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Full text of "Louis 14 et la Grande Mademoiselle (1652-1693)"

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LOUIS   XIV 

ET     LA 

GRANDE   MADEMOISELLE 

(1652-1693) 


OUVRAGES  DE  M.  ARVÈDE  BÂRINE 

PUBLIÉS  PAR  LA  LIBRAIRIE  HACHETTE  ET  C» 


BIBLIOTHEQUE     VARIEE 
Format  in-16.  à  3  fr.  50  le  volume  broché. 

Essais  et  fantaisies.  Un  vol. 

Saint  François  d'Assise   cl   la   légende   des    trois  compagnons. 

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La  jeunesse  de  la  Grande  Mademoiselle  (1627-1652).   Un  vol. 
Louis  XIV  et  la  Grande  Mademoiselle  (1652-1693).  Un  vo.l 
Madame,  mère   du    Régent.    Un    vol. 


Format  ia-lG,  à  1  fr.  le  volume  broché. 

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—  Psychologie  d'une  sainte).  Un  vol. 
Princesses  et  grandes  dames  (Marie  Mancini.  —  La  reine  Chris- 

linc.  —  Une  princesse  arabe.  —  La  duchesse  du  Maine.  —  La 

margrave  de  Bayreulh).  Un  vol. 
Bourgeois  et  gens  de  peu.  Un  vol. 

Poètes  et  Névrosés  (Hoirmann.  —  Quincey.  —   Edgar  Poe.  — 
Gérard  de  iNerval).  Un  vol. 


COLLECTION    DES    GRANDS    ÉCRIVAINS    FRANÇAIS 
Korinat  in-16,  broché,  à  -.2  francs  lo  volume. 

Bernardin  de  Saint-Pierre.  Un  vol. 
Alfred  de  Musset.  Un  vol. 


41-1'.'.  —  Coulommiers.  Imp.  Paul  BRODARD.  —  Pl-1':^. 


LA    GNANI»!".    .MADIC.WOISKLI.E 


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M  \l>K.\IOISl.;i.l.K   1)K    .MONTI'KNSlKIv-    TKNANT   I.K  l'OK'TNAir   DK  S(i\    vi.UK 

CAsrnx   i)'(iKi.i> ws 
par    l'iciic     i5(iurt;iii;iiion. 

MusoimI.!  Versnillos((Vi'./,/  /li-tiiiii-CViii'iil  .7  (Vr). 


ARVEDE    BARINE 


LOUIS    XIV 


ET    LA 


GRANDE  MADEMOISELLE 

(1652-1693) 


Ouvrage   contenant   deux   portraits. 


QUATRIEME    EDITION 


PARIS 
LIBRAIRIE   HACHETTE    ET    C'^^ 

"9,     BOULEVARD     SAINT-GERMAIN,    19 

1912 

Droits  de  trarluctioo  et  de  reproduction  résArvé*. 


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AVANT-PROPOS 


Nous  avions  montré  dans  un  premier  volume, 
la  Jeunesse  de  la  Grande  Mademoiselle,  l'agonie 
des  vieilles  libertés  de  la  France  et  l'écrasement 
de  la  société  turbulente  qui  en  avait  imprudem- 
ment abusé.  L'indiscipline  universelle  avait  pré- 
paré, comme  toujours,  l'avènement  du  pouvoir 
absolu,  et  l'adolescent  qui  allait  s'en  trouver 
investi  était  une  énigme  pour  ses  sujets.  Ses  pro- 
ches eux-mêmes  l'avaient  toujours  trouvé  impé- 
nétrable. La  Grande  Mademoiselle  avait  vécu  avec 
Louis  XIV  :  elle  ignorait  tout  de  lui,  sinon  qu'il 
était  timide  et  silencieux. 

Nous  allons  la  retrouver  continuant  à  ne  pas 


VI  AVANT-PROPOS. 

connaître  son  jeune  cousin,  en  quoi  elle  sera  une 
fois  de  plus  «  représentative  »  de  son  époque. 
L'ignorance  du  véritable  caractère  de  ce  prince 
était  générale  au  moment  où  il  prit  le  pouvoir, 
et  l'on  peut  dire  que  le  génie  de  Saint-Simon  a 
contribué  à  la  prolonger  pour  la  postérité. 
Louis  XIV  avait  passé  la  cinquantaine  à  l'arrivée 
du  terrible  écrivain  à  sa  cour.  C'est  presque  le 
portrait  d'un  vieillard  que  Saint-Simon  nous 
a  donné;  mais  ce  portrait  est  si  puissant  et  si 
vivant,  qu'à  peine  divulgué,  il  a  fait  oublier 
ou  négliger  le  reste.  On  n'a  plus  vu  que  lui. 
La  jeunesse  de  Louis  XIV  a  été  pour  la  foule 
comme  si  elle  n'avait  pas  existé,  et  c'était 
justement  la  portion  de  sa  vie  où  l'homme  avait 
été  intéressant,  parce  que  passionné  et  troublé. 
L'histoire  officielle  de  son  temps  acheva  de 
fausser  la  physionomie  du  jeune  roi,  en  le  figeant 
dans  une  sorte  d'attitude  hiératique,  où  il  tenait 
le  milieu  entre  une  idole  et  un  mannequin. 
Les  portraits  de  Versailles  nous  masquent  le 
Louis  XIV  de  la  jeune  Cour,  celui  que  Molière  et 
les    libertins  disputaient  à   la  dévotion   avec  de 


AVANT-PROPOS.  VII 

fréquentes  apparences  de  succès.  Nous  avons 
essayé  dans  le  présent  volume  de  soulever  un 
coin  du  masque. 

Les  Mémoires  de  Louis  XIV  nous  auront  été 
d'un  grand  secours  pour  cette  entreprise.  Édités 
pour  la  première  fois  dans  leur  entier,  et  selon 
un  plan  méthodique,  en  1860',  ils  abondent  en 
aveux,  tantôt  détournés,  tantôt  directs  à  souhait, 
sur  ce  que  pensait  leur  royal  auteur.  Après  eux, 
la  Grande  Mademoiselle,  qui  ne  sut  jamais  se 
taire  ni  dissimuler,  est  le  meilleur  des  guides 
pour  pénétrer  dans  l'intimité  de  Louis  XIV. 
Contées  par  elle,  ses  (difficultés  perpétuelles  avec 
ce  prince  jettent  une  vive  lumière  sur  l'espèce 
d'incompatibilité  d'humeur  qui  existait  au  début 
entre  la  royauté  absolue  et  les  survivants  de  la 
Fronde.  Gomment  le  jeune  roi  orienta  sa  généra, 
tion  vers  des  idées  et  des  sentiments  nouveaux, 
et  comment  la  Grande  Mademoiselle,  emportée 
sur  le  tard  par  le  torrent,  finit  par  en  devenir  la 
victime  :  on  le  verra  dans  le  cours  de  ce  travail 
si,  toutefois,  nous  n'avons  pas  trop  présumé  de 
1.  Par  xM.  Gh.  Dreyss  (Paris,  Didier). 


VIII  AVANT-PUOPOS. 

nos  forces  en  abordant  un  sujet  qui  touche  à  ce 
qu'il  y  a  de  plus  obscur,  et  de  plus  délicat,  dans 
l'une  des  périodes  les  plus  en  vue,  et  pourtant 
les  plus  mal  connues,  à  certains  égards,  de  toute 
notre  histoire. 

A.  B. 


LOUIS   XIV 


ET     LA 


GRANDE    MADEMOISELLE 


CHAPITRE   I 


L'exil  ;  la  vie  en  province.  —  La  conversation  à  Saint-Fargeau. 
Le  sentiment  de  la  nature  au  xvii°  siècle.  —  Les  démêlés 
de  Mademoiselle  avec  son  père.  —  Elle  revient  à  la  Cour. 


LA  Fronde  *  a  été  une  révolution  avortée.  Elle 
était  condamnée  d'avance,  ses  meneurs  n'ayant 
jamais  su  nettement  où  ils  voulaient  en  venir;  elle 
l'avait  d'ailleurs  mérité,  les  intérêts  particuliers  y 
ayant  tout  de  suite  pris  le  pas  sur  les  intérêts  géné- 
raux. Les  conséquences  de  son  eflbndrement  furent 
d'une  importance  capitale  pour  notre  pays.  Les 
troubles  civils  de  1648  à  1652  ont  été  l'effort  suprême 
de  la  France  contre  l'établissement  de  la  monarchie 
absolue,  auquel  avait  tendu  toute  la  régence  d'Anne 

1.  Pour  rhistûire  de  la  Fronde,   voir  notre   volume  :  la  Jeu- 
nesse de  la  Grande  Mademoiselle  (Paris,  Hachette). 

1 


2  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

d'Autriche.  Leur  fin  signifia  que  la  nation,  de  lassi- 
tude et  de  découragement,  acceptait  le  nouveau 
régime.  Il  en  résulta  une  telle  transformation,  poli- 
tique et  même  morale,  que  la  Fronde  se  trouve 
avoir  marqué  une  séparation  très  nette  entre  deux 
périodes  de  notre  histoire;  il  y  a  comme  un  grand 
fossé  entre  les  temps  qui  l'ont  précédée  et  ceux  qui 
l'ont  suivie. 

Ses  chefs  avaient  été  dispersés  par  le  retour  du 
roi  dans  sa  capitale,  le  21  octobre  1052.  Lorsqu'ils 
revinrent  de  l'exil,  qui  un  peu  plus  tôt,  qui  un  peu 
plus  tard,  les  derniers  après  la  paix  des  Pyrénées 
(7  novembre  1659),  un  changement  s'était  déjà  pro- 
duit dans  les  idées  et  les  façons  d'être,  et  plus  d'un, 
parmi  eux,  se  sentit  dépaysé.  Il  fallut  se  remettre  au 
diapason.  Ce  fut  un  peu  le  pendant,  en  beaucoup 
moins  accusé,  de  ce  qui  s'est  passé  pour  les  émigrés 
à  leur  rentrée  sous  le  Consulat. 

La  princesse  dont  nous  avons  conté  les  années 
héroïques  nous  en  oflVe  un  exemple  excellent.  Quand 
la  Grande  Mademoiselle,  qui  avait  fait  la  guerre  civile 
pour  forcer  Louis  XIV  à  l'épouser,  obtint,  au  bout 
de  cinq  ans,  la  permission  de  revenir  à  la  Cour,  elle 
y  apporta  de  vieilles  habitudes  d'indiscipline  qui 
n'étaient  plus  de  saison  et  devaient  finir  par  lui 
attirer  des  désagréments.  L'exil  n'avait  rien  abattu 
de  sa  fierté.  Scion  une  formule  célèbre,  elle  n'avait 
rien  appris  et  rien  oublié;  elle  était  toujours  celte 
personne  de  premier  mouvement  dont  Mme  de 
Sévigné  disait  :  «  J'aime  bien  à  ne  me  point  mêler 


LEXIL   A   SAIiNT-FARGEAU.  3 

dans  ses  impétuosités'  ».  Ce  n'est  pas  moi  qui 
en  ferai  un  reproche  à  Mademoiselle;  il  est  tout  à 
son  honneur  d'avoir  manqué  de  souplesse  dans  l'âge 
de  servilité  qui  succéda  à  la  Fronde. 

A  d'autres  égards,  l'exil  lui  avait  été  très  salu- 
taire. Il  l'avait  obligée  à  chercher  en  elle-même  des 
ressources  qui  s'y  trouvèrent,  et  dont  Mademoiselle 
fit  la  première  à  s'étonner.  Elle  s'admire  naïve- 
ment, dans  ses  Mémoires,  de  ne  jamais  s'être 
ennuyée  une  seule  minute  dans  «  le  plus  grand 
désert  du  monde  »,  et  c'est  assurément  à  sa  louange, 
car  ses  débuts  à  Saint-Fargeau  auraient  accablé  la 
plupart  des  femmes.  On  en  conviendra  si  l'on  veut 
bien  venir  l'y  recevoir  la  nuit  de  son  arrivée,  au 
commencement  du  mois  de  novembre  1652. 


I 


Nous  l'avions  laissée  pleurant  sans  vergogne 
devant  toute  sa  suite.  Son  rêve  de  grandeur  et  de 
gloire  était  écroulé.  Anne-Marie-Louise  d'Orléans, 
duchesse  de  Montpensier,  ne  serait  pas  reine  de 
France.  Elle  ne  prendrait  plus  de  villes,  ne  passerait 
plus  de  revues  au  son  des  fanfares  et  du  canon.  Trois 
semaines  auparavant,  le  grand  Condé  la  traitait  en 
frère  d'armes,  elle  faisait  la  joie  des  soldats  par  ses 
allures   martiales,   et  on   l'aurait  fort  surprise  et 

1.  Lettre  du  19  janvier  1689.. 


4  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

encore  plus  offensée,  si  quelqu'un  lui  avait  dit 
qu'elle  était  capable  d'être  presque  aussi  poltronne 
que  son  père,  le  triste  Gaston.  A  présent  que  tout 
était  fini,  même  la  fuite  romanesque  en  jouant  à 
cache-cache  avec  des  poursuivants  imaginaires,  la 
Grande  Mademoiselle  était  tombée  dans  une  pros- 
tration physique  et  morale  complète.  L'héroïne 
d'Orléans  et  de  la  porte  Saint-Antoine  sanglotait 
comme  un  petit  enfant,  parce  qu'elle  avait  trop  de 
«  chagrin  »  et  trop  de  «  peur*  ».  L'aspect  de  sa 
future  demeure  lui  avait  ôté  son  dernier  reste  de 
courage. 

Le  château  de  Saint-Fargeau,  commencé  sous 
Hugues  Capet  et  souvent  remanié,  en  particulier  au 
xv»  siècle,  tenait  plus  de  la  forteresse  que  de  la 
maison  de  plaisance.  Sa  lourde  masse  dominait  la 
vallée  du  Loing,  dans  une  région  de  grands  bois 
très  fourrés  et  très  peu  percés.  Enveloppé  lui-même 
de  broussailles  et  défendu  par  des  fossés  profonds, 
le  château  s'harmonisait  avec  la  sauvagerie  du 
décor.  Ses  fenêtres  s'ouvraient  à  une  grande  hau- 
teur au-dessus  du  sol  et  ses  tours  étaient  robustes. 
Ses  corps  de  logis  massifs  et  nus,  reliés  entre  eux 
par  de  fortes  murailles,  formaient  une  enceinte 
irrégulière  et  de  mine  sévère.  L'ensemble  était 
imposant  :  il  n'avait  jamais  été  riant,  et  Saint-Far- 
geau, inhabité  depuis  longtemps,  n'était  plus  qu'un 
immense  nid   à    rats,  presque    une    ruine,   quand 

1.  Mémoires  de  MlJe  de  Montpensier,  édit.  Chéruel. 


l'exil  a  saint-fargeau.  5 

Mademoiselle  s'y  présenta  en  fugitive.  On  la  fit 
entrer  dans  «  une  vilaine  chambre  »  où  il  y  avait  un 
étai  au  milieu.  Au  sortir  de  son  palais  des  Tuileries, 
cette  vue  l'acheva,  en  lui  faisant  mesurer  la  profon- 
deur de  sa  chute.  Elle  eut  un  accès  de  désespoir  : 
«  Je  me  trouvais  bien  malheureuse,  étant  hors  de  la 
Cour,  de  n'avoir  pas  une  plus  belle  demeure  que 
celle-là,  et  de  songer  que  c'était  le  plus  beau  de  tous 
mes  cliâlcaux  ». 

Sa  «  peur  »  devint  de  l'épouvante  en  découvrant 
qu'il  manquait  partout  des  portes  et  des  fenêtres. 
Un  rapport  de  valet  avait  achevé  de  lui  faire  accroire 
qu'on  la  cherchait  pour  la  mettre  en  prison,  et  elle 
n'était  plus  en  état  de  comprendre  qu'il  n'y  aurait 
verrous  qui  tinssent,  si  le  roi  donnait  l'ordre  de 
l'arrêter.  Elle  reprit  sa  course  pour  gagner  un  petit 
château  situé  à  deux  lieues  de  Saint-Fargeau  et 
qu'on  lui  disait  très  sûr  :  «  Jugez,  dit-elle,  avec 
quel  plaisir  je  fis  cette  traite!  je  m'étais  levée  deux 
heures  devant  le  jour;  j'avais  fait  vingt-deux  lieues, 
et  j'étais  sur  un  cheval  qui  en  avait  fait  autant. 
Nous  arrivâmes  à  cette  maison...  sur  les  trois  heures 
du  malin;  je  me  couchai  en  grande  diligence.  » 

La  crise  fut  brève.  Dès  le  lendemain.  Mademoiselle 
se  laissa  expliquer  que  Saint-Fargeau  avait  une 
double  issue  en  cas  d'alerte.  Elle  y  revint  d'elle- 
même  le  quatrième  jour,  et  il  ne  fut  plus  question 
d'avoir  du  chagrin,  ni  même  de  l'humeur;  du 
moment  que  la  place  était  «  bonne  et  forte  »,  la 
princesse  prenait  son  parti  des  fenêtres  éventrées, 


(y  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

des  plafonds  étayés,  des  portes  absentes  et  de  tout 
le  reste.  Les  grandes  dames  du  xvii=  siècle  n'en 
étaient  pas  à  cela  près.  Mademoiselle  campa  dans 
un  «  grenier  »  tandis  que  l'on  réparait  l'appartement 
au-dessous,  en  fut  réduite  à  emprunter  un  lit,  et 
recouvra  toute  sa  gaîté  devant  la  bouffonnerie  de  la 
situation  pour  une  cousine  germaine  du  roi  de 
France  :  «  Par  bonheur  pour  moi,  écrit-elle,  le  bailli 
de  Saint-Fargeau  était  marié  depuis  peu;  ainsi  il 
avait  un  lit  neuf.  » 

Le  lit  de  Mme  la  baillive  fut  la  grande  res- 
source du  château.  On  l'avait  rendu  sitôt  que  la 
princesse  avait  eu  le  sien,  qu'on  lui  apporta  de 
Paris,  mais  on  y  envoyait  coucher  les  hôtes  de 
marque,  et  il  en  était  arrivé  un  défilé,  chose  tout  à 
l'honneur  de  la  noblesse  française,  dès  que  l'on  avait 
appris  où  cette  illustre  disgraciée  allait  passer  son 
exil.  Mademoiselle  ne  savait  où  les  mettre  :  on 
menait  les  plus  importants  chez  le  bailli.  La  duchesse 
de  Sully  et  sa  sœur,  la  marquise  de  Laval,  venues 
ensemble  pour  un  séjour  assez  prolongé,  firent  tout 
le  temps  la  navette  entre  le  grenier  où  la  Grande 
Mademoiselle  tenait  sa  cour  et  le  «  lit  neuf  »  de  la 
ville  de  Saint-Fargeau.  Des  femmes  de  qualité, 
arrivées  au  même  moment,  s'étaient  logées  où  elles 
avaient  pu,  au  petit  bonheur,  et  il  en  fut  ainsi  jus- 
qu'à ce  que  le  château  eût  été  remis  en  état.  Chacun 
était  mal,  et  personne  n'y  faisait  attention.  Il  y  a  de 
l'élégance  dans  cette  façon  hautaine  de  traiter  le 
«  confort  »  :  l'importance  (pi'il  a  prise  de  nos  jours 


LEXIL  A   SAINT-FABGEAU.  7 

semble,  en  comparaison,  bien  bourgeoise,  dans  le 
mauvais  sens  du  mot. 

Peu  à  peu,  tout  s'arrangea.  Le  château  fut  res- 
tauré, les  appartements  agrandis'.  Le  fouillis  de 
végétation  des  abords  fît  place  à  une  terrasse  d'où 
Ton  eut  la  surprise  de  découvrir  une  vue  charmante. 
Le  Saint-Fargeau  des  Capétiens  et  des  premiers 
Valois,  «  lieu  si  sauvage,  dit  Mademoiselle,  que  l'on 
n'y  trouvait  pas  des  herbes  à  mettre  au  pot  lorsque 
j'y  arrivai  »,  devint  une  belle  résidence,  hospitalière 
et  animée.  La  maîtresse  du  logis  aimait  le  grand 
air  et  le  mouvement,  comme  les  aimait  toute  la 
noblesse  de  France  avant  d'avoir  été  dressée  par  la 
monarchie  absolue,  dans  l'intérêt  de  l'ordre  et  de  la 
paix,  à  ne  plus  bouger  des  salons  de  Versailles.  La 
décadence  des  muscles  a  commencé  chez  nous  avec 
l'obligation  de  passer  ses  journées  en  bas  de  soie 
et  à  faire  des  révérences,  sous  peine  d'être  exclu  de 
tout.  Les  exercices  violents  furent  abandonnés  ou 
adoucis^;  on  ne  s'attacha  plus  qu'à  ce  qui  donnait 
au  corps  les  grâces  majestueuses  en  harmonie  avec 
la  Galerie  des  glaces.  Les  bourgeois  s'empressèrent 
de  singer  les  gens  de  qualité,  et  les  hautes  classes 
payèrent  leurs  belles  manières,  ou  leurs  prétentions 


1.  Le  château  de  Saint-Fargeau  existe  toujours;  mais  l'inté- 
rieur en  a  été  transformé  à  la  suite  d'un  grand  incendie 
survenu  en  1752.  Il  ne  reste  plus  rien  des  appartements  de 
Mademoiselle.  Cf.  les  Châteaux  d'Ancy-le-Franc,  de  Saint-Far-' 
geau,  etc.,  par  le  baron  Cliaiilou  des  Barres. 

2.  Cf.  les  Sports  et  jeux  d'mcercice  dans  V ancienne  France 
par  J.-J.  Jusscrand. 


8  LOUIS   XIV   ET  LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

aux  belles  manières,  par  les  migraines  et  les  maux 
de  nerfs  du  xviii''  siècle.  Le  goût  des  sports  ne  devait 
reparaître  en  France  que  de  nos  jours;  nous  venons 
d'assister  à  sa  résurrection. 

11  était  encore  bien  vivant  au  lendemain  de  la 
Fronde,  et  Mademoiselle  s'y  abandonnait  avec  pas- 
sion. Elle  fit  venir  d'Angleterre  une  meute  et  des 
chevaux  de  chasse.  Elle  eut  un  grand  train  d'équi- 
pages pour  les  promenades,  un  jeu  de  mail  devant 
le  château,  des  jeux  d'appartement  pour  les  jours 
de  pluie,  ses  violons  des  Tuileries  pour  faire  danser, 
et  il  n'y  eut  pas  de  cour  plus  leste  et  plus  fringante, 
plus  allante  et  plus  caracolante.  Mademoiselle  don- 
nait l'exemple,  en  personne  que  rien  ne  fatiguait 
jamais,  et  assaisonnait  ces  «  jeux  d'action  »  de  cau- 
series dont  quelques-unes  nous  ont  été  heureuse- 
ment conservées  par  Segrais*,  son  secrétaire  des 
commandements.  Nous  savons,  grâce  à  lui,  même 
en  admettant  qu'il  ait  un  peu  arrangé  ses  récits,  de 
quoi  l'on  parlait  à  la  cour  de  Saint-Fargeau,  et  on 
ne  l'apprendra  pas  sans  quelques  étonnements;  il 
se  disait  là  toutes  sortes  de  choses  que  nous  n'au- 
rions jamais  devinées,  car  nous  nous  figurions 
qu'elles  n'étaient  pas  inventées  au  xvii^  siècle. 

1.  Les  Nouvelles  françaises  oit  les  Divertissements  de  la  prin- 
cesse Anrdlie,  pnr  Segrais.  Paris,  2  vol.,  1036-57.  La  dernière 
des  «  Nouvelles  fran(;aises  »,  Floridon  ou  l'amour  imprudent,  est 
Phistoire  des  intrigues  de  sérail  ([ni  amonèrcnt  la  mort  de 
Bajazet.  Itacine  Pavait  certainement  lue  lorsqu'il  lit  sa  tragédie. 


LA   VIE   A   SATNT-FARGEAU 


II 


Dans  cet  âge  qui  passe  pour  avoir  été  rebelle  au 
sentiment  de  la  nature,  la  conversation  tombait  sans 
cesse  sur  le  paysage.  On  s'arrêtait  pour  admirer  les 
points  de  vue,  on  allait  les  chercher,  et  Ton  tâchait 
de  s'expliquer  pourquoi  on  les  trouvait  beaux.  Les 
raisons  que  l'on  s'en  donnait  étaient  de  gens  qui,  tout 
en  sachant  goûter  un  grand  bois  et  le  «  beau  tapis 
de  pied  »  de  sa  mousse,  préféraient  aux  paysages 
naturels  ceux  où  se  faisaient  sentir  l'intervention 
et  le  travail  de  l'homme.  Un  «  désert  »  leur  plaisait 
moins  qu'un  paysage  habité,  un  site  sauvage  moins 
qu'un  riant  «  assemblage  »  de  champs  cultivés  et 
de  «  vergers  plantés  avec  symétrie  »,  rappelant 
«  l'agréable  variété  des  parterres  qui  sont  faits  par 
Tartifice  des  hommes  ».  Mademoiselle  vante  dans 
ses  Mémoires  la  vue  que  l'on  avait  du  bout  de  sa 
terrasse.  Elle  s'essaie  à  la  décrire  et  s'en  tire  très 
mal.  Segrais  s'y  est  aussi  essayé  et  ne  s'en  est  tiré 
qu'un  peu  moins  mal.  On  ne  savait  pas,  de  leur 
temps;  on  n'avait  même  pas  les  mots  nécessaires 
pour  noter  un  paysage,  puisque  aussi  bien  la  gloire 
de  Bernardin  de  Saint-Pierre  *  a  été  de  créer  notre 
vocabulaire  descriptif.  En  récompense,   Segrais  a 

1.  Voir  le  Bernardin  de  Saint-Pierre  de  la  collection  des 
Grands  écrivains  (Paris,  Hachette). 


10  LOUIS    XIV   ET   LA   GRANDE   ilADEMOISELLE. 

très  bien  su  nous  expliquer  que  la  beauté  de  cette 
vue  qu'il  venait  de  décrire  si  gauchement  tenait 
pour  lui,  et  pour  son  entourage,  à  ce  qu'elle  avait 
été  trop  bien  arrangée  par  le  hasard,  à  ce  qu'elle 
était  trop  conforme  aux  règles  du  paysage  classique 
en  peinture,  pour  avoir  l'air  d'être  l'œuvre  de  la 
seule  nature.  Ni  la  vallée  du  Loing,  ni  le  grand 
étang  qui  «  fermait  »  ce  côté  du  château,  ni  l'île  de 
l'étang,  avec  ses  bouquets  d'arbres,  ni  l'église  et  la 
petite  hauteur  que  l'on  apercevait  dans  le  fond,  ne 
semblaient  se  trouver  fortuitement  là  où  ils  étaient  : 
—  «  Et  c'est,  écrit  Segrais,  ce  qui  représente  si 
fort  ces  excellents  paysages  des  grands  peintres,  que 
tous  ceux  qui  le  regardent  croient  avoir  vu  cet  étang, 
cette  église  et  cette  petite  île  dans  mille  tableaux.  » 
La  littérature,  celle  d'imagination  tout  au  moins, 
tenait  aussi  une  place  considérable  dans  les  conver- 
sations. Mademoiselle,  qui  n'avait  rien  lu  avant 
d'ôlre  à  Sainl-Fargeau,  s'était  mise  à  rattraper  le 
temps  perdu.  —  «  Je  suis  une  créature  très  igno- 
rante, écrivait-elle  au  début  de  son  exil,  qui  n'ai 
jamais  lu  que  les  gazettes,  n'aimant  point  à  lire  : 
mais  dorénavant  je  m'y  veux  appliquer  et  voir  si  je 
pourrai  aimer  une  chose  de  propos  délibéré,  sans 
que  l'inclination  y  ait  part.  Je  suis  en  un  lieu  où  ce 
me  sera  un  grand  divertissement  si  je  réussis  diins 
ce  dessein.  »  Le  succès  passa  ses  espérances.  Elle 
se  prit  de  passion  pour  la  lecture  dans  ce  premier 
hiver  de  1652-1653  où  le  château  était  livré  aux 
ouvriers  et  les  distractions  rares.  Quand  le  mauvais 


LA    VIE   A   SAINT-FARGEAU.  11 

temps  et  les  chemins  défoncés  rendaient  Sàint-Far- 
geau  inabordable  et  le  «  grenier  »  solitaire,  elle  se 
faisait  lire,  et  écoutait  sans  se  lasser  en  tirant  Tai- 
guille  :  —  «  Je  travaillais  depuis  le  matin  jusques  au 
soir  à  mon  ouvrage,  et  je  ne  sortais  de  ma  chambre 
que  pour  aller  dîner  en  bas,  et  à  la  messe.  Cet 
hiver-là  étant  assez  vilain  pour  ne  pouvoir  s'aller 
promener,  dès  qu'il  faisait  un  moment  de  beau 
temps,  j'allais  à  cheval,  et,  quand  il  gelait  trop,  me 
promener  à  pied,  voir  mes  ouvriers....  Pendant  que 
je  travaillais  à  mon  ouvrage,  je  faisais  lire  ;  et  ce 
fut  en  ce  temps  que  je  commençai  à  aimer  la  lec- 
ture, que  j'ai  toujours  fort  aimée  depuis.  »  Au  bout 
de  quelques  années  d'exil,  son  «  érudition  »  frappa 
le  docte  Huet,  qui  l'avait  rencontrée  aux  eaux  de 
Forges  :  —  «  Elle  aimait  passionnément  les  his- 
toires, dit-il  en  ses  Mémoires^  et  surtout  les  romans, 
comme  on  les  appelle.  Pendant  que  ses  femmes  la 
coiffaient,  elle  voulait  que  je  lui  fisse  la  lecture,  et, 
quel  qu'en  fût  le  sujet,  il  provoquait  de  sa  part  mille 
questions.  En  quoi  je  reconnus  bien  la  finesse  de 
son  esprit....  » 

Les  romans  à  la  mode  étaient  pour  plaire  à  une 
princesse  qui  avait  de  la  grandeur  et  aimait  à  en 
rencontrer  chez  les  autres.  C'étaient  les  œuvres  de 
Gomberville',  de  La  Calprenède  et  de  Mlle  de  Scu- 


1.  Son  Polexandre  avait  paru  de  1629  à  1637;  son  dernier 
roman,  la  Jeune  Alcidiane,  en  16!)1.  Cassandre  et  Cléopâtre,  de 
La  Calprenède,  sont  de  1642  et  1647.  Artamène  ou  le  Grand 
Cyrus,  de  Mlle  de  Scudéry,  a  été  publié  de  1649  à  1653. 


12  LOUIS    XIV    ET   LA    GRANDE  MADEMOISELLE 

déry,  où  les  bergeries  et  les  roucoulements  de 
VAsirée  avaient  cédé  la  place  aux  aventures  héroï- 
ques et  aux  grands  sentiments  de  princes  batailleurs 
et  superbes,  les  mêmes,  en  dépit  de  leurs  noms 
exotiques,  qui  regimbèrent  sous  Riclielieu  et  firent 
la  Fronde  sous  Mazarin.  Les  générations  nées  dans 
le  premier  tiers  du  siècle  furent  charmées  des  héros 
à  leur  ressemblance  que  leur  offraient  ces  récits 
romanesques.  Elles  se  passionnèrent  pour  le  Scythe 
Oroondate  ou  pour  le  grand  Cyrus,  comme  leurs 
descendants  pour  Saint-Preux  ou  pour  Lélia,  et 
plus  d'un  lecteur  resta  fidèle  jusqu'à  la  mort  aux 
écrivains  qui  avaient  su  exprimer  l'idéal  de  sa  jeu- 
nesse. A  soixante  ans,  La  Rochefoucauld  relisait 
encore  La  Calprenède.  Mme  de  Sévigné  était  grand'- 
mère  qu'elle  se  laissait  reprendre  à  Cléopâtre 
«  comme  à  de  la  glu.  La  beauté  des  sentiments, 
écrivait-elle,  la  violence  des  passions,  la  grandeur 
des  événements  et  le  succès  miraculeux  de  leur  re- 
doutable épée,  tout  cela  m'entraîne  comme  une  petite 
fille....  Les  sentiments...  sont  d'une  perfection  qui 
remplit  mon  idée  sur  les  belles  âmes  '  ».  Le  réalisme 
et  le  naturalisme  nous  ont  déshabitués  de  ces  enthou- 
siasmes pour  les  héros  de  romans;  l'imagination  ne 
peut  pas  s'enflammer  pour  un  Coupeau  ou  une 
Nana,  ni  même  pour  une  Emma  Bovary,  quels  que 
soient  les  mérites  littéraires  de  l'œuvre. 
La   petite  cour  de  Saint-Fargeau  en  était  à  ne 

1.  Lettres  du  12  et  du  15  juillet  1671,  à  Mme  de  Grignan. 


LA   VIE   A   SAINT-FARGEAU.  13 

pouvoir  parler  de  sang-froid  de  ses  héros  favoris. 
Un  jour  que  Mademoiselle,  suivie  d'une  troupe 
nombreuse,  se  promenait  en  carrosse  dans  la  fraîche 
vallée  du  Loing,  elle  mit  pied  à  terre  sous  les 
grands  saules  qui  bordaient  la  petite  rivière.  On 
était  au  printemps  et  le  soleil  était  radieux.  L'herbe 
nouvelle  et  les  feuilles  naissantes  composaient  un 
tableau  si  «  riant  »,  que  Ton  ne  put  parler  d'autre 
chose  pendant  longtemps.  Enfin,  tout  en  marchant, 
la  conversation  tourna  sur  les  romans,  et  chacun 
prit  parti  pour  son  personnage  de  prédilection.  La 
discussion  s'échauffait,  quand  la  princesse,  qui 
n'avait  presque  rien  dit  jusque-là,  intervint  pour  en 
modérer  l'ardeur.  Après  avoir  avoué  qu'elle  avait 
encore  bien  peu  lu,  elle  fit  l'éloge  du  roman  histo- 
rique, où  plutôt  de  ce  qu'il  pourrait  devenir,  mieux 
compris ,  sous  une  plume  savante ,  et  critiqua 
l'usage  de  «  donner  des  mœurs  tout  à  fait  françaises 
à  des  Grecs,  des  Persans  ou  des  Indiens  ».  Made- 
moiselle aurait  voulu  plus  de  «  vérité  historique  »  et 
de  ce  que  nous  appelons  la  couleur  locale.  Pourquoi 
ne  pas  prendre  franchement  des  sujets  et  des  per- 
sonnages français  et  contemporains  ?  —  «  Je 
m'étonne,  dit-elle  en  terminant,  que  tant  de  gens 
d'esprit,  qui  nous  ont  imaginé  de  si  honnêtes  Scythes 
et  des  Parthes  si  généreux,  n'ont  pris  le  môme 
plaisir  d'imaginer  des  chevaliers  ou  des  princes 
français  aussi  accomplis,  dont  les  aventures  n'eus- 
sent pas  été  moins  plaisantes.  » 
Après  un  moment  de  silence,  les  objections  se 


14  LOUIS   XIV   ET  LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

succédèrent.  L'idée  d'écrire  un  roman  sur  «  la 
guerre  de  Paris  »  semblait  bien  osée.  Une  jeune 
femme  représenta  naïvement  que  l'auteur  ne  saurait 
comment  appeler  ses  personnages.  Les  Français, 
disait-elle,  aiment  «  naturellement  »  les  beaux 
noms.  Artabaze,  Iphidamante,  Orosmane  sont  de 
beaux  noms;  Rohan,  Lorraine,  Montmorency  n'en 
sont  pas.  La  vieille  Mme  de  Choisy,  avec  l'autorité 
que  lui  donnait  son  esprit,  fit  valoir  qu'il  fallait  au 
récit  d'imagination,  pour  devenir  vraisemblable,  le 
recul  du  temps  et  de  l'espace.  Une  marquise  parut 
lasse  des  rois  et  des  empereurs  de  romans  et  réclama 
des  bérospris  dans  les  classes  moyennes.  Une  autre 
marquise,  Mme  de  Mauny,  qui  passait  '  pour  avoir 
inventé  le  mot  «  s'encanailler  »,  rappela  qu'il  est 
défendu  aux  héros  de  romans  de  rien  faire  ni  rien 
dire  qui  «  déroge  aux  beaux  sentiments  »,  apanage 
de  la  grande  naissance. 

Mademoiselle  maintint  la  nécessité  de  l'observa- 
tion et  de  la  vérité  pour  k  la  nouvelle  »,  mais  elle 
admit  que  l'auteur  d'un  grand  roman,  faisant  œuvre 
de  «  poète  »,  avait  le  droit  de  «  se  figurer  les 
choses  »,  au  lieu  de  les  copier  servilement.  La  nou- 
velle, disait-elle,  «  raconte  les  choses  comme  elles 
sont  >>,  le  roman  «  comme  elles  doivent  être  ».  La 
distinction  ne  manque  ni  de  finesse,  ni  d'une  cer- 
taine juslcsso,  et  l'on  aimerait  à  savoir  dans  quelle 
mesure  Segrais  y  avait  collaboré.  Personne  n'ayant 

1.  Voir  le  Diclionnaire  des  Précieuses  de  Soraaize. 


LA    CONVERSATION   A   SAINT-FARGEAU.  15 

répliqué,  la  princesse  remonta  dans  son  carrosse  et 
ordonna  de  suivre  sa  meute,  qui  venait  de  lever  un 
lièvre  à  quelques  pas  de  là.  Elle  fut  obéie,  malgré 
les  obstacles  que  présentait  le  terrain,  et  rentra  au 
château  très  satisfaite  de  son  après-midi. 


III 


Plus  encore  que  de  littérature  et  de  paysage,  on 
parlait  d'amour  à  Saint-Fargeau.  C'est  un  sujet  dont 
les  femmes  ne  se  lassent  jamais,  et  sur  lequel  elles 
ont  toujours  quelque  chose  à  dire.  Mademoiselle  s'y 
prêtait  complaisamment;  ce  fut  elle  qui  mit  en  dis- 
cussion, certain  jour  de  pluie  où  l'on  ne  pouvait 
sortir,  une  question  dont  l'hôtel  de  Rambouillet  eût 
envié  la  subtilité  :  —  «  Lequel  doit  mieux  sentir  les 
inquiétudes  de  l'absence,  d'un  amant  qui  serait 
aimé,  ou  d'un  qui  ne  le  serait  pas?  »  Elle  consentait 
à  admettre  les  idées  de  VAstrée  sur  la  fatalité  de  la 
passion,  à  condition  d'en  borner  les  effets  aux  per- 
sonnages de  romans,  ou,  dans  la  vie  réelle,  aux  gens 
de  petite  naissance.  Segrais  a  pu  lui  faire  dire  sans 
la  choquer,  dans  une  nouvelle  *  qu'elle  est  censée 
avoir  dictée  :  —  «  L'homme  n'est  pas  libre  d'aimer 
ou  de  n'aimer  pas  comme  il  lui  plaît  »,  Dans  le  fond 
de  son  âme  et  la  vérité  de  sa  pensée,  jamais  Mlle  de 
Montpensier  n'avait  été  plus  éloignée  de  comprendre 

l.  Eugénie,  ou  la  Force  du  Destin 


16  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

Tamour,  jamais  elle  ne  lui  avait  refusé  plus  énergi- 
quement  toute  beauté  et  toute  grandeur.  L'une  de 
de  ses  dames,  la  gracieuse  Frontenac  aux  yeux 
«  remplis  de  lumière  »,  avait  fait  un  mariage  d'incli- 
nation, chose  absurde,  chose  basse  et  honteuse,  au 
jugement  de  sa  maîtresse.  Le  ménage  alla  mal. 
M.  de  Frontenac  était  un  bizarre.  Sa  jeune  femme 
le  prit  en  crainte,  puis  en  aversion,  et  il  se  passa 
entre  eux,  à  Saint-Fargeau,  des  scènes  tragi-co- 
miques que  personne  ne  put  ignorer.  Mademoiselle 
venait  justement  de  commencer  ses  Mémoires  *.  Elle 
s'empressa  d'y  conter  les  querelles  conjugales  de 
M.  et  Mme  de  Frontenac,  avec  plus  de  détails  qu'il 
ne  serait  à  propos  d'en  donner  ici,  et  ce  lui  fut  une 
occasion  d'éclater  contre  les  insensés  qui  essaient  de 
fonder  le  mariage  sur  la  plus  fugitive  des  passions 
humaines  :  —  «  J'avais  toujours  eu  une  grande 
aversion  pour  l'amour,  même  pour  celui  qui  allait  au 
légitime,  tant  cette  passion  me  paraissait  indigne 
d'une  âme  bien  faite  !  Mais  je  m'y  confirmai  encore 
davantage,  et  je  compris  bien  que  la  raison  ne  suit 
guère  les  choses  faites  par  passion;  et  que  la  passion 
cesse  vite,  qui  n'est  jamais  de  longue  durée.  L'on 
est  fort  malheureux  le  reste  de  ses  jours,  quand 
c'est  pour  une  action  de  cette  durée  où  elle  engage 
comme  le  mariage,  et  l'on  est  bien  heureux,  quand 


1.  Mademoiselle  avait  commencé  ses  Mémoires  peu  de  temps 
après  son  arrivée  ù  Saint-Fargeau.  Elle  les  interrompit  en  1600, 
les  reprit  en  1677,  et  ne  les  abandonna  définitivement  qu'en 
1688,  cinq  ans  avant  sa  mort. 


LA   CONVERSATION   A   SAINT-FARGEAU.  17 

Ion  veut  se  marier,  que  ce  soit  par  raison,  et  par 
toutes  les  considérations  imaginables,  même  quand 
l'aversion  y  serait;  car  je  crois  que  l'on  s'en  aime 
davantage  après.  » 

Le  principe  peut  être  sage  ;  mais  la  Grande  Made- 
moiselle est  pourtant  par  trop  sûre  de  son  fait.  Ce 
«  même  quand  l'aversion  y  serait  »  est  cruel  à 
digérer.  La  princesse  marchait  vers  la  trentaine 
quand  elle  traitait  l'amour  avec  ce  mépris,  et  rien 
ne  l'avait  encore  avertie  de  l'imprudence  de  défier  la 
nature;  aussi  se  croyait-elle  bien  à  l'abri.  Au  prin- 
temps de  1653,  le  bruit  avait  couru  qu'elle  et  M.  le 
Prince  s'étaient  promis  le  mariage,  dans  l'attente 
et  dans  l'espoir  d'être  bientôt  débarrassés  de  la  Prin- 
cesse de  Condé,  toujours  malade,  et  que  l'imagi- 
nation de  Mademoiselle,  à  défaut  de  son  cœur,  la 
pressait  «  furieusement  »  dans  cette  affaire.  Les 
salons  parisiens  n'avaient  pas  trouvé  d'autre  expli- 
cation à  l'attitude  hostile  qu'elle  s'obstinait  à  con- 
server envers  la  cour  de  France,  qu'elle  aurait  eu 
tant  d'intérêt  à  se  réconcilier.  Il  était  inconcevable, 
sans  une  raison  de  ce  genre,  qu'elle  se  compromît 
comme  elle  le  faisait  pour  un  prince  passé  à  l'étran- 
ger et  que  l'on  ne  reverrait  peut-être  jamais.  Pour- 
quoi afficher  leur  intelligence  par  des  lettres  dont 
Mazarin  surprenait  toujours  quelqu'une?  Pourquoi 
laisser  à  Condé,  devenu  général  espagnol,  les  com- 
pagnies levées  sous  la  Fronde  avec  l'argent  de 
Mademoiselle  et  portant  son  nom?  Ou  elle  avait 
perdu   le  sens,  ou  il   fallait  s'attendre  à  quelque 

2 


18  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

équipée  romanesque  qui  se  dénouerait  par  un 
mariage. 

—  «  Avez-vous  tout  dit?  demanda  Mademoiselle  à 
la  vieille  comtesse  de  Fiesque,  son  ancienne  gouver- 
nante, un  matin  que  cette  dernière  lui  dévidait  les 
commentaires  du  monde  :  —  «  Non  »,  répondait  la 
bonne  femme.  Sa  maîtresse  la  laissa  aller,  puis  elle 
prit  la  parole,  indignée  qu'on  la  crût  capable  de  se 
marier  par  coup  de  tête  ;  le  reste  ne  l'avait  pas  tou- 
chée. Elle  déclara  que  M.  le  Prince  ne  lui  avait 
jamais  parlé  de  l'épouser,  et  qu'il  serait  temps  d'y 
songer  si  Mme  la  Princesse  mourait,  que  M.  le 
Prince  rentrât  en  grâce,  qu'il  la  demandât  en 
mariage  et  que  le  roi  approuvât  «  l'affaire  ».  —  «  Je 
crois,  poursuivit-elle,  que  je  l'épouserais,  n'y  ayant 
rien  en  sa  personne  que  de  grand,  d'héroïque  et 
digne  du  nom  qu'il  porte.  Mais  de  croire  que  je  me 
marie  comme  les  demoiselles  des  romans,  et  qu'il 
vienne  en  Amadis  me  quérir  sur  un  palefroi,  pour- 
fendant tout  ce  qu'il  trouvera  en  chemin  qui  lui 
fera  obstacle;  et  que,  de  mon  côté,  je  monte  sur  un 
autre  palefroi,  comme  Mme  Oriane  *,  je  vous  assure 
que  je  ne  suis  pas  d'humeur  à  en  user  ainsi,  et  que 
je  m'estime  fort  offensée  contre  les  gens  qui  ont  une 
telle  pensée  de  moi.  » 

Ici,  la  princesse  se  tut.  C'eût  été  le  moment  de 
donner  le  mot  de  sa  conduite;  mais  il  aurait  fallu 
avouer  qu'en  dépit  de  ses  beaux  discours  et  de  son 

1.  Oriane  était  lu  maîtresse  d'Amndis. 


LA   CONVERSATION   A   SAINT-FARGEAU.  19 

mépris  pour  les  amoureux,  elle  était  justement  une 
vraie  princesse  de  roman,  menée  par  son  imagina- 
tion. L'idée  de  faire  la  guerre  au  roi  du  fond  d'un 
grenier  l'avait  amusée,  et  encore  plus  celle  d'être  le 
prix  de  la  paix  avec  Condé,  et  elle  n'avait  pas  voulu 
regarder  plus  loin. 

Tandis  que  l'orage  s'amoncelait  sur  sa  tête,  la 
grande  préoccupation  de  Mademoiselle  était  d'ins- 
taller un  théâtre  dans  son  château  délabré,  où  les 
ouvriers  du  pays  n'étaient  pas  encore  venus  à  bout 
de  lui  arranger  une  chambre  à  coucher.  Elle  ne 
pouvait  plus  vivre  sans  «  la  comédie  »;  le  théâtre 
passa  avant  tout.  Il  fut  prêt  en  février  1653,  et  inau- 
guré aussitôt  par  une  troupe  ambulante,  engagée 
pour  la  saison.  La  salle  était  commode,  mais  très 
froide.  La  cour  de  Saint-Fargeau  y  descendait  de 
ses  galetas  tout  emmitouflée,  les  dames  coiffées  de 
bonnets  de  fourrures.  Les  gens  assez  heureux  pour 
être  invités  accouraient  de  dix  lieues  à  la  ronde 
grelotter  de  compagnie.  Mademoiselle  était  parfai- 
tement contente  :  —  «  J'écoutais  la  comédie  avec 
plus  de  plaisir  que  je  n'avais  jamais  fait.  )>  Nous  ne 
savons  plus  ce  que  c'est  que  d'aimer  le  spectacle. 

D'après  la  gazette  de  Loret,  la  pièce  d'ouverture 
avait  été  une  pastorale,  «  moitié  gaie  et  moitié 
morale  ».  Mademoiselle  aimait  ce  genre  un  peu 
démodé  ;  Segrais  avait  conservé  un  joli  souvenir  d'un 
soir  d'été  passé  en  forêt,  à  écouter  dans  le  décor 
naturel  d'une  haute  futaie  une  Amarillis  vieillotte, 
«  repolie  »  et  remise  à  la  scène  par  quelque  écrivain 


20  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

de  métier.  Mademoiselle,  au  surplus,  aimait  tout  en 
fait  de  théâtre,  depuis  la  tragédie  jusqu'aux  chiens 
savants.  On  lit  dans  une  bagatelle  de  sa  façon*, 
écrite  en  manière  de  passe-temps  et  imprimée  pour 
divertir  ses  amis  :  —  «  Les  comédiens,  c'est  chose 
nécessaire;  de  Français  et  d'Italiens;  des  bateleurs, 
sauteurs  de  corde  et  buveurs  d'eau,  sans  oublier  les 
marionnettes  et  joueurs  de  gobelets;  des  chiens 
dressés  à  sauter,  et  des  singes  pour  montrer  aux 
nôtres;  des  violons,...  des  baladins  et  bons  dan- 
seurs ».  Sans  vouloir  prendre  cette  boutade  au  pied 
de  la  lettre,  elle  s'accorde  avec  le  récit  que  nous  a 
laissé  un  témoin  de  l'une  des  représentations  de 
Saint-Fargeau.  On  donnait  les  Plaisirs  de  la  cam- 
pagne, ballet  mêlé  de  chant.  Le  grand  succès  ne  fut 
ni  pour  la  déesse  Flore,  ni  pour  «  l'amant  mélanco- 
lique »  ;  il  fut  pour  deux  enfants  déguisés  en  singes, 
et  exécutant  «  avec  cadence  tout  ce  qu'on  apprend  à 
ces  animaux  ». 

Deux  fois  la  semaine,  les  plaisirs  et  les  soucis  de 
Saint-Fargeau  étaient  variés  par  l'arrivée  de  l'ordi- 
naire, apportant  les  lettres  et  les  gazettes.  Les  nou- 
velles (|ue  l'on  n'osait  confier  à  la  poste  s'apprenaient 
par  les  visites  de  Paris  ou  par  des  messagers  spé- 
ciaux. On  se  tenait  A  peu  près  au  courant  des 
événements  politiques,  mais  il  manquait  aux  exilés 
de  savoir  en   démêler  les  ressorts  et   en   tirer  la 

1.  La  Relation  de  Vlsle  imaginaire,  imprimée  en  IGo9,  h  peu 
d'exemplaires,  avec  Vllisloire  de  la  Princesse  de  Paphlagonie. 
Nous  y  reviendrons  en  temps  et  lieu. 


LA    CONVERSATION   A   SAINT-FARGEAU.  21 

morale.  Ce  talent-là,  que  les  Parisiens  ont  toujours 
possédé  au  plus  haut  degré,  n'a  jamais  passé  la 
banlieue;  on  ne  l'emporte  pas  avec  soi.  Mademoi- 
selle, pour  sa  part,  ne  l'avait  jamais  eu,  même  aux 
Tuileries.  Elle  était  la  première  à  dire  :  —  «  Je  ne 
devine  jamais  rien  ».  Une  fois  dans  son  trou,  elle  ne 
comprit  plus  absolument  rien  à  l'histoire  de  son 
temps. 


IV 


Pour  d'autres  que  des  provinciaux,  il  n'y  avait  rien 
de  plus  clair  que  la  conduite  de  la  cour  de  France 
depuis  sa  rentrée  dans  la  capitale.  Mademoiselle 
s'était  sauvée  des  Tuileries  le  21  octobre  1652.  Le 
lendemain,  le  jeune  roi  tenait  un  lit  de  justice  où 
le  Parlement  recevait  défense  de  s'occuper  des 
«  affaires  générales  »  de  l'État.  Les  bannissements 
et  les  poursuites  commencèrent  aussitôt;  mais  il  en 
était  fort  peu  question  dans  les  gazettes,  où  Paris 
apparaissait  uniquement  occupé  de  ses  plaisirs.  Les 
ordinaires  de  novembre  apportèrent  à  Saint-Far- 
geau  des  descriptions  d'un  premier  bal  de  cour, 
et  quelques  lignes  sur  un  nouveau  lit  de  justice 
(13  novembre)  où  le  prince  de  Condé  et  ses  adhé- 
rents avaient  été  déclarés  criminels  de  lèse-majesté. 
En  décembre,  on  eut  l'arrestation  de  Retz,  qui  s'était 
cependant  rallié  avant  la  fin  de  la  Fronde  et  la 
relation  d'un  grand  mariage,  avec  énumération  des 


22  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

cadeaux  et  noms  des  donateurs,  exactement  comme 
dans  nos  journaux  mondains.  Janvier  fut  marqué 
par  plusieurs  succès  de  Turenne  sur  Condé  et  ses 
Espagnols,  et  par  la  mort  de  l'ancienne  naine  de 
Mademoiselle,  qui  avait  pris  sa  retraite  il  y  avait 
sept  ou  huit  ans;  son  article  nécrolog-ique  tient  plus 
de  place  dans  la  gazette  de  Loret  que  les  nouvelles 
politiques  et  celles  de  la  guerre  mises  ensemble. 
Le  3  du  mois  suivant,  Tère  révolutionnaire  fut  close 
par  le  retour  triomphal  de  Mazarin.  Louis  XIV  alla 
au-devant  de  lui  l'espace  de  trois  lieues, 

Encor  qu'il  fît  un  temps  étrange, 
Temps  de  vent,  de  pluie  et  de  fange, 

et  le  ramena  dans  son  carrosse  au  Louvre,  où  l'atten- 
daient un  somptueux  festin,  un  feu  d'artifice,  et  les 
hommages,  plus  ou  moins  sincères,  d'un  peuple  de 
courtisans. 

L'attention  des  Parisiens  se  porta  ensuite  sur  un 
grand  ballet  avec  trucs  et  changements  à  vue,  qui 
fut  dansé  trois  fois,  par  le  roi  et  la  fleur  de  sa 
noblesse*,  devant  des  publics  analogues  à  ceux  de 
nos  représentations  gratuites  du  14  juillet.  On  réser- 
vait des  places  pour  la  Cour  et  ses  invités,  qui  fai- 
saient partie  du  spectacle,  et  entrait  du  reste  qui 
voulait.  La  foule  s'écrasait  aux  portes  pour  voir  ce 
qu'on  ne  verra  probablement  plus  jamais  :  un 
monarque  assez  sûr  de  son  prestige  pour  pirouetter 

1.  Ces  représentations  eurent  lieu  dans  la  grande  salle  du 
Petit-Bourbon,  près  du  Louvre  (Cf.  Vliisloue  de  Paris,  de  Dulaure). 


LOUIS   XIV   A   PARIS.  23 

en  costume  de  divinité  mythologique,  ou  zigzaguer 
en  «  voleur  qui  a  trop  bu  »,  devant  la  «  canaille  »  de 
sa  capitale.  Le  lendemain  de  la  première,  un  journa- 
liste se  plaignit  aigrement  dans  sa  feuille  d'avoir  fait 
queue  trois  heures,  et  attendu  huit  heures  dans  la 
salle,  pour  ne  rien  voir  du  tout.  A  peine  si  la  presse 
était  née,  et  elle  avait  déjà  le  sentiment  de  son 
importance.  Elle  exigeait  des  égards,  et  elle  les 
obtenait  ;  à  la  seconde  représentation,  le  chroniqueur 
à  qui  Ton  avait  manqué  de  respect  fut  conduit  en 
cérémonie  aux  places  réservées.  Il  ne  fut  pas  encore 
content;  il  n'était  pas  de  face.  Cependant  il  se 
montra  bon  prince  et  fît  un  article  où  il  admirait 
tout,  même  un  tableau  dont  le  comique  nous  semble 
aujourd'hui  bien  inhumain.  C'était  un  bal  d'estro- 
piés. Les  contorsions  de  ces  misérables  firent  beau- 
coup rire. 

Des  abus  qui  avaient  amené  la  Fronde,  âme  qui 
vive  ne  soufflait  plus  mot.  Aucun  n'avait  disparu,  et 
la  plupart  s'étaient  aggravés  parle  désordre  général; 
mais  la  France  ressemblait  à  un  malade  qui  n'a 
trouvé  que  des  charlatans  pour  médecins  ;  elle  en 
avait  assez  des  remèdes  :  —  «  Le  peuple  de  Paris, 
écrivait  André  d'Ormesson,  était  dégoûté  des  princes 
et  ne  voulait  plus  manger  de  la  guerre  ».  On  pouvait 
en  dire  autant  des  provinces.  Elles  restaient  pour  la 
plupart  troublées  et  misérables,  mais  la  haine  s'y 
tournait  contre  les  seigneurs,  auxquels  quatre  ans 
d'anarchie  avaient  refait  des  mœurs  de  brigands  féo- 
daux. Déçu  de  tous  les  côtés,  trompé  par  tous  les 


24  LOUIS    XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

prétendus  sauveurs,  le  pays  en  revenait  à  mettre  son 
espoir  dans  le  pouvoir  central.  Il  n'en  fallait  pas 
davantage  pour  que  ce  dernier  reprît  chaque  jour  de 
la  force,  et  il  sautait  aux  yeux  des  Parisiens  aussi 
bien  que  des  courtisans  que  le  premier  usage  que 
feraii  la  royauté  de  sa  convalescence  serait  de  mettre 
les  grands  hors  d'état  de  recommencer  la  Fronde.  Le 
temps  était  passé  pour  eux  de  servir  le  roi  de  France 
à  leur  mode  et  non  à  la  sienne,  comme  lorsqu'ils  se 
battaient  contre  lui  «  pour  son  service  »,  et  afin  de 
le  «  délivrer  »  de  son  premier  ministre.  Louis  XIV 
voudra  être  servi  à  sa  mode  à  lui,  qui  était  d'être 
obéi,  et  il  se  sentira  de  force  à  l'imposer.  Il  fallait 
toute  la  naïveté  de  Mademoiselle  pour  s'imaginer 
qu'elle  lui  ferait  admettre  ses  distinctions  de  vieille 
Frondeuse  entre  M.  le  Prince,  à  qui  l'on  avait  le  droit 
de  souhaiter  des  succès,  et  les  soldats  espagnols 
commandés  par  M.  le  Prince,  auxquels  il  n'était  pas 
permis  de  s'intéresser. 

Elle  avait  si  peu  conscience  du  changement  ({ui 
s'était  produit  dans  les  esprits  dès  le  lendemain  de 
son  exil,  qu'elle  n'essaya  même  pas  de  dissimuler 
son  chagrin  à  la  nouvelle  de  la  victoire  d'Arras, 
remportée  par  Turenne  le  27  août  1654.  La  Grande 
Mademoiselle  se  crut  en  règle  avec  son  roi  et  son 
pays  lorsqu'elle  eut  écrit  dans  ses  Mémoires  :  —  «  Je 
n'ai  point  souhaité  que  les  Espagnols  remportassent 
des  avantages  sur  les  Français,  mais  je  souhaitais 
fort  ceux  de  M.  le  Prince,  et  je  ne  me  pouvais  per- 
suader que  cela  fût  contre  le  service  du  roi  ».  Il  y 


LOUIS   XIV  A   PARIS.  25 

avait  alors  quatre  mois  que  le  jeune  monarque  était 
entré,  le  fouet  à  la  main,  au  Parlement,  pour  lui 
défendre  de  se  mêler  de  ses  affaires  ;  mais  sa  cou- 
sine n'avait  pas  plus  compris  cet  avertissement-là 
que  les  autres.  Pas  une  fois  la  pensée  ne  lui  était 
venue  que  les  branches  cadettes  étaient  parmi  les 
vaincus,  et  que  les  parents  du  roi  de  France,  bien 
éloignés  de  pouvoir  prétendre  à  lui  dicter  la  loi, 
seraient  désormais  les  plus  étroitement  tenus  de 
tous  ses  sujets  :  il  leur  a  fallu  les  approches  de  la 
grande  révolution  pour  reprendre  de  l'importance, 
et  Ton  sait  si  Louis  XVI  et  Marie- Antoinette  ont  eu 
à  s'en  louer. 

Ce  fut  Monsieur  qui  se  chargea  de  ramener  sa  fille 
au  sentiment  de  la  réalité.  Il  était  dit  qu'aussi  long- 
temps qu'il  vivrait,  les  expériences  amères  vien- 
draient à  Mademoiselle  par  ce  prince  dangereux. 


Gaston  d'Orléans  était  sorti  de  scène,  à  la  fin  de 
la  Fronde,  en  vrai  personnage  de  comédie.  Sa  femme 
disait,  moitié  pleurant,  moitié  riant,  qu'il  lui  avait 
semblé  entendre  Trivelin,  célèbre  acteur  comique 
qui  jouait  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  les  rois 
d'opérette.  La  rentrée  de  la  Cour  à  Paris  avait  été 
annoncée  au  Luxembourg  par  une  lettre  de 
Louis  XIV.  Cette  nouvelle  avait  mis  Monsieur  hors 


26  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

des  gonds,  et  il  avait  fait  le  rodomont  avec  tant  de 
vérité,  que  Madame  s'y  était  laissé  prendre  une  fois 
de  plus.  <■<  Il  était  dans  un  emportement  inconce- 
vable, raconte  Retz,  et  Ton  eût  dit,  de  la  manière 
dont  il  parlait,  qu'il  était  à  cheval,  armé  de  toutes 
pièces  et  prêt  i\  couvrir  de  sang  et  de  carnage  les 
plaines  de  Saint-Denis  et  de  Grenelle.  Madame  était 
épouvantée.  »  Elle  s'efforçait  de  l'apaiser;  mais  plus 
elle  suppliait,  plus  il  menaçait  de  tout  pourfendre. 

Son  ardeur  martiale  s'évanouit  en  recevant  un 
ordre  d'exil  (21  octobre  1652).  C'était  pendant  que 
le  roi  faisait  son  entrée  à  Paris,  et  l'on  entendait  de 
tous  côtés  des  coups  de  feu  ;  le  peuple,  selon  l'usage 
du  temps,  tirait  en  l'air  en  signe  de  réjouissance. 
Rien  ne  put  ôter  de  la  tête  de  Monsieur,  tout  vieux 
Parisien  qu'il  fût,  que  ces  décharges  provenaient 
des  troupes  du  roi,  et  qu'on  venait  l'assiéger  dans 
son  palais.  La  peur  le  prit.  Il  allait  et  venait  avec 
agitation,  envoyait  à  la  découverte,  ouvrait  les 
fenêtres  pour  tendre  l'oreille,  et  pressait  son  départ, 
qui  eut  lieu  le  lendemain  avant  l'aube.  Il  ne  respira 
que  dans  la  vallée  de  Ghevreuse. 

Personne  ne  songeait  à  le  retenir,  bien  au  con- 
traire. Mazarin,  qui  gouvernait  la  France  du  fond 
de  son  exil,  était  résolu  à  en  finir  avec  lui  :  —  «  Que 
Son  Altesse  Royale,  écrivait-il,  s'en  aille  dans  son 
apanage'  ».  Son  Altesse  Royale  s'étant  arrêtée  à  son 
château   de  Limours,  Michel  Le  Tellier,   secrétaire 

i.  Lettre  du  12  octobre,  ù  l'abbé  Foucquet. 


GASTON   d'oRLÉANS   A   BLOIS.  27 

d'Etat  à  la  Guerre,  courut  Vj  trouver,  et  ce  fut  la 
répétition  des  scènes  d'autrefois  avec  Richelieu. 
Pour  ses  adieux  à  la  vie  publique,  Gaston  d'Orléans 
dénonça  Retz,  comme  jadis  Chalais,  Montmorency, 
Cinq-Mars  et  tant  d'autres.  Lorsqu'il  eut  dit  tout  ce 
qu'on  voulait,  préparant  ainsi  l'arrestation  du  car- 
dinal, qui  allait  étonner  Mademoiselle  à  Saint-Far- 
geau,  le  roi  «  lui  permit  de  se  retirer  à  Blois  '  ». 
Monsieur  obéit  de  mauvaise  grâce;  il  sentait  qu'on 
l'enterrait  tout  vif. 

Ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'il  habitait  Blois 
malgré  lui.  Les  séjours  forcés  qu'il  y  avait  faits  sous 
Louis  XIII  n'avaient  pas  été  désagréables,  contrainte 
à  part,  parce  qu'ils  n'étaient  pas  définitifs  et  que 
lui-même,  étant  jeune  et  gai,  s'arrangeait  très  bien 
de  vivre  un  temps  en  petit  roi  d'Yvetot.  Il  avait 
reconstruit  à  son  goût  (1635-1638)  une  partie  du 
château,  d'après  les  plans  de  François  Mansard,  «  le 
plus  habile  architecte  de  son  temps  ^  »  et  l'oncle  de 
celui  qui  fit  Versailles.  Il  avait  Chambord  pour 
maison  de  campagne,  un  pays  plantureux  pour 
garde-manger,  des  forêts  giboyeuses  pour  terrain 
de  chasse,  et  de  bonnes  gens  pour  sujets,  qui  avaient 
gardé  la  foi  monarchique  et  se  tenaient  pour  très 
honorés  quand  le  frère  du  roi  daignait  cajoler  leurs 
femmes  et  leurs  filles.  Autant  Saint-Fargeau  était 
un  lieu  âpre  et  revêche,  autant  Blois,  avec  son  ciel 

1.  Mémoires  de  Montglat. 

2.  Mémoires  du  marquis  de  Sourches.  —  Cf.  VHistoire  du  châ- 
teau de  Blois,  de  La  Saussaye. 


28  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

plein  de  caresses,  se  montrait  le   digne  avant-cour- 
rier de  «  la  douceur  angevine  ». 

Coteaux  riants  y  sont  des  deux  côtés, 
Coteaux  non  pas  si  voisins  de  la  nue 
Qu'en  Limousin,  mais  coteaux  enchantés, 
Belles  maisons,  beaux  parcs  et  bien  plantés, 
Prés  verdoyants  dont  ce  pays  abonde, 
Vignes  et  bois,  tant  de  diversités 
Qu'on  croit  d'abord  être  en  un  autre  monde  *. 

C'est  un  touriste  du  temps  qui  parle  ainsi,  c'est 
La  Fontaine,  qui  visita  Blois  en  1663,  et  le  décrivit 
à  sa  femme  dans  une  lettre  moitié  prose  et  moitié 
vers.  La  ville  l'avait  charmé  par  sa  jolie  situation  et 
l'air  avenant  de  ses  habitants  :  —  «  La  façon  de 
vivre  y  est  fort  polie,  soit  que  cela  ait  été  ainsi  de 
tout  temps,  et  que  le  climat  et  la  beauté  du  pays  y 
contribuent,  soit  que  le  séjour  de  Monsieur  ail 
amené  cette  politesse,  ou  le  nombre  de  jolies 
femmes  ».  En  homme  de  goût,  il  avait  admiré  au 
château  la  partie  de  François  I",  «  sans  régularité 
et  sans  ordre  ».  En  bon  vivant,  il  avait  apprécié 
l'excellent  déjeuner  de  son  auberge.  En  bon  voya- 
geur, il  avait  assez  bavardé  avec  les  gens  de  l'en- 
droit pour  savoir  combien  ils  avaient  été  heureux 
sous  le  règne  doux  et  réparateur  de  Gaston.  Les 
traces  des  guerres  civiles  avaient  été  vite  effacées 
dans  ces  pays  fertiles  et  populeux.  La  Fontaine 
reprit  gaîment  sa  route  vers  Amboisc  :  il  voyait  le 
sourire  de  la  France  et  il  était  fait  pour  en  jouir. 

I.  Lettre  du  3  septembre  1663. 


GASTON    D  ORLEANS   A   BLOIS.  29 

Au  temps  où  Monsieur  en  jouissait,  aussi,  son 
grand  plaisir  était  de  parcourir  son  apanage  en 
prince  fainéant,  descendant  ici  de  carrosse  pour 
chasser  un  cerf,  arrêtant  là  son  bateau  pour  dîner 
sur  l'herbe,  s'invitant  dans  les  maisons,  nobles  ou 
bourgeoises,  où  il  savait  trouver  de  jolies  personnes. 
Il  s'embarqua  un  jour  sur  l'un  de  ces  bateaux  cou- 
verts que  nous  montrent  les  tableaux  du  xvii*  siècle. 
On  les  appelait  des  galiotes,  et  ils  servaient  à 
voyager  sur  les  rivières  et  les  canaux.  Monsieur, 
rapporte  un  témoin,  avait  «  commandé...  un  second 
bateau,  où  il  fit  mettre  force  provisions  et  ses  offi- 
ciers de  suite,  tant  pour  la  cuisine  que  la  garde- 
robe;  les  chevaux  suivaient  sur  la  levée.  Il  nous 
mena  dix  ou  douze  avec  lui,  et  lorsque  nous  trou- 
vions quelque  île  belle  et  agréable,  il  y  descendait 
et  faisait  servir  le  dîner  et  le  souper  sous  les  plus 
beaux  ombrages.  Certes,  nous  pouvions  dire...  que 
tous  soins  étaient  bannis  de  notre  société,  que  Ton 
y  vivait  sans  contrainte,  que  l'on  y  jouait,  buvait, 
mangeait,  dormait  à  son  choix,  que  les  heures 
n'obligeaient  à  rien;  enfin,  le  maître  s'était  mis  au 
rang  de  ses  serviteurs,  quoique  fils  et  frère  de 
grands  rois  '  ».  On  descendit  ainsi  jusqu'en  Bre- 
tagne. Le  temps  était  admirable.  Les  châteaux  de 
la  Loire  défilaient  devant  la  galiote.  Ces  gens-là 
voyageaient  en  poètes. 

Sitôt  que  Richelieu  le  permettait,  Gaston  accou- 

1.  Nicolas  Goulas,  Mémoires, 


30  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

rait  à  Paris  se  replonger  dans  la  politique,  qui  ne 
signifiait  jamais  pour  lui  que  lâchetés  et  trahisons, 
mais  il  ne  Ten  aimait  pas  moins.  Elle  était  son  vice 
chéri,  dont  il  n'aurait  voulu  pour  rien  au  monde  se 
corriger,  car  la  politique  lui  était  une  source  de 
sensations  rares.  Tenir  la  vie  d'un  ami  dans  ses 
mains,  en  sachant  d'avance  qu'on  la  livrera  au 
bourreau  et  qu'on  en  pleurera  passionnément,  savoir 
aussi  que  votre  chagrin  s'envolera  et  que  l'on 
reprendra  joyeusement  une  autre  vie  dans  ses  mains, 
ce  sont  évidemment  de  ces  choses  qui  rendent  les 
journées  très  intéressantes,  lorsque  ni  la  conscience 
ni  le  cœur  n'en  sont  mis  à  la  gêne.  Elles  avaient 
rempli  la  carrière  publique  de  Gaston,  et  quand  il 
se  retrouva  dans  son  château  de  Blois,  près  de 
vingt  ans  après  le  voyage  radieux  sur  la  Loire,  privé 
à  jamais,  selon  toutes  vraisemblances,  des  fortes 
émotions  dont  Le  Tellier  lui  avait  fait  goûter  une 
dernière  fois  la  saveur  dans  l'entrevue  de  Limours, 
l'existence  lui  parut  intolérablement  fade  et  vide. 
Le  bien  qu'il  pouvait  faire,  et  qu'il  fît  en  effet,  ne 
l'intéressait  pas  ;  le  mal  qu'il  ne  pouvait  plus  faire 
lui  manquait  affreusement.  Personne,  môme  parmi 
ses  ennemis,  ne  l'a  cependant  accusé  d'être  méchant. 
Il  faudrait  être  médecin  pour  analyser  ces  natures 
malsaines. 

Monsieur  avait  commencé  par  lutter  contre  l'en- 
nui. Il  s'était  formé  une  belle  bibliothèque  et  avait 
attiré  des  gens  de  lettres  à  sa  cour,  dans  l'espoir  de 
reprendre  goût  à  la  littérature,  qu'il  avait  aimée  dans 


GASTON   D  ORLEANS   A   BLOIS.  31 

sa  jeunesse.  Il  s'était  souvenu  de  ses  collections 
d'objets  d'art  et  de  curiosités,  les  avait  continuées 
et  en  avait  commencé  de  nouvelles.  Rien  n'avait  pu 
vaincre  son  indifférence,  à  l'exception  d'un  .Tardin 
des  plantes,  dont  il  s'occupait  avec  plaisir.  Tout  le 
reste  avait  semblé  puéril  infiniment  à  un  homme 
qui  avait  contribué  si  longtemps  à  faire  l'histoire  de 
son  pays;  il  lui  était  devenu  impossible  d'attacher 
de  l'importance  aux  petits  v^ers  de  ses  beaux-esprits 
et  de  se  passionner  pour  des  oiseaux  empaillés,  ou 
même  pour  une  médaille  antique. 

De  guerre  lasse,  il  se  jeta  dans  la  dévotion,  La 
gazette  de  Loret  en  fit  part  officiellement  à  la 
France  et  tint  le  pays  au  courant  des  progrès  de 
Gaston  dans  la  voie  de  la  piété.  Le  premier  gage 
qu'il  donna  de  sa  conversion  fut  de  se  corriger  d'un 
défaut  qui  lui  avait  attiré  jadis  de  Richelieu  d'inu- 
tiles remontrances .  Ce  prince  d'esprit  si  raffiné 
jurait  et  sacrait  abominablement.  L'habitude  s'en 
était  communiquée  à  son  entourage  ;  nous  savons  que 
Mademoiselle  elle-même  avait  le  verbe  vif  dans  les 
moments  d'irritation.  En  décembre  1652,  jurons  et 
blasphèmes  furent  sévèrement  interdits  à  la  cour  de 
Blois,  et  Monsieur  y  tint  la  main.  Aujourd'hui,  rap- 
portait la  Gazette, 

Aucun  de  ceux  qui  sont  à  lui, 
Quelque  malheur  qui  lui  survienne, 
N'oserait  jurer  la  mordienne. 

On  apprit  ensuite  que  ces  beaux  commencements 
ne  iVétaient  pas   démentis  et  que   Monsieur  était 


32  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

maintenant"  moins  souvent  chez  lui  qu'à  TEglise*  ». 
Les  Parisiens  et  la  cour  de  France  eurent  beaucoup 
de  peine  à  admettre  qu'un  esprit  aussi  libre  et  aussi 
sceptique  fût  venu  à  résipiscence.  —  «  Sa  piété 
serait  entièrement  estimable,  écrivait  Mme  de  Mot- 
teville,  si  sa  paresse  n'avait  point  eu  quelque  petite 
part  à  sa  vertu.  »  Et  quand  cela  serait?  La  dévotion 
de  Gaston  n'en  fut  pas  moins  sincère.  Il  réforma  sa 
vie  et  finit  par  trouver  au  pied  des  autels,  à  défaut 
de  contentement,  un  peu  de  patience  et  de  résigna- 
tion. Toutefois,  ce  fut  long  à  venir;  les  commence- 
ments de  l'exil  définitif  furent  remplis  d'agitations 
misérables  et  de  plaintes  sans  dignité. 

Madame  était  venue  le  rejoindi^e  avec  leur  petit 
troupeau  de  filles  ^.  Cette  princesse  ne  mit  point 
d'animation  dans  le  château.  Uniquement  occupée 
de  sa  santé,  elle  vivait  enfermée,  sans  autre  distrac- 
tion que  de  manger  du  matin  au  soir,  «  pour  remé- 
dier à  ses  vapeurs,  racontait  la  Grande  Mademoi- 
selle, ce  qui  les  augmentait....  Elle  ne  donnait  ordre 
à  rien,  et  ne  voyait  ses  filles  qu'un  demi-quart 
d'heure  le  soir,  et  autant  le  matin,  et  ne  leur  disait 
rien,  sinon  :  —  «  Tenez-vous  droites,  levez  la  tête  ». 
Voilà  toute  l'instruction  qu'elle  leur  donnait.  Elle  ne 
les  voyait  pas  le  reste  de  la  journée  et  ne  s'infor- 
mait pas  de  ce  qu'elles  faisaient  >■>.  La  gouvernante 
des  petites  princesses  se  débarrassait  à  son  tour  de 
ses  élèves,  qui  restaient  abandonnées  aux  inférieurs. 

1.  Gazellf  (la  22  ;ioiit  10.^4. 

2.  Quatre,  mais  la  dirnière  ni  lurut  uii  Las  âge. 


GASTON    d'oRLÉANS   A   BLOIS.  33 

Leur  père  ne  trouvait  rien  à  redire  à  ces  éduca- 
tions ;  la  reine  Anne  d'Autriche  n'avait  pas  élevé  ses 
fils  très  différemment.  Monsieur  était  d'ailleurs  un 
époux  soumis.  Il  savait  sa  femme  de  bon  conseil,  et 
beaucoup  plus  intelligente  que  ne  l'annonçaient  ses 
gros  yeux  effarés.  —  «  C'est,  disait  Tallemant,  une 
pauvre  idiote...  et  qui  pourtant  a  de  l'esprit.  » 
Mme  de  Motleville  la  jugeait  exactement  de  même. 
Madame  n'était  pas  aimée,  parce  qu'elle  n'était  pas 
aimable,  mais  personne  ne  s'étonnait  de  son  ascen- 
dant sur  Monsieur. 

Leur  cour  était  fort  déserte.  Au  rebours  de  ce  qui 
s'était  produit  pour  Mademoiselle,  leur  disgrâce 
avait  été  le  signal  d'un  abandon  général.  Dans  les 
premières  années,  Gaston  se  donna  la  peine  de  fêter 
ses  rares  visiteurs;  il  redevenait  pour  quelques 
heures  le  causeur  incomparable  «  qui  savait  mille 
belles  choses  '  »  et  trouvait  des  tours  charmants 
pour  les  dire.  Chapelle  et  Bachaumont  furent  reçus 
au  château,  à  leur  passage  à  Blois  en  1656,  et 
remportèrent  le  meilleur  souvenir  des  dîners  du  duc 
d'Orléans. 

Là,  d'une  obligeante  manière, 
D'un  visage  ouvert  et  riant, 
Il  nous  fît  bonne  et  grande  chère. 
Nous  donnant  à  son  ordinaire 
Tout  ce  que  Blois  a  de  friand. 

«  Son  couvert  était  le  plus  propre  du  monde,  il 
ne  souffrait  pas  sur  la  nappe  une  seule  miette  de 

1.  Mémoires  de  Bussv-Rabutin. 


34  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

pain.  Des  verres  bien  rincés,  de  ioutes  sortes  de 
figures,  brillaient  sans  nombre  sur  son  buffet,  et  la 
glace  était  tout  autour  en  abondance...  Sa  salle 
était  préparée  pour  le  ballet  du  soir,  toutes  les  belles 
de  la  ville  priées,  tous  les  violons  de  la  province 
rassemblés.  »  Encore  un  peu,  et  l'effort  de  recevoir 
devint  à  charge  à  Monsieur.  11  n'aima  plus  que  son 
repos,  et  il  aurait  passé  le  reste  de  ses  jours  à 
dormir  les  yeux  ouverts,  sans  sa  fille  de  Saint- 
Fargeau,  la  terrible  Mademoiselle,  dont  il  s'était 
séparé  à  Paris  sur  une  explication  pénible,  et  qui  ne 
lui  avait  laissé  depuis  aucune  tranquillité. 

Elle  avait  commencé  par  venir  le  voir  malgré  lui, 
sans  tenir  compte  de  ses  défenses  répétées.  La 
Grande  Mademoiselle,  ouvertement  alliée  à  Coudé, 
était  un  hôte  compromettant  pour  un  prince  obsédé 
à  cette  époque  du  désir  de  reprendre  sa  place 
auprès  du  trône.  Elle  avait  beau  dire  qu'elle  avait 
rappelé  ses  troupes  de  l'armée  de  M.  le  Prince,  son 
père  savait  fort  bien  qu'elle  se  moquait  de  lui,  et  il 
la  reçut  froidement  le  soir  de  sa  première  arrivée 
(décembre  1652).  «  Il  vint  à  la  porte  de  sa  chambre 
au-devant  de  moi,  et  me  dit  :  —  «  Je  n'oserais  sortir, 
«  parce  que  j'ai  la  joue  enflée.  »  Un  instant  après, 
Monsieur  entendit  de  loin  une  voix  joyeuse;  c'était 
Mademoiselle  qui  contait  ses  aventures  pendant  la 
fuite  à  Saint-Fargeau.  Monsieur  n'y  put  tenir.  Il 
s'approcha,    la   fit   recommencer,    et    rit    avec  les 

1.  Voyage  de  Chapelle  et  de  Bachaumont. 


GASTON  d'ORLÉANS  A  BLOIS.  35 

autres.  La  glace  était  rompue.  Cependant,  le  qua- 
trième jour,  il  dit  à  Préfontaine,  l'homme  de  con- 
fiance de  Mademoiselle,  en  le  promenant  dans  le  parc 
de  Chambord  :  —  «  J'aime  fort  ma  fille,  mais  j'ai 
quelques  considérations  :  je  serai  bien  aise  qu'elle 
ne  demeure  guère  ici  ».  Mademoiselle  repartit  le 
lendemain. 

Le  mois  suivant  (janvier  1653),  Monsieur  et  Ma- 
dame firent  un  séjour  à  Orléans.  Malgré  de  nou- 
velles défenses  ,  Mademoiselle  vint  passer  une 
journée  avec  eux  :  —  «  Je  ne  me  tins  point  pour 
éconduite...,  écrit-elle;  je  partis  de  Saint-Fargeau 
et  je  m'en  allai  à  Orléans  ».  Cette  obstination  à 
s'imposer  chez  des  gens  qu'elle  voyait  sans  aucun 
plaisir  est  difficile  à  expliquer.  Monsieur  et  Madame, 
q;ji  avaient  peur  d'elle,  prirent  sur  eux  de  lui  faire 
bon  visage,  et  son  père  lui  dit  en  la  quittant  :  — 
«  Les  affaires  de  votre  compte  de  tutelle  n'ont  point 
encore  été  terminées;  je  veux  finir  cette  affaire  avec 
vous  :  ordonnez-le  à  vos  gens  ».  Mademoiselle  ne 
se  le  fit  pas  dire  deux  fois.  —  «  J'en  écrivis  à  Paris, 
puis  à  Blois.  Il  se  fit  là-dessus  force  écritures  qu 
commençaient  à  s'aigrir  un  peu.  » 

Monsieur  avait  ses  projets.  C'était  une  occasion 
unique  de  procurer  un  peu  de  bien  à  ses  filles  du 
second  lit.  Ces  jeunes  princesses  n'avaient  rien  à 
attendre  de  leur  mère,  et  peu  de  chose  de  leur  père, 
dont  les  pensions  et  l'apanage  étaient  destinés  à 
disparaître  avec  lui.  Madame  était  préoccupée  de 
cette  situation.  Depuis  longtemps,  rapporte  un  de 


36  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

leurs  familiers»,  «  Madame,  habilement,  sollicitait 
Monseigneur  de  songer  à  ses  affaires  et  de  mettre 
du  bien  solide  à  couvert  pour  ses  enfants,  disant 
qu'il  ne  possédait  rien  au  monde  que  de  réversible 
à  la  couronne  en  cas  qu'il  n'eût  point  d'enfants 
mâles,  et  que  ses  filles  demeureraient  à  la  merci  de 
la  Cour  et  des  ministres  pour  leur  subsistance  ». 
Jusqu'à  leur  disgrâce,  Madame  n'avait  rien  obtenu, 
et  pour  cause.  Son  époux  se  ruinait  au  jeu;  on 
l'avait  vu  perdre  un  demi-million  contre  le  fameux 
chevalier  de  Gramont.  Il  ne  se  rangea  qu'à  Blois, 
trop  tard  pour  faire  des  économies  ;  ses  dettes 
l'écrasaient,  et  ses  pensions  ne  lui  étaient  plus 
payées  que  très  irrégulièrement.  L'argent  de  Made- 
moiselle parut  tout  indiqué  pour  remettre  la  maison 
d'Orléans  à  flot,  et  ses  comptes  de  tutelle  furent 
l'eau  trouble  où  l'on  se  proposa  de  pêcher. 

Monsieur  ne  soupçonnait  pas  à  quel  point  l'exil 
avait  changé  sa  fille,  le  iidèle  Préfontaine  aidant. 


VI 


La  race  des  Préfontaine  a  disparu  avec  l'ancien 
régime.  11  n'y  a  plus  do  place  dans  notre  société 
déraocratiijue  pour  ces  hommes  à  la  lois  serviteurs 
et  amis,  habitués  à  se  compter  pour  rien  et  que  l'on 
rencontre  si    souvent    dans    les    grandes    familles 

1.  Mt'moires  de  Nicolas  Goulas. 


LES   DEMELES   DE   MADEMOISELLE.  37 

d'autrefois,  où  rien  ne  paraissait  plus  naturel  que 
leur  dévouement  de  bon  chien  à  des  maîtres  tou- 
jours exigeants  et  souvent  ingrats.  La  Grande 
Mademoiselle  n'était  pas  ingrate,  mais  elle  était 
violente,  et  c'était  toujours  sur  le  patient  Préfon- 
taine qu'elle  passait  ses  colères.  Il  était  son  con- 
seiller, le  factotum,  très  avisé  et  très  ferme,  auquel 
aboutissaient  toutes  les  affaires,  le  confident  qui 
savait  les  projets  de  mariage  les  plus  secrets,  sans 
cesser  un  seul  instant  d'être  le  domestique  qui  ne 
compte  pas.  Sa  maîtresse  ne  faisait  rien  sans  lui,  et 
elle  ne  nous  dit  même  pas,  elle  qui  se  perd  dans  les 
infiniment  petits  lorsqu'il  s'agit  des  personnes  de 
qualité  de  sa  suite,  à  quelle  époque  cet  homme  pré- 
cieux entra  à  son  service.  Elle  le  nomme  pour  la 
première  fois  en  1651,  sans  dire  qui  il  est  ni  d'où  il 
vient,  ne  cesse  plus  dès  lors  de  le  nommer  tant 
que  durent  les  temps  difficiles,  et  le  laisse  néan- 
moins dans  ses  Mémoires  à  l'état  d'ombre.  Quand 
nous  aurons  ajouté  qu'il  était  gentilhomme,  très 
estimé,  et  qu'il  n'avait  pas  d'autre  raison  de  se 
dévouer  à  Mademoiselle  que  d'être  entré  chez  elle 
pour  cela,  nous  aurons  dit  à  peu  près  tout  ce  que 
l'on  sait  de  lui. 

Il  avait  trouvé  les  affaires  de  sa  maîtresse  en 
fort  mauvais  état  et  l'en  avait  avertie  :  Monsieur 
avait  été  un  tuteur  négligent  et,  qui  pis  est,  un 
tuteur  infidèle.  Mademoiselle  commença  par  ne  rien 
écouter;  c'était  à  Paris,  dans  le  feu  de  la  Fronde, 
et  elle  avait  autre    chose   à    penser.    Préfontaine 


38  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

revint  à  la  charge  à  SainL-Fargeau,  où  le  temps  ne 
manquait  pas,  et  fut  mieux  reçu.  Un  sentiment 
nouveau  s'était  éveillé  chez  Mademoiselle  ;  elle  com- 
mençait à  aimer  l'argent.  Elle  prit  intérêt  à  ses 
affaires.  Habilement  dirigée,  elle  s'appliqua  aux 
choses  de  la  chicane  avec  un  tel  succès,  qu'elle 
en  aurait  bientôt  remontre  à  la  comtesse  de  Pim- 
bcsclie.  Il  lui  venait  des  idées  d'ordre  et  d'économie, 
bien  rares  chez  les  princesses  de  son  temps.  —  a  Ce 
n'est  pas  assez,  dit-elle  un  jour  à  Préfontaine, 
d'avoir  l'œil  sur  mes  procès  et  l'augmentation  de 
mes  revenus  ;  mais  il  faut  aussi  voir  la  dépense  de 
ma  maison.  Je  suis  persuadée  que  l'on  me  vole; 
et,  pour  éviter  cela,  je  veux  que  l'on  me  rende 
compte,  comme  l'on  fait  à  un  particulier.  Cela  n'est 
point  au-dessous  d'une  grande  princesse.  »  Examen 
fait,  ils  virent  qu'effectivement  les  gens  de  Made- 
moiselle la  volaient.  A  dater  de  cette  découverte, 
elle  s'imposa  de  contrôler  deux  fois  la  semaine 
toutes  les  dépenses,  «  jusques  aux  plus  petites  »• 
Elle  sut  le  prix  de  chaque  chose  :  «  Qui  m'aurait 
dit,  (lu  temps  que  j'étais  à  la  Cour,  que  j'aurais  su 
combien  coule  la  brique,  la  chaux,  le  plâtre,  les 
voitures,  journées  des  ouvriers,  enfin  tous  les  délails 
d'un  bâtiment,  et  que  tous  les  samedis  j'aurais 
arrêté  leurs  comptes;  cela  m'aurait  bien  surpris  ». 
Et  le  monde  encore  plus;  c'était  une  chose  presque 
incroyable. 

Elle  ne  tarda  guère  à  s'apercevoir  que  Monsieur 
ne  prenait  pas  au  sérieux  les  comptes  de  tutelle  de 


LES   DÉMÊLÉS   DE   MADEMOISELLE.  39 

sa  fille.  Dans  sa  pensée,  le  chef  de  la  famille  d'Or- 
léans avait  le  droit  et  le  devoir  de  faire  prévaloir 
l'intérêt  général  de  la  maison  sur  les  intérêts  parti- 
culiers de  ses  membres.  Sa  fille  du  premier  lit  était 
puissamment  riche.  Quoi  de  plus  juste  que  d'user 
librement  de  sa  fortune  pour  le  bien  commun? 
Quoi  de  plus  naturel  que  de  rejeter  sur  elle  la  moitié 
des  dettes  contractées  pour  faire  paraître  la  famille 
avec  éclat?  ou  de  donner  un  peu  de  son  superflu  à 
ses  jeunes  sœurs  en  vue  de  leur  établissement?  Il 
lui  envoya  à  signer  un  acte  conçu  dans  cet  esprit, 
et  essuya  le  refus  le  plus  net.  Très  respectueuse- 
ment, mais  avec  fermeté,  Mademoiselle  annonçait  la 
volonté  de  s'en  tenir  aux  dispositions  de  la  loi,  qui 
lui  garantissaient  l'intégrité  de  sa  fortune.  Monsieur 
se  mit  en  colère,  après  quoi  il  ne  sut  plus  que 
faire.  La  politique  lui  valut  un  secours  inopiné. 

On  venait  d'arrêter  un  gentilhomme  envoyé  en 
France  par  Condé  pour  porter  son  courrier.  On 
avait  trouvé  sur  lui,  entre  autres,  une  lettre  sans 
suscriplion,  mais  évidemment  destinée  à  Mademoi- 
selle et  des  plus  compromettantes  pour  elle.  Mazarin 
chargea  l'archevêque  d'Embrun  d'en  remettre  une 
copie  à  Gaston.  On  possède  la  dépêche  où  le  prélat 
rend  compte  de  sa  mission.  En  voici  les  passages 
essentiels. 

A  Blois,  ce  31  mars  1G53. 
«  Monseigneur, 

«  Je  suis  arrivé  dimanche  au  soir  en  cette  ville,  où 
i'ai  été  accueilli  avec  toutes  les  caresses  imaginables 


40  LOUIS   XIV  ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

de  Monsieur....  J'ai  eu,  en  arrivant,  une  conférence 
d'une  heure,  seul,  avec  lui,  dans  son  cabinet.... 

«  Je  lui  ai  représenté...  par  la...  lettre  adressante 
à  Mademoiselle,  ses  intelligences  avec  M.  le  Prince, 
les  Espagnols  et  M.  de  Lorraine,  qui  étaient  toutes 
marquées  visiblement  dans  la  lettre....  Il  m'a  dit  là- 
dessus  qu'il  était  fort  mal  satisfait  de  Mademoiselle; 
que  la  reine  savait  qu'ils  n'avaient  jamais  été  huit 
jours  ensemble;  et  que  présentement  elle  lui  voulait 
susciter  une  chicane  pour  lui  demander  compte  de 
son  bien  durant  le  temps  qu'il  en  avait  eu  la  garde- 
noble,  et  qu'ainsi  il  ne  doutait  point  de  son  empor- 
tement. 

«  Je  lui  dis  aussi  que  j'avais  ordre  de  supplier 
Son  Altesse  royale  de  faire  deux  observations  sur 
cette  lettre  :  la  première  que.  Mademoiselle  jouis- 
sant de  grands  biens  dans  le  royaume,  elle  pourrait 
assister  un  parti  où  elle  était  engagée,  et  que  le  roi, 
pour  détourner  ce  mal,  avait  résolu  de  mettre  des 
administrateurs  ou  commissaires  dans  son  bien  pour 
le  lui  conserver,  sans  qu'elle  en  pût  abuser,  mais 
qu'on  laissait  à  Son  Altesse  royale  le  choix  des 
commissaires. 

«  La  seconde  observation  était  qu'il  y  avait  à 
craindre,  suivant  l'intelligence  de  la  lettre,  que,  si 
M.  le  Prince  s'avançait.  Mademoiselle  pourrait 
l'aller  joindre,  et  que  le  roi,  en  cette  difficulté,  lui 
demandait  conseil,  comme  étant  plus  intéressé  que 
personne  dans  la  conduite  de  Mademoiselle.  Il  m'a 
répondu  qu'il  lui  avait  mandé  de  venir  le  trouver  à 


LES   DÉMÊLÉS   DE   MADEMOISELLE,  41 

Orléans  le  mardi  de  la  semaine  sainte  ;  que  de  là  il 
prétendait  la  ramener  à  Blois,  où  elle  demeurerait 
auprès  de  lui. 

«  ...  J'ai  aussi,  Monseigneur,  entretenu  Madame  de 
tous  les  mêmes  sujets  dont  j'avais  traité  avec  Mon- 
sieur, parce  que  je  savais  qu'elle  en  était  instruite, 
et  que  d'ailleurs  Monsieur  défère  beaucoup  à  ses 
sentiments.  » 

Mazarin  ne  donna  jamais  aucune  suite  à  la  com- 
munication de  l'archevêque  d'Embrun.  Il  lui  suffi- 
sait d'avoir  fait  entendre  à  Monsieur  qu'on  l'autori- 
sait à  ne  pas  se  gêner  avec  une  rebelle,  et  Monsieur, 
de  son  côté,  n'en  demandait  pas  davantage.  Sûr  à 
présent  d'être  couvert  par  la  Cour,  il  se  répandit  en 
paroles  amères  et  en  menaces  contre  cette  fille  déso- 
béissante et  sans  cœur  qui  se  dérobait  à  son  devoir. 
Tantôt  il  lui  écrivait  que,  «  si  elle  ne  lui  donnait  de 
bonne  volonté  tout  ce  qu'il  lui  demandait,  il  se 
mettrait  en  possession  de  tout  son  bien,  et  ne  lui 
donnerait  que  ce  qu'il  lui  plairait  ».  Tantôt  il  jetait 
feu  et  flamme  contre  elle  en  public  :  «  —  Elle 
n'aime  point  ses  sœurs  ;  dit  que  ce  sont  des  gueuses  ; 
qu'après  ma  mort  elle  leur  verra  demander  l'aumône, 
sans  leur  en  donner....  Elle  veut  voir  mes  enfants  à 
l'hôpital  ».  Et  autres  propos  du  même  genre,  qui 
étaient  rapportés  à  Saint-Fargeau.  Mademoiselle 
apprit  un  jour  par  lui-même  qu'il  songeait  à  l'en- 
fermer dans  un  couvent,  «  que  c'était  l'intention  du 
roi  »,  et  qu'elle  devait  se  disposer  à  venir  le  trouver. 
Au  même  moment,  elle  était  avisée  de  Paris  que  son 


42  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

père  avait  prorais  à  la  Cour  de  «  l'arrêter  prison- 
nière »  dès  qu'elle  serait  à  Blois.  Les  choses  en 
vinrent  au  point  que  Monsieur  ne  pouvait  plus 
entendre  le  nom  de  sa  fille  sans  entrer  en  fureur. 

Cette  princesse  s'était  tout  d'abord  montrée  intré- 
pide. Sachant  que  la  lettre  de  Condé  ne  portait  pas 
d'adresse,  Mademoiselle  nia  qu'elle  lui  fût  destinée 
et  le  prit  de  très  haut  avec  son  père  :  —  «  Je  mandai 
que  l'on  ne  me  pouvait  ôter  mon  bien,  à  moins  que 
d'être  déclarée  folle  ou  criminelle,  et  je  savais  bien 
que  je  n'étais  ni  l'une  ni  l'autre  ».  La  réflexion  lui 
ôta  cette  belle  assurance.  L'idée  d'être  «  arrêtée 
prisonnière  »  la  terrifiait,  et  c'était  certainement,  de 
l'avis  de  ses  dames,  le  sort  qui  l'attendait  à  Blois, 
la  raison  pour  laquelle  Monsieur,  après  le  lui  avoir 
tant  défendu,  lui  envoyait  à  présent  ordre  sur  ordre 
de  l'aller  trouver.  Elle  en  versait  des  torrents  de 
larmes;  elle  en  fut  malade  lorsqu'il  fallut  enfin 
obéir,  et  elle  avoue  qu'en  arrivant  à  Blois,  elle  avait 
perdu  la  tête  de  frayeur. 

Ce  fut  l'histoire  du  lièvre  et  des  grenouilles.  Les 
projets  de  Gaston,  quels  qu'ils  fussent,  s'évanouirent 
à  l'aspect  de  cette  personne  agitée,  et  il  n'eut  plus 
d'autre  pensée  que  de  calmer  sa  fille  pour  éviter  les 
scènes.  Il  y  employa  toutes  ses  grâces,  qui  étaient 
fort  grandes,  et  contraignit  Mademoiselle,  rassurée 
et  rassérénée,  à  convenir  que  son  père  pouvait  être 
«  charmant  ».  Les  jours  s'écoulèrent  sans  qu'il  fût 
question  de  leurs  démêlés  :  «  —  Je  lui  voulus  parler 
un  jour  de  mes  affaires;  il  s'enfuit  et  ne  me  voulut 


LES   DÉMÊLÉS   DE   MAhEMOlSELLE.  43 

donner  aucune  attention  ».  Mademoiselle  se  laissait 
prendre  aux  délices  d'un  pays  couvert  de  châteaux 
superbes  où  elle  était  fêtée,  et  de  villes  aimables  qui 
tiraient  le  canon  en  son  honneur.  Elle  s'y  promena 
une  grande  partie  de  l'été  (1633)  et  se  sépara  de  son 
père  le  plus  amicalement  du  monde.  Huit  jours  après, 
la  situation  était  plus  sombre  qu'avant  son  départ 
pour  Blois.  Les  exigences  de  Monsieur  n'avaient  pas 
diminué,  son  langage  se  faisait  encore  plus  dur  et 
plus  menaçant. 


VII 


Leurs  démêlés  traînèrent  plusieurs  années.  Made- 
moiselle laisse  entendre  qu'il  s'agissait  de  sommes 
considérables.  Elle  raconte  tristement  les  progrès 
du  mauvais  vouloir  chez  son  père;  comment  les 
séjours  à  Blois  devinrent  si  pénibles  qu'elle  pleurait 
du  matin  au  soir;  et  comment,  sans  Préfontaine 
qui  l'en  dissuada,  elle  se  serait  retirée  dans  un 
couvent  de  Carmélites,  «  non  pas  pour  être  reli- 
gieuse, Dieu  ne  m'ayant  pas  fait  la  grâce  de  m'en 
donner  l'envie,  mais  pour  être  hors  du  monde  pour 
quelques  années  ».  L'ennui  de  la  vie  claustrale 
aurait  été  compensé  par  le  plaisir  de  faire  des  éco- 
nomies. «  J'amasserais  beaucoup  d'argent»,  disait- 
elle,  et  cette  pensée  la  consolait. 

On  se  crut  une  fois  à  la  veille  d'une  solution 
amiable.  Le  père  et  la  fdle  s'en  étaient  remis  à  l'ar- 


44  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

bitrage  de  la  grand'raère  maternelle  de  Mademoi- 
selle, la  vieille  Mme  de  Guise,  qui  leur  avait  fait  pro- 
mettre par  écrit  de  signer  «  tout  ce  qu'elle  voudrait 
sans  le  voir  ».  Il  n'en  résulta  que  la  brouille  défini- 
tive. Mme  de  Guise  était  «  passionnée  de  sa  mai- 
son *  »,  cette  ambitieuse  et  intrigante  maison  de  Lor- 
raine où  elle  s'était  remariée  ^,  et  qui  se  trouvait  ici  en 
cause  par  la  seconde  femme  de  Gaston,  sœur  du  duc 
Henri  ^.  Quand  Mademoiselle,  après  avoir  «  signé 
sans  voir  »,  prit  connaissance  de  la  «  transaction  » 
de  sa  grand'mère,  elle  constata  que  celle-ci  l'avait 
dépouillée  avec  une  mauvaise  foi  criante,  pour  que 
ses  demi-sœurs,  les  petites  Lorraines  ne  fussent 
plus  menacées  d'être  «  à  l'hôpital  ».  L'amour  de 
«  la  maison  »  l'avait  emporté  chez  Mme  de  Guise, 
comme  chez  Monsieur,  sur  les  considérations  de  jus- 
tice et  de  parenté. 

Cela  se  passaH  h  Orléans,  au  mois  de  mai  1655. 
Mademoiselle,  révoltée,  courut  chez  sa  grand'mère  : 
—  «.Te  lui  dis  qu'il  paraissait  qu'elle  aimait  mieux  la 
maison  de  Lorraine  que  celle  de  Bourbon;  qu'elle 
avait  raison  de  chercher  à  donner  du  bien  à  mes 
sœurs;  qu'elles  en  auraient  peu  du  côté  de  Madame, 
et  (pie  cela  faisait  voir  que  j'étais  une  grande  dame 


i.  Saint-Simon,  Écrits  inédits. 

2.  Henriette-Catherine,  duchesse  de  Joyeuse,  mariée  en  pre- 
mières noces  à  Henri  de  Bourhnn,  duc  do  Montpensier,  dont  elle 
eut  Marie  de  Bourbon,  mère  de  Mademoiselle,  s'était  remariée 
en  IGIl  avec  Cliarles  de  Lorraine,  duc  de  Guise,  dont  elle  avait 
eu  plusieurs  enfants. 

3.  Henri  de  Lorraine  régna  de  1(508  à  1624. 


LES   DÉMÊLÉS   DE   MADEMOISELLE.  45 

d'avoir  de  quoi  me  passer  des  autres,  et  que  la  for- 
tune de  ma  famille  s'établît  sur  ce  que  l'on  pouvait 
attraper  de  moi;  mais  que  j'étais  assez  au-dessus 
d'elles  pour  qu'elles  pussent  recevoir  mes  bienfaits; 
ainsi,  qu'il  valait  mieux  les  tenir  de  ma  libéralité  que 
de  me  les  escroquer;  que  cela  était  mieux  selon  Dieu 
et  selon  les  hommes  ».  La  scène  dura  trois  heures. 
Le  même  jour,  Monsieur  était  averti  que  Mademoi- 
selle n'acceptait  pas  «  d'être  dupe  ».  Il  donna  préci- 
pitamment l'ordre  du  départ  et  défendit  de  recevoir 
sa  fille.  Dans  le  désordre  qui  s'ensuivit,  Madame 
faillit  ne  pas  avoir  à  dîner  et  parut  très  interdite. 
L'entourage  s'entremit  pour  sauver  au  moins  les 
apparences  et  l'on  se  dit  adieu,  mais  ce  fut  tout  :  la 
rupture  était  consommée. 

De  retour  à  Saint-Fargeau,  Mademoiselle  ne  tarda 
pas  à  apprendre  que  Monsieur  luiôtaitses  gens  d'af- 
faires, y  compris  l'indispensable  Préfontaine,  et  la 
laissait  sans  même  un  secrétaire,  nous  ouvrant  ainsi 
un  jour  de  plus  sur  l'autorité  du  chef  de  famille  et 
ses  limitations,  dans  une  famille  princière  et  à 
l'époque  qui  nous  occupe.  On  remarquera  combien 
la  fortune  de  Mademoiselle  était  mieux  défendue 
contre  son  père  que  sa  personne  et  son  indépen- 
dance. Monsieur  n'osait  pas  lui  prendre  son  argent 
sans  un  consentement  libre  et  formel;  il  savait  que, 
si  les  choses  n'étaient  pas  faites  régulièrement, 
«  dans  cent  ans  les  héritiers  de  Mademoiselle  pour- 
raient tourmenter  les  enfants  de  Monsieur  ».  En 
revanche,  il  la  tyrannise  dans  son  intérieur;  c'est  son 


46  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

droit.  Il  renfermerait  dans  un  couvent,  ou  dans  le  châ- 
teau d'Amboise,  comme  plusieurs  le  lui  conseillaient, 
que  ce  serait  encore  son  droit.  S'il  n'en  fît  rien,  c'est 
qu'étant  nerveux  et  impressionnable,  il  redoutait  les 
cris  de  femme.  Mademoiselle  se  savait  à  sa  merci  ;  en 
dehors  des  questions  d'argent,  la  pensée  ne  lui  venait 
pas  de  contester  l'autorité  paternelle.  Elle  pleurait, 
«  pâtissait  beaucoup  »,  mais  elle  n'essaya  pas  de 
sauver  Préfontaine. 

Les  années  qui  suivirent  furent  tristes  pour  elle. 
Jusque-là,  Mademoiselle  avait  eu  du  chagrin  deux 
jours  par  semaine,  ceux  du  courrier,  à  cause  des 
lettres  d'affaires  à  lire  et  à  écrire.  Elle  s'enfermait 
dans  son  cabinet  pour  cacher  ses  yeux  rouges,  mais, 
sa  correspondance  expédiée,  «  je  ne  songeais,  dit- 
elle,  qu'à  me  divertir  ».  Les  choses  changèrent  lors- 
qu'il lui  fallut  comprendre  que  Monsieur,  ce  père  si 
méprisable  dont  elle  avait  tant  souffert  dès  son 
enfance,  mais  si  aimable  qu'elle  l'admirait  et  l'aimait 
quand  même,  n'avait  aucune  espèce  d'affection  pour 
elle.  Très  sensible,  malgré  sa  brusquerie.  Mademoi- 
selle en  éprouva  une  douleur  profonde.  Son  humeur 
s'en  ressentit,  dans  un  moment  où  les  jeunes  femmes 
de  sa  suite,  commençant  à  trouver  l'exil  long  et  à 
regretter  Paris,  étaient  mal  disposées  à  la  patience. 
11  y  eut  des  froissements,  des  aigreurs  et,  finalement, 
celte  guerre  domestique  qui  lient  une  place  déme- 
surée dans  les  Mémoires  de  Mademoiselle.  Des  griefs 
mesvquins,  de  petites  intrigues  et  beaucoup  de  com- 
mérages   rendirent    insupportables    les    unes   aux 


LES   DÉMÊLÉS   DE   MADEMOISELLE.  47 

autres  des  personnes  condamnées  à  se  voir  à  toute 
heure  du  jour.  On  en  vint  à  ne  plus  se  parler,  et  cela 
dura  jusqu'à  ce  que  les  plus  mécontentes,  Mmes  de 
Fiesque  et  de  Frontenac,  eussent  pris  le  parti  de 
retourner  à  Paris.  Il  fallait  bien  parler  de  ces  tracas- 
series parce  qu'elles  contribuèrent,  en  lui  gâtant 
Saint-Fargeau,  à  incliner  Mademoiselle  vers  la  sou- 
mission à  la  Cour;  mais  il  suffit  de  les  avoir  men- 
tionnées et  nous  n'y  reviendrons  pas. 

Elle  commençait  à  convenir  vis-à-vis  d'elle-même 
de  l'imprudence  d'être  mal  à  la  fois  avec  la  Cour  et 
avec  son  père.  Son  obstination  à  soutenir  Condé 
avait  fini  par  fâcher  sérieusement  Mazarin.  La 
noblesse  le  sentait  et  témoignait  moins  d'empres- 
sement à  Mademoiselle.  En  1655,  elle  s'approcha  à 
six  lieues  de  Paris.  Elle  comptait  sur  beaucoup  de 
visites;  il  en  vint  fort  peu.  —  «  J'avais  fait  tout  le 
monde  malade,  dit-elle  spirituellement  ;  car  tous  ceux 
qui  ne  m'osèrent  mander  qu'ils  craignaient  de  se 
brouiller  à  la  Cour,  feignirent  des  maladies  ou  des 
accidents,  de  sorte  que  je  n'en  ai  jamais  tant  vu.  » 
Le  troisième  jour,  elle  reçut  l'ordre  de  «  s'en 
retourner  ».  Cette  mésaventure  l'éclaira;  Mademoi- 
selle admit  la  nécessité  de  faire  sa  paix  avec  la 
royauté. 

Il  se  trouvait  justement  que  le  Prince  de  Condé 
devenait  moins  intéressant  pour  elle,  car  ses  chances 
de  veuvage  diminuaient.  Mme  la  Princesse  se  réta- 
blissait, et  chacun  des  progrès  de  sa  santé  rendait 
Mademoiselle   un   peu  moins   chaude  pour   M.   le 


48  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Prince.  Celui-ci  s'en  apercevait  et  changeait  aussi  de 
ton.  —  «  Il  n'y  a  pas  rupture,  dit  le  duc  d'Aumale, 
mais  on  peut  suivre  les  progrès  du  refroidissement 
et  leur  concordance  avec  certaines  nouvelles*.  »  Une 
lettre  de  Condé,  reçue  après  la  course  aux  environs 
de  Paris,  fait  pressentir  la  fin  d'une  amitié  qui,  d'un 
côté  au  moins,  était  toute  politique. 

Bruxelles,  6  mars  1655. 

«...  Quant  à  ce  que  vous  me  témoignez  du  chan- 
gement que  vous  remarquez  en  moi,  vous  me  faites 
en  cela  beaucoup  d'injustice  et  il  me  semble  que  je 
suis  bien  plus  en  droit  de  vous  en  accuser  que  vous 
n'êtes,  puisque  votre  long  silence  et  les  termes  de 
votre  lettre  font  connaître  la  différence  des  sentiments 
que  vous  avez  à  présent  à  ceux  que  vous  aviez  parle 
passé.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  miens;  ils  sont 
toujours  tels  que  vous  les  avez  connus;  et  si  vous  en 
croyez  autrement  et  que  vous  ajoutiez  foi  aux  bruits 
que  mes  ennemis  font  courir  de  mon  accommode- 
ment^, c'est  un  malheur  pour  moi  et  non  pas  un 
crime;  car  je  vous  proteste  qu'il  n'en  est  rien,  que 
les  choses  ne  sont  pas  en  cet  état,  et  que,  quand 
elles  y  seraient,  je  n'écouterais  jamais  aucune  pro- 
position d'accommodement,  non  seulement  sans  y 
ménager  vos  intérêts  et  votre  satisfaction,  mais 
même  sans  votre  consentement  et  votre  participa- 

1 .  lH^tnire  des  princes  de  la  maison  de  Condé. 

2.  Avec  la  Cour. 


MADEMOISELLE   ET   LE    PRINCE   DE   CONDÉ.  49 

tion.  Vous  connaîtrez  cette  vérité  dans  toute  ma 
conduite,  et  pas  une  de  mes  actions  ne  démentira 
jamais  les  paroles  que  je  vous  donne,  quand  vous 
auriez  mis  en  oubli  tous  ces  bons  sentiments  que 
vous  aviez  lorsque  vous  vîntes  voir  notre  armée  ',  qui 
est  une  chose  que  je  ne  puis  me  persuader  d'une  per- 
sonne faite  comme  vous  et  qui  a  la  générosité  que 
vous  avez. 

«  J'ai  su  que  vous  étiez  venue  jusqu'à  Lésigny,  et 
que,  la  Cour  l'ayant  trouvé  mauvais,  vous  y  aviez 
reçu  des  ordres  pour  vous  en  retourner,  de  quoi  j'ai 
eu  beaucoup  de  déplaisir....  » 

Mademoiselle  n'attendait  plus  qu'un  prétexte  hon- 
nête pour  tirer  son  épingle  du  jeu.  Sa  brouille  avec 
son  père  le  lui  fournit.  Elle  pria  aussitôt  Condé  de 
ne  plus  lui  écrire.  —  «  Il  faut  se  rendre,  lui  disait- 
elle,  et...  si  je  trouvais  à  pouvoir,  avec  honneur  et 
sans  faire  de  bassesse,  prendre  des  mesures  avec  le 
cardinal  Mazarin,  je  le  ferais  pour  me  tirer  des  per- 
sécutions de  Son  Altesse  royale.  »  Quelques  jours 
plus  tard,  le  comte  de  Béthune  transmettait  au  car- 
dinal les  ouvertures  de  paix  de  la  Grande  Mademoi- 
selle. Mazarin  désira  des  gages.  Elle  rappela  ses 
compagnies  de  l'armée  espagnole,  sur  quoi  M.  le 
Prince,  sans  aucun  ménagement,  «  garda  les  soldats 
et  mit  le  chef  en  prison^  ».  Mademoiselle  eut  beau 

1.  Allusion  à  la  visite  de  Mademoiselle  au  quartier  général  de 
Condé,  à  Grosbois,  le  16  septembre  1632,  et  aux  hommages 
qu'elle  y  reçut.  —  Voir  la  Jeunesse  de  la  Grande  Mademoiselle, 
327-328. 

2.  Histoire  des  princes  de  la  maison  de  Condé. 

i 


bO  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

s'indigner  :  —  «  J'ai  été  sept  ou  huit  ans,  écrivait 
Condé  à  Ton  de  ses  agents,  sans  avoir  les  bonnes 
grâces  de  Mademoiselle;  je  les  ai  possédées  depuis; 
et  si  par  un  caprice  elle  veut  me  les  faire  perdre, 
il  faudra  bien  s'y  résoudre,  comme  je  fais,  sans 
m'en  désespérer*  ».  C'est  d'un  homme  libéré  plutôt 
que  chagriné. 

Ainsi  avortaient,  l'une  après  l'autre,  les  menaces 
dirigées  par  la  Fronde  contre  la  royauté.  Le  projet 
d'alliance  entre  les  deux  branches  cadettes  de  la 
maison  de  Bourbon  avait  été  inspiré  à  Mademoiselle 
par  l'envie  qu'elle  avait  de  se  marier.  Il  s'était  trouvé 
si  dangereux  pour  le  trône,  que  peu  d'idées,  parmi 
toutes  celles  qui  vinrent  aux  meneurs  de  la  révolu- 
tion, causèrent  autant  de  souci  au  cardinal  Mazarin. 
On  se  rappelle  qu'il  aurait  été  tout  prêt,  pour 
remettre  la  division  entre  les  branches  cadettes,  à 
marier  le  petit  Louis  XIV  à  sa  grande  cousine.  Ras- 
suré enfin  par  les  promesses  de  Mademoiselle,  qui 
s'engagea  à  ne  plus  avoir  aucun  commerce  avec 
M.  le  Prince,  Mazarin  eut  de  la  peine  à  surmonter  sa 
rancune,  et  il  lui  fit  attendre  la  récompense  de  sa 
soumission. 


VIII 

En  général,  Mazarin  s'était  montré  facile  avec  les 
Frondeurs  repentis.    Le  prince   de  Conti  avait  été 

1.  Lettre  du  10  août  1057  ou  comte  d'Auteuil. 


RETOUR  DES  FRONDEURS  A  LA  COUR.       51 

fêté  au  Louvre  dès  1654.  Il  est  vrai  qu'il  acceptait 
d'épouser  une  nièce  de  Mazarin,  Anne-Marie  Marti- 
nozzi,  condition  qui  lui  fît  du  tort  dans  le  public  :  — 
«  Ce  mariage,  écrivait  André  d'Ormesson  ',  est  une 
des  plus  grandes  marques  de  l'inconstance  des 
affaires  humaines  et  de  la  légèreté  des  esprits  fran- 
çais que  l'on  ait  vues  de  notre  temps.  »  Après  Conti, 
un  autre  prince,  Monsieur  en  personne,  tout  confît 
qu'il  fût  en  paresse  et  en  dévotion,  se  remua  pour 
revenir  à  la  Cour.  L'accord  se  conclut  à  des  condi- 
tions qui  n'avaient  rien  de  dur,  ou  d'inusité,  pour 
un  Gaston  d'Orléans  :  il  ne  lui  en  coûta  que  d'aban- 
donner quelques  derniers  amis.  A  la  vérité,  il  reçut 
peu  de  chose  en  échange.  Lorsqu'il  venait  «  saluer 
le  roi  »,  chacun  lui  faisait  sentir  qu'il  était  déjà  «  au 
rang  des  morts  »,  selon  l'expression  de  Mme  de 
Motteville.  L'humeur  qu'il  en  éprouvait  le  faisait 
repartir  au  plus  vite  pour  Blois,  et  c'était  ce  qu'on 
voulait.  Son  accommodement  profita  surtout  à  ses 
gens  d'affaires.  Ils  en  eurent  plus  d'autorité  pour 
harceler  Mademoiselle,  et  ne  lui  laissèrent  plus  ni 
trêve  ni  repos.  Leur  but  était  de  lui  faire  exécuter 
la  transaction  signée  à  Orléans,  mais  elle  leur  tenait 
tête,  sans  conseil  et  sans  secrétaire. 

Elle  suffisait  seule  à  un  labeur  énorme,  dont  ses 
comptes  de  tutelle  n'étaient  qu'un  chapitre,  et 
non  le  plus  considérable.  L'administration  de  ses 

1.  André  d'Ormesson  mourut  en  1665,  doyen  du  Conseil  d'État, 
Quelques  fragments  de  ses  Mémoires  ont  été  publiés  par  Ché 
ruel  à  la  suite  du  Journal  de  son  flls,  Olivier  d'Ormesson. 


52  LOUIS   XIV  ET  LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

immenses  domaines  était  retombée  tout  entière  sur 
elle.  C'était  à  présent  Mademoiselle  qui  ouvrait  les 
monceaux  de  lettres  provenant  de  ses  régisseurs, 
contrôleurs,  avocats,  gardes  forestiers,  fermiers, 
simples  sujets,  bref  de  quiconque,  dans  les  princi- 
pautés de  Dombes  ou  de  la  Roche-sur-Yon,  dans  les 
duchés  de  Montpensier  ou  de  Ghâtellerault,  avait 
un  compte  à  régler  avec  elle,  un  ordre  à  lui 
demander  ou  une  réclamation  à  lui  soumettre. 
C'était  Mademoiselle  qui  répondait,  c'était  elle  qui 
suivait  les  nombreux  procès  nécessités  par  l'incurie 
de  la  gestion  paternelle;  ce  fut  elle  qui  termina  la 
grosse  affaire  de  Champigny,  dont  le  retentissement 
fut  grand  à  cause  du  rang  des  parties  et  des  souve- 
nirs réveillés  par  les  plaidoyers. 

Champigny  était  une  terre  de  rapport  située  en 
Touraine  et  ayant  appartenu  à  Mademoiselle.  Riche- 
lieu l'en  avait  dépouillée,  alors  qu'elle  n'était  qu'une 
enfant,  par  un  échange  forcé  avec  le  château  de 
Bois-le- Vicomte,  aux  environs  de  Meaux.  Devenue 
maîtresse  de  sa  fortune,  elle  assigna  les  héritiers  du 
cardinal  en  restitution,  et  elle  venait  de  gagner  son 
procès  quand  Monsieur  lui  ôta  Préfontaine.  L'arrêt 
qui  lui  rendait  Champigny  lui  allouait  en  outre  des 
indemnités,  à  fixer  à  dire  d'experts,  pour  des  bâti- 
ments abattus  et  des  bois  «  dégradés  ».  Mademoi- 
selle estimait  que  cela  pouvait  monter  assez  haut, 
et  elle  savait  que,  chez  son  père,  où  Ton  s'imaginait 
l'avoir  mise  dans  un  cruel  embarras,  on  répétait  à 
tout  venant  qu'elle  n'obtiendrait  à  peu  près  rien. 


RETOUR  DES  FRONDEURS  A  LA  COUR.       53 

Ces  discours  la  piquaient  au  jeu.  Le  moment  venu, 
Mademoiselle  se  transporta  à  Champigny,  et  y  fut 
du  matin  au  soir,  pendant  plusieurs  semaines,  sur 
les  talons  des  dix-huit  experts  :  procureurs,  avocats, 
gentilshommes,  maçons,  charpentiers  et  marchands 
de  bois,  désignés  pour  évaluer  les  dommages.  Elle 
eut  de  longues  explications  avec  «  le  bonhomme 
Madelaine  »,  conseiller  au  Parlement  et  chargé  de 
diriger  l'expertise,  qui  restait  confondu  de  tout  ce 
que  savait  cette  princesse.  Il  lui  disait  :  —  «  Vous 
savez  notre  métier  comme  nous,  et  vous  parlez  de 
vos  affaires  comme  un  avocat  ».  Les  opérations  ter- 
minées. Mademoiselle  eut  le  plaisir  de  pouvoir  écrire 
à  Blois  «  que  cette  affaire  chimérique,  dont  elle  ne 
devait  avoir  que  oO  000  francs,  se  montait  à  550000  ». 
Elle  sortit  moins  glorieusement  de  son  litige 
avec  son  père.  Mazarin  avait  rendu  à  Mademoiselle 
le  mauvais  service  de  faire  évoquer  son  affaire  par 
le  conseil  du  roi.  Un  arrêt  confirma  la  décision  de 
Mme  de  Guise  et  il  n'y  eut  plus  qu'à  obéir.  Made- 
moiselle signa,  en  pleurant  «  furieusement  »,  l'acte 
qui  la  spoliait,  et  se  soumit  avec  désespoir  à  partir 
pour  Blois.  Elle  allait  revoir  son  père  après  avoir 
eu  l'esprit  traversé  par  la  pensée  qu'il  pourrait  bien 
la  faire  assassiner;  on  racontait  qu'il  en  avait  été 
question  à  Blois  :  «  Dans  des  rêveries  mélancoli- 
ques, je  songeais  que  Son  Altesse  royale...  était  fils 
d'une  Médicis;  et  même  je  pensais  en  moi-même 
que  le  venin  des  Médicis  pouvait  être  venu  en  moi 
de  me  donner  de  telles  pensées  ».  Son  père,  d'autre 


54  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

part,  allait  l'accabler  de  tendresses  après  s'être  laissé 
dire  sans  protester  que  Mademoiselle  préparait  un 
guet-apens  pour  «  poignarder  »  l'un  de  ses  gentils- 
hommes. Pour  leur  temps,  et  pour  leur  famille, 
c'était  simplement  une  situation  un  peu  gênante; 
mais  Mademoiselle,  si  peu  «  Médicis  »,  fit  la  route  en 
proie  à  une  douleur  poignante,  que  les  assistants 
purent  lire  sur  son  visage  à  son  entrée  dans  le  châ- 
teau de  Blois  :  «  En  y  arrivant,  je  sentis  un  grand 
saisissement....  J'allai  droit  dans  la  chambre  de 
Monsieur;  il  me  salua  et  me  dit  qu'il  était  bien  aise 
de  me  voir.  Je  lui  répondis  que  j'étais  ravie  d'avoir 
cet  honneur.  Il  était  embarrassé  au  dernier  point  ». 
Ni  l'un  ni  l'autre  ne  savait  plus  que  dire.  Made- 
moiselle renfonçait  silencieusement  ses  larmes. 
Monsieur,  pour  se  donner  une  contenance,  cares- 
sait les  levrettes  de  sa  fille,  La  Reine  et  Madame 
Souris.  Il  reprit  enfin  :  —  «  Allons  chez  Madame  ». 
«  Elle  me  reçut  fort  civilement  et  me  fit  assez  d'ami- 
tiés. Dès  que  je  fus  à  ma  chambre,  Monsieur  m'y 
vint  voir  et  m'entretint  tout  comme  si  rien  ne  s'était 
passé.  »  Un  quart  d'heure  lui  avait  suffi  pour 
recouvrer  sa  liberté  d'esprit,  et  il  se  mit  en  devoir 
de  reconquérir  sa  fille.  Elle  n'avait  jamais  su  lui 
tenir  rigueur;  Monsieur  comptait  qu'il  en  serait  de 
même  cette  fois.  Il  fut  empressé,  il  la  prit  par  ses 
faibles,  petits  et  grands,  l'amusa  avec  des  projets  de 
mariage  et  traita  ses  levrettes  en  personnages 
importants;  on  le  vit  se  rendre  à  minuit  dans  la 
basse-cour,  parmi  le  fumier,  pour  prendre  des  nou- 


RETOUR  DE   MADEMOISELLE   A   LA    COUR.  55 

relies  de  «  Madame  Souris  »,  qui  avait  eu  un  acci- 
dent. Il  fit  mieux  encore  :  il  écrivit  à  Mazarin  pour 
le  raccommoder  avec  Mademoiselle. 

Depuis  la  rupture  avec  Condë,  il  était  visible,  à 
des  signes  qui  ne  trompent  point,  que  l'heure  appro- 
chait, pour  l'héroïne  d'Orléans  et  de  la  porte  Saint- 
Antoine,  où  le  tout-puissant  ministre  lui  ferait 
grâce.  Au  mois  de  juillet  1656,  Mademoiselle  avait 
dû  se  rendre  aux  eaux  de  Forges,  en  Normandie. 
Elle  était  passée  en  vue  de  Paris,  avait  séjourné 
dans  la  banlieue  sans  être  inquiétée,  et  son  nom, 
cette  fois,  n'avait  pas  «  fait  tout  le  monde  malade  ». 
Les  visites  avaient  afflué.  Mademoiselle  avait  eu 
à  dîner  «  tout  ce  qu'il  y  avait  de  princesses  et 
de  duchesses  à  Paris  »,  et  elle  en  avait  conclu, 
connaissant  les  cours  et  le  courtisan,  que  son  exil 
tirait  à  sa  fin  :  —  «  En  vérité,  dit-elle,  je  ne  sentais 
pas  tant  de  joie  que  Ton  eût  cru....  Quand  on  sort 
d'une  misère  égale  à  la  mienne,  le  souvenir  en  dure 
si  longtemps  et  la  douleur  se  fait  un  si  fort  calus 
contre  la  joie,  que  l'on  est  longtemps  sans  qu'elle  le 
puisse  ou  pénétrer  ou  amollir  pour  s'y  rendre  sen- 
sible ».  Malgré  tout,  la  lettre  de  son  père  à  Mazarin 
la  mit  dans  une  grande  agitation.  La  cour  de  France 
était  alors  dans  l'Est,  où  Turenne  faisait  sa  cam- 
pagne annuelle  contre  M.  le  Prince  et  les  Espagnols. 
Mademoiselle  résolut  de  se  rapprocher  pour  avoir  la 
réponse  du  cardinal  plus  tôt. 

Elle  quittait  Blois  en  étrangère,  comme  elle  y 
était  arrivée.  Une  seule  chose  aurait  pu  la  toucher  : 


56  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

le  rappel  de  Préfontaine  et  de  ses  autres  serviteurs, 
frappés  pour  l'avoir  fidèlement  servie.  Monsieur  s'y 
étant  obstinément  refusé,  ses  politesses  exagérées 
et  ses  grimaces  de  tendresse  n'avaient  abouti  qu'à 
éloigner  davantage  sa  fille.  Elle  sentait  qu'il  la  détes- 
tait, et  elle  ne  l'aimait  plus. 

Sur  la  route  de  Paris,  elle  doubla  les  étapes. 
L'impatience  la  gagnait  en  approchant  du  but,  et  le 
«  calus  de  la  douleur  »  laissait  pénétrer  largement 
la  joie.  Elle  revit  en  passant  Étampes  et  ses  ruines, 
qui  dataient  déjà  de  cinq  ans  *  et  que  La  Fontaine 
devait  retrouver  intactes  en  1663,  tant  le  relèvement 
de  la  France  fut  long  et  difficile  dans  certaines 
régions,  après  celte  Fronde  que  les  historiens  ne 
prennent  pas  toujours  au  sérieux,  sans  doute  parce 
qu'ils  y  voient  trop  de  belles  dames  :  «  Nous  regar- 
dâmes avec  pitié  les  faubourgs  d' Etampes,  écrivait 
La  Fontaine  *.  Imaginez-vous  une  suite  de  maisons 
sans  toits,  sans  fenêtres,  percées  de  tous  les  côtés  : 
il  n'y  a  rien  de  plus  laid  et  de  plus  hideux  ».  Il  en 
parla  toute  la  soirée,  n'ayant  pas  une  âme  d'héroïne 
de  la  Fronde;  mais  Mademoiselle  avait  traversé 
avec  indifférence  ces  ruines  où  poussait  l'herbe, 
faute  d'habitants  pour  les  relever.  Aucun  remords, 
aucun  regret,  si  léger  fût-il,  d'avoir  eu  sa  part  de 

1.  Turcnnc  avait  battu  les  troupes  des  princes  dans  Etampes 
(mai  1652),  à  l'occasion  d'une  revue  en  l'honneur  de  Mademoi- 
selle et  du  désordre  qui  en  était  résulté.  Voir  la  Jeunesse  de  la 
Grande  Mademoiselle,  p.  313-314.  Quelques  semaines  plus  tard, 
il  assiégea  la  ville. 

2.  Lettre  à  sa  femme,  du  3  août  1GC3. 


RETOUR  DE  MADEMOISELLE  A  LA  COUR.       57 

responsabilité  dans  les  désastres  de  populations 
innocentes  ne  devait  jamais  effleurer  son  esprit,  et  il 
est  à  remarquer  qu'elle  était  connue  pour  avoir  bon 
cœur. 

Elle  apprit  à  Saint-Cloud  qu'on  l'invitait  à 
rejoindre  la  Cour  à  Sedan.  Mademoiselle  prit  son 
chemin  par  Reims.  Elle  traversa  ainsi  la  Cham- 
pagne, qui  était  champ  de  bataille  depuis  plus  de 
vingt  ans  que  durait  la  guerre  avec  l'Espagne*  et 
qui  offrait  l'image  de  la  désolation.  Le  pays  était 
dépeuplé,  nombre  de  villages  brûlés,  les  villes  rui- 
nées par  le  pillage  et  les  contributions  de  guerre. 
Plus  curieuse  des  choses  qui  intéressent  •■<■  la 
canaille  »,  Mademoiselle  aurait  entendu  de  la 
bouche  des  survivants  que,  de  tous  les  ennemis  qui 
avaient  piétiné  et  pressuré  cette  malheureuse  pro- 
vince, le  plus  âpre  et  le  plus  barbare  avait  été  son 
allié,  le  prince  de  Condé,  avec  qui  se  trouvaient 
toujours  ses  compagnies.  Elle  n'en  aurait  pas  moins 
écrit  dans  ses  Mémoires,  en  toute  inconscience,  à 
propos  de  la  peine  qu'avait  eue  la  Cour  à  lui  par- 
donner :  «  Je  n'avais  point  d'affaire  avec  la  Cour, 
et...  je  n'étais  criminelle  que  parce  que  j'étais  fille  de 
Son  Altesse  royale  ».  Nous  n'avons  presque  pas  le 
droit  de  lui  reprocher  cette  phrase  monstrueuse. 
Trahir  sa  patrie,  c'était  alors  chose  trop  fréquente 
pour  en  faire  beaucoup  d'embarras.  Quant  aux 
hommes  de  ce  temps  qui  «  en  vinrent  jusqu'à  s'oc- 

1.  Richelieu  avait  déclaré  la  guerre  à  l'Espagne  le  26  mars  1633. 


58  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

cuper  du  menu  peuple  '  »  et  à  attacher  quelque 
importance  à  ses  souffrances,  c'étaient  des  esprits 
révolutionnaires  ou  des  disciples  de  saint  Vincent 
de  Paul,  et  Mademoiselle  n'était  pas  pour  les  partis 
extrêmes;  ni  sa  naissance,  ni  la  tournure  un  peu 
supeificielle  de ^ son  esprit  ne  l'y  avaient  prédes- 
tinée. 

Pendant  le  voyage  en  Champagne,  elle  fut  tout  à 
la  joie  d'entendre  de  nouveau  cliqueter  les  armes  et 
sonner  les  trompettes.  Mazarin  lui  avait  envoyé  une 
grosse  escorte;  les  coureurs  de  l'ennemi  battaient  la 
campagne  jusqu'aux  environs  de  Reims.  Quantité 
de  gens  de  la  Cour,  qui  guettaient  une  occasion,  se 
joignirent  à  elle  pour  profiter  de  ses  gendarmes  et 
de  ses  chevau-légers.  Colbert  se  mit  également  sous 
sa  protection  avec  des  charrettes  chargées  d'argent 
qu'il  menait  à  Sedan,  et  cet  important  convoi  fut 
entouré  du  même  appareil  militaire  «  que  si  c'eût 
été  la  personne  du  roi  ».  Les  grandes  précautions 
s'adressaient  peut-être  aux  charrettes  d'argent;  les 
honneurs  étaient  bien  pour  Mademoiselle,  et  ils 
eurent  de  quoi  flatter  sa  vanité.  Le  commandant  de 
l'escorte  lui  demandait  l'ordre.  Quand  elle  parais- 
sait, les  troupes  la  saluaient  militairement.  Un  régi- 
ment que  l'on  rencontra  sur  la  route  sollicita  l'hon- 
neur de  lui  être  présenté.  Elle  l'examina  de  près,  en 
princesse  guerrière  qui  s'y  connaissait  et  dont  le 
gi'and  Condé  avait  dit  un  jour,  à  propos  d'un  mou- 

1.  Le  mot  est  de  Bussy-Rnbulia. 


RETOUR  DE  MADEMOISELLE  A  LA  COUR.      59 

vement  do  troupes,  que  «  Gustave-Adolphe  n'aui'ait 
pas  mieux  fait  ». 

Certaine  halte  sur  l'herbe,  dans  une  prairie  où 
passait  un  ruisseau,  lui  laissa  d'inoubliables  souve- 
nirs. Mademoiselle  offrait  à  dîner,  ce  jour-là,  à  toute 
l'escorte  et  presque  tout  le  convoi.  Le  coup  d'œil  de 
la  prairie,  avec  son  fourmillement  d'uniformes  et  de 
chevaux,  lui  rappela  les  campagnes  de  son  beau 
temps  d'héroïne.  —  «  Les  trompettes  sonnèrent  pen- 
dant mon  dîner;  cela  avait  tout  à  fait  l'air  d'une  vraie 
marche  d'armée.  »  Elle  arriva  à  Sedan  grisée  par  les 
spectacles  militaires  de  la  route,  et  son  entrée  s'en 
ressentit;  on  aurait  eu  le  droit  de  ne  pas  la  trouver 
assez  modeste  pour  une  exilée  de  la  veille.  La  reine 
Anne  d'Autriche,  étant  à  se  promener,  vit  paraître 
un  carrosse  au  grand  galop  entouré  d'un  tourbillon 
de  cavalerie  :  —  «  J'arrivai  dans  cette  prairie  à  toute 
bride  avec  ces  gendarmes  et  ces  chevau-légers,  leurs 
trompettes  sonnant  d'une  manière  assez  triom- 
phante. »  Toute  la  cour  de  France  reconnut  la 
Grande  Mademoiselle  avant  de  l'avoir  vue.  L'exil  ne 
l'avait  pas  changée,  et  son  entrée  lui  ressemblait. 


CHAPITRE  II 


L'éducation  de  Louis  XIV.  —  Les  mœurs,  la  misère,  la  charilé. 
Vincent  de  Paul.  Une  société  secrète.  —  Mariage  de  Louis  XIV. 
Son  avènement  au  pouvoir  à  la  mort  de  Mazarin.  Il  refait  son 
éducation. 


LE  souvenir  de  la  Fronde  allait  peser  lourdement 
sur  le  reste  du  règne  de  Louis  XIV.  11  a  dominé 
pendant  plus  d'un  demi-siècle  la  politique  intérieure 
du  pays  et  décidé  de  la  fortune,  bonne  ou  mauvaise, 
des  grandes  familles  d'alors.  Le  mot  de  «  liberté  » 
était  devenu  synonyme  de  «  licence,  confusion, 
désordre*  »,  et  les  anciens  frondeurs  passèrent  le 
reste  de  leur  vie  dans  la  disgrâce,  ou  tout  au  moins 
la  défaveur.  La  Grande  Mademoiselle  ne  fut  jamais 
pardonnée,  bien  qu'elle  ne  voulût  point  se  l'avouer  à 
elle-même.  Elle  aurait  pu  le  prévoir  dès  son  retour  à 
la  Cour,  si  elle  n'avait  pas  été  décidée  à  croire  le  con- 


1.  Voir  les  Mémoires  de  Louis  XIV,  édités  par  Charles  Dreyss. 
Les  Mémoires  de  Louis  XIV  n'ont  pas  été  écrits  par  lui-même.  Il 
les  parlait  à  des  secrétaires,  auxquels  il  remettait  en  outre  des 
notes  de  sa  main,  et  dont  il  corrigeait  ensuite  la  rédaction.  Voir 
^'Introduction  de  M.  Dreyss. 


62  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

traire.  Les  avertissements  ne  lui  manquèrent  pas.  Le 
premier  fut  sa  rencontre  avec  la  reine  mère  dans  la 
prairie  de  Sedan.  Quand  Anne  d'Autriche  vit  arriver 
au  son  des  fanfares,  l'air  dégagé  et  triomphant,  cette 
princesse  insolente  qui  avait  tiré  le  canon  sur  son 
roi,  elle  l'eut  à  peine  embrassée  qu'elle  éclata  en 
reproches,  et  lui  déclara  qu'après  le  combat  Saint- 
Antoine,  «  si  elle  l'avait  tenue,  elle  l'aurait  étran- 
glée *  ».  Mademoiselle  pleurait;  la  Cour  regardait. 
«  J'ai  tout  oublié  »,  dit  enfin  la  reine,  et  sa  nièce 
s'empressa  de  le  croire. 

L'accueil  du  roi  fut  plus  significatif  encore.  Il 
arrivait  à  cheval,  tout  mouillé  et  tout  crotté,  de  la 
ville  de  Montraédy,  prise  le  jour  même  aux  Espa- 
gnols (7  août  1657).  Sa  mère  lui  dit  :  «  Voici  une 
demoiselle  que  je  vous  présente,  et  qui  est  bien 
fâchée  d'avoir  été  méchante;  elle  sera  bien  sage  à 
l'avenir  ».  Le  jeune  roi  se  contenta  de  rire,  et 
répondit  en  parlant  du  siège  de  Montmédy.  Made- 
moiselle repartit  néanmoins  de  Sedan  ave(;  des 
pensées  très  riantes  :  elle  s'était  figuré  lire  dans 
tous  les  yeux  qu'on  allait  la  marier  au  frère  du  roi, 
le  petit  Monsieur.  Il  avait  dix-sept  ans;  elle  en  avait 
trente  et  beaucoup  de  cheveux  blancs. 

Encore  quelques  mois  d'une  demi-retraite,  et  la 
Grande  Mademoiselle,  tolérée  sinon  pardonnée,  ne 
devait  plus  bouger  de  la  Cour  pendant  les  années  de 
transition  où  se  prépara  le  gouvernement  personnel 

1.  Mémoires  de  Mlle  de  Montpensier.  —  Mémoires  de  Montglat. 


l'éducation  de  louis  XIV.  63 

de  Louis  XIV.  Un  nouveau  régime  allait  naître,  et 
un  nouveau  monde  avec  lui.  On  les  voyait  de  jour 
en  jour  se  dessiner,  reléguant  dans  l'ombre  du  passé 
le  vieil  esprit  d'indépendance  et  étouffant  les  aspira- 
tions confuses  du  pays  vers  quelques  libertés  légales. 
Mazarin  incarnait  ce  grand  mouvement  politique.  A 
la  veille  de  disparaître,  ce  ministre  impopulaire  était 
devenu  tout  en  France. 


Il  était  le  maître;  personne  ne  songeait  plus  à  lui 
résister;  mais  on  continuait  de  l'exécrer  et  l'on 
n'arrivait  pas  à  l'admirer.  La  Fiance  n'ayant  alors 
ni  journaux,  ni  débats  parlementaires,  la  politique 
étrangère  de  Mazarin,  qui  lui  fait  tant  d'honneur  à 
nos  yeux,  restait  fort  mal  connue,  même  à  Paris. 
Ainsi  s'explique  que  sa  gloire  ait  été  en  grande  partie 
posthume.  Elle  a  grandi  à  mesure  que  l'on  a  pu  le 
juger  sur  pièces,  d'après  les  documents  enfermés 
dans  nos  archives  nationales  ou  dans  celles  des 
autres  pays.  Ses  correspondances  ont  mis  au  jour 
un  si  beau  génie  diplomatique,  que  les  historiens, 
avec  beaucoup  de  raison,  ont  laissé  au  second  plan 
les  vilains  côtés  de  l'homme,  ses  petitesses,  pour 
appuyer  sur  les  services  du  ministre. 

Il  s'était  passé  précisément  le  contraire  au 
xvii*  siècle.  On  n'avait  guère  vu  que  les  défauts  du 
cardinal,  qui  crevaient  tous  les  yeux.  La  mauvaise 


64  LOUIS   XlV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

fortune  avait  redoublé  sa  rapacité.  Mazaiin  avait 
gardé  sur  le  cœur  de  s'être  trouvé  sans  argent  lors 
de  son  expulsion  du  royaume.  Il  s'était  juré  qu'on 
ne  le  prendrait  plus  sans  vert,  et  il  travaillait  depuis 
son  retour  à  mettre  des  millions  en  lieu  sûr.  Tous 
les  moyens  lui  étaient  bons  pour  se  constituer  cette 
espèce  de  trésor  de  guerre.  Il  vendait  depuis  les 
plus  hautes  fonctions  de  l'État  jusqu'aux  places  de 
«  lavandière  »  chez  la  reine.  Il  partageait  les  béné- 
fices avec  les  corsaires  auxquels  il  donnait  des  lettres 
de  marque.  11  se  chargeait  à  forfait  des  services 
publics,  empochait  l'argent,  et  laissait  nos  ambassa- 
deurs sans  traitement,  nos  vaisseaux  et  nos  fortifi- 
cations sans  entretien.  L'armée  criait  la  faim  et  la 
soif  depuis  qu'il  s'était  fait  son  «  vivandier  »  et  son 
«  munitionnaire  »  ;  il  lui  donnait  du  pain  au  rabais 
et  trouvait  le  moyen,  prétendaient  les  courtisans,  de 
faire  payer  au  soldat,  si  rarement  payé  lui-même, 
jusqu'à  l'eau  qu'il  buvait.  Turenne  fit  une  fois 
briser  sa  vaisselle  plate  pour  en  distribuer  les  mor- 
ceaux h  ses  troupes,  qui  périssaient  de  misère.  Des 
scènes  de  comédie  se  mêlaient  à  ces  drames.  Bussy- 
Rabutin,  qui  servait  dans  l'armée  de  Turenne,  avait 
été  heureux  au  jeu.  Le  cardinal  en  eut  vent.  Il  fit 
dire  à  Bussy  qu'il  gardait  sa  solde,  qu'il  s'était 
associé  à  son  jeu,  et  que  la  solde  représentait  sa 
part  de  gain. 

Il  avait  étendu  son  trafic  à  la  maison  royale.  C'était 
lui  qui  la  fournissait  de  meubles  ou  de  vaisselle.  Il 
avait  l'entreprise  des  deuils  de  Cour,  celle  des  fêtes; 


L  ÉDUCATION   DE   LOUIS   XIV.  65 

quand  le  roi  dansait  un  ballet,  son  premier  ministre 
gagnait  sur  les  décors  et  les  accessoires.  Les  comptes 
de  ménage  lui  passaient  par  les  mains.  Pendant  la 
campagne  de  1658,  il  supprima  le  cuisinier  du  roi, 
afin  de  s'approprier  ce  qu'aurait  coûté  la  table.  On 
vit  Louis  XIV  réduit  à  s'inviter  à  dîner  chez  l'un  ou 
chez  l'autre.  Mazarin  lui  prenait  jusqu'à  son  argent 
de  poche,  et  le  jeune  monarque  se  laissait  faire,  avec 
une  patience  qui  était  pour  son  entourage  un  perpé- 
tuel sujet  d'étonnement.  Sa  mère  n'était  ni  mieux 
traitée,  ni  moins  soumise. 

Le  cardinal  était  aussi  jaloux  de  son  autorité  que 
de  son  argent.  Le  roi  n'avait  voix  au  chapitre  sur 
rien;  quand  il  se  permettait  d'accorder  une  grâce, 
si  légère  fût-elle,  son  premier  ministre  la  révoquait 
en  «  le  gourmandant  comme  un  écolier  '  ».  On  disait 
de  la  reine  mère  qu'elle  n'avait  plus  pour  cent  écus 
d'influence,  et  elle-même  en  convenait.  De  plus,  elle 
était  grondée  du  matin  au  soir.  L'âge  avait  rendu 
Mazarin  insupportable.  Il  était  sans  gêne  avec  le 
roi,  quelque  chose  de  plus  avec  sa  mère;  les  courti- 
sans haussaient  les  épaules  en  l'entendant  parler  à 
Anne  d'Autriche  «  comme  à  une  chambrière  ^  ».  La 
reine  n'était  pas  insensible  à  ces  rudesses  ;  elle 
avouait  à  sa  fidèle  Motteville  «  que  le  cardinal  deve- 
nait de  si  mauvaise  humeur  et  si  avare,  qu'elle  ne 
ne  savait  pas  comment  à  l'avenir  on  pourrait  vivre 


1.  Monglat. 

2.  W. 


66  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

avec  lui  »;  mais  il  ne  semblait  pas  lui  venir  à 
l'esprit  que  l'on  pourrait  peut-être  vivre  sans  le 
cardinal. 

Est-ce  à  dire  qu'Anne  d'Autriche  et  Mazarin 
étaient  mariés,  ainsi  que  l'affirme  *  la  Palatine,  mère 
du  régent?  A  mesure  qu'ils  vieillissent,  on  est  bien 
tenté  de  le  croire,  tant  le  spectacle  offert  par  ces 
illustres  personnages,  lui  si  désagréable,  elle  si  sou- 
mise, donne  l'impression  de  deux  destinées  «  unies 
ensemble,  selon  les  propres  expressions  du  cardi- 
nal ^,  par  des  liens...  qui  ne  pouvaient  être  rom- 
pus ».  La  question  est  de  savoir  si  Mazarin  pouvait 
se  marier.  D'après  la  tradition,  il  n'était  pas  prêtre. 
D'après  les  érudits,  c'est  un  point  sujet  à  discus- 
sion ^.  Aussi  longtemps  que  l'on  n'aura  pas  réussi  à 
le  fixer,  le  mariage  d'Anne  d'Autriche  avec  son 
ministre  restera  parmi  les  énigmes  historiques,  car 
tout  ce  qu'on  en  dira  sera  paroles  en  l'air. 

La  patience  de  Louis  XIV  ne  s'explique  que  par 
toute  son  éducation,  et  par  l'état  d'esprit  qui  en 
avait  été  le  fruit. 


1.  Lettres  du  3  janvier  1717,  du  27  septembre  1718  et  du 
2  juillet  1722.  Madame  ajoute  dans  cette  dernière  :  «  On  en 
connaît  maintenant  toutes  les  circonstances  ». 

2.  Lettre  à  la  reine  Anne  d'Autriche  (27  octobre  1651). 

3.  Le  25  mars  1805,  le  Père  Theiner,  gardien  des  archives 
secrètes  du  Vatican,  répondait  à  quelqu'un  qui  lui  avait  posé  la 
question  :  «  Nos  actes  du  16  décembre  lOil,  où  Jules  Mazarin 
a  été  créé  cardinal,  ne  disent  pas  s'il  a  été  prêtre  ou  non.  Comme 
il  a  été  cependant  admis  à  l'ordre  des  cardinaux-prèlres,  il  est 
liors  de  doute  ([u'il  a  été  prêtre  ».  La  lettre  du  Père  Theiner  a 
été  publiée  par  JL  Jules  Loiseleur  dans  ses  Problèmes  hislo- 
tiques. 


l'éducation  de  louis  XIV.  67 


II 


Son  berceau  avait  été  entouré  d'un  troupeau  de 
serviteurs  chargés  de  veiller  sur  ses  moindres  mou- 
vements. Sa  mère  l'adorait,  et  s'en  occupait  beau- 
coup pour  une  reine.  Néanmoins,  il  n'y  eut  pas 
dans  tout  le  royaume  d'enfant  aussi  mal  gardé  que 
le  fils  du  roi.  Louis  XIV  ne  l'avait  jamais  oublié,  et 
il  en  parla  toute  sa  vie  avec  amertume.  «  Le  roi  me 
surprend  toujours,  racontait  Mme  de  Maintenon  à 
Saint-Cyr,  quand  il  me  parle  de  son  éducation.  Ses 
gouvernantes  jouaient  tout  le  jour  et  le  laissaient 
entre  les  mains  de  leurs  femmes  de  chambre,  sans 
se  mettre  en  peine  du  jeune  roi.  »  Les  femmes  de 
chambre  l'abandonnaient  à  lui-même,  et  on  le 
retrouva  une  fois  dans  le  bassin  du  Palais-Royal. 
L'un  de  ses  grands  plaisirs  était  d'aller  rôder  dans 
les  cuisines  avec  son  frère  le  petit  Monsieur.  «  Il 
mangeait  tout  ce  qu'il  attrapait,  sans  qu'on  fît 
attention  à  ce  qui  pouvait  être  contraire  à  sa  santé... 
Si  l'on  fricassait  une  omelette,  il  en  attrapait  tou- 
jours quelque  pièce,  que  Monsieur  et  lui  allaient 
manger  dans  quelque  coin  '.  »  Un  jour  que  les  deux 
petits  princes  mettaient  ainsi  leurs  doigts  dans  les 
plats,  les  marmitons  impatientés  les  poursuivirent  à 
coups  de  torchon. 

Il  jouait  avec  n'importe  qui.   Sa   société  la  plus 

1.  Lettres  de  Madame  de  Maintenon,  édit,  Geffroy. 


68  LOUIS   XtV  ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

ordinaire,  rapporte  encore  Mme  de  Maintenon,  était 
la  fille  «  de  la  femme  de  chambre  des  femmes  de 
chambre  de  la  reine  ».  Quand  on  le  tirait  de  ce 
milieu  inférieur  pour  le  mener  chez  sa  mère,  ou  le 
faire  figurer  dans  quelque  cérémonie,  c'était  un 
timide,  qui  regardait  les  gens  avec  embarras  sans 
savoir  que  leur  dire,  et  qui  en  souffrait  cruellement. 
Un  jour  qu'on  lui  avait  fait  la  leçon,  et  que  sa 
timidité  l'empêchait  de  retrouver  ses  mots,  il  fondit 
en  larmes  de  honte  et  de  colère.  Le  roi  de  France 
manquait  de  monde. 

A  cinq  ans  et  demi,  il  eut  des  maîtres  et  un  pré- 
cepteur*, mais  il  n'apprit  rien.  Mazarin  ne  le  pous- 
sait pas  au  travail,  pour  des  raisons  à  lui  connues, 
et  les  circonstances  secondèrent  les  vues  du  premier 
ministre.  La  Fronde  vint  rendre  toute  étude  suivie 
impossible,  en  bouleversant  l'existence  de  la  Cour 
de  France,  qui  ne  fut  plus  que  campée,  lorsqu'elle 
n'était  pas  tout  à  fait  errante.  Louis  XIV  avait  qua- 
torze ans  au  moment  où  il  se  réinstalla  au  Louvre, 
et  il  ne  fut  même  pas  question  de  lui  faire  rattraper 
le  temps  perdu  ;  il  passa  désormais  ses  journées  à 
chasser,  à  étudier  des  pas  de  ballet  et  à  s'amuser 
avec  les  nièces  du  cardinal.  Le  monde  politique 
croyait  deviner  le  pourquoi  de  cette  éducation  som- 
maire et  s'en  exprimait  sévèrement.  «  Le  roi,  écri- 
vait en  1652  l'ambassadeur  de  Venise  *,  ne  s'applique 

i.  Pour  plus  de  détails,  voir  l'excellent  volume  de  M.  Lacour- 
Gayet  :  l'Éducation  poliligue  de  Louis  XIV. 
2.  Le  24  décembre,  Relations  des  ambassadeurs  vénitiens. 


L  EDUCATION   DE   LOUIS    XIV.  69 

toute  la  journée  qu'à  apprendre  le  ballet....  Les  jeux, 
les  danses  et  les  comédies  sont  les  uniques  entre- 
liens du  roi,  dans  Tintention  de  le  détourner  entiè- 
rement des  choses  plus  solides  et  plus  importantes.  » 
L'ambassadeur  revint  sur  le  même  sujet  à  l'occasion 
d'un  opéra  italien  où  le  roi  *  s'était  exhibé  en  Apollon, 
entouré  de  belles  personnes  représentant  les  neuf 
Muses  :  «  Certains  blâmèrent  la  chose,  mais  ceux-là 
ue  connaissent  pas  la  politique  du  cardinal,  qui 
tient  le  roi  expressément  appliqué  à  des  exercices  de 
passe-temps  pour  le  détourner  des  solides  et  impor- 
tantes, et,  tandis  que  Sa  Majesté  est  occupée  à  faire 
rouler  des  machines  de  bois  sur  la  scène,  le  cardinal 
remue  et  fait  rouler  à  son  bon  plaisir,  sur  le  théâtre 
de  France,  toutes  les  machines  d'État.  » 

Quelques  rares  observateurs,  dont  Mazarin,  devi- 
naient que  cet  adolescent,  avec  son  air  d'être  perdu 
dans  les  niaiseries,  réfléchissait  en  secret  à  son 
métier  de  roi  et  aux  moyens  de  s'en  rendre  capable. 
La  nature  lui  avait  donné  l'instinct  du  commande- 
ment, joint  à  un  sentiment  très  vif  des  devoirs  de  son 
rang.  Il  dit  dans  ses  Mémoires  :  «  Dès  l'enfance 
môme,  le  seul  nom  de  rois  fainéants  et  de  maires 
du  palais  me  faisait  peine  quand  on  le  prononçait 
en  ma  présence  ^  ».  Son  précepteur,  l'abbé  de  Péré- 
fixe,  avait  encouragé  ce  sentiment,  tout  en  laissant 


1.  La  lettre  est   du   21    avril    1654.   Louis   XIV    avait   alors 
quinze  ans  et  demi. 

2.  Mme  de  Motteville  Tavait  entendu  exprimer  la  niêriie  idée. 
—  Cf.  ses  Mémoires,  V,  101,  éd.  Petitot. 


70  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

son  élève,  par  une  contradiction  dont  il  nétait  peut- 
être  pas  responsable,  prendre  le  chemin  de  devenir 
un  vrai  roi  fainéant.  Péréfixe  avait  écrit  pour  le 
jeune  prince  une  Histoire  du  roi  Henri  le  Grande  où 
on  lisait  «  que  la  royauté  n'est  pas  un  métier  de 
fainéant,  qu'elle  consiste  presque  toute  en  l'action, 
qu'il  faut  qu'un  roi  fasse  ses  délices  de  son  devoir, 
que  son  plaisir  soit  de  régner,  et  qu'il  sache  que 
régner,  c'est  tenir  lui-même  le  timon  de  son  État  ». 
Sa  gloire  y  est  intéressée.  En  effet,  «  qui  ne  sait  pas 
qu'il  n'y  a  point  d'honneur  à  porter  un  titre  dont  on 
ne  fait  point  les  fonctions?  »  Doctrine  qui  supprime 
les  premiers  minisires,  et  dont  Louis  XIV  devait 
faire  son  profit. 

Le  hasard  était  venu  au  secours  du  précepteur. 
Le  19  juin  1G51,  l'ancienne  gouvernante  du  roi, 
Mme  de  Lansac,  le  dérangea  au  milieu  d'une  leçon 
pour  lui  faire  cadeau  «  de  trois  lettres  que  Catherine 
de  Médicis  écrivait  à  Henri  III,  son  fils,  pour  son 
éducation'  ».  Péréfixe  prit  les  lettres  et  en  donna 
lecture,  le  roi  l'écoutant  «  avec  beaucoup  d'atten- 
tion ».  L'une  d'elles  était  tout  un  mémoire'.  Cathe- 
rine y  donnait  à  son  fils  le  même  précepte  que  Péré- 
fixe à  son  élève  :  un  roi  doit  «  régner  »,  c'est-à-dire 
faire  les  fonctions  de  son  titre.  Pour  «  régner  »,  il 
faut  se  mettre  au  travail  sitôt  éveillé,  lire  toutes  les 

1.  V.  les  l'raçimenls  des  Mi'moircs  inédits  de  Dubois,  valet  de 
chainlire  de  Louis  XIV,  publiés  par  Léon  Aubineau  dans  la  Biblio- 
tlu^'/ue  de  l'École  des  Charles  et  dans  ses  Notices  littéraires  sur  le 
XVII'  siècle. 

2.  Cf.  Lacour-Gayet,  p.  203. 


L  EDUCATION   DE   LOUIS   XIV.  71 

dépêches  et  ensuite  les  réponse.-,  parler  soi-mêm<;  à 
ses  agents,  se  faire  rendre  compte  chaque  semaine 
des  recettes  et  des  dépenses;  ainsi  de  suite  du  matin 
au  soir  et  tous  les  jours  de  la  A'ie.  C'était  un  pro- 
gramme de  forçat  du  pouvoir.  Louis  XIV  en  fit  le 
sien  dans  le  fond  de  son  ârae;  il  n'avait  pas  encore 
treize  ans. 

Ces  belles  résolutions  étaient  cependant  destinées 
à  rester  lettre  morte  tant  que  Mazarin  vivrait.  Elles 
ne  pouvaient  s'exécuter  qu'au  détriment  de  son 
autorité,  et  l'idée  d'entrer  en  lutte  avec  le  cardinal 
répugnait  au  jeune  roi,  moitié  vieille  alTection  d'en- 
fance, moitié  timidité  et  habitude  de  l'obéissance. 
Louis  XIV  y  avait  pourtant  songé,  et  il  tint  plus  tard 
à  ce  qu'on  le  sût,  mais  il  avait  été  content  de  se 
trouver  de  bonnes  excuses  pour  laisser  aller  les  cho- 
ses. Il  explique  dans  ses  Mémoires  qu'il  fut  arrêté  par 
la  raison  politique  :  il  avait  trop  de  bon  sens,  tout 
jeune  qu'il  fût,  trop  d'expérience  aussi,  quelque 
étrange  que  paraisse  le  mot  appliqué  à  un  enfant 
élevé  aussi  sottement,  pour  ne  pas  discerner  les 
dangers  d'une  révolution  de  palais  dans  l'état  où  les 
troubles  civils  avaient  laissé  la  France.  A  défaut  de 
la  science  que  l'on  puise  dans  les  livres,  Louis  XIV 
avait  eu  les  leçons  de  choses  de  la  Fronde  :  les 
émeutes  et  les  barricades,  les  discours  véhéments  du 
Parlement  à  sa  mère,  les  fuites  humiliantes  avec  la 
Cour,  les  temps  de  misère  où  ses  domestiques 
n'avaient  pas  à  dîner  et  où  lui-même  couchait  dans 
des  draps  percés  et  portait  des  habits  trop  courts,  les 


72  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

batailles  où  ses  sujets  tiraient  sur  lui,  les  trahisons 
de  ses  proches  et  de  sa  noblesse  et  leurs  marchan- 
dages honteux.  Rien  de  tout  cela  n'avait  été  perdu 
pour  le  jeune  roi.  L'ordre  rétabli  à  la  surface,  il  sut 
voir  combien  la  situation  demeurait  troublée  dans 
le  fond,  combien  précaire,  et  il  jugea  prudent  de 
différer  ce  qu'il  «  souhaitait  et...  craignait  tout 
ensemble  »,  disent  nettement  ses  Mémoires. 

Il  y  discute  si  ce  fut  une  faute.  «  Il  faut,  dit-il,  se 
représenter  l'état  des  choses  :  des  agitations  par  tout 
le  royaume  avant  et  après  ma  majorité;  une  guerre 
étrangère  où  ces  troubles  domestiques  avaient  fait 
perdre  à  la  France  mille  avantages  ;  un  prince  de 
mon  sang  et  un  très  grand  nom  à  la  tête  de  mes 
ennemis;  beaucoup  de  cabales  dans  l'État;  les  Par- 
lements encore  en  possession  et  en  goût  d'une  auto- 
rité usurpée  ;  dans  ma  Cour,  très  peu  de  fidélité  sans 
intérêt,  et  par  là  mes  sujets  en  apparence  les  plus 
soumis,  autant  à  charge  et  à  redouter  pour  moi  que 
les  plus  rebelles.  «  Était-ce  le  moment  d'exposer  le 
pays  à  de  nouvelles  secousses?  Louis  XI'V  était  resté 
convaincu  '  du  contraire,  tout  en  avouant  qu'il  trou- 
vait dès  lors  bien  à  reprendre  aux  façons  de  faire  de 
Mazarin,  «  un  ministre,  poursuivait-il,  rétabli  malgré 
tant  de  factions,  très  habile,  très  adroit,  qui  m'aimait 
et  que  j'aimais,  qui  m'avait  rendu  de  grands  ser- 
vices, mais  dont  les  pensées  et  les  manières  étaient 
naturellement  très  différentes  des  miennes,  que  je 

1.  M.  Dreyss  place  la  rédaction  de  cette  partie  des  Mémoires 
vers  1670. 


l'éducation  de  louis  XIV.  73 

ne  pouvais  toutefois  contredire  ni  discréditer  sans 
exciter  peut-être  de  nouveau  contre  lui,  par  celte 
image  quoique  fausse  de  disgrâce,  les  mêmes  orages 
qu'on  avait  eu  tant  de  peine  à  calmer  )>. 

Le  roi  avait  aussi  à  tenir  compte  de  son  extrême 
jeunesse  et  de  son  ignorance  des  affaires.  Il  raconte 
à  ce  propos  son  ardent  désir  de  gloire,  sa  peur  de 
mal  débuter,  car  on  ne  s'en  relève  pas,  son  attention 
à  suivre  les  événements,  «  en  secret  et  sans  confi- 
dent »,  sa  joie  quand  il  découvrait  que  «  les  gens 
habiles  et  consommés  »,  partageaient  sa  façon  de 
voir.  Tout  considéré,  n'y  avait-il  pas  de  quoi  être 
«  pressé  et  retardé  presque  également  »  dans  son 
dessein  de  prendre  «  la  conduite  de  son  État  »? 

Cette  page  curieuse  n'a  d'autre  défaut  que  d'avoir 
été  dictée  par  un  homme  fait,  dans  l'esprit  duquel 
les  choses  ont  pris  une  netteté  qu'elles  n'avaient  pas 
chez  l'adolescent,  et  qui  croit  se  rappeler  des  volontés 
là  où  il  n'y  avait  eu  que  des  velléités.  Louis  XIV 
serait  impardonnable  si  l'on  n'en  rabattait  de  ses 
Mémoires.  Pourquoi,  s'il  y  voyait  si  clair,  avoir 
rechigné  à  toute  espèce  de  travail?  A  seize  ans, 
Mazarin  lui  avait  fixé  des  jours  pour  assister  au 
Conseil.  Le  roi  s'y  ennuyait.  Il  s'en  allait,  et  on  le 
retrouvait  causant  du  prochain  ballet  ou  jouant  de 
la  guitare  avec  ses  familiers.  Mazarin  dut  gronder 
pour  le  faire  rester  au  Conseil.  A  force  de  bague- 
nauder, il  n'aimait  plus  que  cela,  et  il  y  eut  de  la 
paresse  dans  sa  résolution  de  laisser  faire  son 
ministre. 


74  LOUIS   XÎV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

La  Cour  avait  son  opinion  faite;  elle  tenait  le 
jeune  roi  pour  incapable  d'application.  On  avait 
aussi  décidé  qu'il  manquait  d'esprit,  et  en  cela  l'on 
ne  s'était  pas  trompé.  Lui-même  ne  se  faisait  aucune 
illusion  et  disait  avec  simplicité  :  «  Je  n'ai  pas 
d'esprit  ».  La  jeunesse  libertine  qui  l'entourait,  et 
que  gênait  son  air  grave,  ne  cachait  pas  qu'elle  le 
trouvait  ennuyeux,  comme  devait  le  faire  Mme  de 
Maintenon  un  demi-siècle  plus  tard.  Les  Guiche  et 
les  Vardes  le  croyaient  voué  à  l'insignifiance,  et  ils 
ne  s'en  affligeaient  que  médiocrement. 

La  ville  était  moins  convaincue  de  sa  nullité, 
peut-être  parce  qu'elle  en  aurait  pris  moins  aisément 
son  parti.  Paris  commençait  à  avoir  la  terreur  des 
princes  auxquels,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre, 
il  faut  des  premiers  ministres,  et  la  bourgeoisie 
parisienne  était  à  l'afCût  de  toute  preuve  d'intelli 
gence  chez  son  jeune  monarque.  «  On  dit  que 
l'esprit  du  roi  s'éveille,  écrivait  Guy  Patin  en  1654; 
Dieu  le  veuille.  »  Cette  première  lueur  n'ayant  pas 
eu  de  suites  apparentes,  Paris  admira,  en  attendant 
mieux,  la  bonne  mine  du  souverain.  «  J'ai  vu  aujour- 
d'hui le  roi  qui  s'en  allait  à  la  chasse,  écrivait  encore 
Guy  Patin  quatre  ans  plus  tard.  C'est  un  beau 
prince,  fort  et  robuste;  il  est  grand  et  a  bonne 
grâce;  c'est  dommage  qu'il  ne  sait  pas  son 
métier'.  »  On  vantait  aussi  son  air  sérieux,  son 
éloignement    pour  la    débauche    sous    toutes    ses 

1.  Lellrcs  du  9  juin  1054  et  du  9  avril  1658. 


MADEMOISELLE  AU   LUXEMBOURG.  75 

formes,  et  la  modestie  qui  lui  faisait  répondre  bra- 
vement, devant  toute  la  Cour,  à  une  question  sur  la 
pièce  nouvelle  :  «  Je  ne  juge  jamais  de  ce  que  je  ne 
sais  pas  *  ».  Ce  n'était  pas  la  réponse  d'un  sot. 

En  somme,  comme  il  était  très  froid,  très  dissi- 
mulé, qu'il  parlait  peu,  par  calcul  autant  que  par 
goût,  et  presque  uniquement  de  bagatelles,  cet 
adolescent  sur  qui  toute  la  France  avait  les  yeux 
fixés  restait  un  inconnu  pour  ses  sujets. 


III 


Le  18  septembre  1657,  deux  étrangers  qui  traver- 
saient le  Pont-Neuf  se  trouvèrent  pris  dans  une 
bousculade.  La  foule  se  précipitait  avec  des  cris  de 
joie  vers  un  carrosse  dont  elle  avait  reconnu  la 
livrée.  C'était  la  Grande  Mademoiselle,  retour  d'exil, 
qui  venait  prendre  possession  du  Luxembourg,  où 
son  père  lui  donnait  un  logement,  sentant  bien  qu'il 
n'y  reviendrait  jamais.  Les  deux  étrangers  notèrent 
dans  leur  Journal  de  Voyage  -  que  les  Parisiens  por- 
taient une  «  affection  particulière  »  à  cette  prin- 
cesse, parce  qu'elle  s'était  conduite  en  «  vraie 
amazone  »  pendant  la  guerre  civile.  On  les  avait 
bien  renseignés.  Mademoiselle  était  restée  populaire 

1.  Segraisiana.  Louis  XIV  avait  dix-sept  ans  lorsqu'il  fit  cette 
réponse. 

2.  Journal  du  voyage  de  deux  jeunes  Hollandais  à  Pa?-7"s  (J656- 
1658). 


76  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE  MADEMOISELLE. 

à  Paris,  où  Ton  se  souvenait  toujours  de  ses 
exploits  pendant  la  Fronde  et  de  sa  belle  tournure 
à  la  tête  de  son  régiment. 

Elle  ne  fit  guère  que  passer,  ayant  des  affaires  à 
régler  en  province.  A  son  retour  définitif,  le  31  dé- 
cembre, la  Cour  et  la  ville  s'écrasèrent  chez  elle.  Le 
Luxembourg  fut  plusieurs  jours  sans  désemplir, 
après  quoi,  quand  le  monde  eut  constaté  que  Made- 
moiselle «  n'avait  plus  sur  le  visage  la  fraîcheur  des 
roses  nouvellement  épanouies  '  »,  sa  curiosité  fut 
satisfaite  et  il  s'occupa  d'autre  chose.  Elle-même 
avait  fort  à  faire.  L'idée  d'épouser  le  petit  Monsieur 
ne  la  quittait  plus  depuis  Sedan.  On  lui  assurait 
qu'il  en  mourait  d'envie,  et  Mademoiselle  répondait 
naïvement  qu'elle  s'en  apercevait  bien  :  «  Cela  ne 
me  déplaisait  pas,  ajoute  t-elle.  Un  jeune  prince, 
beau,  bien  fait,  frère  du  roi,  me  paraissait  un  bon 
parti  pour  moi  ».  Dans  l'attente  de  leurs  fiançailles, 
elle  ferma  l'heureuse  parenthèse  de  Saint-Fargeau 
où  elle  avait  aimé  le  travail  et  l'intelligence,  pour  se 
faire  la  camarade  d'un  enfant  uniquement  adonné 
aux  plaisirs  de  son  âge,  et  passa  l'hiver  à  danser,  à 
se  déguiser,  à  courir  les  promenades  et  les  baraques 
de  la  foire  Saint-Germain  2.  Le  public  remarquait 
que  le  petit  Monsieur  paraissait  «  peu  gai  »  avec  sa 
grande  cousine,  qu'il  «  ne  se  peinait  guère  à  l'en- 


1.  Mémoirex  de  Mme  de  Molteville. 

2.  La  foire  Saint-Germain  se  tenait  entre  Saint-Sulpice  et 
Saint-Germain-des-Prés,  depuis  le  3  février  jusqu'à  la  veille  des 
Rameaux.  La  Cour  s'y  pressait  et  y  coudoyait  la  populace. 


MADEMOISELLE   AU   LUXEMBOURG.  77 

tretenir  *  »,  et  qu'il  lui  aurait  préféré  d'autres  com- 
pagnes, mieux  assorties  à  ses  dix-sept  ans.  Made- 
moiselle ne  s'apercevait  de  rien. 

Philippe,  duc  d'Anjou,  avait  une  figure  de  bellâtre 
sur  un  petit  corps  rondelet.  Il  ne  manquait  pas 
d'esprit,  n'avait  aucune  méchanceté,  et  aurait  pu 
faire  un  gentil  prince  sans  la  raison  d'État,  qui  était 
en  train  de  le  réduire  à  la  condition  de  fantoche.  Sa 
mère  et  Mazarin  l'avaient  élevé  en  fille,  de  peur  qu'il 
ne  causât  plus  tard  des  ennuis  à  son  aîné,  et  cette 
éducation  n'avait  que  trop  bien  réussi.  A  force  de 
l'envoyer  jouer  avec  le  futur  abbé  de  Choisy,  qui 
mettait  une  robe  et  des  mouches  pour  le  recevoir  ;  à 
force  de  lui  faire  habiller  et  coiffer  les  filles  d'hon- 
neur de  la  reine,  de  l'habiller  lui-môme  en  jupes  et 
de  l'occuper  de  chiffons,  on  en  avait  fait  un  être 
ambigu,  une  espèce  de  fille  manquée  et  n'ayant  que 
les  défauts  de  son  sexe.  Monsieur  avait  tous  les 
jours  un  habit  neuf  et  tremblait  de  s'abîmer  le  teint, 
de  se  décoiffer,  ou  d'être  vu  de  profil  s'il  se  croyait 
mieux  de  face.  Paris  n'avait  pas  de  plus  grande 
commère;  il  bavardait,  il  tracassait,  brouillait  les 
gens  en  répétant  tout,  et  cela  l'amusait.  Mademoi- 
selle se  faisait  un  devoir  de  lui  «  prêcher  »  les 
«  grandes  actions  »,  mais  elle  perdait  son  temps  :  il 
était  la  mollesse  et  la  faiblesse  même.  Les  deux 
cousins  étaient  mal  assortis  de  toutes  les  façons. 
Lorsqu'ils  entraient  ensemble  dans  un  salon,  Mon- 

1.  Journal...  de  deux  jeunes  Hollandais. 


78  LOUIS   XIV   ET  LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

sieur,  court  et  replet,  paré  comme  une  châsse, 
cousu  de  pierreries  depuis  la  tête  jusqu'aux  pieds, 
Mademoiselle,  un  peu  mousquetaire  de  taille  et 
d'allure  et  négligée  dans  ses  ajustements,  c'était  un 
couple  singulier.  Ceux  qui  ne  les  connaissaient  pas 
ouvraient  de  grands  yeux,  et  il  s'en  rencontrait  tou- 
jours, en  hiver  du  moins,  car  la  société  était  alors 
des  plus  mêlées,  même  chez  les  grands. 

Depuis  le  jour  des  Rois  jusqu'au  mercredi  des 
Cendres,  les  Parisiens  n'avaient  pas  de  plus  grand 
plaisir  que  de  se  promener  la  nuit  en  masque  et 
d'entrer,  sans  être  invités,  dans  les  maisons  où  se 
donnait  une  fête.  Louis  XIV  se  mettait  volontiers  de 
la  partie;  un  soir  de  mardi-gras,  qu'il  courait  ainsi 
les  rues  avec  Mademoiselle,  ils  rencontrèrent  Mon- 
sieur «  habillé  en  fille,  avec  des  cheveux  blonds  *  ». 
Les  hôteliers  envoyaient  les  étrangers  profiter  de 
l'aubaine;  un  jeune  Hollandais  racontait  qu'il  était 
allé  la  même  nuit,  «  avec  ceux  de  son  hauberge  »,  à 
cinq  grands  bals,  le  premier  chez  Mme  de  Villeroy, 
le  dernier  chez  la  duchesse  de  Valentinois,  et  qu'il 
avait  vu  dans  chaque  «  plus  de  deux  cents 
masques  '•'  ».  La  foule  n'admettait  pas  qu'on  lui 
refusût  l'entrée,  nulle  part  et  sous  aucun  prétexte. 
Le  même  Hollandais  rapporte  avec  une  pointe 
d'aigreur  qu'un  autre  soir,  il  lui  avait  été  impossible 
de  pénétrer  chez  le  maréchal  de  l'Hôpital,  parce  que, 


1.  Mémoires  de  Mademoiselle. 

2.  Journal...  de  (leur  Jeunes  Hollandais. 


MADEMOISELLE   AU   LUXEMBOURG.  79 

le  roi  s'y  trouvant,  on  avait  pris  des  mesures  afin 
d'éviter  la  cohue.  L'usage  obligeait  à  subir  chez  soi 
les  sociétés  les  moins  choisies.  A  une  grande  fête 
chez  le  duc  de  Lesdiguières,  qui  l'offrait  en  son 
cœur,  disait  la  chronique,  à  Mme  de  Sévigné,  «  le 
roi  était  à  peine  sorti,  qu'on  commença  à  jouer  des 
mains  et  à  piller  tout,  jusque-là  que  l'on  assure  qu'il 
fallut  remettre  quatre  ou  cinq  fois  de  la  bougie  aux 
lustres,  et  qu'il  en  coûta  pour  ce  seul  article  plus  de 
cent  pistoles  à  M.  de  Lesdiguières  *  ». 

Ces  moeurs  démocratiques  avaient  l'encourage- 
ment du  roi,  qui  laissait  aussi  sa  porte  ouverte  les 
soirs  où  il  dansait  son  ballet.  Il  faisait  mieux  encore. 
Il  allait  officiellement  souper  chez  «  le  sieur  de  la 
Bazinière  »,  ancien  laquais  devenu  financier  et  mil- 
lionnaire et  ayant  la  tournure,  les  manières  et  les 
cascades  de  rubans  du  marquis  de  Mascarille.  Il 
veillait  à  ce  que  Mademoiselle  invitât  au  Luxem- 
bourg Mme  de  l'Hôpital,  ancienne  lingère  épousée 
deux  fois  pour  ses  beaux  yeux,  la  première  fois  par 
un  partisan,  la  seconde  par  un  maréchal  de  France. 
Ces  leçons  n'étaient  pas  perdues  pour  la  noblesse. 
Les  mésalliances  ne  s'y  comptaient  plus,  les  plus 
basses,  les  plus  honteuses,  pourvu  que  la  dot  fût 
belle.  Un  duc  et  pair  avait  épousé  la  fille  d'un  ancien 
charr  tier.  Le  maréchal  d'EsLrées  était  gendre  d'un 
partisan  connu  sous  le  nom  de  Morin  le  Juif.  On  en 
pourrait  citer  bien  d'autres,  car  le  mouvement  se 

1.  Journal...  de  deux  jeunes  Hollandais. 


80  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

précipitait  d'année  en  année.  En  1663,  le  roi  étant 
allé  au  Parlement  *  faire  vérifier  un  édit,  un  groupe 
d'hommes,  parmi  lesquels  Olivier  d'Ormesson,  regar- 
dait la  tribune  des  dames  de  la  Cour.  Quelqu'un 
s'avisa  de  compter  combien  d'entre  elles  étaient  filles 
de  parvenus  de  la  finance  :  il  s'en  trouva  trois  sur 
six.  Deux  autres  étaient  des  nièces  de  Mazarin, 
mariées  à  des  nobles  français^.  La  seule  qui  fût  de 
bonne  maison  était  Mlle  d'Alençon,  demi-sœur  de 
la  Grande  Mademoiselle.  On  ne  se  serait  pas  attendu 
à  ces  chiffres,  même  en  faisant  la  part  du  hasard; 
mais  le  roi  approuvait  et  la  noblesse  était  ruinée  : 
chacun  se  raccrochait  où  il  pouvait. 

Le  courant  général  était  favorable  à  cette  confu- 
sion des  rangs.  Depuis  la  rentrée  triomphale  de 
Mazarin,  en  1653,  jusqu'à  sa  mort  en  1661,  il  y  eut 
à  la  Cour  une  sorte  de  laisser  aller  universel,  qui 
surprenait  les  anciens  Frondeurs  à  leur  retour  d'exil. 
Le  jeune  monarque  provoquait  lui-même  aux  fami- 
liarités, aux  manquements  à  l'étiquette.  Ce  change- 
ment était  l'œuvre  des  nièces  du  cardinal,  qui  y 
trouvaient  leur  compte,  puisque  Marie,  la  troisième 
des  Mancini,  allait  bientôt  toucher  la  couronne  du 
bout  du  doigt.  Mademoiselle  eut  de  la  peine  à  s'ha- 
bituer aux  nouvelles  manières  vis-à-vis  du  roi.  «  Pour 
moi,  dit-elle,  qui  ai  été  nourrie  dans  un  grand  res- 
pect, cela  m'étonnait,    et  j'ai    été  longtemps  sans 

1.  Le  29  avril. 

2.  Au  duc  de  Bouillon,  et  au  fils  du  marociial  duc  de  La  Meil- 
leraye,  qui  prit  le  litre  de  duc  de  Mazarin. 


LES   MtEURS.  81 

m'accoulumer  à  en  user  ainsi.  Mais  quand  j'ai  vu 
que  les  autres  le  faisaient,  et  que  la  reine  m'eût  dit 
un  jour  que  le  roi  n'aimait  point  les  cérémonies... 
lors  je  le  fis  ;  car  sans  cela,  les  fautes  des  autres  ne 
m'en  auraient  pas  fait  commettre.  »  Le  Louis  XIV 
pompeux  des  portraits  à  grandes  perruques  n'exis- 
tait pas  encore,  et  le  Louvre  de  1638  ne  ressemblait 
i^uère  au  Versailles  fastueux  et  formaliste  que 
Saint-Simon  a  connu  ^ 

Le  laisser  aller  s'étendait  aux  mœurs.  Nombre  de 
femmes  de  qualité  se  conduisaient  mal,  quelques- 
unes  prêtaient  au  soupçon  de  vénalité,  et  ni  l'un  ni 
l'autre  n'était  une  nouA^eauté;  mais  le  vice  s'enca- 
naillait, et  c'est  de  quoi  les  personnes  fières,  comme 
Mademoiselle,  ne  pouvaient  prendre  leur  parti. 
Ouand  on  venait  lui  conter  que  la  duchesse  de 
CJiâtillon,  fille  de  Montmorency-Boutteville,  rece- 
vait de  l'argent  de  l'abbé  Foucquet  ^  et  en  essuyait  des 
scènes  de  laquais,  jusqu'à  lui  casser  un  jour  ses 
miroirs  à  coups  de  pied,  elle  était  révoltée.  «  C'est 
une  étrange  chose,  écrivait-elle,  que  la  différence 
des  temps  !  Qui  aurait  dit  à  l'amiral  de  Coligny  : 
«  La  femme  de  votre  petits-fils  sera  maltraitée  par 
<(  l'abbé  Foucquet  »,  il  ne  l'aurait  pas  cru,  et  il  n'était 
nulle  mention  de  ce  nom-là  de  son  temps.  »  Dans 
l'esprit    de   Mademoiselle,    qui    en    avait   vu   tant 

1.  Il  ne  faut  jamais  oublier  que  Saint-Simon  a  été  présenté  à 
la  Cour  en  1602.  Louis  XIV  avait  alors  cinquante-quatre  ans,  et 
il  y  en  avait  quarante-neuf  qu'il  était  sur  le  trône.  Saint-Simon 
n'a  connu  que  la  vieillesse  du  règne. 

2.  Frère  du  surinleudaut  des  Finances. 


82  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

d'autres,  c'était  surtout  la  basse  naissance  de 
l'abbé  qui  aurait  affecté  l'amiral  :  «  Quoi  que  l'on 
puisse  dire,  ajoutait-elle,  je  ne  saurai  jamais  croire 
que  les  personnes  de  qualité  s'abandonnent  au  point 
que  les  médisants  le  disent.  Car  quand  on  n'aurait 
pas  son  salut  en  vue,  l'honneur  du  monde  est,  à  ma 
fantaisie,  une  si  belle  chose,  que  je  ne  comprends 
pas  comme  on  peut  le  mépriser.  «  Mademoiselle  ne 
transigeait  pas  sur  le  respect  dû  à  la  hiérarchie  du 
rang;  pour  le  reste,  elle  s'en  tenait  à  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  la  morale  des  honnêtes  gens,  qui 
a  toujours  autorisé  de  grandes  indulgences. 

Elle  savait  cependant  toute  la  différence  de  cette 
morale-là  d'avec  la  morale  chrétienne.  Les  Provin- 
ciales (1656)  venaient  de  faire  comprendre  aux  plus 
étourdis  qu'il  fallait  choisir  entre  les  deux.  Mademoi- 
selle était  allée,  sous  leur  influence,  visiter  le  Port- 
Royal-des-Champs ',  et  en  était  revenue  entière- 
ment gagnée  à  ces  «  gens  admirables  »  qui  vivaient 
comme  des  saints,  et  qui  parlaient  et  écrivaient 
«  avec  la  plus  belle  éloquence  »,  tandis  que  les 
Jésuites  auraient  mieux  fait  de  se  taire,  n'ayant  rien 
de  bon  à  dire  et  le  disant  mal  :  «  Car  assurément  il 
n'y  eut  jamais  moins  de  prédicateurs  qu'ils  en  ont 
parmi  eux,  ni  moins  de  bonnes  plumes,  et  il  y  paraît 
par  leurs  lettres.  C'est  pourquoi,  par  toutes  sortes 
de  raisons,  ils  eussent  mieux  fait  de  n'écrire  pas  ». 
La  voyant  si  chaude  pour  les  siens,  l'un  des  mes- 

1.  Dans  l'été  de  10.'57. 


LES   MCEURS.  83 

sieurs  de  Port-Royal,  Arnauld  d'Andilly,  lui  avait 
dit  comme  elle  repartait  :  «  Vous  vous  en  allez  à  la 
Cour;  vous  pourrez  rendre  compte  à  la  reine  de  ce 
que  vous  avez  vu.  —  Je  l'assurai  que  je  le  ferais  très 
volontiers.  »  De  l'humeur  dont  nous  la  connaissons, 
nul  doute  qu'elle  n'ait  tenu  parole;  mais  ce  fut  tout. 
L'honnête  Mademoiselle,  incapable  pour  son  compte 
d'une  chose  vilaine  ou  basse,  ne  songea  pas  une 
seconde  à  faire  intervenir  l'austère  morale  jansé- 
niste, mal  appropriée  aux  besoins  de  la  vie  de  Cour, 
dans  ses  jugements  sur  autrui  et  le  choix  de  ses 
amitiés.  Elle  blâma  la  duchesse  de  Châtillon  pour 
des  raisons  où  la  vertu  proprement  dite  n'avait  rien 
à  voir;  nous  la  verrons  bientôt  accueillir  Mme  de 
Montespan,  parce  que  la  morale  des  honnêtes 
gens  n'avait  rien  à  redire  aux  maîtresses  de  rois. 
Mme  de  Sévigné  pensait  comme  Mademoiselle,  et 
elles  n'étaient  pas  les  seules.  C'était  pour  les  Jésuites 
une  façon  de  revanche. 

Le  goût  devenait  aussi  médiocre  que  les  senti- 
ments. Celui  du  roi  n'était  pas  formé,  et  le  ballet 
faisait  tort  sur  son  théâtre  du  Louvre  au  plaisir 
noble  de  la  tragédie,  laquelle,  du  reste,  n'était  plus 
la  tragédie.  Corneille  avait  renoncé  une  première 
fois  à  écrire  en  1632,  après  ia  chute  de  son  Pertha- 
rite.  L'année  suivante,  Quinault  débutait,  et  plai- 
sait. Il  enseignait  dans  des  tragi-comédies  fleuries 
et  tendres  que  «  l'amour  rend  tout  permis  »,  ainsi 
que  l'avait  dit  Honoré  d'Urfé  dans  YAstrée  un  demi- 
siècle  auparavant,  et  il  renouait  sans  effort,  après  la 


8i  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

parenthèse  cornélienne,  le  fil  d'une  doctrine  qui 
devait  se  transmettre  sans  autre  interruption  jus- 
qu'à nos  jours.  L'amour  justifie  tout,  car  le  droit 
à  la  passion  est  sacré,  et  rien  ne  subsiste  devait 
lui  : 

Dans  l'empire  amoureux, 

Le  devoir  n'a  point  de  puissance.... 

L'éclat  de  deux  beaux  yeux  adoucit  bien  un  crime  : 
Au  regard  des  amants  tout  paraît  légitime  *. 

L'idée  qu'expriment  ces  vers  se  retrouve  tout  du 
long  de  l'œuvre  de  Ouinault.  Il  l'a  redite,  avec  la 
même  douceur  langoureuse  et  insinuante,  pendant 
plus  de  trente  ans,  et  personne,  dans  les  commen- 
cements, ne  lui  disputait  sérieusement  l'attention  du 
public.  A  l'apparition  de  sa  première  pièce,  en  1653, 
Racine  avait  quatorze  ans.  Molière  n'est  revenu  à 
Paris  qu'en  1658.  Corneille,  à  la  vérité,  préparait  sa 
rentrée  au  théâtre;  mais  il  se  trouva,  lorsqu'on  joua 
ses  dernières  tragédies,  qu'il  avait  cru  bien  faire 
d'étudier  Quinault,  et  que  cela  n'avait  pas  toujours 
été  en  pure  perte.  C'est  une  preuve  décisive  de 
l'écho  que  trouvait  dans  les  âmes  l'immoralité  «  rou- 
coulante *  »  du  nouveau  venu. 

Ainsi  la  Cour  de  France  se  rendait  peu  intéres- 
sante en  tout.  L'éclat  jeté  par  la  Fronde  sur  les 
chercheurs  et  les  chercheuses  de  grandes  aventures 
n'avait  pas  été  remplacé.  Les  plaisirs,  qui  faisaient 

1.  Vers  à\ilijs,  opéra  joué  en  1G76,  et  à'Aslrate,  tragédie 
de  16G3. 

2.  Le  mol  est  de  M.  Jules  Lemaîlre. 


LES   MœURS.  «5 

à  présent  toute  la  vie,  n'étaient  pas  toujours  raf- 
finés, on  l'a  vu  plus  haut,  et  ils  n'étaient  pas  davan- 
tage intelligents.  La  troupe  hardie  des  Mazarines 
donnait  le  ton  au  Louvre,  et  ce  ton  manquait  de 
délicatesse.  La  reine  Anne  d'Autriche  en  gémissait 
dans  l'intimité,  mais  elle  lâchait  la  bride;  sauf 
d'épouser  son  fds,  elle  n'avait  rien  à  refuser  aux 
nièces  du  cardinal  Mazarin. 


IV 


Parce  que  la  Cour,  presque  tout  entière,  était 
oisive  et  frivole,  il  ne  faudrait  pas  se  hâter  de 
penser  du  mal  de  la  France  d'alors.  Il  ne  faut  jamais 
se  hâter  de  penser  du  mal  de  la  France.  La  Cour 
n'était  pas  tout  le  pays  ;  il  y  avait  place  à  côté  d'elle 
pour  d'autres  idées  et  d'autres  sentiments.  C'est 
dans  ces  années  de  1650  à  1636,  qui  nous  appa- 
raissent d'abord  comme  un  désert  moral,  que  la 
charité  privée  fit  chez  nous  l'un  de  ses  plus  grands 
efforts,  les  plus  à  l'honneur  de  tous  ceux  qui  s'en 
mêlèrent.  J'ai  signalé  ailleurs  *  la  misère  effroyable 
du  pays  pendant  la  Fronde.  Il  fallait  soulager  cette 


1.  Voir  la  Jeunesse  de  la  Grande  Mademoiselle,  passim.  Pour 
ce  chapitre,  Cf.  la  Misère  au  temps  de  la  Froride  et  saint  Vin- 
cent de  Paul,  par  Fcillet;  la  Cabale  des  dévots,  par  Raoul  Allier; 
Sainl  Vincent  de  Paul,  par  Emmanuel  de  Broglie;  Saint  Vin- 
cent de  Paul  et  les  Gondi,  par  Ghantelauze  ;  (Po^'^-jRoyaZ,  par 
Sainte-Beuve. 


86  LOUIS   XIV   ET   LA   GKANDE   MADEMOISELLE. 

détresse,  qui  changeait  en  solitudes  un  lambeau 
après  Fautre  de  notre  territoire,  et  il  ne  se  trouvait 
personne  pour  le  faire  parmi  les  gens  en  possession 
de  l'autorité.  Les  ressources  et  la  bonne  volonté 
leur  manquaient  également  :  il  n'y  avait  aucune 
aide  à  attendre  de  la  royauté  impuissante  et,  il  faut 
bien  le  dire,  à  peu  près  indifférente. 

On  a  peine  aujourd'hui  à  se  représenter  l'état  où 
le  simple  passage  d'une  armée,  appartenant  à  un 
peuple  civilisé,  pouvait  mettre  il  y  a  deux  ou  trois 
cents  ans  une  terre  française  ou  allemande.  L'idée 
de  restreindre  les  souffrances  de  la  guerre  à  l'inévi- 
table est  nouvelle.  Au  xvii^  siècle,  on  travaillait  au 
contraire  à  les  accroître.  La  plupart  des  chefs  appor- 
taient un  soin  sauvage  à  exciter  la  manie  de  des- 
truction qui  s'émeut  si  facilement  chez  le  soldat  en 
campagne.  Vers  la  fin  de  la  Fronde,  des  troupes 
appartenant  à  Condé,  alors  au  service  de  l'Espagne, 
occupèrent  son  ancien  gouvernement  de  Bour- 
gogne. Si  province  en  France  pouvait  espérer  d'être 
ménagée  par  M.  le  Prince,  c'était  celle-là  :  son  père 
l'avait  eue  avant  lui,  et  elle  était  pleine  de  leurs 
amis.  Tant  de  liens  furent  inutiles.  Le  23  mars  16rj2, 
les  États  de  Bourgogne  écrivaient  à  M.  de  Bielle, 
leur  «  député  en  Cour  »  :  «  Les  ennemis  ayant  brfdé 
entièrement  quatorze  villages  {suioaient  les  iioms), 
outre  d'autres  qu'ils  ont  brûlés  depuis,  ces  boute- 
feux  étant  encore  en  campagne  et  continuant  ces 
horribles  dégâts,  le  tout  ainsi  qu'il  a  été  mandé  par 
ordre  exprès  de  Mgr  le  Prince,  que  le  commandant 


LA   MISÈRE  APRÈS   LA   GUERRE.  87 

(de  la  ville)  de  Seurre  a  reçu,  de  brûler  toute  la 
province  s'il  lui  était  possible.  Ledit  sieur  de  Bielle 
peut  juger  par  ces  incendies,  auxquels  on  n'apporte 
aucun  empêchement,  en  quel  état  sera  la  province 
dans  peu.  » 

Le  soldat  ne  s'inquiétait  guère  que  la  région  sac- 
cagée fût  en  deçà  ou  au  delà  de  la  frontière;  il  en 
faisait  à  peine  la  différence.  Quelques  semaines 
après  les  incendies  de  la  Bourgogne,  deux  armées 
torturèrent  la  Brie.  L'une  était  au  roi,  l'autre  au 
duc  de  Lorraine,  et  il  n'y  eut  qu'une  nuance  de 
cruauté  en  moins  chez  nos  troupes.  Quand  ils 
furent  tous  passés,  les  campagnes  étaient  semées 
de  charniers,  et  il  y  a  charnier  et  charnier.  Celui  de 
Rampillon  S  particulièrement  atroce,  doit  être  mis 
au  compte  des  Lorrains  :  «  A  chaque  pas  on  ren- 
contrait des  gens  mutilés,  des  membres  épars;  des 
femmes  coupées  par  quartiers  après  avoir  été  vio- 
lées ;  des  hommes  expirants  sous  les  ruines  des  mai- 
sons incendiées,  d'autres...  percés  avec  des  broches 
ou  des  pieux  aigus  ^.  »  Personne  ne  s'inquiétait 
ensuite  de  supprimer  ces  foyers  d'infection. 

On  serait  en  peine  de  dire  si  cette  façon  de  faire 
la  guerre  était  plus  féroce  et  plus  stupide.  Quelques 
chefs  de  corps,  précurseurs  de  l'idée  d'humanité, 
protestaient  timidement,  au  nom  de  l'intérêt  bien 
entendu,  contre  un  système  qui  donnait  aux  armées 
pour  compagnes  inséparables  la  peste,  la  famine 

1.  Village  de  l'arrondissement  de  Provins. 

2.  Feillet,  La  Misère  au  temps  de  la  Fronde. 


88  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

et  la  haine  universelle.  On  possède  une  lettre 
signée  de  quatre  d'entre  eux,  Fabert  en  tête,  et 
adressée  à  Mazarin,  pour  le  supplier  d'arrêter  les 
ravages  d'un  étranger  au  service  de  France,  M.  de 
Rosen.  Mazarin  n'eut  garde  d'en  tenir  compte  :  il 
aurait  fallu  commencer  par  payer  Rosen  et  ses 
soldats. 

Quant  à  sauver  les  survivants,  laissés  sans  pain, 
bestiaux  ni  semences,  sans  toit  et  sans  instruments 
de  travail,  si  Ton  cherche  à  qui  en  incombait  le 
devoir  dans  l'opinion  des  contemporains,  on  ne 
trouve  nulle  part  que  l'État  se  crût  tenu  de  réparer 
les  désastres  publics,  pas  plus  que  de  protéger  les 
classes  pauvres.  L'idée  du  devoir  social  n'était  pas 
née,  ni  près  de  naître.  L'assistance  publique  était 
dans  l'enfance,  et  ce  qui  en  tenait  lieu  avait  été 
désorganisé,  comme  tout  le  reste,  par  le  désordre 
général;  chaque  ville  secourait  ou  non  ses  men- 
diants, selon  ses  ressources  et  les  circonstances.  En 
revanche,  l'idée  du  devoir  chrétien  de  la  charité 
avait  repris  une  grande  force  dans  quelques  milieux, 
sous  l'influence  combinée  du  jansénisme,  qui  exi- 
geait des  siens  une  foi  agissante;  d'une  société 
secrète  catholique  dont  l'existence  est  l'une  des 
découvertes  historiques  les  plus  curieuses  de  ces 
dernières  années*;  et  d'un  pauvre  saint  dont  l'air 
paysan  et  la  soutane  rapiécée  faisaient  rire  lorsqu'il 
se  présentait  chez  la  reine.  On  a  reconnu  Vincent 

1.  Voir  le  volume  de  Raoul  Allier  :  la  Cabale  dea  dévots. 


LA    CHARITÉ.    VINCENT   DE   PAUL.  89 

de  Paul.  Le  commerce  des  grands  n'avait  pu  le 
changer.  On  disait  de  lui,  après  des  années  de  fré- 
quentation à  la  Cour  :  «  M.  Vincent  est  toujours 
M.  Vincent  »,  et  cela  était  vrai;  ces  hommes-là  ne 
changent  jamais,  heureusement  pour  le  monde.  Il 
devint  la  cheville  ouvrière  de  l'œuvre  du  relèvement 
des  provinces  ruinées. 

Même  après  les  derniers  travaux,  on  ne  saurait 
fixer  la  part  de  chacun  dans  cette  entreprise  colos- 
sale. La  société  secrète  à  laquelle  il  a  été  fait  allusion 
avait  été  fondée  en  1627,  par  le  duc  de  Ventadour, 
dans  une  pensée  mystique  qui  la  conduisit,  ainsi 
qu'il  arrive  souvent,  à  des  œuvres  essentiellement 
pratiques.  Elle  s'était  donné  le  nom  de  Compagnie 
du  Saint-Sacrement,  et,  sans  doute,  son  but  suprême 
était  de  «  faire  honorer  partout  le  Saint-Sacrement  ». 
Justement  à  cause  de  cela,  la  société  cherchait  à 
«  procurer  »  autour  d'elle  «  tout  le  bien  »  en  son 
pouvoir,  car  rien  n'est  plus  profitable  à  la  religion 
que  les  secours,  tant  matériels  que  spirituels  ou 
moraux,  distribués  sous  son  inspiration  et,  pour 
ainsi  dire,  de  sa  part.  D'autant  plus  que  la  pratique 
de  la  charité  est  une  source  de  précieux  renseigne- 
ments pour  établir  la  police  des  mœurs,  d'où  Ton 
passe  aisément  à  la  police  des  âmes,  par  laquelle  on 
détruit  l'hérésie,  avec  ou  sans  douceur.  De  ce  pro- 
gramme devaient  sortir  des  œuvres  philanthropi- 
ques admirables,  en  avance  de  deux  siècles  sur  les 
idées  courantes,  et,  en  même  temps,  des  persécu- 
tions, des  cruautés,  des  infamies,  tous  les  vices 


90  LOUIS  XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

inséparables  de  l'esprit  sectaire,  pour  qui  la  fin  jus- 
tifie les  moyens. 

Ainsi  orientée,  la  société  grandit  rapidement,  tou- 
jours souterraine,  et  multipliant  les  précautions 
pour  ne  pas  se  déceler,  puisque  ni  le  clergé,  ni  la 
royauté,  n'étaient  bien  disposés  envers  cette  force 
mystérieuse  dont  ils  recevaient  les  chocs  sans  dis- 
tinguer d'où  partaient  les  coups.  Ce  fut  un  pouvoir 
occulte  assez  analogue,  quant  à  l'étendue,  à  l'into- 
lérance, et  même  aux  voies  et  moyens  emjjjoy*^'?)  à  la 
franc-maçonnerie  de  l'époque  actuelle.  La  Compa- 
gnie du  Saint-Sacrement  eut  des  affiliés  par  toute  la 
France  et  dans  toutes  les  classes  ;  Anne  d'Autriche 
était  à  sa  dévotion,  un  compagnon  cordonnier  y 
joua  un  rôle  important.  Vincent  de  Paul  s'y  enrôla 
vers  1C33,  contribua  au  bien  et  ignora  probablement 
le  mal.  A  dater  de  son  affiliation,  ses  oeuvres  chari- 
tables s'emmêlent  de  telle  sorte  avec  celles  de  la 
société,  qu'on  ne  peut  plus  s'y  reconnaître.  On  voit 
que  cette  dernière  lui  apporte  un  secours  puissant, 
qu'elle  l'aide  efficacement  à  trouver  l'argent  et  les 
auxiliaires  dont  il  a  besoin  :  on  est  souvent  en  peine 
de  dire  à  qui  revient  l'idée  première  de  telle  ou  telle 
œuvre. 

Pour  celle  qui  nous  occupe  ici,  cependant,  le  point 
de  départ  est  connu.  Ce  ne  fut  ni  Vincent  de  Paul  ni 
la  Compagnie  du  Saint-Sacrement  qui  conçut  et  mil 
en  train  l'œuvre  prodigieuse  du  relèvement  des  pro- 
vinces. Le  premier  comité  de  secours  fut  fondé  à 
Paris,  en  1049,  par  un  janséniste,  M.  de  Dernières, 


LA   CHARITÉ.    VINCENT   DE   PAUL.  91 

auquel  revient  également  l'invention  des  Relations 
imprimées  qui  allèrent  informer  toute  la  France  des 
misères  à  soulager.  C'était  la  première  fois  que  la 
charité  se  servait  de  la  publicité.  Elle  s'en  trouva 
bien.  M.  de  Dernières  et  son  comité,  où  dominaient 
les  femmes  de  parlementaires,  purent  bientôt  com- 
mencer à  faire  distribuer  en  Picardie  et  en  Cham- 
pagne du  pain,  des  vêtements,  de  l'argent,  des 
semences,  des  instruments  de  travail.  Ils  établirent 
des  hôpitaux.  Ils  mirent  fin  à  l'affreux  sentiment 
d'abandon  de  ces  malheureuses  populations,  piéti- 
nées  depuis  tant  d'années  par  des  mercenaires  de 
toutes  races  et  de  toutes  langues.  Mais  leur  nombre 
était  médiocre,  si  leur  zèle  était  grand,  et  la  com- 
munauté janséniste  n'était  pas  outillée  pour  une  tâche 
de  cette  envergure.  Dès  la  fin  de  l'année  suivante,  la 
direction  de  l'entreprise  passa  tout  naturellement 
aux  mains  de  Vincent  de  Paul,  qui  lui  amenait  son 
armée  de  sœurs  de  charité,  ses  prêtres  de  la  I\{is- 
sion,  et  tout  un  contingent  d'alliés  secrets,  mais 
absolument  dévoués. 

Il  ne  semble  pas  qu'il  en  soit  résulté  d'abord 
aucun  conflit.  Mme  de  Lamoignon  et  la  présidente 
de  Herse  furent  le  bras  droit  de  M.  Vincent  comme 
elles  l'avaient  été  de  M.  de  Dernières.  Quand  la 
reine  de  Pologne*,  élevée  en  France  et  fille  spiri- 
tuelle de  Port-Royal,  voulut  souscrire  à  l'œuvre, 
elle  envoya  son  argent  à  la  mère  Angélique,  en  lui 

1.  Marie  de  Gonzague. 


92  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

disant  de  s'entendre  avec  M.  Vincent.  Mais  cette 
bonne  harmonie  ne  dura  guère.  Les  membres  de  ce 
que  le  public  allait  baptiser  du  sobriquet  de  Cabale 
des  Dévots,  faute  d'en  connaître  le  nom  véritable, 
ne  purent  supporter  la  concurrence  janséniste  dans 
la  charité.  Ils  entamèrent  contre  M.  de  Bernièrcs 
une  campagne  d'odieuses  calomnies  et  de  dénoncia- 
tions qui  aboutit  à  Fexil  de  cet  homme  de  bien.  De 
toutes  les  mauvaises  actions  oii  les  poussa  l'esprit 
sectaire,  c'est  l'une  des  plus  abominables. 

Les  Relations  furent  continuées  sous  la  direction 
de  Vincent  de  Paul.  On  sait  par  elles,  et  par  d'au- 
tres documents  du  temps,  le  détail  de  la  tâche 
entreprise.  Le  plus  pressé  pour  la  santé  publique 
était  de  débarrasser  la  surface  du  sol,  dans  les  pro- 
vinces où  l'on  se  battait,  des  corps  en  putréfaction 
et  des  immondices  laissés  derrière  elles  par  les 
armées.  Il  y  avait  telle  petite  ville  d'où  s'exhalait 
une  puanteur  si  effroyable,  que  personne,  dans  le 
pays  ne  voulait  en  approcher.  Une  Relation  de  1652 
décrit  en  ces  termes  les  environs  de  Paris  :  «  A 
Étrechy,  les  vivants  sont  mêlés  avec  les  morts, 
et  le  pays  en  est  rempli.  A  Villeneuve-Saint- 
Georges,  Crosne,  Limay,  on  a  trouvé  trois  cent 
soixante-quatorze  malades  dans  la  dernière  extré- 
mité, ni  lits,  ni  habits,  ni  pain.  Il  va  falloir  com- 
mencer par  enlever  le  foyer  d'infection  qui  augmente 
la  maladie,  en  enterrant  les  cadavres  d'hommes,  de 
chevaux  morts  et  de  bestiaux,  et  toutes  les  saletés 
que  produit  le  séjour  d'une  armée  ».  Le  nettoyage 


LA   CHARITE.    VINCENT   DE   PAUL.  93 

du  sol  fut  la  spécialité  de  M.  Vincent  et  l'un  de  ses 
bienfaits  les  plus  signalés.  Il  y  employa  ses  prêtres 
de  la  Mission  et  ses  sœurs  de  charité.  Les  mission- 
naires se  mettaient  à  la  tête  des  ouvriers,  les  sœurs 
recherchaient  les  malades  abandonnés.  Soutanes  et 
cornettes  mouraient  à  la  peine,  «  les  armes  à  la 
main  »,  disait  leur  chef,  mais  leur  œuvre  était 
bonne;  on  commençait  enfin  par  le  commencement. 
Après  les  morts,  les  vivants  :  «  Le  curé  de  Boult*, 
rapporte  une  autre  Relation^  nous  a  assuré  avoir 
enterré  trois  de  ses  paroissiens  morts  de  faim;  les 
autres  n'ont  vécu  que  de  pailles  hachées  et  mêlées 
avec  de  la  terre,  dont  ils  composent  un  manger  que 
l'on  ne  peut  appeler  pain.  Cinq  chevaux  puants  et 
pourris  ont  été  dévorés;  un  vieillard,  âgé  de  soixante- 
quinze  ans,  est  entré  à  son  presbytère  pour  faire 
rôtir  à  son  feu  un  morceau  de  chair  de  cheval  mort 
de  gale  depuis  quinze  jours,  infecté  de  vers  et  jeté 
dans  un  bourbier  puant  ».  A  Saint-Quentin,  dans 
les  faubourgs,  où  les  maisons  avaient  été  démolies, 
les  missionnaires  découvrirent  les  derniers  habitants 
dans  des  cabanes  misérables  «  en  chacune  desquelles, 
écrivait  l'un  d'eux,  j'ai  trouvé  deux  ou  trois  malades, 
en  une  seule  dix  ;  deux  femmes  veuves,  ayant  cha- 
cune quatre  enfants,  couchés  tous  ensemble  sur  la 
terre,  n'ayant  chose  quelconque  et  sans  aucun  linge. 
Un  autre  ecclésiastique,  dans  sa  visite,  ayant  ren- 
contré plusieurs  portes  fermées,  en  a  fait  faire  ouver- 

1.  Eu  Picardie. 


94  LOUIS   XIV   ET  LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

lure  et  a  trouvé  que  les  malades  étaient  si  laibles 
qu'ils  ne  pouvaient  ouvrir  la  porte,  n'ayant  mangé 
depuis  trois  jours,  et  n'ayant  sous  eux  qu'un  peu  de 
paille  à  demi  pourrie  ;  le  nombre  de  ces  pauvres  est 
si  grand  que  sans  le  secours  venu  de  Paris,  lors  de 
l'appréhension  du  siège,  les  bourgeois,  ne  les  pou- 
vant nourrir,  avaient  résolu  de  les  jeter  par-dessus 
les  murailles  ». 

Il  fallait  des  millions  rien  que  pour  alléger  une 
pareille  détresse,  et  Vincent  de  Paul  rêvait  mieux, 
ses  associés  avec  lui  :  ils  voulaient  mettre  ces  popu- 
lations agonisantes  en  état  de  reprendre  le  travail  et 
de  réparer  leurs  ruines.  L'entreprise  s'organisait  au 
travers  d'obstacles  qui  avaient  l'air  insurmontables. 
L'épuisement  de  la  France  et  la  difficulté  des  com- 
munications étaient  les  principaux.  Le  comité  pail- 
sicn  sut  trouver  des  sommes  énormes,  des  dons  en 
nature  de  toutes  sortes,  et  le  moyen  de  transporter 
ses  approvisionnements.  Il  s'était  partagé  les  envi- 
rons de  Paris  :  Mme  Joly,  un  village;  la  présidente 
de  Nesmond,  quatre  villages,  et  ainsi  de  suite.  En 
dehors  de  la  banlieue,  on  envoyait  les  mission- 
naires. 

L'un  des  derniers  biographes  de  Vincent  de  Paul  ', 
évalue  à  douze  millions  de  livres,  qui  en  feraient 
soixante  d'à  présent,  les  sommes  qu'il  distribua, 
sans  préciser,  toutefois,  si  ce  fut  pour  l'ensemble  de 
ses   œuvres,    ou    seulement    pour  celle    qui    nous 

l.M.  Emmanuel  de  Broûlie. 


LA   CHARITÉ.    ^'INCENT   DE   PAUL.  95 

occupe.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  dernière  eut  certai- 
nement la  grosse  part. 

L'immensité  de  l'entreprise,  son  apparente  témé- 
rité, nous  en  apprennent  long  sur  la  richesse  et  la 
puissance  des  classes  moyennes  au  milieu  du 
xvii^  siècle.  Après  Vincent  de  Paul  et  M.  de  Der- 
nières, l'honneur  de  l'œuvre  du  relèvement  revient 
au  monde  parlementaire  et  à  la  bourgeoisie  pari- 
sienne; l'aristocratie  n'y  joua  qu'un  rôle  secondaire. 
Les  classes  moyennes  fournirent  cet  effort  énorme 
dans  une  période  où  presque  tous  les  revenus  man- 
quaient à  la  fois.  On  nous  dit  que  plusieurs  eurent 
recours  à  l'emprunt  pour  alimenter  la  caisse,  que 
d'autres  vendirent  leurs  bijoux  et  leur  vaisselle  d'ar- 
gent :  encore  cela  suppose-t-il  du  luxe  et  du  crédit. 
D'une  façon  ou  de  l'autre,  le  bourgeois  est  en  état 
de  donner,  tandis  que  le  petit  noble  de  la  Lorraine 
ou  de  la  Beauce  en  est  réduit  à  recevoir;  et  c'est  ce 
qui  complète  la  leçon  de  l'histoire.  Le  pain  manque 
dans  les  gentilhommières  comme  dans  les  chau- 
mières. Lorsqu'on  est  resté  deux  jours  sans  manger, 
on  accepte  l'aumône;  au  bout  de  trois  jours,  on  la 
demande,  à  cause  des  enfants.  Décadence  des  uns, 
ascension  des  autres  jusqu'à  ce  que  leur  tour  vienne  : 
c'est  toujours  la  même  chose  depuis  que  le  monde 
est  monde. 

Dernier  détail,  et  le  plus  significatif  peut-être.  Il 
n'est  pas  question  dans  les  Mémoires  du  temps  *  de 

1.  Saul  dans   le  Journal  des  Guerres  civiles,  de  Dubuisson- 
Aubenay.  Celui-ci  mentionne  à  la  date  du  2  décembre  ICoO  les 


96  LOUIS   XIV   ET  LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

ce  qui  fut  l'œuvre  principale  de  Vincent  de  Paul. 
Leurs  auteurs  se  feraient  conscience  d'oublier  une 
intrigue  de  Cour  ou  une  aventure  scandaleuse;  mais 
des  gens  qui  sont  nus,  qui  ont  faim,  en  quoi  est-ce 
intéressant?  On  évite  d'en  parler,  on  n'y  pense  pas. 
En  1652,  année  où  la  misère,  à  son  comble,  étrei- 
gnait  Paris,  la  mère  Angélique  écrivait  de  Port- 
Royal,  à  la  reine  de  Pologne  (28  juin)  :  «  Hors  le 
petit  nombre  de  bonnes  âmes  qui  s'appliquent  à  la 
charité,  les  autres  sont  autant  dans  le  luxe  que 
jamais.  Le  Cours  et  les  Thuileries  sont  aussi  fré- 
quentés que  ci-devant,  les  collations  et  le  reste  des 
superfluilés  vont  à  l'ordinaire...  ».  Paris  s'amuse 
avec  la  même  fureur  que  si  ses  rues  n'étaient  pas 
remplies  de  spectacles  affreux,  «  et  ce  qui  est  plus 
horrible,  c'est  qu'on  ne  peut  souffrir  que  les  prédi- 
cateurs prêchent  la  pénitence  (lettre  du  12  juillet)  ». 
Le  défaut  de  pitié  pour  le  miséreux  était  presque 
général;  on  ne  voulait  pas  être  importuné  de  ce  qui 
se  passait  dans  les  bouges. 

Vincent  de  Paul  et  ses  alliés  luttèrent  six  ans. 
Pas  une  fois  le  gouvernement  ne  vint  à  leur  aide, 
et  la  guerre  continuait  toujours;  pour  une  ruine 
relevée,  les  armées  en  faisaient  dix  autres.  Le 
groupe  des  «  bonnes  âmes  »  qui  avaient  fait  ces  pro- 
digieux sacrifices  finit  par  être  usé,  pour  ainsi  dire, 
et  il  ne  se  renouvela  point,  malgré  la  source  inépui- 
sable de  dévouement  offerte  par  la  Compagnie  du 

«  grandis  aumônes  »  ei:Voyces  en  Champagne  par  Mines  de 
Lamoignon  et  de  Herse,  les  sieurs  de  Bernières,  Lenain,  etc.  » 


LA   CHARITE.   VINCENT   DE   PAUL.  97 

Saint-Sacrement.  Il  avait  été  composé  d'honniies  et 
de  femmes  tellement  exceptionnels,  par  le  caractère 
aussi  bien  que  par  les  idées,  qu'il  n'eut  pas  où  se 
recruter  pour  boucher  les  vides  produits  par  la  mort, 
l'épuisement  des  ressources  et  du  courage.  En  I600, 
les  recettes  du  comité  tarissaient  à  vue  d'œil.  Deux 
ans  plus  tard,  elles  étaient  taries,  et  l'œuvre  de  salut 
demeurait  inachevée.  Il  était  précieux  qu'elle  eût 
été  tentée;  un  levain  de  bonté  en  subsista  dans 
l'àme  nationale. 


Les  traces  du  bien  accompli  furent  promptement 
effacées;  les  famines  de  1659  à  1GG2,  la  dernière 
surtout,  comptent  parmi  les  plus  effroyables  du 
siècle,  et  peut-être  de  toute  notre  histoire.  L'excès 
de  la  misère  matérielle  engendra  une  immense 
misère  morale,  en  particulier  dans  les  grandes 
villes,  où  le  luxe  côtoie  les  dénuements  les  plus 
affreux,  et  Paris  devint  excitable  et  mauvais,  comme 
toujours  lorsqu'il  souffre.  Le  carnaval  de  1660  fut  le 
plus  bruyant  et  le  plus  troublé  qu'eussent  jamais 
vu  les  vieux  Parisiens.  Grands  et  petits  cherchaient 
le  plaisir  avec  une  espèce  de  rage,  et  ce  n'était  du 
haut  en  bas  de  l'échelle  que  dissensions  et  querelles. 
Les  lieux  publics  étaient  pleins  de  désordres  et  de 
rixes.  Il  y  avait  des  nuits  où  les  masques  étaient 
maîtres  du  pavé,  et  l'on  a  vu  plus  haut  qu'il  n'exis- 

7 


98  LOUIS   XIV  ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

tait  pas  de  sécurité  avec  ces  foules  composites  qui 
volaient  jusqu'aux  bougies  des  maisons  où  elles 
entraient.  Un  seul  bal  reçut  un  soir  la  visite  de 
soixante-six  bandes  de  masques,  qui  parcoururent 
la  ville  trois  nuits  de  suite.  L'hystérie  de  Paris 
pendant  que  la  France  mourait  de  faim  est  d'autant 
plus  frappante,  que  la  Cour  n'était  pas  là  pour  lui 
communiquer  son  éternel  besoin  d'agitation  et 
d'amusement.  Louis  XIV  employa  une  grande  partie 
de  ces  années  critiques  à  parcourir  son  royaume. 

Un  premier  voyage,  du  26  octobre  1658  au  27  jan- 
vier suivant,  eut  pour  objet  de  rencontrer  à  Lyon  la 
princesse  de  Savoie  qu'il  était  alors  question  de 
faire  épouser  au  roi.  En  passant  à  Dijon,  la  Cour  s'y 
arrêta  plus  de  quinze  jours.  Mademoiselle  nous  en 
apprend  les  raisons;  elles  ne  sont  pas  glorieuses 
pour  la  royauté.  Le  Parlement  de  Dijon  résistait  à 
enregistrer  certains  édits  qui  aggravaient  les  charges 
de  la  province.  Le  Tellier  «  alla  de  la  part  du  roi  » 
promettre  qu'il  n'en  serait  plus  question,  si  les  États 
de  Bourgogne  portaient  leur  subside  à  un  chiffre 
qui  fut  indiqué  :  «  Sur  quoi  ils  accordèrent  ce  qu'on 
leur  demandait,  et  en  vinrent  rendre  compte  au 
roi  ».  Dès  le  lendemain,  avec  un  mépris  cynique  de 
la  parole  royale,  «  Sa  Majesté  »  allait  au  Parlement 
de  Dijon  faire  enregistrer  les  édits'.  Mademoiselle 
avait  eu  la  curiosité  d'assister  à  la  séance.  Le  premier 

1.  Le  Parloincnt  de  Dijon  avait  mauvaise  réputation  auprès 
des  ministres,  ([ui  l'accusaient  de  se  mettre  en  travers  de  toutes 
les  réformes.  Cela  ne  juslide  j)as  un  pareil  manque  de  foi. 


LA    COUR   EN   VOYAGE.  99 

président  fit  la  seule  chose  en  son  pouvoir.  Il  exprima 
courageusement  ses  «  regrets  »,et  «  fut  loué  de  tous 
ceux  qui  l'entendirent  ».  La  Cour  plia  bagage  le 
jour  suivant,  avec  une  certaine  hâte,  «  laissant 
Dijon  et  toute  la  province  dans  une  grande  conster- 
nation ». 

Mademoiselle  n'avait  blâmé  que  la  façon  de  s'y 
prendre.  Au  fond,  elle  pensait  avec  son  temps  que 
le  souverain  ne  doit  à  son  peuple  que  l'autorité  :  il 
ne  lui  doit  pas  le  bonheur.  Quelques  semaines  après 
l'incident  de  Dijon,  se  trouvant  à  Lyon,  la  proxi- 
mité lui  donna  envie  d'aller  visiter  sa  principauté 
de  Dombes  \  qu'elle  n'avait  jamais  vue.  La  Dombes 
ne  payait  pas  l'impôt  au  roi,  et  il  n'en  avait  pas 
fallu  davantage  pour  la  rendre  prospère.  Mademoi- 
selle fut  scandalisée  du  bien-être  de  ses  sujets.  Les 
paysans  étaient  bien  vêtus.  «  Ils  mangeaient  quatre 
fois  par  jour  de  la  viande  »,  et  il  n'y  avait  point  de 
«  misérables  »  dans  le  pays.  «  Aussi,  poursuit 
Mademoiselle,  n'ont-ils  point  payé  de  tailles  jus- 
qu'à cette  heure,  et  peut-être  leur  serait-il  meilleur 
qu'ils  en  payassent.  Car  ils  sont  fainéants,  ne  s'adon- 
nent à  aucun  travail  ni  commerce.  »  Son  petit 
peuple  avait  tout  quitté  et  mis  ses  plus  beaux  habits 
pour  la  recevoir.  En  guise  de  remerciement,  Made- 
moiselle tira  de  lui  tout  l'argent  qu'elle  put.  Il  faut 
se  rappeler  qu'aux  yeux  des    grands ,   même  les 

i.  La  Dombes  était  une  petite  principauté  indépendante,  qui 
n'a  été  réunie  définitivement  à  la  France  que  le  28  mars  1762. 
Elle  avait  Trévoux  pour  capitale. 


100  LOUIS   XIV   ET  lA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

meilleurs,  un  paysan  était  à  peine  un  homme.  Nous 
serions  mal  venus  à  nous  en  indigner.  Nous  admet- 
tons bien  que  les  races  supérieures,  ou  soi-disant 
telles,  ont  le  droit  d'exploiter  les  races  tenues  pour 
inférieures  et  de  les  détruire  au  besoin.  Nos  pères 
se  traitaient  d'une  classe  à  l'autre  comme  l'on  se 
traite  de  nos  jours  d'une  race  à  l'autre  :  c'est  exacte- 
ment le  même  sentiment. 

A  son  retour  de  la  Bombes,  Mademoiselle  retrouva 
la  Cour  à  Lyon.  Chacun  y  était  tout  yeux  et  tout 
oreilles  pour  un  spectacle  qui  dérangeait  les  idées 
admises  sur  les  rois.  Marie  Mancini  essayait  de  se 
faire  épouser  par  Louis  XIV,  et  son  entreprise 
n'avait  pas  l'air  aussi  absurde  qu'il  l'aurait  fallu. 
Le  mariage  de  Savoie  avait  manqué  dans  des  condi- 
tions pénibles,  qui  donnaient  à  penser  au  courtisan; 
le  roi  s'était  conduit  avec  la  princesse  Marguerite  en 
homme  mal  élevé.  On  en  était  à  se  demander  si  le 
mariage  d'Espagne  allait  aussi  manquer,  et  avec  lui 
la  paix  tant  désirée,  parce  qu'il  plaisait  à  deux 
amoureux,  dont  l'un  n'aurait  pas  dû  oublier  ses 
devoirs  de  roi,  de  proclamer  les  droits  souverains 
de  la  passion.  Anne  d'Autriche  devenait  inquièle. 
Mazarin,  succombant  à  la  tentation,  laissait  le 
champ  libre  à  sa  nièce,  qui  «  obsédait  *  »  le  jeune 
monarque  de  ses  regards  et  de  ses  discours.  Elle 
lui  faisait  perdre  la  tête,  et  il  jurait  tout  ce  qu'elle 
voulait.  La  partie  n'était  pas  égale  entre  ime  lia- 

1.  Mottcville. 


LA   COUR   EN   VOYAGE.  101 

lienne  passionnée  et  le  timide  un  peu  neuf  qu'était 
alors  Louis  XIV.  Ce  fut  au  retour  de  Lyon  qu'il  se 
mit  à  genoux  devant  sa  mère  et  Mazarin,  en  les  sup- 
pliant de  lui  laisser  épouser  celle  qu'il  aimait.  Il  les 
trouva  inflexibles.  La  reine  sentait  ce  qu'une  telle 
mésalliance  jetterait  de  déconsidération  sur  la 
royauté.  Le  cardinal  s'était  ressaisi  par  diverses 
raisons  et  se  hâta  d'éloigner  sa  nièce. 

Un  second  voyage  dura  plus  d'un  an.  La  Cour 
partit  le  29  juin  16.59  et  passa  par  Blois.  Elle  s'y 
arrêta  chez  Gaston.  Nous  devons  aux  Mémoires  de 
Mademoiselle  une  dernière  vision  de  ce  prince  jadis 
si  brillant,  acoquiné  maintenant  dans  son  milieu 
provincial  où  rien  n'était  à  la  mode  de  Paris,  ni  les 
toilettes,  ni  la  cuisine,  ni  l'air  de  la  maison,  ni 
Monsieur  lui-même  qui  ne  savait  plus  recevoir,  et  se 
vexa  de  ce  que  le  roi  lui  tuait  ses  faisans.  Il  laissa 
voir  qu'on  le  dérangeait,  on  ne  lui  cela  point  qu'on 
ne  demandait  qu'à  repartir,  et  tout  alla  de  travers. 
L'aînée  de  ses  filles  du  dernier  lit,  Marguerite  d'Or- 
léans, avait  une  grande  réputation  de  beauté.  Ses 
parents  s'étaient  flattés  longtemps  de  la  voir  reine 
de  France.  Elle  fut  défigurée  par  les  moustiques 
la  nuit  d'avant  l'arrivée  du  roi.  On  vantait  extrême- 
ment sa  danse  :  elle  dansa  mal  ce  soir-là.  Gaston 
avait  annoncé  que  la  petite  de  dix  ans  «  causait  à 
étourdir  les  gens  »,  et  avec  esprit  :  personne  n'en 
put  tirer  un  mot.  Bref,  rien  ne  réussissait.  Mademoi- 
selle n'en  était  pas  autrement  fâchée  ;  elle  avait  trem- 
blé de  voir  sa  cadette  «  au-dessus  d'elle  ».  A  peine  la 


J02  LOUIS   XIV  ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

Co'ur  fut-elle  remontée  en  voiture,  que  la  carrossée 
royale,  suivant  une  habitude  de  tous  les  temps,  se 
mit  à  se  moquer  de  ses  hôtes.  Le  roi  plaisantait  de 
la  figure  de  son  oncle  en  voyant  tomber  ses  faisans. 
Mademoiselle  riait  avec  les  autres.  Elle  s'était  pour- 
tant laissé  prendre  à  une  scène  de  tendresse  que  lui 
avait  jouée  son  père. 

Il  était  venu  la  réveiller  à  quatre  heures  du  matin  : 
«  Il  s'assit  sur  mon  lit  et  me  dit  :  «  Je  crois  que 
«  vous  ne  serez  pas  fâchée  que  je  vous  aie  éveillée, 
«  puisque  je  n'aurais  pas  eu  le  temps  de  vous  voir 
«  tantôt.  Vous  allez  faire  un  grand  et  long  voyage.... 
«  Je  suis  vieux,  usé;  ainsi  je  puis  mourir  pendant 
«  votre  absence.  Si  je  meurs,  je  vous  recommande 
«  vos  sœurs.  Je  sais  bien  que  vous  n'aimez  pas 
«  Madame;  qu'elle  n'a  pas  eu  envers  vous  toute  la 
«  conduite  qu'elle  eût  pu  avoir;  ses  enfants  n'en 
«  peuvent  mais  ;  pour  l'amour  de  moi,  ayez-en  soin. 
«  Elles  auront  bien  besoin  de  vous;  car  pour  Ma- 
«  dame,  elle  ne  leur  sera  pas  d'un  grand  secours  ».  Il 
m'embrassa  trois  ou  quatre  fois.  Je  reçus  cela  avec 
beaucoup  de  tendresse;  car  j'ai  le  cœur  bon....  Nous 
nous  séparâmes  fort  bien,  et  je  me  rendormis.  » 

Mademoiselle  crut  qu'ils  avaient  enfin  réussi  à 
s'aimer.  Six  semaines  plus  tard,  un  scandale  écla- 
tait à  la  Cour  de  France,  alors  à  Bordeaux.  Le  duc 
de  Savoie  avait  rcfu- '^  d'épousor  la  princesse  Mar- 
guerite d'Orléans,  et  Mademoiselle  était  accusée 
d'avoir  écrit  secrètement  au  duc  que  sa  sœur  était 
bossue.  L'accusation  parlait  de  Gaston,  qui  disait 


LA   COUR   EN   VOYAGE.  103 

en  avoir  la  preuve.  Ce  fut  une  affaire  très  désa- 
gréable pour  Mademoiselle,  et  après  laquelle  il  n'y 
avait  plus  d'illusion  possible  :  Gaston  était  toujours 
Gaston,  l'homme  le  plus  dangereux  de  France. 

De  Bordeaux,  la  Cour  se  rendit  à  Toulouse,  où 
elle  fut  rejointe  par  Mazarin,  qui  venait  de  signer  la 
paix  des  Pyrénées  (7  novembre  16.o9).  Les  arti- 
cles en  sont  dans  toutes  les  histoires.  Leurs  consé- 
quences pour  l'Europe  ont  été  ramassées  en  quel- 
ques lignes  lumineuses  par  le  grand  historien  alle- 
mand, Léopold  Ranke,  frappé  des  avantages  que  le 
traité  nous  donnait  sur  son  pays.  «  S'il  faut  carac- 
tériser d'une  façon  générale  les  résultats  de  cette 
paix...  nous  dirons  que  leur  importance  résidait 
dans  la  constitution  et  l'extension  du  grand  système 
géographique  militaire  de  la  monarchie  française. 
De  tous  les  côtés,  aux  Pyrénées,  aux  Alpes,  surtout 
sur  les  frontières  de  l'empire  allemand  et  des  Pays- 
Bas,  la  France  acquérait  par  ses  nouvelles  places 
fortes...  autant  de  positions  aussi  importantes  pour 
la  défense  que  favorables  à  l'attaque.  Sa  position 
sur  le  Haut-Rhin,  qu'elle  devait  à  la  paix  de  West- 
phalie,  reçut  sa  plus  grande  extension  ^  »  Mazarin 
s'était  bien  trouvé  d'avoir  aimé  à  suivre  les  armées 
en  campagne.  Il  connaissait  l'importance  militaire 
de  la  plupart  des  places.  Le  négociateur  espagnol 
n'aurait  pu  en  dire  autant. 

A  l'intérieur,    le   premier   venu    comprenait    les 

1.  Histoire  de  France.  Traduction  Jacques  Porchat  et  Miot. 
Paris,  1886. 


104  LOUIS    XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

bienfaits  politiques  d'un  traité  qui  abolissait  le  passé 
dans  la  mesure  du  possible.  Gondé  avait  été  com- 
pris dans  la  paix  et  rentrait  en  France  bien  résolu 
à  se  tenir  tranquille.  Il  rejoignit  la  Cour  à  Aix,  le 
27  janvier  1660,  et  la  trouva  très  curieuse  de  savoir 
comment  il  allait  être  reçu.  Mademoiselle  accourut 
chez  Anne  d'Autriche  :  «  Ma  nièce,  lui  dit  la  reine, 
allez-vous-en  faire  un  tour  à  votre  logis;  car  M.  le 
Prince  m'a  fait  prier  qu'il  n'y  eût  personne,  la  pre- 
mière fois  que  je  le  verrais  ».  «  Je  me  mis  à  sourire 
de  dépit  et  je  lui  dis  :  «  Je  ne  suis  personne;  je  crois 
«  que  M.  le  Prince  sera  fort  étonné  s'il  ne  me  trouve 
«  pas  ici.  »  Elle  insista  d'un  ton  fort  aigre.  Je  m'en 
allai,  résolue  de  m'en  plaindre  à  M.  le  cardinal;  ce 
que  je  fis  le  lendemain,  et  lui  dis  que,  si  pareille 
chose  m'arrivait  une  autre  fois,  je  m'en  irais.  Il  me 
fit  de  grandes  excuses.  »  C'était  le  système  de 
Mazarin.  Il  se  confondait  en  excuses,  et  il  n'en  était 
ni  plus  ni  moins  «  une  autre  fois  ». 

On  sut  que  M.  le  Prince  avait  demandé  pardon  à 
genoux,  et  qu'il  avait  trouvé  devant  lui,  en  Louis  XIV, 
un  juge  grave  et  froid,  qui  s'était  tenu  «  très  droit  *  ». 
Se  battre  contre  son  roi  n'était  décidément  plus  un 
jeu  :  on  ne  s'en  relevait  pas,  fût-on  le  vainqueur  de 
Rocroy.  Mademoiselle  ne  réussissait  pas  à  le  com- 
prendre. Condé,  surpris  et  déçu,  tâtait  le  terrain. 
Un  soir  de  bal  qu'il  causait  avec  Mademoiselle,  le 
roi  se  mit  en  tiers.  La  conversation  tomba  sur  la 

1.  Mémoires  de  Montglat,  Mifmoires  de  Mme  de  Molleville. 


MORT   DE   GASTON  d'ORLÉANS.  105 

Fronde.  De  la  part  d'un  homme  d'autant  d'esprit 
que  M.  le  Prince,  on  peut  croire  que  cène  fut  point 
par  hasard  :  «  On  parla  fort  de  la  guerre,  raconte 
Mademoiselle,  et  nous  raillâmes  fort  de  toutes  les 
sottises  que  nous  avions  faites,  et  le  roi  entra  le 
mieux  du  monde  dans  ces  plaisanteries.  Quoique 
j'eusse  fort  la  migraine,  je  ne  m'y  ennuyai  pas.  » 
Elle  avait  ri  sans  arrière-pensée.  Condé,  plus  per- 
spicace, trembla  le  reste  de  ses  jours  devant  ce 
monarque  si  dissimulé  et  si  parfaitement  maître 
de  soi. 

Presque  au  même  moment,  expirait  un  autre 
attardé  de  ces  idées  féodales  que  ni  la  royauté,  ni 
les  mœurs,  ne  voulaient  plus  souffrir  chez  les  grands. 
Gaston  d'Orléans  mourut  à  Blois,  le  2  février*,  des 
suites  d'une  attaque.  On  l'avait  entendu  murmurer 
de  son  lit,  en  regardant  sa  femme  et  ses  enfants  : 
«  Doinus  mea  domus  desolationis  vocabitur.  Ma  maison 
sera  nommée  la  maison  de  la  désolation  ».  Il  ne 
croyait  pas  si  bien  dire.  Madame  se  surpassa  pour 
la  maladresse,  et  quekfiie  chose  de  plus.  Elle  alla 
dîner  pendant  que  son  époux  recevait  l'exlrême- 
onction ,  congédia  la  domesticité  de  Monsieur 
aussitôt  après  le  dernier  soupir,  fit  mettre  tout  sous 
clef  et  ne  s'occupa  plus  de  rien.  Ses  femmes  refu- 
sèrent un  drap  pour  ensevelir  le  cadavre  ;  il  fallut 
qu'une  dame  de  l'entourage  en  donnât  un.  Des 
prêtres  étaient  venus  veiller  le  corps;  n'ayant  point 

1.  Le  bal  avait  eu  lieu  le  3.  Il  fallut  plusieurs  jours  pour  que 
la  nouvelle  de  la  mort  arrivât  à  Aix. 


106  LOUIS   XIV  ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

«  de  lumière  ni  de  feu  »,  ils  s'en  retournèrent,  et  le 
mort  resta  seul,  plus  abandonné  encore  que  ne 
l'avait  été  son  frère,  le  roi  Louis  XIII.  On  l'emporta 
«  sans  pompe  ni  dépense  '  »  à  Saint-Denis,  et  sa 
veuve  courut  à  Paris,  s'emparer  du  Luxembourg 
pendant  que  Mademoiselle  n'y  était  pas. 

La  Cour  se  dispensa  de  feindre  des  regrets.  Le 
roi  lui  avait  donné  le  ton  en  disant  à  sa  cousine  d'un 
air  gai,  après  les  premiers  compliments  :  «  Vous 
verrez  demain  mon  frère  avec  un  manteau  qui 
traîne.  Je  crois  qu'il  a  été  ravi  de  la  mort  de  voire 
père  pour  cela....  Il  croit  en  hériter  et  avoir  son 
apanage  ;  il  ne  parle  d'autre  chose  ;  mais  il  ne  Fa 
pas  encore.  »  Anne  d'Autriche  écoutait  en  souriant. 
«  Il  est  vrai,  poursuit  Mademoiselle,  que  Monsieur 
vint  le  lendemain  avec  un  furieux  manteau.  »  Elle 
avait  eu  de  la  peine  à  ne  pas  sourire  aussi.  Son  cha- 
grin était  cependant  très  vif,  malgré  le  passé,  ou 
plutôt  ù  cause  de  lui;  mais  c'était  une  impulsive, 
entraînée  par  l'impression  du  moment.  Elle  afficha 
un  peu  trop  sa  douleur  :  «  Je  voulais  porter  le  deuil 
le  plus  régulier  et  le  plus  grand  qui  eût  jamais  été.... 
Tout  était  vêtu  de  deuil,  jusqu'aux  marmitons  et 
les  valets  de  tous  mes  gens,  les  couvertures  de 
mules,  tous  les  carapaçons  de  mes  chevaux  et  de 
mes  sommiers.  Rien  n'était  si  beau,  la  première 
fois  que  l'on  marcha,  que  de  voir  tout  ce  grand 
équipage  de  deuil.  Cela  avait  un  air  fort  magnifique 

1.  Mémoires  de  Madoinoiselle. 


MORT  DE  GASTON  D  ORLEANS.  107 

et  de  vraie  grandeur.  On  dit  que  je  l'ai  assez  à  toute 
chose.  »  Le  deuil  des  mulets  valait  le  manteau  à 
traîne  de  Monsieur.  Cette  magnifique  pompe  funèbre 
avait  l'inconvénient  de  rappeler  à  tout  venant  que 
Mademoiselle  devait  fuir  les  plaisirs.  Au  bout  de 
quelques  semaines,  elle  en  aurait  volontiers  repris 
sa  part;  Anne  d'Autriche  eut  la  bonté  de  lui  en 
donner  l'ordre. 

Cependant  l'été  approchait.  La  Cour  continuait 
à  se  traîner  de  ville  en  ville,  attendant  qu'il  plût  au 
roi  d'Espagne  de  lui  amener  sa  fille,  et  le  temps 
paraissait  long.  Mazarin  s'enfermait  à  travailler. 
Louis  XIV  commandait  l'exercice  aux  soldats  de  sa 
garde.  La  reine  sa  mère  passait  de  longues  heures 
dans  les  couvents.  Mademoiselle  écrivait  ou  faisait 
de  la  tapisserie.  Un  grand  nombre  de  courtisans, 
n'en  pouvant  plus  d'ennui,  étaient  retournés  à  Paris; 
le  reste  vivait  dans  un  désœuvrement  complet.  Le 
roi  aurait  eu  là  une  belle  occasion  d'étudier  ses  pro- 
vinces; mais  il  n'avait  pas  l'esprit  curieux.  Il  passa 
des  mois  entiers  en  face  des  Pyrénées  sans  s'aviser 
de  savoir  comment  les  montagnes  sont  faites,  chose 
très  ignorée  de  son  temps.  L'une  des  rares  per- 
sonnes qui  se  hasardèrent  dans  les  Pyrénées, 
Mme  de  Motteville,  a  conté  son  étonnement  en  y 
découvrant  des  vallées,  des  torrents,  des  champs 
cultivés  et  des  habitants.  Elle  avait  cru  trouver  une 
sorte  de  grande  muraille,  «  déserte  et  inculte  ».  On 
voyageait,  pourtant;  mais  la  nature  n'avait  pas 
encore  ses  droits  d'entrée  dans  la  littérature,  et  les 


108  LOUIS   XÏV   ET   LA   GRANDE  MADEMOISELLE. 

cercles  où  Ton  en  parlait  étaient  rares.  Chacun  ne 
connaissait  du  vaste  monde  que  ce  qu'il  en  avait  vu 
de  ses  yeux. 

Enfin,  le  2  juin  (1660),  la  Cour  de  France  cro- 
quant le  marmot  à  Saint-Jean-de-Luz  depuis  près 
d'un  mois,  on  eut  nouvelle  de  l'arrivée  de  Phi- 
lippe IV  et  de  l'infante  Marie-Thérèse  à  Fontarabie. 
Les  cérémonies  du  mariage  commencèrent  dès  le 
lendemain. 


VI 


Il  fallut  six  jours,  et  beaucoup  de  bonne  volonté 
des  deux  parts,  pour  achever  cette  grande  affaire 
sans  offenser  l'étiquette.  Le  problème  consistait  à 
marier  le  roi  de  France  avec  la  fille  du  roi  d'Espagne 
sans  que  le  roi  de  France  mît  Is  pied  en  Espagne,  ni 
le  roi  d'Espagne  en  France,  et  sans  que  l'infante 
quittât  son  père  d'un  pas  avant  d'être  épousée.  Du 
côté  de  notre  Cour,  où  la  discipline  laissait  à  désirer, 
des  difficultés  de  détail  venaient  à  tout  instant  com- 
pliquer encore  les  choses.  Le  petit  Monsieur  pleu- 
rait d'envie  d'aller  à  Fontarabie  voir  une  cérémonie 
espagnole;  mais  l'étiquette  obligeait  à  distinguer 
en  sa  personne  le  frère  du  loi  d'avec  l'héritier  pré- 
somptif de  la  couronne,  «  car,  alléguait  Louis  XIV, 
le  présomptif  héritier  d'Espagne  ne  viendrait  point 
en  France  voir  une  cérémonie'  ».  Tout  examiné 

i.  Mémoires  de  Mademoiselle. 


MARIAGE   DE   LOUIS   XIV,  109 

Ihéritier  reçut  défense  de  passer  la  ûonlière.  Sur- 
vint Mademoiselle,  qui  devait  être  de  la  partie.  Elle 
représenta  que  l'interdiction  ne  lui  était  pas  appli- 
cable, et  s'appuya  sur  la  loi  salique  pour  avoir  le 
droit  de  traverser  la  Bidassoa  :  «  Je  n'hérite  point, 
disait-elle;  je  ne  dois  pas  être  malheureuse  en  tout. 
Puisque  les  filles  ne  sont  bonnes  à  rien  en  France, 
au  moins  que  l'on  les  laisse  voir  ce  qu'elles  ont  envie.  » 
Mazarin  convoqua  les  ministres  pour  leur  soumettre 
cet  argument.  La  discussion  dura  «  trois  ou  quatre 
heures  ».  Finalement,  Mademoiselle  eut  gain  de 
cause,  bien  que  le  roi  fût  plutôt  contre  elle. 

Les  questions  de  «  queues  »  donnèrent  aussi  de 
la  tablature  au  cardinal.  Un  duc  s'était  offert  à 
porter  la  queue  de  Mademoiselle  dans  le  cortège 
nuptial.  Mazarin  dut  se  mettre  en  quête  de  deux 
autres  ducs  pour  les  plus  jeunes  sœurs  de  Mademoi- 
selle, deux  enfants,  que  la  dame  d'atour  de  leur 
mère  avait  amenées  au  mariage.  Il  ne  put  trouver 
qu'un  marquis  et  un  comte;  les  ducs  se  dérobaient. 
La  dame  d'atour  jeta  les  hauts  cris;  ses  princesses 
auraient  des  porte-queue  aussi  titrés  que  leur  grande 
sœur,  ou  elles  n'iraient  point.  «  Je  ferai  ce  que  je 
pourrai,  répondait  le  cardinal;  mais  personne  ne  le 
veut.  »  Mademoiselle  eut  la  bonne  arrâce  de  sacrifie 


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son  duc,  et  Mazarin  croyait  en  être  quitte,  quand 
la  princesse  Palatine  *  suscita  un  nouvel  incident  le 
jour  même  de  la   cérémonie  et  presque  au  demie;- 


1.  Anne  de  Gonzaeue. 


HO  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

moment.  Elle  apparut  dans  la  chambre  de  la  reine 
avec  une  queue.  Elle  n'en  avait  pas  le  droit,  étant 
princesse  étrangère.  Elle  comptait  sur  ragilalion 
générale  pour  passer  en  contrebande  et  créer  un 
précédent.  Il  fallut  en  rabattre.  Sa  queue  avait  été 
dénoncée  à  Mademoiselle  et  il  n'y  eut  pas  de  mariage 
qui  tînt;  force  fut  au  cardinal,  et  au  roi  après  lui, 
d'écouter  un  vrai  discours  sur  les  empiétements  des 
princes  étrangers  :  «  Je  crois,  écrivait  Mademoiselle, 
que  je  fus  fort  éloquente  ».  Elle  fut,  en  tout  cas, 
très  convaincante,  car  la  Palatine  reçut  l'ordre 
d'ôter  sa  queue.  Mais  il  nous  faut  retourner  en 
arrière;  les  queues  nous  ont  entraînés  trop  loin. 

Les  rapports  entre  les  deux  monarques  avaient  été 
réglés  avec  une  minutie  digne  des  cours  asiatiques. 
Ils  ne  se  voyaient  que  dans  une  salle  construite  tout 
exprès  dans  l'île  des  Faisans,  et  à  cheval  sur  la  fron- 
tière. Une  moitié  se  trouvait  en  territoire  français, 
l'autre  moitié  en  territoire  espagnol.  Le  décor 
changeait  d'un  côté  à  l'autre.  Louis  XIV  ne  devait 
marcher  que  sur  des  tapis  français,  Philippe  IV 
sur  des  tapis  espagnols.  L'un  ne  s'asseyait  que  sur 
une  chaise  française,  n'écrivait  que  sur  une  table 
et  avec  de  l'encre  françaises,  ne  regardait  l'heure 
qu'à  l'horloge  placée  dans  sa  moitié  de  salle;  l'autre 
se  gardait  avec  le  même  soin  de  tout  objet  qui  n'était 
pas  espagnol.  Deux  portes  en  vis-à-vis  leur  livraient 
passage  au  même  moment.  Un  même  nombre  de 
pas  les  amenait  à  l'endroit  où  le  tapis  rouge  de 
France  rejoignait  le  tapis  or  et  argent  d'Espagne, 


MARIAGE   DE   LOUIS   XIV.  Hl 

et  l'on  se  parlait,  l'on  s'embrassait,  par-dessus  la 
frontière.  Ainsi  le  voulaient  les  lois  du  cérémonial 
monarchique.  Leur  rigueur  commençait  à  étonner 
les  bonnes  gens  de  France.  Les  entrevues  de  l'île 
des  Faisans  devinrent  légendaires,  La  Fontaine  y 
fait  allusion  dans  l'une  de  ses  dernières  fables  :  Les 
deux  chèvres  *,  où  il  n'a  pas  trouvé  de  meilleure 
comparaison  pour  rendre  la  solennité  avec  laquelle 
ses  deux  chèvres,  également  entichées  de  leur  rang, 
également  gourmées,  s'avancent  l'une  vers  l'autre 
sur  le  pont  étroit  et  fragile. 

Je  m'imagine  voir,  avec  Louis  le  Grand, 
Philippe  Quatre  qui  s'avance 
Dans  File  de  la  Conférence  ~. 
Ainsi  s'avançaient  pas  à  pas, 
Nez  à  nez,  nos  aventurières.... 

Quand  tout  fut  arrangé,  le  3  juin,  sans  que  les 
mariés  ni  leurs  parents  se  fussent  vus,  le  roi  de 
France,  représenté  par  don  Luis  de  Haro,  fut  marié 
par  procuration  dans  l'église  de  Fontarabie  avec 
linfante  Marie-Thérèse.  C'était  le  biais  qui  sauve- 
gardait la  dignité  des  deux  couronnes.  Après  la  céré- 
monie, la  nouvelle  reine  retourna  chez  son  père. 

Elle  écrivit  le  lendemain  à  son  époux  une  lettre 
de  compliments  officiels.  Nous  possédons  la  réponse 
de  Louis  XIV.  Il  s'en  était  bien  tiré;  ce  n'était 
pourtant  point  facile. 

1.  Parue  en  1691. 

2.  L'île  des  Faisans  était  aussi  appelée  île  de  la  Conférence 
depuis  que  Mazarin  y  avait  discuté  le  traité  des  Pyrénées  avec 
don  Luis  de  Haro. 


112  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

A  Saint-Jean-dc-Luz,  le  4  juin  1060. 

«  Recevoir  en  môme  temps  une  lettre  de  Votre 
Majesté  et  la  nouvelle  de  la  célébration  de  notre 
mariage,  et  être  à  la  veille  de  jouir  du  bonheur  de 
la  voir,  ce  sont  assurément  des  sujets  de  joie  indi- 
cible pour  moi.  Mon  cousin  le  duc  de  Créqui,  pre- 
mier gentilhomme  de  ma  chambre,  que  j'envoie 
exprès  vers  Votre  Majesté,  lui  communiquera  là- 
dessus  les  sentiments  de  mon  cœur,  dans  lesquels 
elle  remarquera  toujours  de  plus  en  plus  une  extrême 
impatience  de  les  lui  pouvoir  dire  moi-même.  Il  lui 
présentera  aussi  quelques  bagatelles  de  ma  part. 

«  L.  » 

Le  même  jour,  dans  l'après-midi,  Anne  d'Autriche 
se  rencontra  pour  la  première  fois  avec  son  frère  et 
sa  nièce.  L'entrevue  eut  lieu  dans  la  salle  de  l'île  des 
Faisans.  Philippe  IV  étonna  les  Français,  décidé- 
ment moins  traditionnels  que  les  Espagnols.  Il 
«  demeurait  tellement  immobile  dans  sa  gravite, 
qu'on  l'eût  pris  pour  une  statue  plutôt  que  pour  un 
homme  vivant'  ».  Anne  d'Autriche  ayant  voulu 
embrasser  ce  frère  qu'elle  n'avait  pas  vu  depuis  qua- 
rante-cinq ans,  il  se  décida  à  faire  un  mouvement 
mais  ce  fut  pour  «  retirer  sa  tête  de  si  loin,  que 
jamais  elle  ne  put  l'attraper  *  ».  La  reine  mère  avait 


1.  Mémoires  de  Moiilglat. 

2.  Mémoires  de  >.!iiie  de  Motleville. 


MARIAGE   DE   LOUIS   XIV.  113 

oublié  les  usages  de  son  pays.  S'embrasser,  en 
Espagne,  n'était  pas  «  se  baiser  ».  C'était  se  donner 
l'accolade  sans  se  toucher  des  lèvres,  ainsi  que  nous 
le  voyons  faire  à  la  Comédie-Française  aux  person- 
nages du  répertoire  classique.  On  ne  se  «  baisait  » 
que  dans  des  cas  déterminés  et  rares,  comme  nous 
le  voyons  chez  Molière.  Dans  le  Malade  imaginaire^ 
Thomas  Diafoirus  consulte  son  père  avant  de 
«  baiser  »  sa  fiancée  :  «  Baiserai-je?  —  Oui,  oui  », 
répond  M.  Diafoirus.  Le  soir  de  l'entrevue  du  4  juin, 
Mademoiselle  eut  «  la  curiosité  de  savoir  si  le  roi 
d'Espagne  n'avait  pas  baisé  la  reine-mère.  Je  lui 
demandai;  elle  me  dit  que  non;  qu'ils  s'étaient 
embrassés  à  la  mode  de  son  pays  ».  Comment  cette 
mode  étrangère  s'est-elle  établie  à  la  cour  de  France 
et  de  là  sur  nos  scènes?  Est-ce  à  la  suite  du  mariage 
de  Louis  XIV?  Je  laisse  aux  amateurs  de  théâtre  à 
résoudre  ce  petit  problème  d'histoire  dramatique. 

On  apporta  une  chaise  française  à  la  reine  mère, 
une  chaise  espagnole  à  Philippe  IV,  et  ils  s'assirent 
«  environ  sur  la  ligne  qui  séparait  les  deux 
royaumes  1  ».  II  restait  à  asseoir  Marie-Thérèse, 
infante  d'Espagne  mariée  par  procuration  au  roi  de 
France.  Serait-ce  en  France  ou  en  Espagne?  Sur  un 
siège  espagnol  ou  français?  On  apporta  un  coussin 
espagnol  et  deux  coussins  français,  on  les  empila  en 
territoire  espagnol,  et  la  jeune  reine  se  trouva  assise 
d'une    façon    mixte,    convenable    à    sa    situation 

1.  Moite  ville. 


il4  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

ambiguë.  Louis  XIV  n'avait  pas  accompagné  sa 
mère  :  réliquetie  ne  permettait  pas  encore  au  nou- 
veau couple  de  s'adresser  la  parole.  11  avait  été  con- 
venu que  le  roi  de  France  se  promènerait  à  cheval 
sur  les  bords  de  la  Bidassoa,  et  que  l'infante  le  regar- 
derait de  loin  par  une  fenêtre.  Une  impatience 
romantique  qui  prit  à  l'époux  de  connaître  son 
épousée  fit  manquer  cette  partie  du  programme. 
Louis  XIV  vint  regarder  sa  femme  par  une  porte 
entr'ouverte.  Ils  se  considérèrent  quelques  instants 
et  s'en  reîournèrent  chacun  chez  soi,  elle  à  Fonta- 
rabie,  lui  à  Saint-Jean-de-Luz. 

Le  dimanche  6,  ils  se  virent  officiellement  dans  l'île 
des  Faisans.  Ils  n'en  furent  guère  plus  avancés;  Phi- 
lippe IV  avait  déclaré  que  l'infante  devait  cacher 
ses  impressions  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  en  terre 
française. 

Le  7,  Anne  d'Autriche  emmena  sa  bru  à  Saint- 
Jean-de-Luz,  où  les  jeunes  gens  purent  enfin  se 
parler  en  attendant  la  célébration  définitive  du 
mariage,  qui  eut  lieu  le  9  juin  dans  l'église  de  Saint- 
Jean-de-Luz.  Quelques  jours  plus  tard,  la  Cour 
reprenait  le  chemin  de  Paris.  Marie-Thérèse  fit  son 
entrée  solennelle  dans  la  capitale  le  26  août.  Le  cor- 
tège parlait  de  Vincennes.  «  Il  me  fallut  lever  à 
quatre  heures  du  malin  »,  rapporte  Mademoiselle, 
qui  avait  «  une  migraine  horrible  »  et  grand  mal  au 
cœur.  A  cinq  heures  tout  le  monde  était  en  costume 
d'apparat,  et  l'on  n'arriva  au  Louvre  qu'à  sept  heures 
du  soir.  Mademoiselle  n'en  pouvait  plus;  mais  une 


MARIAGE  DE  LOUIS   XIV.  115 

princesse  du  sang  n'avait  pas  le  droit  d'être  malade 
le  jour  de  Tenlrée  de  la  reine. 

Tantôt  ridicule  et  tantôt  féroce  :  telle  apparaît  l'an- 
cienne étiquette  à  nos  générations  démocratiques. 
Les  monarques  d'autrefois  sentaient  trop  vivement 
les  services  qu'elle  leur  rendait  pour  lui  marchander 
la  soumission.  Ils  savaient  qu'un  demi-dieu  ne  des- 
cend jamais  impunément  de  son  piédestal;  on  ne 
peut  pas  s'empêcher  de  rire  lorsqu'il  prétend  y 
remonter.  Aujourd'hui,  les  princes  eux-mêmes  ne 
veulent  plus  de  Tétiquette.  Le  sentiment  monar- 
chique n'est  plus  assez  fort  pour  leur  faire  supporter 
l'ennui  du  cérémonial  :  ils  sont  capables  de  tout  pour 
lui  échapper.  Nous  les  voyons  jeter  aux  orties  leur 
rang  et  leurs  privilèges  dans  l'espoir  de  trouver  plus 
de  bonheur  parmi  la  foule  obscure  que  dans  les 
palais  des  rois.  Il  arrive  alors  que  leur  sans-gêne 
déshabitue  le  peuple  de  les  prendre  au  sérieux,  et 
ainsi  s'en  vont  de  compagnie  le  respect  des  révé- 
rences et  le  respect  des  royautés.  Louis  XIV  et  Phi- 
lippe IV  avaient  raison  contre  La  Fontaine,  à  leur 
point  de  vue  de  souverains,  d'attacher  une  impor- 
tance capitale  à  ne  pas  poser  leurs  pieds  sacrés  au 
hasard  des  tapis.  Ils  prolongeaient  l'existence  de  la 
monarchie. 


H  6  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 


VII 


La  vie  reprit  son  cours  habituel  dans  le  Palais  du 
Louvre.  Le  roi  étudiait  un  nouveau  ballet.  Il  chas- 
sait et  se  déguisait.  Très  peu  de  personnes  remar- 
quèrent qu'il  trouvait  toujours  le  temps  d'aller  faire 
de  longues  visites  à  Mazarin.  Le  cardinal,  se  sentant 
laloanépar  la  mort,  préparait  en  hâte  son  élève  à  son 
«  grand  métier  »  de  souverain.  Il  le  mettait  au  cou- 
rant des  affaires,  lui  parlait  en  confidence  du  per- 
sonnel gouvernemental,  l'entretenait  de  politique  et 
lui  recommandait  de  ne  plus  avoir  de  premier 
ministre  '.  La  seule  chose  à  laquelle  il  ne  pouvait  se 
résoudre,  c'était  de  lui  permettre  de  donner  quelque- 
fois un  ordre.  Ses  mains  de  moribond  ne  voulaient 
lâcher  ni  un  écu,  ni  un  atome  d'autorité.  La  jeune 
reine  s'étonnait  de  connaître  la  gène  depuis  qu'elle 
était  en  France  ;  Mazarin  tenait  sa  maison  par  l'inter- 
médiaire de  Golbert,  «  qui  épargnait  sur  toutes 
choses^  »,  et  il  empochait  les  économies.  Au  jour  de 
l'an,  il  s'attribua  les  trois  quarts  des  étrennes  de 
Marie-Thérèse.  La  reine  mère  ayant  marqué  du 
mécontentement,  «  le  pauvre  Monsieur  le  Cardinal  », 

1.  Il  existe  aux  archives  des  Affaires  étrangères  un  fragment 
des  instructions  de  Mazurin  à  Louis  XIV,  écrit  sous  la  dicl('o  du 
roi.  M.  Chantclauzn,  qui  Pavait  découvert,  Ta  publié  dans  le 
Coi'reupondant  du  10  août  1881. 

2.  Motteville. 


MORT   DE   MAZARIN.  H7 

ainsi  qu'elle  l'appelait,  s'écria  effrontément  : 
«  Hélas!  si  elle  savait  d'où  vient  cet  argent,  et  que 
c'est  le  sang  du  peuple,  elle  n'en  serait  pas  si  libé- 
rale ». 

Mazarin  eut  beau  se  presser  :  il  n'eut  pas  le  temps 
d'achever  sa  tâche.  Le  11  février  1661,  le  roi,  sachant 
son  ministre  perdu,  se  mit  à  pleurer  et  à  dire  qu'il 
ne  saurait  comment  s'en  tirer.  La  France  entière 
éprouvait  les  mêmes  craintes.  Il  ne  venait  pas  à  l'es- 
prit qu'il  fût  capable  de  gouverner,  ni  qu'il  voulût 
s'en  donner  la  peine.  On  n'hésitait  que  sur  le  nom  de 
celui  qui  mènerait  la  barque  à  sa  place.  Anne  d'Au- 
triche se  croyait  des  chances.  Coudé  avait  un  parti 
dans  la  noblesse.  La  bourgeoisie  parisienne  se  disait 
que  Retz  allait  peut-être  revenir  sur  l'eau  «  par 
nécessité*  ».  Les  ministres  n'admettaient  qu'un 
homme  de  la  carrière.  Pendant  que  les  intrigues 
allaient  leur  train,  Mazarin  expira  (9  mars),  et  quel- 
ques heures  plus  tard  eut  lieu  le  coup  de  théâtre 
qu'on  lit  dans  tous  les  historiens.  Louis  XIV  signifia 
à  ses  ministres  et  aux  grands  son  intention  de  gou- 
verner par  lui-même.  Ceux  qui  le  connaissaient  bien, 
à  commencer  par  sa  mère,  ne  firent  qu'en  rire,  per- 
suadés que  ce  serait  un  feu  de  paille. 

Il  s'était  d'abord  enfermé  tout  seul,  pendant  deux 
heures,  pour  établir  son  «  règlement  de  vie^  »  de 
monarque  effectif.  Le  programme  sorti  de  cette 
méditation  ressemble  à  s'y  méprendre  à  celui  de 

1.  Guy  Patin.  Lettre  du  28  janvier  1661, 

2.  Motteville. 


118  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Catherine  de  Médicis  dans  la  lettre  citée  plus  haut. 
11  exigeait  des  qualités  de  grand  travailleur. 
Louis  XIV  les  eut  du  jour  au  lendemain,  «  car  sur- 
tout, dit-il  dans  ses  Mémoires,  j'étais  résolu  à  ne 
prendre  point  de  premier  ministre,  et  à  ne  pas  laisser 
faire  par  un  autre  la  fonction  de  roi  pendant  que  je 
n'en  aurais  que  le  titre  ».  Le  passage  où  il  décrit  ses 
noces  avec  la  joie  du  travail  est  émouvant  et  beau. 
Il  est  même  poétique  :  «  Je  me  sentis  (aussitôt) 
comme  élever  l'esprit  et  le  courage,  je  me  trouvai 
tout  autre,  je  découvris  en  moi  ce  que  je  n'y  connais- 
sois  pas,  et  je  me  reprochai  avec  joie  de  l'avoir  si 
longtemps  ignoré.  Cette  première  timidité  que  le 
jugement  donne  toujours  et  qui  me  faisait  peine,  sur- 
tout quand  il  fallait  parler  un  peu  longtemps  et  en 
public,  se  dissipa  en  moins  de  rien.  Il  me  sembla 
alors  que  j'étais  roi  et  né  pour  l'être.  J'éprouvai  enfin 
une  douceur  difficile  à  exprimer  ». 

Il  eut  bientôt  besoin  de  tout  ce  courage  neuf.  A 
mesure  que  son  esprit  «  s'élevait  »,  la  honte  le  pre- 
nait de  sa  crasse  ignorance  :  «  Quand  la  raison,  dit- 
il,  commence  à  devenir  solide,  on  ressent  un  cuisant 
et  juste  chagrin  d'ignorer  les  choses  que  savent  tous 
les  autres  ».  L'utilité  pratique  des  études  qu'il  avait 
négligées  se  faisait  sentir  à  lui.  Ne  pas  savoir  l'his- 
toire, avec  son  «  métier  »,  c'était  une  gêne  de  tous 
les  instants.  Ne  pas  être  capable  de  décliilTror  tout 
seul  une  lettre  en  lalin,  alors  que  Rome  et  l'Empire 
n'écrivaient  leurs  dépêches  qu'en  lalin,  c'était  une 
servitude  insupportable.  N'avoir  jamais  rien  lu  sur 


AVÈNEMENT   DE  LOUIS  XIV.  H  9 

«  Fart  de  la  guerre  »,  quand  on  avait  l'ambition  de 
s'y  «  rendre  savant  »  et  d'y  acquérir  de  la  gloire, 
c'était  se  mettre  à  soi-même  des  bâtons  dans  les 
roues.  Son  éducation  était  à  refaire  :  «  Toute 
la  difficulté  n'était  qu'à  pouvoir  en  trouver  le 
temps  ». 

Il  s'était  interdit  de  s'arrêter  aux  autres  diffi- 
cultés, dont  la  principale  était  qu'à  se  remettre  sur 
les  bancs,  il  hasardait  son  autorité  fraîche  éclose. 
Louis  XIV  brava  l'opinion  avec  un  courage  remar- 
quable. C'est  l'un  des  plus  beaux  endroits  de  sa  vie. 
Il  a  été  vraiment  grand,  par  le  sentiment  du  devoir 
professionnel  et  par  l'empire  sur  lui-même,  le  jour 
où  il  osa  se  dire  à  lui-même,  comme  devait  le  dire 
tout  haut  le  Bourgeois  gentilhomme  de  Molière,  et 
en  se  rendant  parfaitement  compte  qu'il  s'exposait 
au  ridicule  :  «  Je  veux...  savoir  raisonner  des  choses 
parmi  les  honnêtes  gens.  »  Pour  lui  rendre  pleine 
justice,  il  faut  se  représenter  l'effet  dadais  que 
produisait  alors  un  écolier  de  vingt-trois  ans  '.  Il  faut 
se  rappeler  que  l'on  finissait  ses  classes  à  quinze  ou 
seize,  et  que  leur  souvenir  était  inséparable  de  celui 
des  verges,  sans  lesquelles  il  n'y  avait  pas  de  péda- 
gogie au  xvif  siècle.  Quand  on  sut  que  le  roi  repre- 
nait des  leçons  de  latin  de  son  ancien  précepteur 
et  qu'il  passait  des  heures  à  faire  des  thèmes,  les 
courtisans  durent  avoir  sur  lé  bout  de  la  langue  de 
lui  demander,  comme  Mme  Jourdain  à  M.  Jourdain  : 

1.  11  en  avait  même  vingt-quatre  lorsqu'il  demanda  à  Péréfixe 
de  lui  redonner  des  leçons  de  latin. 


120  LOUIS   XIV  ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

«  N'irez-vous  point  Fun  de  ces  jours  au  collège 
vous  faire  donner  le  fouet,  à  votre  âge?  » 

Il  ne  se  berçait  pas  de  l'illusion  que  son  rang  le 
sauverait  des  railleries.  Il  avoue  à  propos  de  l'his- 
toire, qu'il  voulut  aussi  rapprendre,  combien  la 
pensée  du  qu'en-dira-t-on  lui  avait  été  sensible  : 
«  —  Un  seul  scrupule  m'embarrassait,  qui  était  que 
j'avais  quelque  manière  de  pudeur,  étant  dans  la 
considération  où  j'étais  dans  le  monde,  de  redes- 
cendre dans  une  occupation  que  j'aurais  dû  prendre 
de  meilleure  heure.  »  Tout  avait  cédé  à  la  volonté 
«  de  n'être  pas  privé  des  connaissances  qu'un 
honnête  homme  doit  avoir  ».  Il  ne  fut  pourtant 
jamais  instruit;  il  ne  sut  pas  le  latin,  ce  qui  s'appe- 
lait le  savoir  au  xvii^  siècle,  où  on  l'apprenait  bien. 
Trop  d'affaires,  ou  de  plaisirs,  l'avaient  empêché  de 
suivre  assez  longtemps  son  dessein.  Il  est  possible 
aussi  qu'il  ait  été  découragé  par  son  peu  de  facilité. 
Louis  XIV  avait  de  la  mémoire  et  du  jugement, 
mais  l'intelligence  était  lente.  Bref,  il  abandonna  ses 
études  trop  tôt,  le  sentit,  et  répéta  jusqu'à  sa  mort  : 
«  Je  suis  ignorant  ». 

Quant  à  son  labeur  de  chef  d'État,  jamais  il  ne 
s'en  relâcha.  Ses  journées  furent  réglées  une  fois 
pour  toutes.  Mme  de  Motteville  nous  en  donne 
l'arrangement  au  lendemain  de  la  mort  de  Mazarin, 
Saint-Simon  nous  le  redonne  à  un  demi-siècle  de 
distance,  et  c'est  identique.  Louis  XIV  consacrait 
régulièrement  de  six  à  huit  heures  par  jour  aux 
affaires,  sans  l'exlraordinaire  et  l'imprévu,  sans  les 


LOUIS   XIV   REFAIT    SON   ÉDUCATION.  121 

fonctions  d'apparat,  si  nombreuses  et  si  importantes 
à  son  époque.  Ajoutez  le  temps  de  dormir  et  de 
manger,  de  voir  sa  famille  et  de  prendre  l'air,  il 
n'en  serait  guère  resté  pour  les  divertissements,  si 
le  roi  n'avait  eu  la  faculté  de  se  passer  de  sommeil, 
presque  à  volonté.  Ce  fut  ce  qui  lui  permit  de  fournir 
au  plaisir  aussi  largement  qu'au  travail.  La  Cour 
eut  néanmoins  de  la  peine  à  se  faire  au  nouveau 
régime.  Elle  ne  savait  que  devenir  pendant  que  le 
roi  travaillait  :  «  On  ne  s'est  jamais  tant  ennuyé  que 
l'on  s'ennuie  ici,  écrivait  en  1664  le  duc  d'Enghien, 
fils  du  grand  Condé.  Le  roi  est  enfermé  quasi  tout 
l'après-dîner  ^  » 

En  dehors  de  la  Cour,  on  aurait  volontiers  crié  de 
joie.  La  surprise  de  découvrir  un  grand  laborieux 
dans  ce  faiseur  de  ronds  de  jambe  avait  été  délicieuse. 
Paris  était  prêt  à  lui  passer  bien  des  faiblesses  pourvu 
qu'il  gouvernât,  qu'il  usât  lui-même  de  son  pouvoir. 
La  bourgeoisie  frondeuse  désarmait.  «  Il  faut,  écri- 
vait Guy  Patin  à  un  ami,  que  je  vous  fasse  part 
d'une  pensée  que  je  trouve  fort  plaisante.  M.  de 
Vendôme  a  dit  que  notre  bon  roi  est  semblable  à  un 
jeune  médecin  qui  a  beaucoup  d'ardeur  pour  sa 
profession,  mais  qui  fait  des  q^ii  pro  quo.  Je  sais  des 
gens  qui  le  voient  de  près,  qui  m'ont  assuré  qu'il  a 
de  très  bonnes  intentions,  et  que  dès  quil  sera  plus 
maître  qu'il  n'est,  il  en  persuadera  tout  le  monde. 


1.  Letfc..e  du  27  juin,  à  la  reine  de  Pologne  (Archives  de  Chan- 
tilly). —  Le  roi  dînait  à  une  heure. 


122  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

Amen'.  »  Les  mots  que  j'ai  soulignés  sont  signifi- 
catifs de  la  part  de  Guy  Patin.  En  établissant  la 
monarchie  absolue,  Louis  XIV  avait  Topinion  pour 
lui.  Il  en  existe  un  autre  témoignage  tout  aussi 
remarquable.  Après  la  mort  de  Mazarin,  Olivier 
d'Ormesson,  qui  avait  été  de  l'opposition  j)arlemen- 
taire,  et  auquel  son  indépendance  devait  bientôt 
coûter  sa  carrière,  laissa  couler  trois  années  entières 
avant  d'admettre  dans  son  Journal  quoi  que  ce  fût 
de  désagréable  pour  le  jeune  roi.  Lui  aussi,  il  lui 
fait  crédit  et  passe  sur  les  qui  pro  quo  du  gouver- 
nant novice. 

Dans  l'entourage  immédiat  du  roi,  son  coup 
d'État  provoqua  peu  de  commentaires,  la  première 
surprise  passée.  Anne  d'Autriche  eut  un  accès  de 
dépit  en  comprenant  qu'elle  ne  retrouverait  jamais 
aucune  influence,  après  quoi,  la  paresse  aidant,  son 
parti  fut  pris.  Elle  n'avait  aucune  objection  de  prin- 
cipe à  la  monarchie  absolue;  elle  en  avait  toujours 
été  partisan.  Elle  ne  concevait  môme  pas,  en  sa 
qualité  de  princesse  espagnole,  une  royauté  le  moins 
du  monde  limitée.  Une  fois  résignée,  elle  devint  une 
vieille  reine  très  maternelle,  qui  prêchait  la  vertu  à 
la  jeunesse  et  tâchait  d'éviter  à  sa  belle-fille  le  plus 
d'ennuis  possible. 

Marie-Thérèse  n'avait  qu'une  seule  opinion  en 
politique;  le  bon  gouvernement  était  celui  sous 
lequel  les  rois  passaient  beaucoup  de  temps  avec 

1.  Lultre  du  15  juillet  1661. 


LOUIS    XIV   REFAIT    SON   ÉDUCATION.  123 

leur    femme.    Elle    devait    mourir    sans     lavoir 
connu. 

Maeiemoiselle  n'avait  garde  de  regretter  les  pre- 
miers ministres;  elle  avait  eu  trop  peu  à  se  louer 
des  deux  qu'elle  avait  fréquentés.  Elle  s'imaginait 
avoir  été  libérée  de  toute  dépendance  par  la  mort 
du  cardinal,  succédant  à  celle  de  son  père,  et  cette 
pensée  lui  était  infiniment  agréable.  Elle  ne  s'aper- 
cevait pas  qu'elle  n'avait  fait  que  changer  de  maître, 
et  que  le  nouveau  serait  incomparablement  plus 
difficile,  plus  exigeant,  que  cet  Italien  sceptique  qui 
se  bornait  à  veiller  à  ce  qu'elle  ne  portât  pas  ses 
millions  à  l'étranger,  et  se  moquait  du  reste.  Made- 
moiselle avait  à  faire  l'apprentissage  de  la  monar- 
chie absolue.  Elle  n'ouvrit  les  yeux  que  le  jour  oii 
le  tonnerre  tomba  sur  elle. 


CHAPITRE   III 


iMademoiselle  au  Luxembourg-,  Son  salon.  Les  «  anatomies  b  du 
cœur.  —  Projets  de  mariage  et  nouvel  exil.  —  Louis  XIV  et 
les  libertins.  —  Fragilité  d'une  fortune  terrienne.  —  Fêtes 
galantes. 


I 


AUX  approches  de  trente-cinq  ans,  la  Grande 
Mademoiselle  s'aperçut  à  divers  signes  qu'elle 
n'était  plus  jeune.  Elle  connut  la  limite  de  ses  forces, 
chose  qui  ne  lui  était  jamais  arrivée,  le  7  février  1662. 
Louis  XIV  dansait  pour  la  première  fois  un  grand 
ballet  intitulé  les  Amours  d'Hercule,  et  sa  cousine  de 
Montpensier  y  tenait  un  rôle  :  elle  en  fut  malade  de 
fatigue.  Une  lassitude  d'un  autre  genre  lui  venait; 
elle  s'ennuyait  dans  les  fêtes.  Elle  avait  vu  tant  de 
galas,  depuis  qu'elle  était  au  monde,  tant  de  festins 
et  de  feux  d'artifice,  de  guirlandes  de  fleurs  et  de 
chars  allégoriques,  qu'à  présent  elle  en  avait  vite 
assez,  et  le  roi  aimait  justement  les  plaisirs  copieux; 
ceux  qu'il  offrait  à  sa  Cour  se  prolongeaient  parfois 
des  jours  et  des  nuits  de  suite,  sans  vous  laisser  le 


126  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

temps  de  respirer,  et  il  n'était  pas  permis  de  ne  pas 
s'amuser  tout  le  temps.  Mademoiselle  n'en  était  plus 
capable.  Elle  commençait  à  avoir  envie  de  rester  au 
logis.  Ses  migraines  y  contribuaient;  l'âge  les  mul- 
tipliait, et  toutes  les  femmes  savent  qu'il  est  plus 
agréable  d'avoir  la  migraine  sans  témoins. 

Elle  était  rentrée  de  haute  lutte  dans  le  palais  du 
Luxembourg  et  s'y  était  logée  auprès  de  sa  belle- 
mère.  La  vieille  Madame  se  serait  bien  passée  d'un 
voisinage  qui  ne  lui  présageait  rien  de  bon,  mais 
elle  n'avait  été  soutenue  par  personne,  car  personne 
ne  s'intéressait  à  elle.  On  lit  dans  une  gazette  à  la 
main  du  21  juillet  1660  :  —  «  L'affaire  mise  en  déli- 
bérationlilaCour,  on  trouva  que  Mademoiselle  avait 
droit  de...  demander  (un  des  appartements  libres) 
et  que  Madame  ne  pouvait  pas  le  lui  refuser.  On  dit 
même  que  le  roi  lui  écrivit  pour  le  lui  faire  trouver 
bon.  »  Il  fallut  avaler  le  calice  et  installer  à  sa  porte 
cette  belle-fille  tempétueuse,  avec  laquelle  il  n'y 
avait  pas  de  tranquillité  possible,  alors  que  Madame 
aurait  eu  besoin  d'un  grand  calme.  Madame  avait 
des  «  vapeurs  »,  autrement  dit  une  maladie  nerveuse. 
Elle  avait  peur  du  bruit,  peur  de  voir  remuer  ou 
d'être  obligée  de  parler,  et  Mademoiselle  venait  lui 
faire  des  scènes  :  «  —  Je  la  picotais  souvent,  disent 
ses  Mémoires,  et  la  méprisais  beaucoup  (en  quoi  j'ai 
eu  tort)  et...  elle  me  répondait  toujours  comme  une 
personne  qui  me  craignait,  et  avec  beaucoup  de 
soumission.  »  Le  public  se  dispensait  de  plaindre 
Madame,  parce  qu'elle  ennuyait  tout  le  monde; c'est 


MADEMOISELLE   AU   LUXEMBOURG.  127 

le  défaut  qui  se  pardonne  le  moins.  Anne  d'Autriche 
elle-même,  très  bonne  femme  tant  qu'on  ne  la  con- 
trariait pas,  ne  pouvait  souffrir  son  inoffensive  belle- 
sœur.  Elle  disait  à  Mademoiselle,  qui  n'avait  pas 
besoin  de  cet  encouragement  :  «  —  Sa  personne, 
son  humeur  et  ses  manières  me  sont  odieuses  ».  Au 
fond,  le  public  avait  raison  dans  son  antipathie. 
Madame  était  de  ces  gens  qui  rendent  la  vertu  haïs- 
sable, et  sont  par  là  très  malfaisants. 

Le  Luxembourg  était  commode  et  gai.  Mademoi- 
selle s'y  plaisait,  et  il  lui  souriait  de  s'arranger  une 
grande  existence  de  princesse  riche  et  indépendante. 
On  ne  pouvait  pas  faire  plus  mal  sa  cour.  Dès  que 
Louis  XIV  eut  pris  le  pouvoir,  il  laissa  voir  qu'il  ne 
voulait  plus  d'autre  centre  mondain  dans  son 
royaume  que  son  propre  palais.  Sa  cousine  n'en  tint 
compte.  Ce  n'était  point  bravade;  c'était  impossibi- 
lité de  comprendre  qu'une  «  personne  de  sa  qualité  » 
pût  être  réduite  au  rôle  de  satellite.  Il  est  certain 
que  la  nature  ne  l'y  avait  pas  préparée.  «  Je  passe- 
rais ma  vie  dans  la  solitude,  écrivait-elle,  plutôt  que 
de  contraindre  mon  humeur  fière  en  rien,  y  allât-il 
de  ma  fortune....  Je  n'ai  nulle  complaisance  et  j'en 
demande  beaucoup  ^  »  Elle  disait  aussi  :  «Je  ne  loue 
pas  volontiers  les  autres,  et  je  me  blâme  rarement  ». 
Avec  ce  caractère-là,  il  était  peut-être  plus  sage  de 
ne  pas  aller  trop  souvent  au  Louvre;  l'imprudence 

1.  Portrait  de  Mademoiselle  fait  par  elle-même  (novembre  1657), 
dans  la  Galerie  des  Portraits  de  Mademoiselle  de  Montpe?tsier, 
éditée  par  Edouard  de  Barthélémy  (Paris,  1860). 


J28  LOUIS   XIV  ET  LA   GRANDE  MADEMOISELLE. 

fut  d'allirer  la  foule  chez  soi,  comme  au  temps  où 
Mademoiselle  faisait  de  l'opposition  dans  ses 
Tuileries. 

Son  salon  devint  le  premier  de  Paris,  le  plus  inté- 
ressant et  le  plus  recherché.  Paris  ne  pouvait  plus 
se  passer  de  jolie  conversation  depuis  qu'il  en  avait 
goûté  sous  la  direction  de  Mme  de  Rambouillet  et 
qu'il  s'était  découvert  le  génie  de  cet  art  délicat. 
L'initiatrice  vivait  encore,  mais  elle  était  vieille, 
malade,  et  son  cercle  s'était  dispersé  il  y  avait  long- 
temps *.  Mlle  de  Scudéry  en  avait  recueilli  ce  qu'elle 
avait  pu  et  en  avait  fait  le  fond  de  ses  fameux 
samedis,  où  l'esprit  et  le  savoir  se  dépensaient  sans 
compter.  Néanmoins,  ce  n'était  plus  cela.  Les 
samedis  de  «  Sapho  »  ramenaient  les  gens  de  lettres 
à  la  pédanterie  dont  Mme  de  Rambouillet  les  avait 
plus  ou  moins  débarbouillés.  Ils  s'y  retrouvaient 
trop  entre  eux.  Laissés  à  eux-mêmes,  ils  reperdaient 
ce  qu'ils  avaient  pu  acquérir  de  bonne  grâce  intel- 
lectuelle au  frottement  des  habitués  aristocratiques 
de  la  Chambre  bleue.  L'esprit  a  ses  manières  tout 
ainsi  que  le  corps,  et  il  peut  aussi  en  avoir  de  bonnes 
et  de  mauvaises.  En  1G61,  la  Cour  était  encore  seule 
à  avoir  les  bonnes.  Il  n'existait  pas  d'autre  monde 
où  le  premier  venu  sût  parler  un  langage  aisé  et 
galant,  assorti  aux  feutres  à  plumes  et  aux  belles 
révérences.  C'était  dans  les  traditions  du  lieu.  Il 
manqua  aux  doctes  amis  de  Mlle  de  Scudéry  de  ne 

1.  Mme  de  UaïubouiUel  mourut  très  âgée  on  1065.  La  fm  do 
son  règne  remonUiit  ii  1G50  environ. 


LE    SALON   DU    LUXEMBOURG.  129 

plus  se  sentir  guettés  par  ces  beaux  seigneurs  qui 
avaient  le  trait  si  prompt,  la  raillerie  si  légère,  et  qui 
détestaient  les  cuistres. 

La  société  féminine  des  samedis  avait  aussi  trop 
peu  d'habitude  avec  les  duchesses  et  les  marquises 
pour  remplacer  Thôtel  de  Rambouillet.  Mlle  Boc- 
quet,  qui  tient  une  grande  place  dans  les  chroniques 
des  samedis,  était  fort  aimable  et  jouait  «  miracu- 
leusement* »  du  luth,  mais  elle  appartenait  à  la  très 
petite  bourgeoisie.  Mlle  Dupré,  autre  amie  de  la 
maison,  était  une  fdle  intelligente  et  instruite,  qui 
avait  fait  une  étude  particulière  de  la  philosophie  : 
elle  citait  trop  souvent  Descartes  pour  avoir  «  l'air 
galant  »  en  conversation.  Ainsi  des  autres.  Mlle  de 
Scudéry  elle-même,  qui  était  reçue  dans  la  meil- 
leure compagnie  et  qui  avait  autrefois  combattu  le 
«  bas-bleuisme  »  avec  un  bon  sens  admirable, 
n'avait  pas  pu  écrire  impunément  trente -deux 
in-octavo  à  la  file;  il  lui  en  était  resté  un  peu 
d'encre  au  bout  des  doigts.  Il  semblait  que  tous  les 
pédants  de  France  tinssent  classe  en  sa  maison. 
Les  mots  d'esprit  y  avaient  leurs  papiers;  on  en 
dressait  des  procès-verbaux.  «  L'illustre  Sapho  » 
avait  bien  mérité  d'inspirer  Molière  lorsqu'il  écrivit 
les  Précieuses  ridicules;  M.  Cousin  a  beau  se  refuser 
aie  croire^,  je  m'imagine  qu'elle  n'y  a  pas  échappé. 


1.  Le  Grand  Cyrus.  La  plupart  des  amies  de  Mlle  de  Scudéry 
y  sont  peintes  sous  des  noms  supposés.  Mlle  Bocquet  s'y  appelle 
Agélasle. 

2.  Cf.  la  Société  française  au  JV//"  siècle,  vol.  II,  ch.  xv, 

9 


130  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Mademoiselle  rendit  aux  beaux  esprits  le  service 
de  les  remettre  à  l'école  de  la  Cour  pour  les  manières 
et  le  langage.  Nous  sommes  très  renseignés,  grâce 
à  une  fantaisie  de  princesse  d'où  est  sortie  une 
petite  littérature,  sur  les  modèles  que  le  Luxem- 
bourg avait  à  leur  offrir.  En  1657,  Mademoiselle 
étant  à  Champigny  pour  le  procès  Richelieu,  la 
princesse  de  Tarente  *  et  Mlle  de  la  Trémouille^  lui 
montrèrent  leurs  portraits  écrits  par  elles-mêmes  ', 
à  l'imitation  de  ceux  que  Mlle  de  Scudéry,  créa- 
trice du  genre,  donnait  à  deviner  dans  ses  romans  à 
clef  :  «  —  Je  n'en  avais  jamais  vu;  je  trouvai  cette 
manière  d'écrire  fort  galante,  et  je  fis  le  mien  ». 
Après  le  sien,  elle  en  fit  d'autres  et  exigea  que  l'on 
en  fît  autour  d'elle.  Il  en  est  résulté  un  répertoire 
unique  en  son  genre,  où  de  nobles  personnages,  des 
deux  sexes  et  de  tout  âge,  ont  la  bonté  de  ne  rien 
nous  laisser  ignorer  d'eux-mêmes,  pas  plus  l'état  de 
leurs  dents  que  leurs  opinions  sur  l'amour,  ni  de 
leurs  amis,  pour  lesquels  ils  ne  se  sont  pas  trouvé 
de  raisons  d'être  plus  discrets.  Le  recueil  des  Por- 
traits *  nous  apprend  comment  l'aristocratie  d'alors 
se  voyait,  ou  voulait  être  vue. 

1.  C'est  l'amie  de  Mme  de  Sévigné. 

2.  Belle-sœur  de  la  précédente.  Elle  épousa  en  1062  Bernard,  duc 
de  Saxe-Iéna. 

3.  Mademoiselle  dit  dans  ses  Mémoires  qu'elles  les  avaient 
«  fait  faire  ».  C'est  un  lapsus. 

4.  La  Galerie  des  Portraits,  etc. 


LES   PORTRAITS.  131 


II 


On  commençait  d'ordinaire  par  dépeindre  sa 
figure  et  sa  tournure.  La  mode  était  d'y  mettre  de 
la  sincérité,  ce  qui  ne  veut  pas  toujours  dire  de  la 
modestie.  La  célèbre  duchesse  de  Chàtillon  prévient 
le  lecteur  qu'elle  va  lui  parler  avec  une  naïveté  «  la 
plus  grande  qui  fut  jamais.  C'est  pourquoi,  con- 
tinue-t-elle,  je  puis  dire  que  j'ai  la  taille  des  plus 
belles  et  des  mieux  faites  que  l'on  puisse  voir.  Il  n'y 
a  rien  de  si  régulier,  de  si  libre,  ni  de  si  aisé.  Ma 
démarche  est  tout  à  fait  agréable,  et  en  toutes  mes 
actions  j'ai  un  air  infiniment  spirituel.  Mon  visage 
est  un  ovale  des  plus  parfaits  selon  toutes  les 
règles  ;  mon  front  est  un  peu  élevé,  ce  qui  sert  à  la 
régularité  de  l'ovale.  Mes  yeux  sont  bruns,  fort 
brillants  et  bien  fendus  ;  le  regard  en  est  fort  doux, 
et  plein  de  feu  et  d'esprit.  J'ai  le  nez  assez  bien  fait, 
et  pour  la  bouche,  je  puis  dire  que  je  l'ai  non  seule- 
ment belle  et  bien  colorée,  mais  infiniment  agréable, 
par  mille  petites  façons  naturelles  qu'on  ne  peut 
voir  en  nulle  autre  bouche.  J'ai  les  dents  fort  belles 
et  bien  rangées.  J'ai  un  fort  joli  petit  menton.  Je 
n'ai  pas  le  teint  fort  blanc.  Mes  cheveux  sont  d'un 
châtain  clair,  et  tout  à  fait  lustrés.  Ma  gorge  est  plus 
belle  que  laide.  Pour  les  bras  et  les  mains,  je  ne 
m'en  pique  pas;  mais  pour  la  peau,  je  l'ai  fort  douce 
et  fort  déliée.  On  ne  peut  pas  avoir  la  jambe  ni  la 


132  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

cuisse  mieux  faite  que   je  l'ai,  ni  le  pied  mieux 
tourné.  » 

La  description  de  la  personne  physique  était 
Tune  des  lois  du  genre;  personne  ne  croyait  pou- 
voir s'en  dispenser,  pas  même  les  religieuses.  On 
trouve  parmi  les  Portraits  celui  d'une  abbesse  qui 
fréquentait  chez  Mademoiselle,  l'imposante  Marie- 
Éléonore  de  Rohan,  personne  très  estimée,  au 
rebours  de  sa  mère,  la  fameuse  duchesse  de  Mont- 
bazon,  mais  très  déroutante  tout  de  même  pour  nos 
idées  modernes  sur  la  vie  monastique.  Elle  se  par- 
tageait entre  le  cloître  et  le  monde  et  suffisait  à 
tout,  édifiante  quand  il  le  fallait,  vive  et  brillante  le 
reste  du  temps,  et  aussi  naturelle  dans  un  rôle  que 
dans  l'autre.  L'abbesse  composait  des  ouvrages  de 
piété  pour  ses  nonnes  :  la  Morale  de  Satomon  \  ou  les 
Paraphrases  des  sept  Psaumes  de  la  Pénitence.  La 
mondaine  se  plaçait  devant  son  miroir  et  écrivait 
sans  l'ombre  d'embarras  :  «  —  J'ai  quelque  hauteur 
dans  la  physionomie,  et  de  la  modestie.  J'ai...  le  nez 
trop  grand,  la  bouche  point  désagréable,  les  lèvres 
propres  et  les  dents  ni  belles,  ni  laides.  »  Ce  «  nez 
trop  grand  »  choqua  le  savant  Huet.  I\Iis  en  demeure 
de  refaire  le  portrait  de  Madame  l'abbesse,  il 
écrivit  :  «  —  Comme  c'est  une  beauté  à  laquelle  je 
suis  fort  sensible  que  celle  du  nez...,  trouvez  bon, 
madame,  que  je  commence  parle  vôtre.  Il  est  grand, 
mais  de  grandeur  médiocre;  il  est  blanc,  un    peu 

1.  Plusieurs  fois  réédité. 


LES   PORTRAITS.  133 

aquiliii,  et  rend  votre  ris  fort  spirituel.  »  Une  autre 
phrase  de  Huet  nous  fait  entrevoir  les  accommode- 
ments du  costume  monastique  avec  la  coquetterie, 
chez  ces  pseudo-religieuses  dont  l'espèce,  qu'il  n'y 
a  vraiment  pas  lieu  de  regretter,  était  destinée  à 
disparaître  avec  la  réforme  des  couvents  :  «  ...  On 
ne  peut  imaginer,  poursuivait  le  futur  évêque,  de 
plus  beaux  cheveux  que  les  vôtres;  ils  sont  d'un 
blond  cendré  et  frisés  d'une  manière  fort  agréable, 
et  ils  accompagneraient  admirablement  bien  votre 
visage,  à  ce  que  j'ai  pu  juger  quand  ils  se  sont 
dérobés  par  hasard  au  soin  que  vous  prenez  de  les 
cacher  ». 

Après  le  corps  venaient  l'humeur,  les  goûts,  les 
qualités  de  l'esprit  et  ses  défauts.  C'est  là  que  gît 
l'intérêt  durable  des  Portraits.  Il  est  précieux  de 
savoir  de  première  main,  par  ses  propres  confi- 
dences, que  cette  société  aristocratique,  de  qui  le 
roi  allait  exiger  le  sacrifice  complet  de  son  indé- 
pendance, ne  haïssait  rien  tant  que  la  contrainte,  et 
ne  se  gênait  pas  pour  le  dire.  Hommes  ou  femmes, 
tous  ceux  qui  parlent  pour  eux-mêmes  en  reviennent 
toujours  là,  et  presque  dans  les  mêmes  termes  : 
«  —  Je  hais  la  contrainte....  La  contrainte  m'est 
insupportable...  j'ai  aversion  pour  tout  ce  qui  s'ap- 
pelle contrainte....  Je  souffre  impatiemment  l'op- 
pression, et  j'aime  passionnément  la  liberté....  »  Au 
point  de  vue  de  la  monarchie  absolue  et  de  la  dis- 
cipline qu'elle  impose  à  une  Cour,  la  noblesse  fran- 
çaise avait  de  bien  mauvaises  habitudes. 


134  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE  MADEMOISELLE. 

Elle  professait  l'amour  des  vertus  chevaleresques 
et  la  haine  de  tout  ce  qui  ressemble  à  bassesse  ou 
déloyauté.  En  quoi  elle  était  sincère,  à  condition 
d'admettre  que  les  opinions  des  hommes  sont  chan- 
geantes, même  en  morale,  et  que  nous  aurions 
aujourd'hui  de  la  peine  à  nous  entendre  avec  un 
gentilhomme  de  1660  sur  ce  qui  est  loyal,  ou  bas, 
et  ce  qui  ne  l'est  pas.  L'honneur  lui  commandait  de 
venger  ses  offenses,  sans  regarder  de  trop  près  aux 
moyens.  L'usage  l'autorisait  à  être  injuste  et  de 
mauvaise  foi  avec  les  petits  et  les  faibles,  en  parti- 
culier lorsqu'il  leur  devait  de  l'argent;  la  probité 
était  une  vertu  bourgeoise.  Mademoiselle  trouvait 
indigne  que  les  gens  de  qualité  abusassent  de  leur 
i<  autorité  »  pour  «  ruiner  de  misérables  créanciers  ». 
Mais  elle  était  parmi  les  exceptions. 

Le  droit  d'avoir  «  de  l'honneur  »  s'étendait  à  toutes 
les  conditions;  Vatel  fut  loué  de  s'être  tué  parce 
que  la  marée  n'arrivait  pas  :  «  —  On  dit,  écrivait 
Mme  de  Sévigné,  que  c'était  à  force  d'avoir  de 
l'honneur  à  sa  manière  ».  Il  n'en  était  pas  de  même 
d'un  autre  sentiment  qui  remplit  le  théûtre  de  Cor- 
neille et  dont  il  est  continuellement  question  dans 
tous  les  écrits  du  temps.  Le  consentement  général 
réservait  aux  gens  de  qualité  le  privilège  d'avoir 
«  de  la  gloire  »,  de  «  la  belle  »,  de  la  «  vraie  »,  celle 
qui  «  portait,  selon  la  définition  de  Huet,  à  désirer 
les  grandes  choses  ».  La  «  vraie  gloire  »,  que  l'on 
distinguait  avec  soin  de  ce  que  nous  appellerions  la 
gloriole,  était  le  sentiment  aristocratique  par  excel- 


LES   PORTRAITS.  135 

lence.  Même  parmi  les  auteurs  des  Portraits,  tout 
le  monde  ne  se  permet  pas  de  l'avoir. 

Il  y  avait  encore,  dans  cette  brillante  société, 
beaucoup  de  très  honnêtes  femmes,  malgré  le  train 
licencieux  que  prenait  la  jeune  Cour.  Toutefois,  il 
manquait  à  la  vertu  d'être  suffisamment  en  honneur. 
Elle  restait  affaire  de  goût  personnel;  la  noblesse 
n'y  attachait  en  général  qu'une  importance  secon- 
daire, et  toute  de  convention.  Les  femmes  «  sages  », 
ou  présumées  telles,  en  recevaient  des  louanges 
dans  les  portraits  dus  à  des  plumes  amies;  les  autres 
n'en  étaient  pas  plus  mal  vues,  sauf  par  les  jansé- 
nistes et  autres  «  esprits  chagrins  ».  La  jeune  com- 
tesse de  Fiesque,  avec  qui  Mademoiselle  s'était 
brouillée  à  Saint-Fargeau,  avait  une  réputation  bien 
établie  de  galanterie.  L'auteur  anonyme  de  son 
portrait  y  fait  allusion  et  s'empresse  d'ajouter  : 
«  —  Véritablement  cela  ne  lui  fait  point  de  tort  ». 
Aucun  tort  en  effet.  Mademoiselle  n'y  pensa  même 
pas,  quand  Mme  de  Fiesque  vint  lui  demander  pardon 
de  ses  impertinences  :  «  —  Elle  se  jeta  à  genoux 
devant  moi;  je  la  relevai  en  l'embrassant;  elle  pleura 
de  joie.  C'est  une  bonne  femme,  de  ces  esprits  qui 
se  laissent  entraîner...,  mais  dont  le  fond  est  bon  ». 

Par  un  juste  retour,  les  hommes  parlaient  fort 
librement  des  femmes;  on  croirait  entendre  chanter 
des  coqs.  Un  anonyme,  qui  «  pourrait  bien  être  le 
poète  RacanS  »  se  représente  très  laid,  très  bègue  et 

1.  C'est  M.  de  Barthélémy,  l'éditeur  de  la  Galerie  des  Portraits, 


136  LOUIS   XIV   ET  LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

très  puant,  très  maussade  par-dessus  le  marché  et 
très  menteur,  et  il  poursuit  :  «  ...  Je  suis  fort  effronté 
parmi  les  femmes,  et  aussi  entreprenant  que  si 
j'avais  toute  la  bonne  mine  et  tout  l'agrément  du 
monde  pour  me  faire  bien  recevoir.  Je  m'en  suis 
bien  trouvé  quelquefois,  tel  que  vous  me  voyez....  » 
Il  ya  encore  plus  de  mépris  pour  la  femme  dans  le 
passage  suivant  du  portrait  de  La  Rochefoucauld 
par  lui-même  :  «  —  Pour  galant,  je  l'ai  été  un  peu 
autrefois;  présentement  je  ne  le  suis  plus,  quelque 
jeune  que  je  sois.  J'ai  renoncé  aux  fleurettes,  je 
m'étonne  seulepnent  de  ce  qu'il  y  a  encore  tant 
d'honnêtes  gens  qui  s'occupent  à  en  débiter  ».  Voilà 
qui  est  dur  pour  Mme  de  Longueville.  Je  ferai 
remarquer  en  passant  que  La  Rochefoucauld  avait 
quarante-cinq  ans  '  au  moment  où  il  se  trouvait  si 
«jeune  »  pour  «  renoncer  aux  fleurettes  ».  Cepen- 
dant Molière  allait  bientôt  faire  rire  tout  Paris  aux 
dépens  d'Arnolphe  *,  qui  se  mêle  encore  d'aimer  à 
quarante-deux  ans.  Faut-il  en  conclure  que  Molière 
avait  entrepris  d'abaisser  la  limite  d'âge  de  l'amour? 
Ou  bien  était-ce  seulement  au  théâtre  que  la  mode 
exigeait  des  amoureux  jeunes?  Je  laisse  la  question 
à  déplus  habiles;  elle  n'est  pas  sans  importance 
pour  l'histoire  des  sentiments. 


qui  le   dit.  Honorât  de  Bueil,  marquis  de  Racan,  naquit  en  1589 
et  mourut  en  1G70. 

1.  Ou   quarante-six,  selon  ((uo  l'on  adopte  pour  son  portrait 
la  date  de  1058  ou  celle  de  1650. 

2.  L'École  des  femmes  est  de  1062. 


LES   PORTRAITS.  137 

La  mode  des  portraits  ne  dura  guère  que  deux 
ans  chez  ceux  qui  en  avaient  été  les  parrains  ;  sitôt 
qu'elle  eut  gagné  la  bourgeoisie,  les  gens  de  qualité 
l'abandonnèrent.  Le  goût  très  vif  qu'y  prirent  à  leur 
tour  les  classes  moyennes  fut  un  service  rendu  aux 
lettres.  Les  imitateurs  de  la  Galerie  apprirent  à  ce 
jeu,  comme  auparavant  les  créateurs  du  genre,  à 
connaître  «  l'intérieur  des  gens*  ».  Leurs  «  anato- 
mies  »  du  cœur,  tout  imparfaites  qu'elles  fussent, 
les  habituaient  à  discerner  «  les  qualités  et  les 
humeurs  des  personnes  ^  »,  et  il  se  formait  ainsi  un 
grand  public  préparé  à  comprendre  les  femmes  de 
Racine. 

Mademoiselle  fut  la  première  à  profiter  des  études 
d'âme  qu'elle  avait  mises  en  faveur.  Il  lui  en  resta 
un  tour  de  main  qui  est  très  sensible  dans  la  por- 
tion de  ses  Mémoires  écrite  après  1660.  Le  progrès 
est  également  marqué  dans  un  petit  roman  à  clef 
intitulé  :  Histoire  de  la  Princesse  de  Pophlagonie,  qui 
fut  composé  et  imprimé  à  Bordeaux  en  1639,  pen- 
dant l'arrêt  prolongé  de  la  Cour.  Ce  n'est  point  la 
seule  œuvre  d'imagination  qui  soit  sortie  de  celte 
plume  facile  ^  ;  c'est  la  seule  qui  vaille  qu'on  en  dise 
quelques  mots. 

1.  Galerie,  etc.  L'expression  est  de  la  jolie  marquise  de  Mauny, 
qui  avait  fait  partie  de  la  petite  cour  de  Saint-Fargeau. 

2.  De  Mme  de  Sainctôt,  femme  du  maître  de  cérémonies  et 
introducteur  des  ambassadeurs  sous  Louis  XIV.  Elle  fut  l'amie 
de  Voilure. 

3.  Les  autres  sont  :  Vie  de  Madame  de  FouqueroUes,  autobio- 
graphie supposée  d'une  dame  qui  fut  mêlée  aux  intrigues  de  la 
Fronde  (existe  en  manuscrit  à  la  Bibliothè(iue  de  l'Arsenal),  et 


138  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Le  sujet  esl  sans  intérêt;  Mademoiselle  a  mis  en 
conte  bleu  les  fastidieuses  querelles  de  son  domes- 
tique :  «  J'en  fis  une  petite  histoire  qui  fut  achevée 
en  trois  jours,  à  écrire  une  heure  ou  deux  heures  le 
soir,  quand  je  revenais  de  chez  la  reine  ».  En 
récompense,  il  y  a  dans  la  Princesse  de  Paphlagonie 
des  croquis  d'après  nature  d'un  trait  vif  et  ferme  qui 
est  une  nouveauté  chez  Mademoiselle.  Un  passage 
sur  la  chambre  bleue  de  Mme  de  Rambouillet  sera 
d'un  grand  secours  pour  restituer  un  intérieur  élé- 
gant sous  Louis  XIV,  si  l'on  essaie  jamais,  comme 
il  a  été  proposé,  de  jouer  les  comédies  de  Molière 
dans  la  vraie  «  chambre  »  de  Philamiute  ou  de  Géli- 
mène.  D'autres  nous  ont  parlé  de  la  pièce  où  rece- 
vait Mme  de  Rambouillet.  Ils  nous  en  ont  décrit  le 
décor  harmonieux  et  le  désordre  savant.  Personne 
ne  nous  a  rendu  comme  Mademoiselle  l'atmosphère 
intime  du  sanctuaire,  avec  son  jour  mesuré  et  dis- 
cret, son  luxe  de  fleurs,  ses  objets  d'art,  et  sa  petite 
bibliothèque  de  choix,  disant  les  goûts  et  les  préfé- 
rences de  la  divinité  du  lieu.  Cela  ressemble  bien 
plus  au  salon  d'une  femme  intelligente  du  xx=  siècle 
qu'à  une  pièce  du  chi\teau  de  Versailles. 


la  Relation  de  [Vîle  imarjitiaire  (1658),  badinage  renouvelé  d'un 
épisode  de  Do7i  Quichotte. 


LES  AMUSEMENTS.  139 


III 


Les  invités  de  Mademoiselle  profitaient  aussi  de 
raffinement  de  son  goût.  Elle  avait  imposé  à  son 
salon  une  règle,  une  seule  :  les  cartes  en  étaient 
bannies.  On  n'y  était  jamais  exposé  à  se  ruiner 
comme  chez  le  Roi,  qui  encourageait  le  gros  jeu.  Il 
ne  déplaisait  pas  à  Louis  XIV  d'être  la  Providence 
des  décavés;  c'était  encore  une  façon  de  tenir  sa 
noblesse.  Sa  cousine  n'entrait  pas  dans  ces  sortes 
de  considérations.  Elle  disait  :  «  Je  hais  à  jouer  aux 
cartes  »,  et  ne  jouait  que  s'Jl  lui  était  impossible  de 
s'en  dispenser;  elle  ne  devait  pas  aimer  à  perdre.  On 
remarqua  que  le  Luxembourg  avait  gagné  en  gaîté 
à  l'exclusion  des  jeux  d'argent  :  «  —  On  riait  cent 
fois  davantage  »,  raconte  l'abbé  de  Ghoisy\  alors 
tout  jeune,  et  très  assidu  chez  Mademoiselle,  où  il 
trouvait  nombreuse  compagnie  de  son  âge. 

Les  trois  filles  de  la  vieille  Madame,  Mlles  d'Or- 
léans, d'Alençon  et  de  Valois^,  y  étaient  sans  cesse. 
Elles  s'échappaient  de  leur  appartement  désert  pour 
accourir  vers  le  bruit  et  le  mouvement;  leur  vie 


1.  Mémoires.  Francois-Timoléon  de  Choisy  était  né  en  1644.  Il 
a  été  question  plusieurs  i'ois  de  sa  mère. 

2.  Marguerite-Louise  d'Orléans,  née  le  28  juillet  1645;  Elisa- 
beth, dite  Mademoiselle  d'Alençon,  née  le  26  décembre  1646; 
Françoise-Madeleine,  dite  Mademoiselle  de  Valois,  née  le  13  oc- 
tobre 1048. 


liO  LOUIS   XIV    ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

était  trop  triste,  avec  Madame  et  ses  éternelles 
vapeurs.  Reléguées  dans  leur  chambre,  comme  à 
Blois,  avec  quelques  compagnes  d'enfance,  dont 
Louise  de  La  Vallière  *  encore  inconnue,  les  petites 
princesses  redoutaient  cette  mère  presque  invisible, 
qui  ne  leur  adressait  la  parole  que  pour  les  gronder. 
Au  moins,  chez  Mademoiselle,  on  avait  le  droit  de 
remuer.  La  jeunesse  y  était  dans  une  grande  liberté. 
On  organisait  de  petits  jeux.  On  faisait  des  parties 
de  cache-cache  et  de  colin-maillard.  Le  soir,  on 
dansait  :  «  —  Comme  j'avais  des  violons,  dit  Made- 
moiselle, le  bal  était  bientôt  fait  dans  une  chambre 
éloignée  de  celle  de  Madame  ».  L'abbé  de  Choisy 
ajoute  un  détail  gracieux  :  «  —  Il  y  avait  des  vio- 
loiîs,  mais  ordinairement  on  les  faisait  taire  pour 
danser  aux  chansons.  C'est  si  joli  de  danser  aux 
chansons!  » 

Tandis  que  la  jeunesse  sautait,  les  grandes  per- 
sonnes avaient  aussi  leurs  petits  jeux.  Tout  cédait, 
cependant,  au  plaisir  sans  égal  de  la  conversation. 
Parmi  ceux  qui  lui  donnaient  son  éclat  au  Luxem- 
bourg, on  peut  citer  La  Rochefoucaidd,  Segrais, 
Mme  de  Lafayette,  Mme  de  Sévigné,  Mademoiselle 
elle-même,  qui  menait  les  idées  un  peu  tambour 
battant,  comme  elle  menait  tout,  mais,  aussi,  avec 
le  même  imprévu.  La  conversation  allait  être  pen- 


1.  Née  il  Tours  en  1G44.  Son  père,  Laurent  de  La  Baume 
Le  Blanc,  seigneur  de  La  Vallière,  étant  mort  en  1054,  sa  mère 
se  remaria  avec  Jac(iues  de  Courlavel,  marquis  de  Saint-Remi, 
maître  d'iiôtel  de  Gaston  d'Orléans. 


LES   AMUSEMENTS.  141 

dant  plus  d'un  siècle,  jusqu'à  la  Révolution,  les 
délices  de  la  France  intelligente,  et  rendre  d'incom- 
parables services  à  la  langue,  légèrement  empêtrée 
dans  les  nobles  périodes  du  xvii'^  siècle.  On  s'aperçut 
tout  de  suite  que  le  pire  défaut,  pour  un  causeur, 
est  de  parler  comme  un  livre,  et  le  français  dut  à 
cette  simple  remarque  de  devenir  sans  rival  d;ms 
tout  l'univers  pour  la  vivacité  et  le  naturel. 

Les  habitués  du  Luxembourg  regrettaient  seule- 
ment que  la  conversation  ne  tournât  pas  plus  sou- 
vent sur  l'amour.  Mademoiselle  n'y  mettait  plus  la 
même  complaisance  qu'à  Saint-Fargeau.  Nous 
avons  vu  que,  dans  la  pratique,  elle  fermait  les 
yeux;  cela  simplifiait  la  vie.  Dans  la  conversation, 
pour  son  plaisir,  elle  aimait  mieux  d'autres  sujets; 
celui-là  lui  devenait  insupportable.  «  —  L'on  me 
fait  la  guerre,  dit-elle  dans  son  Portrait,  que  les 
vers  que  j'aime  le  moins  sont  ceux  qui  sont  pas- 
sionnés, car  je  n'ai  pas  l'âme  tendre.  »  D'ailleurs, 
elle  n'avait  plus  rien  à  dire  sur  l'amour.  Elle  venait 
de  faire  sa  profession  de  foi  dans  une  correspon- 
dance avec  Mme  de  Motteville  qui  circulait  manus- 
crite, en  attendant  mieux,  et  où  on  lisait  :  «  Son 
commerce  est  honteux;  il  est  volage  et  inégal,  sans 
foi  et  sans  probité....  C'est  un  impie;  il  se  moque  du 
sacrement  ».  Le  mariage  ne  raccommode  rien  :  il 
donne  tout  à  l'homme  :  «  Tirons-nous  de  l'escla- 
vage, s'écriait  Mademoiselle;  qu'il  y  ait  un  coin  du 
monde  où  Ton  puisse  dire  que  les  femmes  sont  mai- 
tresses  d'elles-mêmes  » 


142  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

On  a  le  droit  de  mépriser  l'amour  et  le  mariage, 
à  condition  que  ce  ne  soit  pas  seulement  pour  les 
autres.  La  jeunesse  du  Luxembourg  savait  à  mer- 
veille, et  c'est  pourquoi  elle  protestait,  que  Made- 
moiselle recherchait  avec  une  ardeur  croissante  cet 
«  esclavage  »  contre  lequel,  de  vive  voix  ou  par 
écrit,  elle  appelait  son  sexe  à  la  révolte.  Les  per- 
sonnes de  son  intimité  la  voyaient  se  forger  de 
pures  imaginations  sous  l'empire  d'une  idée  qui 
tournait  à  l'obsession,  et  croire  ensuite  que  ces 
choses-là  étaient  réellement  arrivées.  Elle  avait  cru 
à  des  «  empressements  »  significatifs  de  la  part  du 
petit  Monsieur,  qui  allait  en  épouser  une  autre. 
Après  la  restauration  des  Stuarts  (avril  1660),  elle 
crut,  —  le  récit  en  est  tout  au  long  dans  ses 
Mémoires,  —  que  le  roi  Charles  II,  qu'elle  avait 
refusé  avec  dédain  lorsqu'il  n'était  qu'un  pauvre 
prétendant,  n'avait  rien  eu  de  plus  pressé  en  mon- 
tant sur  le  trône  que  de  redemander  sa  main,  et 
qu'elle  avait  répondu  noblement  :  «  Je  ne  le  mérite 
pas,  les  ayant  refusés  pendant  leur  disgrâce....  Il 
aurait  toujours  cela  sur  le  cœur  et  je  l'aurais  sur  le 
mien,  et  cela  nous   empêcherait  d'être  heureux  ». 

Cette  belle  réponse  a  été  citée  cent  fois.  On  sait 
aujourd'hui  par  des  documents  anglais  *  que  Made- 
moiselle n'eut  jamais  lieu  de  la  faire.  Les  avances, 
hélas  1  étaient  venues  de  son  côté,  et  avaient  été  mal 
reçues  :  «  Je  désire  beaucoup  le  mariage  de  Made- 

1.  Cf.  Madame,  Mcmoirs  of  Ilenrietla  Duchess  of  Orléans,  par 
Julia  Cartwright  (Londres,  1894). 


i 


PROJETS   DE  MARIAGE.  143 

moiselle,  écrivait  lady  Derby'  à  sa  belle-sœur,  Mme 
de  la  Trémouille,  par  qui  passaient  les  «  insinua- 
tions »  ;  mais  le  roi  y  a  grande  aversion,  à  cause  du 
mépris  qu'elle  lui  a  montré.  J'ai  parlé  d'elle  au  mar- 
quis d'Ormond,  mais  j'ai  rencontré  peu  d'encoura- 
gement. »  Autre  lettre  :  «  J'ai  fait  proposer  Made- 
moiselle, et  j'ai  un  peu  d'espoir.  Si  le  roi  tient  aux 
richesses,  il  ne  peut  pas  en  avoir  plus  qu'avec 
Mademoiselle...  ;  mais  je  crains  qu'ayant  été  méprisé 
dans  sa  pauvreté,  il  ne  soit  peu  disposé  maintenant 
à  envisager  un  pareil  mariage.  »  Charles  II  ne  vou- 
lut rien  écouter;  il  avait  gardé  rancune  à  sa  cou- 
sine. 

En  revanche,  il  y  a  toute  apparence  qu'elle  dit 
vrai  ^  lorsqu'elle  raconte  que  le  vieux  duc  Charles  III 
de  Lorraine  ^  l'avait  demandée  «  à  genoux  »  pour  un 
jouvenceau  de  dix-huit  ans,  le  prince  Charles  de 
Lorraine,  son  neveu,  qui  devint  dans  la  suite  l'un 
des  meilleurs  généraux  de  l'Autriche.  Il  s'agissait, 
bien  entendu,  d'une  combinaison  politique.  Par 
malheur,  le  prince  Charles  avait  une  autre  idée,  plus 
de  son  âge.  Il  était  fort  amoureux  de  la  fille  aînée  de 
Madame,  Marguerite  d'Orléans,  qui  le  lui  rendait  de 
tout  son  cœur.  La  jeunesse  du  Luxembourg  accusa 
la  Grande  Mademoiselle  d'avoir  fait  manquer  leur 
mariage   par  jalousie   :  «    L'affaire  avait  été  fort 

1.  Lady  Derby  était  une  La  Trémouille.  La  belle-sœur  à  qui 
sont  adressées  les  lettres  était  la  sœur  de  Turennc. 

2.  CL  les  Mémoires  de  Montglat. 

3.  Ou  Charles  IV;  il  y  a  deux  façons  de  compter  les  ducs  de 
Lorraine. 


144  LOUIS   XIV  ET  LA   GRANDE  MADEMOISELLE. 

avancée,  rapporte  cette  commère  d'abbé  de  Choisy, 
mais  la  vieille  Mademoiselle  avait  tant  parlé  et  chu- 
choté, qu'elle  avait  tout  rompu.  Elle  était  au  déses- 
poir que  ses  sœurs  cadettes,  et  gueuses  au  prix 
d'elle,  se  mariassent  à  sa  barbe  ».  Marguerite  d'Or- 
léans en  fit  un  mariage  de  dépit  qui  tourna  très  mal  *, 
et  dont  Mademoiselle  ne  profita  même  pas  :  par  un 
retour  singulier,  du  jour  où  il  avait  dépendu  d'elle 
d'épouser  le  prince  Charles,  elle  n'avait  plus  eu  que 
du  mépris  pour  ce  principicule  «  sans  bastions^  ». 
Ses  caprices  impatientaient  le  roi,  qui  finit  par 
prendre  ses  arrangements  avec  la  Lorraine  sans 
plus  s'occuper  de  sa  cousine. 

Louis  XIV  était  dans  les  vieux  principes  monar- 
chiques quant  aux  mariages  de  princesses.  Il  n'y 
voyait  que  des  questions  politiques  à  régler  entre 
gouvernements,  et  où  le  sentiment  n'avait  pas  à 
intervenir.  L'idée  que  nous  avons  tous  droit  au 
bonheur  n'était  pas  de  son  temps,  et,  si  quelque  pré- 
curseur la  lui  avait  suggérée,  il  l'aurait  sûrement 
condamnée,  car  elle  fait  passer  les  intérêts  de  l'indi- 
vidu avant  ceux  de  la  communauté,  qui  paraissaient 
bien  autrement  sacrés  aux  gens  du  xvir  siècle. 
Louis  XIV  ne  s'était  pas  cru  le  droit,  pour  lui-même, 
de  n'accepter  que  les  agréments  de  son  «  métier  de 
roi  »,  puisqu'il  s'était  imposé  une  existence  de  tra- 


1,  Voyez  le  très  curieux  volume  de  M.  Rodocanachi  :  les  Infor- 
tunes d'une  pelile-fille  d'Henri  IV.  Le  mariage  de  la  princesse 
Marguerite  avec  le  duc  de  Toscane  avait  eu  lieu  le  19  avril  1661. 

2.  Mémoires  de  Mademoiselle. 


Q  PROJETS   DE   MARIAGE.  145 

vail  acharné,  lorsqu'il  lui  aurait  été  si  doux  de  ne 
rien  faire.  Dans  son  esprit,  plus  l'individu  était  haut 
placé,  plus  il  était  tenu  de  sacrifier  ses  propres  con- 
venances au  bien  général.  M'ademoiselle  avait  l'hon- 
neur d'être  sa  cousine  germaine;  il  était  parfaite- 
ment résolu  à  la  marier  ou  ne  la  marier  pas,  à  la 
donner  indifféremment  à  un  héros  ou  à  un  monstre, 
selon  qu'il  le  jugerait  utile  pour  «  le  service  du  Roi  ». 
C'était  sa  façon  de  reconnaître  la  parenté;  elle  ne 
manquait  pas  de  grandeur. 

Il  n'entrait  pas  dans  sa  pensée  que  Mademoiselle 
aurait  l'audace  de  lui  résister.  On  peut  dire  que, 
sous  ce  rapport,  ils  étaient  aussi  incapables  l'un  que 
l'autre  de  se  comprendre.  Mademoiselle  avait  vécu 
trop  longtemps  dans  l'opposition  pour  se  faire  à  la 
notion  d'un  pouvoir  royal  absolument  sans  limites, 
dans  toutes  les  circonstances  imaginables  et  vis-à-vis 
de  toutes  les  personnes  possibles.  Louis  XIV  avait 
une  foi  trop  profonde  au  droit  divin  des  rois  pour  se 
refuser  une  seule  des  prérogatives  qui  peuvent  en 
découler.  Ils  représentaient  l'un  et  l'autre  l'opinion 
de  nombreux  Français  ;  mais  Mademoiselle  représen- 
tait pour  l'instant  le  courant  décroissant,  Louis  XIV 
le  courant  grossissant. 

Ce  prince  était  venu  au  monde  au  bon  moment 
pour  profiter  d'une  doctrine  qui,  suivant  une  heu- 
reuse expression  *,  semblait  faite  pour  lui  comme  il 

1.  Sur  la  Théorie  du  pouvoir  royal  chez  les  contemporains 
de  Louis  XIV,  voir  V Éducation  politique  de  Louis  XIV,  par 
M.  Lacour-Gayet. 

10 


146  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

semblait  l'ait  pour  elle.  A  la  suite  de  la  Réforme,  la 
vieille  théorie  de  Forigine  divine  du  pouvoir  avait 
bénéficié  de  ce  que  les  peuples,  en  maint  pays  ou  en 
mainte  province,  s'étaient  trouvés  aussi  intéressés 
que  pouvaient  l'être  les  souverains  à  supprimer  Fau- 
torité  politique  du  pape  en  dehors  de  ses  États,  et 
son  ingérence  dans  les  affaires  des  autres  pays.  C'est 
ainsi  qu'en  France,  on  remarque  des  théologiens 
calvinistes  parmi  les  écrivains  qui  soutinrent  dès  le 
xvi^  siècle  que  les  princes  reçoivent  directement  leur 
pouvoir  de  Dieu,  et  de  Dieu  seul.  La  conséquence 
immédiate  de  la  doctrine  fut  de  rehausser  encore 
l'éclat  de  la  majesté  royale.  Les  princes  devinrent 
«  l'image  »  de  la  divinité,  et  même  quelque  chose 
de  plus;  le  premier  discours  officiel  qu'entendit 
Louis  XIV,  —  il  n'avait  pas  cinq  ans,  —  le  qualifia  de 
«  divinité  visible  ».  Deux  ans  plus  tard,  le  Catéchisme 
roxjaU  lui  expliquait  qu'il  était  «  vice-dieu  ».  Vingt 
ans  plus  tard,  Louis  XIV  était  «  dieu  »  tout  court, 
et  c'était  Bossuet  qui  le  lui  déclarait  du  haut  de  la 
chaire.  Prêchant  au  Louvre,  le  2  avril  1662,  et  ayant 
à  parler  des  devoirs  des  rois,  Bossuet  s'écria  :  «  0 
dieux  de  terre  et  de  poussière,  vous  mourrez  comme 
des  hommes.  N'importe,  vous  êtes  des  dieux,  encore 
que  vous  mouriez....  » 

Quand  un  homme  entend  ces  choses-là  sans  bron- 
cher, il  est  mûr  pour  en  accepter  toutes  les  consé- 
quences :  «  Les  rois,  avait  écrit  un  anonyme,  sont 

1.  Par  Fortin  de  la  Hoguelte  (1645). 


PROJETS   DE   MARIAGE.  147 

les  seigneurs  absolus  de  tout  ce  qui  respire  l'air, 
dans  toute  l'étendue  de  leur  empire^  ».  Louis  XIV a 
formulé  très  nellement  la  même  pensée  dans  ses 
Mémoires  :  «  Celui  qui  a  donné  des  rois  aux  hommes 
a  voulu  qu'on  les  respectât  comme  ses  lieutenants, 
se  réservant  à  lui  seul  le  droit  d'examiner  leur  con- 
duite. Sa  volonté  est  que  quiconque  est  né  sujet 
obéisse  sans  discernement^  ».  Il  est  juste  d'ajouter 
qu'il  était  arrivé  à  ces  conclusions  sous  une  poussée 
du  sentiment  public,  devenu  itapatient  de  donner  à 
la  monarchie  la  force  dont  elle  avait  besoin  pour 
remettre  le  pays  en  ordre.  A  la  mort  de  Mazarin,  la 
France  était  semblable  à  une  grande  maison  dont  les 
armoires,  confiées  à  une  ménagère  négligente,  n'ont 
pas  été  rangées  depuis  toute  une  génération.  Une 
immense  espérance  traversa  la  France  quand  le  pays 
vit  son  jeune  monarque,  aidé  vigoureusement  par 
Colbert,  mettre  le  balai  dans  l'amas  d'abus  et  d'ini- 
quités qui  portait  le  nom  d'administration,  et  se 
montrer  résolu,  en  dépit  des  résistances  et  sans 
ménagements  pour  les  personnes,  à  introduire  de 
l'ordre  et  de  la  propreté  morale  dans  les  grands  ser- 
vices publics. 

Cela  ne  se  fit  point  sans  des  pleurs  et  des  grince- 
ments de  dents,  sans  des  injustices  aussi,  témoin 
Foucquet,  coupable  assurément  mais  payant  pour 
tant  d'autres,  dont  Mazarin  le  premier.  Mais  cela  se 
fit.  Les  finances  d'abord,  avec  ce   résultat  que  le 

1.  L'Image  du  souverain  (1649). 

2.  Mémoires  pour  1667.  Éd.  de  M,  Charles  Dreyss. 


148  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

peuple  paya  moins  et  que  les  impôls  rapportèrent 
davantage.  La  justice  ensuite;  la  réforme  de  la  pro- 
cédure fut  commencée  en  1665,  et  les  grands  jours 
d'Auvergne  s'ouvrirent  la  même  année.  L'armée;  les 
soldats,  régulièrement  payés,  commirent  moins  de 
désordres,  et  la  noblesse  apprit  bon  gré  mal  gré 
l'obéissance  militaire.  En  même  temps,  l'industrie  et 
le  commerce  marchaient  d'un  tel  pas,  que,  dès  1668, 
les  commandes  affluaient  à  Paris  «  du  monde 
entier  »,  pour  une  foule  d'articles  que  nous  étions 
forcés,  dix  ans  plus  tôt,  de  faire  venir  de  l'étranger; 
c'est  l'ambassadeur  de  Venise,  Giustiniani,  qui 
l'écrit  à  son  gouvernement. 

La  ferme  volonté  du  maître  avait  remis  le  pays  en 
marche.  Louis  XIV  en  fut  confirmé  dans  sa  haute 
opinion  de  la  monarchie  absolue.  L'année  même  où 
Bossuet  l'encourageait  à  se  croire  au-dessus  de  l'hu- 
manité ordinaire,  il  décida  en  toute  sûreté  de  con- 
science de  marier  la  Grande  Mademoiselle  à  un  véri- 
table monstre,  dans  l'intérêt  d'une  combinaison  poli- 
tique qui  lui  tenait  au  cœur,  car  il  y  est  revenu  à 
plusieurs  reprises  dans  ses  M (hnoires.  Son  beau-père, 
Philippe  IV, menaçait  l'indépendance  du  Portugal'. 
Or,  Louis  XIV  se  «  faisait  scrupule  d'assister  ouverte- 
ment le  Portugal  à  cause  du  traité  des  Pyrénées^  ». 
D'autre  part,  il  estimait  duperie  d'être  plus  honnête 
avec  les  Esoagnols  que  les  Espagnols  ne  l'étaient 
avec  lui  :  «  Je  ne  pouvais  pas  douter  qu'ils  n'eussent 

1.  Le  Portugal  avait  repris  son  indépendance  en  1040. 

2.  Mémoires  pour  l'année  1661. 


PROJETS   DE   MARIAGE.  149 

violé  les  premiers  et  en  mille  sortes  le  traité  des 
Pyrénées,  et  j'aurais  cru  manquer  à  ce  que  je  dois  à 
mes  États  si,  en  l'observant  plus  scrupuleusement 
qu'eux,  je  leur  laissais  librement  ruiner  le  Portugal, 
pour  retomber  ensuite  sur  moi  avec  toutes  leurs 
forces  ».  Il  lui  sembla  qu'il  conciliait  tout  en  aidant 
le  Portugal  sous  main,  et  Turenne  n'eut  aucune 
répugnance  à  s'employer  dans  cette  aflaire  :  cela 
s'appelait  alors,  et  cela  s'appelle  encore  quelquefois, 
faire  de  la  politique. 

Telle  étant  la  situation,  Turenne  vint  une  après- 
midi  trouver  Mademoiselle  dans  son  cabinet.  Le  récit 
de  leur  entrevue  nous  a  été  conservé  par  la  prin- 
cesse, et  nous  pouvons,  cette  fois,  nous  en  fier  à 
elle  ;  ses  Mémoires  s'accordent  avec  les  témoignages 
des  contemporains. 

C'était  vers  la  fin  de  l'hiver  de  1662.  Turenne 
s'assit  au  coin  du  feu  et  entama  des  protestations  de 
tendresse.  «  Commeje  suis  brusque,  je  lui  dis  :  «  De 
«  quoi  est-il  question?  »  Il  me  répondit  :  «  Je  veux 
«  vous  marier.  »  Je  l'interrompis  et  lui  dis  :  «  Cela 
«  n'est  pas  facile  ;  je  suis  contente  de  ma  condition.  — 
«  Je  vous  veux  faire  reine  ;  mais  écoutez-moi  ;  laissez- 
«  moi  tout  dire,  et  puis  vous  parlerez.  Je  vous  veux 
«  faire  reine  de  Portugal.  —  Fi!  me  récriai-je,  je 
«  n'en  veux  point.  »  Il  reprit  :  «  Les  filles  de  votre 
«  qualité  n'ont  point  de  volonté;  elle  doit  être  celle 
«  du  Roi  ». 

Le  monarque  qui  faisait  crier  «  Fi!  »  à  Mademoi- 
selle s'appelait  Alphonse  VI  et  n'avait  pas  encore 


150  LOUIS   XIV  ET  LA   GRANDE  MADEMOISELLE. 

vingt  ans.  A  vingt-trois,  Tabbé  de  Saint-Romain, 
notre  envoyé  en  Portugal,  rapportera  qu'il  ne  savait 
encore  ni  lire  ni  écrire  '.  En  revanche,  «  il  tirait  les 
oreilles  et  arrachait  les  cheveux  du  premier  venu  «, 
et  c'était  dans  ses  bons  jours;  dans  les  mauvais,  il 
frappait  «  des  pieds,  des  mains  et  de  l'épée  tous  ceux 
qui  le  fâchaient,  indifféremment  ».  Ses  sujets 
n'osaient  plus  sortir  de  nuit  dans  les  rues,  parce  que 
l'un  de  ses  divertissements  était  de  les  «  charger 
brusquement  »  dans  l'obscurité,  et  d'essayer  de  les 
embrocher.  De  sa  personne,  Alphonse  VI  était  un 
gros  petit  tonneau,  à  moitié  paralysé  d'une  jambe, 
u  goulu  et  malpropre  »,  presque  toujours  ivre,  et 
vomissant  alors  «  après  ses  repas  ».  Il  portail,  «  six 
ou  sept  habits  »  les  uns  sur  les  autres,  parmi  lesquels 
«  un  jupon  de  trois  cents  taffetas  piqués  à  l'épreuve 
du  pistolet  ».  Sur  la  tête,  un  béguin  retombant 
jusqu'aux  yeux,  plusieurs  calottes  par-dessus  ce 
béguin,  dont  une  «  à  oreilles  »,  et  un  «  bonnet  à 
l'anglaise  »  sur  le  tout.  «  Son  corps,  poursuivait 
l'abbé,  sent  naturellement  mauvais,  et  il  a  toujours 
des  ulcères  sous  de  grands  doubles  ou  replis  de  peau 
qui  se  font  en  divers  endroits  de  sa  personne,  et  il 
serait  impossible  de  souffrir  toutes  ces  puanteurs 
ensemble,  s'il  ne  se  faisait  laverie  corps  une  fois  par 
jour  en  hiver,  et  deux  fois  dans  les  autres  saisons....  » 
La  peur  l'obligeait  à  faire  «  toujours  coucher  dix- 
sept  personnes  »  dans  sa  chambre,  «  et,  pour  achever 

1.  Mignet,  Négociations  relatives  à  la  successio7i  d'Espagne. 


PROJETS    DE   MARIAGE.  151 

la  cassolette,  sa  chaise,  qui  n'est  pas  une  chaise 
inutile,  demeure  nuit  et  jour  dans  la  ruelle  de  son 
lit.  » 

Turenne,  cependant,  s'efforçait  de  dorer  la  pilule, 
ir exposa  à  Mademoiselle  combien  il  serait  utile  au 
roi,  et  pour  quelles  raisons,  d'avoir  une  princesse 
française  sur  le  trône  de  Portugal.  Il  lui  promit, 
connaissant  son  faible,  qu'elle  serait  maîtresse 
absolue  de  la  «  grande  et  forte  armée  »  que  le  roi 
lui  ferait  passer  sans  bruit,  par  petits  paquets.  Sans 
doute,  Alphonse  VI  était  paralytique.  «  Mais,  assu- 
rait Turenne,  cela  ne  paraît  pas  quand  il  est  habillé; 
il  traîne  seulement  un  peu  une  jambe  et  s'aide  malai- 
sément du  bras.  »  Tant  mieux  si  son  intelligence 
traînait  aussi  un  peu.  «  On  ne  sait  pas  s'il  a  de 
l'esprit  ou  s'il  n'en  a  point;  c'est  comme  il  faut  les 
maris  pour  être  heureuse.  » 

«  —  Mais,  répliquait  Mademoiselle,  être  la  liaison 
d'une  guerre  éternelle  entre  la  France  et  l'Espagne... 
me  paraît  très  laid.  «  La  situation  serait  encore  pire 
pour  elle  si,  comme  elle  en  était  convaincue,  les  deux 
couronnes  en  arrivaient  à  se  raccommoder.  Le  bel 
avenir,  «  d'avoir  un  mari  sot  et  paralytique,  que  les 
Espagnols  chasseraient,  et  de  venir  en  France 
demander  l'aumône,  quand  mon  bien  serait  mangé, 
et  faire  la  reine  dans  quelque  petite  ville!  Il  fait  bon 
être  Mademoiselle  en  France  avec  cinq  cent  mille 
livres  de  rente  »  et  rien  à  demander  à  la  Cour. 
«  Quand  on  est  ainsi,  on  y  demeure.  Si  Ton  s'ennuie 
à  la  Cour,  l'on  ira  à  la  campagne,  à  ses  maisons,  où 


152  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

ron  a  une  cour.  On  y  fait  bâtir,  l'on  s'y  divertit. 
Enfin,  quand  Ton  est  maîtresse  de  ses  volontés,  Ton 
est  heureuse  :  car  Ton  fait  ce  que  Ton  veut.  » 

« —  Mais,  reprenait  Turenne,  quand  Ton  est  Made- 
moiselle, avec  tout  ce  que  vous  avez  dit,  on  est 
sujette  du  roi.  Il  veut  ce  qu'il  veut.  Quand  on  ne  le 
veut  pas,  il  gronde  ;  il  donne  mille  dégoûts  à  la 
Cour;  il  passe  souvent  plus  loin  :  il  chasse  les  gens. 
Quand  ils  se  plaisent  à  une  maison,  il  les  envoie  à 
une  autre.  Il  fait  promener  d'un  bout  du  royaume  à 
l'autre.  Quelquefois  il  met  en  prison  dans  sa  propre 
maison,  envoie  dans  un  couvent,  et,  après  tout  cela, 
il  faut  obéir....  Qu'est-ce  qu'il  y  a  à  répondre  à 
cela?  )) 

«  —  Que  les  gens  comme  vous  ne  menacent  point 
ceux  comme  moi,  s'écria  Mademoiselle  en  colère; 
que  je  sais  ce  que  j'ai  à  faire;  que,  si  le  roi  m'en 
disait  autant,  je  verrais  ce  que  j'aurais  à  lui 
répondre.  »  Elle  lui  défendit  de  lui  reparler  de  cette 
affaire,  et  il  se  retira. 

«  A  cinq  ou  six  jours  de  là,  il  m'en  parla  encore.  » 
Puis  ce  furent  des  amis  communs.  L'iuijuiétude 
gagnait  Mademoiselle.  Dans  quelle  mesure  Turenne 
était-il  le  porte-paroles  du  roi?  Elle  écrivit  à  ce 
dernier  pour  provoquer  une  explication;  pas  de 
réponse.  Elle  confia  sa  peine  à  la  reine  mère,  qui 
se  borna  à  ces  mots  :  «  Si  le  roi  le  veut,  c'est  une 
terrible  pitié;  il  est  le  maître;  pour  moi,  je  n'ai  rien 
à  dire  là-dessus  ».  «  J'avais  une  hâte  épouvantable, 
ajoute  Mademoiselle,  que  le  temps  de  Forges  fût 


NOUVEL   EXIL.  153 

venu,  afin  de  m'en  aller.  »  La  saison  arrivée,  il  fallut 
prendre  congé  du  roi.  Elle  voulut  en  avoir  le  cœur 
net  :  «  Sire,  si  Votre  Majesté  voulait  songer  à  mon 
«  établissement,  voilà  M.  de  Béziers...  qui  passera  à 
(c  Turin;  il  pourra  négocier  mon  mariage  avec  M.  de 
«  Savoie.  —  Je  songerai  à  vous  quand  cela  me  con- 
«  viendra  et  je  vous  marierai  où  il  sera  utile  pour 
«  mon  service  »  ;  d'un  ton  sec,  qui  m'effraya  fort.  Sur 
cela,  il  me  salua  fort  froidement,  et  je  m'en  allai;  je 
pris  mes  eaux.  » 

Elle  eut  l'imprudence  de  parler  et  d'écrire.  Bussy- 
Rabutin  prétend  même  qu'elle  «  en  avait  écrit  une 
lettre  au  roi  d'Espagne,  pour  s'en  faire  de  fête  auprès 
de  lui,  laquelle  on  avait  interceptée  *  »  ;  mais  cela 
est  bien  difficile  à  croire,  quelque  inconsidérée  que 
fût  parfois  Mademoiselle.  De  Forges,  elle  se  rendit 
au  château  d'Eu,  qu'elle  avait  acheté  depuis  peu.  Ce 
fut  là,  le  15  octobre  1662,  qu'elle  reçut  commande- 
ment du  roi  de  s'en  retourner  à  Saint-Fargeau  «  jus- 
qu'à nouvel  ordre  ».  Elle  eut  sur  sa  route  «  des  lettres 
de  tout  le  monde  ».  Être  exilée  pour  avoir  refusé 
d'épouser  Alphonse  VI,  le  pays  n'était  pas  encore 
fait  à  ces  conséquences  du  nouveau  régime.  On  sut 
bientôt  que  Mademoiselle  faisait  venir  de  Paris 
«  aiguilles,  canevas  et  soie  ^  »,  en  personne  qui  va 
avoir  du  temps  devant  soi.  En  somme,  si  les  choses 
en  restaient  là,  elle  ne  payait  pas  trop  cher  le  plaisir 


1.  Mémoires  de  Bussy-Rabutin. 

2.  Gazette,  de  Loret  du  28  octobre  1662. 


154  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

de  ne  pas  être  reine  de  Portugal.  C'était  son  avis,  et 
elle  était  de  très  bonne  humeur. 


IV 


Son  départ  ne  laissa  point  de  vide  dans  la  jeune 
Cour;  il  y  eut  une  princesse  de  moins  aux  céré- 
monies officielles,  et  ce  fut  tout.  Pour  la  nouvelle 
génération,  passée  au  premier  plan  avec  le  roi,  la 
Grande  Mademoiselle  n'était  plus  que  «  la  vieille 
Mademoiselle  »,  comme  l'appelait  Fabbé  de  Clioisy. 
Jeunes  amours  et  plaisirs  de  vingt  ans  n'avaient  que 
faire  d'elle,  ni,  au  surplus,  de  la  reine  mère,  devenue 
prêcheuse  avec  l'âge,  et  de  ces  «  dévots  »  groupés 
sous  son  égide,  que  Molière  scandalisait  par  son 
impiété  et  qui  trouvaient  mauvais  qu'un  roi  eût  des 
maîtresses.  La  question  était  de  savoir  de  quel  côté 
se  rangerait  définitivement  le  maître.  Pour  l'instant, 
Louis  XIV  penchait  très  fort  vers  les  amis  de  la 
bonne  nalure  et  de  sa  joyeuse  liberté.  Leur  serait-il 
acquis?  La  logique  des  choses,  et  des  idées,  le  con- 
duirait-elle ensuite  à  secouer  la  gêne  des  pratiques 
religieuses,  puis  celle  des  croyances,  à  la  façon  des 
Hugues  de  Lionne,  des  Bussy-Rabutin,  des  Guiche, 
des  Roquelaure,  des  Vardes  et  de  cent  autres 
«  libertins  »,  qui  ne  voyaient  dans  la  religion  qu'une 
collection  de  simagrées?  Voilà  ce  qu'on  avait  le 
droit  de  se  demander  en  1662,  et  cela  était  autrement 


LOUIS   XIV   ET   LES   LIBERTINS.  155 

intéressant  que  la  chronique  du  Luxembourg  ou  de 
Saint- Fargeau. 

La  jeune  reine  était  inquiète;  elle  flairait  un 
danger,  mais  elle  ne  savait  que  gémir  et  pleurer, 
sans  comprendre  que  des  yeux  rouges  et  un  ton 
grognon  ne  sont  pas  ce  qu'il  faut  pour  retenir  un 
jeune  mari.  Elle  n'avait  même  pas  la  consolation 
d'être  plainte,  ne  s'étant  point  fait  d'autre  amie  en 
France  qu'Anne  d'Autriche,  qui  s'efforçait  de  lui 
conserver  quelques  illusions,  à  défaut  de  mieux, 
sur  la  mélancolie  de  sa  destinée.  Il  était  pourtant 
impossible  d'être  meilleure  créature  que  cette  petite 
reine  fraîche  et  joufflue,  qui  sautait  de  joie  le  len- 
demain de  son  mariage  et  racontait  ingénument  à 
Mme  de  Motteville  son  petit  roman. 

Marie-Thérèse  s'était  toujours  souvenue  que  sa 
mère  ',  morte  quand  elle  avait  six  ans,  lui  répétait 
qu'elle  voulait  la  voir  reine  de  France,  —  le  bonheur 
n'était  que  là,  —  ou  alors  dans  un  couvent.  La  petite 
princesse  avait  grandi  avec  cette  pensée  de  la  France. 
Louis  XIV  avait  été  le  prince  Charmant  de  ses  rêves 
d'infante.  Quand  elle  avait  su  qu'un  seigneur  français 
venait  «  en  poste  »  la  demander  de  la  part  de  son 
maître,  la  chose  lui  avait  paru  toute  naturelle.  Elle 
avait  guetté  d'une  fenêtre  l'a  rrivée  de  M .  de  Gramont  ^ 

1.  Elisabeth  de  France,  fille  d'Henri  IV.  Née  en  1602,  elle 
épousa  Philippe  IV  en  1615,  eut  Marie-Thérèse  en  1038,  et  mourut 
en  1644. 

2.  C'était  le  maréchal  de  Gramont,  père  du  comte  de  Guiche. 
La  «  magnificence  »  et  la  «  galanterie  »  de  sa  course  à  Madrid 
pour  demander  l'infante  avaient  laissé  de  vifs  souvenirs. 


Ib6  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

Il  était  passé  très  vite,  suivi  de  beaucoup  d'autres 
Français  brodés  d'or  et  d'argent  et  couverts  de 
plumes  et  de  rubans  de  toutes  les  couleurs.  On 
aurait  dit  «  un  parterre  de  fleurs...  courant  la 
poste  »,  racontait  la  jeune  reine,  devenue  poète 
pour  la  première  et  la  dernière  fois  de  sa  vie. 

Mariée,  Marie-Thérèse  avait  demandé  à  son  époux 
la  promesse  qu'ils  ne  se  quitteraient  jamais,  ni  jour 
ni  nuit,  dans  la  mesure  du  possible.  Louis  XIV 
promit,  tint  parole,  et  ce  fut  la  précaution  inutile. 
D'après  Mme  de  Motteville  et  Mme  de  Maintenon  », 
la  reine  ne  sut  pas  s'y  prendre.  Sa  dévotion  était 
«  mal  entendue  »  ;  si  le  Roi  la  demandait,  elle  refu- 
sait de  lui  sacrifier  une  oraison.  Elle  avait  aussi  une 
jalousie  u  mal  entendue  »;  si  le  roi  ne  la  demandait 
pas,  elle  ne  distinguait  pas  assez,  dans  ses  plaintes 
contre  ceux  qui  le  lui  enlevaient,  entre  Mlle  de  La 
Vallière  et  le  Conseil  des  ministres.  Son  humeur 
était  décourageante.  Si  le  roi  l'emmenait,  elle  se 
plaignait  de  tout.  S'il  ne  l'emmenait  pas,  c'étaient 
des  flots  de  larmes.  Si  le  dîner  n'était  pas  à  son 
goût,  elle  était  maussade.  S'il  lui  plaisait,  elle  se 
tourmentait  :  «  —  On  mangera  tout;  l'on  ne  me 
laissera  rien  ».  —  «  Et  le  roi  s'en  moquait  »,  ajoute 
Mademoiselle,  amenée  par  sa  naissance  à  se  trouver 
souvent  parmi  ceux  qui  «  mangeaient  tout  ».  Marie- 
Thérèse  était  bonne,  généreuse,  la  vertu  même,  elle 

1.  Souvenirs  de  Madame  de  Caylus.  —  Mémoires  de  Mme  de 
Motteville. — Souvenirs  sur  Madame  de  Maintenon,  publiés  par 
le  comte  d'IJuussonville  et  M.  G.  Ilanoluux. 


LOUIS   XIV   ET   LES   LIBERTINS.  157 

avait  une  violente  passion  pour  son  mari,  et,  avec 
tout  cela,  elle  était  à  fuir.  Mme  de  Maintenon  résu- 
mait la  situation  en  disant  que  la  reine  savait 
aimer  et  ne  savait  pas  plaire,  au  rebours  du  roi, 
qui  avait  tout  pour  plaire,  «  sans  être  capable 
d'aimer  beaucoup.  Presque  toutes  les  femmes  lui 
avaient  plu,  excepté  la  sienne  ».  Libertins  et  débau- 
chés n'avaient  pas  à  compter  avec  Marie-Thérèse; 
la  reine  n'avait  pas  l'ombre  d'influence  sur  le  roi. 
Pour  des  raisons  différentes,  ce  n'était  pas  non 
plus  Monsieur,  frère  du  roi,  ni  la  femme  de  Mon- 
sieur, qui  leur  feraient  obstacle.  Tout  a  été  dit  sur 
les  puissances  de  séduction  de  Mme  Henriette  d'An- 
gleterre %  sur  ses  grâces  irrésistibles,  sa  beauté 
immatérielle  et  le  charme  particulier,  très  original 
chez  une  grande  princesse,  que  lui  avait  valu  son 
enfance  pauvre  et  humiliée  ;  réduite  à  vivre  en  «  per- 
sonne privée  »,  elle  avait  «  pris  toutes  les  lumières, 
toute  la  civilité  et  toute  l'humanité  des  conditions 
ordinaires^  »,  et  rien,  peut-être,  n'avait  contribué 
davantage  à  la  faire  «  aimer  des  hommes  et  adorer 
des  femmes  ».  Ses  défauts  étaient  grands,  mais  ils  ne 
lui  furent  pas  comptés,  à  cause  de  ce  don  de  plaire 
qui  était  en  elle  et  que  les  circonstances  avaient 
développé.  Madame  fut  mal  sûre  et  dangereuse 
impunément.  Elle  put  devenir  le  centre  des  basses 


1.  Mariée  le  1"  avril  1661,  à  dix-sept  ans.  Monsieur  (Philippe 
de  France,  duc  d'Orléans)  en  avait  vingt  et  un. 

2.  Histoire    de  Madame  Henriette  d'Angleterre,  par  Mme  de 
La  Fayette. 


i38  LOUIS   XIV    ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

intrigues  de  la  Cour  sans  perdre,  ni  seulement  ris- 
quer de  perdre,  son  empire  sur  les  cœurs.  A  ce  pre- 
mier bonheur  est  venu  se  joindre  celui  d'avoir  Bos- 
suet  pour  abriter  sa  mémoire.  Henriette  d'Angle- 
terre a  traversé  les  siècles  «  protégée  par  son  Oraison 
funèbre^  »,  comme  elle  avait  traversé  la  vie  protégée 
par  cette  fascination  que  la  nature  met  en  de  cer- 
taines femmes,  qui  ne  sont  pas  toujours  les  meil- 
leures. 

Monsieur  n'avait  pas  gagné  depuis  que  nous  avons 
parlé  de  lui.  Il  s'était,  pour  ainsi  dire,  établi  dans 
le  vice,  publiquement,  sans  vergogne,  et  dans  le 
vice  immonde.  Le  mariage  n'y  avait  rien  fait  :  «  Le 
miracle  d'enflammer  le  cœur  de  ce  prince,  explique 
discrètement  Mme  de  La  Fayette,  n'était  réservé  à 
aucune  femme  du  monde-  ».  Livré  à  une  race  de 
favoris  très  exigeante,  qui  ne  le  laissait  point 
chômer  de  complications  domestiques.  Monsieur 
était  devenu  décidément  un  «  tripoteux  »,  selon  le 
mot  expressif  de  sa  mère.  Entre  Madame  et  lui,  leur 
cour  était  un  lieu  d'une  agitation  inconcevable,  une 
sentine  de  médisances  et  de  calomnies,  de  petites 
perfidies  et  de  petites  trahisons,  de  quoi  donner  la 
nausée,  même  lorsque  cela  est  raconté  par  Mme  de 
La  Fayette.  Je  ne  sais,  en  vérité,  si  cette  dernière  a 
rendu  service  à  sa  chère  princesse  en  écrivant  son 
Histoire  de  Madame  Henriette.  A  part  les  premières 
pages,  jusqu'au  mariage,  et  la  belle  scène  de  la 

1.  Le  mot  est  de  M.  Bruneliére. 

2.  Histoire  de  Madame  Henriette,  etc. 


LOUIS   XIV  ET   LES   LIBERTINS.  159 

mort  tout  à  la  fin,  le  reste  est  un  tissu  de  riens  si 
méprisables  à  tous  égards,  que  le  livre  en  tombe  des 
mains.  Voilà  donc  tout  ce  que  Fauteur  de  la  Prin- 
cesse de  Clèves  a  trouvé  à  dire  d'une  personne  aussi 
en  vue  !  d'une  belle-sœur  à  qui  Louis  XIV  confiait 
les  secrets  de  sa  politique  et  qu'il  avait  failli  trop 
aimer  ! 

Dans  toute  la  famille  royale,  les  libertins  n'avaient 
à  compter  qu'avec  la  reine  mère,  leur  ennemie 
déclarée,  et  avec  le  roi  lui-même,  trop  fermé  pour 
que  Ton  pût  deviner  comment  il  prétendait  arran- 
ger ensemble  le  plaisir  et  la  religion.  Qu'il  ne 
se  contraindrait  pas  sur  le  plaisir,  on  n'avait  pas  été 
long  à  s'en  apercevoir.  Il  s'était  marié  le  9  juin  1660. 
Un  an  après  commençait  le  défilé  des  maîtresses 
imposées  à  la  famille  royale,  et  à  toute  la  France, 
elles  et  leurs  enfants,  d'une  façon  qui  rappelle 
plutôt  la  polygamie  orientale  que  les  mœurs  de 
l'Occident,  Louis  XIV  s'était  senti  incapable  d'être 
vertueux.  Un  jour  que  sa  mère  profitait  des  atten- 
drissements d'une  réconciliation,  —  ils  avaient  été 
quelque  temps  sans  se  parler,  —  pour  lui  repré- 
senter le  scandale  de  sa  liaison  avec  Mlle  de  La 
Vallière,  «  il  lui  répondit  cordialement,  avec  des 
larmes  de  douleur  qui  partaient  du  fond  de  son 
cœur,  où  il  y  avait  encore  quelque  reste  de  sa  piété 
passée,  qu'il  connaissait  son  mal;  qu'il  en  ressentait 
quelquefois  de  la  peine  et  de  la  honte;  qu'il  avait 
fait  ce  qu'il  avait  pu  pour  se  retenir  d'offenser  Dieu, 
et  pour  ne  se  pas  abandonner  à  ses  passions;  mais 


160  LOUIS    XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

qu'il  était  contraint  de  lui  avouer  qu'elles  étaient 
devenues  plus  fortes  que  sa  raison,  qu'il  ne  pouvait 
plus  résister  à  leur  violence,  et  qu'il  ne  se  sentait 
pas  môme  le  désir  de  le  faire  *  ».  Cette  conversation 
avait  lieu  en  juillet  1664.  L'automne  suivant,  le  roi 
ayant  trouvé  la  reine  sa  femme  w  toute  en  larmes 
dans  son  oratoire  »,  par  l'effet  d'une  trop  juste 
jalousie,  il  lui  «  fît  espérer  »  qu'à  trente  ans,  il 
serait  un  «  bon  mari  »  ;  propos  plutôt  cynique. 

Non  seulement  il  avait  les  «  passions  »  violentes, 
mais  il  ne  s'était  pas  découvert  de  raisons  sérieuses 
de  se  gêner  sur  le  chapitre  des  femmes.  On  lit  dans 
ses  Mémoires,  qui  étaient  écrits  en  vue  du  dauphin, 
un  passage  digne  de  lord  Ghesterfield,  où  il  expose 
à  son  fils  ses  idées  sur  les  maîtresses  de  rois.  La 
page  se  rapporte  à  1667,  année  où  commença  la 
guerre  de  la  Dévolution  :  «  Avant  que  de  partir 
pour  l'armée,  j'envoyai  un  édit  au  parlement.  J'éri- 
geais en  duché  la  terre  de  Vaujours  en  faveur  de 
Mlle  de  La  Vallière,  et  reconnaissais  une  fille  que 
j'avais  eue  d'elle.  Car,  n'étant  pas  résolu  d'aller  à 
l'armée  pour  y  demeurer  éloigné  de  tous  les  périls, 
je  crus  qu'il  était  juste  d'assurer  à  cette  enfant 
l'honneur  de  sa  naissance,  et  de  donner  à  la  mère 
un  établissement  convenable  à  l'affection  que  j'avais 
pour  elle  depuis  six  ans. 

«  J'aurais  pu  sans  doute  me  passer  de  vous  parler 
de  cet  attachement  dont  l'exemple  n'est  pas  bon  à 

1.  Mémoires  de  Mme  de  Molleville. 


LOUIS   XIV   ET   LES   LIBERTINS.  161 

suivre.  Mais,  après  avoir  tiré  plusieurs  instructions 
des  manquements  que  j'ai  remarqués  dans  les 
autres,  je  n'ai  pas  voulu  vous  priver  de  celle  que 
vous  pouviez  tirer  des  miens  propres  ». 

La  première  «  instruction  »  à  tirer  de  ses  «  man- 
quements »,  c'est  qu'il  ne  faut  pas  perdre  son  temps 
avec  les  femmes  :  «  Que  le  temps  que  nous  donnons 
à  notre  amour  ne  soit  jamais  pris  au  préjudice  de 
nos  affaires  ».  La  seconde  «  considération...,  c'est 
qu'en  abandonnant  notre  cœur,  il  faut  demeurer 
maître  absolu  de  notre  esprit;  que  nous  séparions 
les  tendresses  d'amant  d'avec  les  résolutions  de  sou- 
verain; que  la  beauté  qui  fait  nos  plaisirs  n'ait 
jamais  la  liberté  de  nous  parler  de  nos  affaires,  ni 
des  gens  qui  nous  y  servent,  et  que  ce  soient  deux 
choses  absolument  séparées.  » 

«  Vous  savez  ce  que  je  vous  ai  dit  en  diverses 
occasions  contre  le  crédit  des  favoris  ;  celui  d'une 
maîtresse  est  bien  plus  dangereux.  » 

Louis  XIV  insistait  longuement  sur  l'infirmité 
d'esprit  qui  rend  les  femmes  dangereuses.  Il  les 
avait  étudiées  de  près,  et  il  jugeait  «  ces  ani- 
maux-là »  à  peu  près  comme  Arnolphe  :  «  Elles 
sont,  disait-il  au  dauphin,  éloquentes  dans  leurs 
expressions,  pressantes  dans  leurs  prières,  opiniâ- 
tres dans  leurs  sentiments....  Le  secret  ne  peut  être 
chez  elles  dans  aucune  sûreté  ».  Elles  agissent  tou- 
jours par  calcul  et,  en  conséquence,  par  «  adresses  » 
et  «  artifices  ».  Quoi  qu'il  en  puisse  coûter  à  un 
cœur  amoureux,  un  prince  ne  saurait  prendre  trop 

11 


162  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

de  «  précautions  »  avec  ses  maîtresses  ;  il  y  va  quel- 
quefois de  son  trône.  Pauvre  La  Vallière!  si  désin- 
téressée, si  peu  intrigante.  Quelle  douleur,  si  elle 
avait  lu  ces  pages  cruelles  ! 

Les  conseils  que  l'on  vient  de  lire  sont  très  poli- 
tiques et  très  prudents;  ils  n'ont  rien  à  faire  avec  la 
morale  ou  la  religion.  Les  Mémoires  royaux  ajoutent 
bien  quelque  part  que  «  le  prince...  devrait  toujours 
être  un  parfait  modèle  de  vertu  »,  et,  aussi,  que  le 
devoir  du  chrétien  est  «  de  s'abstenir  de  tous  ces 
commerces  illicites  qui  ne  sont  presque  jamais  inno- 
cents ».  C'était  le  moins  que  pût  dire  un  père 
s'adressant  officiellement  à  son  fils.  Au  fond, 
Louis  XIV  n'avait  pas  retiré  grand'chose,  quant  à  la 
discipline  morale,  d'une  religion  dont  il  connaissait 
presque  uniquement  les  pratiques.  Pendant  son 
enfance,  sa  mère  s'était  réservé  son  éducation  reli- 
gieuse. Elle  l'avait  emmené  dès  le  bas  âge  dans  les 
églises,  où  elle-même  passait  une  partie  de  ses 
journées,  et  lui  avait  communiqué  ainsi  un  peu  de 
sa  piété  étroite  et  machinale.  Louis  XIV  n'en  connut 
jamais  d'autre.  II  n'était  pas  plus  savant  en  caté- 
chisme qu'en  grammaire  latine,  et  avec  cette  cir- 
constance aggravante  qu'il  voyait  la  nécessité  de 
savoir  le  latin  pour  lire  les  dépêches  diplomatiques, 
tandis  qu'il  ne  voyait  pas  du  tout  l'utilité  de  savoir 
sa  religion.  Il  ne  varia  jamais  là-dessus;  Mme  de 
Maintenon  elle-même  y  perdit  ses  peines.  La 
seconde  Madame,  la  Palatine,  n'en  revenait  pas. 
Elle  écrivait  :  «  Pourvu,  croyait-il,  qu'il  écoulai  son 


LOUIS   XIV   ET   LES   LIBERTINS.  163 

confesseur  et  récitât  son  Pater,  tout  irait  bien  et  sa 
dévotion  serait  parfaite  *  ». 

Avec  ces  idées,  le  roi  trouva  fort  mauvais,  alors 
qu'un  flot  d'adulateurs  le  déifiaient  à  lenvi,  de  ren- 
contrer parmi  ses  sujets  des  hommes  assez  hardis 
pour  blâmer  ses  mœurs  et  le  lui  dire  en  face.  Des 
prélats  se  montrèrent  sévères;  c'était  leur  métier. 
Mais  que  des  courtisans,  et  même,  à  ce  que  l'on 
racontait,  un  simple  bourgeois  de  Paris,  osassent 
adresser  des  remontrances  à  leur  souverain,  cela  ne 
se  pouvait  souffrir;  sans  compter  que  leurs  obser- 
vations excitaient  sa  mère  contre  lui,  au  risque  de 
les  brouiller,  ainsi  qu'il  arriva  en  effet.  Ne  fût-ce 
que  par  politique,  Louis  XIV  était  résolu  à  ne  pas 
tolérer  que  Ton  se  mêlât  ainsi  de  ses  affaires.  Il  sen- 
tait confusément  que  tous  ces  gens-là  s'entendaient 
pour  lui  faire  la  leçon.  Il  devinait  une  force  orga- 
nisée et  considérable  derrière  cette  «  cabale  des 
dévots  »  qui  représentait  à  la  Cour  l'austérité,  et 
que  les  libertins  du  Louvre  tournaient  en  ridicule. 

Cette  force  organisée,  nous  la  connaissons.  Nous 
l'avons  vue  à  l'œuvre  dans  un  précédent  chapitre, 
sous  le  nom  de  Compagnie  du  Saint-Sacrement, 
alors  qu'elle  travaillait  avec  Vincent  de  Paul  aux 
grandes  entreprises  charitables  du  siècle  -.  Le 
surnom  malveillant  de  Cabale  des  dévots  lui  avait 
été  donné,  vers  1658,  par  les  nombreuses  personnes 
qui  l'abominaient,  sans  connaître  «  son  vrai  titre  et 

1.  Lettre  du  9  juillet  1719,  et  passim,  dans  sa  correspondance. 

2.  Cf.  la  Cabale  des  Dévots,  par  M.  Raoul  Allier. 


164  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

son  organisation  »,  parce  qu'elle  les  troublait  dans 
leur  existence.  Depuis  que  nous  nous  en  sommes 
occupés,  la  carrière  de  la  société  avait  continué 
d'offrir  le  même  mélange  de  bien  et  de  mal.  Tout  ce 
qu'elle  avait  fait  pour  soulager  les  pauvres,  les  pri- 
sonniers, les  galériens  et  autres  misérables,  pour 
les  protéger  contre  l'abus  et  l'arbitraire,  pour  les 
relever  moralement,  avait  été  au-dessus  de  tout 
éloge.  De  même  ses  efforts  pour  assurer  la  décence 
de  la  rue,  ou  pour  combattre  dans  les  hautes  classes 
les  deux  fléaux  du  temps,  le  duel  et  le  jeu.  On  n'en 
saurait  dire  autant  des  vues  étroites  et  fanatiques 
qui  l'avaient  rendue  persécutrice  et  policière,  de 
son  goût  pour  l'espionnage  et  la  délation,  de  sa 
barbarie  à  l'égard  des  hérétiques  ou  des  illuminés. 
Elle  devenait  facilement  dangereuse  et  malfaisante, 
et  l'on  ne  savait  alors  comment  se  défendre  contre 
ce  pouvoir  occulte  qui  avait  «  des  yeux  et  des 
mains  partout  ».  Mazarin,  qu'elle  picotait  sottement 
par  des  lettres  anonymes,  l'avait  recherchée  et 
pourchassée;  elle  avait  dû  se  terrer  pendant  les 
derniers  mois  de  sa  vie.  Après  la  mort  du  cardinal, 
la  Compagnie  s'était  remise  peu  à  peu  en  mouve- 
ment, et  il  fallait  qu'elle  eût  Jjien  repris  confiance 
pour  oser  s'attaquer  au  roi,  même  en  étant  sûre  de 
la  reine  mère.  C'est  une  époque  où  elle  est  très 
intéressante.  La  Compagnie  du  Saint-Sacrement  est 
devenue  un  parti  politique,  puisqu'elle  essaie  de 
s'assurer  du  roi,  et  que,  si  elle  y  avait  réussi,  l'his- 
toire  du   règne   n'aurait  certainement   pas   été   la 


LOUIS   XIV   ET   LES   LIBERTINS.  168 

même  Livré  à  son  influence,  l'État  n'aurait  pas 
attendu  la  grande  Révolution  pour  prendre  con- 
science de  ses  devoirs  envers  le  peuple. 

L'imprudence  de  sa  conduite  envers  le  roi,  ses 
indiscrétions,  firent  le  jeu  des  «  libertins  ».  Ils  ne 
désespérèrent  pas,  devant  le  mécontentement  de 
Louis  XIV,  de  tirer  celui-ci  à  eux,  à  leur  incrédu- 
lité, leur  indocilité  aux  croyances  religieuses,  et  en 
vérité,  sans  aller  jusqu'à  regretter  leur  échec  final, 
on  leur  sait  gré  d'avoir  un  peu  secoué  cette  intelli- 
gence routinière.  L'esprit  de  Louis  XIV,  si  remar- 
quable par  sa  justesse  et  sa  solidité,  était  le  con- 
traire de  l'esprit  moderne  par  son  absence  totale  de 
curiosité,  et  la  peine  qu'il  avait  à  changer  de  manière 
de  voir  sur  quoi  que  ce  fût.  Le  roi  aurait  eu  besoin 
de  faire  de  mauvaises  lectures.  Comme  il  ne  lisait 
jamais,  les  assauts  des  libertins  lui  rendirent  le  ser- 
vice de  mettre  un  peu  de  trouble  dans  ses  idées;  ils 
le  dérangèrent  dans  ses  habitudes  de  pratiques 
mécaniques.  Olivier  d'Ormesson,  qui  était  de  la 
Compagnie  du  Samt-Sacreraent,  écrivait,  après  la 
Pentecôte  de  1G64  «  que  le  Roi  n'avait  point  fait 
ses  dévotions  à  la  fête,  et  que.  Monsieur  lui  ayant 
demandé  s'il  les  ferait,  il  lui  avait  dit  que  non, 
et  qu'il  ne  ferait  pas  l'hypocrite  comme  lui,  qui 
allait  à  confesse  parce  que  la  reine  mère  le  vou- 
lait' ». 

La  conscience  du  roi  traversait  une  crise,  chacun 

1.  Journal  d'Olivier  Lefèvre  d'Ormessdn. 


166  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

le  sentait.  En  présence  d'un  si  gros  événement,  les 
malheurs  de  la  Grande  Mademoiselle  achevaient  de 
perdre  leur  intérêt,  déjà  réduit  à  peu  de  chose  pour 
la  nouvelle  génération.  L'oubli  s'accentuait. 


Dans  les  premiers  mois  de  son  nouvel  exil, 
Mademoiselle  fut  occupée  à  tenir  tête  au  roi. 
Louis  XIV  n'abandonnait  pas  son  idée  de  la  marier 
à  Alphonse  VI,  et  Tu  renne  s'efforçait  de  la  «  mettre 
à  la  raison  »,  d'où  un  mouvement  de  lettres  et  de 
visites  officieuses  qui  avaient  ce  bon  côté  de  rompre 
la  monotonie  de  Saint-Fargeau.  La  vie,  cette  fois. 
y  était  lourde;  le  vieil  entrain  n'était  pas  revenu. 
Trop  fière  pour  l'avouer,  Mademoiselle  faisait  bonne 
contenance  dans  ses  lettres.  Elle  écrivait  à  Bussy- 
Rabutin,  le  9  novembre  1662  :  «  Je  crois  que  le 
séjour  que  je  ferai  ici  sera  plus  long  que  vous  ne 
souhaitez.  Si  je  n'avais  peur  de  passer  pour  trop 
indifférente,  je  vous  dirais  que  je  ne  m'en  soucie 
guère  :  peut-être  dirais-je  vrai  ;  mais  toutes  les  vérités 
ne  sont  pas  bonnes  à  dire  K  »  Ses  Mémoires  sont 
plus  sincères.  Elle  y  raconte  qu'au  bout  de  cinq 
mois  de  Saint-Fargeau,  elle  écrivit  au  roi  qu'elle 
mourrait,  si  elle  restait  là  plus  longtemps;  que 
c'était  un  lieu  malsain,  à  cause  des  marais  dont  le 

1.  Mémoires  de  Bussy-Rabutin. 


FRAGILITÉ  d'une   FORTUNE   TERRIENNE.  167 

château  était  entouré;  qu'elle  «  ne  croyait  point 
avoir  rien  fait  qui  méritât  la  mort,  et  une  telle  mort  ; . . . 
et  que  s'il  voulait  lui  faire  faire  une  plus  longue 
pénitence  des  crimes  qu'elle  n'aA^ait  pas  commis, 
elle  le  suppliait  de  lui  permettre  d'aller  à  Eu.  » 
Louis  XIV  permit  Eu,  mais  il  fit  savoir  à  Mademoi- 
selle qu'il  n'avait  pas  renoncé  à  la  marier  au  roi  de 
Portugal  et  qu'il  espérait  l'amener  par  son  bon  pro- 
cédé «  aux  sentiments  qu'elle  devait  avoir  ».  Elle  ne 
s'attarda  pas  à  discuter  :  «  Je  partis  et  quittai  Saint- 
Fargeau  sans  regret.  »  Ce  fut  un  adieu  définitif. 

Elle  venait  d'acheter  le  comté  d'Eu,  dans  des  cir- 
constances qui  font  voir  à  quel  point  les  fortunes 
terriennes  et  seigneuriales  de  l'ancien  régime,  qui 
paraissent  de  loin  si  solides,  étaient  fragiles  en  réa- 
lité, et  à  la  merci  d'un  accident.  Le  comté  d'Eu  était 
un  bien  de  l'illustre  et  puissante  famille  de  Guise. 
En  1634,  le  propriétaire  du  moment,  Louis  de  Lor- 
raine, duc  de  Joyeuse,  fut  tué  au  siège  d'Arras,  lais- 
sant un  fils  unique  et  en  bas  âge,  Louis-Joseph  de 
Lorraine,  prince  de  Joinville.  Cet  enfant  eut  poui 
tutrice  sa  tante,  Mlle  de  Guise,  personne  entendue 
et  importante,  l'oracle  de  la  famille,  dit  Saint- 
Simon.  Il  eut  aussi  deux  tuteurs,  dont  l'un,  Claude 
de  Bourdeille,  comte  de  Montrésor,  avait  épousé 
secrètement  Mlle  de  Guise.  A  eux  trois,  tuteurs  et 
tutrice  sentirent  bientôt  leur  impuissance  à  défendre 
les  intérêts  qui  leur  étaient  confiés.  Le  comté  d'Eu 
était  chargé  de  deux  millions  de  dettes,  chiffre  qui 
n'aurait  point  entraîné   de  désastre  si   le  duc  de 


168  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Joyeuse  avait  été  là  pour  faire  respecter  ses  droits 
et  pour  réclamer  sa  part  de  la  manne  monarchique  : 
pensions,  gratifications  du  roi,  bénéfices,  gou- 
vernements, charges  de  cour,  etc.  Mais  il  n'y  était 
pas,  et  les  biens  du  mineur  avaient  été  mis  à  la 
curée,  par  les  gens  d'affaires  d'une  part,  les  paysans 
normands  de  l'autre. 

Contre  les  gens  d'affaires,  les  tuteurs  en  furent 
réduits,  après  des  années  de  lutte,  à  invoquer  l'aide 
du  Parlement.  Ils  lui  adressèrent,  en  janvier  1660, 
une  requête  '  où  ils  exposaient  que  leur  pupille, 
parce  qu'il  n'était  qu'un  enfant,  «  destitué  des  puis- 
sants moyens  »  qu'aurait  eus  son  père  de  faire  les 
choses,  était  devenu  la  victime  des  usuriers  et  des 
gens  de  chicane.  Les  deux  millions  de  créances 
sur  le  comté  d'Eu  avaient  été  en  grande  partie 
rachetées  par  des  créanciers  postiches  et  véreux, 
avec  lesquels  il  était  impossible  d'arriver  à  un 
règlement  quelconque.  Ces  pêcheurs  en  eau  trouble 
avaient  porté  le  désordre  au  comble  en  prati- 
quant des  saisies.  Tous  les  revenus  passaient  en 
frais.  Les  deux  tuteurs  demandaient  au  Parle- 
ment de  les  dépêtrer  de  cette  glu  en  ordonnant 
la  mainlevée  «  de  toutes  les  saisies  et  arrêts  »  et  en 
disant  «  qu'il  serait  sursis  à  toutes  poursuites  et 
saisies  faites  contre  eux  pendant  deux  ans  ».  Ils 


1.  A  Nos  seigneurs  de  Parlement.  —  Archives  du  château  d'Eu. 
—  Mgr  le  Duc  d'Orléans  a  bien  voulu  m'ouvrir  l'accès  des 
Archives  d'Eu  avec  une  libéralité  dont  je  lui  adresse  ici  mes 
remerciemeûts. 


1 


FRAGILITÉ   d'une   FORTUNE   TERRIENNE.  169 

espéraient  arriver  pendant  ce  répit  à  une  liquidation 
générale. 

Contre  les  paysans  normands,  personne  ne  voyait 
rien  à  faire  que  de  les  passer  au  plus  vite,  par  la 
vente  du  comté  d'Eu,  à  un  maître  capable  de  leur  en 
imposer.  La  difficulté,  dans  Tétat  où  était  alors  la 
France,  était  de  trouver  une  personne  de  qualité 
pouvant  disposer  de  plusieurs  millions.  On  avait 
pensé  tout  de  suite  à  Mademoiselle,  qui  avait  tou- 
jours de  l'argent.  Elle  était  alors  trop  occupée  à  se 
débattre  avec  son  père,  mais  l'idée  lui  avait  souri, 
et  elle  y  était  revenue  dès  qu'elle  avait  eu  les  mains 
libres.  Le  marché  fut  conclu  en  1637.  Cela  ne  faisait 
point  l'affaire  de  la  chicane.  Il  y  eut  tant  d'  «  oppo- 
sitions »,  tant  de  complications  procédurières,  il 
fallut  tant  de  procès  et  tant  d'arrêts  pour  que  Made- 
moiselle pût  se  mettre  en  règle  et  posséder  Eu  dans 
les  formes,  que  des  années  s'écoulèrent  encore,  — la 
requête  des  deux  tuteurs  en  témoigne,  —  avant  que 
les  paysans  d'Eu  fussent  dérangés  dans  leur  travail 
de  termites.  En  attendant,  ils  avaient  continué  à 
dévorer  la  substance  de  l'orphelin  princier,  aidés,  il 
faut  le  dire,  par  d'autres  Normands  qui,  pour  n'être 
pas  paysans,  ne  s'en  montraient  ni  plus  scrupuleux, 
ni  moins  avides.  Comment  les  uns  et  les  autres  s'y 
prenaient,  on  le  sait  très  exactement  par  les  Archives 
du  château  d'Eu. 

Au  moment  même  de  la  requête  des  tuteurs, 
Mademoiselle  avait  envoyé  un  homme  à  elle  se 
rendre  compte  de  l'état  des  choses.  Le  rapport  de 


170  LOUIS   XIV  ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

son  agent,  complété  par  d'autres  papiers  d'affaires  », 
établit  que  le  comté  d'Eu  tirait  plus  de  la  moitié  de 
son  revenu  de  sa  forêt.  Cette  forêt,  qui  existe  encore, 
contenait  de  «  dix  à  onze  mille  acres-  »,  avait  «  huit 
à  neuf  lieues  de  long  »,  et  aurait  dû  être  tout 
entière  en  «  futaies  de  divers  âges  »  ;  mais  les  rive- 
rains avaient  si  bien  travaillé,  qu'on  n'y  aurait  plus 
trouvé  «  une  poutre  ».  Elle  était  maintenant  tout 
entière  en  taillis,  et  souvent  en  mauvais  taillis,  à 
cause  des  bestiaux  qui  la  «  dégradaient  ».  Tout  le 
pays  avait  contribué  à  cet  extraordinaire  escamo- 
tage d'une  forêt  de  huit  lieues.  Une  vingtaine  de 
villages,  plusieurs  abbayes,  des  gentilshommes,  des 
prêtres,  de  simples  «  particuliers  »,  étaient  venus, 
sous  prétexte  d'un  «  droit  usager  »,  prendre  le  bois 
comme  s'il  était  à  eux.  Les  gardes  de  la  forêt  en 
avaient  fait  autant,  et  leurs  parents  ou  amis  à  leur 
suite.  Les  «  officiers  »  du  domaine  avaient  coupé  à 
tort  et  à  travers  ce  que  le  public  voulait  bien  leur 
laisser,  et  pour  compléter  la  ruine  des  bois,  chacun 
avait  envoyé  ses  vaches,  ou  ses  porcs,  dans  les 
jeunes  tailles.  L'agent  de  Mademoiselle  concluait 
qu'il  fallait  absolument  arrêter  ce  «  pillage  »,  sans 
quoi  «  l'on  ne  ferait  jamais  50  000  livres  de  bois  par 
chacun  an  ». 

Il  signalait  d'autres  abus  ;  la  nature  des  revenus 
seigneuriaux  les  rendait   inévitables  en   l'absence 

1.  Déclaration  par  le  menu  du  comté  d'Eu  (8  mai  16G0),  et 
inventaire  oéne'ral  du  comté  d'Eu  (1"  juillet  lGi)3). 

2.  L'acre  de  Normandie  valait  81  ares  71  centiares. 


FRAGILITE   DUNE   FORTUNE   TERRIENNE.  171 

d'une  main  ferme.  J'ai  eu  sous  les  yeux  plusieurs 
tableaux  des  revenus  du  comté  d'Eu  au  xvii'  siècle. 
Les  fraudes  devaient  être  faciles  et  tentantes,  la 
perception  des  impôts  très  coûteuse.  On  remarque 
d'abord  une  redevance,  payable  à  Noël,  en  argent 
et  en  nature,  par  tous  les  habitants  possesseurs  d'un 
bien-fonds  quelconque,  maison  ou  «  masure  », 
champ  ou  jardin  :  —  François  Guignon,  du  village 
de  Cyrel,  «  doit  40  sols,  2  chapons,  à  cause  d'une 
maison  audit  Cyrel  ».  —  «  François  du  Bue...  doit 
8  sols,  un  tiers  de  chapon,  à  cause  d'une  maison  ». 

«  Guillaume  Fumechon...  doit  43  sols  et  2  cha- 
pons à  cause  de  demi-acre  de  terre  ». 

«  Les  hoirs  Jean  Drie  doivent  8  sols  et  la  moitié 
d'un  chapon  ». 

«  Jean  Rose  doit  31  sols,  2  poules  et  11  œufs,  à 
cause  de  ses  terres  aux  champs  ». 

Le  sieur  de  Saint-Igny,  du  Mesnil  à  Caux,  «  doit 
4  livres  9  sols,  10  boisseaux  de  bled  et  pareil  nombre 
d'avoine  ».  Alizon  «  doit  3  sols,  6  deniers  et  un  tiers  de 
chapon  ».  Un  cultivateur  de  Greny  «  doit  une  mine 
de  bled,  15  boisseaux  d'avoine  et  une  poule  »  ;  un 
autre  «  2  boisseaux  une  quarte  d'avoine  et  un  quart 
d'oie  »  ;  un  autre  «  cinq  quarts  d'oie  ».  Ainsi  de  suite 
pendant  trois  cent  cinquante  pages  in-folio. 

L'impôt  dit  «  du  travers  »  frappait  les  marchan- 
dises entrant  à  Eu  par  «  la  porte  de  Picardie  ».  On 
payait  tant  par  chariot  ou  cheval  chargé.  Les  bou- 
chers payaient  «  pour  chacun  bœuf,  vache  ou  porc 
un  denier,  pour  chacune  blanche  bête  une  obole  », 


172  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

les  «  poissonnières  «  «  pour  chacun  panier  à  bras 
2  deniers  »,  les  «  fourreurs  pour  chacune  peau  une 
obole  ». 

Venait  ensuite  l'impôt  «  de  la  friperie  ou  chin- 
cherie,  pour  lequel  est  dû  de  chacun  lit  qui  se  vend 
en  la  ville  d'Eu,  soit  neuf  ou  vieux,  4  deniers;  et 
pour  chaque  robe,  pourpoint,  chausses  ou  autre 
chose  à  l'usage  d'homme  ou  femme,  quand  ils  sont 
vendus,  un  denier  ». 

Le  marchand  de  toile  devait  également  «  un 
denier,  sur  peine  d'amende,  pour  chaque  coupe  » 
vendue. 

Il  était  perçu  une  taxe  pour  le  mesurage  des 
grains  et  le  pesage  des  marchandises. 

Les  moulins  étaient  la  propriété  du  seigneur  d'Eu, 
et  il  n'était  pas  permis  de  faire  moudre  ailleurs  que 
chez  lui.  L'agent  de  Mademoiselle  recommandait 
d'y  tenir  la  main,  «  ce  qu'on  avait  négligé...  ce  qui 
faisait  que  le  revenu  était  diminué  ». 

Les  pêcheurs  du  Tréport  «  payaient  chaque 
marée  500  harengs  »,  les  «  horsains  »  qui  venaient 
pêcher  au  Tréport  «  payaient  un  millier  de  harengs 
de  chaque  marée  ». 

Appartenaient  au  seigneur  d'Eu  les  épaves  qui 
n'avaient  pas  été  réclamées  dans  le  délai  d'un  an  et 
«  tous  poissons  royaux,  comme  esturgeons,  baleines, 
marsouins,  eues  de  mer,  et  autres  grands  pois- 
sons ». 

Ce  n'est  pas  tout;  c'est  assez  pour  expliquer  la 
rapidité  avec  laquelle  fondait  le  revenu  d'un  bien 


FRAGILITÉ   D'U^E   FORTUNE   TERRIENNE.  173 

seigneurial,  quand  il  n'y  avait  plus  là,  pour  faire 
peur  au  petit  monde,  solliciter  les  juges  en  cas  de 
procès,  suivant  l'usage  du  temps,  et  recourir  au 
roi  s'il  en  était  besoin,  un  personnage  important, 
ayant,  selon  l'expression  populaire,  le  bras  long.  Le 
mal  était  connu,  et  le  remède  aussi.  L'état  déplo- 
rable où  il  avait  trouvé  les  choses  n'avait  pas  du 
tout  inquiété  l'agent  de  Mademoiselle.  Connaissant 
sa  maîtresse,  il  ne  doutait  pas  qu'elle  ne  vînt  à  bout 
des  Normands,  et  il  lui  prédisait  une  bonne  affaire 
Si  l'on  met  ordre  à  tout,  disaii-ii  «  (comme  il  y  a 
apparence  qu'il  sera  facile),  le  comté  d'Eu  se  fera 
une  terre  fort  considérable  et  de  grand  revenu  ». 

Le  mot  «  facile  »  était  de  trop.  Le  comté  d'Eu  fut 
enfin  «  adjugé  »  à  Mlle  de  Montpensier,  par  «  décret  » 
du  Parlement  de  Paris,  le  20  août  1660,  pour  la 
somme  de  2550000  livres.  Elle  s'occupa  sur-le-champ 
de  sauver  les  restes  de  la  forêt,  et  trouva  la  popula- 
tion liguée  contre  elle  pour  garder  sa  proie.  Au  bout 
de  six  mois,  Mademoiselle  sentit  qu'elle  n'était  pas 
la  plus  forte  et  s'adressa  au  roi'.  Elle  lui  exposait 
qu'elle  avait  établi  pour  la  surveillance  de  ses  bois 
un  personnel  nombreux,  qui  «  lui  coûtait  extrême- 
ment à  entretenir  »,  mais  que  les  riverains,  ayant 
«  pris  l'habitude  d'entrer  hardiment  dans  ladite 
forêt  »  et  d'y  commettre  «  jour  et  nuit  toutes  sortes 
de  délits...,  se  vantent  de  continuer  »;  qu'ils  vien- 
nent de  tuer  l'un  de  ses  gardes  «  d'un  coup  de  fusil 

1.  Sa  «  requête  »  au  roi  est  du  9  février  1661  (Archives  du 
château  d'Eu). 


174  LOUTS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

dans  le  ventre  »,  pour  avoir  voulu  empêcher  un  vol 
de  bois;  qu'ils  menacent  les  autres  «  de  les  mettre 
collecteurs  »  d'impôts,  ce  qui  ne  leur  laisserait  plus 
le  temps  de  garder  ;  qu'ils  «  les  surtaxent  à  la  taille 
et  autres  impositions  »  ;  qu'ils  font  en  un  mot  leur 
possible  pour  rendre  la  position  du  personnel  inte- 
nable. En  conséquence,  Mademoiselle  demandait  au 
roi  qu'il  fût  «  particulièrement  défendu  aux  rive- 
rains de  tenir  chez  eux  et  de  porter  armes  à  feu  ou 
autres  armes  de  défense  »,  et  qu'il  fût  au  contraire 
permis  à  ses  gardes  d'être  armés.  Elle  réclamait 
aussi  pour  eux  certains  privilèges  qui  devaient  leur 
Dermettre  de  punir  les  délinquants. 

Louis  XIV  accorda  tout,  et  l'on  put  arrêter  les 
déprédations;  à  la  mort  de  Mademoiselle,  la  forêt 
d'Eu  était  remise  en  futaies.  Quant  à  supprimer  les 
«  usagers  »,  Mademoiselle  avait  beau  être  cousine 
germaine  du  roi,  son  pouvoir  n'alla  pas  jusque-là. 
Il  fallut  se  borner  à  les  empêcher  de  multij)lier,  et 
à  limiter  leurs  exigences.  Entre  eux  et  le  proprié- 
taire, l'état  d'hostilité  était  chronique.  Du  reste,  il 
existe  encore  des  «  usagers  »  en  France;  chacun 
peut  observer  sur  le  vif  les  inconvénients  du  sys- 
tème. 

Le  seul  des  intéressés  qui  ne  tira  pas  son  épingle 
du  jeu  fut  le  petit  prince  de  Joinville.  Ses  créan- 
ciers avaient  continué  leurs  manœuvres  pour  éviter 
un  règlement.  Le  27  mars  1661,  le  Parlement  de 
Paris  rendit  un  arrêt  qui  les  obligeait  à  se  laisser 
payer.  Il  y  avait  alors  huit  ans  de  la  mort  du  duc  de 


FRAGILITÉ   DUNE    FORTUNE    TERRIENNE.  175 

Joyeuse.  Les  deux  millions  de  dettes  avaient  fait  la 
boule.  Quand  tout  fut  terminé,  au  lieu  d'avoir  un 
reliquat  pour  leur  pupille,  les  tuteurs  se  trouvèrent 
en  face  d'un  déficit  de  plus  de  150  000  livres  ^  Nous 
avons  déjà  vu  Gaston  dilapider  impunément,  en  sa 
qualité  de  chef  de  la  Maison,  la  fortune  de  sa  fille 
mineure.  Ici,  c'est  au  contraire  la  disparition  du 
père  de  famille  qui  permet  de  dépouiller  un  enfant. 
Mazarin  avait  laissé  faire  Gaston  pour  punir  Made- 
moiselle de  sa  conduite  pendant  la  Fronde.  Louis  XIV 
semble  avoir  pris  peu  d'intérêt  au  rejeton  de  la  tur- 
bulente et  ambitieuse  famille  de  Guise.  Dans  l'un  et 
l'autre  cas,  les  bonnes  ou  mauvaises  dispositions  de 
la  royauté  avaient  décidé  de  l'issue  d'une  affaire 
d'argent. 

Mademoiselle  avait  pris  possession  officielle  d'Eu 
le  24  août  1661.  On  lui  avait  ménagé  une  entrée 
comme  elle  les  aimait,  avec  cortège,  drapeaux, 
harangues,  lanternes  vénitiennes,  salves  de  mous- 
queterie  et  de  «  toute  l'artillerie  de  la  ville*  »  :  douze 
pièces  de  canon  et  quarante  «  boëtes  »  sur  les  rem- 
parts, huit  canons  et  quarante  «  boëtes  »  sur  la  ter- 
rasse du  château.  Elle  revint  l'année  suivante,  mais 
ne  s'installa  vraiment  à  Eu  qu'en  1663,  après  avoir 
obtenu  la  permission  de  quitter  Saint-Fargeau  : 
«  Je  vins  ici  résolue  d'y  passer  mon  hiver,  sans  en 

1.  Les  dettes  se  montèrent,  exactement,  à  2  700  718  livres 
18  sols  (Liste  des  créanciers,  etc.  Archives  du  château  d'Eu).  On 
a  vu  que  Mademoiselle  avait  acheté  Eu  2  550  000  livres. 

2.  Le  récit  de  l'entrée  de  Mademoiselle  est  aux  Archives  du 
château  d'Eu. 


176  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

avoir  aucun  chagrin  ».  Elle  regardait  travailler  ses 
ouvriers,  se  promenait  beaucoup  et  devenait  assidue 
aux  offices.  On  venait  la  voir  :  «  —  Il  y  avait  quan- 
tité de  dames  du  pays,  raisonnables  ;  force  gens  de 
qualité;  ma  cour  était  grosse.  Il  vint  des  comédiens 
s'offrir;  mais  je  n'étais  plus  d'humeur  à  cela;  je 
commençais  à  m'en  rebuter.  Je  lisais;  je  travaillais; 
les  jours  d'écrire  emportaient  du  temps;  toutes  ces 
choses  le  font  passer  insensiblement  ».  Cette  page 
des  Mémoires  laisse  entrevoir  une  vie  assez  terne. 
Une  lettre  de  Mademoiselle  à  Bussy-Rabutin  con- 
firme et  accentue  l'impression  : 

A  Eu,  ce  28  novembre  1663. 

«  Voici  l'unique  réponse  à  vos  lettres.  Je  prétends 
que  vous  m'en  écriviez  quatre  contre  moi  une,  et  je 
crois  que  je  vous  ferai  plaisir;  car  que  peut-on 
mander  d'un  désert  comme  celui-ci,  où  l'on  ne 
verra  personne  de  tout  l'hiver,  les  chemins  étant 
impraticables  pour  les  gens  de  lointaine  contrée, 
comme  vous  pourriez  dire  vers  Paris,  et  les  vents 
étant  tels  dans  les  plaines  par  où  il  faut  que  les 
voisins  viennent,  qu'il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne 
redoute  le  nord-ouest,  qui  est  fréquent  en  ce  pays, 
comme  une  bête  farouche.  Ainsi  j'aurai  le  temps  de 
lire  les  lettres  qu'on  m'écrira,  et  peu  d'esprit,  encore 
moins  de  matière,  pour  y  répondre.,..  » 

La  situation  du  château  d'Eu  est  mélancolique,  le 
vent  de  mer  véritablement  «  farouche  »  aux  envi- 


FÊTES   GALANTES.  177 

rons.  Les  gazettes  de  Paris  apportaient  des  descrip- 
tions de  fêtes  et  des  visions  de  gloire  qui  contras- 
taient avec  la  médiocrité  d'une  cour  provinciale. 
Mademoiselle  avait  beau  être  décidée  à  ne  pas  s'en- 
nuyer, elle  éprouvait  comme  toute  la  France  que, 
loin  du  roi,  la  vie  n'était  plus  la  vie  :  ce  n'en  était 
plus  que  l'ombre. 


VI 


Dans  la  conversation  mémorable  où  Louis  XIV 
avait  avoué  à  sa  mère  qu'il  n'était  plus  maître  de 
ses  passions,  Anne  d'Autriche  l'avait  averti  «  qu'il 
était  trop  enivré  de  sa  propre  grandeur  *».  Elle 
disait  vrai;  l'infatuation  avait  été  rapide.  L'excuse 
du  roi  était  d'avoir  le  monde  entier  pour  complice 
de  l'admiration  qu'il  s'inspirait  à  lui-même.  Il 
n'entre  pas  dans  notre  sujet  de  raconter  le  gouver- 
nement intérieur,  ou  l'action  diplomatique,  qui  ren- 
dirent les  débuts  de  Louis  XIV  si  féconds  en  grands 
résultats  et  si  glorieux  pour  lui.  Nous  nous  bornerons 
à  constater  le  fait.  La  supériorité  prise  par  la  France 
se  manifesta  au  premier  contact  avec  l'Angleterre 
et  l'Espagne,  et  ne  se  fit  pas  moins  sentir  au  delà 
du  Rhin  :  «  —  Louis,  dit  un  historien  allemand, 
possédait  dans  l'empire  germanique  une  influence 
qui,  au    moins  dans  les  cercles  occidentaux,  était 

1.  Motteville. 

12 


178  LOUIS   XIV   ET  LA   GRAiNDE  MADEMOISELLE. 

égale,  sinon  supérieure,  à  l'autorité  deTEmpereur  * .  » 
Les  étrangers  étaient  presque  aussi  frappés  de  la 
sollicitude  de  son  gouvernement  pour  les  artisans  et 
les  commerçants.  Sans  doute,  les  raisons  sentimen- 
tales n'y  étaient  pour  rien  ;  quand  Colbert  interdisait 
aux  collecteurs  d'impôts  de  se  saisir  des  bestiaux 
du  laboureur,  il  appliquait  simplement  au  nom  du 
roi  ses  principes  de  bon  négociant  qui  ménage  le 
débiteur.  Mais  le  bienfait  n'en  était  pas  moins 
grand.  A  quelque  point  de  vue  que  l'on  se  plaçât, 
*la  France  donnait  aux  autres  nations  l'impression 
d'un  peuple  grandissant;  on  reconnaissait  qu'elle 
avait  pris  la  tête  de  l'Europe. 

Le  pays  en  avait  le  sentiment.  Il  rapportait 
très  justement  cet  essor  aux  efforts  personnels  de 
son  jeune  roi,  et  lui  était  reconnaissant  de  son 
énorme  labeur.  Louis  XIV  le  savait  bien.  Il  y  avait 
comme  un  mot  d'ordre  d'insister  à  toute  occasion 
sur  la  peine  qu'il  sedonnait  dans  son  métier  de  roi  et 
les  grandes  fatigues  qu'il  endurait  pour  le  bien 
public.  La  Gazette,  journal  officiel,  n'y  manquait 
jamais.  Tout  lui  était  prétexte.  A  propos  d'un 
voyage  de  huit  jours,  elle  écrivait  :  «  —  Ce  prince, 
aussi  infatigable  qu'un  Hercule  dans  ses  tra- 
vaux^», etc.  Elle  justifiait  les  ballets  royaux,  qui 
coûtaient  fort  cher,  par  l'excès  du  travail  de  tête 
chez  le  chef  de  TÉtat  :  «  —  Le  8  (janvier  1663),  le 
roi,  afin  de  se  délasser  un  peu  des  soins  avec  les- 

1.  Histoire  de  France  de  Léopold  Ranke. 

2.  Numéro  du  14  septembre  lC(i3. 


FÊTES   GALANTES.  179 

quels  Sa  Majesté  travaille  si  infatigablement  au 
bonheur  de  ses  peuples,  prit  au  palais  Cardinal  le 
divertissement  d'un  ballet  à  sept  entrées,  appelé  le 
Ballet  des  Arts.  «  Louis  XIV  redansa  trois  fois  le 
Ballet  des  Arts.  Mlles  de  La  Vallière,  de  Sévigné  et 
de  Mortemart  y  eurent  un  vif  succès;  cette  dernière 
était  à  la  veille  de  devenir  Mme  de  Montespan  *. 

Les  représentations  du  nouveau  ballet  alternent 
dans  la  Gazette  avec  les  cérémonies  funèbres  en 
l'honneur  d'une  fille  du  roi  et  de  la  reine,  morte  à 
six  semaines  le  30  décembre.  Louis  XIV  avait  pleuré 
son  enfant  avec  cette  sensiblerie  à  fleur  de  peau 
par  laquelle  il  ressemble,  quelque  bizarre  que  cela 
puisse  paraître,  aux  philosophes  du  xviii®  siècle.  Il 
aurait  rendu  des  points  à  Diderot  pour  la  facilité  à 
verser  des  torrents  de  larmes,  et  il  étonnait  souvent 
la  Cour  par  le  sujet  de  ses  attendrissements.  Il 
trompait  la  reine  du  matin  au  soir,  et  il  pleurait  de 
la  voir  pleurer  quand  il  la  quittait.  Il  trouva  des 
larmes  de  crocodile  pour  la  mort  de  son  beau- 
père  ^.  La  main  tournée,  il  n'y  pensait  plus,  encore 
comme  Diderot,  et  n'en  perdait  ni  un  pas  de  danse, 
ni  un  rendez-vous  galant. 

Au  ballet  succédèrent  d'autres  «  délassements  », 
et  il  est  curieux  de  voir  la  Gazette  prendre  la  peine, 
pour  une  simple  promenade,  d'expliquer  que  le 
roi  l'avait  bien  gagnée:  «  — (7  avril  1663).  Cette 
semaine,  le  roi,  pour  donner  quelque  relâche  à  ses 

1.  Le  mariage  eut  lieu  le  28  janvier. 

2.  Philippe  IV  mourut  Ip  P  septembre  1665. 


180  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

continuelles  applications  pour  l'établissement  de  la 
félicité  de  ses  sujets,  a  pris  le  divertissement  de  la 
promenade  à  Saint-Germain-en-Laye  et  à  Ver- 
sailles ».  Les  chroniqueurs  mondains  emboîtaient 
le  pas  ',  et  Louis  XIV  voyait  sa  «  gloire  »  de  grand 
travailleur  aller  aux  nues,  avec  sa  «  gloire  »  d'homme 
de  guerre  et,  pour  tout  dire  en  un  mot,  de  héros 
universel.  Il  ne  pouvait  même  plus  commander 
l'exercice  à  ses  mousquetaires  sans  que  la  Gazette 
publiât  un  entrefilet  sur  «  l'admiration  de  tous  les 
spectateurs  2  ».  La  France  entière  se  mettait  au  même 
diapason.  Quand  il  alla  prendre  possession  de  Dun- 
kerque  ^  il  passa  devant  un  Olympe  en  plâtre, 
fabriqué  pour  la  circonstance.  Il  vit  «  Neptune,  qui, 
par  respect,  baissait  son  trident...,  les  Génies  de  la 
terre  et  de  la  mer  prosternés  devant  ce  grand 
prince  »,  c'est-à-dire  devant  lui,  et  il  permit  que  son 
journal  officiel  régalât  le  pays  de  ces  sottises  :  il  est 
clair  qu'à  ses  yeux,  Neptune  et  sa  cour  ne  faisaient 
que  leur  devoir.  On  était  en  train  de  le  déifier;  il  se 
laissait  faire,  et  même  avec  plaisir.  Ce  fut  la  perte 
de  cet  homme  né  avec  tant  de  bon  sens,  et  qui  avait 
des  parties  si  supérieures. 

L'éclat  de  sa  Cour,  dont  l'honneur  lui  revenait, 
contribuait    aussi    à  l'éblouissement     général.    Ce 

1.  Cf.  la  Rnlntion  des  divertissements  que  le  Roi  a  donnés  aux 
Reines,  elc,  par  Marigny  (juin  1061). 

2.  Numéro  du  21  juillet  1603,  al  passim. 

3.  Louis  XIV  avait  acheté  Dunkcrque  au  roi  d'Angleterre.  La 
ville  fut  livrée  le  27  novembre  1662.  Pour  l'entrée  du  roi,  voir  la 
Gazelle, 


FÊTES   GALANTES.  181 

n'était  pas  encore  la  foule  ininterrompue  de  vingt 
ans  plus  tard,  quand  le  château  de  Versailles  fut 
achevé  et  que  Louis  XIV  tint  sa  noblesse  logée 
sous  sa  main  ',  ne  bougeant  d'auprès  de  lui  que 
pour  faire  campagne.  La  jeune  Cour  ne  fut  jamais 
très  nombreuse  que  par  intermittences.  On  verra 
tout  à  riieure  combien  elle  avait  été  grosse  en 
mai  1664.  Le  27  du  mois  suivant,  le  duc  d'Enghien 
écrivait  de  Fontainebleau  :  «  Il  n'y  a  presque  point 
de  femmes  ici,  et  fort  peu  d'hommes.  Jamais  la 
Cour  n'a  été  aussi  petite  ^  ». 

Le  16  août,  aussi  à  Fontainebleau,  la  reine  mère 
donne  un  bal  ;  elle  n'a  que  seize  danseuses  et  autant 
de  danseurs  ^.  En  octobre,  la  Cour  est  à  Paris  et  le 
Roi  donne  une  fête  :  «  Le  bal  n'était  point  beau, 
écrit  le  grand  Condé,  la  plupart  des  dames  étaient 
encore  aux  champs.  Il  ne  s'en  trouva  dans  tout  Paris 
que  quatorze  *  ».  Dans  ces  premières  années,  la 
noblesse  n'était  pas  encore  encouragée  à  tout  quitter 
pour  venir  vivre  dans  l'ombre  du  trône.  Ceux  qui 
avaient  des  charges  en  province  «  obtenaient  diffici- 
lement des  congés^  »  ;  ceux  qui  manquaient  d'argent 


1.  Louis  XIV  s'est  installé  à  Versailles,  à  demeure,  le  6  mai  1682. 

2.  Lettre  à  la  reine  de  Pologne,  Marie  de  Gonzague  (Archives 
de  Chantilly).  Le  duc  d'Enghien  avait  épousé,  le  11  décembre 
1663,  Anne  de  Bavière,  fille  de  la  princesse  palatine  et  nièce  de 
Marie  de  Gonzague. 

3.  Joiirîial  d'Olivier  d'Ormesson. 

4.  Lettre  du  31  octobre,  à  la  reine  de  Pologne  (Archives  dô' 
Chantilly). 

5.  Cf.  De  La  Vallière  à  Montespan,  par  Jean  Lemoine  et 
André  Lichtenberger. 


d82  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

pour  paraître  avec  magnificence  avaient  peu  d'aide  à 
attendre  de  la  royauté;  la  pluie  d'or  ne  commença 
que  plus  tard,  et  Louis  XIV  passait  même  pour 
serré;  «  Outre  son  humeur  naturelle,  disait  Condé, 
qui  n'est  pas  fort  portée  à  faire  de  grandes  dépenses  », 
il  est  retenu  par  «  M.  Colbert,  qui  l'est  encore  infini- 
ment moins,  et  particulièrement  quand  il  n'est  pas 
bien  persuadé  des  affaires  pour  lesquelles  il  faut 
dépenser  ^  ». 

Il  est  connu  que  Colbert  n'aimait  pas  le  gaspil- 
lage; mais  il  savait  être  large,  même  pour  les 
dépenses  de  luxe.  Personne  n'était  plus  persuadé  de 
l'utilité  de  la  représentation  pour  un  souverain,  et 
il  ne  ménageait  ni  sa  peine,  ni  les  deniers  de  l'État, 
pour  que  les  grandes  fêtes  auxquelles  son  maître 
conviait  la  Cour  et  la  ville  fussent  sans  rivales  en 
Europe.  Et  elles  l'étaient,  surtout  au  début,  alors 
que  les  goûts  étaient  jeunes  comme  le  reste,  j'oserai 
dire  comme  les  fautes,  et  en  bénéficiaient  comme 
elles.  Ce  qui  s'appelle  entraînement  chez  le  très 
jeune  homme  prend  le  nom  de  vice  chez  l'homme 
mûr,  et,  il  n'y  a  pas  à  dire,  l'un  est  beaucoup  plus 
laid  que  l'autre.  Louis  XIV  n'avait  pas  vingt-trois 
ans  lorsqu'il  s'éprit  de  La  Vallière,  et  les  fêtes  qu'il 
lui  offrit  s'en  ressentirent.  Ce  furent  d'exquises  fée- 
ries, dans  des  décors  légers  de  fleurs  et  de  feuillages. 
La  plus  fameuse,  à  cause  de  la  part  qu'y  prit  Molière, 
est  celle  qu'on  appela  les  Plaisirs  de  Vile  enchantée, 

1.  Lettre  du  28  décembre  1663,  à  la  reine  de  Pologne  (Archives 
de  Chantilly). 


FÊTES   GALANTES.  183 

et  qui  fut  donnée  à  Versailles  en  mai  1664.  Elle 
devait  durer  trois  jours;  on  la  prolongea  six  jours  de 
plus,  malgré  le  grand  nombre  des  invitations  et  les 
difficultés  qui  en  résultaient.  La  Cour,  dit  une  Rela- 
tion \  arriva  «  le  cinquième  de  mai,  que  le  roi  traita 
plus  de  six  cents  personnes  jusques  au  quatorzième, 
outre  une  infinité  de  gens  nécessaires  à  la  danse  et 
à  la  comédie,  et  d'artisans  de  toutes  sortes  venus  de 
Paris  :  si  bien  que  cela  paraissait  une  petite  armée  ». 

Il  faut  oublier  tout  ce  que  nous  savons  de  Ver- 
sailles pour  se  le  représenter  en  1664. 11  n'y  avait  pas 
alors  de  ville,  ni  grande  ni  petite.  Versailles  était  un 
petit  village,  entouré  sur  trois  côtés  de  champs  ou 
de  marécages  ^.  Le  dernier  côté  était  occupé  par  un 
château  qui  aurait  été  spacieux  pour  un  particulier, 
qui  ne  comptait  pas  pour  une  Cour.  A  peine  de 
dépendances.  Un  commencement  de  jardin  planté 
par  Le  Nôtre.  C'était  tout. 

Colbert  trouvait  déjà  Versailles  trop  grand  depuis 
que  Louis  XIV  avait  décidé  d'offrir  à  ses  hôtes  autre 
chose  que  les  quatre  murs  de  leur  chambre.  On  se 
souvient^  que  Mademoiselle,  lorsqu'elle  venait  à 
Saint-Germain  chez  la  reine  mère,  apportait  ses 
meubles  et  amenait  son  cuisinier.  Elle  n'était  même 
pas  nourrie.  C'était  la  règle  générale.  Louis  XIV 
voulut  être  plus  hospitalier,  et  commença  sa  réforme 

1 .  Voir  le  Molière  des  Grands  écrivains,  t.  IV. 

2.  Voir  les  gravures  du  temps.  On  en  trouvera  des  reproduc- 
tions dans  le  bel  ouvrage  de  M.  de  Nolhac  :  la  Création  de  Vtr- 
sailles. 

3.  Voir  ^a  Jeunesse  de  la  Grande  Mademoiselle. 


184  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE  MADEMOISELLE. 

par  Versailles.  —  «  Ce  qui  est  fort  particulier  en 
cette  maison,  écrivait  Colbert  en  1663,  est  que  Sa 
Majesté  a  voulu  que  toutes  les  personnes  auxquelles 
elle  donne  des  appartements  soient  meublées.  Elle 
fait  donner  à  manger  à  tout  le  monde  et  fait  fournir 
jusqu'au  bois  et  aux  bougies  dans  toutes  les  cham- 
bres, ce  qui  n'a  jamais  été  pratiqué  dans  les  maisons 
royales.  »  Colbert  est  évidemment  de  mauvaise 
humeur.  Il  n'y  avait  pourtant  guère  d'appartements 
à  donner  dans  le  château  de  Versailles  ;  les  six  cents 
invités  s'en  aperçurent  de  reste.  Le  Journal  d'Olivier 
d'Ormesson  contient  à  la  date  du  13  mai  les  lignes 
que  voici  :  «  Ce  même  jour,  Mme  de  Sévigné  nous 
conta  les  divertissements  de  Versailles,  qui  avaient 
duré  depuis  le  mercredi  jusqu'au  dimanche*,  en 
courses  de  bague,  ballets,  comédies,  feux  d'artifice 
et  autres  inventions  fort  belles;  que  tous  les  courti- 
sans étaient  enragés;  car  le  roi  ne  prenait  soin 
d'aucun  d'eux,  et  MM.  de  Guise  et  d'Elbeuf  n'avaient 
pas  quasi  un  trou  pour  se  mettre  à  couvert  ».  Notez 
que  le  duc  de  Guise  allait  avoir  à  se  costumer,  avec 
toute  sa  «  livrée  ». 

Le  thème  de  la  fête  avait  été  tiré  du  Roland  furieux, 
et  agrémenté  d'épisodes  de  circonstance,  par  un 
courtisan  expert  à  ces  sortes  d'ouvrages,  le  duc  de 
Saint-Aignan.  Pendant  trois  jours  et  trois  nuits,  une 
troupe  de  choix  s'il  en  fut,  composée  de  Louis  XIV, 
de  Molière,  des  plus  grands  seigneurs  de  France  et 

1.  Du  7  au  11  mai,  les  deux  premiers  jours  et  les  doux  der- 
niers non  comptés. 


FETES    GALANTES.  183 

des  plus  jolies  actrices  de  Paris,  broda  sur  les  ima- 
ginations de  TArioste,  en  présence  de  deux  reines  et 
d'une  Cour  immense,  qui  semblait,  dit  quelque  part 
la  Gazette  *,  avoir  «  épuisé  les  Indes  »  pour  se  couvrir 
de  pierres  précieuses.  Des  salles  de  verdure,  des 
astragales  de  fleurs  et  la  voûte  du  ciel  furent  le  cadre 
où  se  déployèrent  les  cortèges  mythologiques,  les 
jeux  de  chevalerie,  les  ballets,  les  festins  pour  toute 
la  «  petite  armée  »  et  deux  premières  représentations 
de  Molière,  dont  l'une  allait  être  Tun  des  événements 
littéraires  du  siècle.  Le  soir,  on  allumait  des  lustres 
accrochés  parmi  les  feuillages,  et  la  fête  continuait 
pendant  la  nuit.  La  musique  molle  et  tendre  de  Lulli 
planait  sur  cette  apothéose  de  l'amour,  dont 
l'héroïne,  et  c'était  un  charme  de  plus,  restait  con- 
fondue dans  la  foule  :  Louise  de  La  Vallière  n'était 
encore  ni  «  reconnue  »,  ni  duchesse. 

La  première  des  trois  grandes  journées  de  la  fête 
fut  toute  pour  les  yeux.  Le  roi  de  France  et  la  fleur 
de  ses  courtisans,  en  paladins  de  Gharlemagne 
habillés  et  armés  «  à  la  grecque  »,  selon  les  idées 
du  xviF  siècle  sur  la  couleur  locale,  coururent  la 
bague  devant  une  somptueuse  assemblée  qui  pous- 
sait «  des  cris  de  joie  et  d'admiration  »  à  l'aspect  du 
maître-.  Louis  XIV  recherchait  ces  exhibitions.  Il  y 
brillait,  et  il   leur  attribuait  une  importance  sur 

1.  Numéro  du  3  février  1663,  à  propos  d'un  bal  donné  au  Louvre 
par  le  roi,  le  31  janvier. 

2.  Pour  cette  partie,  voir  la  Gazette  du  17  mai,  les  Lettres  de 
Loret  des  10  et  17,  les  diverses  Relations  du  temps,  le  Molière  des 
Grands  écrivains,  etc. 


186  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

laquelle  il  s'explique  à  son  fils  dans  ses  Mémoires  :  il 
les  croyait  très  efficaces  pour  «  lier  d'affection  »  avec 
le  souverain  «  ses  peuples  et  surtout  les  gens  de 
qualité  ».  Les  peuples  ont  toujours  aimé  les  spec- 
tacles, et,  pour  la  noblesse,  plus  un  roi  la  tient  de 
court,  plus  il  doit  lui  montrer  que  ce  n'est  pas 
«  aversion  »,  mais  «  raison  et  devoir  simplement  ». 
Rien  n'y  sert  mieux  que  les  carrousels  et  autres 
divertissements  de  même  nature  :  —  «  Cette  société 
de  plaisirs,  qui  donne  aux  personnes  de  la  Cour  une 
honnête  familiarité  avec  nous,  les  touche  et  les 
charme  plus  qu'on  ne  peut  dire  ». 

Les  tenants  de  la  course  de  bague  de  1664  avaient, 
en  effet,  été  très  fiers  de  l'honneur  qui  leur  était 
fait.  Ils  apparurent  couverts  d'or,  d'argent  et  de 
pierreries,  escortés  de  pages  et  de  gentilshommes 
galamment  équipés.  On  vit  défiler  après  eux  des 
chars  allégoriques,  des  personnages  de  la  Fable  et 
des  animaux  exotiques,  Molière  en  dieu  Pan,  l'un 
de  ses  camarades  monté  sur  un  éléphant,  un  autre 
sur  un  chameau.  Au  souper  en  plein  air  qui  termina 
la  journée,  la  table  royale  fut  servie  par  le  corps  de 
ballet,  qui  vint  en  dansant  et  tourbillonnant  appor- 
ter chacun  son  plat.  Les  «  chevaliers  »  de  la  course 
de  bague,  «  avec  leurs  casques  couverts  de  plumes 
de  différentes  couleurs  et  leurs  habits  de  la  course  », 
se  tenaient  debout  derrière  les  convives.  Deux  cents 
masques  portant  des  flambeaux  de  cire  blanche 
éclairaient  cet  admirable  tableau  vivant,  digne  du 
grand  poète  qui  l'avait  inspiré. 


FÊTES   GALANTES,  187 

Le  lendemain  fut  employé  à  donner  aux  six  cents 
invités  une  leçon  de  philosophie  de  la  nature,  non 
plus  symbolique  et  voilée,  mais  claire  et  directe; 
aussi  fut-elle  parfaitement  comprise,  les  specta- 
trices en  convinrent.  La  leçon  était  de  Molière,  qui 
avait  écrit  sa  Princesse  d'Elide  dans  le  dessein  bien 
arrêté  de  «  célébrer  »  et  de  «  justifier'  »  les  amours 
du  roi  et  de  La  Vallière.  On  se  rappelle  le  Récit  de 
V Aurore  qui  ouvre  la  pièce  : 


Dans  l'âge  où  Ton  est  aimable, 
Rien  n'est  si  beau  que  d'aimer. 

Soupirez  librement  pour  un  amant  fidèle, 

Et  bravez  ceux  qui  voudraient  vous  blâmer.... 

On  se  rappelle  aussi  que  les  cinq  actes  qui  suivent 
ne  sont  que  le  développement,  plein  d'insistance,  de 
cette  invitation  aux  femmes  de  la  Cour  à  ne  pas 
mériter  «  le  nom  de  cruelle  ». 

Après  les  affaires  sérieuses,  on  revint  aux  plaisirs 
innocents,  dont  le  plus  applaudi  fut  un  feu  d'artifice 
qui  embrasa  «  le  ciel,  la  terre  et  l'eau  »  parmi  un 
grand  fracas  de  boîtes.  Déjà  chacun  songeait  au 
départ,  quand  Molière,  le  lundi  12  mai,  donna  les 
trois  premiers  actes  du  Tartuffe.  La  connivence  du 
Roi  paraît  bien  établie.  Le  Père  Rapin  raconte  -'  que 
<i  la  secte  des  dévots  »  s'était  rendue  tellement 
insupportable,  dès  le   temps  de  Mazarin,  par   ses 


1,  Louise  de  La  Vallière,  par  J.  Lair. 

2.  Mémoires  sur  l'Église  et  la  société  de  1644  à  1669. 


188  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

avis  indiscrets,  que  le  Roi,  «  pour  les  décrier,  les 
fit  jouer  quelques  années  après,  sur  le  théâtre,  par 
Molière  ».  Les  «  dévots  »  avaient  vu  venir  le  coup 
et  fait  leur  possible  pour  le  détourner;  les  Annales 
de  la  Compagnie  du  Sàint-Sacrcment  en  l'ont  foi'. 
Elles  rapportent  que  Ton  «  parla  fort  »,  dans  la 
séance  du  17  avril,  «  de  travailler  à  procurer  la 
suppression  de  la  méchante  comédie  de  Tartuffe. 
Chacun  se  chargea  d'en  parler  à  ses  amis  qui  avaient 
quelque  crédit  à  la  Cour  pour  prévenir  sa  repré- 
sentation ».  Ils  eurent  beau  faire.  Tartuffe  fut  joué. 
L'assistance  devina  sans  hésitation  à  qui  Molière  en 
avait,  et  les  «  dévots  »  ouïrent  avec  émotion  ce  congé 
dans  les  formes  qui  leur  était  signifié  publique- 
ment, moins  d'une  semaine  après  que  la  Princesse 
d'Élide  avait  déjà  donné  son  compte  à  la  morale. 
Au  point  de  vue  de  la  thèse  générale,  les  deux  pièces 
se  faisaient  suite;  elles  étaient  deux  chapitres  du 
môme  évangile.  Le  roi  avait  tout  l'air  de  passer 
à  l'ennemi  et  de  se  rallier  aux  libertins.  La  cabale 
fit  un  effort  désespéré  et  Tartuffe  fut  interdit;  toute- 
fois, personne  ne  s'imagina  que  la  bataille  fût  ter- 
minée. On  entrevoit  une  agitation  extraordinaire 
autour  de  Louis  XIV  dans  les  semaines  qui  sui- 
virent les  fêtes  de  Versailles.  La  Cour  était  partie 
directement  pour  Fontainebleau;  l'été  s'y  passa  à  se 
disputer  le  jeune  monarque. 

Celui-ci  était  tiraillé.  11  y  avait  en  Louis  XIV  un 

1.  Voir  la  Cabale  des  Dévols,  par  M.  Raoul  Allier. 


FÊTES   GALANTES.  189 

révolté  contre  les  contraintes  de  la  religion,  et  un 
catholique  politique,  soutenant  l'Église  par  maxime 
d'État,  parce  qu'il  ne  pouvait  se  passer  d'elle  pour 
une  foule  de  choses.  Ce  sont  deux  façons  de  penser 
qui  peuvent  très  bien  s'arranger  ensemble,  et  le 
roi  était  en  train  de  s'en  aviser.  Encore  un  peu,  et 
la  conciliation  des  deux  points  de  vue  sera  chose 
faite  dans  son  esprit.  En  attendant,  il  vivait  au 
milieu  des  scènes  et  des  larmes.  Ce  fut  un  été  bien 
troublé. 

Tandis  que  ces  événements  tenaient  Paris  attentif, 
la  pauvre  Mademoiselle,  oubliée  dans  son  château 
d'Eu,  se  rongeait  si  fort  qu'enfin  son  orgueil  fut 
vaincu  :  «  —  Sur  la  nouvelle  de  la  grossesse  de  la 
reine,  disent  ses  Mémoires,  je  m'avisai  d'écrire, 
et  je  songeai  :  Peut-être  le  roi  veut-il  que  je  le 
prie  ».  Et  elle  s'abaissa  à  le  prier.  Elle  exprimait 
d'abord  l'espoir  que  l'enfant  attendu  serait  un  fils  : 
«  —  J'exagérai  de  très  bonne  foi  l'envie  que  j'en 
avais,  et  je  témoignai  la  douleur  où  j'étais  d'être 
si  longtemps  sans  avoir  l'honneur  de  le  voir.  Je  dis 
tout  de  mon  mieux  pour  l'obliger  à  me  permettre 
de  retourner  ».  Elle  écrivit  en  même  temps  à 
Colbert,  qui  passait  pour  être  l'homme  influent  du 
ministère  : 

A  Eu,  ce  23  mars  1664. 

«  Monsieur  Colbert,  en  envoyant  témoigner  au 
roi  la  joie  que  j'ai  de  la  grossesse  de  la  reine,  j'ose 
lui  demander  ses  bonnes  grâces  et  la  permission 


190  LOUIS  XIV  ET  LA   GRANDE  MADEMOISELLE. 

de  les  lui  aller  demander  moi-même.  J'espère  que 
vous  m'assisterez  de  vos  bons  offices  pour  obtenir 
un  bien  si  précieux.  Je  le  supplie,  si  je  ne  puis  y 
parvenir,  de  m'accorder  celle  d'aller  faire  un  tour 
à  Paris  avant  mai  \  y  ayant  trois  procès  considé- 
rables pour  arriver  en  ce  temps.  J'attends  en  ce 
rencontre  la  continuation  de  vos  bons  offices. 

«  Anne-Marie-Louise  d'Orléans.  » 

Le  roi  mit  deux  mois  à  répondre  : 

«  A  ma  cousine  que  c'est  Mlle  fille  aînée  de  feu 
Mgr  le  Duc  d'Orléans. 

«  Ma  cousine,  j'ai  une  extrême  consolation  de 
vous  voir  dans  les  sentiments  que  vous  me  témoi- 
gnés par  votre  lettre,  j'oublie  de  bon  cœur  le  passé, 
et  je  vous  permets  non  seulement  d'aller  faire  un 
tour  à  Paris,  mais  aussi  d'y  demeurer,  ou  de  choisir 
tel  autre  séjour  qui  vous  sera  plus  agréable,  et 
même  de  venir  ici,  en  cas  que  vous  le  souhaitiez, 
m'assûrant  que  votre  conduite  me  donnera  toujours 
sujet  de  vous  chérir,  et  de  vous  traiter  comme  une 
personne  qui  m'est  aussi  proche  que  vous  êtes.  Je 
vous  remercie  de  l'affection  avec  laquelle  vous 
m'écrivez  sur  la  grossesse  de  la  Reine,  et  prie...  «,etc. 

«  Louis.  » 

Quelques  jours  plus  tard,  Mademoiselle  était  en 
route  pour  Fontainebleau,  bien  résolue  à  n'y  faire 

1.  Mot  douteux. 


FELES    GALANTES.  191 

qu'une  apparition.  Elle  nageait  dans  la  joie  d'avoir 
recouvré  la  liberté  de  ses  mouvements,  mais  la 
Cour,  à  présent,  lui  faisait  peur.  Le  terrain  y  était 
devenu  trop  glissant  pour  une  personne  de  son 
humeur,  aimant  autant  son  indépendance,  et  aussi 
rebelle  à  toute  discipline. 


CHAPITRE  IV 


Importance  croissante  des  choses  de  l'amour.  Les  emiioison- 
neuses.  —  Naissance  de  la  musique  dramatique  et  son  inll  uence. 
—  L'amour  dans  Racine.  —  Louis  XIV  et  la  noblesse.  —  Le 
roi  est  polygame. 


I 


CE  n'était  point  par  compassion,  ni  davantage  par 
amitié,  que  Louis  XIV  avait  rappelé  d'exil,  une 
seconde  fois,  sa  cousine  de  Montpensier.  Il  avait 
renoncé  à  lui  faire  épouser  Alphonse  VI,  puisqu'elle 
s'opiniâtrait  dans  son  refus,  mais  il  suivait  son  idée 
de  la  marier  «  où  il  serait  utile  pour  son  service  », 
et  il  avait  besoin  de  l'entretenir  d'un  autre  projet. 
Pendant  qu'elle  était  en  pénitence  à  Eu,  l'une  de  ses 
petites  sœurs,  Mlle  de  Valois,  avait  épousé  le  duc 
de  Savoie,  Charles-Emmanuel  II,  et  était  morte 
(14  janvier  iOG4)  au  bout  de  quelques  mois  de 
mariage.  Les  veuvages  de  princes  étaient  rarement 
longs.  Le  roi  avait  arrangé  tout  de  suite  d'offrir  les 
milHons   de  la  Grande    Mademoiselle    au  duc   do 

13 


194  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE  MADEMOISELLE. 

Savoie,  qu'il  importait  de  rattacher  à  la  France,  et 
de  dédommager  le  roi  de  Portugal  en  lui  donnant 
l'une  des  princesses  de  Nemours  K  La  nouvelle  com- 
binaison était  connue  du  monde  politique.  On  lit 
dans  le  Journal  d'Olivier  dOrmesson,  à  la  date  du 
4  juin  16(54  :  «  M.  Le  Pelletier  Mue  dit  encore  le 
retour  de  Mlle  d'Orléans,  et  que  le  Roi  lui  avait  écrit 
de  sa  main  pour  lui  permettre  de  revenir,  sans  en 
avoir  rien  dit  à  la  reine-mère  :  que  c'était  en  vue  du 
mariage  de  Savoie  ». 

Louis  XIV  ne  s'était  pas  résigné  sans  effort  à 
procurer  un  si  bel  établissement  à  une  ancienne 
Frondeuse.  On  voit  par  une  lettre  du  grand  Condé 
à  la  reine  de  Pologne  que  la  rancune  royale  avait 
dû  céder  à  la  raison  d'État  : 

Fontainebleau,  3  juin  1664, 

«  Mademoiselle  ayant  écrit  au  Roy  sur  la  grossesse 
de  la  reyne  sa  majesté  lui  a  faict  response  qui  est  une 
marque  qu'il  est  fort  adoucy  pour  elle  tout  le  monde 
même  croit  qu'elle  reviendra  et  que  sa  maiesté  con- 
sentira à  son  mariage  avec  M.  de  Savoie  qu'il  n'avoit 
pas  voulu  jusques  à  cette  heure  à  cause  qu'il  aimoit 
mieux  celui  de  Mlle  dalanson  ^  mais  comme  elle  est 


1.  Mlles  (le  Nemours  étaient  lilles  d'I'llisabeth  de  Vendôme, 
sœur  du  duc  de  Beaufort,  et  d'Henri  de  Savoie,  duc  de  Nemours, 
qui  fut  tué  en  duel  par  son  beau-frère  (30  juillet  1652).  La 
cadette  épousa  Alphonse  VI  le  28  juin  1666. 

2.  Claude  Le  Pelletier,  alors  président  aux  enquêtes.  11  fut 
depuis  ministre  d'État  et  contrùleur  général  des  finances. 

3.  Mlle  d'Aleni;on,  la  seconde  des  demi-sœurs  de  Mademoiselle. 


NOUVEAUX   PROJETS   DE   MARIAGE.  195 

fort  laide  et  que  pour  lui  donner  un  nouvel  agrément 
elle  a  la  plus  furieuse  petite  vérole  du  monde  et  que 
le  roy  croit  que  M.  de  Savoie  ne  se  résoudra  pas 
volontiers  à  Fespouser,  il  appréhende  qu'il  ne  songe 
'a  espouser  une  de  la  maison  d'Autriche  et  ainsy  je 
croy  qu'il  se  résoudra  plus  tôt  à  faire  le  mariage  de 
Mlle  quelque  aversion  d'ailleurs  qu'il  y  ait  ce  qui 
n'est  pas  pourtant  encore  assuré  mais  i.y  vois  beau- 
coup d'apparence  '....» 

Il  n'y  avait  pas  de  danger  que  Mademoiselle  fît  la 
petite  bouche  pour  ce  mari-là;  le  roi  le  savait  bien. 
Elle  arriva  à  Fontainebleau  dans  la  première  quin- 
zaine de  juin  1664.  Toute  la  Cour  était  allée  à  sa 
rencontre  sur  la  grande  route.  Mademoiselle  était 
la  première  personne  qui  eût  fait  céder  le  roi  depuis 
qu'il  avait  pris  le  gouvernement.  C'était  une  gloire. 
Elle  le  sentait  bien,  et  rentrait  la  tête  haute. 
Louis  XIV  eut  le  bon  goût  de  ne  pas  lui  en  vouloir. 
Il  l'accueillit  gracieusement,  et  borna  sa  vengeance 
à  la  taquiner  pendant  les  quelques  jours  qu'elle 
passa  auprès  de  lui.  «  Avouez,  lui  disait-il,  que  vous 
vous  êtes  fort  ennuyée?  »  Elle  se  récriait  :  «  Je  vous 
assure  que  non,  et  que  je  pensais  souvent  :  on  est 
bien  attrapé  à  la  Cour  si  l'on  croit  me  mortifier,  car  je 
ne  m'ennuie  pas  un  moment  ».  Il  en  croyait  ce  qu'il 
voulait.  Un  soir,  après  la  comédie,  il  la  mena  sur 
une  petite  terrasse,  et  prit  la  parole  en  ces  termes  : 
«  Il  faut  oublier  le  passé;  soyez  persuadée  que  vous 

1.  Archives  de  Chantilly. 


,196  LOUIS   XIV  ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

recevrez  toutes  sortes  de  bons  traitements  de  moi  à 
l'avenir,  et  que  je  vais  songer  à  votre  établissement. 
M.  de  Savoie  est  un  bien  meilleur  parti  qu'il  n'était  : 
sa  mère  est  morte.  Il  connaîtra  la  difïérence  qu'il  y 
a  de  votre  sœur  à  vous.  Ainsi  vous  serez  fort  heu- 
reuse et  j'y  travaillerai  sérieusement  ».  Ce  discours 
fut  suivi  d'un  échange  d'effusions.  «  Nous  venons 
de  nous  embrasser,  ma  cousine  et  moi  »,  dit  le  roi 
en  reparaissant  devant  sa  Cour,  et  le  mot  d'ordre 
fut  saisi  au  vol.  La  Grande  Mademoiselle  eut  à 
Fontainebleau  une  semaine  quasi  triomphale.  Ren- 
trée dans  sa  province,  elle  ne  sut  malheureusement 
pas  s'y  tenir  en  repos. 

Le  roi,  ses  ministres  et  ses  ambassadeurs  tra- 
vaillaient à  son  mariage.  Il  n'y  avait  qu'à  les  laisser 
faire.  Mademoiselle  voulut  les  aider.  Pour  com- 
mencer, elle  entreprit  de  réduire  au  silence  la  vieille 
Madame,  qui  était  outrée  de  son  empressement  à 
remplacer  sa  cadette.  Il  en  résulta  de  telles  criail- 
leries,  que  Louis  XIV  dut  intervenir  pour  faire  taire 
toutes  ces  femmes.  Il  écrivit  à  Mademoiselle  : 

A  ma  cousine. 

Ma  cousine,  je  ne  puis  pas  empêcher  que  les 
gens  de  ma  tante  ne  parlent,  mais  je  ne  crois  pas 
qu'elle  dise  que  je  lui  aie  promis  ma  protection 
contre  vous.  Je  vous  aime  et  vous  considère,  autant 
que  les  plus  pressants  motifs  qui  passent  dans  votre 
esprit  sont  capables  de  m'y  convier.  Et  assurément 


NOUVEAUX   PROJETS   DE   MARIAGE.  197 

mon  intention  est  de  vous  faire  plaisir  en  tout  ce 
qui  se  pourra.  Je  vous  avoue  seulement  que  vous 
m'en  ferez  beaucoup,  si  vous  voulez  de  votre  part 
faciliter  les  choses  un  peu  ;  c'est  en  cela  que  consiste 
toute  ma  partialité  :  Et  n'ayant  rien  à  ajouter  à  une 
explication  si  sincère  de  mes  sentiments,  je  finis 
cette  lettre,  priant  Dieu,  etc. 

«  Écrit  à  Fontainebleau  le  12°  juillet  1604. 

«  Signé  :  Louis  ' .  » 

Il  était  au-dessus  des  forces  de  Mademoiselle  de 
ne  pas  s'en  mêler.  Sa  persévérance  à  faire  la  mouche 
du  coche  lui  attira  une  nouvelle  lettre  du  roi.  Le 
ton  en  est  d'un  homme  tout  à  fait  impatienté. 

A  ma  cousine. 

«  Ma  cousine,  je  vois  clairement  par  votre  der- 
nière lettre,  qu'on  ne  vous  informe  point  au  vrai  de 
ce  qui  se  passe  en  Piémont  ;  car  si  j 'a vois  à  être  mal 
satisfait  de  mon  ambassadeur,  ce  seroit  de  ce  qu'il 
a  exécuté  mes  ordres  avec  tant  de  chaleur,  que  le 
duc  de  Savoie  s'est  plaint  par  ses  dépêches  au 
comte  Carroccio,  qu'il  sembloit  qu'on  l'ait  voulu 
forcer  en  une  chose  qui  a  toujours  été  entièrement 
libre,  même  au  plus  misérable  particulier.  Jugez 
par  cette  circonstance  que  la  conduite,  qu'on  vous 
propose,  et  que  vous  me  suggérés,  seroit  fort  bonne  : 

1.  Œuvres  de  Louis  XIV.  —  Lettres  par licuHùres,  Paris,  1806. 


198  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

je  remarque  même  beaucoup  de  malice  en  ceux  qui 
vous  donnent  de  pareils  avis  :  car  leur  but  est  de 
vous  mettre  dans  Tesprit,  que  si  Faffaire  ne  réussit 
pas,  c'est  que  je  ne  l'aurois  pas  voulu.  Et  je  vois  que 
vous  êtes  déjà  persuadée  qu'elle  dépend  purement 
de  ma  simple  volonté,  en  la  portant  plutôt  d'une 
manière  que  d'une  autre,  mais  je  ne  suis  pas  résolu 
de  me  conduire  par  le  caprice  de  ces  g-ens-là.  Je  vous 
ai  dit  que  je  souhaite  sincèrement  votre  satisfaction, 
et  je  vous  le  confirme  encore;  la  seule  amitié  que 
j'ai  pour  vous  me  donneroit  ce  sentiment,  et  je 
connois  de  plus  que  c'est  mon  service.  Vous  ne 
devez  donc  pas  douter  que  je  ne  fasse  tout  ce  qui 
sera  effectivement  plus  utile  pour  faire  réussir  la 
chose;  et  pour  les  moyens,  je  ne  tirerai  pas  grand 
avantage  de  dire,  que  je  vois  mieux  ce  qui  se  doit 
faire,  que  ceux  qui  vous  parlent  ou  qui  vous  écri- 
vent; cependant  je  prie  Dieu,  etc. 

«  A  Vinccnnes,  le  2°  septembre  1664. 

«  Signé  :  Louis.  » 

Le  roi  disait  la  vérité;  le  duc  de  Savoie  ne  voulait 
pas  de  la  Grande  Mademoiselle.  Charles-Emmanuel 
n'avait  jamais  digéré  «  l'aiTront  du  voyage  de  Lyon, 
d'où  il  avait  vu  sa  sœur  revenir  duchesse  de  Parme, 
quand  il  s'imaginait  la  voir  reine  de  France  *  ».  Il 
n'était  pas  fâché  de  rendre  à  Louis  XIV  la  monnaie 

1.  U ambassadeur  de  la  Fiœnte  au  roi  d'Espagne;  Paris, 
27  janvier  1064  [Archives  de.  la  liasHlIe).  La  princesse  de  Savoie 
refusée  par  Louis  XIV  s'était  décidée  à  épouser  le  duc  de  Parme. 


NOUVEAUX   PROJETS   DE   MARIAGE.  199 

de  sa  pièce  en  lui  refusant  à  son  tour  une  princesse 
de  sa  famille,  dont  les  années,  au  surplus,  «  lui 
faisaient  peur,  car  il  désirait  avoir. des  enfants*  ». 
Il  avait  aussi  un  compte  d'amour-propre  à  régler 
avec  Mademoiselle,  qui  l'avait  dédaigné  du  temps  où 
elle  était  jeune  et  belle.  A  cette  époque  lointaine, 
Charles-Emmanuel,  bien  que  de  sept  ans  son  cadet, 
n'avait  pas  caché  qu'il  ne  se  ferait  pas  prier  pour 
l'épouser,  «  tant  par  quelque  estime  de  sa  personne 
que  par  le  désir  de  son  grand  bien  ^  ».  Mais  il  en 
avait  été  du  duc  de  Savoie  comme  du  prince  de 
Galles,  et,  plus  tard,  du  prince  de  Lorraine  : 

Quoi?  moi!  quoi?  ces  gens-là!  l'on  radote,  je  pense, 
A  moi  les  proposer!  hélas!  ils  font  pitié  : 
Voyez  un  peu  la  belle  espèce  3. 

Devenue  moins  exigeante  avec  les  années,  Made- 
moiselle trouvait  un  homme  qui  nentendait  pas 
jouer  le  rôle  de  pis  aller. 

Il  tint  bon,  et  ce  fut  encore  une  Nemours  *,  sœur 
de  la  reine  de  Portugal,  qui  hérita  du  mari  destiné 
à  la  Grande  Mademoiselle.  A  force  d'avoir  fait  la 
difficile,  il  arrivait  à  cette  princesse  la  même  aven- 
ture qu'à   la  fille    à   marier  de  La  Fontaine  :  elle 


1.  Mémoires  de  Mme  de  Motteville. 

2.  L'archevêque  d'Embrun  à  Brienne  père;  Turin,  le  1"  août 
1659. 

3.  La  Fontaine  :  la  Fille,  fable  publiée  pour  la  première  fois 
dans  l'édition  de  1678  et  1679. 

4.  Marie-Jeanne-Baptiste  de  Nemours  épousa  Charles-Emma- 
nuel Il  le  M  mai  1665. 


200  LOUIS   XIV    ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

allait  en  être  réduite  à  épouser  un  cadet  de  Gas- 
cogne, le  «  malotru  »  de  la  fable. 

Je  crois  du  reste  que  La  Fontaine  avait  pensé  à 
elle  en  écrivant  la  Fille.  On  s'est  demandé  s'il 
n'aurait  pas  emprunté  son  sujet  à  une  épigramme 
de  Martial.  Il  n'avait  pas  eu  besoin  d'aller  chercher 
si  loin.  Le  8  juillet  1664,  La  Fontaine  avait  été 
nommé  «  gentilhomme  servant  de  la  duchesse 
douairière  d'Orléans  '  »  ;  c'est  dire  s'il  était  au 
courant  des  mariages  manques  et  des  petits  ridi- 
cules de  la  belle-fille  de  la  maison.  Nous  possédons 
ses  confidences  sur  le  Luxembourg,  côté  Madame 
et  côté  Mademoiselle,  dans  une  Épître  dédiée  à 
Mignon,  le  petit  chien  de  sa  maîtresse. 

Pour  La  Fontaine,  le  Luxembourg  était  le  palais 
où  l'on  n'avait  pas  le  droit  d'être  amoureux.  C'était 
défendu  chez  Madame,  où  il  fallait  se  contenter  des 
«  dévots  sourires  »  de  Mme  de  Crissé,  l'original  de 
la  comtesse  de  Pimbesche,  et  se  défier  d'un  ancien 
capucin,  devenu  évêque  de  Bethléem  en  Nivernais^, 
qui  avait  la  surveillance  des  conversations  :  «  Parle 
bas  »,  dit  Tépître  Pour  Mignon  : 

Si  révoque  de  Bethléem 

Nous  entendait,  Dieu  sait  la  vie. 

On  n'avait  même  pas  la  ressource  de  se  réfugier 
chez  «  la  divinité  »  d'en  face.  Les  amoureux  y  étaient 
plus  mal  vus  d'année  en  année,  et  La  Fontaine  avait 

1.  Ht  non  de  Madame  Henriette,  comme  il  a  été  dit  par  erreur. 

2.  Ce  Bethléem-là  était  un  faubourg  de  Glomecy. 


NOUVEAUX   PROJETS   DE   MARIAGE.  201 

deviné  pourquoi  ;  Tantipathie  que  leur  avait  toujours 
témoignée  Mademoiselle  était  à  présent  doublée 
d'envie. 

L'échec  du  mariage  de  Savoie  avait  déterminé 
une  crise  pénible  dans  la  vie  de  celte  pauvre  héroïne 
en  disponibilité.  Pour  la  première  fois,  on  lui  avait 
fait  sentir  qu'elle  était  hors  d'âge  pour  le  mariage, 
et  elle  était  de  celles  qui  ont  le  terrible  malheur  de 
ne  pas  pouvoir  se  résigner  à  leur  déchéance  de 
femmes.  Leur  révolte  dégénère  souvent  en  bizarrerie. 
C'est  une  terrible  injustice  de  la  nature  envers  ces 
créatures  douloureuses  qui  n'auraient  souvent  pas 
demandé  mieux  que  d'obéir  à  ses  lois  en  devenant 
épouses  et  mères.  Des  troubles  nerveux  donnent  à 
la  tragédie  de  leur  âme  des  dehors  burlesques,  et  le 
monde  rit  sans  comprendre.  Mademoiselle  a  été  de 
ces  infortunées.  La  Fontaine  l'avait  bien  pénétrée 
lorsqu'il  écrivait  : 

Son  miroir  lui  disait  :  «  Prenez  vite  un  mari  ». 
Je  ne  sais  quel  désir  le  lui  disait  aussi  : 
Le  désir  peut  loger  chez  une  précieuse. 

Il  est  très  difficile  de  raconter  le  déclin  de  la 
Grande  Mademoiselle  sans  provoquer  tout  au  moins 
le  sourire,  et  il  serait  pourtant  dommage  que  cette 
fîère  figure  prît  sur  la  fin,  si  peu  que  ce  fût,  une 
ressemblance  avec  Bélise. 

Elle  restait  désemparée,  sans  but,  au  moment 
même  où  les  femmes  se  voyaient  exclues  de  l'action, 
après  s'en  être  grisées  sous  la  régence  d'Anne  d'Au- 


202  LOUIS   XIV   ET  LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

triche.  Les  hommes  d'alors  les  avaient  encouragées 
à  entrer  avec  eux  dans  la  vie  publique.  Grâce  à  leur 
complicité,  les  femmes  étaient  montées  au  faîte  de 
la  puissance  et  de  la  domination,  et  avaient  vécu 
l'un  des  moments  les  plus  romanesques  de  leur 
histoire.  L'habitude  était  prise  d'être  traitées  en 
égales  par  les  hommes,  quand  la  volonté  d'un 
monarque  qui  se  défiait  d'elles  les  précipita  brus- 
quement de  ces  sommets. 

On  a  vu  à  propos  de  La  Vallière  avec  quel  mépris 
Louis  XIV  parle  des  femmes  dans  ses  Mémoires.  Il 
avait  sur  leur  sexe  des  idées  orientales,  se  rappro- 
chant de  celles  que  ses  ancêtres  espagnols  avaient 
héritées  des  Maures.  Il  ne  pouvait  point  se  passer 
d'elles,  mais  il  ne  leur  demandait  que  du  plaisir.  Au 
fond,  il  ne  les  croyait  pas  capables  de  donner  plus; 
il  les  jugeait  inférieures  et  dangereuses,  peut-être  en 
souvenir  de  Marie  Mancini,  qui  avait  failli  l'entraîner 
à  un  crime  contre  la  royauté.  A  peine  eut-il  le 
pouvoir,  toutes  celles  qui  étaient  sorties  du  rang 
durent  se  hâter  d'y  rentrer  :  il  n'était  plus  permis 
aux  femmes  d'avoir  de  l'importance  qu'en  amour. 
Louis  XIV  ne  faisait  pas  d'exception  pour  ses  maî- 
tresses. Mme  de  Montespan  le  tyrannisa  malgré  lui. 
Les  autres  ne  furent  jamais  admises  à  être  autre 
chose  que  belles  et  amusantes.  Quand  Mme  de  Main- 
tenon,  sur  la  fin  du  règne,  eut  la  gloire  de  relever 
son  sexe  dans  l'estime  du  Roi,  elle  n'en  bénéficia 
que  pour  son  compte  personnel.  La  généralité  n'y 
gagna  rien  ;  le  pli  était  trop  bien  pris. 


IMPORTANCE  DES  CHOSES  DE  l'aMOUR.      203 

Réduites  tout  d'un  coup  à  une  existence  où 
rhorizon  s'était  refermé,  les  femmes  la  trouvèrent 
pâle  et  mesquine.  Elles  demandèrent  à  l'amour, 
puisqu'on  ne  leur  laissait  que  cela,  de  leur  rendre 
les  émotions  violentes  dont  elles  avaient  pris  l'habi- 
tude dans  les  camps  et  dans  les  conseils.  Il  sortit  de 
là  des  choses  étranges,  qui  se  remarquèrent  peu 
tant  que  la  reine  mère  fut  de  ce  monde;  Anne 
d'Autriche  obtenait,  faute  de  mieux,  que  l'on  sauvât 
les  apparences.  Elle  morte,  on  eut  la  débâcle,  et  les 
choses  étranges  devinrent  des  choses  effroyables. 


II 


Ce  fut  à  Versailles,  parmi  les  feux  de  Bengale  de 
Vile  enchantée^  que  la  reine  mère  sentit  la  première 
morsure  du  cancer  qui  devait  l'emporter.  Paris 
suivit  avec  chagrin  la  marche  de  son  mal.  Anne 
d'Autriche  était  redevenue  populaire  depuis  qu'elle 
n'était  plus  rien,  a  Elle  conserve  l'union,  écrivait 
d'Ormesson,  et  quoiqu'elle  n'ait  aucun  crédit  pour 
faire  du  bien,  elle  empêche  à  ce  qu'on  croit  beau- 
coup de  mal  (5  juin  1665).  »  On  savait  que  la  Cour 
de  France  lui  devait  d'avoir  gardé  une  certaine 
décence;  que,  sans  elle,  Louis  XIV  et  sa  belle-sœur 
Henriette  ne  se  seraient  peut-être  pas  aperçus  à 
temps  qu'ils  allaient  s'aimer  trop,  qu'ils  s'aimaient 
déjà  trop  et  que  cela  faisait  «  beaucoup  de  bruit  à 


204  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

la  Cour*  ».  La  reine  mère  avait  forcé  de  s'ouvrir 
des  yçiix  qui  voulaient  rester  fermés.  Elle  avait  parlé 
sans  ménagement,  et  sa  rudesse  avait  peut-être 
épargné  à  la  royauté  française  une  souillure  ineffa- 
çable; ce  sont  de  ces  services  que  les  honnêtes  gens 
n'oublient  point.  A  la  reconnaissance  venait  s'ajouter 
une  admiration  sincère  pour  son  courage  devant  la 
souffrance.  Elle  endura  sans  une  plainte,  avec  une 
tranquillité  incroyable,  neuf  mois  de  douleurs 
aiguës,  avivées  encore  par  les  remèdes  barbares 
d'un  défilé  d'empiriques. 

Dans  la  famille  royale,  les  sentiments  étaient 
mélangés.  Louis  XIV  —  Mme  de  MoLteville  l'avait 
bien  remarqué  —  était  un  homme  plein  de  «  con- 
trariétés ».  Il  chérissait  sa  mère.  Pendant  une  pre- 
mière maladie,  un  peu  avant  le  cancer,  il  l'avait 
soignée  jour  et  nuit  avec  un  dévouement,  et  aussi 
une  adresse,  dont  les  assistants  s'étaient  émerveillés. 
L'idée  de  la  perdre  lui  donnait  à  présent  des  crises 
de  sanglots  à  TéLouffer.  En  même  temps,  sa  mère 
devenait  de  trop.  Elle  le  gênait  par  sa  clairvoyance. 
Il  éprouvait  un  soulagement  dont  il  ne  se  rendait 
sûrement  pas  compte,  mais  qui  n'échappait  pas  aux 
observateurs,  en  voyant  approcher  le  moment  où 
elle  ne  serait  plus  là  pour  le  regarder  vivre.  Lors- 
qu'elle fut  à  l'agonie,  raOection  emporta  tout  et  le 
roi  faillit  s'évanouir.  Elle  était  à  peine  enterrée,  que 
le  plaisir  de  se  sentir  libre  prenait  le  dessus. 

1.  Mme  de  La  Fayette  :  Histoire  de  Madame  Henriette. 


IMPORTANCE  DES  CHOSES  DE  l'aMOUR.      20S 

L'attachement  de  Monsieur  pour  sa  mère  était  ce 
qu'il  y  avait  de  meilleur  en  lui.  Son  chagrin  fut  sans 
arrière-pensée,  et  se  traduisit  par  le  besoin  d'être 
toujours  avec  elle.  —  «  C'était  une  telle  puanteur, 
rapporte  Mademoiselle,  que  l'on  ne  pouvait  quasi 
souper...,  après  l'avoir  vu  panser.  »  Monsieur  pas- 
sait son  temps  dans  cette  chambre,  et  ne  savait 
qu'inventer  pour  montrer  sa  tendresse.  Il  tombait 
quelquefois  sur  des  idées  ridicules;  mais  il  était  tou- 
chant quand  même,  par  sa  sincérité  et  ses  larmes 
intarissables.  Anne  d'Autriche  finissait  par  le  ren- 
voyer. Monsieur  retournait  alors  à  ses  plaisirs  et  s'y 
oubliait;  il  n'aurait  pas  été  lui,  s'il  avait  agi  autre- 
ment. A  l'approche  de  la  fin,  il  ne  se  laissa  plus  ren- 
voyer, par  personne,  tout  craintif  et  tout  soumis  qu'il 
fût.  Le  Roi  s'était  retiré,  obéissant  à  l'usage  qui 
interdisait  aux  princes,  comme  jadis  aux  dieux,  de 
voir  mourir.  Il  fit  dire  par  deux  fois  à  son  frère  de 
ne  pas  rester  là,  et  en  reçut  pour  réponse  «  qu'il  ne 
lui  pouvait  obéir  en  cela,  mais  qu'il  promettait  que 
c'était  la  seule  chose  en  quoi  il  lui  désobéirait  de  sa 
vie  *  ».  Ce  fut  par  un  cri  de  Monsieur,  qui  perça  les 
murailles,  que  Louis  XIV  apprit  que  sa  mère  était 
morte. 

La  jeune  reine  Marie-Thérèse,  qui  perdait  tout, 
justifia  la  réputation  de  «  bêtise  »  que  la  Cour  lui 
avait  faite.  Elle  se  laissa  persuader  que  son  rôle 
allait  grandir  de  tout  celui  de  la  reine  mère,  et  fut 
plus  qu'à  demi  consolée  par  cette  chimère. 

1.  Méu.oires  de  Mme  de  Motteville. 


206  LOUIS   XIV   ET  LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Mademoiselle  observa  scrupuleusement  les  bien- 
séances; c'est  tout  ce  que  Ton  peut  dire.  Anne  d'Au- 
triche avait  souligné  de  son  côté  dans  une  heure 
solennelle  la  ténacité  de  sa  rancune  contre  sa  nièce. 
La  veille  de  sa  mort,  elle  fit  ses  adieux  aux  siens. 
Deux  seulement  parurent  oubliés  :  «  Je  fus  étonnée, 
raconte  Mademoiselle,  qu'elle  ne  dît  pas  un  mot  à 
M.  le  Prince  ni  à  moi,  qui  étions  là,  après  tout  ce 
qui  s'était  passé,  et  particulièrement  à  moi,  qui  ai 
toujours  été  nourrie  auprès  d'elle  ».  C'était  juste- 
ment à  cause  «  de  tout  ce  qui  s'était  passé  ».  Anne 
d'Autriche  donnait  le  bon  exemple  au  roi  :  elle 
expirait  sans  avoir  pardonné  aux  Frondeurs. 

De  grands  changements  suivirent  sa  mort . 
Louis  XIV  avait  perdu  sa  mère  le  20  janvier  1666. 
Le  27,  une  députalion  du  Parlement  vint  «  faire  les 
compliments  au  roi  ».  D'Ormesson  en  était.  —  «  Je 
fus  après,  dit  son  Journal,  à  la  messe  du  roi,  où 
étaient  la  reine,  M.  le  Dauphin,  Monsieur  et  Mlle  de 
La  Vallière,  que  la  Reine  a  prise  auprès  d'elle  par 
complaisance  pour  le  roi.  En  quoi  elle  est  fort 
sage.  »  Louis  XIV  prcsenlait  officiellement  sa  maî- 
tresse à  son  peuple  et  lui  assignait  son  rang  dans 
l'État,  immédiatement  au-dessous  de  l'épouse  légi- 
time. Il  n'aurait  pas  osé  du  vivant  de  sa  mère. 

Deux  mois  plus  tard,  il  était  délivré  de  la  «  Cabale 
des  Dévots  »,  et  de  ses  observations  importunes,  par 
la  disparition  de  la  Compagnie  du  Saint  Sacrement. 
Il  ne  paraît  pas  impossible  que  la  mort  de  la  reine 
mère  ait  à  tout  le  moins  hâté  cet  événement.  Anne 


IMPORTANCE  DES  CHOSES  DE  l'AMOUR.      207 

d'Autriche  connaissait  la  société  de  longue  date  *  et 
lui  avait  témoigné  pendant  bien  des  années  un 
dévouement  absolu.  Elle  lui  avait  gardé  le  secret, 
même  avec  Mazarin.  Elle  avait  fait  plus;  on  a  la 
preuve  qu'elle  trompait  son  ministre  pour  la  Com- 
pagnie. La  situation  changea  avec  la  mort  du  car- 
dinal. Soit  crainte  de  son  fils,  soit  scrupule,  rien 
n'autorise  à  penser  qu'Anne  d'Autriche  ait  trompe 
Louis  XIV,  après  Mazarin,  pour  une  société  secrète. 
Recherchée  activement  par  Colbert,  qui  devinait 
une  puissance  occulte  derrière  les  adversaires  de  son 
pouvoir,  la  Compagnie  recourut  à  sa  protectrice 
habituelle,  et  eut  l'amère  déception  de  la  solliciter 
en  vain.  Le  dévouement  d'Anne  d'Autriche  n'allait 
plus  qu'à  se  taire. 

Aussi  longtemps  qu'elle  fut  de  ce  monde,  tout 
espoir  ne  fut  pas  perdu  :  on  pouvait  la  ramener,  et 
réussir  mieux  une  autre  fois.  Sa  mort  compléta  le 
désarroi.  Depuis  quelque  temps,  la  société  n'osait 
déjà  presque  plus  se  réunir.  Privée  de  la  mère  du 
roi,  on  dirait  qu'elle  s'abandonne.  Elle  se  dissout, 
ou  elle  en  a  l'air;  ses  registres  s'arrêtent  au 
8  avril  1666.  La  suite  des  procès-verbaux  a-t-elle 
été  détruite  ou  égarée?  Avait-on  renoncé,  par  pru- 
dence, à  toutes  les  écritures?  Les  suppositions  sont 
libres.  Il  en  est  jusqu'à  nouvel  ordre  de  la  mysté- 
rieuse confrérie  comme  de  ces  cours  d'eau  qui  dis- 
paraissent sous  terre.  On  perd  leurs  traces.  Il  arrive 

i.  Voir  Raoul  Allier,  la  Cabale  des  Dévots. 


208  LOUIS   XIV  ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

même  qu'on  ne  les  reconnaît  plus  et  qu'on  leur 
donne  un  autre  nom,  lorsqu'ils  ressortent  à  la  sur- 
face. Tel,  sans  doute,  a  été  le  sort  de  la  Compagnie 
du  Saint-Sacrement,  car  l'esprit  sectaire,  qui  était 
sa  marque,  ne  perd  jamais  ses  droits  dans  notre 
pays;  nous  le  voyons,  de  nos  jours  encore,  se  mettre 
en  France  au  service  des  idées  les  plus  diverses. 

Dans  ce  même  commencement  d'avril  (1666)  où 
la  Cabale  des  Dévots  s'était  avouée  vaincue,  la 
Cour  fut  frappée  de  l'animation  du  Roi  :  —  «  On  fit, 
écrivait  Mademoiselle,  un  voyage  à  Mouchy,  où  on 
fut  trois  jours  pour  une  revue.  Le  roi  y  fit  venir 
quantité  de  troupes.  Il  y  vint  beaucoup  de  dames. 
On  était  en  justaucorps  de  deuil.  On  se  divertit  fort 
bien;  le  roi  était  d'une  grande  gaieté;  il  fit  des 
chansons  pendant  le  chemin...  ».  Louis  XIV  n'a  pas 
fait  beaucoup  de  chansons  dans  sa  vie,  bien  que 
celles-là  n'aient  pas  été  les  seules. 

Il  jouissait  de  se  sentir  débarrassé  des  ennuyeux 
qui  avaient  abusé  du  patronage  de  sa  mère  pour 
s'ériger  en  censeurs  de  leur  souverain.  Personne  ne 
s'occupait  plus  de  ses  péchés  en  dehors  de  son  con- 
fesseur et  de  ses  prédicateurs.  Quand  les  prédica- 
teurs s'appelaient  Bossuet  ou  Bourdaloue,  ils  ne  le 
ménageaient  guère;  mais  Louis  XIV  le  supportait  : 
c'était  leur  métier,  et  les  chrétiens  d'alors,  même 
les  mauvais,  connaissaient  leurs  devoirs  de  chré- 
tiens et  baissaient  le  front  devant  la  chaire.  Bossuet 
s'écriait  en  présence  de  toute  la  Cour  que  les  «  mau- 
vaises mœurs  »  sont  toujours  les  mauvaises  mœurs, 


LES  EMPOISONNEUSES.  209 

et  qu'il  y  a  un  Dieu  dans  le  ciel  qui  venge  les  péchés 
des  peuples,  «  mais  surtout  qui  venge  les  péchés 
des  rois  '  ».  Il  lançait  des  apostrophes  à  l'adresse  de 
Mlle  de  La  Vallière  :  «  —  0  créatures,  idoles  hon- 
teuses, retirez-vous  de  ce  cœur.  Ombres,  fantômes, 
dissipez-vous  en  présence  de  la  vérité!  Voici  l'amour 
véritable  qui  veut  entrer  dans  ce  cœur  :  amour  faux, 
amour  trompeur,  veux-tu  tenir  devant  lui?  »  Bour- 
daloue,  qui  trouva  Mme  de  Montespan  à  la  place  de 
La  Vallière,  reprochait  au  Roi  ses  «  débauches  »  et 
lui  demandait  en  plein  sermon  s'il  avait  tenu  ses 
promesses  de  rupture  :  «  —  N'avez- vous  plus  revu 
cette  personne,  écueil  de  votre  fermeté  et  de  votre 
constance?  N'avez- vous  plus  recherché  des  occa- 
sions si  dangereuses  pour  vous?  »  Mme  de  Sévigné 
alla  un  jour  l'entendre  à  Saint-Germain,  où  il  prê- 
chait un  carême  devant  le  roi  et  la  reine.  Elle  en 
revint  confondue  et  transportée  de  sa  hardiesse  : 
«  —  Nous  entendîmes,  après  dîner,  le  sermon  du 
Bourdaloue,  qui  frappe  toujours  comme  un  sourd, 
disant  des  vérités  à  bride  abattue,  parlant  contre 
l'adultère  à  tort  et  à  travers  :  sauve  qui  peut,  il  va 
toujours  son  chemin^  ».  Louis  XIV  acceptait  ces 
reproches  publics  :  il  n'en  était  ensuite  ni  plus  ni 
moins. 

La  mort  de  la  reine  mère  avait  encore  eu  pour  effet, 
en  suscitant  vingt  rivales  à  La  Vallière,  de  grossir  la 
clientèle  aristocratique  des  charlatans  et  alchimistes, 


1.  Sermons  pour  le  carême  de  1662 

2.  Lettre  du  29  mars  1680. 


14 


210  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

devineresses  ,  sorcières  et  empoisonneuses  qui 
jouaient  un  si  grand  rôle  dans  la  vie  amoureuse  de 
la  société  la  plus  polie  du  monde.  La  magie  comp- 
tait alors  parmi  les  industries  parisiennes  les  plus 
florissantes.  Les  habitants  des  rues  écartées,  ou  des 
faubourgs,  étaient  accoutumés  au  mouvement  qui 
se  produisait  de  grand  matin,  ou  le  soir  à  la  brune, 
autour  de  certaines  maisons  isolées'.  Des  gens  de 
toutes  mines,  à  pied,  en  carrosse  ou  en  chaise,  les 
femmes  masquées  ou  emmitouflées,  se  succédaient 
devant  une  porte  close,  qui  ne  s'ouvrait  que  sur  un 
signal  particulier.  L'état  d'esprit  qui  amenait  cette 
foule  chez  la  devineresse  était  répandu  dans  toutes 
les  classes  de  la  société,  des  plus  basses  aux  plus 
hautes.  La  crédulité  publique  traversait  une  période 
d'épanouissement  qui  jurait  avec  la  splendeur  intel- 
lectuelle de  la  France  d'alors,  et  dont  ne  s'étonne- 
ront pourtant  que  ceux  qui  croient  aux  formules 
simples  en  histoire.  Deux  de  nos  grands  classiques 
ont  laissé  des  pages  qui  témoignent  de  l'étendue 
du  mal,  dans  ce  même  moment  où  notre  pays  pre- 
nait la  tête  de  l'Europe.  Molière  s'est  moqué  des 
sciences  occultes  et  de  leurs  adeptes  tout  au  long 
d'une  pièce,  ou  plutôt  d'un«  livre  de  ballet^  »,  qu'il 
écrivit  pour  le  Roi  en  1670,  et  qui  s'appelle,  comme 
on  sait,   les  Amants  magnifiques.   Les   personnages 

t.  Archives  de  la  Daslillc,  par  François  Ravaisson,  t.  IV,  V  et 
VI,  passim. 

2.  Voyez  la  Notice  sur  la  pièce  dans  le  Molière  des  Grands  écri- 
vains de  la  France  (Hachette). 


LES   EMPOISONNEUSES.  211 

y  sont  divisés  en  deux  camps  d'après  une  règle  de 
sa  façon,  fort  impertinente  pour  les  grands  de 
ce  monde  :  Molière  les  avantage  quant  à  la  bêtise. 
Il  lui  suffit  que  ses  héros  soient  illustres  par  le  rang 
et  la  naissance  pour  les  doler  d'une  foi  aveugle  à 
tous  les  grimoires.  «  —  La  vérité  de  l'astrologie,  dit 
le  prince  Iphicrale,  est  une  chose  incontestable,  et 
il  n'y  a  personne  qui  puisse  disputer  contre  la  cer- 
titude de  ses  prédictions.  »  C'est  aussi  l'avis  du 
prince  Timoclès  :  «  —  Je  suis  assez  incrédule  pour 
quantité  de  choses;  mais,  pour  ce  qui  est  de  l'astro- 
logie, il  n'y  a  rien  de  plus  sûr  et  de  plus  constant 
que  le  succès  des  horoscopes  qu'elle  tire  ».  La  prin- 
cesse Aristione  est  de  la  même  opinion  et  s'inquiète 
de  trouver  sa  fille  moins  convaincue.  C'est  un  com- 
mencement de  libertinage  d'esprit,  et  l'on  ne  sait 
pas  où  cela  peut  vous  mener  :  «  —  Ma  fille,  lui  dit- 
elle,  vous  avez  une  petite  incrédulité  qui  ne  vous 
quitte  point  ». 

L'athéisme  en  astrologie  et  en  sorcellerie  est 
représenté  dans  la  pièce  par  Molière,  qui  s'est  mis 
en  scène  sous  le  nom  de  «  Clitidas,  plaisant  de 
Cour  »,  et  par  un  autre  personnage  de  naissance 
obscure,  «  Sostrate,  général  d'armée  »,  qui  prend  le 
parti  de  Clitidas  contre  les  prophètes  en  chambre  et 
autres  exploiteurs  de  la  sottise  humaine.  —  «  Il 
n'est  rien  de  plus  agréable,  dit-il,  que  toutes  les 
grandes  promesses  de  ces  connaissances  sublimes. 
Transformer  tout  en  or,  faire  vivre  éternellement, 
guérir  par  des  paroles,  se  faire  aimer  de  qui  l'on 


212  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISTLLE. 

veut,  savoir  tous  les  secrets  de  l'avenir,  faire  des- 
cendre, comme  on  veut,  du  ciel  sur  des  métaux  des 
impressions  de  bonheur  »,  commander  aux  démons, 
se  faire  des  armées  invisibles  et  des  soldats  invul- 
nérables :  tout  cela  est  charmant,  sans  doute,  et  il  y 
a  des  gens  qui  n'ont  aucune  peine  à  en  comprendre 
la  possibilité  :  cela  leur  est  le  plus  aisé  du  monde  à 
concevoir.  Mais  pour  moi,  je  vous  avoue  que  mon 
esprit  grossier  a  quelque  peine  à  le  comprendre  et 
à  le  croire....  » 

La  Fontaine  a  traité  le  même  sujet  dans  trois  de 
ses  fables.  Il  en  est  une,  les  Devineresses^  publiée 
en  1678,  avant  le  fameux  «  drame  des  poisons  », 
par  conséquent,  où  il  se  montre  très  renseigné  sur 
ce  que  la  police  n'avait  pas  encore  su  voir.  Il  con- 
naissait à  merveille  l'existence  de  la  «  poudre  de 
succession  »  et  de  la  «  poudre  pour  l'amour  ». 

Une  femme,  à  Paris,  faisait  la  pythonisse. 
On  l'allait  consulter  sur  clia(iue  événement; 
Perdait-on  un  cliiffon,  avait-on  un  amant, 
Un  mari  vivant  trop,  au  gré  de  son  épouse. 
Une  mère  fâcheuse,  une  femme  jalouse, 

Chez  la  Devineuse  on  courait, 
Pour  se  faire  annoncer  ce  que  Ton  désirait. 

L'avertissement  ne  fut  pas  remarqué,  et  il  fallut 
la  Chambre  ardente  de  1680  pour  faire  comprendre 
aux  honnêtes  gens  que  «  la  Devineuse  »  se  doublait 
le  plus  souvent  d'une  marchande  de  poison;  mais 
La  Fontaine  n'avait  rien  appris  à  personne  sur  la 

1.  Allusion  à  certains  talismans. 


LES  EMPOISONNEUSES.  213 

confiance  qu'elle  savait  inspirer.  La  chose  était  bien 
connue.  Cette  dangereuse  engeance,  que  l'on  a  déjà 
entrevue  à  l'occasion  des  premières  poursuites 
contre  Lesage  et  Mariette,  mérite  quelques  détails. 
Elle  fut  mêlée  à  Paris,  pendant  une  vingtaine  d'an- 
nées, à  tant  d'intrigues  et  à  tant  de  crimes,  qu'elle 
exerça  une  réelle  influence  sur  la  moralité  du  monde 
parisien  et,  par  là,  sur  les  affaires  de  la  Cour. 


III 


Ce  fut  comme  un  vent  de  folie,  qui  souffla  plus 
particulièrement  sur  les  femmes.  Beaucoup  d'entre 
elles  étaient  à  l'état  de  révolte,  inconsolables  d'avoir 
perdu  le  surcroît  d'importance  acquis  durant  les 
troubles  civils  à  celles-là  mêmes  qui  ne  se  mêlaient 
point  de  politique.  La  force  des  choses  avait  alors 
émancipé  les  femmes.  Dans  le  désordre  général,  et 
pendant  que  les  hommes  étaient  à  se  battre,  elles 
avaient  perdu  l'habitude  de  rester  dans  l'ombre  et 
d'obéir,  ou  de  n'être  que  les  premiers  objets  de  luxe 
de  leur  maison.  Louis  XIV  avait  entrepris  de  les 
ramener  à  un  rôle  décoratif,  ou  utilitaire  :  c'était  à 
peu  près  comme  si  nous  demandions  aujourd'hui  à 
nos  filles,  si  libres  et  si  mêlées  au  mouvement 
général,  de  revenir  tout  d'un  coup  à  l'effacement  et 
aux  mille  contraintes  de  notre  propre  jeunesse. 
Elles  se  cabreraient.  En  1666,  la  plupart  des  clientes 


214  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

de  la  nécromancienne  sollicitaient,  avant  tout,  un 
secret  pour  secouer  le  joug  retombé  sur  leurs 
épaules. 

Le  mari  était  l'incarnation  naturelle  de  ce  joug. 
Aussi  était-ce  à  lui  que  les  révoltées  s'en  prenaient 
d'habitude.  Elles  s'adressaient  à  une  devineresse. 
La  première  consultation  était  presque  toujours 
innocente.  La  devineresse  conseillait  des  neuvaines 
au  bon  saint  Denis,  très  secourable  aux  femmes 
malheureuses  en  ménage,  ou  à  l'infatigable  saint 
Antoine  de  Padoue.  Elle  réservait  pour  plus  tard, 
ne  les  donnant  qu'à  bon  escient,  des  «  poudres  » 
dont  le  secret  avait  été  apporté  d'Italie,  et  que  l'on 
venait  chercher  à  Paris  de  toute  la  province  et  des 
pays  étrangers.  On  sait  par  des  documents  con- 
temporains qu'il  y  entrait  de  l'arsenic,  et  que  tant 
de  personnes  s'accusaient  en  confession  d'avoir 
«  empoisonné  quelqu'un  »,  que  le  clergé  de  Notre- 
Dame  finit  par  avertir  la  justice  (1G73).  Les  péni- 
tents, et  surtout  les  pénitentes,  disaient-ils  toujours 
vrai?  L'imagination  populaire  est  si  prompte  à 
prendre  le  galop  dès  qu'il  s'agit  d'empoisonne- 
ments, que  l'on  peut  se  demander  si  une  partie  de 
ces  malheureuses  n'étaient  pas  plutôt  des  hystéri- 
ques et  des  hallucinées?  Il  est  probable  qu'on 
l'ignorera  toujours.  Les  médecins  d'alors  étaient  les 
médecins  de  Mohère,  et  la  chimie  n'existait  pas. 

Le  mari  adouci,  ou  supprimé,  les  femmes  deman- 
daient à  l'amour  de  remettre  des  émotions  dans 
leurs  existences  rétrécies  et  affadies.  La  tâche  de  la 


LES  EMPOISONNEUSES.  215 

nécromancienne  consistait  alors  à  intéresser  Dieu 
ou  le  diable  aux  peines  de  cœur  de  sa  cliente  et  à  la 
faire  aimer,  bon  gré  mal  gré,  de  Thomme  qu'elle 
désignait.  On  commençait  par  les  neuvaines,  on 
finissait  par  la  messe  noire,  avec  ses  rites  obscènes, 
ou  par  la  messe  sanglante,  pour  laquelle  on  égor- 
geait un  petit  enfant.  Toutes  les  formes  de  conju- 
ration avaient  place  dans  l'entre-deux,  tous  les 
charmes,  tous  les  talismans,  et  plusieurs  sortes  de 
«  poudres  »,  qui  n'étaient  pas  toujours  inoffen- 
sives. Les  consultations  se  payaient  suivant  le  rang 
et  la  fortune  des  clientes.  A  défaut  d'argent,  on 
donnait  un  bijou  ou  bien  l'on  signait  un  billet,  res- 
source dont  il  n'est  pas  besoin  de  signaler  l'impru- 
dence. 

L'année  où  mourut  Anne  d'Autriche,  l'une  des 
devineresses  les  mieux  achalandées  de  la  capitale 
était  la  femme  d'un  bonnetier  appelé  Antoine  Mont- 
voisin,  dont  la  boutique  était  située  sur  le  pont 
Marie,  le  même  qui,  aujourd'hui  encore,  relie  la 
rive  droite  de  la  Seine  avec  l'île  Saint-Louis.  Le 
pont  Marie,  comme  presque  tous  ceux  du  Paris 
d'alors,  portait  une  double  rangée  de  maisons  à 
boutiques  qui  en  faisaient  une  rue  très  animée.  Les 
affaires  de  Montvoisin  n'avaient  pourtant  pas  pros- 
péré. Il  avait  essayé  de  plusieurs  commerces  sans 
réussir  dans  aucun.  Il  avait  été  mercier,  joaillier,  et 
toujours  il  avait  «  perdu  ses  boutiques  »,  suivant 
l'expression  de  sa  femme,  Catherine  Montvoisin, 
familièrement  «  la  Voisin  ».  C'est  sous  ce  dernier 


216         LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

nom  qu'elle  est  devenue  célèbre  dans  les  annales  dn 
crime.  La  Voisin  diseuse  de  bonne  aventure  est  la 
même  que  la  Voisin  l'empoisonneuse. 

Au  temps  du  magasin  de  bonneterie,  elle  n'avait 
pas  encore  éveillé  l'attention  de  la  justice,  malgré 
son  installation  mal  sûre  du  pont  Marie,  qui  l'obli- 
geait à  avoir  double  domicile  ou  à  donner  ses 
rendez-vous  chez  des  compères.  Elle  gagnait  énor- 
mément d'argent.  Le  prix  de  ses  consultations 
variait  d'une  pièce  de  monnaie  à  plusieurs  milliers 
de  livres,  ou  d'une  vieille  nippe  à  un  collier  de  pierres 
précieuses,  et  elle  faisait  encore  des  bénéfices  sur 
les  acolytes  des  deux  sexes  qui  l'assistaient  dans  ses 
œuvres  scélérates.  On  sait  par  elle-même  qu'elle 
s'était  séparée  de  biens  d'avec  son  mari,  toujours 
malheureux  en  affaires.  Malgré  cette  précaution, 
l'argent  lui  fondait  entre  les  doigts.  Il  est  vrai 
qu'elle  avait  des  charges,  enfants  à  élever  et  parents 
à  soutenir.  Elle  disait  :  «  J'ai  dix  personnes  à 
nourrir  »  ;  mais  elle  était  économe  pour  les  autres. 
La  Voisin  donnait  un  écu  par  semaine  à  sa  mère  et 
élevait  sa  fille  en  très  petite  bourgeoise.  C'était  elle 
qui  dépensait  follement,  en  compagnie  de  miséra- 
bles de  son  espèce. 

La  position  de  mari  d'empoisonneuse  semble 
avoir  été  précaire.  Antoine  Montvoisin  était  au  cou- 
rant de  l'industrie  de  sa  femme,  et  sa  conscience  ne 
lui  interdisait  pas  d'en  profiter  pour  se  donner  du 
bien-être.  Sa  conscience  lui  permettait  aussi  de 
s'approprier  l'argent  que  sa  femme  lui  confiait  pour 


LES  EMPOISONNEUSES.  217 

faire  exécuter  les  commandes  de  neuvaines  ;  il  était 
libertin,  tout  comme  les  Vardes  et  les  Guiche,  et 
convaincu  que  les  neuvaines  ne  servaient  absolu- 
ment à  rien. 

Quant  à  aller  plus  loin,  et  à  mettre  franchement 
la  main  à  la  pâte,  serviteur!  Sa  prudence  lui 
roussit  :  il  ne  fut  jamais  inquiété;  mais  elle  l'ex- 
posait tous  les  jours  de  sa  vie  à  être  empoisonné 
dans  son  potage,  car  la  Voisin  ne  pouvait  souf- 
frir ce  poltron.  Elle  aurait  voulu  le  remplacer  par  un 
véritable  associé,  et  c'était  entre  eux  un  perpétuel 
assaut  de  ruses.  Le  bonhomme  Antoine  aurait  cer- 
tainement fini,  malgré  tout,  par  y  passer,  s'il  n'avait 
eu  l'idée  ingénieuse  de  se  lier  avec  un  bourreau, 
auquel  il  confia  sa  situation.  Il  fut  convenu  entre 
eux  que,  si  Montvoisin  mourait  avant  sa  femme,  le 
bourreau  parlerait  et  provoquerait  l'ouverture  du 
corps.  La  Voisin  prit  peur.  Elle  essaya  de  faire 
empoisonner  son  mari  en  voyage,  n'y  réussit  point 
et,  finalement,  le  garda. 

Elle  avait  bénéficié,  comme  toute  la  corporation, 
des  espérances  éveillées  chez  nombre  de  jolies 
femmes  de  l'aristocratie  par  la  disparition  de  la 
reine  mère.  Anne  d'Autriche  avait  si  mal  pris  les 
premiers  écarts  de  son  fils,  que  les  aspirantes  à  la 
succession  de  La  Vallière  en  avaient  conservé  une 
certaine  discrétion.  Lorsqu'on  n'eut  plus  à  craindre 
les  rebulYades  de  la  vieille  reine,  les  passions  se 
déchaînèrent,  et  un  essaim  de  jeunes  ambitieuses 
s'adressèrent  aux  devineresses  en  vogue  «  pour  par- 


218  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

venir  aux  bonnes  grâces  du  Roi  '.  »  Les  plus  hardies 
demandaient  en  même  temps  «  quelque  chose  contre 
Mme  de  La  Vallière  ».  Parmi  ces  jeunes  femmes  se 
trouvait  la  marquise  de  Montespan,  qui  n'aimait  ni 
son  mari  ni  le  roi,  mais  qui  était  harcelée  par  ses 
créanciers,  consciente  de  sa  valeur,  et  déterminée  à 
être  «  maîtresse  reconnue  »,  puisque  aussi  bien 
c'était  une  position  classée  et  admise. 

Elle  était  «  belle  comme  le  jour  »,  dit  Saint-Simon, 
sans  être  «  parfaitement  agréable  »  ;  le  correctif  est 
de  Mme  de  La  Fayette.  Elle  avait  tout  l'esprit  que 
l'on  peut  avoir,  et  délicieux  de  singularité  et  de 
pohtesse.  Malgré  tant  d'éclat,  le  roi  l'évitait  plutôt 
et  elle  en  était  réduite  à  amuser  Marie-Thérèse,  qui 
la  voyait  volontiers,  ayant  une  confiance  absolue  en 
sa  vertu.  La  reine  s'était  laissé  prendre  aux  pieuses 
austérités  de  la  jeune  marquise,  à  ses  fréquentes 
communions,  à  tout  un  appareil  de  pratiques  et 
d'observances  qui  partait  du  reste  d'un  sentiment 
sincère,  et  dont  Mme  de  Montespan  conserva  tou- 
jours le  plus  qu'elle  put  à  travers  les  scandales  de 
son  existence.  Ainsi  entendue,  la  religion  n'empêche 
pas  d'aller  chez  la  sorcière.  Elle  y  mènerait  plutôt 
en  donnant  à  l'âme  perverse  «  la  vague  conscience 
du  plus  outre  ^  ». 

Mme  de  Montespan  devint  l'une  des  meilleures 
pratiques  de  la  Voisin,  de  celles  qui  ne  regardaient 

1.  Aixhives  de  la  Ms tille  :  Rapport  de  la  Rcynic,  lieutenant 
général  do  police,  à  Louvois  (1680;  pas  d'autre  date). 

2.  La  Magie  dans  Vlnde  antique,  par  Victor  Henry. 


LES   EMPOISONNEUSES.  219 

pas  aux  frais,  ni  à  la  décence  des  cérémonies,  pourvu 
que  le  diable  la  fît  aimer  de  Louis  XIV.  A  la  diffé- 
rence de  ses  rivales,  elle  en  eut  pour  son  argent. 
Elle  s'était  mise  en  campagne  dans  le  courant  de 
1666.  Les  Mémoires  de  Mademoiselle,  très  abondants 
sur  ce  sujet,  et  confirmés  par  ailleurs,  nous  appren- 
nent qu'au  printemps  de  1667,  Mme  de  Montespan 
avait  supplanté  La  Vallière;  il  n'y  avait  plus  que  la 
jeune  reine  à  l'ignorer. 

Moins  d'un  an  après,  la  Voisin  eut  l'imprudence  de 
faire  du  bruit  parce  que  deux  de  ses  auxiliaires  n'en 
avaient  pas  agi  honnêtement  avec  elle.  L'un  d'eux 
s'appelait  Mariette  et  était  prêtre,  attaché  à  l'église 
de  Saint-Séverin;  la  Voisin  s'en  servait  pour  les 
sacrilèges.  L'autre,  Lesage,  était  une  espèce 
d'homme  à  tout  faire,  qui  ne  reculait  devant  aucune 
abomination.  La  Voisin  les  accusait  de  lui  avoir 
soufflé  l'une  de  ses  clientes,  Mme  de  Montespan,  ce 
qui  était  vrai,  mais  inutile  à  crier  sur  les  toits. 
Leurs  démêlés  «  ayant  fait  quelque  éclat,  rapporte 
La  Reynie',  et  le  roi  ayant  eu  avis  que  ces  gens 
faisaient  des  impiétés  et  des  sacrilèges,  et  les 
ayant  fait  observer  »,  Mariette  et  Lesage  furent 
arrêtés.  Leurs  interrogatoires  nous  ont  été  con- 
servés. En  voici  le  passage  essentiel. 

Mariette  avoua  sans  difficulté  avoir  «  dit  des 
Évangiles  »  sur  la  tète  de  diverses  personnes,  forme 
de    conjuration    relativement    innocente.    On    lui 

1.  II  avait  été  nommé  lieutenant  de  police  en  1667.  Pour  ce 
procès,  voir  les  Archives  de  la  Baslille. 


220  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

demanda  les  noms?  —  «  Sur  la  tête  de  la  dame  de 
Bougy,  sur  Mme  de  Montespan,  à  la  Duverger,  à 
M.  de  RaveLot,  toutes  lesquelles  personnes  Lesage 
a  menées  chez  lui  *,  » 

Mis  au  courant,  Louis  XIV  ordonna  de  pour- 
suivre :  «  —  Saint-Germain,  16  août  1668.  —  Je 
vous  écris  cette  lettre  pour  vous  dire  que  mon  inten- 
tion est  que  vous  ayez  à  faire  conduire  lesdits 
Mariette  et  Dubuisson^  de  mon  château  au  Châtelet 
de  la  ville  de  Paris,  à  l'effet  de  l'instruction  de  leur 
procès  ».  On  peut  tenir  pour  certain  que  le  roi  ne 
perdit  pas  l'enquête  de  vue.  Louis  XIV  était  friand 
de  détails  policiers,  et  cette  affaire-là  le  touchait  de 
trop  près  pour  l'oublier. 

L'instruction  commencée,  il  se  découvrit  que 
Mariette  était  cousin  germain  de  la  femme  d'un 
juge.  Le  Châtelet  estima  qu'il  y  allait  de  l'honneur  de 
la  magistrature  d'étouffer  l'affaire.  Il  y  apporta  tous 
ses  soins  et  rencontra  évidemment  d'utiles  approba- 
tions parmi  les  puissants  de  ce  monde,  car  la  suite 
de  l'histoire  laisse  entrevoir  de  nombreuses  irrégu- 
larités. On  y  distingue  que  la  Voisin,  revenue  à  son 
bon  sens,  seconda  le  Châtelet  en  faisant  agir  de 
hautes  protections,  et  que  Mariette  et  Lesage,  après 
une  période  d'épreuves  et  de  difficultés,  reprirent 
en  paix  leur  métier  louche.  Us  figurèrent  l'un  et 

1.  Interrogatoire  du  30  juin  1608.  Mme  de  Bougy  était  la  veuve 
du  marquis  de  ce  nom,  lieutenant  ^'on(''ral.  La  Duvergor  s'occu- 
j)ait  de  magie.  Le  marquis  de  Ravelut  avait  épousé  Catherine 
de  Grammont,  fille  du  maréchal. 

2.  Autre  nom  de  Lesage. 


LES  EMPOISONNEUSES.  221 

l'autre  au  procès  monstre  de  1680,  où  ils  furent  de 
ceux  qui  se  répandirent  en  détails  sur  les  pratiques 
abominables  auxquelles  Mme  de  Montespan  aurait 
été  mêlée  pendant  de  longues  années.  Qu'ils  en 
aient  ajouté  ou  non,  la  chose  n'importe  pas  ici,  car 
c'est  le  seul  Louis  XIV  qui  nous  intéresse,  ce  n'est 
pas  Mme  de  Montespan.  La  lettre  citée  plus  haut 
prouve,  et  c'est  tout  ce  qu'il  nous  faut,  que  le  roi 
avait  su  dès  1668  que  sa  nouvelle  maîtresse  avait 
des  accointances  dans  le  monde  de  la  criminalité, 
qu'elle  s'abouchait  avec  des  individus  ignobles, 
subissait  leur  contact  dégradant  et  s'adonnait  en 
leur  compagnie  à  des  rites  sacrilèges.  Ce  monarque, 
qui  passe  pour  si  délicat  en  matière  de  correction, 
s'en  montra  singulièrement  peu  ému. 

Entouré  de  libertins  sans  préjugés,  à  demi  libertin 
lui-même,  il  ressemblait  si  peu,  dans  sa  jeunesse,  au 
Louis  XIV  de  la  fin  du  règne  et  des  Mémoires  de 
Saint-Simon,  emperruqué  au  moral  comme  au  phy- 
sique, qu'il  semble  voir  un  autre  homme.  La  correc- 
tion, les  bienséances,  comme  il  en  faisait  bon 
marché  quand  la  passion  était  enjeu!  Et  comme  il 
est  plus  vivant  ainsi,  plus  naturel,  que  le  personnage 
compassé  des  portraits  officiels  de  Versailles  I 
Louis  XIV  est  décidément  un  méconnu. 


222         LOUIS  XIV   ET   LA   GRANDE  MADEMOISELLE. 


IV 


Il  serait  inexact  de  dire  que  les  passions  étaient 
devenues  plus  vives  que  sous  la  Fronde,  époque 
ardente  entre  toutes,  mais  elles  avaient  certainement 
changé  de  caractère,  comme  les  goûts  et  les  idées, 
la  littérature,  les  modes  en  général.  C'est  le  cours 
naturel  des  choses,  et  l'on  a  vu  que  le  mouvement 
s'était  précipité  sous  l'influence  d'un  monarque  tout- 
puissant,  déterminé  à  effacer  le  passé.  Un  événement 
artistique  que  l'on  ne  saurait  négliger  avait  favorisé 
les  desseins  de  Louis  XIV,  en  ouvrant  des  perspec- 
tives ignorées  aux  curieux  de  sensations  nouvelles, 
déjà  nombreux  au  xvii"  siècle.  La  musique  drama- 
tique avait  fait  son  entrée  dans  le  monde  moderne. 
Elle  lui  apportait,  selon  le  mot  de  l'un  de  ses  histo- 
riens, M.  Romain  Rolland  ',  son  «  pouvoir  illimité  » 
pour  exprimer  les  passions,  et,  dans  les  passions,  ce 
qui  en  demeure  incommunicable  avec  le  seul 
secours  du  langage.  Que  l'on  aime  ou  non  la 
musique,  on  doit  comprendre  qu'une  découverte  de 
cette  nature  exerce  forcément  une  action  sur  la 
partie  raffinée  d'une  nation.  La  société  française  n'y 
avait  pas  échappé.  L'art  nouveau  était  en  train  de 
modifier  l'état   nerveux,    si  j'ose  ainsi  parler,   du 

1.  Histoire  de  l'Opéra  en  Europe,  par  M.  Romain  Rolland.  — 
Cf.  Histoire  de  la  musique  dramatique  en  France,  par  Choiiquot, 
el  les  Origines  de  l'opéra  français,  par  Nuitter  et  Thoinon. 


NAISSANCE   DE   LA   MUSIQUE   DRAMATIQUE.  223 

monde  où  grandissaient,  sous  la  protection  royale, 
des  idées  plutôt  périlleuses  sur  les  droits  de  la 
nature  et  la  fatalité  de  la  passion.  Il  rendait  de  jour 
en  jour  ce  milieu  plus  impressionnable. 

La  musique  dramatique  est  née  en  Italie;  cela  va 
de  soi.  En  1597,  un  soir  de  carnaval,  un  riche  Flo- 
rentin fit  jouer  dans  sa  maison,  devant  un  auditoire 
de  choix,  une  tragédie  en  musique  appelée  Dafne, 
dont  la  partition  est  perdue.  D'après  l'un  des  invités, 
«  le  plaisir  et  la  stupeur  qui  saisirent  l'âme  des 
auditeurs  devant  un  spectacle  si  nouveau  ne  se  peu- 
vent exprimer  ».  M.  Romain  Rolland  confirme  ce 
témoignage  :  «  Ce  fut  un  coup  de  foudre....  Il  n'y 
eut  personne  qui  ne  sentît  qu'on  était  en  présence 
d'un  art  nouveau  ».  En  dix  ans,  l'opéra  italien  eut 
pris  toute  son  ampleur,  grâce  à  un  compositeur  de 
génie,  Monteverde,  dont  V Ariane  fit  éclater  en  san- 
glots, le  soir  de  la  première,  un  auditoire  de  plus  de 
six  mille  personnes.  L'art  du  chant  avait  marché 
du  même  pas  et  atteint  son  apogée  du  premier  coup. 
Un  sopraniste  fameux,  Vittori,  «  jetait  le  public 
dans  des  transports  que  nous  avons  peine  à  conce- 
voir.... Beaucoup  de  personnes  étaient  obligées 
d'ouvrir  brusquement  leurs  vêtements  pour  respirer, 
suffoquées  d'émotion  ».  Des  théâtres  de  musique 
surgissaient  de  toutes  parts.  Les  grandes  villes  en 
avaient  plusieurs,  —  cinq  à  Venise,  —  et  cela  ne 
suffisait  pas  encore.  On  jouait  l'opéra  dans  les  palais 
et  dans  les  maisons  particulières;  Bologne  possédait 
«  plus  de  soixante  théâtres  privés  :  sans  parler  des 


224  LOUIS   XIV   ET  LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

couvents  et  des  collèges  ».  Le  clergé  s'était  laissé 
prendre  dans  le  tourbillon  ;  moines  et  nonnes  chan- 
taient Fopéra,  des  cardinaux  se  faisaient  metteurs 
en  scène,  un  futur  pape  écrivait  des  livrets.  C'était 
une  épidémie,  une  folie,  et  Tltalie  ne  délirait  pas 
impunément.  Pour  ses  débuts,  l'opéra  eut  à  son 
acquits  de  graves  désordres,  nerveux  et  moraux;  on 
Taima  trop. 

Mazarin  en  avait  pris  le  goût  avant  de  s'établir  en 
France.  Il  voulut  initier  son  pays  d'adoption  aux 
jouissances,  presque  redoutables,  dont  s'était  brus- 
quement enrichie  la  vie  humaine,  et  fit  venir 
l'une  après  l'autre  quatre  troupes  italiennes,  la 
première  en  1645,  la  dernière  peu  de  temps  avant  sa 
mort.  L'issue  était  aisée  à  prévoir  :  un  spectacle 
patronné  par  le  cardinal  devenait  une  question 
politique.  Applaudi  par  les  partisans  du  ministre, 
dénigré  par  ses  adversaires,  l'opéra  italien  rencontra 
une  telle  opposition  qu'il  fallut  y  renoncer;  toute- 
fois la  leçon  n'avait  pas  été  perdue.  Nos  composi- 
teurs, voués  jusqu'ici  aux  ballets  et  aux  «  masca- 
rades »,  n'avaient  pas  eu  en  vain  la  révélation  du 
style  dramatique  ;  l'ambition  leur  était  venue  d'expri- 
mer, eux  aussi,  les  orages  de  l'âme,  et  ils  s'étaient 
mis  à  tâtonner  dans  la  voie  nouvelle. 

Ils  ne  réussirent  pas  tout  de  suite;  mais  leurs 
essais  familiarisaient  le  public  avec  l'idée  d'un  lan- 
gage musical  de  la  passion.  En  1664,  on  en  était 
venu  à  considérer  le  chant  comme  le  truchement 
naturel  de  l'amour.  C'est  Molière  qui  fixe  la  date 


NAISSANCE   DE   LA   MUSIQUE    DRAMATIQUE.  225 

dans  sa  Princesse  d'Élide,  où  Moron  ne  parvient  pas 
à  se  faire  écouter  de  Philis  parce  qu'il  parle  sa 
déclaration  au  lieu  de  la  chanter.  Philis  s'enfuit,  et 
Moron  s'écrie  :  «  Voilà  ce  que  c'est  :  si  je  savais 
chanter,  j'en  ferais  bien  mieux  mes  affaires.  La 
plupart  des  femmes  aujourd'hui  se  laissent  prendre 
par  les  oreilles  ;  elles  sont  cause  que  tout  le  monde 
se  mêle  de  musique,  et  l'on  ne  réussit  auprès  d'elles 
que  par  les  petites  chansons  et  les  petits  vers  qu'on 
leur  fait  entendre.  Il  faut  que  j'apprenne  à  chanter 
pour  faire  comme  les  autres  ». 

Ce  fut  bien  autre  chose  quand  l'opéra  français* 
eut  réussi  à  venir  au  monde  (1671).  A  peine  né,  il 
dut  à  l'association  de  Quinault  avec  Lulli  d'être  un 
conseiller  de  volupté.  Tandis  que  les  décors  et  les 
danses  charmaient  les  yeux,  que  les  «  machines  » 
amusaient  par  leurs  complications  ingénieuses,  les 
vers  et  la  musique,  renchérissant  sur  la  Princesse 
d'Flide'^,  murmuraient  inlassablement,  avec  la  même 
langueur  caressante,  que  nul  être  jeune  n'a  le  droit, 
pour  aucun  motif,  de  se  refuser  au  devoir  d'amour. 
—  «  Cédez,  rendez-vous  »,  chante  un  chœur  d'Ama- 
dis.  Les  treize  «  tragédies  lyriques  »  données  de  1673 
à  1686  par  Quinault  et  Lulli  sont  toutes  construites 
sur  ce  thème  unique.  Elles  n'expriment  que  cette 

1.  Le  premier  digne  de  ce  nom  fut  Pomone,  de  Cambert.  On 
trouvera  dans  les  ouvrages  spéciaux  en  quoi  l'opéra  français 
différait  de  l'opéra  italien,  et  par  quel  enchaînement  de  circon- 
stances un  Florentin,  Baptiste  Lulli,  en  a  été  le  véritable  fonda- 
teur. 

2.  Voyez  plus  haut,  p.  187. 


226  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

seule  idée  :  «  Cédez,  rendez-vous  »,  et  finissent  par 
tirer  une  certaine  éloquence  de  leur  monotonie. 
Lorsqu'on  les  joue  au  piano  *,  faute  d'un  meilleur 
moyen  de  les  connaître,  on  se  rend  compte  qu'en 
dépit  de  leur  fadeur,  cet  appel  continuel  aux  sens 
pouvait  produire  à  la  longue,  dans  l'atmosphère 
particulière  d'une  salle  de  théâtre,  une  espèce  d'en- 
traînement. 

Les  moralistes  s'en  étaient  aperçus.  La  violente 
sortie  de  Boileau  contre  l'opéra  est  dans  toutes  les 
mémoires.  Nous  la  trouvons  aujourd'hui  par  trop 
vertueuse;  elle  en  est  ridicule.  Elle  s'explique 
cependant  si  l'on  considère  combien  il  était  nouveau 
de  pleurer  et  d'avoir  des  attaques  de  nerfs  en  écou- 
tant chanter.  Était-ce  la  «  morale  lubrique  »  de 
Quinaultqui  agissait?  Était-ce  la  nouvelle  musique? 
Dans  les  deux  cas,  l'honnête  Boileau  était  excu- 
sable de  prendre  l'alarme. 

La  France  n'en  était  pas  au  degré  d'excitation 
de  l'Italie;  nous  ne  sommes  pab  assez  musiciens 
pour  cela.  Dans  une  mesure  moindre,  le  pays  subis- 
sait pourtant  l'extraordinaire  pouvoir  du  style  dra- 
matique. On  sait  par  Mme  de  Sévigné  que,  si  les 
salles  françaises  n'allaient  pas  jusqu'à  «  éclater  en 
sanglots  »,  ou  à  «  suffoquer  d'émotion  »,  plus  d'un 
auditeur,  à  commencer  par  elle-même,  pleurait 
silencieusement  aux  beaux  endroits.  La  mode  s'en 
mêlait,  et  nous  savons  de  quoi  la  mode  est  capable 

1.  11  a  paru  un  choix  des  opéras  de  Lulli,  pour  piano  et  chant, 
dans  la  collcclion  Michaelis. 


INFLUENCE   DE   LA   MUSIQUE   DRAMATIQUE.  227 

en  France.  Saint-Évreinond  a  fait  une  comédie  inti- 
tulée les  Opéra.  On  lit  dans  la  liste  des  person- 
nages :  «  —  Mlle  Crisotine,  devenue  folle  par  la 
lecture  des  Opéra.  —  Tirsolet,  jeune  homme  de 
Lyon,  devenu  fou  par  les  Opéra  comme  elle  ».  Un 
troisième  personnage  raconte  que  l'on  ne  parle 
d'autre  chose  à  Paris  :  «  —  Les  femmes  et  les  jeunes 
gens  savent  les  Opéra  par  cœur,  et  il  n'y  a  presque 
pas  une  maison  où  l'on  n'en  chante  des  scènes 
entières  ».  Voilà  qui  nous  rapproche  de  l'Italie. 

La  mode  était  partie  du  Louvre,  où  le  courtisan 
se  hâtait  d'imiter  le  roi,  grand  admirateur  de  Lulli. 
Il  était  arrivé  à  Louis  XIV  de  dire,  pendant  les 
répétitions  à-'Alceste,  que,  «  s'il  était  à  Paris  quand 
on  jouerait  l'opéra,  il  irait  tous  les  jours.  Ce  mot, 
ajoutait  Mme  de  Sévigné  S  vaudra  cent  mille  francs 
à  Baptiste  ».  Ce  n'était  pas  affectation  de  la  part  du 
roi;  il  aimait  réellement  la  musique;  on  le  recon- 
naît à  des  signes  qui  ne  trompent  point.  Louis  XIV 
eut  toute  sa  vie  le  goût,  et  plus  que  le  goût,  le 
besoin  de  celle  que  l'on  fait  soi-même,  à  son  heure, 
à  son  choix,  à  sa  manière,  et  que  ne  remplacent 
jamais  les  plus  belles  exécutions  des  gens  du  métier. 
Adolescent,  il  jouait  de  la  guitare  et  tenait  sa  place 
dans  les  ensembles.  Devenu  homme,  il  se  trouva 
une  bonne  voix,  et  sut  s'en  servir  dans  les  réunions 
d'amateurs.  On  peut  même  dire  qu'il  chantait  à 
propos  et  hors  de  propos;  le  lendemain  de  la  mort 

1.  Lettre  du  1"  décembre  1673. 


228  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

de  Monsieur,  son  propre  frère,  les  dames  du  palais 
eurent  la  surprise  d'entendre  le  roi  chanter  des 
prologues  d'opéra.  Dans  ses  toutes  dernières  années, 
alors  quïl  était  devenu  «  inamusable  »,  Mme  de 
Maintenon  lui  organisait  de  la  musique  chez  elle, 
et  il  y  prenait  toujours  plaisir.  Un  soir  qu'elle  avait 
substitué  les  vêpres  aux  partitions  de  Lulli, 
Louis  XIV  se  laissa  faire  et  psalmodia  les  vêpres  *. 
Pourvu  que  ce  fût  de  la  musique,  tous  les  genres 
lui  étaient  bons. 

Avec  une  prédilection,  toutefois,  pour  celui  qu'il 
avait  vu  naître,  qui  était  déjà  si  riche  en  émotions 
neuves,  et  que  Ton  devinait  chargé  de  promesses 
pour  l'avenir.  Le  roi  avait  tout  ce  qu'il  fallait  pour 
en  jouir  profondément.  Le  lecteur  n'a  pas  été  sans 
s'apercevoir  à  ses  crises  de  larmes  que  Louis  XIV 
était  un  nerveux,  sous  les  dehors  froids  et  calmes 
qu'il  s'était  imposés.  En  avançant  en  âge,  la  dispo- 
sition aux  larmes  prit  chez  lui  un  caractère  maladif. 
Mme  de  Maintenon,  parlant  à  une  amie,  dans  une 
lettre  de  1705,  des  «  vapeurs  »  du  roi  et  de  son 
humeur  sombre,  fait  la  remarque  «  qu'il  lui  prend 
quelquefois  des  pleurs  dont  il  n'était  pas  le  maître  ». 
C'était  aussi  un  sensuel,  à  qui  les  thèmes  amoureux 
n'étaient  pas  pour  déplaire.  —  «  Cédez,  rendez-vous  »  ; 
le  roi  ne  cessait  de  le  répéter,  pour  son  compte  per- 
sonnel, aux  jolies  femmes  de  sa  cour.  Du  reste, 
Quinault  et  Lulli  lui  faisaient  choisir  leurs  sujets 

1.  Introduction,  par  M.  le  comte  d'Haussonville,  aux  Souvenirs 
tur  Mme  de  Maintenon. 


INFLUENCE  DE  LA  MUSIQUE  DRAMATIQUE.     229 

d'opéras;  il  était  donc  pour  quelque  chose  dans  la 
mollesse  qui  s'exhalait  de  leur  œuvre. 

La  musique  dramatique  s'est  bien  réhabilitée 
depuis.  L'univers  civilisé  a  éprouvé  avec  ravisse- 
ment qu'elle  disposait  vraiment  d'un  «  pouvoir  illi- 
mité »  pour  exprimer  les  passions,  et  toutes  les 
passions,  les  plus  hautes,  les  plus  héroïques,  les 
plus  pures  (et  j'y  comprends  l'amour).  On  s'est 
aperçu  aussi  que  son  langage  pouvait  fort  bien  se 
parler  en  dehors  du  théâtre,  dans  une  symphonie, 
dans  une  simple  sonate,  et  qu'il  n'existait  pas  d'art 
aussi  bienfaisant  pour  reposer  et  rasséréner  les 
âmes  troublées  ou  harassées.  Malgré  cela,  malgré 
tout,  les  moralistes  n'ont  jamais  désarmé  devant  la 
musique.  Emmanuel  Kant  lui  était  nettement  hostile. 
Il  disait  :  « —  Elle  amollit  l'homme  »,  et  il  en  détour- 
nait ses  disciples  ^  Tolstoï  lui  a  été  inclément  dans 
la  Sonate  à  Kreutzer. 

Toutes  les  forces  peuvent  devenir  dangereuses; 
cela  dépend  de  «  l'usage  qu'on  en  fait^  ».  Et  aussi 
des  âmes  qui  reçoivent  le  choc;  il  faut  qu'elles 
soient  de  taille  à  le  supporter.  L'action  de  la  musique 
sur  la  société  française  n'a  jamais,  que  je  sache,  été 
étudiée  méthodiquement  dans  ses  effets  physiques 
et  moraux.  Si  elle  trouve  quelque  jour  son  histo- 
rien, il  devra  sortir  des  nouveaux  laboratoires  de 
psychologie,  à  installation  scientifique,  où  Tobser- 


1.  Kant  als  Mensch,  par  Erich  Adickes. 

2.  Romain  Rolland,  loc.  cit. 


230  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

valeur  se  double  d'un  médecin.  A  cette  seule  condi- 
tion, il  pourra  parler  avec  autorité. 


La  Grande  Mademoiselle  aimait  peu  la  musique. 
Elle  vante  néanmoins  Lulli  dans  ses  Mémoires  : 
((  —  Il  fait  les  plus  beaux  airs  du  monde  ^>.  La  gloire 
de  «  Baptiste  »  la  touchait  parce  qu'il  avait  été 
«  à  elle  »  en  arrivant  d'Italie,  bien  avant  la  Fronde  : 
«  Il  était  venu  en  France  avec  feu  mon  oncle  le  che- 
valier de  Guise...  je  l'avais  prié  de  m'amener  un 
Italien  pour  que  je  pusse  parler  avec  lui,  l'apprenant 
lors  ».  Luili  n'avait  que  treize  ans.  Dans  l'intervalle 
des  leçons  d'italien,  il  était  marmiton.  Admis  plus 
tard  dans  les  violons  de  Mademoiselle,  on  raconta 
qu'il  s'était  fait  chasser  pour  avoir  chansonné  sa 
maîtresse.  Celle-ci  rapporte  les  choses  autrement  : 
«  —  Je  fus  exilée  ;  il  ne  voulut  pas  demeurer  à  la 
campagne;  il  me  demanda  son  congé;  je  le  lui  don- 
nai, et  depuis,  il  a  fait  fortune  :  car  c'est  un  grand 
baladin  ».  Lulli  resta  toujours  un  «  baladin  »  pour 
Mademoiselle,  qui  avait  assisté  à  ses  triomphes  et 
qui  lui  survécut.  Elle  avait  été  frappée,  plus  encore 
que  de  ses  beaux  «  airs  »,  de  ses  talents  de  mime, 
de  danseur  et  de  boufl'on  de  comédie.  Ils  étaient, 
à  la  vérité,  remarquables. 

Mademoiselle  s'en  tenait  au  goût  qu'elle  avait  pris 


MADEMOISELLE   ET   MOLIÈRE.  231 

à  Samt-Fargeau  pour  les  lettres.  Son  nom  esl 
demeuré  associé  à  plusieurs  incidents,  gros  ou  petits, 
de  l'histoire  littéraire  du  temps.  En  1669,  lorsque 
Tartuffe  fut  autorisé  de  façon  définitive,  elle  voulut 
en  avoir  le  régal  chez  elle.  Cela  se  remarquait,  à 
cause  des  défenses  de  l'Église.  Le  21  août,  Mademoi- 
selle donna  une  fête.  Quand  le  gros  des  invités  fut 
parti,  «  on  joua  Tartuffe,  qui  était  la  pièce  à  la  mode, 
devant  «  vingt  »  femmes  et  «  force  hommes  *  ».  Faut- 
il  voir  une  manière  d'excuse  dans  le  bout  de  phrase  : 
«  qui  était  la  pièce  à  la  mode  »?  Quoi  qu'il  en  soit. 
Mademoiselle  put  faire  valoir  à  son  confesseur 
qu'elle  avait  été  économe  avec  Molière.  La  «  visite 
de  Tartuffe  à  Luxembourg^  »  fut  payée  aux  acteurs 
300  livres.  Le  prix  courant  était  550  livres.  C'est 
ainsi  que  l'on  fait  les  bonnes  maisons. 

Une  autre  fois.  Mademoiselle  eut  l'honneur,  s'il 
faut  en  croire  l'abbé  d'Olivet',  de  fournir  à  Molière 
une  scène  toute  faite,  et  quelle  scène!  Parmi  les 
habitués  de  son  salon  figurait  l'une  des  victimes  de 
Boileau,  l'imprudent  abbé  Cotin,  qui,  ne  se  trouvant 
pas  encore  assez  étrillé,  avait  provoqué  de  nouvelles 
représailles  en  bavardant  sur  Molière.  Un  jour  qu'il 
avait  fait  des  vers,  et  qu'il  en  était  très  content,  selon 
son  habitude,  l'abbé  vint  au  Luxembourg  les  lire  à 
Mademoiselle.  Pendant  qu'elle  admirait,  entre  un 
autre  écrivain,  que  l'on  croit  être  Ménage.  Mademoi- 

1.  Mémoires  de  Mademoiselle. 

2.  Registre  de  La  Grange. 

3.  Daijs  V Histoire  de  V Académie  française. 


232  LOUIS  XÎV  ET  LA  GRANDE  MADEMOISELLE. 

selle  commit  la  faute  de  lui  montrer  les  vers  et  de 
lui  en  demander  son  avis  sans  lui  nommer  Fauteur. 
11  en  sortit  la  scène  de  Vadius  et  Trissotin  (d'abord 
«  Tricotin  »,  de  peur  qu'on  ne  s'y  trompât).  Molière 
n'eut  qu'à  lui  donner  le  coup  de  pouce  du  génie. 
Quant  au  sonnet  à  la  princesse  Uranie  et  aux  vers 
sur  le  carrosse  amarante,  on  sait  qu'il  les  copia  mot 
pour  mot  dans  un  volume'  de  l'abbé  Cotin. 

Il  y  eut  encore  les  échos,  très  nombreux  au 
Luxembourg,  de  la  grande  bataille  littéraire  du 
siècle^,  alors  que  le  succès  des  premières  tragédies 
de  Racine  irritait  la  portion  du  public,  toujours 
nombreuse,  qui  a  horreur  d'être  dérangée  dans  ses 
habitudes  d'esprit  par  d'importunes  nouveautés. 
C'est  un  supplice  pour  beaucoup  de  personnes,  qu'il 
s'agisse  de  littérature,  de  science,  ou  de  n'importe 
quel  art.  Les  exemples  n'en  ont  pas  manqué  dans  le 
siècle  qui  vient  de  finir;  il  suffira  de  rappeler  ici  les 
luttes  à  peine  refroidies  d'un  Pasteur  ou  d'un 
Wagner.  Racine  arrivait  en  révolutionnaire.  Il 
apportait,  avec  Molière  et  soutenu  comme  lui  par 
leur  ami  Boilcau,  un  art  dramatique  absolument 
neuf,  séparé  par  un  abîme  de  celui  de  Corneille,  et 
auquel  rien  n'avait  frayé  les  voies.  Corneille  avait 
derrière  lui   les  Mairet,  les  du  Ryer,  et  combien 

1.  OEuvres  galantes  en  vers  et  en  prose  de  M.  Colin. 

2.  Pour  cette  partie,  cf.  les  Ennemis  de  Racine,  par  F.  Deltour; 
les  Époques  du  Théâtre  français,  et  les  Études  critiques  sur 
rilislvire  de  la  littérature  française,  par  M.  F.  Brunetière;  les 
Mémoires  et  Correspondances  du  temps;  la  collection  du  Mercure 
Galant;  les  préfaces  de  Racine,  etc. 


MADEMOISELLE   ET   RACINE.  233 

d'autres.  Racine,  personne.  Il  a  été  le  premier,  et  le 
seul,  à  faire  de  la  tragédie  réaliste,  où  le.  sujet  était 
simple,  les  caractères  scrupuleusement  vrais,  la 
langue  souvent  audacieuse  de  familiarité.  Louis  XIV 
applaudissait;  Racine  et  lui  étaient  faits  pour  se 
comprendre.  Henri  Heine  en  a  donné  la  raison  dans 
l'un  de  ces  mots  qui  éclairent  toute  une  époque  :  — 
«  Racine  est  le  premier  poète  moderne,  comme 
Louis  XIV  fut  le  premier  roi  moderne  ».  La  jeune 
Cour  applaudissait  avec  le  roi,  et  sincèrement;  elle 
aussi  appartenait  aux  temps  nouveaux.  Mais  pour  la 
vieille  Cour,  pour  les  survivants  de  Thôtel  Ram- 
bouillet, la  tragédie  de  Racine  était  aussi  cho- 
quante, aussi  déplaisante,  que  le  parurent  les  pre- 
miers romans  naturalistes  aux  fidèles  du  romantisme. 
Et  parles  mêmes  raisons.  Malgré  la  peine  qu'ont 
aujourd'hui  tant  de  personnes  à  entrer  dans  ces 
idées-là,  celui  qu'elles  appellent,  un  peu  dédaigneu- 
sement, le  «  doux  »  Racine,  1'  «  élégant  »  Racine, 
ne  paraissait  justement  ni  doux,  ni  élégant,  aux  trois 
quarts  du  salon  très  «  vieille  Cour  »  de  la  Grande 
Mademoiselle.  Son  Pyrrhus  leur  faisait  l'effet  d'un 
«  brutal  »,  sa  Phèdre  d'une  «  forcenée  ».  La  «  noir- 
ceur »  de  son  Néron,  ou  de  son  Narcisse,  dépassait 
à  leurs  yeux  ce  que  l'on  peut  supporter  à  la  scène. 
Non  pas  que  les  personnages  de  Corneille  ou  de  ses 
prédécesseurs  n'en  eussent  fait  autant  et  davantage; 
mais  leurs  brutes  et  leurs  scélérats  étaient  quand 
même  des  «  héros  »,  et  cela  sauve  tout;  ceux  de 
Racine    n'étaient    que    des    hommes,    de    simples 


234  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

hommes  qui  se  servaient  de  mots  «  bas  et  rampants  », 
d'expressions  bourgeoises  telles  que  quoi  qu'il  en 
soit,  que  fais-je,  que  dis-je^,  et  qui  ne  savaient  même 
pas  le  sens  des  mots;  on  avait  compté  dans  Andro- 
maque  près  de  trois  cents  termes  impropres. 

Racine  s'en  serait  tiré  si  sa  nouvelle  poétique 
n'avait  pas  été  une  critique  à  l'adresse  de  Corneille. 
C'était  le  grand  grief;  il  obligeait  les  fervents  du 
vieux  poète  à  condamner  quand  même  l'insolent. 
Mme  de  Sévigné,  qui  ne  pouvait  pas  toujours  s'em- 
pêcher, quoique  «  folle  de  Corneille  »,  d'admirer 
Racine  et  de  le  laisser  voir,  se  hâtait  de  se  reprendre 
quand  cela  lui  arrivait.  Elle  écrivait  à  sa  fille  : 
«  Bajazet  est  beau  »,  et  ajoutait  six  lignes  plus  bas, 
en  personne  qui  a  un  reproche  à  se  faire  :  «  Croyez 
que  jamais  rien  n'approchera  (je  ne  dis  pas  surpas- 
sera) des  divins  endroits  de  Corneille  ».  S'étant  ainsi 
mise  en  règle  avec  sa  conscience,  elle  revenait  à 
Bajazet  pour  avouer  qu'elle  y  avait  «  pleuré  plus  de 
vingt  larmes  »  [Lettre  du  15  janvier  1672),  mais  sa 
lettre  lui  laissait  une  sorte  de  malaise.  Deux  mois 
après,  elle  atténuait  encore  son  éloge  de  la  pièce 
nouvelle,  à  qui  elle  n'accordait  plus  que  «  des  choses 
agréables  »,  et  déclarait  que  Corneille  était  d'un 
autre  ordre  :  «  Ma  fille,  gardons-nous  de  lui  com- 
parer Racine,  sentons -en  la  différence  ». 

La    génération    de    Mademoiselle,    presque  tout 
entière,   se    montrait  aussi  jalouse    que    Mme   de 

1.  La  critique  est  de  Boursuiilt. 


MADEMOISELLE   ET   RACINE.  235 

Sévigné  de  la  gloire  de  Corneille.  A  Tadmiration 
inspirée  par  son  génie  s'ajoutait  la  tendresse  recon- 
naissante que  nous  gardons  aux  œuvres  où  survit 
l'idéal  de  notre  jeunesse.  C'est  nous  que  nous  aimons 
en  elles,  ce  sont  nos  beaux  rêves  d'autrefois.  La  tra- 
gédie de  Racine  ne  signifiait  pas  seulement  que 
celle  de  Corneille  avait  fait  son  temps.  Elle  indiquait 
le  passage  à  d'autres  idées,  et  reléguait  du  coup  les 
fidèles  de  l'ancien  culte  parmi  les  ancêtres.  Cela 
n'est  jamais  agréable  lorsqu'on  est  encore  bien 
vivant  et  que  l'on  ne  se  fait  pas  l'effet  d'être  vieux. 
Les  gens  de  lettres  sont  les  premiers  à  souffrir  de 
ces  révolutions  du  goût  qui  ne  laissent  debout  que 
les  œuvres  supérieures  et  rejettent  le  reste  dans  le 
néant.  Ceux  d'entre  eux  que  l'on  sait  avoir  fréquenté 
chez  Mademoiselle  furent  tous  des  ennemis  de 
Racine,  moitié  à  cause  de  Corneille,  moitié  à  cause 
d'eux-mêmes,  et  par  instinct  de  conservation.  Outre 
Ménage  et  l'abbé  Cotin,  que  l'on  vient  d'y  rencontrer 
se  disant  leurs  vérités,  outre  l'aimable  Segrais,  dont 
le  bagage  littéraire  était  trop  léger  pour  le  mener 
bien  loin,  c'était  l'abbé  Royer,  à  qui  Segrais  voulait 
que  l'on  pardonnât  ses  tragédies  parce  qu'il  était 
«  assez  bon  académicien  »,  et  le  vieux  brave  homme 
de  Chapelain,  illustre  jusqu'au  jour  où  il  s'était  fait 
imprimer*.  Il  y  avait  de  quoi  faire  accuser  Made- 


1.  Les  douze  premiers  chants  de  sa  Pucelle  avaient  paru  en 
1636.  Le  public  les  admirait  de  confiance  depuis  vingt  ans.  La 
chute  fut  si  profonde,  que  la  suite  est  restée  manuscrite  jusqu'à 
nos  jours. 


236  LOUIS    XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

moiselle  d'avoir  été  «  le  centre  de  l'opposition  à  la 
nouvelle  poésie  '  ».  C'est  cependant  exagérer  son 
rôle.  On  verra  tout  à  l'heure  qu'elle  était  dès  lors  trop 
occupée  à  vivre  sa  propre  tragédie  pour  s'intéresser 
activement  à  celles  qui  se  jouaient  sur  les  planches. 

Criblé  d'injures  et  de  calomnies  par  les  Vadius  et 
les  Trissotin,  menacé  de  coups  de  bâton  par  les  pro- 
tecteurs aristocratiques  de  ces  grands  hommes  de 
salon,  Racine  risquait  fort  d'être  accablé  sans  la 
faveur  éclatante  du  roi.  Il  n'aurait  peut-être  pas  fait 
son  œuvre,  et  Molière  certainement  pas,  si  Louis  XIV 
ne  les  avait  soutenus  envers  et  contre  tous.  C'est 
un  service  pour  lequel  nous  ne  devons  pas  lui  mar- 
chander notre  gratitude.  Quand  on  y  songe,  on  se 
sent  pris  de  tendresse  pour  ce  prince  que  l'on  n'avait 
pas  toujours  trouvé  sympathique.  Il  est  possible  qu'il 
y  eût  un  peu  de  politique  dans  son  affaire;  le  succès 
d'écrivains  aussi  neufs  cadrait  avec  son  dessein  de 
faire  table  rase  d'un  passé  détesté;  mais  la  grande 
raison  pour  laquelle  il  les  protégeait,  c'est  qu'il  les 
aimait.  Quand  Louis  XIV  riait  «  jusqu'à  s'en  tenir 
les  côtés  *  »  à  L'École  des  femmes^  dont  s'indignaient 
les  dévotes  et  les  prudes,  ou  qu'il  sauvait  les  Plai- 
deurs^ presque  siffles  à  l'hôtel  de  Bourgogne,  en  fai- 
sant «  des  éclats  de  rire  si  grands  que  la  Cour  en  fut 
étonnée'  »,  il  n'y  mettait  pas  de  calcul;  il  s'amusait 


1.  Deltour,  les  Ennemis  de  Racine. 

2.  Gazette  do  Lord,  13  janvier  1G63. 

3.  Mémoires  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Jean  Racine,  par 
Louis  Racine. 


l'amour  dans  racine.  237 

bonnement,  comme  vous  et  moi.  De  môme,  lorsqu'il 
s'essuyait  les  yeux  à  Jphigénie,  ou  qu'il  se  faisait 
jouer  et  rejouer  Mithridate  sans  pouvoir  s'en  lasser, 
c'était  émotion  vraie  et  franche  admiration. 

Il  aimait  les  «  jeunes  »  pour  deux  raisons  :  parce 
qu'il  avait  le  goût  bon,  et  parce  que  leurs  héros 
étaient  ceux  qu'il  fallait  à  sa  génération.  Pour 
Molière,  on  a  vu  combien  merveilleusement  le  roi 
et  lui  s'entendaient,  et,  sur  Racine,  on  n'a  pas  oublié 
le  mot  profond  d'Henri  Heine.  Racine  s'était  révélé 
«  le  premier  poète  moderne  »  dès  Andromaque.  Her- 
mione  et  Oreste  n'ont  déjà  plus  qu'une  parenté  éloi- 
gnée avec  les  amoureux  de  Corneille.  Ils  sont  déjà 
«  les  possédés  de  l'amour,  les  grands  passionnés  qui 
aiment  comme  on  est  malade,  qui  aiment  jusqu'au 
crime  et  jusqu'à  la  mort.  Avec  eux,  on  peut  dire 
que  l'amour  moderne,  plus  profond,  plus  mélanco- 
lique, plus  tendre,  plus  imprégné  d'âme  et  en  même 
temps  plus  troublé  par  les  obscures  influences  de  la 
vie  nerveuse,  fait  son  entrée  dans  notre  littérature.,.. 
Oreste  a  en  lui  une  tristesse,  une  désespérance 
et  une  folie  qui,  cent  cinquante  ans  après  lui,  écla- 
teront dans  nos  romans  d'amour*  ». 

Louis  XIV  n'avait  pas  attendu  Racine  pour  faire 
son  éducation  passionnelle.  Au  temps  où  Marie 
Mancini  l'affolait,  il  avait  été  l'une  des  premières 
ébauches  du  type  moderne  des  «  possédés  de 
l'amour  »,  et  il  n'avait  rien  oublié  de  cette  crise;  il 

1.  Jules  Lemaître,  Impressions  de  théâlre. 


23S  LOUIS  XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

n'oubliait  jamais  rien^  C'était  un  bon  apprentissage 
pour  comprendre  que  l'amour  d'Oreste  ou  de 
Phèdre,  l'amour-maladie,  est  une  fatalité  contre 
laquelle  notre  seule  volonté  n'est  qu'une  pauvre 
arme.  Autour  du  roi,  Mme  Henriette,  Mme  de  Mon- 
tespan,  toute  la  jeune  Cour  et  quelques  esprits  aigus 
de  la  vieille,  Condé  en  tête,  rendaient  justice  à  la 
vérité  des  «  anatoraies  »  du  cœur  dans  la  tragédie 
de  Racine.  Mademoiselle  en  était  incapable;  elle 
croyait  trop  fermement  au  surhomme  de  Corneille, 
dont  la  volonté  se  rit  des  résistances,  qu'elles  vien- 
nent de  son  âme  ou  du  monde  extérieur,  pour  pou- 
voir admettre  la  fatalité  de  la  passion.  Et  c'était 
justement  elle  qui  allait  prouver  par  son  exemple, 
à  la  stupéfaction  de  la  France  entière,  que  nul, 
fût-ce  une  Grande  Mademoiselle,  n'échappe  à  son 
sort  quand  son  sort  est  d'aimer.  Ce  fut  le  grand 
malheur  de  sa  vie. 


VI 


Il  n'est  pas  sain  pour  une  vieille  fille  amoureuse 
de  l'amour,  et  à  cent  lieues  de  s'en  douter,  de  vivre 
dans  l'intimité  de  personnes  dont  l'unique  occupa- 
tion est  de  se  faire  aimer.  Mademoiselle  avait  eu 
l'idée  singulière,  et  qui  devait  lui  coûter  cher,  de 
se  lier  avec  Mme  de  Montespan  et  d'en  faire  à  la 
Cour  sa  société  préférée.  Elle  la  recherchait,  lui 
rendait  des  services  et  en  acceptait.  Mme  de  Mon- 


L  AMOUR   DANS   RACINE.  239 

tespan  était  son  truchement  pour  arriver  à  Toreille 
du  Roi.  En  retour,  Mademoiselle  tâchait  à  calmer 
M.  de  Montespan,  qui,  pour  des  raisons  bonnes  ou 
mauvaises  *,  se  «  déchaînait  »  en  «  fou  »  et  en  «  extra- 
vagant »  contre  Madame  sa  femme  :  «  —  Il  est  mon 
parent,  et  je  le  grondais  »,  disent  les  Mémoires  de 
Mademoiselle. 

En  bonne  connaisseuse,  Mademoiselle  goûtait 
infiniment  l'esprit  original  de  Mme  de  Montespan. 
Le  plaisir  de  lui  renvoyer  la  balle  avait  commencé 
leur  familiarité  :  personne,  de  plus  en  plus,  ne 
résistait  à  la  séduction  de  l'esprit.  Dans  le  désœu- 
vrement accablant  de  la  Cour,  c'était  la  seule  res- 
source contre  l'ennui.  On  la  prenait  où  on  la  trouvait. 
La  sage  et  prudente  Mme  de  Maintenon  succomba 
comme  Mademoiselle,  quand  son  tour  fut  venu,  au 
charme  irrésistible  d'une  conversation  qui  «  rendait 
agréables  les  matières  les  plus  sérieuses  et  enno- 
blissait les  plus  triviales  *  ».  Au  plus  aigre  de  sa 
lutte  avec  Mme  de  Montespan,  l'une  et  l'autre  se 
happaient  au  passage,  si  l'on  me  passe  l'expression, 
pour  avoir  le  régal  de  s'écouter,  et  c'était  des  deux 
parts  une  jouissance  si  vive,  qu'elles  avaient  peine 
à  se  quitter.  «  Mme  de  Montespan  et  moi,  écri- 
vait Mme  de  Maintenon  en  1681  %  nous  avons  fait 
aujourd'hui  un  chemin  ensemble  nous  tenant  sous 

1.  Sur  ce  sujet  délicat,  voir  le  volume  de  MM.  Jean  Lemoine 
et  André  Lichtenberger  :  De  La  Vallière  à  Montespan. 

2.  Sotivenirs  sur  Mme  de  Maintenon.  —  Les  Cahiers  de 
Mite  d'Aumale,  avec  une  Introduction  de  M.  G.  Hanotaux. 

3.  Le  27  mai,  à  M.  de  Montchevreuil. 


240  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

le  bras  et  riant  beaucoup  :  nous  n'en  sommes  pas 
mieux  pour  cela.  » 

On  n'a  jamais  trop  d'esprit;  mais  il  y  a  un  incon- 
vénient à  n'avoir  que  de  l'esprit,  et  c'est  l'un  des 
écueils  vers  lesquels  Louis  XIV  était  en  train  de 
pousser  la  noblesse  française.  Il  lui  avait  rendu 
impossible,  en  la  parquant  dans  ses  antichambres, 
tout  autre  effort  intellectuel  que  de  chercher  de 
jolis  mots  pour  amuser  la  galerie.  Un  homme  de 
qualité  commençait  sa  journée  à  huit  heures  du 
matin  par  faire  le  pied  de  grue  devant  la  porte 
du  roi.  On  se  saluait,  les  élégants  se  peignaient 
avec  leur  peigne  de  poche,  et  chacun  guettait  du 
coin  de  l'œil  le  moment  d'entrer.  Molière  nous  fait 
assister  dans  des  vers  peu  connus  à  l'assaut  final  : 

Grattez  du  peigne  à  la  porte  * 

De  la  chambre  du  Roi; 

Ou  si,  comme  je  prévoi, 

La  presse  s'y  trouve  forte, 

Montrez  de  loin  votre  chapeau, 

Ou  montez  sur  quelque  chose 

Pour  faire  voir  votre  museau, 

Et  criez  sans  aucune  pause, 

D'un  ton  rien  moins  que  naturel  : 

a  Monsieur  l'huissier,  pour  le  marquis  un  tel  ». 
Jetez-vous  dans  la  foule,  et  tranchez  du  notable. 
Coudoyez  un  chacun,  point  du  tout  de  quartier, 

Pressez,  poussez,  faites  le  diable 

Pour  vous  mettre  le  premier...  *. 

M.  le  marquis  est  entré.  La  chambre  est  déjà 
comble.  Il  gagne  «  le  terrain  pas  à  pas  »,  réussit  à 

1.  Frapper  eût  été  d'un  malappris. 

2.  Remerciement  au  Roi  (1G63). 


LOUIS   XIV   ET   LA  NOBLESSE.  241 

voir  le  roi  mettre  ses  souliers',  car  il  les  mettait 
lui-même,  et  voilà  l'emploi  de  sa  première  heure.  Il 
recommencera  le  soir  pour  voir  le  roi  ôter  ses 
souliers.  Il  avait  déjà  recommencé  à  une  heure  de 
l'après-midi  pour  le  voir  manger  son  potage,  et 
deux  ou  trois  autres  fois,  dans  le  courant  de  la 
journée,  pour  se  trouver  sur  son  passage  à  Faller 
ou  au  retour  de  la  messe  et  de  la  promenade.  Dans 
les  intervalles,  il  a  eu  les  occupations  puériles  des 
charges  de  Cour,  la  tournée  des  hommages  aux 
membres  de  la  famille  royale  et  aux  puissances  du 
jour,  le  jeu  et  autres  plaisirs  officiels.  Point  d'autre 
soulagement  à  son  oi.siveté  que  les  mois  de  cam- 
pagne, lorsqu'il  y  a  guerre.  Admirons-le  d'avoir 
gardé  l'esprit  en  éveil,  alerte  à  l'attaque  et  à  la 
riposte,  et  de  retrouver,  le  jour  où  il  part  pour 
l'armée,  les  vertus  militaires  devenues  à  ceux  de  sa 
caste  une  seconde  nature.  Ce  n'est  pas  de  sa  faute 
si  les  autres  facultés,  qu'il  n'exerçait  jamais,  que  le 
Roi  ne  voulait  pas  qu'il  exerçât,  s'appauvrirent  chez 
beaucoup  de  ses  descendants  avec  la  prolongation 
du  régime  que  l'on  vient  de  voir.  Quatre  ou  cinq 
générations  de  cette  vie  absurde  aboutirent  aux 
émigrés  de  la  grande  Révolution,  tous  bi'aves, 
presque  tous  spirituels  —  ou  en  ayant  l'air,  —  et 
dont  un  si  grand  nombre  n'avaient  absolument  que 
de  l'esprit.  On  ne  saurait  trop  le  répéter  :  jamais 
monarque  n'a  travaillé  avec  plus  d'art  et  de  méthode 

1.  Cf.  les  Mémoires  de  Saint-Simon,  édition  de  MM.  Chéruel 
et  Ad.  Régnier  flls,  vol.  XII,  ch.  ix. 

16 


242  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

que  Louis  XIV  à  annuler  sa  noblesse  et  à  la  ruiner 
dans  l'opinion.  Le  tout  en  souvenir  de  la  Fronde. 

Il  en  était  des  femmes  comme  des  hommes.  Même 
assujettissement,  et  même  vide,  d'où  Ton  a  vu  naître 
le  faible  de  Mademoiselle  pour  Mme  de  Montespan. 
La  situation  de  «  maîtresse  reconnue  »  n'arrêta 
rien;  Mademoiselle  avait  toujours  eu  pour  règle  de 
conduite  que  la  vertu  des  autres  ne  la  regardait 
pas.  Les  nouveautés  de  cette  même  situation  firent 
le  reste.  Ses  prérogatives  inattendues,  les  habitudes 
qui  en  découlaient,  et  qui  sont  l'une  des  curiosités 
du  règne,  achevèrent  de  resserrer  une  intimité  qui 
survécut  ensuite  aux  plus  rudes  secousses. 

Il  avait  bien  fallu,  puisque  Louis  XIV  tenait  ses 
maîtresses  à  la  Cour,  établir  pour  elles  une  façon 
d'étiquette.  Il  se  forma  des  règles  tacites,  que  per- 
sonne ne  formula  jamais,  que  l'on  démêle  pourtant 
à  travers  les  écrits  contemporains.  Ce  furent  ces 
règles  qui  firent  le  scandale,  bien  plus  que  des  fai- 
blesses communes  aux  hommes  de  tous  les  temps. 
Le  peuple  avait  trouvé  le  mot  juste  lorsqu'il  courait 
voir  «  les  trois  reines  »  dans  un  même  carrosse. 
Mlle  de  La  Vallière  et  Mme  de  Montespan,  toutes 
les  deux  à  la  fois,  en  étaient  venues  à  occuper  publi- 
quement le  rang  d'épouses  en  second  du  Roi.  Lors 
des  visites  solennelles  de  la  famille  royale  à  celui 
de  ses  membres  qui  allait  mourir,  elles  arrivaient 
ensemble,  après  le  roi  et  la  reine.  Mademoiselle  les 
vit  au  lit  de  mort  de  Mme  Henriette  :  «  Mme  de  Mon- 
tespan et  La  Vallière  vinrent  ».  Elle  les  rencontra 


LOUIS    XIV   ET   LA   NOBLESSE.  243 

devant  le  berceau  d'une  fille  de  Louis  XIV  et  de 
Marie-Thérèse,  morte  en  bas  âge  :  «  Je  la  trouvai  à 
l'extrémité....  On  y  fut  quasi  toute  la  nuit  à  la  voir 
agoniser.  Mme  de  Montespan  et  Mme  de  La  Val- 
lière  y  étaient  ». 

Cette  dernière  se  dérobait  le  plus  qu'elle  pouvait 
aux  honneurs.  Mme  de  Montespan  s'y  complaisait  et 
s'en  ajoutait.  Elle  s'était  mise  sur  le  même  pied  que 
la  reine  pour  les  visites  ordinaires,  qu'elle  ne  ren- 
dait «  jamais ,  dit  Saint-Simon ,  non  pas  même 
à  Monsieur,  ni  à  Madame,  ni  à  la  Grande  Mademoi- 
selle, ni  à  l'hôtel  de  Condé  ».  Même  hauteur  dans  la 
manière  de  recevoir  chez  elle  les  princes  et  prin- 
cesses du  sang,  et  cet  «  extérieur  de  reine  »  la  suivit 
plus  tard  dans  la  retraite.  «  Il  n'y  avait  personne  qui 
n'y  fût  si  accoutumé,...  qu'on  en  conserva  l'habitude 
sans  murmure  »,  dit  encore  Saint-Simon,  qui  avait 
connu  Mme  de  Montespan,  disgraciée  et  occupée  à 
faire  pénitence,  continuant  néanmoins  à  tenir  sa 
cour  dans  son  couvent  \  avec  une  étiquette  aussi 
«  royale  »  qu'à  Saint-Germain  ou  à  Versailles  :  «  Son 
fauteuil  avait  le  dos  joignant  le  pied  de  son  lit;  il 
n'en  fallait  point  chercher  d'autre  dans  la  chambre. . . . 
Monsieur  et  la  Grande  Mademoiselle  l'avaient  tou- 
jours aimée,  et  l'allaient  voir  assez  souvent;  à  ceux- 
là  on  apportait  des  fauteuils,  et  à  Madame  la 
Princesse;  mais  elle  ne  songeait  pas  à  se  déranger 
du  sien,  ni  à  les  conduire....  On  peut  juger  par  là 

1.  Le  couvent  de  Saint-Joseph,  rue  Saint-Dominique;  Mme  de 
Montespan  s'y  était  construit  un  logis. 


244  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

comme  elle  recevait  tout  le  monde.  »  Le  «  tout  le 
monde  »,  qui  comprenait  les  plus  grands,  se  conten- 
tait de  «  petites  chaises  à  dos  »  ou  de  simples 
«  ployans  ».  Personne  ne  s'en  offusquait  :  «  Toute 
la  France  y  allait;  je  ne  sais  par  quelle  fantaisie  cela 
s'était  tourné  de  temps  en  temps  en  devoir....  Elle 
parlait  à  chacun  comme  une  reine  qui  tient  sa  cour,' 
et  qui  honore  en  adressant  la  parole  ». 

Marie-Thérèse  elle-même,  au  temps  où  Mme  de 
Montespan  était  la  vraie  souveraine,  avait  subi  à  la 
longue  l'empire  de  l'habitude.  En  1675,  quatrième 
année  de  la  guerre  de  Hollande,  Louis  XYV  étant  à 
l'armée,  Mme  de  Montespan  à  son  château  de  Clagny, 
et  l'un  de  leurs  fils  se  trouvant  «  un  peu  malade  *  », 
la  reine  se  fît  une  obligation  d'aller  voir  l'enfant  et 
de  distraire  la  mère.  Elle  venait  prendre  Mme  de 
Montespan,  l'emmenait  un  jour  se  promener  à 
Trianon,  un  autre  jour  dîner  dans  quelque  couvent 
favori,  exemple  qui  amena  la  foule  à  Clagny  et 
détruisit  les  dernières  hésitations  :  «  La  femme  de 
son  ami  solide,  écrivait  Mme  de  Sévigné,  lui  fait  des 
visites,  et  toute  la  famille  tour  à  tour.  Elle  passe  net- 
tement devant  toutes  les  duchesses  (3  juillet  1675)  ». 

Il  y  avait  eu  un  temps  où  cette  façon  de  faire  litière 
des  rangs  aurait  indigné  la  Grande  Mademoiselle. 
Mais  co  temps  était  loin,  plus  loin  qu'elle-même 
ne  se  le  figurait.  En  1667,  elle  avait  encore  crié  très 
haut  parce  que  sa  seconde  sœur,  Mlle  d'Alençon, 

1.  Le  comte  de  Vexin,  moii  jeune.  —  Mme  de  Sévigné,  lettre 
du  14  juin  1675. 


LE   ROI   ET   LA    NOBLESSE.  245 

s'était  mésalliée  en  épousant  un  simple  grand  sei- 
gneur, le  duc  de  Guise,  et  elle  avait  fait  grise  mine 
aux  mariés.  Mademoiselle  n'avait  pourtant  plus  le 
droit  d'être  si  fîère,  car  elle-même  était  mûre  pour 
les  mésalliances.  Sa  patience  était  à  bout.  On  n'a 
pas  oublié  son  agitation  pendant  que  Louis  XIV 
négociait  son  mariage  avec  le  Duc  de  Savoie.  Aucun 
prince  n'avait  pensé  à  elle  depuis  cet  affront.  Ils  la 
trouvaient  tous  trop  vieille.  Elle  ne  se  l'avouait  pas, 
elle  le  sentait,  et  une  tempête  s'amassait  au  fond  de 
son  cœur. 

La  crise  éclata  en  1669.  Il  est  impossible  de  dire 
dans  quelle  mesure  la  nature  en  fut  responsable,  et 
ce  qui  en  revenait  à  l'atmosphère  de  désordre  moral 
et  d'éléments  voluptueux  que  Mademoiselle  respi- 
rait maintenant  à  la  Cour,  dans  la  compagnie  habi- 
tuelle de  la  favorite.  Une  seule  chose  est  certaine  : 
la  Grande  Mademoiselle  n'essaya  pas  de  lutter  contre 
la  passion;  son  attitude  fut  plutôt  celle  d'une  per- 
sonne qui  la  cherchait. 


ANTOINE  NOMPAR  DE  CAUMONT,  DUC  DE  LAUZUN 

d'après  un  portrait  ayant  appartenu  au  duc  de  La  Force. 


CHAPITRE   V 


La  Grande  Mademoiselle  amoureuse.  Portrait  de  Lauzun,  et  leur 

roman.  —  La  Gour  en  voyage.  — Mort  de  Madame.  —  Annonce 
du  mariage  de  Mademoiselle.  Émotion  générale.  Louis  XIV 
rompt  l'affaire. 


I 

AU  printemps  de  1669,  le  roi  Louis  XIV  écoutait 
un  jour  chanter  la  comtesse  de  Soissons. 
C'était,  comme  l'on  sait,  la  seconde  des  Mazarines, 
et  la  seule  vraiment  scélérate  de  la  famille.  Elle 
chantait  une  chanson  nouvelle,  en  beaucoup  de  cou- 
plets et  fort  méchante,  où  défilait  une  partie  de  la 
cour.  Hommes  et  femmes  y  recevaient  leur  paquet, 
sous  la  forme  d'une  «  contre-vérité  »,  selon  une 
mode  alors  si  répandue,  que  le  mot  «  contre-vérité  » 
était  devenu  le  nom  d'une  forme  de  la  satire,  presque 
d'un  genre  littéraire. 

Le  roi  laissait  passer  les  couplets  sans  souffler 
mot.  Il  n'avait  même  pas  protesté  à  celui-ci  : 

Et  pour  M.  Le  Grand  i, 
Il  est  tout  mystère  ; 
Quand  il  est  galant 
Il  a  comme  La  Vallière 
L'esprit  pénétrant. 

1 .  Le  grand  écuyer,  Louis  de  Lorraine,  comte  d'Armagnac. 


248  LOUIS   XIV   ET   LA   GKANDE   MADEMOISELLE. 

La  comtesse  arriva  ainsi  à  un  couplet  sur  Puy- 
guilhem,  plus  connu  sous  le  nom  de  Lauzun'. 

De  la  cour 
La  vertu  la  plus  pure 
Est  en  Pég:uilin.... 

A  cet  endroit,  le  roi  interrompit  :  —  «  Si  on  a 
voulu  le  fâcher,  dit-il,  je  trouve  que  l'on  a  tort,  et 
que  quand  les  gens  agissent  comme  lui,  ils  ne  se 
doivent  inquiéter  de  rien;  mais  pour  les  autres,  on 
les  traite  fort  mal  ».  Le  brusque  mécontentement  du 
roi  au  nom  de  Péguilin  fit  un  silence  général,  et  la 
chanson  en  resta  là. 

La  Grande  Mademoiselle  assistait  à  cette  scène. 
Elle  eut  la  surprise  de  ne  pas  s'y  sentir  indifférente. 
A  peine,  cependant,  connaissait-elle  Lauzun,  qui 
n'était  pas  de  sa  coterie.  —  «  Je  pris  plaisir,  disent  ses 
Mémoires,  à  voir  la  manière  dont  le  roi  parlait  de  lui  ; 
j'avais  quelque  instinct  de  ce  qui  devait  arriver.  » 
Ce  fut  le  premier  avertissement  de  la  passion  qui 
s'était  déjà  insinuée  dans  le  fond  de  son  cœur;  mais 
elle  ne  le  comprit  pas. 

Il  lui  vint  pourtant  l'idée  de  causer,  à  l'occasion, 
avec  M.  de  Lauzun.  Elle  y  prit  goût  tout  de  suite. 
Il  a,  disait-elle,  «  des  manières  de  s'expliquer  tout 
extraordinaires  ».  Mademoiselle  aimait  cela,  et, 
comme  elle  croyait  encore  n'aimer  que  cela  dans  ce 

1.  Le  marquis  de   Puyguilhem  (on  écrivait  Péguilin,  comme 

l'on   prononçait,    ayant    pris  le  nom  de    comte  de  Lauzun  au 

mois  de  janvier  suivant,  nous  le  lui  donnerons  dès  à  présent 
pour  la  clarté  du  récit. 


PORTRAIT   DE   LAUZUN.  249 

petit  cadet  de  Gascogne,  elle  fut  la  première  à  se 
demander  pourquoi,  s'étant  si  bien  trouvée  depuis 
cinq  ans  de  peu  fréquenter  la  cour,  elle  reprenait 
l'habitude  de  n'en  plus  bouger.  L'année  se  termina 
sans  qu'elle  eût  trouvé  la  réponse  :  «  J'allai  donc... 
au  mois  de  décembre  (le  6)  à  Saint-Germain,  d'où  je 
ne  partis  point.  Je  m'y  accoutumai  fort.  Je  n'y  étais 
d'ordinaire  que  trois  ou  quatre  jours.  On  s'étonnait 
du  long  séjour  que  j'y  faisais.  »  Le  31,  elle  se  décida 
enfin  à  retourner  à  Paris  :  «  Je  m'y  ennuyais  fort,  et 
je  ne  pouvais  dire  ce  que  je  faisais  à  Saint-Germain 
qui  me  divertît  plus  qu'à  l'ordinaire  ».  Elle  se  hâta 
de  rejoindre  la  cour,  sans  savoir  pourquoi,  reprit 
ses  entretiens  avec  Lauzun,  et  ne  comprit  tou- 
jours pas. 

Elle  savait  seulement  qu'elle  était  troublée  et 
agitée,  mécontente  de  sa  condition,  et  qu'elle  avait 
envie  de  se  marier.  Ce  désir  datait  de  loin,  mais  il 
avait  pris,  dans  les  derniers  temps,  une  importunité 
qui  obligea  Mademoiselle  à  s'examiner  sérieusement. 
La  page  où  elle  raconte  sa  découverte  est  charmante 
de  naturel,  et  comme  on  la  sent  vraie  !  «  Je  raison- 
nais en  moi-même  (car  je  n'en  parlai  à  personne)  et 
je  me  disais  :  «  Ce  n'est  point  une  pensée  vague;  il 
«  faut  qu'elle  ait  quelque  objet»;  etje  ne  trouvai  point 
qui  c'était.  Je  cherchais,  je  songeais  et  je  ne  trou- 
vais point.  Enfin,  après  m'être  inquiétée  quelques 
jours,  je  m'aperçus  que  c'était  M.  de  Lauzun  que 
j'aimais,  qui  s'était  glissé  dans  mon  cœur;  je  le 
regardais  comme  le  plus  honnête  homme  du  monde, 


250  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

le  plus  agréable,  et  que  rien  ne  manquait  à  mon 
bonheur  que  d'avoir  un  mari  fait  comme  lui,  que 
j'aimerais  fort  et  qui  m'aimerait  aussi  ;  que  jamais 
personne  ne  m'avait  témoigné  d'amitié;  qu'il  fallait, 
une  fois  en  sa  vie,  goûter  la  douceur  de  se  voir 
aimée  de  quelqu'un,  qui  valût  la  peine  qu'on 
l'aimât,  » 

Cet  éclaircissement  avec  son  cœur  fut  suivi  de 
jours  d'ivresse.  Mademoiselle  vivait  dans  un  rêve, 
et  tout  était  facile,  tout  s'arrangeait.  —  «  Il  me 
parut  que  je  trouvais  plus  de  plaisir  à  le  voir  et  à 
l'entretenir  qu'à  l'ordinaire;  que  les  jours  que  je  ne 
le  voyais  point,  il  m'ennuyait.  Je  crus  que  la  même 
pensée  lui  était  venue  ;  qu'il  n'osait  me  le  dire  ;  mais 
que  les  soins  qu'il  avait  de  venir...  partout  où  l'on 
se  pouvait  voir  par  hasard,  me  le  faisaient  assez 
connaître.  »  En  l'absence  de  Lauzun,  elle  cherchait 
la  solitude,  afin  de  penser  à  lui  en  liberté  :  «  J'étais 
ravie  d'être  toute  seule  dans  ma  chambre  ;  je  me 
faisais  un  plan  de  ce  que  je  pouvais  faire  pour  lui, 
qui  lui  donnerait  une  grande  élévation  ». 

Une  seule  pensée,  bien  caractéristique  de  sa 
génération,  venait  troubler  son  bonheur.  Elle  se 
demandait  si  les  grandes  princesses  du  théâtre  de 
Corneille  auraient  épousé  un  cadet  de  Gascogne? 
Assurément,  la  passion  souffle  où  elle  veut;  Cor- 
neille ne  l'avait  jamais  nié;  mais  il  avait  soutenu 
que  la  volonté  nous  rend  maîtres  de  nos  affections, 
et  l'on  voyait  aussi  dans  ses  pièces  que  l'amour, 
même  fondé  sur  une  juste  admiration,  est  tenu  de 


LA   GRANDE  MADEMOISELLE   AMOUREUSE,  251 

s'efTacer  devant  ce  que  l'on  doit  à  son  rang.  Les 
poètes,  heureusement,  se  contredisent  quelquefois, 
même  lorsqu'ils  s'appellent  Corneille,  et  Mademoi- 
selle, qui  avait  été  à  la  comédie  dès  le  maillot,  con- 
naissait bien  son  répertoire.  Elle  se  souvint  d'un 
passage  de  la  Suite  du  Menteur  qui  établit  clairement 
«  la  prédestination  des  mariages  ou  la  prévision  de 
Dieu  »,  de  sorte  qu'il  est  «  chrétien  »  de  se  sou- 
mettre sans  résistance  à  des  sentiments  qui  nous 
sont  envoyés  par  «  le  Ciel  »  en  personne.  Bien  que 
sûre  de  sa  mémoire,  qui  était  excellente  en  effet, 
Mademoiselle  «  envoya  quérir  (la  pièce)  à  Paris  en 
grande  diligence  »,  et  chercha  la  page  (acte  IV),  où 
Mélisse  confie  à  Lise  son  amour  pour  Dorante  : 

Quand  les  ordres  du  ciel  nous  ont  faits  l'un  pour  l'autre, 

Lise,  c'est  un  accord  bientôt  fait  que  le  nôtre. 

Sa  main  entre  les  cœurs,  par  un  secret  pouvoir, 

Sème  l'intelligence  avant  que  de  se  voir; 

Il  prépare  si  bien  l'amant  et  la  maîtresse, 

Que  leur  àme  au  seul  nom  s'émeut  et  s'intéresse. 

On  s'estime,  on  se  cherche,  on  s'aime  en  un  moment; 

Tout  ce  qu'on  s'entredit  persuade  aisément  ; 

Et,  sans  s'inquiéter  de  mille  peurs  frivoles, 

La  foi  semble  courir  au-devant  des  paroles. 

Comment  douter  un  seul  instant,  après  avoir  lu 
ces  vers,  qu'il  y  ait  de  l'impiété  à  contrarier  les 
«  ordres  »  d'aimer  qui  nous  viennent  d'eïi  haut?  Il 
se  livra  néanmoins  de  grands  combats  dans  l'âme  de 
la  royale  élève  de  Corneille.  Tantôt  elle  se  représen- 
tait avec  vivacité  les  joies  de  son  mariage,  au  pre- 
mier rang  desquelles  Mademoiselle  plaçait  le  dépit 
de  ses  héritiers,  qui   commençaient  déjà  à  trouver 


252  LOUIS   XIV   ET   LA    GUANDE   MADEMOISELLE. 

qu'elle  les  faisait  trop  attendre,  et  il  lui  tardait 
alors  d'en  finir.  Tantôt  elle  ne  pouvait  penser  qu'au 
bruit  que  ferait  une  pareille  mésalliance,  à  la  répro- 
bation des  uns,  à  la  risée  des  autres,  et  son  orgueil 
refusait  de  se  rendre.  De  sorte  qu'elle  voulait  un  jour 
et  ne  voulait  plus  le  lendemain,  selon  qu'elle  avait 
vu  ou  non  M.  de  Lauzun.  La  lutte  entre  sa  «  tête  » 
et  son  «  cœur  »  se  prolongea  plusieurs  semaines  : 
«  Enfin,  après  avoir  souvent  passé  et  repassé  le  pour 
et  le  contre  dans  ma  lète,  mon  cœur  décida  l'affaire, 
et  ce  fut  aux  Récollets  que  je  pris  ma  dernière  réso- 
lution.... Jamais  je  n'ai  été  à  l'église  avec  tant  de 
dévotion,  et  ceux  qui  me  regardaient  me  trouvaient 
bien  absorbée  :  car  j'étais  assurément  tout  occupée, 
et  je  crois  que  Dieu  m'inspira  ce  qu'il  voulait  que 
je  fisse.  Le  lendemain,  qui  était  le  second  jour  de 
mars,  j'étais  fort  gaie....  »  Si  Mademoiselle  avait 
eu  l'âge  de  Juliette,  ce  serait  un  joli  roman.  Mais 
elle  avait  quarante-trois  ans;  c'est  bien  tard  pour 
jouer  les  grandes  amoureuses. 

L'homme  qui  lui  causait  ces  agitations  est  l'un 
des  mieux  connus  de  son  temps;  il  en  est  question 
partout.  La  singularité  du  personnage,  jointe  aux 
prodiges  de  sa  fortune  en  bien  et  en  mal,  en  avaient 
fait  pour  ses  contemporains  une  façon  d'objet  de 
curiosité;  c'est  de  lui  que  La  Bruyère  a  dit  :  «  On 
ne  rêve  point  comme  il  a  vécu  *  ».  Le  monde  poli- 
tique, ministres  en  tête,  l'observait  avec  une  alten- 

1.  Voir  le  portrait  de  Slralon,  au  chapitre  intitulé  :  De  la  Cour. 


PORTRAIT   DE   LAUZUN.  253 

tion  inquiète,  parce  qu'il  avait  accompli  le  miracle 
de  devenir  le  favori  du  roi,  tout  en  ayant  précisé- 
ment les  défauts  que  Louis  XIV  craignait  le  plus. 
Non  pas,  sans  doute,  un  favori  tout-puissant,  comme 
l'avait  été,  par  exemple,  le  connétable  de  Luynes 
sous  Louis  XIII;  mais  d'assez  de  crédit,  cependant, 
pour  se  faire  combler  de  charges  et  d'honneurs. 

Antonin  Nompar  de  Gaumont,  marquis  de  Puy- 
guilhem,  puis  comte  de  Lauzun,  était  né  en  1633 
(ou  1632)  d'une  très  ancienne  famille  du  Périgord. 
Ses  parents  avaient  neuf  enfants  et  rien  à  donner 
aux  cadets,  mais  leur  belle  parenté  assurait  à  cette 
jeunesse  des  entrées  et  des  appuis  à  la  cour.  Or,  le 
troisième  de  leurs  garçons,  qui  rappelait  le  petit 
Poucet  par  la  taille,  en  avait  aussi  la  subtilité.  Ils 
prirent  le  parti  de  l'envoyer  chercher  fortune,  non 
pas  dans  une  forêt,  comme  le  héros  du  conte,  mais 
aux  alentours  de  la  cour  de  France,  persuadés 
qu'avec  son  esprit,  il  ne  se  laisserait  pas  manger 
par  l'ogre  et  croquerait  plutôt  les  autres.  Le  maré- 
chal de  Gramont,  cousin  germain  du  vieux  Lauzun, 
vit  ainsi  débarquer  chez  lui  un  tout  petit  bonhomme 
à  figure  de  «  chat  écorché  '  »  et  à  cheveux  de  filasse, 
qui  prétendait  avoir  quatorze  ans,  était  vif  comme 
un  moineau  et  Gascon  jusqu'au  bout  des  ongles.  Le 
maréchal  le  garda  et  pourvut  à  son  éducation.  En 
hiver,  le  petit  allait  à  «  l'académie  »,  apprendre  à 
danser,  à  tirer  des  armes  et  à  se  servir  d'un  cheval. 

1.  Saint-Simon,  Écrits  inédits. 


254  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

L'été,  il  faisait  campagne  dans  un  régiment  de 
cavalerie  appartenant  à  son  oncle.  D'études,  pas 
trace.  De  lectures,  pas  davantage.  L'ignorance  com- 
plète était  encore  admise  dans  la  noblesse,  sans  y 
être  aussi  bien  vue,  on  pourrait  presque  dire  aussi 
de  rigueur,  qu'un  siècle  auparavant. 

Les  parents  de  Lauzun  Pavaient  bien  jugé.  En  peu 
de  temps,  il  se  fut  faufilé  partout,  dans  les  maisons 
les  plus  imposantes  et  les  chambres  les  plus  sacrées. 
On  l'aperçut  chez  le  roi.  On  le  rencontra  chez  les 
belles  dames.  La  cour  et  la  ville  se  familiarisèrent 
avec  sa  mine  futée  et  hardie,  qui  tourna  bientôt  à 
la  hauteur  et  l'insolence.  A  dix-huit  ans,  son  père 
lui  céda  une  première  charge.  A  vingt-quatre,  il  eut 
un  régiment,  puis,  coup  sur  coup,  quand  le  roi  eut 
pris  le  pouvoir,  des  avancements,  des  grâces,  un 
crédit  toujours  grandissant  et  inexplicable,  qui  lui 
valut  la  haine  de  Louvois,  car,  dans  leurs  fréquentes 
discussions  à  propos  du  service,  «  le  favori  gagnait 
toujours*  ».  Un  plat  de  son  métier,  inouï  d'im- 
pudence et  qui  aurait  dû  le  perdre  sans  retour, 
n'aboutit  qu'à  lui  prouver  sa  force. 

Dans  le  même  temps  où  Mademoiselle  commen- 
çait à  s'occuper  de  lui,  l'insatiable  petit  homme 
avait  tiré  de  son  maître,  sous  la  condition  de  lui 
garder  le  secret  à  cause  de  Louvois,  la  promesse 
d'être  bientôt  grand  maître  de  rartillerie.  Lauzun 
eut  la   sottise  de  ne  pas  savoir  se  taire.  Louvois, 

1.  Saint-Simon,  Écrits  inédits. 


LAUZUN   ET   MADAME   DE   MONTESPAN.  255 

averti,  fit  de  fortes  représentations  au  roi,  qui  se 
piqua,  et  le  favori  n'entendit  plus  parler  de  rien. 
Dans  son  inquiétude,  il  s'adressa  à  Mme  de  Mon- 
tespan.  Elle  était  sa  grande  amie  et  lui  promit  son 
aide;  mais  il  se  défiait  et  voulait  «  en  avoir  le  cœur 
net  »  ;  d'où  une  scène  qui  dépassa  l'imagination  de 
Saint-Simon  lui-même,  lorsqu'elle  lui  fut  contée 
longtemps  après.  Il  avoue  dans  ses  Mémoires  qu'elle 
aurait  été  «  incroyable,  si  elle  n'avait  été  attestée  de 
toute  la  cour  d'alors  ». 

Louis  XIV,  comme  la  plupart  des  grands  travail- 
leurs, était  ordonné  et  méthodique  en  tout.  Il  avait 
des  heures  fixes  pour  ses  ministres  et  d'autres  pour 
la  représentation,  des  heures  pour  sa  femme  et  d'autres 
pour  ses  maîtresses.  On  savait  toujours  où  il  était  et 
ce  qu'il  faisait.  L'heure  de  Mme  de  Montespan  était 
dans  l'après-midi.  Lauzun  s'introduisit  chez  elle 
avec  la  complicité  d'une  femme  de  chambre,  se 
cacha  sous  le  lit,  attendit,  écouta,  et  en  eut  promp- 
tement  «  le  cœur  net  ».  Mme  de  Montespan  ne 
l'oublia  point  dans  la  conversation,  mais  ce  fut  pour 
le  draper,  n'en  finissant  plus  d'appuyer  sur  son 
mauvais  caractère,  son  peu  de  sûreté,  son  arrogance 
envers  Louvois,  et  le  tout  avec  tant  d'esprit,  tant  de 
drôlerie,  que  le  roi,  entraîné,  lui  répondait  avec 
presque  aussi  peu  de  charité.  L'autre,  sous  son  lit, 
«  suait  à  grosses  gouttes  »,  de  rage  et  de  contrainte. 
Enfin  le  roi  retourna  à  ses  affaires,  et  Mme  de  Mon- 
tespan aux  siennes,  qui  étaient  de  s'habiller  pour 
N     assister  à  un  ballet. 


256  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE  MADEMOISELLE. 

Au  sortir  de  sa  toilette,  elle  trouva  Lauzun  à  sa 
porte  :  «  Il  lui  présenta  la  main  et  lui  demanda  s'il 
osait  se  flatter  d'avoir  eu  quelque  part  en  son  sou- 
venir auprès  du  roi.  Elle  lui  répondit  qu'elle  n'avait 
eu  garde  d'y  manquer,  et  lui  étala  »  tous  les  ser- 
vices qu'elle  venait  de  lui  rendre.  «  M.  de  Lauzun 
lui  laissa  tout  dire,  ayant  soin  seulement  de  la  faire 
marcher  à  petits  pas,  puis  lui  dit,  doux  et  bas,  mot 
pour  mot,  tout  ce  qui  s'était  passé  entre  eux,  sans 
y  manquer  d'une  syllabe;  et  de  là,  toujours  doux  et 
bas,  l'appelle  par  tous  les  noms  les  plus  infâmes, 
l'assure  qu'il  lui  coupera  le  visage,  et  la  conduit, 
quoi  qu'elle  pût  faire,  jusque  dans  le  ballet  où  elle 
arriva  plus  morte  que  vive,  se  trouvant  mal  et  ayant 
presque  perdu  toute  connaissance....  Le  roi  et  elle 
crurent  que  ce  ne  pouvait  être  que  le  diable,  qui  lui 
eût  rendu  un  compte  si  prompt  et  si  fidèle  de  ce  qui 
s'était  passé  *  ».  Fort  en  peine  l'un  et  l'autre,  et  dans 
une  colère  «  horrible  »,  ils  n'avaient  pas  eu  le  temps 
de  s'en  remettre  que  le  favori  faisait  de  nouveau  des 
siennes.  Deux  jours  après  cet  événement  inexpli- 
cable, il  vint  casser  son  épée  devant  le  roi,  en  criant 
qu'il  ne  voulait  plus  servir  un  prince  qui  lui  man- 
quait de  parole  pour  une...  {le  mot  ne  peut  se 
répéter).  La  conduite  de  Louis  XIV  dans  celte  con- 
joncture est  restée  célèbre.  Il  ouvrit  la  fenêtre  et  jela 
sa  canne,  en  disant  qu'il  serait  fâché  d'avoir  frappé 
un  gentilhomme. 

1.  tfaint-Simoii,  Ecrits  inédits. 


LAUZUN   A   LA   BASTILLE.  2^7 

Le  lendemain  Lauzun  était  à  la  Bastille,  et  il 
semblait  que  ce  fût  pour  longtemps,  avec  un  mo- 
narque qui  n'avait  de  sa  vie,  même  enfant,  pardonne 
un  manque  de  respect.  Mais  le  public  n'était  pas  au 
bout  de  ses  ctonnements.  A  la  fin  du  second  mois 
c'était  le  Roi  qui  tâchait  de  se  faire  pardonner,  et 
Lauzun  qui  le  prenait  de  haut,  refusant  les  dédom- 
magements et  préférant  sa  prison  à  la  cour.  On  se 
représente  ce  que  durent  éprouver  Louvois  et  bien 
d'autres  devant  cet  étrange  marchandage,  ces  allées 
et  venues  entre  Saint-Germain  et  la  Bastille,  pour 
obtenir  de  ce  dangereux  personnage  qu'il  daignât 
accepter  l'une  des  charges,  si  recherchées,  et  par 
les  plus  grands  seigneurs,  de  capitaine  des  gardes 
du  corps.  On  juge  de  leurs  alarmes  à  son  retour  si 
prompt  '  et  suivi  d'un  redoublement  de  faveur.  D'où 
lui  venait  son  crédit  auprès  d'un  prince  si  peu 
accessible  aux  influences,  et  qui  s'était  toujours  pré- 
tendu aussi  contraire  aux  favoris  qu'aux  premiers 
ministres?  En  quoi  ce  petit  Lauzun  le  méritait-il? 
Et  en  quoi  méritait-il  d'être  la  coqueluche  des 
femmes,  qui  couraient  toutes  après  lui  et  se  l'arra- 
chaient à  force  d'avances  et  de  cadeaux,  tout  petit 
Poucet  qu'il  fût? 

Car  il  n'avait  pas  grandi.  «  C'est,  écrivait  Bussy- 
Rabutin,  un  des  plus  petits  hommes...  que  Dieu  ait 
jamais  faits  ^.  »  Il  n'avait  pas  non  plus  embelli.  Nous 
pouvons,   là-dessus,   en  croire    Mademoiselle.    Au 

1.  Lauzun  devint  capitaine  des  gardes  du  corps  en  juillet  1669. 

2.  LctUe  à  Mme  de  Sévigné,  du  2  février  1669. 

17 


258  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

plus  fort  de  sa  passion,  voici  comment  elle  dépei- 
gnait Lauzun  à  Mme  de  Noailles  :  «  C'est  un  petit 
homme  ;  personne  ne  saurait  dire  qu'il  n'ait  pas  la 
taille  la  plus  droite,  la  plus  jolie  et  la  plus  agréable. 
Les  jambes  sont  belles;  un  bon  air  à  tout  ce  qu'il 
fait;  peu  de  cheveux, blonds  mais  fort  mêlés  de  gris, 
mal  peignés  et  souvent  gras;  de  beaux  yeux  bleus, 
mais  quasi  toujours  rouges;  un  air  fin;  une  jolie 
mine.  Son  sourire  plaît.  Le  bout  du  nez  pointu, 
rouge;  quelque  chose  d'élevé  dans  la  physionomie; 
fort  négligé;  quand  il  lui  plaît  d'être  ajusté,  il  est 
fort  bien.  Voilà  l'homme.  »  Ce  n'est  pas  séduisant; 
il  n'y  avait  pas  de  quoi  le  mettre  aux  enchères.  On 
murmurait  qu'il  avait  des  secrets  pour  se  faire  aimer. 
«  Pour  son  humeur  et  ses  manières,  continuait 
Mademoiselle,  je  défie  de  les  connaître,  de  les  dire 
ni  de  les  copier.  »  Le  monde  n'était  pas  entièrement 
de  cet  avis.  11  croyait  savoir,  tout  au  moins,  que 
M.  de  Lauzun  était  «  le  plus  insolent  petit  homme 
qu'on  eût  vu  depuis  un  siècle  *  »,  et  le  plus  mali- 
cieux. On  citait  de  lui  bien  des  traits  sanglants,  et 
l'on  connaissait  sa  façon  de  pirouetter  sur  ses  talons 
et  de  plonger  dans  la  foule,  avant  que  sa  victime 
eût  recouvré  ses  esprits.  Le  monde  avait  aussi  la 
certitude  que  le  favori  élait  un  intrigant.  Lauzun 
machinait  toujours  (juclque  chose,  fût-ce  contre  des 
indifférents  :  cela  lui  faisait  la  main.  Pour  le  reste, 
Mademoiselle  avait  raison  :  on  s'y  perdait. 

1.  Mcmoii-es  et  Réflexions  du  marquis  de  I-a  Fare, 


lAUZUN.  239 

Il  avait  beaucoup  d'esprit.  On  se  répétait  ses 
mots,  par  exemple  sa  réponse  à  une  femme  de 
ministre,  qui  lui  disait  assez  sottement,  pour  faire 
valoir  la  peine  que  se  donnait  son  mari  :  «  Il  n'y  en 
a  point  de  plus  embarrassés  que  celui  qui  tient  la 
queue  de  la  poêle,  n'est-il  pas  vrai? —  Pardonnez- 
moi,  madame,  ce  sont  ceux  qui  sont  dedans.  »  Mais 
il  aimait  à  faire  l'imbécile  et  à  débiter  d'un  ton  niais 
des  choses  n'ayant  aucun  sens;  il  s'abandonnait  à 
ce  goût  singulier  même  devant  le  roi.  Le  contraste 
n'était  pas  moins  grand  entre  ses  prétentions  à 
avoir  grand  air,  son  désir  d'en  imposer,  et  l'habi- 
tude de  se  composer  des  accoutrements  grotesques, 
pour  voir  si  quelqu'un  oserait  rire  de  M.  de  Lauzun. 
On  le  trouvait  chez  lui  en  robe  de  chambre  et 
grande  perruque,  son  manteau  par-dessus  sa  robe 
de  chambre,  un  bonnet  de  nuit  sur  sa  perruque  et 
un  chapeau  à  plumes  sur  le  tout.  Ainsi  affublé,  il  se 
promenait  de  long  en  large  en  dévisageant  ses 
domestiques,  et  malheur  à  qui  ne  gardait  pas  son 
sérieux. 

Il  était  en  même  temps  avare  et  libéral,  ingrat  et 
reconnaissant,  méchant  avec  délices  et  toutefois 
bon  ami,  très  bon  parent,  sans  jamais  cesser  d'être 
dangereux.  Il  entreprit  une  fois  de  pousser  dans  le 
monde  un  sien  neveu,  frais  émoulu  du  Périgord.  Il 
l'équipa  de  sa  bourse  et  se  donna  la  peine  d'aller  le 
présenter  à  la  cour,  où  leur  apparition  fît  événe- 
ment. On  se  les  montrait  du  doigt,  et  personne,  pas 
même  le  roi,  impassible   par   métier,   ne   pouvait 


260  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

s'empêcher  de  rire  :  Laiizun  avait  eu  la  fantaisie  de 
faire  habiller  son  neveu  à  la  mode  de  son  grand- 
père.  Le  pauvre  garçon  se  sentait  si  ridicule  qu'il 
en  mourait  de  honte,  et  qu'il  s'enfuit  de  Paris  sans 
plus  oser  se  montrer.  Son  oncle  n'y  avait  certaine- 
ment pas  mis  de  malice.  Il  ne  s'était  pas  rendu 
compte;  il  avait  un  grain  de  folie. 

Ce  grain-là,  quand  il  n'est  pas  trop  gros,  peut 
donner  aux  gens  une  saveur  particulière.  Il  avait 
séduit  Mademoiselle,  qui  essayait  vainement  de  le 
définir  à  propos  de  Lauzun,  et  se  rabattait  à  con- 
clure :  «  Enfin  il  m'a  plu  ;  je  l'aime  passionnément  ». 
Le  roi  n'avait  peut-être  pas  été  insensible  non  plus 
à  ce  je  ne  sais  quoi;  mais  la  vérité  oblige  à  dire 
qu'il  avait  été  séduit  surtout  par  l'âme  de  parfait 
courtisan  de  ce  demi-fou.  La  cour  de  France  ne 
possédait  pas  plus  servile  devant  le  maître  que  «  le 
plus  insolent  petit  homme  qu'on  eût  vu  depuis  un 
siècle  ».  Ce  Gascon  jouait  à  Louis  XIV  des  comédies 
de  dévouement  et  d'admiration  absolument  éhon- 
tées,  et  qui  réussissaient  tout  de  même.  Le  roi 
s'était  laissé  persuader  que  M.  de  Lauzun  n'aimait 
que  lui,  ne  vivait  que  pour  lui,  s'absorbait  en  lui, 
pour  ainsi  parler,  et  le  roi  en  avait  été  touché.  Il 
trouvait  cela  bien.  Il  était  prêt  à  beaucoup  pardonner 
à  l'homme  qui  donnait  un  si  bon  exemple  aux  autres 
courtisans. 

Lorsqu'on  avait  fait  la  pa.t  de  l'originalité  et  celle 
de  la  bassesse  dans  la  faveur  de  Lauzun  auprès  du 
prince;  lorsqu'on  s'était  rendu  compte,  d'autre  part, 


LAUZUN.  201 

que  Louis  XIV  n'échappait  pas  entièrement  à  la 
crainte  inspirée  par  son  favori;  on  continuait  à  se 
demander  la  cause  d'une  fortune  si  dispropor- 
tionnée au  mérite.  Lauzun  était  en  passe  d'arriver  à 
tout,  quand  le  grain  de  folie  le  perdit. 


II 


Une  fois  décidée,  Mademoiselle  n'avait  plus  songé 
qu'au  moyen.,  de  venir  ù  ]>out  de  son  dessein.  Le 
premier  pas  lui  paraissait  l'un  des  plus  difficiles. 
C'était  à  elle,  vu  la  disproportion  des  rangs,  à  faire 
les  avances  et  à  demander  la  main  de  M.  de  Lauzun. 
Mademoiselle  y  était  toute  préparée  ;  elle  ne  redou- 
tait pas  un  refus.  Mais  il  ne  lui  suffisait  pas  d'être 
épousée;  elle  voulait  avoir  son  roman,  être  aimée  et 
se  l'entendre  dire,  et  c'était  cela  qui  n'était  pas  tout 
simple  :  —  «  Je  ne  sais,  dit-elle,  s'il  voyait  ce  que 
j'avais  dans  le  cœur.  Je  mourais  d'envie  de  lui 
donner  occasion  de  me  dire  ce  que  le  sien  sentait 
pour  moi.  Je  ne  savais  comment  faire  ».  Il  n'y  avait 
que  la  Grande  Mademoiselle,  dans  toute  la  cour  de 
France,  pour  être  aussi  novice  aux  manèges  d'amou- 
reux. Après  y  avoir  bien  pensé,  elle  s'arrêta  à  un 
expédient  classique  :  ce  sont  les  meilleurs.  Elle 
résolut  de  dire  à  Lauzun  qu'il  était  question  de  la 
marier,  et  qu'elle  voulait  en  avoir  son  avis.  S'il 
l'aimait,  il  se  trahirait. 


262  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Elle  se  mit  incontinent  à  sa  recherche,  ce  même 
2  mars  où  elle  s'était  éveillée  si  gaie,  et  le  trouva 
chez  la  reine,  à  l'heure  où  celte  princesse  s'enfer- 
mait dans  son  oratoire  pour  «  prier  Dieu  ».  Marie- 
Thérèse  prolongeait  pieusement  ces  séances,  pen- 
dant lesquelles  il  s'établissait  quelque  liberté  dans 
sa  chambre.  «  Je  m'en  allai  à  lui  et  le  menai  dans 
une  fenêtre.  A  sa  fierté  et  à  son  air,  il  me  parut 
l'empereur  de  tout  le  monde.  Je  commençai  :  «  Vous 
m'avez  tant  témoigné  d'amitié  depuis  quelque  temps, 
que  cela  me  donne  la  dernière  confiance  en  vous, 
et  que  je  ne  veux  plus  rien  faire  sans  votre  avis  ». 
Lauzun  protesta,  ainsi  qu'il  convenait,  de  sa  recon- 
naissance et  de  son  dévouement,  et  elle  reprit  :  «  On 
dit  dans  le  monde  que  le  roi  me  veut  marier  au 
prince  de  Lorraine;  en  avez-vousouï  parler?»  Non, 
il  n'en  avait  pas  ouï  parler.  Mademoiselle  enfila  des 
explications  confuses  sur  ce  qu'elle  voulait  rester  en 
France,  et  trouver  enfin  le  bonheur.  «  Pour  moi, 
conclut-elle,  je  ne  saurais  aimer  ce  que  je  n'estime 
pas.  »  Lauzun  approuva  tout  et  demanda  :  «  Son- 
geriez-vous  à  vous  marier?  »  Elle  répondit  naïve- 
ment :  «  J'enrage  quand  j'entends  compter  les  gens 
qui  aspirent  à  ma  succession.  —  Ah!  dit-il,...  rien 
ne  me  donnerait  tant  d'envie  que  cela  de  me 
marier!  »  A  cet  endroit,  la  reine  sortit  de  son  ora- 
toire, et  il  fallut  se  quitter.  Lauzun  ne  s'était  pas 
trahi.  Mademoiselle  se  sentait  néanmoins  très  heu- 
reuse. —  «  Je  songeais  :  voilà  un  grand  pas  de  fait, 
et  il  ne  peut  plus  douter  de  mes  sentiments;  à  la 


LE  HOMAN  DE  MADEMOISELLE  ET  DE  LAUZUN.   203 

première  occasion,  je  connaîtrai  les  siens.  J'étais  bien 
contente  de  moi  et  de  ce  que  j'avais  fait.  » 

Lauzun  avait  en  effet  compris  sur-le-champ  que 
la  Grande  Mademoiselle  se  jetait  à  sa  tête,  et  il  était 
bien  décidé  à  entrer  dans  le  jeu,  à  tout  hasard,  pour 
en  tirer  ce  qu'il  pourrait.  Sans  aller  jusqu'au 
mariage,  l'amour  d'une  grande  princesse  peut  être 
avantageux  de  bien  des  façons.  Il  se  prêta  donc  à 
renouer  l'entretien  et  mit  tout  son  art,  tout  son 
esprit,  à  défaut  du  moindre  sentiment,  à  échauffer 
la  passion  de  cette  vieille  fille,  et  à  flatter  les  fai- 
blesses qui  se  joignaient  au  mouvement  de  son 
cœur  pour  lui  faire  souhaiter  de  se  marier. 

Elle  ne  pouvait  pas  supporter  la  vision  de  ses 
héritiers  aux  aguets  :  Lauzun  appuya  sur  «  le  cha- 
grin... d'entendre  dire  :  un  tel  aura  une  terre;  Vautre 
une  autre.  Je  le  trouve  très  juste,  continuait-il;  car 
il  faut  vivre  tant  que  l'on  peut,  et  n'aimer  point 
ceux  qui  souhaitent  notre  mort  ». 

Elle  ne  se  résignait  pas  à  vieillir.  Ce  n'était  pas 
coquetterie;  Mademoiselle  n'en  avait  jamais  eu; 
c'était  conviction  qu'elle  devait  à  sa  haute  naissance 
d'être  une  créature  privilégiée.  Elle  disait  très 
sérieusement  :  «  Les  gens  de  ma  qualité  sont  tou- 
jours jeunes  »,  et  elle  s'habillait  comme  à  vingt  ans 
et  continuait  à  danser.  Lauzun  la  mit  sur  ce  sujet 
délicat,  et  ne  lui  ménagea  point  les  vérités  désobli- 
geantes, avant  d'en  arriver  au  baume  qu'il  tenait  en 
réserve.  Il  entrait  dans  ses  habitudes  de  brutaliser 
les  femmes  éprises  de  lui,  pour  se  les  soumettre,  et 


264  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

il  en  avait  ici  deux  raisons  pour  une.  «  Sa  maxime, 
rapporte  Saint-Simon,  était  que  les  Bourbons  vou- 
laient être  rudoyés  et  menés  le  bâton  haut,  sans 
quoi  on  ne  pouvait  se  conserver  sur  eux  aucun 
empire.  »  Le  système  ne  lui  avait  pas  mal  réussi 
avec  Louis  XIV.  Lauzun  put  croire  dans  ces  pre- 
miers temps  qu'il  réussirait  aussi  avec  Mademoiselle, 
tant  celle-ci  acceptait  humblement  ses  duretés. 

Il  lui  disait  :  «  Je  trouve  que  vous  avez  raison  de 
prendre  un  parti,  rien  au  monde  n'étant  si  ridicule, 
de  quelque  qualité  que  Ton  soit,  que  de  voir  une 
fille  de  quarante  ans  habillée  dans  les  plaisirs,  dans 
le  monde,  comme  une  de  quinze  qui  ne  songe  à 
rien.  Quand  l'on  est  à  cet  âge,  il  faut  ou  se  faire 
religieuse  ou  dévote,  ou,  habillée  modestement, 
n'aller  à  rien  ».  Il  accordait  que  Mademoiselle,  par 
exception,  «  à  cause  de  sa  qualité  »,  pourrait  se 
permettre,  de  loin  en  loin,  un  acte  ou  deux  d'opéra; 
mais  son  lot  de  vieille  fille  était  «  d'aller  à  vêpres, 
au  sermon,  au  salut,  aux  assemblées  des  pauvres, 
aux  hôpitaux  ».  Ou  bien,  alors,  se  marier  :  c'était 
l'alternative  qu'il  lui  avait  ménagée.  «  Car  l'étant, 
poursuivait-il,  à  tous  les  âges  on  va  partout;  on  est 
habillée  comme  les  autres,  pour  plaire  à  son  mari. 
On  va  aux  plaisirs  parce  qu'il  veut  que  l'on  fasse 
comme  les  autres  ». 

Chacune  de  ses  paroles  s'imprimait  dans  l'esprit 
de  l'amoureuse  princesse.  Quand  Saint-Simon,  qui 
avait  connu  intimement  Lauzun,  eut  lu  les  Mémoires 
de  Mademoiselle,   il  renonça  à    conter  après   elle 


LE  ROMAN  DE  MADEMOISELLE  ET  DE  LAOZUN.   265 

leur  aventure,  tant  son  récit  était  exact  et  vivant  : 
«  Qui  a  un  peu  connu  M.  de  Lauzun,  écrivait- 
il,  le  reconnaîtra  en  tout  ce  que  Mademoiselle  en 
raconte,  et  jusqu'à  croire  l'entendre  parler  i  ». 

Par  une  contradiction  très  naturelle,  Mademoi- 
selle, au  milieu  de  son  ivresse,  conservait  «  du  regret 
de  n'être  pas  reine  dans  des  pays  étrangers  ».  Lauzun 
s'efforça  de  l'en  guérir.  Il  lui  représentait  que  la 
peine  aurait  passé  le  plaisir.  «  Si  vous  aviez  été 
reine,  impératrice,  vous  vous  seriez  fort  ennuyée.... 
Demeurez  donc,  toute  votre  vie,  ici....  Si  vous  avez 
envie  de  vous  marier,  vous  avez  de  quoi  faire  un 
homme  égal  en  grandeur  et  en  puissance  aux  sou- 
verains. Il  saura  par-dessus  que  vous  aurez  le  plaisir 
de  l'avoir  fait;  il  vous  en  aura  obligation....  Il  ne 
faut  point  dire  comme  il  faut  qu'il  soit  fait  pour 
posséder  un  tel  honneur;  car^  en  vous  plaisant  et 
étant  choisi  par  vous,  ce  sera  un  homme  admirable. 
Rien  ne  lui  manquera  ;  mais  où  est-il?  »  Ce  langage, 
qui  nous  paraît  si  clair,  ne  l'était  pas  encore 
assez  au  gré  de  Mademoiselle.  Cette  princesse 
attendait  toujours  un  aveu,  des  douceurs,  qui  ne 
venaient  jamais.  Lauzun  faisait  l'ami  désintéressé, 
celui  qui  est  entièrement  hors  de  cause,  et  il  étalait 
à  Mademoiselle  toutes  les  raisons  qui  devaient  la 
dégoûter  d'un  mariage  inégal.  Bien  loin  de  chercher 
à  lui  parler,  il  se  tenait  respectueusement  à  distance 
lorsqu'il  la  rencontrait.  «  C'était  moi,  dit-elle,  qui 

1.  Écrits  inédits. 


266  LOUIS    XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

allais  à  lui.  »  Sa  réserve  et  ses  réticences  attisaient 
le  feu,  et  cela  le  divertissait,  mais  il  n'osait  pas, 
pour  le  moment,  s'en  promettre  autre  chose  que 
plus  de  crédit  encore  à  la  cour. 

Sur  ces  entrefaites,  la  duchesse  de  Longueville 
voulut  établir  le  comte  de  Saint-Paul,  celui  de  ses 
fils  qui  ressemblait  «  infiniment  »  à  La  Rochefou 
cauld.  Malgré  l'énorme  différence  d'âge  —  son  fils 
n'avait  que  vingt  ans  —  elle  songea  à  Mademoiselle, 
qui  était  toujours  le  plus  grand  parti  du  royaume,  et 
lui  fit  porter  des  ouvertures  qui  furent  éludées,  mais 
avec  une  douceur  dont  le  monde  s'étonna.  Made- 
moiselle avait  ses  raisons  :  «  Pour  moi  qui  avais  mon 
dessein  dans  la  tête,  je  n'étais  pas  fâchée  que  le 
bruit  courût  que  l'on  parlait  de  me  mariera  M.  de 
Longueville  ^;  il  me  semblait  que  c'était,  en  quelque 
façon,  accoutumer  les  gens  à  Ce  que  je  voulais 
faire  ».  Pour  une  fois  que  Mademoiselle  se  mêlait 
de  faire  de  la  diplomatie,  son  calcul  se  trouva  juste. 
A  quelques  jours  de  là,  comme  l'on  causait  de  cette 
affaire  devant  Lauzun,  l'un  de  ses  amis,  auquel 
n'avait  pas  échappé  que  Mademoiselle  l'écoutailavec 
plaisir,  lui  demanda  pourquoi  il  ne  tenterait  pas  la 
fortune  *.  D'autres  seigneurs  se  joignirent  au  pre- 

1.  La  sœur  du  Grand  Condé.  Sur  son  rôle  pendant  la  Fronde, 
voir  la  Jeune^^se  de  la  Grande  Mademoiselle,  p.  284  et  «uiv. 

2.  M.  de  Saint-Paul  commença  vers  ce  même  temps  à  porter 
le  nom  de  Longueville. 

3.  Cette  conversation,  qui  donne  la  clef  de  la  conduite  de 
Lauzun,  est  rapportée  dans  le  Perroc/iiet,  ou  les  Amours  de 
Mademoiselli',  récit  anonyme  imprime  par  M.  Livet  à  la  suite  de 
l'Histoire  amoureuse  des  Gaules  (Paris,  Jannet,  1857);  et  dans 


LA   COUR   EN   VOYAGE.  267 

mier,  et  tous  ensemble  lui  assurèrent  que  rien 
n'était  impossible  à  un  homme  aussi  avant  dans 
les  bonnes  grâces  du  roi.  Lauzun  se  défendit  avec 
chaleur  de  penser  seulement  à  épouser  Mademoi- 
selle; mais,  rentré  au  logis,  il  rumina  toute  la  nuit 
celte  conversation,  et  commença  dès  lors  à  ne  plus 
trouver  l'idée  aussi  chimérique.  Il  fallut  remettre  à 
plus  trouver  tard  à  s'en  assurer  ;  le  roi  emmenait  la 
Cour  en  Flandre,  et  il  avait  donné  le  commandement 
de  l'escorte  à  son  favori. 

C'était  un  voyage  politique.  L'Espagne  venait 
d'èlre  vaincue  presque  sans  résistance  dans  la  guerre 
de  Dévolution  (1667-1668).  Louis  XIV  jugeait  utile 
de  montrer  la  royauté  française  dans  toute  sa  pompe 
aux  populations  devenues  nôtres  par  le  traité  d'Aix- 
la-Chapelle  (2  mai  1668),  et  chacun  se  préparait  à 
faire  bonne  figure  dans  un  spectacle  dont  l'étrangeté 
n'a  plus  d'analogue  dans  notre  vie  moderne.  En 
1658,  Loret,  le  gazetier,  avait  évalué  à  près  de 
12  000  âmes,  «  non  compris  les  marmitons  »,  le 
convoi  formé  par  la  cour  à  son  départ  pour  Lyon,  Ce 
chiffre  fut  certainement  dépassé  en  1670,  où  la  seule 
famille  royale,  plus  qu'au  complet,  puisqu'elle 
comprenait  Mme  de  Montespan  et  Mlle  de  La  Val- 
lière,  traînait  une  suite  de  plusieurs  milliers  de  per- 
sonnes —  non  compris  l'armée  d'escorte  —  en  dames 
ou  filles  d'honneur,  gentilshommes,  pages,  «  domes- 

Yllistoire  de  Mademoiselle  et  du  comte  de  Losun  (Bibl.  Sainte- 
Geneviève,  Ms.  3  208).  Ce  ne  sont  pas  toujours  des  sources  sûres; 
mais  je  crois  que  l'on  peut  s'y  lier  ici. 


208  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

tiques  »  de  loiit  ordre  et  des  deux  sexes,  valetaille 
et  valets  des  valets.  Le  Roi  emmenait  jusqu'à  sa 
nourrice.  La  noblesse,  d'autre  part,  était  plus  dis- 
ciplinée qu'au  temps  de  Mazarin  et  d'Anne  d'Au- 
triche, et  nul  n'avait  osé  rester  en  arrière.  Le  départ 
se  fit  de  Saint-Germain,  le  28  avril.  Pellisson  écri- 
vait le  surlendemain  à  son  amie  Mlle  de  Scudéry  : 
«  Il  n'est  pas  possible  de  vous  dire  combien  la  cour 
est  grosse;  elle  n'est  point  telle  à  Saint-Germain  ni 
à  Paris.  Tout  le  monde  a  suivi  '  ». 

La  quantité  des  bagages  donnait  à  cette  foule 
l'aspect  d'une  tribu  nomade  en  déplacement.  Tous 
les  hauts  personnages  emportaient  des  mobiliers 
complets.  Louis  XIV  avait  dans  ce  voyage  une 
«  Chambre  de  damas  cramoisi  »,  pour  l'usage  ordi- 
naire, et  une  autre  w  très  magnifique  »  pour  les 
endroits  où  Ton  avait  de  la  place.  Le  lit  de  cette 
dernière  était  «  de  velours  vert  en  broderie  d'or  »  et 
«  d'une  grandeur  immense...  qui  passait  celle  de 
beaucoup  de  petites  chambres  ».  Il  était  accompagné 
de  «  toute  la  suite  d'ameublements  qu'il  faut,  quand 
(le  roi)  est  logé  à  l'aise,  et  pour  la  reine  de  même; 
ce  sont  de  très  belles  tapisseries  des  Gobelins,... 
quantité  de  plaques  2,  bras  et  chandeliers  d'argent, 
et  autres  pièces  ».  Le  service  de  la  bouche  empor- 
tait une  batterie  de  cuisine  monstre,  et  les  ustensiles 


1.  Lettres  historiques.  Pellisson  accompagnait  la  Cour  en  qua- 
lité d'historiopraplic. 

2.  PUkiuc  :  pit-ce  (rargeiilerie  ouvragée,  au  bas  de  laquelle  se 
trouvait  un  chandelier. 


LA   COUR   EN   VOYAGE.  269 

nécessaires  pour  servir  matin  et  ^oir  en  vaisselle 
plate  plusieurs  tables  immenses.  Quand  tout  cela 
était  déballé,  Leurs  Majestés  étaient  «  comme  au 
palais  des  Tuileries,  ou  à  peu  près  ». 

Monsieur  ne  pouvait  se  passer  d'être  entouré  de 
jolies  choses,  ni  de  varier  ses  toilettes  à  l'infini;  il 
était  encombrant  en  voyage.  Mademoiselle,  peu 
exigeante,  avait  néanmoins  son  rang  à  garder,  et  sa 
«  chambre  de  campagne  »  était  imposante;  à  un 
voyage,  où  elle  logea  dix  jours  dans  une  maison  de 
paysan,  basse  de  plafond,  il  fallut  creaser  le  sol  pour 
faire  tenir  son  lit  à  «  pavillon  ».  Parmi  les  courti- 
sans, plusieurs  des  principaux,  obligés  par  leurs 
charges  d'avoir  table  ouverte,  menaient  avec  eux  un 
personnel  et  un  matériel  de  cabaret  ambulant. 
D'autres  voulaient  se  faire  remarquer  par  la 
«  galanterie  »  de  leur  équipage;  celui  de  Lauzun 
avait  été  extrêmement  admiré  à  sa  sortie  de  Paris  : 
«  Il  tenait  toute  la  rue  Saint-Honoré,  écrit  Made- 
moiselle qui  l'avait  croisé  par  hasard;  il  était  très 
beau  et  magnifique  ».  Les  gens  modestes  empor- 
taient au  moins  un  lit  de  camp,  sous  peine  de  cou- 
cher par  terre  pendant  tout  le  voyage. 

On  se  représente  le  train  de  chariots,  fourgons  et 
chevaux  ou  mulets  de  bât  qui  se  déroula  sur  la  route 
de  Flandre,  en  1670;  la  difficulté  de  faire  arriver  le 
soir  à  chacun  ses  bagages,  quand  la  couchée  s'épar- 
pillait sur  une  ville  entière  ou  sur  un  archipel  de 
villages  :  les  accidents  de  toute  sorte  qui  attendaient 
la  caravane,   dans  des  chemins  presque   toujours 


270  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

effroyables  et  au  passage  de  rivières  presque  tou- 
jours sans  ponts;  l'affairement  des  uns,  Timpatience 
des  autres  et  le  désordre  universel;  l'angoisse  d'avoir 
perdu  ses  cuisiniers,  si  l'on  était  Marie-Thérèse,  la 
désolation  de  ne  plus  retrouver  son  rouge  et  sa 
poudre,  si  l'on  était  Monsieur  ou  quelque  jolie 
femme;  enfin,  l'épreuve  où  étaient  mis  les  caractères, 
et  l'espèce  de  gloire  assurée  à  qui  gardoit  sa  bonne 
humeur,  au  travers  de  fatigues  souvent  excessives  et 
de  contretemps  perpétuels. 

Louis  XIV  était  bon  voyageur,  s'arrangeait  de  tout 
et  exigeait  que  l'on  en  fît  autant;  il  détestait  les 
gémissements,  les  femmes  qui  ont  peur  et  celles  qui 
tiennent  à  coucher  dans  un  lit.  La  reine  Marie-Thé- 
rèse commençait  à  gémir  avant  d'être  montée  en 
voiture,  et  c'était  une  nouvelle  publique  que  de 
l'avoir  vue  de  bonne  humeur  pendant  un  voyage.  Les 
soupers  de  famine  et  les  nuits  passées  en  carrosse,  à 
attendre  un  chariot  qui  s'était  trompé  de  chemin, 
lui  paraissaient  d'effroyables  calamités.  Les  mau- 
vaises routes  la  faisaient  pleurer,  et  elle  jetait  les 
hauts  cris  en  traversant  les  gués;  on  la  trouva  une 
fois  tout  en  larmes,  arrêtée  en  rase  campagne  et 
refusant  obstinément  d'avancer  ou  de  reculer.  Ses 
peines  étaient  sans  compensation,  car  elle  n'avait  pas 
de  curiosité.  Les  conférences  dont  le  roi  régalait  les 
dames,  tout  le  long  du  chemin,  sur  la  tactique  et  les 
fortifications,  ennuyaient  mortellement  la  pauvre 
reine,  et  elle  ne  savait  môme  pas  le  cacher.  A  dire, 
le  vrai,  de  toutes  ces  femmes  qui  s'empressaient  der- 


tA   COUR  EN   VOYAGE.  271 

rière  le  roi,  sur  les  remparts  des  villes  ou  les 
anciens  champs  de  bataille,  en  ayant  l'air  de  boire 
ses  paroles,  la  seule  Mademoiselle  Técoutait  avec 
plaisir;  depuis  ses  exploits  de  la  Fronde,  elle  s'était 
toujours  crue  du  métier. 

Monsieur  était  d'une  grande  ressource  en  voyage. 
Lorsqu'il  choisissait  d'être  avec  le  roi,  Monsieur 
savait  toujours  tant  de  nouvelles,  que  toute  la  car- 
rossée s'animait  à  l'instant.  Le  soir,  quand  les  lits  se 
faisaient  attendre,  il  mettait  des  jeux  en  train,  ou 
bien  il  mandait  les  violons  du  roi  et  donnait  le  bal; 
faute  de  mieux,  on  dansait  dans  une  grange.  Il 
n'était  sensible  qu'aux  accidents  de  toilette;  mais, 
pour  ceux-là,  il  ne  concevait  pas  que  l'on  pût  les 
prendre  légèrement.  Le  voyage  de  1670  fut  contrarié 
par  des  pluies  torrentielles,  et  le  plus  mouillé  était 
toujours  le  commandant  en  chef  des  troupes,  obligé 
de  prendre  tête  nue  les  ordres  du  roi.  Monsieur 
considérait  avec  une  espèce  d'indignation  la  mine 
piteuse  de  Lauzun,  ruisselant  et  défrisé,  et  il  disait 
ensuite  :  «  Pour  rien  je  ne  me  montrerais  à  tous 
comme  était  M.  de  Lauzun  tantôt  :  il  n'avait  pas  bon 
air  avec  ses  cheveux  mouillés  ;  jamais  je  n'ai  vu  un 
homme  si  affreux  '  » . 

Mademoiselle  était  encore  plus  indignée  que  Mon- 
sieur;  mais  c'était  que  l'on  pût  trouver  M.  de  Lauzun 
laid,  «  en  quelque  état  qu'il  fût  »,  et  que  le  roi 
l'exposât  de  gaieté  de  cœur  à  s'enrhumer  :  «  M.  de 

1.  Mémoires  de  Mademoiselle. 


272  LOUIS    XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Lauzun  était  à  tout  moment  sans  chapeau  et  se 
mouillait  fort  la  tête.  Je  disais  au  Roi  :  «  Sire,  com- 
«  mandez-lui  de  mettre  son  chapeau  ;  cela  le  fera 
«malade  ».  Enfin  je  le  dis  si  souvent,  que  j'eus  peur 
que  l'on  le  remarquât  ».  Mademoiselle  s'inquiétait 
peu  pour  elle-même  des  misères  de  la  route.  Aucune 
femme  ne  faisait  moins  de  grimaces  pour  manger  un 
mauvais  souper,  pour  coucher  dans  sa  voiture  ou 
dormir  sur  une  chaise.  Elle  n'avait  cependant  pas  la 
réputation  d'être  bonne  voyageuse,  à  cause  de  la 
frayeur  insurmontable  que  lui  inspirait  l'eau.  Dans 
un  gué,  elle  criait  autant  que  la  reine;  les  marques 
d'impatience  du  roi  n'y  pouvaient  rien  :  «  Dès  que 
je  la  vois,  disait-elle  de  l'eau,  je  ne  sais  plus  ce  que 
je  fais  ». 

Le  reste  de  la  caravane  était  résigné  à  camper  à  la 
grâce  de  Dieu.  On  savait  qu'il  fallait  être  content, 
sous  peine  de  déplaire,  et  l'on  était  accoutumé  à  être 
mal;  il  en  était  de  même  dans  tous  les  voyages.  En 
1667,  la  cour  avait  passé  une  nuit  au  château  de 
Mailly,  près  d'Amiens.  L'abbé  de  Montigny,  aumô- 
nier de  la  Reine,  écrivait  le  lendemain  à  des  amies  . 
«  Mailly,  mesdames,  est  unechahuanterie....  Tout  le 
monde  y  était  tellement  entassé  que  Mme  de  Mon- 
tausier  coucha  sur  un  tas  de  paille  dans  un  cabinet, 
les  fdles  de  la  reine  dans  un  grenier  sur  un  las  de 
blé  et  votre  serviteur  sur  un  tas  de  charbon  '  ».  En 


1.    De    La    Vallière    à   Monlespan,    par   Jean    Leiuoiue  et 
André  Lichtenberger. 


LA   COUR   EN    VOYAGE.  273 

1670,  la  nuit  du  3  au  4  mai  défraya  longtemps  les 
correspondances. 

La  journée  du  3  avait  été  pénible.  L'immense 
convoi  était  parti  de  Saint-Quentin  pour  Landrecies 
de  très  bonne  heure,  par  une  pluie  battante  qui  fai- 
sait grossir  à  vue  d'œil  les  cours  d'eau  et  les  marais. 
D'heure  en  heure,  on  enfonçait  davantage  dans  les 
boues,  et  la  route  s'encombrait  de  chevaux  et  de 
mulets  morts  ou  abattus,  de  charrettes  embourbées 
et  de  bagages  déchargés.  Les  carrosses  ne  tardèrent 
pas  à  se  mettre  de  la  partie.  Le  maréchal  de  Belle- 
fonds  abandonna  le  sien  dans  une  fondrière  et  fit  le 
reste  de  l'étape  à  pied  avec  Benserade  et  deux 
autres.  M.  de  Crussol*  eut  de  l'eau  par-dessus  les 
portières  en  traversant  la  Sambre,  et  M.  de  Bouli- 
gneux^,  qui  le  suivait,  fut  contraint  de  dételer  au 
milieu  de  la  rivière  et  de  se  sauver  sur  l'un  des  che- 
vaux. Quand  ce  vint  à  la  reine  et  à  Mademoiselle, 
on  eut  beau  les  conduire  à  un  autre  gué  «  fort  sûr  », 
leurs  cris  et  leur  agitation  furent  tels,  que  l'on 
renonça  à  les  faire  passer.  Elles  allèrent  chercher  un 
abri  dans  la  seule  habitation  du  rivage.  C'était  une 
pauvre  maison,  composée  de  deux  pièces  se  com- 
mandant, et  n'ayant  que  la  terre  pour  plancher; 
Mademoiselle  y  enfonça  jusqu'au  genou  dans  un  trou 
boueux.  Landrecies  était  sur  l'autre  bord,  la  nuit 
tombait  et  chacun  mourait  de  faim,  car  l'on  n'avait 

1.  Emmanuel  II  de  Crussol,  duc  d'Uzès.  Il  avait  épousé  la  fllle 
du  duc  de  Montausier  et  de  Julie  d'Angennes. 

2.  Probablement  l'oncle  par  alliance  de  Bussy-Rabutin. 

18 


274  LOUIS   XIV   ET  LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

presque  rien  eu  à  manger  depuis  Saint-Quentin.  Le 
roi,  très  mécontent,  déclara  que  tout  le  monde  res- 
terait là,  et  que  l'on  attendrait  le  jour  dans  les  car- 
rosses. 

Mademoiselle  remonta  dans  le  sien,  mit  son  bonnet 
de  nuit,  sa  robe  de  chambre  et  se  délaça  en  dessous, 
mais  elle  ne  put  fermer  l'œil,  «  car  c'était  un  bruit 
effroyable  ».  Quelqu'un  lui  dit  :  «  Voilà  le  roi  et  la 
reine  qui  vont  manger  ».  Elle  se  fit  porter  telle  quelle, 
à  travers  les  bourbiers,  dans  la  petite  maison,  et 
trouva  la  reine  fort  maussade.  Marie-Thérèse  n'avait 
pas  de  lit,  et  elle  se  lamentait,  disant  «  qu'elle  serait 
malade  si  elle  ne  dormait  point  »,  et  demandant  où 
était  le  plaisir  de  voyages  pareils?  Louis  XIV^  mit  le 
comble  à  son  chagrin  en  proposant  de  coucher  toute 
la  famille  royale  et  quelques  familières  dans  la  plus 
grande  des  deux  pièces,  l'autre  devant  servir  de 
quartier  général  à  Lauzun  :  «  Voilà,  disait  le  Roi, 
qu'on  vient  d'apporter  des  matelas;  Romecourt  '  a 
un  lit  tout  neuf  sur  quoi  vous  pourrez  dormir.  — 
Quoi!  se  récriait  la  reine,  coucher  tous  ensemble, 
cela  serait  horrible!  —  Quoi!  reprenait  le  roi, 
être  sur  des  matelas  tout  habillés,  il  y  a  du  mal?  Je 
n'y  en  trouve  point  ».  Mademoiselle,  prise  pour 
arbitre,  n'y  en  trouva  point  non  plus,  et  la  reine 
céda 

Cependant  la  ville  de  Landrecies  avait  envoyé  à  ses 
souverains  un  «  bouillon  fort  maigre  »,  dont  la  mau- 

1.  Homecourt  était  lieutenant  des  gardes  du  roi. 


LA   COUR   EN    VOYAGE.  275 

vaise  mine  consterna  Marie-Thérèse.  Elle  le  refusa 
avec  dépit.  Quand  il  fut  bien  entendu  «  qu'elle  n'en 
voulait  point  »,  le  roi  et  ^Mademoiselle,  aidés  de 
Monsieur  et  de  Madame,  l'expédièrent  en  un  instant, 
et,  dès  qu'il  n'y  eut  plus  rien,  la  reine  dit  :  «  J'en 
voulais,  et  Ton  a  tout  mangé!  »  On  allait  rire,  au 
mépris  de  l'étiquette,  sans  un  grand  plat  venu  aussi 
de  Landrecies,  et  sur  lequel  on  se  jeta.  Il  y  avait 
dedans,  raconte  Mademoiselle,  des  viandes  «  si 
dures,  que  l'on  prenait  un  poulet  à  deux  par  chaque 
cuisse  et  on  avait  peine  en  le  tirant  de  toute  sa  force 
d'en  venir  à  bout  ».  Puis  l'on  se  coucha.  Ceux  qui 
n'avaient  pas  encore  leur  bonnet  de  nuit  et  leur  robe 
de  chambre  les  mirent  \  et  c'est  dans  l'appareil 
d'Argan  qu'il  faut  se  représenter  la  royauté  fran- 
çaise pendant  cette  nuit  mémorable. 

Au  coin  de  la  cheminée,  sur  le  lit  de  Romecourt, 
était  la  reine,  tournée  de  manière  à  regarder  ce  qui 
se  passait  :  —  «  Vous  n'avez  qu'à  tenir  votre  rideau 
ouvert,  disait  le  roi,  vous  nous  verrez  tous  ». 
Auprès  de  la  reine,  sur  un  matelas,  étaient  Mme  de 
Béthune,  sa  dame  d'atour,  et  Mme  de  Thianges, 
sœur  de  Mme  de  Montespan.  Venaient  ensuite,  sur 
trois  matelas  se  touchant  faute  de  place.  Monsieur 
et  Madame,  Louis  XIV  et  la  Grande  Mademoiselle, 
Mlle  de  La  Vallière  et  Mme  de  Montespan.  Une 
duchesse,  une  marquise  et  une  fille  d'honneur  se  ser- 
raient sur  un  dernier  matelas,  placé  en  équerre,  et 

1.  11  est  évident  qu'on  les  avait  avec  soi  dans  sa  voiture,  à  tout 
événement. 


276  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

des  plus  gênants  pour  le  va-et-vient  des  officiers 
ayant  affaire  au  quartier  général,  dans  la  pièce  du 
fond.  Par  bonheur  pour  tout  le  monde,  le  roi  finit 
par  faire  dire  à  Lauzun  de  pratiquer  un  trou  dans  le 
mur  extérieur  de  sa  chambre  et  de  donner  ses 
ordres  par  là.  Le  dortoir  royal  eut  ainsi  quelque 
tranquillité,  et  l'on  put  s'endormir. 

A  quatre  heures  du  matin,  Louvois  vint  avertir 
que  l'on  avait  fait  un  pont.  Mademoiselle  éveilla  le 
roi,  et  chacun  se  leva.  Ce  ne  fut  pas  un  beau  coup 
d'œil.  Les  cheveux  étaient  pendants  et  les  visages 
fripés.  Mademoiselle  se  croyait  «  moins  défigurée  » 
que  les  autres,  parce  qu'elle  se  sentait  très  rouge, 
et  elle  s'en  réjouissait,  ne  pouvant  éviter  d'être  vue 
par  Lauzun.  La  famille  royale  remonta  en  carrosse 
et  s'en  alla  tout  droit  entendre  la  messe  à  Landre- 
cies,  après  quoi  ces  augustes  personnes  se  cou- 
chèrent, et  dormirent  une  partie  de  la  journée. 

Le  soir  même,  à  peine  levée.  Mademoiselle  fut  très 
grondée  par  Lauzun  de  ses  peurs  ridicules  de  l'eau. 
Gela  lui  fut  très  doux;  c'était  la  première  fois  qu'il 
s'arrogeait  pareille  liberté,  et  les  femmes  très  amou- 
reuses commencent  toujours  par  aimer  le  ton  de 
maître.  Ils  se  voyaient  moins  souvent  qu'à  Saint- 
Germain,  mais  avec  plus  de  liberté.  Les  hasards  des 
voyages  leur  valaient  çà  et  là  de  longs  tête-à-lôte, 
qu'ils  mettaient  à  profit,  elle  pour  devenir  pressante, 
lui  pour  se  faire  désirer.  Il  lui  dit  un  jour  qu'il  pen- 
sait à  quitter  le  monde  :  «  J'y  entrevois,  continua-t-il, 
de  si  belles  et  de  si  grandes  espérances!  et  si  elles 


LA    COUR   EN   VOYAGE.  277 

me  manquent,  je  mourrai  de  douleur.  —  Mais,  fit 
Mademoiselle,  ne  songerez-vous  jamais  à  vous 
marier?  —  La  seule  chose,  répondit-il,  à  quoi  je 
songerais  si  je  me  voulais  marier,  ce  serait  à  la 
vertu  de  la  demoiselle  :  car  s'il  y  avait  la  moindre 
faute,  je  n'en  voudrais  pas;  fût-ce  vous,  qui  êtes 
au-dessus  de  tout  ».  Il  disait  cela  parce  que  le  bruit 
courait  que  le  roi  voulait  marier  son  favori  avec 
Mlle  de  La  Vallière.  Mademoiselle  s'écria  ingénu- 
ment :  «  Mais  vous  voudriez  bien  de  moi  ;  car  je 
suis  sage.  —  Ne  faisons  point  de  contes  de  Peau 
d'Ane  quand  nous  parlons  sérieusement.  —  Mais 
revenons  donc  à  moi....  »  C'était  justement  ce  qu'il 
ne  voulait  point.  Il  se  rappela  tout  d'un  coup  que 
l'ambassadeur  de  Venise  l'atteudait. 

Une  autre  fois.  Mademoiselle  lui  dit  en  l'abor- 
dant qu'elle  était  «  toute  résolue  de  se  marier  »  et 
que  son  choix  était  fait.  Elle  ajouta  :  «  J'en  veux 
parler  au  roi  et  me  marier  en  Flandre;  cela  fera 
moins  de  bruit  qu'à  Paris.  —  Ah!  gardez-vous-en 
bien,  s'écria  Lauzun  alarmé,  car  il  ne  jugeait  pas 
le  terrain  assez  préparé;  je  ne  le  veux  pas;...  je  m'y 
oppose  ».  Quelques  jours  après,  ils  regardaient 
ensemble  par  une  fenêtre  et  échangeaient  leurs 
impressions  sur  les  gens  de  qualité  qui  venaient  à 
passer,  «  leur  taille,  leur  air,  leur  mine,  leur  esprit  ». 
Au  bout  de  quelque  temps,  Lauzun  dit  :  «  Par  ce 
que  je  vois,  ce  n'est  pas  un  de  ceux-là  que  vous 
choisirez.  —  Non,  assurément,  réphqua  Mademoi- 
selle. Je   voudrais  qu'il  passât  et  vous  le  pouvoir 


278  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

montrer  ».  Comme  on  avait  beau  passer,  elle  reprit  : 
('  Il  faut  chercher  :  il  y  en  a  encore  quelque  autre  ». 
('  Sur  cela,  rapportent  ses  Mémoires,  il  sourit,  et 
nous  parlâmes  d'autre  chose.  »  Ils  avaient  main- 
tenant de  ces  sourires  d'intelligence. 

Cependant  la  cour  revint  à  Saint-Germain  (le 
7  juin)  sans  que  Mademoiselle  eût  obtenu  la  parole 
décisive  qu'elle  ne  cessait  de  mendier.  Lauzun  oppo- 
sait des  atermoiements  à  toutes  ses  avances.  Calcul 
ou  excès  de  prudence,  il  allait  avoir  à  s'en  applaudir. 


III 


Quinze  jours  s'étaient  encore  passés  dans  les 
détours  et  les  faux-fuyants.  Mademoiselle  en  était 
excédée.  Tout  en  comprenant  qu'un  cadet  de  Gas- 
cogne ne  pouvait  pas  lui  dire  :  «  Prenez-moi  »,  il 
était  si  peu  dans  son  caractère  déjouer  au  plus  fin, 
qu'elle  trouvait  «  les  manières  de  M.  de  Lauzun  à 
son  égard...  extraordinaires  ».  Lauzun  était  trop 
compliqué  pour  une  personne  qui  l'était  si  peu.  La 
Bruyère  lui-même  allait  renoncer  à  le  pénétrer,  et 
l'avouer  dans  le  passage  où  il  le  peint  sous  le  nom  de 
Straton  :  «  Caractère  équivoque,  mêlé,  enveloppé; 
une  énigme;  une  question  presque  indécise  ».  Per- 
suadée qu'il  ne  se  dérobait  que  par  respect.  Made- 
moiselle résolut  de  brusquer  les  choses. 

Le  20  juin,  la  cour  alla  «  prendre  les  divertisse- 


MORT   DE   MADAME.  279 

ments  de  la  belle  saison  '  »  à  Versailles.  Monsieur 
et  Madame  s'en  furent  à  leur  château  de  Saint- 
Gloud,  Mademoiselle  suivit  la  cour.  Lauzun  s'était 
absenté,  mais  il  avait  soin  de  venir,  de  temps  à 
autre,  faire  des  apparitions  chez  la  reine.  Un  soir 
qu'il  y  avait  rencontré  Mademoiselle  et  qu'il  la  plai- 
santait au  sujet  du  duc  de  Longueville,  cette  prin- 
cesse lui  dit  vivement  :  —  «  Assurément,  je  me 
marierai;  mais  ce  ne  sera  pas  à  lui.  Je  vous  prie 
que  je  vous  parle  demain  ;  car  je  suis  déterminée, 
résolue  de  parler  au  roi,  et  je  voudrais  bien  que 
tout  ceci  fût  fini  devant  le  1"  juillet  ».  Il  répondit  : 
—  «  Je  m'en  vais  demain  à  Paris,  et  dimanche,  sans 
faute,  je  serai  ici,  et  nous  causerons  de  toute  chose; 
je  commence  à  avoir  aussi  envie  que  vous  de  voir 
tout  ceci  fini  », 

Le  dimanche  (29  juin),  vers  le  soir,  Lauzun  n'était 
pas  encore  arrivé.  On  vint  à  la  chambre  de  Made- 
moiselle l'avertir  que  la  reine  l'attendait  pour  la 
promenade.  Elle  sortit  en  courant  et  croisa  le  comte 
d'Ayen  ^,  l'air  très  pressé  aussi,  qui  lui  dit  en  pas- 
sant :  «  Madame  se  meurt  !  Je  cherche  M.  Vallot^, 
que  le  roi  m'a  commandé  d'y  mener  ».  En  bas,  la 
reine  conta  dans  son  carrosse  l'histoire  du  verre 
d'eau  de  chicorée,  et  que  Madame  se  croyait  empoi- 
sonnée. On  s'étonnait,  on  s'exclamait  :  «  Ah  !  quelle 


1.  Gazette  de  Renaudot. 

2.  Capitaine  des  gardes  du  corps.  Il  fut  depuis  duc  de  Noailles 
et  maréchal  de  France. 

3.  Premier  médecin  du  Roi. 


280  LOUIS    XIV   ET    LA    GRANDE    MADEMOISELLE. 

horreur!  »  on  se  regardait  et  l'on  ne  savait  que  faire; 
Marie-Thérèse  était  descendue  de  voiture  et  se  pro- 
menait en  bateau,  très  paisiblement,  sur  le  grand 
canal.  Survint  précipitamment  un  gentilhomme  : 
Madame  était  à  l'extrémité  et  faisait  dire  à  la  reine 
de  ne  point  tarder,  si  elle  voulait  la  voir.  On  regagna 
«  fort  vite  »  le  château,  où  l'embarras  recommença. 
La  reine  demandait  à  chaque  instant  :  «  Que 
ferai-je?..,  Que  ferai-je?  »  ne  se  décidait  point  et 
empêchait  Mademoiselle  de  partir  sans  elle.  Enfin  le 
roi  parut.  Il  prit  la  reine  dans  son  carrosse,  avec 
Mademoiselle  et  la  comtesse  de  Soissons.  Mme  de 
Montespan  et  Mlle  de  La  Vallière  suivirent.  Il  était 
onze  heures  quand  la  famille  royale  mit  pied  à 
terre  à  la  porte  du  château  de  Saint-Cloud. 

Le  spectacle  qui  l'attendait  a  été  redit  cent  fois. 
C'était,  sur  un  lit,  une  pauvre  petite  figure  échevelée, 
pathétique  de  souffrance,  et  déjà  tirée  par  l'approche 
de  l'agonie.  Sa  chemise  dénouée  laissait  voir  sa  mai- 
greur, et  elle  était  si  pâle  que,  sans  ses  cris,  on 
l'aurait  crue  expirée.  Nous  savons  par  Mme  de  La 
Fayette*  que  les  premiers  sentiments  de  l'entourage 
avaient  été  la  pitié  et  l'attendrissement,  naturels  en 
pareil  cas,  et  redoublés  ici  par  les  douleurs  effroya- 
bles et  la  douceur  devant  la  mort  de  cet  être  jeune 
et  charmant.  L'état  de  Madame  avait  touché  jusqu'à 
Monsieur,  si  dur  pour  elle  depuis  qu'elle  l'avait 
blessé  par  ses  légèretés,  de  sorte  «  qu'on  n'entendait 

1.  lUaloire  de  Madame  Henriette  d'Angleterre, 


MORT   DE   MADAME.  281 

plus  (dans  sa  chambre)  que  le  bruit  que  font  des 
personnes  qui  pleurent  ». 

L'entrée  des  souverains  avec  leur  suite  changea 
soudain  les  dispositions  de  cette  chambre.  Louis  XIV, 
cependant,  était  sincèrement  affligé,  Mademoiselle 
sincèrement  émue,  et  le  reste  sentait  «  qu'on  perdait 
avec  (Madame)  toute  la  joie,  tout  l'agrément  et  tous 
les  plaisirs  de  la  cour  '  »  ;  mais  l'égoïsme  et  l'intrigue 
marchaient  sur  les  talons  des  Majestés.  Tout  en  pleu- 
rant, chacun  se  mit  à  songer  aux  conséquences  de 
cette  mort.  Qui  hériterait  du  grand  crédit  de 
Madame?  Qui  Monsieur  allait-il  épouser?  Serait-ce 
Mademoiselle?  Comment  s'en  trouveraient  les  inté- 
rêts de  tel  ou  tel?  La  mourante  sentait  autour  d'elle 
comme  un  refroidissement  :  «  Elle  voyait  la  tran- 
quillité de  tout  le  monde  avec  peine,  rapporte  Made- 
moiselle; car  je  n'ai  jamais  rien  vu  de  si  pitoyable 
que  l'état  où  elle  était,  et  celui  où  elle  voyait  les 
autres....  On  causait  dans  la  chambre;  on  allait  et 
venait;  on  riait  quasi  ».  Monsieur  n'était  plus 
«  qu'étonné  »  de  ce  qui  lui  arrivait.  Mademoiselle 
l'ayant  engagé  à  faire  appeler  un  prêtre,  il  lui  dit  : 
«  Qui  enverrons-nous  chercher  qui  eût  un  bon  air  à 
mettre  dans  la  Gazette?  »  Monsieur  est  tout  entier 
dans  cette  question. 

Après  le  départ  du  roi,  qui  en  entrahîa  d'autres, 
la  scène  changea  encore.  Monsieur  avait  envoyé 
chercher  Bossuet,  qui  a  raconté  sa  course  à  Saint- 

1.  Mme  de  Sévigne  à  Bussy-Rabulin,  Lettre  du  0  juillet  1670, 


282  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Cloud  dans  une  lettre  à  l'un  de  ses  frères.  Il  semble, 
à  le  lire,  que  sa  présence  chez  Madame  ait  purifié 
les  esprits  des  préoccupations  terrestres,  pour  n'y 
soufTrir  d'autre  pensée  que  celle  de  la  grandeur  de 
la  mort.  En  tout  cas,  Madame  donna  l'exemple,  en 
prouvant  de  toutes  les  manières,  et  jusqu'à  son  der- 
nier soupir,  qu'elle  se  savait  en  train  d'accomplir 
«  la  plus  importante  action  de  notre  vie  '  ».  —  «  Je 
la  trouvai  avec  une  pleine  connaissance,  dit  Bos- 
suet,  parlant  et  faisant  toutes  choses  sans  trouble, 
sans  ostentation,  sans  effort  et  sans  violence,  mais 
si  bien  et  si  à  propos,  avec  tant  de  courage  et  de 
piété  que  fen  suis  liors  de  moi!  »  Dieu  eut  ainsi  le 
dernier  mot. 

A  Versailles,  la  reine  s'était  mise  à  souper  en  ren- 
trant. Mademoiselle  apercevait  Lauzun  parmi  les 
assistants.  «  En  sortant  de  table,  je  lui  dis  :  «  Voici 
«  ce  qui  nous  déconcerte  ».  Il  me  dit  :  «  Beaucoup, 
«  et  j'ai  peur  que  ceci  ne  rompe  tous  nos  projets  ». 
Je  lui  dis  :  «  Ah!  non,  quoi  qu'il  puisse  arriver  ». 
Elle  ne  put  dormir  de  la  nuit  :  comment  se  débar- 
rasser de  Monsieur,  si  le  roi  «  voulait  »  ce  mariage. 
A  six  heures  du  matin,  on  vint  de  Sainl-Cloud 
annoncer  la  mort  de  Madame.  A  cette  nouvelle,  «  le 
roi,  continue  Mademoiselle...,  résolut  de  prendre 
médecine  »,  et  cette  princesse,  survenant  avec  la 
reine,  le  trouva  en  robe  de  chambre,  qui  pleurait 
Madame   de   bon   cœur  et    s'attendrissait  sur   lui- 

1.  Mme  de  Sùvigiié  à  Bussy-Rabutin  [Lettre  du  15  janvier  1687) 
à  propos  de  la  mort  de  (Joiidé. 


PROJETS   COMPROMIS.  283 

même.  Il  dit  à  Mademoiselle  :  «  Venez  me  voir 
prendre  médecine,  afin  de  ne  plus  faire  de  façons  et 
de  faire  comme  moi  ».  Après  avoir  bu,  il  alla  se 
recoucher,  et  la  matinée  se  passa  autour  de  son  lit, 
à  parler  de  la  morte.  Dans  l'après-midi,  le  roi 
s'habilla,  et  vint  causer  des  funérailles  avec  Made- 
moiselle, la  grande  autorité  de  la  cour  en  matière 
d'étiquette.  Dès  que  tout  fut  réglé,  il  lui  dit  la 
parole  qu'elle  attendait  et  qu'elle  redoutait  :  «  Ma 
cousine,  voilà  une  place  vacante  :  la  voulez-vous 
remplir?  »  Je  devins  pâle  comme  la  mort,  et  je  lui 
dis  :  «  Vous  êtes  le  maître,  je  n'aurai  jamais  de 
«  volonté  que  la  vôtre.  »  Il  me  pressa;  je  lui  dis  :  «  Je 
«  n'ai  rien  à  dire  que  cela.  —  Mais  y  avez- vous  de 
«  l'aversion?  »  Je  ne  dis  rien;  il  me  dit  :  «  J'y  Ira- 
«  vaillcrai  et  je  vous  en  rendrai  compte  ».  Dans  les 
salons,  la  foule  remariait  Monsieur  tout  haut.  On 
disait  :  «  A  qui?  »  et  l'on  regardait  Mademoiselle. 

Lauzun  prit  la  chose  en  homme  d'esprit,  sans 
s'attarder  à  d'inutiles  regrets,  ni  feindre  un  déses- 
poir amoureux  qui  était  fort  loin  de  lui.  Ce  fut  d'un 
air  très  dégagé,  et  très  gai,  trop  même  au  gré  de 
Mademoiselle,  qu'il  la  félicita  et  qu'il  refusa  d'écouter 
ses  protestations  que  «  cela  ne  se  ferait  point  ». 
«  Le  roi,  lui  disait-il,  veut  que  vous  épousiez  Mon- 
sieur; il  lui  faut  obéir.  »  Il  Tobjurguait  de  ne  pas 
hésiter,  et  lui  dépeignait  les  joies  des  grandeurs  et 
le  bonheur  d'être  toujours  en  fête  avec  Monsieur. 
Elle  répondait  :  «  Songez  que  j'ai  plus  de  quinze 
ans,  et  que  vous  me  proposez  des  choses  propres 


284  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

aux  enfants  ».  De  tous  les  honneurs  attachés  au 
rang  de  belle-sœur  du  roi,  un  seul  la  touchait  : 
c'était  que  Ton  avait  une  bonne  place  dans  le  car- 
rosse royal,  au  lieu  d'être  toujours  sur  le  strapontin, 
et  elle  représentait  à  Lauzun  que  la  bonne  place 
«  ne  durerait  pas  »  ;  il  faudrait  la  rendre  aux  enfants 
du  roi  dès  qu'ils  seraient  grands.  Il  répliquait  à 
tout  qu'il  fallait  obéir.  Une  fois,  il  ajouta  :  «  Il  faut 
oul)lier  le  passé.  Pour  moi,  je  ne  sais  plus  rien  de 
ce  que  vous  m'avez  conté  :  depuis  quelque  temps, 
j'ai  tout  oublié  ».  Une  autre  fois,  il  laissa  voir  qu'il 
n'ignorait  pas  ce  qu'il  perdait.  Elle  venait  de 
répéter  :  «  Ah  I  cela  ne  se  fera  point.  —  Ah!  si, 
repartit  Lauzun,  et  j'en  serai  bien  aise;  car  je  pré- 
fère votre  grandeur  à  ma  joie  et  à  ma  fortune;  je 
vous  suis  trop  obligé  pour  avoir  d'autres  senti- 
ments ».  —  «  Il  ne  m'en  avait  jamais  tant  dit  »,  fait 
remarquer  Mademoiselle.  Après  ces  entretiens,  elle 
allait  s'enfermer  pour  pleurer.  L'idée  d'épouser 
Monsieur  lui  était  odieuse,  pour  d'autres  raisons 
encore  que  sa  passion. 

Non  pas  qu'elle  le  soupçonnât  d'avoir  empoisonné 
sa  femme;  Mademoiselle  l'en  croyait  incapable; 
mais  elle  ne  pouvait  se  faire  à  l'idée  des  favoris  de 
Monsieur  et  de  leur  toute-puissance  dans  la  maison. 
L'un  d'eux,  M.  de  Beuvron  ',  l'avait  confirmée  dans 
ses  répugnances,  en  venant  insolemment,  et  mala- 

1.  Charles  d'IInrcourt,  chevalier,  puis  comlc  de  Beuvron,  était 
l'un  de  ceux  que  le  bruit  public  accusa  d'avoir  tontril)U('  à  la 
mort  de  Madame 


PROJETS   COMPROMIS.  285 

droitement,  l'assurer  de  sa  protection  et  de  celle  du 
chevalier  de  Lorraine.  Il  lui  avait  dit  en  propres 
termes  :  «  J'aurais  plus  d'avantage  que  ce  fût  vous 
qu'une  de  ces  princesses  d'Allemagne,  qui  n'aui'ait 
pas  un  sou  de  bien,  qui  fera  de  la  dépense;  et  vous, 
vous  en  avez  beaucoup.  Ce  que  le  roi  donne,  Mon- 
sieur en  pourra  faire  des  libéralités;  ainsi  nous  y 
trouverons  bien  mieux  notre  compte  ».  Adressé  à 
une  princesse  aimant  autant  son  argent,  ce  discours 
n'était  pas  habile.  La  suite  le  fut  encore  moins  • 
«  Quand  nous  aurons  fait  votre  mariage,  vous  nous 
en  aurez  l'obligation;  car  vous  savez  bien  que  nous 
le  pouvons  ».  Mademoiselle  le  laissa  dire  et  conta  la 
scène  au  roi  :  «  Il  vous  a  parlé  comme  un  sot  »,  fit 
Louis  XIV  avec  son  bon  sens  ordinaire. 

Elle  ne  pouvait  pas  se  résigner,  et  Lauzun  trem- 
blait qu'on  ne  l'en  rendît  responsable.  Il  vint  une  der- 
nière fois  trouver  Mademoiselle  chez  la  reine,  et  lui 
dit  :  «  Je  viens  vous  supplier  très  humblement  de 
ne  me  plus  parler.  Je  suis  assez  malheureux  pour 
déplaire  à  Monsieur....  Il  croirait  que  toutes  les  dif- 
ficultés que  vous  pourriez  faire...  viendraient  de 
moi.  Ainsi...  je  n'aurai  plus  l'honneur  de  parler  à 
vous.  Ne  m'appelez  point  en  lieu  du  monde;  car  je 
ne  répondrais  pas.  Ne  m'écrivez  ni  m'envoyez.  Je 
suis  au  désespoir  d'être  obligé  d'en  user  ainsi; 
mais  c'est  une  chose  que  je  dois  faire  pour  l'amour 
de  vous  ».  Elle  ergotait,  essayait  de  le  retenir  :  il  lui 
répéta  son  refrain  accoutumé,  qu'il  fallait  obéir,  et 
prit   froidement   congé    tandis    qu'elle    s'écriait   : 


286  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

«  Mais  ne  vous  en  allez  pas.  Quoi!  je  ne  vous  par- 
lerai plus!  »  A  partir  de  ce  jour,  Lauzun  l'évita  soi- 
gneusement. Un  soir  que  cette  princesse  lui  avait 
commandé  de  renouer  son  ruban  de  manchette,  il 
«  répondit  qu'il  n'était  pas  assez  adroit  »,  et  céda  la 
place  à  Mlle  de  La  Vallière.  Il  évitait  même  de 
regarder  du  côté  de  Mademoiselle. 

Louis  XIV  avait  trouvé  son  frère  tout  endoctriné 
sur  les  avantages  d'épouser  beaucoup  de  millions; 
Monsieur  demandait  seulement  un  délai,  ne  voulant 
pas,  avec  les  bruits  qui  couraient,  paraître  trop 
pressé  de  remplacer  la  morte.  Mademoiselle  s'étu- 
diait de  son  côté  à  traîner  les  choses  en  longueur. 
De  l'un  à  l'autre,  le  mois  de  septembre  s'avançait, 
lorsque  le  roi  dit  à  sa  cousine  en  présence  de  la 
reine  :  «  Mon  frère  m'a  parlé;  il  souhaite  qu'au  cas 
que  vous  n'eussiez  point  d'enfants,  vous  donniez 
tout  votre  bien  à  sa  fdle*,  et  il  dit  qu'il  souhaite 
fort  de  n'en  point  avoir,  pourvu  qu'il  soit  sûr  que 
ma  fille  épouse  son  fils.  Je  lui  ai  dit  que  je  lui  con- 
seillais d'avoir  des  enfants,  parce  que  ce  n'était  pas 
une  chose  sûre  ». 

Monsieur  avait  treize  ans  de  moins  que  Mademoi- 
selle, et  celle-ci  savait  ce  que  parler  veut  dire.  Elle 
se  mit  néanmoins  à  rire  :  «  Jamais  en  se  mariant  on 
n'a  dit  que  l'on  souhaite  de  n'avoir  point  d'enfants. 


1.  Monsieur  avait  deux  filles  de  son  premier  mariape  :  Marie- 
Louise  d'Orlrans,  qui  épousa,  en  1079,  C.liailes  11,  roi  d'Espagne, 
et  Anne-Murie  de  Valois,  mariée,  en  lOS-i,  à  Victor-Ainédée  H, 
duc  de  Savoie. 


MONSIEUR  PRÉTENDANT.  287 

Je  ne  sais  si  ce  propos  est  obligeant;  qu'en  dit  Votre 
Majesté?  »  Le  roi  riait  aussi  :  «  Il  a  dit  bien  d'autres 
choses  sur  ce  chapitre,  plus  ridicules,  que  je  lui  ai 
conseillé  de  ne  pas  dire,  pour  son  honneur  »,  La 
plaisanterie  se  prolongea  malgré  la  reine,  qui 
s'écriait  :  «  Cela  est  bien  vilain!  »  Enfin,  Mademoi- 
selle conclut  d'un  ton  sérieux  :  «  Quoique  je  ne 
sois  pas  jeune,  je  ne  suis  pas  d'un  âge  à  ne  pouvoir 
avoir  d'enfants.  A  une  créature  fort  inférieure  on 
fait  de  ces  propositions;  ainsi  Votre  Majesté  veut 
bien  que  je  dise  qu'elles  ne  me  sont  pas  agréables  ». 
Le  roi  reprit  aussi  son  sérieux  pour  prévenir  sa 
cousine  qu'il  ne  donnerait  iamais  à  son  frère  ni 
gouvernement,  ni  rien  de  ce  qui  procure  la  puis- 
sance, mais  seulement  des  pierreries,  meubles  et 
autres  jouets.  C'était  encore  l'une  des  leçons  de  la 
Fronde,  et  Louis  XIV  insiste  sur  cette  résolution 
dans  ses  Mémoires^.  Mademoiselle  le  remercia  iro- 
niquement de  tout  faire  pour  lui  rendre  Monsieur 
souhaitable,  et,  voyant  aux  questions  du  roi  qu'il 
avait  eu  vent  de  quelque  chose,  elle  dépeignit  à  mots 
couverts  l'avenir  qu'elle  entrevoyait.  La  reine 
demandait  ce  que  cela  voulait  dire.  Louis  XIV  se 
taisait  :  «  J'ose  espérer,  fit  Mademoiselle  en  termi- 
nant, que  je  ferai  ce  que  je  voudrai  et  que  (le  roi) 
ne  me  contraindra  pas .  —  Non ,  sûrement , 
répliqua-t-il;  je  vous  laisserai  faire  tout  ce  que 
vous   voudrez    et  je  ne   contraindrai  jamais  per- 

1.  Cf.  Métnoires  de  Louis  XIV  «  pour  l'année  i666  ».  Édition 
Charles  Dreyss. 


288  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   JIADEMOISELLE. 

sonne  ».  Tl  ajouta  un  instant  après  :  «  Allons  dîner  », 
et  l'on  se  sépara. 

Des  semaines  s'écoulèrent  encore.  Les  favoris  de 
Monsieur  s'étaient  refroidis  sur  une  alliance  où,  à  la 
réflexion,  l'humeur  de  Mademoiselle  leur  faisait 
craindre  de  ne  pas  trouver  leur  compte  *.  Les  choses 
se  passèrent  avec  beaucoup  de  douceur  quand  cette 
princesse,  un  soir  d'octobre,  supplia  le  roi  qu'il 
n'en  fût  plus  question.  Louis  XIV  parut  indifférent. 
Monsieur  se  fâcha  un  instant  et  n'y  pensa  plus.  La 
seule  Marie-Thérèse,  qui  ne  s'intéressait  ni  à  son 
beau-frère,  ni  à  sa  cousine,  «  fut  au  désespoir, 
raconte  Mademoiselle,  car  elle  veut  que  l'on  se 
marie  et  que  l'on  ait  des  enfants  ».  Mais  nul  ne 
s'occupait  des  désespoirs  de  Marie-Thérèse. 

Lauzun  approuva  Mademoiselle  et  cessa  de  la 
fuir.  Ce  fut  tout.  Pour  un  grand  ambitieux,  il  n'était 
pas  assez  beau  joueur  avec  la  fortune;  il  avait  trop 
peur  d'être  dupe.  Il  avait  repris  son  attitude 
revêche,  et  refusait  toujours  d'écouter  le  nom  de 
celui  que  Mademoiselle  avait  choisi.  Certain  jeudi 
soir,  qu'elle  l'avait  menacé  de  «  souffler  contre  le 
miroir  et  de  l'écrire  »,  minuit  sonna  pendant  leur 
contestation  :  «  11  n'y  a  plus  moyen  de  le  dire,  fit 
Mademoiselle,  car  il  serait  vendredi  ».  Elle  croyait 
au  vendredi.  Le  lendemain,  elle  prit  une  feuille 
de  papier,  écrivit  tout  en  haut  :  «  C'est  vous  », 
et  cacheta.  «   Ce  jour-là  je  ne  le  vis  qu'en  allant 

1.  Cf.  Segraisiana. 


LAUZUN  RENTRE  EN  FAVEUR  289 

souper.  Je  lui  dis  :  «  J'ai  le  nom  dans  ma  poche; 
«  mais  je  ne  vous  le  veux  pas  donner  le  vendredi  ». 
Il  me  dit  :  «  Donnez-le  moi  ;  je  vous  promets  que  je 
«  le  mettrai  sous  le  chevet  de  mon  lit,  et  que  je  ne 
«  l'ouvrirai  pas  que  minuit  soit  sonné  ».  Elle  n'avait 
pas  coniiance,  et  lui  ne  songeait  même  pas  à  sacri- 
fier une  course  arrangée  pour  le  samedi.  «  Eh 
bien!  j'attendrai  à  dimanche  »,  dit  Mademoiselle 
avec  une  patience  inconcevable,  et  sa  seule  ven- 
geance fut  de  se  faire  prier,  le  dimanche,  avant  de 
donner  son  papier.  Ils  étaient  seuls  au  coin  du  feu, 
chez  la  reine  :  «  Je  tirai  cette  feuille,  où  il  n'y  avait 
qu'un  mot  qui  en  disait  beaucoup;  je  la  lui  montrai; 
je  la  remettais  dans  ma  poche;  je  la  mettais  dans 
mon  manchon.  Il  me  pressait  fort  de  la  lui  donner, 
en  disant  que  le  cœur  lui  battait....  Avant  que  de 
lui  donner  je  lui  dis  :  «  Vous  répondrez  dans  la 
((  même  feuille...  ».  Le  soir,  alors  qu'elle  n'osait  lever 
les  yeux  sur  lui,  il  lui  déclara  qu'elle  se  moquait  de 
lui,  qu'il  n'était  pas  «  assez  sot  pour  y  donner  »,  et 
ce  fut  aussi  le  thème  de  la  lettre  qu'il  lui  remit.  En 
même  temps,  il  commençait  à  être  ému  de  sentir  à 
portée  de  sa  main  une  élévation  aussi  prodigieuse, 
et  il  ne  pouvait  toujours  se  défendre  de  répondre 
sérieusement  à  Mademoiselle. 

Elle  lui  parlait  du  bonheur  qui  les  attendait,  et  de 
ses  projets  pour  faire  de  lui  le  plus  grand  seigneur 
du  royaume.  Il  lui  déconseillait  toujours  de  s'abais- 
ser de  la  sorte,  mais  un  jour  il  ajouta  :  «  Quand  on 
se  marie,  il  faut  connaître  l'humeur  des  gens.  Je 

19 


290  LOUIS   XIV   ET  LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

VOUS  veux  dire  la  mienne  ».  Il  se  peignit  alors  au 
naturel,  bizarre  et  insociable,  et  ne  pouvant  vivre 
que  dans  le  sillage  du  roi  :  —  ■(  Ainsi  je  serais  un 
mari  que  l'on  ne  verrait  guère,  et,  quand  on  le 
verrait,  qui  ne  serait  pas  divertissant.  »  Ensuite  il 
broda,  affirmant  qu'il  était  corrigé  des  femmes  et 
qu'il  n'avait  aucune  ambition  :  «  Quand  on  me  vou- 
drait donner  un  gouvernement,  je  n'en  voudrais 
point.  Après  tout  cela,  me  voudriez-vous?  —  Oui, 

je  vous   veux —   Ne  trouvez-vous    rien  à  ma 

personne  qui  vous  dégoûte?  »  Cette  question  avait 
sa  raison  d'être  ;  Lauzun  était  «  malpropre  ^  »  ;  mais 
elle  indigna  Mademoiselle  :  «  Quand  vous  avez  peur 
de  ne  pas  plaire,  c'est  que  vous  vous  moquez  des 
gens  :  vous  n'avez  que  trop  plu,  dans  votre  vie; 
mais  moi!  Ne  trouvez-vous  rien  en  ma  figure  de 
déplaisant?  Je  crois  n'avoir  nul  défaut  extérieur 
que  les  dents,  que  je  n'ai  pas  belles  :  mais  c'est  un 
défaut  de  race,  et  cette  race  en  peut  faire  passer 
quelques-uns.  —  Assurément  »,  fît-il,  et  elle  n'en 
put  tirer  un  compliment. 

Sur  ces  entrefaites,  la  cour  rentra  au  Louvre  et 
aux  Tuileries,  Mademoiselle  au  Luxembourg.  Après 
mainte  hésitation,  Lauzun  consentit  qu'elle  écrivît 
une  lettre  où  elle  suppliait  le  roi  d'oublier  tout  ce 
qu'il  lui  avait  toujours  entendu  dire  contre  les 
mariages  inégaux,  et  de  lui  permettre  d'être  heu- 
reuse. L'opinion  des  contemporains  fut  que  Lauzun 

1.  Mémoires  de  l'abbé  de  Choisy 


LAUZUN  RENTRE  EN  FAVEUR.  291 

avait  pris  les  devants.  Le  chargé  d'affaires  d'Espagne 
écrivait  de  Paris  le  21  décembre  :  «  Il  est  certain, 
à  ce  que  l'on  dit,  qu'il  en  est  venu  là  avec  l'autori- 
sation et  la  permission  du  roi  *  ».  La  voix  publique, 
dont  les  nouvellistes  du  temps  nous  ont  conservé 
l'écho,  ajoutait  que  Mme  de  Montespan  avait  été 
très  mêlée  à  toute  cette  affaire,  version  que  confir- 
ment deux  de  ses  lettres  à  Lauzun^,  et  qu'elle  avait 
enlevé  le  consentement  du  roi  en  lui  disant  :  «  Hé! 
Sire,  laissez-le  faire,  il  a  assez  de  mérite  pour 
cela  ^  ».  Il  y  avait  entre  elle  et  Lauzun  quelque 
chose  que  l'on  ne  sait  pas,  et  qui  les  rapprochait 
toujours,  quelque  mal  qu'ils  se  fussent  fait. 

Le  roi  avait  répondu  à  Mademoiselle,  sans  dire 
ni  oui  ni  non,  que  sa  lettre  l'avait  étonné,  et  qu'il 
lui  demandait  d'y  mieux  penser.  Il  lui  redonna  le 
même  avis,  trois  jours  après,  dans  un  tête-à-tête 
qui  eut  lieu  entre  deux  portes  et  à  deux  heures  du 
matin  :  «  Je  ne  vous  le  conseille  pas;  je  ne  vous  le 
défends  point;  mais  je  vous  prie  d'y  songer  ».  Il 
ajouta  que  l'on  commençait  à  en  parler  et  que  bien 
des  gens  n'aimaient  pas  M.  de  Lauzun  :  «  Prenez 
là-dessus  vos  mesures  ».  Ils  firent  leur  profit  de 
l'avertissement.  Le  lundi  15  décembre  1670,  dans 
l'après-midi,  les  ducs  de  Montausier  et  de  Créquy, 

1.  Don  Miguel  de  Iturrieta  à  don  Diego  de  la  Torre  (Archives 
de  la  Bastille). 

2.  Madame  de  Montespan  et  Louis  XIV,  par  P.  Clément,  p.  218. 

3.  Histoire,  etc.  (Bibl.  Sainte-Geneviève,  ms.  3  208).  La  même 
version  se  retrouve,  avec  de  légères  variantes,  dans  le  Perro- 
quet, etc. 


292  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

le  maréchal  d'Albret  et  le  marquis  de  Guitry  se 
présentèrent  ensemble  devant  Louis  XIV  et  lui 
demandèrent  la  main  de  Mademoiselle  pour  M.  de 
Lauzun,  «  comme  députés,  pour  ainsi  dire,  de  la 
noblesse  de  France,  qui  recevrait  à  grand  honneur 
et  à  grande  grâce  que  le  roi  voulût  permettre 
qu'un  simple  gentilhomme  qualifié  épousât  une 
princesse  de  ce  rang'  ».  Cette  démarche  était  une 
idée  de  Lauzun.  Elle  réussit  auprès  du  roi,  et, 
après  qu'il  eut  été  remercié  au  nom  de  toute  la 
noblesse  de  son  royaume,  Mademoiselle,  qui  faisait 
semblant  d'écouter  un  sermon  derrière  la  reine, 
fut  avertie  que  M.  de  Montausier  la  demandait.  Il 
lui  conta  le  bon  accueil  qu'ils  avaient  reçu  et  finit 
en  ces  termes  :  a  Voilà  une  affaire  faite;  mais  je 
vous  conseille  de  la  laisser  le  moins  traîner  que 
vous  pourrez,  et  si  vous  me  croyez,  vous  vous 
marierez  cette  nuit  ».  —  «  Je  trouvai  qu'il  avait 
raison,  ajoute  Mademoiselle,  et  je  le  priai  de  le  dire 
à  M.  de  Lauzun,  s'il  le  voyait  avant  moi.  » 


IV 


Il  n'y  a  pas  de  meilleure  leçon  d'histoire  que 
l'émoi  de  toute  la  France  en  apprenant  que  la 
duchesse  de  Montpensier,  petite-fille  dHenri  IV, 
épousait  le  comte  de  Lauzun,  «  simple  gentilhomme 

1.  Mémoires  de  La  Fare. 


ANNONCE   DU   MARIAGE.  293 

qualifié  ».  Un  mariage  de  ce  genre,  à  moins  qu'il  ne 
s'agisse  de  Théritier  du  trône,  n'est  aujourd'hui 
qu'une  simple  nouvelle  mondaine,  même  dans  les 
pays  restés  de  sentiment  monarchique.  Au  xvii^siècle, 
c'était  une  telle  atteinte  à  la  hiérarchie  sociale,  sur 
laquelle  tout  reposait,  que  Mademoiselle  parut  avoir 
manqué  gravement  à  son  devoir  de  princesse  en 
brouillant  ainsi  les  rangs,  Louis  XIV  à  son  devoir 
de  roi  en  ne  s'y  opposant  point.  On  leur  en  voulut 
d'autant  plus  que  les  mœurs,  encouragées  par 
d'illustres  exemples,  offraient  aux  amants  séparés 
par  la  naissance  un  moyen  facile  de  concilier  leur 
bonheur  privé  avec  l'ordre  public.  Les  «  mariages 
de  conscience  »  avaient  été  inventés  pour  ces  sortes 
de  cas  :  pourquoi  ne  pas  s'y  tenir?  Paris  cherchait 
la  réponse,  et  il  avait  pris  cet  air  bourdonnant  et 
affairé  que  n'oublièrent  jamais  ceux  qui  en  avaient 
été  les  témoins  et  qui  faisait  écrire  à  Mme  de  Scvi- 
gné  au  bout  de  dix  ans,  lorsque  l'affaire  des  poisons 
éclata  :  —  «  Il  y  a  deux  jours  que  l'on  est  assez 
comme  le  jour  de  Mademoiselle  et  de  M.  de  Lauzun  : 
on  est  dans  une  agitation,  on  envoie  aux  nouvelles, 
on  va  dans  les  maisons  pour  en  apprendre,  on  est 
curieux*  ». 

Les  princes  et  princesses  du  sang  se  jugèrent 
outragés  et  se  rebellèrent,  événement  si  en  dehors 
de  toutes  les  prévisions,  avec  leurs  habitudes  de 
soumission  passive,  que  Louis  XIV  ne  laissa  pas 

i.  Lettre  du  26  janvier  1680. 


294  LOUIS   XIV   ET  LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

d'en  être  ému.  La  timide  Marie-Thérèse  donna 
l'exemple.  Mademoiselle  était  allée  lui  annoncer 
son  mariage  :  «  Je  désapprouve  fort  cela,  ma  cou- 
sine, fit  la  reine  d'un  ton  fort  aigre,  et  le  roi  ne 
l'approuvera  jamais.  —  Il  l'approuve,  Madame,  et 
c'est  chose  résolue.  — Vous  feriez  bien  mieux  de  ne 
vous  marier  jamais  et  de  garder  votre  bien  pour 
mon  fils  d'Anjou  *  ».  La  colère  lui  donna  le  courage 
de  parler  au  roi,  qui  se  fâcha,  d'où  scène,  larmes, 
nuit  de  désespoir,  mais  refus  de  céder,  et,  finale- 
ment, déclaration  publique  qu'elle  ne  signerait  pas 
au  contrat. 

Monsieur  criait  du  haut  de  sa  tête.  Il  chanta 
pouilles  aux  «  députés  de  la  noblesse  de  France  », 
traita  Mademoiselle,  en  présence  du  roi,  de  «  sans 
cœur  »  et  de  personne  à  «  mettre  aux  Petites-Mai- 
sons- »,  et  déclara  aussi  qu'il  ne  signerait  pas  au 
contrat.  Le  plus  grave  fut  qu'il  accusa  sa  cousine 
de  répéter  à  tout  venant  que  son  mariage  lui  avait 
été  conseillé  par  le  roi.  Mademoiselle  eut  beau  jurer 
qu'elle  n'avait  jamais  rien  dit  de  pareil,  le  mot  fit 
une  grande  impression  sur  Louis  XIV;  il  lui  donna 
son  premier  regret. 

Le  prince  de  Condé,  tant  accusé  d'être  devenu 
sur  le  tard  un  plat  courtisan,  fit  respectueusement 
au  roi  des  remontrances  très  fermes.  Il  n'y  eut  pas 

1.  Second  fils  de  Louis  XIV,  mort  en  bas  âge. 

2.  Cf.,  pour  ce  chapitre,  les  Mélanges  de  Phililicrt  Delamare 
(Bibl.  nationale,  ms.  français,  23  251),  le  Journal  d'Ormesson,  et, 
en  général,  tous  les  mémoires,  correspondances,  pamphlets  et 
chansons  de  l'époque. 


ANNONCE   DU    MARIAGE.  295 

jusqu'à  la  vieille  Madame,  si  profondément  oubliée 
dans  son  coin  du  Luxembourg,  qui  se  réveilla  de  son 
apathie  pour  signer  une  lettre  au  roi,  écrite  en  son 
nom  par  M.  Le  Pelletier,  président  aux  Enquêtes. 

En  dehors  de  la  famille  royale,  Louis  XIV  sentait 
le  blâme  monter  vers  lui  de  toutes  les  classes  de  la 
population.  La  noblesse  se  refusait  généralement 
à  ratifier  le  mandat  que  les  «  députés  »  s'étaient 
donné  en  son  nom.  Sans  doute,  l'honneur  de  ce 
mariage  était  grand,  et  très  inattendu  de  la  part 
d'un  monarque  qui  avait  travaillé  aussi  résolument 
à  rogner  la  puissance  de  l'aristocratie;  mais  la  plu- 
part des  gens  de  qualité  en  étaient  moins  touchés 
que  de  l'espèce  d'abaissement  infligé  à  la  royauté, 
et,  à  travers  elle,  à  l'idée  monarchique,  par  un  acte 
qui,  pour  cette  même  raison,  soulevait  une  répro- 
bation universelle  dans  le  reste  de  la  nation.  Le 
monde  des  Parlementaires  et  de  la  haute  bourgeoisie 
était  outré;  on  y  était  convaincu  que  l'affaire  n'avait 
pu  être  entreprise  que  du  consentement  du  roi,  et 
l'on  trouvait  cela  une  «  honte  »  pour  lui.  Les  classes 
moyennes  étaient  dans  une  irritation  inconcevable, 
Segrais  entendit  Guilloire,  intendant  de  Mademoi- 
selle, dire  à  sa  maîtresse  d'un  ton  très  excité, 
sachant  fort  bien  qu'il  risquait  sa  place  :  «  Vous  êtes 
la  risée  et  l'opprobre  de  toute  l'Europe  ».  Quant  au 
peuple,  son  attitude  fut  touchante  :  «  il  était,  rap- 
poite  un  témoin',  dans  une   dernière   consterna- 

1.  Philibert  Delamare,  loc.  cit. 


29G  LOUIS   XIV  ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

tion  ».  Le  peuple  avait  du  chagrin,  comme  si  son 
prince  lui  avait  causé  une  grande  déception. 

Les  ennemis  de  Lauzun  attisaient  le  méconten- 
tement et  tâchaient  de  gagner  du  temps.  Louvois 
passa  pour  avoir  obtenu  de  l'archevêque  de  Paris 
qu'il  retardât  les  bans.  Le  ministre  se  sentait  direc- 
tement menacé,  et  c'était  aussi  l'avis  du  monde 
politique,  où  beaucoup  de  gens  crurent  toujours  que 
le  mariage  de  Mademoiselle  avait  été  un  coup  monté 
«  contre  M.  de  Louvois,  ennemi  de  M.  de  Lauzun  »  », 
par  Colbert  et  Mme  de  Montespan. 

Tandis  que  l'orage  s'amassait,  les  amis  des  deux 
amants  les  pressaient  d'en  finir  au  plus  tôt.  «  Au 
nom  de  Dieu,  leur  disait  Rochefort,  capitaine  des 
gardes  comme  Lauzun,  mariez-vous  plutôt  aujour- 
d'hui que  demain.  »  Monlausier  les  «  grondait  »  de 
lanterner.  Mme  de  Sévigné  représentait  à  Mademoi- 
selle que  c'était  «  tenter  Dieu  et  le  Roi  -  ».  Rien  n'y 
faisait  avec  des  gens  qui  marchaient  sur  les  nuées. 
Lauzun  v  enivré  de  vanité  '  »  se  croyait  au  port 
et  à  l'abri  de  tout,  ayant  le  roi  et  Mme  de  Mon- 
tespan pour  lui.  Mademoiselle  «  enivrée  d'amour  » 
se  laissait  guider.  Son  premier  avis  avait  été  de  se 
marier  le  soir  même  de  la  députation,  sans  le  dire  à 
personne,  mais  Lauzun  s'y  était  refusé  :  «  Il  était  si 
persuadé  que  (Mme  de  Montespan)  ne  lui  manque- 


1.  Journal  d'Olivier  d'Orniesson. 

2.  Lettre  à  Coulanges,  du   31   décembre.   La   lettre  où  elle 
annonce  le  mariage,  trop  connue  pour  qu'on  l'ose  citer,  est  du  15. 

3.  Mémoires  de  La  Fare. 


ÉMOTION    GÉNÉRALE.  297 

rait  pas  et  que  rien  ne  pourrait  changer  le  roi  pour 
lui,  qu'il  se  tenait  sur  de  tout  et  me  disait  :  t<  Je  ne 
me  défie  que  de  vous  ».  Se  marier  ainsi  en  tapinois 
ne  contentait  point  sa  vanité.  Il  voulait  que  cela  se 
fît  «  de  couronne  à  couronne  *  »,  en  plein  jour  et 
dans  toutes  les  formes.  11  voulait  la  chapelle  des 
Tuileries,  du  faste,  de  la  foule,  une  haie  de  visages 
étonnés  et  envieux.  Il  voulait  la  «  riche  livrée  ^  » 
qu'il  s'était  hâté  de  commander  pour  la  circonstance. 
Bref  il  voulait  la  lune,  et  cela  ne  réussit  jamais. 

Le  mardi  16  décembre  «  se  passa  à  parler,  à 
s'étonner,  à  complimenter  ^  ».  Il  vint  au  Luxembourg 
«  un  monde  infini  »,  dont  l'archevêque  de  Reims, 
frère  de  Louvois,  qui  dit  à  Mademoiselle  :  «  Me 
feriez- vous  le  tort  de  choisir  un  autre  que  moi  pour 
vous  marier?  »  —  «  Un  autre  »  avait  déjà  sollicité 
cet  honneur,  preuve  que  l'on  n'envisageait  pas  alors 
la  possibilité  d'une  rupture,  et  Mademoiselle  répli- 
qua :  —  «  M.  l'archevêque  de  Paris  a  dit  qu'il  vou- 
lait que  ce  fût  lui  ».  Le  mercredi,  nouvelle  cohue, 
Louvois  en  personne,  tous  les  ministres;  mais  le 
ton  n'était  déjà  plus  le  même,  et  Mademoiselle  s'en 
aperçut  bien  :  «  On  me  faisait  de  grandes  révérences  : 
on  causait  et  on  ne  parlait  point  de  l'affaire  ».  Le 
soir  de  ce  même  jour,  elle  fit  donation  à  Lauzun, 
«  en  attendant  mieux  »,  disait  Mme  de  Sévigné,  du 
comté  d'Eu,  qui  était  la  première  pairie  de  France, 

1.  Mémoires  dt,  Mme  de  Caylus. 

2.  Saint-Simon,  Écrits  inédits. 

3.  Mme  de  Sévigné,  lettre  du  19  décembre. 


298  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

donnant  le  premier  rang-,  de  la  principauté  de 
Dombes  et  du  duché  de  Montpensier,  dont  il  prit 
aussitôt  le  titre  et  le  nom.  Ils  convinrent  ensuite  de 
se  marier  le  lendemain  à  midi. 

Le  jeudi  18,  il  se  trouva  que  le  contrat  n'était  pas 
prêt;  les  hommes  d'affaires  l'avaient  fait  exprès.  Vers 
le  soir,  Lauzun,  qui  perdait  sa  belle  assurance,  offrit 
à  Mademoiselle  de  rompre.  Elle  s'en  offensa,  et 
essaya  une  fois  de  plus  de  lui  faire  dire  qu'il  l'aimait, 
mais  il  répondit  :  «  C'est  ce  que  je  ne  dirai  qu'en 
sortant  de  l'église  ».  Il  n'était  plus  question  de  la 
chapelle  des  Tuileries,  ni  d'éblouir  les  Parisiens,  et 
le  vendredi  obligeait  à  un  nouveau  retard.  Mademoi- 
selle ayant  écarté  ce  jour-là.  Tout  considéré,  rendez- 
vous  fut  pris  à  Gharenton,  dans  une  maison  amie, 
pour  se  marier  à  la  dérobée,  le  lendemain  soir  après 
minuit,  sans  archevêque,  car  celui  de  Paris  com- 
mençait à  inspirer  de  la  défiance  :  «  Le  curé  du  lieu 
nous  parut  bon  pour  cela  ».  Lorsqu'ils  furent  bien 
convenus  de  leurs  faits.  Mademoiselle  s'amusa  à 
montrer  à  ses  familiers  la  chambre  qu'elle  venait  de 
faire  arranger  pour  le  futur  duc  de  Montpensier  : 
«  Elle  était  magnifiquement  meublée,  raconte  l'abbé 
de  Choisy.  «  Ne  trouvez- vous  pas,  nous  dit-elle, 
«  qu'un  cadet  de  Gascogne  sera  assez  bien  logé?  » 
Lauzun  prit  congé  de  bonne  heure.  Il  voulait,  selon 
l'usage  du  temps,  aller  coucher  chez  des  baigneurs  ; 
Mademoiselle  s'y  opposa,  parce  qu'il  était  «  fort 
enrhumé  ».  Il  avait  aussi  «  fort  mal  aux  yeux  ».  Je 
lui  disais  :  «  "Vous  avez  les  yeux  bien  rouges  ».  Il  me 


ÉMOTION   GÉNÉRALE.  299 

répondit  :  «  Vous  font-ils  mal  au  cœur?  —  Non, 
car  ils  ne  sont  nullement  dégoûtants.  »  On  a  déjà 
pu  remarquer  que  ces  illustres  amants  ne  possé- 
daient ni  l'un  ni  l'autre  les  grâces  légères  de  la 
conversation;  ils  avaient  le  mot  singulièrement 
appuyé.  «  Ces  dames  se  moquèrent  de  nous,  poursuit 
la  princesse.  On  était  fort  gai.  Je  ne  sais  pourtant 
quel  pressentiment  j'avais.  Je  me  mis  à  pleurer  en 
le  voyant  partir  ;  il  fut  triste  ;  on  se  moqua  de  nous. 
Toutes  ces  dames  s'en  allèrent  aussi;  il  ne  resta  que 
Mme  de  Nogent.  »  C'était  la  sœur  de  Lauzun,  et 
Mademoiselle  s'était  fort  liée  avec  elle  dans  les  der- 
niers mois. 

Tandis  que  l'on  perdait  du  temps  au  Luxembourg, 
Louis  XIV  subissait  une  sorte  d'assaut  général  pour 
obtenir  qu'il  retirât  son  autorisation  :  «  La  reine  et 
les  princes  du  sang  redoublaient  leurs  instances.  Le 
maréchal  de  Villeroy  *  se  jeta  à  ses  genoux,  les 
larmes  aux  yeux;  les  ministres,  à  la  fin  tous  ceux 
qui  approchent  de  la  personne  du  roi,  lui  font 
entendre  la  voix  du  peuple. . . .  Enfin  Dieu  toucha  tout 
à  coup  le  cœur  du  roi  ^...  »  Dieu,  non,  mais  une 
créature  de  chair  :  Mme  de  Montespan  trahissait 
une  seconde  fois  Lauzun . 

La  Fare  affirme  que  ce  fut  sur  le  conseil  de 
Mme  de  Maintenon,  qui  n'élait  encore  que  Mme  Scar- 
ron,   gagnant  péniblement  son  pain  à  élever  dans 

1.  Ancien  gouverneur  du  roi,  qui  lui  avait  conservé  beaucoup 
d'affection. 

2.  Philibert  Delamare,  loc.  cit. 


300  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Tombre  les  enfants  du  roi  et  de  Mme  de  Montespan. 
Mme  Scarron  avait  infiniment  d'esprit,  infiniment 
de  prudence,  et  elle  était  alors  bien  loin  de  toute 
pensée  de  rivalité  :  le  roi  ne  la  pouvait  souffrir. 
Elle  racontait  plus  tard  qu'il  l'avait  prise  pour  un 
«  bel  esprit  »  n'aimant  «que  les  choses  sublimes  '  », 
et  Louis  XIV  redoutait  les  Philamintes.  Ce  fut  donc 
en  amie  désintéressée  qu'elle  «  fit  voir  à  Mme  de 
Montespan  l'orage  qu'elle  s'attirait,  en  soutenant 
Lauzun  dans  cette  affaire,  que  la  famille  royale,  et 
le  roi  lui-même  lui  reprocherait  le  pas  qu'elle  lui 
faisait  faire.  Enfin  elle  fit  si  bien,  que  celle  qui  avait 
fait  cette  affaire  la  rompit  ^  »,  Louis  XIV  céda  aux 
instances  de  Mme  de  Montespan,  et  envoya  chercher 
Mademoiselle  au  Luxembourg. 

Il  était  huit  heures  du  soir.  Mademoiselle  eut  un 
cri  en  apprenant  que  le  roi  la  demandait:  «  Je  suis 
au  désespoir;  mon  affaire  est  rompue  ».  Arrivée  aux 
Tuileries,  on  la  fit  entrer  chez  le  roi  par  les  der- 
rières, et  elle  s'aperçut  qu'on  lui  dissimulait  quelque 
chose.  En  effet,  Louis  XIV  faisait  cacher  Condé  der- 
rière une  porte,  afin  qu'il  les  écoutât  et  lui  servît  de 
garant  :  «  On  ferma  la  porte  sur  moi.  Je  trouvai  le 
roi  tout  seul,  ému,  triste,  qui  me  dit  :  «  Je  suis  au 
«  désespoir  de  ce  que  j  ai  à  vous  dire.  On  m'a  dit 

1.  Mme  de  Maintenon,  Lettres  historiques  et  édifiantes.  Cf. 
Mémoire  do  Mlle  d'Aumale,  publié  par  M.  le  comte  d'Hausson- 
ville. 

2.  L'abbé  de  Choisy  raconte  la  même  scène,  mais  en  Tattri- 
buant  à  la  princesse  de  Carignan  ^iMarie  de  Bourbon-Soissons, 
1066-1692). 


LOUIS    XIV   ROMPT  L'aFFAIUE.  301 

«  que  l'on  disait  dans  le  monde  que  je  vous  sacri- 
«  fiais  pour  iaire  la  fortune  de  M.  de  Lauzun;  que 
«  cela  me  nuirait  dans  les  pays  étrangers,  et  que  je 
«  ne  devais  point  souffrir  que  cette  affaire  s'achevât. 
«  Vous  avez  raison  de  vous  plaindre  de  moi  ;  battez- 
«  moi,  si  vous  voulez.  11  n'y  a  emportement  que  vous 
M  puissiez  avoir,  que  je  ne  souffre  et  que  je  ne 
«  mérite.  —  Ah!  m'écriai-je,  Sire,  que  me  dites-vous? 
«  Quelle  cruauté!  »  Elle  mêlait  les  protestations  de 
respect  et  les  reproches,  criait  son  désespoir  et 
s'informait  avec  angoisse,  à  deux  genoux,  du  sort  de 
Lauzun  :  «  Où  est-il,  Sire,  M.  de  Lauzun?  —  Ne 
vous  mettez  point  en  peine;  on  ne  lui  fera  rien  », 

Les  vraies  douleurs  sont  toujours  éloquentes. 
Louis  XIV  laissa  voir  sans  fausse  honte  son  émo- 
tion :  «  Il  se  jeta  à  genoux  en  même  temps  que  moi 
et  m'embrassa.  Nous  fûmes  trois  quarls  d'heure 
embrassés,  sa  joue  contre  la  mienne;  il  pleurait 
aussi  fort  que  moi  :  «  Ah!  pourquoi  avez-vous  donné 
le  temps  de  faire  des  réflexions?  Que  ne  vous  hâtiez- 
vous?  —  Hélas  !  Sire,  qui  se  serait  méfié  de  la 
parole  de  Votre  Majesté?  Vous  n'en  avez  jamais 
manqué  à  personne,  et  vous  commencez  par  moi  et 
par  M.  de  Lauzun!  je  mourrai,  et  je  serai  trop 
heureuse  de  mourir.  Je  n'avais  jamais  rien  aimé  de 
ma  vie;  j'aime,  et  aime,  passionnément  et  de  bonne 
foi,  le  plus  honnête  homme  de  votre  royaume.  Je 
faisais  mon  plaisir  et  la  joie  de  ma  vie  de  son  éléva- 
tion. Je  croyais  passer  ce  qui  m'en  reste  agréable- 
ment avec  lui,  à  vous  honorer,  à  vous  aimer  autant 


302  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

que  lui.  Vous  me  l'aviez  donné,  vous  me  l'ôtez,  c'est 
m'arracher  le  cœur.  » 

On  avait  toussé  derrière  la  porte.  «  A  qui  me 
sacrifiez-vous  là,  Sire?  Serait-ce  à  M.  le  Prince?  » 
Mademoiselle  devenait  amère  et  le  roi  avait  envie 
que  ce  fût  fini  ;  mais  elle  continuait  à  le  supplier  : 
«  Quoi  !  Sire,  ne  vous  rendrez-vous  pas  à  mes 
larmes?  »  Il  répondit  en  élevant  la  voix,  «  afin  que 
Ton  l'entendît  :  «  Les  rois  doivent  satisfaire  le 
«  public  ».  Un  instant  après,  il  lui  dit  :  «  Il  est  tard. 
«  Je  n'en  dirais  pas  davantage  ni  autrement,  quand 
«  vous  seriez  ici  plus  longtemps.  »  Il  m'embrassa, 
et  me  mena  à  la  porte....  » 

Tel  est  le  récit  de  Mademoiselle.  Il  en  existe  un 
autre,  dicté  le  soir  même  par  Louis  XIV  à  son 
ministre  des  Affaires  étrangères  ,  ainsi  qu'en 
témoigne  la  lettre  suivante  de  M.  de  Lyonne,  écrite 
le  lendemain  matin,  avant  que  le  roi  fût  levé,  et 
expédiée  en  hâte  à  M.  de  Pomponne  ',  notre  ambas- 
sadeur en  Hollande  : 

«  Je  suis  accablé  d'affaires  et  n'ai  le  temps  de  vous 
dire  autre  chose  si  ce  n'est  que,  comme  je  ne  doute 
pas  que  toutes  les  lettres  de  Paris  ne  portent  en  vos 
quartiers  la  nouvelle  du  mariage  de  Mademoiselle 
avec  M.  le  comte  de  Lauzun,  je  dois  vous  avertir  que 
le  roi  le  rompit  hier  à  onze  heures  du  soir,  ce  que 
peu  de  personnes  auront  pu  apprendre  avant  le 
départ  de  l'ordinaire.  J'ai  déjà  minuté  une  lettre  cir- 

1.  Simon  Arnauld,  marquis  de  Pomponne  (iC18-1699)  et  fils 
d'Arnuuld  d'Andilly. 


LOUTS   XIV   ROMPT   L'aFFATRE.  303 

culaire  de  Sa  IMajesté  à  tous  messieurs  ses  ministres 
qui  la  servent  au  dehors,  pour  les  informer  de  tout 
ce  qui  s'est  passé  depuis  sept  ou  huit  jours  en  cette 
affaire;  mais  comme  le  roi  ne  s'éveille  qu'après  neuf 
heures,  et  qu'alors  le  courrier  sera  parti,  Sa  Majesté 
ne  pourra  la  signer  assez  à  temps  pour  vous  être 
envoyée  aujourd'hui  et  vous  vous  contenterez,  s'il 
vous  plaît,  de  savoir  que  le  mariage  est  rompu.  Je 
vous  prie  d'envoyer  la  copie  du  billet  à  M.  le  cheva- 
lier de  Terlon  et  au  sieur  Rousseau  ',  et  de  leur  mar- 
quer que  je  vous  en  ai  prié*  ». 

Avant  de  faire  connaître  la  «  lettre  circulaire  de  sa 
Majesté  »  sur  les  cris  et  les  larmes  de  sa  pauvre  cou- 
sine, il  est  à  noter  que  le  pays  trouva  parfaitement 
naturel,  à  en  juger  par  les  écrits  du  temps,  ce  faire- 
part  officiel  aux  puissances  étrangères  de  choses  qui 
les  regardaient  si  peu.  Tant  l'homme  était  insépa- 
rable du  souverain  dans  l'opinion  du  xviV  siècle,  et 
tant  la  France  était  pénétrée  de  l'importance  univer- 
selle de  Louis  XIV  et  des  obligations  qui  en  décou- 
laient pour  lui  !  «  Il  devait  compte  de  ses  actions  à 
toute  l'Europe  »,  dit,  à  propos  de  l'affaire  Lauzun, 
une  relation  déjà  citée  '. 

Il  est  bon  aussi  de  rappeler,  pour  l'intelligence  du 
texte,  que  l'une  des  demi-sœurs  de  Mademoiselle 
avait  épousé  un  duc  de  Guise,  cadet  de  la  maison 
de  Lorraine;  mariage  qui  n'avait  pas  semblé  moins 


1.  Nos  chargés  d'affaires  en  Suède  et  en  Allemagne. 

2.  Archives  de  la  Bastille. 

3.  Philibert  Delamare,  loc.  cit. 


304  LOUIS   XIV   ET  LA    GRANDE    MADEMOISELLE. 

inégal  à  l'aristocratie  française  que  celui  de  Lauzuii 
avec  Mademoiselle.  On  n'y  avait  pas  fait  grande 
attention  sur  le  moment,  parce  que,  entre 
]\Ille  d'Alençonetla  Grande  Mademoiselle,  l'habitude 
mettait  un  abîme;  mais  les  «  députés  de  la  noblesse 
de  France  »  n'avaient  pas  manqué  de  faire  valoir  au 
roi  que  les  grands  de  son  royaume  et  les  officiers 
de  sa  couronne  valaient  bien  les  princes  étrangers, 
et  en  particulier  «  les  Lorrains  »,  malgré  les  préten- 
tions de  ces  derniers.  Cela  dit,  voici  l'essentiel  de  la 
longue  dépêche  adressée  à  tous  nos  ambassadeurs. 
Elle  débutait  en  ces  termes  :  «  Comme  ce  qui  s'est 
passé  depuis  cinq  ou  six  jours  sur  un  dessein  que 
ma  cousine  avait  formé  d'épouser  le  comte  de 
Lauzun,  l'un  des  capitaines  des  gardes  de  mon 
corps,  fera  sans  doute  grand  éclat  partout,  et  que  la 
conduite  que  j'y  ai  tenue  pourrait  être  malignement 
interprétée  et  blâmée  par  ceux  qui  n'en  seraient  pas 
bien  informés,  j'ai  cru  en  devoir  instruire  tous  mes 
ministres  qui  me  servent  au  dehors  ».  Le  roi  expo- 
sait ensuite  par  le  menu  les  incidents  de  l'affaire,  et 
c'est  exactement  le  récit  de  Mademoiselle,  sauf  que 
Louis  XIV  se  dépeint  très  opposé  dès  le  début  à  ce 
mariage,  et  n'ayant  cédé  que  de  guerre  lasse,  à  force 
d'être  harcelé  par  sa  cousine  et  les  députés  de  la 
noblesse  :  «  Elle  continua...,  par  de  nouveaux  billets, 
et  par  toutes  les  autres  voies  qui  lui  purent  tomber 
dans  l'esprit,  à  me  presser  vivement  de  donner  ce 
consentement  qu'elle  me  demandait,  comme  la  seule 
chose  qui  pouvait,  disait-elle,  faire  tout  le  bonheur 


LOUIS   XIV   ROMPT   l'aFFAIRE.  305 

elle  repos  de  sa  vie  ».  D'autre  part,  les  députés  lui 
représentèrent  «  que  si,  après  avoir  consenti  au 
mariage  de  ma  cousine  de  Guise,  non  seulement  sans 
y  faire  la  moindre  difficulté,  mais  avec  plaisir,  je 
résistais  à  celui-ci,  que  sa  sœur  souhaitait  si  ardem- 
ment, je  ferais  connaître  évidemment  au  monde  que 
je  mettais  une  très  grande  différence  entre  des 
Cadets  issus  de  maisons  souveraines  et  les  officiers 
de  ma  couronne,  ce  que  l'Espagne  ne  faisait  point, 
et,  au  contraire,  préférait  ses  Grands  à  tous  les 
Princes  étrangers,  et  qu'il  était  impossible  que  cette 
différence  ne  mortifiât  extraordinairement  toute  la 
noblesse  démon  royaume....  Pour  conclusion,  les 
instances  de  ces  quatre  personnes  furent  si  pres- 
santes, ou  leurs  raisons  si  persuasives,  sur  le  prin- 
cipe de  ne  pas  désobliger  sensiblement  toute  la 
noblesse  française,  que  je  me  rendis  à  la  fin  à  donner 
un  consentement  au  moins  tacite  à  ce  mariage,  haus- 
sant les  épaules  d'étonnement  sur  l'emportement  de 
ma  cousine,  et  disant  seulement  qu'elle  avait  qua- 
rante-trois ans  et  qu'elle  pouvait  faire  ce  qui  lui  plai- 
rait ». 

Il  continuait  :  «  Dès  ce  moment-là,  l'affaire  fut 
tenue  pour  conclue  ».  Suivaient  les  détails  que  l'on 
connaît  :  préparatifs  du  mariage,  foule  au  Luxem- 
bourg, bruits  «  fort  injurieux  »  que  le  roi  avait 
arrangé  la  chose  en  dessous  pour  favoriser  Lauzun, 
et,  finalement,  résolution  de  rompre  l'affaire.  C'est 
le  seul  endroit  où  Louis  XIV  ait  cru  devoir  borner 
ses  confidences  à  l'univers  :  il  passe  sous  silence 

20 


306  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

Mme  de  Montespan  suppliante  et  Condé  derrière  sa 
porte  :  «  J'envoyai  appeler  ma  cousine.  Je  lui 
déclarai  que  je  ne  soiifiYirais  point  qu'elle  passât 
outre  à  ce  mariage,  que  je  ne  consentirais  pas  non 
plus  qu'elle  épousât  aucun  prince  de  mes  sujets, 
mais  qu'elle  pouvait  choisir  dans  toute  la  noblesse 
qualifiée  de  France  qui  elle  voudrait,  hors  le  seul 
comte  de  Lauzun,  et  que  je  la  mènerais  moi-même  à 
l'église.  Il  est  superflu  de  vous  dire  avec  quelle  dou- 
leur elle  reçut  la  chose,  combien  elle  répandit  de 
larmes  et  poussa  de  sanglots.  Elle  se  jeta  à  genoux. 
Je  lui  avais  donné  cent  coups  de  poignard  dans  le 
cœur.  Elle  voulait  mourir.  Je  résistai  à  tout....  »  Le 
roi  ajoute  qu'il  fit  ensuite  la  même  communication 
à  Lauzun,  «  et  je  puis  dire  qu'il  la  reçut  avec  toute 
la  constance,  la  soumission  et  la  résignation  que  je 
pouvais  désirer*  ».  C'est  sur  cette  comparaison, 
défavorable  à  Mademoiselle,  que  se  termine  ce 
curieux  document,  si  peu  généreux  en  présence  d'un 
chagrin  si  vrai  et  si  profond. 

Cette  princesse  était  remontée  en  carrosse  dans  un 
état  à  faire  pitié.  Elle  y  eut  une  attaque  de  nerfs  et 
cassa  en  route  les  glaces  de  la  voiture.  Au  Luxem- 
bourg, sa  chambre  s'était  remplie  de  gens  qui  atten- 
daient son  retour  :  «  Deux  de  ses  valets  de  pied, 
raconte  l'abbé  de  Choisy,  entrèrent  dans  sa  chambre 

1.  La  Correspondance  de  Pomponne  (Bibl.  de  l'Arsenal,  4  712 
(598,  II.  F.),  fol.  373.  M.  Chéruel,  dans  l'appendice  au  vol.  IV 
des  Mémoires  de  Mademoiselle,  et  M.  Livet,  dans  VHistoirt 
amoureuse  des  Gaules,  ont  publié  cette  lettre  d'après  une  copio 
légèrement  inexacte. 


LOUIS   XIV   ROMPT   l'aFFAIRE.  307 

en  disant  tout  haut  :  «  Sortez  vite  par  le  degré  ». 
Tout  le  monde  sortit  en  foule;  mais  je  demeurai  des 
derniers,  et  vis  la  princesse  venir  du  bout  de  la  salle 
des  gardes  comme  une  furie,  échevelée,  et  menaçant 
des  bras  le  ciel  et  la  terre  ».  Elle  avait  h  peine  eu  le 
temps  de  se  calmer,  que  Lauzun  entra,  accompagné 
de  MM.  de  Montausier,  Créqui  et  Guitry  :  «  En  le 
voyant,  je  criai  les  hauts  cris,  et,  lui,  eut  beaucoup 
de  peine  à  s'empêcher  de  pleurer  ».  La  noblesse  de 
France  venait,  sur  Tordre  du  roi,  remercier  la 
petile-fdle  d'Henri  IV  de  l'honneur  qu'elle  avait 
voulu  lui  faire.  M.  de  Montausier  porta  la  parole. 
Mademoiselle  sanglotait,  Lauzun  avait  pris  l'atti- 
tude, qui  devait  lui  être  comptée,  et  il  le  savait  bien, 
d'un  homme  qui  bénit  les  coups  les  plus  cruels,  par- 
tant de  la  main  de  son  roi.  «  M.  de  Lauzun,  écrivait 
Mme  de  Sévigné,  a  joué  son  personnage  en  perfec- 
tion; il  a  soutenu  ce  malheur  avec  une  fermeté,  un 
courage,  et  pourtant  une  douleur  mêlée  d'un  profond 
respect,  qui  l'ont  fait  admirer  de  tout  le  monde*  ». 
La  princesse  l'aurait  souhaité  moins  admirable.  Elle 
lui  disait  :  «  Vous  avez  cette  force  d'esprit  que  tout 
le  monde  vous  croira  indifférent  pour  moi.  Que 
dites-vous?  »  et  je  sanglotais  à  chaque  parole.  Il  me 
dit  d'un  grand  sang-froid  :  «  Si  vous  croyez  mon  con- 
«  seil,  vous  irez  demain  dîner  aux  Tuileries  et  remer- 
«  cier  le  roi  de  l'honneur  qu'il  vous  a  fait  d'avoir 
«  empêché  une  chose,  dont  vous  vous  seriez  repentie 

1.  Lettre  du  24  décembre  1670. 


308  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE, 

«  toute  votre  vie  ».  Elle  l'emmena  à  l'écart  et  eut  enfin 
le  plaisir  de  le  voir  pleurer  :  «  Il  ne  me  sut  jamais 
parler,  ni  moi  non  plus.  Je  lui  dis  seulement  : 
«  Quoi!  je  ne  vous  verrai  plus?  Si  cela  est,  je 
«mourrai  ».  Puis  nous  retournâmes.  Ces  messieurs 
s'en  allèrent...  je  me  couchai;  je  fus  vingt-quatre 
heures...  quasi  sans  connaissance  ». 

Elle  avait  défendu  de  recevoir  personne.  Sa  porte 
s'ouvrit  cependant,  le  vendredi  matin,  pour  Mme  de 
Sévigné.  Il  y  avait  juste  vingt-quatre  heures  que 
Mademoiselle  avait  débordé  de  joie  devant  elle  et 
méprisé  ses  avertissements  :  «  Je  la  trouvai  dans  son 
lit*;  elle  redoubla  ses  cris  en  me  voyant;  elle  m'ap- 
pela, m'embrassa,  et  me  mouilla  toute  de  ses  larmes. 
Elle  me  dit  :  «  Hélas  I  vous  souvient-il  de  ce  que 
«  vous  me  dites  hier?  Ah  I  quelle  cruelle  prudence! 
«  ah!  la  prudei-ce  »!  Elle  me  fit  pleurer  à  force  de 
pleurer  ».  Un  peu  plus  tard,  on  lui  annonça  le  roi. 
«  Quand  il  entra,  rapporte  Mademoiselle,  je  me  mis 
à  crier  de  toute  ma  force;  il  m'embrassa  encore  et  fut 
toujourssa  joue  contre  la  mienne.  Je  lui  disais  :  «  Votre 
Majesté  me  fait  comme  les  singes  qui  étouffent  leurs 
enfants  en  les  embrassant  ».  Comme  il  lui  promettait 
merveilles  pour  la  consoler,  entre  autres  «  qu'il  ferait 
des  choses  admirables  pour  M.  de  Lauzun  »,  elle 
eut  la  présence  d'esprit,  malgré  son  trouble,  de 
demander  s'il  lui  faudrait  ne  plus  voir  son  ami?  La 
réponse  du  roi  est  à  retenir,  car  elle  eut  de  grandes 

1.  Lettre  du  31  décembre. 


LOUIS   XIV   ROMPT   l'aFFAIRE.  309 

suites  pour  sa  cousine.  «  Il  me  dit  :  «  Je  ne  vous 
«  défends  point  de  le  voir;...  et  assurément  vous  ne 
«  sauriez  prendre  avis  d'un  plus  honnête  homme,  ni 
u  plus  habile  en  tout  ce  que  vous  aurez  à  faire,  que  de 
«  lui  ».  Elle  se  hâta  de  prendre  acte  de  la  permission. 
«  C'est  mon  intention,  Sire,  et  je  suis  trop  heureuse 
que  vous  vouliez  bien  que  ce  soit  mon  meilleur 
ami;...  mais  au  moins.  Sire,  ne  changerez-vous  pas, 
comme  vous  avez  fait?  Je  ne  puis  m'empêcher  de 
vous  faire  ce  reproche.  » 

Les  jours  suivants,  elle  dut  rouvrir  sa  porte,  et 
la  même  foule  qui  avait  fait  semblant  de  se  réjouir 
avec  elle  revint  faire  semblant  de  la  plaindre.  Il 
fallut  revoir  tous  les  mêmes  visages,  subir  les  regards 
curieux,  les  regards  railleurs,  et  répondre  aux  bana- 
lités. On  fit  de  grandes  plaisanteries  dans  Paris  de 
ce  qu'elle  recevait  les  condoléances  sur  son  lit,  à 
la  mode  des  veuves.  «  J'ai  ouï  dire  à  Mme  de  jMain- 
tenon ,  raconte  Mme  de  Caylus  * ,  qu'elle  s'écriait 
dans  son  désespoir  :  «  Il  serait  là  !  Il  serait  là  !  »  c'est- 
à-dire,  il  serait  dans  mon  lit;  car  elle  montrait  la 
place  vide.  »  Une  grande  princesse  amoureuse  à  en 
mourir,  et  d'un  simple  cadet  de  Gascogne,  presque 
un  croquant,  c'était  un  spectacle  si  nouveau,  qui 
choquait  tellement  toutes  les  idées  sur  ce  qui  se  fait 
et  ce  qui  ne  se  fait  pas,  que  le  public,  dans  le  fond, 
ne  prenait  pas  au  série  ix  ce  chagrin  légèrement 
théâtral.  On  prétendait  que  Louis  XIV  avait  dit  : 

1.  Souvenirs  et  Correspondance. 


310  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

«  C'est  une  fantaisie  qui  lui  a  prise  en  trois  jours,  et 
dans  trois  elle  en  sera  consolée  ». 

Vrai  ou  faux,  —  le  roi  le  niait,  —  le  propos  avait 
l'approbation  générale;  il  dispensait  de  s'apitoyer 
sur  cette  malheureuse  qui  se  dévorait,  et  dépérissait 
à  vue  d'œil  :  «  J'étais  maigre,  les  joues  creuses, 
comme  une  personne  qui  ne  mangeait  ni  ne  dormait, 
et  je  pleurais,  dès  que  j'étais  toute  seule,  ou  que  je 
voyais  des  amis  de  M.  de  Lauzun,  que  l'on  parlait 
de  choses  qui  avaient  relation  à  lui;  j'en  voulais  tout 
jours  parler  ».  L'espoir  d'une  prompte  mort  était 
sa  seule  consolation,  car  personne,  elle  en  était  sûre, 
n'avait  jamais  autant  souffert  :  «  Mon  état  était 
pitoyable,  et  il  faut  l'avoir  senti  pour  le  comprendre, 
et  ce  sont  de  ces  choses  que  l'on  ne  saurait  exprimer. 
Il  faudrait  les  connaître  soi-même,  pour  en  juger, 
et  personne  ne  saurait  avoir  senti  une  douleur  com- 
parable à  la  mienne;  il  n'y  a  rien  à  quoi  on  la  puisse 
comparer  ».  C'est  l'éternel  langage  des  amoureux 
déçus;  mais  le  mot  que  voici  n'est  pas  à  la  portée  de 
toutes  les  âmes.  Il  s'applique  aux  moments  où 
l'excès  de  la  douleur  la  rendait  presque  incon- 
sciente :  «  A  force  de  trop  sentir,  je  ne  sentais  plus 
rien  ». 

Le  cinquième  jour,  l'étiquette  exigea  qu'elle  fùl 
consolée.  On  lui  rappela  ses  devoirs  de  princesse, 
«  qu'il  fallait  aller  à  la  Cour;  que  cela  était  bien  ma- 
d'être  huit  jours  sans  voir  le  roi  ».  Elle  eut  beau  se 
débattre  contre  ces  exigences  cruelles,  force  lui  fut 
de  se  donner  en  spectacle  avec  son  visage  défait, 


LOUIS   XIV   ROMPT   L  AFFAIRE.  311 

ses  yeux  rouges  et  «  gros  comme  le  poing  »,  ses  per- 
pétuelles crises  de  larmes,  à  tort  et  à  travers,  ses 
cris  aigus  dès  qu'elle  apercevait  Lauzun.  Ce  dernier 
lui  faisait  de  gros  yeux,  comme  à  une  enfant,  et  lui 
adressait  des  menaces  terribles  :  «  Si  vous  faites  de 
ces  vies-là ,  je  ne  me  trouverai  jamais  où  vous 
serez  ».  Mais  elle  ne  venait  pas  à  bout  de  se  dominer. 
Un  soir,  à  un  grand  bal  de  cour,  elle  s'arrêta  au 
milieu  d'une  danse  et  se  mit  à  pleurer.  Le  roi  se 
leva  et  vint  mettre  son  chapeau  devant  la  figure 
de  Mademoiselle.  Il  l'emmena  en  disant  :  «  Ma  cou- 
sine a  des  vapeurs  ». 

Le  public  ne  la  plaignait  pas.  Il  aurait  plutôt  fait 
des  feux  de  joie.  «  Tout  le  monde  a  loué  le  roi 
de  cette  action  »,  écrivait  Olivier  d'Ormesson. 
Louis  XIV  en  redevint  populaire  pendant  quelques 
jours,  lui  qui  ne  l'était  déjà  plus  qu'à  l'occasion  : 
«  On  ne  peut  dire  la  joie  que  non  seulement  toute 
la  Cour,  mais  que  tout  le  royaume  a  eue  de  cette 
rupture  de  mariage'  ».  C'était  l'impression  una- 
nime. Quant  à  la  princesse  coupable  d'avoir  cru  au 
«  droit  au  bonheur  »,  l'opinion  la  jugeait  très  sévè- 
rement; le  xvii^  siècle,  on  l'a  déjà  vu,  n'admettait 
pas  que  l'on  fît  prédominer  les  sentiments  indivi- 
duels ou  les  intérêts  du  cœur  sur  les  exigences  du 
rang  ou  de  la  situation  sociale.  L'âge  des  amoureux 
et  l'aspect  comique  do  ce  couple  mal  assorti,  elle 
si  grande,  lui  presque  nain,  venant  s'ajouter  aux 

1.  Philibert  Deiamare,  loc.  cit. 


3d2  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

côtés  sérieux  de  Taffaire,  la  Grande  Mademoiselle 
tomba  brusquement  «  dans  le  mépris.  Car,  dit 
La  Fare,  si  ce  mariage  avait  paru  extraordinaire 
dès  qu'il  fut  publié,  sitôt  qu'il  fut  rompu,  il  devint 
ridicule  ». 

Il  est  agréable  de  rencontrer  un  bon  Samaritain 
parmi  tous  ces  gens  qui  ont  raison  avec  trop  peu  de 
charité.  Tandis  que  Mme  de  Sévigné  écrivait  gaie- 
ment :  «  Voilà  qui  est  fini  *  »,  les  larmes  de  Made- 
moiselle inspiraient  de  bonnes  et  courageuses  paroles 
à  une  personne  parfaitement  obscure,  et  qui  se 
défendait  toujours  d'écrire  aux  gens  parce  qu'elle  ne 
se  trouvait  pas  assez  d'esprit.  On  lit  dans  une 
lettre  adressée  le  21  janvier  1671  à  Bussy-RabuLin  par 
Mme  de  Scudéry,  belle-sœur  de  l'illustre  Madeleine: 
«  Je  ne  vous  dirai  rien  de  l'affaire  de  Mademoiselle  ; 
vous  aurez  su  sans  doute  tout  ce  qui  s'est  passé; 
j'ajouterai  seulement  que,  si  vous  saviez  ce  que 
c'est  qu'une  grande  passion  dans  le  cœur  d'une 
honnête  personne  comme  elle,  vous  vous  en  éton- 
neriez et  vous  en  auriez  pitié.  Pour  moi,  qui  ne 
connais  point  l'amour  par  mon  expérience,  je  com- 
prends pourtant  que  Mademoiselle  est  fort  à  plain- 
dre; car  elle  ne  dort  pas  la  nuit,  elle  s'agite  tout  le 
jour,  elle  pleure;  et  enfin  elle  fait  la  plus  misérable 
vie  du  monde  *  ». 

Bussy-Rabutin  répondit  :  «  {A  Chaseu,  ce  .29  jan- 

1.  Lettre  du  24  décembre  1670. 

2.  Correspondance  de  Bussy-Rabutin,  publiée  par  Ludovic 
Lalannc. 


LOUIS   XIV   ROMPT   l'aFFAIRE,  313 

vier  1 67 1)...  Je  comprends  bien  ce  que  c'est  qu'une 
passion  dans  un  cœur  neuf  comme  celui  de  Made- 
moiselle, de  son  tempérament  et  de  son  âge,  et  je 
vous  avoue  que  cela  me  fait  pitié  !  Il  me  semble  que 
l'amour  est  une  maladie  comme  la  petite  vérole  : 
plus  on  l'a  tard  et  plus  on  est  malade.  »  Il  avait 
bien  compris  en  effet,  mais  seulement  le  côté  dé- 
plaisant de  cette  passion  tardive,  et  presque  tout  le 
monde  en  était  là,  ce  qui  achevait  de  détourner 
l'intérêt  de  Mademoiselle.  La  chute  de  cette  prin- 
cesse fut  ainsi  définitive.  L'héroïne  de  la  Fronde 
s'eîïaça  aux  yeux  des  contemporains,  et  il  ne  resta 
qu'une  vieille  fille  ridicule,  dont  les  infortunes 
amusèrent  la  galerie. 


1 


CHxVPITRE   VI 


Si  Mademoiselle  s'est  mariée  secrètement.  —  Captivité  de 
Lauzun.  —  Splendeur  et  décadence  de  la  France.  La  Chambre 
ardente.  —  Mademoiselle  achète  la  liberté  de  Lauzun.  —  Leur 
brouille.  —  Mort  de  la  Grande  Mademoiselle.  Mort  de  Lauzun. 
—  Conclusion. 


A  plupart  des  événements  qu'il  nous  reste  à 
raconter  sont  demeurés  obscurs.  Ils  figure- 
raient dans  les  recueils  d'énigmes  historiques  s'ils 
avaient  plus  d'importance;  mais  aucun  ne  méritait 
cet  honneur.  Aucun  n'a  influé  sur  la  marche  des 
a(Taires  en  France,  comme  l'avait  fait  trente  ans 
plus  tôt  le  lien  qui  soumettait  Anne  d'Autriche  à 
Mazarin  ;  aucun  non  plus  ne  possède  l'attrait  roma- 
nesque qu'effraie  la  légende  du  Masque  de  fer  avant 
d'être  éclaircie.  En  revanche,  ce  sont  de  ces  choses 
qui  nous  rendent  l'ancienne  société  française  très 
piésente  et  très  vivante,  et  la  part  de  mystère  qu'elles 
contiennent  n'est  pas  pour  en  diminuer  l'intérêt  :  il 
n'y  a  que  dans  les  romans  que  tout  finit  toujours 
par  s'expliquer. 


316  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 


1 


Le  plus  obscur  peut-être  de  ces  événements  est  le 
mariage  de  la  Grande  Mademoiselle  avec  le  «  petit 
homme  »,  comme  elle-même  appelait  Lauzun  dans 
l'intimité.  Les  contemporains  y  ont  cru  à  peu  près 
unanimement,  sans  pouvoir  ni  s'entendre  sur  l'épo- 
que, à  dix  ans  près,  ni  bien  moins  encore  désigner 
le  lieu  et  les  témoins,  ainsi  qu'ils  le  faisaient  pour 
Louis  XIV  et  Mme  de  Mainteuon.  On  n'en  connaît 
jusqu'ici  aucune  preuve  écrite;  Mademoiselle  avait 
l'habitude  de  brûler  ses  lettres,  et  elle  n'avait  pas 
fait  d'exception  pour  celles  de  Lauzun;  elle  en  dit 
son  regret  dans  ses  Mémoires.  Nous  sommes  donc 
réduits  aux  preuves  morales.  Il  est  vrai  qu'elles  sont 
très  fortes  en  faveur  du  mariage.  Il  est  vrai  aussi 
qu'elles  ne  sont  pas  toujours  sans  réplique. 

L'idée  d'un  lien  secret  était  venue  à  bien  des  gens 
après  la  rupture  officielle.  L'un  des  correspondants* 
de  Bussy-Rabutin  lui  écrivait  le  17  février  1G71  : 
«  (Mademoiselle)  pleure  encore  quelquefois  quand 
elle  y  pense;  souvent  elle  rit  quand  elle  n'y  pense 
pas.  Son  amant...  continue  de  la  voir  et  personne 
ne  s'y  oppose  :  je  ne  sais  ce  qui  en  arrivera  ».  Trois 
semaines  après,  Mme  de  Scudéry  faisait  allusion  au 
môme  bruit  :  «  (.4  Paris,  ce  6  mars  i 671)  Mademoi- 

1.  M.  du  Housset,  ancien  intendant  des  finances.  Il  venait 
d'acheter  la  charge  de  chancelier  de  Monsieur. 


LES   MARIAGES   SECRETS.  317 

selle  parle  toujours  à  M.  de  Lauzun.  Leurs  conver- 
sations commencent  et  finissent  par  des  larmes. 
Cependant,  je  vous  le  dis,  cela  n'aboutira  à  rien  ». 
Bussy  était  de  ceux  qui  croyaient  que  «  cela 
aboutirait  »  à  quelque  chose.  Il  répondit  le  13  à 
Mme  de  Scudéry  :  «  Je  crois  que  l'affaire  de  Made- 
moiselle et  Lauzun  aura  un  succès  heureux,  non 
pas  de  la  manière  qu'ils  l'espéraient  d'abord,  mais 
d'une  autre  plus  secrète  qui  se  fera  du  consente- 
ment du  roi.  » 

Mademoiselle  accepterait-elle  cette  autre  «  ma- 
nière »?  Il  était  permis  d'en  douter.  Les  mariages 
de  conscience,  si  à  la  mode  au  xvii^  siècle,  créaient 
des  situations  très  fausses,  et  assez  humiliantes,  à 
qui  n'était  pas  un  Louis  XIV,  n'ayant  de  comptes  à 
rendre  à  personne  et  maître  de  laisser  transpirer  la 
vérité.  Les  mariages  secrets  du  reste  des  mortels 
devaient  rester  vraiment  secrets,  faute  de  quoi  ils 
auraient  eu  une  partie  des  effets  que  l'on  avait  voulu 
éviter;  de  sorte  que  deux  époux  ne  se  voyaient  toute 
leur  vie  qu'en  bonne  fortune,  ce  qui  n'élait  pas  du 
goût  de  tout  le  monde,  non  plus  que  les  soupçons 
et  les  commentaires  auxquels  on  n'échappait  point, 
et  la  dépendance  où  l'on  tombait  vis-à-vis  des  ser- 
viteurs. Segrais  ne  voulut  jamais  croire  que  Made- 
moiselle eût  épousé  Lauzun,  et  l'une  de  ses  raisons 
était  qu'elle  avait  «  chassé  Madelon,  sa  femme  de 
chambre,  ce  qu'elle  n'aurait  pas  fait  »  si  Madelon 
avait  eu  de  quoi  bavarder.  Segrais  aurait  pu  ajouter 
que  sa  maîtresse  s'était  toujours  exprimée  sévère- 


318  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

ment  sur  les  équivoques  créées  par  les  mariages  de 
conscience. 

Mais  «  tout  change  »,  ainsi  qu'elle  l'avait  dit  au 
roi  dans  leur  grande  conversation  entre  les  deux 
portes.  Mademoiselle  encourageait  Lauzun  à  prendre 
vis-à-vis  d'elle  des  airs  de  maître.  Il  la  dirigeait,  et 
elle  lui  était  passionnément  soumise  :  «  Il  me  regar- 
dait tant,  que  je  n'osais  plus  pleurer,  et  le  pouvoir 
qu'il  avait  sur  moi  retenait  mes  larmes;  c'est  en 
avoir  beaucoup  :  car  on  n'en  est  pas  maître  soi- 
même  ».  Ce  fut  d'accord  avec  lui  qu'elle  fit  maison 
nette  de  ceux  de  ses  gens  qui  avaient  blâmé  leur 
premier  projet.  M.  de  Montausier  et  Mme  de  Sévigné 
essayèrent  inutilement  de  sauver  Segrais,  qui  était 
de  leurs  amis  :  «  Elle  n'est  pas  traitable,  écrivait 
Mme  de  Sévigné,  sur  ce  qui  touche  à  neuf  cents 
lieues  près  de  la  vue  d'un  certain  cap'  ».  Ce  fut 
Lauzun  qui  désigna  le  successeur  de  Guilloire, 
l'intendant,  et  qui  soumit  ce  choix  au  roi.  Il  y  avait 
de  quoi  donner  à  penser.  Lauzun  en  avertissait 
Mademoiselle  :  «  On  dira  dans  le  monde  que  je  veux 
faire  le  maître;  que  je  veux  tout  gouverner  chez 
vous  ».  Elle  répondait  :  «  Plût  à  Dieu  que  vous  le 
voulussiez!  c'est  ce  que  je  souhaite  avec  passion  ». 

Elle  lui  avait  confirmé  par  de  nouveaux  actes  les 
folles  donations  du  contrat,  et  le  roi  rivalisait  de 
générosité  avec  sa  cousine.  A  en  croire  les  courti- 
sans, Louis  XIV  avait  promis  à  Lauzun  qu'il  ne  pcr- 

1.  Lettre  du  1"  nvril  1671. 


MARIAGE   SECRET,  319 

drait  rien  à  ne  pas  épouser  Mademoiselle.  En  tout 
cas,  il  le  comblait.  C'était  des  entrées  de  faveur, 
c'était  le  gouvernement  du  Berri,  c'était  30  000  livi'es 
pour  payer  ses  dettes,  et  il  y  avait  apparence  que  sa 
fortune  ne  s'arrêterait  pas  en  si  beau  chemin.  Lou- 
vois  s'en  inquiétait,  et  amassait  des  trésors  de  haine 
contre  le  favori. 

L'hiver  se  passade  la  sorte.  Au  printemps,  la  Cour 
retourna  en  Flandre.  Pendant  un  séjour  à  Dun- 
kerque,  on  parla  si  haut  de  l'intimité  du  «  nain  » 
avec  la  Grande  Mademoiselle,  que  cette  princesse 
l'apprit  :  «  On  fît  courre  le  bruit  que  nous  nous  étions 
mariés  avant  que  de  partir  de  Paris,  et  la  Gazette  de 
Hollande  le  dit.  On  me  l'apporta  pour  me  la  montrer. 
Il  riait,  je  ne  dis  rien;  je  la  lui  envoyai  ».  Deux 
pages  plus  loin,  une  autre  conversation  prouve  que 
la  nouvelle  était  tout  au  moins  prématurée;  mais  le 
public  avait  le  droit  de  s'y  tromper,  tant  les  façons 
d'être  de  Mademoiselle  avec  Lauzun  étaient  deve- 
nues tendres  et  familières.  Il  fut  question  en  ce 
même  printemps'd'un  voyage  à  Fontainebleau  :  «  Je 
dis  à  M.  de  Lauzun  :  «  Ayez  soin  de  mettre  une 
«  calotte,  quand  vous  y  serez  :  le  serein  en  est  mortel 
«  pour  les  dents,  vous  qui  êtes  sujet  à  avoir  mal  aux 
«  yeux,  à  être  enrhumé  ;  cet  air  fait  tomber  les  che- 
«  veux  ».  Il  me  dit  :  «  Pour  les  dents,  j'en  ai  à  con- 
«  server.  Je  crains  le  rhume;  car  pour  les  yeux 
«  rouges,  dont  vous  me  faites  la  guerre,  c'est  à  force 
«  de  veiller  que  j'y  ai  mal  quelquefois.  Pour  mes  che- 
«  veux,  j'en  ai  si  peu  que  je  n'ai  rien  à  ménager  » 


320  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Elle  lui  prêchait  la  propreté  :  «  Quand  on  vous 
aura  vu  tout  crasseux,  on  aura  trouvé  que  j'avais 
un  méchant  goût.  Pour  mon  honneur,  vous  deviez 
vous  ajuster  ».  Il  riait.  Ou  bien  elle  le  grondait, 
par  jalousie,  parce  qu'il  s'échappait  pour  aller  on 
ne  savait  où,  et,  alors,  il  l'enjôlait  :  «  Dès  qu'il 
voyait  que  j'avais  envie  de  le  gronder,  il  avait  des 
manières  à  me  ramener  et  à  me  mettre  de  bonne 
humeur,  qu'il  n'y  en  eut  jamais  de  pareilles  ». 

Tout  cela  ressemblait  assez  à  une  lune  de  miel,  et 
les  Mémoires  de  Mademoiselle  pour  l'automne  de 
cette  même  année  renferment  un  passage  qui  est 
presque  un  aveu  :  —  «  On  continuait  de  dire  que 
nous  étions  mariés.  Nous  ne  disions  rien  ni  lui  ni 
moi,  n'y  ayant  que  nos  amis  particuliers  qui  nous 
en  osassent  parler,  et  on  leur  riait  au  nez,  sans  en 
dire  davantage  (que)  :  «  Le  roi  sait  ce  qui  en  est  ». 
La  conduite  de  Mademoiselle,  pendant  les  dix 
années  qui  vont  suivre,  ayant  été  une  confirmation 
perpétuelle,  et  éclatante,  de  cette  demi-confession, 
son  mariage  secret  avec  Lauzun  serait  acquis,  et  on 
le  placerait  sans  hésitation  entre  mai  et  novembre 
1671,  sans  un  dernier  texte  qui  remet  tout  en  ques- 
tion. Nous  le  donnerons  à  sa  date. 

Quoi  qu'il  en  fût,  elle  avait  su  ramasser  les  mor- 
ceaux de  son  bonheur;  mais  Lauzun  perdit  tout  une 
seconde  fois.  Il  avait  appris  très  vite  qu'il  devait 
à  Mme  de  Montespan  la  rupture  de  son  mariage,  et 
il  en  avait  conçu  une  haine  furieuse  contre  cette 
fausse  amie.  La  tôle  lui  en  tourna.  Après  une  scène 


LAUZUN   ARRÊTÉ.  321 

(le  porlofaix,  où  il  lui  donna  de  ces  noms  qui  ne 
sinipiinient  point,  il  alla  se  déchaînant  contre  elle 
dans  les  salons,  avec  une  violence  inouïe,  et  parfois 
à  deux  pas  d'elle.  Les  courtisans  s'émerveillaient  de 
l'excès  d'insolence  d'une  part  et  de  l'excès  de 
patience  de  l'autre,  car  Mme  de  Montespan  endurait 
ces  outrages  sans  souffler  mot.  On  prétendait  qu'elle 
avait  été  autrefois  sa  maîtresse,  et  qu'il  la  tenait  par 
là.  C'est  à  cette  rude  pénitence  de  la  toute-puis- 
sante favorite  que  Mme  Scarron  faisait  allusion 
lorsqu'elle  «  raisonnait,  dans  un  souper  conté  par 
Mme  de  Sévigné',  sur  les  horribles  agitations  d'un 
pays  qu'elle  connaissait  bien...  les  rages  continuelles 
du  petit  Lauzun,  le  noir  chagrin  ou  les  tristes  ennuis 
des  dames  de  Saint-Germain;  et  peut-être  <|ue  la 
plus  enviée  n'en  est  pas  toujours  exempte  ». 
Mme  Scarron  avait  vu  les  «  horribles  agitations  »  de 
très  près,  car  c'était  encore  elle  qui  était  intervenue 
contre  Lauzun,  c'était  sur  ses  représentations  que 
Mme  de  Montespan  avait  fini  par  (<_  dire  au  Roi 
qu'elle  ne  se  croyait  pas  en  sûreté  de  sa  vio  tant 
(qu'il)  serait  en  liberté  ^  ».  Lauzun  fut  arrêté  à  Saint- 
Germain,  dans  sa  chambre,  le  soir  du  25  no- 
vembre 167L 

L'avanl-veille,  Mademoiselle  était  partie  pour 
Paris  en  lui  disant  :  «  Je  ne  sais  ce  que  j  ai;  je 
suis  dans  un  chagrin  si  horrible,  que  je  ne  puis 

1.  Lettre  du  13  janvier  1672. 

2.  Mémoires  de  La  Fare.  Cf.  les  Mémoires  de  Clioisy,  Segrai- 
siana,  etc. 

21 


322  LOUIS   XIV  ET   LA   GRaNDE   MADEMOISELLE. 

durer  ici  ».  Elle  pleura  tout  le  long  de  la  roule.  Elle 
savait  très  bien  d'où  lui  venait  son  chagrin  ;  on  avait 
demandé  à  l'un  de  leurs  amis  «  si  M.  de  Lauzun 
était  arrêté  »,  et  cette  question  leur  avait  déplu. 

Hasard  ou  précaution,  la  nouvelle  de  l'arrestation 
mit  vingt-quatre  heures  à  arriver  au  Luxembourg. 
Lauzun  était  déjà  sur  la  route  de  Pignerol.  En  avant 
de  lui  courait  M.  de  Nallot,  l'homme  de  confiance 
expédié  par  Louvois,  certainement  avec  une  joie 
féroce,  pour  porter  les  instructions  de  son  maître 
au  sieur  de  Saint-Mars,  gouverneur  du  donjon  de 
Pignerol,  et  chargé  du  soin  des  prisonniers  qui  s'y 
trouvaient  enfermés.  Saint-Mars  gardait  Foucquet 
depuis  sept  ans,  avec  une  telle  fidélité  aux  ordres 
reçus,  que  Louvois  ne  doutait  pas  d'en  être  obéi 
aveuglément  pour  tout  ce  qu'il  lui  plairait  de  com- 
mander à  l'égard  de  Lauzun.  Ses  instructions  por- 
taient de  l'enfermer  avec  un  valet  sans  jamais  les 
laisser  sortir,  ni  communiquer  avec  âme  au  monde. 
Saint-Mars  répondit  : 

A  Pignerol,  ce  9  décembre  1671. 

«  Monseigneur,  M.  de  Nallot  est  arrivé  ici  le  5  du 
courant,  où  il  m'a  remis  en  main  la  lettre  et  l'ins- 
truction qu'il  vous  a  plu  avoir  la  bonté  de  m'envoyer 
par  lui....  Il  vous  pourra  dire  la  manière  dont  je  me 
comporte  pour  faire  préparer  en  diligence  l'appar- 
temenl  de  M.  de  Lauzun;  il  vous  dira.  Monseigneur, 
que  je  le  logerai  dans  les  deux  chambres  basses  qui 


CAPTIVITÉ   DE   LAUZUN.  323 

sont  au-dessous  de  M.  Foucquet;  ce  sont  celles  où 
vous  vîtes  '■  les  fenêtres  grillées  en  dedans  de  grosses 
barres  de  fer;  de  la  manière  que  j'ai  ordonné  de 
faire  en  ce  lieu-là,  je  vous  réponds  sur  ma  vie  de  la 
sûreté  de  la  personne  de  M.  de  Lauzun,  comme 
aussi  de  toutes  les  nouvelles  qu'il  pourrait  donner 
ou  recevoir.  Je  vous  engage  mon  honneur,  Monsei- 
gneur, que  vous  n'entendrez  jamais  parler  de  lui 
tant  qu'il  sera  sous  ma  garde...  il  sera  comme  s'il 
était  in  pace....  Le  lieu  que  je  lui  fais  préparer  est 
tourné  de  manière  que  je  ne  puis  y  faire  faire  de 
trous  pour  le  voir  dans  ses  appartements.  Je  pré- 
tends savoir  tout  ce  qu'il  fera  et  dira,  jusqu'à  la 
moindre  chose,  par  le  moyen  d'un  valet  que  je  lui 
donnerai,  ainsi  que  vous  me  l'ordonnez;  j'en  ai 
trouvé  un  avec  beaucoup  de  peine,  et  ce  sont  ces 
sortes  de  gens-là  qui  m'en  donnent  plus  que  tout  le 
reste,  parce  qu'ils  ne  veulent  point  demeurer  toute 
leur  vie  en  prison....  Vous  m'ordonnez  de  ne  faire 
dire  la  messe  à  M.  de  Lauzun  que  les  fêtes  et 
dimanches;  je  m'attacherai  fort  régulièrement  au 
pied  de  la  lettre....  Le  confesseur  de  M.  Foucquet  le 
confessera  à  Pâques  et  pas  davantage,  quoi  qu'il 
puisse  arriver.  Je  n'ai  d'autre  pensée  qu'à  bien  exé- 
cuter l'honneur  de  vos  ordres;  je  m'y  attacherai 
toute  ma  vie  avec  tant  de  zèle,  de  passion  et  de  fidé- 
lité, que  j'espère  que  vous  serez  content  de  mes 
petits  services  ^.  » 

1.  Louvois  était  venu  l'année  précédente  visiter  Pignerol. 

2.  Les  pièces  citées  dans  ce   chapitre,  et  dans  le  suivant,  sur 


324  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Toutes  les  autorités  de  la  citadelle  avaient  écrit 
Louvois  après  l'arrivée  de  son  ap;enl,  tant  ses  iu- 
truclions  avaient  fait  d'impression  sur  le  personnel. 
On  se  disait  qu'il  fallait  que  ce  M.  de  Lauzun  fût 
un  bien  grand  coupable,  et  un  homme  bien  dan- 
gereux, pour  nécessiter  de  pareilles  précautions. 
Chacun  tenant  à  montrer  son  zèle,  Louis  XIV  fut 
abondamment  renseigné  sur  le  cachot  destiné  à  son 
ancien  favori.  Louvois  lui  en  montra  le  plan,  qu'il 
venait  de  recevoir.  C'était  une  «  basse- voûte  »,  for- 
mant deux  }>ièces  et  donnant  sur  une  cour  déserte 
où  personne  ne  passait  jamais.  Les  fenêtres,  obscur- 
cies par  leurs  barreaux  de  fer  et  par  des  branches 
d'arbres,  étaient  munies  de  ces  espèces  de  hottes, 
usitées  dans  les  prisons,  qui  empêchent  de  voir  ou 
d'être  vu.  Les  bruits  du  dehors,  môme  ceux  «  des 
corps  de  garde  et  des  cuisines  »,  n'arrivaient  point 
dans  ce  lieu  reculé,  le  plus  «  sourd  »  de  toute  la 
citadelle,  à  cause  de  l'énorme  épaisseur  des  murailles 
et  des  voûtes  :  «  Jamais,  disait  l'une  des  lettres, 
M.  Foucquet  ne  pourra  savoir  s'il  a  un  compagnon 
ou  non  ».  Les  correspondants  de  Louvois  insistaient 
unanimement  sur  rimpossibilitc  de  se  sauver 
de  là. 

Le  roi  leur  fit  répondre  d'ajouter  encore  «  une 
grille  en  fer  scellée  en  dedans  de  la  chambre  à 

la  captivité  de  Lauzun,  sont  en  partie  inédites  et  tirées  dos 
Archives  du  ministère  de  la  Guerre,  en  partie  empruntées  aux 
Archives  de  la  Bastille,  de  M.  Ilavaisson.  Voir  aussi  un  recueil 
de  documents  historiques  de  1829  :  Uidoire  de  la  délention  des 
jjhilo^op/ics,  etc.,  par  J.  Delort. 


CAPTIVITÉ    DE    LAUZUN.  325 

l'embrasure  des  fenêtres,  et  une  vissante  à  la  che- 
minée »,  pour  empêcher  M.  de  Lauzun  de  «  parler  à 
JM.  Foucquet  par  la  même  cheminée  ». 

Quand  cette  lettre  partit  de  Saint-Germain,  Lauzun 
était  déjà  sous  clef  à  Pignerol.  11  s'était  montré  fort 
triste  et  fort  abattu  pendant  le  voyage.  Son  afflic- 
tion se  changea  en  fureur  à  la  vue  du  cachot 
qui  Tatlendait.  Saint- Mars  écrivit  à  Louvois  : 
«  (22  décembre  1671)  Monseigneur,  mon  prisonnier 
est...  dans  un  si  profond  chagrin,  que  je  ne  vous  le 
puis  figurer  aussi  grand  qu'il  est  ;  il  m'a  dit  que  je 
lui  avait  fais  faire  un  logement  pour  m  sœcula  sœcu- 
lorum  ».  Lauzun  lui  déclarait  qu'il  en  deviendrait 
fou,  et  son  agitation  semblait  lui  donner  raison  : 
«  (30  décembre)  Je  ne  crois  pas,  Monseigneur,  vous 
mander  jamais  rien  de  sa  quiétude  ;  il  est  dans 
une  affliction  si  grande,  qu'il  ne  fait  autre  chose 
que  de  soupirer  et  de  battre  des  pieds....  Il  m'a 
demandé  une  fois  si  je  savais  le  sujet  de  sa  déten- 
tion; je  lui  ai  dit  que  je  n'apprends  jamais  de  nou- 
velles, de  crainte  d'en  dire  à  personne  ». 

Lauzun  devait  deviner  pourquoi  il  avait  été  arrêté; 
mais  personne  ne  le  lui  avait  dit.  On  lui  avait  refusé 
à  Saint-Germain  toute  explication,  et,  d'être  mis 
dans  un  pareil  cachot,  au  secret  le  plus  rigoureux, 
sans  même  lui  en  donner  la  raison,  cela  lui  parais- 
sait criant  d'injustice  et  d'arbitraire.  Saint-Mars 
commençait  à  craindre  un  dénouement  tragique  : 
«  (12  janvier  1672)  Monseigneur...  il  est  si  extraor- 
dinaireraent  chagrin  que  j'ai  peur  qu'il  ne  perde 


326  LOUIS    XIV   ET    LA    GKANDE    MADEMOISELLE. 

l'esprit  ou  qu'il  ne  se  désespère  ',  il  m'en  a  menacé 
plusieurs  fois....  Gomme  je  ne  m'arrête  pas  à  ces 
sortes  de  manières  de  parler,  il  ma  fait  reproche 
que  j'étais  devenu  dur  et  impitoyable  par  la  longueur 
de  temps  que  je  garde  des  prisonniers,  mais  qu'il 
n'était  point  un  condamné,  et  que  tout  ce  qui  faisait 
son  mal  extrême  était  qu'il  ne  savait  point  son 
péché  ». 

//  n'était  pas  un  condamné.  Ce  fut  son  refrain  pen- 
dant dix  ans.  Foucquet,  son  voisin  de  prison,  était 
un  condamné.  Foucquet  avait  eu  des  juges,  indé- 
pendants ou  non.  Il  avait  su  de  quoi  on  l'accusait,  et 
l'on  avait  écouté  sa  défense.  Lauzun  était  dans  sa 
basse-voûte  par  le  bon  plaisir  du  roi,  sans  avoir  été 
admis  à  se  justifier,  et  cela  le  révoltait. 


II 


Quand  on  vint  dire  h  Mademoiselle  que  Lauzun 
était  arrêté,  elle  éprouva  un  tel  saisissement,  qu'elle 
s'étonna  «  de  n'en  être  pas  morte  ».  Elle  fut  jusqu'au 
surlendemain  dans  un  état  pitoyable.  Quelqu'un  lui 
ayant  alors  «  conseillé  »  de  ne  pas  tarder  davantage 
à  reparaître  devant  le  roi,  il  fallut  prendre  une  réso- 
lution. Si  elle  n'avait  eu  à  penser  qu'à  soi,  Made- 
moiselle aurait  dit  adieu  au  monde;  mais  il  y  avait 
Lauzun,  qui  allait  être  attaqué,  selon  l'usage  des 

1.  Se  désespérer  a  ici  le  sens  de  se  tuer. 


CAPTIVITÉ   DE   LAUZUN.  327 

Cours,  à  présent  qu'il  ne  pouvait  plus  se  défendre, 
et  qui  n'avait  qu'elle  au  monde  pour  plaider  sa 
cause  auprès  du  roi.  11  était  impossible  de  l'aban- 
donner. Mademoiselle  trouva  la  force  de  se  lever  et 
de  se  rendre  à  Saint-Germain.  Elle  ne  vit  le  roi  que 
le  soir,  à  son  souper  :  «  Il  me  regarda  avec  un 
air  assez  triste  et  embarrassé.  Je  le  regardai  les 
larmes  aux  yeux;  je  ne  dis  rien;  je  sus  qu'il  avait 
dit  en  rentrant  chez  les  dames  '  :  «  Ma  cousine 
«  en  a  usé  avec  bien  de  l'honnêteté  pour  moi  :  elle  ne 
«  m'a  rien  dit.  »  Il  aurait  été  fort  imprudent  à  moi 
de  parler,  car  il  était  préparé  à  tout  ce  que  j'aurais 
pu  dire  ». 

La  Cour  de  France  était  alors  très  gaie  et  très 
animée.  Monsieur  venait  de  se  remarier  (16  no- 
vembre) avec  Elisabeth-Charlotte  de  Bavière,  prin- 
cesse palatine,  si  connue  par  l'originalité  de  son 
esprit  et  par  la  verdeur  de  son  langage.  Le  roi,  qui 
avait  bon  goût  en  fait  d'esprit,  se  montrait  charmé 
de  sa  nouvelle  belle-sœur  et  lui  prodiguait  les  fêtes. 
Mademoiselle  s'imposa  d'assister  à  la  première.  Elle 
a  conté  d'une  façon  pathétique  cette  soirée  abomi- 
nable où  elle  avait  l'air  de  regarder  un  ballet,  tandis 
que  sa  pensée  suivait  au  loin  un  carrosse  enveloppé 
de  mousquetaires  :  «  De  songer  qu'il  n'y  était 
plus,  et  qu'il  faisait  un  froid,  une  neige  épouvan- 
tables, et  qu'il  était  par  les  chemins  et  pour  aller  en 
prison,  ce  qu'il  souffrait  en  cet  état,  le  mien  était 

1.  On  appelait  «  les  dames  »  tout  court,  Mme  de  Montespan 
et  Mlle  de  La  Vallière. 


328  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

digne  de  pitié;  et  je  crois  que  ceux  qui  étaient 
capables  d'en  avoir  de  lui,  cela  leur  en  donnait  de 
me  voir,  et  en  un  lieu  où  l'on  savait  bien  la  peine 
que  j'avais  d'y  être.  Toute  la  consolation  que  j'y 
pouvais  trouver,  c'est  que  la  continuation  des  sacri- 
fices que  je  faisais  au  roi  sans  cesse  pourrait,  par 
ma  persévérance,  attirer  sa  pitié  sur  M.  de  Lauzun 
et  renouveler  sa  tendresse,  ne  me  pouvant  persuader 
qu'il  ne  l'aimait  plus.  J'étais  trop  heureuse  si  cela 
lui  pouvait  être  bon  à  quelque  chose.  Voilà  le  motif 
qui  m'a  attachée  à  la  Cour  depuis  sa  prison,  qui  m'a 
fait  surmonter  ma  juste  douleur  pour  aller  à  toutes 
les  choses  où  mon  devoir  et  mon  inclination  m'ont 
dû  empêcher  d'aller;  mais  ce  même  devoir  qui 
m'aurait  retenue  chez  moi...  m'a  fait  faire  tous  les 
pas  que  j'ai  faits,  qui  ne  convenaient  pas  à  une  per- 
sonne dont  le  cœur  est  aussi  pénétré  qu'est  le  mien 
d'une  tendre  douleur  ». 

Après  chaque  effort  de  ce  genre,  elle  s'accordait 
un  peu  de  relâche  pour  pleurer  dans  son  coin,  puis 
elle  revenait  montrer  à  Louis  XIV  ses  yeux  rougis  : 
«  Je  suis  persuadée ,  écrivait-elle  à  propos  d'un 
voyage  avec  la  Cour,  que  ma  présence  a  fait  sou- 
venir (le  M.  de  Lauzun;  c'est  pourquoi  je  voudrais 
être  toujours  devant  les  yeux  (du  roi)....  Je  ne  puis 
croire  qu'il  ne  prenne  toujours  mes  regards  pour  des 
supplications  en  sa  faveur.  »  Elle  s'ingéniait  à  lui 
rappeler  l'absent.  Passait-on  devant  une  fenêtre 
grillée,  Mademoiselle  se  mettait  à  plaindre  les  gens 
en    prison.    Apprenait-on    que    Lau/.un    avait  été 


CAPTIVITE   DE   LAUZUN.  329 

malade,  elle  sollicitait  par  lettre  l'adoucissement  de 
son  régime.  Louis  XIV  ne  répondait  jamais  rien, 
mais  il  ne  témoignait  pas  de  mécontentement. 

Les  ennemis  du  disgracié  travaillaient  à  détacher 
Mademoiselle  de  lui.  Ils  savaient  son  point  faible; 
elle  était  atrocement  jalouse,  et  il  ne  fallait  pas 
l'être  avec  Lauzun,  le  plus  grand  coureur  de  cette 
cour  licencieuse.  Au  moment  de  son  arrestation, 
ses  papiers  avaient  été  saisis.  On  y  avait  trouvé 
force  lettres  de  femmes,  des  mèches  de  cheveux  et 
autres  gages  amoureux,  soigneusement  étiquetés, 
et  une  espèce  de  musée  secret  renfermant  des  por- 
traits que  Louis  XIV  fit  détruire,  pas  assez  vite  tou- 
tefois; ils  avaient  été  vus  de  plusieurs  personnes, 
qui  nommèrent  les  modèles.  Les  «  cassettes  »  de 
M.  de  Lauzun  furent  le  grand  scandale  mondain  de 
l'hiver,  et  il  ne  manqua  pas  de  gens  pour  l'exploiter 
auprès  de  Mademoiselle.  Ils  en  furent  pour  leur 
méchanceté  :  elle  eut  la  sagesse  de  ne  vouloir  rien 
savoir.  C'était  le  passé. 

Les  mêmes  gens  essayèrent  de  lui  ouvrir  les  yeux 
sur  la  duperie  d'avoir  donné  son  cœur  à  un  homme 
qui  n'en  voulait  qu'à  ses  millions.  On  lui  disait  : 
«  Il  ne  vous  aimait  point;  quand  on  lui  a  promis  de 
lui  donnei-  des  biens,  des  charges,  il  vous  a  plantée 
là;  le  jour  que  le  roi  rompit  votre  mariage,  il  joua 
tout  le  soir  avec  une  grande  tranquillité;  il  ne  se 
souciait  point  de  vous  ».  Elle  convient  dans  ses 
Mémoires  que  l'on  finit  par  .se  sentir  ébranlé,  lors- 
qu'on s'entend  répéter  de  ces  choses-là  du  matin  au 


330  LOUIS   XIV  ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

soir  pendant  des  années.  Ses  propres  souvenirs  ne 
les  confirmaient  que  trop  :  elle  n'avait  jamais  eu  de 
Lauzun  un  mot  de  tendresse  ou  seulement  un  mot 
gracieux.  Mais  le  malheur  est  une  sauvegarde  invin- 
cible auprès  des  âmes  généreuses.  Mademoiselle 
raconte  que  son  cœur  «  combattait  contre  elle- 
même  »  en  faveur  de  son  ami,  et  son  cœur  l'empor- 
tait, puisque  chaque  nouvelle  année  la  retrouvait 
aussi  dévouée  que  la  précédente,  aussi  infatigable 
dans  ses  efforts  pour  le  faire  relâcher. 

Il  ne  devait  s'en  douter  qu'au  bout  de  huit  ans. 
Les  contemporains  ne  sont  pas  arrivés  à  découvrir, 
ni  personne  après  eux,  pourquoi  Louis  XIV  et  Lou- 
vois  attachaient  une  importance  capitale  à  empêcher 
Lauzun  d'avoir  aucune  nouvelle.  De  quoi  avait-on 
peur?  Il  y  serait  allé  du  salut  de  la  France,  que  les 
précautions  n'auraient  pas  été  plus  minutieuses.  Un 
jour,  Lauzun  va  recevoir  son  linge,  qu'on  lui  envoie 
de  Saint -Germain.  Louvois  écrit  à  Saint-Mars  : 
«  (2  février  1672)  Vous  le  ferez  blanchir  deux  ou  trois 
fois  avant  de  lui  donner  ».  Saint-Mars  tient  à  mon- 
trer qu'il  a  compris  et  répond  :  «  (20  février)  Je 
ne  manquerai  pas  de  faire  bien  mouiller  le  linge 
que  vous  m'enverrez  de  M.  de  Lauzun,  après  l'avoir 
visité  par  toutes  les  coutures  ;  toute  écriture  faite 
sur  le  linge  s'en  va  quand  il  est  mouillé.  Tout  celui 
qui  sort  de  sa  chambre...  est  mis  dans  un  baquet 
plein  d'eau  après  l'avoir  visité,  et  la  blanchisseuse 
l'apporte  venant  de  la  rivière  pour  le  faire  sécher 
au  feu  devant  mes  officiers  qui  en  ont  le  soin  tour 


LAUZUN   A   PIGNEIîOL.  331 

à  tour,  toutes  les  semaines.  Je  prends  cette  précau- 
tion-là aussi  pour  les  serviettes.  » 

Une  autre  fois,  on  a  arrêté  près  de  Pignerol  un 
ancien  serviteur  de  Lauzun,  qui  s'est  tué  en  se 
voyant  pris,  et  sur  lequel  on  a  trouvé  des  lettres 
chiffrées.  Aurait-il  eu  quelque  «  commerce  »  avec 
le  prisonnier?  Cette  pensée  jette  Louvois  dans  une 
agitation  inconcevable.  Il  veut  à  tout  prix  tirer  la 
chose  au  clair  et  il  trouve  le  temps,  en  pleine  guerre 
de  Hollande,  d'écrire  lettre  sur  lettre  à  Pignerol 
pour  talonner  son  monde.  On  a  arrêté  les  complices 
présumés  du  mort;  on  s'est  même  fait  livrer  par 
voie  diplomatique  deux  d'entre  eux  qui  s'étaient 
réfugiés  à  Turin.  11  «  faut  »  les  faire  parler  «  par 
tous  moyens,...  de  quelque  manière  que  ce  puisse 
être  ».  11  «  faut...  savoir  si  M.  de  Lauzun  a  eu  des 
nouvelles  ».  Le  personnel  de  Pignerol  en  est  affolé. 
Un  officier  écrit  à  Louvois  pour  le  «  conjurer  »  de 
lui  dénoncer  les  suspects  parmi  les  soldats  sous  ses 
ordres,  «  afin,  lui  dit-il,  que  je  les  arrête  et  les 
attache  comme  des  scélérats  ».  Et,  si  les  deux  neveux 
qu'il  a  dans  la  citadelle  se  trouvent  être  les  cou- 
pables, il  «  sera  leur  premier  bourreau  (10  sep- 
tembre 1772)  ».  Saint-Mars  est  humilié  et  offensé 
qu'on  le  soupçonne  de  s'être  laissé  berner.  Il  en 
devient  féroce  pour  les  «  misérables  »  qui  lui  ont 
attiré  cette  insulte,  et  il  les  mettrait  volontiers  à  la 
torture  «  car,  pour  vous  dire  la  vérité,  écrit-il  à 
Louvois,  je  voudrais  fort  trouver  la  moindre  chose 
du  monde  contre  un  soldat  ou  un  domestique,  afin 


332  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE  MADEMOISELLE. 

de  les  faire  pendre  (20  août)  >>.  Quelques  semaines 
plus  tard,  il  résumait  en  ces  termes  les  résultats  de 
son  enquête  :  «  (7  octobre)  Je  ne  saurais  empêcher 
que  l'on  ait  eu  envie  d'avoir  intelligence  avec  M.  de 
Lauzun,  mais  je  puis  bien  répondre  sur  ma  vie  que 
Ton  n'en  a  point  eu  ». 

Saint-Mars  eut  encore  un  autre  chagrin.  Louvois 
lui  recommandait  sans  cesse  de  faire  jaser  son  pri- 
sonnier et  de  lui  en  rapporter  toutes  les  paroles, 
jusqu'aux  plus  insignifiantes;  mais  Lauzun  ne  vou- 
lait rien  dire  :  «  Je  ne  sais  d'où  vient,  écrivait  naïve- 
ment Saint-Mars;  il  se  méfie  tant  de  moi,  il  n'oserait 
presque  me  parler  (10  février  1672)  ».  Du  19  mars  : 
«  Il  est  toujours  dans  une  défiance  de  moi  extra- 
ordinaire ».  Louvois  insistait  et  recevait  des  lettres 
découragées  :  «  (30  mars)  Lorsque  je  vais  lui  rendre 
visite,  notre  entretien  est  tellement  sec  et  stérile, 
que  nous  faisons  souvent  cent  tours  de  chambre 
sans  nous  dire  l'un  l'autre  aucun  mot  ».  Saint-Mars 
cherchait  inutilement  des  sujets  anodins.  11  essayait 
de  parler  du  temps  :  M.  de  Lauzun  l'interrompait 
sous  prétexte  que  le  temps  lui  était  indifférent, 
puisqu'il  ne  voyait  de  sa  basse  voûte  «  ni  lune  ni 
soleil  ».  Saint-Mars  s'informait  alors  de  sa  santé. 
M.  de  Lauzun  coupait  court  en  déclarant  que  «  sa 
santé  était  inutile  à  tout  le  monde  et  qu'il  ne  se 
porterait  toujours  que  trop  bien  ».  Saint-Mars  ne 
savait  plus  que  dire.  Il  enrageait,  Lauzun  le  voyait, 
et  devenait  encore  plus  taciturne;  c'était  de  bonne 
guerre. 


LAUZUN  A   PIGNEROL.  333 

Au  bout  d'un  an,  Saint-Mars  n'était  pas  plu 
iiré  :  «  (7  janvier  1673)  Quand  je  lui  vais  donne; 
bonjour  ou  le  bonsoir,  et  que  je  lui  deman  i" 
comme  il  se  porte,  il  me  fait  de  grandes  révérences, 
me  disant  qu'il  se  porte  très  bien  pour  me  rendre 
ses  très  humbles  respects  s'il  en  était  capaMe; 
après  l'avoir  remercié,  nous  nous  promenons  quel- 
que temps  ensemble  sans  nous  rien  dire,  et  comme 
je  me  veux  retirer  je  lui  demande  s'il  n'a  rien  à  me 
commander,  il  me  fait  encore  une  très  grande  révé- 
rence et  me  conduit  jusqu'à  la  porte  de  sa  chambre; 
voilà,  Monseigneur,  où  nous  en  sommes,  lui  et  moi, 
et  où  je  crois  que  nous  en  demeurerons  ». 

Il  essaya  de  la  contrainte.  C'était  lui  qui  fournis- 
sait Lauzun  de  tout,  qui  l'habillait,  le  meublait,  lui 
achetait  des  pincettes  ou  lui  commandait  une  per- 
ruque. Il  se  dit  qu'un  moyen  certain  de  le  faire 
parler  serait  de  ne  plus  rien  lui  donner  qu'il  ne  l'eût 
demandé.  Lauzun  inventa  aussitôt  un  langage  muet. 
Saint-Mars  apercevait  en  entrant  quelque  objet  hors 
de  service,  placé  «  en  parade  »  et  ayant  l'air  de  lui 
faire  signe  :  «  Quelquefois,  écrivait-il,  je  ne  fais  pas 
semblant  de  prendre  garde  à  cela,  afin  de  l'obliger 
à  me  demander  (6  mai  1672)  ».  Lauzun  dirigeait 
alors  sa  promenade  devant  l'objet  «  en  parade  »,  et 
Saint-Mars  se  trouvait  forcé  d'avoir  compris. 

Le  valet  était  presque  aussi  fermé  que  le  maître. 
Saint-Mars  ne  cessait  de  se  lamenter  de  la  peine 
que  lui  donnaient  «  ces  gens-là  ».  Les  valets  de  pri- 
sonniers d'État  suivaient  le  sort  de  leur  maître.  Ils 


334  LOUIS   XIV  ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

ne  repassaient  le  seuil  de  son  cachot  qu'avec  lui, 
c'est-à-dire  jamais  dans  beaucoup  de  cas,  ce  qui 
rendait  extrômement  difficile  de  s'en  procurer.  Celui 
de  Lauzun  était  «  un  méchant  garçon  »,  qui  s'était 
laissé  gagner,  et  refusait  déjà  au  bout  de  trois 
mois  de  faire  son  devoir  d'espion.  Saint-Mars  en 
était  outré  :  «  (20  février  1672)  Avec  votre  permis- 
sion, (je)  le  mettrai  dans  un  lieu  que  je  réserve,  qui 
fait  jaser  les  muets,  après  y  avoir  demeuré  un  mois. 
Je  saurai  par  là  toutes  choses  de  lui,  et  je  suis 
assuré  qu'il  n'oubliera  pas  la  moindre  bagatelle  ». 
Réflexion  faite ,  Saint-Mars  finissait  toujours  par 
patienter,  car  comment  le  remplacer?  «  Tous  mes 
valets  n'y  entreraient  pas  pour  un  million.  Ils  ont 
vu  que  ceux  que  j'ai  mis  auprès  de  M.  Foucquet 
n'en  sont  jamais  sortis.  »  Louvois  ne  put  jamais 
savoir,  quelque  désir  qu'il  en  eût,  à  quoi  songeait 
dans  sa  basse-voûte  le  favori  tombé. 

Il  se  dédommageait  un  peu  les  jours  où  Lauzun 
se  mettait  en  colère,  ce  qui  lui  arrivait  souvent. 
Lauzun  ne  pouvait  pas  digérer  qu'il  fût  défendu  à 
Saint-Mars  de  répondre  à  aucune  de  ses  questions. 
Passe  encore  quand  il  demandait  si  la  France  était 
en  guerre  ou  si  Mademoiselle  était  mariée;  mais 
pourquoi  lui  refuser  des  nouvelles  des  siens?  pour- 
quoi lui  cacher  si  sa  mère  était  morte  ou  vivante? 
Son  chagrin  se  tournait  en  fureur.  Il  laissait 
échapper  un  torrent  d'imprécations  et  de  plaintes 
amères,  et  Louvois  avait  le  plaisir  d'apprendre  par 
le  courrier  suivant  que,  s'il  se  taisait  d'ordinaire,  ce 


LAUZUN  A   PIGWEROL.  33S 

n'élait  pas  du  moins  faute  de  souffrir.  Un  jour 
(28  janvier  1673),  après  avoir  rapporté  l'une  de  ces 
explosions,  Saint-Mars  ajoutait  :  «  Il  disait  tout  cela 
en  pleurant  à  chaudes  larmes,  et  détestant  sa  vie 
malheureuse;  il  se  récria  encore  fort  sur  l'horrible 
et  affreuse  prison  à  basse  voûte  que  je  lui  ai  donnée, 
où  il  a  perdu  les  yeux  et  la  santé...  ». 

Ces  cris  de  douleur  retentissaient  jusque  dans 
Paris,  en  passant  par  le  cabinet  de  Louvois  et  la 
chambre  de  Mme  de  Montespan,  et  le  public  se 
demandait  avec  curiosité  ce  qu'avait  fait  M.  de 
Lauzun  pour  s'attirer  un  châtiment  aussi  rigou- 
reux :  «  Je  ne  veux  jamais  ni  dire,  ni  croire,  écrivait 
Mademoiselle,  que  ce  soit  par  les  ordres  du  roi  ». 
On  comprenait  bien  que  Louvois  vengeait  ses 
frayeurs  et  Mme  de  Montespan  ses  humiliations; 
mais  encore  fallait-il  que  le  roi  les  laissât  faire,  et  le 
roi  n'avait  jamais  eu  l'air  de  prendre  très  à  cœur 
leurs  démêlés  avec  son  favori. 

Il  faut  tenir  compte  que  le  xvip  siècle  n'avait  pas 
plus  de  respect  pour  la  liberté  que  pour  la  vie 
humaine.  On  n'avait  de  respect  que  pour  le  rang  et 
la  naissance,  et  on  en  avait  alors  tant,  que  nous  n'y 
comprenons  plus  rien.  Ce  même  Louvois,  qui  tour- 
mentait Lauzun  à  le  rendre  fou,  s'était  empressé  de 
lui  faire  expédier  sa  vaisselle  d'argent,  et  l'avait 
invité  à  lui  adresser  ses  plaintes  si  son  geôlier  se 
montrait  impoli  :  «  M.  de  Saint-Mars,  écrivait  le 
ministre,  a  ordre...  de  ne  manquer  jamais  envers 
vous  à  ce  qui  est  dû  à  votre  naissance  et  au  rang 


336  LOriS  XTV  ET  LA   GRANDE  MADEMOISRî.LE. 

que  VOUS  avez  lenu  à  la  Cour  (12  décembre  1072)  ». 

Pareillement,  la  naissance  de  Lauzun  lui  avait 
valu  des  meubles  neufs,  mais  pas  un  objet,  de 
quelque  nature  qu'il  fût,  pouvant  fournir  une  occu- 
pation quelconque.  C'était  là  le  supplice;  un  désœu- 
vrement absolu  dans  un  lieu  obscur,  et  jamais  un 
écho  de  l'extérieur  pour  empêcher  l'esprit  de  tou:  ner 
indéfiniment  sur  lui-même.  Lauzun  n'obtint  quelques 
livres  qu'à  la  longue,  et  toujours  difficilement,  i^irès 
quils  avaient  été  examinés  page  par  page  ;  on 
redoutait  les  messages  à  l'encre  invisible  et  les 
phrases  (jui  renseignent  sur  les  événements  du  jour. 
Saint-Mars,  quand  on  lui  laissait  le  choix,  s'en 
tenait  aux  livres  de  piété,  le  Tabi  au  de  la  pénite/ice 
ou  le  Pédagogue  chrétien.  On  savait  ce  qu'il  y  avait 
dedans,  et  puis  «  cela  pourra  lui  servir,  disait  il, 
dans  le  désespoir  où  il  dit  qu'il  est  ». 

On  se  rappelle  que  Mademoiselle  grondait  son 
«  petit  homme  »  pour  l'obliger  à  prendre  soin  de  sa 
personne.  En  prison,  Lauzun  s'abandonna  complè- 
tement :  «  (20  avril  1G72)  Il  se  néglige  tellement, 
qu'il  y  a  près  de  trois  semaines  qu'il  porte  un  mou- 
choir cordelé  autour  de  son  cou  en  façon  de 
cravate  ».  Du  30  juillet  1672,  plus  de  sept  mois  après 
son  arrivée  :  <■<■  Il  n'a  point  encore  fait  balayer  sa 
chambre,  ni  rincer  son  verre;  il  est  extrêmement 
négligé  ».  Lauzun  avait  laissé  pousser  sa  barbe,  ce 
qui  contribuait  à  lui  donner  l'air  «  négligé  »;  Saint- 
Mars  prétendait  qu'elle  avait  une  demi-aune  de 
long.  «  (41  février  1073)  Il  se  tient  toujours   mal- 


LAUZUN  A  PI6NER0L.  337 

propre  à  son  ordinaire,  tant  sur  lui  que  dans  ses 
appartements  ». 

Les  années  passaient.  En  1673,  on  élagua  les 
arbres  qui  étaient  le  jour.  Ce  fut  le  seul  changement. 
En  1674,  Lauzun  faillit  mourir.  Sa  santé  se  déla- 
brait, et  son  caractère  changeait.  Il  était  devenu 
tranquille,  —  les  accès  de  colère  à  part,  —  et  très 
poli  avec  son  geôlier,  qui  attribuait  cette  métamor- 
phose aux  livres  de  piété  et  à  Teau  bénite  dont  il 
l'avait  pourvu.  Saint-Mars  le  trouvait  «  très  souvent  » 
à  genoux,  disant  ses  patenôtres  devant  une  image 
de  la  Vierge,  et  il  avait  «  bien  de  la  joie  »  du  nou- 
veau train  de  choses. 

Tout  à  coup,  —  en  1676,  au  mois  de  février,  — 
Louvois  reçut  une  lettre  '  qui  fut  en  un  clin  d'œil  la 
nouvelle  de  Paris.  M.  de  Lauzun  avait  manqué  se 
sauver,  et  non  point  par  la  porte,  ni  par  la  fenêtre, 
mais  comme  l'on  ne  se  sauve  d'ordinaire  que  dans 
les  romans.  Il  avait  entrepris  de  faire  un  trou  au 
donjon  de  Pignerol  avec  de  vieux  clous,  de  vieux 
couteaux,  des  débris  d'ustensiles,  et  il  avait  réussi, 
à  force  de  gratter,  à  percer  l'épaisse  voûte  située  en 
dessous  de  sa  chambre.  Lauzun  se  coula  par  cette 
ouverture  et  se  retrouva  entre  quatre  murs,  devant 
une  fenêtre  grillée.  Il  se  remit  à  gratter,  démolit  l'un 
des  angles  de  la  fenêtre,  descella  l'un  des  barreaux, 
et  vit  qu'il  était  encore  à  plusieurs  toises  du  sol.  Des 
serviettes  amassées  par  sa  prévoyance  lui  permirent 

1.  Cette  lettre  a  été  perdue  ou  détruite. 

22 


338  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

de  fabriquer  une  échelle  de  corde,  «  la  mieux  faite 
du  monde»,  écrivait  Mademoiselle  avec  admiration, 
d'après  Téchantillon  expédié  à  Louvois.  Il  descendit 
par  son  échelle  dans  le  fossé  du  donjon,  «  reperça 
sous  la  muraille  qui  servait  d'enceinte  au  fossé'  », 
rencontra  un  rocher  et  recommença  un  peu  plus  loin. 
Sa  nouvelle  galerie  aboutissait  dans  une  cour  de  la 
citadelle.  Lauzun  sortit  de  terre  un  matin,  au  point 
du  jour.  Il  y  avait  trois  ans  qu'il  grattait;  c'était  ce 
qui  l'avait  rendu  si  tranquille. 

Une  porte  ouverte,  et  il  était  sauvé.  Il  l'aurait 
mérité  pour  son  industrie  et  sa  patience.  Mais  tout 
était  fermé,  et  il  fut  arrêté  par  une  sentinelle  incor- 
ruptible. On  le  ramena  dans  son  cachot,  et  Louvois 
lava  la  tête  aux  autorités  de  Pignerol,  qui  laissaient 
démolir  murs  et  fenêtres,  remplir  une  cour  de  tas 
de  décombres,  sans  s'apercevoir  de  rien.  Il  ordonna 
des  travaux,  de  nombreuses  mesures  de  précaution, 
et  Saint-Mars,  très  penaud,  jura  ses  grands  dieux 
qu'on  ne  l'y  prendrait  plus. 

Saint-Mars  en  fut  pour  ses  serments.  Plusieurs  de 
ses  prisonniers  venaient  précisément  de  découvrir  le 
moyen  de  rendre  visite  à  leurs  voisins.  D'après  les 
récits  de  Saint-Simon^,  il  semble  que  les  larges  che- 
minées de  nos  pères  fussent  devenues  les  voies  de 
comraunicalion  ordinaires  du  donjon  de  Pignerol. 


1.  Louvois  à  Saint-Mars,  2  mars  1C76. 

2.  Il  en  est  de  la  lettre  de  Saint-Mars  (du  23  mars  IGSO)  sur 
les  communications  de  cachot  à  cachot  comme  de  celle  sur  la 
fuite  de  Lauzun  :  elle  ne  s'est  pas  retrouvée. 


LAUZUN   A   PTGNEROL.  339 

On  faisait  «  un  trou  au  tuyau,  qui  se  refermait  avec 
justesse  pendant  le  jour  »,  et  l'on  s'aidait  mutuelle- 
ment à  grimper  et  à  descendre.  Lauzun  fut  mis  de 
la  sorte  en  relations  avec  divers  prisonniers,  dont 
Foucquet,  qui  le  crut  fou  en  lui  entendant  conter 
son  mariage  manqué  avec  la  Grande  Mademoiselle. 
Ils  devaient  tous  avoir  l'air  de  ramoneurs.  Saint- 
Mars  ne  sut  pourtant  ces  nouvelles  pratiques 
qu'après  la  mort  de  Foucquet;  Lauzun  était  alors 
presque  au  bout  de  ses  peines. 

La  mort  de  son  frère  aîné,  survenue  en  1677,  avait 
entraîné  un  changement  considérable  dans  sa  situa- 
tion. Lauzun  devenait  le  chef  de  sa  famille.  Sa  sœur, 
Mme  de  Nogent,  représenta  au  roi  qu'il  y  allait 
«  de  la  conservation  de  sa  maison  »,  que  M,  de 
Lauzun  pût  donner  ordre  à  ses  affaires,  et  elle 
n'eut  aucune  peine  à  se  faire  écouter.  Autant  l'indi- 
vidu comptait  peu,  autant  «  la  maison  »  était  pour 
ainsi  dire  chose  sacrée,  même  aux  yeux  de  Louis  XIV. 
Saint-Mars  eut  commandement  de  recevoir  Mme  de 
Nogent,  un  autre  de  ses  frères,  le  chevalier  de 
Lauzun,  et  leur  avocat,  M.  Isarn,  et  de  les  aboucher 
avec  son  prisonnier,  moyennant  promesse  de  ne  lui 
parler  que  de  ses  affaires.  Il  leur  était  interdit  tout 
particulièrement  de  dire  un  seul  mot,  «  sous  quelque 
prétexte  que  ce  pût  être  »,  de  Mlle  de  Montpensier. 
On  possède  le  récit  de  ces  entrevues,  tracé  par  Isarn. 
Il  ne  faut  pas  oublier  en  le  lisant  que  Lauzun  avait 
grand  intérêt  à  inspirer  une  vive  pitié  à  des  gens 
qui  allaient  retourner  le  dire  à  Paris. 


340  LOUIS    XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Après  de  longs  préliminaires,  Isarn  en  arrive  à 
la  première  rencontre  avec  Lauzun,  que  personne 
n'avait  revu  depuis  six  ans  :  «  (29  octobre  1677) 
L'heure  de  deux  heures  étant  venue,  M.  de  Saint- 
Mars,  ayant  fait  retirer  tout  le  monde,  nous  pria 
d'entrer  dans  sa  chambre,  où  l'on  rangea  six  chaises 
autour  d'une  table,  et  M.  de  Saint-Mars  étant  sorti, 
irevint  un  moment  après,  menant  M.  le  comte  de 
Lauzun,  le  soutenant  sous  le  bras,  car  il  ne  pouvait 
guère  bien  se  soutenir,  soit  à  cause  du  grand  air,  de 
la  grande  clarté,  ou  de  la  faiblesse  de  sa  maladie. 
A  cette  vue,  j'avoue,  monsieur,  que  nous  fûmes 
touchés  de  pitié,  car  nous  remarquâmes  en  lui  une 
contenance  si  abattue,  un  visage  si  pâle,  autant 
qu'il  nous  put  paraître  sous  une  barbe  et  une  mous- 
tache fort  longues,  des  yeux  si  remplis  de  tristesse 
et  de  langueur,  qu'il  serait  impossible  de  n'être  pas 
ému  de  compassion;  je  ne  saurais  vous  exprimer  la 
douleur  de  madame  sa  sœur  et  de  monsieur  son  frère. 

«  On  lui  présenta  une  chaise  près  du  feu,  devant 
le  jour,  mais  il  la  retira,  disant  d'une  voix  basse  et 
en  toussant  que  le  trop  grand  jour  lui  donnait  dans 
les  yeux  et  le  feu  dans  la  tête.  M.  de  Saint-Mars  le 
plaça  contre  le  jour,  il  se  mit  à  son  côté  et  M.  le  com- 
missaire de  l'autre,  moi  à  côté  de  M.  de  Saint-Mars 
ayant  mon  écrit  devant  lui  sur  la  table.  Mme  de 
Nogent  ne  pouvait  contenir  ses  larmes,  et  nous 
fûmes  quelque  temps  sans  parler  ». 

Lorsqu'ils  furent  tous  un  peu  remis,  Isarn  entama 
son  exposé  des  affaires  à  régler.  A  la  première  pause, 


LAUZUN   A   PIGNEROL.  341 

Lauzun  prit  la  parole  :  «  Il  me  dit  assez  froide- 
ment qu'étant  depuis  six  ans,  et  commençant  la 
septième,  dans  une  prison  fort  étroite,  n'ayant  ouï 
parler  d'affaires  depuis  un  si  long  espace  de  temps 
et  n'ayant  jamais  vu  qu'une  seule  personne,  il  avait 
Icsprit  si  bouché  et  l'intelligence  si  obscure,  qu'il 
lui  était  impossible  de  comprendre  rien  à  tout  ce 
que  je  lui  disais  »  .  11  ajouta  des  choses  affectueuses 
pour  sa  sœur,  des  choses  touchantes  sur  sa  douleur 
d'avoir  déplu  au  roi,  et,  s'étant  attendri  au  souvenir 
de  ce  maître  bien-aimé,  il  porta  son  mouchoir  à  ses 
yeux,  «  et  l'y  laissa  longtemps  ».  Ce  spectacle  pro- 
voqua une  telle  explosion  de  larmes  et  de  gémisse- 
ments, qu'il  fut  impossible  de  reprendre  la  confé- 
rence. Lauzun  «  se  retira,  sans  rien  dire,  avec 
M.  de  Saint-Mars  ».  On  emporta  sa  sœur  évanouie. 
Le  chevalier  de  Lauzun,  malade  d'émotion,  alla  se 
coucher,  et  Isarn  partagea  leur  affliction. 

Aux  séances  suivantes,  Lauzun  répéta  qu'il  ne 
comprenait  rien  à  ce  que  disait  son  avocat,  mais  il 
lui  donnait  en  même  temps  ses  instructions  «  avec 
beaucoup  de  jugement  et  de  clarté  d'esprit  ».  Il  y 
eut  encore  des  scènes  d'attendrissement.  Un  jour, 
après  en  avoir  obtenu  la  permission,  «  il  demanda  si 
sa  mère  était  vivante  »,  et  il  n'y  eut  pas  besoin  de 
comédie  pour  rendre  la  scène  impressionnante.  A  la 
dernière  entrevue  il  chargea  sa  sœur  d'implorer 
pour  lui  la  pitié  du  roi  et  le  pardon  de  Louvois,  en 
termes  humbles  et  soumis  qui  annonçaient  un 
vaincu,  un  homme  brisé  et  désormais  inoffensif. 


342  LOUIS   XIV   ET   LA   GftANDE   MADEMOISELLE. 

Soit  compassion,  soit  encore,  ainsi  que  le  bruit  en 
courut,  quelque  combinaison  mystérieuse,  cet  appel 
produisit  une  série  d'adoucissements  qui  aboutirent 
h  une  semi-liberté.  Lauzun  en  était  à  donner  des 
dîners  et  à  acheter  des  chevaux  de  selle  «  pour 
monter  dans  la  cour  ou  sur  les  bastions'  »,  quand 
survint  un  détachement  de  mousquetaires  chargé 
de  le  conduire  aux  eaux  de  Bourbon,  sous  prétexte 
qu'il  avait  mal  au  bras.  Il  quitta  Pignerol  le 
22  avril  1681.  Foucquet  était  mort  (23  mars  1680).  Il 
ne  restait  à  Saint-Mars  qu'un  seul  prisonnier  de 
marque  :  le  Masque  de  fer  était  depuis  quelque 
temps  dans  le  donjon. 


III 


Un  Robinson  Crusoé  sortant  de  son  île  n'est  pas 
devenu  plus  étranger  à  la  marche  du  monde  que  ne 
l'était  un  prisonnier  d'État  après  des  années  de 
cachot.  Foucquet  avait  cru,  en  écoutant  Lauzun, 
qu'il  avait  l'esprit  dérange.  Quand  ce  fut  au  tour 
de  ce  dernier  de  reprendre  contact  avec  lu  vie 
générale,  il  eut  aussi  fort  h  faire  pour  se  remettre 
au  courant.  L'histoire  de  France  s'était  allongée 
d'un  chapitre  tandis  qu'il  enrageait  dans  son  cachot. 
L'histoire  intérieure  de  la  cour,  de  l)eaucoup  la  phis 
importante    pour    un    ancien    favori    désireux    de 

1.  Louvois  à  Suint-Mars,  28  novembre  1679. 


SPLENDEUR  DE  LA  FRANCE.  343 

reprendre  pied,   aurait    rempli  un   volume  de  ses 
complications  tragi-comiques. 

A  première  vue,  le  chapitre  de  Thistoire  nationale 
était  resplendissant  entre  tous.  La  guerre  de  Hol- 
lande avait  donné  à  la  France  la  Franche  Comté,  à 
Louis  XIV  une  gloire  et  une  puissance  qui  l'avaient 
élevé,  dans  l'opinion  européenne,  au-dessus  de  tous 
les  autres  souverains.  Aux  yeux  des  étrangers,  il 
était  plus  qu'un  roi,  il  était  le  Roi,  l'incarnation 
par  excellence  de  l'idée  monarchique,  le  prince  qui 
avait  fait  de  la  France  la  dominatrice  du  monde 
civilisé  :  «  Jamais,  dans  l'Europe  moderne,  dit  un 
historien  allemand*  qui  nous  considère  toujours  à 
travers  l'intérêt  germanique,  il  n'y  avait  eu  un  déve- 
loppement de  la  puissance  militaire  sur  terre  ou  sur 
mer,  pour  l'attaque  et  pour  la  défense,  tel  que  celui 
auquel  parvint  la  France  pendant  la  guerre,  et 
qu'elle  conserva  pendant  la  paix;  jamais  encore  une 
seule  volonté  n'avait  exercé  un  commandement  aussi 
étendu  sur  des  troupes  aussi  instruites  et  aussi  sou- 
mises ».  On  nous  admirait  et  l'on  nous  craignait  : 
«  (Louis  XIV)  dit  encore  Ranke,  réduisit  une 
partie  des  princes  allemands  et  tout  l'empire  à 
un  degré  d'abaissement  auquel  ils  n'étaient  jamais 
tombés  dans  le  cours  des  siècles  ;  l'Espagne  se  vit 
menacée  par  lui  de  la  perte  de  son  indépendance....  » 
L'Europe  s'accordait  aussi  à  reconnaître  que  «  l'his- 
toire du  monde  offrait  peu  d'époques  dont  la  civilisa- 

1.  Léopold  de  Ranke-)  Histoire  de  France, 


344  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

tien  et  la  littérature  eussent  jeté  autant  d'éclat  que 
celle  de  Louis  XIV  ».  Telle  était  la  France,  vue  du 
dehors,  dans  les  années  qui  séparent  la  paix  de 
Nimèg-ue  (1679)  de  la  Révocation  de  TÉditde  Nantes 
(1685).  Ce  brillant  tableau  avait  quelques  ombres; 
les  vaincus  nous  gardaient  un  profond  ressentiment 
et  nos  alliés  se  détachaient  de  nous  sans  que  l'on 
réussît  à  les  remplacer;  mais  nous  nous  jugions  de 
force  à  supporter  notre  isolement. 

Vue  du  dedans,  la  France  présentait  l'apparence 
de  la  prospérité  à  qui  vivait  les  yeux  fermés.  Il  suf- 
fisait toutefois  de  les  ouvrir  pour  s'apercevoir  que 
le  temps  des  vaches  maigres  approchait.  Plusieurs 
provinces  étaient  retombées  dans  la  misère.  Le 
mécontentement  était  général,  la  désaffection  fai- 
sait des  progrès  rapides;  on  se  détachait  déjà  du 
pouvoir  absolu,  si  bien  accueilli  d'abord.  Les  esprits 
clairvoyants  avaient  commencé  de  s'inquiéter  quatre 
ans  après  la  mort  de  Mazarin  et  l'arrivée  de  Louis  XIV 
au  pouvoir.  Olivier  d'Ormesson  écrivait  en  1665, 
après  avoir  été  d'abord,  comme  tout  le  monde,  sous 
le  charme  du  jeune  roi  :  «  (Mars)  Aucun  n'oserait 
rien  dire...  quoiqu'il  n'y  en  ait  aucun  qui  ne  souffre 
et  qui  ne  soit  au  désespoir  dans  le  cœur;  il  n'y  a 
personne  qui  ne  dise  qu'il  est  impossible  que  cela 
dure,  la  conduite  étant  trop  injuste  et  trop  vio- 
lente *  ». 

Olivier  d'Ormesson  avait  des  s^riefs  personnels. 

1.  Journal  d'Olivier  Lefèvre  d'Ormesson. 


DÉCADENCE  DE  LA  FRANCE.  343 

Il  avait  été  disgracié  pour  s'être  montré  trop  indé- 
pendant lors  du  procès  Foucquet,  et  il  était,  d'autre 
part,  de  ces  vieux  parlementaires,  libéraux  à  leur 
mode,  qui  regrettaient  les  privilèges  de  leur  com- 
pagnie, et  qui  ne  s'accoutumaient  point  à  voir 
châtier  les  blasphémateurs  du  roi  plus  durement 
encore  que  les  blasphémateurs  de  Dieu.  En  1608,  un 
pauvre  homme  de  Saint-Germain  —  un  vieillard  — 
fut  «  accusé  »  d'avoir  dit  que  le  roi  était  un  tyran 
et  «  qu'il  y  avait  encore  des  Ravaillac  et  des  gens 
de  courage  et  de  vertu.  »  Il  fut  condamné  «  à  avoir 
la  langue  coupée  et  aux  galères....  L'on  dit,  ajoute 
Ormesson,  que  c'est  un  supplice  nouveau  que  de 
couper  la  langue,  et  qu'on  la  perce  seulement  aux 
blasphémateurs  ».  Il  y  a  un  peu  à  rabattre,  en  se 
plaçant  au  point  de  vue  général  de  son  temps,  du 
témoignage  d'Olivier  d'Ormesson. 

Il  n'en  est  pas  de  même  pour  celui  de  Colbert, 
alors  en  grande  faveur,  et  dur  de  son  naturel. 
Colbert  prévint  Louis  XIV  dès  1666,  par  un  mé- 
moire presque  brutal,  qu'il  menait  la  France  à  la 
ruine  par  ses  extravagances.  Le  ministre  commen- 
çait par  déclarer  qu'il  ne  lésinerait  jamais  pour 
avoir  une  bonne  armée  ni  une  bonne  flotte,  ou  pour 
soutenir  au  dehors  la  politique  étrangère  de  son 
maître,  ou,  en  général,  pour  toutes  les  dépenses 
utiles,  dans  lesquelles  il  comprenait  les  frais  de 
représentation  d'un  grand  souverain.  Il  affirmait 
que,  pour  toutes  ces  choses,  il  pousserait  plutôt 
à  la  dépense,  et  c'était  la  vérité.  Mais  il  ne  pouvait 


346  LOUIS  XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

prendre  son  parti  de  l'immense  coulage  par  lequel 
s'épuisait  la  richesse  publique,  des  millions  gas- 
pillés en  «  ajustements  »  inutiles  pour  des  troupes 
de  luxe,  en  fêtes  d'un  prix  fou',  en  pertes  de  jeu 
insensées^,  en  pensions  et  gratifications  à  tort  et  à 
travers,  et  encore  beaucoup  d'autres  articles,  dont 
l'un  mérite  quelques  détails,  car  il  est  curieux,  peu 
connu,  et  c'est,  d'après  Colbert,  celui  qui  engendra 
les  conséquences  les  plus  désastreuses. 

A  l'entendre,  rien  n'a  coûté  aussi  cher  à  la  France 
sous  Louis  XIV,  après  les  guerres,  que  la  passion 
du  monarque  pour  jouer  au  soldat  devant  les  belles 
dames.  C'est  une  manie  qui  a  l'air  bien  innocente, 
encore  qu'un  peu  puérile.  Colbert  en  signalait  à  son 
maître  les  effets  imprévus.  Le  roi  assemblait  des 
armées  pour  donner  aux  dames  le  spectacle  d'un 
camp,  ou  d'un  simulacre  de  siège.  Ou  bien,  les 
troupes  venaient  se  faire  passer  en  revue  par  lui 
dans  des  endroits  commodes  pour  les  dames,  au  lieu 
de  l'attendre  dans  leurs  cantonnements.  11  en  résul- 
tait des  marches  et  passages  de  troupes  perpétuels, 
et  l'épuisement  des  provinces,  car  «  il  suffit  de  dire, 

1.  Deux  ans  après  cet  avertissement,  Louis  XIV  donnait  à 
Versailles,  en  l'honneur  de  iMme  de  .Montespan.  une  ftHo  pour 
laquelle  on  avait  élevé  des  constructions  provisoires.  La  salie 
de  bal,  qui  servit  u/ie  nuit,  était  en  marbre  et  jiborpliyre;  le 
reste  à  l'avenant. 

2.  Les  pertes  de  100  000  écus  et  davnnlnfre  n'étaient  pas  rares  à 
la  table  de  jeu  du  roi.  Le  6  mars  1070,  Mme  de  Montespan  perdit 
400  000  pisloles  dans  une  nuit.  A  8  heures  du  m;itin,  elle  en 
regagna  .'iOOOOO.  La  pistole  valait  environ  10  francs.  Kn  1682, 
trois  ans  après  sa  disgrâce,  elle  perdit  une  fois  700  000  écus  et 
ne  les  regagna  pas.  C'était  le  roi  qui  payait. 


DEPENSES   DU    ROI.  347 

poursuivait  Colbert,  que  telle  ville  ou  lieu  d'étape 
a  souffert  depuis  six  mois  cent  logements  diiïérents 
de  troupes,  et  que  ceux  qui  en  ont  le  moins  en  ont 
souffert  plus  de  cinquante.  Toutes  les  troupes  vivent 
à  discrétion  en  entrant  et  sortant  des  lieux  où  elles 
logent....  C'est  assez  dire  pour  connaître  claire- 
ment »  qu'elles  laissent  ces  lieux  dans  l'état  où  les 
aurait  mis  une  longue  guerre.  Si  le  roi  savait 
«  combien  de  paysans  de  Champagne  et  des  autres 
frontières  ont  déjà  passé  et  se  disposent  de  passer 
dans  les  pays  étrangers  »,  il  comprendrait  que  cela 
ne  peut  pas  durer. 

Le  plus  délicat  restait  à  dire,  et  Colbert  l'abordait 
courageusement.  A  faire  ainsi  la  roue  devant  les 
dames,  un  grand  ridicule  rejaillissait  sur  la  royauté, 
et  les  Français  n'avaient  pas  été  longs  à  le  saisir,  les 
étrangers  non  plus.  Louis  XIV  venait  précisément 
d'installer  à  Moret  un  camp  tout  pimpant  et  tout 
bariolé,  avec  de  jolies  tentes  pour  coucher  les  ama- 
zones :  «  L'on  dit,  écrivait  Ormesson...  que  l'on  fera 
le  siège  de  Moret  dans  les  formes,  pour  montrer 
aux  dames  la  manière  de  prendre  les  places.  Le 
chagrin  des  malcontents,  qui  est  fort  général,  traite 
cette  revue  d'une  ba-dinerie  pour  le  roi  et  d'un  jeu 
d'enfants,  et  qui  n'est  pas  bien  reçu  par  les  étran- 
gers ».  Olivier  d'Ormesson  n'avait  pas  grand  mérite 
à  se  montrer  mordant  :  son  Journal  n'était  que  pour 
lui.  Colbert,  qui  écrivait  pour  le  roi,  en  eut  beau- 
coup à  mettre  dans  son  Mémoire  :  ^^  Il  est  encore 
bon  que  Votre  Majesté  sache  deux  choses  dont  on 


348  LOUIS   XIV  ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

n'a  osé  demeurer  d'accord  quand  elle  l'a  demandé  : 
Tune,  qu'il  a  été  affiché  dans  Paris  un  libelle  por- 
tant ces  mots  :  Louis  XIV  donnera  les  grandes  marion- 
nettes dans  la  plaine  de  Moret.  L'autre....  »  L'autre 
était  l'appai'ition  d'un  libelle  encore  plus  sanglant 
sur  les  hauts  faits  des  capitaines  pour  rire. 

Le  roi  lut  le  mémoire,  le  relut  en  présence  de 
Colbert,  et  l'année  suivante  vit  un  nouveau  camp 
où  la  tente  royale,  composée  de  six  pièces  somp- 
tueuses, «  était  remplie  de  cavalières  fort  bien 
mises,  lesquelles  étaient  plus  propres  à  attirer  les 
ennemis  qu'à  les  faire  fuir'.  »  Colbert  n'empêcha 
pas  non  plus  un  seul  des  grands  voyages  aux  fron- 
tières, même  en  temps  de  guerre,  avec  une  longue 
queue  de  femmes  en  toilette,  et  des  maîtresses  pour 
lesquelles  il  fallait  mettre  les  maçons  en  mouvement 
à  chaque  lieu  d'étape.  De  Louvois,  le  7  mars  i 67 i  : 
«  Il  faut  accommoder  la  chambre  marquée  'V  pour 
Mme  de  Montespan,  y  faire  percer  une  porte  à  l'en- 
droit marqué  1....  Mme  de  La  Vallicre  logera  dans 
la  chambre  marquée  Y,  à  laquelle  il  faut  faire  une 
porte  dans  l'endroit  marqué  3....  »  Les  frais  de 
portes  entraient,  avec  beaucoup  d'autres  aussi  irré- 
guhers,  dans  le  budget  du  ministre  de  la  Guerre. 
Comment  y  mettre  de  l'ordre?  Gomment  le  limiter? 
Colbert  lui-même  avait  à  faire  la  part  des  dames 
dans  son  budget  de  la  Marine.  En  1G78,  Mme  de 

1.  Lettre  de  Mme  de  (>hâtrier,  attachée  à  la  maison  de  Condé  : 
De  La  ValUère  à  Monlespan,  par  Jean  Leraoine  et  André  Licl;- 
len  berger. 


DÉPENSES   DU   ROI.  349 

Montespan  eut  la  fantaisie  d'armer  un  vaisseau  en 
course,  un  vaisseau  du  roi,  s'entend,  avec  des 
matelots  du  roi.  Quelques  semaines  plus  tard,  un 
deuxième  et  un  troisième  vaisseau,  toujours  armés 
en  course  et  aux  frais  du  roi,  furent  accordés  «  à 
Mme  de  Montespan  et  à  Mme  la  comtesse  de  Sois- 
sons*  ».  Tout  compte  fait,  le  goût  de  Louis  XIV 
pour  la  conversation  et  la  société  des  femmes,  sans 
parler  du  reste,  a  peut-être  coûté  plus  cher  à  la 
France  que  toutes  les  bâtisses  du  grand  Roi  mises 
ensemble;  mais  l'un  peut  se  calculer,  l'autre  ne  le 
peut  pas.  C'est  pourquoi  l'on  parle  toujours  des 
dépenses  de  Versailles  et  de  Marly,  et  jamais  de  ces 
malheureux  paysans  qui  passaient  la  frontière  après 
chaque  spectacle  militaire  offert  aux  dames. 

Louis  XIV  était  incapable  de  compter.  C'est  sa 
seule  excuse.  Il  est  même  étrange,  par  parenthèse, 
qu'un  homme  aussi  méthodique,  ayant  l'esprit 
aussi  bien  équilibré  et  aussi  ordonné,  n'ait  jamais 
pu  comprendre  que  les  chiffres  sont  les  chiffres  et 
que  personne  ne  peut  faire  qu'un  écu  fasse  deux 
écus.  Colbert  n'obtint  jamais  de  supprimer  un  seul 
gaspillage  autour  de  son  maître,  même  dans  les  cas 
où  la  profusion  ne  procure  aucun  plaisir  et  nous 
paraît  un  luxe  de  barbare.  On  sait  qu'au  xvir  siècle, 
les  repas  étaient  plantureux.  Ceux  de  Louis  XIV 
l'avaient  toujours  été  à  l'excès.  En  1GG4,  le  roi  ayant 
invité  le  légat  du  pape  à  dîner  en  tête-à-tête  avec 

1.  Lettre  de  Colbert  à  l'intendant  de  Rochcfort  (1G  avril  1678). 


350  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

lui,  les  assistants  avaient  compté  les  plats  et  en 
avaient  trouvé  quatre-vingts,  non  compris  les  trente- 
huit  assiettes  ou  compotiers  du  dessert.  C'était  déjà 
beaucoup  et  Colbert  avait  mis  dans  le  mémoire 
de  16C6  :  —  «  Je  déclare  à  Votre  Majesté...  qu'un 
repas  inutile  de  mille  écus  me  fait  une  peine 
incroyable  ».  Ce  n'était  rien  en  comparaison  de  ce 
qu'on  vit  quinze  ans  plus  tard.  Le  16  janvier  1680, 
Louis  XIV  maria  Mlle  de  Blois,  la  fille  qu'il  avait 
eue  de  La  Vallière,  au  prince  Louis-Armand  de 
Conti,  neveu  du  grand  Condé  :  «  Le  festin  de  noce 
fut  royal,  écrivait  Bussy-Rabutin;  il  y  eut  sept  cents 
plats  à  une  seule  table,  qui  furent  servis  à  cinq  ser- 
vices, c'est-à-dire  cent  quarante  plats  à  chaque 
service*  ».  Mme  de  Sévigné  nous  a  fait  connaître  la 
morale  de  l'histoire.  La  mariée  fut  malade  toute  la 
nuit.  On  a  envie  de  dire  :  c'est  bien  fait. 

Si,  de  la  nation  aigrie  et  souffrante,  on  tourne 
les  yeux  vers  la  Cour,  la  différence  entre  le  dehors 
et  le  dedans  est  peut-être  aussi  marquée,  bien  que 
plus  difficile  à  saisir.  Le  dehors,  c'est  une  splen- 
deur, des  adulations,  très  propres  à  donner 
le  change;  le  dedans,  c'est  une  misère  morale  pro- 
fonde, faite  de  débauche  et  de  mendicité  chez  les 
uns,  de  découragement  et  d'amertume  chez  les 
autres.  Mme  de  Sévigné  a  peint  en  six  lignes  et 
sans  y  penser,  dans  une  lettre  de  1680,  l'état  d'avi- 
lissement où  le  roi  réduisait  systématiquement  la 

1.  Lettre  du  23  janvier  1680,  à  La  Rivière. 


LES   MCEURS.  351 

noblesse  de  France,  dressée  par  lui  à  attraper  les 
bourses  au  vol  :  «  (12  janvier)  Le  roi  fait  des 
libéralités  immenses  ;  en  vérité,  il  ne  faut  point  se 
désespérer  :  quoiqu'on  ne  soit  pas  son  valet  de 
chambre,  il  peut  arriver  qu'en  faisant  sa  cour,  on 
se  trouvera  sous  ce  qu'il  jette.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que  loin  de  lui,  tous  les  services  sont  perdus; 
c'était  autrefois  le  contraire  »,  Si  les  âmes  se  sont 
abaissées  sous  le  règne  de  Louis  XIV,  il  en  a  sa 
part  de  responsabilité. 

De  même  pour  les  progrès  du  relâchement  des 
mœurs.  Certes ,  on  était  habitué  avant  lui  aux 
maîtresses  et  aux  bâtards  ;  on  ne  l'était  pas  à  des 
prérogatives  d'épouses  en  second  et  d'adultérins 
légitimés  qui  encourageaient  ses  sujets  à  ne  pas 
prendre  plus  au  sérieux  les  lois  que  la  morale. 
L'exemple  du  maître  achevait  d'obscurcir  les 
consciences  naturellement  troubles,  et  l'on  voyait 
les  maris  encourager  leur  femme,  les  mères  leur 
fille,  à  imiter  les  La  Vallière  et  les  Montespan. 

Louis  XIV  a  d'ailleurs  été  puni  d'avoir  voulu 
jouer  au  sultan.  La  polygamie  ne  va  pas  sans  quel- 
ques désagréments  dans  un  pays  où  il  faut  compter 
avec  les  femmes.  Peu  d'hommes,  fût-ce  dans  les 
comédies,  ont  essuyé  autant  de  scènes  de  leurs 
maîtresses  ,  et  de  scènes  violentes  ,  humiliantes 
autant  que  pénibles,  que  ce  monarque  majestueux 
devant  qui  le  reste  de  l'univers  tremblait.  Il  n'y  a 
plus  de  roi  pour  une  amante  jalouse,  et  Louis  XIV 
n'a  jamais  été  fidèle  qu'à  Mme  de  Maintenon. 


352  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

Il  avait  été  gâté  par  Louise  de  La  Vallière,  qui 
était  la  douceur  même,  et  que  l'amour  inclinait  au 
pardon.  Aucune  des  autres  ne  l'a  jamais  aimé,  sauf 
Marie  Mancini.  Il  ne  plaisait  pas  aux  femmes;  elles 
ne  se  disputaient  en  lui  que  le  Roi.  Mlle  de  La 
Vallière  était  entrée  au  Carmel  en  1674.  Demeurée 
seule  sur  la  brèche,  Mme  de  Montespan  défendit  sa 
«  situation  »  en  lionne.  Elle  était  naturellement 
aigre,  ses  colères  «  inexprimables  *  »,  au  dire  des 
témoins,  et  Louis  XIV  n'avait  pas  pour  lui  la  force 
que  donne  l'innocence  ;  parmi  les  rivales  que  combat  • 
tait  Mme  de  Montespan,  beaucoup,  en  dépit  de  ses 
efforts,  ont  eu  leur  année,  ou  leur  jour.  Alors  elle 
s'emportait,  et  le  roi  pliait  le  dos  sous  l'orage  : 
«  Elle  l'a  souvent  grondé,  disait  plus  tard  Mme  de 
Maintenon  à  Mademoiselle,  et  il  ne  s'en  est  pas 
vanté  ^  ».  C'était  l'expiation. 

Vint  le  règne  éphémère  de  Mlle  de  Fontanges. 
Elle  aussi  était  colère,  et  elle  traita  le  roi  avec 
«  encore  plus  d'autorité  que  les  autres  '  ».  Louis  XIV 
appelait  Mme  de  Maintenon  à  son  secours,  et  la 
chargeait  d'aller  apaiser  ces  furies.  Les  scènes 
commençaient  à  le  fatiguer.  On  avait  remarqué 
dès  1675  qu'il  aspirait  à  des  instants  de  «  repos  »  et 
de  «  liberté  ».  Mme  de  Montespan  ne  sut  pas  com- 
prendre, avec  tout  son  esprit,  qu'il  arrive  un  âge 
où  les  hommes  ne  peuvent  plus  supporter  de  vivre 

1.  Mémoires  de  I.a  Fare. 

2.  Mémoires  de  Mlle  de  Montpensier. 

3.  Mémoires  de  l'abbé  de  (Thoisy. 


LOUIS   XIV   ET   MADAME   DE   MONTESPAN.  353 

dans  la  tempête,  et  son  erreur  fut  la  cause  de  sa 
perte.  Le  roi  prit  l'habitude  de  se  réfugier  chez 
Mme  de  Maintenon,  où  il  trouvait  une  atmosphère 
de  paix  et  une  conversation  rafraîchissante.  C'était 
la  première  fois  qu'une  femme  intelligente  lui  par- 
lait sérieusement ,  sans  chercher  à  s'attirer  une 
déclaration  ni  à  le  divertir  par  des  bagatelles, 
mais  pour  le  délasser  agréablement  de  son  travail 
et,  aussi,  pour  le  faire  réfléchir  à  de  certains  sujets 
qu'il  n'aimait  pas;  par  exemple,  à  ce  qui  attend 
dans  l'autre  monde  le  pécheur  qui  ne  s'est  pas 
repenti  d'avoir  pris  la  femme  d'autrui.  Elle  lui  rap- 
pelait qu'il  y  avait  une  police  dans  le  ciel,  tout 
comme  dans  les  résidences  du  roi  de  France,  et  elle 
lui  demandait  :  «  Que  feriez-vous  si  l'on  venait 
dire  à  Votre  Majesté  qu'un  de  ces  mousquetaires, 
que  vous  aimez  tant,  a  pris  la  femme  d'un  homme 
vivant,  et  qu'il  vit  actuellement  avec  elle?  Je  suis 
sûre  que,  dès  le  soir,  il  sortirait  de  l'hôtel  et  n'y 
coucherait  pas,  quelque  tard  qu'il  fût  *  «.Le  roi 
riait.  Il  n'avait  jamais  été  plus  amoureux  de  Mme  de 
Montespan,  —  cela  se  passait  en  1675,  avant  le 
jubilé  qui  les  sépara  trois  ou  quatre  mois,  — mais  il 
n'en  voulait  pas  à  Mme  de  Maintenon,  car,  déjà,  il 
«  ne  pouvait  plus  vivre  sans  elle  ^  ».  Que  l'on  ait  ou 
non  de  la  sympathie  pour  cette  dernière,  il  est  cer- 
tain que,  sans  elle,  sans  l'empire  qu'elle  sut  prendre 

1.  Souvenirs    sur   Mme  de    Maintenon.   —    Les    Cahiers   de 
Mlle  d'Aumale,  avec  une  introduction  par  M.  G.  Ilanotaux. 

2.  Ibid. 

23 


354  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

sur  un  prince  ardent  au  plaisir  plutôt  que  véritable- 
ment débauché,  Louis  XIV  courait  au-devant  d'une 
vieillesse  honteuse.  A  chacun  selon  ses  mérites  :  la 
reine  Marie-Thérèse  était  dans  le  vrai  en  donnant 
son  amitié  à  Mme  de  Maintenon,  qui  avait  obtenu 
pour  elle,  sur  le  tard,  des  égards,  et  même  des  pro- 
cédés affectueux ,  auxquels  la  pauvre  princesse 
n'était  pas  accoutumée. 

Quand  le  roi  eut  passé  la  quarantaine,  la  tranquil- 
lité lui  devint  un  besoin.  Il  crut  s'être  assuré  la 
paix  en  donnant  à  Mme  de  Montespan  son  congé 
officiel  de  maîtresse  reconnue.  On  sait  la  date. 
Le  29  mars  1679,  la  comtesse  de  Soissons  fut 
priée  de  céder  à  l'ancienne  favorite  sa  charge 
de  surintendante  de  la  maison  de  la  reine.  C'était 
une  sorte  de  règlement  de  retraite.  Le  lendemain, 
Mme  de  Montespan  écrivait  au  duc  de  Noailles  pour 
lui  annoncer  cet  arrangement ,  et  elle  ajoutait  : 
«  Du  reste,  tout  est  fort  pésible  yscy.  Le  roy  ne  vient 
dans  ma  chambre  c'aprest  la  messe  et  aprest  soupey. 
Il  vaut  beaucoup  mieus  se  voir  peu  avec  dousœur, 
que  souvant  avec  de  l'anbaras.  »  Le  monde  ne 
s'y  trompa  point  :  «  {11  avril)  Je  croirais  assez, 
écrivait  Bussy,  que  le  roi,  juste  comme  il  est,  a 
donné  cela  pour  récompense  des  services  passés». 
De  Mme  de  Scudéry  à  Bussy,  le  29  octobre  1679  : 
«  On  établit  un  jeu  chez  Mme  de  Montespan 
pour  cet  hiver,  et  pourvu  qu'elle  puisse  se  passer 
d'amour,  elle  aura  de  la  considération  du  roi.  C'est 
tout  ce  que  peut  faire  un  honnête  homme  quand  il 


LA    CHAMBRE  ARDENTE.  355 

n'aime  plus  ».  Bussy  répondait  le  4  novembre  : 
«  Si  Mme  de  Montespan  est  sage,  elle  ne  songera 
qu'au  jeu  et  laissera  le  roi  en  repos  sur  l'amour; 
car  enfin  on  ne  fait  pas  revenir  par  des  plaintes  et 
des  tracas  les  amants  infidèles  ».  Mme  de  Montespan 
n'était  pas  «  sage  ».  Elle  redoubla  de  scènes,  dans 
l'espoir  de  reprendre  le  roi  de  force.  Au  même 
moment,  un  passé  obscur,  rempli  de  choses  vagues 
et  effroyables,  se  dressait  contre  elle,  et  l'expiation 
de  l'avoir  trop  aimée  prenait  pour  Louis  XIV  un 
caractère  tragique. 

On  n'a  pas  oublié  la  Voisin  l'empoisonneuse,  ni 
ce  procès  de  1668  qui  avait  révélé  au  jeune  roi  les 
accointances  de  sa  nouvelle  maîtresse  dans  le  monde 
des  malfaiteurs.  L'affaire  étouffée,  le  mal  reprit  sa 
marche  souterraine.  Les  marchandes  de  philtres  et 
de  poisons,  et  les  prêtres  pour  rites  sataniques 
virent  leur  clientèle  grandir  d'année  en  année, 
si  bien  que  lorsque  leurs  crimes  furent  découverts, 
et  que  Louis  XIV  institua  la  «  chambre  ardente  » 
(7  mars  1679)  pour  purifier  la  France  de  cette  gan- 
grène, tant  de  Parisiens  se  sentirent  solidaires  des 
accusés,  que  le  roi  eut  contre  lui  un  puissant  cou- 
rant d'opinion.  C'est  peut-être  le  symptôme  le  plus 
significatif  de  cette  triste  affaire.  Au  lieu  d'être 
écrasées  de  honte,  en  apprenant  combien  des  leurs 
étaient  compromis,  les  hautes  classes  s'indignèrent 
contre  cette  justice  égalitaire  qui  refusait  de  les 
ménager.  Elles  murmurèrent,  et,  pour  une  fois,  le 
peuple  fut  avec  elles,  car  le  peuple  tenait  à  ses  sor- 


356  LOUIS   XIV  ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

cières.  La  clameur  devint  si  menaçante  ,  que  les 
rapporteurs  de  la  chambre  ardente  ne  se  sentaient 
plus  en  sûreté  :  «  —  Je  sais,  écrivait  Bussy-Rabutin 
le  1"  avril,  la  chambre  faite  pour  examiner  les 
empoisonnements,  et  je  sais  de  plus  que  MM.  de 
Bezons  et  de  La  Reynie  ne  vont  point  de  Paris  à 
Vincennes  sans  escorte  des  gardes  du  Roi  *  ». 
Louis  XIV  eut  plusieurs  fois  à  rendre  du  courage 
aux  juges,  soit  en  leur  commandant  de  vive  voix 
«  de  faire  une  justice  exacte,  sans  aucune  distinction 
de  personnes,  de  condition,  ni  de  sexe  ^  »,  soit  en 
les  assurant  par  lettre  officielle  «  de  sa  protection  ^  ». 
Les  premières  exécutions  eurent  lieu  en  fé- 
vrier 1679,  avant  la  chambre  ardente  par  consé- 
quent. La  fournée  d'arrestations,  ou  de  citations 
à  comparaître,  qui  fît  un  tel  fracas  à  cause  de  sa 
composition  aristocratique*,  est  du  23  janvier  1680. 
Il  y  avait  alors  quatre  mois  au  moins  *  que  deux 


1.  Lettre  au  marquis  de  Trichateau. 

2.  Note  de  La  Reyriif  (27  décembre  1679).  Les  pièces  de  V Affaire 
(les  poisons  forment  plus  de  1  300  papes  pr.  in-8  des  Arrhhn's  de  la 
Bastilk,  et  elles  ne  !?ont  pas  complètes.  Il  y  maïKiue  tout  au  moins 
certaines  dépositions  particulièrement  com promettantes  pour 
Mme  de  Montespan,  et  brûlées  sur  Tordre  de  Louis  XIV. 

3.  Louvoisà  Houcherat,  présidentdelallhambre,  le4lévrierlCS0. 

4.  On  y  comptait  :  la  cumlesso  de  Soissons,  la  marquise  d'/Vl- 
luye  (le  roi  les  lit  sauver),  le  duc  de  Luxembourg  (victi/iie  d'une 
erreur),  la  vicomtesse  de  Polijrnac,  le  inanjuis  de  Fcufiuières, 
la  princesse  de  Tingry,  la  maréchale  delà  Ferlé,  la  duchesse  de 
Bouillon,  etc. 

5.  Cf.  Archiver  d>'  la  Ra^liUe,  la  «  note  autof/raphe  »  de  La 
Reynie,  du  17  septembre  1679.  Klait-ce  la  première  fois  que 
ces  deux  noms  apparaissaient?  Les  destructions  de  pièces 
ordonnées  parle  roi  ne  permettent  pas  de  raffirmer. 


LA  CDAMBRE  ARDENTE.  357 

noms  bien  connus  du  roi  avaient  frappé  ses  oreilles 
pendant  qu'il  se  faisait  lire  par  Louvois  les  der- 
niers interrogatoires.  Qu'est-ce  que  Mlle  des 
OEillets,  ancienne  «  suivante  »  de  Mme  de  Mon- 
tespan,  qu'est-ce  que  Cato,  sa  femme  de  cham- 
bre, allaient  faire  chez  la  Voisin  et  ses  pareilles? 
Ces  mêmes  noms  ayant  été  prononcés  à  nouveau 
(6  janvier  16H0),  le  roi,  tout  en  déclarant  que  les 
témoins  avaient  certainement  menli  ',  ordonna  au 
procureur  général,  M.  Robert,  «  d'avoir  beaucoup 
d'attention  »  à  cette  particularité.  Ce  qui  fut  fait, 
avec  ce  résultat  que  Louis  XIV  en  fut  bientôt  à  se 
demander  si  la  femme  qu'il  avait  adorée  entre 
toutes  et  qui  lui  avait  donné  sept  enfants  était  une 
vile  empoisonneuse?  si  ce  corps  parfait  pour  lequel 
il  avait  risqué  le  salut  de  son  âme  avait  figuré  dans 
les  cérémonies  ignobles  de  l'infâme  Guibourg?  si, 
non  contente  de  s'en  prendre  à  ses  riva'es,  comme 
d'autres  dont  il  savait  à  présent  les  noms,  elle  n'avait 
pas  essayé  dans  un  accès  de  jalousie  de  l'empoi- 
sonner, lui,  le  roi?  Il  cherchait  la  vérité,  et  ne  la 
trouvait  pas. 

En  attendant,  il  l'emmenait  toujours  partout,  et 
elle  lui  faisait  toujours  des  scènes.  Il  était  un  peu 
moins  patient;  c'était  toute  la  différence.  De  Bussy- 
Rabutin,  le  18  mai  1680  :  «  Le  roi,...  comme  il 
montait  en  carrosse  avec  la  reine,  eut  de  grosses 
paroles  avec  Mme  de  Montespan  sur  des  senteurs 

1.  Louvois  à  M.  Robert,  le  15  janvier  1680. 


358  LOUIS   XIV   ET  LA   GRANDE  MADEMOISELLE. 

dont  elle  est  toujours  chargée  et  qui  font  mal  à  Sa 
Majesté.  Le  roi  lui  parla  d'abord  honnêtement,  mais 
comme  elle  répondit  avec  beaucoup  d'aigreur,  Sa 
Majesté  s'échaulTa  ».  Le  25,  Mme  de  Scvigné  enre- 
gistre une  autre  «  extrême  brouillerie  ».  Golbert  les 
raccommoda. 

La  situation  était  poignante.  On  possède  une 
longue  série  de  lettres  et  de  mémoires  où  La  Reynie 
discute  à  l'intention  du  roi  les  charges  accumulées 
contre  Mme  de  Montespan.  C'est  le  tableau  des 
doutes  et  des  fluctuations  d'un  honnête  homme  que 
sa  responsabilité  angoisse,  et  qui  voit  un  égal  péril 
à  déshonorer  le  trône,  et  à  laisser  auprès  du  roi  une 
femme  qu'il  lui  est  impossible  de  croire  tout  à  fait 
innocente.  Louis  XIV  passait  à  sa  suite  par  les 
mêmes  alternatives.  Plus  on  allait,  plus  les  pré- 
somptions devenaient  fortes,  sans  qu'on  eût  jamais 
aucune  preuve  décisive.  Le  12  juillet  1680,  La 
Reynie  résumait  pour  son  maître  l'histoire  du 
«  placet  dont  on  devait  se  servir  pour  empoisonner 
le  roi  ».  Le  11  octobre,  il  déclarait  qu'il  s'y  perdait, 
et  suppliait  Sa  Majesté  d'examiner  s'il  était  «  du 
bien  de  son  État  »  de  rendre  ces  «  horreurs  »  publi- 
ques. Au  mois  de  mai  suivant,  il  avouait  avoir 
été  induit  en  erreur  sur  plusieurs  points  et  y  voir 
plus  trouble  que  jamais.  Le  merveilleux  empire  de 
Louis  XIV  sur  lui-même  l'empêchait  de  se  trahir; 
mais  l'on  se  représente  ses  incertitudes,  ses  combats 
intérieurs,  et,  il  faut  l'espérer,  sa  honte  et  ses 
remords,  devant  ce  châtiment  de  ses  fautes.  Mme  de 


LA   CHAMBRE   ARDENTE.  359 

Montespan,  de  son  côté,  malgré  le  secret  absolu,  et 
bien  merveilleux  aussi,  gardé  par  la  justice  et  la 
police,  ne  pouvait  pas  ignorer  que  Mlle  des  Œillets 
avait  été  interrogée,  confrontée  et,  finalement, 
enfermée  pour  le  reste  de  ses  jours  à  l'hôpital 
général  de  Tours*.  Mme  de  Montespan  savait  donc 
qu'elle-même  avait  été  dénoncée;  mais  dans  quelle 
mesure?  et  qu'en  pensait  le  roi?  Quelles  rencontres, 
entre  ces  deux  êtres  I  Quels  entretiens,  passés  à  s'ob- 
server et  à  dissimuler  ! 

Cependant  la  vie  de  cour  tournait  dans  son  cercle 
monotone,  et  Mme  de  Montespan  y  figurait  toujours 
aux  places  d'honneur.  En  mars  1680,  elle  va  au- 
devant  de  la  Dauphine^  avec  le  reste  de  la  Cour,  et 
c'est  elle  que  l'on  charge  du  choix  et  de  l'arrange- 
ment de  ce  que  nous  appellerions  la  corbeille, 
«  étant  la  femme  du  monde,  écrivait  Mademoiselle, 
qui  se  connaît  le  mieux  à  toutes  choses  ».  En  juillet, 
le  roi  l'emmène  à  Versailles  avec  sa  sœur,  Mme  de 
Thianges,  et  sa  nièce,  la  belle  duchesse  de  Nevers, 
que  sa  mère  et  sa  tante  offrent  cyniquement  au 
monarque ^  En  février  1681,  «  on  ouvre...  une 
loterie  chez  Mme  de  Montespan,  dont  le  gros  lot 
sera  de  cent  mille  francs,  et  où  il  y  en  aura  cent 

1.  Elle  y  mourut  le  8  septembre  1686.  Cato  semble  avoir  été 
mise  hors  de  cause,  bien  qu'elle  eilt  été  placée  chez  Mme  de 
Montespan  par  la  Voisin. 

2.  Marie-Anne-GhrisUne  de  Bavière  venait  épouser  le  Grand 
Dauphin. 

3.  Gf.  les  Souvenirs  de  Mme  de  Caylus  et  —  entre  autres  — 
la  lettre  de  Muie  de  Sévigné  du  17  juillet  1080. 


360  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

autres  de  chacun  cent  pistoles*  ».  En  juillet  1682,  la 
chambre  ardente  est  supprimée  brusquement.  Sur 
plus  de  trois  cents  accusés,  trente-six,  gens  de  rien 
ou  de  pas  grand'chose,  avaient  été  exécutés,  une 
centaine  envoyés  aux  galères,  ou  en  prison,  ou  dans 
des  couvents,  ou  en  exil,  les  accusés  de  marque  s'en 
tirant  toujours  à  bon  compte.  Les  cachots  de  Paris 
et  de  Vincennes  étaient  encore  bondés.  On  relâcha 
le  fretin,  et  l'on  répartit  le  reste,  sans  autre  forme 
de  procès,  entre  diverses  prisons  de  province,  pour 
y  attendre  une  mort  qui  se  faisait  rarement  attendre. 
De  Louvois  à  M.  Chauvelin,  intendant,  le  16  dé- 
cembre 1682,  en  lui  annonçant  l'un  de  ces  convois  : 
«  Surtout  recommandez,  s'il  vous  plaît  à  ces 
messieurs,  d'empêcher  que  l'on  entende  les  sottises 
qu'ils  pourront  crier  tout  haut,  leur  étant  souvent 
arrivé  d'en  dire  touchant  Mme  de  Montespan,  qui 
sont  sans  aucun  fondement,  les  menaçant  de  les 
faire  corriger  si  cruellement  au  moindre  bruit  qu'ils 
feront,  qu'il  n'y  en  ait  pas  un  qui  ose  souffler  ». 
Cette  lettre  est  l'épilogue  de  l'affaire  des  poisons  en 
ce  qui  touche  Mme  de  Montespan. 

Elle  était  sauvée,  que  ce  fût  manque  de  preuves 
ou  raison  d'État,  refus  de  Louis  XIV  d'en  croire  un 
abbé  Guibourg  et  un  Lesage,  ou  influence  sur  lui 
de  sa  vieille  tendresse.  Les  quelques  hommes  qu'il 
avait  fallu  mettre  dans  le  secret  furent  si  parfaite- 
ment muets,  que  les  contemporains  ne  soupçonnè- 

1.  Letti'e  du  marquis  de  Bussy  àBussy-Rabutin,  du  6  février  1681 

(Correspondance  de  Bussy-Paljutin). 


LA   CHAMBRE   ARDENTE.  361 

rent  rien.  Ils  virent  l'ancienne  favorite  demeurer  à 
la  Cour,  un  peu  délaissée,  mais  rêvant  toujours 
d'une  revanche,  et  gardant  un  certain  crédit,  une 
certaine  influence,  ainsi  qu'en  témoignent  à  chaque 
page  les  Mémoires  de  Mademoiselle.  Tout  cela  était 
dans  l'ordre. 

Sur  ce  que  pensait  Louis  XIV  au  fond  de  son 
âme,  nous  possédons  un  seul  indice  :  une  lettre  de 
lui  à  Colbert,  l'un  de  ceux  qui  savaient  tout. 
Mademoiselle  avait  prié  Mme  de  Monlespan  de  sol- 
liciter je  ne  sais  quelle  grâce  en  faveur  de  Lauzim. 
Le  roi  chargea  Colbert  de  répondre  pour  lui  : 
«  (Octobre  1681)...  Vous  lui  expliquerez  en  termes 
honnêtes  que  je  reçois  toujours  les  marques  de 
son  amitié  et  de  sa  confiance  avec  plaisir,  et  que  je 
suis  très  fâché  quand  je  ne  saurais  faire  ce  qu'elle 
désire;...  mais  qu'à  cette  heure  je  ne  saurais  rien 
faire  de  plus  que  ce  que  j'ai  fait*  ».  Il  la  croyait 
innocente,  —  ou  il  lui  avait  pardonné. 


IV 


Le  premier  soin  de  Lauzun,  en  se  voyant  rendu 
au  monde,  dut  être  de  se  débrouiller  tant  bien  que 
mal  dans  la  chronologie  des  amours  du  roi,  si  néces- 
saire pour  la  connaissance  de  l'histoire  intérieure 
de  la  Cour.  Sur  ce  point,  on  a  vu  l'essentiel  dans  le 

1.  Mme  de  Monlespan  et  LouL  XIV,  par  P.  Clément. 


362  LOUIS   XIV  ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

chapitre  précédent.  Il  eut  ensuite  à  se  mettre  au 
courant  de  ce  que  Mademoiselle  avait  fait  pour  lui 
pendant  sa  captivité,  et  de  ce  qu'en  pensait  le 
public,  et  il  reconnut  tout  d'abord  que  personne  en 
France,  excepté  Segrais,  ne  doutait  plus  qu'ils  ne 
fussent  mariés.  C'était  une  opinion  établie,  et  qui 
ne  varia  plus.  On  la  retrouve  au  xviii«  siècle;  l'his- 
torien Anquetil  vit  au  Tréport,  en  1744,  une  vieille 
personne  de  plus  de  soixante-dix  ans,  qui  ressem- 
blait aux  portraits  de  Mademoiselle,  et  qui  ne 
savait  pas  d'où  lui  venait  la  pension  dont  elle 
vivait  '.  Cette  personne  se  croyait  fille  de  la  duchesse 
de  Montpensier,  et  la  tradition  locale  lui  donnait 
raison.  De  preuves,  aucune,  et  l'on  verra  plus  loin 
que  cette  question  du  mariage  avec  Lauzun  revient 
sans  cesse  dans  une  biographie  de  la  Grande  Made- 
moiselle, avec  une  monotonie  un  peu  fatigante,  et 
sans  qu'il  soit  jamais  possible  d'y  faire  une  réponse 
nette. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  princesse  donnait  un  bien 
bel  exemple  de  constance  et  de  fidélité.  Elle  avait 
vécu  dix  ans  absorbée  dans  une  pensée  unique.  On 
lit  dans  ses  Mémoires  pour  l'année  1673  :  «  Il  ne 
se  passa  rien  dont  je  me  souvienne  cet  hiver-là.  Mes 
chagrins  m'occupent  tant,  que  je  ne  le  suis  guère 
des  affaires  des  autres  ».  Délivrer  Lauzun  était 
devenu  son  idée  fixe,  et  elle  s'attachait  aux  pas  du 
roi,  à  ceux  de  Mme  de  Montespan,  sans  se  permettre 

1.  Inouïs  XIV,  sa  cour  et  le  régent,  par  Anquetil  (Paris,  1789). 


LA  DONATION   AU   DUC   DU   MAINE.  363 

de  leur  garder  rancune  du  mal  qu'ils  avaient  fait, 
puisque  eux  seuls  pouvaient  le  défaire.  Plus  ils  se 
montraient  inexorables,  plus  Mademoiselle  redou- 
blait ses  assiduités.  En  1676,  elle  se  fît  pendant 
deux  heures  l'illusion  que  Louis  XIV  avait  enfin,  au 
bout  de  cinq  ans,  un  mouvement  de  compassion. 
On  venait  de  recevoir  la  nouvelle  de  l'évasion 
manquée  de  Lauzun  :  «  J'appris  que  le  roi  avait 
écouté  la  relation  que  l'on  lui  en  avait  faite  assez 
humainement,  je  ne  puis  dire  avec  pitié.  S'il  en 
avait  eu,  serait-iP  encore  là?  »  Elle  écrivit  au  roi, 
n'en  eut  pas  de  réponse,  comme  toujours,  et  quatre 
années  s'écoulèrent  encore.  Mme  de  Montespan 
n'était  plus  favorite.  Les  courtisans  se  croyaient 
habiles  de  la  négliger.  Mieux  inspirée.  Mademoiselle 
continuait  à  ne  bouger  de  chez  elle,  et  l'événement 
lui  donna  raison,  au  moment  le  plus  dramatique 
pour  Louis  XIV  de  l'affaire  des  poisons. 

C'était  au  printemps  de  1680,  tandis  que  de  tout 
l'entourage  de  la  Voisin,  les  dénonciations  pleu- 
vaient  sur  la  favorite  tombée.  Mademoiselle  remar- 
quait à  certaines  allées  et  venues,  à  un  changement 
de  ton,  qu'il  se  brassait  quelque  chose  entre 
Mme  de  Montespan  et  Pignerol  :  «  J'allais  tous  les 
jours  chez  (elle),  et  elle  me  paraissait  attendrie  pour 
M.  de  Lauzun....  Elle  me  disait  souvent  :  «  Mais 
«  songez  à  ce  que  vous  pourriez  faire  d'agréable  au 
«  roi,  pour  vous  accorder  ce  qui  vous  tient  tant  au 

1.  Le  second  il  s'applique  à  Lauzun. 


364  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE   MADEMOISELLE. 

«  cœur  ».  Elle  jetait  de  temps  en  temps  des  propos 
de  cette  nature,  qui  me  firent  aviser  qu'ils  pensaient 
à  mon  bien  ».  Le  mot  d'un  ami  lui  revint  en 
mémoire  :  «  Mais  si  vous  leur  faisiez  espérer  de 
«  faire  M.  du  Maine  votre  héritier?  »  Elle  se  rappela 
d'autres  mots,  des  détails  qui  ne  l'avaient  pas 
frappée  d'abord,  et  comprit  qu'on  lui  offrait  un 
marché.  Louis  XIV  et  son  ancienne  maîtresse 
s'étaient  entendus  pour  lui  vendre  la  liberté  de 
l'homme  qu'elle  aimait.  Quel  serait  le  prix,  on  ne  le 
disait  pas  encore. 

Mademoiselle  avait  mis  un  certain  temps  à  com- 
prendre. Son  trouble  fut  alors  si  grand,  qu'elle  ne 
se  décidait  pas  à  parler.  Elle  sentait  que  la  partie 
n'était  pas  égale,  entre  elle  à  qui  la  passion  ôtait  tout 
son  sang-froid,  et  Mme  de  Montespan  qui  conservait 
tout  le  sien,  et  elle  balançait,  craignant  quelque 
piège  :  «  Enfin  je  me  résolus  de  faire  M.  du  Maine 
mon  héritier,  pourvu  que  le  roi  voulût  faire  venir 
M.  de  Lauzun  et  consentir  que  je  l'épousasse  ». 
Un  tiers  porta  ces  conditions  à  Mme  de  Montespan 
et  fut  reçu  à  bras  ouverts.  Louis  XIV  remercia  sa 
cousine  de  très  bonne  grâce,  sans  toutefois  faire 
allusion  aux  conditions  de  l'affaire;  il  eut  toujours 
le  droit  de  dire  qu'il  n'avait  rien  promis.  Mademoi- 
selle aurait  voulu  qu'il  lui  dît  tout  au  moins  un  mot 
de  Lauzun.  Mme  de  Montespan  répondait  à  ses  ins- 
tances :  «  Il  faut  avoir  patience  »,  et  les  choses  en 
restaient  là. 

Au   bout    de  quelques  semaines,    Mademoiselle 


LA   DONATION   AU   DUC   DU   MAINE.  365 

s'aperçut  tout  à  coup  qu'elle  n'était  plus  libre.  Elle 
avait  compté  prendre  son  temps,  avoir  ses  sûretés 
avant  que  d'aller  plus  loin.  On  la  mit  en  demeure 
de  s'exécuter,  et  on  ne  la  laissa  plus  respirer  : 
«  On  ne  se  moque  pas  du  roi,  déclarait  Mme  de 
Montespan;  quand  on  l'a  promis,  il  faut  tenir.  — 
Mais,  objectait  Mademoiselle,  je  veux  la  liberté  de 
M.  de  Lauzun,  et  si,  après  que  j'aurai  donné,  on  me 
trompe  et  que  l'on  ne  le  fasse  pas  sortir?  »  On  lui 
dépêchait  alors  Louvois,  pour  la  terroriser,  ou  Col- 
bert,  pour  la  retourner  par  tous  les  bouts.  Il  ne 
s'agissait  plus  de  testament.  On  exigeait  une  dona- 
tion entre  vifs  *  de  la  principauté  de  Bombes  et  du 
comté  d'Eu,  sans  parler  du  reste,  et  on  l'eut,  après 
une  résistance  désespérée  et  «  les  plaintes  et  les 
larmes  les  plus  amères  »,  car  l'on  demandait  ce  qui 
avait  déjà  été  donné  à  Lauzun,  et  Mademoiselle  ne 
pouvait  se  résoudre  à  dépouiller  son  ami  :  «  Elle 
comprit...  enfin  que  le  roi...  ne  cesserait  de  la  per- 
sécuter jusqu'à  ce  qu'elle  eût  consenti,  sans  aucune 
espérance  de  rien  rabattre  ^  »,  et  elle  céda.  La  dona- 
tion au  duc  du  Maine  fut  signée  le  2  février  1681. 
Elle  valut  encore  quelques  bonnes  journées  à  Made- 
moiselle. Le  roi  l'assurait  de  sa  reconnaissance  : 
«  A  souper,  il  me  faisait  des  mines  et  causait  avec 
moi;  cela  avait  fort  bon  air  ». 

Cependant  Lauzun  ne  reparaissait  pas.  Un  jour 
que  Mme  de  Montespan  disait  à  Mademoiselle  que 

1.  Avec  entrée  en  jouissance  après  la  mort  de  Mademoiselle. 

2.  Mémoires  de  Saint-Simop, 


366  LOUIS    XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

le  roi  ne  permettrait  sûrement  pas  qu'il  fût  duc  de 
Montpensier,  et  qu'il  faudrait  se  rabattre  sur  un 
mariage  secret,  cette  princesse  s'écria  :  «  Quoi! 
madame,  il  vivra  avec  moi  comme  mon  mari,  il  ne 
le  sera  pas  déclarément?  Que  pourra-t-on  dire  et 
croire  de  moi?  »  C'est  sur  ce  passage  des  Mémoires 
de  Mademoiselle  que  l'on  peut  s'appuyer  pour  placer 
son  mariage  en  1682,  après  la  captivité  de  Lauzun. 
Nous  ajouterons  seulement  qu'il  existe  contre 
cette  date  tardive  tout  un  ensemble  de  preuves 
morales. 

Quelque  temps  après  cette  conversation,  au  début 
d'avril  1681  et  la  cour  étant  à  Saint-Germain, 
Mme  de  Montespan  annonça  à  Mademoiselle  le  pro- 
chain départ  de  Lauzun  pour  les  eaux  de  Bourbon, 
puis  elle  l'entraîna,  un  peu  contre  son  gré,  jusqu'au 
bout  de  la  terrasse,  loin  des  yeux  et  des  oreilles 
indiscrets  :  «  Quand  nous  fûmes  (au  Val),  qui  est 
un  jardin  au  bout  du  parc  de  Saint-Germain,  elle 
me  dit  :  «  Le  roi  m'a  dit  de  vous  dire  qu'il  ne 
«  veut  pas  que  vous  songiez  jamais  h  épouser  M.  do 
«  Lauzun  ».  Épouser  officiellement,  s'entend.  Made- 
moiselle était  jouée  :  «  Sur  cela  je  me  mis  à 
pleurer  et  à  dire  beaucoup  de  choses  sur  ce  que  je 
n'avais  fait  les  donations...  qu'à  cette  condition. 
Mme  de  Montespan  dit  :  «  Je  ne  vous  ai  jamais  rien 
«  promis  ».  Elle  avait  son  compte;  ainsi  elle  souf- 
frit sans  rien  dire  tout  ce  que  je  pus  dire  ».  Le  soir, 
il  fallut  avoir  l'air  ravie  et  remercier  le  roi  de  la 
liberté   de   Lauzun   :    un   seul   signe  de  mauvaise 


LAUZUN   LIBÉRÉ.  367 

humeur,  et  Mademoiselle  s'exposait  à  ne  rien  avoir 
du  tout  en  échange  de  ses  millions. 

Il  restait  à  tirer  de  Lauzun  sa  renonciation  aux 
dons  de  Mademoiselle.  Mme  de  Montespan  prit  le 
chemin  de  Bourbon,  où  «  elle  trouva  plus  de  diffi- 
culté qu'elle  ne  pensait  ».  Ses  exigences  dépassaient 
à  tel  point  les  prévisions  de  Lauzun,  qu'il  en  fut 
révolté  :  «  Il  y  eut  force  disputes,  force  courriers, 
force  longueurs  *  »  au  bout  desquelles,  ayant  remis 
cet  opiniâtre  en  prison  ^,  on  le  harcela  de  menaces 
et  de  promesses  qui  eurent  raison  de  son  obstina- 
tion. Sa  signature  donnée,  il  se  croyait  libre  :  on  lui 
signifia  un  ordre  d'exil  à  Amboise.  Lui  aussi,  on  l'a- 
vait joué.  Cette  affaire  est  odieuse  d'un  bout  à  l'autre. 

Mademoiselle  fut  son  recours  et  sa  providence. 
Elle  le  dédommagea,  dans  la  mesure  du  possible, 
par  une  nouvelle  donation  où  figurait  Saint- 
Fargeau,  et  trouva  le  moyen  de  lui  faire  payer  près 
de  300  000  livres  ^  sur  ce  que  le  Roi  aurait  pu  lui 
donner  s'il  n'avait  pas  été  mis  à  Pignerol.  Chose  plus 
difficile  encore,  et  qu'il  souhaitait  ardemment,  les 
importunités  de  Mademoiselle  lui  obtinrent  la  per- 
mission de  venir  saluer  le  roi  et  d'habiter  ensuite  où 
il  lui  plairait,  à  la  seule  condition  de  ne  plus 
s'approcher  de  la  Cour.  L'accès  lui  en  restait 
interdit;  mais  qu'en  serait-il  de  cette  défense  lorsque 
son  maître  l'aurait  vu  à  ses  pieds? 

1.  Écrits  inédits  de  Saint-Simon. 

2.  A  Chalon-sur-Saône. 

3.  Exactement,  d'après  les  chiffres  officiels,  284  940  livres. 


368  LOUIS  XIV  ET  LA  GRANDE  MADEMOISELLE. 

Hélas!  le  charme  était  rompu,  et  pour  toujours. 
Lauzun  se  jeta  «  dix  fois  »  de  suite  (mars  1682)  aux 
pieds  de  Louis  XIV  —  c'est  le  roi  qui  Ta  conté,  — 
usa  de  toutes  ses  grâces  et  de  toutes  ses  flatteries, 
sans  réussir  à  fondre  la  glace.  Accueilli  sèchement 
et  congédié  sans  délai,  il  se  mit  à  la  recherche  de 
Mademoiselle.  Ils  ne  s'étaient  pas  encore  revus,  et 
c'est  une  épreuve  terrible  que  de  se  revoir  onze  ans 
après  et  de  vouloir  rouvrir  ensemble  la  page  fermée 
sur  une  catastrophe.  La  Grande  Mademoiselle 
d'avant  Pignerol  ressemblait  singulièrement  à  l'Her- 
mione  de  Racine  pour  la  jalousie  et  la  violence. 
Celle  de  1682  ne  s'était  pas  apaisée,  mais  Hermione 
était  à  présent  une  vieille  femme,  et  Pyrrhus  un 
barbon  licencieux  qui  tâchait  de  se  dédommager 
du  temps  perdu  en  prison.  Les  années  ne  l'avaient 
pas  rendu  amoureux  de  sa  bienfaitrice,  et  il  arrivait 
chez  elle  bien  décidé  à  faire  banqueroute  à  la  recon- 
naissance de  toutes  les  manières,  mais  plus  particuliè- 
rement en  amour.  Mademoiselle  était  au  courant  de 
ses  infidélités.  La  douleur  mêlée  d'irritation  qu'elle 
en  ressentait  se  manifestait  pour  l'instant  par  une 
sorte  de  gône  et  d'embarras.  La  grande  joie  qu'elle 
s'était  promise  à  le  revoir  ne  se  retrouvait  plus.  Elle 
ne  vivait  depuis  dix  ans  que  pour  cette  minute; 
quand  elle  y  fut,  elle  eut  envie  de  se  sauver. 

Elle  avait  été  l'attendre  chez  Mme  de  Montespan, 
première  bizarrerie  :  «  M.  de  Lauzun,  disent  ses 
Mémoires,  vint  après  avoir  vu  le  roi  ;  il  avait  un  vieux 
justaucorps  à   brevet,...   trop  court  et  quasi  tout 


LAUZUN  LIBÈRE.  369 

déchiré,  une  vilaine  perruque  '.  Il  se  jeta  à  mes  pieds 
et  fit  cela  de  bonne  grâce;  puis  Mme  de  Montespan 
nous  mena  dans  son  cabinet  et  dit  :  «  Vous  serez 
«  bien  aises  de  parler  ensemble  ».  Elle  s'en  alla  et  je 
la  suivis.  »  C'était  une  seconde  bizarrerie.  Lauzun 
en  profita  pour  aller  saluer  le  reste  de  la  famille 
royale.  En  revenant,  il  retrouva  sa  princesse  chez 
Mme  de  Montespan  et  ne  la  vit  pas  un  instant 
seule  :  «  Il  me  dit  que  l'on  ne  pouvait  pas  avoir 
été  mieux  reçu  qu'il  l'avait  été...;  que  c'était  à  moi 
qu'il  devait  cela;  qu'il  ne  lui  pouvait  jamais  rien 
arriver  de  bien  que  par  moi,  de  qui  il  tenait  tout.  Il 
me  tint  des  propos  fort  gracieux;  il  avait  raison  d'en 
user  ainsi.  Je  ne  disais  mot;  j'étais  étonnée  ».  Gela 
fait,  Lauzun  s'estima  quitte,  et  s'en  retourna  à  Paris 
la  conscience  en  repos.  Mademoiselle  n'osa  point  l'y 
suivre  trop  vite. 

Le  quatrième  jour,  ils  se  retrouvèrent  à  Choisy, 
une  nouvelle  maison  que  Mademoiselle  s'était  bâtie 
à  deux  lieues  de  Sceaux,  Lauzun  survint  tandis 
qu'elle  se  coiffait  avec  des  rubans  couleur  de  feu  : 
«  Il  dit  :  «  J'ai  été  étonné  de  voir  la  Reine  toute 
«  pleine  de  rubans  de  couleur  à  sa  tête.  —  Vous 
«  trouvez  donc  bien  étrange  que  j'en  aie,  moi  qui  suis 
«  plus  vieille?  —  Il  ne  dit  rien.  Je  lui  appris  que  la 
qualité  faisait  que  l'on  en  portait  plus  longtemps  que 


1.  Le  justaucorps  dit  à  brevet,  parce  qu'il  ne  se  pouvait  porter 
qu'avec  un  brevet  du  roi,  changeait  tous  les  ans.  Il  élait  donc 
très  démodé  au  bout  de  douze  ans.  Lauzun  avait  pris  perruque  à 
Pignfrol,  pour  se  protéger  contre  Thumidité  de  sa  basse-voùte. 

24 


370         LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

les  autres  ».  (Mademoiselle  avait  écrit  d'abord  : 
«  Je  lui  dis  que  les  gens  de  ma  qualité  et  ùent 
toujours  jeunes  ».  Elle  a  effacé  sa  phrase.)  Lauzun 
sut  la  remettre  de  bonne  humeur,  se  laissa  gronder, 
et  s'échappa  vers  le  soir  pour  retourner  à  ses  plaisirs. 

Le  cinquième  jour,  ils  se  disputèrent.  Lauzun 
avait  tort;  il  avait  parlé  de  sa  visite  à  Choisy  comme 
d'une  corvée.  Mademoiselle  gâta  sa  cause  par  son 
aigreur.  «  Je  vois  bien,  lui  disait-elle,  qu'en  ce 
monde  on  se  moque  des  gens  qui  font  du  bien,  que 
Ton  s'ennuie  avec  eux.  »  Lauzun,  piqué,  deman- 
dait :  «  Cette  plaisanterie  durera-t-elle  longtemps? 
—  Tant  qu'il  me  plaira;  je  suis  en  droit  de  dire 
tout  ce  que  je  voudrai,  et  vous  en  obligation  de 
l'écouter  ».  Lauzun  montra  «  beaucoup  d'impatience 
de  s'en  aller  »,  et  c'était  assez  naturel. 

Une  autre  fois,  ce  fut  lui  qui  se  mit  en  colère  le 
premier.  De  n'être  plus  rien,  et  de  se  voir  à  deux 
pas  de  la  Cour  sans  pouvoir  y  mettre  les  pieds,  le 
supplice  passait  ses  forces.  Il  accusa  Mademoiselle 
de  s'y  être  mal  prise  et  de  ne  lui  avoir  fait  que  du 
tort  :  si  elle  ne  s'était  pas  «  mêlée  de  ses  affaires  », 
il  serait  sorti  de  prison  à  de  bien  meilleures  condi- 
tions. Mme  de  Montespan  les  entendait.  A  ce  comble 
d'injustice  et  d'ingratitude,  elle  se  fâcha,  la  princesse 
l'imita,  et  Ton  ne  voit  point,  au  milieu  de  ces 
querelles,  à  quel  moment  Mademoiselle  et  Lauzun 
auraient  eu  envie  de  se  marier,  s'ils  ne  l'avaient  pas 
été  d'avant  Pignerol.  C'est  encore  une  preuve  morale 
à  ajouter  à  toutes  les  autres. 


BROUILLE   ENTRE  MADEMOISELLE   ET   LAUZUN.        371 

Environ  tous  les  deux  jours,  Lauzun  se  métamor- 
phosait et  redevenait  pour  Mademoiselle,  pendant 
quelques  heures  ou  quelques  minutes,  l'ancien 
«  petit  homme  »  à  qui  son  étrangeté  donnait  une 
séduction  subtile,  aussi  difficile  à  expliquer  qu'im- 
possible à  nier.  Il  n'avait  alors  aucune  peine  à  la 
ramener.  Dès  qu'elle  le  retrouvait  avec  l'air  «  doux  et 
timide  »  et  le  sourire  énigmatique  qu'elle  avait  tant 
aimés,  avec  ces  manières  à  lui  qu'elle  défiait  autrefois 
«  de  connaître,  de  dire  ni  de  copier  »,  Mademoiselle 
retombait  sous  le  charme  et  ne  savait  rien  lui  refuser. 
Mais  cela  ne  durait  jamais.  Le  temps  d'obtenir  d'elle 
une  nouvelle  démarche,  un  service  de  plus,  et  il 
reprenait  l'air  excédé  du  forçat  qui  traîne  son  boulet. 
II  exaspérait  tous  les  jours  sa  jalousie  comme  à 
plaisir;  faute  de  mieux,  «  il  s'amusait  avec  des  gri- 
settes  ^  »,  après  que  la  famille  royale  l'avait  reçu  en 
cousin  deviné,  sinon  avoué,  et  que  tout  Paris 
était  allé  complimenter  Mademoiselle  sur  son 
retour. 

D'autres  froissements  provinrent  de  ce  que  Lauzun 
considérait  l'argent  de  Mademoiselle  comme  le  sien. 
Choisy  lui  parut  une  dépense  inutile;  il  la  blâma. 
«  Toutes  ces  terrasses  coûtent  des  sommes  immen- 
ses, disait-il  en  se  promenant;  à  quoi  cela  est-il 
bon?  »  Mademoiselle  avait  vendu  en  son  absence 
une  chaîne  de  perles.  «  Où  est  l'argent?  »  deman- 
dait Lauzun.  Il  prétendait  tenir  les  cordons  de  la 

1.  Écrits  inédits,  Saint-Simon. 


372  LOUIS   XIV   ET   LA    GRANDE  MADEMOISELLE. 

bourse,  et  ne  plus  être  «  comme  un  gueux  «.  Il 
s'étonnait  que  Mademoiselle  n'eût  pas  songé  à  lui 
meubler  «  un  bel  appartement  »  pour  son  arrivée,  à 
lui  organiser  sa  maison,  à  mettre  l'un  de  ses  carrosses 
à  sa  disposition.  Il  racontait  dans  le  monde  qu'elle 
le  laissait  «  sans  un  sol  »  ;  qu'elle  ne  lui  avait  rien 
donné  que  des  diamants,  pour  mille  pistoles  en  tout, 
et  quels  diamants!  si  «  vilains  »,  qu'il  les  avait 
vendus  «  pour  vivre  ».  C'est  l'éternelle  histoire  du 
jeune  mari  qui  veut  en  avoir  pour  sa  peine. 

Le  «  bel  appartement  »  existait  et  l'attendait,  mais 
au  château  d'Eu;  le  roi  ne  l'aurait  pas  toléré  au 
Luxembourg.  Ceux  qui  ont  visité  Eu  avant  l'incendie 
de  1902  n'ont  pas  oublié  le  vol  d'Amours  qui  traver- 
sait le  plafond  d'une  chambre  située  au-dessus  de 
celle  de  Mademoiselle.  La  chambre  aux  Amours 
était  celle  de  Lauzun,  qui  ne  fît  pas  honneur  au 
symbole.  Après  s'être  laissé  attendre  pendant  trois 
semaines,  il  ne  fut  pas  plutôt  arrivé,  qu'il  commit 
l'imprudence  inconcevable  de  pourchasser  les  fdles 
des  environs  sous  les  yeux  de  Mademoiselle.  C'en 
était  trop.  Mademoiselle  battit  Lauzun,  le  griffa  et 
le  mit  à  la  porte.  Il  devait  s'y  attendre.  Il  fut  néan- 
moins assez  penaud  pour  se  prêter  à  un  raccommo- 
dement. La  comtesse  de  Fiesque  servit  d'intermé- 
diaire. 

Il  y  avait  au  château  d'Lu  une  grande  galerie 
remplie  de  portraits  de  famille.  Mademoiselle  parut 
à  l'un  des  bouts  :  «  Il  était  à  l'autre  bout,  et  il  en 
fit  toule  la  longueur  sur  ses  genoux  jusqu'aux  pieds 


BROUILLE  ENTRE  MADEMOISELLE  ET  LAUZUN.   373 

de  Mademoiselle*  ».  Peut-être  furent-ils  sincères  en 
se  pardonnant;  mais,  lorsqu'on  a  commencé  à  se 
battre,  Ton  continue,  que  ce  soit  chez  les  princes 
ou  dans  la  hutte  d'un  charbonnier  :  «  Ces  scènes, 
plus  moins  fortes,  recommencèrent  souvent  dans  la 
suite.  Il  se  lassa  d'être  battu,  et  à  son  tour  battit  bel 
et  bien  Mademoiselle,  et  cela  arriva  plusieurs  fois, 
tant  qu'à  la  fin,  lassés  l'un  de  l'autre,  ils  se  brouil- 
lèrent une  bonne  fois  pour  toutes  et  ne  se  revirent 
jamais  depuis  ».  Leur  dernière  querelle  est  contée 
tout  au  long  dans  les  mémoires  de  la  princesse. 

On  était  au  printemps  de  1684.  La  France  faisait 
la  guerre  à  l'Espagne.  Le  22  avril,  le  roi  partit  pour 
l'armée,  ayant  refusé  d'emmener  Lauzun,  qui  s'ima- 
gina, à  tort  ou  à  raison,  que  Mademoiselle  l'avait 
desservi,  et  en  fut  outré.  Il  se  rendit  au  Luxem- 
bourg, où  un  accueil  railleur  acheva  de  l'exaspérer  ; 
«  J'allai  à  lui  avec  un  air  riant  et  lui  dis  :  «  Il  faut 
«  que  vous  vous  en  alliez  à  Lauzun  ou  à  Saint-Far- 
«  geau  ;  car  n'allant  point  avec  le  roi,  cela  serait 
<(  ridicule  que  vous  demeurassiez  à  Paris,  et  je  serais 
«  fort  fâchée  que  l'on  crût  que  c'est  moi  qui  suis  cause 
«  que  vous  y  demeurez  ».  Il  me  dit  :  «  Je  m'en  vais, 
«  et  je  vous  dis  adieu  pour  ne  vous  voir  de  ma  vie  ». 
Je  lui  répondis  :-«  Elle  aurait  été  bien  heureuse, 
«  si  je  ne  vous  avais  jamais  vu;  mais  il  vaut  mieux 
«  tard  que  jamais.  —  Vous  avez  ruiné  ma  fortune 
me  répliqua-t-il;  vous  m'avez  coupé  la  gorge;  vous 

1.  Saint-Simon,  Mémoires.  Saint-Simon  tenait  tous  ces  détails 
d'un  témoin  oculaire, 


374  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

«  êtes  cause  que  je  ne  vais  point  avec  le  roi:  vous  l'en 
«  avez  prié.  —  Oh!  pour  celui-là,  cela  est  faux;  il 
«  peut  dire  lui-même  ce  qui  en  est  ».  Il  s'emporta 
beaucoup,  et  moi  je  demeurai  dans  un  grand  sang- 
froid.  Je  lui  dis  :  «  Adieu  donc  »,  et  j'entrai  dans 
ma  petite  chambre.  J'y  fus  quelque  temps;  je  ren- 
trai; je  le  trouvai  encore.  Les  dames  qui  étaient  là 
me  dirent  :  «  Ne  voulez-vous  donc  pas  jouer?  » 
J'allai  à  lui,  lui  disant  :  «  C'est  trop;  tenez  votre  réso- 
«  lution;  allez  vous-en  ».  Il  se  retira.  »  Cette  rup- 
ture fit  grand  bruit.  Dangeau,  qui  avait  suivi  le  roi 
à  la  frontière,  nota  le  6  mai  dans  son  Journal  : 
«  On  apprit  de  Paris  que  Mademoiselle  avait  défendu 
à  M.  de  Lauzun  de  se  présenter  devant  elle  ».  Ainsi 
finit,  mesquinement  et  misérablement,  la  plus 
fameuse  passion  du  siècle  après  celle  de  Chimène  et 
de  Rodrigue. 


Le  bruit  apaisé,  les  héros  du  roman  s'enfoncè- 
rent dans  l'obscurité.  Mademoiselle  se  jeta  dans  une 
dévotion  d'où  le  pardon  des  injures  restait  exclu. 
Lauzun  cherchait  une  branche  où  se  raccrocher  et 
n'en  trouvait  point;  il  comprenait  trop  tard  que 
l'on  ne  se  brouillait  pas  impunément  avec  une  prin- 
cesse du  sang.  Il  fit  des  tentatives  de  rapproche- 
ment que  Mademoiselle  repoussa  :  elle  l'avait  trop 
aimé  pour  ne  pas  le  haïr.  Leur  vie  à  tous  les  deux 


LAUZUN  REA^ENT  A  LA  COUR.  375 

paraissait  finie,  quand -la  même  étoile  fantasque 
qui  avait  guidé  Lauzun  vers  tant  d'aventures  mer- 
veilleuses, sinon  toujours  agréables,  le  conduisit  en 
Angleterre  dans  l'automne  de  1688.  Il  venait  y  cher- 
cher une  cour  plus  hospitalière  quo  la  nôtre;  il  y 
trouva  une  révolution  et  la  gloire  :  «  J'admire  l'étoile 
de  M.  de  Lauzun,  écrivait  Mme  de  Sévigné,  qui 
veut  encore  rendre  son  nom  éclatant,  quand  il 
semble  qu'il  soit  tout  à  fait  enterré  »  (24  décem- 
bre 1688). 

Son  nom  fut  en  effet  sur  toutes  les  lèvres.  Il  avait 
sauvé  la  reine  d'Angleterre  et  son  fils,  les  avait 
amenés  à  Calais  au  prix  de  réels  dangers,  et  appa- 
raissait soudain  comme  une  façon  de  héros,  mé- 
connu et  persécuté  :  «  Il  y  a  longtemps ,  dit 
aussitôt  Louis  XIV,  que  Lauzun  n'a  vu  de  mon  écri- 
ture... :  je  crois  qu'il  aura  une  grande  joie  de  rece- 
voir une  lettre  de  ma  main  ».  La  lettre  royale  por- 
tait à  l'ancien  favori  plus  que  l'oubli  du  passé  ;  elle 
lui  parlait  «  d'impatience  de  le  revoir  *  ».  Mademoi- 
selle y  vit  un  outrage,  les  ministres  et  les  courti- 
sans une  menace  pour  eux.  «  (27  décembre)  Il  a 
trouvé  le  chemin  de  Versailles  en  passant  par  Lon- 
dres; cela  n'est  fait  que  pour  lui.  La  princesse  est 
outrée  de  penser  que  le  roi  en  est  content,  et  qu'il 
reviendra  à  la  Cour  ^.  »  Vainement  le  roi  envoya 
Seignelay  dire  à  sa  cousine,  en  manière  d'excuse  et 
de  consolation,  «  qu'après  les  services  que  M.  de 

1.  Saint-Simon,  Écrits  inédits. 

2.  Sévigné. 


376  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Lauzun  venait  de  lui  rendre,  il  ne  pouvait  s'empê- 
cher en  aucune  façon  de  le  voir  ».  Mademoiselle 
s'emporta  et  dit  :  «  C'est  donc  là  la  reconnais- 
sance de  ce  que  j'ai  fait  pour  les  enfants  du  Roil...  » 
Un  des  amis  de  M.  de  Lauzun  fut  chargé  de  lui 
présenter  une  lettre  de  sa  part  :  elle...  «  la  jeta  dans 
le  feu*  »,  sans  la  lire.  Quand  on  la  vit  intraitable, 
on  cessa  de  s'occuper  d'elle  et  de  sa  mauvaise  hu- 
meur. Lauzun  rentra  triomphalement  à  la  Cour  de 
France,  et  Bussy-Rabutin  résuma  sa  carrière  dans 
une  lettre  à  Mme  de  Sévigné  :  «  (2  février  1689) 
Nous  l'avons  vu  favori,  nous  l'avons  vu  noyé,  et  le 
revoici  sur  l'eau.  Ne  savez-vous  pas  un  jeu  où 
l'on  dit  :  Je  Vai  vu  vif,  je  lai  vu  mort,  je  lai  vu  vif 
après  sa  mortl  —  C'est  son  histoire  ». 

Le  «  second  tome  du  roman  ^  »  offrit  encore  aux 
badauds  la  remise  solennelle  au  petit  Lauzun,  par 
le  roi  Jacques  II  et  dans  l'église  de  Notre-Dame,  du 
collier  de  l'ordre  de  la  Jarretière.  A  ce  beau  cha- 
pitre en  succéda  un  moins  brillant.  Lauzun  avait  eu 
le  commandement  de  l'armée  que  la  France  envoyait 
en  Irlande  soutenir  la  cause  de  la  monarchie  légi- 
time. Il  manquait  des  talents  nécessaires.  Il  étonna 
ses  officiers  par  son  incapacité  et  les  fit  rougir  par 
une  «  rage  de  retourner  en  France^  »  qui  ne  fut  pas 
trouvée  d'un  héros.  Louis  XIV  consentit  à  le  faire 


1.  Mémoires  d^  la  cour  de  France,  par  Mme  de  La  Fuyetle. 

2.  Sôvigné,  6janvior  1689. 

3.  Lettre  de  M.   d'Ainfreville,  officier  général  de  la  marine,  h 
Seignelay,  dans  Vllisloire  de  Louvois  de  Camille  Roussel. 


LAUZUN   REVIEiM   A   LA   COUR.  377 

duc  (1692)  sur  «  rinslante  prière  '  »  des  Majestés 
brilanniques,  mais  son  opinion  était  faite  :  il  n'em- 
ploya plus  jamais  Lauzun,  qui  n'en  prit  jamais  son 
parti. 

A  force  de  rêver  à  ses  peines,  Mademoiselle  com- 
prit cette  vérité  banale,  que  le  bonheur  n'est  pas  fait 
pour  les  grands  de  la  terre.  Sans  Tavoir  consolée, 
cette  découverte  lui  avait  apporté  un  certain  apaise- 
ment. Elle  avait  alors  pour  voisine  de  campagne  en 
Normandie  une  jeune  et  charmante  femme,  appelée 
la  comtesse  de  Bayard,  qui  fut  au  siècle  suivant  la 
marraine  de  Bernardin  de  Saint-Pierre,  et  qui  lui 
racontait  des  histoires^.  Bernardin  les  a  racontées 
à  son  tour,  en  les  traduisant  dans  son  langage  sen- 
timental, et  il  s'en  trouve  sur  la  Grande  Mademoi- 
selle. Mme  de  Bayard  se  plaisait  à  rappeler  comment, 
dans  leurs  promenades  solitaires,  elle  s'arrêtait  à 
faire  conter  aux  villageoises  leurs  amours  et  leur 
mariage  ;  comment  ses  yeux  se  remplissaient  alors 
de  larmes  et  comment,  rentrée  dans  son  château 
d'Eu,  elle  disait  qu'elle  aurait  été  plus  heureuse 
dans  une  cabane.  Aux  pleurs  succédaient  des  enfan- 
tillages ;  l'exécrable  vie  de  cour  lui  avait  donné  une 
vieillesse  puérile,  et  elle  se  précipitait  à  Versailles 
pour  ne  pas  manquer  un  carrousel,  ou  quelque 
spectacle  du  même  genre  ^. 

1.  Saint-Simon,  Écrils  inédits. 

2.  Œuvres  complètes  de  Bernardin  de  Saint-Pierre  (Paris,  1830). 
Vol.  I  :  Esfai  sur  la  vie,  etc.,  par  Aimé-Martin. 

3.  Lettre  de  Mme  de  Montespan  à  la   duchesse  de  Noailles 
(l"juin  168o);j1/)«e  de  Montespan,  etc.,  par  P.  Clément. 


378  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Le  15  mars  1693,  elle  fut  prise  à  Paris  d'une 
maladie  de  vessie  qui  s'aggrava  rapidement  ^  On 
s'étouffa  au  Luxembourg  pour  avoir  des  nouvelles; 
la  crainte  de  perdre  la  Grande  Mademoiselle  avait 
réveillé  sa  popularité.  Monsieur  et  Madame,  qui 
l'aimaient,  vinrent  la  soigner.  Lauzun  lui  fit  de- 
mander de  le  recevoir;  elle  refusa.  Son  état  conti- 
nuant à  empirer  et  les  médecins  ne  sachant  que 
faire,  on  lui  administra  cinq  prises  d'émétique,  le 
remède  à  la  mode  cet  hiver-là,  avec  ce  résultat  qu'elle 
vit  presque  aussitôt  défiler  devant  son  lit  le  roi  et  la 
famille  royale;  c'était  l'avis  officiel  de  laisser  toute 
espérance.  Elle  mourut  le  5  avril,  à  soixante-six  ans, 
et  fut  enterrée  à  Saint-Denis  avec  beaucoup  de 
pompe.  Au  milieu  de  la  cérémonie,  une  urne  dans 
laquelle,  par  un  arrangement  bizarre ,  on  avait 
enfermé  les  entrailles,  «  se  fracassa  avec  un  bruit 
épouvantable  et  une  puanteur  subite  et  intolé- 
rable ^  ».  Des  femmes  s'évanouirent,  le  reste  de 
l'assistance  gagna  le  grand  air  à  la  course.  «  Tout 
fut  parfumé  et  rétabli  »,  mais  cette  scène  burlesque 
devint  la  risée  de  Paris.  Il  était  écrit  que  la  Grande 
Mademoiselle  aurait  toujours  son  petit  coin  de  ridi- 
cule, même  le  jour  de  son  enterrement. 

Lauzun  prit  le  grand  deuil  et  fit  le  même  jour 
une  demande    en    mariage  ^,   pour    bien    marquer 

i.  Cf.  la  Gazette  pour  1693  et  la  collection  du  Mercure  Galant, 
périodique  mensuel,  fondé  en  1672  par  Donneau  de  Visé. 

2   Sainl-Simon,  Mémuires. 

3.  Lettre  de  Madame  à  la  duchesse  de  Hanovre  {Coirespon- 
dance  de  Madame,  3  vol.  Édition  Kruest  Jœglé). 


MORT  DE  LA  GRANDE  MADEMOISELLE.      379 

qu'il  était  veuf.  Ayant  essuyé  un  refus,  il  épousa 
(1693)  la  fille  cadette  du  maréchal  de  Lorges,  et 
devint  par  là  le  beau-frère  de  Saint-Simon.  Mme  de 
Lauzun  était  une  enfant  de  quatorze  ans  ',  à  qui 
M.  de  Lauzun  avait  paru  si  vieux,  avec  ses  soixante- 
trois  ans,  qu'elle  avait  bien  voulu  de  lui  pour  être 
promptement  veuve.  Elle  s'était  dit  qu'au  bout  «  de 
deux  ou  trois  ans,  tout  au  plus*  »,  elle  se  trouverait 
libre  et  indépendante,  riche  et  duchesse  par-dessus 
le  marché,  et  cette  idée  l'avait  séduite.  Mais  l'on  ne 
pouvait  jamais  compter  sur  rien  avec  Lauzun.  Sa 
femme  le  garda  près  de  trente  ans,  à  la  faire  enrager 
du  matin  au  soir.  Le  roi  avait  dit  au  maréchal  de 
Lorges,  en  apprenant  le  mariage  de  sa  plus  jeune 
fille  :  «  Vous  êtes  hardi  de  mettre  Lauzun  dans 
votre  famille;  je  souhaite  que  vous  ne  vous  en  repen- 
tiez pas  ».  Le  repentir  fut  prompt  et  amer,  et  fît 
rendre  justice  à  Mademoiselle  :  il  était  impossible 
de  vivre  avec  Lauzun.  Sa  femme  n'en  vint  à  bout, 
tant  bien  que  mal,  que  par  des  miracles  de  patience, 
et  l'on  n'a  jamais  le  droit  d'exiger  un  miracle.  Le 
vilain  petit  calcul  du  début  avait  été  amplement 
expié  lorsqu'elle  devint  enfin  veuve. 

Son  époux  avait  été  jusqu'à  la  fin  l'une  des 
parures  et  des  curiosités  de  la  Cour  de  France  par 
ses  grandes  manières,  la  singularité  de  ses  habits, 
la  splendeur  de  sa  maison,  et  un  je  ne  sais  quoi 

1.  Saint-Simon  dit  quinze  ans.  Il  se  trompe,  l'acte  de  mariage 
porte  quatorze. 

2.  Mémoires  de  Saint-Simon. 


380  r.OUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

d'élégant  et  d'aisé  dans  sa  conversation  et  dans  toute 
sa  personne  qui  ne  s'acquérait  alors  qu'à  Versailles. 
A  quatre-vingt-dix  ans,  il  dressait  encore  des  che- 
vaux. Un  jour  qu'il  faisait  travailler  dans  le  Bois  de 
Boulogne  un  poulain  à  ses  débuts,  le  roi  Louis  XV 
vint  à  passer.  Lauzun  exécuta  devant  lui  «  cent 
passades  »,  et  remplit  les  spectateurs  d'admiration 
par  «  son  adresse,  sa  fermeté  et  sa  bonne  grâce*  ». 
Il  avait  souvent  de  ces  jolis  moments. 

Mais  il  y  avait,  il  y  eut  toujours  le  revers  de  la 
médaille,  le  «  nain  »  malfaisant  que  son  esprit  malin 
et  ses  méchants  tours  rendaient  l'épouvantait  de 
ceux  qui  l'approchaient.  De  loin,  Lauzun  est  très 
amusant  sous  cet  aspect;  il  excellait  dans  la  bouf- 
fonnerie. Il  eut  dans  l'extrême  vieillesse  une  maladie 
qui  faillit  l'emporter.  Un  jour  qu'il  était  très  mal,  il 
aperçut  dans  une  glace  deux  de  ses  héritiers  qui 
venaient  sur  la  pointe  du  pied,  en  se  cachant  derrière 
les  rideaux,  regarder  s'ils  hériteraient  bientôt. 
Lauzun  ne  fit  semblant  de  rien,  et  se  mit  à  prier  à 
haute  voix,  en  homme  qui  se  croit  seul.  Il  deman- 
dait pardon  à  Dieu  de  sa  vie  passée,  et  se  lamentait 
de  ne  plus  avoir  le  temps  de  faire  pénitence.  11 
s'écriait  qu'il  lui  restait  une  seule  voie  pour 
faire  son  salut,  qui  était  d'employer  les  biens  que 
Dieu  lui  avait  donnés  à  racheter  ses  péchés,  et  qu'il 
en  prenait  l'engagement  de  tout  son  cœur;  qu'il 
promettait  de  léguer  aux  hôpitaux  tout  ce  qu'il  pos- 

1.  Saint-Simon,  Mémoires. 


MORT   DE   LAUZUN.  381 

sédait,  sans  en  distraire  la  moindre  chose.  Il  faisait 
ces  déclarations  avec  tant  de  ferveur,  d'un  accent  si 
pénétré,  que  ses  héritiers  s'enfuirent  éperdus  conter 
leur  malheur  à  Rime  de  Lauzun.  Nous  quitterons 
Lauzun  sur  cette  scène,  l'un  de  ses  chefs-d'œuvre. 
Il  mourut  en  1723,  à  quatre-vingt-dix  ans  passés. 

Mademoiselle  avait  été  la  dernière  à  disparaître 
des  grandes  figures  de  la  Fronde.  Retz,  Gondé, 
Turenne,  La  Rochefoucauld,  Mme  de  Chevreuse, 
Mme  de  Longueville  étaient  morts  avant  elle.  Le 
seul  des  anciens  rebelles  qui  ne  pût  pas  mourir, 
l'Hôtel  de  Ville  de  Paris,  s'était  vu  retrancher  de 
l'histoire,  par  ordonnance  royale,  pour  la  période 
correspondant  à  la  Fronde.  Les  procès-verbaux  du 
conseil  racontaient  les  sentiments  révolutionnaires 
de  la  capitale  pendant  la  guerre  civile  :  le  roi  fit 
arracher  des  registres  '  tout  ce  qui  se  rapportait  aux 
affaires  publiques  des  années  1646-1653.  On  peut 
avancer,  sans  calomnier  Louis  XIV,  qu'à  la  mort  de 
sa  cousine  il  éprouva  un  soulagement  à  ne  plus 
avoir  devant  les  yeux  ce  souvenir  vivant,  et  souvent 
indiscret,  de  l'époque  exécrée  dont  il  s'efforçait 
d'abolir  la  mémoire.  Saint-Simon,  nouveau  venu  à 
la  Cour  quand  Mademoiselle  mourut,  avait  déjà  eu 
le  temps  de  se  convaincre  qu'elle  était  toujours 
pour  le  roi  l'héroïne  irapardonnée,  et  impardon- 


1.  L'ordonnance  royale  est  du  7  juillet  I6C8.  Louis  XIV  ignora 
toujours  que  los  conseillers  de  l'Hôtel  de  Ville  avaient  passé  les 
nuits  à  copier  ce  qui  allait  être  brûlé,  de  sorte  que  nous  possé- 
dons les  documents  qu'il  avait  voulu  anéantir. 


382  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE  MADEMOISELLE. 

nable,  du  comLat  de  la  porte  Saint-Antoine  :  «  Je 
l'ai  ouï  lui  reprocher  une  fois  à  son  souper,  en  plai- 
santant, mais  un  peu  fortement,  d'avoir  fait  tirer  le 
canon  de  la  Bastille  sur  ses  troupes  ». 

La  rancune  royale  s'étendait  à  la  ville  de  Paris, 
berceau  éternel  de  nos  révolutions.  Ne  pouvant 
supprimer  sa  capitale,  Louis  XIV  s'en  était  banni. 
Le  0  mai  1682,  date  néfaste  pour  la  monarchie  fran- 
çaise, la  Cour  s'installa  définitivement  à  Versailles, 
et  n'en  bougea  désormais  que  pour  des  séjours  à  la 
campagne,  Fontainebleau  ou  Marly,  par  exemple. 
Paris  fut  abandonné,  mis  en  pénitence.  Non  seule- 
ment Louis  XIV  n'y  habita  plus,  mais  il  n'y  vint  que 
rarement  et  à  son  corps  défendant;  on  remarquait 
qu'il  aimait  mieux  faire  un  long  détour  que  d'avoir 
à  le  traverser.  Sa  noblesse  et  ses  ministres  l'avaient 
suivi  à  Versailles.  La  royauté  et  la  capitale  se  tour- 
naient le  dos. 

Un  autre  événement  compléta  le  changement  de 
décor.  La  reine  Marie-Thérèse  étant  morte  en  1683 
(le  oO  juillet),  Louis  XIV  épousa  Mme  de  Maintenon 
dans  le  courant  de  l'hiver  qui  suivit.  La  physio- 
nomie de  la  Cour,  ce  que  Saint-Simon  aurait  appelé 
son  «  écorce  »,  en  devint  tout  autre.  Au  moment 
de  clore  cette  longue  étude,  c'est  donc  à  un  monde 
nouveau,  entièrement  différent  de  celui  du  début, 
que  nous  allons  dire  adieu,  car  la  transformation 
ne  s'était  pas  arrêtée  à  l'écorce. 

l^^ne  cause  principale,  rétablissement  de  la  monar- 
chie absolue,  avait  agi  violennnent  sur  la  France  en 


CONCLUSION.  383 

bouleversant  le  pays  jusque  dans  ses  profondeurs, 
comme  toutes  les  nouveautés  qui  n'ont  pas  leur 
racine  dans  la  tradition  nationale.  La  monarchie 
absolue  n'était  pas  dans  la  tradition  française.  Elle 
a  été  chez  nous  une  importation  espagnole.  Anne 
d'Autriche,  qui  ne  comprenait  pas  d'autre  régime, 
avait  élevé  son  fils  dans  ses  idées,  dans  ses  habi- 
tudes d'esprit,  et  la  substitution  s'était  accomplie 
sans  secousse  à  la  mort  de  Mazarin.  C'était  pour- 
tant un  vrai  coup  d'État. 

Avant  Louis  XIV,  le  pouvoir  royal,  sans  être 
soumis  à  des  limitations  précises,  se  heurtait  à  des 
droits  multiples,  eux-mêmes  mal  définis.  Il  y  avait 
les  droits  des  Parlements,  ceux  des  États,  ceux  des 
grands  et  de  combien  d'autres,  corps  ou  individus, 
qui,  tous  ensemble,  mettaient  le  roi  de  France  dans 
une  situation  assez  semblable  à  celle  où  se  trouva 
Gulliver  quand  les  Lilliputiens  l'eurent  attaché  avec 
des  centaines  de  fils.  Chaque  fil  n'était  rien;  l'en- 
semble paralysait  les  mouvements.  Louis  XIV  cassa 
résolument  les  nombreux  fils  qui  avaient  entravé  le 
pouvoir  de  ses  prédécesseurs.  Il  se  rendit  libre  en 
supprimant  les  vieilles  libertés  de  la  France.  Avec 
quels  résultats  matériels,  splendides  d'abord,  désas- 
treux à  la  longue,  personne  ne  l'ignore;  mais  on  a 
peut-être  moins  remarqué  certaines  conséquences 
morales  de  son  gouvernement. 

L'aristocratie  française  cessa  dès  la  seconde 
génération  d'être  une  pépinière  d'hommes  d'action. 
C'était  ce  qu'avait  cherché  Louis  XIV  en  la  tenant 


384  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEIttOISElLE. 

à  la  chaîne  dans  ses  palais.  Le  but  était  atteint 
lorsqu'il  mourut.  On  peut  s'en  remettre  sur  ce  point 
à  Saint-Simon,  peu  suspect  d'hostilité  envers  la 
noblesse.  Quand  il  arriva  au  pouvoir  avec  le 
Régent,  la  tête  farcie  de  projets  qui  devaient  rendre 
les  premiers  rôles  à  Taristocratie,  et  qu'il  chercha  de 
grands  noms  pour  les  grands  emplois,  il  reconnut 
qu'il  était  trop  tard  :  la  pépinière  était  vide  :  «  L'em- 
barras, disent  ses  Mémoires,  fut  l'ignorance,  la  légè- 
reté, l'inapplication  de  cette  noblesse  accoutumée 
à  n'être  bonne  à  rien  qu'à  se  faire  tuer,  à  n'arriver 
à  la  guerre  que  par  l'ancienneté,  et  à  croupir  du 
reste  dans  la  plus  mortelle  inutilité,  qui  l'avait 
livrée  à  l'oisiveté  et  au  dégoût  de  toute  instruction 
hors  de  guerre,  par  l'incapacité  d'état  de  s'en  pou- 
voir servir  à  rien  ».  Il  faut  rendre  à  César  ce  qui 
appartient  à  César.  L'effacement  de  l'aristocratie 
française  n'est  pas  l'œuvre  de  la  grande  Révolution, 
qui  ne  fit  que  prendre  acte  du  fait  accompli.  C'est 
l'œuvre  personnelle  et  systématique  de  Louis  XIV. 
Les  hautes  classes  en  général  subirent  dans  la 
seconde  moitié  du  xvii^  siècle,  contrairement  à 
l'opinion  commune,  un  abaissement  de  valeur 
morale.  Le  fait  est  d'autant  plus  frappant,  que  notre 
pays  n'a  peut-être  jamais  possédé,  à  aucune  époque, 
autant  de  bons  éléments  pour  la  tenue  et  la  dignité 
de  la  vie.  Par  une  malchance  déplorable,  les  groupes 
sociaux  qui  se  trouvaient  désignés,  par  la  solidité 
de  leurs  principes,  pour  être  les  piliers  de  la  mora- 
lité publique,  avaient  encouru  l'un  après  l'autre, 


CONCLUSION.  385 

pour  des  raisons  diverses,  le  sérieux  déplaisir  de  la 
royauté.  Chez  les  catholiques,  les  disciples  des 
Bérulle  et  des  Vincent  de  Paul  s'étaient  compromis, 
bien  misérablement,  dans  l'affaire  de  la  Compagnie 
du  Saint-Sacrement;  il  n'y  a  pas  de  gouvernement 
digne  de  ce  nom  qui  puisse  accepter  de  se  laisser 
mener  par  une  société  secrète,  quelle  qu'elle  soit. 
Les  Jansénistes  avaient  partagé  avec  les  Réformés  le 
mécontentement  que  toute  velléité  d'indépendance, 
dans  n'importe  quel  domaine,  inspirait  à  Louis  XIV. 
Sa  défiance  s'étendait  à  la  vie  intérieure  de  chacun. 
Tout  le  monde  devait  sentir  et  penser  comme  le 
roi,  sous  peine  d'être  tenu  pour  rebelle.  C'était 
chez  lui  une  idée  arrêtée,  et  qui  donna  sous  son 
règne  un  caractère  particulier  aux  persécutions  reli- 
gieuses :  jansénistes  et  protestants  furent  poursuivis 
à  titre  d'ennemis  du  roi,  bien  plus  que  d'ennemis  de 
Dieu. 

L'hostilité  témoignée  par  le  prince  à  ces  trois 
foyers  principaux  de  la  conscience  française,  et  la 
destruction  de  deux  d'entre  eux,  laissèrent  le  champ 
à  peu  près  libre  au  dévergondage  qui  fut  la  marque 
de  la  fin  du  règne.  On  le  reporte  toujours  à  la 
Régence;  mais  l'abcès  était  formé  depuis  longtemps 
quand  la  mort  de  Louis  XIV  lui  permit  de  percer. 
Une  lettre  de  1680  le  constatait  déjà  :  «  Nos 
pères  n'étaient  pas  plus  chastes  que  nous;  mais... 
on  brode  à  présent  sur  les  vices,  on  les  raffine  *  ». 

1.  De  La  Rivière  à  Bussy-Rabutin. 

25 


386  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

Le  mal  avait  grandi  impunément  sous  le  manteau 
d'hypocrisie  qui  recouvrit  la  cour  de  France  du 
temps  de  Mme  de  Mainlenon.  Cette  dernière  le  voyait 
bien  ;  elle  en  gémissait  inutilement.  Les  étrangers  en 
étaient  frappés  :  «  Tout  y  est  plus  concentré, 
écrivait  l'un  d'eux  en  1690,  plus  réservé,  plus  con- 
traint,... que  ne  le  porte  le  génie  ordinaire  de  la 
nation^  ».  Le  malheur  fut  que  Louis  XIV,  qui  avait 
été  élevé  et  avait  vieilli  dans  une  religion  toute  de 
pratiques,  s'en  laissa  imposer  par  des  libertins 
déguisés  en  dévots  pour  faire  leur  cour.  Le  roi  qui 
avait  fait  jouer  Tartuffe  ne  l'avait  pas  assez  médité. 
Un  dernier  méfait,  et  non  le  moindre,  du  i-égime 
absolu,  fut  de  lancer  le  pays  à  la  poursuite  de  la 
plus  néfaste  de  toutes  les  chimères  politiques,  celle 
de  l'unité  morale.  Louis  XIV  révoqua  l'Édit  de 
Nantes  au  nom  de  l'unité  morale,  parce  qu'un  bon 
Français  devait  être  de  la  religion  de  son  roi.  Un 
siècle  plus  tard,  la  Terreur  coupa  les  têtes  au  nom 
de  l'unité  morale,  parce  qu'un  bon  Français  devait 
être  vertueux  à  la  façon  de  Rousseau  et  de  Robes- 
pierre. Le  lecteur  peut  continuer  de  lui-même  la 
série  et  compter  les  actes  d'oppression  commis  au 
xix'=  siècle,  et  même  au  xx<=,  tout  jeune  que  celui-ci 
soit  encore,  en  vue  de  procurer  au  pays  l'uniformité 
des  esprits,  c'est-à-dire  la  mort  intellectuelle;  car  en 
politique  comme  en  religion,  comme  en  art,  en  litté- 
rature, en  tout,  la  diversité  fait    la  vie.  C'est  par 

1.  lielalion  de  la  cour  de   France,  par  Ézécbiel   Spanheim 
envoyé  extraordinaire  de  Brandebourg. 


CONCLUSION.  387 

cette  erreur  capitale  que  le  règne  de  Louis  XIV,  si 
glorieux  à  tant  d'égards,  a  été  le  précurseur  de  la 
grande  révolution,  et  qu'il  l'a  rendue  inévitable. 
Les  jacobins  sont  un  peu  les  héritiers  du  grand 
roi. 

Au  fond,  la  manie  de  l'unité  morale  n'est  autre, 
sous  un  nom  moins  malsonnant,  que  l'horreur  de  la 
liberté;  sentiment  vieux  comme  le  monde,  mais  qui 
n'avait  pas  été  dominant,  loin  de  là,  dans  la  première 
partie  du  xvii*  siècle.  Le  mot  de  liberté  revient  avec 
une  insistance  remarquable  sous  la  plume  de  la  plu- 
part des  gens  d'alors,  théoriciens,  jurisconsultes  ou 
grands  seigneurs,  toutes  les  fois  qu'ils  touchent  à  la 
politique  dans  leurs  écrits.  L'expression  n'avait  rien 
de  révolutionnaire  dans  leur  esprit.  Ce  qu'ils  récla- 
maient était  plutôt  un  retour  au  passé.  Et,  surtout,  il 
ne  leur  venait  pas  à  l'esprit  d'associer  le  mot  d'éga- 
lité à  celui  de  liberté.  C'est  le  xviii*  siècle,  plus 
raisonneur  et,  peut-être,  moins  raisonnable,  qui  en 
a  eu  ridée  le  premier,  sans  s'apercevoir  que  les  deux 
choses  sont  incompatibles,  et  que  l'une  des  deux 
était  destinée  à  tuer  l'autre. 

Si  la  royauté  absolue  était  restée  à  Paris,  elle  se 
serait  aperçue  que  le  pays  ne  la  suivait  plus.  A 
Versailles,  elle  ne  vit  rien  :  elle  s'était  enfermée  elle- 
même  dans  son  tombeau.  Le  divorce  fut  consommé 
entre  la  Cour  et  la  capitale,  l'une  se  contentant 
d'être  figurative  et  ornementale,  l'autre  marchant  à 
la  conquête  de  l'opinion,  puisque  la  royauté  renon- 
çait à  diriger  l'esprit  public.  On  se  rappelle  le  rôle 


388  LOUIS   XIV   ET   LA   GRANDE   MADEMOISELLE. 

d'arbitre  universel  qu'avait  joué  la  «  jeune  Cour  », 
son  jeune  roi  en  tête,  du  temps  où  le  contact  avec 
Paris  était  perpétuel,  et  comme  elle  était  toujours  à 
Tavant-garde,  pour  les  idées  comme  pour  les  modes. 
Versailles  fut  cause  que  Ton  n'espéra  plus  voir 
jamais  revenir  ces  temps-là;  on  ne  se  connaissait 
plus,  de  roi  de  France  à  marchand  de  la  rue  Saint- 
Denis.  En  conséquence,  Paris  employa  le  xviii«  siè- 
cle à  prendre  la  direction  des  esprits.  La  Cour 
avait  décidé  du  succès  des  pièces  de  Molière; 
le  parterre  parisien  décida  des  pièces  de  Beau- 
marchais. 

Si  Ton  considère  maintenant  que  toute  la  politique 
intérieure  de  Louis  XIV  fut  constamment  dominée 
par  le  souvenir  et  Thorreur  de  la  Fronde,  on  recon- 
naîtra que  cette  révolution  avortée  a  entraîné  des 
conséquences  aussi  graves  qu'une  révolution  victo- 
rieuse. C'est  pourquoi  il  était  permis  de  faire  tourner 
l'histoire  des  idées  et  des  sentiments  pendant  la 
Fronde,  et  dans  les  quarante  années  qui  suivirent, 
autour  de  la  Grande  Mademoiselle,  figure  représenta- 
tive s'il  en  fut  d'une  génération  qui  méritera  toujours 
l'attention  de  l'histoire,  et  à  un  double  titre  :  par  sa 
fière  conception  de  l'existence,  et  par  le  mal  qu'elle 
a  fait  à  la  France,  ou  qu'elle  lui  a  attiré  dans  la  suite 
des  temps.  Personne  n'a  possédé  les  grandes  qualités 
de  son  époque  à  un  plus  haut  degré  que  celte  prin- 
cesse, et  personne  ne  les  avait  conservées  aussi 
intactes,  sans  souci  du  danger,  après  qu'elles  furent 
devenues  une  cause  de  défaveur.  Ni  Retz  ni  le  grand 


CONCLUSION.  389 

Condé  ne  donnaient  dans  leur  vieillesse  l'idée  de  ce 
qu'ils  avaient  été  sous  la  Fronde;  Fun  et  l'autre 
s'étaient  trop  assagis.  La  Grande  Mademoiselle  fut 
toujours  la  Grande  Mademoiselle,  et,  si  ce  fut  quel- 
quefois son  défaut,  ce  fut  bien  plus  souvent  son  titre 
de  gloire. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Avant-Propos. 


CHAPITRE  I 

L'exil  :  la  vie  en  province. —  La  conversation  à  Saint-Far- 
geau.  Le  sentiment  de  la  nature  au  xvii°  siècle.  — Les 
démêlés  de  Mademoiselle  avec  son  père.  —  Elle  revient 
à  la  Cour 1 

CHAPITRE  II 

L'éducation  de  Louis  XIV.  —  Les  mœurs,  la  misère,  la 
charité.  Vincent  de  Paul.  Une  société  secrète.  —  Ma- 
riage de  Louis  XIV.  Son  avènement  au  pouvoir  à  la 
mort  de  Mazarin.  Il  refait  son  éducation 61 

CHAPITRE  III 

Mademoiselle  au  Luxembourg.  Son  ..salon.  Les  «  anato- 
mies  •  du  cœur.  —  Projets  de  mariage  et  nouvel  exil. 
—  Louis  XIV  et  les  libertins.  —  Fragilité  d'une  fortune 
terrienne.  —  Fêtes  galantes 125 

CHAPITRE   IV 

importance  croissante  des  choses  de  l'amour.  Les  empoi- 
sonneuses. —  Naissance  de  la  musique  dramatique  et 
son  influence.  —  L'amour  de  Racine.  —  Louis  XIV  et 
la  noblesse.  —  Le  roi  est  polygame 193 


392  TABLE   DES   MATIEPES. 

CHAPITRE   V 

La  Grande  Mademoiselle  amoureuse.  Portrait  de  Lauzun, 
et  leur  roman.  —  La  Cour  en  voyage.  —  Mort  de 
Madame.  —  Annonce  du  mariage  de  Mademoiselle. 
Émotion  générale.  Louis  XIV  rompt  l'afTaire 247 

CHAPITRE    VI 

Si  Mademoiselle  s'est  mariée  secrètement.  —  Captivité 
de  Lauzun.  —  Splendeur  et  décadence  de  la  France.  La 
Chambre  ardente.  —  Mademoiselle  achète  la  liberté  de 
Lauzun.  —  Leur  brouille.  —  Mort  de  la  Grande  Made- 
moiselle. Mort  de  Lauzun.  —  Conclusion 315 


VI. lî.  _  ConloDimleis.  Imii.  Paul  BROHARD.  —  Pl-12. 


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DC 
130 
M8V5$ 
1912 


Vincens,   Cécile 

Louis  XIV  et  la 
Grande  Mademoiselle 
(1652-1693).    7^.   éd. 


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