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LOUIS XIV
ET LA
GRANDE MADEMOISELLE
(1652-1693)
OUVRAGES DE M. ARVÈDE BÂRINE
PUBLIÉS PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET C»
BIBLIOTHEQUE VARIEE
Format in-16. à 3 fr. 50 le volume broché.
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Louis XIV et la Grande Mademoiselle (1652-1693). Un vo.l
Madame, mère du Régent. Un vol.
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linc. — Une princesse arabe. — La duchesse du Maine. — La
margrave de Bayreulh). Un vol.
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Gérard de iNerval). Un vol.
COLLECTION DES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS
Korinat in-16, broché, à -.2 francs lo volume.
Bernardin de Saint-Pierre. Un vol.
Alfred de Musset. Un vol.
41-1'.'. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — Pl-1':^.
LA GNANI»!". .MADIC.WOISKLI.E
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par l'iciic i5(iurt;iii;iiion.
MusoimI.! Versnillos((Vi'./,/ /li-tiiiii-CViii'iil .7 (Vr).
ARVEDE BARINE
LOUIS XIV
ET LA
GRANDE MADEMOISELLE
(1652-1693)
Ouvrage contenant deux portraits.
QUATRIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C'^^
"9, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 19
1912
Droits de trarluctioo et de reproduction résArvé*.
'i
//
85353S
AVANT-PROPOS
Nous avions montré dans un premier volume,
la Jeunesse de la Grande Mademoiselle, l'agonie
des vieilles libertés de la France et l'écrasement
de la société turbulente qui en avait imprudem-
ment abusé. L'indiscipline universelle avait pré-
paré, comme toujours, l'avènement du pouvoir
absolu, et l'adolescent qui allait s'en trouver
investi était une énigme pour ses sujets. Ses pro-
ches eux-mêmes l'avaient toujours trouvé impé-
nétrable. La Grande Mademoiselle avait vécu avec
Louis XIV : elle ignorait tout de lui, sinon qu'il
était timide et silencieux.
Nous allons la retrouver continuant à ne pas
VI AVANT-PROPOS.
connaître son jeune cousin, en quoi elle sera une
fois de plus « représentative » de son époque.
L'ignorance du véritable caractère de ce prince
était générale au moment où il prit le pouvoir,
et l'on peut dire que le génie de Saint-Simon a
contribué à la prolonger pour la postérité.
Louis XIV avait passé la cinquantaine à l'arrivée
du terrible écrivain à sa cour. C'est presque le
portrait d'un vieillard que Saint-Simon nous
a donné; mais ce portrait est si puissant et si
vivant, qu'à peine divulgué, il a fait oublier
ou négliger le reste. On n'a plus vu que lui.
La jeunesse de Louis XIV a été pour la foule
comme si elle n'avait pas existé, et c'était
justement la portion de sa vie où l'homme avait
été intéressant, parce que passionné et troublé.
L'histoire officielle de son temps acheva de
fausser la physionomie du jeune roi, en le figeant
dans une sorte d'attitude hiératique, où il tenait
le milieu entre une idole et un mannequin.
Les portraits de Versailles nous masquent le
Louis XIV de la jeune Cour, celui que Molière et
les libertins disputaient à la dévotion avec de
AVANT-PROPOS. VII
fréquentes apparences de succès. Nous avons
essayé dans le présent volume de soulever un
coin du masque.
Les Mémoires de Louis XIV nous auront été
d'un grand secours pour cette entreprise. Édités
pour la première fois dans leur entier, et selon
un plan méthodique, en 1860', ils abondent en
aveux, tantôt détournés, tantôt directs à souhait,
sur ce que pensait leur royal auteur. Après eux,
la Grande Mademoiselle, qui ne sut jamais se
taire ni dissimuler, est le meilleur des guides
pour pénétrer dans l'intimité de Louis XIV.
Contées par elle, ses (difficultés perpétuelles avec
ce prince jettent une vive lumière sur l'espèce
d'incompatibilité d'humeur qui existait au début
entre la royauté absolue et les survivants de la
Fronde. Gomment le jeune roi orienta sa généra,
tion vers des idées et des sentiments nouveaux,
et comment la Grande Mademoiselle, emportée
sur le tard par le torrent, finit par en devenir la
victime : on le verra dans le cours de ce travail
si, toutefois, nous n'avons pas trop présumé de
1. Par xM. Gh. Dreyss (Paris, Didier).
VIII AVANT-PUOPOS.
nos forces en abordant un sujet qui touche à ce
qu'il y a de plus obscur, et de plus délicat, dans
l'une des périodes les plus en vue, et pourtant
les plus mal connues, à certains égards, de toute
notre histoire.
A. B.
LOUIS XIV
ET LA
GRANDE MADEMOISELLE
CHAPITRE I
L'exil ; la vie en province. — La conversation à Saint-Fargeau.
Le sentiment de la nature au xvii° siècle. — Les démêlés
de Mademoiselle avec son père. — Elle revient à la Cour.
LA Fronde * a été une révolution avortée. Elle
était condamnée d'avance, ses meneurs n'ayant
jamais su nettement où ils voulaient en venir; elle
l'avait d'ailleurs mérité, les intérêts particuliers y
ayant tout de suite pris le pas sur les intérêts géné-
raux. Les conséquences de son eflbndrement furent
d'une importance capitale pour notre pays. Les
troubles civils de 1648 à 1652 ont été l'effort suprême
de la France contre l'établissement de la monarchie
absolue, auquel avait tendu toute la régence d'Anne
1. Pour rhistûire de la Fronde, voir notre volume : la Jeu-
nesse de la Grande Mademoiselle (Paris, Hachette).
1
2 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
d'Autriche. Leur fin signifia que la nation, de lassi-
tude et de découragement, acceptait le nouveau
régime. Il en résulta une telle transformation, poli-
tique et même morale, que la Fronde se trouve
avoir marqué une séparation très nette entre deux
périodes de notre histoire; il y a comme un grand
fossé entre les temps qui l'ont précédée et ceux qui
l'ont suivie.
Ses chefs avaient été dispersés par le retour du
roi dans sa capitale, le 21 octobre 1052. Lorsqu'ils
revinrent de l'exil, qui un peu plus tôt, qui un peu
plus tard, les derniers après la paix des Pyrénées
(7 novembre 1659), un changement s'était déjà pro-
duit dans les idées et les façons d'être, et plus d'un,
parmi eux, se sentit dépaysé. Il fallut se remettre au
diapason. Ce fut un peu le pendant, en beaucoup
moins accusé, de ce qui s'est passé pour les émigrés
à leur rentrée sous le Consulat.
La princesse dont nous avons conté les années
héroïques nous en oflVe un exemple excellent. Quand
la Grande Mademoiselle, qui avait fait la guerre civile
pour forcer Louis XIV à l'épouser, obtint, au bout
de cinq ans, la permission de revenir à la Cour, elle
y apporta de vieilles habitudes d'indiscipline qui
n'étaient plus de saison et devaient finir par lui
attirer des désagréments. L'exil n'avait rien abattu
de sa fierté. Scion une formule célèbre, elle n'avait
rien appris et rien oublié; elle était toujours celte
personne de premier mouvement dont Mme de
Sévigné disait : « J'aime bien à ne me point mêler
LEXIL A SAIiNT-FARGEAU. 3
dans ses impétuosités' ». Ce n'est pas moi qui
en ferai un reproche à Mademoiselle; il est tout à
son honneur d'avoir manqué de souplesse dans l'âge
de servilité qui succéda à la Fronde.
A d'autres égards, l'exil lui avait été très salu-
taire. Il l'avait obligée à chercher en elle-même des
ressources qui s'y trouvèrent, et dont Mademoiselle
fit la première à s'étonner. Elle s'admire naïve-
ment, dans ses Mémoires, de ne jamais s'être
ennuyée une seule minute dans « le plus grand
désert du monde », et c'est assurément à sa louange,
car ses débuts à Saint-Fargeau auraient accablé la
plupart des femmes. On en conviendra si l'on veut
bien venir l'y recevoir la nuit de son arrivée, au
commencement du mois de novembre 1652.
I
Nous l'avions laissée pleurant sans vergogne
devant toute sa suite. Son rêve de grandeur et de
gloire était écroulé. Anne-Marie-Louise d'Orléans,
duchesse de Montpensier, ne serait pas reine de
France. Elle ne prendrait plus de villes, ne passerait
plus de revues au son des fanfares et du canon. Trois
semaines auparavant, le grand Condé la traitait en
frère d'armes, elle faisait la joie des soldats par ses
allures martiales, et on l'aurait fort surprise et
1. Lettre du 19 janvier 1689..
4 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
encore plus offensée, si quelqu'un lui avait dit
qu'elle était capable d'être presque aussi poltronne
que son père, le triste Gaston. A présent que tout
était fini, même la fuite romanesque en jouant à
cache-cache avec des poursuivants imaginaires, la
Grande Mademoiselle était tombée dans une pros-
tration physique et morale complète. L'héroïne
d'Orléans et de la porte Saint-Antoine sanglotait
comme un petit enfant, parce qu'elle avait trop de
« chagrin » et trop de « peur* ». L'aspect de sa
future demeure lui avait ôté son dernier reste de
courage.
Le château de Saint-Fargeau, commencé sous
Hugues Capet et souvent remanié, en particulier au
xv» siècle, tenait plus de la forteresse que de la
maison de plaisance. Sa lourde masse dominait la
vallée du Loing, dans une région de grands bois
très fourrés et très peu percés. Enveloppé lui-même
de broussailles et défendu par des fossés profonds,
le château s'harmonisait avec la sauvagerie du
décor. Ses fenêtres s'ouvraient à une grande hau-
teur au-dessus du sol et ses tours étaient robustes.
Ses corps de logis massifs et nus, reliés entre eux
par de fortes murailles, formaient une enceinte
irrégulière et de mine sévère. L'ensemble était
imposant : il n'avait jamais été riant, et Saint-Far-
geau, inhabité depuis longtemps, n'était plus qu'un
immense nid à rats, presque une ruine, quand
1. Mémoires de MlJe de Montpensier, édit. Chéruel.
l'exil a saint-fargeau. 5
Mademoiselle s'y présenta en fugitive. On la fit
entrer dans « une vilaine chambre » où il y avait un
étai au milieu. Au sortir de son palais des Tuileries,
cette vue l'acheva, en lui faisant mesurer la profon-
deur de sa chute. Elle eut un accès de désespoir :
« Je me trouvais bien malheureuse, étant hors de la
Cour, de n'avoir pas une plus belle demeure que
celle-là, et de songer que c'était le plus beau de tous
mes cliâlcaux ».
Sa « peur » devint de l'épouvante en découvrant
qu'il manquait partout des portes et des fenêtres.
Un rapport de valet avait achevé de lui faire accroire
qu'on la cherchait pour la mettre en prison, et elle
n'était plus en état de comprendre qu'il n'y aurait
verrous qui tinssent, si le roi donnait l'ordre de
l'arrêter. Elle reprit sa course pour gagner un petit
château situé à deux lieues de Saint-Fargeau et
qu'on lui disait très sûr : « Jugez, dit-elle, avec
quel plaisir je fis cette traite! je m'étais levée deux
heures devant le jour; j'avais fait vingt-deux lieues,
et j'étais sur un cheval qui en avait fait autant.
Nous arrivâmes à cette maison... sur les trois heures
du malin; je me couchai en grande diligence. »
La crise fut brève. Dès le lendemain. Mademoiselle
se laissa expliquer que Saint-Fargeau avait une
double issue en cas d'alerte. Elle y revint d'elle-
même le quatrième jour, et il ne fut plus question
d'avoir du chagrin, ni même de l'humeur; du
moment que la place était « bonne et forte », la
princesse prenait son parti des fenêtres éventrées,
(y LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
des plafonds étayés, des portes absentes et de tout
le reste. Les grandes dames du xvii= siècle n'en
étaient pas à cela près. Mademoiselle campa dans
un « grenier » tandis que l'on réparait l'appartement
au-dessous, en fut réduite à emprunter un lit, et
recouvra toute sa gaîté devant la bouffonnerie de la
situation pour une cousine germaine du roi de
France : « Par bonheur pour moi, écrit-elle, le bailli
de Saint-Fargeau était marié depuis peu; ainsi il
avait un lit neuf. »
Le lit de Mme la baillive fut la grande res-
source du château. On l'avait rendu sitôt que la
princesse avait eu le sien, qu'on lui apporta de
Paris, mais on y envoyait coucher les hôtes de
marque, et il en était arrivé un défilé, chose tout à
l'honneur de la noblesse française, dès que l'on avait
appris où cette illustre disgraciée allait passer son
exil. Mademoiselle ne savait où les mettre : on
menait les plus importants chez le bailli. La duchesse
de Sully et sa sœur, la marquise de Laval, venues
ensemble pour un séjour assez prolongé, firent tout
le temps la navette entre le grenier où la Grande
Mademoiselle tenait sa cour et le « lit neuf » de la
ville de Saint-Fargeau. Des femmes de qualité,
arrivées au même moment, s'étaient logées où elles
avaient pu, au petit bonheur, et il en fut ainsi jus-
qu'à ce que le château eût été remis en état. Chacun
était mal, et personne n'y faisait attention. Il y a de
l'élégance dans cette façon hautaine de traiter le
« confort » : l'importance (pi'il a prise de nos jours
LEXIL A SAINT-FABGEAU. 7
semble, en comparaison, bien bourgeoise, dans le
mauvais sens du mot.
Peu à peu, tout s'arrangea. Le château fut res-
tauré, les appartements agrandis'. Le fouillis de
végétation des abords fît place à une terrasse d'où
Ton eut la surprise de découvrir une vue charmante.
Le Saint-Fargeau des Capétiens et des premiers
Valois, « lieu si sauvage, dit Mademoiselle, que l'on
n'y trouvait pas des herbes à mettre au pot lorsque
j'y arrivai », devint une belle résidence, hospitalière
et animée. La maîtresse du logis aimait le grand
air et le mouvement, comme les aimait toute la
noblesse de France avant d'avoir été dressée par la
monarchie absolue, dans l'intérêt de l'ordre et de la
paix, à ne plus bouger des salons de Versailles. La
décadence des muscles a commencé chez nous avec
l'obligation de passer ses journées en bas de soie
et à faire des révérences, sous peine d'être exclu de
tout. Les exercices violents furent abandonnés ou
adoucis^; on ne s'attacha plus qu'à ce qui donnait
au corps les grâces majestueuses en harmonie avec
la Galerie des glaces. Les bourgeois s'empressèrent
de singer les gens de qualité, et les hautes classes
payèrent leurs belles manières, ou leurs prétentions
1. Le château de Saint-Fargeau existe toujours; mais l'inté-
rieur en a été transformé à la suite d'un grand incendie
survenu en 1752. Il ne reste plus rien des appartements de
Mademoiselle. Cf. les Châteaux d'Ancy-le-Franc, de Saint-Far-'
geau, etc., par le baron Cliaiilou des Barres.
2. Cf. les Sports et jeux d'mcercice dans V ancienne France
par J.-J. Jusscrand.
8 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
aux belles manières, par les migraines et les maux
de nerfs du xviii'' siècle. Le goût des sports ne devait
reparaître en France que de nos jours; nous venons
d'assister à sa résurrection.
11 était encore bien vivant au lendemain de la
Fronde, et Mademoiselle s'y abandonnait avec pas-
sion. Elle fit venir d'Angleterre une meute et des
chevaux de chasse. Elle eut un grand train d'équi-
pages pour les promenades, un jeu de mail devant
le château, des jeux d'appartement pour les jours
de pluie, ses violons des Tuileries pour faire danser,
et il n'y eut pas de cour plus leste et plus fringante,
plus allante et plus caracolante. Mademoiselle don-
nait l'exemple, en personne que rien ne fatiguait
jamais, et assaisonnait ces « jeux d'action » de cau-
series dont quelques-unes nous ont été heureuse-
ment conservées par Segrais*, son secrétaire des
commandements. Nous savons, grâce à lui, même
en admettant qu'il ait un peu arrangé ses récits, de
quoi l'on parlait à la cour de Saint-Fargeau, et on
ne l'apprendra pas sans quelques étonnements; il
se disait là toutes sortes de choses que nous n'au-
rions jamais devinées, car nous nous figurions
qu'elles n'étaient pas inventées au xvii^ siècle.
1. Les Nouvelles françaises oit les Divertissements de la prin-
cesse Anrdlie, pnr Segrais. Paris, 2 vol., 1036-57. La dernière
des « Nouvelles fran(;aises », Floridon ou l'amour imprudent, est
Phistoire des intrigues de sérail ([ni amonèrcnt la mort de
Bajazet. Itacine Pavait certainement lue lorsqu'il lit sa tragédie.
LA VIE A SATNT-FARGEAU
II
Dans cet âge qui passe pour avoir été rebelle au
sentiment de la nature, la conversation tombait sans
cesse sur le paysage. On s'arrêtait pour admirer les
points de vue, on allait les chercher, et Ton tâchait
de s'expliquer pourquoi on les trouvait beaux. Les
raisons que l'on s'en donnait étaient de gens qui, tout
en sachant goûter un grand bois et le « beau tapis
de pied » de sa mousse, préféraient aux paysages
naturels ceux où se faisaient sentir l'intervention
et le travail de l'homme. Un « désert » leur plaisait
moins qu'un paysage habité, un site sauvage moins
qu'un riant « assemblage » de champs cultivés et
de « vergers plantés avec symétrie », rappelant
« l'agréable variété des parterres qui sont faits par
Tartifice des hommes ». Mademoiselle vante dans
ses Mémoires la vue que l'on avait du bout de sa
terrasse. Elle s'essaie à la décrire et s'en tire très
mal. Segrais s'y est aussi essayé et ne s'en est tiré
qu'un peu moins mal. On ne savait pas, de leur
temps; on n'avait même pas les mots nécessaires
pour noter un paysage, puisque aussi bien la gloire
de Bernardin de Saint-Pierre * a été de créer notre
vocabulaire descriptif. En récompense, Segrais a
1. Voir le Bernardin de Saint-Pierre de la collection des
Grands écrivains (Paris, Hachette).
10 LOUIS XIV ET LA GRANDE ilADEMOISELLE.
très bien su nous expliquer que la beauté de cette
vue qu'il venait de décrire si gauchement tenait
pour lui, et pour son entourage, à ce qu'elle avait
été trop bien arrangée par le hasard, à ce qu'elle
était trop conforme aux règles du paysage classique
en peinture, pour avoir l'air d'être l'œuvre de la
seule nature. Ni la vallée du Loing, ni le grand
étang qui « fermait » ce côté du château, ni l'île de
l'étang, avec ses bouquets d'arbres, ni l'église et la
petite hauteur que l'on apercevait dans le fond, ne
semblaient se trouver fortuitement là où ils étaient :
— « Et c'est, écrit Segrais, ce qui représente si
fort ces excellents paysages des grands peintres, que
tous ceux qui le regardent croient avoir vu cet étang,
cette église et cette petite île dans mille tableaux. »
La littérature, celle d'imagination tout au moins,
tenait aussi une place considérable dans les conver-
sations. Mademoiselle, qui n'avait rien lu avant
d'ôlre à Sainl-Fargeau, s'était mise à rattraper le
temps perdu. — « Je suis une créature très igno-
rante, écrivait-elle au début de son exil, qui n'ai
jamais lu que les gazettes, n'aimant point à lire :
mais dorénavant je m'y veux appliquer et voir si je
pourrai aimer une chose de propos délibéré, sans
que l'inclination y ait part. Je suis en un lieu où ce
me sera un grand divertissement si je réussis diins
ce dessein. » Le succès passa ses espérances. Elle
se prit de passion pour la lecture dans ce premier
hiver de 1652-1653 où le château était livré aux
ouvriers et les distractions rares. Quand le mauvais
LA VIE A SAINT-FARGEAU. 11
temps et les chemins défoncés rendaient Sàint-Far-
geau inabordable et le « grenier » solitaire, elle se
faisait lire, et écoutait sans se lasser en tirant Tai-
guille : — « Je travaillais depuis le matin jusques au
soir à mon ouvrage, et je ne sortais de ma chambre
que pour aller dîner en bas, et à la messe. Cet
hiver-là étant assez vilain pour ne pouvoir s'aller
promener, dès qu'il faisait un moment de beau
temps, j'allais à cheval, et, quand il gelait trop, me
promener à pied, voir mes ouvriers.... Pendant que
je travaillais à mon ouvrage, je faisais lire ; et ce
fut en ce temps que je commençai à aimer la lec-
ture, que j'ai toujours fort aimée depuis. » Au bout
de quelques années d'exil, son « érudition » frappa
le docte Huet, qui l'avait rencontrée aux eaux de
Forges : — « Elle aimait passionnément les his-
toires, dit-il en ses Mémoires^ et surtout les romans,
comme on les appelle. Pendant que ses femmes la
coiffaient, elle voulait que je lui fisse la lecture, et,
quel qu'en fût le sujet, il provoquait de sa part mille
questions. En quoi je reconnus bien la finesse de
son esprit.... »
Les romans à la mode étaient pour plaire à une
princesse qui avait de la grandeur et aimait à en
rencontrer chez les autres. C'étaient les œuvres de
Gomberville', de La Calprenède et de Mlle de Scu-
1. Son Polexandre avait paru de 1629 à 1637; son dernier
roman, la Jeune Alcidiane, en 16!)1. Cassandre et Cléopâtre, de
La Calprenède, sont de 1642 et 1647. Artamène ou le Grand
Cyrus, de Mlle de Scudéry, a été publié de 1649 à 1653.
12 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE
déry, où les bergeries et les roucoulements de
VAsirée avaient cédé la place aux aventures héroï-
ques et aux grands sentiments de princes batailleurs
et superbes, les mêmes, en dépit de leurs noms
exotiques, qui regimbèrent sous Riclielieu et firent
la Fronde sous Mazarin. Les générations nées dans
le premier tiers du siècle furent charmées des héros
à leur ressemblance que leur offraient ces récits
romanesques. Elles se passionnèrent pour le Scythe
Oroondate ou pour le grand Cyrus, comme leurs
descendants pour Saint-Preux ou pour Lélia, et
plus d'un lecteur resta fidèle jusqu'à la mort aux
écrivains qui avaient su exprimer l'idéal de sa jeu-
nesse. A soixante ans, La Rochefoucauld relisait
encore La Calprenède. Mme de Sévigné était grand'-
mère qu'elle se laissait reprendre à Cléopâtre
« comme à de la glu. La beauté des sentiments,
écrivait-elle, la violence des passions, la grandeur
des événements et le succès miraculeux de leur re-
doutable épée, tout cela m'entraîne comme une petite
fille.... Les sentiments... sont d'une perfection qui
remplit mon idée sur les belles âmes ' ». Le réalisme
et le naturalisme nous ont déshabitués de ces enthou-
siasmes pour les héros de romans; l'imagination ne
peut pas s'enflammer pour un Coupeau ou une
Nana, ni même pour une Emma Bovary, quels que
soient les mérites littéraires de l'œuvre.
La petite cour de Saint-Fargeau en était à ne
1. Lettres du 12 et du 15 juillet 1671, à Mme de Grignan.
LA VIE A SAINT-FARGEAU. 13
pouvoir parler de sang-froid de ses héros favoris.
Un jour que Mademoiselle, suivie d'une troupe
nombreuse, se promenait en carrosse dans la fraîche
vallée du Loing, elle mit pied à terre sous les
grands saules qui bordaient la petite rivière. On
était au printemps et le soleil était radieux. L'herbe
nouvelle et les feuilles naissantes composaient un
tableau si « riant », que Ton ne put parler d'autre
chose pendant longtemps. Enfin, tout en marchant,
la conversation tourna sur les romans, et chacun
prit parti pour son personnage de prédilection. La
discussion s'échauffait, quand la princesse, qui
n'avait presque rien dit jusque-là, intervint pour en
modérer l'ardeur. Après avoir avoué qu'elle avait
encore bien peu lu, elle fit l'éloge du roman histo-
rique, où plutôt de ce qu'il pourrait devenir, mieux
compris , sous une plume savante , et critiqua
l'usage de « donner des mœurs tout à fait françaises
à des Grecs, des Persans ou des Indiens ». Made-
moiselle aurait voulu plus de « vérité historique » et
de ce que nous appelons la couleur locale. Pourquoi
ne pas prendre franchement des sujets et des per-
sonnages français et contemporains ? — « Je
m'étonne, dit-elle en terminant, que tant de gens
d'esprit, qui nous ont imaginé de si honnêtes Scythes
et des Parthes si généreux, n'ont pris le môme
plaisir d'imaginer des chevaliers ou des princes
français aussi accomplis, dont les aventures n'eus-
sent pas été moins plaisantes. »
Après un moment de silence, les objections se
14 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
succédèrent. L'idée d'écrire un roman sur « la
guerre de Paris » semblait bien osée. Une jeune
femme représenta naïvement que l'auteur ne saurait
comment appeler ses personnages. Les Français,
disait-elle, aiment « naturellement » les beaux
noms. Artabaze, Iphidamante, Orosmane sont de
beaux noms; Rohan, Lorraine, Montmorency n'en
sont pas. La vieille Mme de Choisy, avec l'autorité
que lui donnait son esprit, fit valoir qu'il fallait au
récit d'imagination, pour devenir vraisemblable, le
recul du temps et de l'espace. Une marquise parut
lasse des rois et des empereurs de romans et réclama
des bérospris dans les classes moyennes. Une autre
marquise, Mme de Mauny, qui passait ' pour avoir
inventé le mot « s'encanailler », rappela qu'il est
défendu aux héros de romans de rien faire ni rien
dire qui « déroge aux beaux sentiments », apanage
de la grande naissance.
Mademoiselle maintint la nécessité de l'observa-
tion et de la vérité pour k la nouvelle », mais elle
admit que l'auteur d'un grand roman, faisant œuvre
de « poète », avait le droit de « se figurer les
choses », au lieu de les copier servilement. La nou-
velle, disait-elle, « raconte les choses comme elles
sont >>, le roman « comme elles doivent être ». La
distinction ne manque ni de finesse, ni d'une cer-
taine juslcsso, et l'on aimerait à savoir dans quelle
mesure Segrais y avait collaboré. Personne n'ayant
1. Voir le Diclionnaire des Précieuses de Soraaize.
LA CONVERSATION A SAINT-FARGEAU. 15
répliqué, la princesse remonta dans son carrosse et
ordonna de suivre sa meute, qui venait de lever un
lièvre à quelques pas de là. Elle fut obéie, malgré
les obstacles que présentait le terrain, et rentra au
château très satisfaite de son après-midi.
III
Plus encore que de littérature et de paysage, on
parlait d'amour à Saint-Fargeau. C'est un sujet dont
les femmes ne se lassent jamais, et sur lequel elles
ont toujours quelque chose à dire. Mademoiselle s'y
prêtait complaisamment; ce fut elle qui mit en dis-
cussion, certain jour de pluie où l'on ne pouvait
sortir, une question dont l'hôtel de Rambouillet eût
envié la subtilité : — « Lequel doit mieux sentir les
inquiétudes de l'absence, d'un amant qui serait
aimé, ou d'un qui ne le serait pas? » Elle consentait
à admettre les idées de VAstrée sur la fatalité de la
passion, à condition d'en borner les effets aux per-
sonnages de romans, ou, dans la vie réelle, aux gens
de petite naissance. Segrais a pu lui faire dire sans
la choquer, dans une nouvelle * qu'elle est censée
avoir dictée : — « L'homme n'est pas libre d'aimer
ou de n'aimer pas comme il lui plaît », Dans le fond
de son âme et la vérité de sa pensée, jamais Mlle de
Montpensier n'avait été plus éloignée de comprendre
l. Eugénie, ou la Force du Destin
16 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Tamour, jamais elle ne lui avait refusé plus énergi-
quement toute beauté et toute grandeur. L'une de
de ses dames, la gracieuse Frontenac aux yeux
« remplis de lumière », avait fait un mariage d'incli-
nation, chose absurde, chose basse et honteuse, au
jugement de sa maîtresse. Le ménage alla mal.
M. de Frontenac était un bizarre. Sa jeune femme
le prit en crainte, puis en aversion, et il se passa
entre eux, à Saint-Fargeau, des scènes tragi-co-
miques que personne ne put ignorer. Mademoiselle
venait justement de commencer ses Mémoires *. Elle
s'empressa d'y conter les querelles conjugales de
M. et Mme de Frontenac, avec plus de détails qu'il
ne serait à propos d'en donner ici, et ce lui fut une
occasion d'éclater contre les insensés qui essaient de
fonder le mariage sur la plus fugitive des passions
humaines : — « J'avais toujours eu une grande
aversion pour l'amour, même pour celui qui allait au
légitime, tant cette passion me paraissait indigne
d'une âme bien faite ! Mais je m'y confirmai encore
davantage, et je compris bien que la raison ne suit
guère les choses faites par passion; et que la passion
cesse vite, qui n'est jamais de longue durée. L'on
est fort malheureux le reste de ses jours, quand
c'est pour une action de cette durée où elle engage
comme le mariage, et l'on est bien heureux, quand
1. Mademoiselle avait commencé ses Mémoires peu de temps
après son arrivée ù Saint-Fargeau. Elle les interrompit en 1600,
les reprit en 1677, et ne les abandonna définitivement qu'en
1688, cinq ans avant sa mort.
LA CONVERSATION A SAINT-FARGEAU. 17
Ion veut se marier, que ce soit par raison, et par
toutes les considérations imaginables, même quand
l'aversion y serait; car je crois que l'on s'en aime
davantage après. »
Le principe peut être sage ; mais la Grande Made-
moiselle est pourtant par trop sûre de son fait. Ce
« même quand l'aversion y serait » est cruel à
digérer. La princesse marchait vers la trentaine
quand elle traitait l'amour avec ce mépris, et rien
ne l'avait encore avertie de l'imprudence de défier la
nature; aussi se croyait-elle bien à l'abri. Au prin-
temps de 1653, le bruit avait couru qu'elle et M. le
Prince s'étaient promis le mariage, dans l'attente
et dans l'espoir d'être bientôt débarrassés de la Prin-
cesse de Condé, toujours malade, et que l'imagi-
nation de Mademoiselle, à défaut de son cœur, la
pressait « furieusement » dans cette affaire. Les
salons parisiens n'avaient pas trouvé d'autre expli-
cation à l'attitude hostile qu'elle s'obstinait à con-
server envers la cour de France, qu'elle aurait eu
tant d'intérêt à se réconcilier. Il était inconcevable,
sans une raison de ce genre, qu'elle se compromît
comme elle le faisait pour un prince passé à l'étran-
ger et que l'on ne reverrait peut-être jamais. Pour-
quoi afficher leur intelligence par des lettres dont
Mazarin surprenait toujours quelqu'une? Pourquoi
laisser à Condé, devenu général espagnol, les com-
pagnies levées sous la Fronde avec l'argent de
Mademoiselle et portant son nom? Ou elle avait
perdu le sens, ou il fallait s'attendre à quelque
2
18 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
équipée romanesque qui se dénouerait par un
mariage.
— « Avez-vous tout dit? demanda Mademoiselle à
la vieille comtesse de Fiesque, son ancienne gouver-
nante, un matin que cette dernière lui dévidait les
commentaires du monde : — « Non », répondait la
bonne femme. Sa maîtresse la laissa aller, puis elle
prit la parole, indignée qu'on la crût capable de se
marier par coup de tête ; le reste ne l'avait pas tou-
chée. Elle déclara que M. le Prince ne lui avait
jamais parlé de l'épouser, et qu'il serait temps d'y
songer si Mme la Princesse mourait, que M. le
Prince rentrât en grâce, qu'il la demandât en
mariage et que le roi approuvât « l'affaire ». — « Je
crois, poursuivit-elle, que je l'épouserais, n'y ayant
rien en sa personne que de grand, d'héroïque et
digne du nom qu'il porte. Mais de croire que je me
marie comme les demoiselles des romans, et qu'il
vienne en Amadis me quérir sur un palefroi, pour-
fendant tout ce qu'il trouvera en chemin qui lui
fera obstacle; et que, de mon côté, je monte sur un
autre palefroi, comme Mme Oriane *, je vous assure
que je ne suis pas d'humeur à en user ainsi, et que
je m'estime fort offensée contre les gens qui ont une
telle pensée de moi. »
Ici, la princesse se tut. C'eût été le moment de
donner le mot de sa conduite; mais il aurait fallu
avouer qu'en dépit de ses beaux discours et de son
1. Oriane était lu maîtresse d'Amndis.
LA CONVERSATION A SAINT-FARGEAU. 19
mépris pour les amoureux, elle était justement une
vraie princesse de roman, menée par son imagina-
tion. L'idée de faire la guerre au roi du fond d'un
grenier l'avait amusée, et encore plus celle d'être le
prix de la paix avec Condé, et elle n'avait pas voulu
regarder plus loin.
Tandis que l'orage s'amoncelait sur sa tête, la
grande préoccupation de Mademoiselle était d'ins-
taller un théâtre dans son château délabré, où les
ouvriers du pays n'étaient pas encore venus à bout
de lui arranger une chambre à coucher. Elle ne
pouvait plus vivre sans « la comédie »; le théâtre
passa avant tout. Il fut prêt en février 1653, et inau-
guré aussitôt par une troupe ambulante, engagée
pour la saison. La salle était commode, mais très
froide. La cour de Saint-Fargeau y descendait de
ses galetas tout emmitouflée, les dames coiffées de
bonnets de fourrures. Les gens assez heureux pour
être invités accouraient de dix lieues à la ronde
grelotter de compagnie. Mademoiselle était parfai-
tement contente : — « J'écoutais la comédie avec
plus de plaisir que je n'avais jamais fait. )> Nous ne
savons plus ce que c'est que d'aimer le spectacle.
D'après la gazette de Loret, la pièce d'ouverture
avait été une pastorale, « moitié gaie et moitié
morale ». Mademoiselle aimait ce genre un peu
démodé ; Segrais avait conservé un joli souvenir d'un
soir d'été passé en forêt, à écouter dans le décor
naturel d'une haute futaie une Amarillis vieillotte,
« repolie » et remise à la scène par quelque écrivain
20 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de métier. Mademoiselle, au surplus, aimait tout en
fait de théâtre, depuis la tragédie jusqu'aux chiens
savants. On lit dans une bagatelle de sa façon*,
écrite en manière de passe-temps et imprimée pour
divertir ses amis : — « Les comédiens, c'est chose
nécessaire; de Français et d'Italiens; des bateleurs,
sauteurs de corde et buveurs d'eau, sans oublier les
marionnettes et joueurs de gobelets; des chiens
dressés à sauter, et des singes pour montrer aux
nôtres; des violons,... des baladins et bons dan-
seurs ». Sans vouloir prendre cette boutade au pied
de la lettre, elle s'accorde avec le récit que nous a
laissé un témoin de l'une des représentations de
Saint-Fargeau. On donnait les Plaisirs de la cam-
pagne, ballet mêlé de chant. Le grand succès ne fut
ni pour la déesse Flore, ni pour « l'amant mélanco-
lique » ; il fut pour deux enfants déguisés en singes,
et exécutant « avec cadence tout ce qu'on apprend à
ces animaux ».
Deux fois la semaine, les plaisirs et les soucis de
Saint-Fargeau étaient variés par l'arrivée de l'ordi-
naire, apportant les lettres et les gazettes. Les nou-
velles (|ue l'on n'osait confier à la poste s'apprenaient
par les visites de Paris ou par des messagers spé-
ciaux. On se tenait A peu près au courant des
événements politiques, mais il manquait aux exilés
de savoir en démêler les ressorts et en tirer la
1. La Relation de Vlsle imaginaire, imprimée en IGo9, h peu
d'exemplaires, avec Vllisloire de la Princesse de Paphlagonie.
Nous y reviendrons en temps et lieu.
LA CONVERSATION A SAINT-FARGEAU. 21
morale. Ce talent-là, que les Parisiens ont toujours
possédé au plus haut degré, n'a jamais passé la
banlieue; on ne l'emporte pas avec soi. Mademoi-
selle, pour sa part, ne l'avait jamais eu, même aux
Tuileries. Elle était la première à dire : — « Je ne
devine jamais rien ». Une fois dans son trou, elle ne
comprit plus absolument rien à l'histoire de son
temps.
IV
Pour d'autres que des provinciaux, il n'y avait rien
de plus clair que la conduite de la cour de France
depuis sa rentrée dans la capitale. Mademoiselle
s'était sauvée des Tuileries le 21 octobre 1652. Le
lendemain, le jeune roi tenait un lit de justice où
le Parlement recevait défense de s'occuper des
« affaires générales » de l'État. Les bannissements
et les poursuites commencèrent aussitôt; mais il en
était fort peu question dans les gazettes, où Paris
apparaissait uniquement occupé de ses plaisirs. Les
ordinaires de novembre apportèrent à Saint-Far-
geau des descriptions d'un premier bal de cour,
et quelques lignes sur un nouveau lit de justice
(13 novembre) où le prince de Condé et ses adhé-
rents avaient été déclarés criminels de lèse-majesté.
En décembre, on eut l'arrestation de Retz, qui s'était
cependant rallié avant la fin de la Fronde et la
relation d'un grand mariage, avec énumération des
22 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
cadeaux et noms des donateurs, exactement comme
dans nos journaux mondains. Janvier fut marqué
par plusieurs succès de Turenne sur Condé et ses
Espagnols, et par la mort de l'ancienne naine de
Mademoiselle, qui avait pris sa retraite il y avait
sept ou huit ans; son article nécrolog-ique tient plus
de place dans la gazette de Loret que les nouvelles
politiques et celles de la guerre mises ensemble.
Le 3 du mois suivant, Tère révolutionnaire fut close
par le retour triomphal de Mazarin. Louis XIV alla
au-devant de lui l'espace de trois lieues,
Encor qu'il fît un temps étrange,
Temps de vent, de pluie et de fange,
et le ramena dans son carrosse au Louvre, où l'atten-
daient un somptueux festin, un feu d'artifice, et les
hommages, plus ou moins sincères, d'un peuple de
courtisans.
L'attention des Parisiens se porta ensuite sur un
grand ballet avec trucs et changements à vue, qui
fut dansé trois fois, par le roi et la fleur de sa
noblesse*, devant des publics analogues à ceux de
nos représentations gratuites du 14 juillet. On réser-
vait des places pour la Cour et ses invités, qui fai-
saient partie du spectacle, et entrait du reste qui
voulait. La foule s'écrasait aux portes pour voir ce
qu'on ne verra probablement plus jamais : un
monarque assez sûr de son prestige pour pirouetter
1. Ces représentations eurent lieu dans la grande salle du
Petit-Bourbon, près du Louvre (Cf. Vliisloue de Paris, de Dulaure).
LOUIS XIV A PARIS. 23
en costume de divinité mythologique, ou zigzaguer
en « voleur qui a trop bu », devant la « canaille » de
sa capitale. Le lendemain de la première, un journa-
liste se plaignit aigrement dans sa feuille d'avoir fait
queue trois heures, et attendu huit heures dans la
salle, pour ne rien voir du tout. A peine si la presse
était née, et elle avait déjà le sentiment de son
importance. Elle exigeait des égards, et elle les
obtenait ; à la seconde représentation, le chroniqueur
à qui Ton avait manqué de respect fut conduit en
cérémonie aux places réservées. Il ne fut pas encore
content; il n'était pas de face. Cependant il se
montra bon prince et fît un article où il admirait
tout, même un tableau dont le comique nous semble
aujourd'hui bien inhumain. C'était un bal d'estro-
piés. Les contorsions de ces misérables firent beau-
coup rire.
Des abus qui avaient amené la Fronde, âme qui
vive ne soufflait plus mot. Aucun n'avait disparu, et
la plupart s'étaient aggravés parle désordre général;
mais la France ressemblait à un malade qui n'a
trouvé que des charlatans pour médecins ; elle en
avait assez des remèdes : — « Le peuple de Paris,
écrivait André d'Ormesson, était dégoûté des princes
et ne voulait plus manger de la guerre ». On pouvait
en dire autant des provinces. Elles restaient pour la
plupart troublées et misérables, mais la haine s'y
tournait contre les seigneurs, auxquels quatre ans
d'anarchie avaient refait des mœurs de brigands féo-
daux. Déçu de tous les côtés, trompé par tous les
24 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
prétendus sauveurs, le pays en revenait à mettre son
espoir dans le pouvoir central. Il n'en fallait pas
davantage pour que ce dernier reprît chaque jour de
la force, et il sautait aux yeux des Parisiens aussi
bien que des courtisans que le premier usage que
feraii la royauté de sa convalescence serait de mettre
les grands hors d'état de recommencer la Fronde. Le
temps était passé pour eux de servir le roi de France
à leur mode et non à la sienne, comme lorsqu'ils se
battaient contre lui « pour son service », et afin de
le « délivrer » de son premier ministre. Louis XIV
voudra être servi à sa mode à lui, qui était d'être
obéi, et il se sentira de force à l'imposer. Il fallait
toute la naïveté de Mademoiselle pour s'imaginer
qu'elle lui ferait admettre ses distinctions de vieille
Frondeuse entre M. le Prince, à qui l'on avait le droit
de souhaiter des succès, et les soldats espagnols
commandés par M. le Prince, auxquels il n'était pas
permis de s'intéresser.
Elle avait si peu conscience du changement ({ui
s'était produit dans les esprits dès le lendemain de
son exil, qu'elle n'essaya même pas de dissimuler
son chagrin à la nouvelle de la victoire d'Arras,
remportée par Turenne le 27 août 1654. La Grande
Mademoiselle se crut en règle avec son roi et son
pays lorsqu'elle eut écrit dans ses Mémoires : — « Je
n'ai point souhaité que les Espagnols remportassent
des avantages sur les Français, mais je souhaitais
fort ceux de M. le Prince, et je ne me pouvais per-
suader que cela fût contre le service du roi ». Il y
LOUIS XIV A PARIS. 25
avait alors quatre mois que le jeune monarque était
entré, le fouet à la main, au Parlement, pour lui
défendre de se mêler de ses affaires ; mais sa cou-
sine n'avait pas plus compris cet avertissement-là
que les autres. Pas une fois la pensée ne lui était
venue que les branches cadettes étaient parmi les
vaincus, et que les parents du roi de France, bien
éloignés de pouvoir prétendre à lui dicter la loi,
seraient désormais les plus étroitement tenus de
tous ses sujets : il leur a fallu les approches de la
grande révolution pour reprendre de l'importance,
et Ton sait si Louis XVI et Marie- Antoinette ont eu
à s'en louer.
Ce fut Monsieur qui se chargea de ramener sa fille
au sentiment de la réalité. Il était dit qu'aussi long-
temps qu'il vivrait, les expériences amères vien-
draient à Mademoiselle par ce prince dangereux.
Gaston d'Orléans était sorti de scène, à la fin de
la Fronde, en vrai personnage de comédie. Sa femme
disait, moitié pleurant, moitié riant, qu'il lui avait
semblé entendre Trivelin, célèbre acteur comique
qui jouait ce que nous appelons aujourd'hui les rois
d'opérette. La rentrée de la Cour à Paris avait été
annoncée au Luxembourg par une lettre de
Louis XIV. Cette nouvelle avait mis Monsieur hors
26 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
des gonds, et il avait fait le rodomont avec tant de
vérité, que Madame s'y était laissé prendre une fois
de plus. <■< Il était dans un emportement inconce-
vable, raconte Retz, et Ton eût dit, de la manière
dont il parlait, qu'il était à cheval, armé de toutes
pièces et prêt i\ couvrir de sang et de carnage les
plaines de Saint-Denis et de Grenelle. Madame était
épouvantée. » Elle s'efforçait de l'apaiser; mais plus
elle suppliait, plus il menaçait de tout pourfendre.
Son ardeur martiale s'évanouit en recevant un
ordre d'exil (21 octobre 1652). C'était pendant que
le roi faisait son entrée à Paris, et l'on entendait de
tous côtés des coups de feu ; le peuple, selon l'usage
du temps, tirait en l'air en signe de réjouissance.
Rien ne put ôter de la tête de Monsieur, tout vieux
Parisien qu'il fût, que ces décharges provenaient
des troupes du roi, et qu'on venait l'assiéger dans
son palais. La peur le prit. Il allait et venait avec
agitation, envoyait à la découverte, ouvrait les
fenêtres pour tendre l'oreille, et pressait son départ,
qui eut lieu le lendemain avant l'aube. Il ne respira
que dans la vallée de Ghevreuse.
Personne ne songeait à le retenir, bien au con-
traire. Mazarin, qui gouvernait la France du fond
de son exil, était résolu à en finir avec lui : — « Que
Son Altesse Royale, écrivait-il, s'en aille dans son
apanage' ». Son Altesse Royale s'étant arrêtée à son
château de Limours, Michel Le Tellier, secrétaire
i. Lettre du 12 octobre, ù l'abbé Foucquet.
GASTON d'oRLÉANS A BLOIS. 27
d'Etat à la Guerre, courut Vj trouver, et ce fut la
répétition des scènes d'autrefois avec Richelieu.
Pour ses adieux à la vie publique, Gaston d'Orléans
dénonça Retz, comme jadis Chalais, Montmorency,
Cinq-Mars et tant d'autres. Lorsqu'il eut dit tout ce
qu'on voulait, préparant ainsi l'arrestation du car-
dinal, qui allait étonner Mademoiselle à Saint-Far-
geau, le roi « lui permit de se retirer à Blois ' ».
Monsieur obéit de mauvaise grâce; il sentait qu'on
l'enterrait tout vif.
Ce n'était pas la première fois qu'il habitait Blois
malgré lui. Les séjours forcés qu'il y avait faits sous
Louis XIII n'avaient pas été désagréables, contrainte
à part, parce qu'ils n'étaient pas définitifs et que
lui-même, étant jeune et gai, s'arrangeait très bien
de vivre un temps en petit roi d'Yvetot. Il avait
reconstruit à son goût (1635-1638) une partie du
château, d'après les plans de François Mansard, « le
plus habile architecte de son temps ^ » et l'oncle de
celui qui fit Versailles. Il avait Chambord pour
maison de campagne, un pays plantureux pour
garde-manger, des forêts giboyeuses pour terrain
de chasse, et de bonnes gens pour sujets, qui avaient
gardé la foi monarchique et se tenaient pour très
honorés quand le frère du roi daignait cajoler leurs
femmes et leurs filles. Autant Saint-Fargeau était
un lieu âpre et revêche, autant Blois, avec son ciel
1. Mémoires de Montglat.
2. Mémoires du marquis de Sourches. — Cf. VHistoire du châ-
teau de Blois, de La Saussaye.
28 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
plein de caresses, se montrait le digne avant-cour-
rier de « la douceur angevine ».
Coteaux riants y sont des deux côtés,
Coteaux non pas si voisins de la nue
Qu'en Limousin, mais coteaux enchantés,
Belles maisons, beaux parcs et bien plantés,
Prés verdoyants dont ce pays abonde,
Vignes et bois, tant de diversités
Qu'on croit d'abord être en un autre monde *.
C'est un touriste du temps qui parle ainsi, c'est
La Fontaine, qui visita Blois en 1663, et le décrivit
à sa femme dans une lettre moitié prose et moitié
vers. La ville l'avait charmé par sa jolie situation et
l'air avenant de ses habitants : — « La façon de
vivre y est fort polie, soit que cela ait été ainsi de
tout temps, et que le climat et la beauté du pays y
contribuent, soit que le séjour de Monsieur ail
amené cette politesse, ou le nombre de jolies
femmes ». En homme de goût, il avait admiré au
château la partie de François I", « sans régularité
et sans ordre ». En bon vivant, il avait apprécié
l'excellent déjeuner de son auberge. En bon voya-
geur, il avait assez bavardé avec les gens de l'en-
droit pour savoir combien ils avaient été heureux
sous le règne doux et réparateur de Gaston. Les
traces des guerres civiles avaient été vite effacées
dans ces pays fertiles et populeux. La Fontaine
reprit gaîment sa route vers Amboisc : il voyait le
sourire de la France et il était fait pour en jouir.
I. Lettre du 3 septembre 1663.
GASTON D ORLEANS A BLOIS. 29
Au temps où Monsieur en jouissait, aussi, son
grand plaisir était de parcourir son apanage en
prince fainéant, descendant ici de carrosse pour
chasser un cerf, arrêtant là son bateau pour dîner
sur l'herbe, s'invitant dans les maisons, nobles ou
bourgeoises, où il savait trouver de jolies personnes.
Il s'embarqua un jour sur l'un de ces bateaux cou-
verts que nous montrent les tableaux du xvii* siècle.
On les appelait des galiotes, et ils servaient à
voyager sur les rivières et les canaux. Monsieur,
rapporte un témoin, avait « commandé... un second
bateau, où il fit mettre force provisions et ses offi-
ciers de suite, tant pour la cuisine que la garde-
robe; les chevaux suivaient sur la levée. Il nous
mena dix ou douze avec lui, et lorsque nous trou-
vions quelque île belle et agréable, il y descendait
et faisait servir le dîner et le souper sous les plus
beaux ombrages. Certes, nous pouvions dire... que
tous soins étaient bannis de notre société, que Ton
y vivait sans contrainte, que l'on y jouait, buvait,
mangeait, dormait à son choix, que les heures
n'obligeaient à rien; enfin, le maître s'était mis au
rang de ses serviteurs, quoique fils et frère de
grands rois ' ». On descendit ainsi jusqu'en Bre-
tagne. Le temps était admirable. Les châteaux de
la Loire défilaient devant la galiote. Ces gens-là
voyageaient en poètes.
Sitôt que Richelieu le permettait, Gaston accou-
1. Nicolas Goulas, Mémoires,
30 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
rait à Paris se replonger dans la politique, qui ne
signifiait jamais pour lui que lâchetés et trahisons,
mais il ne Ten aimait pas moins. Elle était son vice
chéri, dont il n'aurait voulu pour rien au monde se
corriger, car la politique lui était une source de
sensations rares. Tenir la vie d'un ami dans ses
mains, en sachant d'avance qu'on la livrera au
bourreau et qu'on en pleurera passionnément, savoir
aussi que votre chagrin s'envolera et que l'on
reprendra joyeusement une autre vie dans ses mains,
ce sont évidemment de ces choses qui rendent les
journées très intéressantes, lorsque ni la conscience
ni le cœur n'en sont mis à la gêne. Elles avaient
rempli la carrière publique de Gaston, et quand il
se retrouva dans son château de Blois, près de
vingt ans après le voyage radieux sur la Loire, privé
à jamais, selon toutes vraisemblances, des fortes
émotions dont Le Tellier lui avait fait goûter une
dernière fois la saveur dans l'entrevue de Limours,
l'existence lui parut intolérablement fade et vide.
Le bien qu'il pouvait faire, et qu'il fît en effet, ne
l'intéressait pas ; le mal qu'il ne pouvait plus faire
lui manquait affreusement. Personne, môme parmi
ses ennemis, ne l'a cependant accusé d'être méchant.
Il faudrait être médecin pour analyser ces natures
malsaines.
Monsieur avait commencé par lutter contre l'en-
nui. Il s'était formé une belle bibliothèque et avait
attiré des gens de lettres à sa cour, dans l'espoir de
reprendre goût à la littérature, qu'il avait aimée dans
GASTON D ORLEANS A BLOIS. 31
sa jeunesse. Il s'était souvenu de ses collections
d'objets d'art et de curiosités, les avait continuées
et en avait commencé de nouvelles. Rien n'avait pu
vaincre son indifférence, à l'exception d'un .Tardin
des plantes, dont il s'occupait avec plaisir. Tout le
reste avait semblé puéril infiniment à un homme
qui avait contribué si longtemps à faire l'histoire de
son pays; il lui était devenu impossible d'attacher
de l'importance aux petits v^ers de ses beaux-esprits
et de se passionner pour des oiseaux empaillés, ou
même pour une médaille antique.
De guerre lasse, il se jeta dans la dévotion, La
gazette de Loret en fit part officiellement à la
France et tint le pays au courant des progrès de
Gaston dans la voie de la piété. Le premier gage
qu'il donna de sa conversion fut de se corriger d'un
défaut qui lui avait attiré jadis de Richelieu d'inu-
tiles remontrances . Ce prince d'esprit si raffiné
jurait et sacrait abominablement. L'habitude s'en
était communiquée à son entourage ; nous savons que
Mademoiselle elle-même avait le verbe vif dans les
moments d'irritation. En décembre 1652, jurons et
blasphèmes furent sévèrement interdits à la cour de
Blois, et Monsieur y tint la main. Aujourd'hui, rap-
portait la Gazette,
Aucun de ceux qui sont à lui,
Quelque malheur qui lui survienne,
N'oserait jurer la mordienne.
On apprit ensuite que ces beaux commencements
ne iVétaient pas démentis et que Monsieur était
32 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
maintenant" moins souvent chez lui qu'à TEglise* ».
Les Parisiens et la cour de France eurent beaucoup
de peine à admettre qu'un esprit aussi libre et aussi
sceptique fût venu à résipiscence. — « Sa piété
serait entièrement estimable, écrivait Mme de Mot-
teville, si sa paresse n'avait point eu quelque petite
part à sa vertu. » Et quand cela serait? La dévotion
de Gaston n'en fut pas moins sincère. Il réforma sa
vie et finit par trouver au pied des autels, à défaut
de contentement, un peu de patience et de résigna-
tion. Toutefois, ce fut long à venir; les commence-
ments de l'exil définitif furent remplis d'agitations
misérables et de plaintes sans dignité.
Madame était venue le rejoindi^e avec leur petit
troupeau de filles ^. Cette princesse ne mit point
d'animation dans le château. Uniquement occupée
de sa santé, elle vivait enfermée, sans autre distrac-
tion que de manger du matin au soir, « pour remé-
dier à ses vapeurs, racontait la Grande Mademoi-
selle, ce qui les augmentait.... Elle ne donnait ordre
à rien, et ne voyait ses filles qu'un demi-quart
d'heure le soir, et autant le matin, et ne leur disait
rien, sinon : — « Tenez-vous droites, levez la tête ».
Voilà toute l'instruction qu'elle leur donnait. Elle ne
les voyait pas le reste de la journée et ne s'infor-
mait pas de ce qu'elles faisaient >■>. La gouvernante
des petites princesses se débarrassait à son tour de
ses élèves, qui restaient abandonnées aux inférieurs.
1. Gazellf (la 22 ;ioiit 10.^4.
2. Quatre, mais la dirnière ni lurut uii Las âge.
GASTON d'oRLÉANS A BLOIS. 33
Leur père ne trouvait rien à redire à ces éduca-
tions ; la reine Anne d'Autriche n'avait pas élevé ses
fils très différemment. Monsieur était d'ailleurs un
époux soumis. Il savait sa femme de bon conseil, et
beaucoup plus intelligente que ne l'annonçaient ses
gros yeux effarés. — « C'est, disait Tallemant, une
pauvre idiote... et qui pourtant a de l'esprit. »
Mme de Motleville la jugeait exactement de même.
Madame n'était pas aimée, parce qu'elle n'était pas
aimable, mais personne ne s'étonnait de son ascen-
dant sur Monsieur.
Leur cour était fort déserte. Au rebours de ce qui
s'était produit pour Mademoiselle, leur disgrâce
avait été le signal d'un abandon général. Dans les
premières années, Gaston se donna la peine de fêter
ses rares visiteurs; il redevenait pour quelques
heures le causeur incomparable « qui savait mille
belles choses ' » et trouvait des tours charmants
pour les dire. Chapelle et Bachaumont furent reçus
au château, à leur passage à Blois en 1656, et
remportèrent le meilleur souvenir des dîners du duc
d'Orléans.
Là, d'une obligeante manière,
D'un visage ouvert et riant,
Il nous fît bonne et grande chère.
Nous donnant à son ordinaire
Tout ce que Blois a de friand.
« Son couvert était le plus propre du monde, il
ne souffrait pas sur la nappe une seule miette de
1. Mémoires de Bussv-Rabutin.
34 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
pain. Des verres bien rincés, de ioutes sortes de
figures, brillaient sans nombre sur son buffet, et la
glace était tout autour en abondance... Sa salle
était préparée pour le ballet du soir, toutes les belles
de la ville priées, tous les violons de la province
rassemblés. » Encore un peu, et l'effort de recevoir
devint à charge à Monsieur. 11 n'aima plus que son
repos, et il aurait passé le reste de ses jours à
dormir les yeux ouverts, sans sa fille de Saint-
Fargeau, la terrible Mademoiselle, dont il s'était
séparé à Paris sur une explication pénible, et qui ne
lui avait laissé depuis aucune tranquillité.
Elle avait commencé par venir le voir malgré lui,
sans tenir compte de ses défenses répétées. La
Grande Mademoiselle, ouvertement alliée à Coudé,
était un hôte compromettant pour un prince obsédé
à cette époque du désir de reprendre sa place
auprès du trône. Elle avait beau dire qu'elle avait
rappelé ses troupes de l'armée de M. le Prince, son
père savait fort bien qu'elle se moquait de lui, et il
la reçut froidement le soir de sa première arrivée
(décembre 1652). « Il vint à la porte de sa chambre
au-devant de moi, et me dit : — « Je n'oserais sortir,
« parce que j'ai la joue enflée. » Un instant après,
Monsieur entendit de loin une voix joyeuse; c'était
Mademoiselle qui contait ses aventures pendant la
fuite à Saint-Fargeau. Monsieur n'y put tenir. Il
s'approcha, la fit recommencer, et rit avec les
1. Voyage de Chapelle et de Bachaumont.
GASTON d'ORLÉANS A BLOIS. 35
autres. La glace était rompue. Cependant, le qua-
trième jour, il dit à Préfontaine, l'homme de con-
fiance de Mademoiselle, en le promenant dans le parc
de Chambord : — « J'aime fort ma fille, mais j'ai
quelques considérations : je serai bien aise qu'elle
ne demeure guère ici ». Mademoiselle repartit le
lendemain.
Le mois suivant (janvier 1653), Monsieur et Ma-
dame firent un séjour à Orléans. Malgré de nou-
velles défenses , Mademoiselle vint passer une
journée avec eux : — « Je ne me tins point pour
éconduite..., écrit-elle; je partis de Saint-Fargeau
et je m'en allai à Orléans ». Cette obstination à
s'imposer chez des gens qu'elle voyait sans aucun
plaisir est difficile à expliquer. Monsieur et Madame,
q;ji avaient peur d'elle, prirent sur eux de lui faire
bon visage, et son père lui dit en la quittant : —
« Les affaires de votre compte de tutelle n'ont point
encore été terminées; je veux finir cette affaire avec
vous : ordonnez-le à vos gens ». Mademoiselle ne
se le fit pas dire deux fois. — « J'en écrivis à Paris,
puis à Blois. Il se fit là-dessus force écritures qu
commençaient à s'aigrir un peu. »
Monsieur avait ses projets. C'était une occasion
unique de procurer un peu de bien à ses filles du
second lit. Ces jeunes princesses n'avaient rien à
attendre de leur mère, et peu de chose de leur père,
dont les pensions et l'apanage étaient destinés à
disparaître avec lui. Madame était préoccupée de
cette situation. Depuis longtemps, rapporte un de
36 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
leurs familiers», « Madame, habilement, sollicitait
Monseigneur de songer à ses affaires et de mettre
du bien solide à couvert pour ses enfants, disant
qu'il ne possédait rien au monde que de réversible
à la couronne en cas qu'il n'eût point d'enfants
mâles, et que ses filles demeureraient à la merci de
la Cour et des ministres pour leur subsistance ».
Jusqu'à leur disgrâce, Madame n'avait rien obtenu,
et pour cause. Son époux se ruinait au jeu; on
l'avait vu perdre un demi-million contre le fameux
chevalier de Gramont. Il ne se rangea qu'à Blois,
trop tard pour faire des économies ; ses dettes
l'écrasaient, et ses pensions ne lui étaient plus
payées que très irrégulièrement. L'argent de Made-
moiselle parut tout indiqué pour remettre la maison
d'Orléans à flot, et ses comptes de tutelle furent
l'eau trouble où l'on se proposa de pêcher.
Monsieur ne soupçonnait pas à quel point l'exil
avait changé sa fille, le iidèle Préfontaine aidant.
VI
La race des Préfontaine a disparu avec l'ancien
régime. 11 n'y a plus do place dans notre société
déraocratiijue pour ces hommes à la lois serviteurs
et amis, habitués à se compter pour rien et que l'on
rencontre si souvent dans les grandes familles
1. Mt'moires de Nicolas Goulas.
LES DEMELES DE MADEMOISELLE. 37
d'autrefois, où rien ne paraissait plus naturel que
leur dévouement de bon chien à des maîtres tou-
jours exigeants et souvent ingrats. La Grande
Mademoiselle n'était pas ingrate, mais elle était
violente, et c'était toujours sur le patient Préfon-
taine qu'elle passait ses colères. Il était son con-
seiller, le factotum, très avisé et très ferme, auquel
aboutissaient toutes les affaires, le confident qui
savait les projets de mariage les plus secrets, sans
cesser un seul instant d'être le domestique qui ne
compte pas. Sa maîtresse ne faisait rien sans lui, et
elle ne nous dit même pas, elle qui se perd dans les
infiniment petits lorsqu'il s'agit des personnes de
qualité de sa suite, à quelle époque cet homme pré-
cieux entra à son service. Elle le nomme pour la
première fois en 1651, sans dire qui il est ni d'où il
vient, ne cesse plus dès lors de le nommer tant
que durent les temps difficiles, et le laisse néan-
moins dans ses Mémoires à l'état d'ombre. Quand
nous aurons ajouté qu'il était gentilhomme, très
estimé, et qu'il n'avait pas d'autre raison de se
dévouer à Mademoiselle que d'être entré chez elle
pour cela, nous aurons dit à peu près tout ce que
l'on sait de lui.
Il avait trouvé les affaires de sa maîtresse en
fort mauvais état et l'en avait avertie : Monsieur
avait été un tuteur négligent et, qui pis est, un
tuteur infidèle. Mademoiselle commença par ne rien
écouter; c'était à Paris, dans le feu de la Fronde,
et elle avait autre chose à penser. Préfontaine
38 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
revint à la charge à SainL-Fargeau, où le temps ne
manquait pas, et fut mieux reçu. Un sentiment
nouveau s'était éveillé chez Mademoiselle ; elle com-
mençait à aimer l'argent. Elle prit intérêt à ses
affaires. Habilement dirigée, elle s'appliqua aux
choses de la chicane avec un tel succès, qu'elle
en aurait bientôt remontre à la comtesse de Pim-
bcsclie. Il lui venait des idées d'ordre et d'économie,
bien rares chez les princesses de son temps. — a Ce
n'est pas assez, dit-elle un jour à Préfontaine,
d'avoir l'œil sur mes procès et l'augmentation de
mes revenus ; mais il faut aussi voir la dépense de
ma maison. Je suis persuadée que l'on me vole;
et, pour éviter cela, je veux que l'on me rende
compte, comme l'on fait à un particulier. Cela n'est
point au-dessous d'une grande princesse. » Examen
fait, ils virent qu'effectivement les gens de Made-
moiselle la volaient. A dater de cette découverte,
elle s'imposa de contrôler deux fois la semaine
toutes les dépenses, « jusques aux plus petites »•
Elle sut le prix de chaque chose : « Qui m'aurait
dit, (lu temps que j'étais à la Cour, que j'aurais su
combien coule la brique, la chaux, le plâtre, les
voitures, journées des ouvriers, enfin tous les délails
d'un bâtiment, et que tous les samedis j'aurais
arrêté leurs comptes; cela m'aurait bien surpris ».
Et le monde encore plus; c'était une chose presque
incroyable.
Elle ne tarda guère à s'apercevoir que Monsieur
ne prenait pas au sérieux les comptes de tutelle de
LES DÉMÊLÉS DE MADEMOISELLE. 39
sa fille. Dans sa pensée, le chef de la famille d'Or-
léans avait le droit et le devoir de faire prévaloir
l'intérêt général de la maison sur les intérêts parti-
culiers de ses membres. Sa fille du premier lit était
puissamment riche. Quoi de plus juste que d'user
librement de sa fortune pour le bien commun?
Quoi de plus naturel que de rejeter sur elle la moitié
des dettes contractées pour faire paraître la famille
avec éclat? ou de donner un peu de son superflu à
ses jeunes sœurs en vue de leur établissement? Il
lui envoya à signer un acte conçu dans cet esprit,
et essuya le refus le plus net. Très respectueuse-
ment, mais avec fermeté, Mademoiselle annonçait la
volonté de s'en tenir aux dispositions de la loi, qui
lui garantissaient l'intégrité de sa fortune. Monsieur
se mit en colère, après quoi il ne sut plus que
faire. La politique lui valut un secours inopiné.
On venait d'arrêter un gentilhomme envoyé en
France par Condé pour porter son courrier. On
avait trouvé sur lui, entre autres, une lettre sans
suscriplion, mais évidemment destinée à Mademoi-
selle et des plus compromettantes pour elle. Mazarin
chargea l'archevêque d'Embrun d'en remettre une
copie à Gaston. On possède la dépêche où le prélat
rend compte de sa mission. En voici les passages
essentiels.
A Blois, ce 31 mars 1G53.
« Monseigneur,
« Je suis arrivé dimanche au soir en cette ville, où
i'ai été accueilli avec toutes les caresses imaginables
40 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de Monsieur.... J'ai eu, en arrivant, une conférence
d'une heure, seul, avec lui, dans son cabinet....
« Je lui ai représenté... par la... lettre adressante
à Mademoiselle, ses intelligences avec M. le Prince,
les Espagnols et M. de Lorraine, qui étaient toutes
marquées visiblement dans la lettre.... Il m'a dit là-
dessus qu'il était fort mal satisfait de Mademoiselle;
que la reine savait qu'ils n'avaient jamais été huit
jours ensemble; et que présentement elle lui voulait
susciter une chicane pour lui demander compte de
son bien durant le temps qu'il en avait eu la garde-
noble, et qu'ainsi il ne doutait point de son empor-
tement.
« Je lui dis aussi que j'avais ordre de supplier
Son Altesse royale de faire deux observations sur
cette lettre : la première que. Mademoiselle jouis-
sant de grands biens dans le royaume, elle pourrait
assister un parti où elle était engagée, et que le roi,
pour détourner ce mal, avait résolu de mettre des
administrateurs ou commissaires dans son bien pour
le lui conserver, sans qu'elle en pût abuser, mais
qu'on laissait à Son Altesse royale le choix des
commissaires.
« La seconde observation était qu'il y avait à
craindre, suivant l'intelligence de la lettre, que, si
M. le Prince s'avançait. Mademoiselle pourrait
l'aller joindre, et que le roi, en cette difficulté, lui
demandait conseil, comme étant plus intéressé que
personne dans la conduite de Mademoiselle. Il m'a
répondu qu'il lui avait mandé de venir le trouver à
LES DÉMÊLÉS DE MADEMOISELLE, 41
Orléans le mardi de la semaine sainte ; que de là il
prétendait la ramener à Blois, où elle demeurerait
auprès de lui.
« ... J'ai aussi, Monseigneur, entretenu Madame de
tous les mêmes sujets dont j'avais traité avec Mon-
sieur, parce que je savais qu'elle en était instruite,
et que d'ailleurs Monsieur défère beaucoup à ses
sentiments. »
Mazarin ne donna jamais aucune suite à la com-
munication de l'archevêque d'Embrun. Il lui suffi-
sait d'avoir fait entendre à Monsieur qu'on l'autori-
sait à ne pas se gêner avec une rebelle, et Monsieur,
de son côté, n'en demandait pas davantage. Sûr à
présent d'être couvert par la Cour, il se répandit en
paroles amères et en menaces contre cette fille déso-
béissante et sans cœur qui se dérobait à son devoir.
Tantôt il lui écrivait que, « si elle ne lui donnait de
bonne volonté tout ce qu'il lui demandait, il se
mettrait en possession de tout son bien, et ne lui
donnerait que ce qu'il lui plairait ». Tantôt il jetait
feu et flamme contre elle en public : « — Elle
n'aime point ses sœurs ; dit que ce sont des gueuses ;
qu'après ma mort elle leur verra demander l'aumône,
sans leur en donner.... Elle veut voir mes enfants à
l'hôpital ». Et autres propos du même genre, qui
étaient rapportés à Saint-Fargeau. Mademoiselle
apprit un jour par lui-même qu'il songeait à l'en-
fermer dans un couvent, « que c'était l'intention du
roi », et qu'elle devait se disposer à venir le trouver.
Au même moment, elle était avisée de Paris que son
42 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
père avait prorais à la Cour de « l'arrêter prison-
nière » dès qu'elle serait à Blois. Les choses en
vinrent au point que Monsieur ne pouvait plus
entendre le nom de sa fille sans entrer en fureur.
Cette princesse s'était tout d'abord montrée intré-
pide. Sachant que la lettre de Condé ne portait pas
d'adresse, Mademoiselle nia qu'elle lui fût destinée
et le prit de très haut avec son père : — « Je mandai
que l'on ne me pouvait ôter mon bien, à moins que
d'être déclarée folle ou criminelle, et je savais bien
que je n'étais ni l'une ni l'autre ». La réflexion lui
ôta cette belle assurance. L'idée d'être « arrêtée
prisonnière » la terrifiait, et c'était certainement, de
l'avis de ses dames, le sort qui l'attendait à Blois,
la raison pour laquelle Monsieur, après le lui avoir
tant défendu, lui envoyait à présent ordre sur ordre
de l'aller trouver. Elle en versait des torrents de
larmes; elle en fut malade lorsqu'il fallut enfin
obéir, et elle avoue qu'en arrivant à Blois, elle avait
perdu la tête de frayeur.
Ce fut l'histoire du lièvre et des grenouilles. Les
projets de Gaston, quels qu'ils fussent, s'évanouirent
à l'aspect de cette personne agitée, et il n'eut plus
d'autre pensée que de calmer sa fille pour éviter les
scènes. Il y employa toutes ses grâces, qui étaient
fort grandes, et contraignit Mademoiselle, rassurée
et rassérénée, à convenir que son père pouvait être
« charmant ». Les jours s'écoulèrent sans qu'il fût
question de leurs démêlés : « — Je lui voulus parler
un jour de mes affaires; il s'enfuit et ne me voulut
LES DÉMÊLÉS DE MAhEMOlSELLE. 43
donner aucune attention ». Mademoiselle se laissait
prendre aux délices d'un pays couvert de châteaux
superbes où elle était fêtée, et de villes aimables qui
tiraient le canon en son honneur. Elle s'y promena
une grande partie de l'été (1633) et se sépara de son
père le plus amicalement du monde. Huit jours après,
la situation était plus sombre qu'avant son départ
pour Blois. Les exigences de Monsieur n'avaient pas
diminué, son langage se faisait encore plus dur et
plus menaçant.
VII
Leurs démêlés traînèrent plusieurs années. Made-
moiselle laisse entendre qu'il s'agissait de sommes
considérables. Elle raconte tristement les progrès
du mauvais vouloir chez son père; comment les
séjours à Blois devinrent si pénibles qu'elle pleurait
du matin au soir; et comment, sans Préfontaine
qui l'en dissuada, elle se serait retirée dans un
couvent de Carmélites, « non pas pour être reli-
gieuse, Dieu ne m'ayant pas fait la grâce de m'en
donner l'envie, mais pour être hors du monde pour
quelques années ». L'ennui de la vie claustrale
aurait été compensé par le plaisir de faire des éco-
nomies. « J'amasserais beaucoup d'argent», disait-
elle, et cette pensée la consolait.
On se crut une fois à la veille d'une solution
amiable. Le père et la fdle s'en étaient remis à l'ar-
44 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
bitrage de la grand'raère maternelle de Mademoi-
selle, la vieille Mme de Guise, qui leur avait fait pro-
mettre par écrit de signer « tout ce qu'elle voudrait
sans le voir ». Il n'en résulta que la brouille défini-
tive. Mme de Guise était « passionnée de sa mai-
son * », cette ambitieuse et intrigante maison de Lor-
raine où elle s'était remariée ^, et qui se trouvait ici en
cause par la seconde femme de Gaston, sœur du duc
Henri ^. Quand Mademoiselle, après avoir « signé
sans voir », prit connaissance de la « transaction »
de sa grand'mère, elle constata que celle-ci l'avait
dépouillée avec une mauvaise foi criante, pour que
ses demi-sœurs, les petites Lorraines ne fussent
plus menacées d'être « à l'hôpital ». L'amour de
« la maison » l'avait emporté chez Mme de Guise,
comme chez Monsieur, sur les considérations de jus-
tice et de parenté.
Cela se passaH h Orléans, au mois de mai 1655.
Mademoiselle, révoltée, courut chez sa grand'mère :
— «.Te lui dis qu'il paraissait qu'elle aimait mieux la
maison de Lorraine que celle de Bourbon; qu'elle
avait raison de chercher à donner du bien à mes
sœurs; qu'elles en auraient peu du côté de Madame,
et (pie cela faisait voir que j'étais une grande dame
i. Saint-Simon, Écrits inédits.
2. Henriette-Catherine, duchesse de Joyeuse, mariée en pre-
mières noces à Henri de Bourhnn, duc do Montpensier, dont elle
eut Marie de Bourbon, mère de Mademoiselle, s'était remariée
en IGIl avec Cliarles de Lorraine, duc de Guise, dont elle avait
eu plusieurs enfants.
3. Henri de Lorraine régna de 1(508 à 1624.
LES DÉMÊLÉS DE MADEMOISELLE. 45
d'avoir de quoi me passer des autres, et que la for-
tune de ma famille s'établît sur ce que l'on pouvait
attraper de moi; mais que j'étais assez au-dessus
d'elles pour qu'elles pussent recevoir mes bienfaits;
ainsi, qu'il valait mieux les tenir de ma libéralité que
de me les escroquer; que cela était mieux selon Dieu
et selon les hommes ». La scène dura trois heures.
Le même jour, Monsieur était averti que Mademoi-
selle n'acceptait pas « d'être dupe ». Il donna préci-
pitamment l'ordre du départ et défendit de recevoir
sa fille. Dans le désordre qui s'ensuivit, Madame
faillit ne pas avoir à dîner et parut très interdite.
L'entourage s'entremit pour sauver au moins les
apparences et l'on se dit adieu, mais ce fut tout : la
rupture était consommée.
De retour à Saint-Fargeau, Mademoiselle ne tarda
pas à apprendre que Monsieur luiôtaitses gens d'af-
faires, y compris l'indispensable Préfontaine, et la
laissait sans même un secrétaire, nous ouvrant ainsi
un jour de plus sur l'autorité du chef de famille et
ses limitations, dans une famille princière et à
l'époque qui nous occupe. On remarquera combien
la fortune de Mademoiselle était mieux défendue
contre son père que sa personne et son indépen-
dance. Monsieur n'osait pas lui prendre son argent
sans un consentement libre et formel; il savait que,
si les choses n'étaient pas faites régulièrement,
« dans cent ans les héritiers de Mademoiselle pour-
raient tourmenter les enfants de Monsieur ». En
revanche, il la tyrannise dans son intérieur; c'est son
46 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
droit. Il renfermerait dans un couvent, ou dans le châ-
teau d'Amboise, comme plusieurs le lui conseillaient,
que ce serait encore son droit. S'il n'en fît rien, c'est
qu'étant nerveux et impressionnable, il redoutait les
cris de femme. Mademoiselle se savait à sa merci ; en
dehors des questions d'argent, la pensée ne lui venait
pas de contester l'autorité paternelle. Elle pleurait,
« pâtissait beaucoup », mais elle n'essaya pas de
sauver Préfontaine.
Les années qui suivirent furent tristes pour elle.
Jusque-là, Mademoiselle avait eu du chagrin deux
jours par semaine, ceux du courrier, à cause des
lettres d'affaires à lire et à écrire. Elle s'enfermait
dans son cabinet pour cacher ses yeux rouges, mais,
sa correspondance expédiée, « je ne songeais, dit-
elle, qu'à me divertir ». Les choses changèrent lors-
qu'il lui fallut comprendre que Monsieur, ce père si
méprisable dont elle avait tant souffert dès son
enfance, mais si aimable qu'elle l'admirait et l'aimait
quand même, n'avait aucune espèce d'affection pour
elle. Très sensible, malgré sa brusquerie. Mademoi-
selle en éprouva une douleur profonde. Son humeur
s'en ressentit, dans un moment où les jeunes femmes
de sa suite, commençant à trouver l'exil long et à
regretter Paris, étaient mal disposées à la patience.
11 y eut des froissements, des aigreurs et, finalement,
celte guerre domestique qui lient une place déme-
surée dans les Mémoires de Mademoiselle. Des griefs
mesvquins, de petites intrigues et beaucoup de com-
mérages rendirent insupportables les unes aux
LES DÉMÊLÉS DE MADEMOISELLE. 47
autres des personnes condamnées à se voir à toute
heure du jour. On en vint à ne plus se parler, et cela
dura jusqu'à ce que les plus mécontentes, Mmes de
Fiesque et de Frontenac, eussent pris le parti de
retourner à Paris. Il fallait bien parler de ces tracas-
series parce qu'elles contribuèrent, en lui gâtant
Saint-Fargeau, à incliner Mademoiselle vers la sou-
mission à la Cour; mais il suffit de les avoir men-
tionnées et nous n'y reviendrons pas.
Elle commençait à convenir vis-à-vis d'elle-même
de l'imprudence d'être mal à la fois avec la Cour et
avec son père. Son obstination à soutenir Condé
avait fini par fâcher sérieusement Mazarin. La
noblesse le sentait et témoignait moins d'empres-
sement à Mademoiselle. En 1655, elle s'approcha à
six lieues de Paris. Elle comptait sur beaucoup de
visites; il en vint fort peu. — « J'avais fait tout le
monde malade, dit-elle spirituellement ; car tous ceux
qui ne m'osèrent mander qu'ils craignaient de se
brouiller à la Cour, feignirent des maladies ou des
accidents, de sorte que je n'en ai jamais tant vu. »
Le troisième jour, elle reçut l'ordre de « s'en
retourner ». Cette mésaventure l'éclaira; Mademoi-
selle admit la nécessité de faire sa paix avec la
royauté.
Il se trouvait justement que le Prince de Condé
devenait moins intéressant pour elle, car ses chances
de veuvage diminuaient. Mme la Princesse se réta-
blissait, et chacun des progrès de sa santé rendait
Mademoiselle un peu moins chaude pour M. le
48 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Prince. Celui-ci s'en apercevait et changeait aussi de
ton. — « Il n'y a pas rupture, dit le duc d'Aumale,
mais on peut suivre les progrès du refroidissement
et leur concordance avec certaines nouvelles*. » Une
lettre de Condé, reçue après la course aux environs
de Paris, fait pressentir la fin d'une amitié qui, d'un
côté au moins, était toute politique.
Bruxelles, 6 mars 1655.
«... Quant à ce que vous me témoignez du chan-
gement que vous remarquez en moi, vous me faites
en cela beaucoup d'injustice et il me semble que je
suis bien plus en droit de vous en accuser que vous
n'êtes, puisque votre long silence et les termes de
votre lettre font connaître la différence des sentiments
que vous avez à présent à ceux que vous aviez parle
passé. Il n'en est pas de même des miens; ils sont
toujours tels que vous les avez connus; et si vous en
croyez autrement et que vous ajoutiez foi aux bruits
que mes ennemis font courir de mon accommode-
ment^, c'est un malheur pour moi et non pas un
crime; car je vous proteste qu'il n'en est rien, que
les choses ne sont pas en cet état, et que, quand
elles y seraient, je n'écouterais jamais aucune pro-
position d'accommodement, non seulement sans y
ménager vos intérêts et votre satisfaction, mais
même sans votre consentement et votre participa-
1 . lH^tnire des princes de la maison de Condé.
2. Avec la Cour.
MADEMOISELLE ET LE PRINCE DE CONDÉ. 49
tion. Vous connaîtrez cette vérité dans toute ma
conduite, et pas une de mes actions ne démentira
jamais les paroles que je vous donne, quand vous
auriez mis en oubli tous ces bons sentiments que
vous aviez lorsque vous vîntes voir notre armée ', qui
est une chose que je ne puis me persuader d'une per-
sonne faite comme vous et qui a la générosité que
vous avez.
« J'ai su que vous étiez venue jusqu'à Lésigny, et
que, la Cour l'ayant trouvé mauvais, vous y aviez
reçu des ordres pour vous en retourner, de quoi j'ai
eu beaucoup de déplaisir.... »
Mademoiselle n'attendait plus qu'un prétexte hon-
nête pour tirer son épingle du jeu. Sa brouille avec
son père le lui fournit. Elle pria aussitôt Condé de
ne plus lui écrire. — « Il faut se rendre, lui disait-
elle, et... si je trouvais à pouvoir, avec honneur et
sans faire de bassesse, prendre des mesures avec le
cardinal Mazarin, je le ferais pour me tirer des per-
sécutions de Son Altesse royale. » Quelques jours
plus tard, le comte de Béthune transmettait au car-
dinal les ouvertures de paix de la Grande Mademoi-
selle. Mazarin désira des gages. Elle rappela ses
compagnies de l'armée espagnole, sur quoi M. le
Prince, sans aucun ménagement, « garda les soldats
et mit le chef en prison^ ». Mademoiselle eut beau
1. Allusion à la visite de Mademoiselle au quartier général de
Condé, à Grosbois, le 16 septembre 1632, et aux hommages
qu'elle y reçut. — Voir la Jeunesse de la Grande Mademoiselle,
327-328.
2. Histoire des princes de la maison de Condé.
i
bO LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
s'indigner : — « J'ai été sept ou huit ans, écrivait
Condé à Ton de ses agents, sans avoir les bonnes
grâces de Mademoiselle; je les ai possédées depuis;
et si par un caprice elle veut me les faire perdre,
il faudra bien s'y résoudre, comme je fais, sans
m'en désespérer* ». C'est d'un homme libéré plutôt
que chagriné.
Ainsi avortaient, l'une après l'autre, les menaces
dirigées par la Fronde contre la royauté. Le projet
d'alliance entre les deux branches cadettes de la
maison de Bourbon avait été inspiré à Mademoiselle
par l'envie qu'elle avait de se marier. Il s'était trouvé
si dangereux pour le trône, que peu d'idées, parmi
toutes celles qui vinrent aux meneurs de la révolu-
tion, causèrent autant de souci au cardinal Mazarin.
On se rappelle qu'il aurait été tout prêt, pour
remettre la division entre les branches cadettes, à
marier le petit Louis XIV à sa grande cousine. Ras-
suré enfin par les promesses de Mademoiselle, qui
s'engagea à ne plus avoir aucun commerce avec
M. le Prince, Mazarin eut de la peine à surmonter sa
rancune, et il lui fit attendre la récompense de sa
soumission.
VIII
En général, Mazarin s'était montré facile avec les
Frondeurs repentis. Le prince de Conti avait été
1. Lettre du 10 août 1057 ou comte d'Auteuil.
RETOUR DES FRONDEURS A LA COUR. 51
fêté au Louvre dès 1654. Il est vrai qu'il acceptait
d'épouser une nièce de Mazarin, Anne-Marie Marti-
nozzi, condition qui lui fît du tort dans le public : —
« Ce mariage, écrivait André d'Ormesson ', est une
des plus grandes marques de l'inconstance des
affaires humaines et de la légèreté des esprits fran-
çais que l'on ait vues de notre temps. » Après Conti,
un autre prince, Monsieur en personne, tout confît
qu'il fût en paresse et en dévotion, se remua pour
revenir à la Cour. L'accord se conclut à des condi-
tions qui n'avaient rien de dur, ou d'inusité, pour
un Gaston d'Orléans : il ne lui en coûta que d'aban-
donner quelques derniers amis. A la vérité, il reçut
peu de chose en échange. Lorsqu'il venait « saluer
le roi », chacun lui faisait sentir qu'il était déjà « au
rang des morts », selon l'expression de Mme de
Motteville. L'humeur qu'il en éprouvait le faisait
repartir au plus vite pour Blois, et c'était ce qu'on
voulait. Son accommodement profita surtout à ses
gens d'affaires. Ils en eurent plus d'autorité pour
harceler Mademoiselle, et ne lui laissèrent plus ni
trêve ni repos. Leur but était de lui faire exécuter
la transaction signée à Orléans, mais elle leur tenait
tête, sans conseil et sans secrétaire.
Elle suffisait seule à un labeur énorme, dont ses
comptes de tutelle n'étaient qu'un chapitre, et
non le plus considérable. L'administration de ses
1. André d'Ormesson mourut en 1665, doyen du Conseil d'État,
Quelques fragments de ses Mémoires ont été publiés par Ché
ruel à la suite du Journal de son flls, Olivier d'Ormesson.
52 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
immenses domaines était retombée tout entière sur
elle. C'était à présent Mademoiselle qui ouvrait les
monceaux de lettres provenant de ses régisseurs,
contrôleurs, avocats, gardes forestiers, fermiers,
simples sujets, bref de quiconque, dans les princi-
pautés de Dombes ou de la Roche-sur-Yon, dans les
duchés de Montpensier ou de Ghâtellerault, avait
un compte à régler avec elle, un ordre à lui
demander ou une réclamation à lui soumettre.
C'était Mademoiselle qui répondait, c'était elle qui
suivait les nombreux procès nécessités par l'incurie
de la gestion paternelle; ce fut elle qui termina la
grosse affaire de Champigny, dont le retentissement
fut grand à cause du rang des parties et des souve-
nirs réveillés par les plaidoyers.
Champigny était une terre de rapport située en
Touraine et ayant appartenu à Mademoiselle. Riche-
lieu l'en avait dépouillée, alors qu'elle n'était qu'une
enfant, par un échange forcé avec le château de
Bois-le- Vicomte, aux environs de Meaux. Devenue
maîtresse de sa fortune, elle assigna les héritiers du
cardinal en restitution, et elle venait de gagner son
procès quand Monsieur lui ôta Préfontaine. L'arrêt
qui lui rendait Champigny lui allouait en outre des
indemnités, à fixer à dire d'experts, pour des bâti-
ments abattus et des bois « dégradés ». Mademoi-
selle estimait que cela pouvait monter assez haut,
et elle savait que, chez son père, où Ton s'imaginait
l'avoir mise dans un cruel embarras, on répétait à
tout venant qu'elle n'obtiendrait à peu près rien.
RETOUR DES FRONDEURS A LA COUR. 53
Ces discours la piquaient au jeu. Le moment venu,
Mademoiselle se transporta à Champigny, et y fut
du matin au soir, pendant plusieurs semaines, sur
les talons des dix-huit experts : procureurs, avocats,
gentilshommes, maçons, charpentiers et marchands
de bois, désignés pour évaluer les dommages. Elle
eut de longues explications avec « le bonhomme
Madelaine », conseiller au Parlement et chargé de
diriger l'expertise, qui restait confondu de tout ce
que savait cette princesse. Il lui disait : — « Vous
savez notre métier comme nous, et vous parlez de
vos affaires comme un avocat ». Les opérations ter-
minées. Mademoiselle eut le plaisir de pouvoir écrire
à Blois « que cette affaire chimérique, dont elle ne
devait avoir que oO 000 francs, se montait à 550000 ».
Elle sortit moins glorieusement de son litige
avec son père. Mazarin avait rendu à Mademoiselle
le mauvais service de faire évoquer son affaire par
le conseil du roi. Un arrêt confirma la décision de
Mme de Guise et il n'y eut plus qu'à obéir. Made-
moiselle signa, en pleurant « furieusement », l'acte
qui la spoliait, et se soumit avec désespoir à partir
pour Blois. Elle allait revoir son père après avoir
eu l'esprit traversé par la pensée qu'il pourrait bien
la faire assassiner; on racontait qu'il en avait été
question à Blois : « Dans des rêveries mélancoli-
ques, je songeais que Son Altesse royale... était fils
d'une Médicis; et même je pensais en moi-même
que le venin des Médicis pouvait être venu en moi
de me donner de telles pensées ». Son père, d'autre
54 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
part, allait l'accabler de tendresses après s'être laissé
dire sans protester que Mademoiselle préparait un
guet-apens pour « poignarder » l'un de ses gentils-
hommes. Pour leur temps, et pour leur famille,
c'était simplement une situation un peu gênante;
mais Mademoiselle, si peu « Médicis », fit la route en
proie à une douleur poignante, que les assistants
purent lire sur son visage à son entrée dans le châ-
teau de Blois : « En y arrivant, je sentis un grand
saisissement.... J'allai droit dans la chambre de
Monsieur; il me salua et me dit qu'il était bien aise
de me voir. Je lui répondis que j'étais ravie d'avoir
cet honneur. Il était embarrassé au dernier point ».
Ni l'un ni l'autre ne savait plus que dire. Made-
moiselle renfonçait silencieusement ses larmes.
Monsieur, pour se donner une contenance, cares-
sait les levrettes de sa fille, La Reine et Madame
Souris. Il reprit enfin : — « Allons chez Madame ».
« Elle me reçut fort civilement et me fit assez d'ami-
tiés. Dès que je fus à ma chambre, Monsieur m'y
vint voir et m'entretint tout comme si rien ne s'était
passé. » Un quart d'heure lui avait suffi pour
recouvrer sa liberté d'esprit, et il se mit en devoir
de reconquérir sa fille. Elle n'avait jamais su lui
tenir rigueur; Monsieur comptait qu'il en serait de
même cette fois. Il fut empressé, il la prit par ses
faibles, petits et grands, l'amusa avec des projets de
mariage et traita ses levrettes en personnages
importants; on le vit se rendre à minuit dans la
basse-cour, parmi le fumier, pour prendre des nou-
RETOUR DE MADEMOISELLE A LA COUR. 55
relies de « Madame Souris », qui avait eu un acci-
dent. Il fit mieux encore : il écrivit à Mazarin pour
le raccommoder avec Mademoiselle.
Depuis la rupture avec Condë, il était visible, à
des signes qui ne trompent point, que l'heure appro-
chait, pour l'héroïne d'Orléans et de la porte Saint-
Antoine, où le tout-puissant ministre lui ferait
grâce. Au mois de juillet 1656, Mademoiselle avait
dû se rendre aux eaux de Forges, en Normandie.
Elle était passée en vue de Paris, avait séjourné
dans la banlieue sans être inquiétée, et son nom,
cette fois, n'avait pas « fait tout le monde malade ».
Les visites avaient afflué. Mademoiselle avait eu
à dîner « tout ce qu'il y avait de princesses et
de duchesses à Paris », et elle en avait conclu,
connaissant les cours et le courtisan, que son exil
tirait à sa fin : — « En vérité, dit-elle, je ne sentais
pas tant de joie que Ton eût cru.... Quand on sort
d'une misère égale à la mienne, le souvenir en dure
si longtemps et la douleur se fait un si fort calus
contre la joie, que l'on est longtemps sans qu'elle le
puisse ou pénétrer ou amollir pour s'y rendre sen-
sible ». Malgré tout, la lettre de son père à Mazarin
la mit dans une grande agitation. La cour de France
était alors dans l'Est, où Turenne faisait sa cam-
pagne annuelle contre M. le Prince et les Espagnols.
Mademoiselle résolut de se rapprocher pour avoir la
réponse du cardinal plus tôt.
Elle quittait Blois en étrangère, comme elle y
était arrivée. Une seule chose aurait pu la toucher :
56 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
le rappel de Préfontaine et de ses autres serviteurs,
frappés pour l'avoir fidèlement servie. Monsieur s'y
étant obstinément refusé, ses politesses exagérées
et ses grimaces de tendresse n'avaient abouti qu'à
éloigner davantage sa fille. Elle sentait qu'il la détes-
tait, et elle ne l'aimait plus.
Sur la route de Paris, elle doubla les étapes.
L'impatience la gagnait en approchant du but, et le
« calus de la douleur » laissait pénétrer largement
la joie. Elle revit en passant Étampes et ses ruines,
qui dataient déjà de cinq ans * et que La Fontaine
devait retrouver intactes en 1663, tant le relèvement
de la France fut long et difficile dans certaines
régions, après celte Fronde que les historiens ne
prennent pas toujours au sérieux, sans doute parce
qu'ils y voient trop de belles dames : « Nous regar-
dâmes avec pitié les faubourgs d' Etampes, écrivait
La Fontaine *. Imaginez-vous une suite de maisons
sans toits, sans fenêtres, percées de tous les côtés :
il n'y a rien de plus laid et de plus hideux ». Il en
parla toute la soirée, n'ayant pas une âme d'héroïne
de la Fronde; mais Mademoiselle avait traversé
avec indifférence ces ruines où poussait l'herbe,
faute d'habitants pour les relever. Aucun remords,
aucun regret, si léger fût-il, d'avoir eu sa part de
1. Turcnnc avait battu les troupes des princes dans Etampes
(mai 1652), à l'occasion d'une revue en l'honneur de Mademoi-
selle et du désordre qui en était résulté. Voir la Jeunesse de la
Grande Mademoiselle, p. 313-314. Quelques semaines plus tard,
il assiégea la ville.
2. Lettre à sa femme, du 3 août 1GC3.
RETOUR DE MADEMOISELLE A LA COUR. 57
responsabilité dans les désastres de populations
innocentes ne devait jamais effleurer son esprit, et il
est à remarquer qu'elle était connue pour avoir bon
cœur.
Elle apprit à Saint-Cloud qu'on l'invitait à
rejoindre la Cour à Sedan. Mademoiselle prit son
chemin par Reims. Elle traversa ainsi la Cham-
pagne, qui était champ de bataille depuis plus de
vingt ans que durait la guerre avec l'Espagne* et
qui offrait l'image de la désolation. Le pays était
dépeuplé, nombre de villages brûlés, les villes rui-
nées par le pillage et les contributions de guerre.
Plus curieuse des choses qui intéressent •■<■ la
canaille », Mademoiselle aurait entendu de la
bouche des survivants que, de tous les ennemis qui
avaient piétiné et pressuré cette malheureuse pro-
vince, le plus âpre et le plus barbare avait été son
allié, le prince de Condé, avec qui se trouvaient
toujours ses compagnies. Elle n'en aurait pas moins
écrit dans ses Mémoires, en toute inconscience, à
propos de la peine qu'avait eue la Cour à lui par-
donner : « Je n'avais point d'affaire avec la Cour,
et... je n'étais criminelle que parce que j'étais fille de
Son Altesse royale ». Nous n'avons presque pas le
droit de lui reprocher cette phrase monstrueuse.
Trahir sa patrie, c'était alors chose trop fréquente
pour en faire beaucoup d'embarras. Quant aux
hommes de ce temps qui « en vinrent jusqu'à s'oc-
1. Richelieu avait déclaré la guerre à l'Espagne le 26 mars 1633.
58 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
cuper du menu peuple ' » et à attacher quelque
importance à ses souffrances, c'étaient des esprits
révolutionnaires ou des disciples de saint Vincent
de Paul, et Mademoiselle n'était pas pour les partis
extrêmes; ni sa naissance, ni la tournure un peu
supeificielle de ^ son esprit ne l'y avaient prédes-
tinée.
Pendant le voyage en Champagne, elle fut tout à
la joie d'entendre de nouveau cliqueter les armes et
sonner les trompettes. Mazarin lui avait envoyé une
grosse escorte; les coureurs de l'ennemi battaient la
campagne jusqu'aux environs de Reims. Quantité
de gens de la Cour, qui guettaient une occasion, se
joignirent à elle pour profiter de ses gendarmes et
de ses chevau-légers. Colbert se mit également sous
sa protection avec des charrettes chargées d'argent
qu'il menait à Sedan, et cet important convoi fut
entouré du même appareil militaire « que si c'eût
été la personne du roi ». Les grandes précautions
s'adressaient peut-être aux charrettes d'argent; les
honneurs étaient bien pour Mademoiselle, et ils
eurent de quoi flatter sa vanité. Le commandant de
l'escorte lui demandait l'ordre. Quand elle parais-
sait, les troupes la saluaient militairement. Un régi-
ment que l'on rencontra sur la route sollicita l'hon-
neur de lui être présenté. Elle l'examina de près, en
princesse guerrière qui s'y connaissait et dont le
gi'and Condé avait dit un jour, à propos d'un mou-
1. Le mot est de Bussy-Rnbulia.
RETOUR DE MADEMOISELLE A LA COUR. 59
vement do troupes, que « Gustave-Adolphe n'aui'ait
pas mieux fait ».
Certaine halte sur l'herbe, dans une prairie où
passait un ruisseau, lui laissa d'inoubliables souve-
nirs. Mademoiselle offrait à dîner, ce jour-là, à toute
l'escorte et presque tout le convoi. Le coup d'œil de
la prairie, avec son fourmillement d'uniformes et de
chevaux, lui rappela les campagnes de son beau
temps d'héroïne. — « Les trompettes sonnèrent pen-
dant mon dîner; cela avait tout à fait l'air d'une vraie
marche d'armée. » Elle arriva à Sedan grisée par les
spectacles militaires de la route, et son entrée s'en
ressentit; on aurait eu le droit de ne pas la trouver
assez modeste pour une exilée de la veille. La reine
Anne d'Autriche, étant à se promener, vit paraître
un carrosse au grand galop entouré d'un tourbillon
de cavalerie : — « J'arrivai dans cette prairie à toute
bride avec ces gendarmes et ces chevau-légers, leurs
trompettes sonnant d'une manière assez triom-
phante. » Toute la cour de France reconnut la
Grande Mademoiselle avant de l'avoir vue. L'exil ne
l'avait pas changée, et son entrée lui ressemblait.
CHAPITRE II
L'éducation de Louis XIV. — Les mœurs, la misère, la charilé.
Vincent de Paul. Une société secrète. — Mariage de Louis XIV.
Son avènement au pouvoir à la mort de Mazarin. Il refait son
éducation.
LE souvenir de la Fronde allait peser lourdement
sur le reste du règne de Louis XIV. 11 a dominé
pendant plus d'un demi-siècle la politique intérieure
du pays et décidé de la fortune, bonne ou mauvaise,
des grandes familles d'alors. Le mot de « liberté »
était devenu synonyme de « licence, confusion,
désordre* », et les anciens frondeurs passèrent le
reste de leur vie dans la disgrâce, ou tout au moins
la défaveur. La Grande Mademoiselle ne fut jamais
pardonnée, bien qu'elle ne voulût point se l'avouer à
elle-même. Elle aurait pu le prévoir dès son retour à
la Cour, si elle n'avait pas été décidée à croire le con-
1. Voir les Mémoires de Louis XIV, édités par Charles Dreyss.
Les Mémoires de Louis XIV n'ont pas été écrits par lui-même. Il
les parlait à des secrétaires, auxquels il remettait en outre des
notes de sa main, et dont il corrigeait ensuite la rédaction. Voir
^'Introduction de M. Dreyss.
62 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
traire. Les avertissements ne lui manquèrent pas. Le
premier fut sa rencontre avec la reine mère dans la
prairie de Sedan. Quand Anne d'Autriche vit arriver
au son des fanfares, l'air dégagé et triomphant, cette
princesse insolente qui avait tiré le canon sur son
roi, elle l'eut à peine embrassée qu'elle éclata en
reproches, et lui déclara qu'après le combat Saint-
Antoine, « si elle l'avait tenue, elle l'aurait étran-
glée * ». Mademoiselle pleurait; la Cour regardait.
« J'ai tout oublié », dit enfin la reine, et sa nièce
s'empressa de le croire.
L'accueil du roi fut plus significatif encore. Il
arrivait à cheval, tout mouillé et tout crotté, de la
ville de Montraédy, prise le jour même aux Espa-
gnols (7 août 1657). Sa mère lui dit : « Voici une
demoiselle que je vous présente, et qui est bien
fâchée d'avoir été méchante; elle sera bien sage à
l'avenir ». Le jeune roi se contenta de rire, et
répondit en parlant du siège de Montmédy. Made-
moiselle repartit néanmoins de Sedan ave(; des
pensées très riantes : elle s'était figuré lire dans
tous les yeux qu'on allait la marier au frère du roi,
le petit Monsieur. Il avait dix-sept ans; elle en avait
trente et beaucoup de cheveux blancs.
Encore quelques mois d'une demi-retraite, et la
Grande Mademoiselle, tolérée sinon pardonnée, ne
devait plus bouger de la Cour pendant les années de
transition où se prépara le gouvernement personnel
1. Mémoires de Mlle de Montpensier. — Mémoires de Montglat.
l'éducation de louis XIV. 63
de Louis XIV. Un nouveau régime allait naître, et
un nouveau monde avec lui. On les voyait de jour
en jour se dessiner, reléguant dans l'ombre du passé
le vieil esprit d'indépendance et étouffant les aspira-
tions confuses du pays vers quelques libertés légales.
Mazarin incarnait ce grand mouvement politique. A
la veille de disparaître, ce ministre impopulaire était
devenu tout en France.
Il était le maître; personne ne songeait plus à lui
résister; mais on continuait de l'exécrer et l'on
n'arrivait pas à l'admirer. La Fiance n'ayant alors
ni journaux, ni débats parlementaires, la politique
étrangère de Mazarin, qui lui fait tant d'honneur à
nos yeux, restait fort mal connue, même à Paris.
Ainsi s'explique que sa gloire ait été en grande partie
posthume. Elle a grandi à mesure que l'on a pu le
juger sur pièces, d'après les documents enfermés
dans nos archives nationales ou dans celles des
autres pays. Ses correspondances ont mis au jour
un si beau génie diplomatique, que les historiens,
avec beaucoup de raison, ont laissé au second plan
les vilains côtés de l'homme, ses petitesses, pour
appuyer sur les services du ministre.
Il s'était passé précisément le contraire au
xvii* siècle. On n'avait guère vu que les défauts du
cardinal, qui crevaient tous les yeux. La mauvaise
64 LOUIS XlV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
fortune avait redoublé sa rapacité. Mazaiin avait
gardé sur le cœur de s'être trouvé sans argent lors
de son expulsion du royaume. Il s'était juré qu'on
ne le prendrait plus sans vert, et il travaillait depuis
son retour à mettre des millions en lieu sûr. Tous
les moyens lui étaient bons pour se constituer cette
espèce de trésor de guerre. Il vendait depuis les
plus hautes fonctions de l'État jusqu'aux places de
« lavandière » chez la reine. Il partageait les béné-
fices avec les corsaires auxquels il donnait des lettres
de marque. 11 se chargeait à forfait des services
publics, empochait l'argent, et laissait nos ambassa-
deurs sans traitement, nos vaisseaux et nos fortifi-
cations sans entretien. L'armée criait la faim et la
soif depuis qu'il s'était fait son « vivandier » et son
« munitionnaire » ; il lui donnait du pain au rabais
et trouvait le moyen, prétendaient les courtisans, de
faire payer au soldat, si rarement payé lui-même,
jusqu'à l'eau qu'il buvait. Turenne fit une fois
briser sa vaisselle plate pour en distribuer les mor-
ceaux h ses troupes, qui périssaient de misère. Des
scènes de comédie se mêlaient à ces drames. Bussy-
Rabutin, qui servait dans l'armée de Turenne, avait
été heureux au jeu. Le cardinal en eut vent. Il fit
dire à Bussy qu'il gardait sa solde, qu'il s'était
associé à son jeu, et que la solde représentait sa
part de gain.
Il avait étendu son trafic à la maison royale. C'était
lui qui la fournissait de meubles ou de vaisselle. Il
avait l'entreprise des deuils de Cour, celle des fêtes;
L ÉDUCATION DE LOUIS XIV. 65
quand le roi dansait un ballet, son premier ministre
gagnait sur les décors et les accessoires. Les comptes
de ménage lui passaient par les mains. Pendant la
campagne de 1658, il supprima le cuisinier du roi,
afin de s'approprier ce qu'aurait coûté la table. On
vit Louis XIV réduit à s'inviter à dîner chez l'un ou
chez l'autre. Mazarin lui prenait jusqu'à son argent
de poche, et le jeune monarque se laissait faire, avec
une patience qui était pour son entourage un perpé-
tuel sujet d'étonnement. Sa mère n'était ni mieux
traitée, ni moins soumise.
Le cardinal était aussi jaloux de son autorité que
de son argent. Le roi n'avait voix au chapitre sur
rien; quand il se permettait d'accorder une grâce,
si légère fût-elle, son premier ministre la révoquait
en « le gourmandant comme un écolier ' ». On disait
de la reine mère qu'elle n'avait plus pour cent écus
d'influence, et elle-même en convenait. De plus, elle
était grondée du matin au soir. L'âge avait rendu
Mazarin insupportable. Il était sans gêne avec le
roi, quelque chose de plus avec sa mère; les courti-
sans haussaient les épaules en l'entendant parler à
Anne d'Autriche « comme à une chambrière ^ ». La
reine n'était pas insensible à ces rudesses ; elle
avouait à sa fidèle Motteville « que le cardinal deve-
nait de si mauvaise humeur et si avare, qu'elle ne
ne savait pas comment à l'avenir on pourrait vivre
1. Monglat.
2. W.
66 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
avec lui »; mais il ne semblait pas lui venir à
l'esprit que l'on pourrait peut-être vivre sans le
cardinal.
Est-ce à dire qu'Anne d'Autriche et Mazarin
étaient mariés, ainsi que l'affirme * la Palatine, mère
du régent? A mesure qu'ils vieillissent, on est bien
tenté de le croire, tant le spectacle offert par ces
illustres personnages, lui si désagréable, elle si sou-
mise, donne l'impression de deux destinées « unies
ensemble, selon les propres expressions du cardi-
nal ^, par des liens... qui ne pouvaient être rom-
pus ». La question est de savoir si Mazarin pouvait
se marier. D'après la tradition, il n'était pas prêtre.
D'après les érudits, c'est un point sujet à discus-
sion ^. Aussi longtemps que l'on n'aura pas réussi à
le fixer, le mariage d'Anne d'Autriche avec son
ministre restera parmi les énigmes historiques, car
tout ce qu'on en dira sera paroles en l'air.
La patience de Louis XIV ne s'explique que par
toute son éducation, et par l'état d'esprit qui en
avait été le fruit.
1. Lettres du 3 janvier 1717, du 27 septembre 1718 et du
2 juillet 1722. Madame ajoute dans cette dernière : « On en
connaît maintenant toutes les circonstances ».
2. Lettre à la reine Anne d'Autriche (27 octobre 1651).
3. Le 25 mars 1805, le Père Theiner, gardien des archives
secrètes du Vatican, répondait à quelqu'un qui lui avait posé la
question : « Nos actes du 16 décembre lOil, où Jules Mazarin
a été créé cardinal, ne disent pas s'il a été prêtre ou non. Comme
il a été cependant admis à l'ordre des cardinaux-prèlres, il est
liors de doute ([u'il a été prêtre ». La lettre du Père Theiner a
été publiée par JL Jules Loiseleur dans ses Problèmes hislo-
tiques.
l'éducation de louis XIV. 67
II
Son berceau avait été entouré d'un troupeau de
serviteurs chargés de veiller sur ses moindres mou-
vements. Sa mère l'adorait, et s'en occupait beau-
coup pour une reine. Néanmoins, il n'y eut pas
dans tout le royaume d'enfant aussi mal gardé que
le fils du roi. Louis XIV ne l'avait jamais oublié, et
il en parla toute sa vie avec amertume. « Le roi me
surprend toujours, racontait Mme de Maintenon à
Saint-Cyr, quand il me parle de son éducation. Ses
gouvernantes jouaient tout le jour et le laissaient
entre les mains de leurs femmes de chambre, sans
se mettre en peine du jeune roi. » Les femmes de
chambre l'abandonnaient à lui-même, et on le
retrouva une fois dans le bassin du Palais-Royal.
L'un de ses grands plaisirs était d'aller rôder dans
les cuisines avec son frère le petit Monsieur. « Il
mangeait tout ce qu'il attrapait, sans qu'on fît
attention à ce qui pouvait être contraire à sa santé...
Si l'on fricassait une omelette, il en attrapait tou-
jours quelque pièce, que Monsieur et lui allaient
manger dans quelque coin '. » Un jour que les deux
petits princes mettaient ainsi leurs doigts dans les
plats, les marmitons impatientés les poursuivirent à
coups de torchon.
Il jouait avec n'importe qui. Sa société la plus
1. Lettres de Madame de Maintenon, édit, Geffroy.
68 LOUIS XtV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
ordinaire, rapporte encore Mme de Maintenon, était
la fille « de la femme de chambre des femmes de
chambre de la reine ». Quand on le tirait de ce
milieu inférieur pour le mener chez sa mère, ou le
faire figurer dans quelque cérémonie, c'était un
timide, qui regardait les gens avec embarras sans
savoir que leur dire, et qui en souffrait cruellement.
Un jour qu'on lui avait fait la leçon, et que sa
timidité l'empêchait de retrouver ses mots, il fondit
en larmes de honte et de colère. Le roi de France
manquait de monde.
A cinq ans et demi, il eut des maîtres et un pré-
cepteur*, mais il n'apprit rien. Mazarin ne le pous-
sait pas au travail, pour des raisons à lui connues,
et les circonstances secondèrent les vues du premier
ministre. La Fronde vint rendre toute étude suivie
impossible, en bouleversant l'existence de la Cour
de France, qui ne fut plus que campée, lorsqu'elle
n'était pas tout à fait errante. Louis XIV avait qua-
torze ans au moment où il se réinstalla au Louvre,
et il ne fut même pas question de lui faire rattraper
le temps perdu ; il passa désormais ses journées à
chasser, à étudier des pas de ballet et à s'amuser
avec les nièces du cardinal. Le monde politique
croyait deviner le pourquoi de cette éducation som-
maire et s'en exprimait sévèrement. « Le roi, écri-
vait en 1652 l'ambassadeur de Venise *, ne s'applique
i. Pour plus de détails, voir l'excellent volume de M. Lacour-
Gayet : l'Éducation poliligue de Louis XIV.
2. Le 24 décembre, Relations des ambassadeurs vénitiens.
L EDUCATION DE LOUIS XIV. 69
toute la journée qu'à apprendre le ballet.... Les jeux,
les danses et les comédies sont les uniques entre-
liens du roi, dans Tintention de le détourner entiè-
rement des choses plus solides et plus importantes. »
L'ambassadeur revint sur le même sujet à l'occasion
d'un opéra italien où le roi * s'était exhibé en Apollon,
entouré de belles personnes représentant les neuf
Muses : « Certains blâmèrent la chose, mais ceux-là
ue connaissent pas la politique du cardinal, qui
tient le roi expressément appliqué à des exercices de
passe-temps pour le détourner des solides et impor-
tantes, et, tandis que Sa Majesté est occupée à faire
rouler des machines de bois sur la scène, le cardinal
remue et fait rouler à son bon plaisir, sur le théâtre
de France, toutes les machines d'État. »
Quelques rares observateurs, dont Mazarin, devi-
naient que cet adolescent, avec son air d'être perdu
dans les niaiseries, réfléchissait en secret à son
métier de roi et aux moyens de s'en rendre capable.
La nature lui avait donné l'instinct du commande-
ment, joint à un sentiment très vif des devoirs de son
rang. Il dit dans ses Mémoires : « Dès l'enfance
môme, le seul nom de rois fainéants et de maires
du palais me faisait peine quand on le prononçait
en ma présence ^ ». Son précepteur, l'abbé de Péré-
fixe, avait encouragé ce sentiment, tout en laissant
1. La lettre est du 21 avril 1654. Louis XIV avait alors
quinze ans et demi.
2. Mme de Motteville Tavait entendu exprimer la niêriie idée.
— Cf. ses Mémoires, V, 101, éd. Petitot.
70 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
son élève, par une contradiction dont il nétait peut-
être pas responsable, prendre le chemin de devenir
un vrai roi fainéant. Péréfixe avait écrit pour le
jeune prince une Histoire du roi Henri le Grande où
on lisait « que la royauté n'est pas un métier de
fainéant, qu'elle consiste presque toute en l'action,
qu'il faut qu'un roi fasse ses délices de son devoir,
que son plaisir soit de régner, et qu'il sache que
régner, c'est tenir lui-même le timon de son État ».
Sa gloire y est intéressée. En effet, « qui ne sait pas
qu'il n'y a point d'honneur à porter un titre dont on
ne fait point les fonctions? » Doctrine qui supprime
les premiers minisires, et dont Louis XIV devait
faire son profit.
Le hasard était venu au secours du précepteur.
Le 19 juin 1G51, l'ancienne gouvernante du roi,
Mme de Lansac, le dérangea au milieu d'une leçon
pour lui faire cadeau « de trois lettres que Catherine
de Médicis écrivait à Henri III, son fils, pour son
éducation' ». Péréfixe prit les lettres et en donna
lecture, le roi l'écoutant « avec beaucoup d'atten-
tion ». L'une d'elles était tout un mémoire'. Cathe-
rine y donnait à son fils le même précepte que Péré-
fixe à son élève : un roi doit « régner », c'est-à-dire
faire les fonctions de son titre. Pour « régner », il
faut se mettre au travail sitôt éveillé, lire toutes les
1. V. les l'raçimenls des Mi'moircs inédits de Dubois, valet de
chainlire de Louis XIV, publiés par Léon Aubineau dans la Biblio-
tlu^'/ue de l'École des Charles et dans ses Notices littéraires sur le
XVII' siècle.
2. Cf. Lacour-Gayet, p. 203.
L EDUCATION DE LOUIS XIV. 71
dépêches et ensuite les réponse.-, parler soi-mêm<; à
ses agents, se faire rendre compte chaque semaine
des recettes et des dépenses; ainsi de suite du matin
au soir et tous les jours de la A'ie. C'était un pro-
gramme de forçat du pouvoir. Louis XIV en fit le
sien dans le fond de son ârae; il n'avait pas encore
treize ans.
Ces belles résolutions étaient cependant destinées
à rester lettre morte tant que Mazarin vivrait. Elles
ne pouvaient s'exécuter qu'au détriment de son
autorité, et l'idée d'entrer en lutte avec le cardinal
répugnait au jeune roi, moitié vieille alTection d'en-
fance, moitié timidité et habitude de l'obéissance.
Louis XIV y avait pourtant songé, et il tint plus tard
à ce qu'on le sût, mais il avait été content de se
trouver de bonnes excuses pour laisser aller les cho-
ses. Il explique dans ses Mémoires qu'il fut arrêté par
la raison politique : il avait trop de bon sens, tout
jeune qu'il fût, trop d'expérience aussi, quelque
étrange que paraisse le mot appliqué à un enfant
élevé aussi sottement, pour ne pas discerner les
dangers d'une révolution de palais dans l'état où les
troubles civils avaient laissé la France. A défaut de
la science que l'on puise dans les livres, Louis XIV
avait eu les leçons de choses de la Fronde : les
émeutes et les barricades, les discours véhéments du
Parlement à sa mère, les fuites humiliantes avec la
Cour, les temps de misère où ses domestiques
n'avaient pas à dîner et où lui-même couchait dans
des draps percés et portait des habits trop courts, les
72 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
batailles où ses sujets tiraient sur lui, les trahisons
de ses proches et de sa noblesse et leurs marchan-
dages honteux. Rien de tout cela n'avait été perdu
pour le jeune roi. L'ordre rétabli à la surface, il sut
voir combien la situation demeurait troublée dans
le fond, combien précaire, et il jugea prudent de
différer ce qu'il « souhaitait et... craignait tout
ensemble », disent nettement ses Mémoires.
Il y discute si ce fut une faute. « Il faut, dit-il, se
représenter l'état des choses : des agitations par tout
le royaume avant et après ma majorité; une guerre
étrangère où ces troubles domestiques avaient fait
perdre à la France mille avantages ; un prince de
mon sang et un très grand nom à la tête de mes
ennemis; beaucoup de cabales dans l'État; les Par-
lements encore en possession et en goût d'une auto-
rité usurpée ; dans ma Cour, très peu de fidélité sans
intérêt, et par là mes sujets en apparence les plus
soumis, autant à charge et à redouter pour moi que
les plus rebelles. « Était-ce le moment d'exposer le
pays à de nouvelles secousses? Louis XI'V était resté
convaincu ' du contraire, tout en avouant qu'il trou-
vait dès lors bien à reprendre aux façons de faire de
Mazarin, « un ministre, poursuivait-il, rétabli malgré
tant de factions, très habile, très adroit, qui m'aimait
et que j'aimais, qui m'avait rendu de grands ser-
vices, mais dont les pensées et les manières étaient
naturellement très différentes des miennes, que je
1. M. Dreyss place la rédaction de cette partie des Mémoires
vers 1670.
l'éducation de louis XIV. 73
ne pouvais toutefois contredire ni discréditer sans
exciter peut-être de nouveau contre lui, par celte
image quoique fausse de disgrâce, les mêmes orages
qu'on avait eu tant de peine à calmer )>.
Le roi avait aussi à tenir compte de son extrême
jeunesse et de son ignorance des affaires. Il raconte
à ce propos son ardent désir de gloire, sa peur de
mal débuter, car on ne s'en relève pas, son attention
à suivre les événements, « en secret et sans confi-
dent », sa joie quand il découvrait que « les gens
habiles et consommés », partageaient sa façon de
voir. Tout considéré, n'y avait-il pas de quoi être
« pressé et retardé presque également » dans son
dessein de prendre « la conduite de son État »?
Cette page curieuse n'a d'autre défaut que d'avoir
été dictée par un homme fait, dans l'esprit duquel
les choses ont pris une netteté qu'elles n'avaient pas
chez l'adolescent, et qui croit se rappeler des volontés
là où il n'y avait eu que des velléités. Louis XIV
serait impardonnable si l'on n'en rabattait de ses
Mémoires. Pourquoi, s'il y voyait si clair, avoir
rechigné à toute espèce de travail? A seize ans,
Mazarin lui avait fixé des jours pour assister au
Conseil. Le roi s'y ennuyait. Il s'en allait, et on le
retrouvait causant du prochain ballet ou jouant de
la guitare avec ses familiers. Mazarin dut gronder
pour le faire rester au Conseil. A force de bague-
nauder, il n'aimait plus que cela, et il y eut de la
paresse dans sa résolution de laisser faire son
ministre.
74 LOUIS XÎV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
La Cour avait son opinion faite; elle tenait le
jeune roi pour incapable d'application. On avait
aussi décidé qu'il manquait d'esprit, et en cela l'on
ne s'était pas trompé. Lui-même ne se faisait aucune
illusion et disait avec simplicité : « Je n'ai pas
d'esprit ». La jeunesse libertine qui l'entourait, et
que gênait son air grave, ne cachait pas qu'elle le
trouvait ennuyeux, comme devait le faire Mme de
Maintenon un demi-siècle plus tard. Les Guiche et
les Vardes le croyaient voué à l'insignifiance, et ils
ne s'en affligeaient que médiocrement.
La ville était moins convaincue de sa nullité,
peut-être parce qu'elle en aurait pris moins aisément
son parti. Paris commençait à avoir la terreur des
princes auxquels, pour une raison ou pour une autre,
il faut des premiers ministres, et la bourgeoisie
parisienne était à l'afCût de toute preuve d'intelli
gence chez son jeune monarque. « On dit que
l'esprit du roi s'éveille, écrivait Guy Patin en 1654;
Dieu le veuille. » Cette première lueur n'ayant pas
eu de suites apparentes, Paris admira, en attendant
mieux, la bonne mine du souverain. « J'ai vu aujour-
d'hui le roi qui s'en allait à la chasse, écrivait encore
Guy Patin quatre ans plus tard. C'est un beau
prince, fort et robuste; il est grand et a bonne
grâce; c'est dommage qu'il ne sait pas son
métier'. » On vantait aussi son air sérieux, son
éloignement pour la débauche sous toutes ses
1. Lellrcs du 9 juin 1054 et du 9 avril 1658.
MADEMOISELLE AU LUXEMBOURG. 75
formes, et la modestie qui lui faisait répondre bra-
vement, devant toute la Cour, à une question sur la
pièce nouvelle : « Je ne juge jamais de ce que je ne
sais pas * ». Ce n'était pas la réponse d'un sot.
En somme, comme il était très froid, très dissi-
mulé, qu'il parlait peu, par calcul autant que par
goût, et presque uniquement de bagatelles, cet
adolescent sur qui toute la France avait les yeux
fixés restait un inconnu pour ses sujets.
III
Le 18 septembre 1657, deux étrangers qui traver-
saient le Pont-Neuf se trouvèrent pris dans une
bousculade. La foule se précipitait avec des cris de
joie vers un carrosse dont elle avait reconnu la
livrée. C'était la Grande Mademoiselle, retour d'exil,
qui venait prendre possession du Luxembourg, où
son père lui donnait un logement, sentant bien qu'il
n'y reviendrait jamais. Les deux étrangers notèrent
dans leur Journal de Voyage - que les Parisiens por-
taient une « affection particulière » à cette prin-
cesse, parce qu'elle s'était conduite en « vraie
amazone » pendant la guerre civile. On les avait
bien renseignés. Mademoiselle était restée populaire
1. Segraisiana. Louis XIV avait dix-sept ans lorsqu'il fit cette
réponse.
2. Journal du voyage de deux jeunes Hollandais à Pa?-7"s (J656-
1658).
76 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
à Paris, où Ton se souvenait toujours de ses
exploits pendant la Fronde et de sa belle tournure
à la tête de son régiment.
Elle ne fit guère que passer, ayant des affaires à
régler en province. A son retour définitif, le 31 dé-
cembre, la Cour et la ville s'écrasèrent chez elle. Le
Luxembourg fut plusieurs jours sans désemplir,
après quoi, quand le monde eut constaté que Made-
moiselle « n'avait plus sur le visage la fraîcheur des
roses nouvellement épanouies ' », sa curiosité fut
satisfaite et il s'occupa d'autre chose. Elle-même
avait fort à faire. L'idée d'épouser le petit Monsieur
ne la quittait plus depuis Sedan. On lui assurait
qu'il en mourait d'envie, et Mademoiselle répondait
naïvement qu'elle s'en apercevait bien : « Cela ne
me déplaisait pas, ajoute t-elle. Un jeune prince,
beau, bien fait, frère du roi, me paraissait un bon
parti pour moi ». Dans l'attente de leurs fiançailles,
elle ferma l'heureuse parenthèse de Saint-Fargeau
où elle avait aimé le travail et l'intelligence, pour se
faire la camarade d'un enfant uniquement adonné
aux plaisirs de son âge, et passa l'hiver à danser, à
se déguiser, à courir les promenades et les baraques
de la foire Saint-Germain 2. Le public remarquait
que le petit Monsieur paraissait « peu gai » avec sa
grande cousine, qu'il « ne se peinait guère à l'en-
1. Mémoirex de Mme de Molteville.
2. La foire Saint-Germain se tenait entre Saint-Sulpice et
Saint-Germain-des-Prés, depuis le 3 février jusqu'à la veille des
Rameaux. La Cour s'y pressait et y coudoyait la populace.
MADEMOISELLE AU LUXEMBOURG. 77
tretenir * », et qu'il lui aurait préféré d'autres com-
pagnes, mieux assorties à ses dix-sept ans. Made-
moiselle ne s'apercevait de rien.
Philippe, duc d'Anjou, avait une figure de bellâtre
sur un petit corps rondelet. Il ne manquait pas
d'esprit, n'avait aucune méchanceté, et aurait pu
faire un gentil prince sans la raison d'État, qui était
en train de le réduire à la condition de fantoche. Sa
mère et Mazarin l'avaient élevé en fille, de peur qu'il
ne causât plus tard des ennuis à son aîné, et cette
éducation n'avait que trop bien réussi. A force de
l'envoyer jouer avec le futur abbé de Choisy, qui
mettait une robe et des mouches pour le recevoir ; à
force de lui faire habiller et coiffer les filles d'hon-
neur de la reine, de l'habiller lui-môme en jupes et
de l'occuper de chiffons, on en avait fait un être
ambigu, une espèce de fille manquée et n'ayant que
les défauts de son sexe. Monsieur avait tous les
jours un habit neuf et tremblait de s'abîmer le teint,
de se décoiffer, ou d'être vu de profil s'il se croyait
mieux de face. Paris n'avait pas de plus grande
commère; il bavardait, il tracassait, brouillait les
gens en répétant tout, et cela l'amusait. Mademoi-
selle se faisait un devoir de lui « prêcher » les
« grandes actions », mais elle perdait son temps : il
était la mollesse et la faiblesse même. Les deux
cousins étaient mal assortis de toutes les façons.
Lorsqu'ils entraient ensemble dans un salon, Mon-
1. Journal... de deux jeunes Hollandais.
78 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
sieur, court et replet, paré comme une châsse,
cousu de pierreries depuis la tête jusqu'aux pieds,
Mademoiselle, un peu mousquetaire de taille et
d'allure et négligée dans ses ajustements, c'était un
couple singulier. Ceux qui ne les connaissaient pas
ouvraient de grands yeux, et il s'en rencontrait tou-
jours, en hiver du moins, car la société était alors
des plus mêlées, même chez les grands.
Depuis le jour des Rois jusqu'au mercredi des
Cendres, les Parisiens n'avaient pas de plus grand
plaisir que de se promener la nuit en masque et
d'entrer, sans être invités, dans les maisons où se
donnait une fête. Louis XIV se mettait volontiers de
la partie; un soir de mardi-gras, qu'il courait ainsi
les rues avec Mademoiselle, ils rencontrèrent Mon-
sieur « habillé en fille, avec des cheveux blonds * ».
Les hôteliers envoyaient les étrangers profiter de
l'aubaine; un jeune Hollandais racontait qu'il était
allé la même nuit, « avec ceux de son hauberge », à
cinq grands bals, le premier chez Mme de Villeroy,
le dernier chez la duchesse de Valentinois, et qu'il
avait vu dans chaque « plus de deux cents
masques '•' ». La foule n'admettait pas qu'on lui
refusût l'entrée, nulle part et sous aucun prétexte.
Le même Hollandais rapporte avec une pointe
d'aigreur qu'un autre soir, il lui avait été impossible
de pénétrer chez le maréchal de l'Hôpital, parce que,
1. Mémoires de Mademoiselle.
2. Journal... de (leur Jeunes Hollandais.
MADEMOISELLE AU LUXEMBOURG. 79
le roi s'y trouvant, on avait pris des mesures afin
d'éviter la cohue. L'usage obligeait à subir chez soi
les sociétés les moins choisies. A une grande fête
chez le duc de Lesdiguières, qui l'offrait en son
cœur, disait la chronique, à Mme de Sévigné, « le
roi était à peine sorti, qu'on commença à jouer des
mains et à piller tout, jusque-là que l'on assure qu'il
fallut remettre quatre ou cinq fois de la bougie aux
lustres, et qu'il en coûta pour ce seul article plus de
cent pistoles à M. de Lesdiguières * ».
Ces moeurs démocratiques avaient l'encourage-
ment du roi, qui laissait aussi sa porte ouverte les
soirs où il dansait son ballet. Il faisait mieux encore.
Il allait officiellement souper chez « le sieur de la
Bazinière », ancien laquais devenu financier et mil-
lionnaire et ayant la tournure, les manières et les
cascades de rubans du marquis de Mascarille. Il
veillait à ce que Mademoiselle invitât au Luxem-
bourg Mme de l'Hôpital, ancienne lingère épousée
deux fois pour ses beaux yeux, la première fois par
un partisan, la seconde par un maréchal de France.
Ces leçons n'étaient pas perdues pour la noblesse.
Les mésalliances ne s'y comptaient plus, les plus
basses, les plus honteuses, pourvu que la dot fût
belle. Un duc et pair avait épousé la fille d'un ancien
charr tier. Le maréchal d'EsLrées était gendre d'un
partisan connu sous le nom de Morin le Juif. On en
pourrait citer bien d'autres, car le mouvement se
1. Journal... de deux jeunes Hollandais.
80 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
précipitait d'année en année. En 1663, le roi étant
allé au Parlement * faire vérifier un édit, un groupe
d'hommes, parmi lesquels Olivier d'Ormesson, regar-
dait la tribune des dames de la Cour. Quelqu'un
s'avisa de compter combien d'entre elles étaient filles
de parvenus de la finance : il s'en trouva trois sur
six. Deux autres étaient des nièces de Mazarin,
mariées à des nobles français^. La seule qui fût de
bonne maison était Mlle d'Alençon, demi-sœur de
la Grande Mademoiselle. On ne se serait pas attendu
à ces chiffres, même en faisant la part du hasard;
mais le roi approuvait et la noblesse était ruinée :
chacun se raccrochait où il pouvait.
Le courant général était favorable à cette confu-
sion des rangs. Depuis la rentrée triomphale de
Mazarin, en 1653, jusqu'à sa mort en 1661, il y eut
à la Cour une sorte de laisser aller universel, qui
surprenait les anciens Frondeurs à leur retour d'exil.
Le jeune monarque provoquait lui-même aux fami-
liarités, aux manquements à l'étiquette. Ce change-
ment était l'œuvre des nièces du cardinal, qui y
trouvaient leur compte, puisque Marie, la troisième
des Mancini, allait bientôt toucher la couronne du
bout du doigt. Mademoiselle eut de la peine à s'ha-
bituer aux nouvelles manières vis-à-vis du roi. « Pour
moi, dit-elle, qui ai été nourrie dans un grand res-
pect, cela m'étonnait, et j'ai été longtemps sans
1. Le 29 avril.
2. Au duc de Bouillon, et au fils du marociial duc de La Meil-
leraye, qui prit le litre de duc de Mazarin.
LES MtEURS. 81
m'accoulumer à en user ainsi. Mais quand j'ai vu
que les autres le faisaient, et que la reine m'eût dit
un jour que le roi n'aimait point les cérémonies...
lors je le fis ; car sans cela, les fautes des autres ne
m'en auraient pas fait commettre. » Le Louis XIV
pompeux des portraits à grandes perruques n'exis-
tait pas encore, et le Louvre de 1638 ne ressemblait
i^uère au Versailles fastueux et formaliste que
Saint-Simon a connu ^
Le laisser aller s'étendait aux mœurs. Nombre de
femmes de qualité se conduisaient mal, quelques-
unes prêtaient au soupçon de vénalité, et ni l'un ni
l'autre n'était une nouA^eauté; mais le vice s'enca-
naillait, et c'est de quoi les personnes fières, comme
Mademoiselle, ne pouvaient prendre leur parti.
Ouand on venait lui conter que la duchesse de
CJiâtillon, fille de Montmorency-Boutteville, rece-
vait de l'argent de l'abbé Foucquet ^ et en essuyait des
scènes de laquais, jusqu'à lui casser un jour ses
miroirs à coups de pied, elle était révoltée. « C'est
une étrange chose, écrivait-elle, que la différence
des temps ! Qui aurait dit à l'amiral de Coligny :
« La femme de votre petits-fils sera maltraitée par
<( l'abbé Foucquet », il ne l'aurait pas cru, et il n'était
nulle mention de ce nom-là de son temps. » Dans
l'esprit de Mademoiselle, qui en avait vu tant
1. Il ne faut jamais oublier que Saint-Simon a été présenté à
la Cour en 1602. Louis XIV avait alors cinquante-quatre ans, et
il y en avait quarante-neuf qu'il était sur le trône. Saint-Simon
n'a connu que la vieillesse du règne.
2. Frère du surinleudaut des Finances.
82 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
d'autres, c'était surtout la basse naissance de
l'abbé qui aurait affecté l'amiral : « Quoi que l'on
puisse dire, ajoutait-elle, je ne saurai jamais croire
que les personnes de qualité s'abandonnent au point
que les médisants le disent. Car quand on n'aurait
pas son salut en vue, l'honneur du monde est, à ma
fantaisie, une si belle chose, que je ne comprends
pas comme on peut le mépriser. « Mademoiselle ne
transigeait pas sur le respect dû à la hiérarchie du
rang; pour le reste, elle s'en tenait à ce qu'on est
convenu d'appeler la morale des honnêtes gens, qui
a toujours autorisé de grandes indulgences.
Elle savait cependant toute la différence de cette
morale-là d'avec la morale chrétienne. Les Provin-
ciales (1656) venaient de faire comprendre aux plus
étourdis qu'il fallait choisir entre les deux. Mademoi-
selle était allée, sous leur influence, visiter le Port-
Royal-des-Champs ', et en était revenue entière-
ment gagnée à ces « gens admirables » qui vivaient
comme des saints, et qui parlaient et écrivaient
« avec la plus belle éloquence », tandis que les
Jésuites auraient mieux fait de se taire, n'ayant rien
de bon à dire et le disant mal : « Car assurément il
n'y eut jamais moins de prédicateurs qu'ils en ont
parmi eux, ni moins de bonnes plumes, et il y paraît
par leurs lettres. C'est pourquoi, par toutes sortes
de raisons, ils eussent mieux fait de n'écrire pas ».
La voyant si chaude pour les siens, l'un des mes-
1. Dans l'été de 10.'57.
LES MCEURS. 83
sieurs de Port-Royal, Arnauld d'Andilly, lui avait
dit comme elle repartait : « Vous vous en allez à la
Cour; vous pourrez rendre compte à la reine de ce
que vous avez vu. — Je l'assurai que je le ferais très
volontiers. » De l'humeur dont nous la connaissons,
nul doute qu'elle n'ait tenu parole; mais ce fut tout.
L'honnête Mademoiselle, incapable pour son compte
d'une chose vilaine ou basse, ne songea pas une
seconde à faire intervenir l'austère morale jansé-
niste, mal appropriée aux besoins de la vie de Cour,
dans ses jugements sur autrui et le choix de ses
amitiés. Elle blâma la duchesse de Châtillon pour
des raisons où la vertu proprement dite n'avait rien
à voir; nous la verrons bientôt accueillir Mme de
Montespan, parce que la morale des honnêtes
gens n'avait rien à redire aux maîtresses de rois.
Mme de Sévigné pensait comme Mademoiselle, et
elles n'étaient pas les seules. C'était pour les Jésuites
une façon de revanche.
Le goût devenait aussi médiocre que les senti-
ments. Celui du roi n'était pas formé, et le ballet
faisait tort sur son théâtre du Louvre au plaisir
noble de la tragédie, laquelle, du reste, n'était plus
la tragédie. Corneille avait renoncé une première
fois à écrire en 1632, après ia chute de son Pertha-
rite. L'année suivante, Quinault débutait, et plai-
sait. Il enseignait dans des tragi-comédies fleuries
et tendres que « l'amour rend tout permis », ainsi
que l'avait dit Honoré d'Urfé dans YAstrée un demi-
siècle auparavant, et il renouait sans effort, après la
8i LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
parenthèse cornélienne, le fil d'une doctrine qui
devait se transmettre sans autre interruption jus-
qu'à nos jours. L'amour justifie tout, car le droit
à la passion est sacré, et rien ne subsiste devait
lui :
Dans l'empire amoureux,
Le devoir n'a point de puissance....
L'éclat de deux beaux yeux adoucit bien un crime :
Au regard des amants tout paraît légitime *.
L'idée qu'expriment ces vers se retrouve tout du
long de l'œuvre de Ouinault. Il l'a redite, avec la
même douceur langoureuse et insinuante, pendant
plus de trente ans, et personne, dans les commen-
cements, ne lui disputait sérieusement l'attention du
public. A l'apparition de sa première pièce, en 1653,
Racine avait quatorze ans. Molière n'est revenu à
Paris qu'en 1658. Corneille, à la vérité, préparait sa
rentrée au théâtre; mais il se trouva, lorsqu'on joua
ses dernières tragédies, qu'il avait cru bien faire
d'étudier Quinault, et que cela n'avait pas toujours
été en pure perte. C'est une preuve décisive de
l'écho que trouvait dans les âmes l'immoralité « rou-
coulante * » du nouveau venu.
Ainsi la Cour de France se rendait peu intéres-
sante en tout. L'éclat jeté par la Fronde sur les
chercheurs et les chercheuses de grandes aventures
n'avait pas été remplacé. Les plaisirs, qui faisaient
1. Vers à\ilijs, opéra joué en 1G76, et à'Aslrate, tragédie
de 16G3.
2. Le mol est de M. Jules Lemaîlre.
LES MœURS. «5
à présent toute la vie, n'étaient pas toujours raf-
finés, on l'a vu plus haut, et ils n'étaient pas davan-
tage intelligents. La troupe hardie des Mazarines
donnait le ton au Louvre, et ce ton manquait de
délicatesse. La reine Anne d'Autriche en gémissait
dans l'intimité, mais elle lâchait la bride; sauf
d'épouser son fds, elle n'avait rien à refuser aux
nièces du cardinal Mazarin.
IV
Parce que la Cour, presque tout entière, était
oisive et frivole, il ne faudrait pas se hâter de
penser du mal de la France d'alors. Il ne faut jamais
se hâter de penser du mal de la France. La Cour
n'était pas tout le pays ; il y avait place à côté d'elle
pour d'autres idées et d'autres sentiments. C'est
dans ces années de 1650 à 1636, qui nous appa-
raissent d'abord comme un désert moral, que la
charité privée fit chez nous l'un de ses plus grands
efforts, les plus à l'honneur de tous ceux qui s'en
mêlèrent. J'ai signalé ailleurs * la misère effroyable
du pays pendant la Fronde. Il fallait soulager cette
1. Voir la Jeunesse de la Grande Mademoiselle, passim. Pour
ce chapitre, Cf. la Misère au temps de la Froride et saint Vin-
cent de Paul, par Fcillet; la Cabale des dévots, par Raoul Allier;
Sainl Vincent de Paul, par Emmanuel de Broglie; Saint Vin-
cent de Paul et les Gondi, par Ghantelauze ; (Po^'^-jRoyaZ, par
Sainte-Beuve.
86 LOUIS XIV ET LA GKANDE MADEMOISELLE.
détresse, qui changeait en solitudes un lambeau
après Fautre de notre territoire, et il ne se trouvait
personne pour le faire parmi les gens en possession
de l'autorité. Les ressources et la bonne volonté
leur manquaient également : il n'y avait aucune
aide à attendre de la royauté impuissante et, il faut
bien le dire, à peu près indifférente.
On a peine aujourd'hui à se représenter l'état où
le simple passage d'une armée, appartenant à un
peuple civilisé, pouvait mettre il y a deux ou trois
cents ans une terre française ou allemande. L'idée
de restreindre les souffrances de la guerre à l'inévi-
table est nouvelle. Au xvii^ siècle, on travaillait au
contraire à les accroître. La plupart des chefs appor-
taient un soin sauvage à exciter la manie de des-
truction qui s'émeut si facilement chez le soldat en
campagne. Vers la fin de la Fronde, des troupes
appartenant à Condé, alors au service de l'Espagne,
occupèrent son ancien gouvernement de Bour-
gogne. Si province en France pouvait espérer d'être
ménagée par M. le Prince, c'était celle-là : son père
l'avait eue avant lui, et elle était pleine de leurs
amis. Tant de liens furent inutiles. Le 23 mars 16rj2,
les États de Bourgogne écrivaient à M. de Bielle,
leur « député en Cour » : « Les ennemis ayant brfdé
entièrement quatorze villages {suioaient les iioms),
outre d'autres qu'ils ont brûlés depuis, ces boute-
feux étant encore en campagne et continuant ces
horribles dégâts, le tout ainsi qu'il a été mandé par
ordre exprès de Mgr le Prince, que le commandant
LA MISÈRE APRÈS LA GUERRE. 87
(de la ville) de Seurre a reçu, de brûler toute la
province s'il lui était possible. Ledit sieur de Bielle
peut juger par ces incendies, auxquels on n'apporte
aucun empêchement, en quel état sera la province
dans peu. »
Le soldat ne s'inquiétait guère que la région sac-
cagée fût en deçà ou au delà de la frontière; il en
faisait à peine la différence. Quelques semaines
après les incendies de la Bourgogne, deux armées
torturèrent la Brie. L'une était au roi, l'autre au
duc de Lorraine, et il n'y eut qu'une nuance de
cruauté en moins chez nos troupes. Quand ils
furent tous passés, les campagnes étaient semées
de charniers, et il y a charnier et charnier. Celui de
Rampillon S particulièrement atroce, doit être mis
au compte des Lorrains : « A chaque pas on ren-
contrait des gens mutilés, des membres épars; des
femmes coupées par quartiers après avoir été vio-
lées ; des hommes expirants sous les ruines des mai-
sons incendiées, d'autres... percés avec des broches
ou des pieux aigus ^. » Personne ne s'inquiétait
ensuite de supprimer ces foyers d'infection.
On serait en peine de dire si cette façon de faire
la guerre était plus féroce et plus stupide. Quelques
chefs de corps, précurseurs de l'idée d'humanité,
protestaient timidement, au nom de l'intérêt bien
entendu, contre un système qui donnait aux armées
pour compagnes inséparables la peste, la famine
1. Village de l'arrondissement de Provins.
2. Feillet, La Misère au temps de la Fronde.
88 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
et la haine universelle. On possède une lettre
signée de quatre d'entre eux, Fabert en tête, et
adressée à Mazarin, pour le supplier d'arrêter les
ravages d'un étranger au service de France, M. de
Rosen. Mazarin n'eut garde d'en tenir compte : il
aurait fallu commencer par payer Rosen et ses
soldats.
Quant à sauver les survivants, laissés sans pain,
bestiaux ni semences, sans toit et sans instruments
de travail, si Ton cherche à qui en incombait le
devoir dans l'opinion des contemporains, on ne
trouve nulle part que l'État se crût tenu de réparer
les désastres publics, pas plus que de protéger les
classes pauvres. L'idée du devoir social n'était pas
née, ni près de naître. L'assistance publique était
dans l'enfance, et ce qui en tenait lieu avait été
désorganisé, comme tout le reste, par le désordre
général; chaque ville secourait ou non ses men-
diants, selon ses ressources et les circonstances. En
revanche, l'idée du devoir chrétien de la charité
avait repris une grande force dans quelques milieux,
sous l'influence combinée du jansénisme, qui exi-
geait des siens une foi agissante; d'une société
secrète catholique dont l'existence est l'une des
découvertes historiques les plus curieuses de ces
dernières années*; et d'un pauvre saint dont l'air
paysan et la soutane rapiécée faisaient rire lorsqu'il
se présentait chez la reine. On a reconnu Vincent
1. Voir le volume de Raoul Allier : la Cabale dea dévots.
LA CHARITÉ. VINCENT DE PAUL. 89
de Paul. Le commerce des grands n'avait pu le
changer. On disait de lui, après des années de fré-
quentation à la Cour : « M. Vincent est toujours
M. Vincent », et cela était vrai; ces hommes-là ne
changent jamais, heureusement pour le monde. Il
devint la cheville ouvrière de l'œuvre du relèvement
des provinces ruinées.
Même après les derniers travaux, on ne saurait
fixer la part de chacun dans cette entreprise colos-
sale. La société secrète à laquelle il a été fait allusion
avait été fondée en 1627, par le duc de Ventadour,
dans une pensée mystique qui la conduisit, ainsi
qu'il arrive souvent, à des œuvres essentiellement
pratiques. Elle s'était donné le nom de Compagnie
du Saint-Sacrement, et, sans doute, son but suprême
était de « faire honorer partout le Saint-Sacrement ».
Justement à cause de cela, la société cherchait à
« procurer » autour d'elle « tout le bien » en son
pouvoir, car rien n'est plus profitable à la religion
que les secours, tant matériels que spirituels ou
moraux, distribués sous son inspiration et, pour
ainsi dire, de sa part. D'autant plus que la pratique
de la charité est une source de précieux renseigne-
ments pour établir la police des mœurs, d'où Ton
passe aisément à la police des âmes, par laquelle on
détruit l'hérésie, avec ou sans douceur. De ce pro-
gramme devaient sortir des œuvres philanthropi-
ques admirables, en avance de deux siècles sur les
idées courantes, et, en même temps, des persécu-
tions, des cruautés, des infamies, tous les vices
90 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
inséparables de l'esprit sectaire, pour qui la fin jus-
tifie les moyens.
Ainsi orientée, la société grandit rapidement, tou-
jours souterraine, et multipliant les précautions
pour ne pas se déceler, puisque ni le clergé, ni la
royauté, n'étaient bien disposés envers cette force
mystérieuse dont ils recevaient les chocs sans dis-
tinguer d'où partaient les coups. Ce fut un pouvoir
occulte assez analogue, quant à l'étendue, à l'into-
lérance, et même aux voies et moyens emjjjoy*^'?) à la
franc-maçonnerie de l'époque actuelle. La Compa-
gnie du Saint-Sacrement eut des affiliés par toute la
France et dans toutes les classes ; Anne d'Autriche
était à sa dévotion, un compagnon cordonnier y
joua un rôle important. Vincent de Paul s'y enrôla
vers 1C33, contribua au bien et ignora probablement
le mal. A dater de son affiliation, ses oeuvres chari-
tables s'emmêlent de telle sorte avec celles de la
société, qu'on ne peut plus s'y reconnaître. On voit
que cette dernière lui apporte un secours puissant,
qu'elle l'aide efficacement à trouver l'argent et les
auxiliaires dont il a besoin : on est souvent en peine
de dire à qui revient l'idée première de telle ou telle
œuvre.
Pour celle qui nous occupe ici, cependant, le point
de départ est connu. Ce ne fut ni Vincent de Paul ni
la Compagnie du Saint-Sacrement qui conçut et mil
en train l'œuvre prodigieuse du relèvement des pro-
vinces. Le premier comité de secours fut fondé à
Paris, en 1049, par un janséniste, M. de Dernières,
LA CHARITÉ. VINCENT DE PAUL. 91
auquel revient également l'invention des Relations
imprimées qui allèrent informer toute la France des
misères à soulager. C'était la première fois que la
charité se servait de la publicité. Elle s'en trouva
bien. M. de Dernières et son comité, où dominaient
les femmes de parlementaires, purent bientôt com-
mencer à faire distribuer en Picardie et en Cham-
pagne du pain, des vêtements, de l'argent, des
semences, des instruments de travail. Ils établirent
des hôpitaux. Ils mirent fin à l'affreux sentiment
d'abandon de ces malheureuses populations, piéti-
nées depuis tant d'années par des mercenaires de
toutes races et de toutes langues. Mais leur nombre
était médiocre, si leur zèle était grand, et la com-
munauté janséniste n'était pas outillée pour une tâche
de cette envergure. Dès la fin de l'année suivante, la
direction de l'entreprise passa tout naturellement
aux mains de Vincent de Paul, qui lui amenait son
armée de sœurs de charité, ses prêtres de la I\{is-
sion, et tout un contingent d'alliés secrets, mais
absolument dévoués.
Il ne semble pas qu'il en soit résulté d'abord
aucun conflit. Mme de Lamoignon et la présidente
de Herse furent le bras droit de M. Vincent comme
elles l'avaient été de M. de Dernières. Quand la
reine de Pologne*, élevée en France et fille spiri-
tuelle de Port-Royal, voulut souscrire à l'œuvre,
elle envoya son argent à la mère Angélique, en lui
1. Marie de Gonzague.
92 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
disant de s'entendre avec M. Vincent. Mais cette
bonne harmonie ne dura guère. Les membres de ce
que le public allait baptiser du sobriquet de Cabale
des Dévots, faute d'en connaître le nom véritable,
ne purent supporter la concurrence janséniste dans
la charité. Ils entamèrent contre M. de Bernièrcs
une campagne d'odieuses calomnies et de dénoncia-
tions qui aboutit à Fexil de cet homme de bien. De
toutes les mauvaises actions oii les poussa l'esprit
sectaire, c'est l'une des plus abominables.
Les Relations furent continuées sous la direction
de Vincent de Paul. On sait par elles, et par d'au-
tres documents du temps, le détail de la tâche
entreprise. Le plus pressé pour la santé publique
était de débarrasser la surface du sol, dans les pro-
vinces où l'on se battait, des corps en putréfaction
et des immondices laissés derrière elles par les
armées. Il y avait telle petite ville d'où s'exhalait
une puanteur si effroyable, que personne, dans le
pays ne voulait en approcher. Une Relation de 1652
décrit en ces termes les environs de Paris : « A
Étrechy, les vivants sont mêlés avec les morts,
et le pays en est rempli. A Villeneuve-Saint-
Georges, Crosne, Limay, on a trouvé trois cent
soixante-quatorze malades dans la dernière extré-
mité, ni lits, ni habits, ni pain. Il va falloir com-
mencer par enlever le foyer d'infection qui augmente
la maladie, en enterrant les cadavres d'hommes, de
chevaux morts et de bestiaux, et toutes les saletés
que produit le séjour d'une armée ». Le nettoyage
LA CHARITE. VINCENT DE PAUL. 93
du sol fut la spécialité de M. Vincent et l'un de ses
bienfaits les plus signalés. Il y employa ses prêtres
de la Mission et ses sœurs de charité. Les mission-
naires se mettaient à la tête des ouvriers, les sœurs
recherchaient les malades abandonnés. Soutanes et
cornettes mouraient à la peine, « les armes à la
main », disait leur chef, mais leur œuvre était
bonne; on commençait enfin par le commencement.
Après les morts, les vivants : « Le curé de Boult*,
rapporte une autre Relation^ nous a assuré avoir
enterré trois de ses paroissiens morts de faim; les
autres n'ont vécu que de pailles hachées et mêlées
avec de la terre, dont ils composent un manger que
l'on ne peut appeler pain. Cinq chevaux puants et
pourris ont été dévorés; un vieillard, âgé de soixante-
quinze ans, est entré à son presbytère pour faire
rôtir à son feu un morceau de chair de cheval mort
de gale depuis quinze jours, infecté de vers et jeté
dans un bourbier puant ». A Saint-Quentin, dans
les faubourgs, où les maisons avaient été démolies,
les missionnaires découvrirent les derniers habitants
dans des cabanes misérables « en chacune desquelles,
écrivait l'un d'eux, j'ai trouvé deux ou trois malades,
en une seule dix ; deux femmes veuves, ayant cha-
cune quatre enfants, couchés tous ensemble sur la
terre, n'ayant chose quelconque et sans aucun linge.
Un autre ecclésiastique, dans sa visite, ayant ren-
contré plusieurs portes fermées, en a fait faire ouver-
1. Eu Picardie.
94 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
lure et a trouvé que les malades étaient si laibles
qu'ils ne pouvaient ouvrir la porte, n'ayant mangé
depuis trois jours, et n'ayant sous eux qu'un peu de
paille à demi pourrie ; le nombre de ces pauvres est
si grand que sans le secours venu de Paris, lors de
l'appréhension du siège, les bourgeois, ne les pou-
vant nourrir, avaient résolu de les jeter par-dessus
les murailles ».
Il fallait des millions rien que pour alléger une
pareille détresse, et Vincent de Paul rêvait mieux,
ses associés avec lui : ils voulaient mettre ces popu-
lations agonisantes en état de reprendre le travail et
de réparer leurs ruines. L'entreprise s'organisait au
travers d'obstacles qui avaient l'air insurmontables.
L'épuisement de la France et la difficulté des com-
munications étaient les principaux. Le comité pail-
sicn sut trouver des sommes énormes, des dons en
nature de toutes sortes, et le moyen de transporter
ses approvisionnements. Il s'était partagé les envi-
rons de Paris : Mme Joly, un village; la présidente
de Nesmond, quatre villages, et ainsi de suite. En
dehors de la banlieue, on envoyait les mission-
naires.
L'un des derniers biographes de Vincent de Paul ',
évalue à douze millions de livres, qui en feraient
soixante d'à présent, les sommes qu'il distribua,
sans préciser, toutefois, si ce fut pour l'ensemble de
ses œuvres, ou seulement pour celle qui nous
l.M. Emmanuel de Broûlie.
LA CHARITÉ. ^'INCENT DE PAUL. 95
occupe. Quoi qu'il en soit, cette dernière eut certai-
nement la grosse part.
L'immensité de l'entreprise, son apparente témé-
rité, nous en apprennent long sur la richesse et la
puissance des classes moyennes au milieu du
xvii^ siècle. Après Vincent de Paul et M. de Der-
nières, l'honneur de l'œuvre du relèvement revient
au monde parlementaire et à la bourgeoisie pari-
sienne; l'aristocratie n'y joua qu'un rôle secondaire.
Les classes moyennes fournirent cet effort énorme
dans une période où presque tous les revenus man-
quaient à la fois. On nous dit que plusieurs eurent
recours à l'emprunt pour alimenter la caisse, que
d'autres vendirent leurs bijoux et leur vaisselle d'ar-
gent : encore cela suppose-t-il du luxe et du crédit.
D'une façon ou de l'autre, le bourgeois est en état
de donner, tandis que le petit noble de la Lorraine
ou de la Beauce en est réduit à recevoir; et c'est ce
qui complète la leçon de l'histoire. Le pain manque
dans les gentilhommières comme dans les chau-
mières. Lorsqu'on est resté deux jours sans manger,
on accepte l'aumône; au bout de trois jours, on la
demande, à cause des enfants. Décadence des uns,
ascension des autres jusqu'à ce que leur tour vienne :
c'est toujours la même chose depuis que le monde
est monde.
Dernier détail, et le plus significatif peut-être. Il
n'est pas question dans les Mémoires du temps * de
1. Saul dans le Journal des Guerres civiles, de Dubuisson-
Aubenay. Celui-ci mentionne à la date du 2 décembre ICoO les
96 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
ce qui fut l'œuvre principale de Vincent de Paul.
Leurs auteurs se feraient conscience d'oublier une
intrigue de Cour ou une aventure scandaleuse; mais
des gens qui sont nus, qui ont faim, en quoi est-ce
intéressant? On évite d'en parler, on n'y pense pas.
En 1652, année où la misère, à son comble, étrei-
gnait Paris, la mère Angélique écrivait de Port-
Royal, à la reine de Pologne (28 juin) : « Hors le
petit nombre de bonnes âmes qui s'appliquent à la
charité, les autres sont autant dans le luxe que
jamais. Le Cours et les Thuileries sont aussi fré-
quentés que ci-devant, les collations et le reste des
superfluilés vont à l'ordinaire... ». Paris s'amuse
avec la même fureur que si ses rues n'étaient pas
remplies de spectacles affreux, « et ce qui est plus
horrible, c'est qu'on ne peut souffrir que les prédi-
cateurs prêchent la pénitence (lettre du 12 juillet) ».
Le défaut de pitié pour le miséreux était presque
général; on ne voulait pas être importuné de ce qui
se passait dans les bouges.
Vincent de Paul et ses alliés luttèrent six ans.
Pas une fois le gouvernement ne vint à leur aide,
et la guerre continuait toujours; pour une ruine
relevée, les armées en faisaient dix autres. Le
groupe des « bonnes âmes » qui avaient fait ces pro-
digieux sacrifices finit par être usé, pour ainsi dire,
et il ne se renouvela point, malgré la source inépui-
sable de dévouement offerte par la Compagnie du
« grandis aumônes » ei:Voyces en Champagne par Mines de
Lamoignon et de Herse, les sieurs de Bernières, Lenain, etc. »
LA CHARITE. VINCENT DE PAUL. 97
Saint-Sacrement. Il avait été composé d'honniies et
de femmes tellement exceptionnels, par le caractère
aussi bien que par les idées, qu'il n'eut pas où se
recruter pour boucher les vides produits par la mort,
l'épuisement des ressources et du courage. En I600,
les recettes du comité tarissaient à vue d'œil. Deux
ans plus tard, elles étaient taries, et l'œuvre de salut
demeurait inachevée. Il était précieux qu'elle eût
été tentée; un levain de bonté en subsista dans
l'àme nationale.
Les traces du bien accompli furent promptement
effacées; les famines de 1659 à 1GG2, la dernière
surtout, comptent parmi les plus effroyables du
siècle, et peut-être de toute notre histoire. L'excès
de la misère matérielle engendra une immense
misère morale, en particulier dans les grandes
villes, où le luxe côtoie les dénuements les plus
affreux, et Paris devint excitable et mauvais, comme
toujours lorsqu'il souffre. Le carnaval de 1660 fut le
plus bruyant et le plus troublé qu'eussent jamais
vu les vieux Parisiens. Grands et petits cherchaient
le plaisir avec une espèce de rage, et ce n'était du
haut en bas de l'échelle que dissensions et querelles.
Les lieux publics étaient pleins de désordres et de
rixes. Il y avait des nuits où les masques étaient
maîtres du pavé, et l'on a vu plus haut qu'il n'exis-
7
98 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
tait pas de sécurité avec ces foules composites qui
volaient jusqu'aux bougies des maisons où elles
entraient. Un seul bal reçut un soir la visite de
soixante-six bandes de masques, qui parcoururent
la ville trois nuits de suite. L'hystérie de Paris
pendant que la France mourait de faim est d'autant
plus frappante, que la Cour n'était pas là pour lui
communiquer son éternel besoin d'agitation et
d'amusement. Louis XIV employa une grande partie
de ces années critiques à parcourir son royaume.
Un premier voyage, du 26 octobre 1658 au 27 jan-
vier suivant, eut pour objet de rencontrer à Lyon la
princesse de Savoie qu'il était alors question de
faire épouser au roi. En passant à Dijon, la Cour s'y
arrêta plus de quinze jours. Mademoiselle nous en
apprend les raisons; elles ne sont pas glorieuses
pour la royauté. Le Parlement de Dijon résistait à
enregistrer certains édits qui aggravaient les charges
de la province. Le Tellier « alla de la part du roi »
promettre qu'il n'en serait plus question, si les États
de Bourgogne portaient leur subside à un chiffre
qui fut indiqué : « Sur quoi ils accordèrent ce qu'on
leur demandait, et en vinrent rendre compte au
roi ». Dès le lendemain, avec un mépris cynique de
la parole royale, « Sa Majesté » allait au Parlement
de Dijon faire enregistrer les édits'. Mademoiselle
avait eu la curiosité d'assister à la séance. Le premier
1. Le Parloincnt de Dijon avait mauvaise réputation auprès
des ministres, ([ui l'accusaient de se mettre en travers de toutes
les réformes. Cela ne juslide j)as un pareil manque de foi.
LA COUR EN VOYAGE. 99
président fit la seule chose en son pouvoir. Il exprima
courageusement ses « regrets »,et « fut loué de tous
ceux qui l'entendirent ». La Cour plia bagage le
jour suivant, avec une certaine hâte, « laissant
Dijon et toute la province dans une grande conster-
nation ».
Mademoiselle n'avait blâmé que la façon de s'y
prendre. Au fond, elle pensait avec son temps que
le souverain ne doit à son peuple que l'autorité : il
ne lui doit pas le bonheur. Quelques semaines après
l'incident de Dijon, se trouvant à Lyon, la proxi-
mité lui donna envie d'aller visiter sa principauté
de Dombes \ qu'elle n'avait jamais vue. La Dombes
ne payait pas l'impôt au roi, et il n'en avait pas
fallu davantage pour la rendre prospère. Mademoi-
selle fut scandalisée du bien-être de ses sujets. Les
paysans étaient bien vêtus. « Ils mangeaient quatre
fois par jour de la viande », et il n'y avait point de
« misérables » dans le pays. « Aussi, poursuit
Mademoiselle, n'ont-ils point payé de tailles jus-
qu'à cette heure, et peut-être leur serait-il meilleur
qu'ils en payassent. Car ils sont fainéants, ne s'adon-
nent à aucun travail ni commerce. » Son petit
peuple avait tout quitté et mis ses plus beaux habits
pour la recevoir. En guise de remerciement, Made-
moiselle tira de lui tout l'argent qu'elle put. Il faut
se rappeler qu'aux yeux des grands , même les
i. La Dombes était une petite principauté indépendante, qui
n'a été réunie définitivement à la France que le 28 mars 1762.
Elle avait Trévoux pour capitale.
100 LOUIS XIV ET lA GRANDE MADEMOISELLE.
meilleurs, un paysan était à peine un homme. Nous
serions mal venus à nous en indigner. Nous admet-
tons bien que les races supérieures, ou soi-disant
telles, ont le droit d'exploiter les races tenues pour
inférieures et de les détruire au besoin. Nos pères
se traitaient d'une classe à l'autre comme l'on se
traite de nos jours d'une race à l'autre : c'est exacte-
ment le même sentiment.
A son retour de la Bombes, Mademoiselle retrouva
la Cour à Lyon. Chacun y était tout yeux et tout
oreilles pour un spectacle qui dérangeait les idées
admises sur les rois. Marie Mancini essayait de se
faire épouser par Louis XIV, et son entreprise
n'avait pas l'air aussi absurde qu'il l'aurait fallu.
Le mariage de Savoie avait manqué dans des condi-
tions pénibles, qui donnaient à penser au courtisan;
le roi s'était conduit avec la princesse Marguerite en
homme mal élevé. On en était à se demander si le
mariage d'Espagne allait aussi manquer, et avec lui
la paix tant désirée, parce qu'il plaisait à deux
amoureux, dont l'un n'aurait pas dû oublier ses
devoirs de roi, de proclamer les droits souverains
de la passion. Anne d'Autriche devenait inquièle.
Mazarin, succombant à la tentation, laissait le
champ libre à sa nièce, qui « obsédait * » le jeune
monarque de ses regards et de ses discours. Elle
lui faisait perdre la tête, et il jurait tout ce qu'elle
voulait. La partie n'était pas égale entre ime lia-
1. Mottcville.
LA COUR EN VOYAGE. 101
lienne passionnée et le timide un peu neuf qu'était
alors Louis XIV. Ce fut au retour de Lyon qu'il se
mit à genoux devant sa mère et Mazarin, en les sup-
pliant de lui laisser épouser celle qu'il aimait. Il les
trouva inflexibles. La reine sentait ce qu'une telle
mésalliance jetterait de déconsidération sur la
royauté. Le cardinal s'était ressaisi par diverses
raisons et se hâta d'éloigner sa nièce.
Un second voyage dura plus d'un an. La Cour
partit le 29 juin 16.59 et passa par Blois. Elle s'y
arrêta chez Gaston. Nous devons aux Mémoires de
Mademoiselle une dernière vision de ce prince jadis
si brillant, acoquiné maintenant dans son milieu
provincial où rien n'était à la mode de Paris, ni les
toilettes, ni la cuisine, ni l'air de la maison, ni
Monsieur lui-même qui ne savait plus recevoir, et se
vexa de ce que le roi lui tuait ses faisans. Il laissa
voir qu'on le dérangeait, on ne lui cela point qu'on
ne demandait qu'à repartir, et tout alla de travers.
L'aînée de ses filles du dernier lit, Marguerite d'Or-
léans, avait une grande réputation de beauté. Ses
parents s'étaient flattés longtemps de la voir reine
de France. Elle fut défigurée par les moustiques
la nuit d'avant l'arrivée du roi. On vantait extrême-
ment sa danse : elle dansa mal ce soir-là. Gaston
avait annoncé que la petite de dix ans « causait à
étourdir les gens », et avec esprit : personne n'en
put tirer un mot. Bref, rien ne réussissait. Mademoi-
selle n'en était pas autrement fâchée ; elle avait trem-
blé de voir sa cadette « au-dessus d'elle ». A peine la
J02 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Co'ur fut-elle remontée en voiture, que la carrossée
royale, suivant une habitude de tous les temps, se
mit à se moquer de ses hôtes. Le roi plaisantait de
la figure de son oncle en voyant tomber ses faisans.
Mademoiselle riait avec les autres. Elle s'était pour-
tant laissé prendre à une scène de tendresse que lui
avait jouée son père.
Il était venu la réveiller à quatre heures du matin :
« Il s'assit sur mon lit et me dit : « Je crois que
« vous ne serez pas fâchée que je vous aie éveillée,
« puisque je n'aurais pas eu le temps de vous voir
« tantôt. Vous allez faire un grand et long voyage....
« Je suis vieux, usé; ainsi je puis mourir pendant
« votre absence. Si je meurs, je vous recommande
« vos sœurs. Je sais bien que vous n'aimez pas
« Madame; qu'elle n'a pas eu envers vous toute la
« conduite qu'elle eût pu avoir; ses enfants n'en
« peuvent mais ; pour l'amour de moi, ayez-en soin.
« Elles auront bien besoin de vous; car pour Ma-
« dame, elle ne leur sera pas d'un grand secours ». Il
m'embrassa trois ou quatre fois. Je reçus cela avec
beaucoup de tendresse; car j'ai le cœur bon.... Nous
nous séparâmes fort bien, et je me rendormis. »
Mademoiselle crut qu'ils avaient enfin réussi à
s'aimer. Six semaines plus tard, un scandale écla-
tait à la Cour de France, alors à Bordeaux. Le duc
de Savoie avait rcfu- '^ d'épousor la princesse Mar-
guerite d'Orléans, et Mademoiselle était accusée
d'avoir écrit secrètement au duc que sa sœur était
bossue. L'accusation parlait de Gaston, qui disait
LA COUR EN VOYAGE. 103
en avoir la preuve. Ce fut une affaire très désa-
gréable pour Mademoiselle, et après laquelle il n'y
avait plus d'illusion possible : Gaston était toujours
Gaston, l'homme le plus dangereux de France.
De Bordeaux, la Cour se rendit à Toulouse, où
elle fut rejointe par Mazarin, qui venait de signer la
paix des Pyrénées (7 novembre 16.o9). Les arti-
cles en sont dans toutes les histoires. Leurs consé-
quences pour l'Europe ont été ramassées en quel-
ques lignes lumineuses par le grand historien alle-
mand, Léopold Ranke, frappé des avantages que le
traité nous donnait sur son pays. « S'il faut carac-
tériser d'une façon générale les résultats de cette
paix... nous dirons que leur importance résidait
dans la constitution et l'extension du grand système
géographique militaire de la monarchie française.
De tous les côtés, aux Pyrénées, aux Alpes, surtout
sur les frontières de l'empire allemand et des Pays-
Bas, la France acquérait par ses nouvelles places
fortes... autant de positions aussi importantes pour
la défense que favorables à l'attaque. Sa position
sur le Haut-Rhin, qu'elle devait à la paix de West-
phalie, reçut sa plus grande extension ^ » Mazarin
s'était bien trouvé d'avoir aimé à suivre les armées
en campagne. Il connaissait l'importance militaire
de la plupart des places. Le négociateur espagnol
n'aurait pu en dire autant.
A l'intérieur, le premier venu comprenait les
1. Histoire de France. Traduction Jacques Porchat et Miot.
Paris, 1886.
104 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
bienfaits politiques d'un traité qui abolissait le passé
dans la mesure du possible. Gondé avait été com-
pris dans la paix et rentrait en France bien résolu
à se tenir tranquille. Il rejoignit la Cour à Aix, le
27 janvier 1660, et la trouva très curieuse de savoir
comment il allait être reçu. Mademoiselle accourut
chez Anne d'Autriche : « Ma nièce, lui dit la reine,
allez-vous-en faire un tour à votre logis; car M. le
Prince m'a fait prier qu'il n'y eût personne, la pre-
mière fois que je le verrais ». « Je me mis à sourire
de dépit et je lui dis : « Je ne suis personne; je crois
« que M. le Prince sera fort étonné s'il ne me trouve
« pas ici. » Elle insista d'un ton fort aigre. Je m'en
allai, résolue de m'en plaindre à M. le cardinal; ce
que je fis le lendemain, et lui dis que, si pareille
chose m'arrivait une autre fois, je m'en irais. Il me
fit de grandes excuses. » C'était le système de
Mazarin. Il se confondait en excuses, et il n'en était
ni plus ni moins « une autre fois ».
On sut que M. le Prince avait demandé pardon à
genoux, et qu'il avait trouvé devant lui, en Louis XIV,
un juge grave et froid, qui s'était tenu « très droit * ».
Se battre contre son roi n'était décidément plus un
jeu : on ne s'en relevait pas, fût-on le vainqueur de
Rocroy. Mademoiselle ne réussissait pas à le com-
prendre. Condé, surpris et déçu, tâtait le terrain.
Un soir de bal qu'il causait avec Mademoiselle, le
roi se mit en tiers. La conversation tomba sur la
1. Mémoires de Montglat, Mifmoires de Mme de Molleville.
MORT DE GASTON d'ORLÉANS. 105
Fronde. De la part d'un homme d'autant d'esprit
que M. le Prince, on peut croire que cène fut point
par hasard : « On parla fort de la guerre, raconte
Mademoiselle, et nous raillâmes fort de toutes les
sottises que nous avions faites, et le roi entra le
mieux du monde dans ces plaisanteries. Quoique
j'eusse fort la migraine, je ne m'y ennuyai pas. »
Elle avait ri sans arrière-pensée. Condé, plus per-
spicace, trembla le reste de ses jours devant ce
monarque si dissimulé et si parfaitement maître
de soi.
Presque au même moment, expirait un autre
attardé de ces idées féodales que ni la royauté, ni
les mœurs, ne voulaient plus souffrir chez les grands.
Gaston d'Orléans mourut à Blois, le 2 février*, des
suites d'une attaque. On l'avait entendu murmurer
de son lit, en regardant sa femme et ses enfants :
« Doinus mea domus desolationis vocabitur. Ma maison
sera nommée la maison de la désolation ». Il ne
croyait pas si bien dire. Madame se surpassa pour
la maladresse, et quekfiie chose de plus. Elle alla
dîner pendant que son époux recevait l'exlrême-
onction , congédia la domesticité de Monsieur
aussitôt après le dernier soupir, fit mettre tout sous
clef et ne s'occupa plus de rien. Ses femmes refu-
sèrent un drap pour ensevelir le cadavre ; il fallut
qu'une dame de l'entourage en donnât un. Des
prêtres étaient venus veiller le corps; n'ayant point
1. Le bal avait eu lieu le 3. Il fallut plusieurs jours pour que
la nouvelle de la mort arrivât à Aix.
106 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
« de lumière ni de feu », ils s'en retournèrent, et le
mort resta seul, plus abandonné encore que ne
l'avait été son frère, le roi Louis XIII. On l'emporta
« sans pompe ni dépense ' » à Saint-Denis, et sa
veuve courut à Paris, s'emparer du Luxembourg
pendant que Mademoiselle n'y était pas.
La Cour se dispensa de feindre des regrets. Le
roi lui avait donné le ton en disant à sa cousine d'un
air gai, après les premiers compliments : « Vous
verrez demain mon frère avec un manteau qui
traîne. Je crois qu'il a été ravi de la mort de voire
père pour cela.... Il croit en hériter et avoir son
apanage ; il ne parle d'autre chose ; mais il ne Fa
pas encore. » Anne d'Autriche écoutait en souriant.
« Il est vrai, poursuit Mademoiselle, que Monsieur
vint le lendemain avec un furieux manteau. » Elle
avait eu de la peine à ne pas sourire aussi. Son cha-
grin était cependant très vif, malgré le passé, ou
plutôt ù cause de lui; mais c'était une impulsive,
entraînée par l'impression du moment. Elle afficha
un peu trop sa douleur : « Je voulais porter le deuil
le plus régulier et le plus grand qui eût jamais été....
Tout était vêtu de deuil, jusqu'aux marmitons et
les valets de tous mes gens, les couvertures de
mules, tous les carapaçons de mes chevaux et de
mes sommiers. Rien n'était si beau, la première
fois que l'on marcha, que de voir tout ce grand
équipage de deuil. Cela avait un air fort magnifique
1. Mémoires de Madoinoiselle.
MORT DE GASTON D ORLEANS. 107
et de vraie grandeur. On dit que je l'ai assez à toute
chose. » Le deuil des mulets valait le manteau à
traîne de Monsieur. Cette magnifique pompe funèbre
avait l'inconvénient de rappeler à tout venant que
Mademoiselle devait fuir les plaisirs. Au bout de
quelques semaines, elle en aurait volontiers repris
sa part; Anne d'Autriche eut la bonté de lui en
donner l'ordre.
Cependant l'été approchait. La Cour continuait
à se traîner de ville en ville, attendant qu'il plût au
roi d'Espagne de lui amener sa fille, et le temps
paraissait long. Mazarin s'enfermait à travailler.
Louis XIV commandait l'exercice aux soldats de sa
garde. La reine sa mère passait de longues heures
dans les couvents. Mademoiselle écrivait ou faisait
de la tapisserie. Un grand nombre de courtisans,
n'en pouvant plus d'ennui, étaient retournés à Paris;
le reste vivait dans un désœuvrement complet. Le
roi aurait eu là une belle occasion d'étudier ses pro-
vinces; mais il n'avait pas l'esprit curieux. Il passa
des mois entiers en face des Pyrénées sans s'aviser
de savoir comment les montagnes sont faites, chose
très ignorée de son temps. L'une des rares per-
sonnes qui se hasardèrent dans les Pyrénées,
Mme de Motteville, a conté son étonnement en y
découvrant des vallées, des torrents, des champs
cultivés et des habitants. Elle avait cru trouver une
sorte de grande muraille, « déserte et inculte ». On
voyageait, pourtant; mais la nature n'avait pas
encore ses droits d'entrée dans la littérature, et les
108 LOUIS XÏV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
cercles où Ton en parlait étaient rares. Chacun ne
connaissait du vaste monde que ce qu'il en avait vu
de ses yeux.
Enfin, le 2 juin (1660), la Cour de France cro-
quant le marmot à Saint-Jean-de-Luz depuis près
d'un mois, on eut nouvelle de l'arrivée de Phi-
lippe IV et de l'infante Marie-Thérèse à Fontarabie.
Les cérémonies du mariage commencèrent dès le
lendemain.
VI
Il fallut six jours, et beaucoup de bonne volonté
des deux parts, pour achever cette grande affaire
sans offenser l'étiquette. Le problème consistait à
marier le roi de France avec la fille du roi d'Espagne
sans que le roi de France mît Is pied en Espagne, ni
le roi d'Espagne en France, et sans que l'infante
quittât son père d'un pas avant d'être épousée. Du
côté de notre Cour, où la discipline laissait à désirer,
des difficultés de détail venaient à tout instant com-
pliquer encore les choses. Le petit Monsieur pleu-
rait d'envie d'aller à Fontarabie voir une cérémonie
espagnole; mais l'étiquette obligeait à distinguer
en sa personne le frère du loi d'avec l'héritier pré-
somptif de la couronne, « car, alléguait Louis XIV,
le présomptif héritier d'Espagne ne viendrait point
en France voir une cérémonie' ». Tout examiné
i. Mémoires de Mademoiselle.
MARIAGE DE LOUIS XIV, 109
Ihéritier reçut défense de passer la ûonlière. Sur-
vint Mademoiselle, qui devait être de la partie. Elle
représenta que l'interdiction ne lui était pas appli-
cable, et s'appuya sur la loi salique pour avoir le
droit de traverser la Bidassoa : « Je n'hérite point,
disait-elle; je ne dois pas être malheureuse en tout.
Puisque les filles ne sont bonnes à rien en France,
au moins que l'on les laisse voir ce qu'elles ont envie. »
Mazarin convoqua les ministres pour leur soumettre
cet argument. La discussion dura « trois ou quatre
heures ». Finalement, Mademoiselle eut gain de
cause, bien que le roi fût plutôt contre elle.
Les questions de « queues » donnèrent aussi de
la tablature au cardinal. Un duc s'était offert à
porter la queue de Mademoiselle dans le cortège
nuptial. Mazarin dut se mettre en quête de deux
autres ducs pour les plus jeunes sœurs de Mademoi-
selle, deux enfants, que la dame d'atour de leur
mère avait amenées au mariage. Il ne put trouver
qu'un marquis et un comte; les ducs se dérobaient.
La dame d'atour jeta les hauts cris; ses princesses
auraient des porte-queue aussi titrés que leur grande
sœur, ou elles n'iraient point. « Je ferai ce que je
pourrai, répondait le cardinal; mais personne ne le
veut. » Mademoiselle eut la bonne arrâce de sacrifie
&'
;r
son duc, et Mazarin croyait en être quitte, quand
la princesse Palatine * suscita un nouvel incident le
jour même de la cérémonie et presque au demie;-
1. Anne de Gonzaeue.
HO LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
moment. Elle apparut dans la chambre de la reine
avec une queue. Elle n'en avait pas le droit, étant
princesse étrangère. Elle comptait sur ragilalion
générale pour passer en contrebande et créer un
précédent. Il fallut en rabattre. Sa queue avait été
dénoncée à Mademoiselle et il n'y eut pas de mariage
qui tînt; force fut au cardinal, et au roi après lui,
d'écouter un vrai discours sur les empiétements des
princes étrangers : « Je crois, écrivait Mademoiselle,
que je fus fort éloquente ». Elle fut, en tout cas,
très convaincante, car la Palatine reçut l'ordre
d'ôter sa queue. Mais il nous faut retourner en
arrière; les queues nous ont entraînés trop loin.
Les rapports entre les deux monarques avaient été
réglés avec une minutie digne des cours asiatiques.
Ils ne se voyaient que dans une salle construite tout
exprès dans l'île des Faisans, et à cheval sur la fron-
tière. Une moitié se trouvait en territoire français,
l'autre moitié en territoire espagnol. Le décor
changeait d'un côté à l'autre. Louis XIV ne devait
marcher que sur des tapis français, Philippe IV
sur des tapis espagnols. L'un ne s'asseyait que sur
une chaise française, n'écrivait que sur une table
et avec de l'encre françaises, ne regardait l'heure
qu'à l'horloge placée dans sa moitié de salle; l'autre
se gardait avec le même soin de tout objet qui n'était
pas espagnol. Deux portes en vis-à-vis leur livraient
passage au même moment. Un même nombre de
pas les amenait à l'endroit où le tapis rouge de
France rejoignait le tapis or et argent d'Espagne,
MARIAGE DE LOUIS XIV. Hl
et l'on se parlait, l'on s'embrassait, par-dessus la
frontière. Ainsi le voulaient les lois du cérémonial
monarchique. Leur rigueur commençait à étonner
les bonnes gens de France. Les entrevues de l'île
des Faisans devinrent légendaires, La Fontaine y
fait allusion dans l'une de ses dernières fables : Les
deux chèvres *, où il n'a pas trouvé de meilleure
comparaison pour rendre la solennité avec laquelle
ses deux chèvres, également entichées de leur rang,
également gourmées, s'avancent l'une vers l'autre
sur le pont étroit et fragile.
Je m'imagine voir, avec Louis le Grand,
Philippe Quatre qui s'avance
Dans File de la Conférence ~.
Ainsi s'avançaient pas à pas,
Nez à nez, nos aventurières....
Quand tout fut arrangé, le 3 juin, sans que les
mariés ni leurs parents se fussent vus, le roi de
France, représenté par don Luis de Haro, fut marié
par procuration dans l'église de Fontarabie avec
linfante Marie-Thérèse. C'était le biais qui sauve-
gardait la dignité des deux couronnes. Après la céré-
monie, la nouvelle reine retourna chez son père.
Elle écrivit le lendemain à son époux une lettre
de compliments officiels. Nous possédons la réponse
de Louis XIV. Il s'en était bien tiré; ce n'était
pourtant point facile.
1. Parue en 1691.
2. L'île des Faisans était aussi appelée île de la Conférence
depuis que Mazarin y avait discuté le traité des Pyrénées avec
don Luis de Haro.
112 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
A Saint-Jean-dc-Luz, le 4 juin 1060.
« Recevoir en môme temps une lettre de Votre
Majesté et la nouvelle de la célébration de notre
mariage, et être à la veille de jouir du bonheur de
la voir, ce sont assurément des sujets de joie indi-
cible pour moi. Mon cousin le duc de Créqui, pre-
mier gentilhomme de ma chambre, que j'envoie
exprès vers Votre Majesté, lui communiquera là-
dessus les sentiments de mon cœur, dans lesquels
elle remarquera toujours de plus en plus une extrême
impatience de les lui pouvoir dire moi-même. Il lui
présentera aussi quelques bagatelles de ma part.
« L. »
Le même jour, dans l'après-midi, Anne d'Autriche
se rencontra pour la première fois avec son frère et
sa nièce. L'entrevue eut lieu dans la salle de l'île des
Faisans. Philippe IV étonna les Français, décidé-
ment moins traditionnels que les Espagnols. Il
« demeurait tellement immobile dans sa gravite,
qu'on l'eût pris pour une statue plutôt que pour un
homme vivant' ». Anne d'Autriche ayant voulu
embrasser ce frère qu'elle n'avait pas vu depuis qua-
rante-cinq ans, il se décida à faire un mouvement
mais ce fut pour « retirer sa tête de si loin, que
jamais elle ne put l'attraper * ». La reine mère avait
1. Mémoires de Moiilglat.
2. Mémoires de >.!iiie de Motleville.
MARIAGE DE LOUIS XIV. 113
oublié les usages de son pays. S'embrasser, en
Espagne, n'était pas « se baiser ». C'était se donner
l'accolade sans se toucher des lèvres, ainsi que nous
le voyons faire à la Comédie-Française aux person-
nages du répertoire classique. On ne se « baisait »
que dans des cas déterminés et rares, comme nous
le voyons chez Molière. Dans le Malade imaginaire^
Thomas Diafoirus consulte son père avant de
« baiser » sa fiancée : « Baiserai-je? — Oui, oui »,
répond M. Diafoirus. Le soir de l'entrevue du 4 juin,
Mademoiselle eut « la curiosité de savoir si le roi
d'Espagne n'avait pas baisé la reine-mère. Je lui
demandai; elle me dit que non; qu'ils s'étaient
embrassés à la mode de son pays ». Comment cette
mode étrangère s'est-elle établie à la cour de France
et de là sur nos scènes? Est-ce à la suite du mariage
de Louis XIV? Je laisse aux amateurs de théâtre à
résoudre ce petit problème d'histoire dramatique.
On apporta une chaise française à la reine mère,
une chaise espagnole à Philippe IV, et ils s'assirent
« environ sur la ligne qui séparait les deux
royaumes 1 ». II restait à asseoir Marie-Thérèse,
infante d'Espagne mariée par procuration au roi de
France. Serait-ce en France ou en Espagne? Sur un
siège espagnol ou français? On apporta un coussin
espagnol et deux coussins français, on les empila en
territoire espagnol, et la jeune reine se trouva assise
d'une façon mixte, convenable à sa situation
1. Moite ville.
il4 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
ambiguë. Louis XIV n'avait pas accompagné sa
mère : réliquetie ne permettait pas encore au nou-
veau couple de s'adresser la parole. 11 avait été con-
venu que le roi de France se promènerait à cheval
sur les bords de la Bidassoa, et que l'infante le regar-
derait de loin par une fenêtre. Une impatience
romantique qui prit à l'époux de connaître son
épousée fit manquer cette partie du programme.
Louis XIV vint regarder sa femme par une porte
entr'ouverte. Ils se considérèrent quelques instants
et s'en reîournèrent chacun chez soi, elle à Fonta-
rabie, lui à Saint-Jean-de-Luz.
Le dimanche 6, ils se virent officiellement dans l'île
des Faisans. Ils n'en furent guère plus avancés; Phi-
lippe IV avait déclaré que l'infante devait cacher
ses impressions jusqu'à ce qu'elle fût en terre
française.
Le 7, Anne d'Autriche emmena sa bru à Saint-
Jean-de-Luz, où les jeunes gens purent enfin se
parler en attendant la célébration définitive du
mariage, qui eut lieu le 9 juin dans l'église de Saint-
Jean-de-Luz. Quelques jours plus tard, la Cour
reprenait le chemin de Paris. Marie-Thérèse fit son
entrée solennelle dans la capitale le 26 août. Le cor-
tège parlait de Vincennes. « Il me fallut lever à
quatre heures du malin », rapporte Mademoiselle,
qui avait « une migraine horrible » et grand mal au
cœur. A cinq heures tout le monde était en costume
d'apparat, et l'on n'arriva au Louvre qu'à sept heures
du soir. Mademoiselle n'en pouvait plus; mais une
MARIAGE DE LOUIS XIV. 115
princesse du sang n'avait pas le droit d'être malade
le jour de Tenlrée de la reine.
Tantôt ridicule et tantôt féroce : telle apparaît l'an-
cienne étiquette à nos générations démocratiques.
Les monarques d'autrefois sentaient trop vivement
les services qu'elle leur rendait pour lui marchander
la soumission. Ils savaient qu'un demi-dieu ne des-
cend jamais impunément de son piédestal; on ne
peut pas s'empêcher de rire lorsqu'il prétend y
remonter. Aujourd'hui, les princes eux-mêmes ne
veulent plus de Tétiquette. Le sentiment monar-
chique n'est plus assez fort pour leur faire supporter
l'ennui du cérémonial : ils sont capables de tout pour
lui échapper. Nous les voyons jeter aux orties leur
rang et leurs privilèges dans l'espoir de trouver plus
de bonheur parmi la foule obscure que dans les
palais des rois. Il arrive alors que leur sans-gêne
déshabitue le peuple de les prendre au sérieux, et
ainsi s'en vont de compagnie le respect des révé-
rences et le respect des royautés. Louis XIV et Phi-
lippe IV avaient raison contre La Fontaine, à leur
point de vue de souverains, d'attacher une impor-
tance capitale à ne pas poser leurs pieds sacrés au
hasard des tapis. Ils prolongeaient l'existence de la
monarchie.
H 6 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
VII
La vie reprit son cours habituel dans le Palais du
Louvre. Le roi étudiait un nouveau ballet. Il chas-
sait et se déguisait. Très peu de personnes remar-
quèrent qu'il trouvait toujours le temps d'aller faire
de longues visites à Mazarin. Le cardinal, se sentant
laloanépar la mort, préparait en hâte son élève à son
« grand métier » de souverain. Il le mettait au cou-
rant des affaires, lui parlait en confidence du per-
sonnel gouvernemental, l'entretenait de politique et
lui recommandait de ne plus avoir de premier
ministre '. La seule chose à laquelle il ne pouvait se
résoudre, c'était de lui permettre de donner quelque-
fois un ordre. Ses mains de moribond ne voulaient
lâcher ni un écu, ni un atome d'autorité. La jeune
reine s'étonnait de connaître la gène depuis qu'elle
était en France ; Mazarin tenait sa maison par l'inter-
médiaire de Golbert, « qui épargnait sur toutes
choses^ », et il empochait les économies. Au jour de
l'an, il s'attribua les trois quarts des étrennes de
Marie-Thérèse. La reine mère ayant marqué du
mécontentement, « le pauvre Monsieur le Cardinal »,
1. Il existe aux archives des Affaires étrangères un fragment
des instructions de Mazurin à Louis XIV, écrit sous la dicl('o du
roi. M. Chantclauzn, qui Pavait découvert, Ta publié dans le
Coi'reupondant du 10 août 1881.
2. Motteville.
MORT DE MAZARIN. H7
ainsi qu'elle l'appelait, s'écria effrontément :
« Hélas! si elle savait d'où vient cet argent, et que
c'est le sang du peuple, elle n'en serait pas si libé-
rale ».
Mazarin eut beau se presser : il n'eut pas le temps
d'achever sa tâche. Le 11 février 1661, le roi, sachant
son ministre perdu, se mit à pleurer et à dire qu'il
ne saurait comment s'en tirer. La France entière
éprouvait les mêmes craintes. Il ne venait pas à l'es-
prit qu'il fût capable de gouverner, ni qu'il voulût
s'en donner la peine. On n'hésitait que sur le nom de
celui qui mènerait la barque à sa place. Anne d'Au-
triche se croyait des chances. Coudé avait un parti
dans la noblesse. La bourgeoisie parisienne se disait
que Retz allait peut-être revenir sur l'eau « par
nécessité* ». Les ministres n'admettaient qu'un
homme de la carrière. Pendant que les intrigues
allaient leur train, Mazarin expira (9 mars), et quel-
ques heures plus tard eut lieu le coup de théâtre
qu'on lit dans tous les historiens. Louis XIV signifia
à ses ministres et aux grands son intention de gou-
verner par lui-même. Ceux qui le connaissaient bien,
à commencer par sa mère, ne firent qu'en rire, per-
suadés que ce serait un feu de paille.
Il s'était d'abord enfermé tout seul, pendant deux
heures, pour établir son « règlement de vie^ » de
monarque effectif. Le programme sorti de cette
méditation ressemble à s'y méprendre à celui de
1. Guy Patin. Lettre du 28 janvier 1661,
2. Motteville.
118 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Catherine de Médicis dans la lettre citée plus haut.
11 exigeait des qualités de grand travailleur.
Louis XIV les eut du jour au lendemain, « car sur-
tout, dit-il dans ses Mémoires, j'étais résolu à ne
prendre point de premier ministre, et à ne pas laisser
faire par un autre la fonction de roi pendant que je
n'en aurais que le titre ». Le passage où il décrit ses
noces avec la joie du travail est émouvant et beau.
Il est même poétique : « Je me sentis (aussitôt)
comme élever l'esprit et le courage, je me trouvai
tout autre, je découvris en moi ce que je n'y connais-
sois pas, et je me reprochai avec joie de l'avoir si
longtemps ignoré. Cette première timidité que le
jugement donne toujours et qui me faisait peine, sur-
tout quand il fallait parler un peu longtemps et en
public, se dissipa en moins de rien. Il me sembla
alors que j'étais roi et né pour l'être. J'éprouvai enfin
une douceur difficile à exprimer ».
Il eut bientôt besoin de tout ce courage neuf. A
mesure que son esprit « s'élevait », la honte le pre-
nait de sa crasse ignorance : « Quand la raison, dit-
il, commence à devenir solide, on ressent un cuisant
et juste chagrin d'ignorer les choses que savent tous
les autres ». L'utilité pratique des études qu'il avait
négligées se faisait sentir à lui. Ne pas savoir l'his-
toire, avec son « métier », c'était une gêne de tous
les instants. Ne pas être capable de décliilTror tout
seul une lettre en lalin, alors que Rome et l'Empire
n'écrivaient leurs dépêches qu'en lalin, c'était une
servitude insupportable. N'avoir jamais rien lu sur
AVÈNEMENT DE LOUIS XIV. H 9
« Fart de la guerre », quand on avait l'ambition de
s'y « rendre savant » et d'y acquérir de la gloire,
c'était se mettre à soi-même des bâtons dans les
roues. Son éducation était à refaire : « Toute
la difficulté n'était qu'à pouvoir en trouver le
temps ».
Il s'était interdit de s'arrêter aux autres diffi-
cultés, dont la principale était qu'à se remettre sur
les bancs, il hasardait son autorité fraîche éclose.
Louis XIV brava l'opinion avec un courage remar-
quable. C'est l'un des plus beaux endroits de sa vie.
Il a été vraiment grand, par le sentiment du devoir
professionnel et par l'empire sur lui-même, le jour
où il osa se dire à lui-même, comme devait le dire
tout haut le Bourgeois gentilhomme de Molière, et
en se rendant parfaitement compte qu'il s'exposait
au ridicule : « Je veux... savoir raisonner des choses
parmi les honnêtes gens. » Pour lui rendre pleine
justice, il faut se représenter l'effet dadais que
produisait alors un écolier de vingt-trois ans '. Il faut
se rappeler que l'on finissait ses classes à quinze ou
seize, et que leur souvenir était inséparable de celui
des verges, sans lesquelles il n'y avait pas de péda-
gogie au xvif siècle. Quand on sut que le roi repre-
nait des leçons de latin de son ancien précepteur
et qu'il passait des heures à faire des thèmes, les
courtisans durent avoir sur lé bout de la langue de
lui demander, comme Mme Jourdain à M. Jourdain :
1. 11 en avait même vingt-quatre lorsqu'il demanda à Péréfixe
de lui redonner des leçons de latin.
120 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
« N'irez-vous point Fun de ces jours au collège
vous faire donner le fouet, à votre âge? »
Il ne se berçait pas de l'illusion que son rang le
sauverait des railleries. Il avoue à propos de l'his-
toire, qu'il voulut aussi rapprendre, combien la
pensée du qu'en-dira-t-on lui avait été sensible :
« — Un seul scrupule m'embarrassait, qui était que
j'avais quelque manière de pudeur, étant dans la
considération où j'étais dans le monde, de redes-
cendre dans une occupation que j'aurais dû prendre
de meilleure heure. » Tout avait cédé à la volonté
« de n'être pas privé des connaissances qu'un
honnête homme doit avoir ». Il ne fut pourtant
jamais instruit; il ne sut pas le latin, ce qui s'appe-
lait le savoir au xvii^ siècle, où on l'apprenait bien.
Trop d'affaires, ou de plaisirs, l'avaient empêché de
suivre assez longtemps son dessein. Il est possible
aussi qu'il ait été découragé par son peu de facilité.
Louis XIV avait de la mémoire et du jugement,
mais l'intelligence était lente. Bref, il abandonna ses
études trop tôt, le sentit, et répéta jusqu'à sa mort :
« Je suis ignorant ».
Quant à son labeur de chef d'État, jamais il ne
s'en relâcha. Ses journées furent réglées une fois
pour toutes. Mme de Motteville nous en donne
l'arrangement au lendemain de la mort de Mazarin,
Saint-Simon nous le redonne à un demi-siècle de
distance, et c'est identique. Louis XIV consacrait
régulièrement de six à huit heures par jour aux
affaires, sans l'exlraordinaire et l'imprévu, sans les
LOUIS XIV REFAIT SON ÉDUCATION. 121
fonctions d'apparat, si nombreuses et si importantes
à son époque. Ajoutez le temps de dormir et de
manger, de voir sa famille et de prendre l'air, il
n'en serait guère resté pour les divertissements, si
le roi n'avait eu la faculté de se passer de sommeil,
presque à volonté. Ce fut ce qui lui permit de fournir
au plaisir aussi largement qu'au travail. La Cour
eut néanmoins de la peine à se faire au nouveau
régime. Elle ne savait que devenir pendant que le
roi travaillait : « On ne s'est jamais tant ennuyé que
l'on s'ennuie ici, écrivait en 1664 le duc d'Enghien,
fils du grand Condé. Le roi est enfermé quasi tout
l'après-dîner ^ »
En dehors de la Cour, on aurait volontiers crié de
joie. La surprise de découvrir un grand laborieux
dans ce faiseur de ronds de jambe avait été délicieuse.
Paris était prêt à lui passer bien des faiblesses pourvu
qu'il gouvernât, qu'il usât lui-même de son pouvoir.
La bourgeoisie frondeuse désarmait. « Il faut, écri-
vait Guy Patin à un ami, que je vous fasse part
d'une pensée que je trouve fort plaisante. M. de
Vendôme a dit que notre bon roi est semblable à un
jeune médecin qui a beaucoup d'ardeur pour sa
profession, mais qui fait des q^ii pro quo. Je sais des
gens qui le voient de près, qui m'ont assuré qu'il a
de très bonnes intentions, et que dès quil sera plus
maître qu'il n'est, il en persuadera tout le monde.
1. Letfc..e du 27 juin, à la reine de Pologne (Archives de Chan-
tilly). — Le roi dînait à une heure.
122 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Amen'. » Les mots que j'ai soulignés sont signifi-
catifs de la part de Guy Patin. En établissant la
monarchie absolue, Louis XIV avait Topinion pour
lui. Il en existe un autre témoignage tout aussi
remarquable. Après la mort de Mazarin, Olivier
d'Ormesson, qui avait été de l'opposition j)arlemen-
taire, et auquel son indépendance devait bientôt
coûter sa carrière, laissa couler trois années entières
avant d'admettre dans son Journal quoi que ce fût
de désagréable pour le jeune roi. Lui aussi, il lui
fait crédit et passe sur les qui pro quo du gouver-
nant novice.
Dans l'entourage immédiat du roi, son coup
d'État provoqua peu de commentaires, la première
surprise passée. Anne d'Autriche eut un accès de
dépit en comprenant qu'elle ne retrouverait jamais
aucune influence, après quoi, la paresse aidant, son
parti fut pris. Elle n'avait aucune objection de prin-
cipe à la monarchie absolue; elle en avait toujours
été partisan. Elle ne concevait môme pas, en sa
qualité de princesse espagnole, une royauté le moins
du monde limitée. Une fois résignée, elle devint une
vieille reine très maternelle, qui prêchait la vertu à
la jeunesse et tâchait d'éviter à sa belle-fille le plus
d'ennuis possible.
Marie-Thérèse n'avait qu'une seule opinion en
politique; le bon gouvernement était celui sous
lequel les rois passaient beaucoup de temps avec
1. Lultre du 15 juillet 1661.
LOUIS XIV REFAIT SON ÉDUCATION. 123
leur femme. Elle devait mourir sans lavoir
connu.
Maeiemoiselle n'avait garde de regretter les pre-
miers ministres; elle avait eu trop peu à se louer
des deux qu'elle avait fréquentés. Elle s'imaginait
avoir été libérée de toute dépendance par la mort
du cardinal, succédant à celle de son père, et cette
pensée lui était infiniment agréable. Elle ne s'aper-
cevait pas qu'elle n'avait fait que changer de maître,
et que le nouveau serait incomparablement plus
difficile, plus exigeant, que cet Italien sceptique qui
se bornait à veiller à ce qu'elle ne portât pas ses
millions à l'étranger, et se moquait du reste. Made-
moiselle avait à faire l'apprentissage de la monar-
chie absolue. Elle n'ouvrit les yeux que le jour oii
le tonnerre tomba sur elle.
CHAPITRE III
iMademoiselle au Luxembourg-, Son salon. Les « anatomies b du
cœur. — Projets de mariage et nouvel exil. — Louis XIV et
les libertins. — Fragilité d'une fortune terrienne. — Fêtes
galantes.
I
AUX approches de trente-cinq ans, la Grande
Mademoiselle s'aperçut à divers signes qu'elle
n'était plus jeune. Elle connut la limite de ses forces,
chose qui ne lui était jamais arrivée, le 7 février 1662.
Louis XIV dansait pour la première fois un grand
ballet intitulé les Amours d'Hercule, et sa cousine de
Montpensier y tenait un rôle : elle en fut malade de
fatigue. Une lassitude d'un autre genre lui venait;
elle s'ennuyait dans les fêtes. Elle avait vu tant de
galas, depuis qu'elle était au monde, tant de festins
et de feux d'artifice, de guirlandes de fleurs et de
chars allégoriques, qu'à présent elle en avait vite
assez, et le roi aimait justement les plaisirs copieux;
ceux qu'il offrait à sa Cour se prolongeaient parfois
des jours et des nuits de suite, sans vous laisser le
126 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
temps de respirer, et il n'était pas permis de ne pas
s'amuser tout le temps. Mademoiselle n'en était plus
capable. Elle commençait à avoir envie de rester au
logis. Ses migraines y contribuaient; l'âge les mul-
tipliait, et toutes les femmes savent qu'il est plus
agréable d'avoir la migraine sans témoins.
Elle était rentrée de haute lutte dans le palais du
Luxembourg et s'y était logée auprès de sa belle-
mère. La vieille Madame se serait bien passée d'un
voisinage qui ne lui présageait rien de bon, mais
elle n'avait été soutenue par personne, car personne
ne s'intéressait à elle. On lit dans une gazette à la
main du 21 juillet 1660 : — « L'affaire mise en déli-
bérationlilaCour, on trouva que Mademoiselle avait
droit de... demander (un des appartements libres)
et que Madame ne pouvait pas le lui refuser. On dit
même que le roi lui écrivit pour le lui faire trouver
bon. » Il fallut avaler le calice et installer à sa porte
cette belle-fille tempétueuse, avec laquelle il n'y
avait pas de tranquillité possible, alors que Madame
aurait eu besoin d'un grand calme. Madame avait
des « vapeurs », autrement dit une maladie nerveuse.
Elle avait peur du bruit, peur de voir remuer ou
d'être obligée de parler, et Mademoiselle venait lui
faire des scènes : « — Je la picotais souvent, disent
ses Mémoires, et la méprisais beaucoup (en quoi j'ai
eu tort) et... elle me répondait toujours comme une
personne qui me craignait, et avec beaucoup de
soumission. » Le public se dispensait de plaindre
Madame, parce qu'elle ennuyait tout le monde; c'est
MADEMOISELLE AU LUXEMBOURG. 127
le défaut qui se pardonne le moins. Anne d'Autriche
elle-même, très bonne femme tant qu'on ne la con-
trariait pas, ne pouvait souffrir son inoffensive belle-
sœur. Elle disait à Mademoiselle, qui n'avait pas
besoin de cet encouragement : « — Sa personne,
son humeur et ses manières me sont odieuses ». Au
fond, le public avait raison dans son antipathie.
Madame était de ces gens qui rendent la vertu haïs-
sable, et sont par là très malfaisants.
Le Luxembourg était commode et gai. Mademoi-
selle s'y plaisait, et il lui souriait de s'arranger une
grande existence de princesse riche et indépendante.
On ne pouvait pas faire plus mal sa cour. Dès que
Louis XIV eut pris le pouvoir, il laissa voir qu'il ne
voulait plus d'autre centre mondain dans son
royaume que son propre palais. Sa cousine n'en tint
compte. Ce n'était point bravade; c'était impossibi-
lité de comprendre qu'une « personne de sa qualité »
pût être réduite au rôle de satellite. Il est certain
que la nature ne l'y avait pas préparée. « Je passe-
rais ma vie dans la solitude, écrivait-elle, plutôt que
de contraindre mon humeur fière en rien, y allât-il
de ma fortune.... Je n'ai nulle complaisance et j'en
demande beaucoup ^ » Elle disait aussi : «Je ne loue
pas volontiers les autres, et je me blâme rarement ».
Avec ce caractère-là, il était peut-être plus sage de
ne pas aller trop souvent au Louvre; l'imprudence
1. Portrait de Mademoiselle fait par elle-même (novembre 1657),
dans la Galerie des Portraits de Mademoiselle de Montpe?tsier,
éditée par Edouard de Barthélémy (Paris, 1860).
J28 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
fut d'allirer la foule chez soi, comme au temps où
Mademoiselle faisait de l'opposition dans ses
Tuileries.
Son salon devint le premier de Paris, le plus inté-
ressant et le plus recherché. Paris ne pouvait plus
se passer de jolie conversation depuis qu'il en avait
goûté sous la direction de Mme de Rambouillet et
qu'il s'était découvert le génie de cet art délicat.
L'initiatrice vivait encore, mais elle était vieille,
malade, et son cercle s'était dispersé il y avait long-
temps *. Mlle de Scudéry en avait recueilli ce qu'elle
avait pu et en avait fait le fond de ses fameux
samedis, où l'esprit et le savoir se dépensaient sans
compter. Néanmoins, ce n'était plus cela. Les
samedis de « Sapho » ramenaient les gens de lettres
à la pédanterie dont Mme de Rambouillet les avait
plus ou moins débarbouillés. Ils s'y retrouvaient
trop entre eux. Laissés à eux-mêmes, ils reperdaient
ce qu'ils avaient pu acquérir de bonne grâce intel-
lectuelle au frottement des habitués aristocratiques
de la Chambre bleue. L'esprit a ses manières tout
ainsi que le corps, et il peut aussi en avoir de bonnes
et de mauvaises. En 1G61, la Cour était encore seule
à avoir les bonnes. Il n'existait pas d'autre monde
où le premier venu sût parler un langage aisé et
galant, assorti aux feutres à plumes et aux belles
révérences. C'était dans les traditions du lieu. Il
manqua aux doctes amis de Mlle de Scudéry de ne
1. Mme de UaïubouiUel mourut très âgée on 1065. La fm do
son règne remonUiit ii 1G50 environ.
LE SALON DU LUXEMBOURG. 129
plus se sentir guettés par ces beaux seigneurs qui
avaient le trait si prompt, la raillerie si légère, et qui
détestaient les cuistres.
La société féminine des samedis avait aussi trop
peu d'habitude avec les duchesses et les marquises
pour remplacer Thôtel de Rambouillet. Mlle Boc-
quet, qui tient une grande place dans les chroniques
des samedis, était fort aimable et jouait « miracu-
leusement* » du luth, mais elle appartenait à la très
petite bourgeoisie. Mlle Dupré, autre amie de la
maison, était une fdle intelligente et instruite, qui
avait fait une étude particulière de la philosophie :
elle citait trop souvent Descartes pour avoir « l'air
galant » en conversation. Ainsi des autres. Mlle de
Scudéry elle-même, qui était reçue dans la meil-
leure compagnie et qui avait autrefois combattu le
« bas-bleuisme » avec un bon sens admirable,
n'avait pas pu écrire impunément trente -deux
in-octavo à la file; il lui en était resté un peu
d'encre au bout des doigts. Il semblait que tous les
pédants de France tinssent classe en sa maison.
Les mots d'esprit y avaient leurs papiers; on en
dressait des procès-verbaux. « L'illustre Sapho »
avait bien mérité d'inspirer Molière lorsqu'il écrivit
les Précieuses ridicules; M. Cousin a beau se refuser
aie croire^, je m'imagine qu'elle n'y a pas échappé.
1. Le Grand Cyrus. La plupart des amies de Mlle de Scudéry
y sont peintes sous des noms supposés. Mlle Bocquet s'y appelle
Agélasle.
2. Cf. la Société française au JV//" siècle, vol. II, ch. xv,
9
130 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Mademoiselle rendit aux beaux esprits le service
de les remettre à l'école de la Cour pour les manières
et le langage. Nous sommes très renseignés, grâce
à une fantaisie de princesse d'où est sortie une
petite littérature, sur les modèles que le Luxem-
bourg avait à leur offrir. En 1657, Mademoiselle
étant à Champigny pour le procès Richelieu, la
princesse de Tarente * et Mlle de la Trémouille^ lui
montrèrent leurs portraits écrits par elles-mêmes ',
à l'imitation de ceux que Mlle de Scudéry, créa-
trice du genre, donnait à deviner dans ses romans à
clef : « — Je n'en avais jamais vu; je trouvai cette
manière d'écrire fort galante, et je fis le mien ».
Après le sien, elle en fit d'autres et exigea que l'on
en fît autour d'elle. Il en est résulté un répertoire
unique en son genre, où de nobles personnages, des
deux sexes et de tout âge, ont la bonté de ne rien
nous laisser ignorer d'eux-mêmes, pas plus l'état de
leurs dents que leurs opinions sur l'amour, ni de
leurs amis, pour lesquels ils ne se sont pas trouvé
de raisons d'être plus discrets. Le recueil des Por-
traits * nous apprend comment l'aristocratie d'alors
se voyait, ou voulait être vue.
1. C'est l'amie de Mme de Sévigné.
2. Belle-sœur de la précédente. Elle épousa en 1062 Bernard, duc
de Saxe-Iéna.
3. Mademoiselle dit dans ses Mémoires qu'elles les avaient
« fait faire ». C'est un lapsus.
4. La Galerie des Portraits, etc.
LES PORTRAITS. 131
II
On commençait d'ordinaire par dépeindre sa
figure et sa tournure. La mode était d'y mettre de
la sincérité, ce qui ne veut pas toujours dire de la
modestie. La célèbre duchesse de Chàtillon prévient
le lecteur qu'elle va lui parler avec une naïveté « la
plus grande qui fut jamais. C'est pourquoi, con-
tinue-t-elle, je puis dire que j'ai la taille des plus
belles et des mieux faites que l'on puisse voir. Il n'y
a rien de si régulier, de si libre, ni de si aisé. Ma
démarche est tout à fait agréable, et en toutes mes
actions j'ai un air infiniment spirituel. Mon visage
est un ovale des plus parfaits selon toutes les
règles ; mon front est un peu élevé, ce qui sert à la
régularité de l'ovale. Mes yeux sont bruns, fort
brillants et bien fendus ; le regard en est fort doux,
et plein de feu et d'esprit. J'ai le nez assez bien fait,
et pour la bouche, je puis dire que je l'ai non seule-
ment belle et bien colorée, mais infiniment agréable,
par mille petites façons naturelles qu'on ne peut
voir en nulle autre bouche. J'ai les dents fort belles
et bien rangées. J'ai un fort joli petit menton. Je
n'ai pas le teint fort blanc. Mes cheveux sont d'un
châtain clair, et tout à fait lustrés. Ma gorge est plus
belle que laide. Pour les bras et les mains, je ne
m'en pique pas; mais pour la peau, je l'ai fort douce
et fort déliée. On ne peut pas avoir la jambe ni la
132 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
cuisse mieux faite que je l'ai, ni le pied mieux
tourné. »
La description de la personne physique était
Tune des lois du genre; personne ne croyait pou-
voir s'en dispenser, pas même les religieuses. On
trouve parmi les Portraits celui d'une abbesse qui
fréquentait chez Mademoiselle, l'imposante Marie-
Éléonore de Rohan, personne très estimée, au
rebours de sa mère, la fameuse duchesse de Mont-
bazon, mais très déroutante tout de même pour nos
idées modernes sur la vie monastique. Elle se par-
tageait entre le cloître et le monde et suffisait à
tout, édifiante quand il le fallait, vive et brillante le
reste du temps, et aussi naturelle dans un rôle que
dans l'autre. L'abbesse composait des ouvrages de
piété pour ses nonnes : la Morale de Satomon \ ou les
Paraphrases des sept Psaumes de la Pénitence. La
mondaine se plaçait devant son miroir et écrivait
sans l'ombre d'embarras : « — J'ai quelque hauteur
dans la physionomie, et de la modestie. J'ai... le nez
trop grand, la bouche point désagréable, les lèvres
propres et les dents ni belles, ni laides. » Ce « nez
trop grand » choqua le savant Huet. I\Iis en demeure
de refaire le portrait de Madame l'abbesse, il
écrivit : « — Comme c'est une beauté à laquelle je
suis fort sensible que celle du nez..., trouvez bon,
madame, que je commence parle vôtre. Il est grand,
mais de grandeur médiocre; il est blanc, un peu
1. Plusieurs fois réédité.
LES PORTRAITS. 133
aquiliii, et rend votre ris fort spirituel. » Une autre
phrase de Huet nous fait entrevoir les accommode-
ments du costume monastique avec la coquetterie,
chez ces pseudo-religieuses dont l'espèce, qu'il n'y
a vraiment pas lieu de regretter, était destinée à
disparaître avec la réforme des couvents : « ... On
ne peut imaginer, poursuivait le futur évêque, de
plus beaux cheveux que les vôtres; ils sont d'un
blond cendré et frisés d'une manière fort agréable,
et ils accompagneraient admirablement bien votre
visage, à ce que j'ai pu juger quand ils se sont
dérobés par hasard au soin que vous prenez de les
cacher ».
Après le corps venaient l'humeur, les goûts, les
qualités de l'esprit et ses défauts. C'est là que gît
l'intérêt durable des Portraits. Il est précieux de
savoir de première main, par ses propres confi-
dences, que cette société aristocratique, de qui le
roi allait exiger le sacrifice complet de son indé-
pendance, ne haïssait rien tant que la contrainte, et
ne se gênait pas pour le dire. Hommes ou femmes,
tous ceux qui parlent pour eux-mêmes en reviennent
toujours là, et presque dans les mêmes termes :
« — Je hais la contrainte.... La contrainte m'est
insupportable... j'ai aversion pour tout ce qui s'ap-
pelle contrainte.... Je souffre impatiemment l'op-
pression, et j'aime passionnément la liberté.... » Au
point de vue de la monarchie absolue et de la dis-
cipline qu'elle impose à une Cour, la noblesse fran-
çaise avait de bien mauvaises habitudes.
134 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Elle professait l'amour des vertus chevaleresques
et la haine de tout ce qui ressemble à bassesse ou
déloyauté. En quoi elle était sincère, à condition
d'admettre que les opinions des hommes sont chan-
geantes, même en morale, et que nous aurions
aujourd'hui de la peine à nous entendre avec un
gentilhomme de 1660 sur ce qui est loyal, ou bas,
et ce qui ne l'est pas. L'honneur lui commandait de
venger ses offenses, sans regarder de trop près aux
moyens. L'usage l'autorisait à être injuste et de
mauvaise foi avec les petits et les faibles, en parti-
culier lorsqu'il leur devait de l'argent; la probité
était une vertu bourgeoise. Mademoiselle trouvait
indigne que les gens de qualité abusassent de leur
i< autorité » pour « ruiner de misérables créanciers ».
Mais elle était parmi les exceptions.
Le droit d'avoir « de l'honneur » s'étendait à toutes
les conditions; Vatel fut loué de s'être tué parce
que la marée n'arrivait pas : « — On dit, écrivait
Mme de Sévigné, que c'était à force d'avoir de
l'honneur à sa manière ». Il n'en était pas de même
d'un autre sentiment qui remplit le théûtre de Cor-
neille et dont il est continuellement question dans
tous les écrits du temps. Le consentement général
réservait aux gens de qualité le privilège d'avoir
« de la gloire », de « la belle », de la « vraie », celle
qui « portait, selon la définition de Huet, à désirer
les grandes choses ». La « vraie gloire », que l'on
distinguait avec soin de ce que nous appellerions la
gloriole, était le sentiment aristocratique par excel-
LES PORTRAITS. 135
lence. Même parmi les auteurs des Portraits, tout
le monde ne se permet pas de l'avoir.
Il y avait encore, dans cette brillante société,
beaucoup de très honnêtes femmes, malgré le train
licencieux que prenait la jeune Cour. Toutefois, il
manquait à la vertu d'être suffisamment en honneur.
Elle restait affaire de goût personnel; la noblesse
n'y attachait en général qu'une importance secon-
daire, et toute de convention. Les femmes « sages »,
ou présumées telles, en recevaient des louanges
dans les portraits dus à des plumes amies; les autres
n'en étaient pas plus mal vues, sauf par les jansé-
nistes et autres « esprits chagrins ». La jeune com-
tesse de Fiesque, avec qui Mademoiselle s'était
brouillée à Saint-Fargeau, avait une réputation bien
établie de galanterie. L'auteur anonyme de son
portrait y fait allusion et s'empresse d'ajouter :
« — Véritablement cela ne lui fait point de tort ».
Aucun tort en effet. Mademoiselle n'y pensa même
pas, quand Mme de Fiesque vint lui demander pardon
de ses impertinences : « — Elle se jeta à genoux
devant moi; je la relevai en l'embrassant; elle pleura
de joie. C'est une bonne femme, de ces esprits qui
se laissent entraîner..., mais dont le fond est bon ».
Par un juste retour, les hommes parlaient fort
librement des femmes; on croirait entendre chanter
des coqs. Un anonyme, qui « pourrait bien être le
poète RacanS » se représente très laid, très bègue et
1. C'est M. de Barthélémy, l'éditeur de la Galerie des Portraits,
136 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
très puant, très maussade par-dessus le marché et
très menteur, et il poursuit : « ... Je suis fort effronté
parmi les femmes, et aussi entreprenant que si
j'avais toute la bonne mine et tout l'agrément du
monde pour me faire bien recevoir. Je m'en suis
bien trouvé quelquefois, tel que vous me voyez.... »
Il ya encore plus de mépris pour la femme dans le
passage suivant du portrait de La Rochefoucauld
par lui-même : « — Pour galant, je l'ai été un peu
autrefois; présentement je ne le suis plus, quelque
jeune que je sois. J'ai renoncé aux fleurettes, je
m'étonne seulepnent de ce qu'il y a encore tant
d'honnêtes gens qui s'occupent à en débiter ». Voilà
qui est dur pour Mme de Longueville. Je ferai
remarquer en passant que La Rochefoucauld avait
quarante-cinq ans ' au moment où il se trouvait si
«jeune » pour « renoncer aux fleurettes ». Cepen-
dant Molière allait bientôt faire rire tout Paris aux
dépens d'Arnolphe *, qui se mêle encore d'aimer à
quarante-deux ans. Faut-il en conclure que Molière
avait entrepris d'abaisser la limite d'âge de l'amour?
Ou bien était-ce seulement au théâtre que la mode
exigeait des amoureux jeunes? Je laisse la question
à déplus habiles; elle n'est pas sans importance
pour l'histoire des sentiments.
qui le dit. Honorât de Bueil, marquis de Racan, naquit en 1589
et mourut en 1G70.
1. Ou quarante-six, selon ((uo l'on adopte pour son portrait
la date de 1058 ou celle de 1650.
2. L'École des femmes est de 1062.
LES PORTRAITS. 137
La mode des portraits ne dura guère que deux
ans chez ceux qui en avaient été les parrains ; sitôt
qu'elle eut gagné la bourgeoisie, les gens de qualité
l'abandonnèrent. Le goût très vif qu'y prirent à leur
tour les classes moyennes fut un service rendu aux
lettres. Les imitateurs de la Galerie apprirent à ce
jeu, comme auparavant les créateurs du genre, à
connaître « l'intérieur des gens* ». Leurs « anato-
mies » du cœur, tout imparfaites qu'elles fussent,
les habituaient à discerner « les qualités et les
humeurs des personnes ^ », et il se formait ainsi un
grand public préparé à comprendre les femmes de
Racine.
Mademoiselle fut la première à profiter des études
d'âme qu'elle avait mises en faveur. Il lui en resta
un tour de main qui est très sensible dans la por-
tion de ses Mémoires écrite après 1660. Le progrès
est également marqué dans un petit roman à clef
intitulé : Histoire de la Princesse de Pophlagonie, qui
fut composé et imprimé à Bordeaux en 1639, pen-
dant l'arrêt prolongé de la Cour. Ce n'est point la
seule œuvre d'imagination qui soit sortie de celte
plume facile ^ ; c'est la seule qui vaille qu'on en dise
quelques mots.
1. Galerie, etc. L'expression est de la jolie marquise de Mauny,
qui avait fait partie de la petite cour de Saint-Fargeau.
2. De Mme de Sainctôt, femme du maître de cérémonies et
introducteur des ambassadeurs sous Louis XIV. Elle fut l'amie
de Voilure.
3. Les autres sont : Vie de Madame de FouqueroUes, autobio-
graphie supposée d'une dame qui fut mêlée aux intrigues de la
Fronde (existe en manuscrit à la Bibliothè(iue de l'Arsenal), et
138 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Le sujet esl sans intérêt; Mademoiselle a mis en
conte bleu les fastidieuses querelles de son domes-
tique : « J'en fis une petite histoire qui fut achevée
en trois jours, à écrire une heure ou deux heures le
soir, quand je revenais de chez la reine ». En
récompense, il y a dans la Princesse de Paphlagonie
des croquis d'après nature d'un trait vif et ferme qui
est une nouveauté chez Mademoiselle. Un passage
sur la chambre bleue de Mme de Rambouillet sera
d'un grand secours pour restituer un intérieur élé-
gant sous Louis XIV, si l'on essaie jamais, comme
il a été proposé, de jouer les comédies de Molière
dans la vraie « chambre » de Philamiute ou de Géli-
mène. D'autres nous ont parlé de la pièce où rece-
vait Mme de Rambouillet. Ils nous en ont décrit le
décor harmonieux et le désordre savant. Personne
ne nous a rendu comme Mademoiselle l'atmosphère
intime du sanctuaire, avec son jour mesuré et dis-
cret, son luxe de fleurs, ses objets d'art, et sa petite
bibliothèque de choix, disant les goûts et les préfé-
rences de la divinité du lieu. Cela ressemble bien
plus au salon d'une femme intelligente du xx= siècle
qu'à une pièce du chi\teau de Versailles.
la Relation de [Vîle imarjitiaire (1658), badinage renouvelé d'un
épisode de Do7i Quichotte.
LES AMUSEMENTS. 139
III
Les invités de Mademoiselle profitaient aussi de
raffinement de son goût. Elle avait imposé à son
salon une règle, une seule : les cartes en étaient
bannies. On n'y était jamais exposé à se ruiner
comme chez le Roi, qui encourageait le gros jeu. Il
ne déplaisait pas à Louis XIV d'être la Providence
des décavés; c'était encore une façon de tenir sa
noblesse. Sa cousine n'entrait pas dans ces sortes
de considérations. Elle disait : « Je hais à jouer aux
cartes », et ne jouait que s'Jl lui était impossible de
s'en dispenser; elle ne devait pas aimer à perdre. On
remarqua que le Luxembourg avait gagné en gaîté
à l'exclusion des jeux d'argent : « — On riait cent
fois davantage », raconte l'abbé de Ghoisy\ alors
tout jeune, et très assidu chez Mademoiselle, où il
trouvait nombreuse compagnie de son âge.
Les trois filles de la vieille Madame, Mlles d'Or-
léans, d'Alençon et de Valois^, y étaient sans cesse.
Elles s'échappaient de leur appartement désert pour
accourir vers le bruit et le mouvement; leur vie
1. Mémoires. Francois-Timoléon de Choisy était né en 1644. Il
a été question plusieurs i'ois de sa mère.
2. Marguerite-Louise d'Orléans, née le 28 juillet 1645; Elisa-
beth, dite Mademoiselle d'Alençon, née le 26 décembre 1646;
Françoise-Madeleine, dite Mademoiselle de Valois, née le 13 oc-
tobre 1048.
liO LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
était trop triste, avec Madame et ses éternelles
vapeurs. Reléguées dans leur chambre, comme à
Blois, avec quelques compagnes d'enfance, dont
Louise de La Vallière * encore inconnue, les petites
princesses redoutaient cette mère presque invisible,
qui ne leur adressait la parole que pour les gronder.
Au moins, chez Mademoiselle, on avait le droit de
remuer. La jeunesse y était dans une grande liberté.
On organisait de petits jeux. On faisait des parties
de cache-cache et de colin-maillard. Le soir, on
dansait : « — Comme j'avais des violons, dit Made-
moiselle, le bal était bientôt fait dans une chambre
éloignée de celle de Madame ». L'abbé de Choisy
ajoute un détail gracieux : « — Il y avait des vio-
loiîs, mais ordinairement on les faisait taire pour
danser aux chansons. C'est si joli de danser aux
chansons! »
Tandis que la jeunesse sautait, les grandes per-
sonnes avaient aussi leurs petits jeux. Tout cédait,
cependant, au plaisir sans égal de la conversation.
Parmi ceux qui lui donnaient son éclat au Luxem-
bourg, on peut citer La Rochefoucaidd, Segrais,
Mme de Lafayette, Mme de Sévigné, Mademoiselle
elle-même, qui menait les idées un peu tambour
battant, comme elle menait tout, mais, aussi, avec
le même imprévu. La conversation allait être pen-
1. Née il Tours en 1G44. Son père, Laurent de La Baume
Le Blanc, seigneur de La Vallière, étant mort en 1054, sa mère
se remaria avec Jac(iues de Courlavel, marquis de Saint-Remi,
maître d'iiôtel de Gaston d'Orléans.
LES AMUSEMENTS. 141
dant plus d'un siècle, jusqu'à la Révolution, les
délices de la France intelligente, et rendre d'incom-
parables services à la langue, légèrement empêtrée
dans les nobles périodes du xvii'^ siècle. On s'aperçut
tout de suite que le pire défaut, pour un causeur,
est de parler comme un livre, et le français dut à
cette simple remarque de devenir sans rival d;ms
tout l'univers pour la vivacité et le naturel.
Les habitués du Luxembourg regrettaient seule-
ment que la conversation ne tournât pas plus sou-
vent sur l'amour. Mademoiselle n'y mettait plus la
même complaisance qu'à Saint-Fargeau. Nous
avons vu que, dans la pratique, elle fermait les
yeux; cela simplifiait la vie. Dans la conversation,
pour son plaisir, elle aimait mieux d'autres sujets;
celui-là lui devenait insupportable. « — L'on me
fait la guerre, dit-elle dans son Portrait, que les
vers que j'aime le moins sont ceux qui sont pas-
sionnés, car je n'ai pas l'âme tendre. » D'ailleurs,
elle n'avait plus rien à dire sur l'amour. Elle venait
de faire sa profession de foi dans une correspon-
dance avec Mme de Motteville qui circulait manus-
crite, en attendant mieux, et où on lisait : « Son
commerce est honteux; il est volage et inégal, sans
foi et sans probité.... C'est un impie; il se moque du
sacrement ». Le mariage ne raccommode rien : il
donne tout à l'homme : « Tirons-nous de l'escla-
vage, s'écriait Mademoiselle; qu'il y ait un coin du
monde où Ton puisse dire que les femmes sont mai-
tresses d'elles-mêmes »
142 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
On a le droit de mépriser l'amour et le mariage,
à condition que ce ne soit pas seulement pour les
autres. La jeunesse du Luxembourg savait à mer-
veille, et c'est pourquoi elle protestait, que Made-
moiselle recherchait avec une ardeur croissante cet
« esclavage » contre lequel, de vive voix ou par
écrit, elle appelait son sexe à la révolte. Les per-
sonnes de son intimité la voyaient se forger de
pures imaginations sous l'empire d'une idée qui
tournait à l'obsession, et croire ensuite que ces
choses-là étaient réellement arrivées. Elle avait cru
à des « empressements » significatifs de la part du
petit Monsieur, qui allait en épouser une autre.
Après la restauration des Stuarts (avril 1660), elle
crut, — le récit en est tout au long dans ses
Mémoires, — que le roi Charles II, qu'elle avait
refusé avec dédain lorsqu'il n'était qu'un pauvre
prétendant, n'avait rien eu de plus pressé en mon-
tant sur le trône que de redemander sa main, et
qu'elle avait répondu noblement : « Je ne le mérite
pas, les ayant refusés pendant leur disgrâce.... Il
aurait toujours cela sur le cœur et je l'aurais sur le
mien, et cela nous empêcherait d'être heureux ».
Cette belle réponse a été citée cent fois. On sait
aujourd'hui par des documents anglais * que Made-
moiselle n'eut jamais lieu de la faire. Les avances,
hélas 1 étaient venues de son côté, et avaient été mal
reçues : « Je désire beaucoup le mariage de Made-
1. Cf. Madame, Mcmoirs of Ilenrietla Duchess of Orléans, par
Julia Cartwright (Londres, 1894).
i
PROJETS DE MARIAGE. 143
moiselle, écrivait lady Derby' à sa belle-sœur, Mme
de la Trémouille, par qui passaient les « insinua-
tions » ; mais le roi y a grande aversion, à cause du
mépris qu'elle lui a montré. J'ai parlé d'elle au mar-
quis d'Ormond, mais j'ai rencontré peu d'encoura-
gement. » Autre lettre : « J'ai fait proposer Made-
moiselle, et j'ai un peu d'espoir. Si le roi tient aux
richesses, il ne peut pas en avoir plus qu'avec
Mademoiselle... ; mais je crains qu'ayant été méprisé
dans sa pauvreté, il ne soit peu disposé maintenant
à envisager un pareil mariage. » Charles II ne vou-
lut rien écouter; il avait gardé rancune à sa cou-
sine.
En revanche, il y a toute apparence qu'elle dit
vrai ^ lorsqu'elle raconte que le vieux duc Charles III
de Lorraine ^ l'avait demandée « à genoux » pour un
jouvenceau de dix-huit ans, le prince Charles de
Lorraine, son neveu, qui devint dans la suite l'un
des meilleurs généraux de l'Autriche. Il s'agissait,
bien entendu, d'une combinaison politique. Par
malheur, le prince Charles avait une autre idée, plus
de son âge. Il était fort amoureux de la fille aînée de
Madame, Marguerite d'Orléans, qui le lui rendait de
tout son cœur. La jeunesse du Luxembourg accusa
la Grande Mademoiselle d'avoir fait manquer leur
mariage par jalousie : « L'affaire avait été fort
1. Lady Derby était une La Trémouille. La belle-sœur à qui
sont adressées les lettres était la sœur de Turennc.
2. CL les Mémoires de Montglat.
3. Ou Charles IV; il y a deux façons de compter les ducs de
Lorraine.
144 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
avancée, rapporte cette commère d'abbé de Choisy,
mais la vieille Mademoiselle avait tant parlé et chu-
choté, qu'elle avait tout rompu. Elle était au déses-
poir que ses sœurs cadettes, et gueuses au prix
d'elle, se mariassent à sa barbe ». Marguerite d'Or-
léans en fit un mariage de dépit qui tourna très mal *,
et dont Mademoiselle ne profita même pas : par un
retour singulier, du jour où il avait dépendu d'elle
d'épouser le prince Charles, elle n'avait plus eu que
du mépris pour ce principicule « sans bastions^ ».
Ses caprices impatientaient le roi, qui finit par
prendre ses arrangements avec la Lorraine sans
plus s'occuper de sa cousine.
Louis XIV était dans les vieux principes monar-
chiques quant aux mariages de princesses. Il n'y
voyait que des questions politiques à régler entre
gouvernements, et où le sentiment n'avait pas à
intervenir. L'idée que nous avons tous droit au
bonheur n'était pas de son temps, et, si quelque pré-
curseur la lui avait suggérée, il l'aurait sûrement
condamnée, car elle fait passer les intérêts de l'indi-
vidu avant ceux de la communauté, qui paraissaient
bien autrement sacrés aux gens du xvir siècle.
Louis XIV ne s'était pas cru le droit, pour lui-même,
de n'accepter que les agréments de son « métier de
roi », puisqu'il s'était imposé une existence de tra-
1, Voyez le très curieux volume de M. Rodocanachi : les Infor-
tunes d'une pelile-fille d'Henri IV. Le mariage de la princesse
Marguerite avec le duc de Toscane avait eu lieu le 19 avril 1661.
2. Mémoires de Mademoiselle.
Q PROJETS DE MARIAGE. 145
vail acharné, lorsqu'il lui aurait été si doux de ne
rien faire. Dans son esprit, plus l'individu était haut
placé, plus il était tenu de sacrifier ses propres con-
venances au bien général. M'ademoiselle avait l'hon-
neur d'être sa cousine germaine; il était parfaite-
ment résolu à la marier ou ne la marier pas, à la
donner indifféremment à un héros ou à un monstre,
selon qu'il le jugerait utile pour « le service du Roi ».
C'était sa façon de reconnaître la parenté; elle ne
manquait pas de grandeur.
Il n'entrait pas dans sa pensée que Mademoiselle
aurait l'audace de lui résister. On peut dire que,
sous ce rapport, ils étaient aussi incapables l'un que
l'autre de se comprendre. Mademoiselle avait vécu
trop longtemps dans l'opposition pour se faire à la
notion d'un pouvoir royal absolument sans limites,
dans toutes les circonstances imaginables et vis-à-vis
de toutes les personnes possibles. Louis XIV avait
une foi trop profonde au droit divin des rois pour se
refuser une seule des prérogatives qui peuvent en
découler. Ils représentaient l'un et l'autre l'opinion
de nombreux Français ; mais Mademoiselle représen-
tait pour l'instant le courant décroissant, Louis XIV
le courant grossissant.
Ce prince était venu au monde au bon moment
pour profiter d'une doctrine qui, suivant une heu-
reuse expression *, semblait faite pour lui comme il
1. Sur la Théorie du pouvoir royal chez les contemporains
de Louis XIV, voir V Éducation politique de Louis XIV, par
M. Lacour-Gayet.
10
146 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
semblait l'ait pour elle. A la suite de la Réforme, la
vieille théorie de Forigine divine du pouvoir avait
bénéficié de ce que les peuples, en maint pays ou en
mainte province, s'étaient trouvés aussi intéressés
que pouvaient l'être les souverains à supprimer Fau-
torité politique du pape en dehors de ses États, et
son ingérence dans les affaires des autres pays. C'est
ainsi qu'en France, on remarque des théologiens
calvinistes parmi les écrivains qui soutinrent dès le
xvi^ siècle que les princes reçoivent directement leur
pouvoir de Dieu, et de Dieu seul. La conséquence
immédiate de la doctrine fut de rehausser encore
l'éclat de la majesté royale. Les princes devinrent
« l'image » de la divinité, et même quelque chose
de plus; le premier discours officiel qu'entendit
Louis XIV, — il n'avait pas cinq ans, — le qualifia de
« divinité visible ». Deux ans plus tard, le Catéchisme
roxjaU lui expliquait qu'il était « vice-dieu ». Vingt
ans plus tard, Louis XIV était « dieu » tout court,
et c'était Bossuet qui le lui déclarait du haut de la
chaire. Prêchant au Louvre, le 2 avril 1662, et ayant
à parler des devoirs des rois, Bossuet s'écria : « 0
dieux de terre et de poussière, vous mourrez comme
des hommes. N'importe, vous êtes des dieux, encore
que vous mouriez.... »
Quand un homme entend ces choses-là sans bron-
cher, il est mûr pour en accepter toutes les consé-
quences : « Les rois, avait écrit un anonyme, sont
1. Par Fortin de la Hoguelte (1645).
PROJETS DE MARIAGE. 147
les seigneurs absolus de tout ce qui respire l'air,
dans toute l'étendue de leur empire^ ». Louis XIV a
formulé très nellement la même pensée dans ses
Mémoires : « Celui qui a donné des rois aux hommes
a voulu qu'on les respectât comme ses lieutenants,
se réservant à lui seul le droit d'examiner leur con-
duite. Sa volonté est que quiconque est né sujet
obéisse sans discernement^ ». Il est juste d'ajouter
qu'il était arrivé à ces conclusions sous une poussée
du sentiment public, devenu itapatient de donner à
la monarchie la force dont elle avait besoin pour
remettre le pays en ordre. A la mort de Mazarin, la
France était semblable à une grande maison dont les
armoires, confiées à une ménagère négligente, n'ont
pas été rangées depuis toute une génération. Une
immense espérance traversa la France quand le pays
vit son jeune monarque, aidé vigoureusement par
Colbert, mettre le balai dans l'amas d'abus et d'ini-
quités qui portait le nom d'administration, et se
montrer résolu, en dépit des résistances et sans
ménagements pour les personnes, à introduire de
l'ordre et de la propreté morale dans les grands ser-
vices publics.
Cela ne se fit point sans des pleurs et des grince-
ments de dents, sans des injustices aussi, témoin
Foucquet, coupable assurément mais payant pour
tant d'autres, dont Mazarin le premier. Mais cela se
fit. Les finances d'abord, avec ce résultat que le
1. L'Image du souverain (1649).
2. Mémoires pour 1667. Éd. de M, Charles Dreyss.
148 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
peuple paya moins et que les impôls rapportèrent
davantage. La justice ensuite; la réforme de la pro-
cédure fut commencée en 1665, et les grands jours
d'Auvergne s'ouvrirent la même année. L'armée; les
soldats, régulièrement payés, commirent moins de
désordres, et la noblesse apprit bon gré mal gré
l'obéissance militaire. En même temps, l'industrie et
le commerce marchaient d'un tel pas, que, dès 1668,
les commandes affluaient à Paris « du monde
entier », pour une foule d'articles que nous étions
forcés, dix ans plus tôt, de faire venir de l'étranger;
c'est l'ambassadeur de Venise, Giustiniani, qui
l'écrit à son gouvernement.
La ferme volonté du maître avait remis le pays en
marche. Louis XIV en fut confirmé dans sa haute
opinion de la monarchie absolue. L'année même où
Bossuet l'encourageait à se croire au-dessus de l'hu-
manité ordinaire, il décida en toute sûreté de con-
science de marier la Grande Mademoiselle à un véri-
table monstre, dans l'intérêt d'une combinaison poli-
tique qui lui tenait au cœur, car il y est revenu à
plusieurs reprises dans ses M (hnoires. Son beau-père,
Philippe IV, menaçait l'indépendance du Portugal'.
Or, Louis XIV se « faisait scrupule d'assister ouverte-
ment le Portugal à cause du traité des Pyrénées^ ».
D'autre part, il estimait duperie d'être plus honnête
avec les Esoagnols que les Espagnols ne l'étaient
avec lui : « Je ne pouvais pas douter qu'ils n'eussent
1. Le Portugal avait repris son indépendance en 1040.
2. Mémoires pour l'année 1661.
PROJETS DE MARIAGE. 149
violé les premiers et en mille sortes le traité des
Pyrénées, et j'aurais cru manquer à ce que je dois à
mes États si, en l'observant plus scrupuleusement
qu'eux, je leur laissais librement ruiner le Portugal,
pour retomber ensuite sur moi avec toutes leurs
forces ». Il lui sembla qu'il conciliait tout en aidant
le Portugal sous main, et Turenne n'eut aucune
répugnance à s'employer dans cette aflaire : cela
s'appelait alors, et cela s'appelle encore quelquefois,
faire de la politique.
Telle étant la situation, Turenne vint une après-
midi trouver Mademoiselle dans son cabinet. Le récit
de leur entrevue nous a été conservé par la prin-
cesse, et nous pouvons, cette fois, nous en fier à
elle ; ses Mémoires s'accordent avec les témoignages
des contemporains.
C'était vers la fin de l'hiver de 1662. Turenne
s'assit au coin du feu et entama des protestations de
tendresse. « Commeje suis brusque, je lui dis : « De
« quoi est-il question? » Il me répondit : « Je veux
« vous marier. » Je l'interrompis et lui dis : « Cela
« n'est pas facile ; je suis contente de ma condition. —
« Je vous veux faire reine ; mais écoutez-moi ; laissez-
« moi tout dire, et puis vous parlerez. Je vous veux
« faire reine de Portugal. — Fi! me récriai-je, je
« n'en veux point. » Il reprit : « Les filles de votre
« qualité n'ont point de volonté; elle doit être celle
« du Roi ».
Le monarque qui faisait crier « Fi! » à Mademoi-
selle s'appelait Alphonse VI et n'avait pas encore
150 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
vingt ans. A vingt-trois, Tabbé de Saint-Romain,
notre envoyé en Portugal, rapportera qu'il ne savait
encore ni lire ni écrire '. En revanche, « il tirait les
oreilles et arrachait les cheveux du premier venu «,
et c'était dans ses bons jours; dans les mauvais, il
frappait « des pieds, des mains et de l'épée tous ceux
qui le fâchaient, indifféremment ». Ses sujets
n'osaient plus sortir de nuit dans les rues, parce que
l'un de ses divertissements était de les « charger
brusquement » dans l'obscurité, et d'essayer de les
embrocher. De sa personne, Alphonse VI était un
gros petit tonneau, à moitié paralysé d'une jambe,
u goulu et malpropre », presque toujours ivre, et
vomissant alors « après ses repas ». Il portail, « six
ou sept habits » les uns sur les autres, parmi lesquels
« un jupon de trois cents taffetas piqués à l'épreuve
du pistolet ». Sur la tête, un béguin retombant
jusqu'aux yeux, plusieurs calottes par-dessus ce
béguin, dont une « à oreilles », et un « bonnet à
l'anglaise » sur le tout. « Son corps, poursuivait
l'abbé, sent naturellement mauvais, et il a toujours
des ulcères sous de grands doubles ou replis de peau
qui se font en divers endroits de sa personne, et il
serait impossible de souffrir toutes ces puanteurs
ensemble, s'il ne se faisait laverie corps une fois par
jour en hiver, et deux fois dans les autres saisons.... »
La peur l'obligeait à faire « toujours coucher dix-
sept personnes » dans sa chambre, « et, pour achever
1. Mignet, Négociations relatives à la successio7i d'Espagne.
PROJETS DE MARIAGE. 151
la cassolette, sa chaise, qui n'est pas une chaise
inutile, demeure nuit et jour dans la ruelle de son
lit. »
Turenne, cependant, s'efforçait de dorer la pilule,
ir exposa à Mademoiselle combien il serait utile au
roi, et pour quelles raisons, d'avoir une princesse
française sur le trône de Portugal. Il lui promit,
connaissant son faible, qu'elle serait maîtresse
absolue de la « grande et forte armée » que le roi
lui ferait passer sans bruit, par petits paquets. Sans
doute, Alphonse VI était paralytique. « Mais, assu-
rait Turenne, cela ne paraît pas quand il est habillé;
il traîne seulement un peu une jambe et s'aide malai-
sément du bras. » Tant mieux si son intelligence
traînait aussi un peu. « On ne sait pas s'il a de
l'esprit ou s'il n'en a point; c'est comme il faut les
maris pour être heureuse. »
« — Mais, répliquait Mademoiselle, être la liaison
d'une guerre éternelle entre la France et l'Espagne...
me paraît très laid. « La situation serait encore pire
pour elle si, comme elle en était convaincue, les deux
couronnes en arrivaient à se raccommoder. Le bel
avenir, « d'avoir un mari sot et paralytique, que les
Espagnols chasseraient, et de venir en France
demander l'aumône, quand mon bien serait mangé,
et faire la reine dans quelque petite ville! Il fait bon
être Mademoiselle en France avec cinq cent mille
livres de rente » et rien à demander à la Cour.
« Quand on est ainsi, on y demeure. Si Ton s'ennuie
à la Cour, l'on ira à la campagne, à ses maisons, où
152 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
ron a une cour. On y fait bâtir, l'on s'y divertit.
Enfin, quand Ton est maîtresse de ses volontés, Ton
est heureuse : car Ton fait ce que Ton veut. »
« — Mais, reprenait Turenne, quand Ton est Made-
moiselle, avec tout ce que vous avez dit, on est
sujette du roi. Il veut ce qu'il veut. Quand on ne le
veut pas, il gronde ; il donne mille dégoûts à la
Cour; il passe souvent plus loin : il chasse les gens.
Quand ils se plaisent à une maison, il les envoie à
une autre. Il fait promener d'un bout du royaume à
l'autre. Quelquefois il met en prison dans sa propre
maison, envoie dans un couvent, et, après tout cela,
il faut obéir.... Qu'est-ce qu'il y a à répondre à
cela? ))
« — Que les gens comme vous ne menacent point
ceux comme moi, s'écria Mademoiselle en colère;
que je sais ce que j'ai à faire; que, si le roi m'en
disait autant, je verrais ce que j'aurais à lui
répondre. » Elle lui défendit de lui reparler de cette
affaire, et il se retira.
« A cinq ou six jours de là, il m'en parla encore. »
Puis ce furent des amis communs. L'iuijuiétude
gagnait Mademoiselle. Dans quelle mesure Turenne
était-il le porte-paroles du roi? Elle écrivit à ce
dernier pour provoquer une explication; pas de
réponse. Elle confia sa peine à la reine mère, qui
se borna à ces mots : « Si le roi le veut, c'est une
terrible pitié; il est le maître; pour moi, je n'ai rien
à dire là-dessus ». « J'avais une hâte épouvantable,
ajoute Mademoiselle, que le temps de Forges fût
NOUVEL EXIL. 153
venu, afin de m'en aller. » La saison arrivée, il fallut
prendre congé du roi. Elle voulut en avoir le cœur
net : « Sire, si Votre Majesté voulait songer à mon
« établissement, voilà M. de Béziers... qui passera à
(c Turin; il pourra négocier mon mariage avec M. de
« Savoie. — Je songerai à vous quand cela me con-
« viendra et je vous marierai où il sera utile pour
« mon service » ; d'un ton sec, qui m'effraya fort. Sur
cela, il me salua fort froidement, et je m'en allai; je
pris mes eaux. »
Elle eut l'imprudence de parler et d'écrire. Bussy-
Rabutin prétend même qu'elle « en avait écrit une
lettre au roi d'Espagne, pour s'en faire de fête auprès
de lui, laquelle on avait interceptée * » ; mais cela
est bien difficile à croire, quelque inconsidérée que
fût parfois Mademoiselle. De Forges, elle se rendit
au château d'Eu, qu'elle avait acheté depuis peu. Ce
fut là, le 15 octobre 1662, qu'elle reçut commande-
ment du roi de s'en retourner à Saint-Fargeau « jus-
qu'à nouvel ordre ». Elle eut sur sa route « des lettres
de tout le monde ». Être exilée pour avoir refusé
d'épouser Alphonse VI, le pays n'était pas encore
fait à ces conséquences du nouveau régime. On sut
bientôt que Mademoiselle faisait venir de Paris
« aiguilles, canevas et soie ^ », en personne qui va
avoir du temps devant soi. En somme, si les choses
en restaient là, elle ne payait pas trop cher le plaisir
1. Mémoires de Bussy-Rabutin.
2. Gazette, de Loret du 28 octobre 1662.
154 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de ne pas être reine de Portugal. C'était son avis, et
elle était de très bonne humeur.
IV
Son départ ne laissa point de vide dans la jeune
Cour; il y eut une princesse de moins aux céré-
monies officielles, et ce fut tout. Pour la nouvelle
génération, passée au premier plan avec le roi, la
Grande Mademoiselle n'était plus que « la vieille
Mademoiselle », comme l'appelait Fabbé de Clioisy.
Jeunes amours et plaisirs de vingt ans n'avaient que
faire d'elle, ni, au surplus, de la reine mère, devenue
prêcheuse avec l'âge, et de ces « dévots » groupés
sous son égide, que Molière scandalisait par son
impiété et qui trouvaient mauvais qu'un roi eût des
maîtresses. La question était de savoir de quel côté
se rangerait définitivement le maître. Pour l'instant,
Louis XIV penchait très fort vers les amis de la
bonne nalure et de sa joyeuse liberté. Leur serait-il
acquis? La logique des choses, et des idées, le con-
duirait-elle ensuite à secouer la gêne des pratiques
religieuses, puis celle des croyances, à la façon des
Hugues de Lionne, des Bussy-Rabutin, des Guiche,
des Roquelaure, des Vardes et de cent autres
« libertins », qui ne voyaient dans la religion qu'une
collection de simagrées? Voilà ce qu'on avait le
droit de se demander en 1662, et cela était autrement
LOUIS XIV ET LES LIBERTINS. 155
intéressant que la chronique du Luxembourg ou de
Saint- Fargeau.
La jeune reine était inquiète; elle flairait un
danger, mais elle ne savait que gémir et pleurer,
sans comprendre que des yeux rouges et un ton
grognon ne sont pas ce qu'il faut pour retenir un
jeune mari. Elle n'avait même pas la consolation
d'être plainte, ne s'étant point fait d'autre amie en
France qu'Anne d'Autriche, qui s'efforçait de lui
conserver quelques illusions, à défaut de mieux,
sur la mélancolie de sa destinée. Il était pourtant
impossible d'être meilleure créature que cette petite
reine fraîche et joufflue, qui sautait de joie le len-
demain de son mariage et racontait ingénument à
Mme de Motteville son petit roman.
Marie-Thérèse s'était toujours souvenue que sa
mère ', morte quand elle avait six ans, lui répétait
qu'elle voulait la voir reine de France, — le bonheur
n'était que là, — ou alors dans un couvent. La petite
princesse avait grandi avec cette pensée de la France.
Louis XIV avait été le prince Charmant de ses rêves
d'infante. Quand elle avait su qu'un seigneur français
venait « en poste » la demander de la part de son
maître, la chose lui avait paru toute naturelle. Elle
avait guetté d'une fenêtre l'a rrivée de M . de Gramont ^
1. Elisabeth de France, fille d'Henri IV. Née en 1602, elle
épousa Philippe IV en 1615, eut Marie-Thérèse en 1038, et mourut
en 1644.
2. C'était le maréchal de Gramont, père du comte de Guiche.
La « magnificence » et la « galanterie » de sa course à Madrid
pour demander l'infante avaient laissé de vifs souvenirs.
Ib6 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Il était passé très vite, suivi de beaucoup d'autres
Français brodés d'or et d'argent et couverts de
plumes et de rubans de toutes les couleurs. On
aurait dit « un parterre de fleurs... courant la
poste », racontait la jeune reine, devenue poète
pour la première et la dernière fois de sa vie.
Mariée, Marie-Thérèse avait demandé à son époux
la promesse qu'ils ne se quitteraient jamais, ni jour
ni nuit, dans la mesure du possible. Louis XIV
promit, tint parole, et ce fut la précaution inutile.
D'après Mme de Motteville et Mme de Maintenon »,
la reine ne sut pas s'y prendre. Sa dévotion était
« mal entendue » ; si le Roi la demandait, elle refu-
sait de lui sacrifier une oraison. Elle avait aussi une
jalousie u mal entendue »; si le roi ne la demandait
pas, elle ne distinguait pas assez, dans ses plaintes
contre ceux qui le lui enlevaient, entre Mlle de La
Vallière et le Conseil des ministres. Son humeur
était décourageante. Si le roi l'emmenait, elle se
plaignait de tout. S'il ne l'emmenait pas, c'étaient
des flots de larmes. Si le dîner n'était pas à son
goût, elle était maussade. S'il lui plaisait, elle se
tourmentait : « — On mangera tout; l'on ne me
laissera rien ». — « Et le roi s'en moquait », ajoute
Mademoiselle, amenée par sa naissance à se trouver
souvent parmi ceux qui « mangeaient tout ». Marie-
Thérèse était bonne, généreuse, la vertu même, elle
1. Souvenirs de Madame de Caylus. — Mémoires de Mme de
Motteville. — Souvenirs sur Madame de Maintenon, publiés par
le comte d'IJuussonville et M. G. Ilanoluux.
LOUIS XIV ET LES LIBERTINS. 157
avait une violente passion pour son mari, et, avec
tout cela, elle était à fuir. Mme de Maintenon résu-
mait la situation en disant que la reine savait
aimer et ne savait pas plaire, au rebours du roi,
qui avait tout pour plaire, « sans être capable
d'aimer beaucoup. Presque toutes les femmes lui
avaient plu, excepté la sienne ». Libertins et débau-
chés n'avaient pas à compter avec Marie-Thérèse;
la reine n'avait pas l'ombre d'influence sur le roi.
Pour des raisons différentes, ce n'était pas non
plus Monsieur, frère du roi, ni la femme de Mon-
sieur, qui leur feraient obstacle. Tout a été dit sur
les puissances de séduction de Mme Henriette d'An-
gleterre % sur ses grâces irrésistibles, sa beauté
immatérielle et le charme particulier, très original
chez une grande princesse, que lui avait valu son
enfance pauvre et humiliée ; réduite à vivre en « per-
sonne privée », elle avait « pris toutes les lumières,
toute la civilité et toute l'humanité des conditions
ordinaires^ », et rien, peut-être, n'avait contribué
davantage à la faire « aimer des hommes et adorer
des femmes ». Ses défauts étaient grands, mais ils ne
lui furent pas comptés, à cause de ce don de plaire
qui était en elle et que les circonstances avaient
développé. Madame fut mal sûre et dangereuse
impunément. Elle put devenir le centre des basses
1. Mariée le 1" avril 1661, à dix-sept ans. Monsieur (Philippe
de France, duc d'Orléans) en avait vingt et un.
2. Histoire de Madame Henriette d'Angleterre, par Mme de
La Fayette.
i38 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
intrigues de la Cour sans perdre, ni seulement ris-
quer de perdre, son empire sur les cœurs. A ce pre-
mier bonheur est venu se joindre celui d'avoir Bos-
suet pour abriter sa mémoire. Henriette d'Angle-
terre a traversé les siècles « protégée par son Oraison
funèbre^ », comme elle avait traversé la vie protégée
par cette fascination que la nature met en de cer-
taines femmes, qui ne sont pas toujours les meil-
leures.
Monsieur n'avait pas gagné depuis que nous avons
parlé de lui. Il s'était, pour ainsi dire, établi dans
le vice, publiquement, sans vergogne, et dans le
vice immonde. Le mariage n'y avait rien fait : « Le
miracle d'enflammer le cœur de ce prince, explique
discrètement Mme de La Fayette, n'était réservé à
aucune femme du monde- ». Livré à une race de
favoris très exigeante, qui ne le laissait point
chômer de complications domestiques. Monsieur
était devenu décidément un « tripoteux », selon le
mot expressif de sa mère. Entre Madame et lui, leur
cour était un lieu d'une agitation inconcevable, une
sentine de médisances et de calomnies, de petites
perfidies et de petites trahisons, de quoi donner la
nausée, même lorsque cela est raconté par Mme de
La Fayette. Je ne sais, en vérité, si cette dernière a
rendu service à sa chère princesse en écrivant son
Histoire de Madame Henriette. A part les premières
pages, jusqu'au mariage, et la belle scène de la
1. Le mot est de M. Bruneliére.
2. Histoire de Madame Henriette, etc.
LOUIS XIV ET LES LIBERTINS. 159
mort tout à la fin, le reste est un tissu de riens si
méprisables à tous égards, que le livre en tombe des
mains. Voilà donc tout ce que Fauteur de la Prin-
cesse de Clèves a trouvé à dire d'une personne aussi
en vue ! d'une belle-sœur à qui Louis XIV confiait
les secrets de sa politique et qu'il avait failli trop
aimer !
Dans toute la famille royale, les libertins n'avaient
à compter qu'avec la reine mère, leur ennemie
déclarée, et avec le roi lui-même, trop fermé pour
que Ton pût deviner comment il prétendait arran-
ger ensemble le plaisir et la religion. Qu'il ne
se contraindrait pas sur le plaisir, on n'avait pas été
long à s'en apercevoir. Il s'était marié le 9 juin 1660.
Un an après commençait le défilé des maîtresses
imposées à la famille royale, et à toute la France,
elles et leurs enfants, d'une façon qui rappelle
plutôt la polygamie orientale que les mœurs de
l'Occident, Louis XIV s'était senti incapable d'être
vertueux. Un jour que sa mère profitait des atten-
drissements d'une réconciliation, — ils avaient été
quelque temps sans se parler, — pour lui repré-
senter le scandale de sa liaison avec Mlle de La
Vallière, « il lui répondit cordialement, avec des
larmes de douleur qui partaient du fond de son
cœur, où il y avait encore quelque reste de sa piété
passée, qu'il connaissait son mal; qu'il en ressentait
quelquefois de la peine et de la honte; qu'il avait
fait ce qu'il avait pu pour se retenir d'offenser Dieu,
et pour ne se pas abandonner à ses passions; mais
160 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
qu'il était contraint de lui avouer qu'elles étaient
devenues plus fortes que sa raison, qu'il ne pouvait
plus résister à leur violence, et qu'il ne se sentait
pas môme le désir de le faire * ». Cette conversation
avait lieu en juillet 1664. L'automne suivant, le roi
ayant trouvé la reine sa femme w toute en larmes
dans son oratoire », par l'effet d'une trop juste
jalousie, il lui « fît espérer » qu'à trente ans, il
serait un « bon mari » ; propos plutôt cynique.
Non seulement il avait les « passions » violentes,
mais il ne s'était pas découvert de raisons sérieuses
de se gêner sur le chapitre des femmes. On lit dans
ses Mémoires, qui étaient écrits en vue du dauphin,
un passage digne de lord Ghesterfield, où il expose
à son fils ses idées sur les maîtresses de rois. La
page se rapporte à 1667, année où commença la
guerre de la Dévolution : « Avant que de partir
pour l'armée, j'envoyai un édit au parlement. J'éri-
geais en duché la terre de Vaujours en faveur de
Mlle de La Vallière, et reconnaissais une fille que
j'avais eue d'elle. Car, n'étant pas résolu d'aller à
l'armée pour y demeurer éloigné de tous les périls,
je crus qu'il était juste d'assurer à cette enfant
l'honneur de sa naissance, et de donner à la mère
un établissement convenable à l'affection que j'avais
pour elle depuis six ans.
« J'aurais pu sans doute me passer de vous parler
de cet attachement dont l'exemple n'est pas bon à
1. Mémoires de Mme de Molleville.
LOUIS XIV ET LES LIBERTINS. 161
suivre. Mais, après avoir tiré plusieurs instructions
des manquements que j'ai remarqués dans les
autres, je n'ai pas voulu vous priver de celle que
vous pouviez tirer des miens propres ».
La première « instruction » à tirer de ses « man-
quements », c'est qu'il ne faut pas perdre son temps
avec les femmes : « Que le temps que nous donnons
à notre amour ne soit jamais pris au préjudice de
nos affaires ». La seconde « considération..., c'est
qu'en abandonnant notre cœur, il faut demeurer
maître absolu de notre esprit; que nous séparions
les tendresses d'amant d'avec les résolutions de sou-
verain; que la beauté qui fait nos plaisirs n'ait
jamais la liberté de nous parler de nos affaires, ni
des gens qui nous y servent, et que ce soient deux
choses absolument séparées. »
« Vous savez ce que je vous ai dit en diverses
occasions contre le crédit des favoris ; celui d'une
maîtresse est bien plus dangereux. »
Louis XIV insistait longuement sur l'infirmité
d'esprit qui rend les femmes dangereuses. Il les
avait étudiées de près, et il jugeait « ces ani-
maux-là » à peu près comme Arnolphe : « Elles
sont, disait-il au dauphin, éloquentes dans leurs
expressions, pressantes dans leurs prières, opiniâ-
tres dans leurs sentiments.... Le secret ne peut être
chez elles dans aucune sûreté ». Elles agissent tou-
jours par calcul et, en conséquence, par « adresses »
et « artifices ». Quoi qu'il en puisse coûter à un
cœur amoureux, un prince ne saurait prendre trop
11
162 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de « précautions » avec ses maîtresses ; il y va quel-
quefois de son trône. Pauvre La Vallière! si désin-
téressée, si peu intrigante. Quelle douleur, si elle
avait lu ces pages cruelles !
Les conseils que l'on vient de lire sont très poli-
tiques et très prudents; ils n'ont rien à faire avec la
morale ou la religion. Les Mémoires royaux ajoutent
bien quelque part que « le prince... devrait toujours
être un parfait modèle de vertu », et, aussi, que le
devoir du chrétien est « de s'abstenir de tous ces
commerces illicites qui ne sont presque jamais inno-
cents ». C'était le moins que pût dire un père
s'adressant officiellement à son fils. Au fond,
Louis XIV n'avait pas retiré grand'chose, quant à la
discipline morale, d'une religion dont il connaissait
presque uniquement les pratiques. Pendant son
enfance, sa mère s'était réservé son éducation reli-
gieuse. Elle l'avait emmené dès le bas âge dans les
églises, où elle-même passait une partie de ses
journées, et lui avait communiqué ainsi un peu de
sa piété étroite et machinale. Louis XIV n'en connut
jamais d'autre. II n'était pas plus savant en caté-
chisme qu'en grammaire latine, et avec cette cir-
constance aggravante qu'il voyait la nécessité de
savoir le latin pour lire les dépêches diplomatiques,
tandis qu'il ne voyait pas du tout l'utilité de savoir
sa religion. Il ne varia jamais là-dessus; Mme de
Maintenon elle-même y perdit ses peines. La
seconde Madame, la Palatine, n'en revenait pas.
Elle écrivait : « Pourvu, croyait-il, qu'il écoulai son
LOUIS XIV ET LES LIBERTINS. 163
confesseur et récitât son Pater, tout irait bien et sa
dévotion serait parfaite * ».
Avec ces idées, le roi trouva fort mauvais, alors
qu'un flot d'adulateurs le déifiaient à lenvi, de ren-
contrer parmi ses sujets des hommes assez hardis
pour blâmer ses mœurs et le lui dire en face. Des
prélats se montrèrent sévères; c'était leur métier.
Mais que des courtisans, et même, à ce que l'on
racontait, un simple bourgeois de Paris, osassent
adresser des remontrances à leur souverain, cela ne
se pouvait souffrir; sans compter que leurs obser-
vations excitaient sa mère contre lui, au risque de
les brouiller, ainsi qu'il arriva en effet. Ne fût-ce
que par politique, Louis XIV était résolu à ne pas
tolérer que Ton se mêlât ainsi de ses affaires. Il sen-
tait confusément que tous ces gens-là s'entendaient
pour lui faire la leçon. Il devinait une force orga-
nisée et considérable derrière cette « cabale des
dévots » qui représentait à la Cour l'austérité, et
que les libertins du Louvre tournaient en ridicule.
Cette force organisée, nous la connaissons. Nous
l'avons vue à l'œuvre dans un précédent chapitre,
sous le nom de Compagnie du Saint-Sacrement,
alors qu'elle travaillait avec Vincent de Paul aux
grandes entreprises charitables du siècle -. Le
surnom malveillant de Cabale des dévots lui avait
été donné, vers 1658, par les nombreuses personnes
qui l'abominaient, sans connaître « son vrai titre et
1. Lettre du 9 juillet 1719, et passim, dans sa correspondance.
2. Cf. la Cabale des Dévots, par M. Raoul Allier.
164 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
son organisation », parce qu'elle les troublait dans
leur existence. Depuis que nous nous en sommes
occupés, la carrière de la société avait continué
d'offrir le même mélange de bien et de mal. Tout ce
qu'elle avait fait pour soulager les pauvres, les pri-
sonniers, les galériens et autres misérables, pour
les protéger contre l'abus et l'arbitraire, pour les
relever moralement, avait été au-dessus de tout
éloge. De même ses efforts pour assurer la décence
de la rue, ou pour combattre dans les hautes classes
les deux fléaux du temps, le duel et le jeu. On n'en
saurait dire autant des vues étroites et fanatiques
qui l'avaient rendue persécutrice et policière, de
son goût pour l'espionnage et la délation, de sa
barbarie à l'égard des hérétiques ou des illuminés.
Elle devenait facilement dangereuse et malfaisante,
et l'on ne savait alors comment se défendre contre
ce pouvoir occulte qui avait « des yeux et des
mains partout ». Mazarin, qu'elle picotait sottement
par des lettres anonymes, l'avait recherchée et
pourchassée; elle avait dû se terrer pendant les
derniers mois de sa vie. Après la mort du cardinal,
la Compagnie s'était remise peu à peu en mouve-
ment, et il fallait qu'elle eût Jjien repris confiance
pour oser s'attaquer au roi, même en étant sûre de
la reine mère. C'est une époque où elle est très
intéressante. La Compagnie du Saint-Sacrement est
devenue un parti politique, puisqu'elle essaie de
s'assurer du roi, et que, si elle y avait réussi, l'his-
toire du règne n'aurait certainement pas été la
LOUIS XIV ET LES LIBERTINS. 168
même Livré à son influence, l'État n'aurait pas
attendu la grande Révolution pour prendre con-
science de ses devoirs envers le peuple.
L'imprudence de sa conduite envers le roi, ses
indiscrétions, firent le jeu des « libertins ». Ils ne
désespérèrent pas, devant le mécontentement de
Louis XIV, de tirer celui-ci à eux, à leur incrédu-
lité, leur indocilité aux croyances religieuses, et en
vérité, sans aller jusqu'à regretter leur échec final,
on leur sait gré d'avoir un peu secoué cette intelli-
gence routinière. L'esprit de Louis XIV, si remar-
quable par sa justesse et sa solidité, était le con-
traire de l'esprit moderne par son absence totale de
curiosité, et la peine qu'il avait à changer de manière
de voir sur quoi que ce fût. Le roi aurait eu besoin
de faire de mauvaises lectures. Comme il ne lisait
jamais, les assauts des libertins lui rendirent le ser-
vice de mettre un peu de trouble dans ses idées; ils
le dérangèrent dans ses habitudes de pratiques
mécaniques. Olivier d'Ormesson, qui était de la
Compagnie du Samt-Sacreraent, écrivait, après la
Pentecôte de 1G64 « que le Roi n'avait point fait
ses dévotions à la fête, et que. Monsieur lui ayant
demandé s'il les ferait, il lui avait dit que non,
et qu'il ne ferait pas l'hypocrite comme lui, qui
allait à confesse parce que la reine mère le vou-
lait' ».
La conscience du roi traversait une crise, chacun
1. Journal d'Olivier Lefèvre d'Ormessdn.
166 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
le sentait. En présence d'un si gros événement, les
malheurs de la Grande Mademoiselle achevaient de
perdre leur intérêt, déjà réduit à peu de chose pour
la nouvelle génération. L'oubli s'accentuait.
Dans les premiers mois de son nouvel exil,
Mademoiselle fut occupée à tenir tête au roi.
Louis XIV n'abandonnait pas son idée de la marier
à Alphonse VI, et Tu renne s'efforçait de la « mettre
à la raison », d'où un mouvement de lettres et de
visites officieuses qui avaient ce bon côté de rompre
la monotonie de Saint-Fargeau. La vie, cette fois.
y était lourde; le vieil entrain n'était pas revenu.
Trop fière pour l'avouer, Mademoiselle faisait bonne
contenance dans ses lettres. Elle écrivait à Bussy-
Rabutin, le 9 novembre 1662 : « Je crois que le
séjour que je ferai ici sera plus long que vous ne
souhaitez. Si je n'avais peur de passer pour trop
indifférente, je vous dirais que je ne m'en soucie
guère : peut-être dirais-je vrai ; mais toutes les vérités
ne sont pas bonnes à dire K » Ses Mémoires sont
plus sincères. Elle y raconte qu'au bout de cinq
mois de Saint-Fargeau, elle écrivit au roi qu'elle
mourrait, si elle restait là plus longtemps; que
c'était un lieu malsain, à cause des marais dont le
1. Mémoires de Bussy-Rabutin.
FRAGILITÉ d'une FORTUNE TERRIENNE. 167
château était entouré; qu'elle « ne croyait point
avoir rien fait qui méritât la mort, et une telle mort ; . . .
et que s'il voulait lui faire faire une plus longue
pénitence des crimes qu'elle n'aA^ait pas commis,
elle le suppliait de lui permettre d'aller à Eu. »
Louis XIV permit Eu, mais il fit savoir à Mademoi-
selle qu'il n'avait pas renoncé à la marier au roi de
Portugal et qu'il espérait l'amener par son bon pro-
cédé « aux sentiments qu'elle devait avoir ». Elle ne
s'attarda pas à discuter : « Je partis et quittai Saint-
Fargeau sans regret. » Ce fut un adieu définitif.
Elle venait d'acheter le comté d'Eu, dans des cir-
constances qui font voir à quel point les fortunes
terriennes et seigneuriales de l'ancien régime, qui
paraissent de loin si solides, étaient fragiles en réa-
lité, et à la merci d'un accident. Le comté d'Eu était
un bien de l'illustre et puissante famille de Guise.
En 1634, le propriétaire du moment, Louis de Lor-
raine, duc de Joyeuse, fut tué au siège d'Arras, lais-
sant un fils unique et en bas âge, Louis-Joseph de
Lorraine, prince de Joinville. Cet enfant eut poui
tutrice sa tante, Mlle de Guise, personne entendue
et importante, l'oracle de la famille, dit Saint-
Simon. Il eut aussi deux tuteurs, dont l'un, Claude
de Bourdeille, comte de Montrésor, avait épousé
secrètement Mlle de Guise. A eux trois, tuteurs et
tutrice sentirent bientôt leur impuissance à défendre
les intérêts qui leur étaient confiés. Le comté d'Eu
était chargé de deux millions de dettes, chiffre qui
n'aurait point entraîné de désastre si le duc de
168 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Joyeuse avait été là pour faire respecter ses droits
et pour réclamer sa part de la manne monarchique :
pensions, gratifications du roi, bénéfices, gou-
vernements, charges de cour, etc. Mais il n'y était
pas, et les biens du mineur avaient été mis à la
curée, par les gens d'affaires d'une part, les paysans
normands de l'autre.
Contre les gens d'affaires, les tuteurs en furent
réduits, après des années de lutte, à invoquer l'aide
du Parlement. Ils lui adressèrent, en janvier 1660,
une requête ' où ils exposaient que leur pupille,
parce qu'il n'était qu'un enfant, « destitué des puis-
sants moyens » qu'aurait eus son père de faire les
choses, était devenu la victime des usuriers et des
gens de chicane. Les deux millions de créances
sur le comté d'Eu avaient été en grande partie
rachetées par des créanciers postiches et véreux,
avec lesquels il était impossible d'arriver à un
règlement quelconque. Ces pêcheurs en eau trouble
avaient porté le désordre au comble en prati-
quant des saisies. Tous les revenus passaient en
frais. Les deux tuteurs demandaient au Parle-
ment de les dépêtrer de cette glu en ordonnant
la mainlevée « de toutes les saisies et arrêts » et en
disant « qu'il serait sursis à toutes poursuites et
saisies faites contre eux pendant deux ans ». Ils
1. A Nos seigneurs de Parlement. — Archives du château d'Eu.
— Mgr le Duc d'Orléans a bien voulu m'ouvrir l'accès des
Archives d'Eu avec une libéralité dont je lui adresse ici mes
remerciemeûts.
1
FRAGILITÉ d'une FORTUNE TERRIENNE. 169
espéraient arriver pendant ce répit à une liquidation
générale.
Contre les paysans normands, personne ne voyait
rien à faire que de les passer au plus vite, par la
vente du comté d'Eu, à un maître capable de leur en
imposer. La difficulté, dans Tétat où était alors la
France, était de trouver une personne de qualité
pouvant disposer de plusieurs millions. On avait
pensé tout de suite à Mademoiselle, qui avait tou-
jours de l'argent. Elle était alors trop occupée à se
débattre avec son père, mais l'idée lui avait souri,
et elle y était revenue dès qu'elle avait eu les mains
libres. Le marché fut conclu en 1637. Cela ne faisait
point l'affaire de la chicane. Il y eut tant d' « oppo-
sitions », tant de complications procédurières, il
fallut tant de procès et tant d'arrêts pour que Made-
moiselle pût se mettre en règle et posséder Eu dans
les formes, que des années s'écoulèrent encore, — la
requête des deux tuteurs en témoigne, — avant que
les paysans d'Eu fussent dérangés dans leur travail
de termites. En attendant, ils avaient continué à
dévorer la substance de l'orphelin princier, aidés, il
faut le dire, par d'autres Normands qui, pour n'être
pas paysans, ne s'en montraient ni plus scrupuleux,
ni moins avides. Comment les uns et les autres s'y
prenaient, on le sait très exactement par les Archives
du château d'Eu.
Au moment même de la requête des tuteurs,
Mademoiselle avait envoyé un homme à elle se
rendre compte de l'état des choses. Le rapport de
170 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
son agent, complété par d'autres papiers d'affaires »,
établit que le comté d'Eu tirait plus de la moitié de
son revenu de sa forêt. Cette forêt, qui existe encore,
contenait de « dix à onze mille acres- », avait « huit
à neuf lieues de long », et aurait dû être tout
entière en « futaies de divers âges » ; mais les rive-
rains avaient si bien travaillé, qu'on n'y aurait plus
trouvé « une poutre ». Elle était maintenant tout
entière en taillis, et souvent en mauvais taillis, à
cause des bestiaux qui la « dégradaient ». Tout le
pays avait contribué à cet extraordinaire escamo-
tage d'une forêt de huit lieues. Une vingtaine de
villages, plusieurs abbayes, des gentilshommes, des
prêtres, de simples « particuliers », étaient venus,
sous prétexte d'un « droit usager », prendre le bois
comme s'il était à eux. Les gardes de la forêt en
avaient fait autant, et leurs parents ou amis à leur
suite. Les « officiers » du domaine avaient coupé à
tort et à travers ce que le public voulait bien leur
laisser, et pour compléter la ruine des bois, chacun
avait envoyé ses vaches, ou ses porcs, dans les
jeunes tailles. L'agent de Mademoiselle concluait
qu'il fallait absolument arrêter ce « pillage », sans
quoi « l'on ne ferait jamais 50 000 livres de bois par
chacun an ».
Il signalait d'autres abus ; la nature des revenus
seigneuriaux les rendait inévitables en l'absence
1. Déclaration par le menu du comté d'Eu (8 mai 16G0), et
inventaire oéne'ral du comté d'Eu (1" juillet lGi)3).
2. L'acre de Normandie valait 81 ares 71 centiares.
FRAGILITE DUNE FORTUNE TERRIENNE. 171
d'une main ferme. J'ai eu sous les yeux plusieurs
tableaux des revenus du comté d'Eu au xvii' siècle.
Les fraudes devaient être faciles et tentantes, la
perception des impôts très coûteuse. On remarque
d'abord une redevance, payable à Noël, en argent
et en nature, par tous les habitants possesseurs d'un
bien-fonds quelconque, maison ou « masure »,
champ ou jardin : — François Guignon, du village
de Cyrel, « doit 40 sols, 2 chapons, à cause d'une
maison audit Cyrel ». — « François du Bue... doit
8 sols, un tiers de chapon, à cause d'une maison ».
« Guillaume Fumechon... doit 43 sols et 2 cha-
pons à cause de demi-acre de terre ».
« Les hoirs Jean Drie doivent 8 sols et la moitié
d'un chapon ».
« Jean Rose doit 31 sols, 2 poules et 11 œufs, à
cause de ses terres aux champs ».
Le sieur de Saint-Igny, du Mesnil à Caux, « doit
4 livres 9 sols, 10 boisseaux de bled et pareil nombre
d'avoine ». Alizon « doit 3 sols, 6 deniers et un tiers de
chapon ». Un cultivateur de Greny « doit une mine
de bled, 15 boisseaux d'avoine et une poule » ; un
autre « 2 boisseaux une quarte d'avoine et un quart
d'oie » ; un autre « cinq quarts d'oie ». Ainsi de suite
pendant trois cent cinquante pages in-folio.
L'impôt dit « du travers » frappait les marchan-
dises entrant à Eu par « la porte de Picardie ». On
payait tant par chariot ou cheval chargé. Les bou-
chers payaient « pour chacun bœuf, vache ou porc
un denier, pour chacune blanche bête une obole »,
172 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
les « poissonnières « « pour chacun panier à bras
2 deniers », les « fourreurs pour chacune peau une
obole ».
Venait ensuite l'impôt « de la friperie ou chin-
cherie, pour lequel est dû de chacun lit qui se vend
en la ville d'Eu, soit neuf ou vieux, 4 deniers; et
pour chaque robe, pourpoint, chausses ou autre
chose à l'usage d'homme ou femme, quand ils sont
vendus, un denier ».
Le marchand de toile devait également « un
denier, sur peine d'amende, pour chaque coupe »
vendue.
Il était perçu une taxe pour le mesurage des
grains et le pesage des marchandises.
Les moulins étaient la propriété du seigneur d'Eu,
et il n'était pas permis de faire moudre ailleurs que
chez lui. L'agent de Mademoiselle recommandait
d'y tenir la main, « ce qu'on avait négligé... ce qui
faisait que le revenu était diminué ».
Les pêcheurs du Tréport « payaient chaque
marée 500 harengs », les « horsains » qui venaient
pêcher au Tréport « payaient un millier de harengs
de chaque marée ».
Appartenaient au seigneur d'Eu les épaves qui
n'avaient pas été réclamées dans le délai d'un an et
« tous poissons royaux, comme esturgeons, baleines,
marsouins, eues de mer, et autres grands pois-
sons ».
Ce n'est pas tout; c'est assez pour expliquer la
rapidité avec laquelle fondait le revenu d'un bien
FRAGILITÉ D'U^E FORTUNE TERRIENNE. 173
seigneurial, quand il n'y avait plus là, pour faire
peur au petit monde, solliciter les juges en cas de
procès, suivant l'usage du temps, et recourir au
roi s'il en était besoin, un personnage important,
ayant, selon l'expression populaire, le bras long. Le
mal était connu, et le remède aussi. L'état déplo-
rable où il avait trouvé les choses n'avait pas du
tout inquiété l'agent de Mademoiselle. Connaissant
sa maîtresse, il ne doutait pas qu'elle ne vînt à bout
des Normands, et il lui prédisait une bonne affaire
Si l'on met ordre à tout, disaii-ii « (comme il y a
apparence qu'il sera facile), le comté d'Eu se fera
une terre fort considérable et de grand revenu ».
Le mot « facile » était de trop. Le comté d'Eu fut
enfin « adjugé » à Mlle de Montpensier, par « décret »
du Parlement de Paris, le 20 août 1660, pour la
somme de 2550000 livres. Elle s'occupa sur-le-champ
de sauver les restes de la forêt, et trouva la popula-
tion liguée contre elle pour garder sa proie. Au bout
de six mois, Mademoiselle sentit qu'elle n'était pas
la plus forte et s'adressa au roi'. Elle lui exposait
qu'elle avait établi pour la surveillance de ses bois
un personnel nombreux, qui « lui coûtait extrême-
ment à entretenir », mais que les riverains, ayant
« pris l'habitude d'entrer hardiment dans ladite
forêt » et d'y commettre « jour et nuit toutes sortes
de délits..., se vantent de continuer »; qu'ils vien-
nent de tuer l'un de ses gardes « d'un coup de fusil
1. Sa « requête » au roi est du 9 février 1661 (Archives du
château d'Eu).
174 LOUTS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
dans le ventre », pour avoir voulu empêcher un vol
de bois; qu'ils menacent les autres « de les mettre
collecteurs » d'impôts, ce qui ne leur laisserait plus
le temps de garder ; qu'ils « les surtaxent à la taille
et autres impositions » ; qu'ils font en un mot leur
possible pour rendre la position du personnel inte-
nable. En conséquence, Mademoiselle demandait au
roi qu'il fût « particulièrement défendu aux rive-
rains de tenir chez eux et de porter armes à feu ou
autres armes de défense », et qu'il fût au contraire
permis à ses gardes d'être armés. Elle réclamait
aussi pour eux certains privilèges qui devaient leur
Dermettre de punir les délinquants.
Louis XIV accorda tout, et l'on put arrêter les
déprédations; à la mort de Mademoiselle, la forêt
d'Eu était remise en futaies. Quant à supprimer les
« usagers », Mademoiselle avait beau être cousine
germaine du roi, son pouvoir n'alla pas jusque-là.
Il fallut se borner à les empêcher de multij)lier, et
à limiter leurs exigences. Entre eux et le proprié-
taire, l'état d'hostilité était chronique. Du reste, il
existe encore des « usagers » en France; chacun
peut observer sur le vif les inconvénients du sys-
tème.
Le seul des intéressés qui ne tira pas son épingle
du jeu fut le petit prince de Joinville. Ses créan-
ciers avaient continué leurs manœuvres pour éviter
un règlement. Le 27 mars 1661, le Parlement de
Paris rendit un arrêt qui les obligeait à se laisser
payer. Il y avait alors huit ans de la mort du duc de
FRAGILITÉ DUNE FORTUNE TERRIENNE. 175
Joyeuse. Les deux millions de dettes avaient fait la
boule. Quand tout fut terminé, au lieu d'avoir un
reliquat pour leur pupille, les tuteurs se trouvèrent
en face d'un déficit de plus de 150 000 livres ^ Nous
avons déjà vu Gaston dilapider impunément, en sa
qualité de chef de la Maison, la fortune de sa fille
mineure. Ici, c'est au contraire la disparition du
père de famille qui permet de dépouiller un enfant.
Mazarin avait laissé faire Gaston pour punir Made-
moiselle de sa conduite pendant la Fronde. Louis XIV
semble avoir pris peu d'intérêt au rejeton de la tur-
bulente et ambitieuse famille de Guise. Dans l'un et
l'autre cas, les bonnes ou mauvaises dispositions de
la royauté avaient décidé de l'issue d'une affaire
d'argent.
Mademoiselle avait pris possession officielle d'Eu
le 24 août 1661. On lui avait ménagé une entrée
comme elle les aimait, avec cortège, drapeaux,
harangues, lanternes vénitiennes, salves de mous-
queterie et de « toute l'artillerie de la ville* » : douze
pièces de canon et quarante « boëtes » sur les rem-
parts, huit canons et quarante « boëtes » sur la ter-
rasse du château. Elle revint l'année suivante, mais
ne s'installa vraiment à Eu qu'en 1663, après avoir
obtenu la permission de quitter Saint-Fargeau :
« Je vins ici résolue d'y passer mon hiver, sans en
1. Les dettes se montèrent, exactement, à 2 700 718 livres
18 sols (Liste des créanciers, etc. Archives du château d'Eu). On
a vu que Mademoiselle avait acheté Eu 2 550 000 livres.
2. Le récit de l'entrée de Mademoiselle est aux Archives du
château d'Eu.
176 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
avoir aucun chagrin ». Elle regardait travailler ses
ouvriers, se promenait beaucoup et devenait assidue
aux offices. On venait la voir : « — Il y avait quan-
tité de dames du pays, raisonnables ; force gens de
qualité; ma cour était grosse. Il vint des comédiens
s'offrir; mais je n'étais plus d'humeur à cela; je
commençais à m'en rebuter. Je lisais; je travaillais;
les jours d'écrire emportaient du temps; toutes ces
choses le font passer insensiblement ». Cette page
des Mémoires laisse entrevoir une vie assez terne.
Une lettre de Mademoiselle à Bussy-Rabutin con-
firme et accentue l'impression :
A Eu, ce 28 novembre 1663.
« Voici l'unique réponse à vos lettres. Je prétends
que vous m'en écriviez quatre contre moi une, et je
crois que je vous ferai plaisir; car que peut-on
mander d'un désert comme celui-ci, où l'on ne
verra personne de tout l'hiver, les chemins étant
impraticables pour les gens de lointaine contrée,
comme vous pourriez dire vers Paris, et les vents
étant tels dans les plaines par où il faut que les
voisins viennent, qu'il n'y en a pas un qui ne
redoute le nord-ouest, qui est fréquent en ce pays,
comme une bête farouche. Ainsi j'aurai le temps de
lire les lettres qu'on m'écrira, et peu d'esprit, encore
moins de matière, pour y répondre.,.. »
La situation du château d'Eu est mélancolique, le
vent de mer véritablement « farouche » aux envi-
FÊTES GALANTES. 177
rons. Les gazettes de Paris apportaient des descrip-
tions de fêtes et des visions de gloire qui contras-
taient avec la médiocrité d'une cour provinciale.
Mademoiselle avait beau être décidée à ne pas s'en-
nuyer, elle éprouvait comme toute la France que,
loin du roi, la vie n'était plus la vie : ce n'en était
plus que l'ombre.
VI
Dans la conversation mémorable où Louis XIV
avait avoué à sa mère qu'il n'était plus maître de
ses passions, Anne d'Autriche l'avait averti « qu'il
était trop enivré de sa propre grandeur *». Elle
disait vrai; l'infatuation avait été rapide. L'excuse
du roi était d'avoir le monde entier pour complice
de l'admiration qu'il s'inspirait à lui-même. Il
n'entre pas dans notre sujet de raconter le gouver-
nement intérieur, ou l'action diplomatique, qui ren-
dirent les débuts de Louis XIV si féconds en grands
résultats et si glorieux pour lui. Nous nous bornerons
à constater le fait. La supériorité prise par la France
se manifesta au premier contact avec l'Angleterre
et l'Espagne, et ne se fit pas moins sentir au delà
du Rhin : « — Louis, dit un historien allemand,
possédait dans l'empire germanique une influence
qui, au moins dans les cercles occidentaux, était
1. Motteville.
12
178 LOUIS XIV ET LA GRAiNDE MADEMOISELLE.
égale, sinon supérieure, à l'autorité deTEmpereur * . »
Les étrangers étaient presque aussi frappés de la
sollicitude de son gouvernement pour les artisans et
les commerçants. Sans doute, les raisons sentimen-
tales n'y étaient pour rien ; quand Colbert interdisait
aux collecteurs d'impôts de se saisir des bestiaux
du laboureur, il appliquait simplement au nom du
roi ses principes de bon négociant qui ménage le
débiteur. Mais le bienfait n'en était pas moins
grand. A quelque point de vue que l'on se plaçât,
*la France donnait aux autres nations l'impression
d'un peuple grandissant; on reconnaissait qu'elle
avait pris la tête de l'Europe.
Le pays en avait le sentiment. Il rapportait
très justement cet essor aux efforts personnels de
son jeune roi, et lui était reconnaissant de son
énorme labeur. Louis XIV le savait bien. Il y avait
comme un mot d'ordre d'insister à toute occasion
sur la peine qu'il sedonnait dans son métier de roi et
les grandes fatigues qu'il endurait pour le bien
public. La Gazette, journal officiel, n'y manquait
jamais. Tout lui était prétexte. A propos d'un
voyage de huit jours, elle écrivait : « — Ce prince,
aussi infatigable qu'un Hercule dans ses tra-
vaux^», etc. Elle justifiait les ballets royaux, qui
coûtaient fort cher, par l'excès du travail de tête
chez le chef de TÉtat : « — Le 8 (janvier 1663), le
roi, afin de se délasser un peu des soins avec les-
1. Histoire de France de Léopold Ranke.
2. Numéro du 14 septembre lC(i3.
FÊTES GALANTES. 179
quels Sa Majesté travaille si infatigablement au
bonheur de ses peuples, prit au palais Cardinal le
divertissement d'un ballet à sept entrées, appelé le
Ballet des Arts. « Louis XIV redansa trois fois le
Ballet des Arts. Mlles de La Vallière, de Sévigné et
de Mortemart y eurent un vif succès; cette dernière
était à la veille de devenir Mme de Montespan *.
Les représentations du nouveau ballet alternent
dans la Gazette avec les cérémonies funèbres en
l'honneur d'une fille du roi et de la reine, morte à
six semaines le 30 décembre. Louis XIV avait pleuré
son enfant avec cette sensiblerie à fleur de peau
par laquelle il ressemble, quelque bizarre que cela
puisse paraître, aux philosophes du xviii® siècle. Il
aurait rendu des points à Diderot pour la facilité à
verser des torrents de larmes, et il étonnait souvent
la Cour par le sujet de ses attendrissements. Il
trompait la reine du matin au soir, et il pleurait de
la voir pleurer quand il la quittait. Il trouva des
larmes de crocodile pour la mort de son beau-
père ^. La main tournée, il n'y pensait plus, encore
comme Diderot, et n'en perdait ni un pas de danse,
ni un rendez-vous galant.
Au ballet succédèrent d'autres « délassements »,
et il est curieux de voir la Gazette prendre la peine,
pour une simple promenade, d'expliquer que le
roi l'avait bien gagnée: « — (7 avril 1663). Cette
semaine, le roi, pour donner quelque relâche à ses
1. Le mariage eut lieu le 28 janvier.
2. Philippe IV mourut Ip P septembre 1665.
180 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
continuelles applications pour l'établissement de la
félicité de ses sujets, a pris le divertissement de la
promenade à Saint-Germain-en-Laye et à Ver-
sailles ». Les chroniqueurs mondains emboîtaient
le pas ', et Louis XIV voyait sa « gloire » de grand
travailleur aller aux nues, avec sa « gloire » d'homme
de guerre et, pour tout dire en un mot, de héros
universel. Il ne pouvait même plus commander
l'exercice à ses mousquetaires sans que la Gazette
publiât un entrefilet sur « l'admiration de tous les
spectateurs 2 ». La France entière se mettait au même
diapason. Quand il alla prendre possession de Dun-
kerque ^ il passa devant un Olympe en plâtre,
fabriqué pour la circonstance. Il vit « Neptune, qui,
par respect, baissait son trident..., les Génies de la
terre et de la mer prosternés devant ce grand
prince », c'est-à-dire devant lui, et il permit que son
journal officiel régalât le pays de ces sottises : il est
clair qu'à ses yeux, Neptune et sa cour ne faisaient
que leur devoir. On était en train de le déifier; il se
laissait faire, et même avec plaisir. Ce fut la perte
de cet homme né avec tant de bon sens, et qui avait
des parties si supérieures.
L'éclat de sa Cour, dont l'honneur lui revenait,
contribuait aussi à l'éblouissement général. Ce
1. Cf. la Rnlntion des divertissements que le Roi a donnés aux
Reines, elc, par Marigny (juin 1061).
2. Numéro du 21 juillet 1603, al passim.
3. Louis XIV avait acheté Dunkcrque au roi d'Angleterre. La
ville fut livrée le 27 novembre 1662. Pour l'entrée du roi, voir la
Gazelle,
FÊTES GALANTES. 181
n'était pas encore la foule ininterrompue de vingt
ans plus tard, quand le château de Versailles fut
achevé et que Louis XIV tint sa noblesse logée
sous sa main ', ne bougeant d'auprès de lui que
pour faire campagne. La jeune Cour ne fut jamais
très nombreuse que par intermittences. On verra
tout à riieure combien elle avait été grosse en
mai 1664. Le 27 du mois suivant, le duc d'Enghien
écrivait de Fontainebleau : « Il n'y a presque point
de femmes ici, et fort peu d'hommes. Jamais la
Cour n'a été aussi petite ^ ».
Le 16 août, aussi à Fontainebleau, la reine mère
donne un bal ; elle n'a que seize danseuses et autant
de danseurs ^. En octobre, la Cour est à Paris et le
Roi donne une fête : « Le bal n'était point beau,
écrit le grand Condé, la plupart des dames étaient
encore aux champs. Il ne s'en trouva dans tout Paris
que quatorze * ». Dans ces premières années, la
noblesse n'était pas encore encouragée à tout quitter
pour venir vivre dans l'ombre du trône. Ceux qui
avaient des charges en province « obtenaient diffici-
lement des congés^ » ; ceux qui manquaient d'argent
1. Louis XIV s'est installé à Versailles, à demeure, le 6 mai 1682.
2. Lettre à la reine de Pologne, Marie de Gonzague (Archives
de Chantilly). Le duc d'Enghien avait épousé, le 11 décembre
1663, Anne de Bavière, fille de la princesse palatine et nièce de
Marie de Gonzague.
3. Joiirîial d'Olivier d'Ormesson.
4. Lettre du 31 octobre, à la reine de Pologne (Archives dô'
Chantilly).
5. Cf. De La Vallière à Montespan, par Jean Lemoine et
André Lichtenberger.
d82 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
pour paraître avec magnificence avaient peu d'aide à
attendre de la royauté; la pluie d'or ne commença
que plus tard, et Louis XIV passait même pour
serré; « Outre son humeur naturelle, disait Condé,
qui n'est pas fort portée à faire de grandes dépenses »,
il est retenu par « M. Colbert, qui l'est encore infini-
ment moins, et particulièrement quand il n'est pas
bien persuadé des affaires pour lesquelles il faut
dépenser ^ ».
Il est connu que Colbert n'aimait pas le gaspil-
lage; mais il savait être large, même pour les
dépenses de luxe. Personne n'était plus persuadé de
l'utilité de la représentation pour un souverain, et
il ne ménageait ni sa peine, ni les deniers de l'État,
pour que les grandes fêtes auxquelles son maître
conviait la Cour et la ville fussent sans rivales en
Europe. Et elles l'étaient, surtout au début, alors
que les goûts étaient jeunes comme le reste, j'oserai
dire comme les fautes, et en bénéficiaient comme
elles. Ce qui s'appelle entraînement chez le très
jeune homme prend le nom de vice chez l'homme
mûr, et, il n'y a pas à dire, l'un est beaucoup plus
laid que l'autre. Louis XIV n'avait pas vingt-trois
ans lorsqu'il s'éprit de La Vallière, et les fêtes qu'il
lui offrit s'en ressentirent. Ce furent d'exquises fée-
ries, dans des décors légers de fleurs et de feuillages.
La plus fameuse, à cause de la part qu'y prit Molière,
est celle qu'on appela les Plaisirs de Vile enchantée,
1. Lettre du 28 décembre 1663, à la reine de Pologne (Archives
de Chantilly).
FÊTES GALANTES. 183
et qui fut donnée à Versailles en mai 1664. Elle
devait durer trois jours; on la prolongea six jours de
plus, malgré le grand nombre des invitations et les
difficultés qui en résultaient. La Cour, dit une Rela-
tion \ arriva « le cinquième de mai, que le roi traita
plus de six cents personnes jusques au quatorzième,
outre une infinité de gens nécessaires à la danse et
à la comédie, et d'artisans de toutes sortes venus de
Paris : si bien que cela paraissait une petite armée ».
Il faut oublier tout ce que nous savons de Ver-
sailles pour se le représenter en 1664. 11 n'y avait pas
alors de ville, ni grande ni petite. Versailles était un
petit village, entouré sur trois côtés de champs ou
de marécages ^. Le dernier côté était occupé par un
château qui aurait été spacieux pour un particulier,
qui ne comptait pas pour une Cour. A peine de
dépendances. Un commencement de jardin planté
par Le Nôtre. C'était tout.
Colbert trouvait déjà Versailles trop grand depuis
que Louis XIV avait décidé d'offrir à ses hôtes autre
chose que les quatre murs de leur chambre. On se
souvient^ que Mademoiselle, lorsqu'elle venait à
Saint-Germain chez la reine mère, apportait ses
meubles et amenait son cuisinier. Elle n'était même
pas nourrie. C'était la règle générale. Louis XIV
voulut être plus hospitalier, et commença sa réforme
1 . Voir le Molière des Grands écrivains, t. IV.
2. Voir les gravures du temps. On en trouvera des reproduc-
tions dans le bel ouvrage de M. de Nolhac : la Création de Vtr-
sailles.
3. Voir ^a Jeunesse de la Grande Mademoiselle.
184 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
par Versailles. — « Ce qui est fort particulier en
cette maison, écrivait Colbert en 1663, est que Sa
Majesté a voulu que toutes les personnes auxquelles
elle donne des appartements soient meublées. Elle
fait donner à manger à tout le monde et fait fournir
jusqu'au bois et aux bougies dans toutes les cham-
bres, ce qui n'a jamais été pratiqué dans les maisons
royales. » Colbert est évidemment de mauvaise
humeur. Il n'y avait pourtant guère d'appartements
à donner dans le château de Versailles ; les six cents
invités s'en aperçurent de reste. Le Journal d'Olivier
d'Ormesson contient à la date du 13 mai les lignes
que voici : « Ce même jour, Mme de Sévigné nous
conta les divertissements de Versailles, qui avaient
duré depuis le mercredi jusqu'au dimanche*, en
courses de bague, ballets, comédies, feux d'artifice
et autres inventions fort belles; que tous les courti-
sans étaient enragés; car le roi ne prenait soin
d'aucun d'eux, et MM. de Guise et d'Elbeuf n'avaient
pas quasi un trou pour se mettre à couvert ». Notez
que le duc de Guise allait avoir à se costumer, avec
toute sa « livrée ».
Le thème de la fête avait été tiré du Roland furieux,
et agrémenté d'épisodes de circonstance, par un
courtisan expert à ces sortes d'ouvrages, le duc de
Saint-Aignan. Pendant trois jours et trois nuits, une
troupe de choix s'il en fut, composée de Louis XIV,
de Molière, des plus grands seigneurs de France et
1. Du 7 au 11 mai, les deux premiers jours et les doux der-
niers non comptés.
FETES GALANTES. 183
des plus jolies actrices de Paris, broda sur les ima-
ginations de TArioste, en présence de deux reines et
d'une Cour immense, qui semblait, dit quelque part
la Gazette *, avoir « épuisé les Indes » pour se couvrir
de pierres précieuses. Des salles de verdure, des
astragales de fleurs et la voûte du ciel furent le cadre
où se déployèrent les cortèges mythologiques, les
jeux de chevalerie, les ballets, les festins pour toute
la « petite armée » et deux premières représentations
de Molière, dont l'une allait être Tun des événements
littéraires du siècle. Le soir, on allumait des lustres
accrochés parmi les feuillages, et la fête continuait
pendant la nuit. La musique molle et tendre de Lulli
planait sur cette apothéose de l'amour, dont
l'héroïne, et c'était un charme de plus, restait con-
fondue dans la foule : Louise de La Vallière n'était
encore ni « reconnue », ni duchesse.
La première des trois grandes journées de la fête
fut toute pour les yeux. Le roi de France et la fleur
de ses courtisans, en paladins de Gharlemagne
habillés et armés « à la grecque », selon les idées
du xviF siècle sur la couleur locale, coururent la
bague devant une somptueuse assemblée qui pous-
sait « des cris de joie et d'admiration » à l'aspect du
maître-. Louis XIV recherchait ces exhibitions. Il y
brillait, et il leur attribuait une importance sur
1. Numéro du 3 février 1663, à propos d'un bal donné au Louvre
par le roi, le 31 janvier.
2. Pour cette partie, voir la Gazette du 17 mai, les Lettres de
Loret des 10 et 17, les diverses Relations du temps, le Molière des
Grands écrivains, etc.
186 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
laquelle il s'explique à son fils dans ses Mémoires : il
les croyait très efficaces pour « lier d'affection » avec
le souverain « ses peuples et surtout les gens de
qualité ». Les peuples ont toujours aimé les spec-
tacles, et, pour la noblesse, plus un roi la tient de
court, plus il doit lui montrer que ce n'est pas
« aversion », mais « raison et devoir simplement ».
Rien n'y sert mieux que les carrousels et autres
divertissements de même nature : — « Cette société
de plaisirs, qui donne aux personnes de la Cour une
honnête familiarité avec nous, les touche et les
charme plus qu'on ne peut dire ».
Les tenants de la course de bague de 1664 avaient,
en effet, été très fiers de l'honneur qui leur était
fait. Ils apparurent couverts d'or, d'argent et de
pierreries, escortés de pages et de gentilshommes
galamment équipés. On vit défiler après eux des
chars allégoriques, des personnages de la Fable et
des animaux exotiques, Molière en dieu Pan, l'un
de ses camarades monté sur un éléphant, un autre
sur un chameau. Au souper en plein air qui termina
la journée, la table royale fut servie par le corps de
ballet, qui vint en dansant et tourbillonnant appor-
ter chacun son plat. Les « chevaliers » de la course
de bague, « avec leurs casques couverts de plumes
de différentes couleurs et leurs habits de la course »,
se tenaient debout derrière les convives. Deux cents
masques portant des flambeaux de cire blanche
éclairaient cet admirable tableau vivant, digne du
grand poète qui l'avait inspiré.
FÊTES GALANTES, 187
Le lendemain fut employé à donner aux six cents
invités une leçon de philosophie de la nature, non
plus symbolique et voilée, mais claire et directe;
aussi fut-elle parfaitement comprise, les specta-
trices en convinrent. La leçon était de Molière, qui
avait écrit sa Princesse d'Elide dans le dessein bien
arrêté de « célébrer » et de « justifier' » les amours
du roi et de La Vallière. On se rappelle le Récit de
V Aurore qui ouvre la pièce :
Dans l'âge où Ton est aimable,
Rien n'est si beau que d'aimer.
Soupirez librement pour un amant fidèle,
Et bravez ceux qui voudraient vous blâmer....
On se rappelle aussi que les cinq actes qui suivent
ne sont que le développement, plein d'insistance, de
cette invitation aux femmes de la Cour à ne pas
mériter « le nom de cruelle ».
Après les affaires sérieuses, on revint aux plaisirs
innocents, dont le plus applaudi fut un feu d'artifice
qui embrasa « le ciel, la terre et l'eau » parmi un
grand fracas de boîtes. Déjà chacun songeait au
départ, quand Molière, le lundi 12 mai, donna les
trois premiers actes du Tartuffe. La connivence du
Roi paraît bien établie. Le Père Rapin raconte -' que
<i la secte des dévots » s'était rendue tellement
insupportable, dès le temps de Mazarin, par ses
1, Louise de La Vallière, par J. Lair.
2. Mémoires sur l'Église et la société de 1644 à 1669.
188 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
avis indiscrets, que le Roi, « pour les décrier, les
fit jouer quelques années après, sur le théâtre, par
Molière ». Les « dévots » avaient vu venir le coup
et fait leur possible pour le détourner; les Annales
de la Compagnie du Sàint-Sacrcment en l'ont foi'.
Elles rapportent que Ton « parla fort », dans la
séance du 17 avril, « de travailler à procurer la
suppression de la méchante comédie de Tartuffe.
Chacun se chargea d'en parler à ses amis qui avaient
quelque crédit à la Cour pour prévenir sa repré-
sentation ». Ils eurent beau faire. Tartuffe fut joué.
L'assistance devina sans hésitation à qui Molière en
avait, et les « dévots » ouïrent avec émotion ce congé
dans les formes qui leur était signifié publique-
ment, moins d'une semaine après que la Princesse
d'Élide avait déjà donné son compte à la morale.
Au point de vue de la thèse générale, les deux pièces
se faisaient suite; elles étaient deux chapitres du
môme évangile. Le roi avait tout l'air de passer
à l'ennemi et de se rallier aux libertins. La cabale
fit un effort désespéré et Tartuffe fut interdit; toute-
fois, personne ne s'imagina que la bataille fût ter-
minée. On entrevoit une agitation extraordinaire
autour de Louis XIV dans les semaines qui sui-
virent les fêtes de Versailles. La Cour était partie
directement pour Fontainebleau; l'été s'y passa à se
disputer le jeune monarque.
Celui-ci était tiraillé. 11 y avait en Louis XIV un
1. Voir la Cabale des Dévols, par M. Raoul Allier.
FÊTES GALANTES. 189
révolté contre les contraintes de la religion, et un
catholique politique, soutenant l'Église par maxime
d'État, parce qu'il ne pouvait se passer d'elle pour
une foule de choses. Ce sont deux façons de penser
qui peuvent très bien s'arranger ensemble, et le
roi était en train de s'en aviser. Encore un peu, et
la conciliation des deux points de vue sera chose
faite dans son esprit. En attendant, il vivait au
milieu des scènes et des larmes. Ce fut un été bien
troublé.
Tandis que ces événements tenaient Paris attentif,
la pauvre Mademoiselle, oubliée dans son château
d'Eu, se rongeait si fort qu'enfin son orgueil fut
vaincu : « — Sur la nouvelle de la grossesse de la
reine, disent ses Mémoires, je m'avisai d'écrire,
et je songeai : Peut-être le roi veut-il que je le
prie ». Et elle s'abaissa à le prier. Elle exprimait
d'abord l'espoir que l'enfant attendu serait un fils :
« — J'exagérai de très bonne foi l'envie que j'en
avais, et je témoignai la douleur où j'étais d'être
si longtemps sans avoir l'honneur de le voir. Je dis
tout de mon mieux pour l'obliger à me permettre
de retourner ». Elle écrivit en même temps à
Colbert, qui passait pour être l'homme influent du
ministère :
A Eu, ce 23 mars 1664.
« Monsieur Colbert, en envoyant témoigner au
roi la joie que j'ai de la grossesse de la reine, j'ose
lui demander ses bonnes grâces et la permission
190 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de les lui aller demander moi-même. J'espère que
vous m'assisterez de vos bons offices pour obtenir
un bien si précieux. Je le supplie, si je ne puis y
parvenir, de m'accorder celle d'aller faire un tour
à Paris avant mai \ y ayant trois procès considé-
rables pour arriver en ce temps. J'attends en ce
rencontre la continuation de vos bons offices.
« Anne-Marie-Louise d'Orléans. »
Le roi mit deux mois à répondre :
« A ma cousine que c'est Mlle fille aînée de feu
Mgr le Duc d'Orléans.
« Ma cousine, j'ai une extrême consolation de
vous voir dans les sentiments que vous me témoi-
gnés par votre lettre, j'oublie de bon cœur le passé,
et je vous permets non seulement d'aller faire un
tour à Paris, mais aussi d'y demeurer, ou de choisir
tel autre séjour qui vous sera plus agréable, et
même de venir ici, en cas que vous le souhaitiez,
m'assûrant que votre conduite me donnera toujours
sujet de vous chérir, et de vous traiter comme une
personne qui m'est aussi proche que vous êtes. Je
vous remercie de l'affection avec laquelle vous
m'écrivez sur la grossesse de la Reine, et prie... «,etc.
« Louis. »
Quelques jours plus tard, Mademoiselle était en
route pour Fontainebleau, bien résolue à n'y faire
1. Mot douteux.
FELES GALANTES. 191
qu'une apparition. Elle nageait dans la joie d'avoir
recouvré la liberté de ses mouvements, mais la
Cour, à présent, lui faisait peur. Le terrain y était
devenu trop glissant pour une personne de son
humeur, aimant autant son indépendance, et aussi
rebelle à toute discipline.
CHAPITRE IV
Importance croissante des choses de l'amour. Les emiioison-
neuses. — Naissance de la musique dramatique et son inll uence.
— L'amour dans Racine. — Louis XIV et la noblesse. — Le
roi est polygame.
I
CE n'était point par compassion, ni davantage par
amitié, que Louis XIV avait rappelé d'exil, une
seconde fois, sa cousine de Montpensier. Il avait
renoncé à lui faire épouser Alphonse VI, puisqu'elle
s'opiniâtrait dans son refus, mais il suivait son idée
de la marier « où il serait utile pour son service »,
et il avait besoin de l'entretenir d'un autre projet.
Pendant qu'elle était en pénitence à Eu, l'une de ses
petites sœurs, Mlle de Valois, avait épousé le duc
de Savoie, Charles-Emmanuel II, et était morte
(14 janvier iOG4) au bout de quelques mois de
mariage. Les veuvages de princes étaient rarement
longs. Le roi avait arrangé tout de suite d'offrir les
milHons de la Grande Mademoiselle au duc do
13
194 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Savoie, qu'il importait de rattacher à la France, et
de dédommager le roi de Portugal en lui donnant
l'une des princesses de Nemours K La nouvelle com-
binaison était connue du monde politique. On lit
dans le Journal d'Olivier dOrmesson, à la date du
4 juin 16(54 : « M. Le Pelletier Mue dit encore le
retour de Mlle d'Orléans, et que le Roi lui avait écrit
de sa main pour lui permettre de revenir, sans en
avoir rien dit à la reine-mère : que c'était en vue du
mariage de Savoie ».
Louis XIV ne s'était pas résigné sans effort à
procurer un si bel établissement à une ancienne
Frondeuse. On voit par une lettre du grand Condé
à la reine de Pologne que la rancune royale avait
dû céder à la raison d'État :
Fontainebleau, 3 juin 1664,
« Mademoiselle ayant écrit au Roy sur la grossesse
de la reyne sa majesté lui a faict response qui est une
marque qu'il est fort adoucy pour elle tout le monde
même croit qu'elle reviendra et que sa maiesté con-
sentira à son mariage avec M. de Savoie qu'il n'avoit
pas voulu jusques à cette heure à cause qu'il aimoit
mieux celui de Mlle dalanson ^ mais comme elle est
1. Mlles (le Nemours étaient lilles d'I'llisabeth de Vendôme,
sœur du duc de Beaufort, et d'Henri de Savoie, duc de Nemours,
qui fut tué en duel par son beau-frère (30 juillet 1652). La
cadette épousa Alphonse VI le 28 juin 1666.
2. Claude Le Pelletier, alors président aux enquêtes. 11 fut
depuis ministre d'État et contrùleur général des finances.
3. Mlle d'Aleni;on, la seconde des demi-sœurs de Mademoiselle.
NOUVEAUX PROJETS DE MARIAGE. 195
fort laide et que pour lui donner un nouvel agrément
elle a la plus furieuse petite vérole du monde et que
le roy croit que M. de Savoie ne se résoudra pas
volontiers à Fespouser, il appréhende qu'il ne songe
'a espouser une de la maison d'Autriche et ainsy je
croy qu'il se résoudra plus tôt à faire le mariage de
Mlle quelque aversion d'ailleurs qu'il y ait ce qui
n'est pas pourtant encore assuré mais i.y vois beau-
coup d'apparence '....»
Il n'y avait pas de danger que Mademoiselle fît la
petite bouche pour ce mari-là; le roi le savait bien.
Elle arriva à Fontainebleau dans la première quin-
zaine de juin 1664. Toute la Cour était allée à sa
rencontre sur la grande route. Mademoiselle était
la première personne qui eût fait céder le roi depuis
qu'il avait pris le gouvernement. C'était une gloire.
Elle le sentait bien, et rentrait la tête haute.
Louis XIV eut le bon goût de ne pas lui en vouloir.
Il l'accueillit gracieusement, et borna sa vengeance
à la taquiner pendant les quelques jours qu'elle
passa auprès de lui. « Avouez, lui disait-il, que vous
vous êtes fort ennuyée? » Elle se récriait : « Je vous
assure que non, et que je pensais souvent : on est
bien attrapé à la Cour si l'on croit me mortifier, car je
ne m'ennuie pas un moment ». Il en croyait ce qu'il
voulait. Un soir, après la comédie, il la mena sur
une petite terrasse, et prit la parole en ces termes :
« Il faut oublier le passé; soyez persuadée que vous
1. Archives de Chantilly.
,196 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
recevrez toutes sortes de bons traitements de moi à
l'avenir, et que je vais songer à votre établissement.
M. de Savoie est un bien meilleur parti qu'il n'était :
sa mère est morte. Il connaîtra la difïérence qu'il y
a de votre sœur à vous. Ainsi vous serez fort heu-
reuse et j'y travaillerai sérieusement ». Ce discours
fut suivi d'un échange d'effusions. « Nous venons
de nous embrasser, ma cousine et moi », dit le roi
en reparaissant devant sa Cour, et le mot d'ordre
fut saisi au vol. La Grande Mademoiselle eut à
Fontainebleau une semaine quasi triomphale. Ren-
trée dans sa province, elle ne sut malheureusement
pas s'y tenir en repos.
Le roi, ses ministres et ses ambassadeurs tra-
vaillaient à son mariage. Il n'y avait qu'à les laisser
faire. Mademoiselle voulut les aider. Pour com-
mencer, elle entreprit de réduire au silence la vieille
Madame, qui était outrée de son empressement à
remplacer sa cadette. Il en résulta de telles criail-
leries, que Louis XIV dut intervenir pour faire taire
toutes ces femmes. Il écrivit à Mademoiselle :
A ma cousine.
Ma cousine, je ne puis pas empêcher que les
gens de ma tante ne parlent, mais je ne crois pas
qu'elle dise que je lui aie promis ma protection
contre vous. Je vous aime et vous considère, autant
que les plus pressants motifs qui passent dans votre
esprit sont capables de m'y convier. Et assurément
NOUVEAUX PROJETS DE MARIAGE. 197
mon intention est de vous faire plaisir en tout ce
qui se pourra. Je vous avoue seulement que vous
m'en ferez beaucoup, si vous voulez de votre part
faciliter les choses un peu ; c'est en cela que consiste
toute ma partialité : Et n'ayant rien à ajouter à une
explication si sincère de mes sentiments, je finis
cette lettre, priant Dieu, etc.
« Écrit à Fontainebleau le 12° juillet 1604.
« Signé : Louis ' . »
Il était au-dessus des forces de Mademoiselle de
ne pas s'en mêler. Sa persévérance à faire la mouche
du coche lui attira une nouvelle lettre du roi. Le
ton en est d'un homme tout à fait impatienté.
A ma cousine.
« Ma cousine, je vois clairement par votre der-
nière lettre, qu'on ne vous informe point au vrai de
ce qui se passe en Piémont ; car si j 'a vois à être mal
satisfait de mon ambassadeur, ce seroit de ce qu'il
a exécuté mes ordres avec tant de chaleur, que le
duc de Savoie s'est plaint par ses dépêches au
comte Carroccio, qu'il sembloit qu'on l'ait voulu
forcer en une chose qui a toujours été entièrement
libre, même au plus misérable particulier. Jugez
par cette circonstance que la conduite, qu'on vous
propose, et que vous me suggérés, seroit fort bonne :
1. Œuvres de Louis XIV. — Lettres par licuHùres, Paris, 1806.
198 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
je remarque même beaucoup de malice en ceux qui
vous donnent de pareils avis : car leur but est de
vous mettre dans Tesprit, que si Faffaire ne réussit
pas, c'est que je ne l'aurois pas voulu. Et je vois que
vous êtes déjà persuadée qu'elle dépend purement
de ma simple volonté, en la portant plutôt d'une
manière que d'une autre, mais je ne suis pas résolu
de me conduire par le caprice de ces g-ens-là. Je vous
ai dit que je souhaite sincèrement votre satisfaction,
et je vous le confirme encore; la seule amitié que
j'ai pour vous me donneroit ce sentiment, et je
connois de plus que c'est mon service. Vous ne
devez donc pas douter que je ne fasse tout ce qui
sera effectivement plus utile pour faire réussir la
chose; et pour les moyens, je ne tirerai pas grand
avantage de dire, que je vois mieux ce qui se doit
faire, que ceux qui vous parlent ou qui vous écri-
vent; cependant je prie Dieu, etc.
« A Vinccnnes, le 2° septembre 1664.
« Signé : Louis. »
Le roi disait la vérité; le duc de Savoie ne voulait
pas de la Grande Mademoiselle. Charles-Emmanuel
n'avait jamais digéré « l'aiTront du voyage de Lyon,
d'où il avait vu sa sœur revenir duchesse de Parme,
quand il s'imaginait la voir reine de France * ». Il
n'était pas fâché de rendre à Louis XIV la monnaie
1. U ambassadeur de la Fiœnte au roi d'Espagne; Paris,
27 janvier 1064 [Archives de. la liasHlIe). La princesse de Savoie
refusée par Louis XIV s'était décidée à épouser le duc de Parme.
NOUVEAUX PROJETS DE MARIAGE. 199
de sa pièce en lui refusant à son tour une princesse
de sa famille, dont les années, au surplus, « lui
faisaient peur, car il désirait avoir. des enfants* ».
Il avait aussi un compte d'amour-propre à régler
avec Mademoiselle, qui l'avait dédaigné du temps où
elle était jeune et belle. A cette époque lointaine,
Charles-Emmanuel, bien que de sept ans son cadet,
n'avait pas caché qu'il ne se ferait pas prier pour
l'épouser, « tant par quelque estime de sa personne
que par le désir de son grand bien ^ ». Mais il en
avait été du duc de Savoie comme du prince de
Galles, et, plus tard, du prince de Lorraine :
Quoi? moi! quoi? ces gens-là! l'on radote, je pense,
A moi les proposer! hélas! ils font pitié :
Voyez un peu la belle espèce 3.
Devenue moins exigeante avec les années, Made-
moiselle trouvait un homme qui nentendait pas
jouer le rôle de pis aller.
Il tint bon, et ce fut encore une Nemours *, sœur
de la reine de Portugal, qui hérita du mari destiné
à la Grande Mademoiselle. A force d'avoir fait la
difficile, il arrivait à cette princesse la même aven-
ture qu'à la fille à marier de La Fontaine : elle
1. Mémoires de Mme de Motteville.
2. L'archevêque d'Embrun à Brienne père; Turin, le 1" août
1659.
3. La Fontaine : la Fille, fable publiée pour la première fois
dans l'édition de 1678 et 1679.
4. Marie-Jeanne-Baptiste de Nemours épousa Charles-Emma-
nuel Il le M mai 1665.
200 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
allait en être réduite à épouser un cadet de Gas-
cogne, le « malotru » de la fable.
Je crois du reste que La Fontaine avait pensé à
elle en écrivant la Fille. On s'est demandé s'il
n'aurait pas emprunté son sujet à une épigramme
de Martial. Il n'avait pas eu besoin d'aller chercher
si loin. Le 8 juillet 1664, La Fontaine avait été
nommé « gentilhomme servant de la duchesse
douairière d'Orléans ' » ; c'est dire s'il était au
courant des mariages manques et des petits ridi-
cules de la belle-fille de la maison. Nous possédons
ses confidences sur le Luxembourg, côté Madame
et côté Mademoiselle, dans une Épître dédiée à
Mignon, le petit chien de sa maîtresse.
Pour La Fontaine, le Luxembourg était le palais
où l'on n'avait pas le droit d'être amoureux. C'était
défendu chez Madame, où il fallait se contenter des
« dévots sourires » de Mme de Crissé, l'original de
la comtesse de Pimbesche, et se défier d'un ancien
capucin, devenu évêque de Bethléem en Nivernais^,
qui avait la surveillance des conversations : « Parle
bas », dit Tépître Pour Mignon :
Si révoque de Bethléem
Nous entendait, Dieu sait la vie.
On n'avait même pas la ressource de se réfugier
chez « la divinité » d'en face. Les amoureux y étaient
plus mal vus d'année en année, et La Fontaine avait
1. Ht non de Madame Henriette, comme il a été dit par erreur.
2. Ce Bethléem-là était un faubourg de Glomecy.
NOUVEAUX PROJETS DE MARIAGE. 201
deviné pourquoi ; Tantipathie que leur avait toujours
témoignée Mademoiselle était à présent doublée
d'envie.
L'échec du mariage de Savoie avait déterminé
une crise pénible dans la vie de celte pauvre héroïne
en disponibilité. Pour la première fois, on lui avait
fait sentir qu'elle était hors d'âge pour le mariage,
et elle était de celles qui ont le terrible malheur de
ne pas pouvoir se résigner à leur déchéance de
femmes. Leur révolte dégénère souvent en bizarrerie.
C'est une terrible injustice de la nature envers ces
créatures douloureuses qui n'auraient souvent pas
demandé mieux que d'obéir à ses lois en devenant
épouses et mères. Des troubles nerveux donnent à
la tragédie de leur âme des dehors burlesques, et le
monde rit sans comprendre. Mademoiselle a été de
ces infortunées. La Fontaine l'avait bien pénétrée
lorsqu'il écrivait :
Son miroir lui disait : « Prenez vite un mari ».
Je ne sais quel désir le lui disait aussi :
Le désir peut loger chez une précieuse.
Il est très difficile de raconter le déclin de la
Grande Mademoiselle sans provoquer tout au moins
le sourire, et il serait pourtant dommage que cette
fîère figure prît sur la fin, si peu que ce fût, une
ressemblance avec Bélise.
Elle restait désemparée, sans but, au moment
même où les femmes se voyaient exclues de l'action,
après s'en être grisées sous la régence d'Anne d'Au-
202 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
triche. Les hommes d'alors les avaient encouragées
à entrer avec eux dans la vie publique. Grâce à leur
complicité, les femmes étaient montées au faîte de
la puissance et de la domination, et avaient vécu
l'un des moments les plus romanesques de leur
histoire. L'habitude était prise d'être traitées en
égales par les hommes, quand la volonté d'un
monarque qui se défiait d'elles les précipita brus-
quement de ces sommets.
On a vu à propos de La Vallière avec quel mépris
Louis XIV parle des femmes dans ses Mémoires. Il
avait sur leur sexe des idées orientales, se rappro-
chant de celles que ses ancêtres espagnols avaient
héritées des Maures. Il ne pouvait point se passer
d'elles, mais il ne leur demandait que du plaisir. Au
fond, il ne les croyait pas capables de donner plus;
il les jugeait inférieures et dangereuses, peut-être en
souvenir de Marie Mancini, qui avait failli l'entraîner
à un crime contre la royauté. A peine eut-il le
pouvoir, toutes celles qui étaient sorties du rang
durent se hâter d'y rentrer : il n'était plus permis
aux femmes d'avoir de l'importance qu'en amour.
Louis XIV ne faisait pas d'exception pour ses maî-
tresses. Mme de Montespan le tyrannisa malgré lui.
Les autres ne furent jamais admises à être autre
chose que belles et amusantes. Quand Mme de Main-
tenon, sur la fin du règne, eut la gloire de relever
son sexe dans l'estime du Roi, elle n'en bénéficia
que pour son compte personnel. La généralité n'y
gagna rien ; le pli était trop bien pris.
IMPORTANCE DES CHOSES DE l'aMOUR. 203
Réduites tout d'un coup à une existence où
rhorizon s'était refermé, les femmes la trouvèrent
pâle et mesquine. Elles demandèrent à l'amour,
puisqu'on ne leur laissait que cela, de leur rendre
les émotions violentes dont elles avaient pris l'habi-
tude dans les camps et dans les conseils. Il sortit de
là des choses étranges, qui se remarquèrent peu
tant que la reine mère fut de ce monde; Anne
d'Autriche obtenait, faute de mieux, que l'on sauvât
les apparences. Elle morte, on eut la débâcle, et les
choses étranges devinrent des choses effroyables.
II
Ce fut à Versailles, parmi les feux de Bengale de
Vile enchantée^ que la reine mère sentit la première
morsure du cancer qui devait l'emporter. Paris
suivit avec chagrin la marche de son mal. Anne
d'Autriche était redevenue populaire depuis qu'elle
n'était plus rien, a Elle conserve l'union, écrivait
d'Ormesson, et quoiqu'elle n'ait aucun crédit pour
faire du bien, elle empêche à ce qu'on croit beau-
coup de mal (5 juin 1665). » On savait que la Cour
de France lui devait d'avoir gardé une certaine
décence; que, sans elle, Louis XIV et sa belle-sœur
Henriette ne se seraient peut-être pas aperçus à
temps qu'ils allaient s'aimer trop, qu'ils s'aimaient
déjà trop et que cela faisait « beaucoup de bruit à
204 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
la Cour* ». La reine mère avait forcé de s'ouvrir
des yçiix qui voulaient rester fermés. Elle avait parlé
sans ménagement, et sa rudesse avait peut-être
épargné à la royauté française une souillure ineffa-
çable; ce sont de ces services que les honnêtes gens
n'oublient point. A la reconnaissance venait s'ajouter
une admiration sincère pour son courage devant la
souffrance. Elle endura sans une plainte, avec une
tranquillité incroyable, neuf mois de douleurs
aiguës, avivées encore par les remèdes barbares
d'un défilé d'empiriques.
Dans la famille royale, les sentiments étaient
mélangés. Louis XIV — Mme de MoLteville l'avait
bien remarqué — était un homme plein de « con-
trariétés ». Il chérissait sa mère. Pendant une pre-
mière maladie, un peu avant le cancer, il l'avait
soignée jour et nuit avec un dévouement, et aussi
une adresse, dont les assistants s'étaient émerveillés.
L'idée de la perdre lui donnait à présent des crises
de sanglots à TéLouffer. En même temps, sa mère
devenait de trop. Elle le gênait par sa clairvoyance.
Il éprouvait un soulagement dont il ne se rendait
sûrement pas compte, mais qui n'échappait pas aux
observateurs, en voyant approcher le moment où
elle ne serait plus là pour le regarder vivre. Lors-
qu'elle fut à l'agonie, raOection emporta tout et le
roi faillit s'évanouir. Elle était à peine enterrée, que
le plaisir de se sentir libre prenait le dessus.
1. Mme de La Fayette : Histoire de Madame Henriette.
IMPORTANCE DES CHOSES DE l'aMOUR. 20S
L'attachement de Monsieur pour sa mère était ce
qu'il y avait de meilleur en lui. Son chagrin fut sans
arrière-pensée, et se traduisit par le besoin d'être
toujours avec elle. — « C'était une telle puanteur,
rapporte Mademoiselle, que l'on ne pouvait quasi
souper..., après l'avoir vu panser. » Monsieur pas-
sait son temps dans cette chambre, et ne savait
qu'inventer pour montrer sa tendresse. Il tombait
quelquefois sur des idées ridicules; mais il était tou-
chant quand même, par sa sincérité et ses larmes
intarissables. Anne d'Autriche finissait par le ren-
voyer. Monsieur retournait alors à ses plaisirs et s'y
oubliait; il n'aurait pas été lui, s'il avait agi autre-
ment. A l'approche de la fin, il ne se laissa plus ren-
voyer, par personne, tout craintif et tout soumis qu'il
fût. Le Roi s'était retiré, obéissant à l'usage qui
interdisait aux princes, comme jadis aux dieux, de
voir mourir. Il fit dire par deux fois à son frère de
ne pas rester là, et en reçut pour réponse « qu'il ne
lui pouvait obéir en cela, mais qu'il promettait que
c'était la seule chose en quoi il lui désobéirait de sa
vie * ». Ce fut par un cri de Monsieur, qui perça les
murailles, que Louis XIV apprit que sa mère était
morte.
La jeune reine Marie-Thérèse, qui perdait tout,
justifia la réputation de « bêtise » que la Cour lui
avait faite. Elle se laissa persuader que son rôle
allait grandir de tout celui de la reine mère, et fut
plus qu'à demi consolée par cette chimère.
1. Méu.oires de Mme de Motteville.
206 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Mademoiselle observa scrupuleusement les bien-
séances; c'est tout ce que Ton peut dire. Anne d'Au-
triche avait souligné de son côté dans une heure
solennelle la ténacité de sa rancune contre sa nièce.
La veille de sa mort, elle fit ses adieux aux siens.
Deux seulement parurent oubliés : « Je fus étonnée,
raconte Mademoiselle, qu'elle ne dît pas un mot à
M. le Prince ni à moi, qui étions là, après tout ce
qui s'était passé, et particulièrement à moi, qui ai
toujours été nourrie auprès d'elle ». C'était juste-
ment à cause « de tout ce qui s'était passé ». Anne
d'Autriche donnait le bon exemple au roi : elle
expirait sans avoir pardonné aux Frondeurs.
De grands changements suivirent sa mort .
Louis XIV avait perdu sa mère le 20 janvier 1666.
Le 27, une députalion du Parlement vint « faire les
compliments au roi ». D'Ormesson en était. — « Je
fus après, dit son Journal, à la messe du roi, où
étaient la reine, M. le Dauphin, Monsieur et Mlle de
La Vallière, que la Reine a prise auprès d'elle par
complaisance pour le roi. En quoi elle est fort
sage. » Louis XIV prcsenlait officiellement sa maî-
tresse à son peuple et lui assignait son rang dans
l'État, immédiatement au-dessous de l'épouse légi-
time. Il n'aurait pas osé du vivant de sa mère.
Deux mois plus tard, il était délivré de la « Cabale
des Dévots », et de ses observations importunes, par
la disparition de la Compagnie du Saint Sacrement.
Il ne paraît pas impossible que la mort de la reine
mère ait à tout le moins hâté cet événement. Anne
IMPORTANCE DES CHOSES DE l'AMOUR. 207
d'Autriche connaissait la société de longue date * et
lui avait témoigné pendant bien des années un
dévouement absolu. Elle lui avait gardé le secret,
même avec Mazarin. Elle avait fait plus; on a la
preuve qu'elle trompait son ministre pour la Com-
pagnie. La situation changea avec la mort du car-
dinal. Soit crainte de son fils, soit scrupule, rien
n'autorise à penser qu'Anne d'Autriche ait trompe
Louis XIV, après Mazarin, pour une société secrète.
Recherchée activement par Colbert, qui devinait
une puissance occulte derrière les adversaires de son
pouvoir, la Compagnie recourut à sa protectrice
habituelle, et eut l'amère déception de la solliciter
en vain. Le dévouement d'Anne d'Autriche n'allait
plus qu'à se taire.
Aussi longtemps qu'elle fut de ce monde, tout
espoir ne fut pas perdu : on pouvait la ramener, et
réussir mieux une autre fois. Sa mort compléta le
désarroi. Depuis quelque temps, la société n'osait
déjà presque plus se réunir. Privée de la mère du
roi, on dirait qu'elle s'abandonne. Elle se dissout,
ou elle en a l'air; ses registres s'arrêtent au
8 avril 1666. La suite des procès-verbaux a-t-elle
été détruite ou égarée? Avait-on renoncé, par pru-
dence, à toutes les écritures? Les suppositions sont
libres. Il en est jusqu'à nouvel ordre de la mysté-
rieuse confrérie comme de ces cours d'eau qui dis-
paraissent sous terre. On perd leurs traces. Il arrive
i. Voir Raoul Allier, la Cabale des Dévots.
208 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
même qu'on ne les reconnaît plus et qu'on leur
donne un autre nom, lorsqu'ils ressortent à la sur-
face. Tel, sans doute, a été le sort de la Compagnie
du Saint-Sacrement, car l'esprit sectaire, qui était
sa marque, ne perd jamais ses droits dans notre
pays; nous le voyons, de nos jours encore, se mettre
en France au service des idées les plus diverses.
Dans ce même commencement d'avril (1666) où
la Cabale des Dévots s'était avouée vaincue, la
Cour fut frappée de l'animation du Roi : — « On fit,
écrivait Mademoiselle, un voyage à Mouchy, où on
fut trois jours pour une revue. Le roi y fit venir
quantité de troupes. Il y vint beaucoup de dames.
On était en justaucorps de deuil. On se divertit fort
bien; le roi était d'une grande gaieté; il fit des
chansons pendant le chemin... ». Louis XIV n'a pas
fait beaucoup de chansons dans sa vie, bien que
celles-là n'aient pas été les seules.
Il jouissait de se sentir débarrassé des ennuyeux
qui avaient abusé du patronage de sa mère pour
s'ériger en censeurs de leur souverain. Personne ne
s'occupait plus de ses péchés en dehors de son con-
fesseur et de ses prédicateurs. Quand les prédica-
teurs s'appelaient Bossuet ou Bourdaloue, ils ne le
ménageaient guère; mais Louis XIV le supportait :
c'était leur métier, et les chrétiens d'alors, même
les mauvais, connaissaient leurs devoirs de chré-
tiens et baissaient le front devant la chaire. Bossuet
s'écriait en présence de toute la Cour que les « mau-
vaises mœurs » sont toujours les mauvaises mœurs,
LES EMPOISONNEUSES. 209
et qu'il y a un Dieu dans le ciel qui venge les péchés
des peuples, « mais surtout qui venge les péchés
des rois ' ». Il lançait des apostrophes à l'adresse de
Mlle de La Vallière : « — 0 créatures, idoles hon-
teuses, retirez-vous de ce cœur. Ombres, fantômes,
dissipez-vous en présence de la vérité! Voici l'amour
véritable qui veut entrer dans ce cœur : amour faux,
amour trompeur, veux-tu tenir devant lui? » Bour-
daloue, qui trouva Mme de Montespan à la place de
La Vallière, reprochait au Roi ses « débauches » et
lui demandait en plein sermon s'il avait tenu ses
promesses de rupture : « — N'avez- vous plus revu
cette personne, écueil de votre fermeté et de votre
constance? N'avez- vous plus recherché des occa-
sions si dangereuses pour vous? » Mme de Sévigné
alla un jour l'entendre à Saint-Germain, où il prê-
chait un carême devant le roi et la reine. Elle en
revint confondue et transportée de sa hardiesse :
« — Nous entendîmes, après dîner, le sermon du
Bourdaloue, qui frappe toujours comme un sourd,
disant des vérités à bride abattue, parlant contre
l'adultère à tort et à travers : sauve qui peut, il va
toujours son chemin^ ». Louis XIV acceptait ces
reproches publics : il n'en était ensuite ni plus ni
moins.
La mort de la reine mère avait encore eu pour effet,
en suscitant vingt rivales à La Vallière, de grossir la
clientèle aristocratique des charlatans et alchimistes,
1. Sermons pour le carême de 1662
2. Lettre du 29 mars 1680.
14
210 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
devineresses , sorcières et empoisonneuses qui
jouaient un si grand rôle dans la vie amoureuse de
la société la plus polie du monde. La magie comp-
tait alors parmi les industries parisiennes les plus
florissantes. Les habitants des rues écartées, ou des
faubourgs, étaient accoutumés au mouvement qui
se produisait de grand matin, ou le soir à la brune,
autour de certaines maisons isolées'. Des gens de
toutes mines, à pied, en carrosse ou en chaise, les
femmes masquées ou emmitouflées, se succédaient
devant une porte close, qui ne s'ouvrait que sur un
signal particulier. L'état d'esprit qui amenait cette
foule chez la devineresse était répandu dans toutes
les classes de la société, des plus basses aux plus
hautes. La crédulité publique traversait une période
d'épanouissement qui jurait avec la splendeur intel-
lectuelle de la France d'alors, et dont ne s'étonne-
ront pourtant que ceux qui croient aux formules
simples en histoire. Deux de nos grands classiques
ont laissé des pages qui témoignent de l'étendue
du mal, dans ce même moment où notre pays pre-
nait la tête de l'Europe. Molière s'est moqué des
sciences occultes et de leurs adeptes tout au long
d'une pièce, ou plutôt d'un« livre de ballet^ », qu'il
écrivit pour le Roi en 1670, et qui s'appelle, comme
on sait, les Amants magnifiques. Les personnages
t. Archives de la Daslillc, par François Ravaisson, t. IV, V et
VI, passim.
2. Voyez la Notice sur la pièce dans le Molière des Grands écri-
vains de la France (Hachette).
LES EMPOISONNEUSES. 211
y sont divisés en deux camps d'après une règle de
sa façon, fort impertinente pour les grands de
ce monde : Molière les avantage quant à la bêtise.
Il lui suffit que ses héros soient illustres par le rang
et la naissance pour les doler d'une foi aveugle à
tous les grimoires. « — La vérité de l'astrologie, dit
le prince Iphicrale, est une chose incontestable, et
il n'y a personne qui puisse disputer contre la cer-
titude de ses prédictions. » C'est aussi l'avis du
prince Timoclès : « — Je suis assez incrédule pour
quantité de choses; mais, pour ce qui est de l'astro-
logie, il n'y a rien de plus sûr et de plus constant
que le succès des horoscopes qu'elle tire ». La prin-
cesse Aristione est de la même opinion et s'inquiète
de trouver sa fille moins convaincue. C'est un com-
mencement de libertinage d'esprit, et l'on ne sait
pas où cela peut vous mener : « — Ma fille, lui dit-
elle, vous avez une petite incrédulité qui ne vous
quitte point ».
L'athéisme en astrologie et en sorcellerie est
représenté dans la pièce par Molière, qui s'est mis
en scène sous le nom de « Clitidas, plaisant de
Cour », et par un autre personnage de naissance
obscure, « Sostrate, général d'armée », qui prend le
parti de Clitidas contre les prophètes en chambre et
autres exploiteurs de la sottise humaine. — « Il
n'est rien de plus agréable, dit-il, que toutes les
grandes promesses de ces connaissances sublimes.
Transformer tout en or, faire vivre éternellement,
guérir par des paroles, se faire aimer de qui l'on
212 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISTLLE.
veut, savoir tous les secrets de l'avenir, faire des-
cendre, comme on veut, du ciel sur des métaux des
impressions de bonheur », commander aux démons,
se faire des armées invisibles et des soldats invul-
nérables : tout cela est charmant, sans doute, et il y
a des gens qui n'ont aucune peine à en comprendre
la possibilité : cela leur est le plus aisé du monde à
concevoir. Mais pour moi, je vous avoue que mon
esprit grossier a quelque peine à le comprendre et
à le croire.... »
La Fontaine a traité le même sujet dans trois de
ses fables. Il en est une, les Devineresses^ publiée
en 1678, avant le fameux « drame des poisons »,
par conséquent, où il se montre très renseigné sur
ce que la police n'avait pas encore su voir. Il con-
naissait à merveille l'existence de la « poudre de
succession » et de la « poudre pour l'amour ».
Une femme, à Paris, faisait la pythonisse.
On l'allait consulter sur clia(iue événement;
Perdait-on un cliiffon, avait-on un amant,
Un mari vivant trop, au gré de son épouse.
Une mère fâcheuse, une femme jalouse,
Chez la Devineuse on courait,
Pour se faire annoncer ce que Ton désirait.
L'avertissement ne fut pas remarqué, et il fallut
la Chambre ardente de 1680 pour faire comprendre
aux honnêtes gens que « la Devineuse » se doublait
le plus souvent d'une marchande de poison; mais
La Fontaine n'avait rien appris à personne sur la
1. Allusion à certains talismans.
LES EMPOISONNEUSES. 213
confiance qu'elle savait inspirer. La chose était bien
connue. Cette dangereuse engeance, que l'on a déjà
entrevue à l'occasion des premières poursuites
contre Lesage et Mariette, mérite quelques détails.
Elle fut mêlée à Paris, pendant une vingtaine d'an-
nées, à tant d'intrigues et à tant de crimes, qu'elle
exerça une réelle influence sur la moralité du monde
parisien et, par là, sur les affaires de la Cour.
III
Ce fut comme un vent de folie, qui souffla plus
particulièrement sur les femmes. Beaucoup d'entre
elles étaient à l'état de révolte, inconsolables d'avoir
perdu le surcroît d'importance acquis durant les
troubles civils à celles-là mêmes qui ne se mêlaient
point de politique. La force des choses avait alors
émancipé les femmes. Dans le désordre général, et
pendant que les hommes étaient à se battre, elles
avaient perdu l'habitude de rester dans l'ombre et
d'obéir, ou de n'être que les premiers objets de luxe
de leur maison. Louis XIV avait entrepris de les
ramener à un rôle décoratif, ou utilitaire : c'était à
peu près comme si nous demandions aujourd'hui à
nos filles, si libres et si mêlées au mouvement
général, de revenir tout d'un coup à l'effacement et
aux mille contraintes de notre propre jeunesse.
Elles se cabreraient. En 1666, la plupart des clientes
214 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de la nécromancienne sollicitaient, avant tout, un
secret pour secouer le joug retombé sur leurs
épaules.
Le mari était l'incarnation naturelle de ce joug.
Aussi était-ce à lui que les révoltées s'en prenaient
d'habitude. Elles s'adressaient à une devineresse.
La première consultation était presque toujours
innocente. La devineresse conseillait des neuvaines
au bon saint Denis, très secourable aux femmes
malheureuses en ménage, ou à l'infatigable saint
Antoine de Padoue. Elle réservait pour plus tard,
ne les donnant qu'à bon escient, des « poudres »
dont le secret avait été apporté d'Italie, et que l'on
venait chercher à Paris de toute la province et des
pays étrangers. On sait par des documents con-
temporains qu'il y entrait de l'arsenic, et que tant
de personnes s'accusaient en confession d'avoir
« empoisonné quelqu'un », que le clergé de Notre-
Dame finit par avertir la justice (1G73). Les péni-
tents, et surtout les pénitentes, disaient-ils toujours
vrai? L'imagination populaire est si prompte à
prendre le galop dès qu'il s'agit d'empoisonne-
ments, que l'on peut se demander si une partie de
ces malheureuses n'étaient pas plutôt des hystéri-
ques et des hallucinées? Il est probable qu'on
l'ignorera toujours. Les médecins d'alors étaient les
médecins de Mohère, et la chimie n'existait pas.
Le mari adouci, ou supprimé, les femmes deman-
daient à l'amour de remettre des émotions dans
leurs existences rétrécies et affadies. La tâche de la
LES EMPOISONNEUSES. 215
nécromancienne consistait alors à intéresser Dieu
ou le diable aux peines de cœur de sa cliente et à la
faire aimer, bon gré mal gré, de Thomme qu'elle
désignait. On commençait par les neuvaines, on
finissait par la messe noire, avec ses rites obscènes,
ou par la messe sanglante, pour laquelle on égor-
geait un petit enfant. Toutes les formes de conju-
ration avaient place dans l'entre-deux, tous les
charmes, tous les talismans, et plusieurs sortes de
« poudres », qui n'étaient pas toujours inoffen-
sives. Les consultations se payaient suivant le rang
et la fortune des clientes. A défaut d'argent, on
donnait un bijou ou bien l'on signait un billet, res-
source dont il n'est pas besoin de signaler l'impru-
dence.
L'année où mourut Anne d'Autriche, l'une des
devineresses les mieux achalandées de la capitale
était la femme d'un bonnetier appelé Antoine Mont-
voisin, dont la boutique était située sur le pont
Marie, le même qui, aujourd'hui encore, relie la
rive droite de la Seine avec l'île Saint-Louis. Le
pont Marie, comme presque tous ceux du Paris
d'alors, portait une double rangée de maisons à
boutiques qui en faisaient une rue très animée. Les
affaires de Montvoisin n'avaient pourtant pas pros-
péré. Il avait essayé de plusieurs commerces sans
réussir dans aucun. Il avait été mercier, joaillier, et
toujours il avait « perdu ses boutiques », suivant
l'expression de sa femme, Catherine Montvoisin,
familièrement « la Voisin ». C'est sous ce dernier
216 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
nom qu'elle est devenue célèbre dans les annales dn
crime. La Voisin diseuse de bonne aventure est la
même que la Voisin l'empoisonneuse.
Au temps du magasin de bonneterie, elle n'avait
pas encore éveillé l'attention de la justice, malgré
son installation mal sûre du pont Marie, qui l'obli-
geait à avoir double domicile ou à donner ses
rendez-vous chez des compères. Elle gagnait énor-
mément d'argent. Le prix de ses consultations
variait d'une pièce de monnaie à plusieurs milliers
de livres, ou d'une vieille nippe à un collier de pierres
précieuses, et elle faisait encore des bénéfices sur
les acolytes des deux sexes qui l'assistaient dans ses
œuvres scélérates. On sait par elle-même qu'elle
s'était séparée de biens d'avec son mari, toujours
malheureux en affaires. Malgré cette précaution,
l'argent lui fondait entre les doigts. Il est vrai
qu'elle avait des charges, enfants à élever et parents
à soutenir. Elle disait : « J'ai dix personnes à
nourrir » ; mais elle était économe pour les autres.
La Voisin donnait un écu par semaine à sa mère et
élevait sa fille en très petite bourgeoise. C'était elle
qui dépensait follement, en compagnie de miséra-
bles de son espèce.
La position de mari d'empoisonneuse semble
avoir été précaire. Antoine Montvoisin était au cou-
rant de l'industrie de sa femme, et sa conscience ne
lui interdisait pas d'en profiter pour se donner du
bien-être. Sa conscience lui permettait aussi de
s'approprier l'argent que sa femme lui confiait pour
LES EMPOISONNEUSES. 217
faire exécuter les commandes de neuvaines ; il était
libertin, tout comme les Vardes et les Guiche, et
convaincu que les neuvaines ne servaient absolu-
ment à rien.
Quant à aller plus loin, et à mettre franchement
la main à la pâte, serviteur! Sa prudence lui
roussit : il ne fut jamais inquiété; mais elle l'ex-
posait tous les jours de sa vie à être empoisonné
dans son potage, car la Voisin ne pouvait souf-
frir ce poltron. Elle aurait voulu le remplacer par un
véritable associé, et c'était entre eux un perpétuel
assaut de ruses. Le bonhomme Antoine aurait cer-
tainement fini, malgré tout, par y passer, s'il n'avait
eu l'idée ingénieuse de se lier avec un bourreau,
auquel il confia sa situation. Il fut convenu entre
eux que, si Montvoisin mourait avant sa femme, le
bourreau parlerait et provoquerait l'ouverture du
corps. La Voisin prit peur. Elle essaya de faire
empoisonner son mari en voyage, n'y réussit point
et, finalement, le garda.
Elle avait bénéficié, comme toute la corporation,
des espérances éveillées chez nombre de jolies
femmes de l'aristocratie par la disparition de la
reine mère. Anne d'Autriche avait si mal pris les
premiers écarts de son fils, que les aspirantes à la
succession de La Vallière en avaient conservé une
certaine discrétion. Lorsqu'on n'eut plus à craindre
les rebulYades de la vieille reine, les passions se
déchaînèrent, et un essaim de jeunes ambitieuses
s'adressèrent aux devineresses en vogue « pour par-
218 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
venir aux bonnes grâces du Roi '. » Les plus hardies
demandaient en même temps « quelque chose contre
Mme de La Vallière ». Parmi ces jeunes femmes se
trouvait la marquise de Montespan, qui n'aimait ni
son mari ni le roi, mais qui était harcelée par ses
créanciers, consciente de sa valeur, et déterminée à
être « maîtresse reconnue », puisque aussi bien
c'était une position classée et admise.
Elle était « belle comme le jour », dit Saint-Simon,
sans être « parfaitement agréable » ; le correctif est
de Mme de La Fayette. Elle avait tout l'esprit que
l'on peut avoir, et délicieux de singularité et de
pohtesse. Malgré tant d'éclat, le roi l'évitait plutôt
et elle en était réduite à amuser Marie-Thérèse, qui
la voyait volontiers, ayant une confiance absolue en
sa vertu. La reine s'était laissé prendre aux pieuses
austérités de la jeune marquise, à ses fréquentes
communions, à tout un appareil de pratiques et
d'observances qui partait du reste d'un sentiment
sincère, et dont Mme de Montespan conserva tou-
jours le plus qu'elle put à travers les scandales de
son existence. Ainsi entendue, la religion n'empêche
pas d'aller chez la sorcière. Elle y mènerait plutôt
en donnant à l'âme perverse « la vague conscience
du plus outre ^ ».
Mme de Montespan devint l'une des meilleures
pratiques de la Voisin, de celles qui ne regardaient
1. Aixhives de la Ms tille : Rapport de la Rcynic, lieutenant
général do police, à Louvois (1680; pas d'autre date).
2. La Magie dans Vlnde antique, par Victor Henry.
LES EMPOISONNEUSES. 219
pas aux frais, ni à la décence des cérémonies, pourvu
que le diable la fît aimer de Louis XIV. A la diffé-
rence de ses rivales, elle en eut pour son argent.
Elle s'était mise en campagne dans le courant de
1666. Les Mémoires de Mademoiselle, très abondants
sur ce sujet, et confirmés par ailleurs, nous appren-
nent qu'au printemps de 1667, Mme de Montespan
avait supplanté La Vallière; il n'y avait plus que la
jeune reine à l'ignorer.
Moins d'un an après, la Voisin eut l'imprudence de
faire du bruit parce que deux de ses auxiliaires n'en
avaient pas agi honnêtement avec elle. L'un d'eux
s'appelait Mariette et était prêtre, attaché à l'église
de Saint-Séverin; la Voisin s'en servait pour les
sacrilèges. L'autre, Lesage, était une espèce
d'homme à tout faire, qui ne reculait devant aucune
abomination. La Voisin les accusait de lui avoir
soufflé l'une de ses clientes, Mme de Montespan, ce
qui était vrai, mais inutile à crier sur les toits.
Leurs démêlés « ayant fait quelque éclat, rapporte
La Reynie', et le roi ayant eu avis que ces gens
faisaient des impiétés et des sacrilèges, et les
ayant fait observer », Mariette et Lesage furent
arrêtés. Leurs interrogatoires nous ont été con-
servés. En voici le passage essentiel.
Mariette avoua sans difficulté avoir « dit des
Évangiles » sur la tète de diverses personnes, forme
de conjuration relativement innocente. On lui
1. II avait été nommé lieutenant de police en 1667. Pour ce
procès, voir les Archives de la Baslille.
220 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
demanda les noms? — « Sur la tête de la dame de
Bougy, sur Mme de Montespan, à la Duverger, à
M. de RaveLot, toutes lesquelles personnes Lesage
a menées chez lui *, »
Mis au courant, Louis XIV ordonna de pour-
suivre : « — Saint-Germain, 16 août 1668. — Je
vous écris cette lettre pour vous dire que mon inten-
tion est que vous ayez à faire conduire lesdits
Mariette et Dubuisson^ de mon château au Châtelet
de la ville de Paris, à l'effet de l'instruction de leur
procès ». On peut tenir pour certain que le roi ne
perdit pas l'enquête de vue. Louis XIV était friand
de détails policiers, et cette affaire-là le touchait de
trop près pour l'oublier.
L'instruction commencée, il se découvrit que
Mariette était cousin germain de la femme d'un
juge. Le Châtelet estima qu'il y allait de l'honneur de
la magistrature d'étouffer l'affaire. Il y apporta tous
ses soins et rencontra évidemment d'utiles approba-
tions parmi les puissants de ce monde, car la suite
de l'histoire laisse entrevoir de nombreuses irrégu-
larités. On y distingue que la Voisin, revenue à son
bon sens, seconda le Châtelet en faisant agir de
hautes protections, et que Mariette et Lesage, après
une période d'épreuves et de difficultés, reprirent
en paix leur métier louche. Us figurèrent l'un et
1. Interrogatoire du 30 juin 1608. Mme de Bougy était la veuve
du marquis de ce nom, lieutenant ^'on(''ral. La Duvergor s'occu-
j)ait de magie. Le marquis de Ravelut avait épousé Catherine
de Grammont, fille du maréchal.
2. Autre nom de Lesage.
LES EMPOISONNEUSES. 221
l'autre au procès monstre de 1680, où ils furent de
ceux qui se répandirent en détails sur les pratiques
abominables auxquelles Mme de Montespan aurait
été mêlée pendant de longues années. Qu'ils en
aient ajouté ou non, la chose n'importe pas ici, car
c'est le seul Louis XIV qui nous intéresse, ce n'est
pas Mme de Montespan. La lettre citée plus haut
prouve, et c'est tout ce qu'il nous faut, que le roi
avait su dès 1668 que sa nouvelle maîtresse avait
des accointances dans le monde de la criminalité,
qu'elle s'abouchait avec des individus ignobles,
subissait leur contact dégradant et s'adonnait en
leur compagnie à des rites sacrilèges. Ce monarque,
qui passe pour si délicat en matière de correction,
s'en montra singulièrement peu ému.
Entouré de libertins sans préjugés, à demi libertin
lui-même, il ressemblait si peu, dans sa jeunesse, au
Louis XIV de la fin du règne et des Mémoires de
Saint-Simon, emperruqué au moral comme au phy-
sique, qu'il semble voir un autre homme. La correc-
tion, les bienséances, comme il en faisait bon
marché quand la passion était enjeu! Et comme il
est plus vivant ainsi, plus naturel, que le personnage
compassé des portraits officiels de Versailles I
Louis XIV est décidément un méconnu.
222 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
IV
Il serait inexact de dire que les passions étaient
devenues plus vives que sous la Fronde, époque
ardente entre toutes, mais elles avaient certainement
changé de caractère, comme les goûts et les idées,
la littérature, les modes en général. C'est le cours
naturel des choses, et l'on a vu que le mouvement
s'était précipité sous l'influence d'un monarque tout-
puissant, déterminé à effacer le passé. Un événement
artistique que l'on ne saurait négliger avait favorisé
les desseins de Louis XIV, en ouvrant des perspec-
tives ignorées aux curieux de sensations nouvelles,
déjà nombreux au xvii" siècle. La musique drama-
tique avait fait son entrée dans le monde moderne.
Elle lui apportait, selon le mot de l'un de ses histo-
riens, M. Romain Rolland ', son « pouvoir illimité »
pour exprimer les passions, et, dans les passions, ce
qui en demeure incommunicable avec le seul
secours du langage. Que l'on aime ou non la
musique, on doit comprendre qu'une découverte de
cette nature exerce forcément une action sur la
partie raffinée d'une nation. La société française n'y
avait pas échappé. L'art nouveau était en train de
modifier l'état nerveux, si j'ose ainsi parler, du
1. Histoire de l'Opéra en Europe, par M. Romain Rolland. —
Cf. Histoire de la musique dramatique en France, par Choiiquot,
el les Origines de l'opéra français, par Nuitter et Thoinon.
NAISSANCE DE LA MUSIQUE DRAMATIQUE. 223
monde où grandissaient, sous la protection royale,
des idées plutôt périlleuses sur les droits de la
nature et la fatalité de la passion. Il rendait de jour
en jour ce milieu plus impressionnable.
La musique dramatique est née en Italie; cela va
de soi. En 1597, un soir de carnaval, un riche Flo-
rentin fit jouer dans sa maison, devant un auditoire
de choix, une tragédie en musique appelée Dafne,
dont la partition est perdue. D'après l'un des invités,
« le plaisir et la stupeur qui saisirent l'âme des
auditeurs devant un spectacle si nouveau ne se peu-
vent exprimer ». M. Romain Rolland confirme ce
témoignage : « Ce fut un coup de foudre.... Il n'y
eut personne qui ne sentît qu'on était en présence
d'un art nouveau ». En dix ans, l'opéra italien eut
pris toute son ampleur, grâce à un compositeur de
génie, Monteverde, dont V Ariane fit éclater en san-
glots, le soir de la première, un auditoire de plus de
six mille personnes. L'art du chant avait marché
du même pas et atteint son apogée du premier coup.
Un sopraniste fameux, Vittori, « jetait le public
dans des transports que nous avons peine à conce-
voir.... Beaucoup de personnes étaient obligées
d'ouvrir brusquement leurs vêtements pour respirer,
suffoquées d'émotion ». Des théâtres de musique
surgissaient de toutes parts. Les grandes villes en
avaient plusieurs, — cinq à Venise, — et cela ne
suffisait pas encore. On jouait l'opéra dans les palais
et dans les maisons particulières; Bologne possédait
« plus de soixante théâtres privés : sans parler des
224 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
couvents et des collèges ». Le clergé s'était laissé
prendre dans le tourbillon ; moines et nonnes chan-
taient Fopéra, des cardinaux se faisaient metteurs
en scène, un futur pape écrivait des livrets. C'était
une épidémie, une folie, et Tltalie ne délirait pas
impunément. Pour ses débuts, l'opéra eut à son
acquits de graves désordres, nerveux et moraux; on
Taima trop.
Mazarin en avait pris le goût avant de s'établir en
France. Il voulut initier son pays d'adoption aux
jouissances, presque redoutables, dont s'était brus-
quement enrichie la vie humaine, et fit venir
l'une après l'autre quatre troupes italiennes, la
première en 1645, la dernière peu de temps avant sa
mort. L'issue était aisée à prévoir : un spectacle
patronné par le cardinal devenait une question
politique. Applaudi par les partisans du ministre,
dénigré par ses adversaires, l'opéra italien rencontra
une telle opposition qu'il fallut y renoncer; toute-
fois la leçon n'avait pas été perdue. Nos composi-
teurs, voués jusqu'ici aux ballets et aux « masca-
rades », n'avaient pas eu en vain la révélation du
style dramatique ; l'ambition leur était venue d'expri-
mer, eux aussi, les orages de l'âme, et ils s'étaient
mis à tâtonner dans la voie nouvelle.
Ils ne réussirent pas tout de suite; mais leurs
essais familiarisaient le public avec l'idée d'un lan-
gage musical de la passion. En 1664, on en était
venu à considérer le chant comme le truchement
naturel de l'amour. C'est Molière qui fixe la date
NAISSANCE DE LA MUSIQUE DRAMATIQUE. 225
dans sa Princesse d'Élide, où Moron ne parvient pas
à se faire écouter de Philis parce qu'il parle sa
déclaration au lieu de la chanter. Philis s'enfuit, et
Moron s'écrie : « Voilà ce que c'est : si je savais
chanter, j'en ferais bien mieux mes affaires. La
plupart des femmes aujourd'hui se laissent prendre
par les oreilles ; elles sont cause que tout le monde
se mêle de musique, et l'on ne réussit auprès d'elles
que par les petites chansons et les petits vers qu'on
leur fait entendre. Il faut que j'apprenne à chanter
pour faire comme les autres ».
Ce fut bien autre chose quand l'opéra français*
eut réussi à venir au monde (1671). A peine né, il
dut à l'association de Quinault avec Lulli d'être un
conseiller de volupté. Tandis que les décors et les
danses charmaient les yeux, que les « machines »
amusaient par leurs complications ingénieuses, les
vers et la musique, renchérissant sur la Princesse
d'Flide'^, murmuraient inlassablement, avec la même
langueur caressante, que nul être jeune n'a le droit,
pour aucun motif, de se refuser au devoir d'amour.
— « Cédez, rendez-vous », chante un chœur d'Ama-
dis. Les treize « tragédies lyriques » données de 1673
à 1686 par Quinault et Lulli sont toutes construites
sur ce thème unique. Elles n'expriment que cette
1. Le premier digne de ce nom fut Pomone, de Cambert. On
trouvera dans les ouvrages spéciaux en quoi l'opéra français
différait de l'opéra italien, et par quel enchaînement de circon-
stances un Florentin, Baptiste Lulli, en a été le véritable fonda-
teur.
2. Voyez plus haut, p. 187.
226 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
seule idée : « Cédez, rendez-vous », et finissent par
tirer une certaine éloquence de leur monotonie.
Lorsqu'on les joue au piano *, faute d'un meilleur
moyen de les connaître, on se rend compte qu'en
dépit de leur fadeur, cet appel continuel aux sens
pouvait produire à la longue, dans l'atmosphère
particulière d'une salle de théâtre, une espèce d'en-
traînement.
Les moralistes s'en étaient aperçus. La violente
sortie de Boileau contre l'opéra est dans toutes les
mémoires. Nous la trouvons aujourd'hui par trop
vertueuse; elle en est ridicule. Elle s'explique
cependant si l'on considère combien il était nouveau
de pleurer et d'avoir des attaques de nerfs en écou-
tant chanter. Était-ce la « morale lubrique » de
Quinaultqui agissait? Était-ce la nouvelle musique?
Dans les deux cas, l'honnête Boileau était excu-
sable de prendre l'alarme.
La France n'en était pas au degré d'excitation
de l'Italie; nous ne sommes pab assez musiciens
pour cela. Dans une mesure moindre, le pays subis-
sait pourtant l'extraordinaire pouvoir du style dra-
matique. On sait par Mme de Sévigné que, si les
salles françaises n'allaient pas jusqu'à « éclater en
sanglots », ou à « suffoquer d'émotion », plus d'un
auditeur, à commencer par elle-même, pleurait
silencieusement aux beaux endroits. La mode s'en
mêlait, et nous savons de quoi la mode est capable
1. 11 a paru un choix des opéras de Lulli, pour piano et chant,
dans la collcclion Michaelis.
INFLUENCE DE LA MUSIQUE DRAMATIQUE. 227
en France. Saint-Évreinond a fait une comédie inti-
tulée les Opéra. On lit dans la liste des person-
nages : « — Mlle Crisotine, devenue folle par la
lecture des Opéra. — Tirsolet, jeune homme de
Lyon, devenu fou par les Opéra comme elle ». Un
troisième personnage raconte que l'on ne parle
d'autre chose à Paris : « — Les femmes et les jeunes
gens savent les Opéra par cœur, et il n'y a presque
pas une maison où l'on n'en chante des scènes
entières ». Voilà qui nous rapproche de l'Italie.
La mode était partie du Louvre, où le courtisan
se hâtait d'imiter le roi, grand admirateur de Lulli.
Il était arrivé à Louis XIV de dire, pendant les
répétitions à-'Alceste, que, « s'il était à Paris quand
on jouerait l'opéra, il irait tous les jours. Ce mot,
ajoutait Mme de Sévigné S vaudra cent mille francs
à Baptiste ». Ce n'était pas affectation de la part du
roi; il aimait réellement la musique; on le recon-
naît à des signes qui ne trompent point. Louis XIV
eut toute sa vie le goût, et plus que le goût, le
besoin de celle que l'on fait soi-même, à son heure,
à son choix, à sa manière, et que ne remplacent
jamais les plus belles exécutions des gens du métier.
Adolescent, il jouait de la guitare et tenait sa place
dans les ensembles. Devenu homme, il se trouva
une bonne voix, et sut s'en servir dans les réunions
d'amateurs. On peut même dire qu'il chantait à
propos et hors de propos; le lendemain de la mort
1. Lettre du 1" décembre 1673.
228 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de Monsieur, son propre frère, les dames du palais
eurent la surprise d'entendre le roi chanter des
prologues d'opéra. Dans ses toutes dernières années,
alors quïl était devenu « inamusable », Mme de
Maintenon lui organisait de la musique chez elle,
et il y prenait toujours plaisir. Un soir qu'elle avait
substitué les vêpres aux partitions de Lulli,
Louis XIV se laissa faire et psalmodia les vêpres *.
Pourvu que ce fût de la musique, tous les genres
lui étaient bons.
Avec une prédilection, toutefois, pour celui qu'il
avait vu naître, qui était déjà si riche en émotions
neuves, et que Ton devinait chargé de promesses
pour l'avenir. Le roi avait tout ce qu'il fallait pour
en jouir profondément. Le lecteur n'a pas été sans
s'apercevoir à ses crises de larmes que Louis XIV
était un nerveux, sous les dehors froids et calmes
qu'il s'était imposés. En avançant en âge, la dispo-
sition aux larmes prit chez lui un caractère maladif.
Mme de Maintenon, parlant à une amie, dans une
lettre de 1705, des « vapeurs » du roi et de son
humeur sombre, fait la remarque « qu'il lui prend
quelquefois des pleurs dont il n'était pas le maître ».
C'était aussi un sensuel, à qui les thèmes amoureux
n'étaient pas pour déplaire. — « Cédez, rendez-vous » ;
le roi ne cessait de le répéter, pour son compte per-
sonnel, aux jolies femmes de sa cour. Du reste,
Quinault et Lulli lui faisaient choisir leurs sujets
1. Introduction, par M. le comte d'Haussonville, aux Souvenirs
tur Mme de Maintenon.
INFLUENCE DE LA MUSIQUE DRAMATIQUE. 229
d'opéras; il était donc pour quelque chose dans la
mollesse qui s'exhalait de leur œuvre.
La musique dramatique s'est bien réhabilitée
depuis. L'univers civilisé a éprouvé avec ravisse-
ment qu'elle disposait vraiment d'un « pouvoir illi-
mité » pour exprimer les passions, et toutes les
passions, les plus hautes, les plus héroïques, les
plus pures (et j'y comprends l'amour). On s'est
aperçu aussi que son langage pouvait fort bien se
parler en dehors du théâtre, dans une symphonie,
dans une simple sonate, et qu'il n'existait pas d'art
aussi bienfaisant pour reposer et rasséréner les
âmes troublées ou harassées. Malgré cela, malgré
tout, les moralistes n'ont jamais désarmé devant la
musique. Emmanuel Kant lui était nettement hostile.
Il disait : « — Elle amollit l'homme », et il en détour-
nait ses disciples ^ Tolstoï lui a été inclément dans
la Sonate à Kreutzer.
Toutes les forces peuvent devenir dangereuses;
cela dépend de « l'usage qu'on en fait^ ». Et aussi
des âmes qui reçoivent le choc; il faut qu'elles
soient de taille à le supporter. L'action de la musique
sur la société française n'a jamais, que je sache, été
étudiée méthodiquement dans ses effets physiques
et moraux. Si elle trouve quelque jour son histo-
rien, il devra sortir des nouveaux laboratoires de
psychologie, à installation scientifique, où Tobser-
1. Kant als Mensch, par Erich Adickes.
2. Romain Rolland, loc. cit.
230 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
valeur se double d'un médecin. A cette seule condi-
tion, il pourra parler avec autorité.
La Grande Mademoiselle aimait peu la musique.
Elle vante néanmoins Lulli dans ses Mémoires :
(( — Il fait les plus beaux airs du monde ^>. La gloire
de « Baptiste » la touchait parce qu'il avait été
« à elle » en arrivant d'Italie, bien avant la Fronde :
« Il était venu en France avec feu mon oncle le che-
valier de Guise... je l'avais prié de m'amener un
Italien pour que je pusse parler avec lui, l'apprenant
lors ». Luili n'avait que treize ans. Dans l'intervalle
des leçons d'italien, il était marmiton. Admis plus
tard dans les violons de Mademoiselle, on raconta
qu'il s'était fait chasser pour avoir chansonné sa
maîtresse. Celle-ci rapporte les choses autrement :
« — Je fus exilée ; il ne voulut pas demeurer à la
campagne; il me demanda son congé; je le lui don-
nai, et depuis, il a fait fortune : car c'est un grand
baladin ». Lulli resta toujours un « baladin » pour
Mademoiselle, qui avait assisté à ses triomphes et
qui lui survécut. Elle avait été frappée, plus encore
que de ses beaux « airs », de ses talents de mime,
de danseur et de boufl'on de comédie. Ils étaient,
à la vérité, remarquables.
Mademoiselle s'en tenait au goût qu'elle avait pris
MADEMOISELLE ET MOLIÈRE. 231
à Samt-Fargeau pour les lettres. Son nom esl
demeuré associé à plusieurs incidents, gros ou petits,
de l'histoire littéraire du temps. En 1669, lorsque
Tartuffe fut autorisé de façon définitive, elle voulut
en avoir le régal chez elle. Cela se remarquait, à
cause des défenses de l'Église. Le 21 août, Mademoi-
selle donna une fête. Quand le gros des invités fut
parti, « on joua Tartuffe, qui était la pièce à la mode,
devant « vingt » femmes et « force hommes * ». Faut-
il voir une manière d'excuse dans le bout de phrase :
« qui était la pièce à la mode »? Quoi qu'il en soit.
Mademoiselle put faire valoir à son confesseur
qu'elle avait été économe avec Molière. La « visite
de Tartuffe à Luxembourg^ » fut payée aux acteurs
300 livres. Le prix courant était 550 livres. C'est
ainsi que l'on fait les bonnes maisons.
Une autre fois. Mademoiselle eut l'honneur, s'il
faut en croire l'abbé d'Olivet', de fournir à Molière
une scène toute faite, et quelle scène! Parmi les
habitués de son salon figurait l'une des victimes de
Boileau, l'imprudent abbé Cotin, qui, ne se trouvant
pas encore assez étrillé, avait provoqué de nouvelles
représailles en bavardant sur Molière. Un jour qu'il
avait fait des vers, et qu'il en était très content, selon
son habitude, l'abbé vint au Luxembourg les lire à
Mademoiselle. Pendant qu'elle admirait, entre un
autre écrivain, que l'on croit être Ménage. Mademoi-
1. Mémoires de Mademoiselle.
2. Registre de La Grange.
3. Daijs V Histoire de V Académie française.
232 LOUIS XÎV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
selle commit la faute de lui montrer les vers et de
lui en demander son avis sans lui nommer Fauteur.
11 en sortit la scène de Vadius et Trissotin (d'abord
« Tricotin », de peur qu'on ne s'y trompât). Molière
n'eut qu'à lui donner le coup de pouce du génie.
Quant au sonnet à la princesse Uranie et aux vers
sur le carrosse amarante, on sait qu'il les copia mot
pour mot dans un volume' de l'abbé Cotin.
Il y eut encore les échos, très nombreux au
Luxembourg, de la grande bataille littéraire du
siècle^, alors que le succès des premières tragédies
de Racine irritait la portion du public, toujours
nombreuse, qui a horreur d'être dérangée dans ses
habitudes d'esprit par d'importunes nouveautés.
C'est un supplice pour beaucoup de personnes, qu'il
s'agisse de littérature, de science, ou de n'importe
quel art. Les exemples n'en ont pas manqué dans le
siècle qui vient de finir; il suffira de rappeler ici les
luttes à peine refroidies d'un Pasteur ou d'un
Wagner. Racine arrivait en révolutionnaire. Il
apportait, avec Molière et soutenu comme lui par
leur ami Boilcau, un art dramatique absolument
neuf, séparé par un abîme de celui de Corneille, et
auquel rien n'avait frayé les voies. Corneille avait
derrière lui les Mairet, les du Ryer, et combien
1. OEuvres galantes en vers et en prose de M. Colin.
2. Pour cette partie, cf. les Ennemis de Racine, par F. Deltour;
les Époques du Théâtre français, et les Études critiques sur
rilislvire de la littérature française, par M. F. Brunetière; les
Mémoires et Correspondances du temps; la collection du Mercure
Galant; les préfaces de Racine, etc.
MADEMOISELLE ET RACINE. 233
d'autres. Racine, personne. Il a été le premier, et le
seul, à faire de la tragédie réaliste, où le. sujet était
simple, les caractères scrupuleusement vrais, la
langue souvent audacieuse de familiarité. Louis XIV
applaudissait; Racine et lui étaient faits pour se
comprendre. Henri Heine en a donné la raison dans
l'un de ces mots qui éclairent toute une époque : —
« Racine est le premier poète moderne, comme
Louis XIV fut le premier roi moderne ». La jeune
Cour applaudissait avec le roi, et sincèrement; elle
aussi appartenait aux temps nouveaux. Mais pour la
vieille Cour, pour les survivants de Thôtel Ram-
bouillet, la tragédie de Racine était aussi cho-
quante, aussi déplaisante, que le parurent les pre-
miers romans naturalistes aux fidèles du romantisme.
Et parles mêmes raisons. Malgré la peine qu'ont
aujourd'hui tant de personnes à entrer dans ces
idées-là, celui qu'elles appellent, un peu dédaigneu-
sement, le « doux » Racine, 1' « élégant » Racine,
ne paraissait justement ni doux, ni élégant, aux trois
quarts du salon très « vieille Cour » de la Grande
Mademoiselle. Son Pyrrhus leur faisait l'effet d'un
« brutal », sa Phèdre d'une « forcenée ». La « noir-
ceur » de son Néron, ou de son Narcisse, dépassait
à leurs yeux ce que l'on peut supporter à la scène.
Non pas que les personnages de Corneille ou de ses
prédécesseurs n'en eussent fait autant et davantage;
mais leurs brutes et leurs scélérats étaient quand
même des « héros », et cela sauve tout; ceux de
Racine n'étaient que des hommes, de simples
234 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
hommes qui se servaient de mots « bas et rampants »,
d'expressions bourgeoises telles que quoi qu'il en
soit, que fais-je, que dis-je^, et qui ne savaient même
pas le sens des mots; on avait compté dans Andro-
maque près de trois cents termes impropres.
Racine s'en serait tiré si sa nouvelle poétique
n'avait pas été une critique à l'adresse de Corneille.
C'était le grand grief; il obligeait les fervents du
vieux poète à condamner quand même l'insolent.
Mme de Sévigné, qui ne pouvait pas toujours s'em-
pêcher, quoique « folle de Corneille », d'admirer
Racine et de le laisser voir, se hâtait de se reprendre
quand cela lui arrivait. Elle écrivait à sa fille :
« Bajazet est beau », et ajoutait six lignes plus bas,
en personne qui a un reproche à se faire : « Croyez
que jamais rien n'approchera (je ne dis pas surpas-
sera) des divins endroits de Corneille ». S'étant ainsi
mise en règle avec sa conscience, elle revenait à
Bajazet pour avouer qu'elle y avait « pleuré plus de
vingt larmes » [Lettre du 15 janvier 1672), mais sa
lettre lui laissait une sorte de malaise. Deux mois
après, elle atténuait encore son éloge de la pièce
nouvelle, à qui elle n'accordait plus que « des choses
agréables », et déclarait que Corneille était d'un
autre ordre : « Ma fille, gardons-nous de lui com-
parer Racine, sentons -en la différence ».
La génération de Mademoiselle, presque tout
entière, se montrait aussi jalouse que Mme de
1. La critique est de Boursuiilt.
MADEMOISELLE ET RACINE. 235
Sévigné de la gloire de Corneille. A Tadmiration
inspirée par son génie s'ajoutait la tendresse recon-
naissante que nous gardons aux œuvres où survit
l'idéal de notre jeunesse. C'est nous que nous aimons
en elles, ce sont nos beaux rêves d'autrefois. La tra-
gédie de Racine ne signifiait pas seulement que
celle de Corneille avait fait son temps. Elle indiquait
le passage à d'autres idées, et reléguait du coup les
fidèles de l'ancien culte parmi les ancêtres. Cela
n'est jamais agréable lorsqu'on est encore bien
vivant et que l'on ne se fait pas l'effet d'être vieux.
Les gens de lettres sont les premiers à souffrir de
ces révolutions du goût qui ne laissent debout que
les œuvres supérieures et rejettent le reste dans le
néant. Ceux d'entre eux que l'on sait avoir fréquenté
chez Mademoiselle furent tous des ennemis de
Racine, moitié à cause de Corneille, moitié à cause
d'eux-mêmes, et par instinct de conservation. Outre
Ménage et l'abbé Cotin, que l'on vient d'y rencontrer
se disant leurs vérités, outre l'aimable Segrais, dont
le bagage littéraire était trop léger pour le mener
bien loin, c'était l'abbé Royer, à qui Segrais voulait
que l'on pardonnât ses tragédies parce qu'il était
« assez bon académicien », et le vieux brave homme
de Chapelain, illustre jusqu'au jour où il s'était fait
imprimer*. Il y avait de quoi faire accuser Made-
1. Les douze premiers chants de sa Pucelle avaient paru en
1636. Le public les admirait de confiance depuis vingt ans. La
chute fut si profonde, que la suite est restée manuscrite jusqu'à
nos jours.
236 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
moiselle d'avoir été « le centre de l'opposition à la
nouvelle poésie ' ». C'est cependant exagérer son
rôle. On verra tout à l'heure qu'elle était dès lors trop
occupée à vivre sa propre tragédie pour s'intéresser
activement à celles qui se jouaient sur les planches.
Criblé d'injures et de calomnies par les Vadius et
les Trissotin, menacé de coups de bâton par les pro-
tecteurs aristocratiques de ces grands hommes de
salon, Racine risquait fort d'être accablé sans la
faveur éclatante du roi. Il n'aurait peut-être pas fait
son œuvre, et Molière certainement pas, si Louis XIV
ne les avait soutenus envers et contre tous. C'est
un service pour lequel nous ne devons pas lui mar-
chander notre gratitude. Quand on y songe, on se
sent pris de tendresse pour ce prince que l'on n'avait
pas toujours trouvé sympathique. Il est possible qu'il
y eût un peu de politique dans son affaire; le succès
d'écrivains aussi neufs cadrait avec son dessein de
faire table rase d'un passé détesté; mais la grande
raison pour laquelle il les protégeait, c'est qu'il les
aimait. Quand Louis XIV riait « jusqu'à s'en tenir
les côtés * » à L'École des femmes^ dont s'indignaient
les dévotes et les prudes, ou qu'il sauvait les Plai-
deurs^ presque siffles à l'hôtel de Bourgogne, en fai-
sant « des éclats de rire si grands que la Cour en fut
étonnée' », il n'y mettait pas de calcul; il s'amusait
1. Deltour, les Ennemis de Racine.
2. Gazette do Lord, 13 janvier 1G63.
3. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Jean Racine, par
Louis Racine.
l'amour dans racine. 237
bonnement, comme vous et moi. De môme, lorsqu'il
s'essuyait les yeux à Jphigénie, ou qu'il se faisait
jouer et rejouer Mithridate sans pouvoir s'en lasser,
c'était émotion vraie et franche admiration.
Il aimait les « jeunes » pour deux raisons : parce
qu'il avait le goût bon, et parce que leurs héros
étaient ceux qu'il fallait à sa génération. Pour
Molière, on a vu combien merveilleusement le roi
et lui s'entendaient, et, sur Racine, on n'a pas oublié
le mot profond d'Henri Heine. Racine s'était révélé
« le premier poète moderne » dès Andromaque. Her-
mione et Oreste n'ont déjà plus qu'une parenté éloi-
gnée avec les amoureux de Corneille. Ils sont déjà
« les possédés de l'amour, les grands passionnés qui
aiment comme on est malade, qui aiment jusqu'au
crime et jusqu'à la mort. Avec eux, on peut dire
que l'amour moderne, plus profond, plus mélanco-
lique, plus tendre, plus imprégné d'âme et en même
temps plus troublé par les obscures influences de la
vie nerveuse, fait son entrée dans notre littérature.,..
Oreste a en lui une tristesse, une désespérance
et une folie qui, cent cinquante ans après lui, écla-
teront dans nos romans d'amour* ».
Louis XIV n'avait pas attendu Racine pour faire
son éducation passionnelle. Au temps où Marie
Mancini l'affolait, il avait été l'une des premières
ébauches du type moderne des « possédés de
l'amour », et il n'avait rien oublié de cette crise; il
1. Jules Lemaître, Impressions de théâlre.
23S LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
n'oubliait jamais rien^ C'était un bon apprentissage
pour comprendre que l'amour d'Oreste ou de
Phèdre, l'amour-maladie, est une fatalité contre
laquelle notre seule volonté n'est qu'une pauvre
arme. Autour du roi, Mme Henriette, Mme de Mon-
tespan, toute la jeune Cour et quelques esprits aigus
de la vieille, Condé en tête, rendaient justice à la
vérité des « anatoraies » du cœur dans la tragédie
de Racine. Mademoiselle en était incapable; elle
croyait trop fermement au surhomme de Corneille,
dont la volonté se rit des résistances, qu'elles vien-
nent de son âme ou du monde extérieur, pour pou-
voir admettre la fatalité de la passion. Et c'était
justement elle qui allait prouver par son exemple,
à la stupéfaction de la France entière, que nul,
fût-ce une Grande Mademoiselle, n'échappe à son
sort quand son sort est d'aimer. Ce fut le grand
malheur de sa vie.
VI
Il n'est pas sain pour une vieille fille amoureuse
de l'amour, et à cent lieues de s'en douter, de vivre
dans l'intimité de personnes dont l'unique occupa-
tion est de se faire aimer. Mademoiselle avait eu
l'idée singulière, et qui devait lui coûter cher, de
se lier avec Mme de Montespan et d'en faire à la
Cour sa société préférée. Elle la recherchait, lui
rendait des services et en acceptait. Mme de Mon-
L AMOUR DANS RACINE. 239
tespan était son truchement pour arriver à Toreille
du Roi. En retour, Mademoiselle tâchait à calmer
M. de Montespan, qui, pour des raisons bonnes ou
mauvaises *, se « déchaînait » en « fou » et en « extra-
vagant » contre Madame sa femme : « — Il est mon
parent, et je le grondais », disent les Mémoires de
Mademoiselle.
En bonne connaisseuse, Mademoiselle goûtait
infiniment l'esprit original de Mme de Montespan.
Le plaisir de lui renvoyer la balle avait commencé
leur familiarité : personne, de plus en plus, ne
résistait à la séduction de l'esprit. Dans le désœu-
vrement accablant de la Cour, c'était la seule res-
source contre l'ennui. On la prenait où on la trouvait.
La sage et prudente Mme de Maintenon succomba
comme Mademoiselle, quand son tour fut venu, au
charme irrésistible d'une conversation qui « rendait
agréables les matières les plus sérieuses et enno-
blissait les plus triviales * ». Au plus aigre de sa
lutte avec Mme de Montespan, l'une et l'autre se
happaient au passage, si l'on me passe l'expression,
pour avoir le régal de s'écouter, et c'était des deux
parts une jouissance si vive, qu'elles avaient peine
à se quitter. « Mme de Montespan et moi, écri-
vait Mme de Maintenon en 1681 % nous avons fait
aujourd'hui un chemin ensemble nous tenant sous
1. Sur ce sujet délicat, voir le volume de MM. Jean Lemoine
et André Lichtenberger : De La Vallière à Montespan.
2. Sotivenirs sur Mme de Maintenon. — Les Cahiers de
Mite d'Aumale, avec une Introduction de M. G. Hanotaux.
3. Le 27 mai, à M. de Montchevreuil.
240 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
le bras et riant beaucoup : nous n'en sommes pas
mieux pour cela. »
On n'a jamais trop d'esprit; mais il y a un incon-
vénient à n'avoir que de l'esprit, et c'est l'un des
écueils vers lesquels Louis XIV était en train de
pousser la noblesse française. Il lui avait rendu
impossible, en la parquant dans ses antichambres,
tout autre effort intellectuel que de chercher de
jolis mots pour amuser la galerie. Un homme de
qualité commençait sa journée à huit heures du
matin par faire le pied de grue devant la porte
du roi. On se saluait, les élégants se peignaient
avec leur peigne de poche, et chacun guettait du
coin de l'œil le moment d'entrer. Molière nous fait
assister dans des vers peu connus à l'assaut final :
Grattez du peigne à la porte *
De la chambre du Roi;
Ou si, comme je prévoi,
La presse s'y trouve forte,
Montrez de loin votre chapeau,
Ou montez sur quelque chose
Pour faire voir votre museau,
Et criez sans aucune pause,
D'un ton rien moins que naturel :
a Monsieur l'huissier, pour le marquis un tel ».
Jetez-vous dans la foule, et tranchez du notable.
Coudoyez un chacun, point du tout de quartier,
Pressez, poussez, faites le diable
Pour vous mettre le premier... *.
M. le marquis est entré. La chambre est déjà
comble. Il gagne « le terrain pas à pas », réussit à
1. Frapper eût été d'un malappris.
2. Remerciement au Roi (1G63).
LOUIS XIV ET LA NOBLESSE. 241
voir le roi mettre ses souliers', car il les mettait
lui-même, et voilà l'emploi de sa première heure. Il
recommencera le soir pour voir le roi ôter ses
souliers. Il avait déjà recommencé à une heure de
l'après-midi pour le voir manger son potage, et
deux ou trois autres fois, dans le courant de la
journée, pour se trouver sur son passage à Faller
ou au retour de la messe et de la promenade. Dans
les intervalles, il a eu les occupations puériles des
charges de Cour, la tournée des hommages aux
membres de la famille royale et aux puissances du
jour, le jeu et autres plaisirs officiels. Point d'autre
soulagement à son oi.siveté que les mois de cam-
pagne, lorsqu'il y a guerre. Admirons-le d'avoir
gardé l'esprit en éveil, alerte à l'attaque et à la
riposte, et de retrouver, le jour où il part pour
l'armée, les vertus militaires devenues à ceux de sa
caste une seconde nature. Ce n'est pas de sa faute
si les autres facultés, qu'il n'exerçait jamais, que le
Roi ne voulait pas qu'il exerçât, s'appauvrirent chez
beaucoup de ses descendants avec la prolongation
du régime que l'on vient de voir. Quatre ou cinq
générations de cette vie absurde aboutirent aux
émigrés de la grande Révolution, tous bi'aves,
presque tous spirituels — ou en ayant l'air, — et
dont un si grand nombre n'avaient absolument que
de l'esprit. On ne saurait trop le répéter : jamais
monarque n'a travaillé avec plus d'art et de méthode
1. Cf. les Mémoires de Saint-Simon, édition de MM. Chéruel
et Ad. Régnier flls, vol. XII, ch. ix.
16
242 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
que Louis XIV à annuler sa noblesse et à la ruiner
dans l'opinion. Le tout en souvenir de la Fronde.
Il en était des femmes comme des hommes. Même
assujettissement, et même vide, d'où Ton a vu naître
le faible de Mademoiselle pour Mme de Montespan.
La situation de « maîtresse reconnue » n'arrêta
rien; Mademoiselle avait toujours eu pour règle de
conduite que la vertu des autres ne la regardait
pas. Les nouveautés de cette même situation firent
le reste. Ses prérogatives inattendues, les habitudes
qui en découlaient, et qui sont l'une des curiosités
du règne, achevèrent de resserrer une intimité qui
survécut ensuite aux plus rudes secousses.
Il avait bien fallu, puisque Louis XIV tenait ses
maîtresses à la Cour, établir pour elles une façon
d'étiquette. Il se forma des règles tacites, que per-
sonne ne formula jamais, que l'on démêle pourtant
à travers les écrits contemporains. Ce furent ces
règles qui firent le scandale, bien plus que des fai-
blesses communes aux hommes de tous les temps.
Le peuple avait trouvé le mot juste lorsqu'il courait
voir « les trois reines » dans un même carrosse.
Mlle de La Vallière et Mme de Montespan, toutes
les deux à la fois, en étaient venues à occuper publi-
quement le rang d'épouses en second du Roi. Lors
des visites solennelles de la famille royale à celui
de ses membres qui allait mourir, elles arrivaient
ensemble, après le roi et la reine. Mademoiselle les
vit au lit de mort de Mme Henriette : « Mme de Mon-
tespan et La Vallière vinrent ». Elle les rencontra
LOUIS XIV ET LA NOBLESSE. 243
devant le berceau d'une fille de Louis XIV et de
Marie-Thérèse, morte en bas âge : « Je la trouvai à
l'extrémité.... On y fut quasi toute la nuit à la voir
agoniser. Mme de Montespan et Mme de La Val-
lière y étaient ».
Cette dernière se dérobait le plus qu'elle pouvait
aux honneurs. Mme de Montespan s'y complaisait et
s'en ajoutait. Elle s'était mise sur le même pied que
la reine pour les visites ordinaires, qu'elle ne ren-
dait « jamais , dit Saint-Simon , non pas même
à Monsieur, ni à Madame, ni à la Grande Mademoi-
selle, ni à l'hôtel de Condé ». Même hauteur dans la
manière de recevoir chez elle les princes et prin-
cesses du sang, et cet « extérieur de reine » la suivit
plus tard dans la retraite. « Il n'y avait personne qui
n'y fût si accoutumé,... qu'on en conserva l'habitude
sans murmure », dit encore Saint-Simon, qui avait
connu Mme de Montespan, disgraciée et occupée à
faire pénitence, continuant néanmoins à tenir sa
cour dans son couvent \ avec une étiquette aussi
« royale » qu'à Saint-Germain ou à Versailles : « Son
fauteuil avait le dos joignant le pied de son lit; il
n'en fallait point chercher d'autre dans la chambre. . . .
Monsieur et la Grande Mademoiselle l'avaient tou-
jours aimée, et l'allaient voir assez souvent; à ceux-
là on apportait des fauteuils, et à Madame la
Princesse; mais elle ne songeait pas à se déranger
du sien, ni à les conduire.... On peut juger par là
1. Le couvent de Saint-Joseph, rue Saint-Dominique; Mme de
Montespan s'y était construit un logis.
244 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
comme elle recevait tout le monde. » Le « tout le
monde », qui comprenait les plus grands, se conten-
tait de « petites chaises à dos » ou de simples
« ployans ». Personne ne s'en offusquait : « Toute
la France y allait; je ne sais par quelle fantaisie cela
s'était tourné de temps en temps en devoir.... Elle
parlait à chacun comme une reine qui tient sa cour,'
et qui honore en adressant la parole ».
Marie-Thérèse elle-même, au temps où Mme de
Montespan était la vraie souveraine, avait subi à la
longue l'empire de l'habitude. En 1675, quatrième
année de la guerre de Hollande, Louis XYV étant à
l'armée, Mme de Montespan à son château de Clagny,
et l'un de leurs fils se trouvant « un peu malade * »,
la reine se fît une obligation d'aller voir l'enfant et
de distraire la mère. Elle venait prendre Mme de
Montespan, l'emmenait un jour se promener à
Trianon, un autre jour dîner dans quelque couvent
favori, exemple qui amena la foule à Clagny et
détruisit les dernières hésitations : « La femme de
son ami solide, écrivait Mme de Sévigné, lui fait des
visites, et toute la famille tour à tour. Elle passe net-
tement devant toutes les duchesses (3 juillet 1675) ».
Il y avait eu un temps où cette façon de faire litière
des rangs aurait indigné la Grande Mademoiselle.
Mais co temps était loin, plus loin qu'elle-même
ne se le figurait. En 1667, elle avait encore crié très
haut parce que sa seconde sœur, Mlle d'Alençon,
1. Le comte de Vexin, moii jeune. — Mme de Sévigné, lettre
du 14 juin 1675.
LE ROI ET LA NOBLESSE. 245
s'était mésalliée en épousant un simple grand sei-
gneur, le duc de Guise, et elle avait fait grise mine
aux mariés. Mademoiselle n'avait pourtant plus le
droit d'être si fîère, car elle-même était mûre pour
les mésalliances. Sa patience était à bout. On n'a
pas oublié son agitation pendant que Louis XIV
négociait son mariage avec le Duc de Savoie. Aucun
prince n'avait pensé à elle depuis cet affront. Ils la
trouvaient tous trop vieille. Elle ne se l'avouait pas,
elle le sentait, et une tempête s'amassait au fond de
son cœur.
La crise éclata en 1669. Il est impossible de dire
dans quelle mesure la nature en fut responsable, et
ce qui en revenait à l'atmosphère de désordre moral
et d'éléments voluptueux que Mademoiselle respi-
rait maintenant à la Cour, dans la compagnie habi-
tuelle de la favorite. Une seule chose est certaine :
la Grande Mademoiselle n'essaya pas de lutter contre
la passion; son attitude fut plutôt celle d'une per-
sonne qui la cherchait.
ANTOINE NOMPAR DE CAUMONT, DUC DE LAUZUN
d'après un portrait ayant appartenu au duc de La Force.
CHAPITRE V
La Grande Mademoiselle amoureuse. Portrait de Lauzun, et leur
roman. — La Gour en voyage. — Mort de Madame. — Annonce
du mariage de Mademoiselle. Émotion générale. Louis XIV
rompt l'affaire.
I
AU printemps de 1669, le roi Louis XIV écoutait
un jour chanter la comtesse de Soissons.
C'était, comme l'on sait, la seconde des Mazarines,
et la seule vraiment scélérate de la famille. Elle
chantait une chanson nouvelle, en beaucoup de cou-
plets et fort méchante, où défilait une partie de la
cour. Hommes et femmes y recevaient leur paquet,
sous la forme d'une « contre-vérité », selon une
mode alors si répandue, que le mot « contre-vérité »
était devenu le nom d'une forme de la satire, presque
d'un genre littéraire.
Le roi laissait passer les couplets sans souffler
mot. Il n'avait même pas protesté à celui-ci :
Et pour M. Le Grand i,
Il est tout mystère ;
Quand il est galant
Il a comme La Vallière
L'esprit pénétrant.
1 . Le grand écuyer, Louis de Lorraine, comte d'Armagnac.
248 LOUIS XIV ET LA GKANDE MADEMOISELLE.
La comtesse arriva ainsi à un couplet sur Puy-
guilhem, plus connu sous le nom de Lauzun'.
De la cour
La vertu la plus pure
Est en Pég:uilin....
A cet endroit, le roi interrompit : — « Si on a
voulu le fâcher, dit-il, je trouve que l'on a tort, et
que quand les gens agissent comme lui, ils ne se
doivent inquiéter de rien; mais pour les autres, on
les traite fort mal ». Le brusque mécontentement du
roi au nom de Péguilin fit un silence général, et la
chanson en resta là.
La Grande Mademoiselle assistait à cette scène.
Elle eut la surprise de ne pas s'y sentir indifférente.
A peine, cependant, connaissait-elle Lauzun, qui
n'était pas de sa coterie. — « Je pris plaisir, disent ses
Mémoires, à voir la manière dont le roi parlait de lui ;
j'avais quelque instinct de ce qui devait arriver. »
Ce fut le premier avertissement de la passion qui
s'était déjà insinuée dans le fond de son cœur; mais
elle ne le comprit pas.
Il lui vint pourtant l'idée de causer, à l'occasion,
avec M. de Lauzun. Elle y prit goût tout de suite.
Il a, disait-elle, « des manières de s'expliquer tout
extraordinaires ». Mademoiselle aimait cela, et,
comme elle croyait encore n'aimer que cela dans ce
1. Le marquis de Puyguilhem (on écrivait Péguilin, comme
l'on prononçait, ayant pris le nom de comte de Lauzun au
mois de janvier suivant, nous le lui donnerons dès à présent
pour la clarté du récit.
PORTRAIT DE LAUZUN. 249
petit cadet de Gascogne, elle fut la première à se
demander pourquoi, s'étant si bien trouvée depuis
cinq ans de peu fréquenter la cour, elle reprenait
l'habitude de n'en plus bouger. L'année se termina
sans qu'elle eût trouvé la réponse : « J'allai donc...
au mois de décembre (le 6) à Saint-Germain, d'où je
ne partis point. Je m'y accoutumai fort. Je n'y étais
d'ordinaire que trois ou quatre jours. On s'étonnait
du long séjour que j'y faisais. » Le 31, elle se décida
enfin à retourner à Paris : « Je m'y ennuyais fort, et
je ne pouvais dire ce que je faisais à Saint-Germain
qui me divertît plus qu'à l'ordinaire ». Elle se hâta
de rejoindre la cour, sans savoir pourquoi, reprit
ses entretiens avec Lauzun, et ne comprit tou-
jours pas.
Elle savait seulement qu'elle était troublée et
agitée, mécontente de sa condition, et qu'elle avait
envie de se marier. Ce désir datait de loin, mais il
avait pris, dans les derniers temps, une importunité
qui obligea Mademoiselle à s'examiner sérieusement.
La page où elle raconte sa découverte est charmante
de naturel, et comme on la sent vraie ! « Je raison-
nais en moi-même (car je n'en parlai à personne) et
je me disais : « Ce n'est point une pensée vague; il
« faut qu'elle ait quelque objet»; etje ne trouvai point
qui c'était. Je cherchais, je songeais et je ne trou-
vais point. Enfin, après m'être inquiétée quelques
jours, je m'aperçus que c'était M. de Lauzun que
j'aimais, qui s'était glissé dans mon cœur; je le
regardais comme le plus honnête homme du monde,
250 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
le plus agréable, et que rien ne manquait à mon
bonheur que d'avoir un mari fait comme lui, que
j'aimerais fort et qui m'aimerait aussi ; que jamais
personne ne m'avait témoigné d'amitié; qu'il fallait,
une fois en sa vie, goûter la douceur de se voir
aimée de quelqu'un, qui valût la peine qu'on
l'aimât, »
Cet éclaircissement avec son cœur fut suivi de
jours d'ivresse. Mademoiselle vivait dans un rêve,
et tout était facile, tout s'arrangeait. — « Il me
parut que je trouvais plus de plaisir à le voir et à
l'entretenir qu'à l'ordinaire; que les jours que je ne
le voyais point, il m'ennuyait. Je crus que la même
pensée lui était venue ; qu'il n'osait me le dire ; mais
que les soins qu'il avait de venir... partout où l'on
se pouvait voir par hasard, me le faisaient assez
connaître. » En l'absence de Lauzun, elle cherchait
la solitude, afin de penser à lui en liberté : « J'étais
ravie d'être toute seule dans ma chambre ; je me
faisais un plan de ce que je pouvais faire pour lui,
qui lui donnerait une grande élévation ».
Une seule pensée, bien caractéristique de sa
génération, venait troubler son bonheur. Elle se
demandait si les grandes princesses du théâtre de
Corneille auraient épousé un cadet de Gascogne?
Assurément, la passion souffle où elle veut; Cor-
neille ne l'avait jamais nié; mais il avait soutenu
que la volonté nous rend maîtres de nos affections,
et l'on voyait aussi dans ses pièces que l'amour,
même fondé sur une juste admiration, est tenu de
LA GRANDE MADEMOISELLE AMOUREUSE, 251
s'efTacer devant ce que l'on doit à son rang. Les
poètes, heureusement, se contredisent quelquefois,
même lorsqu'ils s'appellent Corneille, et Mademoi-
selle, qui avait été à la comédie dès le maillot, con-
naissait bien son répertoire. Elle se souvint d'un
passage de la Suite du Menteur qui établit clairement
« la prédestination des mariages ou la prévision de
Dieu », de sorte qu'il est « chrétien » de se sou-
mettre sans résistance à des sentiments qui nous
sont envoyés par « le Ciel » en personne. Bien que
sûre de sa mémoire, qui était excellente en effet,
Mademoiselle « envoya quérir (la pièce) à Paris en
grande diligence », et chercha la page (acte IV), où
Mélisse confie à Lise son amour pour Dorante :
Quand les ordres du ciel nous ont faits l'un pour l'autre,
Lise, c'est un accord bientôt fait que le nôtre.
Sa main entre les cœurs, par un secret pouvoir,
Sème l'intelligence avant que de se voir;
Il prépare si bien l'amant et la maîtresse,
Que leur àme au seul nom s'émeut et s'intéresse.
On s'estime, on se cherche, on s'aime en un moment;
Tout ce qu'on s'entredit persuade aisément ;
Et, sans s'inquiéter de mille peurs frivoles,
La foi semble courir au-devant des paroles.
Comment douter un seul instant, après avoir lu
ces vers, qu'il y ait de l'impiété à contrarier les
« ordres » d'aimer qui nous viennent d'eïi haut? Il
se livra néanmoins de grands combats dans l'âme de
la royale élève de Corneille. Tantôt elle se représen-
tait avec vivacité les joies de son mariage, au pre-
mier rang desquelles Mademoiselle plaçait le dépit
de ses héritiers, qui commençaient déjà à trouver
252 LOUIS XIV ET LA GUANDE MADEMOISELLE.
qu'elle les faisait trop attendre, et il lui tardait
alors d'en finir. Tantôt elle ne pouvait penser qu'au
bruit que ferait une pareille mésalliance, à la répro-
bation des uns, à la risée des autres, et son orgueil
refusait de se rendre. De sorte qu'elle voulait un jour
et ne voulait plus le lendemain, selon qu'elle avait
vu ou non M. de Lauzun. La lutte entre sa « tête »
et son « cœur » se prolongea plusieurs semaines :
« Enfin, après avoir souvent passé et repassé le pour
et le contre dans ma lète, mon cœur décida l'affaire,
et ce fut aux Récollets que je pris ma dernière réso-
lution.... Jamais je n'ai été à l'église avec tant de
dévotion, et ceux qui me regardaient me trouvaient
bien absorbée : car j'étais assurément tout occupée,
et je crois que Dieu m'inspira ce qu'il voulait que
je fisse. Le lendemain, qui était le second jour de
mars, j'étais fort gaie.... » Si Mademoiselle avait
eu l'âge de Juliette, ce serait un joli roman. Mais
elle avait quarante-trois ans; c'est bien tard pour
jouer les grandes amoureuses.
L'homme qui lui causait ces agitations est l'un
des mieux connus de son temps; il en est question
partout. La singularité du personnage, jointe aux
prodiges de sa fortune en bien et en mal, en avaient
fait pour ses contemporains une façon d'objet de
curiosité; c'est de lui que La Bruyère a dit : « On
ne rêve point comme il a vécu * ». Le monde poli-
tique, ministres en tête, l'observait avec une alten-
1. Voir le portrait de Slralon, au chapitre intitulé : De la Cour.
PORTRAIT DE LAUZUN. 253
tion inquiète, parce qu'il avait accompli le miracle
de devenir le favori du roi, tout en ayant précisé-
ment les défauts que Louis XIV craignait le plus.
Non pas, sans doute, un favori tout-puissant, comme
l'avait été, par exemple, le connétable de Luynes
sous Louis XIII; mais d'assez de crédit, cependant,
pour se faire combler de charges et d'honneurs.
Antonin Nompar de Gaumont, marquis de Puy-
guilhem, puis comte de Lauzun, était né en 1633
(ou 1632) d'une très ancienne famille du Périgord.
Ses parents avaient neuf enfants et rien à donner
aux cadets, mais leur belle parenté assurait à cette
jeunesse des entrées et des appuis à la cour. Or, le
troisième de leurs garçons, qui rappelait le petit
Poucet par la taille, en avait aussi la subtilité. Ils
prirent le parti de l'envoyer chercher fortune, non
pas dans une forêt, comme le héros du conte, mais
aux alentours de la cour de France, persuadés
qu'avec son esprit, il ne se laisserait pas manger
par l'ogre et croquerait plutôt les autres. Le maré-
chal de Gramont, cousin germain du vieux Lauzun,
vit ainsi débarquer chez lui un tout petit bonhomme
à figure de « chat écorché ' » et à cheveux de filasse,
qui prétendait avoir quatorze ans, était vif comme
un moineau et Gascon jusqu'au bout des ongles. Le
maréchal le garda et pourvut à son éducation. En
hiver, le petit allait à « l'académie », apprendre à
danser, à tirer des armes et à se servir d'un cheval.
1. Saint-Simon, Écrits inédits.
254 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
L'été, il faisait campagne dans un régiment de
cavalerie appartenant à son oncle. D'études, pas
trace. De lectures, pas davantage. L'ignorance com-
plète était encore admise dans la noblesse, sans y
être aussi bien vue, on pourrait presque dire aussi
de rigueur, qu'un siècle auparavant.
Les parents de Lauzun Pavaient bien jugé. En peu
de temps, il se fut faufilé partout, dans les maisons
les plus imposantes et les chambres les plus sacrées.
On l'aperçut chez le roi. On le rencontra chez les
belles dames. La cour et la ville se familiarisèrent
avec sa mine futée et hardie, qui tourna bientôt à
la hauteur et l'insolence. A dix-huit ans, son père
lui céda une première charge. A vingt-quatre, il eut
un régiment, puis, coup sur coup, quand le roi eut
pris le pouvoir, des avancements, des grâces, un
crédit toujours grandissant et inexplicable, qui lui
valut la haine de Louvois, car, dans leurs fréquentes
discussions à propos du service, « le favori gagnait
toujours* ». Un plat de son métier, inouï d'im-
pudence et qui aurait dû le perdre sans retour,
n'aboutit qu'à lui prouver sa force.
Dans le même temps où Mademoiselle commen-
çait à s'occuper de lui, l'insatiable petit homme
avait tiré de son maître, sous la condition de lui
garder le secret à cause de Louvois, la promesse
d'être bientôt grand maître de rartillerie. Lauzun
eut la sottise de ne pas savoir se taire. Louvois,
1. Saint-Simon, Écrits inédits.
LAUZUN ET MADAME DE MONTESPAN. 255
averti, fit de fortes représentations au roi, qui se
piqua, et le favori n'entendit plus parler de rien.
Dans son inquiétude, il s'adressa à Mme de Mon-
tespan. Elle était sa grande amie et lui promit son
aide; mais il se défiait et voulait « en avoir le cœur
net » ; d'où une scène qui dépassa l'imagination de
Saint-Simon lui-même, lorsqu'elle lui fut contée
longtemps après. Il avoue dans ses Mémoires qu'elle
aurait été « incroyable, si elle n'avait été attestée de
toute la cour d'alors ».
Louis XIV, comme la plupart des grands travail-
leurs, était ordonné et méthodique en tout. Il avait
des heures fixes pour ses ministres et d'autres pour
la représentation, des heures pour sa femme et d'autres
pour ses maîtresses. On savait toujours où il était et
ce qu'il faisait. L'heure de Mme de Montespan était
dans l'après-midi. Lauzun s'introduisit chez elle
avec la complicité d'une femme de chambre, se
cacha sous le lit, attendit, écouta, et en eut promp-
tement « le cœur net ». Mme de Montespan ne
l'oublia point dans la conversation, mais ce fut pour
le draper, n'en finissant plus d'appuyer sur son
mauvais caractère, son peu de sûreté, son arrogance
envers Louvois, et le tout avec tant d'esprit, tant de
drôlerie, que le roi, entraîné, lui répondait avec
presque aussi peu de charité. L'autre, sous son lit,
« suait à grosses gouttes », de rage et de contrainte.
Enfin le roi retourna à ses affaires, et Mme de Mon-
tespan aux siennes, qui étaient de s'habiller pour
N assister à un ballet.
256 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Au sortir de sa toilette, elle trouva Lauzun à sa
porte : « Il lui présenta la main et lui demanda s'il
osait se flatter d'avoir eu quelque part en son sou-
venir auprès du roi. Elle lui répondit qu'elle n'avait
eu garde d'y manquer, et lui étala » tous les ser-
vices qu'elle venait de lui rendre. « M. de Lauzun
lui laissa tout dire, ayant soin seulement de la faire
marcher à petits pas, puis lui dit, doux et bas, mot
pour mot, tout ce qui s'était passé entre eux, sans
y manquer d'une syllabe; et de là, toujours doux et
bas, l'appelle par tous les noms les plus infâmes,
l'assure qu'il lui coupera le visage, et la conduit,
quoi qu'elle pût faire, jusque dans le ballet où elle
arriva plus morte que vive, se trouvant mal et ayant
presque perdu toute connaissance.... Le roi et elle
crurent que ce ne pouvait être que le diable, qui lui
eût rendu un compte si prompt et si fidèle de ce qui
s'était passé * ». Fort en peine l'un et l'autre, et dans
une colère « horrible », ils n'avaient pas eu le temps
de s'en remettre que le favori faisait de nouveau des
siennes. Deux jours après cet événement inexpli-
cable, il vint casser son épée devant le roi, en criant
qu'il ne voulait plus servir un prince qui lui man-
quait de parole pour une... {le mot ne peut se
répéter). La conduite de Louis XIV dans celte con-
joncture est restée célèbre. Il ouvrit la fenêtre et jela
sa canne, en disant qu'il serait fâché d'avoir frappé
un gentilhomme.
1. tfaint-Simoii, Ecrits inédits.
LAUZUN A LA BASTILLE. 2^7
Le lendemain Lauzun était à la Bastille, et il
semblait que ce fût pour longtemps, avec un mo-
narque qui n'avait de sa vie, même enfant, pardonne
un manque de respect. Mais le public n'était pas au
bout de ses ctonnements. A la fin du second mois
c'était le Roi qui tâchait de se faire pardonner, et
Lauzun qui le prenait de haut, refusant les dédom-
magements et préférant sa prison à la cour. On se
représente ce que durent éprouver Louvois et bien
d'autres devant cet étrange marchandage, ces allées
et venues entre Saint-Germain et la Bastille, pour
obtenir de ce dangereux personnage qu'il daignât
accepter l'une des charges, si recherchées, et par
les plus grands seigneurs, de capitaine des gardes
du corps. On juge de leurs alarmes à son retour si
prompt ' et suivi d'un redoublement de faveur. D'où
lui venait son crédit auprès d'un prince si peu
accessible aux influences, et qui s'était toujours pré-
tendu aussi contraire aux favoris qu'aux premiers
ministres? En quoi ce petit Lauzun le méritait-il?
Et en quoi méritait-il d'être la coqueluche des
femmes, qui couraient toutes après lui et se l'arra-
chaient à force d'avances et de cadeaux, tout petit
Poucet qu'il fût?
Car il n'avait pas grandi. « C'est, écrivait Bussy-
Rabutin, un des plus petits hommes... que Dieu ait
jamais faits ^. » Il n'avait pas non plus embelli. Nous
pouvons, là-dessus, en croire Mademoiselle. Au
1. Lauzun devint capitaine des gardes du corps en juillet 1669.
2. LctUe à Mme de Sévigné, du 2 février 1669.
17
258 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
plus fort de sa passion, voici comment elle dépei-
gnait Lauzun à Mme de Noailles : « C'est un petit
homme ; personne ne saurait dire qu'il n'ait pas la
taille la plus droite, la plus jolie et la plus agréable.
Les jambes sont belles; un bon air à tout ce qu'il
fait; peu de cheveux, blonds mais fort mêlés de gris,
mal peignés et souvent gras; de beaux yeux bleus,
mais quasi toujours rouges; un air fin; une jolie
mine. Son sourire plaît. Le bout du nez pointu,
rouge; quelque chose d'élevé dans la physionomie;
fort négligé; quand il lui plaît d'être ajusté, il est
fort bien. Voilà l'homme. » Ce n'est pas séduisant;
il n'y avait pas de quoi le mettre aux enchères. On
murmurait qu'il avait des secrets pour se faire aimer.
« Pour son humeur et ses manières, continuait
Mademoiselle, je défie de les connaître, de les dire
ni de les copier. » Le monde n'était pas entièrement
de cet avis. 11 croyait savoir, tout au moins, que
M. de Lauzun était « le plus insolent petit homme
qu'on eût vu depuis un siècle * », et le plus mali-
cieux. On citait de lui bien des traits sanglants, et
l'on connaissait sa façon de pirouetter sur ses talons
et de plonger dans la foule, avant que sa victime
eût recouvré ses esprits. Le monde avait aussi la
certitude que le favori élait un intrigant. Lauzun
machinait toujours (juclque chose, fût-ce contre des
indifférents : cela lui faisait la main. Pour le reste,
Mademoiselle avait raison : on s'y perdait.
1. Mcmoii-es et Réflexions du marquis de I-a Fare,
lAUZUN. 239
Il avait beaucoup d'esprit. On se répétait ses
mots, par exemple sa réponse à une femme de
ministre, qui lui disait assez sottement, pour faire
valoir la peine que se donnait son mari : « Il n'y en
a point de plus embarrassés que celui qui tient la
queue de la poêle, n'est-il pas vrai? — Pardonnez-
moi, madame, ce sont ceux qui sont dedans. » Mais
il aimait à faire l'imbécile et à débiter d'un ton niais
des choses n'ayant aucun sens; il s'abandonnait à
ce goût singulier même devant le roi. Le contraste
n'était pas moins grand entre ses prétentions à
avoir grand air, son désir d'en imposer, et l'habi-
tude de se composer des accoutrements grotesques,
pour voir si quelqu'un oserait rire de M. de Lauzun.
On le trouvait chez lui en robe de chambre et
grande perruque, son manteau par-dessus sa robe
de chambre, un bonnet de nuit sur sa perruque et
un chapeau à plumes sur le tout. Ainsi affublé, il se
promenait de long en large en dévisageant ses
domestiques, et malheur à qui ne gardait pas son
sérieux.
Il était en même temps avare et libéral, ingrat et
reconnaissant, méchant avec délices et toutefois
bon ami, très bon parent, sans jamais cesser d'être
dangereux. Il entreprit une fois de pousser dans le
monde un sien neveu, frais émoulu du Périgord. Il
l'équipa de sa bourse et se donna la peine d'aller le
présenter à la cour, où leur apparition fît événe-
ment. On se les montrait du doigt, et personne, pas
même le roi, impassible par métier, ne pouvait
260 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
s'empêcher de rire : Laiizun avait eu la fantaisie de
faire habiller son neveu à la mode de son grand-
père. Le pauvre garçon se sentait si ridicule qu'il
en mourait de honte, et qu'il s'enfuit de Paris sans
plus oser se montrer. Son oncle n'y avait certaine-
ment pas mis de malice. Il ne s'était pas rendu
compte; il avait un grain de folie.
Ce grain-là, quand il n'est pas trop gros, peut
donner aux gens une saveur particulière. Il avait
séduit Mademoiselle, qui essayait vainement de le
définir à propos de Lauzun, et se rabattait à con-
clure : « Enfin il m'a plu ; je l'aime passionnément ».
Le roi n'avait peut-être pas été insensible non plus
à ce je ne sais quoi; mais la vérité oblige à dire
qu'il avait été séduit surtout par l'âme de parfait
courtisan de ce demi-fou. La cour de France ne
possédait pas plus servile devant le maître que « le
plus insolent petit homme qu'on eût vu depuis un
siècle ». Ce Gascon jouait à Louis XIV des comédies
de dévouement et d'admiration absolument éhon-
tées, et qui réussissaient tout de même. Le roi
s'était laissé persuader que M. de Lauzun n'aimait
que lui, ne vivait que pour lui, s'absorbait en lui,
pour ainsi parler, et le roi en avait été touché. Il
trouvait cela bien. Il était prêt à beaucoup pardonner
à l'homme qui donnait un si bon exemple aux autres
courtisans.
Lorsqu'on avait fait la pa.t de l'originalité et celle
de la bassesse dans la faveur de Lauzun auprès du
prince; lorsqu'on s'était rendu compte, d'autre part,
LAUZUN. 201
que Louis XIV n'échappait pas entièrement à la
crainte inspirée par son favori; on continuait à se
demander la cause d'une fortune si dispropor-
tionnée au mérite. Lauzun était en passe d'arriver à
tout, quand le grain de folie le perdit.
II
Une fois décidée, Mademoiselle n'avait plus songé
qu'au moyen., de venir ù ]>out de son dessein. Le
premier pas lui paraissait l'un des plus difficiles.
C'était à elle, vu la disproportion des rangs, à faire
les avances et à demander la main de M. de Lauzun.
Mademoiselle y était toute préparée ; elle ne redou-
tait pas un refus. Mais il ne lui suffisait pas d'être
épousée; elle voulait avoir son roman, être aimée et
se l'entendre dire, et c'était cela qui n'était pas tout
simple : — « Je ne sais, dit-elle, s'il voyait ce que
j'avais dans le cœur. Je mourais d'envie de lui
donner occasion de me dire ce que le sien sentait
pour moi. Je ne savais comment faire ». Il n'y avait
que la Grande Mademoiselle, dans toute la cour de
France, pour être aussi novice aux manèges d'amou-
reux. Après y avoir bien pensé, elle s'arrêta à un
expédient classique : ce sont les meilleurs. Elle
résolut de dire à Lauzun qu'il était question de la
marier, et qu'elle voulait en avoir son avis. S'il
l'aimait, il se trahirait.
262 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Elle se mit incontinent à sa recherche, ce même
2 mars où elle s'était éveillée si gaie, et le trouva
chez la reine, à l'heure où celte princesse s'enfer-
mait dans son oratoire pour « prier Dieu ». Marie-
Thérèse prolongeait pieusement ces séances, pen-
dant lesquelles il s'établissait quelque liberté dans
sa chambre. « Je m'en allai à lui et le menai dans
une fenêtre. A sa fierté et à son air, il me parut
l'empereur de tout le monde. Je commençai : « Vous
m'avez tant témoigné d'amitié depuis quelque temps,
que cela me donne la dernière confiance en vous,
et que je ne veux plus rien faire sans votre avis ».
Lauzun protesta, ainsi qu'il convenait, de sa recon-
naissance et de son dévouement, et elle reprit : « On
dit dans le monde que le roi me veut marier au
prince de Lorraine; en avez-vousouï parler?» Non,
il n'en avait pas ouï parler. Mademoiselle enfila des
explications confuses sur ce qu'elle voulait rester en
France, et trouver enfin le bonheur. « Pour moi,
conclut-elle, je ne saurais aimer ce que je n'estime
pas. » Lauzun approuva tout et demanda : « Son-
geriez-vous à vous marier? » Elle répondit naïve-
ment : « J'enrage quand j'entends compter les gens
qui aspirent à ma succession. — Ah! dit-il,... rien
ne me donnerait tant d'envie que cela de me
marier! » A cet endroit, la reine sortit de son ora-
toire, et il fallut se quitter. Lauzun ne s'était pas
trahi. Mademoiselle se sentait néanmoins très heu-
reuse. — « Je songeais : voilà un grand pas de fait,
et il ne peut plus douter de mes sentiments; à la
LE HOMAN DE MADEMOISELLE ET DE LAUZUN. 203
première occasion, je connaîtrai les siens. J'étais bien
contente de moi et de ce que j'avais fait. »
Lauzun avait en effet compris sur-le-champ que
la Grande Mademoiselle se jetait à sa tête, et il était
bien décidé à entrer dans le jeu, à tout hasard, pour
en tirer ce qu'il pourrait. Sans aller jusqu'au
mariage, l'amour d'une grande princesse peut être
avantageux de bien des façons. Il se prêta donc à
renouer l'entretien et mit tout son art, tout son
esprit, à défaut du moindre sentiment, à échauffer
la passion de cette vieille fille, et à flatter les fai-
blesses qui se joignaient au mouvement de son
cœur pour lui faire souhaiter de se marier.
Elle ne pouvait pas supporter la vision de ses
héritiers aux aguets : Lauzun appuya sur « le cha-
grin... d'entendre dire : un tel aura une terre; Vautre
une autre. Je le trouve très juste, continuait-il; car
il faut vivre tant que l'on peut, et n'aimer point
ceux qui souhaitent notre mort ».
Elle ne se résignait pas à vieillir. Ce n'était pas
coquetterie; Mademoiselle n'en avait jamais eu;
c'était conviction qu'elle devait à sa haute naissance
d'être une créature privilégiée. Elle disait très
sérieusement : « Les gens de ma qualité sont tou-
jours jeunes », et elle s'habillait comme à vingt ans
et continuait à danser. Lauzun la mit sur ce sujet
délicat, et ne lui ménagea point les vérités désobli-
geantes, avant d'en arriver au baume qu'il tenait en
réserve. Il entrait dans ses habitudes de brutaliser
les femmes éprises de lui, pour se les soumettre, et
264 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
il en avait ici deux raisons pour une. « Sa maxime,
rapporte Saint-Simon, était que les Bourbons vou-
laient être rudoyés et menés le bâton haut, sans
quoi on ne pouvait se conserver sur eux aucun
empire. » Le système ne lui avait pas mal réussi
avec Louis XIV. Lauzun put croire dans ces pre-
miers temps qu'il réussirait aussi avec Mademoiselle,
tant celle-ci acceptait humblement ses duretés.
Il lui disait : « Je trouve que vous avez raison de
prendre un parti, rien au monde n'étant si ridicule,
de quelque qualité que Ton soit, que de voir une
fille de quarante ans habillée dans les plaisirs, dans
le monde, comme une de quinze qui ne songe à
rien. Quand l'on est à cet âge, il faut ou se faire
religieuse ou dévote, ou, habillée modestement,
n'aller à rien ». Il accordait que Mademoiselle, par
exception, « à cause de sa qualité », pourrait se
permettre, de loin en loin, un acte ou deux d'opéra;
mais son lot de vieille fille était « d'aller à vêpres,
au sermon, au salut, aux assemblées des pauvres,
aux hôpitaux ». Ou bien, alors, se marier : c'était
l'alternative qu'il lui avait ménagée. « Car l'étant,
poursuivait-il, à tous les âges on va partout; on est
habillée comme les autres, pour plaire à son mari.
On va aux plaisirs parce qu'il veut que l'on fasse
comme les autres ».
Chacune de ses paroles s'imprimait dans l'esprit
de l'amoureuse princesse. Quand Saint-Simon, qui
avait connu intimement Lauzun, eut lu les Mémoires
de Mademoiselle, il renonça à conter après elle
LE ROMAN DE MADEMOISELLE ET DE LAOZUN. 265
leur aventure, tant son récit était exact et vivant :
« Qui a un peu connu M. de Lauzun, écrivait-
il, le reconnaîtra en tout ce que Mademoiselle en
raconte, et jusqu'à croire l'entendre parler i ».
Par une contradiction très naturelle, Mademoi-
selle, au milieu de son ivresse, conservait « du regret
de n'être pas reine dans des pays étrangers ». Lauzun
s'efforça de l'en guérir. Il lui représentait que la
peine aurait passé le plaisir. « Si vous aviez été
reine, impératrice, vous vous seriez fort ennuyée....
Demeurez donc, toute votre vie, ici.... Si vous avez
envie de vous marier, vous avez de quoi faire un
homme égal en grandeur et en puissance aux sou-
verains. Il saura par-dessus que vous aurez le plaisir
de l'avoir fait; il vous en aura obligation.... Il ne
faut point dire comme il faut qu'il soit fait pour
posséder un tel honneur; car^ en vous plaisant et
étant choisi par vous, ce sera un homme admirable.
Rien ne lui manquera ; mais où est-il? » Ce langage,
qui nous paraît si clair, ne l'était pas encore
assez au gré de Mademoiselle. Cette princesse
attendait toujours un aveu, des douceurs, qui ne
venaient jamais. Lauzun faisait l'ami désintéressé,
celui qui est entièrement hors de cause, et il étalait
à Mademoiselle toutes les raisons qui devaient la
dégoûter d'un mariage inégal. Bien loin de chercher
à lui parler, il se tenait respectueusement à distance
lorsqu'il la rencontrait. « C'était moi, dit-elle, qui
1. Écrits inédits.
266 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
allais à lui. » Sa réserve et ses réticences attisaient
le feu, et cela le divertissait, mais il n'osait pas,
pour le moment, s'en promettre autre chose que
plus de crédit encore à la cour.
Sur ces entrefaites, la duchesse de Longueville
voulut établir le comte de Saint-Paul, celui de ses
fils qui ressemblait « infiniment » à La Rochefou
cauld. Malgré l'énorme différence d'âge — son fils
n'avait que vingt ans — elle songea à Mademoiselle,
qui était toujours le plus grand parti du royaume, et
lui fit porter des ouvertures qui furent éludées, mais
avec une douceur dont le monde s'étonna. Made-
moiselle avait ses raisons : « Pour moi qui avais mon
dessein dans la tête, je n'étais pas fâchée que le
bruit courût que l'on parlait de me mariera M. de
Longueville ^; il me semblait que c'était, en quelque
façon, accoutumer les gens à Ce que je voulais
faire ». Pour une fois que Mademoiselle se mêlait
de faire de la diplomatie, son calcul se trouva juste.
A quelques jours de là, comme l'on causait de cette
affaire devant Lauzun, l'un de ses amis, auquel
n'avait pas échappé que Mademoiselle l'écoutailavec
plaisir, lui demanda pourquoi il ne tenterait pas la
fortune *. D'autres seigneurs se joignirent au pre-
1. La sœur du Grand Condé. Sur son rôle pendant la Fronde,
voir la Jeune^^se de la Grande Mademoiselle, p. 284 et «uiv.
2. M. de Saint-Paul commença vers ce même temps à porter
le nom de Longueville.
3. Cette conversation, qui donne la clef de la conduite de
Lauzun, est rapportée dans le Perroc/iiet, ou les Amours de
Mademoiselli', récit anonyme imprime par M. Livet à la suite de
l'Histoire amoureuse des Gaules (Paris, Jannet, 1857); et dans
LA COUR EN VOYAGE. 267
mier, et tous ensemble lui assurèrent que rien
n'était impossible à un homme aussi avant dans
les bonnes grâces du roi. Lauzun se défendit avec
chaleur de penser seulement à épouser Mademoi-
selle; mais, rentré au logis, il rumina toute la nuit
celte conversation, et commença dès lors à ne plus
trouver l'idée aussi chimérique. Il fallut remettre à
plus trouver tard à s'en assurer ; le roi emmenait la
Cour en Flandre, et il avait donné le commandement
de l'escorte à son favori.
C'était un voyage politique. L'Espagne venait
d'èlre vaincue presque sans résistance dans la guerre
de Dévolution (1667-1668). Louis XIV jugeait utile
de montrer la royauté française dans toute sa pompe
aux populations devenues nôtres par le traité d'Aix-
la-Chapelle (2 mai 1668), et chacun se préparait à
faire bonne figure dans un spectacle dont l'étrangeté
n'a plus d'analogue dans notre vie moderne. En
1658, Loret, le gazetier, avait évalué à près de
12 000 âmes, « non compris les marmitons », le
convoi formé par la cour à son départ pour Lyon, Ce
chiffre fut certainement dépassé en 1670, où la seule
famille royale, plus qu'au complet, puisqu'elle
comprenait Mme de Montespan et Mlle de La Val-
lière, traînait une suite de plusieurs milliers de per-
sonnes — non compris l'armée d'escorte — en dames
ou filles d'honneur, gentilshommes, pages, « domes-
Yllistoire de Mademoiselle et du comte de Losun (Bibl. Sainte-
Geneviève, Ms. 3 208). Ce ne sont pas toujours des sources sûres;
mais je crois que l'on peut s'y lier ici.
208 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
tiques » de loiit ordre et des deux sexes, valetaille
et valets des valets. Le Roi emmenait jusqu'à sa
nourrice. La noblesse, d'autre part, était plus dis-
ciplinée qu'au temps de Mazarin et d'Anne d'Au-
triche, et nul n'avait osé rester en arrière. Le départ
se fit de Saint-Germain, le 28 avril. Pellisson écri-
vait le surlendemain à son amie Mlle de Scudéry :
« Il n'est pas possible de vous dire combien la cour
est grosse; elle n'est point telle à Saint-Germain ni
à Paris. Tout le monde a suivi ' ».
La quantité des bagages donnait à cette foule
l'aspect d'une tribu nomade en déplacement. Tous
les hauts personnages emportaient des mobiliers
complets. Louis XIV avait dans ce voyage une
« Chambre de damas cramoisi », pour l'usage ordi-
naire, et une autre w très magnifique » pour les
endroits où Ton avait de la place. Le lit de cette
dernière était « de velours vert en broderie d'or » et
« d'une grandeur immense... qui passait celle de
beaucoup de petites chambres ». Il était accompagné
de « toute la suite d'ameublements qu'il faut, quand
(le roi) est logé à l'aise, et pour la reine de même;
ce sont de très belles tapisseries des Gobelins,...
quantité de plaques 2, bras et chandeliers d'argent,
et autres pièces ». Le service de la bouche empor-
tait une batterie de cuisine monstre, et les ustensiles
1. Lettres historiques. Pellisson accompagnait la Cour en qua-
lité d'historiopraplic.
2. PUkiuc : pit-ce (rargeiilerie ouvragée, au bas de laquelle se
trouvait un chandelier.
LA COUR EN VOYAGE. 269
nécessaires pour servir matin et ^oir en vaisselle
plate plusieurs tables immenses. Quand tout cela
était déballé, Leurs Majestés étaient « comme au
palais des Tuileries, ou à peu près ».
Monsieur ne pouvait se passer d'être entouré de
jolies choses, ni de varier ses toilettes à l'infini; il
était encombrant en voyage. Mademoiselle, peu
exigeante, avait néanmoins son rang à garder, et sa
« chambre de campagne » était imposante; à un
voyage, où elle logea dix jours dans une maison de
paysan, basse de plafond, il fallut creaser le sol pour
faire tenir son lit à « pavillon ». Parmi les courti-
sans, plusieurs des principaux, obligés par leurs
charges d'avoir table ouverte, menaient avec eux un
personnel et un matériel de cabaret ambulant.
D'autres voulaient se faire remarquer par la
« galanterie » de leur équipage; celui de Lauzun
avait été extrêmement admiré à sa sortie de Paris :
« Il tenait toute la rue Saint-Honoré, écrit Made-
moiselle qui l'avait croisé par hasard; il était très
beau et magnifique ». Les gens modestes empor-
taient au moins un lit de camp, sous peine de cou-
cher par terre pendant tout le voyage.
On se représente le train de chariots, fourgons et
chevaux ou mulets de bât qui se déroula sur la route
de Flandre, en 1670; la difficulté de faire arriver le
soir à chacun ses bagages, quand la couchée s'épar-
pillait sur une ville entière ou sur un archipel de
villages : les accidents de toute sorte qui attendaient
la caravane, dans des chemins presque toujours
270 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
effroyables et au passage de rivières presque tou-
jours sans ponts; l'affairement des uns, Timpatience
des autres et le désordre universel; l'angoisse d'avoir
perdu ses cuisiniers, si l'on était Marie-Thérèse, la
désolation de ne plus retrouver son rouge et sa
poudre, si l'on était Monsieur ou quelque jolie
femme; enfin, l'épreuve où étaient mis les caractères,
et l'espèce de gloire assurée à qui gardoit sa bonne
humeur, au travers de fatigues souvent excessives et
de contretemps perpétuels.
Louis XIV était bon voyageur, s'arrangeait de tout
et exigeait que l'on en fît autant; il détestait les
gémissements, les femmes qui ont peur et celles qui
tiennent à coucher dans un lit. La reine Marie-Thé-
rèse commençait à gémir avant d'être montée en
voiture, et c'était une nouvelle publique que de
l'avoir vue de bonne humeur pendant un voyage. Les
soupers de famine et les nuits passées en carrosse, à
attendre un chariot qui s'était trompé de chemin,
lui paraissaient d'effroyables calamités. Les mau-
vaises routes la faisaient pleurer, et elle jetait les
hauts cris en traversant les gués; on la trouva une
fois tout en larmes, arrêtée en rase campagne et
refusant obstinément d'avancer ou de reculer. Ses
peines étaient sans compensation, car elle n'avait pas
de curiosité. Les conférences dont le roi régalait les
dames, tout le long du chemin, sur la tactique et les
fortifications, ennuyaient mortellement la pauvre
reine, et elle ne savait môme pas le cacher. A dire,
le vrai, de toutes ces femmes qui s'empressaient der-
tA COUR EN VOYAGE. 271
rière le roi, sur les remparts des villes ou les
anciens champs de bataille, en ayant l'air de boire
ses paroles, la seule Mademoiselle Técoutait avec
plaisir; depuis ses exploits de la Fronde, elle s'était
toujours crue du métier.
Monsieur était d'une grande ressource en voyage.
Lorsqu'il choisissait d'être avec le roi, Monsieur
savait toujours tant de nouvelles, que toute la car-
rossée s'animait à l'instant. Le soir, quand les lits se
faisaient attendre, il mettait des jeux en train, ou
bien il mandait les violons du roi et donnait le bal;
faute de mieux, on dansait dans une grange. Il
n'était sensible qu'aux accidents de toilette; mais,
pour ceux-là, il ne concevait pas que l'on pût les
prendre légèrement. Le voyage de 1670 fut contrarié
par des pluies torrentielles, et le plus mouillé était
toujours le commandant en chef des troupes, obligé
de prendre tête nue les ordres du roi. Monsieur
considérait avec une espèce d'indignation la mine
piteuse de Lauzun, ruisselant et défrisé, et il disait
ensuite : « Pour rien je ne me montrerais à tous
comme était M. de Lauzun tantôt : il n'avait pas bon
air avec ses cheveux mouillés ; jamais je n'ai vu un
homme si affreux ' » .
Mademoiselle était encore plus indignée que Mon-
sieur; mais c'était que l'on pût trouver M. de Lauzun
laid, « en quelque état qu'il fût », et que le roi
l'exposât de gaieté de cœur à s'enrhumer : « M. de
1. Mémoires de Mademoiselle.
272 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Lauzun était à tout moment sans chapeau et se
mouillait fort la tête. Je disais au Roi : « Sire, com-
« mandez-lui de mettre son chapeau ; cela le fera
«malade ». Enfin je le dis si souvent, que j'eus peur
que l'on le remarquât ». Mademoiselle s'inquiétait
peu pour elle-même des misères de la route. Aucune
femme ne faisait moins de grimaces pour manger un
mauvais souper, pour coucher dans sa voiture ou
dormir sur une chaise. Elle n'avait cependant pas la
réputation d'être bonne voyageuse, à cause de la
frayeur insurmontable que lui inspirait l'eau. Dans
un gué, elle criait autant que la reine; les marques
d'impatience du roi n'y pouvaient rien : « Dès que
je la vois, disait-elle de l'eau, je ne sais plus ce que
je fais ».
Le reste de la caravane était résigné à camper à la
grâce de Dieu. On savait qu'il fallait être content,
sous peine de déplaire, et l'on était accoutumé à être
mal; il en était de même dans tous les voyages. En
1667, la cour avait passé une nuit au château de
Mailly, près d'Amiens. L'abbé de Montigny, aumô-
nier de la Reine, écrivait le lendemain à des amies .
« Mailly, mesdames, est unechahuanterie.... Tout le
monde y était tellement entassé que Mme de Mon-
tausier coucha sur un tas de paille dans un cabinet,
les fdles de la reine dans un grenier sur un las de
blé et votre serviteur sur un tas de charbon ' ». En
1. De La Vallière à Monlespan, par Jean Leiuoiue et
André Lichtenberger.
LA COUR EN VOYAGE. 273
1670, la nuit du 3 au 4 mai défraya longtemps les
correspondances.
La journée du 3 avait été pénible. L'immense
convoi était parti de Saint-Quentin pour Landrecies
de très bonne heure, par une pluie battante qui fai-
sait grossir à vue d'œil les cours d'eau et les marais.
D'heure en heure, on enfonçait davantage dans les
boues, et la route s'encombrait de chevaux et de
mulets morts ou abattus, de charrettes embourbées
et de bagages déchargés. Les carrosses ne tardèrent
pas à se mettre de la partie. Le maréchal de Belle-
fonds abandonna le sien dans une fondrière et fit le
reste de l'étape à pied avec Benserade et deux
autres. M. de Crussol* eut de l'eau par-dessus les
portières en traversant la Sambre, et M. de Bouli-
gneux^, qui le suivait, fut contraint de dételer au
milieu de la rivière et de se sauver sur l'un des che-
vaux. Quand ce vint à la reine et à Mademoiselle,
on eut beau les conduire à un autre gué « fort sûr »,
leurs cris et leur agitation furent tels, que l'on
renonça à les faire passer. Elles allèrent chercher un
abri dans la seule habitation du rivage. C'était une
pauvre maison, composée de deux pièces se com-
mandant, et n'ayant que la terre pour plancher;
Mademoiselle y enfonça jusqu'au genou dans un trou
boueux. Landrecies était sur l'autre bord, la nuit
tombait et chacun mourait de faim, car l'on n'avait
1. Emmanuel II de Crussol, duc d'Uzès. Il avait épousé la fllle
du duc de Montausier et de Julie d'Angennes.
2. Probablement l'oncle par alliance de Bussy-Rabutin.
18
274 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
presque rien eu à manger depuis Saint-Quentin. Le
roi, très mécontent, déclara que tout le monde res-
terait là, et que l'on attendrait le jour dans les car-
rosses.
Mademoiselle remonta dans le sien, mit son bonnet
de nuit, sa robe de chambre et se délaça en dessous,
mais elle ne put fermer l'œil, « car c'était un bruit
effroyable ». Quelqu'un lui dit : « Voilà le roi et la
reine qui vont manger ». Elle se fit porter telle quelle,
à travers les bourbiers, dans la petite maison, et
trouva la reine fort maussade. Marie-Thérèse n'avait
pas de lit, et elle se lamentait, disant « qu'elle serait
malade si elle ne dormait point », et demandant où
était le plaisir de voyages pareils? Louis XIV^ mit le
comble à son chagrin en proposant de coucher toute
la famille royale et quelques familières dans la plus
grande des deux pièces, l'autre devant servir de
quartier général à Lauzun : « Voilà, disait le Roi,
qu'on vient d'apporter des matelas; Romecourt ' a
un lit tout neuf sur quoi vous pourrez dormir. —
Quoi! se récriait la reine, coucher tous ensemble,
cela serait horrible! — Quoi! reprenait le roi,
être sur des matelas tout habillés, il y a du mal? Je
n'y en trouve point ». Mademoiselle, prise pour
arbitre, n'y en trouva point non plus, et la reine
céda
Cependant la ville de Landrecies avait envoyé à ses
souverains un « bouillon fort maigre », dont la mau-
1. Homecourt était lieutenant des gardes du roi.
LA COUR EN VOYAGE. 275
vaise mine consterna Marie-Thérèse. Elle le refusa
avec dépit. Quand il fut bien entendu « qu'elle n'en
voulait point », le roi et ^Mademoiselle, aidés de
Monsieur et de Madame, l'expédièrent en un instant,
et, dès qu'il n'y eut plus rien, la reine dit : « J'en
voulais, et Ton a tout mangé! » On allait rire, au
mépris de l'étiquette, sans un grand plat venu aussi
de Landrecies, et sur lequel on se jeta. Il y avait
dedans, raconte Mademoiselle, des viandes « si
dures, que l'on prenait un poulet à deux par chaque
cuisse et on avait peine en le tirant de toute sa force
d'en venir à bout ». Puis l'on se coucha. Ceux qui
n'avaient pas encore leur bonnet de nuit et leur robe
de chambre les mirent \ et c'est dans l'appareil
d'Argan qu'il faut se représenter la royauté fran-
çaise pendant cette nuit mémorable.
Au coin de la cheminée, sur le lit de Romecourt,
était la reine, tournée de manière à regarder ce qui
se passait : — « Vous n'avez qu'à tenir votre rideau
ouvert, disait le roi, vous nous verrez tous ».
Auprès de la reine, sur un matelas, étaient Mme de
Béthune, sa dame d'atour, et Mme de Thianges,
sœur de Mme de Montespan. Venaient ensuite, sur
trois matelas se touchant faute de place. Monsieur
et Madame, Louis XIV et la Grande Mademoiselle,
Mlle de La Vallière et Mme de Montespan. Une
duchesse, une marquise et une fille d'honneur se ser-
raient sur un dernier matelas, placé en équerre, et
1. 11 est évident qu'on les avait avec soi dans sa voiture, à tout
événement.
276 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
des plus gênants pour le va-et-vient des officiers
ayant affaire au quartier général, dans la pièce du
fond. Par bonheur pour tout le monde, le roi finit
par faire dire à Lauzun de pratiquer un trou dans le
mur extérieur de sa chambre et de donner ses
ordres par là. Le dortoir royal eut ainsi quelque
tranquillité, et l'on put s'endormir.
A quatre heures du matin, Louvois vint avertir
que l'on avait fait un pont. Mademoiselle éveilla le
roi, et chacun se leva. Ce ne fut pas un beau coup
d'œil. Les cheveux étaient pendants et les visages
fripés. Mademoiselle se croyait « moins défigurée »
que les autres, parce qu'elle se sentait très rouge,
et elle s'en réjouissait, ne pouvant éviter d'être vue
par Lauzun. La famille royale remonta en carrosse
et s'en alla tout droit entendre la messe à Landre-
cies, après quoi ces augustes personnes se cou-
chèrent, et dormirent une partie de la journée.
Le soir même, à peine levée. Mademoiselle fut très
grondée par Lauzun de ses peurs ridicules de l'eau.
Gela lui fut très doux; c'était la première fois qu'il
s'arrogeait pareille liberté, et les femmes très amou-
reuses commencent toujours par aimer le ton de
maître. Ils se voyaient moins souvent qu'à Saint-
Germain, mais avec plus de liberté. Les hasards des
voyages leur valaient çà et là de longs tête-à-lôte,
qu'ils mettaient à profit, elle pour devenir pressante,
lui pour se faire désirer. Il lui dit un jour qu'il pen-
sait à quitter le monde : « J'y entrevois, continua-t-il,
de si belles et de si grandes espérances! et si elles
LA COUR EN VOYAGE. 277
me manquent, je mourrai de douleur. — Mais, fit
Mademoiselle, ne songerez-vous jamais à vous
marier? — La seule chose, répondit-il, à quoi je
songerais si je me voulais marier, ce serait à la
vertu de la demoiselle : car s'il y avait la moindre
faute, je n'en voudrais pas; fût-ce vous, qui êtes
au-dessus de tout ». Il disait cela parce que le bruit
courait que le roi voulait marier son favori avec
Mlle de La Vallière. Mademoiselle s'écria ingénu-
ment : « Mais vous voudriez bien de moi ; car je
suis sage. — Ne faisons point de contes de Peau
d'Ane quand nous parlons sérieusement. — Mais
revenons donc à moi.... » C'était justement ce qu'il
ne voulait point. Il se rappela tout d'un coup que
l'ambassadeur de Venise l'atteudait.
Une autre fois. Mademoiselle lui dit en l'abor-
dant qu'elle était « toute résolue de se marier » et
que son choix était fait. Elle ajouta : « J'en veux
parler au roi et me marier en Flandre; cela fera
moins de bruit qu'à Paris. — Ah! gardez-vous-en
bien, s'écria Lauzun alarmé, car il ne jugeait pas
le terrain assez préparé; je ne le veux pas;... je m'y
oppose ». Quelques jours après, ils regardaient
ensemble par une fenêtre et échangeaient leurs
impressions sur les gens de qualité qui venaient à
passer, « leur taille, leur air, leur mine, leur esprit ».
Au bout de quelque temps, Lauzun dit : « Par ce
que je vois, ce n'est pas un de ceux-là que vous
choisirez. — Non, assurément, réphqua Mademoi-
selle. Je voudrais qu'il passât et vous le pouvoir
278 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
montrer ». Comme on avait beau passer, elle reprit :
(' Il faut chercher : il y en a encore quelque autre ».
(' Sur cela, rapportent ses Mémoires, il sourit, et
nous parlâmes d'autre chose. » Ils avaient main-
tenant de ces sourires d'intelligence.
Cependant la cour revint à Saint-Germain (le
7 juin) sans que Mademoiselle eût obtenu la parole
décisive qu'elle ne cessait de mendier. Lauzun oppo-
sait des atermoiements à toutes ses avances. Calcul
ou excès de prudence, il allait avoir à s'en applaudir.
III
Quinze jours s'étaient encore passés dans les
détours et les faux-fuyants. Mademoiselle en était
excédée. Tout en comprenant qu'un cadet de Gas-
cogne ne pouvait pas lui dire : « Prenez-moi », il
était si peu dans son caractère déjouer au plus fin,
qu'elle trouvait « les manières de M. de Lauzun à
son égard... extraordinaires ». Lauzun était trop
compliqué pour une personne qui l'était si peu. La
Bruyère lui-même allait renoncer à le pénétrer, et
l'avouer dans le passage où il le peint sous le nom de
Straton : « Caractère équivoque, mêlé, enveloppé;
une énigme; une question presque indécise ». Per-
suadée qu'il ne se dérobait que par respect. Made-
moiselle résolut de brusquer les choses.
Le 20 juin, la cour alla « prendre les divertisse-
MORT DE MADAME. 279
ments de la belle saison ' » à Versailles. Monsieur
et Madame s'en furent à leur château de Saint-
Gloud, Mademoiselle suivit la cour. Lauzun s'était
absenté, mais il avait soin de venir, de temps à
autre, faire des apparitions chez la reine. Un soir
qu'il y avait rencontré Mademoiselle et qu'il la plai-
santait au sujet du duc de Longueville, cette prin-
cesse lui dit vivement : — « Assurément, je me
marierai; mais ce ne sera pas à lui. Je vous prie
que je vous parle demain ; car je suis déterminée,
résolue de parler au roi, et je voudrais bien que
tout ceci fût fini devant le 1" juillet ». Il répondit :
— « Je m'en vais demain à Paris, et dimanche, sans
faute, je serai ici, et nous causerons de toute chose;
je commence à avoir aussi envie que vous de voir
tout ceci fini »,
Le dimanche (29 juin), vers le soir, Lauzun n'était
pas encore arrivé. On vint à la chambre de Made-
moiselle l'avertir que la reine l'attendait pour la
promenade. Elle sortit en courant et croisa le comte
d'Ayen ^, l'air très pressé aussi, qui lui dit en pas-
sant : « Madame se meurt ! Je cherche M. Vallot^,
que le roi m'a commandé d'y mener ». En bas, la
reine conta dans son carrosse l'histoire du verre
d'eau de chicorée, et que Madame se croyait empoi-
sonnée. On s'étonnait, on s'exclamait : « Ah ! quelle
1. Gazette de Renaudot.
2. Capitaine des gardes du corps. Il fut depuis duc de Noailles
et maréchal de France.
3. Premier médecin du Roi.
280 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
horreur! » on se regardait et l'on ne savait que faire;
Marie-Thérèse était descendue de voiture et se pro-
menait en bateau, très paisiblement, sur le grand
canal. Survint précipitamment un gentilhomme :
Madame était à l'extrémité et faisait dire à la reine
de ne point tarder, si elle voulait la voir. On regagna
« fort vite » le château, où l'embarras recommença.
La reine demandait à chaque instant : « Que
ferai-je?.., Que ferai-je? » ne se décidait point et
empêchait Mademoiselle de partir sans elle. Enfin le
roi parut. Il prit la reine dans son carrosse, avec
Mademoiselle et la comtesse de Soissons. Mme de
Montespan et Mlle de La Vallière suivirent. Il était
onze heures quand la famille royale mit pied à
terre à la porte du château de Saint-Cloud.
Le spectacle qui l'attendait a été redit cent fois.
C'était, sur un lit, une pauvre petite figure échevelée,
pathétique de souffrance, et déjà tirée par l'approche
de l'agonie. Sa chemise dénouée laissait voir sa mai-
greur, et elle était si pâle que, sans ses cris, on
l'aurait crue expirée. Nous savons par Mme de La
Fayette* que les premiers sentiments de l'entourage
avaient été la pitié et l'attendrissement, naturels en
pareil cas, et redoublés ici par les douleurs effroya-
bles et la douceur devant la mort de cet être jeune
et charmant. L'état de Madame avait touché jusqu'à
Monsieur, si dur pour elle depuis qu'elle l'avait
blessé par ses légèretés, de sorte « qu'on n'entendait
1. lUaloire de Madame Henriette d'Angleterre,
MORT DE MADAME. 281
plus (dans sa chambre) que le bruit que font des
personnes qui pleurent ».
L'entrée des souverains avec leur suite changea
soudain les dispositions de cette chambre. Louis XIV,
cependant, était sincèrement affligé, Mademoiselle
sincèrement émue, et le reste sentait « qu'on perdait
avec (Madame) toute la joie, tout l'agrément et tous
les plaisirs de la cour ' » ; mais l'égoïsme et l'intrigue
marchaient sur les talons des Majestés. Tout en pleu-
rant, chacun se mit à songer aux conséquences de
cette mort. Qui hériterait du grand crédit de
Madame? Qui Monsieur allait-il épouser? Serait-ce
Mademoiselle? Comment s'en trouveraient les inté-
rêts de tel ou tel? La mourante sentait autour d'elle
comme un refroidissement : « Elle voyait la tran-
quillité de tout le monde avec peine, rapporte Made-
moiselle; car je n'ai jamais rien vu de si pitoyable
que l'état où elle était, et celui où elle voyait les
autres.... On causait dans la chambre; on allait et
venait; on riait quasi ». Monsieur n'était plus
« qu'étonné » de ce qui lui arrivait. Mademoiselle
l'ayant engagé à faire appeler un prêtre, il lui dit :
« Qui enverrons-nous chercher qui eût un bon air à
mettre dans la Gazette? » Monsieur est tout entier
dans cette question.
Après le départ du roi, qui en entrahîa d'autres,
la scène changea encore. Monsieur avait envoyé
chercher Bossuet, qui a raconté sa course à Saint-
1. Mme de Sévigne à Bussy-Rabulin, Lettre du 0 juillet 1670,
282 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Cloud dans une lettre à l'un de ses frères. Il semble,
à le lire, que sa présence chez Madame ait purifié
les esprits des préoccupations terrestres, pour n'y
soufTrir d'autre pensée que celle de la grandeur de
la mort. En tout cas, Madame donna l'exemple, en
prouvant de toutes les manières, et jusqu'à son der-
nier soupir, qu'elle se savait en train d'accomplir
« la plus importante action de notre vie ' ». — « Je
la trouvai avec une pleine connaissance, dit Bos-
suet, parlant et faisant toutes choses sans trouble,
sans ostentation, sans effort et sans violence, mais
si bien et si à propos, avec tant de courage et de
piété que fen suis liors de moi! » Dieu eut ainsi le
dernier mot.
A Versailles, la reine s'était mise à souper en ren-
trant. Mademoiselle apercevait Lauzun parmi les
assistants. « En sortant de table, je lui dis : « Voici
« ce qui nous déconcerte ». Il me dit : « Beaucoup,
« et j'ai peur que ceci ne rompe tous nos projets ».
Je lui dis : « Ah! non, quoi qu'il puisse arriver ».
Elle ne put dormir de la nuit : comment se débar-
rasser de Monsieur, si le roi « voulait » ce mariage.
A six heures du matin, on vint de Sainl-Cloud
annoncer la mort de Madame. A cette nouvelle, « le
roi, continue Mademoiselle..., résolut de prendre
médecine », et cette princesse, survenant avec la
reine, le trouva en robe de chambre, qui pleurait
Madame de bon cœur et s'attendrissait sur lui-
1. Mme de Sùvigiié à Bussy-Rabutin [Lettre du 15 janvier 1687)
à propos de la mort de (Joiidé.
PROJETS COMPROMIS. 283
même. Il dit à Mademoiselle : « Venez me voir
prendre médecine, afin de ne plus faire de façons et
de faire comme moi ». Après avoir bu, il alla se
recoucher, et la matinée se passa autour de son lit,
à parler de la morte. Dans l'après-midi, le roi
s'habilla, et vint causer des funérailles avec Made-
moiselle, la grande autorité de la cour en matière
d'étiquette. Dès que tout fut réglé, il lui dit la
parole qu'elle attendait et qu'elle redoutait : « Ma
cousine, voilà une place vacante : la voulez-vous
remplir? » Je devins pâle comme la mort, et je lui
dis : « Vous êtes le maître, je n'aurai jamais de
« volonté que la vôtre. » Il me pressa; je lui dis : « Je
« n'ai rien à dire que cela. — Mais y avez- vous de
« l'aversion? » Je ne dis rien; il me dit : « J'y Ira-
« vaillcrai et je vous en rendrai compte ». Dans les
salons, la foule remariait Monsieur tout haut. On
disait : « A qui? » et l'on regardait Mademoiselle.
Lauzun prit la chose en homme d'esprit, sans
s'attarder à d'inutiles regrets, ni feindre un déses-
poir amoureux qui était fort loin de lui. Ce fut d'un
air très dégagé, et très gai, trop même au gré de
Mademoiselle, qu'il la félicita et qu'il refusa d'écouter
ses protestations que « cela ne se ferait point ».
« Le roi, lui disait-il, veut que vous épousiez Mon-
sieur; il lui faut obéir. » Il Tobjurguait de ne pas
hésiter, et lui dépeignait les joies des grandeurs et
le bonheur d'être toujours en fête avec Monsieur.
Elle répondait : « Songez que j'ai plus de quinze
ans, et que vous me proposez des choses propres
284 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
aux enfants ». De tous les honneurs attachés au
rang de belle-sœur du roi, un seul la touchait :
c'était que Ton avait une bonne place dans le car-
rosse royal, au lieu d'être toujours sur le strapontin,
et elle représentait à Lauzun que la bonne place
« ne durerait pas » ; il faudrait la rendre aux enfants
du roi dès qu'ils seraient grands. Il répliquait à
tout qu'il fallait obéir. Une fois, il ajouta : « Il faut
oul)lier le passé. Pour moi, je ne sais plus rien de
ce que vous m'avez conté : depuis quelque temps,
j'ai tout oublié ». Une autre fois, il laissa voir qu'il
n'ignorait pas ce qu'il perdait. Elle venait de
répéter : « Ah I cela ne se fera point. — Ah! si,
repartit Lauzun, et j'en serai bien aise; car je pré-
fère votre grandeur à ma joie et à ma fortune; je
vous suis trop obligé pour avoir d'autres senti-
ments ». — « Il ne m'en avait jamais tant dit », fait
remarquer Mademoiselle. Après ces entretiens, elle
allait s'enfermer pour pleurer. L'idée d'épouser
Monsieur lui était odieuse, pour d'autres raisons
encore que sa passion.
Non pas qu'elle le soupçonnât d'avoir empoisonné
sa femme; Mademoiselle l'en croyait incapable;
mais elle ne pouvait se faire à l'idée des favoris de
Monsieur et de leur toute-puissance dans la maison.
L'un d'eux, M. de Beuvron ', l'avait confirmée dans
ses répugnances, en venant insolemment, et mala-
1. Charles d'IInrcourt, chevalier, puis comlc de Beuvron, était
l'un de ceux que le bruit public accusa d'avoir tontril)U(' à la
mort de Madame
PROJETS COMPROMIS. 285
droitement, l'assurer de sa protection et de celle du
chevalier de Lorraine. Il lui avait dit en propres
termes : « J'aurais plus d'avantage que ce fût vous
qu'une de ces princesses d'Allemagne, qui n'aui'ait
pas un sou de bien, qui fera de la dépense; et vous,
vous en avez beaucoup. Ce que le roi donne, Mon-
sieur en pourra faire des libéralités; ainsi nous y
trouverons bien mieux notre compte ». Adressé à
une princesse aimant autant son argent, ce discours
n'était pas habile. La suite le fut encore moins •
« Quand nous aurons fait votre mariage, vous nous
en aurez l'obligation; car vous savez bien que nous
le pouvons ». Mademoiselle le laissa dire et conta la
scène au roi : « Il vous a parlé comme un sot », fit
Louis XIV avec son bon sens ordinaire.
Elle ne pouvait pas se résigner, et Lauzun trem-
blait qu'on ne l'en rendît responsable. Il vint une der-
nière fois trouver Mademoiselle chez la reine, et lui
dit : « Je viens vous supplier très humblement de
ne me plus parler. Je suis assez malheureux pour
déplaire à Monsieur.... Il croirait que toutes les dif-
ficultés que vous pourriez faire... viendraient de
moi. Ainsi... je n'aurai plus l'honneur de parler à
vous. Ne m'appelez point en lieu du monde; car je
ne répondrais pas. Ne m'écrivez ni m'envoyez. Je
suis au désespoir d'être obligé d'en user ainsi;
mais c'est une chose que je dois faire pour l'amour
de vous ». Elle ergotait, essayait de le retenir : il lui
répéta son refrain accoutumé, qu'il fallait obéir, et
prit froidement congé tandis qu'elle s'écriait :
286 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
« Mais ne vous en allez pas. Quoi! je ne vous par-
lerai plus! » A partir de ce jour, Lauzun l'évita soi-
gneusement. Un soir que cette princesse lui avait
commandé de renouer son ruban de manchette, il
« répondit qu'il n'était pas assez adroit », et céda la
place à Mlle de La Vallière. Il évitait même de
regarder du côté de Mademoiselle.
Louis XIV avait trouvé son frère tout endoctriné
sur les avantages d'épouser beaucoup de millions;
Monsieur demandait seulement un délai, ne voulant
pas, avec les bruits qui couraient, paraître trop
pressé de remplacer la morte. Mademoiselle s'étu-
diait de son côté à traîner les choses en longueur.
De l'un à l'autre, le mois de septembre s'avançait,
lorsque le roi dit à sa cousine en présence de la
reine : « Mon frère m'a parlé; il souhaite qu'au cas
que vous n'eussiez point d'enfants, vous donniez
tout votre bien à sa fdle*, et il dit qu'il souhaite
fort de n'en point avoir, pourvu qu'il soit sûr que
ma fille épouse son fils. Je lui ai dit que je lui con-
seillais d'avoir des enfants, parce que ce n'était pas
une chose sûre ».
Monsieur avait treize ans de moins que Mademoi-
selle, et celle-ci savait ce que parler veut dire. Elle
se mit néanmoins à rire : « Jamais en se mariant on
n'a dit que l'on souhaite de n'avoir point d'enfants.
1. Monsieur avait deux filles de son premier mariape : Marie-
Louise d'Orlrans, qui épousa, en 1079, C.liailes 11, roi d'Espagne,
et Anne-Murie de Valois, mariée, en lOS-i, à Victor-Ainédée H,
duc de Savoie.
MONSIEUR PRÉTENDANT. 287
Je ne sais si ce propos est obligeant; qu'en dit Votre
Majesté? » Le roi riait aussi : « Il a dit bien d'autres
choses sur ce chapitre, plus ridicules, que je lui ai
conseillé de ne pas dire, pour son honneur », La
plaisanterie se prolongea malgré la reine, qui
s'écriait : « Cela est bien vilain! » Enfin, Mademoi-
selle conclut d'un ton sérieux : « Quoique je ne
sois pas jeune, je ne suis pas d'un âge à ne pouvoir
avoir d'enfants. A une créature fort inférieure on
fait de ces propositions; ainsi Votre Majesté veut
bien que je dise qu'elles ne me sont pas agréables ».
Le roi reprit aussi son sérieux pour prévenir sa
cousine qu'il ne donnerait iamais à son frère ni
gouvernement, ni rien de ce qui procure la puis-
sance, mais seulement des pierreries, meubles et
autres jouets. C'était encore l'une des leçons de la
Fronde, et Louis XIV insiste sur cette résolution
dans ses Mémoires^. Mademoiselle le remercia iro-
niquement de tout faire pour lui rendre Monsieur
souhaitable, et, voyant aux questions du roi qu'il
avait eu vent de quelque chose, elle dépeignit à mots
couverts l'avenir qu'elle entrevoyait. La reine
demandait ce que cela voulait dire. Louis XIV se
taisait : « J'ose espérer, fit Mademoiselle en termi-
nant, que je ferai ce que je voudrai et que (le roi)
ne me contraindra pas . — Non , sûrement ,
répliqua-t-il; je vous laisserai faire tout ce que
vous voudrez et je ne contraindrai jamais per-
1. Cf. Métnoires de Louis XIV « pour l'année i666 ». Édition
Charles Dreyss.
288 LOUIS XIV ET LA GRANDE JIADEMOISELLE.
sonne ». Tl ajouta un instant après : « Allons dîner »,
et l'on se sépara.
Des semaines s'écoulèrent encore. Les favoris de
Monsieur s'étaient refroidis sur une alliance où, à la
réflexion, l'humeur de Mademoiselle leur faisait
craindre de ne pas trouver leur compte *. Les choses
se passèrent avec beaucoup de douceur quand cette
princesse, un soir d'octobre, supplia le roi qu'il
n'en fût plus question. Louis XIV parut indifférent.
Monsieur se fâcha un instant et n'y pensa plus. La
seule Marie-Thérèse, qui ne s'intéressait ni à son
beau-frère, ni à sa cousine, « fut au désespoir,
raconte Mademoiselle, car elle veut que l'on se
marie et que l'on ait des enfants ». Mais nul ne
s'occupait des désespoirs de Marie-Thérèse.
Lauzun approuva Mademoiselle et cessa de la
fuir. Ce fut tout. Pour un grand ambitieux, il n'était
pas assez beau joueur avec la fortune; il avait trop
peur d'être dupe. Il avait repris son attitude
revêche, et refusait toujours d'écouter le nom de
celui que Mademoiselle avait choisi. Certain jeudi
soir, qu'elle l'avait menacé de « souffler contre le
miroir et de l'écrire », minuit sonna pendant leur
contestation : « 11 n'y a plus moyen de le dire, fit
Mademoiselle, car il serait vendredi ». Elle croyait
au vendredi. Le lendemain, elle prit une feuille
de papier, écrivit tout en haut : « C'est vous »,
et cacheta. « Ce jour-là je ne le vis qu'en allant
1. Cf. Segraisiana.
LAUZUN RENTRE EN FAVEUR 289
souper. Je lui dis : « J'ai le nom dans ma poche;
« mais je ne vous le veux pas donner le vendredi ».
Il me dit : « Donnez-le moi ; je vous promets que je
« le mettrai sous le chevet de mon lit, et que je ne
« l'ouvrirai pas que minuit soit sonné ». Elle n'avait
pas coniiance, et lui ne songeait même pas à sacri-
fier une course arrangée pour le samedi. « Eh
bien! j'attendrai à dimanche », dit Mademoiselle
avec une patience inconcevable, et sa seule ven-
geance fut de se faire prier, le dimanche, avant de
donner son papier. Ils étaient seuls au coin du feu,
chez la reine : « Je tirai cette feuille, où il n'y avait
qu'un mot qui en disait beaucoup; je la lui montrai;
je la remettais dans ma poche; je la mettais dans
mon manchon. Il me pressait fort de la lui donner,
en disant que le cœur lui battait.... Avant que de
lui donner je lui dis : « Vous répondrez dans la
(( même feuille... ». Le soir, alors qu'elle n'osait lever
les yeux sur lui, il lui déclara qu'elle se moquait de
lui, qu'il n'était pas « assez sot pour y donner », et
ce fut aussi le thème de la lettre qu'il lui remit. En
même temps, il commençait à être ému de sentir à
portée de sa main une élévation aussi prodigieuse,
et il ne pouvait toujours se défendre de répondre
sérieusement à Mademoiselle.
Elle lui parlait du bonheur qui les attendait, et de
ses projets pour faire de lui le plus grand seigneur
du royaume. Il lui déconseillait toujours de s'abais-
ser de la sorte, mais un jour il ajouta : « Quand on
se marie, il faut connaître l'humeur des gens. Je
19
290 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
VOUS veux dire la mienne ». Il se peignit alors au
naturel, bizarre et insociable, et ne pouvant vivre
que dans le sillage du roi : — ■( Ainsi je serais un
mari que l'on ne verrait guère, et, quand on le
verrait, qui ne serait pas divertissant. » Ensuite il
broda, affirmant qu'il était corrigé des femmes et
qu'il n'avait aucune ambition : « Quand on me vou-
drait donner un gouvernement, je n'en voudrais
point. Après tout cela, me voudriez-vous? — Oui,
je vous veux — Ne trouvez-vous rien à ma
personne qui vous dégoûte? » Cette question avait
sa raison d'être ; Lauzun était « malpropre ^ » ; mais
elle indigna Mademoiselle : « Quand vous avez peur
de ne pas plaire, c'est que vous vous moquez des
gens : vous n'avez que trop plu, dans votre vie;
mais moi! Ne trouvez-vous rien en ma figure de
déplaisant? Je crois n'avoir nul défaut extérieur
que les dents, que je n'ai pas belles : mais c'est un
défaut de race, et cette race en peut faire passer
quelques-uns. — Assurément », fît-il, et elle n'en
put tirer un compliment.
Sur ces entrefaites, la cour rentra au Louvre et
aux Tuileries, Mademoiselle au Luxembourg. Après
mainte hésitation, Lauzun consentit qu'elle écrivît
une lettre où elle suppliait le roi d'oublier tout ce
qu'il lui avait toujours entendu dire contre les
mariages inégaux, et de lui permettre d'être heu-
reuse. L'opinion des contemporains fut que Lauzun
1. Mémoires de l'abbé de Choisy
LAUZUN RENTRE EN FAVEUR. 291
avait pris les devants. Le chargé d'affaires d'Espagne
écrivait de Paris le 21 décembre : « Il est certain,
à ce que l'on dit, qu'il en est venu là avec l'autori-
sation et la permission du roi * ». La voix publique,
dont les nouvellistes du temps nous ont conservé
l'écho, ajoutait que Mme de Montespan avait été
très mêlée à toute cette affaire, version que confir-
ment deux de ses lettres à Lauzun^, et qu'elle avait
enlevé le consentement du roi en lui disant : « Hé!
Sire, laissez-le faire, il a assez de mérite pour
cela ^ ». Il y avait entre elle et Lauzun quelque
chose que l'on ne sait pas, et qui les rapprochait
toujours, quelque mal qu'ils se fussent fait.
Le roi avait répondu à Mademoiselle, sans dire
ni oui ni non, que sa lettre l'avait étonné, et qu'il
lui demandait d'y mieux penser. Il lui redonna le
même avis, trois jours après, dans un tête-à-tête
qui eut lieu entre deux portes et à deux heures du
matin : « Je ne vous le conseille pas; je ne vous le
défends point; mais je vous prie d'y songer ». Il
ajouta que l'on commençait à en parler et que bien
des gens n'aimaient pas M. de Lauzun : « Prenez
là-dessus vos mesures ». Ils firent leur profit de
l'avertissement. Le lundi 15 décembre 1670, dans
l'après-midi, les ducs de Montausier et de Créquy,
1. Don Miguel de Iturrieta à don Diego de la Torre (Archives
de la Bastille).
2. Madame de Montespan et Louis XIV, par P. Clément, p. 218.
3. Histoire, etc. (Bibl. Sainte-Geneviève, ms. 3 208). La même
version se retrouve, avec de légères variantes, dans le Perro-
quet, etc.
292 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
le maréchal d'Albret et le marquis de Guitry se
présentèrent ensemble devant Louis XIV et lui
demandèrent la main de Mademoiselle pour M. de
Lauzun, « comme députés, pour ainsi dire, de la
noblesse de France, qui recevrait à grand honneur
et à grande grâce que le roi voulût permettre
qu'un simple gentilhomme qualifié épousât une
princesse de ce rang' ». Cette démarche était une
idée de Lauzun. Elle réussit auprès du roi, et,
après qu'il eut été remercié au nom de toute la
noblesse de son royaume, Mademoiselle, qui faisait
semblant d'écouter un sermon derrière la reine,
fut avertie que M. de Montausier la demandait. Il
lui conta le bon accueil qu'ils avaient reçu et finit
en ces termes : a Voilà une affaire faite; mais je
vous conseille de la laisser le moins traîner que
vous pourrez, et si vous me croyez, vous vous
marierez cette nuit ». — « Je trouvai qu'il avait
raison, ajoute Mademoiselle, et je le priai de le dire
à M. de Lauzun, s'il le voyait avant moi. »
IV
Il n'y a pas de meilleure leçon d'histoire que
l'émoi de toute la France en apprenant que la
duchesse de Montpensier, petite-fille dHenri IV,
épousait le comte de Lauzun, « simple gentilhomme
1. Mémoires de La Fare.
ANNONCE DU MARIAGE. 293
qualifié ». Un mariage de ce genre, à moins qu'il ne
s'agisse de Théritier du trône, n'est aujourd'hui
qu'une simple nouvelle mondaine, même dans les
pays restés de sentiment monarchique. Au xvii^siècle,
c'était une telle atteinte à la hiérarchie sociale, sur
laquelle tout reposait, que Mademoiselle parut avoir
manqué gravement à son devoir de princesse en
brouillant ainsi les rangs, Louis XIV à son devoir
de roi en ne s'y opposant point. On leur en voulut
d'autant plus que les mœurs, encouragées par
d'illustres exemples, offraient aux amants séparés
par la naissance un moyen facile de concilier leur
bonheur privé avec l'ordre public. Les « mariages
de conscience » avaient été inventés pour ces sortes
de cas : pourquoi ne pas s'y tenir? Paris cherchait
la réponse, et il avait pris cet air bourdonnant et
affairé que n'oublièrent jamais ceux qui en avaient
été les témoins et qui faisait écrire à Mme de Scvi-
gné au bout de dix ans, lorsque l'affaire des poisons
éclata : — « Il y a deux jours que l'on est assez
comme le jour de Mademoiselle et de M. de Lauzun :
on est dans une agitation, on envoie aux nouvelles,
on va dans les maisons pour en apprendre, on est
curieux* ».
Les princes et princesses du sang se jugèrent
outragés et se rebellèrent, événement si en dehors
de toutes les prévisions, avec leurs habitudes de
soumission passive, que Louis XIV ne laissa pas
i. Lettre du 26 janvier 1680.
294 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
d'en être ému. La timide Marie-Thérèse donna
l'exemple. Mademoiselle était allée lui annoncer
son mariage : « Je désapprouve fort cela, ma cou-
sine, fit la reine d'un ton fort aigre, et le roi ne
l'approuvera jamais. — Il l'approuve, Madame, et
c'est chose résolue. — Vous feriez bien mieux de ne
vous marier jamais et de garder votre bien pour
mon fils d'Anjou * ». La colère lui donna le courage
de parler au roi, qui se fâcha, d'où scène, larmes,
nuit de désespoir, mais refus de céder, et, finale-
ment, déclaration publique qu'elle ne signerait pas
au contrat.
Monsieur criait du haut de sa tête. Il chanta
pouilles aux « députés de la noblesse de France »,
traita Mademoiselle, en présence du roi, de « sans
cœur » et de personne à « mettre aux Petites-Mai-
sons- », et déclara aussi qu'il ne signerait pas au
contrat. Le plus grave fut qu'il accusa sa cousine
de répéter à tout venant que son mariage lui avait
été conseillé par le roi. Mademoiselle eut beau jurer
qu'elle n'avait jamais rien dit de pareil, le mot fit
une grande impression sur Louis XIV; il lui donna
son premier regret.
Le prince de Condé, tant accusé d'être devenu
sur le tard un plat courtisan, fit respectueusement
au roi des remontrances très fermes. Il n'y eut pas
1. Second fils de Louis XIV, mort en bas âge.
2. Cf., pour ce chapitre, les Mélanges de Phililicrt Delamare
(Bibl. nationale, ms. français, 23 251), le Journal d'Ormesson, et,
en général, tous les mémoires, correspondances, pamphlets et
chansons de l'époque.
ANNONCE DU MARIAGE. 295
jusqu'à la vieille Madame, si profondément oubliée
dans son coin du Luxembourg, qui se réveilla de son
apathie pour signer une lettre au roi, écrite en son
nom par M. Le Pelletier, président aux Enquêtes.
En dehors de la famille royale, Louis XIV sentait
le blâme monter vers lui de toutes les classes de la
population. La noblesse se refusait généralement
à ratifier le mandat que les « députés » s'étaient
donné en son nom. Sans doute, l'honneur de ce
mariage était grand, et très inattendu de la part
d'un monarque qui avait travaillé aussi résolument
à rogner la puissance de l'aristocratie; mais la plu-
part des gens de qualité en étaient moins touchés
que de l'espèce d'abaissement infligé à la royauté,
et, à travers elle, à l'idée monarchique, par un acte
qui, pour cette même raison, soulevait une répro-
bation universelle dans le reste de la nation. Le
monde des Parlementaires et de la haute bourgeoisie
était outré; on y était convaincu que l'affaire n'avait
pu être entreprise que du consentement du roi, et
l'on trouvait cela une « honte » pour lui. Les classes
moyennes étaient dans une irritation inconcevable,
Segrais entendit Guilloire, intendant de Mademoi-
selle, dire à sa maîtresse d'un ton très excité,
sachant fort bien qu'il risquait sa place : « Vous êtes
la risée et l'opprobre de toute l'Europe ». Quant au
peuple, son attitude fut touchante : « il était, rap-
poite un témoin', dans une dernière consterna-
1. Philibert Delamare, loc. cit.
29G LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
tion ». Le peuple avait du chagrin, comme si son
prince lui avait causé une grande déception.
Les ennemis de Lauzun attisaient le méconten-
tement et tâchaient de gagner du temps. Louvois
passa pour avoir obtenu de l'archevêque de Paris
qu'il retardât les bans. Le ministre se sentait direc-
tement menacé, et c'était aussi l'avis du monde
politique, où beaucoup de gens crurent toujours que
le mariage de Mademoiselle avait été un coup monté
« contre M. de Louvois, ennemi de M. de Lauzun » »,
par Colbert et Mme de Montespan.
Tandis que l'orage s'amassait, les amis des deux
amants les pressaient d'en finir au plus tôt. « Au
nom de Dieu, leur disait Rochefort, capitaine des
gardes comme Lauzun, mariez-vous plutôt aujour-
d'hui que demain. » Monlausier les « grondait » de
lanterner. Mme de Sévigné représentait à Mademoi-
selle que c'était « tenter Dieu et le Roi - ». Rien n'y
faisait avec des gens qui marchaient sur les nuées.
Lauzun v enivré de vanité ' » se croyait au port
et à l'abri de tout, ayant le roi et Mme de Mon-
tespan pour lui. Mademoiselle « enivrée d'amour »
se laissait guider. Son premier avis avait été de se
marier le soir même de la députation, sans le dire à
personne, mais Lauzun s'y était refusé : « Il était si
persuadé que (Mme de Montespan) ne lui manque-
1. Journal d'Olivier d'Orniesson.
2. Lettre à Coulanges, du 31 décembre. La lettre où elle
annonce le mariage, trop connue pour qu'on l'ose citer, est du 15.
3. Mémoires de La Fare.
ÉMOTION GÉNÉRALE. 297
rait pas et que rien ne pourrait changer le roi pour
lui, qu'il se tenait sur de tout et me disait : t< Je ne
me défie que de vous ». Se marier ainsi en tapinois
ne contentait point sa vanité. Il voulait que cela se
fît « de couronne à couronne * », en plein jour et
dans toutes les formes. 11 voulait la chapelle des
Tuileries, du faste, de la foule, une haie de visages
étonnés et envieux. Il voulait la « riche livrée ^ »
qu'il s'était hâté de commander pour la circonstance.
Bref il voulait la lune, et cela ne réussit jamais.
Le mardi 16 décembre « se passa à parler, à
s'étonner, à complimenter ^ ». Il vint au Luxembourg
« un monde infini », dont l'archevêque de Reims,
frère de Louvois, qui dit à Mademoiselle : « Me
feriez- vous le tort de choisir un autre que moi pour
vous marier? » — « Un autre » avait déjà sollicité
cet honneur, preuve que l'on n'envisageait pas alors
la possibilité d'une rupture, et Mademoiselle répli-
qua : — « M. l'archevêque de Paris a dit qu'il vou-
lait que ce fût lui ». Le mercredi, nouvelle cohue,
Louvois en personne, tous les ministres; mais le
ton n'était déjà plus le même, et Mademoiselle s'en
aperçut bien : « On me faisait de grandes révérences :
on causait et on ne parlait point de l'affaire ». Le
soir de ce même jour, elle fit donation à Lauzun,
« en attendant mieux », disait Mme de Sévigné, du
comté d'Eu, qui était la première pairie de France,
1. Mémoires dt, Mme de Caylus.
2. Saint-Simon, Écrits inédits.
3. Mme de Sévigné, lettre du 19 décembre.
298 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
donnant le premier rang-, de la principauté de
Dombes et du duché de Montpensier, dont il prit
aussitôt le titre et le nom. Ils convinrent ensuite de
se marier le lendemain à midi.
Le jeudi 18, il se trouva que le contrat n'était pas
prêt; les hommes d'affaires l'avaient fait exprès. Vers
le soir, Lauzun, qui perdait sa belle assurance, offrit
à Mademoiselle de rompre. Elle s'en offensa, et
essaya une fois de plus de lui faire dire qu'il l'aimait,
mais il répondit : « C'est ce que je ne dirai qu'en
sortant de l'église ». Il n'était plus question de la
chapelle des Tuileries, ni d'éblouir les Parisiens, et
le vendredi obligeait à un nouveau retard. Mademoi-
selle ayant écarté ce jour-là. Tout considéré, rendez-
vous fut pris à Gharenton, dans une maison amie,
pour se marier à la dérobée, le lendemain soir après
minuit, sans archevêque, car celui de Paris com-
mençait à inspirer de la défiance : « Le curé du lieu
nous parut bon pour cela ». Lorsqu'ils furent bien
convenus de leurs faits. Mademoiselle s'amusa à
montrer à ses familiers la chambre qu'elle venait de
faire arranger pour le futur duc de Montpensier :
« Elle était magnifiquement meublée, raconte l'abbé
de Choisy. « Ne trouvez- vous pas, nous dit-elle,
« qu'un cadet de Gascogne sera assez bien logé? »
Lauzun prit congé de bonne heure. Il voulait, selon
l'usage du temps, aller coucher chez des baigneurs ;
Mademoiselle s'y opposa, parce qu'il était « fort
enrhumé ». Il avait aussi « fort mal aux yeux ». Je
lui disais : « "Vous avez les yeux bien rouges ». Il me
ÉMOTION GÉNÉRALE. 299
répondit : « Vous font-ils mal au cœur? — Non,
car ils ne sont nullement dégoûtants. » On a déjà
pu remarquer que ces illustres amants ne possé-
daient ni l'un ni l'autre les grâces légères de la
conversation; ils avaient le mot singulièrement
appuyé. « Ces dames se moquèrent de nous, poursuit
la princesse. On était fort gai. Je ne sais pourtant
quel pressentiment j'avais. Je me mis à pleurer en
le voyant partir ; il fut triste ; on se moqua de nous.
Toutes ces dames s'en allèrent aussi; il ne resta que
Mme de Nogent. » C'était la sœur de Lauzun, et
Mademoiselle s'était fort liée avec elle dans les der-
niers mois.
Tandis que l'on perdait du temps au Luxembourg,
Louis XIV subissait une sorte d'assaut général pour
obtenir qu'il retirât son autorisation : « La reine et
les princes du sang redoublaient leurs instances. Le
maréchal de Villeroy * se jeta à ses genoux, les
larmes aux yeux; les ministres, à la fin tous ceux
qui approchent de la personne du roi, lui font
entendre la voix du peuple. . . . Enfin Dieu toucha tout
à coup le cœur du roi ^... » Dieu, non, mais une
créature de chair : Mme de Montespan trahissait
une seconde fois Lauzun .
La Fare affirme que ce fut sur le conseil de
Mme de Maintenon, qui n'élait encore que Mme Scar-
ron, gagnant péniblement son pain à élever dans
1. Ancien gouverneur du roi, qui lui avait conservé beaucoup
d'affection.
2. Philibert Delamare, loc. cit.
300 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Tombre les enfants du roi et de Mme de Montespan.
Mme Scarron avait infiniment d'esprit, infiniment
de prudence, et elle était alors bien loin de toute
pensée de rivalité : le roi ne la pouvait souffrir.
Elle racontait plus tard qu'il l'avait prise pour un
« bel esprit » n'aimant «que les choses sublimes ' »,
et Louis XIV redoutait les Philamintes. Ce fut donc
en amie désintéressée qu'elle « fit voir à Mme de
Montespan l'orage qu'elle s'attirait, en soutenant
Lauzun dans cette affaire, que la famille royale, et
le roi lui-même lui reprocherait le pas qu'elle lui
faisait faire. Enfin elle fit si bien, que celle qui avait
fait cette affaire la rompit ^ », Louis XIV céda aux
instances de Mme de Montespan, et envoya chercher
Mademoiselle au Luxembourg.
Il était huit heures du soir. Mademoiselle eut un
cri en apprenant que le roi la demandait: « Je suis
au désespoir; mon affaire est rompue ». Arrivée aux
Tuileries, on la fit entrer chez le roi par les der-
rières, et elle s'aperçut qu'on lui dissimulait quelque
chose. En effet, Louis XIV faisait cacher Condé der-
rière une porte, afin qu'il les écoutât et lui servît de
garant : « On ferma la porte sur moi. Je trouvai le
roi tout seul, ému, triste, qui me dit : « Je suis au
« désespoir de ce que j ai à vous dire. On m'a dit
1. Mme de Maintenon, Lettres historiques et édifiantes. Cf.
Mémoire do Mlle d'Aumale, publié par M. le comte d'Hausson-
ville.
2. L'abbé de Choisy raconte la même scène, mais en Tattri-
buant à la princesse de Carignan ^iMarie de Bourbon-Soissons,
1066-1692).
LOUIS XIV ROMPT L'aFFAIUE. 301
« que l'on disait dans le monde que je vous sacri-
« fiais pour iaire la fortune de M. de Lauzun; que
« cela me nuirait dans les pays étrangers, et que je
« ne devais point souffrir que cette affaire s'achevât.
« Vous avez raison de vous plaindre de moi ; battez-
« moi, si vous voulez. 11 n'y a emportement que vous
M puissiez avoir, que je ne souffre et que je ne
« mérite. — Ah! m'écriai-je, Sire, que me dites-vous?
« Quelle cruauté! » Elle mêlait les protestations de
respect et les reproches, criait son désespoir et
s'informait avec angoisse, à deux genoux, du sort de
Lauzun : « Où est-il, Sire, M. de Lauzun? — Ne
vous mettez point en peine; on ne lui fera rien »,
Les vraies douleurs sont toujours éloquentes.
Louis XIV laissa voir sans fausse honte son émo-
tion : « Il se jeta à genoux en même temps que moi
et m'embrassa. Nous fûmes trois quarls d'heure
embrassés, sa joue contre la mienne; il pleurait
aussi fort que moi : « Ah! pourquoi avez-vous donné
le temps de faire des réflexions? Que ne vous hâtiez-
vous? — Hélas ! Sire, qui se serait méfié de la
parole de Votre Majesté? Vous n'en avez jamais
manqué à personne, et vous commencez par moi et
par M. de Lauzun! je mourrai, et je serai trop
heureuse de mourir. Je n'avais jamais rien aimé de
ma vie; j'aime, et aime, passionnément et de bonne
foi, le plus honnête homme de votre royaume. Je
faisais mon plaisir et la joie de ma vie de son éléva-
tion. Je croyais passer ce qui m'en reste agréable-
ment avec lui, à vous honorer, à vous aimer autant
302 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
que lui. Vous me l'aviez donné, vous me l'ôtez, c'est
m'arracher le cœur. »
On avait toussé derrière la porte. « A qui me
sacrifiez-vous là, Sire? Serait-ce à M. le Prince? »
Mademoiselle devenait amère et le roi avait envie
que ce fût fini ; mais elle continuait à le supplier :
« Quoi ! Sire, ne vous rendrez-vous pas à mes
larmes? » Il répondit en élevant la voix, « afin que
Ton l'entendît : « Les rois doivent satisfaire le
« public ». Un instant après, il lui dit : « Il est tard.
« Je n'en dirais pas davantage ni autrement, quand
« vous seriez ici plus longtemps. » Il m'embrassa,
et me mena à la porte.... »
Tel est le récit de Mademoiselle. Il en existe un
autre, dicté le soir même par Louis XIV à son
ministre des Affaires étrangères , ainsi qu'en
témoigne la lettre suivante de M. de Lyonne, écrite
le lendemain matin, avant que le roi fût levé, et
expédiée en hâte à M. de Pomponne ', notre ambas-
sadeur en Hollande :
« Je suis accablé d'affaires et n'ai le temps de vous
dire autre chose si ce n'est que, comme je ne doute
pas que toutes les lettres de Paris ne portent en vos
quartiers la nouvelle du mariage de Mademoiselle
avec M. le comte de Lauzun, je dois vous avertir que
le roi le rompit hier à onze heures du soir, ce que
peu de personnes auront pu apprendre avant le
départ de l'ordinaire. J'ai déjà minuté une lettre cir-
1. Simon Arnauld, marquis de Pomponne (iC18-1699) et fils
d'Arnuuld d'Andilly.
LOUTS XIV ROMPT L'aFFATRE. 303
culaire de Sa IMajesté à tous messieurs ses ministres
qui la servent au dehors, pour les informer de tout
ce qui s'est passé depuis sept ou huit jours en cette
affaire; mais comme le roi ne s'éveille qu'après neuf
heures, et qu'alors le courrier sera parti, Sa Majesté
ne pourra la signer assez à temps pour vous être
envoyée aujourd'hui et vous vous contenterez, s'il
vous plaît, de savoir que le mariage est rompu. Je
vous prie d'envoyer la copie du billet à M. le cheva-
lier de Terlon et au sieur Rousseau ', et de leur mar-
quer que je vous en ai prié* ».
Avant de faire connaître la « lettre circulaire de sa
Majesté » sur les cris et les larmes de sa pauvre cou-
sine, il est à noter que le pays trouva parfaitement
naturel, à en juger par les écrits du temps, ce faire-
part officiel aux puissances étrangères de choses qui
les regardaient si peu. Tant l'homme était insépa-
rable du souverain dans l'opinion du xviV siècle, et
tant la France était pénétrée de l'importance univer-
selle de Louis XIV et des obligations qui en décou-
laient pour lui ! « Il devait compte de ses actions à
toute l'Europe », dit, à propos de l'affaire Lauzun,
une relation déjà citée '.
Il est bon aussi de rappeler, pour l'intelligence du
texte, que l'une des demi-sœurs de Mademoiselle
avait épousé un duc de Guise, cadet de la maison
de Lorraine; mariage qui n'avait pas semblé moins
1. Nos chargés d'affaires en Suède et en Allemagne.
2. Archives de la Bastille.
3. Philibert Delamare, loc. cit.
304 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
inégal à l'aristocratie française que celui de Lauzuii
avec Mademoiselle. On n'y avait pas fait grande
attention sur le moment, parce que, entre
]\Ille d'Alençonetla Grande Mademoiselle, l'habitude
mettait un abîme; mais les « députés de la noblesse
de France » n'avaient pas manqué de faire valoir au
roi que les grands de son royaume et les officiers
de sa couronne valaient bien les princes étrangers,
et en particulier « les Lorrains », malgré les préten-
tions de ces derniers. Cela dit, voici l'essentiel de la
longue dépêche adressée à tous nos ambassadeurs.
Elle débutait en ces termes : « Comme ce qui s'est
passé depuis cinq ou six jours sur un dessein que
ma cousine avait formé d'épouser le comte de
Lauzun, l'un des capitaines des gardes de mon
corps, fera sans doute grand éclat partout, et que la
conduite que j'y ai tenue pourrait être malignement
interprétée et blâmée par ceux qui n'en seraient pas
bien informés, j'ai cru en devoir instruire tous mes
ministres qui me servent au dehors ». Le roi expo-
sait ensuite par le menu les incidents de l'affaire, et
c'est exactement le récit de Mademoiselle, sauf que
Louis XIV se dépeint très opposé dès le début à ce
mariage, et n'ayant cédé que de guerre lasse, à force
d'être harcelé par sa cousine et les députés de la
noblesse : « Elle continua..., par de nouveaux billets,
et par toutes les autres voies qui lui purent tomber
dans l'esprit, à me presser vivement de donner ce
consentement qu'elle me demandait, comme la seule
chose qui pouvait, disait-elle, faire tout le bonheur
LOUIS XIV ROMPT l'aFFAIRE. 305
elle repos de sa vie ». D'autre part, les députés lui
représentèrent « que si, après avoir consenti au
mariage de ma cousine de Guise, non seulement sans
y faire la moindre difficulté, mais avec plaisir, je
résistais à celui-ci, que sa sœur souhaitait si ardem-
ment, je ferais connaître évidemment au monde que
je mettais une très grande différence entre des
Cadets issus de maisons souveraines et les officiers
de ma couronne, ce que l'Espagne ne faisait point,
et, au contraire, préférait ses Grands à tous les
Princes étrangers, et qu'il était impossible que cette
différence ne mortifiât extraordinairement toute la
noblesse démon royaume.... Pour conclusion, les
instances de ces quatre personnes furent si pres-
santes, ou leurs raisons si persuasives, sur le prin-
cipe de ne pas désobliger sensiblement toute la
noblesse française, que je me rendis à la fin à donner
un consentement au moins tacite à ce mariage, haus-
sant les épaules d'étonnement sur l'emportement de
ma cousine, et disant seulement qu'elle avait qua-
rante-trois ans et qu'elle pouvait faire ce qui lui plai-
rait ».
Il continuait : « Dès ce moment-là, l'affaire fut
tenue pour conclue ». Suivaient les détails que l'on
connaît : préparatifs du mariage, foule au Luxem-
bourg, bruits « fort injurieux » que le roi avait
arrangé la chose en dessous pour favoriser Lauzun,
et, finalement, résolution de rompre l'affaire. C'est
le seul endroit où Louis XIV ait cru devoir borner
ses confidences à l'univers : il passe sous silence
20
306 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Mme de Montespan suppliante et Condé derrière sa
porte : « J'envoyai appeler ma cousine. Je lui
déclarai que je ne soiifiYirais point qu'elle passât
outre à ce mariage, que je ne consentirais pas non
plus qu'elle épousât aucun prince de mes sujets,
mais qu'elle pouvait choisir dans toute la noblesse
qualifiée de France qui elle voudrait, hors le seul
comte de Lauzun, et que je la mènerais moi-même à
l'église. Il est superflu de vous dire avec quelle dou-
leur elle reçut la chose, combien elle répandit de
larmes et poussa de sanglots. Elle se jeta à genoux.
Je lui avais donné cent coups de poignard dans le
cœur. Elle voulait mourir. Je résistai à tout.... » Le
roi ajoute qu'il fit ensuite la même communication
à Lauzun, « et je puis dire qu'il la reçut avec toute
la constance, la soumission et la résignation que je
pouvais désirer* ». C'est sur cette comparaison,
défavorable à Mademoiselle, que se termine ce
curieux document, si peu généreux en présence d'un
chagrin si vrai et si profond.
Cette princesse était remontée en carrosse dans un
état à faire pitié. Elle y eut une attaque de nerfs et
cassa en route les glaces de la voiture. Au Luxem-
bourg, sa chambre s'était remplie de gens qui atten-
daient son retour : « Deux de ses valets de pied,
raconte l'abbé de Choisy, entrèrent dans sa chambre
1. La Correspondance de Pomponne (Bibl. de l'Arsenal, 4 712
(598, II. F.), fol. 373. M. Chéruel, dans l'appendice au vol. IV
des Mémoires de Mademoiselle, et M. Livet, dans VHistoirt
amoureuse des Gaules, ont publié cette lettre d'après une copio
légèrement inexacte.
LOUIS XIV ROMPT l'aFFAIRE. 307
en disant tout haut : « Sortez vite par le degré ».
Tout le monde sortit en foule; mais je demeurai des
derniers, et vis la princesse venir du bout de la salle
des gardes comme une furie, échevelée, et menaçant
des bras le ciel et la terre ». Elle avait h peine eu le
temps de se calmer, que Lauzun entra, accompagné
de MM. de Montausier, Créqui et Guitry : « En le
voyant, je criai les hauts cris, et, lui, eut beaucoup
de peine à s'empêcher de pleurer ». La noblesse de
France venait, sur Tordre du roi, remercier la
petile-fdle d'Henri IV de l'honneur qu'elle avait
voulu lui faire. M. de Montausier porta la parole.
Mademoiselle sanglotait, Lauzun avait pris l'atti-
tude, qui devait lui être comptée, et il le savait bien,
d'un homme qui bénit les coups les plus cruels, par-
tant de la main de son roi. « M. de Lauzun, écrivait
Mme de Sévigné, a joué son personnage en perfec-
tion; il a soutenu ce malheur avec une fermeté, un
courage, et pourtant une douleur mêlée d'un profond
respect, qui l'ont fait admirer de tout le monde* ».
La princesse l'aurait souhaité moins admirable. Elle
lui disait : « Vous avez cette force d'esprit que tout
le monde vous croira indifférent pour moi. Que
dites-vous? » et je sanglotais à chaque parole. Il me
dit d'un grand sang-froid : « Si vous croyez mon con-
« seil, vous irez demain dîner aux Tuileries et remer-
« cier le roi de l'honneur qu'il vous a fait d'avoir
« empêché une chose, dont vous vous seriez repentie
1. Lettre du 24 décembre 1670.
308 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE,
« toute votre vie ». Elle l'emmena à l'écart et eut enfin
le plaisir de le voir pleurer : « Il ne me sut jamais
parler, ni moi non plus. Je lui dis seulement :
« Quoi! je ne vous verrai plus? Si cela est, je
«mourrai ». Puis nous retournâmes. Ces messieurs
s'en allèrent... je me couchai; je fus vingt-quatre
heures... quasi sans connaissance ».
Elle avait défendu de recevoir personne. Sa porte
s'ouvrit cependant, le vendredi matin, pour Mme de
Sévigné. Il y avait juste vingt-quatre heures que
Mademoiselle avait débordé de joie devant elle et
méprisé ses avertissements : « Je la trouvai dans son
lit*; elle redoubla ses cris en me voyant; elle m'ap-
pela, m'embrassa, et me mouilla toute de ses larmes.
Elle me dit : « Hélas I vous souvient-il de ce que
« vous me dites hier? Ah I quelle cruelle prudence!
« ah! la prudei-ce »! Elle me fit pleurer à force de
pleurer ». Un peu plus tard, on lui annonça le roi.
« Quand il entra, rapporte Mademoiselle, je me mis
à crier de toute ma force; il m'embrassa encore et fut
toujourssa joue contre la mienne. Je lui disais : « Votre
Majesté me fait comme les singes qui étouffent leurs
enfants en les embrassant ». Comme il lui promettait
merveilles pour la consoler, entre autres « qu'il ferait
des choses admirables pour M. de Lauzun », elle
eut la présence d'esprit, malgré son trouble, de
demander s'il lui faudrait ne plus voir son ami? La
réponse du roi est à retenir, car elle eut de grandes
1. Lettre du 31 décembre.
LOUIS XIV ROMPT l'aFFAIRE. 309
suites pour sa cousine. « Il me dit : « Je ne vous
« défends point de le voir;... et assurément vous ne
« sauriez prendre avis d'un plus honnête homme, ni
u plus habile en tout ce que vous aurez à faire, que de
« lui ». Elle se hâta de prendre acte de la permission.
« C'est mon intention, Sire, et je suis trop heureuse
que vous vouliez bien que ce soit mon meilleur
ami;... mais au moins. Sire, ne changerez-vous pas,
comme vous avez fait? Je ne puis m'empêcher de
vous faire ce reproche. »
Les jours suivants, elle dut rouvrir sa porte, et
la même foule qui avait fait semblant de se réjouir
avec elle revint faire semblant de la plaindre. Il
fallut revoir tous les mêmes visages, subir les regards
curieux, les regards railleurs, et répondre aux bana-
lités. On fit de grandes plaisanteries dans Paris de
ce qu'elle recevait les condoléances sur son lit, à
la mode des veuves. « J'ai ouï dire à Mme de jMain-
tenon , raconte Mme de Caylus * , qu'elle s'écriait
dans son désespoir : « Il serait là ! Il serait là ! » c'est-
à-dire, il serait dans mon lit; car elle montrait la
place vide. » Une grande princesse amoureuse à en
mourir, et d'un simple cadet de Gascogne, presque
un croquant, c'était un spectacle si nouveau, qui
choquait tellement toutes les idées sur ce qui se fait
et ce qui ne se fait pas, que le public, dans le fond,
ne prenait pas au série ix ce chagrin légèrement
théâtral. On prétendait que Louis XIV avait dit :
1. Souvenirs et Correspondance.
310 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
« C'est une fantaisie qui lui a prise en trois jours, et
dans trois elle en sera consolée ».
Vrai ou faux, — le roi le niait, — le propos avait
l'approbation générale; il dispensait de s'apitoyer
sur cette malheureuse qui se dévorait, et dépérissait
à vue d'œil : « J'étais maigre, les joues creuses,
comme une personne qui ne mangeait ni ne dormait,
et je pleurais, dès que j'étais toute seule, ou que je
voyais des amis de M. de Lauzun, que l'on parlait
de choses qui avaient relation à lui; j'en voulais tout
jours parler ». L'espoir d'une prompte mort était
sa seule consolation, car personne, elle en était sûre,
n'avait jamais autant souffert : « Mon état était
pitoyable, et il faut l'avoir senti pour le comprendre,
et ce sont de ces choses que l'on ne saurait exprimer.
Il faudrait les connaître soi-même, pour en juger,
et personne ne saurait avoir senti une douleur com-
parable à la mienne; il n'y a rien à quoi on la puisse
comparer ». C'est l'éternel langage des amoureux
déçus; mais le mot que voici n'est pas à la portée de
toutes les âmes. Il s'applique aux moments où
l'excès de la douleur la rendait presque incon-
sciente : « A force de trop sentir, je ne sentais plus
rien ».
Le cinquième jour, l'étiquette exigea qu'elle fùl
consolée. On lui rappela ses devoirs de princesse,
« qu'il fallait aller à la Cour; que cela était bien ma-
d'être huit jours sans voir le roi ». Elle eut beau se
débattre contre ces exigences cruelles, force lui fut
de se donner en spectacle avec son visage défait,
LOUIS XIV ROMPT L AFFAIRE. 311
ses yeux rouges et « gros comme le poing », ses per-
pétuelles crises de larmes, à tort et à travers, ses
cris aigus dès qu'elle apercevait Lauzun. Ce dernier
lui faisait de gros yeux, comme à une enfant, et lui
adressait des menaces terribles : « Si vous faites de
ces vies-là , je ne me trouverai jamais où vous
serez ». Mais elle ne venait pas à bout de se dominer.
Un soir, à un grand bal de cour, elle s'arrêta au
milieu d'une danse et se mit à pleurer. Le roi se
leva et vint mettre son chapeau devant la figure
de Mademoiselle. Il l'emmena en disant : « Ma cou-
sine a des vapeurs ».
Le public ne la plaignait pas. Il aurait plutôt fait
des feux de joie. « Tout le monde a loué le roi
de cette action », écrivait Olivier d'Ormesson.
Louis XIV en redevint populaire pendant quelques
jours, lui qui ne l'était déjà plus qu'à l'occasion :
« On ne peut dire la joie que non seulement toute
la Cour, mais que tout le royaume a eue de cette
rupture de mariage' ». C'était l'impression una-
nime. Quant à la princesse coupable d'avoir cru au
« droit au bonheur », l'opinion la jugeait très sévè-
rement; le xvii^ siècle, on l'a déjà vu, n'admettait
pas que l'on fît prédominer les sentiments indivi-
duels ou les intérêts du cœur sur les exigences du
rang ou de la situation sociale. L'âge des amoureux
et l'aspect comique do ce couple mal assorti, elle
si grande, lui presque nain, venant s'ajouter aux
1. Philibert Deiamare, loc. cit.
3d2 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
côtés sérieux de Taffaire, la Grande Mademoiselle
tomba brusquement « dans le mépris. Car, dit
La Fare, si ce mariage avait paru extraordinaire
dès qu'il fut publié, sitôt qu'il fut rompu, il devint
ridicule ».
Il est agréable de rencontrer un bon Samaritain
parmi tous ces gens qui ont raison avec trop peu de
charité. Tandis que Mme de Sévigné écrivait gaie-
ment : « Voilà qui est fini * », les larmes de Made-
moiselle inspiraient de bonnes et courageuses paroles
à une personne parfaitement obscure, et qui se
défendait toujours d'écrire aux gens parce qu'elle ne
se trouvait pas assez d'esprit. On lit dans une
lettre adressée le 21 janvier 1671 à Bussy-RabuLin par
Mme de Scudéry, belle-sœur de l'illustre Madeleine:
« Je ne vous dirai rien de l'affaire de Mademoiselle ;
vous aurez su sans doute tout ce qui s'est passé;
j'ajouterai seulement que, si vous saviez ce que
c'est qu'une grande passion dans le cœur d'une
honnête personne comme elle, vous vous en éton-
neriez et vous en auriez pitié. Pour moi, qui ne
connais point l'amour par mon expérience, je com-
prends pourtant que Mademoiselle est fort à plain-
dre; car elle ne dort pas la nuit, elle s'agite tout le
jour, elle pleure; et enfin elle fait la plus misérable
vie du monde * ».
Bussy-Rabutin répondit : « {A Chaseu, ce .29 jan-
1. Lettre du 24 décembre 1670.
2. Correspondance de Bussy-Rabutin, publiée par Ludovic
Lalannc.
LOUIS XIV ROMPT l'aFFAIRE, 313
vier 1 67 1)... Je comprends bien ce que c'est qu'une
passion dans un cœur neuf comme celui de Made-
moiselle, de son tempérament et de son âge, et je
vous avoue que cela me fait pitié ! Il me semble que
l'amour est une maladie comme la petite vérole :
plus on l'a tard et plus on est malade. » Il avait
bien compris en effet, mais seulement le côté dé-
plaisant de cette passion tardive, et presque tout le
monde en était là, ce qui achevait de détourner
l'intérêt de Mademoiselle. La chute de cette prin-
cesse fut ainsi définitive. L'héroïne de la Fronde
s'eîïaça aux yeux des contemporains, et il ne resta
qu'une vieille fille ridicule, dont les infortunes
amusèrent la galerie.
1
CHxVPITRE VI
Si Mademoiselle s'est mariée secrètement. — Captivité de
Lauzun. — Splendeur et décadence de la France. La Chambre
ardente. — Mademoiselle achète la liberté de Lauzun. — Leur
brouille. — Mort de la Grande Mademoiselle. Mort de Lauzun.
— Conclusion.
A plupart des événements qu'il nous reste à
raconter sont demeurés obscurs. Ils figure-
raient dans les recueils d'énigmes historiques s'ils
avaient plus d'importance; mais aucun ne méritait
cet honneur. Aucun n'a influé sur la marche des
a(Taires en France, comme l'avait fait trente ans
plus tôt le lien qui soumettait Anne d'Autriche à
Mazarin ; aucun non plus ne possède l'attrait roma-
nesque qu'effraie la légende du Masque de fer avant
d'être éclaircie. En revanche, ce sont de ces choses
qui nous rendent l'ancienne société française très
piésente et très vivante, et la part de mystère qu'elles
contiennent n'est pas pour en diminuer l'intérêt : il
n'y a que dans les romans que tout finit toujours
par s'expliquer.
316 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
1
Le plus obscur peut-être de ces événements est le
mariage de la Grande Mademoiselle avec le « petit
homme », comme elle-même appelait Lauzun dans
l'intimité. Les contemporains y ont cru à peu près
unanimement, sans pouvoir ni s'entendre sur l'épo-
que, à dix ans près, ni bien moins encore désigner
le lieu et les témoins, ainsi qu'ils le faisaient pour
Louis XIV et Mme de Mainteuon. On n'en connaît
jusqu'ici aucune preuve écrite; Mademoiselle avait
l'habitude de brûler ses lettres, et elle n'avait pas
fait d'exception pour celles de Lauzun; elle en dit
son regret dans ses Mémoires. Nous sommes donc
réduits aux preuves morales. Il est vrai qu'elles sont
très fortes en faveur du mariage. Il est vrai aussi
qu'elles ne sont pas toujours sans réplique.
L'idée d'un lien secret était venue à bien des gens
après la rupture officielle. L'un des correspondants*
de Bussy-Rabutin lui écrivait le 17 février 1G71 :
« (Mademoiselle) pleure encore quelquefois quand
elle y pense; souvent elle rit quand elle n'y pense
pas. Son amant... continue de la voir et personne
ne s'y oppose : je ne sais ce qui en arrivera ». Trois
semaines après, Mme de Scudéry faisait allusion au
môme bruit : « (.4 Paris, ce 6 mars i 671) Mademoi-
1. M. du Housset, ancien intendant des finances. Il venait
d'acheter la charge de chancelier de Monsieur.
LES MARIAGES SECRETS. 317
selle parle toujours à M. de Lauzun. Leurs conver-
sations commencent et finissent par des larmes.
Cependant, je vous le dis, cela n'aboutira à rien ».
Bussy était de ceux qui croyaient que « cela
aboutirait » à quelque chose. Il répondit le 13 à
Mme de Scudéry : « Je crois que l'affaire de Made-
moiselle et Lauzun aura un succès heureux, non
pas de la manière qu'ils l'espéraient d'abord, mais
d'une autre plus secrète qui se fera du consente-
ment du roi. »
Mademoiselle accepterait-elle cette autre « ma-
nière »? Il était permis d'en douter. Les mariages
de conscience, si à la mode au xvii^ siècle, créaient
des situations très fausses, et assez humiliantes, à
qui n'était pas un Louis XIV, n'ayant de comptes à
rendre à personne et maître de laisser transpirer la
vérité. Les mariages secrets du reste des mortels
devaient rester vraiment secrets, faute de quoi ils
auraient eu une partie des effets que l'on avait voulu
éviter; de sorte que deux époux ne se voyaient toute
leur vie qu'en bonne fortune, ce qui n'élait pas du
goût de tout le monde, non plus que les soupçons
et les commentaires auxquels on n'échappait point,
et la dépendance où l'on tombait vis-à-vis des ser-
viteurs. Segrais ne voulut jamais croire que Made-
moiselle eût épousé Lauzun, et l'une de ses raisons
était qu'elle avait « chassé Madelon, sa femme de
chambre, ce qu'elle n'aurait pas fait » si Madelon
avait eu de quoi bavarder. Segrais aurait pu ajouter
que sa maîtresse s'était toujours exprimée sévère-
318 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
ment sur les équivoques créées par les mariages de
conscience.
Mais « tout change », ainsi qu'elle l'avait dit au
roi dans leur grande conversation entre les deux
portes. Mademoiselle encourageait Lauzun à prendre
vis-à-vis d'elle des airs de maître. Il la dirigeait, et
elle lui était passionnément soumise : « Il me regar-
dait tant, que je n'osais plus pleurer, et le pouvoir
qu'il avait sur moi retenait mes larmes; c'est en
avoir beaucoup : car on n'en est pas maître soi-
même ». Ce fut d'accord avec lui qu'elle fit maison
nette de ceux de ses gens qui avaient blâmé leur
premier projet. M. de Montausier et Mme de Sévigné
essayèrent inutilement de sauver Segrais, qui était
de leurs amis : « Elle n'est pas traitable, écrivait
Mme de Sévigné, sur ce qui touche à neuf cents
lieues près de la vue d'un certain cap' ». Ce fut
Lauzun qui désigna le successeur de Guilloire,
l'intendant, et qui soumit ce choix au roi. Il y avait
de quoi donner à penser. Lauzun en avertissait
Mademoiselle : « On dira dans le monde que je veux
faire le maître; que je veux tout gouverner chez
vous ». Elle répondait : « Plût à Dieu que vous le
voulussiez! c'est ce que je souhaite avec passion ».
Elle lui avait confirmé par de nouveaux actes les
folles donations du contrat, et le roi rivalisait de
générosité avec sa cousine. A en croire les courti-
sans, Louis XIV avait promis à Lauzun qu'il ne pcr-
1. Lettre du 1" nvril 1671.
MARIAGE SECRET, 319
drait rien à ne pas épouser Mademoiselle. En tout
cas, il le comblait. C'était des entrées de faveur,
c'était le gouvernement du Berri, c'était 30 000 livi'es
pour payer ses dettes, et il y avait apparence que sa
fortune ne s'arrêterait pas en si beau chemin. Lou-
vois s'en inquiétait, et amassait des trésors de haine
contre le favori.
L'hiver se passade la sorte. Au printemps, la Cour
retourna en Flandre. Pendant un séjour à Dun-
kerque, on parla si haut de l'intimité du « nain »
avec la Grande Mademoiselle, que cette princesse
l'apprit : « On fît courre le bruit que nous nous étions
mariés avant que de partir de Paris, et la Gazette de
Hollande le dit. On me l'apporta pour me la montrer.
Il riait, je ne dis rien; je la lui envoyai ». Deux
pages plus loin, une autre conversation prouve que
la nouvelle était tout au moins prématurée; mais le
public avait le droit de s'y tromper, tant les façons
d'être de Mademoiselle avec Lauzun étaient deve-
nues tendres et familières. Il fut question en ce
même printemps'd'un voyage à Fontainebleau : « Je
dis à M. de Lauzun : « Ayez soin de mettre une
« calotte, quand vous y serez : le serein en est mortel
« pour les dents, vous qui êtes sujet à avoir mal aux
« yeux, à être enrhumé ; cet air fait tomber les che-
« veux ». Il me dit : « Pour les dents, j'en ai à con-
« server. Je crains le rhume; car pour les yeux
« rouges, dont vous me faites la guerre, c'est à force
« de veiller que j'y ai mal quelquefois. Pour mes che-
« veux, j'en ai si peu que je n'ai rien à ménager »
320 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Elle lui prêchait la propreté : « Quand on vous
aura vu tout crasseux, on aura trouvé que j'avais
un méchant goût. Pour mon honneur, vous deviez
vous ajuster ». Il riait. Ou bien elle le grondait,
par jalousie, parce qu'il s'échappait pour aller on
ne savait où, et, alors, il l'enjôlait : « Dès qu'il
voyait que j'avais envie de le gronder, il avait des
manières à me ramener et à me mettre de bonne
humeur, qu'il n'y en eut jamais de pareilles ».
Tout cela ressemblait assez à une lune de miel, et
les Mémoires de Mademoiselle pour l'automne de
cette même année renferment un passage qui est
presque un aveu : — « On continuait de dire que
nous étions mariés. Nous ne disions rien ni lui ni
moi, n'y ayant que nos amis particuliers qui nous
en osassent parler, et on leur riait au nez, sans en
dire davantage (que) : « Le roi sait ce qui en est ».
La conduite de Mademoiselle, pendant les dix
années qui vont suivre, ayant été une confirmation
perpétuelle, et éclatante, de cette demi-confession,
son mariage secret avec Lauzun serait acquis, et on
le placerait sans hésitation entre mai et novembre
1671, sans un dernier texte qui remet tout en ques-
tion. Nous le donnerons à sa date.
Quoi qu'il en fût, elle avait su ramasser les mor-
ceaux de son bonheur; mais Lauzun perdit tout une
seconde fois. Il avait appris très vite qu'il devait
à Mme de Montespan la rupture de son mariage, et
il en avait conçu une haine furieuse contre cette
fausse amie. La tôle lui en tourna. Après une scène
LAUZUN ARRÊTÉ. 321
(le porlofaix, où il lui donna de ces noms qui ne
sinipiinient point, il alla se déchaînant contre elle
dans les salons, avec une violence inouïe, et parfois
à deux pas d'elle. Les courtisans s'émerveillaient de
l'excès d'insolence d'une part et de l'excès de
patience de l'autre, car Mme de Montespan endurait
ces outrages sans souffler mot. On prétendait qu'elle
avait été autrefois sa maîtresse, et qu'il la tenait par
là. C'est à cette rude pénitence de la toute-puis-
sante favorite que Mme Scarron faisait allusion
lorsqu'elle « raisonnait, dans un souper conté par
Mme de Sévigné', sur les horribles agitations d'un
pays qu'elle connaissait bien... les rages continuelles
du petit Lauzun, le noir chagrin ou les tristes ennuis
des dames de Saint-Germain; et peut-être <|ue la
plus enviée n'en est pas toujours exempte ».
Mme Scarron avait vu les « horribles agitations » de
très près, car c'était encore elle qui était intervenue
contre Lauzun, c'était sur ses représentations que
Mme de Montespan avait fini par (<_ dire au Roi
qu'elle ne se croyait pas en sûreté de sa vio tant
(qu'il) serait en liberté ^ ». Lauzun fut arrêté à Saint-
Germain, dans sa chambre, le soir du 25 no-
vembre 167L
L'avanl-veille, Mademoiselle était partie pour
Paris en lui disant : « Je ne sais ce que j ai; je
suis dans un chagrin si horrible, que je ne puis
1. Lettre du 13 janvier 1672.
2. Mémoires de La Fare. Cf. les Mémoires de Clioisy, Segrai-
siana, etc.
21
322 LOUIS XIV ET LA GRaNDE MADEMOISELLE.
durer ici ». Elle pleura tout le long de la roule. Elle
savait très bien d'où lui venait son chagrin ; on avait
demandé à l'un de leurs amis « si M. de Lauzun
était arrêté », et cette question leur avait déplu.
Hasard ou précaution, la nouvelle de l'arrestation
mit vingt-quatre heures à arriver au Luxembourg.
Lauzun était déjà sur la route de Pignerol. En avant
de lui courait M. de Nallot, l'homme de confiance
expédié par Louvois, certainement avec une joie
féroce, pour porter les instructions de son maître
au sieur de Saint-Mars, gouverneur du donjon de
Pignerol, et chargé du soin des prisonniers qui s'y
trouvaient enfermés. Saint-Mars gardait Foucquet
depuis sept ans, avec une telle fidélité aux ordres
reçus, que Louvois ne doutait pas d'en être obéi
aveuglément pour tout ce qu'il lui plairait de com-
mander à l'égard de Lauzun. Ses instructions por-
taient de l'enfermer avec un valet sans jamais les
laisser sortir, ni communiquer avec âme au monde.
Saint-Mars répondit :
A Pignerol, ce 9 décembre 1671.
« Monseigneur, M. de Nallot est arrivé ici le 5 du
courant, où il m'a remis en main la lettre et l'ins-
truction qu'il vous a plu avoir la bonté de m'envoyer
par lui.... Il vous pourra dire la manière dont je me
comporte pour faire préparer en diligence l'appar-
temenl de M. de Lauzun; il vous dira. Monseigneur,
que je le logerai dans les deux chambres basses qui
CAPTIVITÉ DE LAUZUN. 323
sont au-dessous de M. Foucquet; ce sont celles où
vous vîtes '■ les fenêtres grillées en dedans de grosses
barres de fer; de la manière que j'ai ordonné de
faire en ce lieu-là, je vous réponds sur ma vie de la
sûreté de la personne de M. de Lauzun, comme
aussi de toutes les nouvelles qu'il pourrait donner
ou recevoir. Je vous engage mon honneur, Monsei-
gneur, que vous n'entendrez jamais parler de lui
tant qu'il sera sous ma garde... il sera comme s'il
était in pace.... Le lieu que je lui fais préparer est
tourné de manière que je ne puis y faire faire de
trous pour le voir dans ses appartements. Je pré-
tends savoir tout ce qu'il fera et dira, jusqu'à la
moindre chose, par le moyen d'un valet que je lui
donnerai, ainsi que vous me l'ordonnez; j'en ai
trouvé un avec beaucoup de peine, et ce sont ces
sortes de gens-là qui m'en donnent plus que tout le
reste, parce qu'ils ne veulent point demeurer toute
leur vie en prison.... Vous m'ordonnez de ne faire
dire la messe à M. de Lauzun que les fêtes et
dimanches; je m'attacherai fort régulièrement au
pied de la lettre.... Le confesseur de M. Foucquet le
confessera à Pâques et pas davantage, quoi qu'il
puisse arriver. Je n'ai d'autre pensée qu'à bien exé-
cuter l'honneur de vos ordres; je m'y attacherai
toute ma vie avec tant de zèle, de passion et de fidé-
lité, que j'espère que vous serez content de mes
petits services ^. »
1. Louvois était venu l'année précédente visiter Pignerol.
2. Les pièces citées dans ce chapitre, et dans le suivant, sur
324 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Toutes les autorités de la citadelle avaient écrit
Louvois après l'arrivée de son ap;enl, tant ses iu-
truclions avaient fait d'impression sur le personnel.
On se disait qu'il fallait que ce M. de Lauzun fût
un bien grand coupable, et un homme bien dan-
gereux, pour nécessiter de pareilles précautions.
Chacun tenant à montrer son zèle, Louis XIV fut
abondamment renseigné sur le cachot destiné à son
ancien favori. Louvois lui en montra le plan, qu'il
venait de recevoir. C'était une « basse- voûte », for-
mant deux }>ièces et donnant sur une cour déserte
où personne ne passait jamais. Les fenêtres, obscur-
cies par leurs barreaux de fer et par des branches
d'arbres, étaient munies de ces espèces de hottes,
usitées dans les prisons, qui empêchent de voir ou
d'être vu. Les bruits du dehors, môme ceux « des
corps de garde et des cuisines », n'arrivaient point
dans ce lieu reculé, le plus « sourd » de toute la
citadelle, à cause de l'énorme épaisseur des murailles
et des voûtes : « Jamais, disait l'une des lettres,
M. Foucquet ne pourra savoir s'il a un compagnon
ou non ». Les correspondants de Louvois insistaient
unanimement sur rimpossibilitc de se sauver
de là.
Le roi leur fit répondre d'ajouter encore « une
grille en fer scellée en dedans de la chambre à
la captivité de Lauzun, sont en partie inédites et tirées dos
Archives du ministère de la Guerre, en partie empruntées aux
Archives de la Bastille, de M. Ilavaisson. Voir aussi un recueil
de documents historiques de 1829 : Uidoire de la délention des
jjhilo^op/ics, etc., par J. Delort.
CAPTIVITÉ DE LAUZUN. 325
l'embrasure des fenêtres, et une vissante à la che-
minée », pour empêcher M. de Lauzun de « parler à
JM. Foucquet par la même cheminée ».
Quand cette lettre partit de Saint-Germain, Lauzun
était déjà sous clef à Pignerol. 11 s'était montré fort
triste et fort abattu pendant le voyage. Son afflic-
tion se changea en fureur à la vue du cachot
qui Tatlendait. Saint- Mars écrivit à Louvois :
« (22 décembre 1671) Monseigneur, mon prisonnier
est... dans un si profond chagrin, que je ne vous le
puis figurer aussi grand qu'il est ; il m'a dit que je
lui avait fais faire un logement pour m sœcula sœcu-
lorum ». Lauzun lui déclarait qu'il en deviendrait
fou, et son agitation semblait lui donner raison :
« (30 décembre) Je ne crois pas, Monseigneur, vous
mander jamais rien de sa quiétude ; il est dans
une affliction si grande, qu'il ne fait autre chose
que de soupirer et de battre des pieds.... Il m'a
demandé une fois si je savais le sujet de sa déten-
tion; je lui ai dit que je n'apprends jamais de nou-
velles, de crainte d'en dire à personne ».
Lauzun devait deviner pourquoi il avait été arrêté;
mais personne ne le lui avait dit. On lui avait refusé
à Saint-Germain toute explication, et, d'être mis
dans un pareil cachot, au secret le plus rigoureux,
sans même lui en donner la raison, cela lui parais-
sait criant d'injustice et d'arbitraire. Saint-Mars
commençait à craindre un dénouement tragique :
« (12 janvier 1672) Monseigneur... il est si extraor-
dinaireraent chagrin que j'ai peur qu'il ne perde
326 LOUIS XIV ET LA GKANDE MADEMOISELLE.
l'esprit ou qu'il ne se désespère ', il m'en a menacé
plusieurs fois.... Gomme je ne m'arrête pas à ces
sortes de manières de parler, il ma fait reproche
que j'étais devenu dur et impitoyable par la longueur
de temps que je garde des prisonniers, mais qu'il
n'était point un condamné, et que tout ce qui faisait
son mal extrême était qu'il ne savait point son
péché ».
// n'était pas un condamné. Ce fut son refrain pen-
dant dix ans. Foucquet, son voisin de prison, était
un condamné. Foucquet avait eu des juges, indé-
pendants ou non. Il avait su de quoi on l'accusait, et
l'on avait écouté sa défense. Lauzun était dans sa
basse-voûte par le bon plaisir du roi, sans avoir été
admis à se justifier, et cela le révoltait.
II
Quand on vint dire h Mademoiselle que Lauzun
était arrêté, elle éprouva un tel saisissement, qu'elle
s'étonna « de n'en être pas morte ». Elle fut jusqu'au
surlendemain dans un état pitoyable. Quelqu'un lui
ayant alors « conseillé » de ne pas tarder davantage
à reparaître devant le roi, il fallut prendre une réso-
lution. Si elle n'avait eu à penser qu'à soi, Made-
moiselle aurait dit adieu au monde; mais il y avait
Lauzun, qui allait être attaqué, selon l'usage des
1. Se désespérer a ici le sens de se tuer.
CAPTIVITÉ DE LAUZUN. 327
Cours, à présent qu'il ne pouvait plus se défendre,
et qui n'avait qu'elle au monde pour plaider sa
cause auprès du roi. 11 était impossible de l'aban-
donner. Mademoiselle trouva la force de se lever et
de se rendre à Saint-Germain. Elle ne vit le roi que
le soir, à son souper : « Il me regarda avec un
air assez triste et embarrassé. Je le regardai les
larmes aux yeux; je ne dis rien; je sus qu'il avait
dit en rentrant chez les dames ' : « Ma cousine
« en a usé avec bien de l'honnêteté pour moi : elle ne
« m'a rien dit. » Il aurait été fort imprudent à moi
de parler, car il était préparé à tout ce que j'aurais
pu dire ».
La Cour de France était alors très gaie et très
animée. Monsieur venait de se remarier (16 no-
vembre) avec Elisabeth-Charlotte de Bavière, prin-
cesse palatine, si connue par l'originalité de son
esprit et par la verdeur de son langage. Le roi, qui
avait bon goût en fait d'esprit, se montrait charmé
de sa nouvelle belle-sœur et lui prodiguait les fêtes.
Mademoiselle s'imposa d'assister à la première. Elle
a conté d'une façon pathétique cette soirée abomi-
nable où elle avait l'air de regarder un ballet, tandis
que sa pensée suivait au loin un carrosse enveloppé
de mousquetaires : « De songer qu'il n'y était
plus, et qu'il faisait un froid, une neige épouvan-
tables, et qu'il était par les chemins et pour aller en
prison, ce qu'il souffrait en cet état, le mien était
1. On appelait « les dames » tout court, Mme de Montespan
et Mlle de La Vallière.
328 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
digne de pitié; et je crois que ceux qui étaient
capables d'en avoir de lui, cela leur en donnait de
me voir, et en un lieu où l'on savait bien la peine
que j'avais d'y être. Toute la consolation que j'y
pouvais trouver, c'est que la continuation des sacri-
fices que je faisais au roi sans cesse pourrait, par
ma persévérance, attirer sa pitié sur M. de Lauzun
et renouveler sa tendresse, ne me pouvant persuader
qu'il ne l'aimait plus. J'étais trop heureuse si cela
lui pouvait être bon à quelque chose. Voilà le motif
qui m'a attachée à la Cour depuis sa prison, qui m'a
fait surmonter ma juste douleur pour aller à toutes
les choses où mon devoir et mon inclination m'ont
dû empêcher d'aller; mais ce même devoir qui
m'aurait retenue chez moi... m'a fait faire tous les
pas que j'ai faits, qui ne convenaient pas à une per-
sonne dont le cœur est aussi pénétré qu'est le mien
d'une tendre douleur ».
Après chaque effort de ce genre, elle s'accordait
un peu de relâche pour pleurer dans son coin, puis
elle revenait montrer à Louis XIV ses yeux rougis :
« Je suis persuadée , écrivait-elle à propos d'un
voyage avec la Cour, que ma présence a fait sou-
venir (le M. de Lauzun; c'est pourquoi je voudrais
être toujours devant les yeux (du roi).... Je ne puis
croire qu'il ne prenne toujours mes regards pour des
supplications en sa faveur. » Elle s'ingéniait à lui
rappeler l'absent. Passait-on devant une fenêtre
grillée, Mademoiselle se mettait à plaindre les gens
en prison. Apprenait-on que Lau/.un avait été
CAPTIVITE DE LAUZUN. 329
malade, elle sollicitait par lettre l'adoucissement de
son régime. Louis XIV ne répondait jamais rien,
mais il ne témoignait pas de mécontentement.
Les ennemis du disgracié travaillaient à détacher
Mademoiselle de lui. Ils savaient son point faible;
elle était atrocement jalouse, et il ne fallait pas
l'être avec Lauzun, le plus grand coureur de cette
cour licencieuse. Au moment de son arrestation,
ses papiers avaient été saisis. On y avait trouvé
force lettres de femmes, des mèches de cheveux et
autres gages amoureux, soigneusement étiquetés,
et une espèce de musée secret renfermant des por-
traits que Louis XIV fit détruire, pas assez vite tou-
tefois; ils avaient été vus de plusieurs personnes,
qui nommèrent les modèles. Les « cassettes » de
M. de Lauzun furent le grand scandale mondain de
l'hiver, et il ne manqua pas de gens pour l'exploiter
auprès de Mademoiselle. Ils en furent pour leur
méchanceté : elle eut la sagesse de ne vouloir rien
savoir. C'était le passé.
Les mêmes gens essayèrent de lui ouvrir les yeux
sur la duperie d'avoir donné son cœur à un homme
qui n'en voulait qu'à ses millions. On lui disait :
« Il ne vous aimait point; quand on lui a promis de
lui donnei- des biens, des charges, il vous a plantée
là; le jour que le roi rompit votre mariage, il joua
tout le soir avec une grande tranquillité; il ne se
souciait point de vous ». Elle convient dans ses
Mémoires que l'on finit par .se sentir ébranlé, lors-
qu'on s'entend répéter de ces choses-là du matin au
330 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
soir pendant des années. Ses propres souvenirs ne
les confirmaient que trop : elle n'avait jamais eu de
Lauzun un mot de tendresse ou seulement un mot
gracieux. Mais le malheur est une sauvegarde invin-
cible auprès des âmes généreuses. Mademoiselle
raconte que son cœur « combattait contre elle-
même » en faveur de son ami, et son cœur l'empor-
tait, puisque chaque nouvelle année la retrouvait
aussi dévouée que la précédente, aussi infatigable
dans ses efforts pour le faire relâcher.
Il ne devait s'en douter qu'au bout de huit ans.
Les contemporains ne sont pas arrivés à découvrir,
ni personne après eux, pourquoi Louis XIV et Lou-
vois attachaient une importance capitale à empêcher
Lauzun d'avoir aucune nouvelle. De quoi avait-on
peur? Il y serait allé du salut de la France, que les
précautions n'auraient pas été plus minutieuses. Un
jour, Lauzun va recevoir son linge, qu'on lui envoie
de Saint -Germain. Louvois écrit à Saint-Mars :
« (2 février 1672) Vous le ferez blanchir deux ou trois
fois avant de lui donner ». Saint-Mars tient à mon-
trer qu'il a compris et répond : « (20 février) Je
ne manquerai pas de faire bien mouiller le linge
que vous m'enverrez de M. de Lauzun, après l'avoir
visité par toutes les coutures ; toute écriture faite
sur le linge s'en va quand il est mouillé. Tout celui
qui sort de sa chambre... est mis dans un baquet
plein d'eau après l'avoir visité, et la blanchisseuse
l'apporte venant de la rivière pour le faire sécher
au feu devant mes officiers qui en ont le soin tour
LAUZUN A PIGNEIîOL. 331
à tour, toutes les semaines. Je prends cette précau-
tion-là aussi pour les serviettes. »
Une autre fois, on a arrêté près de Pignerol un
ancien serviteur de Lauzun, qui s'est tué en se
voyant pris, et sur lequel on a trouvé des lettres
chiffrées. Aurait-il eu quelque « commerce » avec
le prisonnier? Cette pensée jette Louvois dans une
agitation inconcevable. Il veut à tout prix tirer la
chose au clair et il trouve le temps, en pleine guerre
de Hollande, d'écrire lettre sur lettre à Pignerol
pour talonner son monde. On a arrêté les complices
présumés du mort; on s'est même fait livrer par
voie diplomatique deux d'entre eux qui s'étaient
réfugiés à Turin. 11 « faut » les faire parler « par
tous moyens,... de quelque manière que ce puisse
être ». 11 « faut... savoir si M. de Lauzun a eu des
nouvelles ». Le personnel de Pignerol en est affolé.
Un officier écrit à Louvois pour le « conjurer » de
lui dénoncer les suspects parmi les soldats sous ses
ordres, « afin, lui dit-il, que je les arrête et les
attache comme des scélérats ». Et, si les deux neveux
qu'il a dans la citadelle se trouvent être les cou-
pables, il « sera leur premier bourreau (10 sep-
tembre 1772) ». Saint-Mars est humilié et offensé
qu'on le soupçonne de s'être laissé berner. Il en
devient féroce pour les « misérables » qui lui ont
attiré cette insulte, et il les mettrait volontiers à la
torture « car, pour vous dire la vérité, écrit-il à
Louvois, je voudrais fort trouver la moindre chose
du monde contre un soldat ou un domestique, afin
332 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de les faire pendre (20 août) >>. Quelques semaines
plus tard, il résumait en ces termes les résultats de
son enquête : « (7 octobre) Je ne saurais empêcher
que l'on ait eu envie d'avoir intelligence avec M. de
Lauzun, mais je puis bien répondre sur ma vie que
Ton n'en a point eu ».
Saint-Mars eut encore un autre chagrin. Louvois
lui recommandait sans cesse de faire jaser son pri-
sonnier et de lui en rapporter toutes les paroles,
jusqu'aux plus insignifiantes; mais Lauzun ne vou-
lait rien dire : « Je ne sais d'où vient, écrivait naïve-
ment Saint-Mars; il se méfie tant de moi, il n'oserait
presque me parler (10 février 1672) ». Du 19 mars :
« Il est toujours dans une défiance de moi extra-
ordinaire ». Louvois insistait et recevait des lettres
découragées : « (30 mars) Lorsque je vais lui rendre
visite, notre entretien est tellement sec et stérile,
que nous faisons souvent cent tours de chambre
sans nous dire l'un l'autre aucun mot ». Saint-Mars
cherchait inutilement des sujets anodins. 11 essayait
de parler du temps : M. de Lauzun l'interrompait
sous prétexte que le temps lui était indifférent,
puisqu'il ne voyait de sa basse voûte « ni lune ni
soleil ». Saint-Mars s'informait alors de sa santé.
M. de Lauzun coupait court en déclarant que « sa
santé était inutile à tout le monde et qu'il ne se
porterait toujours que trop bien ». Saint-Mars ne
savait plus que dire. Il enrageait, Lauzun le voyait,
et devenait encore plus taciturne; c'était de bonne
guerre.
LAUZUN A PIGNEROL. 333
Au bout d'un an, Saint-Mars n'était pas plu
iiré : « (7 janvier 1673) Quand je lui vais donne;
bonjour ou le bonsoir, et que je lui deman i"
comme il se porte, il me fait de grandes révérences,
me disant qu'il se porte très bien pour me rendre
ses très humbles respects s'il en était capaMe;
après l'avoir remercié, nous nous promenons quel-
que temps ensemble sans nous rien dire, et comme
je me veux retirer je lui demande s'il n'a rien à me
commander, il me fait encore une très grande révé-
rence et me conduit jusqu'à la porte de sa chambre;
voilà, Monseigneur, où nous en sommes, lui et moi,
et où je crois que nous en demeurerons ».
Il essaya de la contrainte. C'était lui qui fournis-
sait Lauzun de tout, qui l'habillait, le meublait, lui
achetait des pincettes ou lui commandait une per-
ruque. Il se dit qu'un moyen certain de le faire
parler serait de ne plus rien lui donner qu'il ne l'eût
demandé. Lauzun inventa aussitôt un langage muet.
Saint-Mars apercevait en entrant quelque objet hors
de service, placé « en parade » et ayant l'air de lui
faire signe : « Quelquefois, écrivait-il, je ne fais pas
semblant de prendre garde à cela, afin de l'obliger
à me demander (6 mai 1672) ». Lauzun dirigeait
alors sa promenade devant l'objet « en parade », et
Saint-Mars se trouvait forcé d'avoir compris.
Le valet était presque aussi fermé que le maître.
Saint-Mars ne cessait de se lamenter de la peine
que lui donnaient « ces gens-là ». Les valets de pri-
sonniers d'État suivaient le sort de leur maître. Ils
334 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
ne repassaient le seuil de son cachot qu'avec lui,
c'est-à-dire jamais dans beaucoup de cas, ce qui
rendait extrômement difficile de s'en procurer. Celui
de Lauzun était « un méchant garçon », qui s'était
laissé gagner, et refusait déjà au bout de trois
mois de faire son devoir d'espion. Saint-Mars en
était outré : « (20 février 1672) Avec votre permis-
sion, (je) le mettrai dans un lieu que je réserve, qui
fait jaser les muets, après y avoir demeuré un mois.
Je saurai par là toutes choses de lui, et je suis
assuré qu'il n'oubliera pas la moindre bagatelle ».
Réflexion faite , Saint-Mars finissait toujours par
patienter, car comment le remplacer? « Tous mes
valets n'y entreraient pas pour un million. Ils ont
vu que ceux que j'ai mis auprès de M. Foucquet
n'en sont jamais sortis. » Louvois ne put jamais
savoir, quelque désir qu'il en eût, à quoi songeait
dans sa basse-voûte le favori tombé.
Il se dédommageait un peu les jours où Lauzun
se mettait en colère, ce qui lui arrivait souvent.
Lauzun ne pouvait pas digérer qu'il fût défendu à
Saint-Mars de répondre à aucune de ses questions.
Passe encore quand il demandait si la France était
en guerre ou si Mademoiselle était mariée; mais
pourquoi lui refuser des nouvelles des siens? pour-
quoi lui cacher si sa mère était morte ou vivante?
Son chagrin se tournait en fureur. Il laissait
échapper un torrent d'imprécations et de plaintes
amères, et Louvois avait le plaisir d'apprendre par
le courrier suivant que, s'il se taisait d'ordinaire, ce
LAUZUN A PIGWEROL. 33S
n'élait pas du moins faute de souffrir. Un jour
(28 janvier 1673), après avoir rapporté l'une de ces
explosions, Saint-Mars ajoutait : « Il disait tout cela
en pleurant à chaudes larmes, et détestant sa vie
malheureuse; il se récria encore fort sur l'horrible
et affreuse prison à basse voûte que je lui ai donnée,
où il a perdu les yeux et la santé... ».
Ces cris de douleur retentissaient jusque dans
Paris, en passant par le cabinet de Louvois et la
chambre de Mme de Montespan, et le public se
demandait avec curiosité ce qu'avait fait M. de
Lauzun pour s'attirer un châtiment aussi rigou-
reux : « Je ne veux jamais ni dire, ni croire, écrivait
Mademoiselle, que ce soit par les ordres du roi ».
On comprenait bien que Louvois vengeait ses
frayeurs et Mme de Montespan ses humiliations;
mais encore fallait-il que le roi les laissât faire, et le
roi n'avait jamais eu l'air de prendre très à cœur
leurs démêlés avec son favori.
Il faut tenir compte que le xvip siècle n'avait pas
plus de respect pour la liberté que pour la vie
humaine. On n'avait de respect que pour le rang et
la naissance, et on en avait alors tant, que nous n'y
comprenons plus rien. Ce même Louvois, qui tour-
mentait Lauzun à le rendre fou, s'était empressé de
lui faire expédier sa vaisselle d'argent, et l'avait
invité à lui adresser ses plaintes si son geôlier se
montrait impoli : « M. de Saint-Mars, écrivait le
ministre, a ordre... de ne manquer jamais envers
vous à ce qui est dû à votre naissance et au rang
336 LOriS XTV ET LA GRANDE MADEMOISRî.LE.
que VOUS avez lenu à la Cour (12 décembre 1072) ».
Pareillement, la naissance de Lauzun lui avait
valu des meubles neufs, mais pas un objet, de
quelque nature qu'il fût, pouvant fournir une occu-
pation quelconque. C'était là le supplice; un désœu-
vrement absolu dans un lieu obscur, et jamais un
écho de l'extérieur pour empêcher l'esprit de tou: ner
indéfiniment sur lui-même. Lauzun n'obtint quelques
livres qu'à la longue, et toujours difficilement, i^irès
quils avaient été examinés page par page ; on
redoutait les messages à l'encre invisible et les
phrases (jui renseignent sur les événements du jour.
Saint-Mars, quand on lui laissait le choix, s'en
tenait aux livres de piété, le Tabi au de la pénite/ice
ou le Pédagogue chrétien. On savait ce qu'il y avait
dedans, et puis « cela pourra lui servir, disait il,
dans le désespoir où il dit qu'il est ».
On se rappelle que Mademoiselle grondait son
« petit homme » pour l'obliger à prendre soin de sa
personne. En prison, Lauzun s'abandonna complè-
tement : « (20 avril 1G72) Il se néglige tellement,
qu'il y a près de trois semaines qu'il porte un mou-
choir cordelé autour de son cou en façon de
cravate ». Du 30 juillet 1672, plus de sept mois après
son arrivée : <■<■ Il n'a point encore fait balayer sa
chambre, ni rincer son verre; il est extrêmement
négligé ». Lauzun avait laissé pousser sa barbe, ce
qui contribuait à lui donner l'air « négligé »; Saint-
Mars prétendait qu'elle avait une demi-aune de
long. « (41 février 1073) Il se tient toujours mal-
LAUZUN A PI6NER0L. 337
propre à son ordinaire, tant sur lui que dans ses
appartements ».
Les années passaient. En 1673, on élagua les
arbres qui étaient le jour. Ce fut le seul changement.
En 1674, Lauzun faillit mourir. Sa santé se déla-
brait, et son caractère changeait. Il était devenu
tranquille, — les accès de colère à part, — et très
poli avec son geôlier, qui attribuait cette métamor-
phose aux livres de piété et à Teau bénite dont il
l'avait pourvu. Saint-Mars le trouvait « très souvent »
à genoux, disant ses patenôtres devant une image
de la Vierge, et il avait « bien de la joie » du nou-
veau train de choses.
Tout à coup, — en 1676, au mois de février, —
Louvois reçut une lettre ' qui fut en un clin d'œil la
nouvelle de Paris. M. de Lauzun avait manqué se
sauver, et non point par la porte, ni par la fenêtre,
mais comme l'on ne se sauve d'ordinaire que dans
les romans. Il avait entrepris de faire un trou au
donjon de Pignerol avec de vieux clous, de vieux
couteaux, des débris d'ustensiles, et il avait réussi,
à force de gratter, à percer l'épaisse voûte située en
dessous de sa chambre. Lauzun se coula par cette
ouverture et se retrouva entre quatre murs, devant
une fenêtre grillée. Il se remit à gratter, démolit l'un
des angles de la fenêtre, descella l'un des barreaux,
et vit qu'il était encore à plusieurs toises du sol. Des
serviettes amassées par sa prévoyance lui permirent
1. Cette lettre a été perdue ou détruite.
22
338 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
de fabriquer une échelle de corde, « la mieux faite
du monde», écrivait Mademoiselle avec admiration,
d'après Téchantillon expédié à Louvois. Il descendit
par son échelle dans le fossé du donjon, « reperça
sous la muraille qui servait d'enceinte au fossé' »,
rencontra un rocher et recommença un peu plus loin.
Sa nouvelle galerie aboutissait dans une cour de la
citadelle. Lauzun sortit de terre un matin, au point
du jour. Il y avait trois ans qu'il grattait; c'était ce
qui l'avait rendu si tranquille.
Une porte ouverte, et il était sauvé. Il l'aurait
mérité pour son industrie et sa patience. Mais tout
était fermé, et il fut arrêté par une sentinelle incor-
ruptible. On le ramena dans son cachot, et Louvois
lava la tête aux autorités de Pignerol, qui laissaient
démolir murs et fenêtres, remplir une cour de tas
de décombres, sans s'apercevoir de rien. Il ordonna
des travaux, de nombreuses mesures de précaution,
et Saint-Mars, très penaud, jura ses grands dieux
qu'on ne l'y prendrait plus.
Saint-Mars en fut pour ses serments. Plusieurs de
ses prisonniers venaient précisément de découvrir le
moyen de rendre visite à leurs voisins. D'après les
récits de Saint-Simon^, il semble que les larges che-
minées de nos pères fussent devenues les voies de
comraunicalion ordinaires du donjon de Pignerol.
1. Louvois à Saint-Mars, 2 mars 1C76.
2. Il en est de la lettre de Saint-Mars (du 23 mars IGSO) sur
les communications de cachot à cachot comme de celle sur la
fuite de Lauzun : elle ne s'est pas retrouvée.
LAUZUN A PTGNEROL. 339
On faisait « un trou au tuyau, qui se refermait avec
justesse pendant le jour », et l'on s'aidait mutuelle-
ment à grimper et à descendre. Lauzun fut mis de
la sorte en relations avec divers prisonniers, dont
Foucquet, qui le crut fou en lui entendant conter
son mariage manqué avec la Grande Mademoiselle.
Ils devaient tous avoir l'air de ramoneurs. Saint-
Mars ne sut pourtant ces nouvelles pratiques
qu'après la mort de Foucquet; Lauzun était alors
presque au bout de ses peines.
La mort de son frère aîné, survenue en 1677, avait
entraîné un changement considérable dans sa situa-
tion. Lauzun devenait le chef de sa famille. Sa sœur,
Mme de Nogent, représenta au roi qu'il y allait
« de la conservation de sa maison », que M, de
Lauzun pût donner ordre à ses affaires, et elle
n'eut aucune peine à se faire écouter. Autant l'indi-
vidu comptait peu, autant « la maison » était pour
ainsi dire chose sacrée, même aux yeux de Louis XIV.
Saint-Mars eut commandement de recevoir Mme de
Nogent, un autre de ses frères, le chevalier de
Lauzun, et leur avocat, M. Isarn, et de les aboucher
avec son prisonnier, moyennant promesse de ne lui
parler que de ses affaires. Il leur était interdit tout
particulièrement de dire un seul mot, « sous quelque
prétexte que ce pût être », de Mlle de Montpensier.
On possède le récit de ces entrevues, tracé par Isarn.
Il ne faut pas oublier en le lisant que Lauzun avait
grand intérêt à inspirer une vive pitié à des gens
qui allaient retourner le dire à Paris.
340 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Après de longs préliminaires, Isarn en arrive à
la première rencontre avec Lauzun, que personne
n'avait revu depuis six ans : « (29 octobre 1677)
L'heure de deux heures étant venue, M. de Saint-
Mars, ayant fait retirer tout le monde, nous pria
d'entrer dans sa chambre, où l'on rangea six chaises
autour d'une table, et M. de Saint-Mars étant sorti,
irevint un moment après, menant M. le comte de
Lauzun, le soutenant sous le bras, car il ne pouvait
guère bien se soutenir, soit à cause du grand air, de
la grande clarté, ou de la faiblesse de sa maladie.
A cette vue, j'avoue, monsieur, que nous fûmes
touchés de pitié, car nous remarquâmes en lui une
contenance si abattue, un visage si pâle, autant
qu'il nous put paraître sous une barbe et une mous-
tache fort longues, des yeux si remplis de tristesse
et de langueur, qu'il serait impossible de n'être pas
ému de compassion; je ne saurais vous exprimer la
douleur de madame sa sœur et de monsieur son frère.
« On lui présenta une chaise près du feu, devant
le jour, mais il la retira, disant d'une voix basse et
en toussant que le trop grand jour lui donnait dans
les yeux et le feu dans la tête. M. de Saint-Mars le
plaça contre le jour, il se mit à son côté et M. le com-
missaire de l'autre, moi à côté de M. de Saint-Mars
ayant mon écrit devant lui sur la table. Mme de
Nogent ne pouvait contenir ses larmes, et nous
fûmes quelque temps sans parler ».
Lorsqu'ils furent tous un peu remis, Isarn entama
son exposé des affaires à régler. A la première pause,
LAUZUN A PIGNEROL. 341
Lauzun prit la parole : « Il me dit assez froide-
ment qu'étant depuis six ans, et commençant la
septième, dans une prison fort étroite, n'ayant ouï
parler d'affaires depuis un si long espace de temps
et n'ayant jamais vu qu'une seule personne, il avait
Icsprit si bouché et l'intelligence si obscure, qu'il
lui était impossible de comprendre rien à tout ce
que je lui disais » . 11 ajouta des choses affectueuses
pour sa sœur, des choses touchantes sur sa douleur
d'avoir déplu au roi, et, s'étant attendri au souvenir
de ce maître bien-aimé, il porta son mouchoir à ses
yeux, « et l'y laissa longtemps ». Ce spectacle pro-
voqua une telle explosion de larmes et de gémisse-
ments, qu'il fut impossible de reprendre la confé-
rence. Lauzun « se retira, sans rien dire, avec
M. de Saint-Mars ». On emporta sa sœur évanouie.
Le chevalier de Lauzun, malade d'émotion, alla se
coucher, et Isarn partagea leur affliction.
Aux séances suivantes, Lauzun répéta qu'il ne
comprenait rien à ce que disait son avocat, mais il
lui donnait en même temps ses instructions « avec
beaucoup de jugement et de clarté d'esprit ». Il y
eut encore des scènes d'attendrissement. Un jour,
après en avoir obtenu la permission, « il demanda si
sa mère était vivante », et il n'y eut pas besoin de
comédie pour rendre la scène impressionnante. A la
dernière entrevue il chargea sa sœur d'implorer
pour lui la pitié du roi et le pardon de Louvois, en
termes humbles et soumis qui annonçaient un
vaincu, un homme brisé et désormais inoffensif.
342 LOUIS XIV ET LA GftANDE MADEMOISELLE.
Soit compassion, soit encore, ainsi que le bruit en
courut, quelque combinaison mystérieuse, cet appel
produisit une série d'adoucissements qui aboutirent
h une semi-liberté. Lauzun en était à donner des
dîners et à acheter des chevaux de selle « pour
monter dans la cour ou sur les bastions' », quand
survint un détachement de mousquetaires chargé
de le conduire aux eaux de Bourbon, sous prétexte
qu'il avait mal au bras. Il quitta Pignerol le
22 avril 1681. Foucquet était mort (23 mars 1680). Il
ne restait à Saint-Mars qu'un seul prisonnier de
marque : le Masque de fer était depuis quelque
temps dans le donjon.
III
Un Robinson Crusoé sortant de son île n'est pas
devenu plus étranger à la marche du monde que ne
l'était un prisonnier d'État après des années de
cachot. Foucquet avait cru, en écoutant Lauzun,
qu'il avait l'esprit dérange. Quand ce fut au tour
de ce dernier de reprendre contact avec lu vie
générale, il eut aussi fort h faire pour se remettre
au courant. L'histoire de France s'était allongée
d'un chapitre tandis qu'il enrageait dans son cachot.
L'histoire intérieure de la cour, de l)eaucoup la phis
importante pour un ancien favori désireux de
1. Louvois à Suint-Mars, 28 novembre 1679.
SPLENDEUR DE LA FRANCE. 343
reprendre pied, aurait rempli un volume de ses
complications tragi-comiques.
A première vue, le chapitre de Thistoire nationale
était resplendissant entre tous. La guerre de Hol-
lande avait donné à la France la Franche Comté, à
Louis XIV une gloire et une puissance qui l'avaient
élevé, dans l'opinion européenne, au-dessus de tous
les autres souverains. Aux yeux des étrangers, il
était plus qu'un roi, il était le Roi, l'incarnation
par excellence de l'idée monarchique, le prince qui
avait fait de la France la dominatrice du monde
civilisé : « Jamais, dans l'Europe moderne, dit un
historien allemand* qui nous considère toujours à
travers l'intérêt germanique, il n'y avait eu un déve-
loppement de la puissance militaire sur terre ou sur
mer, pour l'attaque et pour la défense, tel que celui
auquel parvint la France pendant la guerre, et
qu'elle conserva pendant la paix; jamais encore une
seule volonté n'avait exercé un commandement aussi
étendu sur des troupes aussi instruites et aussi sou-
mises ». On nous admirait et l'on nous craignait :
« (Louis XIV) dit encore Ranke, réduisit une
partie des princes allemands et tout l'empire à
un degré d'abaissement auquel ils n'étaient jamais
tombés dans le cours des siècles ; l'Espagne se vit
menacée par lui de la perte de son indépendance.... »
L'Europe s'accordait aussi à reconnaître que « l'his-
toire du monde offrait peu d'époques dont la civilisa-
1. Léopold de Ranke-) Histoire de France,
344 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
tien et la littérature eussent jeté autant d'éclat que
celle de Louis XIV ». Telle était la France, vue du
dehors, dans les années qui séparent la paix de
Nimèg-ue (1679) de la Révocation de TÉditde Nantes
(1685). Ce brillant tableau avait quelques ombres;
les vaincus nous gardaient un profond ressentiment
et nos alliés se détachaient de nous sans que l'on
réussît à les remplacer; mais nous nous jugions de
force à supporter notre isolement.
Vue du dedans, la France présentait l'apparence
de la prospérité à qui vivait les yeux fermés. Il suf-
fisait toutefois de les ouvrir pour s'apercevoir que
le temps des vaches maigres approchait. Plusieurs
provinces étaient retombées dans la misère. Le
mécontentement était général, la désaffection fai-
sait des progrès rapides; on se détachait déjà du
pouvoir absolu, si bien accueilli d'abord. Les esprits
clairvoyants avaient commencé de s'inquiéter quatre
ans après la mort de Mazarin et l'arrivée de Louis XIV
au pouvoir. Olivier d'Ormesson écrivait en 1665,
après avoir été d'abord, comme tout le monde, sous
le charme du jeune roi : « (Mars) Aucun n'oserait
rien dire... quoiqu'il n'y en ait aucun qui ne souffre
et qui ne soit au désespoir dans le cœur; il n'y a
personne qui ne dise qu'il est impossible que cela
dure, la conduite étant trop injuste et trop vio-
lente * ».
Olivier d'Ormesson avait des s^riefs personnels.
1. Journal d'Olivier Lefèvre d'Ormesson.
DÉCADENCE DE LA FRANCE. 343
Il avait été disgracié pour s'être montré trop indé-
pendant lors du procès Foucquet, et il était, d'autre
part, de ces vieux parlementaires, libéraux à leur
mode, qui regrettaient les privilèges de leur com-
pagnie, et qui ne s'accoutumaient point à voir
châtier les blasphémateurs du roi plus durement
encore que les blasphémateurs de Dieu. En 1608, un
pauvre homme de Saint-Germain — un vieillard —
fut « accusé » d'avoir dit que le roi était un tyran
et « qu'il y avait encore des Ravaillac et des gens
de courage et de vertu. » Il fut condamné « à avoir
la langue coupée et aux galères.... L'on dit, ajoute
Ormesson, que c'est un supplice nouveau que de
couper la langue, et qu'on la perce seulement aux
blasphémateurs ». Il y a un peu à rabattre, en se
plaçant au point de vue général de son temps, du
témoignage d'Olivier d'Ormesson.
Il n'en est pas de même pour celui de Colbert,
alors en grande faveur, et dur de son naturel.
Colbert prévint Louis XIV dès 1666, par un mé-
moire presque brutal, qu'il menait la France à la
ruine par ses extravagances. Le ministre commen-
çait par déclarer qu'il ne lésinerait jamais pour
avoir une bonne armée ni une bonne flotte, ou pour
soutenir au dehors la politique étrangère de son
maître, ou, en général, pour toutes les dépenses
utiles, dans lesquelles il comprenait les frais de
représentation d'un grand souverain. Il affirmait
que, pour toutes ces choses, il pousserait plutôt
à la dépense, et c'était la vérité. Mais il ne pouvait
346 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
prendre son parti de l'immense coulage par lequel
s'épuisait la richesse publique, des millions gas-
pillés en « ajustements » inutiles pour des troupes
de luxe, en fêtes d'un prix fou', en pertes de jeu
insensées^, en pensions et gratifications à tort et à
travers, et encore beaucoup d'autres articles, dont
l'un mérite quelques détails, car il est curieux, peu
connu, et c'est, d'après Colbert, celui qui engendra
les conséquences les plus désastreuses.
A l'entendre, rien n'a coûté aussi cher à la France
sous Louis XIV, après les guerres, que la passion
du monarque pour jouer au soldat devant les belles
dames. C'est une manie qui a l'air bien innocente,
encore qu'un peu puérile. Colbert en signalait à son
maître les effets imprévus. Le roi assemblait des
armées pour donner aux dames le spectacle d'un
camp, ou d'un simulacre de siège. Ou bien, les
troupes venaient se faire passer en revue par lui
dans des endroits commodes pour les dames, au lieu
de l'attendre dans leurs cantonnements. 11 en résul-
tait des marches et passages de troupes perpétuels,
et l'épuisement des provinces, car « il suffit de dire,
1. Deux ans après cet avertissement, Louis XIV donnait à
Versailles, en l'honneur de iMme de .Montespan. une ftHo pour
laquelle on avait élevé des constructions provisoires. La salie
de bal, qui servit u/ie nuit, était en marbre et jiborpliyre; le
reste à l'avenant.
2. Les pertes de 100 000 écus et davnnlnfre n'étaient pas rares à
la table de jeu du roi. Le 6 mars 1070, Mme de Montespan perdit
400 000 pisloles dans une nuit. A 8 heures du m;itin, elle en
regagna .'iOOOOO. La pistole valait environ 10 francs. Kn 1682,
trois ans après sa disgrâce, elle perdit une fois 700 000 écus et
ne les regagna pas. C'était le roi qui payait.
DEPENSES DU ROI. 347
poursuivait Colbert, que telle ville ou lieu d'étape
a souffert depuis six mois cent logements diiïérents
de troupes, et que ceux qui en ont le moins en ont
souffert plus de cinquante. Toutes les troupes vivent
à discrétion en entrant et sortant des lieux où elles
logent.... C'est assez dire pour connaître claire-
ment » qu'elles laissent ces lieux dans l'état où les
aurait mis une longue guerre. Si le roi savait
« combien de paysans de Champagne et des autres
frontières ont déjà passé et se disposent de passer
dans les pays étrangers », il comprendrait que cela
ne peut pas durer.
Le plus délicat restait à dire, et Colbert l'abordait
courageusement. A faire ainsi la roue devant les
dames, un grand ridicule rejaillissait sur la royauté,
et les Français n'avaient pas été longs à le saisir, les
étrangers non plus. Louis XIV venait précisément
d'installer à Moret un camp tout pimpant et tout
bariolé, avec de jolies tentes pour coucher les ama-
zones : « L'on dit, écrivait Ormesson... que l'on fera
le siège de Moret dans les formes, pour montrer
aux dames la manière de prendre les places. Le
chagrin des malcontents, qui est fort général, traite
cette revue d'une ba-dinerie pour le roi et d'un jeu
d'enfants, et qui n'est pas bien reçu par les étran-
gers ». Olivier d'Ormesson n'avait pas grand mérite
à se montrer mordant : son Journal n'était que pour
lui. Colbert, qui écrivait pour le roi, en eut beau-
coup à mettre dans son Mémoire : ^^ Il est encore
bon que Votre Majesté sache deux choses dont on
348 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
n'a osé demeurer d'accord quand elle l'a demandé :
Tune, qu'il a été affiché dans Paris un libelle por-
tant ces mots : Louis XIV donnera les grandes marion-
nettes dans la plaine de Moret. L'autre.... » L'autre
était l'appai'ition d'un libelle encore plus sanglant
sur les hauts faits des capitaines pour rire.
Le roi lut le mémoire, le relut en présence de
Colbert, et l'année suivante vit un nouveau camp
où la tente royale, composée de six pièces somp-
tueuses, « était remplie de cavalières fort bien
mises, lesquelles étaient plus propres à attirer les
ennemis qu'à les faire fuir'. » Colbert n'empêcha
pas non plus un seul des grands voyages aux fron-
tières, même en temps de guerre, avec une longue
queue de femmes en toilette, et des maîtresses pour
lesquelles il fallait mettre les maçons en mouvement
à chaque lieu d'étape. De Louvois, le 7 mars i 67 i :
« Il faut accommoder la chambre marquée 'V pour
Mme de Montespan, y faire percer une porte à l'en-
droit marqué 1.... Mme de La Vallicre logera dans
la chambre marquée Y, à laquelle il faut faire une
porte dans l'endroit marqué 3.... » Les frais de
portes entraient, avec beaucoup d'autres aussi irré-
guhers, dans le budget du ministre de la Guerre.
Comment y mettre de l'ordre? Gomment le limiter?
Colbert lui-même avait à faire la part des dames
dans son budget de la Marine. En 1G78, Mme de
1. Lettre de Mme de (>hâtrier, attachée à la maison de Condé :
De La ValUère à Monlespan, par Jean Leraoine et André Licl;-
len berger.
DÉPENSES DU ROI. 349
Montespan eut la fantaisie d'armer un vaisseau en
course, un vaisseau du roi, s'entend, avec des
matelots du roi. Quelques semaines plus tard, un
deuxième et un troisième vaisseau, toujours armés
en course et aux frais du roi, furent accordés « à
Mme de Montespan et à Mme la comtesse de Sois-
sons* ». Tout compte fait, le goût de Louis XIV
pour la conversation et la société des femmes, sans
parler du reste, a peut-être coûté plus cher à la
France que toutes les bâtisses du grand Roi mises
ensemble; mais l'un peut se calculer, l'autre ne le
peut pas. C'est pourquoi l'on parle toujours des
dépenses de Versailles et de Marly, et jamais de ces
malheureux paysans qui passaient la frontière après
chaque spectacle militaire offert aux dames.
Louis XIV était incapable de compter. C'est sa
seule excuse. Il est même étrange, par parenthèse,
qu'un homme aussi méthodique, ayant l'esprit
aussi bien équilibré et aussi ordonné, n'ait jamais
pu comprendre que les chiffres sont les chiffres et
que personne ne peut faire qu'un écu fasse deux
écus. Colbert n'obtint jamais de supprimer un seul
gaspillage autour de son maître, même dans les cas
où la profusion ne procure aucun plaisir et nous
paraît un luxe de barbare. On sait qu'au xvir siècle,
les repas étaient plantureux. Ceux de Louis XIV
l'avaient toujours été à l'excès. En 1GG4, le roi ayant
invité le légat du pape à dîner en tête-à-tête avec
1. Lettre de Colbert à l'intendant de Rochcfort (1G avril 1678).
350 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
lui, les assistants avaient compté les plats et en
avaient trouvé quatre-vingts, non compris les trente-
huit assiettes ou compotiers du dessert. C'était déjà
beaucoup et Colbert avait mis dans le mémoire
de 16C6 : — « Je déclare à Votre Majesté... qu'un
repas inutile de mille écus me fait une peine
incroyable ». Ce n'était rien en comparaison de ce
qu'on vit quinze ans plus tard. Le 16 janvier 1680,
Louis XIV maria Mlle de Blois, la fille qu'il avait
eue de La Vallière, au prince Louis-Armand de
Conti, neveu du grand Condé : « Le festin de noce
fut royal, écrivait Bussy-Rabutin; il y eut sept cents
plats à une seule table, qui furent servis à cinq ser-
vices, c'est-à-dire cent quarante plats à chaque
service* ». Mme de Sévigné nous a fait connaître la
morale de l'histoire. La mariée fut malade toute la
nuit. On a envie de dire : c'est bien fait.
Si, de la nation aigrie et souffrante, on tourne
les yeux vers la Cour, la différence entre le dehors
et le dedans est peut-être aussi marquée, bien que
plus difficile à saisir. Le dehors, c'est une splen-
deur, des adulations, très propres à donner
le change; le dedans, c'est une misère morale pro-
fonde, faite de débauche et de mendicité chez les
uns, de découragement et d'amertume chez les
autres. Mme de Sévigné a peint en six lignes et
sans y penser, dans une lettre de 1680, l'état d'avi-
lissement où le roi réduisait systématiquement la
1. Lettre du 23 janvier 1680, à La Rivière.
LES MCEURS. 351
noblesse de France, dressée par lui à attraper les
bourses au vol : « (12 janvier) Le roi fait des
libéralités immenses ; en vérité, il ne faut point se
désespérer : quoiqu'on ne soit pas son valet de
chambre, il peut arriver qu'en faisant sa cour, on
se trouvera sous ce qu'il jette. Ce qui est certain,
c'est que loin de lui, tous les services sont perdus;
c'était autrefois le contraire », Si les âmes se sont
abaissées sous le règne de Louis XIV, il en a sa
part de responsabilité.
De même pour les progrès du relâchement des
mœurs. Certes , on était habitué avant lui aux
maîtresses et aux bâtards ; on ne l'était pas à des
prérogatives d'épouses en second et d'adultérins
légitimés qui encourageaient ses sujets à ne pas
prendre plus au sérieux les lois que la morale.
L'exemple du maître achevait d'obscurcir les
consciences naturellement troubles, et l'on voyait
les maris encourager leur femme, les mères leur
fille, à imiter les La Vallière et les Montespan.
Louis XIV a d'ailleurs été puni d'avoir voulu
jouer au sultan. La polygamie ne va pas sans quel-
ques désagréments dans un pays où il faut compter
avec les femmes. Peu d'hommes, fût-ce dans les
comédies, ont essuyé autant de scènes de leurs
maîtresses , et de scènes violentes , humiliantes
autant que pénibles, que ce monarque majestueux
devant qui le reste de l'univers tremblait. Il n'y a
plus de roi pour une amante jalouse, et Louis XIV
n'a jamais été fidèle qu'à Mme de Maintenon.
352 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Il avait été gâté par Louise de La Vallière, qui
était la douceur même, et que l'amour inclinait au
pardon. Aucune des autres ne l'a jamais aimé, sauf
Marie Mancini. Il ne plaisait pas aux femmes; elles
ne se disputaient en lui que le Roi. Mlle de La
Vallière était entrée au Carmel en 1674. Demeurée
seule sur la brèche, Mme de Montespan défendit sa
« situation » en lionne. Elle était naturellement
aigre, ses colères « inexprimables * », au dire des
témoins, et Louis XIV n'avait pas pour lui la force
que donne l'innocence ; parmi les rivales que combat •
tait Mme de Montespan, beaucoup, en dépit de ses
efforts, ont eu leur année, ou leur jour. Alors elle
s'emportait, et le roi pliait le dos sous l'orage :
« Elle l'a souvent grondé, disait plus tard Mme de
Maintenon à Mademoiselle, et il ne s'en est pas
vanté ^ ». C'était l'expiation.
Vint le règne éphémère de Mlle de Fontanges.
Elle aussi était colère, et elle traita le roi avec
« encore plus d'autorité que les autres ' ». Louis XIV
appelait Mme de Maintenon à son secours, et la
chargeait d'aller apaiser ces furies. Les scènes
commençaient à le fatiguer. On avait remarqué
dès 1675 qu'il aspirait à des instants de « repos » et
de « liberté ». Mme de Montespan ne sut pas com-
prendre, avec tout son esprit, qu'il arrive un âge
où les hommes ne peuvent plus supporter de vivre
1. Mémoires de I.a Fare.
2. Mémoires de Mlle de Montpensier.
3. Mémoires de l'abbé de (Thoisy.
LOUIS XIV ET MADAME DE MONTESPAN. 353
dans la tempête, et son erreur fut la cause de sa
perte. Le roi prit l'habitude de se réfugier chez
Mme de Maintenon, où il trouvait une atmosphère
de paix et une conversation rafraîchissante. C'était
la première fois qu'une femme intelligente lui par-
lait sérieusement , sans chercher à s'attirer une
déclaration ni à le divertir par des bagatelles,
mais pour le délasser agréablement de son travail
et, aussi, pour le faire réfléchir à de certains sujets
qu'il n'aimait pas; par exemple, à ce qui attend
dans l'autre monde le pécheur qui ne s'est pas
repenti d'avoir pris la femme d'autrui. Elle lui rap-
pelait qu'il y avait une police dans le ciel, tout
comme dans les résidences du roi de France, et elle
lui demandait : « Que feriez-vous si l'on venait
dire à Votre Majesté qu'un de ces mousquetaires,
que vous aimez tant, a pris la femme d'un homme
vivant, et qu'il vit actuellement avec elle? Je suis
sûre que, dès le soir, il sortirait de l'hôtel et n'y
coucherait pas, quelque tard qu'il fût * «.Le roi
riait. Il n'avait jamais été plus amoureux de Mme de
Montespan, — cela se passait en 1675, avant le
jubilé qui les sépara trois ou quatre mois, — mais il
n'en voulait pas à Mme de Maintenon, car, déjà, il
« ne pouvait plus vivre sans elle ^ ». Que l'on ait ou
non de la sympathie pour cette dernière, il est cer-
tain que, sans elle, sans l'empire qu'elle sut prendre
1. Souvenirs sur Mme de Maintenon. — Les Cahiers de
Mlle d'Aumale, avec une introduction par M. G. Ilanotaux.
2. Ibid.
23
354 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
sur un prince ardent au plaisir plutôt que véritable-
ment débauché, Louis XIV courait au-devant d'une
vieillesse honteuse. A chacun selon ses mérites : la
reine Marie-Thérèse était dans le vrai en donnant
son amitié à Mme de Maintenon, qui avait obtenu
pour elle, sur le tard, des égards, et même des pro-
cédés affectueux , auxquels la pauvre princesse
n'était pas accoutumée.
Quand le roi eut passé la quarantaine, la tranquil-
lité lui devint un besoin. Il crut s'être assuré la
paix en donnant à Mme de Montespan son congé
officiel de maîtresse reconnue. On sait la date.
Le 29 mars 1679, la comtesse de Soissons fut
priée de céder à l'ancienne favorite sa charge
de surintendante de la maison de la reine. C'était
une sorte de règlement de retraite. Le lendemain,
Mme de Montespan écrivait au duc de Noailles pour
lui annoncer cet arrangement , et elle ajoutait :
« Du reste, tout est fort pésible yscy. Le roy ne vient
dans ma chambre c'aprest la messe et aprest soupey.
Il vaut beaucoup mieus se voir peu avec dousœur,
que souvant avec de l'anbaras. » Le monde ne
s'y trompa point : « {11 avril) Je croirais assez,
écrivait Bussy, que le roi, juste comme il est, a
donné cela pour récompense des services passés».
De Mme de Scudéry à Bussy, le 29 octobre 1679 :
« On établit un jeu chez Mme de Montespan
pour cet hiver, et pourvu qu'elle puisse se passer
d'amour, elle aura de la considération du roi. C'est
tout ce que peut faire un honnête homme quand il
LA CHAMBRE ARDENTE. 355
n'aime plus ». Bussy répondait le 4 novembre :
« Si Mme de Montespan est sage, elle ne songera
qu'au jeu et laissera le roi en repos sur l'amour;
car enfin on ne fait pas revenir par des plaintes et
des tracas les amants infidèles ». Mme de Montespan
n'était pas « sage ». Elle redoubla de scènes, dans
l'espoir de reprendre le roi de force. Au même
moment, un passé obscur, rempli de choses vagues
et effroyables, se dressait contre elle, et l'expiation
de l'avoir trop aimée prenait pour Louis XIV un
caractère tragique.
On n'a pas oublié la Voisin l'empoisonneuse, ni
ce procès de 1668 qui avait révélé au jeune roi les
accointances de sa nouvelle maîtresse dans le monde
des malfaiteurs. L'affaire étouffée, le mal reprit sa
marche souterraine. Les marchandes de philtres et
de poisons, et les prêtres pour rites sataniques
virent leur clientèle grandir d'année en année,
si bien que lorsque leurs crimes furent découverts,
et que Louis XIV institua la « chambre ardente »
(7 mars 1679) pour purifier la France de cette gan-
grène, tant de Parisiens se sentirent solidaires des
accusés, que le roi eut contre lui un puissant cou-
rant d'opinion. C'est peut-être le symptôme le plus
significatif de cette triste affaire. Au lieu d'être
écrasées de honte, en apprenant combien des leurs
étaient compromis, les hautes classes s'indignèrent
contre cette justice égalitaire qui refusait de les
ménager. Elles murmurèrent, et, pour une fois, le
peuple fut avec elles, car le peuple tenait à ses sor-
356 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
cières. La clameur devint si menaçante , que les
rapporteurs de la chambre ardente ne se sentaient
plus en sûreté : « — Je sais, écrivait Bussy-Rabutin
le 1" avril, la chambre faite pour examiner les
empoisonnements, et je sais de plus que MM. de
Bezons et de La Reynie ne vont point de Paris à
Vincennes sans escorte des gardes du Roi * ».
Louis XIV eut plusieurs fois à rendre du courage
aux juges, soit en leur commandant de vive voix
« de faire une justice exacte, sans aucune distinction
de personnes, de condition, ni de sexe ^ », soit en
les assurant par lettre officielle « de sa protection ^ ».
Les premières exécutions eurent lieu en fé-
vrier 1679, avant la chambre ardente par consé-
quent. La fournée d'arrestations, ou de citations
à comparaître, qui fît un tel fracas à cause de sa
composition aristocratique*, est du 23 janvier 1680.
Il y avait alors quatre mois au moins * que deux
1. Lettre au marquis de Trichateau.
2. Note de La Reyriif (27 décembre 1679). Les pièces de V Affaire
(les poisons forment plus de 1 300 papes pr. in-8 des Arrhhn's de la
Bastilk, et elles ne !?ont pas complètes. Il y maïKiue tout au moins
certaines dépositions particulièrement com promettantes pour
Mme de Montespan, et brûlées sur Tordre de Louis XIV.
3. Louvoisà Houcherat, présidentdelallhambre, le4lévrierlCS0.
4. On y comptait : la cumlesso de Soissons, la marquise d'/Vl-
luye (le roi les lit sauver), le duc de Luxembourg (victi/iie d'une
erreur), la vicomtesse de Polijrnac, le inanjuis de Fcufiuières,
la princesse de Tingry, la maréchale delà Ferlé, la duchesse de
Bouillon, etc.
5. Cf. Archiver d>' la Ra^liUe, la « note autof/raphe » de La
Reynie, du 17 septembre 1679. Klait-ce la première fois que
ces deux noms apparaissaient? Les destructions de pièces
ordonnées parle roi ne permettent pas de raffirmer.
LA CDAMBRE ARDENTE. 357
noms bien connus du roi avaient frappé ses oreilles
pendant qu'il se faisait lire par Louvois les der-
niers interrogatoires. Qu'est-ce que Mlle des
OEillets, ancienne « suivante » de Mme de Mon-
tespan, qu'est-ce que Cato, sa femme de cham-
bre, allaient faire chez la Voisin et ses pareilles?
Ces mêmes noms ayant été prononcés à nouveau
(6 janvier 16H0), le roi, tout en déclarant que les
témoins avaient certainement menli ', ordonna au
procureur général, M. Robert, « d'avoir beaucoup
d'attention » à cette particularité. Ce qui fut fait,
avec ce résultat que Louis XIV en fut bientôt à se
demander si la femme qu'il avait adorée entre
toutes et qui lui avait donné sept enfants était une
vile empoisonneuse? si ce corps parfait pour lequel
il avait risqué le salut de son âme avait figuré dans
les cérémonies ignobles de l'infâme Guibourg? si,
non contente de s'en prendre à ses riva'es, comme
d'autres dont il savait à présent les noms, elle n'avait
pas essayé dans un accès de jalousie de l'empoi-
sonner, lui, le roi? Il cherchait la vérité, et ne la
trouvait pas.
En attendant, il l'emmenait toujours partout, et
elle lui faisait toujours des scènes. Il était un peu
moins patient; c'était toute la différence. De Bussy-
Rabutin, le 18 mai 1680 : « Le roi,... comme il
montait en carrosse avec la reine, eut de grosses
paroles avec Mme de Montespan sur des senteurs
1. Louvois à M. Robert, le 15 janvier 1680.
358 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
dont elle est toujours chargée et qui font mal à Sa
Majesté. Le roi lui parla d'abord honnêtement, mais
comme elle répondit avec beaucoup d'aigreur, Sa
Majesté s'échaulTa ». Le 25, Mme de Scvigné enre-
gistre une autre « extrême brouillerie ». Golbert les
raccommoda.
La situation était poignante. On possède une
longue série de lettres et de mémoires où La Reynie
discute à l'intention du roi les charges accumulées
contre Mme de Montespan. C'est le tableau des
doutes et des fluctuations d'un honnête homme que
sa responsabilité angoisse, et qui voit un égal péril
à déshonorer le trône, et à laisser auprès du roi une
femme qu'il lui est impossible de croire tout à fait
innocente. Louis XIV passait à sa suite par les
mêmes alternatives. Plus on allait, plus les pré-
somptions devenaient fortes, sans qu'on eût jamais
aucune preuve décisive. Le 12 juillet 1680, La
Reynie résumait pour son maître l'histoire du
« placet dont on devait se servir pour empoisonner
le roi ». Le 11 octobre, il déclarait qu'il s'y perdait,
et suppliait Sa Majesté d'examiner s'il était « du
bien de son État » de rendre ces « horreurs » publi-
ques. Au mois de mai suivant, il avouait avoir
été induit en erreur sur plusieurs points et y voir
plus trouble que jamais. Le merveilleux empire de
Louis XIV sur lui-même l'empêchait de se trahir;
mais l'on se représente ses incertitudes, ses combats
intérieurs, et, il faut l'espérer, sa honte et ses
remords, devant ce châtiment de ses fautes. Mme de
LA CHAMBRE ARDENTE. 359
Montespan, de son côté, malgré le secret absolu, et
bien merveilleux aussi, gardé par la justice et la
police, ne pouvait pas ignorer que Mlle des Œillets
avait été interrogée, confrontée et, finalement,
enfermée pour le reste de ses jours à l'hôpital
général de Tours*. Mme de Montespan savait donc
qu'elle-même avait été dénoncée; mais dans quelle
mesure? et qu'en pensait le roi? Quelles rencontres,
entre ces deux êtres I Quels entretiens, passés à s'ob-
server et à dissimuler !
Cependant la vie de cour tournait dans son cercle
monotone, et Mme de Montespan y figurait toujours
aux places d'honneur. En mars 1680, elle va au-
devant de la Dauphine^ avec le reste de la Cour, et
c'est elle que l'on charge du choix et de l'arrange-
ment de ce que nous appellerions la corbeille,
« étant la femme du monde, écrivait Mademoiselle,
qui se connaît le mieux à toutes choses ». En juillet,
le roi l'emmène à Versailles avec sa sœur, Mme de
Thianges, et sa nièce, la belle duchesse de Nevers,
que sa mère et sa tante offrent cyniquement au
monarque ^ En février 1681, « on ouvre... une
loterie chez Mme de Montespan, dont le gros lot
sera de cent mille francs, et où il y en aura cent
1. Elle y mourut le 8 septembre 1686. Cato semble avoir été
mise hors de cause, bien qu'elle eilt été placée chez Mme de
Montespan par la Voisin.
2. Marie-Anne-GhrisUne de Bavière venait épouser le Grand
Dauphin.
3. Gf. les Souvenirs de Mme de Caylus et — entre autres —
la lettre de Muie de Sévigné du 17 juillet 1080.
360 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
autres de chacun cent pistoles* ». En juillet 1682, la
chambre ardente est supprimée brusquement. Sur
plus de trois cents accusés, trente-six, gens de rien
ou de pas grand'chose, avaient été exécutés, une
centaine envoyés aux galères, ou en prison, ou dans
des couvents, ou en exil, les accusés de marque s'en
tirant toujours à bon compte. Les cachots de Paris
et de Vincennes étaient encore bondés. On relâcha
le fretin, et l'on répartit le reste, sans autre forme
de procès, entre diverses prisons de province, pour
y attendre une mort qui se faisait rarement attendre.
De Louvois à M. Chauvelin, intendant, le 16 dé-
cembre 1682, en lui annonçant l'un de ces convois :
« Surtout recommandez, s'il vous plaît à ces
messieurs, d'empêcher que l'on entende les sottises
qu'ils pourront crier tout haut, leur étant souvent
arrivé d'en dire touchant Mme de Montespan, qui
sont sans aucun fondement, les menaçant de les
faire corriger si cruellement au moindre bruit qu'ils
feront, qu'il n'y en ait pas un qui ose souffler ».
Cette lettre est l'épilogue de l'affaire des poisons en
ce qui touche Mme de Montespan.
Elle était sauvée, que ce fût manque de preuves
ou raison d'État, refus de Louis XIV d'en croire un
abbé Guibourg et un Lesage, ou influence sur lui
de sa vieille tendresse. Les quelques hommes qu'il
avait fallu mettre dans le secret furent si parfaite-
ment muets, que les contemporains ne soupçonnè-
1. Letti'e du marquis de Bussy àBussy-Rabutin, du 6 février 1681
(Correspondance de Bussy-Paljutin).
LA CHAMBRE ARDENTE. 361
rent rien. Ils virent l'ancienne favorite demeurer à
la Cour, un peu délaissée, mais rêvant toujours
d'une revanche, et gardant un certain crédit, une
certaine influence, ainsi qu'en témoignent à chaque
page les Mémoires de Mademoiselle. Tout cela était
dans l'ordre.
Sur ce que pensait Louis XIV au fond de son
âme, nous possédons un seul indice : une lettre de
lui à Colbert, l'un de ceux qui savaient tout.
Mademoiselle avait prié Mme de Monlespan de sol-
liciter je ne sais quelle grâce en faveur de Lauzim.
Le roi chargea Colbert de répondre pour lui :
« (Octobre 1681)... Vous lui expliquerez en termes
honnêtes que je reçois toujours les marques de
son amitié et de sa confiance avec plaisir, et que je
suis très fâché quand je ne saurais faire ce qu'elle
désire;... mais qu'à cette heure je ne saurais rien
faire de plus que ce que j'ai fait* ». Il la croyait
innocente, — ou il lui avait pardonné.
IV
Le premier soin de Lauzun, en se voyant rendu
au monde, dut être de se débrouiller tant bien que
mal dans la chronologie des amours du roi, si néces-
saire pour la connaissance de l'histoire intérieure
de la Cour. Sur ce point, on a vu l'essentiel dans le
1. Mme de Monlespan et LouL XIV, par P. Clément.
362 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
chapitre précédent. Il eut ensuite à se mettre au
courant de ce que Mademoiselle avait fait pour lui
pendant sa captivité, et de ce qu'en pensait le
public, et il reconnut tout d'abord que personne en
France, excepté Segrais, ne doutait plus qu'ils ne
fussent mariés. C'était une opinion établie, et qui
ne varia plus. On la retrouve au xviii« siècle; l'his-
torien Anquetil vit au Tréport, en 1744, une vieille
personne de plus de soixante-dix ans, qui ressem-
blait aux portraits de Mademoiselle, et qui ne
savait pas d'où lui venait la pension dont elle
vivait '. Cette personne se croyait fille de la duchesse
de Montpensier, et la tradition locale lui donnait
raison. De preuves, aucune, et l'on verra plus loin
que cette question du mariage avec Lauzun revient
sans cesse dans une biographie de la Grande Made-
moiselle, avec une monotonie un peu fatigante, et
sans qu'il soit jamais possible d'y faire une réponse
nette.
Quoi qu'il en soit, cette princesse donnait un bien
bel exemple de constance et de fidélité. Elle avait
vécu dix ans absorbée dans une pensée unique. On
lit dans ses Mémoires pour l'année 1673 : « Il ne
se passa rien dont je me souvienne cet hiver-là. Mes
chagrins m'occupent tant, que je ne le suis guère
des affaires des autres ». Délivrer Lauzun était
devenu son idée fixe, et elle s'attachait aux pas du
roi, à ceux de Mme de Montespan, sans se permettre
1. Inouïs XIV, sa cour et le régent, par Anquetil (Paris, 1789).
LA DONATION AU DUC DU MAINE. 363
de leur garder rancune du mal qu'ils avaient fait,
puisque eux seuls pouvaient le défaire. Plus ils se
montraient inexorables, plus Mademoiselle redou-
blait ses assiduités. En 1676, elle se fît pendant
deux heures l'illusion que Louis XIV avait enfin, au
bout de cinq ans, un mouvement de compassion.
On venait de recevoir la nouvelle de l'évasion
manquée de Lauzun : « J'appris que le roi avait
écouté la relation que l'on lui en avait faite assez
humainement, je ne puis dire avec pitié. S'il en
avait eu, serait-iP encore là? » Elle écrivit au roi,
n'en eut pas de réponse, comme toujours, et quatre
années s'écoulèrent encore. Mme de Montespan
n'était plus favorite. Les courtisans se croyaient
habiles de la négliger. Mieux inspirée. Mademoiselle
continuait à ne bouger de chez elle, et l'événement
lui donna raison, au moment le plus dramatique
pour Louis XIV de l'affaire des poisons.
C'était au printemps de 1680, tandis que de tout
l'entourage de la Voisin, les dénonciations pleu-
vaient sur la favorite tombée. Mademoiselle remar-
quait à certaines allées et venues, à un changement
de ton, qu'il se brassait quelque chose entre
Mme de Montespan et Pignerol : « J'allais tous les
jours chez (elle), et elle me paraissait attendrie pour
M. de Lauzun.... Elle me disait souvent : « Mais
« songez à ce que vous pourriez faire d'agréable au
« roi, pour vous accorder ce qui vous tient tant au
1. Le second il s'applique à Lauzun.
364 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
« cœur ». Elle jetait de temps en temps des propos
de cette nature, qui me firent aviser qu'ils pensaient
à mon bien ». Le mot d'un ami lui revint en
mémoire : « Mais si vous leur faisiez espérer de
« faire M. du Maine votre héritier? » Elle se rappela
d'autres mots, des détails qui ne l'avaient pas
frappée d'abord, et comprit qu'on lui offrait un
marché. Louis XIV et son ancienne maîtresse
s'étaient entendus pour lui vendre la liberté de
l'homme qu'elle aimait. Quel serait le prix, on ne le
disait pas encore.
Mademoiselle avait mis un certain temps à com-
prendre. Son trouble fut alors si grand, qu'elle ne
se décidait pas à parler. Elle sentait que la partie
n'était pas égale, entre elle à qui la passion ôtait tout
son sang-froid, et Mme de Montespan qui conservait
tout le sien, et elle balançait, craignant quelque
piège : « Enfin je me résolus de faire M. du Maine
mon héritier, pourvu que le roi voulût faire venir
M. de Lauzun et consentir que je l'épousasse ».
Un tiers porta ces conditions à Mme de Montespan
et fut reçu à bras ouverts. Louis XIV remercia sa
cousine de très bonne grâce, sans toutefois faire
allusion aux conditions de l'affaire; il eut toujours
le droit de dire qu'il n'avait rien promis. Mademoi-
selle aurait voulu qu'il lui dît tout au moins un mot
de Lauzun. Mme de Montespan répondait à ses ins-
tances : « Il faut avoir patience », et les choses en
restaient là.
Au bout de quelques semaines, Mademoiselle
LA DONATION AU DUC DU MAINE. 365
s'aperçut tout à coup qu'elle n'était plus libre. Elle
avait compté prendre son temps, avoir ses sûretés
avant que d'aller plus loin. On la mit en demeure
de s'exécuter, et on ne la laissa plus respirer :
« On ne se moque pas du roi, déclarait Mme de
Montespan; quand on l'a promis, il faut tenir. —
Mais, objectait Mademoiselle, je veux la liberté de
M. de Lauzun, et si, après que j'aurai donné, on me
trompe et que l'on ne le fasse pas sortir? » On lui
dépêchait alors Louvois, pour la terroriser, ou Col-
bert, pour la retourner par tous les bouts. Il ne
s'agissait plus de testament. On exigeait une dona-
tion entre vifs * de la principauté de Bombes et du
comté d'Eu, sans parler du reste, et on l'eut, après
une résistance désespérée et « les plaintes et les
larmes les plus amères », car l'on demandait ce qui
avait déjà été donné à Lauzun, et Mademoiselle ne
pouvait se résoudre à dépouiller son ami : « Elle
comprit... enfin que le roi... ne cesserait de la per-
sécuter jusqu'à ce qu'elle eût consenti, sans aucune
espérance de rien rabattre ^ », et elle céda. La dona-
tion au duc du Maine fut signée le 2 février 1681.
Elle valut encore quelques bonnes journées à Made-
moiselle. Le roi l'assurait de sa reconnaissance :
« A souper, il me faisait des mines et causait avec
moi; cela avait fort bon air ».
Cependant Lauzun ne reparaissait pas. Un jour
que Mme de Montespan disait à Mademoiselle que
1. Avec entrée en jouissance après la mort de Mademoiselle.
2. Mémoires de Saint-Simop,
366 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
le roi ne permettrait sûrement pas qu'il fût duc de
Montpensier, et qu'il faudrait se rabattre sur un
mariage secret, cette princesse s'écria : « Quoi!
madame, il vivra avec moi comme mon mari, il ne
le sera pas déclarément? Que pourra-t-on dire et
croire de moi? » C'est sur ce passage des Mémoires
de Mademoiselle que l'on peut s'appuyer pour placer
son mariage en 1682, après la captivité de Lauzun.
Nous ajouterons seulement qu'il existe contre
cette date tardive tout un ensemble de preuves
morales.
Quelque temps après cette conversation, au début
d'avril 1681 et la cour étant à Saint-Germain,
Mme de Montespan annonça à Mademoiselle le pro-
chain départ de Lauzun pour les eaux de Bourbon,
puis elle l'entraîna, un peu contre son gré, jusqu'au
bout de la terrasse, loin des yeux et des oreilles
indiscrets : « Quand nous fûmes (au Val), qui est
un jardin au bout du parc de Saint-Germain, elle
me dit : « Le roi m'a dit de vous dire qu'il ne
« veut pas que vous songiez jamais h épouser M. do
« Lauzun ». Épouser officiellement, s'entend. Made-
moiselle était jouée : « Sur cela je me mis à
pleurer et à dire beaucoup de choses sur ce que je
n'avais fait les donations... qu'à cette condition.
Mme de Montespan dit : « Je ne vous ai jamais rien
« promis ». Elle avait son compte; ainsi elle souf-
frit sans rien dire tout ce que je pus dire ». Le soir,
il fallut avoir l'air ravie et remercier le roi de la
liberté de Lauzun : un seul signe de mauvaise
LAUZUN LIBÉRÉ. 367
humeur, et Mademoiselle s'exposait à ne rien avoir
du tout en échange de ses millions.
Il restait à tirer de Lauzun sa renonciation aux
dons de Mademoiselle. Mme de Montespan prit le
chemin de Bourbon, où « elle trouva plus de diffi-
culté qu'elle ne pensait ». Ses exigences dépassaient
à tel point les prévisions de Lauzun, qu'il en fut
révolté : « Il y eut force disputes, force courriers,
force longueurs * » au bout desquelles, ayant remis
cet opiniâtre en prison ^, on le harcela de menaces
et de promesses qui eurent raison de son obstina-
tion. Sa signature donnée, il se croyait libre : on lui
signifia un ordre d'exil à Amboise. Lui aussi, on l'a-
vait joué. Cette affaire est odieuse d'un bout à l'autre.
Mademoiselle fut son recours et sa providence.
Elle le dédommagea, dans la mesure du possible,
par une nouvelle donation où figurait Saint-
Fargeau, et trouva le moyen de lui faire payer près
de 300 000 livres ^ sur ce que le Roi aurait pu lui
donner s'il n'avait pas été mis à Pignerol. Chose plus
difficile encore, et qu'il souhaitait ardemment, les
importunités de Mademoiselle lui obtinrent la per-
mission de venir saluer le roi et d'habiter ensuite où
il lui plairait, à la seule condition de ne plus
s'approcher de la Cour. L'accès lui en restait
interdit; mais qu'en serait-il de cette défense lorsque
son maître l'aurait vu à ses pieds?
1. Écrits inédits de Saint-Simon.
2. A Chalon-sur-Saône.
3. Exactement, d'après les chiffres officiels, 284 940 livres.
368 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Hélas! le charme était rompu, et pour toujours.
Lauzun se jeta « dix fois » de suite (mars 1682) aux
pieds de Louis XIV — c'est le roi qui Ta conté, —
usa de toutes ses grâces et de toutes ses flatteries,
sans réussir à fondre la glace. Accueilli sèchement
et congédié sans délai, il se mit à la recherche de
Mademoiselle. Ils ne s'étaient pas encore revus, et
c'est une épreuve terrible que de se revoir onze ans
après et de vouloir rouvrir ensemble la page fermée
sur une catastrophe. La Grande Mademoiselle
d'avant Pignerol ressemblait singulièrement à l'Her-
mione de Racine pour la jalousie et la violence.
Celle de 1682 ne s'était pas apaisée, mais Hermione
était à présent une vieille femme, et Pyrrhus un
barbon licencieux qui tâchait de se dédommager
du temps perdu en prison. Les années ne l'avaient
pas rendu amoureux de sa bienfaitrice, et il arrivait
chez elle bien décidé à faire banqueroute à la recon-
naissance de toutes les manières, mais plus particuliè-
rement en amour. Mademoiselle était au courant de
ses infidélités. La douleur mêlée d'irritation qu'elle
en ressentait se manifestait pour l'instant par une
sorte de gône et d'embarras. La grande joie qu'elle
s'était promise à le revoir ne se retrouvait plus. Elle
ne vivait depuis dix ans que pour cette minute;
quand elle y fut, elle eut envie de se sauver.
Elle avait été l'attendre chez Mme de Montespan,
première bizarrerie : « M. de Lauzun, disent ses
Mémoires, vint après avoir vu le roi ; il avait un vieux
justaucorps à brevet,... trop court et quasi tout
LAUZUN LIBÈRE. 369
déchiré, une vilaine perruque '. Il se jeta à mes pieds
et fit cela de bonne grâce; puis Mme de Montespan
nous mena dans son cabinet et dit : « Vous serez
« bien aises de parler ensemble ». Elle s'en alla et je
la suivis. » C'était une seconde bizarrerie. Lauzun
en profita pour aller saluer le reste de la famille
royale. En revenant, il retrouva sa princesse chez
Mme de Montespan et ne la vit pas un instant
seule : « Il me dit que l'on ne pouvait pas avoir
été mieux reçu qu'il l'avait été...; que c'était à moi
qu'il devait cela; qu'il ne lui pouvait jamais rien
arriver de bien que par moi, de qui il tenait tout. Il
me tint des propos fort gracieux; il avait raison d'en
user ainsi. Je ne disais mot; j'étais étonnée ». Gela
fait, Lauzun s'estima quitte, et s'en retourna à Paris
la conscience en repos. Mademoiselle n'osa point l'y
suivre trop vite.
Le quatrième jour, ils se retrouvèrent à Choisy,
une nouvelle maison que Mademoiselle s'était bâtie
à deux lieues de Sceaux, Lauzun survint tandis
qu'elle se coiffait avec des rubans couleur de feu :
« Il dit : « J'ai été étonné de voir la Reine toute
« pleine de rubans de couleur à sa tête. — Vous
« trouvez donc bien étrange que j'en aie, moi qui suis
« plus vieille? — Il ne dit rien. Je lui appris que la
qualité faisait que l'on en portait plus longtemps que
1. Le justaucorps dit à brevet, parce qu'il ne se pouvait porter
qu'avec un brevet du roi, changeait tous les ans. Il élait donc
très démodé au bout de douze ans. Lauzun avait pris perruque à
Pignfrol, pour se protéger contre Thumidité de sa basse-voùte.
24
370 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
les autres ». (Mademoiselle avait écrit d'abord :
« Je lui dis que les gens de ma qualité et ùent
toujours jeunes ». Elle a effacé sa phrase.) Lauzun
sut la remettre de bonne humeur, se laissa gronder,
et s'échappa vers le soir pour retourner à ses plaisirs.
Le cinquième jour, ils se disputèrent. Lauzun
avait tort; il avait parlé de sa visite à Choisy comme
d'une corvée. Mademoiselle gâta sa cause par son
aigreur. « Je vois bien, lui disait-elle, qu'en ce
monde on se moque des gens qui font du bien, que
Ton s'ennuie avec eux. » Lauzun, piqué, deman-
dait : « Cette plaisanterie durera-t-elle longtemps?
— Tant qu'il me plaira; je suis en droit de dire
tout ce que je voudrai, et vous en obligation de
l'écouter ». Lauzun montra « beaucoup d'impatience
de s'en aller », et c'était assez naturel.
Une autre fois, ce fut lui qui se mit en colère le
premier. De n'être plus rien, et de se voir à deux
pas de la Cour sans pouvoir y mettre les pieds, le
supplice passait ses forces. Il accusa Mademoiselle
de s'y être mal prise et de ne lui avoir fait que du
tort : si elle ne s'était pas « mêlée de ses affaires »,
il serait sorti de prison à de bien meilleures condi-
tions. Mme de Montespan les entendait. A ce comble
d'injustice et d'ingratitude, elle se fâcha, la princesse
l'imita, et Ton ne voit point, au milieu de ces
querelles, à quel moment Mademoiselle et Lauzun
auraient eu envie de se marier, s'ils ne l'avaient pas
été d'avant Pignerol. C'est encore une preuve morale
à ajouter à toutes les autres.
BROUILLE ENTRE MADEMOISELLE ET LAUZUN. 371
Environ tous les deux jours, Lauzun se métamor-
phosait et redevenait pour Mademoiselle, pendant
quelques heures ou quelques minutes, l'ancien
« petit homme » à qui son étrangeté donnait une
séduction subtile, aussi difficile à expliquer qu'im-
possible à nier. Il n'avait alors aucune peine à la
ramener. Dès qu'elle le retrouvait avec l'air « doux et
timide » et le sourire énigmatique qu'elle avait tant
aimés, avec ces manières à lui qu'elle défiait autrefois
« de connaître, de dire ni de copier », Mademoiselle
retombait sous le charme et ne savait rien lui refuser.
Mais cela ne durait jamais. Le temps d'obtenir d'elle
une nouvelle démarche, un service de plus, et il
reprenait l'air excédé du forçat qui traîne son boulet.
II exaspérait tous les jours sa jalousie comme à
plaisir; faute de mieux, « il s'amusait avec des gri-
settes ^ », après que la famille royale l'avait reçu en
cousin deviné, sinon avoué, et que tout Paris
était allé complimenter Mademoiselle sur son
retour.
D'autres froissements provinrent de ce que Lauzun
considérait l'argent de Mademoiselle comme le sien.
Choisy lui parut une dépense inutile; il la blâma.
« Toutes ces terrasses coûtent des sommes immen-
ses, disait-il en se promenant; à quoi cela est-il
bon? » Mademoiselle avait vendu en son absence
une chaîne de perles. « Où est l'argent? » deman-
dait Lauzun. Il prétendait tenir les cordons de la
1. Écrits inédits, Saint-Simon.
372 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
bourse, et ne plus être « comme un gueux «. Il
s'étonnait que Mademoiselle n'eût pas songé à lui
meubler « un bel appartement » pour son arrivée, à
lui organiser sa maison, à mettre l'un de ses carrosses
à sa disposition. Il racontait dans le monde qu'elle
le laissait « sans un sol » ; qu'elle ne lui avait rien
donné que des diamants, pour mille pistoles en tout,
et quels diamants! si « vilains », qu'il les avait
vendus « pour vivre ». C'est l'éternelle histoire du
jeune mari qui veut en avoir pour sa peine.
Le « bel appartement » existait et l'attendait, mais
au château d'Eu; le roi ne l'aurait pas toléré au
Luxembourg. Ceux qui ont visité Eu avant l'incendie
de 1902 n'ont pas oublié le vol d'Amours qui traver-
sait le plafond d'une chambre située au-dessus de
celle de Mademoiselle. La chambre aux Amours
était celle de Lauzun, qui ne fît pas honneur au
symbole. Après s'être laissé attendre pendant trois
semaines, il ne fut pas plutôt arrivé, qu'il commit
l'imprudence inconcevable de pourchasser les fdles
des environs sous les yeux de Mademoiselle. C'en
était trop. Mademoiselle battit Lauzun, le griffa et
le mit à la porte. Il devait s'y attendre. Il fut néan-
moins assez penaud pour se prêter à un raccommo-
dement. La comtesse de Fiesque servit d'intermé-
diaire.
Il y avait au château d'Lu une grande galerie
remplie de portraits de famille. Mademoiselle parut
à l'un des bouts : « Il était à l'autre bout, et il en
fit toule la longueur sur ses genoux jusqu'aux pieds
BROUILLE ENTRE MADEMOISELLE ET LAUZUN. 373
de Mademoiselle* ». Peut-être furent-ils sincères en
se pardonnant; mais, lorsqu'on a commencé à se
battre, Ton continue, que ce soit chez les princes
ou dans la hutte d'un charbonnier : « Ces scènes,
plus moins fortes, recommencèrent souvent dans la
suite. Il se lassa d'être battu, et à son tour battit bel
et bien Mademoiselle, et cela arriva plusieurs fois,
tant qu'à la fin, lassés l'un de l'autre, ils se brouil-
lèrent une bonne fois pour toutes et ne se revirent
jamais depuis ». Leur dernière querelle est contée
tout au long dans les mémoires de la princesse.
On était au printemps de 1684. La France faisait
la guerre à l'Espagne. Le 22 avril, le roi partit pour
l'armée, ayant refusé d'emmener Lauzun, qui s'ima-
gina, à tort ou à raison, que Mademoiselle l'avait
desservi, et en fut outré. Il se rendit au Luxem-
bourg, où un accueil railleur acheva de l'exaspérer ;
« J'allai à lui avec un air riant et lui dis : « Il faut
« que vous vous en alliez à Lauzun ou à Saint-Far-
« geau ; car n'allant point avec le roi, cela serait
<( ridicule que vous demeurassiez à Paris, et je serais
« fort fâchée que l'on crût que c'est moi qui suis cause
« que vous y demeurez ». Il me dit : « Je m'en vais,
« et je vous dis adieu pour ne vous voir de ma vie ».
Je lui répondis :-« Elle aurait été bien heureuse,
« si je ne vous avais jamais vu; mais il vaut mieux
« tard que jamais. — Vous avez ruiné ma fortune
me répliqua-t-il; vous m'avez coupé la gorge; vous
1. Saint-Simon, Mémoires. Saint-Simon tenait tous ces détails
d'un témoin oculaire,
374 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
« êtes cause que je ne vais point avec le roi: vous l'en
« avez prié. — Oh! pour celui-là, cela est faux; il
« peut dire lui-même ce qui en est ». Il s'emporta
beaucoup, et moi je demeurai dans un grand sang-
froid. Je lui dis : « Adieu donc », et j'entrai dans
ma petite chambre. J'y fus quelque temps; je ren-
trai; je le trouvai encore. Les dames qui étaient là
me dirent : « Ne voulez-vous donc pas jouer? »
J'allai à lui, lui disant : « C'est trop; tenez votre réso-
« lution; allez vous-en ». Il se retira. » Cette rup-
ture fit grand bruit. Dangeau, qui avait suivi le roi
à la frontière, nota le 6 mai dans son Journal :
« On apprit de Paris que Mademoiselle avait défendu
à M. de Lauzun de se présenter devant elle ». Ainsi
finit, mesquinement et misérablement, la plus
fameuse passion du siècle après celle de Chimène et
de Rodrigue.
Le bruit apaisé, les héros du roman s'enfoncè-
rent dans l'obscurité. Mademoiselle se jeta dans une
dévotion d'où le pardon des injures restait exclu.
Lauzun cherchait une branche où se raccrocher et
n'en trouvait point; il comprenait trop tard que
l'on ne se brouillait pas impunément avec une prin-
cesse du sang. Il fit des tentatives de rapproche-
ment que Mademoiselle repoussa : elle l'avait trop
aimé pour ne pas le haïr. Leur vie à tous les deux
LAUZUN REA^ENT A LA COUR. 375
paraissait finie, quand -la même étoile fantasque
qui avait guidé Lauzun vers tant d'aventures mer-
veilleuses, sinon toujours agréables, le conduisit en
Angleterre dans l'automne de 1688. Il venait y cher-
cher une cour plus hospitalière quo la nôtre; il y
trouva une révolution et la gloire : « J'admire l'étoile
de M. de Lauzun, écrivait Mme de Sévigné, qui
veut encore rendre son nom éclatant, quand il
semble qu'il soit tout à fait enterré » (24 décem-
bre 1688).
Son nom fut en effet sur toutes les lèvres. Il avait
sauvé la reine d'Angleterre et son fils, les avait
amenés à Calais au prix de réels dangers, et appa-
raissait soudain comme une façon de héros, mé-
connu et persécuté : « Il y a longtemps , dit
aussitôt Louis XIV, que Lauzun n'a vu de mon écri-
ture... : je crois qu'il aura une grande joie de rece-
voir une lettre de ma main ». La lettre royale por-
tait à l'ancien favori plus que l'oubli du passé ; elle
lui parlait « d'impatience de le revoir * ». Mademoi-
selle y vit un outrage, les ministres et les courti-
sans une menace pour eux. « (27 décembre) Il a
trouvé le chemin de Versailles en passant par Lon-
dres; cela n'est fait que pour lui. La princesse est
outrée de penser que le roi en est content, et qu'il
reviendra à la Cour ^. » Vainement le roi envoya
Seignelay dire à sa cousine, en manière d'excuse et
de consolation, « qu'après les services que M. de
1. Saint-Simon, Écrits inédits.
2. Sévigné.
376 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Lauzun venait de lui rendre, il ne pouvait s'empê-
cher en aucune façon de le voir ». Mademoiselle
s'emporta et dit : « C'est donc là la reconnais-
sance de ce que j'ai fait pour les enfants du Roil... »
Un des amis de M. de Lauzun fut chargé de lui
présenter une lettre de sa part : elle... « la jeta dans
le feu* », sans la lire. Quand on la vit intraitable,
on cessa de s'occuper d'elle et de sa mauvaise hu-
meur. Lauzun rentra triomphalement à la Cour de
France, et Bussy-Rabutin résuma sa carrière dans
une lettre à Mme de Sévigné : « (2 février 1689)
Nous l'avons vu favori, nous l'avons vu noyé, et le
revoici sur l'eau. Ne savez-vous pas un jeu où
l'on dit : Je Vai vu vif, je lai vu mort, je lai vu vif
après sa mortl — C'est son histoire ».
Le « second tome du roman ^ » offrit encore aux
badauds la remise solennelle au petit Lauzun, par
le roi Jacques II et dans l'église de Notre-Dame, du
collier de l'ordre de la Jarretière. A ce beau cha-
pitre en succéda un moins brillant. Lauzun avait eu
le commandement de l'armée que la France envoyait
en Irlande soutenir la cause de la monarchie légi-
time. Il manquait des talents nécessaires. Il étonna
ses officiers par son incapacité et les fit rougir par
une « rage de retourner en France^ » qui ne fut pas
trouvée d'un héros. Louis XIV consentit à le faire
1. Mémoires d^ la cour de France, par Mme de La Fuyetle.
2. Sôvigné, 6janvior 1689.
3. Lettre de M. d'Ainfreville, officier général de la marine, h
Seignelay, dans Vllisloire de Louvois de Camille Roussel.
LAUZUN REVIEiM A LA COUR. 377
duc (1692) sur « rinslante prière ' » des Majestés
brilanniques, mais son opinion était faite : il n'em-
ploya plus jamais Lauzun, qui n'en prit jamais son
parti.
A force de rêver à ses peines, Mademoiselle com-
prit cette vérité banale, que le bonheur n'est pas fait
pour les grands de la terre. Sans Tavoir consolée,
cette découverte lui avait apporté un certain apaise-
ment. Elle avait alors pour voisine de campagne en
Normandie une jeune et charmante femme, appelée
la comtesse de Bayard, qui fut au siècle suivant la
marraine de Bernardin de Saint-Pierre, et qui lui
racontait des histoires^. Bernardin les a racontées
à son tour, en les traduisant dans son langage sen-
timental, et il s'en trouve sur la Grande Mademoi-
selle. Mme de Bayard se plaisait à rappeler comment,
dans leurs promenades solitaires, elle s'arrêtait à
faire conter aux villageoises leurs amours et leur
mariage ; comment ses yeux se remplissaient alors
de larmes et comment, rentrée dans son château
d'Eu, elle disait qu'elle aurait été plus heureuse
dans une cabane. Aux pleurs succédaient des enfan-
tillages ; l'exécrable vie de cour lui avait donné une
vieillesse puérile, et elle se précipitait à Versailles
pour ne pas manquer un carrousel, ou quelque
spectacle du même genre ^.
1. Saint-Simon, Écrils inédits.
2. Œuvres complètes de Bernardin de Saint-Pierre (Paris, 1830).
Vol. I : Esfai sur la vie, etc., par Aimé-Martin.
3. Lettre de Mme de Montespan à la duchesse de Noailles
(l"juin 168o);j1/)«e de Montespan, etc., par P. Clément.
378 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Le 15 mars 1693, elle fut prise à Paris d'une
maladie de vessie qui s'aggrava rapidement ^ On
s'étouffa au Luxembourg pour avoir des nouvelles;
la crainte de perdre la Grande Mademoiselle avait
réveillé sa popularité. Monsieur et Madame, qui
l'aimaient, vinrent la soigner. Lauzun lui fit de-
mander de le recevoir; elle refusa. Son état conti-
nuant à empirer et les médecins ne sachant que
faire, on lui administra cinq prises d'émétique, le
remède à la mode cet hiver-là, avec ce résultat qu'elle
vit presque aussitôt défiler devant son lit le roi et la
famille royale; c'était l'avis officiel de laisser toute
espérance. Elle mourut le 5 avril, à soixante-six ans,
et fut enterrée à Saint-Denis avec beaucoup de
pompe. Au milieu de la cérémonie, une urne dans
laquelle, par un arrangement bizarre , on avait
enfermé les entrailles, « se fracassa avec un bruit
épouvantable et une puanteur subite et intolé-
rable ^ ». Des femmes s'évanouirent, le reste de
l'assistance gagna le grand air à la course. « Tout
fut parfumé et rétabli », mais cette scène burlesque
devint la risée de Paris. Il était écrit que la Grande
Mademoiselle aurait toujours son petit coin de ridi-
cule, même le jour de son enterrement.
Lauzun prit le grand deuil et fit le même jour
une demande en mariage ^, pour bien marquer
i. Cf. la Gazette pour 1693 et la collection du Mercure Galant,
périodique mensuel, fondé en 1672 par Donneau de Visé.
2 Sainl-Simon, Mémuires.
3. Lettre de Madame à la duchesse de Hanovre {Coirespon-
dance de Madame, 3 vol. Édition Kruest Jœglé).
MORT DE LA GRANDE MADEMOISELLE. 379
qu'il était veuf. Ayant essuyé un refus, il épousa
(1693) la fille cadette du maréchal de Lorges, et
devint par là le beau-frère de Saint-Simon. Mme de
Lauzun était une enfant de quatorze ans ', à qui
M. de Lauzun avait paru si vieux, avec ses soixante-
trois ans, qu'elle avait bien voulu de lui pour être
promptement veuve. Elle s'était dit qu'au bout « de
deux ou trois ans, tout au plus* », elle se trouverait
libre et indépendante, riche et duchesse par-dessus
le marché, et cette idée l'avait séduite. Mais l'on ne
pouvait jamais compter sur rien avec Lauzun. Sa
femme le garda près de trente ans, à la faire enrager
du matin au soir. Le roi avait dit au maréchal de
Lorges, en apprenant le mariage de sa plus jeune
fille : « Vous êtes hardi de mettre Lauzun dans
votre famille; je souhaite que vous ne vous en repen-
tiez pas ». Le repentir fut prompt et amer, et fît
rendre justice à Mademoiselle : il était impossible
de vivre avec Lauzun. Sa femme n'en vint à bout,
tant bien que mal, que par des miracles de patience,
et l'on n'a jamais le droit d'exiger un miracle. Le
vilain petit calcul du début avait été amplement
expié lorsqu'elle devint enfin veuve.
Son époux avait été jusqu'à la fin l'une des
parures et des curiosités de la Cour de France par
ses grandes manières, la singularité de ses habits,
la splendeur de sa maison, et un je ne sais quoi
1. Saint-Simon dit quinze ans. Il se trompe, l'acte de mariage
porte quatorze.
2. Mémoires de Saint-Simon.
380 r.OUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
d'élégant et d'aisé dans sa conversation et dans toute
sa personne qui ne s'acquérait alors qu'à Versailles.
A quatre-vingt-dix ans, il dressait encore des che-
vaux. Un jour qu'il faisait travailler dans le Bois de
Boulogne un poulain à ses débuts, le roi Louis XV
vint à passer. Lauzun exécuta devant lui « cent
passades », et remplit les spectateurs d'admiration
par « son adresse, sa fermeté et sa bonne grâce* ».
Il avait souvent de ces jolis moments.
Mais il y avait, il y eut toujours le revers de la
médaille, le « nain » malfaisant que son esprit malin
et ses méchants tours rendaient l'épouvantait de
ceux qui l'approchaient. De loin, Lauzun est très
amusant sous cet aspect; il excellait dans la bouf-
fonnerie. Il eut dans l'extrême vieillesse une maladie
qui faillit l'emporter. Un jour qu'il était très mal, il
aperçut dans une glace deux de ses héritiers qui
venaient sur la pointe du pied, en se cachant derrière
les rideaux, regarder s'ils hériteraient bientôt.
Lauzun ne fit semblant de rien, et se mit à prier à
haute voix, en homme qui se croit seul. Il deman-
dait pardon à Dieu de sa vie passée, et se lamentait
de ne plus avoir le temps de faire pénitence. 11
s'écriait qu'il lui restait une seule voie pour
faire son salut, qui était d'employer les biens que
Dieu lui avait donnés à racheter ses péchés, et qu'il
en prenait l'engagement de tout son cœur; qu'il
promettait de léguer aux hôpitaux tout ce qu'il pos-
1. Saint-Simon, Mémoires.
MORT DE LAUZUN. 381
sédait, sans en distraire la moindre chose. Il faisait
ces déclarations avec tant de ferveur, d'un accent si
pénétré, que ses héritiers s'enfuirent éperdus conter
leur malheur à Rime de Lauzun. Nous quitterons
Lauzun sur cette scène, l'un de ses chefs-d'œuvre.
Il mourut en 1723, à quatre-vingt-dix ans passés.
Mademoiselle avait été la dernière à disparaître
des grandes figures de la Fronde. Retz, Gondé,
Turenne, La Rochefoucauld, Mme de Chevreuse,
Mme de Longueville étaient morts avant elle. Le
seul des anciens rebelles qui ne pût pas mourir,
l'Hôtel de Ville de Paris, s'était vu retrancher de
l'histoire, par ordonnance royale, pour la période
correspondant à la Fronde. Les procès-verbaux du
conseil racontaient les sentiments révolutionnaires
de la capitale pendant la guerre civile : le roi fit
arracher des registres ' tout ce qui se rapportait aux
affaires publiques des années 1646-1653. On peut
avancer, sans calomnier Louis XIV, qu'à la mort de
sa cousine il éprouva un soulagement à ne plus
avoir devant les yeux ce souvenir vivant, et souvent
indiscret, de l'époque exécrée dont il s'efforçait
d'abolir la mémoire. Saint-Simon, nouveau venu à
la Cour quand Mademoiselle mourut, avait déjà eu
le temps de se convaincre qu'elle était toujours
pour le roi l'héroïne irapardonnée, et impardon-
1. L'ordonnance royale est du 7 juillet I6C8. Louis XIV ignora
toujours que los conseillers de l'Hôtel de Ville avaient passé les
nuits à copier ce qui allait être brûlé, de sorte que nous possé-
dons les documents qu'il avait voulu anéantir.
382 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
nable, du comLat de la porte Saint-Antoine : « Je
l'ai ouï lui reprocher une fois à son souper, en plai-
santant, mais un peu fortement, d'avoir fait tirer le
canon de la Bastille sur ses troupes ».
La rancune royale s'étendait à la ville de Paris,
berceau éternel de nos révolutions. Ne pouvant
supprimer sa capitale, Louis XIV s'en était banni.
Le 0 mai 1682, date néfaste pour la monarchie fran-
çaise, la Cour s'installa définitivement à Versailles,
et n'en bougea désormais que pour des séjours à la
campagne, Fontainebleau ou Marly, par exemple.
Paris fut abandonné, mis en pénitence. Non seule-
ment Louis XIV n'y habita plus, mais il n'y vint que
rarement et à son corps défendant; on remarquait
qu'il aimait mieux faire un long détour que d'avoir
à le traverser. Sa noblesse et ses ministres l'avaient
suivi à Versailles. La royauté et la capitale se tour-
naient le dos.
Un autre événement compléta le changement de
décor. La reine Marie-Thérèse étant morte en 1683
(le oO juillet), Louis XIV épousa Mme de Maintenon
dans le courant de l'hiver qui suivit. La physio-
nomie de la Cour, ce que Saint-Simon aurait appelé
son « écorce », en devint tout autre. Au moment
de clore cette longue étude, c'est donc à un monde
nouveau, entièrement différent de celui du début,
que nous allons dire adieu, car la transformation
ne s'était pas arrêtée à l'écorce.
l^^ne cause principale, rétablissement de la monar-
chie absolue, avait agi violennnent sur la France en
CONCLUSION. 383
bouleversant le pays jusque dans ses profondeurs,
comme toutes les nouveautés qui n'ont pas leur
racine dans la tradition nationale. La monarchie
absolue n'était pas dans la tradition française. Elle
a été chez nous une importation espagnole. Anne
d'Autriche, qui ne comprenait pas d'autre régime,
avait élevé son fils dans ses idées, dans ses habi-
tudes d'esprit, et la substitution s'était accomplie
sans secousse à la mort de Mazarin. C'était pour-
tant un vrai coup d'État.
Avant Louis XIV, le pouvoir royal, sans être
soumis à des limitations précises, se heurtait à des
droits multiples, eux-mêmes mal définis. Il y avait
les droits des Parlements, ceux des États, ceux des
grands et de combien d'autres, corps ou individus,
qui, tous ensemble, mettaient le roi de France dans
une situation assez semblable à celle où se trouva
Gulliver quand les Lilliputiens l'eurent attaché avec
des centaines de fils. Chaque fil n'était rien; l'en-
semble paralysait les mouvements. Louis XIV cassa
résolument les nombreux fils qui avaient entravé le
pouvoir de ses prédécesseurs. Il se rendit libre en
supprimant les vieilles libertés de la France. Avec
quels résultats matériels, splendides d'abord, désas-
treux à la longue, personne ne l'ignore; mais on a
peut-être moins remarqué certaines conséquences
morales de son gouvernement.
L'aristocratie française cessa dès la seconde
génération d'être une pépinière d'hommes d'action.
C'était ce qu'avait cherché Louis XIV en la tenant
384 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEIttOISElLE.
à la chaîne dans ses palais. Le but était atteint
lorsqu'il mourut. On peut s'en remettre sur ce point
à Saint-Simon, peu suspect d'hostilité envers la
noblesse. Quand il arriva au pouvoir avec le
Régent, la tête farcie de projets qui devaient rendre
les premiers rôles à Taristocratie, et qu'il chercha de
grands noms pour les grands emplois, il reconnut
qu'il était trop tard : la pépinière était vide : « L'em-
barras, disent ses Mémoires, fut l'ignorance, la légè-
reté, l'inapplication de cette noblesse accoutumée
à n'être bonne à rien qu'à se faire tuer, à n'arriver
à la guerre que par l'ancienneté, et à croupir du
reste dans la plus mortelle inutilité, qui l'avait
livrée à l'oisiveté et au dégoût de toute instruction
hors de guerre, par l'incapacité d'état de s'en pou-
voir servir à rien ». Il faut rendre à César ce qui
appartient à César. L'effacement de l'aristocratie
française n'est pas l'œuvre de la grande Révolution,
qui ne fit que prendre acte du fait accompli. C'est
l'œuvre personnelle et systématique de Louis XIV.
Les hautes classes en général subirent dans la
seconde moitié du xvii^ siècle, contrairement à
l'opinion commune, un abaissement de valeur
morale. Le fait est d'autant plus frappant, que notre
pays n'a peut-être jamais possédé, à aucune époque,
autant de bons éléments pour la tenue et la dignité
de la vie. Par une malchance déplorable, les groupes
sociaux qui se trouvaient désignés, par la solidité
de leurs principes, pour être les piliers de la mora-
lité publique, avaient encouru l'un après l'autre,
CONCLUSION. 385
pour des raisons diverses, le sérieux déplaisir de la
royauté. Chez les catholiques, les disciples des
Bérulle et des Vincent de Paul s'étaient compromis,
bien misérablement, dans l'affaire de la Compagnie
du Saint-Sacrement; il n'y a pas de gouvernement
digne de ce nom qui puisse accepter de se laisser
mener par une société secrète, quelle qu'elle soit.
Les Jansénistes avaient partagé avec les Réformés le
mécontentement que toute velléité d'indépendance,
dans n'importe quel domaine, inspirait à Louis XIV.
Sa défiance s'étendait à la vie intérieure de chacun.
Tout le monde devait sentir et penser comme le
roi, sous peine d'être tenu pour rebelle. C'était
chez lui une idée arrêtée, et qui donna sous son
règne un caractère particulier aux persécutions reli-
gieuses : jansénistes et protestants furent poursuivis
à titre d'ennemis du roi, bien plus que d'ennemis de
Dieu.
L'hostilité témoignée par le prince à ces trois
foyers principaux de la conscience française, et la
destruction de deux d'entre eux, laissèrent le champ
à peu près libre au dévergondage qui fut la marque
de la fin du règne. On le reporte toujours à la
Régence; mais l'abcès était formé depuis longtemps
quand la mort de Louis XIV lui permit de percer.
Une lettre de 1680 le constatait déjà : « Nos
pères n'étaient pas plus chastes que nous; mais...
on brode à présent sur les vices, on les raffine * ».
1. De La Rivière à Bussy-Rabutin.
25
386 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
Le mal avait grandi impunément sous le manteau
d'hypocrisie qui recouvrit la cour de France du
temps de Mme de Mainlenon. Cette dernière le voyait
bien ; elle en gémissait inutilement. Les étrangers en
étaient frappés : « Tout y est plus concentré,
écrivait l'un d'eux en 1690, plus réservé, plus con-
traint,... que ne le porte le génie ordinaire de la
nation^ ». Le malheur fut que Louis XIV, qui avait
été élevé et avait vieilli dans une religion toute de
pratiques, s'en laissa imposer par des libertins
déguisés en dévots pour faire leur cour. Le roi qui
avait fait jouer Tartuffe ne l'avait pas assez médité.
Un dernier méfait, et non le moindre, du i-égime
absolu, fut de lancer le pays à la poursuite de la
plus néfaste de toutes les chimères politiques, celle
de l'unité morale. Louis XIV révoqua l'Édit de
Nantes au nom de l'unité morale, parce qu'un bon
Français devait être de la religion de son roi. Un
siècle plus tard, la Terreur coupa les têtes au nom
de l'unité morale, parce qu'un bon Français devait
être vertueux à la façon de Rousseau et de Robes-
pierre. Le lecteur peut continuer de lui-même la
série et compter les actes d'oppression commis au
xix'= siècle, et même au xx<=, tout jeune que celui-ci
soit encore, en vue de procurer au pays l'uniformité
des esprits, c'est-à-dire la mort intellectuelle; car en
politique comme en religion, comme en art, en litté-
rature, en tout, la diversité fait la vie. C'est par
1. lielalion de la cour de France, par Ézécbiel Spanheim
envoyé extraordinaire de Brandebourg.
CONCLUSION. 387
cette erreur capitale que le règne de Louis XIV, si
glorieux à tant d'égards, a été le précurseur de la
grande révolution, et qu'il l'a rendue inévitable.
Les jacobins sont un peu les héritiers du grand
roi.
Au fond, la manie de l'unité morale n'est autre,
sous un nom moins malsonnant, que l'horreur de la
liberté; sentiment vieux comme le monde, mais qui
n'avait pas été dominant, loin de là, dans la première
partie du xvii* siècle. Le mot de liberté revient avec
une insistance remarquable sous la plume de la plu-
part des gens d'alors, théoriciens, jurisconsultes ou
grands seigneurs, toutes les fois qu'ils touchent à la
politique dans leurs écrits. L'expression n'avait rien
de révolutionnaire dans leur esprit. Ce qu'ils récla-
maient était plutôt un retour au passé. Et, surtout, il
ne leur venait pas à l'esprit d'associer le mot d'éga-
lité à celui de liberté. C'est le xviii* siècle, plus
raisonneur et, peut-être, moins raisonnable, qui en
a eu ridée le premier, sans s'apercevoir que les deux
choses sont incompatibles, et que l'une des deux
était destinée à tuer l'autre.
Si la royauté absolue était restée à Paris, elle se
serait aperçue que le pays ne la suivait plus. A
Versailles, elle ne vit rien : elle s'était enfermée elle-
même dans son tombeau. Le divorce fut consommé
entre la Cour et la capitale, l'une se contentant
d'être figurative et ornementale, l'autre marchant à
la conquête de l'opinion, puisque la royauté renon-
çait à diriger l'esprit public. On se rappelle le rôle
388 LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE.
d'arbitre universel qu'avait joué la « jeune Cour »,
son jeune roi en tête, du temps où le contact avec
Paris était perpétuel, et comme elle était toujours à
Tavant-garde, pour les idées comme pour les modes.
Versailles fut cause que Ton n'espéra plus voir
jamais revenir ces temps-là; on ne se connaissait
plus, de roi de France à marchand de la rue Saint-
Denis. En conséquence, Paris employa le xviii« siè-
cle à prendre la direction des esprits. La Cour
avait décidé du succès des pièces de Molière;
le parterre parisien décida des pièces de Beau-
marchais.
Si Ton considère maintenant que toute la politique
intérieure de Louis XIV fut constamment dominée
par le souvenir et Thorreur de la Fronde, on recon-
naîtra que cette révolution avortée a entraîné des
conséquences aussi graves qu'une révolution victo-
rieuse. C'est pourquoi il était permis de faire tourner
l'histoire des idées et des sentiments pendant la
Fronde, et dans les quarante années qui suivirent,
autour de la Grande Mademoiselle, figure représenta-
tive s'il en fut d'une génération qui méritera toujours
l'attention de l'histoire, et à un double titre : par sa
fière conception de l'existence, et par le mal qu'elle
a fait à la France, ou qu'elle lui a attiré dans la suite
des temps. Personne n'a possédé les grandes qualités
de son époque à un plus haut degré que celte prin-
cesse, et personne ne les avait conservées aussi
intactes, sans souci du danger, après qu'elles furent
devenues une cause de défaveur. Ni Retz ni le grand
CONCLUSION. 389
Condé ne donnaient dans leur vieillesse l'idée de ce
qu'ils avaient été sous la Fronde; Fun et l'autre
s'étaient trop assagis. La Grande Mademoiselle fut
toujours la Grande Mademoiselle, et, si ce fut quel-
quefois son défaut, ce fut bien plus souvent son titre
de gloire.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-Propos.
CHAPITRE I
L'exil : la vie en province. — La conversation à Saint-Far-
geau. Le sentiment de la nature au xvii° siècle. — Les
démêlés de Mademoiselle avec son père. — Elle revient
à la Cour 1
CHAPITRE II
L'éducation de Louis XIV. — Les mœurs, la misère, la
charité. Vincent de Paul. Une société secrète. — Ma-
riage de Louis XIV. Son avènement au pouvoir à la
mort de Mazarin. Il refait son éducation 61
CHAPITRE III
Mademoiselle au Luxembourg. Son ..salon. Les « anato-
mies • du cœur. — Projets de mariage et nouvel exil.
— Louis XIV et les libertins. — Fragilité d'une fortune
terrienne. — Fêtes galantes 125
CHAPITRE IV
importance croissante des choses de l'amour. Les empoi-
sonneuses. — Naissance de la musique dramatique et
son influence. — L'amour de Racine. — Louis XIV et
la noblesse. — Le roi est polygame 193
392 TABLE DES MATIEPES.
CHAPITRE V
La Grande Mademoiselle amoureuse. Portrait de Lauzun,
et leur roman. — La Cour en voyage. — Mort de
Madame. — Annonce du mariage de Mademoiselle.
Émotion générale. Louis XIV rompt l'afTaire 247
CHAPITRE VI
Si Mademoiselle s'est mariée secrètement. — Captivité
de Lauzun. — Splendeur et décadence de la France. La
Chambre ardente. — Mademoiselle achète la liberté de
Lauzun. — Leur brouille. — Mort de la Grande Made-
moiselle. Mort de Lauzun. — Conclusion 315
VI. lî. _ ConloDimleis. Imii. Paul BROHARD. — Pl-12.
tl\f •v^
s-'^^'v;.
^ ,'v/^'/.
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130
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1912
Vincens, Cécile
Louis XIV et la
Grande Mademoiselle
(1652-1693). 7^. éd.
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