Google
This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's bocks discoverablc online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover.
Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the
publisher to a library and finally to you.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying.
We also ask that you:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web
at |http: //books. google .com/l
Google
A propos de ce livre
Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d'utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:
+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère.
A propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse fhttp: //book s .google . coïrïl
■'^n^'^K'^r^ .
-^^^:î::;::;;S'^*m«*^-^^^
,',,^"'v^^'^^v^^>^W«^W^*W^M^,«,'^';'^-
f^^^w^^^^w^^^'
'"-^*^-2^:^
'^'^\ftî^.wRP,^j,,,"m>N»(M,
IJ/I^'
,>m^'^^'
y^f^m^if^''^^^
**,.«*'^'>«!^c***^^^
:;;:;;;;;.^^AM^??-^^:^":
,;":r-^^:«ftRft^
,;^A^r^■^.^'_
..„..'^'^^l^.^.^lWi^^RS^
BIBLIOTHÈQUE CONTEMPORAINE
LOUISE COLET
LUI
ROMAN CONTEMPORAIN
NOUVELLE EDITION
'^^'
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
1,15
i LA LIBKAIRIB
LUI
GALMANN LÉVY, ÉDITEUR
OUVRAGES
LOUISE GOLET
Format grand in-i8
QUARANTE-CINQ LETTRES DE DERANGER 1 vol.
Format ia-32
QUATRE POÈMES COURONNÉS PAR L'ACADÉMIE . . 1 -
Paris. — Charles Umsimoer, imprimeur, 83, me du Bac.
LUI
ROMAN CONTEMPORAIN
PAR
LOUISE ÇOIET
NOUVELLE ÉDITION
AUGMENTÉE d'U^NE PREFACE INÉDITE
J^gL
£3*
•ï^^
PARIS
GALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBEfi, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
Droits de reprodaction et de tradaction reserTés.
Amix
IL. » *- -■; tLuL^
■-» -■«- ■
PREFACE
« La fausse modestie est le dernier rafiSnement
de la vanité ; elle fait que Thomme vain ne paraît
point tel et se fait valoir, au contraire, par la vertu
opposée au vice qui fait son caractère*
» Vous dites qu'il faut ôtre modeste, les gens
bien nés ne demandent pas mieux : faites seule-
ment que les hommes n'empiètent par sur ceux
qui cèdent par modestie et ne brisent pas ceux
qui plient. »
C'est la Bruyère qui a dit cela ; comme on a
tenté de me briser à l'occtsion de ce livre, je relève
la tête ; je ramasse le gant qu'on m'a jeté.
Je quittai Paris le lendemain du jour où parut la
première édition du roman qu'on va lire ; quatre
éditions se succédèrent sans qu'il me fût possible
yi PRÉFACE
d'en revoir les épreuves et de prémunir le lecteur
contre les attaques des journaux, dans une courte
préface. Ces attaques furent nombreuses et ar-
dentes. Quoique deux romans^ du genre qu'on
me reprochait, eussent précédé la publication du
mien, les journaux s^neuA;, comme on dit; formant
un bataillon sacré, concentrèrent contre moi leurs
indignations et leurs exorcismes. « Ne lisez pas,
disait aux femmes du monde le plus autorisé des
critiques, ne lisez pas ce livre impur ! » m'appli-
quant ainsi le mot orgueilleux que Rousseau mit
en tête de sa Nouvelle Hélohe. Un autre me traitait
AQtncLdame Co^^m, ^doublée de Mogador; un troi-
sième, de païenne regrettant les priapées antiques.
Les plus modérés me jugèrent une âme fourvoyée
par Taudace et le doute, et qui devait rentrer bien
vite dans la règle salutaire du respect humain et
des attermoiements dévots.
« Quelques-uns qui ont lu un ouvrage en rap-
portent certains traits dont ils n^ont pas compris le
sens, et qu'ils altèrent encore par tout ce qu'ils y
PRBFAOB Tll
mettent du leur, et ces traits ainsi corrompus et
défigurés, qui ne sont autre chose que leurs pro-
pres pensées et leurs impressions, ils les exposent
à la censure, i»
C'est encore la Bruyère qui définit de cette fa-
çon délicate et profonde les détracteurs d'un livre.
Oh ! oui, c'est bien cela I Fouvrage, coirompu et dé-
figuré par tout ce qu'ih y mettent du leur^ est exposé
de la sorte à la censure aveugle du public, sciem-
ment trompé par des critiques fallacieux. Ce sont
eux que Téquité devrait condamner comme viola-
teurs et falsificateurs de la pensée, qui, de toutes
les propriétés humaines, est la plus sacrée.
Quel était donc mon crime ? On ne pouvait pas
m'accuser d'avoir amoindri les puissantes indi-
vidualités qu'on se plaisait à reconnaître dans
mon livre : je leur avais laissé leur grandeur trou-
blée mais réelle, et, par respect, j'avais poétisé
et ennobli les personnages secondaires qui leur
font cortège. C'est ainsi que j'ai doué d'une beauté
irrésistible l'amant d'aventure qui distrait un mo-
Vni PRÉFACE
ment l'héroïne. Or, s'il faut en croire la tradition
vénitienne (1), le pauvre docteur Tiberio était fort
laid. La beauté a perdu de son prestige dans les
sociétés modernes, trop dédaigneuses de la plas*»
tique, et les femmes néochrétiennes se font une
vertu de préconiser la laideur, comme le rachat de
leur chute, toujours produite, prétendent-elles,
par l'attrait de l'union des âmes et non par la con-
voitise des corps périssables. L'antiquité fut plus
naïve et plus friande en matière d'amour ; la puis-
sance de la beauté y était reconnue si grande ,
qu'elle suffisait à justiQer l'amour des déesses
pour de simples bergers et celui des patriciennes
pour des esclaves. Ai-je diminué mon héroïne en
lui prêtant un reflet antique ? Pour n'insister ici
que sur la question générale' de cette attraction
foudroyante de la beauté, n'est-il pas évident que
les femmes qui s'obstinent à cet idéal charnel et
en font une des conditions exclusives de l'amour,
(1) Voir tome I***, page 248, de ritalie des Italiens, 4 vol. de
l'auteur, en vente à la librairie Dentu.
PRBFAGB IX
sont d'un entraînement moins facile et partant
d'une nature plus chaste? — La beauté physique
de l'homme est devenue aussi rare que Ta toujours
été sa beauté morale, et à celles qui l'exigent pour
s'abandonner au vertige de Tamour, moins d'occa-
sions sont offertes de faillir comme les déesses et
les patriciennes antiques. Quoi qu'il en soit, ce
livre fut déclaré impur et l'auteur voué au mépris.
De ces arrôts de la calomnie, prononcés en se
jouant, sort parfois la ruine et le désespoir d'un
écrivain. Mais qu'importe cette immolation aux
juges frivoles d'un tribunal éphémère!
Je me souviens que j'étais à Venise dans la
grande salle de l'Académie des beaux-arts , où se
trouve YAssunta du Titien. Assise en face de ce ta-
bleau, je contemplais avec ravissement le groupe
admirable que forment les apôtres éperdus : la
tête renversée, saisis d'un effarement douloureux,
ils tendent leurs bras et leurs regards vers Ja mère
de Jésus, prête à disparaître dans le ciel Quels
mouvements I quelles attitudes suppliantes et na-
PREFACE
vrées! on entend ces âmes prier et crier; ces
lèvres, ces gestes, ces muscles composent une su-
prême évocation I a Reste parmi nous, disent les
apôtres à Marie, ton fils est parti en nous laissant
sa doctrine et sa mère; mais l'esprit vacille au
souffle de la terre; oh I reste pour nous guider,
toi, créatrice visible et palpable du divin Rédemp-
teur ! »
Ainsi nous pleurons et nous nous lamentons
quand Tamour, cet idéal humain, nous échappe.
Je regardais attentivement chaque tête expres-
sive et vivante de ce magnifique tableau, lorsque
le cameriere de mon hôtel entra et me remit un
paquet de journaux et de lettres en retard qu'il
savait que j'attendais impatiemment.
Je parcourus les journaux et j'y trouvai les amé-
nités dont j'ai parlé! J'ouvris une des lettres,
portant le timbre du ministère de Tinstruction pu-
blique, et jV lus la suppression de la pension lit-
téraire que j'avais depuis vingt ans. La semence
(Je la critique avait porté des fruits hâtifs et em-
PRBFACB XI
poisonnés. Nos ministres n'ont pas le temps,
comme faisait M. de Cavour, de lire des romans ;
ils avaient cru les folliculaires sur parole^ j'étais
une Euménide dangereuse qu'il fallait châtier au
plus tôt. Une lettre m'annonçait que le directeur
d'un grand journal refusait de publier un de mes
romans qu'il avait accepté, à cause des rumeurs
malséantes qu'avait soulevées le dernier.
Ainsi j'étais frappée de tous côtés. Mais, par
un de ces hasards providentiels qui sont un
adoucissement aux blessures du poète, je rece-
vais ces coups réitérés en face des chefs-d'œuvre
de Tart et en communion, pour ainsi dire, de
toutes ces figures immortelles, filiation du gé-
nie; elles me regardaient pensives : les unes com-
patissantes, les autres altières, toutes sereines
et inaltérables ; elles me pénétraient de leur
calme et de leur dignité. Au dehors, Venise
esclave, Venise en deuil portait fièrement ses
chaînes dans l'attente de sa délivrance; flottante
sur la lagune, immobile, elle souriait mélanco^
:il PRBFACB
liquement à son beau ciel d'un azur radieux.
Je sortis de la salle des grands maîtres de
récole vénitienne; je pris une gondole et me
fis conduire au Lido. Absorbée dans la splen-
deur et la quiétude du jour, je gardais à peine
au cœur un point noir, vague, déjà éclairci.
— Pourquoi donc, me disais-je m'enivrant de
lumière et de solitude, faut-il au poôte et à
l'artiste, aussi bien qu'aux autres hommes, le
pain de chaque jour? Cette nécessité inexorable
les replonge incessamment dans le courant
troublé d'où ils voudraient sortir, et assombrit
pour eux les joies de la nature et les rayon-
nements du beau.
Quelques jours après, je partis pour Milan;
mon roman, dénigré par la presse française, y
avait éveillé la curiosité ; il me fit des amis
dans la société italienne, étrangère à nos cote-
ries. C'est après avoir lu ce livre, que M. de
Cavour désira me connaître (1). Massimo d'A-
(1) Voir tome !•', page 402, de l'Italie des Ilalient*
PRBFAOI XJII
zeglio et Giorgini, tous deux gendres de Tillus-
tre Manzoni, le lurent à leur tour et le firent lire
à l'incorruptible auteur des Promessi Sposi^ au-
quel je n'aurais pas osé offrir ce récit d'une
passion orageuse. Voici le jugement qu'en porta
le vertueux poôte :
— Au point de vue chrétien, me dit-il, je
ne saurais approuver cette préoccupation fié-
vreuse et exclusive de vos héros, d'un bonheur
terrestre qui nous échappe toujours. Au point
de vue humain, j'ai trouvé dans ce livre une
psychologie sincère, une émotion noble et une
satire courageuse de la société moderne.
Il est une autre appréciation que je tiens, quoi-
que obscure, à constater ici, parce qu'elle est
sortie d'un des cœurs les plus droits et les plus
moraux que je connaisse. Lorsque je revins
d'Italie, je m'arrêtai quelques jours, dans le
midi de la France, chez un vieux parent de
ma mère; comme nous causions, un matin,
dans sa vaste bibliothèque remplie des chefs*
XIV pri6faob
d'œuvre de la littérature antique et moderne,
je vis, relié avec luxe, sur un des rayons, mon
pauvre roman vilipendé par la presse pari-
sienne.
— Eh quoi! dis-je au solitaire bienveillant,
ce malheureux livre a trouvé grâce devant vous?
.— Ma chère enfant, répliqua-t-il, vous avez
écrit là une œuvre d'une audacieuse vérité, que
les esprits factices et malsains de l'époque ne
vous pardonneront jamais. De là Forage gonflé
de venin qui a éclaté sur vous. La vertu tran-
quille n'a pas de ces emportements ; vous avez
irrité tous les faux semblants dont se compose
la morale du jour : les simulacres d'amour, les si-
mulacres de talent, les simulacres de convictions
politiques et religieuses. La parole rude et ferme
d'un croyant, jetée dans cette mêlée de consciences
incertaines» sera toujours traitée de séditieuse et
d'impie; mais il est encore, Dieu merci, quelques
âmes honnêtes et recueillies qui ne confondent
point les glapissements d'une morale de parade
PRÉFACE XV
avec la voix immuable de la morale éternelle; ces
âmes vous absoudront comme je vous absous.
la Bruyère, Montaigne, Molière, Diderot,
Voltaire! grands prêtres immortels du culte im-
périssable de la justice et de la vérité, et toi,
Balzac, leur frère glorieux, toi, le hardi révé-
lateur des lâches passions contemporaines qui
dissimulent leur lèpre sous un masque puritain !
ô fiers et libres esprits, qui n'avez jamais ac-
cepté les timides compromis des écrivains enré-
gimentés I je ne sais si mon orgueil m'abuse,
mais il me semble que, si vous viviez, le juge-
ment de ce pur solitaire serait ratifié par vous,
et, qu'applaudissant à mon esprit impliable, inac-
cessible à la peur, vous diriez à ceux qui m'ont
insultée : <c Laissez chanter en paix cette âme
qui croit encore au beau, à la liberté, à l'a-
mourl »
Louise Colet.
Août 18ô3> . .
LUI
— Vous qui écrivez, me disait un soir la mar-
quise Stéphanie de Rostan, un de ces rares et nets es-
prits du dix-huitième siècle qui semble avoir sauté à
pieds joints sur les années écoulées jusqu'à notre
époque indécise où les intelligences cherchent leur route,
les consciences leur morale, et les écrivains leur style;
vous qui écrivez, gardez-vous du pathos en amour et
ne dissertez pas de ce sentiment naturel et simple, de
cet attrait puissant et bien caractérisé qui attire et
confond les êtres, avec le langage de la métaphysique
et du mysticisme. Si les héroïnes des romans modernes
1
— 2 —
sont si ennuyeuses et à mon avis si immorales, c'est qu'à
propos d'amour ellçs parlent de Dieu ou de maternité^
et obscurcissent par des idées tout à fait à part cette belle
flamme de la jeunesse qui ne réchauffe plus aucun
cœur et ne colore plus aucun récit. Depuis la Julie de
Rousseau et l'Ëlvire de Lamartine, toutes les femmes
ont plus ou moins prêché à propos d'amour 'tantôt la phi-
losophie, tantôt la religion, tantôt le socialisme; si bien
que l'amour s'est trouvé étouffé par ces aspirations su-
blimes ou prétentieuses qui ne sont guère de sa compé-
tence qu^accidentellement.
— Pour que je vous comprenne mieux, répondis^'e,
faites-moi donc, marquise^ une définition de ce que
vous entendez par l'amour.
— Définir l'amour ! y pensez-vous ? Si je l'essayais,
Je tomberais dans le ridicule de celles que je critique.
Je ne définirai donc pas l'amour; mais je l'ai senti par
le cœur, par l'esprit et par les sens d'une façon très-
complète, et je vous assure qu'il ne ressemble guère
aux descriptions qu'on en écrit et aux aveux hypocrites
de bien des femmes ; très-peu osent être franches, sur
ce sujet; elles craindraient de passer pour impudiques,
et je crois, pardonnez-moi mon orgueil, qu'il n'appar-
tient qu'aux plus honnêtes de dire en cette question la
vérité : L'amour n'est pas une déchéance, l'amour
n'est pas un remords et un deuil ; il peut amener tout
cela, par l'angoisse d'une rupture, mais au moment
où il est ressenti et partagé, il est l'épanouissement
de l'être, la joie et la moralisation du cœur.
— 3 —
— Vous ne regrettez donc pas d'avoir aimé, lui dis-
je, malgré la douleur et le vide où vous a laissé Ta-
mour?
— Moi, répliqua-t-elle avec feu, je voudrais pouvoir
aimer encore, si une passion nouvelle et entière devait
anéantir les vestiges de la passion éteinte; mais comme
cela est impossible et que nous n'avons pas la faculté
du rajeunissement et de Toubli, je me contente de sa-
vourer le souvenir de ce que j'ai ressenti; car, ne vou-
lant que des satisfactions complètes, je repousserais
toujours l'a peu près en amour; mais je ne suis pas
assez glacée et mystique à quarante ans pour me re-
pentir des heures lumineuses de la jeunesse. Ce sont
encore les meilleures malgré le trouble, les larmes, et,
conmie vous l'avez bien dit, le vide qu'elles ont laissés
après elles. Est-ce que le navigateur poussé par le sort
dans les glaces du Groenland ne se souvient pas avec
délice de quelque belle plage tiède et fleurie de Cuba
ou des Antilles?
— Oh ! marquise, m'écriai-je, vous devriez bien
me conter votre histoire ou plutôt vos sensations..
— Il me serait douloureux de parler de moi, reprit-
elle ; j'ai recouvré une sérénité que je ne veux plus
perdre, et vous ne voudriez pas, vous qui m'aimez,
faire jaillir des étincelles de la cendre refroidie, ou des
larmes du roc poli sur lequel je marche tranquille ?
mais je vous parlerai de lui^ de cet ami célèbre que
vous avez connu, dont le monde s'occupe, sur lequel
on dit et on écrit tant de choses mensongères; et en
— h —
vous racontant comment nous nous sommesrencontrés,
comment il m*a aimée, comment je lui suis restée atta-
chée après sa mort, vous trouverez dans le récit de
notre amitié ce qu'il entendait par Famour, lui, le grand
poëte, et ce que moi-même je lui en disais avec une
franchise qu'un lien plus intime eût peut-être enchal-.
née, mais quenotre sympathie intelligente et fraternelle
laissait s'épancher sans entraves.
C'était dans le jardin de son joli hôtel de la rue de
Bourgogne que la marquise de Rostan me parlait ainsi,
par une belle soirée de mai : nous étions assises au
bord de la vasque de marbre blanc qui forme le centre
du jardin ; un arbre de Judée qui commençait à fleurir
étendait ses rameaux d'un rouge tendre sur nos têtes,
le ciel était d'une limpidité calme, et l'air si doux qu'il
nous apaisait comme un philtre bienfaisant. La taille
encore svelte de lamarquise, son cou blanc et flexi-
ble et sa belle tête, expressive couronnée d'une abondante
chevelure d'un blond doré, jaillissaient, pour ainsi dire,
au-dessus des plis nombreux d'une robe violette à deux
jupes; la finesse et les flots du tissu soyeux l'envelop-
paient avec grâce; son buste était appuyé et cambré
contre le dossier d'un fauteuil en fer creux, tandis que
ses deux petites mains croisées soutenaient son genou
ployé. Dans cette attitude de la Sapho de Pradier, ses
larges manches pendantes laissaient à découvert jus-
qu'au coudedeux bras d'un modelé parfait et d'une blan-
cheur éblouissante; l'haleine chaude de cette magnifique
soirée de printemps colorait ses joues d'un rose na-
— 5 —
cré; je la contemplais avec ravissement et je me di- ,
sais : — On devrait encore l'adorer.
Elle sembla deviner ma pensée, car elle s'écria tout
i coup:
— Mieux vaut ne pas être aimée que de l'être mal
ou de l'être à demi; pour une âme ardente l'hésitation |
et l'inquiétude sont pires que le désespoir. Je dois à la
tranquillité que j'ai acquise l'adoration de la nature et
le bien-être que me donne ce beau soir.
Ne parlons plus de moi, parlons de lui : c'est par
une journée semblable qu'il mourut, il y a deux ans;
je n'aime pas qu'on touche si vite à la chère poussière
des morts, et j'aurais voulu qu'on laissât la sienne re-
poser encore quelques années; mais il est des cendres
glorieuses qui se soulèvent d'elles-mêmes ; leur éclat
attire les regards investigateurs ; l'envie s'attaque aux
spectres comme aux vivants, et parfois l'amour irrité
les outrage ; c'est alors que l'amitié leur doit la vérité,
cette justice éternelle.
II
Avant de vous dire comment je le connus et comment
nous nous liâmes, laissez-moi vous raconter comment
je le vis passer tourbillonnant dans ime valse, en 1836.
L'apparition rapide du jeune homme de génie qui glissa
un jour devant moi, en balançant avec grâce sa tète
— 6 —
blonde, m'est toujours restée comme un de ces tableaux
dont le souvenir dessine nettement tous les contours.
C'était à l'Arsenal, dans ce salon que l'esprit et la
poésie emplissaient chaque dimanche soir. Les femmes
en ce temps-là, celles du plus grand monde, aimaient
et recherchaient encore lesécrivains de génie; il n'é-
tait pas permis, comme aujourd'hui, de n'avoir rien
lu, rien admiré, rien senti de grand et de beau, rien
aimé d'illustre! On eût rougi d'enfermer sa vie dans
l'incommensurable ampleur d'une robe, et dé forcer
une Jolie tête couverte de diamants à l'incessant et
abrutissant calcul d'un luxe ruineux; on avait alors des
toilettes moins riches, mais plus de sentiments dans le
cœur et plus d'idées dans le cerveau; on faisait des
coquetteries et des avances aux gens d'esprit et aux
littérateurs. Des princes et des princesses donnaient
l'exemple.
C'était donc une faveur, même pour une jeune mar-
quise, d'être reçue aux dimanches intimes de l'Arsenal.
Nos grands poètes y disaient leurs vers ; nos compo-
siteurs célèbres y faisaient entendre leur musique; puis
pour finir la soirée, les jeunes fenunes et les jeunes
filles dansaient au piano.
J'étais mariée à peine depuis deux mois quand j'allai,
pour la première fois, à l'Arsenal. Mon mari, bizarre
et jaloux, me contraignait à ne paraître dans le monde
qu'avec des robes montantes et les bras cachés sous
des manches longues. J'obéissais, très-indifférente alors
à tout ce qui ne tenait pas aux choses du cœur et de
Tesprît. Je portais ce soir-là une robe de velours noir
qui m'emprisonnait jusqu'au cou ; mes cheveux, frisés
à l'anglaise, retombaient en longues boucles abondantes
de chaque côté de mes épaules enfermées. Des traînées
de liserons blancs entouraient le chignon et flottaient
par derrière. Cette coiffure aurait pu être gracieuse, se
dégageant sur le nu; mais, amoncelée sur le velours
noir du corsage, elle n'était qu'étrange. Quand j'entrai
dans le salon de l'Arsenal les lectures et la musique
étaient finies; une jeune fille au piano jouait le prélude
d'une valse. On me regarda beaucoup car, excepté
pour le maître de la maison qui avait connu mon père,
j'étais pour tous ceux qui étaient là une étrangère. Un
jeune homme, que plusieurs femmes complimentaient,
s'avança tout à coup vers moi et m'invita à valser.
Je lui répondis que je ne valsais jamais.
Il me salua, tourna les talons et je le vis, une minute
après, passer en valsant devant moi ; il tenait enlacée
une jeune femme brune, la muse aimée de ce salon.
— Pourquoi donc avez-vous refusé de valser avec
Albert de Lincel? me dit le maître de la maison.
— Quoi, c'était lui! lui ! m'écriai-je; lui que je désirais
tant connaître !
— Lui-même ! il valse en ce moment avec ma fille.
Je me mis à considérer le valseur : il était svelte et
de taille moyenne, habillé avec un soin extrême et
même un peu de recherche; il portait un habit vert
bronze à boutons de métal ; sur son gilet de soie brune
— 8 —
flottait une chaîne d*or ; deux boutons d*onyx fermaient
sur sa poitrine les plis de batiste de sa chemise. Son
étroite cravate de satin noir, serrée au cou comme un
carcan de jais, faisait ressortir le ton miat de son teint; .
ses gants blancs dessinaient d*une façon irrépro-
chable la délicatesse de ses inains; mais c* était surtout
dans Tarrangement de ses beaux cheveux blonds qu'un
soin particulier se révélait. A l'exemple de lord Byron,
il avait su donner une grâce pleine de noblesse à cette
couronne naturelle d'un front inspiré; des boucles
nombreuses ondulaient sur les tempes et descendaient
en grappes vers la nuque: je fus frappée, à mesure
que le cercle rapide décrit par la valse le ramenait
sous la lumière du lustre, des teintes diverses de cette
chevelure pour ainsi dire diaprée. Les premiers an-
neaux qui caressaient le front étaient d'un blond doré,
ceux qui suivaient avaient la nuance de l'ambre, et
ceux plus abondants qui se pressaient sur le sommet
de la tète se graduaient du blond au brun. Je le retrou-
vai plus tard avec ces beaux cheveux d'un effet si rare
et qu'il garda inaltérés jusqu'à sa mort. A l'inverse des
hommes blonds qui ont souvent des favoris rouges, les
siens étaient châtains et ses yeux presque noirs, ce qui
donnait à sa physionomie plus de vigueur et plus de
feu; il avait le nez parfaitement grec et sa bouche,
fraîche alors, montrait en souriant des dents blanches.
L'ensemble de ses traits frappait par une distinction
aristocratique qu'illuminait l'édat des yeux et qu'agran-
dissait la courbe idéale du front. C'était le génie pri«
— 9 —
siant les signes de race. Tandis qu'il valsait, sa tête
renversée en arrière se montrait à moi dans toute sa
beauté. Par deux fois les temps d'arrêt de la valse le
placèrent à quelques pas de la chaise où j'étais assise ;
la première fois, il me regarda et je l'entendis qui disait
à sa valseuse :
— Cette dame blonde, qui est si scrupuleusement
emmitouflée dans son velours noir, est sans doute une
anglaise, une quakeresse peut-être?
— Vous vous trompez étrangement, lui répondit la
jeune femme.
La seconde fois, sa valseuse lui dit en me désignant :
— Je vous assure que c'est une, fille du soleil, et
comment vous étonnez-vous qu'elle soit blonde, vous
qui avez vécu à Venise, et vu en chair et en os les
femmes du Titien.
Il la regarda presque tristement.
Elle reprit • — 11 est vrai qu'en ce temps-là vous
n'aviez d'yeux et d'attrait que pour les cheveux noirs !
— Comme aujourd'hui, répliqua-t-il en souriant ga-
lamment à sa brune valseuse. Mais il me sembla qu'un
nuage avait passé sur son front.
La valse finie» il prit son chapeau et sortit du salon.
1.
— lo-
in
Bien des années s'étaient écoulées depuis cette soiréf
à r Arsenal; j'avais perdu mon mari et un procès dé*
sastreux m'enleva momentanément toute ma fortune ;
cet hôtel où j'étais née, où mon grand-père et ma mère
avaient vécu, fut mis en vente et, en attendant qu'il
trouvât un acquéreur, il fut loué tout meublé à une riche
famille ; me confiant dans un pressentiment qui ne m'a
point trompée et qui me disait que cet hôtel redevien-
drait un jour ma propriété, je ne voulus pas le quitter;
je fis louer, pour m'y installer, un petit appartement
disposé au quatrième auquel on arrivait par un esca-
lier de service. Des cinqpiècesqui le composaient, deux
avaient servi autrefois de cabinet d'étude et de labora-
toire à mon grand-père, qui y avait fait, avec le grand
Lavoisier, des expériences de chimie. Les fenêtres de
mon humble logement s^ouvraient sur ce jardin où
j'avais joué enfant ; levez la tête et vous les verrez là-
haut souriantes sous les toits. La cime des arbres qui
nous abritent les effleurent de leurs branches.
Je m'entourai là de quelques chères reliques, de
quelques meubles et de quelques portraits de famille
qui avaient échappé à l'inventaire ; je gardai pour me
servir une ancienne fille de cuisine, bonne et vieille
— Il —
paysanne, nommée Marguerite, que j'avais fait venir
autrefois de Picardie et qui m'était dévouée.
Il ne me restait que deux mille francs de rente ; c'é-
tait presque la misère après la fortune que j'avais eue,
mais je possédais deux opulences et deux splendeurs
qui planaient et rayonnaient sur toutes les gènes mes-
quines et vulgaires, comme un beau soleil sur des
landes. J'avais un magnifique enfant, un fils de sept
ans, répandant le rire et le mouvement autour de moi,
et j'avais dans le cœur un profond amour, aveugle
comme l'espérance et fortifiant comme la foi. J'atten-
dais tout de cet amour, et j'y croyais comme les dévots
croient en Dieu! Jugez quelle énergie j'y puisais pour
vivre dans ce que le monde appelait la pauvreté et
quelle indifférence je ressentais pour tout ce qui n'était
pas ce bonheur ou mes joies de mère. Cependant
l'homme que j'aimais était un sorte de mythe pour mes
amis ; on ne le voyait chez moi qu'à de rares intervalles ;
il vivait au loin, à la campagne, travaillant en fanatique
de l'art à un grand livre, disait-il ; j'étais la confidente
de ce génie inconnu ; chaque jour ses lettres m'arrivaient
et, tous les deux mois, quand une partie de sa tâche
était accomplie, je redevenais sa récompense adorée,
sa volupté radieuse, la frénésie passagère de son cœur,
qui, chose étrange, s'ouvrait et se refermait à volonté à
ces sensations puissantes.
J'avais été abreuvée de tant de mécomptes durant les
années mornes de mon mariage ; je m'étais trouvée,
jusqu'à trente ans, dans un isolement si triste, qu'au
— 12 —
début cet amour me prit tout entière, et me parut la
fête de la vie si vainement attendue.
Je sortais de la nuit; cette flamme m*ébIouit et m'a-
veugla ; elle m'avait lui d'abord comme un bonheur
défendu dans mes jours enchaînés; libre, je m'y préci-
pitai comme vers le foyer de toute chaleur et de toute
lumière. L'enchaînement de ce récit me force à toucher
à cette image qui est devenue cendres, et à lui rendre
un corps. Je le ferai discrètement, car s'il est sinistre
d'évoquer les morts de la tombe, il l'est plus encore
d'évoquer les morts de la vie.
Je trouvai dans cet amour une atmosphère d'exalta-
tion immatérielle qui ne me faisait plus goûter que les
joies qui en découlaient : recevoir tous les jours ses
lettres à mon réveil, lui écrire chaque soir, tourner
dans le cercle de ses idées, m'y enfermer et m'y plonger
à me donner le vertige, telle était ma vie.
Il semblait si indifférent, pour les autres et pour lui-
même, à tout ce qui n'était pas l'abstraction de l'art et
du beau, qu'il en acquérait une sorte de grandeur pres-
tigieuse à la distance oii nous vivions l'un de l'autre.
Comment se serait-il aperçu de ma mauvaise fortune,
lui qui n'attachait de prix qu'aux choses idéales?
Cependant il est, pour les illuminés et les extatiques
de l'amour, des heures positives, où la terre et ses
nécessités les étreignent. J'étais rappelée à la réalité
par mon fils, par ce cher enfant qui formait la moitié
naturelle et vraie de ma vie. Pour lui donner une nour-
riture meilleure, des habits plus élégants et toutes les
— 13 —
gâteries maternelles, je songeai à faire quelques travaux
qui pourraient ajouter chaque mois une petite somme à
nos ressources si.restreintes. J'avais reçu de ma mère
une éducation sérieuse, et progressivement mon goût,
très- vif pour la lecture, me fit acquérir une instruction
étendue. Mon grand-père, après les agitations d'une
vie politique qui avait traversé la révolution, trouvait
un pkisir de vieillard à m'apprendre,enfant,un peu de
latin et quelques vers grecs ; il me rappelait, en sou-
riant, que les femmes de la cour de François I*' et celles
de la cour de Louis XIV étaient restées, sans pédan-
tisme, belles et attrayantes tout en connaissant, à Tégal
des hommes, les langues de Sophocle et de Virgile.
Plus tard, j'appris facilement l'italien et Tanglais.
Combien je me félicitai, quand le temps de ma pauvreté
arriva, de pouvoir trouver dans les choses de l'esprit
une ressource inespérée;
Vers cette époque, les romans étrangers étaient re-
cherchés du public; j'en traduisis deux; un éditeur
les accepta et m'en donna six cents francs. Ce fut une
des plus grandes et des plus fières joies de ma vie, que
celle que j'éprouvai en sentant ces billets de banique
frissonner dans ma main. Ce jour-là, je louai une ca-
lèche pour conduire mon fils au bois de Boulogne,
comme je l'y conduisais dans ma voiture quand sa
nourrice, assise devant moi, le tenait enveloppé dans
ses langes brodés.
Le soirde ce jour mémorable, je réunw quelques amis
qui m'étaient restés attachés ; parmi eux se trouvaient
:V .:
— u —
trois de nos grands poëtes et plusieurs écrivains célèbres.
Je leur dis, en riant, que j'étais un peu des leurs, que
la mauvaise fortune me forçait d'écrire, et que, encou-
ragée par le résultat de mes premières traductions, je
leur demanderais désormais leur appui auprès des édi-
teurs. Ils me répondirent tour à tour, ce qui était vrai,
que, par un malheureux hasard, ils étaient brouillés
avec le libraire en vogue qui publiait les romans
étrangers.
— Mais, j'y pense, ajouta tout à coup René Delmart,
un des trois poëtes, nous avons des amis qui ont fait la
fortune de Frémont, l'autocrate de la librairie, et qui
peuvent beaucoup sur sa lourde cervelle ; ils seront,
marquise, très-empressés de parler à cet éditeur poîur
vous.
— Toujours bon, dis-je à René, que j'aimais depuis
dix ans conmie un frère. Eh bien ! voyons, à qui allez-
vous me recommander?
— Je verrai demain Albert de Lincel, et je suis cer-
tain qu'il se mettra à votre disposition.
— Albert de Lincel ! m'écriai-je, me souvenant que
je ne l'avais jamais revu depuis la soirée de l'Arsenal.
— Albert de Lincel! répétèrent à l'unisson de l'éton-
nement tous les assistants.
— Y songez-vous, ajouta Albert de Germiny, le
poëte philosophique, ce fou d'Albert de Lincel va deve-
nir amoureux de la marquise et nous supplanter dans
son cœur, nous qui n'obtenons que son amitié.
^- En vérité, repris-je en riant, vous pourriez bien
— 15 —
prophétiser juste ; Albert de Lincel est une des plus vives
préoccupations de mon esprit ; il a glissé un soir devant
moi comme un fantôme : il y a de cela plus de douze ans ;
depuis ce soir-là, je ne l'ai point revu ; mais j'ai lu,
et je sais par cœur tout ce qu'il a écrit. Et regardez là,
dans le petit nombrede mes livres préférés, j'ai les siens,
et chaque jour je les ouvre, attirée et ravie par cette
inspiration si vive, par ce style net et précis, qui sait
être éloquent sans être diffu, et chaleureux sans être
ampoulé. Albert de Lincel me semble sans prédécesseur
parmi les écrivains français. Sa verve et son humour y
comme les jets de flamme d'un soleil d'été, se dégagent
de la brume; sa passion a des traits soudains, inatten-
dus et superbes, que j'appellerais volontiers olympiens,
tels que des flèches sacrées décochées par les dieux
sur les mortels. On croirait entendre la vibration de
l'arc de Diane chasseresse, car sur sa grandeur courent
l'élégance et la légèreté. Albert de Lincel, comme tous
les esprits originaux et tranchés, a fait et fera de détes-
tables imitateurs : on prend si aisément la famiUarité
pour l'ironie, et le cynisme pour la passion inquiète.
J'en reviens à l'auteur; convaincue de la vérité de ce
mot immoTiél de BuSoni Le style, c'est rhomme^je suis
bien sûre qu'Albert de Lincel porte en lui la séduction
de SCS écrits ; mais. Dieu merci, je me sens désormais
invulnérable: le vertige n'atteint pas les gens heureux,
et, je vous l'ai dit, mes amis, j'ai le bonheur.
— N'eussiez-vous pas le bonheur, ou tout au moins
son rêve auquel vous croyez, me dit en souriant mon
— 16 —
vieil ami Duverger, le poëte patriotique, je crois Albert
de Lincel sans danger pour vous; sa vie d'aventures en
a fait depuis quinze ans Tombre de lui-même; cen*est
plus le beau valseur que vous vîtes passer un soir ;
c'est un corps dévasté, qui ne peut plus inspirer
l'amour ; c'est un esprit malade et faùtasque qui se
manque sans cesse de parole à lui-même et qui, dans
un élan bienveillant, vous promettrait de parler pour
vous à son éditeur Frémont, et l'oublierait une heure
après. Je croirais plus sûr de vous faire recommandr^r
par ce vieux pédant de Duchemin, un homme grave,
une intelligence d'élite, comme disent les journaux du
gouvernement, un ancien grand maître de l'Université !
C'est le patron officiel de Frémont, et il peut tout sur
lui.
— Mais un si important personnage ne se dérangera
point pour moi.
— Écrivez-lui, marquise, répliqua le vieux Duver-
ger avec malice, et je suis certain qu'il accourra; il
passe pour très-galant encore.
— Galant avec son enveloppe et son pédantisme.
Oh! cher poëte narquois, repris-je, vous raillez tou-
jours!
— Eh! eh! ma chère enfant, vous oubliez en me
parlant ainsi que je suis fort laid, ce qui ne m'a pas
empêché d'avoir un cœur. Et Duverger me jeta un de
ces regards mélancoliques qui donnaient parfois une
navrante expression à sa face réjouie.
— Je suis de l'avis de Duverger, reprit Albert de Ger-
— 17 —
miny; écrivez au docte Duchemin; c'est une de ses
vanités et de ses glorioles de se croire le protecteur des
lettres, et il tiendra à honneur de vous le prouver,
tandis qu'Albert de Lincel affecterait peut-être un dédain
qui vous blesserait.
— Vous êtes dans l'erreur, dit René Delmart, qui nous
avait écoutés en silence, Albert est resté bon et cordial;
et, se tournant vers moi, il ajouta : Je vous réponds de
lui, marquise.
— 11 vous fait donc l'honneur de vous voir encore,
quoique vous soyez poëte, mon cher René, poursuivit
de Germiny.
— Je vais chez lui quand je le sais malade et triste,
et il me reçoit toujours comme un ami.
— Eh J pourquoi donc nous a-t-il fui, reprit de Ger-
miny, nous tous qui l'aimions comme un jeune frère
glorieux à qui nous décernions sans jalousie toutes les
palmes? N'avons-nous pas été, dès qu'il est apparu, ses
bons et loyaux compagnons ? N'avons-nous pas acclamé
son génie avec une ardeur cordiale? N'a-t>-il pas été
l'enfant gâté de notre admiration sincère? Eh bien ! il
nous a quittés tout à coup comme s'il rougissait d'être
l'un des nôtres ; il a affecté à l'endroit des poëtes con-
temporains une sorte de dédain aristocratique que
Byron n'a jamais eu pour Wordsworth et Shelley.
— Vous vous trompez, s'écria l'excellent René, il a
rendu un hommage public à Lamartine, et quand il
parle du grand lyrique exilé, il le proclame notre maître
à tous pour la science du vers.
— 18 —
— Ce qui n'empêche pas, répliqua Duverger avec un
rire sardonique, qu'il nous préfère de riches banquiers
et quelques Anglais débauchés, débris du fameux club
du Régent. Comment peut-il faire son camarade de cet
Albert Nattier, qui, pour dernier exploit de sa vie ta-
pageuse, vient de raser traîtreusement, après une nuit
d'amour, les beaux cheveux de sa maîtresse endormie
qu'il soupçonnait d'infidélité ! Comment peut-il traiter
en amis ce lord Rilbum et son frère lord Melbourg,dont
les débauches ont épouvanté Londres, et qui promènent
aujourd'hui leurs millions et leur hâtive décrépitude
dans les rues de Paris? — Je le plains, continua Duver-
ger, mais je pense comme Gttfminy qu'il eût mieux fait
de rester l'un des nôtres.
— Oh ! si vous le jugez en politiques et en moralistes,
il est perdu, répliqua le bon René. Mais, pour Dieu !
faites appel un moment à vos entraînements de jeunesse
et à vos fantaisies de poëtes, et vous serez plus justes
envers lui ! Souvenez-vous surtout de son organisation
mobile; il essaye de toutes les saveurs, de toutes les
émotions; il se figure y trouver une poésie nouvelle et
inconnue, et je n'oserais dire qu'il n'ait su tirer souvent
de ses débordements mêmes des cris de douleur et
d'amour plus navrants et plus sublimes, et partant qui
en enseignent plus aux âmes que toute la morale
d'œuvres honnêtes faites à froid. Vous vous étonnez
qu'il accepte parfois pour compagnons de plaisir de
riches oisifs mal famés ! Mais leur fortune est pour lui
un tréteau où il les voit se pavaner, et leurs orgies un
— 19 —
spectacle qu'il se donne: il y puise des images fantas-
tiques, poignantes, hardies, et que le premier il a intro-
duites dans la littérature française; de ces fêtes noc-
turnes de la débauche, comme des noirs couloirs creusés
•
dans une mine, il retire des pierreries éclatantes; il est
le spectateur plus que le complice de ces turpitudes des
riches; si son corps s'abandonne parfois, son esprit
veille à son insu ; il domine celte ivresse factice, la re-
vomit, la stigmatise et en tire en définitive des tableaux
de maître! Gardez- vous de croire que ces hommes, que
vous appelez ses compagnons de plaisir, le possèdent :
le génie d'Albert est de ceux qui échappent à toute in-
fluence; il a été longtemps Tami d'un jeune prince:
qui donc de nous a jamais pensé qu'il était un cour-
tisan ? Conmient en vouloir à sa nature enthousiaste et
charmante ? Son inspiration de poète plane toujours
au-dessus de ses fohes de jeune homme; elle les enno-
blit, les dépouille pour ainsi dire de leur fange et les
change en rayons; on dirait ces jets de feu qui s'élèvent
tout à coup sur un marais!
— Vous étés un brave ami, s'écria Germiny, et c'est
plaisir, René, que d'être défendu et loué par vous ;
mais enfin vous conviendrez qu'un poëte est chose
sacrée, et que c'est pitié de voir Albert accepter pour
amphitryons ces riches parvenus et ces grands sei-
gneurs avinés.
— D'autant plus qu'il n'y a plus de grands sei-
gneurs, pas plus en Angleterre qu'en France, répliqua
Duverger, et que ceux qui s'affublent aujourd'hui de
— 20 —
ce titre, ne ressemblent guère à ceux qui le portaient
autrefois. Parbleu ! milords et messieurs, leur dirais-
je, si vous singez leurs dehors, tâchez aussi d'avoir
Fesprit d'un Bolingbroke, d'un Horace Walpole, d'un
Grammont, d'un François !•', d'un Henri IV ou d'un
maréchal de Richelieu ! on ne peut être un poétique
débauché qu'à ce prix !
— Nous voilà bien loin, mes maîtres, dis-je en riant,
du point de départ de notre entretien ; voyons, mon
cher René, vous qui êtes l'ami d'Albert de Lincel et
qui connaissez aussi le savant Duchemin, à qui des
deux dois-je me recommander?
— Écrivez d'abord à ce cuistre de Duchemin, ré-
pliqua René ; je pense, comme Duverger, qu'il en sera
flatté et viendra vous donner le spectacle de sa per-
sonne. Mais, si vous n'êtes pas contente de lui, je ré-
ponds d'Albert.
IV
Aussitôt que mes amis m'eurent quittée, j'écrivis
quelques lignes à Duchemin pour lui demander sa pro-
tection auprès du libraire Frémont ; je le fis sans peine :
on se préoccupe peu de l'amour-propre quand on a
Tamour. La joie que je cachais au cœur répandait sur
toutes mes ^actions quelque chose de facile et d'heu-
— 21 —
reux. C'était comme ces gais refrains qui charment le
travailleur.
Après ce court billet, j'adressai, ainsi que je le fai-
sais chaque soir, ma confession du jour à celui que
j*aimais« Chateaubriand a dit : « Si je croyais le bon-
heur quelque part, je le chercherais dans l'habitude ! i
Je trouvai à lui écrire ainsi toutes mes pensées un
bonheur profond et une sorte de moralisation inexpu-
gnable. Je n'aurais rien voulu commettre d'indigne
dans la journée; car le soir, plutôt que de lui mentir
et de lui confier ma défaillance, la plume me serait
tombée des mains. Ce fut là le temps le plus pur et le
plus fier de ma vie, celui où mon esprit embrassa le
plus les rayonnements du beau et du bien.
Aussitôt que ma lettre était close, j'allais soulever
les rideaux blancs du petit lit où dormait mon fils ; je
posais sur son front riant un long baiser et j'essayais
de dormir à mon tour. Ce soir-là, je restai longtemps
éveillée, pensant involontairement à tout ce que mes
amis m'avaient dit d'Albert de Lincel. Je savais gré à
RenéDelmart de l'avoir défendu; j'avais pour René
autant d'estime que d'amitié, et je me disais que sa
parole, qui était toujours vraie, n'avait pu mentir au
sujet d'Albert.
René est un des plus nobles et des plus rares esprits
de notre temps, et si sa gloire littéraire n'est pas montée
à l'égal de son talent, cela vient de la beauté même*
de son caractère, qui puise son originalité dans une
honnêteté absolue et dans une insouciance de demi-
— 22 — /
dieu pour tout ce qui facilite la renommée des écri-
vains. Il brilla tout à coup, sous la Restauration, au
milieu de la pléiade des grands poëtes lyriques. Après;
un voyage en Italie, il publia une imitation de Y Enfer,*
où il sut faire passer dans ses vers inspirés toute la pré-
cision et toute la grandeur de la poésie dantesque. Il
fit aussi une suite de tableaux, compositions achevées,
sur les mœurs, les paysages et les œuvres d*art de
ritalie. Une maladie nerveuse ferma son cœur et ses
lèvres durant quelque temps ; ses amis proclamèrent
que son cerveau était atteint : comme si les facultés
ne pouvaient se reposer ou s'exercer dans des rêves
muets! Il revint bientôt à la vie réelle, mais avec un
cerveau plus vaste et plus fort. Il dut à cette interrup-
tion du commerce des hommes le superbe mépris de
tout ce qui aiguillonne leur vanité et leur ambition ; il
est le seul parmi les contemporains qui n'ait jamais
songé à une croix, à une place, aux articles des jour-
naux et aux louanges des salons. Duverger a eu de ces
dédains-là, mais il a courtisé la popularité. René n'a
jamais flatté personne, pas même ses amis : il les aime
et les sert.
Heureuse, je le voyais deux fois par mois; quand le
chagrin me terrassa et que la mort faillit me prendre,
il fut le seul qui vint chaque jour me consoler et me
distraire par cette verve ironique, mais grandiose, du
vrai sage qui fait contribuer l'infini à la guérison de
nos misères bornées. Il ne raillait jamais la douleur ;
mais il raillait ceux qui la causent, depuis les perse-
— 23 —
cuteurs des nations jusqu^aux oppresseurs des femmes.
Il avait le génie d'amoindrir et de vulgariser les êtres
méchants ; il les dépouillait ainsi de leur puissance et
de leur prestige, et, les faisant apparaître dans leur
laideur et leur infériorité à leurs victimes, il inspirait
à celles-ci Tétonnement de les avoir aimés ou de les
avoir craints.
Je songeais donc que puisque ce fier et généreux
cœur avait défendu Albert, il restait à coup sûr à celui-
ci beaucoup de sa grandeur et de sa sensibilité pre-
mières ; je sentis s'accroître le désir très-vif que j'a-
vais toujours eu de le connaître, et, pour en faire
naître l'occasion, je souhaitai presque que Duchemin
me refusât son appui.
Mais le lendemaiij^tdans l'après-midi, je reçus de l'im-
portant personnage une réponse, du tour le plus ga-
lant, où il me disait qu'il mettait à mes pieds son faible
crédit, et qu'il s'empresserait de venir le soir même,
à l'issue du dîner, prendre mes ordres pour les exé-
cuter.
Je me souviens qu'il faisait ce jour-là un froid très-
vif, dont ime pluie noire augmentait encore l'intensité.
Frileuse comme une créole, j'avais un feu énorme
dans le cabinet où je travaillais, entourée de mes livres
et de mes chers souvenirs.
Duchemin arriva beaucoup plus tard qu'il l'avait
annoncé ; si bien que mon fils, qui s'était endormi sur
wfis genoux, venait d'être emporté dans son lit par
Marguerite, quand le savant parut. 11 me trouva donc
- 24 —
seule auprès de ce feu flamboyant, la tête éclairée par
une lampe à globe d'opale.
Je n'ai jamais vu saluer aussi bas que saluait la
taille torse du pédant; c'étaient des inflexions dégin-
gandées, où le dos et la tète luttaient de mouvement
à qui mieux mieux ; son front, blême et luisant comme
un crâne, et couronné ou plutôt hérissé de cheveux
ras et grisonnants, se couvrait de rides mouvantes
quand sa bouche essayait de sourire. Les flatteurs de
Duchemin, les jeunes cuistres qu'il a formés et les
journalistes gagés, ontrépété jusqu'à satiété qu'il avait
l'esprit, le sourire et le regard de Voltaire. Pour ce
qui est de l'esprit, les écrits même de l'important per-
sonnage se chargent de réfuter cette monstrueuse hy-
perbole ; quant à son sourire, il m'a toujours paru une
grimace, que ses petits yeux perçants et louches ac-
compagnent de leur clignotement. Le sourire ironique
et mordant, le regard ouvert et profond de l'amant de
M°*' du Chàtelet, étaient d'une autre trempe.
Je voulus me lever pour recevoir Duchemin; il s'y
opposa en se courbant vers moi comme un cerceau,
et, en saisissant ma main qu'il baisa :
— A vos pieds, madame la marquise, à vos pieds,
répétait-il avec l'accent de l'oraison.
Je me reculai et l'engageai à s'asseoir, et, après l'avoir
remercié de son empressement à répondre à mon
appel, je lui exposai, d'un ton froid et rapide, en quoi
il pouvait me servir. ,
— Oh ! pauvre femme ! s'écria-t-il avec compono-
— 25 —
tion, vous songez donc au triste métier des lettres?
Quoi ! vous voulez écrire et tacher d* encre cette jolie
main qui sollicite les baisers? vous voulez aller sur nos
brisées? Oh ! croyez-moi, Tamour vaut mieux que la
gloire !
Tandis qu'il me débitait ces banalités, je le toisai
avec un ricanement qui le déconcerta.
— Je croyais, monsieur, m' être mieux expliquée en
vous écrivant, lui dis-je; je n*ai pas la prétention de
faire de la littérature, mais seulement des traductions
d'anglais, d'allemand et d'italien. Quant à la gloire, je
n'y prétends pas plus qu'au talent. C'est la nécessité
qui me décide à ce travail.
— Oh ! bel ange ! répliqua-t-il du ton d'un chantre
qui entonne un cantique, et en saisissant ma main et
palpant mon bras à travers ma manche large, la né-
cessité ! quel vilain mot prononcez-vous là 1 Vous que
j'ai vue si brillante et si fêtée dans tous nos salons,
est-ce possible que vous soyez exposée à la nécessité?
— Ne me plaignez pas, repartis-je en riant, et en
me dégageant de sa patte crasseuse et velue, je n'ai
jamais été plus heureuse.
— Oh ! ce n'est pas vous que je plains, héroïque
fenmie, poursuivit-il avec le même accent pieux, mais
ces prétendus grands poètes qui vous entourent, qui se
disent vos amis, qui ont peut-être le bonheur d'être
mieux que cela (à ces mots son œil louche pétilla),
et, poursuivitril, qui n'ont jamais trouvé le moyen de
vous aider dans les peines de la vie. Sans me don-
— 26 —
ner le temps de répondre, jugeant à Texpression de
mon visage que sa pitié familière me déplaisait, il se
mit k me parler avec un dédain superbe de tous les
grands poètes contemporains. Les pédants et les cri-
tiques n'aiment pas les poètes; ils s'imaginent qu'ils
sont leurs supérieurs; ils ne les comprennent réelle-
ment jamais, mais ils en font l'éloge lorsque la posté-
rité les a couronnés; ils les analysent pour les décom-
poser; ils ne sont pourtant quelque chose que par eux;
ils s'approprient leurs beautés et font passer leur souffle
créateur dans leur critique stérile. Sans [le génie des
poètes, leur esprit serait à néant; leur verve jaillit de
l'envie.
Après des généralités jalouses et haineuses, Duchemin
concentra ses coups contre les trois ou quatre poètes
qu'il savait être de mes amis; il s'acharna surtout
contre Albert de Germiny, dont la longue jeunesse et la
bonne mine irritaient sa laideur.
— Oh ! celui-là, me dit-il, est bien heureux, car il
passe pour vous plaire; comment donc, lui qui a de la
fortune, vous laisse-t-il en proie à la nécessité, et il
appuya sur ce mot que j'avais prononcé.
— Encore! m'écriai-je avec colère, est-ce que vous
pensez, monsieur, que je demande l'aumône à mes
amis?
— Ne comprenez-vous pas que ce sont eux seule-
ment que j'accuse, reprit-il en faisant un mouvement
pour ressaisir de nouveau ma main que je lui retirai.
Si jamais j'avais le bonheur d'être aimé, ou seulement
— 21 —
souffert par vous , vous disposeriez de ma fortune et de
jna vie ; et le vieux fou, en prononçant ces mots, se pré-
cipita à mes pieds; il saisit les plis flottants de ma robe
entre ses deux genoux comme dans un étau, et, pre-
nant dans la poche intérieure de son habit \m porte-
feuille crasseux, il l'ouvrit et en tira à demi plusieurs
billets de banque; laissez-donc faire à un ami, me dit-
il, en les tendant vers moi et aimez un peu celui qui
sent tant de flamme pour vous!
Il avait les allures d'un Tartuffe grotesque ; un mo-
ment, je crus que l'hilarité l'emporterait en moi sur le
mépris ; mais mon indignation fut la plus forte; du re-
vers de ma main gauche je souffletai le portefeuille qui
alla tomber au bord du feu, et de l'autre je poussai si
rudement le vieux cuistre vacillant sur ses genoux»
qu'il roula à la renverse sur le tapis. Son premier soin
ne fut pas de se relever, mais d'étendre précipitam-
ment sa main osseuse vers le portefeuille béant qui
touchait aux cendres chaudes et qui pouvait s'enflam-
mer. J'avoue que j'aurais été ravie de voir flamber ces
insolents billets de banque.
Je n'invente rien dans la scène que je raconte.
Il n'y a que les vieillards de soixante-six ans pour
avoir de ces façon&-là; les pédants surtout; sitôt qu'ils
flairent un téte-à-tête avec une femme du monde, ils
mettent à la hâte une cravate blanche sur une chemise
sale, leurs cheveux gras s'appuient sur le col de leur
habit fripé; leurs mains sont à demi lavées, et ils osent
s'agenouiller, ainsi faits, aux pieds d'une fenune élé-
— 28 —
gante, si cette femme n'est pas défendue par un en-
tourage qui leur impose ou par la fortune; la pau-
vreté les provoque et les pousse à la tentation et à la
profanation; comme ils n'ont jamais touché dans leur
laideur qu'à de pauvres filles vendues , ils se figurent
qu'avec une bourse pleine ils auront raison de toutes
les répulsions des sens et de toutes les fiertés de
l'âme ; quelle joie on éprouve à les bafouer !
Quand Duchemin eut ressaisi son portefeuille et se
fut remis sur ses pieds, je le poussai vers la porte et
je la refermai sur lui.
11 ne me pardonna jamais cette «cène-là ; il devînt
mon ennemi et empêcha son libraire Frémont de pu-
blier aucune de mes traductions.
A peine était-il sorti, que je fus prise d'un fou rire;
toute sa personne se représentait devant moi dans son
attitude bouffonne. Je riais si fort que ma vieille ser-
vante vint médire que j'allais réveiller mon fils. J'avais
dans ce temps de ces bonnes gaietés-là ; et je les racon-
tais de même que mes tristesses, et tout ce que je voyais
et tout ce que j'éprouvais à ce Léonce, que j'aimais tant.
Son nom vient de m'échapper ; il était nécessaire à la
clarté de ce récit; mais je ne le prononce jamais qu'a-
vec une douloureuse hésitation; en montant de ma
gorge à mes lèvres il y fait toujours passer une saveur
profondément amère.
Je lui écrivis sur l'heure la scène étrange qui venait
de se passer; il avait vu autrefois Duchemin dans une
tournée en province qu'avait faite le grand homme.
— 29 —
et je me figurai sa surprise moqueuse en se le repré-
sentant à mes pieds m'offrant son amour et son argent!
Cependant quand j'en arrivai, dans le récit que j'écri-
vais à Léonce, à ce dernier trait de cynique espérance,
je ne pus me défendre de quelques réflexions poignantes
sur le sort des femmes, de manière que ma lettre qui
avait commencé gaiement finissait sur un ton sombre et
amer. Mes réflexions étaient générales, mais un cœur
bien tendre et bien épris y eût puisé des élans d'amour
et de dévouement.
Dans la réponse que me fit Léonce, je ne trouvai, et
ce fut avec un peu de surprise, qu'une énumération cu-
rieuse et très-érudite de tous les vieillards débauchés
et lascifs que les poètes ont raillés depuis l'antiquité
jusqu'à nos jours. Il citait les vieillards d'Aristophane,
ceux de Plautrf et de Térence, ceux de Shakespeare
et de Molière; il empruntait même au théâtre chinois
une scène qui met en évidence les amoureuses per-
plexités d'une barbe grise. Sa lettre était ingénieuse et
amusante ; je n'y vis qu'une nouvelle preuve de son in-
telligence qui me fascinait; plus tard, mes yeux se des-
allèrent et cet esprit où il n^y avait pas d*âine m'apparut
sans grandeur. Les cœurs qui aiment ont la cataracte ;
ils n'y voient plus.
Lorsque René Delmart revint chez moi et que je lui
racontai ma scène avec Duchemin, il la prit au sérieux,
tout en raillant le pédant : — Chère, chère marquise,
me dit-il en me serrant affectueusement les mains, vou-
lez-vous que je donne une leçon à cet homme-là ?
9.
— 30 —
— Bah ! m'écriaî-je, ce serait lui prêter trop d'im-
portance.
— Il est vrai, répondit-il, car il est bien connu qu'il
agit de même envers toutes les femmes.
— Si son amour est une monomanîe, repris-je en
riant, il mérite le respect comme la dévotion, comme
le fanatisme.
— C'est possible, répliqua-t-il, mais Duchemin est
méchant, il vous nuira.
— Hâtons-nous, repartis-je, pour le contne-miner de
nous adresser à Albert de Lincel.
— Malheureusement il est malade, me dit René, il
garde le coin du feu et ne pourra venir chez vous avant
quelques jours.
— Et pourquoi n'irions-nous pas chez lui mon boD
René? •
— En effet, c'est ce qu'il y aurait de plus simple ;
il en sera touché, et nous l'aurons peut-être arraché^
ne.serait-ce qu'une heure, aux inquiétudes de son génie»
Le lendemain, dans l'après-midi, René vint me cher-
cher en voiture pour me conduire chez Albert de Lin-
cel ; il habitait près de la place Vendôme le premier
étage de la maison où il devait mourir. Nous traver-
sâmes une petite antichambre lambrissée de panneaux
— si-
en bois de chêne, sur lesquels se détachait un tableau de
récole vénitienne. C'était une Vénus, de grandeur na-
turelle, couchée nue dans les plis d'une draperie de
pourpre. Cette figure, fort belle, était tellement en re-
lief qu'elle vous frappait en passant comme une réalité.
Nous trouvâmes Albert dans un petit salon qui lui
servait de cabinet de travail; des rayons en chêne cou-
verts de livres s'étendaient sur toute la paroi du fond;
deux portraits au crayon, celui de M»e Rachel et celui de
M"* Malibran, étaient placés parallèlement. De grands
fauteuils, un piano, un bureau en palissandre, et une
pendule couronnée d'un bronze d'après l'antique, com-
plétaient l'ameublement. Albert se tenait à moitié
étendu sur une causeuse en cuir violet; il se leva
précipitamment, bu plutôt automatiquement, en nous
voyant entrer comme si un ressort l'eût redressé. Je
le considérai avec une tristesse visible qui m'empê-
cha d'abord de lui parler. Quel changement s'était fait
en lui depuis le soir où je l'avais vu à l'Arsenal! Son
corps amaigri avait peut-être plus de distinction en-
core, et la pâleur mortelle de sa tête en augmentait l'ex-
pression idéale ; mais quels ravages, mon Dieu ! les
pommettes, luisantes et blêmes, étaient en saillie ; les
yeux caves brillaient d'un feu étrange; ses lèvres
étaient presque blanches; son sourire contraint lais-
sait voir des dents altérées. Oh ! ce n'était plus le frais
et gai sourire de la jeunesse où l'amour pétille ! l'amer-
tume de l'âme semblait être remontée jusqu'à la bouche
et l'avoir brûlée d'un corrosif. Son front seul était
i
■i
— yz —
resté pur, harmonieux et sans rides; sa chevelure jeune
et frisée Tombrageait mollement. René Tavait averti la
veille au soir de notre visite. Il s'était vêtu avec ce soin
extrême qui était dans ses habitudes : une redingote
noire d*un drap très-fin serrait sa taille cambrée.
Tandis que jeTexaminaisavec émotion, René lui ex-
pliquait ce que je désirais de lui.
— Oh! de tout mon cœur, dit-il, j'écrirai ce soir
même à Frémont de passer chez moi.
Je le remerciai en ajoutant qu'il était bien indiscret
à une inconnue de venir l'importuner.
— Oh ! me dit-il, vous n'étiez pas une inconnue pour
moi ; je vous connaissais beaucoup par mon ami René
et je suis fort heureux de vous connaître tout à fait,
car vous êtes très-bonne à voir; et il arrêta longtemps
sur moi ses grands yeux profonds.
— Et cependant, lui dis-je tout en baissant mes re-
gards sous la fixité des siens, vous ne m'avez pas re-
connue?
— Reconnue? répéta-t-il d'un ton interrogatif.
— Mais oui, nous nous sommes déjà vus un dimanche
soir, à l'Arsenal, il y a de cela bien des années, et vous
me prîtes ce soir-là pour une quakeresse!
— Quoi ! c'était vousl oh! oui, c'était vous avec de
longues boucles flottantes sur un corsage de velours
noii ! Vous voyez bien que je n'ai rien oublié, vous re-
fusâtes de valser avec moi ^i vous eûtes tort, mar-
quise, car, vrai, nous aurions pu nous aimer!
— Comme vous y allez, dit René! Vous serez donc
— 33 —
toujours le même, Albert? Vous ne pourrez jamais voir
une femme sans lui parler d*amour?
— Et de quoi voulez-vous donc qu'on leur parle,
reprit Albert en riant, madame ne m'a pas l'air d'un
ba& bleUj et je suppose que le socialisme et la meta-
physique à fortes doses ne seraient pas de son goût.
■-.- Eh ! qui vous fait penser que l'amour en soit,
répliqua René!
— Ce que vous dites là sent Tamoureux et le jaloux
d'une lieue, répondit Albert en riant plus fort.
— Je n'ai que des amis, repartis-je.
— Ce qui implique, reprit Albert, un amour secret.
Êtes-vous heureuse?
— Plus que je ne l'ai jamais été.
— Ah! fit-il, vous dites cela avec une flamme dans
les yeux qui vous rend fort belle.
— Je ne veux pas vous prendre en traître, repris-je
pour le détourner de ce langage, je suis aussi un peu
bas-bleu. Non-seulement j'ai traduit un roman anglais,
mais j'y ai ajouté une courte préface sur l'auteur in-
connu en France.
— Oh! voyons, me dit-il : le style c'est la femme/
Et prenantle livre où était écrite une ligne d'admiration
pour lui, Albert parcourut la notice que j'avais faite.
— Bien! murmurait-il à mesure qu'il lisait, c'est d'un
style naturel et concis, et avec de l'élégance et parfois
un éclair de sensibilité. Vous devez avoir un esprit
droit et décidé, un cœur bon et franc.
— 34 —
— Vous en jugerez plus tard, répondîs-je, car j'espère
que nous nous reverrons.
— Plus tôt que vous ne pensez et que vous ne désirez
peut-être, répliqua-t-il en me prenant la main.
Nous allions nous retirer, lorsqu'on annonça la mère
d'Albert de Lincel.
C'était une grande femme, svelte encore, au visage
fier et aristocratique ; son fils lui ressemblait beaucoup,
mais avec quelque chose de plus intellectuel et de plus
exquis dans les traits. Albert embrassa sa mère et ses
joues se colorèrent de plaisir en la voyant. Il avait pour
tous ses parents une affection très-vive. Au milieu de
sa vie de chagrin et d'orages il avait gardé le culte de
la famille ; il parlait toujours de sa mère avec respect
et émotion ! — C'est ime remarque de tous les siècles
qu'il n'est que les êtres méchants ou médiocres qui n'ai-
ment pas leurs mères. Ceux qui ont la flamme du cœur
ou de l'esprit sentent qu'ils l'ont puisée dans le sein qui
les a portés.
Albert me présenta sa mère et me nomma à elle.
Nous échangeâmes quelques paroles du monde ; puis,
je me levai pour partir. Albert serra la main de René,
et prenant la mienne qu'il baisa, il me dit : Au revoir!
VI
récrivis le soir même à Léonce ma visite à Albert de
Lincel; il me répondit vite et avec une sorte d'ardeur
— 35 —
curieuse : Il serait charmé, me disait-il, de connaître
par moi un des êtres qui Tavait le plus mtéressé dans
sa vie. lime demandait sur Albert tous les détails ima-
ginables et m'engageait à le voir le plus souvent pos-
sible. Je fus ainsi disposée tout naturellement à accepter
sans scrupule et sans inquiétude la sympathie d'Albert;
je Tavais trouvé enjoué et cordial ; j*aimais les allures
simples de son génie qui ne s'était pas offert à moi
avec cette pompe solennelle à laquelle tous les hommes
célèbres se croient plus ou moins tenus dans une pre-
mière entrevue.
Le lendemain de ma visite à Albert, il faisait un de
ces jours d'hiver radieux si rares à Paris ; le ciel était
d'un bleu vif, les moineaux voletaient au soleil sur la
cime dépouillée des arbres, et s'aventuraient parfois
jusqu'à la balustrade de la haute fenêtre où j'étais ac-
coudée. Je faisais comme les moineaux, je humais l'air
vivifiant et tiède de ce jour d'Italie, et je regardais cou-
rir, dans les mêmes allées où nous sommes maintenant
assises, mon fils qui jouait à la balle. Le portier, qui
nous avait en affection, lui ouvrait chaque jour le jardin
qui m'avait appartenu autrefois.
Je regardais mon enfant s'ébattre joyeux; il me sa-
luait par de petits cris, et lorsque mes yeux se détour-
naient de lui, il m'obligeait en m'appelant à le regarder
encore. J'avais devant moi les toitures et les clochers
d*une partie du faubourg Saint-Germain; les bruits des
voitures et les voix de la rue montaient jusqu'à ma
fenêtre. Ce spectacle et ces rumeurs m'empêchèrent
— 36 —
d'entendre le coup de sonnette qui retentit à ma porte;
tout à coup, je sentis une main tirer à mon côté les
plis de ma robe; c'était ma vieille servante qui me
disait avec sa grosse mine toujours réjouie :
— Madame, voilà un monsieur!
Je tournai la tète et je me trouvai en face d'Albert de
Lincel.
Il était plus pâle que la veille et si essoufflé qu'il sem-
blait défaillir; je lui pris la main et je l'obligeai à s'as-
seoir ; il tomba comme anéanti sur un fauteuil.
— Vous voyez, me dit-il, que je n'ai pas tardé à
vous rendre votre visite.
— Oh! que vous êtes bon, répondis-je, d'être venu
si vite et d'être monté si haut.
— Il est vrai que c'est un peu haut, marquise, mais
c'est bien à vous de ne pas avoir quitté votre hôtel et
d'avoir eu le courage de vous y loger sous les toits. Je
vois en ceci un présage de bon augure ; un jour vous
redeviendrez, comme autrefois, propriétaire de l'hôtel
entier.
— Les poètes sont prophètes , lui dis-je en riant ;
ce que vous dites là me portera bonheur et je ga-
gnerai mon procès. En attendant, régardez quelle belle
vue; et je le conduisis vers la fenêtre, puis me retour-
nant vers l'intérieur de mon petit salon, j'ajoutai : J'ai
d'ailleurs ici, autour de moi, mes plus chères reliques,
et je ne regrette rien de mon grand appartement du
premier étage.
n se mit alors à considérer avec intérêt trois portraits,
~ 37 —
-qui séparaient les rayons de bibliothèque dont les murs
étaient couverts. C'était le portrait de ma mère : un
grand dessin à la gouache dont les demi-teintes ren-
daient à merveille la douceur et la distinction des traits.
C'était ensuite le portrait de mon grand-père, figure
sévère, presque sombre, dont la bouche, large et ser-
rée, avait une expression d'amertume, tandis que les *
yeux éclatants et le front calme donnaient au haut du
visage une extrême sérénité. Cette peinture au dessin
pur et sobre de couleurs rappelait la manière de David;
la chevelure, disposée en ailes de pigeons, était pou-
drée à frimas; Thabit bleu barbeau, coupe de la Répu-
blique, avait deux vastes revers en pointes, de même
que le gilet blanc à la Robespierre ; entre ces revers,
se groupait le nœud bouffant de la cravate de mousse-
line qui s'enroulait en plis profonds autour du cou.
Tout l'ajustement contrastait avec la pâleur et l'ex-
pression grave de la tête.
Le troisième portrait, magnifique miniature de Peti-
tot, représentait un chevalier dé Malte, mon grand-
oncle ; la tète, jeune et superbe, était couverte de la
longue et abondante perruque de la fin du règne de
Louis XIV, le cou reposait dans une cravate blanche
à plis majestueux ; la cuirasse était en bel acier bruni
rehaussé d'or et d'émail bleu; un manteau de pourpre
flottait sur l'épaule gauche.
Après avoir regardé attentivement ces trois portraits,
Albert feuilleta quelques-uns de mes livres; il fut frappé
par une édition des œuvres de Volney, et par un vo-
— 38 —
lume de Condorcet, que ces auteurs avaient donnés à
Tùon grand-père. En voyant leur signature, il me dit :
' — Savez-vous, marquise, que nous sommes un peu
du même monde; mon père aussi a été lié avec ces
hoimnes célèbres que Bonaparte appelait des idéo-
logues; bien souvent mon père m'a parlé de ses amis
les grands philosophes, comme il disait, et à sa mort
j*ai retrouvé de leurs lettres dans ses papiers.
Tandis que nous causions ainài, sa voix était si altérée
et son oppression si forte, que je lui dis tout à coup :
— En vérité, je suis bien peu hospitalière de ne pas
vous avoir offert un verre d'eau sucrée après votre as-
cension de mes quatre étages.
Et prenant un verre à semis d'étoiles d'or, dont je me
servais habituellement, je le lui tendis plein d'eau et de
sucre.
Il se mit à rire comme un enfant.
— Eh! quoi! marquise, pensez-vous me rendre des
forces avec ce fade breuvage?
— Voulez-vous, lui dis-je, y mettre un peu de fleurs
d'oranger?
— De mieux en mieux, dit-il en riant plus fort.
— Oh! j'y pense, repris-je, j'ai d'excellent chocolat
d'Espagne, il sera bientôt fait; permettez-moi de vous
en offrir. Je n'ose vous proposer du thé ou du café,
c'est trop irritant.
— Ne cherchez pas tant, marquise, et faites- moi ap-
porter simplement un verre de vin généreux.
Née et élevée dans le Midi, je n'avais jamais, comme
— 39 —
presque toutes les femmes des pays chauds, approché
une goutte de vin de mes lèvres. J'avais mis mon fils au
même régime, et, depuis ma ruine, je n'avais plus de
cave.
Je dis tout cela à Albert, ajoutant que ma servante
seule buvait du vin dans la maison.
— Eh bien! reprit-il gaiement, j'accepte ce vin de
cuisine, et, croyez-moi, marquise, faites-en boire aussi
à votre fils si vous ne voulez pas qu'il devienne lynipha-
thique et mièvre.
Je sonnai Marguerite, qui apporta aussitôt une grosse
bouteille noire et un verre. Albert la vida à moitié et,
à mesure qu'il buvait, son teint se colorait et ses yeux
se remplissaient d'une vie nouvelle.
— Ah ! me dit-il en touchant la bouteille, ceci et ces
bons rayons de soleil qui s'allongent jusqu'à moi par
votre fenêtre, me rendent vigueur et joie. Maintenant,
marquise, je pourrai marcher, causer et même écrire
longtemps.
— Le vin vous fait donc du bien, repris-je toujours
étonnée.
— On m'a calomnié sur l'abus prétendu que j'en fais,
répliqua-t-il; mais si jamais, marquise, vous étiez mou-
rante ou désespérée, vous verriez quelle force y trouve
le corps; quels enchantements et quel oubli l'esprit
peut y puiser.
— Horreur ! lui dis-je en riant, jamais je ne souille-
rai mes lèvres à cette liqueur aux parfums acres. Par-
lez-moi de Tarome du citron et de l'orange! Je me
— 40 —
souviens encore que lorsque les larges pieds des vigne-
rons foulaient la vendange au château de mon père, je
fuyais épouvantée de la senteur des cuves, et que j'al-
lais bien loin m*asseoir sur quelque hauteiu* pour res-
pirer le vent du ciel.
— Avec vos cheveux que le soleil empourpre et dore
en ce moment vous eussiez pourtant fait une fort belle
Érigone, reprit-il galamment. Croyez-moi, votre dé-
dain pour le breuvage que tous les peuples ont appelé
divin, a quelque chose d'affecté et de maniéré qui n'est
pas digne de vous.
— Mais je n'affecte rien, je vous jure ; c'est en moi
un instinct de répulsion, et le jour où cette répugnance
cesserait, je vous promets d*essayer de boire avec
vous.
— Oh! reprit-il, quelle bonne femme vous êtes!
N'estrce pas, vous ne croirez pas ce qu'on vous dira
de moi : que je m'abrutis, que je me jette tète baissée
dans cet oubli de l'ivresse î Non, non, je vois sciem-
ment ce que je fais et ce que je veux quand parfois je
m'abandonne. Chère marquise, si jamais votre cœur est
déchiré, ne regardez pas un homme du peuple ivre,
chantant et riant dans sa misère, cela vous donnerait le
vertige et l'envie de l'imiter.
— C'est un expédient aveugle et matériel, lui dis-je;
ne peut-on s'étourdir par l'amour, par le dévouement,
par le patriotisme, par la gloire?
— J'ai essayé de tout, et l'oubli seul est là, répliqua-
t-il en frappant la bouteille du revers de ses doigts
^41 -
blancs et effilésj pais je ne m* enivre que lorsque je
souffre trop et que le désir impérieux d'oublier la vie
me fait envier la mort.
Tout ce qu'il me disait à propos de ce bienfait de ,
l'ivresse dont on l'accusait d'avoir pris l'habitude me
causait une sorte de malaise ; je ne comprenais pas
même la force réelle que le vin prêtait à sa santé dé-
faillante et qui insensiblement en avait fait pour lui
une nécessité. Plus tard, quand ma poitrine malade
courba et affaiblit mon corps, autrefois si robuste,
quand le souffle manqua à ma marche, l'air à ma res-
piration, l'étreinte à mes mains maigres et amollies,
j'approchai par contrainte de mes lèvres ce breuvage
qu'elles avaient repoussé si longtemps; insensiblement
il me ranima, et, s'il avait vécu encore, lui, mon grand
et bien-aimé poëte, je lui aurais demandé de célébrer
en mon honneur les coteaux du Médoc, comme Ana-
créon avait chanté les vins de Crète et de Chio.
— Vous aimez la poésie, marquise, et je voudrais,
continua Albert, pour vous faire apprécier celle qu'il y
a dans le vin, vous citer tous les beaux vers par les-
quels les grands poètes de l'antiquité, et les vrais poè-
tes modernes l'ont célébré; croyez-bien que tous l'ont
aimé, car on ne parle en poésie que de ce qu'on aime.
Mais je deviens pédant et j'oublie de vous dire que j'ai
vu Frémont ce matin, ou plutôt, j'hésite à vous le dire,
car je n'ai pas une bonne nouvelle à vous donner.
— Je devine ; votre éditeur refuse mes traductions.
— • 11 les a refusées d'un ton qui m'a fait soupçonner
4.
— h2 —
un parti pris et qui pourrait bien me brouiller avec lui,
répliqua Albert.
— Je vois en ceci une vengeance de Duchemin, lui
dis-je, il vous a prévenu auprès de Frémont et Ta mal
disposé pour moi. Ce n*est donc pas à votre libraire
que i*en veux, mais à cet affreux satyre.
— Du reste, marquise, je vous trouverai un autre
éditeur.
— Merci, répondis-je en lui tendant la main, mais
laissez-moi goûter votre première visite sans vous fa-
tiguer de cette affaire.
En ce moment une petite main gratta à la porte de
mon cabinet et la poussa doucement ; c'était mon fils
qui ne me voyant plus à la fenêtre s'était ennuyé de son
jeu et revenait vers moi. Les enfants veulent toujours
avoir un compagnon ou un spectateur dans leurs amu-
sements; c'est le prélude de la sympathie et de la va-
nité humaines.
— Oh ! je pensais bien que tu avais une visite, me
dit mon fils en m'pmbrassant; mais je ne connais pas
ce monsieur, ajouta-t-il en regardant Albert,
— Voulez-vous me connaître et m' aimer un peu, lui
dit Albert en l'attirant vers lui.
— Oui, vous me plaisez beaucoup.
— Vous êtes privilégié, dis-je à Albert, car ce ter-
rible enfant n'aime guère ceux de vos confrères qui
sont mes amis.
— J'aime René, parce qu'il est bon pour toi et qu'il
me caresse, me répondit l'enfant, mais les autres ne
— 63 —
parlent jamais que d'eux et me renvoient quand ils
sont là.
— Et moi pourquoi m'aimez-vous? lui dit Albert.
— Parce que votre figure est si triste et si pâle que
vous me rappelez mon père quand il allait mourir.
Et, en prononçant ces mots l'enfant s'assit sur les
genoux d'Albert et l'embrassa.
— Puisque vous m'aimez un peu, demandez donc à
votre maman qu'elle ne nous refuse pas à vous et à
moi un grand plaisir.
— Et lequel? reprit mon fils.
— Voyez cette belle carte, répliqua Albert, en tirant
de sa poche un carré de carton rose, elle nous ouvrira
toutes les serres et toutes les galeries de la ménagerie
du Jardin des Plantes. J'ai une voiture en bas et si
votre maman veut bien y monter avec nous, avant un
quart d'heure nous serons arrivés.
— Oh ! ma petite mère, ne refuse pas, dit l'enfant
-en m' entourant de ses bras; quel bonheur de voir tous
ces animaux féroces qui font peur I
— Et, par ce beau soleil, tous les beaux oiseaux au
plumage étincelant, ajouta Albert.
— Oh! oh ! partons, partons vite, s'écria l'enfant en
frappant des pieds.
— Ne le privez pas de cette grande joie , me dit
Albert avec un bon sourire.
— Je le veux, je le veux; dis oui, répétait l'enfant en
me tirant par ma jupe.
— 11 faut bien obéir, répliquai-je en riant, mais
convenez, M. de Lincei, que nous allons un peu vite
sur le chemin de Famitié.
— Oh ! j*aimerais bien mieux que ce fût sur un autre
chemin, dit Albert en baisant ma main ; je me sens dis-
posé, marquise, à devenir amoureux de vous,
— En ce cas là, je ne sors pas, répliquai-je, car
vous m'effrayez.
Et je fis mine de dénouer le chapeau que je venais
de mettre.
— Je le veux! je le veux ! répétait Tenfant.
— Voyez ce beau soleil qui nous sollicite, ajouta Al-
bert, allons, marquise, partons vite; j'écris, vous écri-
vez aussi, voilà notre confraternité établie.
En disant ces mots, il ouvrit la porte et nous sor-
tîmes; mon fils nous précédait joyeux. Albert s'ap-
puyait, pour descendr*e l'escalier, sur l'épaule robuste
de l'enfant et sur sa blonde tète frisée. Je les suivais,,
marchant derrière Albert, et le considérant avec tris-
tesse.
Nous montâmes en voiture, Albert s'assit à côté de
moi, et l'enfant devant nous; le soleil se repercutait en
plein sur les vitres et répandait une chaleur de serre»
— Que je suis bien, me disait Albert, il y a long-
temps que je n'avais éprouvé un tel apaisement de
toute douleur. On m'a calomnié, marquise, en me prê-
tant des passions sans frein ; je vous assure qu'il m'en
aurait fallu bien peu pour être heureux ; ainsi, en ce
moment, je ne désire rien : ce jour radieux qui me ré-
chauffe, ce bel enfant qui me regarde, et vous si char-
— 45 —
mante à voir et si bonne à entendre, me semblez le
souverain bien.
— Jesuistoute joyeuse de ce que vous me dites là,
répondis-je avec amitié ; vous pourrez donc revenir à
une vie naturelle et douce, car ce qui vou3 semble en
ce moment le bonheur est facile à trouver.
— Et pourquoi ne pas me dire simplement que je
Tai trouvé?
— Je ne vous comprends pas bien, répliquai-je en
retirant ma main qu*il voulait prendre.
— Tenez, marquise, fit-il avec une sorte de colère,
vous êtes coquette comme toutes les autres, et moi je
suis un fou incurable de ne pouvoir me trouver
auprès d'une femme quelconque sans que mon vieux
cœur broyé ne s'agite.
Sa bouche, en prononçant ces paroles, eut une ex-
pression d'amertume et de dédain,, et il avait laissé ,
tomber le mot quelconque avec un accent qui me
blessa.
L'enfant nous dit de sa voix perlée :
— Allez-vous donc vous fâcher si vite ensemble! Vous
feriez mieux de regarder comme l'église est belle, là,
sur l'eau, tout près, de nous.
La voiture avait marché le long des quais, elle venait
de dépasser Notre-Dame dont la grande nef aux arêtes
puissantes si finement sculptées se détachait sur
l'azur du ciel comme un grand navire sur une mer
bleue.
— Votre fils sera peut-être un artiste, me dit Albert,
3.
-46-
il vient d'être frappé d'une rhose vraiment belle que
nous ne songions pas h regarder.
En parlant ainsi il fit arrêter la voiture, baissa la
vitre de gauche et me dit :
— Voyez !
Sa tête se pencha à la portière à côté de la mienne ;
nous contemplâmes quelques instants le vaisseau ma-
jestueux de la cathédrale qui semblait suspendu dans
Tair ; les arbres de Fespèce de square, qui remplace au-
jourd'hui l'ancien archevêché saccagé, étendaient leurs
branches dépouillées autour du clocheton gothique.
Ce lieu est charmant le soir, en été, me dit Albert,
quand les arbres sont verts et qu'on remonte le cours
de la Seine, couché dans un bateau; on pense alors à
la Esméralda fuyant le sac de Notre-Dame i et voyant
la grandeur et la beauté de l'église sombre à la lueur
des étoiles ;
— Quelles pages que cette description du poète!
Oh ! c'est un sublime peintre que Victor, sans compter
qu'il est notre plus grand lyrique !
C'était une des qualités attrayantes d'Albert que cette
Justice qu'il rendait au génie.
Tandis que nous admirions l'église si bien groupée
derrière nous, l'enfant s'était agenouillé sur la ban-
quette, avait baissé la glace de devant, et tirant l'habil
du cocher il lui criait :
— Marchez ! marchez ! nous arriverons trop tardpoui
voir les animaux.
La voiture se remit en route et nous nous trouvâmca
— 67 —
«n quelques secondes à la porte du jardin des Plantes.
Une foule d'enfants la franchissaient avec leurs mères
ou leurs bonnes, leurs pères ou leurs précepteurs; la
plupart s'arrêtaient d'abord devant les petites boutiques
de gâteaux, d'oranges, de sucre d'orge et de liqueurs
adossées de chaque côté de la grille extérieure; les
marchandes attiraient les enfants en leur criant :
— Venez vous fournir, mes petits messieurs et mes
belles demoiselles !
Albert dit à mon fils :
— Il faut faire aussi notre provision de brioches pour
les ours, les girafes et les éléphants.
Et il se mit à remplir les poches et le chapeau de
l'enfant de pâtisseries et de bonbons.
— Vous pouvez y goûter d'abord mon petit ours bien
léché.
Et, comme pour engager mon fils, Albert se fit ser-
vir un verre d'absinthe qu'il avala.
— Oh ! poëte! cela se peut-il? m'écriai-je.
— Marquise, reprit-il gaiement, je me donne desjam»
bes pour vous accompagner dans les galeries, dans les
allées et dans les serres, et vous m'eussiez montré un bon
cœur et un esprit sans préjugé en n'y prenant pas garde.
— Mais c'est que je sens que cela vous fait mal.
— Les fumeurs d'opium que l'on sèvre trop vite,
Meurent tout à coup, répliqua-t-il.
Tandis qu'il parlait, un peu de sang rose affluait vers
ses joues et en colorait l'effrayante pâleur ; ses yeux
étaient vifs, l'air pur du jour animait tout son visage.
— 48 —
et la brise des grands arbres agitait sur son front inspiré
ses boucles blondes ; en ce moment il était encore très-»
beau et sa jeunesse semblait revenue.
— Je me suis souvent promené ici avec Cuvier, re-
prit-il, je vous montrerai bientôt son habitation. Son
traité de la formation du globe m'a fait rêver d'un poëme
où auraient figuré des personnages d'avant notre race.
Vous sentez quelle fantaisie on pourrait répandre sur
des êtres et sur un temps qui n'ont pas d'historiens !
— Oh! je vous en supplie, écrivez ce poëme, lui dis-
je, voilà si longtemps que vous n'avez rien fait.
— Écrire encore? et à quoi bon? dit-il avec im éclat
de rire.
— Mais ce serait une noble distraction.
— Oh! tenez, j'aime mieux l'amusement que se donne
en cet instant votre fils en jetant des gâteaux aux ours.
Et, s' avançant près de l'enfant, il prit dans son cha-
peau un gâteau qu'il lança par morceaux aux lourdes
bêtes pantelantes.
Après avoir régalé les ours, mon fils voulut faire
visite aux singes ; mais il me vit une si grande répul-
sion pour les gambades impures et pour les grimaces
humaines de ces animaux, qu'il dit tout à coup à Albert
qui riait de mon malaise :
— Éloignons-nous puisque maman a peur.
11 prenait mon dégoût pour de l'effroi.
— Allons voir des bêtes plus nobles et vraiment bêtes,
dis-je à Albert, malgré moi les singes me font l'effet
d'une ébauche informe de l'homme
— 49 —
Nous passâmes dans le bâtiment circulaire où s* abri-
tent les rennes, les antilopes, les girafes et les éléphants.
Albert était tout joyeux et redevenait enfant lui-même
en voyant la joie de mon fils, tandis qu'un énorme élé-
phant enlevait avec sa trompe les gâteaux que lui tendait
sa petite main ; puis vint le tour des girafes qui abais-
saient jusqu'à Tenfant leur long cou flexible et onduleux,
le sollicitaîent d'un regard de leurs grands yeux si doux, .
et lui tiraient leur langue noire pour recevoir leur part
du festin. Un des gardiens plaça mon fils sur un magni-
fique renne, à l'allure élégante et rapide, qui s'élança
aussitôt autour de l'énorme pilier servant d'appui à
l'édifice. L'enfant riait aux éclats, le gardien le tenait
d'un bras ferme fixé à l'animal et le suivait au pas de
course. Le jeu était sans danger, je rejoignis Albert
qui m'appelait pour me montrer une svelte et belle
antilope dont les yeux semblaient nous regarder.
— Voyez, me dit Albert, comme elle s'occupe de
nous! ne dirait-on pas qu'elle pense et qu'elle nous
parle à sa manière avec ses ondulations de tête. Que
ses yeux sont vifs et pénétrants ! Je trouve, marquise,
qu'ils ressemblent aux vôtres.
— Mais ils sont noirs, répliquai-je.
— Et les vôtres sont d'un bleu sombre, ce qui pro-
duit dans le regard la même expression.
Il se mit alors à caresser l'antilope, à la baiser au
front et sur le cou et il lui disait, tandis que la jolie
béte le considérait de ses yeux grands ouverts :
— Tu caches peut-être l'âme d'une femme ; je n'ou-
— 50 —
blierai jamais ma belle, de quelle façon tu m'as regardé !
Le gardien avait fait descendre mon fils de sa mon-
ture et nous avait prévenus que c'était l'heure du
repas des animaux féroces. Nous nous rendîmes dans
la longue galerie où étaient enfermés les tigres, les
lions et les panthères, dont les rugissements terribles
se faisaient entendre au dehors; une odeur acre et
fauve remplisssait cette galerie très-chaude. On se
sentait pris à la gorge et comme étouffé en y péné-
trant. La pâleur d'Albert s'empourpra subitement, et
ses yeux brillèrent d'un feu étrange. Cet air lourd et
malsain lui portait à la tête, et lui causait une sorte de
vertige. D'abord je n'y prit pas garde, occupée à éloi-
gner mon fils des barreaux de fer, et à contempler la
magnifique posture de deux tigres, allongés et tran-
quilles, qui, tout à coup, s'élancèrent d'un bond fu-
rieux sur les tronçons de viandes saignantes qu'on
venait de leur jeter. Albert nous suivait à distance et
sans me parler. 11 semblait ne rien voir et ne rien en-
tendre. On l'eût dit absorbé par une vision intérieure.
Je m'étais arrêtée devant la cage d'un colossal lion
du Sahara, arrivé depuis peu de nos colonies africaines.
La superbe bête, reposait majestueusement, la tête
appuyée sur ses deux pattes de devant, dont les ongles
recourbés se dissimulaient sous de longs poils roux.
Ses yeux ronds nous regardaient sans méchanceté , il
se leva lentement et comme pour nous faire fête; il
secoua contre les barreaux sa vaste crinière dorée,
elle était si soyeuse et si brillante qu'elle attirait invo-
- 51 —
lontairement le toucner. Quelques touffes passaient en
dehors et, oubliant mes re^mmandations à mon fils,
d'un mouvement machinal j*y portai la main. Le lion
poussa un rugissement formidable ; l'enfant cria plein
de terreur et Albert qui s'était précipité vers moi,
saisit ma main dégantée dans les siennes, la porta à
ses lèvres et la couvrit de baisers frénétiques.
— Malheureuse ! me dit-il avec une exaltation
effrayante, vous voulez donc mourir ! vous voulez donc
que je vous voie là, sanglante, en lambeaux, la tête
ouverte, les cheveux détachés du crâne et n'étant plus
qu'une chose sans forme et sans beauté, comme les *
corps dissous dans un cimetière !
En parlant ainsi, il m'avait saisie dans ses bras, et
malgré sa faiblesse il m'emportait, en courant, hors de
la galerie ; mon fils nous suivait en criant toujours. Les
gardiens nous regardaient étonnés et pensaient que
j'étais évanouie. Arrivés dans une salle voisine où
étaient enfermés des animaux moins redoutables, je me
dégageai des bras d'Albert, et je m'assis sur un banc ;
mon fils se précipita sur mes genoux, et suspendu à
mon cou, il m'embrassait en pleurant.
— Vois donc, je n'ai aucun mal, lui dis-je; puis, me
tournant vers Albert, dont l'angoisse était visible : —
Mais qu'avez-vous donc, mon Dieu! vous m'avez
effrayée plus que le lion.
Il me regardait sans parler et avec une fixité qui me
troublait. Tout à coup, il saisit brusquement mon fils
par l'épaule et le détacha de moi.
— 52 —
— Sortons, me dit-il, et prenant mon bras sous le sien,
il ajouta : vous voyez bien que ces caresses me font mal.
Je feignis de ne pas Tentendre.
L*enfantluidit :
— Vous êtes méchant et je ne vous aimerai plus.
Mais bientôt nous nous trouvâmes dans Tallée des
vastes volières : les tourterelles, les perroquets, les
pintades, les hérons, lissaient au soleil letirs plumes
lustrées ; les paons, en faisant la roue, jetaient dans
Tair des glapissements d'orgueil satisfait; les perruches
qui jasaient semblaient leur répondre en se moquant.
Les autruches secouaient leurs longues ailes en éven-
tail, la lumière vive filtrait à travers les rameaux dé-
pouillés des arbres, et projetait sur le sable des
ombres dentelées. Insensiblement la sérénité riante du
jour nous ressaisit tous les trois et effaça le souvenir
de ce qui venait de se passer.
— Réconcilions-nous, dit Albert à mon fils, en lui
donnant la main, je vais vous conduire sous le cèdre
manger du plaisir.
Nous fîmes une halte sous Tarbre centenaire, que
Jussieu a planté et que Lkinée a touché de ses mains ,
mais bientôt le babil des bonnes d* enfants, les rumeurs
des marmots et les cris de la marchande de plaisirs
fatiguèrent Albert et irritèrent ses nerfs.
— Allons nous asseoir dans les serres, me dit-il, nous
y serons seuls, car rentrée est interdite au public.
Je ne voulus pas refuser, j'aurais eu Tair de craindre
et par le fait je ne craignais rien ; j'avais pour sauve-
— 53 —
garde l'amour, Famoùr éloigné mais toujours présent.
Nous entrâmes dans la grande serre carrée toute
remplie de plantes et de fleurs des tropiques. J'éprou-
vais un bien-être infini à respirer cette atmosphère
tiède et embaumée. Nous nous assîmes vis-à-vis du
bassin limpide d'où surgissait, telle qu'une naïade, Une
statue de marbre blanc ; ses pieds étaient caressés par
les nymphéas en fleurs flottant à la surface de l'eau,
tandis que sa tête se déployait à l'abri des bana-
niers aux larges feuilles et des magnolias fleuris.
— Que c'est beau, disait mon fils, ravi de cet aspect
des plantes inconnues tout nouveau pour lui. Que cela
sent bon ! je dormirais bien sur cette mousse chaude
comme dans mon lit, aiouta-t-il, en s'étendant au
bord du bassin ; mais j'ai faim et j'ai donné tous mes
gâteaux aux animaux.
Albert alla parler à l'homme qui nous avait ouvert la
porte de la serre, et je l'entendis qui lui disait :
— Prenez ma voiture, vous irez plus vite.
Il revint s'asseoir auprès de moi , tandis que mon
fils étendu sur l'herbe, d'abord silencieux et en repos,
finit par s'endormir.
— N'êtes-vous pas fatigué, dis-je à Albert, dont la
pâleur avait reparu.
— Question maternelle ou fraternelle, répliqua-t-il
d'un ton railleur, soyez donc un peu moins bonne et
un peu plus tendre, marquise.
— La bouté et la tendresse ne s'excluent pas, lui
ois-je, voyez jmif^» dans i amour d'une mère.
— 5h —
— Oh ! nous y voilà ; nous retombons encore dan
le même ordre d'idées, la maternité et la fraternité,
c'est le jargon actuel des femmes du monde ; cela leur
sert de coquetterie décente quand elles ne veulent
pas comprendre ou qu'elles n'aiment plus.
— Dans cette hypothèse ce jargon m'est inutile, et
partant étranger, lui dis-je, car notre connaissance est
de trop fraîche date pour que j'aie encore songé à la
resserrer ou à la dénouer.
— C'est franc, du moins et j'aime mieux ceci qu'un
détour. Ainsi donc, si vous ne me revoyiez jamais, ce
serait sans regret ?
— Non certes, lui dis-je, car vous n*étes pas de ceux
qu'on oublie..
— Merci, répliqua-t-il, en me serrant la main; ceci
me suffit pour le moment, parlons d'autre chose pour
ne pas gâter ces mots-là. Plus je vous regarde, ajouta-
t-il, plus je vous trouve les yeux de l'antilope; si je
le pouvais, j'emporterais cette charmante bête chez
moi ; elle remplacerait mon chien qui jappe et que je
n'aime plus. Serait-elle gracieuse là couchée près de
votre fils et le caressant comme vous le caressiez tout
à l'heure quand vous m'avez inspiré un mouvement
féroce. J'avais eu pour vous peur du lion, et une minute
après j'aurais voulu être moi-même le lion; vous em-
porter dans mes griffes et vous dévorer.
— Sont-ce ces arbres et ces lianes formant autour
de nous une espèce de jungle qui vous inspirent ces idées
carnassières, lui dls-je en riant ; tâchons d'être sérieux.
— 55 —
et dites-moi plutôt les noms de toutes ces plantes.
— Me prenez-vous pour un professeur du jardin des
Plantes, répliqua-t^il d'un ton railleur. M, de Humboldt
avec qui je suis venu ici il y a un an, m'a bien dit les
noms en us de tous ces arbustes enchevêtrés; mais
c'est tout au plus si j'en ai retenu deux ou trois; j'ai
mieux aimé me pénétrer de la saveur des dissertations
ingénieuses, si neuves et si pleines d'images du savant
inspiré. Ce qu'il y a de merveilleux dans ces grands
génies allemands, c'est l'étendue et la diversité de
leurs aptitudes; ils participent de l'âme universelle
et parfois on dirait qu'ils l'absorbent en eux; c'est
ainsi que le poëte Gœthe s'assimile la science et
la revêt de son génie, tandis que le savant Humboldt
emprunte à la poésie une grandeur dont il pare son
savoir.
— En France, nous restons parqués dans nos facultés
distinctes; un savant est un pédant; un poëte est un
ignorant ou à peu près, nos musiciens et nos peintres
sont illettrés. L'Allemagne semble avoir hérité de l'intel-
ligence synthétique de la Grèce qui voulait que le génie
embrassât toutes les connaissances de l'humanité.
M. de Humboldt est un de ces esprits dont la manifes-
tation se produit sur tous les sujets, avec cette facilité
divine qui caractérisait les demi-dieux de l'antiquité. Je
n'oublierai de ma vie tout ce qu'il a répandu d'élo-
quence et de verve devant moi à cette même place
où nous sommes assis. Ne l'avez-vous jamais entendu,
marquise?
— 56 —
— Je Tai rencontré, répliquai-je, dans le salon du
peintre Gérard, de cet homme à l'esprit incisif dont la
causerie valait mieux que les tableaux; M. de Humboldt
me prit un soir en amitié et écrivit pour moi sur une
large page de vélin, un passage inédit de son Cosmos^
auquel il ajouta une aimable dédicace; c'est aussi chez
Gérard, poursuivis-je, que j*ai connu Balzac. L'aimez-
vous et qu'en pensez-vous ?
— Oh! celui-là, reprit-il, était d'une grande force; son
génie était bien caractérisé par sa puissante et lourde en-
colure de taureau; ses créations sont parfois abondantes
et plantureuses à s'étouffer elles-mêmes. On voudrait
les dégager en les élaguant çk et là, mais peut-être les
gâterait-on, comme si on essayait de tailler symétri-
quement ces arbres entremêlés qui nous prêtent leur
ombre. Le beau, radieux et toujours noble, suivant
l'acception antique, ne convient guère, je crois, qu'à la
poésie ; la prose a des allures plus émancipées et plus
familières; elle se mêle à tout et se permet tout; c'est là
réchec du goût qui est le raffinement suprême du gé-
nie: Le goût de Balzac ne me semble pas toujours très-
pur ; pas plus que ses caractères, et surtout ceux de
ses femmes du grand monde ne me paraissent toujours
jrrais. Il outre la nature et il la boursoufle quelquefois.
L'océan profond a des écumes visqueuses ; les métaux
en fusion produisent des scories.
Tandis que nous causions de la sorte l'homme qu'Al-
bert avait envoyé, je ne sais où, revint dans la serre
tenant un plateau d'argent sur lequel étaient des glaces,
— 57 —
des fruits confits, des gâteaux et un flacon de rhum.
Mon fils s*éveilla au cliquetis du plateau qui passait
devant lui et il accourut vers nous alléché et ravi par
ces friandises; je remerciai Albert de son attention et
je rengageai à goûter aux sorbets et aux fruits.
— Manger est une fatigue qui m*est souvent insup-
portable, me répondit-il ; quand j'ai dtné la veille, je
ne suis jamais sûr de déjeuner le lendemain; laissez-
moi donc me soutenir à ma guise et sans vous inquié-
ter de mon régime; en parlant ainsi il but deux petits
verres de rhum. Je n'osai rien lui dire, mais je redou-
tai que sa tète ne s'enflammât de nouveau.
— L'air de la serre me fatigue, repris-je en me le
vant, regagnons l'air froid et vivifiant du jardin.
— Nous étions pourtant bien ici, répliqua Albert.
— Oh ! pour cela, oui, ajouta mon fils, et cette fois
c'est maman qui a tort; elle vous empêche de boire et
moi de manger.
Je les pris tous deux par la main et les entraînant
vers la porte je leur dis : vous êtes deux enfants ! Nous
traversâmes rapidement le jardin, mon fils se remit à
courir devant nous; je m'appuyai à peine sur le bras
d'Albert qui chancelait presque ; il ne me parlait pas et
retombait dans son humeur sombre ; cependant quand
nous fûmes remontés en voiture sa gaieté lui revint
tout à coup; il me proposa de traverser le pont d'Aus-
teditz, de faire le tour de l'Arsenal, vide aujourd'hui
de ses hôtes poétiques d'autrefois, puis de rentrer chez
moi par les boulevards, la rue Royale et le pont de la
■l ...
— 58 —
Chambre, ou ce qui serait bien mieux, ajouta-t-il, d'al«
1er diner dans quelque cabaret des Champs-Elysées.
— Voyons, marquise, il le faut, je le veux, cela nous
amusera, poursuivit-il avec cette insistance capricieuse
et juvénile qui était un des charmes de sa nature.
— Oh ! pour cela non, répliquai-je, je refuse, je
m'insurge, et si vous voulez dîner absolument avec
moi, ce sera chez moi que vous dînerez.
— J'accepte, me dit-il, mais à condition qu'une
autre fois je serai l'amphitryon.
— Que dirait notre ami René, s'il nous voyait ainsi
passer toute une journée ensemble?
— Ma foi, j'y pense, reprit Albert, si nous allions le
chercher ce bon René dans sa retraite d'Auteuil pour
dîner avec nous?
— Y songez-vous ! De la sorte, vous pourriez me
conduire jusqu'à Versailles; oh! comme vous y allez,
poète !
— Je vais comme l'inspiration et l'instinct, je suis
mon cœur qui me pousse. Avez-vous donc, marquise,
quelque amoureux qui vous attende ce soir pour vou-
loir rentrer si vite?
— Vous voyez bien que non, puisque je vous engage
à dîner.
— Ainsi donc, vrai, vous êtes libre î
— Libre comme le travail et la pauvreté.
— Ce qui signifie d'ordinaire l'esdavage, répliqua-
t-a.
— Non, repartis-je, le monde ne s'occupe guère
— 59 —
que des riches et des oisifs, et laisse aux autres leurs
coudées franches dans la tristesse et la solitude.
— Oh! si vous étiez tout à fait libre, répétait-il,
que ce serait bon! mais bah, vous me trompez !
Je ne savais plus que lui répondre et nous nous
mîmes à jouer assez gaiement sur les mots jusque chez
moi. Parvenue au bas de mon escalier, je le montai pré-
cipitamment pour ordonner à ma vieille Marguerite
d'aller chercher un poulet et du vin de Bordeaux. Albert
et mon fils me suivaient plus lentement ; quand ils arri-
vèrent je m'étais déjà débarrassée de mon chapeau et de
mon chàle, j'avais noué un tablier blanc autour de ma
taille et je me disposais à aider au dîner.
— Allez vous reposer dans nion cabinet, dis-je à Al-
bert, feuilletez les livres et les albums, et, si vous vou-
lez être bien aimable, faites-moi un de ces dessins à la
plume que vous faites si bien , le croquis du beau lion
du Sahara qui vous a tant effrayé 1
— Jamais, répliqua Albert; vous êtes comme les
autres; vous voulez que je note mes angoisses pour les
constater froidement ; je reste ici avec vous et je vais
vous aider à faire la cuisine.
Cette idée me fit rire.
— Oh! vous croyez que je ne m*y entends pas;
voyons, qu'ordonnez-vous, quel mets allez-vous pré-
parer ?
— Un plat sucré, lui dis-je, des poires meringuées,
— 60 —
et, puisque vous le voulez absolument, vous allez
battre des blancs d*œufs.
— C*est cela, me voilà prêt.
Il s'était emparé d'une serviette et Pavait liée gaie-
ment sur les basques de son habit noir.
— Que je vous donne du moins un vase élégant et
digne de vous, ô poëte. Je lui tendis une écuelle en
vrai Sèvres, qui avait appartenu à ma mère, et une
fourchette en ivoire, et le voilà fouettant auprès de la
fenêtre les blancs d'œufs qui, bientôt, montèrent en
neige sous les coups de sa main nerveuse. 11 fallut
aussi occuper l'enfant : je pris sur une étagère quel-
ques belles poires et les lui donnai à peler ; en un
instant mon plat sucré fut dressé, et, quand Marguerite
arriva, elle n'avait plus qu'à le mettre sur le feu.
Albert et mon fils m'aidèrent ensuite à disposer le
couvert.
— Tout ceci me rappelle ma vie d'étudiant, dit
Albert ; depuis longtemps je ne m'étais senti si heureux,
et moi, qui ne mange plus , il me semble avoir ce soir
une faim dévorante.
Cependant quand nous nous mimes à table, il mangea
à peine un peu de blanc de poulet, et goûta, par cour-
toisie, du bout des lèvres, à mes poires meringuées; à
ma grande surprise il ne but que de l'eau rougie.
Me voyant en peine de sa santé, il redoubla de
gaieté et d'esprit pour me convaincre qu'il se portait à
merveille. Après le dîner, il se mit à jouer avec mon fils
comme un écolier. Cependant l'enfant, fatigué de sa
— 61 —
journée passée en plein air, commença à s'endormir
vers dix heures, et Marguerite l'emporta ; je restai seule
avec Albert, éprouvant moi-même un peu de lassitude.
J'étais assise immobile sur un grand fauteuil, Albert,
placé en face de moi, au coin du feu, roulait dans ses
doigts une cigarette que je lui avais permis de fumer.
Nous ne nous parlions pas, et insensiblement j'oubliai
presque qu'il était là ; une autre image prenait sa
place et se dressait jeune, souriante et aimée, vis-à-
vis de moi ; machinalement, je me courbai vers la table
où j'écrivais chaque soir ; je pris une plume et je tou-
chai un cahier de papier à lettre ; c'était l'heure où
j'écrivais à Léonce, et l'habitude de mon cœur était si
impérieuse, que, même au théâtre ou dans le monde,
où je n'allais plus que rarement, lorsque l'heure de ma
lettre quotidienne arrivait, je sentais une vive contra-
riété de ne pouvoir l'écrire.
— Vous avez affaire et je vous gêne, me dit Albert,
qui s'était aperçu de la rêverie où j'étais tombée et qui
suivait du regard tous mes mouvements.
Sa voix me fit tressaillir et me rappela sa présence.
Je rougis si visiblement qu'Albert reprit comme s'il
m'avait devinée :
— Vous pensez à un absent.
— Je suis un peu lasse de cette bonne journée, lui
dis-je, sans lui répondre directement.
— Ge qui m'avertit que je dois me retirer, répliqua-
t-il sans se lever. Oh ! marquise, vous ne savez pas
où vous m'envoyez !
4
— 62 —
— Mais dormir tranquillement, j'espère.
— Tranquillement! vous me répondez comme une
coquette, car, à votre âge on n'est plus naïve; si vous
voulez que je sois tranquille laissez-moi là encore deux
ou trois heures; qu'est-ce que cela vous fait?
11 était si pâle et si défait que je n'eus pas le courage
de le contrarier ; puis, malgré ma préoccupation se-
crète, j'éprouvais un grand charme dans sa compa-
gnie,
— Si cela vous parait bon, lui dis-je, restez encore.
Il me prit la main et la garda dans les siennes, en
me disant merci!
Nous étions éclairés par une lampe aux lueurs pâles,
recouverte d'un abat-jour rose; la lune, dans son plein,
était suspendue en face de ma fenêtre et projetait son
éclat à travers les vitres ; aucun bruit du de hors ne
montait jusqu'à nous. Un grand feu flambait dans la
cheminée; c'était un mélange de chaleur et de clarté
douces, qui inspiraient comme une mollesse et une rê-
verie involontaires ; il tenait toujours ma main et de-
meurait tellement immobile que, sans ses yeux grands
ouverts, j'aurais pu croire qu'il dormait. Je n'osais faire
un mouvement dans la crainte d'attirer sur ses lèvres
quelque parole trop vive. J'éprouvais un grand ma-
laise du silence que nous gardions tous deux, et ce-
pendant je ne savais plus comment le rompre. Enfin, jd
me décidai à lui dire que j'espérais qu'il me reviendrais
un soir où j'aurais Duverger, Albert de Germiny et René.
— Oui ! répondit-il, si vous me permettez de rêve-
— 63 —
nir tous les autres soirs quand vous serez seule? Sinon,
non. — Et il secouait ma main en me répétant: Voyez-
vous, je ne veux plus souffrir !
— Quelle âme tourmentée avez-vous donc , lui
is-je, pour me parler ainsi le second jour où vous me
voyez ? J'avais cru être avec vous cordiale et simple, je
n'ajouterai pas fraternelle puisque le mot vous déplaît.
— Et la chose encore plus, répliqua-t-il.
Il s'assit sur le tapis de foyer à mes pieds, et conti-
nuant h tenir ma main il poursuivit :
— Si vous me laissiez là oublier les heures, la tête
appuyée sur vos genoux sans vous parler, sans vous
demander rien de plus, mais certain que je pourrai
tout vous demander un jour, que je suis le préféré,
V attendu^ qu'avant moi vous n'aviez que des amis, que
la place était vide et que je puis la remplir; que vous
m'aimerez enfin, quoique je ne sois plus que l'ombre
de moi-même et que le passé m'ait submergé.
Je me levai tout à coup et, par ce mouvement, je
repoussai sa tête et ses mains.
— Vous altérez trop vite, repris-je, la douce joie
que j'ai goûtée à vous connaître; vous troublez l'ami-
tié, vous voulez dans mon cœur une place à part, vous
l'avez dans mon admiration cette place choisie et
presque exclusive, et cela vous explique le charme qui
suspend mon esprit au vôtre, mais pour l'autre attrait,
celui qui foudroie, entraîne et confond, je...
— N'achevez pas , marquise , je comprends ; cet
attrait-là vous l'avez pour un autre. Mais comment donc
— 64 —
n'est-il pas là? Et comment y suis-je, mol! Ah! je de-
vine, il est peut-être dans votre chambre attendant
tranquillement que je vous aie donné le spectacle de
mon esprit.
En me disant ces mots d'une voix mordante, il
alluma une cigarette, prit son chapeau et, me saluant
presque cérémonieusement, il se disposa à sortir.
— J'ignore, lui dis-je, quelle interprétation vous
donnerez à ce que je vais faire, mais siiivez-moi ; et
prenant un bougeoir, je le conduisis dans ma chambre
oà mon fils dormait.
— Voilà qui veille sur moi et qui m'attend, ajoutai-je
en lui montrant le petit lit de l'enfant.
— Eh bien ! alors, aimez-moi et sauvez-moi de la
vie que je mène, s'écria-t-il en s'emparant de mon
bras qu'il étreignait ; il en est peut-être encore temps,
vous me guérirez !
— Restons-en sur ce mot là, lui dis^je, oui, je veux
vous guérir, vous voir, vous entendre, raffermir votre
âme, mais n'ayez plus de ces élans auxquels je ne peux
répondre et qui nous sépareraient, ce qui pour moi
serait une douleur.
. — Suis-je bête, dit-il en ricanant et en s' éloignant
de moi ; vous n'êtes pourtant point taillée comme une
femme mystique, et si l'amant n'est pas dans la
chambre il est à coup sûr dans le cabinet da toilette.
D'un geste, je lui montrai la porte en lui disant :
— Bonsoir, M. de Lincel.
' — Bonne nuit, marquise; je vais me divertir un peu
— 65 —
à mon tour ; souper et voir quelque belle femme qui ne
me fera pas de métaphysique.
Je ne trouvai pas un mot à lui répondre ; des paroles
de morale m'eussent paru froides et superflues; un
démenti m'aurait semblé hypocrite ; il avait deviné que
j'en aimais un autre ; éloigné ou présent, cet autre
existait et m'avait tout entière. Je marchai donc silen-
cieuse, derrière lui, l'éclairant jusqu'à la porte de
sortie. Là, je lui tendis la main :
— Non, me dit-il en la repoussant, car avant une
heure ce seront des mains banales qui m'enlaceront.
Il descendit l'escalier précipitamment et en chan-
tant un refrain moqueur. Je l'entendis fermer la porte
cochère avec fracas.
Je restai quelques instants comme pétrifiée; mais
que pourrai-je donc faire pour lui? me demandai-jp. —
Rien, me répondit la voix d'une inflexible logique,
puisque tu ne l'aimes pas d'amour. 11 court en ce mo-
ment au cabaret, puis ailleurs, et, pour le sauver, il
faudrait lui ouvrir les bras, et lui dire : Reste ici, tu
seras mieux.
Quand je me retrouvai assise dans mon cabinet,
prenant la plume pour écrire à Léonce, sa belle et
chère image agrandie par la solitude dans laquelle il
vivait, chassa bien vite de son regard calme l'image
agitée d'Albert. 11 n'avait pas, lui, de ces inquiétude,
et de ces transports d'enfant, l'amour l'éclairait sani
le brûler; c'était la lampe de son travail nocturne; la
récompense de sa tâche accomplie. Oh ! voilà le véri-
4.
— 66 —
table amour, me disais-je : fort, radieux, certain de
lui-même, et persistant sans altération, h dislance de
l'être aimél
C'est ainsi que dans l'excès de mon amour, je blas-
phémai l'amour même : l'amour exigeant, fantasque^
anxieux, emporté, tel qu'Albert l'avait ressenti dans sa
jeunesse, et dont l'écho se réveillait en lui. Est-ce que
l'amour véritable peut être tranquille, résigné, exempt
de désir ? Impétueux seulement dans certains jours de
l'année et relégué le reste du temps dans une case du
cerveau? pauvre Albert, dans ta folie apparente c'est
toi qui aimais, toi qui étais l'inspiré de la vie! L'autre,
là-bas, loin de moi, dans son orgueil laborieux et l'a-
nalyse éternelle de lui-même, il n'aimait point ; l'a-
mour n'était pour lui qu'une dissertation, qu'une lettre
morte!
VU
J'avais passé une partie de la nuit à écrire à Léonce
le récit de cette étrange journée. — Il me répondit
bien vite que je m'effrayais trop de l'exaltation et de
Finquiétude d'une âme malade ; guérir ce grand espril
tourmenté, si cela était encore possible, serait une
tâche assez belle pour m'y consacrer. Malgré l'amour
immense qu'il avait pour moi, il ne se reconnaissait
— 67 —
pas le droit de s'interposer entre les désirs d'Albert et
mon entraînement vers lui si jamais je venais à l'aimer.
Le bonheur d'un homme de la valeur d'Albert imposait
tous les sacrifices, mais ajoutait-il, il ne pensait pas
que ce bonheur fût encore possible ; il croyait son être
en ruine et son génie écroulé comme ces merveilleux
monuments de l'antiquité qui ne nous frappent plus
que par leurs vestiges.
Ce passage de la lettre de Léonce me causa une pro-
fonde tristesse ; à quoi bon exprimer de pareilles idées
à une femme aimée ? il est vrai qu'en finissant il ne me
parlait plus que de sa tendresse; il me disait que j'étais
sa vie, sa conscience ; le prix adoré de son travail ; il
songeait à notre prochaine réunion avec transport. La
dernière partie de sa lettre effaça l'impression du début
et je ne trouvai plus dans ce qu'il m'avait dit sur Albert
qu'un culte exagéré mais généreux pour son génie ; si
ce n'était pas. tout à fait là le langage d'un amant,
c'était celui d'un esprit philosophique et vraiment
grand.
Cette lettre de Léonce m'était parvenue dans la soirée
du lendemain de la promenade au jardin des Plantes.
J'avais craint dans la journée de voir revenir Albert et
le soir quand l'heure posable de sa visite fut dépassée,
j'éprouvai une sorte d'allégement de ce qu'il n'avait
pas paru. Je lus, je fis quelques pages de traduction,
j'écrivis de nouveau à Léonce; je repris l'habitude de
mon amour. Ma nuit fut aussi calme que la dernière
avait été agitée. A mon réveil Marguerite me remit un
* 68 ~
petit paquet renfermant un livre. C'était un ouvrage
d'Albertaccompagné du billet suivant :
< Chère Marquise,
< Beauzonet a relié ce livre et l'a rendu moins indigne
d'être ouvert par vos belles mains. Permettez-vous à
l'auteur d'aller vous revoir avec René? il fait un temps
de printemps glacial et je me dis qu'on serait très-bien
au coin de votre feu !
» Recevez, chère marquise, mes affectueux hom-
mages. 9
Je ne me décidai pas à lui répondre et à le remer-
cier avant d'avoir consulté Léonce ; mais le soir comme
je me disposais à écrire à celui-ci on sonna à ma porte
et ma vieille Marguerite introduisit Albert.
— Vous ne vous doutez pas d'où je viens? me dit-i ,
ne m'en veuillez pas si j'arrive seul; j'ai passé cinq à
six heures à la recherche de René ; il avait pris la clef
des champs. Je me suis déterminé à diner dans un ca-
baret d'Auteuil, pour l'attendre et pour venir chez vous
avec lui; mais j'ai fini par perdre patience et me
voilà. Recevez-moi, marquise, comme si notre ami
m'avait accompagné.
— Je ne demande pas mieux, lui dis-je, et je compte
sur l'influence du bon René pour vous inspirer un peu
de l'amitié qu'il a pour moi. J'ajoutai :
— 69 —
— Vous voyez, j'ai là votre beau livre près de moi,
combien il m'a fait plaisir !
— J'ai offert le pareil à ma sœur, reprit-il, et c'est
en le lui envoyant ce matin que j'ai pensé à. vous.
Tout ce qu'il me dit ce soir-là semblait tendre à
effacer l'impression pénible qu'avait pu me laisser son
ardeur inquiète. Ses manières furent exquises ; mais
je remarquai avec chagrin sa faiblesse et sa pâleur
toujours croissantes ; ses yeux mêmes, qui, les jours
précédents, éclairaient son visage d'un rayon de vie,
paraissaient désormais éteints. Il se courbait vers la
flamme du foyer comme s'il eût voulu s'y ranimer.
— On prétend, me dit-il, que c'est un signe de
mort prochaine que le retour obstiné de notre esprit
aux souvenirs de l'enfance; je ne sais si le présage
s'accomplira pour moi, mais il est certain que depuis
quelque temps, ma pensée revient sans cesse sur le^
tableaux de famille et sur les scènes de collège qui ont
autrefois ému mon cœur. Je revois mes camarades de
classe; nos jeux, nos études se raniment pour moi; je
revois surtout ceux qui sont morts; quelques-uns à
la guerre, quelques-uns en duel, plusieurs de consomp-
tion. Entre tous m'apparaît comme le plus aimable, le
plus intelligent et le plus regretté, ce jeuae prince
qui fut mon ami et que la destinée a terrassé tout à
coup. Que d'heures charmantes nous passâmes ensemble
dans les cours mornes et nues du collège ! On nous
avait surnommés les inséparables. Durant les heures
des classes quand nous ne pouvions pas nous parler,
— 70 —
nous trouvions encore le moyen de nous écrire nos
pensées et nos projets pour les jours de sortie. Souvent
il me venait en aide pour des versions de grec, et à
mon tour je lui rendais le même service pour des com-
positions de vers français. Voyez, chère marquise, quelle
franche et entière camaraderie se révèle dans ces petits
billets signés par le fils d'un roi !
En me parlant ainsi, il tira de sa poche une large
enveloppe contenant un grand nombre d'étroites bandes
de papier-écolier qui, primitivement repliées en minces
carrés, avaient passé de main en main sous les tables
d'études; les élèves transmettaient de la sorte, d'un
bout de la salle à l'autre, les courtes missives du prince
au poète.
Je lus avec attendrissement quelques-uns de ces
petits papiers jaunis par le temps ; ils sont restés dans
mon souvenir.
€ Si ta maman le permet, écrivait le prince, viens
» dimanche prochain à Neuilly, nous nous divertirons
» bien, nous irons en bateau et nous ferons une colia-
» tion avec mes sœurs. »
Sur une autre bande de papier je lus :
« Dis-moi donc si ce vers est juste, je crois que j'ai
» fait un hiatus; je ne serai jamais qu'un mauvais ver
» sificateuri »
— 71 —
Sur un autre il y avait :
f Je suis désespéré : me vcilà en retenue pour huit
) jours ; pas de goûter à Neuilly possible. Maman n'a
) pu obtenir mon pardon de mon père ; hélas Son
• Altesse est inflexible. Encore si toi et les autres amis
» pouviez y aller sans moi ! ji
Puis sur un autre :
« J'aurais bien envie de m'échapper: ma foi si je
» n'étais pas un aussi important personnage je tente-
» rais l'aventure. Mais où irais-je? il me vient une
» idée : veux-tu me recevoir chez ta mère? nous nous
» amuserons sans sortir. »
Pendant que je lisais Albert murmurait :
— Quelle attrayante et quelle gracieuse nature il
avait! quelle fatalité que sa mort! quelle dérision de
toute belle espérance I il a emporté dans sa tombe uiie
partie de mon énergie et de ma volonté; lui vivant je
me serais cru tenu dans la vie à quelque chose ûe plus
ferme et de plus glorieux. Peu de temps après sa mort
sa pauvre femme qui savait notre amitié m'a envoyé
son portrait que vous avez pu voir chez moi !
— Oh ! merci ! lui dis-je, de ranimer pour moi ce»
émotions touchantes. Voilà des billets qui valent bien
des lettres d'amour !
— Oh! répliqua-t-il, avec un accent de reproche,
c'est vous qui venez de prononcer le mot flamboyant
— 72 —
que je voulais m'interdira. Vous êtes la lampe insen**
sible et moi le moucheron inquiet qui court s'y brûler.
— Vous êtes, répondis-je, un cœur de poëte qui
m'est bien cher et qui m'attire.
— Oui, comme le cœur de René, moins peut-être?
comme celui de Germiny ou de Du verger; me voilà au
nombre de vos amis; c'est très-consolant pour ma va-
nité, très-insuffisant pour mes rêves.
— Vous me sembliez tranquille tantôt, presque heu-
reux.
— Oh ! certainement, je n'ai pas bu et j'ai à peine
mangé depuis deux jours, je suis très-calme.
Je cherchais en vain une parole à lui répondre, je
regardais son pâle et doux visage qui avait en ce mo-
ment une navrante expression. Deux larmes s'échap-
pèrent involontairement de mes yeux, il les vit rouler
sur mes joues.
— Ah ! je voudrais les boire, me dit-Il, merci chère
marquise, et pardon ! — Je deviens bête, poursuivitril,
comme une médiocre élégie, et vous allez me prendre
en dédain; c'est bien la peine de vous faire visite si je
n'ai pas Tespritde vous distraire un peu; allons, il ne
sera pas dit qu'Albert de Lincel a donné le spleen à la
marquise de Rostan. Laissez-aioi vous conter quelques
anecdotes qui me reviennent pêle-mêle :
Parmi mes souvenirs d'adolescent, il en est un qui
me fait toujours rire. Lorsque je commençai à bar-
bouiller du papier (triste exercice qui nous fait res-
sasser sans trêve nos joies et nos peines, les flétrir et
— 73 —
nous y appesantir au point que nous gâtons les réalités
parles rêves), je lisais en famille ma prose et mes
vers. Mon père, qui était un classique, un esprit philo-
sophique très-net que n'obstruaient jamais les brumes
de la métaphysique moderne, se demandait où j'avais
pris cette raillerie tourmentée qui jetait des cris
d'angoisse à travers les sarcasmes, et cette légèreté où
perçaient des pointes douloureuses comme celles d'un
cilice. Mon style le déroutait autant que mes idées ; ce
n'étaient pas le vers pur et sec et la phrase limpide et
calme des écrivains français des deux derniers siècles;
c'était un mélange, disait-on, de Vhumour anglaise et des
boutades de Mathurin Régnier. J'avais eu un grand-
oncle maternel qui avait écrit des essais en prose et en
vers sans songer à la publicité, sans se préoccuper de
la renommée. Mon père, en sa qualité de classique,
avait une sorte de dédain pour ces pages inédites qui
étaient, disait-il, des boutades incorrectes. Je les avais
découvertes dans une vieille armoire et les avais lues
avec un vif attrait. J'y avais trouvé une originalité et
une verve ennemies du banal qui charmaient mon esprit;
je m'imprégnais de ce génie inconnu et m'en assimi-
lais l'allure libre et fougueuse. Ainsi que cela arrive
lorsqu'on écrit très-jeune, tout en croyant être moi-
même, j'étais un peu le reflet de cet esprit prime-
sautier. Un soir où je faisais une lecture à mes parents
assemblés, mon père se promenait à grands pas dans
la chambre, montrant de temps en temps sa surprise
et son humeur de ce qu'il appelait une littérature toute
— 74 —
nouvelle pour lui. Je reniais les maîtres, s'écriait-il;
où donc allais-je puiser mon style et mes idées? de qui
donc étais-je sorti? tout à coup s'arrêtant devant ma
mère, qui m'écoutait en souriant, il lui dit avec une
colère comique : « Madame, de qui donc sort cet enfant?
il ne me ressemble en rien: c'est le bâtard de son
grand-oncle! »
Ma mère partit d'un éclat de rire auquel nous
fimes tous écho, mon père le premier, quoiqu'il répétât
en gesticulant : « Mauvaise souche ! mauvaise école ! »
A mesure qu'Albert parlait, son visage se ranimait,
ses yeux pétillaient; j'admirais la flexibilité de ce
charmant génie.
n poursuivit:
— Vous vous êtes étonnée l'autre jour de mon habi-
leté à battre des blancs d'œufs! Apprenez, marquise, que
durant huit jours de ma vie, je me suis fait cuisinier.
— Je devine, cuisinier par amour.
— Voilà encore que vous prononcez le mot cabalis-
tique, reprit-il, mais cette fois-ci je continue sans m'y
arrêter: Au temps où je fréquentais le quartier latin,
avant d'avoir connu tout à fait l'amour (triste connais-
sance ) , j'avais essayé de l'amour sous toutes les formes
du caprice. Je rencontrai un soir au bal de la Chaumière
une grisette ravissante, ne riez pas ; le type des gri-
settes est perdu aujourd'hui, elles sont toutes devenues
des lorettes. Ma grisette était une sorte de Diana
Vernon plébéienne, effarouchée comme une mésange et
très-fière de sa gentillesse 'elleétaitpatronnéepar un
— 75 —
grand gaillard d'élève en médecine dont la gaucherie
et l'air bête contrastaient avec la grâce piquante de la
jolie enfant.
— Comment diable pouvez-vous l'aimer, lui dis-je
en dansant, tandis que le galant nous suivait de ses
yeux farouches, comment ne m'acceptez-vous pas tout
de suite pour remplaçant de ce grotesque amoureux?
— Sans doute , vous êtes bien mieux que lui ,
répliqua-t-elle, en me toisant avec ses grands yeux
étonnés, ce qui ne me flatta guère dans ma prétention de
cavalier bien tourné, mais, ajouta-t-elle avec un ton
sérieux, il a des qualités.
Je lui répondis par un de ces mots grossiers qu'on se
permet avec les grisettes; elle n'eût pas l'air de me
comprendre.
— Oh! si vous saviez, poursuivit-elle, comme il
tient notre ménage ! il m'aide à faire mon lit, à balayer,
à repasser mon linge et il fait à lui seul la cuisine,
ajouta-t-elle d'un ton admiratif ; ce qui me permet de
garder mes mains blanches, de me reposer et de dhier
avec plaisir.
— Si ce n'est que cela, lui dis-je, je vous promets
d'être un excellent cuisinier.
— Vous plaisantez, reprit-elle, vous êtes un dandy,
un beau, un noble, qui n'avez jamais touché à une ca-
rotte ni fait un pot-au-feu.
— Non, repartis-je, mais j'excelle dans quelques plats
recherchés, qm j'ai vu faire dans la cuisine de mon
— 76 —
père, et si jamais vous y goûtez; vous m'en direz des
nouvelles.
Quelques jours après, lorsque j'eus triomphé de ses
indécisions, je me piquai au jeu et je lui tins parole:
durant huit jours je lui servis tour à tour des fricassées
de poulet, des filets de sole, des côtelettes à la Sou-
bise, des omelettes au rhum, et une foule d'autres plats
qui la ravissaient par leur diversité. Elle préparait les
matières premières en mettant des gants ; j'allumais
les fourneaux, j'opérais le mélange des ingrédients,
beurre, lard, etc., et je faisais sauter les casseroles.
Je ne jurerais pas, marquise, que mes sauces fussent
toujours orthodoxes; je devais confondre souvent une
recette avec une autre, comme lorsqu'on pratique d'a-
près le souvenir d'une théorie; mais ma grisette n'y re-
gardait pas de si près, et lorsque nous nous mettions à
table elle me disait, en savourant les mets que je lui ser-
vais:
— Ma foi, vous aviez raison, vous êtes plus fort que
lui ; il ne savait faire que les biftecks aux pommes et
les rognons au vin bleu.
Je riais de bon cœur, tandis qu'elle parlait :'
— Que vous êtes aimable et cordial ce soir ; dis-je à
Albert, allons, contez-moi encore une de vos jolies his-
^ires que vous contez si bien.
— J'aurais dû faire de même le premier jour et ne
; pas vous ennuyer des boutades de mon cœur, reprit-il,
mais je vais à l'aventure suivant mon instinct et
comme le diable me pousse.
— 11 —
Il disait vrai et c'est ce qui faisait son charme indé-
finissable ; il n'avait pas le travers des écrivains et des
poètes qui posent presque toujours ; il vivait à sa fan-
taisie ; sans projet de fortune, sans poursuite systéma-
tique de la célébrité ; ses sentiments et ses paroles
étaient, comme sa vie, imprévus et poétiques. 11 avait
bien toutes les qualités de l'amoureux : une imagina-
tion toujours en haleine ; une insouciance d'enfant du
positif et du temps qui fuit; la raillerie de la gloire,
l'indififérence de l'opinion et un oubli absolu de tout ce
qui n*était pas le désir du moment, Tattrait de son
cœur. Il poursuivit :
— Si je n'avais été arrêté par une émotion involon-
taire, peut-être aurais-je procédé avec vous (et j'a-
vouerai que j'y ai un moment songé) , suivant la mé-
thode de. mon imi le prince X,, ce bel étranger, qui
chantait mieux que tous les ténors de nos théâtres, et
qui avait le corps et la tête d'une statue antique.
— Je l'ai connu, répondis-je, et sa façon d'agir au-
près des femmes m'intéresse moins que vos histoires ;
pourquoi cette digression?
— Parce que je ne saurais être didactique et mono-
tone comme un discours académique, et que si vous ne
me laissez pas la bride sur le cou, je ne parle plus.
— Allons, dites tout ce qui vous plaira.
— Je suis bien tenté d'user de la permission et de vous
dire très-nettement que je vous aime. Le prince X . n'y
aurait pas manqué et il aurait joint l'action aux paroles.
•— Sauf à être jeté à la porte ; repartis-je.
— 78 —
— Il prétend, au contraire, que toutes les portes se
refermaient sur lui, tendrement et mystérieusement. 11
avait l'habitude de dire qu'avec toutes les femmes, et
surtout les élégiaques, il fallait toujours procéder par
le contraire de Télégie ; je crois qu'il avait surpris ce
secret-là à sa femme, qui aurait pu lui en remontrer
en fait d'expérimentation audacieuse, avant qu'elle
n'eût écrit des ouvrages sur le dogme et qu'elle n'allât
se distraire en Asie avec des Arabes. En voilà une, pour-
suivit-il, qui a bien été créée pour faire donner un
amant à tous les diables. J'ai été huit jours entre ses
pattes de velours et j'en garde encore les traces dans
mon imagination, je ne dirai pas au cœur, la griffe n'a
pas pénétré si avant.
— A la bonne heure, voici une histoire qui point;
je suis tout oreilles, lui dis-je.
— J'étais allé la voir à Versailles où elle avait loué
près du parc un fort bel hôtel. J'avais le cœur vide ; la
beauté trop maigre de la princesse me plaisait médio-
crement ; mais ses grands yeux extatiques et ses pro-
vocations, interrompues brusquement par quelque dis-
sertation sur l'autre monde, me piquaient au jeu. Nous
nous promenions un soir dans le parc; elle me de-
manda de lui dire des vers d'amour; et les vers dits, je
voulus les mettre en action. Elle m'échappa, et cou-
rut légère et véloce à travers les allées et les laby-
rinthes ; je la poursuivis, mais au détour d'un quin-
conce le pied me tourna ; je voulus me lever et courir
encore, impossible : j'avais une entorse. Je me traînai
— 79 —
vers un banc en gémissant ; elle m'entendit et revint à
moi. Elle fut tout à coup affectueuse, caressante,
presque passionnée, et semblait disposée à m'accorder
ce qu'elle m'avait si fièrement refusé quelques minutes
avant. C'est qu'elle me voyait sous sa dépendance et
qu'elle est de ces femmes qui veulent avant tout sentir
qu'un homme leur est soumis, soit par une infériorité
morale, soit par une faiblesse physique, soit même par
une déchéance dont elles ont surpris le secret. L'idée
de pouvoir faire d'une âme ou d'un corps à peu près
ce qu'elles veulent les ravit. Après m'avoin accablé de
tendresses auxquelles la très-vive douleur de m.on pied
me rendait presque insensible, elle m'aida à m' étendre
sur le gazon, et courut chez elle prévenir ses domes-
tiques ; deux laquais arrivèrent tenant un grand fauteuil
sur lequel on me transporta à l'hôtel de la princesse.
Elle avait fait disposer une chambre pour moi qui s'ou-
vrait sur le jardin à côté du grand salon du rez-de-
chaussée. On me mit au lit, le médecin vint visiter ma
jambe et me prescrivit l'immobilité pendant plusieurs
jours. Je me soumis facilement k son ordonnance, car
il m'était impossible de remuer le pied sans une hor-
rible douleur.
J'étais donc devenu l'hôte forcé et la chose de la
princesse; j'ét^s comme ces taureaux cloués sur le
flanc dans l'arène et qu'un toréador peut impunément
aiguillonner et harceler du bout de sa lance. Elle pou-
vait me torturer à l'aise; prendre son temps, son
heure; s'éloigner, revenir, et jouer sur mes nerfs
— 80 —
comme sur un clavier ; je vous assure qu'elle n'y man-
qua pas. — Si un lièvre n'a pas autre chose à faire qu'à
dormir dans un gîte, un galant homme retenu dans un
lit par une blessure chez une femme à la mode n'a
d'autre distraction que d'en devenir amoureux. Dans
mon oisiveté, je me figurais aimer la princesse beaucoup
plus que je ne l'aimais réellement, et quand elle s'ap-
prochait de mon lit pour m'offrir un sorbet ou ranger
mes couvertures je me sentais tout en flamme. En ce
temps-là, elle avait une cour nombreuse, et pour
favoris deux hommes fort dissemblables : un person-
nage politique, grand, digne et froid, et un petit pia-
niste, joli garçon, sémillant, sûr de lui-même, et qu'on
eût dit l'épagneul de la princesse. Tous deux étaient
tour à tour et fort assidûment auprès d'elle, et moi,
le patito du moment, je me voyais condamné par
mon entorse à la regarder se promener dans le jardin avec
le diplomate, y disparaître et se perdre dans les allées
obscures; ou bien, je l'entendais dans le salon roucou-
ler des duos avec le pianiste. Quand je lui faisais
quelque jaloux reproche, elle s'intéressait aux affaires
de l'Europe, me disait-elle, et voulait se perfectionner
dans le chant. Mais comment pouvais-je penser qu'elle
me préférât de tels hommes, à moi son cher, son jeune,
son beau poëte! et elle avait, en parlant ainsi, des câ-
lineries si tendres que j'étais disposé à la croire, tant
je désirais qu'elle dît vrai. Pourtant, ne vous figu-
rez pas, marquise, que cette femme m'ait jamais
oausé le moindre attendrissement, c'était plutôt une
— 81 —
sorte d'irritation qui me poussait vers elle ; cela tenait
des mauvais désirs.
Un matin où elle m'avait provoqué plus que de cou-
tume, en partageant mon déjeuner servi auprès de
mon lit, elle m'arracha tout à coup sa main, que je la
priais de laisser dans la mienne, et voulut me quitter
sous prétexte de sa leçon de chant. Tentendais en effet
le pianiste préluder au piano. Je l'aurais envoyé à tous
les diables, mais j'étais rivé à la patience et je dus voir
disparaître la princesse qui riait et s'enfuyait en me nar-
guant ; elle ne ferma pas même la porte de ma chambre,
et la portière seule du salon retomba derrière elle; elle
savait bien que cette barrière suffisait. Ne rien voir c'é-
tait l'essentiel. Qu'importe d'ailleurs ce que je pouvais
soupçonner, puisqu'il m'était interdit de m'en assurer,
sous peine de retarder d'un mois ma guérison. Elle
compta trop sur ma prudence : je ne sais quelles va-
peurs de colère me montèrent au cerveau, en les en-
tendant jeter dans l'air des notes brûlantes et passion-
nées ; je rejetai comme un fou ma couverture, je défis
le bandage de ma jambe blessée, et me voilà franchis-
sant à cloche-pied la distance qui séparait mon lit de
la porte» du salon; je soulevai le rideau en tapisserie et
j'apparus comme un spectre aux deux chanteurs. En
ce moment, la princesse appuyait ses lèvres sur la joue
du pianiste, qui la regardait dans une pose de vi-
gnette anglaise, tout en répétant très-correctement le
refrain d'amour de leur duo. La princesse eut un mou-
vement d'épouvante en m'apercevant, ma présence la
5.
*-.
— 82 —
frappait dans son orgueil, mais elle se redressa tout à
coup en éclatant de rire, et me dit:
— Je vous savais là, je vous avais vu, je voulais vous
éprouver !
— Eh bien! princesse, l'épreuve est faite, répon-
dis-je sur le même ton, j'ai assez de votre hospitalité
et je m'ennuie chez vous. Toute cette musique m'em-
pêche de dormir ; que monsieur, qui me semble un
peu le maître de la maison, veuille sonner un domes-
tique, qu'on m'habille, qu'on me mette en voiture et
qu'on me conduise à Paris.
Le pianiste se mordait les lèvres, mais il fut contraint
d'obéir à un homme blessé, en chemise, et que la souf-
france contraignait à se laisser tomber sur un canapé.
La princesse fit «les plus aimables mais les plus vaines
instances pour me retenir. Je donnai à ses gens d'é-
normes étrennes comme pour payer la dépense que
j'avais faite chez elle. Quand sa berline qui me con-
duisait partit, elle me cria avec un accent de certitude
accompagné d'un sourire :
— Vous me reviendrez !
Il y a de cela dix ans, jamais je n'ai songé à la
revoir.
— C'est donc une manie de ces femmes à effet,
dis-je à Albert que la passion des pianistes? à l'exemple
de la princesse, la comtesse de Vemoult s'est éprise
d'un de ces héros de clavier; et, pour agrandir sa pas-
sion par le bruit, ne pouvant l'agrandir par l'objet,
elle a enlevé l'inspiré! le Dieu de l'art, comme elle
— 83 —
disait. Elle a rivé la vanité de son jeune amant à son
orgueil de femme amoureuse sur le retour. Il est en-
core une troisième femme, plus célèbre et plus intelli-
gente que les deux autres, qui pourtant a voulu traîner
en laisse un de ces virtuoses sans cerveau. Les instru-
mentistes sont à récrivain et à l'artiste créateur, ce
qu'un jeu d*orgue passager est aux voix étemelles de
la mer.
— Eh ! pourquoi donc ne la nommez-vous pas, cette
troisième femme, puisque vous avez nommé les deux
autres? me dit Albert en se levant et en me regardant
fixement. Vous croyez donc que son soectre me fait mal
cl que son nom m*épouvante?
— Je ne sais, répondis-je, mais je regrette l'allusion
qui vient de m'échapper.
— Vous avez tort, répliqua-t-il, il faudra bien que
nous en parlions tôt ou tard de cette Antonia Back, dont
l'image s'interpose peut-être entre vous et moi. La
voyez-vous? la connaissez-vous? l'aimez-vous? Allons,
marquise, répondez-moi sincèrement et sans crainte
de me blesser.
— Je la connais à peine, voilà bien des années que
je ne l'ai vue; j'admire son talent, le labeur incessant
de sa vie, et je croi^ à sa bonté dont plusieurs m'ont
parlé.
— Oui, reprit Albert, elle est très-bonne pour ceux
qui ne l'aiment pas, comme elle apparaît un grand
génie à tous ceux qui ne sont pas du métier. En amour
il lui manque la sensibilité, dans l'art la condensation.
— 84 —
Quand l'avez-vous vue? Que vous a-t-elle dit? contez-
moi donc ce que vous savez d'elle, poursuivit-il avec
une ardente curiosité. Je vous en parierai moi-même
quelque jour.
— Je la rencontrai pour la première fois, deux ans
après la soirée où je vous vis à l'Arsenal : son nom qui,
depuis 1830, remplissait les journaux, m'était arrivé
flamboyant et sonore, au loin dans le château de ma
mère, où je vivais avant mon mariage. Vous ne sauriez
croire combien on se passionnait en province, à propos
de cette renommée retentissante. A chaque ouvrage nou-
veau que publiait Antonia Back, c'était autour de moi
une polémique irritée qui dégénérait parfois en querelle^
Le plus grand nombre disait un mal affreux de l'auteur,
mais quelques esprits éclairés, et de ce nombre ma
mère, intelligence supérieure, tolérante, philosophique,
admirait Antonia et la défendait comme on défend ce
qu'on aime. Cette sympathie de ma mère avait passé
en moi, et je fus très-impatiente de voir Antonia quand
mon mariage me fixa à Paris.
Vous avez peut-être connu le baron Alibert, le rail-
leur et sceptique médecin de Louis XVIII, qui m'a
conté sur le vieux roi une foule de piquantes anecdotes
dont je vous amuserai un jour? Je rencontrais souvent
chez lui une vieille marquise du faubourg Saint-Ger-
main, dont la beauté avait été célèbre et qui au grand
scandale des siens, avait épousé un fort bel Italien, son
dernier amour; elle lui avait fait obtenir un titre, puis
un emploi dans la diplomatie.
— 85 —
Un peu éloignée de son monde, surtout des femmes,
par ce mariage, la vieille marquise avait cherché ë
former un salon oii les artistes et les littérateurs se
mêlaient h d'anciens ministres de Charles X, et à quel-
ques ambassadeurs étrangers. L'ex-marquise s'était
liée avec les femmes artistes les plus célèbres d'alors ;
elle avait attiré la sœur de la Malibran, miss Smithson ',
Mme Dorval, et au moment où je la connus elle appelait
Antonia Back ma sœur! les amis d'Antonia étaient de-
venus les siens, elle ne pensait et n'agissait plus que
d'après l'inspiration de celle qu'elle nommait: la
grande sibylle de la France.
Sachant combien je désirais connaître Antonia, la
vieille marquise m'invita à une soirée où elle devait se
trouver. Antonia, qui était la curiosité de cette réunion,
arriva fort tard ; pour tromper l'impatience des assis-
tants, on fit en attendant un peu de musique. J'avais à
cette époque une assez belle voix de contralto négligem-
ment cultivée, mais dont l'expression plaisait dans cer-
tains chants. La vieille marquise me demanda de
chanter; je refusai, elle insista et me dit: « Quand elle
sera là vous chanterez pour elle ! » Presque aussitôt,
Antonia entra s'appuyant sur le bras du gros philo-
sophe Ledoux, qu'elle appelait son Jean-Jacques Rous-
seau ; elle était suivie du jeune Horace que dans son
admiration fantasmagorique, elle avait surnommé son
jeune Shakespeare. Horace était un assez beau cava-
1. La célèbre tragédienne anglaise, première femme de Berlioz.
— 86 —
lier, son regard vif et hardi semblait redoubler d'in-
tensité eu s'échappant de Fœil unique dont s'éclairait
son mâle visage. Il était l'auteur d'un drame échevelé,
récemment joué avec succès sur un théâtre des boule-
vards, ce qui lui avait valu le surnom hyperbolique que
lui donnait sérieusement Antonia.
Ce qui m'a toujours choqué dans cette femme de
génie, c'est l'absence presque absolue du sens critique.
Si irrévocablement, dit-on, elle finit par annihiler ses
amants, il faut convenir qu'elle conmience toujours par
exalter outre mesure ses amis ! C'est ainsi que du né-
buleux et chimérique Ledoux elle a voulu faire un
Platon, d'un avocat à l'éloquence bornée un Mira-
beau, et qu'elle a juché [imprudemment au-dessus de
Michel-Ange un de nos peintres modernes.
Lorsque Antonia entra dans le salon de la vieille
marquise, tout le monde se leva pour la saluer et
presque pour l'acclamer. J'étais très-émue en la regar-
dant et je ne pus d'abord l'examiner de sang-froid. Ce
qui me frappa dès que je l'aperçus, ce fut la beauté et
la splendeur de son regard. Ses grands yeux sombres
laissaient tomber comme une flamme intérieure, tout
son visage s'en éclairait. Ses épais cheveux noirs se
courbaient en bandeaux lisses sur son front, et coupés
courts, s'enroulaient sur la nuque en deux gros an-
neaux; le reste de son visage me parut assez disgra-
cieux; le nez était trop fort, les joues pendantes; la
bouche laissait voir des dents longues, le cou était pré-
maturément rayé. Depuis quelque temps elle avait re-
— 87 —
nonce à ses habits d'homme; elle portait ce soir-là une
robe de soie grise fort simple. Le corps me sembla
trop petit pom^la tête, et la taille pas assez mince, toute
d'une pièce avec les épaules et les hanches. Je crois
que les vêtements d'homme l'avait déformée. Sa main
dégantée était d'une forme accomplie, elle l'agitait
comme un sceptre naturel et la tendait à ceux des as-
sistants qui étaient de ses amis. La vieille marquise
me présenta à Antonia et insista devant elle pour me
décider à chanter.
J'avais fait sans prétention un chant sur la mort de
Léopold Robert; encouragée et soutenue par un regard
d' Antonia je me décidai à le dire. Ma voix tremblait et
mon émotion fut si forte qu'au dernier couplet je m'é-
vanouis presque. Antonia vint à moi, et me dit en me
considérant :
— Madame, vous avez des épaules et des bras de
statue grecque.
Ces paroles, prononcées à brule-pourpoint, avaient
quelque chose d'étrange; on eût dit qu'en faisant un
compliment à la femme elle voulait dédaigner l'artiste;
mais comme je n'avais aucune prétention à la célébrité,
je n'en fus pas blessée et je lui exprimai avec effusion
mon enthousiasme pour son génie.
— Vous en rabattrez quelque jour, me dit-elle, et
elle tourna les talons.
Le trouble que j'avais éprouvé en chantant me causa
un malaise subit ; ma tête était en feu et mes tempes
comme serrées dans iHi cercle de fer. Je fus contrainte
— 88 —
d'aller respirer dans un boudoir attenant au grand salon
et qui était suivi d'un salon plus petit où la vieille mar-
quise recevait ordinairement ses visites. L'amie de By-
ron, la belle comtesse G..., qui assistait à cette soirée,
m'accompagna : je la connaissais depuis plusieurs années
et lui devais, sur le noble poète dont elle i*ut aimée^ des
détails qui le firent revivre pour moi dans sa véritable
grandeur. Jugé par le sentiment, Byron n'était plus cet
' être bizarre et altier grimaçant sous la plume des bio-
graphes et des journalistes; il était bon, généreux et
fier; pour dernière manifestation de son génie, il faisait
avec simplicité l'abandon de sa fortune et de sa vie à la
liberté.
L'aimable et poétique comtesse m'avait fait étendre
à demi sur un canapé du boudoir, et, se tenant debout
près de moi , sa tète courbée au-dessus de la mienne,
elle faisait courir par bouffées rapides et régulières son
haleine rafraîchissante sur mon front brûlant. Le souffle
froid et pur qui glissait entre ses dents perlées me pé-
nétrait par tous les pores du cerveau d'une sorte de
magnétisme bienfaisant. En quelques minutes, je me
sentis soulagée.
Tandis que je me reposais dans le boudoir, Antonia
passa escortée de son Jean-Jacques Rousseau et de son
Shakespeare; la vieille marquise la suivait; Antonia lui
disait :
— Ma chère amie, je m'onnuie profondément au
milieu de tout votre monde empesé qui me regarde
comme une béte curieuse; laissez-moi donc aller
— 89 —
respirer Tair et fumer un peu dans votre petit salon,
— Voulez-vous qu'on vous y serve des glaces et du
thé? répondit la marquise.
— J'aimerais mieux manger des huîtres répliqua An-
tonia, c'est une fantaisie qui me prend.
— Moi aussi, je me sens grand faim, ajouta le phi-
losophe.
— Et moi, dit à son tour le jeune auteur dramatique,
je leur tiendrai volontiers compagnie.
Bientôt je les entendis souper dans le petit salon ; ils
fumaient en mangeant ; la porte du boudoir restait en-
tr'ouverte, et insensiblement la fumée des cigares,
mêlée à l'odeur des mets, y pénétra et le remplit. Sen-
tant ma migraine revenir, je me décidai à partir.
Je ne revis Antonia que huit ans plus tard; la vieille
marquise habitait dans un square un fort bel apparte-
ment. Antonia s'était logée auprès d'elle. Un jour que
j'arrivais chez la marquise, elle se disposait à faire visite
à sa célèbre amie. Elle m'engagea à la suivre, m'assu-
rant qu' Antonia serait charmée de me revoir. Nous trou-
vâmes la grande sibylle encore au lit, dans une vaste
chambre où étaient épars des vêtements d'homme et de
femme; ses enfants jouaient sur le tapis : le pâle pia-
niste, qui était son amour du moment, était étendu sur
une causeuse. Il semblait exténué. Il avait beaucoup
toussé toute la nuit, nous dit-elle, et elle n'avait pu
dormir. Tout en nous parlant, elle fumait des cigarettes
qu'elle tirait d'une petite blague algérienne posée sur la
— 90 —
table de nuit. Elle ne s'interrompait que pour offrir de
la tisane au musicien qu'elle tutoyait.
Ce laisser-aller, devant ses enfants, me choqua pro-
fondément; il ne faut pas dérouter la pureté et l'igno-
rance de l'enfance par cette familiarité des passions de
rage mûr.
Depuis ce jour je n'ai jamais revu Antonia.
Pendant que j'avais parlé, Albert était resté debout,
adossé à la cheminée, immobile et muet; on eût dit une
statue du souvenir; son attention semblait moins me
suivre dans mon récit que se replier sur elle-même,
évoquant sans doute les scènes du passé : son regard
ne s'était pas levé une fois sur moi.
Mon silence seul parut lui rappeler que j'étais là. Il
me prit la main :
— L'Antonia d'autrefois n'était pas la même que celle
que vous avez connue, me dit-il, elle était bien belle et
avait le charme étrange qui provoque et fascine.
— Vous l'avez profondément aimée, lui répondis-je.
— Oui; anxieusement. Mais n'en parlons plus; c'est
assez ; il est des fantômes qu'il ne faut pas ranimer le
soir, car ils s'obstinent autour du chevet, et sans le
vouloir, marquise, vous m'avez préparé une de ces
nuits qui sont l'explication de mes jours. Quand mes
visions se lèvent menaçantes, il faut bien que je les
chasse par l'ivresse et par la débauche.
— Oh I chassez-les plutôt par mon amitié, lui dis-je
en le forçant à s'asseoir près de moi, mais il resta inerte
et distrait, et ce soir-là c'est lui qui voulut partir.
— 91 —
VllI
Deux jours se passèrent sans qu'Albert reparût; j'al-
lais envoyer savoir de ses nouvelles lorsqu'à ma grande
surprise il arriva un matin chez moi vers midi : j'étais
encore en robe de chambre et je déjeunais avec mon
fils.
— Je viens vous voir trop matin, me dit-il, mais je
n'ai pu résister aux sollicitations de ce brillant soleil qui
inonde Paris. Il m'a poussédehors à une heure où je ne
sors guère, je suis monté en voiture et me voilà, mar-
quise, prêt à vous enlever, vous et votre fils, pour une
longue promenade.
L'enfant l'embrassa en le remerciant.
— Mais avez-vous déjeuné ? lui dis-je.
— Non, répliqua-t-il, et je vais déjeuner à l'instant
avec vous si vous consentez après à me suivre.
— Je ne m'engage pas aveuglément, où donc irons-
nous ?
— A Saint-Germain ; vous savez que jç vous dois mi
dîner ; vous m'avez promis de l'accepter et une femme
aussi nette et aussi tranchée que vous dans ses senti-
ments et ses décisions n'a qu'une parole.
— Ne pourrions-nous aller nous promener puis re-
^V dîner ici? je l'aimerais mieux.
— 92 —
— Mais c'est jlistement le soir que la forêt de Saint-
Germain est belle à parcourir, repartit Albert ; je vous
raconterai une chasse fantastique. Voyons, marquise,
si vous refusez, vous allez me donner de la fatuité; je
penserai que vous avez peur de moi.
— Ne lui fais pas de la peine, me dit mon fils en se
suspendant à mon cou, il est si bon.
Comment les refuser? dans Tisolement où je vivais
j'éprouvais parfois le désir impérieux d'un peu d'expan-
sion, d'une promenade, d'une visite, d'une participa-
tion au mouvement extérieur qui m'arrachât à moi-même
et à l'absorption de mon amour. Albert s'offrait à moi
conmie un frère aimable, un compagnon intelligent
dont l'esprit me ravissait ; j'étais à la fois trop charmée
par son génie et trop sûre de mon cœur pour affecter
avec lui une réserve formaliste. Quand il n'était pas
irrité par l'ivresse ou par le souvenir de ses chagrins,
il joignait la bonté et la grâce d*un cœur de poëte aux
manières accomplies d'un homme du monde.
— Eh bien ! je consens, lui dis-je.
— Croyez-moi, marquise, ne vous donnez pas l'ennui
de vous mettre en toilette : jetez une mante de taffetas
noir sur votre robe de chambre; posez un chapeau
quelconque sur vos cheveux relevés à l'aventure et
partons.
— Oui, dépêche-toi, reprît mon fils, pendant que tu
te prépareras je vais faire déjeuner Albert.
Je les quittai en souriant ; quand je revins, au bout
de quelques minutes, Albert avait mangé deux œuii
— 93 —
frais et bu une tasse de café noir; il était moins pâle
que de coutume; ses yeux profonds et clairs avaient
dépouillé le nuage des jours précédents. Je vis avec
joie qu'il descendait Tescalier avec moins de peine.
Nous trouvâmes devant ma porte une calèche attelée
de deux chevaux, je me récriai sur ce luxe inutile pour
nous rendre au chemin de fer.
Albert me dit :
— Cette voiture doit nous conduire jusqu'à Saint-
Germain; jamais je ne monterai avec vous dans un
wagon banal où la flânerie et la causerie sont in-
terdites.
— Il a toujours raison, dit l'enfant; nous sommes
bien mieux seuls et chez nous dans cette bonne voi-
ture.
Nous traversâmes rapidement Paris et bientôt nous
nous trouvâmes dans les champs où le printemps
commençait à germer ; les arbres avaient des bourgeons
et les blés étaient tout verdoyants; des troupes de moi-
neaux s'ébattaient des branches aux sillons avec des
bruits d'ailes et des petits cris joyeux ; le soleil éclairait
au loin tous les accidents de terrain. Dans le ciel bleu
pas un point gris; sur la route unie pas une pierre,
pas une flaque d'eau. La calèche volait au galop de
deux bons chevaux qu'excitait un cocher fringant : nous
respirions un air vivifiant et salubre qui ravissait notre
odorat de Parisiens casaniers.
Mon fils s'amusait à tous les tableaux mouvants de la
route ; les paysages, les passants, les fermes, les chiens
— 94 —
aboyant après notre voiture ; les coqs qui jetaient leur
chant clair en gonflant leur crête rouge, étaient pour
lui autant de sujets d'exclamation et de plaisir. Nous
le laissions à sa joie et restions immobiles, Albert et
moi, dans le fond de la calèche.
Albert savait répandre dans sa conversation la mer-
veilleuse variété qu'on trouve dans ses écrits ; d'une
pensée profonde et saisissante qui ouvrait les horizons
de l'infini, il passait tout à coup à un trait caustique et
acéré, rapide comme un de ces javelots antiques dont
Homère a décrit la précision ; puis c'étaient des idées
mélancoliques et sombres qui noyaient le cœur dans
ime' brume anglaise subitement éclairée par les rayons
d'une gaieté d'enfant naïve et folle, raillant, par son
entrain la pesanteur de la tristesse et de l'expérience :
— Sentons, rions , goûtons les heures, s'écriait-il
alors; à quoi bon les assombrir en nous ressouvenant!
Avec une intelligence de la trempe de celle d'Albert
l'ennui était impossible. Même dans ses jours de trouble
et de délire il pouvait contrister le cœur, il ne lassait
jamais l'esprit.
La route de Paris à Saint-Germain faite en sa com-
pagnie me parut si courte et si animée que, lorsque je
l'ai parcourue depuis en chemin de fer, elle m'a tou-
jours semblé lente et monotone.
La voiture franchit, en allant au pas, la vaste terrasse
du château d'où l'on découvre ce superbe panorama trop
souvent décrit et admiré, mais dont la beauté est tou-
jours nouvelle au regard. Nous entrâmes sans nous ar-
— 95 —
réter dans les avenues de la forêt, et nous parcourûmes
en tous sens les plus vieilles allées Les grands arbres
où frissonnaient à peine quelques feuilles naissantes,
laissaient tomber à travers leurs rameaux la lumière
pure du jour. La voiture roulait sans bruit sur le sable;
n'était un mouvement doux et régulier qui berçait; je
ûe sais si Albert en sentit l'influence mais il devint tout
à coup silencieux. Je jugeai que ses pensées étaient
sereines, car son visage restait calme.
— Allez-vous donc vous endormir? lui dis-je. Pour-
quoi ne parlez-vous plus?
— En ce moment, répliqua-t-il, je voyais défiler de-
vant moi une chasse pompeuse de Louis XIV : le jeune
roi à la mine hautaine passait entouré des grands sei-
gneurs de sa cour ; les trompes sonnaient, les piqueurs
et les meutes s'élançaient au loin, les dames de la
maison de la reine en habits de gala suivaient dans
des voitures découvertes; entre toutes m'apparaissait
Louise de la Vallière en robe gris pâle relevée par des
nœuds de perles comme dans son portrait de la galerie
de Versailles; ses longs cheveux blonds flottaient à Tair
et ruisselaient en grappes sur ses joues empourprées
par la chaleur. Tenez, nous voici dans un carrefour où
la chasse royale fit une halte. Voulez-vous que nous
nous y reposions aussi?
— Oh ! oui, s'écria mon fils, descendons de voiture,
je veux voir ce qu'il y a de suspendu à ce grand arbre,
courir un peu dans le bois et goûter, si c'est possible»
car j'ai grand faim.
-oe-
il dit cela avec cette naïveté indiscrète de Tenfance
qui n'admet pas une entrave à ses désirs.
— Voici d'abord de quoi repaître votre faim, lui dit
Albert en tirant d'une poche de la voiture des bonbons
et des fruits.
— Vous êtes donc un magicien? répliqua l'enfant.
— Point ; mais je vous traite comme Louis XIV trai-
tait M"e de la Vallière et je veux satisfaire à chacun
de vos souhaits.
Nous étions descendus de voiture et, tout en cro-
quant des pralines et des poires, mon fils s'amusait à
regarder les ex-voto et la petite chapelle suspendus au
tronc du grand chêne ; bientôt il prit ses ébats dans les
sentiers voisins.
Albert et moi nous nous assîmes sur le gazon et nous
nous pénétrâmes de la chaleur bienfaisante du jour.
— C'est donc ici, reprit Albert, que la chasse s'arrêta.
Mlle de la Vallière, haletante d'émotion, suivait de son
œil bleu si tendre le regard du roi ; l'accablement d'une
journée d'août et l'amour dont son cœur débordait l'en-
veloppaient de langueur et doublaient son charme : elle
s'assit, comme épuisée, au pied d'un de ces arbres.
Le roi s'approcha d'elle et lui dit avec un sourire ai- .
mable :
« — Que souhî itez-vous?
j» — Oh ? sire, lit-elle avec une grâce enfantine, un
sorbet serait en ce moment une royale volupté. »
Le roi donna un ordre, deux piqueurs partirent à
— 97 —
franc étrier et rapportèrent bientôt du château de Saint-
Germain des sorbets et des sirops à la glace.
J'ai cru voir tantôt, là, à la même place où vous êtes,
marquise, Louise de la Vallière tenant, dans sa main
effilée, une petite coupe de cristal remplie d'une glace
à la fraise, ses lèvres purpurines humaient avec délices
la neige rose et ses yeux disaient au roi : Merci !
Eh! bien, chère marquise, savez- vous que ce
sorbet savouré de la sorte a causé plus tard la mort de
l'aimable pécheresse.
— Et comment cela ? lui dis-je.
— Quand elle fut devenue sœur Louise de la Miséri-
corde, Mii« de laVaUière, qui portait un cilice et faisait
pénitence de son amour, se souvint tout à coup en
traversant le cloître par une journée brûlante, de la
sensation ineffable de ce sorbet qu'elle avait pris par
un jour pareil dans la forêt de Saint-Germain. Elle se
demanda comment elle pourrait expier cette sensualité,
et s' agenouillant sur une tombe, elle fit vœu de ne plus
approcher de ses lèvres une goutte d'eau fraiché; elle
subit héroïquement l'épreuve et la mort s'ensuivit ra-
pidement. Qui ne serait touché de ce dernier trait de
la vie de cette grande amoureuse qui devint une sainte ?
Plus tard, quand les siècles auront passé sur ce sou-
venir, il se transformera, n'en doutez pas, en pieuse et
touchante légende.
Lorsque Albert eût fini son récit, je me levai, je pris
son bras et nous nous élançâmes dans les allées à la
poursuite de moi) fils.
6
— 98 —
— Remontons en voiture, me dit Albert, quand nous
eûmes rejoint Fenfant, et profitons des dernières heures
du jour pour parcourir quelques carrefours lointains
de la forêt.
Nous fûmes bientôt emportés dans des allées plus
sombres, où, en été, quand les grands arbres avaient
leurs feuilles, le jour ne devait pas pénétrer ; ces allées
s'entre-croisaient sur des escarpements sauvages coupés
par des ravins.
— Il faudra que nous venions revoir ces gorges au
temps où les ronces etles lianes s'y entrelacent, reprit
Albert; en attendant nous les traverserons de nouveau
ce soir, et vous verrez Tétranga effet de ces grands
squelettes d'arbres à la clarté de la lune.
La nuit commençait à tomber lorsque nous arrivâmes
à la maison d'un garde-chasse qui tenait un cabaret.
Nous dinâmes rapidement et gaiement ; Albert but
une bouteille de vin et fit boire mon fils, ce qui plon-
gea presque instantanément l'enfant dans un lourd
sommeil. Je le déposai dans la voiture sur la banquette
de devant et il ne se réveilla qu'à Paris. Jamais plus
belle nuit ne s'était levée dans ce ciel parisien si sou-
vent brumeux ; on pouvait compter dans Téther les
constellations; les milliers d'étoiles de la voie lactée
faisaient cortège à une pleine lune d'une limpidité ra-
dieuse.
Tandis que les astres nous éclairaient d'en haut, les
grandes lanternes de la voiture qu'Albert avait fait
— 99 —
allumer, projetaient sur la route des zones de lumière.
— C'est par une nuit de septembre aussi pure, me
dit Albert, que j'ai suivi dans cette forêt une grande
chasse aux flambeaux, conduite par le prince qui fut
mon ami ; il y avait convié tous ses compagnons d'en-
fance et de jeunesse; ceux quiUavaient aimé au collège
et ceux qui l'avaient accompagné à la guerre. Nous étions
là une trentaine en habits de chasse et montant des
chevaux arabes que le prince nous avait fait distribuer ;
la partie de la forêt que nous devions parcourir était
illuminée et les piqueurs nous précédaient en portant
des torches; les lointaines avenues s'éclairaient d'une
façon fantastique et les arbres centenaires prenaient
sous ces lueurs inusitées des postures formidables ; on
eût dit d'une forêt enchantée.
L'air retentissait de fanfares joyeuses coupées par
intervalles de chœurs du Freyschûtz et de Robert le
Diable; les échos prolongeaient indéfiniment ces
mélodies ; cette musique nocturne participait de l'im-
mensité de la forêt et de celle du ciel étoile. Tout à
coup on lança deux cerfs qui venaient de bondir dans
un taillis et dont les ramures se découpèrent sur le
fond de lumière où ils glissaient en courant de toute la
vélocité de leurs jambes fines ; les yeux effarés des
nobles bêtes, brillaient comntwe des escarboucles et
nous regardaient de côté avec l'expression tendre
qu'ont des yeux de femmes ; 1 es cors de chasse son-
naient plus fort et nos chev? ux couraient plus vite ;
bientôt les deux cerfs furent traqués dans un carre-
— 100 —
four formé par des arbres gigantesques et que nous
cernâmes comme une place forte, le fusil en joue et
nos couteaux de chasse luisant à la ceinture: on sonna
FhaUali et les deux victimes furent immolées. Je me
souviens que le grand œil d'un des cerfs mourants s'ar-
rêta sur moi, j'en vis jaillir des larmes et j'eus comme
un tressaillement sympathique. Ce regard de la pauvre
bête me rappela celui d'une jeune femme que j'avais
vue mourir ; les hommes qui portaient des torches en-
tourèrent l'enceinte où les deux cerfs étaient tombés
sur le flanc: on eût dit des varlets du moyen âge, pré-
cédant des chevaliers armés. Le grand veneur procéda
au dépècement des pauvres bêtes chaudes encore; la
curée se fit sur l'heure, on lâcha les chiens irrités par
la course et l'attente sur ces lambeaux de chair san-
glante. Cent langues rouges et acérées se tendirent
comme des dards, et happèrent des fragments de ver-
tèbres et d'intestins ; les piqueurs les excitaient de leurs
cris ; les fanfares de leurs clameurs, et les fluctuations
des torches sur la forêt sombre, faisaient ressembler
cette meute affamée à une meute infernale. Quand elle
eut humé jusqu'à la dernière goutte de sang, on donna
le signal du départ et nous reprîmes notre course effré-
née à travers les magiques avenues ; bientôt nous dé-
bouchâmes sur la terrasse illuminée où la musique
militaire de plusieurs régiments nous salua au passage.
Nous étions comme emportés à travers la double ma-
gie des sons et des lumières; nous arrivâmes à la porte
du château, là nous mîmes pied à terre et après quel-
— 101 —
ques minutes nous fûmes introduits dans une ancienne
sdUe d'armes où une vaste table somptueuse était
dressée. Le souper fut gai à nous faire croire à une
étemelle jeunesse; nosvoix bruyantes ébranlèrent jus-
qu'à l'aube les murs du vieux château.
Tandis qu'Albert parlait, je me demandais si réelle-
ment il avait assisté à cette chasse nocturne ou si c'é-
tait une vision de son esprit ; ce doute m'est toujours
resté : mais qu'importe que ce fût là un souvenir ou un
rêve, je Técoutais charmée, tandis que lu voiture nous
ramenait rapidement vers Paris. '
L'enfant dormait devant nous d'un calme sommeil et
Albert semblait emprunter à cette pureté et à la dou-
ceur de la nuit un apaisement complet. Plus de mots
amers, plus de soubresauts de passion; on eût dit
que l'âme du poëte flottait sereine à travers la nature
tranquille.
Quand nous arrivâmes à ma porte, Albert baisa mon
front en murmurant : A demain.
Comment lui dire : Ne venez pas? Comment renoncer
à l'espérance de relever ce génie et de le voir planer
encore !
IX
J'avais connu Albert de Lincel à la fin de Thiver, te
printemps était venu vite avec de beaux jours à son
début, comme il arrive souvent à Paris.
0.
_ 102 —
Les femmes surtout sentent Tinfluence de ce chan-
gement rapide des saisons ; passer des glaces de Thiver
à une température tiède, sentir en soi la sève des
arbres et des plantes qui poussent et qui fleurissent^
c'est, près d*un être aimé, un épanouissement plein
d'orgueil et d'ivresse ; mais dans la solitude cette sura-
bondance de l'être se transforme en souffrance et en
tortures. Que faire du trop plein de son cœur ? à quoi
bon les rougeurs subites qui colorent les joues, et la
flamme plus vive qui jaillit du regard ? à quoi bon se
sentir plus forts et plus beaux si l'amour manque à l'é-
nergie et à la beauté ?
Léonce m'avait promis d'arriver au printemps, et
voilà m'écrivait-il, que la première partie de son grand
livre à finir l'enchaînerait encore durant un mois dans
la solitude. Je devais le plaindre me disait-il; mais une
abstraction puissante était comme la religion, comme
le martyre, il s'y devait tout entier ; puis l'âpre labeur
accompli, de même que le dévot a pour récompense le
paradis, il savourerait avec bien plus d'intensité la joie
immense de l'amour.
Ces lettres me causaient une douloureuse irritation;
cette quiétude réelle ou feinte me semblait une cruauté,
j'y voyais parfois la négation de l'amour ; mais alors
mon désespoir était si grand que je me rattachai, pour
croire encore, aux paroles tendres et parfois passionnées
qui me dérobaient le froid et inébranlable parti pris dece
cœur de fer. 11 répondait à mes cris de douleur par des
cris de passion; il souffrait plus que moi, me disait-il,
— 103 —
mais la souffrance était une grandeur: il se plaisait à
se comparer aux pères du désert, brûlants de désirs et
immolant au dieu jaloux du Thabor leur chair et leur
cœur. Pour lui, le dieu jaloux c'était Tart qu'on ne peut
posséder et s'assimiler qu'en se vouant tout à lui dans
la solitude.
J'étais brisée par son obstination et je renonçais par-
fois à lui exprimer mes angoisses, mais alors mes lettres
respiraient un tel abattement qu'il s'en effrayait; il me
conseillait de me distraire, de voir souvent mes amis,
et d'attirer de plus en plus Albert qu'il fallait guérir à
tout prix.
Que de fois j'ai pleuré en lisant ces lettres stoïques !
que de fois quand minuit sonnait et que je n'entendais
autour de moi que la respiration du sommeil de mon
fils et le frissonnement de la cime des arbres du jardin
qu'agitait le souffle de la nuit, tandis que debout de-
vant mon miroir, je dénouais mes cheveux avant
de les emprisonner pour dormir, que de fois je me
sentis prise du désir immodéré de le voir ! j'aurais voulu
m'enfuir vers lui, le surprendre dans son travail noc-
turne, l'enlacer dans mes bras et lui dire en sanglo-
tant: Ne nous séparons plus! la vieillesse viendra
vite, puis la mort ! pourquoi passer dans les larmes de
l'attente ces beaux jours si rapides où l'âme et le corps
sont en fête ? Oh ! ne pas dépenser sa jeunesse quand
on aime, c'est être l'avare qui languit de faim auprès
d'un trésor ou le malade qui, sachant un secret qui
peut le sauver, préfère mourir.
— 104 ~
Tandis que celui à qui j'avais donné ma vie me lais-
sait en proie à toutes les anxiétés de l'amour, Albert,
qui trouvait près de moi une sorte de distraction calme,
prenait insensiblement l'habitude de me voir chaque
jour. Tantôt ses visites m'étaient douces et tantôt elles
m'irritaient ; j'avais le cœur obsédé par mon tourment
secret.
Eh! que m'importait cet homme que je ne pouvais
aimer? Ce n'était pas lui que j'attendais, c'était la jeu-
nesse, la beauté, la force ! l'être que n'avait pas effacé
la banalité des passions et qui, par sa dureté altière,
exerçait sur moi un ascendant irrésistible; Albert, ma-
ladif et frêle, reste brisé et flétri de l'amour, m'inté-
ressait comme un frère et me touchait comme un enfant ;
mais le complément de mon être, mais mon domina-
teur, il ne l'était pas, et peut-être dans le passé même.
. ne l'aurait-il jamais été ! 11 y avait dans nos natures trop
de fibres sensitives analogues, trop de parités d'idées
et d'imagination. Les semblables restent frères, mais
l'union tourmentée des amants exige les contraires.
J'oserai vous faire ici un aveu complet. Parfois, dans
le désespoir où me laissait Léonce, je désirais presque
qu'Albert m'inspirât un attrait plus vif; que mon cœur
battît en l'entendant venir et sentît près de lui un
trouble précurseur d'une infidélité. Mais non, j'étais
calme et triste quand il était là ; il parvenait toujours à,
me distraire par son esprit, mais il ne me dégageait
pas de mon chagrin. 11 m' arrivait quelquefois d'être
avec lui brusque et fantasque et, comme il tenait à me
— 105 —
voir, a redoublait alors de douceur et d'expédients d'i-
magination pour m'amuser quelques heures.
Mon fils avait pris pour lui une très-vive affection,
il lui sautait au cou lorsqu'il entrait, il me disait par*
fois :
— Maman, tu le traites bien durement; il est si pâle
et il a l'air si malade qu'il faut l'aimer 1 Pour moi, je
Taime bien mieux que ce grand monsieur brun qui
vient ici tous les deux mois et qui ne me regarde seu-
lement pas.
* Lorsque j'avais appris que l'arrivée de Léonce serait
retardée j'étais tombée dans un tel marasme que,
durant plus de huit jours, je refusai obstinément de
sortir. Albert me reprochait ce qu'il appelait mes mé-
fiances. N'étaîs-je pas bien sûre à présent qu'il était un
ami? Il venait presque chaque jour passer une heure ou
deux avec moi. Nous faisions des lectures, il me don-
nait des conseils de style pour mes traductions, m'ap-
prenait à faire des vers et me suppliait de m'y essayer.
Quand il voulait partir mon fils le retenait ; il consentait
alors à dîner avec nous, il mangeait à peine et ne bu-
vait que de l'eau. Il semblait avoir renoncé à chercher
le vertige et l'oubli dans le vin.
J'avais le cœur attendri de cette métamorphose et,
m' arrachant à moi-même, je sentais que je devais à ce
génie renaissant des paroles d'affection et d'encourage-
ment.
— Voyons, lui dis-je un soir, il faut tenter quelque
chose de grand ; vous êtes au moment où votre génie,
— 106 —
sur de sa force, peut agir avec autorité, certain d'être
écouté de la jeunesse intelligente comme un clairon
dans la bataille par les soldats. Mettez donc ce beau
génie au service de quelque grande cause, proclamez
ces fiers principes qui furent la foi de votre père et de
mon aïeul et ne murez plus votre intelligence dans la
recherche du bonheur et les aspirations du Moi.
Tandis que je parlais, Albert m'écoutait dans cette
pose attentive que Philippe de Champagne a donnée au
beau portrait de La Bruyère ^ : c'était la même péné-
tration du regard, la même finesse douce et railleuse
du sourire, la même grandeur sur le front pensif. Cette
ressemblance me frappa et tout à coup un éclair de
Toeil profond et satyrique du poëte me coupa la parole;
il me dit alors avec un mélange de tristesse et d'ironie :
— Vous venez de me tenir, marquise, un petit dis-
cours digne de M™e de Staël, et cette morale genevoise
ne vous messied pas à vous la petite-fille d'un philo-
sophe. Mais sommes-nous de la trempe de nos pères et
pourrions-nous revêtir leurs convictions comme un
habit? D'ailleurs à quoi nous serviraient-elles? et par
qui les ferions-nous partager ? On n'improvise pas plus
un public à son intelligence que des croyants à sa foi;
notre temps est aussi insensible au génie du poëte que
le désert l'est à la fatigue du voyageur ; un poëte a dit
quelque part, marquise :<r Nous ne vivons pins que de dé-
bris, comme si la fin du monde était arrivée, et au lieu
1. Ce beau portrait aDDartient h M. de Monnicrqué.
— 107 —
d'avoir le désespoir nous n'avons plus que Tinsensibi-
lité; Tamour même est traité aujourd'hui comme la
gloire et la religion: c'est une illusion ancienne; où
donc s*est réfugiée Tâme du monde?» Regardez autour
de vous, marquise, vous chercherez en vain la gran-
deur ! Républicains, monarchistes, prêtres et philoso-
phes n'ont plus de conviction ; ils arborent un drapeau
propre à éblouir, comme la pourpre que le toréador
agite dans Tarène; mais ce drapeau n*est plus gonflé
par le souffle des grandes croyances ; tous ces hommes
vides de doctrines marchent assoupis poussés seule-
ment par leurs convoitises mesquines ! Est-ce la peine
de tenter un effort pour réveiller et diriger ce troupeau ?
Je n'ai pas toujours pensé ainsi, j*ai commencé par
€spérer et croire ! j'ai cru au patriotisme et j'ai fait un
chant guerrier contre l'étranger; j'ai cru à la liberté et
j'ai fait un drame sur un Brutus moderne ; j'ai cru à
l'amour et j'ai répandu dans mes vers mes transports et
mes blessures : tout cela a été jeté au vent par l'indif-
férence de la foule qui n'a goûté que les sarcasmes de
mon esprit. Après être monté sur toutes les hauteurs
j'en suis descendu par dégoût. Que m'importe un pu-
blic nombreux s'il est ignare? La dilatation de la lumière
€st aux dépens de son intensité. Il poursuivit : « Le
règne bourgeois de Louis-Philippe a fait une nation de
bourgeois froids et lourds qui n'entendent plus rien à
la poésie et, comme si l'on redoutait un jour son inva-
sion, partout on abâtardit la jeunesse : on la repousse
des grands emplois publics, on lui ferme les carrières
— 108 —
de Tesprit, on lui interdit les carrières politiques ; les
hautes fonctions de FÉtat sont accaparées par des vieil-
lards semblables à Duchemin, qui cachent l'immoralité
et la sécheresse de cœur sous le pédantisme ; on dirait
des spectres préposés à dessécher le cœur et la vie de
la France que les élans et les tentatives de la jeunesse
auraient peut-être ranimés! Cherchez donc où elle est
cette jeunesse? Vous la trouverez à la Bourse, chez les
filles ou dans les tabagies! Quant aux hommes de qua-
rante ans qui comme moi ont senti, cru, aimé et. souf-
fert, tous, comme moi, se sont arrêtés découragés, car
ils n'ont plus d'espérance.
J'étais frappée par la vérité de ces paroles ; mais,
désirant le rattacher à quelque illusion glorieuse, je
lui répondis :
— Eh bien! restez artiste, du moins : Tartiste peut
s'élever et briller encore au milieu des ruines d'un
peuple mort ; c'est la flamme qui domine le cratère
quand tout est cendre à l'entour. Écrivez, si vous ne
pouvez agir ; écrivez vos doutes, vos angoisses ; écri-
vez, pour l'art, vos fantaisies de poëte. Ne laissez pas
dire que l'instrument est brisé comme les convictions.
— J'essayerai, marquise, me dit-il en sourianfr.et en
me. baisant la main; mais remarquez que vous voulez
faire de moi un instrumentiste. Encore si vous vouliez
m'aimer comme les trois femmes ont aimé leurs pia-
nistes !
— Je vous aime mieux, repris-je ; je vous aime
d'une sincère affection, qui survivra à la mort.
— 109 —
Il me jeta un long et profond regard plein d'atten-
drissement et sortit.
X
J'eus le jour suivant la visite de René, qui avait fait
une petite absence de Paris. Il me trouva triste et
pâlie ; il me surprit à ma fenêtre aspirant les émana-
tions du printemps qui montaient du jardin en fleurs.
— Que c'est beau et bon cette jeune et riante saison
qui revient ! lui dis-je; comme on voudrait rompre ses
chatnes et partir pour le pays des rêves!
— Et pourquoi donc n'allez-vous pas à la campa-
gne? me dit-il; cette vie de concentration vous fait
mal.
— Vous oubliez ma pauvreté.
— Mais vous pourriez vous promener un peu, et je
sais que depuis quelques jours vous ne voulez plus
sortir.
— Les tressaillements et la plénitude de la nature
me font souffrir ; je suis trop seule, mon bon René. Et,
malgré moi, je me pris à lui parler de Léonce.
René secoua la tête et me dit :
— En vérité, cet homme est étrange de sacrifier
ainsi les joies vivantes à je ne sais quelle abstraction!
7
— 110 —
— Ce sacrifice a sa grandeur, repris-je, et lorsque
nous nous reverrons notre bonheur s* en ressentira : il
sera plus intense et plus complet.
— Je m'étonne parfois de votre esprit philosophique,
répliqua René ; car vous avez une âme crédule faite
pour tous les martyres. Léonce vous a dit que, sa tâche
accomplie, il serait tout à vous; et moi j'ai peur que,
son œuvre faite, fût-elle informe et vulgaire, il ne soit
tout à elle. Une passion abstraite, poussée à Texcès,
atrophie le cœur.
Ces paroles de René jetèrent sur mon amour un
vague effroi.
— Si je n'étais attendu à Versailles par mon frère
malade, je vous forcerais à sortir aujourd'hui même,
reprit René ; à mon retour, je viendrai vous chercher,
et nous irons respirer l'air des bois avec votre fils.
D'ici là , promenez-vous un peu en compagnie d'Al-
bert; vous lui faites du bien, il n'est plus le même
depuis qu'il vous connaît. Et, me serrant cordialement
la main, René sortit en me répétant : Courage!
D faisait une de ces journées chaudes et énervantes
qui produisent sur les organisations méridionales des
orages intérieurs : on sent d'abord comme une grande
lourdeur, puis le pouls bat plus vite, puis des bouffées
brûlantes montent au cerveau ; l'esprit flotte indécis
dans les bouillonnements du sang, ainsi qu'une liane
emportée sur l'écume d'un torrent; l'âme se déracine;
la volonté, la résistance sont anéanties par les forces
formidables de la nature. Froids et faux moralistes
.*M
— 111 —
que ceux qui n*ont ^jamais tenu compte de Tinfluence
de l'atmosphère, d'un regard qui nous atteint, d'un
souffle qui nous pénètre !
Frappée par ce mal indicible, je fus oisive jusqu'au
soir, rêvant aux heures d'amour que j'avais goûtées et
qui ne revenaient pas. Les souvenirs enflammés de la
passion gâtent tous les autres bonheurs de la vie. Les
pures caresses de mon fils me fatiguaient ; j'avais un
désir impossible d'autres étreintes. Après dîner, j'en-
voyai l'enfant jouer au jardin, pour être seide avec ma
rêverie ardente.
Je restai inerte sur mon grand fauteuil, sans regarder
par la fenêtre les jeux de mon fils qui m'appelait de
temps en temps. Durant deux heures, il courut et s'é-
battit avec quelques petits camarades du voisinage.
Quand il remonta, il était si las qu'il s'endormit subi-
tement; Marguerite l'emporta dans son lit, et je de-
meurai seule, la fenêtre ouverte, enveloppée dans la
molle clarté de la lune, aspirant avec ivresse le par-
fum des acacias qui s'élevait vers moi.
Un coup de sonnette meSt tressaillir et m'arracha
à mon immobilité extatique. Je me précipitai vers
la porte en m'écriant mentalement : C'est peut-être
Léonce !
11 est des heures où ces immenses désirs de l'amour
devraient être exaucés par la destinée !
C'était Albert, radieux, le front inspiré, et qui me
parut rajeuni.
— Je vous ai obéi, me dit-il; j'ai travaillé, j'ai corn-
— 112 —
mencé une œuvre de fantaisie : ce n'est qu'une bluette
sur M«»« de Pompadour ; mais enfin j*ai fait acte de
bonne volonté, et, partant, acte d*horame. Je vous
lirai cela demain ; en attendant, je viens vous demander
ma récompense.
— Parlez, lui dis-je avec une sorte de lassitude et
d'indifférence.
— Allons faire une promenade aux étoiles, reprit-il;
voyez, quelle belle nuit ! elle nous convie.
— Mon fils est couché et je n'aime guère sortir sans
lui.
— Eh! (JU'importe, s'écria Albert, impatienté de ma
froideur, que cet enfant ne nous suive pas ? Allez-vous
faire de votre vertu une question de murs mitoyens,
comme cette bourgeoise héroïne de la dernière co-
médie représentée aux Français, quand elle dit à son
bonhomme de procureur de mari, qui offre l'hospita-
lité à son premier clerc, aimé secrètement par la
dame :
Et quoi I vous permettez qu'il couche ici ce soir t
Ce qui m'a paru plus indécent, je vous jure, que toutes
les crudités de Molière.
— Je crois vous avoir prouvé, lui dis-je, que je ne
redoutais point de me trouver seule avec vous.
— Oh! c'es* que de vous à moi il n'y a pas V attrait,
comme vous me l'avez laissé entendre un soir, reprit-
il amèrement , sans cela vous auriez déjà senti la vé-
■Mfe
— 113 —
rite de ces deux vers d'une comédie du vieux Cor-
neille :
Use, lorsqae le ciel noas créa l'un pour Tautre,
Vois-tu, c'est un accord bientôt fait que le nôtre.
— Ne faisons plus de dissertations, lui dis-je, par-
tons.
Nous descendîmes l'escalier sans parler, et je m'assis
près de lui dans le coupé qui venait de le conduire à
ma porte.
Il prit ma main qu'il garda dans les siennes, et me
dit:
— Vous êtes la bonté même.
Je ne répondais point ; après les sensations de la
journée, ce contact de ses doigts frémissants sur les
miens me troublait.
— Quel empire vous exercez sur moi, poursuivit-il,
depuis un an je n'avais pas travaillé; votre voix m'a
stimulé, vous m'avez parlé de la gloire qui n'était plus
pour moi qu'un écho mort, et Técho s'est réveillé ; toute
mon âme a vibré dès que vous l'avez voulu; je viens
d'écrire huit heures de suite sans désemparer. Vous
voyez bien que vous pourrez me faire renaître, si vous
m'aimez. Quellebellevie^ marquise! donner ses journées
à l'art et ses soirées à l'amour I
— Je l'écoutais, l'âme navrée ; je pensais : Pourqiwi
Léonce n'a-t-il pas ces idées-là? Pourquoi ne tronvo-
— 114 —
t-iï pas auprès de moi l'inspiration et la cherche-t-il
dans une solitude cruelle qui nous sépare ?
11 continua :
— Ohl chère, chère Stéphanie! (c'était la première
fois qu'il m'appelait par mon nom) si à défaut de Ta-
mour vrai et complet que je voulais dans ma jeunesse,
j'ai cherché l'a peu près de l'amour parmi les femmes
du monde, et son simulacre désespéré auprès des belles
courtisanes, ce qu'on nomme mon inconstance et mon
immoralité pourraient bien être, croyez-moi, l'inces-
sante et douloureuse poursuite de l'amour ! Avec une
femmae telle que vous, je redeviendrais moi-même;
heureux, confiant et fier; cet abrutissement de l'ivresse
qu'on me reproche et dont j'ai honte parfois , c'est l'a-
veuglement nécessaire pour me jeter dans les bras de
certaines femmes; une fois ébloui, je les transforme et
je ne rougis plus d'elles ni de moi. Croyez-vous que de
sang-froid je pourrais toucher à cette chair sans âme!
Voyons Stéphanie , aimez-moi un peu et laissez-moi
pleurer sur votre cœur et redevenir jeime !
— Oh ! c'est moi qui pleure, lui dis-je, en repoussant
ses bras qui voulaient m'étreindre.
En ce moment, la voiture qui remontait les Champs-
Elysées était éclairée par la lune; il vit mon visage
couvert de larmes.
— Mon Dieu! qu'avez-vous? me dit-il, en courbant
sa tète vers la mienne. Ses cheveux effleurèrent mes
tempes.
— 115 —
Je me reculai d*un bond, et mon émotion convulsive
refoulée toute la journée éclata en sanglots.
— Que pensez-vous, que sentez-vous pour moi? me
dit-il, de grâce, parlez-moi!
— Vous m'avez émue, vous êtes bon et tendre, ré-
pliquai-je, mais je vous en supplie, ne m'interrogez pas
et goûtons sans trouble la douceur de ce beau soir.
Comme s'il avait craint de perdre un espoir que mes
larmes lui avaient involontairement donné, il fit taire
son cœur, et son esprit flexible et charmant ne parut
plus songer qu'à me distraire. Nous étions arrivés sous
une allée du bois de Boidogne, sombre et haute, dont
le long arceau se déroulait devant nous.
— Mettons pied à terre, me dit-il, l'air vous fera du
bien, et nous causerons en marchant, moins contraints
«t moins troublés que dans cette voiture.
Je lui obéis; j'avais soif de l'air de la nuit, il me
semblait qu'il me délivrerait des obsessions brûlantes
<lu jour.
Je m'appuyais à peine sur son bras, et nous glissions
comme deux ombres dans l'allée sombre et profonde.
Nous arrivâmes dans une espèce de petite clairière où
«'élevait une croix de pierre; c'était un lieu de rendez-
* ^ous célèbre pour les duels. Albert me fit asseoir au
pied de la croix et s'assit à côté de moi; la lumière do
la lune tombait à plein sur son front, et le scintille-
ment des étoiles se jouait sur la cime mouvante des
arbres qui frissonnaient au vent de la nuit. Une cal-
mante fraîcheur courait sur tout mon être.
— 110 —
— Qu'on est bien ici, dis-je à Albert, ne songeant
qu'à Tapaisement que je ressentais.
— Je ne connais pas, répliqua-t-il, de spectacle plus
saisissant et plus beau que celui d'une nuit étoilée;
dans le jour, le firmament paraît désert et vide; mais
par une nuit claire le voilà qui se peuple et s'anime
comme l'incommensurable cité de Dieu. On a prétendu
que les découvertes modernes de la science anéantis-
saient l'imagination. Je pense, au contraire, que la
science en s' agrandissant a agrandi les voies de la poé-
sie; si la terre paraît étroite et bornée à nos regards,
depuis que nous croyons à ces mondes innombrables
qui flottent sur nos tètes, quel champ pour notre âme
que cette évolution sans borne qu'elle accomplit dans
l'infini ! Mais par cet infini même. Dieu perd, dit-on,
pour nous de sa personnalité et échappe à ces myriades
d'êtres infimes dont il ne saurait s'occuper, tant ils
sont nombreux! Eh! qu'importe la quantité à l'infini?
Dieu embrasse tout d'une étreinte facile, et nous, nous
sentons mieux sa puissance en le pensant le maître de
ces milliers de globes innommés que le possesseur mes-
quin de notre univers connu et en tous sens exploré.
Tandis qu'il parlait, Albert s'était levé, il se tenait
debout sur une des marches du piédestal de la croix, la
lueur de ces belles étoiles qu'il me montrait du geste
caressait son front inspiré. Ainsi éclairé d'en haut, son
visage était superbe; sa taille un peu grêle et petite
me semblait toucher le ciel, il prenait à mes yeux les
proportions et le prestige du génie.
— 117 —
— Parlez, parlez encore, lui disais-je, en le contem-
plant en extase.
' Mais tout à coup il me regarda d*une façon amère et
sarcastique.
— Vous êtes une prude, une femme de marbre, s'é-
cria-t-il, vous me faites vibrer comme un instrument
au lieu de m*aîmer. Et me saisissant énergiqueraent
dans ses bras, lui si faible, il se mit à courir dans Tal-
lée sombre, en répétant d*une voix sourde : Il faut m'ai-
mer ! il faut m' aimer !
Bientôt il me déposa comme épuisé au pied d'un
arbre.
— Oh! n'ayez pas peur de moi, me dit-il avec dou-
ceur, voyez, je suis à vos pieds, moi qui n'ai jamais
_mis le genou en terre sans y mettre le cœur. > ( >^ •■
Il y avait dans sa soumission quelque chose de si
tendre que j'en fus saisie ; il restait là, tremblant de-
vant moi, comme un pauvre enfant, lui, le grand poëte
tourmenté, l'implacable railleur vaincu par la passion.
J'eus un moment d'orgueil et d'ivresse.
— Vrai ! vrai, vousm' aimez ! lui dis -je, en tendant vers
lui mon visage étonné. Je sentis alors ses lèvres courir
frénétiques et rapides sur mon front, sur mes yeux, sur
ma bouche! Je lui échappai violemment et m'élançai au
hasard dans les allées. J'atteignis la voiture et m'y
blottis; un instant j'eus la pensée de partir sans l'at-
tendre, mais toute mon âme se révolta contre cette ten-
tation de dureté que me suggérait mon aveugle passion
pour Léonce. Le laisser là, seul, dans la nuit, exposé à
C'.'A r
— 118 —
une longue marche, lui malade, attendri, aimant et cher-
chant encore dans la passion la vie qui lui échappait ?
11 me faisait donc bien peur pour que j^eusse conçu
ridée de cette lâcheté ? Je Taimais donc î Hélas ! je n'ai-
mais que l'amour , et en ce moment l'amour c'était
lui!...
Cependant, il se mit à ma poursuite comme un in-
sensé. Quand il m'eut rejointe, il s'élança dans la voi-
ture, et secouant mes bras avec une sorte de rage, il
me répétait convulsivement :
— Vous ne voulez donc pas m'aimer?
La voiture avait repris sa course dans les avenues
désertes; un nuage qui passait sur la lune nous plongea
dans l'obscurité. Je ne voyais plus le visage d'Albert,
mais tout à coup je sentis ses larmes qui tombaient sur
mes mains. A son tour il pleurait : j'eus vers lui un élan
de tendresse irrésistible.
— Oh ! ne pleurez pas, lui di&-je, je voudrais vous
aimer.
— Je comprends votre effort et c'est ce qui me navre,
répliqua-t-il. Allez, allez, je sais bien ce qui me man-
que pour vous attirer et vous le sentez aussi sans vous
l'avouer. Vous n'êtes pas coquette et fausse vous! Non, •
vous suivez les aspirations de votre nature forte et vi-
vace. Oh ! cela est certain, il y a dans l'amour des lois
physiques et impérieuses trop négligées par les sociétés
modernes, je suis trop faible, trop grêle et trop vieilli
pour vous, belle et robuste; si f avais la même âme
daos une stature puissante et le même cerveau sous un
— 119 —
•crâne recouvert de cheveux noirs, vous m'aimeriez î
je ne suis pour vous qu'un spectre qui rêve la vie !
Oh! vous avez raison, le pâle et maladif Hamletne
saurait animer la Vénus de Milo ! et en parlant ainsi,
il se rejeta éperdu dans l'angle de la voiture.
Peut-être disait-il vrai, mais cette appréciation toute
matérielle de Famour me fit honte sur moi-même. J^
seiitis une sorte de chaleureux enthousiasme pour cette,
fière intelligence désolée et saisissant sa tête dans mes
mains, je posai sur son front mes lèvres brûlantes. En
ce moment j'oubliais ses traits flétris; ce n'était pas le
bouillonnement du sang ni l'élan du désir, c'était l'ap-
pel de l'esprit au génie. Lui crut à un tressaillement et
à un transport de la chair et il me pressa sur son cœur
dans une telle ivresse que j'en perdis comme le senti-
ment ; excepté Léonce, aucun homme ne m'avait jamais
embrassée de la sorte. Prise subitement de vertige,
j'eus un instant la sensation que c'était Léonce qui
était là ; mais la lune qui reparut éclaira le visage d'Aï-
'bert.
— Ohl vous n'êtes pas lui, m*écriais-je en le repous-
sant, et c'est lui! lui seul que j'aime !
Il ne chercha pas à me ressaisir, il tomba dans ut
morne silence qui finit par m'effrayer mais que je n'o-
sai rompre.
Cependant comme nous approchions de chez moi,
il me dit d'une voix calme qui me surprit:
— Chère marquise, il est vrai que je ne suis pas le
iui idéal que désirent votre cœur et votre imagina-
— 120 —
tion; je ne suis plus même le lui d'autrefois qui sût
aimer et se dévouer; mais je ne suis pas non plusTêtre
dégradé et mauvais qu'on vous a dépeint, car mainte-
nant je Tai compris, vous m'aimeriez si Ton ne m'avait
calomnié près de vous: vos combats, vos larmes, votre
éclair d'amour de tantôt, tout m'atteste que vous m'ai-
meriez si vous ne doutiez point de moi ! Eh bien ! mar-
quise, vous m'aimerez quand vous m'aurez entendu.
Il me supplia de le laisser monter, il voulait me ra-
conter le soir méine sa douloureuse histoire.
— Mais ne voyez-vous pas, m'écriai-je, qu'un autre...
— Chut! chut ! fit-il en m'interrompant, ne dites rien
d'irrévocable avant de m' avoir écouté. A demain donc,
puisque vous êtes sanspitié.-
J'entendis du seuil de la porte la voiture qui l'em-
menait. Je me reprochai ma dureté ; j'étais mécontente
de moi-même et irritée contre Léonce; en ce moment
Albert me paraissait le meilleur de nous trois.
Une lettre de Léonce que je trouvai en rentrant sur
ma table changea le cours de mes pensées; il allait, me
disait-il, hâter son arrivée; avant quinze jours il serait
près de moi. Oh! c'était bien lui, lui seul que j'ai-
mais! et toute la nuit il m' apparut en songe dans sa
beauté» sa jeunesse et sa force.
„ 121 _
XI
La journée du lendemain est une de celles de ma
vie dont le souvenir m'est resté le plus vif et le plus
présent; je n'en ai oublié aucun détail.
Vers midi je m'étais mise courageusement au travail
afin de chasser par cette discipline salutaire tout retour
de pensées molles et d'égarement malsain; Marguerite
qui savait l'utilité et le résultat de mes traductions de
romans, avait emmené mon fils à la promenade pour
m'assurer quelques heures de tranquillité; j'espérais
qu'Albert, un peu blessé de la façon dont nous nous
étions séparés la veille, ne viendrait pas ou viendrait
' tard. Il arriva vers deux heures ; j'étais à peine vêtue
d'un peignoir blanc; mes cheveux relevés et massés en
désordre retombaient ça et là sur mon front et sur mon
cou on boucles inégales. A ce négligé et aux feuilles
fraîchement écrites éparses sur ma table, Albert com-
prit que je ne l'attendais pas et que je travaillais ; je ne
l'avais jamais vu si pâle et si défait, ses traits décom-
posés m'effrayèrent.
— Comme vous êtes calme, me dit-il avec un sou-
rire sardonique, et belle et fraîche ! on voit que vous
avez dormi du sommeil de la vertu et de l'indifférence.
Moi j'ai passé une nuit de forcené, je ne me croyais
plus tant de jeunesse et de désir dans le cœur ; j'ai été
— 122 ,r-
tenté de revenir ici et de vous dire : « Si vous m'ai-
mez, âimez-moi tout de suite! » Mais j*ai pensé que
vous seriez formaliste, que votre porte me serait fer-
mée et pourtant vous m'avez aimé hier soir un moment!
une minute ! quoi qu'il arrive ne l'oubliez jamais. — Si
vous disiez non, marquise, votre conscience vous crie-
rait que vous mentez !
— Mais, répondis-je pour apaiser son exaltation
croissante, je ne renie rien de mes sentiments pour vous,
aucune de mes paroles, aucun des élans de mon cœur.
— Oh! c'est bien, reprit- il, je le sais, je le sens,
vous finirez par m' aimer; c'est ce qui m'a retenu,
voyez-vous, quand cette nuit j'ai eu l'idée de toutes
les ivresses. En vous quittant hier soir j'étais tenté d'al-
ler vous oublier dans les bras d'une autre, car vous me
faites souffrir et je ne veux plus souffrir ; vous voyez
bien que la vie m'échappe. Mais au lieu de m'abrutir je *
me suis souvenu de vos lèvres sur mon front, je les
sentais toujours, je les sens encore et je n'ai point pro-
fané ce baiser. C'est une promesse, un lien; c'est un
présage que vous serez à moi! — Quelque chose nous
sépare encore, j'ai cherché longtemps et je crois que j'ai
trouvé. Je viens remuer avec vous la cendre des morts ;
je viens vous ouvrir mon cœur toujours saignant, je
viens vous raconter mes amours avec Antonia Back.
Il fit un grand effort pour prononcer ce nom ; puis,
«e levant, il continua en marchant avec agitation d'un
angle à l'autre de mon cabinet :
— Vous admirez, vous aimez cette femme, et son
— 123 —
image s'interpose entre nous. Vous pensez que de son
côté est la bonté et la grandeur, car elle a marché
dans la vie pratiquant la charité, se faisant des prosé-
lytes et travaillant avec un patient effort à réhabiliter
ses sentiments par ses doctrines : tandis que moi, brisé
et blessé à mort, poussé à tous les vents par le déses-
poir, j'ai déserté l'idéal et accepté pour consolateur la
débauche. Aux yeux d'un grand nombre je représente
l'égoïsme dégradé! Rien de généreux ni d'utile ne di-
rige plus ma vie : comme si un soldat dont un boulet
a coupé les deux bras pouvait encore tenir ses armes !
Quant à elle, elle a saisi d'une main agile et résolue le
drapeau du socialisme, mot sonore et creux qui laisse
une grande élasticité à la morale; elle s'est fait des
partisans parmi les utopistes, dans les écoles et dans
la foule ; elle passionne la jeunesse que je ne fais plus
que distraire. Même ceux qui la combattent convien-
nent que le travail incessant et souvent funeste de son
esprit est une sorte de moralisation de sa vie. Elle
aime ces attestations publiques, cette mise en scène
de ce qu'elle nomme ses croyances humanitaires et
sa foi dans le progrès. C'est le jargon moderne pour
exprimer ce qui s'appelait autrefois la perfectibilité.
Ces idées sous une autre forme et dans une juste rre-
sure ne me sont pas étrangères; je suis de l'avis d'un
poëte contemporain qui a dit : « La perfection n'est pas
plus faite pour nous que l'immensité, il faut ne la chercher
en rien, ne la demander à rien ; ni à l'amour, ni à la beau-
té, ni à la vertu ; mais il faut l'aimer pour être vertueux,
— 124 —
beau et heureux autant que l'homme peut Fêtre. »
La foule, poursuivit-il, ne se passionne que pour
Fexagération et Temphase ; je n'aspire pas à plaire à
ce public banal; je vous ai dit pour lui mon dédain; je
ne suis véritablement connu et aimé que par quelques
amis qui savent ce que j'ai souffert dans la recherche
douloureuse de l'amour, qui est aussi la recherche de
l'idéal; où le vulgaire n'a vu qu'une passion person-
nelle, vous verrez, j'espère, la manifestation de mon âme
et, partant, de l'âme humame. Ne croyez pas que,
dans le récit que je vais vous faire, je cherche à
amoindrir et à avilir Antonia comme d'autres le feront
peut-être un jour pour me venger; non, non, je vous
parlerai d'elle avec tendresse et justice, mais avec une
inexorable vérité, et, quand vous m'aurez entendu,
vous m'aimerez !
Malgré la curiosité très-vive que m'inspirait cette
histoire, je crus devoir lui dire loyalement :
— Mais je vous jure que ce n'est point le souvenir
d' Antonia qui est entre nous, l'obstacle à l'amour vient
d'ailleurs.
— Je sais, je sais, reprit-il, je l'ai deviné, et je vous
l'ai déjà dit : je suis maladif et vieilli, mais quand vous
m'aimerez vous n'y penserez plus; ce sera, comme
hier soir, dans les ténèbres, quand mon âme vous
attirait tout entière; d'ailleurs, je redeviendrai si
jeune et si gai en vous aimant que vous finirez par
en être séduite. C'est ainsi que j'étais quand j'aimais
Antonia.
— 125 —
En disant ces mots, il s* assit sur un coussin à mes
pieds, et, appuyant son menton sur la paume de sa
main, il allait poursuivre. Je me levai, et me plaçant
en face de lui, je fis un grand effort sur moi-même
pour lui dire :
— Mais si j'en aime un autre? si...
— Bah! interrompit-il, c'est impossible ! cet autre,
je l'aurais rencontré chez vous et je sais que vous vivez
comme une sainte ! Qu'est-ce que ce serait d'ailleurs que
cet amant fantastique qu'on ne voit jamais , qui vous
laisse seule dans l'abandon, qui vous livre à toutes les
tentations de l'isolement et ouvre un champ libre aux
désirs de vos amis? Je ne redoute point un spectre!
vous êtes une femme romanesque et vous voudriez,
dans votre orgueil, que ce lui idéd, que cet être ima-
ginaire vous suffît. Mais, hier soir, sur mon cœur, n'a-
vez-vouspas vu que c'était chimérique ! Eh bien ! je suis
là, moi, la réalité et non le rêve. Pourquoi me repous-
sez-vous ? Vous avez trop d'esprit pour persister dans
cette lutte ! Oh ! chère, chère, confions-nous à la na-
ture et ne subtilisons plus.
Je me rassis, attendrie par sa persistance aveugle ;
mais je me sentais si glacée en face de lui, que je com-
pris bien qu'il ne m'avait point convaincue.
— Je vous écoute, lui dis-je, parlez-moi de l'amour
de votre jeunesse dont le monde a tant parlé.
— Le monde , reprit-il, ne voit jamais que l'appa-
rence des choses : J'avais vingt-cinq ans, et déjà
quelques rapides et heureux succès littéraires avaient
— 126 —
attiré Riir moi Tattention du public et celle plus recher-
chée de quelques salons qui faisaient à cette époque
la réputation des écrivains. D'ailleurs, le nom de mon
père m'ouvrait tout naturellement cette société exquise,
attrayante par ses dehors, et qui finit par donner, à
l'esprit et ap cœur, des habitudes délicates. Les femmes
étaient délicieuses dans ce grand monde; plusieurs me
distinguèrent et m'aimèrent comme elles savent aimer,
du bout des lèvres et du bord du cœur. Leur vie facile
et élégante est tellement remplie de choses nouvelles et
charmantes qu'un amant n'y tient guère la place que
d'une fantaisie de plus. Moi, je les aimais, tête baissée,
avec toutes les puissances de ma jeunesse et de mon
imagination. Je m'indignais de leur légèreté et du vide
de leur âme; j'étais mal appris et injuste; elles ne pou-
vaient changer leur nature en m' aimant. De leur côté
ces frivoles amours se dénouaient sans déchirement;
tandis que mon cœur en éprouvait une rage ironique,
que je traduisais par des satires sentimentales sur des
duchesses et des comtesses espagnoles, qui étaient au-
tant de nobles dames françaises.
A l'exemple de don Juan, « rien ne pouvait alors ar-
» réter l'impétuosité de mes désirs, je me sentais un
» cœur à aimer toute la terre, et, comme Alexandre, je
» souhaitais qu'il y eût d'autres mondes pour y pouvoir
* étendre mes conquêtes amoureuses. » Je recherchai
l'intimité des grisettes, espérant qu'elles auraient plus
de cœur et plus de passion que les femmes du monde;
je leur trouvai plus de naturel, une certaine droiture et
— 127 —
souvent une bonté qui m'attendrissait; mais il y avait
entre nous d'autres discordances qui choquaient toutes
mes susceptibilités de gentilhomme et de poëte ; elles
me disaient tout à coup de ces vulgarités qui, tantôt
me faisaient éclater de rire, et tantôt m'impatientaient
violemment. Leur esprit était un tel abîme d'ignorance,
qu'à part quelques naïvetés de tendresse je n'y trou-
vais rien qui valût la peine d'être recueilli ; leur pensée
ne répondait jamais à la mienne, excepté dans les mo-
ments où les sens nous rapprochaient; les femmes du
monde n'en savent guère plus, mais elles y suppléent
par un jargon qui fait illusion, et elles cachent ce qui
leur manque sous des dehors exquis.
C'est vers ce temps que je me liai avec Albert Nattier,
fort recherché dans le monde des plaisirs, à cause de
sa grande fortune et de son esprit aimable ; il n'était ni
littérateur, ni artiste, mais il aimait les choses de l'es-
prit et de l'art. La publication de mes premiers livres
l'attira vers moi ; il me témoigna une amitié très-vive
que rien n'altéra et qui dure encore. Albert Nattier
m'aima comme le luxe de son esprit. J'étais aussi né-
cessaire à ce qu'il y avait d'intellectuel et d'idéal en lui
que ses maîtresses et ses chevaux l'étaient à ses habi-
tudes de dissipation; il m'aimait cordialement et sim-
plement ; pourquoi donc aurais-je repoussé sa sympa-
thie? On m'a reproché d'avoir préféré son amitié à celle
des poètes contemporains. Ce qui m'a toujours tenu ur
peu à distance de ces hommes de génie, ce n'est certes
pas Tenvie, et je l'ai prouvé enles louant dans mes ou-
— 128 —
vrages et en les applaudissant en public; mais presque
tous les littérateurs, excepté René, visent trop à Teffet :
tantôt par une raideur et une morale de convention ;
tantôt en voulant être des hommes politiques, et en dé-
daignant eux-mêmes les lettres qui les ont fait grands.
Vous savez le cri désespéré que j*ai poussé vers l'un
des plus célèbres ? Eh bien ! cette lamentation d'une
âme saignante resta sans réponse; ce qui n'empêchera
peut-être pas ce grand lyrique de faire un jour sur ma
tombe quelque attendrissante élégie !
J'aime les esprits simples et humains qui s'émeuvent
de nos passions et de nos douleurs^ sans songer à
nous enchaîner à leur ambition ou à leurs systèmes.
Albert Nattier me plut dès l'abord par son laisser-
aller, la franchise de sa vie et son insouciance de
l'opinion. Me voyant dégoûté des femmes du mopde
et des grisettes, il m'introduisit dans le monde des ac-
trices et des courtisanes qui dévoraient sa tortune ;
je fus un moment ébloui, car ces sortes de femmes ont
vraiment la science du luxe et une certaine apparence
poétique. Elles s'ajustent à ravir, possèdent le geste et
le regard vrais des sentiments qu'elles veulent feindre,
et quand elles ne parlent pas trop, elles sont plus sé-
duisantes que d'autres pour les sens et pour l'imagi-
nation. Malheureusement, même dans mes liaisons les
plus futiles, j'ai toujours voulu pénétrer jusqu'à l'âme,
analyser le fond des êtres. Vous pensez de quel dé-
goût je fus bientôt pris pour cette espèce de femmes,
qui, presque toutes, ont auprès d'elles leur mère, dont
— 129 —
cDes font leur servante ou leur entremetteuse I Plus
tard, quand le désespoir m'a rejeté dans leurs bras, ce
n*a pu être qu'en m'enivrant que j'ai cherché et reçu
leurs caresses.
Je commençais à me lasser de mes évolutions amou-
reuses dans les diverses sphères de la société, lors-
qu'un soir je rencontrai Antonia Back dans une petite
réunion d'artistes, où la curiosité de la voir m'avait
attiré. Depuis un an ou deux on parlait beaucoup
d'elle, et chaque ouvrage qu'elle publiait obtenait un
succès d'éclat. J'avais remarqué dans ses livres de
très-belles pages qui révélaient un écrivain, chose rare
et presque introuvable parmi les femmes. J'aimais sur-
tout ses descriptions de la nature ; là, elle est vraiment
grande et ne saurait être surpassée; j'admire moins ses
héros et ses héroïnes : leurs caractères sont souvent
factices, faussement philosophiques et prétentieuse-
ment tendus dans les sentiments ; leurs paradoxes et
leurs raisonnements imperturbables m'irritent, quoi-
qu'elle les revête d'éloquence et d'un style toujours
limpide dans sa diffusion même. Telle qu'elle était,
cette femme offrait une glorieuse et curieuse exception,
bien faite pour m'attirer. Je savais, d'ailleurs, que sa
façon de vivre était étrange et débarrassée de tout
préjugé ; je m'en promettais mille nouveautés. Avant
d'aimer avec notre cœur, nous aimons déjà par l'ima-
gination. J'avais recueilli sur sa beauté une foule d'opi-
nions contraires : les uns la trouvaient irrésistiblement
belle; pour d'autres elle, n'avait que de très-grands
— 130 —
yeux fort expressifs. Elle portait la plupart du temps,
assez disgracieusement, disait-on, des habits d'homme
ou des costumes fantasques. Le jour où je la vis pour
la première fois, elle était en toilette de femme un peu
à la turque, car sur sa robe flottait une veste brodée
d'or. Sa taille mignonne se jouait sous ce vêtement
large et avait des ondulations pleines de grâce : sa
main, dont la beauté parfaite vous a frappée, s'échap-
pait blanche et effilée du cercle d'or d'un bracelet
égyptien; elle me la tendit quand je m'approchai d'ellô,
et je la pressai un moment avec surprise, tant elle me
parut petite. Je n'analysai point son visage ; il avait
alors un doux velouté de jeunesse, l'éclat de ses yeux
magnifiques et Tombre de ses épais cheveux noirs lui
donnaient quelque chose de si pénétrant et de si in-
spiré, que j'en eus le sang et l'âme bouleversés. Elle
parlait peu et juste ; son front et son regard semblaient
renfermer l'infini.
Elle parut heureuse de mon attention, et se mit
à causer à part avec moi ; elle n'aimait pas beau-
coup, me dit-elle, mes vers légers et satiriques, mais
elle augurait de mon talent de très-grandes choses.
Ses premières paroles furent des conseils ; elle se plut
toujours à prêcher un peu ; c'était la pente naturelle de
son esprit qui finit par en contracter quelque lourdeur.
Ce qui la charmait en moi, ajouta-t-elle, c'étaient mes
manières polies d'homme bien né.
Elle vivait entourée à cette éjwque de quelques amis
dont l'un, assuraitron, était un peu son amant; tous
— 131 —
étaient des hommes de quelque valeur et d'assez bons
écrivains, mais complètement vulgaires de figure, de
langage et de maintien ; ils affectaient avec elle une
familiarité qu'elle encourageait dans ses heures délais*
ser-aller et d'ennui, mais qui la révoltait parfois dans
sa fierté et sa distinction natives. Elle avait eu pour
aïeule une femme aux nobles manières, et elle savait
prendre à volonté les allures du meilleur monde; puis
la politesse d'un homme lui paraissait toujours une dé-
férence de cœur qui la touchait dans la vie tout à fait
libre qu'elle menait.
En nous quittant, elle m'engagea à aller la voir. J'y
courus dès le lendemain ; je sentais déjà que je l'ai-
mais. Au bout de trois jours, nous étions l'un à l'autre.
Jamais, jamais, je n'avais goûté l'amour si beau, si ar-
dent, si entier. Je me sentais une exaltation, un délire,
une joie d'enfant, une mollesse d'âme presque mater-
nelle, mêlée d'une force de lion» J'avais des élans gé-
néreux et superbes, j'étreignais dans mes bras la
création, j'étais vingt fois plus poëte qu'avant de la
connaître ; sans doute cet amour immense reposait en
moi ; elle n'en avait été que l'éclosion : c'était ma jeu-
nesse qui débordait, mais le choc venait d'elle. Avant
elle, aucune femme ne m'avait produit cet éblouissement
et cette ivresse. Je lui dois d'avoir connu l'amour autre-
ment qu'en rêve, et je l'en bénis. Je l'en bénis encore
à travers le temps, je l'en bénis malgré les angoisses
qui suivirent! Qu'importe que l'amour se soit évanoui ;
en a-t-il moins été ? Est-ce que tout ne meurt pas, et
— 132 —
nos sentiments et nous-mêmes ? Est-ce que les baisers
et les serments échangés par tous les êtres des généra-
lions qui nous ont précédés n'ont pas été dispersés?
Nous passons, nous passons, et le temps nous emporte.
Mais dans le lointain perdu où notre âme se noie, sitôt
qu'elle ressaisit l'étincelle de l'amour, elle s'y réchauffe
et s'y éclaire. Prêts à mourir, nous remuons encore
cette cendre brûlante ; c'est le suaire où nous voulons
dormir, nous sentons qu'il contient tout ce qui fut notre
vie.
Il continua :
— En aimant Antonia, je me sentais fier d'aimer. Elle
était belle, et elle avait un esprit qui valait le mien. On
croit de bon goût, dans notre temps de mœurs gros-
sières, entre deux cigares et deux pots de bière, et au
sortir des filles de joie, de médire et de se railler des
femmes intelligentes. Byron a appelé bas-bleus quel-
ques Anglaises pédantes ; le mot a passé en France
et a servi aux mauvais plaisants des petits journaux.
Moi-même je me suis moqué de quelques médiocres
femmes auteurs. Mais sitôt qu'une femme est douée
d'un génie naturel, c'est-à-dire involontaire et sacré,
que ce génie se révèle par des œuvres ou seulement
par la parole, ainsi que cela arrive chez la plupart des
femmes d'esprit qui meurent en emportant leur secret,
ce génie attire le poète comme une parenté. Avec ces
femmes seules, on goûte la double et complète volupté
de l'âme et des sens.
C'est surtout après l'expérience des femmes du
— 133 —
monde, des grisettes et des œurtisanes, qu'on s'eni-
vre de ces nobles amours où Tesprit participe; on
se sent planer , et même dans les bras l'un de l'autre
on ne touche pas la terre ; on mêle aux larmes et au
rire de la volupté des cris sublimes, et on échange
dans des heures bornées toutes les aspirations de Tin-
fini. Cela est si vrai, que lorsqu'une de ces femmes a
traversé la vie d'un homme, elle y creuse un sillon de
feu : le cœur s'y consume, mais le génie en jaillit.
Vittoria Colonna a fait Michel-Ange ; M^e d'Houde-
tôt, Jean-Jacques; M"« du Châtelet, Voltaire; M^e de
Staël, Benjamin Constant : je cite au hasard. Un poëte
a dit, et c'est là l'expression sérieuse de mon cœur :
c II n'y a pas un peuple sur la terre qui n'ait con-
9 sidéré la femme ou comme la compagne et la con-
> solation de l'homme, ou comme l'instrument sa-
j> cré de sa vie, et, sous ces deux formes, qui ne l'ait
> adorée. »
Donc, il est très-vrai que les femmes supérieures
nous attirent malgré nous et nous attachent d'un lien
plus fort. Le nier serait une fausseté puérile ou un aveu
d'infériorité. Mais avec de telles femmes les luttes iné-
vitables en amour se multiplient; elles naissent de tous
les contacts de deux êtres d'égale valeur, et dont pour-
tant les sensations et les aspirations peuvent être très-
diverses. En pareille imion, les joies sont extrêmes ,
mais les déchirements le sont aussi. Les ayant élues
au-dessus des autres, nous demandons à ces femmes
l'impossible : l'idéal de l'amour. A leur tour, elles nous
— 134 —
/pénètrent, nous analysent, nous traitent de pair. Sitôt
que quelque conflit s*eiigagè, notre orgueil brutal
d*homme habitué à la domination s*indigne de leur
hardiesse. Dans les transports de Famour^ la parité
était admise, exaltée, proclamée avec bonheur; car la
valeur de la femme doublait la puissance de Thomme,
Dans toute autre occasion, elle est niée, outragée, et
parfois rejetée comme une entrave à notre liberté. Il
nous en coûte d'avoir à compter avec leur intelligence.
Les femmes ordinaires nous cèdent et nous adulent
dans tout ce qui est du ressort de Tesprit; elles n'ap-
pliquent leur pénétration et leurs finesses natives qu'à
nous enchaîner ou à nous tromper sans nous contredire
et avec une passivité d'esclave.
Dieu m'est témoin qu'avec Antonia je ne commençai
point la lutte : j'aimais ses facultés merveilleuses, sans
songer à la diriger ni à la combattre, lors même qu'elle
me heurtait par ses idées. Je hais le métier de péda-
gogue; peu capable de me conduire moi-même, je me
crois inhabile à conseiller personne. Ceux que j'aime
me plaisent tels quels; je ne me flatte pas d'être un
plus grand maître que la nature : elle nous fait comme
elle l'entend; à peine si nous pouvons nous-mêmes
nous transformer lentement par la réflexion et par la
douleur.
Antonia eut dès le premier jour la prétention de me
modifier. J'avais quatre à cinq ans de moins qu'elle,
ce qui, joint à ses penchants de protection et de pré-
dication, lui inspirait des manières maternelles qui me
— 135 —
gâtaient Tamour. Dans ses moments de plus vive ten«
dresse, elle m'appelait : « Mon enfant. » Ce mot glaçait
mes transports ou m'arrachait des paroles moqueuses
qui la fâchaient. Alors elle allongeait sa lèvre supé-
rieure, prenait son air le plus grave et commençait
quelque discours de morale. Elle me disait qu'il fallait
l'écouter; que son âge, son expérience des passions et
ses méditations dans la solitude lui donnaient une juste
autorité sur moi. Je sortais, ajoutait-elle, d'un monde
où on se jouait de tout, où on aurait voulu continuer
l'ancien régime sans tenir compte de notre glorieuse
révolution et de l'ère nouvelle qu'elle avait ouverte.
Mes écrits témoignaient assez de la légèreté de mes
doctrines. Il était temps de songer à être utile à la cause
de l'avenir, comme elle l'essayait elle-même; elle
m'aimerait doublement si je la suivais dans cette voie,
où les plus grands esprits contemporains l'encoura-
geaient. Elle me citait alors quelques-uns de ses amis,
écrivains nébuleux et médiocres, qu'elle traitait de su-
blimes philosophes! Je bâillais légèrement en l'écou-
tant ; mais, sitôt que je la regardais, la flamme de ses
yeux m'allait au cœur ; je la soulevais dans mes bras,
je la couvrais de baisers, en lui disant : « Aimons-nous !
cela vaut mieux que tes longs discours; ou, si tu veux
parler, parle-moi de la nature, décris-moi quelque
beau paysage; alors tu es vraiment inspirée, plusbellû
et au-dessus des autres; mais ta philosophie m'ennuie;
je la connais; c'est pour moi une vieillerie que ne peut
rajeunir l'emphase de tes amis : les encyclopédistes en
— i;5G —
ont rebattu les oreilles de mon père ; eux, du moins,
étaient des esprits originaux. »
Quand je lui pariais de la sorte, elle tombait dans un
froid silence. Si nous restions seuls, je finissais par
rompre la glace à force de gaieté, de caresses et des
plus douces câlineries que me suggéraient ma jeu-
nesse et mon amour. Mais si un de ses doctes amis
survenait pendant nos discussions métaphysiques, elle
le prenait à témoin de rinfériorité de mon âme et du
devoir qu'elle s'imposait de me convertir. Alors j'allu-
mais mon cigare et je sortais pour échapper à ce fas-
tidieux colloque. Elle m'aimait pourtant à cause de ma
jeunesse et des transports qu'elle m'inspirait; mais je
ne crois pas lui avoir jamais fait ressentir la suprême
ivresse que je lui devais. Elle était curieuse des choses
des sens, plus qu'ardente et lascive ; ce qui souvent me
la faisait trouver impudique dans sa froideur même.
L'emportement de ma passion l'effrayait comme une
force dont elle n'avait pas le secret, et très-souvenC
aussi elle me semblait déroutée par mon tempéra-
ment de poëte. En ce temps, chère marquise, ce tem-
pérament de mon esprit, que les chagrins et la ma-
ladie ont assoupi, était de toutes les heures : il se
traduisait diversement, mais il ne m'abandonnait jamais;
il éclatait dans la volupté, dans la causerie, dans le
travail; j'étais toujours le même homme, c'est-à-dire
le poëte, l'être scnsitif et incandescent, vibrant et s' en-
flammant sans cesse.
Antonia, au contraire, n'était intelligente et pas-
^. n.^
— 137 —
sîonnée que par intermittences : elle déposait son exal-
tation avec sa plume; elle devenait alors complètement
inerte, ou bien elle avait des raisonnements à perte de
vue sur ce qu'elle appelait la dignité humaine. C'était
un être tout d'une pièce, à qui je sentais que ma na-
ture complexe échappait, et qui devait presque me
dédaigner en secret. Plus tard, quand je lui ai vu
louer avec une apparence de bonne foi deux ineptes
poètes ouvriers, je me suis demandé si même le
côté littéraire de mes ouvrages avait été compris par
elle.
Mais, je vous le répète, ces dissemblances de nos
esprits, qui dès les premiers jours se produisirent entre
nous, n'atténuèrent en rien mon ardent amour pour
elle, et ce n'était que lorsqu'un de ses ennuyeux amis
se trouvait en tiers dans nos discussions que j'avais
quelque mouvement d'humeur contre elle. Un jour où
elle se montra froide et formaliste comme une nonne,
il m'échappa de lui dire :
— On voit bien, ma chère, que vous avez passé
votre enfance dans un couvent, vous en conservez
des airs de béguine que tout votre esprit et toutes
vos escapades auront de la peine à vous faire perdre.
Le plus adulateur de ses amis répliqua que j'avais
le langage d'un libertin, et que je ne comprendrais ja-
mais la grandeur du sacrifice et de l'amour d'Antonia.
J'aurais voulu jeter cet homme par la fenêtre, et les
autres aussi, car les camarades d'Antonia, comme elle
appelait ces messieurs, irritaient mon bonheur par leur
8.
- 138 —
vulgarité. Je souffrais de les voir interrompre selon leur
bon plaisir, nos belles beures de solitude*
Aiitônia me reprochait mes agitations sans trêve et
ce qu*elle appelait la fièvre de mon amour ; je lui dis
un jour :
— Quittons Paris, où Ton s'occupe trop de nous ;
déjà on parle de notre liaison, bientôt tout le monde 1/
connaîtra, et les petits journaux en feront le récit poui
divertir les oisifs ; ne livrons pas nos cœurs en pâture
aux badauds. La campagne est pleine d* attraits et lef
grands bois sont superbes par ces jours d'automne,
partons ; choisis toi-même la solitude où nous irons
nous cacher.
Elle me répondit avec une franche cordialité, en
m*embrassant, que j'avais là une heureuse idée et qu'il
fallait la mettre en pratique dès te lendemain.
Flevée à la campagne, elle a toujours eu l'amour des
champs, elle s'y identifie, s'en inspire et en devient
plus grande et meilleure.
11 fut décidé que nous irions sans tarder nous établir
à Fontainebleau. Nous fîmes rapidement nos prépara-
tifs, et, sans prévenir personne, nous nous échap-
pâmes de Paris comme deux joyeux écoliers.
Une voiture de louage nous conduisit jusqu'à Tentrét
de la forêt ; nous nous arrêtâmes devant la maison d'un
garde-chasse, où nous louâmes une chambre très-
propre dont de grands arbres ombrageaient la fenêtre.
L'air vivifiant, la bonne odeur des bois , les aspects
variés des masses de feuillages aux tons divers, nous
— 139 —
avissaîent au réveil. Antonia, alerte et vive, aidait la
femme du garde-chasse à préparer notre déjeuner;
puis nous partions pour nos excursions à travers la fo-
rêt. Chaque jour c'était une exploration nouvelle de
quelque partie inconnue de cette immense étendue
d'arbres séculaires. Antonia avait repris, pour faire
plus commodément ces longues promenades, un habit
d'homme sans prétention ; elle portait une blouse de
laine bleue serrée à la taille par une ceinture en cuir
noir. Jamais je ne la vis plus belle que dans ce simple
costume; parfois, quand la marche empourprait ses
joues veloutées, que son grand œil noir si intelligent s'ar-
rêtait ravi sur un aspect du paysage et que ses cheveux
bouclés s'agitaient autour de sa tête comme des ailes
d'oiseau, je ms précipitais vers elle, je l'arrêtais par
une de ses boucles soyeuses que je pressais de mes
lèvres et que je serrais entre mes dents; puis l'attirant
ainsi vers moi, je la forçais à tomber dans mes bras.
lits de bruyères embaumées, rayons filtrant à tra-
vers les branches, chants d'oiseaux, bruits des vents
légers qui faisiez frissonner les feuilles I Rumeurs loin-
taines des chasseurs et des bûcherons ! Étoiles qui le
soir nous surpreniez dans les anfractuosilés des rocs
recouverts de mousse, lune claire et souriante qui me
montriez sa beauté, vous savez si je l'ai aimée!
Nous étions tellement charmés de nos découvertes
toujours nouvelles dans ces grands bois qui paraissaient
nous appartenir, que nous résolûmes d'y pénétrer plus
avant, d'y passer une journée entière et toute une nuit,
— 140 —
couchés sur un lit de feuillage. Nous partîmes un ma-
tin par une température très-chaude, nous portions
suspendus en bandoulière de petits havre-sacs renfer-
mant des provisions. Jamais Antonia n* avait été si gaie;
elle bondissait comme un chevreuil à travers les sen-
tiers difficiles; j'avais peine à la suivre dans son élan;
tantôt elle jetait les sons de sa belle voix perlée aux
échos qui les répercutaient à Tinfini ; tantôt elle enton-
nait un chant rustique de son pays. Puis elle butinait
toutes les plantes et toutes les fleurs sauvages qu'elle
rencontrait; elle m'en disait les propriétés et les noms;
elle avait fait à la campagne des études pratiques de
botanique et connaissait à fond l'ingénieuse science de
Linnée et de Jussieu, qu'elle poétisait par l'expression;
je la regardais et l'écoutais ravi; elle était redevenue
aimante, simple, bonne, vraiment grande, elle s'har-
moniait avec l'immense nature. Nous fimes une halte
près d'une source qui surgissait au pied d'un rocher.
Nous nous assîmes sur l'herbe fine pour prendre
notre repas du matin; je la servais et j'allais lui puiser
à boire dans le creux de mes mains. Le déjeuner fini,
j'exigeai qu'elle fît une heure de sieste et reposât ses
jolis petits pieds qui couraient si bien. Pour la bercer,
je la pressai longtemps silencieusement sur mon cœur;
elle finit par s'endormir, et je la regardai en extase,
soutenant sa tête sur mon genou ployé. J'étais aussi
un peu las de notre longue marche, mais trop agité par
mon bonheur pour que le sommeil pût me gagner. Je
suivais la palpitation de ses longs cils noirs sur ses
— 141 —
joues colorées, le mouvement de son sein, et son
sourire errant dans un songe; je me disais : « C'est
mon image encore qu'elle caresse à son insu! *
Quand elle s'éveilla , elle m'entoura de ses bras, en
me remerciant du soin que j'avais pris d'elle. Nous
nous remîmes à marcher, nous racontant des histoires
de notre enfance. Nous nous interrompions souvent
pour regarder la majesté de la forêt dont les aspects
variaient à chaque instant. Vers le soir, nous arrivâmes
au milieu d'un amas de rocs géants et bouleversés qui
était le but de notre excursion. C'était quelque chose
de grandiose et de sinistre à la fois que ces énormes
blocs recouverts de mousses et de végétations, et qui
semblaient avoir été disjoints par quelque lointain trem-
blement de terre. Des plantes robustes avaient poussé
dans leurs flancs déchirés; de grands chênes montaient
de leurs entrailles; parfois un filet d'eau souriait et ga-
zouillait autour de leur base formidable; c'étaient des
contrastes de force et de grâce inouïs ; je disais à Antonia :
— C'est comme ta personne où le génie et la beauté
s'unissent.
Je voulus gravir jusqtfau sommet d'un des rocs le
plus haut, et je lui criai de me suivre : mais elle, qui
jusqu'alors s'était montrée infatigable, me supplia delà
laisser en bas sur un tas de feuilles mortes où elle s'é-
tait assise. Ses forces défaillaient, me disait-elle, elle
m'attendrait là sur ces feuilles qui formeraient un doux
lit pour la nuit. Je la plaisantais sur sa fatigue, et je
montais toujours en lui répétant :« Suis-moi! suis-moi!
— 142 —
il faut que tu voies ce que je vois, Thorizon est splen-
dide! Viens! vi^os, est-ce qu'on sent la lassitude quand
on aime! »
Le crépuscule disparaissait et faisait place à la nuit;
quelques étoiles se levaient, et le disque de la lune se
dessinait pâle sur l'étendue des cimes vertes ; devant
moi les dernières bandes de pourpre du soleil couchant
s'étendaient en lignes enflammées; elles projetaient sur
ma tète des lueurs d'incendie. Antonia m'a dit, plus
tard, que je semblais marcher à travers le feu et que
mes cheveux blonds rayonnaient comme la chevelure
d'une comète.
— Accours donc! je le veux, je t'attends! lui
criais-je toujours transporté par le spectacle qui s'a-
grandissait sous mes yeux, à mesure que je montais.
En tous sens, partout, jusqu'au plus lointain horizon
s'étendait la forêt verte diaprée de teintes jaunes et
rouges, paraissant aussi vaste que le ciel qui la recou-
vrait. J'étais parvenu au point culminant du roc et j'y
avais trouvé une cavité ovale, espèce de demi-grotte
formant comme une alcôve tapissée de mousse noire. —
J'ai un gîte pour la nuit, criais-je à Antonia, rejoins-
moi, je t'en supplie! et je m'assis immobile au bord de
cet enfoncement, la regardant venir. Elle s'était levée
comme à contre-cœur et gravissait lentement le roc
ardu que j'avais franchi si vite: parfois, elle s'arrêtait,
regardait autour d'elle, faisait encore quelques pas,
puis s'asseyait comme épuisée. Ma voix la stimulait, j'au-
rais voulula soulever d'un souffle jusqu'àmoi, et, cepen-
— 143 —
dant, je n'allais pas vers elle pour l'aider ; je me disais •
«Si je la rejoins, elle me forcera à descendre et ne vou-
dra plus monter, j» Il me semblait que nous serions si
i}ien, si loin du monde à cette place que je venais de
découvrir, que j'étais moins occupé de sa fatigue que
du ravissement que je voulais lui faire partager. En se
traînant, peu à peu, elle arriva sur Tavant-demier pla-
teau. Alors, je me courbai, je tendis mes deux bras à
ses petites mains et je la hissai jusqu'à moi. Je Fétreignis
sur ma poitrine, et la soutenant la tête renversée, la
face au ciel et ses beaux yeux tendus vers le firmament,
je lui dis :
— Regarde, quelle tranquilité! quelle solitude! quel
silence ! quel oubli délicieux de toutce qui n'est pas nous!
Pas un souffle d'air ne troublait ce calme imposait,
pas une rumeur ne se faisait entendre; la terre en s'en-
dormant paraissait s'immobiliser. La nuit devenait plus
noire et les étoiles plus vives; Antonia était très-pâle et
frissonnait dans mes bras.
— Je suis bien lasse^ me dit-elle» et il me semble
que j'ai froid.
— Je vais te coucher dans notre abri, répondis-je»
je te couvrirai de mes habits et en te reposant tu re-
garderas la double étendue du ciel et de la forêt.
Je la portai doucement, comme une mère fait d'un
enfant endormi, dans la cavité tapissée de mousse sem-
hre. Mais, à peine y fut-eUe étendue, qu'elle s'écria:
— Oh ! j'ai peur ici, on dirait que tu me mets dans
one bière recouverte d'un drap noir{
— 144 —
— Peur! réplîquai-je, peur ! quand ]e t'étreins sur
mon cœur et que je t*aime, tu aurais donc peur de mou-
rir avecmoi? Eh bien, si Dieu m' écoutait, moi, je vou-
drais, vois-tu, que cette nuit fût pour nous la dernière;
là, près de toi, finir la vie, m'endormir .adieux, jeune,
satisfait, aimant et aimé avant que Page n'ait glacé
notre âme, avant que la lassitude ou Tinfidélité n*ait
flétri notre bel amour, avant que le monde ne nous ait
séparés. Oh ! dis, chère âme, veux-tu que ce jour soit
notre dernier jour? précipitons-nous de ce roc, cœur
contre cœur, et si étroitement enlacés qu'on ne pourra
nous séparer dans la tombe?
En parlant ainsi, fou d'amour et altéré d'infini, je
l'inondais de caresses et de larmes; je la soulevai dans
mes bras et la pressai d'une si forte étreinte, tout en
marchant vers le bord du roc, qu'elle poussa un cri aigu
plein d'effroi ; elle se débattit dans mes bras, me re-
poussant des pieds et des mains avec frénésie et une
sorte de haine. Elle parvint à se dégager.
— Je ne veux pas mourir! me dit-elle, et, sans écou-
ter mes supplications, elle se laissa glisser jusqu'au pied
du roc; je me précipitai sur ses traces, et, quand je
l'eus atteinte, je m'agenouillai devant elle, et lui de-
mandai pardon de la terreur que lui avait causé mon
amour.
Amour si grand et si vrai, qu'un instant j'avais songé
à le perpétuer par la mort!
— Ces extravagances sont criminelles, me dit-elle
assez durement, et l'amour tel que vous l'entendez est
— U5 —
une absorption et un égoïsme que Dieu doit punir.
Nous vivons ici comme des enfants pervers, sans frein,
sans croyance, nous repaissant de nos sensations et ou-
bliant rhumanité qui souffre ; oubliant même le travail
qui est notre devoir et notre moralisation ; dès demain
je veux changer ce genre de vie et revenir à la raison.
— Oh ! froide, froide femme, m'écriai-je, tu es donc
semblable à toutes les autres femmes, quand elles n'ai-
ment pas ou qu'elles n'aiment plus? Elles tiennent
toutes le même langage; toutes se parent de cette ap-
parence morale : c'est toujours l'immolation des pas-
sions à la vertu; elles nous flagellent sans pitié avec
une abstraction ou un dévouement sacré et nous avons
Tair impie en leur résistant. Je me souviens qu'une
jeune comtesse rompit avec moi sous prétexte que je
n'allais pas à l'église et qu'elle ne pouvait garder pour
amant im homme qui ne croyait pas au même Dieu
qu'elle ! Une autre , le jour où son mari fut nommé pair
de France, me déclara qu'elle n'oserait plus donner au
monde, dans, cette haute région, le scandale de notre
amour ! Une troisième, qui avait abandonné ses enfants
pour se jeter dans mes bras, se sentit un beau matin
prise de remords et me quitta pour... un autre amant;
une quatrième trouva que mes assiduités pouvaient nuire
au mariage d'une jeune sœur dont elle était jalouse !
— Assez, assez, s'écria Antonia en m'interrompent
avec colère, n'allez-vous pas faire passer devant moi
le défilé de vos amours, et croyez-vous que j'ignore
quel assemblage de femmes vous avez aimé?
9
— U6 —
— J'ai aimé du moins, repartis-je, et vous, dont je
ne suis pas le premier amant, qu*avez-vous donc res-
senti, puisque la passion vous épouvante? Quel était
l'instinct de tourmenteur qui vous poussait dans vos
curiosités malsaines?
Tandis que je parlais, elle s'était mise à marcher d'un
pas rapide, et cherchait à découvrir à travers la forêt
la route que nous avions prise en venant; je la suivais
machinalement; ma force était brisée, mon cœur n'a-
vait plus de ressort.
Quand je fus auprès d'elle :
— Chère Antonia, lui dis-je, en la forçant de s'appuyer
sur mon bras, cessons cette vaine querelle; nous
sommes partis ce matin si joyeux et si épris! Suffit-il
donc de quelques heures pour changer le bonheur en
amertume , nos ravissements en récriminations et nos
caresses en injures? Non, non, ce n'est pas nous qui
avons parlé, c'est quelque esprit malfaisant de la forêt
dont nous avons troublé la solitude; arrête-toi, tu n'en
peux plus ; vois comme nous serons bien là sous ces
grands arbres qui forment un arceau sombre, je vais
réunir des mousses et des feuilles pour t'en faire un lit.
Je voulus l'embrasser et l'entraîner à la place que je
lui désignais; elle me résista et me dit avec une fermeté
douce :
— Je ne veux pas dormir ici, j'y aurais peur!
— Peur de quoi? m'écriai-je, peur de moi qui
mourrais mille fois pour te défendre et te garder! Ohl
c'est qu'alors tu ne m'aimes plusl
~ 147 —
— Revenez donc à vous, Albert, reprit-elle avec le
même ton calme ; est-Kîe que je vous quitte ? Est-ce que
nous ne regagnons pas ensemble la maison pour nous
y reposer? Pourquoi m'en vouloir si ce bois incommen-
surable, si le ciel qui s'assombrit et le vent qui com-
mence à rugir dans les branches, comme des voix de
bêtes fauves, me causent un peu de terreur? Après
tout, je suis une femme, ajouta-t-elle, comme laissant
échapper l'aveu d'une faiblesse feinte, et, se pressant
contre moi, elle ajouta :
— Allons, allons, marchons plus vite et nous serons
bientôt dans notre bon gtte.
— Nous avons pour trois heures de marche, répli-
quai-je ; la nuit devient tout à fait noire, plus d'étoiles,
plus de lune, comment nous diriger? Vois ces gros
nuages qui roulent là-bas, on dirait qu'un orage va
éclater.
— Eh! ce sera beau, reprit-elle, plus tard nous le
décrirons dans un livre !
— Tu n'as donc plus peur, lui dis-je, alors restons
ici : voilà justement la cabane abandonnée d'un bû-
cheron qui nous servira d'abri.
— Non, je veux dormir dans mon lit et travailler dès
demain, je te l'ai dit.
— Oh! oui, repris-je ironiquement, travailler à
heures fixes et réglées comme la couturière et le labou-
reur qui font le même nombre de points et de sillons
par jour! Oh! ma pauvre Antonia, tu oublies que nous
autres poëtes nous sommes un peu le lis de l'Écriture :
— U8 —
nous filons et tissons notre trame quand il nous plait,
nous travaillons sous Toeil de Dieu et non attelés à
quelque mécanique humaine ! Regarde donc ce grand
frêne dont les branches touchent le ciel : est-ce qu'il a
poussé régulièrement taillé et dirigé par la main des
hommes? Non ; il s'est répandu de lui-même et a monté
librement dans l'espace. Sa sublime végétation n'a eu
pour auxiliaire que les étoiles et le soleil ! Soyons libres
comme cet arbre, sentons et aimons ; nos œuvres un
jour en seront plus belles.
Elle semblait ne pas m'entendre et marchait toujours
en m'entraînant en avant.
Cependant de grosse gouttes de pluie tombaient avec
un bruit de grêle sur l'épaisseur des feuilles. Quelques
coups de tonnerre lointain se faisaient entendre, l'orage
menaçait d'éclater et de nous inonder.
— Allons donc plus vite, me répétait Antonia comme
une sentinelle avancée qui donne un mot d'ordre.
— Le jour se levait, un jour blafard et gris, quand
nous atteignîmes la maison du garde-chasse. Quel re-
tour, mon Dieu ! Nous avions nos chaussures déchirées,
nos pieds et nos mains en sang, nos habits tachés de
boue et ruisselants d'eau. On eût dit d'un convoi de sol-
dats blessés qui le matin seraient partis pleins d'entrain
pour combattre et triompher !
On nous fit un grand feu flambant, Antonia harassée
de fatigue se mit au lit et s'endormit d'un long somme.
Moi je la regardais dormir en frissonnant : mes dents
claquaient et mon cerveau était en flammes. Durant
— 149 —
cette insomnie de la fièvre je repassais à travers la forêt,
je revoyais la cabane du bûcheron où elle n'avait pas
voulu s'arrêter, et je me disais : « Cette nuit aurait pu
être si belle et si douce pourtant! *
Et dire que lorsqu'elle a parlé de cette nuit à ses amis,
elle a prétendu que j'avais été fou pendant plusieurs
heures ; fou à la faire trembler pour sa vie I pauvres
imes de poètes avides de l'infini dans l'amour, vous
ne serez donc jamais comprises?
Après huit heures de sommeil, Antonia s'éveilla. Elle
fut épouvantée de ma pâleur et de la contraction de
mes traits. Me voyant assis au bord du lit, elle s'écria :
— Tu n'as donc pas dormi?
— Non, lui dis-je, je t'ai regardée; tu étais bien
belle et bien calme, cela m'a reposé de te voir ainsi.
— Mais tu as la fièvre, reprit-elle, en serrant mes
mains brûlantes dans les siennes, il faut rester couché;
je vais te guérir. Quelle inerte égoïste je suis d'avoir
pu dormir tandis que tu souffrais l
Elle se leva à la hâte, m'enveloppa de couvertures
chaudes, me fit de la tisane et me prodigua mille soins,
avec sa tendresse tranquille et silencieuse. Elle fut
pour moi, ce qu'elle était naturellement pour tous,
une excellente femme d'un dévouement et d'une bonté
inépuisables ; mais la sensibilité ardente, cette inspiration
spéciale et exquise qui devine les blessures cachées; la
sensibilité qui est au cœur ce que le génie est à l'es-
prit, je doute qu'elle l'ait jamais comprise.
Je finis par m'endormir sous le magnétisme de son
doux et calme regard. Ma fièvre cessa la nuit suivante,
et deux jours après j'étais sur pied.
Tout en me soignant, Antonia avait refait le paquet
de notre mince bagage, payé notre hôte et tout disposé
pour notre départ.
— Nous retournons à Paris dans une heure, me dit-
elle en riant, tandis que je m'habillais.
— Eh! quoi, si vite? N'étions-nous pas bien dans
cette chère retraite. Qu'as-tu donc? Je devine, tu veux
me quitter! Et je Fenlaçai dans mes bras comme pour
la retenir et l'enchaîner.
— Tu seras donc toujours enfant et soupçonneux, me
dit-elle. Nous partons, parce qu'une absolue solitude
nous est mauvaise à tous deux, mais je ne te quitte pas.
— J'entends ; nous retournons à Paris retrouver tes
amis qui m'ennuient et le monde qui nous espionne.
— Non, reprît-elle, si tu veux nous voyagerons,
nous irons en Italie, nous serons seuls aussi, mais nous
aurons pour compagnons et pour escorte les monu-
ments, les vestiges des grandes civilisations, tout ce
qui enflamme l'esprit, vivifie le talent et arrache le cœur
aux brouillards de la solitude et aux subtilités de la
passion. Ici nous ressemblions un peu trop à deux con-
damnés de l'amour mis en prison cellulaire dans une
forêt.
Sans m'arrêter a ces dernières paroles, je l'embras-
sai avec ravissement; fJle ne me quittait pas, et nous
visiterions ensemble cette terre d'Italie qui est restée la
patrie idéale des artistes et des poètes I
— 151 —
Xfl
Quand j'annonçai ce voyage à ma famiUe et à mes
amis, je rencontrai xme opposition très-vive ; ma fa-
mille s'en affligea et mes amis me raillèrent de l'empire
absolu qu'Antonia, disaient-ils, prenait sur moi. Rien
de funeste à une liaison sérieuse d'amour comme les
compagnons des amours faciles; ils analysent la fenmie
aimée, la jugent impitoyablement, lui en veulent des
heures où elles nous dérobent à leur camaraderie,
cherchent à nous prouver qu'elle n'est ni plus belle ni
meilleure que des fenmies bien moins exigeantes qu'elle,
et qu'il est absurde de devenir invisible et d'oublier ses
amis pour un amour qui tôt ou tard doit finir. Si alors
pour leur prouver que notre maîtresse est supérieure à
toutes les femmes, et que bien loin de nous éloigner
d'eux elle s'empressera de les traiter en frères; si, dis-
je, nous les admettons dans, notre intimité, nous cou-
rons inévitablement deux périls : ou bien nos amis
chercheront à plaire à celle que nous aimons, ou bien
ils tenteront de nous détacher d'elle en nous parlant
légèrement de sa beauté et de son esprit et en amoin-
drissant l'idole par leur indifférence même.
J'avais à peine revu une ou deux fois Albert Nattier
depuis ma liaison avec Antonia; quand je lui appris
— 152 —
que nous partions ensemble pour Tltalie, il se récria
comme les autres.
— Vous n'avez pu, me dit-il, vivre tranquilles plus
d'une semaine à Fontainebleau, que sera-ce donc pen-
dant un long voyage , où les haltes dans les auberges,
la fatigue de la route, les paysages, les monuments, les
tableaux, la beauté des femmes italiennes, tout sera su-
jet de conteste entre vos deux âmes d'artistes? Du reste,
ajouta Albert Nattier, avec une naïveté qui me fit rire, nous
courons risque de nous rencontrer en Italie, car dans
huit jours je pars aussi pour Naplesen compagnie d'une
femme que j'aime un peu plus qu'aucune de celles que
j'aie rencontrées jusqu'ici, sans pour cela me flatter
d'avoir une grande passion pour elle.
— Eh ! répliquai-je ironiquement, avec cette femme
la perspective de l'ennui et des tracasseries d'un long
téte-à-téte ne t'épouvante pas?
— Non, reprit-il, car c'est une cantatrice habituée
à de pareilles aventures et que je puis quitter au pre-
mier relai si elle ne m'amuse point.
— Et moi? repartis-je...
— Mais toi, tu peux en effet, si cela te convient, en
faire autant avec Antonia.
A cette supposition d'Albert Nattier mes joues s'em-
pourprèrent et mon cœur battit à rompre ma poitrine,
j'aurais volontiers cherché querelle à mon ami pour
cette idée injurieuse que je pourrais traiter de la sorte
Antonia ; quant à l'hypothèse d'une rupture elle me
bouleversait tellement que je fus près de m'évanouir.
— 153 —
— Oh ! comme je Taîmais!
Malgré tous, heureux et charmés, peu soucieux du
reste du monde, nous partîmes un soir en chaise de
poste. Quand nous eûmes franchi la barrière de Paris
j'embrassai ardemment Ântonia, en lui disant :
— Enfin, te voilà toute à moi ! Quel voyage enchan-
teur nous allons faire sans témoins, vraiment libres»
confondus Tun à Tautre et nous enivrant des délices de
la vie dans ce pays du soleil, de la poésie et de Ta-
mourl Ce sera comme un renouvellement de notre ten-
dresse! Vois-tu cette claire étoile qui se lève en face de
nous? c'est l'espoir de notre bel avenir.
£n parlant ainsi, je riais , j'enlaçais sa petite main
dans la mienne; je chantai quelque refrain joyeux, et
je stimulai le postillon en lui criant : < Plus vite! plus
vite! *
On fait bien de fêter l'espérance : elle est la plus
belle part du bonheur. Sitôt qu'elle se transforme en
réalité, elle perd de son charme et de son infini et nous
heurte toujours par quelque côté.
Nous arrivâmes sans fatigue à Marseille, prenant
gaiement les incidents de la route et y trouvant sans
cesse pâture à notre curiosité et à notre enjouement.
Nous louâmes la plus belle cabine d'un bateau qui
partait pour Gênes, et nous voilà lancés sur la Médi-
terranée! La première heure de traversée fut un
éblouissement. Assis l'un près de l'autre sur le pont,
nous regardions l'immensité des flots bleus, arrondis
comme d'énormes turquoises où le soleil radieux
9.
— 154 —
plongeait des lames d'or. Quelques vaisseaux à voiles
auraient çà et là vers la grande mer ou regagnaient
h port. Insensiblement les vagues grossirent, je sen-
"is un malaise subit, et le ciel e( l'eau se confondis
ent devant mes yeux troublés ; Je ne voyais plus qu'une
masse écrasante qui semblait peser sur ma poitrine :
l'admiration était vaincue par le mal de mer. Antonia,
plus forte que moi, résista à la funeste influence ; elle
me fit étendre sous une tente où l'air circulait et qui
me dérobait la lumière trop brûlante et trop vive. Du-
rant tout le voyage, elle eut pour moi les attentions les
plus intelligentes et les plus tendres, et je lui dus d'é-
chapper à l'espèce d'abrutissement que cause cette fade
souffrance. Je rougissais un peu d'être plus faible
qu'elle; mais j'étais heureux de l'appui qu'elle me
prêtait.
Aussitôt que nous vîmes la terre et que Gênes nous
montra en amphithéâtre ses palais de marbre, mon
abattement disparut. J'avalai deux verres de vin d'Es-
pagne; je pus me tenir debout sur le pont, et je me
ravivai à la brise qui soufflait plus forte. Nous débar-
quâmes au milieu d'une population toujours en fête et
qui semblait s'enivrer de son soleil, de ses fleurs et de
sa langue harmonieuse.
Une fois sur le port, je passai le bras d' Antonia sous
le mien, et, le serrant fortement, je lui dis .
— A moi, ma beUe, de te protéger à mon tour, de te
guider et de te soigner ; je prétends, madame, vous
faire les honneurs de l'Italie.
— 155 —
Nous logeâmes dans un des plus beaux hôtels.
Aprèi) avoir fait une toilette élégante et dîné de
grand appétit, je dis à Antonia que sa voiture Tat-
rendait. J'avais fait louer une berline, antique et so-
lennel équipage, où nous nous assîmes fort à Taise; les
domestiques de Tauterge, en nous voyant partir, firent
Téloge de la bonne mine des giovani sposi francesù
Nous nous fîmes conduire à la promenade de YAc-
çiiazola. C'était à la fin de septembre ; mais la soirée
était plus chaude que les soirées d'août de Paris,
L'Acquazola est une esplanade charmante d*où l'œil
embrasse une échancrure de la mer, les montagnes, les
vallées, toute une campagne riante, embaumée et cou-
verte de fleurs, de maisons blanches, vertes et rouges, à
balcons, à jalousies et à façades peintes à fresques. C'est
dans ce cadre, parmi les arbustes, les plantes odo-
rantes et le long des allées ombreuses, que les femmes
de Gênes se montrent, par les soirs d'été, dans une
toilette vraiment fantastique. La mode parisienne
s'est tyranniquement imposée au monde entier : elle a
envahi la Turquie, la Perse, et gagne déjà la Chine.
A Génes^ elle domine pendant l'hiver ; mais sitôt que
les beaux jours arrivent, les femmes rejettent le man-
telet et le chapeau parisiens ; elles le remplacent par
lepezzotto. Le pezzotto est une longue écharpe de mous-
seline blanche, empesée et transparente. Sous ce voile,
la femme génoise, naturellement belle, paraît plus belle
encore. Le pezzotto permet aux coiffures toutes les bi-
zarreries et toutes les fantaisies imaginables : ce sont
— 156 —
des enroulements capricieux pleins de grâce; les che-
veux noirs sont nattés en espèces de corbeilles de
formes variées, d'où s'échappe le pezzoto; il descend
et se déploie sur les épaules, ondule sur les bras, et
forme des plis d'une ampleur et d'une harmonie que
la statuaire grecque n'aurait pas dédaignés. Ce voile
national est porté par toutes les femmes, sans distinc-
tion de rang ni d'âge. Les mères et les jeunes filles, les
patriciennes, les bourgeoises et les paysannes, se mon-
trent également sous le pezzotto, la taille dessinée à
travers sa blancheur et le visage élancé et libre ; elles
le revêtent surtout les jours de fête pour aller à l'église
et à la promenade.
Nous fûmes ravis, Ântonia et moi, de l'aspect de
toutes ces femmes glissant suavement comme des om-
bres blanches sous les arbres sombres. Nous avions
mis pied à terre, et nous parcourions, appuyés siu* le
bras l'un de l'autre, les beaux ombrages de l'Acqua-
zola. Les marchandes de fleurs passaient en riant et
nous jetaient leurs gros bouquets de tubéreuses, de
cassies, de roses et d'oeillets aux senteurs les plus vives.
J'en couvris les genoux d' Antonia. Nous nous étions
assis sur un banc abrité près de la pièce d'eau dont
les jets rafraîchissants s'élançaient dans l'air. Les pla-
teaux circulaient chargés de sorbets et de fruits con-
fits. La brise de la mer agitait sur nos tètes les bran-
ches flexibles. C'était un dimanche : la musique
militaire jouait des symphonies où nous retrouvions
les airs les plus beaux des grands "^tres itaUens.Tout
— 157 —
^tait enchantement autour de nous et dans nos cœurs.
O soirs ineffables et nuits caressantes de Gênes ne pou-
vez-vous revenir?
Tout est motif de fête à Famour heureux; on se
croit un corps immortel durant cette phase ardente de
la vie, on participe des dieux. Après de courtes nuits,
plus remplies de bonheur que de sommeil, nous allions
chaque matin visiter quelque jardin célèbre, puis nous
sortions dans la campagne. Nous admirions la beauté
de la lumière et Feffet magique qu*elle produisait sur
les crêtes des montagnes; elle les faisait parfois ressem-
bler à des masses d*opales irisées. Pendant la chaleur
du jour, nous errions dans les grands palais de marbre,
contemplant avec ravissement les peintures et les
statues des vestibules, des salons et des galeries. Quel
luxe grandiose dans ces décorations I Je disais à
Antonia :
— Si j'étais riche, je te donnerais un de ces magnifi-
ques palais; j'y réunirais une troupe de musiciens
choisis, qui, cachés dans une chambre éloignée, te fe-
raient entendre, quand tu travailles, des harmonies
inspiratrices; je voudrais, à chacune de tes œuvres ac/-
complie, que l'encens du monde montât vers toi ; je
convoquerais dans des fêtes sans pareilles tout ce qui
comprend Fart, le pratique et l'applaudit ; je te mon-
trerais alors aux yeux éblouis de ces disciples du beau,
' toi la reine de mon cœur, en robe de velours traînante
couverte d'hermine et de chaînes d'or, les saluant de
ta tête inspirée, et portant au-dessus de ton front
— 158 —
qiielqpie énorme joyau de TOrient moins éclatant que
tes yeux.
Quand je parlais ainsi, Antonia m'entourait de ses
bras et me disait avec une simplidté tendre :
— Mon pauvre Albert, tu me places trop haut : je
ne suis qu'une vulgarisatrice de l'art et des sentiments;
c'est toi qui es le génie.
Parfois, il me semblait qu'elle disait vrai, et qu'elle
n'arrivait qu'à une pénétration lente et réfléchie du
beau, tandis que j'en avais l'intuition ou que j'en res-
sentais le choc soudain. Lorsque nous regardions en-
semble quelque tableau de maître, les qualités do-
minantes lui échappaient d'abord; elle en faisait ensuite
une analyse raisonnée, un peu vague et parfois para-
doxale. Moi, je ne disais rien ou ne disais qu'un mot ;
mais je crois qu'il exprimait juste la pensée et le sen-
timent de l'artiste et l'effet que son œuvre devait pro-
duire. Quand nous allions le soir à l'Opéra, la musique
que nous entendions éveillait aussi en nous des im-
pressions divergentes. Les cris de passions vraies et
caractérisées ne la frappaient pas ; elle était surtout
émue par les morceaux d'ensemble religieux et par les
chœurs exprimant des sentiments collectifs; on eût dit
qu'il lui fallait un assemblage d'âmes pour remuer la
sienne. Dans ses ouvrages, ce que j'indique ici se con-
state plus clah^ement. C'est une intelligence flottante,
éprise d'une sympathie universelle, qui se dilate à l'in-
fini en charité, en amour, en utopie; mais à qui le sens
individuel et passionné échappe.
— 159 —
Cesl surtout dans notre amour que se trahissait plus
évidemment la dissemblance de nos deux natures. Même
îux heures les plus'complètes de félicité, je ne la sentais
jamais tout entière à moi ; elle ne semblait point ja-
louse de ma possession, comme je Tétais de la sienne ;
ses émotions étaient générales, rarement circonstan-<
ciées et concentrées en moi. Je me disais: « Tout autre
lui plairait autant, je ne suis point indispensable à son
cœur comme je sens qu'elle Test au mien. »
C'était un être de prédilection mais qui semblait avoir
été créé au souffle du panthéisme de Spinosa, tandis
que moi j'étais bien l'incarnation d'un esprit absolu,
une personnalité humaine reflet de la personnalité d'un
dieu distinct.
Quand ces réflexions me frappaient d'un éclair où
tourbillonnaient dans mon cerveau lassé, je n'en tirais
point alors de déduction critique contre elle; je doutais
plutôt de moi-même, je pensais : « Elle est plus grande,
plus juste et plus forte que toi. Les personnalités su-
perbes ont les sensations plus intenses et le génie plus
énergique ; mais elles écrasent toujours quelqu'un autour
d'elles, et tu pourrais bien n'être qu'un enfant tyran-
nique et cruel pénétrant moins largement qu'Antonia les
mystères de l'humanité. Elle est bonne, attentive, com-
patissante pour tout ce qui souffre. Comme cette Cha-
rité de Rubens, qui semble presser sur son giron robuste
et contre ses seins innombrables les délaissés du monde
entier, elle voudrait tarir d'une aspiration toutes les
misères et toutes les larmes. Sa mansuétude et sa ten-
— 160 —
dresse ont des expansions sublimes. Qu'importe à cet
immense amour ton amour borné et exclusif ? Concentre
sur elle Tardent foyer de ton cœur, mais laisse -la ré-
pandre sur tous son rayonnement bienfaisant. »
Ainsi parlait ma conscience ou plutôt ma prévention
pour elle, et cette justice théorique m* était facile. Mais
à chaque minute, dans la vie pratique, mon raisonne-
ment était détruit par ma sensation ; presque jamais
nous n'exprimions elle et moi, parla même parole, une
pensée qui aurait dû être identique.
J'ai dit nos émotions diverses dans les choses de
l'art ; elles différaient encore plus dans nos actions de
chaque jour.
Lorsque nous rencontrions un pauvre, notre premier
mouvement à tous deux était de porter la main à notre
poche, et de lui faire l'aumône ; parfois, suivant l'aspect
et le degré de la misère, il m'arrivait de sentir mes
yeux se mouiller ; je n'étais donc pas dur et sans en-
trailles ; mais Antonia, elle, répandait son émotion en
explosion dogmatique qui se traduisait par la censure
de la richesse et la nécessité absolue d'en finir avec
l'inégalité humaine. Je l'écoutais d'abord avec intérêt,
puis avec distraction, et enfin avec une lassitude qu'elle
devinait et qui la blessait. Elle me traitait d'esprit pué-
ril, et gâtait, par une querelle, les impressions nouvelles
qui auraient pu succéder à l'impression produite par la
rencontre de ce pauvre.
Tout ce qu'il y avait de vif et d'inspiré en moi criait
alors et se révoltait sous la pression de cette pesanteur
— 161 —
d'esprit, et comme un lézard emprisonné sous une
oloche pneumatique la brise et s'échappe pour frétiller
^u soleil, je me mettais à courir dans la campagne ou
dans les rues, accomplissant quelque acte d'écolier pour
x^essaisir la liberté de penser à ma guise.
XIII
Un peu las de Gênes, nous en partîmes au commen-
cement d'octobre ; nous nous arrêtâmes à Livourne, et
nous fîmes un détour pour visiter Pise ; Pise avec sa tour
penchée et son dôme qui rappelle Sainte-Sophie, donne
ridée d'une ville orientale, a dit Byron. Nous passâmes
huit jours à Florence, puis nous traversâmes les Apen-
nins pour nous rendre à Ferrare. Je ne vous ferai point la
description diî toutes ces villes : nous y vécûmes comme
à Gênes, tantôt ravis, tantôt étonnés l'un de l'autre, mais
heureux pourtant. J'aimais sa douce et sérieuse compa-
gnie, et je sentais qu'elle m'était désormais indispen-
sable. Nos bourses mises en commun se vidèrent
promptement à travers ces attrayantes pérégrinations.
Antonia, à qui j'avais donné la direction absolue de nos
dépenses, m'avertit qu'il était temps de songer à plan-
ter notre tente et à nous mettre au travail. J'avais re-
cueilli à Gênes, à Florence et à Pise, des souvenirs et
des notes dont il me tardait de me servir. Tout en voya-
geant, j'avais «ébauché le plan de nlusieurs ouvrages ;
— 162 —
je me croyais disposé k les écrire. La conception rapide
d*un sujet nous fait illusion sur Tinspiration soutenue
nécessaire pour le mettre à jour. Quel abime pourtant
entre la première pensée d'un livre et son éclosion !
Je répondis à Ântonia que je brûlais comme elle du
désir de travailler, et qu'il ne nous restait plus qu'à choi-
sir le lieu où nous irions nous établir.
Venise nous parut une ville de recueillement et de
silence faite exprès pour l'écrivain et le poëte, leur of-
frant l'inspiration des grands souvenirs et le délasse-
ment vivifiant des promenades sur mer. Byron y avait
écrit ses plus beaux poëmes; il me semblait qu'au
bord des lagunes le souffle de l'immortel poëte passerait
en moi.
Nous louâmes, dans un vieux palais près du Grand
Canal, trois chambres dont la plus grande, qui nous ser-
vait de salon et de cabinet de travail, donnait sur les
lagunes, tandis que les autres où nous couchions et qui
communiquaient ensemble, avaient jour sur un de ces
étroits impasses assez malpropres si communs à Ve-
nise. Antonia, qui savait être à volonté une excellente
ménagère, fit disposer confortablement notre logis un
peu délabré ; on posa des tapis, on mit aux portes et -^ux
fenêtres d'épais rideaux, eton parvînt à empêcher les lar-
ges cheminées de fumer. Tandisqu'on préparaitnotre nid
où nousavionsprojeté de passer l'hiver nous parcourions
Venise : le quai des Esclavons, la Pîazzetta, S&int-Marc, le
palais ducal, la prison des Plombs, tous les monuments
mille fois décrits; nous faisions chaque matin, des
— 163 —
excursions sur mer ; un jour, nous allâmes à File des
arméniens ; nous visitâmes le couvent et sa célèbre bi-
lliothèque. Je fus frappé de Taisance avec laquelle un
jeune religieux, à peu près de ma taille, portait sa robe
de bure à larges plis, nouée à la ceinture par une
corde. Je le priai de m'en faire faire une semblable, et
aussitôt qu'on me l'apporta, elle me servit de robe de
chambre. Antonia prétendit que j'étais charmant dans
ce costume de moine, et moi, à mon tour, je la trou-
vai bien plus belle, depuis qu'elle revêtait chaque matin
une robe de velours noir à la dogaressa que j'avais fait
copier pour elle d'après le portrait d'une illustre Véni-
tienne. Quand nous sortions en ville, nous reprenions
nos simples habits à la française, afin que rien d'étrange
n'attirât sur nous l'attention. Seulement, chaque fois
que je la conduisais k l'Opéra, j'exigeais qu'Antonia mît
des fleurs ou des bijoux dans ses magnifiques cheveux.
Sa beauté fut remarquée ; on sut qui nous étions, et le
consul français, pour qui j'avais des lettres et dont le
père avait connu le mien, vint un jour nous faire visite
et nous proposa ses services pour tout le temps que
nous resterions à Venise.
Antonia déclina noblement et poliment ses offres ai-
mables. Nous avions à travailler, lui dit-elle. Nos pre-
miers jours d'installation avaient pu être donnés aux
plaisirs et à la visite des monuments, mais, désormais,
notre curiosité étant satisfaite, nous ne sortirions plus
que bien rarement.
— Vous avez tort de fuir le monde qui vous recherche.
— 16a —
répliqua le consul ; vous auriez trouvé dans la société
vénitienne des distractions attrayantes et des études cih
rieuses à faire.
Antonia ne répondit rien, etserenferma aussitôt dans
une froideur presque désobligeante qui me força à re-
doubler d'amabilité auprès de notre visiteur. Quand il
sortit, je le remerciai de sa cordialité ; j'ajoutai que j'i-
rais bientôt le voir, et que je serais heureux de me
trouver dans sa compagnie et dans celle de quelques
nobles Vénitiens dont il venait de me parler.
Sitôt que nous nous retrouvâmes seuls, Antonia éclata
en reproches, m' accusant de légèreté et de projets de
dissipations. A présent que notre logement était arrangé,
l'heure était venue, me dit-elle, de nous mettre en re-
traite et de travailler. L'argent allait nous manquer, et
nous devions nous faire un point d'honneur de ne jamais
avoir recours à la bourse d'un ami.
Tout ce qu'elle me disait était parfaitement raison-
nable, mais je trouvais la forme de son langage un peu
didactique. Comme je l'en plaisantais, elle me quitta
avec humeur, alla s'enfermer dans sa chambre, et ne
reparut plus qu'à l'heure du souper.
Je l'appelai en vain plusieurs fois, la priant de reve-
nir près de moi ; elle me répondit qu'elle travaillait et
me pria de la laisser en paix.
J'essayai vainement de faire comme elle et d'écrire
quelques pages d'un de ces livres flottant en germe
dans ma pensée. Je n'ai jamais pu travailler qu'à mes
heures et non par commandement et d'après une règle
— 165 —
prescrite par moi-même ou par autrui. Je ne trouvai
pas une seule phrase^ et, irrité de mon impuissance,
du parti pris d'Antonia» je sortis pour aller flâner sur
la place Saint-Marc. Je m'assis devant un café, fu->
mant, prenant des sorbets et buvant du curaçao. Je
goûtai là deux heures délectables à regarder les mou-
vants tableaux des passants et des groupes. C'était u»
spectacle nouveau et varié qui réjouissait mes yeux
accoutumés à Tuniformité et à la monotonie de la
population parisienne, dont le costmne n'a rien de pit-
toresque et dont le type est dépourvu, avouons-le, de
cette beauté et de cette force des races du Midi; sur la
place Saint-Marc, toutes ces races privilégiées du soleil
semblaient avoir leurs représentants. A côté des beaux
Italiens indigènes, c'étaient des Levantins aux longs
yeux veloutés et aux pantalons larges; puis des llly-
riens à l'allure barbare et libre; des Maltais à l'air nar-
quois; des Portugais présomptueux, et se drapant dans
leur dénûment comme au temps où ils possédaient un
monde; des Espagnols mélancoliques, mais dont les
yeux pénétrants et fiers projetaient la vie sur leur
morne visage. Tous ces hommes passaient et repas-
saient, les uns vêtus avec luxe, fumant des pipes à
tuyaux d'ambre et se promenant sans rien faire , d'au-
tres habillés d'oripeaux; des Turcs et des Arabes,
étalaient en plein vent de petites boutiques où scin-
tillaient des verroteries, où brûlaient des pastilles du
sérail et où se groupaient des pyramides de dattes et
de pistaches. Le plus grand nombre était des homine&
— 166 —
du peuple en guenille, transportant des marchandises,
Caisant des commissions^ ou se couchant au soleil. Parmi
ces derniers circulaient quelques nègres courbés sous
leurs lourds fardeaux. Les femmes qui traversaient la
place offraient la même diversité de types et de cos-
tumes : ici, une noble Vénitienne en toilette française
glissait sous les galeries escortée d'un laquais; de
belles Grecques enveloppées d'un voile entraient dans
un magasin de riches tissus. Quelques paysannes
du Tyrol, dans leur costume pittoresque, regardaient
ébahies la façade de Saint-Marc. Une baladine aux
traits flétris-, fiëre de son sarrau pailleté, étendait à
terre un tapis troué et commençait en jouant des cas-
tagnettes une danse rapide ; une autre pauvre fille, en
robe couleur safran, coiffée d'une espèce de turban
vert, l'accompagnait du tambour; celle-ci était jaune
comme une orange et nous sollicitait de ses grands
yeux veloutés aux longs cils noirs. C'était à coup sûr une
épave jetée à Venise par quelque vaisseau marocain ;
elle stimulait du geste et de la voix un tout petit Afri-
cain à la mine de vaurien qui tendait son fez cras-
seux aux oisifs des cafés. Tout près une pauvre enfant,
à peine nubile, faisait danser des singes ; une autre,
souriante comme un chérubin, chantait une barcaroUe
en s'accompagnant avec grâce sur la viole d'amour.
Je suivais avec intérêt chaque détail de ce fantasque
j ensemble de la' place Saint-Marc. Je serais volontiers
resté là une partie de la nuit; car c'est surtout vers le
soir, que ce point de Venise se peuple, s'anime et de-
— 167 —
vient le théâtre des plaisirs de la ville entière. Tentendis
sonner huit heures et je me souvins qu'Antonia m'at-
tendait pour souper. Je regagnai le logis im peu confus
comme un écolier qui craint d'être grondé.
Je trouvai Ântonia radieuse, elle se disposait à se
mettre à table, et me demanda ironiquement si j'avais
travaillé? Je lui avouai ma flânerie.
Mon esprit s'était peuplé d'images, j'avais senti et
jbservé ; tout cela se retrouverait un jour dans mes vers
et ma prose, mais en somme je n'avais pas écrit trois
lignes, tandis qu' Antonia avait rempli vingt pages de
son écriture, ferme et serrée. Elle mangea de grand
appétit, et je la regardai sans parler.
Quand je voulus l'embrasser au dessert, elle me dit
qu'elle allait fumer une heure à la fenêtre, puis qu'elle
se remettrait au travail.
— Il vaudrait beaucoup mieux, répliquai-je, aller nous
promener en gondole ou respirer l'air sur la Piazzetta*
— Va, si tu veux, me dit-elle, mais pour moi, je me
suis promise sur l'honneur de ne prendre aucune dis-
traction avant d'avoir envoyé un manuscrit à mon
libraire.
Ce langage de femme à homme m'humiliait un peu,
il me semblait qu'elle usurpait ma place.
Je m*accoudai près d'elle à la fenêtre d'où l'on embras-
sait une partie du Grand Canal et la rive des Esclavons,
et tout en fumant les cigarettes qu'elle me tendait sans
rien dire je passais mes doigts dans ses cheveux fias ; elle
restait impassible regardant défiler les noires gondoles.
- 168 -
— Il serait pourtant bien bon, lui dis-je, d'être
couché dans une de ces gondoles et de gagner la grande
lagune. Nous reviendrons vite si tu veux, mais, je t'ea
supplie, sortons quelques instants.
— Ne me trouble pas, répondit-elle, la fumée du
tabac et le mouvement de ces barques qui passent re-
posent ma pensée et tantôt, comme un bon cheval qui
a mangé Tavoine, elle galopera sur le papier.
Ceci dit, ses grands yeux, se perdirent dans Fespace
et elle parut oublier que j'étais là.
N'en pouvant tirer ni une parole ni un regard, je
pris mon chapeau et je sortis. Je me dirigeai machina-
lement au théâtre de la Fénice, j'entrai et me tins
debout près d'une colonne ; le consul qui nous avait
fait visite le matin, m'ayant aperçu, vint me chercher
et m'emmena dans sa loge; j'y trouvai deux jeunes
Vénitiens, l'un fort riche, l'autre très-beau, qui avaient
pour maîtresses, le premier la danseuse en vogue, le
second la prtma cfonna applaudie. Ils me proposèrent de
m'introduire dans les coulisses, et de faire visite à ces
dames ; je les suivis, le consul nous accompagna, disant
qu'il veillerait sur moi, dont il répondait auprès d'An-
tonia.
Je le priai tout bas de se taire et de ne pas jeter ainsi
le nom de celle que j'aimais : rien qu'en l'entendant,
ce nom si cher, j'avais senti comme un remords et je fus
prêt à quitter ces messieurs. Une fausse honte m'en em-
pêcha, puis un peu de curiosité m'attirait. Nous trou-
vâmes le premier sujet du ballet et le premier sujet du
— 169 —
chant, dans un élégant petit salon, qui servait de loge
à la danseuse. Celle-ci se tenait ployée sur un divan de
velours noir, dans une pose coquette et câline qu'elle
avait dû étudier longtemps devant son miroir. Elle avait
la jambe droite levée jusqu'à la hauteur de sa hanche
gauche, sur laquelle son pied mignon reposait; elle
était à peine voilée d'une tunique en gaze rose parse-
mée d'étoiles d'argent, et qui laissait à découvert ses
bras, ses épaules et son sein un peu maigre; le cou
me parut d'un modelé parfait, et la tête, très-petite,
était jolie et provoquante. Elle portait au milieu du
front un croissant formé par d'énormes diamants qui
projetait une irradiation sur ses noirs cheveux; elle
tendit la main au riche Vénitien, qui me présenta à
elle, et je devins aussitôt l'objet de toutes ses agaceries.
La prima donna était plus grave : elle était vêtue
d'une sorte de péplum blanc bordé de pourpre et fixé
à ses épaules larges et puissantes par des agrafes- de
rubis. Sous ces plis de draperie grecque se dessinait
la poitrine bombée dont on devinait la beauté. Le cou
superbe montait droit comme un fût de colonne ; le vi-
sage avait la régularité et l'expression pensive de celui
de la Polymnie. Elle me tendit cordialement la main et
me dit qu'elle aimait les poëtes. La danseuse, voulant
renchérir sur son amabilité, m'engagea aussitôt à sou-
per chez son amant à l'issue du spectacle. Elle m'ap-
pela caro amico, et s'écria en riant qu'un refus équi-
vaudrait pour elle à un affront.
Je résistai sous prétexte d'une migraine et je quittai
10
— 170 —
tm peu brusquement cette attrayante compagnie. La
danseuse me cria: A rivederla. Le consul me fit pro-
mettre de raccompagner bientôt chez la cantatrice, qui
voulait mettre en musique une de mes chansons.
Je sortis du théâtre tout ahuri et me demandant
pourquoi j'étais seul, pourquoi Antonia n'était pas là
à me sourire, à m'aimer et à m'ôter toute envie et
toute possibilité même de regarder une autre femme?
car où elle était je ne voyais qu'elle. Je me jetai triste
dans une gondole et me fis conduire au large pendant
deux heures. Quand je rentrai il était plus de minuit,
Antonia veillait encore, le rayon de sa lampe passait à
travers la fente de la porte qui séparait sa chambre delà
mienne, et qu'elle avait fermée à clef. Je fis dubruit en
heurtant plusieursmeubles, pensant qu^elle me parlerait.
Elle ne dit mot. Exaspéré, je me décidai à l'appeler.
— - Que me veux-tu? répondit-elle d'une voix douce.
— Pourquoi cette porte fermée ? ouvre-moi !
— Non, non, fit-elle en riant, tu me dérangeraus et
je veux travailler encore trois heures.
Voyant l'inutilité de ma prière, je me mis au lit espé-
rant dormir, mais je fus pris d'une agitation fébrile qui
chassait le sommeil et ne me laissait que des rêves. Le
petit filet de lumière qui perçait à travers la porte ve-
nait vers moi direct et aigu; tantôt il me semblait que
c*était un sourire ironique qui me narguait, et tantôt
une lame fine qui tailladait çà et là ma chair. Ce rayon
malfaisant piquait mes yeux qu'il empêchait de se fermer
et brûlait mon front comme un bandeau de feu.
— 171 —
Enfin, vers trois heures, la lampe d'Antonîa s'étei-
gnit et le rayon fascinateur disparut.
J'entendis Antonia se coucher.
— Ouvre donc cette porte, lui dis-je.
— Dors ! répondit-elle ; moi je vais dormir pour re-
prendre ma tâche demain.
Je ne lui parlai plus; je mordis de rage mes cou-
vertures, et sentant que je ne pourrais' vaincre l'in-
somnie, je me décidai à me lever pour essayer d'écrire,
j'y réussis. Mon cerveau surexcité était en cet instant
propre à la création, qui pour moi fut toujours une
douleur, une sorte d'explosion d'amertume et d'amour»
J'entendais le souffle régulier d' Antonia qui s'était vite
endormie, je l'entendis ainsi jusqu'au grand jour, pen-
dant que ma pensée enflammée se précipitait comme
un ouragan sur le papier. Je finis par tomber de lassi-
tude dans un lourd sommeil, la tète renversée sur mon
fauteuil. Antonia m'y surprit en entrant dans ma
chambre pour m' avertir que le déjeuner était servi ;
elle comprit que j'avais travaillé ; elle en fut sans doute
touchée, car je me trouvai enlacé dans ses bras, et elle
me dit :
— Tu as donc passé la nuit à écrire? Ôh ! c'est plus
que je ne puis faire moi-même!
Elle me força à me coucher et fit servir le déjeuner
auprès de mon lit. Le repas fut assez gai. La voyant de
bonne humeur, je lui demandai instamment de renon-
cer à ses idées de retraite absolue et de m'accompagner
le jour même dans quelque promenade.
— 172 —
Elle me répondit qu'elle ne revenait jamais sur une
résolution prise; que la distraire de son travail ce se-
rait Texposer à rimpossibilité de le finir, et que je sa-
vais bien Timpérieuse nécessité qui Tobligeait d'aller
vite.
— Imite-moi, me dit-elle, et après nous aurons nos
jours de vacance.
— Tu le sais bien, repartis-je, je ne puis travailler
que par intervalles; que deviendrai-je dans cette so-
litude où tu me laisses souffrir?
— Es-tu maladoî me dit-elle, en ce cas je ne te
quitte pas, je vais me mettre à coudre à ton chevet.
— Je n'ai que faire d'une sœur de charité, répliquai-
je irrité.
— Bien; puisque ce n'est qu'une inquiétude oisive
je te dis adieu jusqu'au souper.
Et sans voir mes bras qui se tendaient vers elle, elle
s'enferma de nouveau sous clef.
Le déjeuner m'avait ranimé, une heure de sieste
acheva de me remettre; je me levai, et tout en faisant
ma toilette avec soin, je fredonnai quelques vers de la
barcarolle que je devais porter à la prima donna. J'ou-
vris ma fenêtre ; le ciel était éclatant et le temps d'une
douceur tiède. Nous étions à la fin de novembre, je
pensai qu'à la même heure ime atmosphère grise et
froide enveloppait Paris, et qu'une brume plus noire
encore pesait sur Londres. Je me dis que la jeunesse
. de là-bas avait bien raison d'avoir le spleen, mais que
sous le cielbleude Venise, c'étaituneduperie. Secouant
— 173 —
les vaines mélancoues, ainsi qu*on jette un vêtement
qui accable, je sortis en faisant siffler ma canne.
Gomme je traversais le couloir, je vis la porte de la
chambre d'Antonia entr'ouverte ; elle me cria sans
lever la tète et sans quitter la plume :
— Divertis-toi bien.
Je répondis :
— Tant que je pourrai !
Les mots prononcés par elle provoquèrent ma ré-
ponse à laquelle je n'attachai aucun sens de défi. J'étais
ravivé, gai de la gaieté de ce beau jour, content d*a-
voir travafllé ; je réfléchissais que ce serait folie de nous
tourmenter Tun l'autre, qu'Antonia était une noble
femme, et que son effort courageux de travail révélait
toute sa fierté; il m'était impossible de l'imiter en tous
points, mais je travaillerais aussi à mes heures, en ren-
trant et après avoir fait pénétrer en moi l'air du dehors
et l'inspiration de ma fantaisie.
Avant de monter en gondole pour me rendre chez le
consul, je voulus traverser la place Saint-Marc. J'y re-
trouvai devant le café où je m'étais assis la veille, la
petite saltimbanque du Maroc qui jouait du tambour;
comme le jour précédent, elle était vêtue de ses gue-
nilles vertes et jaunes qui faisaient pitié à voir. Se sou-
venant sans doute que je lui avais donné quelques mon-
naies, aussitôt qu'elle m'aperçut elle arrêta sur moi ses
yeux pensifs et tristes qui avaient l'expression de ceux
d'Antonia dans ses moments de tendresse. Ces yeux
dont j'aimais le regard me suivirent avec tant de fixité
iO.
~ 174- —
qu'As finirent par exercer sur moi une espèce de fas-
cination. Quoique la pauvre fille fût assez laide, son
teint cuivré, ses dents blanches et son admirable re-
gard profond et doux en faisaient un être qui n'avait
' rien de vulgaire.
Je la considérais en me préoccupant de sa destinée,
et ce mystérieux attrait aurait pu me retenir jusqu'à la
nuit, si une de mes connaissances de la veille n'avait
traversé la place. C'était le beau Vénitien amant de k
prima donna.
Il me demanda si je voulais monter dans sa gondole
et le suivre chez sa maîtresse ? Je lui répondis que mon
dessein était justement d'y aller, mais qu'avant je
comptais faire visite au consul français.
— Eh bien, répliqua-t-il, passons ensemble chez Sa
Seigneurie, puis nous nous rendrons chez la diva.
Je le suivis, et quand nous fûmes à demi-couchés
sur les coussins de la gondole, je le complimentai sur
la beauté de sa maitresse.
— Stella est aussi bonne que belle, me répondit-il
simplement, je l'ai aimée en l'entendant chanter et elle
en me regardant. Elle m'a dit plus tard, dans son lan-
gage imagé, que cela devait être, puisque nous portions
notre âme sur notre visage. Elle m'a préféré, quoique
je sois presque sans fortune, à des princes qui lui. of-
fraient des millions. « Tout ce qui est enviable ne s'a-
chète pas, me dit-elle souvent; Tamour, le génie, la
beauté sont des dons divins que les plus riches ne
peuvent acquérir. »
— 175 —
— On lit ces fières pensées sur le fier visage de
Stella, répondis-je au Vénitien.
— Rien de ce qui tient à Tart ne lui est étranger, re-
prit-il, elle compose de la musique, fait des vers italiens
et dessine de mémoire les lieux et les êtres qui l'ont
frappée.
— Vous Taimez bien?
— Si entièrement que jeFépouserai le jour où un vieil
oncle me fera son héritier ; en attendant je suis forcé
de la laisser au théâtre.
— 11 me semble, repris-je, que la première danseuse
diffère complètement de votre belle amie?
— La danseuse Zephira, répliqua-t-il, n'a ni cer-
velle ni cœur; mais elle est fort méchante et gouverne
Vimpresario, tout en menant par le bout du nez ce
pauvre comte Luigi. Ma chère Stella la ménage pour
s'éviter des tracasseries au théâtre.
En devisant de la sorte, nous arrivâmes au consulat
français. Le consul était sorti ; la gondole se remit
en marche à travers le dédale des canaux et nous
déposa bientôt devant le palais qu'habitait la prima
donna.
Nous trouvâmes Stella au piano, repassant un rôle
qu'elle devait jouer pour la première fois le lendemain;
en apercevant son amant, même avant de me saluer,
elle lui sauta au cou avec ce laisser-aller de cœur des
Italiennes qui m'a toujours ému; puisse tournant vers
moi, elle me tendit la main, en me disant :
— Oh! c'est très-bien, signer d'être venu me voiri
— 176 —
Et mes couplets? ajouta-t-elle aussitôt, j'y compte, je
me sens en verve de bonne musique.
— Ces couplets sont là, lui dis-je, en touchant mon
front ; et, demandant une plume et du papier, j'écrivis
aussitôt une de mes chansons espagnoles.
La prima donna parlait fort bien français, et tout
en parcourant mes vers, elle les fredonnait sur un
motif encore indécis.
— fy suis! dit-elle tout à coup. Amico caro, emmène
le seigneur français dans la galerie fumer un cigare;
buvez du café, et revenez dans une heure ; le chant
sera fait.
Nous lui obéîmes, et, comme nous nous éloignions,
j'entendis sa voix puissante qui faisait éclater mes vers
dans une mélodie qu'elle improvisait.
— Écoutons-la sans qu'elle nous voie, dis-je à son
amant.
L'air qu'elle avait trouvé, et qu'elle modifiait sans
cesse en le répétant, était vraiment inspiré : il agran-
dissait mes vers et prêtait aux mots un sens plus idéal.
Chaque fois que j'entends de la belle musique, il me
semble que la poésie est à côté froide et incolore
comme la raison l'est à la passion.
A mesure que Stella chantait, son amant me disait
tout bas :
— N'est-ce pas, qu'elle a de l'âme ?
Je pensais à Antonia, et j'aurais voulu qu'elle parta-
geât le plaisir que nous donnait cette belle voix.
Nous fûmes bientôt rejoints par la cantatrice. Elle
— 177 —
avait trouvé son air, me dit-elle, et était toute disposée
à me le faire entendre ; mais, ajouta-t-elle, avec une
grâce affectueuse :
— Si vous étiez bien aimable, signor, vous resteriez
à souper avec nous; ce soir, je serai plus en voix, et
notre chant vous paraîtra meilleur.
Son amant insista pour me retenir.
— C'est impossible, lui répondis-je, je suis attendu.
— Oh ! je comprends, una arnica^ reprit l'aimable
fenmie. Eh bien, allons la chercher : j'aime ceux qui
aiment.
Son idée me parut heureuse ; je pensai qu'Antonia
serait émue à la vue de ce beau et jeune couple qui
s'adorait, et qu'elle consentirait à venir passer la soirée
avec nous. Nous montâmes en gondole. Arrivés devant
la maison que nous habitions, je n'osai introduire mes
nouveaux amis auprès d'Antonia avant de l'avoir pré-
venue. Je les priai de m'attendre.
Je trouvai Antonia à table.
— Je croyais que tu ne viendrais pas souper, me
dit-elle.
— Je viens t'enlever, répliquai-je en riant et en
Fembrassant pour rompre la glace; et je lui racontai
rapidement de quoi il s'agissait.
Elle me répondit, avec un étonnement superbe, que
je divaguais; qu'elle n'irait pas de la sorte courir les
aventures. Amusez-vous, ajouta-t-elle ; moi j'accom-
plis un devoir et je reste.
— 178 —
Elle me parut en ce moment sentencieuse et dure
comme un pédagogue qui gourmapde un enfant cares-
sant.
— Reste donc, repartis- je, et Je tournai les talons.
Je dus mentir à la prima donna, et lui dire que
j'avais trouvé mon amie souffrante. Alors elle s'offrit
pour la soigner et m'engagea à ne pas la quitter.
Je répliquai qu'Antonia reposait, et que quelques
l^eures de solitude lui seraient bonnes.
— En ce cas, vous soupez avec nous? me dit Stella»
— Oui, j'aurai cet honneur, répondis-je, et je me
rassis dans la gondole, qui reprit sa course. A l'angle
d'un canal, elle se croisa avec celle de la danseuse Zé-
phira, qui, nous ayant aperçus, fit un bond vers nous^
et s'écria :
— J'en étais sûre : voilà le signor Francese qui fait
la cour à Stella !
— Venez à mon secours, Zéphira, répliqua gaiement
Famant de la cantatrice, sans cela je suis perdu ; et, la
voyant prête à sauter dans notre gondole, il lui tendit
galamment la main.
— Et où allez -vous comme cela? reprit la dan-
seuse.
. — Souper chez moi, répliqua Stella.
— J'en suis, dit Zéphira ; Luigi m'ennuie, il est laid
et jaloux; cela m'amusera de le laisser se morfondre à
m'attendre. Je ne danse pas ce soir, signor Francese,
et après le souper je pourrai vous promener au clair de
— 179 —
lune; car fl serait inhumain à vous et à moi de troubler
le téte-à-tête de Stella et de son adoré.
La compagnie de la danseuse me gâtait un peu celle
de mes nouveaux amis. Involontairement, j'étais triste
de l'obstination d'Antonia. Dans cette dispositon d'es-
prit, la coquetterie de cette fille évaporée m'irrita les
nerfs comme un vin aigre. Je m'étendis au fond de la
gondole, et, sous prétexte que j'avais certainement la
migraine et qu'il fallait me soulager, Zéphira vint s'as-
seoir auprès de moi; elle agita \dvement sur mon
front et mes cheveux son éventail à paillettes. Sa beauté
était piquante et ne manquait pas de grâce. Commeyt
me fâcher et lui dire qu'elle me déplaisait ? J'eus 1a
pensée de m'en aller. Stella, me devinant, me dit en
anglais, langue absolument inintelligible pour la dan-
seuse :
— Je vous en prie, ménagez-la à cause de moi; car
elle serait capable de me faire siffler demain soir.
— Que vous dit-elle là? fît la danseuse d'un air
rogue.
— Que je suis amoureux de vous et que le comte
Luigi me tuera.
Elle me sourit alors gracieusement, et continua à
in'éventer tout en allongeant ses doigts dans mes che-
veux. Je lui débitai quelques galanteries, et, une fois
lancé dans cette fiction, je dus jouer mon rôle d'ado-
rateur.
Le souper fut fort gai ; Zéphira vida un grand
flacon de vin d'Espagne et me força à lui tenir tête.
— 180 —
Quand nous passâmes au salon et que Stella se mit
au piano pour me faire entendre notre barcaroUe, Zé-
phira, un peu chancelante, s'affaissa sur une ottomane
et s*y endormit presque aussitôt.
Nos bravos et nos battements de mains, à chaque
couplet de la prima donnai ne troublèrent pas son
lourd sommeil ; si bien que je pus m* esquiver seul,
malgré le serment qu'elle m'avait arraché, en cho-
quant nos verres, de la reconduire chez elle à minuit.
XÏV
L'air frais de la nuit dissipa instantanément les va-
peurs brûlantes que le souper, le vin, les provocations
de la danseuse et le chant passionné de Stella avaient
fait courir dans mon cerveau ; je me sentis tout à coup
morne, désolé, et comme frappé d'abandon dans cette
grande ville étrangère.
A la lueur vacillante des lanternes de ses gondoles,
Venise noire et silencieuse flottait devant moi. On eût
dit un immense cercueil éclairé par des cierges. Il me
semblait que c'était mon cœur qu'on ensevelissait, et
que jamais il ne renaîtrait plus à la vie et à l'amour. Je
me pris à pleurer sur moi-même, comme on pleure sur
un être qu'on aime et qui vient de mourir ; pourquoi ce
deuil avant-coureur ? pourquoi ce présage T
— 181 —
J'eus honte de ma faiblesse, et faisant un effort éner-
gique pour ressaisir le bonheur que je sentais m' échap-
per, je résolus de briser à l'heure même la glace du
cœur d'Antonia, et de me jeter avec passion dans ses
bras.
— Après tout, me dis-je, je porte en moi ma desti-
née ; sachons aimer vaillamment ! Je la convaincrai et
l'enchaînerai à moi. Pourquoi cette terreur d'un mal-
heur que je puis conjurer à force d'amour ? Me quitter 1
m' oublier ! le pourrait-elle ? En qui donc retrouverait-
elle jamais ce qu'elle perdrait en me perdant? Cet or-
gueil de l'amour prouve son excès même, et il renferme
en soi la vérité ; car bien peu d'êtres ici-bas brûlent
de cette flamme qui consume la vie. Elle est aussi rare
que celle du génie.
Je rentrai sans bruit et me glissai sans lumière jus-
qu'à la porte de la chambre d'Antonia, qui donnait sur
le couloir, et près de laquelle reposait la tête de son lit.
Cette porte était fermée ; j'y collai mon oreille ; j'enten-
dis qu'elle dormait, et je n'osai l'éveiller. Je me rendis
l la cuisine où la femme qui nous servait m'attendait
en ronflant, la tête renversée sur une table ; elle se
souleva à ma voix.
— Madame est-elle malade ? lui demandai-je.
— Non, monsieur, mais elle est bien fatiguée ; ma-
dame a écrit tout le jour. A minuit, elle s'est mise au
lit n'en pouvant plus ; il serait charitable à monsieur de
:a baisser dormir.
Je ne répondis rien à cette femme, mais par le
11
— 182 —
même sentiment qui fait qu'une mère craint de trou-
bler le sommeil de son enfant, j'entrai sans bruit dans
ma chambre, je me déshabillai, revêtis ma robe de
moine, et me mis au travail. Tandis que j'écrivais, des
larmes montaient de mon cœur à mes yeux, et roulaient
par intervalle sur le papier ; je pourrais vous montrer
encore les pages oli elles ont coulé. Je ne quittai la
plume qu'au jour; je dormis d'un sommeil agité et fié-
vreux ; vers midi, je fus éveillé par la voix d'Antonia
qui se penchait près de mon lit : je me dressai vive-
ment, je l'étreignis avec passion comme pour l'enlever
à son indifférence et la ressaisir à jamais.
— Assez de souffrance ! assez d'oubli ! lui dis-je.
Oh ! froide et folle que tu es ! tu ne songes donc pas
que le seul bonheur c'est l'amour ! — Je la couvris de
baisers et la serrai si fort, qu'elle poussa de petits cris
en prétendant que je lui faisais mal ; puis elle se mit à
rire sèchement sans repousser mes caresses, mais sans
me les rendre. Elle me regardait avec ses grands yeux
scrutateurs qui n'avaient rien de tendre.
— Qu'as-tu donc à te moquer de moi et à me consi-
dérer de la sorte, lui dis-je en me dégageant.
— J'ai que tu n'es qu'un enfant, et que tu ne com-
prendras jamais l'amour sérieux.
— De grâce, repartis-je irrité, pas de dissertation
sur la façon d'aimer ; tout ce que je sais, c'est que je
t'aime. Que faut-il faire pour te le prouver?
— A quoi bon te le dire, tu ne le feras pas I
— Dis toujours.
~ 183 —
— Il faut, reprit-elle, ne pas courir les cafés et les
théâtres; il faut accepter une règle et une discipline,
— rester ici quaiid je travaille, — travailler toi-même,
et attendre, pour nous permettre Tamour et ses distrac»
tiens, d'avoir accompli notre double tâche.
— Ce que tu dis là serait possible, répliquai-je, si le
ciel nous avait créés toi et moi tout à fait semblables ;
mais nous différons de nature et d'aspirations ; ce qui
t'enflamme m' éteint, ce qui te fait planer me jette à
terre. Le cheval qui galope a-t-ille droit d'en vouloir
à l'oiseau qui vole, parce qu'il se meut par un mode
différent? Pourquoi veux-tu me contraindre et m'humi-
lier? Pourvu que j'agisse, c'est-à-dire que je produise
à mes heures et selon mes facultés, que t'importe?
Laissons-nous notre liberté ; d'ailleurs si tu pouvais me
mettre à ton pas, je ne serais qu'un écolier ou un
esclave, et alors tu me dédaignerais et ne m'aime-
rais plus !
— J'aimerais un honnête homme qui ne croirait pas
amoindrir son génie en faisant vite une œuvre utile qui
contribuerait à remplir notre bourse.
— Sois tranquille, j'arriverai à ce résultat; mais je te
Tai déjà dit, je ne puis chaque jour, à heure fixe, faire
un égal morceau de prose et de vers comme un tisse-
rand fait sa toile.
— Non, répliqua-t-elle en ricanant, il faut au poëte
gentilhomme, pour l'inspirer, les prodigalités et les
distractions futiles.
— 184 —
Sur ces mots, elle me quitta comme un prédicateur
sort de chaire après une sentence.
J* avoue que je Faurais envoyée à tous les diables ;
elle commençait à me faire sentir le joug du logis. Le
mauvais côté des associations intimes etcoutumièresde
Tamour, c'est d'engendrer bientôt tous les soucis et
toutes les chaines du mariage. Il faut voir sa maîtresse
chez elle, à ses heures, et n'apparaître soi-même à ses
yeux aimés qu'en fête et en santé et lorsque son cœur
et ses lèvres nous désirent. Ne voulant pas m' exposer
à lin nouveau sermon d'Antonia qui aurait amené une
querelle plus vive, je la laissai déjeuner seule et j'allai
me faire servir dans un restaurant de la place Saint-
Marc, une friture et du chocolat. Je n'avais plus dans
ma poche que deux louis ; j'en changeai un pour payer
mon déjeuner et acheter des cigares. Tandis que je fu-
mais sous les arcades, j'aperçus la petite Africaine des
jours précédents ; elle n'accompagnait pas sur le tam-
bour la danseuse à jupe pailletée ; l'instrument silen-
cieux était placé à côté d'elle, pendant qu'assise au
soleil, à peine vêtue d'une pauvre robe d'indienne
brune, elle raccommodait sa tunique jaune à clinquants
d'or. C'était pitié de voir la loque qui la couvrait tris-
tement, et l'oripeau qu'elle reprisait avec soin et qui
devait faire sa parure. Je m'arrêtai à la regarder, et
quoique je fusse posé obliquement et presque derrière
elle sous un arceau, quelque chose parut l'avertir que
j'étais là. Elle tourna la tète, arrêta ses yeux sur moi,
et ne les en détacha plus. J'allais m' éloigner pour échap-
— 185 —
per à cette étrange créature, quand tout à coup il me
sembla que son regard renfermait une prière : j'envoyai
la main à ma poche, j'en tirai mon unique louis en lui
disant en italien :
— Pour t'acheter une robe,
— 5t, signor, e grazie, répliqua-t-elle, et elle joignit
ses deux petites mains brunes les élevant vers moi en
signe de bénédiction.
Je m'éloignai rapidement pour fuir sa reconnaissance,
et j'entrai au palais ducal : j'y allais presque tous les
jours admirer les tableaux et les plafonds des grands
peintres de l'école vénitienne. A force de les considé-
rer, j'en arrivai à rendre la vie aux personnages allé-
goriques, à ceux de l'histoire, et aux belles figures de
feimnes qui ont vécu, aimé, et semblent vivre et aimer
encore, car l'art les a préservées de la mort. Les dieux
de la fable, les héros et surtout ces fenmies souriantes
d'ûnmortaiité, ouvraient à mon imagination les champs
sans limites de la fantaisie. Tantôt c'était une posture
guerrière qui ranimait tout à coup devant moi la mêlée
homérique d'une bataille antique ; tantôt un détail de
costume, un pli de vêtement, qui faisaient errer ma pen-
sée des robes de brocard des patriciennes aux péplums
des jeunes Grecques qui suivaient les Panathénées.
Ce jour-là je m'oubliai longtemps dans cette compa-
gnie de tous les âges et de toutes les civilisations. Vers
la nuit, je me souvins que j'avais promis de me rendre
au théâtre, pour entendre Stella dans son nouveau rôle.
Je songeai aussi que ie devais souper sans rentrer au
— 186 —
logis. Quant à Antonia je ne voulais pas y penser, maïs
je sentais son souvenir au fond de mon cœur, comme
«m poids naturel et douloureux. Je soupai rapidement
dans le même restaurant où j'avais déjeuné le matin,
et comme en sortant je retraversais la place Saint-Marc
éclairée par des réverbères, je vis dans un point lumi-
neux la fille au tambour, vêtue d'une tunique rouge à
paillettes d'argent; dans ses noirs cheveux nattés riaient
et sautillaient des grelots de corail. Elle était presque
belle dans ce costume qui la rendait fière et hardie ; au
lieu d'accompagner la baladine de la veille c'était elle
qui dansait avec agilité et élégance ; elle avait saisi les
castagnettes qui claquaient en cadence dans ses doigts.
Tout à coup elle me vit, et laissant là sa danse et les spec-
tateurs en suspens, elle s'approcha vers moi en secouant
sa belle robe et en criant qu'elle me la devait.
Je lui répondis qu'elle dansait à ravir. Une pensée
me vint subitement :
— Voudriez-vous être engagée au théâtre ? lui dis-je.
— Jesu Maria ! fit-elle, comme en extase à cette
idée.
— Gela vous ferait donc bien plaisir ?
— Oh ! oui, serais-je la dernière des figurantes, ré-
pliqua-t-elle, j'aurais du moins mon pain assuré et de
quoi me faire respecter.
La fin de sa phrase me fit rire.
— Vous croyez donc, lui dis-je, qu'on respecte beau-
coup ces dames?
— C'est chez moi qu'on me respecterait, reprit-elle;
— 187 —
le maître me traite mal et ne m'épouse pas plus que mes
camarades, quoiqu'il me Tait promis. Mais si je gagnais
seulement deux ou trois sequins par mois au théâtre,
il m'épouserait et je mettrais bien vite hors de chez lui
toutes les autres. Elle me conta alors comment, ainsi
<pie cinq ou six petites danseuses ou saltimbanques
delsiPiazzeUaet delà place Saint-Marc, elle composait
ime sorte de harem à un robuste marchand algérien
qui vendait des pastilles du sérail :
— Mais je suis sa première femme, me dit-elle avec
•orgueil, il m'a amenée de là-bas, tandis que les autres
il les a ramassées sur le pavé de Venise.
— Et lui êtes -vous fidèle ? repris-je en riant.
— Oui, quand la misère et la rage ne sont pas les
plus fortes, ma, signer, le théâtre! le théâtre! et je de-
viendrai une brave femme tranquille qui aimera bien
«es enfants.
J'ai toujours remarqué que la femme la plus tombée
aspirait à sa réhabilitation.
Je la quittai en lui promettant de m'occuper d'elle.
J'achetai avec mon dernier écu un gros bouquet et je
me rendis à l'opéra. J'avais ma place dans la loge du
consul ; j'y étais à peine que. l'amant de la vrima
donna entra et vint à moi tout ému.
— Ah! monsieur, me dit-il, la fureur de Zéphira ne
connaît plus de bornes ; elle prétend que Stella a mêlé
un philtre au vin qu'elle lui a fait boire uier en soupant,
que ce philtre l'a rendue sotte et brute et vous a éloigné
d'elle ; elle se vengera, dit-elle, et je redoute qu'à
— 108 —
l'heure qu'il est, elle ne monte une cabale contre ma
chère Stella. Je vous en prie, avant que la toile ne se
lève, allez dans la loge de Zéphira essayer de l'apaiser.
Offrez-lui même ce bouquet destiné, je le devine, à
mon amie. Vous lui éviterez des coups de sifflets que
toutes les fleurs de Venise ne pourraient étouffer.
J'obéis au jeune Vénitien et décidé à jouer un rôle,
j'entrai gaiement dans la loge de Zéphira. Elle devint
pourpre en m' apercevant, et pour éloigner le seigneur
Luigi, son amant, elle lui ordonna d'aller lui quérir
des oranges confites. Aussitôt que nous fûmes seuls,
elle me demanda impétueusement pourquoi je l'avais
abandonnée la veille,
— Vous dormiez si bien et avec tant de grâce, signo-
rina, que vous m'avez semblé en ce moment une divi-
nité de l'Olympe, je me suis senti indigne de vous, moi
simple mortel, et je me suis retiré respectueusement
en tremblant pour attendre vos ordres.
Je savais que le langage élogieux et un peu amphi-
gourique plaisait toujours aux courtisanes.
Zéphira minauda.
— Mais, me dit -elle ensuite avec une sorte de finesse,
vous voilà pourtant sans que je vous aie appelé.
— Voulez-vous que je sorte, répondis-je d'un air
soumis.
— Non, car je vous attendais. Et elle ajouta plus bas:
Je vous désirais. Ce beau bouquet que vous avez là,
ajouta-t-elle, est sans doute pour Stella ?
— Vous voyez bien que non, puisque je l'apporte id.
— 189 —
Elle s*en saisit et le baisa follement en s'écriant:
— Oh ! les beaux myrtes !
Je n* avais pas remarqué que ce bouquet se composait
de myrtes et d*œillets blancs. Le comte Luigi rentra,
tandis que Zéphira me disait:
— ^Trouvez-vous pendant Tentr'acte dans les coulisses,
à la loge de Stella.
— J*espère que vous allez Tapplaudir et la traiter en
bonne camarade, répliquai-je tout haut.
— Oh ! soyez tranquille, je lui réserve une pluie de
bouquets, mais je garde celui-ci, ajouta-t-elle à voix
basse.
Je la quittai sous prétexte que le consul m'attendait.
— A tantôt, me dit-elle comme je sortais.
— Oui, après le triomphe de Stella, répondis-je.
Dès le premier acte, le succès de la prima donna
fut immense, on lui fit des ovations à l'italienne, son-
nets et couronnes pleuvaient sur sa tète. Zéphira tint
parole, elle acclama Stella, lui battit des mains et lui
jeta des fleurs. Â chaque entr'acte, elle alla la féliciter
et l'embrasser dans sa loge. Elle m'y trouva, ce qui la
rendit encore plus expansive et plus tendre pour sa
camarade. Elle voulait le soir même, improviser une
fête chez le comte Luigi pour célébrer la réussite de
Stella.
Et comme elle insistait auprès de son amie pour me
décider à venir à cette fête :
— Toi seul tu peux entraîner le signor Francese,
repartit la prima donna en riant.
4t.
— 190 —
Je répondis que je ne disconvenais pas de cet em-
pire; mais qu'un vieux parent malade m'attendait, et
qu'avant quelques^ jours je ne serais pas libre.
A ces mots, Zéphira s'élança vers moi, et je crus
qu'elle allait me griffer de ses jolis doigts. Elle s'écria
qu'elle comprenait bien que tout ce que je disais était
un prétexte et que je ne voulais ni l'aimer ru la
voir.
. Je répliquai galamment que mon unique désir était
de passer ma vie auprès d'elle, et que, pour nous lier,
dès ce soir j'allais lui demander un service. Je lui parlai
alors de la petite danseuse du Maroc et de son ambi-
tion théâtrale. Comme je l'assurai que l'Africaine n'é-
tait pas belle, elle me promit de la recommander le
soir même à Vimpresario qui devait la reconduire
dans sa gondole.
— Je n'y mets qu'une condition, ajouta-t^lle, c'est
que vous viendrez dans trois jours à la fête que je
donnerai.
— Non, dans huit jours, répliquai-je ; car l'oncle que
je soigne est fort malade. Dans huit jours il sera guéri,
vous aurez fait débuter la pauvre danseuse et je serai
tout à vous, belle Zéphira.
Elle trépignait d'une jambe tout en balançant l'autre
horizontalement. Je serrai le bout de son pied, chaussé
de satin nacarat, puis, sans vouloir rien entendre, je
m'aventurai dans le dédale des coulisses.
Je trouvai sous le péristyle du théâtre le consul de
France. Il m'attendait, me dit-il; il offrait le soir même
— 191 —
tm media^noche à quelques Vénitiens et à quelques
étrangers de distinction ; leur compagnie me plairait
et tous seraient heureux de me connaître. Il n'y aura
pas de femmes, ajouta-t-il ; ainsi vous pouvez venir
sans déplaire à votre belle amie.
Je suivis le consul. Aussi bien, pensai-je, à quoi bon
rentrer au logis avant le jour, puisque je trouverai la
porte d'Antonia close?
Une vingtaine d'hommes étaient déjà réunis dans le
salon du consul quand nous y arrivâmes. Quelques-uns
étaient assis à des tables de jeux ; d'autres, debout,
causaient, en groupes, musique ou politique ; plusieurs
fumaient, accoudés aux balcons des fenêtres ouvertes.
Le consul me présenta à ses amis. Nous échangeâmes
quelques paroles cordiales, puis je me plaçai machina-
lement devant une table de jeu, cédant à l'instinct qui
me poussait à m'étourdir. Comme je mêlais les cartes,
je me souvins qu'il ne me restait pas un franc dans
la poche : il n'était plus temps de me lever. J'appelai
le consul et lui dis :
— Vous m'avez tantôt enlevé du théâtre sans me
permettre de rentrer chez moi, et je m'aperçois que je
n'ai pas ma bourse.
Il me remit cinquante louis.
Je ne suis joueur que par occasion, c'est-à-dire qu'il
faut que le jeu vienne à moi et que je ne vais jamais ,
au jeu; mais si je rencontre par hasard, comme ce.
soir-là, une table et des cartes, un partenaire riche et
passionné, calme en apparence, gagnant sans ivresse.
— 192 —
et sachant perdre sans sourciller, cela m'aiguillonne ^
alors je joue comme je travaille, avec la fièvre, ner-
veusement et dans une sorte de volupté âpre. Ce soir-
là, Tabsorption du jeu me parut délicieuse ; elle me fit
oublier jusqu'à Antonia : je jouais d'ailleurs avec une
persistance de chance heureuse et de coups habiles qui
semblaient tenir de la magie. Vers deux heures du ma-
tin, quand un domestique du consul vint avertir Leurs
Seigneuries qu'elles étaient servies, j'avais gagné cent
louis au noble Vénitien qui me faisait vis-à-vis. Je lui
dis que je serais prêt à lui donner sa revanche en sor-
tant de table. Il me répondit gaiement qu'après le vin
de Chypre nous ne songerions plus qu'à dormir; mais
que si je voulais bien lui faire l'honneur de visiter un
soir sa galerie de tableaux, il m'offrirait de recom-
mencer la partie.
Nous étions à peu près trente hommes assis autour
d'une table splendidement servie. Quoiqu'il n'y eût
pas de femmes, on commença par parler d'elles. L'a-
mour s'introduit partout où une fête se donne : quand
il n'est pas en action, on se le raconte. Quelques jeunes
gens firent le récit des dernières aventures galantes
qu'ils avaiept recueillies. Mais deux peintres et un
poëte qui étaient là élevèrent bientôt la conversation
jusqu'à l'art, cet amour idéal des grandes âmes. L'un
d'eux s'écria : « L'art est d'ailleurs pour nous une
question de patriotisme : que serait l'Italie moderne
sans la poésie, la peinture et la musique? Notre gloire
à nous c'est la Renaissance et les génies épars qui
— 193 —
rfont cessé d'en perpétuer Técho jusqu'à nos jours. Si
ritalie vit encore et garde son nom dans le monde,
elle ne le doit point à la nation, mais à quelques grands
hommes qu'elle produit comme pour protester contre
son néant, i
— L'art nous énerve en berçant notre orgueil d'une
gloire apparente, s'écria amèrement un noble Véni-
tien, ami du comte Confalonieri. Notre histoire aussi et
le rôle qu'a joué Rome dans l'antiquité nous montent
au cerveau. C'est une ivresse décevante d'où sort
l'inertie. Malheur aux peuples qui ne vivent que du
souvenir de leur grandeur passée ! ils perdent bientôt
la vie active des nations et se décomposent dans l'ou-
bli. « 11 vaudrait mieux, — c'est Byron qui l'a dit en
» pleurant sur Venise, — que le sang des hommes
» coulât par torrents que de rester stagnant dans nos
1 veines tel qu'un fleuve emprisonné dans des canaux.
* Plutôt que de ressembler à un malade qui fait trois
> pas, chancelle et tombe, il vaudrait mieux reposer,
» avec les Grecs aujourd'hui libres, dans le glorieux
» tombeau des Thermopyles, ou du moins fuir sur
» l'Océan, être dignes de nos ancêtres et donner à
» l'Amérique un homme libre de plus, i
— C'est trop vite désespérer de notre avenir, s'écria
un jeune carbonaro échappé à la proscription. J'ai tâté
en secret le pouls à l'Italie, et je vous assure qu'elle vit.
Elle n'est point semblable à la Grèce, que Byron com-
pare à une faible jeune fille morte. Non^ l'Italie se lè-
vera dans sa force comme une de ces belles guerrières
— 194 —
de la Jérusalem délivrée. Mais U faut que la France la
regarde en sœur et non en ennemie.
Et, se tournant vers moi, il ajouta :
— Vous, monsieur, qui êtes Fami du jeune prince
appelé à gouverner la France, pensez- vous qu'il soit
intelligent, généreux et libéral autant qu'on nous Ta
dit?
— Je vous suis garant, répondis-je en élevant la
voix, que rien de ce qui est noble ne lui est étranger,
et que rien de ce qui est grand ne le sera à son règne.
Je vous demande, messieurs, de lui porter un toast et
d'y associer la France et l'Italie. Dès demain je lui
écrirai votre sympathie.
Le consul leva le premier son verre, et nous bûmes
tous à ce prince aimé qui devait vivre si peu.
Malgré la vivacité d'une causerie qui changeait à
chaque instant d'objet, les vins mêlés, la saveur des
mets et les heures dérobées au sommeil,* dont nous
sentions l'influence, commençaient à nous engourdir.
La conversation devint moins générale, et bientôt cha-
cun ne parla plus qu'à son voisin de table. J'avais à
ma gauche un aimable érudit de cinquante ans, qui
avait la plus belle bibliothèque de Venise : des docu-
ments inédits et les chronique^ les plus rares sur l'his-
toire publique et privée des hommes célèbres de Ve-
nise s'y trouvaient réunis.
— En les parcourant, me disait mon interlocuteur,
vous verrez revivre nos doges, nos magistrats, nos gé-
néraux, nos artistes^ nos aventuriers et nos courtisanes.
— 195 —
Je lui répondis que je profiterais au premier jour de
son oftire attrayante.
Quoique les rideaux de brocard des fenêtres eus-
sent été hermétiquement fermés, chaque fois que les
laquais de service ouvraient les portes une large raie
de lumière se projetait sur nous ; elle venait d'une ter-
rasse où le jour naissant éclatait. Bientôt quelques
rayons de soleil se glissèrent à travers cette ligne opa-
que et blanche. Plusieurs convives dirent, avec un
léger bâillement, qu*il était temps de se retirer. Nous
nous levâmes tous et nous regagnâmes, un peu chan-
celants, les gondoles qui nous attendaient.
Quand je rentrai dans ma chambre, j'avoue que je
ne songeai qu'à dormir, sans me préoccuper d'Anto-
nia. Mais je vis avec surprise que la porte de commu-
nication entre nos deux chambres était ouverte. Je me
précipitai, plein d'effroi, dans la chambre d'Afitonia,
craignant qu'elle ne fût malade ou sortie, partie peut-
être ?
Je la trouvai tranquillement assise devant la table, où
elle écrivait; elle venait de se lever et reconmiençait
à travailler. Son teint était reposé, ses noirs cheveux à
peine liés, s'échappaient en boucles sur ses tempes, ses
yeux brillaient de toute la flamme de l'inspiration ou
peut-être d'une colère concentrée. Sa robe de cham-
bre, dénouée, laissait à nu ses bras, son cou et une
partie de ses épaules. Elle me parut si belle et si digne
dans cette attitude du travail et de la solitude que,
poussé par un invincible attrait, je m'agenouillai près
— 196 —
(f elle et Tembrassai. Elle me laissa faire, mais sans
me rendre mes caresses : elle me regardait tristement
et avec froideur.
— J'avais pensé, en trouvant la porte ouverte , que
la paix était faite, lui dis-je, et voilà que je te trouve
comme un bloc de glace.
-5- J'ai ouvert cette porte, reprit-elle, pour vous don-
ner im conseil; vos traits sont altérés, vous êtes d'une
pâleur effrayante et vous ne résisterez pas à cette vie
de dissipations, et peut-être de débauches ; puis vous
devez manquer d'argent. Je me demande qui est-ce
qui vous héberge et vous nourrit quand vous passez
les jours et les nuits loin d'ici. De deux choses Tune :
ou vous vous endettez, et c'est une folie indigne d*un
pauvre artiste ; ou les autres payjpnt pour vous, et
c'est alors une humiliation indigne d'un gentilhomme.
Je vous en conjure, Albert , renoncez à ce genre de
vie, je ne dirai point par amour pour moi, car votre
conduite me prouve que vous ne m'aimez pas, mais
par respect pour la dignité humaine. Si je cesse d'être
votre maltresse, je resterai toujours votre mère, Albert,
et j'ai dû vous parler comme je parlerais à mon ûls.
— Grand merci, lui dis-je en éclatant de rire, je vous
ai écoutée sans vous interrompre, et si vous voulez
bien à votre tour m'accorder ci^q minutes d'attention»
vous pourrez juger que dans votre petit discours ma-
ternel, très-peu tendre et encore moins charitable,
vous m'avez fort gratuitement accusé d'indélicatesse,
de dissipation et même de débauche. Je lui fis alors le
— 197 —
récit circonstancié et véridique de l'emploi de ma jour-
née et de ma nuit.
— Si vous aviez consenti à m'accompagner, pour-
suivis'je, vous n'auriez pas tout à fait perdu votre
temps, en voyant et en entendant la belle prtma donna.
Elle aurait pu vous fournir, pour un de vos romans, un
type de femme artiste, simple, grande et aimante. Cette
figure serait très-sympathique, je vous assure, pourvu
que vous n'eussiez pas la prétention de l'embellir en
ajoutant à ses qualités naturelles des aspirations hu-
manitaires ! Je prononçai ces deux mots en ouvrant
démesurément la bouche, ce qui produisit un bâille-
ment involontaire.
— Allez donc dormir, s'écria Antonia dépitée.
— Je n'ai plus que deux phrases à vous dire, re-
pris-je, puis j'irai faire un long somme. Ma nuit pas-
sée chez le consul, en compagnie de nobles Vénitiens,
m'a plus éclairé sur Venise et son histoire que bien des
lectures solitaires. La vieille comparaison est toujours
vraie, ma chère, le poëte est comme l'abeille, il bu-
tine sans effort et en se jouant les sucs dont il compose
son miel. J'ai donc enrichi mon esprit, comme vous
auriez pu enrichir le votre durant ces heures en appa-
rence si oisives; et pour dernier argument en faveur de
la manière raisonnable dont je mène la vie, voici cent
louis qu'un bienfaisant hasard m'a fait gagner cette
nuit très-prestement et très à propos à im opulent Vé-
nitien ; prenez-en la moitié pour remplir votre bourse,
que vous me reprochez si souvent de laisser vide, — et
— 198 —
en parlant ainsi, j'alignai cinquante louis sur une des
feuilles du manuscrit d*Ântonia ; elle secoua la page
avec colère et fit jaillir les pièces d'or sur le parquet.
— Il ne vous manque plus que de devenir joueur;
avant peu vous partagerez vos nuits entre les tripots et
cette petite saltimbanque africaine.
— Elle a ton regard Antonia, et c'est pourquoi elle
me plaît, répondis-je du seuil de la porte qui séparait
nos deux chambres. Allons, ma chère, viens me bercer
dans tes bras ou trêve de tes sermons qui tombent
sans fruit sur un homme endormi.
— Que Dieu vous sauve, moi j'y renonce, répliqua -
t-elle sous forme de péroraison.
Jugeant à cette iatervention de Dieu ( dont les écri-
vains romantiques abusent par trop, soit dit en passant),
qu'elle ne m'accorderait pas le plus petit baiser ; je
fermai la porte et me mis au lit.
Mon sommeil fut long et réparateur. Antonia qui à la
réflexion redevenait toujours une bonne et cordiale
femme, rendit la maison silencieuse afin qu'aucun bruit
subit ne m'éveillât.
Je ne me levai qu'à une heure et je fus charmé de
voir qu'elle m'avait attendu pour déjeuner dans notre
salon qui donnait sur le quai des Esclavons.
Je ne la regardais pas même, craignant d'être trou-
blé par sa beauté toujours nouvelle pour moi, et, afin
d'éviter tout orage et de ne plus irriter son humeur, je
lui racontai d'un ton libre d'intéressantes particularités
sur Venise que m'avaient apprises les hôtes du cqhsuI;
— 199 —
elle parut m'écouter avec intérêt et lorsqu'elle me vît
prêt à sortir, elle me dit :
'— Reviendras-tu souper ce soir?
— Oui, répondis-je, si après tu consens à le promener
un peu au loin ; nous irons à Saint-Nicolas du Lido.
— Encore! répliqua-t-elle avec impatience, tu ne
peux donc pas attendre que je sois délivrée du poids
de mon cerveau. •
— J'attendrai tant qu'il te plaira, repris-je* en affec-
tant une indifférence par laquelle j'espérais faire naître
sa jalousie et réveiller son amour.
Mais non, elle reprit sa pose impasssible en me re-
gardant partir et comme je montais en gondole, je la
vis à la fenêtre fumant avec tranquillité.
Je me trouvais bête et décontenancé ; je me deman-
dai à quoi me servaient mon imagination et ma jeunesse
si elles étaient sans pouvoir sur la volonté de cette
femme obstinée. Je me promis bien, du moins de ne
plus donner à son paisible orgueil le spectacle de mon
agitation, et je me jurai de renfermer mes angoisses
sous la double dignité du calme et du silence. Mais
quand le cœur en arrive à cette contrainte que devient
l'amour ?
Tout entier à mes sensations personnelles, je n'avais
pas songé à traverser la place Saint-Marc pour remettre
à la pauvre danseuse ma carte sur laquelle j'avais écrit
l'adresse de Zéphira. Je me reprochai mon oubli et re-
vins sur mes pas; je trouvai la brune enfant à sa place
accoutumée, vêtue comme la veille, de sa robe neuve
— 200 —
et coiffée plus coquettement encore ; elle avait piqué
dans ses épais cheveux noirs de gros œillets rouges
parfumés.
— Préviens la danseuse Zéphira, lui dis-je en lui re-
mettant cette carte, que je ne la reverrai que le jour de
tes débuts à la Fénice; d*ici là, comme elle le sait, je
reste auprès d'un parent malade.
— Et moi,8ignor, ne vous reverrai-je pas? répondit
l'Africaine en me regardant étrangement.
— Toi pas plus qu'elle, fis-je avec humeur conmie
pour me débarrasser de ces deux obsédantes figures
de femmes.
— S'il en est ainsi, caro signor^ laissez-moi vous ac-
compagner un peu dans votre -gondole, à présent que
je suis propre et pimpante, grâce à votre générosité.
J'ai quelque chose à vous dire.
— Et moi je ne veux pas t' entendre, répliquai-je et
je disparus sous les arcades, en lui lançant brutalement
un louis à la face. Comme je tournais la tète, à l'un des
angles de la place, je l'aperçus qui pleurait.
Je me mis à maudire toutes les femmes, leur influence
fantasque, harcelante et incessamment incompatible
avec le repos de l'homme ; en pensant ainsi je rejoi-
gnis ma gondole, je m'y étendis tout de mon long et
j'ordonnai aux gondoliers de me conduire au large et
de faire le tour du fort Saint-Andréa ; les vagues me ber-
çaient mollement, la tente close et noire de la gondole
m'enfermait comme les rideaux d'un lit ; ces mêmes
figures de femo^es, dédaignées tantôt^ repassaient gra-
— 201 —
cieuses devant moi, je leur tendais mes bras énervés de
n'étreindre que le vide^ et si, à ce moment^ à défaut
d'Antonia, la petite saltimbanque ou même Zéphira se
f issent offertes à mes désirs, je ne sais ce que serait de-
venue la fidélité de mon amour. Une secousse des vagues
m'arracha au vertige de ce rêve. Je tirai brusquement
les stores de la gondole ; le grand jour et le vent de la
mer y pénétrèrent à la fois. Nous étions arrivés au rivage
méridional du Lido ; l'étendue des vagues bleues de
r Adriatique se déroulait devant moi. J'aspirais de toute
la force de mes poumons l'air vivifiant qui soufflait du
large. Je descendis à terre ; voulant faire seul le tour de
ces rives sablonneuses, j'ordonnai à mes deux gondo-
liers d'aller m'attendre vers le bord opposé.
Je marchais à l'aventure; j'enfonçais parfois jusqu'à
la cheville, et je songeais à Byron essayant de diriger
un cheval fougueux sur ce sol mouvant ; je revoyais le
grand poëte anglais avec son front inspiré couronné de
cheveux soyeux et bouclés; ses yeux où son génie écla-
tait, sa bouche sérieuse et charmante conune celle d'une
belle jeune fille qui aime et qui rêve ; son cou sculptural
qu'une cravate large laissait presque toujours à nu. Cette
tête superbe empreinte de la beauté idéale et que j'avais
revue vivante dans l'admirable buste de Thorwald-
sen *, semblait me suivre du regard durant ma pro-
1. Une femme qui a été à Byron ce que Béatrix fût à Dante et
Vittoria Colonna à Michel-Ange, c'est-à-dire l'inspiration et Tamour,
nous écrivait, il y a trois ans, pendant que nous étions à Londres :
« Cherchez à Sydenham le huste que Thorwaldsen a fait du plus beau
— 202 —
menade solitaire. Je songeais à son long ennui qu'une
mort glorieuse abrégea ; il m'apparaissait toujours fa-
tigué de vivre et incertain de l'amour. Je m'appuyai
» de tous les hommes ; Thorwaldsen était un artiste de génie, Bt
» quoique la beauté de lord Byron fût d*un ordre si éleyé que ni le
» pinceau, ni le ciseau n'aient jamais pu la saisir, car, par l'exprès-
» sion de son grand génie et de sa belle âme, cette beauté deye-
» nait presque surnaturelle ; toutefois, ce sculpteur éminent Ta
n interprétée mieux que tout autre, et a pu faire passer dans son
» marbre quelque rayon de cette ravissante beauté. Quant à un autre
D busle fait par Bertolini, ne le regardez même pas : c'est une honte
» pour l'artiste, homme de talent mais sans idéal. Vous savez ce que
» dit Shaksj^re dans Hamlet :
» . . . . He was to this
» Hyperion — to a satyr. »
Le même cœur qui avait dicté ces lignes 8*émut lorsque M. Tre*
lawney publia récemment à Londres un livre sur lord Byron, oU il
prétend qu'ayant voulu revoir Byron mort et s'étant trouvé un mo-
ment seul dans sa chambre, il souleva le drap qui le cachait et décou-
vrit: (( Qu'il avait le buste d'Apollon, sur les jambes tordues du Sft-
» tyre. »
La Revue des Deux-Mondes et la Presse parlèrent de ce livre, et
c'est à cette occasion que celle qui avait connu lord Byron danS'l'é-
dat de sa gloire, de sa jeunesse et de sa beauté, nous écrivit la lettre
suivante, énergique et convaincante réfutation de l'invention fantas-
tique de M, Trelawney :
« ... Que dire? quels mots employer pour exprimer ce qu'on éprouve
» lorsqu'on lit des choses semblables, et surtout lorsqu'on voit la
» bonne foi et l'élévation d'âme accepter à regret, — mais accepter
» pourtant de pareils mensonges ? — Jamais, croyez -le bien. Dieu
» n'a prodigué et réuni sur une de ses créature, un ensemble de
» dons comme sur lord Byron. Mais, hélas, jamais aussi les hommes
D ne se sont plus acharnés à disputer un à un ses' dons ; ne pouvant pas
D monter jusqu'à lui, ils ont lâché de le faire descendre jusqu'à eux. Ils
» ne l'ont épargné que là oh il était absolument inattaquable. Ne pou-
— 203 —
sur ce compagnon invisible et je lui disais : Console-
toi; le mal qui t'a frappé m'a atteint, et je ne trouve
plus ni en moi ni hors de moi, de quoi apaiser mon
x> yant pas lui refuser son grand génie, obligés de reconnaître sa supé-
» riorité intellectuelle, ils se sont attaqués à son être moral. Forcés
» d'avouer que sa beauté était presque divine, ils ont inventé des fa-
» blés pour faire croire qu'il y avait dans sa personne des défauts
» mystérieux qui le mettaient au-dessous de l'humanité. Ils ont trouvé
» dans ce bel exercice de leur esprit inventeur un aliment à leur va-
» nité, et souvent à leur cupidité. Heureusement que ceux qui peuvent
)) confondre ces turpitudes sont encore vivants, et ne manqueront pas
» de rétablir la vérité des faits.
» Je connaissais l'absurde invention de M. Trelawney, qui, craî-
» gnant peut-être d'être oublié, a voulu se rappeler une fois encore
9 au monde par un odieux mensonge sur lord fiyron, mensonge qui
» serait ridicule s'il n'était pas révoltant. J'étais en Angleterre lorsque
» ce bel ouvrage a paru, et je puis dire qu'il a indigné au plus haut de-
» gré le publie. La renommée parfaitement méritée de M. Trelawney^
)} proclame que pendant toute sa vie (qui n'a été qu'un tissu d'extra-
» vagances, pour parler avec chmié), jamais il n'a pu dire une
» vérité,
)) Lord Byron, dont M. Trelawney n'a jamais été un ami, mais une
)> simple connaissance de ses derniers jours en Italie, et qui l'avait invité
» à le rejoindre en Grèce parce que dans les circonstances de l'insur-
» rcction de la Grèce il pouvait être de quelque utilité, se moquait sôu-
» vent de lui, sachant qu'il voulait réaliser en sa personne le type
» imaginaire de son Corsaire. — Cependant, disait lord Byron, Con-
)) rad fttisait une chose àe plus et une de moins que Trelawney,
» — il se lavait les mains et ne disait point de mensonges.
D A bord du vaisseau qui l'emmenait en Grèce, il s'est souvent mo-
» que des mensonges de Trelawney, et, après sa mort, ces plaisanteries
» ont été publiées. Delà l'hostilité de Trelawney, qui a attendu la mort
» de Fletcher *■ pour satisfaire sa vengeance.
(( Mais il y a trop de raisons et trop de témoins contre lui pour
1. Valet de chambre de lord Byron, qui ne l'a jamais quitté.
— 204 —
âme I — Antonia m^aimerait-elle au gré de mes désirs
infinis, je sentirais encore un tourment sans cause.
L'ombre de Byron me répondit: C'est ton cœur de
» qu'il puisse prouver son odieux mensonge. Si lord Byron fût né
» si mal conformé des jambes, comment aurait-on pu Tignorer ju»-
n qu'à sa mort? Quoique ange pour ses perfections, il n'était ce-
» pendant pas tombé du ciel homme fait et habillé, ni arrivé inconnu
u des pays inconnus. Il avait eu des nourrices, des bonnes qui ont
» été interrogées; qui ont dit tout ce qu'elles savaient de lui, et elles
» ont toujours déclaré que l'enfant n'avait qu'M» de ses pieds mai
» conformé par une chute, un accident qui lui était arrivé après sa
I» naissance. H avait été traité par des médecins à Nottingharriy k
j> Londres, à Dulwich et toujours pour la seule fin de rétablir la
D forme de son pied et enfin après les soins du docteur Glenine, il
» était arrivé à se rétablir assez pour pouvoir se servir de chaussures
D ordinaires. L'enfant, tout joyeux, annonce l'heureux événements
» sa bonne par une lettre qui a été conservée comme un témoignage
» de son bon cœur. Et, outre cela, n'a-t-il pas été au collège à Aber-
» deen, à Oulwich, à Harrow, jusqu'à son départ pour Cambridge?
» Est-ce là, avec les enfants de son âge et de tout âge, vivant avec
» eux, menant en tout la vie des autres écoliers, qu'il aurait pu ca-
» cher son défaut avec des habillements extraordinaires? Et ses com-
D pagnons d'étude dont la plupart sont encor* vivants, pourquoi
» se seraient-ils tu sur ces défauts physiques de leur camarade, qui
» font tant d'impression sur l'enfance ? Auraient-ils attendu les révé-
» lations lâches si elles étaient vraies, odieuses étant fausses de
» M. Trelawney, pour dire que lord Byron avait non-seulement un
D pied défectueux par suite d'un accident , mais les jambes mon-
» strueuses de naissance? Et s'il avait eu cette difibrmité, est-il possible
» qu'il eût pu se distinguer parmi ses camarades et être supérieur
» aux autres pour tous les exercices d'adresse comme il l'était,
» et que plus tard il se fût encore distingué dans tous les exer-
» cices du corps, sans jamais trahir qu'un simple défaut de con-
D formation dans un pied à peine sensible et ne lui ôtant ni grâce ni
» agilité? N'a-t-il pas toujours monté à cheval avec une remarquable
— 205 —
poëte qui gémit en toi. La connaissance de tout ce qui
fût, la vue des passions et des misères humaines, la per-
ception de Tinfini dont il ne peut pénéti-er le mystère.
» élégance? Ne nageait-il pas mieux qu'aucun nageur de son temps?
» Ne jouait-il pas avec aisance à tous les jeux de deitérité ?— On devrait
» encore ajouter, a-t-ildonc toujours aimé platoniquemcnt? N'a-t-il pas
^ été marié ? Et dans toutes ces différentes circonstances pouvait-il
» cacher des difformités pareilles à celles que lui prête M. Trelawney ?
» Ajoutons encore aux preuves matérielles que son corps a été embaumé
» par les docteurs Millingen^ Bruno, Meyer, et que ces messieurs
» ont parlé de la parfaite conformation de lord fiyron, à Texception
» d*un pied.
» Il existe un charmant portraU de lord fiyron enfant, peint
» par Finden, qui le représente debout et jouant de Tare, et ses
» jambes dans ce portrait sont jolies et élégantes comme toute sa per«
» sonne. Mais je ne finirais pas si je voulais énumérer toutes les
» preuves du mensonge de M. Trelawney. Quant à la mélancolie
» de lord Byron, elle a été pour le moins bien exagérée. Lord Byron
j» était habituellement serein et gai dans les dernières années de sa vie*
» Lorsqu'il a souffert de quelques instants de mélancolie, ce n'était
» certes pas à cause d'une imperfection de son corps, pour la beauté
» duquel, comme pour toutes les autres qualités, qui faisaient de lui
» un être si privilégié, il ne pouvait que remercier le ciel, mais cette
A mélancolie provenait de son tempérament poétique, si sensible et si
» aimant ; de la perte d'amis et de personnes aimées ; de la perle aussi
» de quelques illusions de jeunesse, et plus tard de l'ingratitude, de
» la calomnie, de toutes les basses et hypocrites passions conjurées
i> contre lui pour le punir de sa supériorité. On peut l'attribuer aussi à
9 ce poids des grands problèmes de notre existence, qui pèse sur les
D grandes âmes plus que sur les esprits ordinaires.
» Mais dans les dernières années de sa vie, lorsqu'un esprit d«
» philosophie et des tendances plus religieuses qu'on ne croit, et qu'il
» ne s'avouait pas encore à lui-même eurent agi sur lui, son âme devint
1» de plus en plus sereine, et tout le monde qui l'a vu alors s'accorde
» à dire qu'il était habituellement gpi, enjoué, charmant. »
1-2
— 206 —
le sentiment du beau dont la possession lui échappe,
réblouissement de la gloire dont il mesure le néant, en
voilà assez pour composer Técrasant fardeau qui inces-
samment broie son âme. Tu souffres, ô mon frère ! du
mal de la pensée, et ce mal est incurable ; regarde ce
vaisseau qui glisse sur la mer calme ; il file vers TOrient
et va saluer en passant ma Grèce bien-aimée. Les ma-
telots qui le conduisent étaient tristes tantôt à l'heure
des adieux ; on a même vu des larmes rouler sur leurs
bruns visages ; mais les voilà en mer: le soleil brille,
ime brise favorable enfle leurs voiles ; la traversée sera
bonne et rapide, pourquoi s'affliger? Entends- tu réson-
ner sur les vagues leurs refrains joyeux ? Ils chantent
comme ils pleuraient ce matin, ils s'abandonnent naïfs
à Tanimalité de leurs sensations. Mais essaye, toi eri
qui l'esprit domine, de monter comme passager sur ce
navire; les deux auront beau te sourire, et les flots te
bercer, toujours, toujours, tu ressentiras le reflet de tes
propres douleurs, répercutées à Tinfini par les dou-
leurs immémoriales de la terre; souviens-toi de ces
mots de Leibnitz : « L'âme du poëte est le miroir du
monde. » Vis donc sans te plaindre et sans espérer
guérir.
La voix mourut en moi ou autour de moi ; car je
n'oserais jurer qu'elle ne m'eût pas réellement parlé.
J'entrai dans le cimetièi'e des juifs, et je m'assis à
l'ombre de quelques arbustes. En considérant ces tom-
bes, que l'intolérance de la vieille Venise avait par-
quées hors de ses miu*s« je pensais au mépris et à la
i. '
— 207 —
proscription qui frappèrent si longtemps, même dans
la mort, cette grande race juive. Belle, tenace, intelli-
gente, à travers tant de siècles de persécutions, elle
s'est maintenue distincte et forte ; sa patience hérédi-
taire a triomphé des obstacles et des humiliations; au-
jourd'hui ses fils régnent à l'égal des chrétiens : plu-
sieurs par le génie des lettres et des arts, un plus grand
nombre par l'industrie, cette puissance nouvelle des
temps modernes. Leurs richesses les fait asseoir à côté
des rois et les associe à la destinée des peuples. Qui
donc oserait se détourner d'eux! Où sont désormais
les Shylocks persécutés et persécuteurs? que devien-
nent nos haines et nos injustices? où vont nos croyan-
ces ? Les convictions et les certitudes des nations et
des individus dévient, se décomposent et disparaissent à
travers le cours troublé de l'histoire. Ceux qui igno-
rent végètent en paix; ceux qui savent et qui embras-
sent d'un regard ce passé anéanti, s'épouvantent. Ils
voient bien que ce qui a été n'est plus, et ils se de-
mandent ce qui sera. Que reste-t-il des symboles et
des passions des âges détruits? Un sentiment indivi-
duel, l'amour ! que beaucoup même commencent à nier.
On raille déjà l'amour comme on a raillé la foi et la
royauté avant de les détruire : le sarcasme est l'arme
qui découronne avant le glaive qui décapite.
Tandis qu'assis dans le cimetière des juifs j'étais as-
sailli par ces pensées, j'avais devant moi la mer tran-
quille où glissaient quelques barques; je tournais le dos
à Venise, sur laquelle le soleil qui déclinait allait répan-
- 208 —
dre en se couchant des pourpres d'incendie. J'enten-
dais mes deux gondoliers qui, profitant du repos que
je leur laissais, avaient entonné une barcarolle : leur
voix, agrandie par Tespace, montait en intonations su-
perbes.
Un peu las de ma promenade à travers les sables, je
me dirigeai vers un cabaret du Lido, célèbre par son
vin de Samos. L'hôte, qui commençait à grisonner, me
dit que lord Byron s'était souvent assis à la table où je
me plaçai sous une tonnelle :
— J'étais jeune alors, ajouta-t-il, et chaque jour je
suivais à la course le cheval de Sa Seigneurie ; puis,
quand je voyais bête et cavalier n'en pouvant plus,
j'offrais à milord de venir se reposer chez moi. Parfois
milord dînait ici. Ne voudriez-vous pas, signor Frart"
vese^ en faire autant?
Le moyen de résister à un homme qui se recom-
mandait à moi d'un aussi grand nom ? Ma amrse au
bord de la mer m'avait affamé ; la tranquillité du lieu
me tentait. Je me fis servir sous la tonnelle une dorade
qu'on venait de pécher, une polenta et du fameux vin
de Samos. Je ne suis pas certain d'avoir bu réellement
du vin grec, mais rien que le nom me charmait. J'aime
ces noms euphoniques de la langue d'Homère ; ils
abondent à Venise : on dirait que les flots et la brise de
la mer du Pyrée les ont roulés jusqu'à l'Adriatique.
Ce vin généreux, la solitude de la plage et la fraî-
cheur du soir me plongèrent dans un bien-être qui
m'apaisa. Quand je remontai en gondole pour regagner
— 209 -
Veriise, je n'étais pas le même homme que le matiu.
J'avais ouvert les stores de la barque pour contem-
pler devant moi la poétique cité qui se détachait sur le
fond rouge du soleil couchant : les coupoles de Saint-Marc
s'élançaient dans le ciel lumineux. Je débarquai en face
du pont des Soupirs, et je restai là jusqu'à la nuit^ regar-
d9nt autour de moi et répétant en anglais la première
strophe du quatrième chant de ChiJde Farold,
c Me voici à Venise près du pont des Soupirs. De
> chaque côté j'aperçois un palais et une prison. Je
» crois voir sortir la ville du milieu des vagues comme
3 si la baguette d'un magicien l'eût élevée tout à coup.
» Des milliers d'années étendent leurs ailes sombres
» autour de moi, et une gloire mourante étend ses
D lueurs sur ces temps éloignés où tant de contrées
» soumises à Venise admiraient ses monuments de
» marbre, son lion redoutable et où la reine de l'Adria-
> tique dictait ses lois aux îles nombreuses qui for-
> maient son empire.
:» Elle semble la Cibèle des mers, coiu*onnée dans le
> lointain d'un diadème de tours! etc. :»
Doublement absorbé par Venise, que baignaient des
flots de lumière et par les vers du grand poète, qui
me berçaient harmonieusement, je n'entendis pas mar-
cher près de moi. Tout à coup une robe m'effleura ; je
tournai la tète et j'aperçus la petite danseuse du Ma-
roc. Mes yeux durent exprimer la colère; car la pauvre
fille frissonna et me dit humblement en joignant les
mains :
— 210 -
— Pardon ! pardon I sîgnor ; maïs c'est la sîgnora
Zéphira qui m'envoie vers vous.
— Eh! que me veut-elle? répliquai- je impatienté.
— Elle m'a dit, quand je lui ai remise votre carte, que
si vous n'allier pas chez elle aujourd'hui môme, elle ne
me ferait pas débuter. Elle prétend qu'il faut que vous
me choisissiez un nom de théâtre ; car mon nom arabe
est trop long et trop difficile à retenir.
— Eh bien, répondis-je, va dire à Mlle Zéphira que
tu t'appelles Mlle Négra * : ce nom convient à ton visage.
Et, en disant ces mots, je la quittai ; je traversai la cour
du palais ducal, puis la place Saint-Marc, pleine de pro-
meneurs.
Autant la nature et la solitude m'apaisent et font
remonter l'âme en moi, autant la foule, le mouvement
joyeux ou affairé d'une ville, la vue des couples riants
m'oglient, aiguillonnent mon sang et m'entraînent au
plaisir. Alors je ne suis plus poëte ; je suis une chair
qui frémit et désire et veut sa part de la vie univer-
selle.
Bien décidé pourtant à rester sous la calme in-
fluence de ma promenade au Lido, je parcourus la place
sans rien regarder, et je rentrai aussitôt pour me met-
tre au travail.
Je vis Antonia accoudée à la fenêtre du salon.
Je me rendis dans ma chambre sans chercher à lui
parler, et je m'assis devant la table où j'écrivais;
• Noire.
— 211 —
j'aperçus sur les feuilles épa.rses une large enve-
loppe qui portait le sceau du consulat; le cachet
en était brisé, et je ne m'en étonnai pas en lisant
sur l'adresse : Très-pressée. Anlonia avait pu penser
que c'étaient des lettres de France qui nous arrivaient.
Je trouvai dans «tte enveloppe le billet suivant du
consul ;
« Cette folle de Zéphira, qui ne sait pas votre adresse,
* m'envoie coup sur coup deux lettres pour vous, je
» n'aurais point consenti à servir d'intermédiaire à sa
* correspondance si elle ne m'assurait qu'il s'agit d'une
» bonne action que vous devez faire ensemble. »
Je lus avec humeur les deux billets de la danseuse
qui n'avaient point été ouverts; dans le premier, daté
du matin, elle me disait :
« Cette petite coureuse est moins laide que vous ne
» le prétendiez, et je vous soupçonne de la protéger
jD con amore; n'importe, je tiendrai ma parole puisque
» vous m'aimez, carissimo. Venez vite chez moi, où je
» suis seule sous prétexte de faire la sieste ; il faut que
» nous baptisions ensemble d'un nom chrétien cette
» petite moricaude. »
Le second billet, écrit il n'y avait pas deux heures,
renfermait ces mots :
« Si vous ne venez pas ce soir même vous promener
» dans ma gondole, je renvoie votre ragazza danser
» sur la place Saint-Marc et sur la Kazzetta; je veux
:» bien être complaisante pour vous, mais il ne faut pas
» que vous soyez un ingrat. >
— 212 —
Je lui répondis aussitôt :
<r Un Français ne se laisse pas conduire en laisse
» comme un Italien, je vous ai dit que je vous verrais
» le soir des débuts de M"« Négra. Le lendemain je
> me rendrai à la fête que vous devez donner chez le
» comte Luigi. D'ici là je resterai à distance votre très-
» humble serviteur. »
Après avoir écrit ce billet, que je posai sanc le ca-
cheter près de ceux de Zéphira, je me mis à relire les
pages que j'avais faites T avant-veille; tout à coup la
porte de la chambre d'Antonia s'ouvrit et je ^is celle
que j'aimais par-dessus tout me sourire d'un air nar-
quois.
— Je n'ai décacheté cette lettre du consul, me dit-
elle, que parce que j'ai pensé qu'elle renfermait des
nouvelles importantes de France. Mais vous avez vu que
ma curiosité s'était arrêtée là ; je ne veux rien savoir
de vos amours avec ces drôlesses.
— Et moi je veux que vous les connaissiez, repartis-
je, en poussant devant elle les deux billets de la dan-
seuse et ma réponse.
Entraînée sans doute par un peu de curiosité, elle les
lut, et me dit :
— Eh bien ! qu'est-ce que cela prouve? A vos heures
vous vous occupez de M^'e Zéphira, et quant à M"« Né-
gra, vous avez pour elle un tendre penchant.
— Comme il vous plaira, réphquai-je, bien résolu
de ne plus entrer en lutte.
— 213 —
Lorsqu'elle me vit reprendre la plume et continuer à
écrire, elle s'approcha de moi :
— Voyons, mon cher Albert, ne voulez-vous pas
permettre que je vous parle conmie une sœur?
— Hier vous étiez ma mère, répondis-je, aujourd'hui
vous êtes ma sœur.
— Je suis toujours une femme qui vous aime, ajou-
ta-t-elle, en posant ses lèvres sur mon front; patientez
encore quelques jours et vous me retrouverez tout à
vous.
— femme irritante et impudiquement mystique,
m'écriai-je, tu n'entends rien à l'amour! Je voulus es-
sayer de la presser sur mon cœur; mais elle se déga-^
gea, et sans souci du mal qu'elle me faisait elle s'en-
ferma dans sa chambre.
Je travaillai toute la nuit, domptant ma tristesse et
mes désirs.
XV
Les jours suivants s'écoulèrent sans trouble et sans
événement ; je voyais à peine Antonia, et je mettais
mon orgueil à lui paraître riant et dégagé. Je passai
mon temps à errer dans Venise. Chaque matin je par-
tais avant ou après déjeuner, suivant l'heure où je m'é-
veillais. Tantôt je visitais un monument, tantôt je me
— 214 —
faisais conduire en pleine mer, tantôt je m'enfermais
^ans un musée ou dans la bibliothèque du riche Véni-
ien que j'avais rencontré chez le consul. Souvent je
dînais ou je soupaîs au restaurant ; j'évitais de manger
avec Antonia, car dans ces heures ordinairement si in-
times d'un repas pris ensemble, sa froideur ou sa rail-
lerie m'exaspéraient ; je fuyais aussi la vue des autres
femmes; je regardais à peine les belles Vénitiennes
penchées à leurs balcons où, à travers leurs jalousies,
leurs regards appellent les regards. Je ne voulais pas
être infidèle à mon amour, même par une tentation pas-
sagère.
Je tenais mon esprit toujours en haleine : j'imagi-
nais en marchant des plans d'ouvrages, je combinais
des effets dramatiques, je façonnais quelques vers, et
lorsque qu'à minuit je rentrais, je me mettais à écrire
jusqu'à ce que la fatigue me brisât. Alors je me jetais
sur mon ht, parfois tout habillé. Quand je me levais
j'étais harassé ; je secouais mon malaise et mon cœur,
et je recommençais à travers Venise mes courses va-
gabondes.
Un jour c'était Saint- Marc qui m'attirait ; je m'ar-
rêtais d'abord devant son portique pour considérer les
fameux chevaux de bronze que la victoire conduisit à
Paris, et dont mon père m'avait si souvent . parlé
comme d'un des trophées de nos gloires. La vue de ces
chevaux me suffisait pour ranimer tout l'Empire. Je re-
voyais Napoléon comme un héros antique tenant par
la crinière ces coursiers grecs. A mesure que je péné-
— 215 —
trais dans la basilique, la figure d*un autre empereur
du moyen âge se dressait devant moi ; les marbres, les
mosaïques, Tor et les pierreries des autels resplen-
dissaient à la lueur des cierges; le pape Alexandre,
recouvert comme un Dieu d'un dais éblouissant, assis
sur le seuil de Téglise , entouré de ses cardinaux, des
patriarches d'Aquilée, des archevêques et des évéques
de Lombardie, tous revêtus de la pourpre et des robes
pontificales, attendaient Frédéric Barberousse, que six
galères vénitiennes avaient amené de ChioggiaauLido.
Le doge, entouré d'un splendide cortège, escorta l'em-
pereur, ils débarquèrent ensemble au quai de la Piaz-
zetta et se rendirent devant Saint-Marc. Là, dit la chro-
nique latine : < Barberousse, humiliant sa grandeur,
» dépouilla son manteau impérial et se prosterna aux
» pieds du pape , celui-ci, ému, releva l'empereur,
» Tembrassa, le bénit, et aussitôt toute l'assistance en-
» tonna le psaume : Nous te saluons^ ô Seigneur! Alors,
» Frédéric Barberousse prit le pape Alexandre par la
» main et le conduisit dans l'église. >
Cependant, tandis que le pape disait la messe, l'em-
pereur ôta une seconde fois son manteau impérial,
et tenant une baguette , il officia comme porte-verge
à la tête des laïques du chœur. Après l'évangile,
le pape prêcha et l'empereur s'assit au pied de la
chaire; on chanta ensuite le Credo. Barberousse fit son
oblation, puis baisa la mule d'Alexandre : quand la
messe fut terminée, l'empereur conduisit de nouveau
le pape par la main jusqu'à son cheval blanc, il lui tint
— 216 —
rétrier et dirigea le cheval par la bride vers le bord de
la laguue.
A cette époque, la papauté représentait Tintelligence
et la liberté ; un vieillard infirme et sans armes domp-
tait un potentat puissant et redouté ; la force s'inclinait
devant Tesprit. Aujourd'hui nous allons à l'aventure,
n'ayant plus rien à vénérer ni à croire.
Un autre jour, c'était l'arsenal que je parcourais,
ranimant ces armes au repos et ces forces enchaînées
de la gloire évanouie de Venise. Par les beaux soirs,
j'aimais à monter au haut du campanile qui relie la
place Saint-Marc à la Piazzetta. J'avais devant moi la
colonne de marbre où se tient juché le lion ailé et sur
une colonne parallèle le saint protecteur de Venise, la
ville se déroulait à mes pieds entourée d'une ceinture
de flots calmes qui commençaient à s'assombrir. Là,
encore, les vers de Byron me revenaient et je les ré-
pétais comme pour fixer dans ma mémoire le tableau
mouvant.
« La lune paraît *, la nuit n'a pas encore com-
• mencé son règne silencieux, les derniers rayons du
» soleil lui disputent le ciel ; une mer de lumière se ré-
» pand sur les cimes bleuâtres des monts du Frioul. Le
» firmament est pur et n'a pas un nuage ; on le dirait
» composé d'une suite de zones lumineuses; on croirait
» qu'il va se fondre en un vaste arc-en-ciel du côté de
» l'occident où le jour qui finît se réunit à l'éternité; du
1. Childe-Haroldf quatrième chauL
— 217 —
» côté opposé le pâle croissant de la lune flotté dans une
» atmosphère bleue, comme une île aérienne liabîtée
» par des esprits.
» La lune accompagnée d'une seule étoile occupe la
» moitié du ciel, tandis que les flots de clartés que
)D jettent les derniers rayons du soleil se suspendent
» aux sommets des Alpes Rhétiques ; il semble que le
» jour et la nuit refusent de céder Tun à l'autre jusqu'à
» ce que la nature les y force Ces lueurs diverses
» donnent à la Brenta la teinte empourprée d'une jeune
» rose qui se réfléchirait dans un ruisseau. Ainsi le ciel
» se réfléchit dans le fleuve tranquille et lui fait parta-
is ger son éclat.
» Les feux mourants du soleil et la lumière blanche
D de la lune déploient toutes les variétés de leurs re-
» flets magiques; mais déjà la scène change; une
» ombre plus épaisse jette son manteau sur les mon-
» tagnes, le jour qui cède meurt comme le dauphin
» blessé à qui chaque phase de son agonie prête une
» couleur nouvelle de plus en plus éclatante jusqu'à ce
j> qu'il expire... C'en est fait; partout s'étendent les
» voiles gris de la nuit. »
Ainsi je vivais, me plongeant dans toutes les ivresses
de l'imagination et de la poésie.
Antonia, que ma tranquillité apparente dépitait peut-
être, continuait impassiblement son travail.
La danseuse Zéphira semblait s'être soumise à ma
volonté et fte m'importunait plus de son souvenir. J'a^
vais vaincu mes désirs et mes inquiétudes par l'excès
43
— 2r<5 —
même de l'agitation; vous connaissez cet aphorisme: «La
• sagesse est un travail ; pour être seulement raisonnable
» il faut se donner beaucoup de mal ; tandis que pour
» faire des sottises il n'y a qu'à se laisser aller, »
XVI
Un matin, comme je déjeunais avec Antonia, on
m'annonça la visite de l'amant delà prima donna; je
m'empressai de le recevoir et je priai Antonia d'assister
à notre entrevue : il se plaignit de mon oubli ; sa chère
Stella s'étonnait de ne pas me voir, mais elle compre-
nait que je ne pouvais quitter la signera, ajouta-t-il en
se tournant vers Antonia; et si son amie avait osé, elle
serait venue elle-même nous inviter tous les deux d'al-
ler entendre chez elle un peu de musique.
Antonia répondit avec bonne grâce qu'elle serait
très-empressée dans quelques jours de faire la con-
naissance de la grande cantatrice dont tout Venise par-
lait ; mais pour le moment elle ne pouvait perdre une
minute.
L'amant de Stella, s' adressant alors à moi, m'apprit
que le soir même, la pauvre danseuse à qui j'avais fait
l'aumône débutait à la Fenice. — Elle était venue
supplier humblement Stella de me déterminer à aller
au théâtre.
— 210 —
— J'irai, répliquai-je.
Antonia me lança un regard sardonique.
— Ce n*est pas tout, reprit le Vénitien, Zéphîra qui
s'est montrée fort bonne créature à Tégard de votre
protégée, donne, à l'issue du spectacle, une fête de nuit
dans le palais du comte Luigi ; elle espère que vous y
assisterez ; tout ce qu'il y a dans la ville de jeunes
€t riches oisifs sera là. Quant aux femmes, je ne vous
promets pas des patriciennes ni des vertus: je dois
même avouer que celles que vous rencontrerez me
semblent une compagnie peu digne de ma chère Stella,
mais des convenances de théâtre la forcent, vous le sa-
vez, à ménager Zéphira ; d'ailleurs on sera en masque
et, on pourra, garder l'incognito. De sorte, pour-
suivit-il en s'adressant à Ântonia, que si madame était
tentée de vous accompagner, elle verrait, sans être
connue, une de ces anciennes fêtes de Venise si rares
désormais dans notre viUe en deuil.
Je fus de l'avis de notre visiteur, et je pressai Anto-
nia d'accepter cette distraction.
Le Vénitien ajouta, en riant, que par sa chère pré-
sence elle me garantirait de toute tentation.
Antonia repartit qu'elle me laissait parfaitement libre
de me divertir avec ces dames ; qu'elle ne comprenait
pas l'amour esclave ; qu'un sentiment aussi grand ne
devait avoir sa force que dans la moralité de l'âme.
En prononçant cette docte maxime, elle se levav sa-
lua l'amant de Stella et disparut.
— 220 —
— Elle est fort belle, me dit le Vénitien, mais elle a
des yeux terribles.
Résolu à m' étourdir et à oublier cette femme im-
pliable, je demandai à Taimable jeune homme quel dé-
guisement il comptait mettre pour cette fête ?
— Stella m'a fait faire, répondit-il, un costume de noble
vénitien du seizième siècle ; et vous, quel habit choisi-
rez-vous ?
— Un habit de chevalier de Malte.
— Fort bien ; c'est d'un bon augure, car vous tien-
drez le vœu que cet habit impose, répliqua le Vénitien
en riant.
Nous sortîmes ensemble ; nouspassâmesd'abord chez
un costumier, puis nous nous rendîmes chez la prima
donna où je résolus de passer la fin de la journée à me
laisser bercer par la musique et par la mansuétude que
répandait autour d'eux l'amour de ces deux êtres heu-
reux.
A peine étions-nous arrivés, qu'une voix aiguë appe-
lant Stella nous annonça la visite de Zéphira. Je n'eus
que le temps de me cacher derrière un rideau de porte
en tapisserie.
— Eh bien ! viendra-t-il au théâtre? viendra-t-il à
ma fête? s'écria la danseuse du fond de la galerie.
— Oui, bellissima, répondit la prima donna, il l'a
promis à l'amico.
— Tiendra-t-il parole, ce fier invisible? répliqua Zé-
phira.
— 221 —
— Sans aucun doute, dit le Vénitien, puisque nous
sortons ensemble de chez le costumier.
— Ah ! bravissimo ! répondit la danseuse ; mais il
fallait ramener ici.
— Non , repartit Stella avec finesse , il faut qu'il
te voie dans tout ton éclat. Tu t*agites trop depuis
quelques jours; tu pâlis et maigris: suis un conseil
d'amie, va te baigner et faire la sieste jusqu'à ce soir ;
les roses de ton teint reviendront et tu seras irrésis-
tible.
— Suis-je donc si laide? fit la danseuse en minau-
dant et en se plaçant devant une glace; tu as raison,
j'ai l'air d'un spectre, et mieux vaut que te signor
Francese ne me voie pas ainsi.
Je la regardai en soulevant un peu le rideau qui me
cachait à l'autre bout de la galerie ; elle me parut pâle
et flétrie, et sa mante de taffetas noir, en s'entr'ou-
vrant, me laissa voir sa maigreur.
— Tu es une amie sincère, dit-elle à Stella en l'em-
brassant ; adieu, je vais dormir jusqu'à la nuit.
Quelques minutes après, nous entendions le bruit
des rames de la gondole qui l'emportait.
— Nous voilà libres, s'écria la prima donna en se
mettant au piano ; et, tandis que son amant et moi fu-
mions des cigarettes, elle nous chanta tour à tour les
airs les plus dramatiques de ses rôles, puis quelques
piquantes barcarolles vénitiennes. Elle fut lasse de
chanter avant que hous fussions las de l'entendre.
Sur son ordre, un domestique plaça devant elle une
— 222 —
grande corbeille d*osier pleine des plus belles fleurs.
La galerie en fut embaumée. Stella, de sa main d*ar->
tiste, groupa en bouquets et tressa en couronne les
roses, les œillets, les jasmins d'Espagne, les myrtes et
les fleurs de grenades.
Je devinais son dessein et je souriais de sa bonté.
— Vous voulez donc rendre cette enfant folle de
joie ? lui dis-je.
— Songez, répliqua-t-elle, que ce sera peut-être
l'unique fête de sa vie. Demain on peut la siffler; il
faut donc que ses amis lui donnent un grand bonheur
ce soir, dont le souvenir la soutiendra plus tard.
Quand elle eut fini son travail embaumé, Stella nous
quitta quelques minutes pour faire sa toilette. Elle por-
tait presque toujours des robes flottantes qui seyaient à
ravir à sa taille de statue grecque. Ce jour-là, elle mit
une robe de mousseline des Indes, assujettie aux
épaules par des camées antiques. Trois cercles d'or
resserraient vers la nuque, comme des bandelettes, les
tresses et les boucles de ses cheveux noirs. Son amant
la regardait radieux ; et moi, calme mais charmé en
face de cette belle créature si parfaite, je me disais :
— C'est une muse qui s'ignore, une intelligence qui
se manifeste sans orgueil; inspirée et superbe avec
tranquillité.
La gondole qui nous conduisit au théâtre emporta la
cargaison de fleurs destinée à la petite Africaine.
Nous trouvâmes Zéphira déjà installée dans la loge de
la prima donna. Elle était si éblouissante de joyaux,
— 223 —
qu'elle rayonnait à Tégal des lustres qui éclairaient la
salle à giorno. Sa poitrine et sa gorge, un peu mai-
gres, se dissimulaient sous un large collier byzantin en
diamants, émeraudes et rubis ; sur sa tête c'était toute
une résille des mêmes pierreries, où se jouaient gra-
cieusement ses cheveux; sa tunique de gaze d* argent j
parsemée de renoncules rouges, était le point de mire
de tous les spectateurs ; le fard aidant, sa piquante
beauté était ce soir-là fort attrayante.
Stella la complimenta sur sa toilette.
— Et vous, vous ne me dites rien, fit-elle en me
tendant la main et en secouant la mienne en cadence.
— On ne parle pas aux astres ni aux déesses, ré-
pondis-je, on reste ébloui, anéanti ; c'est ce qui arrive
aux Hindous dans leurs pagodes, lorsqu'on découvre à
leurs yeux les images en or et en pierreries des incar-
nations de leurs dieux.
— Je vois bien, reprit-elle, que vous vous moquez
de moi et que vous me trouvez trop parée ; soyez tran-
quille, cette nuit, pour la fête, j'aurai un tout autre
costume.
L'orchestre préluda ; l'air du carnaval de Venise se
fit entendre et bientôt l'attention de la salle entière se
détourna de Zéphira pour se porter sur la scène. La
toile s'était levée ; le théâtre représentait une cour mo-
resque aux galeries en arcades, avec des vasques de
marbre blanc où tombaient sur l'eau les fleurs des oran-
gers et où se miraient les lauriers-roses. Le directeur de
— 224 —
la Fenice en imprésario consommé^ avait fait composer
un ballet pour les débuts de M**eNégra, une perle enfouie
dans les impasses de Venise et découverte un beau
jour par un poêle français qui Tavait mise en lumière.
C'était en ces termes que les journaux de la ville et les
affiches du théâtre annonçaient depuis huit jours la
petite Africaine, m'associant à sa gloire présumée,
mais sans me nommer, grâce au ciel.
Le ballet destiné à servir de cadre à la grâce de
Négra n'avait pas coûté de grands frais d'imagination
à son auteur. C'était toujours la vieille histoire d'un
pacha blasé, voulant repeupler son harem et faisant
défiler une à une devant lui les femmes qu'un mar-
chand d'esclaves lui amenait. Quand la toile se leva, le
gros pacha était assis sur des coussins, fumant sa
longue pipe d'ambre et regardant à travers la fumée du
tabac embaumé les beautés qui se trémoussaient pour
lui plaire. 11 fit une moue dédaigneuse aux quatre pre-
mières danseuses, qui se balancèrent, s'arrondirent et
pirouettèrent en le regardant. Mais tout à coup Négra
parut, elle glissa devant le pacha sans s'arrêter et
comme épouvantée de sa corpulence. Ce fut elle qui,
d'un geste de mépris, eut l'air de lui dire : Je m'appar-
tiens! Cette .pantomime, qui n'était pourtant pas dans
Tesprit du ballet, fut accueillie par de vifs applaudis-
sements. Il est vrai que Négra était d'une beauté si
étrange, si nouvelle, qu'elle s'emparait des sens comme
par magie. C'était comme ces vins rares du midi,
rayons liquides du soleil, qui montent à la tète dès le
— 225 —
premier coup. Je n*avais pas pressenti que la petite
danseuse des rues pût jamais m*apparaitre ainsi. Elle
était vêtue d*une première tunique rouge brodée de
pierreries sur laquelle retombait une seconde tunique
plus courte, fauve et tigrée d'or, dont le corsage adhé-
rait à sa taille fine. Ses seins se soulevaient à demi,
agitant trois rangs de sequins qui bordaient sa robe;
ses petits bras d*un modelé parfait avaient autour des
poignets deux serpents d*or aux yeux de rubis. Je n*ai
jamais vu de mains plus mignonnes, aux doigts plus
minces et mieux ciselés. Son cou avait des ondulations
de cou de flamant ; sa peau brune empruntait à Téclat
du lustre la teinte du plumage de cet oiseau et aussi le
ton empourpré et poli des beaux coquillages roses ;
c'était surtout ses jambes nues, ceintes de cercles d'or
et éclairées par la lumière de la rampe, qui faisaient son-
ger à cette double comparaison. Mais on oubliait presque
la morbidezza du corps en regardant la tête expressive
où rayonnaient ses yeux flamboyants; ses cheveux
noirs rejetés en arrière étaient constellés de sultanis
d*or reliés sur le front par une grosse opale. Elle dansa
et parut se transfigurer dans un pas précipité et fou-
gueux qui força la musique de l'orchestre à accélérer
ses mesures : sa tête alors lança des éclairs ; les yeux,
les dents, les narines mouvantes, semblaient s'irradier
autour d'elle ; tout était en harmonie dans sa danse ; la
flamme du regard courait dans sa taille frémissante,
dans ses pieds qui vibraient sur l'orteil, dans ses bras
tendus vers la volupté. Sa danse donnait le vertige,
13.
— 226 —
c'était quelque chose de non appris, dMnspiré par le
8ang.
Comme tous les spectateurs, je subissais la contagion
de passion qui se dégageait d'elle. Il est vrai qu'elle
m' enveloppaitdesonregard,m'appelaitdusourireet sem-
blait m*étreindre à travers Tespace. Dès son entrée
en scène, ses yeux s'arrêtèrent sur moi et ne me quit-
tèrent plus ; je me sentais attiré, emporté dans ses
bras, pressé contre son cœur; j'étais à coup sûr le
maître de cette femme, le sultan préféré qu'elle vou-
lait fasciner; eUe savait me vaincre à force de volonté
et d'amour ; je ne m'appartenais plus et je tourbillon-
nais avec elle, enlaçant, enlacé y' suivant l'expression
de Goethe.
Les danses les plus brûlantes auraient paru glacées
auprès de cette danse africaine. Ce n'était pas la las-
civité, mais l'ardeur ; au lieu des tressaillements du
plaisir et de la gaieté, c'était la frénésie indomptée et
sombre, l'ivresse qui tue. Celte danse incandescente
était à la danse italienne et espagnole ce qu'est Didon
à une matrone romaine et Othello à Gonzalve de
Cordoue. On devinait une de ces filles du Sahara , qui
prouvent leur amour en faisant éteindre des charbons
ardents sur leur chair. A chaque mouvement, à cha-
que geste se détachait d'elle un fluide ambiant qui
remphssait la salle ; les spectateurs semblaient possédés
de l'ardent démon qui frémissait dans ce jeune corps;
c'étaient des cris, des transports, des baisers lancés
dans l'air, des mots hardis qu'on ne se dit que tout
— 227 —
bas. Les fleurs tombaient en pluie aux pieds de Négra
qui, sans rien voir, continuait à danser son rêve, si je
puis m* exprimer ainsi ; tout à coup partageant Tivresse
commune, je fis comme la foule, je Tacclamai par son
nom, je m'emparai des couronnes et des bouquets
préparés par Stella et les lui lançai un à un; le pre-
mier bouquet frappa contre son cœur ; elle Ty étrei-
gnit, le baisa et, par un mouvement plein de grâce, y
reposa sa joue comme un enfant qui s'endort sur un
oreiller. Ce geste fut applaudi par toute la salle ; les
fleurs amoncelées autour d'elle l'ensevelissaient comme
un poétique linceul. D'abord elle les écarta avec ses
petits pieds, en dansant toujours; mais insensiblement,
comme prise de lassitude ou cédant à quelque extase
de volupté, elle réunit en cadence, et en décrivant des
pas aériens, tous ces bouquets épars, s'en fit<m lit et
s'y étendit avec grâce, la tête tournée vers moi. La
toile tomba sur ce tableau.
Dans le libretto, elle devait se coucher ainsi aux
pieds du pacha, mais ce comparse oublié s'était en-
dormi en réalité sur ses coussins.
Les admirateurs passionnés, que la danse de Négra
venait de lui susciter, accoururent dans les coulisses
pour la féliciter; je m'y rendis suivi de Stella, de son
amant et de Zéphira, dont la rage étranglait la voix;
elle me poignardait de ses yeux aigus, et parfois soi?
poing serré se levait pour me menacer.
Nous trouvâmes Négra à moitié évanouie dans un
fauteuil; le gros marchand arabe, dont elle m'avait
— 228 —
parlé, lui /aisait de Tair avec un éventail en plumes de
paon, tout en répétant à Vimpresario :
— Signor, ma fortune est faite.
Il se recula servilement en nous voyant entrer;
Négra, soit qu'elle m'eût pressenti, soit qu'elle
m'eût aperçu, revint aussitôt à la vie ; elle se précipita
à mes pieds, s'empara de mes mains et les baisa en
répétant devant tous :
— Voilà mon bienfaiteur !
— Mais, pauvre fille, lui dis-je, je n'ai rien fait pour
toi ; et voyant que la fureur de Zéphira allait éclater,
j'eus la pensée d'ajouter en la désignant : C'est ma-
dame qu'il faut remercier.
Alors, avec une câlinerie charmante, elle s'inclina
devant la danseuse détrônée, et lui exprima sa recon-
naissance en termes si vifs et si doux, que Zéphira,
vaincue, fut contrainte à la bonté. A tantôt, dit-elle à
Négra, je t'attends à ma fête, et prenant mon bras, elle
m'entraîna loin de ces yeux profonds qui me poursui-
vaient.
Stella et son amant marchaient près de nous et son-
geaient à me délivrer. Ils me rappelèrent qu'il était
temps d'aller revêtir mon déguisement , et ils emme»
aèrent Zéphira dans leur gondole.
— 229 —
XVII
Le comte Luigi, Tamant en litre de Zcphira, habi*
Cait un des plus beaux palais donnant sur le Grand
Canal. Vers une heure du matin, toutes les fenêtres de
cette demeure patricienne brillèrent d'une clarté vive
qui fit ressortir dans Tombre les sculptures de sa facjade.
Des laquais en livrée, tenant des torches et des flam-
beaux, s'échelonnaient en deux rangs, depuis le seuil
de la porte jusqu'au haut de l'escalier. Les flots pai-
sibles et noirs de la lagune réfléchissaient et dou-
blaient ce palais lumineux. Mais bientôt le va-et-vient
des gondoles, qui amenaient les invités, troubla ce mi-
roir tranquille, et ce fut durant une heure un mouve-
ment, un bruit de rames et de voix rappelant les Tètes
de la Venise des anciens jours. On voyait s'engouffrer
dans l'escalier, qui se dessinait conmie une échelle de
feu, une cohue soyeuse, dont on ne distinguait que les
têtes couvertes de plumes, de fleurs, de pierreries ou
de coiffures étranges; tous les visages portaient des
masques identiques en velours noir ; toutes les tailles
se confondaient sous l'ampleur des dominos qui ca-
chaient les riches costumes historiques ou de fantaisie.
A mesure que la foule parvint dans les salons et les gale-
ries, plusieurs des conviés rejetèrent comme inutile le
— 230 —
domino qui les enveloppait, et soulevèrent leur masque
pour se faire reconnaître ; les femmes surtout se plaisaient
à montrer leurs splendides ou gracieux costumes, et ce
fut bientôt un coup d*œil magique que celui de ce pa-
lais monumental, fourmillant des habits de tous les
temps. Les figures des fresques des grands maîtres
semblaient attentives; on eût dit qu'elles regardaient
passer la fête. C'était un défilé de juifs couverts de dal-
matiques; des Grecs et des Turcs resplendissants de
broderies et de cachemires ; puis venaient d'anciens
Romains, des bohémiens, des Hindous, des chevaliers du
moyen âge, armés de toutes pièces, des marquis poudrés
et des marquises Pompadour, des Mexicaines en tuniques
de plumes, des déesses de l'Olympe, des Tyroliennes,
des arlequins, des pulcinelle ; tous les costumes permis
revêtus à l'envi flans leur innombrable diversité. Je dis
permis^ car la police autrichienne défendait expressé-
ment de porter aucun déguisement religieux. Aussi
fûmes-nous très-surpris de voir le comte Luigi, qui
avait quitté son masque pour nous recevoir, couvert
d'une robe de camaldule.
— Ce travestissement pourrait bien vous coûter
quinze jours de prison, lui dit le consul français venu
un moment pour voir la fête.
— C'est une fantaisie de cette folle de Zéphira, répli-
qua le comte, elle prétend qu'elle a obtenu la permis-
sion de la police et que nous ne courons aucun risque;
tenez la voilà qui vient à nous, habillée en religieuse.
Kn effet, la danseuse s'approchait vêtue d'une robe
— 231 —
d'abbesse ; un chapelet en perles noires de Venise ser-
rait ce vêtement large autour de sa taille fine ; une
grande croix en bois de rose à christ d*or et une tête de
mort en émail noir et diamants se jouaient sur sa hanche
gauche. Son voile en crêpe blanc était fixé en plis
carrés et réguliers sur sa tête par une couronne de
roses blanches. L*éclat de ses yeux semblait plus vif
sous le bandeau monacal, et sa mine évaporée formait
un provoquant contraste avec cet habit pudique.
L'amant de Stella qui se trouvait dans le groupe dont
je faisais partie, ainsi que le consul, nous dit à voix
basse à tous deux:
— Zéphira porte un autre déguisement sous sa robe
de religieuse qu'elle n'a choisie, j'en suis sûr, que pour
déterminer Luigi à mettre une robe de moine. Elle
médite de lui jouer quelque vilain tour.
— J'y veillerai, répliqua le consul, et je vous promets
bien que si le comte Luigi est puni pour son traves-
tissement, Zéphira le suivra en prison.
Je ne sais si la dame s'aperçut que nous parlions
d'elle, mais elle accourut vers nous riante et folâtre, et
enlaçant son bras au mien, elle me dit :
— Parcourons la fête.
Je me laissai conduire dans le premier salon où les
danses commençaient à se former aux sons des or-
chestres invisibles répandus dans tout le palais. Bientôt
elle voulut m'entraîner dans une petite galerie déserte
éclairée de lueurs douteuses.
— 232 —
— Carissimo, me dit-elle, venez voir l'effet de la
serre illuminée sur uu canal sombre.
— Pas encore, lui dis-je, après souper peut-être.
J'aperçus, comme nous parlions de la sorte, vers le
milieu du passage où nous étions, une femme masquée
debout devant une glace de Venise. Je fus d'autant
plus frappé de cette apparition qu'elle semblait tout à
coup animer devant moi la Venus couronnée de Paris
Bordone, un des tableaux que j'avais le plus admiré à
Venise. Plus j'approchais, et plus je reconnaissais dans
tous ses détails le costume dont l'élève du Titien a re-
vêtu sa Vénus, qui n'est comme on sait que le portrait
d'iine grande dame Vénitienne : « les cheveux, noués
» sur le front et entremêlés de perles, tombaient sur les
» bras et sur les épaules en longues mèches ondoyantes.
j> Un collier de perles, fixé au milieu de la poitrine par
j» un fermoir d'or, suivait et dessinait les parfaits con-
» tours du sein nu. La robe en taffetas changeant bleue
^ et rose était relevée sur le genou par une agrafe de
h rubis, laissant à découvert une jambe polie comme
n le marbre. Les bras étaient entourés de riches bra-
9 celets et les pieds chaussés de mules écarlates lacées
» d'or. »
Tel était ce costume si bien décrit par un poëte
contemporain. Je me demandai quelle pouvait être
cette femme qui paraissait avoir choisi pour me plaire
l'habillement de cette Vénus de Bordone, que j'avais si
souvent regardée avec amour. Cependant elle restait
immobile, son visage masqué tourne de mon côté. Tout
— 233 —
à çoiip s^apercevant que Zéphira me suivait, elle se mit
à cbûrir et disparut dans le fond de Fétroite galerie'. Je
me précipitai sur ses pas, mais je ne pus l'atteindre.
J'arrivai en la poursuivant en vain dans un salon où un
jeune marquis milanais, déguisé en Ludovic Sforce^
était seul à une table de jeu; il me proposa d'être son
partenaire et je m'assis machinalement pour prendre
haleine. Je jouai d'abord avec distraction, j'étais préoc-
cupé de cette figure de femme qui venait de m'appa-
raître; qui donc était-elle ? Négra ? c'était impossible;
comment cette inculte et pauvre Africaine aurait-elle
songé à. ce costume historique? puis cette femme m'a-
vait paru plus grande que la danseuse dont l'image
me poursuivait depuis son triomphe de la Fenice.
Elle avait jeté dans mes sens une fièvre inusitée et, je
dois l'avouer, un désir tenace de la revoir. Insensible-
ment le jeu cahna l'agitation de mon sang ou plutôt
en changea l'objet. Je jouais avec un bonheur persis-
tant qui irritait le marquis milanais et le poussait à
doubler son enjeu; je me sentais aiguillonné parla
soif du gain, passion qui m'était inconnue et dont je me
croyais incapable. L'or s'amoncelait près de moi, mais
comme je commençais une partie nouvelle, un frémis-
sement de robe me fit lever la tête, et je vis au-dessus de
l'épaule de mon partenaire la Vénus de Paris Bordone;
elle se tenait immobile, me regardant de ses yeux bril-
lants à travers le masque; je me mis à la considérer et
je ne jouai plusqu'avec distraction. A la cambrure souple
de la taille, je me disais: C'est Négra; cependant les
CA
— 234 —
épaules, le cou et les bras étaient d*UQ blanc de lis et
Négra était brune et cuivrée; elle me semblait aussi bien
moins grande ; il est vrai qu'en me penchant un peu,
je découvris que mon apparition portait de hauts talons
à ses mules. En examinant la chevelure, je m'aperçus
que les boucles flottantes étaient les unes blondes et
les autres noires. Je remarquai le même mélange dans
les petits anneaux qui se jouaient sur la nuque. Quel
art n'avait-il pas fallu pour amalgamer ainsi ces deux
chevelures où s'égarait mon examen !
Ma curiosité redoublait par ce mystère même. J'avais
perdu cette partie ; une femme masquée vint frapper
sur l'épaule du Milanais et lui parler à l'oreille; il lui
répondit :
— Je vous suis.
Je pus donc me lever sans inconvenance; d'une main,
je ramassai sur la table l'or qui m'appartenait, et de
l'autre, je saisis le bras de ma Vénus. Je la sentis fré-
mir et vibrer pour ainsi dire comme une corde de harpe ;
j'avais remis mon masque. En ce moment, l'orchestre
d'une salle voisine fit entendre une valse précipitée
qui devint bientôt frénétique sous l'élan des danseurs;
j'enlaçai la femme tremblante qui s'abandonnait à moi,
et je l'emportai dans le tourbillon.
— Qui es-tu? murmurai-je, dans le vol de notre
course effarée.
— Seigneur, je suis votre esclave.
— Oh ! c'est donc toi.
J'avais reconnu la voix de Négra.
— 235 —
— Mais comment as-tu deviné, pauvre fille, que ce
costume de Vénus me plairait ?
— Un jour, seigneur, j'ai osé vous suivre et je vous
ai surpris en extase devant le tableau de la Vénus. De-
puis ce jour, i'ai pensé : Je veux ressembler à cette
femme.
— Et cette blancheur de ton teint, et ce mélange de
ta chevelure?...
— Ma mère a été servante au sérail de Gonstanti-
nople, et m'a appris tous les secrets de la beauté des
sultanes.
Tandis que nous échangions ces paroles presque lè-
vres contre lèvres, je la sentais tourner dans mes bras
comme si un souffle nous emportait ; elle m'entraînait
invinciblement dans les cercles décrits par l'agilité ner-
veuse de ses petits pieds.
Peu à peu elle m'avait fait sortir du salon de danse ;
l'orchestre plus lointain nous guidait toujours ; nous nous
trouvions dans une galerie moins éclairée et presque
déserte. Je ne me rendais pas compte de ce change-
ment de lieu ; il me semblait que c'étaient mesyeux qui
se troublaient, et que mon sang, affluant vers mes
oreilles, m'empêchait d'entendre la musique ; je ne
m'appartenais plus; à mon tour, je tremblais et je fris-
sonnais dans les bras de Négra. Elle me fit asseoir sur
un divan.
Tout à coup je me sentis prendre la main ; je regar-
dai devant moi, et je vis dans sa robe de camaldule le
comte Luigi démasqué, qui me dit en riant :
— . 236 —
— Voulez- vous, beau chevalier de Malte, donner le
bras à madame, et passer dans la galerie où le souper
est servi.
— De tout mon cœur, répondis-je, et je suivis le
comte en tenant à mon bras la pauvre Négra éperdue
de bonheur.
A la porte de la galerie où nous conduisait le comte
Luigi, nous trouvâmes Zéphira ; elle avait quitté son
masque et rejeté son voile de nonne ; une couronne de
bacchante, en pampre et raisin d*or, avait remplacé la
couronne de roses blanches. Sa robe flottante, en s*en-
tr'ouvrant, laissait voir un fantastique costume d*Éri-
gone qui se composait d*une courte tunique en peau de
tigre serrée aux flancs par une haute ceinture d*or da-
masquiné ; la gorge nue était voilée d*un bizarre et vo-
lumineux collier composé de petits thyrses d'or.
En m' apercevant avec Négra, elle bondit vers moi:
— Oh! vous Tavez donc suivie et retrouvée, cette
dame mystérieuse, s'écria-t-elle ; puis saisissant le
bras de Négra, elle ajouta :
— Apprenez, ma charmante, qu'on ne s'assied point
à table sans quitter son masque, et déjà sa main tou-
chait le visage de la tremblante Africaine.
— Arrière ! dis-je à Zéphira avec colère.
Mais l'humble Négra, s'inclinant devant celle qu'elle
appelait sa maîtresse, quitta son masque et lui dit d'une
voix douce :
— Cest moi, madame, votre servante soumise.
— 237 -
— C'est elle ! c'est elle î répéta-t-on aussitôt de
toutes parts ; c'est la grande danseuse de la Fénice I
Plusieurs des invités l'avaient reconnue, et se mirent à
Tapplaudir comme au théâtre. Négra, confuse, n'osait
approcher ; elle restait courbée devant Zéphira. Le comte
Luigi, soit pour donner une leçon à sa maltresse,
soit qu'il cédât à un caprice qui lui traversait le
cœur, tendit galamment la main à la pauvre Africaine,
et la fit placer à table à sa droite, en m'engageant à
m' asseoir près d'elle de l'autre côté. Pour conjurer Fo-
rage que je voyais courir dans les yeux de Zéphira, je
lui avais audacieusement offert mon bras.
— Je ne vous quitte plus, me dit-elle en enfonçant
ses ongles dans ma main dégantée, et si vous regardez
cette femme, je vous poignarde.
J'éclatai de rire et m'assis sur la chaise que me dé-
signait le comte Luigi. Zéphira se plaça près de moi,
et c'est ainsi que je soupai entre les deux danseuses.
D*un côté la flamme-souterraine d'un volcan^ de l'autre
le jet pétillant et criard d'un feu d'artifice. Zéphira
remplissait mon verre sans désemparer, et me provo-
quait de son pied qu'elle enlaçait au mien sous la table.
Négra m'enveloppait du rayon de ses yeux profonds,
pleins de tristesse et d'amour, indifférente aux galan-
teries du signer Luigi.
Les orchestres du bal continuaient à jouer des sym-
phonies ; les vins pétillaient dans les cristaux, les mets
fumaient dans les plats d'argent, les fleurs vertigineuses
et les fruits parfumés répandaient leurs arômes dans
— 238 —
les corbeilles ciselées des surtouts. La galerie retentis*
sait d'une longue rumeur de propos joyeux, de mots
provoquants, et de paroles d'amour prononcées dans
cette suave langue italienne, « doux idiome bâtard du
» latin, a dit Byron, qui coule des lèvres d'une femme
» comme des baisers, et résonne comme si on l'écri-
» vait sur du satin ; dans les syllabes de cette langue
» semble courir l'haleine de l'heureux climat du midi *.»
Qui donc eût résisté à l'atmosphère énervante qui
nous enveloppait? Nous étions tous, hommes et femmes,
ivres ou enivrés; les nymphes et les faunes peints sur
le plafond dans des postures lascives semblaient se
mouvoir pour venir à nous.
Au dessert, Zephira fit donner le signal à tous les
orchestres qui jouèrent à la fois une valse étourdis-
sante.
— A moi, me dit-elle d'une voix impérieuse et m'en-
laçant étroitement, elle m'entraîna dans la danse véloce;
elle avait tout à fait rejeté sa robe de nonne ; je me
sentais pressé contre sa gorge nue et contre la peau de
tigre de sa tunique qui parfois bondissait jusqu'à mon
visage. Mon cerveau était en délire, je ne savais plus
si c'était Zephira ou Négra qui m'emportait; les mille
tournoiements de la valse nous avaient conduits jusqu'à
une serre qu'éclairait à peine une lumière voilée; éper-
dus, haletants, nous allâmes nous affaisser sur une ot-
tomane qu'abritaient des arbustes en fleurs.
1. Lord Byron, Beppo.
— 239 —
»- Pas ici, me dit Zéphira, mais dans un boudoir
mystérieux, où personne ne nous suivra ; et, prenant
ma main, elle me conduisit vers une porte s'ouvrant
sur un escalier qui menait à une terrasse. La boufîée
d'air froid qui monta vers nous dissipa mon ivresse ;
je reconnus Zéphira.
— Mais le comte Luigi est le maître de céans, lui
dis-je, il connaît tous les détours du palais, il peut
nous découvrir.
Elle me répondit en éclatant de rire :
— Le comte Luigi est, à l'heure qu'il est, conduit en
prison pour avoir revêtu dans un bal un habit de moine.
Nous aurons donc, carissimoy quinze jours de liberté et
de plaisir ; et elle s'efforçait de me faire descendre.
Je fus pris de je ne sais quel dégoût invincible, je la
poussai sur les marches de l'escalier, et je rejetai sur
elle la porte qui se refermait du côté de la serre. Je
tournai la clef à double tour sans souci de ses cris qui
se perdirent dans le bruit de l'orchestre. Comme je pas-
sais de la serre dans un cabinet moresque, représen-
tant une des chambres de l'Alhambra, je vis là debout
sur un grand coussin rond qui lui servait de piédestal
ma Vénus de Paris Bordone, qui me tendait amoureu-
sement ses bras.
— Viens! viens! me disait- elle; ses yeux magné-
tiques m'attiraient, son souffle courait sur mon visage.
Merci, murmura-t-elle plus bas, de l'avoir quittée ;
viens ! viens ! c'est moi qui te veux ! Je me sentis pres-
ser sur son cœur qui battait comme une vague; elle
— 2/tO —
m'étreignit avec tous les emportements de la passion;
c'était sa danse devenue amour. Je n'eus pas conscience
de la réalité, et je fus heureux dans un rêve.
La chambre où nous étions était obscure, une seule
lampe suspendue y jetait sa lueur. Comme je lai rendais
ses caresses, une raie soudaine de lumière se projeta sur
nous et éclaira son visage. Elle ouvrit ses grands yeux;
je poussai im cri; son regard venait de me rappeler ce-
lui d*Antonia. Au même instant, un domino noir qui
tenait un flambeau passa près de nous, en riant sardo-
niquement. Était-ce Zephira? Non, non, la voix delà
danseuse n'avait point ce timbre grave; cette voix, je
crus la reconnaître, elle m'apportait comme un écho de
celle d'Antonia!
Je m'arrachai des bras de l'Africaine, je la repoussai
avec rage, je détachai violemment ses mains qui se
cramponnaient à mes habits, et lui jetant tout l'or que
j'avais dans mes poches, je lui criai :
^—Va-t'en de Venise et que je ne te revoie jamais!
Cependant, le domino fuyait dans une galerie voi-
sine; je me mis à sa poursuite, mais sans pouvoir l'at-
teindre; je le vis descendre le grand escalier du palais et
monter dans une gondole qui disparut bientôt à mes yeux.
Stella et son amant qui quittaient la fête m'aper-
çurent en ce moment.
— Oi^ courez-vous de la sorte, tête nue et sans do-
mino, me dit lai prima donna, entrez dans notre gon-
dole et nous vous reconduirons.
Quand je fus assis près d'eux à l'abri des stores fer-
— 2il —
mes, je courbai ma tête sur mes genoux et me pris à
pleurer.
— Qu'avez-vous? s'écria Stella effrayée.
Je saisis sa main, et la joignant à celle de son amant:
— Vous qui vous aimez, leur dis-je, ne vous quittez
jamais! ne vous faites pas souffrir l'un l'autre ; mieux
vaut la mort.
Ils n'osèrent me questionner, et dans leur bonté ils
restèrent silencieux devant mon chagrin.
Cependant Taube naissante projetait des lignes
blanches à travers la noire teinture de la gondole.
Je dis tout à coup à mes amis :
— Où voulez-vous me conduire?
— Mais, chez vous, si vous le désirez, repartit le
Vénitien.
— Non, non, pas encore, plus tard, donnez-moi
pour quelques heures asile dans votre maison.
— De grand cœur, répliqua Stella, vous souffrez,
votre pâleur effrayerait votre amie! Venez d'abord vous
reposer chez nous.
Leur maison était située sur le quai des Esclavons,
près du palais qu'habita Pétrarque; quand nous
y arrivâmes, le jour commençait à se lever, mais Ve-
nise donnait encore. Mes amis me conduisirent dans
une chambre et me supplièrent de me coucher. Je le
leur promis; mais, à peine seul, j'allai m'accouder au
balcon de la fenêtre ouverte. J y restai longtemps im-
mobile, anéanti, regardant les brouillards se jouer sur
la lagune déserte et couvrir d'un riddau les palais si»
14
— 242 —
lencieox je pensais à ce réveil de Venise si fidèlement
décrit par un de nos grands poêles. « Le vent ridait
» à peine l'eau ; quelques voiles paraissaient au loin
» du côté de Fusine, apportant à Tancienne reine des
» mers les provisions de la journée. Seul au sommet
» de la ville endormie, Tange du campanile de Saint-
» Marc sortait brillant du crépuscule, et les premiers
2> rayons du soleil étincelaient sur ses ailes dorées.
)» Cependant les innombrables églises de Venise
3> sonnaient T angélus à grand bruit; les pigeons,
» comme au temps de la république, avertis par le
» son des cloches, dont ils savent compter les coups
» avec un merveilleux instinct, traversaient par ban-
» des, à tire-d'aile, la rive des Esclavons, pour aller
» chercher sur la grande place le grain qu'on y ré-
» pand régulièrement pour eux à cette heure. Les
j> brouillards s'élevaient peu à peu ; le soleil parut ;
» quelques pécheurs secouèrent leurs manteaux et se
» mirent à nettoyer leurs barques. L'un d'eux entonna,
» d'une voix claire et pure, un couplet d'un air natio-
» nal. Du fond d'un bâtiment de commerce une voix de
» basse leur répondit; une autre, plus éloignée, sejoi-
» gnit au refrain du second couplet ; bientôt le chœur
>» fut organisé : chacun faisait sa partie tout en tra-
» vaillant et une belle chanson nationale salua la clarté
» du jour. j>
La fraîcheur du matin apaisait la fièvre de mon sang.
Le bruit prolongé des cloches, le mouvement crois-
sant de la ville et le chant des travailleurs m'arrache-
— 2ho —
rent à Tobsession d'une nuit de délire : j'en secouai
le souvenir comme celui d'un songe impossible.
Et moi aussi j'avais ma tâche à accomplir : le tra-
vail m'attendait ; Antonia me donnait l'exemple du cou-
rage et du renoncement ; pourquoi ne l'avais-je pas
imitée ? Elle avait raison : la règle est salutaire; la dis-
cipline est indispensable à l'homme, toujours ondoyant
et divers, suivant l'expression de Montaigne.
Me sentant dans l'esprit une vigueur nouvelle, ré-
solu de tout réparer et de reconquérir celle que j'ai-
mais, je me hâtai de quitter la maison de mes amis ; je
leur laissai quelques lignes au crayon, les priant de ne
pas chercher à me revoir avant huit jours.
J'avais soif d'une réclusion absolue avec Antonia ;
autant j'avais poursuivi l'agitation, autant je souhaitais
maintenant le repos auprès d'elle.
Je rentrai furtivement. Quoiqu'il fît grand jour, An-
tonia dormait encore. Elle resta couchée beaucoup
plus tard qu'à l'ordinaire. Moi, je ne tentai pas même
de reposer. J'écrivis tout d'un trait l'acte le plus ému
d'un de mes drames italiens. Je ne quittai la plume que
lorsque je crus ouïr un léger bruit dans la chambre
d' Antonia. Alors j'écoutai et j'attendis plein d'anxiété.
Je compris qu'elle s'habillait. Je devinais ses gestes,
ses mouvements, à travers la cloison ; enfin la porte
de sa chambre, qui donnait sur le couloir, s'ouvrit, et
je l'entendis donner quelques ordres à la servante. Je
crus qu'elle allait entrer chez moi. Ses pas se rapnro-
— 2hU —
chèrent; mais, comme si une irrésolution l'eût arrê-
tée, elle me cria sans paraître :
— Albert, viens donc déjeuner.
— Je travaille, répondis-je, espérant qu'elle entre-
rait.
Elle ne répliqua rien : j'attendis encore quelques in-
stants, et tout à coup elle poussa la porte de commu-
nication et m' apparut souriante.
— Gomme j'ai dormi longtemps ce matin ! me dit-
elle ; désormais c'est moi qui suis la paresseuse et toi
le travailleur.
— Je suis la folie et toi la sagesse, répondis-je ; tu
vas d'un pas ferme et régulier ; moi je cours, je chan-
celle et je tombe, et je finirai par m' engloutir.
— Est-ce une tirade de ton drame que tu me récites
là? répliqua-t-elle ; mon pauvre Albert! quitte la plume
et allcfns déjeuner , car tes fatigues de la nuit ont dû
t'épuiser.
Je n'osais la regarder en face ; elle ne me question-
nait pas, mais je pensais qu'elle me devinait. Son calme
apparent me faisait songer à ces terrains minés qui
renferment des abîmes ; je me figurais qu'elle souffrait
et me méprisait peut-être, et que sa douceur pouvait
bien cacher quelque vengeance.
— Te voilà sombre comme un remords ou comme un
cachot .des Puits, me dit-elle; allons, Albert, un peu
de gaieté, demain mon manuscrit part pour la France
et nous recommencerons à vivre.
— 246 —
— Oh ! combien je vais t*aimer ! lui dis-je en lui
tendant convulsivement les bras.
Elle me regarda avec étonnement : ses yeux me firent
l'effet de deux lames froides qui m'auraient traversé le
cœur, et, comme si c'était le sang qui s'en échappait
mes larmes inondèrent mon visage.
— Qu'as-tu donc à pleurer ? me dit-elle ; il faut ab-
solument que tu ailles dormir, car tes nerfs sont ma-
lades.
Je la regardai avec amour : je la trouvai belle, fraî-
che et sereine; j'aurais voulu qu'elle me berçât sur son
cœur.
Elle reprit son ton d'affection maternelle, m'empê-
cha de boire du café, me reconduisit dans ma cham-
bre, ferma les rideaux de la fenêtre et m'obhgeade me
mettre au lit. Je me laissai faire comme unenfsyit; mes
larmes m'avaient calmé et je tombais de lassitude.
Quand elle vit mes yeux s'appesantir, elle s'éloigna sur
la pointe des pieds. Je dormis bientôt d'un lourd som-
meil plein de cauchemars ; je ne m'éveillai qu'à la nuit.
J'appelai ; Antonia ne me répondit pas. La servante
vint m' avertir que madame était sortie pour se pro-
mener; elle n'avait pas voulu m' éveiller. Je sentis
d'abord comme une grande terreur : m'aurait- elle
quitté? serait-elle partie? Je courus dans sa chambre
et je fus rassuré en y trouvant tout ce qui lui appar-
tenait : son manuscrit, dont elle venait d'écrire les
dernières pages, était ouvert sur sa table; une lettre à
son éditeur était placée à côté.
14.
— 246 —
Une autre idée me vint. Elle aussi, pensais-je, a
voulu se distraire, et je fus pris d'une jalousie subite.
Je me disposais à m'habiller, à sortir, à courir après
elle, quand je l'entendis monter l'escalier en chantant.
— Je viens de faire l'écolier en vacances, me dit-elle;
j'étais avide de liberté, d'air, d'excursion en pleine
mer, et comme tu dormais je suis allée seule.
— Ne veux-tu pas que nous ressortions ensemble?
lui dis-je.
— Oh ! de grand cœur, fit-elle avec enjouement ;
maintenant que me voilà débarrassée de mon fardeau^
je suis femme à te lasser par mes fantaisies.
— Eh bien! que désires-tu?
— Allons souper au Lido.
— Oui, allons! j'y sais un cabaret dont l'hôtelier a
connu Byron.
Nous montâmes en gondole, et, quoique la nuit fût
froide et sombre, nous accomplîmes notre dessein.
Nous trouvâmes le cabaretier endormi, l'espoir du gain
le fit se lever en bâte. 11 nous servit du jambon, une
omelette et de son fameux vin de Samos. Nous sou-
pâmes gaiement comme aux premiers temps de nos
amours ; je songeai à notre chambre chez le garde-
chasse de Fontainebleau, à nos meilleures heures de
Gênes, à nos premiers jours d'arrivée à Venise. La mer
battait la plage, le vent soufflait à travers la fenêtre
disjointe de la chambre enfumée où nous nous abritions»
— Si nous couchions ici, lui dis-je.
— 247 —
— Non, répliqua- t-elle, mieux vaut errer au large
dans notre gondole.
Quelques instants après, ::ous étions bercés par les
vagues comme dans un hamac ; les vitres et les volets
de la gondole était hermétiquement clos ; Antonia s'éten-
dit sur les coussins de cette alcôve flottante, je m'age-
nouillai près d'elle et je baisai ses mains et son front.
— Comme te voilà humble, ô mon orgueilleux poëte,
me dit-elle en riant. Est-ce que je te fais peur î Est-ce
que tu as désappris l'amour?
Je la couvris des plus tendres caresses auxquelles
mes pleurs se mêlaient. Enfin je la retrouvais ! Enfin, elle
était encore à moi ! elle effaçait ma déchéance ! elle me
réconciliait avec le bonheur, avec la vie. Elle me parut
plus aimante et plus passionnée qu'autrefois ; quelque
chose de poignant et d'intense s'échappait d'elle.
Ce furent durant huit jours des renouvellements de
jeunesse et de passion que je ne me croyais plus ca-
pable de ressentir et que je ne lui croyais plus le pou-
voir de m'inspirer. Nous nous éloignions chaque ma-
tin de Venise ; nous visitions les îles voisines ou bien
nous allions errer dans les campagnes que baigne la
Brenta.
Nous cherchions sans cesse un nouveau cadre à notre
félicité retrouvée; il nous semblait que l'aspect des lieux
inconnus ravivait nos sentiments et les rendait plus
recueillis et plus tendres.
Parfois, elle me disait en riant et dans les moments
de suprême volupté
— 248 —
— Je crois bien que tu m'as été infidèle? Mais que
m'importe ! Tu es jeune, beau, inspiré et je t'aime.
Quand elle parlait ainsi, j'étais prêt à la briser dans
mes bras et à m'écrier :
— Non, tu ne m'aimes pas; tu es froide de nature
et passionnée à tes heures sans te soucier de ce que
tu m'as fait souffrir. Mais je la regardais : son calme et
beau visage me désarmait et je me disais : Elle est gé-
néreuse et grande ; elle vaut mieux que toi. Alors j'é-
tais tenté de me jeter à ses pieds et de tout lui avouer;
au premier mot elle m'arrêtait.
— Tais-toi, tais-toi, je ne veux rien savoir, me disait-
elle, ou plutôt je sais tout. Tu es trop faible pour t'abs-
tenir, trop faible pour attendre, trop faible pour aimer.
Qu'elle eût mieux fait d'être jalouse, emportée, d'é-
clater en reproches comme une femme italienne ou
grecque! Nous nous serions querellés, puis réconciliés,
puis aimés plus passionnément ; mais ses paroles sen-
tentieuses, sa prétendue supériorité en amour, me rap-
pelaient involontairement h toute heure combien nous
différions
XVIÏI
Ces alternatives de joie et de peine, de passion et de
travail, de veilles excessives et de courses immodérées,
de désirs contenus et de transports subits; cette vie sans
— 249 —
calme et sans bonheur certain m'abattit rapidement.
Je sentais mes forces décroître et mon cerveau va-
ciller. Il me semblait que ma jeunesse m'échappait et
que mon intelligence allait mourir.
Un jour, par un chaud soleil d'automne, conmie
nous parcourions l'île de Torcello, mes jambes défail-
lirent ; un frisson courut dans tous mes membres et je
dus pour me ranimer me coucher sur la plage et me
couvrir du sable tiède que soulevait le sirocco.
Mes tempes battaient avec force; je sentais sur mes
yeux clignotants un cercle de feu; mes cheveux, que
le vent agitait me semblaient d'un poids énorme ; mes
pieds et mes jambes enfoncés dans les monticules de
sable chaud, étaient froids comme si la glace les eût
recouverts. Tout mon sang refluait à la tète; mes joues
devenaient de plus en plus pourpres, et, vaincu par une
fièvre ardente, je fus contraint d'avouer à Antonia que
je souffrais. Elle me fit porter dans la gondole, m'éten-
dit sur les coussins des banquettes et soutint jusqu'à
Venise ma tête sur son bras ployé,
— Ma pauvre Antonia, lui dis-je, je crois que tes
instincts de sœur de charité vont trouver à s'exercer ;
je suis bien malade et si je n'en meurs pas je serai
pour toi un long souci.
— Quelle funèbre idée, répliqua-trelle, mourir! y
penses-tu I à présent que nous pouvions passer de si
beaux jours à nous aimer!
La voix de mon cœur lui criait : « Il fallait penser
plus tôt à cette tendresse tardive ! ton bras, qui me
— 250 —
soutient défaillant, il fallait retendre pour me pré-
server. »
Mais tout reproche expirait sur mes lèvres, je la re-
merciais de ses soins et je m'y abandDnnais.
La traversée redoubla ma fièvre, et quand nous arri-
vâmes, Antonia s'effraya en voyant que je ne pouvais
plus me tenir debout. Elle me mit au lit puis se hâta
d'écrire au consul de France pour lui demander un
médecin. Le consul accourut.
Ce n'est qu'un peu de fatigue, me dit-il ; l'irritant
sirocco, maudit par Byron, me causa, il y a un an, le
même malaise; une saignée me soulagea, mais je ne
voulus pas qu'elle fût faite par le médecin en renom à
Venise. C'est un vieillard qui a la main tremblante et
qui un jour a presque coupé l'artère à une belle com-
tesse. Je m'adressai à un jeune docteur nouvellement
arrivé de Padoue. Sa main est sûre, il n'a pas de
grandes prétentions à la science ; il ne discute jamais,
comme les vieux dottissimi, mais, ce qui vaut mieux,
il pratique avec assez de bonheur. Je suis certain qu'a-
vant trois jours il vous tirera d'affaire.
Antonia remercia le consul avec effusion et le pria
de se hâter de nous envoyer le médecin.
— Comment va Stella, dis-je au consul prêt à sortir»
Veuillez m'excuser auprès d'elle et de son ami, vous
voyez que désormais je suis forcément impoli.
— Ils viendront vous voir et vous distrairont, ouand
vous irez mieux, par le récit de plusieurs aventures.
— Et lesquelles, dites-les-moi vite en deux mots.
— 251 —
— Zéphira est en prison, elle y tient compagnie au
comte Luigi.
— Quoi, répliquai-je, tous deux punis pour ces robes
de moine et de nonne?
— L'autorité autrichienne n'entend pas raillerie à ce»
sujet, répondit le consul. Mais une autre aventure, don!
tout le monde parle, c'est le départ de la petite Négra,
le lendemain même de son triomphe à la Fenice,
Je tressaillis malgré moi.
— Et sait-on pourquoi? murmurai- je.
— On se perd en conjectures; elle a rompu son en-
gagement et forcé le gros Arabe qui l'aimait à quitter
Venise.
Antonia se mit à rire et reconduisit le consul qui sor-
tait.
L'obéissance aveugle de l'Africaine à ma volonté aurait
dû me toucher ; mais quand l'amour, suivant l'expres-
sion de Champfort, n'a été que le contact de deux épi-
dermes, il ne laisse qu'une trace passagère; parfois
même qu'un souvenir irritant qui nous humilie. Le
contraire se produit lorsque l'âme est en jeu ; alors ce
Ûen de l'amour devient si fort et nous tient tellement
de toutes parts qu'il ne se brise qu'avec la vie.
Ma fièvre augmentait si vite que lorsque le docteur
arriva, je n'avais plus la perception de ce qui se passait
autour de moi. Un délire encore muet faisait tourbil-
lonner dans ma tête mille images conffises. Je croyais
voir la pauvre Négra pleurant sur le pobt d'un navire:
ses larmes coulaient avec tant d'abondando que bientôt
— 252 —
elles la couvrirent tout entière, comme auraient fait des
vagues; puis je la voyais ainsi submergée, se con-
fondre à la mer et s'y engloutir.
Le jeune docteur me fit adroitement une saignée qui
dégagea instantanément mon cerveau et me rendit à
moi-même ; j'ouvris les yeux et je vis celui qu'Antonia
remerciait et qu'elle appelait mon sauveur ; c'était un
grand jeune homme, d'une beauté parfaite quoique
assez commune en Italie, où suivant la pittoresque ex-
pression d'Alfieri : la plante homme pousse plus belle et
plus robuste que sur aucune autre terre, 11 faut avoir
vu les lazzaroni de Naples couchés au soleil, ou les ma-
telots de Venise liant des cordages aux vergues des
vaisseaux, pour comprendre la beauté native de cette
race favorisée.
Même en haillons :
Ce sont des mendiaDts qu*OD prendrait pour des dieux.
Le jeune docteur était grand, d'une taille bien prise
et vigoureuse qui trahissait son élégance sous une re-
dingote mal faite. Sa tète aux traits réguliers était
couronnée d'épais cheveux bruns soyeux et bouclés; son
front était bas comme celui de l'Apollon, ses beaux yeux
noirs lançaient une flamme toujours égale ; le nez aqui-
liii avait des narines mouvantes; sa bouche était sou-
riante et charnue , et ses dents blanches embellissaient
son sourire. C'était comme la personnification de la
santé, de Teojouement et de l'insouciance de la vie. Il
• I
\
— 253 —
me tâta le pouls de sa main un peu forte. Antonîa Tin-
terrogeait d'un regard anxieux.
— La fièvre persiste, di^-il en hochant la tète, la
nuit peut être mauvaise, ne le quittez pas.
Il prescrivit je ne sais quelle potion, puis sortit en
promettant de revenir le lendemain matin.
Antonia s'assit au pied de mon lit, je la voyais pâle
dans sa robe de chambre de velours noir ; de temps en
temps elle se levait et me faisait boire en me soutenant
la tête. Bientôt il me sembla qi^e tout tournait autour
de moi et que la veilleuse s'éteignait; un cercle de feu
serrait de nouveau mon crâne ; je ne voyais plus ; je
n'entendais plus et je finis par ne plus comprendre où
je me trouvais. J'eus toute la nuit un délire eff'rayant
que suivit une fièvre sans trêve. Je n'avais plus con-
science de moi-même et je fus durant huit jours en
danger de mort.
C'est par une froide matinée, sombre comme nos
plus tristes jours d'automne parisien, que je recouvrai
la sensation de la vie. J'entendis siffler le vent dans les
corridors du vieux palais que nous habitions, et il me
semblait que les vagues lointaines de l'Adriatique bat-
taient les murs avec furie et montaient jusqu'à ma
fenêtre; c'était l'effet de la rafale qui s'engouffrait
bruyamment dans le Grand Canal.
Quand j'ouvris les yeux, je vis Antonia au pied de
mon lit assise sur un fauteuil; elle cousait un gilet de
flanelle qui m'était destiné : je suivais le mouvement
de ses mains charmantes et de ses yeux qui ne se le-
15
— 254 —
valent pas sur moi; il y avait dans sa physionomie
quelque chose de si pensif et de si absorbé qu'on de-
vinait que son âme était ailleurs.
Je fis un grand effort pour parler et je parvins à lui
dire:
— Oh ! chère bien-aimée, je ne souffre plus.
Elle se leva, me fit avaler quelques cuillerées d'un
cordial, puis posant ses doigts sur mes lèvres, elle
m'interdit de parler. Je voulus faire un mouvement
pour me soulever et l'embrasser, mais je retombai
sans force sur mes oreillers. Pourquoi ne se courba-t-elle
pas vers moi?
En ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit et un
jeune homme entra. Je reconnus le docteur qui m'avait
saigné; deux changements s'étaient opérés en lui: sa
mise était plus recherchée et l'expression de son vi-
sage me parut plus sérieuse. Je percevais tout cela
avec lucidité, quoique pour ainsi dire matériellement,,
car ma pensée était encore indécise et sans réflexion
comme celle d'un enfant.
Antonia me dit :
— Voilà le docteur Tiberio Piacentîni qui vous a
sauvé.
Ce nom terrible de Tibère me fit sourire, car on lisait
sur les traits du docteur la douceur et l'aménité.
U me tâta le pouls, déclara que j'étais en voie de con-
valescence, mais qu'il ne fallait pas faire d'imprudence.
— Vous entendez, me dit Antonia, en me recomiiian*
crant de nouveau le silence.
— 255 —
Le docteur s'assit en face d'elle, lui remit quelques
livres et quelques journaux, puis il lui apprit les nou-
velles de Venise : on parlait beaucoup d'un chanteur
célèbre qui venait de débuter à la Fenice et qui attirait
la foule.
— J'irai l'entendre quand notre malade ira mieux,
répondit Antonia.
— Dès aujourd'hui vous pourriez aller respirer l'air
en gondole, répliqua le docteur, voilà dix jours que
vous passez sans dormir.
— Dix jours, murmurai-je, oh! ma pauvre amie, que
de mal je vous ai donné.
— Ne parlez pas! me dirent-ils tous les deux à la fois.
— Qu'elle pense à elle ! qu'elle se repose ! ajoutai-je
avec tristesse, en m'apercevant qu'elle avait pâli et
maigri.
— Voulez-vous venir, lui dit le docteur, vous ferez
un tour sur le Grand Canal.
— Non, reprit-elle, un autre jour, quand il pourra se
lever.
Le docteur partit, en disant:
— A ce soir.
Antonia le reconduisit, et je les entendis causer quel-
ques instants dans le couloir; elle se rassit en rentrant
près de mon lit et reprit son ouvrage.
Je la considérai d'un regard attendri, puis je m'as-
sounis et finis par m'endormir jusqu'à la nuit.
A mon réveil, la servante me fit boire un peu de
bouillon ; je lui demandai où était Antonia.
— 256 —
— Madame se peigne et change de vêtements, me
dit-elle, elle va venir.
Elle reparut quelques moments après; ses beaux che-
veux noirs étaient lissés sur son front inspiré ; elle por-
tait une robe en damas violet à corsage collant; elle
me sembla rajeunie et charmante.
— Vas-tu sortir? lui dis-je.
— Non, pas avant quelques jours, répliqua-t-elle.
— Comment te remercier et te bénir?
— En guérissant, me répondit-elle avec un bon sou-
rire.
Puis me faisant signe de reposer, elle se plaça au-
près d'une lampe voilée par un abat-jour vert et ouvrit
un livre. Je fermais à demi les yeux, mais je ne perdais
pas un de ses mouvements. Ses doigts ne tournaient
pas les feuillets et je compris qu'elle ne lisait point; à
(luoi rêvait-elle ? Ma faiblesse était encore trop grande
pour me permettre aucun effort de parole ou de gestes,
mais mes sensations s'éveillaient et mes idées com-
mençaient à s'enchaîner.
Elle restait toujours pensive tenant son livre ouvert.
Tout à coup elle tressaillit et se leva ; elle s'approcha
d'abord de mon lit, mais comme j'étais immobile et les
yeux fermés elle s'imagina que je dormais. Ma respi-
ration pénible et encore sifflante dans ma poitrine
ajoutait à cette apparence de sommeil. J'entendis mar-
cher dans le couloir; elle alla vers la porte, l'ouvrit et
introduisit le docteur^
— Parlons bas, dit-elle, il dort.
— 257 —
— C'est d'un bon augure répondit le docteur, il est
sauvé.
Ils s'assirent alors tous les deux auprès de la table
où était la lampe et ils se mirent à regarder des livres
d'estampes ; ils en prirent un plus grand que les autres
qu'ils feuilletèrent ensemble : quand leurs doigts s'al-
longeaient sous la page, je m'imaginais qu'ils se tou-
chaient et parfois je croyais voir une pression fugitive.
Comme ils ne prenaient pas garde à moi je tenais les
yeux grands ouverts et je les dévorais tous deux de
mon attention.
Antonia me tournait le dos ; je ne l'apercevais qu'en
profil ; mais j'avais en face le beau visage de Tiberio
sur lequel semblait se jouer comme une flamme inté-
rieure ; un moment il arrêta sur elle ses yeux brillants
et pleins de tendresse.
— Carissima, lui dit-il bien bas, il faut absolument
vous ménager, puisqu'il dort avec tant de calme, venez
dormir aussi.
On connaît la pénétration de l'ouïe des malades, je
ne perdais pas un seul de leur murmure.
— Je veux bien, dit-elle d'une voix presque insai-
sissable.
Mon lit faisait face un peu obliquement à la chemi-
née surmontée d'une grande glace de Venise penchée
en avant et où se reflétait la porte de la chambre
d'Antonia ; depuis que j'étais malade cette porte restait
toujours ouverte. On en avait même enlevé les bat-
tants pour m'éviter le bruit des gonds et de la serrure.
— 258 —
Antonia se leva la première : elle alluma doucement
une veilleuse placée sous ma cheminée ; elle prit en-
suite la lampe couverte de Tabat-jour vert et se dirigea
vers sa chambre. Tiberio la suivit :
Je ne sais quel soupçon me traversa Tesprit comme
un glaive, mais par un élan de cette volonté énergique
qui fait qu'un homme frappé à mort dans une bataille
peut rester debout quelques secondes avant de tomber,
je me roidis, moi inerte et incapable tantôt de lever un
bras, je saisis d'une main convulsive le bois de mon
lit et je me dressai sur mes pieds chancelants. Ils m'ap-
parurent alors réfléchis parla glace inclinée. Ils étaient
encore sur le seuil de la porte mais un peu enfoncés
dans l'autre chambre ; Antonia tenait toujours la lampe
d'une de ses mains, Tiberio s'empara de l'autre ; ils
étaient tous deux livides à la lueur de la clarté verte,
leurs visages se penchèrent l'un vers l'autre et je vis
leurs lèvres se toucher. Je poussai un cri d'épouvante
et je retombai sur mon lit comme un corps mort.
Antonia accourut seule.
— Mais qu'est-ce donc? me dit-elle avec cette im-
passibilité qui a fait la force et l'invulnérabilité de sa
nature. Et comme je frissonnais convulsivement agitant
mes couvertures et mordant mon drap, elle crut ou
feignit de croire qu'un accès de délire me reprenait ; elle
appela la servante :
— Allez vite, lui cria-t-elle, et tâchez de rappeler le
docteur.
Ma voix s'étranglait dans ma gorge, je ne pou vais pro-
— 259 —
îioncer un seul mot et je retombai bientôt dans un tel
anéantissement que c'est à peine si je compris la ser-
vante quand elle revint lui dire qu'elle n'avait pu se faire
entendre du docteur qui était déjà remonté en gondole.
Lui sans doute avait deviné la signification de mon cri
-et n'avait pas été tenté de se montrer à moi.
Cependant Antonia relevait ma tête sur les oreillers,
remettait mes bras sous la couverture et passait sa
^ain légère sur mon front brûlant. La servante lui of-
frit de veiller près de moi pour la remplacer, elle refusa.
— Je souffrais trop, dit-elle, pour qu'elle pût me
quitter un seul instant. Elle resta courbée auprès de
mon lit jusqu'à ce que voyant mon souffle plus régulier
•et plus calme elle s'imagina de nouveau que je m'endor-
mais. Elle s'assit alors sur le fauteuil où bientôt je la
-vis reposer la tête renversée. Son visage avait dans le
sommeil une expression de force et de sérénité qui me
faisait douter de ce que j'avais vu. L'abandon n'est pas
à ce point dévoué; la trahison n'est pas à ce point ra-
•dieuse.
Pauvre cerveau malade, n'avais-je pas rêvé ? pou-
vais-je avoir la certitude de ce que j'éprouvais, quand
je n'avais pas la certitude de moi-même ? Ce doute
affreux et humiliant m'inspira une volonté vigoureuse
qui domina mon abattement et en triompha; je résolus
de renaître, de revivre, de n'être plus un enfant ni un
fou qu'on pouvait contraindre et tromper; j'exerçai
•dès lors sur moi-même une sorte d'empire raisonné;
je m'imposai un régime dont je ne voulus pas démordre.
— 260 —
Je me prescrivis de dormir et je dormis. Au réveil je
demandai impérieusement à manger ; Antonia voulait
attendre pour me satisfaire Tarrivée du docteur, mais
elle dutm*obéir. Mes idées se rafermissaient par degré;
je commençais à me rendre compte de ma situation.
M' étant trouvé seul un moment avec la servante, je lui
ordonnai de m'apporter un petit miroir qui me servait
à faire ma barbe. Je m*y regardai et je tressaillis d'ef-
froi ; c'était mon spectre qui m'apparaissait. La mort
m'avait touché de si près qu'elle m'avait laissé son
empreinte. Malgré ma force ou plutôt ma volonté re-
naissante, l'effort que je fis pour me lever fut impuis-
sant, mais du moins j'avais la faculté de voir et de
penser. Le souvenir me revenait comme remonte peu
à peu à la surface un objet longtemps englouti. Je son-
geai à la France, à ma famille que j'avais laissée dans
l'angoisse et qui devait se mourir d'inquiétude de mon
long silence. Je songeai à mes amis qui attendaient
surpris et railleurs l'apparition d'un de mes ouvrages.
Qu'était devenu mon esprit? créerais-je plus jamais un
livre, une page? Je me sentais triste et humilié conmie
une femme stérile. Qu'étaiMl resté de moi, mon Dieu!
dans cette crise de l'amour qui m'avait pris corps et
âme?
J'en revins à aimer et à désirer mon pays, mes pa-
rents, la gloire, tout ce qui m'avait paru inutile à ma
vie quelques mois auparavant. Ces idées renaissantes
me causaient une agitation extrême; je voulais tout
ressaisir et tout m'échappait encore. Si je l'avais pu
— 261 —
j'aurais quitté à Tinstant Venise en emmenant Antonia,
car la possibilité de jamais m*en séparer ne se présen-
tait pas à mon cœur ; elle était attentive, douce, glacée,
impénétrable ; je me torturais Tesprit à deviner le secret
de ce sphinx qui glissait autour de moi comme un
supplice vivant. Elle me soignait ainsi qu'une mère,
supportait mes irritations, ne répondait rien à mes co-
lères subites ; mais jamais une caresse ni un mot qui
fondît nos cœurs ne lui échappait. Comment la recon-
quérir ?
Tibério était revenu ; sans doute elle lui avait per-
suadé que je ne soupçonnais rien, car ses manières
simples et amicales envers moi ne trahissaient aucun
embarras. Il me soignait avec un zèle toujours égal.
Cette tranquillité bienveillante me déroutait. La scène
du baiser sans cesse présente à ma pensée, pouvait bien
n'être qu'un effet de mon délire, et d'ailleurs si elle était
vraie qu'y pouvais-je? hélas! il était jeune, plein de
vie et d'une beauté irrésistible qui contrastait avec mon
être chétif et flétri. Sa calme bonté devait plaire à An-
tonia, après les agitations de notre amour. Lasse du
cœur tourmenté d'un poète, elle essayait de cette na-
ture placide ; puis sans doute elle était vindicative et
m'en voulait d'avoir blessé son orgueil? Avait-elle
ignoré mon attrait fugitif pour Négra? N'était-ce pas elle
qui, sous le domino, un flambeau à la main, nous avait
surpris dans le cabinet moresque? Elle se croyait le
droit, et peut-être l' avait-elle, de se ressaisir d'elle-même
et d'en disposer. En la retrouvant après la fête du
*.■).
— 262 —
comte Luigî; j'avais animé ce marbre, je lui avais
domié toutes les ivresses de la cbair.
La vibration durait encore lorsque la vie m'échappa
tout à coup. Tiberio, lui, était apparu dans sa beauté,
sa nouveauté et sa jeunesse, comment m'étonner qu'il
eût été aimé? — Ils s'aimaient donc! et une sorte de
certitude s'emparait de mon cœur et le serrait comme
un écrou.
Il y aura toujours entre deux êtres qui vivent
dans l'intimité un horrible doute, même dans l'en-
ivrante et suprême étreinte ; c'est qu'aucun des deux
ne peut voir à nu la pensée mystérieuse de l'autre. De
Jà le divorce secret dans l'union apparente.
Je passais mes jours et mes nuits à analyser et à dé-
composer Antonia. Je l'épiais dans toutes ses actions ;
quand Tiberio était là, je feignais toujours de dormir ou
d'être distrait, pour découvrir quelque indice. Mais ce
fut en vain ; je ne surpris plus rien qui pût me con-
vaincre.
Un jour Antonia m'annonça l'arrivée d'un de mes-
amis de France.
— Qu'il vienne ! m'écriai-je, comme en tendant les
bras à la patrie. Je vis entrer Albert Nattier ; je poussai
une exclamation de bonheur, c'était ma jeunesse in-
soucieuse qui m'apparaissait.
Ma propre émotion m'empêcha de m' apercevoir delà
sienne, qui fut douloureuse mais contenue ; il refoula
quelques larmes en voyant la maigreur et la lividité de
— 263 —
mon visage. Malgré sa vie de dissipation, Albert Nat-
tier avait un excellent cœur.
— Tu as donc été bien mal, mon pauvre ami, me
•dit-il en me serrant la main ; mais enfin te voilà hors
de danger.
— Oui, sauvé par elle, répliquai-je en lui présen-
tant Antonia.
Antonia répondit que le docteur seul m'avait guéri
par rhabileté et la prudence de ses prescriptions. Ti-
berio , qui venait d'entrer, dit à son tour avec simpli-
cité, que la nature, seôondée par l'affection d' Antonia,
avait tout fait.
Antonia fit alors un éloge excessif du savoir de
Tiberio. Celui-ci, embarrassé, se mit à parler à
Albert Nattier de Venise, et lui offrit d'être son cicé-
rone.
Mon ami accepta avec empressement, disant qu'il
serait enchanté de se trouver dans la compagnie d'un
homme à qui je devais la vie, et dont il se regardait dé-
sormais comme l'obligé.
J'engageai Antonia à les accompagner, mais elle re-*
fusa, ajoutant avec bonté qu'elle préférait rester avec
moi. Sitôt que nous fûmes seuls, je la remerciai ten-
drement, et je voulus l'embrasser ; elle se recula en
me disant .
— Ne vous agitez donc pas, Albert; et, prenant un
ouvrage de broderie, elle alla s'asseoir près de la fe-
nêtre.
■a
— 264 —
Je la considérais avec désespoir ; il était bien évident
qu'elle ne m'aimait plus.
Lorsque Albert Nattier rentra de sa promenade avec
le docteur, je lui trouvai le visage bouleversé ; il pro-
fita d'un moment où nous étions seuls pour me sup-
plier de rentrer de suite en France, soit en partant
le lendemain avec lui si je m'en sentais la force, soit
en le rejoignant dans quelques jours à Milan, d'où
nous gagnerions ensemble le mont Cenis.
Je m'étonnai de son insistance.
— Mais Antonia ? lui dis-je.
— Songe à ta famille, répliqua-t-il ; toute agitation
t'empêchera de guérir ; l'atmosphère de Venise ne te
vaut rien, il te faut l'air natal. Il consulta Tiberio qui
survint en ce moment ; celui-ci fut de son avis, mais un
départ immédiat lui sembla impossible ; j'étais encore
trop faible pour supporter les fatigues de la route.
Albert Nattier partit le lendemain ; nous pleurâmes
en nous séparant, ce qui nous surprit un peu, car la
raillerie et une sorte de scepticisme contenait ordinai-
rement notre amitié. Il me semblait, en le quittant, que
je ne le reverrais jamais, que la mort allait me frapper
dans cette ville étrangère, loin de tous ceux dont il ve-
nait de ranimer en moi le souvenir. Hélas ! c'est mon
coeur qui devait mourir ; c'est sa cendre que Venise a
gardée.
Les jours suivants, je pus me lever. On me porta,
sur un large fauteuil, près de la fenêtre de notre salon
qui s'ouvrait sur le Grand Canal. Tout mouvement m'é-
— 265' —
tait encore interdit ; je ressemblais à une vieillard pa-
ralytique. Je regardais tristement à travers les vitres
les gondoles noires défiler. On eût dit autant de tombes
flottantes ; le ciel était gris, le froid de l'hiver se faisait
sentir, j'étais transi comme un moribond. Je demandai
qu'on fit un grand feu dans ma chambre et je ne vou-
lus plus quitter le coin de ma cheminée. J'avais mille
fantaisies de convalescent ; j'exigeai des mets français
difficiles à préparer, des vins rares qui me ranimaient,
des fleurs qui plaisaient à ma vue, des fourrures qui me
réchauffaient; Antonia satisfaisait à tous mes caprices
avec la sollicitude d'une mère. Intelligente et active
malgré le temps que lui prenaient les soins qu'elle me
donnait, elle trouvait encore le loisir d'écrire, de se pa-
rer et de sortir chaque jour. Tantôt elle partait seule,
tantôt avec Tiberio à qui elle demandait devant moi de
l'accompagner pour faire une promenade. Quand ils
s'éloignaient ensemble aveô cette apparence de bonne
foi qui rassurait mon cœur, je souffrais moins que
lorsque je la voyais me quitter furtivement sous quelque
prétexte d'emplette ou d'étude. Alors je me disais: A
coup sûr il l'attend! elle va le rejoindre, je suis indi-
gnement trompé, et je ne peux m'assurer de leur tra-
hison!
Que de fois, sitôt qu'elle avait disparu, j'essayai de
me lever de mon fauteuil, de marcher dans ma
chambre, puis de m' élancer sur ses pas. Mais mes
jambes fléchissaient, et mon extrême faiblesse me don-
nait le vertige ; je me rasseyais alors, plein de rage
— 266 —
et maudissant la vie qui ne revenait pas. Dans cet état
d'impuissance, mon tourment redoublait d'intensité.
Lorsqu'elle rentrait, riante et fraîche, j'étais brusque,
parfois injurieux ou tellement taciturne, qu'elle ne pou-
vait m'arracher une parole.
Depuis une semaine elle avait cessé de veiller la
nuit près de mon lit, et sitôt que j'étais couché, elle
allait elle-même se reposer et dormir. Pauvre femme,
elle avait passé quinze nuits à mon chevet, comme une
sœur de charité héroïque ! Je sentais bien que j'étais
ingrat envers sa bonté; mais pouvais-je être recon-
naissant en voyant que son amour m'échappait? Quand
je n'entendais plus de bruit dans sa chambre et que sa
lumière s'éteignait, je me figurais qu'elle était sortie ;
je me levais alors avec précaution et me glissais jus-
qu'à son lit : tantôt je la trouvais endormie, tantôt se
soulevant à mon approche, elle me disait :
— Qu'as-tu donc? si tu souffres, il fallait m'ap-
peler.
J'étais honteux de mon espionnage ; mais l'amour a
de ces crises désespérées qui ravalent le cœur et lui
font perdre toute dignité.
Cotnme je me plaignais toujours du froid, elle me
dit un jour qu'elle allait faire remettre les battants de
- la porte qui communiquait entre nos deux chambres.
— Non, répliquai-je, un rideau suffira , je ne veux
pas m'exposer à me trouver mal la nuit sans que tu
l'entendes !
— 267 —
■
Elle céda, mais avec un sourire qui me fit compren-
dre qu*elle avait deviné ma méfiance.
Toutes ces inquiétudes retardaient ma guérison et
mes forces ^revenaient lentement. Je désirais ardem-
ment partir et séparer Antonia de Tiberio. Venise et
tout ce qui s'y rattachait m'était devenu odieux. J'avais
refusé de recevoir l'amant de Stella, et chaque fois que
le consul venait s'informer de mes nouvelles, je dé-
fendais qu'on le laissât entrer ; je ne voulais être un
objet de pitié pour personne, et je me sentais si
changé et si malheureux, que je comprenais bien qu'on
n'aurait pu me revoir sans me plaindre.
Un matin, le calme Tiberio s'étant trouvé seul avec
moi, je lui déclarai que j'étais résolu à retourner en
France. Il tressaillit légèrement et me répondit que
je pourrais partir sans danger. Antonia survint, je lui
fis part de l'opinion du docteur, et lui déclarai que
nous partirions les jours suivants :
— Cela ne se peut, repartit-elle en rougissant; à
mon tour j'ai commencé des études sur Venise que je
veux terminer, et un mois de séjour ici m'est encore
nécessaire.
— Eh bien ! ma chère, répondis-je, vous finirez ces
études de souvenir, car je suis parfaitement décidé h
partir à la fin de la semaine.
— Nous verrons bien, répliqua-t-elle en riant d'une
façon singulière, et elle me quitta pour aller travailler.
A l'heure du souper elle reparut, et je fus très-sur-
pris de la voir en toilette de soirée. Elle avait une robe
— 268 — •
»
en satin noir brodée de jais, et sur la tête une man-
tille espagnole en dentelle, fixée aux cheveux par une
branche de roses rouges.
— Où comptez-vous donc aller si parée? lui dis-je.
— A rOpéra, répliqua-t-elle, entendre ce fameux
ténor dont tout Venise parle.
— Sans doute avec le beauTiberio, repris-je, ne me
contenant plus.
— Vous vous trompez, fit-elle dédaigneusement, je
pensais tout bonnement aller en compagnie de la maî-
tresse de la maison.
Pourquoi ne fit-elle pas alors acte de volonté libre
et franche?
— Vous n'irez pas, lui dis-je, me doutant qu'elle
mentait.
— Vous êtes absurde et tyrannique, s'écria-t-elle^
il ne vous manquait plus que de vous faire mon geô-
lier pour me récompenser de mes soins; je cède, ne
voulant pas de querelle, mais je vous déclare que je
me crois parfaitement maîtresse de suivre ma fan-
taisie.
— Essayez ! lui répondis-je, de plus en plus irrité.
Elle se tut et prit un livre; je la regardai, furieux
d'abord, puis calmé peu à peu et séduit par le charme
de toute sa personne ; j'aurais voulu l'attirer à moi,.
la caresser et la presser sur mon cœur, comme au
temps où elle m'appartenait.
Le docteur entra pour me faire sa visite du soir»
Antonia le salua de la tête sans lui parler. Il s'appro*
— 269 —
cha de moi et me tâta le poulç, comme pour se donner
une contenance.
— Vous êtes glacé, me dit-il.
— Oui, j'ai grand froid! et, en effet, mes dents cla-
quaient comme dans un accès de fièvre.
Antonia posa son livre et se leva.
— Voulez-vous m'éclairer, docteur, dit-elle, j*irai
chercher du bois, notre servante est sortie.
— Non, répliquai-je, j'ai assez de feu, restez, je vous
prie, je trouve cette chambre brûlante.
J'avais compris qu'elle voulait avertir Tiberio qu'elle
ne pourrait se rendre au théâtre, et je résolus de les
empêcher de se parler en secret. Mordu par une poi-
gnante jalousie, j'étais bien décidé à ce qu'ils ne se
revissent jamais seuls.
Elle se rassit en levant les épaules; Tiberio, décon-
tenancé, nous quitta bientôt.
A peine fut-il parti, qu'elle se retira dans sa cham-
bre, en fermant sur elle l'épais rideau qui remplaçait
la porte.
Je l'entendis se mettre au lit, je me couchai moi-
même, mais je ne pus dormir. Après une heure d'in-
somnie silencieuse, je crus comprendre qu'elle écrivait.
Je me levai sans bruit et j'apparus devant elle.
— Que fais-tu ? lui dis-je.
— Je travaille, fît-elle.
— Tu n'as pas de cahier sur ton lit, répondis-je, et
si lu as écrit, '"'était une lettre que tu viens de cacher.
a»- 270 —
J'avais cru entendre le froissement d'une feuille de
papier sous son drap.
— Va-t'en, méchant fou, répliqua-t-elle irritée, et
elle souffla sa bougie.
Je regagnai mon lit chancelant et désolé. Je rou-
gissais de moi-même, je rougissais d'elle ; mon Dieu I
qu' avions-nous fait de l'amour!
J'essayai en vain de me calmer et de m'endormir;
j'étouffais mes pleurs sous mes couvertures, je sentais
une angoisse indéfinissable. Que lui dire? comment lui
arracher la vérité ?
Comme elle n'entendait plus que ma respiration
oppressée, elle s'imagina sans doute que je m'étais
rendormi. Je vis un léger filet de lumière filtrer à tra-
vers le rideau, et je crus ouïr le grincement d'une
plume qui court sur le papier.
Cette fois-ci je me précipitai.
Elle n'eut que le temps de froisser sa lettre et de la
mettre dans sa bouche en y portant son mouchoir. Je
restai surpris et incertain comme devant le tour d'un
•escamoteur.
— Je veux voir ce papier, lui dis-je impérieusement,
sans bien savoir où elle l'avait mis.
Elle ne me répondit pas, s'élança de son lit et s' ap-
prochant d'une cuvette où était encore l'eau de sa toi-
lette du soir, elle feignit d'être prise d'un vomisse-
ment.
Je n'invente pas, ceci est le procès-verbal exact de
ce qui s'est passé.
— 271 —
Elle ouvrit ensuite d*une main rapide la fenêtre qui
donnait sur Fimpasse et jeta le contenu de la cuvette.
Je savais bien que c'était sa lettre froissée qu'elle me
dérobait de la sorte; mais que lui dire? En face de
tant d'audace et de dissimulation, il fallait des preuves;
à quoi m'auraient servi les paroles?
Je me retirai muet et décomposé comme un spectre,
et jusqu'à l'aube je restai immobile dans mon fauteuil.
A la première lueur du jour, je m'enveloppai de ma
robe de chambre, et me glissant dans le couloir je des-
cendis dans l'impasse.
Il faisait encore très-obscur dans l'étroite et basse
ruelle ; à peine si je distinguais ça et* là sur le pavé
noirâtre comme des taches blanches, je me courbai et
je ramassai vivement des morceaux de papier froissés;
tandis que j'étais dans cette attitude, ma tête se heurta
contre quelque chose de vivant, remuant dans les té-
nèbres. C'était Antonia qui, poussée par la même pensée
que moi, avait quittté son lit, voulant me dérober ce
que je venais chercher; mais il était trop tard. Je tenais
dans ma main crispée le papier accusateur.
Je n'avais encore rien lu, mais sa présence même
me donnait la certitude de sa trahison.
— A genoux, lui dis-je avec violence, la saisissant
par le bras, demande-moi grâce à genoux ! je veux te
luer S je veux en finir avec ta duplicité.
J'étais si désespéré que j'oubliais combien j'étais ri-
dicule, elle se dressa sous ma main frémissante et me
dit:
— 272 —
— De quel droit me parlez-vous ainsi, vous qui m'a-
vez préféré toutes les impures ragazze de Venise?
— Eh ! tu sais bien que tu mens, m'écriai-je, et que
si tu Tavais voulu jamais le souffle d'une autre femme
ne m'aurait effleuré.
Elle continua faisant semblant de ne pas m'en-
tendre :
— Moi, du moins, i*ai pu aimer Tiberio sans honte,
il est beau comme Tidéal et tellement bon que sa bonté
vaut mieux que le génie.
— Tu avoues donc que tu l'aimes, lui dis-je d'une
voix étranglée par le désespoir.
— Oui, je r.aime, s'écria-t-elle sans hésiter, mais
d'un amour si pur que je puis en parler à la face du
ciel. Vous autres, hommes grossiers, vous n'entendrez
jamais rien à nos entraînements et à nos retenues. Le
mystère en est trop divin pour que vous le pénétriez.
En me tenant ce mystique langage, elle rentrait
dans la maison; je la suivais plein de colère et d'hé-
sitation; d'accusateur, j'étais devenu accusé.
Cependant, à peine dans ma chambre, j'avais allumé
une bougie et je lus le fragment de lettre que je serrais
dans ma main.
Elle s'était assise en face de moi et croisait les bras
dans l'attitude du calme et du dédain.
Je parvins à déchiffrer ce qui suit : t Ne m'attends
> pas ce soir, mon cher Tiberio, ce méchant fou
» m'empêche de sortir, mais demain je te rejoindrai
» au...» Le reste des mots était lacéré ou manquait.
— 273 —
— Mais convenez donc, m*écriai-je que vous appar-
tenez à cet homme, ce tutoiement le prouve assez.
— Belle preuve, vraiment ! fit-elle avec ironie, vous
Dubliez mes habitudes de camaraderie; est-ce qu'à
Paris je ne tutoyais pas tous mes amis devant vous? Et
d'ailleurs, qui me forcerait à mentir? ne suis-je pas
libre de mes actions et dégagée envers vous ? Irritée
hier soir par vos tyrannies, j*ai écrit cette lettre au
seul être qui m'aime dans cette ville étrangère. Voilà
mon crime.
— Mais tu es à lui, m'écriais-je, je le sais, j'en suis
sûr, un soir j'ai vu ses lèvres sur les tiennes.
— Je vous ai dit que je l'aimais, répliqua-t-elle ;
mais par pitié pour vous, j'ai lutté, j'ai résisté...
— Je ne veux pas de ta pitié, répondis-je ; dès au-
jourd'hui je pars et te laisse à ton nouvel amour.
lime semblait en prononçant ces mots que les murs
de ma chambre vacillaient autour de moi; je m'affais-
sai sur mon fauteuil et mes larmes coulèrent silencieu-
sement sur mes joues, comme si elles avaient été le
sang de la blessure qu'elle me faisait.
Je ne lui parlais plus, je ne la voyais plus, tout dis-
paraissait autour de moi ; je ne sentais que ma douleur
inguérissable. 11 se passa alors quelque chose d'mouï :
elle s'agenouilla devant moi, attira ma tète sur son
sein et but les pleurs que je répandais.
— Tu souffres, cher Albert, me dit-elle avec dou-
ceur, eh bien! dis un mot, et je te sacrifie l'attrait que
j'éprouve pour Tiberio.
— 274 —
Je la repoussa^.
— Je ne veux pas de sacrifice, je ne veux plus de
toi, lui dis-je, en mentant à Famour, car je l'aimais en-
core de toute la puissance de mon être.
Elle s'était levée :
— Tu as tort de me parler de la sorte, poursuivit-
elle d'une voix caressante ; j'aurai la raison et la ten-
dresse que tu n'as plus. Je comprends maintenant qu'il
faut nous séparer et soumettre nos cœurs à la terrible
épreuve de l'absence : nous nous retrouverons un jour
plus affectueux et moins exigeants.
— Que veux -tu dire, répliquai -je, parle sans
phrases?
— Je crois qu'il est bon que tu partes; ta famille
t'attend; l'air de la France t'est nécessaire; nos cœurs
se sont aigris l'un l'autre dans un perpétuel contact.
Peut-être ce que j'éprouve pour Tiberio n'est qu'une
illusion. Quand tu ne seras plus là, peut-être c'est toi
que j'aimerai; alors tu me reverras, non plus troublée
et incertaine, mais ravie comme au premier jour où tu
m'aimas; oui, cher Albert, quelque chose me le dit, je
te reviendrai, mais laisse-moi mon libre arbitre, quit-
tons-nous pour mieux nous réunir un jour.
Je la laissai parler sans l'interrompre; dans tout ce
qu'elle me disait^ je sentais le mensonge se heurter
contre la vérité.
— Eh bien ! que décides-tu, fit-elle après un assez
long silence qui l'embarrassait.
— Je partirai ce soir même.
— 275 —
Le peu de force qui m'était revenu succomba dans
cette crise suprême. Je m'affaissai sur mon lit et je fus
repris par la fièvre.
Antonia ne me quitta pas et recommença ses soins
de mère. Vers le soir, me sentant mieux, je lui dis que
j'étais déterminé à quitter Venise le lendemain. Elle me
conjura de retarder d'un jour mon départ; j'étais trop
faible, objecta-t-elle pour me mettre en route ; elle
exigeait cette dernière preuve d'affection ; elle m'ac-
compagnerait jusqu'à Padoue et ne me quitterait que
rassurée sur ma santé.
Je l'écoutais stupéfait. Quel mélange inexplicable de
sollicitude et de cruauté ! Peut-on être à ce point ange
secourable et bourreau? Il n'y a que les femmes capa-
bles de cette dualité.
Je ne combattis plus son désir ; je n'avais plus qu'une
volonté arrêtée, celle de m' éloigner et d'échapper au
tourment incessant de cet être inexplicable.
Il fut convenu que je partirais le surlendemain. Elle
m'épargna l'angoisse et l'humiliation de revoir Tibe-
rio; je lui en sus gré. Durant ces deux jours d'attente,
elle ne s'occupa que de moi; elle me prodiguait ces
empressements excessifs qu'on prodigue durant leur
agonie à ceux qui vont mourir. C'est elle-même qui fit
ma malle; elle la remplit de mille gâteries maternelles.
' Je me souviens qu'en arrivant en France j'y trouvai
des bijoux charmants qu'elle avait achetés pour moi;
elle mit d»ns ma bourse la moitié de l'argent que lui
avait envoyé son éditeur, me fit faire un manteau bien
— 276 —
chaud et m'accabla de recommandations dévouées sur
ce que je devais faire en route. Lorsque l'heure dépar-
tir arriva, elle s* embarqua avec moi.
— Tu vois bien que Je ne te quitte point, disait-elle;
il faut que ces lagunes, que nous avons saluées ensem*
ble à l'arrivée, nous voient réunis au départ.
Tandis qu'elle parlait, je regardai fuir Venise, cou-
verte d'un voile de brume, lugubre et triste comme
une ville -du Nord. Ce n'était plus la cité riante qui nous
était apparue, couronnée de soleil, quelques mois au-
paravant; on eût dit qu*émue et sombre, elle prenait le
deuil du poëte.
Antonia me conduisit jusqu'à Padoue; là, nous nous
séparâmes. Je n'avais plus le courage ni de pleurer ni
de me plaindre.
Elle me dit d'une voix ferme et avec un accent qui
me parut sincère :
— Je t'écrirai la vérité : si je succombe, nous ne
nous reverrons jamais; si je me garde à toi, avant un
mois je te rejoindrai.
Je ne l'écoutais plus : déjà la séparation était accom-
plie, et mon cœur s'était brisé à jamais.
Ce qu' Antonia avait de plus beau, c'était le regard :
ceux qui ont été caressés ou maudits par ces yeux tour
à tour si tendres et si terribles, y penseront jusque dans
la mort.
Je me souviens qu'en passant le mont Cenis, à l'as-
pect des Alpes dans leur calme étemel, je m'écriai :
c Quel spectacle pourra donc me faire oublier et
— 277 —
ôter de devant moi ces yeux que je vois toujours? d J'a-
vais à mes pieds Tabîme, Tavalanche au-dessus; un
aigle noir planait sur la cime des bois immobiles. J'a-"
vançais pensif, apercevant sans cesse, comme deux
flammes qui me devançaient, ces yeux maîtres de mon
cœur. Ainsi, dans le moyen âge, la superstition croyait
voir des feux inextinguibles précéder la marche des
damnés. Les sombres sapins semblaient me faire cor-
tège : les uns étaient debout comme des fantômes ; les
autres couchés comme des cadavres. En passant sous
leur ombre, je me souvenais du mot dit par Byroa dans
le même lieu : « Ces arbres ont un air de cimetière qui
1 me fait songer à mes amis, d Byron! quand tu
traversais ce désert immense et que les rameaux morts
de ces troncs foudroyés craquaient sous tes pieds, ton
cœur, j'en suis sûr, entendait leur silence ! Ils en sa-
vent peut-être plus que nous, ces vieux êtres muet^
attachés à la terre.
XIX
A mon arrivée à Paris, on eût pu me comparer à un
de ces impétueux soldats qui, partis gaiement pour la
guerre pleins d'ardeur et d'espérance, en reviennent
obscurs, mutilés, le front balafré et le cœur dégoûté des
promesses de la gloire. J'étais si changé, que ma fa-
16
-^ 278 —
mille et mes amis laissèrent échapper un cri d'épou-
vante en me revoyant ; bien plus grande encore eût
été la compassion, si l'on avait pénétré le ravage ef-
frayant de la blessure de l'âme. A quoi allais-je me
rattacher ? De quel sentiment pourrais-je vivre ? J'ai
toujours peu tenu à la gloire, puisqu'elle ne peut nous
donner l'amour. C'est une vérité devenue banale qu'elle
nous suscite des envieux et des détracteurs, et détourne
de nous les cœurs qu'elle devrait attirer. La puissance
de l'esprit, par cela même qu'elle est incontestable et
illimitée, parait une tyrannie à ceux qui sont forcés de
la reconnaître. Nous avons beau être naturellement
tendres et dévoués et nous faire humbles, on nous
sent superbes, éclairés, scrutateurs; nous effrayons et
l'on nous condamne à l'ostracisme de l'isolement.
Antonia elle-même qui devait cependant, par affi-
nité, être partiale envers les poètes, ces éternels pro-
scrits du monde, ne m'avait-elle pas dit à propos de
Tiberio ce mot cruel : « Il a la bonté qui vaut mieux
que le génie ! »
A ceux qui n'ont aucune supériorité visible, on prête
volontiers des trésors cachés, tandis qu'on refuse jus-
qu'aux qualités communes aux êtres exceptionnels
doués de dons plus rares. La passivité est une sorte de
culte et de soumission qui flatte les cœurs médiocres,
tandis que tout empire s'exerçant, même sans le vou-
loir, effarouche leur orgueil inquiet.
Dans l'abandon où me jetait Antonia, je subissais
cette navrante humiliation de la destinée et du malheur
— 279 —
qui fait souhaiter aux âmes d'élite le sort des âmes in-
férieures. Hélas ! c'est là ce qui nous rattache au monde
par ses petits côtés et amène nos chutes. Nous doutons
de nous-mêmes en nous voyant dédaignés et ne pou-
vant faire planer ceux qui nous entourent, nous cou-
pons nos ailes pour marcher dans leurs ornières.
Vis seul où soumets-toi bestialement à la compagnie
de la plèbe humaine! Telle est la sentence définitive
que tout poëte qui accepte la vie se prononce h lui-
même.
Avant de s'étonner qu'une âme élevée s'altère, il
faudrait savoir de quels coups elle a été frappée et
meurtrie, et ce qu'elle a souffert par sa grandeur
même.
— Prends-moi donc, dis-je à la vie qui me revenait,
et fais-moi ton esclave, puisque je n'ai pu te soumettre
à mes fières aspirations.
Je n'eus donc pas la force de vivre seul face à face
avec le spectre de mon amour; c'est ce qui précipita
ma déchéance.
Ceux à qui j'étais cher, même ceux qui me portaient
l'affection la plus grave et la plus sainte, me conseillè-
rent le mouvement du monde et des plaisirs pour raf-
fermir ma santé et mes facultés défaillantes.
Je me replongeai dans toutes ces passions factices
qui m'avaient si vite dégoûté avant mon amour pour
Antonia; que me paraîtraient-elles donc désormais
après que j'avais passé par une ivresse sincère? Elles
— 280 —
n'étaient plus que raiguillon qui me faisait à toute heure
sentir ma blessure.
J'avais retrouvé Albert Nattier à Paris; il fut radieux
de me revoir.
— Enfin, te voilà libre! s'écria-t-il gaiement.
— Libre et seul, répliquai-je.
— Et c'est de quoi je te félicite : ne la regrette ja-
mais.
— Est-ce qu'on est le maître de déposer sa douleur
et de changer de sentiments conmie on change d'ha-
bits ? lui dis-je ; je m'étais fait à l'aimer.
— Tu es trop fier et trop frondeur pour rester le
jouet d'une illusion, reprit-il.
— Mais, répliquai-je, elle était encore la meilleure
et la plus grande des femmes ; ceci était bien une réa-
lité ; si je n'ai pas su garder son amour, c'est ma faute ;
j'aurais dû la disputer à ce bellâtre de Tiberio ; un
stupide orgueil m'en a empêché. Que puis-je lui re-
procher ? Elle a été avec moi tendre et sincère.
A ce dernier mot, Albert Nattier éclata de rire.
— Tu deviens pleurnicheur comme une élégie de La-
martine, s'écria-t-il, et tu me fais l'effet d'un mari
trompé qui s'attendrit en racontant ses malheurs.
Allons, allons, appelle l'ironie à ton aide, c'est le meil-
leur baume à jeter sur ces blessures-là.
— Que fait-elle à cette heure? murmurai-je sans
l'écouter.
— Et, parbleu, elle se divertit avec Tiberio, et lors-
— 281 —
qu'elle en sera lasse, elle le quittera comme elle t'a
quitté
— Non, elle lutte encore, et me reviendra peut-être
sans avoir succombé. — Je me souviens que je pronon-
çai ces mots sur la place de la Concorde; c'était le
soir, nous marchions lentement, et en cet instant un
réverbère éclairait le visage d'Albert; j'y lus un sourire
sardonique qui me navra.
— Que sais-tu donc sur elle, lui dis-je, en lui se-
couant le bras.
— Je sais que si tu la revois jamais je ne te reverrai
plus, moi qui t'aime, car je ne veux pas que tu sois
berné comme un Géronte, toi jeune, élégant, célèbre,
et qui en définitive as le droit de quitter et non d'être
quitté.
Il avait en amour les maximes du monde qui s'in-
quiète peu de la passion tyrannique et se préoccupe
avant tout que la vanité soit sauvegardée. En me par-
lant ainsi il fit une pirouette et voulant se dérober à
toutes mes questions, il s'élança dans un cabriolet qui
passait.
Le lendemain j'allai chez lui pour lui demander une
explication; on m'apprit qu'il était parti pour l'Angle-
terre où il devait rester trois mois.
Je n'avais pas le courage de chercher à m'étourdir
par le travail, mais le bon René, qui était dès lors
mon ami, vint me voir sitôt qu'il apprit mon retour
et m'engagea à publier ce que j'avais écrit en Italie ;
je lui lus un drame, un petit roman et quelques poésies.
16.
— 282 —
— Voilà de quoi faire la fortune de Frémont, me
dit-il avec cette confraternité cordiale que je n'ai trou-
vée qu'en lui, et, le jour même, il alla monter la tête
à mon éditeur sur les trésors que j'avais en portefeuille.
Affriandé par les éloges que me prodiguait René, Fré-
mont vint me faire des offres brillantes ; je les accep-
tai bien vite, j'avais hâte de renvoyer à Antonia plus
que je ne lui devais. L'argent que nous prête une
femme m'a toujours semblé un outrage. Je ne lui écri-
vis point, j'attendais qu'elle conunençât : enfin sa pre-
mière lettre arriva, longue, étudiée, ainsi que je le
sentis plus tard. C'étaient des phrases ingénieuses,
éloquentes et travaillées comme dans les belles pages
d ses romans.
Elle me peignait sa tristesse après mon départ, elle
avaî^ voulu revoir tous les lieux que nous avions vus
ensemble ; seule, enveloppée dans une mante noire et
portant pour ainsi dire le deuil de notre amour ; Ti-
berio avait vainement insisté pour l'accompagner du-
rant ces promenades commémoratives, elle s'y était
refusée, elle aurait craint de profaner mon souvenir
par une sensation nouvelle, car elle devait bien me
l'avouer, son attrait pour Tiberio persistait. Soumis
•comme un fils, tendre comme un jeune frère, il lui
donnait des heures d'une sérénité et d'une quiétude
-d'autant plus chères qu'elles n'étaient jamais troublées
par les exigences de l'amour et l'emportement de la
passion. Us en étaient encore à la pureté de la tendresse
et à l'idéal du désir.
— 283 —
Je reçus vingt lettres écrites dans ce pathos élégant
qui trahissait la plume exercée du romancier.
Enfin, sa dernière lettre déroulait la péripétie de son
entraînement, de ce qu'elle appelait sa c^Mfe; elle s'était
donnée à Tiberio mais elle était à moi aussi, car, dans
ses bras, elle me voyait encore. J'étais le mort adoré
qui toujours vivait et s'agitait en elle et qu'elle voulait
retrouver dans l'éternité. Je me souviens que ces pa-
roles cherchées, ambitieuses et mystiques pour expri-
mer le fait simple, naturel mais brutal et terrible de
l'infidélité, me firent horreur. C'était comme un poi-
gnard enjolivé de fleurs, comme une strangulation faite
avec un lacet d'or et de soie. Je lacérai cette lettre
avec désespoir et je n'y répondis que ces mots: « Je
1 vous sais gré de votre franchise, mais vous pouvez
j> vous dire que vous avez tué ma jeunesse. »
Mes nouveaux ouvrages avaient paru ; j'avais laissé
faire à mon éditeur comme je laissais faire à l'imprévu
pour tout ce qui me concernait. Le matin je me levai,
sans désir, sans but^ décidé à m'abandonner à toutes les
sensations fugitives qui se présenteraient. Quand le cœur
ne porte pas en lui sa ferme direction, amour, ambition,
■devoir ou religion ; il n'est plus qu'une chose flottante.
Je passai les jours dans des flâneries bêtes ou dans
des distractions folles et coûteuses. J'errais sur les
boulevards avec des habits de dandy, je montais à
cheval, je dînais dans les cafés les plus en renom, et
chaque soir j'allais dans le monde.
Le succès de mes livres, joint au bruit qu'avait fait
— 284 —
ma liaison avec Antonia, me rendirent, pendant quelque
temps un des objets de la curiosité parisienne ; les sa-
lons du grand monde et ceux de la littérature me re-
cherchaient comme une étrangeté qu'on est flatté
de montrer à ses invités. C'est à cette époque, chère
marquise, que je vous rencontrai, un dimanche soir à
r Arsenal; je fus frappé par votre air de jeunesse et par
l'expression franche de vos traits. Oh ! pourquoi ne
nous sommes-nous pas aimés alors ! je pouvais encore
être sauvé et redevenir un être énergique que vous
auriez dirigé.
Vous ne fûtes pour moi que le mirage d'un instant.
J'allais, durant ces jours troublés, à chaque lueur qui
m' apparaissait ; mais trop perdu dans un aveugle scep-
ticisme pour chercher obstinément la vraie lumière et
m'y retremper, je ne songeai pas à voir votre âme ; je
n'étais pas guéri de mon amour.
Dans de tels déchirements, il faudrait pouvoir fuir
dans un désert et y cacher sa blessure ; elle finirait,
peut-être par se fermer. Mais le monde la heurte et la
rouvre sans cesse. On rencontre des gens qui nous
rappellent le temps heureux ; des amis qui nous plai-
gnent ou nous raillent en nous répétant : « Nous l'avions
bien prévu! ^ des femmes coquettes qui nous pro-
voquent du regard ou de la voix et nous parlent de
notre amour trahi en se jouant ; il n'est pas jusqu'aux
choses inanimées qui ne soient poignantes et cruelles.
Nous étions ensemble la dernière fois que j'ai regardé
ce monument, traversé ce îardin, ou entendu cette mu-
— 285 —
sique ! Pourquoi n'est-elle plus là celle qui doublait mes
émotions? '
Un soir où j'avais erré longtemps sur les quais, en
sortant d'un bal à l'ambassade d'Espagne, me rappe-
lant à la même place mes promenades nocturnes avec
Antonia, je trouvai en rentrant chez moi une lettre de
mon éditeur qui m'engageait à dîner pour le lendemain ;
il devait avoir, me disait-il, une piquante réunion de
célébrités en tous genres parmi lesquelles je rencon-
trerais à. coup sûr une curiosité inattendue.
Je fis peu d'attention à cette lettre, laissant à mon
caprice du lendemain le soin d'accepter ou de refuser
l'invitation.
A mon réveil j'eus la visite de René, qui venait ainsi
quelquefois me surprendre le matin pour me dire des
vers ou me demander de lui en lire,
— Dînez-vous ce soir avec moi chez Frémont?lui
dis-je.
— Non, répliqua-t-il, et vous devriez ne pas y aller;
il ne faut pas trop gâter ces impresari de notre es-
prit qui finissent par se croire nos collaborateurs.
— Je le lui permets pour ce qui me concerne, repar-
tis-je en riant^ et comme il me fait espérer pour ce soir
quelque distraction j'accepte son dîner.
. — Il vous prépare une surprise qui sera peut-être
une douleur, reprit René, et voilà pourquoi je vous en-
gage à refuser.
— Expliquez-vous, René.
— 286 —
— Eh bien, Antonîa est de retour, et Frémont trouve
plaisant de vous faire dîner ensemble.
— Elle est ici! depuis quand? L'avez-vous vue? où
habite-t-elle?
— Elle habite la même maison où vous l'avez con-
nue ; elle est arrivée il y a trois jours avec Tiberio,
et je les ai rencontrés hier dans le jardin des Tuileries.
Chaque parole de la réponse de René me faisait l'effet
des pointes de fer d'une discipline.
Elle l'aimait donc bien pour l'amener ainsi en triom-
phateur, dans la ville où je vivais !
— Je n'irai pas chez Frémont, dis-je simplement à
René; puis je m'efforçai de cacher mon agitation en lui
récitant de fort belles strophes de Léopardi que je ve-
nais de lire.
Lorsque je fus seul, je m'abandonnai à la vérité de
mon émotion : elle tenait de la rage et de la honte.
L'idée de les revoir ensemble m'épouvantait; pour
éviter même la possibilité et l'humiliation d'une ren-
contre, je résolus de m' enfermer chez moi et de tra-
vailler. Je mis dès le jour même ce projet à exécution,
et le lendemain matin j'avais déjà écrit plusieurs pages
d'un roman sur l'Italie, quand je vis paraître Fré-
mont.
— Vous arrivez à propos, mon cher éditeur, lui dis-
je ; car je vous taille de la copie.
— J'en suis enchanté, répliqua-t-il, et je vous par*
donne si c'est l'inspiration qui vous a empêché hier
de venir dîner chez moi.
— 287 —
— Je n'aime pas certaine surprise, répondis-je sè-
chement, et je vous prierai à l'avenir de ne plus pro-
jeter de me donner en spectacle à nos amis.
— Ma plaisanterie était sans fiel; je vous croyais
guéri, reprit le madré Frémont avec cette espèce de
brusquerie cordiale et franche qu'affecte envers les au-
teurs ce paysan du Danube des libraires.
— Je suis guéri depuis longtemps des épidémies de
l'enfance, répliquai-je avec ironie, ce qui ne me fera
pas toutefois rechercher la vue de la rougeole et de la
coqueluche.
— Pauvre Antonia! vous la comparez à une maladie.
Elle était pourtant fort séduisante hier soir, et elle a
fait feu de toute la flamme de ses yeux et de son esprit
pour nous faire supporter son Itahen.
— Eh bien? lui dis-je avec une certaine curiosité.
— Son beau docteur a fait un fiasco complet, reprit
Frémont; il est superbe, je n'en disconviens pas; mais
il ne faut pas dépayser ces beautés indigènes : celle de
Tiberio est presque choquante dans notre monde pari-
sien ; c'est comme si on transplantait les arènes de Vé-
rone au milieu des boulevards. La gaucherie de Tiberio
lui fait perdre son prestige. C'est un bel amoureux
dans la solitude , mais qui fera rougir Ântonia devant
ses amis.
— A qui donc Taviez-vous réuni? lui dis-je.
— A Dormois, à Sainte-Rive, à Labaumée et au pia-
niste Hess, qu' Antonia voulait connaître ; car la passion
de la marquise de Vemoult pour ce bel Allemand double
— 288 —
en ce moment sa célébrité. Dormois, qui met dans
€a conversation Tesprit et la chaleur qu'ojî trouve
dans ses tableaux, a entrepris Tltalien sur Michel-Ange,
Titien et Tintoret; Tiberio s*est montré d'une telle igno-
rance, qu*Antonia en était déconcertée. A son tour,
Sainte-Rive a voulu le faire causer poésie et il a haussé
les épaules en l'entendant avouer qu'il préférait Mé-
tastase à Dante. Hess lui a fait une moue dédaigneuse
à propos de plusieurs sottises qu'il a dites sur la mu-
sique. Antonia, pour venir en aide au pauvre garçon et
le relever à nos yeux, a prétendu qu'il était très-fort
en archéologie, et qu'elle était d'avis qu'il fallait être
spécial et ne pas permettre à son intelligence une dif-
fusion qui l'affaiblissait. En prononçant ce docte axiome
elle ignorait que Labaumée, qui l' écoutait, était un très-
profond archéologue, cachant son savoir sous son atti-
cisme littéraire. Aussitôt il s'est mis à embarrasser Ti-
berio en lui adressant une foule de questions sur les
antiquités romaines et étrusques. Le malheureux, tra-
qué de tous côtés par la vivacité et l'ironie de l'esprit
français, s'en est pourtant tiré, je dois l'avouer, à son
honneur, par une sortie pleine de candeur.
— Messieurs, a-t-il dit à mes convives avec une
dignité noble et une simplicité touchante, vous avez
tort de rire de moi; je ne suis pas un savant et
je ne me donne pas pour tel; je ne suis ici que
comme tamico, U servitor , il cavalière de la car-
rissima e . illustrissima signora , et , à ce titre ,
vous devez me traiter avec courtoisie comme tout
— 289 —
ce qui tient à elle. En parlant ainsi, il s'inclina devant
Antonia en signe de sepvage, et lui tendit la main pour
lui demander protection. Mais elle ne le regarda pas
même, et se mit à fumer et k parler tout bas avec
le pianiste. Puis tout à coup elle s'informa en riant
pourquoi vous n'étiez pas venu, ce qui fit tressaillir
rinfortuné docteur; elle aurait été ravie, disait-elle, de
vous complimenter sur vos nouveaux succès.
Sainte-Rive fit alors un éloge enthousiaste de votre
talent, et le sardonique Dormois saisit l'occasion pour
dire tout bas à Antonia :
— Comment avez-vous pu lui préférer cet Anti-
noiis?Méme au physique, Albert lui est bien supé-
rieur ; car il a la distinction, la seule vraie beauté des
peuples civilisés.
— Vous savez bien, a répondu gaiement Antonia, que
vos contradicteurs vous ont toujours reproché de ne
pas vous entendre en esthétique.
Antonia nous a quittés, presque à l'issue du dîner,
sous prétexte d'une visite à recevoir, et il a été visible
pour tous qu'elle était humiliée du peu de succès de son
Italien. Je regarde donc Tiberio comme condamné in
petto et son renvoi tacitement décidé. Ce n'est plus
qu'une affaire de temps. Vous savez qu' Antonia va vite
dans ces sortes d'expéditions, et qu'elle les accomplit
sans broncher.
Je laissais parler Frémont sans l'interrompre. Je
souffrais de ce qu'il disait sur celle que j'avais tant
17
— 290 —
aJniôo; mais il exerçait une sorte de justice distribu-
tive que je n'étais pas en droit de lui interdire.
Comme je ne répondis rien à son récit, il changea
de conversation et me parla de ce que j'écrivais.
• Lorsqu'il fut sorti, je couvris mon visage de mes
mains, et je les sentis mouillées de larmes brûlantes.
En bravant à* ce point le scandale, Antonia voulait
faire acte d'indépendance féminine ; elle pensait que la
beauté de Tiberio et sa simplicité, qui n'était pas sans
grandeur, intéresseraient à sa nouvelle passion les amis
qu'elle avait laissés en France. Si j'avais assisté au dî-
ner donné par Frémont, peut-être aurait-on trouvé bon
de fêter l'Italien à mes dépens ; mais moi absent» on
jugea de meilleur goût de me le sacrifier.
Ce que Frémont avait prévu arriva : Antonia se prit
tout à coup pour ce bel amant de ce dégoût subit que
l'intelligence communique aux sens. Elle en vint à le
trouver vulgaire et laid; ce fut là le signe le plus évi-
dent de sa lassitude, car la beauté de Tiberio avait été
Tattrait réel de l'empire fugitif qu'il avait exercé sur
elle.
■
Sitôt qu'il cessa de lui plaire, elle n'eut plus aucun
souci de cet être passif et doux. Frémont vint me faire
visite et me conta que, la veille, Tiberio avait reçu son
congé.
— L' exécution a été nette et brève, ajouta-t-il; dans
ces occasions-là Antonia tient d'Elisabeth d'Angleterre
et de Catherine la Grande. Elle m'avait écrit pour me
demander mille francs d'à-compte sur son nouveau ro- '
— 291 —
man, et me priait de les lui porter hier en allant déjeu-
ner avec elle. J'arrivai à Theure indiquée; je la trou-
vai en compagnie du pauvre Tiberio qui, triste et dé-
fait, me tendit la main et me conjura d'intercéder {. our
lui.
— La carissima donna voulait l'éloigner sous pré-
texte qu'il vivait oisif à Paris, qu'il avait sa carrière à
faire et qu'elle se reprocherait toute sa vie d'y avoir
été un obstacle. Mais à quoi songeait-elle donc là?
poursuivit-il ; qu'importe que j'exerce ou non mon mé-
tier de docteur à Venise ; je ne veux vivre que pour
elle ; je suis un vermisseau qu'elle peut écraser. Oh !
bellissima^ vous savez bien que mon esclavage m'est
plus cher que la terre natale, ajouta-t-il en s'adressant
à Antonia.
Elle jeta une bouffée de fumée de sa cigarette au
plafond, et répliqua d'un ton grave ;
— Mon cher enfant, l'art m'impose des sacrifices ;
vous êtes pour moi une distraction incompatible avec
le travail de l'esprit. Je me dois au public, je me dois
à ma célébrité, et il faut nous séparer pour que j'ac-
complisse la mission de mon intelligence. Je ne vous
quitte que pour l'idéal, ainsi ne soyez pas triste, mor
beau Vénitien.
— Casta donna ! s'écria le candide Tiberio, vaincu
par l'euphonie de ce langage éthéré, 6 musa nobilis-
sima, je vous obéirai, mais j'en mourrai.
— Bah ! répondit Antonia en riant; je vous promets
- d'aller vous revoir l'automne prochain à Venise.
— 292 —
— GraziCy diva clementissima! s'écria rilalien en
lui baisant les mains.
— Allons déjeuner, répliqua Antonia, et soyons gais
pour chasser tout mauvais présage.
Nous mangeâmes tous les trois d'assez bon appétit,
mais au dessert, Tiberio se prit à pleurer.
— Du courage, mon brave, lui dit Antonia, c'est
l'heure du départ; brusquons les adieux, et ne son-
geons qu'à la réunion promise. Alors, prenant dans
sa poche le billet de mille francs que je lui avais
remis, elle le glissa dans le gousset de Tiberio. Le
patito était si ému, qu'il se laissa faire, et que je ne
pus comprendre s'il manquait vraiment de dignité.
Après tout, que pouvait-il, le pauvre diable? Elle l'avait
enlevé à Venise, elle avait brisé sa carrière ; il était
sans fortune et n'avait peut-être pas de quoi s'en re-
tourner, triste et seul, dans son pays si joyeusement
abandonné pour elle.
Tandis que Frémont parlait je pensais : Voilà le troi-
sième amant dont elle déchire le cœur ; quand donc
s'arrêtera-t-elle ?
Frémont poursuivit :
— Tout en poussant l'Italien vers la porte, elle lui
tendit son front à baiser.
— Oh! crudelissima! lui dit-il en se permettant une
caresse plus intime.
Je lui saisis le bras pour les séparer ; j'étais chargé
de le conduire à la diligence. Antonia referma sa porte
— 293 —
sur nous, et quelques minutes après, le héros d'un des
épisodes de sa vie roulait sur la route d'Italie.
— Eh bien ! dis-je, voulant affecter d'être indiffé-
rent, qui va-t-elle aimer k présent?
— On parle du pianiste Hess, répliqua Frémont qui
me quitta sur ce mot.
Pauvre Tiberio, pensai-je, aussitôt que je fus seul ;
lui aussi, quoiqu'il ne sôit pas poète, va traîner son
deuil sur les lagunes de Venise qui m'ont vu pleu-
rer ! Mais tout à coup j'éclatai de rire, comme si l'om-
bre moqueuse d'Albert Nattier m'était apparue. En vé-
rité, me disait une voix ironique, c'est bien à toi de le
plaindre !
Puis je songeai : Elle va donc aimer ce pianiste alle-
mand? Les dernières paroles de Fi>émont me revenaient.
— Mais qu'elle aime le diable ! m'écriai-je en me pro-
menant dans ma chambre plein de rage contre mon
propre tourment. 11 est des heures où l'on voudrait
s'arracher le cœur et le souvenir. Hélas ! on n'a pas ce
pouvoir sur la part immortelle de soi-même.
Ce que je redoutais le plus, c'était de me trouver su-
bitement face à face avec elle, soit dans la rue, soit au
théâtre. Rien d'horrible comme ces rencontres fortuites
où passe près de nous, comme un inconnu, l'être que
nous avons le plus aimé. Cette tête indifférente a pour-
tant reposé sur notre sein! Cette bouche froide et
muette nous a pourtant prodigué ses caresses et ses
paroles d'amour ! Je sentais que si elle m'était ainsi
tout à coup apparue, ou je serais tcmbé inanimé de-
— 294 —
vant elle, ou bien je lui aurais tendu les bras et l'aurais
emportée je ne sais où pour l'aimer encore.
Afin de l'éviter et de repousser son image irritante, je
travaillais tout le jour, et chaque soir j'allais dans les
salons où j'étais certain de ne pas la rencontrer. Mais
quand j'écrivais, un spectre qui avait ses yeux se te-
naitloujours debout vis-à-visde moi ; et dans le monde,
lorsque je parlais tendrement à une femme, ce que je
disais me semblait un écho afifaibli et discordant de ce
que je lui avais dit tant de fois. Bientôt, voulant me
distraire violemment, je retournai chez les courtisanes
que m'avaient fait connaître Albert Nattier, et j'essayai
de la débauche sans scrupule.
Ma santé, qui était revenue, augmentait encore la
véhémence de mon chagrin. A quoi donc me servaient
les forces de ma jeunesse ? Parfois désespéré de ces
nuits honteuses où se consumait mon énergie, j'aurais
voulu faire quelque action héroïque , me vouer à
quelque cause glorieuse et mourir conrnie Byron. Mais
l'Europe était en paix, et les idées qui font les nobles
guerres ne fermentaient plus dans les cœurs.
Un matin, je lus dans un journal que le prince qui
avait été au collège mon compagnon d'étude, allait se
battre en Afrique k la tète de nos soldats. Je me présen-
tai chez lui ; il me reçut, comme il le faisait toujours,
avec une cordiale amitié.
— Monseigneur, lui dis-je, je viens vous demander
une grâce.
— 295 —
— Pour vous, cher Albert ? Ce sera la première, et
«lie est d'avance accordée.
— Je veux faire la campagne d'Afrique avec vous.
— Comme historiographe?
— Non, comme soldat..
Son beau visage exprima la plus joviale gaieté.
— Oh ! je devine, dit-il, un désespoir amoureux ?
— Qu'importe, monseigneur, consentez-vous, répli-
quai-je sérieusement.
— Non, je retire ma promesse, je refuse. La France,
mon cher Albert, a des milliers de braves soldats, mais
elle n'a pas trois poètes comme vous , ajouta-t-il en
m'embrassant ; je vous garde donc à la gloire poétique
•de la France, qui m'est aussi précieuse que sa gloire
militaire.
Ceux qui l'ont connu savent avec quelle grâce il di-
sait ces mots-là.
Quinze jours s'étaient écoulés depuis le renvoi de
TiberioàVenise,lorsqu'un soir, comme je me disposais
à sortir, j'eus la visite de Sainte-Rive ; il venait de
dîner dans mon voisinage et il avait voulu me compli-
menter sur mon dernier livre :
— Savez-vous qui m'a accompagné jusqu'à votre
porte, dit-il?
— Qui donc?
— Antonia que j'ai trouvée flânant sur le quai.
— Eh quoi ! j'aurais pu aussi la rencontrer? répli-
quai-je involontairement.
— Sans doute, et elle en eût été heureuse, car elle
— 296 —
m'a arrêté pour me parler de vous, pour me demander
ce que vous faisiez et qui vous aimiez en ce moment ?
J'ai bien compris à cette inquisition de l'amour que
vous l'occupiez encore.
— Elle ne veut donc pas même me laisser vivre et
respirer en paix l'air du soir ? Que vient-elle faire au-
tour de ma maison? Plutôt que de m' exposer à la ren-
contrer je me condamnerais à ne plus sortir.
— Voilà la preuve évidente que vous l'aimez encore,
répondit Sainte-Rive, et, comme de son côté elle ne
peut pas se passer de vous, vous finirez par vous ré-
concilier.
— Vous savez bien que c'est impossible, et d'ailleurs
elle ne le désire pas plus que moi.
— Ce qui veut dire qu'elle y songe, mon cher Al-
bert! Pour qui donca-t-elle chassé Tiberio? Pour qui
donc ferme-t-elle sa porte depuis huit jours au pianiste
allemand, si ce n'est pour vous? Pour vous dont elle
veut obtenir paix et pardon.
— Je crois reconnaître là une de ses phrases, repar-
tis-je, vous a-t-ellefait part de ses sentiments?
— Eh ! parbleu, à moi comme à tous nos amis ; elle
vous aime et ne veut plus aimer que vous.
— Je ne vous croyais pas si candide, mon cher
Sainte-Rive, repris-je en affectant de sourire; vous
savez bien que, si elle a rertvoyé Tiberio, c'est qu'à ce
dîner chez Frémi)nt elle s'est trouvée humiliée d'un
pareil amant, et vous n'ignorez pas que si elle ferme
— 297 —
sa porte au pianiste Hess c'est que celui-ci lui préfère
une marquise blonde.
— Vous êtes méchant et subtil, répliqua Sainte-Rive,
et je vous trouve bien dupe, puisqu'une femme deTes-
prit et du charme d'Antonia revient à vous de la re-
pousser, avec des transes de saint Antoine devant le
démon, car vous êtes tenté, mon cher, et, sans votre
orgueil, vous lui crieriez : Accours !
— Obligez-moi de ne plus me parler d'elle, dis-je un
peu sèchement et prenant mes gants et mon chapeau,
je lui fis comprendre que je voulais sortir.
Cette nuit-là je me livrai à toutes les ivresses force-
nées ; je parvins à tuer son souvenir. La nuit suivante
je recommençai, et ainsi de suite durant plusieurs
jours ; si bien que je devins une chair inerte; je ne tra-
vaillais plus et bientôt je me sentis pris de la fièvre
et m'imaginai que mon mal de Venise allait revenir.
Frémont, à qui j'avais promis les dernières pages
d'un livre, n'entendant plus parler de moi, arriva un
matin, et me surprit dans ce bel état d'abrutissement
dont il devina la cause.
— Vous n'êtes pas pardonnable, me dit-il, vous tuez
votre génie pour échapper à l'obsession d'un souvenir;
croyez-moi, mieux vaut tuer votre passion en la pro-
fanant.
— Que voulez-vous dire?
— 0^*Antonia vous aime toujours, et que vous feriez
mieux de la reprendre que de mener la vie que vous
47.
— 298 —
menez. Je vous parle brutalement et sans phrases,
comme un ami.
— Vous me parlez comme l'indifférence, lui dis-je,
car vous me conseillez la pire des douleurs : celle du
mépris que j'aurais pour moi-même en renouant avec
elle. 11 ne peut plus exister entre nous qu'un amour
malsain et troublé. Mieux vaut la haine, la haine active,
vivace, inspiratrice. Raccommoder une belle passion
brisée est aussi maladroit, aussi impossible que de re-
mettre un bras à une statue antique.
Frémont n'insista pas, mais Sainte-Rive me sachant
malade vint me revoir et me dit :
— Antonia est très-touchante en parlant de vous;
elle s'accuse et se donne tous les torts; elle, si superbe,
pleure souvent en nous disant qu'elle ne pourra vivre
si vous ne lui pardonnez pas.
— Je n'aime point, répliquai-je, cette mise en scène
de la douleur; si le cri de son àme est sincère, c'est en
secret et vers moi seul qu'elle devrait le jeter.
— Mais elle vous redoute, elle a peur de vos dé-
dains!
— Et moi j'ai peur d'elle! ne m'en parlez donc
plus, m'écriais-je irrité.
Ma colère même prouvait que je n'étais pas guéri.
Je ne sais si Sainte-Rive rapporta mes paroles à An-
tonia, mais deux jours après, vers minuit, comme je
reposais sur un grand fauteuil, le cordon de ma son-
nette s'agita faiblement. Qui donc venait à cette heure?
J'avais envoyé mon domestique se coucher, je me pré-
— 299 —
cipitai pour ouvrir, frappé par Tidée soudaine qu'un
événement grave allait m' arriver: peut-être ma mère
ëtait-elle malade? Peut-être accourait-on m'annoncer
qu' Antonia s'était tuée ? J'en étais à cette dernière pensée
lorsque, en ouvrant la porte, je vis devant moi Antonia
enveloppéee d'une mante noire. Je reculai en chance-
lant, et je laissai tomber la bougie que je tenais à la
main. Elle se jeta sur mon cœur dans les ténèbres et
m'enlaça d'une étreinte si forte que toute résistance eût
été inutile ; d'ailleurs je ne songeais pas à résister ; je
sentais ses larmes mouiller mon visage, sa chevelure em-
baumée me pénétrait de son parfum suave et connu ; elle
joignait ses mains autour de mon cou et me demandait
pardon. Je la retrouvai à ma merci, elle qui, si sou-
vent, m'avait repoussé par ses froids dédains; elle était
humble et passionnée aujourd'hui comme une femme
d'Orient qui apaise par des caresses son maître irrité*
Son souffle courait sur moi tel qu'une flamme élec-
trique et elle me disait :
— Souviens-toi ! nous avons été heureux, nous pou-
vons l'être encore !
Comment me dégager d'elle? comment repousser le
bonheur que j'avais si souvent regretté? Il est vrai que
ce bonheur était désormais perverti , navrant , dé-
pouillé de tout prestige ; mais la partie grossière des
sens s'en contentait ; jamais, au temps radieux de mon
culte pour elle, je n'avais ressenti de tressaillements
plus vifs et plus énergiques ; je lui rendis ses baisers
furieux, mais sans mentir à son âme:
— 300 —
— Ne me demande pas pardon pour tes impuretés,
lui dis-je, car je suis encore plus impur que toi! je te
donne les restes de la débauche ; tu retrouves un cœur
flétri que la douleur a corrompu; blessé par toi, il te
fera souffrir de sa blessure; désormais notre amour,'
amer comme la haine, ne sera plus qu*un défi des sens
à la conscience; tu deviens courtisane en te jetant dans
mes bras, et je ne suis plus qu'un débauché sans cœur
en te rendant tes embrassements !
— Qu'importe, me dit-elle en délire, et elle sous-
crivit à cette ivresse souillée. Tous les souvenirs sacrés
de notre amour si beau se confondirent alors aux
acres sensations d'une passion dégradée.
mystère impénétrable de l'union des êtres ! mal-
gré les paroles cruelles que je venais de prononcer, je
sentis se fondre dans ses bras tout ce qu'il y avait de
ressentiment dans mon cœur. Je redevins tendre et
affectueux, et mes yeux mouillés de larmes la regar-
daient avec reconnaissance.
EUe me devina :
— Vois-tu que j'ai bien fait de venir, me dit-elle,
r— Oh ! oui, murmurai-je en cachant ma tête dans
son sein, je t'aime toujours.
Le lendemain, j'avais repris chez elle ma place d'au-
trefois. Les premiers jours furent presque du bonheur :
retranchés du monde, j'oubliais tout ce qui n'était pas
elle, et en elle je ne voyais et ne retrouvais que ce qui
m'avait rendu heureux. Sa nature douce et calme re-
faisait la paix dans mon cœur, son intelligence en toutes
— 301 —
choses me charmait ; quelle autre femme aurait pu me
parler comme elle, avec la certitude du génie et Ten-
thousiasme de l'amour, des créations de mon esprit?
Je lui lisais ce que j'avais fait de nouveau, et dans ses
éloges et ses critiques je trouvais une supériorité qui
enorgueillissait mon amour. Qui donc m'aurait com-
pris aussi bien qu'elle? Qui donc eût senti k ce point
le poète dans l'amant? Malgré quelques dissidences,,
n'était-elle pas, après tout, la seule femme avec qui je
pusse vivre de la double vie du corps et de l'âme?
Mais les orages devaient renaître, apportés par tous
les souffles du dehors, qui ne pouvaient manquer d'ar-
river jusqu'à nous.
Notre réconciliation fit grand bruit; ma famille s'en
désespéra, prévoyant pour moi de nouveaux chagrins;
mes amis en plaisantèrent, et le monde me traita de
lâche et de fou.
Je bravai les conseils et l'opinion, comme cela arrive
presque toujours en pareille situation.
Ma passion avait été la plus forte; je devais donc la
glorifier ou du moins faire croire à tous que je n'en
rougissais pas. Je reparus avec Antonia dans les pro-
menades et aux théâtres; elle s'y montrait souvent ea
habit d'homme, ce qui attirait sur nous tous les re-
gards; elle affectait le plus grand dédain pour ce
qu'elle appelait les préjugés, et m'entraînait à l'imiter»
Nous menions une vie débraillée d'artistes qu'on a
appelée plus tard la vie de bohème. En sortant du
spectacle, parfois quelques personnes venaient chea
— 302 —
nous souper et fumer, plutôt ses amis que les miens;
non que les miens fussent des sages, mais ils avaient ,
même dans Tintimité, une raideur aristocratique fort
ennuyeuse selon Antonia. Il est vrai que devant elle
ils se souvenaient de son talent, qui leur imposait et
contenait le laisser-aller de leur esprit; ils avaient
gardé en ceci la tradition des manières courtoises qui,
sous l'ancien régime, aurait toujours empêché qu'on
traitât M™« de Sévigné, eût-elle eu des amants, comme
on traitait une danseuse. Les amis d' Antonia se gê-
naient moins, ils la tutoyaient, elle leur en avait donné
l'exemple, et moi, rattaché à elle par le côté grossier
de la passion, je les laissais faire, peu soucieux de sa
dignité. Je me sentis d*abord dans une atmosphère
malsaine, mais je finis par me faire à cet air corrompu.
Ironique, méprisant, je la traitais comme une maîtresse
vulgaire; Tidole était volontairement descendue de son
piédestal, et je me raillais moi-même si j'étais tenté
de l'y replacer. J'avais avec elle des manières tantôt
dures, tantôt moqueuses, où se trahissait le boulever-
sement de mon àme. Lorsqu'elle me les reprochait avec
douceur et simplicité, j'étais attendri, mais sitôt qu'elle
le prenait sur le ton de la prédication et de l'emphase,
j'éclatais en plaisanteries injurieuses ; elle eût pu me
rappeler par une larme ou par une parole émue à ce
qui restait encore de grand dans mon âme, et alors je
serais tombé à ses pieds. Mais elle employait dans ces
sortes de luttes un langage tellement en contradiction
avec tous les actes de sa vie que j'en étais révolté.
— 303 —
Un soir je rentrai vers minuit, après l*avoîr laissée,
m'attendre toute la journée. J'étais allé à travers la CdSsïr\
pagne déposer le fardeau que je traînais sans trêve; je
m'étais baigné dans la Seine, près de Bougival^puis roulé
sur l'herbe, puis endormi sous les arbres par une chaude
soirée d'août. Quand j'arrivai, elle éclata en reproches,
me dit qu'elle voyait bien qu'elle ne pourrait jamais
m'arracher à la dissipation et à la débauche, et que
son sacrifice avait été en pure perte.
— Quel sacrifice? m'écriai-je ; est-ce par hasard le
renvoi de Tiberio î
— Celui-là et tant d'autres, poursuivit-elle avec une
sorte d'audace naïve qui m'exaspéra. Je vous ai été
dévouée jusqu'aux dernières limites de l'abnégation,
jusqu'à rimmolation de tous mes fiers instincts, jus^
qu'à l'avilissement de ma chaste nature.
J'éclatai de rire.
Elle continua :
— Votre incrédulité impie ne saurait m'atteindre ;
Dieu le sait ! c'est pour vous sauver de l'abtme que j'ai
surmonté mon dégoût des choses des sens. Je ne me
suis rejetée dans vos bras que pour vous arracher à des
bras souillés; et maintenant vous me raillez de ma
chute, et vous me traitez comme ces femmes dont j'ai
voulu vous séparer : vous oubliez que j'ai été pour vous
une sœur, une mère... .
— Assez ! lui dis-je à ces mots qui éveillaient l'écho
d'un langage semblable qu'elle m'avait tenu autrefois
au moment même où elle me quittait pour Tiberio, —
— 304 —
assez d'hypocrisie l repartis-je avec une colère crois-
sante ; il ne faut pas être une M™«de Warens puritaine^
il ne faut pas mettre Jean-Jacques adolescent dans son
lit et protester après que c'était pour son plus grand
bien et par pure abnégation ! Convenez donc que vous>
y trouviez aussi quelque plaisir !
Je n'aime pas les exclamations mystiques de M»© de
Krudner, quand elle s'écrie dans le ravissement de ses
spasmes d'amour : « Mon Dieu, pardonnez-moi d'être
heureuse à ce point ! » Dieu et le remords n'ont que faire
en ceci. Je trouve plus vrai le cri d'amour des belles
Romaines, qui en pareils moments disaient en grec :
ZÛH KAI YTXH.
Convenez donc, ma chère, que si vous n'aviez que
du dégoût pour les choses des sens, vous n'étiez pas
forcée d*y goûter. Lorsqu'on a donné au monde ce que
le monde appelle le scandale de l'amour, il faut au
moins avoir la franchise de sa passion. Sur ce point,
les femmes du dix-huitième siècle valaient mieux que
vous : elles u'alambiquaient pas l'amour dans la mé*
taphysique.
Pendant que je parlais, le visage toujours si calme
d*Antonia exprimait une fureur douloureuse qui se tra-
hissait par la rougeur de ses joues et l'éclair de ses re-
gards. Mais tout à coup ses traits se détendirent; elle
pâlit, et sa tête se renversa en arrière et demeura im-
mobile.
Quand j'eus fini, elle me dit d'une voix tranquille:
— 305 —
— Vous êtes la punition de mon orgueil ; cela devait
être.
Je vis deux longues larmes couler de ses yeux, et je
me fis horreur. Ce que je lui avais dit, tout autre au-
rait pu le lui dire, mais moi je devais me taire.
Après ces scènes cruelles , j'essayais pourtant de
l'aimer encore, d'être heureux et de la lier à moi. J'é-
voquais le passé, j'en faisais remonter de chères ima-
ges; j'en formais autour d'elle comme une ronde fan-
tastique oh je m'emprisonnais. Mais à côté des souvenirs
riants s'en dressaient d'autres insultants, tyranniques,
et qui me murmuraient de ces mots iiTéparables que
la mort ne doit pas effacer : toujours je voyais à ses
côtés, comme son ombre, le fantôme railleur de l'Infi-
délité.
Nous ne travaillions plus durant ces jours orageux.
Mais sous le règne si paisible et si court du doux Ti-
berio,elle avait écrit un roman qui venait de paraître et
qui excita bientôt la plus vive polémique dsttis les jour-
naux : les uns proclamaient ce livre une œuvre philo-
sophique oii se résumaient les souffrances et les aspi-
rations de l'époque; d'autres n'y voyaient qu'une
élucubration ambitieuse et vide, où toute vraisem-
blance et toute morale étaient violées dans un style
tour à tour charmant et emphatique. Un journaliste
avait trouvé piquant de reconnaître l'auteur sous l'hé-
roïne, et se permit de diriger contre Antonia des atta-
ques tellement violentes que je me sentis offensé. Je
pouvais bien, dans la poignante colère de mon amour»
— 306 —
me permettre parfois de la pénétrer et de la juger ;
mais j'interdisais aux autres toute insulte contre une
femme qui m*appartenait et qui se montrait en public
à mon bras.
Je venais de lire Tarticle injurieux, et je me dispo-
sais à sortir pour aller en demander raison à Fauteur,
lorsque je vis entrer dans ma chambre Albert Nattier.
— Je te croyais encore en Angleterre? lui dis-je en
l'embrassant, tout joyeux de la surprise qu'il me
causait.
— J'arrive comme le Deus ex machina.
— Tu dis plus vrai que tu ne penses, répliquai-je ;
tu arrives à point pour un dénoûment; car demain je
me bats en duel et tu seras mon témoin.
— Nous verrons, nous verrons, répliqua-t-il en
riant; mais viens d'abord déjeuner avec moi au café
Anglais.
— J'y consens, quoique je sois attendu: je vais
écrire pour la prévenir.
— De qui parles-tu donc? fit-il en jouant l'étonne-
ment.
— Mais tu le sais bien, poursuivis-je, nous nous
sommes réconciliés.
— On me l'avait dit, reprit-il; pourtant je n'y
croyais pas : et c'est pour elle que tu te bats ?
Je fis un signe qui disait oui, tout en écrivant quel-
ques lignes à Antonia. Albert Nattier me considérait;
son visage avait une expression sérieuse que je ne lui
av*is jamais vue. Nous descendîmes l'escalier sans
— 307 — •
rien dire et nous montâmes dans sa voiture, qui Tious
conduisit au Café Anglais. Durant le trajet, il affecta de
ne me parler que des plaisirs de Londres ; il me ra-
conta quelques aventures dont il avait été le héros. La
conversation continua sur ce sujet jusqu'à la fin du dé-
jeuner. Mais sitôt que le garçon fut sorti et que nous
eûmes al'.umé nos cigares, il me dit en se plaçant de-
bout en face de moi :
— Ainsi donc, Albert, ce duel est bien arrêté : tu
vas te battre pour cette femme?
— Ma décision est irrévocable, répondis-je; mon
père même, si j'avais le bonheur de l'avoir encore, ne
m'y ferait pas renoncer.
— Eh bien, en ce cas, j'aurai plus de pouvoir que
ton père, répUqua-t-il ; car je te jure bien que ce duel
n'aura pas lieu.
— Tu deviens fou, lui disr-je avec impatience.
— Non, reprit-il ; mais je vais commettre une mau-
vaise action, si tu ne me donnes pas à l'instant ta pa-
role que tu ne te battras point.
— Ce que tu me demandes là est impossible.
— Eh bien, en ce cas, je parlerai, poursuivit-il en
devenant très-pâle.
Je fus pris d'un frisson et j'eus comme la révélation
subite de quelque chose de terrible; il semblait hésiter.
— Mais, parle donc, lui dis-je en lui secouant le bras.
— Tu sais, reprit-il, que Tiberio a été l'amant
d'Antonia.
— 308 —
— Oui, puisqu'elle me Ta dit elle-même et que je te
l'ai raconté ; en quoi cela peut-il me permettre de
manquer à l'honneur, et j'ajouterai de manquer à An-
tonia qui n'a que moi pour la défendre ? Après tout,
elle vaut mieux que les autres femmes, car elle a été
franche et grande dans son aveu et dévouée pour moi
à régal d'une mère durant ma longue maladie à Venise.
— Oh! oui, répliqua-t-il avec un accent étrange,
cette maladie sera la page saillante de sa vie !
— Mais, que veux-tu dire, murmurai-je d'une voix
étranglée, parle vite, finisssons-en !
— Je dis que pendant que tu te mourais, elle se
donnait en riant à Tiberio.
— Tu mens! m'écriaisrje, en faisant un geste de ré-
probation.
Il resta muet devant ma douleur ; il eut peur, m'a-
t-il dit plus tard, de la décomposition rapide de mon
visage.
A mon tour je l'interrogeai :
— Qu'en sais-tu ? qui te l'a dit? Je ne te croirai que
sur des preuves !
11 continua:
— Le pauvre Tiberio, confus de la reconnaissance
que je lui exprimais pour les soins qu'il t'avait donnés,
m'a tout avoué pendant notre promenade à travers
Venise !
— Oh! voilà donc pourquoi, balbutiai-je, tu étais
si bouleversé en rentrant ce jour-là!... Je me sou-
viens! Je me souviens!
— 309 —
Je n'en pus dire davantage, je laissai tomber mon
visage dans mes mains, comme pom* me dérober à la
honte qui m'envahissait.
— C'esl-elle, poursuivit-il implacablement, qui a
entraîné Tiberio, car lui croyait à la fidélité qu'on doit
aux mourants, et je l'ai vu saisi d'une terreur supersti-
tieuse en songeant à ce sinistre hymen, accompli pres-
que en face d'un lit mortuaire ; il l'aimait...
— Tais-toi ! tais-toi ! lui dis-je, je ne veux plus
t'entendre ; conduis-moi où tu voudras. Et je saisis
son bras comme un appui.
XX
Albert Nattier me garda quelques jours dans sa mai-
son, il ne chercha ni à me distraire, ni à me conseil-
ler, ni à me guider ; il me laissa cette absolue liberté
de pensée et d'action qui est le meilleur régime pour
rendre à l'âme quelque ressort. Car, de deux choses
l'une, ou le coup qui nous a frappé nous tuera, et alors
rien n'y peut, ou, si nous devonsvivre, la solitude et la
réflexion nous y déterminent plus efficacement que des
consolations incomplètes et banales.
11 évita aussi de me parler d'Antonia d'une façon
méprisante, et moi, bien résolu à me séparer d'elle à
jamais, je cessai de l'accuser et en apparence d'en être
— 310 —
occupé. A peine si nous faisions quelques allusions à
elle quand, devant lui, on me remettait ses lettres.
Dès le premier jour de ma disparition inattendue,
Antonia m'avait écrit trois fois pour m'exprimer son
anxiété, sa surprise, son chagrin ; elle recommença les
jours suivants, et je dois dire que ses premières lettres
ne trahissaient qu'une affection inquiète ; mais comme
je gardais un silence obstiné, elle finit par éclater en
reproches et m'accuser en termes offensants de ne me
séparer d'elle que parce que j'avais peur de la défen-
dre contre ceux qui l'insultaient. Je dus pâlir en rece-
vant cette lettre, car Albert Nattier, qui était présent,
me dit involontairement :
— Qu'as-tu donc?
— Tiens, lis, répliquai-je en lui tendant la lettre, et
réponds-lui pour moi.
— Tu m'y autorises?
— Je t'en prie. J'ai eu cette dernière faiblesse ; f ai
voulu l'entendre encore une fois dans ses lettres,
maintenant je sens que tout est bien fini; il faut qu'elle
le sache par toi; tu seras entre nous comme un de ces
murs rugueux et froids qui séparent les prisonniers
dans les geôles.
Tandis que je parlais, il écrivit d'une main rapide
le billet suivant :
« J'ai empêché Albert de se battre pour vous, parce
D qu'un jour oii il se mourait, à Venise, vous vous êtes
» donnée à Tiberio; je l'ai su par Tiberio lui-même!
— 311 —
» Albert ne veut plus vous voir et ne répondra
» jamais à vos lettres. »
— C'est bien, lui dis-je, son orgueil ne me pardon-
nera pas et voilà ma solitude assurée.
— Que vas-tu faire pour te distraire? me dit mon ami.
— J'essayerai d'abord des voyages et plus tard du
travail.
— Ce sera mieux, reprit-il, que les plaisirs stu-
pides où j'ai voulu te plonger; je commence moi-
même à m'en dégoûter, et j'ai envie d'entrer dans la
politique pour m'étourdir.
— Dis pour t' engourdir, répliquai-je en riant.
L'idée de voir Albert Nattier député ou conseiller
d'État me causa une subite hilarité ; je lui dis à ce
propos les plus folles bouffonneries, et nous nous sépa-
râmes vers le soir assez gaiement.
Comme je rentrais chez moi, j'aperçus en face de
la maison que j'habitais , un fiacre aux stores baissés
qui stationnait sur le quai ; je pensai : « Voilà quelque
femme du monde qui attend son amant. » Dans toute
autre disposition d'esprit, j'aurais à coup sûr ouvert
ma fenêtre et observé le fiacre mystérieux. Mais à peine
entré dans mon logis désert, le spectre de la solitude
me saisit à la gorge ; je m'approchai de la table de tra-
vail où étaient les feuilles éparses d'un livre inter-
rompu depuis bien des jours; il y avait encore là, près
de mcn écritoire, dans un vase chinois, un bouquet de
fleurs desséchées que m'avait donné Antonia, et en
— 31î —
m'asseyant je poussai du pied un coussin en tapisserie
fait par elle ; son portrait, placé dans un angle de ma
chambre, me regardait de ses grands yeux interroga-
teurs, et il semblait me dire : Tu as beau faire, je serai
toujours où tu seras ! — J'éprouvai ce qu'on ressent à
l'heure où le corps d'un mort chéri vient d'être enlevé
pour le cimetière; on contemple avec angoisses les
vestiges qui restent de lui; on frissonne en y touchant,
comme si l'on touchait au cadavre même; on ferme les
yeux pour ne plus rien voir, mais les yeux se remplis-
sent de larmes, et à travers ces larmes on revoit en-
core l'être qui n'est plus.
J'étais en proie à ces pensées funèbres, lorsque mon
domestique, qui était allé chercher de la lumière me
dit en rentrant dans ma chambre qu'une dame deman-
dait à me parler. Je souris, car je ne sais par quel revire-
ment de mon esprit je m'imaginai tout à coup que ce
pourrait bien être la joUe comtesse de Nerval ! Elle m'a-
vait recherché et fait les doux yeux dans plusieurs bals ;
à coup sûr c'était elle qui venait d'épier mon retour dans
le fiacre immobile.
Je me levais pour aller à sa rencontre, lorsque je vis
paraître Antonia: elle se prosterna à mes pieds dans
l'attitude de la Madeleine ; elle représentait d'autant
mieux cette sainte devenue classique, que ses deux
mains tendues tenaient une tête de mort.
— Parbleu ! lui dis-je avec humeur, quelle étrange
figure faites-vous là et que prétendez-vous avec cette
scène théâtrale Y
— 313 —
Son visage était livide, et ses yeux paraissaient
creux et profonds comme les orbites vides du crâne
qu'elle me présentait. Elle ne me parlait pas, mais elle
se rapprochait de moi en marchant sur ses genoux, et
bientôt elle me toucha avec sa sinistre offrande. J'eus-
un mouvement d'horreur qui fit rouler à mes pieds la
tète de mort. Aussitôt j'en vis jaillir une épaisse che-
velure noire, comme si ce débris de la tombe avait
gardé celte parure de la vie. Je regardai Antonia, et
je m'aperçus que son front pâle était dépouillé de ses
beaux cheveux.
— Quel acte de démence ! m'écriai-je.
— Je ne suis qu'une indigne pécheresse qui n'es-
père plus ton amour, me dit-elle, et j'ai voulu te sacri-
fier ce qui te plaisait le plus en moi lorsque tu m'ai-
mais. '
— Allez-vous, continuai-je brutalement, mettre en
action les héroïnes de vos livres ? vous vêtir de blanc
comme une abbesse et vous enfermer dans quelque
cloitre d'Italie*?
— Oh! murmura-t-elle, tu es -bien dur de railler
ainsi mon repentir.
— Je n'aime pas, poursuivis-je, ces comédies reli-
gieuses, et je crois que le remords n'a que faire de ces
parades. Demain, quand vous voudrez plaire encore,
i . Dans presque tous les romans écrits à cette époque Tamour des
héroïnes se dénouait dans un cloitre.
18
— 314 —
vous regretterez d'un regret vraiment sincère ces
cheveux qui vous allaient fort bien.
Et la relevant d'une main résolue, je la conduisis
à la porte. Je la sentais frémir sous cette pression con-
vul^ive.
— C'est votre dernier mot ? me dit-elle prête à
sortir.
— Oui, le dernier dans cette vie; car plutôt que de
te revoir je me brûlerais la cervelle.
Ma porte se referma sur elle ; je l'entendis descendre
l'escalier, puis m'étant approché de ma fenêtre, je la
vis monter dans le fiacre qui stationnait sur le quai.
— Elle n'en mourra pas, pensais-je ; la douleur qui
tue ne procède pas de la sorte.
Je repoussai du pied la tête de mort; mais ces che-
veux lustrés et d'où des étincelles semblaient jaillir,
ces beaux cheveux si longtemps caressés et qui gar-
daient encore un parfum émanant d'elle, je les réunis
dans mes mains tremblantes, et j'y plongeai avec fré-
nésie mon front brûlant. Ce fut là la suprême étreinte
et le dernier embrassement qu'elle reçut de moi.
Hélas ! en me séparant de sa vie je ne me séparai
pas de son ombre; dans les jours qui suivirent il me fut
impossible de dormir, et comme l'a si bien dit un de
nos poètes : « Il me semblait toujours que sa tête repo-
» sait à côté de la mienne sur mon oreiller ; je ne pou-
» vais plus l'aimer ni en aimer une autre, ni me passer
f d'aimer ; l'amour était à jamais empoisonné dans
• mon cœur; mais j'étais trop jeune pour y renoncer,
/
- 315 —
» et j'y revenais toujours. Je me disais : Si la passion
» m'abandonne, je vais donc mourir ? Si j'essayais de
» la solitude, elle me ramenait à la nature, et la nature
» me poussait à l'amour. Corromps-toi, corromps-toi,
» me criaient les voix de la foule, et tu ne souffriras
» plus ! Bientôt la débauche devint ma compagne et jeta
» sur la plaie de mon cœur ses poisons corrosifs. »
Je ne créais plus que des chants de désespoir ra-
pides et d'une inspiration soutenue par une tension
douloureuse de mon âme ; mais pour des œuvres de
plus longue haleine, la patience et l'énergie indispen-
sables au génie me manquaient. Ce qu'il y avait eu pri-
mitivement de rectitude et de force dans mon talent
semblait s'être échappé avec le sang de ma blessure ;
rénervemént des nuits d'orgie acheva de m'appauvrir*
Le monde m'a traité en enfant gâté ; il a salué mes
œuvres par une admiration presque unanime. Mais je
sens bien, moi, que je n'ai pu donner la mesure de ce
que j'étais; on a connu le côté vif, gracieux, railleur et
passionné de mon talent, mais le côté vigoureux et
calme, on n'en a eu que des pressentiments. Çà et là seiH
lement, dans ce que j'ai écrit, on retrouve la griffe du
lion qui, couché sur le flanc par une main mystérieuse,
doit mourir sans révéler sa puissance.
Ce que devenait son cœur, à elle, je ne cherchais
pas à le savoir ; elle était consolée et paisible, me di-
sait-on, et je sentais bien qu'on disait vrai. Les déchi-
rements d'une rupture étemelle ne pouvaient dévaster
sa vie comme ils firent de la mienne: elle en avait
— 316 —
abandonné d'autres avant moi ; mais elle, elle avait été
mon premier et mon seul grand amour.
A travers le temps qui fuyait, à travers les ténèbres
qui enveloppaient presque une moitié de mes jours,
elle restait à jamais au fond de mon âme ; lorsqu'on la
nommait devant moi, je tressaillais ; si on l'attaquait,
j'étais prêt à la défendre. Les éloges qu'on accordait à
■son génie faisaient parfois resplendir mon front d'or-
gueil. Elle semblait avoir renonéë aux conceptions
fausses et outrées, et produisait chaque année des œu-
vres plus rares ; j'en étais heureux, et suivais son pro-
grès avec la sollicitude que sent un père pour l'intelli-
gence de son fils. C'est ainsi que peu à peu mon
ressentiment s'était endormi pour ne plus laisser en
moi que la mansuétude du souvenir ; je revoyais les
jours heureux remonter sur les jours sombres et les
éclairer de leurs rayons. Plein de clémence, je me di-
sais: Est-ce sa faute si elle ne m'a pas mieux aimé?
Dans notre civilisation raffinée, l'amour complet est im-
possible entre deux êtres également intelligents, mais
d'une organisation différente et possédant chacun les
facultés de se combattre. Il faudrait pour que ces deux
êtres s'entendissent toujours et restassent unis d'un
amour inaltérable, qu'une éducation semblable les eût
formés enfants, que les mêmes croyances, les mêmes
habitudes de Tâme, et jusqu'aux façons extérieures fus-
sent en eux identiques. C'est là ce qu'a bien compris
Bernardin de Saint-Pierre, lorsqu'il a voulu peindre l'i-
déal del'amour. lia choisi deux enfants, nés, croirait-on,
— 317 —
d'un souffle pareil, animés par leurs mères d*un seul es-
prit, poussant, pour ainsi dire, sur une tige unique, et
grandissant sous Tinfluence de la même atmosphère.
Mais nous, rejetons tourmentés d'une société orageuse
et corrompue, marâtre de ses enfants divisés, et plus
cruelle dans ses phases de fureur que Tétat sauvage, de
quel droit nous étonner, après tant de discordes publi-
-ques et d'exécutions sanglantes, du divorce incessant des
cœurs et de Timpo'^ibilité des liens intimes? L'amour est
frappé d'incompatibilité comme la politique. Les indivi-
dus participent des masses; toutes les idées ont été dé-
classées, conspuées, jetées auvent. Commentse pourrait-
il qu'elles pussent rentrer dans nos cerveaux dans l'ordre
d'autrefois, et qu'elles en sortissent de nouveau avec la
signification ancienne? Le bouleversement s'est fait
dans les mœurs autant que dans les lois, le souffle de
la révolution a atteint jusqu'à l'amour.
Avais-je bien le droit d'en vouloir à Antonia de ses
préjugés ou de ses instincts de race et de l'empreinte
indélébile d'une éducation monastique? N'avais-je pas
aussi mes penchants irréfrénables, qui entraînèrent
en rugissant, comme une trombe qui passe, ce qu'il y
avait de meilleur en moi?
Un jour, Albert Nattier survint comme j'étais absorbé
par ces réflexions que me suggérait sans oesse le sou-
venir ineffaçable d' Antonia, et qui la justifiait, selon
moi. Je fis part de ces idées à mon sceptique ami :
— Fort bien, répliqua-t-il d'une voix mordante ;
vous autres poètes rêveurs, vous vous livrez à de si
18.
— 318 —
subtiles et de si ondoyantes définitions sur les choses
les mieux caractérisées, que vous finissez par en perdre
le sen s net et précis : mais ton cœur blessé est, j'en suis
certain, meilleur logicien que ton esprit, et comme ce
cœur saigne encore, je doute qu'il accorde à Antonia
l'absolution de sa trahison à Venise, et surtout de son
indigne et romanesque tromperie, si hypocritement
déroulée dans les lettres qui suivirent. Parmi les raffi-
nements de ton indulgente argumentation, as-tu trouvé,
mon cher, l'explication de ce mensonge inutile?
— Elle est bien simple, répondis-je : Antonia en se
donnant à Tiberio avait cédé à la nature, et elle ne me
cacha la vérité à Venise que pour épargner ma dou-
leur. Je devine aujourd'hui sa bonté craintive où je n'ai
vu autrefois que sa duplicité orgueilleuse. C'est moi
qu'elle a eu peur de blesser; ce n'est pas elle qu'elle a
redouté d'humilier!
Albert Nattier repartit :
— Tu pourrais avoir raison si tout dans la vie et
dans les écrits d' Antonia ne donnait pas un démenti
formel à cette interprétation. Réfléchis et juge : elle
enveloppe toujours d'un superbe orgueil les faiblesses
de ses héroïnes. L'amour naïf lui semble une souillure
ou une infériorité. Croyant ainsi se grandir, elle se
drape dans la chasteté, et dérobe sous les plis d'un vê-
tement biblique ses péchés mignons. Elle a eu pour
Tiberio une fantaisie que M"* de l'Épinay se fût peut-
être permise, mais dont à coup sûr elle eût fait l'aveu
en riant, acceptant pour sa punition une épigrammeou
— 319 —
• une représaille de Grimm. Mais elle, Antonia, crai-
gnant d*être déchue, se hausse aussitôt sur les nuages.
Du haut du ciel, où elle se perd, elle t'accuse après
l'avoir frappé; elle s'efforce enfin de te prouver qu'elle
t'est restée fidèle en te trompant, et te fait le récit
d'une gaudriole italienne dans le langage éthéré d'Os-
sian. Ce que je te dis là tu l'as constaté dans ses lettres
comme le public le constate dans ses romans; ses hé-
roïnes prêchent toujours des sublimités irréalisables et
en contradiction avec leur situation même. santa sem-
plicità ! comme disent les Italiens, qu'ètes-vous donc
devenue dans son âme? Si elle peint un jour les mœurs
rustiques, sois sûr qu'elle fera parler philosophie à ses
paysannes; et ce qui m'exaspère, c'est qu'elle se croit
naturelle.
— Elle l'est en effet, repris-je, et voilà ce qui l'ab-
sout; car ce qu'elle a de faux dans le caractère et le
talent, n'est pas le résultat d'un parti pris, mais de son
admiration sincère pour le beau conventionnel, qui lui
semble le vrai beau.
— Mais comment toi, répliqua-t-il, esprit si décidé
et si clair, avant que les brouillards de cet amour
n'eussent noyé ton cœur, ne lui as-tu pas montré la
simple et véritable grandeur du génie?
— C'est qu'elle se croyait la plus forte, et qu'elle
s'est toujours retranchée, quand nous discutions, dans
son infaillibilité morale. Oh ! si j'avais pu l'assouplir,
non par orgueil, mais par tendresse, c'est à mon cœur
— 320 —
que je l'aurais courbée, c'est à mon amour que je Tau-
rais soiomise!
— N'est-ce pas assez parler d'elle? fit Albert Natlier
avec un signe d'impatience ; voilà plusieurs années
que tu ne m'en avait rien dit et je te savais gré de cette
fermeté de silence. Je te trouve aujourd'hui d'une lo-
quacité sombre et vaporeuse : si je te laisse seul, tu
feras quelque maussade élégie bien plaintive ; viens
plutôt avec moi diner à la campagne, oh j'attends
quelques joyeux amis.
Je le suivis comme je suivais depuis longtemps toute
distraction facile que le hasard m'envoyait.
Albert Nattier avait une pittoresque habitation dans
les environs de Fontainebleau; elle touchait à la lisière
de la forêt. Mais, j'avoue rra faiblesse, jusqu'à ce jour
je n'avais pu me déterminer à retourner sous ces grands
arbre > et à revoir ces défilés sauvages et magnifiques
si souvent parcourus avec elle. L'idée d'y pénétrer
me remplissait de la même terreur qu'aurait ressenti
un enfant contraint d'entrer seul dans un bois sombre
rempli de brigands et de bêtes fauves ; il me semblait
que toutes mes passions et tous mes souvenirs allaient
se déchaîner et me mordre au cœur dans ces lieux où
j'avais été heureux. Ce jour-là, je ne sais pourquoi
j'eus plus de courage.
Les hôtes qu'attendait Albert Nattier n'étaient pas
encore venus quand nour arrivâmes; je lui proposai
de monter à cheval et de nous aventurer dans la
forêt.
— 32! —
— J'en serai charmé, répliqua-t-il un peu surpris
de ma fermeté nouvelle.
Nous passâmes par un carrefour peu touffu ; mais
bientôt, soit instinct, soit volonté, je dirigeai notre ex-
cursion du côté le plus noir de la forêt qui m'attirait
toujours avec elle. Quoique le jour fût superbe, la lu-
mière pénétrait à peine à travers les rameaux des vieux
arbres. C'étaient autour de nous une solitude et un si-
lence absolus qui tempéraient la chaleur de l'atmo-
sphère : où le mouvement et le bruit ne se produisent
pas, on sent le repos descendre. Nos chevaux avan-
çaient lentement, et bientôt nous fûmes forcés d'aller
à pieds pour nous enfoncer dans les taiUis enchevêtrés
,et dars les anfractuosités des grands rocs. Je marchais
sans fatigue et sans tristesse; mais Albert Nattiçr, qui
redoutait pour moi l'évocation d'un fantôme, jugea
prudent d'en détourner mon esprit en me racontant
les plus folles aventures de sa vie. Jel'écoutais en sou-
riant, et de temps en temps je lui ripostais par un nr ^
vif et gai qui lui donnait le change sur ce qui s ^ pas-
sait dans mon cœur. A mesure que nous avancions et
que je reconnaissais la source, la clairière et l'énorme
1 ociie tapissée de mousse noire, quelque chose de doux
et de tendre s'emparait de moi ; je n'éprouvais aucun
des déchirements dont j'avais eu peur : c'était une ré-
surrection bienfaisante et tranquille des belles scènes
de l'amour ei de la jeunesse. Cet apaisement qui se
faisait pour ainsi dire à mon insu me pénétrait de sé-
rénité et amenait le sourire sur mes lèvres. Cette sensa-
— 322 —
UoD toute intérieure ne m'inspirait pas un mot qui la
trahit ; je continuai à répondre gaiement aux plaisan*
taries d'Albert Nattier.
Lorsque nous parvînmes au sommet du roc, à l'en-
droit même où j'avais sou evé Anlonia et l'avais être nte
sur mon cœur pour l'emporter dans l'éternité, j'eus sur
le visage un rayonnement plus vif; involontairement je
tendis les bras à l'ombre du passé conune à un ami
inespéré qui me revenait.
En retournant à la maison ce fut la même gaieté ap-
rente et le même travail secret de mon cœur. Je croyais
souffrir et j'avais été heureux.
Deux ans plus tard j'écrivis sur ce souvenir les
stances dont on a tant parlé et que vous préférez,
m'avez-vous dit souvent dans votre partiale amitié,
au Lac de Lamartine.
Ce que cette femme a fait de moi vous le savez
maintenant, ce que je suis resté après tant de chagrins
et d'essais infructueux de déplorables consolations ,
vous le voyez, chère marquise, l'être est dévasté mais
le cœur vibre encore comme dans un monument en
mine un écho tressaille et répand la vie. Depuis que je
vous ai rencontrée, chère Stéphanie, les pulsations de
ma jeunesse se sont réveillées ; je sens de nouveau le
bien, le beau, l'amour ! Laissez-moi renaître, laissez-
moi vous aimer 1 et en parlant ainsi, Albert éperdu et
épuisé par l'émotion de son long récit appuya sa tête
sur mes genoux et couvrit mes mains de caresses con-
vulsives. Je ne le repoussai pas ; j'étais trop véritable-
— 323 —
ment attendrie pour m'effaroucher ; je ne sais auoi de
chaste et de rayonnant planait sur le grand poète. Je
sentais en lui un frère à consoler, et mes larmes mvo-
lontaires tombaient sur ses mains et répondaient à ses
caresses.
— Oh! vous voyez bien que je vous aime, mur-
mura-t-il, et que vous pourrez faire de moi un autre
homme. '
— Ce que vous aimez , Albert, lui dis-je, c'est
l'amour! c'est votre souvenir! c'est elle! c'est Antonia!
car lorsqu'on a aimé de la sorte on n'aime qu'une fois.
— Non, non, reprit-il d'une voix impérieuse, écou-
tez-moi bien. J'ai encore deux choses à vous dire, deux
choses que j'oubliais et qui vous convaincront.
Je n'avais jamais revu Antonia depuis tant d'années,
le hasard bienfaisant m'avait servi; jamais il ne la fit
trouver sur mes pas. Je l'apercevais toujours à travers
mes souvenirs, jeune, irrésistible dans son impassibi-
lité terrible et dans la puissance formidable qu'elle
avait exercée sur moi. Mais il y a de cela un an, un
soir au foyer des acteurs du Théâtre-Français, j'avais
la tète levée pour mieux voir un portrait de M*i« Clai-
ron ; j'entendis venir à moi et m'appeler par mon
nom; j'abaissai mon regard, et je vis une femme d'une
tournure et d'une mise vulgaires, à l'éclat des yeux
seuls, je reconnus Antonia. Son teint s'était altéré, ses
joues et tous ses traits avaient l'affaissement de la vieil-
lesse ; elle fumait une cigarette qui finissait en ce mo-
— 324 —
ment; elle en tenait une autre au bout de ses doigls;
comme je fumais aussi elle me dit en riant :
— Albert donne-moi du feu.
Je m'inclinai sans répondre et lui tendis mon cigare;
puis je sortis du foyer.
Mon cœur seul avait tressailli, d'étonnement peut-
être ; mes sens étaient restés froids, répulsifs mêmes ;
ce n'était pas Antonia que j'avais revue, pas même son
ombre, c'était sa caricature ! Si son désir ranimé l'avait
poussée vers moi, mes bras ne se seraient pas ouverts;
si elle m'avait crié : « Je t'aime toujours! » je lui aurais
répondu avec certitude : « Je suis guéri ! »
Oh ! qu'il n'en aurait pas été ainsi si nous avions
traversé la vie en nous aimant, vieilli ensemble, partagé
nos labeurs, nos joies et nos peines ; alors la vieillesse et
la décrépitude se produisent insensiblement ; les beaux
souvenirs de l'heureuse jeunesse les dérobent et l'éclat
des sentiments inaltérés les effacent! Mais quand on
est devenu ennemis par l'amour, quand la séparation
violente a produit l'antagonisme, l'œil de la ma-
tière est implacable, il procède froidement dans sa dis-
section comme le scalpel sur le cadavre.
Vous voyez donc bien que je ne l'aime plus; le
charme et l'attrait sont détruits ; j'en parle comme
d'une chose morte ; si je me suis complu dans les dé-
tails de ce récit, si j'ai tenté de vous faire pénétrer les
mystères infinis d'une psychologie désespérée, c'est
pour vous et non pour elle ; pour vous dont je veux
être aimé, pour vous à qui je viens de révéler comme
— 325 —
à Dieu même toutes les contradictions de mon cœur;
misères et grandeurs, tendresse et haine !
D'autres ont su par moi cette désolante histoire, mais
ils n'en ont aperçu que le squelette ; pour vous seule je
l'ai ranimée; vous avez revu le drame en action, suivi
ses événements, compris ses douleurs, compté ses
sanglots; à vous seule enfin j'ai montré la vérité en-
tière de ma vie; quelle plus grande preuve d'amour
pouvais-je vous donner? Quelle communion plus intimé
pouvait unir nos deux âmes?
Voilà ce qu'il me restait à vous dire et maintenant
je suis soulagé.
Aprèsavoir prononcé ces derniers mots sa tète retomba
comme accablée par la fatigue et je sentis ses lèvres
muettes boire mes pleurs qui coulaient toujours sur
ses mains croisées.
Je fus prise pour lui d'une immense pitié ; oubliant
mes craintes des autres jours qui m'auraient semblé
puériles devant sa douleur, je voulus le garder jusqu'au
soir. J'en fis mon hôte poui* l'apaiser.
Ayant entendu rentrer mon fils avec Marguerite, je
dis à Albert :
— Contenonsnoslarmes,elles effrayeraient cet enfant.
Il m'obéit, se détacha de mes genoux où ses mains
s'appuyaient encore, et prenant mon fils dans ses bras,
il se mit à le caresser. Nous restâmes ainsi jusqu'à mi-
nuit, comme en famille, et même lorsque l'enfant ne
fut plus là, Albert ne prononça pas un mot qui eût pu
me troubler et m'éveiller de mon songe fratenxrt* Mais
— 326 —
avant de partir il me pressa vivement sur son cœur en
me disrn' :
— A demain, chère Stéphanie; maintenant que nous
nous aimons, la vie sera belle !
Ces derniers mots me rappelèrent à moi-même, à
Taveu complet que je lui devais aussi et durant mon
sommeil agité par le choc de tant d'émotions, je crus
entendre la voix de Léonce qui me criait: « Vas-tu donc
Taimer? >
XXI
Je ne m'endormis qu'au jour, et à l'heure habituelle
du lever de mon fils, je fus éveillée de mon court et pé-
nible sommeil par Marguerite qui entra dans ma chambre.
Je secouai mon malaise et je me mis aussitôt à écrire à
Léonce, ne voulant pas attendre le soir pour lui faire le
récit de la confidence d'Albert, C'est ainsi que du vivant
même du grand poëte, cédant à l'entraînement d'un
amour aveugle, j'avais déposé le secret de cette doulou-
reuse histoire dans un autre cœur. Mais ce cœur ne con.
tient plus désormais que des cendres sèches, plus froi-
des que la poussière des cercueils; je ne l'appellerai
donc pas en témoignage de la vérité. Pour tous ceux
qui ont vécu de la double vie du cœur et de l'esprit,
cette vérité palpite assez dans l'ensemble et dans ies
détails de ce que je viens de dire.
— 327 —
Si ce récit était une fiction destinée à devenir un
livre, peut-être serait-il dans les règles de ce qu'on ap-
pelle Tart de n'y rien ajouter; mais, selon moi, Finté-
rêt vivant remporte sur l'intérêt imaginaire, et l'attrait
imprévu d'une action réeUe sur l'effet combiné d'une
composition habile; puis rien n'est petit de ce qui tou-
che un être vraiment grand; rien n'est indifférent de
ce que renferme une existence qui fut chère ; je vous
dirai donc les dernières émotions d'Albert, mêlées aux
événements de ma propre vie.
J'avais écrit sans contrainte et sans embarras à
Léonce, car certain comme il l'était d'avoir tout mon
amour, ce que je lui disais de l'entraînement qu'Albert
ressentait pour moi pouvait bien lui causer quelque
trouble, jamais d'effroi ni de douleur.
J'attendais avec calme sa réponse, tandis que j'étais
émue et partant préoccupée de ce que je pourrais dire
à Albert. Comment Tarracher à son exaltation de la
veille par l'aveu explicite* de mon amour pour Léonce l
Cet amour, il avait refusé d'y croire, conmient insister
sur sa réaUlé et faire pénétrer dans ce cœur blessé et
aimant la cruauté de la conviction : le repousser comme
amant, c'était le perdre comme ami, c'était renoncer
à jamais à cette fraternité de cœur, à cette camarade-
rie de l'esprit qui m'étaient si douces ; je savais bien
qu'il ne voudrait pas de mon amitié. Du jour où l'amour
nous frappe les autres sentiments disparaissent pour
ainsi dire consumés; c'est Tétincelle qui détermine
rincendie ; et pourtant je sentais qu'il serait lâche à
— 328 —
moi d'hésiter. Me taire, c'était tromper Albert, c'était
tromper Léonce; laisser Tespérance à Tun, c'était en-
lever à l'autre la sécurité.
J'étais en proie à cette inextricable anxiété lorsqu'un
coup de sonnette retentit : ce ne pouvait être qu'Albert.
Je me sentis défaillir; mais j'éprouvai un allégement su-
bit en apercevant son domestique ; il m'apprit que son
maître était souffrant et ne pourrait venir chez moi ni
dans la journée ni le soir,
— Il est donc sérieusement malade, lui dis-je, qu'il
ne m'a pas écrit? S'il en est ainsi, je vais aller le
voir!
Le domestique m'en dissuada en m'apprenant que
durant ces crises nerveuses, qu'il ressentait une ou
deux fois par mois, son maître désirait rester dans une
solitude absolue; — il se tient immobile et sans parler,
ajouta-t-il, il prend ce qu'il appelle : son bain de si-
lence et de repos, et au bout de vingt-quatre heures il
est guéri.
— Dites-lui toujours que s'il désire me voir, j'accour-
rai, répétai-je au domestique coname il s'éloignait.
A peine fus-je seule que je compris que mes paroles
rapportées à Albert le feraient croire à mon amour.
Je passai le reste du jour dans une indicible agita-
tion ; je ne savais à quel dessein ni'arrèter et quelle
forme donner à mon aveu ! Écrire à Albert ma passion
pour Léonce, c'était lui adresser une sorte de congé
en le frappant froidement ; car la parole écrite a tou-
jours quelque chose de dur et d'irrémissible, tandis que
— 329 -^
ceUe qui s'échappe de la voix, quelle qu'en soit la dou-
loureuse signification, s'émeut de l'émotion même de
celui qui l'écoute ; je me décidai donc à attendre la vi-
site d'Albert et à m'abandonner à l'imprévu.
Le lendemain, dans la matinée, je reçus la réponse
de Léonce.
— Jamais roman, me disait-il, ne l'avait intéressé
comme Tliistoire des amours d'Antonia et d'Albert; cet
homme avait mis dans sa passion une grandeur, une
intensité et une durée qui en faisait une chose vrai-
ment belle; mais il était douteux qu'après tant de dou-
leurs et d'essais réitérés de consolations délétères, pui-
sées dans la débauche, il pût aimer encore comme il
avait aimé. Ce second amour qu'il m'offrait ne serait
qu'une pâle et grimaçante contrefaçon du premier; je
méritais mieux que ces restes d'un cœur flétri et d'un
génie qui sommeillait ; Albert était célèbre et lui était
obscur, mais lui du moins me donnait son âme entière
où aucune image n'obscurcissait la mienne. Je se-
rais toujours pour lui la femme unique, l'inspiration de
sa solitude, la chaîne aimée de sa jeunesse, la douce
lumière qui planerait sur son déclin ; semblable à cette
première femme de Mahomet qui fit la destinée du pro-
phète et qu'il aima jusqu'aux derniers jours, vieille et
blanchie, la préférant aux jeunes et fraîches épouses
qui n'eurent jamais son cœur.
n était trop fier, poursuivait-il, pour rien ajouter,
mais il attendait la décision de mon amour avec une
impatience qui troublait son travail et sa solitude ; il me
— 330 —
suppliait en finissant de continuer à lui parler d'Albert
sans restriction ; c'était, me disait-il, pour son esprit
une étude vivante dont rien n'égalait rintérêt, et, en sa-
tisfaisant sa curiosité, je lui donnais une véritable
preuve d'amour !
Je froissai convulsivement cette lettre où je ne trou-
vais pas un cri parti du cœur. Oh ! mon Dieu, pen-
sais-je, comment n*est-il pas venu? comment n'a-t-il
pas eu cet élan de l'amour? comment peut-il me laisser
seule dans l'état de détresse où se trouve mon âme?
La dernière phrase de sa lettre me fit l'efTet d'un scal-
pel qui aurait pénétré dans une chair vive ; il voulait
tout savoir sur ce qui concernait Albert ; ce noble génie
était devenu un objet d'analyse pour cet esprit solitaire
et froid. Non! non! pensais-je, je ne continuerai plus
cette dissection d'un grand cœur blessé; cela ressem-
blerait à une trahison ; je m'arrêterai ; dès le premier
jour j'aurais dû refuser de lui donner Albert en spec-
tacle ! et cependant pouvais-je agir autrement ? lui ca-
cher quelque chose de ma vie, c'était ne l'aimer qu'à
demi et partant ne pas l'aimer, car suivant la profonde
parole de l'Imitation : Qui n'a pas un amour sans limites,
n'aime point.
Lui, l'avait-il bien pour moi cet amour? hélas! je
ne le voyais pas dans cette lettre. Mais d'autres lettres
avaient été plus tendres, elles avaient épanoui mon
cœur et l'avaient satisfait; ce n'était pas un rêve, j'étais
aimée ! J'en avais eu la conviction dans ses bras et
f en retrouvais la certitude dans ses lettres. Un désir
— 331 —
violent et soudain de les relire s'empara de moi. J'en
tirai plusieurs au hasard d'une cassette où je les ren-
fermais ; et à mesure que les expressions de cette ten-
dresse calme, mais toujours égale, me pénétraient, je
sentais revenir en moi la sérénité ; il m'aime ! répé-
tais-je avec de douces larmes, et dans celte confiance
je puisais la force de tout dire à Albert ; j'étais prête à
confesser mon amour comme les premiers chrétiens
confessaient leur foi. •
En ce moment j'entendis la voix d'Albert, Marguerite
l'avait rencontré dans l'escaher et allait l'introduire
dans mon cabinet. Mon premier mouvement fut de ca-
cher les lettres de Léonce; tout à coup il me vint une
autre idée et je laissai les lettres éparses sur ma
table.
Albert entra; il était un peu pâle, mais sa mise très-
recherchée lui donnait une apparence de santé.
— Vous vouliez donc venir chez moi, me dît-il en
m'embrassant; cette bonne pensée que vous m'avez
envoyée m'a guéri et c'est moi qui viens vous voir et
vous remercier. — Mais, chère, étes-vous malade?
ajouta-t-il en me regardant, vous voilà blanche et glacée
comme uabeau marbre. Vous avez encore des larmes
dans les yeux, pourquoi pleurez-vous? je veux le sa-
voir!
— Eh bien! oui, m'écriais-je, vous saurez tout. Al-
bert, écoutez-moi sans colère et ne me retirez pas
votre amitié; plusieurs fois déjà j'ai voulu parler et
vous n'avez pas voulu m'entendre ; Albert je, ne puis
— 332 —
vous aimer d*amour, car j'en aime un autre qui m'aime
et dont rien ne saurait me séparer !
Il chancela et devint tellement livide que j'eus peur
du mal que j'avais fait.
— Oh ! murmura-t-il lentement : vous ne valez pas
mieux qu'e//e, vous aussi en retour de mon amour vous
me faites souffrir!
— Est-ce ma faute, lui dis-je en pressant ses mains
dans les miennes, si avant de vous connaître mon cœur
s'était donné? Allez-vous donc m'en vouloir de la vé-
rité, comme vous en avez voulu à Antonia de soh men-
songe? fallait-il vous tromper?...
— Oui, plutôt que de m'arracher à ce rêve qui allait
me faire revivre ! Adieu donc, ajouta-t-il, je n'en veux
pas savoir davantage.
— Vous êtes dur, lui dis-je, et vous répondez bien
mal à ma loyauté ; fallait-il vous traiter comme un en-
fant qui ne souffre pas qu'on s'interpose entre son
désir et l'impossible ? Oh ! cher, cher Albert, si la con-
fiance d'une âme forte et sincère vous épouvante,
pourquoi vous étonner qu' Antonia vous ait menti ? Sans
doute elle avait compris dans la profondeur de son gé-
nie que l'homme nous refusera toujours la liberté de
l'amour et la dignité de la franchise.
— Taisez- vous, taisez-vous! s'écria-t-il avec empor-
tement, je me soucie bien de (*e que vous me dites,
j'aime mieux regarder votre pâleur et votre abattement
qui, du m_oins, me font croire que vous souffrez du mal
que vous me faites.
— 333 —
— Oh! oui, repris-je en rembrassant comme j*au-
rais embrassé mon fils, je souffre d'ajouter à vos cha-
grins, moi qui voudrais tant les changer en bonheur.
— Vous avez la persuasion de la bonté, répliqua-
t-il, et vous me faites comprendre ma folie, Uest vrai,
je ne puis empêcher que vous en aimiez un autre, mais
ce que j'aurais pu faire, ce que j'aurais fait à coup sûr
si j'étais plus jeune et plus beau, c'est de prendre sa
place ; — voyons, voyons, cela n'était-il pas possible;
cet amant n'est pas un mari; il n'est pas même un
amoureux bien vif, puisqu'il vous laisse ainsi dans toutes
les langueurs de l'attente^
Il avait pris tout à coup un ton dégagé en pronon-
çant ces paroles ; il souriait comme à une convoitise.
— Le voulez-vous, chère amie? essayons un peu de
nous aimer, et après vous me préférerez peut-être à
ce terrible absent!
— Non! m'écriai-je blessée et raffermie par ce
changement de langage ; lui seul me plaît et lui seul
m'attire.
— Ah! je comprends, fit-il en se regardant dans la
glace, je vous fais l'effet qu'Antonia a produit sur moi
à notre dernière rencontre; mais s'il en est ainsi,
pourquoi ne me fuyez-vous pas? pourquoi m'attirez-
vous au contraire et pourquoi pleurez-vous sur
moi?
— C'est qu'il est dans votre génie quelque chose
d'éternellement jeune et beau qui, en dehors de l'a-
mour, exerce une séduction puissante et un attrait
i9.
— 334 —
Idéal, — Je ne voudrais pas le trahir lui, maïs je ne
voudrais pas vous perdre, vous mon poëte bien aimé.
Vous tenez mon âme tremblante dans vos mains ; ne le
sentez-vous pas?
— Vous êtes une bonne créature, me dit-il, et je
veux oublier mes désirs égoïstes pour vous entendre :
voyons, qui aimez-vous? est-il au moins digne de son
bonheur, celui-là?
— Mes paroles vous le feraient mal connaître, lui
dis-je ; j'ai toutes les préventions et tout l'aveuglement
de r amour ; mais lisez ces lettres, et soyez pour moi
un cœur juste qui reçoit la confidence d'un ami.
Il se maîtrisa et prit au hasard une lettre, déterminé
sans doute aussi par un peu de curiosité.
Je l'observais douloureusement pendant qu'il lisait;
la tête tendue vers lui, je cherchais à pénétrer dans ses
yeux, dans le sourire ou la contraction de ses lèvres
et dans les plis fugitifs de son front, les impressions
successives qu'il éprouvait. Il lut une vingtaine de
lettres sans s'interrompre, et sans me parler; mais je
voyais sur son visage comme dans un miroir tous les
mouvements de son âme : c'était tour à tour l'impa-
tience que lui causait une familiarité trop vive ; le dé-
dain du génie pour des dissertations fastidieuses sur l'art
et sur la gloire mêlées intempestivement à l'amour;
une pitié moqueuse pour la monstrueuse personnalité
de Léonce s'accroissant sans cesse dans la solitude
comme les pyramides du désert grossissent toujours
~ 335 —
sous les couches de sable stérfle qui les recouvrent et
les étreignent. C'était parfois quelque chose d'amer et
de méprisant, trahi par Tironie acérée du regard qui
semblait flageller comme avec une lanière certains
vices de race que révélaient les lettres de Léonce. Il
avait tout lu et pas une fois je n'avais surpris un signe
d'attendrissement involontaire sur la vérité de cet
amour qui prenait ma vie.
— Eh ! bien, lui dis-je, éperdue et l'interrogeant,
voyant qu'il ne me parlait pas !
— Chère Stéphanie, répliqua-t-il, en me considérant
avec tristesse, vous êtes aimée par le cerveau de cet
homme et non par son cœur.
— Ne me dites pas du mal de lui, m'écriai-je, vous
seriez suspect.
— N'allez-vous pas me soupçonner d'être jaloux de
ce Léonce, reprit-il en levant la tète avec fierté I Non,
je suis rassuré, car je vaux mieux que lui, mieux que
lui par la sincérité de mes émotions ; il y a dans mon
vieux cœur flétri plus de chaleur et plus d*élan que
dans ce cœur froid et inerte de trente ans! Je suis
rassuré, vous dis-je, et je ne suis plus jaloux parce
que j'ai la certitude que vous m'aimerez un jour et que
vous ne l'aimerez plus ! il y a entre vous deux trop de
dissemblances; trop de sentiments qui se heurtent et
se froissent en voulant se confondre, pour que vous ne
soyez pas tôt ou tard ennemis; et alors, vivant ou mort,
vous m'aimerez! mort! ce sera un bonheur à me
— 336 —
faire tressaillir dans ma bière de vous sentir toute à
mol!
— Albert, lui dis-je en le suppliant, vous avez une
part de mon cœur, mais soyez clément, ne tuez pas
mon pauvre amour qui depuis dix ans me fait vivre;
depuis dix ans bien d'autres que vous se sont brisés
contre sa force et ont reculé devant sa fermeté; c'est
un roc inaccessible sur lequel je ne permets pas qu'on
piétine. Vous pouvez me tourmenter par vos doutes
et m'affliger par vos présages, mais je sens en moi
la volonté d'aimer toujours et la certitude d'être aimée.
Cet amour que vous ne trouvez pas dans ces lettres,
il y frémit, il y brûle pour moi à chaque ligne; vous
avez l'œil froid de la défiance, et la défiance rend
athée. Moi je me confie, je crois et je sens le dieu ca-
ché!
En parlant ainsi, je saisis dans mes mains les lettres
ouvertes comme pour les prendre en témoignage.
— Si je les commente devant vous, reprit Albert, vous
direz que je suis cruel; l'heure n'est pas venue de vous
faire entendre la vérité.
— Je ne redoute rien, répondis-je, car rien n'enta-
mera mon amour.
— Eh bien ! soit, vous m'entendrez ; la lutte est ou-
verte entre cet homme et moi, et je ne saurais être
déloyal en le combattant avec les armes qu'il me four-
nit; il ne m'est pas seulement odieux parce que je vous
aime, mais parce que je le sens aussi l'antagoniste de
mon esprit et de tous mes instincts ; voyez, ajouta-t-il
- 337 —
en s^emparant d'une lettre et en la parcourant; cecî^
G*est Tapologie de la solitude que vous fait durant quatre
pages ce jeune homme si brûlant d*amour : vous êtes
sa vie, dit-il ,et il se sépare volontairement de vous
pour se retrancher dans un labeur acharné; il supprime
les affections de son cœur dans l'espoir d'être inspiré;
c'est absolument comme si l'on supprimait l'huile d'une
lampe pour qu'elle brûlât mieux. Rappelez-vous la vie
de tous les grands hommes : ils n'ont conquis leur génie
qu'à force d'amour ! Que veulent donc ces petits Ori-
gènes de l'art pour l'art qui s'imaginent qu'en se muti-
lant ils deviendront féconds!
Ici je trouve, continua-t-il en prenant une autre
lettre, qu'il prétend nous surpasser tous par la correc-
tion du style ! Naïf orgueil ! comme si écrire était
un travail de symétrie, de marqueterie et de polissure:
Si l'idée ne fait pas palpiter le mot, que m'importe 1 Si
les plis réguliers de la draperie frissonnent sur un man-
nequin, serai-je ému? et Albert se prit à rire de ce
rire moqueur qu'une fraîche jeune fille jette à la beauté
factice d'une coquette fardée.
Il poursuivit :
— Cet homme travaille depuis quatre ans à un long
roman dont il vous parle sans trêve-; chaque jour il y
ajoute une page péniblement élaborée, et là où les in-
spirés ressentent la puissance des voluptés de l'esprit, il
vous avoue qu'il n'éprouve, lui, que les affres de l'art ?
C'est le pédagogue qui, à l'heure delà création, se sent
engourdi comme un bloc, tandis que le premier éco-
— 338 —
lier venu lui en remontrerait à la manière de Qiéni-
bin ! Je connais un autre pédant du genre de votre
Léonce, qui s*est cloîtré pendant deux ans pour imiter
un de mes poëmes, le plus vif d* allure et le moins
didactique ; il y a de nos jours des procédés lents,
certains, mathématiques, pour ces calques de la littéra-
ture romantique, comme il y en avait autrefois pour
contrefaire la littérature classique; c'est ainsi par
exemple que Campistron singeait Racine. Un sculpteur
de mes amis, qui fait plus de bons mots que de bonnes
statues, a appelé plaisanmient mon patient imitateur
un pion romantique. Soyez certaine que le livre de
votre amant, dont il est en mal d'enfant depuis qua-
rante-huit mois, sera ime lourde et flagrante compila-
tion de Balzac !
— Se donne-t-on le génie? m*écriai-je, n'est pas
qui veut un esprit créateur ! mais c'est un effort de
l'intelligence qui a sa grandeur que de poursuivre in-
cessamment le beau et de s'en approcher. Vous ne
pouvez nier qu'à défaut de génie cette volonté puis-
sante ne soit en lui? ce n'est pas sa faute s'il n'est pas
plus grand !
— Eh ! qui songerait à l'humilier, répliqua Albert,
s'il n'étalait pas lui-même un monstrueux orgueil.
Dans les lettres que vous me faites lire, il plane tou-
jours comme un condor, qui, dans sa lourdeur, s'ima-
gine être supérieur à l'aigle ! Avec quelle superbe il juge
tous les contemporains ! 11 veut bien faire une excep-
tion en faveur de Chateaubriand, de Victor et de moi ;
— 339 —
ce qui m'importe peu, chère marquise; mais quel dé-
dain ne prodigue-t-il pas à de grands écrivains qu'il
n'égalera jamais ; à Sainte-Rive, par exemple ; de quel
ton il méprise sans le comprendre son beau roman
psychologique sur Famour, un des livres les plus
forts de l'époque ; ce qui n'empêchera probablement
pas ce farouche orgueilleux, s'il publie im jour son
œuvre, d'aller mendier à Sainte-Rive quelques mots
d'éloge.
En parlant ainsi, Albert froissait la lettre où Léonce*
se moquait du fameux critique.
— Mais ceci n'implique en rien son cœur et importe
peu à mon amour, lui dis-je, en protestant toujours.
— Vous avez donc la prétention de dédoL^bler un
être? reprit Albert d'un accent railleur; non, non, la na-
tureestpluslogique que votre amour: toutse coordonne
et se complète dans une organisation ; le cœur de vôtre-
Léonce est le corollaire évident et palpable de son
cerveau, ce cœur estunorganeindéfiniment dilaté, mais
insensible, une gibbosité vide où tout entre et d'où rien
ne sort, comme dans la bosse d'Arlequin, ajouta-t-il
en riant plus fort.
— Oh ! ce n'est pas par ces bouffonneries que vous
ébranlerez l'idole, lui dis-je.
— En effet, répliqua-t-il avec une amère ironie, ce
monsieur-là mérite bien qu'on le prenne au sérieux.
Eh bien, soit, j'y consens et vous allez voir, ma chère,
comme il y gagnera ! — En prononçant ces mots, il sai-
sit deux lettres qu'il avait placées à l'écart. — Deux
— 3[|0 —
preuves, deux attestations qu'il se donne à lui-même de
la tendresse et de la générosité de son cœur, poursuivit
Albert ; un jour, vous passiez ensemble près de la statue
de Corneille, il vous parle en pédant de ce simple grand
homme, et vous, dans Teffudon touchante de votre
amour, vous répondez : « J'aime mieux être aimée par
toi, que d'avoir la gloire de Corneille! » Ohl si Antonia
m'avait dit un mot semblable à propos de Michel-Ange
ou de Dante quand nous étions en Italie, je Tau-
rais remerciée et bénie en la serrant plus passion-
nément dans mes bras ; mais lui, qu'en éprouve-t-il ?
Il vous rappelle, en vous écrivant, votre ineffable ex-
clamation : il la censure, il la souligne; cette parole
d'amour, ose-t-il dire, vous a involontairement dimi-
nuée à ses yeux, car il ne comprendra jamais qu'on
place le sentiment au-dessus de la gloire. Oh! mar-
quise, les êtres vraiment inspirés et qui ont écrit des
choses sublimes n'ont pas dit k froid de ces sublimités-
là ! Cette avidité âpre et glacée de la gloire ne saurait
envahir un cœur heureux par l'amour! En lisant les
maximes qu'il vous débite sur l'art et la renommée,
on dirait des aphorismes pompeusement prononcés par
quelque bourgeois lettré !
— Bourgeois, lui bourgeois! interrompis-je avec
cette naïveté que l'amour vrai garde toujours, même
quand l'âge de la naïveté est passé ; on voit bien que
vous ne le connaissez pas? Personne plus que lui ne se
moque du troupeau des Philistinsy comme disait votre
ami Henri Heine pour désigner les bourgeois.
— 341 —
— Oui, répliqua Albert, comme les nobles parvenus
se moquent de la roture, mais en sentant oh le bât les
blesse.
Ceci n*est après tout, poursuivit-il, qu'un peu de
faconde, c'est la voix lointaine du dieu qui veut vous
éblouir; on dirait une incarnation de Brama gourman-
dantun croyant esclave. Mais voici un post-scriptum
OLi gît tout son cœur ; il a voulu confirmer Topinion
vulgaire que c'est dans cette dernière partie d'une lettre
que la pensée se trahit. Oh! ici je puis dire comme
Pilate : Ecce homo ! mais ce n'est pas moi qui suis le
couard!...
— Assez I assez ! m'écriai-je , qu'avez-vous donc
découvert de si monstrueux? Venons au fait!
— Oh! c'est mieux qu'une trahison, continua-t-il en
agitant une lettre, mieux qu'une couardise, c'est Tin-
sensibilité du marbre en face d'un cœur qui n'ose crier
mais qui saigne en secret. Marquise, le dernier de vos
amis eût imaginé en pareille circonstance une délica-
tesse ingénieuse, Duchemin lui-même en aurait eu la
pensée, oui, ceci me grandit Duchemin ! car, dans sa
convoitise, Duchemin cesse d'être avare, et l'autre, dans
sa sentimentalité, reste un Harpagon!
— Je ne vous comprends pas, que voulez-vous dire ?
Je ne permets à personne de l'insulter, m'écriai-je
tremblante de colère et d'émotion.
— Mais c'est lui qui s'est flétri de sa propre main,
reprit Albert, écoutez-moi, pauvre chère âme, et ju-
cez ! Je vois, je devine qu'il y a quelque temps, dans
— 342 —
la géiie où vous mit votre procès et pour combattre la
pauvreté, que vous receviez vaillante avec un sourire,
vous avez songé à vendre ce grand et bel album où
tous les génies contemporains ont déposé un hommage.
Chateaubriand ouvre le cortège suivi de Victor, de Ros-
sini, de Meyerbeer, de Manzoni ; c*estlà qu'est Téloquene
page d*Humboldt dont vous m'avez parlé ! Ce livre, fait
pour vous, vous était bien cher, vous y teniez par
toutes les délicatesses du cœur et de l'esprit, mais vous
y teniez moins qu'à votre fierté native ; donc, un jour
de détresse, vous l'envoyez en Angleterre au libraire
de la reine, vous attendez anxieuse que quelque lord
millionnaire acquierre pour un peu d'or ce joyau du
génie. Vous avez pleuré en vous en séparant, mais
comment faire! le vendre est pourtant un bonheur, car
votre dignité est bien au-dessus de ce trésor. Ainsi
vous pensiez et vous attendiez chaque jour l'heu-
reuse nouvelle ! elle ne venait pas! Eh bien ! je lis ici,
dit-il en agitant une lettre, que cet homme allant en
Angleterre, vous l'aviez chargé de voir le libraire de la
reine et de vous dire si l'album était vendu : combien
un mensonge eût été facile! Le mensonge de l'affection,
le mensonge déUcat et inspiré, qui nous permet d'o-
bliger mystérieusement un ami par un subterfuge. Cet
homme est riche, il voyage, il n'épargne rien pour ce
qui peut coucher sur des roses sa personnalité; il
vous a écrit mainte fois, dans des élans de générosité
fantastique, qu'il souffre de la gêne où vous vivez, et
qu'il voudrait être un magicien pour vous faire habiter
— 343 —
un palais de marbre blanc avec des ciselures d'or ; il
savait bien le néant d*un pareil souhait ; mais quand
il devine votre extrême détresse il ne songe pas à vous
dire, à vous, son unique amour, à vous dont il sait la
fierté : <r L* album est vendu !...» Vous Tauriez cru, et si
un doute vous était venu, il vous aurait attendrie; et lui,
il devenait ainsi le possesseur heureux d'une chose qui
vous avait appartenue et où tous les génies contem-
porains ont empreint leur trace. Un parfum d*amour,
d'intelligence et de courtoisie se fût échappé de cette
action secrète et cela l'eût embaumé dans sa soli-
tude!
Ahl ah! poursuivit Albert, en ricanant avec amer-
tume, il se soucie bien de cela celui que vous me pré-
férez ! il s'agit bien vraiment de la nouvelle que vous
attendez anxieusement de Londres ! il ne vous parle
que des études de mœurs qu'il y fait; puis» en finissant
sa lettre, il se souvient tout à coup de ce qui vous con-
cerne et, sous forme d'une dernière observation cri-
tique sur les Anglais, il jette négligemment ces mots
dans un post-scriptum : « A propos, l'album n'est pas
* vendu; c'était illusoire d'imaginer que dans ce tas de
j> lords et de marchands qui n'ont pas compris Byron,
» il se trouverait un acquéreur pour ces pages de génie. >
C'est tout, mais convenez, marquise, que ces phrases
sont lumineuses , et qu'elles éclairent cet homme d'un
jour flamboyant! Oh! tenez, poursuivit-il en jetant
avec mépris la lettre qu'il tenait encore, mieux vau-
drait pour l'honneur de cet homme vous avoir battue
— 344 —
dans une heure de jalousie et de colère, que ce tour de
bourgeois madré et de Normand imperturbable ! Com-
ment le sang des aïeux que votre mère vous a transmis et
auquel l'esprit de votre grand- père, le conventionnel,
a mêlé la force et la sincérité, comment ce sang géné-
reux et fier n'a-t-il pas bouillonné dans vos veines de-
vant la bassesse de votre amant ?
Tandis qu'Albert parlait, j'éprouvais un genre d'an-
goisse qu'une femme, qu'une mère peut seule com-
prendre. C'était quelque chose d'analogue aux transes
de l'avortement quand ce poids mort, qu'hier encore
nous sentions tressaillir, se détache de nos entrailles
vivantes ; tous les insticls maternels se révoltent, on
voudrait garder et porter toujours le cher et déchirant
fardeau, mais c'en est fait, il nous échappe en nous tor-
turant.
Ainsi, sous la parole acérée d'Albert, il me semblait
sentir se dissoudre et tomber mon amour.
J'étais plongée dans un morne silence; Albert me
regarda, et voyant que mes pleurs inondaient mon vi-
sage, il me dit :
— Qu'ai-je fait ? oh ! si vous pouviez m'aimer je vous
consolerais, mais n'étant pas aimé je viens d'être pour
vous, je le sens, un instrument de torture !
Il couvrit sa tête de ses mains et nous restâmes quel-
ques instants sans parler.
Je pleurais toujours, regardant avec égarement tes
lettres profanées d'oii Albert venait de tirer des pré-
sages de malheur.
— 345 —
Il se leva tout à coup et me dit en prenant ma
main :
— Ne prolongeons pas ce supplice ! Adieu donc, puis-
que vous ne pouvez m' aimer ! Ce matin je voulais réé-
difier ma vie ; vous venez d*y porter de nouveau la
sape et la hache ; et maintenant vogue la galère dé-
mantelée ! nous ne pouvons plus rien Tun pour Tautre.
Il allait sortir.
— Oh ! non, lui dis-je en joignant les mains comme
en prière, je vous en conjure, restons amis. Ne m*en
voulez pas de Taimer, il a été le seul grand amour de
ma vie comme fut pour vous Antonia. Ne me punissez
pas d'avoir été sincère ; ne m'abandonnez pas dans mon
chagrin, ne me laissez pas seule avec le doute affreux
que je ne suis pas aimée!
— Puisque ce n'est point par moi que vous voulez
l'être, répliqua-t-il, que me demandez-vous? Nous voir
pour nous faire souffrir à chaque heure serait insensé
et funèbre ; quittons-nous sur un songe qui fut beau,
je ne vous verrai plus, mais je garderai votre souvenir
tant que mon cœur battra.
— Non, non, m'écriai-je, je ne veux pas vous
perdre ; promettez-moi que vous reviendrez.
— Je ne reviendrai qu'à votre appel, car je vais re-
tomber dans une fange où les étoiles ne se reflètent
pas.
Il sortit, et en entendant ma porte retomber sur lui
avec un bruit sec, il me sembla qu'une barrière in-
franchissable nous séparait désormais.
m —
XXII
Je n'écrivis pas à Léonce pendant plusieurs jours,
il s'en étonna et s* en émut ; mes lettres étaient une des
plus vives distractions de sa solitude : elles lui étaient
devenues indispensables; moins pour Tamôur qu'elles
contenaient, je l'ai biçn compris plus tard, que pour le
courant parisien qu'elles portaient jusqu'à lui. J'étais
la gazette quotidienne qui lui apprenait les nouvelles
littéraires et celles du monde. Depuis que je connaissais
Albert, ces lettres de chaque jour l'intéressaient plus
encore; mon silence subit le troubla; il sortit de sa
quiétude. Il me suppliait, avec des paroles qui me pa-
rurent vraiment tendres, de finir ce tourment qui l'em-
pêchait de travailler et de vivre; si je souffrais, si
quelque événement agitait ma vie, je n'avais qu'à le
lui dire, avant trois jours il serait près de moi.
Eh ! pourquoi donc n'accourt-il pas? pensais-je,
était-ce toujours à moi de le désirer, de l'appeler et de
l'attendre?
Pourtant dans la disposition d'esprit où j'étais, le voir
m'eût été douloureux ; il fallait avant qu'un peu de calme
et de confiance se fussent refaits dans mon cœur. Ses
lettres y contribuèrent; elles devenaient de plus en plus
— 347 —
douces ; on eût dit que devinant 1 orage qui grondait
en moi, il voulait l'apaiser par des mots suaves. Je lui
répondis sans amertume, mais sans lui parler de notre
prochaine réunion, que j'avais si passionnément dési-
rée. Pour la première fois, je lui fis presque un men-
songe. Je motivai mon silence sur un travail impérieux
que j'avais dû finir, et je suspendis ses questions au
sujet d'Albert, en lui disant que je ne le voyais plus et
le croyais absent.
En effet, Albert n'avait pas reparu. Les jours s'é-
coulaient; je l'espérais chaque matin, et chaque soir
je me disais : C'est donc fini, il ne reviendra plus.
Dans mon inquiétude, j'avais plusieurs fois envoyé
Marguerite demander de ses nouvelles; son portier
avait toujours répondu qu'on ne pouvait le voir, il pas-
sait les nuits dehors et les jours il s'enfermait pour
dormir. Son absence remplissait mon cœur d'une préoc-
cupation très-vive. J'entendais autour de moi comme
l'écho de ce qu'il m'avait dit de charmant et de pas-
sionné, et je vivais pour ainsi dire dans cette vibration
de son esprit et de son amour. Il manquait à ma solitude,
il manquait aussi à mon fils, qui s'était pris à l'aimer de
plus en plus, et qui me répétait sans cesse :
— Pourquoi donc Albert ne revient-il pas?
Il faisait un mois de juillet pluvieux et sombre aussi
triste que novembre. Je passais les heures à regarder,
frissonnante, la pluie qui ruisselait à travers les vitres
et tombait avec un \>Tuit monotone sur les feuilles des
arbres ; les agitations fougueuses ressenties durant les
— 348 —
beaux jours s'étaient apaisées; je n*étais plus atteinte
par les effluves périlleuses d'une atmosphère en feu qui,
en passant dans Fair que nous respirons, nous pé-
nètrent et nous brûlent. Je subissais comme Fanticipation
d'une vieillesse soudaine, où le calme se fait dans le
sang et dans le cœur, et n'y laisse plus qu'une sympa-
thie placide pour ceux qui furent orageusement aimés.
J'éprouvais une mélancolie heureuse, dégagée d'indi-
gnation contre Léonce et sans effroi de l'amour d'Al-
bert. Je pensais à cette heure où fa mort nous empor-
terait tous les trois dans la cité mystérieuse qui confond
les âmes; je me disais : Malheur à ceux qiji s' étant
aimés dans la vie, ne pourront s'aimer dans la mort.
Alors il me venait des idées si clémentes, que j'aurais
voulu donner un baiser de paix, un baiser de l'âme, à
tous ceux qui me furent chers ici-bas. Comme j'étais
plongée, un matin, dans une de ces rêveries bienfai-
santes et que je regardais la pluie qui tombait toujours,
mon fils vint me tirer par ma robe en me disant:
— Maman, allons voir Albert; il m'est apparu cette
nuit en rêve ; il était tout pâle étendu sur son lit ; il m'a
tendu les bras en m' appelant par mon nom.
— Nous irons, mon enfant, répondis-je, mais je
voudrais bien que le soleil se montrât dans le ciel.
— Non, reprit l'enfant, car alors il serait à la pro^
menade, et par ce mauvais temps nous le trouveront
chez lui.
Nous partîmes vers deux heures; la pluie avait cessé,
mais de gros nuages couraient encore dans le ciel gris.
— 3i9 —
— Hâtons-nous, me disait l'enfant, nous ferons une
niche à l'orage et nous arriverons avant qu'il n'éclate
et nous mouille.
Nous traversâmes d'un pas rapide la place de la
Concorde et le jardin des Tuileries. Quand nous fûmes
dans la rue Castiglione, nous vîmes sous les arcades
un commissionnaire chargé d'une hotte pleine de fleurs.
— Ce serait gentil, me dit mon fils, de donner à
Albert un joli pot de camélias comme ceux que porte
cet homme ; s'il est malade, cela lui fera plaisir à re-
garder.
— Je veux bien, répliquai-je; c'est justement jour de
marché aux fleurs à la Madeleine ; as-tu le courage
d'aller jusque-là?
— Oh! j'irais bien plus loin pour donner une joie à
Albert, repartit-il.
Arrivés au milieu des massifs d'arbustes et de bou-
quets qui embaumaient l'air, je dis à mon fils :
— Choisis ce qui te plaira pour notre ami.
Il arrêta son désir sur un beau camélia à pétales
rosées. Un petit commissionnaire hissa sur son épaule
le pot que nous venions d'acheter, et nous nous re-
mîmes en marche vers la maison d'Albert.
Comme nous approchions de sa porte, mon fils me dit :
— Crois-moi, passons sans rien demander au por-
tier, il pourrait nous répondre qu'il n'y est pas, tandis
que là-haut nous verrons bien. En parlant ainsi, il
saisit le pot des mains du petit commissionnaire, et
nous nous glissâmes dans l'escalier. Je tremblais un
£0
— 350 —
peu en montant les marches, mais la présence de mon
enfant me soutenait.
11 posa le camélia sur le seuil de la porte, puis ce fut
lui qui sonna d'une main assurée.
Le domestique, qui nous reconnut, nous accueillit
• d'un air joyeux.
— Allez prévenir M. Albert, lui dit l'enfant, que quel-
qu'un qui l'aime bien vient le voir.
Ce ne fut pas le domestique qui revint pour nous in-
troduire, ce fut Albert ; il accourut en nous criant :
Comment i c'est vous ! puis, se courbant, il embrassa
si passionnément mon fils, que je compris que ses bai-
sers s'adressaient à moi.
— Oh ! chère Stéphanie, me dit-il, vous êtes donc
restée pour moi un bon camarade î Que c'est charmant
ce que vous faites là ! Entrez, entrez ; si j'avais pu pré-
voir votre venue, c'est moi qui aurais rempli de fleurs
mon logis pour vous recevoir. Il s'empara de l'arbuste;
il pressa contre ses joues amaigries et cjntre son front
brûlant les frais camélias; puis, se retournant vers l'en-
fant, il l'embrassa encore. 11 était vêtu d'une robe de
chambre en laine blanche où flottait son corps frêle ;
son cou, sans cravate, en sortait décharné, et sespomr-
mettes saillissaient à travers sa pâleur.
. — Vous avez été malade, lui dis-je.
— Oui , vingt-quatre heures seulement , mais la
crise est passée; elle était inévitable, ajouta-t-il,
après ce que j'ai fait pour vous oublier. Mais vous
arrivez dans un de mes meilleurs moments; je n'ai plus
— 351 —
assez de force pour commettre des folies, et je vais
assez bien pour goûter la douceur de vous voir. Puisque
vous avez euFaimable idée de me faire visite, poursui-
vit-il en riant, il faut, marquise, que vous parcouriez tout
mon appartement. J*ai là, à côté, une charmante tête
de femme que je salue tristement chaque matin à mon
réveil, et qui me regarde avec un sourire presque ca-
ressant, mais des yeux si fiers qu'ils font baisser les
miens.
En disant ces mots, il poussa une large porte vitrée
s'ouvrant du salon dans sa chambre, et j*aperçus, au
pied de son lit, un petit portrait au crayon qu'il m*avait
un jour demandé en feuilletant un album.
Mon fils qui nous suivait, dit :
— Voilà maman ! C'est bien preuve que vous nous
aimez. Pourquoi donc ne venez-vous plus nous voir ?
— Vous êtes trop curieux, mon petit ami, et ce n'est
pas moi qui vous le dirai.
— Voyons, ne faites plus le méchant, reprit l'enfant,
et venez aujourd'hui même vous promener et dîner
avec nous.
— Votre mère ne le voudra pas, répliqua Albert.
Je lui tendis la main en lui disant:
— Vous savez bien le contraire.
— Allons, allons, dit-il, la vie a encore de bonnes
heures : je serais bien bête de ne pas les prendre au
vol.
11 nous reconduisit dans le salon, puis rentra dans sa
chambre et s'habilla à la hâte.
— 352 ~
Dix minutes après, nous étions en voiture dans les
Champs-Elysées si souvent parcourus ensemble. Mais
ce n'était plus par une nuit brûlante et silencieuse, c'é-
tait à rheure où les promeneurs à cheval ou en calèches
se rendaient en foule au bois; le ciel s'était éclairci et
à travers les nuages blancs souriait une lumière cal-
mante.
Mon fils assis sur les genoux d'Albert lui faisait mille
questions, l'obligeant à regarder tout ce qui l'intéres-
sait et ne lui laissant guère la possibilité de s'occuper
de moi.
Je les considérais tous l^s deux sans parler et en ce
moment Albert me semblait être pour moi un frère
bien-aimé qui caressait l'enfant de sa sœur; je n'é-
prouvais plus aucun trouble ; j'étais toute à la joie bien-
faisante de l'avoir retrouvé.
— Où voulez-vous aller, mon petit despote? .dit-il à
mon fils.
— A l'hippodrome, répondit l'enfant sans hésiter.
La joie de mon fils fut grande, en voyant les scènes
d'équitation et de voltige qui se succédèrent. Albert qui,
avec une flexibilité d'esprit inimaginable, savait passer
des idées les plus sublimes et les plus navrantes à
toutes les fantaisies riantes et juvéniles, partagea la
gaieté de mon fils; on eût dit deux camarades de col-
lège un jour de vacances.
J'étais bien aise de l'espèce d'isolement tranquille
où me laissait le babil de mon fils mêlé à la verve d'Al-
bert; ils jasaient à qui mieux mieux. Je goûtais là une de
— 353 —
ces heures qui détendent Fâme et lui font déposer un
moment le poids des passions et des douleurs.
Quand nous redescendîmes Tavenue des Champs-
Elysées pour nous rendre chez moi, les promeneurs y
affluaient de plus belle. Nous aperçûmes dans la voiture
d'un ambassadeur Duchemin qui se pavanait ; il eut un
sourire de chat-tigre en me voyant avec Albert.
— Je ne pardonne pas à ce grotesque et cynique
personnage le méchant tour qu'il vous a joué au sujet
de Frémont, me dit Albert.
Et aussitôt, comme pour lui décocher une flèche, il
improvisa contre le pédant quatre petits vers d'une
bouffonnerie mordante: c'était sur un rhythme sautillant
et vif; on eût dit des légers coups de la patte aérienne
du Trilby de Charles Nodier.
— Nous semblons prédestinés aujourd'hui à la ren-
contre des méchants et des sots, me dit Albert; tenez,
voilà maintenant Sansonnet et Daunis qui passent en-
semble dans ce coupé : le premier, pendant qu'il était
pair de France, a essayé ardemment, mais en vain, de
me brouiller avec le prince qui fut mon ami; il ne me
pardonnait pas d'avoir dit à un plat journaliste qui le
comparait à La Fontaine, qu'il n'était pas même le
singe de Florian. Le second, Daunis, m'a empêché
d'être joué sur un théâtre dont il était directeur, parce
que, il y a dix ans, je ne consentis pas à lui laisser faire
vn drame en cinq actes sur une de mes petites co-
médies. Sans vanité, convenez, marquise, que c'eût été
un pavé écrasant une fleur. Vous voyez qu'ils ont bien
20.
— 354 —
mérité tous deux d'avoir aussi leur quatrain, ajouta
Albert, et aussitôt une épigramme vive et folle bondit
comme une éclaboussure sur le coupé qui emportait
Sansonnet et Daunis.
J'étais ravie de ces traits d'esprit si concis et si nets
qu'Albert trcuvait en se jouant.
— Voyons, chère marquise, essayez donc un peu à
votre tour, jne dit-il, je vous ai appris à tourner des
vers français, vous m'avez promis de vous y exercer,
voilà l'occasion ou jamais.
— Et contre qui donc voulez-vous que je m'escrime ?
répliquai-je.
— Mais contre moi-même, reprit-il en riant, il y a des
jours où je prête fort à l'ironie et je vous permets de
me mordre à belles dents, c'est-à-dire avec les vôtres.
On eût dit qu'un jet de son pétillant esprit avait
passé tout à coup en moi, car je fis sans hésiter très-
rapidement quatre petits vers de la même mesure que
ceux qu'il venait d'improviser.
C'était une plaisanterie assez piquante sur le décousu
de sa vie; il rit beaucoup d'un trait final tout à fait
grotesque et que j'avais trouvé je ne sais comment.
A son tour il me riposta par le même nombre de
vers dans lesquels il me raillait en mots très-crus d'être
trop idéale, de sorte que sa pensée et ses expressions
formaient un contraste bouffon; je ressaisis le ricochet
del'épigramme et le dirigeai contre une actrice qui
passait en ce moment dans l'équipage d'un prince
russe.
— 355 —
Albert repartit à son tour; il lança quatre vers sa-
tiriques contre un critique joufflu qui, impuissant %
créer, s'essouffle à détruire. Puis quatre autres contre
le vieux romancier Sidonville qu'il aperçut en tilbury.
Voilà un fat de soixante-quatre ans qui se croit toujours
adorable, s'écria Albert, Il a dit chez une de mes cou-
sines un mot de comédie inimitable : voyant un jour la
fille de cette cousine, une belle enfant de quatorze ans,
un peu triste il se pencha vers la mère et murmura mys-
térieusement : N'est-ce pas moi qui la rendrais rêveuse ?
Nous continuâmes pendant le dîner et durant une
partie de la soirée ce jeu rimé qui nous divertissait
fort; toute la littérature y passa ; Victor et René eux-
mêmes ne furent pas épargnés par nos sarcasmes inof-
fensifs.
Lorsque nous nous séparâmes, Albert me dit gaie-
ment :
— Savez-vous, marquise, que je regrette que vous
n'ayez pas le teint un peu plus brun et que vous ne
soyez pas un peu plus maigre ; vous eussiez revêtu
des habits d^homme, qui m'auraient fait illusion, et
alors nous serions restés toute la vie de très-bons
amis.
XXIII
Je n'analysai pas l'impression que m'avait laissée
cette entrevue avec Albert, ce que je sentais, c'est que
— 356 —
j'étais moins triste, plus légère de cœur, mieux dispo-
sée à travailler et à vivre.
Nous ne nous étions pas dit : Au revoir, en nous
quittant, mais j'espérais qu'il reviendrait et qu'en évi-
tant certaines émotions nous finirions par nous accou-
tumer tous les deux à une riante fraternité.
Quant à ce qui touchait à Léonce, je sentais s'affaiblir
l'interprétation terrible qu'Albert avait donnée à ses
lettres; pourtant je n'avais pas osé les relire, redoutant
d'y trouver moi-même une cruelle confirmation. Mais
celles que je recevais chaque jour de lui étaient dé-
sormais si tendres, que ma confiance ébranlée se raf-
fermissait peu à peu.
Albert m'écrivit un matin pour me proposer d'aller
avec lui au Théâtre-Français voir jouer YŒdipe de
Voltaire ! Il se promettait, me disait-il de passer une
très-réjouissante soirée en entendant défiler d'un pas
traînard tous ces alexandrins essoufflés; il ajoutait
qu'il ofl'rirait une place, si j'y consentais, à un vieux
monsieur de*notre connaissance.
C'était un ancien beau de l'empire qui prenait au
sérieux les tragédies de Voltaire, parlait avec respect
du Sylla de M. de Jouy et ne mettait pas en doute la
sublimité du Léonidas de M. Fichât.
J'acceptai la proposition d'Albert, et vers l'heure
du spectacle il vint me chercher en voiture. Le temps
était redevenu brûlant, et la soirée me parut telle-
ment étouffante que je me mis une robe de mousse-
line blanche, pour pouvoir supporter la double lour-
— 357 —
deur de l'atmosphère et de la tragédie. Mes épaules
et mon sein se détachaient à travers le clair tissu, et
mes bras étaient presque à découvert. Je portais un
chapeau de paille de riz très-léger, orné d'une tige
de magnolias roses. Albert me complimenta de l'élé-
gance de ma toilette, et bientôt son regard s'arrêta
avec une fixité gênante sur le corsage de ma robe.
J'essayai de distraire son attention en lui parlant de
l'acteur qui allait jouer Œdipe.
— Quel courage, lui dis-je, il faut â un comédien
pour débiter un pareil rôle !
— Encore si Jocaste avait vos bras, me répondit-il en
se rapprochant de moi.
— Mais vous froissez ma robe, répliquai-je, et je
liens à ce que votre vieil ami me trouve charmante.
— Ne prenez donc pas ce ton de coquette du
monde, vous comprenez bien, reprit-il, que vous me
troublez.
La voiture arrivait en ce moment à la porte du
théâtre, et je fus délivrée de l'inquiétude de ce qui
pourrait suivre.
La toile venait de se lever quand nous entrâmes
dans la loge où nous attendait le vieil amateur de tra-
gédies; il nous fit un : Chut! impératif, en appuyant
l'index sur sa lèvre supérieure.
— Chutez plutôt la pièce, dit Albert en éclatant de
rire ; et, au grand scandale de tous les admirateurs de
la poésie de Voltaire qui étaient là, il se mit à parodier
-chaque vers d'une manière si plaisante, qu'a mon tour
— 358 —
je me sentis prise d'une gaieté folle. Le vieil amateur
indigné nous menaça de nous quitter si nous ne res*
pections pas le génie ! à Tentour de nous montaient
aussi les murmures menaçants de quelques têtes blan-
chies dont nous effarouchions Tenthousiasme. Et dire
que les mêmes hommes enflammés d*un si beau zèle
pour cette mauvaise tragédie, auraient renié les écrits
philosophiques de Voltaire, exorcisé Candide^ son
chef-d'œuvre, et trouvé fastidieuse son admirable cor-
respondance! ô bêtise humaine!...
A chaque entr'acte, Albert sortait quelques minutes
de la loge, et je m'apercevais avec surprise que la
pâleur habituelle de ses joues avait fait place à une rou-
geur de plus en plus vive. Un moment, s'étant penché
vers le théâtre, il appuya sa main dégantée sur mon
épaule presque nue; sa main me brûla :
— Souffrez-vous ? lui demandai-je.
— Moi! quelle idée, je ne me suis jamais mieux
porté; et il se mit à me raconter tout bas les plus
drôles d'anecdotes sur l'actrice quireprésentait Jocaste.
Sa parole abondante, ses gestes et tous ses mouvements
me semblaient être le résultat d'une surexcitation ner-
veuse qui m'effrayait un peu.
Cependant la symétrique tragédie s'était déroulée
avec emphase jusqu'au dernier acte; les bravos des
vieux amateurs retentissaient, et le nôtre proclama l'excès
de son ravissement en donnant le signal du rappel de
l'acteur qui représentait OEdipe !
Albert saisit cet instant pour le saluer lestement ;
— 359 —
puis il prit avec une sorte de brusquerie mon bras sous
le sien, en me disant : « Sortons vite, d Nous trou-
vâmes près du théâtre le coupé qui nous attendait;
mais à peine y fus- je assise, à côté d* Albert, que son
aspect étrange me rendit toute tremblante. Ses yeux
brillaient comme des escarboucles sur son visage em-
pourpré, il saisit mes bras, sans me parler, avec ses
mains amaigries, qui m'enchaînèrent comme deux
menottes de fer.
— Albert ! cher Albert! qu'avez-vous? murmurai-je
en sentant ma terreur grandir.
— J*ai, répondit-il d*une voix sourde et sinistre,
que c'est assez de tourments; vous n'avez mis cette
robe que pour me tenter ; et aussitôt me heurtant de sa
tête, il essaya de déchirer avec ses dents la mousse-
line qui me couvrait.
— Par pitié, lui dis-je, laissez-moi, vous me faites
peur!
. — Eh bien ! ayez peur, qu'importe ; j'ai assez souf-
fert, je ne veux plus souffrir. Il ne fallait pas vous
vêtir comme celles qui nous provoquent et qui ont
plus d'honnêteté et de bonté dans leur laisser-aller
que vous dans vos réticences ; allons, allons, ma belle,
le lion a rugi, il faut vous soumettre !
Je me demandais s'il devenait fou ou s*il était en
état d'ivresse.
— Albert! m'écriais-je impérieusement, je vous
jure que si vous ne revenez pas à vous, je m'élance à
l'instant de la voiture» au risque de me tuer.
— 360 —
— Ah! ah! dit-il avec un ricanement de défi, vous
n'en auriez pas le courage, et d'ailleurs je vous tiens
liée à moi.
Je fis un effort surhumain, et je parvins à me déga-
ger de ses mains crispées.
En ce moment, la voiture roulait avec une rapidité
effrayante sur la place du Carrousel; je ne songeai
pas même au danger, j'ouvris violemment la portière,
et suivant l'élan de mon sang du midi, de ce sang grec
et latin qui fait des héros, des martyrs et des fous, je
me précipitai. Je fus jetée à vingt pieds de distance
sur le tas de débris des maisons alors en démolition de
l'impasse du Doyenné. Si la tête avait porté à terre,
j'étais morte; mais je tombai sur les deux genoux, et
comme la pluie des jours précédents avait amolli ces
plâtras, je ne me fis que quelques écorchures. Cepen-
dant je ressentis intérieurement une commotion si vive,
que je crus d'abord que j'allais mourir sans revoir mon
pauvre enfant; à cette pensée se mêla le souvenir de
Léonce, et mes bras défaillants se tendirent pour leur
dire adieu.
Je me traînai péniblement dans les décombres, et
j'arrivai jusqu'à un mur au pied duquel étaient de
grosses poutres; je m'y couchai comme sur un lit, et le
visage tourné vers le firmament, je respirai à pleins
poumons l'air frais de la nuit qui me ranima.
J'entendais se rapprocher des bruits de pas et je
tressaillis en reconnaissant la voix d'Albert; il m'appe-
lait par mon nom, et me supphait de lui répondre si
— 361 —
j'étais là. Je retins mon haleine, l'idée de le revoir en
ce moment me bouleversait; le mur contre lequel j'é-
tais adossée me cachait à ses regards ; il en fit le tour
mais sans m'apercevoir.
Il me chercha en vain, et je l'entendis dire :
— mon Dieu! serait-elle morte comme le pauvre
prince que j'ai tant aimé !
N'espérant pas me retrouver, il se dirigea vers la
voiture qui l'attendait de l'autre côté de la place.
Certaine alors qu'il ne pouvait ni me voir ni me
suivre, je franchis le guichet du Louvre et je m'élan-
çai comme un trait sur le pont des Arts; je courus ainsi
tout le long des quais, et ceux qui m'auraient vue dans
ma robe blanche, à cette heure de la nuit, auraient pu
croire que c'était une ombre qui passait.
J'arrivai chez moi sans reprendre haleine, et l'éner-
gie même de ma course me prouva que je n'avais rien
de brisé dans mon corps endolori.
Je trouvai la pauvre Marguerite éperdue d'effroi;
que m'était-il donc arrivée s'écria-t-elle; Albert, dans
une agitation qui faisait peur, était venu me demander
il n'y avait que quelques minutes; ne m'ayant pas
trouvée, il était reparti sans vouloir entendre aucune
question. — Elle est morte ! elle est morte, répétait-il;
je vais la chercher encore.
Je rassurai Marguerite et lui donnai l'ordre inexo-
rable de ne pas laisser arriver Albert jusqu'à moi; s'il
revenait elle lui dirait que je dormais et que j'avais
défendu qu'il entrât. Je courus alors m'enfermer dans
ai
— 362 —
ma chambre et je me jetai à genoux devant le petit lit
de mon fils; je demandai pardon à Dieu d*avoir oublié
un instant ce cher et imique trésor, et je jurai qu'il se-
rait désormais Tinfluence qui dominerait ma vie.
Je le contemplai avec un amour profond : sa tête
expressive était renversée dans les flots de ses cheveux
bouclés ; il dormait si bien, que je craignis de le réveik
ter en l'embrassant, mais mes regards étaient autant
de caresses passionnées. Je restai là, absorbée etpleu«
rant, à ridée que j'aurais pu ne pas le revoir; enfin, je
me levai après avoir posé mes lèvres sur le bout de ses
deux petits pieds nus qui se jouaient entre son drap
et sa couverture.
J'allais me mettre au lit lorsque j'entendis la voix
d'Albert qui insistait pour me parler ; mais tout à coup
il parut céder à Marguerite et je n'entendis plus que ses
pas qui s'éloignaient.
Marguerite me dit le lendemain qu'il lui avait fait
pitié ; il était pâle comme un trépassé, il pleurait et
avait voulu lui donner tout l'argent qu'il avait sur lui
pour obtenir de me voir.
N'ayant pu m'endormir, j'écrivis à Léonce pendant la
nuit; je ne lui cachai rien de cette efirayante aventure»
l'assurant, ce qui était vrai en ce moment, que son
amour cahne et doux me paraissait le bonheur devant
un tel excès de passion délirante.
J'attendis sa réponse avec impatience, ou plutôt je
l'attendais lui-même, il n'arriva pas ; mais dans la lettre
que je reçuA de lui ses transes de me perdre se trahis-
— 363 —
saient par des paroles émues; je ne devais pas revoir
Albert, me disait-il^ car je pourrais être touchée de son
repentir, et il ne méritait plus mon pardon après Tacte
de démence qui avait failli me coûter la vie. c Oh !
> garde-moi, garde-moi, me disait-il en finisssant, je
vaux mieux que lui ! »
Je lus d'abord cette lettre avec joie, mais en réflé-
chissant je fus indignée : c'est lui qui aurait dû être là
près de moi, et non ce froid papier ; était-ce bien Fheure
de parfaire quelques froides pages de roman quand les
tressaillements du drame vivant de son cœur auraient
dû le prendre tout entier.
Albert, lui ! s'efforçait du moins de réparer un mo«
ment de folie par une douleur touchante et sans trêve :
il était venu trois fois dans la journée^ et comme je re-*
fusais toujours de le voir il m'écrivit le lendemain matin
Une lettre de supplications ; il ne craignait pas, le grand
poète, de perdre son temps en courses vaines^ de s'a^
bandonner tout entier à un soin absorbant et de dé-
rober par là une page à la postérité ! Il sentait instinc-
tivement que les palpitations du cosur font le génie et
que ce n'est pas d'un arbre mort qu'on peut tirer de la
sévOi Quoique bien malade déjà, 11 montait deux fois
par jour, sans se décourager et sans se plaindre, le rude
escalier qui aboutissait à mon quatrième étage. Oh!
grand cœur tourmenté, comment t'en vouloir 1 M'au«
rais-tu tuée, je seiis qu'en mourant je t'aurais pftrdonné*
J'étais bien tentée de le revoir, je l'avoue, mais il
me semblait que la résolution que j'avais prise im«-
— 364 —
portait à la dignité et à la sécurité de ma vie. Ce n'é-
tait pas à moi que je songeais, c'était à mon enfant si
cher et aussi un peu à Léonce.
Un jour où Albert était arrivé triste et souffrant et qu'il
insistait en vain comme à l'ordinaire pour me parler, mon
fils l'entendit : il courut vers lui malgré ma défense.
— Si maman ne vous aime plus, lui dit-il, moi je
vous aime et je vais aller me promener avec vous.
— Oh ! oui, venez, répondit Albert, il faudra bien
alors qu'elle se montre si elle veut vous reprendre à
moi.
Je sonnai Marguerite et lui dis de me ramener mon
fils; il vint en trépignant; pour la première fois de sa
vie il me résistait; je n'ai jamais vu une sympathie plus
forte que celle qui entraînait cet enfant vers Albert.
Pour le calmer il fallut lui promettre que je recevrais
son ami dans quelques jours. Il retourna vers lui tout
joyeux lui porter cette bonne nouvelle, et je l'entendis
rire en répétant à Albert :
— J'ai fait obéir maman !
Le lendemain, en m'évelllant, je reçus d'Albert ce
charmant billet :
« Ne faites pas durer plus longtemps mon supplicei
• chère marquise, et puisque, grâce à Dieu, vous
» n'avez aucun mal, pardonnez-moi ma faute involon-
» taire. Je n'ai jamais fait à froid une méchante action ;
» consentez à me recevoir aujourd'hui même ; j'ai
— 365 —
» composé un sonnet pour vous; je suis comme
» Oronte, je veux vous le lire ; un mot qui m'appelle
» et j'accours! »
Je n'osai me décider à lui répondre : c Venez ! »
mais je trouvai un niezzo termine entre le cœur qui
adhère et la raison qui s'oppose ; je lui fis dire par son
domestique que je ne sortirais pas de la journée.
Quand il arriva vers le soir j'étais seule ; il prit mes
deux mains sans me parler, et les pressant quelques
instants dans les siennes il me regarda profondément.
— Vrai ! vrai! me dit-il enfin, vous ne soufirezpas,
vous n'avez pas de trace qui puisse vous rappeler ma
démence ?
— Chut! lui répondis-je en souriant, n'en parlons
jamais!
— Mais l'oublierez-vous , ce sinistre instant? et en
me demandant de me taire, est-ce bien un pardon en-
tier que vous m'accordez ?
— En doutez-vous? En moi il n'est rien de caché;
j'aime ou je bais ouvertement ; en laissant ma main
dans la vôtre, c'est un pacte de réconciliation quej e
signe avec vous pour la vie.
— Comment ne pas vous aimer, reprit-il, mais en
vous aimant je suis capable encore de quelque folie.
Qui donc me maintiendra dans la limite impossible
d'une tendresse tranquille?
— Moi, lui dis-je, en ne m'abandonnant plus, cher
— 366 —
Albert, à la douce tentation de vous suivre à la prome-
nade, de vous faire visite et d'accepter d'attrayantes
distractions qui peuvent finir par des catastrophes.
— Oh ! je le savais bien, s'écria-t-il, vous allez me
fuir en me pardonnant; est^-ce là votre bonté?
— Vous me comprenez mal, vous viendrez chez
moi: vous avez vu si mon fils vous aime, et moi... je
ne saurais me passer de vous voir sans une grande
tristesse. Voyons, cher poëte, dites-moi le sonnet dont
vous m'avez parlé.
— Le voilà, me dit-il, en me tendant un papier ;
mais vous le lire, à quoi bon? ce qu'il exprime vous
ne voulez pas l'entendre. C'est donc une résolution
bien arrêtée, poursuivit-il, je ne vous verrai plus qu'ici
devant votre fils ou devant des indifférents.
— C'est un vœu que j'ai fait en me retrouvant vi-
vante auprès de mon enfant endormi.
n parut réfléchir.
— Il serait impie de vous combattre, reprit-il, vous
êtes un brave cœur ; mais avant que mon rêve ne
meure à jamais, prêtez-vous à mes dernières faiblesses ;
vous savez, lorsqu'un ami part pour un long voyage,
aux heures qui précèdent l'absence, on l'écoute, on le
choie, on lui obéit avec bonheur.
— Pourquoi ce rapprochement? nous n'allons pas
nous quitter! vous reviendrez, nous nous reverrons!
n'est-ce pas? lui dis-je en éprouvant à mon tour une
sorte d'effroi.
— Allons, chère marquise, pas d'équivoque ; que la
— . 367 —
franchise de Tàdieu rayonne du moins sur le souve-
nir. Nous nous reverrons, mais en amis, jamais plus en
amants qui espèrent.
— C'est vrai, il le faut, vous le sentez bien vous-
même, murmurai-je.
— Oh! ne me faites pas juge de votre décision!
Vous vous y êtes arrêtée sans songer à moi ! Si votre
cœur avait été vide d'un autre amour, une voix s*y
serait élevée pour me plaindre i cette voix s'est tue !
Je n'espère rien, rien que la seconde place ; celle dont
on ne veut pas quand on aime ; la place qui humilie,
la place qui rend forcené si elle ne rend ridicule, la
place qui attire les quolibets sur un mari...
— Mais jamais sur un frère ni sur un ami, interrom-
pisp-je vivement.
Il resta silencieux quelques minutes, puis il reprit
d'un ton plus cahne :
— Vous avez raison, par votre sincérité loyale vous
avez tué mon ressentiment, et quand je penserai à
vous, ce sera toujours avec douceur. Je suis résigné à
ce que vous voulez ; mais, à votre tour, contentez
donc sans peur les désirs d'enfant d'un cœur malade;
vous savez, votre fils vous dit souvent : « Promets-moi
quelque chose que je ne veux pas te dire ; » et vous
promettez, confiante dans sa candeur. — Eh bien,
soyez confiante aussi dans mon respect.
Je lui tendis la main :
— Parlez, cher Albert, je suis prête à faire ce que
vous souhaitez.
_ 368 — "^
— Je veux, répliqua-t-il, revoir ce soir même, avec
vous, pour la dernière fois, œtte allée du bois où vous
m* avez aimé une minute ! Je veux, qu'en rentrant cette
nuit, vous lisiez mes vers et que vous y répondiez dans
cette même langue immortelle que je vous ai ensei-
gnée ; je veux enfin que vous m*«ipportiez, par un jour
sombre, ces vers que vous aurez faits pour moi. Vous
vous asseoirez sur mon fauteuil, si je n*y suis pas, et en
rentrant je retrouverai votre ombre ; car vous ne sa-
vez pas, ajouta-t-il d'un ton convaincu, j'ai des visions!
Ses yeux hagards et sa pâleur livide, tandis qu'il
parlait ainsi, auraient pu faire croire aux fantômes ! il
avait quelque chose de fantastique et d'indéfinissable.
— Eh bien, partons-nous? reprit-il d'un ton presque
gai et en prenant son chapeau.
J'avais promis, et je n'osais revenir sur ma parole,
mais j'éprouvai une terreur involontaire à l'idée de me
retrouver seule avec lui en voilure.
Je me déterminai sans réfléchir plus longtemps.
C'était par une soirée orageuse qui précipitait la nuit ;
le ciel n'avait pas une étoile et le vent, qui hurlait
comme un vent d'automne, tordait les hautes branches
des arbres et en faisait tourbillooner les feuilles.
Aussitôt que nous fCimes en voiture, il me dit d'une
voix cahne, très-nette, et sans changement d'inflexions:
— Je revois toujours ceux que j'ai aimés, soit que la
mort, soit que l'absence m'en sépare; ils reviennent
obstinément dans ma solitude où je ne suis jamais
seul. En disant ces mots il ne me regardait pas; ilsem-
— 309 —
blaît regarder dans l'espace ; son visage avait l'expres-
sion de celui d'un somnambule. Voilà bien des années
que j'ai des visions et que j'entends des voix. Comment
en douterais-je quand tous mes sens me l'affirment?
Que de fois, quand la nuit tombe, j'ai vu et j'ai entendu
le jeune prince qui me fut cher et un autre de mes
amis frappé en duel devant moi! Mais ce sont surtout
les femmes qui ont ému mon cœur ou que j'ai pressées
dans mes bras qui m'apparaissent et m'appellent ; elles
ne me causent aucun effroi, mais une sensation singu-
lière et comme inconnue à ceux qui vivent. Il me
semble, aux heures où cette communication s'opère,
que mon esprit se détache de mon corps pour répondre
à la voix des esprits qui me parlent. Ce ne sont pas
toujours les morts qui viennent ainsi me dire : Sou-
viens-toi ! parfois les vivants, les absents éloignés et
ceux qui sont près, mais qu'on délaisse, frappent aussi
à mon cœur où ils eurent autrefois leur place ; leur
souffle en passant fait tomber l'oubli qui les couvrait;
ils se raniment, ils se dressent en moi comme des
spectres se dresseraient tout à coup des tombeaux
dont on aurait levé la pierre; je les revois dans
leur jeunesse et leur beauté; la décomposition ne les a
pas atteints ; ils ne s'altèrent, ne se transforment et ne
m'épouvantent que si, m'élançant à leur poursuite, je
m'obstine à la recherche de leur destinée mystérieuse.
Je me souviens qu'une année je rencontrai sur la
plage de la Bretagne, à des bains de mer alors peu
fréquentés, une jeune Anglaise de seize ans ; elle était
21.
— 370 —
si mince et si chancelante que, lorsque les grands vents
de rOcéan se levaient tout à coup et la surprenaient
sur les galets, elle se ployait comme un saule ; son
pâle visage sous Teffort qu'elle faisait alors pour mar-
cher se couvrait d'une rougeur mouvante ; ses cheveux
violemment soulevés battaient son corps frêle comme
des ailes qui se déploient. L'ouragan semblait vouloir
l'emporter au ciel ! Un jour où je l'avais suivie sur les
dunes et qu'elle paraissait frémir et prête à se briser
sous l'orage qui grondait, je m'approchai d'elle, et,
sans lui parler, je tendis mon bras à sa défaillance. Sa
main saisit la mienne, et elle me dit sans embarras
conmie un enfant que rien n'étonne, pas même la mort
dont il ignore la terreur :
— Je marche, voyez ! je me ploie et me redresse
sans souffrance, et je vivrai deux ans encore! deux
ans, c'est beaucoup, pourquoi s'affliger.
— Je ne vous comprends pas, murmurai-je bien
bas, m*imaginant qu'une parole trop vibrante la ferait
tomber.
— Ma mère est morte et je mourrai; le docteur l'a
dit hier soir à ma tante, j'étais cachée et je l'ai en-
tendu; mais il m'a promis deux ans encore et je veux
les passer à voyager, à voir toute la terre et à chanter
toujours.
En parlant ainsi sa bouche souriait, mais ses yeux
semblaient pleurer ; je me demandai si elle était folle
ou si dans sa gaieté enfantine elle voulait m' effrayer.
— 371 —
' — Ainsi, vous chantez toujours, lui dîs-je, ne sa-
chant que lui répondre et sur quoi l'interroger.
— Toujours, reprit-elle avec son inaltérable sourire
confiant et pur ; vous viendrez ce soir chez ma tante,
vous m'entendrez ; et comme nous nous étions un peu
éloignés de la plage et que le vent soufflait moins fort,
elle se mit à courir légère jusqu'au rocher où on l'at-
tendait. A mesure qu'elle disparaissait, elle jetait dans
l'air quelques notes claires et perlées qui semblaient
sortir d'une voix céleste.
J'allai chez elle le soir même ; quand j'arrivai, elle
chantait au piano; l'instrument se fondait avec la voix
ou plutôt la laissait planer et vibrait à peine. Pendant
un mois je Tentendis ainsi chaque soir et je me pris à
l'adorer en l'écoutant ; par une intuition qui tenait du
prodige, cette âme d'enfant versait dans son chant les
passions dont elle ignorait le nom même; il sortait
d'elle des flammes qui ne la brûlaient pas, et des cris
sublimes dont l'écho restait muet dans son cœur naïf.
C'était comme la puissance des sibylles antiques qu'un
dieu possédait à leur insu.
Un soir elle me dit gaiement : — Nous partons demain
pour Palerme, mais dans deux ans, à l'automne, quand
je devrai mourir, vous me reverrez, je serai à Paris à
l'hôtel Meurice, ne l'oubliez pas. Au lieu d'un tombeau
de marbre blanc, je veux un beau chant de vous pour
m'ensevelir; je resplendirai à jamais dans vos vers et
je serai bien joyeuse!
Comme elle s'aperçut que mes yeux se remplis*
— 372 —
saient de larmes, elle me dit avec son éternel sourire :
— Ne me plaignez pas ; je vous assure que je mourrai
en chantant; et faisant courir ses doigts fluets sur une
harpe qui était là; elle entonna le Requiem de Mozart.
J'écoutais sans oser la regarder, craignant de la voir
m'apparaltre morte. Je sortis éperdu avant qu'elle
n'eût fini de chanter, convaincu qu'elle allait s'envoler
dans la dernière vibration de l'hymne funèbre.
Deux ans s'écoulèrent ; je l'avais oubliée dans les
dissipations d'une vie sans frein ; un soir, j'étais au
Vaudeville, je riais des bouffonneries d'Odry, quand
tout à coup je sentis sur ma main droite dégantée (la
même main qui un jour sur la plage avait touché la
sienne) un souffle glacé et rapide courir par trois fois;
c'était comme un avertissement pour me rendre atten-
tif; aussitôt une voix me dit bien bas à l'oreille : —
Pourquoi donc m'oubliez-vous? — La frêle figure sou-
riante de la jeune fille qui chantait toujours se dressa
devant moi ; elle marchait en tournant la tète, elle
ployait à demi son cou et, d'un petit geste, elle m'ap-
pelait sur ses pas. Je sortis du théâtre en la suivant et
j'allai de rue en rue sur ses traces ; nous arrivâmes
dans la rue de Rivoli ; nous glissions le long de la grille
du jardin ; le vent d'automne soufflait et poussait les
feuilles des arbres sous nos pas ; nous entrâmes sous
une large porte aux battants grands ouverts; il en sor-
tait en ce moment un équipage dans lequel était assis
un célèbre médecin que je reconnus; je suivais tou-
jours l'ombre impalpable ; elle monta au premier étage,
— 373 —
franchit une antichambre et un salon, souleva une por-
tière en étoffe sombre et s*évanouit aussitôt. Je me
trouvai seul dans une chambre à peine éclairée; j'en-
tendais une voix qui sanglotait près d*un lit tout blanc
dans Tombre de l'alcôve. Elle était là, la jeune fille,
étendue et roidie, les mains jointes, morte et gardant
encore son sourire qui lui survivait; sa vieille tante,
agenouillée, pleurait la tète cachée sur le lit mortuaire ;
elle m'entendit, et se soulevant sans surprise :
— Oh! c'est vous, fit-elle, je vous attendais; elle
vient d'expirer en disant :
— Le voici ! le voici qui arrive !
Albert se tut quelques moments, puis il reprit :
— Ne vous lassez pas, chère Stéphanie, j'ai encore
d'autres visions à vous raconter. Un soir, j'étais au bal
à l'ambassade d'Autriche; une princesse russe valsait
devant moi : ses cheveux crêpés à reflets d'or, son torse
de bacchante et sa gorge mouvante, qui s'agitait dans
une robe très-ouverte, me rappelèrent tout à coup une
pauvre fille des rues qui m'avait tenté un soir. Je sui-
vis un moment la dame du regard dans le tourbillon
de la valse, mais bientôt je n'y pensai plus et je passai
dans un autre salon. J'étais là à considérer un énorme
massif de fleurs d'où jaillissait en gerbes un jet d'eau,
quand je sentis sur ma main des gouttes perlées tomber
en cadence; je me reculai, mais les gouttes m'attei-
gnirent encore^ régulières et obstinées, et frappant une
sorte de mesure qui semblait battue sur ma main par
une main invisible. Je regardai mes gants qui se mouil-
.— 374 —
laient et, par un étrange effet de lumière, les gouttes
d*eau me semblèrent avoir une teinte sanguinolente;
plus je les regardais et plus elles s*empourpraient. Je
fus distrait de cette chose inouïe par ime voix lointaine
que moi seul entendais , mais qui arrivait distincte à
mon oreille :
— Je veux un tombeau! répétait la voix, je veux un
tombeau ! j*ai été touchée et souillée par assez de chair
et d*ossements durant ma vie, je veux être seule sous
la terre ! je veux un tombeau ! te dis-je, je veux un tom-
beau!
La voix qui me parlait ainsi venait d'une femme qui
ressemblait à la princesse russe ; mais, au lieu d*étre
en toilette de grande dame, elle s'approchait de moi et
se suspendait à mon bras couverte d'un mantelet noir
fané et d'un chapeau rose à fleurs de forme évaporée;
je reconnaissais la prostituée des rues et j'en avais
honte dans cette fête. Mais elle s'acharnait à moi et me
répétait sans trêve :
— Je veux un tombeau! je veux un tombeau!
Obsédé de cette vision persistante, je quittai le bal
et je rentrai chez moi ; la voix ne se lassa pas; dans la
voiture qui me ramenait, dans mon lit, dans mes
songes, elle répéta toute la nuit : Je veux un tombeau !
je veux un tombeau !
Je me levai au jour, brisé et ayant sur le visage un
masque d'épouvante conmie si j'avais dormi dans un
cimetière ; je sortis, espérant échapper à ma vision et
me raffermir dans la vie et le mouvement du dehors.
— 375 —
Il faisait un froid très-vif, je marchais à grands pas
le long des quais ; me sentant ranimé par la course,
j'allais, j'allais toujours; j'arrivai devant la grille du
Jardin des Plantes ; j'eus la volonté d'y entrer, mais je
ne sais quelle volonté plus forte m'en détourna et me
suggéra tout à coup la pensée d'aller voir un de mes
anciens camarades de collège interne à la Salpètrière.
J'entrai dans le vaste hôpital à l'aspect riant; les
vieilles femmes et les folles dormaient encore et n'at-
tristaient pas de leur décrépitude et de leur misère ces
larges cours plantées d'arbres. Je me fis conduire au
logement de l'interne, je le trouvai occupé à son tra-
vail quotidien de dissection.
— Tu arrives à propos, poëte, me dit -il en riant;
j'ai reçu hier soir un des plus beaux sujets de femme
qu'ait jamais touché mon scalpel ; tiens, vois plutôt :
et en parlant ainsi, il me conduisit près d'un corps
mutilé qu'il venait de fendre vers le flanc. La tète et
les bras manquaient, mais la beauté de la gorge et du
torse me firent pousser un cri d'effroi ! Je n'avais vu
que deux femmes avec ces formes-là ; ce ne pouvait
être la princesse russe, c'était donc la pauvre fille des
rues!
— As-tu la tète de cette femme? dis-je à Tin-
terne.
— Oui, là dans ce panier.
Je me baissai ; la tète aux yeux ouverts me regardait
menaçante; les flots des cheveux dorés débordaient du
panier!
— 376 —
— Tu crains d'y toucher, me dit Tinterne en «où-
riant, et il souleva indifférent la tète livide par la
chevelure !
Cétait elle ! Mon Dieu, c*était elle! C'était bien cette
bouche aujourd'hui crispée qui m'avait un soir appelé
souriante et m'avait caressé !
Voilà donc où Je la retrouvai, cette épave de notre
barbarie et de notre luxure ! Ce sont là de ces ren-
contres qui font comprendre à l'homme l'horreur de la
légèreté qu'il met dans la débauche.
Mais Je vous effraye, chère marquise, et vous allez
rêver cette nuit de tètes coupées.
Tandis qu'Albert parlait, la voiture roulait dans
l'avenue de Neuilly, et s'approchait de la porte Maillot,
il reprit :
— Voici une vision moins sinistre ; c'était le Jour des
Rois, je dinais en famille, les convives étaient gais et la
table copieusement servie. Comme Je portais à la
bouche un morceau d'un excellent faisan qu'Albert
Nattier nous avait envoyé de Fontainebleau, je sentis
au bras droit une secousse qui fit tomber ma fourchette,
c'était comme si quelqu'un en passant m'eût poussé
brusquement, et pourtant personne ne m'avait touché ;
au même instant, j'entendis une voix distincte et plain-
tive qui me disait à l'oreille :
— J'ai faim ! J'ai grand faim!
Cette voix m'était connue et me fit tressaillir. Il me
semblait voir debout derrière ma chaise une petite
femme amaigrie qui répétait toujours :
— 377 —
— J'ai faim ! j'ai grand faim!
C'était l'ombre flétrie d'une riante et fraîche grisette
que j'avais aimée autrefois durant quelques jours, et
dont j'ai écrit le portrait en vers et en prose. J'ignorais
depuis plusieurs années ce qu'elle était devenue ; sans
doute, pensais-je, elle est morte, et je tombai dans un
rêve qui me fit entièrement oublier que j'étais à table
célébrant une fête de famille. Une de mes parentes
placée à côté de moi me reprocha en riant ma distrac*
tion : je tressaillis comme si j'étais sorti d'un rêve, et
j'essayai de manger; mais la fourchette tomba de nou-
veau de ma main enlevée par une force électrique, et
la voix murmura plus lugubre :
— J'ai faim ! j'ai bien faim !
Je me levai de table sous prétexte d'un malaise subit,
et je passai dans ma chambre en demandant qu'on m'y
laissât reposer seul quelques heures. L'ombre et la voix
me suivirent, et, ne pouvant me débarrasser de leur
obsesssion, je me décidai à sortir pour me mettre à la
recherche de ma pauvre grisette qui poussait vers moi
ce cri de détresse ; je montai en voiture et j'allai la de-
mander dans la maison où je l'avais connue; elle n'y
demeurait plus ; mais après plusieurs indications de
portiers et de commères, je finis par découvrir son
nouveau logement. Tandis que je la cherchais ainsi
dans tout le quartier latin, l'ombre et la voix m'ac*
compagnaient toujours; impatient . et troublé, je
disais au cocher de précipiter sa course vers le quai
de l'École, où ma petite ouvrière habitait; mais tout
— 378 —
à coup l'ombre me quitta et la voix se tut. Ce phé-
nomène m'annonçait un changement de situation dans
la destinée de ma grisette. Quand j'arrivai sur le qua^
de l'École, je me mis à considérer une maison haute,
noire et délabrée ; je marchais dans l'obscurité; il était
plus de dix heures du soir, et ce quartier était alors
fort mal éclairé ; la seule maison qui rayonnait un peu
dans ces ténèbres avait au rez-de-chaussée une bou-
tique de rôtisseur, dont la cheminée flamboyante pro-
jetait sur la rue des lueurs de forge ; poulets, dindons
et poissons frits s'étalaient en monceaux sur la de-
vanture. Ce voisinage était comme un défi permanent
à la faim de ma pauvre grisette.
— Que de fois, me dis^je, elle a dû envier en passant
ces mets hyperboliques; que de fois leur odeur
nauséabonde a dû lui paraître délectable !
J'entrai dans la boutique et j'ordonnai au rôtisseur
d'envoyer sa plus belle volaille, une friture de goujons,
du bon vin et du pain chez W^^ Suzette.
— Je sais, me répondit-il, à gauche, à deux maisons
d'ici, au cinquième, la porte au fond du couloir.
Cette réponse me rassura; il était évident que ma
grisette ne se mourait pas tous les jours de faim, puis-
que le rôtisseur la connaissait si bien. Je montai d'un
pas plus content le raide et sombre escalier qui con-
duisait à la mansarde de la pauvre fille, et, en appro-
chant, j'entendis sa voix qui répétait le refrain d'une
chanson joyeuse qu'elle chantait déjà au temps où je la
connaissais. Cette fois-ci, me dis-je, l'ombre qui m'est
— 879 —
apparue n'est pas celle d'une morte, et sans y frapper,
je poussai gaiement la porte entr'ouverte.
— C'est donc déjà vous, me dit une voix fraîche et
gazouillante; entrez, entrez, je vais être prête.
Je vis la grisette debout, le cou et le visage tendus
vers un petit miroir, elle était vêtue d'un déguisement
de Pierrette et mettait en ce moment du rouge et des
mouches sur ses joues.
Auprès de son pauvre lit, un vrai grabat, était une
petite table sur laquelle s'étalaient encore des restes de
poulet et de pommes de terre frites.
J'entrai en éclatant de rire; la grisette tourna la
tète et me reconnut.
— Quoi! c'est vous, monsieur Albert? dit^elle, et
elle me sauta au cou en ajoutant : — Quelle bonne
idée ! Si vous le voulez, nous irons ensemble au bal de
l'Opéra ; ce serait bien plus agréable que d'y aller avec
l'autre, que je ne connaissais pas il y a seulement une
heure.
— Que me contez-vous donc là ? répliquai-je.
— Oh ! tenez ! j'aurais dû deviner que vous viendriez,
reprit-elle, j'avais pensé à vous toute la journée...
Car, vous ne savez pas?... Je vais vous dire cela tout
de suite, à présent que je suis gaie et pimpante, cela
vous fera moms de peine à entendre : — J'ai bien pâti,
et je mourais presque de faim depuis ime semaine;
j'allais en vain demander chaque jour un peu de cou-
ture à faire à une confectionneuse, qui toujours me
— 380 —
répondait qu*il y avait chômage. EnGn, tantôt, vers la
nuit, je rentrais chez moi, découragée, me soutenant à
peine ; je n*avais bu qu'un peu d*eau dans la journée.
Je songeais à vous écrire, puis à me faire mourir par
le charbon, quand tout à coup je me suis aperçue qu*UD
monsieur me suivait ; je ne sais pas s*il était beau ou
laid ; il m*a dit que je lui plaisais. Je lui ai répondu
qu'il voulait rire. — Point ! a-t-il répliqué ; veux-lu
venir au bal de l'Opéra avec moi ? — Dans ma robe
déchirée, et en mourant de faim ? ai-je repris triste-
ment. — Oh ! si ce n'est que cela, voilà vingt francs,
ma petite, cours te restaurer ; je vais t'envoyer im joli
déguisement de pierrettCj et dans une heure je serai
chez toi.
< Que lui répondre ? Ma foi I ça valait mieux que la
mort, j'ai accepté, je lui ai donné mon adresse, et j'ai
commandé en passant un bon souper au rôtisseur. A
votre service, monsieur Albert, ce poulet est fort tendre ;
j'en avais à peine mangé la moitié, que mon joli costume
est arrivé ; je l'ai mis de suite, gaiement et en remer-
ciant le bon Dieu! N'est-ce pas qu'il me va bien? et
que je suis encore jolie comme autrefois, quoiqu'un
peu maigre ? Voyons, décidez-vous ? Prenez la place de
mon galant inconnu, que je n'aime pas du tout, et
allons au bal!
— Non, ma petite Suzette, lui répondis-je, il faut
être avant tout loyale, et ne pas tromper l'espoir de cet
amoureux, quel qu'il soit. Voilà quelques louis qui
te serviront à te mieux loger et à te vétii*. Une
— 381 —
voix m'avait dit que tu étais dans la peine, et je suis
venu.
Elle m'embrassa, les larmes aux yeux.
— Allons, mon petit pinson, pas de tristesse, lui dis-
je, reprends ton refrain et laisse-moi partir.
— Reviendrez-vous au moins ? fit-elle.
— Peut-être, répliquai-je, et je sortis.
En traversant le couloir, je me heurtai contre le
rôtisseur qui apportait triomphalement à Suzette le
substantiel souper que j'avais commandé.
— Oh ! vous êtes un bon cœur ! dis-je à Albert
quand il eut fini ce dernier récit où s'alliait avec tant
de naturel l'attendrissement et la gaieté.
En ce moment, nous nous trouvions dans la même
allée où un soir Albert m'avait pressée sur son cœur.
— Chère Stéphanie, reprit-il, c'est vous qui avez été
ma dernière vision. Quand je vous ai cherchée en vain
dans les décombres de la place du Carrousel, j'ai cru
voir votre ombre, ou plutôt je l'ai vue, c'est certain,
qui se dressait derrière moi ; elle me suivait en me
disant : < Tu m'as tuée ! tu m'as tuée ! > Durant deux
nuits vous m'êtes apparue morte ; vous étiez plus belle
encore et comme transfigurée. Et vous m'aimiez
malgré mon crime ; car la mort vous faisait lire dans
les profondeurs de mon cœur, et, par un miracle, hélas!
qui ne s'est point accompli, vous n'aimiez plus l'autre.
C'était lui ! ce n'était plus moi, qui allait se perdant et
s'abrutissant dans des hontes mystérieuses. Mais il n'en
rapportait pas cette tristesse et cette pâleur mortelles,
— 382 —
signes d'une grandeur déchue qui souffre de sa dé-
chéance; il vivait, lui, dans cette fange, robuste, le
teint vif, satisfait et glorieux ! Il faisait des filles de
joie des déesses, afin de continuer à se croire un dieu!
Et vous, chère Stéphanie, morte et charmante dans
votre blancheur de sainte, vous m'entouriez tendrement
de vos bras en me disant : — Cest toi que j'aime! Em«
porte-moi, je n'ai plus peur de ton amour ! Dans la
mort, les âmes se reconnaissent ; la tienne a été créée
pour moi !
Voilà la vision que j'ai eue sur vous : je sais bien
qu'elle va se dissoudre, mais elle flottera pour moi
dans l'infini où rien ne se perd ; je l'y retrouverai un
jour, c'est sûr, et alors je serai heureux!
n avait cessé de parler; ses yeut se fermaient
comme pour ne plus me voir, et il ne prenait pas la
main que je lui tendais ; il s'égarait encore dans son
rêve. Tout à coup un cahot de la voiture le fit tres-
saillir ; il ouvrit les yeux et reconnut où nous étions :
nous venions d'arriver près de la croix de pierre où il
m'avait un soir parlé des étoiles et des Inondes semés
dans le firmament ! Il m'embrassa en silence avec une
sorte de solennité attendrie, comme on donne uù der-
nier baiser à un agonisant qu'on aime :
-^ Oh! merci, chère bien-aimée,me dit-il, de cette
defnière condescendance ! Jamais, jamais vous ne me
Verrez plus redoutable, tyrànnîque et mauVais : dès ce
jour c'est la main d'un frère loyal que Je mets dans la
vôtre.
OOO —
Je pris cette main et je la pressai longtemps immo-
bile, tandis que nous regagnions rapidement Paris en
gardant un silence ému.
XXIV
Nous nous étions séparés sans nous parier, mais avec
une tendresse intérieure qui semblait s'accroître et
grandir en se contenant. Désormais il avait pris dans
mon cœur une place à part, une place à lui. Quelque^
fois même, il me semblait que c'était la première; il
devenait pour moi la chaleur et la lumière, tandis que
Léonce s'effaçait dans l'ombre opaque et glacée de la
solitude qu*il me préférait*
Ce soir-là, en rentrant, je trouvai sur la table de
mon cabinet les vers d'Albert et une lettre de Léonce.
Je lus d'abord les vers d'Albert ; je fus attendrie pàf
cette poésie suave et molle où il faisait revivre le sou-
venir de notre promenade au jardin des Plantes 2
Sotis ces arbres chéris, oh ]*allais à mon tour
Ponr cueillir, en passant, setil, un brin de verveine)
Sous ces arbres charmants, oh votre fraîche haleine
Disputait an printemps tous les parfums du jour }
— 384 —
Des enfants étaient là qai jouaient à Tentonr ;
Et moi, pensant à Toas, j'allais traînant ma peine;
Et si de mon chagrin yous êtes incertaine,
Vons ne pouYei pasTètre au moins de mon amonr.
Mais qni saura jamais le mal qni me tourmente?
Les fleurs des bois, dit-on, jadis ont deviné t
Antilope aux yeux noirs, dis quelle est mon amante ?
lion ! tu le sais, toi, mon noble enchatné ;
Toi qui m*as vu pAlir lorsque sa main charmante
Se baissa doucement sur ton front incliné.
La lettre de Léonce ne renfermait qu'une ligne qui
me frappa ; il m'annonçait que dans huit jours il serait
à Paris. Cette espérance ne me causa qu'une joie
troublée ; la paix et la certitude de ce long amour
commençaient à disparaître.
Je ne lui répondis pas le soir même.
Mais, relisant le sonnet d'Albert, je me souvins de
ma promesse, et, comme un écho de ces vers, je fis
pour lui les vers suivants :
Veillant et travaillant, 6 mon noble poète I
Lorsque tu seras triste et que mon souvenir.
Ainsi qu'un ami vrai, viendra t'entretenir,
En l'écoutant, ému, tu pencheras la tête*
Tu me verras courant à toi, te faisant fête ;
Avec mon bel enfant qui semblait te bénir ,
Le logis, la servante, en t'entendant venir,
Tout riait, tout chantait de me voir satisfaito»
— 385 —
On t'aimait; l'bamble toit, les cœars t'étaient oaYerta;
C'était peu pour ta gloire et peu pour ta fortune»
Hais la sincérité n'est pas chose commune.
SouTiens-t-en, quand Yiendra la douleur importune ;
Moi, je pense au beau soir oU rayonnait la lune,
Quand tu m'as dit « Je t'aime, » et je relis tes vers.
Je l'attendis en vain pendant trois jours; je sus par
René qu'il se dispos it à faire un voyage. Je voulais le
revoir encore une fois; car je sentais bien que Léonce
en arrivant allait reprendre son empire : on ne brise
pas en un jour des chaînes longtemps portées ; il en
est de l'amour comme du despotisme : il s'impose sou-
vent par ses exigences mêmes au cœur confiant de la
femme, comme la tyrannie s'impose par sa hardiesse
à un peuple aveugle ; mais l'heure de la clairvoyance
se fait tôt ou tard, et alors le divorce éclate entre le
trompeur et le trompé. Pour moi, cette heure de lu-
mière devait briller, mais hélas! en me foudroyant.
J'avais promis à Albert de lui porter moi-même mes
vers; je savais qu'il sortait chaque soir, et qu'en ar-
rivant chez lui vers neuf heures, je trouverais son logis
vide, mais encore tout imprégné de sa présence. Quel
bonheur ineffable de m'asseoir dans son petit salon,
de feuilleter ses livres, d'écrire mon nom à son bureau
pour lui dire : « Je suis venue ! » et pour qu'en ren-
trant il me retrouvât là en esprit, coname je l'y avais
trouvé lui-même. En me représentant une sensation si
vive et si pure, je ne résistai pas au désir de la goû-
33
— 386 —
ter. Je sortis seule; le temps était froid : c'était Fau-
tomne et ses premières rigueurs.
Je sonnai sans hésitation à la porte d* Albert, sachant
qu'il était absent et que je n'éprouverais pas le trouble
de le voir.
Je dis à son domestique que je désirais lui écrire ; il
me fit entrer.
— Monsieur part à l'instant et tout est encore en
désordre ici, ajouta-t^il.
En effet, je vis les habits qu'Albert venait de quit-
ter, épars sur une causeuse, près du feu, dans le petit
salon. La flamme du foyer pétillait ; une lampe éclai-
rait la glace de la cheminée, et une autre, avec un
abat-jour, projetait une lueur voilée sur le bureau. Des
pages écrites par Albert, des lettres ouvertes et quel-*
ques feuilles de papier blanc étaient là pèle-méle. La
plume dont il s'était servi plongeait encore dans l'é*»
critoire; je m'en saisis, et j'aurais voulu la voler cette
plume qui avait écrit des choses si grandes et si rares 1
Peut-étreme communiquerait-elle quelque étincelle de
son génie ? pensais-je en la tournant au bout de mes
doigts ; et, m'asseyant sur. son fauteuil, je me misa
têver.
Je pris d'abord utie enveloppe blanche dans laquelle
jWermai le sonnet que j'avais fait la veille ; puis^
comme si la demeure du poète eftt gardé son souffle
créateur, je sentis les vers suivants monter de mon
cœur à mon cerveau, et je les écrivis rapidement :
— 887 —
VISITE A UN ABSENT
Il fait froid, ton foyer s'allume,
Tu t'babilles, tu vas sortir;
Tu pars, et j'accours me blottir
Dans ton fauteuil. Je prends ta plume.
Je n'écrirai pas un volume :
Mais un seul mot pour t'avertir
Que cet amour qui te consume,
Pour toi, je voudrais le sentir.
Mais ce mot, pourras-tu le lire?
Ma main, en tremblant, l'a tracé,
Et mes pleurs l'ont presque effacé»
Ob I ce mot, pourquoi le récrire?
A ton âme comme à tes yeux
Une larme parlera mieux.
Je ne relus point ces vers, et je me hâtai de les mettre
auprès des autres dans Tenveloppe. Si je les avais relus
chez Albert, peut-être ne les lui aurais-je pas laissés ;
il y a toujours dans la langue de la poésie quelque
chose d'exalté qui outre-passe ce que nous voulions
dire ; cela vient de la rime, qui oblige parfois à des
mots plus tendres; cela vient aussi du tutoiement.
Je rentrai chez moi transie et frissonnante ; tout mon
sang avait reflué vers mon cœur.
— 888 —
Mon fils fut frappé de ma pâleur; mon émotion
avait été plus forte que je ne me Tavouais.
XXV
Je compris à la joie d'Albert Timprudence que j'avais
faite ; il arriva chez moi le endemain, et me dit, ra-
dieux:
— Oh ! chère Stéphanie, quels vers charmants!
— Ne les louez pas trop, lui dis-je en souriant, et
n*allez pas faire ce que font les pères en parlant de
leurs enfants difformes. Sans vous, Albert, je n'aurais
jamais fait un vers de ma vie; ils procèdent donc de
vous, mes deux pauvres sonnets, mais ils n'en sont pas
dignes.
— Laissez-moi être heureux du moins du sentiment
qu'ils révèlent et qui vient bien de vous !
— Je savais par René que vous alliez partir, et j'ai
voulu^ répliquai-je, vous faire ainsi un adieu un peu
tendre.
— Je veux croire qu'il était senti, poursuivit-il ; un
poète a dit quelque part :
L'adiea fait aimer le retour.
Oh! comme je vais revenir joyeux de mon court
voyage !
— 389 —
— Mais où allez-vous donc? repris-je.
— Présider à Térection de deux statues. C'est une
idée bouffonne qui a passé par la tête ou plutôt parles
cent tètes d*un corps savant, de m*envoyer, moi, le
caprice et Fironie en personne, prononcer des dis-
cours et entendre des congratulations officielles. Il pst
vrai qu'on m'a adjoint Amelot, à qui je laisserai toute
la partie grave ou plutôt comique de la cérémonie.
Ce qu'il y a pour moi de sérieux dans tout ceci, c'est
l'honneur public qu'on va rendre à Bernardin de Saint-
Pierre en plaçant sa statue en face de cet Océan tour-
menté qu'il a si admirablement décrit. Vous savez,
marquise, que je n'ai pas l'orgueil de mes œuvres, mais
j'ai l'orgueil de mes aspirations; elles ont toujours
tendu au beau et à l'idéal dans l'art et m'ont fait goûter
avec délices les créations du génie. C'est ainsi que tout
enfant je me suis passionné pour l'idylle exquise de
Paul et Virginie, Mon culte pour l'auteur m'imposait
de ne pas refuser la mission dont on m'a chargé quoi-
qu'elle répugne à toutes mes habitudes. Quant à l'autre
statue elle sera inaugurée par Âmelot, par le successeur
naturel du talent négatif de celui à qui l'on décerne
un hommage égal à l'hommage qu'a mérité le génie.
Je vois d'ici les regards étonnés que se jetteront éter-
nellement sur le rivage solitaire de la mer la figure du
vrai poète et celle du rimailleur qu'on a proclamé le
représentant de la Poésie hougeoise; association criante
de deux mots qui se repoussent et qui équivaudraient
à dire : r Idéal maléricl! Mais ce bon Amelot n'en-
40
— 890 —
tend pas raillerie sur la gloire d*un de ses pères en
métromanie, et il est bien le représentant le plus con-
vaincu de cette littérature puérile, solennelle et banale
du bon sens qui prétend faire une école renouvelée,
non pas des Grecs, lui dis-je un jour, mais des Pradon.
— Vous allez vous combattre et peut-être vous
battre en route, répondis-je à Albert.
— Non, non, rassurez-vous, me dit-il, la poésie est
chose trop haute pour que je consente jamais à en dis-
serter avec Amelot. C'est un bon vivant et un fin gour-
met avec qui je n'ai jamais parlé que cuisine. Mais,
marquise, en venant chez vous je faisais un projet
délicieux.
— Lequel? cher Albert.
'^ Vous partiez avec nous sous prétexte d'assister à
la fête d'inauguration des deux statues et en réalité
pour vous trouver quelques jours seule avec moi sur
cette belle plage de l'Océan où nous nous aimerions si
bien.
— Ne me tentez pas dans ma solitude et ma pauvreté,
hii dis-je ; jusqu'au jour où mon procès sera gagné,
j'ai fait vœu de vivre en recluse.
— Oh ! si vous m'aimiez un peu tendrement, ce vœu
ne tiendrait pas contre le vœu de mon cœur. Mais je
vous parle comme une romance de Dorât ; décidez donc
bien vite, tyrannique marquise, ce que vous voulez
faire de moi. Si je pars sans vous je vais m'ennuyer, si
je reste, et j'en suis bien tenté, m'aimerez-vous?
— 391 —
— Partez, lui dis-je gaiement, nous verrons plus
tard.
— Vous êtes un sphinx impénétrable, j'emporte du
moins vos sonnets et je les interrogerai.
— Reviendrez-vous vite? lui dis-je.
— Oui certes, si je pars, et j'accourrai vous sur-
prendre au retour; ainsi, veillez sur vous !
Il s'éloigna, la figure riante, et je restai dans le doute
s'il allait vraiment quitter Paris.
XXVI
J'attendis deux jours, puis j'envoyai Marguerite chez
lui. On lui répondit qu'il était parti et qu'il serait absent
au moins une semaine.
Comme si Léonce eût deviné l'attrayante proposition
d'une promenade au bord de la mer qu'Albert m'avait
faite, il m'écrivit qu'il devançait son arrivée et il
m' offrait d'aller visiter ensemble les beaux châteaux de
la Renaissance au bord de la Loire, les vestiges de
Chantilly et cette ombreuse solitude de Rosny, où une
princesse a passé les seuls jours tranquilles et riants de
sa vie.
Je fus toute bouleversée par cette idée; elle me sé-
duisait et m'attirait comme une tentation de bonheur
et aussi de délassement. Depuis longtemps toute dis-
traction était retrancbée de la vie austère que je menais ;
— 892 —
quelques jours de voyage et de liberté insoucieuse
avaient pour moi le même attrait qu'un premier bal
p«Dur une jeune fille ; goûter cette halte dans ma vie de
labeur avec celui que j*avais tant aimé, que j*aimais
encore et qui m*aimait enfin, puisqu'il avait conçu ce
doux projet ; oh! c'était une fête de l'àme bien difficile
k refuser ! Je n'éprouvais pas avec Léonce la même hé-
sitation qu'avec Albert. J'avais appartenu à Léonce, je
lui appartenais encore, et malgré quelques doutes et
quelques déchirements, mon amour n'était point brisé.
Il suffisait d'une espérance, d'une illusion pour le réé-
difier dans mon cœur.
A mesure que l'heure qui devait me réunir à Léonce
approchait, quelque chose d'enflammé et de vertigineux
s'emparait de tout mon être.
Les libertins prétendent que la possession détache ;
mais pour ceux qui se sont aimés par l'âme, le contraire se
produit; l'union des sens qui n'a été que la confirmation
de l'union morale, semble les lier éternellement. Cest
ce qui fait la pureté et la beauté du mariage, lorsqu'il
consacre l'amour vrai.
C!omment oublier les délices, et j'oserai même dire
les familiarités intimes? Est-ce que l'enfant est im-
pudique, parce qu'il se souvient avec bonheur de s'être
endormi sur le sein de sa nouiTice?
A quoi sert-il qu'une morale artificielle essaye, comme
la fausse mère de Salomon, de partager en deux l'être
humain ? Tàme et le corps se complètent l'un Tautre,
et il est certain qu'iU répercutent tour à tour
— 393 ^
leurs émotions diverses; car de même que le. sou*
venir d'une trahison ou d'un chagrin remph't les yeux
de larmes, que celui d'une joie épanouit le sourire, et
que celui d'une noble action fait rayonner le front; de
même l'image, soudain rappelée d'une chute péril-
leuse ou des angoisres de Tenfantementt attriste et ter-
rifie l'esprit ; tandis que l'image riante d'une caressi
délectable ou du tressaillement de la volupté le ranime
et l'égayé, et lui communique pour ainsi dire le contre-
coup enivrant de ee que le corps seul semblait avoir
ressenti!
Ne séparons donc pas ce que la nature et Dieu ont si
étroitement confondu. Les casuistes qui ont fait de la
chasteté absolue une vertu, ne sont arrivés qu'à produire
des apparences menteuses dans une société hypocrite.
Il serait temps d'oser glorifier l'harmonie sacrée de l'in-
divisible lien des émotions de l'àme et du corps!
J'avais compris tout cela d'instinct avant de m'en
convaincre par la réflexion. Un amour sincère et coni*
plet en apprend plus sur ce sujet que tous les raison-
nements philosophiques.
Rien qu'à la pensée de revoir Léonce, je sentis le
réveil de tout ce que je lui avais dû de félicité; c'était
<
une évocation involontaire ; une influence, pour ainsi
dire, magnétique; son approche me dominait; U était
loin encore et déjà son souffle m'entourait et courait
autour de moi.
Cependant je ne lui avais point écrit le ravissement
que j'éprouvais de ce projet de voyage; je ne savais
— 394 —
pas même si Je m*y déciderai 3 ; mais j'en savourais lon-
guement le désir ; il était devenu le rêve de mes ndts
et la rêverie de mes jours. Si bien qu'un matin des
vers qui exprimaient tous les détails de ce songe d'a-
mour et de liberté s'échappèrent tout à coup de mon
Cceur. Ainsi un oiseau jette un chant en s'ébattant à
l'air et au soleil :
LES RÉSIDENCES ROYALES.
Atqc lears longues avenaes,
Leurs silencieuses statues
Se mirant dans les bassins ronds,
Leurs grands parcs ombreux et profonot.
Leurs serres de fleurs des tropiques
Et leurs fossés aux ponts rustiques,
Ils sont pour nous, ces vieux palais.
Ils sont pour nous : habitons-les !
Bras enlacés, âmes rêveuses,
Promenons nos heures heureuses
Sous les tonnelles des jardins.
Dans les bois oh passent les daims;
Traversons les courants d'eau vive
Sur l'esquif qui dort à la rive«
Ils sont pour nous, ces vieux palais»
Ils sont pour nous : habitons-les t
Allons voir, dans les vastes salles.
Les portraits aux cadres ovales,
Morts radieux toujours vivants.
Grandes dames aux seins mouvant
— 395 —
Cavaliefs anx tailles cambrées,
:<^xhalant des senteurs ambrées.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les I
Sur le banc des orangeries,
Dans rétable des métairies
Où les reines buvaient du lait,
Dans le kiosqae et le chalet,
Aux terrasses des galeries,
Allons asseoir nos causeries.
Ils sont pour nous, ces vieux palais.
Ils sont pour nous : habitons-les I
Sous le fronton de japse rose,
Où Tamour sourit et repose.
Cherchons le bain mystérieux.
Le bain antique aimé des dieux :
Diane et ses nymphes surprises
Courent sur le marbre des frises.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !
Lisons dans les forêts discrètes]
Les gais conteurs et les poètes :
Le murmure des rameaux verts
STiarmonie à celui des vers.
Et les amour^iuses paroles
S'épanchent en «otes plus molles.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons -les !
Dans les ravins aux pentes douces,
Sur les pervenches, sur les mousses.
Doux lit où se voile le jour,
A la lèvre monte Taùiour ;
— 896 —
L*ombre eniyre, l'air a des flammes»
En une flme Diea fond deax flmes.
H» sont ponr nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nons : habitons-les I
L*horison déronle à la Tne
te lac à la calme étendue^
OU par couples harmonieux
Les cygnes fendent les flots bleus ;
Plages, collines et Yallées
Sous nos regards sont étalées.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ib sont pour nous : habitons-les I
Chantilly dort sous ses grands chêne»,
Rosny, Chambord, n*ont plus de reines
Leurs maîtres, ce sont les amants
Savourant leurs enchantements;
Oh les royautés disparaissent,
Les riantes amours renaissent.
Ils sont pour nous, ces vinux palais«
Ils sont pour nous : habitons-les I
Je n'oserais pas dire que quelque chose de l'âme et
du souvenir d'Albert n'eût pénétré dans ce chant! Sans
lui l'aurais-je fait? Non; car sans lui je n'aurais jamais
connu cette langue des vers que son génie m'avait en-
seignée. Léonce l'ignorait, et je doute même que sa
nature, dépourvue d'inspiration et de flexibilité, fût
propre à en pénétrer les délicatesses raffinées et l'ex-
quise sensibilité*
Ces strophes faites, je les répétais sans cesse, et je
les fredonnais même sur un vieil air qui me revenait*
— 397 —
Enfin, je reçus un soir une lettre de Léonce,, qui
m'annonçait son arrivée pour le lendemain. J'envoyai
mon fils chez un de ses oncles qui demeurait à la cam-
pagne près de Paris. L'enfant partit joyeux. Toute dis-
traction nouvelle le charmait. Je savais qu'il n'aimait
pas Léonce, et j'eus souffert de troubler son cœur naïf
et d'y voir poindre une idée de lutte.
Le lendemain arriva; dès le matin j'ornai de fleurs
mon pauvre logis, je me parai des couleurs que Léonce
aimait, et je mis tout en fête comme chaque fois qu'il
devait venir.
Je l'attendais à l'Heure du dîner. J'éprouvais une
telle agitation que je ne pouvais rien faire; les heures
me paraissaient tantôt trop lentes et tantôt trop accé-
lérées. Je prenais un livre, et j'essayais de lire sans y
parvenir. Je relus seulement mes vers, où respirait
comme un sentiment avant-coureur du bonheur; puis
je les rejetai sur la table où je me tenais accoudée. Je
regardais la pendule; je me disais: «Bientôt il sera là U
et malgré moi l'image d'Albert se mêlait à la sienne.
« Il s'assiéra, pensais-je, sur ce fauteuil où Albert s'est
assis, sur ce coussin où il a pleuré, où il m'a dit son
amour, x> Et cela me paraissait sacrilège et impie. Je
pâlissais et frissonnais au moindre bruit ; il me semblait
que j'allais être surprise, condamnée par quelqu'un
qui avait des droits sur ma vie. 11 me venait l'idée de
m'enfuir, comme si un redoutable péril ou une grande
douleur m'eût menacée. Puis je souriais de cette terreur
puérile; je sonsreais au bonheur qui allait renaître, je
34
— 398 —
le recomposais dans toute sa ^lendeur et je repous-
sais le fantôme qui venait Tassombrir.
Cinq heures sonnèrent à ma pendule, je me dis :
cDans ime heure il sera près de moi. » Je me regardai
dans la glace et fus heureuse d'être en beauté. tJn coup
de sonnette retentit; je pensai : c C'est lui 1 il a voulu
me surprendre en arrivant une heure plus tôt. »
J*étais accourue et je me trouvais là lorsque. Margue-
rite ouvrit la porte ; je laissai échapper un cri de sur-
prise, presque d'effiroi : ce fut Albert qui m'apparut !
Il crut sans doute que j'avais poussé un cri de joie,
car son visage ne perdit rien de son expres^on heu-
reuse, n paraissait moins souffrant, son teint était
animé et ses beaux yeux lançaient des flammes; il te-
nait d'une main une petite cage dorée où était ren-
fermé un joli couple de ces perruches mignonnes qu'on
appelle des inséparables^ et dans l'autre main il avait
une seconde cage à treillis d'argent dans laquelle volti-
geaient deux colibris.
— Où donc est votre cher enfant? me dit-il, qu'il
me débarrasse bien vite de ces oiseaux qui Pamuse-
ront, et que j'aie les mains libres pour {uresser la vôtre
et vous embrasser.
— Ce cher petit a voulu aller à la campagne, répon-*
dis-je en rougissant.
— Mais vous-même, reprit-il î vous allez donc sor-
tir que vous voilà si parée î
— Oui, balbutiai-je, je dtne en ville.
Tout en prononçant C6s motft nous traversions là
-. 890 —
dalle à manger. Il posa sur le buffet les deux cages
charmantes où les oiseaux des tropiques s'ébattaient,
et me tendant aussitôt les bras, il me dit :
— Je n'y tenais plus, chère âme ; il m'a fallu re-
venir pour vous voir et pour vous entendre. — Allons,
parlez-moi! qu'avez-vous fait pendant mon absence?
Pourquoi sortez-vous et ne me gardez-vous pas tout
aujourd'hui comme je m'y attendais?
Il baisait mes mains et mon front et ne pouvait déta-
cher ses regards de moi.
— Je ne vous ai jamais vu un visage si expressif et
où éclatât tant d'âme, poursuivit-il, lorsque nous nous
fûmes assis dans mon cabinet. Est-ce mon retour qui
vous rend si belle ? Ne m'avez-vous pas oublié, m'ai-
mez-vous un peu? Et il se plaça dans une pose câline à
mes pieds sur le coussin où si souvent il s'était assis.
Je restais interdite et muette. Comment avoir la du-
reté de le détromper? Comment lui dire qui j'attendais?
Il fallait donc me résoudre à mentir 1
— Pourquoi donc ne me parlez-vous pas, chère
Stéphanie, reprit-il en me considérant toujours avec
bonté.
— Je suis encore toute émue, lui dis-je, de cette
douce surprise et bien désolée, croyez-le, de ne pou-
voir fêter votre retour; mais on m'attend, c'est un
dîner de famille, il faut que je sorte, à demain, cher
Albert.
Je prononçai ces mots rapidement et d'une voix sac-
cadée : l'aiguille de la pendule marchait toujours et je
— 400 —
frissonnais pour ainsi dire de son mouvement; Léonce
allait arriver.
— Chez quels rentiers du Marais dinez-vous donc,
repartit Albert en riant, pour partir à cinq heures un
quart de chez vous? Ne me quittez pas si tôt et causons
un peu, ou je vais m*imaginer que vous me trompez.
Estr-ce bien vrai, poursuivit-il tendrement que vous
vous êtes fait si belle pour de vieux parents? Non, je
veux que ce soit pour moi; allons, soyez bonne conmie
vous Tavez été déjà, écrivez pour vous dégager et
laissez-moi finir cette journée avec vous. Vous ne vous
ennuierez pas, je vous le jure : Amelot m'a fourni de
quoi vous divertir! Dès que nous avons été en wagon,
le massif Amelot m'a dit : « Je me sens en verve; mon
esprit monte, il court, il court... — Eh bien! mon
cher, ai-je répliqué, laissez-le courir; je ne me charge
pas de l'attraper. » Et tenez, marquise; j'ai envie de
commencer de suite le récit de nos aventures et de
vous tenir enchaînée par la curiosité comme le sultan
des Mille et une Nuits. J'ai aussi des vers à vous lire,
car j'en ai rêvé pour vous sur le bord de la mer; et vous,
chère, n'avez-vous pas fait pour moi encore un de ces
sonnets que vous faites si bien ?
En parlant ainsi, sa main touchait aux papiers qui
étaient sur la table; il aperçut mes strophes sur les
Résidences royales et s'en empara.
Je voulus Fempécher de les lire, mais il les serra for-
tement dans sa main en s'écriant gaiement :
— Oh! par exemple, est-ce que l'écolier ose déjà
— ftOl —
se soustraire au maître, et mépriser ses critiques?
Je ne tentai plus aucun effort pour rien conjurer.
Je ne savais que répondre et que faire; je n'osais pas
même le regarder pendant qu'il lisait.
— J'aime ces vers, me dit-il vivement quand il eut
achevé de les parcourir, je suis fier que vous ayez pu
les faire ; mais, Stéphanie, sont-ils bien pour moi?
— Sans vous je ne les aurais jamais faits, répon-
dis-je en tremblant et honteuse de ce subterfuge jésui-
tique.
— Sont-ils pour moi? sont-ils pour moi? répéta-t-il
d'un air de doute. Oh! Stéphanie, si ces.vers sont pour
un autre, savez-vous que vous êtes comme l'enfant qui
assassine son père avec les armes dont celui-ci l'a ap-
pris à se servir ! — Vous ne voudriez point me trom-
per, vous qui n'avez jamais menti ; voyons, parlez,
pour qui sont ces vers?
Je me levai, pâle et égarée comme si j'avais commis
un crime, et saisissant sa main, je lui dis :
— Cher Albert, ne m'interrogez pas jusqu'à demain;
demain j'aurai la certitude de ce que veut mon cœur
et je vous le dirai, mais aujourd'hui il faut que je vous
quitte, que je parte à l'instant même, adieu.
11 ne me répondit pas une parole ; ses yeux s'étaient
arrêtés sur les gros bouquets de fleurs qui embau-
maient la cheminée, et il les regardait en souriant d'un
air ironique. Il me salua sans prendre ma main ; puis
il partit. Je l'accompagnai en lui disant : «A demain !^
Quand nous traversâmes la salle à manger, par une
34.
— ft02 —
de ces fatalités des petites choses qui heurtent et bles-
sent presque toujours nos sentiments et nos douleurs,
Marguerite commençait à mettre le couvert et venait
de déposer sur le buffet une tarte aux cerises entre les
deux jolies cages d'oiseaux d'Amérique. Albert avait
tout vuy et il comprit que j'attendais quelqu'un à
dtner.
— Adieu donc! me dit-il sur le seuil de la porte
extérieure.
Je n'osais plus lui répondre : c A demain! »
Une voiture venait de s'arrêter devant la maison.
Un homme se précipita dans la cour. Presque aussitôt
j'entendis des pas dans l'escalier; et, pendant qu'Al-
bert commençait à descendre, j'aperçus, en penchant
ma tète au bord de la rampe, Léonce qui montait!
Je me reculai, épouvantée de cette rencontre; je
rentrai précipitamment en poussant la porte sur moi,
et je m'élançai vers une fenêtre qui s'ouvrait sur la
cour pour voir passer Albert encore une fois.
Je n'oublierai jamais quel regard sombre et navré il
jeta de mon côté en levant la tête. Je ne sais s'il m'a-
vait aperçue, mais un sourire amer passa sur ses lè-
vres. Je fus tentée de le rappeler : ma voix était conmie
étranglée; un sanglot me montait du cœur.
En ce moment Léonce sonna, et je m'enfuis dans
ma chambre pour y cacher mes larmes*
— 103 —
XXVII
Plus de deux ans avaient passé sur ce joUr, dont le
souvenir m'était resté ineffaçable. Ce que je souffris
pendant ce temps je ne le dirai jamais. Je veux jetet*
sur ces deux années im voilé noir comîiie celui qui
couvrait, à Venise, dàfiè les faihîlles patriciennes, les
portraits des condamnés à mort.
De cet amour qui avait pris toute mon âttie comme
par surprise et par sortilège, de cet ainour auquel j'a-
vais Sacrifié Albert, il tie rôstait rien. On eût dit que,
frappé par lé présage fatidique d'Albert, cet amour
s'était décomposé jour par jour.
J'avais vu l'orgueilleux et superbe solitaire renier une
à une toutes ses doctrines sur l'art et sur l'amour, et
faire de ses opinions une monnaie aux convoitises les
moins fières.
Quand la conscience ne dirige plus nos actes, que
l'intérêt et la vanité deviennent les seuls mobiles de
l'esprit, toute notion d'honneur et d'idéal disparaît.
Il n'y a plus alors dans la vie d'autre retenue que la
prudence qui sauvegarde dû cliàtiment de la loi. De là
les traîtres ignorés, les voluptueux cruels qui cachent
des iostiocts d'assassin sous m sourire, et les faiseurs
— 404 —
d'dfTalres humaines, prêts à tous les crimes, et se dé-
corant en public du titre d'hommes politiques.
En voyant ainsi déchoir celui que j'avais placé si haut,
je reçus comme le contre-coup de sa chute ; un mal inex.
plicable s'empara de moi ; on me vit dépérir dans ma
force ; et bientôt je coTpris à la tristesse de mes amis
et à l'incertitude des médecins que j'étais perdue.
Albert n'avait jamais cherché à me revoir et je n'a-
vais pas osé le rappeler. Quelquefois il rencontrait mon
fils à la promenade ; il l'arrêtait pour lui recommander
de ne pas l'oublier et, sans lui parler de moi, l'embras-
sait tendrement.
Je savais par René qu'il se mourait et cherchait de
plus en plus l'oubli de ses peines dans des distractions
corrosives et fatales. J'éQfouvaisun désir invincible de
le revoir, de lui parler et de sentir encore une fois sa
main dans la mienne.
Un jour d'avril, le ciel était bleu, la température
presque tiède, je montai en voiture pour me rendre au
jardin des Tuileries; j'allai m'asseoir sur la terrasse du
bord de Teau, et sentant que l'air m'avait ranimée, je
voulus essayer de revenir à pied chez moi ; comme je
traversais lentement le pont de la place de la Concorde,
j*aperçus Albert debout contre le parapet de droite ; ap-
puyé sur la balustrade, il regardait un bateau qui des-
cendait la Seine du côté de Saint-Cloud. Il ne me vit
pas venir et je le touchai presque avant qu'il ne m'eût
aperçue. J'écartai le voile qui cachait mon visage et
j'appliquai ma main sur la sienne ; il leva la tête et me
— 405 —
regarda, sans paraître d'abord me reconnaître; ses yeux
étaient ternes et ses lèvres si blanches qu'on eût pu se
demander s'il vivait.
— Oh ! c'est vous, me dit-il en tressaillant et se res-
souvenant; comme vous voilà! C'est donc vrai ce
qu'on m'avait dit, que vous étiez bien mal!
Je serrai sa main sans lui répondre; nous marchâmes
péniblement l'un à côté de l'autre jusqu'au bout du
pont; là, il s'arrêta.
— Albert, lui dis-je en tremblant, ne viendrez-vous
pas jusque chez moi! oh! je vous en prie, venez.
— A quoi bon, me répondit-il, j'achève de vivre et
vous commencez à mourir; nous nous attristerions en
nous regardant sans pouvoir rien dire pour nous con-
soler. Oh! ma pauvre marquise, il n'est plus temps
maintenant de nous aimer!
— Albert, l'amour est indépendant du temps et de
la vie, vous me l'avez dit un jour et maintenant je l'é-
prouve et j'y crois.
— Pas de réflexion ni de regret, reprit-il en s'effor-
çant de rire, gardons le courage de partir^ il appuya
sur ce mot, puis, tournant sur le pont, il me dit :
— Adieu, chère, le premier de nous qui guérira ira
voir l'autre.
Je voulus le retenir encore en prenant sa main, mais
elle retomba.
Nous nous quittâmes comme deux ombres qui se ren-
contrent un moment, s'évanouissent et ne doivent plus
se revoir.
— 406 —
Je fis quelques pas chancelante et indécise; puis je
m*arrétai, et m*appuyant contre la grille du palais
Bourbon, je vis à travers mes larmes, Albert qui se
dirigeait lentement vers Tautre bout du pont
XXVIII
Cest par une belle nuit de mai qu'il mourut, quand
tout commençait à revivre; il s'éteignit en dormant,
sans agonie.
Lorsque je reçus la sinistre nouvelle, je gardais le
lit depuis huit jours; je fis un efi^ort pour me lever, je
voulais le revoir avant qu'on ne l'ensevelit et poser
mes lèvres sur son firont glacé ; je fus prise d'un accès
de toux si déchirant et si long que je' m'évanouis; je
dus me recoucher et pleurer loin de lui.
J'envoyai Marguerite et mon fils à son enterrement,
et pour la première fois je me décidai à faire com-
prendre à mon enfant ce que c'était que la mort. Il
m'écouta, attentif et recueilli, puis il me dit d'une voix
grave.
— Mon père nous a quitté, Albert vient de partir et
toi tu veux aussi me laisser, car je vois bien que tu es
malade et pâle comme eux, et que je resterai seul.
— Oh ! non, cher enfant ! m'écriai-je en l'enfermant
dans mes bras amaigris, je veux vivre pour toi !
— Tu as dis « Je veux ! » reprit-il avec un sourire angé-
lique, ne vas pas faire avec la mort comme tu fais sou-
— i07 —
vent avec moi, quand je m'obstine et que tu me cèdes.
— Non, non, lui dis-je en l'embrassant plus fort, je
n'obéirai qu'à toi.
L'enfant et Marguerite revinrent du convoi d'Albert
tristes et étonnés.
— Il n'y avait dans l'église, me ditmon fils, que quel-
ques amis et quelques femmes en deuil qui pleuraient*
Il s'était mis à l'écart, dans une chapelle, avec Mar-
guerite, et il avait fait sa prière pour Albert. En sortant
de l'église il avait vu défiler le cortège. Plusieurs per-
sonnes qui passaient exprimèrent leur surprise qu'on ne
rendit pas à Albert les grands honneurs qui lui étaient
dus et que les princes d'aujourd'hui i. eussent pas en-
voyé leur voiture pour l'accompagner.
— Moi, poursuivit l'enfant, j'étais tout désolé de le
voir s'en aller presque seul, comme un pauvre, au cime-
tière; guéris vite, chère mère, afin que nous allions lui
porter de belles fleurs sur sa tombe !
Hélas! je ne guérissais pas et mon pauvre enfant
s'épouvantait tellement en me voyant dépérir que je
me décidai à le mettre au collège pour le séparer de
ma soufirance et de ma douleur ; mais il languissait
loin de moi, se refusait à jouer et n'était attentif qu'à
l'étude. Quand le temps des vacances approcha, je me
souviens que le jour où on devait me l'amener, je fis un
effort violent pour me tenir debout; je bus un peu de
vin en pensant à Albert, et je me traînai jusqu'au jardin.
A la même place où nous sommes, je m'assis sur un
grand fauteuil ; ma tète pâlie s'appuyait sur des cou&*
— 408 —
sins et, frissonnante, je me réchauffais au brûlant
soleil d'août.
Il n'y avait que trois mois qu'Albert était mort; en-
core quelques mois, pensais-je, et je le rejoindrai.
Quant à Vautre, je n'y voulais point penser. Mais tou-
jours cet amour en ruine pesait sur mon âme et l'é-
touffait, pour ainsi dire , sous ses débris ; j'avais été
broyée par un bras de pierre inerte, brutal et insou-
cieux de mon agonie. Les lourds colosses égyptiens
que le temps finit par déraciner dans les ruines de
Thèbes n'ont pas conscience en s'affaissant du Nu-
bien qui s'était assis à leur ombre.
Mon fils arriva vers midi ; j'avais mis pour lui sur
une table, placée près de moi, une jolie montre et un
album, où j'avais fait dessiner le portrait d'Albert et
écrire les fragments les plus beaux et les plus purs de
ses œuvres. L'enfant courut vers moi, tenant dans ses
bras les couronnes et les livres qu'il avait reçus en
prix. Je l'attirai sur mes genoux et l'embrassai long-
temps sans parler ; je ne pouvais retenir mes larmes.
Pour qu'il ne les vît pas , je posai sur sa tète les cou-
ronnes, et je les enfonçai en souriant, jusqu'à ses
yeux. Puis lui donnant la montre et l'album, je lui dis :
— Regarde donc si cela te platt ?
Il rejeta avec impatience ses couronnes et mes pré-
sents, et se suspendant à mon cou, il me dit avec une
explosion de douleur :
— Ce n'est pas tout cela que je veux.
— Et que veux-tu donc, cher enfant î
— 409 —
— Je veux que lu vives pour moi , que tu rede-
viennes belle et forte comme tu Tétais, il y a trois
ans, quand j'étais petit. Maintenant je comprends tout,
ajouta-t-il avec un regard terrible, où la fierté in-
flexible de l'adolescence se révélait ; j'ai deviné celui
qui t'a tuée, et si tu meurs, vois-tu, eh bien ! je le
tuerai un jour !
— Tais-toi, tais-toi, m'écriai-je, en l'étreignant sur
mon cœur.
J'eus honte de ma douleur, et je rougis de mon
amour devant mon fils.
L'amour est une grande et sainte chose lorsqu'il
complète la vie , mais s'il nous conduit à l'anéantisse-
ment de nous-même, il nous dégrade.
Je levai la tête devant le regard superbe de mon
noble enfant, et je lui dis avec résolution :
— Sois tranquille! je guérirai. Ne gâtons pas ce
beau jour par des larmes! Regarde ce portrait d'Albert.
Il ouvrit l'album et posa ses lèvres sur le front du
poète qu'il a toujours appelé son ami.
J'ai vécu pour mon fils; et à mesure que la blessure
de mon lâche et aveugle amour s'est fermée, l'image
d'Albert a rayonné dans mon cœur ; je l'ai revu jeune,
beau, passionné, et je l'ai aimé dans la mort.
^iir
r
^-.».^..A.'^^'
,v>^'^A^;,^w>
:/«??v^*^»**^^«."
■>'''x:-v^;-^