant  Napoléon  a  réduit  à  n'être 
plus  qu'empereur  d'Autriche,  et  non  d'Allemagne. 
Ce  qu'il  y  a  là  de  merveilleux,  c'est  que  la  salle  ne 
contenant,  en  effet,  que  trente-deux  niches,  l'em- 
pire a  fini  juste  au  trente-deuxième  empereur.  On 
parle  de  gagner  sur  l'épaisseur  du  mur  une  trente- 
troisième  niche  pour  le  César  actuel  ;  mais  nous 
sommes  certains  que  l'empereur  d'Autriche  se  refu- 
sera à  cette  plaisanterie  de  mauvais  goût.  Il  n'y  a 
plus  de  César  au  monde,  et  Napoléon  lui-même  n'en 
a  été  que  le  fantôme  éblouissant  ! 

On  me  permettra  de  ne  point  dire  en  quelle  com- 
pagnie nous  finies  un  jour  une  excursion  dans  la 
principauté  de  Hesse-Hombourg,  ni  à  quelle  char- 
mante fête  nous  primes  part  dans  un  château  go- 
thique tout  moderne,  au  milieu  d'une  épaisse  fui  et 
de  chênes  et  de  sapins.  Je  croyais  faire  un  de  ces 
romanesques  voyages  de  Wilhelm  Jleister,  où  la  vie 
réelle  prend  des  airs  de  féerie,  grâce  à  l'esprit,  aux 
charmes  et  aux  sympathies  aventureuses  de  quel- 
ques personnes  choisies.  Le  but  de  l'expédition  était 
d'aller  à  Dornshausen,  mot  qui,  dans  la  prononcia- 
tion allemande,  se  dit  à  peu  près  Tournesauce.  Or, 
savez-vous  ce  que  c'est  que  ce  lieu,  dont  le  nom  est 
si  franchement  allemand  et  si  bizarrement  fran- 
çais à  la  fois?  C'est  un  village  où  l'on  ne  parle  que 
notre  langue,  bien  que  l'allemand  règne  à  cinquante 
lieues  à  la  ronde,  même  en  dépassant  de  beaucoup 


I)  i     Il  II  IN    A  U    M  l:  IN.  43 

la  frontière  française.  Ce  village  est  habité  par  les 
descendants  des  familles  protestantes  exilées  par 
Louis  XIV.  Dornshausen  leur  fut  donné  à  cette  épo- 
que, m'a-t-on  dit,  par  le  prince  électeur  de  Nassau, 
et  ils  sont  restés,  eux  et  leur  lignée,  dans  cet  asile 
austère  et  calme  comme  leur  résignation  et  leur 
piété. 

Cette  population  est  tonte  française  encore,  car 
les  habitants  ne  sont  jamais  mariés  qu'entre  eux,  et 
le  beau  langage  du  dix-septième  siècle  s'est  transmis 
à  ceux  d'aujourd'hui  dans  toute  sa  pureté.  Vous 
peindrez-vous  toute  notre  surprise  en  entendant  de 
petits  enfants,  jouant  sur  la  place  de  l'église,  qui 
parlaient  la  langue  de  Saint-Simon  et  se  servaient 
sans  le  savoir  des  tours  surannés  du  grand  siècle? 
Nous  en  fûmes  tellement  ravis  que,  voulant  mieux 
les  entendre  parler,  nous  arrêtâmes  une  marchande 
de  gâteaux  pour  leur  distribuer  toute  sa  provision. 
Après  le  partage,  ils  se  mirent  à  jouer  bruyamment 
sur  la  place,  et  la  marchande  nous  dit  :  «  Vous  leur 
axez  fait  tant  de  joye  que  les  voilà  qui  courent  pré- 
sentement comme  des  harlequins.  »  11  faut  remar- 
quer que  le  nom  d'Arlequin  s'écrivait  ainsi  du  temps 
de  Louis  XIV,  avec  un  h  aspiré,  comme  on  peut  le 
voir  notamment  dans  la  comédie  des  Comédiens  de 
Scudéri. 

N'est-ce  pas  là  une  merveilleuse  rencontre,  et  qui 
valait  tout  le  voyage?  Je  dois  ajouter  malheureuse- 


44  LORELY. 

nient  que  cette  population  française  de  Dornshausen 
n'est  pas  physiquement  brillante,  bien  qu'elle  ait, 
nous  a-t-on  dit,  donné  le  jour  à  M.  Aneillon,  le  mi- 
nistre de  Berlin.  Les  Allemands  que  nous  rencon- 
trions en  nous  y  rendant  nous  disaient  :  «  Vous  allez 
entrer  dans  le  pays  des  Bossus.  »  Il  est  vrai  que 
jamais  nous  ne  vîmes  plus  de  bossus  que  dans  ce 
canton;  cette  race,  qui  ne  s'est  jamais  mélangée, 
est  grêle  et  rachitique,  comme  la  noblesse  espagnole, 
qui  de  même  ne  se  marie  qu'entre  elle.  Les  familles 
de  Francfort  prennent  des  servantes  à  Dornshausen, 
afin  d'apprendre  le  français  à  leurs  enfants.  Le  grand 
souvenir  de  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  et  d'une 
si  noble  transmission  d'héritage  aboutit  à  cette  vul- 
gaire spécialité. 

Après  un  mois  de  séjour,  nous  avons  quitté  Franc- 
fort dont  j'aurai  à  reparler  plus  tard. 

VII.  Slanhcim  et  Heidelber^'. 

Nous  venions  de  remonter  le  Rhin,  de  Mayence  à 
Manheim,  toute  une  longue  journée;  nous  avions 
passé  lentement  devant  Spire  éclairée  des  derniers 
rayons  du  jour,  et  nous  regrettions  d'arriver  en 
pleine  nuit  à  Manheim,  qui  présente  le  soir,  comme 
Mayence,  l'aspect  d'une  ville  orientale.  Ses  édifices 
de  pierre  rouge,  ses  coupoles,  ses  tours  nombreuses 
aux  flèches  bizarres,  confirment  cette  illusion,  qui 


Iil    RHIN    Al     ME  IX.  45 

serait  beaucoup  plus  complète  encore  si  le  soleil  ne 
se  couchait  pas  sur  la  rive  opposée  du  fleuve.  Mais 
un  clair  de  lune  très  pur  nous  rendit  une  partie  de 
reflet  que  nous  espérions.  Mon  illustre  compagnon 
de  voyage  put  emporter  de  ce  spectacle  une  impres- 
sion assez  complète  pour  que  je  doive  me  dispenser 
d'en  rendre  compte  au  public  avant  ou  après  lui. 

La  même  raison  m'interdirait  la  description  in- 
térieure de  Manheim,  si  je  n'étais  habitué  à  traver- 
ser les  villes  en  flâneur  plutôt  qu'en  touriste,  con- 
tent de  respirer  l'air  d'un  lieu  étranger,  de  me  mêler 
à  cette  foule  que  je  ne  verrai  plus,  de  hanter  ses  bals, 
ses  tavernes  et  ses  théâtres,  et  de  rencontrer  par 
hasard  quelque  église,  quelque  fontaine,  quelque 
statue  qu'on  ne  m'a  pas  indiquée  et  qui  souvent 
manque  en  effet  sur  le  livret  du  voyageur.  J'aurai 
donc  fini  ma  description  en  deux  mots.  Cette  ville 
est  fort  jolie,  fort  propre,  et  toute  bâtie  en  damier. 
Les  grands-ducs  de  Bade  ont  été  de  tout  temps  fa- 
natiques de  la  ligne  droite  ou  de  la  courbe  régulière  ; 
ainsi  Carlsruhe  est  bâtie  en  éventail  ;  du  centre  de 
la  ville,  où  est  situé  le  palais,  on  peut  regarder  à  la 
fois  dans  toutes  les  rues;  le  souverain,  en  se  mettant 
à  sa  fenêtre,  est  sûr  que  personne  ne  peut  entrer  ou 
sortir  des  maisons,  circuler  dans  les  rues  ou  sur  les 
places,  sans  être  vu  de  lui.  Une  ville  ainsi  construite 
peut  épargner  bien  des  frais  de  police  et  de  surveil- 
lance de  tout  genre.  Manheim,  cette  seconde  capi- 


46  L OR  EL  Y. 

talc  du  duché,  ne  le  cède  guère  à  Carlsruhe  sous  ce 
rapport.  Il  sufiit  d'une  douzaine  de  factionnaires 
postés  aux  carrefours  à  angles  droits  pour  tenir  en 
respect  toute  la  cité.  C'est  pourtant  à  Manheim  que 
fut  commis  l'assassinat  de  Kotzebue  par  Cari  Sand  : 
mais  aussi  faut-il  dire  qu'à  peine  sorti  de  la  maison 
de  sa  victime,  Sand  se  trouva  saisi  par  les  pacifiques 
soldats  du  grand-duc. 

Cette  lugubre  tragédie  nouspréocupait  avant  tout 
dans  le  court  séjour  que  nous  limes  à  Manheim  ;  aussi 
nous  fûmes  heureux  d'apprendre  que  le  célèbre 
acteur  tragique  Jerrmann  se  trouvait  alors  clans  la 
ville.  Nous  rallumes  demander  au  théâtre,  sûrs  qu'il 
serait  charmé  de  nous  servir  de  cicérone  et  d'obliger 
à  la  fois  un  poète  dramatique  et  un  feuilletoniste 
français,  lui  qui,  quoique  Allemand,  a  joué  les 
tragédies  de  Corneille  à  la  Comédie -Française. 
M.  Jerrmann  était  à  la  répétition.  Dès  que  nous 
apprîmes  que  c'était  le  Roi  Lear  qu'on  répétait, 
nous  demandâmes  à  être  introduits,  ce  qu'on  nous 
accorda  facilement,  toujours  en  raison  de  nos  qua- 
lités. 

L'intérieur  des  théâtres  allemands  est  complète- 
ment semblable  à  celui  des  nôtres;  nos  habitudes 
tic  coulisses  nous  servirent  donc  merveilleusement 
à  gagner  sans  bruit  une  place  au  parterre,  et  là  nous 
entendîmes  deux  beaux  actes,  joués  en  redingotes  et 
paletots,  niais  avec  celte  intelligence  et  cette  haï- 


DU   RHIN   AL    MEIN.  4  7 

monie  d'ensemble  que  l'on  admire  sur  les  plus  pe- 
tites scènes  de  l'Allemagne. 

Toutefois  cette  épithète  ne  peut  être  donnée  à 
celle  de  Manheim.  Nous  songions  avec  un  saint  res- 
pect, auquel  aidait  du  reste  l'obscurité  du  lieu,  que 
ce  fut  à  ce  théâtre  même  que  l'on  représenta  les 
premiers  drames  de  Schiller.  La  répétition  qui  avait 
lieu  devant  nous  montrait  que  ce  noble  théâtre  n'a- 
vait pas  dégénéré. 

Dès  que  M.  Jerrmann  fut  averti  de  notre  présence, 
il  vint  à  nous,  se  félicita  surtout  de  faire  la  connais- 
sance d'un  auteur  dont  il  avait  traduit  plusieurs 
ouvrages,  et  voulut  bien  nous  montrer  la  ville  en 
détail.  Nous  visitâmes  la  résidence  tout  à  fait  royale 
des  vastes  jardins  qui  côtoient  le  Necker,  prêt  a  se 
jeter  dans  le  Rhin-,  nous  admirâmes  la  disposition 
des  massifs  de  verdure,  les  longs  chemins  sablés  qui 
vont  se  perdre  au  boni  du  fleuve,  les  pelouses  touf- 
fues, et  ce  cercle  d'eaux  vives  qui  partout  encadre 
l'horizon  -,  mais  nous  fûmes  distraits  facilement  de 
cette  admiration,  lorsque  M.  Jerrmann  nous  apprit 
que  dans  ces  jardins  mêmes,  le  long  d'une  de  ces 
allées,  Cari  Sand  s'était  rencontré  avec  Kotzebue, 
qu'il  devait  frapper  trois  heures  plus  tard,  et,  sans 
le  connaître,  avait  croisé  sa  marche  plusieurs  fois. 

Je  ne  prétends  pas  raconter  cette  histoire  si  con- 
nue, que  d'ailleurs  l'autre  plume,  plus  sûre  et  plus 
dramatique,  a  nouvellement  retracée  dans  tous  ses 


IN  L  OR  EL  Y. 

détails  ;  je  ^lano  seulement  quelques  souvenirs 
échappés  ou  négligés  comme  do  peu  d'importance 5 
d'ailleurs,  Cari  Sand obtiendra  toujours  un  privilège 
d'intérêt. 

En  sortant  de  la  résidence  par  une  galerie  laté- 
rale, nous  rencontrâmes  l'église  dos  Jésuites,  bâtie 
en  style  rococo,  dont  la  grille  est  un  chef-d'œuvre 
de  serrurerie  du  temps.  Je  n'oserais  affirmer  que  le 
portail  ne  soit  pas  orné  de  divinités  mythologiques; 
peut-être  aussi  sont-ce  de  simples  allégories  chré- 
tiennes ;  mais  alors  la  Foi  ressemblerait  bien  à  Mi- 
nerve, et  la  Charité  à  Vénus.  Du  reste,  le  théâtre  est 
situé  tout  en  face,  et  ses  muses  classiques  paraissent 
être  de  la  môme  époque  et  des  mêmes  sculpteurs. 
C'est  un  magnifique  bâtiment  qui  tient  la  moitié  de 
la  place.  Deux  rues  plus  loin,  nous  arrivâmes  à  la 
maison  de  Kotzebue,  qui  n'a  rien  de  remarquable  à 
l'extérieur.  On  sait  tout  ce  qui  s'y  passa.  Cari  Sand, 
arrivé  le  matin  même,  vint  demander  à  parler  à 
l'écrivain  célèbre,  qui  était  soupçonné  d'avoir  vendu 
sa  plume  à  la  Russie.  On  fit  entrer  le  jeune  homme 
dans  une  pièce  du  rez-de-chaussée.  Ce  jour-là  môme 
(c'était  dans  la  soirée),  Kotzebue  recevait  du  monde, 
plusieurs  dames  venaient  d'arriver.  A  peine  Kotze- 
bue fut-il  entré  dans  la  chambre  où  Sand  l'atten- 
dait, que  ce  dernier  se  jeta  sur  lui  et  le  frappa  d'un 
poignard.  La  fille  de  Kotzebue  entra  la  première  et 
se  précipita  en  criant  sur  le  corps  de  son  père.  Sand. 


Il  L     II  H  I  N    Al     M  KIX.  49 

ému  vivement  de  ce  spectacle,  sortit  rapidement  de 
la  maison,  et,  près  d'être  saisi  par  des  soldats  qui 
passaient,  il  se  frappa  lui-même  en  criant  :  Vive 
l'Allemagne!  La  blessure  qu'il  se  fit  alors  fut  si 
grave,  qu'il  en  souffrit  continuellement  pendant  les 
dix  mois  que  dura  son  procès,  et  en  serait  mort  sans 
doute  dans  le  cas  même  où  sa  liberté  lui  aurait  été 
rendue. 

Plus  loin,  l'on  nous  montra  l'auberge  où  il  était 
descendu  et  où  il  avait  dîné  à  table  d'hôte  le  jour 
même  de  l'assassinat.  Après  le  repas,  il  était  resté 
une  demi-heure  encore  à  causer  sur  la  théologie  avec 
un  ecclésiastique.  Toute  la  ville  est  remplie  de  ce 
drame,  et  les  habitants  n'ont  guère  d'autres  récits 
à  faire  aux  étrangers.  On  nous  conduisit  encore  au 
cimetière,  où  la  victime  et  l'assassin  reposent  dans 
la  même  enceinte.  Seulement  Cari  Sand  est  enterré 
dans  un  coin,  et  la  place  où  furent  déposés  son  corps 
et  sa  tête  n'a  d'autre  ornement  qu'un  prunier  sau- 
vage. Pendant  longtemps  ce  fut,  nous  dit-on,  un 
lieu  de  pèlerinage,  où  l'on  venait  de  toute  l'Allema- 
gne -,  le  prunier  était  dépouillé  de  toutes  ses  feuilles 
et  de  toutes  ses  branches  à  chaque  saison. 

La  tombe  de  Kotzebuc  avait  eu  aussi  ses  fidèles 
moins  nombreux.  C'est  un  monument  de  pierre  grise 
d'une  apparence  bizarre.  Une  pierre  carrée  qui  le 
surmonte,  posée  sur  un  de  ses  anyles,  est  soutenue 
par  deux  masques  antiques  qui  expriment  la  don- 


50  LORELY. 

leur,  l.c  tout  a  un  aspect  de  tombeau  païen,  qui 
convient  assez  aux  mânes  philosophiques  du  voilai- 
rien  Kolzebue.  On  ne  peut  douter  qu'il  n'y  ait  eu 
dans  l'action  de  Cari  Sand  beaucoup  de  fanatisme 
religieux. 

Nous  remontâmes  en  voiture  à  la  porte  du  cime- 
tière pour  nous  diriger  vers  Heidelberg  où  nous  de- 
vions coucher.  La  soirée  était  charmante  après  une 
belle  journée  d'automne;  la  foule  bigarrée  rentrait 
déjà  dans  la  ville,  abandonnant  les  jolies  maisons  de 
campagne,  les  jardins  publics,  les  cafés  et  les  bras- 
series •  la  plupart  nous  saluaient  sans  nous  con- 
naître, comme  c'est  l'usage  dans  le  pays  de  Bade, 
et  ce  tableau  du  retour  en  ville  d'une  population 
calme  et  bienveillante,  qui  avait  assurément  bien 
employé  sa  journée,  nous  faisait  penser  à  Auguste 
Lafontaine  et  à  Gessner.  Pourtant  mon  compagnon 
ne  pouvait  s'arracher  au  souvenir  sanglant  de  Cari 
Sand.  11  venait  devoir  le  cimetière,  il  voulait  encore 
voir  le  lieu  de  l'exécution,  tant  c'est  un  fidèle  voya- 
geur et  un  fidèle  historien.  On  nous  avait  bien  dit 
que  nous  rencontrerions,  au  sortir  de  Manheim,  une 
grande  prairie  verte,  à  gauche,  et  que  c'était  là  -,  mais 
rien  n'indiquait  le  lieu  particulier  du  sacrifice.  Nous 
n'osions  trop  arrêter  les  paysans  pour  nous  le  mon- 
trer, de  peur  d'inquiéter  la  police  du  pays;  mais  on 
nous  apprit  depuis  qu'il  était  aussi  simple  de  parler 
de  cela,  dans  le  duché,  que  de  la  pluie  et  du  beau 


DU   RHIN   AL'   M  EIN.  5! 

temps.  Un  vénérable  monsieur,  nous  voyant  arrêtés 
sur  la  route,  se  douta  de  l'objet  de  notre  attention, 
et  nous  indiqua  tout  dans  le  plus  grand  détail.  Ici 
était  l'échafaud,  là  les  troupes  rangées  dès  la  pointe 
du  jour;  par  là  l'on  attendait  les  étudiants  d'Hei- 
delberg  ;  mais  ils  arrivèrent  trop  tard,  l'heure  ayant 
été  avancée;  ils  ne  purent  que  tremper  leurs  mou- 
choirs dans  le  sang  et  se  partager  les  reliques  de  celui 
qu'ils  appelaient  le  martyr. 

Notre  interlocuteur  voulut  bien  nous  donner  une 
foule  d'autres  détails,  tant  sur  cette  fatale  journée 
de  l'exécution  que  sur  le  caractère,  les  habitudes  et 
les  conversations  de  Sand  pendant  les  dix  mois  de 
captivité  qui  précédèrent  sa  mort  ;  il  nous  offrit  de 
nous  conduire  chez  lui  pour  nous  faire  voir  un  por- 
trait unique  qu'il  avait  fait  faire  lui-même  à  celte 
époque,  mais  il  était  trop  tard  pour  que  nous  pus- 
sions nous  arrêter  encore  à  Manheim.  Lorsque  nous 
remerciâmes  cet  obligeant  inconnu  en  prenant  congé 
de  lui,  il  nous  dit  :  «  Vous  venez  de  causer  avec  le 
directeur  de  la  prison  de  Manheim,  qui  a  gardé  Sand 
pendant  dix  mois.  »  Il  n'eût  pas  été  moins  étonné 
s'il  eût  su  à  qui  il  venait  de  parler  lui-même,  mais 
mon  compagnon  ne  jugea  pas  à  propos  de  compléter 
le  coup  de  théâtre. 

Je  croyais  pour  ma  part  en  avoir  fini  avec  Sand, 
dont  je  n'ai  jamais  beaucoup  affectionné  l'héroïsme, 
sans  nier  toutefois  l'espèce  de  grandeur'  qui  s'attache 


•>2  ItlISKI.Y. 

à  ce  souvenir;  mais  un  écrivain  consciencieux  a  des 
curiosités  qui  sont  aussi  des  devoirs,  et  c'est  ce  qui 
va  expliquer  jusqu'à  quelles  profondeurs  d'investi- 
gation nous  dûmes  descendre,  mon  compagnon  de 
route  et  moi,  lui  pour  les  charges  de  sa  renommée, 
et  moi  pour  l'agrément  de  sa  société. 

Le  directeur  de  la  prison  nous  avait  parlé  beau- 
coup de  l'exécuteur  qui  avait  tranché  la  tête  de 
Sand.  Un  crime  est  une  chose  si  rare  dans  le  duché 
de  Bade,  que  cette  profession  est  presque  une  siné- 
cure. Toutefois  elle  rapporte  près  de  trois  mille  flo- 
rins, sans  compter  une  foule  de  bénéfices  accessoires. 
L'exécution  de  Sand  fut  une  fortune  pour  cet  homme, 
qui  vendit  tous  les  cheveux  du  jeune  homme  un  à 
un,  à  ta  moitié  de  l'Allemagne.  Je  vous  dirai  que 
ce  serait  là  un  terrible  peuple,  si  ce  n'était  bien  évi- 
demment le  plus  heureux  des  peuples  et  le  mieux 
gouverné  peut-être.  Je  vais  citer  un  trait  qui  montre 
que  ce  fanatisme  alla  jusqu'au  ridicule  le  plus  vio- 
lent. Le  même  exécuteur,  connu  pour  un  des  plus 
grands  admirateurs  de  son  héros,  fit  construire,  en 
découpant  le  bois  de  l'échafaud,  une  tonnelle  égayée 
de  vignes  grimpantes,  où  l'on  venait  pieusement 
boire  de  la  bière  à  la  mémoire  de  Sand. 

Puisque  j'en  dis  tant  déjà,  il  faut  tout  dire.  Nous 
apprîmes  que,  le  bourreau  de  Sand  étant  mort,  son 
tils  continuait  le  même  état,  et  demeurait  à  Hei- 
delberg.  On  nous  conseilla  de  l'aller  voir.  Sur  notre 


DU    RHIN    Al    ME  IN.  o3 

premier  momementde  répugnance,  on  nous  répon- 
dit qu'en  Allemagne  les  exécuteurs  n'étaient  pas 
précisément  entourés  du  même  [déjugé  que  chez 
nous.  Le  bourreau  est  ordinairement,  dit-on,  d'une 
famille  noble  déchue.  Dans  les  cérémonies  du  siècle 
passé,  il  marchait  à  la  suite  du  cortège  de  la  no- 
blesse, et  en  tête,  par  conséquent,  de  celui  des  bour- 
geois. En  outre,  il  est  tenu  d'avoir  pris  le  grade  de 
docteur  en  chirurgie.  C'est  donc  une  sorte  de  méde- 
cin, qui  coupe  la  tête  comme  les  autres  couperaient 
une  jambe  :  peut-on  dire  que  ses  opérations  aient 
seules  le  privilège  de  donner  la  mort? 

C'était  au  bout  de  la  ville  d'Heidelberg,  riante  et 
brumeuse,  encaissée  par  les  montagnes,  baignée  par 
le  Necker,  pleine  d'étudiants,  de  cafés  et  de  bras- 
series, avec  son  beau  château  de  la  Renaissance  à 
demi-ruiné.  Quel  dommage!  un  château  de  Touraine 
dans  une  forteresse  de  Souabe  !  Mais  la  description 
sera  pour  une  autre  fois  :  au  bout  de  la  ville,  dis-je, 
la  dernière  maison^  à  gauche...  Comme  tout  cela 
est  allemand  et  romantique  !  et  tout  cela  est  vrai 
pourtant...  C'est  la  maison^  docteur  11  idmann, 
c'est  la  sienne. 

VIII.  Une  visite  au   bourreau  de  Uanheim. 

Nous  n'étions  pas  sans  émotions  en  touchant  le 
marteau  de  ce  logis  d'une  apparence  particuliè- 
rement propre  et  gaie.  Des  enfants  de  la  ville  s'as- 


5  1  L  0  K I.  L  V . 

semblaient  derrière  nous,  mais  sans  mauvaise  in- 
tention ;  à  Paris,  Ton  eût  jeté  des  pierres.  Une,  seule 
idée  nous  fit  rire  :  ce  fut  le  souvenir  d'un  monsieur, 
dégoûté  de  la  vie,  qui  avait  fait  une  visite  pareille 
à  M.  Samson,  et  lui  avait  dit,  en  le  saluant  poli- 
menl  :  «  .Monsieur,  je  désirerais  que  vous  me  guil- 
lotinassiez.» Cet  imparfait  du  subjonctif  d'un  pareil 
verbe  m'a  toujours  paru  fort  plaisant. 

Nous  voilà  donc  toujours  frappant  à  la  porte  du 
bourreau ,  car  on  n'ouvre  pas.  Quel  épisode  pour  un 
de  ces  romans  qu'on  faisait  il  y  quelques  années! 
Mais  le  temps  n'était  plus  de  ces  ogreries  littéraires, 
et  notre  démarche  était  bien  naïve  et  toute  dans 
l'intérêt  de  l'art  et  de  la  vérité. 

Au  bout  de  dix  minutes,  nous  entendîmes  un 
bruit,  de  talons  éperonnés,  puis  on  ouvrit  la  porte 
en  tirant  beaucoup  de  verrous.  Un  homme  fort 
jeune,  un  peu  trapu  dans  sa  taille,  à  la  ligure  ro- 
mantique ,  nous  demanda  ce  que  nous  voulions , 
sans  nous  prier  d'entrer.  Nous  lui  dîmes  que  nous 
étions  écrivains  et  cherchions  à  réunir  des  rensei- 
gnements sur  Cari  Sand.  Alors  il  nous  ouvrit  en 
fièrement  la  porte  et  nous  indiqua  une  salle  de 
rez-de-chaussée  fort  claire,  nous  priant  d'attendre 
qu'il  eût  refermé  la  lourde  porte,  ce  qu'il  fit  avec 
soin. 

La  chambre  où  il  nous  rejoignit  après  un  ins- 
tant,  et   qui  semblait  être   son  cabinet  de   tra- 


i)  i    mu  .\  ai;  ME]  N.  55 

vail,  était  ornée  de  gravures  et  d'oiseaux  empaillés. 
«Vous  êtes  chasseur?»  lui  dit  mon  compagnon  en 
frappant  sur  un  fusil  à  deux  coups  suspendu  au  mur. 
Il  répondit  par  un  signe.  Pendant  l'instant  que 
nous  étions  restés  seuls,  j'avais  pu  jeter  les  yeux  sur 
une  bibliothèque  où  se  trouvaient  des  livres  d'histoire 
et  de  poésie.  La  table  placée  au  milieu  de  la  chambre 
était  couverte  de  livres  et  de  feuilles  manuscrites; 
sur  la  cheminée  il  y  avait  des  bocaux  d'animaux 
conservés  dans  l'esprit -de -vin  ;  il  nous  apprit 
lui-même  qu'il  s'occupait  beaucoup  d'histoire  na- 
turelle. On  comprend  que  notre  conversation  ne 
pouvait  rester  longtemps  dans  le  vague;  nos  préoc- 
cupations historiques  pouvaient  seules  donner  quel- 
que convenance  à  notre  visite,  surtout  vis-à-vis 
d'un  homme  auquel  il  paraissait  impossible  d'offrir 
quelque  rémunération.  Le  docteur  Widmann  nous 
donna  encore  beaucoup  de  détails,  dont  plusieurs 
répétaient  ceux  que  nos  passants  de  la  veille  nous 
avaient  racontés  déjà  ;  il  nous  fit  voir  même,  après 
quelque  hésitation  ,  le  sabre  dont  son  père  s'était 
servi  :  la  forme  nous  étonna. 

Nous  nous  étions  imaginé  jusque-là  que  l'on  en- 
levait la  tête  fort  simplement  d'un  bon  coup  de 
sabre  de  dragon  ou  de  cimeterre  à  la  turque.  L'ins- 
trument que  nous  avions  sous  les  yeux  confondait 
toutes  nus  idées.  Le  tranchant  était  en  dedans 
comme  celui  d'une  serpette;  de  plus,  la  lame  était 


o(i  LORELY. 

creuse  et  contenait  du  vil-argent,  afin  que,  l'élan 
étant  donné  au  sabre,  ce  métal,  se  portant  vers  la 
pointe,  rendit  le  coup  plus  assuré.  Ainsi  toute  l'a- 
dresse du...  docteur  consiste  à  combiner  un  mou- 
vement de  rotation  autour  du  col,  qui,  avant  de 
toucher  l'os,  enlève  presque  toute  la  chair;  on  ne 
tranche  donc  pas  la  tête,  on  la  cueille  pour  ainsi 
dire.  Nous  nous  contentâmes  de  l'explication  sans 
demander  aucune  expérience. 

D'ailleurs,  notre  pauvre  exécuteur  de  Bade  n'a 
jamais  exercé  le  terrible  état  de  son  père.  11  nous  a 
confié  même  qu'il  tremblait  tous  les  jours  qu'il  se 
commît  un  crime  dans  le  duché,  ce  qui  est  heureu- 
sement fort  rare,  et  qu'il  ne  savait  trop  à  quoi  il 
se  résoudrait  dans  ce  cas.  Curieux  comme  des  An- 
glais, nous  demandâmes  encore  à  voir  la  tonnelle 
dont  on  nous  avait  parlé  à  Heidelberg.  Le  docteur 
Widmann,  n'ayant  pas  le  temps  de  nous  accompa- 
gner au  jardin  de  son  père  où  elle  se  trouve,  appela 
son  domestique,  qui  nous  y  conduisit  à  travers  les 
champs. 

Ce  jardin  est  situé  au  sommet  d'une  colline  char- 
gée de  vignes.  Un  joli  pavillon,  autrefois  ouvert  aux 
buveurs  et  maintenant  fermé  depuis  que  l'enthou- 
siasme s'est  refroidi  par  le  temps,  s'élève  au  centre 
de  cette  petite  propriété,  et,  des  deux  côtés  de  ce 
pavillon,  il  y  a  une  tonnelle  dont  le  bois  disparaît 
sous  les  pampres.  Mais  laquelle  des  deux  est  la  ton- 


DU    RHIN    Al     M  K  I  \.  ÔT 

nelle  sacrée  aux  fidèles  de  Cari  Sand.  Notre  scru- 
pule historique  allait  à  ce  point  que  nous  voulions 
pouvoir  dire  si  c'était  celle  de  gauche  ou  de  droite.  Le 
valet  l'ignorait  lui-même,  mais  il  nous  dit:  «  Avez- 
vous  un  couteau?  —  Oui;  pourquoi  faire?  —  Pour 
faire  une  entaille  dans  le  hois.  Les  échafauds  se 
font  en  sapin.  »  En  effet ,  l'un  des  berceaux  était 
en  chêne,  l'autre  en  sapin. 

11  y  a  quelques  mois,  j'ai  traversé  de  nouveau  ce 
beau  duché  de  Bade,  qui  est  le  plus  charmant  pays 
de  l'Allemagne,  je  le  sais  à  présent;  l'hiver  ne  lui 
avait  pas  enlevé  tout  son  charme-,  sous  un  ciel  un 
peu  pâle,  l'horizon  se  teignait  toujours  de  la  verdure 
éternelle  des  sapins;  les  monts  couronnés  de  châ- 
teaux s'élançaient  toujours  du  sein  de  cette  Forêt- 
Noire  qui  règne  sur  une  étendue  de  cent  lieues,  et  la 
pierre  rouge  des  édifices ,  des  églises  et  des  palais 
semblait  toujours  chauffée  des  rayons  d'un  soleil 
aident.  Quand  j'arrivai  à  Carslruhe ,  on  ne  parlait 
que  d'une  séance  orageuse  de  la  chambre  des  dépu- 
tés (de  Bade),  qui  venait  d'avoir  lieu  la  veille.  Des 
membres  de  l'opposition  avaient  demandé  l'abolition 
de  la  peine  de  mort;  le  parti  conservateur  s'était  vi- 
vement prononcé  contre  cette  proposition.  Enfin  , 
des  esprits  modérés  avaient  proposé  un  amendement 
qui  devait  concilier  les  partisans  des  coutumes 
féodales  et  les  propagateurs  des  idées  nouvelles. 
Ces  philanthropes  demandaient  l'introduction  delà 


.18  LORKI.Y. 

guillotine,  pour  remplacer  le  vieux  système  d'exé- 
cution. 

Cette  motion  révolutionnaire  a  été  au  moment  de 
triompher.  Seulement  les  conservateurs  ont  expri- 
mé leurs  craintes  que  l'introduction  de  la  guillo- 
tine ne  fût  un  acheminement  vers  les  idées  libé- 
rales, et  ne  provoquât  la  sympathie  du  peuple  pour 
les  autres  institutions  progressives  de  la  France. 
La  question  en  est  encore  là,  je  crois.  Notre  con- 
naissance d'Heidelberg,  le  docteur Widmann,  attend 
sans  doute  avec  impatience  la  décision  représenta- 
tive qui,  probablement,  fixera  son  sort  et  ses  attri- 
butions futures.  Je  doute  que  ce  jeune  homme,  qui 
paraissait  effrayé  de  sa  condition,  terrible  et  noble 
à  la  fois,  de  chirurgien  de  gens  bien  portants,  se 
résigne  à  l'humble  emploi  que  nos  mœurs  ont  fait  à 
ses  pareils,  et  qui  ressemble  terriblement  à  un  ser- 
vice de  portier. 


II 
SOUVENIRS  DE  THURINGE. 

A  ALEXANDRE  DUMAS. 


I.  I/opéra  de  Faust  à  Francfort. 

Je  vais  avec  peine  —  et  plaisir,  —  vous  rappeler 
des  idées  et  des  choses  qui  datent  déjà  de  dix  années. 
Nous  étions  à  Francfort  sur  Mein,  où  nous  avons 
écrit  chacun  un  drame  dans  le  goût  allemand.  — 
J'y  reviens  seul  aujourd'hui. 

La  ville  n'a  guère  changé  malgré  les  révolutions; 
les  promenades  qui  l'entourent  depuis  1815,  et  qui 
remplacent  ses  fortifications,  ont  seules  gagné  de 
l'ombrage  et  de  la  fraîcheur,  Arrivé  le  soir,  par  le 
chemin  de  fer  de  Mayence,  j'étais,  du  reste,  plus 
avide  de  spectacle  que  de  promenades,  et  je  me  suis 
informé  bien  vite  de  ce  qu'on  jouait  au  grand  théâ- 
tre. —  On  jouait  Faust  avec  la  musique  de  Spohr. 

Nous  avions  si  souvent  discuté  ensemble  sur  la 
possibilité  de  faire  un  Faust  dans  le  goût  français, 
sans  imiter  Goethe  l'inimitable,  en  nous  inspirant 


60  I.OKKI.Y. 

seulement  des  légendes  dont  il  ne  s'est  point  servi. 
—  que,  malgré  l'heure  avancée,  je  me  hâtai  d'aller 
voir  au  moins  la  seconde  partie  de  l'opéra. 

11  était  huit  heures;  et  le  spectacle  Unissait  à 
neuf.  —  Vous  rappelez-vous  cette  grande  salle  , 
située  au  bout  des  allées  de  la  promenade,  et  où 
nous  avons  vu  représenter  Griseldis,  dans  la  loge 
de  la  famille  Rothschild?...  C'était  beau,  n'est-ce 
pas,  cette  pièce  héroïque,  qui  a  été  en  Allemagne  le 
dernier  soupir  de  la  tragédie?  Et  quelle  émotion 
l'actrice  inspirait,  même  à  ceux  qui  ne  compre- 
naient pas  la  langue;  —  et  quel  drame  populaire 
(pie  celui-là,  dans  lequel  une  reine  est  obligée,  au 
dén  où  ment,  de  demander  pardon  à  la  bile  d'un 
charbonnier  ! 

La  salle,  cette  fois,  était  garnie  d'une  foule  plus 
compacte  et  plus  brillante  que  celle  que  nous  avions 
vue  assistera  Griseldis.  C'est  qu'ici  comme  partout 
la  musique  exerce  l'attraction  principale.  La  salle 
est  fraîchement  restaurée,  jaune  et  or,  —  et  l'on 
voit  toujours  au-dessus  du  rideau  l'horloge  qui, 
continuellement,  indique  l'heure  aux  spectateurs  : 
attention  toute  germanique. 

Lorsque  j'entrai,  on  en  était  à  cette  scène  de  bal 
où  l'on  danse  une  sarabande  dans  laquelle  chacun 
tient  un  llambeau  à  la  main  -,  rien  n'est  plus  gracieux 
et  plus  saisissant.  Chaque  couple  s'éloigne  ensuite 
et  disparaît  tour  à  tour  dans  la  coulisse,  et  le  nombre 


SOI  V  EN  1RS    DE    Till  RINt,  H.  (il 

des  flambeaux  diminuant  ainsi ,  amène  peu  à  peu 
l'obscurité,  image  de  la  mort. —  Puis  le  tam-tam 
résonne  et  le  diable  parait. 

Quelle  entrée!  Alors  éclate  un  chant  de  basse 
moitié  mélancolique  et  moitié  sauvage,  tour  à  tour 
énergique  et  chevrotant,  avec  des  modulations 
Anales  dans  le  goût  du  dix-huitième  siècle,  qu'in- 
terrompent des  accords  stridents.  L'acteur  a  laissé 
quelque  chose  à  désirer  dans  l'exécution  de  ce 
morceau,  développé  à  la  manière  de  l'air  de  la 
Calomnie.  La  musique  de  Spohr  rappelle  beaucoup 
celle  de  Mozart.  Ayez  soin  ,  si  jamais  vous  mettez  à 
la  scène  un  Faust,  comme  je  crois  que  vous  en  avez 
l'intention,  de  faire  le  diable  très-rouge  de  figure; 
c'est  ainsi  qu'on  le  représente  en  Allemagne,  et  cela 
est  d'un  bon  effet. 

Ensuite,  j'admirai  la  facilité  des  changements  à 
vue  :  une  toile  qui  tombe  et  deux  pans  de  coulisse 
qui  avancent,  voilà  tout  :  excepté  dans  les  décora- 
tions compliquées.  Nous  étions  tout  à  l'heure  dans 
un  palais,  nous  voilà  dans  une  rue:  puis  voici  la 
campagne  éclairée  des  feux  du  soir.  Faust  roucoule 
son  amour  à  la  blonde  enfant  qu'il  aime,  et  le  diable 
ricane  dans  le  fond,  avec  une  ariette  de  vieux  buveur. 

Nous  passons  à  une  salle  gothique  :  quatuor 
magnifique  qui  finit  par  devenir  un  quintette. — 
Tonte  la  salle  éclate  de  rire.  Qu'est-ce  donc?  C'est 
le  diable  qui  vient  d'entrer  avec  un  costume  de 


62  LORELY. 

jésuite: —  la  ville  protestante  de  Francforl  se  per- 
met cette  allusion  irrévérente.  Le  visage  muge  du 
diable  se  découpe  comme  un  as  de  cœur  entre  la 
souquenille  et  le  chapeau  noirs.  Mais  ce  n'est  plus 
le  temps  de  rire-,  —  l'heure  sonne  au  cadran  du  ciel; 
Méphistophélès  fait  un  signe  -,  —  un  démon  entière- 
ment rouge  sort  de  terre  et  pose  la  main  sur  Faust: 
—  le  diable  de  la  pièce  est  trop  grand  seigneur  pour 
l'emporter  lui-même,.  Puis  l'œil  plonge  dans  les 
cavernes  souterraines;  une  pluie  de  fusées  tombe 
du  cintre...  et  le  spectacle  est  terminé...  à  neuf 
heures.  Un  théâtre  qui  a  une  horloge  est  un  théâtre 
consciencieux.  Aussitôt  que  la  représentation  dé- 
passe l'heure  de  quelques  minutes,  on  siffle.  Je  vous 
recommande  aussi  cela  comme  amélioration  à  intro- 
duire chez  nous. 

Il  n'y  a  rien  à  tirer  du  libretto  que  Spohr  a  ré- 
chauffé des  sons  de  sa  musique;  mais  à  ce  propos  je 
veux  vous  entretenir  de  quelques  recherches  que 
j'ai  faites  sur  ce  personnage,  en  traversant  les  Pays- 
Bas  pour  me  rendre  ici.  Faust ,  pour  un  grand  nombre 
d'érudits,  est  le  même  que  le  Johann  Fust,  dont  le 
nom  brille  entre  ceux  de  Gutenberg  et  Faust 
Schœffer,  autour  du  célèbre  médaillon  des  éditions 
stéréotypes.  Il  y  a  trois  têtes  barbues  qu'on  a  réunies, 
ne  sachant  au  juste  laquelle  des  trois  avait  réelle- 
ment inventé  cette  terrible  machine  de  guerre  ap- 
pelée \n  presse. 


SOUVENIRS  DE  THU  RINCE.  63 

Strasbourg  célèbre  Gutenberg;  Mayence  célèbre 
Faust.  Quant  à  Schœffer,  il  n'a  jamais  passé  que 
pour  le  serviteur  des  deux  autres.  Faust  était  orfèvre 
à  Mayence,  Gutenberg,  simple  ouvrier,  l'aida  dans  sa 
découverte,  et  cette  union  du  capitaliste  inventeur 
avec  le  travailleur  ingénieux  produisit  ce  dont  nous 
usons  et  abusons  aujourd'hui. 

Faust  était,  dit-on,  le  gendre  de  Laurent  Coster, 
imagier  à  Harlem.  Ce  dernier  avait  déjà  trouvé  l'art 
d'imprimer  les  figures  des  caries.  Faust  eut  l'idée,  à 
son  tour,  de  tailler  sur  bois  les  légendes,  c'est-à-dire 
les  noms  de  Lancelot,  d'Alexandre  ou  de  Pallas, 
qui,  jusque-là,  avaient  été  écrits  à  la  main.  Cette 
pensée  en  fit  naître  encore  une  autre  chez  Faust,  ce 
fut  de  sculpter  des  lettres  isolées,  en  bois  de  poirier, 
afin  d'en  former  facultativement  des  mots.  Guten- 
berg, chargé  d'assembler  ces  lettres,  eut  à  son  tour 
l'idée  de  les  faire  fondre  en  plomb,  et  Schœffer,  le 
travailleur  en  sous  ordre,  qui,  à  ses  moments  perdus, 
était  vigneron,  conçut  la  pensée  d'employer,  pour 
la  reproduction  nette  des  caractères ,  une  sorte  de 
machine  établie  dans  le  système  du  pressoir  qui  foule 
les  raisins. 

Telle  fut  la  triple  combinaison  d'idées  qui  sortit 
de  ces  trois  têtes,  —  semblable  dans  ses  résultats  aux 
trois  rayons  tordus  de  la  foudre  de  Jupiter. 

Rentrerons-nous  dans  le  roman  en  admettant  la 
légende  qui  suppose  que  Faust,  s'étant  ruiné  dans 


(i4  LORELY. 

les  premiers  frais  de  son  invention,  se  donna  an 
diable  afin  de  pouvoir  l'accomplir?  Ceci  est  proba- 
blement une  invention  des  moines  du  temps,  irrités, 
et  de  l'effet  prévu  de  l'imprimerie,  et  du  tort  qu'elle 
leur  taisait  dans  leurs  intérêts  comme  copistes  de 
manuscrits. 

Voici  comment,  quelques  auteurs  supposent  que 
Faust  conçut  l'idée  de  la  reproduction  des  lettres. 
—  En  sa  qualité  d'orfèvre,  il  avait  été  chargé  d'exé- 
cuter les  fermoirs  d'une  Bible,  dont  le  supérieur 
d'un  couvent  voulait  faire  présent  à  l'évêque  de 
Mayence. 

Il  se  rendit  au  couvent  pour  remettre  son  travail 
et  se  faire  payer.  On  le  fit  attendre  dans  une  salle, 
dont  le  centre  était  occupé  par  une  vaste  table,  au- 
tour de  laquelle  une  vingtaine  de  moines  travail- 
laient assidûment. 

A  quoi  travaillaient  ces  moines?  Ils  s'occupaient 
à  gratter  des  manuscrits  grecs  et  latins  pour  les 
rendre  propres  à  subir  une  écriture  nouvelle.  Faust 
jeta  les  yeux  sur  un  Homère  dont  les  premières  lignes 
allaient  disparaître... 

«  Malheureux!  dit -il  au  moine,  que  veux -tu 
écrire  à  la  place  de  l'Iliade?  » 

Et  ses  yeux  tombaient  attendris  sur  le  vers  qu'on 
peut  traduire  ainsi  : 

Il  s'en  ailail  le  lonj:  de  la  mer  retentissante. 


S  0  l  Y  E  M  II  S    I)  F.    I  II  U  K  I  N  G  E .  65 

En  ce  moment  le  supérieur  entrait.  Faust  lui  de- 
manda à  quel  usage  on  destinait  ces  feuilles  quand 
elles  seraient  grattées. 

Il  s'agissait  de  reproduire  un  livre  de  controverse, 
Thomas  A' Kemph,  ou  quelque  autre.  Faust  ne  de- 
manda d'autre  prix  de  son  travail  que  ce  manus- 
crit, qu'il  sauva  ainsi  de  la  destruction.  Les  moines 
sourirent  de  sa  fantaisie  et  de  sa  simplicité.  Il  fal- 
lait un  écrit  pour  qu'il  pût  sortir  du  couvent  avec 
le  livre.  Le  prieur  le  lui  donna  obligeamment,  et 
imprima  son  cachet  sur  le  parchemin.  Un  trait  de 
lumière  traversa  l'esprit  de  l'orfèvre,  il  pouvait  s'é- 
crier :  Eurékal  comme  Archimède.  Et  combien  il 
faut  reconnaître  la  main  de  la  Providence  dans  la 
combinaison  de  deux  idées,  quand  on  songe  que 
depuis  des  milliers  d'années  on  avait  imprimé  des 
sceaux  et  des  cachets  avec  légendes,  des  inscrip- 
tions même  (comme  on  en  a  retrouvé  à  Pompéi), 
qui  servaient  à  marquer  les  étoffes  !  Faust  concevait 
la  pensée  de  multiplier  les  lettres  et  les  épreuves 
pour  reproduire  la  parole  écrite. 

Faust  emporta,  comme  la  proie  de  l'aigle,  le  ma- 
nuscrit et  l'idée.  —  Cette  dernière  ne  se  présentait 
pas  encore  nettement  à  son  esprit. 

«  Quoi!  se  disait -il,  il  peut  dépendre  de  l'igno- 
rance ou  de  l'intention  funeste  de  quelques  cou- 
vents de  moines  de  détruire  à  tout  jamais  la  tradi- 
tion intelligente  et  libre  de  l'esprit  humain!  Les 

4. 


66  i.i  il!  Il.l. 

chefs-d'œuvre  des  philosophes  et  des  poètes,  qu'ils 
appellent  profanes,  pourraient  entièrement  périr 
par  le  crime  d'un  fanatisme  aveugle,  comparable  à 
celui  qui  anéantit  jadis  la  bibliothèque  d'Alexan- 
drie! L'ordre  d'un  pape  —  tel  que  Borgia,  qui  règne 
à  Rome,  —  suffirait  pour  faire  exécuter  cela  dans 
toute  la  chrétienté-,  —  car  les  moines  sont  à  peu 
près  les  seuls  dépositaires  de  ces  trésors  qu'ils  pré- 
tendent conserver....  » 

En  se  répétant  cela ,  en  serrant  contre  sa  poi- 
trine YHomère  qu'il  venait  de  sauver,  et  qui  peut- 
être  était  le  dernier,  Faust  rêvait  à  la  reproduction 
du  cachet  du  supérieur,  à  la  possibilité  de  graver 
des  pages  entières  de  lettres  en  relief,  qui  vien- 
draient se  marquer  sur  des  tablettes  ou  sur  du 
vélin...  Rentré  dans  sa  maison,  et  en  proie  aux 
combinaisons  de  son  esprit,  il  ne  songeait  pas  que 
la  misère  et  le  désespoir,  cortège  ordinaire  du  gé- 
nie, venaient  d'y  pénétrer  avec  lui. 

Peut-être  est-ce  là  l'idée  de  cette  scène  du  barbet 
noir  que  Faust  rencontre  dans  une  promenade,  et 
qui,  une  fois  dans  sa  chambre,  grandit  jusqu'au  pla- 
fond et  révèle  l'esprit  du  mal. 

Tout  le  monde  connaît  les  souffrances  de  l'inven- 
teur, —  si  admirablement  décrites  par  Balzac  dans 
la  Recherche  de  l'absolu  et  dans  Quinola.  Celles  de 
Faust,  si  l'on  en  croit  les  légendes,  ne  le  cédèrent 
à  aucun  autre.  Persécuté  en  Allemagne,  il  vint  a 


SOUVENIRS   DE   THURÎNGE.  G7 

Paris  avec  sa  première  Bible  imprimée,  et  se  pré- 
senta à  Louis  XI,  qui  d'abord  l'accueillit  bien.  Mais 
le  fanatisme  guettait  sa  proie-,  —  on  parvint  à  le 
faire  passer  pour  sorcier,  et  il  faillit  être  brûlé  en 
place  de  Grève,  pour  avoir  vendu  des  Bibles  entière- 
ment semblables  l'une  à  l'autre,  —  et  qui  n'avaient 
pu  être  exécutées  que  par  artilice  diabolique... 

C'est  comme  magicien  que  les  légendes  répan- 
dues ou  fabriquées  par  les  moines  le  considèrent 
principalement.  lien  existe  d'innombrables ,  tant 
en  Allemagne  qu'en  France,  où  la  Bibliothèque 
bleue  a  réuni  ses  exploits  principaux.  Le  plus  cu- 
rieux de  tous  est  celui  qui  consiste  à  avoir  avalé 
sur  une  route  une  voiture  de  foin  qui  gênait  son 
passage,  —  avec  les  chevaux  et  le  cocher. 

Il  y  a  aussi  la  scène  de  fantasmagorie  à  la  cour 
de  l'empereur  d'Allemagne,  dans  laquelle  ce  dernier 
prie  l'enchanteur  de  le  faire  souper  avec  Alexandre, 
César  et  Cléopàtre.  Ce  qui,  dit-on,  eut  lieu  en  effet. 

Goethe  s'est  servi,  dans  le  second  Faust,  de  cette 
anecdote,  en  la  modifiant  et  en  faisant  apparaître 
Hélène,  ce  qui  appartient  encore  à  la  tradition  primi- 
tive. On  se  demande  pourquoi  celle-ci  suppose  una- 
nimement que  Faust  avait  commandé  au  diable  de 
ressusciter  pour  lui  la  belle  Hélène  de  Sparte,  dont 
il  eut  un  fils,  et  avec  laquelle  il  vécut  vingt-quatre 
ans,  aux  termes  de  son  pacte?  Peut-être  est-ce 
le  souvenir  de   l'anecdote   relative  au   manuscrit 


(i.s  un;  kl  y. 

de  Y  Iliade  qui  conduisit  à  cette  idée.  L'admirateur 
d'Homère  devait  être  en  esprit  l'amant  d'Hélène. 

Dans  le  Faust  primitif  qui  se  joue  en  Allemagne, 
sur  les  théâtres  de  marionnettes,  on  voit  paraître  ce 
personnage  d'Hélène.  Là,  le  diable  s'appelle  Caspar, 
et  un  duc  de  Parme  y  joue  le  rôle  de  l'empereur, 
qu'on  n'aurait  pas  sans  doute  laissé  représenter 
sous  forme  de  pantin. 

On  peut  citer  encore  le  roman  de  Klinger,  sur 
Faust, écrit  très-spirituellement  à  la  manière  de  Di- 
derot, et  dans  lequel  on  voit  Faust  porter  son  inven- 
tion dans  toutes  les  cours  de  l'Europe,  sans  réussir 
à  autre  chose  qu'à  se  faire  rouer,  pendre  ou  brûler, 
ce  dont  le  diable  le  sauve  toujours  au  dernier  mo- 
ment, en  vertu  de  leur  pacte.  Dans  chacun  des  pays 
où  il  se  réfugie  tour  à  tour,  il  ne  voit  que  meur- 
tres ,  débauches  et  iniquités  :  en  France,  Louis  XI  ; 
en  Angleterre,  Glocester  ;  en  Espagne,  l'Inquisition; 
en  Italie,  Borgia....  Si  bien  que  le  diable  lui  dit  : 
<i  Quoi  !  tu  te  donnes  tant  de  peine  pour  ce  misé- 
rable genre  humain?  —  Pour  le  sauver!  pour  le 
transformer!....  s'écrie  Faust,  car  l'ignorance  est 
la  source  du  crime.  —  Ce  n'est  pas ,  répond  le 
diable,  ce  qui  se  dit  dans  l'histoire  du  pommier...» 

Il  n'est  pas  dans  tout  cela  question  de  Margue- 
rite; c'est  que  Marguerite  est  une  création  de  Goethe, 
et  même  le  type  d'une  femme  qu'il  avait  aimée. 
Cette  figure  éclaire  délicieusement  toute  la  pre- 


SOUVENIRS    DE  THURINGE.  09 

mière  partie  de  Faust,  tandis  que  celle  d'Hélène, 
dans  la  seconde  partie ,  est  généralement  moins 
sympathique  et  moins  comprise,  quoiqu'elle  appar- 
tienne exactement  à  la  tradition. 

II.  La  statue  de  fco<*thc. 

Vous  comprenez,  mon  ami,  combien  j'ai  été  heu- 
reux en  me  levant,  le  lendemain  matin,  de  ren- 
contrer sur  cette  même  place  du  théâtre,  au  milieu 
des  arbres,  un  monument  qui  n'existait  pas  lorsque 
nous  nous  trouvions  ici  ensemble  :  la  statue  colos- 
sale de  Goethe,  par  Swanthaler. 

La  place  aussi  s'appelle  aujourd'hui  Goëthe-platz. 
Francfort  n'a  dans  ses  murs  que  deux  statues,  celle 
de  Goethe  et  celle  de  Charlemagne.  La  première 
en  bronze,  l'autre  en  pierre  rouge  du  Rhin. 

Goethe  a  été  représenté  dans  l'attitude  de  la  mé- 
ditation, appuyé  du  coude  sur  un  tronc  de  chêne 
autour  duquel  s'enlace  la  vigne.  La  composition 
est  fort  belle  ainsi  que  celle  des  bas-reliefs  qui  en- 
tourent le  piédestal.  On  voit  sur  la  face  du  devant 
trois  figures ,  qui  représentent  la  Tragédie,  la  Phi- 
losophie et  la  Poésie;  sur  les  autres  côtés  les  prin- 
cipales scènes  de  ses  drames,  de  ses  poèmes  et  de  ses 
romans.  Werther  et  Mignon  occupent  une  face  en- 
tière, l'un  ayant  au  bras  Charlotte,  l'autre  accom- 
pagné du  vieux  joueur  de  harpe. 


70  LORELY. 

Après  avoir  admiré  la  statue,  je  suis  allé  voir  la 
maison  de  la  rue  du  Marché-aux-Herbes,  où  le  poète 
est  né  il  y  a  juste  cent  un  ans.  Elle  est  indiquée 
par  une  plaque  de  marbre  qui  porte  qu'il  était  né 
là  le  28  août  (august  en  allemand)  1740.  Au-dessus 
de  la  grande  porte,  on  voit  un  ancien  écusson  armo- 
rié, dont  le  champ  d'azur,  par  un  singulier  hasard, 
porte  une  bande  semée  de  trois  lyres  d'or. 

Je  suis  entré  dans  la  maison,  et  j'ai  pu  voir  en- 
core la  chambre  du  poëte,  avec  sa  petite  table, 
ses  chaises  couvertes  de  vieux  velours  d'Utrecht , 
ses  collections  d'oiseaux,  et  le  cadre  où  il  a  lui- 
même  placé  en  évidence  son  brevet  de  président 
de  la  Société  minéralogique  de  Francfort,  dont  il 
s'honorait  plus  que  de  tous  ses  autres  titres.  — 
En  regardant  du  haut  de  ce  troisième  étage,  qui 
donne  à  gauche  sur  une  cour  étroite,  et  à  droite 
sur  quelques  toits  entremêlés  d'arbres ,  mais  pres- 
que sans  horizon ,  on  comprend  cette  phrase  de 
Faust  : 

«  Et  c'est  là  ton  monde!...  Et  cela  s'appelle  un 
monde!  » 

Les  escaliers  sont  immenses ,  et  à  chaque  étage 
on  remarque  d'immenses  armoires  sculptées  dans 
le  style  de  la  renaissance. 

Mais  je  ne  vous  ai  pas  encore  dit  le  but  de  mon 
voyage.  —  Je  vais  voir  à  Weimar  les  fêtes  qui  cé- 
lèbrent après  cent  ans  l'anniversaire  de  la  nais- 


SOUVENIRS   DE   THL'RINGE.  71 

sance  de  Minier,  l'ami  de  Goethe.  Le  temps  me 
presse. 

Je  n'ai  pu  donner  qu'un  coup  d'œil  d'admiration 
et  de  regret  à  cette  belle  promenade  du  Meinlust, 
où  se  croisent  les  allées  d'ébéniers  et  de  tilleuls  qui 
bordent  le  fleuve.  Au-delà,  le  faubourg  de  Sachsen- 
hausen  étend,  le  long  de  la  rive  opposée,  une  ligne 
de  blanches  villas  se  découpant  dans  la  brume  et 
dans  la  verdure  des  jardins. 

Les  flottes  pacifiques  du  Mein  fendent  au  loin  la 
surface  unie  des  eaux,  enflant  à  la  brise  du  soir  ces 
voiles  gracieuses,  qui  rendent  si  pittoresque  l'as- 
pect des  grands  fleuves  d'Allemagne.  Un  adieu  en- 
core à  la  cathédrale  de  Francfort,  à  cet  édifice  si 
curieux  du  liœmer,  où  Ton  voit  les  trente-trois  ni- 
ches de  trente-trois  empereurs  d'Allemagne,  établies 
d'avance  avec  tant  de  certitude  par  l'architecte  pri- 
mitif, qu'il  serait  impossible  d'y  loger  un  trente- 
quatrième  César. 

Victor  Hugo  a  tracé  une  peinture  impérissable  de 
cette  ville  si  animée  et  si  brillante.  Je  me  garderai 
d'essayer  le  croquis  en  regard  du  tableau.  Aussi  bien, 
quelque  chose  d'attristant  plane  aujourd'hui  sur  la 
cité  libre,  qui  fut  si  longtemps  le  cœur  du  vieil  em- 
pire germanique.  J'ai  traversé  avec  un  sentiment 
pénible  cette  grande  place  triangulaire  dont  le  mo- 
nument central  est  un  vaste  corps-dc-garde,  —  et 
où  l'on  a  rétabli  les  deux  canons  de  bronze  qui  con- 


7*  LORELY. 

titiuent  à  menacer  Francfort  et  qui  ne  l'ont  jamais 
défendu.  J'ai  jeté  un  dernier  regard  sur  la  verdoyante 
ceinture  de  jardins  qui  remplace  les  fortifications, 
rasées  en  1815.  Puis,  je  suis  allé  prendre  mon  billet 
à  Yeisenbahn  (chemin  de  fer)  de  Cassel. 

Ce  chemin  de  fer  est  une  déception.  On  vous 
promet  de  vous  faire  arriver  à  Cassel  directement  et 
sans  secousse,  sauf  une  légère  interruption  d'un 
bout  de  ligne  non  terminé  que  desservent  des  omni- 
bus. —  La  locomotive  fume,  elle  crache,  elle  part. 

—  Les  locomotives  allemandes  ne  sont  pas  douées 
de  la  puissance  nerveuse  que  possèdent  celles  d'An- 
gleterre et  de  Belgique...  (Je  craindrais  de  faire  de 
la  réclame  en  parlant  des  nôtres.)  Le  spirituel  écri- 
vain viennois  Saphir  prétendait  que  les  locomotives 
allemandes  avaient  des  motifs  pour  rester  in  loco; 

—  cela  tient,  je  pense,  au  désir  de  garder  les  voya- 
geurs le  plus  longtemps  possible  dans  cette  multi- 
tude de  petits  États  souverains  qui  ont  chacun  leur 
douane,  leurs  hôtels,  ou  même  leurs  simples  buffets 
de  station  dans  lesquels  le  vin,  la  bière  et  la  nour- 
riture se  combinent  pour  vous  donner  une  idée  avan- 
tageuse des  productions  du  pays.  Dans  les  voitures 
on  fume,  dans  les  stations  on  boit  et  on  mange.  C'est 
toujours  par  ces  deux  points  essentiels  qu'il  a  été 
possible  de  dompter  les  velléités  libérales  de  ce  bon 
peuple  allemand. 

A  dix  heures, après  nous  être  suffisamment  amusés 


SOUVENIRS    I)  E    NI  I  11  I  NGE.  7o 

sur  ce  brimborion  de  chemin  de  fer,  nous  arrivons  à 
la  station  des  omnibus  intermédiaires.  On  charge 
les  bagages;  —  on  prend  place  dans  un  berlingot  à 
rideaux  de  cuir,  qui  doit  remonter  au  temps  du  ba- 
ron de  Thunder-ten-Tronck,  et  qui  a  peut-être  servi 
de  calèche  à  la  belle  Cunégonde.  J'ai  trouvé  là,  du 
reste,  une  fort  aimable  société  d'étudiants,  vêtus  du 
costume  classique  :  pantalon  blanc  collant,  bottes  à 
l'écuyère,  redingote  de  velours  à  brandebourgs  île 
soie,  —  pipe  à  long  tuyau  emmanchée  d'un  four- 
neau en  porcelaine  peinte,  qui  fonctionne  abondam- 
ment. J'entendais  retentir  à  tout  propos  dans  la 
conversation  le  nom  de  M.  Hassenpflug,  qu'ils  pro- 
nonçaient Hessenfluch  (malheur  de  la  Hcsse;.  L'Al- 
lemagne aime  beaucoup  les  calembours  par  à  peu 
près. 

A  minuit  on  changea  de  voiture  dans  un  village, 
fil  nous  laissant  une  demi-heure  sur  le  pavé,  par  une 
pluie  très  fine.  Deux  heures  plus  tard,  nous  sommes 
encore  transvasés  dans  une  nouvelle  pataehe,  et  une 
autre  fois  encore,  vers  trois  heures  du  malin.  A  six 
heures  nous  descendions  à  Marburg. 

III.   Eiscnach. 

Nous  voilà  enfui  sur  un  nouveau  chemin  de  fer 
qui  appartient  au  territoire  de  la  liesse.  Le  nom  de 
M.  Hassenpflug  revient  plus  fréquemment  encore, 


}-J  LORELY. 

criblé  d'imprécations  celte  lois  par  des  bourgeois 
non  moins  bruyants  dans  leur  haine  que  les  étu- 
diants. Cependant,  ces  cris  s'évaporaient  en  fumée 
à  travers  les  nuages  des  longues  pipes,  et,  quand 
j'arrivai  à  Cassel,  je  trouvai  à  cette  petite  ville  l'as- 
pect morne  et  paisible  que  présentait  Pans  l'avant- 
veille  delà  révolution  de  Juillet.  On  fumait,  on  con- 
sommait beaucoup  de  bière,  mais  on  ne  dépavait  pas. 

Cassel  est  une  ville  monotone,  avec  un  château 
qui  semble  une  caserne,  des  églises  surmontées  de 
clochers  aigus,  couverts  d'ardoises,  quelques-uns 
renflés  en  boule,  comme  si  l'on  y  avait  enfilé  d'énor- 
mes oignons.  Je  ne  pensai  pas  que  le  spectacle  d'une 
révolution  commençante,  mais  pacifique,  valût  ce 
que  j'allais  voir,  c'est-à-dire  l'inauguration  de  la 
statue  de  Herder  et  la  fête  de  Goethe,  à  Weimar.  — 
Je  repris  le  chemin  de  fer  pour  Eisenach. 

Mon  esprit,  agité  par  les  conversations  révolu- 
tionnaires de  la  nuit,  reprenait  du  calme  en  fran- 
chissant les  limites  de  ce  beau  pays  de  Thuringe, 
séjour  d'une  population  intelligente  et  plein  de 
souvenirs  poétiques  et  légendaires. 

A  Eisenach,  on  s'arrêta  trois  heures.  C'était  juste 
le  temps  qu'il  fallait  pour  aller  visiter  le  château  de 
la  Wartburg,  deux  fois  célèbre  par  les  anciennes 
luttes  de  chant  et  de  poésie  des  minnesingers  (mé- 
nestrels), et  par  le  séjour  de  Luther,  qui  y  trouva  à 
la  fois  un  abri  et  une  prison. 


SOUVENIRS   DE   THL'RlXGE.  7Ô 

Après  avoir  traverse  la  petite  ville  d'Eisenach, 
simple  localité  allemande,  dépourvue  de  beautés 
artistiques,  on  voit  le  terrain  s'élever.  Une  verte 
montagne,  couverte  de  chênes,  qu'on  avait  aperçue 
de  loin,  s'ouvre  à  vous  par  une  longue  allée  de  peu- 
pliers d'Italie,  entremêlés  de  sorbiers  dont  les  grap- 
pes éclatent  dans  la  verdure  comme  des  grains  de 
corail.  Après  une  heure  de  marche,  on  aperçoit  le 
vieux  château  de  la  Wartburg,  dont  les  bâtiments, 
construits  en  triangle,  n'offrent  aucune  recherche 
d'architecture,  aucun  ornement.  Il  faut  se  con- 
tenter d'admirer  la  hauteur  des  murailles  grises  se 
découpant  sinistrement  sur  la  verte  pelouse  qui 
l'entoure,  et  commandant  au-delà  des  vallées  pro- 
fondes. 

L'intérieur  n'a  de  curieux  qu'un  musée  d'armures 
anciennes,  et  les  deux  salles  gothiques  où  l'on  re- 
trouve les  souvenirs  de  Luther  :  la  chapelle,  avec  la 
haute  tribune  où  il  prêchait  la  réforme,  et  le  cabinet 
de  travail  où  il  passa  trois  jours  en  extase  et  où  il 
jeta  son  encrier  à  la  tête  du  diable.  —  On  montre 
toujours  l'encrier  et  la  tache  d'encre  répandue  sur 
la  muraille...  Mais  le  diable,  intimidé  par  la  malice 
des  esprits  modernes,  n'ose  plus  se  faire  voir  de 
notre  temps! 

Deux  heures  après ,  j'avais  traversé  Gotha  et 
Erfurth.  L'aspect  d'une  vallée  riante,  d'un  groupe 
harmonieux  de  palais,  de  villas  et  de  maisons,  espacés 


76  M) K  Kl   \. 

dans  la  verdure,  m'annonça  la  paisible  capitale  du 
grand-duché  tic  Saxe-Weimar. 


IV.  Ijcs  fêtes  île  Weimar.  —  lie  Prométhée. 

a  Commençons  par  les  dieux...  »  Le  25  auguste, 
comme  disent  les  Allemands,  —  et  nous  savons  aussi 
que  Voltaire  donnait  ce  nom  au  mois  d'août,  —  a  été 
le  premier  jour  des  fêtes  célébrées  dans  la  ville  de 
Weimar,  en  commémoration  de  la  naissance  de 
Herder  et  de  la  naissance  de  Goethe.  Un  intervalle 
de  trois  jours  seulement  sépare  ces  deux  anniver- 
saires-, aussi  les  fêtes  comprenaient-elles  un  espace 
de  cinq  jours. 

Un  attrait  de  plus  à  ces  solennités  était  l'inaugu- 
ration d'une  statue  colossale  de  Herder,  dressée  sur 
la  place  de  la  cathédrale.  Herder,  à  la  fois  homme 
d'église,  poëte  et  historien,  avait  paru  convenable- 
ment situé  sur  ce  pointde  la  ville.  —  On  a  regretté 
cependant  que  ce  bronze  ne  fit  pas  tout  l'effet  at- 
tendu près  du  mur  d'une  église.  Il  se  serait  découpé 
plus  avantageusement  sur  un  horizon  de  verdure, 
ou  au  centre  d'une  place  régulière. 

Mais  nous  n'avons  à  parler  ici  que  de  ce  qui 
concerne  l'art  dramatique.  Nous  passerons  donc  lé- 
gèrement sur  lesdétailsde  la  cérémonie,  pour  arriver 
à  l'exécution  du  Prométhée,  vaste  composition  dou- 
blement lyrique^  dont  les  paroles,  écrites  jadis  par 


SOI  VENIKS    DE   1  II  I   Kl  NG  K.  77 

Herder,  ont  été  mises  en  musique  par  Listz.  C'était 
l'hommage  le  plus  brillant  que  Ton  pût  rendre  à  la 
mémoire  de  l'illustre  écrivain. 

Il  suffit  de  dire  que,  dans  la  journée,  la  chambre 
de  Herder  fut  ouverte  au  public.  On  y  voyait  trois 
portraits  du  poëte,  le  représentant  à  différents  âges 
et  entourés  de  fleurs;  son  pupitre,  meuble  t  bel  if  de 
bois  peint  en  noir,  sa  Bible  aux  fermoirs  d'or  avec  son 
chiffre,  elles  signets  encore  placés  parsa  main.  Dans 
une  boite  sous  verre,  on  avait  réuni  des  objets  qui  lui 
avaient  appartenu,  ses  dernières  plumes,  un  bonnet 
brodé,  sorti  des  mains  de  la  duchesse  Amélie,  et  des 
vers  pour  sa  femme,  qu'il  avait  dictés  à  ses  enfants. 

On  voyait  un  cortège  d'enfants  dans  la  cérémonie, 
parmi  lesquels  marchaient  les  petits-fils  de  ses  fils; 
car  la  naissance  de  Herder  remonte  à  plus  d'un 
siècle.  —  Mais  l'Allemagne,  bonne  mère,  n'oublie 
rien  de  ce  qui  peut  ajouter  de  l'éclat  ou  de  la  grâce 
au  culte  de  ses  grands  hommes. 

Le  cortège  d'enfants,  vêtus  de  blanc  et  couronnés 
de  feuilles  de  chêne,  se  dirigea  vers  une  place,  située 
sur  le  chemin  de  Weimar  à  Ellersberg  (résidence  du 
prince  héréditaire).  Ce  lieu  était  la  promenade  favo- 
rite du  poëte,  et  s'appelle  aujourd'hui  le  liepos  de 
Herder. 

Le  soir  du  24,  veille  de  la  fête,  avait  eu  lieu  au 
théâtre  la  représentation  de  PromêtMe  délivré, 
poème  de  Herder  qui  n'avait  pas  été  écrit  pour  la 


78  l  0  1!  Kl.  Y. 

scène,  mais  dont  Pistz  avait  mis  en  musique  les 
chœurs,  eu  faisant  précéder  l'ouvrage  d'une  ouver- 
ture. Les  vers  du  poëme  étaient  déclamés.  Le  succès 
de  cette  représentation  fut  immense,  et  Listz  a  été 
prié  de  transformer  cette  œuvre  en  une  symphonie 
dramatique  complète,  qui  aura  toute  l'importance 
d'un  opéra. 

Vêtant  arrivé  que  le  second  jour  des  fêtes,  à  cause 
du  retard  imprévu  éprouvé  sur  le  prétendu  chemin 
de  fer  de  Francfort  à  Cassel,  je  n'ai  pu  arriver  à  la 
représentation  du  Prométhée  délivré.  Il  ne  me  reste 
que  la  ressource  de  traduire  une  analyse  allemande 
que  j'ai  tout  lieu  de  croire  exacte  : 

Herder  n'écrivait  jamais  pour  le  théâtre. — Toute- 
fois, on  rencontre  dans  ses  ouvrages  plusieurs  poëmes 
dialogues,  qu'il  intitulait  :  Grandes  scènes  drama- 
tiques. Presque  toutes  sont  empreintes  de  symbo- 
lisme. Dans  quelques-unes,  chacun  des  personnages 
est  allégorique.  Dans  quelques  autres,  des  noms  de 
héros  servent  à  représenter  vivement  à  l'imagina- 
tion telles  ou  telles  pensées.  De  toutes  ces  esquisses, 
la  plus  heureuse,  sans  contredit,  est  le  Prométhée 
délivré.  La  ligure  principale  étant  une  des  plus 
grandioses  conceptions  de  l'antiquité,  domine  puis- 
samment tout  le  groupe  d'idées  que  Herder  a  rat- 
taché à  cette  tradition,  qui  a  si  vivement  frappé  les 
plus  grands  génies  parmi  les  premiers  chrétiens,  tels 
que  Tertullien  et  autres. 


SOI  \  KN  I  US    DU     I  II!    Kl  M.  h.  T-» 

L'auteur  nous  représente  d'abord  Prométhée  seul 
et  souffrant  sur  son  rocher.  Comme  dans  la  tragédie 
d'Eschyle,  les  Océanides  arrivent  à  lui,  mais  pour  se 
plaindre  des  hardiesses  des  hommes,  qui  domptent 
les  fureurs  de  tous  les  éléments,  et  se  rient  de  leurs 
obstacles.  Prométhée,  à.  ce  récit,  saisi  d'un  élan 
prophétique,  voit  d'avance  leur  puissance  sur  la 
nature  augmenter,  s'agrandir  et  atteindre  à  une 
souveraineté  qui  doit  un  jour  soumettre  à  leurs 
désirs  toutes  les  forces  du  globe,  leur  domaine.  Aux 
Océanides  succèdent  les  Dryades,  conduites  par 
Cybèle.  La  terre  se  plaint  de  perdre  sa  beauté  virgi- 
nale, sa  richesse  première,  d'être  labourée,  éventrée 
par  le  soc  des  charrues,  dépouillée  par  la  hache, 
mutilée  par  les  travaux  des  hommes.  Mais  Prométhée 
prévoit  qu'une  harmonie  suprême  succédera  à  ce 
désordre  transitoire.  Il  voit  dans  une  sorte  d'extase 
l'humanité  chercher  à  travers  les  peines  et  les  dou- 
leurs, au  milieu  des  maux  et  des  souffrances  de  tous 
genres,  une  mystérieuse  solution,  problème  de  son 
existence,  et  il  prophétise  une  èrenouvelleoù  la  na- 
ture sera  appelée  à  porter  des  fruits  bénis  pour  tous 
ses  enfants,  sans  qu'une  sueur  aussi  amère  et  un 
sang  aussi  généreux  viennent  incessamment  souiller, 
en  les  fécondant,  ses  tristes  sillons.  Cérès  apparaît, 
et  la  déesse  des  moissons,  amie  des  hommes,  vient 
saluer  Prométhée  et  lui  parler  decet  âge  d'or  encore 
à  naître. 


80  LORELY. 

I  11  douloureux  frémissement  saisit  le  Titan  pri- 
sonnier. A  ses  regards  se  déroule  lu  longue  suite  des 
tourments  qui  doivent  accabler  sa  race  chérie,  avant 
que  cette  époque  toi  lunée  vienne  à  luire.  Et  dans 
un  cruel  désespoir  il  ne  sent  que  l'atteinte  de  tant 
de  désolations.  Bacchus  vient  rejoindre  Cérès  et 
offrir  d'unir,  pour  consoler  tant  d'infortunes,  les 
joies  de  l'inspiration  aux  bienfaits  que  répandra  la 
bonne  déesse  sur  ces  âpres  malheurs.  En  recevant 
ce  don  dangereux,  cet  Isaïe  de  la  Grèce  antique  dé- 
plore les  égarements  qui  accompagneront,  parmi  les 
hommes,  les  vives  lueurs  de  l'inspiration  ;  et ,  pen- 
dant que  son  âme  est  en  proie  à  ce  martyre  des  tristes 
prévisions,  un  chœur  infernal  se  fait  entendre. 
Ce  sont  les  voix  de  l'Érèbe  qui  doivent  rendre  leurs 
victimes;  c'est  Alcide,  l'emblème  des  forces  géné- 
reuses, qui  descend  aux  enfers  et  leur  arrache  Thésée. 
Soudain  il  apparaît  avec  le  héros  sauvé,  et,  aperce- 
vant Prométhée,  il  tue  le  vautour,  il  brise  les  chaînes 
rivées  par  Jupiter,  l'usurpateur,  dont  Prométhée  ne 
reconnut  jamais  le  sceptre  arbitraire.  Le  fier  sup- 
plicié, après  sa  délivrance,  adresse  un  touchant 
adieu  au  roc,  témoin  de  ses  longues  misères,  et 
Alcide  le  mène  devant  le  trône  de  sa  mère  ïhémis. 
Il  contemple,  enfin  Injustice  suprême,  et  Pallas,  dont 
la  sagesse  avait  présidé  à  son  œuvre,  appelle  toutes 
les  Muses  pour  célébrer  et  chanter  sa  gloire. 

11  est  aisé  de  voir  combien,  sous  la  richesse  des 


SOUVENIRS   UK   THUR1NGE.  M 

pensées  qui  s'entrelacent  dans  ces  scènes  diverses, 
l'art  musical  devait  trouver  de  nombreux  motifs  et 
de  plus  nombreuses  difficultés.  Cette  composition 
poétique  est  trop  courte  pour  jamais  pouvoir  être 
adoptée  par  le  théâtre,  d'autant  plus  que  l'action 
n'est  point  pour  cela  assez  dramatique.  Néanmoins 
elle  serait  trop  longue  pour  former  un  texte  à  une 
œuvre  purement  musicale.  Si  nous  étions  à  même 
d'exprimer  notre  avis  à  ce  sujet,  nous  conseillerions 
volontiers  à  Listz  de  tailler  dans  cette  riche  étoffe 
un  de  ces  oratorios  profanes,  comme  on  les  appelle 
en  Allemagne,  et  que  nous  nommerions  sympho- 
nies avec  chant.  Pour  cela  il  devrait  nécessai- 
rement raccourcir,  modifier  les  vers  mis  dans  la 
bouche  des  divers  personnages  par  le  poëte  alle- 
mand, dont  Listz  a  conservé  intégralement  les 
chœurs,  remarquables  par  leur  variété,  leur  beauté 
et  leur  grâce. 

Nous  avons  tout  lieu  de  croire  que  c'est  par  une 
sorte  de  piété  pour  la  mémoire  de  Herder  qu'on 
célébrait,  que  Listz  a  voulu  faire  réciter  ce  poëme 
avec  une  si  scrupuleuse  exactitude.  C'est  sous  forme 
de  mélodrame  que  cette  œuvre  fut  représentée  le 
soir  du  28  août.  Les  premiers  artistes  dramatiques 
du  théâtre  en  déclamèrent  les  rôles.  La  mise  en  scène 
était  brillante.  Le  peu  de  mouvement,  l'absence  to- 
tale de  situations  passionnées  furent  heureusement 
remplacées  par  un  effet  de  décorations  scéniques 


82  LORELY. 

assez  neuf.  Les  costumes  antiques  se  prêtèrent  à  de 
beaux  groupes  et  offrirent  à  chaque  fois  un  tableau 
attachant  pour  les  yeux.  Le  succès  de  cette  repré- 
sentation devint  très  grand. 

L'ouverture  de  Listz  a  été  considérée  par  les 
musiciens,  rassemblés  à  cette  solennité,  comme  une 
œuvre  d'une  haute  portée.  Les  vieux  maîtres  et  les 
jeunes  disciples  admirèrent  surtout  un  morceau 
fugué,  dont  l'impression  est  grandiose,  la  structure 
très  savante,  le  style  sévère  et  plein  de  clarté.  Le 
commencement  de  l'ouverture  est  aussi  sombre  que 
pouvaient  l'être  les  solitaires  nuits  du  prisonnier 
sur  les  roches  caucasiennes.  Les  éclats  d'instruments 
en  cuivre  frappent  l'oreille  comme  le  battement  des 
ailes  de  bronze  du  vautour  fatidique.  La  première 
scène  de  la  tragédie  d'Eschyle  est  forcément  évoquée 
devant  notre  souvenir  par  ces  accords  brusques  et 
impérieux,  et  l'on  croit  voir  la  Force  brutale,  l'en- 
voyée criminelle  de  Jupiter,  rivant  les  chaînes  du 
bienfaiteur  des  hommes. 

Au  silence  qui  suit  cette  introduction  succèdent 
des  gémissements  étouffés  que  les  violoncelles  font 
entendre  avec  angoisse,  jusqu'à  ce  qu'une  phrase, 
empreinte  d'un  sentiment  ému,  comme  une  prière, 
comme  une  pitié,  comme  une  promesse,  comme  une 
bénédiction,  soit  suivie  d'un  morceau  largement 
traité  dans  le  style  fugué.  Un  calme  imposant  règne 
flans  cette  partie  et  fait  ressortir  encore  davantage 


SOUVENIRS    liR   THURINGE.  83 

la  fougue  entraînante  et  la  majesté  triomphale  de 
la  stretla. 

Si  nous  avions  à  faire  une  analyse  musicale  de 
l'œuvre  de  Listz,  telle  qu'il  l'a  donnée  ce  jour-là,  il 
nous  serait  impossible  de  ne  point  parler  en  parti- 
culier de  chacun  de  ses  choeurs  -,  nous  nous  bornons 
toutefois  h  rendre  compte  de  l'impression  générale 
qu'en  a  eue  le  public. 

Le  chœur  des  Océanides,  auquel  se  joignent  les 
voix  des  Tritons,  a  rencontré  des  applaudissements 
unanimes.  Il  s'y  trouve  d'heureux  contrastes,  des 
transitions  imprévues.  Sur  une  phrase  lente  et 
grave,  le  mot  de  paix  ilôt  te  comme  un  sou  file  di- 
vin, et  une  solennité  d'un  caractère  religieux  em- 
preint l'accompagnement  instrumental;  après  quoi 
les  fanfares  éclatent  et  les  voix  se  modulent  sur 
un  rhythme  de  marche  si  mélancolique,  que  l'o- 
reille l'aspire  avidement  et  le  garde  longtemps.  Les 
Dryades  s'avancent  comme  en  silence  d'abord,  et 
l'on  n'entend  qu'un  murmure  dans  les  instruments 
à  corde,  si  léger  qu'il  semble  un  bruissement  de 
feuillage  formé  par  le  plus  imperceptible  souffle. 
Peu  à  peu  ces  sons,  à  peine  distincts,  deviennent  des 
mots,  mais  ils  sont  si  doucement  articulés,  le  chant 
est  si  vaporeux ,  son  accompagnement  si  diaphane, 
qu'ils  semblent  arriver  à  travers  l'écorce  des  arbres. 
du  fond  des  calices  des  plantes,  comme  un  soupir 
exhalé  par  une  végétation  qui  emprisonne  des  âmes. 


NI  LOKELY. 

Le  chœur  des  moissonneurs  et  moissonneuses  est 
celui  qui  a  excité  la  plus  bruyante  admiration  dans 
cette  soirée.  Un  chant  d'alouette  se  dessine  avec 
délicatesse  sur  une  orchestration  aussi  sobre  que 
line.  Le  sentiment  en  est  pur,  calme,  comme  celui 
d'une  allégresse  sereine.  Nous  avons  été  tentés  dans 
le  premier  moment  d'associer  dans  notre  pensée 
l'impression  délicieuse,  produite  par  ces  accents  vi- 
brants d'une  si  chaste  sonorité,  avec  celle  que 
réveille  dans  l'âme  le  magnifique  tableau  des  Mois- 
sonneurs de  Robert.  Mais  en  écoutant  encore  ce 
morceau,  qu'on  a  bissé,  nous  avons  senti  que  la 
différence  de  coloris  qui  existait  entre  ces  œuvres, 
également  belles,  inspirées  par  des  sujets  analogues, 
laissait  les  émotions  qu'elles  produisent  apparentées 
entre  elles,  mais  non  complètement  identiques. 

Le  pinceau  de  Robert  nous  retrace  une  nature 
plus  vigoureuse,  et  nous  sommes  surtout  happés 
par  la  chaleur  des  rayons  de  son  soleil,  et  les  bril- 
lants reflets  de  son  atmosphère,  baignant  de  leurs 
riches  lumières  ces  visages  mâles,  en  qui  le  rude 
travail  ira  pas  abattu  un  joyeux  sentiment  de  la  vie. 
Les  notes  de  Listz  nous  font  rêver  à  des  organisa- 
tions plus  délicates,  plus  éthérées,  plus  poétique- 
ment idéales.  Quelque  chose  du  recueillement  invo- 
lontaire de  l'innocence  se  révèle  dans  ce  chant  d'une 
si  charmante  modulation,  et  nous  reporte  connue 
en  songe  vers  ces  existences  paradisiaques  qui  eus- 


S  0  U  V  E  N  I  II  S    II  K   T  H  U  K  I  NG  K.  85 

sent  été  le  partage  de  l'homme,  dit-on,  alors  que  le 
mal  n'eût  pas  été  connu. 

Sans  nous  arrêter  au  chœur  infernal,  dont  la  dé- 
clamation rappelle  le  style  de  Gluck,  et  produit  une 
terreur  indéfinie,  sourde  et  pénible  comme  l'appro- 
che d'une  puissance  malfaisante,  nous  ne  parlerons 
que  du  chœur  des  Muses,  qui  termine  la  pièce,  et  qui 
nous  parait  le  plus  grandement  conçu.  Il  est  simple 
et  richement  nuancé,  plein  de  force  et  de  grâce  en 
même  temps.  Il  s'évase  comme  la  large  coupe  de 
ces  fleurs  rnonopétales  au  tissu  aussi  ferme  et  moel- 
leux que  le  velours,  aux  rainures  accentuées  et  aux 
suaves  parfums. 

Listz,  en  entreprenant  cette  lâche,  avait  hasardé 
une  difficulté  des  plus  malaisées  à  vaincre.  Il  lui 
fallait  trouver  un  style  musical  approprié  à  une 
œuvre  assez  étrange,  qui  n'avait  pour  ainsi  dire  ni 
sol  ni  cadre.  Il  lui  fallait  conserver  un  caractère 
d'unité  au  milieu  d'une  grande  diversité  de  motifs; 
ne  point  s'éloigner  de  la  majesté  et  de  la  plasticité 
antiques;  mouvementer  et  passionner  des  person- 
nages symboliques  ;  donner  un  corps  et  une  vie  à 
des  idées  abstraites-,  formuler  en  plus  des  senti- 
ments profonds  et  violents,  sans  l'aide  de  l'intri- 
gue dramatique,  sans  le  secours  delà  curiosité  qui 
s'attache  à  la  succession  des  événements.  Par  la 
beauté  frappante  et  l'attrait  incontestable  de  ses 
mélodies,  il  a  échappé  aux  dangers  contradictoires 


86  LORELY. 

de  sa  tâche,  et  son  œuvre  a  eu  le  singulier  bon- 
heur de  surprendre,  en  les  charmant,  les  personnes 
du  monde,  qui  ne  s'attendaient  pas ,  vu  la  hauteur 
d'un  sujet  si  imposant,  à  y  trouver  tant  de  mor- 
ceaux, non-seulement  à  leur  portée,  mais  si  bien 
faits  pour  les  séduire,  aussi  bien  que  pour  étonner 
les  maîtres  de  l'art  par  un  mérite  si  sérieux. 

V.    Lohengi  in. 

Le  25,  la  statue  a  été  découverte  au  milieu  d'une 
grande  affluence,  des  corps  d'état  et  des  sociétés 
littéraires  et  artistiques.  Un  grand  dîner,  donné  à 
l'hôtel  de  ville,  a  réuni  ensuite  les  illustrations 
vomies  des  divers  points  de  l'Allemagne  et  de  l'é- 
tranger. On  remarquait  là  deux  poètes  dramati- 
ques célèbres ,  MM.  Gutzkow  et  Dingelstedt.  Ce 
dernier  avait  composé  un  prologue  qui  fut  récité 
au  théâtre  le  28,  jour  de  l'anniversaire  spécial  de 
Goethe. 

On  a  donné  aussi,  ce  jour-là,  pour  la  première 
fois,  Lohengrin,  opéra  en  3  actes,  de  Wagner.  Listz 
dirigeait  l'orchestre,  et,  lorsqu'il  entra,  les  artistes 
lui  remirent  un  bâton  de  mesure  en  argent  ciselé, 
entouré  d'une  inscription  analogue  à  la  circons- 
tance. C'est  le  sceptre  de  l'artiste-roi,  qui  provoque 
ou  apaise  tour  à  tour  la  tempête  des  voix  et  des 
instruments. 


SOUVENIRS   DE   THL'RIXGE.  87 

Le  Lohengrin  présentait  une  particularité  singu- 
lière, c'est  que  le  poème  avait  été  écrit  en  vers  par 
le  compositeur.  —  J'ignore  si  le  proverbe  français 
est  vrai  ici,  «  qu'on  n'est  jamais  si  bien  servi  que 
par  soi-même  5  »  toujours  est-il  qu'à  travers  d'in- 
contestables beautés  poétiques,  le  public  a  trouvé 
des  longueurs  qui  ont  parfois  refroidi  l'effet  de  l'ou- 
vrage. 

Presque  tout  l'opéra  est  écrit  en  vers  carrés  et 
majestueux,  comme  ceux  des  anciennes  épopées.  11 
suffit  de  dire  aux  Français  que  c'est  de  Yalexàndrin 
élevé  à  la  troisième  puissance. 

Lohengrin  est  un  chevalier  errant  qui  passe  par 
hasard  à  Anvers,  en  Brabant,  vers  le  onzième  siècle, 
au  moment  où  la  fille  d'un  prince  de  ce  pays  ,  qui 
passe  pour  mort,  est  accusée  d'avoir  fait  disparaître 
son  jeune  frère  dans  le  but  d'obtenir  l'héritage  du 
trône  en  faveur  d'un  amant  inconnu. 

Elle  est  traduite  devant  une  cour  de  justice  féo- 
dale, qui  la  condamne  à  subir  le  jugement  de  Dieu. 
Au  moment  où  elle  désespère  de  trouver  un  cheva- 
lier qui  prenne  sa  défense,  on  voit  arriver  Loben- 
grin ,  dans  une  barque  dirigée  par  un  cygne.  Ce 
paladin  est  vainqueur  dans  le  combat,  et  il  épouse 
la  princesse,  qui,  au  fond,  est  innocente,  et  victime 
des  propos  d'un  couple  pervers  qui  la  poursuit  de 
sa  haine. 

L'histoire  n'est  pas  terminée:  —  il  reste  encore 


NS  LOKULY. 

deux  actes,  dans  lesquels  L'innocence  continue  à  être 
persécutée.  On  y  rencontre  une  fort  belle  scène 
dans  laquelle  la  princesse  veut  empêcher  Lohengrin 
de  partir  pour  combattre  ses  ennemis.  Il  insiste  et 
se  livre  aux  plus  grands  dangers-,  mais  un  génie 
mystérieux  le  protège,  —  c'est  le  cygne,  dans  le 
corps  duquel  se  trouve  l'âme  du  petit  prince,  frère 
de  la  princesse  de  Brabant,  —  péripétie  qui  se  ré- 
vèle au  dénoûment,  et  qui  ne  peut  être  admise 
«pie  par  un  public  habitué  aux  légendes  de  la  my- 
thologie septentrionale. 

Cette  tradition  est  du  reste  connue,  et  appai  tient 
à  l'un  des  poèmes  ou  roumans  du  cycle  d'Arthus. 
—  En  France,  on  comprendrait  Barbe -bleue  ou 
Peau-d'âne;  il  est  donc  inutile  de  nous  étonner. 

Lohengrin  est  un  des  chevaliers  qui  vont  cà  la  re- 
cherche de  Saint-Graal.  C'était  le  but ,  au  moyen 
âge,  de  toutes  les  expéditions  aventureuses,  comme 
à  l'époque  des  anciens,  la  Toison  d'or,  et  aujour- 
d'hui la  Californie.  Le  Saint-Graal  était  une  coupe 
remplie  du  sang  sorti  de  la  blessure  que  le  Christ 
reçut  sur  sa  croix.  Celui  qui  pouvait  retrouver  cette 
précieuse  relique  était  assuré  de  la  toute-puissance 
et  de  l'immortalité.  —  Lohengrin,  au  lieu  de  ces 
dons,  a  trouvé  le  bonheur  terrestre  et  l'amour.  Cela 
suffit  de  reste  à  la  récompense  de  ce  chevalier. 

La  musique  de  cet  opéra  est  très  remarquable  et 
sera  de  plus  en  plus  appréciée  aux  représentations 


SU  IV  EN  lit  S    DE   THUR1NGE.  89 

suivantes.  C'est  un  talent  original  et  hardi  qui  se 
révèle  à  l'Allemagne,  et  qui  n'a  dit  encore  que  ses 
premiers  mots.  On  a  reproché  à  M.  Wagner  d'avoir 
donné  trop  d'importance  aux  instruments,  et  d'a- 
voir, comme  disait  Grétry,  mis  le  piédestal  sur  la 
scène  et  la  statue  dans  l'orchestre-,  mais  cela  a  tenu 
sans  doute  au  caractère  de  son  poème,  qui  imprime 
à  l'ouvrage  la  forme  d'un  drame  lyrique,  plutôt  que 
celle  d'un  opéra. 

Les  artistes  ont  exécuté  vaillamment  cette  parti- 
tion difficile,  qui,  pour  en  donner  une  idée  som- 
maire, semble  se  rapporter  à  la  tradition  musicale 
de  Gluck  et  de  Spontini.  La  mise  en  scène  était 
splendide  et  digne  des  efforts  que  fait  le  grand-duc 
actuel  pour  maintenir  à  W'eimar  cet  héritage  de 
goûl  artistique  qui  a  fait  appeler  cette  ville  l'Athè- 
nes de  l'Allemagne. 

La  salle  du  théâtre  de  Weimar  est  petite  et  n'est 
entourée  que  d'un  balcon  et  d'une  grille-,  mais  les 
proportions  en  sont  assez  heureuses  et  le  cintre  est 
dessiné  de  manière  à  offrir  un  contour  gracieux  aux 
regards  qui  parcourent  la  rangée  de  femmes  bor- 
dant comme  une  guirlande  non  interrompue  le 
rouge  ourlet  de  la  balustrade.  L'absence  de  loges 
particulières  et  la  riche  décoration  de  la  loge  grand- 
ducale  lui  donnent  tout  à  fait  l'apparence  d'un 
théâtre  de  cour,  et  l'effet  général  est  loin  d'y  perdre. 
L'œil   n'est  heurté   ni    par  ce   mélange  de  jolies 


!)0  LORLLY. 

figures  de  femmes  et  de  laides  ligures  d'hommes 
qu'on  remarque  ailleurs  sur  le  devant  des  loges  et 
des  amphithéâtres,  ni  p*ar  celte  succession  de  pe- 
tites boiles  ressemblant  tantôt  à  des  tabatières, 
tantôt  à  des  bonbonnières,  qui  divisent  d'une  façon 
si  peu  gracieuse  les  divers  groupes  de  spectateurs. 


VI.  E-a  maison   de  Goethe. 

Le  lendemain  de  la  représentation,  j'avais  besoin 
de  me  reposer  de  cinq  heures  de  musique  savante 
dont  l'impression  tourbillonnait  encore  dans  ma 
tête  à  mon  réveil.  Je  me  mis  à  parcourir  la  ville  à 
travers  les  brumes  légères  d'une  belle  matinée 
d'automne. 

Madame  de  Staël  disait  de  Weimar  :  «  Ce  n'est 
pas  une  ville,  c'est  une  campagne  où  il  y  a  des  mai- 
sons. »  —  Cette  appréciation  est  juste,  en  raison  du 
nombre  de  promenades  et  de  jardins  qui  ornent  et 
séparent  les  divers  quartiers  de  la  résidence.  Cepen- 
dant, je  dois  avouer  que  je  me  suis  perdu  deux  fois 
en  parcourant  les  rues  pour  regagner  mon  hôtel.  Je 
ne  cherche  pas  ici  à  flatter  celte  jolie  ville,  mais  je 
dois  constater  qu'elle  est  tracée  en  labyrinthe,  par 
l'amour-propre  sans  doute  de  ses  fondateurs,  qui 
auront  voulu  la  faire  paraître  immense  aux  yeux  du 
voyageur. 


SOUVENIRS    DE   THURINGE.  91 

Mais  le  moyen  de  leur  en  vouloir  quand,  à  chaque 
pas,  on  retrouve  les  souvenirs  des  grands  hommes 
qui  ont  aimé  ce  séjour,  quand,  au  prix  d'une  heure 
perdue,  on  peut  errer  dans  les  sentiers  silencieux  de 
ce  parc  qui  envahit  une  partie  de  la  ville,  et  où, 
comme  à  Londres,  on  trouve  tout  à  coup  la  rêverie 
et  le  charme,  en  s'isolant  pour  un  instant  du  mou- 
vement de  la  cité?  Une  rivière  aux  eaux  vertes  s'é- 
chappe du  milieu  des  gazons  et  des  ombrages  ;  l'eau 
bruit  plus  loin  en  un  diminutif  de  Niagara.  À  l'om- 
bre d'un  pont  qui  rejoint  la  ville  au  faubourg,  on 
observe  les  jeux  de  la  lumière  sur  les  masses  de 
verdure,  en  contraste  avec  les  reflets  lumineux  qui 
courent  sur  les  eaux. 

Tout  est  repos,  harmonie,  clarté-,  —  il  y  a  là  un 
banc  où  Goethe  aimait  à  s'asseoir,  en  regardant  à 
sa  droite  les  jolies  servantes  de  la  ville,  qui  venaient 
puiser  de  l'eau  à  une  fontaine  située  devant  une 
grotte...  Il  pensait  là,  sans  doute,  aux  nymphes  an- 
tiques, sans  oublier  tout  à  fait  la  phrase  qu'il  avait 
écrite  dans  sa  jeunesse  :  «  La  main  qui  tient  le  balai 
pendant  la  semaine  est  celle  qui,  le  dimanche,  pres- 
sera la  tienne  le  plus  fidèlement!...  »  Mais  Goethe, 
premier  ministre  alors,  ne  devait  plus  que  sourire 
de  ce  souvenir  de  Francfort. 

J'étais  impatient  de  comparer  la  petite  chambre 
d'étudiant  que  j'avais  vue  deux  jours  auparavant, 
au  lieu  de  sa  naissance,  avec  le  palais  où  il  termina 


!)2  LOKELY. 

sa  longue  et  si  noble  carrière.  On  nie  permit  d'y 
pénétrer,  mais  sans  rendre  la  faveur  complète,  car 
son  cabinet  et  sa  chambre  à  coucher  sont  fermés  à 
tout  visiteur.  Les  descendants  de  Goethe,  c'est-à- 
dire  ses  petits-fils,  —  dont  l'un  cependant  est  poêle 
et  l'antre  musicien,  —  n'ont  pas  hérité  de  sa  géné- 
rosité européenne.  Ils  ont  refusé  les  offres  de  tous 
les  États  d'Allemagne,  réunis  pour  acquérir  la  mai- 
son de  Goethe,  afin  d'en  faire  un  musée  national. 
Ils  espèrent  encore  que  l'Angleterre  leur  offrira  da- 
vantage des  collections  et  des  souvenirs  laissés  par 
leur  aïeul. 

Toutefois,  voyons  du  moins  ce  qu'il  est  permis 
d'admirer.  Sur  une  place  irrégulière  dont  le  centre 
est  occupé  par  une  fontaine,  s'ouvre  une  vaste 
maison  dont  l'extérieur  n'a  rien  de  remarquable, 
mais  qui,  depuis  le  vestibule,  porte  à  l'intérieur  les 
traces  de  ce  goût  d'ordonnance  et  de  splendeur  qui 
brille  dans  les  œuvres  du  poète. 

L'escalier,  orné  de  statues  et  de  bas-reliefs  an- 
tiques, est  grandiose  comme  celui  d'une  maison 
princière;  les  marbres,  les  fresques  et  les  moulures 
éclatent  partout  fraîchement  restaurés,  et  forment 
une  entrée  imposante  au  salon  et  à  la  galerie  qui 
contiennent  les  collections. 

En  y  pénétrant  on  est  frappé  de  la  quantité  de 
statues  et  de  bustes  qui  encombrent  les  apparte- 
ments. Il  faut  attribuer  cette  recherche  aux  préoc- 


SOUVENIRS    DE    III  I  HIN  G  E.  !I3 

cupations  classiques  qui  dominaient  l'esprit  de 
Goethe  dans  ses  dernières  années.  L'œil  s'arrête 
principalement  sur  une  tête  colossale  de  Junon  , 
qui,  parmi  ces  dieux  lares,  se  dessine  impérialement 
comme  la  divinité  protectrice. 

Au  moment  où  j'examinais  ces  richesses  artisti- 
ques, une  jeune  princesse,  amenée  par  la  même  cu- 
riosité pieuse,  était  venue  visiter  la  demeure  du 
grand  écrivain  ;  —  sa  robe  blanche,  son  manteau 
d'hermine,  frôlaient  ça  et  là  les  bas-reliefs  et  les 
marbres.  Je  m'applaudissais  du  hasard  qui  amenait 
là  celte  apparition  auguste  et  gracieuse,  comme 
une  addition  inattendue  aux  souvenirs  d'un  pareil 
lieu.  Distrait  un  instant  de  l'examen  des  chefs- 
d'œuvre,  je  voyais  avec  intérêt  cette  fille  du  passé 
errer  capricieusement  parmi  les  images  du  passé  ! 
Sous  celte  peau  si  fine  et  si  blanche,  me  disais-je, 
dans  ces  veines  délicates  coule  le  sang  des  Césars 
d'Allemagne;  ces  yeux  noirs  sont  vifs  et  impérieux 
comme  ceux  de  l'aigle  ;  seulement  la  rêverie  mêlée 
à  l'admiration  les  empreint  parfois  d'une  douceur 
céleste.  Cette  ligure  convenait  bien  à  cet  intérieur 
vide,  —  comme  l'image  divine  de  Psyché  représen- 
tant la  vie  sur  la  pierre  d'un  tombeau. 

La  première  salle  est  entourée  de  hautes  armoires 
à  vitrages  où  sont  renfermés  des  antiques,  des  bas- 
reliefs,  des  vases  étrusques  et  une  collection  des 
médaillons  de  David,  parmi  lesquels  on  reconnaît 


9-J  LORELY. 

avec  plaisir  Ks  profils  deCuvier,  de  Chateaubriand, 
puis  ceux  de  Victor  Hugo,  de  Dumas,  de  Béranger, 
de  Sainte-Beuve,  sur  qui  les  yeux  du  vieillard  ont 
pu  encore  se  reposer.  Dans  la  galerie  qui  vient  en- 
suite, les  intervalles  des  fenêtressont  occupés  par 
une  riche  collection  de  gravures  anciennes,  reliées 
dans  d'immenses  in-folios. 

Entre  les  massives  bibliothèques  qui  les  contien- 
nent, sont  placées  des  montres  vitrées  consacrées  à 
une  collection  de  médailles  de  tous  les  peuples.  La 
galerie  est  peinte  à  fresques,  dans  le  style  de  Pom- 
peï ,  et  les  dessus  de  portes  cintrés  ont  été  peints 
sur  toile  par  un  artiste  nommé  Muller,  dont  Goethe 
aimait  le  talent.  Ce  sont  des  sujets  antiques,  sobre- 
ment traités,  avec  une  grande  science  du  dessin, 
froids  et  corrects,  —  en  un  mot  de  la  sculpture 
peinte.  On  voit  encore  dans  cette  salle  quelques  fi- 
gures de  Canova  et  un  buste  de  Goethe  lui-même, 
qui  est  loin  de  valoir  celui  de  David,  mais  qui,  dit- 
on,  est  plus  ressemblant. 

On  nous  a  permis  encore  de  voir  le  jardin,  assez 
grand,  mais  planté  pour  l'utilité  plus  que  pour  l'a- 
grément, —  ce  qu'on  appelle  chez  nous  un  jardin  de 
curé.  Un  pavillon  en  charpente,  qui  s'avance  devant 
la  maison  avec  l'aspect  d'un  chalet  suisse,  et  des 
charmilles  de  vigne  vierge,  donnent  pourtant  un 
certain  caractère  à  tout  l'ensemble. 

Le  pays  de  Saxe-Weimar  est  un  duché  littéraire. 


SOUVENIRS    DE   THIIR1  N'GE.  95 

On  y  distribue  aux  poêles  et  aux  artistes  des  mar- 
quisats, des  comtés  et  des  barpnnies...  Les  noms 
des  hommes  illustres  qui  l'ont  habité  y  marquent 
des  places  et  des  stations  nombreuses  qui  deviennent 
des  lieux  sacrés.  Si  jamais  le  flot  des  révolutions 
modernes  doit  emporter  les  vieilles  monarchies,  il 
respectera  sans  doute  ce  coin  de  terre  heureux  où  le 
pouvoir  souverain  s'est  abri  té  depuis  longtemps  sous 
la  protection  du  génie.  Charles-Auguste,  qui  avait 
fait  de  Goethe  son  premier  ministre,  a  voulu  qu'on 
l'ensevelit  lui-même  dans  une  tombe  placée  entre 
celles  de  Goethe  et  de  Schiller.  —  11  prévoyait  des 
temps  d'orage,  et,  renonçant  au  monument  blasonné 
des  empereurs  ses  aïeux,  il  s'est  trouvé  mieux  cou- 
ché entre  ces  deux  amis,  dont  la  gloire  s'ajoute  à  la 
sienne  et  le  défend  à  jamais  contre  l'oubli. 


VII.  Schiller,  Wielaml,  le  Palais. 

Les  spectateurs  étrangers  des  fêtes  passaient 
comme  moi  une  partie  de  leur  temps  à  visiter  les  an- 
ciennes demeures  des  grands  hommes  qui  ont  séjour- 
né à  Weimar,  telles  que  celles  de  Lucas  Cranach,  qui 
a  orné  la  cathédrale  d'un  beau  tableau  ;  de  Wieland, 
de  Ilerder  et  de  Schiller.  J'ai  visité  encore  Schiller, 
c'est-à-dire  la  modeste  chambre  qu'il  occupait  dans 
une  maison  dont  le  propriétaire  a  inscrit  au-dessus 


9G  in  m:  i.v. 

delà  porte  ces  simples  mois:  ulci  Schiller  a  habité.» 
Je  m'étonnais  de  trouver  les  meubles  plus  Init- 
iants et  plus  fiais  que  ceux  de  la  petite  chambre  de 
Goethe,  que  j'avais  vus  à  Francfort  ;  mais  on  m'ap- 
prit que  les  fauteuils  et  les  chaises  étaient  de  temps 
en  temps  recouverts  de  tapisseries  que  les  dames  de 
Weimar  brodaient  à  cet  effet.  Ce  qui  est  conservé 
dans  toute  sa  simplicité,  c'est  un  piano  ou  épinetle 
dont  la  forme  mesquine  fait  sourire,  quand  on  songe 
aux  pianos  à  queue  d'aujourd'hui.  Le  son  de  chau- 
dron que  rendaient  les  cordes  n'était  pas  au-dessus 
de  cette  humble  apparence. 

Listz,  qui  m'accompagnait  dans  cette  pieuse  visite 
rendue  au  grand  dramaturge  de  l'Allemagne,  vou- 
lut venger  de  toute  raillerie  l'instrument  autrefois 
cher  au  poëte. 

11  promena  ses  doigts  sur  les  touches  jaunies,  et, 
s'atlaquant  aux  plus  sonores,  il  sut  en  tirer  des 
accords  doux  et  vibrants  qui  me  firent  écouter  avec 
émotion  les  Plaintes  de  la  jeune  fille,  ces  vers  déli- 
cieux que  Schubert  dessina  sur  une  si  déchirante 
mélodie,  et  que  Listz  a  su  arranger  pour  le  piano 
avec  le  rare  coloris  qui  lui  est  propre.  —  Et,  tandis 
que  je  l'écoutais,  je  pensais  que  les  mânes  de  Schil- 
ler devaient  se  réjouir  en  entendant  les  paroles 
échappées  à  son  cœur  et  à  son  génie,  trouver  un 
si  bel  écho  dans  deux  autres  génies  qui  leur  prêtent 
un  double  ravonnement. 


sol  \  KM  R  s    DE    NI  I  li  I  Ni;  E.  97 

Mais  on  se  fatigue  même  de  l'admiration  et  de 
celte  tension  violente  que  de  tels  souvenirs  donnent 
à  l'esprit.  .Nous  fûmes  heureux  de  voir  le  dernier 
jour  des  fêles  occupé  par  une  de  ces  bonnes  et  joyeu- 
ses réunions  populaires  qui  se  rattachent  si  heureu- 
sement aux  souvenirs  poétiques  de  l'ancienne  Thu- 
ringe. 

C'était  un  dimanche  ;  les  paysans  venaient  de 
toutes  parts  en  habits  de  fêle,  et  peuplaient  dune 
foule  inaccoutumée  les  rues  de  Weimar,  venant  à 
leur  tour  admirer  la  statue  de  Herder.  La  société 
des  chasseurs  donnait  une  grande  fête  dans  un  local 
qui  lui  appartient,  et  que  précède  une  place  verte 
située  aux  portes  de  la  ville. 

11  y  avait  là  tout  l'aspect  d'une  kermesse  flamande  ; 
un  grand  nombre  de  guinguettes  couvertes  en  treil- 
lage entouraient  le  champ;  des  alcides,  desécuyers, 
des  théâtres  de  marionnettes,  cl  jusqu'à  un  éléphant 
savant,  se  partageaient  l'admiration  de  la  foule, 
dont  la  majeure  partie  se  livrait  à  une  forte  consom- 
mation de  bière,  de  saucisses  et  de  pâtisseries.  Rien 
n'est  charmant  comme  ces  jeunes  filles  allemandes 
en  jupe  courte,  avec  leurs  cheveux  partagés  sur  le 
front  en  ailes  de  corbeau,  leurs  longues  tresses  et 
leurs  solides  bras  nus. 

Dans  les  cabarets  comme  à  l'église,  les  deux  sexes 
sont  séparés.  La  danse  seule  les  réunit  parfois.  Le 
bal  des  chasseurs  nous  montrait  des  couples  d'une 

G 


98  LORELY. 

société  plus  élevée*,  niais  dans  la  vasle  salle  à  co- 
lonnes où  se  donnait  le  bal,  on  ne  voyait  également 
que  tics  coiffures  en  cheveux  et  que  des  jeunes  filles. 
Pendant  la  danse,  les  femmes  mariées  et  les  mères 
soupaient  dans  d'autres  salons,  avec  cet  appétit  infa- 
tigable qui  n'appartient  qu'aux  dames  allemandes. 
11  ne  me  restait  plus  à  voir  que  le  palais  grand- 
ducal,  dont  l'architecture  imposante  a  été  complé- 
tée par  une  aile  qu'a  fait  bâtir  à  ses  frais  la  grande- 
duchesse  Amélie,  sœur  de  l'empereur  de  Russie. 
Celte  noble  compagne  de  Charles-Auguste,  l'ami  de 
Coéthe  et  de  Schiller,  fut  aussi  la  protectrice  con- 
stante des  grands  hommes  qui  ont  habité  Weimar, 
et  tout  respire,  dans  la  partie  du  palais  qui  lui  ap- 
partient, le  culte  qu'elle  avoué  à  leur  mémoire.  Là, 
point  de  batailles,  point  de  cérémonies  royales  pein- 
tes ou  sculptées  ;  on  y  chercherait  même  en  vain  les 
images  des  empereurs  qui  ont  donné  naissance  à  la 
famille  royale  de  Saxe-Weimar.  Les  quatre  salles 
principales  sont  consacrées,  l'une  à  Wieland,  la  se- 
conde à  Ilerder,  les  deux  dernières  à  Goethe  et  à 
Schiller.  Celle  de  Wieland  est  la  plus  remarquable 
par  l'exécution  des  peintures.  Sur  un  fond  de  rouge 
antique  se  détachent  des  médaillons  peints  à  fres- 
que, qui  représentent  les  principales  scènes  à'Obe- 
ron,  le  chef-d'œuvre  du  Voltaire  allemand.  Ils  sont 
de  M.  Heller,  qui  a  su  grouper  dans  de  remarqua- 
bles paysages  les  ligures  romanesques  du  poëte. 


SOUVENIRS   DE   THURINGE.  99 

Les  arabesques  qui  entourent  les  cadres,  repré- 
sentant dos  rocailles,  des  animaux  et  des  groupes 
de  génies  ailés  qui  s'élancent  du  sein  des  Heurs,  sont 
bien  agencées  et  d'un  coloris  harmonieux  ;  elles  ont 
été  peintes  par  M.  Simon.  La  salle  de  Herder  a  été 
exécutée  par  Jœger.  On  y  voit  retracée  une  légende 
où  la  Vierge  apparaît  en  songe  au  peintre  endormi 
devant  son  chevalet.  Au  centre  du  parquet,  une 
mosaïque  représente  dans  un  écusson  une  lyre  ailée, 
—  armes  parlantes  données  à  Herder  par  Charles- 
Auguste.  Sur  la  cheminée  est  un  buste  de  l'écrivain. 
Entre  les  deux  portes,  un  buste  de  Lucas  Cranach, 
l'ami  de  Luther  et  du  duc  de  Weimar,  Jean-Frédé- 
ric, qui  partagea  la  captivité  du  réformateur  pen- 
dant les  cinq  ans  où  il  fut  prisonnier  de  Charles- 
Quint. 

La  salle  de  Goethe  est  illustrée  des  principales 
scènes  de  ses  ouvrages.  Une  scène  mythologique  du 
second  Faust  couvre  une  grande  partie  des  murs.  Les 
sujets  sont  composés  avec  grâce,  mais  l'exécution 
des  peintures  n'a  pas  le  même  mérite.  Il  y  a  de  jolis 
détails  dans  les  médaillons  de  la  salle  de  Schiller, 
surtout  les  scènes  de  Jeanne  iVArc  et  de  Marie 
Stuart. 

La  chapelle  du  palais,  dont  les  parois  et  la  colon- 
nade sont  de  marbres  précieux,  est  d'un  bel  effet 
qu'augmentent  de  riches  tapis  suspendus  à  la  rampe 
des  galeries.  Il  y  a  au>si  une  chapelle  grecque  pour 


100  LORELY. 

la  grande- duchesse,  avec  les  décorations  spéciales 
de  cette  religion.  On  admire  encore,  dans  les  appar- 
tements des  princes,  de  fort  beaux  paysages  de 
M.  Hcller,  dont  la  teinte  brumeuse  et  mélancolique 
rappelle  les  Ruysdaèl.  Ce  sont  des  paysages  de  la 
Norwége,  éclairés  d'un  jour  gris  et  doux,  des  scènes 
d'hiver  et  de  naufrages,  des  contours  de  rochers 
majestueux,  de  beaux  mouvements  de  vagues,  une 
nature  qui  fait  frémir  et  qui  fait  rêver. 

Je  n'ai  pas  voulu  quitter  Weimar  sans  visiter  la  ca- 
thédrale, où  se  trouve  un  fort  beau  tableau  de  Lucas 
Cranach,  représentant  le  Christ  en  croix,  pleure  par 
les  saintes  femmes.  En  vertu  d'une  sorte  de  syn- 
chronisme mystique  et  protestant,  le  peintre  a  placé 
au  pied  de  la  croix  Luther  et  Mélanchton  discutant 
un  verset  de  la  Bible. 

A  la  Bibliothèque,  j'ai  pu  voir  encore  trois  bustes 
de  Goethe,  parmi  lesquels  se  trouve  celui  de  David, 
puis  un  buste  de  Schiller,  par  Danneker,  et  des  au- 
tographes curieux,  —  notamment  un  vieux  diplôme 
français,  signé  Danton  et  Roland,  adressé  «  au  cé- 
lèbre poète  Gilles,  ami  de  l'humanité.  »  La  pronon- 
ciation allemande  du  nom  de  Schiller  a  donné  lieu, 
sans  doute,  à  cette  erreur  bizarre,  qui  n'infirme  en 
rien,  du  reste,  le  mérite  d'avoir  écrit  ce  brevet  répu- 
blicain. 


SCENES 
DE  LA  VIE  ALLEMANDE. 


LÉO   BURCKÀRT. 


Les  scènes  que  Ton  va  lire  prennent  pour  centre 
les  pays  mêmes  décrits  dans  les  deux  voyages  qui 
précèdent.  Les  souvenirs  de  Cari  Sand  et  de  Kotze- 
bue,  recueillis  tout  nouveaux  encore  dans  le  voyage 
que  je  fis  avec  Alexandre  Dumas  à  Francfort,  m'a- 
vaient donné  l'idée  d'une  composition  dramatique, 
traitée  librement  à  la  manière  de  Schiller.  La  société 
que  nous  avions  vue  et  étudiée,  autant  qu'on  peut 
le  faire  en  quelques  semaines  de  séjour,  mais  avec 
les  bienveillants  renseignements  qui  s'offraient  à 
nous  de  toutes  parts,  fournissait  mille  détails  de 
mœurs  propres  à  compléter  l'œuvre,  et  à  lui  donner 
un  intérêt  plus  général. 

C'est  à  Heidelberg,  au  milieu  des  étudiants,  que 
j'essayai  de  peindre  le  mouvement  parfois  grand  et 
généreux,  parfois  imprudent  et  tumultueux  de  cette 
jeunesse  toute  frémissante  encore  du  vieux  levain 
de  1813.  —  Vingt-cinq  années  nous  séparaient  de 
cette  époque,  et  cependant  mon  compagnon  ni  moi 

fi. 


|  il  1  l.iili  II.  Y. 

ne  pouvions  oublier  que  l'effort  suprême  des  associa- 
tions d'étudiants  s'était  dirigé  contre  la  France.  Les 
sentiments  avaient  changé  depuis  et  nous  étaient 
devenus  sympathiques.  C'est  pourquoi  l'impartia- 
lité m'était  commandée  dans  l'élude  de  mœurs  que 
j'entreprenais. 

Il  est  donc  inutile  de  chercher  un  éloge  ou  un 
blâme  des  associations  de  la  Jeune  Allemagne  dans  le 
simple  tableau  historique  que  j'ai  voulu  présenter. 

Lorsque  la  pièce  fut  jouée  à  Paris,  s'échappant 
avec  peine  des  griffes  du  ministère,  et  mutilée  dans 
certaines  parties,  la  critique ,  très  bienveillante 
d'ailleurs,  lui  reprocha  de  n'offrir  à  l'esprit  qu'une 
conclusion  empreinte  de  scepticisme.  —  Le  même 
reproche  pourrait  être  adressé  aux  drames  histori- 
ques de  Shakespeare,  à  Wallenstein  ou  à  Goëtz  de 
Berlichingen.  —  En  Espagne,  la  traduction  eut, 
vers  cette  époque,  un  succès  immense  sur  les  théâ- 
tres, parce  qu'on  voulait  retrouver  dans  le  type  de 
Léo  Burckart  le  caractère  d'Espartero,  alors  dis- 
gracié. 

Certains  écrivains  se  sont  isolés  assez  des  pas- 
sions humaines  pour  que  l'on  ait  pu  voir  défiler 
dans  leurs  œuvres  les  figures  changeantes  que  l'ima- 
gination d'Hamlet  dessinait  dans  les  nuages.  Il  ne 
m'appartient  pas  de  monter  si  haut.  Et  d'abord  ce 
n'est  ni  Kotzebue,  ni  Sand,  que  j'ai  voulu  peindre, 
ni  aucun  personnage  défini.  Seulement  j'ai  toujours 


SC  KNT.  S    DE    LA    vu;   ALLEMANDE.  JOô 

haï  l'assassinat  politique,  qui  n'amène  jamais  que  le 
cou  traire  du  résultat  qu'on  eu  attend. 

Le  fanatisme  qui  a  guidé  la  main  de  Cari  Sand 
ou  celle  de  Charlotte  Corday,  glorieux  peut-être 
au  point  de  vue  individuel,  est  d'une  influence  fu- 
neste quand  il  est  prêché  par  des  associations.  Tenant 
compte  de  la  facilité  des  erreurs  humaines,  j'ai  sup- 
posé un  honnête  homme,  ami  de  la  justice  et  du  pro- 
grès, qui  essaie,  d'un  côté,  de  modérer  les  esprits 
trop  impatients,  et  qui,  de  l'autre,  refuse  de  s'asso- 
cier à  une  réaction  aveugle.  —  La  politique  n'étant 
pas  un  motif  suffisant  d'émotion  quand  on  ne  l'em- 
ploie pas  à  servir  les  passions  d'un  parti,  j'ai  cherche 
principalement  à  porter  l'intérêt  sur  la  situation 
respective  du  mari,  de  la  femme  et  de  ramant.  Là 
est  la  moralité,  qui  se  trouvait  encore  assez  neuve 
à  l'époque  où  la  pièce  a  été  représentée. 

Voici  le  trait  qui  m'a  fourni  le  dénoûment  et  qui 
me  permet  d'échapper  au  reproche  d'avoir  travesti 
l'affaire  de  Sand.  L'événement  qu'on  va  lire  eut 
lieu  deux  mois  plus  tard. 

Francfort.  «  Le  lei  juillet  un  jeune  homme  d'en- 
viron vingt-huit  ans,  nommé  Lœning,  se  présenta  à 
Schwalhach  chez  M.  Ibell,  président  de  la  régence 
et  qui  jouit  de  la  contiance  du  duc.  Après  avoir 
converse  quelque  temps  avec  lui,  Lœning  tira  un 
poignard  et  chercha  à  en  percer  la  poitrine  du 
président.  Celui-ci  esquiva  le  coup,  qui  se  perdit 


1 0*1  LORELY. 

dans  son  habit  ,  et  s'élança  sur  le  meurtrier  en 
appelant  du  secours.  La  première  personne  qui  en- 
tra dans  la  chambre  fut  madame  Ibell ,  qui  trouva 
son  mari  luttant  avec  son  assassin.  Celui-ci,  tirant 
alors  un  pistolet  de  sa  poche,  essaya  de  le  faire  partir 
sur  madame  Ibell,  ou  sur  son  mari,  ou  peut-être 
sur  lui-même  :  quoi  qu'il  en  soit  de  cette  dernière 
version  (que  son  suicide  postérieur  rend  plus  vrai- 
semblable), l'amorce  prit,  mais  le  coup  ne  partit 
pas.  Plusieurs  personnes  arrivèrent,  et  l'on  parvint 
à  se  rendre  maître  de  ce  furieux.  » 

Je  dois  reconnaître  ici  tout  ce  que  j'ai  dû  aux  con- 
seils de  mon  compagnon  de  voyage  pour  la  compo- 
sition de  Léo  Burckart.  —  Les  choses  ont  tellement 
changé  depuis  l'époque  où  ces  scènes  ont  été  écrites, 
que  je  viens  peut-être  de  me  préoccuper  beaucoup 
trop  d'en  justifier  l'invention. 


PERSONNAGES   QL1   PARAISSENT    DANS  CES  SCENES  : 

Le  docteur  Léo  BuhckART.  —  Le  chevalier  Pai  n  s.  —  Le  prince 
Frédéric-Auguste.  —  Fiuntz  Lewald. —  Diego.  —  Koller.  — 
Flaming.  —  Hermann.  —  Le  roi  des  Lti  diants.  —  Le  comte  ni: 
Waldeck.  —  Le  professeur  Miller.  —  L'Hôte  di  Soleil  d'or. 
—  Le  Président.  —  Le  Ciiamuki.lvv  —  Iurl. 

M»RGl  ER1TE.  —  IH4NA,  somii   Se  VÎ'alcIëeK 


LÉO   BURCKART. 


PREMIÈRE  JOURNÉE. 


Un  salon  dont  les  fenêtres  donnent  sur  les  bords  du   Muin 
Francfort. 


I.  _  DIANA,  FRAXTZ  LEWALD,  un  domestique. 

DIANA.  M.  le  professeur  Millier  est-il  ici?  pouvons- 
nous  le  voir? 

le  domestique.  Madame,  il  est  sorti  depuis  long- 
temps; et  M.  le  docteur  Léo  Burckart  l'a  accompa- 
gné dans  sa  promenade. 

frantz.  Nous  reviendrons. 

diana.  Mais  madame  est  chez  elle,  n'est-ce  pas? 

le  domestique.  Madame  s'habille  pour  aller  au 
spectacle;  ces  messieurs  doivent  venir  la  reprendre, 
et  elle  ne  recevra  personne  avant  leur  retour. 

Diana.  Elle  y  est  pour  nous,  soyez-en  sur;  nous 


108  I.  Oit  Kl.  Y. 

sommes  îles  voyageurs,  et  nous  en  avons  les  privi- 
lèges :  avertissez-la,  dites-lui  que  seule  je  serais  en- 
trée chez  elle,  mais  que  je  lui  amène  un  ancien  ami. 

frantz.  Un  ancien  ami,  dites-vous?  Hélas!  c'est 
affaiblir  le  mot  d'ami  que  de  le  rattacher  au  passé! 
Cet  homme  ne  nous  connaît  pas:  les  vieux  serviteurs 
sont  morts  ou  renvoyés.  La  maison  n'est  plus  la 
même,  voyez-vous  !  et  si  je  ne  retrouvais  là  sous  les 
croisées  cette  délicieuse  vue  des  bords  du  Mein  qui 
nous  a  fait  rêver  tant  de  fois:,  les  montagnes,  les 
eaux,  la  verdure,  les  choses  de  Dieu  que  l'homme 
ne  peut  changer-,  eh  bien!  je  ne  saurais  à  quoi  rat- 
tacher ici  mes  souvenirs...  Le  salon  a  pris  un  air 
tout  moderne,  les  vieux  meubles  ont  disparu,  avec 
le  souvenir  des  vieux  parents  peut-être,  et  des  an- 
ciens amis,  sans  doute. 

diana.  Homme  injuste  !  Croyez-moi,  les  femmes 
n'oublient  que  ce  qu'elles  ont  besoin  d'oublier! 
Depuis  une  semaine  que  je  suis  à  Francfort,  j'ai  vu 
Marguerite  tous  les  jours,  je  l'ai  retrouvée  ce  qu'elle 
était,  ma  meilleure  amie  ;  et  quant  à  vous,  qui  avez 
les  mêmes  titres  que  moi  à  son  affection,  des  sou- 
venirs communs,  des  relations  de  famille  plus  rap- 
prochées encore...  je  pense  que  vous  ne  lui  avez 
donné  nulle  raison  de  réserve  ou  de  froideur?... 

frantz.  Oh!  jamais. 

diana.  Je  viens  de  passer  quatre  ans  en  Angle- 
terre, et  depuis  trois  ans  vous  avez  parcouru  PI  ta- 


v  (.  È X ES    II  E    LA    \  I  E    \  I  I.  R  M  A  \  D E.  1  ')!.) 

lie  ;  mais  vous  êtes  resté  à  Francfort  une  année  en- 
tière après  mon  départ...  Vous  vous  êtes  quittés 
sans  regrets,  sans  larmes?... 

fraxtz.  Sans  larmes,  mais  non  sans  regrets!  J'a- 
vais le  cœur  serré,  madame,  je  vous  jure;  et  son 
père  pleurait  en  embrassant  un  élève  chéri,  qu'il 
n'espérait  plus  revoir!  .Mais  elle,  pourquoi  eùt-elle 
versé  des  larmes?  nous  étions  presque  enfants  tous 
les  deux...  et  notre  attachement  n'était  que  de 
l'habitude. 

diana.  Mais  Marguerite  est  bien  changée,  je  vous 
en  préviens  ;  à  son  âge,  ces  transformations-là  se 
font  vite;  ce  n'est  plus  la  même  femme,  en  vérité  : 
et  moi-même,  à  la  soirée  d'un  sénateur  où  nous 
nous  sommes  retrouvées  d'abord,  je  ne  l'ai  recon- 
nue que  la  dernière;  et  je  me  demandais,  un  mo- 
ment avant,  quelle  était  donc  cette  belle  personne 
qui  venait  à  moi  D'ailleurs,  si  votre  cœur  est.  pai- 
sible, je  réponds  aujourd'hui  du  sien.  Celui  qu'elle 
a  épousé  est  un  homme  fort  distingué;  noble  de 
cœur,  sinon  de  naissance,  jeune  encore,  et  qu'elle 
parait  aimer  beaucoup.  Quant  à  la  position  qu'il 
occupe  dans  le  monde... 

II.  —  Les  mimes,  MARGUERITE. 

le  domestique.  Voici  les  deux  personnes  qui  at- 
tendent madame. 


I  10  1.0  11  Kl.  Y. 

marguerite.  Diana!  que  lu  es  bonne  d'être  ve- 
nue!... Monsieur... 

niANA.  Quand  je  disais  que  vous  auriez  peine 
à  vous  reconnaître. 

marguerite.  Frantz  Lcwaldl 

frantz.  Mademoiselle...  madame... 

diana.  Ne  vois-tu  pas  que  monsieur  porte  les 
cheveux  longs,  la  barbe,  tout  le  costume  romanes- 
que des  frères  de  la  Jeune  Allemagne? 

marguerite.  En  effet ,  cela  vous  change  beaucoup, 
monsieur  Lewald.  Mon  Dieu,  que  mon  père  sera 
heureux  de  vous  revoir,  et  combien  mon  mari  nous 
remerciera  de  vous  présenter  à  lui!...  Oh!  il  vous 
connaît  par  vos  lettres  déjà!  Il  vous  a  jugé,  mon- 
sieur. 

frantz.  Vraiment? 

marguerite.  Et  je  ne  vous  cacherai  pas  que  c'est 
un  juge  sévère  ;  mais  sa  sympathie  vous  est  acquise 
d'avance.  Léo  est  un  homme  grave,  un  esprit  sé- 
rieux, qui  aime  l'enthousiasme  dans  les  jeunes 
âmes,  comme  nous  aimons,  nous,  la  folle  gaieté 
des  enfants. 

frantz.  Allons,  vous  allez  me  le  faire  trop  vieux, 
et  me  supposer  trop  jeune. 

marguerite.  Je  ne  dis  pas  cela.  11  a  peu  d'années 
de  plus  que  vous;  mais  c'est  un  philosophe,  un  po- 
litique profond  :  bien  des  gens  ici  l'admirent;  moi, 
je  l'aime,  voilà  tout...  Mais  je  ne  vous  parle  que  de 


SCÈNES   DE    LA   VIE   ALLEMANDE.  III 

moi,  que  do  lui  :  pardon-,  c'est  aux  voyageurs  qu'il 
faut  demander  compte  de  leur  vie,  de  leurs  espé- 
rances, et  surtout  de  leur  oubli  ! 

diana.  Et  pourtant  nous  voici  près  de  toi.  Mais 
n'est-ce  que  le  temps  et  l'éloigncment  qui  séparent 
les  cœurs?  nous  sommes  libres  encore,  et  tu  ne  l'es 
plus  :  je  ne  puis  me  faire  à  cette  pensée! 

frantz.  Ah!  vous  serez  toujours  son  amie  la  plus 
chère 5  mais,  quant  à  moi,  je  dois  me  contenter  de 
la  savoir  heureuse.  Je  ne  fais  «pie  passer  à  Franc- 
fort, d'ailleurs-,  je  n'ai  voulu  que  revoir  des  per- 
sonnes et  des  lieux  chers  à  mon  souvenir.  Mais  ce 
réveil  des  choses  passées  n'est  pas  sans  tristesse  et 
sans  danger.  Hier  soir,  je  ne  sais  quel  vague  senti- 
ment de  malheur  m'attendrissait  l'âme.  Je  parcou- 
rais dans  une  agitation  fiévreuse  ces  nouveaux  jar- 
dins qui  entourent  la  ville  5  je  suivais  les  bords  du 
fleuve  que  la  bruine  commençait  à  couvrir  ;  je  re- 
trouvais nos  promenades  chéries,  les  sombres  allées, 
les  statues,  et  cette  salle  aux  blanches  colonnes  où 
nous  allions  danser  si  souvent;  des  rires  joyeux,  de 
ravissantes  harmonies  venaient,  à  moi  comme  au- 
trefois, et  semblaient  s'exhaler  au  loin  des  sombres 
masses  de  verdure...  Un  instant  même  je  distinguai 
la  mélodie  d'une  certaine  valse  de  Weber...  qui  me 
rappela  tout  à  coup  tant  de  douces  impressions  de 
jeunesse,  que  je  me  mis  à  pleurer  comme  un  enfant. 

marguerite.  Je  suis  sure  que  notre  ami  Frantz 


112  LOB  E  IV. 

Lcwald  aura  laissé  ici,  quand  il  fut  forcé  départir, 
quelque  passion  bien  romanesque,  bien  poétique... 
et  c'est  d'une  trahison  qu'il  souffre,  c'est  une  infi- 
dèle qu'il  pleure. 

frantz.  Non,  madame!  personne  ne  m'a  jamais 
rien  promis  !  Suis-je  capable  d'aimer  seulement?  je 
n'en  sais  rien  :  si  j'aimais,  je  crois  que  ma  passion 
serait  grande  comme  le  monde  et  vague  comme 
l'infini!  N'est-ce  pas  dire  assez  que  ce  n'est  point  à 
des  créatures  mortelles  que  s'adresserait  mon  désir; 
mais  à  de  saintes  idées,  à  des  abstractions  mysti- 
ques de  religion,  de  gloire,  de  patrie,  qui  ont  été 
les  premiers  germes  de  mon  éducation,  et  vers 
lesquelles  s'est  tourné  le  premier  éveil  de  mon 
cœur? 

diana.  11  finira  sous  la  robe  d'un  moine  ou  sous 
la  toge  d'un  Romain  ! 

frantz.  Hélas!  tout  cela  est  bien  ridicule  à  dire, 
j'en  conviens  ;  je  n'aurais  pas  dû  parler  ainsi  devant 
des  femmes  :  mais  pardonnez-moi,  vous  si  bonnes 
et  si  indulgentes  toujours  !  en  vous  retrouvant,  je 
n'ai  pu  résister  à  cette  longue  effusion  de  pensées 
longtemps  contenues-,  et  je  vous  le  dis,  j'ai  honte 
de  vous  ouvrir  ainsi  mon  cœur  froid  à  l'amour  et 
tout  de  flamme  aux  rêveries.  Que  voulez-vous?  c'est 
à  demi  la  faute  de  l'éducation,  à  demi  la  faute  du 
temps.  Ce  siècle,  qui  ne  compte  pas  encore  vingt 
années,  s'est  levé  au  milieu  de  l'orage  et  de  l'incen- 


SCÈNES    DE   LA    VIE    ALLEMANDE.  113 

die.  La  guerre  rugissait  autour  de  nos  berceaux,  et 
nos  pères  absents  revenaient  par  instants  nous  pres- 
ser sur  leur  sein,  tantôt  vainqueurs,  tantôt  vaincus 
et  consternés  !  La  passion  politique,  qui  d'ordinaire 
est  une  passion  de  l'âge  mûr,  nous  a  pris,  nous, 
même  avant  l'âge  de  raison  5  et  nous  lui  avons  sa- 
crifié tout  :  les  douces  joies  de  l'enfance,  les  folles 
ardeurs  du  premier  sang;  nous  l'avons  retrouvée 
plus  tard  encore  dans  l'étude  et  dans  la  famille  5  et 
le  jour  où  nos  bras  furent  assez  forts  pour  lever  un 
fusil,  la  patrie  nous  jeta  tout  frémissants  sous  les 
pieds  des  chevaux,  au  milieu  du  choc  des  armures. 
Oh!  maintenant  qu'un  calme  plat  a  succédé  à  tant 
d'orageuses  tourmentes  ,  étonnez-vous  que  nous 
ayons  peine  à  nous  remettre  de  ces  ellorts  préma- 
turés, et  que  nous  n'ayons  plus  à  offrir  aux  femmes 
qu'une  âme  flétrie  avant  l'âge,  et  des  passions  éner- 
vées déjà  par  le  doute  et  par  le  malheur. 

marguerite.  Pauvre  Lewald  !  ce  sont  les  peines 
les  plus  vraies  celles-là  que  l'imagination  agrandit, 
mais  aussi  les  plus  faciles  à  combattre,  car  le  re- 
mède est  tout  près  du  mal.  Mon  mari  fut  longtemps 
ce  que  vous  êtes.  Il  m'a  confié  ses  chagrins  d'une 
époque  qui  n'est  pas  encore  éloignée  -,  et  quand  il 
s'animait  à  me  faire  ses  confidences,  il  me  causait 
l'impression  que  vous  venez  d'éveiller  en  moi  tout 
à  l'heure.  Vous  le  verrez,  Franlz,  vous  serez  un  jour 
son  ami  peut-être,  et  il  vous  dira  comment  il  a  fait 


114  LORELY. 

pour  devenir  un  homme  sage,  et  j'ose  dire,  un 
homme  heureux. 

frantz.  Mais  il  ne  pourra  me  donner  que  des  con- 
seils, et  l'ange  secourable  qui  l'a  guéri  ne  peut  avoir 
pour  moi  les  mêmes  consolations. 

marguerite.  Tenez,  le  jour  tombe  tout  à  fait;  mon 
père  et  mon  mari  vont  rentrer  dans  un  instant...  ils 
marchent  toujours  gravement,  en  discutant  quel- 
que point  de  politique  ou  d'histoire-,  nous  les  aper- 
cevrons de  loin,  et  il  faudra  bien  qu'ils  pressent  le 
pas  en  me  voyant  leur  faire  signe.  Ah  !  quelle  heu- 
reuse soirée  nous  allons  passer!...  une  de  nos 
bonnes  réunions  de  famille  d'autrefois! 

frantz.  Madame... 

marguerite.  Point  d'importuns  ;  toute  la  ville  est 
à  la  représentation  du  nouvel  opéra...  Moi,  j'avais 
une  loge;  tenez,  voilà  le  coupon  déchiré. 

frantz.  Oh!  mille  pardons,  madame:  si  j'étais 
pour  quelque  chose  dans  ce  sacrifice,  je  vais  le  re- 
connaître bien  mal.  Je  suis  forcé  de  me  rendre  à  une 
assemblée...  où  j'ai  été  convoqué  par  une  lettre 
pressante. 

marguerite.  Eh  bien  !  faites  de  votre  lettre  ce  que 
je  viens  de  faire  de  mon  billet. 

frantz.  Je  suis  honteux  en  vérité;  je  n'aurais  pas 
dû  vous  rendre  visite,  ayant  si  peu  de  liberté  ce 
soir. 

marguerite.  Mais  cela  est  impossible  ainsi;  et  jo 


SCENES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     115 

ne  saurais  que  dire  à  mou  mari.  Un  jeune  homme 
est  venu  me  voir  moi  seule,  et  n'a  pas  attendu  que 
je  pusse  le  lui  présenter. 

niAXA.  Vous  nous  compromettez  toutes  deux  à  la 
fois,  et  moi  d'abord  qui  vous  ai  amené. 

frantz.  Diana!  dites  seulement  mon  nom  à  mon 
vieux  professeur-,  et  vous,  madame,  soyez  assez 
bonne  pour  m'excuser  auprès  de  M.  Burckart,  au- 
quel j'aurai  l'honneur  de  rendre  visite  demain.  Et 
faut-il  tout  vous  dire?...  c'est  à  une  réunion  poli- 
tique que  je  suis  convoqué.  Si  j'y  manque,  je  suis 
coupable,  et  je  puis  être  soupçonné  de  trahison. 

marguerite.  Grand  Dieu!  vous,  Frantz,  vous  vous 
mêlez  à  ces  sombres  entreprises  ? 

frantz.  Nos  projets  n'ont  rien  d'obscur  ;  et  les 
princes  n'oseraient  dissoudre  ces  associations  puis- 
santes, qu'ils  ont  eux-mêmes  convoquées  jadis.  Tous 
les  jours  à  cette  heure,  dans  cette  ville  comme  par 
toute  l'Allemagne,  nos  frères,  étudiants,  vieux  sol- 
dats ou  proscrits,  soit  dans  leurs  lieux  de  réunion 
des  villes,  soit  le  long  des  chemins,  ou  bien  sur  les 
collines,  où  ils  montent  pour  voir  coucher  le  soleil, 
s'abordent,  se  serrent  les  mains,  et  demandent  où 
est  la  lumière.  Alors,  l'un  d'eux  fait  un  signe,  et  les 
frères  s'agenouillent,  le  front  tourné  vers  l'Orient 
qui  s'assombrit!  Puis,  quand,  selon  la  formule  de 
notre  langue  mystique,  l'heure  des  confidences  a 
sonné,  alors  on  discute  les  intérêts  de  la  patrie,  on 


116  LORELY. 

se  rend  compte  désespérances  de  l'avenir,  et  chacun 
apporte  sa  flamme  au  foyer  qui  doit  tout  régénérer 
un  jour! 

uia.na.  Mais  cela  doit  être  fort  intéressant  et  fort 
solennel  :  et  l'on  m'a  tant  parlé  de  ces  assemblées 
de  la  Jeune  Allemagne,  que  me  voilà  fort  heureuse 
de  connaître  un  des  aftidés,  ou  des  voyants...  c'est 
là  le  terme,  je  crois... 

frantz.  Ne  riez  pas,  Diana!  et  dites  plutôt  aux 
nobles  personnages  dont  vous  êtes  la  parente  ou 
l'amie,  qu'il  est  temps  pour  eux  de  se  rallier  à  nous  : 
car  les  indifférents  seront  nos  ennemis  quand  le 
grand  jour  sera  venu.  Adieu,  mesdames,  adieu... 
Pardonnez-moi  si  je  vous  ai  apparu  tout  autre  que 
je  n'étais  jadis...  Oh!  Dieu  sait  si  nous  retrouve- 
rons encore  une  heure  pareille  de  confiance  et  d'a- 
bandon ! 

111.  —  DIANA,  MARGUERITE. 

marguerite.  Diana  !  je  tremble  -,  tout  ce  qu'il  nous 
a  dit  m'étonne  et  me  consterne  à  la  fois.  Mon  Dieu  ! 
quel  est  donc  ce  souflle  de  révolte  et  de  colère  qui 
ébranle  tous  les  esprits  comme  un  vent  d'orange?... 
Tiens;  pendant  qu'il  nous  parlait,  sa  pensée  s'unis- 
sait dans  mon  esprit  à  celle  de  mon  mari,  de  Léo. 
Il  a  de  même  de  certains  moments  d'exaltation  qui 
m'effrayent,  des  idées  non  moins  étranges  !  Hélas! 


SCÈNES    DE   LA    VIE   AU- KM  AN  HE.  117 

qu'allons-nous  devenir,  nous  autres  pauvres  fem- 
mes, qui  ne  comprenons  rien  à  tout  cela,  au  milieu 
de  ces  hommes  préoccupés  si  tristement,  à  un  âge 
où  leurs  pères  ne  pensaient  qu'à  l'amour  et  au  bon- 
heur? 

diana.  Rassure-toi,  ma  bonne  Marguerite-,  Frantz 
est  un  enthousiaste,  tu  le  sais  bien.  Ces  sociétés 
dont  il  parle  sont  d'autant  moins  dangereuses,  que 
presque  tous  les  Allemands  en  t'ont  partie;  car  on 
ne  sort  pas  d'une  université  sans  avoir  fait  quelque 
beau  serment  à  la  manière  antique  sur  un  innocent 
poignard...  qui  ne  se  plongera  jamais  dans  le  cœur 
d'aucun  tyran,  attendu  que  les  tyrans  eux-mêmes 
se  sont  prudemment  mis  à  la  tête  des  conspirateurs. 
Quand  tu  viendras  à  connaître  l'intérieur  d'une  so- 
ciété secrète,  tu  verras  que  c'est  un  spectacle  fort 
public,  auquel  on  assiste  aussi  aisément  qu'à  l'Opéra; 
mais  je  te  préviens  que  c'est  moins  amusant. 

marguerite.  Diana,  ta  gaieté  méfait  mal;  vrai- 
ment, je  souffre,  je  crains,  je  ne  suis  pas  heureuse. 
Mon  mari  ne  se  mêle  point  à  toutes  ces  manifesta- 
tions, plus  fréquentes  qu'ailleurs  dans  notre  ville 
de  Francfort;  mais  il  écrit,  Diana;  il  voit  je  ne  sais 
quelles  gens,  qui  parlent  vivement  des  affaires  pu- 
bliques, des  proscrits  la  plupart,  qu'il  a  connus  au- 
trefois dans  son  pays.  Certains  travaux  qu'il  envoie 
à  la  Gazette  germanique  font  beaucoup  de  bruit, 
dit-on;  bien  plus...  il  y  a  un  livre  dont  il  esll'au- 

7. 


118  L  0  H  I.  L  \  . 

leur  :  tiens,  je  vais  te  le  montrer...  qui  a  fait  une 
immense  sensation  en  Allemagne.  Les  princes  l'ont 
défondu  dans  plusieurs  royaumes  de  la  confédéra- 
tion. Il  est  certains  pays,  je  ne  puis  penser  à  cela 
sans  frémir...  où  mon  mari  serait  arrêté  et  mis  dans 
une  forteresse  pour  toujours! 

diànâ.  Marguerite!  mais  que  dis-tu  là?...  ce  livre, 
qui  a  paru  sous  le  nom  de  Cornélius,  ce  livre,  j'en 
ai  entendu  parler  cent  fois  ;  c'est  l'œuvre  d'un  grand 
écrivain,  sais-tu?...  Il  contient  un  projet  d'alliance 
entre  tous  les  petits  États  de  l'Allemagne,  qui  chan- 
gera, dit-on,  tout  l'équilibre  de  la  politique  actuelle, 
et  ces  articles  dont  tu  parles,  de  la  Gazette  germa- 
nique,  sont  de  brillants  commentaires  de  la  pensée 
contenue  ici. 

marguerite.  Comment  sais-tu  ces  choses-là , 
Diana? 

DiA.N.v.  En  Angleterre,  où  j'étais  avec  mon  frère 
Henri  de  Valdeck,  qui,  tu  le  sais,  est  de  la  suite  du 
prince,  on  s'occupait  de  politique  bien  plus  qu'ici 
même.  Il  fallait  bien  m'en  mêler  un  peu,  pour  avoir 
quelque  chose  à  dire.  Une  femme  aime  mieux  encore 
parler  politique  que  se  taire...  Mais  sais-tu  que  tu 
es  heureuse  d'être  la  femme  d'un  homme  qui  sera 
un  jour,  qui  sait?...  député...  conseiller... 

MARGUERITE.  Ou  proscrit. 

niANA.  Chambellan,  peut-être...  niais  il  n'est  pas 
noble,  je  crois'? 


S  C  É  N  E  S    I)  E    LA    VIE    A  L  L  I  :  M  A  N  D  E.  11!» 

marguerite.  Non,  vois-tu,  je  n'aime  pas  tout  cela  : 
je  suis  une  femme  simple,  élevée  dans  tics  idées 
bourgeoises,  j'ai  toujours  rêvé  un  mari  de  ma  for- 
tune et  de  ma  sphère;  un  bon  et  loyal  Allemand, 
qui  m'aime,  qui  me  rende  heureuse;  je  crois  avoir 
rencontré  ces  qualités  dans  le  mien,  et  tu  m'affli- 
gerais en  me  disant  que  je  suis,  sans  m'en  douter, 
la  compagne  d'un  homme  supérieur,  d'un  génie  in- 
connu... 

IV.  —  Les  mêmes,  LÉO  BURCKART,  le  professeub 
MULLER. 

le  PROFESSEUR.  Venez,  ces  dames  parlaient  de 
vous,  mon  ami... 

DiA.xA.  Nous  disions  que  les  hommes  politiques, 
les  rêveurs,  les  philosophes,  sont  d'une  compagnie 
fort  rare  et  fort  insupportable  souvent.  Vous  ave/ 
voulu  surprendre  le  secret  de  notre  conversation, 
le  voilà. 

le  professeur.  Ah  !  je  ne  m'étonne  pas  de  nous 
voir  si  mal  jugés  en  rencontrant  ici  une  conseillère 
perfide...  Bonjour,  mon  enfant. 

lko.  Madame  a  raison  ;  moi  je  me  (dirige  tant  que 
je  puis.  Avons-nous  dépassé  l'heure  du  spectacle, 
voyons?  D'abord  je  vous  y  accompagne;  ensuite  je 
m'engagea  ne  parler  que  de  musique,  de  modes  et 
de  romans  nouveaux  toute  la  soirée, 


ILMI  LORELY. 

MARGUERITE.  Eh  bien!  nous  vous  tenons  compte 
delà  bonne  intention;  mais  nous  ne  voulons  pas 
aller  au  spectacle  ce  soir. 

Léo.  Fort  bien. 

marguerite.  Nous  prendrons  le  thé  ici,  en  famille, 
et,  s'il  nous  vient,  quelques  amis,  nous  élargirons 
le  cercle.  (Elle  sonne.)  Karl,  servez-nous  le  thé!... 
ranimez  ce  feu,  et  renvoyez  la  voiture  -,  nous  restons. 

leo.  J'ai  peur  que  vous  ne  nous  fassiez  un  sacri- 
fice, et  je  vous  jure  que  je  me  serais  fort  amusé  à 
cet  opéra. 

marguerite.  Vous  ne  dites  pas  ce  que  vous  pensez  : 
d'abord  vous  ne  comprenez  rien  à  la  musique  ita- 
lienne, et  vous  trouvez  que  les  chanteurs  jouent 
mal!...  Je  vous  prie  de  laisser  là  votre  journal,  et  de 
causer  un  peu  avec  nous;  donnez-le  à  mon  père,  si 
vous  voulez,  c'est  de  son  âge.  Vous  êtes  rentrés  si 
tard,  messieurs,  que  nous  n'avons  pu  vous  présenter 
un  des  anciens  élèves  de  mon  père,  revenu  depuis 
deux  jours  d'Italie,  et  dont  nous  vous  avons  parlé 
souvent,  Léo! 

le  professeur.  Frantz  Lewald!  et  vous  ne  l'avez 
pas  retenu,  ce  pauvre  enfant?  Voyez  ce  que  le  temps 
peut  sur  les  amitiés:  depuis  deux  jours  il  était  à 
Francfort,  sans  que  nous  en  eussions  la  nouvelle! 
'On  sert  le  thé,  tous  s'asseyent.) 

MARGiEiuTE.  Ne  parlez  pas  ainsi  devant  Diana, 
mon  père;  il  a  fallu  que  je  la  rencontrasse  à  un  bal 


SCENES   DE    LA    VIE    ALLEMANDE.  1 1»  1 

pour  qu'elle  songeât  enfin  à  venir  visiter  ses  amis 
d'autrefois. 

diana.  Voilà  rc  qui  est  fort  injuste.  Je  suis  re- 
venue d'Angleterre,  eomme  vous  le  savez,  avec  le 
prince  Frédéric-Auguste,  dont  mon  frère  est  l'aide 
de  camp.  Le  prime  a  voulu  garder  l'incognito  les 
trois  premiers  jours  de  son  arrivée,  et  vous  com- 
prenez que,  si  je  fusse  venue,  moi,  pendant  ce 
temps,  rendre  visite  à  la  femme  d'un  écrivain,  d'un 
journaliste...  c'eût  été  fort  peu  diplomatique;  qu'en 
dites-vous,  monsieur  Burckart? 

Léo.  Que  vous  m'honorez  trop  avec  le  titre  d'écri- 
vain :  je  suis  un  pauvre  bourgeois  ignoré,  m'occu- 
pant  beaucoup  de  jardinage,  un  peu  de  chasse,  et 
si  j'ai  noirci  quelquefois  du  papier  en  débarrassant 
mon  cerveau  de  certaines  idées  qui  le  fatiguaient,  je 
suis  loin  de  me  croire  un  homme  politique,  un  phi- 
losophe, un  écrivain  ! 

diana.  Orgueilleuse  modestie!  On  parle  beaucoup 
devons,  monsieur!  Pour  un  article  de  vous,  tout 
un  pays  est  en  rumeur  ;  pour  un  livre  de  vous,  toute 
l'Allemagne  s'agite! 

le  professeur .  Et  quand  l'homme  voudra  se  mon- 
trer... quand  à  l'écrit  succéderont  la  parole  et  l'ac- 
tion... 

marguerite.  Mon  père,  que  dites-vous  là?... 

léo.  Marguerite  a  raison;  ces  espérances  ne  vous 
conviennent  pas,  mon  père,  ni  à  moi  celte  vanité 


122  LORELY. 

Plus  jeune,  plus  ardent  et  plus  libre  de  cœur,  j'ai  pu 
songer  à  ces  folies...  Maintenant  de  tout  le  feu  qui 
m'animait,  il  n'est  rien  resté  que  des  cendres,  qu'on 
s'aveuglerait  à  souffler?  Je  me  suis  fait  à  mon  obs- 
curité :  peu  à  peu  tous  mes  rêves  d'avenir  se  sont 
évanouis  dans  mon  bonbeur  présent...  L'homme  se 
trompe  souvent  à  sa  destinée,  il  prend  son  désir 
pour  une  vocation,  il  se  croit  appelé  à  réformer  le 
monde,  il  veut  faire  d'une  plume  le  levier  d'Archi- 
mède...  tandis  que  Dieu  Ta  créé  pour  être  fds  res- 
pectueux, bon  mari,  honnête  homme,  et  voilà  tout  ; 
si,  comme  je  le  crois  aujourd'hui,  c'est  là  le  partage 
que  Dieu  m'a  destiné,  j'accomplirai  cette  vie  obs- 
cure, en  le  remerciant  de  l'avoir  faite  si  douce  et  si 
aimée. 

le  domestique.  Monsieur  veut-il  recevoir  le  che- 
valier Paulus? 

léo.  N'as-tu  pas  dit,  Marguerite,  que  nous  ne  vou- 
lions recevoir  ce  soir  que  les  amis? 

marguerite.  Sans  doute...  Cette  personne  m'est 
inconnue,  à  moi. 

léo.  Priez-le  de  revenir  demain  matin...  Ainsi  le 
prince,  qui  était  en  quelque  sorte  exilé  à  Londres 
par  son  frère,  rentre  officiellement  en  Allemagne? 

niANA.  Du  moins,  il  réside  à  Francfort  pour  quel- 
ques jours...  11  attend  des  lettres,  je  crois.  Peut- 
être  ne  vient-il  que  pour  respirer  de  loin  Tair  bien- 
faisant delà  patrie.  Car  son  frère,  qui  règne,  n'est 


SCÈNES   DE   LA   VIE   ALLEMANDE.  123 

pas  près  de  s'entendre  avec  lui  sur  les  affaires  poli- 
tiques, vous  le  savez. 

le  domestique.  M.  le  chevalier  Paulus  insiste,  di- 
sant qu'il  vient  de  loin  pour  une  affaire  très  grave. 

Léo.  Faites  entrer.  Qu'est-ce  que  le  chevalier 
Paulus?  Connaissez-vous  cet  homme,  mon  père? 

le  professeur.  Non. 

diana.  Ne  serait-ce  pas  un  rédacteur  de  la  Gaz-elfe 
germanique?...  Il  me  semble  que  j'ai  vu  des  articles, 
des  feuilletons  de  sciences,  signes  de  ce  nom. 

lèo.  C'est  juste  ;  mais  il  est  singulier  que  ce  soit 
vous  qui  me  le  rappeliez. 

marguerite.  Mon  ami!... 

léo.  Eh  bien!  qu'as-tu  donc? 

marguerite.  Rien!  mais  si  j'en  croyais  mes  pres- 
sentiments... Je  ne  sais  pas...  il  m'est  passé  quelque 
chose  d'étrange  devant  les  yeux  ! 

le  domestique.  M.  le  chevalier  Paulus. 

V.  —  Les  mêmes,  le  chevalier  PAULUS. 

le  chevalier.  Mesdames...  monsieur  Léo  Burc- 
kart,  sans  doute? 

léo.  Oui,  monsieur,  moi-même.  Soyez  le  bien- 
venu. 

le  chevalier.  Je  suis  enchanté  de  faire  la  con- 
naissance d'un  confrère  aussi  illustre. 

lko.  t  11  confrère? 


IL' I  LOKELY. 

i.k  chevalier.  J'espère  que  vous  me  permettrez  ce 
titre,  bien  que  je  ne  sois  qu'un  journaliste  de  très 
mince  importance  ;  j'écris,  comme  vous,  dans  la  Ga- 
zette  germanique;  un  simple  filet  typographique  sé- 
pare vos  puissantes  idées  politiques  de  mes  humbles 
observations  morales,  archéologiques,  et  quelque- 
lois  littéraires. 

Léo.  Prenez  la  peine  de  vous  asseoir,  monsieur. 

le  chevalier.  Je  suis  chargé  d'une  lettre  du  pro- 
priétaire gérant  de  la  Gazette  germanique...  triste 
message  !  je  veux  dire  pour  moi,  pour  lui... 

Léo.  Qu'est-ce  donc?  Vous  me  permettez,  mes- 
dames?... 

marguerite.  Eh  bien? 

le  professeur.  Que  dit  cette  lettre? 

lko.  Mon  père...  nous  étions  trop  heureux!... 
nous  aurions  dû  sacrifier  quelque  chose  aux  divi- 
nités mauvaises!  Une  seconde  fois,  monsieur,  soyez 
le  bienvenu...  comme  si  vous  n'apportiez  pas  le 
malheur  dans  une  famille. 

le  professeur.  Qu'y  a-t-il  donc? 

marguerite.  Au  nom  du  ciel! 

Léo.  Il  y  a  qu'un  de  mes  articles  a  fait  saisir  le 
journal,  et  que  le  propriétaire  a  été  condamné  à 
vingt  mille  florins  d'amende  et  à  cinq  ans  de  pri- 
son. 

le  chevalier.  Et  tous  les  rédacteurs  exilés,  ban- 
nis.., Vous  voyez...  un  débris. 


SCÈNES    DE    LA    VIE    ALLEMANDE.  V>~> 

leo.  Vous  avez  bien  fait  de  venir  à  moi,  si  vous 
avez  pensé  que  je  pusse  vous  être  utile. 

le  chevalier.  Je  vous  avoue,  monsieur,  que  je 
ne  compte  que  sur  vous. 

lko.  Je  vous  remercie  de  votre  confiance...  Où 
êtes- vous  logé? 

le  chevalier.  Ici,  dans  la  ville...  à  l'Empereur 
Romain. 

leo.  Permettez-moi  d'être  votre  hôte.  Karl,  vous 
ferez  transporter  ici  les  effets  de  monsieur...  Vous 
êtes  chez  vous,  monsieur  le  chevalier.  Vous  devez 
être  fatigué...  le  domestique  va  vous  indiquer  votre 
appartement. 

le  chevalier.  Mais,  monsieur,  je  ne  sais  si  je  dois 
accepter... 

leo.  Je  vous  en  prie;  dans  un  instant  j'aurai 
l'honneur  de  me  rendre  près  de  vous. 

marguerite.  Maintenant,  Léo,  que  comptez-vous 
faire? 

léo.  Je  compte  payer  l'amende  et  me  constituer 
prisonnier! 

le  professeur.  A  la  bonne  heure,  voilà  qui  est 
parler! 

diana.  Je  te  quitte  un  instant,  Marguerite;  mais 
tu  auras  des  nouvelles  de  moi  bientôt;  ne  t'effraye 
pas,  mon  enfant. 


12JG  LORELY. 

VI.  —  Les  mêmes,  excepté  DIANA. 

marguerite.  Oui...  Oh  !  mon  Dieu,  mon  Dieu,  Léo, 
que  dis-tu  là? 

leo.  Venez  ici  tous  deux  :  ne  pleure  pas,  Margue- 
rite, où  j'irai,  luiras;  je  sais  que  tu  m'aimes,  et  je  t'ai 
prise  pour  la  bonne  comme  pour  la  mauvaise  fortune. 

MARGUERITE.  Olli!  OUI  ! 

léo.  Maintenant,  écoutez-moi.  Un  père  de  famille, 
ruiné  par  moi,  est  en  prison  pour  moi.  Moi,  je  suis 
ici,  libre,  heureux  et  tranquille-,  je  puis  jeter  cette 
lettre  au  feu,  nourrir  cet  homme  qui  l'a  apportée, 
et  qui  n'en  demande  probablement  pas  davantage; 
et,  aux  yeux  du  monde,  j'aurai  fait  à  peu  près  ce 
que  je  dois  faire  ;  seulement  pour  moi,  je  serai  un 
misérable  et  un  lâche,  et  je  me  mépriserai.  Votre 
avis,  mon  père? 

le  professeur.  Le  mot  de  Régulus  :  A  Cartilage  !... 

leo.  Ton  avis,  Marguerite? 

marguerite.  Je  te  suivrai  partout,  et,  partout  où 
je  serai  avec  lui,  je  serai  heureuse. 

léo.  Tu  es  une  digne  femme  et  un  noble  cœur! 
vous,  mon  père,  c'est  convenu,  vous  êles  un  vieux 
Romain.  Maintenant,  quant  à  l'argent... 

le  professeur.  Tu  peux  vendre  tout,  pourvu  que 
tu  me  laisses  mes  livres... 

leo.  Il  n'est  pas  besoin  de  cela,  mon  père  :  gar- 


SCÈNES   DE    LA   VIE    ALLEMANDE.  127 

dons-nous  de  grandir  notre  sacrifice  à  la  mesure  de 
notre  fierté  ;  vingt  mille  florins  à  payer,  c'est  la 
moitié  à  peu  près  de  notre  petite  fortune...  et  avec 
le  reste...  Pardon,  mademoiselle  de  Valdeck,  si  nous 
nous  occupons  devant  vous... 

le  professeur.  Elle  est  sortie. 

marguerite.  Et  quand  partirons-nous? 

léo.  Le  plus  tôt  possible,  Marguerite  ;  il  y  a  là-bus 
un  homme  qui  tient  la  place  que  je  dois  tenir,  et  qui 
n'a  peut-être  pas  comme  moi  un  père,  une  femme, 
dévoués  à  sa  fortune.  Je  monte  près  du  chevalier, 
pour  connaître  tous  les  détails  que  cette  lettre  ne 
m'explique  pas. 

le  professeur.  Je  vous  suis,  j'ai  besoin  de  tout 
savoir  aussi. 

VII.  —  MARGUERITE  seule. 

Et  maintenant, pleurons  en  liberté-,  ah!  Dieu!  je 
ne  suis  pas  une  de  ces  femmes  romaines  dont  mon 
père  parle  souvent,  moi;  voilà  toute  ma  gaieté 
perdue,  tout  mon  bonheur  détruit  !  et  je  dis  mon 
bonheur,  je  devrais  dire  seulement  ma  tranquil- 
lité !... 

VIII.  —  MARGUERITE,  FRANTZ. 

marguerite.  Ah  !  mon  ami  ! 
frantz.  Marguerite  ! 


128  LORELY. 

Marguerite.  Entre  votre  venue  et  votre  retour,  il 
s'est  passé  des  choses  bien  tristes!... 

FRANTZ.  Oui  ! 

MARGUERITE.  VOUS  savez... 

FRANTZ.  Je  viens  d'un  lieu  où  des  hommes  du 
peuple  se  réunissent,  mais  où  Ton  sait  tout  en 
môme  temps  qu'aux  palais  de>  princes.  Votre  mari, 
Léo  Burckart,  est  le  même  homme  que  le  publiciste 
Cornélius... 

marguerite.  N'est-ce  pas  une  chose  dangereuse  à 
dire  ? 

frantz.  Tout  le  inonde  le  sait  aujourd'hui.  Votre 
mari  est  condamné  à  vingt  mille  florins  d'amende, 
à  cinq  années  de  prison, 

marguerite.  Non,  ce  n'est  pas  lui  qui  est  con- 
damné, c'est  le  propriétaire  du  journal  où  il  écrivait. 

frantz.  J'ai  bien  dit  :  car  votre  mari  est  un  hon- 
nête homme,  et  son  devoir  était  tracé.  Quand  partez- 
vous  ? 

marguerite.  Je  ne  sais...  demain... 

frantz.  Sa  marche  sera  un  triomphe  ;  et  le  pays 
sera  soulevé  peut-être  avant  son  arrivée. 

marguerite.  Que  dites-vous  ? 

frantz.  Je  dis...  que  cet  homme  est  grand  ;  ou  du 
moins  que  le  ciel  lui  a  donné  l'occasion  de  le  pa- 
raître ! 

marguerite.  Oh  !  ce  que  vous  m'apprenez  là, 
Frantz,  m'effraye...  plus  encore  que  tout  le  reste  ! 


S  C  È  N  ES    I )  h    I.  A    V  1  F.    A  1. 1   K  MANDE.  i  2  '■> 

FRANTZ.   Ditt'S-llII... 

marguerite.  Voulez-vous  le  voir  lui-même  ? 

FRANTZ.  Non...  Dites-lui  que  la  Société  des  frères 
de  la  Jeune  Allemagne,  réunie  en  ce  moment  dans 
la  salle  du  consistoire,  lui  enverra  trois  députés  pour 
lui  offrir,  au  nom  de  la  patrie,  de  payer  les  frais  de 
l'amende  à  laquelle  il  est  condamné. 

MARCL'ERITE.  Fiailtz  !... 

le  domestique.  Il  y  a  là  encore  une  personne  qui 
demande  à  voir  monsieur. 

marguerite.  Allez  l'avertir  et  faites  entrer.  Fiant/, 
vous  me  quittez  ainsi? 

frantz.  H  le  faut.  Adieu.  (Frantz  et  le  Prince 
se  regardent  avec  attention  en  se  rencontrant  à  la 
porte. 

IX.  —  MARGUERITE,  LE  PRINCE. 

le  prince.  Vous  êtes  la  femme  de  M.  Cornélius... 
je  veux  dire  de  M.  Léo  Burckart  ? 

Marguerite.  Oui,  monsieur. 

le  prince.  C'est  bien.  Soyez  assez  bonne  pour  faire 
que  nous  ne  soyons  pas  dérangés  dans  l'entretien 
que  nous  allons  avoir  ici. 

marguerite.  Il  me  semble  que  tout  cela  est  un 
rêve.  (Elle  sort.) 

X.  —  LÉO,  LE  PRINCE. 
léo.  Monsieur. 


130  LORELY. 

le  prince.  Je  suis  le  prince  Frédéric-Auguste. 
(Léo  s'incline.)  Asseyons-nous.  Personne  ne  peul-il 
nous  entendre  ? 

Léo.  Personne. 

le  prince.  Je  sais  le  malheur  qui  vient  de  vous 
frapper. 

léo.  Vous  savez... 

le  prince.  Oui,  cette  allai re  de  journal;  j'ai  un 
démon  familier  qui  me  dit  tout.  Je  ne  passe  pas  à 
travers  l'Allemagne  en  simple  voyageur,  comme  il 
me  plaît  de  le  laisser  croire  ici.  Je  reviens  dans  ma 
patrie  en  prince-,  puis-je  vous  être  bon  à  quelque 
chose  ? 

léo.  Oui,  monseigneur,  et  vous  pouvez  me  rendre 
un  très-grand  service. 

le  prince.  Lequel? 

léo.  Vous  pouvez  obtenir  de  S.  A.  le  prince  ré- 
gnant que  l'application  du  jugement  qui  frappe  un 
innocent  soit  faite  au  véritable  coupable,  et  que  je 
sois  substitué  aux  lieu  et  place  du  gérant,  pour  subir 
les  cinq  ans  de  prison,  et  pour  payer  les  vingt  mille 
florins  d'amende. 

de  prince.  J'ai  mieux  que  cela  à  vous  offrir. 

léo.  Oui;  mais  alors,  monseigneur,  c'est  peut-être 
moi  qui  ne  pourrai  plus  accepter. 

le  prince.  Et  pourquoi? 

léo.  Parce  que  je  ne  demande  point  grâce,  mais 
justice;  je  réclame  toute  justice,  mais  je  refuse- 


SCENES    DE    LA   VIE   ALLEMANDE.  131 

rais  toulo  grâce.  Mon  opposition  a  été  la  lutte  loyale 
du  faible  contre  le  fort,  et  la  réclamation  que  je 
vous  adresse  n'est  pas  la  mise  à  prix  de  ma  con- 
science... 

le  prince.  —  Rassurez-vous  ;  j'ai  à  vous  faire  des 
propositions  que  vous  pouvez  entendre  -,ril  ne  s'agit 
pas  d'un  de  ces  marchés  qui  avilissent  à  la  fois  celui 
qui  achète  et  celui  qui  vend,  mais  d'un  contrat  qui 
doit  nous  honorer  tous  les  deux. 

léo.  Je  vous  écoute,  monseigneur. 

le  prince.  Ces  principes  que  vous  avez  avancés 
comme  citoyen,  ces  théories  que  vous  avez  émises 
comme  publiciste,  ne  sont-ce  point  de  vains  systèmes 
philosophiques  ou  de  pures  utopies  sociales,  et  les 
croyez-vous  applicables  vraiment  à  notre  époque  et 
à  notre  pays  ? 

léo.  Mais...  snns  doute... 

le  prince.  Parlons  sérieusement.  Les  grands  es- 
prits sont  dangereux  dans  la  politique  usuelle.  Us 
sont  les  hommes  de  l'avenir  ou  du  passé  \  le  présent 
les  méconnaît,  ou  bien  il  en  est  méconnu.  Ne  trou- 
vez-vous pas  qu'il  est  étrange  de  voir  le  génie  de 
chaque  temps  employer  constamment  sa  force  à  ren- 
verser aujourd'hui  ce  qu'il  eût  constitué  hier,  ou  ce 
qu'il  refera  demain  ? 

léo.  Penser  ainsi,  n'est-ce  pas  méconnaître  l'éter- 
nelle loi  du  progrès? 

le  prince.  Ah  !  j'aime  mieux  y  croire  !...  et  d'ail- 


132  LORELY. 

leurs  ma  part  est  si  belle  que  j'aurais  tort  de  refuser 
quelque  chose  aux  sympathies  de  la  foule,  fussent- 
elles  irréfléchies.  Toute  génération  nouvelle  a  ses 
passions  comme  tout  homme,  et  la  passion,  n'est-ce 
pas  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  sous  le  ciel?  Religion, 
guerre,  liberté,  ce  sont  là  les  amours  des  peuples  :  et 
qu'importe  si  lune  conduit  au  martyre,  l'autre  à  la 
servitude,  l'autre  au  néant.'... 

lko.  Vous  traitez  légèrement  ces  questions,  mon- 
seigneur -,  que  Dieu  vous  fasse  la  grâce  de  n'avoir  pas 
un  jour  à  les  envisager  de  plus  haut  !  Vous  parlez  là 
de  l'excès  qui  perd  tout;  et  la  passion  qui  conduit  à 
la  mort  n'est  pas  celle  qu'il  faut  désirer  quand  on 
est  chrétien.  La  liberté  n'est  pas  pour  nous  une 
amante  insensée,  mais  une  chaste  épouse,  et  nous 
demandons  que  le  nœud  qui  nous  unira  soit  reconnu 
par  le  prince,  et  béni  par  le  ciel. 

le  prince.  Je  sais  toute  la  modération  de  vos  prin- 
cipes, toute  la  légitimité  de  vos  espérances-,  et  pour- 
tant vous  avez  mis  en  danger  la  sûreté  d'un  grand 
pays...  Vous  philosophe,  vous  écrivain,  vous  avez 
ouvert  une  porte  à  la  guerre  et  une  autre  à  la  ré- 
volte... Qui  les  fermera  maintenant? 

lko.  Que  dites-vous,  monseigneur?  ai-je  donc  un 
tel  pouvoir,  et  cela  est-il  en  effet  ? 

le  prince.  Ne  faites  pas  de  fausse  modestie  ;  vous 
savez  qu'il  y  a  des  paroles  qui  tuent,  et  que,  grâce 
à  la  presse,  l'intelligence  marche  aujourd'hui  sur  la 


S  C  I ■:  N  F.  S    II  F.    I.  A    Y  I  E    V  I.  L  E  M  A  X  II  F. .  I  3  3 

terre,  comme  ce  héros  antique  qui  semait  les  dents 
du  dragon  !  Or  vous  avez  laissé  tomber  la  parole  sur 
une  terre  fertile  ;  si  bien  qu'elle  perce  le  sol  de  tous 
côtés,  et  qu'elle  va  nous  amener  une  terrible  ré- 
colte, si  celui  qui  l'a  semée  n'est  point  là  pour  la 
recueillir. 

Léo.  Qu'est-il  donc  arrivé  déjà? 

le  prince.  Une  émeute  a  éclaté  à  la  suite  de  la 
condamnation  du  journal  auquel  vous  adressiez  vos 
articles.  Elle  a  été  comprimée  aussitôt;  mais  mon 
fière  Léopold,  ce  prince  faible,  qui  m'avait  exilé, 
comme  il  vous  avait  banni,  s'est  retiré  dans  un 
couvent  aux  premiers  instants  de  trouble,  et  n'en  a 
plus  voulu  sortir  ensuite.  C'est  sur  moi  qu'il  rejette 
cette  lourde  couronne  que  vous  avez  imprudem- 
ment ébranlée.  Voilà  pourquoi  je  viens  à  vous,  mon- 
sieur. 

léo.  Votre  Altesse  voudrait... 

le  prince.  Écoutez  :  nous  n'avons  pas  un  instant 
à  perdre  -,  convenons  de  tout.  Il  y  a  dans  les  pouvoirs 
une  hiérarchie  qu'il  faut  respecter.  Dès  à  présent 
vous  serez  conseiller  intime  ;  dans  un  mois  député  à 
la  dièle,  un  mois  après  ministre. 

léo.  Ce  serait  donc  à  moi,  maintenant,  de  faire 
mes  réserves  et  mes  conditions. 

le  prince.  Je  sais  tout  ce  que  vous  allez  me  dire. 
Vous  tenez  à  réaliser  certaines  idées  contenues  dans 
vos  écrits.  Vous  en  croyez  l'exécution  possible,  et  je 

s 


134  LORELY. 

partage  voire  conviclion  et  votre  désir*  J  ai  discuté 

souvent  à  Londres,  avec  plusieurs  des  hommes  poli- 
tiques les  plus  célèbres  de  ce  temps-ci,  votre  plan  de 
fédération  entre  les  petits  États  souverains  de  l'Al- 
lemagne ;  le  traité  de  commerce  dont  vous  avez  fixé 
les  bases;  la  résistance  qui  peut  être  opposée  par 
nous  à  l'envahissement  des  grandes  puissances  :  tout 
cela  nous  a  séduits  comme  pensée  libérale  et  con- 
vaincus comme  application.  Vous  me  demanderez 
des  garanties.  Je  suis  prêt  à  accorder  ce  qui  sera 
juste  et  possible. 

léo.  Mais  j'hésite,  moi,  monseigneur...  Je  vou- 
drais réfléchir... 

le  prince.  Vous  hésitez,  monsieur?  quand  je  vous 
offre  toute  liberté,  tout  pouvoir!  vous  hésitez?  et 
vous  avez  bien  osé  tout  menacer,  tout  ébranler,  tout 
ruiner  peut-être...  La  critique  vous  a  été  facile,  et 
vous  reculez  devant  l'œuvre  !  Vous  avez  pris  de 
votre  propre  volonté  un  pouvoir  sur  les  esprits,  dont 
vous  ne  voulez  user  que  pour  le  mal  et  le  désordre!... 
Ah!  monsieur!...  devant  Dieu  qui  nous  voit  et  qui 
a  attaché  à  votre  talent  les  devoirs  qu'il  a  marqués 
à  ma  position  j  devant  Dieu  qui  juge  ici  l'écrivain 
et  le  prince...  vous  n'avez  pas  le  droit  de  me  ré- 
pondre non  ! 

léo  (avec  effort).  C'est  vrai. 

le  prince.  Où  donne  cette  porte?  dans  votre  ca- 
binet.' 


SCÈNES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     135 

LEO.  Oui. 

le  prince.  Je  vais  écrire  et  signer  les  conventions 
qui  seront  faites  entre  nous.  Réfléchissez,  monsieur, 
afin  de  n'oublier  aucune  des  observations  que  vous 
aurez  à  me  soumettre. 

XI.  —  LÉO  ,    SECL. 

Ce  n'est  pas  ainsi  que  j'avais  compris  ma  vie! 
et  j'avais  mis  plus  d'espace  entre  mon  humble 
position  et  ma  haute  espérance.  Pouvais-je  pré- 
voir qu'une  main  inconnue  viendrait  tout  à  coup 
m'enlever  de  terre  et  me  faire  franchir  en  un  jour 
tant  de  degrés  glissants,  tant  d'échelons  fragiles?... 
Qui  me  donnera  l'expérience  de  toutes  ces  épreuves, 
ou  plutôt  la  confiance  de  m'en  passer?  Ah!  si  je 
pensais  être  autre  chose  ici  qu'un  instrument  dans 
les  mains  de  la  Providence,  j'aurais  peur  à  présent. .. 
je  fuirais  comme  un  lâche  avant  le  combat  ;  je  m'é- 
chapperais d'ici  sans  détourner  la  tête  :  car  le  mal 
que  j'ai  fait  est  grand,  si  je  n'ai  pas  la  force  de 
mieux  faire!...  Mais  il  me  l'a  bien  dit,  lui:  je  n'ai 
pas  le  droit  de  refuser!  Dieu  peut  me  demander 
compte  de  l'idée  qu'il  a  mise  en  moi,  comme  il  a 
demandé  compte  au  figuier  stérile  des  fruits  qu'il 
aurait  dû  produire  !...  Si,  comme  un  homme  de  peu 
de  foi,  je  recule  devant  un  fantôme;  si,  par  ma  faute, 
à  mon  refus,  un  autre  vient  prendre  ma  place,  et, 


136  LORELY. 

détournant  la  pensée  divine  de  la  route  qu'elle  allait 
suivre,  conduit  à  l'esclavage  ceux-là  que  j'aurais  dû 
guider  dans  les  voies  lumineuses  de  la  liberté... 
qu'aurai-je  à  dire  un  jour  en  paraissant  devant  le 
juge  éternel,  quand  des  milliers  de  voix  s'élèveront 
contre  moi,  criant  :  Malheur  à  celui  qui  pouvait  et 
qui  n'a  pas  osé  !  Malheur  à  l'égoïste!  malheur  à  l'in- 
fâme!... Oh!  non,  non  ;  Dieu  n'a  pas  mis  en  moi 
celle  llamme  pour  que  je  l'éteigne  !  Qu'elle  me  con- 
sume, mais  qu'elle  éclaire!...  Que  me  veut-on?... 

XII.  —  LÉO,  MARGUERITE. 

mahgiekite.  Mon  ami,  tu  étais  seul? 

leo.  Pourquoi  me  déranger?...  Laisse-moi  seul, 
Marguerite. 

Marguerite.  Mon  ami,  j'ai  cru  bien  faire...  les 
voici!  ce  sont  les  jeunes  gens  envoyés  par  une  so- 
ciété... 

léo.  Messieurs... 

KHI.  —  Les  mêmes,  ROLLER,  FRANTZ,  FLAMING. 

roller.  Parle,  toi,  Frantz,  qui  nous  as  amenés 
ici,  parle  ! 

frantz.  Monsieur  Léo  Burckart,  les  hères  de  la 
Jeune  Allemagne,  réunis  à  Francfort,  et  au  nom  de 
tous  les  frères  des  dix-sept  Etals  souverains  et  des 


S  C  E  N  E  S    l)  E    L  A    V  I  E    A  L  L  E  M  AND  E .  137 

quatorze  universités,  vous  ont  voté  des  félicitations, 
et  vous  offrent  de  payer  l'amende  à  laquelle  la  Ga- 
zette germanique  est  condamnée,  par  une  souscrip- 
tion publique.  (Le  prince  sort  du  cabinet  un  papier 
à  la  main.) 

leo.  Avant  de  répondre  à  votre  offre  loyale  et  gé- 
néreuse, permettez-moi ,  messieurs,  de  lire  ce  pa- 
pier. 

flaming  (regardant  le  prince).  Je  connais  les  traits 
de  cet  homme! 

leo,  signant.  Je  n'ai  plus  d'amende  à  payer,  mes- 
sieurs; je  rentre  enfin  dans  ma  ville  natale;  mais 
j'y  serai  libre.  Je  suis  plein  de  reconnaissance  en- 
vers les  membres  de  celle  association,  dont  j'ignore 
les  statuts  et  les  desseins;  mais  leur  bonne  volonté 
me  devient  inutile.  La  personne  que  voici  est  le 
prince  Frédéric-Auguste,  noire  nouveau  souverain. 

Marguerite.  Léo!...  quel  changement! 

leo.  Pauvre  Marguerite!...  mieux  eût  valu  peut- 
être  la  ruine  et  la  prison  ! 


SECONDE  JOURNÉE. 


La  salle  commune  d'un  hôtel  de  belle  apparence;  un  gros  poêle  alle- 
mand, des  tables  rangées  comme  pour  une  table  d'hôte.  —  A  droite, 
un  escalier  montant  à  une  chambre.  —  A  gauche,  une  grande  en- 
trée intérieure  donnant  dans  les  appartements  principaux.  —  Un 
orchestre  pour  les  jours  de  bal.  —  Au  fond  du  théâtre  on  aperçoit 
la  route;  en  travers,  une  barrière  peinte  aux  couleurs  du  prince; 
les  deux  montants  sont  surmontés  de  lions  héraldiques. 


I.  —  FLAMING,  ROLLER,  DIEGO,  trois  autres 

ÉTUDIANTS. 

roller.  Hôtel  du  Soleil!  C'est  magnifique*,  et  il 
faut  espérer  que  ce  sera  cher;  hôtel  tenu  à  l'anglaise, 
cuisine  française...  rien  d'allemand  que  le  poêle! 
Nous  serons  très  bien  ici...  Holà!  ho!  l'hôtelier! 

diégo.  Ohé!  la  maison!  les  bourgeois!  les  philis- 
tins damnés  ! 

tous.  Du  tabac!...  du  feu!...  de  la  bière!...  du 
vin! 

l'hôte.  Messieurs!  messieurs!  (À  part.)  Des  étu- 
diants? je  suis  perdu! 

roller.  Ne  regarde  pas  sur  la  route,  nous  n'a- 
vons  pas  d'équipages. 


SCÈNES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     130 

l'hôte  (à  part).  Ils  ne  sont  que  six  !  (Haut.)  Mes- 
sieurs, ma  maison  n'est  pas  une  auberge. 

holler.  Alors  c'est  une  taverne  ! 

i/hôte.  Non,  messieurs. 

roller.  Encore  un  mot...  et  nous  allons  en  l'aire 
un  coupe-gorge. 

l'hôte.  C'est  ici  un  hôtel,  messieurs. 

roller.  Un  hôtel?  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette 
aristocratie  de  domicile!...  Nous  te  faisons  l'hon- 
neur de  t'amener  ce  soir  toute  l'université,  et  la 
maison  sera  ce  que  nous  voudrons  qu'elle  soit,  en- 
tends-tu? Nous  ferons  barbouiller  une  enseigne  ba- 
chique: nous  décrocherons  ton  Soleil  d'or,  et  nous 
intitulerons  ton  établissement  :  Cabaret  du  Sau- 
vage... Es-tu  content? 

l'hôte.  Toute  l'université  ce  soir?  Ah!  mes- 
sieurs!... 

roller.  Tais-toi! 

flaming.  Va  nous  chercher  de  la  bière. 

diégo.  Va  nous  chercher  du  vin. 

flaming.  De  la  bière  et  du  vin. 

l'hôte.  Messieurs,  pardon.  Nous  avons  ici  des 
voyageurs  qui  dorment,  de  grands  personnages... 

flaming.  Après  l'empereur  et  les  femmes,  les  étu- 
diants sont  les  plus  grands  personnages  qui  soient. 

diégo.  Après  les  femmes,  et  avant  l'empereur. 

flaming.  Cela  dépend  des  opinions.  Va  nous  cher- 
cher à  boire,  ensuite  nous  t'expliquerons  nos  idées, 


MO  LU  K  EL  Y. 

L'HÔTE.  Mais... 

roller.  Et  quand  cela  t'ennuiera  que  nous  frap- 
pions sur  les  tables,  nous  frapperons  sur  les  car- 
reaux. 

l'hôte.  Je  suis  ruiné,  perdu  ! 

HERMANN.  C'est  bien  dit. 

flamixg.  Est-ce  assez  grand  seulement,  cette 
salle? 

roller.  La  plus  grande  du  village,  assurément. 

DIEGO.  En  jetant  bas  cette  cloison,  on  donnerait 
un  peu  plus  d'aisance. 

roller.  Bah!  nous  ne  serons  gênés  qu'au  com- 
mencement; quand  la  moitié  des  buveurs  de  bière 
aura  roulé  sur  le  parquet,  l'autre  moitié  sera  extrê- 
mement à  Taise.  Une  bonne  orgie  a  toujours  deux 
étages,  le  dessus  des  tables  et  le  dessous. 

l'hôte.  Voiei  de  quoi  vous  rafraîchir,  messieurs; 
mais,  au  nom  du  ciel,  parlez  moins  haut;  ne  fumez 
pas,  et  retirez-vous  tranquillement  quand  vous  au- 
rez bu.  Nous  avons  ici  une  dame,  et  un  voyageur 
qui  parait  fort  distingué. 

roller.  Eh  bien  !  nous  inviterons  ton  voyageur  a 
boire  avec  nous,  et  la  dame...  A  quoi  l'inviterons- 
nous,  la  dame?...  ma  foi,  à  s'en  aller  au  plus  tôt; 
car,  dans  une  heure  seulement,  ce  ne  sera  pas  la 
place  d'une  dame  ici. 

l'hôte.  Grand  Dieu  ! 

ROLLER.  On  va  tout  l'expliquer... 


S  C  É  N  K  S    DE    L  A    V  I  E    A 1- 1-  E  M  A  N  1)  E.  141 

II.  —  Li:s  mêmes,  le  chevalier  PAULUS. 

hermann.  Est-ce  là  le  grand  seigneur? 

l'hôte.  Non,  messieurs,  c'est  son  ami. 

niÉ<;o.  J'ai  déjà  vu  cette  figure. 

le  chevalier.  Monsieur  l'hôte,  je  vous  demande- 
rai la  carte  des  vins  Je  voudrais  tremper  un  bis- 
cuit dans  quelque  chose  d'un  peu...  cordial,  en  at- 
tendant le  dîner. 

l'hôte.  Voici  la  carie,  monsieur  le  chevalier.  Vins 
du  Rhin,  vins  du  Palatinal,  vins  de  France. ..Trente- 
deux  articles. 

le  chevalier.  Il  suffit  d'un  seul,  s'il  est  bon.  (Il 
lui  indique  un  vin  sur  la  carte.) 

roller  (à  l'hôte).  Ce  seigneur  vient  de  se  lever? 

l'hôte.  Ils  sont  arrivés  dans  la  nuit. 

ni eco.  Mettez  deux  verres. 

le  chevalier.  Qu'est-ce  que  c'est?...  un  étu- 
diant? 

diégo.  Qu'est-ce  que  c'est?  un... 

le  chevalier.  Tais-loi!...  Diégo? 

diéco.  Paulus!  (Ils  se  serrent  la  main  en  croisant 
les  pouces  à  la  façon  des  carbonari.) 

le  chevalier.  Tu  viens  de  l'autre  monde? 

diéco.  Du  nouveau  monde,  s'entend.  Je  ne  suis  pas 
un  revenant,  je  suis  un  voyageur. 

LE  chevalier.  Tu  liens  toujours  le  même  article? 


142  LORELY. 

DIEGO.  Toujours  des  révolutions.  Les  rois  s'en  vont, 
je  les  pousse. 

le  chevalier.  Ceux  de  ce  monde-ci  sont  plus  so- 
lides. 

diégo.  Aussi,  j'y  vais  posément  :  j'étudie-,  je  fais 
partie  de  l'université  de  Leipsick  pour  l'instant,  tu 
vois. 

le  chevalier.  Et  qu'est-ce  que  lu  y  apprends  ? 

diégo.  Les  sciences  abstraites. 

le  chevalier.  Et  qu'est-ce  que  tu  y  enseignes? 

diégo.  Le  maniement  de  la  canne  à  deux  bouts, 
l'usage  du  stylet  et  quelques  jeux  de  hasard  de  mon 
invention. 

le  chevalier.  Brave  Mexicain!...  descendant  de 
Fernand  Cortez  !...  tu  as  bien  descendu. 

diégo.  N'est-ce  pas  ?  Moi  !  un  ancien  membre  du 
gouvernement  provisoire  de  Tampico  !...  un  ex-am- 
bassadeur de  Bolivar  à  la  république  du  Pérou. 

le  chevalier.  Tu  es  bien  vieux,  aujourd'hui,  pour 
un  étudiant  ! 

diégo.  On  est  toujours  jeune  pour  apprendre.  Une 
autre  bouteille...  Et  puis,  sais-tu?...  me  voilà  parmi 
ces  bons  jeunes  gens  allemands  :  on  me  respecte, 
on  me  paye  à  boire,  et  les  marchands  me  font  cré- 
dit. Quand  arrivera  le  grand  jour,  je  me  lèverai 
comme  un  seul  homme!...  Et  toi,  es-tu  toujours 
fidèle  ? 

le  chevalier.  Fidèle  à  nos  serments,  le  même 


s  i  :  È  n  i:  s  i)  i:  i.  a  vie  au.  e  m  a  \  t>  e  .        M  3 

dans  les  deux  mondes...  la  charbonnerie  couvre  la 
terre  :  voici  ma  pièce  de  crédit.  (Il  lui  montre  une 
médaille  au  bout  d'un  ruban  caché  sous  ses  habits.) 

diégo.  Fort  bien.  T'occupes-tu  toujours  de  scien- 
ces? te  livres-tu  toujours  à  la  recherche  des  antiqui- 
tés mexicaines? 

le  chevalier.  Cela  était  bon  sur  l'autre  conti- 
nent. Depuis,  j'ai  fouillé  Pompéi,  Herculanum, 
Aquilée...  Hélas  !  les  choses  antiques  y  sont  de  fa- 
brique moderne,  on  n'y  découvre  que  ce  qu'on  y 
enterre. 

diégo.  Mais  ici  ? 

le  chevalier.  Je  suis  secrétaire  d'un  ministre 
futur. 

diégo.  Le  nouveau  conseiller  intime  ? 

le  chevalier.  Léo  Burckart.  J'écrivais  dans  le 
même  journal  que  lui...  On  nous  a  saisis,  proscrits, 
lui  nés! 

diégo.  Mais,  sous  le  nouveau  prince,  vous  voilà 
rétablis,  décorés,  subventionnés  ! 

le  chevalier.  Aussi,  tu  vois,  je  me  débarrasse  de 
l'or  du  pouvoir  le  plus  que  je  puis. 

diego.  Enfin,  tu  sers  la  tyrannie. 

le  chevalier.  N'est-ce  pas  un  de  nos  règlements? 
ne  devons-nous  pas  accepter  les  places  qui  nous  sont 
offertes,  afin  d'aider,  au  besoin,  nos  amis,  et  de 
nous...  retourner  dans  l'occasion  ? 

diégo.  0  est  possible;  mais  moi,  ce  n'est  pas  ma 


1  i  »  LORELY. 

manière  de  voir.  Je  suis  un  pauvre  diable:  j'ai  usé 
mes  souliers  et  mes  ] > i e <  1  <  encore  plus  souvent  sur 
tous  les  chemins  de  la  terre  :  voyageur  de  la  liberté, 
depuis  deux  ans  seulement,  j'ai  couru  toutes  les  uni- 
versités d'Allemagne,  pour  transmettre  la  lumière  de 
l'une  à  l'autre...  .Mais,  à  chacun  sa  spécialité...  C'est 
bien. 

le  chevalier.  Et  aujourd  hui  tu  te  remets  en 
route  ? 

diégo.  Non.  Cette  fois,  je  suis  comme  cet  homme 
des  légeiuks.  derrière  lequel  marchait  toute  une  fo- 
rêt. L'université  vient  ici  en  masse. 

le  chevalier.  Ah  !  ah  !  c'est  une  révolte  ! 

diégo.  Non.  C'est  une  folie,  une  équipée  d'enfants: 
l'avenir  seul  peut  en  faire  quelque  chose  de  présen- 
table. Nous  mettons  la  ville  en  rumeur  pour  venger 
la  mort  d'un  chien,  comme  dans  les  Brigands  de 
Schiller,  pure  imitation  :  mais  pour  des  tètes  alle- 
mandes... 

le  chevalier.  Dis-moi  tout. 

diego.  Un  jour... 

le  chevalier.  Cela  commence  comme  un  conte. 

niEC.o.  Et  cela  deviendra  peut-être  de  l'histoire,  et 
de  l'histoire  sanglante. 

LE  CHEVALIER.  J'écOllte. 

diégo.  Tu  sais  que  dans  chaque  université  les  étu- 
diants élisent  un  roi. 

LE  CHEVALIER.  Partout  de  la  SCI  \  î  tiulo. 


SCENES   TtK   LA   VIE   ALLEMANDE.  145 

diégo.  Donc,  il  y  a  lmit  jours,  Sa  Majesté  Max  Ier, 
roi  des  Renards,  tyran  des  Pinsons1  et  protecteur 
des  associations  provinciales,  passait  avec  ton  ser- 
viteur devant  la  porte  d'un  boucher.  Le  chien  royal 
tu  sais  que  tout  étudiant  a  un  chien)  se  crut  endroit 
de  prélever  un  impôt  sur  l'étalage  du  marchand. 
Le  boucher,  au  lieu  de  s'en  prendre  à  nous,  lance  sur 
le  caniche  un  dogue  corse,  qui  ne  lui  a  donné  qu'un 
coup  de  dent,  mais  qui  lui  a  cassé  les  reins. 

le  chevalier.  Eh  bien  ! 

diégo.  Eh  bien!  tu  ne  comprends  pas!...  Nous 
avons  rossé  le  boucher  et  ses  garçons  au  moyen  des 
cannes  ferrées  dont  tu  vois  un  échantillon.  Les  bour- 
geois sont  sortis  avec  des  fusils,  des  épées...  Quel- 
ques camarades  qui  passaient  se  sont  rangés  der- 
rière nous...  Une  bataille  superbe  !  Deux  chiens  et 
trois  marchands  un  peu  éreintés,  un  peu  tués!... 
Voilà  toute  la  ville  en  révolution...  On  nous  arrête... 
L'université  sort  en  bon  ordre,  et  nous  délivre  en 
démolissant  la  prison  où  nous  étions,  à  n'en  pas 
laisser  une  pierre  sur  l'autre...  L'affaire  va  devant 
les  juges;  on  nous  condamne  et  nous,  nous  con- 
damnons la  ville  !  nous  l'abandonnons.  La  ville  ne 
vit  presque  que  de  notre  séjour,  de  notre  dépense... 
nous  la  prenons  par  la  famine...  nous  nous  rcti- 

i  Termes  usités  chez  les  étudiants  [io\ir  qualifier  les  anciens 

OU  lis  nouveaux. 

9 


146  LORELY. 

rons  sur  le  Mont-Sacré,  comme  le  peuple  romain. 

le  chevalier,  ('ela  peut  aller  loin... 

niF.iio.  N'est-ce  pas?...  et  le  tout  pour  un  chien 
estropié  -,  mais  c'était  un  beau  chien  ! 

le  chevalier.  Ah  ça  !  je  ne  vous  voislà  encore  que 
six  ou  sept. 

diégo.  Va  regarder  un  peu  sur  la  route,  la  vallée 
est  toute  noire  d'étudiants  en  marche.  Dans  une 
demi-heure  ils  se  seront  abattus  sur  ce  village 
comme  une  nuée  de  sauterelles.  Tiens,  les  Heno- 
mistes  en  lète...  ensuite  les  Renards,  les  Pinsons; 
après,  les  voitures  de  bagages,  les  chiens,  les  fem- 
mes... et  les  créanciers  qui  ne  nous  perdent  pas  de 
vue.  Pauvres  gens  !  qui  sait  où  nous  les  condui- 
rons ? 

le  chevalier.  Ce  ne  sera  pas  à  la  fortune  ! 

diègo.  Adieu.  Nous  allons  rejoindre  le  gros  de  l'ar- 
mée... Sois  toujours  fidèle  comme  autrefois,  toujours 
un  bon  frère...  incorruptible!  nous  aurons  quelque 
chose  à  faire  bientôt. 

le  chevalier.  Dans  le  bavardage  de  ce  fou,  il  y  a 
des  choses  bonnes  à  savoir.  Merci,  monsieur  le  re- 
présentant de  la  propagande  américaine;  conspira- 
teur d'enfance,  étudiant  dans  vos  vieux  jours  !... 

III.  —  L'HOTE.  LE  CHEVALIER,  pus  LÉO  BURCKART. 
l'hôte.  Les  voilà  partis;  mais  tout  à  l'heure... 


SCÈNES   1>K    LA    VIE   ALLEMANDE.  147 

(Léo  entre.)  Je  vous  demande  encore  mille  lois  par- 
don, monsieur:  ne  jugez  pas  ma  maison  par  ce  qui 
vient  de  se  passer...  C'est  un  hôtel,  le  plus  bel  hôtel 
de  l'endroit,  et  non  une  taverne  d'étudiants.  Je  suis 
déshonoré,  monsieur  ! 

léo.  Rassurez-vous.  Je  voulais  aujourd'hui  même 
vous  quitter  pour  me  rendre  à  la  ville,  où  des  affaires 
m'appellent  sans  retard.  Nous  partirons  plus  tôt, 
voilà  tout...  mais,  pourvous-même,  soyez  tranquille, 
je  connais  les  étudiants:  c'est  une  noble  race,  un 
peu  turbulente,  un  peu  folle;  mais  là  est  l'honneur 
et  l'avenir  de  l'Allemagne  ! 

L'Hôte.  Ils  vont  tout  briser  ici,  monsieur;  tout 
manger,  tout  boire  ! 

leo.  Ils  payeront...  Tout  sera  payé,  quoi  qu'il  ar- 
rive, croyez-en  ma  parole.  Faites  porter  cette  lettre, 
monsieur. 

IV.  —  LÉO,  LE  CHEVALIER. 

léo.  Je  vais  donc  me  mettre  à  l'œuvre  !  J'ai  là 
devant  moi  une  ville,  une  grande  ville  !  pleine  d'in- 
telligence, d'industrie  et  de  mouvement!  Ah  !  près 
de  l'action,  toute  ma  crainte  s'éloigne  et  tout  mon 
sang  se  rafraîchit  !  Cette  foule  qui  monte  vers  moi, 
celte  cité  qui  fume  et  bouillonne  là-bas;  tout  cela 
est  sous  ma  main  :  mon  Dieu  !  suis  -je  plus  que 
les  autres?  Hélas!  non,  si  ton  esprit  ne  descend 


118  LORELY. 

pas  mi  moi  !  (Apercevant  le  chevalier.)  Vous  étiez 
là?... 

le  chevalier.  Depuis  l'entrée  de  ces  jeunes  gens, 
monsieur. 

léo.  Ils  sont  donc  toujours  fous,  nos  bons  étu- 
diants? 

le  chevalier.  Vous  savez  ce  qui  s'est  passé  ? 

léo.  Oui  5  l'hôte  m'a  tout  raconté.  La  ville  est 
en  mouvement  pour  une  ridicule  équipée,  pour 
rien...  Et  ce  n'est  pas  une  chose  commode,  voyez- 
vous,  que  de  gouverner  des  enfants  à  qui  l'on  a  dit 
un  jour  qu'ils  étaient  des  héros,  et  de  mettre  en 
pénitence  des  écoliers  qui  sont  revenus  de  Paris 
avec  autant  de  balafres  faites  par  les  sabres  français 
que  par  les  rapières  dont  ils  se  servent  dans  leurs 
duels.  Il  faut  bien  leur  passer  quelque  chose  et  to- 
lérer leurs  privilèges,  pour  qu'ils  en  respectent 
d'autres!... 

le  chevalier.  Vous  ne  savez  pas  tout. 

LÉO.  Quoi  donc  ? 

le  chevalier.  Sous  ce  tumulte  d'écoliers,  il  y  a 
des  hommes  qui  agissent.  Les  sociétés  secrètes  tra- 
vaillent ici  comme  partout.  Lesnegros  en  Espagne, 
les  carbonari  en  Italie,  ici  les  membres  de  la  Jeune 
Allemagne  et  de  l'Union  de  Vertu. 

léo.  Vous  avez  appris... 

le  chevalier,  .lai  rencontré  là  jusqu'à  des  affiliés 
du  nouveau  monde. 


SCÈNES   DE   LA   VIE   ALLEMANDE.  149 

léo.  Vous  eu  êtes  donc,  vous,  de  ces  sociétés? 

le  chevalier.  Ne  vous  souvenez-vous  pas  que  je 
faisais  partie  d'une  rédaction  de  journal  dont  les 
idées  étaient  assez  avancées...  sous  le  précédent 
gouvernement? 

léo.  Ah!...  c'est  bien. 

l'hôte.  Un  roulement  de  voiture!  encore  des  voya- 
geurs, grand  Dieu  !  et  être  obligé  de  les  renvoyer. 
(A  son  garçon.)  Il  n'y  a  pas  de  paquets  à  descendre, 
va... 

V.  —  Les  mêmes  ,  DIANA. 

l'hôte.  Et  même...  je  parie  que  c'est  une  An- 
glaise ! 

leo.  C'est  mademoiselle  Diana  de  Waldeck.  (À 
l'hôte.)  Avertissez  madame. 

diana  (gaiement.)  Voici  justement  notre  nouveau 
conseiller...  et  je  ne  sais  quoi  encore...  en  service 
très-extraordinaire. 

léo.  Quelle  heureuse  rencontre  ! 

diana.  Non.  C'est  une  visite. 

VI.  —  Les  mêmes,  MARGUERITE. 

marguerite  (entrant.)  Diana  ! 

Diana.  J'ai  appris  que  vous  arriviez.  Vous  savez 
tout;  les  étudiants  font  du  bruit  dans  la  ville.  Il  est 
impossible  d'y  entrer. 


150  LORELY. 

LÉO.  Cependant  nous  allons  essayer.  Les  étudiants 
se  retirent  en  masse...  Alors,  dans  quelques  heures, 
la  ville  sera  fort  paisible.  Nous  prendrons  un  détour 
pour  nous  y  rendre. 

marguerite.  Léo!  vraiment,  tout  cela  n'est  pas 
rassurant...  Si  nous  retournions  sur  nos  pas. 

diana.  Vous  comptiez  vous  loger  là-bas  :  je  vous 
préviens  qu'ils  ont  cassé  les  vitres  partout;  trouvez-y 
une  maison  sans  fenêtre,  à  la  bonne  heure.  Le  moyen 
d'y  passer  la  nuit.  J'ai  bien  peur  que  demain  la 
ville  ne.  soit  enrhumée. 

marguerite.  Ah!  tout  cela  t'amuse,  toi,  Diana! 

diana.  Parce  que  je  viens  te  tirer  de  peine.  Je 
veille  sur  toi  comme  un  bon  ange,  pendant  que  ton 
mari  veille  sur  nous  tous:  ce  qui  l'empêchera  de 
veiller  sur  sa  femme  naturellement. 

léo.  Mon  devoir  ne  m'appelle  pas  à  combattre  ce 
tumulte  dont  rien  ne  m'avait  prévenu  -,  j'en  ai  com- 
pris parfaitement  d'ici  toutes  les  causes  et  tout  le 
peu  d'importance;  les  précautions  déjà  prises  par 
les  magistrats  suffiront  à  rétablir  l'ordre,  croyez- 
moi. 

diana.  Aussi  n'avons-nous  nulle  crainte  sérieuse, 
monsieur  ;  ce  n'est  pas  à  de  telles  épreuves  que  nous 
attendons  votre  génie.  Voilà  ce  qui  arrive  :  toute  la 
haute  société  de  la  ville  a  fait  dès  hier  soir  ce  que 
les  étudiants  font  aujourd'hui.  On  s'est  répandu 
dans  les  châteaux,  dans  les  villas  ;  et,  pour  faire 


SCÈNES   DE   LA  VIE   ALLEMANDE.  131 

voir  à  l'émeute  qu'on  ne  la  craint  pas,  ou  plutôt  que 
l'on  compte  sur  sa  galanterie,  cette  émigration  en 
masse  a  été  partout  le  prétexte  de  réunions  char- 
mantes, de  banquets  et  de  bals  chez  les  principaux 
seigneurs  des  environs. 

leo.  Cela  est  fort  prudent  et  de  fort  bon  goût. 

niAXA.  Il  y  a  notamment  ce  soir  une  fête  ravis- 
sante dans  le  château  de  la  grande  duchesse  5  le 
prince  n'étant  pas  à  la  résidence,  c'est  le  plus  bril- 
lant rendez-vous  qu'on  puisse  se  donner.  Vous  êtes 
attendus,  vous  soupcrez,  vous  danserez,  et  puis  l'on 
vous  trouvera  un  appartement-,  après  quoi,  vous 
ferez  demain  votre  entrée  dans  la  ville,  pacifiée  et 
délivrée  pour  longtemps  de  toute  université,  cor 
j'espère  bien  que  ces  messieurs  seront  renvoyés  à 
leurs  parents.  Voici  vos  deux  lettres  d'invitation. 

leo.  Tout  cela  est  fort  bien  arrangé 5  mais  il  faut, 
moi,  que  je  me  rende  à  la  ville.  Puisque  vous  avez 
tant  de  bontés,  madame,  emmenez  ma  femme,  au 
château;  qu'elle  s'amuse,  qu'elle  danse,  si  elle  n'est 
pas  trop  fatiguée  de  sa  route.  Moi,  je  pars,  je  vais 
voir  un  peu  ce  qui  se  passe  là-bas. 

marguerite.  Mon  Dieu  !  Léo,  me  laisser  ainsi 
seule  ;  mais  je  ne  te  quitterai  pas.  Non,  je  t'accom- 
pagnerai à  la  ville,  quoi  qu'il  puisse  arriver! 

leo.  Ce  n'est  pas  l'occasion  de  faire  preuve  de  dé- 
vouement. Ce  <pie  nous  propose  ton  amie  est  fort 
simple,  et  je  l'en  remercie  de  tout  mon  cœur.  Tu 


152  L  OR  EL  Y. 

iras  au  bal,  parce  qu'il  faut  que  l;i  femme  d'un 
homme  d  Élat  s'habitue  à  faire  bonne  contenance 
dans  les  instants  difficiles;  parce  que,  depuis  une 
heure,  je  brûle  d'être  dans  la  ville,  et  que  c'est  loi 
seulement  qui  me...  eh  !  oui,  qui  m'embarrasses,  qui 
me  gènes...  Tu  ne  peux  rester  ici,  les  étudiants  y 
viennent.  Va  à  cette  fête,  résigne-toi  ;  dans  la  nuit, 
j'irai  vous  rejoindre  et  vous  porter  des  nouvelles. 

marguerite.  Ah!  fais  de  moi  ce  que  tu  voudras, 
Diana  5  je  suis  bien  souffrante.  Ne  pouvons-nous 
aller  au  château  sans  paraître  à  ce  bal? 

diana.  Viens  t'habiller,  viens.  (À  Léo.)  Elle  dan- 
sera, je  vous  le  jure.  (Elles  sortent.) 

lèo.  Pauvre  femme!  elle  avait  des  larmes  aux 
yeux.  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  avais-je  le  droit  de  com- 
promettre son  bonheur  en  faisant  le  sacrifice  du 
mien?  Monsieur  le  chevalier,  vous  accompagnerez 
ces  dames  au  bal,  si  vous  voulez.  Voici  une  invita- 
tion; vous  avez  ce  qu'il  vous  faut?... 

paulus.  Un  habit  à  la  française  parfait.  (Seul.) 
Chez  la  grande  duchesse?  presque  à  la  cour...  Oh! 
oh!...  fort  bien.  (Il  soit  après  Eéo,  en  apercevant 
Frantz  et  Flaming.) 

VII.  —  FRANTZ,  FLAMING,  en  costume  d'étudiant. 

frantz.  Et  lu  les  a  vus?... 

flaming.  Lui  seulement,  te  dis-je;  lui  que  nous 


SCÈNES    DE    LA   VIE    ALLEMANDE.  Iô3 

venons  de  rencontrer  ;  mais  sans  doute  elle  est 
dans  l'hôtel.  On  parlait  d'une  dame  ici ,  et  je 
crois  que  M.  Burckart  est  un  homme  de  mœurs 
trop  pures  pour  emmener  une  autre  femme  que  la 
sienne. 

FRANTZ.  Mais  il  est  monté  à  cheval  à  deux  pas 
d'ici,  Flaming:  il  se  dirigeait  vers  la  ville. 

flaming.  Eh  bien!  interroge  l'hôte. 

frvntz.  Non.  Je  reste  ici  seulement. 

flaming.  Alors  j'interroge  moi-même.  Holà! 

l'hôte.  Qu'est-ce  que  veut  monsieur? 

flaming.  Écoute.  11  y  a  une  dame  ici,  n'est-ce 
pas  ? 

l'hôte.  Il  y  en  a  deux. 

flaming.  Bon! 

frantz.  C'est  Diana.  J'ai  reconnu  son  équipage  et 
sa  livrée.  Il  suffit. 

flaming.  Que  veux-tu  faire? 

frantz.  J'attends.  Tu  ne  comprends  donc  pas?  Je 
connais  la  femme  de  M.  Léo  Burckart. 

flaming.  Et  tu  ne  le  connais  pas,  lui? 

frantz.  Mon  Dieu!  comment  veux-tu  que  je  le 
connaisse?  Tu  me  fais  des  questions...  Naturelle- 
ment j'ai  peu  de  sympathie  pour  ce  futur  ministre, 
et  je  n'ai  pas  tenu  à  le  revoir  depuis  notre  malen- 
contreuse visite  à  Francfort. 

flaming.  Mais  la  société  de  sa  femme  ne  froisse  pas 
tes  opinions  politiques,  n'est-ce  pus? 

9. 


154  LORELY. 

frantz.  Tais-toi.  Ne  dis  plus  un  mot  de  cela,  en- 
tends-tu? 

flaming.  Tu  vas  te  fâcher. 

frantz.  Non.  Écoute,  je  veux  tout  te  dire.  C'est 
la  fille  de  mou  ancien  professeur.  Tu  sens  bien  que 
si  j'aimais  cette  femme,  je  l'aurais  épousée  depuis 
longtemps. 

flaming.  Et  si  elle  ne  t'aimait  pas,  elle? 

frantz.  Elle  m'aurait  aimé  ! 

flaming.  Tu  as  un  amour-propre.. 

frantz.  Eh  bien  !  ne  vois-tu  pas  que  son  mari  s'en 
va,  que  cette  femme  est  seule,  que  tout  à  l'heure  la 
maison  sera  pleine  d'étudiants. 

flaming.  On  entend  déjà  d'ici  le  chœur  des  Cava- 
liers, qu'ils  chantent  à  pleine  voix.  Nous  avons  peu 
d'avance  sur  eux. 

frantz.  C'est  vrai.  Comment  se  fait-il  que  son 
mari  l'ait  quittée,  et  qu'elle  demeure  seule  ici? 

flaming.  Va  lui  rendre  visite. 

frantz.  Je  n'ose.  Flaming...  ne  trouves-tu  pas  ce 
tapage  d'écoliers  bien  ridicule? 

flaming.  Frantz!  ne  trouves-tu  pas  cette  démar- 
che d'amoureux  bien  insensée?... 

frantz.  Eh!  je  ne  suis  pas  amoureux!  Les  voilà 
qui  approchent.  Si  c'est  comme  cela  qu'on  étudie  à 
l'université...  Depuis  huit  jours  que  je  suis  arrivé 
après  un  long  voyage  pour  reprendre  mon  coins  de 
théologie,  je  n'ai  pas  pu  attraper  une  seule  leçon  : 


SCENES   DE   LA    VIE   ALLEMANDE.  155 

tantôt  ce  sont  «les  réunions  politiques,  tantôt  des 
rixes  dans  la  rue  avec  les  bourgeois,  tantôt  des  or- 
gies... Flaming! 

flaming.  Eh  bien? 

frantz.  Les  voici  qui  descendent.  (Les  dames  pas- 
sent dans  le  fond.) 

flaming.  Tais-toi! 

paulus  (en  descendant,  rejoint  Marguerite  et 
Diana).  Mesdames... 

diana.  Merci,  monsieur,  ma  voiture  est  là,  près 
delà  barrière. 

frantz.  Où  vont-elles? 

flaming.  Demande  aux  domestiques  avant  que  la 
voiture  soit  partie.  (Seul.)  Ali!  quelle  patience  !  Etre 
l'ami  d'un  amoureux,  c'est  conduire  un  enfant  à  la 
lisière...  Si  on  lâche,  l'enfant  se  casse  le  nez 5  et 
l'homme...  Oh!  l'homme  souvent  se  casse  la  tète! 

frantz.  Tu  as  un  oncle  chambellan,  Flaming? 

flaming.  Oui,  j'ai  un  parent  parmi  la  domesticité 
du  prince. 

frantz.  Ton  oncle  est  au  château  de  la  grande  du- 
chesse, à  un  quart  de  lieue  d'ici...  il  peut  me  donner 
une  invitation  pour  la  fête,  et  je  trouverai  bien  un 
costume.  Tu  vas  venir  avec  moi,  Flaming. 

flaming.  Allons;  aussi  bien,  voilà  le  tapage  qui 
arrive  ! 


156  LOKELY. 

V11I.  —  L'HOTE,  ROLLER,  HERMANN,   chœur 
d'étudiants. 

l'hôte.  C'est  la  tempête!  mon  Dieu  !  mon  Dieu  ! 
(La  scène  se  remplit  de  monde.  Des  bannières  sont 
plantées  au  fond  du  théâtre.  Le  roi  des  étudiants  est 
porté  en  triomphe.) 

ROLLER.  Combien  vaut  tout  ce  qui  est  ici? 

l'hôte.  Vous  voulez  acheter  ma  maison? 

r.OLLEK.  Pas  aujourd'hui.  Le  mobilier  seulement. 

l'hôte.  Il  y  en  a  pour  plus  de  deux  cents  florins. 

roller.  En  comptant  le  poêle...  faïence  de  Saxe. 
C'est  juste!  Voilà  la  somme.  Les  vitres  par-dessus 
le  marche.  Maintenant  délivre-nous  de  ton  aspect 
ridicule. 

l'hôte.  Ah!  ah  !  voici  le  bourgmestre,  un  instant. 

hermann.  M.  le  bourgmesl  re. 

roller.  Attendez,  pour  l'introduire,  que  le  roi  ait 
pris  place  sur  son  trône...  Voilà.  (Le  roi  des  étu- 
diants s'assied  sur  un  fauteuil  élevé  sur  des  tables.) 


IX.  —  Les  précédents,  LE  BOURGMESTRE, 

MARCHANDS. 

hermann.  Le  bourgmestre... 

le  roi.  Approchez,  monsieur  le  bourgmestre; 
comme  nous  voulons  que  tout  se  passe  dans  les  rè- 
gles, nous  réclamons  votre  présence. 


SCENES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     157 

le  bourgmestre.  Messieurs,  j'espère  que  vous  res- 
pecterez les  propriétés. 

le  roi.  Du  moment  que  nous  vous  avons  lait 
venir...  Combien  avez-vous  de  miliciens  dans  votre 
village? 

le  bourgmestre.  Huit  hommes. 

le  roi.  Vous  les  réunirez. 

le  rourgmestre.  Ils  sont  sur  la  grand'place. 

le  roi.  Eh  bien  !  vous  les  mettrez  en  sentinelle  à 
toutes  les  portes...  afin  que  le  désordre  ne  soit  pas 
troublé  un  seul  instant  ! 

le  roi  (à  l'un  des  marchands.)  Que  veux-tu,  toi, 
philistin? 

le  marchand.  Monseigneur,  pardon  ;  je  suis  un 
malheureux  débitant  de  tabac  de  cette  ville. 

le  roi.  Eh  bien  !  te  doit-on  quelque  chose? 

le  marchand.  On  me  doit  beaucoup  ;  mais  on  m'a 
pris  bien  davantage. 

le  roi.  Qu'est-ce  qu'on  t'a  pris?...  c'est  impos- 
sible! 

le  marchand.  Mon  Dieu  !  ne  vous  tachez  pas,  mon- 
seigneur. Pardon  :  on  n'aurait  pas  retrouvé  dans  vos 
charrettes  couvertes,  parmi  vos  bagages... 

le  roi.  Quoi? 

le  marchand.  Une  femme. 

le  roi.  Une  femme  ! 

le  marchand.  Oui  :  ma  femme!...  mon  épouse 
légitime,  messieurs!  (Huées  des  étudiants.) 


158  LOKELY. 

le  roi.  Un  instant!...  il  n'y  a  que  d'honnêtes 
gens  ici;  voilà  un  bourgeois  qui  a  perdu  sa  femme, 
il  faut  qu'elle  se  retrouve!  Tumulte  parmi  les  étu- 
diants.) Qu'est-ce  que  c'est? 

hermann.  Ce  n'est  rien  :  un  étudiant  qui  se  trouve 
mal. 

le  maucuam).  C'est  ma  femme  ! 

hermann.  Respect  au  costume! 

LE  marchand.  Vous  aviez  promis  de  me  la  faire 
rendre,  monseigneur. 

le  roi.  Le  jugement  de  Salomon  :  chacun  la 
moitié.  (A.  un  autre.)  Qui  es-tu,  toi? 

deuxième  marchand.  Tailleur. 

le  roi.  Que  demandes-tu? 

le  tailleur.  Qu'on  me  paye. 

le  roi.  Qui  est-ce  qui  te  doit? 

LE  TAILLEUR.    M.  DiégO. 

le  roi.  Ta  note. 

lk  tailleur.  Trois  cents  florins. 

le  roi  (à  Diego).  Reconnais-tu  que  les  vêtements 
ont  été  fournis? 

diégo.  Et  usés.  Il  n'y  a  rien  à  dire  :  ils  n'allaient 
pas  très  bien  étant  neufs;  mais  à  présent  ils  ne  vont 
plus  du  tout. 

le  roi.  Mais  sur  le  prix? 

diégo.  C'est  autre  chose. 

lk  roi.  Combien  cela  valait-il  raisonnablement? 

DIEGO.  Cent  florins. 


SCÈNES   DE    LA   VIE   ALLEMANDE.  159 

le  tailleur.  Jamais. 

le  roi.  Une  fois...  deux  fois. 

le  tailleur.  Donnez.  Mais  je  n'y  ai  pas  gagné  un 
sou. 

diégo.  Ni  moi  non  plus. 

le  roi.  Et  maintenant  la  musique! 

un  troisième  marchand.  Monsieur  Max... 

un  autre.  Votre  Majesté... 

le  roi.  Silence! 

un  autre.  Monsieur  Max,  je  suis  le  restaurateur 
du  Corbeau... 

un  autre.  Monseigneur,  je  suis  celui  qui  monte 
la  garde  quand  on  se  bat  en  duel.  On  me  doit  six 
factions... 

un  autre.  On  me  doit  quinze  cents  pots  de  bière 
pour  une  assemblée... 

un  autre.  Monseigneur,  je  promène  les  chiens  de 
messieurs  les  étudiants  pendant,  les  classes.... 

le  roi.  L'audience  est  remise  à  demain.  La  mu- 
sique ! 

tous.  La  musique  ! 

roller  (roulant  un  tonneau).  Un  instant!  mes- 
sieurs, voici  de  quoi  soutenir  les  voix  !...  Faites  cir- 
culer les  pots  à  bière. 

un  étudiant.  C'est  du  vin  ! 

roller.  C'est  vrai.  Pardon,  messieurs,  on  l'a  roulé 
pour  de  la  bière-,  mais  il  se  trouve  que  c'est  d'excel- 
lent vin  du  Rhin  :  excusez. 


lfiO  LORELY. 

le  ROI.  Allons,  on  t'excuse.  La  musique! 

UN  MUSICIEN  AMBULANT.  Que  faut— il  vous  jouer, 
mon  empereur? 

un  étudiant.  La  Chasse  de  Ludzowl 

tous.  Oui,  la  Chasse  de  Ludeowl 

flaming.  La  (Masse  de  Ludzoïv!  c'est  la  fanfare 
du  peuple  allemand  ! 

roller.  Oui,  c'est  avec  cela  qu'il  chasse...  quand 
il  chasse. 

l'hôte.  C'est  un  chant  de  1813  :  il  est  défendu, 
messieurs. 

roller.  Raison  de  plus. 

tous.  La  Chasse  de  Ludzow  ! 

uoï.ler.  Bon...  cela  chauffe;  faites  circuler,  et 
que  cela  ne  s'éteigne  pas. 

flaming.  Les  bourgeois  qui  ont  peur  d'être  coin- 
promis  peuvent  se  retirer. 

tous.  Chut!  chut! 

CHOEUR. 

Qui  brille  là-bas  au  fond  des  forêts? 

De  plus  en  plus  le  bruit  augmente. 
Pour  qui  ces  fers,  ces  bataillons  épais, 
Ces  cors  dont  le  son  frappa  les  guérets 

Et  remplit  l'âme  d'épouvante  ? 

Le  noir  chasseur  répon  1  en  ces  mots  : 
Hurra  ! 
Hurra  ! 
C'est  la  chasse...  c'est  la  chasse  de  Lu  Izow  ! 


SCÈNES    DE    LA    VIE   ALLEMANDE.  1  (i  I 

D'où  viennent  ces  cris,  ces  rugissements? 

Voilà  le  fracas  des  batailles! 
Les  cavaliers  croisent  leurs  fers  sanglants, 
L'honneur  se  réveille  à  ces  sons  bruyants 
Et  brille  sur  leurs  funérailles  ! 

Le  noir  chasseur  répond  en  ces  mots  : 
Hurra  ! 
Hurra  ! 
C'est  la  chasse...  c'est  la  chasse  de  Ludzow  ! 


X.  —  Les  mêmes,  FRANTZ,  en  costume  de  bal. 

frantz.  Pardon  de  vous  interrompre,  frères  5  niais 
j 'ai  besoin  de  vous. 

roller.  Que  veux-tu? 

frantz.  J'ai  une  querelle,  je  veux  deux  témoins. 

plusieurs  voix.  Nous  voici!...  nous  voici!... 

l'hôte.  Messieurs,  messieurs,  le  duel  est  défendu. 

hermann.  S'il  dit  encore  un  mot,  enlevez-le,  et 
mettez-lui  la  tête  dans  le  tonneau  ! 

le  roi  des  étudiants.  Un  duel  ?  avec  qui? 

frantz.  Avec  M.  Henri  de  Waldeck. 

le  roi.  A-t-il  des  témoins? 

frantz.  Non,  il  va  venir  en  chercher  parmi  vous; 
tenez,  le  voilà. 

waldeck.  Messieurs,  M.  Frantz  Lewald  m'a  dit 
que  deux  d'entre  vous  voudraient  bien  me  faire 
l'honneur  de  me  servir  de  seconds. 

plusieurs  voix.  Avec  plaisir,  monsieur... 


!(>!'  LORKI.  Y. 

frantz  (prenant  Waldeck  à  part).  Vous  savez  nos 
conventions. 

WALDECK.  Lesquelles? 

FRANTZ.  l'as  nu  mot  sur  la  cause  de  ce  duel. 

waldeck.  C'est  dit. 

frantz.  Quelles  que  soient  les  questions  des  té- 
moins... 

waldeck.  Eh  !  monsieur,  vous  avez  ma  parole. 
Pour  tout  le  monde,  c'est  une  querelle  de  jeu.  Mais, 
entre  nous,  c'est  une  affaire  dont  je  commence  à 
comprendre  le  motif...  Oui,  j'ai  dit  à  ma  sœur, 
;'t  la  descendante  des  comtes  de  Waldeck,  branche 
d'une  maison  princière,  qu'il  était  ridicule  de  se 
faire  l'introductrice,  le  chaperon  de  la  fille  d'un 
petit  professeur  de  Francfort,  de  la  femme  d'un 
obscur  folliculaire,  dont  l'élévation  subite  me  dé- 
plaît sans  m'étonner.  Je  ne  m'étonne  pas  de  ces 
choses-là.  J'en  dis  ce  qu'il  me  plaît  de  dire...  voilà 
tout. 

frantz.  Et  vos  soupçons  surtout  m'ont  paru  con- 
tenir une  offense  pour  cette  dame,  dont  je  connais 
la  famille. 

waldeck.  Pensez  ce  que  vous  voudrez. 

le  roi.  Messieurs,  pas  un  mot  de  plus.  Ceci  est 
contre  les  règles.  Tout  doit  être  dit  maintenant  de- 
vant tous.  Voici  vos  témoins  :  Hermann  et  Flaming, 
Diego  et  Fritz. 

frantz.  Sortons. 


SCÈNES   DE   LA  ME   ALLEMANDE.  163 

hermann.  Mais  pourquoi  pas  ici  même?  il  ne  fera 
pas  clair  dehors. 

le  roi.  Ici,  rien  que  la  joie...  prenez  des  torches, 
et  allez-vous-en  là  tout  près,  dans  le  jeu  de  boules. 
(Plusieurs  veulent  les  suivre.)  Que  tout  le  inonde 
reste  ici,  à  l'exception  des  quatre  témoins  et  des 
deux  adversaires...  Allez,  messieurs,  et  faites  en 
braves,  en  vieux  étudiants  que  vous  avez  été...  Ne 
vous  ménagez  pas.  (Ils  sortent.) 

roller.  Nous  avons  encore  ici  un  fond  de  tonneau 
à  boire,  et  un  reste  de  chanson  à  écouter. 

le  chœur. 

Qui  vole  ainsi  de  sommets  en  sommets? 

Des  monts  ils  quittent  la  clairière. 
Les  voilà  cachés  dans  ces  bois  épais; 
Le  hurra  se  mêle  au  bruit  des  mousquets, 

Les  tyrans  mordent  la  poussière! 

Le  noir  chasseur  répond  en  ces  mots  : 
Hurra  ! 
Hurra  ! 
C'est  la  chasse...  c'est  la  chasse  de  Ludzow  ! 

Qui  meurt  entouré  de  ces  cris  d'horreur, 

Qui  meurt  sans  regretter  la  vie? 
Déjà  du  trépas  ils  ont  la  pâleur  : 
Mais  leur  noble  cœur  s'éteint  sans  terreur, 

Car  ils  ont  sauvé  la  patrie? 

Le  noir  chasseur  répond  en  ces  mots  : 
Hurra  h  ! 
Hurrah! 
C'est  la  chasse...  c'est  la  chasse  de  Ludzow  ! 


1 64  LORELY. 

XI. —  Les  mêmes,  FLAMING,  revenant. 

flaming.  Ouvrez,  ouvrez;  ciel  et  terre,  ouvrez 
donc, 

le  roi.  Qu'y  a-t-il? 

flaming.  Ce  qu'il  y  a?...  Un  détachement  de  trou- 
pes cerne  l'auberge...  on  vient  d'arrêter  Franlz, 
M.  de  Waldeck  et  les  témoins  ;  je  me  suis  sauvé  en 
sautant  par  dessus  le  mur... 

le  roi.  Qui  a  osé  faire  cela? 

XII.  —  Les  mêmes,  LÉO  BURCKART. 

LÉO.  Moi,  messieurs. 

le  roi.  Et  qui  êtes-vous? 

léo.  Je  suis  Léo  Burckart. 

le  roi.  Ah  !  le  nouveau  conseiller  intime;  et  vous 
entrez  en  fonctions  par  l'oppression,  par  l'arbi- 
traire! 

LÉO.  J'entre  en  fonctions  par  le  maintien  des  lois, 
messieurs.  Pour  être  des  étudiants,  vous  n'en  êtes 
pas  moins  des  Allemands,  soumis  au  code  de  votre 
pays,  et  cpii  devez  obéir;  car  un  jour  vous  serez  tous 
quelque  chose  dans  la  famille  ou  dans  l'État,  et  il 
faudra  bien  qu'on  vous  obéisse  à  votre  tour. 

le  roi.  Nous  avons  des  privilèges,  monsieur... 

léo.  Vos  privilèges...  d'abord,  pourquoi  récla- 
mer des  privilèges...  Eh  bien!  tels  qu'ils  sont,  je 


SCÈNES   DE    LA    VIE    ALLEMANDE.  I  6  ■> 

los  admets,  et  je  leur  ni  fait  une  part  largo.  Vous 
avez  quitté  la  ville,  je  vous  ai  laissés  faire;  vous 
vous  êtes  emparés  de  cette  hôtellerie,  je  vous  ai 
laissés  faire  encore!...  mais  on  est  venu  prendre 
chez  vous  des  témoins  pour  un  duel...  le  duel  est 
défendu  ^  défendu  dans  l'armée,  défendu  parmi  les 
citoyens,  défendu  aux  universités...  Amenez  les 
prisonniers. 

XITI.  —  Les  précédents,  DIANA  et  MARGUERITE  veu- 
lent entrer  par  une  porte  de  côté,  accompagnées  du 
CHEVALIER  ;  la  porte,  ouverte  latéralement,  les  cache 
à  une  partie  des  personnages. 

le  chevalier.  Oh!  n'entrez  pas,  madame,  atten- 
dez. 

marguerite.  Mais  ils  vont  le  tuer,  il  est  seul 
contre  tous. 

iiiaxa.  Rassure-toi,  sois  tranquille. 

Marguerite.  Qui  fait-il  arrêter,  grand  Dieu!  mais 
c'est  Frantz...  Frantz  Lewald;  il  ne  sait  donc  pas 
que  j'ai  été  insultée  dans  ce  bal  -,  et  que  M  Frantz, 
l'ami  de  ma  famille,  s'est  battu  pour  moi... 

Diana.  Oh  !  ne  lui  dis  pas,  ne  lui  dis  jamais  cela, 
Marguerite.-..  (On  voit  arriver  les  prisonniers  ame- 
nés par  quelques  soldats.) 

les  étudiants.  Les  voici  ! 

roller.  Mais,  ils  n'iront  pas  en  prison! 


lfjft  L  OR  EL  Y. 

TOUS.  Non  !  non  ! 

LÉO.  Faites  approcher  ces  messieurs. 
MARGUERITE.  Diana,  Diana!  il  est  blessé...  blessé 
pour  moi...  eh  bien!  cela  ne  te  fait-il  rien? 

Diana.  Son  adversaire  est  mon  frère,  Marguerite; 
peut-être  est-il  aussi  blessé. 

léo.  Monsieur  est  officier...  monsieur  est  ci- 
toyen... ces  messieurs  sont  étudiants,  la  peine  sera 
égale  pour  tous.  La  loi  vous  condamne  à  vingt 
jours  de  prison,  messieurs...  vous  irez  en  prison 
vingt  jours. 

waldeck.  Moi?  un  aide  de  camp  du  prince!  vous 
ne  savez  ce  que  vous  faites,  monsieur,  ni  qui  vous 
condamnez...  ni  quelle  est  la  cause  du  duel  que 
vous  condamnez  ! 

frantz  (s'élançant  vers  lui;.  Taisez-vous,  vous 
m'avez  juré... 

leo.  Emmenez  ces  messieurs  ! 
waldeck.  Bien,  vous  me  payerez  cet  outrage! 
(Les  prisonniers  sortent.) 

roller.  Et  nous  les  laissons  partir  ainsi? 
tous.  Non!  non!  non! 

leo.  Si,  messieurs!  car  vous  êtes  des  enthou- 
siastes, des  enfants;  mais  vous  n'êtes  pas  des  re- 
belles... Écoutez-moi  un  instant.  Vous1  qui  croyez 
aux  futures  grandeurs  de  l'Allemagne  régénérée, 
s'il  vous  reste  dans  tout  le  corps  une  goutte  du 
vieux  sang  germanique,  et  dans  le  cœur  une  étin- 


S  C  È  N  ES    H  F    I.  A   V  1 1:    A  1. 1.  F.  M  A  N  D  E .  167 

ceUe^le  son  nouvel  esprit  de  liberté...  écoutez-moi  : 
Vous  êtes  tous  des  hommes  !  Eh  bien,  à  quoi  vous 
occupez-vous  ici!...  A  des  jeux  déniants,  à  des 
espiègleries  d'écoliers...  Est-ce  là  le  baptême  des 
patriotes  qui  ont  vu  mourir  Kœrner,  et  des  soldats 
de  1813?  H  y  a  mieux  que  de  la  bière  et  du  vin  dans 
le  monde,  mieux  que  des  villes  à  mettre  en  rumeur, 
et  des  auberges  à  piller!  Il  y  a  toute  une  Allemagne 
à  refaire  avec  les  longs  travaux  de  la  pensée  et  les 
dures  veilles  du  génie!  mettez-vous  à  l'œuvre.  Ar- 
chitectes, prenez  l'équerre!  législateurs,  prenez  la 
plume!  soldats,  tirez  l'épée!  (Rumeurs  en  sens  di- 
vers.) Toutes  les  carrières  vous  sont  ouvertes  !  l'ave- 
nir n'a  plus  de  barrières  privilégiées  :  moi-même, 
vous  le  voyez,  je  suis  une  preuve  vivante  que  l'on 
peut  arriver  à  tout.  Moi,  c'est-à-dire  un  de  vous; 
moi,  qui,  après  vous  avoir  parlé  en  maître,  vais 
vous  parler  en  père.  Allons,  entants,  vous  valez 
mieux  que  vous  ne  croyez  vous-mêmes;  pesez-vous 
à  votre  poids,  et  ne  jetez  pas  vos  belles  années  à  la 
dissipation,  comme  des  grains  de  sable  au  vent... 
Rentrez  à  l'université,  seuls,  libres,  en  chantant 
vos  chansons,  qui  sont  les  nôtres...  et  qu'on  a  eu 
tort  de  proscrire...  rentrez  tous  ensemble,  comme 
vous  en  êtes  sortis,  vos  torches  d'une  main ,  vos 
épées  de  l'autre;  que  l'on  voie  bien  que  vous  avez 
cédé  à  la  persuasion,  cl  non  à  la  force.  Le  marchand 
a  eu  tort,  il  payera  une  amende.  Les  juges  se  sont 


IfiS  LORELY. 

laissés  entraîner  à  un  mouvement  de  violence...  le 
mandai  d'arrêt  sera  rapporté.  Messieurs  Frantz  el 
Henri  de  Waldeck  ont  transgressé  les  lois,  ils  se- 
ront punis  :  ainsi  justice  sera  faite  à  tous,  et,  avec 
l'aide  de  Dieu,  nous  soutiendrons  dignement  le 
vieux  nom  de  l'Allemagne!  (Les  musiciens  prennent 
la  tête  du  cortège  en  jouant  de  leurs  instruments. 
Les  étudiants  sortent  derrière  sans  chanter.) 

le  roi  des  étudiants.  Éteignez  les  torches  et  re- 
mettez les  rapières  dans  le  fourreau...  nous  som- 
mes des  vaincus,  el  pas  autre  chose!] 


TROISIÈME  JOURNÉE. 


Les  jardins  de  la  résidence  du  prince  au  coucher  du  soleil.  Les  pro- 
meneurs passent  et  repassent.  La  façade  du  palais  s'illumine  peu 
à  peu. 


I.  —  FLAMING ,  ROLLER  en  costume  d'étudiant. 

flaming.  Allons  donc,  encore  un  instant  ! 

roller.  Non,  ma  loi!  je  ne  puis  rester  si  long- 
temps sans  boire  et  sans  fumer;  et  la  vue  d'un  palais 
ne  me  réjouit  pas  tellement  les  yeux,  que  cela  me 
fasse  oublier  la  pipe  et  la  bière. 

flaming.  Et  les  jolies  promeneuses? 

roller.  Crois-tu  qu'elles  viennent  ici  pour  nous? 
C'est  pour  ces  messieurs  à  ceinture  pendante  et  à 
sabre  traînant.  Aux  étudiants  les  filles  d'auberge, 
c'est  assez  bon  pour  eux.  Tiens,  ne  me  parle  pas 
de  ces  villes  d'université,  qui  sont  en  même  temps 
résidence  royale.  Vive  Bonn,  vive  Heidelberg  !... 
D'ailleurs,  voilà  qu'on  nous  chasse.  (On  entend  les 
clairons  sonner  la  retraite.) 

flaming.  Il  n'est  pas  l'heure. 

10 


170  1.0  lt  EL  Y. 

roller.  N'est-ce  pas  fête  au  palais?  Qu'importe 
qu'il  ne  soit  pas  l'heure  pour  le  peuple,  s'il  est 
l'heure  pour  le  prince?  D'ailleurs,  c'est  bientôt  le 
moment  de  notre  assemblée  définitive,  à  la  taverne 
des  Chasseurs  j  le  jour  est  proche,  Flaming!  et  ce 
sera  le  jour  de  demain,  peut-être  :  c'est  pourquoi 
il  faut  se  tenir  debout  et  la  ceinture  serrée,  comme 
à  la  veille  des  saintes  Pâques!...  Mais  qu'est  donc 
devenu  Diego? 

flaming.  Te  défierais-tu  de  lui? 

roller.  De  lui?  oh!  non;  c'est  le  cœur  le  plus 
brave  et  le  plus  loyal  que  je  connaisse,  mais  aussi, 
c'est  la  plus  pauvre  tête  que  j'aie  sondée.  Ces 
hommes  du  Midi  n'ont  pas  plutôt  avalé  trois  ou 
quatre  bouteilles  de  bière,  qu'il  n'y  a  plus  moyen 
d'en  tirer  une  parole  sensée  ni  une  action  raison- 
nable. 

flaming.  Eh  bien? 

roller.  Eh  bien  !  tu  sais  qu'il  a  reçu  ce  soir  ses 
lettres  pour  Heidelberg,  et  l'argent  de  sa  roule.  J'ai 
des  inquiétudes  sur  tout  cela.  Adieu. 

flaming.  Non,  je  m'en  vais  avec  toi. 

roller.  Pourquoi  ne  restes-tu  pas?  Tu  as  un 
oncle  chambellan,  tu  peux  prendre  ta  part  des 
plaisirs  aristocratiques,  toi.  Et  qui  sait?  Une  de 
ces  grandes  dames  qui  se  sera  brouillée  la  veille 
avec  son  amant  te  fera  peut-être  l'aumône  d'un 
coup  d'œil  :  ce  sera  honorable  pour  l'université. 


SCÈNES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     17  1 

flaming.  Tu  es  fou,  Roller;  tu  sais  l)ien  que  j'ai 
cessé  de  voir  mes  parents  pour  être  tout  à  vous.  Si 
Ton  se  défie  de  moi  parce  que  je  suis  de  famille 
noble,  on  n'a  qu'à  me  le  dire... 

roller.  Eh  non!  c'est  que  j'ai  le  cœur  plein  d'a- 
mertume, voilà  tout.  Tiens...  il  suffit  d'avoir  un 
habit  brodé  pour  entrer  là  d'où  nous  sortons. 

II.  —  Les  mêmes  ,  FRANTZ. 

flaming.  N'est-ce  pas  Frantz  Lewald,  vraiment? 

roller.  Frantz  en  habit  de  cour!...  Frantz,  qui 
ne  nous  connaît  plus...  parce  qu'il  est  méconnais- 
sable ! 

flaming.  Ce  collet  brodé  ! 

roller.  Celte  épée! 

flaming.  A  quel  ordre  appartiens- tu ,  philo- 
sophe? 

roller.  De  quel  titre  faut-il  te  saluer,  républi- 
cain ? 

frantz.  Mon  ordre  ?  celui  des  frères  de  la  Jeune 
Allemagne...  Et  mon  nom  est  Frantz  Lewald,  tou- 
jours le  même.  Eh!  mon  Dieu,  pourquoi  tant,  de 
surprise?  N'est-ce  pas  une  chose  bien  singulière 
que  de  me  voir  ici  !  On  m'a  invité  au  palais,  comme 
tout  le  monde,  comme  tout  bourgeois  honorable  a 
droit  de  l'être.  Fais  demander  un  billet  à  ton  oncle, 
Flaming;  va  mettre  un  habit,  Roller 5  revenez  tous 


172  LORELY. 

deux,  et  le  maître  des  cérémonies  vous  accueillera 
comme  il  va  m'accueillir. 

flaming.  Franlz,  nous  te  plaignons  sincèrement. 
Au  lieu  d'aller  avec  eux,  viens  avec  nous,  je  le  le 
conseille.  Au  lieu  de  nous  exciter  à  revêtir  une 
livrée,  quitte  la  tienne!  A  moins  qu'elle  ne  serve  à 
cacher  une  résolution  glorieuse,  à  moins  que  le 
bounon  ne  recouvre  le  Brut  us. 

frantz.  Adieu,  frère.  Je  ne  suis  pas  Romain,  mais 
Allemand-,  je  n'étudie  pas  la  liberté  dans  les  livres, 
mais  dans  les  faits.  Les  époques  ne  sont  jamais 
semblables,  et  les  moyens  diffèrent  aussi.  Quand 
tout  sera  prêt,  appelez-moi,  faites-moi  un  signe,  et 
vous  me  retrouverez  courageux  et  fidèle.  En  atten- 
dant, laissez-moi  marcher  dans  mes  plaisirs  et  dans 
mes  peines  :  je  hais  cet  esprit  de  liberté  farouche, 
qui  méprise  toute  fantaisie,  toute  gaieté,  tout 
amour!...  qui  foule  aux  pieds  les  fleurs,  et  qui  se 
défend  de  toutes  joies,  comme  s'il  n'était  pas  impie 
de  repousser  les  dons  du  ciel!...  Ah!  donnez-moi 
l'occasion  de  servir  enfin  notre  patrie;  mais  déli- 
vrez-moi du  tourment  de  haïr,  de  méditer  des  plans 
funestes!  faites  qu'il  n'y  ait  un  jour  qu'un  bras 
à  joindre  aux  vôtres,  un  grand  coup  à  frapper  au 
péril  de  ma  vie,  et  si  c'est  aujourd'hui,  si  c'est  tout 
à  l'heure,  eh  bien,  dites-le-moi  !  pour  que  je  dé- 
pouille cet  habit,  et  que  je  me  mette  à  l'œuvre,  le 
front  levé  et  les  mains  nues. 


SCÈNES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     17o 

flaming.  Non,  Frantz!  non!  Tu  peux  baisser  le 
front  encore  en  passant  devant  les  altesses;  tu  peux 
offrir  ta  main  gantée  au  maître  des  cérémonies,  et 
tu  n'en  seras  pas  moins  le  bienvenu  pourtant  à  fau- 
cher bientôt  la  moisson  que  nous  avons  semée.  Nous 
lisons  dans  ton  cœur,  Frantz  Lewald;  ton  cœur  est 
pur  et  sincère,  et  nous  nous  plaignons  seulement 
de  ne  pas  l'avoir  tout  entier! 

frantz.  Eh  bien!  oui,  plaignez-moi.  Adieu!  nos 
cœurs  se  comprennent,  et  j'ai  honte  des  choses  que 
nous  pensons  tous  trois  en  ce  moment,  sans  oser 
les  dire...  Pourtant,  je  vous  demande  d'être  dis- 
crets, comme  si  j'étais  confiant! 

roller.  C'est  bien,  c'est  bien;  et  pourvu  que  ton 
sang  soit  toujours  aussi  prêt  à  couler  pour  la  pa- 
trie... qu'il  l'a  été  dernièrement  à  couler  pour  une. 
femme... 

frantz.  Oh!  silence,  mes  amis,  silence!...  à  de- 
main! 

flaming.  A  celte  nuit,  tu  veux  dire. 

frantz.  Y  a-l-il  donc  quelque  chose  d'arrêté? 

flaming.  Tu  le  sauras;  adieu! 

III.  —  Les  mêmes,  in  OFFICIER. 

l'officier.  Sortez,  messieurs,  il  est  l'heure,  sor- 
tez... 

frantz.  Pardon,  j'entre  au  palais,  je  suis  invité. 

10. 


174  L0RELY. 

l'officier.  Votre  billet. 

frantz.  Le  voilà. 

l'officier.  Laissez  passer  monsieur. 

flaming.  Allons,  Roller. 

roller.  Mais  Diego,  Diego,  tu  ne  Tas  pas  vu 
sortir? 

l'officier.  Messieurs,  les  portes  se  ferment. 

flaming.  Viens  donc,  il  sera  parti  et  nous  attend 
à  la  taverne. 

IV.  —L'OFFICIER,  DIEGO,  Soldats. 

le  concierge.  Peut-on  fermer  la  porte,  mon  lieu- 
tenant? 

l'officier.  Oui,  sans  doute.  On  relèvera  les  sen- 
tinelles au  dehors,  sans  ouvrir  les  grilles,  afin  que 
les  invités  puissent  se  promener  dans  les  allées. 
(On  amène  Diego  entre  deux  soldats.) 

DiEr.o.  Lâchez-moi  !  je  vous  le  dis,  lâchez-moi,  ou 
j'ameute  contre  vous  toute  l'université  ! 

l'officier.  Qu'est-ce?  un  promeneur  en  retard, 
un  bourgeois  de  la  ville?  Laissez  sortir. 

diégo  (un  peu  ivre).  Un  bourgeois...  pour  qui  me 
prenez-vous?  je  ne  suis  pas  un  bourgeois,  je  suis  un 
brave  étudiant! 

I 'officier.  Qu'est-ce  qu'il  a  fait? 

premier  soldat.  Au  moment  où  tout  le  monde 
soi  tait,  il  se  cachait  derrière  une  statue. 


SCÈNES  DE  LA  ME  ALLEMANDE.     175 

diégo.  Je  ne  me  cachais  pas  :  je  méditais. 

deuxième  soldat.  Il  dégradait  les  monuments 
publics. 

l'officier.  Qu'est-ce  enfin,  et  de  quoi  s'agit-il? 

premier  soldat.  Vous  savez  bien,  mon  comman- 
dant, ce  guerrier  d'autrefois,  habillé  en  Romain, 
sur  la  terrasse  du  midi  :  cet  homme  s'en  est  appro- 
ché en  faisant  de  grands  gestes,  comme  s'il  jouait 
la  tragédie.  J'étais  en  faction;  je  n'ai  rien  dit;  la 
consigne  ne  défend  pas  aux  bourgeois  de  causer 
avec  les  statues. 

diégo.  Eh!  je  ne  suis  pas  un  bourgeois! 

l'officier.  Est-ce  tout? 

premier  soldat.  Non,  mon  commandant  ;  alors  j'ai 
fait  semblant  de  tourner  le  dos,  alors  le  bourgeois 
s'est  mis  à  graver  quelque  chose  sur  le  piédestal. 

l'officier.  Qu'a-l-il  écrit? 

premier  soldat.  Rien  :  des  mots  sans  suite.  Il  a 
gâté  le  marbre,  voilà  tout;  d'ailleurs,  je  ne  sais  pas 
lire. 

l'officier  (à  l'autre).  Qu'a-t-il  écrit. 

deuxième  soldat.  Il  a  écrit  :  «  Tu  dors,  Brute.  » 

premier  soldat.  Voyez-vous?  mon  commandant, 
des  injures  à  un  factionnaire!  Oh!  que  non,  je  ne 
donnais  pas,  bourgeois. 

diego.  Ignorant!  qui  prend  pour  lui  un  souvenir 
de  l'antiquité,  une  citation  latine...  Mais  vous  con- 
naissez cela,  vous,  commandant? 


176  l.  OR  EL  Y. 

l'officier.  Je  ne  connais  que  mon  service,  mon- 
sieur •  et  tout  ceci  commence  à  me  devenir  suspect. 
Avec  quoi  avez-vous  gravé  ces  mots? 

premier  soldat.  Avec  un  poignard. 

DIEGO.  Avec  quoi  donc?  avec  le  tuyau  de  ma 
pipe...  et  cela  vous  cst-il  suspect  aussi,  un  poignard 
d'étudiant? 

l'officier.  C'est  selon  les  circonstances. 

premier  soldat.  Hum!...  un  étudiant  de  cet 
àge-là... 

diégo.  On  apprend  à  tout  âge. 

deuxième  soldat.  C'est  un  bourgeois,  mon  com- 
mandant! 

DiÉco,  furieux.  Un  bourgeois?...  Tiens,  connais- 
tu  cela?  (Il  tire  un  ruban  caché  sous  ses  habits.) 

l'officier.  C'est  le  cordon  où  ils  inscrivent  leurs 
duels...  c'est  la  médaille  qu'ils  portent  en  souvenir 
de  1813.  C'est  bien,  emmenez  cet  homme  au  corps 
de  garde;  il  y  passera  la  nuit,  et  demain  il  se  fera 
réclamer  par  le  doyen  des  études. 

diégo.  Au  corps  de  garde?...  un  étudiant  au 
corps  de  garde  ! 

V.  —  Les  mêmes,  LE  CHEVALIER. 

le  chevalier.  Qu'est-ce  que  cela?  Un  étudiant 
(pion  arrête...  ("est  loi,  Diego? 
diégo.  Vils  sicaires! 


SCENES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     177 

le  chevalier.  Commandant,  je  connais  cet 
homme. 

l'officier.  Vous,  monsieur  le  chevalier? 

le  chevalier.  Ne  troublez  pas  la  fête  pour  si  peu 
de  chose...  laissez-nous,  je  réponds  de  lui. 

l'officier.  11  suffit.  Marchons... 

le  chevalier  (à  Diego.)  Tu  vois  que  les  frères  ne 
s'abandonnent  pas...  Je  t'ai  sauvé,  tu  es  lihie. 

diégo.  Ah!  Paulus...  c'est  toi!...  toujours  parmi 
les  esclaves? 

le  chevalier.  Moi-même.  Et  toi?  toujours  parmi 
les  ivrognes! 

diégo.  Je  n'ai  pas  changé  de  religion,  au  moins, 
aussi,  toujours  prêt  à  risquer  ma  vie  pour  la  bonne 
cause!  toujours  voyageur,  ambassadeur  des  répu- 
bliques! ces  jours  derniers  à  C.œttingue,  à  Leipsick  ; 
demain  à  Heidelberg. 

le  chevalier.  Tu  vas  à  Heidelberg? 

diego.  En  voiture,  en  grand  seigneur:  tiens, 
voilà  des  sequins  de  Venise,  des  ducats,  des  piastres 
d'Espagne... 

le  chevalier.  Et  qui  t'a  donné  cela? 

diégo.  Qui  m'a  donné  cela?  Celui  qui  veille  pen- 
dant que  le  maître  est  endormi.  En  voilà,  en  voilà 
encore! 

le  chevalier.  Mais  tu  as  une  somme! 

diego.  Il  y  a  de  quoi  faire  sauter  la  banque...  si 
le  jeu  n'était  pas  défendu  !  Infâmes  tyrans,  qui  ont 


178  LORELY. 

défendu  le  jeu  :  mais  dans  trois  mois  il  n'y  en  aura 
plus  de  tyrans 5  je  les  abolis!...  j'ai  là  leur  condam- 
nation. Adieu,  Paulus;  il  faut  que  je  parte  demain 
matin  au  point  du  jour! 

le  chevalier.  Eh  bien,  tu  as  le  temps  :  écoute- 
moi  5  à  ta  place,  avant  de  supprimer  les  tyrans,  je 
voudrais  les  voir  de  près.  Veux-tu  que  je  te  présente 
aux  tyrans? 

diego.  Oui,  pour  les  frapper  dans  leur  fête! 

le  chevalier.  Non,  pour  manger  leurs  glaces, 
boire  leur  vin  et  gagner  leur  argent. 

diégo.  Gagner  leur  argent!  On  joue  donc  à  la  cour? 

le  chevalier.  On  ne  joue  plus  que  là,  puisque  le 
jeu  est  défendu  ailleurs. 

DiÉGO.  Oh!  les  despotes!  Eh  bien,  oui,  je  veux 
gagner  leur  argent  -,  oui,  je  veux  boire  leur  vin  ;  oui, 
je  veux  manger  leurs  glaces!  Conduis-moi  à  eux. 

le  chevalier.  Un  instant.  Diable,  il  faut  changer 
de  costume;  viens  chez  moi,  je  te  prêterai  un  de 
mes  habits.  Tu  ne  parleras  qu'espagnol  ;  mais  tu 
mangeras,  tu  boiras  et  tu  joueras  comme  un  Alle- 
mand. Cela  te  convient-il? 

diégo.  Si  cela  me  convient,  pardieu! 

le  chevalier.  Silence ,  quelqu'un  s'approche , 
c'est  le  grand  maréchal  ;  partons,  qu'il  ne  te  voie 
pas  sous  ce  costume.  Viens  chez  moi. 

diégo.  Tu  est  mon  sauveur!  tu  sers  la  liberté  à  ta 
manière,  c'est  bien...  (Ils  sortent). 


SCÈNES   DF.    LA   VIF.   ALLEMANDE.  179 

VI.  —  LE  GRAND  MARÉCHAL,  MARGUERITE, 
DIANA. 

le  grand  maréchal.  Mesdames,  les  jardins  sont 
libres,  et  vous  pouvez  vous  y  promener  en  toute  sé- 
curité. Pardon... 

diaxa.  Nous  vous  remercions.  L'air  des  salons  est 
étouffant. 

le  grand  maréchal.  C'est  une  critique  dont  nous 
allons  profiter;  madame,  tout  sera  ouvert  dans  un 
instant. 

VII.  —  DIANA ,  MARGUERITE. 

diana.  Eh  bien!  toujours  triste? 

marguerite.  Oh!  ne  comprends-tu  pas,  Diana, 
que  cette  vie  m'est  insupportable?  Constamment 
séparée  de  Léo,  réduite  à  regretter  le  temps  où  je 
me  plaignais  de  le  voir  à  peine  !  Depuis  trois  mois, 
c'est  au  plus  s'il  m'a  donné  quelques  jours,  et  le 
voilà  absent  encore  depuis  six  semaines...  Forcée  de 
venir  à  ce  bal,  je  fais  ce  que  je  puis  pour  remplir  en 
tout  mon  devoir.  Ma  vie  est  attachée  à  des  conven- 
tions que  je  respecte...  et  je  regrette  de  n'avoir  pas 
assez  de  religion  pour  les  suppôt  ter  sans  souffrir! 

diana.  Mais  ton  mari  revient,  tu  le  sais;  les  con- 
férences de  Carlsbad  sont  achevées...  tu  vas  le  re- 
voir tout  glorieux  de  son  triomphe. 


180  LORELY. 

marguerite.  Eh  bien!  sa  présence,  vois-tu,  în'esl 
souvent  plus  douloureuse  encore  que  son  éloigne- 
ment!...  Ah  !  j'ai  le  cœur  plein  d'amertume  et  d'cn- 
nuil...  Étais-je  née  pour  devenir  l'épouse  d'un 
ministre?  moi,  pauvre  femme,  élevée  dans  la  classe 
bourgeoise,  et  à  qui  l'on  ne  craint  pas  de  le  rappeler 
souvent  ! 

niANA.  Que  veux-tu  dire?  N'aimes-tu  pas  ton 
mari?...  Je  pensais  que  vous  vous  étiez  unis  par 
amour... 

Marguerite.  Ah!  Diana!  l'amour  pour  de  telles 
natures  n'est  rien  qu'un  caprice,  une  fantaisie;  le 
mariage  n'est  que  l'accomplissement  d'un  devoir 
envers  la  société,  et  ne  leur  offre  tout  au  plus  qu'un 
repos  passager  à  des  ambitions  plus  dignes  de  les 
émouvoir...  Est-ce  assez  pour  une  femme,  Diana? 
Et  nepuis-je  regretter  de  n'avoir  pas  confié  le  soin 
de  mon  honneur  à  quelque  esprit  plus  humble,  et 
moins  préoccupé  du  bonheur  de  tous? 

diana.  Prends  garde;  tu  t'es  condamnée  en  avouant 
que  la  foi  manque  à  ton  cœur...  Ah  !  Marguerite!... 
la  résignation  est  la  plus  grande  vertu  des  femmes  ; 
c'est  l'amour  d'elles-mêmes  qui  les  perd,  plus  sou- 
vent encore  que  l'autre  amour,  et  ceux  qui  les  sé- 
duisent ne  sont  que  les  complices  de  leur  orgueil  !... 
II  en  est  tant  parmi  nous  qui  trouveraient  ta  position 
digne  d'envie!  Ce  repos  dans  le  devoir,  cet  honneur 
dans  le  sacrifice,  n'est-ce  pas  la  vraie  couronne  que 


SCÈNES   DE    LA    VIE   ALLEMANDE.  181 

Dion  réserve  à  notre  carrière!...  Mais  il  y  a  des  fronts 
qu'il  a  jugés  indignes  de  la  porter  jamais  ! 

marguerite.  On  vient,  Diana...  rentrons. 

le  maréchal.  Mesdames,  le  prince  est.  descendu 
dans  les  jardins,  et  s'étonnait  tout  à  l'heure  de  ne 
point  vous  y  rencontrer.  (Il  sort). 

Marguerite.  Nous  sommes  aux  ordres  de  Son  Al- 
tesse. 

diana.  Je  l'aperçois  qui  passe  dans  celte  allée... 
Écoute-moi,  Marguerite  :  j'ai  besoin  de  parler  au 
prince  un  instant-,  assieds-toi  là,  près  de  ces  Heurs  ; 
je  te  rejoins  et  te  présenterai  ensuite. 

Marguerite.  Tu  vas  me  laisser  seule  ?... 

diana.  Quelques  minutes  au  plus-,  écoute,  cela  est 
grave,  vraiment  :  mon  frère  est  disgracié,  et  c'est 
ton  mari  qui  lui  a  fait  perdre  ses  emplois...  Je  vais 
parler  au  prince  en  sa  faveur.  Mais,  liens,  voilà 
notre  ami  Frantz  Lewald,  qui  voudra  bien  l'accom- 
pagner pour  rentrer  au  palais.  (Elle  sort.) 

marguerite.  Diana  !... 

frantz.  Un  seul  mot,  madame,  au  nom  de  notre 
ancienne  amitié!... 

VIII.  —  FRANTZ,  MARGUERITE. 

marguerite.  Que  voulez-vous  me  dire? 
frantz.  Ne  le  devinez-vous  pas,  mon  Dieu!... 
c'est  que  je  ne  comprends  plus  rien  à  votre  conduite 

1 1 


182  LORELY. 

avec  moi.  Suis-jc  donc  devenu  maintenant  pour 
vous  un  ennemi  ?  Je  ne  puis  plus  vous  voir  que  de- 
vant des  étrangers,  comme  tout  le  monde,  moins 
que  tout  le  inonde. 

marguerite.  Pardon...  Non,  il  vaut  mieux  que  je 
vous  dise  tout  dès  à  présent  :  si  je  ne  vois  plus  en 
vous  un  ami,  c'est  que  vous  n'êtes  plus  le  même, 
monsieur  Frantz  !  Vous  voulez  me  compromettre, 
vous  voulez  me  perdre  :  vous  me  suivez  partout, 
monsieur;  et  je  ne  puis  tourner  la  tète  sans  vous 
retrouver  sombre  et  pensif  derrière  moi  !  Si  vous  me 
parlez  devant  des  étrangers,  c'est  avec  des  paroles 
ambiguës,  avec  une  émotion  singulière  souvent!  Et 
même...  n'avez-vous  pas  osé  m'écrire?...  M'écrire 
comme  vous  l'avez  fait,  c'est  une  trahison!  J'ouvre 
votre  lettre  sur  la  foi  d'une  ancienne  et  pure  ami- 
tié, et  j'y  trouve  des  phrases  insensées!  Ah!  mon- 
sieur... 

frantz.  Grand  Dieu!  vous  m'avez  si  mal  jugé! 
Mais  j'avais  la  tête  perdue!  Vous  ne  savez  peut-être 
pas...  Deux  fois  je  me  suis  présenté  chez  vous  , 
comme  autrefois,  et  votre  porte  m'a  été  fermée. 

marguerite.  Mon  mari  était  absent,  absent  pour 
le  service  du  prince...  de  l'État. 

frantz.  Votre  mari!  ah!  tenez,  ne  me  parlez  pas 
de  votre  mari  !...  ou  je  vous  en  parlerai,  moi! 

marguerite.  Je  me  retire. 

frantz    Marguerite!...  ne  me  privez  pas  de  cet 


SCÈNES    DE    LA    V  I  I.    A  I  II.  M  A  Mil'..  !8:i 

instant,  dussiez-vous  m'arracher  le  cœur,  comme 
avec  vos  premières  paroles!  Écoutez!...  Si  je  ne 
suis  pas  reçu  de  vous,  si  je  ne  vous  vois  pas  à  toute 
heure,  comme  le  premier  indifférent  peut  le  faire... 
c'est  que  vous  savez  bien  que  des  liens  sacrés  me 
rattachent  aux  ennemis  de  votre  époux.  Je  ne  le  mé- 
prise pas,  vous  voyez...  11  a  d'autres  principes,  et 
des  opinions  sévères  nous  séparent  jusqu'à  la  mort! 
Marguerite,  ah!  ne  me  défendez  pas  de  vous  aimer... 
non,  je  veux  dire  de  penser  à  vous  seulement,  et 
votre  mari,  qui  vous  délaisse,  ne  s'apercevra  jamais 
d'une  sympathie  d'âmes,  si  pure,  si  discrète,  qu'elle 
ne  prétend  rien  sur  la  terre,  et  qu'elle  est,  pour 
ainsi  dire,  un  espoir  de  la  vie  du  ciel  !... 

Marguerite.  Comment  pouvez-vous  penser  à  Dieu 
et  me  parler  ain?i? 

frantz.  Dieu  n'a  pas  prononcé  l'éternité  des 
unions  humaines  :  il  y  a  dans  certains  pays  des  lois 
qui  peuvent  les  dissoudre...  Et  partout  il  y  a  la  mort  ! 

marguerite.  Taisez-vous. 

frantz.  La  mort  !  elle  nous  entoure,  elle  rampe 
sous  ces  fleurs  et  aux  lueurs  de  celte  l'été!  Pardon- 
nez-moi de  vous  frapper  de  crainte,  mais  il  faut  que 
vous  le  sachiez  pourtant!  Vous  ne  voyez  donc  pas 
qu'il  se  prépare  ici  des  luttes  sanglantes!  Avant 
deux  jours,  peut-être,  les  amis  et  les  époux  se  cher- 
cheront, inquiets  et  pleurants,  comme  le  lendemain 
d'un  combat  ou  d'un  incendie  ! 


184  LORELY. 

MARGUERITE.   Quelle   pensée  aveZ-VOUS,   Ô  ciel?... 

Mon  mari  serait  menacé!... 

frantz.  Eh  !  je  ne  parle  ici  que  de  la  possibilité 
de  ma  mort!...  Je  vous  demande  un  peu  de  bonté... 
comme  celui  que  le  couteau  menace,  et  qui  obtient 
la  pitié  même  de  ses  juges!  Marguerite!  dites-moi 
seulement  que  notre  pensée  s'unit  en  Dieu,  afin 
que  je  me  dévoue  s'il  le  faut  avec  plus  de  courage... 
(11  lui  prend  la  main). 

marguerite.  Non  !  non  !  laissez-moi  :  voici  Diana 
qui  revient!  — Grand  Dieu  !  vous  avez  été  blessé  là, 
blessé  pour  moi!  Oh!  malheureuse!  Franlz,  il  y  a 
a  donc  entre  nous  un  sort  bien  fatal.  Je  ne  voulais 
pas  vous  affliger,  Frantz!  Mon  Dieu...  mais  que 
puis-jc  faire!...  Diana  !...  je  suis  sauvée. 

IX.  —  Les  mêmes,  DIANA. 

Diana  (tout  émue  de  son  côté).  Rentrons,  tout  ceci 
m'indigne... 

marguerite  (à  part).  Elle  ne  s'aperçoit  de  rien! 

diana.  Le  prince  m'a  refusé  la  grâce  de  mon 
frère  !... 

marguerite.  De  ton  frère,  Diana...  M.  de  Wal- 
deck  ? 

diana.  Et  c'est  ton  mari  qui  l'avait  fait  destituer 
à  la  suite  de  ce  duel  fatal  ! 

marguerite.  Dieu  ! 


SCÈNES   DE   LA    VIE   ALLEMANDE.  185 

diana.  Et  parce  que  ce  jeune  homme  imprudent, 
furieux,  a  prêté  l'oreille  à  ces  conspirateurs  de  tra- 
gédie, dont  on  fait  tant  de  bruit  depuis  quelques 
jours!...  rien  ne  peut  désarmer  le  prince;  mon  cré- 
dit s'y  est  perdu  !  il  m'a  refusée,  moi! 

Marguerite.  Rentrons,  mon  amie;  cette  fête  est. 
triste  et  funèbre...  Je  vais  partir. 

diana.  Ton  mari  revient  ici  cette  nuit.  (Elles  ren- 
trent.) 

X.  —  FRANTZ,  secl. 

Enfin,  je  l'ai  vue!  j'ai  tout  avoué...  j'ai  tout  dit! 
elle  m'a  entendu  sans  colère...  Oh!  il  y  a  bien  près 
de  son  silence  à  un  aveu!  Comment  ai-jc  trouvé 
dans  mon  âme  cette  hardiesse  inespérée,  dont  je 
m'étonne  encore?  Qui  m'a  inspiré  cette  résolution 
soudaine?  à  moi  si  timide  jusque-là?...  Qui  sait?  les 
sons  de  la  musique,  l'enivrement  de  la  fête..  Ah! 
elle  avait  tout  deviné,  tout  compris!  Elle  suivait 
les  progrès  de  cet  amour  qui  s'amassait  en  moi  ; 
et  elle  y  répondait  peut-être  avant  même  qu'il 
n'eût  éclaté.  Oh!  qui  saura  jamais  le  secret  de  tous 
ces  cœurs  de  jeunes  filles,  qui  ne  peuvent  répondre 
qu'à  l'amour  qui  leur  est  offert,  et  qui  ont  souvent 
à  cacher  des  préférences  qu'on  ignore!  Aujourd'hui 
seulement,  je  mesure  toute  la  folie  de  mes  espérances 
d'hier!...  Une  femme  si  jeune  et  si  noble  d'esprit, 
et  qui  devait  être  gardée  de  tout  amour  à  l'ombre 


1S(i  LORELY. 

d'un  nom  illustre...  Oh  !  l'amour,  l'amour  sincère  et 
tout -puissant  n'est  donc  pas  une  invention  des 
poètes?  L'amour  triomphe  de  tous  les  obstacles!  Il 
brise,  en  un  instant,  ces  inégales  conventions  de 
la  société ,  qui  enchaînent  la  colombe  à  l'aigle , 
la  femme  aimante  à  l'homme  de  marbre!...  Oh!  je 
suis  heureux!  je  suis  lier!  Qu'on  ne  vienne  plus  me 
parler  de  complots,  d'ennemis,  à  présent  :  je  n'ai 
plus  rien  d'amer  dans  l'âme;  je  suis  heureux,  je  suis 
aimé!... 

XI.  —  FRANTZ ,  WALDECK. 

waldeck.  Pardonnez-moi,  monsieur,  d'avoir  sur- 
pris vos  dernières  paroles...  Vous  parliez  d'ennemis, 
et  je  saisis  cette  occasion  de  vous  dire  que  j'espère 
ne  plus  être  compté  parmi  les  vôtres. 

fran'tz.  Il  est  inutile  de  réveiller  ce  souvenir. 

waldeck.  Veuillez  m'accorder  un  instant.  Quand 
les  épées  de  deux  hommes  d'honneur  se  sont  une 
fois  rencontrées,  il  y  a  entre  eux  dans  l'avenir  plus 
de  chances  pour  l'amitié  que  pour  la  haine. 

FRANTZ.  Je  n'ai  nul  mol  if  de  haine  contre  vous, 
monsieur,  je  vous  ai  adressé  une  provocation,  vous 
m'avez  rendu  une  blessure  5  nous  sommes  quittes. 

waldeck.  Oh!  nous  ne  pouvons  plus  être  indiffé- 
rents l'un  à  l'autre.  A  compter  de  cette  heure,  nous 
devenons  compagnons  de  danger,  frères  d'opinion. 


SCÈNES   DE   LA    VIE    ALLEMANDE.  187 

Dès  aujourd'hui,  j'appartiens  comme  vous  à  la  Jeune 
Allemagne.  Demain  je  ne  serai  plus  un  instrument 
de  la  tyrannie,  mais  un  citoyen  de  la  patrie  régéné- 
rée. Depuis  longtemps  c'était  mon  espoir,et  je  rêvais 
en  secret  la  liberté  de  l'Allemagne. 

frantz.  Et  vous  gardiez  ce  secret-là  avec  une 
discrétion  que  je  vous  recommande  encore! 

waldeck.  C'est  tout  ce  que  vous  avez  à  me  ré- 
pondre? 

frantz.  Je  réponds  que  si  des  gens  de  cœur,  qui 
rêvent  l'aflYanchissemcnt  de  leur  pays,  sont  obligés 
de  grossir  leurs  rangs  avec  des  conspirateurs  inté- 
ressés ou  d'ambitieux  transfuges,  du  moins  ils  ne  les 
admettent  jamais  ni  à  leur  amitié,  ni  à  leurs  confi- 
dences... parce  qu'ils  savent  trop  que  ces  alliés  de 
la  veille  sont  les  traîtres  du  lendemain! 

waldeck.  C'est  bien,  je  sais  maintenant  ce  que  je 
dois  attendre  de  vous,  monsieur!  Il  me  reste  à  m'ac- 
quitter  d'un  message...  venant  des  hommes  mêmes, 
qui  m'ont  jugé  plus  digne  que  vous  ne  le  pensez  de 
leur  confiance  et  de  leur  amitié!  (Il  lui  laisse  un 
billet  et  sort.) 

frantz.  Demain  la  réunion...  demain!  Que  faire? 
Tout  se  confond,  tout  s'obscurcit  devant  mes  yeux! 

XII.—  LE  MARÉCHAL,  suivant  fie  loin  Frantz  qui 
s'éloigne. 

Monsieur! (Seul.)  Il  me  semble  que  ces  deux 


ISS  L  OR  EL  Y. 

invités  se  parlaient  un  |>eu  liant...  Serait-ce  encore 
une  provocation? 

Mil.  —  LE  MARÉCHAL,  LE  CHEVALIER,  DIEGO  vêtu 
d'un  habit  de  général. 

le  chevalier.  C'est  cela  ;  un  peu  plus  de  cambrure 
aristocratique  dans  la  taille  :  la  main  gauche  à  la 
garde  de  l'épée  ;  saluons  gravement,  et  ne  répondons 
qu'en  portugais  ou  en  espagnol. 

diégo.  Me  courber  devant  ces  vils  courtisans! 

le  chevalier.  Monsieur  le  maréchal,  permettez 
que  je  vous  présente  l'illustre  étranger  pour  lequel 
je  vous  ai  demandé  une  lettre  d'invitation. 

le  maréchal  (s'inclinant).  Monsieur... 

le  chevalier.  Le  seigneur  don  Diego  Ramirez  de 
la  Plata... 

le  maréchal.  Seigneur... 

le  chevalier.  Ancien  conseiller  d'État  du  gouver- 
nement provisoire  de  Tampico... 

LE  MARÉCHAL.  Ail!  ah!... 

le  chevalier.  Ex- ambassadeur  du  grand  Bolivar, 
à  différents  souverains  et  empereurs. 

le  maréchal.  Monseigneur... 

le  chevalier.  Ex-grand  chambellan... 

DiÉco  (bas.)  Assez!....  tu  m'humilies  avec  toutes 
ces  grandeurs. 

le  maréchal.  Votre  Seigneurie  veut  sans  doute 
être  présentée  à  Son  Altesse. 


SCENES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.    189 

le  chevalier  (bas).  Réponds  en  espagnol,  il  ne  le 
sait  pas. 

diégo.  Yoquesoy  contrabandista! 

le  chevalier  (bas  au  maréchal).  11  ne  connaît 
pas  un  mot  de  notre  langue  :  j'ai  eu  toutes  les  peines 
du  monde  à  le  décider. 

le  maréchal.  Alors  vous  permettez...  Il  faut  que 
je  surveille,  que  je  sois  partout. 

le  chevalier.  Comment  donc Allez,  allez, 

monsieur  le  grand  maréchal.  (À  Diégo.)  Salue  donc. 

XIV.  —  DIÉGO  ,  LE  CHEVALIER. 

diégo.  Oui,  va  ramper  plus  loin,  esclave  doré!  va- 
t'en  changer  de  couleur,  caméléon. 

le  chevalier  (arrêtant  un  valet  qui  porte  un  pla- 
teau). Un  verre  de  punch!  allons. 

diégo.  Oui!  digérons  toutes  ces  bassesses. 

le  chevalier.  Un  autre  verre! 

diégo.  Quand  je  pense  que  ce  breuvage  de  courti- 
san est  trempé  des  pleurs  des  victimes!... 

le  chevalier.  Tu  le  trouves  trop  faible,  n'est-ce 
pas?  Eh  bien,  tiens,  voici  une  tranche  d'ananas  dans 
un  verre  de  Tokay...  apprécie  un  peu  ce  rafraîchis- 
sement. 

diégo.  Hélas!...  la  sueur  des  malheureux  noirs  a 
arrosé  ce  fruit  délicat!...  Si  nous  allions  jouer, 
Paulus,  maintenant  que  je  suis  présenté. 

n 


190  LORELY. 

le  chevalier.  Revenons  au  punch!...  hein? 

diégo.  Oui  !  qu'il  ne  leur  en  reste  plus  une  goutte! 
Mais  tu  ne  hois  pas,  toi?... 

le  chevalier  (marchant  de  travers).  Moi?...  je 
suis  gris!  ma  parole...  je  n'y  vois  plus;  je  ferai  des 
folies. 

diégo.  Nous  nous  soutiendrons.  Allons  jouer,  mon 
argent  me  brûle! 

XV.  —  Les  mêmes,  LÉO  BURCKART. 

léo  (à  un  domestique).  Allez  dire  au  plus  grand 
de  ces  deux  hommes  que  quelqu'un  désire  lui 
parler. 

le  domestique  (au  chevalier).  C'est  son  Excel- 
lence... 

le  chevalier  (à  Diégo).  Tiens  :  la  salle  au  fond  ; 
je  t'y  rejoins...  va.  Monseigneur  revient  en  bonne 
santé? 

LÉO.  Merci. 

le  chevalier.  Son  Altesse  est -elle  prévenue  de 
votre  arrivée? 

léo.  Je  lui  ai  fait  demander  ses  ordres.  Le  prince 
m" a  fait  répondre  :  A  demain  les  choses  sérieuses  ! 
Mais,  comme  il  faut  que  je  le  voie,  et  que  je  ne  puis 
entrer  dans  les  salons  avec  ce  costume...  prévenez- 
le,  Paulus,  que  j'attends  ici,  et  que  je  serais  recon- 
naissant qu'il    voulût    bien   m'aecorder   quelques 


SCÈNES   DE    LA    VIE   ALLEMANDE.  1«1 

minutes,  soit  dans  les  jardins,  soit  dans  son  ca- 
binet. 

le  chevalier.  Nous  avons  eu  des  nouvelles  de 
Votre  Excellence;  elle  a  l'ait  des  merveilles  au  con- 
grès, et  je  suis  heureux  d'être  le  premier  à  l'en  féli- 
citer. 

léo.  J'avais  toujours  dit  que  celui  qui  de  nos  jours 
ferait  de  la  diplomatie  franche  et  loyale,  tromperait 
tous  les  auties.  Ils  ne  peuvent  se  figurer  que  l'on 
pense  ce  que  Ton  dit,  ni  que  Ton  dise  ce  que  l'on 
pense;  et,  tandis  qu'ils  cherchent  le  sens  caché  de 
paroles  qui  n'en  ont  pas,  on  arrive  au  but,  commela 
tortue  delà  fable,  en  allant  droit  son  chemin.  Et  ici? 

le  chevalier.  Oh!  ici  il  y  a  bien  des  choses.  D'a- 
bord grande  effervescence  dans  l'université... 

léo.  Je  sais. 

le  chevalier.  Mais,  de  plus,  conspiration  établie, 
marchant  à  son  but  aussi,  moins  franchement  que 
vous,  monseigneur  5  mais  ayant  cependant  bien  des 
chances  d'y  arriver,  si,  par  un  hasard... 

leo.  Est-ce  que  vous  savez... 

le  chevalier.  Je  sais...  c'est-à-dire  je  saurai  quel- 
que chose  cette  nuit.  Donnez-moi  seulement  congé 
jusqu'à  demain,  monseigneur. 

léo.  Vous  êtes  libre  :  seulement ,  prévenez  le 
prince. 

le  chevalier.  Dirai-jc  un  mot  de  votre  retour  à 
madame? 


192  LORELY. 

Léo.  Kon,  je  vous  prie  :  l'État  avant  tout,  mon 
bonheur  après;  allez. 

XVI.  —  LÉO ,  seil. 

Oui,  oui,  conspiration  ici,  conspiration  là-bas! 
C'est  un  immense  réseau  qui  enveloppe  toute  l'Alle- 
magne, et  voilà  à  quoi  s'occupent  les  princes,  tandis 

que  les  complots  rampent  autour  d'eux! Des 

complots  d'écoliers,  il  est  vrai,  auxquels  la  grande 
foule  demeure  indifférente,  et  qui  reposent  sur  des 
idées...  non  pas  nouvelles,  mais  apprises  des  Grecs 
et  des  Romains...  apprises  par  cœur!  Et  ce  serait 
un  noble  effort  pourtant,  si  la  vraie  et  solide  liberté, 
la  liberté  de  l'avenir  n'était  pas  à  la  merci  de  ces 
tentatives  impuissantes!...  Hélas!  pourquoi  faut-il 
que  les  idées  généreuses  aient  toujours  la  vue  si 
courte  ! 

XVII.  —  LÉO  ,  DIANA. 

diana.  Ah  !  c'est  vous,  monsieur...  venez,  le  prince 
vous  attend. 

léo.  Madame...  Et  vous  m'accompagnerez  près  de 
lui. 

diana.  Oui,  monsieur. 

léo.  Allons... 

XVIII.  —  Les  mêmes  ,  MARGUERITE. 
MARGUERITE   lias  .  Diana,  Diana, 


SCÈNES   DE    LA    VIE    ALLEMANDE.  l'J3 

diana.  Marguerite. 

marguerite.  Est-ce  que  je  ne  pourrai  pas  le  voir 
à  mon  tour?  Est-ce  que  je  ne  pourrai  pas  lui  parler, 
moi,  sa  femme? 

diana.  Votre  femme  demande  à  vous  parler  un 
instant  :  cela  est  juste.  Je  me  rends  près  du  prince. 
Je  vous  annoncerai.  (Elle  sort  ) 

LÉO.  Marguerite... 

marguerite.  Léo,  mon  ami  ! 

léo.  Tu  ne  recevras  plus  dans  ta  maison  made- 
moiselle de  Waldeck  :  je  te  dirai  pourquoi. 

marguerite.  Pourquoi?  ah!  n'importe;  c'est  à 
elle  que  je  dois  le  bonheur  de  te  parler.  Tu  reviens, 
Léo,  et  tes  premières  paroles  sont  à  des  étrangers! 

léo.  Appelles-tu  l'Allemagne  une  étrangère?  Ap- 
pelles-tu le  prince  un  étranger? 

marguerite.  Ah  !  que  je  suis  heureuse  de  le  re- 
voir ;  j'avais  besoin  de  ton  retour,  Léo.  C'est  Dieu 
qui  te  ramène.  Tu  ne  sais  pas  ce  qu'il  y  avait  en  moi 
de  doutes  et  de  craintes.  Mais  te  voilà,  je  ne  veux 
pas  demeurer  plus  longtemps  à  ce  bal  ;  partons. 

léo.  C'est  impossible,  mon  enfant;  il  faut  que  je 
reste  près  du  prince.  En  ce  moment  le  prince  m'at- 
tend dans  son  cabinet. 

marguerite.  Eh  bien  !  je  rentre  toujours;  je  t'at- 
tendrai. 

léo.  J'aurai  probablement  à  travailler  jusqu'au 
jour,  et  demain  encore. 


194  L0RE1.Y. 

marguerite.  Ainsi,  te  voilà  revenu,  et  je  ne  pour- 
rai te  voir  davantage  ! 

léo.  C'est  pourquoi  je  ne  voulais  pas  que  l'on  t'ap- 
prit mon  retour  ce  soir. 

marguerite.  Oh!  si  l'on  m'avait  dit  autrefois  que 
nous  serions  dans  la  même  ville,  et  qu'il  y  en  aurait 
un  de  nous  qui  cacherait  sa  présence  à  l'autre... 

léo.  Si  l'on  t'avait  dit  cela,  eh  bien!...  tu  ne 
m'aurais  pas  choisi  pour  mari;  n'est-ce  pas  ce  que 
tu  veux  dire?  C'est  juste  :  les  femmes  ont  besoin 
que  l'on  ne  s'occupe  que  d'elles.  Il  faut  qu'un  mari 
soit  toute  sa  vie  un  amant,  et  qu'il  songe  sans  cesse 
à  les  divertir  de  cet  ennui  profond  qui  les  accable 
toutes,  depuis  que  la  société  leur  a  imposé  le  désœu- 
vrement comme  une  convenance  ! 

marguerite.  Assez ,  mon  ami;  vous  n'avez  pas 
besoin  de  vous  armer  contre  moi  de  vos  graves 
idées  de  réforme.  L'amour  n'est  pas  dans  les  lon- 
gues heures  perdues,  il  est  dans  un  mot  qu'on  dit, 
dans  une  main  qu'on  serre,  dans  l'expression  d'un 
adieu. 

un  domestique.  Son  Altesse  attend  monseigneur 
dans  son  cabinet. 

léo.  Tu  vois,  mon  amie.  Que  veux- tu  que  jeté  dise 
encore?  Le  temps  est  changé  :  proscrit,  toutes  mes 
heures  étaient  à  moi,  et  par  conséquent  à  nous: 
ministre,  tous  mes  instants  sont  au  prince  ,  au 
peuple,  à  l'Allemagne.  Pardonne  moi,  Marguerite, 


SCENES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     195 

je  ne  t'en  aime  pas  moins  pour  cela  ;  mais  la  néces- 
sité est  là,  il  faut  y  céder...  Adieu,  mon  enfant. 

marguerite  (seule),  lin  baiser  froid  comme  son 
cœur. 

XIX.  —  MARGUERITE ,  FRANTZ. 

frantz.  Madame! 

marguerite.  Frantz!...  vous  nous  écoutiez,  mon- 
sieur! 

frantz.  Je  n'entendais  pas  ;  mon  cœur  est  tout 
bouleversé.  Ne  me  repoussez  pas  cette  fois.  Un  mot, 
un  mot  terrible!  et  plus  tard  tout  vous  sera  dit. 

marguerite.  On  va  nous  remarquer,  monsieur. 

frantz.  Je  vous  ai  parlé,  n'est-ce  pas,  de  ce  pou- 
voir suprême  et  mystérieux  auquel  il  fallait  que  j'o- 
béisse... eli  bien!  il  est  venu  me  chercher  jusqu'au 
milieu  du  bal,  jusque  sous  vos  yeux.  Un  homme 
m'a  remis  un  billet.  Demain,  Marguerite,  demain,  à 
minuit,  une  chose  terrible  se  décidera,  qui  va  m'en- 
velopper,  m'entraincr,  m'emporter  loin  de  vous; 
peut-être  pour  longtemps,  peut-être  pour  toujours. 

marguerite.  Eh  bien!  nous  serons  malheureux 
chacun  de  notre  côté,  voilà  tout-  un  peu  plus  de 
souffrance,  qu'importe? 

frantz.  Oui;  mais  je  neveux  pas  vousquitler 
ainsi,  Marguerite  ;  je  ne  veux  pas,  si  l'avenir  me 
garde  le  sort  de  Kœrner  on  de  Ships.  mourir  sans 


196  LORELY. 

vous  avoir  parlé  une  dernière  ibis...  Oh  !  la  mort  me 
serait  trop  cruelle  alors,  et  je  ferais  quelque  lâcheté! 

marguerite.  Mais  que  me  dites-vous  là,  Frantz  ? 

frantz.  Je  vous  dis  tout  ce  que  je  puis  vous  dire, 
et  ce  que  je  vous  cache  est  le  plus  terrible...  Mar- 
guerite !  oh!  j'ai  besoin  de  vous  voir  demain  ! 

marguerite.  Me  voir!...  eh  bien  !  demain  je  pour- 
rai vous  recevoir  chez  moi,  Frantz. 

frantz.  Chez  vous?...  ah!  ce  n'est  pas  cela!  chez 
vous...  c'est  chez  M.  Léo  Burckart!  Je  n'entrerai 
pas  devant  tous,  en  plein  jour,  chez  l'homme  qui 
est  devenu  l'ennemi  de  tous  mes  frères,  et  dont  les 
mains  auront  peut-être  à  se  teindre  un  jour  de  leur 
sang  ! 

marguerite.  Frantz! 

frantz.  Oh  !  c'est  un  homme  d'honneur,  j'en 
conviens...  mais,  je  vous  l'ai  dit,  il  est  le  soldat 
d'une  opinion  et  moi  je  suis  celui  d'une  autre... 
Hélas!  quelle  âme  humaine  a  jamais  été  soumise  à 
de  telles  épreuves?...  Écoutez!  point  de  coquetterie 
ici,  point  de  vaines  terreurs;  quelque  chose  me  dit 
que  cette  nuit  de  demain  me  sera  funeste...  Que  je 
vous  voie  seulement!  que  j'entende  quelques  douces 
paroles  à  ce  moment  suprême...  Autrement,  seul 
au  monde...  à  qui  dirais-je  le  secret  de  ma  vie  et  de 
ma  mort?  Ma  mère  n'est  plus,  et  je  n'ai  point  d'autre 
sœur  que  vous  ! 

marguerite.  Ah!  que  faire? 


SCENES    DE    LA    VIE    ALLEMANDE.  197 

frantz.  Ce  billet,  écrit  à  la  hâte  à  la  lueur  de  ces 
flambeaux,  vous  dira  tout,  Marguerite. 

marguerite.  Mais  on  vient... 

ux  domestique.  La  voiture  de  madame  est  avancée. 

frantz  (haut).  Me  permettez-vous,  madame,  de 
vous  donner  la  main  jusque-là?  (On  sort  en  foule 
du  palais.  Frantz  remet  à  Marguerite  son  billet,  en 
l'accompagnant  jusqu'à  la  grille.) 


QUATRIÈME   JOURNÉE. 


Cabinet  de  Léo  Burckart.  —  Une  table  chargée  de  papiers. 


I.  —  MARGUERITE. 

marguerite.  Il  n'est  pas  de  retour  encore...  il 
n'est  pas  même  revenu  ici.  Ses  papiers,  ses  livres... 
tout  est  à  la  même  place,  et  comme  il  l'a  laissé  en 
partant!  Oh  !  je  n'ai  pas  fermé  l'œil  de  la  nuit  ;  ma 
tête  est  brûlante  :  les  heures  se  sont  écoulées  à  l'at- 
tendre, et  à  craindre  son  retour!  Étrange  situation 
que  la  mienne!  Qu'ai-je  donc  fait  pour  trembler 
ainsi?  Frantz  demande  à  me  voir,  à  me  dire  adieu!... 
Frantz  est  un  ami  d'autrefois,  le  seul  ami  qui  me 
soit  resté;  et,  d'après  tout  ce  qu'il  m'a  dit,  il  me 
semble  que  je  ne  puis  repousser  sa  demande.  Lisons 
encore  cette  lettre...  elle  est  écrite  sur  le  papier 
même  qui  lui  assigne  le  rendez-vous  fatal  dont  il 
me  parlait...  L'écriture  est  déchirée,  mais  il  y  reste 
un  cachet  funèbre  :  une  tête  de  mort  et  des  poi- 
gnards en  croix  :  puis  des  mots  latins  que  je  no  puis 


SCÈNES    DE   LA    VIE   ALLEMANDE.  (99 

comprendre...  Oh  !  mon  Dieu!  les  voilà  bien  ces 
lignes  tracées  au  crayon... 

«  Il  y  a  une  heure  de  chaque  soirée  où  votre  mari 
«  se  rend  d'ordinaire  au  château...  à  cette  heure-là, 
«  je  le  sais,  vous  avez  l'habitude  de  prier  dans  votre 
«  oratoire,  dont  une  porte  donne  sur  le  cloître  des 
«  Augustins.  Laissez  seulement  une  clef  à  cette 
«  porte ,  ordinairement  fermée  :  cela  paraîtra,  si 
«  l'on  s'en  aperçoit,  l'effet  d'une  négligence,  et  suf- 
«  lira  pour  que  je  puisse  parvenir  auprès  de  vous, 
«  si  vous  prenez  soin  d'éloigner  vos  gens  de  cette 
«  partie  de  la  maison.  Votre  honneur  sera-t-il  ras- 
ce  sure  par  le  choix  que  j'ai  fait  d'un  tel  lieu  pour 
«  notre  entrevue?  C'est  dans  un  oratoire,  devant 
«  Dieu,  que  je  prendrai  congé  de  vous,  pour  tout 
«  jamais  peut-être...  ce  sera  la  veille  du  18  octo- 
«  bre...  et  c'est  ce  jour-là  même,  qu'en  1813^6  me 
«  dévouais  à  la  mort...  » 

Cette  dernière  ligne  est  leur  devise  à  tous!...  Mon 
Dieu!  ne  suis-je  pas  appelée  à  détourner  Frantz 
d'une  résolution  funeste  à  lui-même,  funeste  à  mon 
mari?  J'irai.  Frantz  ne  demande  aucune  réponse... 
j'ai  la  clef...  lorsque  la  nuit  sera  tombée,  j'ouvrirai 
cette  porte  comme  pour  mieux  entendre  les  chants 
du  cloître...  Ah  !  n'y  a-t-il  pas  une  faute  dans  tout 
cela?    Elle  sonne.)  Qui  fait  ce  bruit? 

un  domestique.  Quelques  personnes  qui  attendent 
monseigneur. 


k200  LORELY. 

marguerite.  Que  tenez- vous  là  ? 

le  domestique.  Le  journal  de  monseigneur. 

marguerite.  Donnez...  (  Seule.  )  Monseigneur... 
quand  on  l'appelle  ainsi,  il  me  semble  que  c'est  un 
autre  que  l'on  nomme...  «  A  monseigneur  le  con- 
seiller, président  de  la  régence,  Léo  Burckart...  » 
Et  c'est  à  tous  ces  titres  qu'il  a  sacrifié  son  bon- 
heur, sa  tranquillité  ;  qu'il  m'a  sacrifiée,  moi...  J'en 
suis  réduite  à  chercher  dans  les  journaux  ceux  qui 
parlent  de  lui,  pour  avoir  de  ses  nouvelles  ;  et  presque 
toujours  comment  le  traiteift-ils ?  Une  alliance  entre 
le  prince  et  la  Bavière?  un  mariage...  ah!  mon 
Dieu...  un  mensonge  sans  doute!  Vendu  à  l'Angle- 
terre!... lui,  Burckart  vendu...  oh  !  les  infâmes! 
Il  me  semble  que  si  j'étais  à  sa  place,  j'aurais  besoin 
du  bonheur  de  ma  famille  pour  oublier  toutes  ces 
calomnies.  Je  m'attends  toujours  à  le  voir  revenir  à 
moi!  le  cœur  brisé  et  le  front  abattu...  Revenir  à 
moi!...  pourquoi  ai-je  tressailli  à  cette  idée?...  Oh  ! 
mon  Dieu!  mon  Dieu!  ce  rendez-vous,  c'est  une 
trahison  !  Frantz  est  un  cœur  loyal,  mais  il  s'abuse 
lui-même.  Je  n'irai  pas.  Pendant  qu'il  me  parlait 
hier...  oh  !  je  vous  l'avouerai  à  vous  seul,  mon  Dieu! 
j'étais  touchée,  ma  raison  s'égarait  par  moments... 
je  me  suis  dit,  je  crois,  que,  libre,  un  tel  amour 

m'aurait  rendue  heureuse J'ai  regretté  même 

un  instant  que  Frantz  fût  revenu  si  tard  de  son 
voyage!  Je  ne  le  reverrai  plus...  Je  n'irai  pas.  Mais. 


SCENES   I»  E    L  A    V  l  E    A  I.  L  E  .M  A  M >  E .  201 

comme  il  viendra,  lui,  comme  il  ferait  peut-être  une 
imprudence,  je  vais  lui  écrire...  lui  dire  tout  ce  que 
j'ai  pensé;  et,  pour  plus  de  sûreté  encore,  j'irai  pas- 
ser la  journée  chez  Diana.  Ah!  mon  Dieu!  mon 
mari  m'a  défendu  de  la  voir...  mais  pourquoi?  Il  y 
a  autour  de  moi  bien  des  choses  inexpliquées,  des 
secrets  terribles...  il  faut  tout  de  suite  écrire  à 
Frantz.  Je  sens  en  moi-même  que  je  fais  bien  ! 

un  domestique.  Madame  la  comtesse  Diana  de 
Waldeck. 

marguerite.  Elle!  et  je  n'ai  pas  songé...  -Je  n'y 
suis  pas  ! 

II.  —  MARGUERITE,  DIANA. 

diana.  Tu  n'y  es  pas  ! 

marguerite.  Oh!  pardon...  j'ignorais... 

diaxa.  Au  reste,  ma  visite  n'était  pas  pour  loi, 
mais  pour  ton  mari. 

marguerite.  Il  est  à  la  résidence. 

diana.  Je  le  sais...  et  je  viens  l'attendre  ici. 

marguerite.  11  a  travaillé  toute  la  nuit  avec  le 
prince. 

diana.  Oui...  et  leur  travail  a  déjà  porté  ses 
fruits. ..  La  ville  tout  entière  est  en  tumulte.  II  s'a- 
git de  choses  vraiment  sérieuses,  de  conspirations, 
de  complots...  Les  écoles  devaient  se  révolter  de- 
main, dit-on,  à  l'occasion  de  l'anniversaire  de  la 
bataille  de  Leipsick,  le  18  octobie.  Tout  était  prêt  ; 


202  LORELY. 

et,  comme  elles  comptaient  sur  les  anciens  soldais 
de  la  landwerth,  on  a  ordonné  un  désarmement  gé- 
néral . 

Marguerite.  Hélas!...  comment  tout  cela  fînira- 
t-il? 

diaxa.  Bien,  il  faut  l'espérer.  Dis-moi,  tu  as  vu 
Frantz  hier?... 

marguerite.  Moi  !  oui...  un  instant...  je  crois. 

diana.  Le reverras-tu  aujourd'hui? 

marguerite.  Pourquoi  cette  question,  Diana? 

diana.  Mais  elle  est  bien  simple  et  bien  naturelle, 
ce  me  semble...  Frantz  est  notre  ami...  le  tien  sur- 
tout, maintenant. 

marguerite.  Oui  ;  mais...  mais  je  ne  le  vois  pas... 
Je  le  rencontre,  comme  cela,  par  hasard. 

diana.  J'en  suis  fâchée...  j'aurais  voulu,  par  un 
intermédiaire,  lui  faire  parvenir  un  avis,  que  je  ne 
puis  lui  donner  moi-même.  C'est  peut-être  une  tra- 
hison de  ma  part...  mais,  peu  importe. 

Marguerite.  Une  trahison  ?  mon  Dieu,  qu'y  a-t-il 
donc?...  tu  m'elïrayes... 

diana.  C'est  inutile...  si  tu  ne  dois  pas  le  voir... 

marguerite.  Mais  enfin...  Je  le  verrai  peut-être  : 
on  peut  lui  écrire... 

diana.  Il  n'est  pas  chez  lui. 

marguerite.  Comment  le  sais-tu? 

diana.  On  s'est  présenté  ce  matin  pour  l'arrêter. 

m  \r, guérite.  L'arrêter  ! . . . 


SCENES   DE    LA    VIE   ALLEMANDE.  20.3 

diana.  Oui  ;  il  paraît  qu'il  est  compromis  dans 
toutes  ces  conspirations.  Il  l'ait  partie  d'une  société 
secrète...  tu  sais  bien... 

MARGUERITE.  Ail  !... 

diana.  Et  je  voulais  lui  faire  dire  de  ne  pas  rentrer 
chez  lui,  de  quitter  la  ville... 

marguerite.  Je  m'en  charge.  C'est-à-dire,  si  je  le 
vois,  moi  ;  je  ne  sais  où  je  pourrai  le  voir...  Silence! 
on  vient  par  cette  galerie.  C'est  Léo,  sans  doute. 
Oui,  le  voilà...  enfin  ! 

III.  —  Les  mêmes,  LÉO. 

marguerite.  Oh!  comme  tu  es  pâle  et  défait...  mon 
Dieu  ! 

léo.  Rien...  de  la  fatigue...  voilà  tout.  (A  Diana.) 
Pardon,  madame. 

diana  (à  Léo).  J'ai  besoin  de  vous  parler  à  vous 
seul. 

léo.  Je  le  pensais  aussi...  Laisse-nous,  ma  bonne 
Marguerite;  j'irai  chez  loi  tout  à  l'heure. 

IV.  —  DIANA,  LÉO. 

diana.  Vous  devinez  ce  qui  m'amène,  monsieur.' 
léo.  A  peu  près... 

diana.  Je  viens  vous  faire  une  seule  question. 
léo.  J'écoute. 


204  L  OR  EL  Y. 

iiia.na.  Croyez-vous  que  ce  journal  soit  ordinaire- 
ment bien  renseigné? 

léo.  Mais...  oui,  madame. 

DIANA.  Eh  bien  !  veuillez  me  dire  ce  que  vous  pen- 
sez de  ce  passage  : 

lko.  «  Les  deux  voix  de  la  Bavière  ont  été  don- 
«  nées,  à  condition  que  le  prince  Frédéric  épouserait 
«  lagrande duchesse Wilhelmine. » Cequej'en  pense, 
madame,  c'est  qu'il  y  a  jusque  dans  les  conseils  les 
plus  secrets  des  espions  et  des  traîtres. 

diana.  Ainsi  donc,  c'est  vrai...  ainsi  cette  nou- 
velle, vous  ne  la  démentez  pas? 

leo.  La  démentir  serait  une  insulte  pour  un  pays, 
dont  l'appui  nous  est  nécessaire-,  d'ailleurs,  il  est 
dansmes  principes  politiques,  madame, de  ne  jamais 
tromper...  un  mensonge  dût-il  être  utile  à  la  cause 
que  je  sers. 

diana.  Ainsi,  monsieur,  vous  m'avouez  à  moi  que 
ce  bruit...  cette  nouvelle  a  quelque  consistance. 

léo.  A  vous,  madame,  comme  à  tout  le  monde,  et 
à  vous  peut-être  plutôt  qu'à  tout  le  monde  encore  ; 
car  je  sais  combien  les  vrais  intérêts  du  prince  vous 
sont,  chers. 

diana.  Donc  cette  alliance...  vous  croyez  qu'elle 
se  fera? 

léo.  Je  l'espère. 

diana.  Mais...  mais  le  prince  m'aime,  vous  le  sa- 
\e/  bien. 


SCÈNES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     205 

LÉO.  Je  le  sais  depuis  mon  retour  seulement...  Son 
Altesse  me  l'a  dit  elle.-même. 

diana.  Ah  !...  il  vous  l'a  dit. 

LÉO.  Hélas!  qu'est-ce  que  cela  prouve?...  Puisque 
vous  me  forcez  de  parler  politique  avec  vous ,  ma- 
dame, je  vous  dirai  que  la  raison  d'État  n'a  pas  de 
cœur...  Les  princes,  vous  le  savez  bien,  ne  se  ma- 
rient pas  ;  ils  s'allient...  Heureux  encore  ceux  que  la 
diplomatie  n'est  pas  venue  fiancer  au  berceau ,  et 
qui  ont  eu  le  temps  de  goûter  d'un  amour  libre  et 
mutuel. 

diana.  Très-bien!  et  j'aurais  dû  m'atlendre  à  tout 
cela...  Voilà  comme  vous  me  remerciez  de  ce  que 
j'ai  fait  pour  vous. 

leo.  Peut-être  vous  ai-je  de  grandes  obligations, 
madame  ;  et  alors  je  vous  ferai  un  reproche,  c'est  de 
me  les  avoir  laissé  si  longtemps  ignorer. 

diana.  Vous  êtes  oublieux,  monsieur...  c'est  une 
des  qualités  des  fortunes  qui  s'élèvent  vite,  que  de 
ne  plus  se  souvenir  de  ceux  qui  ont  aidé  à  leurs  com- 
mencements. 

léo.  Oh!  je  crois  vous  entendre,  madame...  vous 
voulez  parler  du  jour  où  le  prince  est  venu  chez 
moi. 

diana.  Qui  l'y  a  conduit?...  Voyant  le  désespoir 
de  votre  famille,  les  larmes  de  Marguerite...  qui  a 
été  le  chercher?  Ah!  vous  avez  cru  qu'il  était  venu 
de  lui-même  et  pour  admirer  l'auteur  pseudonyme 

12 


20(i  LORELY. 

de  (juclijiics  articles  de  journal  ou  do  pamphlets  ob- 
scurs... La  prétention  est  orgueilleuse,  et  pourtant 
clic  ne  m'étonne  pas. 

Léo  (après  un  silence).  Madame,  je  suis  bien  aise 
d'apprendre  ce  que  je  vous  dois...  pardonnez-moi 
de  ne  vous  en  avoir  aucune  reconnaissance.  Je  n'ai 
jamais  vu  dans  ma  mission  qu'une  tâche  rude  à  ac- 
complir, et  j'aspire  au  repos  auquel  j'aurai  droit 
après  l'avoir  finie.  Seulement,  je  vous  crois  ici  plus 
injuste  envers  le  prince  qu'envers  moi-même,  et 
j'aime  à  penser  que  vous  n'avez  fait  que  lui  indiquer 
ma  demeure...  Hélas!  je  lui  ai  plus  donné  qu'il  ne 
m'a  rendu!  et,  dans  ce  haut  rang  où  il  m'a  placé,  je 
me  vois  moins  puissant  que  je  ne  l'étais  avant  d  y 
atteindre.  (Il  va  à  la  table.)  Cette  plume,  madame, 
cette  plume  était  un  sceptre  plus  réel  que  le  sien... 
et  j'ai  peur,  en  la  reprenant,  d'en  avoir  usé  le  pres- 
tige! 

diana.  Ainsi,  c'est  une  guerre  déclarée  entre  nous, 
n'est-ce  pas? 

léo.  Dans  laquelle  je  vous  laisserai  tout  l'honneur 
de  l'attaque  et  tout  l'orgueil  de  la  victoire. 

diana.  Monsieur...  adieu. 

V.  —  LÉO,  LE  CHEVALIER. 

le  chevalier.  Enfin  vous  êtes  seul,  monseigneur. 
léo.  Vous  attendiez  depuis  longtemps,  monsieur? 


SCÈNES   DE    LA    \  I  E    \l.  I.I-'.U  A  MU'..  207 

le  chevalier.  Oui,  monseigneur. 

leo.  C'est  bien...  Passez  dans  voire  cabinet,  et 
ouvrez  la  correspondance. 

le  chevalier.  Monseigneur  ne  nie  demande  pas 
si  j'ai  réussi. 

LÉO.  En  quoi? 

le  chevalier.  Mais  dans  mon  entreprise  d'hier. 

LÉO.  Laquelle? 

le  chevalier.  Monseigneur  se  souvient,  que  je  lui 
ai  demandé  la  permission... 

LÉO.  Eh  bien  !  je  vous  l'ai  donnée. 

le  chevalier.  Que  je  lui  ai  montré  un  homme... 

léo.  Je  ne  me  souviens  pas. 

le  chevalier.  Eh  bien!  cet  homme,  monsei- 
gneur... c'était  un  de  mes  amis. 

leo.  Un  de  vos  amis? 

le  chevalier.  Oui,  un  frère  des  sociétés  se- 
crètes. 

léo.  Vous  êtes  de  ces  sociétés,  monsieur? 

le  chevalier.  Je  vous  l'ai  dit,  je  m'en  suis  fait 
recevoir...  pendant  que  je  travaillais  au  journal... 
et  que  nous  faisions  de  l'opposition  ensemble,  mon- 
seigneur. 

léo.  Je  croyais  que  vous  y  faisiez  de  la  science,  et 
moi  de  la  politique. 

le  chevalier.  C'est  cela...  Et  dans  mes  courses 
archéologiques  j'allais  visiter  les  vieux  châteaux  de 
l'Italie,  de  la  Saxe,  de  la  Souabe.  Là,  de  temps  en 


208  LORELY. 

temps,  je  trouvais  dans  les  ruines  une  vingtaine 
d'amis,  amateurs  comme  moi  d'antiquités...  puis, 
par  occasion,  nous  parlions  de  politique...  de  sorte 
que,  comme  je  l'ai  dit  à  Votre  Excellence...  je  suis 
affilié  à  tout...  Je  suis  carbonaro  en  Italie  ;  ici,  mem- 
bre de  la  Jeune  Allemagne. 

léo.  De  sorte... 

le  chevalier.  De  sorte  qu'au  moment  où  il  allait 
partir  pour  Heidelberg,  y  portant  le  plan  de  la  cons- 
piration, j'ai  avisé  un  de  mes  anciens  camarades... 
il  était  un  peu  animé  déjà  par  un  certain  nombre 
de  coups  de  rétrier...  Je  l'ai  décidé  à  venir  à  la 
cour.  Le  punch  et  le  vin  du  prince  l'ont  achevé!  A 
cette  heure  il  dort  en  prison,  grâce  à  mes  soins  ;  et 
dans  les  poches  de  l'habit  qu'il  a  quitté  chez  moi,  il 
y  avait  ce  paquet... 

léo.  Et  la  chose  s'est  passée  ainsi  que  vous  me  le 
dites? 

LE  CHEVALIER.  Toilt  à  fait. 

léo.  Vous  ne  vous  vantez  pas. 

le  chevalier.  En  aucune  manière. 

léo.  Vous  étiez  affilié  à  ces  sociétés  secrètes? 

le  chevalier.  Je  le  suis  encore. 

léo.  Vous  avez  enivré  cet  homme  pour  lui  prendre 
ces  papiers. 

le  chevalier.  J'ai  complété  seulement  son  état 
d'ivresse. 

léo.  Et  cet  homme  sait  que  vous  m'appartenez, 


SCENES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     209 

que  vous  êtes  mon  secrétaire,  (lot  homme  croira  que 
vous  avez  agi  par  mes  ordres... 

le  chevalier.  Il  ne  s'en  doutera  pas,  monsei- 
gneur.... Il  croira  avoir  perdu  les  papiers... 

léo.  Mais  s'il  s'en  doute,  monsieur...  Savez- vous 
bien  quevous  avez  compromis  mon  nom  ;  un  nom  que 
j'avais  juré  de  conserver  pur...  un  nom  que  vous  ve- 
nez de  tremper  dans  votre... 

le  chevalier.  Pardon,  je  croyais  avoir  bien  fait, 
monseigneur. 

léo  (se  contenant,  à  part).  Allons,  voilà  que  j'al- 
lais me  faire  un  traître  avec  un  lâche!  (Haut.)  Vous 
irez  trouver  le  directeur  de  la  police  avec  un  mot  de 
moi. 

un  domestique.  Monseigneur... 

léo.  J'avais  défendu  qu'on  fit  entrer  personne. 

le  domestique.  Son  Altesse  Royale  monseigneur  le 
prince  régnant. 

léo  (au  chevalier).  Passez  dans  votre  cabinet, 
monsieur;  et  réunissez-y  vos  papiers  avant  de  quitter 
l'hôtel. 

VI.  —  LÉO ,  LE  rRINCE. 

léo.  Votre  Altesse  dans  ma  maison...  dans  la  mai- 
son d'un  de  ses  sujets  ! 

le  prince.  Vous  vous  trompez ,  Léo  ;  je  ne  viens 

pas  chez  un  sujet,  je  viens  chez  un  ami.  D'ailleurs, 

pourquoi  vous  étonner?  ce  n'est  pas  la  première  fois 

1?. 


210  LOUELY. 

que  je  vous  rends  visite...  Un  jour,  j'ai  frappé  comme 
aujourd'hui  à  une  porte  en  demandant  Léo  Bure- 
kart...  alors  c'était  pour  lui  confier  le  soin  des  affai- 
res publiques  et  de  ma  propre  sûreté. 

LÉO.  Et  aujourd'hui,  je  suis  prêt  à  répondre  de  ma 
conduite,  monseigneur;  et  j'aime  mieux  que  ce  soit 
ici  qu'autre  part.  Cette  demeure  n'est  pas  beaucoup 
plus  riche  que  celle  où  vous  m'avez  rencontré  pour 
la  première  fois;  cet  habit  est  le  même,  et  le  cœur 
qu'il  recouvre  bat  aujourd'hui,  ainsi  qu'alors,  pour 
la  liberté  de  l'Allemagne  ! 

le  prince.  Mais ,  comme  chacun  entend  ce  mot 
de  liberté  à  sa  manière,  les  uns  vous  accusent  de  la 
servir  trop  ardemment,  les  autres,  de  l'avoir  trahie  ! 
lko.  En  acceptant  le  pouvoir,  monseigneur,  me 
suis-je  un  instant  dissimulé  ce  résultat  inévitable? 
La  pensée  pure  et  droite  appartient  au  ciel,  et  l'ac- 
tion lente  et  pénible  appartient  à  la  terre;  ce  que 
j'ai  écrit  dans  d'autres  temps,  j'espère  encore  le 
réaliser;  mais  qui  me  voit  marcher  aujourd'hui  par 
des  chemins  difficiles,  peut  douter  que  je  tende 
toujours  au  but,  où  l'imagination  m'emportait  au- 
trefois sur  ses  ailes!  Je  veux  accomplir,  par  des  voies 
pacifiques,  ce  que  d'autres  espèrent  obtenir  plus 
vite  par  des  conspirations,  par  des  révoltes.  Je  me 
vois  forcé  de  combat  tri'  à  la  fois  des  haines  calcu- 
lées et  des  sympathies  imprudentes... 
le  prince.  Et  maintenant  vous  êtes  tranquille; 


SCÈNES   DE    I.  V   VIE    ALLEMANDE.  211 

vous  avez  désarmé  les  unes  et  calmé  les  autres. 
Votre  diplomatie  triomphe  de  tout... 

léo.  Ma  diplomatie  est  seulement  de  la  franchise 
et  du  bon  sens.  A  la  conférence  de  Carlsbad,  j'ai  tou- 
jours parlé  haut  et  parlé  devant  tous  -,  j'ai  fait  com- 
prendre aux  députés  des  petits  États  qu'il  leur  impor- 
tait de  s'unir  enfin  pour  faire  équilibre  aux  grandes 
puissances.  Le  traité  d'alliance  et  de  commerce  que 
j'ai  proposé  passe,  vous  le  savez,  à  la  majorité  de 
neuf  voix  sur  dix-sept;  mais  à  une  condition. 

le  prince.  Celle  de  mon  mariage. 

leo.  Non,  monseigneur,  nous  y  reviendrons  en- 
suite:, à  deux  conditions,  j'aurais  dû  dire  :  la  pre- 
mière a  été  de  maintenir  la  paix  dans  vos  États,  de 
réprimer  cet  esprit  turbulent  des  universités,  qui 
les  égare  depuis  quelque  temps  vers  des  utopies  im- 
possibles. J'ai  accepté  ce  devoir  avec  tristesse, 
mais  avec  le  sentiment  d'une  absolue  nécessité! 
Une  conspiration  était  organisée  par  toute  l'Alle- 
magne ;  notre  accord  Ta  brisée  dans  tous  ses  an- 
neaux à  la  fois.  En  arrivant  ici,  j'ai  trouvé  la  ré- 
volution blessée,  mais  vivante...  Les  étudiants 
comptaient  sur  la  landwerth,  cette  ancienne  com- 
pagne de  leur  dévouement  en  1813...  Lai  désarmé 
la  landwerth...  Il  ne  restait  donc  aux  rebelles 
qu'eux-mêmes,  et  j'ai  ordonné  ce  matin  que  les 
chefs  des  rebelles  fussent,  arrêtés...  A  cette  heure 
ils  doivent  l'être,  monseigneur. 


212  LORELY. 

le  prince.  Eh  bien!...  vous  vous  trompez!  Soit 
hasard,  soit  prévoyance,  les  chefs  sont  libres... 
Vous  avez  rendu  une  ordonnance  pour  le  désarme- 
ment de  la  landwerth...  et  l'arrestation  des  chefs... 
c'est  vrai,  vous  l'avez  rendue,  monsieur;  mais  c'est 
moi  qui  l'ai  signée.  C'est  à  mon  nom  que  va  s'en 
prendre  la  haine  de  ces  anciens  soldats  et  de  ces 
jeunes  rebelles...  À  l'heure  qu'il  est,  ceux  qui  vous 
ont  échappé  et  dont  vous  ignorez  la  retraite...  trop 
peu  nombreux  pour  faire  une  révolution,  vont  ten- 
ter un  assassinat!  Contre  qui?  contre  moi,  mon- 
sieur. En  venant  ici,  j'ai  probablement  été  suivi... 
en  sortant,  je  serai  assassiné  peut-être. 

Léo.  Assassiné!... 

le  prince.  Eh!  mon  Dieu!  c'est  possible.  Vous 
voyez,  au  reste,  de  quelle  manière  j'en  parle...  Au 
jeu  que  nous  jouons  tous  les  deux,  vous  tenez  les 
caries...  et  c'est  moi  qui  perds  ou  qui  gagne.  Ce 
que  je  vous  ai  dit,  monsieur,  est  donc  à  titre  d'ob- 
servations que  vous  êtes  libre  de  ne  pas  écouter. 

léo.  Oh!  monseigneur... 

le  prince.  Je  ne  dis  pas  que  vous  faites  fausse 
route,  mon  cher  Burckart  ;  je  dis  seulement  que  vous 
marchez  en  aveugle...  et  cela,  par  celle  détermina- 
tion étrange  que  vous  avez  prise  d'éloigner  de  vous 
tous  les  moyens  de  gouvernement  ordinaires...  Là- 
bas,  vous  croyez  avoir  réussi  par  votre  éloquence, 
n'est-ce  pas?  eh  bien!  sur  vos  neuf  voix,  quatre 


SCÈNES    DE    LA    VIE    ALLEMANDE.  213 

ont  été  achetées  à  prix  d'argent par  l'Angle- 
terre, dont  l'intérêt  se  trouve  être  le  nôtre-,  mais 
qui  avilit  notre  cause  par  sa  participation.  Vous 
vous  êtes  contenté  de  donner  des  ordres  sans  vou- 
loir vous  mettre  en  rapport  direct  avec  la  police... 
Eh  bien  !  voilà  que  les  principaux  meneurs  vous 
sont  échappés Voilà  ma  vie  exposée  aux  atta- 
ques d'un  fanatique!...  et  vous  ne  savez  rien  ;  vous 
ne  pouvez  même  prévoir  le  coup  qui  frappera  votre 
prince  ! 

léo.  Si,  monseigneur,  je  sais  tout. 

le  prince.  Vous  savez...  Voyons  alors. 

léo  (avec  effort  se  décidant  à  entrer  dans  le  cabi- 
net). Donnez-moi  les  papiers  que  vous  avez  pris  sur 
l'émissaire  des  étudiants,  monsieur  le  chevalier, 
(Il  revient  et  étale  des  papiers  sur  la  table.)  Vous 
voyez  bien,  monseigneur,  que  je  n'ai  plus  les  mains 
si  pures!...  et  que  me  voilà  digne  de  prendre  rang 
parmi  les  princes  de  la  diplomatie...  Voyez!  ceci  a 
été  volé  à  un  étudiant  qui  le  portait  à  Ileidelberg  , 
et  ce  qui  va  vous  rendre  bien  content  et  bien  fier... 
volé  chez  vous,  car  il  était  de  votre  bal.  Tenez... 
vous  demandez  ce  qu'ils  doivent  faire  ce  soir...  Ce 
soir,  ils  doivent  recevoir  un  nouvel  adepte,  dont  on 
ne  dit  pas  le  nom,  mais  qui  tient  à  la  cour...  un 
homme  très-important  enfin.  Puis  ensuite  ils  doi- 
vent... vous  ne  vous  trompiez  pas...  vous  mettre  en 
accusation  et  vous  juger.  Votre  police  est  bien  faite, 


214  LORELY. 

monseigneur...  mais  vous  voyez  que  la  mienne  est 
meilleure  encore. 

le  prince.  Et  le  lieu  de  cette  réunion? 

léo.  Je  l'ignore...  mais  je  le  saurai.  Rentrez  dans 
votre  palais  :  et  soit  que  l'on  en  ouvre  ou  ferme  les 
portes...  dormez  tranquille.  Je  veille  sur  vous-,  je 
réponds  de  vous  :  ma  poitrine  couvre  la  vôtre  ! 

le  prince.  Vous  êtes  un  fidèle  et  loyal  serviteur, 
Léo. 

léo.  Oh!  cela,  je  le  sais,  monseigneur;  mais, 
maintenant,  j'attends  autre  chose  de  vous  que  la 
reconnaissance  de  cette  vérité.  Maintenant  que  j'ai 
l'ait  mon  devoir;  qu'à  ce  devoir  j'ai  sacrifié  ma  po- 
pularité, mon  honneur,  et  que,  s'il  le  faut,  je  lui 
sacrifierai  ma  vie...  faites  le  vôtre! 

le  prince.  Le  mien? 

léo.  Oui.  Des  obligations  pareilles  nous  sont  im- 
posées ;  et  la  tâche  la  moins  lourde  est  à  vous,  mon- 
seigneur... Je  me  suis  engagé  avec  la  Bavière,  en 
votre  nom.  Donnez-moi  votre  parole. 

le  prince.  Mais  vous  savez  bien  ce  qui  s'y  oppose. 

léo.  Votre  amour,  n'est-ce  pas?  Eh  bien!  mon 
amour  à  moi...  c'est  encore  un  de  ces  sacrifices  que 
j'ai  faits  à  Votre  Altesse,  et  dont  je  ne  lui  ai  pas 
même  parlé.  Croyez -vous,  monseigneur,  que  je 
n'aime  pas  ma  femme  autant  que  vous  aimez  votre 
maîtresse?  Eh  bien  !  ai-je  hésité  un  instant  à  m'en 
séparer?... 


SCÈNES  HK  LA  VI  E    ALLEMAN  DE.     215 

le  prince.  A  vous  en  séparer?... 

Léo.  Eh,  mon  Dieu!  monseigneur,  n'est-ce  point 
une  séparation  réelle  que  la  vie  que  je  mène... 
Croyez-vous  que  j'ignore  ses  chagrins...  que  je  ne 
voie  pas  ses  larmes;  eh  bien I  j'ai  sacrifié  mon  bon- 
heur domestique  à  vos  intérêts...  je  veux  dire  à 
ceux  du  pays!  Faites  aussi  vous-même  le  sacrifice 
d'un  vain  amour,  et  qu'on  ne  dise  pas  que  c'est  une 
femme  hardie...  instrument  peut-être  de  quelques 
sombres  intrigues  anglaises,  qui  a  guidé  jusqu'ici 
vos  sympathies  pour  la  liberté...  et  qui  les  retient 
où  il  lui  plaît! 

le  prince.  Ah!  monsieur  !...  faites  votre  devoir  de 
ministre,  et  ne  vous  mêlez  pas  de  me  juger  :  vous 
êtes  allé  trop  loin  !  Et  vous,  homme  glacé,  qui  savez 
si  bien  froisser  le  cœur  des  autres  avec  votre  main 
de  pierre...  rentrez  donc  aussi  dans  vous-même  : 
peut-être  aussi  vous  occupez-vous  trop  des  choses 
publiques...  regardez  quelquefois  dans  votre  maison. 
Votre  femme  est  délaissée,  dites-vous?  Les  femmes 
belles  comme  la  vôtre  ne  le  sont  jamais...  Vous 
savez  tout,  dites-vous?  Apprenez  donc  une  chose 
que  je  sais,  moi  :  que  je  sais  presque  seul,  et  parce 
que  je  dois  tout  savoir  5  une  chose,  que  je  dois  vous 
dire,  parce  qu'il  faut  qu'un  ministre  soit  respecté 
dotons... 

léo.  Prince! 

le  prince.  Oh!  nul  n'accuse  votre  femme!  mais 


210  L  OR  EL  Y. 

il  y  a  un  homme  qui  la  compromet  par  ses  assi- 
duités... Et  c'est  un  homme...  qui  s'est  battu  un 
jour  pour  elle,  puisqu'il  faut  qu'on  vous  dise  tout! 

lko.  Pour  elle  ! 

le  prince.  Et  que  vous  avez  fait  mettre  en  pri- 
son vous-même... 

léo  (violemment).  Frantz  ou  Waldeck? 

le  prince.  Il  suffit...  je  vous  laisse.  En  cet  in- 
stant solennel  je  n'ai  dû  rien  vous  cacher...  Nous 
avons  été  loin  tous  les  deux  ;  mais  il  fallait  que  ces 
choses-là  fussent  dites.  Adieu,  adieu,  oublions  tout 
cela.  (Il  lui  présente  sa  main,  que  Léo  feint  de  ne 
pas  voir.) 

léo.  Je  salue  humblement  Votre  Altesse. 

VII.  —  LÉO,  LE  CHEVALIER. 

léo.  Monsieur  le  chevalier? 

le  chevalier.  Que  me  veut  Votre  Excellence? 

léo.  Je  m'étais  mépris  sur  votre  capacité  en  ne 
faisant  de  vous  qu'un  simple  secrétaire  ;  au  lieu  de 
3,000  florins  d'appointement  que  vous  aviez,  je  vous 
en  donne  12,000.  Voici  votre  nomination  comme 
inspecteur  aux  bureaux  de  la  police  générale  du 
royaume;  elle  est,  vous  le  voyez,  antidatée  de  deux 
mois...  c'est-à-dire  de  l'époque  où  vous  avez  com- 
mencé à  exercer.  Vous  vous  ferez  faire  un  rappel  de 
vos  appointements;  c'est  une  gratification  que  je 


SCÈNES    I»F.    LA   VIE  ALLEMANDE.  217 

vous  offre  de  la  part  du  prince  pour  le  service  que 
vous  venez  de  lui  rendre...  Maintenant,  comme  vos 
fonctions  sont  individuelles  et  vous  éloignent  de 
moi...  vous  ne  serez  pas  astreint  comme  par  le  passé 
à  manger  à  ma  table...  Quand  je  désirerai  vous  y 
recevoir,  j'aurai  l'honneur  de  vous  inviter. 

le  chevalier.   Monseigneur,  soyez  certain  que 
mon  dévouement... 

léo.  Je  vais  le  mettre  à  l'épreuve. 
le  chevalier.  J'attends. 
LÉO.  Vous  êtes  convoqué  pour  ce  soir? 
le  chevalier.  A  dix  heures. 
léo.  Le  lieu  de  la  réunion  ? 
le  chevalier.  Je  l'ignore. 
LÉO.  Vous  l'ignorez? 
le  chevalier.  Comme  tous. 
léo.  Et  par  quel  moyen  devez-vous  le  savoir? 
le  chevalier.  Lorsque  l'heure  sera  venue,   les 
plus  jeunes  des  étudiants,  les  nouveaux...  sans  sa- 
voir ce  qu'ils  font,  ni  pourquoi  ils  le  font,  parcour- 
ront les  rues,  en  chantant  un  chant  patriotique,  la 
Chasse  de  Ludzoïv...  ce  sera  le  signal.  Alors  tous 
les  affiliés  sortiront  de  la  ville;  et,  à  chaque  porte, 
un  homme  les  attendra  :  à  cet  homme  ils  demande- 
ront en  quel  lieu  est  la  lumière...  et  le  lieu  que  dé- 
signera cet  homme  sera  celui  de  la  réunion. 

léo.  Et  les  membres  de  celte  réunion  sont  mas- 
qués? 

13 


218  LOI'.  CL  Y. 

le  chevalier.  Toujours...  car  il  y  a  parmi  les 
affiliés  telles  personnes  qui  approchent  assez  du 
prince,  pour  désirer  qu'on  ne  voie  pas  leur  visage. 

léo.  Et  vous  recevez  ce  soir  une  de  ces  per- 
sonnes? 

le  chevalier.  Oui. 

léo.  Savez-vous  son  nom? 

le  chevalier.  M.  de  Waldeck. 

léo.  Mais  comment  êtes- vous  si  bien  au  cou- 
rant des  choses,  vous  que  l'on  sait  être  mon  secré- 
taire? 

le  chevalier.  La  première  loi  de  l'association  est 
que  ses  membres  accepteront  toutes  les  places,  afin 
d'envelopper  le  pouvoir  de  tous  côtés. 

léo.  Bien.  Faut-il  un  costume  particulier  pour  as- 
sister à  cette  réunion? 

le  chevalier.  La  redingote  de  l'étudiant  ;  la  cas- 
quette avec  ses  trois  feuilles  de  chêne;  un  manteau 
brun-,  un  masque  sur  le  visage,  et  ce  ruban  sur  le 
cœur. 

léo.  Pouvez-vous  me  procurer  un  costume  com- 
plet pour  huit  heures  du  soir...  et  venir  me  prendre 
avec  ce  costume? 

le  chevalier.  C'est  difficile. 

léo.  Le  pourrez-vous? 

le  chevalier.  Oui. 

léo.  Je  vous  dirai  mes  intentions  tout  le  long  de 
la  route,  et,  en  échange,  vous  m'apprendrez,  vous, 


SCÈNES   DE   LA   VIE   ALLEMANDE.  219 

les  paroles  sacramentelles   à  l'aide  «lesquelles  je 
pourrai  répondre... 

LE  CHEVALIER.  C'est  dit. 

Léo.  Et  maintenant,  monsieur,  qui  me  répond 
de  vous  ? 

le  chevalier.  Mon  intérêt. 

léo.  Cependant,  s'ils  réussissaient,  vous  auriez 
droit  peut-être  à  quelque  chose  de  meilleur  que  ce 
que  je  puis  vous  donner. 

le  chevalier.  Ils  ne  réussiront  pas. 

léo.  Oh!  vous  êtes  prophète!  eh  bien,  réussi- 
rai-je,  moi? 

le  chevalier.  Vous  ne  réussirez  pas  non  plus, 
monseigneur... 

léo.  Et  puis-je  savoir  où  vous  avez  puisé  cette 
conviction? 

le  chevalier.  Dans  les  faits  passés...  dans  votre 
conduite  passée...  dans  vos  projets. 

léo.  Donc,  à  voire  avis,  j'ai  manqué  de  capa- 
cité... Répondez-moi  franchement. 

le  chevalier.  Non,  monseigneur,  mais  d'adresse. 

léo.  Voyons? 

le  chevalier.  Un  ministre  qui  veut  demeurer  en 
place  doit  s'appuyer  sur  le  peuple  ou  sur  le  prince. 
Or  l'un  de  vos  appuis  vous  manque  déjà,  et  l'autre 
va  vous  manquer  bientôt.  Le  peuple  vous  manque, 
parce  que,  souvenez-vous  bien  :  dans  cette  auberge, 
où  les  étudiants  s'étaient  réunis...  vous  avez,  person- 


220  I.  OR  KL  Y. 

ncllement,  l'ait  emprisonner  plusieurs  d'entre  eux... 
au  lieu  d'abandonner  ce  soin  à  un  magistrat  infé- 
rieur, et  de  n'arriver,  vous,  que  pour  faire  grâce. 
Le  peuple  vous  manque,  parce  que,  au  lieu  d'en- 
voyer à  la  diète  un  député  que  vous  pouviez  désa- 
vouer à  son  retour,  vous  y  êtes  allé  vous-même  5  de 
sorte  que,  comme  vous  avez  adopté  des  mesures  ré- 
pressives, et  que  quelques-uns  sont  corrompus,  on 
ne  croit  pas  à  votre  conscience...  et  vous  vous  trou- 
vez confondu  dans  l'idée  qu'on  a  de  la  corruption 
générale...  Le  peuple  vous  manque,  parce  qu'il  est 
toujours  sympathiquement  et  instinctivement  de  l'a- 
vis du  faible  contre  le  fort,  et  qu'il  fera  demain  des 
martyrs  de  ceux  dont  vous  faites  des  coupables  au- 
jourd'hui. En  ce  cas,  il  vous  restait  le  prince... 
Mais  voilà  que  vous  êtes  venu  vous  heurter  contre 
une  intrigue  d'amour,  qui  ne  vous  nuisait  en  rien, 
et  qui  pouvait,  au  besoin,  vous  servir,  si  vous  l'eus- 
siez comprise  ou  ménagée...  Sur  toute  autre  chose 
le  prince  vous  eût  cédé  sans  doute  :  sur  celle-là  il 
sera  inflexible  5  et  cette  Pénélope  au  rebours  défera 
chaque  nuit  l'ouvrage  de  votre  journée!  Or  le  seul 
moyen  qui  vous  reste,  pardon,  monseigneur,  si  je 
vous  dis  de  pareilles  choses,  c'est  de  céder  sur  ce 
point  de  mariage,  de  renoncer  à  votre  rêve  de  coali- 
tion... et  de  devenir  aux  mains  du  prince  un  moyen 
de  despotisme,  au  lieu  délie,  comme  vous  l'aviez 
cru,  un  instrument  <le  liberté. 


SCÈNES   lili   LA    VIE   ALLEMANDE.  221 

LÉO.  Jamais,  monsieur,  jamais! 

le  chevalier.  Alors  vous  tomberez...  monsei- 
gneur. 

léo.  Mais,  dans  celte  prévision,  comment  pou- 
vez-vous  me  servir? 

le  chevalier.  Parce  que  plus  je  vous  aurai  été 
utile,  plus  je  serai  nécessaire  à  votre  successeur... 

léo.  Vous  avez  raison,  et  je  puis  me  lier  à  vous. 
Ainsi,  ce  soir,  à  huit  heures,  au  premier  refrain  de 
ce  chant  qui  doit  servir  de  signal...  venez  me 
prendre,  et  conduisez-moi. 

le  chevalier.  J'y  serai. 

VIII.  —  LÉO,   SEIL. 

léo  fscul).  Ah!...  me  voilà  donc  arrivé  au  bout  de 
mon  rêve  !  Je  n'aurais  pas  cru  pouvoir  sitôt  regar- 
der ma  carrière  de  l'autre  côté  de  l'horizon.  0  ma 
belle  vie  !  ô  ma  réputation  sainte!...  je  vous  ai  donc 
laissées  en  lambeaux  tout  le  long  du  chemin  à  ces 
buissons  infâmes  dressés  par  la  calomnie!  Et  cet 
homme...  cet  homme,  que  j'appelais  mon  prince,  et 
qui  m'appelait  son  ami!  cet  homme  à  qui  j'ai  tout 
sacrifié  :  tranquillité,  réputation,  bonheur  privé... 
et  qui,  pour  tout  remerciement,  vient  essayer  de  me 
mordre  le  cœur  avec  un  soupçon!...  Marguerite! 
Marguerite  1...  oh  !  je  n'ai  pas  même  une  inquié- 
tude !  mais  je  souffre.  (La  nuit  est  tombée;  il  est 


222  LORELY. 

assis  et  plongé  dans  la   rêverie,  la  tète  dans  ses 
mains.) 

IX.  —  LÉO,  MARGUERITE. 

marguerite  (  se  croyant  seule  ,  d'abord).  Sept 
heures  et  demie...  Il  est  parti,  et  j'ai  prépaie  tout 
pour  cette  entrevue  qui  m'est  demandée  :  pourtant 
j'hésite  encore.  Àh  !...  Léo! 

léo.  Oui,  Marguerite,  oui,  c'est  moi...  Viens,  mon 
enfant  chérie,  viens  sur  mon  cœur,  dont  tu  as  été  si 
longtemps,  non  pas  absente,  mais  éloignée. 

Marguerite.  Léo  !  Léo  !  que  me  dis-tu  là  !...  prends 
garde  :  je  ne  suis  plus  habituée  à  ces  douces  pa- 
roles ;  je  les  avais  presque  oubliées.  Oh!  c'est  main- 
tenant un  écho  si  lointain  que  je  ne  puis  croire  à  la 
voix  qui  me  les  dit. 

léo.  Oui,  tu  as  raison;  et,  crois-moi,  le  moment 
est  bien  choisi  pour  me  faire  ce  reproche...  Plains- 
moi,  Marguerite,  plains-moi  ;  car  j'ai  bien  souffert, 
et  je  souffre  bien  encore...  J'ai  la  tête  brûlante  et  le 
cœur  brisé! 

marguerite.  Ah  !  mon  ami. 

léo.  Autrefois,  mon  Dieu  !  quand  j'étais  fatigué 
par  des  rêves,  au  lieu  d'être  écrasé  comme  je  le  suis 
aujourd'hui  par  la  réalité...  je  n'avais  qu'à  m'appro- 
cher  de  toi,  Marguerite  ;  à  poser  ma  tête  sur  ton 
épaule;  comme  si  ton  haleine  avait  le  pouvoir  ce- 


SCENES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.      223 

leste  de  chasser  toute  triste  pensée  et  tout  fatal  sou- 
venir! 

marguerite.  Ah!  Léo  !  pourquoi  m'as-tu  oubliée 
si  longtemps?  Pourquoi  reviens-tu  si  tard?  Comment 
n'as -tu  pas  vu  combien  je  souffrais?  Que  tu  m'au- 
rais épargné  de  larmes,  Léo...  (à  part)  et  de  remords 
peut-être... 

léo.  As-tu  regretté  quelquefois  notre  petite  mai- 
son de  Francfort,  le  temps  où  nous  étions  pauvres, 
inconnus,  où  notre  amour  était  notre  richesse  et 
notre  lumière? 

marguerite.  Tu  le  demandes,  Léo!  Ah  I  Dion  m'en 
est  témoin,  combien  de  fois,  seule  dans  mon  ora- 
toire... (Elle  hésite,  en  pensant  au  rendez-vous  de 
Frantz.) 

léo.  Eh  bien? 

MARGUERITE.  Ah  ! 

LÉO.  Achève  donc?... 

marguerite.  J'ai  demandé,  les  genoux  sur  le  mar- 
bre, le  front  dans  la  poussière,  j'ai  demandé  au  ciel, 
pardonne-le-moi,  Léo!  qu'il  t'enlevât  ton  rang,  tes 
honneurs,  ton  génie  même,  pour  que  nous  nous  re- 
trouvions seuls  à  seuls  avec  notre  amour. 

léo.  Eh  bien  !  Marguerite,  Dieu  t'a  exaucée  ! 

marguerite.  Que  dis-tu?  On  t'enlève  tout  cela? 

leo.  Non,  je  m'en  dépouille!...  Un  jour  encore, 
et  j'aurai  arraché  de  mes  épaules  cette  robe  de  Nes- 
sus  qui  nie  dévorait!...  Marguerite!  nous  revenons 


224  LORELY. 

notre  maison 5  Marguerite!  nous  nous  y  retrouve- 
rons seuls,  et,  je  l'espère,  tu  oublieras  ce  que  tu 
as  souffert  pendant  le  temps  où  nous  l'avons  quittée. 
marguerite.  Vois-tu,  Léo,  je  ne  crois  pas  à  ce  que 
tu  me  dis,  et  il  me  semble  que  je  rêve...  Si  cela 
était...  tu  ne  me  parlerais  pas  avec  une  voix  si 
triste  et  des  yeux  si  abattus. 

léo.  C'est  qu'entre  aujourd'hui  et  demain,  Mar- 
guerite... il  y  a  un  abîme  :  un  abîme  où  je  puis 
tomber  en  essayant  de  le  franchir. 

marguerite.  Que  me  dis-tu,  Léo  !...  As-tu  quelque 
chose  à  craindre?  Cours-tu  quelque  danger?  Mou 
Dieu,  mon  Dieu,  parle,  réponds-moi? 

léo.  Ali!  j'aurais  dû  me  taire...  j'aurais  dû  avoir 
la  force  de  te  quitter  sans  me  plaindre;  mais  je  suis 
tellement  abattu,  tellement  accablé...  Ali  !  j'en  ai 
honte,  vraiment  ! 

marguerite.  Me  quitter?  Tu  vas  me  quitter  en- 
core ! 
léo.  Embrasse-moi. 

Marguerite.  Ecoute-,  tu  me  fais  peur;  parle. 
léo.  Non,  Marguerite,  non,  il  n'y  a  rien  à  crain- 
dre; je  suis  fou  de  m'abandonner  ainsi,  sois  tran- 
quille; songe  que  si  je  réussis  cette  nuit,  demain 
nous  sommes  libres  et  heureux. 

marguerite.  Un  danger,  un  danger...  tout  le 
monde  me  parle  de  danger! 

leo.  J'avais  besoin  de  revenir  à  toi,  de  te  presser 


SCENES   DE   LA   VIE   ALLEMANDE.  225 

sur  mon  cœur;  il  y  avait  si  longtemps  que  nous  n'a- 
vions eu  entre  nous  une  heure  pareille. 

Marguerite.  Tu  es  bien  coupable,  Léo!...  Ah! 
sais- tu  que  j'ai  cru  un  instant  que  tu  avais  cessé  de 
m'aimer-,  sais-tu  que  j'ai  espéré  que  je  ne  t'aimais 
plus! 

LÉO.  Moi,  ne  plus  t'aimcr  ;  moi  à  qui  tu  viens  de 
rendre  le  seul  bonheur  que  j'ai  eu  depuis  six  mois  : 
tiens,  tous  les  rêves  des  hommes  sont  insensés... 
il  n'y  a  que  l'amour  sur  la  terre,  et  Dieu  dans  le 
ciel  ! 

marguerite.  Mais  qu'ai-je  donc  fait  pour  méri- 
ter un  pareil  bonheur,  juste  en  ce  moment,  juste  à 
celte  heure  même?...  Mon  Dieu,  mou  Dieu,  je  vous 
remercie!  mon  Dieu,  vous  avez  eu  pitié  de  moi  ; 
m'ayant  vue  faible  et  chancelante,  vous  m'avez 
fendu  la  main  et  vous  m'avez  relevée  !...  Je  suis  à 
toi,  Léo...  Oh  !  je  t'aime  !  je  l'aime  ! 
'  léo.  Écoute  -,  n'as-tu  pas  entendu  °... 

MARGUERITE.  Quoi  ? 

léo.  Une  chanson  lointaine...  un  chœur  d'étu- 
diants. 

marguerite.  Qu'importe  ? 

léo.  Il  faut  que  je  te  quitte,  Marguerite. 

marguerite.  Pour  longtemps  ? 

LÉO.  Pour  quelques  heures  seulement,  je  l'es- 
père... 

MARGUERITE.  OÙ  vas-Ul? 

(3. 


226  LOREI.Y. 

Léo.  Je  ne  sais  pas...  On  me  conduit. 

marguerite.  Et  qui  cela? 

Léo.  Le  chevalier  Paiilus,  qui  doit  m'attendre. 

marguerite.  Et  tu  ne  peux  te  dispenser  de  sortira 
celte  heure? 

leo.  Impossible. 

marguerite.  Oh  !  je  t'accompagnerai. 

LÉO.  Oui,  jusqu'à  la  porte  du  jardin;  ensuite...  (Il 
sonne;  un  domestique  entre.) 

marguerite.  Que  veux-tu  ? 

leo  (au  domestique).  Laissez  brûler  une  lampe 
ici  :  je  rentrerai  peut-être  dans  la  nuit ,  et  je  veux 
trouver  de  la  lumière. 

marguerite.  Mon  Dieu!  mon  Dieu  ,  protégez- 
nous  !  (Ils  sortent.  —  Le  domestique  apporte  la 
lampe  et  se  relire.) 

X.  —  FRANTZ,  ski  k. 

frantz  (entrant  avec  précaution  par  une  porte 
latérale,  couvert  d'un  manteau  sombre,  un  masque 
à  la  main).  Personne  :  j'avais  cru  entendre  des 
voix...  Depuis  une  heure  j'attends  dans  l'oratoire,  et 
elle  n'est  pas  venue,  que  veut  dire  cela?...  Que  faire? 
il  faut  que  je  la  voie,  il  faut  que  j'aille  à  notre  as- 
semblée. Jusqu'à  présent  je  n'ai  rencontré  personne; 
mais  ici,  où  suis-je  ?  au  cœur  de  la  maison,  sans 
doute...  Du  bruit  ?  Ce  n'était  rien...  Ah  !  je  suis  dans 


SCÈNES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.    227 

le  cabinet  de  Léo  ;  c'est  cela  :  il  est  au  palais  proba- 
blement. Quelle  étrange  chose  d'errer  ainsi  dans 
une  maison  inconnue,  où  Ton  peut  être  surpris  à 
chaque  instant  et  à  charpie  pas,  et  cependant  de 
sentir  qu'on  ne  peut  s'en  arracher  !...  Oh!  Margue- 
rite !  Marguerite!  il  faut  que  je  la  voie!...  aucun 
bruit...  personne...  Le  cœur  me  bat  comme  si  je 
taisais  une  action  infâme.  Si  je  savais  où  me  ca- 
cher... Me  cacher?  puis-je  attendre?  dans  cinq  mi- 
nutes le  chœur  des  étudiants  va  passer,  il  m'a  sem- 
blé l'entendre  déjà...  (tl  s'accoude  à  la  table  et 
machinalement  ses  yeux  tombent  sur  les  papiers.) 
Mon  nom?...  le  nom  de  Flaming?  le  nom  de  Rol- 
ler  :  qu'est-ce  que  cela?  Eh  bien,  que  fais-je  donc? 
ces  papiers,  ai-je  le  droit  de  les  lire?  Je  suis  entré  ici 
pour  dire  un  dernier  adieu  à  Marguerite,  et  non 
pour  voler  les  secrets  de  son  mari  !...  Mais  ce  secret, 
c'est  le  mien...  le  mien?  que  m'importerait  encore  ! 
Mais  c'est  celui  des  autres  aussi.  N'est-ce  pas,  au 
contraire,  Dieu  qui  m'a  conduit!  qui  a  empêché 
qu'elle  ne  vint  pour  que  je  vinsse,  moi?  Nos  projets 
de  cette  nuit...  il  sait  tout.  Oh!  mon  Dieu,  mon 
Dieu  !  ils  sont  perdus.  (Le  chœur  passe  plus  près 
de  la  maison.)  Pas  un  instant  de  retard!  qu'ils 
fuient!  qu'ils  se  dispersent...  Quelqu'un?  (Au 
moment  de  sortir,  il  se  trouve  face  à  face  avec  Mar- 
guerite, qui  revient  du  jardin.) 


228  LORELY. 

XI.  —  FRANTZ,  MARGUERITE. 

MARGUERITE.  Qui  va  là? 

frantz.  Marguerite  ! 

Marguerite.  Frantz?  Partez,  monsieur,  parlez  5  il 
y  a  un  grand  danger  qui  vous  menace... 

frantz.  Je  le  sais...  je  le  sais. 

marguerite.  Je  n'ai  consenti  à  vous  voir  que  pour 
vous  dire  cela  ;  je  vous  l'ai  dit,  allez. 

frantz.  Marguerite... 

marguerite.  Allez,  monsieur  :  vous  n'avez  pas  un 
instant  à  perdre,  quittez  la  ville! 

frantz.  Oui  5  mais  auparavant,  j'ai  encore  quel- 
ques dernières  paroles  à  vous  dire.  Vous  me  rever- 
rez, Marguerite  !  cette  nuit  même  peut-être... 

marguerite.  Non,  ne  revenez  pas...  Adieu.  Vous 
m'effrayez  !  (Seule.)  Cette  agitation...  ce  costume... 
ce  masque...  que  veut  dire  tout  cela?  Oh!  pour- 
tant, mon  Dieu,  je  te  remercie  !  Dans  ces  dangers 
qui  menacent  à  la  fois  ces  deux  hommes,  c'est  pour 
Léo  que  j'ai  eu  peur...  c'est  Léo  que  j'aime!  (Elle 
tombe  à  genoux,  le  chœur  des  étudiants  s'éloigne.) 


CINQUIEME  JOURNÉE. 


Le  château  de  Wirtzburg. —  Salle  en  ruines,  d'architecture  saxonne, 
ouverte  au  fond  sur  les  montagnes  éclairées  par  la  lune. 

(La  seénc  présente  un  tableau  d'étudiants,  de  paysans  et  de  soldats 
\ètus  d'uniformes  étrangers  ;  quelques-uns  buvant,  d'autres  comp- 
tant des  armes  qu'ils  rangent  en  tas,  d'autres  roulant  des  tonneaux 
de  poudre.  Quelques-uns  sont  masqués.) 


I.  —  KOLLER,  FLAMING,  HERMANN,  WALDECK. 

roller  (faisant  passer  cinq  paysans  devant  les 
autres  étudiants).  En  voilà  encore  cinq  d'Eisenburg  5 
de  braves  gens...  c'est  la  même  famille.  Le  père  a 
soixante  et  dix  ans-,  et  les  femmes,  voyant  déjà 
partir  les  deux  fils  et  les  deux  neveux,  voulaient 
garder  le  vieillard,  disant  qu'il  en  avait  fait  assez 
dans  sa  vie,  depuis  92  jusqu'à  1815;  mais  j'ai  mon- 
tré ceci,  la  croix  des  braves  de  Leipsick  ,  et  le  père 
m'a  dit  :  Est-ce  contre  l'empereur  de  France  qu'il 
faut  marcher  encore?  En  ce  cas,  je  suis  trop  vieux! 
—  J'ai  répondu  :  Non!  l'aigle  est  toujours  blessé, 
toujours  captif  sur  son  rocher  de  Sainte-Hélène  : 


230  lui;  el  Y. 

ce  sont  les  aigles  à  deux  tètes  qui  nous  dévorent,  et 
nous  allons  leur  donner  la  chasse,  cette  fois.  —  Je 
suis  à  vous,  s*est  écrié  le  vieux  paysan.  Et  vous, 
femmes  ,  a-t-il  ajouté,  vous  vous  trompiez 5  je  n'ai 
pas  le  droit  de  me  reposer  ici-,  je  n'ai  pas  fini  ma 
journée  ! 

flaming.  Bien.  Ont-ils  des  armes? 

roller.  Le  décret  royal,  exécuté  hier,  leur  a  en- 
levé jusqu'aux  armes  d'honneur  du  vieillard  et  de 
l'aine. 

flaming  (montrant  le  tas).  Qu'ils  en  prennent... 
celles-là  aussi  deviendront  des  armes  d'honneur! 

roller.  Où  faut-il  placer  ces  hommes? 

flaming.  Au  nord,  du  côté  du  fleuve.  Et  mainte- 
nant ,  voici  toutes  les  avenues  gardées.  Si  notre 
rendez-vous  est  découvert,  nous  avons  de  quoi  sou- 
tenir un  siège  de  plusieurs  jours  dans  ces  ruines, 
jusqu'à  l'arrivée  de  nos  frères  de  Gœttingue. 

roller.  Les  princes  ont  tenu  un  conseil  à  Carl- 
sbad  ;  nous  tenons  le  nôtre  à  Wirtzburg  !  Ces 
vieilles  ruines  s'étonnent  de  servir  d'asile  à  la  liberté, 
après  avoir  été  si  longtemps  le  repaire  des  oppres- 
seurs! 

flaming.  Ne  médisons  pas  de  nos  aïeux,  Roller  : 
pour  les  juger,  il  faudrait  mieux  savoir  l'histoire 
que  nous  ne  la  savons,  pauvres  étudiants  que  nous 
sommes! 

coller.  Mais  n'est-ce  pas  ici  mêmequese  tenaient 


SCÈNES    DE   LA    VIE   ALLEMANDE.  231 

les  séances  du  tribunal  secret?...  Les  cachots  sont 
par  là,  tiens;  la  porte  est  faite  d'un  seul  bloc  de 
pierre,  et  il  faut  trois  hommes  seulement  pour  la 
faire  tourner  sur  ses  gonds.  Ici  les  nobles  seigneurs 
s'asseyaient  en  nombre  impair;  voici  leurs  sièges  de 
rocher.  Les  condamnes  tombes  en  leur  pouvoir  en- 
traient par  cette  porte.  Il  en  était  d'autres  que  les 
juges  ne  pouvaient  atteindre  qu'avec  la  pointe  d'un 
poignard  ;  ceux-là  mouraient  plus  vite  et  souffraient 
moins. 

FLAMING.  Eh  bien!  étudie  mieux  tes  livres,  et  tu 
verras  que  ces  terribles  seigneurs  étaient,  comme 
nous,  des  ennemis  de  la  tyrannie  ;  qu'ils  frappaient 
l'oppresseur  étranger  ou  le  prince  félon  que  la  loi 
ne  pouvait  atteindre;  et  que  ce  tribunal  ne  versait 
que  le  mauvais  sang. 

roller.  Oh!  toi,  Ion  te  connaît  :  quand  il  s'agit 
de  noblesse,  tu  es  prêt  toujours  à  contrarier  toutes 
nos  idées.  Ce  n'étaient  pas  des  manants,  à  coup  sûr, 
qui  jugeaient  les  tyrans  dans  de  si  belles  salles  or- 
nées de  statues  et  d'armures?...  Les  manants  n'ont 
jamais  fait  construire  de  châteaux. 

flaming.  Qui  te  dit  le  contraire?...  Mais  ce  fut  la 
noblesse  qui  comprit  toujours  le  mieux  l'indépen- 
dance. 

rolleh.  Pour  elle-même,  soit. 

flaming.  Et  pour  le  peuple  aussi;  mais  la  bour- 
geoisie est  l'humble  servante  des  princes ,  et  c'est 


232  LORELY. 

la  bourgeoisie  armée  qui  nous  a  contenus  hier. 

waldeck  (approchant).  Pour  moi,  nobles  ou  prin- 
ces, je  n'en  fais  pas  de  différence.  Tenez,  messieurs... 
tenez,  frères,  veux-je  dire,  je  suis  venu  à  vous  de 
moi-même,  et  me  suis  donné  de  tout  point;  je  suis 
noble,  c'est  vrai;  mais,  si  j'avais  pu  choisir,  je  vou- 
drais être  né  dans  la  plus  basse  condition,  et  m'éle- 
ver  par  mon  génie.  Tenez,  j'ai  un  aïeul  parmi  ces 
statues,  ainsi  que  vous  pouvez  le  voir  au  blason  qui 
décore  ce  piédestal,  eh  bien,  ce  blason,  je  le  renie, 
je  le  dégrade...  faites-en  si  vous  voulez  autant  des 
autres.  (Il  raye  l'écusson  avec  son  poignard.) 

flaming.  Arrêtez!...  Si  vous  reniez  ceux-là  pour 
vos  aïeux,  nous  ne  les  renions  pas  pour  nos  grands 
hommes!  Ce  comte  de  Waldeck  fut  un  brave  sei- 
gneur, qui  délivra  Mayence  des  Espagnols  qui  te- 
naient les  Flandres!  Celui  qui  se  targue  de  ses 
aïeux  est  un  insensé,  celui  qui  les  outrage  est  un 
lâche.  Respect  à  la  mémoire  des  anciens  comtes  de 
Waldeck,  amis!  respect  à  ces  héros,  à  ces  capitai- 
nes!... ensuite,  nous  conviendrons,  si  vous  voulez, 
que  celui-ci  n'en  descend  pas!  (Il  désigne  Waldeck, 
qui  s'éloigne.  ) 

roller.  Mais  qui  donc  l'a  amené? 

hermann.  C'est  le  nouveau  membre  de  l'associa- 
tion, qu'on  va  recevoir  parmi  les  voyants.  Ainsi,  du 
privilège  en  tout,  parmi  nous-mêmes  :  parce  qu'il  a 
été  puissant,  parce  qu'il  a  approché  les  princes,  on 


SCENES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE,     233 

eu  ("ait  un  républicain  choisi,  un  conspirateur  de 
première  classe,  on  lui  fait  sauter  deux  degrés  en 
deux  jours,  tandis  que  moi  je  suis  encore  aspirant 
dans  le  troisième. 

roller.  Mais  toi  aussi,  qu'as-tu  fait,  qu'as- tu 
risqué?  Cet  homme-là  met  enjeu  sa  tête;  il  perd 
son  rang,  ses  places-,  il  donne  par  là  des  gages  de 
confiance  qu'il  faut  reconnaître;  toi,  tu  ne  risques 
rien  que  ce  qui  couvre  ton  corps,  un  trou  à  ton  ha- 
bit, tout  au  plus,  ce  qui  regarde  surtout  ton  tailleur 
et  ton  hôte;  peut-être  encore  ta  liberté  pour  quel- 
ques mois;  la  belle  affaire  !  tu  travailleras  ta  théo- 
logie en  prison  mieux  qu'à  l'université,  où  tu  ne  la 
travailles  pas  du  tout!... 

hermann.Tu  veux  un  coup  de  rapière  pour  demain; 
il  fallait  le  dire. 

roller.  Pour  tout  de  suite!  (Ils  vont  pour  ramas- 
ser deux  épées  au  tas  d'armes.) 

FLAMixG.  Un  instant!...  ceci  ne  doit  servir  à  dé- 
coudre que  des  soldats  royaux  et  des  philistins!  Tous 
les  duels  sont  remis  à  huit  jours  d'ici  par  ordre  du 
comité  supérieur...  mais  les  coups  de  poing  ne  sont 
pas  défendus  en  attendant. 

her.maxx.  Merci...  nous  attendions. 

flamixg.  Enfants!...  tenez,  voici  les  hommes  qui 
viennent!  (Plusieurs  gens  masqués  entrent  et  se 
mêlent  à  la  foule;  le  veilleur  leur  fait  déposer  les 
bûchettes  à  mesure.  ) 


234  LORELY. 

hermann.  Ah!  moi,  je  n'aime  pas  les  masques; 
masque  d'ami,  visage  de  traître  :  voilà  mon  opi- 
nion. 

FLAMING.  Avec  des  fous  comme  ceux-là,  on  ne  réus- 
sirait à  rien  :  mais!  tu  ne  comprends  donc  pas  qu'il 
s'agit  ici  d'une  résolution  grave,  d'un  jugement  à 
mort  et  que,  si  nous  ne  réussissons  pas,  tous  ceux 
qui  seraient  convaincus  d'y  avoir  coopéré  seraient 
traités  comme  des  assassins,  décapités  tous  les  dix- 
sept,  jusqu'au  dernier,  tandis  qu'ainsi  le  vengeur 
seul  risque  sa  vie. 

hermann.  Moi,  je  n'aime  pas  à  prévoir  la  défaite. 

flaming.  En  voici  deux,  puis  trois,  ils  seront  bien- 
tôt au  complet;  chacun  donne  en  entrant  la  bûchette 
qui  représente  un  des  pays  souverains  de  l'Allema- 
gne ;  en  la  reprenant  dans  l'urne ,  il  prend  le  nom 
de  la  province  qui  lui  échoit,  et  le  reçoit  comme  le 
sien  pour  tout  le  temps  de  la  séance.  (Entrent  Léo 
et  le  chevalier,  qui  vont  se  placer  à  part  près  d'un 
pilier,  pendant  que  la  salle  continue  à  se  remplir.) 


II.  —  Les  mêmes  ,  LÉO ,  LE  CHEVALIER. 

le  chevalier.  Eh  bien  !  monseigneur,  ne  compre- 
nez-vous pas  qu'il  eût  été  insensé  de  vouloir  faire 
entourer  de  troupes  ce  rendez-vous  de  conspirateurs! 
L'endroit  est  bien  choisi,  pardieu  !  En  temps  ordi- 


SCÈNES   DE   LA   VIE   ALLEMANDE.  235 

naire,  c'est  la  retraite  des  voleurs  sans  asile  ;  au- 
jourd'hui ils  ont  cédé  la  place  5  ils  se  sont  envoles 
comme  des  h  i  bon  s  effrayés  par  la  lumière...  à  moins, 
toutefois,  qu'ils  ne  soient  restés  pour  faire  les  hon- 
neurs du  lieu  à  tous  ces  intrus!  Je  gage  qu'il  s'en 
cache  plus  d'un  sous  ces  capes  d'étudiants! 

Léo.  Quel  singulier  spectacle!  une  conspiration 
sous  ces  voûtes  humides,  aux  pieds  de  ces  statues  de 
chevaliers  saxons;  sous  ces  colonnes  lourdes,  tail- 
lées du  temps  de  Charlemagne... 

le  chevalier.  Pardon,  c'est  du  pur  byzantin  ;  celte 
architecture  remonte  au  sixième  siècle,  les  statues 
sont  plus  modernes... 

léo.  Et  c'est  ici,  monsieur  l'antiquaire,  qu'ils  veu- 
lent tenir  leur  conseil  suprême,  leur  tribunal,  n'est- 
ce  pas? 

le  chevalier.  Oui,  c'est  ici!  Pardon...  vous  m'a- 
vez rappelé,  par  ce  mot,  aux  délices  de  ma  jeunesse! 
•  C'est  ainsi  que  je  descendais,  à  la  lueur  des  flam- 
beaux ,  sous  les  voûtes  d'Herculanum  et  d'Àquilée,- 
j'allais  y  chercher  des  urnes,  des  statues,  des  choses 
antiques,  comme  ces  jeunes  fous  viennent  y  mé- 
diter des  pensées  d'un  autre  temps,  des  idées  per- 
dues ! 

léo.  En  effet!  la  liberté  ne  sort  pas  par  ces  voies 
ténébreuses  :  elle  aime  le  plein  jour,  le  grand  soleil, 
et  lève  ses  bras  nus  dans  un  ciel  d'azur!  Toutefois, 
ce  spectacle  m'émeut  profondément  :  n'y  a-t-il  pas 


236  LORELY. 

dans  ces  ruines,  dans  ce  mystère,  dans  celle 
réunion  bizarre,  quelque  chose  de  saisissant,  pour 
tous  ces  cœurs  jeunes,  une  poésie  qui  enivre,  qui 
égare.  Et,  en  passant  à  travers  tout  cela,  n'est-on 
pas  pris  de  doute  sur  soi-même,  comme  Luther  qui, 
entrant  un  soir  dans  l'église  de  Wittemberg,  douta 
de  ses  propres  idées,  et  se  mit  à  prier  jusqu'au 
matin,  le  front  dans  la  poussière,  au  pied  des  saintes 
images  que  ses  disciples  avaient  brisées!...  Hélas! 
monsieur,  l'étude  des  systèmes  m'avait  conduit  à  la 
conviction ,  l'expérience  des  choses  me  rend  au 
doule...  Je  vous  parle  avec  confiance,  car  vous  ris- 
quez votre  vie  avec  moi,  et  quel  que  soit  votre  but 
caché,  je  rends  justice  à  votre  courage.  Mais  cela  ne 
vous  émeut-il  pas  vous-même,  en  elïet? 

le  chevalier.  Je  n'ai  pas  les  mêmes  passions;  ces 
idées  me  sont  étrangères!  Il  fut  un  temps  où  mon 
cœur  bondissait  quand  je  retrouvais  le  sens  perdu 
d'une  inscription  effacée,  le  profil  d'une  médaille 
ou  le  bras  d'un  héros  de  marbre...  J'étais  heureux 
comme  un  enfant,  et  mon  âme  s'épanouissait  de 
joie  ! 

léo.  Et  aujourd'hui... 

le  chevalier.  J'ai  longtemps  vécu  en  France  :  là 
j'ai  appris  à  rire  de  tout...  et  maintenant,  je  ne  ris 
même  plus  -,  je  méprise. 

léo.  Je  ne  doute  que  de  l'homme  ;  mais  vous,  vous 
doutez  de  Dieu! 


S C  È  N  E  S   i)  E    L  A    V  I  H    A  1. 1.  E  M  A  N  l>  E .  237 

LE  chevalier.  Douier...  c'est  presque  croire! 

léo.  Silence! 

un  homme  masqué.  Frères!  la  nuit  s'avance...  le 
temps  s'écoule...  quelqu'un  nous  manque  que  nous 
ne  pouvons  plus  attendre.  Veilleur,  combien  comp- 
tez-vous de  voyants? 

le  veilleur.  Seize. 

l'homme  masqué.  Le  dix-septième  est  traître,  pri- 
sonnier ou  mort.  Servants,  faites  retirer  les  plus 
jeunes,  et  que  les  voyants  restent  seuls  ici-,  car  la 
séance  va  s'ouvrir.  (L'ordre  s'exécute  ;  il  ne  reste  que 
seize  hommes,  tous  masqués.) 


III.  —  LÉO,  LE  CHEVALIER. 

l'homme  masqué.  Maintenant  combien  sommes- 
nous? 

le  veilleur.  Seize. 

l'homme  masqué.  Quinze  de  nous  pourront  seule- 
ment prendre  part  à  la  délibération.  Frères!  n'ou- 
blions pas  que,  de  même  qu'au  congrès  chaque 
ministre  représente  un  roi,  de  même  ici  chacun  de 
nous  représente  un  peuple-,  le  premier  sorti  présidera 
le  tribunal. 

le  veilleur  (tirant  une  bûchette  de  l'urne).  Au- 
triche. 

i  \  voyant.  C'est  moi. 


238  LORELY. 

un  autre.  Ici,  comme  à  la  diète,  il  y  a  un  sort  sur 
ce  nom-là  ! 

léo  (bas).  Ah  !  ah!  voilà  que  cela  tourne  à  la  pa- 
rodie. Il  était  temps,  je  commençais  à  les  prendre 
au  sérieux. 

le  chevalier  (de  même).  Pour  un  diplomate,  vous 
êtes  bien  ennemi  des  formes. 

LÉO.  Surtout  des  mots. 

le  chevalier  (haut).  Tire  ton  nom,  frère. 

léo.  Holstein. 

le  chevalier.  Et  moi,  Brunswick. 

léo  (bas).  Je  rougis  vraiment  de  jouer  un  rôle 
dans  cette  comédie  d'enfants. 

le  chevalier  (bas).  Votre  Excellence,  qu'elle  me 
permette  de  le  lui  dire,  juge  un  peu  trop  en  profes- 
seur. Vous  vous  trompez  en  croyant  avoir  affaire  à 
des  écoliers,  et  vous  allez  bientôt  voir  les  actions 
prendre  un  aspect  plus  grave. 

le  président.  Quel  est  le  seizième? 

i  x  voyant.  Wurtemberg. 

le  président.  11  assistera  à  la  séance  sans  voter, 
et  priera  Dieu  en  lui-même  pour  que  son  esprit  nous 
éclaire...  Quel  est  le  nom  resté  dans  l'urne? 

le  veilleur.  Hanovre. 

le  président.  C'est  bien  ;  prenez  tous  place  et 
demeurez  silencieux  :  nous  devons  recevoir  un  nou- 
veau frère...  Que  ses  parrains  aillent  le  recevoir  à 
la  porte,  et  que  les  servants  l'introduisent. 


SCÈNES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     239 

léo  (bas).  Est-ce  Waldeck? 

LE  CHEVALIER.  Oui. 

le  président.  Silence  !  (Waldeck  est  introduit  les 
yeux  bandés.) 

IV.  —  Les  mêmes,  WALDECK. 

le  président.  Frère,  quelle  heure  est-il? 

waldeck.  L'heure  où  le  maître  veille  et  où  l'es- 
clave s'endort. 

le  président.  Comptez-la. 

waldeck.  Je  ne  l'entends  plus  depuis  qu'elle 
sonne  pour  le  maître. 

le  président.  Quand  i'entendrez-vous? 

waldeck.  Quand  elle  aura  réveillé  l'esclave. 

le  président.  Où  est  le  maître? 

waldeck.  A  table. 

le  président.  Où  est  l'esclave? 

waldeck.  A  terre. 

le  président.  Que  boit  le  maître? 

waldeck.  Du  sang. 

le  président.  Que  boit  l'esclave? 

waldeck.  Ses  larmes. 

le  président.  Que  ferez-vous  de  tous  les  deux? 

waldeck.  Je  mettrai  l'esclave  à  table,  et  le  maître 
à  terre. 

le  président.  Êtes-vous  maître  ou  bien  esclave? 

waldeck.  Ni  rtui  ni  l'autre. 


240  LORF.  I.  Y. 

le  président.  Qu'ètes-vous  donc? 

waldeck.  Rien...  niais  j'aspire  à  devenir  quel- 
que cliose. 

le  président.  Quoi  encore? 

waldeck.  Voyant. 

le  président.  En  savez-vous  les  fonctions? 

waldeck.  Je  les  apprends. 

le  président.  Qui  vous  enseigne? 

waldeck.  Dieu  et  mon  maître. 

le  président.  Avez-vous  des  armes? 

waldeck.  J'ai  cette  corde  et  ce  poignard. 

le  président.  Qu'est-ce  que  cette  corde? 

waldeck.  Le  symbole  de  notre  force  et  de  notre 
union. 

le  président.  Qu'êtes-vous  selon  ce  symbole? 

waldeck.  Je  suis  l'un  des  fds  de  ce  chanvre,  que 
l'union  a  rapprochés  et  que  la  force  a  tordus. 

le  président.  Pourquoi  vous  a-t-on  donné  la 
corde? 

waldeck.  Pour  lier  et  pour  étreindre. 

le  président.  Pourquoi  le  poignard? 

waldeck.  Pour  couper  et  pour  désunir. 

le  président.  Êles-vous  prêt  à  jurer  que  vous 
ferez  usage  du  poignard  ou  de  la  corde  contre  tout 
condamné  dont  le  nom  sera  inscrit  au  livre  de 
sang? 

waldeck.  Oui. 

LE    PRÉSIDENT,    JurCZ-le. 


SCENES   DE   LA   VIE   ALLEMANDE.  2-11 

waldeck.  Je  le  jure! 

le  président.  Vous  dévouez-vous  à  la  corde  et 
au  poignard  vous-même,  s'il  vous  arrivait  de  trahir 
le  serment  que  vous  venez  de  faire,  sur  ce  livre  d'une 
main,  et  sur  l'Évangile  de  l'autre:  sur  le  glaive  et 
sur  la  croix? 

waldeck.  Je  m'y  dévoue.  (En  ce  moment,  on 
entend  un  grand  bruit  à  la  porle  du  fond,  et  comme 
un  froissement  de  fer-,  en  même  temps,  quelques 
coups  de  tambour  battant  sourdement  la  charge, 
puis  enfin  des  coups  aux  portes.) 

Léo.  Quel  est  ce  bruit? 

LE  PRÉSIDENT.    Écoutez! 

un  servant,  entrant.  Nous  sommes  perdus!  tout 
est  découvert. 

le  président.  Qu'y  a-t-il  ? 

le  servant.  Les  soldats  royaux  qui  frappent  à  la 
porte. 

l'officier  (dehors).  Au  nom  du  prince!  ouvrez, 
ouvrez ! 

le  président.  Lâches  sont  ceux  qui  fuient!  nous 
mourrons  en  martyrs  ! 

léo,  bas.  Qu'est-ce  que  cela?  Le  savez-vous,  Pau- 
lus?  je  n'ai  donné  aucun  ordre. 

LE  CHEVALIER.   Silence! 


1  i 


242  LORELY. 

V. —  Les  mêmes,  UN  OFFICIER,  soldats. 

l"officier.  Au  nom  du  prince ,  messieurs ,  vous 
êtes  prisonniers. 

le  président.  Soit...  d'autres  accompliront  noire 
tâche. 

l'officier.  Quel  est  celui  que  je  vois  un  poignard 
à  la  main? 

le  président.  Un  de  nos  frères  ! 

l'officier.  Que  voulait-il? 

le  président.  Ce  que  nous  voulons  tous  :  frapper 
au  cœur  la  tyrannie! 

l'officier.  Qu'il  meure  le  premier,  et  comme  un 
rebelle;  car  il  est  pris  les  armes  à  la  main. 

le  président.  Il  ne  mourra  pas  seul;  car  nous 
sommes  tous  ses  complices. 

l'officier.  Qu'il  meure  d'abord...  Apprêtez  les 
armes  ! 

waldeck  (laissant  tomber  la  corde  et  le  poignard, 
et  allant  vivement  à  l'officier).  Arrêtez,  monsieur 
l'officier;  prenez  garde  à  ce  (pie  vous  allez  faire  :  je 
suis  ici  pour  un  dessein  que  je  veux  expliquer  au 
prince... 

l'officier.  Soldats... 

waldeck.  Je  suis  le  comte  de  Waldeck,  monsieur; 
je  vous  demande  à  être  conduit  au  prince,  entendez- 
vous? 


SCÈNES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     243 

l'officier.  Soldats... 

waldeck.  Monsieur,  n'entendez-vous  pas  ce  que 
je  dis?...  vous  répondrez  de  ce  que  vous  allez  faire! 

l'officier.  Vous  le  voyez,  vous  êtes  ici  face  à  face 
avec  la  mort;  soyez  donc  franc.  Ktes-vous  fidèle  au 
prince?  je  vous  conduis  à  lui...  Ètes-vous  fidèle  à 
ces  hommes?  vous  allez  mourir. 

waldeck.  Je  suis  fidèle  au  prince ,  monsieur  ; 
fidèle  aux  lois  :  je  n'avais  d'autre  intention  que  de 
pénétrer  ce  complot,  de  connaître  les  conspirateurs, 
et  de  tout  découvrir  ensuite.  (Les  deux  parrains  ra- 
massent, silencieusement,  l'un  la  corde,  l'autre  le 
poignard,  et  s'approchent  par  derrière.) 

(L'officier  se  découvre  et  montre  sous  son  man- 
teau un  habit  d'étudiant.) 

l'étudiant.  Frères!  cet  homme  vous  a  reniés  trois 
fois,  il  est  à  vous. 

premier  parrain  (le  frappant  du  poignard).  Voilà 
pour  le  lâche! 

on  autre  (l'étranglant).  Voilà  pour  le  traître! 

tous.  Vive  l'Allemagne!  (Les  étudiants,  qui 
étaient  vêtus  en  soldats,  se  mêlent  à  cette  accla- 
mation et  serrent  les  mains  de  leurs  camarades  '.) 

le  président.  Prions  Dieu  !  (Tous  s'agenouillent.) 


1  Une  des  épreuves  de  la  charbonnerie  et  du  tugendbund 
consistait ,  en  effet,  à  supposer  l'intervention  de  la  police  pour 
éprouver  le  récipiendaire, 


244  LORELY. 

le  chevalier  (bas  à  Léo).  Vous  voyez...  c'était  une 
épreuve. 

léo  (se  levant).  De  par  le  ciel  !.. 

le  chevalier  (bas).  Arrêtez! 

léo.  Laissez-moi,  cela  ne  peut  se  supporter. 

le  chevalier.  Vous  allez  nous  perdre! 

léo.  Un  meurtre,  monsieur,  un  meurtre  devant 
moi!... 

le  chevalier.  Taisez-vous.  Ici ,  nous  sommes 
égaux  5  si  vous  dites  un  mot  de  plus,  je  vous  livre. 

léo.  Peu  m'importe... 

le  chevalier.  Et  le  prince  est  perdu. 

léo.  Le  prince!... 

le  chevalier.  Je  suis  ici  pour  ou  contre  vous,  à 
mon  gré  :  silencieux,  vous  me  trouverez  fidèle;  im- 
prudent, non-seulement  je  vous  abandonne,  mais 
encore  je  vous  dénonce,  et  je  déclare  à  tous  que  je 
vous  ai  attiré  ici  dans  un  piège.  Ah!  vous  voyez  bien 
que  vous  vous  trompiez...  ce  ne  sont  point  ici  des 
jeux  d'enfants! 

le  président.  Devant  ce  poignard  teint  du  sang 
du  parjure,  et  devant  la  croix  dont  il  est  l'image... 
jurons  qu'ainsi  mourra  tout  transfuge  et  tout  lâche; 
et  remercions  le  ciel  de  nous  avoir  permis  de  don- 
ner cet  exemple. 

tous.  Nous  le  jurons! 

le  président.  Et  maintenant ,  qu'on  porte  ce 
corps  sanglant  au  milieu  des  plus  jeunes  de  nos 


Scènes  de  la  vie  allemande.         24.S 

frères,  et  qu'ils  apprennent  à  leur  tour  comment  la 
trahison  est  entrée  ici,  et  comment  elle  en  est  sortie. 

un  voyant.  Frères,  la  nuit  s'avance,  et  nous  avons 
encore  beaucoup  de  choses  à  faire  avant  le  jour; 
sous  l'impression  de  ce  grand  exemple,  jugeons  des 
ennemis  plus  puissants  et  plus  dignes  de  notre 
colère. 

le  président.  Reprenons  nos  places.  Vengeurs, 
quelle  heure  est-il? 

l'accusateur.  L'heure  des  confidences. 

le  président.  Vengeurs,  quel  temps  fait-il? 

l'accusateur.  Le  temps  est  sombre. 

le  président.  Vengeurs,  où  est  le  saint  Wehmé? 

l'accusateur.  Mort  en  Westphalie,  ressuscité  ici. 

le  président.  Quelle  preuve  avons-nous  de  sa 
résurrection? 

l'accusateur.  Napoléon  abattu,  l'Allemagne  dé- 
livrée, les  quatorze  universités  liées  du  même  ser- 
inent, des  villes  révoltées,  des  traîtres  punis... 

le  président.  Frère,  je  te  donne  la  parole  pour 
accuser.  Accuse,  nous  jugerons. 

l'accusateur.  Frères!  en  1806,  les  princes  d'Al- 
lemagne vinrent  à  nous;  ils  nous  dirent  :  Peuples  et 
noblesse,  nous  avons  un  maître  qui  nous  pèse,  ve- 
nez en  aide  à  notre  puissance,  et  nous  serons  eu 
aide  à  votre  libellé.  Un  de  nous  fut  choisi  par  le 
sort  et  s'avança  contre  Napoléon  plein  de  lionne  foi 
et  de  confiance,  comme  David  contre  le  géant;  mais 

1  i. 


240  L  OU  EL  Y. 

le  jour  de  cet  homme  n'était  pas  venu,  et  le  sang  de 
Frédéric  Staps  devint  le  baptême  de  notre  Union 
de  Vertu1.  Quatre  ans  plus  tard,  les  primes  nous 
crièrent  encore  :  Il  est  temps,  levez-vous!...  Toutes 
les  épées  étaient  aux  mains  du  vainqueur;  nous  en 
fîmes  fabriquer  d'autres  avec  le  fer  des  charrues; 
mais,  en  commandant  son  épée,  chacun  de  nous 
commanda  un  poignard  du  même  fer  à  l'ouvrier  qui 
la  forgeait.  Les  épées  nous  ont  conduits  jusqu'au 
cœur  de  nos  ennemis,  et  nous  les  avons  frappés  au 
cœur;  les  poignards  nous  conduiront  jusqu'aux 
cœurs  de  nos  maîtres,  et  nous  les  frapperons  de 
même!...  Le  moment  est  venu!  A  nos  prières,  à 
nos  menaces,  on  a  répondu  par  l'amende,  par  la 
prison,  par  la  mort!  Hier  encore,  et  c'est  par  toute 
l'Allemagne  comme  ici,  les  compagnons  de  la  land- 
werth,  les  braves  de  1813,  ont  été  dépouillés  de 
leurs  armes.  Frères  !  on  a  brisé  l'épée,  mettons  au 
jour  le  poignard!... 

tous.  Vive  l'Allemagne  ! 

l'accusateur.  Je  n'ai  plus  qu'un  mol  à  vous  dire: 
cette  ordonnance  émane  du  prince.  J'accuse  le  prince 
de  forfaiture  et  de  trahison. 

LÉO  (se  levant).  Et  moi  je  le  défends,  messieurs  ! 

le  chevalier  (bas).  Dites/réres  /  et  déguisez  votre 
voix,  ou  vous  nous  perdez. 

1  Tusenbund. 


SCÈNES   DE   LA    VIE   ALLEMANDE.  247 

le  président.  Attendez.  Le  frère  représentant  la 
Saxe  n'a-t-il  rien  à  ajouter? 

l'accusateur.  Non.  J'écoute. 

le  président.  J'ouvre  la  bouche  au  frère  représen- 
tant le  Holstein-,  il  peut  parler. 

leo.  Eh  bien  !  accusez  les  coupables  selon  vous, 
niais  les  coupables  seulement.  Le  prince  ne  vous  a 
rien  juré,  ni  en  1806,  ni  en  1813  ;  car  ce  n'était  pas 
lui  qui  régnait  alors... 

l'accusateur.  Il  a  accepté  le  serment  en  acceptant 
la  couronne. 

léo.  Que  lui  reprochez-vous?...  de  ne  pouvoir  dis- 
poser d'assez  de  millions  d'hommes  pour  faire  la  loi 
aux  grandes  puissances  ?...  lia  accepté  les  arrêts  de 
la  conférence  ;  mais  il  a  fait  ses  réserves  en  faveur  de 
nos  libertés. 

l'accusateur.  Frère,  tu  oublies  que  nous  som- 
mes ici  au-dessus  des  fictions  politiques  et  légales. 
Les  princes  de  la  terre  ne  sont  pas  nos  princes , 
à  nous!  Pense  à  tes  serments...  Le  prince  perdra 
son  trône,  parce  qu'il  n'y  aura  plus  de  trônes. 
Perdra-t-il  en  même  temps  la  vie?  voilà  la  ques- 
tion. 

un  voyant.  Le  frère  représentant  le  Holstein  a  le 
droit  de  faire  ses  réserves  en  faveur  des  princes  ;  car 
notre  société  admet  les  deux  nuances  d'opinion, 
qui  reposent  également  sur  le  grand  principe  de 
l'unité  germanique  :  la  sainte  fédération  ou  le  saint 


248  LORELY. 

empire.  C'est  une  querelle  à  vider  plus  tard  entre 
vainqueurs. 
plusieurs.  Oui  !  oui  ! 

LE  PRÉSIDENT.  Poursuivez. 

Léo.  Donc  je  défends  le  prince,  et  j'en  ai  le  droit  ! 

l'accusateur.  Alors,  vous  accusez  le  ministre. 
Deux  noms  sont  au  bas  de  cette  ordonnance:  Fré- 
déric-Auguste et  Léo  Burckart. 

leo.  Je  dis  que  les  résolutions  ont  été  acceptées 
par  l'envoyé  plénipotentiaire  avant  que  le  prince  les 
connût. 

l'accusateur.  Qui  peut  le  savoir,  si  ce  n'est  un  de 
leurs  conseillers? 

le  président.  Frère,  tu  t'oublies!  nul  de  nous 
n'a  le  droit  d'interroger  celui  qui  parle  sous  le 
masque. 

léo.  Je  dis  que  le  ministre  est  le  seul  coupable; 
et,  s'il  y  a  crime  à  vos  yeux,  sur  mon  honneur,  c'est 
lui  qui  l'a  commis!  c'est  donc  lui  qui  doit  en  ré- 
pondre. 

un  voyant.  Frères,  c'est  aussi  mon  avis.  Le  prince 
a  montré  en  plusieurs  circonstances  le  cœur  d'un 
véritable  Allemand.  Il  n'y  a  eu  que  faiblesse  dans 
sa  conduite;  dans  celle  du  ministre,  il  y  a  eu  Ira- 
bison. 

léo.  ïrabison  ? 

le  chevalier  (bas;.  Prenez  garde  ! 

léo.  Trahison  !...  Que  vous  a-t-il  promis  ?...  A4- 


SCÈNES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     249 

il  été  des  vôtres?  a-t-il  juré  votre  fédération,  prêché 
votre  république?...  Lisez  ses  écrits,  lisez  ses  livres... 
et  posez  ses  actions  d'aujourd'hui  sur  ses  principes 
d'hier  :  les  uns  et  les  autres  se  répondront. 

l'accusateur.  Défendez-vous  aussi  le  bras  qui  nous 
frappe,  l'ennemi  qui  nous  abat  ? 

leo.  Je  défends... 

tous.  Assez,  assez. 

le  chevalier  (bas).  Silence! 

LÉO.  On  accuse  mon  honneur... 

le  chevalier.  Un  mot  de  plus,  et  je  vous  arrache 
votre  masque.  (Tumulte  au  dehors.) 

le  président.  Qui  ose  troubler  ainsi  la  séance  du 
saint  tribunal?... 

VI.  —  Les  mêmes,  FRANTZ  LEWALD. 

le  président.  Veilleur,  pourquoi  laissez- vous 
passer  ? 

le  veilleur.  C'est  un  des  voyants  ;  il  a  le  masque 
et  la  croix. 

le  président.  Pourquoi  entrez-vous,  étant  venu 
si  tard,  sans  les  formules  exigées? 

frantz.  Frères,  ce  ifest  pas  le  moment  des  céré- 
monies et  des  formules...  Nous  sommes  vendus, 
trahis,  livrés...  Je  n'ai  pas  besoin  d'en  dire  plus; 
lisez  :  (Il  remet  les  papiers  trouvés  chez  Léo  Bure- 
Kart.) 


250  LORELY. 

LÉO  (bas).  Que  veut  dire  cela? 

le  chevalier.  Cette  fois,  je  n'en  sais  rien.  Écou- 
tons. 

le  président.  Les  papiers  confies  à  Diego  pour 
nos  frères  d'Heidelberg... 

l'accusateur.  Diego  serait-il  un  traître? 

un  voyant.  Diego  peut  être  en  prison,  Diego  peut 
être  assassiné;  mais  ce  n'est  pas  un  traître  :  je  ré- 
ponds de  lui  comme  de  moi. 

le  chevalier  (bas).  Sur  mon  ùmc!  ce  sont  les 
papiers  saisis!  Où  les  avez- vous  donc  laissés,  mon- 
seigneur? 

léo.  Dans  mon  cabinet,  sur  mon  bureau...  Je  n'y 
comprends  rien...  il  faut  qu'il  y  ait  magie! 

le  chevalier.  Ou  trahison. 

léo.  Ils  étaient  peut-être  expédiés  en  double. 

le  président.  Et  entre  les  mains  de  qui  étaient 
ces  papiers? 

frantz.  Entre  les  mains  du  ministre. 

tous.  Du  ministre?  de  Léo  Burckaii  ! 

frantz.  Oui...  ainsi,  il  sait  nos  noms,  il  connaît 
nos  desseins. 

le  chevalier  (bas).  Ce  sont  bien  les  mêmes. 

l'accusateur.  Et  comment  sont-ils  tombés  entre 
les  tiennes? 

frantz.  Je  ne  puis  le  dire... 

tols.  Parle!  parle! 

le  président.  Le  frère  a  le  droit  de  refuser  toute 


SCÈNES    DE   LA    VIE   ALLEMANDE.  251 

explication  à  ccl  égard -,  d'ailleurs  elles  seraient  inu- 
tiles. Les  papiers  étaient  entre  les  mains  du  mi- 
nistre, donc  le  ministre  sait  tout;  donc  nous  som- 
mes tous  morts  demain,  s'il  ne  meurt  cette  nuit. 

le  chevalier  (bas).  Entendez-vous? 

tous.  Oui,  oui,  qu'il  meure! 

l'accusateur.  11  n'y  a  pas  un  instant  à  perdre  ; 
nous  n'avons  de  temps  ici  ni  pour  l'accusation,  ni 
pour  la  défense.  Que  ceux  qui  sont  pour  la  mort 
lèvent  la  main  ! 

presque  tous.  La  mort  !  la  mort! 

le  président.  Il  y  a  majorité.  Veilleur,  apportez 
l'urne,  et  mettez-y  seize  boules  blanches  et  une 
boule  noire  5  celui  qui  tirera  la  boule  noire  sera 
l'élu.  Vous  en  remettez-vous  au  sort? 

tous.  Oui,  oui. 

le  président.  Silence,  frères!...  Procédons  par 
ordre,  et  avec  le  calme  et  la  dignité  qu'exige  une 
pareille  résolution.  Songeons  qu'il  y  a  de  ce  mo- 
ment, parmi  nous,  un  vengeur  ou  un  martyr.  Cha- 
cun prendra  son  rang  selon  la  lettre  alphabétique 
du  pays  qu'il  représente.  (Tous  se  rangent.) 

le  président.  Moi  qui  représente  l'Autriche,  je 
tire  le  premier.  (Il  tire  la  boule,  et  la  laisse  tomber 
dans  un  plateau.)  Blanche. 

un  voyant  (s'approchant  de  l'urne).  Blanche. 

hermann.  Blanche. 

un  autre.  Blanche. 


'2:>'l  L  OR  EL  Y. 

frantz  (tirant  à  son  tour).  Noire!... 

tous.  Noire! 

le  président.  Vive  l'Allemagne,  frères  !  L'élu  est 
nommé!... 

frantz.  0  mon  Dieu  !  mon  Dieu  ! 

UN  voyant.  Frère  !  voilà  le  poignard. 

un  autre.  Frère,  voilà  la  corde. 

le  président.  Rappelle-toi  ton  serment  sur  le 
livre  de  sang  et  sur  l'Évangile.  Tu  as  douze  heures 
pour  l'accomplir. 

frantz.  C'est  bien. 

le  président.  Maintenant,  tu  sais  le  sort  qui  at- 
tend les  lâches  et  les  traîtres...  C'en  était  un  celui 
dont,  en  passant,  tu  as  vu  le  cadavre.  (On  ouvre  les 
portes,  les  étudiants  non  masqués  entrent ,  et  se 
mêlent  aux  autres.) 

tous.  Vive  l'Allemagne! 

choeur. 

Amour  des  nobles  âme?, 
Sur  nous  répands  tes  flammes  ! 
Au  nom  du  Dieu  vengeur  qu'ici  nous  implorons! 

Jurons  !  Jurons! 
Et  pour  la  liberté  qu'un  jour  nous  espérons, 
Mourons!  Mourons  '  ! 

1  Ces  vers  sont  faits  comme  ceux  de  la  Chasse  de  Lulzov  sur 
la  musique  îles  célèbres  chcénrs  de  Weber. 


SIXIÈME  JOURNÉE. 


Chez  Léo  Burekart. 


I.  —  LÉO,  LE  CHEVALIER,  rentrent  et  déposent  leurs 
masques  et  leurs  Manteaux. 

Léo.  Et  vous  me  dites  que  vous  connaissez  lu  de- 
meure des  chefs de  tous  ceux  qui  étaient  mas- 
qués ? 

le  chevalier.  Et  celle  aussi  de  presque  tous  ceux 
qui  ne  l'étaient  pas.  Beaucoup  logent  dans  la  cam- 
pagne, chez  des  paysans...  d'anciens  militaires.  Les 
étudiants  sont  presque  tous  logés  dans  les  mêmes 
maisons  ^  les  proscrits  sont  plus  faciles  encore  à 
ressaisir  :  on  en  prendra  des  centaines  d'un  coup 
de  filet;  car,  comme  dit  le  vieux  proverbe  :  «  N'est 
pas  bien  échappé  qui  traîne  son  lien!...  »  Quant 
aux  députés  des  autres  centres  de  conspiration... 

léo.  Assez...  assez...  vous  feriez  emprisonner  une 
moitié  de  l'Allemagne  par  l'autre  :  vous  étudiez 
profondément  les  complots,  monsieur;  et  vous  n'en 

15 


25  4  I.  OR  KL  Y. 

perdez  aucun  fil.  Je  vais  vous  faire  une  seule  de- 
mande et  une  seule  condition  :  il  y  avait  avec  nous 
quinze  hommes  masqués... 

LE   CHEVALIER.  Oui., 

léo.  Les  connaissez-vous  bien?. 

LE   CHEVALIER.  Oui. 

léo.  Quel  est  le  nom  de  celui  qui  est  venu  ap- 
porter les  papiers ces  papiers   qui  m'ont  été 

volés? 

le  chevalier.  Je  l'ignore. 

léo.  Connaissez-vous  celui  qu'ils  ont  choisi  pour 
cire  mon  assassin? 

le  chevalier.  C'était  le  même. 

leo.  Vous  en  êtes  sûr-,  c'est  quelque  chose.  Mais 
comment  ignorez-vous  son  nom,  les  connaissant 
tous? 

le  chevalier.  Monseigneur,  tous  élaient  mas- 
qués, drapés  de  manteaux,  déguisant  leurs  voix, 
méconnaissables.  Les  précautions  qu'ils  prennent 
ne  sont  pas  illusoires,  et  c'est  à  cela  même  que  vous 
devez  d'avoir  pu  assister  à  leur  conseil.  Je  vous  les 
livre  tous  les  quinze.  Votre  voleur,  votre  assassin 
est  là-dedans.  Tous  sont  solidaires,  tous  seront  punis 
de  mort  si  vous  voulez. 

leo.  Et  vous  pouvez  me  répondre  de  ceci  :  qu'a- 
vant le  jour  ils  seront  tous  arrêtés? 

le  chevalier.  J'en  réponds. 

léo.  Je  vais  vous  donner  l'ordre. 


SCÈNES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     255 

le  chevalier.  Bien.  Je  vois  avec  joie  que  Votre. 
Excellence  ne  ménage  plus  les  ennemis  de  l'État. 

léo.  C'est  que  ce  ne  sont  plus  seulement  des  cons- 
pirateurs que  je  poursuis,  ce  sont  des  assassins  : 
toute  ma  vie,  monsieur,  je  verrai  ce  malheureux 
Waldeck  frappé,  étranglé  devant  moi,  sans  que  je 
pusse  lui  porter  secours... 

le  chevalier.  Et  puis,  ne  serait-il  pas  insensé  de 
risquer  votre  vie,  précieuse  à  l'État,  à  faire  de  la 
clémence?  Demain  matin,  vous  viendrez  reconnaître 
les  quinze  tètes  dont  nous  n'avons  vu  que  les  mas- 
ques, et  la  plus  consternée  sera  assurément  celle  du 
Vengeur. 

léo.  Quinze  tètes  !  jamais  !...  Il  y  avait  dans  tout 
cela  beaucoup  d'égarements,  de  folie.  Des  fanati- 
ques de  l'antiquité!...  Je  les  fais  arrêter  parce  qu'ils 
sont  dangereux,  mais  non  pas  seulement  pour  moi. 
Ils  seront  jugés,  condamnés  à  quelques  années  de 
séjour  dans  une  forteresse.  Ils  le  méritent...  Un  scr- 
.vice,  monsieur!... 

le  chevalier.  Parlez,  monseigneur. 

léo.  Je  suis  encore  ministre;  je  puis  rester  mi- 
nistre si  je  veux;  mais,  quoi  que  je  fasse  demain,  ma 
signature  de  cette  nuit  est  toujours  une  signature 
ministérielle.  Voici  un  bon  de  20,000  llorins  sur  le 
trésor:  c'est  une  fortune.  J'en  devrai  parler  au 
prince;  son  consentement  n'est  pas  douteux.  Vous 
avez  rendu  un  immense  service  à  l'Étal,  quels 


2ÔG  I.  OR  F.  IV. 

qu'aient  été  les  inoyons  employés.  Je  vous  donne  ce 
bon  de  20,000  Qorins. 

le  chevalier.  Quelle  est  la  condition? 

léo.  La  voici.  Quand  les  arrestations  auront  eu 
lieu,  vous  aurez  à  faire,  ainsi  que  moi,  votre  dé- 
claration ou  procès-verbal  au  chef  de  la  police  du 
royaume,  touchant  les  crimes  ou  projets  dont  vous 
avez  connaissance... 

le  chevalier.  Oui,  monseigneur. 

léo.  Bien.  Vous  ne  parlerez  ni  de  ma  présence  à 
cette  réunion,  ni  du  projet  d'attentat  qui  ne  con- 
cerne que  moi. 

le  chevalier.  Monseigneur... 

leo.  Vous  ferez  ainsi...  ni  des  papiers  surpris  chez 
moi.  Vous  laisserez  tomber  tout  ce  côté  de  la  con- 
spiration. 

le  chevalier.  Vous  le  voulez... 

léo.  Je  pense  avoir  ce  droit.  Si  le  prince  trouvait 
la  somme  trop  forte,  ce  billet  sera  une  traite  sur  ma 
propre  fortune. 

le  chevalier.  Vous  avez  ma  parole,  monsei- 
gneur. 

leo.  Je  n'ai  pas  fini.  Je  vais  rentrer  dans  l'obscu- 
rité, monsieur;  mais  un  homme  qui  a  passé  par  le 
ministère,  et  qui  le  quitte  comme  je  le  fais,  est 
toujours  un  homme  puissant.  Un  homme  de  cœur 
qui  résout  une  chose,  et  qui  la  veut  jusqu'à  la  mort, 
peut  toujours  tout  sur  un  autre  homme,  qui  n'est 


si   i  NES   DE   LA   VIE   ALLEMANDE.  257 

pas  le  dernier  des  lâches.  Eh  bien!  souvenez -vous 
qu'aucun  des  conspirateurs  qui  n'étaient  pas  mas- 
qués ne  doit  être  par  vous  reconnu,  livré  ni  trahi. 
.N'oubliez  pas  cela!  ce  n'est  pas  une  condition  de 
votre  fortune,  c'est  une  condition  de  votre  vie  ou 
de  la  mienne. 

le  chevalier.  C'est  bien,  vous  pouvez  compter 
sur  moi.  Je  rends  grâce  à  Votre  Excellence,  et  j'ac- 
complirai loyalement  ses  ordres. 

II.  —  LÉO,  SEUL. 

léo  (seul).  Adieu,  monsieur,  adieu!.,.  Voilà  un 
homme  qui  ira  loin.  Et  cependant  il  était  arrivé  à 
la  moitié  de  sa  vie  sans  avoir  trouvé  l'occasion  de  se 
mettre  en  lumière;  il  ne  lui  fallait  qu'un  tourbillon 
qui  l'attirât  dans  un  système!  un  homme  de  pas- 
sage, qui  le  fit  briller  en  s'éteignant!...  il  Ta  trouvé. 
Qui  peut  prévoir  son  avenir?  Moi  je  n'ai  plus  tant 
de  courage.  Voilà  un  cercle  accompli,  et  peut-être 
n'aurai-je  pas  la  volonté  d'en  recommencer  un  autre. 
J'ai  détourné  sur  moi  l'orage  qui  menaçait  le  prince; 
j'ai  changé  la  direction  des  poignards  :  comme  l'ai- 
mant, j'ai  attiré  le  fer!  Le  prince  n'a  rien  à  me  de- 
mander de  plus,  et  je  ne  veux  rien  lui  accorder  da- 
vantage. J'abandonne  tous  mes  rêves  d'autrefois,  et 
toutes  mes  entreprises  d'hier-,  je  suis  las  de  marcher 
toujours  entre  des  fous,  des  corrupteurs  et  des  Irai- 


258  LORELY. 

1res...  Des  traîtres  jusque  dans  ma  maison!...  Je 
me  croyais  sûr  de  mes  gens,  d'anciens  serviteurs  de 
ce  bon  professeur...  (Il  sonne.) 

III.  —  LÉO,  UN  DOMESTIQUE. 

léo.  Personne  n'est  venu  pendant  mon  absence  ? 

le  domestique.  Non,  monseigneur. 

LÉO.  Vous  n'avez  vu  aucun  étranger? 

le  domestique.  Non,  monseigneur. 

LEO.  Vous  n'avez  point  entendu  de  bruit? 

le  domestique.  Non,  monseigneur.  (Il  sort.) 

IV.  —  LÉO,  MARGUERITE. 

marguerite.  Léo  !  et  l'on  ne  m'a  point  avertie  !... 

leo.  Vous  ne  vous  êtes  pas  couchée? 

marguerite.  Je  veillais,  je  pleurais.  J'ai  cru  qu'en 
rentrant  vous  viendriez  d'abord  chez  moi...  Oh  !  vous 
m'aviez  dit  que  vous  couriez  un  péril  ;  j'ai  prié  Dieu. 

léo.  Vous  venez  de  votre  oratoire? 

marguerite  (à  part).  Grand  Dieu!  (Haut.)  Non. 

léo.  En  rentrant,  j'ai  trouvé  ouverte  la  porte  qui 
donne  sur  la  galerie. 

marguerite.  Ah!  vous  avez  remarqué... 

léo.  Cette  maison  est  isolée...  trop  grande  pour 
le  peu  de  domestiques  que  nous  avons...  Je  crains 
qu'un  homme  ne  se  soit  introduit  ici. 


SCÈNES   DE   LA   VIE    ALLEMANDE.  259 

MARGUERITE.    Dieu! 

Léo.  Et  ne  s'y  puisse  encore  introduire. 
marguerite.  Oh!  ciel!  pourquoi  me  dites-vous 
cela,  Léo?...  Je  ne  sais  pas,  j'ignore... 
léo.  Vous  n'avez  rien  entendu  ? 

MARGUERITE.    Non... 

llo.  C'est  bizarre:  j'avais  là  des  papiers...  très 
importants...  ils  étaient  là,  là,  sur  ce  bureau,  à  cet 
endroit,  la  lampe  posée  auprès.  Ces  papiers  ont  dis- 
paru... Êtes-vous  sûre  de  tous  nos  domestiques? 
Vous  les  connaissez  mieux  que  moi. 

MARGUERITE.    Oh!  Oui. 

LÉO.  On  ne  sait  pas...  Dos  papiers  d'une  certaine 
importance  politique,  cela  peut  valoir  beaucoup 
d'or. 

marguerite.  Oh  !  il  ne  sait  rien.  Non  !  cela  ne  peut 
être...  (Haut.)  Mon  Dieu,  je  ne  sais  pas,  moi,  je  ne 
crois  pas.  C'est  donc  un  grand  malheur  que  la  perte 
de  ces  papiers.  Peut-être  sont-ils  égarés;...  moi- 
même,  négligemment,  j'aurai  pu  les  déranger. 

léo.  Non  ;  ces  papiers  n'ont  été  perdus  que  pour 
moi!  cette  nuit,  je  les  ai  vus  dans  d'autres  mains... 
dans  les  mains  de  mes  ennemis,  madame.  Ce  vol  a 
un  instant  compromis  ma  vie.  (Marguerite  fait  un 
signe  d'effroi.)  Rassurez -vous,  rassure-toi,  ma 
bonne  Marguerite,...  le  péril  est  tout  à  fait  passé. 
Je  suis  à  toi,  à  toi  pour  toujours. 

marguerite.  Grand  Dieu!  mais  tu  ne  m'as  rien 


260  LORELY. 

appris...  Qu'as-lu  t'ait  cette  nuit?  quelle  est  celte 
mystérieuse  expédition  dont  tout  le  monde  parle  et 
dont  je  ne  sais  rien,  moi?  Oh!  tu  me  fais  mourir. 

LÉO.  Tu  as  lu,  n'est-ce  pas,  dans  les  vieilles  his- 
toires d'Allemagne,  des  récits  étranges  d'hommes 
frappés  par  un  tribunal  invisible... 

marguerite.  Le  Saint-Ychmé? 

LÉO.  Oui,  c'est  cela. 

MARGUERITE.    Ciel  ! 

léo.  Des  insensés  tentent  de  le  faire  renaître. 

marguerite.  Grand  Dieu!  je  comprends  tout...  il 
y  a  deux  mois  à  peine,  un  écrivain  politique  a  été 
frappé  par  eux,  et  toi-même...  ah!  Léo!  c'est  le 
même  sort  qui  le  menace! 

LÉO.  Rassure-toi,  Marguerite... 

marguerite.  Oui,  toi  !...  il  y  a  des  gens  qui  te  ca- 
lomnient, qui  te  haïssent.  Aujourd'hui  même  un 
journal  t'accusait  de  je  ne  sais  quels  crimes  publics. . . 
Je  ne  te  quitte  plus  :  tu  ne  sortiras  pas,  vois-tu; 
des  amis  veilleront  sur  toi!  Oh!...  bien  plus!...  ne 
reçois  personne...  il  en  est  qui  se  présentent  clans 
les  maisons,  qui  demandent  à  voir,  à  remettre  une 
lettre...  Tu  obtiendras  un  congé  du  prince,  n'est-ce 
pas?  nous  fuirons  d'ici  bien  accompagnés,  loin  de 
ces  terribles  conspirateurs... 

léo.  Enfant,  c'est  une  petite  lâcheté  que  lu  me 
proposes,  avec  tes  douces  craintes  d'épouse;  mais, 
sois  tranquille,  puisque  ton  instinct  bienveillant  t'a 


SCÈNES   DE   LA    VIE   ALLEMANDE.  2G1 

fait  deviner  ce  que  je  te  voulais  cacher  encore,  ap- 
prends tout:  cette  nuit,  un  homme  devait  tenter  de 
inc  frapper. 

marguerite.  Quel  homme? 

léo.  Je  l'ignore-,  il  était  masqué. 

MARGUERITE.   Ah  ! 

léo.  C'était  celui-là  même  qui  tenait  dans  ses 
mains  les  papiers  qui  m'ont  été  dérobés  dans  la  nuit! 

MARGUERITE.    Ah  !   Léo... 

léo.  Mais  nos  précautions  sont  prises;  et,  s'il 
trouve  encore  moyen  de  s'introduire  ici...  j'ai  là  des 
armes... 

marguerite  (à  genoux).  Léo  !  pardonne-moi  !  au 
nom  du  ciel!  je  suis  coupable!  Ce  que  je  suppose 
est  effroyable,  impossible,  sans  doute...  mais  je  vais 
t'avouer  un  crime...  Je  suis  une  malheureuse...  je 
t'ai  trompé,  je  t'ai  trahi! 

léo.  Marguerite,  cela  n'est  pas!  non;  tu  es  in- 
sensée ! . . . 

marguerite.  Un  homme  est  entré  ici  cette  nuit. 

léo.  Vous  ne  le  disiez  pas,  madame!... 

marguerite.  Ah!  je  suis  bien  coupable!  mais  pas 
autant  que  vous  croyez. 

léo.  Son  nom  ? 

Marguerite.  Mais  il  est  incapable  d'un  crime! 

léo.  Son  nom? 

marguerite.  Ce  n'est  pas  lui,  soyez-en  sûr...  car 
il  faut  tout  vous  dire,  n'est-ce  pas? 

15. 


202  LORELY. 

léo.  Vous  ne  me  direz  pas  son  nom?  Tenez,  peu 
m'importeà  présent!...  un  homme  m'a  volé  chez  moi  5 
un  homme  entre  chez  moi  comme  il  veut...  Retirez- 
vous,  madame  :  que  cet  homme  puisse  approcher. 

marguerite.  Ah I  monsieur!  je  me  disais  cou- 
pable-, mais,  si  vous  me  comprenez  ainsi,  je  vais 
vous  jurer  que  je  suis  innocente...  devant  vous  et 
devant  Dieu. 

LÉO,  Mais  vous  ne  voulez  pas  répondre!...  J'ai  vu 
un  masque,  et  non  un  visage...  J'ai  entendu  parler 
mou  assassin,  mais  je  ne  sais  pas  son  nom;  il  me 
l'apprendra  sans  doute  en  me  frappant!...  Qu'im- 
porte cela?  (Il  se  promène.)  Faites-moi  l'histoire  de 
votre  liaison  avec  cet  homme;  un  charmant  jeune 
homme,  n'est-ce  pas?... 

marguerite.  Léo,  mon  Dieu  ! 

LÉO.  Vous  n'êtes  pas  coupable...  vous  vous  aimiez 
platoniquement...  des  vers,  des  billets,  quelques 
phrases...  un  baiser  bien  fraternel  !  c'est  tout,  n'est- 
ce  pas  !  Oh  !  ce  n'est  rien  ! 

marguerite.  Assez!  vous  me  tuez!  Léo,  ma  tête 
s'égare!  Je  vais  faire  une  chose  odieuse,  peut-être! 
mais  je  vous  aime...  oh  !  oui,  je  suis  toujours  votre 
femme  pure  et  fidèle.  Léo!  l'homme  qui  est  entré 
ici...  c'était  M.  Franlz  Lcwald... 

lko.  Je  m'en  doutais;  ce  Frantz  s'est  battu  pour 
vous...  il  a  été  blessé  pour  vous...  dans  ce  duel...  oii 
j'ai  fait,  moi,  arrêter  votre  champion. 


SCÈNES   DE    LA    VIE   ALLEMANDE,  2 fi 3 

MARGUERITE.    Vous   savez.' 

leo.  Tout!  une  blessure,  c'est  intéressant,  je 
conçois... 

marglerite.  Léo  !  plus  un  mot  de  cette  affreuse 
raillerie,  ou  je  meurs  à  vos  yeux.  Je  vous  parle  fiè- 
rement, à  présent!...  Écoutez-moi;  depuis  ce  duel, 
j'ai  revu  M.  Frantz,  pour  la  première  fois,  à  ce  bal 
de  la  cour,  où  vous  étiez...  J'avais  le  cœur  brisé  de 
votre  oubli,  saignant  de  votre  indifférence!  Il  m'a 
avoué,  je  crois,  qu'il  m'aimait;  je  n'ai  pas  bien  en- 
tendu; je  ne  sais  ce  que  je  lui  ai  dit...  vous  m'aviez 
blessée...  je  l'ai  plaint,  je  crois..!  Frantz,  un  ancien 
ami...  il  courait  à  la  mort;  il  m'a  demandé  une  der- 
nière entrevue  dans  mon  oratoire,  devant  Dieu  !  Je 
pressentais  un  grand  danger  pour  lui.. .comme  pour 
vous...  il  devait  m'expliquer  tout. 

Léo.  Eh  bien  !  vous  l'avez  vu? 

marguerite.  Un  instant  ;  vous  veniez  de  partir... 
il  m'a  dit  deux  mots  qui  m'ont  froissée.  Oh!  que  je 
vous  aimais  en  ce  moment!  Allez,  mes  pleurs  étaient 
sincères.  Il  a  lui,  je  n'ai  pas  compris...  en  me  criant 
qu'il  allait  revenir. 

leo.  Cette  nuit  ? 

marguerite.  Oui,  je  crois...  Léo!  je  ne  vous  quitte 
pas;  mais  ne  craignez  rien...  cela,  c'est  impossible. 

léo.  Qui  vous  dit  que  je  craigne?...  C'est  bien... 
je  crois  tout  ce  que  vous  me  dites,  c'est  bien  :  je 
vous  demande  pardon  de  vous  avoir  si  mal  jugée.., 


•JG1  LORELY. 

Non,  il  n'y  a  nul  danger  ;  et  puis,  croyez-vous  que  je 
ne  défendrais  pas  ma  vie?...  Si;  je  vous  aime  assez 
pour  cela...  Non,  M.  Lcwald  n'est  pas  celui  que 
nous  soupçonnons...  toutes  ces  coïncidences  sont 
des  hasards...  rentrez...  laissez-moi...  tout  est  bien 
fermé;  et  puis,  je  vous  le  dis,  j'ai  des  armes. 

marguerite.  Je  veux  rester! 

Léo.  Qui  vous  retient? 

Marguerite.  Une  insurmontable  terreur! 

léo.  Rentrez  chez  vous...  Ah!  tu  es  pâle,  tu 
chancelles...  Pauvre  femme!  je  t'ai  faitbien  du  mal, 
j'ai  été  cruel.  Tiens,  tu  te  défendais,  et  j'étais  le 
coupable  !...  Si  longtemps  seule...  jamais  un  motdu 
cœur...  Sombre,  préoccupé,  je  te  cachais  parfois  ma 
présence  ou  mon  retour...  Oh!  pardonne-moi,  pau- 
vre aflligée,  tout  cela  va  changer. 

marguerite.  Léo!...  tenez,  je  tremble.  Cette  po- 
litique qui  vous  éloignait  de  moi... 

léo.  Eh  bien!... 

marguerite.  Me  fait  peur  aussi  dans  un  autre. 

léo.  Lewald... 

marguerite.  Je  détournais  vos  soupçons  tout  à 
l'heure...  maisloutpour  vous,  pour  votre  sûreté!... 
Ce  fanatisme  terrible  de  liberté  égare  les  plus  nobles 
Ames...  Tenez,  c'est  lui,  croyez-moi  ;  je  n'en  doute 
plus!  je  l'ai  vu  ici  même;  il  avait  les  papiers  déjà, 
il  m'a  crié  qu'il  reviendrait-,  il  va  revenir.  Appelez 
vos  gens...  ou  je  le  fais  moi-même. 


SCÈNES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE.     2G5 

leo.  N'appelez  personne! 

marguerite.  Oh  !  tout  cela  est  terrible,  infâme, 
et  j'ai  peur  de  perdre  ma  raison...  Je  ne  vous  ai  donc 
pas  tout  dit?  Il  est  venu  5  je  lui  ai  donné  les  moyens 
(rentrer...  dans  la  maison,  dans  l'oratoire  ;  il  a  une 
clef,  il  est  peut-être  ici  déjà...  Ah  !  je  crois  entendre 
des  pas  dans  cette  longue  galerie  qui  vient  de  l'ora- 
toire ici... 

Léo.  Sortez  ;  je  veux  que  vous  sortiez  !...  Terreurs 
de  femme  !  Il  ne  reviendra  pas,  il  est  arrêté...  arrêté, 
vous  dis-je,  j'en  suis  sûr. 

marguerite.  Non,  je  resterai  là... 

leo.  Allons!  j'ai  besoin  d'être  seul...  laisse-moi 
seul,  je  le  veux. 

marguerite.  Mon  Dieu!  mon  Dieu! 

leo.  Je  t'en  prie. 

marguerite.  Tiens  cette  porte  fermée,  n'est-ce 
pas...  Karl  dort  par  ici... 

leo.  Bien,  bien,  rentre  chez  toi.  (Il  l'embrasse  et 
revient.)  Des  pas!  oui,  des  pas...  je  les  ai  bien  en- 
tendus, moi...  elle  était  trop  émue  pour  les  distin- 
guer... J'entends  encore  :  il  s'approche...  Il  hésite... 
Allons  donc!  (Il  ouvre.)  Entrez,  monsieur,  entrez, 
je  vous  attends. 

V.  —  LÉO,  FRANTZ. 

frantz.  Que  veut  dire  cela? 

leo.  Cela  veut  dire,  monsieur,  que  je  vais  vous 


206  LORELY. 

épargner  tout  préambule.  Vous  avez  ici  un  juge- 
ment et  un  poignard  :  ce  jugement  me  condamne  à 
mort,  et  ce  poignard  vous  a  été  donné  pour  me  frap- 
per. Cela  veut  dire  que  je  pouvais  vous  faire  arrêter, 
monsieur,  mais  que  j'ai  été  curieux  de  savoir  com- 
ment un  homme  habitué  à  manier  une  épée  s'y  pren- 
drait pour  frapperavec  un  couteau...  Ah!ne  craignez 
rien;  entrez  hardiment;  je  n'ai  pas  d'armes,  moi. 

frantz.  Vous  êtes  bien  instruit,  monsieur...  Oui, 
j'ai  un  jugement  et  un  poignard  :  mais  je  ne  compte 
ici  ni  me  servir  de  l'un  ni  invoquer  l'autre.  Aux  gé- 
missements de  l'Allemagne  que  vous  avez  frappée, 
ses  fds  se  sont  rassemblés;  leur  tribunal  vous  a  con- 
damné, et  c'est  moi  que  le  sort  a  choisi  pour  exé- 
cuter l'arrêt.  On  m'a  remis  le  jugement,  on  m'a  re- 
mis le  poignard...  je  les  ai  pris  pour  remplir  une 
vaine  formalité;  mais,  pourvu  que  j'accomplisse 
ma  mission,  peu  importe  de  quelle  manière...  J'ai 
pris  d'autres  armes...  et  les  voilà.  C'est  un  duel 
que  je  suis  venu  vous  proposer...  un  duel  à  mort, 
c'est  vrai,  mais  un  duel  loyal ,  dans  lequel  vous  pou- 
vez me  tuer,  si  vous  avez  la  main  plus  sûre  et  plus 
heureuse  que  la  mienne... 

léo.  Avez-vous  prévu  le  cas  où  je  refuserais? 

frantz.  Oui,  monsieur. 

LÉO.  Et  que  devez-vous  faire  alors? 

frantz.  Quelque  résolution  qu'il  ait  prise,  il  y  a 
des  moyens  de  forcer  un  homme  à  se  battre. 


SCÈNES   riK   LA   VIE   ALLEMANDE.  267 

LÉO.  Môme  quand  cet  homme  n'a  qu'à  étendre  la 
main  pour  vous  faire  arrêter. 

frantz.  Si  cet  homme  manque  à  la  loyauté  dont 
je  lui  donne  l'exemple,  alors  il  me  dégage  de  tout 
devoir  en  lui. 

leo.  Et  alors? 

frantz.  Et  alors,  monsieur...  eh  bien!  c'est  en- 
core un  duel,  et  un  duel  pour  lequel  il  faut  plus  de 
courage  que  pour  tout  autre,  croyez-moi ;  car,  si 
l'on  a  devant  soi  un  homme  sans  armes...  on  a  der- 
rière soi  le  bourreau,  qui  est  armé! 

Léo.  Eh  bien!  moi,  monsieur,  je  ne  vous  ferai 
pas  arrêter,  et  je  ne  me  battrai  pas  avec  vous.  .  Je 
ne  vous  ferai  pas  arrêter,  parce  que  j'ai  contre  vous 
des  motifs  de  haine  personnelle...  et  je  ne  me  bat- 
trai pas  avec  vous,  parce  que  je  ne  me  bats  pas  avec 
un  homme  qui  est  sorti  d'ici  comme  un  voleur,  et 
qui  y  rentre  comme  un  assassin! 

frantz.  Monsieur  I  je  vous  ai  dit  que  j'avais  tou- 
jours un  moyen  de  vous  forcer  à  vous  battre...  eh 
bien!  que  ce  ne  soit  plus  un  duel  entre  un  conspi- 
rateur et  un  homme  d'Etat  :  un  homme  d'État  ne 
se  bal  pas,  je  le  sais...  et  la  preuve,  c'est  qu'un  jour 
la  femme  d'un  de  ces  hommes  a  été  insultée,  et  que 
je  me  suis  battu  pour  elle. 

léo.  Vous  voulez  dire  que  je  vous  redois  un 
duel... 

frantz.  A  peu  près. 


268  (.0  11  EL  Y. 

LÉO.  C'est  juste;  demain  à  midi,  monsieur,  je  suis 
à  vos  ordres. 

frantz.  Non;  maintenant... 

léo.  Je  choisis  l'heure  et  je  suis  dans  mon  droit... 
d'ici  là,  je  ne  m'appartiens  pas,  monsieur. 

frantz.  Vous  voulez  dire  qu'il  vous  faut  tout  ce 
temps  pour  faire  arrêter  mes  amis,  pour  vendre 
notre  vie  à  vos  confrères  de  Carlsbad...  non!  tout 
s'achèvera  ici...  voici  un  pistolet,  tenez. 

léo.  Nous  sommes  seuls...  ce  n'est  pas  un  duel, 
cela. 

frantz.  C'est  un  combat!  Moi,  pour  mon  parti, 
vous,  pour  le  vôtre! 

léo.  A  demain  !  monsieur. 

frantz.  Monsieur  Léo  Burckart!  vous  voulez  que 
je  vous  insulte;  d'abord,  soyez  tranquille,  nous  ne 
sortirons  pas  d'ici...  vous  ne  donnerez  pas  d'ordres; 
et,  s'il  entre  quelqu'un,  je  vous  tue,  malgré  vos  airs 
de  grandeur!  Vous  comprenez  que  je  suis  désho- 
noré, si  je  reparais  devant  mes  frères  sans  les  avoir 
délivrés  de  vous...  Rien  ne  doit  donc  me  coûter, 
monsieur.  Je  suis  déjà  venu  ici  ce  soir,  j'y  devais 
revenir  encore;  non  pour  vous,  mais  pour  votre 
femme  :  je  l'aime,  votre  femme!...  et  c'est  une  clef 
qu'elle  m'a  donnée  qui  m'a  ouvert  votre  maison  ! 

léo  (s'élançant).  Oh!  nous  n'avons  plus  qu'un 
pistolet,  monsieur;  mais,  tenez,  j'ai  là  deux  épées... 


SCÈNES   DE    LA    VIE    ALLEMANDE.  2G9 

VI.  —  Les  mêmes,  MARGUERITE. 

marguerite.  Vous  dites  là  des  choses  indignes, 
monsieur  Frantz!...  Je  vous  écoutais,  j'attendais 
cela  :  vous  trompez  mon  mari,  monsieur  ;  vous  vous 
vantez!...  vous  me  déshonorez  sans  fruit,  il  ne  vous 
croira  pas  !  Je  vous  avais  accordé  un  entretien  comme 
ami,  non  comme  amant  !...  j'ai  eu  quelque  pitié  pour 
vous,  non  de  l'amour!...  vous  vous  êles  abusé  bien 
tristement.  Mon  mari  sait  tout,  je  lui  ai  tout  dit. 
Sortez  donc,  vous  n'avez  pas  le  droit  d'être  ici...  Al- 
lez attendre  à  la  porte,  au  coin  d'une  rue,  celui  que 
vous  avez  mission  d'assassiner! 

Léo.  Tu  es  une  noble  et  digne  femme! 

marguerite.  Votre  femme,  c'est  le  titre  qui  m'est 
le  plus  cher. 

frantz.  Madame!...  vous  me  jugez  mal...  ma- 
dame, je  voudrais  vous  dire... 

léo.  Abrégeons.  Demain,  à  midi,  je  n'appartiens 
plus  à  l'État...  Vous  pensiez  sauver  vos  amis  en 
m'arrêlant  par  un  duel  ;  vousvous  trompez  :  à  l'heure 
qu'il  est,  ceux  que  vous  appelez  vos  frères  sont  ar- 
rêtés, non  comme  conspirateurs,  mais  comme  assas- 
sins du  comte  de  Waldeck.  Je  puis  témoigner  que 
vous  n'avez  en  rien  participé  à  ce  meurtre  effroya- 
ble, mais  vous  ferez  bien  de  vous  éloigner  au  plus 
tôt;  voici  un  sauf-conduit;  partez,  quittez  le 
pays. 


2  70  LORELY. 

MARGUERITE.  Oui,  partez,  monsieur  Frantz;  par- 
don si,  clans  un  premier  mouvement,  je  vous  ai  of- 
fensé... Partez,  oubliez  tout  ce  qui  s'est  passé, 
comme  on  oublie  un  rêve  terrible,  et  nous...  Eh 
bien  !  nous  conserverons  de  vous  peut-être  un  bon 
et  triste  souvenir... 

frantz.  Merci,  Marguerite...  votre  main? 

MARGUERITE.  La  Voilà. 

frantz.  Adieu,  adieu! 

marguerite  (à  Léo  Burckart),  Oh!  mon  ami... 
c'est  un  homme  de  cœur  pourtant,  et  nous  l'avons 
trop  humilié...  (On  entend  un  coup  de  pistolet.) 

léo.  Tenez...  le  voilà  qui  se  relève! 


fin. 


RHIN  ET  FLANDRE. 


RÏUN   ET  FLANDRE. 


S.  —  lit-  Rhin. 

J*ai  mis  le  pied  une  fois  encore  sur  le  Steamboat 
du  Rhin.  —  (Test  toujours  la  Lorely  qui  m'appelle. 
A  partir  de  Mayenee,  lorsqu'on  voit  décroître  et 
plonger  les  six  tours  derrière  les  bois  et  les  mon- 
tagnes que  traverse  le  Neckcr,  qui  vient  apporter 
ses  eaux  paisibles  au  grand  fleuve;  lorsqu'on  a  vu 
l'immense  dùme,  et  tout  ce  bel  édifice  en  pierre 
rouge  disparaître  sons  les  derniers  versants  du  Tau- 
nus,  —  on  s'engage  dans  une  sorte  de  rue  obscure 
que  bordent,  comme  de  gigantesques  maisons,  les 
vieux  châteaux  qu'ont  détruits  tour  à  tour  Barbe- 
rousse  et  Turenne.  Goëtz  de  Berlichingen  fut  le 
Don  Quichotte  de  celte  chevalerie,  abritée  dans  les 
tours  rougeàtres  et  dans  l'ombre  des  forêts  de  pins 
toujours  vertes  qui  montent  jusqu'au  pied  des 
murs. 


2  74  L  OR  EL  Y. 

La  vigne  élend  ses  longues  lignes  verles  sur  les 
coteaux  inférieurs,  et  de  temps  en  temps  les  vieilles 
villes  commerçantes  du  moyen  âge  sont  indiquées 
par  le  coup  de  cloche  du  bateau. 

Près  de  Bieberich,  à  droite,  j'ai  vu  le  pèlerinage 
dos  fidèles  du  dernier  Boni  bon  légitime.  —  C'est 
plus  tard,  à  gauche,  Coblenlz  avec  son  monument 
de  Hoche,  qui  appartient  au  Rhin,  comme  celui  de 
Kléber,  près  Strasbourg.  La  ville  est  bien  une 
ville  d'émigrés,  une  petite  Provence  politique  com- 
prise dans  l'angle  que  forment  le  Rhin  et  la  Moselle, 
sa  sœur  rivale. 

Le  vin  de  Moselle  ne  se  conserve  pas  dans  d'im- 
menses tonnes,  comme  celles  d'Heidelberg  et  d'au- 
tres lieux  ;  mais  certains  crus  rivalisent  avec  les 
meilleurs  des  coteaux  du  Rhin ,  —  en  exceptant 
toujours  ceux  du  Johannisberg,  lesquels  justifient 
les  honneurs  que  l'on  a  rendus  à  la  famille  deMetter- 
nich,  dans  la  cathédrale  de  Mayence. 

La  nuit  vient.  On  se  lasse  peu  à  peu  d'admirer 
au  clair  de  lune  cette  double  série  de  montagnes 
vertes  que  la  brume  argenté. 

La  cajutc  est  garnie  suffisamment  de  tabourets 
en  forme  d'X.  La  question  pour  chaque  voyageur 
est  d'en  amasser  au  moins  trois  avec  lesquels  on  se 
fait  un  lit  dont  l'oreiller  est  formé  parles  coussins 
du  divan  qui  règne  autour  de  la  salle.  J'ai  dormi 
ainsi  à  deux  pieds  d'une  charmante  comtesse  qui  ve- 


RHIN   ET   FLANDRE.  275 

nait  de  rendre  au  prétendant  l'hommage  dû  par 

ses  ancêtres.  Elle  a  ouvert  ses  beaux  yeux  le  matin, 
■ —  ne  sentant  pins  la  secousse  des  machines  qui 
avait  bercé  son  sommeil,  a  passé  ses  mains  dans 
ses  cheveux  dénoués  et  a  dit  :  «  Où  sommes- 
nous?»  —  Cela  pouvait  s'adresser  au  voisin  de 
gauche,  mais  il  dormait  profondément.  J'ai  répon- 
du, connaissant  les  lieux  et  l'heure  .  «  Madame  la 
comtesse,  nous  arrivons  à  Cologne.  »  Vn  sourire  de 
dents  blanches,  accompagné  d'un  Ah!  modulé,  m'a 
payé  de  cette  réponse  qui  n'était  que  bien  naturelle. 

II.  —  De  Cologne  à  lAége. 

J'ai  un  bonheur  singulier  pour  me  trouver  dans 
les  pays  au  moment  des  fêtes.  Cologne  respirait  la 
joie.  On  fêtait  la  Vierge  d'août,  et  tous  les  quar- 
tiers catholiques,  qui  forment  la  majorité  dans  celte 
ville,  étaient  en  kermesse  avec  des  bannières  flot- 
tant au  vent,  des  guirlandes  à  toutes  les  fenê- 
tres, des  branches  de  chêne  formant  une  épaisse 
litière  sur  le  pavé  des  rues.  Des  processions  triom- 
phales se  dirigeaient  vers  les  églises  et  surtout 
vers  la  cathédrale,  dont  l'abside  terminée  est  li- 
vrée au  culte,  tandis  que  le  transept,  encombré 
de  matériaux  et  de  charpentes,  coupe  en  deux, 
par  l'absence  de  ses  constructions ,  les  portions 
plus  avancées.  Les  énormes  grues  qui  dominent  le 


27  0  L  OR  EL  Y. 

chevet  de  l'église  rappellent  ces  mots  de  Virgile  : 

Pendent  opéra  interrupta,  minaeque 

Murorum  ingénies,  aequataque  machina  cœlo. 

dette  église  est  l'image  de  la  constitution  alle- 
mande, qui  n'est  pas  près  non  plus  de  se  voir  ter- 
minée, malgré  tous  les  soins  qu'y  apportent  les 
peuples  et  les  princes. 

Comme  commerce,  on  peut  avouer  que  Cologne 
abuse  du  nom  de  Farina.  Tout  un  quartier  est  oc- 
cupé par  ces  marchands  d'eau  de  toilette.  On  peut 
aller  voir  Deutz,  le  faubourg,  au  bout  du  grand  pont 
de  bateaux,  faire  de  petites  excursions  à  Dussel- 
dorf,  la  ville  des  artistes ,  à  Bonn,  la  ville  des  étu- 
diants;—  les  vapeurs  et  le  chemin  de  fer  vous  con- 
duisent, en  une  heure,  à  l'une  ou  à  l'autre.  Les  gens 
pressés  jettent  un  dernier  coup  d'œil  aux  tours  qui 
regardent  le  fleuve  aux  vertes  promenades ,  situées 
au  sud  de  la  ville,  et  le  chemin  de  fer  du  Nord ,  les 
mène,  en  trois  heures,  à  la  station  iVAachen,  que 
nous  appelons  Aix-la-Chapelle. 

On  connaît  ce  vieux  séjour  de  Charlemagne,  le 
lac  voisin  où  il  jeta  son  anneau,  l'église  byzantine 
où  sa  tète  incrustée  d'or,  son  bras  gigantesque  et  ses 
ornements  impériaux  sont  montrés  aux  fidèles  ù 
certaines  fêles  de  l'année.  La  ville  est  au  reste 
toute  classique  et  presque  neuve,  avec  de  grandes 
rues,  où  l'ombre  n'existe  guère  et  cette  belle  place 
devant  le  casino  des  bains  où  coule  la  fontaine 


RHIN   ET    FLANDRE.  27  7 

chaude.  Chacun  peut  descendre  dans  la  crypte  cl 
s'y  faire  servir,  gratis,  une  verre  d'eau  minérale 
que  distingue  un  goût  prononcé  d'oeufs  pourris. 
Trois  heures  après  vous  quittez  le  duché  du  lUiiu, 
en  saluant  les  braves  soldats  de  la  Prusse ,  vêtus 
en  Romains  du  Nord,  avec  des  casques  à  pointes 
qu'on  voit  étinceler  de  loin.  On  traverse  douze  tun- 
nels, espacés  par  de  fraîches  vallées  où  serpente  un 
ruisseau  paisible  qui  se  plaint  doucement  dans  les 
cailloux.  On  a  laissé  Spa  sur  la  gauche,  Vcrviers  sur 
la  droite;  —  la  ville  de  Liège  apparaît  du  Coud  de 
sa  vallée,  côtoyée  par  la  Meuse  qui  se  découpe  entre 
les  montagnes  et  la  forêt  des  Ardenncs,  comme  un 
long  serpent  argenté. 

.l'ai  quitté  le  Rhin  en  infidèle,  mais  en  infidèle 
reconnaissant.  J'aurais  pu  gagner  la  Hollande  en 
prenant  les  bateaux  de  Dusseldorfj  —  on  m'a  dit 
que  les  rives  s'aplatissaient  au-delà  de  cette  ville, 
que  les  bords  marneux  et  sablonneux  ne  présen- 
taient plus  ces  beautés  solennelles  qu'on  n'admire 
pleinement  que  de  Mayence  à  Cologne.  J'ai  cédé 
alors  au  désir  de  traverser  la  Flandre  septentrio- 
nale et.  le  Rrabanl,  et  je  ne  suis  point  fâché,  certes, 
de  m'arrèter  à  Liège  pour  un  jour. 

IBB.  —  Liège. 

Allons  vite  au  plus  pressé,  c'est-à-dire  au  plus  beau. 

10 


278  LORELY. 

La  cour  du  palais  de  justice  de  Liège  est  un  vaste 
carré  long,  entouré  de  magnifiques  galeries  aux  co- 
lonnes de  granit  sculptées;  les  voûtes  et  les  murs 
sont  en  brique  rouge,  sur  laquelle  se  détache  la  co- 
lonnade noire  et  polie,  ce  qui  rappelle  certains  pa- 
lais de  Venise.  Des  boutiques  et  des  étalages  gar- 
nissent partout  les  galeries  à  l'intérieur,  comme 
dans  tous  les  palais  de  justice  du  monde.  L'exté- 
rieur, du  côté  de  la  place,  ne  répond  pas  à  ces 
magnificences  :  c'est  l'aspect  d'un  hôpital  ou  d'une 
caserne,  et  pourtant  c'est  le  plus  bel  édifice  de  Liège. 
Il  en  est  de  même  à  peu  près  des  églises,  le  dehors 
en  est  peu  remarquable,  et  trois  ou  quatre  d'entre 
elles  offrent  des  intérieurs  merveilleux.  Je  ne  me  ha- 
sarderai pas  à  les  décrire  après  tant  d'autres  voya- 
geurs, après  Dumas  surtout,  qui  traversa  Liège  il  y 
a  quelques  années. 

Les  habitants  de  cette  bonne  cité  ne  peuvent  par- 
donner à  Dumas  d'avoir  prétendu  qu'on  ne  peut  y 
trouver  à  diner  qu'à  une  certaine  heure  du  milieu  de 
la  journée,  où  ces  peuples  ont  l'habitude  de  prendre 
leur  nourriture;  secondement,  que  le  pain  y  est  in- 
connu, et  qu'on  n'y  mange  que  du  gâteau  et  du  pain 
d'épice;  ensuite,  que  les  Wallons,  habitants  de  la 
province  de  Liège,  ne  peuvent  souffrir  leurs  compa- 
triotes les  Brabançons  5  enfin,  que  les  draps  de  lit 
sont  étroits  comme  des  serviettes,  les  couvertures  à 
l'avenant,  et  qu'un  Français  ne  peut  demeurer  cou- 


RHIN   ET    FLANDRE.  2/9 

verl  dix  minutes  dans  un  lit  liégeois  11  y  a  pour- 
tant beaucoup  de  vrai  dans  ces  quatre  remarques 
d'Alexandre  Dumas. 

Seulement  il  aurait  pu  généraliser  son  observation 
pour  une  grande  partie  de  la  Belgique  et  ménager 
davantage  ces  braves  Wallons,  qui  sont  pour  ainsi 
dire  nos  compatriotes,  tandis  que  les  Flamands  se 
rapprochent  beaucoup  plus  de  la  race  des  peuples  du 
Nord.  C'est  une  chose,  en  effet,  qui  frappe  vivement 
le  voyageur,  qu'à  sept  ou  huit  lieues  de  la  fron- 
tière prussienne  on  rencontre  toute  une  province 
où  le  français  se  parle  beaucoup  mieux  que  dans  la 
plupart  des  nôtres  5  le  patois  wallon  n'est  lui-même 
qu'un  franrais  corrompu  qui  ressemble  au  picard, 
tandis  (pie  le  flamand  est  une  langue  de  souche  ger- 
manique. 

La  journée  était  superbe,  et  j'ai  pu  monter  à  la 
citadelle  pour  juger  la  ville  d'un  seul  coup  d'œil. 
Une  longue  rue  de  faubourg,  qui  commence  derrière 
le  palais  de  justice,  conduit  jusqu'aux  remparts  d'où 
l'on  découvre  toute  la  vallée  de  la  Meuse.  Liège  s'é- 
tale magnifiquement  sur  les  deux  rives  avec  ses 
quartiers  neufs  à  droite,  et  ses  vieilles  maisons  aux 
toits  dentelés  h  gauche  de  la  citadelle  et  sur  l'autre 
rive  du  fleuve;  plusieurs  églises,  et  notamment 
Saint-Thomas,  appartiennent  à  cette  architecture 
caiiovingienne  qu'on  admire  à  Aix-la-Chapelle,  à 
Cologne  et  dans  toutes  les  villes  du  Rhin.  La  Meuse 


280  LORELY. 

est  large  à  peu  près  comme  la  Seine  et  se  perd  à 
l'horizon  en  détours  lumineux  ;  la  forêt  des  Ar- 
dennes  garnit  le  flanc  des  collines  les  plus  éloi- 
gnées, et  la  vue  s'anime  encore  dans  la  campagne 
des  vieilles  ruines  de  tours  et  de  châteaux,  si  fré- 
quentes dans  ce  pays. 

Quant  à  la  citadelle,  d'où  l'on  jouit  de  ce  beau 
spectacle,  elle  appartient  à  ce  genre  de  forteresses 
tellement  imprenables,  qu'elles  sont  invisibles.  Au- 
cun touriste  n'a  jamais  su  trouver  la  citadelle  d'An- 
vers, à  moins  de  s'y  faire  conduire  ;  mais  il  faudrait 
du  malheur  pour  ne  pas  rencontrer  celle  de  Liège, 
située  au  sommet  d'une  montagne.  Eh  bien!  du 
rempart  où  j'étais  tout  à  l'heure,  et  qui  présente 
l'aspect  d'un  simple  coteau,  il  faut  descendre  en- 
core par  une  foule  de  sentiers  obliques  pour  arriver 
par  une  porte  masquée  dans  l'intérieur  de  la  place, 
enfoncée  dans  la  montagne  comme  la  gorge  du 
Vésuve. 

Les  citadelles  qu'on  bâtissait  avant  Vauban 
étaient  beaucoup  moins  terribles,  mais  plus  favo- 
rables au  coup  d'œil.  On  sait  ce  qui  arriva  à  celle 
de  Liège,  lorsqu'elle  dominait  la  vallée  avec  des 
tours  majestueuses  et  de  beaux  remparts  crénelés. 
Les  bourgeois  invitèrent  un  jour  toute  la  garnison 
aux  noces  de  la  fille  d'un  de  leurs  bourgmestres, 
qu'on  appelait  la  belle  Aigletine.  On  était  alors  en 
pleine  paix,  et  nul  n'avait  de  méfiance.  Pendant  la 


RHIN   ET    EL  AN  DUE.  281 

nuit  d'un  bal  où  les  belles  Liégeoises  déployaient 
leurs  séductions  dans  un  but  patriotique,  tous 
les  ouvriers  de  la  ville  réunis  parvinrent  à  démolir 
le  fort  de  fond  en  comble,  de  sorte  que  les  soldats, 
en  y  retournant  au  point  du  jour,  trouvèrent  la 
montagne  nue  comme  la  main.  Le  fort  actuel 
défie  toute  tentative  pareille  ;  il  faudrait  non  pas 
le  démolir,  mais  le  combler. 

Il  est  une  heure,  et  je  me  bâte  de  descendre  vers 
la  ville,  suffisamment  averti  que  plus  tard  il  serait 
impossible  d'y  dîner  convenablement.  Les  tables 
d'hôte  sont  d'ailleurs  excellentes  ;  le  vin  ordinaire 
coûte  trois  francs  la  bouteille  comme  dans  toute  la 
Belgique;  quant  à  la  bière,  à  Liège,  clic  cesse  d'être 
forte;  c'est  une  bière  brune  qui  ressemble  à  nos 
bières  de  Lyon.  Le  faro,  le  lambick,  la  bière  même 
de  Louvain  sont  considérés  là  comme  des  boissons 
étrangères.  Quant  au  pain,  on  l'a  dit  fort  justement, 
il  n'y  en  a  pas,  et  là  se  trouve  réalisé  le  vœu  de 
cette  princesse  qui  disait  :  «  Si  le  peuple  n'a  pas  de 
pain,  il  faut  lui  donner  du  gâteau.  » 

Je  me  remets  à  dévider  l'écheveau  fort  embrouillé 
des  vieilles  rues  de  la  ville.  C'est  l'occupation  la 
la  plus  amusante  que  puisse  souhaiter  un  voyageur, 
et  je  plains  sincèrement  ceux  qui  se  font  conduire 
aux  endroits  curieux.  Dans  toute  ville,  les  trois 
centres  importants  sont  l'hôtel  de  ville,  la  cathé- 
drale et  le  théâtre.  Chacun   de  ces  quartiers  a  , 

H). 


282  LORELY. 

d'ordinaire,  une  physionomie  spéciale  ;  niais,  dans 
les  villes  anciennes,  il  faut  chercher  d'abord  le 
quartier  où  se  tiennent  les  halles;  là  est  le  noyau, 
l'alluvion  de  trois  siècles,  la  population  caractéris- 
tique. Ce  quartier,  à  Liège,  doit  à  ses  rues  étroites 
et  tortueuses  plutôt  qu'à  la  forme  de  ses  maisons 
une  couleur  antique  encore  prononcée.  Un  carre- 
four triangulaire,  où  aboutissent  sept  ou  huit  rues, 
encombré  de  marchands,  de  foule  et  de  voilures, 
rappelle  tout  à  fait  le  premier  décor  de  la  .luire 
avec  sa  porte  d'église  à  droite,  à  gauche  une  rue  en 
escalier  qui  descend  vois  la  Meuse,  et  au  fond,  une 
voie  plus  large  qui  conduit  au  pont  des  Arches,  un 
vrai  pont  du  moyen  âge  fortement  cambré,  et  dont 
les  piles  énormes  ont  dû  jadis  porter  des  maisons. 
Il  remonte,  du  reste,  à  1100,  quoique  souvent  ré- 
paré depuis.  Du  milieu  de  ce  pont,  la  vue  est  ma- 
gnifique de  tous  les  côtés  :  les  hauteurs  de  la  cita- 
delle et  les  coteaux  qui  fuient  vers  le  midi,  parés  des 
dernières  verdures  de  la  saison,  la  Meuse  qui  se  perd 
dans  les  noires  Ardennes,  les  tours  et  les  clochers 
de  briques  que  le  soleil  rougit  encore  ;  le  faubourg 
d'outre-Meuse  coupé  par  une  autre  rivière,  l'Ourlhc, 
qui  y  trace  de  joyeux  îlots  :  puis,  sur  le  quai  de  la 
rive  gauche,  un  vaste  emplacement  où  se  tient  la 
foire,  où  se  presse  la  foule  bariolée  autour  des  éta- 
lages, des  cirques  et  des  bateleurs. 

Ayant  vu  la  ville  des  deux  côtés  du  pont  et  de  la 


RHIN    ET   FLANDRE.  283 

citadelle,  il  ne  m'était  plus  difficile  de  m'y  recon- 
naître. —  En  redescendant  la  rue  qui  conduit  au 
pont  des  Arches,  on  se  trouve  sur  une  place  longue, 
plantée  d'arbres,  moitié  boulevard,  moitié  marché, 
ornée  au  milieu  de  trois  fontaines  dans  le  goût  de 
la  renaissance,  construites  en  forme  de  pavillon 
comme  celle  des  Innocents.  En  face,  à  gauche,  est 
l'hôtel  de  ville,  qui  n'a  rien  de  remarquable,  le 
seul  du  reste  en  Belgique  qui  ne  soit  pas  un  chef- 
d'œuvre  d'architecture  gothique.  Cela  suftit  pour 
indiquer  que  Liège  n'a  jamais  été  une  cité  républi- 
caine comme  ses  sœurs  du  pays  de  Brabant. 

A  cette  longue  place  en  succède  immédiatement 
une  autre  plus  carrée,  où  se  trouve  le  palais  de 
justice,  dont  nous  avons  déjà  parlé.  Ensuite  vient 
kl  troisième  place,  encore  contiguë  aux  deux  autres, 
plantée  en  quinconce  et  qu'on  appelle  la  place 
Verte.  Après  quoi  on  arrive  au  théâtre,  grand  et 
lourd ,  bâti  sur  le  modèle  de  l'Odéon  ,  et  dont  ma- 
demoiselle Mars  a  posé  la  première  pierre  en  1818. 
Cela  ne  nous  rajeunit  pas. 

De  ce  côté  s'étend  toute  la  ville  neuve,  aux  larges 
rues  bordées  de  trottoirs  en  bitume,  aux  boutiques 
parisiennes,  offrant  derrière  leurs  vitrages  de  cuivre 
et  déglaces  les  étalages  les  plus  splcndides;  bien 
plus,  un  passage,  le  passage  Lernonnier,  qui  ne  fait 
plus  l'envie  et  le  désespoir  de  Bruxelles,  depuis 
qu'on  a  ouvert  dans  cette  ville  les  galeries  de  Saint- 


2SI  LORELY. 

Hubert.  Les  rues  voisines  du  passage  sont  brillan- 
tes ;  il  faut  pénétrer  assez  loin  encore,  de  ce  côté, 
pour  retrouver  un  fragment  de  l'antique  Liège  au- 
tour de  la  cathédrale  consacrée  à  saint  Paul.  En 
descendant  de  nouveau  vers  la  Meuse,  on  traverse 
un  quartier  presque  entièrement  en  construction. 
J'aperçus  au  fond  d'une  place  un  de  ces  édifices 
modernes  à  colonnes,  qui  servent  indifféremment, 
comme  l'a  remarqué  Victor  Hugo,  de  bourse,  d'é- 
glise, de  palais,  de  temple,  d'hôpital,  etc.  Une  porte 
était  ouverte,  j'y  pénétrai  avec  toute  l'indiscrétion 
d'un  flâneur.  Une  soixantaine  de  Liégeois  s'y  pré- 
paraient à  l'élection  d'un  conseiller  municipal.  Quel- 
qu'un m'ayant  demandé  si  j'étais  pour  M.  Lamaille, 
et  si  je  votais  avec  le  parti  catholique,  je  compris 
ma  position  d'intrus,  et  je  laissai  les  catholiques  , 
les  libéraux  et  les  orangistes ,  ballotter  paisible- 
ment leurs  candidats. 

On  peut  revenir  vers  le  centre  par  un  long  boule- 
vard qui  fait  un  arc  depuis  la  Meuse,  et  au  delà  de 
la  cathédrale,  jusqu'à  la  place  du  Spectacle;  à 
gauche  le  faubourg  s'échelonne  vers  les  hauteurs  et 
présente  deux  ou  trois  églises  perchées  au  plus  haut 
de  la  côte;  à  droite  se  développent  les  bâtiments  et 
les  jardins  de  la  Sauvenière,  riante  abbaye  aux  tours 
de  brique  rouge  et  aux  clochers  d'étain  effilés  ;  une 
petite  rivière,  bordée  de  peupliers  et  de  longs  ber- 
ceaux de  feuillage,  entoure  ce  quartier  paisible  dont 


RHIN   ET    FLANDRE.  28Ô 

la  physionomie  appartient  encore  à  la  ville  go- 
thique. 

Il  me  reste  à  dire  que  toute  la  ville  de  Liège  est 
éclairée  au  gaz,  et  que  la  cathédrale  n'a  pu  elle- 
même  échapper  à  ce  progrès  des  lumières  que  nos 
curés  parisiens  ont  repoussé  jusqu'ici. 

Liège  s'honore  d'avoir  produit  Grétry,  auquel  elle 
vient  d'élever  une  statue. 

On  reprend  les  chemins  de  fer  et  l'on  laisse  Lou- 
vain  à  droite.  Celte  ville,  célèhre  par  sa  bière,  n"a 
guère  que  trois  édifices  que  l'on  puisse  signaler  : 
l'hôtel  de  ville,  la  cathédrale  et  la  maison  des  bras- 
seurs. On  les  voit  en  passant  avec  leur  frêle  archi- 
tecture, —  qui  dure  depuis  plusieurs  siècles,  cl  dont 
les  proportions  élégantes  amusent  et  séduisent.  — 
Une  heure  plus  lard  nous  arrivons  à  Malincs,  puis 
une  heure  ensuite  à  Bruxelles. 

IV.  —  Bruxelles. 

Que  dire  de  Bruxelles  que  l'on  n'ait  pas  dit  :  c'est 
une  ville  qui  ne  vaut  pas  Gand  comme  étendue  ni 
comme  situation.  Et  d'abord,  ainsi  que  je  disais  l'été 
dernier  à  propos  de  Munich,  il  n'y  a  pas  de  grande 
ville  sans  fleuve.  Qu'est-ce  qu'une  capitale  où  l'on  n'a 
pas  la  faculté  de  se  noyer?...  Gand  a  l'Escaut,  Liège 
a  la  Meuse;  Bruxelles  n'a  qu'un  pauvre  ruisseau 
qu'il  intitule  la  Senne,  triste  contrefaçon.  Imaginez 


286  LORELY. 

ensuite  au  centre  du  pays  le  ]>îus  plat  de  la  terre  une 
villequi  n'est  que  montagnes  :  montagne  de  la  Cour, 
montagne  du  Parc,  montagne  des  Larmes,  montagne 
aux  Herbes  potagère?,  etc.;  on  y  éreinteles  chevaux 
ou  les  chiens  pour  une  course  de  dix  minutes;  tout 
flâneur  y  devient  poussif;  des  rues  embrouillées  au 
point  de  passer  parfois  les  unes  sous  les  autres;  des 
quartiers  plongés  dans  les  abîmes,  tandis  que  d'au- 
tres se  couronnent  de  toits  neigeux  comme  les  Alpes; 
le  tout  offrant  du  reste  un  beau  spectacle,  tant  d'en 
haut  que  d'en  bas.  On  rencontre  dans  la  rue  Royale, 
qui  longe  le  parc,  une  vaste  trouée,  d'où  l'on  peut 
voir,  à  vol  d'oiseau,  le  reste  de  Bruxelles  mieux  qu'on 
ne  voit  Paris  du  haut  de  Notre-Dame.  Les  couchers 
de  soleil  y  sont  d'un  effet  prodigieux.  Sainte-Gudule 
s'avance  à  gauche  sur  sa  montagne  escarpée  comme 
une  femme  agenouillée  au  bord  de  la  mer  et  qui  lève 
les  bras  vers  Dieu  ;  plus  loin,  du  sein  des  dots  tour- 
mentés que  figurent  les  toits,  le  bâtiment  de  l'hôtel 
de  ville  élève  son  mât  gigantesque  ;  ensuite  vient  un 
amas  confus  de  toits  en  escaliers,  de  clochers,  de 
tours,  de  dômes;  à  l'horizon  brillent  les  bassins  du 
canal,  chargés  d'une  forêt  de  mâts;  à  gauche  s'é- 
tendent les  allées  du  boulevard  de  Waterloo,  les  bâ- 
timents du  chemin  de  fer,  le  jardin  botanique  avec 
sa  serre  qui  semble  un  palais  de  féerie,  et  dont  les 
vitres  se  teignent  des  ardentes  lueurs  du  soir.  Voilà 
Bruxelles  dans  son  beau ,  dans  sa  parure  féodale , 


RHIN   ET   FLANDRE.  287 

portant,  comme  des  bijoux  d'ancêtres,  ses  toits 
sculptés,  ses  clochetons  et  ses  tourelles,  il  faut  re- 
descendre et  plonger  dans  les  rues  pour  s'apercevoir 
qu'elle  a  revêtu  les  oripeaux  modernes  et  n'a  gardé 
du  temps  passé  que  sa  coiffure  étrange  et  splendide, 
La  rue  Royale,  garnie  de  palais  et  d'hôtels  aristo- 
cratiques, est  éclairée  déjà  d'un  double  rang  de 
candélabres  à  gaz.  Les  dernières  teintes  du  soir  des- 
sinent à  gauche  les  arbres  effeuillés  du  parc,  ses 
blanches  statues,  ses  ravins  factices  où  reposent  les 
soldats  hollandais  de  septembre-,    le  palais  de  la 
Nation,  d'architecture  classique,  avec  colonnes  et 
fronton,  s'étend  encore  à  gauche  du  jardin.  Six  mi- 
nistères font  partie  de  celle  vaste  ligne  de  bâti- 
ments. En  se  dirigeant  le  long  du  parc,  vers  la  place 
Royale,  on  rencontre,  au  milieu  d'une  trouée  de 
maisons  donnant  encore  sur  la  ville  basse,  la  statue 
élevée  au  général  Belliard.  —  Lue  terrasse,  char- 
gée de  balustres  et  de  vases  antiques,  se  profile  plus 
loin  sur  le  ciel  jusqu'à  la  montagne  de  la  Cour,  et 
donne  aux  bâtiments  qui  raccompagnent  les  airs 
d'une  villa  romaine.  Le  parc  s'arrête  à  cet  endroit, 
de  l'autre  côté  de  la  rue ,  et  borde  encore  de  ses 
gracieux  ombrages  la  place  irrégulière  du  palais 
Léopold.  Ce  palais  est  modeste  et  contemple  hum- 
blement celui  de  la  Nation,  situé  à  l'autre  extrémité 
du  parc,  avec  son  arbre  de  liberté  planté  au  milieu 
de  sa  cour. 


288  LORELY. 

La  p!a  e  Royale  commence  en  retour  déquerre de 

celle  longue  ligne  de  bâtiments;  c'est  là  le  centre 
aristocratique  de  Bruxelles,  comme  la  place  du  Mar- 
ché en  est  le  centre  populaire,  comme  la  place  de 
la  Monnaie  en  est  le  centre  industriel  et  bourgeois. 
Une  église,  en  forme  de  temple,  occupe  le  fond  de 
ce  carré  régulier  d'hôtels  et  de  palais  modernes, 
et  fait  face  à  la  rue  de  la  Montagne,  qui,  prolongée 
de  celle  de  la  Madeleine,  est  devenue  la  grande  ar- 
tère de  la  circulation  et  du  commerce  bruxellois, 
dette  voie  lumineuse  et  toujours  frémissante  de  foule 
et  de  voitures,  serpente  longuement  de  la  ville  haute 
à  la  ville  basse,  avec  ses  tournants,  ses  places  étroi- 
tes, ses  descentes  rapides,  le  luxe  antique  de  ses 
maisons  sculptées, l'éclat  moderne  de  ses  boutiques 
parisiennes,  dont  la  double  ligne,  rayonnante  de 
gaz,  de  marbre  et  de  dorures,  ne  s'interrompt  pas 
un  seul  instant.  Ce  long  bazar  a  plusieurs  appendi- 
ces encore  qui  s'en  vont  animer  les  quartiers  voisins. 
Hors  de  là,  tout  est  calme  et  sombre;  le  gaz  des  ré- 
verbères et  des  estaminets  n'éclaire  plus  que  de  longs 
quartiers  solitaires,  ou  des  faisceaux  de  ruelles  inex- 
tricables-, des  bassins,  des  bras  de  rivière  obstrués 
de  masures,  les  longs  boulevards  qui  donnent  sur 
la  campagne,  les  quais  multipliés  qui  bordent  les 
canaux,  les  estaminets  même,  sont  paisibles,  quoi- 
que remplis  de  monde.  Quelquefois  seulement  une 
rue  en  kermesse  étale  ses  transparents,  ses  illuini- 


RHIN    ET   FLANDRE.  289 

nations  et  ses  images  de  héros  saints  on  profanes , 
et  fourmille  de  danseurs,  de  musiciens  et  de  chan- 
teurs, sans  que  sa  joie  et  son  enthousiasme  se  ré- 
pandent plus  loin. 

Le  jour,  la  physionomie  de  la  ville  n'offre  rien  de 
plus  remarquable;  c'est  la  vie  de  Paris  dans  un  cer- 
cle étroit.  Seulement  le  peuple  dine  vers  une  heure, 
les  bourgeois  de  trois  à  quatre,  les  gens  riches  de 
cinq  à  six.  Le  soir,  les  estaminets,  les  cercles  et  les 
théâtres,  se  disputent  ces  divers  éléments  de  la  po- 
pulation. On  sait  qu'à  l'époque  des  combats  de  sep- 
tembre ,  les  Hollandais  et  les  Belges  suspendaient 
d'un  commun  accord  les  hostilités,  vers  une  heure, 
pour  aller  dîner,  et  vers  sept  heures  du  soir  pour 
aller  passer  leur  soirée  à  l'estaminet.  Ces  peuples 
se  comprenaient  du  moins  dans  ces  habitudes  régu- 
lières de  la  vie  flamande.  Le  Pare  et  le  boulevard  de 
Waterloo  sont  le  rendez-vous  du  beau  monde  vers 
le  milieu  du  jour.  Là  circulent  les  brillants  équipa- 
ges qui,  pour  de  plus  longues  promenades,  se  diri- 
gent vers  Laeken  ou  vers  les  campagnes  char- 
mantes situées  hors  de  la  porte  de  Louvain.  Là  sont 
les  maisons  de  plaisance,  les  villas,  les  châteaux  prin- 
ciers. 

On  sait  combien  la  religion  est  toujours  puissante 
en  Belgique-,  aussi  les  églises  présentent  partout  un 
air  de  vie  qui  satisfait.  Les  sonneries  retentissent 
souvent  -,  mais  les  carillons  ont  disparu  de  Bruxelles, 

17 


290  LORELY. 

et,  dans  les  antres  villes  même,  n'exécutent  plus 
guère  que  des  airs  doperas.  Je  ne  parlerai  pas  de 
Sairite-Gûcïule,  de  sa  chaire  bizarrement  sculptée, 
de  ses  magnifiques  vitraux  de  la  renaissance  qui  vous 
t'ont  rêver  en  plein  Brabant  l'horizon  bleu  de  l'Italie, 
traversé  de  figures  divines.  Le  musée  s'est  bien  ap- 
pauvri par  la  restitution  des  tableaux  du  prince 
d'Orange.  Il  offre  encore  quelques  Rubens,  quel- 
ques Van  Dyck  et  un  Jordaens  célèbre.  Tout  cela  a 
été  décrit  bien  des  fois.  La  bibliothèque,  située  dans 
le  bâtiment  du  musée  qui  communique  à  la  place 
Royale,  est  connue  surtout  par  une  magnifique  col- 
lection de  manuscrits.  Dans  une  autre  aile  se  trou- 
vent le  musée  de  l'industrie  et  une  collection  d'ar- 
mures antiques  assez   pauvre  pour  tin  tel  pays. 
Ajoutez  à  cela  des  Instituts,  des  Conservatoires,  des 
écoles  de  Beaux-Arts,  aussi  nombreux  qu'à  Paris  et 
aussi  utiles,  et  répondant  surtout,  à  la  prétention 
qu'ont  les  Belges  de  ne   nous  être  inférieurs  en 
rien  ! 

V.  —  Théâtres  et  Palais. 

Bruxelles  s'agrandit  -,  cette  ville  est  bâtie,  comme 
on  sait,  sur  le  versant  peu  modéré,  pour  nous  servir 
d'une  expression  de  Sainte-Beuve,  de  l'unique  mon- 
tagne du  Brabant-,  c'est  l'enfer  des  chevaux  bien 
plus  que  Paris.  Ces  animaux  auraient  plus  de  plai- 
sir à  monter  au  clocher  de  Compostelle  qu'à  gravir 


RÏÏIN   F.T   FLANDRE.  291 

la  rue  tic  la  Madeleine  et  la  rue  de  la  Montagne. 
Aussi  Bruxelles  commence  à  se  diviser  en  ville  haute 
et  en  ville  basse,  lesquelles  n'auront  bientôt  en- 
semble aucune  communication.  11  est  plus  simple 
pour  l'habitant  de  la  place  de  la  Monnaie  de  se 
rendre  à  Anvers  que  sur  la  place  de  la  Montagne  de 
la  Cour.  Aussi,  pour  que  la  population  croissante 
trouvât  des  plaisirs  à  sa  portée  et  à  sa  hauteur, 
a-l-on  imaginé  d'agrandir  le  théâtre  du  Parc,  et  d'y 
faire  jouer  l 'opéra-comique,  afin  d'épargner  aux  ha- 
bitants des  hauts  lieux  le  voyage  du  théâtre  de  la 
Monnaie,' et,  comme  ce  dernier  gagne  des  specta- 
teurs en  raison  de  l'agrandissement  de  la  viile  basse, 
on  a  créé  sur  le  boulevard  extérieur  un  théâtre  des 
Nouveautés,  qui  est  le  prodige  de  l'optique  et  qui 
marche  à  la  vapeur. 

Ce  théâtre  laisse  bien  en  arrière  nos  théâtres  pa- 
risiens. Tout  y  est  nouveau,  l'éclairage,  les  décora- 
tions, le  ciel,  le  jeu  des  machines.  Malheureusement 
l'hommevient  gâter  ce  séduisant  ensemble;  il  existe 
sur  la  scène  une  illusion  que  le  jeu  des  acteurs  dé- 
truit souvent  ;  on  pourrait  dire  qu'au  théâtre  une 
décoration  trop  vraie  l'ait  paraître  l'acteur  plus 
faux. 

Imaginez  d'abord  une  salle  ronde  couverte  d'une 
coupole  de  cristal;  il  n'y  a  pas  de  lustre,  mais  des 
becs  de  gaz  nombreux,  disposés  au  delà  de  verres 
dépolis,  et  dont  le  reflet  seul  est  visible,  versent 


202  LORELY. 

sur  l'assemblée  une  lumière  douce ,  pareille  à  celle 
du  jour;  des  guirlandes  de  fleurs  transparentes  par- 
courent ce  ciel  factice,  où  les  lueurs  mobiles  imi- 
tent l'éclat  des  nuages  pourprés.  C'est  charmant, 
c'est  idéal ,  et  cela  éclaire  peu-,  mais  des  girandoles 
nombreuses  sont  placées  aux  premières  galeries,  et 
ne  diminuent  leur  lumière  que  pour  les  scènes  de 
nuit,  où  ce  système  d'éclairage  triomphe  incontes- 
tablement. 

Tournez-vous  maintenant  vers  la  scène,  et  vous  y 
verrez  d'autres  merveilles.  Et  d'abord,  plus  de  ces 
affreux  morceaux  de  toile  que  l'on  appelle  des  ban- 
des d'air,  plus  de  ces  nuages  tachés  et  recousus  qui 
sont  plus  lourds  que  les  arbres  et  les  maisons.  Le 
fond  du  théâtre  est  occupé  par  un  ciel  invariable, 
ayant  la  forme  d'une  demi-coupole,  et  où  les  grada- 
tions et  dégradations  de  lumière  s'exécutent  admi- 
rablement. In  vrai  soleil,  une  vraie  lune,  c'est-à-dire 
deux  globes  lumineux,  éclairent  tour  à  tour,  comme 
dans  la  nature,  ce  ciel  magique,  au  delà  duquel  on 
pourrait  soupçonner  l'infini;  Un  oiseau  s'y  brise- 
rait les  ailes;  des  reflets  de  transparents  y  projet- 
tent les  brouillards  ou  les  nuages  5  le  soleil  s'y  cou- 
che ou  s'y  lève  au  milieu  des  vapeurs  pourprées;  on 
obtient  des  soleils  d'Italie  ou  des  soleils  de  Flandre, 
selon  le  besoin. 

Songez  maintenant  à  nos  décorations  arriérées,  à 
nosportants  de  coulisses,  à  nos  files  de  quinquets,  à 


RHIN    ET    FLANDRE.  2!» 3 

nos  praticables  :  rien  de  tout  cela  n'existe  au  théâtre 
des  Nouveautés.  Le  procédé  est  le  plus  simple  du 
inonde  :  on  a  placé  autour  de  la  scène  une  vaste  toile 
sur  châssis  en  hémicycle,  découpée  pour  les  toits  ou 
le  sommet  des  arbres,  et  qui  se  profile  en  perspective 
sur  leciel.  Ladécoration  placée,  on  ouvre  comme  «les 
portes  certaines  parties  destinées  à  faire  avance  ou 
à  fournir  un  passage  aux  acteurs-,  c'est  l'affaire  d'un 
instant.  Ces  vastes  toiles,  pliées  en  trois  sur  elles- 
mêmes,  descendent  des  frises  toutes  seules  par  l'effet 
d'une  machine  à  vapeur  placée  sous  le  théâtre;  le 
travail  des  machinistes  se  borne  à  les  déployer;  le 
tout  se  meut  sans  plus  d'embarras  qu'à  un  théâtre 
de  marionnettes.  Ainsi,  là  encore,  la  machine  a  dé- 
trôné l'homme',  quel  malheur  qu'elle  ne  puisse  pas 
se  substituer  aux  acteurs! 

Ce  beau  théâtre  n'a  en  ce  moment-ci  qu'un  seul 
défaut.  11  est  fermé. 

11  me  reste  à  parler  des  chambres,  conseils  et 
autres  éléments  de  la  machine  représentative.  Mais, 
avant  d'entrer  à  l'hôtel  de  ville  où  se  tient  le  grand 
conseil  communal,  arrêtons-nous  un  peu  au  carie- 
four  d'une  rue  écartée,  située  à  quelque  dislance  de 
ce  monument.  Là  est  une  bizarre  statue  servant  de 
fontaine  publique,  et  qui  représente  un  enfant  nu  ; 
elle  est  en  bronze  noirci  par  le  temps,  posée  sur  une 
coquille  de  marbre,  et  dans  une  attitude  assez  tri- 
viale. C'est  l'illustre  Mannekenpis,  dit  le  premier 


294  L  OR  EL  Y. 

bourgeois  tic  Bruxelles.  Ou  sait  que  cette  figure  est 
le  palladium  de  Bruxelles,  enlevé  et  caché  plusieurs 
fois  [tardes  mains  ennemies,  et  toujours  miraculeu- 
sement rapporté  sur  son  piédestal.  Le  Mannekenpis 
a  eu  toutes  les  aventures  du  Bambino  de  Naples,  et 
ne  présente  toutefois  aucun  caractère  religieux. 
Plusieurs  souverains  se  sont  plu  à  combler  de  la- 
veurs ce  personnage  symbolique  et  difficilement  dé- 
finissable. Charles-Quint  lui  adonné  la  noblesse: 
Louis  XIV  l'a  l'ait  chevalier  de  Saint-Louis;  Napo- 
léon l'a  créé  chambellan.  Son  costume  actuel,  qu'il 
ne  revêt  que  dans  les  grandes  fêles,  est  celui  d'of- 
eierde  la  garde  civique  ;  le  Mannekenpis  est  partisan 
de  tous  les  régimes;  pourtant  ce  symbole  de  l'esprit 
bourgeois  n'a  point  cessé  d'être  populaire. 

En  entrant  dans  l'hôtel  de  ville  on  se  trouve  au 
milieu  d'une  belle  cour  carrée  ornée  de  groupes  de 
sculpture  en  bronze  et  en  marbre,  dans  le  goût  du 
xvii"  siècle.  Au  premier  étage  sont  les  vastes  salles 
où  régna  tant  de  siècles  cette  fière  bourgeoisie  des 
Flandres,  souvent  asservie,  rarement  domptée.  Que 
de  révoltes,  que  de  supplices  sur  cette  place  du 
Grand-Marché,  si  belle  encore  aujourd'hui!  que  de 
drames  républicains  dans  ces  salles  dorées  comme  le 
vieux  Versailles,  et  que  Louis  XIV,  Marie-Thérèse  et 
Napoléon  ont  vues  tour  à  tour  telles  qu'elles  sont 
aujourd'hui.  Les  plafonds  et  les  tapisseries  présen- 
tent une  foule  ckp  sujets  historiques  et  allégoriques, 


li  IIIX   ET   FLANDR  E.  295 

(|iii  rappellent  la  gloire  des  Provinces-Unies.  Les 
panneaux  et  les  frises,  splendidement  dorés,  ont 
conservé  tout  leur  éclat  ;  les  hautes  cheminées  char- 
gées de  glaces,  d'attributs  et  derocailles,  n'ont  subi 
aucune  altération  5  le  goût  misérable,  l'économie  de 
notre  époque,  ne  paraît  que  dans  la  forme  des  chaises 
et  dans  l'étoffe  des  rideaux  de  calicot  rouge  à  bordure 
imprimée.  Ensuite  imaginez  une  trentaine  de  mes- 
sieurs fort  laids,  en  habits,  redingotes  et  paletots, 
assis  autour  d'une  grande  table  verte  et  discutant 
sur  la  nécessité  de  rebâtir  un  palais  de  justice  à  co- 
lonnes et  à  frontons  triangulaires,  construit  depuis 
vingt  ans  selon  les  règles  de  Vignole,  et  qui  déjà 
menace  ruine,  discutant  cela  dans  un  édifice  dn 
douzième  siècle  et  se  querellant  sur  des  centimes 
devant  ces  grands  portraits  qui  les  regardent  en 
pitié.  Voilà  une  séance  de  ce  conseil  municipal.  Le 
public,  rangé  sur  des  chaises  le  long  des  murs,  ne 
voit  que  le  dos  et  les  toupets  divers  de  ces  illustres 
citoyens,  qui  lisent  des  discours  fort  longs  ou  se 
livrent  à  des  improvisations  fort  lentes.  Le  buste 
d'un  nommé  Houppe,  qui  a  été  l'avant  dernier  bourg- 
mestre de  Bruxelles,  jette  sur  l'assemblée  des  regards 
paternels. 

Pour  en  finir  avec  les  institutions  politiques  du 
pays,  remontons  la  rue  de  la  Madeleine  et  la  Monta- 
gne de  la  Cour,  traversons  le  parc  dont  les  vieux 
arbres  firent  partie  de  l'antique  forêt  de  Soignes,  qui 


296  f.OHKI.Y. 

jadis  couvrait  le  pays;  nous  trouverons,  dans  l'inté- 
rieur du  palais  dit  de  la  Nation,  les  deux  autres 
machines  à  lois  fonctionnant  vers  la  même  heure  : 
la  chambre  des  sénateurs  et  la  chambre  des  repré- 
sentants. 

Par  un  vestibule  bien  chaude  et  tapissé  on  monte 
à  une  tribune  drapée  de  calicot  rouge,  et  pavoisée 
de  trois  étendards  tricolores  belges,  c'est-à-dire 
jaune,  noir  et  rouge.  11  faut  avouer  que  ces  trois 
couleurs  s'harmonisent  mieux,  au  point  de  vue  de 
l'ornement alion,  que  nos  couleurs  françaises,  bien 
qu'elles  offrent  presque  la  combinaison  des  nuances 
de  l'arlequin.  De  la  tribune  où  nous  sommes,  l'œil 
plonge  sur  une  salle  de  médiocre  grandeur,  décorée 
dans  le  style  de  l'empire  et  autour  de  laquelle  règne 
une  table  verte  en  fer  à  cheval.  Une  cinquantaine 
d'hommes  mûrs  sont  rangés  autour  de  cette  table 
dont  le  milieu  reste  vide-,  ils  lisent,  causent  et  dis- 
cutent entre  eux.  Là  les  discours  sont  rares  et  les 
questions  doivent  se  résoudre  plus  aisément  qu'ail- 
leurs. Cette  assemblée,  n'étant  du  reste  remarqua- 
ble que  par  une  profusion  de  calicot  rouge  fatigante 
pour  l'œil,  nous  allons  traverser  le  palais  pour  pas- 
ser à  la  chambre  des  représentants. 

C'est  notre  chambre  des  députés,  un  peu  moins 
riche,  un  peu  moins  dorée,  avec  ses  divisions,  son 
président,  ses  questeurs,  avec  moins  de  députés  et 
plus  de  places  pour  le  public.  Les  orateurs  parlent 


RHIN    ET   FLANDRE.  2!)  7 

tic  leur  place,  bien  qu'il  y  ait  une  Tort  belle  tribune 
d'acajou  :  et,  quand  la  nuit  arrive,  on  distribue  par- 
tout des  bougies,  qui  font  ressembler  l'amphithéâtre 
à  un  ciel  étoile.  Le  banc  des  ministres  est  garni 
de  personnages  assez  majestueux.  Il  est  souvent 
d'autant  plus  difficile  à  ces  représentants  de  s'en- 
tendre, que  beaucoup  viennent  de  certaines  pro- 
vinces où  l'on  parle  peu  le  français.  J'ai  été  témoin 
de  la  colère  d'un  député  wallon,  qui  se  croyait  in- 
sulté par  le  mot  susceptible .  —  Est-ce  que  vous  me 
croyez  susceptible  d'une  mauvaise  action  ?  criait-il 
au  ministre.  Il  fallut  lui  prouver  parle  dictionnaire 
de  l'Académie  qu'il  y  avait  des  susceptibilités  loua- 
bles.  Ce  fut  l'expression  du  ministre  en  lui  donnant 
celle  leçon  de  français. 

Les  représentants  de  Bruxelles  ne  sont  point  obli- 
gés de  payer  un  cens,  ils  reçoivent  une  indemnité  de 
500 IV.  par  mois.  Aussi  ne  manque-t-on  pas  de  le  leur 
rappeler  souvent  dans  les  journaux.  Chaque  fois  que 
la  chambre  est  moins  nombreuse  qu'à  l'ordinaire, 
on  leur  reproebe  leurs  500  IV.  de  la  façon  la  plus  hu- 
miliante :  —  Allez  donc  à  votre  devoir,  puisque  vous 
êtes  payés  !...  Quand  on  paye  un  domestique,  il  faut 
qu'il  fasse  son  service  !...  Gagnez  donc  votre 
pain  !  etc.  —  Telles  sont  les  aménités  qui  se  lisent 
dans  les  journaux  belges.  Il  faut  avouer  aussi  qu'elles 
sont  fréquemment  méritées,  toute  convenance  à 
part. 

17. 


298  LORELY. 

La  chambre  des  représentants  de  Bruxelles  est  un 
excellent  chauffoir  public.  Le  peu  de  gens  inoccu- 
pés que  possède  cette  capitale  profite  avec  ardeur 
de  retendue  des  magnifiques  tribunes,  de  la  mol- 
lesse des  banquettes  et.  du  confort  des  tapis  et  vient 
sommeiller,  trois  heures  de  la  journée,  au  murmure 
doux  et  régulier  de  l'éloquence  flamande.  Parfois 
seulement  quelque  député  au  sang  méridional  (wal- 
lon ou  luxembourgeois)  interrompt  cette  quiétude 
et  se  met  à  jeter  des  brandons  imprévus  dans  ces 
graves  conférences  ;  mais  de  telles  surprises  sont 
rares  sous  le  ministère  actuel,  qui  a  su  dompter  la 
gauche  et.  réduire  le  parti  radical  à  un  silence  bien- 
veillant. 


LES 


FETES  DE  HOLLANDE 


LES 


FÊTES  DE  HOLLANDE. 


I.  —  Retour  à  Bruxelles. 

Hoffmann  parle  d'un  promeneur  solitaire  qui 
avait  coutume  de  rentrer  dans  la  ville  à  l'heure  du 
soir  où  la  masse  des  habitants  en  sortait  pour  se  ré- 
pandre dans  la  campagne,  dans  les  brasseries  et 
dans  les  bals  parcs  ou  négligés  que  l'étiquette  alle- 
mande distingue  si  nettement. —  Il  était  forcé  alors 
de  s'ouvrir  avec  ses  coudes  et  ses  genoux  un  chemin 
difficile  à  travers  les  femmes  en  toilette,  les  bour- 
geois endimanchés,  et  ne  se  reposait  de  cette  fatigue 
qu'en  retrouvant  une  nouvelle  solitude  dans  les  rues 
désertes  de  la  ville. 

Je  songeais  à  ce  promeneur  bizarre  le  9  mai  der- 
nier, me  trouvant  seul  dans  le  wagon  de  Mons  à 
Bruxelles,  tandis  que  les  trains  de  plaisir,  encom- 
brés de  voyageurs  belges,  se  dirigeaient  à  toute  va- 


302  1,0 P.  KL  Y. 

peur  sur  Paris.  Il  me  fallut  fendre  encore  une  foule 
très  pressée  pour  sortir  de  l'embarcadère  du  midi 
et  gagner  la  place  de  l'Hôtel- de- Ville,  ■ —  afin  d'y 
boire  dans  la  3Iaison  des  Brasseurs  une  première 
chope  authentique  de  faro ,  accompagnée  d'un  de 
cvs  pistolets  pacifiques  qui  s'ouvrent  en  deux  tartines 
garnies  de  beurre.  —  C'est  toujours  la  plus  belle 
place  du  monde  que  celte  place  où  ont  roulé  les 
deux  têtes  des  comtes  de  Horn  et  d'Egmont,  d'au- 
tant plus  belle  aujourd'hui  qu'elle  a  conservé  ses 
pignons  ouvragés,  découpés,  festonnés  d'astragales, 
ses  bas-reliefs,  ses  bossages  vermicides,  —  tandis 
que  la  plupart  des  maisons  de  la  ville,  grattées  et 
nettoyées  de  cette  lèpre  d'architecture  qui  n'est  plus 
de  mode,  ont  été  encore  décapitées  presque  toutes 
de  leurs  pignons  dentelés,  et  soumises  au  régime 
des  toits  anguleux  d'ardoise  et  de  brique.  La  phy- 
sionomie des  rues  y  perd  beaucoup  certainement. — 
On  restaure  et  l'on  repeint  l'hôtel  de  ville,  qui  va 
paraître  tout  battant  neuf,  ce  qui  obligera  la  ville  à 
faire  réparer  et  blanchir  aussi  cette  sombre  Maison 
du  Roi,  dite  autrement  Maison  au  Pain,  qui  semble 
un  palais  de  Venise  en  s'éclairant  toutes  les  nuits 
derrière  ses  rideaux  rouges.  * 

J  ai  rencontré  sur  cette  place  un  grand  poëte  qui 
l'aime,  et  qui  en  déplore  comme  moi  les  restaura- 
lions.  >ious  avons  discuté  quelque  temps  sur  la  ques- 
tion grave  de  savoir  si  la  partie  haute  de  l'édifice 


TETES   DE   HOLLANDE.  303 

était  on  brique  ou  en  pierre,  et  si  les  ogives  qui  sur- 
montent les  longues  fenêtres  avaient  été  autrefois 
aussi  simples  qu'aujourd'hui,  car  les  anciennes 
estampes  les  représentent  contournées  et  lancéolées 
dans  le  goût  du  gothique  efflorescent.  On  peut 
penser  que  les  dessinateurs  du  seizième  siècle  ont 
voulu  parer  le  monument  plus  que  de  raison,  et  que 
les  arcs  d'ogive  ont  toujours  eu  cette  simplicité  de 
bon  goût.  J'ai  été  assez  heureux  pour  pouvoir  ra- 
conter au  savant  poète  une  légende  que  j'avais  re- 
cueillie dans  un  précédent  séjour  à  Bruxelles.  — 
L'architecte  qui  construisit  cet  hôtel  de  ville  eut  le 
désagrément  d'abord  de  ne  pouvoir  accomplir  son 
œuvre.  L'aile  gauche,  établie  sur  un  terrain  peu 
solide,  s'écroula  tout  entière.  On  pensa  qu'il  s'a- 
gissait d'un  terrain  marneux,  et  on  planta  des  pilo- 
tis :  la  construction  s'effondra  une  seconde  fois.,  lais- 
sant paraître  un  vaste  abîme.  On  crut  qu'il  y  avait 
là  d'anciennes  carrières,  et  l'on  y  versa  des  tombe- 
reaux de  gravois;  mais  plus  on  en  versait,  plus  le 
trou  devenait  profond.  Enfin  le  malheureux  archi- 
tecte fut  contraint  de  se  donner  au  diable.  Dès  lors 
les  constructions  s'élevèrent  avec  facilité.  11  mourut 
le  jour  même  où  l'on  posait  le  bouquet  sur  le  toit 
achevé,  et  l'on  n'apprit  qu'alors  le  fatal  secret.  L'ar- 
chevêque de  Malines  fut  appelé  pour  bénir  l'édifice. 
Un  craquement  soudain  se  déclara  dans  les  murs, 
et  tout  rentra  bientôt  dans  le  troisième  dessous.  On 


304  I.  OU  EL  Y. 

aspergea  le  gouffre  d'eau  bénite  ;  des  ouvriers  munis 
de  seapulaires  osèrent  y  descendre,  et  dans  le  fond  on 
trouva  une  tète  colossale  en  bronze  ornée  de  cornes 
portant  des  traces  de  dorures.  C'était,  selon  les  uns, 
une  tète  antique  de  Jupiter-Ammon,  selon  d'autres 
le  buste  officiel  de  Satan.  Cette  même  tête  a  été 
appliquée  depuis  sur  les  épaules  du  maudit  que 
transperce  la  lance  de  saint  Michel  sur  la  flèche  du 
monument.  On  redore  maintenant  ce  groupe  magni- 
fique, qui  s'aperçoit  dans  un  rayon  de  six  lieues. 
J'ignore  si  les  ouvriers  qui  restaurent  la  tête  du 
diable  se  sont  munis  de  seapulaires. 

Du  reste,  Bruxelles  est  catholique  toujours  comme 
au  temps  des  Espagnols.  Nous  savons  à  peine,  à 
Paris,  que  le  mois  de  mai  est  le  mois  de  Marie  :  je 
l'ai  appris  en  sortant  de  la  place  par  l'angle  opposé 
à  la  Maison  des  Mariniers, dont  on  restaure  aussi  le 
toit  curieux,  qui  représente  une  poupe  ancienne  de 
galère.  La  rue  de  la  Madeleine  était  remplie  par  une 
longue  procession,  au  milieu  de  laquelle  on  portait 
une  grande  Vierge  en  bois  coloriée,  vernie  et  dorée, 
dont  les  pieds  disparaissaient  ainsi  que  l'estrade 
sous  une  montagne  de  bouquets.  —  Au-dessus  des 
boutiques  fermées,  les  fenêtreset  les plintlics étaient 
garnies  de  branches  de  tilleuls,  et  cela  jusqu'à  la 
porte  de  Louvain.  La  garde  civique,  les  sociétés  de 
chant  et  les  corporations  ouvrières,  avec  bannières 
etécussons,  se  déroulaient  sur  tout  cet  espace.  C'é- 


FÊTES    DE    HOLLANDE.  ;3<)-"> 

lait  un  dimanche,  et  la  kermesse d'Ixelles  était  an- 
noncée aux  coins  des  nies  par  d'immenses  affiches. 
Ixelles  est  un  bourg  silué  à  dix  minutes  de  la 
porte  do  Louvain.  La  procession  ne  tarda  pas  à  en 
envahir  les  rues,  également  parées  de  branches 
vertes  et  de  poteaux  soutenant  de  longues  bandes 
aux  couleurs  nationales.  Ce  fut  dans  l'église,  neuve 
et  magnifiquement  décorée,  que  la  procession  vint 
s'absorber  tout  entière  pour  entendre  un  office  à 
grand  orchestre.  Les  sociétés  et  les  corporations  se 
dirigèrent  ensuite  vers  leurs  locaux  respectifs.  — 
Les  kermesses  de  Belgique  inspireraient  difficile- 
ment aujourd'hui  un  nouveau  Rubens  ou  même  un 
nouveau  Téniers.  L'habit  noir  et  la  blouse  bleue  y 
dominent,  —  ainsi  que,  pour  les  femmes,  les  modes 
arriérées  de  Paris.  On  y  boit  toujours  de  la  bière, 
accompagnée  de  pistolets  beurrés  et  de  morceaux  de 
raie  ou  de  morue  salée  découpés  régulièrement  et 
qui  poussent  à  boire.  La  musique  et  les  pas  alourdis 
des  danseurs  retentissent  dans  de  vastes  salles  avec 
moins  d'entrain  qu'à  nos  cabarets  de  barrière,  mais, 
pour  ainsi  dire,  avec  plus  de  ferveur.  Le  beau  monde 
se  dirigeait  vers  des  casinos  sifuéslc  long  d'un  étang 
chargé  de  barques  joyeuses,  et  qui  figure  en  petit 
celui  d'Enghien.  Bruxelles  est  la  lune  de  Paris,  ai- 
mable satellite  d'ailleurs,  auquel  on  ne  peut  repro- 
cher que  d'avoir  perdu,  en  nous  imitant,  beaucoup 
de  son  originalité  brabançonne.  La  fête  d'Ixelles 


300  LOI;  Kl.1!. 

s'est  terminée,  comme  toutes  nos  fêtes  dominicales, 
par  l'ascension  d'un  ballon  jaune  qui  s'est  élevé 
très  haut. en  emportant  l'écho  des  applaudissements 
de  la  foule. 

En  revenant,  je  suis  entré  dans  l'église  du  Sablon, 
où  reposent. les  cendres  de  Jean-Baptiste  Rousseau, 
en  face  de  l'hôtel  d'Aremberg,  dont  l'ancien  maître 
l'avait  accueilli  dans  son  exil.  — ■  Je  me  disais  à  ce 
propos,  et  en  songeant  aux  nombreux  exilés  qu'a- 
vaient en  divers  temps  recueillis  les  Pays-Bas,  que 
leur  séjour  dans  ces  contrées  à  la  fois  étrangères  et 
françaises  avait  toujours  servi  beaucoup  à  propager 
au  dehors  noire  littérature  et  nos  idées.  Pour  moi, 
j'ai  toujours  considéré  les  pays  de  langue  française, 
tels  que  la  Belgique,  la  Savoie  et  une  partie  de  la 
Suisse  et  des  duchés  du  Rhin,  comme  des  membres 
de  notre  famille  dispersée.  N'existe-l-il  pas,  malgré 
les  divisions  politiques,  un  lien  pareil  entre  les  pays 
de  langue  allemande?  Je  n'entends  parler  ici  que 
d'une  frontière  morale,  dont  les  étrangers  peuvent 
aussi, çà  et  là,  rejeter  les  limites  au-delà  des  nôtres  5 
mais  si  le  style  est  l'homme,  il  faut  reconnaître  que 
la  partie  éclairée  et  agissante  des  populations  dont 
je  viens  de  parler  est  de  même  nature  que  la  nôtre, 
comme  sentiment  et  comme  esprit.  —  Je  ne  crois 
pas  à  la  culture  de  la  langue  flamande,  malgré  les 
chambres  de  rhétorique  et  les  concours  de  poésie, 
—  et  au  contraire  on  connaît,  ou  plutôt  on  ne  rc- 


FÊTES   DE    HOLLANDE.  307 

connaît  pas  chez  nous,  un  grand  nombre  d'écrivains 
belgesqui  sont  loin  de  se  vanter  de  n'être  pas  Fran- 
çais. Paris  absorbe  tout,  et,  dépouillant  Bruxelles 
de  son  atmosphère  propre,  lui  rend  ce  qu'il  lui  em- 
prunte en  splendeur  et  en  clarté.  Qui  oserait  dire 
que  Grétry  n'est  pas  Français  et  ne  voir  dans  Rous- 
seau que  le  citoyen  de  Genève?  Nos  grands  hommes 
appartiennent  aussi  à  tous  ceux  qui,  dans  le  monde, 
acceptent  l'influence  de  notre  langue  et  de  nos  tra- 
vaux. 

Le  lendemain,  je  lisais  les  journaux  au  Cale  Suisse 
sur  la  place  de  la  Monnaie,  lorsque  j'entendis  des 
tambours  qui  battaient  une  marche.  Deux  porte- 
drapeaux  les  suivaient,  l'un  portant  l'étendard  belge, 
et  l'autre  l'étendard  français  surmonté  d'un  aigle. 
C'étaient  les  anciens  soldats  belges  de  l'empire  fran- 
çais qui  célébraient  l'anniversaire  du  cinq  mai,  et 
qui,  cette  année,  avaient  remis  au  dix  la  cérémonie, 
alin  qu'elle  concordât  avec  la  fêle  de  Paris.  Ils  al- 
laient se  faire  dire  une  messe  et  se  livrer  ensuite  à 
un  banquet  fraternel.  J'admirai  la  tolérance  vrai- 
ment libérale  du  gouvernement  belge  et  de  la  partie 
de  la  population  qui,  indifférente  à  ces  souvenirs, 
saluait,  sous  un  roi,  ces  vieux  fidèles  de  l'empire. 
ha  même  cérémonie  avait  lieu  ce  jour-là  dans  toutes 
les  villes  de  Belgique. 

En  rentrant  à  mon  hôtel,  je  trouvai  une  lettre 
qui  m'enjoignait  d'avoir  à  venir  causer  vers  midi 


308  LORELY. 

avec  le  gouvernement.  C'est  la  première  lois  que 
cela  m'arrivaiten  Belgique,  où  j'ai  passé  bien  sou- 
vent clans  ma  vie,  puisque  c'est  la  route  de  l'Alle- 
magne. Un  sage  de  l'antiquité  partait  pour  \m 
voyage,  lorsqu'au  sortir  de  la  ville  on  lui  demanda  : 
«  Où  allez-vous?  —  Je  n'en  sais  rien,  »  répondit-il. 
Sur  cette  réplique,  on  le  conduisit  en  prison.  «  Vous 
voyez  bien,  dit-il,  que  je  ne  savais  pas  où  j'allais.  » 
Je  pensais  à  cette  vieille  anecdote  en  traversant  la 
cour  splendide  de  ce  même  hôtel  de  ville  que  je 
n'avais  admiré  que  du  dehors.  —  L'employé  à  qui 
je  me  présentai  me  dit  :  «  Vous  êtes  réfugié?  —  Non. 
—  Exilé?  —  Nullement.  —  Cependant  vous  voici 
inscrit  sur  ce  livre  en  cette  qualité.  —  C'est  sans 
doute  qu'à  la  frontière  on  aura  porté  ce  jugement 
d'un  homme  qui  venait  seul  à  Bruxelles,  tandis  que 
tout  Bruxelles  se  dirigeait  vers  Paris.  Certes,  je  n'y 
ai  pas  mis  d'intention,  j'étais  parti  depuis  huit 
jours.  »  Déjà  j'étais  effacé  de  la  liste  fatale,  et  l'on 
nie  dit  d'un  ton  bienveillant  :  «  Où  allez-vous?  — 
En  Hollande.  —  Vous  aurez  peut-être  de  la  peine  à 
y  séjourner.  —  Je  ne  le  pense  pas,  je  n'y  vais  que 
pour  voir  les  fêles  données  pour  l'inauguration  de 
la  statue  de  Rembrandt.  —  Oui,  dit  un  employé  qui 
dressa  la  tête  derrière  une  table  voisine,  ils  disent 
qu'ils  ont  une  statue,  savez-vous?  qui  est  encore 
plus  belle  que  la  nôtre  de  Rubens,  à  Anvers.  11  fau- 
dra voir  cela,  savez-vous?  —  Je  le  verrai  bien,  mon- 


FÊTES   T)E   HOLLANDE.  309 

sieur,  »  répondis- jo.  Et  j'admirai  celle  émulation 
artistique  des  deux  pays,  même  dans  les  bureaux  de 
la  police. 

II.  —  D'Anvers  à  Rotterdam. 

Je  n'étais  donc  pas  destiné  à  figurer  parmi  les 
proscrits  internés  à  Bruxelles  ou  dans  les  autres 
localités.  Du  reste,  on  s'aperçoit  à  peine  de  la  pré- 
sence d'un  si  grand  nombre  de  nos  compatriotes  : 
on  ne  les  voit  ni  dans  les  cafés,  ni  dans  les  lieux 
publics,  ni  presque  dans  les  théâtres.  La  société 
belge  n'a  pas,  comme  on  sait,  de  réceptions  ou  de 
soirées,  et  c'est  dans  les  cercles  seulement  que  tous 
les  partis  se  rencontrent  sur  un  terrain  commun. 
—  Ètes-vous  libéral?  —  Ètes-vous  clérical?  —  Ce 
sont  les  questions  à  l'ordre  du  jour.  Et  les  Français 
n'ont  pas  même  à  choisir,  car  ces  divisions  sont  en- 
tendues autrement  qu'elles  le  seraient  chez  nous. 

Après  tout,  l'impression  qu'on  emporte  de  Bru- 
xelles est  triste.  J'ai  plus  aimé  cette  ville  autrefois; 
je  me  suis  trouvé  heureux  de  respirer  plus  libre- 
ment, au  bout  d'une  heure,  dans  la  solitude  des 
rues  d'Anvers.  J'avais  encore  admiré  en  passant  les 
aspects  charmants  du  parc  anglais  de  Laeken  ;  Ma- 
lines,  plus  belle  en  perspective  qu'en  réalité;  les 
bras  de  l'Escaut  miroitant  au  loin  dans  leurs  berges 
vertes  et  les  champs  de  seigle  ondoyant,  rayés  des 
bandes  jaunes  du  colza  en  Heur.  Le  houblon  grim- 


310  L  OP.  EL  Y. 

pait  déjà  sur  ses  liants  treillages,  réjouissanl  l'œil 
comme  les  pampres  d'Italie  et  promettant  à  ces 
contrées  les  faveurs  du  Bacchus  du  Nord.  Des  che- 
vaux et  des  bœufs  erraient  en  paix  çà  et  là  dans  les 
pâturages,  dont,  la  lisière  est  brodée  de  beaux  genêts 
d'or.  —  Voici  enfin  la  flèche  d'Anvers  qui  se  dessine 
au-dessus  des  bouleaux  et  desormes, ctqui  s'annonce 
de  plus  près  encore  avec  son  carillon  monté  éternel- 
lement sur  des  airs  d'opéra-comique. 

J'ai  franchi  bientôt  les  remparts,  la  place  de 
Meer,  la  Place-Verte,  pour  gagner  la  cathédrale  et 
y  revoir  mes  Rubcns  :  je  ne  trouvai  qu'un  mur  blanc, 
c'est-à-dire  rechampi  de  cette  même  peinture  à  la 
colle  dont  la  Belgique  abuse,  —  par  le  sentiment, 
il  est  vrai,  d'une  excessive  propreté.  «  Où  sont  les 
Rubens?  dis-je  au  suisse.  —  Monsieur,  on  ne  parle 
pas  si  haut  pendant  l'office.  »  Il  y  avait  un  office 
en  effet.  «.  Pardon!  repris-je  en  baissant  la  voix 5  les 
deux  Rubens,  qu'en  a-t-on  fait?  —  Ils  sont  à  la 
restauration,  »  répondit  le  suisse  avec  fierté. 

0  malheur!  Non  contents  de  restaurer  leurs  édi- 
fices, ils  restaurent  continuellement  leurs  tableaux. 
.NOlez  que  la  même  réponse  m'avait  été  faite  il  y  a 
dix  ans  dans  le  même  lieu.  J'ai  songé  alors  avec 
émotion  à  ce  qui  s'était  passé  un  peu  avant  cette 
époque  au  musée  d'Anvers.  L'histoire  est  encore 
bonne  à  répéter.  On  avait  confié  la  direction  du 
musée  à  un  ancien  peintre  d'histoire,  enthousiaste 


FÊTES   DE   HOLLANDE.  31  1 

de  Rubcns,  quoique  très  fidèle  au  goût  classique  et 
n'admirant  son  peintre  favori  qu'avec  certaines  res- 
trictions. Ce  malheureux  n'avait  jamais  osé  avouer 
qu'il  trouvait  quelques  défauts,  faciles  du  reste  à 
corriger,  dans  les  chefs-d'œuvre  du  maître.  Ce  n'é- 
tait rien  au  fond  :  un  glacis  pour  éteindre  certains 
points  lumineux,  un  ciel  à  bleuir,  un  attribut,  un 
détail  bizarre  à  noyer  dans  l'ombre,  et  alors  ce  se- 
rait sublime.  Cette  préoccupation  devint  maladive. 
N'osant  témoigner  ses  réserves  ni  s'attaquer  en  plein 
jour  à  de  tels  chefs-d'œuvre,  craignant  le  regard 
des  artistes  étudiants  et  même  celui  des  employés, 
—  il  se  levait  la  nuit,  ouvrait  délicatement  les  por- 
tes du  musée  et  travaillait  jusqu'au  jour  sur  une 
échelle  double  à  la  lueur  d'une  lanterne  complice. 
Le  lendemain,  il  se  promenait  dans  les  salles  en 
jouissant  de  la  stupéfaction  des  connaisseurs.  On 
dirait  :  C'est  étonnant  comme  ce  ciel  a  bleui,  c'est 
sans  doute  la  sécheresse,  —  ou  l'humidité...  Il  y 
avait  là  autrefois  un  triton...  la  coulcurd'ocre  l'aura 
noyé  par  un  effet  de  décomposition  chimique.  — 
Et  on  pleurait  le  triton.  On  s'aperçut  de  ces  amélio- 
rations trop  rapides  bien  longtemps  avant  d'en  pou- 
voir soupçonner  l'auteur.  Convaincu  enfin  de  manie 
restauratrice,  le  pauvre  homme  finit  ses  jours  dans 
un  de  ces  villages  sablonneux  de  la  Campine  où  l'on 
emploie  les  fous  à  l'amélioration  du  sol. 

La  statue  de  Rubens,  sur  la  Place -Verte,  est  cam- 


312  LORELY. 

pée  assez  crânement,  et  doit  consoler  ce  mort  illns- 
Ire  des  outrages  que  le  bon  goût  lui  a  fait  subir. 
Elle  faisait  moins  bien  autrefois  sur  le  quai  de  l'Es- 
caut, en  face  de  la  Tète  de  Flandre.  Je  suis  entré 
dans  un  des  cafés  de  la  place  pour  demander  une 
côtelette  ou  un  beefsteak.  —  Nous  n'avons  plus  de 
viande,  me  dit-on,  parce  que  c'est  demain  vendredi. 
—  Mais  c'est  demain  que  vous  ne  devriez  pas  en 
avoir!  — Pardon,  c'est  que,  comme  on  n'en  vendra 
pas  demain  dans  la  ville,  les  ménages  s'en  approvi- 
sionnent aujourd'hui. 

Je  vois  qu'à  Anvers  la  religion  est  aussi  bien 
suivie  qu'à  Londres,  où  l'on  achète  le  samedi  une 
grande  quantité  de  porter,  de  sherry  et  de  gin,  afin 
de  pouvoir  se  griser  en  liberté  le  dimanche,  seul 
jour  où  cela  soit  défendu. 

Pourquoi  ne  pas  dire  que  les  salles  de  danse  du 
port,  vulgairement  nommées  riddecks,  sont  en  ce 
moment  ce  qu'il  y  a  de  plus  vivant  à  Anvers?  Pen- 
dant que  la  ville  se  couche  une  heure  après  qu'elle 
a  couché  les  enfants,  c'est-à-dire  à  dix  heures,  les 
orchestres  très-bruyants  de  ces  bals  maritimes  ré- 
sonnent le  long  des  canaux  comme  au  temps  des 
Espagnols.  On  parle  bien  à  Paris  du  bal  Mabille  et 
du  Château-Rouge  :  je  puis  donc  parler  ici  de  ces 
réunions  cosmopolites,  qui  ne  sont  qu'un  peu  plus 
décentes.  —  Le  jour  où  j'arrivais  à  Anvers,  il  y  avait 
un  banquet  de  soixante-deux  capitaines  de  navires 


FÊTES   n  F.    II 0  L  L  A  N  H  F. .  31  3 

dans  un  îles  plus  vastes  établissements  du  quai  de 
l'Escaut.  Les  bassins  étaient  si  remplis,  qu'un 
grand  nombre  de  bricks  et  de  frégates  louvoyaient 
sur  le  fleuve  en  attendant  leur  tour.  Quelle  forêt  de 
mâts,  plus  serrée  et  plus  touffue  qu'aucune  forêt 
possible,  car  des  arbres  de  celte  taille  ne  sont  ja- 
mais si  rapprochés  !  Des  affiches  annonçaient  ce 
même  jour  quatre  départs  pour  Archangel.  —  Re- 
plongeons-nous dans  les  rues,  de  peur  de  cédera  de 
telles  séductions. 

En  multipliant  le  nombre  des  capitaines  de  haut 
bord  par  celui  des  simples  caboteurs,  des  officiers  et 
des  matelots  d'une  telle  agglomération,  on  com- 
prendra l'éclat  inouï  de  ces  riddecks,  survivant  au 
siècle  où  Rubens  y  a  étudié  les  enlacements  10- 
bustes  de  ses  dieux  marins  et  de  sos  océahides.  Mal- 
heureusement l'imitation  de  Paris  gâte  tout.  Plus 
de  danses  nationales,  plus  de  costumes,  excepté  ce- 
lui des  Frisonnes,  —  qui  viennent  vous  offrir,  avec 
leurs  coiffures  de  reines,  leurs  dentelles  et  leurs 
longs  bras  blancs,  des  œufs  durs,  de  la  morue  dé- 
coupée, des  pommes  rouges  et  des  noix.  Les  va- 
reuses et  les  chemises  coloriées  des  matelots  répan- 
dent aussi  quelque  gaieté  dans  cette  foule.  —  De 
temps  en  temps,  de  belles  personnes  en  costume  de 
bal,  et  qui  ne  seraient  désavouées  dans  aucun 
monde,  forment  le  carré  d'un  quadrille  tout  fémi- 
nin. Ensuite  la  valse  mugit  avec  furie,  imitant  tous 


314  LORELY. 

les  balancements  de  vagues  que  pont  créer  l'union 
du  triton  et  de  la  sirène.  Dos  familles  anglaises 
viennent  voir  cela  par  curiosité,  car  il  y  a  des  es- 
trades consacrées  aux  bourgeois,  où  Ton  ne  voit  na- 
turellement s'attabler  que  des  étrangers. 

Le  lendemain  matin,  jetais  à  bord  du  paquebot 
Amicitia,  qui,  tous  les  jours,  fait  le  trajet  d'Anvers 
à  Rotterdam  en  huit  heures.  Les  armes  des  deux 
villes  décorent  le  bastingage.  Les  mains  coupées  du 
géant  d'Anvers  se  tendent  affectueusement  comme 
pour  caresser  les  quatre  lions  de  gueule  et  de  sable 
de  l'écusson  néerlandais.  On  n'a  rien  de  mieux  à 
faire  alors  que  de  s'attabler  pour  plusieurs  heures 
dans  la  cajute  avec  la  certitude  d'échapper  aux 
prescriptions  sévères  du  vendredi  belge.  La  viande 
protestante  s'étale  sous  toutes  les  formes,  et,  tou- 
jours trop  peu  cuite  pour  nous,  inonde  de  son  sang 
les  pommes  de  terre  de  Dordrecht.  On   laisse  à 
gauche Flessingne, à  droite Berg-op-Zoom  en  fredon- 
nant la  vieille  chanson  française  :  Cfi-lù  qu'a  pincé 
Berg-op-Zoom,  et  l'on  se  fatigue  peu  à  peu  de  ces 
méandres  de  bras  de  mer  et  d'embouchures  de  fleu- 
ves qui  découpent  la  Zélande  on  guipures.  A  la  hau- 
teur d'un  certain  fort  qui  doit  s'appeler  Loo,  le  pa- 
villon belge  nous  avait  salués  une  dernière  fois, 
—  puis  nous  avions  retrouvé  nos  couleurs  fran- 
çaises, disposées  en  longueur  et  non  plus  en  lar- 
geur. —  Les  douaniers  des  Pays-Bas  inspectent  les 


FÊTES    DE    HOLLANDE.  315 

bagages  et  les  marquent  d'un  crayon  blanc.  Puisse- 
l-il  nous  porter  bonheur  comme  la  craie  dont  les 
Latins  marquaient  les  jours  heureux! 

Il  n'y  a  rien  à  tirer  de  celle  mer  bourbeuse  cô- 
toyée do  berges  vertes  où  apparaissent  çà  et  là  les 
grands  bœufs  de  Paul  Potier,  que  n'étonne  plus  le 
passage  du  steamboat,  ni  sa  trace  d'écume,  ni  son 
panache  de  fumée.  Parfois  le  roulis  nous  apprend 
que  nous  tournons  sur  un  bras  de  nier.  Ailleurs, 
une  branche  de  l'Escaut  ou  de  la  Meuse  offre  à  la 
navigation  des  difficultés  toujours  vaincues.  On  frôle 
en  passant  ou  l'on  courbe  des  bois  marins,  de  frêles 
genévriers  qui  s'amusent  à  verdir  dans  dix  pieds 
d'eau,  et  qui  secouent  leurs  panaches  après  noire 
passage  comme  des  chats  qui  l'ont  leur  toilette  après 
avoir  traversé  un  ruisseau.  —  Toujours  sur  les  ber- 
ges, souvent  à  peine  perceptibles,  des  maisons  pein- 
tes, des  fabriques  ou  des  moulins  d'une  carrure  im- 
posante, égratignant  l'air  de  leurs  grandes  pattes 
d'araignées  embarrassées  dans  les  toiles!  La  cloche 
annonce  enfin  Dordrecht,  et  nous  passons  si  près 
des  quais,  que  nous  voyons  très-bien  les  femmes 
dans  leurs  maisons  de  briques,  nous  inspectant  à 
leur  tour  dans  ses  miroirs  placés  au  dehors  des 
fenêtres  qui  concilient  leur  curiosité  naturelle  avec 
leur  réserve  néerlandaise.  —  Puis  nous  n'avons 
plus  à  suivre  qu'un  fleuve  paisible  bordé  de  magni- 
fiques pàlmages  à  fleur  d'eau  que  bornent  au  loin 


316  lui;  Kl.  v. 

(1rs  bois  de  sapins  cl  de  bouleaux.  Lu  cloche  retentit 
encore.  C'est  déjà  Rotterdam. 

Je  regrette  de  n'avoir  pu  m'arrêter  un  instant  à 
Dordrecht.  On  dit  qu'il  s'y  trouve  une  statue  d'É- 
rasme lisant  dans  un  livre  en  face  de  l'horloge  pu- 
blique. Chaque  fois  qu'une  heure  sonne,  le  philoso- 
phe tourne  une  des  pages  de  bronze  de  son  livre. 
Naturellement  il  en  tourne  douze  à  midi.  Je  n'ai  pas 
vu  cette  statue  ;  mais  au  détour  du  port  de  Rotter- 
dam encombré  de  paquebots,  —  suivant  à  droite  un 
bassin  immense  ombragé  d'ormes  où  plongent  les 
lourdes  carcasses  goudronnées  des  bateaux  mar- 
chands, suivant  encore  longtemps  la  Hochstrat  bor- 
dée de  boutiques  toutes  parisiennes,  puis  tournant 
autour  de  la  splendide  maison  de  ville  où  il  faut  faire 
viser  son  passeport,  —  j'ai  fini  par  rencontrer  sur  la 
placé  du  Marché-aux-Légumes  la  statue  du  bon 
Érasme,  qui,  comme  à  Dordrecht,  a  la  tète  penchée 
sur  un  livre,  mais  qui  n'en  retourne  pas  les  feuillets. 
On  avait  prétendu  que,  par  un  sentiment  exagéré  de 
propreté,  les  magistrats  de  Rotterdam  faisaient  écu- 
rer  tous  les  samedis  la  statue  de  leur  grand  homme, 
ce  qui  finissait  nécessairement  par  l'user.  —  j\T'est-ce 
qu'une  fable,  ou  bien  se  sont-ils  arrêtés  à  temps?  11 
est  certain  qu'aujourd'hui  la  statue  est  parfaitement 
bronzée  et  n'a  nul  besoin  d'être  traitée  comme  un 
chaudron.  J'ai  regretté  de  ne  pas  rencontrer  sur 
quelque  autre  place  une  statue  consacrée  à  Ravie. 


FÊTES    DE    HOLLANDE.  317 

11  est  vrai  que  ce  serait  la  France  qui  la  lui  devrai!, 
puisqu'il  est  né  dans  le  comté  de  Foix  •  mais  Rot- 
terdam doit  bien  quelque  chose  au  souvenir  de  cet 
illustre  proscrit. 

Au  bout  de  la  ville,  au-delà  d'une  porte  sombre 
qui  semble  un  arc  de  triomphe  des  Romains,  on 
rencontre  l'embarcadère  du  chemin  de  fer  d'Amster- 
dam, qui  se  dessine  dans  le  goût  du  gothique  anglais 
au  milieu  des  villas  et  des  jardins.  Une  heure  après, 
j'arrive  à  La  Haye  en  traversant  de  riantes  prairies 
éclairées  du  soleil  couchant. 

■  II.  —  I^a  kermesse  «le   ïii»   Haye. 

De  la  station  de  La  Haye,  que  ses  gens  appel- 
lent S'Gravenhage ,  il  y  a  encore  un  kilomètre  de 
marche  pour  gagner  la  ville.  La  nuit  était  venue, 
j'ai  suivi  une  rue  très-belle,  voyant  peu  à  peu  él in- 
celer le  gaz  des  boutiques  et  de  plus  en  plus  s'aug- 
menter la  splendeur  des  étalages,  jusqu'à  la  place 
du  Marché.  Arrivé  là,  je  ne  sais  quelle  animation 
extraordinaire,  quels  sons  lointains  de  violons  et  de 
trompettes,  entremêlés  de  coups  de  grosse  caisse, 
me  révélèrent  l'existence  d'un  divertissement  pu- 
blic. Vno.  petite  rue  très-propre,  mais  toute  bordée 
de  fruitiers,  de  marchands  de  tabac,  de  merciers  et 
de  pâtissiers,  me  conduisit  sur  la  droite  à  une  grande 
place  plus  silencieuse,  entourée  d'hôtels  cl  de  cafés. 

18. 


318  L  0  R  E  L  Y. 

—  Plus  loin,  il  n'y  avait  pas  à  en  douler,  dos  théâ- 
tres en  plein  vent,  illuminés  de  lampions  et  décorés 
d'affiches  monstrueuses,   trahissaient   les  plaisirs 

d'une  fête  foraine.  J'entrai  dans  un  café  pour  pren- 
dre des  informations,  puis,  à  travers  le  ramage  néer- 
landais du  garçon,  je  finis  par  comprendre  epic  j'ar- 
rivais en  pleine  kermesse  :  —  la  kermesse  de  La 
Haye,  qui  n'a  lieu  qu'une  fois  par  an  !  C'était  heu- 
reux. —  Du  reste,  pas  de  journaux  français  sur  les 
tables,  sauf  des  journaux  belges  el  l'Echo  de  LaHaye, 
qui  n'a  qu'une  page  imprimée  des  deux  côtés.  Il 
parait  que  le  Journal  de  La  Haye,  qui  avait  pris  une 
certaine  importance  dans  la  presse  européenne, 
n'existe  plus  depuis  longtemps;  en  revanche,  VEcho 
annonçait  deux  théâtres  de  vaudeville  et  un  théâtre 
d'opéra  français,  plus  un  théâtre  allemand  et  un 
théâtre  flamand,  sans  compter  une  foule  de  cirques 
et  de  fantoccini. 

Je  ne  tardai  pas  à  m'engager  dans  la  grande  rue 
formée  par  les  constructions  légères  de  la  fête.  Le 
théâtre  du  Vaudeville  jouait  les  Saltimbanques,  celui 
des  Variétés  la  Dame  aux  Camélias  ;  mais  est-ce 
bien  la  peine  d'aller  à  La  Haye  pour  y  retrouver 
Paris  ?  La  foule  augmente,  et  le  bruit  se  continue 
au-delà  d'une  porte  noire,  bariolée  d'affiches,  qui 
est  une  ancienne  porte  de  la  ville,  et  des  deux  côtés 
règne  une  véritable  comédie  en  plein  vent,  formulée 
par  les  dialogues  bizarres  de  cinq  ou  six  vendeurs  de 


FE  1  ES   DE    HOLLANDE.  .3  l 9 

poisson  salé  qui  se  disputent  la  faveur  du  public. 
Celui  qui  s'époumone  à  débiter  les  turlupinades 
les  plus  comiques  arrive  à  placer  quelques  morceaux 
de  morue  ou  quelques  anguilles  fumées  avidement 
reçues  par  les  enfants,  les  jeunes  filles  et  les  mili- 
taires. —  L'anguille  fumée  est  un  régal  délicat,  seu- 
lement il  faut  s'habituer  au  goût  de  suie  qui  en  par- 
fume la  peau.  Il  y  en  a  de  toutes  les  tailles,  depuis 
un  cents  (2  centimes)  jusqu'à  10  cents. 

Au-delà  de  la  porte,  il  n'y  avait  qu'à  choisir  entre 
une  grande  rue  de  guinguettes,  de  cirques  et  de 
baraques  consacrées  à  divers  exercices,  et  une  autre 
plus  étroite  qui  bordait  un  vaste  bassin  au  milieu  du- 
quel se  trouve  une  île  ronde  habitée  par  des  cygnes. 
A  peine  pouvait-on  voir  par  échappées,  sur  l'autre 
bord,  les  toits  solennels  du  grand  palais  des  Étals 
reflétant  dans  l'eau  leurs  teintes  plombées  des  pâles 
rayons  de  la  lune.  Mais  que  d'éclat,  que  de  vie,  que 
de  mouvement  dans  celte  rue  improvisée  !  Pour 
tout  dire  en  deux  mots,  la  kermesse  hollandaise, 
c'est  une  ville  en  bois  dans  une  ville  en  briques.  Les 
grandes  rues,  les  larges  places,  les  promenades, 
s'effacent  pour  représenter  l'aspect  tumultueux 
d'une  capitale  immense,  —  et  leur  attitude,  ordi- 
nairement paisible,  n'est  plus  qu'un  cadre  obscur 
qui  raffermit  l'effet  de  ces  décorations  inouïes.  —  11 
y  avait  dans  cette  rue  une  centaine  de  maisons,  très 
solidement  établies,  peintes,  vernies  et  dorées,  qui 


320  1-0  H  El  Y. 

m'ont  rappelé  L'aspect  des  plus  belles  rues  de  Stam- 
boul pendant  les  nuits  du  Ramazan.  Toutes  avaient 
au  dedans  la  même  disposition  :  une  salle  assez 
grande,  éclairée  par  des  lustres  de  cristaux  et  des 
bras  dorés,  —  meublée  de  cabinets  de  laque  et  de 
bois  des  iles  surmontés  de  pots  de  porcelaine  et  de 
chinoiseries  diverses  ;  —  au  fond,  un  vitrail  de 
verres  de  couleur:  des  deux  côtés,  quatre  cabinets 
en  forme  d'alcôve,  dont  le  cintre  extérieur  est  sou- 
tenu par  des  colonnes,  et  qui  sont  garnis  de  rideaux 
en  toile  de  Perse,  en  brocatclle  ou  en  velours  d'U- 
trecht.  A  l'entrée  trône  la  maîtresse  de  l'établisse- 
ment sur  un  fauteuil  élevé,  d'où  elle  préside  d'un 
air  solennel  à  la  confection  de  certains  gâteaux  de 
crème  frite  qui  ont  la  forme  de  gros  macarons.  A  ses 
pieds  est  une  grande  plaque  de  cuivre  dont  les  bos- 
suages  donnent  à  cette  pâtisserie  la  forme  néces- 
saire. Tenant  une  longue  cuiller  avec  la  majesté  de 
la  déesse  Hérée,  elle  distribue  la  pâte  blanche  dans 
plusieurs  séries  de  petites  cases  rondes,  chauffées 
au-dessous  par  la  flamme  d'un  grand  brasier.  A  ses 
côtés  brillent  d'immenses  coquemards  en  cuivre 
jaune,  aux  anses  sculptées,  qui  ne  sont  sans  doute  là 
que  pour  l'ornement.  —  Ce  qui  frappe  encore  plus 
l'étranger  qui  passe,  c'est  que  chacun  de  ces  calés 
est  desservi  par  trois  ou  quatre  jeunes  filles  fri- 
sonnes qui,  avec  leurs  casques  d'or,  leurs  dentelles 
et  leurs  jupes  de  toile  de  perse,  se  précipitent  sur  le 


FETES   DE   HOLLANDE.  321 

[nssaiit  en  criant:  «  Dis  donc,  monsieur!  »  L'une 
vous  enlève  votre  chapeau,  l'autre  votre  manteau,  la 
troisième  vous  enlève  vous-même  avec  la  force  que 
l'habitude  du  lessivage  des  maisons  et  des  frotte- 
ments du  cuivre  peut  communiquer  à  de  si  beaux 
bras,  et,  quoi  qu'on  fasse,  on  se  trouve  bientôt  atta- 
blé dans  un  de  ces  cabinets-alcôves,  dont  il  était 
difficile  d'abord  de  deviner  la  destination. 

Une  fois  que  vous  vous  êtes  laissé  servir  un  plat  de 
crème  frite  imprégnée  de  sucre  et  de  beurre,  ou  des 
gaufres,  ou  toute  autre  pâtisserie  qu'il  faut  digérer 
à  laide  de  plusieurs  tasses  de  café  ou  de  thé,  ces 
belles  du  Nord  reprennent  leur  vertu  et  ne  se  mon- 
trent pas  moins  sauvages  que  des  cigognes  d'Héli- 
goland.  D'ailleurs  la  police  l'exige.  —  C'est  une 
singulière  race  que  ces  Frisonnes  si  grandes,  si 
blanches,  si  bien  découplées,  et  si  différentes  d'as- 
pect des  Hollandaises  ordinaires.  On  ne  peut  mieux 
les  comparer,  je  crois,  qu'à  nos  Arlésiennes,  en  fai- 
sant la  différence  de  la  couleur  et  du  climat.  Sont-ce 
là  les  nixes  d'Henri  Heine  ou  les  cygnes  des  bal- 
lades Scandinaves?  Elles  sont  très-vives,  très-spiri- 
tuelles même,  et  n'ont  rien  du  calme  flamand-, 
cependant  on  sent  une  certaine  froideur  sous  celte 
animation,  qui  étincelle  comme  les  prismes  irisés 
de  la  neige  aux  rayons  d'un  soleil  d'hiver. 

En  Hollande,  on  boit  le  café  comme  du  thé  ;  seu- 
lement il  est  plus  léger  que  chez  nous.  —  Je  sentis 


322  LORELY. 

moi-même  la  nécessité  d'en  avaler  plusieurs  tasses, 
pour  corriger  l'amas  de  crème  frite  au  beurre  dont 
ces  belles  vous  bourrent  en  éclatant  de  rire.  —  Ca- 
pitaine, disent-elles,  capitaine!  ah!  capitaine!  — 
Kl  l'on  se  laisse  l'aire  comme  un  enfant,  en  admirant 
ces  jolies  têtes  couronnées,  ces  longs  tons  onduleux 
et  ces  bras  Maucs  irrésistibles.— Pourquoi  vous  ap- 
pellent-elles capitaine,  exactement  comme  le  font 
les  jolies  Grecques  dans  les  Échelles  du  Levant? 
C'est  qu'elles  sont  aussi  de  la  famille  des  antiques 
silènes.  Le  long  des  quais  sont  rangés  les  bateaux 
qui  transportent  de  ville  en  ville  leurs  kiosques 
chinois,  que  l'on  démonte  après  les  quinze  jours  de 
chaque  kermesse.  Le  passant  est  toujours  pour  elles 
un  navigateur,  un  Ulysse  errant,  qui  ne  se  méfie  pas 
assez  souvent  des  enchantements  de  Circé.  —  Cela 
me  fait  souvenir  qu'il  existe  au  musée  de  La  Haye 
trois  sirènes  à  queues  de  poisson  conservées  en  mo- 
mies, et  dont  on  serait  mal  venu  à  contester  l'au- 
thenticité. 

Sortons  enfin  de  cette  rue  merveilleuse,  et,  lais- 
sant à  droite  la  bibliothèque,  suivons  encore  les 
longues  allées  de  la  place  jusqu'à  l'opéra  français. 
Des  deux  côtés  règne  une  exposition  d'horticulture 
où  les  arbustes  fleuris  de  l'Inde  et  du  Japon  forment 
une  baie  délicieuse,  bordée  sur  le  devant  des  tulipes 
les  plus  rares.  Ensuite  recommence  une  nouvelle 
cité  de  baraques,  de  lentes  et  de  pavillons  destinés 


FETES  DE   HOLLANDE.  323 

aux  saltimbanques,  aux  hercules  et  aux  animaux  sa- 
vants. La  foule  se  pressait  surtout  devant  une  femme 
à  deux  nez  et  à  trois  yeux,  dont  l'un  occupe  le  milieu 
du  front.  Ce  dernier  n'est  pas  très  ouvert,  mais  les 
deux  nez  sont  incontestables,  el  donnent  à  la  femme, 
quand  elle  se  tourne,  deux  profils  réguliers  et  diffé- 
rents. 11  faut  recommander  ce  phénomène  aux  mé- 
ditations de  M.  Geoffroy  Saint-Hilaiic.  J'ai  pu  voir 
encore  le  dernier  acte  d'Haydée  et  complimenter 
Y  imprésario,  qui  est  l'un  des  fils  de  Monrose. 

l.e  lendemain,  j'ai  fait  un  tour  dans  le  célèbre 
bois  de  La  Haye,  qui,  connue  on  sait,  est  planté  sur 
pilotis,  ce  qui  a  été  nécessaire  pour  affermir  le  ter- 
rain.—  En  revanche,  j'ai  vu  un  spectacle  non  moins 
étrange  que  les  sirènes  et  la  cyclopessc.  On  va  croire 
que  je  rédige  une  relation  à  la  manière  de  Marco 
Polo  :  ce  n'était  rien  moins  qu'une  troupe  de  singes 
qui  folâtraient  en  liberté  dans  les  tilleuls  qui  bor- 
dent le  canal.  Les  corbeaux,  troublés  dans  leur  asile, 
ne  pouvaient  comprendre  cette  invasion  d'animaux 
inconnus,  et  défendaient  avec  acharnement  leurs 
malheureuses  couvées.  On  riait  à  se  tordre  au  pied 
des  arbres.  Il  est  assez  rare  de  voir  rire  des  Hollan- 
dais-, mais  quand  ils  s'y  mettent,  cela  ne  finit  plus. 
Les  soldats  du  poste  montraient  le  corps  d'un  cor- 
beau auquel  l'un  des  singes,  étourdi  de  ses  piaille- 
ments, avoit  tordu  le  cou  fort  habilement.  Il  n'en 
avait  aucun  remords,  et  tantôt  s'amusait  à  croquer 


324  I.  OR  RI.  Y. 

des  bourgeons,  tantôt  se  livrait  sur  un  de  ses  pa- 
reils à  des  recherches  d'entomologie.  —  Ces  singes 
étaient  simplement  les  compagnons  ordinaires  d'un 
certain  compagnon  d'Ulysse  pesant  douze  cents 
livres,  et  amené  pour  la  fête  sur  un  bateau  dont  il 
remplissait  la  cabine.  Pendant  le  jour,  on  lâchait 
les  singes  pour  les  distraire  d'une  société  sans  doute 
monotone,  et  il  suffisait  de  les  siffler  pour  les  faire 
rentrer  le  soir. 

La  kermesse  continuait  dans  tout  son  éclat,  lors- 
que j'ai  repris  le  chemin  de  fer  pour  Amsterdam. 
Après  la  station  de  Leyde  et  celle  de  Harlem,  où 
brillaient  encore  les  dernières  tulipes  de  la  saison, 
le  chemin  de  fer  passe  comme  une  bande  à  peine 
bordée  de  terre  entre  deux  mers,  dont  la  ligne 
extrême  coupe  l'horizon  avec  la  netteté  brillante 
d'un  damas.  Celle  de  Harlem,  plus  paisible,  et  l'au- 
tre, plus  orageuse,  offrent  un  contraste  curieux  par 
les  reflets  du  ciel  et  la  teinte  des  eaux;  mais  le  plus 
merveilleux,  c'est  l'œuvre  de  tels  hommes  qui,  non 
conlents  de  défier  les  éléments  avec  ces  digues  qu'on 
aperçoit  au  loin  au-delà  des  dunes  stériles,  ont  jeté 
de  Harlem  à  Amsterdam  ce  formidable  Irait  d'union 
dont  il  semble  que  les  vaisseaux  s'étonnent,  comme 
si  les  oiseaux  voyaient  passer  un  cerf  dans  les  nues, 
selon  l'expression  du  poète  latin. 


FÊTES   DE   HOLLANDE.  325 

ÏV.  —  Amsterdam  et  Sanrilam. 

L'entrée  d'Amsterdam  est  magnifique  :  à  deux  pas 
du  débarcadère  on  passe  sous  une  porte  hardiment 
découpée,  qui  semble  un  arc-de-triomphe,  puis  on 
a  une  demi-lieue  à  faire  avant  de  gagner  la  place  du 
Palais.  De  temps  en  temps  on  traverse  les  ponts  des 
canaux,  qui  font  d'Amsterdam  une  Venise  régulière 
dessinée  en  éventail.  Les  canaux  forment,  comme  on 
sait,  une  série  d'arcs  successifs  dont  le  port  est  Tu- 
nique corde.  La  ville  est  trop  connue  pour  qu'il  soit 
nécessaire  de  la  peindre  plus  minutieusement.  Les 
grands  bassins  qui  coupent  ça  et  là  !c  dessin  dont 
je  viens  de  donner  une  idée  sommaire  sont,  comme 
à  Rotterdam  et  à  La  Haye,  bordés  de  magnifiques 
tilleuls  qui  se  découpent  en  vert  sur  les  façades  de 
briques,  dont  quelques-unes  sont  peintes,  mais  où 
les  pignons  dentelés,  festonnés  et  sculptés  du  vieux 
temps  se  sont  conservés  mieux  qu'en  Belgique.  On  a 
peint  et  décrit  les  bords  de  l'Amstel  où  les  couchers 
de  soleil  sont  si  beaux,  le  groupe  de  tours  qui  s'élève 
entre  le  port  et  le  grand  bassin,  les  hautes  flèches 
découpées  à  jour  des  anciennes  églises  devenues 
temples  protestants,  —  et  que  l'on  peut  toujours 
comparer  à  ces  coquillages  splendides  où  l'oreille 
attentive  croit  distinguer  un  vent  sonore,  mais  d'où 
la  vie  qui  leur  était  propre  s'est  retirée  depuis 
longtemps. 

19 


326  LORELY. 

Si  l'on  veut  voir  la  Venise  du  Nord  dans  toute  sa 
beauté  maritime,  il  faut  d'abord  parcourir  le  quai 
d'une  lieue  qui  borde  le  Zuiderzée.  Les  vaisseaux, 
paisibles  dans  les  bassins  comme  ces  hautes  forêts 
de  pins  que  le  vent  agite  à  peine,  font  contraste  à  la 
flotte  éternelle  qui,  de  l'autre  côté,  sillonne  la  mer 
agitée  ou  paisible.  11  y  a  là  des  cafés  élevés  sur 
des  estacades  et  entourés  de  petits  jardins  flottants. 
Tout  le  quai  est  bordé  de  buffets  de  restauration, — 
où  Ton  peut  consommer  debout  des  concombres  au 
vinaigre,  des  salades  de  betterave,  des  poissons 
salés  arrosés  de  thé  et  de  café.  On  remplace  le  pain 
par  des  œufs  durs. 

Rien  n'est  plus  engageant  que  les  grandes  affiches 
et  les  inscriptions  peintes  des  bureaux  de  steamboat 
qui  annoncent  des  départs  continuels  pour  Leuwar- 
den  en  Frise,  pour  Saardam,  qu'ils  appellent  Zaa- 
dam,  pour  Groninguc, pour  Heligoland, pourleTexel 
ou  pour  Hambourg.  Si  nous  ne  voulons  qu'admirer 
la  magnifique  perspective  d'Amsterdam,  mettons  le 
pied  sur  le  paquebot  de  Saardam,  qui,  trois  fois  par 
jour,  transporte  les  promeneurs  sur  le  rivage  de  la 
Nord-Hollande.  Le  bateau  fume  et  se  détache  de 
l'estacade  prodigieuse  chargée  d'un  petit  village  de 
comptoirs  et  d'offices  maritimes,  de  restaurants  et 
de  cafés.  —  Déjà  toute  la  ligne  du  port  nous  appa- 
raît dentelée  au  loin  par  les  découpures  des  toits 
variés  de  dômes  et  de  tours  aux  chaperons  aigus 


FÊTES   DE   HOLLANDE.  327 

au-dessus  desquels  se  dressent,  sur  Irois  ou  quatre 
points,  de  hauts  clochers  ouvragés  comme  les  pions 
d'un  échiquier  chinois.  Puis  le  panorama  s'ahaisse  ; 
chaque  dôme,  chaque  flèche  fait  le  plongeon  à  son 
tour.  Seule,  la  vieille  cathédrale,  située  à  gauche, 
lève  toujours  son  doigt  de  pierre,  dont  on  aperçoit 
la  dernière  aiguille  de  l'autre  côté  du  golfe.  L'éten- 
due de  la  mer  est  vaste;  cependant  une  ligne  verte 
égayée  de  moulins  trace  partout,  comme  un  mince 
ourlet,  les  derniers  contours  de  l'horizon.  On  finit  par 
reconnaître  l'autre  rivage  en  voyant  s'y  multiplier  les 
moulins,  qui  autour  de  Saardam  sont  au  nombre  de 
quatre  cents.  Une  petite  anse  ouverte  au  milieu  des 
pâturages  à  fleur  d'eau  vous  mène  au  port  de  la 
charmante  ville,  —  que  je  me  garderai  bien  d'appe- 
ler chinoise,  parce  que  cela  déplaît  aux  habitants. 
Voici  le  cadran  d'une  jolie  église  au  toit  pointu  qui 
nous  annonce  que  nous  n'avons  mis  qu'une  heure 
pour  la  traversée.  Une  nuée  de  cicérone  en  bas  âge 
s'attache  à  nos  vêtements  avec  l'àpreté  des  Frisonnes 
de  La  Haye,  mais  avec  des  moyens  de  séduction  moins 
infaillibles. 

J'ai  été  obligé  de  me  réfugier  dans  un  café 
pour  n'être  pas  mis  en  lambeaux.  Un  homme  très 
poli  est  venu  s'asseoir  à  ma  table,  et  a  demandé  un 
verre  de  bière.  En  causant,  il  m'a  parlé  de  la 
maison  de  Pierre  le  Grand,  et  a  offert  de  m'y  con- 
duire. Les  petits  cicérone  hurlaient  tellement  à  la 


328  LOREf.Y. 

porte  et  faisaient  de  telles  grimaces,  que  cet  obli- 
geant personnage  crut  devoir  leur  distribuer  des 
coups  de  canne.  «  Monsieur,  me  dit-il,  je  me  ferai 
un  plaisir  d'accompagner  un  voyageur  qui  parait  dis- 
tingué, et  de  lui  faire  les  honneurs  de  la  ville.  Ces 
drôles  vous  auraient  volé  votre  argent;  ils  sont  in- 
capables d'apprécier  les  choses  d'art.  Je  vous  pré- 
viens qu'il  ne  faut  donner  que  quatre  sous  à  la 
maison  du  czar  Pierre.  On  abuse  ici  de  la  facilité 
des  étrangers.  Maintenant,  si  vous  voulez  voir  la 
maison,  accompagnez-moi;  je  vais  de  ce  côté.  » 

A  cent  pas  du  port,  presque  dans  la  campagne,  on 
rencontre  une  petite  porte  verte  sur  le  bord  d'un  ruis- 
seau. Au  fond  d'une  cour  de  ferme  est  une  maison 
qui  a  l'aspect  d'une  grange.  C'est  dans  cette  maison, 
—  qui  recouvre  l'ancienne  comme  un  verre  couvre 
une  pendule,  —  qu'existe  encore  la  cabane  parfai- 
tement conservée  du  charpentier  impérial.  Dans  la 
première  pièce,  on  voit  une  haute  cheminée  dans 
l'ancien  goût  flamand,  que  surmonte  une  plaque 
gravée  qu'a  fait  poser  l'empereur  Alexandre-,  de 
l'autre  côté,  un  lit  pareil  à  nos  lits  bretons;  au  mi- 
lieu, la  table  de  travail  de  Pierre,  chargée  d'une 
quantité  d'albums  qui  reçoivent  les  autographes  et 
les  inspirations  poétiques  des  visiteurs.  La  seconde 
pièce  contient  divers  portraits  et  légendes.  Les  cloi- 
sons de  sapin  sont  entièrement  couvertes  de  signa- 
tures et  de  maximes,  comme  si  les  albums  n'avaient 


1"  i;  l  i:  S   DE   HOLLANDE.  329 

pas  suffi!  mais  chacun  veut  prendre  une  part  de 
l'immortalité  du  héros.  J'ai  remarqué  cette  citation 
de  Gœthe  :  «  Ici  je  me  sens  homme  !  ici  j'ose  l'être.  » 
C'était  un  homme  en  eiïet  que  ce  grand  homme  5 
mais  abrégeons.  —  Mon  obligeant  inconnu  s'était 
retiré  par  discrétion,  car  on  permet  aux  curieux  de 
inéditer  dans  cette  maison  et  de  se  supposer  un 
instant  à  la  place  du  czar  Pierre.  Ouvrier  et  empe- 
reur, les  deux  bouts  de  cette  échelle  se  valent  en 
solidité,  et  il  est  impossible  de  réunir  plus  de  no- 
blesse à  plus  de  grandeur.  Pierre  le  Grand,  c'est 
l'Emile  de  Rousseau  idéalisé  d'avance. 

Je  compris,  en  retrouvant  l'inconnu  à  la  porte  et 
lui  voyant  un  air  embarras.-*',  qu'il  obligeait  ses 
amis  à  la  manière  de  M.  Jourdain:  mais  il  s'y  était 
pris  spirituellement.  J'offris  de  lui  prêter  un  florin 
qu'il  accepta  sans  difficulté. 

«  Maintenant,  monsieur,  voulez-vous  venir  voir 
Brock?  cela  ne  coûte  que  quatre  florins.  —  C'est 
trop. —  Deux  florins,  et  j'y  perds.  —  Je  n'y  tiens 
pas.  — Alors,  monsieur,  ce  sera  un  florin...  je  fais 
ce  sacrifice  par  amitié.»  En  effet, ce  n'était  pas  cher; 
il  fallait  une  voiture  pour  franchir  les  deux  lieues. 
On  sait  déjà  par  Gozlan  que  Broëk  est  un  village 
dont  tous  les  habitants  sont  immensément  riches. 
Le  plus  pauvre,  n'étant  que  millionnaire,  a  accepté 
les  fonctions  de  gardien  des  portes  et  de  garde-cham- 
pôtre  à  ses  moments  perdus.  La  vérité  est  que  les 


330  I.  Mil  EL  Y. 

paysans  de  ce  village  sont  des  commerçants  et  des 
armateurs  retirés,  chez  lesquels  sont  venues  s'a- 
masser pendant  plusieurs  générations  les  richesses 
des  Indes  et  de  la  Malaisie.  Ces  nababs  vivent  de 
morue  et  de  pommes  de  terre  au  milieu  du  rire 
éternel  des  potiches  et  des  magots.  Chaque  maison 
est  un  musée  splendide  de  porcelaines,  de  bronzes 
et  de  tableaux.  Jl  y  a  toujours  une  grande  porte, 
qui  ne  s'ouvre  (pie  pour  la  naissance,  le  mariage  ou 
la  mort.  On  entre  par  une  porte  plus  petite.  L'as- 
pect du  village  offre  un  carnaval  de  maisons  peintes, 
de  jardinets  fleuris  et  d'arbustes  taillés  on  forme 
d'animaux.  C'est  là  que  l'on  rabote,  par  un  senti- 
ment exquis  de  propreté,  les  troncs  des  arbres,  qui 
sont  ensuite  peints  et  vernis.  Ces  détails  sont  con- 
nus •.  mais  il  y  a  quelque  exagération  dans  ce  qu'ont 
dit  certains  touristes,  que  les  rues  sont  frottées 
comme  des  parquets.—  Le  pavé  se  compose  simple- 
ment de  tuiles  vernies,  sur  lesquelles  on  répand  du 
sable  1  ilauc,  dont  la  disposition  forme  des  dessins. 
Les  voitures  n'y  passent  pas  et  doivent  faire  le  tour 
du  village.  Ce  n'est  que  dans  le  faubourg  que  Ton 
peut  rencontrer  des  auberges,  des  marchands  et  des 
cafés.  Les  femmes  ont  conservé,  comme  à  Saardam, 
les  costumes  pittoresques  de  la  Nord-Hollande.  Les 
couronnes  d'orfèvrerie,  souvent  incrustées  de  pierres 
fines,  les  dentelles  somptueuses  et  les  robes  mi- 
parties  de  rouge  et  de  noir  sont  les  mômes  qu'à 


FÊTES   DE   HOLLANDE.  ool 

l'époque  où  une  reine  d'Angleterre  se  plaignait 
d'être  éclipsée  par  les  splendeurs  d'une  cuisinière 
ou  d'une  iille  de  ferme.  11  y  a  au  fond  beaucoup  de 
clinquant  dans  tout  cela;  mais  l'aspect  n'en  est  pas 
moins  éblouissant. 

Il  ne  faut  pas  mépriser  Saardam ,  où  nous  ren- 
trons après  cette  excursion  rapide.  —  J'ai  demandé 
à  voir  le  bourgmestre,  et  je  m'attendais  à  voir  sur- 
gir tout  à  coup  l'ombre  de  Potier.  Le  bourgmestre 
était  absent,  heureusement  pour  lui  et  pour  moi. 
—  La  mairie  est  située  dans  une  grande  rue  où 
l'esprit  français  a  encore  pénétré  :  ce  sont  deux 
lignes  de  magasins  splendides,  qu'on  ne  s'atten- 
drait pas  à  rencontrer  tout  près  d'un  vaste  canal 
qui  suit  parallèlement  les  jardins  situés  derrière. 
Les  plates-bandes  de  tulipes  égaient  toujours  les 
cariés  de  verdure  découpés  par  des  ruisseaux  d'eau 
verte  qui  s'argentent  ou  se  dorent  aux  derniers  re- 
flets du  soleil  couchant.  C'est  le  printemps  encore, 
tandis  que  Paris  doit  être  en  proie  à  l'été.  Les  mai- 
sons, peintes  de  toutes  les  nuances  possibles  du 
vert,  depuis  le  vert-pomme  jusqu'au  vert-bouteille, 
se  doublent  dans  ces  eaux  paisibles ,  comme  le  châ- 
teau du  Gascon,  —  qui  s'imagine  alors  qu'il  en  pos- 
sède deux. 

Le  port  de  Saardam  n'est  pas  non  plus  à  dédai- 
gner... Déjà  la  cloche  nous  appelle,  et  nous  n'avons 
que  le  temps  d'admirer  la  sérénité  de  ces  rivages  et 


3:,2  ICI  II  EL  Y. 

de  ces  eaux,  où  dorment  les  lourds  bateaux  à  voiles 
qui  de  temps  en  temps  se  réveillent  pour  faire  le 
grand  voyage  des  Indes. 

V.  —  Met  Rembi'nnts  Fecst. 

O  Erasme!  —  dont  je  porte  humblement  le  nom 
traduit  du  grec, —  inspire-moi  les  termes  choisis  et 
nécessaires  pour  rendre  l'impression  que  m'a  causée 
Amsterdam  au  retour.  Les  lumières  étincelaient 
comme  les  étoiles  dorées  dont  parlent  les  ballades 
allemandes.  Toi  qui  as  fait  l'éloge  de  la  folie,  tu 
comprendras  le  ravissement  que  j'ai  éprouvé  en 
voyant  toute  la  ville  en  fêle  à  la  veille  de  l'érection 
officielle  de  la  statue  de  Rembrandt.  Le  gouverne- 
ment n'accordait  qu'un  jour,  mais  le  peuple  en  vou- 
lait au  moins  trois.  On  se  réjouissait  d'avance  dans 
les  gasioffs  et  dans  les  musicos.  J'ai  trouvé  à  la  porte 
d'un  de  ces  derniers  une  femme  qui  représentait 
très  sincèrement  l'image  de  la  Folie  dont  Holbein  a 
orné  tes  pages  savantes.  C'était  encore,  si  l'on  veut, 
«  Calliope  longue  et  pure,  »  charmant  de  ses  accords 
la  foule  assemblée  dans  un  carrefour.  Son  violon, 
poudré  au  milieu  par  la  colophane,  exécutait  des 
airs  anciens  d'un  mauvais  goût  sublime.  En  me 
voyant,  cette  femme  eut  l'intuition  de  ma  nationa- 
lité, et  joua  aussitôt  la  Marseillaise.  La  foule  sym- 
pathique répétait  le  chœur  en  langue  flamande.  — 


»FETES   DE   HOLLANDE.  333 

11  est  naturel  du  reste  qu'on  accueille  bien  les  étran- 
gers qui  viennent  assister  à  une  fête  artistique. 

Le  lendemain,  toutes  les  maisons  étaient  pavoi- 
sées,  ainsi  que  les  vaisseaux  du  port;  le  canon  re- 
tentissait pour  marquer  les  pas  du  temps,  —  si 
précieux  ce  jour-là,  —  et  les  guirlandes  de  fleurs  et 
de  ramées  s'étendaient  le  long  de  la  grande  rue  jus- 
qu'au Marktplein. 

Il  ne  faut  pas  trop  s'étonner  de  voir  Rembrandt 
logé  sur  le  Marché-au-Beurre,  puisque  nous  n'avons 
pu  obtenir  pour  Molière,  à  Paris,  qu'une  encoignure 
entre  deux  rues,  servant  de  fontaine,  et  livrée  aux 
porteurs  d'eau  de  l'Auvergne,  qui  me  rappellent 
celte  belle  phrase  de  M.  Villemain  dans  Lascaris: 
«  Les  Arabes  attachaient  leurs  chevaux  à  ces  colon- 
nes romaines,  —  qu'ils  ne  regardaient  pas  !  » 

Toute  la  population  d'Amsterdam  était  sur  la 
place  du  marché  lorsque  la  statue  apparut  dé- 
pouillée des  voiles  qui  la  couvraient  depuis  le  17  mai. 
époque  de  son  installation.  —  On  entendit  sur  la 
place  un  huzza  colossal,  que  couvrit  bientôt  l'exé- 
cution à  grand  orchestre  du  chant  national  :  Wien 
Neerlands  bloed  in  û/aderen  Vloeit  »...  Il  était  midi 
et  demi,  le  roi  venait  de  paraître  dans  sa  loge  en 
costume  d'officier  de  marine.  Ce  souverain  a  fort 
bonne  mine  sous  l'uniforme,  cl  se  trouve  parfaile- 

1  C'est  le  sang  de  la  Nécrlandc  qui  coule  dans  nos  veines,  etc. 

1!). 


-KJ  i  LORÉLY. 

ment  rendu  dans  un  portrait  de  M.  Pieneman,  le 
célèbre  peintre  historique  qui  est  à  la  tête  aujour- 
d'hui de  l'école  hollandaise.  —  Les  honneurs  de  la 
fêle  étaient  rendus  au  roi  par  les  memhres  de  la 
société  Artiet  Amiciliœ,  qui  avaient  eu  l'initiative 
de  cette  inauguration.  Dans  les  Pays-Bas,  où  l'écorce 
monarchique  couvre  ton  jour.-;  un  ancien  fruit  répu- 
blicain, le  gouvernement  n'apparaît  qu'à  titre  ho- 
noraire dans  les  fêtes  de  l'art,  de  la  littérature  ou  de 
l'industrie.  Le  roi  souscrit  comme  les  autres,  en 
raison  de  ses  moyens. 

La  statue  de  Rembrandt  n'a  rien  de  la  crânerie 
de  celle  de  Rubens  à  Anvers.  Je  ne  sais  pourquoi  les 
grands  hommes  de  Hollande  sont  toujours  repré- 
sentés la  tête  penchée  en  méditant  sur  leurs  œuvres. 
Erasme  a  le  nez  dans  son  livre  5  Laurent  Coster,  à 
Harlem,  songe  à  tailler  des  lettres  de  bois;  Rem- 
brandt médite  un  chef-d'œuvre  en  croisant  sur  son 
ventre  ses  mains,  dont  l'une  ramène  un  des  coins 
de  son  manteau.  Son  cosUime  de  troubadour  est 
varié  d'une  trousse  dans  le  goût  du  xvne  siècle  et 
de  souliers  à  bouifeltes  qu'on  a  pu  porter  en  effet 
vers  ce  temps-là.  —  Sur  le  piédestal,  ou  remarque 
les  lettres  R.  V.  R.,  Rembrandt  van  Rhyn,  et  l'on 
peut  lire  encore  cette  devise  :  lluldc  van  lui  na- 
geschlac/it  (hommage  de  la  postérité).  Le  statuaire 
s'appelle  Royer,  le  même  qui  a  modelé  la  statue  de 
Ruyter. 


FETES   DE   HOLLANDE.  335 

Trois  noms,  Ruyter,  Vondel  et  Rembrandt,  bril- 
laient partonten  or  sur  les  bannières.  On  m'a  traduit 
les  discours  prononcés  par  les  autorités.  M.  Schel- 
tcma,  savant  archiviste,  s'est  occupé  beaucoup  de 
rassembler  des  documents  sur  la  vie  de  Rembrandt. 
Il  a  rappelé  avec  bonheur  le  souvenir  d'une  fête  où, 
il  y  ajuste  deux  siècles,  le  vieux  Vondel  fut  couronné 
de  lauriers  par  les  associations  de  peintres  et  de 
sculpteurs.  L'orateur  a  cherché  ensuite  à  venger  le 
grand  altiste  de  diverses  inculpations,  qui  réelle- 
ment font  du  tort  à  notre  pays,  dans  je  ne  sais  quel 
article  de  la  biographie  Michaud.  —  Le  distours  du 
savant  semblait,  calqué,  à  l'inverse,  sur  les  argu- 
ments de  l'inconnu  qui  a  écrit  cet  article,  dont  nous 
ne  savons  même  si  nous  devons  être  responsables. 
«  On  a  accusé  Rembrandt,  a  dit  M.  Scheltema,  d'être 
avare  et  crapuleux  (schraapzugtig).»  M.  Scheltema 
a  peut-être  un  peu  trop  vengé  Rembrandt  du  repro- 
che d'avoir  fréquenté  le  bas  peuple.  Nous  possédons 
à  la  Bibliothèque  nationale  une  collection  de  gravu- 
res qu'il  eût  été  difficile  à  l'artiste  de  réaliser  sans 
se  mêler  un  peu  à  la  basse  société.  Le  beau  monde 
était  très  beau  sans  doute  du  temps  de  Rembrandt, 
mais  les  gens  en  guenilles  n'étaient  pas  à  dédaigner 
pour  un  peintre.  Ne  cherchons  pas  à  faire  des  poêles 
et  des  artistes  des  gentlemen  accomplis  et  méticu- 
leux. La  main  qui  tient  la  plume  ou  le  pinceau  ne 
s'accommode  des  gants  paille  que  quand  il  le  faut 


33G  LORELY. 

absolument,  pour  toucher  parfois  d'autres  mains 
ornées  de  gants  paille,  —  et  des  esprits  de  la  force 
de  Rembrandt  sont  ceux  qui,  comme  les  dieux,  épu- 
rent l'air  où  ils  ont  passé. 

On  s'attendait  à  revoir  le  roi  au  grand  bal  que 
donnait  la  société  ArtietAmicitiœ.  11  avait  fort  bien 
répondu  à  une  allusion  imprudente  d'un  discours 
municipal  louchant  le  monument  de  Waterloo.  — 
Ceci,  a-l-il  répliqué,  n'est  pas  un  monument  san- 
glant. —  Mais  le  souverain,  un  peu  fatigué  de  la 
journée,  avait  laissé  pour  le  représenter  au  bal  le 
prince  Henri,  qui  a  seul  été  salué  du  chant:  Levehet 
Waderland  !...  hoczëe  ! 

En  consultant  mes  souvenirs  de  celte  journée  du 
27  mai,  je  suis  encore  frappé  de  l'aspect  de  toute 
cette  ville  en  fête,  des  maisons  pavoisées  et  des  fe- 
nêtres ornées  de  guirlandes,  du  sol  jonché  de  fleurs, 
et  de  ces  milliers  de  bannières  flottant  au  vent  ou 
portées  en  pompe  par  les  sociétés  et  les  corpora- 
tions. Le  soir,  tout  était  illuminé,  et  les  rues  qui 
conduisent  du  marché  au  musée  étaient  particuliè- 
rement sablées  et  parées  de  verdure.  Les  tableaux 
du  prince  de  la  peinture  hollandaise  étaient  éclairés 
a  giorno,  et  la  Bonde  nocturne  surtout  était  encore 
admirée  avec  délices:  il  aurait  fallu  peut-être  faire 
venir  de  La  Haye  la  Leçon  d'anatomie  ;  —  mais  le 
Parc,  véritable  centre  de  cette  solennité,  nous  gar- 
dait d'autres  merveilles  et  d'autres  hommages  ren- 


FÊTES    DE    HOLLANDE.  337 

dus  à  Rembrandt.  Pourquoi  faut-il  que  le  grand 
artiste  n'ait  été  si  unanimement  fêté  qu'après  deux 
cents  ans  dans  la  ville  où  il  a  passé  presque  toute 
sa  vie?  Ne  pouvant  attaquer  son  talent,  on  l'a  traité 
d'avare:  on  a  raconté  que  ses  élèves  peignaient  sur 
des  fragments  de  cartes  découpées  des  ducats  et  des 
florins  qu'ils  semaient  dans  son  atelier,  alin  qu'il  les 
fit  rire  en  les  ramassant.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que 
Rembrandt  le  réaliste  employait  toutes  ses  écono- 
mies à  acquérir  des  armes,  des  costumes  et  des 
curiosités  qui  lui  servaient  pour  ses  tableaux.  Ne  lui 
a-t-on  pas  reproché  d'avoir  épousé  une  paysanne  et 
d'avoir  feint  d'être  mort  pour  profiler  de  la  plus- 
value  d'une  vente  après  décès?  — ■  La  biographie 
fondée  sur  des  preuves  nouvelles  que  va  publier  dans 
trois  mois  M.  Scheltema  rétablira  sans  doute  la  vé- 
rité des  faits.  —  Il  s'est  rencontré  même  un  cri- 
tique qui  appréciait  le  talent  d'après  une  échelle 
arithmétique,  et  qui,  supposant  le  nombre  20 
comme  étalon  général,  accordait  à  Rembrandt  15 
comme  composition,  G  comme  dessin,  17  connue 
coloris  et  12  comme  expression?  Ce  mathématicien 
s'appelait  de  Piles. 

Le  parc,  illuminé  de  deux  mille  becs  de  gaz,  a 
bien  vengé  l'artiste  de  ces  obscurs  blasphémateurs. 
Au  delà  des  allées  d'arbres  précieux  et  des  parterres 
bariolés  des  dernières  bandes  de  tulipes,  on  entrait 
dans  une  vaste  salle  dont  les  peintures  latérales 


338  1.0  II  KL  Y. 

avaient  été  exécutées  par  les  peintres  actuels  de 
l'école  hollandaise;  —  Gérard  Dow,  Flinck  et 
Eeckout,  les  élèves  de  Rembrandt  avaient  leur  part 
de  cette  glorification.  J'ai  remarqué  les  composi- 
tions de  MM.  Pieneman,  Van  Hove  père  et  fils,  Ro- 
chussen,  Peduzzi,  Israëls,  Bosboom,  Sch\vartze,Von 
de  Laar,  Caliscb,  etc.  Charpie  panneau  offrait  une 
scène  de  la  vie  artistique  du  maître,  et  j'ai  trouvé 
très  ingénieuse  l'idée  de  le  représenter  peignant  ses 
principaux  tableaux.  —  Notamment  pour  la  Ronde 
de  Nuit,  on  voyait  le  peintre  dans  son  atelier,  en- 
touré de  ses  modèles  en  costume  :  les  deux  fiers 
compagnons  vêtus  à  la  mode  espagnole,  la  jeune 
bohémienne  en  robe  de  soie  jaune  avec  le  gibier 
pendu  à  sa  ceinture,  et  jusqu'au  petit  chien  qui  at- 
tend son  tour  pour  poser.  —  Le  Tobie  de  notre  mu- 
sée a  aussi  sa  place  dans  ces  décorations.  Il  serait 
trop  long  de  tout  décrire.  Et  d'ailleurs  l'attente  gé- 
nérale a  été  détournée  bientôt  par  une  ouverture  à 
grand  orchestre,  suivie  d'une  représentation  allé- 
gorique dans  le  goût  flamand,  qui  avait  lieu  sur  une 
sorte  de  théâtre  dressé  pour  la  circonstance.  Les 
chambres  de  rhétorique  et  de  poésie  fleurissent  tou- 
jours dans  ce  pays,  et  gardent  éternellement  les 
traditions  du  moyen  âge.  Nous  avons  donc  vu  une 
scène  où  les  dieux  sont  mêlés,  et  qui  symbolisait 
cette  pensée  que  la  poésie,  la  philosophie  et  les  arts 
devaient  s'unir  pour  fêler  le  grand  homme.  Daine 


[•ÊTES   DE   HOLLANDE.  339 

Rhétorique,  dame  Philosophie  et  dame  Sapicnce 
n'auraient  pas  mieux  parlé  au  quatorzième  siècle 
que  ne  l'ont  fait  les  acteurs  de  celte  moralité  dé- 
clamant les  vers  de  M.  Van  Lennep.  Les  dieux  peints 
et  sculptés  de  la  salle  accueillaient  aussi  cette  com- 
position mythologique  d'un  sourire  bienveillant. — 
Ensuite  a  commencé  le  bal,  et  une  valse  échevelée, 
où  brillaient  les  blanches  épaules  et  les  diamants 
séculaires  des  dames  de  Hollande,  a  couronné  la 
fête,  qui  avait  commencé  par  la  distribution  des  lots 
d'une  tombola  artistique  à  laquelle  tous  les  peintres 
du  pays  s'étaient  intéressés  par  des  offrandes.  Cette 
loterie  a  produit  plus  de  vingt  mille  florins. 

Le  Palais  était  magnifiquement  pavoisé.  Ou  m'a- 
vait permis  de  le  visiter  avant  l'arrivée  du  roi.  Le. 
Palais  d'Amsterdam  est  digne  de  remplacer  une  des 
sept  merveilles  du  monde  disparues.  Il  est  bâti  sur 
onze  mille  pilotis,  formés  des  plus  grands  mâts  de 
vaisseaux.  La  Salle  de  bal  est  la  plus  grande  et  la 
plus  belle  de  l'Europe,  —  plus  grande  peut-être 
que  la  salle  de  la  Bourse  de  Paris.  Toute  la  partie 
supérieure  est  revêtue  de  sculptures  admirables  en 
marbre  blanc.  Huit  salles  également  pleines  de 
chefs-d'œuvre  entourent  cet  immense  local ,  et  y 
correspondent  de  plain-pied.  Tous  les  itinéraires 
donnent  les  dimensions  et  énumèrent  les  ornements 
de  cette  agrégation  d'intérieurs  superbes.  On  admire 
aussi  au  même  étage  les  appartements  royaux  dé- 


310  LORELY. 

corés  encore  comme  au  temps  de  Louis  Bonaparte, 
—  dans  le  style  de  l'empire,  —  et  que  le  roi  Guil- 
lanme  fait  aujourd'hui  restaurer.  Du  haut  de  cet 
édifice  on  ombrasse  parfaitementlavued' Amsterdam 
découpée  en  hémicycle,  et  l'on  compte  les  bandes 
d'argent  des  canaux  qui  vont  se  rétrécissant  jus- 
qu'au bord.  L'Amstcl  se  perd  au  loin  dans  les  cam- 
pagnes. Le  Rhin  aboutit  à  la  mer  en  traversant  les 
dunes  couvertes  de  moulins,  qui  avoisinent  Leyde 
aux  tours  rougeâtres.  C'est  là  qu'est  né  Rembrandt 
van  Rhyn, —  Rembrandt  du  Rhin. 


APPENDICE 


Nous  croyons  pouvoir  ajouter  comme  annotation 
aux  Souvenirs  de  Thuringe,  les  passages  suivants  qui 
l'ont  partie  d'un  article  publié  par  Y  Illustration  : 

«  M.  Gérard  de  Nerval  est  le  plus  pérégrinatcur 
de  nos  écrivains.  Il  y  a  un  mois  à  peine  il  était 
parti  pour  Berlin  lorsqu'il  apprit  en  route  que  l'on 
allait  donner  à  Weimar,  pour  l'inauguration  de  la 
statue  de  Herder,  des  l'êtes  qui  se  rencontraient 
avec  l'anniversaire  de  la  naissance  de  Gœthc. 

«  Gérard  avait  été  l'ami  de  Gœthe,  ami  presque 
inconnu ,  car  ils  ne  s'étaient,  je  crois,  jamais  vus. 
Mais ,  à  l'âge  de  dix-huit  ans,  il  avait  publié  une 
traduction  de  Faust,  en  prose  et  en  vers. 

«  Voici  ce  qu'on  a  lu  depuis  dans  les  Conversa- 
tions de  Gœthe,  publiées  par  Eckermann.  Ge  der- 
nier rend  compte  de  la  tin  d'un  dîner  auquel  l'illustre 
poëte  allemand  l'avait  invité  : 

a  Gœthe  avait  pris  en  main  la  dernière  traduc- 
«  lion  française  de  son  Faust,  par  Gérard,  qu'il 
«  feuilletait  et  paraissait  lire  de  temps  à  autre  :  de 


3  12  APPENDICE. 

«  singulières  idées,  disait-il,  me  passent  par  la  tète 
«  quand  je  pense  que  ce  livre  se  fait  valoir  dans  une 
«  langue  sur  laquelle  Voltaire  a  régné  il  y  a  cin- 
«  quante  ans. 

«  Goethe  fit  l'éloge  de  ce  travail  :  Je  n'aime  plus 
«  lire  le  Faust  en  allemand,  ajoutait-il,  mais  dans 
«  cette  traduction  française  tout  agit  de  nouveau 
«  avec  fraîcheur  et  vivacité.  » 

«  Gérard  ne  pouvait  manquer  de  s'arrêter  sur  sa 
route  pour  rendre  hommage  au  Voltaire  allemand, 
qui  avait  daigné  mêler  son  nom  aux  conversations 
de  ses  dernières  années. 

<(  Il  est  inutile  de  demander  si  notre  compatriote 
fut  bien  accueilli  à  Weimar... 

«  Un  matin  qu'il  s'occupait  de  \isiter  1rs  an- 
ciennes demeures  des  grands  hommes  qui  ont.  sé- 
journé dans  cette  ville,  telles  que  celles  de  Lucas 
Cranach  qui  a  orné  la  cathédrale  d'un  beau  tableau; 
de  Wicland  ,  de  Ilcrder  et  de  Schiller,  il  fit  la  ren- 
contre d'un  inconnu  qui  lui  proposa  de  lui  faire 
voir  l'intérieur  du  palais  grand-ducal,  où  resplendit 
de  toutes  parts  le  culte  que  la  famille  de  Saxe  a 
voué  aux  grands  hommes;  le  voyageur  accepta  avec 
empressement,  et  examina  avec  une  pieuse  curiosité 
ces  quatre  grandes  salles  consacrées  l'une  àWieland, 
la  seconde  à  Herder,  les  deux  dernières  à  Gœthc  et 
à  Schiller. 

«  De  retour  à  Paris,  Gérard  publia  dans  la  Presse 
et  dans  Y  Artiste  la  description  des  fêles  auxquelles 
il  avait  assisté.  A  ce  sujet,  l'inconnu  qui  lui  avait 


APPENDICE.  oi.i 

si  gracieusement  ouvert  le  palais  grand-ducal  vient 
de  lui  adresser  la  lettre  suivante  : 

a  Recevez,  je  vous  prie,  tous  mes  remercîments: 
si,  passionné  comme  je  le  suis  pour  l.i  gloire  litté- 
raire de  sa  patrie,  l'on  désire  qu'elle  soit  servie  par 
la  renommée,  rien  ne  saurait  réjouir  davantage  que 
la  preuve  que  cette  gloire  est  reconnue  et  goûtée 
à  l'étranger.  Vous  m'avez  procuré  cette  joie,  mon- 
sieur; aussi  ne  saurais -je  mieux  y  répondre  que 
par  la  main  même  de  (Jœthe,  dont  je  vous  prie 
d'accepter  l'autographe  ci-joint ,  en  vous  souvenant 
de  Weimar  et  de  celui  qui  reste  à  jamais  votre  très 

dévoué 

«  Charles-Alexandre, 

••  Grai:d-duc  héréditaire  de  Saxe. 
«  Du  château  du  Belvédère,  30  octobre  1830.  » 

«  M  est  assez  difficile  de  rendre  en  français  la  tra- 
duction fidèle  de  ce  quatrain  improvisé.  Il  a  été  écrit 
à  propos  d'un  portrait  de  la  jeune  princesse  Marie 
de  Prusse,  et,  s'il  était  possible  de  le  faire  passer 
littéralement  dans  notre  langue,  on  pourrait  le  tra- 
duire ainsi  : 

SUR    UN   PORTRAIT    DE    LA    PRINCESSE    MARIE  : 

«  Aimable  et  gentille,  —  Calme  et  bienveillante; 
«  Sont  à  elle  les  fldèles  —  Sûrs  comme  l'or  '. 

«  Quelle  plus  charmante  et  plus  délicate  ma- 

1  C'est  le  mot  à  mot,  la  grâce  du  quatrain  ne  pourrait  se 
rendre  qu'avec  des  périphrases,  et  faiblement. 


oÀl  APPENDICE. 

nière  tle  prouver  sa  reconnaissance  à  un  écrivain  ! 

«  Ce  qui  ajoute  encore  de  la  grâce  et  de  la  valeur 
à  Tenvoi  du  prince  héréditaire,  c'est  le  choix  spécial 
de  l'autographe.  Au  moment  où  Gérard  examinait 
l'intérieur  de  la  maison  de  Gœthc ,  il  y  avait  ren- 
contre cette  jeune  princesse  Marie  pour  qui  ont  été 
écrits  ces  quatre  vers.  En  voyant  «  celte  apparition 
charmante  errer  capricieusement  parmi  les  images 
du  passé,  «  Gérard  l'avait  comparée  à  l'image  an- 
tique de  Psyché,  représentant  la  vie  sur  la  pierre  des 
tombeaux.  Le  prince  Charles-Alexandre,  en  choisis- 
sant parmi  tous  les  autographes  de  Gœthc  celui  qui 
se  rapportait  à  la  jeune  princesse,  a-t-il  voulu  l'aire 
discrètement  comprendre  à  l'écrivain  qu'une  autre 
personne  était  de  moitié  dans  l'envoi  de  ce  souvenir 
de  Weimar? 

La  royale  famille  de  Saxe- Weimar  est  une  famille 
à  part  au  milieu  des  autres  souverains  allemands. 
Le  culte  et  l'amour  de  l'art  sont  une  des  traditions 
des  princes  de  celle  souveraineté  athénienne  dont 
Gœlhe  a  été  pendant  longtemps  le  principal  mi- 
nistre. Cependant,  il  faut  le  dire  à  la  louange  des 
princes  allemands,  beaucoup  aiment  les  lettres, 
et  presque  tous  bannissent,  dans  leurs  rapports  avec 
les  simples  particuliers,  cette  morgue  et  cette  roide 
altitude  qui  ont  caractérisé  nos  princes  français,  à 
l'époque  où  la  France  avait  encore  des  princes.  » 


NOTES  l-T  ÉCLAIRCISSEMENTS. 


Lorsqu'on  recueille  après  tant  d'autres  quelques  impressions 
éparses,  le  long  de  ce  vieux  Rhin,  qui  s'en  va  finir  dans  la  patrie 
de  Rembrandt,  on  ne  peut  avoir  la  prétention  soit  de  dire 
quelque  chose  de  nouveau,  soit  de  donner  un  fidèle  itinéraire; 
il  y  a  des  livres  pour  cela.  Dans  celte  vue  prise  à  vol  d'oiseau 
des  aspects  et  des  mœurs,  on  risque  aussi  de  choquer  certaines 
susceptibilités  locales.  C'est  ce  qu'indiquent  quelques  lettres  de 
personnes  honorables  d'Amsterdam  ,  reçues  à  la  Revue  des  Deux- 
Mondes,  et  qui  reprochent  à  l'auteur  de  n'avoir  pas  écrit  un  arti- 
cle sérieux  sur  Rembrandt,  d'avoir  traité  légèrement  les  Cham- 
bres de  rhétorique  et  les  concours  de  poésies,  et  d'avoir  parlé  d'un 
Érasme  mécanique  qui  existerait  à  Dordrecht.  C'est,  dit-on, 
«  un  cancan  des  gamins  de  Rotterdam.  »  Cela  prouverait  que  la 
statue  a  pu  exister  autrefois.  L'auteur  n'a  pas  dit  qu'il  l'eût  vue. 
Il  a  rapporté  ce  cancan,  ainsi  que  celui  du  bois  de  La  Haye 
planté  sur  pilotis,  dont  l'ancienne  tradition  n'a  rien  d'extraor- 
dinaire en  raison  du  peu  de  stabilité  des  terrains. 

Ensuite,  il  est  impossible  d'écrire  un  article  sérieux  sur  Rem- 
brandt, puisque  l'on  prétend,  à  Amsterdam,  que  les  nouveaux 
documents  recueillis  et  non  encore  communiqués  à  l'Europe, 
démontreront  les  erreurs  grossières  contenues  dans  les  biogra- 
phies que  nous  possédons.  Il  faut  attendre. 

Le  public  sérieux  du  pays  ne  s'est  certainement  pas  préoccupe 
di  ces  questions  de  détail,  et  reconnaîtra  sans  doute  que  la  légè- 
reté française,  si  inquiétante  quelquefois  pour  les  étrangers,  se 
trouve  tempérée  ici  par  des  éloges  bien  sincères,  qui  doivent  être 
appréciés  dans  la  patrie  deVondel,  d'Érasme  et  de  Jean  Second. 


1 


SUR  LES  SCENES   DE  LA   VIE   ALLEMANDE. 


En  1830,  revenant  d'Allemagne,  j'avais  écrit  Léo  Burckart 
pour  la  Porte-Saint-Martin  ;  il  fallut  en  retrancher  le  tiers  pour 
en  rendre  la  représentation  possible.  Cette  édition  les  reproduit 
telles  qu'elles  ont  été  composées.  —  La  pièce,  reçue  par  Ilarel, 
était  en  répétition  depuis  un  mois,  lorsqu'il  fallut,  selon  l'usage, 
envover  deux  manuscrits  à  la  censure.  C'était  une  dépense  de 
C(>  fr.  pour  cinq  acles  et  un  prologue.  Il  est  vrai  qu'on  rendait 
l'un  des  deux  manuscrits.  Mais  il  faut  toujours  remarquer  ici 
que  les  écrivains  sont  imposés  en  tout  plus  que  les  autres  pro- 
ducteurs. Exemplaires  de  livres  pour  les  bibliothèques,  exem- 
plaires de  manuscrits  pour  la  censure. 

Crevés  déjà  dans  la  publication  de  nos  travaux  par  les  privi- 
lèges d'imprimerie,  qui  prélèvent  sur  notre  profession  une  sorte 
d'impôt  représenté  par  ce  qu'on  appelle  les  étoffes,  c'est-à-dire 
le  tiers  du  prix  de  main-d'œuvre,  —  nous  le  sommes  encore  par 
l'existence  des  privilèges  de  lliéàlrc,  donnés  assez  souvent  à  des 
gens  bien  pensants,  mais  ignorants  des  choses  de  théâtre,  —  les- 
quels prélèvent  encore  un  bénéfice  sur  le  talent  des  auteurs  et 
des  artistes  (je  ne  parle  pas  du  droit  des  pauvres  dont  nous 
subissons  notre  pari):  —  nous  le  sommes  encore  par  suite  du 
cautionnement  et  du  timbre  des  journaux,  qui  souvent  impo- 
sent à  1  écrivain  un  directeur  ou  un  rédacteur  en  chef  entière- 
ment illettré. — Cela  est  devenu  rare  aujourd'hui...  mais  cela 
s'est  vu. 

Me  voilà  donc,  ayant  éprouvé,  comme  nous  tous,  le  malheur 
qui  résulte  d'une  profession  qui  n'en  est  pas  une,  et  d'une  pro- 
priété que,  selon  le  mot  d'Alphonse  Karr,  on  a  toujours  négligé 


APPENDICE.  347 

de  déclarer  propriété;  me  voilà  donc  forcé,  pendant  six  moi:?,  de 
solliciter  le  visa  du  ministère  de  l'intérieur. 

11  y  avait  là  beaucoup  d'anciens  gens  d'esprit,  que  cela  amu- 
sait peut-être  de  faire  promener  un  écrivain  non  sérieux.  M.  Vé- 
ron,  dont  j'avais  fait  la  connais.-anee  dans  un  restaurant,  me 
dit  un  jour  :  «  Vous  vous  y  prenez  mal.  Je  vais  vous  donner 
une  lettre  pour  la  censure  ;  »  et  il  me  remit  un  billet  où  se  trou- 
vaient ces  mots  :  «  Je  vous  recommande  un  jeune  auteur  qui  tra- 
vaille dans  nos  journaux  d opposition  constitutionnelle,  et  qui  vous 
demande  un  visa,  etc.  »  M.  Véron, —  dans  le  journal  duquel  j'ai  eu 
effet  écrit  quelques  colonnes  en  l'honneur  des  grands  philosophes 
du  dix-huitième  siècle,  —  ne  m'en  voudra  pas  de  révéler  ce 
délai!,  qui  lui  fait  honneur. 

De  ce  jour,  toutes  les  portes  s'ouvrirent  pour  moi,  et  l'on 
voulut  bien  me  dire  le  motif  qu'on  avait  pour  arrêter  ma  pièce 
et  pour  me  priver,  pendant  tout  un  rude  hiver,  de  son  produit. 

On  en  jugeait  le  spectacle  dangereux,  à  cause  surtout  d'un 
quatrième  acte  qui  représentait  avec  trop  de  réalité,  et  sous  des 
couleurs  trop  purement  historiques,  le  tableau  d'une  vente  de 
charbonnerie.  —  On  m'eût  loué  de  rendre  les  conspirateurs  ridi- 
cules ;  on  ne  voulait  pas  supporter  l'équitable  point  de  vue  que 
m'avait  donné  l'élude  de  Shakespeare  et  de  Gœthe,  —  si  faible 
que  pût  être  ma  tentative. 

M.  de  Monlalivet  élait  ministre  alors.  Je  ne  pus  pénétrer  jus- 
qu'à lui.  Cependant,  c'était  sur  ses  décisions  que  les  bureaux, 
très  polis  du  reste  et  très  bienveillants  pour  moi,  rejetaient  la 
responsabilité. 

Les  répétitions  étaient  suspendues  toujours;  —  Bocage,  appelé 
par  un  engagement  de  province,  avait  laissé  là  le  rôle,  — dans 
lequel  son  talent  eût  été  une  fortune  pour  ce  pauvre  Harel  et 
pour  moi.  Le  printemps,  saison  peu  avantageuse  pour  le  lin'à'iv, 
commençait  à  s'avancer.  Je  parlais  de  ma  déconvenue  à  un 
écrivain  politique,  dans  un  de  ces  bureaux  de  journaux  où  la 
ligne  qui  sépare  le  premier-Paris  du  feuilleton  est  souvent  ou- 
bliée pour  ne  laisser  subsister  que  les  relations  d'hommes  qui  se 
voient  habituellement. 


348  APPENDICE* 

—  Vous  êtes  bien  bon,  me  dit-il,  de  vous  donner  tant  do  peine. 
La  censure  n'existe  pas  en  ce  moment. 

—  J'ai  des  raisons  do  penser  le  contraire. 

—  Elle  existe  de  fait  et  non  de  droit...,  comprenez-vous:' 
— .  Comment? 

—  Il  y  a  Irais  ans,  le  ministère  a  obtenu  vin  vote  provisoire 
des  chambres  pour  le  rétablissement  de  la  censure,  mais  sous 
la  condition  du  présenter  une  loi  déûuilive  au  bout  de  deux 
ans. 

—  Hé  bien? 

—  Hé  bien,  —  il  y  a  trois  ans  de  cela. 

Sans  être  un  homme  processif,  je  sentis  qu'il  y  avait  là  néces- 
sité de  soutenir,  non  pas  mes  intérêts,  les  écrivains  y  songent  ra- 
rement, —  mais  ceux  de  ma  production  littéraire. 

J'allai  trouver  Me  Lcfèvre,  le  défenseur  agréé  et  attitré  de 
l'association  des  auteurs  dramatiques.  Me  Lefèvre  me  dit  l'oit 
poliment  :  «  Vous  pouvez  avoir  raison...  Mais  notre  association 
évite  prudemment  de  s'engager  dans  les  questions  politiques. 
De  plus,  mes  opinions  me  l'ont  un  devoir  de  m'absleuir.  Vous 
trouverez  d'autres  agréés  qui  soutiendront  voire  affaire  avec 
plaisir.  » 

J'allai  trouver  Mc  Schayé,  qui  me  dit:  «Vous  avez  raison: 
ils  sont  dans  une  position  fausse.  Nous  allons  leur  envoyer  du 
papier  timbré.  » 

Le  lendemain,  je  reçus  une  lettre  qui  m'accordait  une  au- 
dience du  ministre  de  l'intérieur...  à  cinq  heures  du  soir. 

Le  ministre  me  reçut  entre  deux  portes  et  me  dit:  «  Je  n'ai 
pu  encore  lire  votre  manuscrit;  je  l'emporte  à  la  campagne. 
Revenez,  je  vous  prie,  après  demain,  à  la  même  heure,  o 

Je  lus  obligé  de  prendre  mon  tour  pour  l'audience.  J'attendis 
longtemps  et  il  était  tard  lorsque  je  fus  introduit.  —  Mais  que 
ne  ferait  pas  un  auteur  pour  sauver  sa  pièce! 

Le  ministre  m'adressa  un  salut  froid  et  chercha  mon  manus- 
crit dans  ses  papiers.  N'ayant  alors  jamais  vu  de  près  un  mi- 
nisire, j'examinai  la  figure  belle  mais  un  peu  fatiguée  de  M.  de 
MoiUalivet.  —  Il  appartenait  à  celte  école  politique  qu'affection- 


APPENDICE.  349 

hait  le  vieux  monarque,  et  que  l'on  pourrait  appeler  le  parti 
des  hommes  gras.  Abandonné  à  ses  inslincts,  Louis-Philippe  au- 
rait tout  sacrifié  pour  ces  hommes  qui  lui  donnaient  une  idée 
flatteuse  de  la  prospérité  publique.  Comme  César,  qui  n'aimait 
pas  les  maigres,  il  se  méfiait  des  tempéraments  nerveux  comme 
celui  de  M.  Thiers,  ou  bilieux  comme  M.  Guizot.  On  les  lui  im- 
posa, —  et  ils  le  perdirent....  soit  en  le  voulant,  soit  sans  le 
vouloir.  M,  de  Montalivet  avait  retrouvé  le  manuscrit  énorme 
qui  contenait  mon  avenir  dramatique.  11  me  le  tendit  pardessus 
une  table,  et  se  privant  avec  bon  sens  de  ces  phrases  banales 
que  l'on  prodigue  trop  légèrement  aux  auteurs,  il  me  dit  :  «  Re- 
prenez votre  pièce,  faites-la  jouer,  et  si  elle  cause  quelque  dés- 
ordre, on  la  suspendra.  »  Je  saluai  et  je,  sortis. 

Si  je  ne  savais  pas,  par  des  récits  divers,  que  M.  de  Montalivet 
est  un  homme  fort  aimable  dans  les  sociétés,  je  croirais  avoir  tu 
une  entrevue  avec  M.  de  Ponlchai  train. 

La  difficulté  était  de  faire  remonter  la  pièce,  qui  avait  perdu 
une  partie  de  ses  acteurs  primitifs.  Il  fallait  attendre  la  fin  d'un 
succès  qui  se  soutenait  au  théâtre.  L'été  s'avançait;  Harel  me 
dit  :  «  J'attends  un  éléphant  pour  l'automne;  la  pièce  n'aura 
donc  qu'un  nombre  limité  de  représentations.  » 

On  la  monta  cependant  avec  les  meilleurs  acteurs  delà  troupe: 
Madame  Mélingue,  Raucour,  Mélingue,  Tournan  et  le  bon  Moës- 
sard.  Ils  furent  tous  pleins  de  bienveillance  et  de  sympathie  pour 
moi,  et  surent  tirer  grand  parti  d'une  pièce  un  peu  excentrique 
pour  le  boulevard. 

Seulement  les  répétitions  se  prolongèrent  encore  beaucoup. 
Un  directeur  n'est  pas  dans  une  très  bonne  position  pécuniaire 
quand  il  attend  un  éléphant.  Au  cœur  de  la  belle  saison  il  comp- 
I  ,it  peu  sur  les  recettes  qu'il  aurait  pu  recueillir  si  Ton  eût 
joué  la  pièce  à  l'entrée  de  l'hiver.  Lue  seule  décoration  nouvelle 
était  indispensable,  celle  d'un  tableau  représentant  des  ruines 
éclairées  par  la  lune,  à  Eisenach,  près  du  château  de  laWarlburg. 
J'avais  rêvé  cette  décoration ,  —  je  l'ai  vue  en  nature  plu* 
lard  en  quittant  l'électoral  de  Hcsse-Cassel  pour  me  rendre  à 
Leipsick. 

20 


3Ô0  APPENDICE. 

H.ircl  disait  continuellement  :  «  J'ai  commandé  le  décor  à 
Cicéri.  On  le  posera  aux  répélilions  générales.  » 

On  le  posa  l'avant-vcille  de  la  représentation. 

C'était  un  souterrain,  fermé, avec  des  statues  de  chevaliers,  pa- 
reil à  celui  dans  lequel  on  avait  joué  jadis  le  Tribunal  secret, 
à  l'Ambigu. 

Peut-être  encore  était-ce  le  même  qu'on  avait  racheté  et  fait 
ropcindr  \ 

.le  mêlais  mis  dans  la  lèle  de  faire  exécuter  dans  la  pièce  les 
chants  de Kœrner,  rendus  admirablement  en  musique  parWeher. 

—  Je  les  avais  entendus  :  je  les  avais  répétés  en  traversant  à  pird 
les  roules  de  la  Forêt-Noire,  avec  des  étudiants  et  des  compa- 
gnons allemands.  Celui  de  la  Chasse  de  Lutzow  avait  été  origi- 
nairement dirigé  contre  la  France  ;  mais  la  traduction  lui  faisait 
perdre  ce  caractère,  et  je  n'y  voyais  plus  que  le  chant  de  l'indé- 
pendance d'un  peuple  qui  lutte  contre  l'étranger.  Celui  de  VËpée 
était  reproduit  dans  le  chœur  du  quatrième  acte. 

J'avais  consulté  Auguste  More!  sur  les  possibilités  d'exécution 
de  ces  morceaux.  Il  voulut  bien  arranger  une  partition  conve- 
nant aux  règles  du  théâtre,  et  pour  laquelle  il  fallait  nécessaire- 
ment seize  choristes. 

Nous  pensâmes  aux  ouvriers  de  Mainzcr  et  à  ceux  de  l'Or- 
phéon. J'étais  allé  trouver  1rs  chefs  de  chœur  dans  leurs  ateliers 
et  dans  leurs  pauvres  mansardes,  et  ils  m'avaient  donné  libéra- 
lement leur  concours  moyennant  seulement  le  prix  de  leurs 
journées  que  les  répélilions  leur  faisaient  ordinairement  perdre. 

—  Ils  perdirent  un  mois. 

Harel,  un  peu  gêné  pour  le  payement  des  figurants  ordinai- 
res, les  réduisit  au  nombre  qui  était  indispensable,  et  les  ouvriers 
se  trouvaient  forcés  relativement  défigurer,  et  de  faire  les  évolu- 
tions ordinaires  des  comparses.  Ils  ne  représentaient,  du  reste, 
que  des  étudiants  et  avaient  peu  à  faire.  Toutefois,  l'inexpérience 
nuisait  souvent  aux  effets  de  la  mise  en  scène. 

Ils  étaient  ravis  des  deux  chants  populaires,  —  qui  sont  restés 
dans  les  concerts  orphéonistes. 

i.e  soir  de  la  première  représentation  j'étais  inquiet  des  accès- 


APPENDICE.  351 

soires  qui,  —  comme  la  marée  de  Vatel,  —  n'arrivaient  pas 

Si  les  accessoires  n'arrivaient  pas,  c'est  qu'en  général,  il  en 
est  ainsi  dans  tous  les  théâtres;  —  ce  n'est  qu'au  dernier  mo- 
ment qu'on  s'occupe  des  détails.  Souvent  aussi  le  directeur  ne 
peut  payer  d'avance  le  costumier,  le  peintre  ou  le  décorateur, 
—  qui  ne  rendent  leur  travail  ou  celui  de  leurs  ouvriers,  que 
moyennant  une  délégation  sur  la  recette,  —  dont  il  est  impos- 
sible, avant  le.  soir  même,  de  prévoir  le  total. 

Le  pauvre  Harel ,  —  qui  était  un  homme  après  tout  remar- 
quable, —  qui  avait  été  directeur  du  Nain  jaune,  et  qui  a  été 
couronné  par  l'Académie,  pour  un  éloge  de  Voltaire,  pliait  dans 
ce  moment-là  sous  le  poids  des  obligations  que  lui  avait  créées  sa 
lutte  obstinée  avec  la  mauvaise  fortune  de  la  Porte-Saint-Martin. 

Le  privilège  élait  grevé  de  quinze  mille  francs  qu'il  fallait  don- 
ner annuellement  à  un  directeur  encore  plus  spirituel,  qui  avait 
trouvé  le  moyen  de  se  faire  conférer  deux  théâtres  :  —  l'un 
possédé  directement,  l'autre,  qui  n'était  qu'un  fief,  dont  le  pro- 
duit médiocre  faisait  sourire  le  possesseur,  et  cependant  ruinait 
peu  à  peu  le  possédant. 

Ceci  est  déjà  de  l'ancien  régime  ;  —  bornons-nous  à  constater 
que  si  Harel  eût  eu  dans  sa  caisse  les  cent  cinquante  mille  francs 
qu'il  a  donnés  en  dix  ans  à  son  suzerain,  il  n'aurait  peut-être  pas 
été  gêné  à  l'époque  où  il  attendait  l'éléphant. 

Harel  élait  forcé  souvent  d'engager  les  costumes  les  plus  bril- 
lants du  théâtre.  Alors  il  ne  fallait  pas  lui  parler  de  pièces 
moyen  âge  ou  Louis  XV,  —  encore  moins  de  celles  qui  pouvaient 
concerner  des  époques  luxueuses,  grecques,  bibliques  ou  orien- 
tales. 

On  lui  offrit  un  jour  une  pièce  de  la  régence  qui  promettait 
un  succès  par  l'effet  serré  des  combinaisons.  Harel  lit  appeler 
M.  Dumas,  —  costumier,  —  et  lui  dit  :  «  Comment  sommes- 
nous  en  costumes  de  la  régence? 

—  Monsieur,  —  bien  mal;  —  il  n'y  a  plus  d'habits!....  Nous 
avons  un  peu  de  gilets  et  des  trousses  (ce  sont  les  culottes  du 
temps). 

—  Eli  bien  !  Dumas,  avec  des  gilets  et  des  trousses,  il  suffit 


352  APPENDICE. 

d'ajouter  des  habits  de  serge  en  couleurs  voyante?.  L'éclat  des 
gilets  suffira,  —  à  la  rampe,  —  pour  satisfaire  le  public. 

C'est  ainsi  que  fut  moulée  la  Duclics.sc  de  La  Vaubalière ,  où 
les  gilels  de  la  régence  éblouirent  longtemps  les  amateurs  ins- 
truits qui  formaient  des  queues  mirifiques  avec  des  billets  à 
cinquante  et  à  soixante-quinze  centimes. 

—  Ce  succès-là  m'a  ruiné,  —  me  disait  plus  tard  Harel. 

Je  continuais  à  m'inquiéter  des  accessoires.  Il  s'agissait  de 
seize  casquettes  d'étudiants  et  de  seize  masques  —  pour  la  scène 
du  Saint-Wehmê,  —  masques  en  velours  noir,  nécessairement, 
—  qui  avaient  été  bien  connus  par  les  représentations  du  Ilrtno , 
de  Lucrèce  Bor/jia  et  d'une  foule,  d'autres  drames. 

Les  casquettes  n'arrivèrent  qu'au  premier  entr'acte,  mais  on 
me  dit  :  Les  masques  ne  peuvent  tarder  d'arriver. 

On  juge  mal,  dans  les  coulisses  ;  —  c'est  le  sort  des  hommes 
d'État. —  Le  public  écoutait  avec  un  silence  merveilleux.  Le 
troisième  acte  ayant  fini,  je  conçus  une  inquiétude  louchant  les 
seize  masques  qui  devaient  servir  au  quatrième  acte. 

Je  montai  jusque  dans  les  combles  du  théâtre.  Quelques  figu- 
rants métissaient  des  costumes  de  gardes  nobles  allemands, 
bleus  avec  des  torsades  jaunes;  —  d'autres,  des  costumes  de  si- 
caires  et  de  trabam,  — qui  les  humiliaient  beaucoup. 

Quant  aux  étudiants,  ils  s'habillaient  sans  crainte,  étant  assurés 
de  leurs  casquettes,  —  et  ne  songeaient  pas  qu'il  fallait  avoir  des 
masques  pour  la  scène  de  vente  du  quatrième  acte. 

—  Où  sont  les  masques?  dis-je. 

—  Le  chef  des  accessoires  ne  les  a  pas  encore  distribués. 
J'allai  trouver  Harel. 

—  Les  masques? 

—  Ils  vont  arriver. 

L'entr'acte  semblait  déjà  long  au  public  ;  —  on  avait  épuisé  les 
ressources  ordinaires  d'Harel,  qui  consistaient,  pour  faire  at* 
tendre  un  lever  de  rideau  tardif,  — en  une  pluie  de  petits  pa- 
piers au  premier  entr'acte;  —  au  second,  en  une  casquette  — 
qui,  tombée  du  paradis,  passait  de  mains  en  mains  sur  le  par- 
terre; —  au  troisième  entr'acte,  en  une  scène  de  loges  qui  pro- 


APPENDICE.  353 

roquait  an  parterre  ce  dialogue  obligé  :  «  Il  l'embrassera...  il  ne 
l'embrassera  pas!...  n 

L'usage  était,  entre  le  troisième  et  le  quatrième  acte,  lorsque 
l'intervalle  se  prolongeait  trop,  de  faire  aboyer  un  chien, —  ou 
crier  un  enfant.  Des  gamins,  payés,  s'écriaient  alors  :  «  Assoyez- 
vous  donc  sur  te  moutard!  »  lit  tout  était  dit.  L'orchestre  en- 
tonnait, au  besoin,  la  Parisienne,  — permise  alors. 

Harel  médit,  après  dix  minutes  d'enlr'acte  :  «  —  Les  étudiants 
ont  leurs  casquettes...  Mais  ont-ils  bien  besoin  de  masques? 

—  Comment!  pour  la  scène  du  tribunal  secret!...  Vous  !e 
demandez? 

—  C'est  que  l'on  s'est  trompé  :  l'on  ne  nous  a  envoyé  que  des 
masques  d'arlequin...  Ils  ont  cru  qu'il  s'agissait  d'un  bal;  — 
parce  que  dans  les  drames  modernes  il  y  a  toujours  un  bal  au 
quatrième  acte. 

—  Où  sont  ces  masques?  dis-je,  en  soupirant,  à  Harel. 

—  Chez  le  costumier. 

J'entrai  là,  au  milieu  des  imprécations  de  tous  les  ouvriers 
étudiants  qui,  sur  ma  parole,  s'étaient  engagés  à  jouer  des  rôles 
sérieux. 

—  Masques  d'arlequins!...  me  disait-on,  —  cela  ne  va  pas 
trop  avec  notre  costume. 

Mélingue  et  lïaucourt,  qui  avaient  des  masques  à  eux,  en  ve- 
lours noir,  se  prélassaient  dans  le  foyer,  sûrs  de  n'être  pas  ridi- 
cules. Mais  les  affreux  masques  des  étudiants,  avec  leurs  nez  de 
carlin  et  leurs  moustaches  frisées,  m'inquiétaient  beaucoup.  — 
Baucourt  dit  :  —  11  n'y  a  qu'un  moyen  ,  c'est  de  rogner  les 
moustaches.  Le  nez  est  un  peu  écrasé,  mais  pour  des  conspira- 
teurs cela  ne  fait  rien.  On  dira  :  —  qu'ils  n'ont  pas  eu  de  nez. 

Enfin  ,  pour  sauver  l'acte,  nous  nous  mimes  tous,  madame 
Mélingue,  Raucourt,  Mélingue  et  Tournai),  — à  couper  les  barbes 
des  masques  d'arlequin,  qui,  à  la  rampe,  faisaient  scintiller  leur 
surface  luisante,  et  ôtaient  un  peu  de  sérieux  à  la  scène  du  Sainl- 
Vehmé. 

Quelqu'un  me  dit  :  —  «  Harel  vous  trahit.  »  —  Je  n'ai  jamais 
voulu  le  croire. 


•V>4  APPENDICE. 

Quant  à  la  décoration  dite  de  Cicéri,  elle  nous  avait  forcé  de 
supprimer  un  tiers  du  l'acte  ;  —  attendu  qu'il  était  impossible, 
dans  un  caveau,  de  faire  les  évolutions  qu'auraient  permises  une 
scène  ouverte  à  plusieurs  plans. 

Le  quatrième  acte,  réduit  à  ces  proportions,  ne  justifia  pas 
les  craintes  qu'avait  manifestées  la  direction  des  Beaux-Arts. 

Heureusement  le.  talent  des  acteurs  enleva  le  cinquième  acte, 
qui  présentait  des  difficultés.  Le  mot  le  plus  applaudi  de  la  pièce 
avait  été  celui-ci,  qui  était  prononcé  par  un  étudiant  :  «  Les  rois 
s'en  vont....  je  les  pousse  !  »  Le  tonnerre  d'applaudissements  qui 
suivit  ces  mots  Lien  simples  cependant  provoqua  celte  phrase 
de  Hirel  :  «  La  pièce  sera  arrêtée  demain....  mais  nous  aurons 
eu  une  belle  soirée.  »  L'effet  froid  du  quatrième  acte  rajusta  les 
choses.  Harel ,  qui  espérait  peut-être  une  persécution,  ne  l'ob- 
tint pas. 

Toutefois,  il  réclama  au  ministère  une  indemnité  —  pour  le 
retard  que  les  exigences  de  la  censure  avaient  apporté  aux  repré- 
sentations et  les  pertes  qu'il  avait  faites,  —  faiblement  compen- 
sées par  l'avenir  qu'offrait  V éléphant  attendu  par  lui. 

Au  bout  de  trente  soirées  d'été,  je  vis  avec  intérêt  cet  animal 
succéder  aux  représentations  du  drame.  Les  seize  ouvriers,  — 
qui  coulaient  cher,  furent  congédiés,  —  et  je  résolus  d'aller  me 
retremper  en  Allemagne,  aux  vignes  du  Danube,  des  ennuis  que 
m'avaient  causés  les  vignes  du  Rhin. 

Le  Rhin  est  pertlde;  —  il  a  trop  de  lorelys  qui  chantent  le 
soir  dans  les  ruines  des  vieux  châteaux  !  —  Quant  au  Danube, 
quel  bon  fleuve  !  il  me  semble  aujourd'hui  qu'il  loule  dans  ses 
flots  des  saucisses  [tùiirsU)  et  des  gâteaux  glacés  de  sel. 

Ceci  est  un  souvenir  de  Vienne 


TABLE  DES  MATIERES 

CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


SENSATIONS  WIN  VOYAGEUR  ENTHOUSIASTE. 

I.  —  DU    ttlltX    AU    MEIN. 

Pages 

I.  Strasbourg 'à 

II.  La  Forêt-Noire •  ■"> 

III.  Les  voyages  à  pied 21 

IV.  La  maison  de  conversation 2S 

V.  Lichtenthal 34 

VI,   Francfort ;SS 

VII.  Manheim  et  Heidelberg 44 

VIII.  Une  visite  au  bourreau  de  Manheim '■'■'> 

II.  —   SOUVENIRS   DE   THURINGE. 

1.  L'opéra  de  Faust  à  Francfort 59 

IL  La  i-tatue  de  Gœlhe -.   -  G-9 

III.  Eisenacli 73 

IV.  Les  fêtes  de  Weimar. —  Le  Prométhée 7<; 

V.  Lohengrin 8C 

VI.  La  maison  de  Gœtlie 90 

VII.  Schiller,  Wieland,  le  Palais !!.r> 


356  TA  RLE    DES   MATIERES. 

SCÈNES  DE  LA  VIE  ALLEMANDE. 

Pages 

Léo  Burekart 103 

Première  journée io7 

Seconde  journée 138 

Troisième  journée I  fi!) 

Quatrième  journée l!)8 

Cinquième  journée 229 

Sixième  journée 253 

RHIN  ET  FLANDRE. 

I.  Le  Rhin 27  3 

II.  De  Cologne  à  Liège , 27  5 

III.  Liège 277 

IV.  Bruxelles 285 

V.  Théâtres  et  Palais 200 

LES   FÊTES  DE   HOLLANDE. 

I.  Retour  à  Bruxelles 301 

II.  D'Anvers  à  Rotterdam 309 

III.  La  Kermesse  de  La  Haye 317 

IV.  Amsterdam  et  Saardam 325 

V.  Het  Rembrants  feest 332 

Appendice  et  Notes 3 'il 


Eriuta.  P;i2e  273  :  au  lieu  du  Ncckcr,  Vuez  le  M  fin. 


Imp.  de  Glstavk  GRATIOTj  rue  Mazariiie,  30. 


^ÇJ  DD      Gérard  de  Nerval,  Gérard 
39      Labrunie 
G4-6       Lorely 


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<4 


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