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Full text of "L'évolution, la révolution et l'idéal anarchique"

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BIBLIOTHÈQUE   SOCIOLOGIQUE.    -   > 

L'ÉVOLITION 

LA  RÉVOLUTION 


KT 


L'ID£AL  ANARCHIQUE 


—    CIJ^QUIÈME    EDITION 


PARIS.  —  P' 
^TOCK,   ÉDITEUR 

(An<  ienno    Librairie   TRESSE   et.   STOCK) 

27,  RUE    DE    l'.ICIIELIEU,   27 


Tous  droii 


^#-, 


'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 


ET 

L'IDÉAL  ANARCHIQUE 


OUVRAGES  DÉJÀ  PUBLIÉS  DANS  LA  BIBLIOTHÈQUE  SOCIOLOGIQUE  : 

1.  —  l.<i  Conquête  du  Pain,  par  Pierre  Kropotkino.  Un  volume  iri-18,  arpc 
prcliicc'  par  blisèc  Koclus,  5»  édition.  Prix .)  ^0 

2.  —  La  Société,  Mourante  et  l'Anarrkte,  par  Jean  Grave.  Un  volume  in-18, 
avec   préfare,  par  Octave  Mirebcau.   (Interdit.  —   Kare).  Frix 5    • 

3.  —  De  In  Commune  à  L'Anarchie,  par  (Charles  Malato.  Un  volume  in-IH, 
i!"  édition.    Prix 3  .W 

4.  —  Œuvres  de  Michel  Bakounine.  Fédéralisme,  Socialisme  et  Anlithéolo- 
Ki«me.  Lettres  sur  le  Patriotisme.  Dieu  et  l'État.  Un  volume  in-18,  2°  édition. 
Prix .1  50 

—  Anarchistes,  mœurs  du  jour,  roman  par  John-Henry  Mackay,  traduction  de 

5.  Louis  de  Ik'ssem.  Un  volume  in-18.  (^/wa'se.)  Prix, 4    t 

—  l's!/cholo(/ie  de  l'Anarchiste  Socialiste,  par  A.  Hamon.  Un   volume  in-18, 

6.  2'  édition.  Prix 3  ï9 

—  Philosophie  du  Déterminisme.  Réflexions   sociales,    par  Jacques   Sautar<-I. 

7.  Un  volnmi'  in-18,  2o  édition.  Prix 3  50 

8.  —  La  Société  Future,  par  Jean  Grave.  Un  vol.  in-i8,  6°  édition    Prix.,.     3  50 
0.  —  L'Anarchie.    Sa    philosophie.    Son    idéal,     par     Pieire    Kropotkine.     Une 

brochnrc  in-18,  '.i«  édition.  Prix t     • 

10.  —  La  Grande  Famille,  roman  militaire,  par  Jean  Grave.  Un  volum^j  in-18, 
3»  édition.    Prix 3  50 

11.  —  Le  Socialisme  et  le  Congrès  de  Londres,  par  A.  Hamon.  Un  vol.  in-18, 
a»  édition 3  50 

12.  —  Les  Joyeusetés  de  l'Exil,  par  Charles  Malato.  Un  volume  in-18,  2«  édition. 
Prix 3  50 

13.  —  Humanisme  Intéi/ral.  Le  duel  des  sexes.  La  cité  future,  par  LéopoM 
Lacour.  Un  volume  in-18,  2»  édition.  Prix 3  50 

14.  —  Biribi,  armée  d'Afrique,  roman,  par  G.  Darien.  Un  vol.  in-18,  2*  édition. 
Prix 3  50 

15.  —  Le  Socialisme  en  danger,  par  Domela  Nieuwenhuis.  Un  volume  in-l:*, 
avec   préface   par  Elisée    Reclus.   Pris , 3  50 

16.  —  La  Philosophie  de  l'Anarchie,  par  Charles  Malato.  Un  vol.  in-18,  2"  édi- 
tion.  Prix 3  50 

17.  —  Les  Inquisiteurs  d'Espagne.  Montjuich,  Cuba,  Pliilip[iines.  par  F.  Tarrid.i 
del  Marinol.  Un  vol.  in-18,  avec  préface,  par  Ch.  Malato    2"  édition.  Prix     3  50 

18.  —  L'Individu  et  la  Société,  par  Jean  Grave.  Un  vol.  in-18,  2«  édition. 
Prix..    ., , 3  50 

19.  —  L'Evolution,  la  Bévolution  et  l'Idéal  Anarchique,  par  Elisée  Reclus.  Un 
vol.  in-16,  5«   édition.   Pris 3  50 

20.  —  Soupes,  nouvelles,  par  Lucien  Descaves.  Un  volume  in-18,  2«  édition. 
Prix 3  59 

21.  —  L'Homme  Nouveau,  par  Charles  Malato.  Une   brochure  in-18.  Prix.     1     • 

22.  —  La  Commune,  par  Louise  Michel.  Un  vol.  2«  édition.  Prix 3  5l) 

23.  —  Sous  la  Casaque.  Notes  d'un  soldat,  par  G,  Dubois-DesauUe.  Un  volume 
in-18,   2e   édition.   Prix 3  30 

24.  —  Le  Militarisme  et  la  Société  Moderne,  par  Guglielmo  Ferrero  :  traduc- 
tion de  M.  Nino  Samaja.    Un  vol,  in-18.  Prix 3  50 

25.  —  Au  pays  des  Moines  (IVoli  me  Tangere),  par  le  D'  Rizal  ;  traduction  de 
R,  Sempau  et  H.  Lucas.  Un  volume  in- 18.  Prix. , . ,    3  30 

26.  —  L'Amour  Libre,  par  Charles  Albert.  Un  vol.  in-18,  4e  édit.  Prix....     3  .50 

27.  —  L'Anarchie.  Son  but,  ses  moyens,  par  Jean  Grave.  Un  volume  in-lS, 
3e   édition.    Prix 3  30 

28.  —  L'Unique  et  sa  Propriété,  par  Max  Stirner.  Avant-propos  et  traduction 
par  Reclaire.  Un  volume  in-18.  Prix 3  30 

Sn.  —  En  marche  vers  la  Société  nouvelle.  Principes.  Tendances.  Tactique  de 
la  lutte  de  clauses,  par  Christian  Cornélissen.  Un  volume  in-18.  Prix...     3  50 

30.  —  Les  Rayons  de  l'Aube.  Dernières  études  philosophiques,  par  le  comte  Léon 
Tolstoï,  traduction  de  J.-W.  Bienstock.  Unvol  in-16,  4"  édition.  Prix.     3  .50 

31.  —  Paroles  d'un  Homme  libre.  Dernières  études  philosophiques,  par  le  Comte 
Léon  Tolstoï,  traduction  de  J.-\V.  Bienstock,  Un  vol.  in-16,  4' édit.  Prix.     3  .30 

32.  — Tols'oï  et  les  Doukhobors.  Faits  historiques  traduits  et  réunis  par  J.-W. 
Bienstock.  Un  volume  in-16,  2«  édition   Prix 3  30 

33.  — Z)iscoMrs  ciuiçuei,  par  Laurent  Tailhade.  Un  vol.  in-16.  Prix 3  5t 

BMILBCOLIN    —    IMPRtMERlKDBLAQNT 


IJIHLIOTHÈQUE  SOCIOLOGIQUE.  —  N"  19 


ELISÉE     RECLUS 


L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 


L'IDÉAL   ANARCHIQUE 


CINQUIÈME    ÉDITION,    REUUE    ET    CORRIGÉE    — 


PARIS.  —  \" 

P.-V.     STOCK,     lî^DITEUR 

(Ancienne  Librairie  TRESSE  &  STOCK) 
27,  HUK  UK  uicii  i;  1.1  KU,   27 

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L'éditeur  déclare  réserver  ses  droits  de  traduction  et  de  reproduction 
pour  tous  pays,  y  compris  la  Suède  et  la  Norvège. 

Ce  volume  a  été  déposé  au  Ministère  de  l'intérieur  (section  de  la 
librairie)  en  novembre  1807, 


f/X 


"P 


AVERTISSEMENT 


Ce  livre  est  le  développement  d'un  discours 
prononcé,  il  y  a  plus  de  vingt  ans,  dans  une 
réunion  publique  de  Genève  et  publié  depuis 
en  brochures  de  diverses  langues. 

E.   R. 


Bruxelles,  j5  juillet  lyos. 


llmUTION,  LA  RÉVOLUTION 

ET 

L'IDÉAL  ANARGHIQUE 


L'évolution  est  le  mouvement  infini 
de  tout  ce  qui  existe,  la  transformation 
incessante  de  TUnivers  et  de  toutes  ses 
parties  depuis  les  origines  éternelles  et 
pendant  Finilni  des  âges.  Les  voies  lac- 
tées qui  font  leur  apparition  dans  les 
espaces  sans  bornes,  qui  se  condensent 
et  se  dissolvent  pendant  les  millions  et 


2  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

les  milliards  de  siècles,  les  étoiles,  les 
astres  qui  naissent,  qui  s'agrègent  et 
qui  meurent,  notre  tourbillon  solaire 
avec  son  astre  central,  ses  planètes  et 
ses  lunes,  et,  dans  les  limites  étroites 
de  notre  petit  globe  terraqué,  les  mon- 
tagnes qui  surgissent  et  qui  s'efFacent 
de  nouveau,  les  océans  qui  se  forment 
pour  tarir  ensuite,  les  fleuves  qu'on  voit 
perler  dans  les  vallées,  puis  se  dessé- 
cher comme  la  rosée  du  matin,  les  géné- 
rations des  plantes,  des  animaux  et  des 
hommes  qui  se  succèdent,  et  nos  mil- 
lions de  vies  imperceptibles,  de  l'homme 
au  moucheron,  tout  cela  n'est  que  phé- 
nomène de  la  grande  évolution,  entraî- 
nant toutes  choses  dans  son  tourbillon 
sans  fin. 

En  comparaison  de  ce  fait  primordial 


ET  L'IDÉAL  AXARCHIQUE  3 

de  l'évolution  et  de  la  vie  universelle, 
que  sont  tous  ces  petits  événements  ap- 
pelés révolutions,  astronomiques,  géo- 
logiques ou  politiques?  Des  vibrations 
presque  insensibles,  des  apparences, 
pourrait-on  dire.  C'est  par  myriades  et 
par  myriades  que  les  révolutions  se 
succèdent  dans  l'évolution  universelle  ; 
mais,  si  minimes  qu'elles  soient,  elles 
font  partie  de  ce  mouvement  infini. 

Ainsi  la  science  ne  voit  aucune  oppo- 
sition entre  ces  deux  mots, —  évolution 
et  révolution,  —  qui  se  ressemblent  fort., 
mais  c|ui,  dans  le  langage  commun,  sont 
employés  dans  un  sens  complètement 
distinct  de  leur  signification  première. 
Loin  d'y  voir  des  faits  tlu  même  ordre 
ne  différant  que  par  l'ampleur  du  mou- 
vement, les  hommes  timorés  que  tout 


4  I/HVOF,UTION,  I-A  Ri:V()I.l   TION 

changement  emplit  d'effroi  affectent  de 
donner  aux  deux  termes  un  sens  abso- 
lument opposé.  U Evolution,  synonyme 
de  développement  graduel,  continu, 
dans  les  idées  et  dans  les  mœurs,  est 
présentée  comme  si  elle  était  le  contraire 
de  cette  chose  effrayante,  la  Répoluiion, 
qui  implique  des  changements  plus  ou 
moins  brusques  dans  les  faits.  C'est  avec 
un  enthousiasme  apparent^  ou  même 
sincère,  qu'ils  discourent  de  l'évolution, 
des  progrès  lents  qui  s'accomplissent 
dans  les  cellules  cérébrales,  dans  le  se- 
cret des  intelligences  et  des  cœurs  ;  mais 
qu'on  ne  leur  parle  pas  de  l'abominable 
révolution,  qui  s'échappe  soudain  des 
esprits  pour  éclater  dans  les  rues,  ac- 
compagnée parfois  des  hurlements  de 
la  foule  et  du  fracas  des  armes. 


ET  r/IDKAL  ANARCIUQUE  5 

Constatons  tout  d'abord  que  l'on  fait 
preuve  d'ignorance  en  imaginant  entre 
révolution  et  la  révolution  un  contraste 
de  paix  et  de  guerre,  de  douceur  et  de 
violence.  Des  révolutions  peuvent  s'ac- 
complir pacifiquement,  par  suite  d'un 
changement  soudain  du  milieu,  entraî- 
nant une  volte-face  dans  les  intérêts  ;  de 
même  des  évolutions  peuvent  être  fort 
laborieuses,  entremêlées  de  guerres  et 
de  persécutions.  Si  le  mot  d'évolution 
est  accepté  volontiers  par  ceux-là  même 
qui  voient  les  révolutionnaires  avec  hor- 
reur, c'est  qu'ils  ne  se  rendent  j^oint 
compte  de  sa  valeur,  car  de  la  chose 
clle-mcmc  ils  ne  veulent  à  aucun  |^ri\. 
Ils  parlent  bien  du  progrès  en  termes 
généraux,  mais  ils  repoussent  le  pro- 
grès en  jxirticulicr.    lis  trouvent  que  la 


6  I.'i:V()LUT10N,   LA  RKVDLLTION 

société  actuelle,  toute  mauvaise  qu'elle 
est  et  qu'ils  la  voient  eux-mêmes,  est 
bonne  à  conserver;  il  leur  suffit  qu'elle 
réalise  leur  idéal  :  richesse,  pouvoir, 
considération,  bien-être.  Puisqu'il  y  a 
des  riches  et  des  pauvres,  des  puissants 
et  des  sujets,  des  maîtres  et  des  ser- 
viteurs, des  Césars  qui  ordonnent  le 
combat  et  des  gladiateurs  qui  vont  mou- 
rir, les  gens  avisés  n'ont  qu'à  se  mettre 
du  côté  des  riches  et  des  maîtres,  à  se 
faire  les  courtisans  des  Césars.  Cette 
société  donne  du  pain,  de  Targent,  des 
places,  des  honneurs,  eh  bien  î  que  les 
hommes  d'esprit  s'arrangent  de  manière 
à  prendre  leur  part,  et  la  plus  large 
possible,  de  tous  les  présents  du  des- 
tin !  Si  quelque  bonne  étoile,  présidant 
à    leur  naissance,   les    a  dispensés    de 


ET  L'IDEAL  AN'ARCHIQL'E  7 

toute  lutte  en  leur  donnant  pour  héri- 
tage le  nécessaire  et  le  superflu,  de  quoi 
se  plaindraient-ils  ?  Ils  cherchent  à  se 
persuader  que  tout  le  monde  est  aussi 
satisfait  qu'ils  le  sont  eux-mêmes  :  pour 
riiomme  repu,  tout  le  monde  a  bien  diné. 
Quant  à  l'égoïste  que  la  société  n'a  pas 
richement  loti  dès  son  berceau  et  qui, 
pour  lui-môme,  est  mécontent  de  l'état 
des  choses,  du  moins  peut-il  espérer  de 
conquérir  sa  place  par  l'intrigue  ou  par 
la  flatterie,  par  un  heureux  coup  du  sort 
ou  mcnic  par  un  travail  acharné  mis  au 
service  des  puissants.  Comment  s'agi- 
rait-il pour  lui  d'évolution  sociale?  Evo- 
luer vers  la  fortune  est  sa  seule  ambi- 
tion! [.oin  de  rechercher  la  justice  pour 
tous,  il  lui  sufiit  de  viser  au  privilège 
pour  sa  propre  pet  sonne. 


8  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLU  1  ION 

Il  est  cependant  des  esprits  timorés 
qui  croient  honnêtement  à  l'évolution 
des  idées,  qui  espèrent  vaguement  dans 
une  transformation  correspondante  des 
choses,  et  qui  néanmoins,  par  un  sen- 
timent de  peur  instinctive^  presque  phy- 
sique, veulent,  au  moins  de  leur  vivant, 
éviter  toute  révolution.  Ils  l'évoquent  et 
la  conjurent  en  même  temps  :  ils  criti- 
quent la  société  présente  et  rêvent  de 
la  société  future  comme  si  elle  devait 
apparaître  soudain,  par  une  sorte  de 
miracle,  sans  que  le  moindre  craque- 
ment de  rupture  se  produise  entre  le 
monde  passé  et  le  monde  futur.  Etres 
incomplets^  ils  n'ont  que  le  désir,  sans 
avoir  la  pensée  ;  ils  imaginent,  mais  ils 
ne  savent  point  vouloir.  Appartenant 
aux  deux  mondes  à  la  fois,  ils  sont  fata-  ' 


ET  L'IDÉAL  ARNARCHIQUE  g 

leinent  condamnés  à  les  trahir  Tun  et 
l'autre  :  dans  la  société  des  conserva- 
teurs, ils  sont  un  élément  de  dissolution 
par  leurs  idées  et  leur  langage;  dans 
celle  des  révolutionnaires,  ils  devien- 
nent réacteurs  à  outrance,  abjurant 
leurs  instincts  de  jeunesse  et,  comme  le 
chien  dont  parle  TEvangile  «  retournant 
à  ce  qu'ils  avaient  vomi.  »  C'est  ainsi 
que,  pendant  la  Révolution,  les  défen- 
seurs les  plus  ardents  de  l'ancien  régime 
furent  ceux  qui  jadis  l'avaient  poursuivi 
de  leurs  risées  :  de  précurseurs,  ils  de- 
vinrent renégats.  Ils  s'apercevaient  trop 
tard,  comme  les  inhabiles  magiciens  de 
la  légende,  qu'ils  avaient  déchaîné  une 
torcc  trop  redoutable  ])our  leur  faible 
volonté,  pour  leurs  timides  mains. 
Une  autre  classe  d'évolutionnistes  est 


lO 


L'I^VOI.UTIO.N,  LA  REVOLUTION 


celle  des  g-ens  qui  dans  l'ensemble  des 
chanc^ements  à  accomplir  n'en  voient 
qu'un  seul  et  se  vouent  strictement,  mé- 
thodiquement, à  sa  réalisation,  sans  se 
préoccuper  des  autres  transformations 
sociales.  Ils  ont  limité,  borné  d'avance 
leur  champ  de  travail.  Quelques-uns, 
gens  habiles,  ont  voulu  de  cette  manière 
se  mettre  en  paix  avec  leur  conscience 
et  travailler  pour  la  révolution  future 
sans  danger  pour  eux-mêmes.  Sous  pré- 
texte de  consacrer  leurs  efforts  à  une 
réforme  de  réalisation  prochaine,  ils 
perdent  complètement  de  vue  tout  idéal 
supérieur  et  Técartent  même  avec  co- 
lère afin  qu'on  ne  les  soupçonne  pas  de 
le  partager.  D'autres,  plus  honnêtes  ou 
tout  à  fait  respectables,  même  vague- 
ment utiles   à   Tachèvement   du  grand 


ET  L'IDKAL  ANARCHIQl'E  i  i 

£uvre,  sont  ceux  qui  en  efTet  n'ont,  par 
itroitesse  d'esprit,  qu'un  seul  progrès 
m  vue.  La  sincérité  de  leur  pensée  et 
ie  leur  conduite  les  place  au-dessus  de 
a  critique  :  nous  les  disons  nos  frères, 
;out  en  reconnaissant  avec  chagrin  com- 
DÏen  est  étroit  le  champ  de  lutte  dans 
equel  ils  sont  cantonnés  et  comment, 
Dar  leur  unique  et  spéciale  colère  contre 
.m  seul  abus,  ils  semblent  tenir  pour 
ustes  toutes  les  autres  iniquités. 

Je  ne  parle  pas  de  ceux  qui  ont  pris 
pour  objectifs,  d'ailleurs  excellents,  soit 
a  réforme  de  rorthoqraphc,  soit  la  ré- 
:i^lementation  de  Dicurc  ou  le  change- 
ment du  méridien,  soit  encore  la  sup- 
:)ression  des  corsets  ou  des  bonnets  à 
-)C)i\  ;  mais  il  est  des  propagandes  plus 
sérieuses  (|ui  ne  prêtent  point  au  ridicule 


12  L'ÉVOLUnON,  LA  RÉVOLUTION 

et  qui  demandent  chez  leurs  protagonis- 
tes courage,  persévérance  et  dévoue- 
ment. Dès  qu'il  y  a  chez  les  novateurs 
droiture  parfaite,  ferveur  du  sacrifice, 
mépris  du  danger,  le  révolutionnaire 
leur  doit  en  échange  sympathie  et  res- 
pect. Ainsi  quand  nous  voyons  une 
femme  pure  de  sentiments,  noble  de  ca- 
ractère, intacte  de  tout  scandale  devant 
Fopinion,  descendre-  vers  la  prostituée 
et  lui  dire  :  «  Tu  es  ma  sœur  ;  je  viens 
m'allier  avec  toi  pour  lutter  contre 
l'agent  des  mœurs  qui  t'insulte  et  met 
la  main  sur  ton  corps^  contre  le  méde- 
cin de  la  police  qui  te  fait  appréhender 
par  des  argousins  et  te  viole  par  sa  vi- 
site, contre  la  société  tout  entière  qui  te 
méprise  et  te  foule  aux  pieds  »,  nul  de 
nous  ne  s'arrête  à  des  considérations 


ET  L'IDtAL  ANARCHIQUE  j3 

j^énérales  pour  marchander  son  respect 
à  la  vaillante  évolutionniste  en  lutte 
contre  l'impudicité  du  monde  oflicicl. 
Sans  doute,  nous  pourrions  lui  dire  que 
toutes  les  révolutions  se  tiennent,  que 
la  révolte  de  l'individu  contre  l'État 
embrasse  la  cause  du  forçat  ou  de  tout 
autre  réprouvé,  aussi  bien  que  celle  de  la 
prostituée  ;  mais  nous  n'en  restons  pas 
moins  saisis  d'admiration  pour  ceux  qui 
combattent  le  bon  combat  dans  cet  étroit 
champ  clos.  De  môme  nous  tenons  pour 
des  héros  tous  ceux  qui,  dans  n'importe 
quel  pays,  en  n'importe  (]ucl  siècle,  ont 
su  se  dévouer  sans  arricrc-pensée  pour 
une  cause  commune,  si  j)cu  iari^e  que 
iùt  leur  horizon  1  (^ue  chacun  de  nous 
les  salue  avec  émotion  et  (pi'il  se  dise  : 
«   Sachons  les  égaler  sur  notre  champ 


14  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

de  bataille,   bien  autrement  vaste,  qui 
comprend  la  terre  entière  !  » 

En  effet,  l'évolution  embrasse  l'en- 
semble des  choses  humaines  et  la  révo- 
lution doit  l'embrasser  aussi,  bien  qu"il 
n'y  ait  pas  toujours  un  parallélisme  évi- 
dent dans  les  événements  partiels  dont 
se  compose  Fensemble  de  la  vie  des 
sociétés.  Tous  les  progrès  sont  soli- 
daires, et  nous  les  désirons  tous  dans 
la  mesure  de  nos  connaissances  et  de 
notre  force  :  progrès  sociaux  et  politi- 
ques, moraux  et  matériels,  de  science, 
d'art  ou  d'industrie.  Evolutionnistes  en 
toutes  choses,  nous  sommes  également 
révolutionnaires  en  tout,  sachant  que 
l'histoire  même  n'est  que  la  série  des 
accomplissements,  succédant  à  celle  des 
préparations.   La  grande  évolution  in- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  j5 

tellectuelle,  qui  émancipe  les  esprits,  a 
pour  conséquence  logique  l'émancipa- 
tion, en  fait,  des  individus  dans  tous 
leurs  rapports  avec  les  autres  individus. 
On  peut  dire  ainsi  que  l'évolution  et 
la  révolution  sont  les  deux  actes  succes- 
sifs d'un  même  phénomène,  l'évolution 
précédant  la  révolution,  et  celle-ci  précé- 
dant une  évolution  nouvelle,  mère  de  ré- 
volutions futures.  Un  changement  peut-il 
se  faire  sans  amener  de  soudainsdéplace- 
ments  d'équilibre  dans  la  vie?  La  révolu- 
tion ne  doit-elle  pas  nécessairement  suc- 
céder à  l'évolution,  de  même  que  lacté 
succède  à  la  volonté  d'ai^ir  ?  L'un  et 
Tautre  ne  diffèrent  que  par  l'époque  de 
leur  apparition.  Qu'un  éboulis  barre  une 
rivière,  les  eaux  s'amassent  peu  à  peu 
au-tlcssus  de  l'obstacle,    et    un    lac    se 


l6  L'KVOLUTION,  LA  REVOLUTION 

forme  par  une  lente  évolution;  puis  tout 
à  coup. une  infiltration  se  produira  dans 
la  digue  d'aval,  et  la  chute  d'un  caillou 
décidera  du  cataclysme  :  le  barrage  sera 
violemment  emporté  et  le  lac  vidé  re- 
deviendra rivière.  Ainsi  aura  lieu  une 
petite  révolution  terrestre. 

Si  la  révolution  est  toujours  en  re- 
tard sur  l'évolution,  la  cause  en  est  à  la 
résistance  des  milieux  :  l'eau  d'un  cou- 
rant bruit  entre  ses  rivages  parce  que 
ceux-ci  la  retardent  dans  sa  marche;  la 
foudre  roule  dans  le  ciel  parce  que 
l'atmosphère  s'est  opposée  à  l'étincelle 
sortie  du  nuage.  Chaque  transformation 
de  la  matière,  chaque  réalisation  d'idée 
est,  dans  la  période  même  du  change- 
ment., contrariée  par  l'inertie  du  milieu, 
et  le  phénomène  nouveau  ne  peut  s'ac- 


ET  LIDEAI.  ANARCHIQUE  17 

c*)mplir  que  par  un  effort  d'autant  plus 
violent  ou  par  une  force  d'autant  plus 
puissante,  que  la  résistance  est  plus 
grande.  Herder  parlant  de  la  Révolu- 
tion française  l'a  déjà  dit  :  «  La  semence 
tombe  dans  la  terre,  longtemps  elle  pa- 
rait morte,  puis  tout  à  coup  elle  pousse 
son  aigrette,  déplace  la  terre  dure  qui 
la  recouvrait,  fait  violence  à  l'argile  en- 
nemie, et  la  voilà  qui  devient  plante, 
qui  fleurit  et  mûrit  son  fruit.  »  Et  l'en- 
fant, comment  nail-il  ?  Après  avoir  sé- 
journé neuf  mois  dans  les  ténèbres  du 
ventre  maternel,  c'est  aussi  avec  vio- 
lence qu'il  s'échaj)pe  en  déchirant 
son  enveloppe,  et  i:)arluis  même  en 
tuant  sa  mère.  Telles  sont  les  révolu- 
tions, conséquences  nécessaires  des  évo- 
lutions qui  les  ont  j)récédées. 


l8      L'EVOLUTION,  LA  REVOLUTION 

Les  formules  proverbiales  sont  fort 
dangereuses,  car  on  prend  volontiers 
rhabitude  de  les  répéter  machinalement, 
comme  pour  se  dispenser  de  réfléchir. 
C'est  ainsi  qu'on  rabâche  partout  le 
mot  de  Linné  :  «  Non  facit  salins 
natura.  »  Sans  doute  «  la  nature  ne  fait 
pas  de  sauts,  »  mais  chacune  de  ses  évo- 
lutions s'accomplit  par  un  déplacement 
de  forces  vers  un  point  nouveau.  Le 
mouvement  général  de  la  vie  dans  cha- 
que être  en  particulier  et  dans  chaque 
série  d'êtres  ne  nous  montre  nulle  part 
une  continuité  directe,  mais  toujours 
une  succession  indirecte,  révolution- 
naire, pour  ainsi  dire.  La  branche  ne 
s^ajoute  pas  en  longueur  à  une  autre 
branche.  La  fleur  n'est  pas  le  prolonge- 
ment de  la  feuille,  ni  le  pistil  celui  dQ 


ET  L'IDKAL  ANARCHIQUE  ig 

rétamine,  et  l'ovaire  diffère  des  organes 
qui  lui  ont  donne  naissance.  Le  fils 
n'est  pas  la  continuation  du  père  ou  de 
la  mère,  mais  bien  un  être  nouveau.  Le 
])rog-rès  se  fait  par  un  changement  con- 
tinuel des  points  de  départ  pour  chaque 
individu  distinct.  De  môme  pour  les  es- 
pèces. L'arbre  généalogique  des  êtres 
est,  comme  l'arbre  lui-même,  un  en- 
semble de  rameaux  dont  chacun  trouve 
sa  force  de  vie,  non  dans  le  rameau  pré- 
cédent, mais  dans  la  sève  originaire. 
Pour  les  grandes  évolutions  histori- 
(]ucs,  il  n'en  est  pas  autrement.  Quand 
les  anciens  cadres,  les  formes  trop  limi- 
tées de  l'organisme,  sont  devenus  insut- 
fisants,  la  vie  se  tléplace  pour  se  réaliser 
en  une  lormation  nouvelle,  l  ne  révolu- 
tion s'accomplit.. 


II 


Toutefois  les  révolutions  ne  sont  pas 
nécessairement  un  proi^rès,  de  môme 
que  les  évolutions  ne  sont  pas  toujours 
orientées  vers  la  justice.  Tout  chanq^e, 
tout  se  meut  clans  la  nature  d'un  mou- 
vement éternel,  mais  s'il  y  a  progrès  il 
peut  y  avoir  aussi  recul,  et  si  les  évolu- 
tions tendent  vers  un  accroissement  de 
vie,  il  y  en  a  d'autres  qui  tendent  vers 
la  mort.  I/arrèt  est  impossil)le,   il    faut 


22      L'ÉVOLUTION.  LA  RÉVOLUTION 

se  mouvoir  clans  un  sens  ou  dans  un 
autre,  et  le  réactionnaire  endurci,  le  li- 
béral douceâtre  qui  poussent  des  cris 
d'effroi  au  mot  de  révolution,  marchent 
quand  même  vers  une  révolution,  la  der- 
nière, qui  est  le  grand  repos.  La  mala- 
die, la  sénilité,  la  gangrène  sont  des  évo- 
lutions au  même  titre  que  la  puberté. 
L'arrivée  des  vers  dans  le  cadavre, 
comme  le  premier  vagissement  de  l'en- 
fant, indique  qu'une  révolution  s'est 
faite.  La  physiologie,  l'histoire,  sont  là 
pour  nous  montrer  qu'il  est  des  évolu- 
tions qui  s'appellent  décadence  et  des 
révolutions  qui  sont  la  mort. 

L'histoire  de  l'humanité,  bien  qu'elle; 
ne  nous  soit  à  demi  connue  que  pendant 
une  courte  période  de  quelques  milliers 
d'années,  nous  offre  déjà  des   exemples 


ET  L'IDEAL  AlSfARCHIQUE  23 

sans  nombre  de  peuplades  et  de  peu- 
ples, de  cités  et  d'empires  qui  ont  mi- 
sérablement péri  à  la.  suite  de  lentes 
évolutions  entraînant  leur  chute.  Mul- 
tiples sont  les  faits  de  tout  ordre  qui 
ont  pu  déterminer  ces  maladies  de  na- 
tions, de  races  entières.  Le  climat  et  le 
sol  peuvent  avoir  empiré,  comme  il  est 
arrivé  certainement  pour  de  vastes  éten- 
dues dans  TAsie  centrale,  où  lacs  et 
lleuves  se  sont  desséchés,  où  des  efflores- 
cenccs  salines  ont  recouvert  desterrains 
jadis  fertiles.  Les  invasions  de  hordes 
ennemies  ont  ravagé  certaines  contrées, 
tellement  à  fond  qu'elles  en  restèrent 
désolées  à  jamais.  Cependant  mainte  na- 
tion a  pu  rcllcurir  après  la  conquête  et 
les  massacres,  même  aj^rès  des  siècles 
d'oppression  :    si  clic   retombe  dans  la 


24      L'ÉVOLUTION,  LA  RHVOLUTIO.N 

barbarie  ou  meurt  complètement,  c'est 
en  elle  et  dans  sa  constitution  intime, 
non  dans  les  circonstances  extérieures, 
qu'il  faut  surtout  chercher  les  raisons 
de  sa  régression  et  de  sa  ruine.  Il  existe 
une  cause  majeure,  la  cause  des  causes, 
résumant  l'histoire  de  la  décadence.  C'est 
la  constitution  d'une  partie  de  la  société 
en  maîtresse  de  Tautre  partie,  c'est 
l'accaparement  de  la  terre,  des  capitaux, 
du  pouvoir,  de  l'instruction,  des  hon- 
neurs par  un  seul  ou  par  une  aristocra- 
tie. Dès  que  la  foule  imbécile  n'a  plus 
le  ressort  de  la  révolte  contre  ce  mono- 
pole d'un  petit  nombre  d'hommes,  elle 
est  virtuellement  morte  ;  sa  disparition 
n'est  qu'une  affaire  de  temps.  La  peste 
noire  arrive  bientôt  pour  nettoyer  cet 
inutile  pullulement  d'individus  sans  li- 


ET  L'IDKAL  ANARCHIQUE  25 

bertc.  Les  massacreurs  accourent  de 
l'Orient  ou  de  l'Occident,  et  le  désert 
se  fait  à  la  place  des  cités  immenses. 
Ainsi  moururent  l'Assyrie  et  l'Egypte, 
ainsi  s'effondra  la  Perse,  et  quand  tout 
Tempire  Romain  appartint  à  quelques 
grands  propriétaires,  le  barbare  eut 
bientôt  remplacé  le  prolétaire  asservi. 
11  ncst  pas  un  événement  qui  ne  suit 
double,  à  la  fois  un  phénomène  de  mort 
et  un  phénomène  de  renouveau,  c'e-st- 
à-dirc  la  résultante  d'évolutions  de  dé- 
cadence et  de  progrès.  Ainsi  la  chute 
de  Rome  constitue,  dans  son  immense 
complexité,  tout  un  ensemble  de  révo- 
lutions correspondant  à  une  série  d'évo- 
lutions, dont  les  unes  ont  été  lunestes 
et  les  autres  heureuses.  (Certes,  ce  fut 
un  grand  soulagement   pour  les  oppri- 


2G  L'l':VOLUTION,  LA  REVOLUTION 

mes  que  la  ruine  de  la  formidable  ma- 
chine d'écrasement  qui  pesait  sur  le 
monde  ;  ce  fut  aussi  à  maints  égards  une 
heureuse  étape  dans  l'histoire  de  l'hu- 
manité que  l'entrée  violente  de  tous  les 
peuples  du  nord  dans  le  monde  de  la 
civilisation  ;  de  nombreux  asservis  re- 
trouvèrent dans  la  tourmente  un  peu 
de  liberté  aux  dépens  de  leurs  maîtres  ; 
mais  les  sciences,  les  industries  périrent 
ou  se  cachèrent;  on  cassa  les  statues, 
on  brûla  les  bibliothèques.  Il  semble, 
pour  ainsi  dire,  que  la  chaîne  des  temps 
se  soit  brisée.  Les  peuples  renonçaient  à 
leur  héritage  de  connaissances.  Au  des- 
potisme succéda  un  despotisme  pire  ; 
d'une  religion  morte  poussèrent  les  re- 
jetons d'une  religion  nouvelle  plus  au- 
toritaire, plus  cruelle,  plus  fanatique; 


ET  L'IDKAL  ANARCHIQUE  27 

et  pendant  un  millier  d'années,  une  nuit 
d'ignorance  et  de  sottise  propagée  par 
les  nn-)ines  se  répandit  sur  la  terre. 

De  même,  les  autres  mouvements 
historiques  se  présentent  sous  deux 
faces,  suivant  les  mille  éléments  qui 
les  composent  et  dont  les  conséquen- 
ces multiples  se  montrent  dans  les 
transformations  politiques  et  sociales. 
Aussi  chaque  événement  donne-t-il  lieu 
aux  jugements  les  plus  divers,  corré- 
latifs à  la  largeur  de  compréhension 
ou  aux  préjugés  des  historiens  qui  Tap- 
prccicnt.  Ainsi,  p(Hir  en  citer  un  exem- 
ple fameux,  le  puissant  épanouissement 
de  la  littcraturc  française  au  dix-sep- 
tième siècle  a  été  attril^uc  au  génie  de 
Louis  XI\^  parce  c|ue  ce  roi  se  trouvait 
sur    le    trône  à  ré|)0(]uc   même  où  tant 


28  L'KVOLUTION,  LA  REVOLUTION 

d'hommes  illustres  produisaient  de  gran- 
des œuvres  en  un  lantrai^e  admirable  : 
«  Le  regard  de  Louis  enfantait  des  Cor- 
neille. J)  Il  est  vrai  qu'un  siècle  plus 
tard,  personne  n'osa  prétendre  que  les 
Voltaire,  les  Diderot,  les  Rousseau  de- 
vaient également  leur  génie  et  leur  gloire 
à  l'œil  évocateur  de  Louis  XV.  Tou- 
tefois à  une  époque  récente,  n'avons- 
nous  pas  vu  le  monde  britannique  se 
précipiter  au  devant  de  la  Reine  en  lui 
rendant  hommage  de  tous  les  événe- 
ments heureux,  de  tous  les  progrès  qui 
s'étaient  accomplis  sous  son  règne, 
comme  si  cette  immense  évolution  était 
due  aux  mérites  particuliers  de  la  sou- 
veraine? Pourtant  cette  personne  de  va- 
leur  médiocre  n'eut  d'autre  peine  que 
de  rester  assise  sur  le  trône  pendant 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  29 

soixante  longues  années,  la  constitu- 
tion même  qu'elle  était  tenue  d'observer 
l'ayant  obligée  à  l'abstention  politique 
pendant  ce  long  espace  de  plus  d'un 
demi-siècle.  Des  millions  et  des  mil- 
lions d'hommes,  pressés  dans  les  rues, 
aux  fenêtres,  sur  les  échafaudages,  vou- 
laient absolument  qu'elle  fût  le  génie 
tout-puissant  de  la  prospérité  anglaise. 
L'hypocrisie  publique  l'exigeait  peut- 
être,  parce  que  l'apothéose  officielle  de 
la  reine-impératrice  permettait  à  la  na- 
tion de  s'adorer  réellement  elle-même. 
Néanmoins  des  voix  de  sujets  man- 
quaient à  ce  concert  :  on  vit  des  famé- 
liiiucs  irlandais  arborer  le  drapeau  noir, 
et  dans  les  cités  de  flndc  des  foules  se 
ruer  contre  les  palais  et  les  casernes. 
Mais  il  est  des  circonstances  où  l'é- 


3o  L'KVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

loge  du  pouvoir  paraît  moins  absurde, 
et  semble  même  au  premier  abord  com- 
plètement justifié.  Il  peut  se  faire  qu'un 
bon  roi,  —  un  Marc  Aurèle  par  exem- 
ple, —  un  ministre  aux  sentiments  gé- 
néreux, un  fonctionnaire  philanthrope, 
un  despote  bienfaisant  en  un  mot,  em- 
ploie son  autorité  au  profit  de  telle  ou 
telle  classe  du  peuple,  prenne  quelque 
mesure  utile  à  tous,  décrète  l'abolition 
d'une  loi  funeste,  se  substitue  aux  op- 
primés pour  se  venger  de  puissants  op- 
presseurs. Ce  sont  là  d'heureuses  con- 
jonctures, mais  par  les  conditions  mêmes 
du  milieu,  elles  se  produisent  d'une 
manière  exceptionnelle,  car  les  grands 
ont  plus  d'occasions  que  tous  autres 
pour  abuser  de  leur  situation,  entourés, 
comme  ils  le  sont,  de  gens  intéressés  à 


ET  L'IDtAL  .VNARCHIQUE  3  j 

leur  montrer  les  choses  sous  un  jour 
trompeur.  Dussent-ils  même  se  prome- 
ner en  déguisement  la  nuit,  comme  Ha- 
roun  al  Rachid,  il  leur  est  impossible 
de  savoir  la  vérité  complète,  et  malgré 
leur  bon  vouloir,  leurs  actes  portent  à 
faux,  déviés  du  but  dès  le  point  de  dé- 
part^ sous  l'inlluence  du  caprice,  des 
hésitations,  des  erreurs  et  fautes,  vo- 
lontaires et  involontaires,  commises  par 
les  agents  chargés  de  la  réalisation. 

Cependant  il  est  des  cas  où  très  cer- 
tainement Tœuvre  des  chefs,  rois,  prin- 
ces ou  législateurs,  se  trouve  franche- 
ment bonne  en  soi  ou  du  moins  assez 
pure  de  tout  alliage;  en  ces  circonstan- 
ces l'opinion  publique,  la  pensée  com- 
mune, la  volonté  d'en  bas  ont  forcé  les 
souverains  à  Taclion.  Mais  alors  l'initia- 


32     L'ÉVOLUTION,  LA  RKVOLUTION 

tive  des  maîtres  n'est  qu'apparente;  ils 
cèdent  à  une  pression  qui  pourrait  être 
funeste  et  qui  cette  fois  est  utile  ;  car 
les  fluctuations  de  la  foule  se  produisent 
aussi  souvent  dans  le  sens  progressif  que 
dans  le  sens  régressif;  plus  souvent 
même  quand  la  société  se  trouve  dans  un 
état  de  progrès  général.  L'histoire  con- 
temporaine de  l'Europe,  de  l'Angleterre 
surtout,  nous  offre  mille  exemples  de 
mesures  équitables  qui  ne  proviennent 
nullement  de  la  bonne  volonté  des  lé- 
gislateurs, mais  qui  leur  furent  imposées 
par  la  foule  anonyme  :  le  signataire  d'une 
loi,  qui  en  revendique  le  mérite  aux 
yeux  de  Thistoire,  n'est  en  réalité  que 
le  simple  enregistreur  de  décisions  pri- 
ses par  le  peuple,  son  véritable  maître. 
Lorsque  les  droits  sur  les  céréales  fu- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUK  33 

rent  abolis  par  les  Chambres  anglaises, 
les  grands  propriétaires  dont  les  votes 
diminuaient  leurs  propres  ressources 
ne  s'étaient  que  très  péniblement  laisse 
convertir  à  la  cause  du  bien  public  ;  mais, 
en  dépit  d'eux-mêmes  ils  avaient  fini  par 
se  conformer  aux  injonctions  directes  de 
la  multitude.  D'autre  part,  lorsque,  en 
France,  Napoléon  III,  secrètement  con- 
seillé par  Richard  Cobden,  établit  quel- 
ques mesures  de  libre  échange,  il  n'était 
soutenu  ni  par  ses  ministres,  ni  par  les 
Chambres,  ni  par  la  masse  de  la  nation  : 
les  lois  qu'il  fit  voter  par  ordre  ne  devaient 
donc  pas  subsister,  et  ses  successeurs, 
confiants  dans  l'indifférence  du  peuple, 
saisirent  la  première  occasion  pour  res- 
taurer les  pratiques  de  protectionnisme 
et  presque  de  prohibition,  au  profit  des 


34  L'l':VOLUTION,  LA  RliVOLUTlON 

riches  industriels  et  des  grands  proprié- 
taires. 

Le  contact  de  civilisations  différentes 
produit  des  situations  complexes  dans 
lesquelles  on  peut  se  laisser  aller  aisé- 
ment à  l'illusion  d'attribuer  au  «  pouvoir 
fort  »  un  honneur  qui  revient  à  de  tout 
autres  causes.  Ainsi  Ton  fait  grand  état 
de  ce  que  le  gouvernement  britannique 
de  l'Inde  a  interdit  les  siitti  ou  sacrifices 
de  veuves  sur  le  bûcher  de  leurs  époux, 
quand  on  serait  en  droit  de  s'étonner 
au  contraire  que  les  autorités  anglaises 
aient  pendant  tant  d'années  et  avec  tant 
de  mauvaises  raisons  résisté  au  vœu 
des  hommes  de  cœur,  en  Europe  et  dans 
Phide  elle-même,  pour  la  suppression  de 
ces  holocaustes  ^  on  se  demandait  avec 
stupeur  pourquoi  le  gouvernement   se 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  35 

faisait  le  complice  d'une  tourbe  de  bour- 
reaux immondes  en  n'abrogeant  pas  des 
instructions  brahmaniques  dépourvues 
de  toute  sanction  autre  que  des  textes  du 
Véda  incontestablement  falsifiés.  Certes, 
l'abolition  de  telles  horreurs  fut  un  bien, 
quoique  un  bien  tardif,  mais  que  de  maux 
durent  être  attribués  aussi  à  l'exercice  de 
ce  pouvoir  «  tutélaire  »,  que  d'impôts 
oppressifs,  que  de  misères,  et,  pendant 
les  famines,  combien  de  faméliques,  jon- 
chant les  routes  de  leurs  cadavres! 

Tout  événement,  toute  période  de 
rhistoire  offrant  un  aspect  double,  il  est 
impossible  de  les  jui^cr  en  bloc.  L'ex- 
emple môme  du  renouveau  (|ui  mit  un 
terme  au  moycn-àge  et  à  la  nuit  de  la 
pensée  nous  montre  comment  deux  ré- 
volutions peuvent  s'accomplir  à  la  fois, 


36     L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

l'une  cause  de  décadence  et  l'autre  de 
progrès.  La  période  de  la  Renaissance, 
qui  retrouva  les  monuments  de  l'anti- 
quité, qui  déchiffra  ses  livres  et  ses  en- 
seignements, qui  dégagea  la  science 
des  formules  superstitieuses  et  lança  de 
nouveau  les  hommes  dans  la  voie  des 
études  désintéressées,  eut  aussi  pour 
conséquence  l'arrêt  définitif  du  mouve- 
ment artistique  spontané  qui  s'était  dé- 
veloppé si  merveilleusement  pendant  la 
période  des  communes  et  des  villes  li- 
bres. Ce  fut  soudain  comme  un  débor- 
dement de  fleuve  détruisant  les  cultures 
des  campagnes  riveraines  :  tout  dut  re- 
commencer, et  combien  de  fois  la  banale 
mitation  de  Tantique  remplaça-t-elle 
ides  œuvres  qui  du  moins  avaient  le 
mérite  d'être  originales  ! 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  87 

La  renaissance  de  la  science  et  des 
arts  fut  suivie  parallèlement  dans  le 
monde  religieux  par  la  scission  du 
christianisme  à  laquelle  on  a  donné  le 
nom  de  Réforme.  Il  sembla  longtemps 
naturel  de  voir  dans  cette  révolution 
une  des  crises  bienfaisantes  de  Thuma- 
nité,  résumée  par  la  conquête  du  droit 
d'initiative  individuelle,  par  Témanci- 
pation  des  esprits  que  les  prêtres 
avaient  tenus  dans  une  servile  igno- 
rance :  on  crut  que  désormais  les  hom- 
mes seraient  leurs  propres  maîtres, 
égaux  les  uns  des  autres  par  Tindcpen- 
dance  de  la  pensée.  Mais  on  sait  main- 
tenant que  la  Réforme  fut  aussi  la  cons- 
titution d'autres  églises  autoritaires,  en 
face  de  riiglise  qui  jusque-là  avait  pos- 
sédé   le  monopole   de   rasservisscmcnt 


38  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

intellectuel.  La  Réforme  déplaça  les  for- 
tunes et  les  prébendes  au  profit  du  pou- 
voir nouveau,  et  de  part  et  d'autre 
naquirent  des  ordres,  jésuites  et  contre- 
jésuites,  pour  exploiter  le  peuple  sous 
des  formes  nouvelles.  Luther  et  Calvin 
parlèrent,  à  l'égard  de  ceux  qui  ne  par- 
tageaient pas  leur  m.anière  de  voir,  le 
même  langage  d'intolérance  féroce  que 
les  saint  Dominique  et  les  Innocent  IIL 
Comme  Tlnquisition,  ils  firent  espion- 
ner, emprisonner,  écarteler,  brûler;  leur 
poctrine  posa  également  en  principe 
l'obéissance  aux  rois  et  aux  interprètes 
de  la  «  parole  divine.  » 

Sans  doute,  il  existe  une  différence 
entre  le  protestant  et  le  catholique  :  (je 
parle  de  ceux  qui  le  sont  en  toute  sin- 
cérité, et  non  par  simple  convenance 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQLE  3g 

de  famille).  Celui-ci  est  plus  naïvement 
crédule,  aucun  miracle  ne  Tétonne;  ce- 
lui-là fait  un  choix  parmi  les  mystères 
et  tient  avec  d'autant  plus  de  ténacité 
à  ceux  qu'il  croit  avoir  sondes  :  il  voit 
dans  sa  religion  une  œuvre  personnelle, 
comme  une  création  de  son  génie.  \in 
cessant  de  croire,  le  catholique  cesse 
d'être  chrétien;  tandis  que  d'ordinaire 
le  protestant  ratiocineur  ne  fait  qu'en- 
trer dans  une  secte  nouvelle,  lorsqu'il 
modifie  ses  interprétations  de  la  «  pa- 
role divine  »  :  il  reste  disciple  du  Christ  ; 
mystique  inconvcrtissable,  il  garde  Tillu- 
sion  de  ses  raisonnements.  Les  peuples 
contrastent  comme  les  individus,  suivant 
la  religion  qu'ils  j^rofcssent  et  qui  pénètre 
plus  ou  moins  leur  essence  morale.  Les 
protestants  ont  certainement  plus  d'ini- 


40  L'EVOLUTION,  LA  REVOLUTION 

tiative  et  plus  de  méthode  dans  leur  con- 
duite, mais  quand  cette  méthode  est 
appliquée  au  mal,  c'est  avec  une  impi- 
toyable rigueur.  Qu'on  se  rappelle  la  fer- 
veur religieuse  que  mirent  les  Américains 
du  Nord  à  maintenir  l'esclavage  des 
Africains  comme  «  institution  divine  !  » 
Autre  mouvement  complexe^  lors  de 
la  grande  époque  évolutionnaire  dont 
la  Révolution  américaine  et  la  Révolu- 
tion française  furent  les  sanorlantes  cri- 
ses.  —  Ah!  là  du  moins,  semble-t-il,  le 
chanofement  fut  tout  à  l'avantage  du 
peuple,  et  ces  grandes  dates  de  l'his- 
toire doivent  être  comptées  comme  inau- 
gurant la  naissance  nouvelle  de  l'huma- 
nité! Les  conventionnels  voulurent 
commencer  l'histoire  au  premier  jour 
de  leur  constitution,  comme  si  les  siè- 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  4, 

des  antérieurs  n'avaient  pas  existé,  et 
que  l'homme  politique  pût  vraiment  da- 
ter son  origine  de  la  proclamation  de 
ses  droits.  Certes,  cette  période  est 
une  grande  époque  dans  la  vie  des  na- 
tions, un  espoir  immense  se  répandit 
alors  par  le  monde,  la  pensée  libre  prit 
un  essor  qu'elle  n'avait  jamais  eu,  les 
sciences  se  renouvelèrent,  Fesprit  de 
découverte  agrandit  à  Tinlini  les  bornes 
du  monde,  et  jamais  on  ne  vit  un  tel 
nombre  d'hommes,  transformés  par  un 
idéal  nouveau,  faire  avec  plus  de  sim- 
plicité le  sacrilicc  de  leur  vie.  Mais  cette 
révolution,  nous  le  voyons  maintenant, 
n'était  point  la  révolution  de  tous,  elle 
fut  celle  de  quelques-uns  pour  quel- 
ques-uns. Le  droit  dcrh(^mnie  resta  j)u- 
rcmcnt  théoricpic   :    hi   garantie   tle    lu 


43  L'ÉVOLUTION,  LA  REVOLUTION 

propriété  privée  que  l'on  proclamait 
en  même  temps,  le  rendait  illusoire. 
Une  nouvelle  classe  de  jouisseurs  avides 
se  mit  à  l'œuvre  d'accaparement,  la 
bourgeoisie  remplaça  la  classe  usée, 
déjà  sceptique  et  pessimiste,  de  la  vieille 
noblesse,  et  les  nouveau-venus  s'em- 
ployèrent avec  une  ardeur  et  une 
science  que  n'avaient  jamais  eues  les 
anciennes  classes  dirigeantes  à  exploiter 
la  foule  de  ceux  qui  ne  possédaient 
point.  C'est  au  nom  de  la  liberté,  de 
l'égalité,  de  la  fraternité  que  se  firent 
désormais  toutes  les  scélératesses.  C'est 
pourémanciper  le  monde  que  Napoléon 
tramait  derrière  lui  un  million  d'égor- 
geurs;  c'est  pour  faire  le  bonheur  de 
leurs  chères  patries  respectives  que  les 
capitalistes  constituent  les  vastes  pro- 


ET  L'IDKAL  ANARCHIQUE  43 

priétés,  bâtissent  les  grandes  usines, 
établissent  les  puissants  monopoles  qui 
rétablissent  sous  une  forme  nouvelle 
l'esclavage  d'autrefois. 

Ainsi  les  révolutions  furent  toujours 
à  double  effet  :  on  peut  dire  que  l'his- 
toire offre  en  toutes  choses  son  endroit 
et  son  revers.  Ceux  qui  ne  veulent  pas 
se  payer  de  mots  doivent  donc  étudier 
avec  une  critique  attentive^  interroger 
avec  soin  les  hommes  qui  prétendent 
s'être  dévoués  pour  notre  cause.  Il  ne 
suffit  pas  de  crier  :  Révolution,  Révo- 
lution! pour  que  nous  marchions  aussi- 
tôt derrière  celui  qui  sait  nous  entraî- 
ner. Sans  doute  il  est  naturel  que 
rignorant  suive  son  instinct  :  le  taureau 
aflfolé  se  précipite  sur  un  chilfon  rouge 
et  le    i)cuple   toujouis  opprimé    se  rue 


^4  L'ÉVOLUTION,  LA  RKVOLL'TION 

avec  fureur  contrele  premier  venu  qu'on 
lui  désigne.  Une  révolution  quelconque 
a  toujours  du  bon  quand  elle  se  produit 
contre  un  maître  ou  contre  un  réprime 
d'oppression;  mais  si  elle  doit  susciter 
un  nouveau  despotisme^  on  peut  se  de- 
mander s'il  n'eût  pas  mieux  valu  la  di- 
riger autrement.  Le  temps  est  venu  de 
n'employer  que  des  forces  conscientes  ; 
les  évolutionnistes,  arrivant  enfin  à  la 
parfaite  connaissance  de  ce  qu'ils  veu- 
lent réaliser  dans  la  révolution  pro- 
chaine, ont  autre  chose  à  faire  qu'à 
soulever  les  mécontents  et  à  les  préci- 
piter dans  la  mêlée,  sans  but  et  sans 
boussole. 

On  peut  dire  que  jusqu'à  maintenant 
aucune  révolution  n'a  été  absolument 
raisonnée,  et  c'est  pour  cela  qu'aucune 


ET  L'IDF.AI.  ANARCHIQUF  45 

n'a  complètement  triomphé.  Tous  ces 
grands  mouvements  furent  sans  excep- 
tion des  actes  presque  inconscients  de 
la  part  des  foules  qui  s  y  trouvaient  en- 
traînées, et  tous,  ayant  été  plus  ou  moins 
dirigés,  n'ont  réussi  que  pour  les  me- 
neurs habiles  à  garder  leur  sang-froid. 
C'est  une  classe  qui  a  fait  la  Réforme  et 
qui  en  a  recueilli  les  avantages  ;  c'est 
une  classe  qui  a  fait  la  Révolution  fran- 
*  çaise  et  qui  en  exploite  les  profits,  met- 
tant en  coupe  réglée  les  malheureux  qui 
Font  servie  pour  lui  procurer  la  victoire. 
Et,  de  nos  jours  encore,  le  «  Quatrième 
Etat  »,  oubliant  les  paysans,  les  prison- 
niers, les  vagabonds,  les  sans-travail,  les 
déclassés  de  toute  espèce,  ne  court-il  pas 
le  risque  de  se  considérer  comme  une 
classe  distincte  cl  de  travailler  non  pour 


46      L'EVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

l'humanité  mais  pour  ses  électeurs,  ses 
coopératives  et  ses  bailleurs  de  fonds. 
Aussi  chaque  révolution  eut-elle  son 
lendemain.  La  veille  on  poussait  le  po- 
pulaire au  combat,  le  lendemain  on 
l'exhortait  à  la  sagesse  ;  la  veille  on 
l'assurait  que  Tinsurrection  est  le  plus 
sacré  des  devoirs,  et  le  lendemain  on 
lui  prêchait  que  «  le  roi  est  la  meilleure 
des  républiques  »,  ou  que  le  parfait  dé- 
vouement consiste  à  «  mettre  trois 
mois  de  misère  au  service  de  la  société  », 
ou  bien  encore  que  nulle  arme  ne  peut 
remplacer  le  bulletin  de  vote.  De  révo- 
lution en  révolution  le  cours  de  l'his- 
toire ressemble  à  celui  d'un  fleuve  ar- 
rêté de  distance  en  distance  par  des 
écluses.  Chaque  gouvernement,  chaque 
parti  vainqueur  essaie  à  son  tour  d'en- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  47 

diguer  le  courant  pour  Tutiliser  à  droite 
et  à  gauche  dans  ses  prairies  ou  dans 
ses  moulins.  L'espoir  des  réactionnai- 
res est  qu'il  en  sera  toujours  ainsi  et 
que  le  peuple  moutonnier  se  laissera 
de  siècle  en  siècle  dévoyer  de  sa  route, 
duper  par  d'habiles  soldats,  ou  des  avo- 
cats beaux  parleurs. 

Cet  éternel  va-et-vient  qui  nous  mon- 
tre dans  le  passé  la  série  des  révolutions 
partiellement  avortées,  le  labeur  infini 
des  générations  qui  se  succèdent  à  la 
peine,  roulant  sans  cesse  le  rocher  qui 
les  écrase,  cette  ironie  du  destin  qui 
montre  des  captifs  brisant  leurs  chaînes 
pour  se  laisser  ferrer  à  nouveau,  tout 
cela  est  la  cause  d'un  «^rand  trouble 
moral,  et  parmi  les  n(')trcs  nous  en 
avons  vu  qui,  perdant  l'espoir  et  fatigués 


48  L'KVOLUnON,  LA  RÉVOLUTION 

avant  d'avoir  combattu,  se  croisaient  les 
bras,  et  se  livraient  au  destin,  abandon- 
nant leurs  frères.  C'est  qu'ils  ne  savaient 
pas  ou  ne  savaient  qu'à  demi  :  ils  ne 
voyaient  pas  encore  nettement  le  che- 
min qu'ils  avaient  à  suivre,  ou  bien  ils 
espéraient  s'y  faire  transporter  par  le 
sort  comme  un  navire  dont  un  vent  fa- 
vorable gonfle  les  voiles  :  ils  essayaient 
de  réussir,  non  par  la  connaissance  des 
lois  naturelles  ou  de  l'histoire,  non  de 
par  leur  tenace  volonté,  mais  de  par  la 
chance  ou  de  vagues  désirs,  semblables 
aux  mystiques  qui,  tout  en  marchant 
sur  la  terre,  s'imaginent  être  guidés 
par  une  étoile  brillant  au  ciel 

Des  écrivains  qui  se  complaisent  dans 
le  sentiment  de  leur  supériorité  et  que 
les  agitations  de  la  multitude  emplissent 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  49 

crun  parfait  mépris  condamnent  l'hu- 
manité à  se  mouvoir  ainsi  en  un  cercle 
sans  issue  et  sans  fin.  D'après  eux,  la 
foule,  à  jamais  incapable  de  réfléchir, 
appartient  d'avance  aux  démaj^ogues,  et 
ceux-ci,  suivant  leur  intérêt,  dirigeront 
les  masses  d'action  en  réaction,  puis  de 
nouveau  en  sens  inverse.  En  effet,  de  la 
multitude  des  individus  pressés  les  uns 
sur  les  autres  se  dégage  facilement  une 
àme  commune  entièrement  subjuguée 
par  une  môme  passion,  se  laissant  al- 
ler aux  mômes  cris  d'enthousiasme  ou 
aux  nicmes  vociférations,  ne  formant 
plus  (ju'un  seul  être  aux  mille  voix  fré- 
nétic|ucs  d'amour  ou  de  haine,  i^n  quel- 
(]ues  jours,  en  cpielqucs  heures,  le  re- 
mous des  événements  entraine  la  même 
foule    aux  manifestations  les  plus  con- 


5o  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

traires  d'apothéose  ou  de  malédiction. 
Ceux  d'entre  nous  qui  ont  combattu 
pour  la  Commune  connaissent  ces  ef- 
frayants ressacs  de  la  houle  humaine. 
Au  départ  pour  les  avant-postes,  on 
nous  suivait  de  saluLations  touchantes, 
des  larmes  d'admiration  brillaient  dans 
les  yeux  de  ceux  qui  nous  acclamaient, 
les  femmes  agitaient  leurs  mouchoirs 
tendrement.  Mais  quel  accueil  fut  celui 
des  héros  de  la  veille  qui,  après  avoir 
échappé  au  massacre,  revinrent  comme 
prisonniers  entre  deux  haies  de  soldats! 
En  maint  quartier^  le  populaire  se  com- 
posait des  mêmes  individus  ;  mais  quel 
contraste  absolu  dans  ses  sentiments  et 
son  attitude!  Quel  ensemble  de  cris  et 
de  malédictions  !  Quelle  férocité  dans 
les  paroles  de  haine.  «  A  mort  !  A  mort  ! 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  5l 

A  la  mitrailleuse!  Au  moulin  à  café!  A 
la  guillotine  !   » 

Toutefois  il  y  a  foule  et  foule,  et  sui- 
vant les  impulsions  reçues,  la  conscience 
collective,  qui  se  compose  des  mille 
consciences  individuelles,  reconnaît  plus 
ou  moins  clairement,  à  la  nature  de  son 
émotion^  si  Toeuvre  accomplie  a  été 
vraiment  bonne.  D'ailleurs,  il  est  cer- 
tain que  le  nombre  des  hommes  qui 
i^ardent  leur  individualité  fière  et  qui  res- 
tent eux-mêmes,  avec  leurs  convictions 
personnelles,  leur  ligne  de  conduite  pro- 
pre, augmente  en  proportion  du  pro- 
grès humain.  Parfois  ces  hommes,  d^nt 
les  pensées  concordent  ou  du  moins  se 
rapprochent  les  unes  des  autres,  sont 
assez  nombreux  pour  Constituer  à  eux 
seuls  des  assemblées  où  les  paroles,  où 


52  L'ÉVOLUTION,  LA   KKVOLUllON 

les  volontés  se  trouvent  d'accord  ;  sans 
doute,  les  instincts  spontanés,  les  cou- 
tumes irréfléchies  peuvent  encore  s'y 
faire  jour,  mais  ce  n'est  que  pour  un 
temps  et  la  dignité  personnelle  reprend 
le  dessus.  On  a  vu  de  ces  réunions  res- 
pectueuses d'elles-mêmes,  bien  différen- 
tes des  masses  hurlantes  qui  s'avilissent 
jusqu'à  la  bestialité.  Par  le  nombre  elles 
ont  l'apparence  de  la  foule,  mais  par  la 
tenue,  elle  sont  des  groupements  d'in- 
dividus, qui  restent  bien  eux-mêmes 
par  la  conviction  personnelle,  tout  en 
constituant  dans  l'ensemble  un  être  su- 
périeur, conscient  de  sa  volonté,  résolu 
dans  son  œuvre.  On  a  souvent  comparé 
les  foules  à  des  armées,  qui,  suivant  les 
circonstances,  sont  portées  par  la  folie 
collective  de  l'héroïsme  ou  dispersées 


ET  L'IDKAL  ANARCHIQUE  53 

par  la  terreur  panique,  mais  il  ne  man- 
que pas  d'exemples  dans  l'histoire,  de 
batailles  dans  lesquelles  des  hommes 
résolus,  convaincus,  luttèrent  jusqu'à  la 
fin  en  toute  conscience  et  fermeté  de 
vouloir. 

Certainement  les  oscillations  des  fou- 
les continuent  de  se  produire,  mais 
dans  quelle  mesure  :  c'est  aux  événe- 
ments à  nous  le  dire.  Pour  constater  le 
progrès,  il  faudrait  connaître  de  com- 
bien la  proportion  des  hommes  qui  pen- 
sent et  se  tracent  une  ligne  de  con- 
duite, sans  se  soucier  des  applaudisse- 
ments ni  des  huées,  s'est  accrue  pendant 
le  cours  de  l'histoire.  Pareille  statisti- 
que est  d'autant  plus  impossible  que, 
même  ixirini  les  novateurs,  il  en  est 
beaucou])  (pii  le  sont  en  jKiroles  seule- 


54  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

ment  et  se  laissent  aller  à  Tentraîne- 
ment  des  compagnons  jeunes  de  pensée 
qui  les  entourent.  D'autre  part,  le  nom- 
bre est  grand  de  ceux  qui,  par  attitude, 
par  vanité,  feignent  de  se  dresser  comme 
des  rocs  en  travers  du  courant  des  siè- 
cles et  qui  pourtant  perdent  pied,  chan- 
geant sans  le  vouloir  de  penser  et  de 
langage.  Quel  est  aujourd'hui  Thomme 
qui,  dans  une  conversation  sincère, 
n'est  pas  obligé  de  s'avouer  plus  ou 
moins  socialiste?  Par  cela  seul  qu'il 
cherche  à  se  rendre  compte  des  argu- 
ments de  l'adversaire,  il  est  en  toute 
probité  obligé  de  les  comprendre,  de  les 
partager  dans  une  certaine  mesure,  de 
les  classer  dans  la  conception  générale 
de  la  société,  qui  répond  à  son  idéal  de 
perfection.  La  logique  même  Toblige  à 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  55 

sertir  les  idées  d'autrui  dans  les  siennes. 
Chez  nous  révolutionnaires,  un  phé- 
nomène analogue  doit  s'accomplir  ;  nous 
aussi,  nous  devons  arriver  à  saisir  en 
p:irfaite  droiture  et  sincérité  toutes  les 
idées  de  ceux  que  nous  combattons; 
nous  avons  à  les  faire  nôtres,  mais  pour 
leur  donner  leur  véritable  sens.  Tous 
les  raisonnements  de  nos  interlocuteurs 
attardés  aux  théories  surannées  se  clas- 
sent naturellement  à  leur  vraie  place, 
dans  le  passé,  non  dans  Tavenir.  Ils  ap- 
partiennent à  la  philosophie  de  This- 
toirc. 


!I 


La  période  du  pur  instinct  est  dépassée 
maintenant  :  les  révolutions  ne  se  feront 
plus  au  hasard,  parce  que  les  évolutions 
sont  de  plus  en  plus  conscientes  et  ré- 
fléchies. De  tout  temps,  Tanimal  ou 
Tenfant  crièrent  quand  on  les  fraj")|")a  et 
répondirent  par  le  i;este  ou  le  coup;  la 
sensitive  aussi  rei)lie  ses  tcuilles  quanti 
un  niouvement  les  olTensc;  mais  il  y  a 
loin    de    ces    révoltes    spontanées   à   la 


58     L'KVOLUTION,  LA  RKVOLUTION 

lutte  méthodique  et  sûre  contre  Toppres- 
sion.  Les  peuples  voyaient  autrefois  les 
événements  se  succéder  sans  y  chercher 
un  ordre  quelconque,  mais  ils  appren- 
nent à  en  connaître  l'enchaînement,  ils 
en  étudient  l'inexorable  logique  et  com- 
mencent à  savoir  qu'ils  ont  également 
à  suivre  une  ligne  de  conduite  pour  se 
reconquérir.  La  science  sociale,  qui  en- 
seigne les  causes  de  la  servitude,  et 
par  contre-coup,  les  moyens  de  l'afFran- 
chissement,  se  dégage  peu  à  peu  du 
chaos  des  opinions  en  conflit. 

Le  premier  fait  mis  en  lumière  par 
cette  science  est  que  nulle  révolution  ne 
peut  se  faire  sans  évolution  préalable. 
Certes,  l'histoire  ancienne  nous  raconte 
par  millions  ce  que  l'on  appelle  des 
«  révolutions  de  palais  »,  c'est-à-dire  le 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  Sq 

remplacement  d'un  roi  par  un  autre  roi, 
d'un  ministre  ou  d'une  favorite  par  un 
autre  conseiller  ou  par  une  nouvelle 
maîtresse.  Mais  de  pareils  changements, 
n'ayant  aucune  importance  sociale  et 
ne  s'appliquant  en  réalité  qu'à  de  sim- 
ples individus,  pouvaient  s'accomplir 
sans  que  la  masse  du  peuple  eut  la  moin- 
dre préoccupation  de  l'événement  ou  de 
ses  conséquences  :  il  suffisait  que  l'on 
trouvât  un  sicaire  avec  un  poignard  bien 
affilé,  et  le  tronc  avait  un  nouvel  occu- 
pant. Sans  doute,  le  caprice  royal  pou- 
vait alors  entraîner  le  royaume  et  la 
foule  des  sujets  en  des  aventures  im- 
prévues, mais  le  peuple,  accoutumé  à 
l'obéissance  et  à  la  résignation,  n  avait 
(|u'à  se  conformer  aux  velléités  d'en 
haut  :  il    ne   s'ingérait    p^iiu  à  émettre 


6o  L'EVOLUTION,  LA  RLVOLLIJON 

un  avis  sur  des  affaires  qui  lui  semblaient 
immesurablement  supérieures  à  son 
humble  compétence.  De  môme,  dans  le 
pays  que  se  disputaient  deux  familles  ri- 
vales avec  leur  clientèle  aristocratique 
et  bourgeoise,  des  révolutions  apparen- 
tes pouvaient  se  produire  à  la  suite  d'un 
massacre  :  telle  conjuration  de  meur- 
triers favorisés  par  la  chance  déplaçait 
le  siège  et  modifiait  le  personnel  du  gou- 
vernement; mais  qu'importait  au  peuple 
opprimé  ?  Enfin,  dans  un  Etat  où  la  base 
du  pouvoir  se  trouvait  déjà  quelque  peu 
élargie  par  l'existence  de  classes  se  dis- 
putant la  suprématie;,  au-dessus  de  toute 
une  foule  sans  droit,  d'avance  condam- 
née à  subir  la  loi  de  la  classe  victorieuse, 
le  combat  des  rues,  Térection  des  bar- 
ricades et  la  proclamation  d'un  gouver- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  6l 

nement    provisoire    à  l'hôtel    de    ville 
étaient  encore  possibles. 

Mais  de  nouvelles  tentatives  en  ce 
sens  ne  sauraient  réussir  dans  nos  villes 
transformées  en  camps  retranchés  et 
dominées  par  des  casernes  qui  sont  des 
citadelles,  et  d'ailleurs  les  dernières 
ft  révolutions  »  de  ce  genre  n'ont  abouti 
qu'à  un  succès  temporaire.  C'est  ainsi 
qu'en  1848  la  F'rance  ne  marcha  que 
d'un  pas  boiteux  à  la  suite  de  ceux  qui 
avaient  proclamé  la  République,  sans 
savoir  ce  qu'ils  entendaient  par  le  mot, 
et  saisit  la  première  occasion  pour  (aire 
volte-face.  La  masse  des  paysans^  qui 
n'avait  pas  été  consultée,  mais  qui  ncn 
arriva  pas  moins  à  exprimer  sa  pensée, 
sourde,  indécise,  informe,  déclara  d'une 
façon  suffisamment  claire  que  son  cvo- 


G2     L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

luiion  n'étant  point  accomplie,  elle  ne 
voulait  pas  d'une  révolution^  qui  se 
trouvait  par  cela  même  née  avant 
terme  ;  trois  mois  s'étaient  à  peine 
accomplis  depuis  l'explosion  que  la 
masse  électorale  rétablissait  sous  une 
forme  traditionnelle  le  régime  coutumier 
auquel  son  âme  d'esclave  était  encore 
habituée  :  telle  une  bête  de  somme  qui 
tend  au  fardeau  son  échine  endolorie. 
De  même,  la  «  révolution  »  de  la  Com- 
mune, si  admirablement  justifiée  et 
rendue  nécessaire  par  les  circonstances, 
ne  pouvait  évidemment  triompher,  car 
elle  s'était  faite  seulement  par  une  moitié 
de  Paris  et  n'avait  en  France  que  l'appui 
des  villes  industrielles  :  le  reflux  la  noya 
dans  un  déluge,  un  déluge  de  sang. 
Il  ne  suffit  donc  plus  de  répéter  les 


ET  L'IDÉAL  ANAKCHIQUE  G3 

vieilles  formules,  Vax  populi,  vox  Dci^ 
et  de  pousser  des  cris  de  guerre  en  fai- 
sant claquer  des  drapeaux  au  vent.  La 
dignité  du  citoyen  peut  exiger  de  lui,  en 
telle  ou  telle  conjoncture,  qu'il  dresse 
des  barricades  et  qu'il  défende  sa  terre, 
sa  ville  ou  sa  liberté  ;  mais  qu'il  ne  s'i- 
magine point  résoudre  la  moindre  ques- 
tion par  le  hasard  des  balles.  C'est  dans 
les  tètes  et  dans  les  cœurs  que  les  trans- 
formations ont  à  s'accomplir  avant  de 
tendre  les  muscles  et  de  se  clianser  en 
phénomènes  historiques.  Toutefois  ce 
qui  est  vrai  de  la  révolution  progressive 
Test  également  de  la  révolution  régres- 
sive ou  contrc-révoluiion.  Certes,  un 
[parti  qui  s'est  emparé  du  gouvernement, 
lune  classe  qui  dispose  des  tondions .  des 
'honneurs,  de  l'argeiit,  de  la  iorce  publi- 


04  [/EVOLUTION,  LA  Ri:VO[.UTION 

que,  peut  faire  un  très  grand  mal  et  con- 
tribuer dans  une  certaine  mesure  au 
recul  de  ceux  dont  elle  a  usurpé  la  direc- 
tion: néanmoins  elle  ne  profitera  de  sa 
victoire  que  dans  les  limites  tracées  par 
la  moyenne  de  l'opinion  publique;  il  lui 
arrivera  même  de  ne  pas  risquer  l'ap- 
plication des  mesures  décrétées  et  des 
Jois  votées  par  les  assemblées  qui  sont 
;  à  sa  discrétion.  L'influence  du  milieu, 
morale  et  intellectuelle,  s'exerce  cons- 
tamment sur  la  société  dans  son  ensem- 
ble, aussi  bien  sur  les  hommes  avides 
de  domination  que  sur  la  foule  rési- 
gnée des  asservis  volontaires,  et  en 
vertu  de  cette  influence  les  oscillations 
qui  se  font  de  part  et  d'autre,  des  deux 
côtés  de  Taxe,  ne  s'en  écartent  jamais 
que  faiblement. 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  65 

Toutefois,  et  c'est  là  encore  un  ensei- 
gnement de  Thistoire  contemporaine, 
cet  axe  lui-même  se  déplace  incessam- 
ment par  l'effet  des  mille  et  mille  chan- 
gements partiels  survenus  dans  les 
cerveaux  humains.  C'est  à  l'individu 
lui-même,  c'est-à-dire  à  la  cellule  pri- 
mordiale de  la  société  qu'il  faut  en  re- 
venir pour  trouver  les  causes  de  la 
transformation  générale  avec  ses  mille 
alternatives  suivant  les  temps  et  les 
lieux.  Si  d'une  part  nous  voyons 
l'homme  isolé  soumis  à  Tinfluence  de  la 
société  tout  entière  avec  sa  morale  tra- 
ditionnelle, sa  religion,  sa  politique, 
d'autre  part  nous  assistons  au  spec- 
tacle de  l'individu  libre  qui,  si  limité 
qu'il  soit  dans  l'espace  et  dans  hi  durée 
des  âges,  réussit  néanmoins  à  laisser  son 


66  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

empreinte  personnelle  sur  le  monde  qui 
Tentoure,  à  le  modifier  d\inc  façon  dé- 
finitive par  la  découverte  d'une  loi,  par 
raccomplissement  d'une  œuvre,  par 
l'application  d'un  procédé,  quelquefois 
même  par  une  belle  parole  que  l'univers 
n'oubliera  point.  Il  est  facile  de  retrou- 
ver distinctement  dans  l'histoire  la  trace 
de  milliers  et  de  milliers  de  héros  que 
l'on  sait  avoir  personnellement  coopéré 
d'une  manière  efficace  au  travail  col- 
lectif de  la  civilisation. 

La  très  grande  majorité  des  hommes 
se  compose  d'individus  qui  se  laissent 
vivre  sans  effort  comme  vit  une  plante  et 
c]ui  ne  cherchent  aucunement  à  réagir 
soit  en  bien,  soit  en  mal,  sur  le  milieu 
dans  lequel  ils  baignent  comme  une 
goutte  d'eau  dans  l'Océan.  Sans  que  l'on 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  67 

veuille  grandir  ici  la  valeur  propre  de 
l'homme  devenu  conscient  de  ses  actions 
et  résolu  à  employer  sa  force  dans  le 
sens  de  son  idéal,  il  est  certain  que  cet 
homme  représente  tout  un  monde  en 
comparaison  de  mille  autres  qui  vivent 
dans  la  torpeur  d'une  demi-ivresse  ou 
dans  le  sommeil  absolu  de  la  pensée  et 
qui  cheminent  sans  la  moindre  révolte 
intérieure  dans  les  rangs  d'une  armée 
ou  dans  une  procession  de  pèlerins.  A 
un  moment  donné ,  la  volonté  d'un 
homme  peut  se  mettre  en  travers  du 
mouvement  panique  de  tout  un  peuple. 
Certaines  morts  héroïques  sont  parmi 
les  grands  événements  de  l'histoire  des 
nations,  mais  combien  plus  important 
fut  le  rnle  des  existences  consacrées  au 
bien  public  ! 


G8  L'ÉVOLUTION,  LA  RKVOLUTION 

C'est  ici  qu'il  s'agit  de  distinguer  avec 
soin,  car  l'équivoque  est  facile,  et  quand 
on  parle  des  «  meilleurs  »,  on  se  laisse 
aisément  entraîner  à  rapprocher  ce  mot 
de  celui  d'  «  aristocratie  »,  pris  dans 
son  sens  usuel.  Nombre  d'écrivains  et 
d'orateurs,  surtout  parmi  ceux  qui  ap- 
partiennent à  la  classe  dans  laquelle  se 
recrutent  les  détenteurs  du  pouvoir, 
parlent  volontiers  de  la  nécessité  d'ap- 
peler à  la  direction  des  sociétés  un 
groupe  d'élite,  comparable  au  cerveau 
dans  l'organisme  humain.  Mais  quel  est 
ce  «  groupe  d'élite  »,  à  la  fois  intelli- 
gent, et  fort,  qui  pourra  sans  prétentions 
garder  en  ses  mains  le  gouvernement 
des  peuples  ?  Il  va  sans  dire  :  tous  ceux 
qui  régnent  et  commandent,  rois, 
princes,  ministres  et  députés,  ramenant 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  69 

avec  complaisance  le  regard  sur  leur 
propre  personne,  répondent  en  toute 
naïveté  :  «  C'est  nous  qui  sommes  l'élite; 
nous  qui  représentons  la  substance  céré- 
brale du  grand  corps  politique.  »  Amère 
dérision  que  cette  arrogance  de  Taristo- 
cratie  officielle,  s'imaginant  constituer  la 
réelle  aristocratie  de  la  pensée,  de  Tini- 
liative,  de  l'évolution  intellectuelle  et 
morale  !  C'est  plutôt  le  contraire  qui  est 
vrai  ou  qui  du  moins  renferme  la  plus 
forte  part  de  vérité  :  maintes  fois  l'aris- 
tocratie mérita  le  nom  de  «  kakisto- 
cratie  »,  dont  Léopold  de  Ranke  se  sert 
dans  son  histoire.  Que  dire,  par  exemple, 
de  cette  aristocratie  de  prostitués  et  de 
prostituées  qui  se  pressait  dans  les  petites 
maisons  de  Louis  XV,  et,  dans  l'époque 
contemporaine,  de  cette  linc  lleur  de  la 


70  [.'KVOLUTION,  LA  RKVOLIJTIO.N 

noblesse  française,  qui  récemment,  pour 
échapper  plus  vite  à  Tinccndie  d'un 
bazar,  se  fit  jour  à  coups  de  cannes,  à 
coups  de  bottes,  sur  la  figure  et  dans  le 
ventre  des  femmes  ! 

Sans  doute  ceux  qui  disposent  de  la 
fortune  ont  plus  de  facilité  que  d'autres 
pour  étudier  et  pour  s'instruire,  mais 
ils  en  ont  aussi  beaucoup  plus  pour  se 
pervertir  et  se  corrompre.  Un  person- 
nage adulé,  comme  l'est  toujours  un 
maître,  qu'il  soit  empereur  ou  chef  de 
bureau,  risque  fort  d'être  trompé,  et 
par  conséquent  de  ne  jamais  savoir  les 
choses  dans  leurs  proportions  vérita- 
bles. Il  risque  surtout  d'avoir  la  vie  trop 
facile,  de  ne  pas  apprendre  à  lutter  en 
personne  et  de  se  laisser  aller  égoïste- 
ment  à  tout  attendre  des  autres;  il  est 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  71 

aussi  menacé  de  tomber  dans  la  crapule 
élégante  ou  même  grossière,  tant  la 
tourbe  des  vices  se  lance  autour  de  lui 
comme  une  bande  de  chacals  autour 
d'une  proie.  Et  plus  il  se  dégrade,  plus 
il  est  grandi  à  ses  propres  yeux  par  les 
flatteries  intéressées  :  devenu  brute,  il 
peut  se  croire  dieu;  dans  la  bouc  il  est 
en  pleine  apothéose. 

Et  quels  sont  ceux  qui  se  ruent  vers 
le  pouvoir  pour  remplacer  cette  élite  de 
naissance  ou  de  fortune  par  une  nou- 
velle élite,  soi-disant  de  Tintelligence  ? 
Que  sont  ces  politiciens,  habiles  à  llat- 
ter  non  plus  les  rois,  mais  la  foule?  Un 
des  adversaires  du  socialisme,  un  défen- 
seur de  ce  que  Ton  appelle  les  a  bons 
j~»rincipes  ;>,  M.  Leroy-Bcaulieu,  va  nous 
répondre  au  sujet  de  cette  aristocratie  de 


72  L'i:vnijjTin.\,  la  rkvofjjtion 

renfort  en  termes  qui,  venant  d'un  anar- 
chiste, paraîtraient  beaucoup  trop  vio- 
lents et  réellement  injustes  :  a  Les  politi- 
ciens contemporains  à  tous  les  degrés, 
dit-il,  depuis  les  conseillers  municipaux 
des  villes  jusqu'aux  ministres,  repré- 
sentent, pris  en  masse,  et  la  part  faite  de 
quelques  exceptions,  une  des  classes  les 
plus  viles  et  les  plus  bornées  de  syco- 
phantes  et  de  courtisans  qu'ait  jamais 
connues  Thumanité.  Leur  seul  but  est  de 
flatter  bassement  et  de  développer  tous 
les  préjugés  populaires,  qu'ils  partagent 
d'ailleurs  vaguement  pour  la  plupart, 
n'ayant  jamais  consacré  un  instant  de 
leur  vie  à  la  réflexion  et  à  Tobserva- 
tion.  » 

D'ailleurs,  la  preuve  par  excellence, 
que  les  deux  «  aristocraties  »,  Tune  qui 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  ^'h 

détient  ou  briirue  le  pouvoir,  et  Tautre 
qui  se  compose  réellement  des  «  meil- 
leurs »,  ne  sauraient  jamais  être  con- 
fondues, riiistoire  nous  la  fournit  en 
pages  de  sang.  Considérées  dans  leur 
ensemble,  les  annales  humaines  peuvent 
être  définies  comme  le  récit  d'une  lutte 
éternelle  entre  ceux  qui,  ayant  été  élevés 
au  rang  de  maîtres,  jouissent  de  la  force 
acquise  par  les  générations,  et  ceux 
qui  naissent,  pleins  d'élan  et  d'enthou- 
siasme, à  la  force  créatrice.  Les  deux 
groupes  de  a  meilleurs  »  sont  en  guerre, 
et  la  profession  historique  des  premiers 
fut  toujours  de  persécuter,  d'asservir, 
(le  tuer  les  autres.  C'étaient  les  «  meil- 
leurs »  officiels,  les  tlieux  eux-mêmes, 
qui  clouèrent  Prométhée  sur  un  roc  du 
(Caucase,  et  depuis  cette  épocjuc  niythi- 


74  l.'l':VOLlJTION,  LA  RÉVOLUTION 

que,  ce  sont  toujours  des  meilleurs, 
empereurs,  papes,  magistrats,  qui  em- 
prisonnèrent, torturèrent,  brûlèrent  les 
novateurs  et  qui  maudirent  leurs  ou- 
vrages. Le  bourreau  fut  toujours  attaché 
au  service  de  ces  «  bons  )j  par  excellence. 
Ils  trouvent  aussi  des  savants  pour 
plaider  leur  cause.  En  dehors  de  la  foule 
anonyme  qui  ne  cherche  point  à  penser 
et  qui  se  conforme  simplement  à  la  civi- 
lisation coutumière,  il  est  des  hommes 
d'instruction  et  de  talent  qui  se  font  les 
théoriciens  du  conservatisme  absolu, 
sinon  du  retour  en  arrière^,  et  qui  cher- 
chent à  maintenir  la  société  sur  place, 
à  la  fixer,  pour  ainsi  dire,  comme  s'il 
était  possible  d'arrêter  la  force  de  pro- 
jection  d'un  globe  lancé  dans  l'espace. 
Ces   misonéistes   «   haïsseurs  du  nou- 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  jS 

veau  »,  voient  autant  île  fous  dans  tous 
les  novateurs,  c'est-à-dire  dans  les  hom- 
mes de  pensée  et  d'idéal;  ils  poussent 
Tamour  de  la  stabilité  sociale  jusqu'à 
signaler  comme  des  criminels  politiques 
tous  ceux  qui  critiquent  les  choses  exis- 
tantes, tous  ceux  qui  s'élancent  vers 
l'inconnu;  et  pourtant  ils  avouent  que 
lorsqu'une  idée  nouvelle  a  fini  par  l'em- 
porter dans  l'esprit  de  la  majorité  des 
hommes,  on  doit  s'y  conformer  pour  ne 
pas  devenir  révolutionnaire  en  s'oppc.- 
sant  au  consentement  universel.  Mais 
en  attendant  cette  révolution  inévitable, 
ils  demandent  que  les  évolutionnaires 
soient  traités  comme  des  criminels,  que 
Ton  punisse  aujourd'hui  dc^  actions  (]ui 
demain  seront  louées  comme  les  pro- 
duits de  la  j)lus  pure  morale  :  ils  eussent 


76  L'KVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

fait  boire  la  ciguë  à  Socrate,  mené  Jean 
Huss  au  bûcher;  à  plus  forte  raison 
eussent-ils  guillotiné  Babeuf,  carde  nos 
jours,  Babeuf  serait  encore  un  novateur; 
ils  nous  vouent  à  toutes  les  fureurs  de 
la  vindicte  sociale,  non  parce  que  nous 
avons  tort,  mais  parce  que  nous  avons 
raison  trop  tôt.  Nous  vivons  en  un 
siècle  d'ingénieurs  et  de  soldats,  pour 
lesquels  tout  doit  être  tracé  à  la  ligne  et 
au  cordeau.  «  L'alignement  !  »  tel  est  le 
mot  d'ordre  de  ces  pauvres  d'esprit  qui 
ne  voient  la  beauté  que  dans  la  symétrie, 
la  vie  que  dans  la  rigidité  de  la  mort. 


IV 


«  L'émancipation  des  travailleurs 
sera  l'œuvre  des  travailleurs  eux-mê- 
mes, »  dit  la  déclaration  de  principes 
de  r  a  Internationale.  »  Cette  parole 
est  vraie  dans  son  sens  le  plus  larqe. 
S'il  est  certain  que  toujours  des  hom- 
mes dits  «  providentiels  »  ont  prétendu 
faire  le  bonheur  des  peuples,  il  n'est 
pas  moins  avéré  que  tous  les  j^roorcs 
humains  ont  été   accomplis   grâce    à   la 


78  L'KVOLUTION,  LA  RKVOLUTION 

propre  initiative  de  révoltés  ou  de  ci- 
toyens déjà  libres.  C'est  donc  à  nous- 
mêmes  qu'il  incombe  de  nous  libérer, 
nous  tous  qui  nous  sentons  opprimés  de 
quelque  manière  que  ce  soit  et  qui  res- 
tons solidaires  de  tous  les  hommes  lésés 
et  souffrants  en  toutes  les  contrées  du 
monde.  Mais  pour  combattre,  il  faut 
savoir.  Il  ne  suffit  plus  de  se  lancer  fu- 
rieusement dans  la  bataille,  comme  des 
Cimbres  et  des  Teutons,  en  meuglant 
sous  son  bouclier  ou  dans  une  corne 
d'aurochs  ;  le  temps  est  venu  de  prévoir, 
de  calculer  les  péripéties  de  la  lutte, 
de  préparer  scientifiquement  la  victoire 
qui  nous  donnera  la  paix  sociale.  La  con- 
dition première  du  triomphe  est  d'être 
débarrassé  de  notre  ignorance  :  il  nous 
faut  connaître  tous  les  préjugés  à  dé- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  -tq 

truirc,  tous  les  éléments  hostiles  à  écar- 
ter ,  tous  les  obstacles  à  franchir^  et 
d'autre  part,  n'ignorer  aucune  des  res- 
sources dont  nous  pouvons  disposer, 
aucun  des  alliés  que  nous  donne  l'évo- 
lution historique. 

Nous  voulons  savoir.  Xous  n'admet- 
tons pas  que  la  science  soit  un  privi- 
lège, et  que  des  hommes  perchés  sur 
une  montagne  comme  Moïse,  sur  un 
trône  comme  le  stoïcien  Marc-Aurèle, 
sur  un  Olympe  ou  sur  un  Parnasse  en 
carton,  ou  simplement  sur  un  fauteuil 
académique,  nous  dictent  des  lois  en 
se  targuant  d'une  connaissance  supé- 
rieure des  lois  éternelles.  Il  est  cer- 
tain que  parmi  les  gens  qui  pontifient 
dans  les  hauteurs,  il  en  est  qui  peuvent 
traduire  convenablement  le  chinois,  lire 


8o  L'ÉVOLUTION,  LA  RKVOLUTION 

les  cartulaires  des  temps  carlovingiens 
ou  disséquer  Tappareil  digestif  des  pu- 
naises; mais  nous  avons  des  amis  qui 
savent  en  faire  autant  et  ne  prétendent 
pas  pour  cela  au  droit  de  nous  comman- 
der. D'ailleurs,  Tadmiration  que  nous 
éprouvons  pour  ces  grands  hommes  ne 
nous  empêche  nullement  de  discuter  en 
toute  liberté  les  paroles  qu'ils  daignent 
nous  adresser  de  leur  firmament.  Nous 
n'acceptons  pas  de  vérité  promulguée  : 
nous  la  faisons  nôtre  d'abord  par  l'étude 
et  par  la  discussion,  et  nous  apprenons 
à  rejeter  l'erreur,  eût-elle  un  millier  d'es- 
tampilles et  de  brevets.  Que  de  fois  en 
effet,  le  peuple  ignorant  a-t-il  diî  recon- 
naître que  ses  savants  éducateurs  n'a- 
vaient d'autre  science  à  lui  enseigner 
que  celle  de  marcher  paisiblement  et 


ET  L'IDKAL  AXARCHIQUE  8i 

joyeusement  à  l'abattoir,  comme  ce 
bœuf  des  fctes  que  l'on  couronne  de 
guirlandes  en  papier  doré  ! 

Des  professeurs  cousus  de  diplômes 
nous  ont  complaisamment  fait  valoir  les 
avantages  que  présenterait  un  gouverne- 
ment composé  de  hauts  personnages 
comme  ils  le  sont  eux-mêmes.  Les  philo- 
sophes, Platon,  Hegel,  Auguste  Comte 
ont  orgueilleusement  revendiqué  la  direc- 
tion du  monde.  Des  hommes  de  lettres, 
des  écrivains,  tels  Honoré  de  Balzac  et 
Gustave  Flaubert,  pour  ne  citer  que  les 
morts,  ont  également  revendiqué  au 
prolit  des  hommes  de  génie,  c'est-à-dire 
à  leur  profit  personnel,  la  direction 
politique  de  la  société.  Le  mot  "  i^ou- 
vcrnement  de  mandarins  »  a  été  crû- 
ment   prononcé,    (^ue    le    destin    nous 

6 


82  L'EVOLUTION,  LA  RIÎVOLUTION 

garde  de  pareils  maîtres,  épris  de  leur 
personne  et  pleins  de  mépris  pour  tous 
autres  gens  de  la  «  vile  multitude  » 
ou  de  «  l'immonde  bourgeoisie.  »  En 
dehors  de  leur  gloire  rien  n'avait  plus  de 
sens  ^  sauf  leur  coterie,  il  n'existerait  que 
des  apparences,  des  ombres  fugitives. 
Et  pourtant  leurs  livres,  si  pleins  de  sa- 
veur qu'ils  soient,  nous  montrent  en  ces 
génies  de  très  médiocres  prophètes  : 
aucun  d'eux  n'eut  de  l'avenir  une  plus 
vaste  compréhension  que  le  moindre 
prolétaire  et  ce  n'est  point  à  leur  école 
que  nous  pouvons  apprendre  le  bon 
combat.  A  cet  égards  le  plus  obscur  de 
ceux  qui  luttent  et  souffrent  pour  la 
justice  nous  en  enseigne  davantage. 

Notre  commencement  de  savoir,  nos 
petits  rudiments  de  connaissances  histo- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  83 

riques  nous  disent  que  la  situation  ac- 
tuelle comporte  des  maux  sans  fin  qu'il 
serait  possible  d'éviter.  Les  désastres 
continus  et  renouvelés  que  produit  le 
régime  social  actuel  dépassent  singuliè- 
rement tous  ceux  que  causent  les  révo- 
lutions imprévues  de  la  nature,  inonda- 
tions et  cyclones,  secousses  terrestres, 
éruptions  de  cendres  et  de  laves.  C'est 
un  problème  de  comprendre  comment 
les  o]-)timistes  à  outrance,  ceux  qui  à 
toute  force  veulent  que  tout  marche  à 
souhaitdans  le  meilleur  des  mondes  pos- 
sibles peuvent  fermer  les  yeux  sur  l'épou- 
vantable situation  faite  à  tant  de  mil- 
lions et  de  millions  d'entre  leshommes, 
nos  frères.  Les  divers  lléaux,  écononii- 
qucs  ou  politiques,  administratifs;  ou 
militaires,    qui    sévissent   dans    les   so- 


S4  L'KVOLUTION,  LA  RKVOLUTION 

cictcs  «  civilisées  »,  —  sans  parler  des 
nations  sauvages,  —  ont  d'innombra- 
bles individus  pour  victimes,  et  les  for- 
tunés qui  sont  épargnés  ou  seulement 
effleurés  par  le  malheur,  font  comme 
s'ils  ne  s'étaient  pas  aperçus  de  ces  hé- 
catombes, ils  s'arrangent  de  leur  mieux 
pour  vivoter  tranquillement,  comme  si 
tous  ces  désastres  n'étaient  pas  des  réa- 
lités tangibles  ! 

N'est-il  pas  vrai  que  des  millions 
d'hommes  en  Europe,  portant  le  harnais 
militaire,  doivent  pendant  des  années 
cesser  de  penser  à  haute  voix,  prendre 
le  pas  et  le  pli  de  la  servitude,  subor- 
donner toutes  leurs  volontés  à  celle  de 
leurs  chefs,  apprendre  à  fusiller  père 
et  mère  si  quelque  despote  imbécile 
l'exige?  N'est-il  pas  vrai  que  d'autres 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  85 

millions  d'hommes,  plus  ou  moins  fonc- 
tionnaires, sont  également  asservis, 
obligés  de  se  courber  devant  les  uns,  de 
se  redresser  devant  les  autres,  et  de  me- 
ner une  vie  conventionnelle  presque 
entièrement  inutilisée  pour  le  progrès? 
N'est-il  pas  également  vrai  que  chaque 
année  des  millions  de  délinquants,  de 
persécutés,  de  pauvres,  de  vagabonds, 
de  sans-travail,  se  voient  enfermés  en 
cellules,  soumis  à  toutes  les  tortures 
de  l'isolement!  Et,  comme  conséquence 
de  ces  belles  institutions  politiques  et 
sociales,  n'est-il  pas  vrai  t|uc  les  hommes 
s'entre-haïssent  encore  de  nation  à  na- 
tion, de  caste  à  caste?  La  société  ne  vit- 
elle  pas  en  un  tel  désarroi,  (-|uc,  malgré 
la  bonne  volonté  et  le  dévouement  de 
beaucoup  d'hommes  généreux,  le  pau- 


8G  L'KVO[.UTIf)N,  LA  RKVOLU MON 

vre  qui  souffre  de  la  faim  risque  de 
mourir  dans  la  rue,  et  que  l'étranii^^er 
peut  se  trouver  seul,  complètement  seul, 
sans  un  ami,  dans  une  grande  cité  où 
pourtant  les  hommes,  de  prétendus  «  frè- 
res »,  grouillent  par  myriades  ?  Ce  n'est 
pas  «  sur  un  volcan  »,  c'est  dans  le  vol- 
can même  que  nous  vivons,  dans  un 
enfer  ténébreux,  et  si  nous  n'avions  pas 
l'espoir  du  mieux  et  l'invincible  volonté 
de  travailler  pour  un  avenir  meilleur, 
que  nous  resterait-il  à  faire,  sinon  à 
nous  laisser  mourir,  comme  le  conseil- 
lent, sans  oser  le  faire,  tant  de  malheureux 
plumitifs,  et  comme  Taccomplissent,  plus 
nombreux  chaque  année,  des  légions  de 
désespérés? 

Ainsi  le  premier   élément  du   savoir 
évolutionnaire  se  montre  à  nous  :  l'état 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  87 

social  nous  apparaît  par  tous  ses  côtés 
mauvais.  «  Connaître  la  souffrance  !  » 
tel  est  le  précepte  initial  de  la  loi  boud- 
dhique. Nous  connaissons  la  souffrance  ! 
Nous  Ja  connaissons  même  si  bien  que 
dans  les  districts  manufacturiers  de  l'An- 
gleterre la  maladie  areçulenomdejp/<i)^: 
se  sentir  le  corps  torturé  par  le  mal  n'est 
qu'un  «  jeu  »  pour  Tesclave  accoutumé 
au  travail  forcé  de  Tusine  (i).  Mais 
({  comment  échapper  à  la  souffrance!  » 
ce  qui  est  le  deuxième  stade  dû  la  con- 
naissance d'après  le  Bouddha  ?  Nous 
commençons  à  le  savoir  aussi,  grâce  à 
Tctude  du  passé.  L'histoire,  si  loin  que 
nous  remontions  dans  la  succession  des 
âges,  si  diligemment  que  nous  étudiions 
autour  de  nous  les  sociétés  et  les  peuples, 

(i)  Riiskin,  Tlic  Crown  ofW'ilA  Olive. 


88  i.i:\oLnrio.\,  la  rkvolution 

civilises  ou  barbares,  policés  ou  primitifs, 
riiistoirc  nous  dit  que  toute  obéissance 
est  une  abdication,  que  toute  servitude 
est  une  mort  anticipée  ;  elle  nous  dit 
aussi  que  tout  progrès  s'est  accompli  en 
proportion  de  la  liberté  des  individus,  de 
l'égalité  et  de  l'accord  spontané  des 
citoyens;  que  tout  siècle  de  découvertes 
fut  un  siècle  pendant  lequel  le  pouvoir 
religieux  et  politique  se  trouvait  affaibli 
par  des  compétitions,  et  où  l'initiative 
humaine  avait  pu  trouver  une  brèche 
pourseglisser,  comme  une  touffed'herbes 
croissant  à  travers  les  pierres  descellées 
d'un  palais.  Les  grandes  époques  de  la 
pensée  et  de  l'art  qui  se  suivent  à  de  longs 
intervalles  pendant  le  cours  des  siècles, 
l'époque  athénienne,  celles  de  la  Re- 
naissance et"  du  monde  moderne,   pri- 


KT  [.'IDKAI.  ANARCHIQUK  89 

rcnt  t(»ujours  leur  sève  originaire  en  des 
temps  de  luttes  sans  cesse  renouvelées 
et  de  continuelle  «  anarchie  »,  offrant 
du  moins  aux  hommes  énergiques  Toc- 
casion  de  combattre  pour  leur  liberté. 
Si  peu  avancée  que  puisse  être  encore 
notre  science  de  l'histoire,  il  est  un  fait 
qui  domine  toute  l'époque  contempo- 
raine et  forme  la  caractéristique  essen- 
tielle de  notre  âge  :  la  toute-puissance 
de  l'argent.  Pas  un  rustre  perdu  en 
un  village  écarté  qui  ne  connaisse  le 
nom  d'un  potentat  de  la  fortune  com- 
mandant aux  rois  et  aux  princes;  pas 
un  qui  ne  le  conçoive  sous  la  forme  d'un 
dieu  dictant  ses  volontés  au  monde  en- 
tier. l'A  certes,  le  paysan  naïf  ne  se 
trompe  guère.  Ne  voyons-nous  pas  quel- 
ques banquiers  chréticnsetjuifsse  donner 


90  L'KVOI.IJTION,  LA  RÉVOLUTION 

le  plaisir  délicat  de  tenir  en  laisse  les  six 
grandes  puissances,  de  faire  manœuvrer 
les  ambassadeurs  et  les  rois,  de  signifier 
aux  cours  d'Europe  les  notes  qu'ils  rédi- 
gent sur  leurs  comptoirs  ?  Cachés  au  fond 
de  leurs  loges,  ils  font  représenter  pour 
eux  une  immense  comédie  dont  les 
peuples  mêmes  sont  les  acteurs  et  qu'a- 
niment gaiement  des  bombardements 
et  des  batailles  :  beaucoup  de  sang  se 
môle  à  la  fête.  Maintenant  ils  ont  la  sa- 
tisfaction de  tenir  leurs  officines  dans  les 
cabinets  des  ministres,  dans  les  secrètes 
chambres  des  rois  et  de  diriger  à  leur 
guise  la  politique  des  Etats  pour  le  besoin 
de  leur  commerce.  De  par  le  nouveau 
droit  public  européen,  ils  ont  affermé  la 
Grèce,  la  Turquie,  la  Perse,  ils  ont 
abonné  la  Chine  à  leurs  emprunts,  et  ils 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  9I 

se  préparent  à  prendre  à  bail  tous 
les  autres  Etats,  petits  et  grands.  «  Princes 
ne  sont  et  rois  ne  daignent  »,  mais  ils 
tiennent  en  main  la  monnaie  symbolique 
devant  laquelle  le  monde  est  prosterné. 
Un  autre  fait  historique  évident  s'im- 
pose à  la  connaissance  de  tous  ceux  qui 
étudient.  Ce  fait,  cause  de  tant  de  dé- 
couraofements  chez  les  hommes  dont  la 
bonne  volonté  Fcmporte  sur  la  raison, 
est  que  toutes  les  institutions  humaines, 
tous  les  organismes  sociaux  qui  cher- 
chent à  se  maintenir  tels  quels,  sans 
chann;ement,  doivent,  en  vertu  même 
de  leur  ininiuahilité,  faire  naître  des 
conservateurs  d'us  et  d'abus,  des  ])ara- 
sitcs,  des  exploiteurs  de  toute  nature, 
devenir  des  foyers  de  réaction  dans  Tcn- 
semhlc  des  sociétés.  ()ue  les  institutions 


92  L'KVOI.U  I  ION,  l.A  REVOLUTION 

soient  très  anciennes  et  que  pour  en 
connaître  les  r)njL;ines  il  faille  remonter 
aux  temps  les  plus  antiques  ou  même  à 
l'époque  des  lérrendes  et  des  mythes, 
ou  bien  qu'elles  se  réclament  d'une  ré- 
volution populaire,  elles  n'en  sont  pas 
moins  destinées,  en  proportion  de  hi 
rigidité  de  leurs  statuts,  à  momifier  les 
idées,  à  paralyser  les  volontés,  à  sup- 
primer les  libertés  et  les  initiatives  : 
pour  cela  il  suffit  qu'elles  durent. 

La  contradiction  est  souvent  des  plus 
choquantes  entre  les  circonstances  révo- 
lutionnaires qui  virent  naître  l'institu- 
tion et  la  manière  dont  elle  fonctionne, 
absolument  à  rebours  de  l'idéal  qu'a- 
vaient eu  ses  naïfs  fondateurs.  A  sa 
naissance,  on  poussait  des  cris  de  :  Li- 
berté! Liberté!  et  l'hymne  de  Guerre 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  (jZ 

aux  Tyrans  résonnait  dans  les  rues  ; 
mais  les  «  tyrans  »  sont  entrés  dans  la 
place,  et  cela  par  le  fait  même  de  la  rou- 
tine, de  la  hiérarchie  et  de  l'esprit  de 
regrès  qui  envahissent  graduellement 
toute  institution.  Plus  elle  se  maintient 
longtemps  et  plus  elle  est  redoutable, 
car  elle  finit  par  pourrir  le  sol  sur  lequel 
elle  repose,  par  empester  l'atmosphère 
autour  d'elle  :  les  erreurs  qu'elle  con- 
sacre, les  perversions  d'idées  et  de  sen- 
timents qu'elle  justifie  et  recommande 
prennent  un  tel  caractère  d'antiquité, 
de  sainteté  même,  que  rares  sont  les  auda- 
cieux qui  osent  s'attaquer  à  elle.  Chaque 
siècle  de  durée  en  accroît  Tautoriie,  et 
si,  néanmoins,  elle  finit  par  succomber, 
comme  toutes  choses,  c'est  qu'elle  se 
trouve  en  désaccord  croissant  avec  l'en- 


94  L'HVOLUTION,  LA  KKVOLUTION 

semble  des  faits  nouveaux  qui  surgis- 
sent à  Tcntour. 

Prenons  pour  exemple  la  })remière  de 
toutes  les  institutions,  la  royauté,  qui 
précéda  même  le  culte  relii^icux,  car 
elle  existait,  bien  avant  Ihomme,  en  nom- 
bre de  tribus  animales.  Aussi  quelle 
prise  cette  illusion  de  la  nécessité  d'un 
maître  n'a-t-elle  pas  eue  de  tout  temps 
sur  les  esprits  1  Combien  étaient-ils 
d'individus  en  France  qui  ne  s'imagi- 
naient pas  être  créés  pour  ramper  aux 
pieds  d'un  roi,  à  l'époque  où  La  Boé- 
tie  écrivait  son  ContrUn^  cet  ouvrage 
d'une  si  claire  logique,  alliée  à  tant 
d'honnête  simplicité?  Je  me  rappelle  en- 
core la  stupeur  que  la  proclamation  de 
la  «  République  »  produisit  en  1848 
chez  les  paysans  de  nos  campagnes  : 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  gb 

«  Et  pourtant  il  faut  un  maître!  »  répé- 
taient-ils à  Tenvi.  Aussi  s'arrangèrent- 
ils  bientôt  de  manière  à  se  donner  ce 
maître,  sans  lequel  ils  ne  s'imaginaient 
pas  de  société  possible  :  évidemment 
leur  monde  politique  devait  être  fait  à 
r image  de  leur  propre  monde  familial, 
dans  lequel  ils  revendiquaient  l'auto- 
rité, la  force  même  et  la  violence.  Tant 
d'exemples  de  royautés  diverses  frap- 
paient leurs  yeux,  et  d'autre  part  l'hé- 
rédité de  la  servitude  s'élimine  si  diffi- 
cilement du  sang,  des  nerfs,  de  la  cer- 
velle, que  malgré  îe  fait  accompli,  ils 
ne  voulaient  point  admettre  cette  révo- 
lution des  villes  (jui  n'était  pas  encore 
une  évolution  des  esprits  villageois. 

Heureusement  que  les  rois  eux-mêmes 
se  chargent  de  détruire    leur   anti(]uc 


96  L'KVOI.UTION,  LA  RKVOLUTION 

divinité  :  ils  ne  se  meuvent  plus  en  un 
monde  inconnu  du  vulgaire;  mais,  des- 
cendus de  Tempyrée,  ils  se  montrent, 
bien  malgré  eux,  avec  leurs  travers, 
leurs  caprices,  leurs  pauvretés,  leurs 
ridicules;  on  les  étudie  à  la  lorgnette, 
au  monocle  et  sous  toutes  leurs  faces; 
on  les  soumet  à  la  photographie,  au.\ 
instantanés,  aux  rayons  cathodiques, 
pour  les  voir  jusque  dans  leurs  viscères. 
Ils  cessent  d'être  rois  pour  devenir  de 
simples  hommes,  livrés  aux  flatteries  bas- 
sement intéressées  des  uns,  à  la  haine, 
au  rire,  au  mépris  des  autres.  Aussi 
faut-il  se  hâter  de  restaurer  le  «  prin- 
cipe monarchique  »  pour  essayer  de  lui 
rendre  vie.  On  imagine  donc  des  sou- 
verains responsables,  des  rois  citoyens, 
personnifiant  en  leur  majesté  la  «  meil- 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  07 

leure  des  Républiques  »,  et  quoique  ces 
replâtrages  soient  de  pauvres  inven- 
tions, ils  n'en  ont  pas  moins  dans  cer- 
taines contrées  une  durée  plus  que  sécu- 
laire, tant  révolution  lente  des  idées  doit 
amener  de  révolutions  partielles  avant 
que  la  révolution  complète,  logique, 
soit  accomplie  !  Sous  ses  mille  transfor- 
mations, rr.tat,  fût-il  le  plus  populaire, 
n'en  a  pas  moins  pour  principe  premier, 
pour  noyau  primitif,  l'autorité  capri- 
cieuse d'un  maître  et  par  conséquent, 
la  diminution  ou  môme  la  perte  totale 
de  l'initiative  chez  le  sujet,  car  ce  sont 
nécessairement  des  hommes  c]ui  repré- 
sentent cet  Etat,  et  ces  hommes,  en 
vertu  même  de  la  posscssioii  du  pou- 
voir, et  i)ar  la  définition  même  du  mot 
«   gouvernement   »    sous    letjuel  on   les 


08  I.'KVOLUTION,  [,/\  RKVOI.IJTION 

embrasse,  ont  moins  de  contrepoids  à 
leurs  passions  que  la  multitude  des  gou- 
vernés. 

D'autres  institutions,  celles  des  cul- 
tes religieux,  ont  pris  aussi  sur  les  âmes 
un  si  puissant  empire  que  maints  histo- 
riens libres  d'esprit  ont  pu  croire  à  Tim- 
possibilité  absolue  pour  les  hommes  de 
s'en  affranchir.  En  effet,  Timage  de 
Dieu,  que  Timagination  populaire  voit 
trôner  au  haut  des  cieux,  n'est  pas  de 
celles  qu'il  soit  facile  de  renverser.  Quoi- 
que dans  l'ordre  logique  du  développe- 
ment humain,  l'organisation  religieuse 
ait  suivi  le  mouvement  politique  et  que 
les  prêtres  soient  venus  après  les  chefs, 
car  toute  image  suppose  une  réalité 
première ,  cependant  la  hauteur  su- 
prême à  laquelle  on  avait  placé  cette  il- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  99 

lusion  pour  en  faire  la  raison  initiale  de 
toutes  les  autorités  terrestres,  lui  don- 
nait un  caractère  auguste  par  excellence  ; 
on  s'adressait  à  la  puissance  souveraine 
et  mystérieuse,  au  «  dieu  Inconnu  », 
dans  un  état  de  crainte  et  de  tremble- 
ment qui  supprimait  toute  pensée,  toute 
velléité  de  critique,  de  jugement  per- 
sonnel. L'adoration,  tel  est  le  seul  sen- 
timent que  les  prêtres  permettaient  à 
leurs  tidèles. 

Pour  repiendre  possession  de  soi- 
même,  i)our  récupérer  son  droit  de 
pensée  libre,  riiommc  indépendant,  — 
hérétique  ou  athée,  —  avait  donc  à  ten- 
dre toute  son  énergir,  à  réunir  tous  les 
efforts  de  son  cire,  et  Thisloire  nous  dit 
ce  qu'il  lui  en  coûta  pendant  les  som- 
bres époques  de   la   domination  ecclc- 


loo  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

siastiquc.  Maintenant  le  «  blasphème  » 
n'est  plus  le  crime  des  crimes,  mais 
l'antique  hallucination,  transmise  héré- 
ditairement, flotte  encore  dans  l'es- 
pace aux  yeux  de  foules  innombrables. 
Elle  dure  quand  même,  tout  en  se 
modifiant  chaque  jour  afin  de  s'accom- 
moder aux  scrupules,  aux  idées  nouvelles, 
et  de  faire  une  part  sans  cesse  croissante 
aux  découvertes  de  la  science,  qu'elle  a 
néanmoins  l'audace  de  mépriser  en  ap- 
parence et  de  honnir.  Ces  changements 
de  costume,  ces  déguisements  même 
aident  l'Église,  et  avec  elle  tous  les  cultes 
religieux,  à  maintenir  leur  autorité  sur 
les  esprits,  à  poser  leur  main  sur  les  cons- 
ciences, à  faire  de  savantes  mixtures  des 
vieux  mensonges  avec  la  vérité  nouvelle. 
Jamais    ceux   qui  pensent    ne    doivent 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  loi 

oublier  que  les  ennemis  de  la  pensée  sont 
en  même  temps  par  la  force  des  choses, 
par  la  logique  de  la  situation,  les  ennemis 
de  toute  liberté.  Les  autoritaires  se  sont 
accordés  pour  faire  de  ki  religion  la  clef 
de  voûte  de  leur  temple.  Au  Samson 
populaire  de  secouer  les  colonnes  qui 
la  soutiennent  ! 

Et  que  dire  de  l'institution  de  la«  jus- 
tice? »  Ses  représentants,  aussi,  comme 
les  prêtres,  aiment  à  se  dire  infaillibles, 
et  l'opinion  publique,  même  unanime, 
ne  réussit  point  à  leur  arracher  la  ré- 
habilitation tl'un  innocent  injustement 
condamné.  Les  magistrats  haïssent 
riiomme  qui  sort  de  la  prison  j^our  leur 
reprocher  justement  son  infortune  et  le 
poids  si  lourd  de  la  réprobation  sociale 
dont  on   Ta    monslrueusenienL  accablé. 


loa  F.'l-:\OLUTION,  LA  RKVOLUTION 

Sans  doute,  ils  ne  prétendent  pas  avoir 
le  reflet  de  la  divinité  sur  leur  visage  ; 
mais  la  justice,  quoique  simple  abstrac- 
tion, n'est-elle  pas  aussi  tenue  pour  une 
Déesse  et  sa  statue  ne  se  dresse-t-elle  pas 
dans  les  palais?  Comme  le  roi,  jadis  ab- 
solu, le  magistrat  à  dû  pourtant  su- 
bir quelques  atteintes  à  sa  majesté  pre- 
mière. Maintenant  c'est  au  nom  du 
peuple  qu'il  prononce  des  arrêts,  mais 
sous  prétexte  qu'il  défend  la  morale,  il 
n'en  est  pas  moins  investi  du  pouvoir 
d'être  criminel  lui-même,  de  condam- 
ner l'innocent  au  bagne  et  de  renvoyer 
absous  le  scélérat  puissant;  il  dispose 
du  glaive  de  la  loi,  il  tient  les  clefs  du 
cachot  ;  il  se  plait  à  torturer  matérielle- 
ment et  moralement  les  prévenus  parle 
secret,  la    prison  préventive,   les   me- 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  io:> 

naces  et  les  promesses  perfides  de  Tac- 
cusateur  dit  «  juge  d'instruction  ;  »  il 
dresse  les  guillotines  et  tourne  la  vis  du 
garrot  ;  il  fait  l'éducation  du  policier, 
du  mouchard,  de  l'agent  des  mœurs  ; 
c'est  lui  qui  forme,  au  nom  de  la  «  dé- 
fense sociale,  »  ce  monde  hideux  de  la 
répression  basse,  ce  qu'il  y  a  de  plus 
repoussant  dans  la  fange  et  dans  l'or- 
dure. 

Autre  institution,  l'armée,  qui  est 
censée  se  confondre  avec  le  «  peuple 
armé  !  »  chez  toutes  les  nations  où  l'es- 
prit de  liberté  souflle  assez  fort  pour 
que  les  gouvernants  se  donnent  la  peine 
de  les  tromper.  Mais  nous  avons  appris 
jKir  une  dure  expérience  que  si  le  per- 
sonnel des  soldats  s'est  renouvelé,  le 
cadre  est  resté  le  même  et  le  principe 


10  ^  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

n'a  pas  change.  Les  hommes  ne  furent 
pas  achetés  directement  en  Suisse  ou  en 
Allemagne  :  ce  ne  sont  plus  des  lans- 
quenets et  des  reîtres,  mais  en  sunt-ils 
plus  libres  ?  Les  cinq  cent  mille  «  baïon- 
nettes intelligentes  »  qui  composent 
l'armée  de  la  République  française  ont- 
elles  le  droit  de  manifester  cette  intelli- 
gence quand  le  caporal,  le  sergent,  toute 
la  hiérarchie  de  ceux  qui  commandent 
ont  prononcé  «  Silence  dans  les  rangs!  » 
Telle  est  la  formule  première,  et  ce 
silence  doit  être  en  même  temps  ce- 
lui de  la  pensée.  Quel  est  l'officier, 
sorti  de  Técole  ou  sorti  des  rangs,  no- 
ble ou  roturier,  qui  pourrait  tolérer  un 
instant  que  dans  toutes  ces  caboches 
alignées  devant  lui  pût  germer  une  pen- 
sée différente  de  la  sienne  ?  C'est  dans 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  io5 

sa  volonté  que  réside  la  force  collective 
de  toute  la  masse  animée  qui  parade  et 
défile  à  son  geste,  au  doigt  et  à  Tœil.  Il 
commande;  à  eux  d'obéir.  «  En  joue! 
Feu  !  »  et  il  faut  tirer  sur  le  Tonkinois 
ou  sur  le  Nègre,  sur  le  l>édouin  de 
FAtlas  ou  sur  celui  de  Paris,  son  ennemi 
ou  son  ami  !  «  Silence  dans  les  rangs  !  » 
Et  si  chaque  année,  les  nouveaux  con- 
tingents que  Tarmée  dévore  devaient 
s'immobiliser  absolument  comme  le  veut 
le  principe  de  la  discipline,  ne  serait-ce 
pas  une  espérance  vainc  que  d'attendre 
une  réforme,  une  amélioration  quelcon- 
que dans  le  régime  inique  sous  lequel 
les  sans-droit  sont  écrasés? 

I /empereur  (juillaume  dit  :  «  Mon  ar- 
mée, Ma  flotte  »  et  saisit  toutes  les  oc- 
casions  pour   répéter  à   ses  soldats,   à 


loG  L'KVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

SCS  marins  qu'ils  sont  sa  chose,  sa  prc'- 
pricté  physique  et  morale,  et  ne  doivent 
pas  hésiter  un  seul  instant  à  tuer  père 
et  mère  si  lui,  le  maître,  leur  montre 
cette  cible  vivante.  Voilà  qui  est  parler  ! 
Du  moins  ces  paroles  monstrueuses  ont- 
elles  le  mérite  de  répondre  logiquement 
à  la  conception  autoritaire  d'une  société 
instituée  par  Dieu.  Mais  si  aux  États- 
Unis,  si  dans  la  «  libre  Helvétie  »,  Toffi- 
cier  général  se  garde  prudemment  de  ré- 
péter les  harangues  impériales,  elles  n'en 
sont  pas  moins  sa  règle  de  conduite  dans 
le  secret  de  son  cœur,  et  quand  le 
moment  est  venu  de  les  appliquer,  il 
n'hésite  point.  Dans  la  «  grande  »  répu- 
blique américaine  le  président  Mac  Kinley 
élève  au  rang  de  général  un  héros  qui 
applique  à  ses  prisonniers  philippins  la 


ET  L'IDÉAL  AXARCHIQUI-:  107 

((  question  de  l'eau  »  et  qui  donne  Tordre 
de  fusiller  dans  Tîle  de  Samar  tous  les 
enfants  ayant  dépassé  la  dixième  année; 
dans  le  petit  canton  suisse  d'Uri  d'autres 
soldats,  qui  n'ont  pas  la  chance  de  tra- 
vailler en  grand  comme  leurs  confrères 
des  Etats-Unis,  font  «  régner  Tordre  »  à 
coups  de  fusil  tirés  sur  leurs  frères  tra- 
vailleurs. Ce  n'est  donc  pas  sans  dimi- 
nution de  leur  dignité  morale,  sans 
abaissement  de  leur  valeur  personnelle, 
de  leur  franche  et  pure  initiative,  que 
dans  n'importe  quel  pays,  des  hommes 
sont  tenus  de  subir  pendant  des  années 
un  genre  de  vie  qui  comporte  de  leur  part 
l'accoutumance  au  crime,  Tacceptation 
tranquille  de  grossièretés  et  d'insultes, 
et  par-dessus  tout,  la  substitution  d'une 
autre  pensée,  d'une  autre  volonté,  d'une 


lo8  L'KVOLUTION,  LA  Rl';\0I.UT10N 

autre  conduite  à  celles  qui  eussent  été  les 
leurs.  Le  soldat  ne  s'est  pas  tu  impuné- 
ment pendant  les  deux  ou  trois  années  de 
sa  forte  jeunesse  :  ayant  été  privé  de  sa 
libre  expression,  la  pensée  elle-même  se 
trouve  atteinte. 

Et  de  toutes  les  autres  institutions 
d'Etat,  qu'elles  se  disent  «  libérales  », 
«  protectrices  »  ou  «  tutélaires  »,  n'en 
est-il  pas  comme  de  la  magistrature 
et  de  Tarmée  ?  Ne  sont-elles  pas  fata- 
lement, de  par  leur  fonctionnement 
même,  autoritaires,  abusives,  malfaisan- 
tes? Les  écrivains  comiques  ont  plai- 
santé jusqu'à  lassitude  les  «  ronds-de- 
cuir  »  des  administrations  gouvernemen- 
tales; mais  si  risibles  que  soient  tous 
ces  plumitifs,  ils  sont  bien  plus  funestes 
encore^   malgré  eux  d'ailleurs   et  sans 


ET  L'IDliAL  ANARCHIQUt:  109 

qu'on  puisse  reprocher  quoi  que  ce  soit 
à  ces  victimes  inconscientes  d'un  état 
politique  momifié,  en  désaccord  avec 
la  vie.  Indépendamment  de  beaucoup 
d'autres  éléments  corrupteurs,  favori- 
tisme, paperasserie,  insuffisance  de  be- 
sogne utile  pour  une  cohue  d'employés, 
le  fait  seul  d'avoir  institué,  réglementé, 
codifié,  flanqué  de  contraintes,  d'amen- 
des, de  gendarmes  et  de  geôliers  l'en- 
semble plus  ou  moins  incohérent  des 
conceptions  politiques,  religieuses,  mo- 
rales et  sociales  d'aujourd'hui  pour  les 
imposer  aux  hommes  de  demain,  ce  fait 
absurde  en  soi,  ne  peut  avoir  que  des 
conséquences  contradictoires.  La  vie, 
toujours  imprévue,  toujours  renouvelée, 
ne  j)cut  s'accommoder  de  conditions 
élaborées  pour  un  temjis  tjui  n'est  j^lus. 


no  L'i:V(Jl.UTI()N,  I.A  REVOLUTION 

Non  seulement  la  complication  et  Ten- 
clievctrcment  des  rouages  rendent  sou- 
vent impossible  ou  même  empêchent  par 
un  loncf  retard  la  solution  des  affaires 
les  plus  simples,  mais  toute  la  machine 
cesse  parfois  de  fonctionner  pour  les 
choses  de  la  plus  haute  importance,  et 
c'est  par  «  coups  d'Etat  »,  petits  ou 
grands,  qu'il  faut  vaincre  la  difficulté  : 
les  souverains,  les  puissants  se  plai- 
gnent dans  ce  cas  que  «  la  légalité  les 
tue  »  et  en  sortent  bravement  «  pour 
rentrer  dans  le  droit.  »  Le  succès  légi- 
time leur  acte  aux  yeux  de  Thistorien; 
l'insuccès  les  met  au  rang-  des  scélérats. 
Il  en  est  de  même  pour  la  foule  des  su- 
jets ou  des  citoyens  qui  brisent  règle- 
ments et  lois  par  un  coup  de  révolution  : 
la    postérité    reconnaissante   les    sacre 


KT  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  m 

héros.  La  défaite  en  eut  fait  des   bri- 
gands. 

Bien  avant  d'exister  officiellement 
comme  émanations  de  TEtat,  avant 
d'avoir  reçu  leur  charte  des  mains  d'un 
prince  ou  par  le  vote  de  représentants 
du  peuple,  les  institutions  en  formation 
sont  des  plus  dangereuses  et  cherchent 
à  vivre  aux  dépens  de  la  société,  à 
constituer  un  monopole  à  leur  profit. 
Ainsi  l'esprit  de  corps  entre  gens  qui 
sortent  d'une  môme  école  à  diplôme 
transforme  tous  les  «  camarades  »,  si 
braves  gens  qu'ils  soient,  en  autant  de 
conspirateurs  inconscients,  ligués  pour 
leur  bicn-ctrc  particulier  et  C(  )ntre  le  bien 
public,  autant  d'hommes  île  proie  qui 
détrousseront  les  passants  et  se  parta- 
geront le  butin.  NOye/des  déjà,  les  fu- 


112  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

turs  fonctionnaires,  au  collège  avec  leurs 
képis  numérotés  ou  dans  quelque  uni- 
versité avec  leurs  casquettes  blanches 
ou  vertes  :  peut-être  nVjnt-ils  prêté  au- 
cun serment  en  endossant  l'uniforme, 
mais  s'ils  n'ont  pas  juré,  ils  n'en  af^ris- 
sent  pas  moins  suivant  l'esprit  de  caste, 
résolus  à  prendre  toujours  les  meilleures 
parts.  Essayez  de  rompre  le  c(  monôme  » 
des  anciens  polytechniciens,  afin  qu'un 
homme  de  mérite  puisse  prendre  place 
en  leurs  rangs  et  arrive  à  partager  les 
mêmes  fonctions  ou  les  mêmes  hon- 
neurs !  Le  ministre  le  plus  puissant  ne 
saurait  y  parvenir.  A  aucun  prix  on 
n'acceptera  l'intrus!  Que  l'ingénieur, 
feignant  de  se  rappeler  son  métier,  diffi- 
cilement appris,  fasse  des  ponts  trop 
courts,  des  tunnels  trop  bas  ou  des  murs 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  il3 

de  réservoirs  trop  faibles,  peu  importe; 
mais  avant  tout,  qu'il  soit  sorti  de  TE- 
cole,  qu'il  ait  l'honneur  d'avoir  été  au 
nombre  des  «  pipos  »  ! 

La  psychologie  sociale  nous  enseigne 
donc  qu'il  faut  se  méfier  non  seulement 
du  pouvoir  déjà  constitué,  mais  encore 
de  celui  qui  est  en  germe.  Il  importe 
également  d'examiner  avec  soin  ce  que 
signifient  dans  la  pratique  des  choses 
les  mots  d'apparence  anodine  ou  même 
séduisante  :  telles  les  expressions  de 
«  patriotisme  »,  d'  «  ordre  »,  de  «  paix 
sociale.  »  Sans  doute  c'est  un  sentiment 
naturel  et  très  doux  que  lamnur  du  sol 
natal  :  c'esl  cliose  exquise  yn>uv  l'exilé 
d'entendre  la  chère  hmguc  maternelle 
et  de  revoir  les  sites  (]ui  rappellent  le 
lieu    lie    la    naissance.    \A    Tamour    de 


114  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

Thommc  ne  se  porte  pas  uniquement 
vers  la  terre  qui  Ta  nourri,  vers  le  lan- 
gage qui  l'a  bercé,  il  s'éj^and  aussi  en 
élan  naturel  vers  les  fils  du  même  sol, 
dont  il  partage  les  idées,  les  sentiments 
et  les  mœurs;  enfin,  s'il  a  Tâme  haute^ 
il  s'éprendra  en  toute  ferveur  d'une  pas- 
sion de  solidarité  pour  ceux  dont  il 
connaît  intimement  les  besoins  et  les 
vœux.  Si  c'est  là  le  «  patriotisme  », 
quel  homme  de  cœur  pourrait  ne  pas 
le  ressentir?  Mais  presque  toujours  le 
mot  cache  une  signification  tout  autre 
que  celle  de  a  communauté  des  affections» 
(Saint-Just)  ou  de  «  tendresse  pour  le  lieu 
de  ses  pères.  » 

Par  un  contraste  bizarre,  jamais  on 
ne  parla  de  la  patrie  avec  une  aussi 
bruyante  affectation  que  depuis  le  temps 


ET  L'IDÉAL  ANARCIIIQUE  ii5 

où  on  la  voit  se  perdre  peu  à  peu  dans 
la  grande  patrie  terrestre  de  l'Huma- 
nité. On  ne  voit  partout  que  drapeaux, 
surtout  à  la  porte  des  guinguettes  et 
des  maisons  à  fenêtres  louches.  Les 
«  classes  dirioreantes  »  se  targuent  à 
pleine  bouche  de  leur  patriotisme,  tout 
en  plaçant  leurs  fonds  à  l'étranger  et 
en  trafiquant  avec  Vienne  ou  Berlin  de 
ce  qui  leur  rapporte  quelque  argent, 
môme  des  secrets  d'Etat.  Jusqu'aux  sa- 
vants, qui,  oublieux  du  temps  où  ils 
constituaient  une  république  interna- 
tionale de  par  le  monde,  parlent  de 
«  science  française  »,  de  «  science  alle- 
mande »,  de  «  science  italienne  »  comme 
s'il  était  possible  de  cantonner  entre 
des  frontières,  sous  l'égide  des  L!;cn' 
darnies,  la  connaissance  des  fait?  et  la 


iiG  L'HVOLUriON,  LA  KLVOLUTION 

propagation  des  idées  :  on  vante  le  pro- 
tectionnisme pour  les  productions  de 
Tesprit  comme  pour  les  navets  et  les 
cotonnades.  Mais,  en  proportion  nicme 
de  ce  rétrécissement  intellectuel  dans 
le  cerveau  des  importants,  s'élargit  la 
pensée  des  petits.  Les  hommes  d'en 
haut  raccourcissent  leur  domaine  et  leur 
espoir  à  mesure  que  nous,  les  révoltés, 
nous  prenons  possession  de  l'univers 
et  agrandissons  nos  cœurs.  Nous  nous 
sentons  camarades  de  par  la  terre  en- 
tière, de  r Amérique  à  l'Europe  et  de 
l'Europe  à  l'Australie;  nous  nous  ser- 
vons du  même  langage  pour  revendiquer 
les  mêmes  intérêts,  et  le  moment  vient  où 
nous  aurons  d'un  élan  spontané  la  même 
tactique,  un  seul  mot  de  ralliement.  Notre 
ligue  surgit  de  tous  les  coins  du  monde. 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  117 

En  comparaison  de  ce  mouvement 
universel,  ce  que  l'on  est  convenu  d'ap- 
peler patriotisme  n'est  donc  autre  chose 
qu'une  régression  à  tous  les  points  de 
vue.  Il  faut  être  naïf  parmi  les  naïfs  pour 
ignorer  que  les  «  catéchismes  du  ci- 
toyen »  prêchent  l'amour  de  la  patrie 
pour  servir  l'ensemble  des  intérêts  et 
des  privilèges  de  la  classe  dirigeante,  et 
qu'ils  cherchent  à  maintenir,  au  profit 
de  cette  classe,  la  haine  de  frontière  à 
i rentière  entre  les  faibles  et  les  déshé- 
rités. Sous  le  mot  de  patriotisme  et  les 
commentaires  modernes  dont  on  l'en- 
toure, on  déguise  les  vieilles  pratiques 
d'obéissance  servile  à  la  volonté  d'un 
chef,  l'abdication  complète  de  l'individu 
en  face  des  gens  qui  détiennent  le  pou- 
voir et  veulent   se  servir  de  la   nation 


Ii8  L'l';\0LUT10N,  LA  Rr:VOLlinON 

tout  entière  comme  d'une  force  aveui^lc. 
De  même,  les  mots  «  ordre,  paix  so- 
ciale »  frappent  nos  oreilles  avec  une 
belle  sonorité  ;  mais  nous  désirons  savoir 
ce  que  ces  bons  apôtres,  les  gouver- 
nants, entendent  par  ces  paroles.  Oui, 
la  paix  et  Tordre  sont  un  grand  idéal  à 
réaliser,  à  une  condition  pourtant  :  que 
cette  paix  ne  soit  pas  celle  du  tombeau, 
que  cet  ordre  ne  soit  pas  celui  de  Var- 
sovie! Notre  paix  future  ne  doit  pas 
naître  de  la  domination  indiscutée  des 
uns  et  de  l'asservissement  sans  espoir 
des  autres,  mais  de  la  bonne  et  franche 
égalité  entre  compagnons. 


V 


L'objectif  premier  de  tous  les  évolu- 
tionnistes  consciencieux  et  actifs  étant 
de  connaître  à  fond  la  société  ambiante 
qu'ils  réforment  dans  leur  pensée,  ils 
doivent  en  second  lieu  chercher  à  se  ren- 
dre un  compte  précis  de  leur  idéal  ré- 
volutionnaire. I']t  l'étude  en  doit  être 
d'autant  plus  scrupuleuse  que  cet  idéal 
embrasse  l'avenir  avec  une  jilus  grande 
ampleur^   car    tous,    amis    et    ennemis, 


,20  I/l'AOI-UTlDN,  LA   REVOLUTION 

savent  qu'il  ne  s'agit  plus  de  petites  ré- 
volutions partielles,  mais  bien  d'une 
révolution  générale,  pour  Tensemble  de 
la  société  et  dans  toutes  ses  manifes- 
tations. 

Les  conditions  mêmes  de  la  vie  nous 
dictent  le  vœu  capital.  Les  cris,  les 
lamentations  qui  sortent  des  huttes  de 
la  campagne,  des  caveS;,  des  soupentes, 
des  mansardes  de  la  ville,  nous  le  répè- 
tent incessamment  :  «  Il  faut  du  pain!  » 
Toute  autre  considération  est  primée 
par  cette  collective  expression  du  besoin 
primordial  de  tous  les  êtres  vivants. 
L'existence  même  étant  impossible  si 
l'instinct  de  la  nourriture  n'est  pas  as- 
souvi, il  faut  le  satisfaire  à  tout  prix  et 
le  satisfaire  pour  tous,  car  la  société  ne 
se  divise  point  en  deux  parts,  dont  l'une 


KT  L'IDÉAL  ANARCIIIQUl-:  121 

resterait  sans  droits  à  la  vie.  «  11  faut  du 
pain  I  »  et  cette  parole  doit  être  comprise 
dans  sa  plus  large  acception,  c'est-à-dire 
qu'il  faut  revendiquer  pour  tous  les 
hommes,  non  seulement  la  nourriture, 
mais  aussi  «  la  joie  »,  c'est-à-dire  toutes 
les  satisfactions  matérielles  utiles  à  l'exis- 
tence, tout  ce  qui  permet  à  la  force  et  à  la 
santé  physiques  de  se  développer  dans 
leur  plénitude.  Suivant  l'expression  d'un 
puissant  capitaliste,  qui  se  dit  tourmenté 
par  la  préoccupation  de  la  justice  :  «  Il 
faut  égaliser  le  point  de  départ  pour  tous 
ceux  qui  ont  à  courir  rcnjcu  de  la  vie.  » 
On  se  demande  souvent  comment  les 
faméliques,  si  nombreux  pourtant,  ont 
pu  surmonter  pendant  tant  de  siècles 
et  surmontent  encore  en  eux  cette  pas- 
sion   de    la   laim   qui    surt^it  dans   leurs 


122  I.'l':VOLUTIO\,  (.A  REVOLUTION 

entrailles,  comment  ils  ont  pu  s'accom- 
moder en  douceur  à  l'afTaiblissement 
organique  et  à  l'inanition.  L'histoire 
du  passé  nous  l'explique.  C'est  qu'en 
effet,  pendant  la  période  de  l'isolement 
primitif,  lorsque  les  familles  peu  nom- 
breuses ou  de  faibles  tribus  devaient 
lutter  à  grand  effort  pour  leur  vie  et  ne 
pouvaient  encore  invoquer  le  lien  de  la 
solidarité  humaine,  il  arrivait  fréquem- 
ment, et  même  plusieurs  fois  pendant 
une  seule  génération,  que  les  produits 
n'étaient  pas  en  suffisance  pour  les  né- 
cessités de  tous  les  membres  du  groupe. 
En  ce  cas,  qu'y  avait-il  à  faire,  sinon  à 
se  résigner,  à  s'habituer  de  son  mieux 
à  vivre  d'herbes  ou  d'écorce,  à  suppor- 
ter sans  mourir  de  longs  jeûnes,  en  at- 
tendant que  la  vague  ramenât  des  pois- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  i?3 

sons,  que  le  gibier  revînt  clans  la  foret 
ou  (|u'une  nouvelle  récolte  germât  de 
Tavare  sillon  ? 

Ainsi  les  pauvres  s'habituèrent  à  la 
faim.  Ceux  d'entre  eux  que  Ton  voit 
maintenant  errer  avec  mélancolie  devant 
les  soupiraux  fumeux  des  cuisines  sou- 
terraines, devant  les  beaux  étalages  des 
fruitiers,  des  charcutiers,  des  rôtisseurs, 
sont  des  gens  dont  Thérédité  a  fait  Tc- 
ducation  :  ils  obéissent  inconsciemment 
à  la  morale  de  la  résignation,  qui  fut 
vraie  à  répo(]ue  où  l'aveugle  destinée 
frappait  les  hommes  au  hasaril,  mais 
qui  n'est  plus  de  mise  aujourd'hui  dans 
une  société  aux  richesses  surabondan- 
tes, au  milieu  d'hommes  (pii  inscrivent 
le  mot  de  <»  i''ralcrnité  »  sur  leurs  uui- 
railles  et  qui  ne  cessent  de  vanler  leur 


124        l'l:\olution,  la  révolution 

philaritliropie.  Et  pourtant  le  nombre 
des  malheureux  qui  osent  avancer  la 
main  pour  prendre  cette  nourriture  ten- 
due vers  le  passant  est  bien  peu  consi- 
dérable, tant  TafTaiblissement  physique 
causé  paj  la  faim  annihile  du  même 
coup  la  volonté,  détruit  toute  énergie, 
même  instinctive!  D'ailleurs,  la  'c  jus- 
tice ')  actuelle  est  tout  autrement  sé- 
vère que  les  anciennes  lois  pour  le  vol 
d'un  morceau  de  pain.  On  a  vu  notre 
moderne  Thémis  peser  un  gâteau  dans 
sa  balance  et  le  trouver  lourd  d'une  an- 
née de  prison. 

«  Il  y  aura  toujours  des  pauvres  avec 
vous  !  »  aiment  à  répéter  les  heureux 
rassasiés,  surtout  ceux  qui  connaissent 
bien  les  textes  sacrés  et  qui  aiment  à 
se  donner  des  airs  dolents  et  mélanco- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  125 

liqucs.  «  Il  y  aura  toujours  des  pauvres 
avec  vous  !  »  Cette  parole,  disent-ils, 
est  tombée  de  la  bouche  d'un  Dieu  et 
ils  la  répètent  en  tournant  les  yeux  et 
en  parlant  du  fond  de  la  gorge  pour  lui 
donner  plus  de  solennité.  Et  c'est  même 
parce  que  cette  parole  était  censée  di- 
vine que  les  pauvres  aussi,  dans  le  temps 
de  leur  pauvreté  intellectuelle,  croyaient 
à  rimpuissance  de  tous  leurs  efforts 
pour  arriver  au  bien-être  :  se  sentant 
perdus  dans  ce  monde,  ils  regardaient 
vers  le  monde  de  Tau  delà.  «  Peut-être, 
se  disaient-ils,  mourrons-nous  de  faim 
sur  cette  terre  de  larmes  ;  mais  à  côté 
de  Dieu,  dans  ce  ciel  glorieux  où  le 
nimlie  du  soleil  entourera  nos  fronts, 
où  la  voie  lactée  sera  notre  tapis, 
nul  besoin  ne  sera  de  nourriture  conies- 


126  L'IJVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

tible,  et  nous  aurons  la  jouissance 
vengeresse  d'entendre  les  hurlements 
du  mauvais  riche  à  jamais  rongé  parla 
faim  ».  Maintenant  quelques  malheu- 
reux à  peine  se  laissent  encore  mener 
par  ces  vaticinations,  mais  la  plupart, 
devenus  plus  sages,  ont  les  yeux  tour- 
nés vers  le  pain  de  cette  terre  qui  donne 
la  vie  matérielle,  qui  fait  de  la  chair  et 
du  sang,  et  ils  en  veulent  leur  part^  sa- 
chant que  leur  vouloir  est  justifié  par  la 
richesse  surabondante  de  la  terre. 

Les  hallucinations  religieuses^,  soi- 
gneusement entretenues  par  les  prê- 
tres intéressés,  n'ont  donc  plus  guère  le 
pouvoir  de  détourner  les  faméliques, 
même  ceux  qui  se  disent  chrétiens,  de  la 
revendication  de  ce  pain  quotidien  que 
l'on  demandait  naguère  à  la  bienveillance 


ET  L'IDÉAl.  ANARCHIQUt:  127 

quinteuse  du  «  Pèic  qui  est  aux  Cieux  ". 
Mais  réconomie  politique,  la  prétendue 
science,   a  pris  l'héri'age  de  la  religion, 
prêchant  à  son  tour  que  la  misère  est 
iné\itable  et  que  si  des  malheureux  suc- 
combent à  la  faim,  la  société  n'en  porte 
aucunement  le  blâme.  Que  Ton  voie  d'un 
côté  la  tourbe  des  pauvres  affamés,  de 
Tautre  quelques  privilégiés  mangeant  à 
leur  appétit  et  s'habillant  à  leur  fantaisie, 
on  doit  croire  en  toute  naïveté  qu'il  ne 
saurait  en  être  autrement  !   11   est  vrai 
qu'en    temps    d'abondance   on   n'aurait 
qu'a  «  prendre  au  tas  «  et  qu'en  temps 
de   disette   tout    le    monde    pourrait    se 
mettre  de  concert  à  la  ration,  mais  pa- 
reille laçon  d'agir  supposerait  l'existence 
d'une  -société  étroitement  unie  par  un  lien 
de  solidarité  haternelle.  Ce  communisme 


I2S  L'ÉVOLUTION,  LA  lŒVOLUTlON 

spontané  ne  paraissant  pas  encore  pos- 
sible, le  pauvre  naïf^  qui  croit  benoîtement 
au  dire  des  économistes  sur  Tinsulfisance 
des  produits  de  la  terre,  doit  en  consé- 
quence accepter  son  infortune  avec  rési- 
gnation. 

De  même  que  les  pontifes  de  la 
science  économique,  les  victimes  du 
mauvais  fonctionnement  social  répètent, 
chacun  à  sa  manière,  la  terrible  «  loi 
de  Malthus  »  —  «  Le  pauvre  est  de 
trop  »  —  que  l'ecclésiastique  protestant 
formula  comme  un  axiome  mathémati- 
que, il  y  a  près  d'un  siècle,  et  qui  sem- 
blait devoir  enfermer  la  société  dans  les 
formidables  mâchoires  de  son  syllo- 
gisme :  tous  les  miséreux  se  disaient 
mélancoliquement  qu'il  n'y  a  point  de 
place  pour  eux  au  «  banquet  de  la  vie.  » 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  129 

Le  fameux  économiste,  bonhomme 
d'ailleurs,  venait  ajouter  de  la  force  à 
leur  douloureuse  conclusion  en  lap- 
puyant  sur  tout  un  échafaudage  d'appa- 
rence mathématique  :  la  population, 
dit-il,  doublerait  normalement  de  vingt- 
cinq  en  vingt-cinq  ans,  tandis  que  les 
subsistances  s'accroîtraient  suivant  une 
proportion  beaucoup  moins  rapide,  né- 
cessitant ainsi  une  élimination  annuelle 
des  individus  surnuméraires.  Que  faut- 
il  donc  faire,  d'après  Malthus  et  ses 
disciples,  pour  éviter  que  l'humanité 
ne  soit  mise  en  coupe  réglée  par  la  mi- 
sère, la  famine  et  les  pestes  ?  Certes, 
on  ne  saurait  exiger  des  pauvres  cju'ils 
débarrassent  généreusement  la  terre  de 
leur  présence,  qu'ils  se  sacrilicnt  en 
holocauste  aux  dieux  de  la  <«  saine  éco- 


i3c  L'KVOLUTION,  LA  RKVOLUTION 

nomie  politique;  »  mais  du  moins  leur 
conseille-t-on  de  se  priver  des  joies  de  la 
famille  :  pas  de  femmes,  pas  d'enfants  î 
C'est  ainsi  qu'on  entend  cette  «  réserve 
morale  »  que  l'on  adjure  les  sages  tra- 
vailleurs de  vouloir  bien  observer.  Une 
descendance  nombreuse  doit  être  un 
luxe  réservé  aux  seuls  favorisés  de  la 
richesse,  telle  est  la  morale  économique. 
Mais  si  les  pauvres,  restés  impré- 
voyants malgré  les  objurgations  des  pro- 
fesseurs, ne  veulent  pas  employer  les 
moyens  préventifs  contre  l'accroisse- 
ment de  population,  alors  la  nature  se 
charge  de  réprimer  l'excédent.  Et  cette 
répression  s'accomplit,  dans  notre  so- 
ciété malade,  d'une  manière  infiniment 
plus  ample  que  les  pessimistes  les  plus 
sombres  ne  se  l'imaginent.  Ce  ne  sont 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  i3i 

pas  des  milliers,  mais  des  millions  de 
vies  que  réclame  annuellement  le  dieu 
de  Alalthus.  Il  est  facile  de  calculer  ap- 
proximativement le  nombre  de  ceux  que 
la  destinée  économique  a  condamnés  à 
mort  depuis  le  jour  où  Tâpre  théologien 
proclama  la  prétendue  «  loi  »  que  l'in- 
cohérence sociale  a  malheureusement 
rendue  vraie  pour  un  temps,  i^urant  ce 
siècle,  trois  générations  se  sont  succédé 
en  Europe.  Or,  en  consultant  les  tables 
de  mortalité,  on  constate  que  la  vie 
moyenne  des  jjens  riches  (par  exemple  les 
habitants  des  quartiers  aérés  et  somp- 
tueux, à  Londres,  à  Paris,  à  Berne)  de- 
passe  soixante,  atteint  même  soixante- 
dix  ans.  Ces  gens  ont  pourtant,  de 
par  rinégalité  même,  bien  des  raisons 
de  ne  pas  lournir  leur  carrière  normale  : 


l32  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

la  «  arandc  vie  »  les  sollicite  et  les 
corrompt  sous  toutes  les  formes;  mais 
le  bon  air,  la  bonne  chère,  la  variété 
dans  la  résidence  et  les  occupations, 
les  p-uérissent  et  les  renouvellent.  Les 
gens  asservis  à  un  travail  qui  est  la  con- 
dition même  de  leur  gagne-pain  sont, 
au  contraire,  condamnés  d'avance  à 
succomber,  suivant  les  pays  de  TEurope, 
entre  vingt  et  quarante  ans,  soit  à  trente 
en  moyenne.  C'est  dire  qu'ils  fournissent 
seulement  la  moitié  des  jours  qui  leur 
seraient  dévolus  s'ils  vivaient  en  liberté, 
maîtres  de  choisir  leur  résidence  et  leur 
œuvre.  Ils  meurent  donc  précisément  à 
l'heure  où  leur  existence  devrait  atteindre 
toute  son  intensité;  et  chaque  année, 
quand  on  fait  le  compte  des  morts,  il  est 
au  moins  double  de  ce  qu'il  devrait  être 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  i33 

dans  une  société  d'égaux.  Ainsi  la  morta- 
lité annuelle  de  l'Europe  étant  d'environ 
douze  millions  d'hommes,  on  peut  affir- 
mer que  six  millions  d'entre  eux  ont 
été  tués  par  les  conditions  sociales  qui 
rèi,ment  dans  notre  milieu  barbare  ^  six 
millions  ont  péri  par  manque  d'air  pur, 
de  nourriture  saine,  d'hygiène  conve- 
nable, de  travail  harmonique.  Eh  bien  î 
comptez  les  morts  depuis  que  Alalthus  a 
parlé,  prononçant  d'avance  sur  l'im- 
mense hécatombe  son  oraison  funèbre! 
N'est-il  pas  vrai  que  toute  une  moitié  de 
l'humanité  dite  civilisée  se  compose  de 
gens  qui  ne  sont  pas  invités  au  banquet 
social  ou  qui  n'y  trouvent  place  que  pour 
un  temps,  condamnés  à  mourir  la  bouche 
contractée  par  les  désirs  inassouvis,  l.a 
mort  préside  au  repas,  et  de  sa  faulx  clic 


l34  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOI^UTION 

écarte  les  tards-venus.  On  nous  montre 
dans  les  Expositions  d'admirables  «  cou- 
veuses )) ,  où  toutes  les  lois  de  la  physique, 
toutes  les  connaissances  en  physiologie, 
toutes  les  ressources  d'une  industrie 
ingénieuse  sont  appliqués  à  faire  vivre 
des  enfants  nés  avant  terme,  à  sept, 
même  à  six  mois.  Et  ces  enfants  conti- 
nuent de  respirer,  ils  prospèrent,  de- 
viennent de  magnifiques  poupons,  gloire 
de  leur  sauveteur,  orgueil  de  leur  mère. 
Mais  si  Ton  arrache  à  la  mort  ceux 
que  la  nature  semblait  avoir  condamnés^ 
on  y  précipite  par  millions  les  enfants 
que  d'excellentes  conditions  de  nais- 
sanceavaient  destinés  à  vivre.  A  Na- 
ples,  dans  un  hospice  des  Enfants-Trou- 
véS;,  le  rapport  officiel  des  curateurs 
nous  dit  d'un  style  dégagé  que  sur  neuf 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  |35 

cent   cinquante  enfants    il  en  est  resté 
trois  en  vie! 

La  situation  est  donc  atroce,  mais 
une  immense  évolution  sest  accomplie, 
annonçant  la  révolution  prochaine.  Cette 
évolution,  c'est  que  la  «  science  »  éco- 
nomique, prophétisant  le  manque  de  res- 
sources et  la  mort  inévitable  des  faméli- 
ques, s'est  trouvée  en  défaut  et  que  l'hu- 
manité souffrante,  se  croyant  pauvre 
naguère,  a  découvert  sa  richesse  :  son 
idéal  du  «  pain  pour  tous  »  n'est  point  une 
utopie.  I  .a  terre  est  assez  vaste  pour  nous 
porter  tous  sur  son  sein,  clic  est  assez 
riche  pour  nous  faire  vivre  dans  l'ai- 
sance, l'vlle  peut  donner  assez,  de  mois- 
sons pour  que  tous  aient  à  manger  ;  elle 
fait  naître  assez  de  plantes  fibreuses 
pour  que  tous  aient  à  se  vêtir  ;  ellecon- 


l36  L'KVOLUTKJN,  LA  RKVOLUTION 

tient  assez  de  pierres  et  d'argile  pour 
que  tous  puissent  avoir  des  maisons. 
Tel  est  le  fait  économique  dans  toute 
sa  simplicité.  Non  seulement  ce  que  la 
terre  produit  suffirait  à  la  consomma- 
tion de  ceux  qui  l'habitent,  mais  elle 
suffirait  si  la  consommation  doublait 
tout  à  coup,  et  cela  quand  même  la 
science  n'interviendrait  pas  pour  faire 
sortir  l'agriculture  de  ses  procédés  em- 
piriques et  mettre  à  son  service  toutes 
les  ressources  fournies  maintenant  par 
la  chimie,  la  physique,  la  météorologie, 
la  mécanique.  Dans  la  grande  famille  de 
l'humanité,  la  faim  n'est  pas  seulement 
le  résultat  d'un  crime  collectif,  elle  est 
encore  une  absurdité,  puisque  les  pro- 
duits dépassent  deux  fois  les  nécessi- 
tés de  la  consommation. 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  i  3; 

Tout  l'art  actuel  de  la  répartition, 
telle  qu'elle  est  livrée  au  caprice  indi- 
viduel et  à  la  concurrence  effrénée  des 
spéculateurs  et  des  commerçants,  con- 
siste à  faire  hausser  les  prix,  en  retirant 
les  produits  à  ceux  qui  les  auraient  pour 
rien  et  en  les  portant  à  ceux  qui  les 
paient  cher  :  mais  dans  ce  va-et-vient 
des  denrées  et  des  marchandises,  les 
objets  se  gaspillent,  se  corrompent  et  se 
j)crdent.  Les  pauvres  loqueteux  qui  pas- 
sent devant  les  g"rands  entrepôts  le  sa- 
vent. Ce  ne  sont  pas  les  paletots  qui 
manquent  pour  leur  couvrir  le  dos,  ni 
les  souliers  pour  leur  chausser  les  pieds, 
ni  les  bons  fruits,  ni  les  boissons  chau- 
des i:)our  leur  restaurer  lestomac.  lOut 
est  en  abontlance  et  en  surabondance, 
et  pendant  qu'ils  errent  çà  et  h\,  jetant 


l38  L'iiVOLU MON,  LA  RLVOLr  I  ION 

des  regards  affames  autour  d'eux,  le 
marchand  se  demande  comment  il 
pourra  faire  enchérir  ses  denrées,  au  be- 
soin même  en  diminuer  la  quantité. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  fait  subsiste,  la 
constance  d'excédant  pour  les  produits! 
Et  pourquoi  messieurs  les  économistes 
ne  commencent-ils  pas  leurs  manuels  en 
constatant  ce  fait  capital  de  statistique  ? 
Et  pourquoi  faut-il  que  ce  soit  nous, 
révoltés,  qui  le  leur  apprenions  ?  Et 
comment  expliquer  que  les  ouvriers 
sans  culture,  conversant  après  le  tra- 
vail de  la  journée,  en  sachent  plus  long 
à  cet  égard  que  les  professeurs  et  les 
élèves  les  plus  savants  de  TEcole  des 
Sciences  morales  et  politiques  ?  Faut-il  en 
conclure  que  l'amour  de  Tétude  n'est  pas, 
chez  ces  derniers,  d'une  absolue  sincérité? 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  t  S.j 

L'évolution  économique  contempo- 
raine nous  ayant  pleinement  justifiés 
dans  notre  revendication  du  pain,  il  reste 
à  savoir  si  elle  nous  justifie  également 
dans  un  autre  domaine  de  notre  idéal, 
la  revendication  de  la  liberté.  «  L'homme 
ne  vit  pas  de  pain  seulement  »,  dit  un 
vieil  adage,  qui  restera  toujours  vrai,  à 
moins  que  l'être  humain  ne  régresse  à  la 
pure  existence  végétative  ;  mais  quelle 
est  cette  substance  alimentaire  indis- 
pensable en  dehors  de  la  nourriture  ma- 
térielle ?  Naturellement  l'Eglise  nous 
prêche  (pie  c'est  la  «  Parole  de  Dieu  », 
et  l'Etat  nous  mande  que  c'est  1'  u  Obéis- 
sance aux  Lois,  »  Cet  aliment  ipii  dé- 
veloppe la  mentalité  et  la  moralité 
humaines,  c'est  le  <(  fruit  de  la  science 
du  bien  et  (hi  mal  »,   (juc  le  mytlie  des 


140  L'EVOLUTION,  LA  REVOLUTION 

Juifs  et  de  toutes  les  religions  qui  en 
sont   dérivées  nous  interdit   comme   la 
nourriture    vénéneuse    par    excellence, 
comme  le  poison  moral   viciant  toutes 
choses,  et  même,   «  jusqu'à  la  troisième 
génération  »,  la  descendance  de  celui  qui 
/y  Ta   goûté!    Apprendre,    voilà  le  crime 
,  d'après  TÉglise,  le  crime  d'après  TÉtat, 
quoique  puissent  imaginer  des  prêtres  et 
des  agents  de  gouvernement  ayant  ab- 
sorbé malgré  eux  des  germes  d'hérésie. 
Apprendre,  c'est  là  au  contraire  la  vertu 
par  excellence  pour  Tindividu  libre  se 
dégageant  de  toute  autorité  divine  ou 
humaine  :  il  repousse  également  ceux 
qui,  au  nom  d'une  «  Raison  suprême  », 
s'arrogent  le  droit  de  penser  et  de  par- 
ler pour  autrui  et  ceux  qui,  de  par  la  vo- 
lonté de  l'Etat,  imposent  des  lois,  une 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  141 

prétendue  morale  extérieure,  codifiée 
et  définitive.  Ainsi  l'homme  qui  veut  se 
développer  en  être  moral  doit  prendre 
exactement  le  contrepied  de  ce  que  lui 
recommandent  et  l'Kglise  et  THtat  :  il  y 
lui  faut  penser,  parler,  a^^ir  librement. 
Ce  sont  là  les  conditions  indispensables  ^ 
de  tout  prog^rès. 

«  Penser,  parler,  agir  librement  » 
en  toutes  choses!  I/idéal  de  la  société 
future,  en  contraste  et  cependant  en 
continuation  de  la  société  actuelle,  se 
précise  donc  de  la  manière  la  plus 
nette.  Penser  librement  !  Du  cmip  Té- 
volutionniste,  devenu  révolutionnaire, 
se  sépare  de  toute  église  dogmatique, 
de  tout  corps  statutaire,  de  tout  grou- 
pement politique  à  clauses  obligatoi- 
res,  de  toute  association,  publique  ou 


142  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

secrète  dans  laquelle  le  sociétaire  doit 
commencer  par  accepter,  sous  peine  de 
trahison,  des  mots  d'ordre  incontestés. 
Plus  de  congrégations  pour  mettre  les 
écrits  à  l'index  !  Plus  de  rois  ni  de  princes 
pour  demander  un  serment  d'allégeance, 
ni  de  chef  d'armée  pour  exiger  la  fidélité 
au  drapeau;  plus  de  ministre  de  l'ins- 
truction publique  pour  dicter  des  ensei- 
gnements, pour  désigner  jusqu'aux  pas- 
sages des  livres  que  l'instituteur  devra 
expliquer;  plus  de  comité  directeur  qui 
exerce  la  censure  des  hommes  et  des 
choses  à  l'entrée  des  «  maisons  du  pt;u- 
ple.  »  Plus  de  juges  pour  forcer  un 
témoin  à  prêter  un  serment  ridicule  et 
faux,  impliquant  de  toute  nécessité  un 
parjure  par  le  fait  même  que  le  serment 
est   lui-même   un    mensonge.    Plus    de 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  143 

chefs,  de  quelque  nature  que  ce  soit, 
fonctionnaire,  instituteur,  membre  de 
comité  clérical  ou  socialiste,  patron  ou 
père  de  famille,  pour  s'imposer  en  maître 
auquel  Tobéissance  est  due. 

l-^t  la  liberté  de  parole  ?  Et  la  liberté 
d'action  ?  Ne  sont-cc  pas  là  des  consé- 
quences directes  et  logiques  de  la  li- 
berté de  penser  ?  La  parole  n'est  que  la 
pensée  devenue  sonore,  l'acte  nest  que 
la  pensée  devenue  visible.  Notre  idéal 
comporte  donc  pour  tout  homme  la 
pleine  et  absolue  liberté  d'exprimer  sa 
pensée  en  toutes  choses,  science,  poli- 
tique, morale,  sans  autre  réserve  que 
celle  de  son  respect  pour  autrui  ;  il  com- 
porte éi^alement  pour  chacun  le  droit 
d'agir  à  son  ^Té,  de  «  faire  ce  qu'il  veut  », 
tout  en  associant  naturellement  sa  volonté 


144  I.'KVOLUTION,  I.A  llKVOfJJTION 

à  celle  des  autres  hommes  dans  toutes 
les  œuvres  collectives  :  sa  liberté  propre 
ne  se  trouve  point  limitée  par  cette  union, 
mais  elle  grandit  au  contraire,  grâce  à  la 
force  de  la  volonté  commune. 

Il  va  sans  dire  que  cette  liberté  abso- 
lue de  pensée,  de  parole  et  d'action  est 
incompatible  avec  le  maintien  des  ins- 
titutions qui  mettent  une  restriction  à 
la  pensée  libre,  qui  fixent  la  parole  sous 
forme  de  vœu  définitif,  irrévocable,  et 
prétendent  même  forcer  le  travailleur 
à  se  croiser  les  bras,  à  mourir  d'inani- 
tion devant  la  consigne  d'un  propriétaire. 
Les  conservateurs  ne  s'y  sont  point 
trompés  quand  ils  ont  donné  aux  révo- 
lutionnaires le  nom  général  «  d'ennemis 
de  la  religion,  de  la  famille  et  de  la  pro- 
priété.   »  Oui,   les  anarchistes  repous- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  145 

sent  l'autorité  du  dogme  et  Tinterven- 
tion  du  surnaturel  dans  notre  vie,  et, 
en  ce  sens,  quelque  ferveur  qu'ils  appor- 
tent dans  la  lutte  pour  leur  idéal  de 
fraternité  et  de  solidarité,  ils  sont  enne- 
mis de  la  religion.  Oui,  ils  veulent  la 
suppression  du  trafic  matrimonial,  ils 
veulent  les  unions  libres,  ne  reposan'. 
que  sur  l'affection  mutuelle,  le  respect 
de  soi  et  de  la  dignité  d'autrui,  et,  en  ce 
sens,  si  aimants  et  si  dévoués  qu'ils 
soient  pour  ceux  dont  la  vie  est  associée 
à  la  leur,  ils  sont  bien  les  ennemis  de 
la  famille.  Oui,  ils  veulent  supprimer 
l'accaparement  de  la  terre  et  de  ses 
produits  pour  les  rendre  à  tous,  et,  en 
ce  sens,  le  bonheur  qu'ils  auraient  de  ga- 
rantir à  tous  la  jouissance  des  fruits  du 
sol,  en  fait  des  ennemis  de  la  propriété. 


10 


146  L'KVOLU TION,  LA  RÉVOLUTION 

Certes,  nous  aimons  la  paix  :  nous  avons 
pour  idéal  Tharmonie  entre  tous  les 
hommes,  et  cependant  la  guerre  sévit 
autour  de  nous  ;  au  loin  devant  nous, 
elle  nous  apparaît  encore  en  une  dou- 
loureuse perspective,  cardans  Timmense 
complexité  des  choses  humaines  la  mar- 
che vers  la  paix  est  elle-même  accom- 
pagnée de  luttes.  «  Mon  royaume  n'est 
pas  de  ce  monde  »  disait  le  Fils  de 
l'Homme;  et  pourtant  lui  aussi  «  apportait 
une  épée  »,  préparant  «  la  division  entre 
le  fils  et  le  père,  entre  la  fille  et  la  mère.  » 
Toute  cause,  même  la  plus  mauvaise,  a 
ses  défenseurs  qu'il  convient  de  supposer 
honnêtes,  et  la  sympathie ;,  le  respect 
mérités  par  eux  ne  doivent  pas  empêcher 
les  révolutionnaires  de  les  combattre 
avec  toute  Ténergie  de  leur  vouloir. 


VI 


De  bonnes  ùmes  espèrent  que  tout 
s'arrangera  quand  môme,  et  que,  en  un 
jour  de  révolution  pacifique,  nous  ver- 
rons les  défenseurs  du  privilège  céder 
de  bonne  grâce  à  la  poussée  d'en  bas. 

Certes,  nous  avons  confiance  qu'ils 
céderont  un  jour,  mais  alors  le  sentiment 
qui  les  guidera  ne  sera  certaincmc'nt 
point  d'origine  spontanée  :  l'appréhen- 
sion  de  l'avenir    et    surtout  la    vue   de 


1^8  L'KVOLUTION,  LA  REVOLUTION 

«  faits  accomplis  »  portant  le  caractère 
de  rirrévocable,  leur  imposeront  un 
changement  de  voie  ;  ils  se  modifieront 
sans  doute^  mais  quand  il  y  aura  pour 
eux  impossibilité  absolue  de  continuer 
les  errements  suivis.  Ces  temps  sont 
encore  éloignés.  Il  est  dans  la  nature 
môme  des  choses  que  tout  organisme 
fonctionne  dans  le  sens  de  son  mouve- 
ment normal  :  il  peut  s'arrêter,  se  bri- 
ser, mais  non  fonctionner  à  rebours. 
Toute  autorité  cherche  à  s'agrandir  aux 
dépens  d'un  plus  grand  nombre  de  su- 
jets ;  toute  monarchie  tend  forcément 
à  devenir  monarchie  universelle.  Pour 
un  Charles  Quint,  qui^  réfugié  dans  un 
couvent,  assiste  de  loin  à  la  tragi-comé- 
die des  peuples,  combien  d'autres  sou- 
verains dont  l'ambition  de  commander 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  149 

ne  sera  jamais  satisfaite  et  qui,  sauf  la 
gloire  et  le  génie,  sont  autant  d'Alexan- 
dres,  de  Césars,  et  d'Attilas?  De  même, 
les  financiers  qui,  las  de  gagner,  don- 
nent tout  leur  avoir  à  une  belle  cause, 
sont  des  êtres  relativement  rares  ;  môme 
ceux  qui  auraient  la  sagesse  de  modérer 
leurs  vœux  ne  peuvent  pas  s'arrêter  à 
cette  fantaisie  :  le  milieu  dans  lequel  ils 
se  trouvent  continue  de  travailler  pour 
eux  ;  les  capitaux  ne  cessent  de  se  re- 
produire en  revenus  à  intérêts  com- 
posés. Dès  qu'un  homme  est  nanti 
dïine  autorité  quelconque,  sacerdo- 
tale, militaire,  administrative  ou  linan- 
cicre,  sa  tendance  naturelle  est  d'en 
user,  et  sans  contrùlc  ;  il  n'est  guère 
de  gc<')licr  qui  ne  tourne  sa  clef  dans  lu 
serrure  avec  un  sentinicut  glorieux  de 


I  5o  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLU!  ION 

sa  toute-puissance,  de  garde  champêtre 
qui  ne  surveille  la  propriété  des  maîtres 
avec  des  regards  de  haine  contre  le  ma-     i 
raudeur  ;  d'huissier   qui   n'éprouve   un 
souverain  mépris  pour  le  pauvre  diable     1 
auquel  il  fait  sommation. 

Et  si  les  individus  isolés  sont  déjà 
énamourés  de  la  «  part  de  royauté  » 
qu'on  a  eu  l'imprudence  de  leur  dépar- 
tir, combien  plus  encore  les  corps  cons- 
titués ayant  des  traditions  de  pouvoir 
héréditaire  et  un  point  d'honneur  col- 
lectif! On  comprend  qu'un  individu, 
soumis  à  une  influence  particulière, 
puisse  être  accessible  à  la  raison  ou  à 
la  bonté,  et  que,  touché  d'une  pitié  sou- 
daine, il  abdique  sa  puissance  ou  rende 
sa  fortune,  heureux  de  retrouver  la  paix 
et  d'être  accueilli  comme  un  frère  par 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  j  5 1 

ceux  qu'il  opprimait  jadis  à  son  insu  ou 
inconsciemment  ;  mais  comment  atten- 
dre acte  pareil  de  toute  une  caste  d'hom- 
mes liés  les  uns  aux  autres  par  une  chaîne 
d'intérêts,  par  les  illusions  et  les  conven- 
tions professionnelles,  par  les  amitiés 
et  les  complicités,  même  par  les  cri- 
mes ?  Et  quand  les  serres  de  la  hiérar- 
chie et  l'appeau  de  l'avancement  tien- 
nent l'ensemble  du  corps  dirigeant  en 
une  masse  compacte,  quel  espoir  a-t-on 
de  le  voir  s'améliorer  tout  à  coup, 
quel  rayon  de  la  grâce  pourrait  huma- 
niser cette  caste  ennemie,  —  armée, 
magistrature,  clergé  ?  Est-il  possible  de 
s'imaginer  logiquement  qu'un  pareil 
groupe  puisse  avoir  des  accès  de  vertu 
collective  et  céder  à  d'autres  raisons 
que   la    peur':   (^cst   une    machine,    vi- 


l52  L'ÉVOLUTION.  LA  RÉVOLUTION 

vante,  il  est  vrai,  et  composée  de  roua- 
ges humains  ;  mais  elle  marche  devant 
elle,  comme  animée  d'une  force  aveugle, 
et  pour  l'arrêter,  il  ne  faudra  rien  moins 
que  la  puissance  collective,  insurmonta- 
ble, d'une  révolution. 

En  admettant  toutefois  que  les  «  bons 
riches,  »  tous  entrés  dans  leur  «  che- 
min de  Damas  »,  fussent  illuminés  sou- 
dain par  un  astre  resplendissant  et 
qu'ils  se  sentissent  convertis,  renouvelés 
comme  par  un  coup  de  foudre  ;  en  ad- 
mettant —  ce  qui  nous  paraît  impossi- 
ble —  qu'ils  eussent  conscience  de  leur 
égoïsme  passé  et  que,  se  débarrassant 
en  toute  hâte  de  leur  fortune  au  profit  de 
ceux  qu'ils  ont  lésés,  ils  rendissent  tout  et 
se  présentassent  les  mains  ouvertes  dans 
l'assemblée  des  pauvres  en  leur  disant  : 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  ,53 

«  Prenez!  »  ;  s'ils  faisaient  toutes  ces 
choses,  eh  bien!  justice  ne  serait  point 
encore  faite  :  ils  garderaient  le  beau 
rôle  qui  ne  leur  appartient  pas  et  l'his- 
toire les  présenterait  d'une  façon  men- 
songère. C'est  ainsi  que  des  flatteurs, 
intéressés  à  louer  les  pères  pour  se  ser- 
vir des  fils,  ont  exalté  en  termes  élo- 
quents la  nuit  du  4  août,  comme  si  le 
moment  où  les  nobles  abandonnèrent 
leurs  titres  et  privilèges,  abolis  déjà  par 
le  peuple,  avait  résumé  tout  l'idéal  de 
la  Révolution  française.  Si  Ton  entoure 
de  ce  nimbe  glorieux  un  al-tandon  fictif 
consenti  sous  la  pression  du  fait  accom- 
pli, que  ne  dirait-on  pas  d'un  abandon 
réel  et  spontané  de  la  O^rtunc  mal  ac- 
(|uisc  par  les  anciens  exploiteurs?  Il 
serait  à  craindre  (pic  Tatlmiration  et  la 


l54  I.'KVOr.UTION,  LA  RÉVOLUTION 

reconnaissance  publique  les  rétablît  à 
leur  place  usurpc-e.  Non,  il  faut,  pour 
que  justice  se  fasse,  pour  que  les  choses 
reprennent  leur  équilibre  naturel,  il  faut 
que  les  opprimés  se  relèvent  par  leur 
propre  force,  que  les  spoliés  reprennent 
leur  bien,  que  les  esclaves  reconquièrent 
la  liberté.  Ils  ne  l'auront  réellement 
qu'après  Tavoir  gagnée  de  haute  lutte. 
Nous  connaissons  tous  le  parvenu  qui 
s'enrichit.  Il  est  gonflé  presque  toujours 
par  l'orgueil  de  la  fortune  et  le  mépris 
du  pauvre.  «  En  montant  à  cheval,  dit 
un  proverbe  turkmène,  le  fils  ne  con- 
naît plus  son  père!  »  —  «  En  roulant 
dans  un  char,  ajoute  la  sentence  hin- 
doue, Tami  cesse  d'avoir  des  amis.  » 
Mais  toute  une  classe  qui  parvient  est 
bien  autrement  dangereuse  qu'un  indi- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  i55 

vidu  :  elle  ne  permet  plus  à  ses  membres 
isolés  d'agir  en  dehors  des  instincts,  des 
appétits  communs;  elle  les  entraîne  tous 
dans  la  même  voie  fatale.  L'âpre  mar- 
chand qui  sait  «  tondre  un  œuf  »  est 
redoutable;  mais  que  dire  de  toute  une 
compagnie  d'exploitation  moderne,  de 
toute  une  société  capitaliste  constituée 
par  actions,  obligations,  crédit?  Com- 
ment faire  pour  moraliser  ces  paperasses 
et  ces  monnaies?  comment  leur  inspirer 
cet  esprit  de  solidarité  envers  les  hom- 
mes qui  préparc  la  voie  aux  changements 
de  l'état  social?  Telle  banque  composée 
de  purs  philanthropes  n'en  prélèverait 
pas  moins  ses  commissions,  intérêts  et 
gages  :  elle  ignore  que  des  larmes  ont 
coulé  sur  les  gros  sous  et  sur  les  pièces 
blanches  si  péniblement  amassées,  i]iii 


l56  L'KVOI.UTION.  F,A  RKVOIXTION 

vont  s'engouffrer  dans  les  coffres-forts 
à  chiffres  savants  et  à  centuple  serrure. 
On  nous  dit  toujours  d'attendre  l'œuvre 
du  temps,  qui  doit  amener  l'adoucis- 
sement des  mœurs  et  la  réconciliation 
finale;  mais  comment  ce  coffre-fort  s'a- 
doucira-t-il,  comment  s'arrêtera  le  fonc- 
tionnement de  cette  formidable  mâ- 
choire de  Togre,  broyant  sans  cesse  les 
générations  humaines? 

Oui^  si  le  capital,  soutenu  par  toute 
la  ligue  des  privilégiés,  garde  immua- 
blement la  force,  nous  serons  tous  les 
esclaves  de  ses  machines,  de  simples 
cartilag-es  rattachant  les  dents  de  fer 
aux  arbres  de  bronze  ou  d'acier;  si  aux 
épargnes  réunies  dans  les  coffres  des 
banquiers  s'ajoutent  sans  cesse  de  nou- 
velles dépouilles  gérées  par  des  associés 


ET  LIDKAL  ANARCHIQUE  137 

responsables  seulement  devant  leurs 
livres  de  caisse,  alors  c'est  en  vain  que 
vous  feriez  appel  à  la  pitié,  personne 
n'entendra  vos  plaintes.  Le  tigre  peut 
se  détourner  de  sa  victime,  mais  les 
livres  de  banque  prononcent  des  arrêts 
sans  appel;  les  hommes,  les  peuples 
sont  écrasés  sous  ces  pesantes  archives, 
dont  les  pages  silencieuses  racontent  en 
chiffres  l'œuvre  impitoyable.  Si  le  capi- 
tal devait  l'emporter,  il  serait  temps  de 
pleurer  notre  âge  d'or,  nous  pourrions 
alors  regarder  derrière  nous  et  voir, 
comme  une  lumière  qui  s'éteint,  tout  ce 
que  la  terre  eut  de  doux  et  de  bon, 
l'amour,  la  gaieté,  l'espérance.  L'Hu- 
manité aurait  cessé  de  vivre. 

Nous  tous  (]ui,  pendant  une  vie  déjà 
longue,  avons  vu  les  révolutions  politi- 


,58         L'IÔVOLUTION,  l,A  REVOLUTION 

qiies  se  succéder,  nous  pouvons  nous 
rendre  compte  de  ce  travail  incessant 
de  péjoration  que  subissent  les  institu- 
tions basées  sur  l'exercice  du  pouvoir. 
]1  fut  un  temps  où  ce  mot  de  «  Répu- 
blique »  nous  transportait  d'enthou- 
siasme :  il  nous  semblait  que  ce  terme 
était  composé  de  syllabes  magiques,  et 
que  le  monde  serait  comme  renouvelé 
le  jour  où  l'on  pourrait  enfin  le  pronon- 
cer à  haute  voix  sur  les  places  publiques. 
Et  quels  étaient  ceux  qui  brûlaient  de 
cet  amour  mystique  pour  l'avènement 
de  l'ère  républicaine,  et  qui  voyaient 
avec  nous  dans  ce  changement  extérieur 
l'inauguration  de  tous  les  progrès  poli- 
tiques et  sociaux?  Ceux-là  même  qui  ont 
maintenant  les  places  et  les  sinécures, 
ceux  qui  font  les  aimables  avec  les  mas- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  iS^ 

sacreurs  des  Arméniens  et  les  barons 
de  la  finance.  Et  certes,  je  n'imagine 
pas  que,  dans  ces  temps  lointains, 
tous  ces  parvenus  fussent  en  masse  de 
purs  hypocrites.  Il  y  en  avait  sans  doute 
beaucoup  parmi  eux  qui  flairaient  le 
vent  et  orientaient  leur  voile;  mais  la 
plupart  étaient  sincères,  j'aime  à  le 
croire.  Us  avaient  le  fanatisme  de  la 
«  Republique  »,  et  c'est  de  tout  cctur 
i]u'ils  en  acclamaient  la  trilogie  :  Liberté, 
(égalité,  Fraternité;  en  toute  naïveté 
qu'au  lendemain  de  la  victoire  ils  ac- 
ceptaient des  fonctions  rétribuées,  dans 
la  ferme  espérance  que  leur  dévouement 
à  la  cause  commune  ne  faiblirait  pas  un 
jour!  l']t  quelques  mois  après,  quand 
ces  mêmes  républicains  étaient  au  pou- 
voir, d'autres  républicains  se  traînaient 


l6o  L'KVOI.U'flON.  [w\  RF.VOLUTION 

péniblement  et  tète  nue  sur  les  boule- 
vards de  Versailles  entre  plusieurs  files 
de  fantassins  et  de  cavaliers.  La  foule 
les  insultait,  leur  crachait  au  visage  et, 
dans  cette  multitude  de  figures  haineuses 
et  grimaçantes,  les  captifs  distinguaient 
leurs  anciens  camarades  de  luttes,  d'é- 
vocations et  d'espérances! 

Que  de  chemin  parcouru,  depuis  le 
jour  où  les  révoltés  de  la  veille  sont  de- 
venus les  conservateurs  du  lendemain! 
La  République,  comme  forme  de  pou- 
voir, s'est  affermie  ;  et  c'est  en  propor- 
tion même  de  son  affermissement  qu'elle 
est  devenue  servante  à  tout  faire.  Gomme 
par  un  mouvement  d'horlogerie^  aussi 
régulier  que  la  marche  de  l'ombre  sur 
un  mur,  tous  ces  fervents  jeunes  hom- 
mes qui  faisaient  des  gestes  de  héros 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  i6i 

devant  les  sergents  de  ville  sont  deve- 
nus gens  prudents  et  timorés  dans  leurs 
demandes  de  réformes,  puis  des  satis- 
faits, enfin  des  jouisseurs  et  des  goin- 
fres de  privilèges.  La  magicienne  Gircé, 
autrement  dit  la  luxure  de  la  fortune  et 
du  pouvoir,  les  a  changés  en  pourceaux  ! 
Et  leur  besogne  est  celle  de  fortifier  les 
institutions  qu'ils  attaquaient  autrefois  : 
c'est  ce  qu'ils  appellent  volontiers  «  con- 
solider les  conquêtes  de  la  liberté!  »  Ils 
s'accommodent  parfaitement  de  tout  ce 
qui  les  indignait.  Eux  qui  tonnaient  con- 
tre l'Eglise  et  ses  empiétements,  se  plai- 
sent maintenant  au  Concordat  et  don- 
nent du  Monseigneur  aux  évoques.  Ils 
parlaient  avec  faconde  de  la  fraternité 
universelle,  et  c'est  les  outrager  aujour- 
d'hui i\uc  de  répéter  los  paroles  (ju'ils 


,(^2         l.'l-:V()LUT(ON,  LA  Ri':voi.rTio\ 

prononçaient  alors.  Ils  dénonçaient  avec 
horreur  rimpôtdu  sang,  mais  récemment 
ils  enrégimentaient  jusqu'aux  moutards 
et  se  préparaient  peut-être  à  faire  des 
lycéennes  autant  de  vivandières.  «  In- 
sulter l'armée  »  —  c'est-à-dire  ne  pas 
cacher  les  turpitudes  de  l'autoritarisme 
sans  contrôle  et  de  l'obéissance  passive, 
—  est  pour  eux  le  plus  grand  des  cri- 
mes. Manquer  de  respect  envers  l'im- 
monde agent  des  mœurs,  l'abject  po- 
licier, le  «  provocateur  »  hideux,  et  la 
valetaille  des  légistes  assis  ou  debout, 
c'est  outrager  la  justice  et  la  morale.  Il 
n'est  point  d'institution  vieillie  qu'ils 
n'essaient  de  consolider;  grâce  à  eux 
l'Académie,  si  honnie  jadis,  a  pris  un 
regain  de  popularité  :  ils  se  pavanent 
sous  la  coupole  de  l'Institut,  quand  un 


ET  LiDÉAL  ANARCHIQUE  i63 

des  leurs,  devenu  mouchard,  a  fleuri  de 
palmes  vertes  son  habit  à  la  française. 
La  croix  de  la  légion  d'honneur  était 
leur  risée;  ils  en  ont  invente  de  nou- 
velles, jaunes,  vertes,  bleues,  multico- 
lores. Ce  que  l'on  appelle  la  Républi- 
que ouvre  toutes  grandes  les  portes  de 
son  bercail  à  ceux  qui  en  abhorraient 
jusqu'au  nom  :  hérauts  du  droit  divin^ 
chantres  du  Syllabus^  pourquoi  n'entre- 
raient-ils pas?  Ne  sont-ils  pas  chez  eux 
au  milieu  de  tous  ces  parvenus  qui  les 
entouraient  chapeau  bas  ? 

Mais  il  ne  s'agit  point  ici  de  critiquer 
et  de  juger  ceux  qui,  par  une  lente  cor- 
ruption ou  par  de  brusques  soubresauts, 
ont  passé  du  culte  de  la  sainte  Républi- 
que à  celui  du  jxjuvoir  et  des  abus  con- 
sacrés par  le  temps.   La  carrière  qu'ils 


,64         I/KVOLUTIi)N,  I.A  RfAOI.UTION 

ont  suivie  est  précisément  celle  cju'ils 
devaient  parcourir.  Ils  admettaient  que 
la  société  doit  être  constituée  en  Etat 
ayant  son  chef  et  ses  législateurs;  ils 
avaient  la  «  noble  »  ambition  de  servir 
leur  pays  et  de  se  «  dévouer»  à  sa  pros- 
périté et  à  sa  gloire.  Ils  acceptaient  le 
principe,  les  conséquences  s'en  suivent  : 
c'est  le  linceul  des  morts  qui  sert  de 
lange  aux  enfants  nouveau-nés.  Répu- 
blique et  républicains  sont  devenus  la 
tristechose  que  n©us  voyons  ;  et  pourquoi 
nous  en  irriterions-nous?  C'est  une  loi 
de  nature  que  l'arbre  porte  son  fruit; 
que  tout  gouvernement  fleurisse  et  fruc- 
tifie en  caprices,  en  tyrannie,  en  usure, 
en  scélératesses,  en  meurtres  et  en 
malheurs. 

Dès  qu'une  institution    s'est   fondée, 


ET  L'IDKAL  ANARCHIQUE  ,65 

ne  fût-ce  que  pour  combattre  de  criants 
abus,  elle  en  crée  de  nouveaux  par  son 
existence  même  ;  il  faut  qu'elle  s'adapte 
au  milieu  mauvais,  fonctionne  en  mode 
pathologique.  Les  initiateurs  obéis- 
sant à  un  noble  idéal,  les  employés 
qu'ils  nomment  doivent  au  contraire 
tenir  compte  avant  toutes  choses  de 
leurs  émoluments  et  de  la  durée  de  leurs 
emplois.  Ils  désirent  peut-étrela  réussite 
del'œuvre,  mais  ils  la  désirent  lointaine  ; 
à  la  fin,  ils  ne  la  désirent  plus  du  tout, 
et  pâlissent  de  frayeur  quand  on  leur 
annonce  le  triomphe  procliain.  Une  s'a- 
qit  plus  pour  eux  de  la  besogne  mcmc, 
mais  des  honneurs  qu'elle  confère,  des 
bcnélîces  qu'elle  rapporte,  delà  paresse 
qu'elle  autorise.  Ainsi,  une  commission 
d'ingénieurs  estn(Miiméc  pour  entendre 


l66  L'IAOLUTION,  I.A  RKVOI.LTION 

les  plaintes  des  propriétaires  que  dépos- 
sède la  construction  d'un  aqueduc.  11 
paraîtrait  tout  simple  d'étudier  d'abord 
ces  plaintes  et  d'y  répondre  en  parfaite 
équité  ;  mais,  on  trouve  plus  avantageux 
de  suspendre  ces  réclamations  pendant 
quelques  années  afin  d'employer  les 
fonds  ordonnancés  à  refaire  un  nivelle- 
ment général  de  la  contrée,  déjà  fait  et 
bien  fait.  A  de  coûteuses  paperasses  il 
importe  d'ajouter  d'autres  paperasses 
coûteuses. 

C'est  chimère  d'attendre  que  l'Anar- 
chie, idéal  humain,  puisse  sortir  de  la 
République,  forme  gouvernementale. 
Les  deux  évolutions  se  font  en  sens  in- 
verse, et  le  changement  ne  peut  s'ac- 
complir que  par  une  rupture  brusque^ 
c'est-à-dire   par  une  révolution.  C'est 


ET  I/fDÉAL  ANARCHIQUE  i  67 

par  décret  que  les  républicains  font  le 
bonheur  du  peuple,  par  la  police  qu'ils 
ont  la  prétention  de  se  maintenir!  Le 
pouvoir  n'étant  autre  chose  que  l'emploi 
de  la  force,  leur  premier  soin  sera  donc 
de  se  l'approprier^  de  consolider  même 
toutes  les  institutions  qui  leur  facilitent 
le  gouvernement  de  la  société.  Peut-être 
auront-ils  l'audace  de  les  renouveler 
par  la  science  afin  de  leur  donner  une 
énergie  nouvelle.  C'est  ainsi  que  dans 
l'armée  on  emploie  des  engins  nouveaux, 
poudres  sans  fumée,  canons  tournants, 
affûts  à  ressort,  toutes  inventions  ne 
servant  qu'à  tuer  plus  rapidement.  C'est 
ainsi  que  dans  la  police  on  a  inventé 
l'anthropométrie,  un  moyen  de  changer 
la  l'^rance  entière  en  une  grande  pri- 
son. On  commence  par  mensurcr  les  cri- 


iG8        i;kvof.utio.\,  la  ri:\olution 

minels  vrais  ou  prétendus,  puis  on  men- 
sure  les  suspects,  et  quelque  jour  tous 
auront  à  subir  les  photographies  infa- 
mantes. «  La  police  et  la  science  se 
sont  entrebaisées  »,  aurait  dit  le  Psal- 
miste. 
/  Ainsi,  rien,  rien  de  bon  ne  peut  nous 
venir  de  la  République  et  des  républi- 
cains «  arrivés,  »  c'est-à-dire  détenant 
le  pouvoir.  C'est  une  chimère  en  his- 
toire, un  contre-sens  de  l'espérer.  La 
classe  qui  possède  et  qui  gouverne  est 
fatalement  ennemie  de  tout  progrès.  Le 
véhicule  de  la  pensée  moderne,  de  Té- 
volution  intellectuelle  et  morale  est  la 
partie  de  la  société  qui  peine,  qui  tra- 
vaille et  que  l'on  opprime.  C'est  elle  qui 
élabore  l'idée,  elle  qui  la  réalise^  elle 
qui,   de   secousse   en    secousse,    remet 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  169 

constamment  en  marche  ce  char  social, 
que  les  conservateurs  essaient  sans 
cesse  de  caler  sur  la  route,  d'empêtrer 
dans  les  ornières  ou  d'enliser  dans  les 
marais  de  droite  ou  de  gauche. 

Mais  les  socialistes,  dira-t-on^  les  amis 
évolutionnaireset  révolutionnaires,  sont- 
ils  également  exposes  à  trahir  leur 
cause,  et  les  verrons-nous  un  jour  ac- 
complir leur  mouvement  de  régression 
normale,  quand  ceux  d'entre  eux  qui 
veulent  «  conquérir  les  pouvoirs  pu- 
blics »  les  auront  conquis  en  cfTet  ?  Cer- 
tainement, les  socialistes,  devenus  les 
maîtres,  procéderont  et  procèdent  de  la 
môme  manière  que  leurs  devanciers  les 
républicains  :  les  lois  de  l'histoire  ne  flé- 
chiront point  en  leur  faveur.  (^)uand  une 
fois   ils  auront   la  force,  et   même  bien 


\-o        f;i^:volution,  l,\  rkvolution 

avant  de  la  posséder,  ils  ne  manqueront 
pas  de  s'en  servir,  ne  fût-ce  que  dans 
Tillusion  ou  la  prétention  de  rendre  cette 
force  inutile  par  un  balayage  de  tous  les 
obstacles,  par  la  destruction  de  tous  les 
éléments  hostiles.  Le  monde  est  plein  de 
ces  ambitieux  naïfs  vivant  dans  le  chimé- 
rique espoir  de  transformer  la  société 
par  une  merveilleuse  aptitude  au  com- 
mandement; puis,  quand  ils  se  trouvent 
promus  au  rang  des  chefs  ou  du  moins 
emboîtés  dans  le  grand  mécanisme  des 
hautes  fonctions  publiques,  ils  compren- 
nent que  leur  volonté  isolée  n'a  guère 
de  prise  sur  le  seul  pouvoir  réel,  le 
mouvement  intime  de  Topinion,  et  que 
leurs  efforts  risquent  de  se  perdre  dans 
rindifférence  et  le  mauvais  vouloir  qui 
les  entoure.  Que  leur  reste-t-il  alors  à 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  171 

faire,  sinon  d'évoluer  autour  du  pouvoir, 
de  suivre  la  routine  gouvernementale, 
d'enrichir  leur  famille  et  de  donner  des 
places  aux  amis  ? 

Sans  doute,  nous  disent  d'ardents 
socialistes  autoritaires,  sans  doute  le 
mirage  du  pouvoir  et  rexercicc  de  l'au- 
torité peuvent  avoir  des  dangers  très 
grands  pour  les  hommes  simplement 
animes  de  bonnes  intentions;  mais  ce 
danger  n'est  pas  à  redouter  pour  ceux 
qui  ont  trace  leur  plan  de  conduite  par 
un  programme  rigoureusement  débattu 
avec  des  camarades,  lesquels  sauraient 
les  rappeler  à  Tordre  en  cas  de  négli- 
gence et  de  trahison.  Les  programmes 
sont  dûment  élaborés^  signés  et  contre- 
signés ;  on  les  publie  en  des  milliers  de  do- 
cuments; ils  sont  atlichés  sur  les  jiortes 


172        i;i:v()LurioN,  la  fn'ix'oi.u  i  kjn 

des  salles,  et  chaque  candidat  les  sait 
par  cœur.  Ce  sont  des  garanties  sulH- 
santes,  semble-t-il  ?  Et  pourtant,  le  sens 
de  ces  paroles  scrupuleusement  dclnit- 
tues  varie  d'année  en  année  suivant  les 
événements  et  les  perspectives  :  chacun 
le  comprend  conformément  à  ses  inté- 
rêts; et  quand  tout  un  parti  en  arrive  à 
voir  les  choses  autrement  qu"il  ne  le 
faisait  d'abord,  les  déclarations  les  plus 
nettes  prennent  une  signification  sym- 
bolique, finissent  par  se  changer  en 
simples  documents  d'histoire  ou  même 
en  syllabes  dont  on  ne  cherche  plus  à 
comprendre  le  sens 

En  effet  ceux  qui  ont  l'ambition  de 
conquérir  les  pouvoirs  publics  doivent 
évidemment  employer  les  moyens  qu'ils 
croiront  pouvoir  les  mener  le  plus  sûre- 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUF.  lyS 

ment  au  but.  Dans  les  républiques  à 
suffrage  universel,  ils  courtiseront  le 
nombre,  la  foule  ;  ils  prendront  volon- 
tiers les  marchands  de  vin  pour  clients 
et  se  rendront  populaires  dans  les  esta- 
minets. Ils  accueilleront  les  votants  d'où 
qu'ils  viennent  ;  insoucieux  de  sacrifier 
le  fond  à  la  forme,  ils  feront  entrer 
les  ennemis  dans  la  place,  inoculeront 
le  poison  en  plein  organisme.  Dans  les 
pays  à  régime  monarchique,  nombre  de 
socialistes  se  déclareront  indifi'érents  à 
la  forme  de  gouvernement  et  même  fe- 
ront appel  aux  ministres  du  roi  pour 
les  aidera  réaliser  leurs  j^lans  de  trans- 
formation sociale, comme  si  logiquement 
il  était  possible  de  concilier  la  dnmina- 
tion  d'iui  seul  et  Tcntr'aidc  fiaternellc 
entre   les   hommes.    Mais   l'impatience 


174  L'tVOLUllUN,  LA  RIOVOLUTlON 

d'agir  empêche  de  voir  les  obstacles  et 
la  foi  s'imagine  volontiers  qu'elle  trans- 
portera les  montagnes.  Lassalle  rêve 
d'avoir  Bismarck  pour  associé  dans  Tins- 
tauration  du  monde  nouveau  ;  d'autres 
se  tournent  vers  le  pape  en  lui  deman- 
dant de  se  mettre  à  la  tête  de  la  ligue 
des  humbles  ;  et,  quand  le  prétentieux 
empereur  d'Allemagne  eut  réuni  quel- 
ques philanthropes  et  sociologues  à  sa 
table,  d'aucuns  se  dirent  que  le  grand 
jour  venait  enfin  de  se  lever. 

Et  si  le  prestige  du  pouvoir  politique, 
représenté  par  le  droit  divin  ou  par  le 
droit  de  la  force,  fascine  encore  cer- 
tains socialistes,  il  en  est  de  même,  à 
plus  forte  raison,  pour  tous  les  autres 
pouvoirs  que  masque  rorigine  popu- 
laire du  suffrage   restreint  ou   univer- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  176 

sel.  Pour  capter  les  voix,  c'est-à-dire 
pour  gagner  la  faveur  des  citoyens,  ce 
qui  semble  très  légitime  au  premier 
abord,  le  socialiste  candidat  se  laisse 
aller  volontiers  à  flatter  les  goûts,  les 
penchants,  les  préjugés  même  de  ses 
électeurs  ;  il  veut  bien  ignorer  les  dis- 
sentiments, les  disputes  et  les  rancu- 
nes ;  il  devient  pour  un  temps  Tami 
ou  du  moins  l'allié  de  ceux  avec  lesquels 
on  échan^fea  nao^uère  les  ofros  mots. 
Dans  le  clérical,  il  cherche  à  discerner 
le  socialiste  chrétien;  dans  le  bour- 
geois hbéral,  il  évoque  le  réforma- 
teur; dans  le  patriote,  il  fait  appel  au 
vaillant  défenseur  de  la  dignité  civique. 
A  certains  moments,  il  se  garde  même 
d'elfaroucher  le  <(  propriétaire  »  ou  le 
<(  patron  »  ;  il  va  jusi]ifà   lui   présenter 


i/ô  L'K\OLUTION,  l,A  RKVOLUIION 

SCS  revendications  comme  des  garanties 
de  paix  :  le  «  premier  mai  »,  qui  devait 
être  emporté  de  liante  lutte  contre  le 
Seigneur  Capital,  se  transforme  en  un 
jour  de  fête  avec  guirlandes  et  iaran- 
doles.  A  ces  politesses,  de  candidats  à 
votants,  les  premiers  désapprennent 
peu  à  peu  le  fier  langage  de  la  vérité, 
l'attitude  intransigeante  du  combat  :  du 
dehors  au  dedans  l'esprit  même  en  ar- 
rive à  changer,  surtout  chez  ceux  qui 
atteignent  le  but  de  leurs  efforts  et  s'as- 
soient enfin  sur  les  banquettes  de  ve- 
lours^ en  face  de  la  tribune  aux  fran- 
ges dorées.  C'est  alors  qu'il  faut  savoir 
échanger  des  sourires,  des  poignées  de 
main  et  des  services. 

La  nature  humaine  le  veut  ainsi,  et, 
de  notre   part,  ce  serait  absurde  d'en 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  177 

vouloir  aux  chefs  socialistes  qui,  se 
trouvant  pris  dans  l'engrenage  des  élec- 
tions, finissent  par  être  graduellement 
laminés  en  bourgeois  à  idées  larges  :  ils 
se  sont  mis  en  des  conditions  détermi- 
nées qui  les  déterminent  à  leur  tour  ;  la 
conséquence  est  fatale  et  Tliistorien 
doit  se  borner  à  la  constater,  à  la  si- 
gnaler comme  un  danger  aux  révolu- 
tionnaires qui  se  jettent  inconsidérément 
dans  la  mêlée  politique.  Du  reste,  il  ne 
convient  pas  de  s'exagérer  les  résultats 
de  cette  évolution  des  socialistes  poli- 
ticiens, car  la  foule  des  lutteurs  se  com- 
pose toujours  de  deux  éléments  dont 
les  intérêts  respectifs  diffèrent  de  plus 
en  j^lus.  Les  uns  abandonnent  la  cause 
primitive  et  les  autres  y  restent  lidèles  : 
ce  fait  sullit  pour  amener   im  nouveau 


12 


I7«  L'KVOLUTION,  LA  KtVOLUIION 

triage  des  individus,  pour  les  grouper 
conformément  à  leurs  affinités  réelles. 
C'est  ainsi  que  nous  avons  vu  naguère 
le  parti  républicain  se  dédoubler,  pour 
constituer,  d'une  part,  la  foule  des 
((  opportunistes  »,  de  l'autre,  les  groupes 
socialistes.  Ceux-ci  seront  divisés  égale- 
ment en  ministériels  et  anti-ministériels, 
ici,  pour  édulcorer  leur  programme  et  le 
rendre  acceptable  aux  conservateurs  \ 
là,  pour  garder  leur  esprit  de  franche 
évolution  et  de  révolution  sincère.  Après 
avoir  eu  leurs  moments  de  décourage- 
ment, de  scepticisme  même,  ils  laisse- 
ront «  les  morts  ensevelir  leurs  morts  » 
et  reviendront  prendre  place  à  côté  des 
vivants.  Mais  qu'ils  sachent  bien  que 
tout  «  parti  »  comporte  l'esprit  de  corps 
et  par  conséquent  la  solidarité  dans  le 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQLE  179 

mal  comme  dans  le  bien  :  chaque  mem- 
bre de  ce  parti  devient  solidaire  des 
fautes,  des  mensonges,  des  ambitions  de 
tous  ses  camarades  et  maîtres.  L'homme 
libre^  qui  de  plein  gré  unit  sa  force  à 
celle  d'autres  hommes  agissant  de  par 
leur  volonté  propre,  a  seul  le  droit  de 
désavouer  les  erreurs  ou  les  méfaits  de 
soi-disant  compagnons.  Il  ne  saurait 
être  tenu  pour  responsable  que  de  lui- 
même. 


vu 


Le  fonctionnement  actuel  de  la  so- 
ciété civilisée  nous  est  connu  dans  tous 
ses  détails;  de  même  Tidéal  des  socia- 
listes révolutionnaires.  Nous  avons  ég-a- 
lement  constaté  que  les  prétendues  ré- 
formes des  a  libéraux  »  sont  condamnées 
d'avance  à  rester  inefficaces  et  que,  dans 
le  heurt  des  idées,  —  la  seule  chose  qui 
doive  nous  préoccuper,  puisque  la  vie 
même  en  dépend,  —  tout  abandon  de 
principes  aboutit  forcément  à  la  défaite. 
Il    nous    reste     maintenant    à    montrer 


l82  L'I'IVOI.UTION,  I,A  RKVOLUTION 

rimportancc  respective  des  forces  qui 
s'entrechoquent  dans  cette  société  si 
prodigieusement  complexe;  il  s'agirait, 
pour  ainsi  dire,  de  faire  le  dénombre- 
ment des  armées  en  lutte  et  de  décrire 
leur  position  stratégique,  avec  la  froide 
impartialité  d'attachés  militaires  cher- 
chant à  calculer  mathématiquement  les 
chances  de  l'une  et  de  l'autre  partie. 
Seulement  ce  grand  choc  des  idées,  dont 
l'issue  nous  préoccupe  d'une  façon  si 
poignante,  ne  se  déroulera  pas  suivant 
les  mêmes  péripéties  qu'une  de  nos  ba- 
tailles rangées  avec  généraux,  capitai- 
nes et  soldats,  avec  commandement 
initial  de  «  Feu  »  et  le  cri  désespéré  du 
a  Sauve  qui  peut!  »  final.  C'est  une 
lutte  continue,  incessante,  qui  commença 
dans  la  brousse^  pour   les  hommes  pri- 


KT  L'IDÉAL  ANARCHIQUK  i83 

mitifs,  il  y  a  des  millions  d'années,  et 
qui  jusqu'à  maintenant  n'a  comporté 
que  des  succès  partiels  :  il  y  aura  pour- 
tant une  solution  définitive,  soit  par  la 
destruction  mutuelle  de  toutes  les  éner- 
gies vitales,  le  retour  de  l'humanité  vers 
le  chaos  originaire,  soit  par  Taccord  de 
toutes  ces  forces,  —  la  transformation 
voulue  et  consciente  de  Thomme  en  un 
être  supérieur. 

La  sociologie  contemporaine  a  mis  en 
toute  lumière  l'existence  des  deux  so- 
ciétés en  lutte  :  elles  s'entremêlent,  di- 
versement rattachées  çà  et  là  par  ceux 
qui  veulent  sans  vouloir,  qui  s'avancent 
pour  reculer.  Mais  si  nous  voyons  les 
choses  de  haut,  sans  tenir  compte  des 
incertains  et  des  indiflércnts  que  le  des- 
tin fait  mouvoir,  il  est  clair  que  le  monde 


iS4  L'I<:\  OLUTION,  LA  Rl':VOMJT[r)N 

actuel  se  divise  en  deux  camps  :  ceux 
qui  agissent  de  manière  à  maintenir 
l'inéf^alité  et  la  pauvreté,  c'est-à-dire 
l'obéissance  et  la  misère  pour  les  au- 
tres, les  jouissances  et  le  pouvoir  pour 
eux-mêmes;  et  ceux  qui  revendiquent 
pour  tous  le  bien-être  et  la  libre  initia- 
tive. 

Entre  ces  deux  camps,  il  semble  d'a- 
bord que  les  forces  soient  bien  inégales: 
les  conservateurs,  se  dit-on,  sont  incom- 
parablement les  plus  forts.  Les  défen- 
seurs de  l'ordre  social  actuel  ont  les  pro- 
priétés sans  limites,  les  revenus  qui  se 
comptent  par  millions  et  par  milliards, 
toute  la  puissance  de  TEtat  avec  les 
armées  des  employés,  des  soldats,  des 
gens  de  police,  des  magistrats,  tout 
l'arsenal  des  lois  et  des  ordonnances, 


KT  L'IDEAL  ANARCflIQUF.  i85 

les  dogmes  dits  intaillibles  de  l'Église, 
rinertie  de  Thabitude  dans  les  instincts 
héréditaires  et  la  basse  routine  qui  associe 
presque  toujours  les  vaincus  rampants 
à  leurs  orgueilleux  vainqueurs.  Et  les 
anarchistes,  les  artisans  de  la  société 
nouvelle,  que  peuvent-ils  opposer  à 
toutes  ces  forces  organisées  ?  Rien 
semble-il.  Sans  argent,  sans  armée,  ils 
succomberaient,  en  effet,  s'ils  ne  repré- 
sentaient révolution  des  idées  et  des 
mœurs.  Ils  ne  sont  rien,  mais  ils  ont  pour 
eux  le  mouvement  de  Tinitiative humaine. 
Tout  le  passé  pèse  sur  eux  d'un  poids 
énorme,  mais  la  logique  des  événements 
leur  donne  raison  et  les  pousse  en  avant 
malgré  les  lois  et  les  sbires. 

Les  eiïorts  tentés  pour  cndii^ucr  la 
rcvoluti(jn pcuvcataboutir en  apparoiuc 


,86       i/i:\onrrioN.  i,a  iikvoi.ition 

et  pour  un  temps.  Les  réactionnaires  se 
félicitent  alors  à  grands  cris  ;  mais  leur 
joie  est  vaine,  car  refoulé  sur  un  point, 
le  mouvement  se  produit  aussitôt  sur 
un  autre.  Après  Técrasement  de  la  Com- 
mune de  Paris,  on  put  croire  dans  le 
monde  officiel  et  courtisanesque  d'Eu- 
rope que  le  socialisme,  l'élément  révo- 
lutionnaire delà  société,  était  mort,  dé- 
finitivement enterré.  L'armée  française, 
sous  les  yeux  des  Allemands  vainqueurs, 
avait  imairiné  de  se  réhabiliter  en  éo:or- 
géant,  en  mitraillant  les  Parisiens,  tous 
les  mécontents  et  coutumiers  de  révolu- 
tions. En  leur  argot  politique,  les  con- 
servateurs purent  se  vanter  d'avoir 
«  saigné  la  gueuse  ».  AL  Thiers,  type 
incomparable  du  bourgeois  parvenu, 
croyait  Tavoir  exterminée  dans  Paris, 


KT  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  187 

l'avoir  enfouie  dans  les  fosses  du  Père- 
Lachaise.  C'est  à  la  Nouvelle-Calédonie, 
aux  antipodes,  que  se  trouvaient,  dû- 
ment enfermés,  ceux  qu'il  espérait  être 
les  derniers  échantillons  malingres  des 
socialistes  d'autrefois.  Après  M.  Thiers, 
ses  bons  amis  d'Europe  s'empressè- 
rent de  répéter  ses  paroles,  et  de  tou- 
tes parts  ce  fut  un  chant  de  triomphe. 
Quant  aux  socialistes  allemands,  n'a- 
vait-on pas  pour  les  surveiller  le  maî- 
tre des  maîtres,  celui  dont  un  fron- 
cement de  sourcils  faisait  trembler 
l'Europe?  Et  les  nihilistes  de  Russie? 
Qu'étaient  ces  misérables?  Des  mons- 
tres bizarres,  des  sauvages  issus  de 
Huns  et  de  Bachkirs,  dans  lesquels  les 
hommes  du  monde  poHcc  d'occident 
n'avaient  à  voir  (]uc  des  échantillons 
d'histoire  naturelle. 


// 


,S8  i;i':\'OI.l    IION,  I,.\  KKVOI.UTION 

Hélas!  on  comprend  sans  peine  qu'un 
sinistre  silence  se  soit  fait  lorsque  «  Idr- 
dre  ré^niait  à  Varsovie  <>  et  ailleurs.  Au 
lendemain  d'une  tuerie,  il  est  peu  d'hom- 
mes qui  osent  se  présenter  aux  l^alles. 
Lorsqu'une  parole,  un  geste  sont  punis 
de    la  prison,  fort  clairsemés  sont  les 
hommes  qui  ont  le  courage  de  s'expo- 
serau  danger.  Ceux  qui  acceptent  tran- 
quillement le  rôle  de  victimes  pour  une 
cause  dont  le  triomphe  est  encore  loin- 
tain ou  même  douteux  sont  rares  :  tout 
le  monde  n'a  pas  Théroïsme  de  ces  ni- 
hilistes russes  qui  composent  des  jour- 
naux dans  Tantre  même  de  leurs  enne- 
mis  et  qui  les  affichent  sur  les    murs 
entre   deux   factionnaires.    Il  faut    être 
bien  dévoué   soi-même    pour   avoir  le 
droit  d'en  vouloir  à  ceux  qui  n'osent  pas 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUK  1S9 

se  déclarer  libertaires  quand  leur  tra- 
vail, c'est-à-dire  la  vie  de  ceux  qu'ils 
aiment,  dépend  de  leur  silence.  Mais  si 
tous  les  opprimés  n'ont  pas  le  tempé- 
rament du  héros,  ils  n'en  sentent  pas 
moins  la  souffrance,  ils  n'en  (jnt  pas 
moins  le  vouloir  d'y  échapper,  et  Tctat 
d'esprit  de  tous  ceux  qui  souffrent 
comme  eux  et  qui  en  connaissent  la  cause 
finit  par  créer  une  force  révolutionnaire. 
Dans  telle  ville  où  il  n'existe  pas  un 
seul  groupe  d'anarchistes  déclarés,  tous 
les  ouvriers  le  sont  déjà  d'une  manière 
plus  ou  moins  consciente.  D'instinct  ils 
applaudissent  le  camarade  qui  leur  parle 
d'un  état  social  où  il  n'y  aura  plus  de 
maîtres  et  où  le  i)roduiL  du  travail  sera 
dans  les  mains  du  producteur.  Cet  ins- 
tinct  contient   en    i^ernie    la  révttlution 


lf)0  L'i'VOLUTION.  I.A  KLVCM.dlON 

future,  car  de  jour  en  jour  il  se  précise 
et  se  transforme  en  connaissance.  (le 
que  Touvrier  sentait  vaguement  hier, 
il  le  sait  aujourd'hui,  et  chaque  nouvelle 
expérience  le  lui  fait  mieux  savoir.  I:^t 
les  paysans  qui  ne  trouvent  pas  à  se 
nourrir  du  produit  de  leur  lopin  de 
terre,  et  ceux,  bien  plus  nombreux  en- 
core, qui  n'ont  pas  en  propre  une  motte 
d'argile,  ne  commencent-ils  pas  à  com- 
prendre que  la  terre  doit  appartenir  à 
celui  qui  la  cultive  ?  Ils  l'ont  toujours 
senti  d'instinct  ;  ils  le  savent  mainte- 
nant et  parleront  bientôt  le  langage 
précis  de  la  revendication. 

La  joie  causée  par  la  prétendue  dispa- 
rition du  socialisme  n'a  donc  guère  duré. 
De  mauvais  rêves  troublaient  les  bour- 
reaux, il  leur  semblait  que  les  victimes 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  igi 

n'étaient  pas  tout  à  fait  mortes.  lîit  main- 
tenant existe-t-il  encore  un  aveugle  qui 
puisse  douter  de  leur  résurrection  ?  Tous 
les  laquais  de  plume  qui  répétaient  après 
Gambetta  :  «  11  n'y  a  pas  de  question 
sociale!  »  ne  sont-ils  pas  les  mêmes  qui 
saisirent  au  vol  les  paroles  de  Tempe- 
reur  Guillaume,  pour  crier  après  lui  : 
«  La  question  sociale  nous  envahit!  La 
question  sociale  nous  assiège  !  »  et  pour 
demander  contre  tous  les  «  fauteurs  de 
désordre  »  une  législation  spéciale,  une 
impitoyable  répression.  Mais  tant  (.lure 
qu'on  puisse  Tédicter,  la  loi  ne  iKirvien- 
dra  pas  à  comprimer  la  pensée  qui  fer- 
mente. Si  quelque  Encelade  réussissait 
à  jeter  un  fragment  de  montagne  dans 
un  cratère,  l'éruption  ne  se  ferait  point 
par     le    gouffre    obstrué    soudain,     la 


,Q2  L'KVOLUTION.  LA  Ri:v(JLlJTlUN 

montagne  se  fendrait  ailleurs,  et  c'est 
par  la  nouvelle  ouverture  que  s'élance- 
rait le  fleuve  de  lave.  C'est  ainsi  qu'après 
l'explosion  de  la  Révolution  française, 
Napoléon  crut  être  le  Titan  qui  refer- 
mait le  cratère  des  révolutions;  et  la 
tourbe  des  flatteurs,  la  multitude  infinie 
des  ignorants  le  crut  avec  lui.  Cepen- 
dant, les  soldats  même  qu'il  promenait 
à  sa  suite  à  travers  l'Europe  contri- 
buaient à  répandre  des  idées  et  des 
mœurs  nouvelles,  tout  en  accomplissant 
leur  œuvre  de  destruction  :  tel  futur 
(c  décabriste  »  ou  «  nihiliste  »  russe 
prit  sa  première  leçon  de  révolte  d'un 
prisonnier  de  guerre  sauvé  des  glaçons 
de  la  Bérézina.  De  même,  la  conquête 
temporaire  de  l'Espagne  par  les  armées 
napoléoniennes  brisa  les  chaînes  qui  rat- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  ig3 

tachaient  le  Nouveau  Monde  au  pays  de 
rinquisition  et  délivra  de  l'intolérable 
régime  colonial  les  immenses  provinces 
ultramarines.  L'Europe  semblait  s'ar- 
rêter, mais  par  contre-coup  l'Amérique 
se  mettait  en  marche.  Napoléon  n'avait 
été  qu'une  ombre  passagère. 

La  forme  extérieure  de  la  société  doit 
changer  en  proportion  de  la  poussée 
intérieure:  nul  fait  d'histoire  n'est  mieux 
constaté.  C'est  la  sève  qui  fait  l'arbre  et 
qui  lui  donne  ses  feuilles  et  ses  fleurs; 
c'est  le  sang  qui  fait  l'homme;  ce  sont 
les  idées  qui  font  la  société.  (  )r,  il  n'est 
pas  un  conservateur  (|ui  ne  se  lamente 
de  ce  que  les  idées,  les  nKeurs,  tout  ce 
qui  fait  la  vie  profonde  de  l'Humanité, 
se  soit  modifié  depuis  le  «  bon  vieux 
temps.  »  Les  formes  sociales  correspon- 


,Q^  LMÔVOr.lJTION.  LA  UKVOI.IJTION 

dantes  chani^reront  certainement  aussi. 
La  Révolution  se  rapproche  en  raison 
môme  du  travail  intérieur  des  intelli- 
gences. 

Toutefois,  il  ne  convient  pas  de  se 
laisser  aller  à  une  douce  quiétude  en 
attendant  les  événements  favorables. 
Ici  le  fatalisme  oriental  n'est  point  de 
mise,  car  nos  adversaires  ne  se  reposent 
point;  et  d'ailleurs  ils  sont  fréquemment 
portés  par  un  courant  régressif.  Quel- 
ques-uns d'entre  eux  sont  des  hommes 
d'une  énergie  réelle  qui  ne  reculent 
devant  aucun  moyen  et  possèdent  la 
vigueur  d'esprit  nécessaire  pour  diriger 
l'attaque  et  ne  pas  se  décourager  dans 
les  difficultés  et  la  défaite  :  «  La  Société 
mourante!  »  disait  sardoniquement  un 
usinier  à  l'occasion  d'un  livre  anarchique 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQL'E  igS 

écrit  par  notre  camarade  Grave,  «  La 
Société  mourante!  Elle  vit  encore  assez 
pour  vous  dévorer  tous!  »  Et  lorsque 
des  républicains  et  libres-penseurs  par- 
laient de  l'expulsion  des  jésuites,  qui 
sont  toujours  les  inspirateurs  de  TEglise 
catholique  :  «  Vraiment,  s'écria  l'un  de 
ces  prêtres,  notre  siècle  est  étrangement 
délicat.  S'imaginent-ils  donc  que  la  cen- 
dre des  bûchers  soit  tellement  éteinte 
qu'il  n'en  soit  pas  resté  le  plus  petit  ti- 
son pour  allumer  une  torche?  Les  in- 
sensés! en  nous  appelant  jésuites,  ils 
croient  nous  couvrir  d'opprobre;  mais 
CCS  jésuites  leur  réservent  la  censure, 
un  bâillon  et  du  Icu!  » 

Si  tous  les  ennemis  de  la  pensée  libre, 
de  l'initiative  personnelle,  avaient  cette 
logique  vigoureuse,  celle  énergie  dans 


,Qf,  I/liVOLUTION.  LA  RÉVOLUTION 

la  résolution,  ils  remporteraient  peut- 
être,  grâce  à  tous  les  moyens  de 
répression  et  de  compression  que  pos- 
sède la  société  officielle;  mais  les  grou- 
pes humains,  engagés  dans  leur  évolu- 
tion de  perpétuel  «  devenir  »,  ne  sont 
pas  logiques  et  ne  sauraient  Têtre,  puis- 
que les  hommes  diffèrent  tous  par  leurs 
intérêts  et  leurs  affections  :  quel  est 
celui  qui  n'a  pas  un  pied  dans  le  camp 
ennemi?  «  On  est  toujours  le  socialiste 
de  quelqu'un  »,  dit  un  proverbe  politi- 
que d'une  absolue  vérité.  Il  n'est  pas 
une  institution  qui  soit  franchement, 
nettement  autoritaire;  pas  un  maître 
qui,  suivant  le  conseil  de  Joseph  de 
Maistre,  ait  toujours  la  main  sur  l'épaule 
du  bourreau.  En  dépit  des  proclamations 
de  tel  ou  tel  empereur  à  ses  soldats,  de 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  igy 

citations  vantardes  en  des  albums  de 
princesses,  d'affirmations  hautaines  ex- 
pectorées après  boire,  le  pouvoir  n'ose 
plus  être  absolu  ou  ne  l'est  plus  que 
par  caprice,  contre  des  prisonniers  par 
exemple,  contre  d'infortunés  captifs» 
contre  des  gens  sans  amis.  Chaque  sou- 
verain a  sa  camarilla,  sans  compter  ses 
ministres,  ses  délégués,  ses  conseillera 
d'Etat,  tous  autant  de  vice-rois;  puis  il 
est  tenu,  lié  par  des  précédents,  des 
considérants,  des  protocoles,  des  con- 
ventions, des  situations  acquises,  une 
étiquette,  qui  est  toute  une  science  aux 
problèmes  infinis:  le  T.ouisXIX'  le  plus 
insolent  se  trouve  i:)ris  Jans  les  mille 
filets  d'un  réseau  tlont  il  ne  se  débarras- 
sera jamais,  'i'outes  ces  conventions  dans 
lesquelles  le  maître  s'est  fa.Uucuscmcnt 


198  L'KVOLUTION.  LA  HKVDI.CTION 

enserré  lui  donnent  un  avant-goût  de 
la  tombe  et  diminuent  d'autant  sa  fcjrcc 
pour  la  réaction. 

Ceux  qui  sont  marqués  pour  la  mort 
n'attendent  pas  qu'on  les  tue  :  ils  se 
suicident;  soit  qu'ils  se  fassent  sauter 
la  cervelle  ou  se  mettent  la  corde  au 
cou,  soit  qu'ils  se  laissent  envahir  par 
la  mélancolie,  le  marasme,  le  pessi- 
misme, toutes  maladies  mentales  qui 
pronostiquent  la  fin  et  en  avancent  la 
venue.  Chez  le  jeune  privilégié,  fils 
d'une  race  épuisée,  le  pessimisme  n'est 
pas  seulement  une  façon  de  parler,  une 
attitude,  c'est  une  maladie  réelle.  Avant 
d'avoir  vécu,  le  pauvre  enfant  ne  trouve 
aucune  saveur  à  l'existence,  il  se  laisse 
vivre  en  rechignant,  et  cette  vie  endurée 
de  mauvais  g^é  est  comme  une  mort 


ET  L'IDEAL  AN ARCHI QUE  ig^ 

anticipée.  En  ce  triste  état,  on  est  déjà 
condamné  à  toutes  les  maladies  de  l'es- 
prit, folie,  sénilité,  démence  ou  «  déca- 
dentisme.  »  On  se  plaint  de  la  diminu- 
tion des  enfants  dans  les  familles;  et 
d'où  vient  la  stérilité  croissante,  volon- 
taire ou  non,  si  ce  n'est  d'un  amoindris- 
sement de  la  force  virile  ou  de  la  joie 
de  vivre?  Mais  dans  le  monde  qui  tra- 
vaille, où  Ton  a  pourtant  bien  des  causes 
de  tristesse,  on  n'a  pas  le  temps  de  se 
livrer  aux  langueurs  du  pessimisme.  Il 
faut  vivre,  il  faut  aller  de  l'avant,  pro- 
i^resscr  quand  nicmc,  renouveler  les 
forces  vives  pour  la  besogne  journalière. 
C'est  par  l'accroissement  de  ces  familles 
laborieuses  (]uc  la  société  se  maintient, 
et  de  leur  milieu  suriiisscnt  incessam- 
ment  des  hommes  qui  reprennent  l'œu- 


200         L'KVOLUTION,  LA  RKVOLIJTION 

vrc  des  devanciers  et,  par  leur  initiative 
hardie,  reinpècbent  de  tomber  dans  la 
routine.  C'est  à  la  C(jnstante  régression 
partielle  des  classes'satisfaites  et  repues 
que  la  société  nouvelle  en  formati(jn  doit 
//      de  ne  pas  être  étouffée. 

Une  autre  garantie  de  progrès  dans  la 
pensée  révolutionnaire  nous  est  fournie 
par  rintolérance  du  pouvoir  où  s'entre- 
heurtent  les  survivances  du  passé.  Le 
jargon  officiel  de  nos  sociétés  politiques, 
où  tout  s'entremêle  sans  ordre,  est  tel- 
lement illogique  et  contradictoire,  que, 
dans  une  môme  phrase,  il  parle  des  «  im- 
prescriptibles libertés  publiques  »  et 
des  «  droits  sacrés  d'un  Etat  fort  »  ;  de 
même,  le  fonctionnement  légal  de  l'or- 
ganisme administratif  comporte  l'exis- 
tence de  maires  ou  syndics  agissant  à  la 


ET  L'IDEAL  ANARChlQUE  201 

fois  en  mandataires  d'un  peuple  libre 
auprès  du  gouvernement  et  en  transmet- 
teurs d'ordres  aux  communes  assujet- 
ties. Il  n'y  a  ni  unité,  ni  bon  sens  dans 
Timmense  chaos  où  s'entrecroisent  les 
conceptions,  les  lois,  les  mœurs  de  cent 
peuples  et  de  dix  mille  années,  comme 
au  bord  de  la  mer  des  cailloux  écroulés 
de  tant  de  montagnes,  apportés  par 
tant  de  fleuves,  roulés  par  tant  de 
vagues.  Au  point  de  vue  logique,  l'Ktat 
actuel  présente  Timage  d'une  telle  con- 
fusion que  ses  défenseurs  les  plus  inté- 
ressés renoncent  à  le  justifier. 

La  fonction  présente  de  llùat  con- 
sistant en  premier  lieu  à  tlcfcndrc  les 
intérêts  des  propriétaires,  lcs«  droits  du 
capital  »,  il  serait  indispensable  jx)ur 
l'économiste    d'avoir    à   sa    disposition 


202  (.  liVOH  TION.  I.A  RIAOïaJTION 

quelques  arguments  vainqueurs,  quel- 
ques merveilleux  mensonges  que  le  pau- 
vre, très  désireux  de  croire  à  la  fortune 
publique,  put  accepter  comme  indiscu- 
tables. Mais,  hélas!  ces  belles  théories, 
autrefois  imaginées  à  Tusage  du  peu- 
ple imbécile  n'ont  plus  aucun  crédit  :  il 
y  aurait  pudeur  à  discuter  la  vieille  as- 
sertion que  «  prospérité  et  propriété 
sont  toujours  la  récompense  du  tra- 
vail. »  En  prétendant  que  le  labeur  est 
Torigine  de  la  fortune,  les  économistes 
ont  parfaitement  conscience  qu'ils  ne 
disent  pas  la  vérité.  A  Tégal  des  anar- 
chistes, ils  savent  que  la  richesse  est  le 
produit,  non  du  travail  personnel,  mais 
du  travail  des  autres  ;  ils  n'ignorent  pas 
que  les  coups  de  bourse  et  les  spécula- 
tions,   origine  des    grandes    fortunes, 


ET  L'IDKAL  ANARCHIQUE  2o3 

peuvent  être  justement  assimiles  aux 
exploits  des  brigands;  et  certes,  ils  n'o- 
seraient prétendre  que  l'individu  ayant 
un  million  à  dépenser  par  semaine,  c'est- 
à-dire  exactement  la  somme  nécessaire 
à  faire  vivre  cent  mille  personnes,  se  dis- 
tingue des  autres  hommes  par  une  intel- 
ligence et  une  vertu  cent  mille  fois  supé- 
rieures à  celles  delà  moyenne.  Ce  serait 
être  dupe,  presque  complice,  de  s'attar- 
der à  discuter  les  arguments  hypocrites 
sur  lesquels  s'appuie  cette  prétendue 
origine  de  Tinégalité  sociale. 

Mais  voici  qu'on  emploie  un  raisonne- 
ment d'une  autre  nature  ci  qui  a  du 
moins  le  mérite  de  ne  pas  reposer  sur 
un  mensonge.  On  invoque  ccjntre  les 
revendications  sociales  le  droit  du  plus 
fort,  et  même  le  nom  resjK'Clé   de   l)ar- 


204  L'KVOLU'IION.  I.A  RKVOI.IJTION 

win  a  servi,  I)icn  contre  son  oré,  à  plai- 
der la  cause  de  linjusticc  et  de  la  vio- 
lence. La  puissance  des  muscles  et  des 
mâchoires,  de  la  trique  et  de  la  massue, 
voilà  l'argument  suprême!  En  effet, 
c'est  bien  le  droit  du  plus  fort  qui 
triomphe  avec  Taccaparement  des  for- 
tunes. Celui  qui  est  le  plus  apte  maté- 
riellement, le  plus  favorisé  par  sa  nais- 
sance, par  son  instruction,  par  ses  amis^ 
celui  qui  est  le  mieux  armé  par  la  force 
ou  par  la  ruse  et  qui  trouve  devant  lui 
les  ennemis  les  plus  faibles,  celui-là  a 
le  plus  de  chances  de  réussir;  mieux 
que  d'autres,  il  peut  se  bâtir  une  cita- 
delle du  haut  de  laquelle  il  tirera  sur 
ses  frères  infortunés. 

Ainsi  en  a  décidé  le  grossier  combat 
des  égoïsmes  en  lutte.  Jadis  on  n'osait 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  2o5 

trop  avouer  cette  théorie  du  fer  et  du 
feu,  elle  eût  paru  trop  violente  et  on  lui 
préférait  les  paroles  d'hypocrite  vertu. 
On  l'enveloppait  sous  de  graves  formu- 
les dont  on  espérait  que  le  peuple  ne 
comprendrait  pas  le  sens  :  «  Le  travail 
est  un  frein  »  disait  Guizot.  Mais  les 
recherches  des  naturalistes  relatives  au 
combat  pour  l'existence  entre  les  espè- 
ces et  à  la  survivance  des  plus  vigou- 
reuses ont  encouragé  les  théoriciens  de 
la  force  à  proclamer  sans  ambages  leur 
insolent  défi.  «  Voyez,  disent-ils,  c'est  la 
loi  fatale  ;  c'est  Timmuablc  destinée  à 
laquelle  mangeurs  et  mangés  sont  éga- 
lement soumis  ». 

Nous  devons  nous  féliciter  de  ce  que 
la  question  soit  ainsi  siniplilîcc  clans  sa 
brutalité,  car  elle  est  d'autant  plus  près 


2o6  L'IAOLU  IHXN,  Iw\  KKVOLUTKA 

de  se  résoudre.  «.  La  force  règne!  » 
disent  les  soutiens  de  Tinégalitc  sociale. 
Oui,  c'est  la  force  qui  règne!  s'écrient 
de  plus  en  plus  fort  ceux  qui  profitent 
de  l'industrie  moderne  dans  son  perfec- 
tionnement impitoyable,  dont  le  résul- 
tat cherché  est  de  réduire  avant  tout  le 
nombre  des  travailleurs.  Mais  ce  que 
disent  les  économistes,  ce  que  disent  les 
industriels,  les  révolutionnaires  ne  pour- 
ront-ils le  dire  aussi,  tout  en  compre- 
nant qu'entre  eux  l'accord  pour  l'exis- 
tence remplacera  graduellement  la  lutte  ? 
La  loi  du  plus  fort  ne  fonctionnera  pas 
toujours  au  profit  du  monopole  indus- 
triel. «  I^a  force  prime  le  droit  »,  a  dit 
Bismarck  après  tant  d'autres;  mais  on 
peut  préparer  le  jour  où  la  force  sera 
au    service    du   droit.  S'il  est  vrai  que 


ET  L'IDEAL  AN.VRCHIQUE  207 

les  idées  de  solidarité  se  répandent; 
s'il  est  vrai  que  les  conquêtes  de  la 
science  finissent  par  pénétrer  dans  les 
couches  profondes  ;  s'il  est  vrai  que  l'a- 
voir moral  devient  propriété  commune, 
les  travailleurs,  qui  ont  en  môme  temps 
le  droit  et  la  force,  ne  s'en  serviront-ils 
pas  pour  faire  la  révolution  au  profit  de 
tous  ?  Contre  les  masses  associées,  que 
pourront  les  individus  isolés,  si  forts 
qu'ils  soient  par  l'argent,  l'intelligence 
et  l'astuce  ?  Les  gens  de  gouvernement, 
désespérant  de  pouvoir  donner  une 
morale  à  leur  cause,  ne  demandent  plus 
que  la  poigne,  seule  supériorité  qu'ils 
désirent  avoir.  11  ne  serait  pas  difficile 
de  citer  des  exemples  de  ministres  qui 
n'ont  été  choisis  ni  pour  leur  gloire  mili- 
taire ou  leur  noble  généalogie,  ni  pour 


2o8  I,  r;V()|.lHI().N.  I.A  RIAOLLTION 

leurs  talents  (Ui  leur  éloquence,  mais 
uniquement  pour  leur  manc|ue  île  scru- 
pules. A  cet  égard  on  a  pleine  confiance 
en  eux  :  nul  préjuq^é  ne  les  arrête  pour 
la  conquête  du  pouvoir  ou  la  défense 
des  écus. 

En  aucune  des  révolutions  modernes 
nous  n'avons  vu  les  privilégiés  livrer 
leurs  propres  batailles.  Toujours  ils 
s'appuient  sur  des  armées  de  pauvres 
auxquels  ils  enseignent  ce  qu'on  appelle 
«  la  religion  du  drapeau  »et  qu'ils  dres- 
sent à  ce  qu'on  appelle  «  le  maintien 
de  Tordre  ».  Six  millions  d'hommes, 
sans  compter  la  police  haute  et  basse, 
sont  employés  à  cette  œuvre  en  Eu- 
rope. Mais  ces  armées  peuvent  se  dés- 
organiser, elles  peuvent  se  rappeler 
les  liens  d'origine  et   d'avenir  qui  les 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  oqq 

rattachent  à  la  masse  populaire;  la 
main  qui  les  dirige  peut  manquer  de  vi- 
gueur. Composées  en  grande  partie  de 
prolétaires,  elles  peuvent  devenir,  elles 
deviendront  certainement  pour  la  société 
bourgeoise  ce  que  les  barbares  à  la  solde 
de  l'empire  sont  devenus  pour  la  so- 
ciété romaine,  un  élément  de  dissolu- 
tion. L'histoire  abonde  en  exemples 
d'affolements  paniques  auxquels  suc- 
combent les  puissants,  môme  ceux  qui 
ont  gardé  la  force  de  caractère,  car 
il  est  aussi  nombre  de«  dirigeants  »  qui 
sont  en  mcmc  temps  de  simples  dégé- 
nérés, n'ayant  pas  assez  d'énergie  et  de 
force  physique  pour  s'ouvrir  à  cent  un 
passage  àtravcrs  une  cloison  de  planches 
ni  assez  de  dignité  pour  lais:;er  des  en- 
fants et  tics  femmes   fuir  avant    eux   la 

14 


210  I.  KVOLUTION,  LA  RLVOLUTION 

[  poursuite  d'un  incendie.  Quand  les  dés- 
hérités se  seront  unis  pour  leurs  inté- 
rêts, de  métier  à  métier,  de  nation  à 
nation,  de  race  à  race,  ou  spontané- 
ment, d'homme  à  homme  ;  quand  ils  con- 
naîtront bien  leur  but,  n'en  doutez  pas, 
l'occasion  se  présentera  certainement 
pour  eux  d'employer  la  force  au  service 
de  la  liberté  commune.  Quelque  puissant 
que  soit  le  maître  d'alors,  il  sera  bien  fai- 
ble en  face  de  tous  ceux  qui,  réunis  par 
un  seul  vouloir,  se  lèveront  contre  lui 
pour  être  assurés  désormais  de  leur  pain 

,  et  de  leur  liberté. 


Vlll 


Outre  la  force  matérielle,  la  pure  vio- 
lence éhontce  qui  se  manifeste  par 
l'exclusion  du  travail,  la  prison,  les  mi- 
traillades, une  autre  force  plus  subtile 
et  peut-être  plus  puissante,  celle  de  la 
lascination  religieuse,  se  trouve  à  la  dis- 
position des  gouvernants. 

Certes_,  on  ne  saurait  contester  que  cette 
iorce  est  encore  très  grande  et  qu'il  laut 
en  tenir  le  compte  le  plus  sérieux  dans 
l'étude  de  la  société  contemporaine. 

C'est  donc  avec  un  enthousiasme  trop 
juvénile  que  les  encyclopédistes  du  dix- 


212  l.hVOLUlKJN,  LA  KKVOLUIION 

huitième  siècle  célébraient  la  victoire  de 
la  raison  sur  la  superstition  chrétienne, 
et  nous  devons  constater  la  grossière 
méprise  de  Cousin,  le  philosophe  fameux 
qui,  sous  la  Restauration,  s'écriait  dans 
un  cercle  d'amis  discrets  :  «  Le  catholi- 
cisme en  a  encore  pour  cinquante  ans 
dans  le  ventre  !  »  Le  demi  siècle  est 
largement  écoulé,  et  c'est  encore  en 
tout  orgueil  et  en  toute  sérénité  que 
nombre  de  catholiques  parlent  de  leur 
Eglise  en  la  qualifiant  «  d'éternelle.  » 
Montesquieu  disait  qu'  «  en  l'état  actuel 
on  ne  prévoit  pas  que  le  catholicisme 
puisse  durer  plus  de  cinq  cents  ans.  » 
Mais  si  l'Eglise  catholique  a  pu  faire 
des  progrès  apparents,  si  la  France  des 
encyclopédistes  et  des  révolutionnaires 
s'est  laissé  «   vouer  au  Sacré-Cœur  » 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  -2i3  '- 

par  une  assemblée  d'affolés,  si  les 
pontifes  du  culte  ont  très  habilement 
profité  de  l'apeurement  général  des  con- 
servateurs politiques  pour  leur  vanter  la 
panacée  de  la  foi  comme  le  grand  re- 
mède social;  si  la  bourgeoisie  euro- 
péenne, naguère  composée  de  sceptiques 
frondeurs,  de  voltairiens  n'ayant  d'autre 
religion  qu'un  vague  déisme,  a  cru  pru- 
dent d'aller  régulièrement  à  la  messe  et 
Je  pousser  même  jusqu'au  confession- 
nal ;  si  le  Quirinal  et  le  Vatican,  l'Etat 
et  l'Eglise  mettent  tant  de  bonne  grâce 
à  régler  les  anciennes  disputes,  ce  n'est 
pas  que  la  croyance  au  miracle  ait  pris 
un  plus  grand  empire  sur  les  âmes  dans 
la  partie  active  et  vivante  de  la  société. 
Elle  n'a  gagné  que  des  peureux,  des 
fatigués  de  la  vie,  et  l'iiypocrile  adhésion 


214  I.'i:VOLUTION,  LA  REVOLUTION 

de  complices  intéressés.  Cependant  il 
faut  bien  reconnaître  que  le  christianisme 
des  bourgeois  n'est  pas  simulation  pure  : 
lorsqu'une  classe  est  pénétrée  du  senti- 
ment de  sa  disparition  inévitable  et  pro- 
chaine, lorsqu'elle  sent  déjà  les  atires  de  la 
mort,  elle  se  rejette  brusquement  vers  une 
divinité  salvatrice,  vers  un  fétiche,  un  vo- 
cable, un  mot  béni,  vers  le  premier  sor- 
cier venu,  préchant  le  salut  et  la  rédemp- 
tion. Ainsiles  Romains  se  christianisèrent, 
ainsi  les  Voltairiens  se  catholicisent. 

En  effet,  ceux  qui  veulent  à  tout  prix 
maintenir  la  société  privilégiée  doivent  se 
rattacher  au  dogme  qui  en  est  la  clef  de 
voûte  :  si  les  contre-maîtres  et  les  gardes 
champêtres  ou  forestiers,  les  soldats  et 
les  gens  de  police,  les  fonctionnaires  et 
les  souverains  n'inspirent  pas  au  popu- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  21 5 

laire  une  terreur  suffisante,  ne  faut-il 
pas  faire  appel  à  Dieu,  celui  qui  na- 
guère disposait  des  tortures  éternelles 
de  Tenfer,  des  épreuves  mitigées  du 
Purgatoire?  On  invoque  ses  comman- 
dements et  toutTappareil  de  la  religion 
qui  se  réclame  de  son  autorité.  On 
feint  d'obéir  au  pape  infaillible,  le  vi- 
caire de  Dieu  lui-même,  le  successeur  de 
l'arôtre  qui  tient  les  clefs  du  Paradis. 
Tous  les  réactionnaires  se  liguent  dans 
cette  union  religieuse,  qui  leur  olTre  la 
dernière  chance  de  salut,  la  ressource 
suprême  de  victoire  ^  et  dans  cette  ligue, 
les  protestants  et  les  Juifs  ne  sont  pas  les 
moins  catholiques,  les  enfants  les  moins 
chéris  du  souverain  Pontife. 

Mais  «  tout  se  paie.  ))  L'Eglise  ouvre 
ses  portes  toutes  grandes  pour  accueil- 


2l6  L'ÉVOLUTKJN,  LA  KKV(Jl.U  1  ION 

lir  licrctiqucs  et  schismatiques  :  par 
suite,  elle  devient  forcément  indifférente 
et  vcule.  Elle  ne  peut  s'accommoder  à 
ce  milieu  si  complexe  et  si  changeant 
de  la  société  moderne  qu'à  la  condition 
de  ne  plus  rien  garder  de  son  ancienne 
intransigeance.  Le  dogme  est  censé  im- 
muable, mais  on  s'arrange  de  manière  à 
n'avoir  plus  à  en  parler,  à  laisser  igno- 
rer au  néophyte  jusqu'au  symbole  de 
Nicée.  On  ne  demande  plus  même  un 
semblant  de  foi  :  «  Inutile  de  croire,  pra- 
tiquez !  »  Des  génuflexions,  des  signes  de 
croix  au  moment  voulu,  des  offrandes 
sur  Tautel  d'un  «  sacré  cœur  »  quelcon- 
que, de  «  Jésus  »  ou  de  «  Marie  »,  cela 
suffit.  Ainsi  que  dit  Flaubert  dans  une 
lettre  à  George  Sand,  «  il  faut  être  pour 
le  catholicisme  sans  en  croire  un  mot.  » 


ET  L'IDKAL  ANARCIIIQUE  217 

Chacun  est  assuré  d'un  bon  accueil 
pourvu  qu'il  apporte,  à  défaut  d'une 
conviction,  au  moins  une  signature,  une 
présence,  pour  accroître  d'une  per- 
sonne le  chiffre  des  prétendus  fidèles: 
très  largement  reçus  sont  ceux  qui 
ajoutent  à  leur  nom  une  influence  de 
famille,  de  naissance,  de  passé,  de  ca- 
ractèreoude  fortune.  L'Eolise  va  même 
jusqu'à  disputer  aux  parents  et  aux  amis 
les  cadavres  d'hommes  qui  vécurent 
toujours  en  dehors  de  la  religion, 
comme  ennemis  de  la  doctrine.  Le  tri- 
bunal de  l'Inquisition  eût  maudit  et 
brûlé  ces  chairs  d'hérétiques;  mainte- 
nant les  prêtres,  confesseurs  de  la  foi, 
veulent  à  tout  prix  les  bénir. 

On  ne    saurait    donc  apprécier   à    sa 
véritable   valeur  l'évolution  contempo- 


2i8  I.'K\OLUTinN,  LA  MKVOLUTION 

raine  de  riLi^-^lisu  un  se  bornant  à  cons- 
tater quels  en  sont  les  progrès  exté- 
rieurs, de  combien  d'édilices  s'est  accru 
le  nombre  des  temples  et  d'individus  le 
troupeau  des  Hdèles.  Le  catholicisme 
serait  certainement  en  plein  épanouisse- 
ment de  floraison  nouvelle  si  tous  ceux 
qui  en  prennent  le  mot  d'ordre  et  la  li- 
vrée étaient  sincères,  s'il  n"y  avait  pas 
intérêt  de  leur  part  à  feindre  la  vieille 
croyance  des  aïeux.  Mais  actuellement 
c'est  par  millions  qu'il  faut  compter  les 
hommes  qui  ont  tout  bénéfice  à  se  dire 
chrétiens  et  qui  le  sont  par  hypocrisie 
pure  :  quoi  qu'en  disent  les  feuilles  de 
sacristie,  les  persécutions  dont  les  gens 
d'église  ont  à  souffrir  sont  de  celles 
que  l'on  ne  prend  pas  au  sérieux,  et  le 
«  prisonnier  du  Vatican  »  ne  fait  verser 


ET  I.'IDtAL  ANARCHIQUE  219 

des  larmes  de  pitié  qu'à  des  pleureurs 
intéressés.  Combien  est  autrement  poi- 
gnante la  situation  d'ouvriers  grévistes 
que  l'on  expulse  de  leur  pauvre  logis 
ou  que  Ion  fusille  en  tas,  et  celle  des 
anarchistes  que  l'on  torture  dans  les 
cachots  !  Les  convictions  ne  méritent  le 
respect  qu'en  raison  de  l'esprit  de  dé- 
vouement qu'elles  inspirent.  Or  tous 
ces  jouisseurs  et  hommes  du  monde  qui 
rentrent  avec  ostentation  dans  le  giron  de 
l'Église  sont-ils  par  cela  même  devenus 
pitoyables  au  malheureux,  doux  à  celui 
qui  souffre  ?  11  est  permis  d'en  douter. 
Les  signes  des  temps  nous  prouvent 
au  contraire  qu'à  l'extension  matérielle 
de  l'Eglise  correspond  un  amoindrisse- 
ment réel  de  la  foi.  Le  catholicisme 
n'est  i)lus  cette  bonne  religion  de    rési- 


220  F,'l!:VOLUTION,  LA  RKVOUJTION 

gnation  et  d'humililc  qui  pcrmcUait  au 
pauvre  d'accepter  dévotement  la  misère, 
rinjustice,  Tinégalitésociale.  Les  ouvriers 
mêmes  qui  se  constituent  en  sociétés 
dites  «  chrétiennes  ;)  et  qui  par  con- 
séquent devraient  toujours  louer  le 
Seigneur  pour  son  infinie  bonté,  atten- 
dant pieusement  que  le  corbeau  d'Elic 
leur  apporte  du  pain  et  de  la  viande  soir 
et  matin,  ces  ouvriers  vont  jusqu'à  se 
faire  socialistes,  à  rédiger  des  statuts,  à 
réclamer  des  augmentations  de  salaires, 
à  prendre  des  non-chrétiens  pour  alliés 
dans  leurs  revendications.  La  confiance 
en  Dieu  et  en  ses  saints  ne  leur  suffit 
plus  :  il  leur  faut  aussi  des  garanties 
matérielles,  et  ils  les  cherchent,  non 
dans  la  dépendance  absolue,  dans  l'o- 
béissance   parfaite,   si   souvent   recom- 


ET  L'IDKAL  ANARCHIQUE  22 1 

mandée  aux  enfants  de  Dieu,  mais  dans 
la  ligue  avec  les  camarades,  dans  la 
fondation  de  sociétés  d'intérêt  mutuel- 
peut-être  même  dans  la  résistance  ac- 
tive. A  des  situations  nouvelles  la  reli- 
gion chrétienne  n'a  pas  su  opposer  des 
moyens  nouveaux  :  ne  sachant  pas  s'ac- 
commoder à  un  milieu  que  ses  docteurs 
n'avaient  pas  prévu,  elle  s'en  tient  tou- 
jours à  ses  vieilles  formules  de  charité, 
d'humilité,  de  pauvreté,  et  fatalement 
elle  doit  perdre  tous  les  cléments  jeu- 
nes, virils,  intelligents,  et  ne  garder 
que  les  appauvris  de  cceur  et  d'esprit, 
et  —  dans  le  sens  le  moins  noble,  —  ces 
«  bienheureux  »  auxquels  le  Sermon  sur 
la  Montagne  promet  le  royaume  des 
cicux.  Tandis  que  les  hypocrites  entrent 
dans  l'KL^lise,  les  sincères  en  sortent  :  C'est 


221  L'KVOLUTION,  LA  Ri;\0LUT10.\ 

par  centaines  que  les  prêtres  conscien- 
cieux quittent  la  bande  des  trafiquants 
de  salut,  et  la  foule,  naguère  hostile  aux 
défroqués,  comprend  aujourd'hui  leur 
conduite  et  les  accompagne  de  son  res- 
pect. Le  catholicisme  est  virtuellement 
condamné  depuis  le  jour  où,  perdant 
tout  génie  créateur  dans  l'art,  il  est  resté 
incapable  de  manifester  d'autre  talent 
que  celui  de  l'imitation  néo-grecque, 
néo-romane,  néo-gothique,  néo-renais- 
sance. C'est  une  religion  des  morts  et 
non  plus  une  religion  des  vivants. 

Une  preuve  incontestable  de  Timpuis- 
sance  réelle  des  églises,  c'est  qu'elles 
ne  possèdent  plus  la  force  d'arrêter  le 
mouvement  scientifique  d'en  haut  ni 
l'instruction  d'en  bas  :  elles  ne  peuvent 
que  retarder,  non  supprimer  la  marche 


KT  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  laJ 

du  savoir  \  d'aucunes  feiijnent,  essaient 
môme  de  la  seconder  et  repoussent  loin 
d'elles  le  professeur  grincheux  qui  clame 
dans  ses  cours  la  «  faillite  de  la  science.  » 
N'ayant  pu  empêcher  l'ouverture  des 
écoles,  elles  voudraient  au  moins  les 
accaparer  toutes,  en  prendre  la  direc- 
tion, avoir  l'initiative  de  la  discipline 
qu'on  appelle  instruction  publique,  et 
en  mainte  contrée  elles  réussissent  à 
souhait.  C'est  par  millions  et  dizaines 
de  millions  que  Ton  compte  les  enfants 
confies  à  la  sollicitude  intellectuelle  et 
morale  des  prêtres,  moines  et  relii^ieu- 
scs  de  diverses  dénominations  :  Pensei- 
nrncment  de  hi  jeunesse  européenne  est 
laissé,  pour  la  plus  forte  moitié,  à  la  libre 
disposition  des  autorités  religieuses;  et 
là   même  où  celles-ci  sont  écartées  jvir 


224  L'KXOLUTION,  LA  REVOLUTION 

les  autorités  civiles,  on  leur  a  donné  soit 
un  droit  de  surveillance,  soit  des  gages 
de  neutralité  ou  même  de  complicité. 

L'évolution  de  la  pensée  humaine, 
qui  s'accomplit  plus  ou  moins  rapide- 
ment suivant  les  individus,  les  classes 
et  les  nations,  a  donc  amené  cette  si- 
tuation fausse  et  contradictoire,  attri- 
buant la  fonction  d'enseigner  précisé- 
ment à  ceux  qui  par  principe  doivent 
professer  le  mépris,  Tabstention  de  la 
science,  s'en  tenir  à  la  première  inter- 
diction formulée  par  leur  dieu  :  «  Tu 
ne  toucheras  pomt  au  fruit  de  l'arbre 
du  savoir  ».  La  prodigieuse  ironie  des 
choses  en  fait  maintenant  les  distribu- 
teurs officiels  de  ces  fruits  vénéneux. 
Certes,  nous  pouvons  les  croire  quand 
ils  se  vantent  de  distribuer  ces  «  pom- 


ET  L'JDL:aL  ANARCHIQUE  2  25 

mes  »  du  péché  avec  prudence  et  parci- 
monie et  de  fournir  en  même  temps  le 
contre-poison.  Pour  eux  il  y  a  science 
et  science^  celle  que  l'on  enseigne  avec 
toutes  les  précautions  voulues,  et  celle 
que  l'on  doit  soigneusement  taire.  Tel 
fait  que  Ton  considère  comme  moral 
peut  entrer  dans  la  mémoire  des  en- 
fants, tel  autre  est  passé  sous  silence 
comme  de  nature  à  réveiller  chez  les 
élèves  un  esprit  de  révolte  et  d'indisci- 
pline. Comprise  de  cette  manière,  l'his- 
toire n'est  qu'un  récit  mensoni^er  ;  les 
sciences  naturelles  consistent  en  un  en- 
semble de  faits  sans  cohésion,  sans  cause, 
sans  but  ;  en  chaque  série  d'études  les 
mots  cachent  les  choses,  et  dansTcnsei- 
i^ncnient  dit  supérieur,  oîi  ri»ii  est  censé 
ahortlcr   les   grands    i)r<>I")lcincs,    on    le 


22C)  LLVOLUTION,  LA  Ri:V(JLUTl()N 

fait  toujours  par  des  voies  indirectes  en 
entassant  les  anedoctes,  les  dates  et 
noms  propres,  les  hypothèses,  les  argu- 
ments cornus  des  systèmes  contradic- 
toires, en  sorte  que  l'intelligence  dé- 
routée, livrée  à  la  confusion,  revienne  de 
fatigue  aux  vagissements  de  Tenfance 
et  aux  pratiques  sans  but. 

Et  pourtant,  si  faux  et  absurde  que 
soit  cet  enseignement,  on  se  dit  que 
peut-êtrC;,  pris  dans  son  ensemble,  il  est 
plus  utile  que  funeste.  Tout  dépend  des 
proportions  de  la  mixture  et  du  vase 
intellectuel,  de  la  personnalité  enfantine 
qui  la  reçoit.  Les  seules  écoles  conformes 
au  vrai  programme  de  contre-révolution 
sont  celles  dont  les  directrices,  «  saintes 
sœurs  »,  ne  savent  même  pas  lire,  où  les 
enfants  n'apprennent   que  le   signe  de 


ET  L'IULAL  ANARCHIQUE  227 

la  croix  et  des  oremus.  La  poussée  du 
dehors  a  pénétré  dans  toutes  les  écoles, 
même  dans  celles  où  l'éducation,  catho- 
lique, protestante,  bouddhique  ou  mu- 
sulmane, est  censée  ne  consister  rju'en 
simples  formules,  en  phrases  mysti- 
ques, en  extraits  de  livres  incompris. 
Parfois  une  lueur  soudaine  s'échappe 
de  tout  ce  fatras,  une  conséquence  lo- 
gique apparaît  devant  Tintelligence  d'un 
enfant  dont  Tesprit  s'est  ouvert,  une 
lointaine  allusion  prend  un  caractère  de 
révélation  ;  un  geste  irréfléchi,  un  ad- 
jectif aventuré  peuvent  accomj^Iir  le 
mal  que  Ton  voulait  éviter,  la  parole  de 
vie  a  jailli  de  ce  ilut  de  redites,  et  voici 
tout  à  coup  que  l'esprit  logique  de  l'en- 
fant saute  à  des  conclusions  redoutées. 
Les    chances    d'émancipation    intcllec- 


228  L'ÉVOLUTION,  LA  RKV(;LUTION 

tucllc  sont  bien  plus  :^randcs  encore 
dans  celles  des  écoles,  congréganistes 
ou  autres,  dont  les  professeurs,  tout  en 
observant  la  routine  obligatoire  des  le- 
çons et  des  explications  réticentes,  sont 
néanmoins  forcés  d'exposer  des  faits, 
de  montrer  des  rapports,  de  signaler 
des  lois.  Quels  que  soient  les  commen- 
taires dont  un  instituteur  accompagne 
son  enseignement,  les  nombres  qu'il 
écrit  sur  le  tableau  n'en  restent  pas 
moins  incorruptibles.  Quelle  vérité  pré- 
vaudra? Celle  d'après  laquelle  deux  et 
deux  font  toujours  quatre,  et  rien  ne  se 
crée  de  rien,  ou  bien  l'ancienne  «  vérité  » 
qui  nous  montre  toutes  choses  issues  du 
néant  et  nous  affirme  l'identité  d'un 
seul  Dieu  en  trois  personnes  divines  ? 

Toutefois,  si  Tinstruction  ne  se  don- 
nait que  dans  l'école,  les  gouvernements 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  229 

et  les  églises  pourraient  espérer  encore 
de  maintenir  les  esprits  dans  la  servi- 
tude, mais  c'est  en  dehors  de  Técole 
que  l'on  s'instruit  le  plus,  dans  la  rue, 
dans  l'atelier,  devant  les  baraques  de 
foire,  au  théâtre,  dans  les  vagons  de 
chemins  de  fer,  sur  les  bateaux  à  va- 
peur, devant  les  paysages  nouveaux, 
dans  les  villes  étrangères.  Tout  le  monde 
voyage  maintenant,  soit  pour  son  plai- 
sir, soit  pour  SCS  intérêts.  Pas  une  réu- 
nion dans  laquelle  ne  se  rencontrent  des 
gens  ayant  vu  la  Russie,  TAustralie, 
l'Amérique,  et  si  les  circumnavigateurs 
de  la  terre  sont  encore  l'exception,  il 
n'est  pour  ainsi  dire  aucun  honinic  qui 
n'ait  assez  voyagé  pourvoir  au  moins 
les  contrastes  du  champ  à  la  cite,  des 
cultures  au  désert,  de  la  montagne  à  la 
plaine,    de   la   terre    ferme    à    la    mer. 


2'JO     L'KVOLUTION,  LA  REVOLUTION 

Parmi  ceux  qui  se  déplacent  il  en  est 
beaucoup  certainement  qui  voyar^ent 
sans  méthode  et  comme  en  aveugles  ;  en 
changeant  de  pays,  ils  ne  changent  pas 
de  milieu  et  sont  restés  chez  eux  pour 
ainsi  dire  ;  le  luxe,  les  jouissances  des 
hôtels  ne  leur  permettent  pas  d'appré- 
cier les  différences  essentielles  de  terre 
à  terre,  dépeuple  à  peuple  ;  le  pauvre  qui 
se  heurte  aux  difficultés  de  la  vie,  est 
encore  celui  qui,  sans  cicérone,  peut  le 
mieux  observer  et  retenir.  Et  la  grande 
école  du  monde  extérieur  ne  montre- 
t-elle  pas  les  prodiges  de  l'industrie 
humaine  également  aux  pauvres  et  aux 
riches,  à  ceux  qui  ont  produit  ces  mer- 
veilles par  leur  travail  et  à  ceux  qui  en 
profitent  ?  Chemins  de  fer,  télégraphes, 
béliers  hydrauliques^  perforateurs,  jets 
de  lumière  s'élançant  du  sol,  le  déshé- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  23 1 

rite,  s'il  a  pu  se  rendre  compte  du  com- 
ment et  du  pourquoi,  voit  ces  choses 
aussi  bien  que  le  puissant  et  son  esprit 
n'en  est  pas  moins  frappé.  Pour  la  jouis- 
sance de  quelques-unes  de  ces  conquê- 
tes de  la  science,  le  privilège  a  disparu. 
Menant  sa  locomotive  à  travers  l'espace, 
doublant  sa  vitesse  et  en  arrêtant  lal- 
lurc  à  son  gré,  le  mécanicien  se  croit-il 
l'inférieur  du  souverain  qui  roule  derrière 
lui  dans  un  vagon  doré,  mais  qui  n'en 
tremble  pas  moins,  sachant  que  sa  vie  dé- 
pend d'un  jet  de  vapeur,  d'un  mouvement 
de  levier  ou  d'un  pélard  de  dynamite  ! 
La  vue  de  la  nature  et  des  ceuvrcs 
humaines,  la  pratique  de  la  vie,  voilà 
donc  les  collèges  oi^i  se  fait  la  véritable 
éducation  des  sociétés  contemporaines. 
Quoique  les  écoles  jiroprement  dites 
aient,  elles  aussi,   accompli   leur  évolu- 


232        i;i:voLui  ION,  la  ri'volution 

cion  clans  le  sens  de  l'enseignement  vrai, 
elles  ont  une  importance  relative  bien 
inférieure  à  celle  de  la  vie  sociale  am- 
biante. Certes,  Tidcal  des  anarchistes 
n'est  point  de  supprimer  l'école,  mais 
de  l'agrandir  au  contraire,  de  faire  de  la 
société  même  un  immense  organisme 
d'enseignement  mutuel,  oii  tous  se- 
raient à  la  fois  élèves  et  professeurs, 
où  chaque  enfant,  après  avoir  reçu  des 
«  clartés  de  tout  »  dans  les  premières 
études,  apprendrait  à  se  développer  in- 
tégralement, en  proportion  de  ses  for- 
ces intellectuelles,  dans  l'existence  par 
lui  librement  choisie.  Mais  avec  ou  sans 
écoles^  toute  grande  conquête  de  la 
science  finit  par  entrer  dans  le  domaine 
public.  Les  savants  de  profession  ont  à 
faire  pendant  de  longs  siècles  le  travail 
de  recherches  et  d'hypothèses,  ils  ont  à 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUt:  233 

se  débattre  au  milieu  des  erreurs  et 
des  faussetés  ;  mais  quand  la  vérité  est 
enfin  connue,  souvent  malgré  eux  et 
grâce  à  quelques  audacieux  conspués, 
elle  se  révèle  dans  tout  son  éclat,  sim- 
ple et  claire.  Tous  la  comprennent 
sans  effort;  il  semble  qu'on  Tait  tou- 
jours connue.  Jadis  les  savants  s'imagi- 
naient que  le  ciel  était  une  coupole 
ronde,  un  toit  de  métal,  —  que  sais-je? 
—  une  série  de  voûtes,  trois,  sept,  neuf, 
treize  môme,  ayant  chacune  leurs  pro- 
cessions d'astres,  leurs  lois  différentes, 
leur  régime  i)articulicr  et  leurs  troupes 
d'anges  et  d'archanges  pour  les  garder. 
iMais  dejuiis  c|ue  tous  ces  cieux  sujkt- 
posés  dont  parlent  la  liihle  el  le  I  ahnud 
ont  été  démolis,  il  nest  pus  un  enlant 
qui  ne  sache  i[ue  l'espace  est  libre,  in- 
fini autour    de  la     Terre,    ('/est  à  jieinc 


234  i;i'":\()LUTI()N,  LA  !<KVOI,UTIf)N 

s'il  l'aj;)prc'nd.  (^est  là  une  vcritc  qui 
fait  désormais  partie  de  l'héritage  uni- 
versel. Il  en  est  de  même  pour  toutes 
les  grandes  acquisitions  scientifiques. 
Elles  ne  s'étudient  pas,  pour  ainsi  dire, 
elles  se  savent;  elles  entrent  dans  Tair 
que  Ton  respire. 

Quelle  que  soit  l'origine  de  l'instruc- 
tion, tous  en  profitent,  et  le  travailleur 
n'est  pas  celui  qui  en  prend  la  moindre 
part.  Qu'une  découverte  soit  faite  par 
un  bourgeois,  un  noble  ou  un  roturier, 
que  le  savant  soit  le  potier  Palissy  ou 
le  chancelier  Bacon,  le  monde  entier 
utilisera  ses  recherches.  Certainement 
des  privilégiés  voudraient  bien  garder 
pour  eux  le  bénéfice  de  la  science  et 
laisser  l'ignorance  au  peuple  :  chaque 
jour  des  industriels  s'approprient  tel  ou 
tel  procédé  chimique  et,  par  brevet  ou 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  2  33 

lettres  patentes,  s'arrogent  le  droit  de 
fabriquer  seuls  telle  ou  telle  chose  utile 
à  l'humanité  :  on  a  pu  voir  le  médecin 
Koch  obligé  par  son  maître  Guillaume 
de  revendiquer  la  guérison  des  sujets  de 
TEmpire  comme  un  monopole  d'Etat  ; 
mais  trop  de  chercheurs  sont  à  Toeuvre 
pour  que  les  désirs  éi^-oïstes  puissent 
s'accomplir.  Ces  exploiteurs  de  science 
se  trouvent  dans  la  situation  de  ce  mac];-i- 
cien  des  Mille  et  une  Xiiits  qui  descella 
le  vase  où  depuis  dix  mille  ans  dormait 
un  i^èn'ie  enfermé,  lis  voudraient  le  faire 
rentrer  dans  son  réduit,  le  clore  sous 
triple  sceau,  mais  ils  ont  perdu  le  mot  de 
laconjuralion,  et  le  génie  est  libre  à  jamais. 
Et  par  un  étran^^e  contraste  des  cho- 
ses, il  se  trouve  que,  pour  toutes  les 
questions  sociales  où  les  ouvriers  ont 
un  intérêt  direct    et  naturel    à   revendi- 


2  3Ô  I.'l':VOI.lJTIO.\,  LA  RKVOLUTION 

qucr  régalitc  des  hommes,  la  justice 
pour  tous,  il  leur  est  plus  facile  qu'au 
savant  de  profession  d'arriver  à  la  con- 
naissance de  la  vérité,  qui  est  la  science 
réelle.  Il  fut  un  temps  où  la  grande  ma- 
jorité des  hommes  naissaient,  vivaient 
esclaves,  et  n'avaient  d'autre  idéal  qu'un 
changement  de  servitude.  Jamais  il  ne 
leur  venait  à  la  pensée  qnn  un  homme 
vaut  un  homme  ».  Ils  l'ont  appris  main- 
tenant et  comprennent  que  cette  égalité 
virtuelle  donnée  par  l'évolution  doit  se 
changer  désormais  en  égalité  réelle, 
grâce  à  la  révolution,  ou  plutôt  aux  ré- 
volutions incessantes.  Les  travailleurs, 
instruits  par  la  vie,  sont  bien  autrement 
experts  que  les  économistes  de  profes- 
sion sur  les  lois  de  l'économie  politique. 
Ils  ne  se  donnent  point  souci  d'inutiles 
détails  et  vont  droit  au  cœur  des  ques- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  287 

tions,  se  demandant  pour  chaque  ré- 
forme si,  oui  ou  non,  elle  assurera  le 
pain.  Les  diverses  formes  d'impôt,  pro- 
g^ressive  ou  proportionnelle,  les  laissent 
froids,  car  ils  savent  que  tous  les  impôts 
sont,  en  fin  de  compte,  payés  par  les 
plus  pauvres.  Ils  savent  que  pour  la 
grande  majorité  d'entre  eux  fonctionne 
une  ((  loi  d'airain  »,  qui,  sans  avoir  le 
caractère  fatal,  inéluctable  qu'on  lui  attri- 
buait autrefois,  n'en  présente  pas  moins 
pour  des  millions  d'hommes  une  terrible 
réalité.  En  vertu  de  cette  loi  le  famélique 
est  condamné,  de  par  sa  taim  même,  à 
ne  recevoir  pour  son  travail  qu'une 
pitance  de  misère.  La  dure  expérience 
confirme  chaque  jour  cette  nécessité 
qui  découle  du  droit  de  la  lorce.  Même 
quand  l'individu  est  devenu  inutile 
au  maître  quand  il  ne   vaut  plus  rien, 


23S  LM'VOIAJTION,  LA  REVOLUTION 

n'esl-ce  pas  la  rùglj  de  le  laisser  périr? 
Ainsi,  sans  paradoxe  aucun,  le  peuple 
—  ou  tout  au  moins  la  partie  du  peuple 
(]ui  a  le  loisir  dépenser  —  en  sait  d'or- 
dinaire beaucoup  plus  loni^  que  la  plu- 
part des  savants,  et  cela  sans  avoir  passé 
par  les  universités  ;  il  ne  connaît  pas  les 
détails  à  Tintini,  il  nest  pas  initié  à 
mille  formules  de  grimoire  ;  il  n'a  pas  la 
tête  emplie  de  noms  en  toute  langue 
comme  un  catalogue  de  bibliothèque, 
mais  son  horizon  est  plus  large,  il  voit 
plus  loin,  d'un  côté  dans  les  origines 
barbares,  de  Fautre  dans  l'avenir  trans- 
formé ;  il  a  une  compréhension  meil- 
leure de  la  succession  des  événements  ; 
il  prend  une  part  plus  consciente  aux 
grands  mouvements  de  Thistoire  ;  il 
connaît  mieux  la  richesse  du  globe  : 
il  est   plus  homme  entin.  A  cet  égard, 


El   L'IDEAL  ANARCHIQUE  2  59 

on  peut  dire  que  tel  camarade  anar- 
chiste de  notre  connaissance,  jugé  digne 
par  la  société  d'aller  mourir  en  prison, 
est  réellement  plus  savant  que  toute  une 
académie  ou  que  toute  une  bande  d'étu- 
diants frais  émoulus  de  l'Université, 
bourrés  de  faits  scientiliques.  Le  savant 
a  son  immense  utilité  comme  carrier  : 
il  extrait  les  matériaux,  mais  ce  n'est 
pas  lui  qui  les  emploie,  c'est  au  peuple, 
à  Tensemble  des  hommes  associés  qu'il 
appartient  d'élever  l'édifice. 

Que  chacun  fasse  appel  à  ses  souve- 
nirs pour  constater  les  changements  qui, 
depuis  le  milieu  du  dix-neuvième  siècle 
se  sont  produits  dans  la  manière  de  pen- 
ser et  de  sentir,  et  qui  nécessitent  par 
conséquent  des  modifications  corres- 
pondantes dans  la  manière  d'a,^ir.  La 
nécessité    d'un    maître,    d'un    chel    ou 


24'>  l.i:\()LU'IK)N,  l.,\  RÉVOLUTION 

capitaine  en  toute  or<^anisation,  parais- 
sait hors  de  doute  :  un  Dieu  dans  le 
ciel,  ne  fût-ce  que  le  Dieu  de  \'oltaire; 
un  souverain  sur  un  trône  ou  sur  un 
fauteuil,  ne  fût-ce  qu'un  roi  constitu- 
tionnel ou  un  président  de  république, 
«  un  porc  à  lenj^rais  »,  suivant  1  heu- 
reuse expression  de  l'un  d'entre  eux  ; 
un  patron  pour  chaque  usine,  un  bâton- 
nier dans  chaque  corporation,  un  mari, 
un  père  à  grosse  voix,  dans  chaque  mé- 
nage. Mais  de  jour  en  jour  le  préjugé 
se  dissipe  et  le  prestige  des  maîtres  di- 
minue ;  les  auréoles  pâlissent  à  mesure 
que  grandit  le  jour.  En  dépit  du  mot 
d'ordre,  qui  consiste  à  faire  semblant 
de  croire,  même  quand  on  ne  croit  pas, 
en  dépit  des  académiciens  et  des  nor- 
maliens qui  doivent  à  leur  dignité  de 
feindre,  la  foi  s'en  va  et  malgré  les  âge- 


ET  L'IDHAL  ANARCHIQUE  241 

nouillements,  les  signes  de  croix  et  les 
parodies  mystiques,  la  croyance  en  ce 
Maître  Eternel  dont  était  dérivé  le  pou- 
voir de  tous  les  maîtres  mortels  se  dis- 
sipe comme  un  rêve  de  nuit.  Ceux  qui 
ont  visité  TAngleterre  et  les  l']tats-Unis 
à  vingt  années  d'intervalle  s'étonnent 
de  la  prodigieuse  transformation  qui 
s'est  accomplie  à  cet  égard  dans  les  es- 
prits. On  avait  quitté  des  hommes  fa- 
natiques^ intolérants,  féroces  dans  leurs 
croyances  religieuses  et  politiques  ;  on 
retrouve  des  gens  à  Fintelligence  ou- 
verte, à  la  pensée  libre,  au  creur  élargi. 
Ils  ne  sont  plus  hantés  par  l'hallucina- 
tion (.lu  Dieu  vengeur. 

La  diminution  du  respect  est  dans  la 
pratique  de  la  vie  le  résultat  le  plus  im- 
portant de  cette  évolution  des  itlécs. 
Allez  chez  les  prêtres,  bonzes  ou  niara- 


242  L'KVOLUTION,  LA  RKV(Jl.UTION 

bf)uts  :  d'oîi  vient  leur  amertume  ?  de 
ce  qu'on  ose  j)enser  sans  leur  avis,  iîlt 
chez  les  grands  personnages  :  de  quoi 
se  plaignent-ils?  de  ce  qu'on  les  aioorde 
comme  d'autres  hommes.  (Jn  ne  leur 
cède  plus  le  pas,  on  néglige  de  les  sa- 
luer. Et  quand  on  obéit  aux  représen- 
tants de  l'autorité,  parce  que  le  gagne- 
pain  l'exige,  et  qu'on  leur  donne  en 
même  temps  les  signes  extérieurs  du 
respect,  on  sait  ce  que  valent  ces  maî- 
tres ;  et  leurs  propres  subordonnés  sont 
les  premiers  à  les  tourner  en  ridicule. 
Il  ne  se  passe  pas  de  semaine  que  des 
juges  siégeant  en  robe  rouge,  toque  sur 
tête,  ne  soient  insultés,  bafoués  parleurs 
victimes  sur  la  sellette.  Tel  prisonnier 
a  même  lancé  son  sabot  à  la  tête  du  pré- 
sident. Et  les  ofénéraux  !  Nous  les  avons 
vus  à  l'œuvre.  Nous  les  avons  vus,  im- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  24Z 

portants,  bouffis,  solennels,  inspecter 
les  avant-postes,  ne  se  donnant  pas 
même  la  peine  de  monter  en  ballon  ou 
d'y  envoyer  un  officier  pour  examiner 
les  positions  de  l'ennemi.  Xous  les 
avons  entendus  donnant  Tordre  de  dé- 
molir des  ponts  que  nulle  batterie  ne 
menaçait,  et  accuser  leurs  ing-énieurs 
d'avoir  construit  des  ponts  trop  courts 
pour  leurs  colonnes  d'attaque.  Nous 
avons  écouté  avec  ani^oisse  cette  terri- 
ble canonnade  du  Bourget,  où  quelques 
centaines  de  malheureux  brûlaient  leurs 
«  dernières  cartouches  »,  attendant 
vainement  que  le  «  généralissime  «  en- 
voyât à  leur  secours  une  partie  du  demi- 
million  d'hommes  qui  obéissaient  à  sa 
voix  !  Puis  nous  avons  vu  avec  stupeur 
cette  belle  <(  alfaire  Dreylus  »  où  il  nous 
fut  prouvé,  par  les  olficiers  eux-mêmes. 


2^4  L"1-:V0LUTI0N,  LA  RKVDLUTION 

que  les  jugemcnls  par  orJrc,  la  gestion 
de  lupanars  et  la  rédaction  de  «  faux  pa- 
triotiques »  n'ont  rien  de  contraire  aux 
usages  et  à  Thonneur  de  Tarmée.  Est-il 
étonnant  dans  ces  conditions  que  le  res- 
pect s'en  aille,  et  môme  qu'il  se  change 
en  mépris! 

Il  est  vrai,  le  respect  s'en  va,  non  pas 
ce  juste  respect  qui  s'attache  à  riiomme 
de  droiture,  de  dévouement  et  de  labeur, 
mais  ce  respect  bas  et  honteux  qui  suit 
la  richesse  ou  la  fonction,  ce  respect 
d'esclave  qui  porte  la  foule  des  badauds 
vers  le  passage  d'un  roi  et  qui  change 
les  laquais  et  les  chevaux  d'un  grand 
personnage  en  objets  d'admiration.  Et 
non  seulement  le  respect  s'en  va,  mais 
ceux-là  qui  prétendent  le  plus  à  la  con- 
sidération de  tous  sont  les  premiers  à 
compromettre    leur  rôle  d'êtres  surhu- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  245 

mains.  Autrefois  les  souverains  d'Asie 
connaissaient  Tart  de  se  faire  adorer. 
On  voyait  de  loin  leurs  palais  ;  leurs 
statues  se  dressaient  partout,  on  lisait 
leurs  édits,  mais  ils  ne  se  montraient 
point.  Les  plus  familiers  de  leurs  sujets 
ne  les  abordaient  qu'à  genoux,  parfois 
un  voile  s'ouvrait  à  demi  pour  les  mon- 
trer comme  dans  un  éclair  et  les  faire 
disparaître  soudain,  laissant  tout  émue 
l'àmc  de  ceux  qui  les  avaient  entrevus 
un  instant.  Alors  le  respect  était  assez 
profond  pour  tenir  de  la  prostration  :  un 
muet  portait  aux  condamnes  un  cordon 
de  soie  et  cela  suffisait  pour  que  le  lidclc 
adorateur  se  pendit  aussitôt.  Le  sujet 
d'un  émir,  dans  l'Asie  centrale,  devait 
se  présenter  devant  son  inailtc,  la  tète 
pencliéc  sur  Tépaulc  droite,  une  corde 
à  son  cou  liien  dégagé,    avec  un  glaive 


24<'.  i;i:\OLUTION,  LA  REVOLUTION 

tranchant  suspendu  à  cette  corde,  alin 
que  le  maître  n'eût  à  son  caprice  que 
Tarme  à  saisir  pour  se  défaire  de  Tes- 
clave  docile.  Tamerlan,  se  promenant 
au  haut  d'une  tour,  fait  un  signe  aux 
cinquante  courtisans  qui  l'environnent, 
et  tous  se  précipitent  dans  l'espace. 
Que  sont  en  comparaison  les  Tamerlan 
de  nos  jours,  sinon  des  apparences  plus 
ou  moins,  quoique  toujours  redoutables. 
Devenue  pure  fiction  constitutionnelle, 
l'institution  royale  a  perdu  cette  sanc- 
tion du  respect  universel  qui  lui  donnait 
toute  sa  valeur.  «  Le  roi,  la  foi,  la  loi  » 
disait-on  jadis.  «  La  foi  »  n'y  est  plus,  et 
sans  elle  le  roi  et  la  loi  s'évanouissent 
transformés  en  fantômes.  Mais  hélas  ! 
Qu'ils  sont  durs  à  mourir.  Ces  morts 
sont  aussi  de  ceux  «  qu'il  faut  qu'on 
tue  !  » 


IX 


L'ignorance  diminue,  et,  chez  les  évo- 
lutionnistes  révolutionnaires,  le  savoir 
dirigera  bientôt  le  pouvoir.  C'est  là  le 
fait  capital  qui  nous  donne  confiance 
dans  les  destinées  de  l'Humanité  :  mal- 
gré rinfinic  complexité  des  choses,  l'his- 
toire nous  prouve  que  les  éléments  de 
progrès  remporteront  sur  ceux  de  ré- 
gression. Kn  mettant  en  regard  tous  les 
faits    de    la    \\c    conlenij^oraine,     ceux 


2^8       i.'iivoix tkjn,  la  riaolution 

qui  témoignent  crunc  décadence  relative 
et  ceux  (]ui  au  contraire  indiquent  une 
marche  en  avant,  on  constate  que  les 
derniers  remportent  en  valeur  et  que- 
révolution  journalière  nous  rapproche 
incessamment  de  cet  ensemble  de  trans- 
formations, pacifiques  ou  violentes,  que 
d'avance  on  appelle  «  révolution  so- 
ciale, y>  et  qui  consistera  surtout  à  dé- 
truire le  pouvoir  despotique  des  per- 
sonnes et  des  choses,  et  Taccaparement 
personnel  des  produits  du  travail  col- 
lectif. 

Le  fait  capital  est  la  naissance  de 
l'Internationale  des  Travailleurs.  Sans 
doute,  elle  était  en  (;erme  depuis  que 
les  hommes  de  nations  différentes  se 
sont  entr'aidés  en  toute  sympathie  et 
pour  leurs  intérêts  communs;  elle    prit 


KT  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  24g 

même  une  existence  théorique  le  jour  où 
les  philosophes  du  dix-huitième  siècle 
dictèrent  à  la  Révolution  française  la 
proclamation  des((  Droits  de  T  Homme»; 
mais  ces  droits  étaient  restés  une  sim- 
ple formule  et  l'assemblée  qui  les  avait 
criés  au  monde  se  gardait  bien  de  les 
appliquer  :  elle  n'osait  pas  même 
abolir  l'esclavage  des  noirs  de  Saint- 
Domingue  et  ne  céda  qu'après  des  an- 
nées d'insurrection,  lorsque  la  dernière 
chance  de  salut  était  à  ce  prix.  Non, 
l'Internationale,  qui  par  tous  pays  civi- 
lisés était  en  voie  de  formation,  ne  prit 
conscience  d'cllc-mcnic  que  pendant  la 
deuxième  moitié  du  dix-neuvième  siècle, 
et  c'est  dans  le  monde  du  travail  qu'elle 
surgit  :  les  «  classes  dirigeantes  »  n'y 
furent  i)()ur  rien.   i/liUcinationale!  i^e- 


2So        i;i:\oi.ijrioN.  i.a  KKVoi.riioN 

puis  la  découverte  de  rAmérique  et  la 
circumnavif,^ation  de  la  Terre,  nul  fait 
n'eut  plus  d'importance  dans  l'histoire 
des  hommes.  Colomb,  Magellan,  El 
Cano  avaient  constaté,  les  premiers, 
Tunité  matérielle  de  la  Terre,  mais  la 
future  unité  normale  que  désiraient  les 
philosophes  n'eut  un  commencement  de 
réalisation  qu'au  jour  où  des  travail- 
leurs anglais,  français,  allemands,  ou- 
bliant la  différence  d'onVine  et  se  com- 
prenant  les  uns  les  autres  malgré  la  di- 
versité du  langage,  se  réunirent  pour  ne 
former  qu'une  seule  et  même  nation,  au 
mépris  de  tous  les  gouvernements  res- 
pectifs. Les  commencements  de  l'œuvre 
furent  peu  de  chose  :  à  peine  quelques 
milliers  d'hommes  s'étaient  groupés 
dans  cette  association,  cellule  primitive 


ET  L'JDÉAL  ANARCHIQUE  25  I 

de  rHumanité future, mais  les  historiens 
comprirent  Fimportance  capitale  de  l'é- 
vénement qui  venait  de  s'accomplir.  Et 
dès  les  premières  années  de  son  exis- 
tence, pendant  la  Commune  de  Paris, 
on  put  voir,  par  le  renversement  de  la 
colonne  Vendome,que  les  idées  de  l'In- 
ternationale étaient  devenues  une  réalité 
vivante.  Chose  inouïe  jusqu'alors,  les 
vaincus  renversèrent  avec  enthousiasme 
le  monument  d'anciennes  victoires,  non 
pour  flatter  lâchement  ceux  qui  venaient 
de  vaincre  à  leur  tour^  mais  pour  té- 
moii^ner  de  leur  sympathie  fraternelle 
envers  les  Irèrcs  tju'on  avait  menés 
cntreeux,  et  de  leurs  sentiments  d'exé- 
cration contre  les  maîtres  et  rois  (jui  de 
part  et  d'autre  conduisaient  leurs  sujets 
à  Tabattoir..  Puur    ceux  (jui    savent   se 


252  L'l':\OF.lITI()N.  I.A  KI.NOI.UriON 

placer  en  clchtjrs  des  luttes  mes()uincs 
des  partis  et  contempler  de  haut  la 
marche  de  Thistoire,  il  n'est  pas,  en  ce 
siècle,  de  signe  des  temps  qui  ait  une 
signification  plus  imposante  que  le  ren- 
versement de  la  colonne  impériale  sur 
sa  couche  de  fumier! 

On  Ta  redressée  depuis,  de  même 
qu'après  la  mort  de  Charles  I"  et  de 
Louis  XVI  on  restaura  les  royautés 
d'Angleterre  et  de  France,  mais  on  sait 
ce  que  valent  les  restaurations  ;  on  peut 
recrépir  les  lézardes,  mais  la  poussée 
du  sol  ne  manquera  pas  de  les  rouvrir  : 
on  peut  rebâtir  les  édifices,  mais  on  ne 
fait  pas  renaître  la  foi  première  qui  les 
avait  édifiés.  Le  passé  ne  se  restaure, 
ni  l'avenir  ne  s'évite.  Il  est  vrai  que 
tout  un  appareil  de  lois  interdit  Tinter- 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  253 

nationale.  l^>n  Italie  on  Ta  qualifiée 
d'  ('  association  de  Malfaiteurs  »  et  en 
France  on  a  promulgué  contre  elles 
les  «  lois  scélérates.  »  On  en  punit  les 
membres  du  cachot  et  du  bagne.  En 
Portugal  c'est  un  crime  durement  châtié 
que  de  prononcer  son  nom.  Précautions 
misérables  !  Sous  quelque  nom  qu'on  la 
déguise,  la  fédération  internationale 
des  Travailleurs  n'en  existe  et  ne  s'en 
développe  pas  moins,  touj(nirs  plus  soli- 
daire et  plus  puissante.  (Test  môme  une 
singulière  ironie  du  sort  de  nous  mon- 
trer combien  ces  ministres  et  ces  magis- 
trats, ces  législateurs  et  leurs  complices, 
sont  des  êtres  prompts  à  se  duper  eux- 
mêmes  et  combien  ils  s'empêtrent  chuis 
leurs  propres  lois.  Leurs  armes  ont  à 
peine  servi  que  déjà,   toul    émoussécs, 


25. 1  I.'I';\01.L' riON.  l.\    Kt  \()l  I    ilON 

elles  n'ont  plus  de  tranchant.  Ils  prohi- 
bent rintcrnationalc^  mais  ce  qu'ils  ne 
peuvent  jDrohibcr,  c'est  l'accord  naturel 
et  spontané  de  tous  les  travailleurs  qui 
pensent,  c'est  le  sentiment  de  solidarité 
qui  les  unit  de  plus  en  plus,  c'est  leur 
alliance  toujours  plus  intime  contre  les 
parasites  de  diverses  nations  et  c  ci- 
verses  classes.  Ces  lois  ne  servent  qu'à 
rendre  grotesques  les  graves  et  majes- 
tueux personnages  qui  les  édictent. 
Pauvres  fous,  qui  commandez  à  la  mer 
de  reculer  ! 

Il  est  vrai  que  les  armes  dont  se  ser- 
vent les  ouvriers  dans  leur  lutte  de  re- 
vendication peuvent  sembler  ridicules, 
et  la  plupart  du  temps  le  sont  en  effet. 
Lorsqu'ils  ont  à  se  plaindre  de  quelque 
criante  injustice,   lorsqu'ils  veulent  té- 


ET  L'IDÉAL  AN ARCHIQLE  255 

moigner  de  leur  esprit  de  solidarité  avec 
un  camarade  offense,  ou  bien  quand  ils 
réclament  un  salaire  supérieur  ou  la 
diminution  des  heures  de  travail,  ils 
menacent  les  patrons  de  se  croiser  les 
bras  :  comme  les  plébéiens  de  la  répu- 
blique romaine,  ils  abandonnent  le  la- 
beur accoutumé  et  se  retirent  sur  leur 
a  Mont  Aventin.  »  On  ne  les  ramène 
plus  à  l'ouvrage  en  leur  racontant  des 
fables  sur  les  u  Membres  et  TEsto- 
mac  »,  quoique  les  journaux  bien  pen- 
sants nous  servent  encore  cet  apologue 
sous  des  formes  diverses,  mais  on  les 
entoure  de  troupes,  l'arme  charnée,  la 
baïonnette  au  canon,  et  on  les  tient  sous 
la  menace  constante  du  massacre:  c'est 
ce  que  Ton  appelle  «  protéger  la  liberté 
du  travail.  » 


256  l.KVOLL'TION.  LA  KKVOLUTION 

Parfois  les  soldats  tirent  en  effet  sur 
les  travailleurs  en  r:^rcve  :  un  peu  de 
sang-  baptise  le  seuil  des  ateliers  ou  le 
bord  des  puits  de  mine.  Mais  si  les 
armes  n'interviennent  pas,  la  faim  n'en 
accomplit  pas  moins  son  œuvre  :  les 
travailleurs,  dépourvus  de  toute  épargne 
personnelle,  privés  de  crédit,  se  trou- 
vent en  présence  de  l'implacable  fata- 
lité :  ils  ne  sont  plus  soutenus  par  Ti- 
vresseque  leuravaient  donnée  la  colère 
et  l'enthousiasme  des  premiers  jours,  et 
sous  peine  de  suicide,  ils  n'ont  plus  qu'à 
céder,  à  subir  humblement  les  condi- 
tions imposées  et  à  rentrer  la  tête  basse 
dans  cette  mine  que^  hier  encore,  ils 
appelaient  le  bagne.  C'est  que  réelle- 
ment la  partie  n'est  pas  égale  ;  d'un 
côté  le  capitaliste  physiquement  dispos 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  267 

est  sans  nulle  crainte  pour  le  maintien  de 
son  bien-être;  le  boulanger  et  tous  les 
autres  fournisseurs  continuent  de  s'em- 
presser autour  de  lui  et  les  soldats  de 
monter  la  garde  à  la  porte  de  sa  de- 
meure ;  toute  la  puissance  de  l'Etat, 
même,  s'il  est  nécessaire,  celle  des  États 
voisins,  se  mettent  à  son  service.  Et  de 
Tautrc  côté,  une  foule  d'hommes  qui 
baissent  les  yeux,  de  peur  qu'on  n'en 
voie  l'étincelle,  et  qui  se  propiènent 
vagues  et  faméliques,  dans  l'attente  d'im 
miracle  ! 

Et  cependant  ce  miracle  s'effectue 
quelquefois.  Tel  patron  bcsoigncux  est 
sacrifié  par  ses  confrères  qui  jugent  inu- 
tile de  se  solidariser  avec  lui.  Tel  autre 
chef  d'usine  ou  d'atelier,  se  sentant 
manifestement  dans  son  tort,  cède  à  la 


258       L'i:voi.iiTicjN,  i,.\  i<r:v()Lirri()N 

majesté  du  vrai  ou  bien  à  la  pression 
de  l'opinion  publique.  En  nombre  de 
petites  grèves  oii  les  intérêts  en^^agés 
ne  représentent  qu'un  faible  capital  et 
où  Tamour-propre  des  puissants  barons 
de  la  finance  ne  risque  pas  d'être  lésél 
es  travailleurs  remportent  un  facile, 
triomphe  :  parfois  môme,  quelque  ambi- 
tieux rival  n'a  pas  été  fâché  de  jouer  un 
mauvais  tour  à  un  collègue  qui  le  gê- 
nait et  de  le  brouiller  mortellement  avec 
ses  ouvriers.  Mais  quand  il  s'agit  de  lut- 
tes vraiment  considérables  où  de  grands 
capitaux  sont  en  jeu  et  où  l'esprit  de 
corps  sollicite  toutes  les  énergies,  l'é- 
norme écart  des  ressources  entre  les 
forces  en  conflit  ne  permet  guère  à  des 
pauvres  n'ayant  que  leurs  muscles  et 
leur  bon  droit  d'espérer  la  victoire  contre 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  259 

une  ligue  de  capitalistes. Ceux-ci  peuvent 
accroître  indéfiniment  leur  fonds  de  ré- 
sistance et  disposent  en  outre  de  toutes 
les  ressources  de  TEtat  etdeTappuides 
compagnies  de  transport.  La  statistique 
annuelle  des  grèves  nous  prouve  par 
des  chiffres  indiscutables  que  ces  chocs 
inégaux  se  terminent  de  plus  en  plus 
fréquemment  par  l'écrasement  des  ou- 
vriers en  grève.  La  stratégie  de  ce  genre 
de  guerre  est  désormais  bien  connue  : 
les  chefs  d'usines  et  de  compagnies  sa- 
vent qu'en  pareille  occurrence  ils  dis- 
posent librement  des  capitaux  des  so- 
ciétés similaires,  de  l'armée  et  de  la 
tourbe  infime  des  mcurt-dc-faim. 

Ainsi  les  historiens  de  la  période  con- 
temporaine doivent  reconnaître  que  dans 
les  conditions  du  milieu  la  pratic|ue  des 


26o  I-KVOLUriON.  l.A  KLVUIXTKhN 

grèves  partielles,  entreprises  par  des 
foules  aux  bras  croisés,  ne  présente  cer- 
tainement aucune  chance  d'amener  une 
transformation  sociale.  Mais  ce  quil 
importe  d'étudier,  ce  ne  sont  pas  tant 
les  faits  actuels  que  les  idées  et  les  ten- 
dances génératrices  des  événements  fu- 
turs. Or  la  puissance  de  l'opinion  dans 
le  monde  des  travailleurs  se  manifeste 
puissamment,  dépassant  de  beaucoup 
ce  petit  mouvement  des  grèves  qui,  en 
résumé,  reconnaît  et  par  conséquent 
confirme  en  principe  le  salariat,  c'est- 
à-dire  la  subordination  des  ouvriers  aux 
bailleurs  de  travail.  Or,  dans  les  assem- 
blées où  la  pensée  de  chacun  se  précise 
en  volonté  collective^  l'accroissement 
des  salaires  n'est  point  l'idéal  acclamé  : 
c'est  pour  l'appropriation  du  sol  et  des 


ET  L'IDEAL  ANARCJHQUE  261 

usines,  considérée  déjà  comme  le  point 
de  départ  de  la  nouvelle  ère  sociale,  que 
les  ouvriers  de  tous  les  pays,  réunis  en 
congrès,  se  prononcenten  parfait  accord. 
L'Angleterre,  les  Etats-Unis,  le  Canada, 
l'Australie  retentissent  du  cri  :  «  Natio- 
nalisation du  sol  »,  et  déjà  certaines 
communes,  même  le  gouvernement  de 
la  Nouvelle-Zélande,  ont  jugé  bon  de 
céder  partiellement  aux  revendications 
populaires.  Est-ce  que  la  littérature 
spontanée  des  chans(jns  et  des  refrains 
socialistes  n'a  pas  déjà  repris  en  espé- 
rance tous  les  produits  du  travail  col- 
lectif? 

Nôgrc  de  l'usine, 
l'orçat  Je  la  mine, 
Ilote  (.les  champs, 
Lève-toi,  peuple  puissant: 


2f)2        i.'i:voi.u'ri()N,  i-A  KKVoi.irnoN 

Ouvrier,  prends  la  machine! 
Prends  la  terre,  paysan! 


Et  la  compréhension  naissante  du 
travailleur  ne  s'évapore  pas  toute  en 
chansons.  Certaines  grèves  ont  pris  un 
caractère  agressif  et  menaçant.  Ce  ne 
sont  plus  seulement  des  actes  de  dé- 
sespoir passif,  des  promenades  de  fa- 
méliques demandant  du  pain  :  telle  de 
ces  manifestations  eut  des  allures  fort 
gênantes  pour  les  capitalistes.  N'avons- 
nous  pas  vu  aux  Etats-Unis  les  ouvriers, 
maîtres  pendant  huit  jours  de  tous  les 
chemins  de  fer  del'Indiana  et  d^une  par- 
tie du  versant  de  l'Atlantique?  Et,  lors, 
de  la  grande  grève  des  chargeurs  et 
portefaix  de  Londres,  tout  le  quartier 
des  Docks  ne  s'est-il  pas  trouvé  de  fait 


trr  I.'IDKAL  ANARCH1()UE  2G3 

entre  les  mains  trune  foule  internatio- 
nale, fraternellement  unie  ?  Nous  avons 
vu  mieux  encore.  A  Vienne,  près  de 
Lyon,  des  centaines  d'ouvriers  et  d'ou- 
vrières, presque  tous  tisseurs  de  laina- 
ges, ont  su  noblement  fêter  la  journée 
du  premier  Mai  en  forçant  les  portes 
d'une  fabrique,  non  en  pillards,  mais  en 
justiciers  :  solennellement,  avec  une 
sorte  de  religion,  ils  s'emparent  d'une 
pièce  de  drap,  qu'ils  avaient  eux-mêmes 
tissée,  et  tranquillement  ils  se  partagent 
cetteétoffc,  longuede  plus  de  trois  cents 
mètres,  et  cela  sans  ignorer  que  les  bri- 
gades de  gendarmerie,  mandées  de  tou- 
tes les  villes  voisines  par  télégraphe,  se 
groupaient  sur  la  place  publique  pour 
leur  livrer  bataille  et  peul-ctrc  les  fu- 
siller ;  mais  ils  savaient  aussi  que  leur 


264        LihoLUTiON,  LA  i<i;\(ju;tion 

acte  de  main-mise  sur  Tusinc,  véri- 
table propriété  collective,  ravie  par  le 
capital,  ne  serait  point  oubliée  par  leurs 
frères  en  travail  et  en  soufFrance.  lisse 
sacrifièrent  donc  pour  le  salut  commun, 
et  des  milliers  d'hommes  ont  juré  qu'ils 
suivraient  cet  exemple.  N'est-ce  pas  là 
une  date  mémorable  dans  l'histoire  de 
l'humanité  ?  C'est  bien  une  révolution 
dans  la  plus  noble  acception  du  mot; 
d'ailleurs,  si  cette  révolution  avait  eu 
la  force  de  son  côté,  elle  n'en  serait  pas 
moins  restée  absolument  pacifique. 

La  question  majeure  est  de  savoir  si 
la  morale  des  ouvriers  condamne  ou  jus- 
tifie de  pareils  actes.  Si  elle  se  trouve 
de  plus  en  plus  d'accord  à  l'approuver, 
elle  créera  les  faits  sociaux  corres- 
pondants. Le  maçon  réclamera  la  de- 


ET  LIDKAL  ANARCHIQUE  205 

meure  qu'il  construit,  de  même  que  le 
tisseur  a  pris  l'étoffe  tissée  par  lui,  et 
l'agriculteur  mettra  la  main  sur  le  pro- 
duit du  sillon.  Tel  est  Tespoir  du  tra- 
vailleur et  telle  est  aussi  la  crainte  du 
capitaliste.  Aussi  quelques  cris  de  dé- 
sespoir se  sont-ils  fait  entendre  dans  le 
camp  des  privilégiés,  et  quelques-uns 
d'entre  eux  ont-ils  eu  déjà  recours  à  des 
mesures  suprêmes  de  salut.  Ainsi  la  fa- 
meuse usine  de  Homestead,  en  Pen- 
sylvanie^  est  bâtie  en  citadelle,  avec  tous 
les  moyens  de  défense  et  de  répression 
contre  les  ouvriers  que  peut  fournir  la 
science  moderne.  En  d'autres  usines  on 
emploie  de  préférence  le  travail  des  for- 
çats, que  riiltat  prête  bénévolement  pour 
un  moindre  salaire;  tous  les  efforts  des 
ingénieurs  sont  dirigés  vers  Icmijloi  de 


266  L'ÉVOLUTION,  LA  RliVOLUTION 

la  force  brute  des  machines  diri«^^cc 
par  l'impulsion  inconsciente  d'hommes 
sans  idéal  et  sans  liberté.  Mais  ceux 
qui  veulent  se  passer  d'intelligence  ne 
le  peuvent  qu'à  la  condition  de  s'affai- 
blir, de  se  mutiler  et  de  préparer  ainsi 
la  victoire  d'hommes  plus  intelligents 
qu'eux  :  ils  fuient  devant  les  difficultés 
de  la  lutte,  qui  les  atteindra  bientôt. 

Dès  que  l'esprit  de  revendication  pé- 
nétrera la  masse  entière  des  opprimés, 
tout  événement,  même  d'importance 
minime  en  apparence,  pourra  détermi- 
ner ime  secousse  de  transformation  : 
c'est  ainsi  qu'une  étincelle  fait  sauter 
tout  un  baril  de  poudre.  Déjà  des  signes 
avant-coureurs  ont  annoncé  la  grande 
lutte.  Ainsi,  lorsque,  en  1890,  retentit 
l'appel  du  «  premier  Mai  »  lancé  par  un 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  26' 

inconnu  quelconque,  peut-être  par  un 
camarade  australien^  on  vit  les  ouvriers 
du  monde  s'unir  soudain  dans  une  même 
pensce.  Ils  prouvèrent  ce  jour-là  que 
rinternationale,  officiellement  enterrée, 
était  pourtant  bien  ressuscitée,  et  ccl:i 
non  à  la  voix  des  chefs,  mais  par  I:i 
pression  des  foules.  Ni  les  «  sages  cou- , 
seils  »  des  socialistes  en  place,  ni  Tap 
pareil  répressif  des  gouvernements  ne 
purent  empêcher  les  opprimés  de  toutes 
les  nations  de  se  sentir  frères  sur  le 
pourtour  de  la  planète  et  de  se  le  dire 
les  uns  aux  autres.  Kt  cependant  il 
s'agissait  en  apparence  de  bien  peu  de 
chose,  d'une  simple  manifestation  pla- 
tonique, d'une  parole  de  ralliement, 
d'un  mot  de  passe  !  l'^n  effet,  patrons  et 
douvjrncnicnts,  aitlés  par  lus  chefs  so- 


268  L'IIVOLUÏION.  LA  RKV()Li;TION 

cialistes  cux-mcmcs,  ont  réduit  ce  mot 
fatidiciue  à  n'être  plus  qu'une  formule 
sans  valeur.  Néanmoins,  ce  cri,  cette 
date  fixe  avaient  pris  un  sens  épique  par 
leur  universalité. 

Tout  autre  cri,  soudain,  spontané, 
imprévu,  peut  amener  des  résultats  plus 
surprenants  encore.  La  force  des  cho- 
ses, c'est-à-dire  Tensemble  des  condi- 
tions économiques,  fera  certainement 
naître  pour  une  cause  ou  pour  une  autre, 
à  propos  de  quelque  fait  sans  grande 
importance,  une  des  crises  qui  passion- 
nent même  les  indifférents,  et  nous  ver- 
rons tout  à  coup  jaillir  cette  immense 
énergie  qui  s'est  emmagasinée  dans  le 
cœur  des  hommes  par  le  sentiment 
violé  de  la  justice,  par  les  souffrances 
inexpiées,    par   les   haines  inassouvies. 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  269 

Chaque  jour  peut  amener  une  catastro- 
phe. Le  renvoi  d'un  ouvrier,  une  grève 
locale,  un  massacre  fortuit,  peuvent 
être  la  cause  de  la  révolution  :  c'est  que 
le  sentiment  de  solidarité  gagne  de  plus 
en  plus  et  que  tout  frémissement  local 
tend  à  ébranler  l'Humanité-  Il  y  a  quel- 
ques années,  un  nouveau  mot  de  rallie- 
ment, «  Grève  générale  »  éclata  dans  les 
ateliers.  Ce  mot  parut  bizarre,  on  le 
prit  pour  l'expression  d'un  rcve_,  d'une 
espérance  chimérique,  puis  on  le  répéta 
d'une  voix  plus  haute,  et  maintenant 
il  retentit  si  fort  que  maintes  fois  la 
monde  des  capitalistes  en  a  tremblé. 
Non,  la  grève  générale,  et  j'entends  par 
ce  mot,  non  pas  la  simple  cessation  du 
travail,  mais  une  revendication  agressive 
de  tout  l'avoir  des  travailleurs  ;  non,  cet 


370  L'KVOLUTION.  LA  RtIVOI.UTlON 

événement  n'est  pas  impossible;  il  est 
même  devenu  inévitable,  et  peut  être 
prochain.  Salariés  anglais,  belges,  fran- 
çais, allemands,  américains,  australiens 
comprennent  qu'il  dépend  d'eux  de  re- 
fuser le  même  jour  tout  travail  à  leurs 
patrons^  d'occuper  ce  même  jour  l'usine 
à  leur  profit  collectif,  et  ce  qu'ils  com- 
prennent ou  du  moins  pressentent  au- 
'  jourd'hui  p()urquoi  ne  le  pratiqueraient- 
ils  pas  demain,  surtout  si  à  la  grève  des 
•travailleurs  s'ajoute  celle  des  soldats  ? 
Les  journaux  se  taisent  unanimement 
avec  une  prudence  parfaite  quand  des 
militaires  se  rebellent  ou  quittent  le  ser- 
vice en  masse.  Les  conservateurs  qui 
veulent  absolument  ignorer  les  faits  qui 
ne  s'accordent  pas  avec  leur  désir^ 
s'imaginent  volontiers  que  pareille  abo- 


ET  I.'IDIîAL  AXARCHIQUIi:  271 

inination  sociale  est  impossible,  mais  les 
désertions  collectives,  les  rébellions  par- 
tielles, les  refus  de  tirer  sont  des  phé- 
nomènes qui  se  produisent  fréquem- 
ment dans  les  armées  mal  encadrées 
et  qui  ne  sont  pas  tout  à  fait  inconnus 
dans  les  organisations  militaires  les  plus 
solides.  Ceux  d'entre  nous  qui  se  rap- 
pellent la  Commune  voient  encore  par 
la  mémoire  les  milliers  d'hommes  que 
Thiers  avait  laissés  dans  Paris  et  que  le 
peuple  désarma  et  convertit  si  facile- 
ment à  sa  cause.  Quand  la  majorité  des 
soldats  sera  pénétrée  du  vouloir  de  la 
j^rève,  l'occasion  de  la  réaliser  se  pré- 
sentera t(k  ou  tard. 

La  grève  ou  plutôt  Tesprit  de  £;rèvc, 
j.ris  dans  son  sens  le  plus  lar^e,  vaut 
surtout  parla  solidarité  (]u'il  établit  en- 


l-ji  L'KVOI.UTION,  LA  RÉVOLUTION 

trc  tous  les  revendicateurs  du  droit.  \\xi 
luttant  pour  la  même  cause,  ils  appren- 
nent à  s'entr'aimer.  Mais  il  existe  aussi 
des  œuvres  d'association  directe,  et  cel- 
les-ci contribuent  également  pour  une 
part  croissante  à  la  révolution  sociale. 
Il  est  vrai  que  ces  associations  de  for- 
ces entre  pauvres,  agriculteurs  ou  gens 
d'industrie,  rencontrent  de  très  grands 
obstacles  par  suite  du  manque  de  res- 
sources matérielles  chez  les  individus  : 
la  nécessité  du  gagne-pain  les  oblige 
presque  tous,  soit  à  quitter  le  sol  natal 
pour  vendre  leur  force  de  travail  au  plus 
offrant,  soit  à  rester  sur  place  en  ac- 
ceptant les  conditions,  si  mesquines 
soient-elles,  qui  leur  sont  faites  par  les 
distributeurs  de  la  main  d'œuvre.  De 
toutes  manières  ils  sont  asservis  et  la 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUK  273 

besogne  journalière  leur  interdit  de  faire 
des  plans  d'avenir,  de  choiidr  à  leur 
guise  des  associés  dans  la  bataille  de  la 
vie.  C'est  donc  d'une  manière  tout  ex- 
ceptionnelle qu'ils  arrivent  à  réaliser  un 
œuvre  de  faible  ampleur,  offrant  néan- 
moins, relativement  au  monde  ambiant, 
un  caractère  de  vie  nouvelle.  Néanmoins 
de  très  nombreux  indices  de  la  société 
future  se  montrent  chez  les  ouvriers,  grâce 
à  des  circonstances  propices  et  à  la  force 
de  l'idée  qui  pénètre  même  des  milieux 
sociaux  appartenant  au  monde  des  pri- 
vilégiés. 

Souvent  an  se  plaît  à  nous  interroger 
avec  sarcasme  sur  les  tentatives  d'asso- 
ciations plus  ou  moins  communautaires 
déjà  faites  en  diverses  parties  du  monde, 
et  n«)us    aurions  peu  de   jugement  si  la 


274  L'KVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

réponse  à  ces  questions  nous  gênait  en 
quoi  que  ce  soit.  Il  est  vrai  :  l'histoire 
de  ces  associations  raconte  beaucoup 
plus  crinsuccès  que  de  réussites,  et  il  ne 
saurait  en  être  difTcrcmment  puisqu'il 
s'agit  d'une  révolution  complète,  le 
remplacement  du  travail,  individuel  ou 
collectif,  au  profit  d'un  seul,  par  le  tra- 
vail de  tous  au  profit  de  tous.  Les  per- 
sonnes qui  se  groupent  pour  entrer  dans 
une  de  ces  sociétés  à  idéal  nouveau  ne 
sont  point  elles-mêmes  complètement 
débarrassées  des  préjugés,  des  prati- 
ques anciennes,  de  l'atavisme  invétéré; 
elles  n'ont  pas  encore  «  dépouillé  le  vieil 
homme  !  »  Dans  le  microcosme  «  anar- 
chiste »  ou  «  harmoniste  »  qu'ils  ont 
formé,  ils  ont  toujours  à  lutter  contre 
les  forces  de  dissociation,  de  disruption, 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  27S 

que  représentent  les  habitudes,  les 
mœurs,  les  liens  de  famille,  toujours  si 
puissants,  les  amitiés  aux  doucereux 
conseils,  les  amours  aux  jalousies  fé- 
roces, les  retours  d'ambition  mondaine^ 
le  besoin  des  aventures,  la  manie  du  . 
changement.  L'amour-propre,  le  sen-  | 
liment  de  la  dignité  peuvent  soutenir 
les  novices  pendant  un  certain  temps, 
mais  au  premier  mécompte,  on  selaisse 
facilement  envahir  par  une  secrète  cs- 
pcrancc,  celle  que  l'entreprise  ne  pourra 
réussir  et  que  l'on  replongera  de  nou- 
veau dans  les  flots  tumultueux  de  la  vie 
extérieure.  On  se  rappelle  Texpérience 
des  colons  de  l>rook  Farm,  dans  la 
Nouvelle-Angleterre,  qui,  tout  en  res- 
tant lidcles  à  Tassociation,  mais  seule- 
ment j)ar  im  lien  de  vertu,  par  lidélitéà 


276        l'Ilvolution,  la  révolution 

leur  impulsion  première,  n'en  furent  pas 
moins  enchantés  de  ce  qu'un  incendie 
vînt  détruire  leur  palais  sociétaire,  les 
déliant  ainsi  du  vœu  contracté  par  eux, 
avec  une  sorte  de  serment  intérieur, 
quoique  en  dehors  des  formes  monaca- 
les. Evidemment,  l'association  était  con- 
damnée à  périr,  même  sans  que  l'incen- 
die réalisât  le  désir  intime  de  plusieurs, 
puisque  la  volonté  profonde  des  socié- 
taires se  trouvait  en  désaccord  avec  le 
tonctionnement  de  leur  colonie. 

Pour  des  causes  analogues,  c'est-à- 
dire  le  manque  d'adaptation  au  milieu, 
la  plupart  des  associations  communau- 
taires ont  péri  *  elles  n'étaient  pas  ré^ 
glées,  comme  les  casernes  ou  les  cou- 
vents, parla  volonté  absolue  de  maîtres 
religieux  ou  militaires^,   et  par  Tobéis- 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  ^^^ 

sance  non  moins  absolue  des  inférieurs, 
soldats,  moines  ou  religieuses  ;  et  d'au- 
tre part,  elles  n'avaient  pas  encore  le 
lien  de  solidarité  parfaite  que  donnent 
le  respect  absolu  des  personnes,  le  dé- 
veloppement intellectuel  et  artistique, 
la  perspective  d'un  large  idéal  sans 
cesse  agrandi.  Les  occasions  de  dissen- 
timent ou  même  de  désunion  sont  d'au- 
tant plus  à  prévoir  que  les  colons,  atti- 
rés par  le  mirage  d'une  contrée  loin- 
taine, se  sont  dirigés  vers  une  terre 
toute  différente  de  la  leur,  où  chaque 
cliosc  leur  paraît  étrange,  où  l'adapta- 
tion au  sol,  au  climat,  aux  mœurs  loca- 
les est  soumise  aux  plus  grandes  incer- 
titudes. Les  phalanstériens  qui,  peu 
après  kl  fondation  du  second  empire, 
accompagnèrent     Victor     Considérant 


ajS        i;i';voLUTiON,  la  révolution 

dans  les  plaines  du  Texas  septentrional, 
marchaient  à  une  ruine  certaine,  puis- 
qu'ils allaient  s'établir  au  milieu  de  po- 
pulations dont  les  mœurs  brutales  et 
grossières  devaient  nécessairement  cho- 
quer leur  fine  épiderme  de  Parisiens, 
puisqu'ils  entraient  en  contact  avec  cette 
abominable  institution  de  Tesclavanfe  des 
noirs,  sur  laquelle  il  leur  était  même 
interdit  par  la  loi  d'exprimer  leur  opi- 
nion. De  même,  la  tentative  de  Frei- 
land  ou  de  la  «  Terre  libre  »,  faite  sous 
la  direction  d*un  docteur  autrichien,  en 
des  contrées  connues  seulement  par  de 
vagues  récits  et  péniblement  conquises 
par  une  guerre  d'extermination,  pré- 
sentait  aux  yeux  de  l'historien  quelque  | 
chose  de  bouffon  :  il  était  d'avance  évi- 

I 

dent  que  tous  ces  éléments  hétérogènes 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  279 

ne    pouvaient    s'unir  en   un    ensemble 
harmonique. 

Aucun  de  ces  insuccès  ne  saurait 
nous  décourager,  car  les  efforts  succes- 
sifs indiquent  une  tension  irrésistible  de 
la  volonté  sociale  :  ni  les  déconvenues 
ni  les  moqueries  ne  peuvent  détourner 
les  chercheurs.  D'ailleurs  ils  ont  tou- 
jours sous  les  yeux  l'exemple  des  «  co(^- 
pératives  »,  sociétés  deconsom.mation  et 
autres,  qui,  elles  aussi,  curent  des  com- 
mencements difficiles  et  qui  mainte- 
nant ont,  en  si  ^-rand  nombre,  atteint  une 
prospérité  merveilleuse.  Sans  doute, 
la  plupart  de  ces  associations  ont  fort 
mal  tourné,  surtout  parmi  les  plus  pros 
pères,  en  ce  sens  que  les  bénéfices  réa- 
lisés et  le  désir  d'en  accroître  l'impor- 
tance ont  allumé  l'amour  du  lucre  chez 


28o  L'i:VOLUTIO.\,  LA  Ki:VOLU'l  ION 

les  coopcratcurs,  ou  du  moins  les  ont 
détournés  de  la  ferveur  révolutionnaire 
des  jeunes  années.  C'est  là  le  plus  re- 
doutable péril,  la  nature  humaine  étant 
prompte  à  saisir  des  prétextes  pour 
s'éviter  les  risques  de  la  lutte.  Il  est  si 
facile  de  se  cantonner  dans  sa  «  bonne 
œuvre  »,  en  écartant  les  préoccupations 
et  les  dangers  qui  naissent  du  dévoue- 
ment à  la  cause  révolutionnaire  dans 
toute  son  ampleur.  On  se  dit  qu"il  im- 
porte avant  tout  de  faire  réussir  Tentre- 
prise  à  laquelle  l'honneur  collectif  d'un 
grand  nombre  d'amis  se  trouve  attaché, 
et  peu  à  peu  on  se  laisse  entraîner  aux 
petites  pratiques  du  commerce  habituel  : 
on  avait  eu  le  ferme  vouloir  de  trans- 
former le  monde,  et  tout  bonnement  on 
se  transforme  en  simple  épicier. 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  ;Sl 

Néanmoins  les  anarchistes  studieux 
et  sincères  peuvent  tirer  un  grand  en- 
seignement de  ces  innombrables  coopé- 
ratives qui  ont  surgi  de  toutes  parts  et 
qui  s'agrègent  les  unes  aux  autres,  cons- 
tituant des  organismes  de  plus  en  plus 
vastes,  de  manière  à  embrasser  les  fonc- 
tions les  plus  diverses,  celles  de  l'indus- 
trie, du  transport,  de  l'agriculture,  de  la 
science,  de  Tart  et  du  plaisir  et  qui 
s'évertuent  même  à  constituer  un  orga- 
nisme complet  pour  la  production,  la 
consommation  et  le  rythme  de  la  ^■ie 
esthétique.  La  pratique  scientifique  de 
Taide  mutuelle  se  répand  et  devient  fa- 
cile- il  ne  reste  plus  qu'à  lui  donner  son 
véritable  sens  et  sa  moralité,  en  simpli- 
fiant tout  cet  échange  de  services,  en  ne 
gardant  qu'une  simple  statistique  de  pro- 


282  L'i;VOLUTION,  LA  RLIVOLUTION 

duits  et  de  consommation  à  la  place  de 
tous  ces  grands  livres  de  «  doit  »  et 
d'  «  avoir  »,  devenus  inutiles. 

Et  cette  rcvolution  profonde  n'est  pas 
seulement  en  voie  d'accomplissement, 
elle  se  réalise  çà  et  là.  Toutefois  il  serait 
inutilede  signaler  les  tentatives  qui  nous 
semblent  se  rapprocher  le  plus  de  no- 
tre idéal,  car  leurs  chances  de  succès 
ne  peuvent  que  s'accroître  si  le  silence 
continue  de  les  protéger,  si  le  bruit  de 
la  réclame  ne  trouble  pas  leurs  modes- 
tes commencements.  Rappelons- nous 
riiistoire  de  la  petite  société  d'amis  qui 
s'était  groupée  sous  le  nom  de  «  Com- 
mune de  Montreuil.  »  Peintres,  menui- 
siers, jardiniers,  ménagères,  institutri- 
ces s'étaient  mis  en  tète  de  travailler 
simplement  les  uns  pour  les  autres  sans 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  2^3 

se  donner  un  comptable  pour  intermé- 
diaire et  sans  demander  conseil  du  per- 
cepteur ou  du  tabellion.  Celui  qui  avait 
besoin  de  chaises  ou  de  tables  allait  les 
prendre  chezTami  qui  en  fabriquait;  ce- 
lui-ci, dont  la  maison  n'était  plus  bien 
propre,  avertissait  un  camarade,  qui  ap- 
portait le  lendemain  son  pinceau  et  son 
baquet  de  peinture.  Quand  le  temps 
était  beau,  on  se  parait  du  linge  propre 
bien  tenu  et  repassé  par  les  citoyennes, 
puis  on  allait  en  promenade  cueillir  des 
léf^umes  frais  chez  le  compagnon  jardi- 
nier, et  chaque  jour  les  mômes  appre- 
naient à  lire  chez  rinslitulricc.  C'était 
trop  beau  !  Pareil  scandale  devait  cesser. 
Heureusement  un  «  attentat  anarchiste  » 
avait  jeté  répoiivantc  parmi  les  bour- 
geois, et  le  minislie  dom  le  N'ilaiii  nom 


284  L'l::\  OLUTION,  LA  RIJVOLUTION 

rappelle  les  «  conventions  scélérates  » 
avait  eu  l'idée  d'olïVir  aux  conservateurs, 
en  présent  de  bonne  année,  un  décret 
d'arrestations  et  de  perquisitions  en 
masse.  Les  braves  communiers  de  Mon- 
treuil  y  passèrent,  et  les  plus  coupables, 
c'est-à-dire  les  meilleurs,  eurent  à  subir 
cette  torture  déguisée  qu'on  appelle  Tins- 
truction  secrète.  C'est  ainsi  que  Ton  tua 
la  petite  Commune  redoutée  ;  mais, 
n'ayez  crainte,  elle  renaîtra. 


X 


Il  me  souvient,  comme  si  je  la  vivais 
encore,  d'une  heure  poignante  de  ma 
vieoùramertume  de  la  défaite  n'était  com- 
pensée que  par  la  joie  mystérieuse  et 
profonde,  presque  inconsciente,  d'avoir 
agi  suivant  mon  cœur  et  ma  volonté, 
d'avoir  été  moi-même,  malgré  les  hom- 
mes et  le  destin.  Depuis  celte  époque, 
un  tiers  de  siècle  s'est  écoule  déjà. 

La  Commune  de  Paris  élail  en  guerre 


286  L'1-:V(JI.IJ  IK^N,  1,.\  IU:VOI.lJTK)\ 

contre  les  troupes  de  Versailles,  et  le 
bataillon  dans  leciiiel  j'étais  entré  avait 
été  fait  prisonnier  sur  le  plateau  de  Chà- 
tillon.  C'était  le  matin,  un  cordon  de 
soldats  nous  entourait  et  des  officiers 
moqueurs  se  pavanaient  devant  nous. 
Plusieurs  nous  insultaient;  l'un  qui, 
plus  tard,  devint  sans  doute  un  des  élé- 
gants parleurs  de  l'Assemblée,  pérorait 
sur  la  folie  des  Parisiens  :  mais  nous 
avions  autres  soucis quedeTécoutcr.  Ce- 
lui d'entre  euxqui  me  frappa  le  plus  était 
un  homme  sobre  de  paroles,  au  regard 
dur,  à  la  figure  d'ascète,  probablement 
un  hobereau  de  campagne  élevé  par  les 
jésuites.  Il  passait  lentement  sur  le  re- 
bord abrupt  du  plateau,  et  se  détachait 
en  noir  comme  une  vilaine  ombre  sur 
le  fond  lumineux  de  Paris.    Les  rayons 


ET  L'IDÉAL  ANARCHIQUE  287 

du  soleil  naissant  s'cpandaienten  nappe 
d'or  sur  les  maisons  et  sur  les  d(jmes  : 
jamais  la  belle  cité,  la  ville  des  révolu- 
tions, ne  m'avait  paru  plus  belle!  a  Vous 
voyez  votre  Paris  !  »  disait  l'homme 
sombre  en  nous  montrant  de  son  arme 
l'éblouissant  tableau;  «  l']h  bien,  il 
n'en  restera  pas  pierre  sur  pierre  !  » 
En  répétant  d'après  ses  maîtres  cette 
])arolc  biblique,  appliquée  jadis  aux  \i- 
nives  et  aux  Babylones,  le  fanatique  of- 
ficier espérait  sans  doute  que  son  cri  tie 
haine  serait  une  prophétie.  Toutefois 
Paris  n'est  point  tombé;  non  seulement 
il  en  reste  «  pierre  sur  pierre  »;  mais 
ceux  dont  l'existence  lui  taisait  exécrer 
Paris,  c'est-à-dire  ces  trente-cinq  mille 
hommes  que  l'un  éi^or-^ea  dans  les  rues, 
dansles  casernes  cl  dans  les  cimetières. 


288    L'KVOLUTION.  LA  REVOLUTION 

ne  sont  point  morts  en  vain,  et  de 
leurs  cendres  sont  nés  des  vengeurs.  Et 
combien  d'autres  «  Paris  »,  combien 
d'autres  foyers  de  révolution  consciente 
sont  nés  de  par  le  monde!  Où  que  nous 
allions,  à  Londres  ou  à  Bruxelles,  à  Bar- 
celone ou  à  Sydney,  à  Chicago  ou  à 
Buenos-Aires,  partout  nous  avons  des 
amis  qui  sentent  et  parlent  comme 
nous.  Sous  la  grande  forteresse  qu'ont 
bâtie  les  héritiers  de  la  Rome  césarienne 
et  papale,  le  sol  est  miné  partout  et 
partout  on  attend  l'explosion.  Trouve- 
rait-on encore,  comme  au  siècle  dernier, 
des  Louis  XV  assez  indifférents  pour 
hausser  les  épaules  en  disant  :  ce  Après 
moi  le  déluge!  »  C'est  aujourd'hui, 
demain  peut-être,  que  viendra  la  catas- 
trophe. Balthazar  est  au  festin,  mais  il 


ET  L'IDEAL  ANARCHIQUE  280 

sait  bien  que  les  Perses  escaladent  les 
murailles  de  la  cité. 

De  même  que  l'artiste  pensant  tou- 
jours à  son  œuvre  la  tient  entière  en 
son  cerveau  avant  de  l'écrire  ou  de  la 
peindre,  de  môme  Thistorien  voit  d'a- 
vance la  révolution  sociale  :  pour  lui, 
elle  est  déjà  faite.  Toutefois  nous  ne 
nous  leurrons  point  d'illusions  :  nous  sa- 
vons que  la  victoire  définitive  nous  coû- 
tera encore  bien  du  san^ ,  bien  des  fati- 
gues et  des  angoisses.  A  l'Internationale 
des  opprimés  répond  une  Internationale 
des  oppresseurs.  Des  syndicats  s'orga- 
nisent de  par  le  monde  pour  tout  ac- 
caparer, produits  et  bénéfices,  pour 
enrégimenter  tous  les  hommes  en  une 
immense  armée  (le  salariés,  là  ces  syn- 
dicats    de   milliardaires    et  de  faiseurs, 

<9 


2qo  L'ÉVOLUTION,  LA  RÉVOLUTION 

circoncis  et  incirconcis,  sont  absolument 
certains,  que  par  la  toute-puissance  de 
l'argent  ils  auront  à  leurs  gages  les  gou- 
vernements et  leur  outillage  de  répres- 
sion :  armée,  magistrature  et  police.  Ils 
espèrent  en  outre  que  par  Thabile  évo- 
cation des  haines  de  races  et  de  peu- 
ples, ils  réussiront  à  tenir  des  foules 
exploitables  dans  cet  état  d'ignorance 
patriotique  et  niaise  qui  maintient  la 
servitude.  En  effet,  toutes  ces  vieilles 
rancunes,  ces  traditions  d'anciennes 
guerres  et  ces  espoirs  de  revanche^  cette 
illusion  de  la  patrie,  avec  ses  frontières 
et  ses  gendarmes,  et  les  excitations  jour- 
nalières des  chauvins  de  métier,  soldats 
ou  journalistes,  tout  cela  nous  présage 
encore  bien  des  peines,  mais  nous  avons 
des  avantages  que  l'on  ne  peut  nous  ra- 


ET  L'/DÉAL  ANARCHIQUE  2Qi 

vir.  Nos  ennemis  savent  qu'ils  pour- 
suivent une  œuvre  funeste  et  nous  sa- 
vons que  la  nôtre  est  bonne  ;  ils  se  dé- 
testent et  nous  nous  entr'aimons  ;  ils 
cherchent  à  faire  rebrousser  l'histoire 
et  nous  marchons  avec  elle. 


Ainsi  les  grands  jours  s'annoncent. 
L'évolution  s'est  faite,  la  révolution  ne 
saurait  tarder.  D'ailleurs  ne  s'accomplit- 
cllc  pas  constamment  sous  nos  yeux, 
par  multiples  secousses?  Plus  les  cons- 
ciences, qui  sont  la  vraie  lorcc,  appren- 
dront à  s'associer  sans  abdiquer,  jMus  les 
travailleurs,  cjui  sont  le  nombre,  auront 
conscience   de  leur   valeur,   et    plus   les 


202  L'KVOLUriON,  LA  1<  KVOLU  I  ION 

révolutions  seront  faciles  et  pacifiques. 
Finalement,  toute  opposition  devra  céder 
et  même  céder  sans  lutte.  Le  jour  vin- 
dra  où  l'Evolution  et  la  Révolution,  se 
succédant  immédiatement,  du  désir  au 
fait,  de  l'idée  à  la  réalisation,  se  confon- 
dront en  un  seul  et  même  phénomène. 
C'est  ainsi  que  fonctionne  la  vie  dans 
un  organisme  sain,  celui  d'un  homme  ou 
celui  d'un  monde. 


FIN 


TABLE    DES   MATIÈRES 


Avertissement. 


I.  l'ivolution  de  l'Univers  et  révolutions  par- 
tielles. Acception  fausse  des  termes  «  Evo- 
lution »  et  «  Révolution  ».  Evolutionnis- 
tes  hypocrites,  timorés  ou  à  courtes  vues. 
Evolution  et  Révolution,  deux  stades  suc- 
cessifs d'un  même  phénomène     .    .      1-20 

II.  Révolutions  progressives  et  révolutions  ré- 
f^rcssives.  Evénements  comple.vcs,  à  la  fois 
progrès  et  regrès,  l-'ausse  attribution  du 
progrès  à  la  volonté  d'un  niaitrc  ou  h 
l'action  des  lois.  Renaissance,  Réforme, 
Révolution  française .       2i-5û 


204 


TABLE  DES  MATIERES 


III.  Kévolutions  instinctives.    Les   Foules.    Les 

Révolutions  conscientes  succédant  aux  ré- 
volutions instinctives.  Révolutions  de  pa- 
lais. Conjurations  de  partis.  Contraste  de 
réliteintellectuelle  et  de  l'aristocratie.  Les 
politiciens ^7-7(^ 

IV.  Constatation  précise  de  l'état  social  contem- 

porain. Toute-puissance  du  capital.  Trans- 
formations apparentes  des  institutions  et 
leur  régression  fatale.  L'Etat,  Royauté,  cul- 
tes, magistrature,  armée,  administration. 
Esprit  de  corps.  Le  patriotisme,  l'ordre, 
la  paix  sociale 77-118 

V.  L'idéal  évolutionniste,  le  but  révolution- 
naire. Le  ((  pain  pour  tousl  »  La  pauvreté 
et  la  «  loi  de  Malthus.  »  Suffisance  et  sur- 
abondance des  ressources.  Idéal  de  la 
pensée,  de  la  parole,  de  l'action  libres. 
Anarchistes,  «  ennemis  de  la  religion,  de 
la  famille  et  de  la  propriété  ».  .       1 19-146 


m 


VI.  Les  espoirs  illogiques.  L'inflexibilité  forcée  du 
capital.  Péjoration  morale  de  tous  les  partis 
qui  conquièrent  le  pouvoir,  monarchistes. 


TABLE  DES  MATIERES  zgS 

républicains  et  socialistes.  Le  suffrage  uni- 
versel et  l'évolution  fatale  des  candidats. 
Le  «  premier  Mai.  »  Le  dédoublement 
des  partis 147- iSo 

VU.  Les  Forces  en  lutte.  Prodigieux  outillage  de 
repression.  Alliance  du  maître-  et  du  valef 
Manque  de  logique  dans  le  fonctionnement 
des  Etats  modernes.  La  d  suprêmeraisonwdes 
rois,  le  «  droit  du  plus  fort  ».   .    .      181-210 

VIIL  Puissance  de  la  fascination  religieuse. 
Progrès  apparents  de  l'Eglise,  devenue 
le  refuge  de  tous  les  réacteurs;  impos- 
sibilité pour  elle  de  s'accommoder  à  un 
milieu  nouveau.  Enseignement  confié  aux 
ennemis  de  la  science.  Enseignement  de 
la  nature  et  de  la  société.  La  science  vécue  /  l  ) 
et  la  science  officielle.  Appréciation  vraie  des 
choses;  diminution  du  respect  .       211-^41» 

IX.  Situation  présente  et  prochain  avenir.  Nais- 
sance de  l'Internationale.  Les  Grùvcs.  Im- 
puissance des  ouvriers  dans  leurs  grèves 
partielles  contre  la  grande  industrie.  La 
grève  des  drapiers  de  N'ienne,  premier 
exemple   de  saisie  îles  usines  comme  pro- 


296  TAF5IJ-:  1)1  ;S  MAI  IKRES 

priiitc  collective.  La  grève  générale  et  la 
grève  des  soldats.  La  solidarité  des  grévis- 
tes. Les  associations  communautaires.  Dif- 
ficultés d'adaptation  à  un  milieu  nouveau. 
Phalanstère  du  Texas  et  Freiland.  Associa- 
tions coopératives  et  sociétés  anarchistes. 
La  «  Commune  de  Montreuil  ».      246-i'84 

X.  Dernièresluttcs.  Futurecoïncidencepacifique, 
par  l'anarchie,  de  l'évolution  et  de  la  révolu- 
tion. L'ordre  dans  le  mouvement.     285-292 


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liin  portrait  de  l'iinteur,  (,ar  M.  F. 


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r.u  LfiON  TOLSTOÏ.  Let  Royw$ 
de  faute.  Traduction  de  J.-W. 
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duction  de  J.-W.  Bienstoek.  Un  vol. 
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B33  L*ovolution.,  la  révolution 

R44  "^^  l'idéal  anar chique