BIBLIOTHÈQUE SOCIOLOGIQUE. - >
L'ÉVOLITION
LA RÉVOLUTION
KT
L'ID£AL ANARCHIQUE
— CIJ^QUIÈME EDITION
PARIS. — P'
^TOCK, ÉDITEUR
(An< ienno Librairie TRESSE et. STOCK)
27, RUE DE l'.ICIIELIEU, 27
Tous droii
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'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
ET
L'IDÉAL ANARCHIQUE
OUVRAGES DÉJÀ PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE SOCIOLOGIQUE :
1. — l.<i Conquête du Pain, par Pierre Kropotkino. Un volume iri-18, arpc
prcliicc' par blisèc Koclus, 5» édition. Prix .) ^0
2. — La Société, Mourante et l'Anarrkte, par Jean Grave. Un volume in-18,
avec préfare, par Octave Mirebcau. (Interdit. — Kare). Frix 5 •
3. — De In Commune à L'Anarchie, par (Charles Malato. Un volume in-IH,
i!" édition. Prix 3 .W
4. — Œuvres de Michel Bakounine. Fédéralisme, Socialisme et Anlithéolo-
Ki«me. Lettres sur le Patriotisme. Dieu et l'État. Un volume in-18, 2° édition.
Prix .1 50
— Anarchistes, mœurs du jour, roman par John-Henry Mackay, traduction de
5. Louis de Ik'ssem. Un volume in-18. (^/wa'se.) Prix, 4 t
— l's!/cholo(/ie de l'Anarchiste Socialiste, par A. Hamon. Un volume in-18,
6. 2' édition. Prix 3 ï9
— Philosophie du Déterminisme. Réflexions sociales, par Jacques Sautar<-I.
7. Un volnmi' in-18, 2o édition. Prix 3 50
8. — La Société Future, par Jean Grave. Un vol. in-i8, 6° édition Prix.,. 3 50
0. — L'Anarchie. Sa philosophie. Son idéal, par Pieire Kropotkine. Une
brochnrc in-18, '.i« édition. Prix t •
10. — La Grande Famille, roman militaire, par Jean Grave. Un volum^j in-18,
3» édition. Prix 3 50
11. — Le Socialisme et le Congrès de Londres, par A. Hamon. Un vol. in-18,
a» édition 3 50
12. — Les Joyeusetés de l'Exil, par Charles Malato. Un volume in-18, 2« édition.
Prix 3 50
13. — Humanisme Intéi/ral. Le duel des sexes. La cité future, par LéopoM
Lacour. Un volume in-18, 2» édition. Prix 3 50
14. — Biribi, armée d'Afrique, roman, par G. Darien. Un vol. in-18, 2* édition.
Prix 3 50
15. — Le Socialisme en danger, par Domela Nieuwenhuis. Un volume in-l:*,
avec préface par Elisée Reclus. Pris , 3 50
16. — La Philosophie de l'Anarchie, par Charles Malato. Un vol. in-18, 2" édi-
tion. Prix 3 50
17. — Les Inquisiteurs d'Espagne. Montjuich, Cuba, Pliilip[iines. par F. Tarrid.i
del Marinol. Un vol. in-18, avec préface, par Ch. Malato 2" édition. Prix 3 50
18. — L'Individu et la Société, par Jean Grave. Un vol. in-18, 2« édition.
Prix.. ., , 3 50
19. — L'Evolution, la Bévolution et l'Idéal Anarchique, par Elisée Reclus. Un
vol. in-16, 5« édition. Pris 3 50
20. — Soupes, nouvelles, par Lucien Descaves. Un volume in-18, 2« édition.
Prix 3 59
21. — L'Homme Nouveau, par Charles Malato. Une brochure in-18. Prix. 1 •
22. — La Commune, par Louise Michel. Un vol. 2« édition. Prix 3 5l)
23. — Sous la Casaque. Notes d'un soldat, par G, Dubois-DesauUe. Un volume
in-18, 2e édition. Prix 3 30
24. — Le Militarisme et la Société Moderne, par Guglielmo Ferrero : traduc-
tion de M. Nino Samaja. Un vol, in-18. Prix 3 50
25. — Au pays des Moines (IVoli me Tangere), par le D' Rizal ; traduction de
R, Sempau et H. Lucas. Un volume in- 18. Prix. , . , 3 30
26. — L'Amour Libre, par Charles Albert. Un vol. in-18, 4e édit. Prix.... 3 .50
27. — L'Anarchie. Son but, ses moyens, par Jean Grave. Un volume in-lS,
3e édition. Prix 3 30
28. — L'Unique et sa Propriété, par Max Stirner. Avant-propos et traduction
par Reclaire. Un volume in-18. Prix 3 30
Sn. — En marche vers la Société nouvelle. Principes. Tendances. Tactique de
la lutte de clauses, par Christian Cornélissen. Un volume in-18. Prix... 3 50
30. — Les Rayons de l'Aube. Dernières études philosophiques, par le comte Léon
Tolstoï, traduction de J.-W. Bienstock. Unvol in-16, 4" édition. Prix. 3 .50
31. — Paroles d'un Homme libre. Dernières études philosophiques, par le Comte
Léon Tolstoï, traduction de J.-\V. Bienstock, Un vol. in-16, 4' édit. Prix. 3 .30
32. — Tols'oï et les Doukhobors. Faits historiques traduits et réunis par J.-W.
Bienstock. Un volume in-16, 2« édition Prix 3 30
33. — Z)iscoMrs ciuiçuei, par Laurent Tailhade. Un vol. in-16. Prix 3 5t
BMILBCOLIN — IMPRtMERlKDBLAQNT
IJIHLIOTHÈQUE SOCIOLOGIQUE. — N" 19
ELISÉE RECLUS
L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
L'IDÉAL ANARCHIQUE
CINQUIÈME ÉDITION, REUUE ET CORRIGÉE —
PARIS. — \"
P.-V. STOCK, lî^DITEUR
(Ancienne Librairie TRESSE & STOCK)
27, HUK UK uicii i; 1.1 KU, 27
1<J02
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L'éditeur déclare réserver ses droits de traduction et de reproduction
pour tous pays, y compris la Suède et la Norvège.
Ce volume a été déposé au Ministère de l'intérieur (section de la
librairie) en novembre 1807,
f/X
"P
AVERTISSEMENT
Ce livre est le développement d'un discours
prononcé, il y a plus de vingt ans, dans une
réunion publique de Genève et publié depuis
en brochures de diverses langues.
E. R.
Bruxelles, j5 juillet lyos.
llmUTION, LA RÉVOLUTION
ET
L'IDÉAL ANARGHIQUE
L'évolution est le mouvement infini
de tout ce qui existe, la transformation
incessante de TUnivers et de toutes ses
parties depuis les origines éternelles et
pendant Finilni des âges. Les voies lac-
tées qui font leur apparition dans les
espaces sans bornes, qui se condensent
et se dissolvent pendant les millions et
2 L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
les milliards de siècles, les étoiles, les
astres qui naissent, qui s'agrègent et
qui meurent, notre tourbillon solaire
avec son astre central, ses planètes et
ses lunes, et, dans les limites étroites
de notre petit globe terraqué, les mon-
tagnes qui surgissent et qui s'efFacent
de nouveau, les océans qui se forment
pour tarir ensuite, les fleuves qu'on voit
perler dans les vallées, puis se dessé-
cher comme la rosée du matin, les géné-
rations des plantes, des animaux et des
hommes qui se succèdent, et nos mil-
lions de vies imperceptibles, de l'homme
au moucheron, tout cela n'est que phé-
nomène de la grande évolution, entraî-
nant toutes choses dans son tourbillon
sans fin.
En comparaison de ce fait primordial
ET L'IDÉAL AXARCHIQUE 3
de l'évolution et de la vie universelle,
que sont tous ces petits événements ap-
pelés révolutions, astronomiques, géo-
logiques ou politiques? Des vibrations
presque insensibles, des apparences,
pourrait-on dire. C'est par myriades et
par myriades que les révolutions se
succèdent dans l'évolution universelle ;
mais, si minimes qu'elles soient, elles
font partie de ce mouvement infini.
Ainsi la science ne voit aucune oppo-
sition entre ces deux mots, — évolution
et révolution, — qui se ressemblent fort.,
mais c|ui, dans le langage commun, sont
employés dans un sens complètement
distinct de leur signification première.
Loin d'y voir des faits tlu même ordre
ne différant que par l'ampleur du mou-
vement, les hommes timorés que tout
4 I/HVOF,UTION, I-A Ri:V()I.l TION
changement emplit d'effroi affectent de
donner aux deux termes un sens abso-
lument opposé. U Evolution, synonyme
de développement graduel, continu,
dans les idées et dans les mœurs, est
présentée comme si elle était le contraire
de cette chose effrayante, la Répoluiion,
qui implique des changements plus ou
moins brusques dans les faits. C'est avec
un enthousiasme apparent^ ou même
sincère, qu'ils discourent de l'évolution,
des progrès lents qui s'accomplissent
dans les cellules cérébrales, dans le se-
cret des intelligences et des cœurs ; mais
qu'on ne leur parle pas de l'abominable
révolution, qui s'échappe soudain des
esprits pour éclater dans les rues, ac-
compagnée parfois des hurlements de
la foule et du fracas des armes.
ET r/IDKAL ANARCIUQUE 5
Constatons tout d'abord que l'on fait
preuve d'ignorance en imaginant entre
révolution et la révolution un contraste
de paix et de guerre, de douceur et de
violence. Des révolutions peuvent s'ac-
complir pacifiquement, par suite d'un
changement soudain du milieu, entraî-
nant une volte-face dans les intérêts ; de
même des évolutions peuvent être fort
laborieuses, entremêlées de guerres et
de persécutions. Si le mot d'évolution
est accepté volontiers par ceux-là même
qui voient les révolutionnaires avec hor-
reur, c'est qu'ils ne se rendent j^oint
compte de sa valeur, car de la chose
clle-mcmc ils ne veulent à aucun |^ri\.
Ils parlent bien du progrès en termes
généraux, mais ils repoussent le pro-
grès en jxirticulicr. lis trouvent que la
6 I.'i:V()LUT10N, LA RKVDLLTION
société actuelle, toute mauvaise qu'elle
est et qu'ils la voient eux-mêmes, est
bonne à conserver; il leur suffit qu'elle
réalise leur idéal : richesse, pouvoir,
considération, bien-être. Puisqu'il y a
des riches et des pauvres, des puissants
et des sujets, des maîtres et des ser-
viteurs, des Césars qui ordonnent le
combat et des gladiateurs qui vont mou-
rir, les gens avisés n'ont qu'à se mettre
du côté des riches et des maîtres, à se
faire les courtisans des Césars. Cette
société donne du pain, de Targent, des
places, des honneurs, eh bien î que les
hommes d'esprit s'arrangent de manière
à prendre leur part, et la plus large
possible, de tous les présents du des-
tin ! Si quelque bonne étoile, présidant
à leur naissance, les a dispensés de
ET L'IDEAL AN'ARCHIQL'E 7
toute lutte en leur donnant pour héri-
tage le nécessaire et le superflu, de quoi
se plaindraient-ils ? Ils cherchent à se
persuader que tout le monde est aussi
satisfait qu'ils le sont eux-mêmes : pour
riiomme repu, tout le monde a bien diné.
Quant à l'égoïste que la société n'a pas
richement loti dès son berceau et qui,
pour lui-môme, est mécontent de l'état
des choses, du moins peut-il espérer de
conquérir sa place par l'intrigue ou par
la flatterie, par un heureux coup du sort
ou mcnic par un travail acharné mis au
service des puissants. Comment s'agi-
rait-il pour lui d'évolution sociale? Evo-
luer vers la fortune est sa seule ambi-
tion! [.oin de rechercher la justice pour
tous, il lui sufiit de viser au privilège
pour sa propre pet sonne.
8 L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLU 1 ION
Il est cependant des esprits timorés
qui croient honnêtement à l'évolution
des idées, qui espèrent vaguement dans
une transformation correspondante des
choses, et qui néanmoins, par un sen-
timent de peur instinctive^ presque phy-
sique, veulent, au moins de leur vivant,
éviter toute révolution. Ils l'évoquent et
la conjurent en même temps : ils criti-
quent la société présente et rêvent de
la société future comme si elle devait
apparaître soudain, par une sorte de
miracle, sans que le moindre craque-
ment de rupture se produise entre le
monde passé et le monde futur. Etres
incomplets^ ils n'ont que le désir, sans
avoir la pensée ; ils imaginent, mais ils
ne savent point vouloir. Appartenant
aux deux mondes à la fois, ils sont fata- '
ET L'IDÉAL ARNARCHIQUE g
leinent condamnés à les trahir Tun et
l'autre : dans la société des conserva-
teurs, ils sont un élément de dissolution
par leurs idées et leur langage; dans
celle des révolutionnaires, ils devien-
nent réacteurs à outrance, abjurant
leurs instincts de jeunesse et, comme le
chien dont parle TEvangile « retournant
à ce qu'ils avaient vomi. » C'est ainsi
que, pendant la Révolution, les défen-
seurs les plus ardents de l'ancien régime
furent ceux qui jadis l'avaient poursuivi
de leurs risées : de précurseurs, ils de-
vinrent renégats. Ils s'apercevaient trop
tard, comme les inhabiles magiciens de
la légende, qu'ils avaient déchaîné une
torcc trop redoutable ])our leur faible
volonté, pour leurs timides mains.
Une autre classe d'évolutionnistes est
lO
L'I^VOI.UTIO.N, LA REVOLUTION
celle des g-ens qui dans l'ensemble des
chanc^ements à accomplir n'en voient
qu'un seul et se vouent strictement, mé-
thodiquement, à sa réalisation, sans se
préoccuper des autres transformations
sociales. Ils ont limité, borné d'avance
leur champ de travail. Quelques-uns,
gens habiles, ont voulu de cette manière
se mettre en paix avec leur conscience
et travailler pour la révolution future
sans danger pour eux-mêmes. Sous pré-
texte de consacrer leurs efforts à une
réforme de réalisation prochaine, ils
perdent complètement de vue tout idéal
supérieur et Técartent même avec co-
lère afin qu'on ne les soupçonne pas de
le partager. D'autres, plus honnêtes ou
tout à fait respectables, même vague-
ment utiles à Tachèvement du grand
ET L'IDKAL ANARCHIQl'E i i
£uvre, sont ceux qui en efTet n'ont, par
itroitesse d'esprit, qu'un seul progrès
m vue. La sincérité de leur pensée et
ie leur conduite les place au-dessus de
a critique : nous les disons nos frères,
;out en reconnaissant avec chagrin com-
DÏen est étroit le champ de lutte dans
equel ils sont cantonnés et comment,
Dar leur unique et spéciale colère contre
.m seul abus, ils semblent tenir pour
ustes toutes les autres iniquités.
Je ne parle pas de ceux qui ont pris
pour objectifs, d'ailleurs excellents, soit
a réforme de rorthoqraphc, soit la ré-
:i^lementation de Dicurc ou le change-
ment du méridien, soit encore la sup-
:)ression des corsets ou des bonnets à
-)C)i\ ; mais il est des propagandes plus
sérieuses (|ui ne prêtent point au ridicule
12 L'ÉVOLUnON, LA RÉVOLUTION
et qui demandent chez leurs protagonis-
tes courage, persévérance et dévoue-
ment. Dès qu'il y a chez les novateurs
droiture parfaite, ferveur du sacrifice,
mépris du danger, le révolutionnaire
leur doit en échange sympathie et res-
pect. Ainsi quand nous voyons une
femme pure de sentiments, noble de ca-
ractère, intacte de tout scandale devant
Fopinion, descendre- vers la prostituée
et lui dire : « Tu es ma sœur ; je viens
m'allier avec toi pour lutter contre
l'agent des mœurs qui t'insulte et met
la main sur ton corps^ contre le méde-
cin de la police qui te fait appréhender
par des argousins et te viole par sa vi-
site, contre la société tout entière qui te
méprise et te foule aux pieds », nul de
nous ne s'arrête à des considérations
ET L'IDtAL ANARCHIQUE j3
j^énérales pour marchander son respect
à la vaillante évolutionniste en lutte
contre l'impudicité du monde oflicicl.
Sans doute, nous pourrions lui dire que
toutes les révolutions se tiennent, que
la révolte de l'individu contre l'État
embrasse la cause du forçat ou de tout
autre réprouvé, aussi bien que celle de la
prostituée ; mais nous n'en restons pas
moins saisis d'admiration pour ceux qui
combattent le bon combat dans cet étroit
champ clos. De môme nous tenons pour
des héros tous ceux qui, dans n'importe
quel pays, en n'importe (]ucl siècle, ont
su se dévouer sans arricrc-pensée pour
une cause commune, si j)cu iari^e que
iùt leur horizon 1 (^ue chacun de nous
les salue avec émotion et (pi'il se dise :
« Sachons les égaler sur notre champ
14 L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
de bataille, bien autrement vaste, qui
comprend la terre entière ! »
En effet, l'évolution embrasse l'en-
semble des choses humaines et la révo-
lution doit l'embrasser aussi, bien qu"il
n'y ait pas toujours un parallélisme évi-
dent dans les événements partiels dont
se compose Fensemble de la vie des
sociétés. Tous les progrès sont soli-
daires, et nous les désirons tous dans
la mesure de nos connaissances et de
notre force : progrès sociaux et politi-
ques, moraux et matériels, de science,
d'art ou d'industrie. Evolutionnistes en
toutes choses, nous sommes également
révolutionnaires en tout, sachant que
l'histoire même n'est que la série des
accomplissements, succédant à celle des
préparations. La grande évolution in-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE j5
tellectuelle, qui émancipe les esprits, a
pour conséquence logique l'émancipa-
tion, en fait, des individus dans tous
leurs rapports avec les autres individus.
On peut dire ainsi que l'évolution et
la révolution sont les deux actes succes-
sifs d'un même phénomène, l'évolution
précédant la révolution, et celle-ci précé-
dant une évolution nouvelle, mère de ré-
volutions futures. Un changement peut-il
se faire sans amener de soudainsdéplace-
ments d'équilibre dans la vie? La révolu-
tion ne doit-elle pas nécessairement suc-
céder à l'évolution, de même que lacté
succède à la volonté d'ai^ir ? L'un et
Tautre ne diffèrent que par l'époque de
leur apparition. Qu'un éboulis barre une
rivière, les eaux s'amassent peu à peu
au-tlcssus de l'obstacle, et un lac se
l6 L'KVOLUTION, LA REVOLUTION
forme par une lente évolution; puis tout
à coup. une infiltration se produira dans
la digue d'aval, et la chute d'un caillou
décidera du cataclysme : le barrage sera
violemment emporté et le lac vidé re-
deviendra rivière. Ainsi aura lieu une
petite révolution terrestre.
Si la révolution est toujours en re-
tard sur l'évolution, la cause en est à la
résistance des milieux : l'eau d'un cou-
rant bruit entre ses rivages parce que
ceux-ci la retardent dans sa marche; la
foudre roule dans le ciel parce que
l'atmosphère s'est opposée à l'étincelle
sortie du nuage. Chaque transformation
de la matière, chaque réalisation d'idée
est, dans la période même du change-
ment., contrariée par l'inertie du milieu,
et le phénomène nouveau ne peut s'ac-
ET LIDEAI. ANARCHIQUE 17
c*)mplir que par un effort d'autant plus
violent ou par une force d'autant plus
puissante, que la résistance est plus
grande. Herder parlant de la Révolu-
tion française l'a déjà dit : « La semence
tombe dans la terre, longtemps elle pa-
rait morte, puis tout à coup elle pousse
son aigrette, déplace la terre dure qui
la recouvrait, fait violence à l'argile en-
nemie, et la voilà qui devient plante,
qui fleurit et mûrit son fruit. » Et l'en-
fant, comment nail-il ? Après avoir sé-
journé neuf mois dans les ténèbres du
ventre maternel, c'est aussi avec vio-
lence qu'il s'échaj)pe en déchirant
son enveloppe, et i:)arluis même en
tuant sa mère. Telles sont les révolu-
tions, conséquences nécessaires des évo-
lutions qui les ont j)récédées.
l8 L'EVOLUTION, LA REVOLUTION
Les formules proverbiales sont fort
dangereuses, car on prend volontiers
rhabitude de les répéter machinalement,
comme pour se dispenser de réfléchir.
C'est ainsi qu'on rabâche partout le
mot de Linné : « Non facit salins
natura. » Sans doute « la nature ne fait
pas de sauts, » mais chacune de ses évo-
lutions s'accomplit par un déplacement
de forces vers un point nouveau. Le
mouvement général de la vie dans cha-
que être en particulier et dans chaque
série d'êtres ne nous montre nulle part
une continuité directe, mais toujours
une succession indirecte, révolution-
naire, pour ainsi dire. La branche ne
s^ajoute pas en longueur à une autre
branche. La fleur n'est pas le prolonge-
ment de la feuille, ni le pistil celui dQ
ET L'IDKAL ANARCHIQUE ig
rétamine, et l'ovaire diffère des organes
qui lui ont donne naissance. Le fils
n'est pas la continuation du père ou de
la mère, mais bien un être nouveau. Le
])rog-rès se fait par un changement con-
tinuel des points de départ pour chaque
individu distinct. De môme pour les es-
pèces. L'arbre généalogique des êtres
est, comme l'arbre lui-même, un en-
semble de rameaux dont chacun trouve
sa force de vie, non dans le rameau pré-
cédent, mais dans la sève originaire.
Pour les grandes évolutions histori-
(]ucs, il n'en est pas autrement. Quand
les anciens cadres, les formes trop limi-
tées de l'organisme, sont devenus insut-
fisants, la vie se tléplace pour se réaliser
en une lormation nouvelle, l ne révolu-
tion s'accomplit..
II
Toutefois les révolutions ne sont pas
nécessairement un proi^rès, de môme
que les évolutions ne sont pas toujours
orientées vers la justice. Tout chanq^e,
tout se meut clans la nature d'un mou-
vement éternel, mais s'il y a progrès il
peut y avoir aussi recul, et si les évolu-
tions tendent vers un accroissement de
vie, il y en a d'autres qui tendent vers
la mort. I/arrèt est impossil)le, il faut
22 L'ÉVOLUTION. LA RÉVOLUTION
se mouvoir clans un sens ou dans un
autre, et le réactionnaire endurci, le li-
béral douceâtre qui poussent des cris
d'effroi au mot de révolution, marchent
quand même vers une révolution, la der-
nière, qui est le grand repos. La mala-
die, la sénilité, la gangrène sont des évo-
lutions au même titre que la puberté.
L'arrivée des vers dans le cadavre,
comme le premier vagissement de l'en-
fant, indique qu'une révolution s'est
faite. La physiologie, l'histoire, sont là
pour nous montrer qu'il est des évolu-
tions qui s'appellent décadence et des
révolutions qui sont la mort.
L'histoire de l'humanité, bien qu'elle;
ne nous soit à demi connue que pendant
une courte période de quelques milliers
d'années, nous offre déjà des exemples
ET L'IDEAL AlSfARCHIQUE 23
sans nombre de peuplades et de peu-
ples, de cités et d'empires qui ont mi-
sérablement péri à la. suite de lentes
évolutions entraînant leur chute. Mul-
tiples sont les faits de tout ordre qui
ont pu déterminer ces maladies de na-
tions, de races entières. Le climat et le
sol peuvent avoir empiré, comme il est
arrivé certainement pour de vastes éten-
dues dans TAsie centrale, où lacs et
lleuves se sont desséchés, où des efflores-
cenccs salines ont recouvert desterrains
jadis fertiles. Les invasions de hordes
ennemies ont ravagé certaines contrées,
tellement à fond qu'elles en restèrent
désolées à jamais. Cependant mainte na-
tion a pu rcllcurir après la conquête et
les massacres, même aj^rès des siècles
d'oppression : si clic retombe dans la
24 L'ÉVOLUTION, LA RHVOLUTIO.N
barbarie ou meurt complètement, c'est
en elle et dans sa constitution intime,
non dans les circonstances extérieures,
qu'il faut surtout chercher les raisons
de sa régression et de sa ruine. Il existe
une cause majeure, la cause des causes,
résumant l'histoire de la décadence. C'est
la constitution d'une partie de la société
en maîtresse de Tautre partie, c'est
l'accaparement de la terre, des capitaux,
du pouvoir, de l'instruction, des hon-
neurs par un seul ou par une aristocra-
tie. Dès que la foule imbécile n'a plus
le ressort de la révolte contre ce mono-
pole d'un petit nombre d'hommes, elle
est virtuellement morte ; sa disparition
n'est qu'une affaire de temps. La peste
noire arrive bientôt pour nettoyer cet
inutile pullulement d'individus sans li-
ET L'IDKAL ANARCHIQUE 25
bertc. Les massacreurs accourent de
l'Orient ou de l'Occident, et le désert
se fait à la place des cités immenses.
Ainsi moururent l'Assyrie et l'Egypte,
ainsi s'effondra la Perse, et quand tout
Tempire Romain appartint à quelques
grands propriétaires, le barbare eut
bientôt remplacé le prolétaire asservi.
11 ncst pas un événement qui ne suit
double, à la fois un phénomène de mort
et un phénomène de renouveau, c'e-st-
à-dirc la résultante d'évolutions de dé-
cadence et de progrès. Ainsi la chute
de Rome constitue, dans son immense
complexité, tout un ensemble de révo-
lutions correspondant à une série d'évo-
lutions, dont les unes ont été lunestes
et les autres heureuses. (Certes, ce fut
un grand soulagement pour les oppri-
2G L'l':VOLUTION, LA REVOLUTION
mes que la ruine de la formidable ma-
chine d'écrasement qui pesait sur le
monde ; ce fut aussi à maints égards une
heureuse étape dans l'histoire de l'hu-
manité que l'entrée violente de tous les
peuples du nord dans le monde de la
civilisation ; de nombreux asservis re-
trouvèrent dans la tourmente un peu
de liberté aux dépens de leurs maîtres ;
mais les sciences, les industries périrent
ou se cachèrent; on cassa les statues,
on brûla les bibliothèques. Il semble,
pour ainsi dire, que la chaîne des temps
se soit brisée. Les peuples renonçaient à
leur héritage de connaissances. Au des-
potisme succéda un despotisme pire ;
d'une religion morte poussèrent les re-
jetons d'une religion nouvelle plus au-
toritaire, plus cruelle, plus fanatique;
ET L'IDKAL ANARCHIQUE 27
et pendant un millier d'années, une nuit
d'ignorance et de sottise propagée par
les nn-)ines se répandit sur la terre.
De même, les autres mouvements
historiques se présentent sous deux
faces, suivant les mille éléments qui
les composent et dont les conséquen-
ces multiples se montrent dans les
transformations politiques et sociales.
Aussi chaque événement donne-t-il lieu
aux jugements les plus divers, corré-
latifs à la largeur de compréhension
ou aux préjugés des historiens qui Tap-
prccicnt. Ainsi, p(Hir en citer un exem-
ple fameux, le puissant épanouissement
de la littcraturc française au dix-sep-
tième siècle a été attril^uc au génie de
Louis XI\^ parce c|ue ce roi se trouvait
sur le trône à ré|)0(]uc même où tant
28 L'KVOLUTION, LA REVOLUTION
d'hommes illustres produisaient de gran-
des œuvres en un lantrai^e admirable :
« Le regard de Louis enfantait des Cor-
neille. J) Il est vrai qu'un siècle plus
tard, personne n'osa prétendre que les
Voltaire, les Diderot, les Rousseau de-
vaient également leur génie et leur gloire
à l'œil évocateur de Louis XV. Tou-
tefois à une époque récente, n'avons-
nous pas vu le monde britannique se
précipiter au devant de la Reine en lui
rendant hommage de tous les événe-
ments heureux, de tous les progrès qui
s'étaient accomplis sous son règne,
comme si cette immense évolution était
due aux mérites particuliers de la sou-
veraine? Pourtant cette personne de va-
leur médiocre n'eut d'autre peine que
de rester assise sur le trône pendant
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 29
soixante longues années, la constitu-
tion même qu'elle était tenue d'observer
l'ayant obligée à l'abstention politique
pendant ce long espace de plus d'un
demi-siècle. Des millions et des mil-
lions d'hommes, pressés dans les rues,
aux fenêtres, sur les échafaudages, vou-
laient absolument qu'elle fût le génie
tout-puissant de la prospérité anglaise.
L'hypocrisie publique l'exigeait peut-
être, parce que l'apothéose officielle de
la reine-impératrice permettait à la na-
tion de s'adorer réellement elle-même.
Néanmoins des voix de sujets man-
quaient à ce concert : on vit des famé-
liiiucs irlandais arborer le drapeau noir,
et dans les cités de flndc des foules se
ruer contre les palais et les casernes.
Mais il est des circonstances où l'é-
3o L'KVOLUTION, LA RÉVOLUTION
loge du pouvoir paraît moins absurde,
et semble même au premier abord com-
plètement justifié. Il peut se faire qu'un
bon roi, — un Marc Aurèle par exem-
ple, — un ministre aux sentiments gé-
néreux, un fonctionnaire philanthrope,
un despote bienfaisant en un mot, em-
ploie son autorité au profit de telle ou
telle classe du peuple, prenne quelque
mesure utile à tous, décrète l'abolition
d'une loi funeste, se substitue aux op-
primés pour se venger de puissants op-
presseurs. Ce sont là d'heureuses con-
jonctures, mais par les conditions mêmes
du milieu, elles se produisent d'une
manière exceptionnelle, car les grands
ont plus d'occasions que tous autres
pour abuser de leur situation, entourés,
comme ils le sont, de gens intéressés à
ET L'IDtAL .VNARCHIQUE 3 j
leur montrer les choses sous un jour
trompeur. Dussent-ils même se prome-
ner en déguisement la nuit, comme Ha-
roun al Rachid, il leur est impossible
de savoir la vérité complète, et malgré
leur bon vouloir, leurs actes portent à
faux, déviés du but dès le point de dé-
part^ sous l'inlluence du caprice, des
hésitations, des erreurs et fautes, vo-
lontaires et involontaires, commises par
les agents chargés de la réalisation.
Cependant il est des cas où très cer-
tainement Tœuvre des chefs, rois, prin-
ces ou législateurs, se trouve franche-
ment bonne en soi ou du moins assez
pure de tout alliage; en ces circonstan-
ces l'opinion publique, la pensée com-
mune, la volonté d'en bas ont forcé les
souverains à Taclion. Mais alors l'initia-
32 L'ÉVOLUTION, LA RKVOLUTION
tive des maîtres n'est qu'apparente; ils
cèdent à une pression qui pourrait être
funeste et qui cette fois est utile ; car
les fluctuations de la foule se produisent
aussi souvent dans le sens progressif que
dans le sens régressif; plus souvent
même quand la société se trouve dans un
état de progrès général. L'histoire con-
temporaine de l'Europe, de l'Angleterre
surtout, nous offre mille exemples de
mesures équitables qui ne proviennent
nullement de la bonne volonté des lé-
gislateurs, mais qui leur furent imposées
par la foule anonyme : le signataire d'une
loi, qui en revendique le mérite aux
yeux de Thistoire, n'est en réalité que
le simple enregistreur de décisions pri-
ses par le peuple, son véritable maître.
Lorsque les droits sur les céréales fu-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUK 33
rent abolis par les Chambres anglaises,
les grands propriétaires dont les votes
diminuaient leurs propres ressources
ne s'étaient que très péniblement laisse
convertir à la cause du bien public ; mais,
en dépit d'eux-mêmes ils avaient fini par
se conformer aux injonctions directes de
la multitude. D'autre part, lorsque, en
France, Napoléon III, secrètement con-
seillé par Richard Cobden, établit quel-
ques mesures de libre échange, il n'était
soutenu ni par ses ministres, ni par les
Chambres, ni par la masse de la nation :
les lois qu'il fit voter par ordre ne devaient
donc pas subsister, et ses successeurs,
confiants dans l'indifférence du peuple,
saisirent la première occasion pour res-
taurer les pratiques de protectionnisme
et presque de prohibition, au profit des
34 L'l':VOLUTION, LA RliVOLUTlON
riches industriels et des grands proprié-
taires.
Le contact de civilisations différentes
produit des situations complexes dans
lesquelles on peut se laisser aller aisé-
ment à l'illusion d'attribuer au « pouvoir
fort » un honneur qui revient à de tout
autres causes. Ainsi Ton fait grand état
de ce que le gouvernement britannique
de l'Inde a interdit les siitti ou sacrifices
de veuves sur le bûcher de leurs époux,
quand on serait en droit de s'étonner
au contraire que les autorités anglaises
aient pendant tant d'années et avec tant
de mauvaises raisons résisté au vœu
des hommes de cœur, en Europe et dans
Phide elle-même, pour la suppression de
ces holocaustes ^ on se demandait avec
stupeur pourquoi le gouvernement se
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 35
faisait le complice d'une tourbe de bour-
reaux immondes en n'abrogeant pas des
instructions brahmaniques dépourvues
de toute sanction autre que des textes du
Véda incontestablement falsifiés. Certes,
l'abolition de telles horreurs fut un bien,
quoique un bien tardif, mais que de maux
durent être attribués aussi à l'exercice de
ce pouvoir « tutélaire », que d'impôts
oppressifs, que de misères, et, pendant
les famines, combien de faméliques, jon-
chant les routes de leurs cadavres!
Tout événement, toute période de
rhistoire offrant un aspect double, il est
impossible de les jui^cr en bloc. L'ex-
emple môme du renouveau (|ui mit un
terme au moycn-àge et à la nuit de la
pensée nous montre comment deux ré-
volutions peuvent s'accomplir à la fois,
36 L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
l'une cause de décadence et l'autre de
progrès. La période de la Renaissance,
qui retrouva les monuments de l'anti-
quité, qui déchiffra ses livres et ses en-
seignements, qui dégagea la science
des formules superstitieuses et lança de
nouveau les hommes dans la voie des
études désintéressées, eut aussi pour
conséquence l'arrêt définitif du mouve-
ment artistique spontané qui s'était dé-
veloppé si merveilleusement pendant la
période des communes et des villes li-
bres. Ce fut soudain comme un débor-
dement de fleuve détruisant les cultures
des campagnes riveraines : tout dut re-
commencer, et combien de fois la banale
mitation de Tantique remplaça-t-elle
ides œuvres qui du moins avaient le
mérite d'être originales !
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 87
La renaissance de la science et des
arts fut suivie parallèlement dans le
monde religieux par la scission du
christianisme à laquelle on a donné le
nom de Réforme. Il sembla longtemps
naturel de voir dans cette révolution
une des crises bienfaisantes de Thuma-
nité, résumée par la conquête du droit
d'initiative individuelle, par Témanci-
pation des esprits que les prêtres
avaient tenus dans une servile igno-
rance : on crut que désormais les hom-
mes seraient leurs propres maîtres,
égaux les uns des autres par Tindcpen-
dance de la pensée. Mais on sait main-
tenant que la Réforme fut aussi la cons-
titution d'autres églises autoritaires, en
face de riiglise qui jusque-là avait pos-
sédé le monopole de rasservisscmcnt
38 L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
intellectuel. La Réforme déplaça les for-
tunes et les prébendes au profit du pou-
voir nouveau, et de part et d'autre
naquirent des ordres, jésuites et contre-
jésuites, pour exploiter le peuple sous
des formes nouvelles. Luther et Calvin
parlèrent, à l'égard de ceux qui ne par-
tageaient pas leur m.anière de voir, le
même langage d'intolérance féroce que
les saint Dominique et les Innocent IIL
Comme Tlnquisition, ils firent espion-
ner, emprisonner, écarteler, brûler; leur
poctrine posa également en principe
l'obéissance aux rois et aux interprètes
de la « parole divine. »
Sans doute, il existe une différence
entre le protestant et le catholique : (je
parle de ceux qui le sont en toute sin-
cérité, et non par simple convenance
ET L'IDÉAL ANARCHIQLE 3g
de famille). Celui-ci est plus naïvement
crédule, aucun miracle ne Tétonne; ce-
lui-là fait un choix parmi les mystères
et tient avec d'autant plus de ténacité
à ceux qu'il croit avoir sondes : il voit
dans sa religion une œuvre personnelle,
comme une création de son génie. \in
cessant de croire, le catholique cesse
d'être chrétien; tandis que d'ordinaire
le protestant ratiocineur ne fait qu'en-
trer dans une secte nouvelle, lorsqu'il
modifie ses interprétations de la « pa-
role divine » : il reste disciple du Christ ;
mystique inconvcrtissable, il garde Tillu-
sion de ses raisonnements. Les peuples
contrastent comme les individus, suivant
la religion qu'ils j^rofcssent et qui pénètre
plus ou moins leur essence morale. Les
protestants ont certainement plus d'ini-
40 L'EVOLUTION, LA REVOLUTION
tiative et plus de méthode dans leur con-
duite, mais quand cette méthode est
appliquée au mal, c'est avec une impi-
toyable rigueur. Qu'on se rappelle la fer-
veur religieuse que mirent les Américains
du Nord à maintenir l'esclavage des
Africains comme « institution divine ! »
Autre mouvement complexe^ lors de
la grande époque évolutionnaire dont
la Révolution américaine et la Révolu-
tion française furent les sanorlantes cri-
ses. — Ah! là du moins, semble-t-il, le
chanofement fut tout à l'avantage du
peuple, et ces grandes dates de l'his-
toire doivent être comptées comme inau-
gurant la naissance nouvelle de l'huma-
nité! Les conventionnels voulurent
commencer l'histoire au premier jour
de leur constitution, comme si les siè-
ET L'IDEAL ANARCHIQUE 4,
des antérieurs n'avaient pas existé, et
que l'homme politique pût vraiment da-
ter son origine de la proclamation de
ses droits. Certes, cette période est
une grande époque dans la vie des na-
tions, un espoir immense se répandit
alors par le monde, la pensée libre prit
un essor qu'elle n'avait jamais eu, les
sciences se renouvelèrent, Fesprit de
découverte agrandit à Tinlini les bornes
du monde, et jamais on ne vit un tel
nombre d'hommes, transformés par un
idéal nouveau, faire avec plus de sim-
plicité le sacrilicc de leur vie. Mais cette
révolution, nous le voyons maintenant,
n'était point la révolution de tous, elle
fut celle de quelques-uns pour quel-
ques-uns. Le droit dcrh(^mnie resta j)u-
rcmcnt théoricpic : hi garantie tle lu
43 L'ÉVOLUTION, LA REVOLUTION
propriété privée que l'on proclamait
en même temps, le rendait illusoire.
Une nouvelle classe de jouisseurs avides
se mit à l'œuvre d'accaparement, la
bourgeoisie remplaça la classe usée,
déjà sceptique et pessimiste, de la vieille
noblesse, et les nouveau-venus s'em-
ployèrent avec une ardeur et une
science que n'avaient jamais eues les
anciennes classes dirigeantes à exploiter
la foule de ceux qui ne possédaient
point. C'est au nom de la liberté, de
l'égalité, de la fraternité que se firent
désormais toutes les scélératesses. C'est
pourémanciper le monde que Napoléon
tramait derrière lui un million d'égor-
geurs; c'est pour faire le bonheur de
leurs chères patries respectives que les
capitalistes constituent les vastes pro-
ET L'IDKAL ANARCHIQUE 43
priétés, bâtissent les grandes usines,
établissent les puissants monopoles qui
rétablissent sous une forme nouvelle
l'esclavage d'autrefois.
Ainsi les révolutions furent toujours
à double effet : on peut dire que l'his-
toire offre en toutes choses son endroit
et son revers. Ceux qui ne veulent pas
se payer de mots doivent donc étudier
avec une critique attentive^ interroger
avec soin les hommes qui prétendent
s'être dévoués pour notre cause. Il ne
suffit pas de crier : Révolution, Révo-
lution! pour que nous marchions aussi-
tôt derrière celui qui sait nous entraî-
ner. Sans doute il est naturel que
rignorant suive son instinct : le taureau
aflfolé se précipite sur un chilfon rouge
et le i)cuple toujouis opprimé se rue
^4 L'ÉVOLUTION, LA RKVOLL'TION
avec fureur contrele premier venu qu'on
lui désigne. Une révolution quelconque
a toujours du bon quand elle se produit
contre un maître ou contre un réprime
d'oppression; mais si elle doit susciter
un nouveau despotisme^ on peut se de-
mander s'il n'eût pas mieux valu la di-
riger autrement. Le temps est venu de
n'employer que des forces conscientes ;
les évolutionnistes, arrivant enfin à la
parfaite connaissance de ce qu'ils veu-
lent réaliser dans la révolution pro-
chaine, ont autre chose à faire qu'à
soulever les mécontents et à les préci-
piter dans la mêlée, sans but et sans
boussole.
On peut dire que jusqu'à maintenant
aucune révolution n'a été absolument
raisonnée, et c'est pour cela qu'aucune
ET L'IDF.AI. ANARCHIQUF 45
n'a complètement triomphé. Tous ces
grands mouvements furent sans excep-
tion des actes presque inconscients de
la part des foules qui s y trouvaient en-
traînées, et tous, ayant été plus ou moins
dirigés, n'ont réussi que pour les me-
neurs habiles à garder leur sang-froid.
C'est une classe qui a fait la Réforme et
qui en a recueilli les avantages ; c'est
une classe qui a fait la Révolution fran-
* çaise et qui en exploite les profits, met-
tant en coupe réglée les malheureux qui
Font servie pour lui procurer la victoire.
Et, de nos jours encore, le « Quatrième
Etat », oubliant les paysans, les prison-
niers, les vagabonds, les sans-travail, les
déclassés de toute espèce, ne court-il pas
le risque de se considérer comme une
classe distincte cl de travailler non pour
46 L'EVOLUTION, LA RÉVOLUTION
l'humanité mais pour ses électeurs, ses
coopératives et ses bailleurs de fonds.
Aussi chaque révolution eut-elle son
lendemain. La veille on poussait le po-
pulaire au combat, le lendemain on
l'exhortait à la sagesse ; la veille on
l'assurait que Tinsurrection est le plus
sacré des devoirs, et le lendemain on
lui prêchait que « le roi est la meilleure
des républiques », ou que le parfait dé-
vouement consiste à « mettre trois
mois de misère au service de la société »,
ou bien encore que nulle arme ne peut
remplacer le bulletin de vote. De révo-
lution en révolution le cours de l'his-
toire ressemble à celui d'un fleuve ar-
rêté de distance en distance par des
écluses. Chaque gouvernement, chaque
parti vainqueur essaie à son tour d'en-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 47
diguer le courant pour Tutiliser à droite
et à gauche dans ses prairies ou dans
ses moulins. L'espoir des réactionnai-
res est qu'il en sera toujours ainsi et
que le peuple moutonnier se laissera
de siècle en siècle dévoyer de sa route,
duper par d'habiles soldats, ou des avo-
cats beaux parleurs.
Cet éternel va-et-vient qui nous mon-
tre dans le passé la série des révolutions
partiellement avortées, le labeur infini
des générations qui se succèdent à la
peine, roulant sans cesse le rocher qui
les écrase, cette ironie du destin qui
montre des captifs brisant leurs chaînes
pour se laisser ferrer à nouveau, tout
cela est la cause d'un «^rand trouble
moral, et parmi les n(')trcs nous en
avons vu qui, perdant l'espoir et fatigués
48 L'KVOLUnON, LA RÉVOLUTION
avant d'avoir combattu, se croisaient les
bras, et se livraient au destin, abandon-
nant leurs frères. C'est qu'ils ne savaient
pas ou ne savaient qu'à demi : ils ne
voyaient pas encore nettement le che-
min qu'ils avaient à suivre, ou bien ils
espéraient s'y faire transporter par le
sort comme un navire dont un vent fa-
vorable gonfle les voiles : ils essayaient
de réussir, non par la connaissance des
lois naturelles ou de l'histoire, non de
par leur tenace volonté, mais de par la
chance ou de vagues désirs, semblables
aux mystiques qui, tout en marchant
sur la terre, s'imaginent être guidés
par une étoile brillant au ciel
Des écrivains qui se complaisent dans
le sentiment de leur supériorité et que
les agitations de la multitude emplissent
ET L'IDEAL ANARCHIQUE 49
crun parfait mépris condamnent l'hu-
manité à se mouvoir ainsi en un cercle
sans issue et sans fin. D'après eux, la
foule, à jamais incapable de réfléchir,
appartient d'avance aux démaj^ogues, et
ceux-ci, suivant leur intérêt, dirigeront
les masses d'action en réaction, puis de
nouveau en sens inverse. En effet, de la
multitude des individus pressés les uns
sur les autres se dégage facilement une
àme commune entièrement subjuguée
par une môme passion, se laissant al-
ler aux mômes cris d'enthousiasme ou
aux nicmes vociférations, ne formant
plus (ju'un seul être aux mille voix fré-
nétic|ucs d'amour ou de haine, i^n quel-
(]ues jours, en cpielqucs heures, le re-
mous des événements entraine la même
foule aux manifestations les plus con-
5o L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
traires d'apothéose ou de malédiction.
Ceux d'entre nous qui ont combattu
pour la Commune connaissent ces ef-
frayants ressacs de la houle humaine.
Au départ pour les avant-postes, on
nous suivait de saluLations touchantes,
des larmes d'admiration brillaient dans
les yeux de ceux qui nous acclamaient,
les femmes agitaient leurs mouchoirs
tendrement. Mais quel accueil fut celui
des héros de la veille qui, après avoir
échappé au massacre, revinrent comme
prisonniers entre deux haies de soldats!
En maint quartier^ le populaire se com-
posait des mêmes individus ; mais quel
contraste absolu dans ses sentiments et
son attitude! Quel ensemble de cris et
de malédictions ! Quelle férocité dans
les paroles de haine. « A mort ! A mort !
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 5l
A la mitrailleuse! Au moulin à café! A
la guillotine ! »
Toutefois il y a foule et foule, et sui-
vant les impulsions reçues, la conscience
collective, qui se compose des mille
consciences individuelles, reconnaît plus
ou moins clairement, à la nature de son
émotion^ si Toeuvre accomplie a été
vraiment bonne. D'ailleurs, il est cer-
tain que le nombre des hommes qui
i^ardent leur individualité fière et qui res-
tent eux-mêmes, avec leurs convictions
personnelles, leur ligne de conduite pro-
pre, augmente en proportion du pro-
grès humain. Parfois ces hommes, d^nt
les pensées concordent ou du moins se
rapprochent les unes des autres, sont
assez nombreux pour Constituer à eux
seuls des assemblées où les paroles, où
52 L'ÉVOLUTION, LA KKVOLUllON
les volontés se trouvent d'accord ; sans
doute, les instincts spontanés, les cou-
tumes irréfléchies peuvent encore s'y
faire jour, mais ce n'est que pour un
temps et la dignité personnelle reprend
le dessus. On a vu de ces réunions res-
pectueuses d'elles-mêmes, bien différen-
tes des masses hurlantes qui s'avilissent
jusqu'à la bestialité. Par le nombre elles
ont l'apparence de la foule, mais par la
tenue, elle sont des groupements d'in-
dividus, qui restent bien eux-mêmes
par la conviction personnelle, tout en
constituant dans l'ensemble un être su-
périeur, conscient de sa volonté, résolu
dans son œuvre. On a souvent comparé
les foules à des armées, qui, suivant les
circonstances, sont portées par la folie
collective de l'héroïsme ou dispersées
ET L'IDKAL ANARCHIQUE 53
par la terreur panique, mais il ne man-
que pas d'exemples dans l'histoire, de
batailles dans lesquelles des hommes
résolus, convaincus, luttèrent jusqu'à la
fin en toute conscience et fermeté de
vouloir.
Certainement les oscillations des fou-
les continuent de se produire, mais
dans quelle mesure : c'est aux événe-
ments à nous le dire. Pour constater le
progrès, il faudrait connaître de com-
bien la proportion des hommes qui pen-
sent et se tracent une ligne de con-
duite, sans se soucier des applaudisse-
ments ni des huées, s'est accrue pendant
le cours de l'histoire. Pareille statisti-
que est d'autant plus impossible que,
même ixirini les novateurs, il en est
beaucou]) (pii le sont en jKiroles seule-
54 L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
ment et se laissent aller à Tentraîne-
ment des compagnons jeunes de pensée
qui les entourent. D'autre part, le nom-
bre est grand de ceux qui, par attitude,
par vanité, feignent de se dresser comme
des rocs en travers du courant des siè-
cles et qui pourtant perdent pied, chan-
geant sans le vouloir de penser et de
langage. Quel est aujourd'hui Thomme
qui, dans une conversation sincère,
n'est pas obligé de s'avouer plus ou
moins socialiste? Par cela seul qu'il
cherche à se rendre compte des argu-
ments de l'adversaire, il est en toute
probité obligé de les comprendre, de les
partager dans une certaine mesure, de
les classer dans la conception générale
de la société, qui répond à son idéal de
perfection. La logique même Toblige à
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 55
sertir les idées d'autrui dans les siennes.
Chez nous révolutionnaires, un phé-
nomène analogue doit s'accomplir ; nous
aussi, nous devons arriver à saisir en
p:irfaite droiture et sincérité toutes les
idées de ceux que nous combattons;
nous avons à les faire nôtres, mais pour
leur donner leur véritable sens. Tous
les raisonnements de nos interlocuteurs
attardés aux théories surannées se clas-
sent naturellement à leur vraie place,
dans le passé, non dans Tavenir. Ils ap-
partiennent à la philosophie de This-
toirc.
!I
La période du pur instinct est dépassée
maintenant : les révolutions ne se feront
plus au hasard, parce que les évolutions
sont de plus en plus conscientes et ré-
fléchies. De tout temps, Tanimal ou
Tenfant crièrent quand on les fraj")|")a et
répondirent par le i;este ou le coup; la
sensitive aussi rei)lie ses tcuilles quanti
un niouvement les olTensc; mais il y a
loin de ces révoltes spontanées à la
58 L'KVOLUTION, LA RKVOLUTION
lutte méthodique et sûre contre Toppres-
sion. Les peuples voyaient autrefois les
événements se succéder sans y chercher
un ordre quelconque, mais ils appren-
nent à en connaître l'enchaînement, ils
en étudient l'inexorable logique et com-
mencent à savoir qu'ils ont également
à suivre une ligne de conduite pour se
reconquérir. La science sociale, qui en-
seigne les causes de la servitude, et
par contre-coup, les moyens de l'afFran-
chissement, se dégage peu à peu du
chaos des opinions en conflit.
Le premier fait mis en lumière par
cette science est que nulle révolution ne
peut se faire sans évolution préalable.
Certes, l'histoire ancienne nous raconte
par millions ce que l'on appelle des
« révolutions de palais », c'est-à-dire le
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE Sq
remplacement d'un roi par un autre roi,
d'un ministre ou d'une favorite par un
autre conseiller ou par une nouvelle
maîtresse. Mais de pareils changements,
n'ayant aucune importance sociale et
ne s'appliquant en réalité qu'à de sim-
ples individus, pouvaient s'accomplir
sans que la masse du peuple eut la moin-
dre préoccupation de l'événement ou de
ses conséquences : il suffisait que l'on
trouvât un sicaire avec un poignard bien
affilé, et le tronc avait un nouvel occu-
pant. Sans doute, le caprice royal pou-
vait alors entraîner le royaume et la
foule des sujets en des aventures im-
prévues, mais le peuple, accoutumé à
l'obéissance et à la résignation, n avait
(|u'à se conformer aux velléités d'en
haut : il ne s'ingérait p^iiu à émettre
6o L'EVOLUTION, LA RLVOLLIJON
un avis sur des affaires qui lui semblaient
immesurablement supérieures à son
humble compétence. De môme, dans le
pays que se disputaient deux familles ri-
vales avec leur clientèle aristocratique
et bourgeoise, des révolutions apparen-
tes pouvaient se produire à la suite d'un
massacre : telle conjuration de meur-
triers favorisés par la chance déplaçait
le siège et modifiait le personnel du gou-
vernement; mais qu'importait au peuple
opprimé ? Enfin, dans un Etat où la base
du pouvoir se trouvait déjà quelque peu
élargie par l'existence de classes se dis-
putant la suprématie;, au-dessus de toute
une foule sans droit, d'avance condam-
née à subir la loi de la classe victorieuse,
le combat des rues, Térection des bar-
ricades et la proclamation d'un gouver-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 6l
nement provisoire à l'hôtel de ville
étaient encore possibles.
Mais de nouvelles tentatives en ce
sens ne sauraient réussir dans nos villes
transformées en camps retranchés et
dominées par des casernes qui sont des
citadelles, et d'ailleurs les dernières
ft révolutions » de ce genre n'ont abouti
qu'à un succès temporaire. C'est ainsi
qu'en 1848 la F'rance ne marcha que
d'un pas boiteux à la suite de ceux qui
avaient proclamé la République, sans
savoir ce qu'ils entendaient par le mot,
et saisit la première occasion pour (aire
volte-face. La masse des paysans^ qui
n'avait pas été consultée, mais qui ncn
arriva pas moins à exprimer sa pensée,
sourde, indécise, informe, déclara d'une
façon suffisamment claire que son cvo-
G2 L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
luiion n'étant point accomplie, elle ne
voulait pas d'une révolution^ qui se
trouvait par cela même née avant
terme ; trois mois s'étaient à peine
accomplis depuis l'explosion que la
masse électorale rétablissait sous une
forme traditionnelle le régime coutumier
auquel son âme d'esclave était encore
habituée : telle une bête de somme qui
tend au fardeau son échine endolorie.
De même, la « révolution » de la Com-
mune, si admirablement justifiée et
rendue nécessaire par les circonstances,
ne pouvait évidemment triompher, car
elle s'était faite seulement par une moitié
de Paris et n'avait en France que l'appui
des villes industrielles : le reflux la noya
dans un déluge, un déluge de sang.
Il ne suffit donc plus de répéter les
ET L'IDÉAL ANAKCHIQUE G3
vieilles formules, Vax populi, vox Dci^
et de pousser des cris de guerre en fai-
sant claquer des drapeaux au vent. La
dignité du citoyen peut exiger de lui, en
telle ou telle conjoncture, qu'il dresse
des barricades et qu'il défende sa terre,
sa ville ou sa liberté ; mais qu'il ne s'i-
magine point résoudre la moindre ques-
tion par le hasard des balles. C'est dans
les tètes et dans les cœurs que les trans-
formations ont à s'accomplir avant de
tendre les muscles et de se clianser en
phénomènes historiques. Toutefois ce
qui est vrai de la révolution progressive
Test également de la révolution régres-
sive ou contrc-révoluiion. Certes, un
[parti qui s'est emparé du gouvernement,
lune classe qui dispose des tondions . des
'honneurs, de l'argeiit, de la iorce publi-
04 [/EVOLUTION, LA Ri:VO[.UTION
que, peut faire un très grand mal et con-
tribuer dans une certaine mesure au
recul de ceux dont elle a usurpé la direc-
tion: néanmoins elle ne profitera de sa
victoire que dans les limites tracées par
la moyenne de l'opinion publique; il lui
arrivera même de ne pas risquer l'ap-
plication des mesures décrétées et des
Jois votées par les assemblées qui sont
; à sa discrétion. L'influence du milieu,
morale et intellectuelle, s'exerce cons-
tamment sur la société dans son ensem-
ble, aussi bien sur les hommes avides
de domination que sur la foule rési-
gnée des asservis volontaires, et en
vertu de cette influence les oscillations
qui se font de part et d'autre, des deux
côtés de Taxe, ne s'en écartent jamais
que faiblement.
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 65
Toutefois, et c'est là encore un ensei-
gnement de Thistoire contemporaine,
cet axe lui-même se déplace incessam-
ment par l'effet des mille et mille chan-
gements partiels survenus dans les
cerveaux humains. C'est à l'individu
lui-même, c'est-à-dire à la cellule pri-
mordiale de la société qu'il faut en re-
venir pour trouver les causes de la
transformation générale avec ses mille
alternatives suivant les temps et les
lieux. Si d'une part nous voyons
l'homme isolé soumis à Tinfluence de la
société tout entière avec sa morale tra-
ditionnelle, sa religion, sa politique,
d'autre part nous assistons au spec-
tacle de l'individu libre qui, si limité
qu'il soit dans l'espace et dans hi durée
des âges, réussit néanmoins à laisser son
66 L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
empreinte personnelle sur le monde qui
Tentoure, à le modifier d\inc façon dé-
finitive par la découverte d'une loi, par
raccomplissement d'une œuvre, par
l'application d'un procédé, quelquefois
même par une belle parole que l'univers
n'oubliera point. Il est facile de retrou-
ver distinctement dans l'histoire la trace
de milliers et de milliers de héros que
l'on sait avoir personnellement coopéré
d'une manière efficace au travail col-
lectif de la civilisation.
La très grande majorité des hommes
se compose d'individus qui se laissent
vivre sans effort comme vit une plante et
c]ui ne cherchent aucunement à réagir
soit en bien, soit en mal, sur le milieu
dans lequel ils baignent comme une
goutte d'eau dans l'Océan. Sans que l'on
ET L'IDEAL ANARCHIQUE 67
veuille grandir ici la valeur propre de
l'homme devenu conscient de ses actions
et résolu à employer sa force dans le
sens de son idéal, il est certain que cet
homme représente tout un monde en
comparaison de mille autres qui vivent
dans la torpeur d'une demi-ivresse ou
dans le sommeil absolu de la pensée et
qui cheminent sans la moindre révolte
intérieure dans les rangs d'une armée
ou dans une procession de pèlerins. A
un moment donné , la volonté d'un
homme peut se mettre en travers du
mouvement panique de tout un peuple.
Certaines morts héroïques sont parmi
les grands événements de l'histoire des
nations, mais combien plus important
fut le rnle des existences consacrées au
bien public !
G8 L'ÉVOLUTION, LA RKVOLUTION
C'est ici qu'il s'agit de distinguer avec
soin, car l'équivoque est facile, et quand
on parle des « meilleurs », on se laisse
aisément entraîner à rapprocher ce mot
de celui d' « aristocratie », pris dans
son sens usuel. Nombre d'écrivains et
d'orateurs, surtout parmi ceux qui ap-
partiennent à la classe dans laquelle se
recrutent les détenteurs du pouvoir,
parlent volontiers de la nécessité d'ap-
peler à la direction des sociétés un
groupe d'élite, comparable au cerveau
dans l'organisme humain. Mais quel est
ce « groupe d'élite », à la fois intelli-
gent, et fort, qui pourra sans prétentions
garder en ses mains le gouvernement
des peuples ? Il va sans dire : tous ceux
qui régnent et commandent, rois,
princes, ministres et députés, ramenant
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 69
avec complaisance le regard sur leur
propre personne, répondent en toute
naïveté : « C'est nous qui sommes l'élite;
nous qui représentons la substance céré-
brale du grand corps politique. » Amère
dérision que cette arrogance de Taristo-
cratie officielle, s'imaginant constituer la
réelle aristocratie de la pensée, de Tini-
liative, de l'évolution intellectuelle et
morale ! C'est plutôt le contraire qui est
vrai ou qui du moins renferme la plus
forte part de vérité : maintes fois l'aris-
tocratie mérita le nom de « kakisto-
cratie », dont Léopold de Ranke se sert
dans son histoire. Que dire, par exemple,
de cette aristocratie de prostitués et de
prostituées qui se pressait dans les petites
maisons de Louis XV, et, dans l'époque
contemporaine, de cette linc lleur de la
70 [.'KVOLUTION, LA RKVOLIJTIO.N
noblesse française, qui récemment, pour
échapper plus vite à Tinccndie d'un
bazar, se fit jour à coups de cannes, à
coups de bottes, sur la figure et dans le
ventre des femmes !
Sans doute ceux qui disposent de la
fortune ont plus de facilité que d'autres
pour étudier et pour s'instruire, mais
ils en ont aussi beaucoup plus pour se
pervertir et se corrompre. Un person-
nage adulé, comme l'est toujours un
maître, qu'il soit empereur ou chef de
bureau, risque fort d'être trompé, et
par conséquent de ne jamais savoir les
choses dans leurs proportions vérita-
bles. Il risque surtout d'avoir la vie trop
facile, de ne pas apprendre à lutter en
personne et de se laisser aller égoïste-
ment à tout attendre des autres; il est
ET L'IDEAL ANARCHIQUE 71
aussi menacé de tomber dans la crapule
élégante ou même grossière, tant la
tourbe des vices se lance autour de lui
comme une bande de chacals autour
d'une proie. Et plus il se dégrade, plus
il est grandi à ses propres yeux par les
flatteries intéressées : devenu brute, il
peut se croire dieu; dans la bouc il est
en pleine apothéose.
Et quels sont ceux qui se ruent vers
le pouvoir pour remplacer cette élite de
naissance ou de fortune par une nou-
velle élite, soi-disant de Tintelligence ?
Que sont ces politiciens, habiles à llat-
ter non plus les rois, mais la foule? Un
des adversaires du socialisme, un défen-
seur de ce que Ton appelle les a bons
j~»rincipes ;>, M. Leroy-Bcaulieu, va nous
répondre au sujet de cette aristocratie de
72 L'i:vnijjTin.\, la rkvofjjtion
renfort en termes qui, venant d'un anar-
chiste, paraîtraient beaucoup trop vio-
lents et réellement injustes : a Les politi-
ciens contemporains à tous les degrés,
dit-il, depuis les conseillers municipaux
des villes jusqu'aux ministres, repré-
sentent, pris en masse, et la part faite de
quelques exceptions, une des classes les
plus viles et les plus bornées de syco-
phantes et de courtisans qu'ait jamais
connues Thumanité. Leur seul but est de
flatter bassement et de développer tous
les préjugés populaires, qu'ils partagent
d'ailleurs vaguement pour la plupart,
n'ayant jamais consacré un instant de
leur vie à la réflexion et à Tobserva-
tion. »
D'ailleurs, la preuve par excellence,
que les deux « aristocraties », Tune qui
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE ^'h
détient ou briirue le pouvoir, et Tautre
qui se compose réellement des « meil-
leurs », ne sauraient jamais être con-
fondues, riiistoire nous la fournit en
pages de sang. Considérées dans leur
ensemble, les annales humaines peuvent
être définies comme le récit d'une lutte
éternelle entre ceux qui, ayant été élevés
au rang de maîtres, jouissent de la force
acquise par les générations, et ceux
qui naissent, pleins d'élan et d'enthou-
siasme, à la force créatrice. Les deux
groupes de a meilleurs » sont en guerre,
et la profession historique des premiers
fut toujours de persécuter, d'asservir,
(le tuer les autres. C'étaient les « meil-
leurs » officiels, les tlieux eux-mêmes,
qui clouèrent Prométhée sur un roc du
(Caucase, et depuis cette épocjuc niythi-
74 l.'l':VOLlJTION, LA RÉVOLUTION
que, ce sont toujours des meilleurs,
empereurs, papes, magistrats, qui em-
prisonnèrent, torturèrent, brûlèrent les
novateurs et qui maudirent leurs ou-
vrages. Le bourreau fut toujours attaché
au service de ces « bons )j par excellence.
Ils trouvent aussi des savants pour
plaider leur cause. En dehors de la foule
anonyme qui ne cherche point à penser
et qui se conforme simplement à la civi-
lisation coutumière, il est des hommes
d'instruction et de talent qui se font les
théoriciens du conservatisme absolu,
sinon du retour en arrière^, et qui cher-
chent à maintenir la société sur place,
à la fixer, pour ainsi dire, comme s'il
était possible d'arrêter la force de pro-
jection d'un globe lancé dans l'espace.
Ces misonéistes « haïsseurs du nou-
ET L'IDEAL ANARCHIQUE jS
veau », voient autant île fous dans tous
les novateurs, c'est-à-dire dans les hom-
mes de pensée et d'idéal; ils poussent
Tamour de la stabilité sociale jusqu'à
signaler comme des criminels politiques
tous ceux qui critiquent les choses exis-
tantes, tous ceux qui s'élancent vers
l'inconnu; et pourtant ils avouent que
lorsqu'une idée nouvelle a fini par l'em-
porter dans l'esprit de la majorité des
hommes, on doit s'y conformer pour ne
pas devenir révolutionnaire en s'oppc.-
sant au consentement universel. Mais
en attendant cette révolution inévitable,
ils demandent que les évolutionnaires
soient traités comme des criminels, que
Ton punisse aujourd'hui dc^ actions (]ui
demain seront louées comme les pro-
duits de la j)lus pure morale : ils eussent
76 L'KVOLUTION, LA RÉVOLUTION
fait boire la ciguë à Socrate, mené Jean
Huss au bûcher; à plus forte raison
eussent-ils guillotiné Babeuf, carde nos
jours, Babeuf serait encore un novateur;
ils nous vouent à toutes les fureurs de
la vindicte sociale, non parce que nous
avons tort, mais parce que nous avons
raison trop tôt. Nous vivons en un
siècle d'ingénieurs et de soldats, pour
lesquels tout doit être tracé à la ligne et
au cordeau. « L'alignement ! » tel est le
mot d'ordre de ces pauvres d'esprit qui
ne voient la beauté que dans la symétrie,
la vie que dans la rigidité de la mort.
IV
« L'émancipation des travailleurs
sera l'œuvre des travailleurs eux-mê-
mes, » dit la déclaration de principes
de r a Internationale. » Cette parole
est vraie dans son sens le plus larqe.
S'il est certain que toujours des hom-
mes dits « providentiels » ont prétendu
faire le bonheur des peuples, il n'est
pas moins avéré que tous les j^roorcs
humains ont été accomplis grâce à la
78 L'KVOLUTION, LA RKVOLUTION
propre initiative de révoltés ou de ci-
toyens déjà libres. C'est donc à nous-
mêmes qu'il incombe de nous libérer,
nous tous qui nous sentons opprimés de
quelque manière que ce soit et qui res-
tons solidaires de tous les hommes lésés
et souffrants en toutes les contrées du
monde. Mais pour combattre, il faut
savoir. Il ne suffit plus de se lancer fu-
rieusement dans la bataille, comme des
Cimbres et des Teutons, en meuglant
sous son bouclier ou dans une corne
d'aurochs ; le temps est venu de prévoir,
de calculer les péripéties de la lutte,
de préparer scientifiquement la victoire
qui nous donnera la paix sociale. La con-
dition première du triomphe est d'être
débarrassé de notre ignorance : il nous
faut connaître tous les préjugés à dé-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE -tq
truirc, tous les éléments hostiles à écar-
ter , tous les obstacles à franchir^ et
d'autre part, n'ignorer aucune des res-
sources dont nous pouvons disposer,
aucun des alliés que nous donne l'évo-
lution historique.
Nous voulons savoir. Xous n'admet-
tons pas que la science soit un privi-
lège, et que des hommes perchés sur
une montagne comme Moïse, sur un
trône comme le stoïcien Marc-Aurèle,
sur un Olympe ou sur un Parnasse en
carton, ou simplement sur un fauteuil
académique, nous dictent des lois en
se targuant d'une connaissance supé-
rieure des lois éternelles. Il est cer-
tain que parmi les gens qui pontifient
dans les hauteurs, il en est qui peuvent
traduire convenablement le chinois, lire
8o L'ÉVOLUTION, LA RKVOLUTION
les cartulaires des temps carlovingiens
ou disséquer Tappareil digestif des pu-
naises; mais nous avons des amis qui
savent en faire autant et ne prétendent
pas pour cela au droit de nous comman-
der. D'ailleurs, Tadmiration que nous
éprouvons pour ces grands hommes ne
nous empêche nullement de discuter en
toute liberté les paroles qu'ils daignent
nous adresser de leur firmament. Nous
n'acceptons pas de vérité promulguée :
nous la faisons nôtre d'abord par l'étude
et par la discussion, et nous apprenons
à rejeter l'erreur, eût-elle un millier d'es-
tampilles et de brevets. Que de fois en
effet, le peuple ignorant a-t-il diî recon-
naître que ses savants éducateurs n'a-
vaient d'autre science à lui enseigner
que celle de marcher paisiblement et
ET L'IDKAL AXARCHIQUE 8i
joyeusement à l'abattoir, comme ce
bœuf des fctes que l'on couronne de
guirlandes en papier doré !
Des professeurs cousus de diplômes
nous ont complaisamment fait valoir les
avantages que présenterait un gouverne-
ment composé de hauts personnages
comme ils le sont eux-mêmes. Les philo-
sophes, Platon, Hegel, Auguste Comte
ont orgueilleusement revendiqué la direc-
tion du monde. Des hommes de lettres,
des écrivains, tels Honoré de Balzac et
Gustave Flaubert, pour ne citer que les
morts, ont également revendiqué au
prolit des hommes de génie, c'est-à-dire
à leur profit personnel, la direction
politique de la société. Le mot " i^ou-
vcrnement de mandarins » a été crû-
ment prononcé, (^ue le destin nous
6
82 L'EVOLUTION, LA RIÎVOLUTION
garde de pareils maîtres, épris de leur
personne et pleins de mépris pour tous
autres gens de la « vile multitude »
ou de « l'immonde bourgeoisie. » En
dehors de leur gloire rien n'avait plus de
sens ^ sauf leur coterie, il n'existerait que
des apparences, des ombres fugitives.
Et pourtant leurs livres, si pleins de sa-
veur qu'ils soient, nous montrent en ces
génies de très médiocres prophètes :
aucun d'eux n'eut de l'avenir une plus
vaste compréhension que le moindre
prolétaire et ce n'est point à leur école
que nous pouvons apprendre le bon
combat. A cet égards le plus obscur de
ceux qui luttent et souffrent pour la
justice nous en enseigne davantage.
Notre commencement de savoir, nos
petits rudiments de connaissances histo-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 83
riques nous disent que la situation ac-
tuelle comporte des maux sans fin qu'il
serait possible d'éviter. Les désastres
continus et renouvelés que produit le
régime social actuel dépassent singuliè-
rement tous ceux que causent les révo-
lutions imprévues de la nature, inonda-
tions et cyclones, secousses terrestres,
éruptions de cendres et de laves. C'est
un problème de comprendre comment
les o]-)timistes à outrance, ceux qui à
toute force veulent que tout marche à
souhaitdans le meilleur des mondes pos-
sibles peuvent fermer les yeux sur l'épou-
vantable situation faite à tant de mil-
lions et de millions d'entre leshommes,
nos frères. Les divers lléaux, écononii-
qucs ou politiques, administratifs; ou
militaires, qui sévissent dans les so-
S4 L'KVOLUTION, LA RKVOLUTION
cictcs « civilisées », — sans parler des
nations sauvages, — ont d'innombra-
bles individus pour victimes, et les for-
tunés qui sont épargnés ou seulement
effleurés par le malheur, font comme
s'ils ne s'étaient pas aperçus de ces hé-
catombes, ils s'arrangent de leur mieux
pour vivoter tranquillement, comme si
tous ces désastres n'étaient pas des réa-
lités tangibles !
N'est-il pas vrai que des millions
d'hommes en Europe, portant le harnais
militaire, doivent pendant des années
cesser de penser à haute voix, prendre
le pas et le pli de la servitude, subor-
donner toutes leurs volontés à celle de
leurs chefs, apprendre à fusiller père
et mère si quelque despote imbécile
l'exige? N'est-il pas vrai que d'autres
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 85
millions d'hommes, plus ou moins fonc-
tionnaires, sont également asservis,
obligés de se courber devant les uns, de
se redresser devant les autres, et de me-
ner une vie conventionnelle presque
entièrement inutilisée pour le progrès?
N'est-il pas également vrai que chaque
année des millions de délinquants, de
persécutés, de pauvres, de vagabonds,
de sans-travail, se voient enfermés en
cellules, soumis à toutes les tortures
de l'isolement! Et, comme conséquence
de ces belles institutions politiques et
sociales, n'est-il pas vrai t|uc les hommes
s'entre-haïssent encore de nation à na-
tion, de caste à caste? La société ne vit-
elle pas en un tel désarroi, (-|uc, malgré
la bonne volonté et le dévouement de
beaucoup d'hommes généreux, le pau-
8G L'KVO[.UTIf)N, LA RKVOLU MON
vre qui souffre de la faim risque de
mourir dans la rue, et que l'étranii^^er
peut se trouver seul, complètement seul,
sans un ami, dans une grande cité où
pourtant les hommes, de prétendus « frè-
res », grouillent par myriades ? Ce n'est
pas « sur un volcan », c'est dans le vol-
can même que nous vivons, dans un
enfer ténébreux, et si nous n'avions pas
l'espoir du mieux et l'invincible volonté
de travailler pour un avenir meilleur,
que nous resterait-il à faire, sinon à
nous laisser mourir, comme le conseil-
lent, sans oser le faire, tant de malheureux
plumitifs, et comme Taccomplissent, plus
nombreux chaque année, des légions de
désespérés?
Ainsi le premier élément du savoir
évolutionnaire se montre à nous : l'état
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 87
social nous apparaît par tous ses côtés
mauvais. « Connaître la souffrance ! »
tel est le précepte initial de la loi boud-
dhique. Nous connaissons la souffrance !
Nous Ja connaissons même si bien que
dans les districts manufacturiers de l'An-
gleterre la maladie areçulenomdejp/<i)^:
se sentir le corps torturé par le mal n'est
qu'un « jeu » pour Tesclave accoutumé
au travail forcé de Tusine (i). Mais
({ comment échapper à la souffrance! »
ce qui est le deuxième stade dû la con-
naissance d'après le Bouddha ? Nous
commençons à le savoir aussi, grâce à
Tctude du passé. L'histoire, si loin que
nous remontions dans la succession des
âges, si diligemment que nous étudiions
autour de nous les sociétés et les peuples,
(i) Riiskin, Tlic Crown ofW'ilA Olive.
88 i.i:\oLnrio.\, la rkvolution
civilises ou barbares, policés ou primitifs,
riiistoirc nous dit que toute obéissance
est une abdication, que toute servitude
est une mort anticipée ; elle nous dit
aussi que tout progrès s'est accompli en
proportion de la liberté des individus, de
l'égalité et de l'accord spontané des
citoyens; que tout siècle de découvertes
fut un siècle pendant lequel le pouvoir
religieux et politique se trouvait affaibli
par des compétitions, et où l'initiative
humaine avait pu trouver une brèche
pourseglisser, comme une touffed'herbes
croissant à travers les pierres descellées
d'un palais. Les grandes époques de la
pensée et de l'art qui se suivent à de longs
intervalles pendant le cours des siècles,
l'époque athénienne, celles de la Re-
naissance et" du monde moderne, pri-
KT [.'IDKAI. ANARCHIQUK 89
rcnt t(»ujours leur sève originaire en des
temps de luttes sans cesse renouvelées
et de continuelle « anarchie », offrant
du moins aux hommes énergiques Toc-
casion de combattre pour leur liberté.
Si peu avancée que puisse être encore
notre science de l'histoire, il est un fait
qui domine toute l'époque contempo-
raine et forme la caractéristique essen-
tielle de notre âge : la toute-puissance
de l'argent. Pas un rustre perdu en
un village écarté qui ne connaisse le
nom d'un potentat de la fortune com-
mandant aux rois et aux princes; pas
un qui ne le conçoive sous la forme d'un
dieu dictant ses volontés au monde en-
tier. l'A certes, le paysan naïf ne se
trompe guère. Ne voyons-nous pas quel-
ques banquiers chréticnsetjuifsse donner
90 L'KVOI.IJTION, LA RÉVOLUTION
le plaisir délicat de tenir en laisse les six
grandes puissances, de faire manœuvrer
les ambassadeurs et les rois, de signifier
aux cours d'Europe les notes qu'ils rédi-
gent sur leurs comptoirs ? Cachés au fond
de leurs loges, ils font représenter pour
eux une immense comédie dont les
peuples mêmes sont les acteurs et qu'a-
niment gaiement des bombardements
et des batailles : beaucoup de sang se
môle à la fête. Maintenant ils ont la sa-
tisfaction de tenir leurs officines dans les
cabinets des ministres, dans les secrètes
chambres des rois et de diriger à leur
guise la politique des Etats pour le besoin
de leur commerce. De par le nouveau
droit public européen, ils ont affermé la
Grèce, la Turquie, la Perse, ils ont
abonné la Chine à leurs emprunts, et ils
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 9I
se préparent à prendre à bail tous
les autres Etats, petits et grands. « Princes
ne sont et rois ne daignent », mais ils
tiennent en main la monnaie symbolique
devant laquelle le monde est prosterné.
Un autre fait historique évident s'im-
pose à la connaissance de tous ceux qui
étudient. Ce fait, cause de tant de dé-
couraofements chez les hommes dont la
bonne volonté Fcmporte sur la raison,
est que toutes les institutions humaines,
tous les organismes sociaux qui cher-
chent à se maintenir tels quels, sans
chann;ement, doivent, en vertu même
de leur ininiuahilité, faire naître des
conservateurs d'us et d'abus, des ])ara-
sitcs, des exploiteurs de toute nature,
devenir des foyers de réaction dans Tcn-
semhlc des sociétés. ()ue les institutions
92 L'KVOI.U I ION, l.A REVOLUTION
soient très anciennes et que pour en
connaître les r)njL;ines il faille remonter
aux temps les plus antiques ou même à
l'époque des lérrendes et des mythes,
ou bien qu'elles se réclament d'une ré-
volution populaire, elles n'en sont pas
moins destinées, en proportion de hi
rigidité de leurs statuts, à momifier les
idées, à paralyser les volontés, à sup-
primer les libertés et les initiatives :
pour cela il suffit qu'elles durent.
La contradiction est souvent des plus
choquantes entre les circonstances révo-
lutionnaires qui virent naître l'institu-
tion et la manière dont elle fonctionne,
absolument à rebours de l'idéal qu'a-
vaient eu ses naïfs fondateurs. A sa
naissance, on poussait des cris de : Li-
berté! Liberté! et l'hymne de Guerre
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE (jZ
aux Tyrans résonnait dans les rues ;
mais les « tyrans » sont entrés dans la
place, et cela par le fait même de la rou-
tine, de la hiérarchie et de l'esprit de
regrès qui envahissent graduellement
toute institution. Plus elle se maintient
longtemps et plus elle est redoutable,
car elle finit par pourrir le sol sur lequel
elle repose, par empester l'atmosphère
autour d'elle : les erreurs qu'elle con-
sacre, les perversions d'idées et de sen-
timents qu'elle justifie et recommande
prennent un tel caractère d'antiquité,
de sainteté même, que rares sont les auda-
cieux qui osent s'attaquer à elle. Chaque
siècle de durée en accroît Tautoriie, et
si, néanmoins, elle finit par succomber,
comme toutes choses, c'est qu'elle se
trouve en désaccord croissant avec l'en-
94 L'HVOLUTION, LA KKVOLUTION
semble des faits nouveaux qui surgis-
sent à Tcntour.
Prenons pour exemple la })remière de
toutes les institutions, la royauté, qui
précéda même le culte relii^icux, car
elle existait, bien avant Ihomme, en nom-
bre de tribus animales. Aussi quelle
prise cette illusion de la nécessité d'un
maître n'a-t-elle pas eue de tout temps
sur les esprits 1 Combien étaient-ils
d'individus en France qui ne s'imagi-
naient pas être créés pour ramper aux
pieds d'un roi, à l'époque où La Boé-
tie écrivait son ContrUn^ cet ouvrage
d'une si claire logique, alliée à tant
d'honnête simplicité? Je me rappelle en-
core la stupeur que la proclamation de
la « République » produisit en 1848
chez les paysans de nos campagnes :
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE gb
« Et pourtant il faut un maître! » répé-
taient-ils à Tenvi. Aussi s'arrangèrent-
ils bientôt de manière à se donner ce
maître, sans lequel ils ne s'imaginaient
pas de société possible : évidemment
leur monde politique devait être fait à
r image de leur propre monde familial,
dans lequel ils revendiquaient l'auto-
rité, la force même et la violence. Tant
d'exemples de royautés diverses frap-
paient leurs yeux, et d'autre part l'hé-
rédité de la servitude s'élimine si diffi-
cilement du sang, des nerfs, de la cer-
velle, que malgré îe fait accompli, ils
ne voulaient point admettre cette révo-
lution des villes (jui n'était pas encore
une évolution des esprits villageois.
Heureusement que les rois eux-mêmes
se chargent de détruire leur anti(]uc
96 L'KVOI.UTION, LA RKVOLUTION
divinité : ils ne se meuvent plus en un
monde inconnu du vulgaire; mais, des-
cendus de Tempyrée, ils se montrent,
bien malgré eux, avec leurs travers,
leurs caprices, leurs pauvretés, leurs
ridicules; on les étudie à la lorgnette,
au monocle et sous toutes leurs faces;
on les soumet à la photographie, au.\
instantanés, aux rayons cathodiques,
pour les voir jusque dans leurs viscères.
Ils cessent d'être rois pour devenir de
simples hommes, livrés aux flatteries bas-
sement intéressées des uns, à la haine,
au rire, au mépris des autres. Aussi
faut-il se hâter de restaurer le « prin-
cipe monarchique » pour essayer de lui
rendre vie. On imagine donc des sou-
verains responsables, des rois citoyens,
personnifiant en leur majesté la « meil-
ET L'IDEAL ANARCHIQUE 07
leure des Républiques », et quoique ces
replâtrages soient de pauvres inven-
tions, ils n'en ont pas moins dans cer-
taines contrées une durée plus que sécu-
laire, tant révolution lente des idées doit
amener de révolutions partielles avant
que la révolution complète, logique,
soit accomplie ! Sous ses mille transfor-
mations, rr.tat, fût-il le plus populaire,
n'en a pas moins pour principe premier,
pour noyau primitif, l'autorité capri-
cieuse d'un maître et par conséquent,
la diminution ou môme la perte totale
de l'initiative chez le sujet, car ce sont
nécessairement des hommes c]ui repré-
sentent cet Etat, et ces hommes, en
vertu même de la posscssioii du pou-
voir, et i)ar la définition même du mot
« gouvernement » sous letjuel on les
08 I.'KVOLUTION, [,/\ RKVOI.IJTION
embrasse, ont moins de contrepoids à
leurs passions que la multitude des gou-
vernés.
D'autres institutions, celles des cul-
tes religieux, ont pris aussi sur les âmes
un si puissant empire que maints histo-
riens libres d'esprit ont pu croire à Tim-
possibilité absolue pour les hommes de
s'en affranchir. En effet, Timage de
Dieu, que Timagination populaire voit
trôner au haut des cieux, n'est pas de
celles qu'il soit facile de renverser. Quoi-
que dans l'ordre logique du développe-
ment humain, l'organisation religieuse
ait suivi le mouvement politique et que
les prêtres soient venus après les chefs,
car toute image suppose une réalité
première , cependant la hauteur su-
prême à laquelle on avait placé cette il-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 99
lusion pour en faire la raison initiale de
toutes les autorités terrestres, lui don-
nait un caractère auguste par excellence ;
on s'adressait à la puissance souveraine
et mystérieuse, au « dieu Inconnu »,
dans un état de crainte et de tremble-
ment qui supprimait toute pensée, toute
velléité de critique, de jugement per-
sonnel. L'adoration, tel est le seul sen-
timent que les prêtres permettaient à
leurs tidèles.
Pour repiendre possession de soi-
même, i)our récupérer son droit de
pensée libre, riiommc indépendant, —
hérétique ou athée, — avait donc à ten-
dre toute son énergir, à réunir tous les
efforts de son cire, et Thisloire nous dit
ce qu'il lui en coûta pendant les som-
bres époques de la domination ecclc-
loo L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
siastiquc. Maintenant le « blasphème »
n'est plus le crime des crimes, mais
l'antique hallucination, transmise héré-
ditairement, flotte encore dans l'es-
pace aux yeux de foules innombrables.
Elle dure quand même, tout en se
modifiant chaque jour afin de s'accom-
moder aux scrupules, aux idées nouvelles,
et de faire une part sans cesse croissante
aux découvertes de la science, qu'elle a
néanmoins l'audace de mépriser en ap-
parence et de honnir. Ces changements
de costume, ces déguisements même
aident l'Église, et avec elle tous les cultes
religieux, à maintenir leur autorité sur
les esprits, à poser leur main sur les cons-
ciences, à faire de savantes mixtures des
vieux mensonges avec la vérité nouvelle.
Jamais ceux qui pensent ne doivent
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE loi
oublier que les ennemis de la pensée sont
en même temps par la force des choses,
par la logique de la situation, les ennemis
de toute liberté. Les autoritaires se sont
accordés pour faire de ki religion la clef
de voûte de leur temple. Au Samson
populaire de secouer les colonnes qui
la soutiennent !
Et que dire de l'institution de la« jus-
tice? » Ses représentants, aussi, comme
les prêtres, aiment à se dire infaillibles,
et l'opinion publique, même unanime,
ne réussit point à leur arracher la ré-
habilitation tl'un innocent injustement
condamné. Les magistrats haïssent
riiomme qui sort de la prison j^our leur
reprocher justement son infortune et le
poids si lourd de la réprobation sociale
dont on Ta monslrueusenienL accablé.
loa F.'l-:\OLUTION, LA RKVOLUTION
Sans doute, ils ne prétendent pas avoir
le reflet de la divinité sur leur visage ;
mais la justice, quoique simple abstrac-
tion, n'est-elle pas aussi tenue pour une
Déesse et sa statue ne se dresse-t-elle pas
dans les palais? Comme le roi, jadis ab-
solu, le magistrat à dû pourtant su-
bir quelques atteintes à sa majesté pre-
mière. Maintenant c'est au nom du
peuple qu'il prononce des arrêts, mais
sous prétexte qu'il défend la morale, il
n'en est pas moins investi du pouvoir
d'être criminel lui-même, de condam-
ner l'innocent au bagne et de renvoyer
absous le scélérat puissant; il dispose
du glaive de la loi, il tient les clefs du
cachot ; il se plait à torturer matérielle-
ment et moralement les prévenus parle
secret, la prison préventive, les me-
ET L'IDEAL ANARCHIQUE io:>
naces et les promesses perfides de Tac-
cusateur dit « juge d'instruction ; » il
dresse les guillotines et tourne la vis du
garrot ; il fait l'éducation du policier,
du mouchard, de l'agent des mœurs ;
c'est lui qui forme, au nom de la « dé-
fense sociale, » ce monde hideux de la
répression basse, ce qu'il y a de plus
repoussant dans la fange et dans l'or-
dure.
Autre institution, l'armée, qui est
censée se confondre avec le « peuple
armé ! » chez toutes les nations où l'es-
prit de liberté souflle assez fort pour
que les gouvernants se donnent la peine
de les tromper. Mais nous avons appris
jKir une dure expérience que si le per-
sonnel des soldats s'est renouvelé, le
cadre est resté le même et le principe
10 ^ L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
n'a pas change. Les hommes ne furent
pas achetés directement en Suisse ou en
Allemagne : ce ne sont plus des lans-
quenets et des reîtres, mais en sunt-ils
plus libres ? Les cinq cent mille « baïon-
nettes intelligentes » qui composent
l'armée de la République française ont-
elles le droit de manifester cette intelli-
gence quand le caporal, le sergent, toute
la hiérarchie de ceux qui commandent
ont prononcé « Silence dans les rangs! »
Telle est la formule première, et ce
silence doit être en même temps ce-
lui de la pensée. Quel est l'officier,
sorti de Técole ou sorti des rangs, no-
ble ou roturier, qui pourrait tolérer un
instant que dans toutes ces caboches
alignées devant lui pût germer une pen-
sée différente de la sienne ? C'est dans
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE io5
sa volonté que réside la force collective
de toute la masse animée qui parade et
défile à son geste, au doigt et à Tœil. Il
commande; à eux d'obéir. « En joue!
Feu ! » et il faut tirer sur le Tonkinois
ou sur le Nègre, sur le l>édouin de
FAtlas ou sur celui de Paris, son ennemi
ou son ami ! « Silence dans les rangs ! »
Et si chaque année, les nouveaux con-
tingents que Tarmée dévore devaient
s'immobiliser absolument comme le veut
le principe de la discipline, ne serait-ce
pas une espérance vainc que d'attendre
une réforme, une amélioration quelcon-
que dans le régime inique sous lequel
les sans-droit sont écrasés?
I /empereur (juillaume dit : « Mon ar-
mée, Ma flotte » et saisit toutes les oc-
casions pour répéter à ses soldats, à
loG L'KVOLUTION, LA RÉVOLUTION
SCS marins qu'ils sont sa chose, sa prc'-
pricté physique et morale, et ne doivent
pas hésiter un seul instant à tuer père
et mère si lui, le maître, leur montre
cette cible vivante. Voilà qui est parler !
Du moins ces paroles monstrueuses ont-
elles le mérite de répondre logiquement
à la conception autoritaire d'une société
instituée par Dieu. Mais si aux États-
Unis, si dans la « libre Helvétie », Toffi-
cier général se garde prudemment de ré-
péter les harangues impériales, elles n'en
sont pas moins sa règle de conduite dans
le secret de son cœur, et quand le
moment est venu de les appliquer, il
n'hésite point. Dans la « grande » répu-
blique américaine le président Mac Kinley
élève au rang de général un héros qui
applique à ses prisonniers philippins la
ET L'IDÉAL AXARCHIQUI-: 107
(( question de l'eau » et qui donne Tordre
de fusiller dans Tîle de Samar tous les
enfants ayant dépassé la dixième année;
dans le petit canton suisse d'Uri d'autres
soldats, qui n'ont pas la chance de tra-
vailler en grand comme leurs confrères
des Etats-Unis, font « régner Tordre » à
coups de fusil tirés sur leurs frères tra-
vailleurs. Ce n'est donc pas sans dimi-
nution de leur dignité morale, sans
abaissement de leur valeur personnelle,
de leur franche et pure initiative, que
dans n'importe quel pays, des hommes
sont tenus de subir pendant des années
un genre de vie qui comporte de leur part
l'accoutumance au crime, Tacceptation
tranquille de grossièretés et d'insultes,
et par-dessus tout, la substitution d'une
autre pensée, d'une autre volonté, d'une
lo8 L'KVOLUTION, LA Rl';\0I.UT10N
autre conduite à celles qui eussent été les
leurs. Le soldat ne s'est pas tu impuné-
ment pendant les deux ou trois années de
sa forte jeunesse : ayant été privé de sa
libre expression, la pensée elle-même se
trouve atteinte.
Et de toutes les autres institutions
d'Etat, qu'elles se disent « libérales »,
« protectrices » ou « tutélaires », n'en
est-il pas comme de la magistrature
et de Tarmée ? Ne sont-elles pas fata-
lement, de par leur fonctionnement
même, autoritaires, abusives, malfaisan-
tes? Les écrivains comiques ont plai-
santé jusqu'à lassitude les « ronds-de-
cuir » des administrations gouvernemen-
tales; mais si risibles que soient tous
ces plumitifs, ils sont bien plus funestes
encore^ malgré eux d'ailleurs et sans
ET L'IDliAL ANARCHIQUt: 109
qu'on puisse reprocher quoi que ce soit
à ces victimes inconscientes d'un état
politique momifié, en désaccord avec
la vie. Indépendamment de beaucoup
d'autres éléments corrupteurs, favori-
tisme, paperasserie, insuffisance de be-
sogne utile pour une cohue d'employés,
le fait seul d'avoir institué, réglementé,
codifié, flanqué de contraintes, d'amen-
des, de gendarmes et de geôliers l'en-
semble plus ou moins incohérent des
conceptions politiques, religieuses, mo-
rales et sociales d'aujourd'hui pour les
imposer aux hommes de demain, ce fait
absurde en soi, ne peut avoir que des
conséquences contradictoires. La vie,
toujours imprévue, toujours renouvelée,
ne j)cut s'accommoder de conditions
élaborées pour un temjis tjui n'est j^lus.
no L'i:V(Jl.UTI()N, I.A REVOLUTION
Non seulement la complication et Ten-
clievctrcment des rouages rendent sou-
vent impossible ou même empêchent par
un loncf retard la solution des affaires
les plus simples, mais toute la machine
cesse parfois de fonctionner pour les
choses de la plus haute importance, et
c'est par « coups d'Etat », petits ou
grands, qu'il faut vaincre la difficulté :
les souverains, les puissants se plai-
gnent dans ce cas que « la légalité les
tue » et en sortent bravement « pour
rentrer dans le droit. » Le succès légi-
time leur acte aux yeux de Thistorien;
l'insuccès les met au rang- des scélérats.
Il en est de même pour la foule des su-
jets ou des citoyens qui brisent règle-
ments et lois par un coup de révolution :
la postérité reconnaissante les sacre
KT L'IDÉAL ANARCHIQUE m
héros. La défaite en eut fait des bri-
gands.
Bien avant d'exister officiellement
comme émanations de TEtat, avant
d'avoir reçu leur charte des mains d'un
prince ou par le vote de représentants
du peuple, les institutions en formation
sont des plus dangereuses et cherchent
à vivre aux dépens de la société, à
constituer un monopole à leur profit.
Ainsi l'esprit de corps entre gens qui
sortent d'une môme école à diplôme
transforme tous les « camarades », si
braves gens qu'ils soient, en autant de
conspirateurs inconscients, ligués pour
leur bicn-ctrc particulier et C( )ntre le bien
public, autant d'hommes île proie qui
détrousseront les passants et se parta-
geront le butin. NOye/des déjà, les fu-
112 L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
turs fonctionnaires, au collège avec leurs
képis numérotés ou dans quelque uni-
versité avec leurs casquettes blanches
ou vertes : peut-être nVjnt-ils prêté au-
cun serment en endossant l'uniforme,
mais s'ils n'ont pas juré, ils n'en af^ris-
sent pas moins suivant l'esprit de caste,
résolus à prendre toujours les meilleures
parts. Essayez de rompre le c( monôme »
des anciens polytechniciens, afin qu'un
homme de mérite puisse prendre place
en leurs rangs et arrive à partager les
mêmes fonctions ou les mêmes hon-
neurs ! Le ministre le plus puissant ne
saurait y parvenir. A aucun prix on
n'acceptera l'intrus! Que l'ingénieur,
feignant de se rappeler son métier, diffi-
cilement appris, fasse des ponts trop
courts, des tunnels trop bas ou des murs
ET L'IDEAL ANARCHIQUE il3
de réservoirs trop faibles, peu importe;
mais avant tout, qu'il soit sorti de TE-
cole, qu'il ait l'honneur d'avoir été au
nombre des « pipos » !
La psychologie sociale nous enseigne
donc qu'il faut se méfier non seulement
du pouvoir déjà constitué, mais encore
de celui qui est en germe. Il importe
également d'examiner avec soin ce que
signifient dans la pratique des choses
les mots d'apparence anodine ou même
séduisante : telles les expressions de
« patriotisme », d' « ordre », de « paix
sociale. » Sans doute c'est un sentiment
naturel et très doux que lamnur du sol
natal : c'esl cliose exquise yn>uv l'exilé
d'entendre la chère hmguc maternelle
et de revoir les sites (]ui rappellent le
lieu lie la naissance. \A Tamour de
114 L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
Thommc ne se porte pas uniquement
vers la terre qui Ta nourri, vers le lan-
gage qui l'a bercé, il s'éj^and aussi en
élan naturel vers les fils du même sol,
dont il partage les idées, les sentiments
et les mœurs; enfin, s'il a Tâme haute^
il s'éprendra en toute ferveur d'une pas-
sion de solidarité pour ceux dont il
connaît intimement les besoins et les
vœux. Si c'est là le « patriotisme »,
quel homme de cœur pourrait ne pas
le ressentir? Mais presque toujours le
mot cache une signification tout autre
que celle de a communauté des affections»
(Saint-Just) ou de « tendresse pour le lieu
de ses pères. »
Par un contraste bizarre, jamais on
ne parla de la patrie avec une aussi
bruyante affectation que depuis le temps
ET L'IDÉAL ANARCIIIQUE ii5
où on la voit se perdre peu à peu dans
la grande patrie terrestre de l'Huma-
nité. On ne voit partout que drapeaux,
surtout à la porte des guinguettes et
des maisons à fenêtres louches. Les
« classes dirioreantes » se targuent à
pleine bouche de leur patriotisme, tout
en plaçant leurs fonds à l'étranger et
en trafiquant avec Vienne ou Berlin de
ce qui leur rapporte quelque argent,
môme des secrets d'Etat. Jusqu'aux sa-
vants, qui, oublieux du temps où ils
constituaient une république interna-
tionale de par le monde, parlent de
« science française », de « science alle-
mande », de « science italienne » comme
s'il était possible de cantonner entre
des frontières, sous l'égide des L!;cn'
darnies, la connaissance des fait? et la
iiG L'HVOLUriON, LA KLVOLUTION
propagation des idées : on vante le pro-
tectionnisme pour les productions de
Tesprit comme pour les navets et les
cotonnades. Mais, en proportion nicme
de ce rétrécissement intellectuel dans
le cerveau des importants, s'élargit la
pensée des petits. Les hommes d'en
haut raccourcissent leur domaine et leur
espoir à mesure que nous, les révoltés,
nous prenons possession de l'univers
et agrandissons nos cœurs. Nous nous
sentons camarades de par la terre en-
tière, de r Amérique à l'Europe et de
l'Europe à l'Australie; nous nous ser-
vons du même langage pour revendiquer
les mêmes intérêts, et le moment vient où
nous aurons d'un élan spontané la même
tactique, un seul mot de ralliement. Notre
ligue surgit de tous les coins du monde.
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 117
En comparaison de ce mouvement
universel, ce que l'on est convenu d'ap-
peler patriotisme n'est donc autre chose
qu'une régression à tous les points de
vue. Il faut être naïf parmi les naïfs pour
ignorer que les « catéchismes du ci-
toyen » prêchent l'amour de la patrie
pour servir l'ensemble des intérêts et
des privilèges de la classe dirigeante, et
qu'ils cherchent à maintenir, au profit
de cette classe, la haine de frontière à
i rentière entre les faibles et les déshé-
rités. Sous le mot de patriotisme et les
commentaires modernes dont on l'en-
toure, on déguise les vieilles pratiques
d'obéissance servile à la volonté d'un
chef, l'abdication complète de l'individu
en face des gens qui détiennent le pou-
voir et veulent se servir de la nation
Ii8 L'l';\0LUT10N, LA Rr:VOLlinON
tout entière comme d'une force aveui^lc.
De même, les mots « ordre, paix so-
ciale » frappent nos oreilles avec une
belle sonorité ; mais nous désirons savoir
ce que ces bons apôtres, les gouver-
nants, entendent par ces paroles. Oui,
la paix et Tordre sont un grand idéal à
réaliser, à une condition pourtant : que
cette paix ne soit pas celle du tombeau,
que cet ordre ne soit pas celui de Var-
sovie! Notre paix future ne doit pas
naître de la domination indiscutée des
uns et de l'asservissement sans espoir
des autres, mais de la bonne et franche
égalité entre compagnons.
V
L'objectif premier de tous les évolu-
tionnistes consciencieux et actifs étant
de connaître à fond la société ambiante
qu'ils réforment dans leur pensée, ils
doivent en second lieu chercher à se ren-
dre un compte précis de leur idéal ré-
volutionnaire. I']t l'étude en doit être
d'autant plus scrupuleuse que cet idéal
embrasse l'avenir avec une jilus grande
ampleur^ car tous, amis et ennemis,
,20 I/l'AOI-UTlDN, LA REVOLUTION
savent qu'il ne s'agit plus de petites ré-
volutions partielles, mais bien d'une
révolution générale, pour Tensemble de
la société et dans toutes ses manifes-
tations.
Les conditions mêmes de la vie nous
dictent le vœu capital. Les cris, les
lamentations qui sortent des huttes de
la campagne, des caveS;, des soupentes,
des mansardes de la ville, nous le répè-
tent incessamment : « Il faut du pain! »
Toute autre considération est primée
par cette collective expression du besoin
primordial de tous les êtres vivants.
L'existence même étant impossible si
l'instinct de la nourriture n'est pas as-
souvi, il faut le satisfaire à tout prix et
le satisfaire pour tous, car la société ne
se divise point en deux parts, dont l'une
KT L'IDÉAL ANARCIIIQUl-: 121
resterait sans droits à la vie. « 11 faut du
pain I » et cette parole doit être comprise
dans sa plus large acception, c'est-à-dire
qu'il faut revendiquer pour tous les
hommes, non seulement la nourriture,
mais aussi « la joie », c'est-à-dire toutes
les satisfactions matérielles utiles à l'exis-
tence, tout ce qui permet à la force et à la
santé physiques de se développer dans
leur plénitude. Suivant l'expression d'un
puissant capitaliste, qui se dit tourmenté
par la préoccupation de la justice : « Il
faut égaliser le point de départ pour tous
ceux qui ont à courir rcnjcu de la vie. »
On se demande souvent comment les
faméliques, si nombreux pourtant, ont
pu surmonter pendant tant de siècles
et surmontent encore en eux cette pas-
sion de la laim qui surt^it dans leurs
122 I.'l':VOLUTIO\, (.A REVOLUTION
entrailles, comment ils ont pu s'accom-
moder en douceur à l'afTaiblissement
organique et à l'inanition. L'histoire
du passé nous l'explique. C'est qu'en
effet, pendant la période de l'isolement
primitif, lorsque les familles peu nom-
breuses ou de faibles tribus devaient
lutter à grand effort pour leur vie et ne
pouvaient encore invoquer le lien de la
solidarité humaine, il arrivait fréquem-
ment, et même plusieurs fois pendant
une seule génération, que les produits
n'étaient pas en suffisance pour les né-
cessités de tous les membres du groupe.
En ce cas, qu'y avait-il à faire, sinon à
se résigner, à s'habituer de son mieux
à vivre d'herbes ou d'écorce, à suppor-
ter sans mourir de longs jeûnes, en at-
tendant que la vague ramenât des pois-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE i?3
sons, que le gibier revînt clans la foret
ou (|u'une nouvelle récolte germât de
Tavare sillon ?
Ainsi les pauvres s'habituèrent à la
faim. Ceux d'entre eux que Ton voit
maintenant errer avec mélancolie devant
les soupiraux fumeux des cuisines sou-
terraines, devant les beaux étalages des
fruitiers, des charcutiers, des rôtisseurs,
sont des gens dont Thérédité a fait Tc-
ducation : ils obéissent inconsciemment
à la morale de la résignation, qui fut
vraie à répo(]ue où l'aveugle destinée
frappait les hommes au hasaril, mais
qui n'est plus de mise aujourd'hui dans
une société aux richesses surabondan-
tes, au milieu d'hommes (pii inscrivent
le mot de <» i''ralcrnité » sur leurs uui-
railles et qui ne cessent de vanler leur
124 l'l:\olution, la révolution
philaritliropie. Et pourtant le nombre
des malheureux qui osent avancer la
main pour prendre cette nourriture ten-
due vers le passant est bien peu consi-
dérable, tant TafTaiblissement physique
causé paj la faim annihile du même
coup la volonté, détruit toute énergie,
même instinctive! D'ailleurs, la 'c jus-
tice ') actuelle est tout autrement sé-
vère que les anciennes lois pour le vol
d'un morceau de pain. On a vu notre
moderne Thémis peser un gâteau dans
sa balance et le trouver lourd d'une an-
née de prison.
« Il y aura toujours des pauvres avec
vous ! » aiment à répéter les heureux
rassasiés, surtout ceux qui connaissent
bien les textes sacrés et qui aiment à
se donner des airs dolents et mélanco-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 125
liqucs. « Il y aura toujours des pauvres
avec vous ! » Cette parole, disent-ils,
est tombée de la bouche d'un Dieu et
ils la répètent en tournant les yeux et
en parlant du fond de la gorge pour lui
donner plus de solennité. Et c'est même
parce que cette parole était censée di-
vine que les pauvres aussi, dans le temps
de leur pauvreté intellectuelle, croyaient
à rimpuissance de tous leurs efforts
pour arriver au bien-être : se sentant
perdus dans ce monde, ils regardaient
vers le monde de Tau delà. « Peut-être,
se disaient-ils, mourrons-nous de faim
sur cette terre de larmes ; mais à côté
de Dieu, dans ce ciel glorieux où le
nimlie du soleil entourera nos fronts,
où la voie lactée sera notre tapis,
nul besoin ne sera de nourriture conies-
126 L'IJVOLUTION, LA RÉVOLUTION
tible, et nous aurons la jouissance
vengeresse d'entendre les hurlements
du mauvais riche à jamais rongé parla
faim ». Maintenant quelques malheu-
reux à peine se laissent encore mener
par ces vaticinations, mais la plupart,
devenus plus sages, ont les yeux tour-
nés vers le pain de cette terre qui donne
la vie matérielle, qui fait de la chair et
du sang, et ils en veulent leur part^ sa-
chant que leur vouloir est justifié par la
richesse surabondante de la terre.
Les hallucinations religieuses^, soi-
gneusement entretenues par les prê-
tres intéressés, n'ont donc plus guère le
pouvoir de détourner les faméliques,
même ceux qui se disent chrétiens, de la
revendication de ce pain quotidien que
l'on demandait naguère à la bienveillance
ET L'IDÉAl. ANARCHIQUt: 127
quinteuse du « Pèic qui est aux Cieux ".
Mais réconomie politique, la prétendue
science, a pris l'héri'age de la religion,
prêchant à son tour que la misère est
iné\itable et que si des malheureux suc-
combent à la faim, la société n'en porte
aucunement le blâme. Que Ton voie d'un
côté la tourbe des pauvres affamés, de
Tautre quelques privilégiés mangeant à
leur appétit et s'habillant à leur fantaisie,
on doit croire en toute naïveté qu'il ne
saurait en être autrement ! 11 est vrai
qu'en temps d'abondance on n'aurait
qu'a « prendre au tas « et qu'en temps
de disette tout le monde pourrait se
mettre de concert à la ration, mais pa-
reille laçon d'agir supposerait l'existence
d'une -société étroitement unie par un lien
de solidarité haternelle. Ce communisme
I2S L'ÉVOLUTION, LA lŒVOLUTlON
spontané ne paraissant pas encore pos-
sible, le pauvre naïf^ qui croit benoîtement
au dire des économistes sur Tinsulfisance
des produits de la terre, doit en consé-
quence accepter son infortune avec rési-
gnation.
De même que les pontifes de la
science économique, les victimes du
mauvais fonctionnement social répètent,
chacun à sa manière, la terrible « loi
de Malthus » — « Le pauvre est de
trop » — que l'ecclésiastique protestant
formula comme un axiome mathémati-
que, il y a près d'un siècle, et qui sem-
blait devoir enfermer la société dans les
formidables mâchoires de son syllo-
gisme : tous les miséreux se disaient
mélancoliquement qu'il n'y a point de
place pour eux au « banquet de la vie. »
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 129
Le fameux économiste, bonhomme
d'ailleurs, venait ajouter de la force à
leur douloureuse conclusion en lap-
puyant sur tout un échafaudage d'appa-
rence mathématique : la population,
dit-il, doublerait normalement de vingt-
cinq en vingt-cinq ans, tandis que les
subsistances s'accroîtraient suivant une
proportion beaucoup moins rapide, né-
cessitant ainsi une élimination annuelle
des individus surnuméraires. Que faut-
il donc faire, d'après Malthus et ses
disciples, pour éviter que l'humanité
ne soit mise en coupe réglée par la mi-
sère, la famine et les pestes ? Certes,
on ne saurait exiger des pauvres cju'ils
débarrassent généreusement la terre de
leur présence, qu'ils se sacrilicnt en
holocauste aux dieux de la <« saine éco-
i3c L'KVOLUTION, LA RKVOLUTION
nomie politique; » mais du moins leur
conseille-t-on de se priver des joies de la
famille : pas de femmes, pas d'enfants î
C'est ainsi qu'on entend cette « réserve
morale » que l'on adjure les sages tra-
vailleurs de vouloir bien observer. Une
descendance nombreuse doit être un
luxe réservé aux seuls favorisés de la
richesse, telle est la morale économique.
Mais si les pauvres, restés impré-
voyants malgré les objurgations des pro-
fesseurs, ne veulent pas employer les
moyens préventifs contre l'accroisse-
ment de population, alors la nature se
charge de réprimer l'excédent. Et cette
répression s'accomplit, dans notre so-
ciété malade, d'une manière infiniment
plus ample que les pessimistes les plus
sombres ne se l'imaginent. Ce ne sont
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE i3i
pas des milliers, mais des millions de
vies que réclame annuellement le dieu
de Alalthus. Il est facile de calculer ap-
proximativement le nombre de ceux que
la destinée économique a condamnés à
mort depuis le jour où Tâpre théologien
proclama la prétendue « loi » que l'in-
cohérence sociale a malheureusement
rendue vraie pour un temps, i^urant ce
siècle, trois générations se sont succédé
en Europe. Or, en consultant les tables
de mortalité, on constate que la vie
moyenne des jjens riches (par exemple les
habitants des quartiers aérés et somp-
tueux, à Londres, à Paris, à Berne) de-
passe soixante, atteint même soixante-
dix ans. Ces gens ont pourtant, de
par rinégalité même, bien des raisons
de ne pas lournir leur carrière normale :
l32 L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
la « arandc vie » les sollicite et les
corrompt sous toutes les formes; mais
le bon air, la bonne chère, la variété
dans la résidence et les occupations,
les p-uérissent et les renouvellent. Les
gens asservis à un travail qui est la con-
dition même de leur gagne-pain sont,
au contraire, condamnés d'avance à
succomber, suivant les pays de TEurope,
entre vingt et quarante ans, soit à trente
en moyenne. C'est dire qu'ils fournissent
seulement la moitié des jours qui leur
seraient dévolus s'ils vivaient en liberté,
maîtres de choisir leur résidence et leur
œuvre. Ils meurent donc précisément à
l'heure où leur existence devrait atteindre
toute son intensité; et chaque année,
quand on fait le compte des morts, il est
au moins double de ce qu'il devrait être
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE i33
dans une société d'égaux. Ainsi la morta-
lité annuelle de l'Europe étant d'environ
douze millions d'hommes, on peut affir-
mer que six millions d'entre eux ont
été tués par les conditions sociales qui
rèi,ment dans notre milieu barbare ^ six
millions ont péri par manque d'air pur,
de nourriture saine, d'hygiène conve-
nable, de travail harmonique. Eh bien î
comptez les morts depuis que Alalthus a
parlé, prononçant d'avance sur l'im-
mense hécatombe son oraison funèbre!
N'est-il pas vrai que toute une moitié de
l'humanité dite civilisée se compose de
gens qui ne sont pas invités au banquet
social ou qui n'y trouvent place que pour
un temps, condamnés à mourir la bouche
contractée par les désirs inassouvis, l.a
mort préside au repas, et de sa faulx clic
l34 L'ÉVOLUTION, LA RÉVOI^UTION
écarte les tards-venus. On nous montre
dans les Expositions d'admirables « cou-
veuses )) , où toutes les lois de la physique,
toutes les connaissances en physiologie,
toutes les ressources d'une industrie
ingénieuse sont appliqués à faire vivre
des enfants nés avant terme, à sept,
même à six mois. Et ces enfants conti-
nuent de respirer, ils prospèrent, de-
viennent de magnifiques poupons, gloire
de leur sauveteur, orgueil de leur mère.
Mais si Ton arrache à la mort ceux
que la nature semblait avoir condamnés^
on y précipite par millions les enfants
que d'excellentes conditions de nais-
sanceavaient destinés à vivre. A Na-
ples, dans un hospice des Enfants-Trou-
véS;, le rapport officiel des curateurs
nous dit d'un style dégagé que sur neuf
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE |35
cent cinquante enfants il en est resté
trois en vie!
La situation est donc atroce, mais
une immense évolution sest accomplie,
annonçant la révolution prochaine. Cette
évolution, c'est que la « science » éco-
nomique, prophétisant le manque de res-
sources et la mort inévitable des faméli-
ques, s'est trouvée en défaut et que l'hu-
manité souffrante, se croyant pauvre
naguère, a découvert sa richesse : son
idéal du « pain pour tous » n'est point une
utopie. I .a terre est assez vaste pour nous
porter tous sur son sein, clic est assez
riche pour nous faire vivre dans l'ai-
sance, l'vlle peut donner assez, de mois-
sons pour que tous aient à manger ; elle
fait naître assez de plantes fibreuses
pour que tous aient à se vêtir ; ellecon-
l36 L'KVOLUTKJN, LA RKVOLUTION
tient assez de pierres et d'argile pour
que tous puissent avoir des maisons.
Tel est le fait économique dans toute
sa simplicité. Non seulement ce que la
terre produit suffirait à la consomma-
tion de ceux qui l'habitent, mais elle
suffirait si la consommation doublait
tout à coup, et cela quand même la
science n'interviendrait pas pour faire
sortir l'agriculture de ses procédés em-
piriques et mettre à son service toutes
les ressources fournies maintenant par
la chimie, la physique, la météorologie,
la mécanique. Dans la grande famille de
l'humanité, la faim n'est pas seulement
le résultat d'un crime collectif, elle est
encore une absurdité, puisque les pro-
duits dépassent deux fois les nécessi-
tés de la consommation.
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE i 3;
Tout l'art actuel de la répartition,
telle qu'elle est livrée au caprice indi-
viduel et à la concurrence effrénée des
spéculateurs et des commerçants, con-
siste à faire hausser les prix, en retirant
les produits à ceux qui les auraient pour
rien et en les portant à ceux qui les
paient cher : mais dans ce va-et-vient
des denrées et des marchandises, les
objets se gaspillent, se corrompent et se
j)crdent. Les pauvres loqueteux qui pas-
sent devant les g"rands entrepôts le sa-
vent. Ce ne sont pas les paletots qui
manquent pour leur couvrir le dos, ni
les souliers pour leur chausser les pieds,
ni les bons fruits, ni les boissons chau-
des i:)our leur restaurer lestomac. lOut
est en abontlance et en surabondance,
et pendant qu'ils errent çà et h\, jetant
l38 L'iiVOLU MON, LA RLVOLr I ION
des regards affames autour d'eux, le
marchand se demande comment il
pourra faire enchérir ses denrées, au be-
soin même en diminuer la quantité.
Quoi qu'il en soit, le fait subsiste, la
constance d'excédant pour les produits!
Et pourquoi messieurs les économistes
ne commencent-ils pas leurs manuels en
constatant ce fait capital de statistique ?
Et pourquoi faut-il que ce soit nous,
révoltés, qui le leur apprenions ? Et
comment expliquer que les ouvriers
sans culture, conversant après le tra-
vail de la journée, en sachent plus long
à cet égard que les professeurs et les
élèves les plus savants de TEcole des
Sciences morales et politiques ? Faut-il en
conclure que l'amour de Tétude n'est pas,
chez ces derniers, d'une absolue sincérité?
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE t S.j
L'évolution économique contempo-
raine nous ayant pleinement justifiés
dans notre revendication du pain, il reste
à savoir si elle nous justifie également
dans un autre domaine de notre idéal,
la revendication de la liberté. « L'homme
ne vit pas de pain seulement », dit un
vieil adage, qui restera toujours vrai, à
moins que l'être humain ne régresse à la
pure existence végétative ; mais quelle
est cette substance alimentaire indis-
pensable en dehors de la nourriture ma-
térielle ? Naturellement l'Eglise nous
prêche (pie c'est la « Parole de Dieu »,
et l'Etat nous mande que c'est 1' u Obéis-
sance aux Lois, » Cet aliment ipii dé-
veloppe la mentalité et la moralité
humaines, c'est le <( fruit de la science
du bien et (hi mal », (juc le mytlie des
140 L'EVOLUTION, LA REVOLUTION
Juifs et de toutes les religions qui en
sont dérivées nous interdit comme la
nourriture vénéneuse par excellence,
comme le poison moral viciant toutes
choses, et même, « jusqu'à la troisième
génération », la descendance de celui qui
/y Ta goûté! Apprendre, voilà le crime
, d'après TÉglise, le crime d'après TÉtat,
quoique puissent imaginer des prêtres et
des agents de gouvernement ayant ab-
sorbé malgré eux des germes d'hérésie.
Apprendre, c'est là au contraire la vertu
par excellence pour Tindividu libre se
dégageant de toute autorité divine ou
humaine : il repousse également ceux
qui, au nom d'une « Raison suprême »,
s'arrogent le droit de penser et de par-
ler pour autrui et ceux qui, de par la vo-
lonté de l'Etat, imposent des lois, une
ET L'IDEAL ANARCHIQUE 141
prétendue morale extérieure, codifiée
et définitive. Ainsi l'homme qui veut se
développer en être moral doit prendre
exactement le contrepied de ce que lui
recommandent et l'Kglise et THtat : il y
lui faut penser, parler, a^^ir librement.
Ce sont là les conditions indispensables ^
de tout prog^rès.
« Penser, parler, agir librement »
en toutes choses! I/idéal de la société
future, en contraste et cependant en
continuation de la société actuelle, se
précise donc de la manière la plus
nette. Penser librement ! Du cmip Té-
volutionniste, devenu révolutionnaire,
se sépare de toute église dogmatique,
de tout corps statutaire, de tout grou-
pement politique à clauses obligatoi-
res, de toute association, publique ou
142 L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
secrète dans laquelle le sociétaire doit
commencer par accepter, sous peine de
trahison, des mots d'ordre incontestés.
Plus de congrégations pour mettre les
écrits à l'index ! Plus de rois ni de princes
pour demander un serment d'allégeance,
ni de chef d'armée pour exiger la fidélité
au drapeau; plus de ministre de l'ins-
truction publique pour dicter des ensei-
gnements, pour désigner jusqu'aux pas-
sages des livres que l'instituteur devra
expliquer; plus de comité directeur qui
exerce la censure des hommes et des
choses à l'entrée des « maisons du pt;u-
ple. » Plus de juges pour forcer un
témoin à prêter un serment ridicule et
faux, impliquant de toute nécessité un
parjure par le fait même que le serment
est lui-même un mensonge. Plus de
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 143
chefs, de quelque nature que ce soit,
fonctionnaire, instituteur, membre de
comité clérical ou socialiste, patron ou
père de famille, pour s'imposer en maître
auquel Tobéissance est due.
l-^t la liberté de parole ? Et la liberté
d'action ? Ne sont-cc pas là des consé-
quences directes et logiques de la li-
berté de penser ? La parole n'est que la
pensée devenue sonore, l'acte nest que
la pensée devenue visible. Notre idéal
comporte donc pour tout homme la
pleine et absolue liberté d'exprimer sa
pensée en toutes choses, science, poli-
tique, morale, sans autre réserve que
celle de son respect pour autrui ; il com-
porte éi^alement pour chacun le droit
d'agir à son ^Té, de « faire ce qu'il veut »,
tout en associant naturellement sa volonté
144 I.'KVOLUTION, I.A llKVOfJJTION
à celle des autres hommes dans toutes
les œuvres collectives : sa liberté propre
ne se trouve point limitée par cette union,
mais elle grandit au contraire, grâce à la
force de la volonté commune.
Il va sans dire que cette liberté abso-
lue de pensée, de parole et d'action est
incompatible avec le maintien des ins-
titutions qui mettent une restriction à
la pensée libre, qui fixent la parole sous
forme de vœu définitif, irrévocable, et
prétendent même forcer le travailleur
à se croiser les bras, à mourir d'inani-
tion devant la consigne d'un propriétaire.
Les conservateurs ne s'y sont point
trompés quand ils ont donné aux révo-
lutionnaires le nom général « d'ennemis
de la religion, de la famille et de la pro-
priété. » Oui, les anarchistes repous-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 145
sent l'autorité du dogme et Tinterven-
tion du surnaturel dans notre vie, et,
en ce sens, quelque ferveur qu'ils appor-
tent dans la lutte pour leur idéal de
fraternité et de solidarité, ils sont enne-
mis de la religion. Oui, ils veulent la
suppression du trafic matrimonial, ils
veulent les unions libres, ne reposan'.
que sur l'affection mutuelle, le respect
de soi et de la dignité d'autrui, et, en ce
sens, si aimants et si dévoués qu'ils
soient pour ceux dont la vie est associée
à la leur, ils sont bien les ennemis de
la famille. Oui, ils veulent supprimer
l'accaparement de la terre et de ses
produits pour les rendre à tous, et, en
ce sens, le bonheur qu'ils auraient de ga-
rantir à tous la jouissance des fruits du
sol, en fait des ennemis de la propriété.
10
146 L'KVOLU TION, LA RÉVOLUTION
Certes, nous aimons la paix : nous avons
pour idéal Tharmonie entre tous les
hommes, et cependant la guerre sévit
autour de nous ; au loin devant nous,
elle nous apparaît encore en une dou-
loureuse perspective, cardans Timmense
complexité des choses humaines la mar-
che vers la paix est elle-même accom-
pagnée de luttes. « Mon royaume n'est
pas de ce monde » disait le Fils de
l'Homme; et pourtant lui aussi « apportait
une épée », préparant « la division entre
le fils et le père, entre la fille et la mère. »
Toute cause, même la plus mauvaise, a
ses défenseurs qu'il convient de supposer
honnêtes, et la sympathie ;, le respect
mérités par eux ne doivent pas empêcher
les révolutionnaires de les combattre
avec toute Ténergie de leur vouloir.
VI
De bonnes ùmes espèrent que tout
s'arrangera quand môme, et que, en un
jour de révolution pacifique, nous ver-
rons les défenseurs du privilège céder
de bonne grâce à la poussée d'en bas.
Certes, nous avons confiance qu'ils
céderont un jour, mais alors le sentiment
qui les guidera ne sera certaincmc'nt
point d'origine spontanée : l'appréhen-
sion de l'avenir et surtout la vue de
1^8 L'KVOLUTION, LA REVOLUTION
« faits accomplis » portant le caractère
de rirrévocable, leur imposeront un
changement de voie ; ils se modifieront
sans doute^ mais quand il y aura pour
eux impossibilité absolue de continuer
les errements suivis. Ces temps sont
encore éloignés. Il est dans la nature
môme des choses que tout organisme
fonctionne dans le sens de son mouve-
ment normal : il peut s'arrêter, se bri-
ser, mais non fonctionner à rebours.
Toute autorité cherche à s'agrandir aux
dépens d'un plus grand nombre de su-
jets ; toute monarchie tend forcément
à devenir monarchie universelle. Pour
un Charles Quint, qui^ réfugié dans un
couvent, assiste de loin à la tragi-comé-
die des peuples, combien d'autres sou-
verains dont l'ambition de commander
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 149
ne sera jamais satisfaite et qui, sauf la
gloire et le génie, sont autant d'Alexan-
dres, de Césars, et d'Attilas? De même,
les financiers qui, las de gagner, don-
nent tout leur avoir à une belle cause,
sont des êtres relativement rares ; môme
ceux qui auraient la sagesse de modérer
leurs vœux ne peuvent pas s'arrêter à
cette fantaisie : le milieu dans lequel ils
se trouvent continue de travailler pour
eux ; les capitaux ne cessent de se re-
produire en revenus à intérêts com-
posés. Dès qu'un homme est nanti
dïine autorité quelconque, sacerdo-
tale, militaire, administrative ou linan-
cicre, sa tendance naturelle est d'en
user, et sans contrùlc ; il n'est guère
de gc<')licr qui ne tourne sa clef dans lu
serrure avec un sentinicut glorieux de
I 5o L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLU! ION
sa toute-puissance, de garde champêtre
qui ne surveille la propriété des maîtres
avec des regards de haine contre le ma- i
raudeur ; d'huissier qui n'éprouve un
souverain mépris pour le pauvre diable 1
auquel il fait sommation.
Et si les individus isolés sont déjà
énamourés de la « part de royauté »
qu'on a eu l'imprudence de leur dépar-
tir, combien plus encore les corps cons-
titués ayant des traditions de pouvoir
héréditaire et un point d'honneur col-
lectif! On comprend qu'un individu,
soumis à une influence particulière,
puisse être accessible à la raison ou à
la bonté, et que, touché d'une pitié sou-
daine, il abdique sa puissance ou rende
sa fortune, heureux de retrouver la paix
et d'être accueilli comme un frère par
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE j 5 1
ceux qu'il opprimait jadis à son insu ou
inconsciemment ; mais comment atten-
dre acte pareil de toute une caste d'hom-
mes liés les uns aux autres par une chaîne
d'intérêts, par les illusions et les conven-
tions professionnelles, par les amitiés
et les complicités, même par les cri-
mes ? Et quand les serres de la hiérar-
chie et l'appeau de l'avancement tien-
nent l'ensemble du corps dirigeant en
une masse compacte, quel espoir a-t-on
de le voir s'améliorer tout à coup,
quel rayon de la grâce pourrait huma-
niser cette caste ennemie, — armée,
magistrature, clergé ? Est-il possible de
s'imaginer logiquement qu'un pareil
groupe puisse avoir des accès de vertu
collective et céder à d'autres raisons
que la peur': (^cst une machine, vi-
l52 L'ÉVOLUTION. LA RÉVOLUTION
vante, il est vrai, et composée de roua-
ges humains ; mais elle marche devant
elle, comme animée d'une force aveugle,
et pour l'arrêter, il ne faudra rien moins
que la puissance collective, insurmonta-
ble, d'une révolution.
En admettant toutefois que les « bons
riches, » tous entrés dans leur « che-
min de Damas », fussent illuminés sou-
dain par un astre resplendissant et
qu'ils se sentissent convertis, renouvelés
comme par un coup de foudre ; en ad-
mettant — ce qui nous paraît impossi-
ble — qu'ils eussent conscience de leur
égoïsme passé et que, se débarrassant
en toute hâte de leur fortune au profit de
ceux qu'ils ont lésés, ils rendissent tout et
se présentassent les mains ouvertes dans
l'assemblée des pauvres en leur disant :
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE ,53
« Prenez! » ; s'ils faisaient toutes ces
choses, eh bien! justice ne serait point
encore faite : ils garderaient le beau
rôle qui ne leur appartient pas et l'his-
toire les présenterait d'une façon men-
songère. C'est ainsi que des flatteurs,
intéressés à louer les pères pour se ser-
vir des fils, ont exalté en termes élo-
quents la nuit du 4 août, comme si le
moment où les nobles abandonnèrent
leurs titres et privilèges, abolis déjà par
le peuple, avait résumé tout l'idéal de
la Révolution française. Si Ton entoure
de ce nimbe glorieux un al-tandon fictif
consenti sous la pression du fait accom-
pli, que ne dirait-on pas d'un abandon
réel et spontané de la O^rtunc mal ac-
(|uisc par les anciens exploiteurs? Il
serait à craindre (pic Tatlmiration et la
l54 I.'KVOr.UTION, LA RÉVOLUTION
reconnaissance publique les rétablît à
leur place usurpc-e. Non, il faut, pour
que justice se fasse, pour que les choses
reprennent leur équilibre naturel, il faut
que les opprimés se relèvent par leur
propre force, que les spoliés reprennent
leur bien, que les esclaves reconquièrent
la liberté. Ils ne l'auront réellement
qu'après Tavoir gagnée de haute lutte.
Nous connaissons tous le parvenu qui
s'enrichit. Il est gonflé presque toujours
par l'orgueil de la fortune et le mépris
du pauvre. « En montant à cheval, dit
un proverbe turkmène, le fils ne con-
naît plus son père! » — « En roulant
dans un char, ajoute la sentence hin-
doue, Tami cesse d'avoir des amis. »
Mais toute une classe qui parvient est
bien autrement dangereuse qu'un indi-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE i55
vidu : elle ne permet plus à ses membres
isolés d'agir en dehors des instincts, des
appétits communs; elle les entraîne tous
dans la même voie fatale. L'âpre mar-
chand qui sait « tondre un œuf » est
redoutable; mais que dire de toute une
compagnie d'exploitation moderne, de
toute une société capitaliste constituée
par actions, obligations, crédit? Com-
ment faire pour moraliser ces paperasses
et ces monnaies? comment leur inspirer
cet esprit de solidarité envers les hom-
mes qui préparc la voie aux changements
de l'état social? Telle banque composée
de purs philanthropes n'en prélèverait
pas moins ses commissions, intérêts et
gages : elle ignore que des larmes ont
coulé sur les gros sous et sur les pièces
blanches si péniblement amassées, i]iii
l56 L'KVOI.UTION. F,A RKVOIXTION
vont s'engouffrer dans les coffres-forts
à chiffres savants et à centuple serrure.
On nous dit toujours d'attendre l'œuvre
du temps, qui doit amener l'adoucis-
sement des mœurs et la réconciliation
finale; mais comment ce coffre-fort s'a-
doucira-t-il, comment s'arrêtera le fonc-
tionnement de cette formidable mâ-
choire de Togre, broyant sans cesse les
générations humaines?
Oui^ si le capital, soutenu par toute
la ligue des privilégiés, garde immua-
blement la force, nous serons tous les
esclaves de ses machines, de simples
cartilag-es rattachant les dents de fer
aux arbres de bronze ou d'acier; si aux
épargnes réunies dans les coffres des
banquiers s'ajoutent sans cesse de nou-
velles dépouilles gérées par des associés
ET LIDKAL ANARCHIQUE 137
responsables seulement devant leurs
livres de caisse, alors c'est en vain que
vous feriez appel à la pitié, personne
n'entendra vos plaintes. Le tigre peut
se détourner de sa victime, mais les
livres de banque prononcent des arrêts
sans appel; les hommes, les peuples
sont écrasés sous ces pesantes archives,
dont les pages silencieuses racontent en
chiffres l'œuvre impitoyable. Si le capi-
tal devait l'emporter, il serait temps de
pleurer notre âge d'or, nous pourrions
alors regarder derrière nous et voir,
comme une lumière qui s'éteint, tout ce
que la terre eut de doux et de bon,
l'amour, la gaieté, l'espérance. L'Hu-
manité aurait cessé de vivre.
Nous tous (]ui, pendant une vie déjà
longue, avons vu les révolutions politi-
,58 L'IÔVOLUTION, l,A REVOLUTION
qiies se succéder, nous pouvons nous
rendre compte de ce travail incessant
de péjoration que subissent les institu-
tions basées sur l'exercice du pouvoir.
]1 fut un temps où ce mot de « Répu-
blique » nous transportait d'enthou-
siasme : il nous semblait que ce terme
était composé de syllabes magiques, et
que le monde serait comme renouvelé
le jour où l'on pourrait enfin le pronon-
cer à haute voix sur les places publiques.
Et quels étaient ceux qui brûlaient de
cet amour mystique pour l'avènement
de l'ère républicaine, et qui voyaient
avec nous dans ce changement extérieur
l'inauguration de tous les progrès poli-
tiques et sociaux? Ceux-là même qui ont
maintenant les places et les sinécures,
ceux qui font les aimables avec les mas-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE iS^
sacreurs des Arméniens et les barons
de la finance. Et certes, je n'imagine
pas que, dans ces temps lointains,
tous ces parvenus fussent en masse de
purs hypocrites. Il y en avait sans doute
beaucoup parmi eux qui flairaient le
vent et orientaient leur voile; mais la
plupart étaient sincères, j'aime à le
croire. Us avaient le fanatisme de la
« Republique », et c'est de tout cctur
i]u'ils en acclamaient la trilogie : Liberté,
(égalité, Fraternité; en toute naïveté
qu'au lendemain de la victoire ils ac-
ceptaient des fonctions rétribuées, dans
la ferme espérance que leur dévouement
à la cause commune ne faiblirait pas un
jour! l']t quelques mois après, quand
ces mêmes républicains étaient au pou-
voir, d'autres républicains se traînaient
l6o L'KVOI.U'flON. [w\ RF.VOLUTION
péniblement et tète nue sur les boule-
vards de Versailles entre plusieurs files
de fantassins et de cavaliers. La foule
les insultait, leur crachait au visage et,
dans cette multitude de figures haineuses
et grimaçantes, les captifs distinguaient
leurs anciens camarades de luttes, d'é-
vocations et d'espérances!
Que de chemin parcouru, depuis le
jour où les révoltés de la veille sont de-
venus les conservateurs du lendemain!
La République, comme forme de pou-
voir, s'est affermie ; et c'est en propor-
tion même de son affermissement qu'elle
est devenue servante à tout faire. Gomme
par un mouvement d'horlogerie^ aussi
régulier que la marche de l'ombre sur
un mur, tous ces fervents jeunes hom-
mes qui faisaient des gestes de héros
ET L'IDEAL ANARCHIQUE i6i
devant les sergents de ville sont deve-
nus gens prudents et timorés dans leurs
demandes de réformes, puis des satis-
faits, enfin des jouisseurs et des goin-
fres de privilèges. La magicienne Gircé,
autrement dit la luxure de la fortune et
du pouvoir, les a changés en pourceaux !
Et leur besogne est celle de fortifier les
institutions qu'ils attaquaient autrefois :
c'est ce qu'ils appellent volontiers « con-
solider les conquêtes de la liberté! » Ils
s'accommodent parfaitement de tout ce
qui les indignait. Eux qui tonnaient con-
tre l'Eglise et ses empiétements, se plai-
sent maintenant au Concordat et don-
nent du Monseigneur aux évoques. Ils
parlaient avec faconde de la fraternité
universelle, et c'est les outrager aujour-
d'hui i\uc de répéter los paroles (ju'ils
,(^2 l.'l-:V()LUT(ON, LA Ri':voi.rTio\
prononçaient alors. Ils dénonçaient avec
horreur rimpôtdu sang, mais récemment
ils enrégimentaient jusqu'aux moutards
et se préparaient peut-être à faire des
lycéennes autant de vivandières. « In-
sulter l'armée » — c'est-à-dire ne pas
cacher les turpitudes de l'autoritarisme
sans contrôle et de l'obéissance passive,
— est pour eux le plus grand des cri-
mes. Manquer de respect envers l'im-
monde agent des mœurs, l'abject po-
licier, le « provocateur » hideux, et la
valetaille des légistes assis ou debout,
c'est outrager la justice et la morale. Il
n'est point d'institution vieillie qu'ils
n'essaient de consolider; grâce à eux
l'Académie, si honnie jadis, a pris un
regain de popularité : ils se pavanent
sous la coupole de l'Institut, quand un
ET LiDÉAL ANARCHIQUE i63
des leurs, devenu mouchard, a fleuri de
palmes vertes son habit à la française.
La croix de la légion d'honneur était
leur risée; ils en ont invente de nou-
velles, jaunes, vertes, bleues, multico-
lores. Ce que l'on appelle la Républi-
que ouvre toutes grandes les portes de
son bercail à ceux qui en abhorraient
jusqu'au nom : hérauts du droit divin^
chantres du Syllabus^ pourquoi n'entre-
raient-ils pas? Ne sont-ils pas chez eux
au milieu de tous ces parvenus qui les
entouraient chapeau bas ?
Mais il ne s'agit point ici de critiquer
et de juger ceux qui, par une lente cor-
ruption ou par de brusques soubresauts,
ont passé du culte de la sainte Républi-
que à celui du jxjuvoir et des abus con-
sacrés par le temps. La carrière qu'ils
,64 I/KVOLUTIi)N, I.A RfAOI.UTION
ont suivie est précisément celle cju'ils
devaient parcourir. Ils admettaient que
la société doit être constituée en Etat
ayant son chef et ses législateurs; ils
avaient la « noble » ambition de servir
leur pays et de se « dévouer» à sa pros-
périté et à sa gloire. Ils acceptaient le
principe, les conséquences s'en suivent :
c'est le linceul des morts qui sert de
lange aux enfants nouveau-nés. Répu-
blique et républicains sont devenus la
tristechose que n©us voyons ; et pourquoi
nous en irriterions-nous? C'est une loi
de nature que l'arbre porte son fruit;
que tout gouvernement fleurisse et fruc-
tifie en caprices, en tyrannie, en usure,
en scélératesses, en meurtres et en
malheurs.
Dès qu'une institution s'est fondée,
ET L'IDKAL ANARCHIQUE ,65
ne fût-ce que pour combattre de criants
abus, elle en crée de nouveaux par son
existence même ; il faut qu'elle s'adapte
au milieu mauvais, fonctionne en mode
pathologique. Les initiateurs obéis-
sant à un noble idéal, les employés
qu'ils nomment doivent au contraire
tenir compte avant toutes choses de
leurs émoluments et de la durée de leurs
emplois. Ils désirent peut-étrela réussite
del'œuvre, mais ils la désirent lointaine ;
à la fin, ils ne la désirent plus du tout,
et pâlissent de frayeur quand on leur
annonce le triomphe procliain. Une s'a-
qit plus pour eux de la besogne mcmc,
mais des honneurs qu'elle confère, des
bcnélîces qu'elle rapporte, delà paresse
qu'elle autorise. Ainsi, une commission
d'ingénieurs estn(Miiméc pour entendre
l66 L'IAOLUTION, I.A RKVOI.LTION
les plaintes des propriétaires que dépos-
sède la construction d'un aqueduc. 11
paraîtrait tout simple d'étudier d'abord
ces plaintes et d'y répondre en parfaite
équité ; mais, on trouve plus avantageux
de suspendre ces réclamations pendant
quelques années afin d'employer les
fonds ordonnancés à refaire un nivelle-
ment général de la contrée, déjà fait et
bien fait. A de coûteuses paperasses il
importe d'ajouter d'autres paperasses
coûteuses.
C'est chimère d'attendre que l'Anar-
chie, idéal humain, puisse sortir de la
République, forme gouvernementale.
Les deux évolutions se font en sens in-
verse, et le changement ne peut s'ac-
complir que par une rupture brusque^
c'est-à-dire par une révolution. C'est
ET I/fDÉAL ANARCHIQUE i 67
par décret que les républicains font le
bonheur du peuple, par la police qu'ils
ont la prétention de se maintenir! Le
pouvoir n'étant autre chose que l'emploi
de la force, leur premier soin sera donc
de se l'approprier^ de consolider même
toutes les institutions qui leur facilitent
le gouvernement de la société. Peut-être
auront-ils l'audace de les renouveler
par la science afin de leur donner une
énergie nouvelle. C'est ainsi que dans
l'armée on emploie des engins nouveaux,
poudres sans fumée, canons tournants,
affûts à ressort, toutes inventions ne
servant qu'à tuer plus rapidement. C'est
ainsi que dans la police on a inventé
l'anthropométrie, un moyen de changer
la l'^rance entière en une grande pri-
son. On commence par mensurcr les cri-
iG8 i;kvof.utio.\, la ri:\olution
minels vrais ou prétendus, puis on men-
sure les suspects, et quelque jour tous
auront à subir les photographies infa-
mantes. « La police et la science se
sont entrebaisées », aurait dit le Psal-
miste.
/ Ainsi, rien, rien de bon ne peut nous
venir de la République et des républi-
cains « arrivés, » c'est-à-dire détenant
le pouvoir. C'est une chimère en his-
toire, un contre-sens de l'espérer. La
classe qui possède et qui gouverne est
fatalement ennemie de tout progrès. Le
véhicule de la pensée moderne, de Té-
volution intellectuelle et morale est la
partie de la société qui peine, qui tra-
vaille et que l'on opprime. C'est elle qui
élabore l'idée, elle qui la réalise^ elle
qui, de secousse en secousse, remet
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 169
constamment en marche ce char social,
que les conservateurs essaient sans
cesse de caler sur la route, d'empêtrer
dans les ornières ou d'enliser dans les
marais de droite ou de gauche.
Mais les socialistes, dira-t-on^ les amis
évolutionnaireset révolutionnaires, sont-
ils également exposes à trahir leur
cause, et les verrons-nous un jour ac-
complir leur mouvement de régression
normale, quand ceux d'entre eux qui
veulent « conquérir les pouvoirs pu-
blics » les auront conquis en cfTet ? Cer-
tainement, les socialistes, devenus les
maîtres, procéderont et procèdent de la
môme manière que leurs devanciers les
républicains : les lois de l'histoire ne flé-
chiront point en leur faveur. (^)uand une
fois ils auront la force, et même bien
\-o f;i^:volution, l,\ rkvolution
avant de la posséder, ils ne manqueront
pas de s'en servir, ne fût-ce que dans
Tillusion ou la prétention de rendre cette
force inutile par un balayage de tous les
obstacles, par la destruction de tous les
éléments hostiles. Le monde est plein de
ces ambitieux naïfs vivant dans le chimé-
rique espoir de transformer la société
par une merveilleuse aptitude au com-
mandement; puis, quand ils se trouvent
promus au rang des chefs ou du moins
emboîtés dans le grand mécanisme des
hautes fonctions publiques, ils compren-
nent que leur volonté isolée n'a guère
de prise sur le seul pouvoir réel, le
mouvement intime de Topinion, et que
leurs efforts risquent de se perdre dans
rindifférence et le mauvais vouloir qui
les entoure. Que leur reste-t-il alors à
ET L'IDEAL ANARCHIQUE 171
faire, sinon d'évoluer autour du pouvoir,
de suivre la routine gouvernementale,
d'enrichir leur famille et de donner des
places aux amis ?
Sans doute, nous disent d'ardents
socialistes autoritaires, sans doute le
mirage du pouvoir et rexercicc de l'au-
torité peuvent avoir des dangers très
grands pour les hommes simplement
animes de bonnes intentions; mais ce
danger n'est pas à redouter pour ceux
qui ont trace leur plan de conduite par
un programme rigoureusement débattu
avec des camarades, lesquels sauraient
les rappeler à Tordre en cas de négli-
gence et de trahison. Les programmes
sont dûment élaborés^ signés et contre-
signés ; on les publie en des milliers de do-
cuments; ils sont atlichés sur les jiortes
172 i;i:v()LurioN, la fn'ix'oi.u i kjn
des salles, et chaque candidat les sait
par cœur. Ce sont des garanties sulH-
santes, semble-t-il ? Et pourtant, le sens
de ces paroles scrupuleusement dclnit-
tues varie d'année en année suivant les
événements et les perspectives : chacun
le comprend conformément à ses inté-
rêts; et quand tout un parti en arrive à
voir les choses autrement qu"il ne le
faisait d'abord, les déclarations les plus
nettes prennent une signification sym-
bolique, finissent par se changer en
simples documents d'histoire ou même
en syllabes dont on ne cherche plus à
comprendre le sens
En effet ceux qui ont l'ambition de
conquérir les pouvoirs publics doivent
évidemment employer les moyens qu'ils
croiront pouvoir les mener le plus sûre-
ET L'IDEAL ANARCHIQUF. lyS
ment au but. Dans les républiques à
suffrage universel, ils courtiseront le
nombre, la foule ; ils prendront volon-
tiers les marchands de vin pour clients
et se rendront populaires dans les esta-
minets. Ils accueilleront les votants d'où
qu'ils viennent ; insoucieux de sacrifier
le fond à la forme, ils feront entrer
les ennemis dans la place, inoculeront
le poison en plein organisme. Dans les
pays à régime monarchique, nombre de
socialistes se déclareront indifi'érents à
la forme de gouvernement et même fe-
ront appel aux ministres du roi pour
les aidera réaliser leurs j^lans de trans-
formation sociale, comme si logiquement
il était possible de concilier la dnmina-
tion d'iui seul et Tcntr'aidc fiaternellc
entre les hommes. Mais l'impatience
174 L'tVOLUllUN, LA RIOVOLUTlON
d'agir empêche de voir les obstacles et
la foi s'imagine volontiers qu'elle trans-
portera les montagnes. Lassalle rêve
d'avoir Bismarck pour associé dans Tins-
tauration du monde nouveau ; d'autres
se tournent vers le pape en lui deman-
dant de se mettre à la tête de la ligue
des humbles ; et, quand le prétentieux
empereur d'Allemagne eut réuni quel-
ques philanthropes et sociologues à sa
table, d'aucuns se dirent que le grand
jour venait enfin de se lever.
Et si le prestige du pouvoir politique,
représenté par le droit divin ou par le
droit de la force, fascine encore cer-
tains socialistes, il en est de même, à
plus forte raison, pour tous les autres
pouvoirs que masque rorigine popu-
laire du suffrage restreint ou univer-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 176
sel. Pour capter les voix, c'est-à-dire
pour gagner la faveur des citoyens, ce
qui semble très légitime au premier
abord, le socialiste candidat se laisse
aller volontiers à flatter les goûts, les
penchants, les préjugés même de ses
électeurs ; il veut bien ignorer les dis-
sentiments, les disputes et les rancu-
nes ; il devient pour un temps Tami
ou du moins l'allié de ceux avec lesquels
on échan^fea nao^uère les ofros mots.
Dans le clérical, il cherche à discerner
le socialiste chrétien; dans le bour-
geois hbéral, il évoque le réforma-
teur; dans le patriote, il fait appel au
vaillant défenseur de la dignité civique.
A certains moments, il se garde même
d'elfaroucher le <( propriétaire » ou le
<( patron » ; il va jusi]ifà lui présenter
i/ô L'K\OLUTION, l,A RKVOLUIION
SCS revendications comme des garanties
de paix : le « premier mai », qui devait
être emporté de liante lutte contre le
Seigneur Capital, se transforme en un
jour de fête avec guirlandes et iaran-
doles. A ces politesses, de candidats à
votants, les premiers désapprennent
peu à peu le fier langage de la vérité,
l'attitude intransigeante du combat : du
dehors au dedans l'esprit même en ar-
rive à changer, surtout chez ceux qui
atteignent le but de leurs efforts et s'as-
soient enfin sur les banquettes de ve-
lours^ en face de la tribune aux fran-
ges dorées. C'est alors qu'il faut savoir
échanger des sourires, des poignées de
main et des services.
La nature humaine le veut ainsi, et,
de notre part, ce serait absurde d'en
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 177
vouloir aux chefs socialistes qui, se
trouvant pris dans l'engrenage des élec-
tions, finissent par être graduellement
laminés en bourgeois à idées larges : ils
se sont mis en des conditions détermi-
nées qui les déterminent à leur tour ; la
conséquence est fatale et Tliistorien
doit se borner à la constater, à la si-
gnaler comme un danger aux révolu-
tionnaires qui se jettent inconsidérément
dans la mêlée politique. Du reste, il ne
convient pas de s'exagérer les résultats
de cette évolution des socialistes poli-
ticiens, car la foule des lutteurs se com-
pose toujours de deux éléments dont
les intérêts respectifs diffèrent de plus
en j^lus. Les uns abandonnent la cause
primitive et les autres y restent lidèles :
ce fait sullit pour amener im nouveau
12
I7« L'KVOLUTION, LA KtVOLUIION
triage des individus, pour les grouper
conformément à leurs affinités réelles.
C'est ainsi que nous avons vu naguère
le parti républicain se dédoubler, pour
constituer, d'une part, la foule des
(( opportunistes », de l'autre, les groupes
socialistes. Ceux-ci seront divisés égale-
ment en ministériels et anti-ministériels,
ici, pour édulcorer leur programme et le
rendre acceptable aux conservateurs \
là, pour garder leur esprit de franche
évolution et de révolution sincère. Après
avoir eu leurs moments de décourage-
ment, de scepticisme même, ils laisse-
ront « les morts ensevelir leurs morts »
et reviendront prendre place à côté des
vivants. Mais qu'ils sachent bien que
tout « parti » comporte l'esprit de corps
et par conséquent la solidarité dans le
ET L'IDÉAL ANARCHIQLE 179
mal comme dans le bien : chaque mem-
bre de ce parti devient solidaire des
fautes, des mensonges, des ambitions de
tous ses camarades et maîtres. L'homme
libre^ qui de plein gré unit sa force à
celle d'autres hommes agissant de par
leur volonté propre, a seul le droit de
désavouer les erreurs ou les méfaits de
soi-disant compagnons. Il ne saurait
être tenu pour responsable que de lui-
même.
vu
Le fonctionnement actuel de la so-
ciété civilisée nous est connu dans tous
ses détails; de même Tidéal des socia-
listes révolutionnaires. Nous avons ég-a-
lement constaté que les prétendues ré-
formes des a libéraux » sont condamnées
d'avance à rester inefficaces et que, dans
le heurt des idées, — la seule chose qui
doive nous préoccuper, puisque la vie
même en dépend, — tout abandon de
principes aboutit forcément à la défaite.
Il nous reste maintenant à montrer
l82 L'I'IVOI.UTION, I,A RKVOLUTION
rimportancc respective des forces qui
s'entrechoquent dans cette société si
prodigieusement complexe; il s'agirait,
pour ainsi dire, de faire le dénombre-
ment des armées en lutte et de décrire
leur position stratégique, avec la froide
impartialité d'attachés militaires cher-
chant à calculer mathématiquement les
chances de l'une et de l'autre partie.
Seulement ce grand choc des idées, dont
l'issue nous préoccupe d'une façon si
poignante, ne se déroulera pas suivant
les mêmes péripéties qu'une de nos ba-
tailles rangées avec généraux, capitai-
nes et soldats, avec commandement
initial de « Feu » et le cri désespéré du
a Sauve qui peut! » final. C'est une
lutte continue, incessante, qui commença
dans la brousse^ pour les hommes pri-
KT L'IDÉAL ANARCHIQUK i83
mitifs, il y a des millions d'années, et
qui jusqu'à maintenant n'a comporté
que des succès partiels : il y aura pour-
tant une solution définitive, soit par la
destruction mutuelle de toutes les éner-
gies vitales, le retour de l'humanité vers
le chaos originaire, soit par Taccord de
toutes ces forces, — la transformation
voulue et consciente de Thomme en un
être supérieur.
La sociologie contemporaine a mis en
toute lumière l'existence des deux so-
ciétés en lutte : elles s'entremêlent, di-
versement rattachées çà et là par ceux
qui veulent sans vouloir, qui s'avancent
pour reculer. Mais si nous voyons les
choses de haut, sans tenir compte des
incertains et des indiflércnts que le des-
tin fait mouvoir, il est clair que le monde
iS4 L'I<:\ OLUTION, LA Rl':VOMJT[r)N
actuel se divise en deux camps : ceux
qui agissent de manière à maintenir
l'inéf^alité et la pauvreté, c'est-à-dire
l'obéissance et la misère pour les au-
tres, les jouissances et le pouvoir pour
eux-mêmes; et ceux qui revendiquent
pour tous le bien-être et la libre initia-
tive.
Entre ces deux camps, il semble d'a-
bord que les forces soient bien inégales:
les conservateurs, se dit-on, sont incom-
parablement les plus forts. Les défen-
seurs de l'ordre social actuel ont les pro-
priétés sans limites, les revenus qui se
comptent par millions et par milliards,
toute la puissance de TEtat avec les
armées des employés, des soldats, des
gens de police, des magistrats, tout
l'arsenal des lois et des ordonnances,
KT L'IDEAL ANARCflIQUF. i85
les dogmes dits intaillibles de l'Église,
rinertie de Thabitude dans les instincts
héréditaires et la basse routine qui associe
presque toujours les vaincus rampants
à leurs orgueilleux vainqueurs. Et les
anarchistes, les artisans de la société
nouvelle, que peuvent-ils opposer à
toutes ces forces organisées ? Rien
semble-il. Sans argent, sans armée, ils
succomberaient, en effet, s'ils ne repré-
sentaient révolution des idées et des
mœurs. Ils ne sont rien, mais ils ont pour
eux le mouvement de Tinitiative humaine.
Tout le passé pèse sur eux d'un poids
énorme, mais la logique des événements
leur donne raison et les pousse en avant
malgré les lois et les sbires.
Les eiïorts tentés pour cndii^ucr la
rcvoluti(jn pcuvcataboutir en apparoiuc
,86 i/i:\onrrioN. i,a iikvoi.ition
et pour un temps. Les réactionnaires se
félicitent alors à grands cris ; mais leur
joie est vaine, car refoulé sur un point,
le mouvement se produit aussitôt sur
un autre. Après Técrasement de la Com-
mune de Paris, on put croire dans le
monde officiel et courtisanesque d'Eu-
rope que le socialisme, l'élément révo-
lutionnaire delà société, était mort, dé-
finitivement enterré. L'armée française,
sous les yeux des Allemands vainqueurs,
avait imairiné de se réhabiliter en éo:or-
géant, en mitraillant les Parisiens, tous
les mécontents et coutumiers de révolu-
tions. En leur argot politique, les con-
servateurs purent se vanter d'avoir
« saigné la gueuse ». AL Thiers, type
incomparable du bourgeois parvenu,
croyait Tavoir exterminée dans Paris,
KT L'IDÉAL ANARCHIQUE 187
l'avoir enfouie dans les fosses du Père-
Lachaise. C'est à la Nouvelle-Calédonie,
aux antipodes, que se trouvaient, dû-
ment enfermés, ceux qu'il espérait être
les derniers échantillons malingres des
socialistes d'autrefois. Après M. Thiers,
ses bons amis d'Europe s'empressè-
rent de répéter ses paroles, et de tou-
tes parts ce fut un chant de triomphe.
Quant aux socialistes allemands, n'a-
vait-on pas pour les surveiller le maî-
tre des maîtres, celui dont un fron-
cement de sourcils faisait trembler
l'Europe? Et les nihilistes de Russie?
Qu'étaient ces misérables? Des mons-
tres bizarres, des sauvages issus de
Huns et de Bachkirs, dans lesquels les
hommes du monde poHcc d'occident
n'avaient à voir (]uc des échantillons
d'histoire naturelle.
//
,S8 i;i':\'OI.l IION, I,.\ KKVOI.UTION
Hélas! on comprend sans peine qu'un
sinistre silence se soit fait lorsque « Idr-
dre ré^niait à Varsovie <> et ailleurs. Au
lendemain d'une tuerie, il est peu d'hom-
mes qui osent se présenter aux l^alles.
Lorsqu'une parole, un geste sont punis
de la prison, fort clairsemés sont les
hommes qui ont le courage de s'expo-
serau danger. Ceux qui acceptent tran-
quillement le rôle de victimes pour une
cause dont le triomphe est encore loin-
tain ou même douteux sont rares : tout
le monde n'a pas Théroïsme de ces ni-
hilistes russes qui composent des jour-
naux dans Tantre même de leurs enne-
mis et qui les affichent sur les murs
entre deux factionnaires. Il faut être
bien dévoué soi-même pour avoir le
droit d'en vouloir à ceux qui n'osent pas
ET L'IDÉAL ANARCHIQUK 1S9
se déclarer libertaires quand leur tra-
vail, c'est-à-dire la vie de ceux qu'ils
aiment, dépend de leur silence. Mais si
tous les opprimés n'ont pas le tempé-
rament du héros, ils n'en sentent pas
moins la souffrance, ils n'en (jnt pas
moins le vouloir d'y échapper, et Tctat
d'esprit de tous ceux qui souffrent
comme eux et qui en connaissent la cause
finit par créer une force révolutionnaire.
Dans telle ville où il n'existe pas un
seul groupe d'anarchistes déclarés, tous
les ouvriers le sont déjà d'une manière
plus ou moins consciente. D'instinct ils
applaudissent le camarade qui leur parle
d'un état social où il n'y aura plus de
maîtres et où le i)roduiL du travail sera
dans les mains du producteur. Cet ins-
tinct contient en i^ernie la révttlution
lf)0 L'i'VOLUTION. I.A KLVCM.dlON
future, car de jour en jour il se précise
et se transforme en connaissance. (le
que Touvrier sentait vaguement hier,
il le sait aujourd'hui, et chaque nouvelle
expérience le lui fait mieux savoir. I:^t
les paysans qui ne trouvent pas à se
nourrir du produit de leur lopin de
terre, et ceux, bien plus nombreux en-
core, qui n'ont pas en propre une motte
d'argile, ne commencent-ils pas à com-
prendre que la terre doit appartenir à
celui qui la cultive ? Ils l'ont toujours
senti d'instinct ; ils le savent mainte-
nant et parleront bientôt le langage
précis de la revendication.
La joie causée par la prétendue dispa-
rition du socialisme n'a donc guère duré.
De mauvais rêves troublaient les bour-
reaux, il leur semblait que les victimes
ET L'IDEAL ANARCHIQUE igi
n'étaient pas tout à fait mortes. lîit main-
tenant existe-t-il encore un aveugle qui
puisse douter de leur résurrection ? Tous
les laquais de plume qui répétaient après
Gambetta : « 11 n'y a pas de question
sociale! » ne sont-ils pas les mêmes qui
saisirent au vol les paroles de Tempe-
reur Guillaume, pour crier après lui :
« La question sociale nous envahit! La
question sociale nous assiège ! » et pour
demander contre tous les « fauteurs de
désordre » une législation spéciale, une
impitoyable répression. Mais tant (.lure
qu'on puisse Tédicter, la loi ne iKirvien-
dra pas à comprimer la pensée qui fer-
mente. Si quelque Encelade réussissait
à jeter un fragment de montagne dans
un cratère, l'éruption ne se ferait point
par le gouffre obstrué soudain, la
,Q2 L'KVOLUTION. LA Ri:v(JLlJTlUN
montagne se fendrait ailleurs, et c'est
par la nouvelle ouverture que s'élance-
rait le fleuve de lave. C'est ainsi qu'après
l'explosion de la Révolution française,
Napoléon crut être le Titan qui refer-
mait le cratère des révolutions; et la
tourbe des flatteurs, la multitude infinie
des ignorants le crut avec lui. Cepen-
dant, les soldats même qu'il promenait
à sa suite à travers l'Europe contri-
buaient à répandre des idées et des
mœurs nouvelles, tout en accomplissant
leur œuvre de destruction : tel futur
(c décabriste » ou « nihiliste » russe
prit sa première leçon de révolte d'un
prisonnier de guerre sauvé des glaçons
de la Bérézina. De même, la conquête
temporaire de l'Espagne par les armées
napoléoniennes brisa les chaînes qui rat-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE ig3
tachaient le Nouveau Monde au pays de
rinquisition et délivra de l'intolérable
régime colonial les immenses provinces
ultramarines. L'Europe semblait s'ar-
rêter, mais par contre-coup l'Amérique
se mettait en marche. Napoléon n'avait
été qu'une ombre passagère.
La forme extérieure de la société doit
changer en proportion de la poussée
intérieure: nul fait d'histoire n'est mieux
constaté. C'est la sève qui fait l'arbre et
qui lui donne ses feuilles et ses fleurs;
c'est le sang qui fait l'homme; ce sont
les idées qui font la société. ( )r, il n'est
pas un conservateur (|ui ne se lamente
de ce que les idées, les nKeurs, tout ce
qui fait la vie profonde de l'Humanité,
se soit modifié depuis le « bon vieux
temps. » Les formes sociales correspon-
,Q^ LMÔVOr.lJTION. LA UKVOI.IJTION
dantes chani^reront certainement aussi.
La Révolution se rapproche en raison
môme du travail intérieur des intelli-
gences.
Toutefois, il ne convient pas de se
laisser aller à une douce quiétude en
attendant les événements favorables.
Ici le fatalisme oriental n'est point de
mise, car nos adversaires ne se reposent
point; et d'ailleurs ils sont fréquemment
portés par un courant régressif. Quel-
ques-uns d'entre eux sont des hommes
d'une énergie réelle qui ne reculent
devant aucun moyen et possèdent la
vigueur d'esprit nécessaire pour diriger
l'attaque et ne pas se décourager dans
les difficultés et la défaite : « La Société
mourante! » disait sardoniquement un
usinier à l'occasion d'un livre anarchique
ET L'IDÉAL ANARCHIQL'E igS
écrit par notre camarade Grave, « La
Société mourante! Elle vit encore assez
pour vous dévorer tous! » Et lorsque
des républicains et libres-penseurs par-
laient de l'expulsion des jésuites, qui
sont toujours les inspirateurs de TEglise
catholique : « Vraiment, s'écria l'un de
ces prêtres, notre siècle est étrangement
délicat. S'imaginent-ils donc que la cen-
dre des bûchers soit tellement éteinte
qu'il n'en soit pas resté le plus petit ti-
son pour allumer une torche? Les in-
sensés! en nous appelant jésuites, ils
croient nous couvrir d'opprobre; mais
CCS jésuites leur réservent la censure,
un bâillon et du Icu! »
Si tous les ennemis de la pensée libre,
de l'initiative personnelle, avaient cette
logique vigoureuse, celle énergie dans
,Qf, I/liVOLUTION. LA RÉVOLUTION
la résolution, ils remporteraient peut-
être, grâce à tous les moyens de
répression et de compression que pos-
sède la société officielle; mais les grou-
pes humains, engagés dans leur évolu-
tion de perpétuel « devenir », ne sont
pas logiques et ne sauraient Têtre, puis-
que les hommes diffèrent tous par leurs
intérêts et leurs affections : quel est
celui qui n'a pas un pied dans le camp
ennemi? « On est toujours le socialiste
de quelqu'un », dit un proverbe politi-
que d'une absolue vérité. Il n'est pas
une institution qui soit franchement,
nettement autoritaire; pas un maître
qui, suivant le conseil de Joseph de
Maistre, ait toujours la main sur l'épaule
du bourreau. En dépit des proclamations
de tel ou tel empereur à ses soldats, de
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE igy
citations vantardes en des albums de
princesses, d'affirmations hautaines ex-
pectorées après boire, le pouvoir n'ose
plus être absolu ou ne l'est plus que
par caprice, contre des prisonniers par
exemple, contre d'infortunés captifs»
contre des gens sans amis. Chaque sou-
verain a sa camarilla, sans compter ses
ministres, ses délégués, ses conseillera
d'Etat, tous autant de vice-rois; puis il
est tenu, lié par des précédents, des
considérants, des protocoles, des con-
ventions, des situations acquises, une
étiquette, qui est toute une science aux
problèmes infinis: le T.ouisXIX' le plus
insolent se trouve i:)ris Jans les mille
filets d'un réseau tlont il ne se débarras-
sera jamais, 'i'outes ces conventions dans
lesquelles le maître s'est fa.Uucuscmcnt
198 L'KVOLUTION. LA HKVDI.CTION
enserré lui donnent un avant-goût de
la tombe et diminuent d'autant sa fcjrcc
pour la réaction.
Ceux qui sont marqués pour la mort
n'attendent pas qu'on les tue : ils se
suicident; soit qu'ils se fassent sauter
la cervelle ou se mettent la corde au
cou, soit qu'ils se laissent envahir par
la mélancolie, le marasme, le pessi-
misme, toutes maladies mentales qui
pronostiquent la fin et en avancent la
venue. Chez le jeune privilégié, fils
d'une race épuisée, le pessimisme n'est
pas seulement une façon de parler, une
attitude, c'est une maladie réelle. Avant
d'avoir vécu, le pauvre enfant ne trouve
aucune saveur à l'existence, il se laisse
vivre en rechignant, et cette vie endurée
de mauvais g^é est comme une mort
ET L'IDEAL AN ARCHI QUE ig^
anticipée. En ce triste état, on est déjà
condamné à toutes les maladies de l'es-
prit, folie, sénilité, démence ou « déca-
dentisme. » On se plaint de la diminu-
tion des enfants dans les familles; et
d'où vient la stérilité croissante, volon-
taire ou non, si ce n'est d'un amoindris-
sement de la force virile ou de la joie
de vivre? Mais dans le monde qui tra-
vaille, où Ton a pourtant bien des causes
de tristesse, on n'a pas le temps de se
livrer aux langueurs du pessimisme. Il
faut vivre, il faut aller de l'avant, pro-
i^resscr quand nicmc, renouveler les
forces vives pour la besogne journalière.
C'est par l'accroissement de ces familles
laborieuses (]uc la société se maintient,
et de leur milieu suriiisscnt incessam-
ment des hommes qui reprennent l'œu-
200 L'KVOLUTION, LA RKVOLIJTION
vrc des devanciers et, par leur initiative
hardie, reinpècbent de tomber dans la
routine. C'est à la C(jnstante régression
partielle des classes'satisfaites et repues
que la société nouvelle en formati(jn doit
// de ne pas être étouffée.
Une autre garantie de progrès dans la
pensée révolutionnaire nous est fournie
par rintolérance du pouvoir où s'entre-
heurtent les survivances du passé. Le
jargon officiel de nos sociétés politiques,
où tout s'entremêle sans ordre, est tel-
lement illogique et contradictoire, que,
dans une môme phrase, il parle des « im-
prescriptibles libertés publiques » et
des « droits sacrés d'un Etat fort » ; de
même, le fonctionnement légal de l'or-
ganisme administratif comporte l'exis-
tence de maires ou syndics agissant à la
ET L'IDEAL ANARChlQUE 201
fois en mandataires d'un peuple libre
auprès du gouvernement et en transmet-
teurs d'ordres aux communes assujet-
ties. Il n'y a ni unité, ni bon sens dans
Timmense chaos où s'entrecroisent les
conceptions, les lois, les mœurs de cent
peuples et de dix mille années, comme
au bord de la mer des cailloux écroulés
de tant de montagnes, apportés par
tant de fleuves, roulés par tant de
vagues. Au point de vue logique, l'Ktat
actuel présente Timage d'une telle con-
fusion que ses défenseurs les plus inté-
ressés renoncent à le justifier.
La fonction présente de llùat con-
sistant en premier lieu à tlcfcndrc les
intérêts des propriétaires, lcs« droits du
capital », il serait indispensable jx)ur
l'économiste d'avoir à sa disposition
202 (. liVOH TION. I.A RIAOïaJTION
quelques arguments vainqueurs, quel-
ques merveilleux mensonges que le pau-
vre, très désireux de croire à la fortune
publique, put accepter comme indiscu-
tables. Mais, hélas! ces belles théories,
autrefois imaginées à Tusage du peu-
ple imbécile n'ont plus aucun crédit : il
y aurait pudeur à discuter la vieille as-
sertion que « prospérité et propriété
sont toujours la récompense du tra-
vail. » En prétendant que le labeur est
Torigine de la fortune, les économistes
ont parfaitement conscience qu'ils ne
disent pas la vérité. A Tégal des anar-
chistes, ils savent que la richesse est le
produit, non du travail personnel, mais
du travail des autres ; ils n'ignorent pas
que les coups de bourse et les spécula-
tions, origine des grandes fortunes,
ET L'IDKAL ANARCHIQUE 2o3
peuvent être justement assimiles aux
exploits des brigands; et certes, ils n'o-
seraient prétendre que l'individu ayant
un million à dépenser par semaine, c'est-
à-dire exactement la somme nécessaire
à faire vivre cent mille personnes, se dis-
tingue des autres hommes par une intel-
ligence et une vertu cent mille fois supé-
rieures à celles delà moyenne. Ce serait
être dupe, presque complice, de s'attar-
der à discuter les arguments hypocrites
sur lesquels s'appuie cette prétendue
origine de Tinégalité sociale.
Mais voici qu'on emploie un raisonne-
ment d'une autre nature ci qui a du
moins le mérite de ne pas reposer sur
un mensonge. On invoque ccjntre les
revendications sociales le droit du plus
fort, et même le nom resjK'Clé de l)ar-
204 L'KVOLU'IION. I.A RKVOI.IJTION
win a servi, I)icn contre son oré, à plai-
der la cause de linjusticc et de la vio-
lence. La puissance des muscles et des
mâchoires, de la trique et de la massue,
voilà l'argument suprême! En effet,
c'est bien le droit du plus fort qui
triomphe avec Taccaparement des for-
tunes. Celui qui est le plus apte maté-
riellement, le plus favorisé par sa nais-
sance, par son instruction, par ses amis^
celui qui est le mieux armé par la force
ou par la ruse et qui trouve devant lui
les ennemis les plus faibles, celui-là a
le plus de chances de réussir; mieux
que d'autres, il peut se bâtir une cita-
delle du haut de laquelle il tirera sur
ses frères infortunés.
Ainsi en a décidé le grossier combat
des égoïsmes en lutte. Jadis on n'osait
ET L'IDEAL ANARCHIQUE 2o5
trop avouer cette théorie du fer et du
feu, elle eût paru trop violente et on lui
préférait les paroles d'hypocrite vertu.
On l'enveloppait sous de graves formu-
les dont on espérait que le peuple ne
comprendrait pas le sens : « Le travail
est un frein » disait Guizot. Mais les
recherches des naturalistes relatives au
combat pour l'existence entre les espè-
ces et à la survivance des plus vigou-
reuses ont encouragé les théoriciens de
la force à proclamer sans ambages leur
insolent défi. « Voyez, disent-ils, c'est la
loi fatale ; c'est Timmuablc destinée à
laquelle mangeurs et mangés sont éga-
lement soumis ».
Nous devons nous féliciter de ce que
la question soit ainsi siniplilîcc clans sa
brutalité, car elle est d'autant plus près
2o6 L'IAOLU IHXN, Iw\ KKVOLUTKA
de se résoudre. «. La force règne! »
disent les soutiens de Tinégalitc sociale.
Oui, c'est la force qui règne! s'écrient
de plus en plus fort ceux qui profitent
de l'industrie moderne dans son perfec-
tionnement impitoyable, dont le résul-
tat cherché est de réduire avant tout le
nombre des travailleurs. Mais ce que
disent les économistes, ce que disent les
industriels, les révolutionnaires ne pour-
ront-ils le dire aussi, tout en compre-
nant qu'entre eux l'accord pour l'exis-
tence remplacera graduellement la lutte ?
La loi du plus fort ne fonctionnera pas
toujours au profit du monopole indus-
triel. « I^a force prime le droit », a dit
Bismarck après tant d'autres; mais on
peut préparer le jour où la force sera
au service du droit. S'il est vrai que
ET L'IDEAL AN.VRCHIQUE 207
les idées de solidarité se répandent;
s'il est vrai que les conquêtes de la
science finissent par pénétrer dans les
couches profondes ; s'il est vrai que l'a-
voir moral devient propriété commune,
les travailleurs, qui ont en môme temps
le droit et la force, ne s'en serviront-ils
pas pour faire la révolution au profit de
tous ? Contre les masses associées, que
pourront les individus isolés, si forts
qu'ils soient par l'argent, l'intelligence
et l'astuce ? Les gens de gouvernement,
désespérant de pouvoir donner une
morale à leur cause, ne demandent plus
que la poigne, seule supériorité qu'ils
désirent avoir. 11 ne serait pas difficile
de citer des exemples de ministres qui
n'ont été choisis ni pour leur gloire mili-
taire ou leur noble généalogie, ni pour
2o8 I, r;V()|.lHI().N. I.A RIAOLLTION
leurs talents (Ui leur éloquence, mais
uniquement pour leur manc|ue île scru-
pules. A cet égard on a pleine confiance
en eux : nul préjuq^é ne les arrête pour
la conquête du pouvoir ou la défense
des écus.
En aucune des révolutions modernes
nous n'avons vu les privilégiés livrer
leurs propres batailles. Toujours ils
s'appuient sur des armées de pauvres
auxquels ils enseignent ce qu'on appelle
« la religion du drapeau »et qu'ils dres-
sent à ce qu'on appelle « le maintien
de Tordre ». Six millions d'hommes,
sans compter la police haute et basse,
sont employés à cette œuvre en Eu-
rope. Mais ces armées peuvent se dés-
organiser, elles peuvent se rappeler
les liens d'origine et d'avenir qui les
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE oqq
rattachent à la masse populaire; la
main qui les dirige peut manquer de vi-
gueur. Composées en grande partie de
prolétaires, elles peuvent devenir, elles
deviendront certainement pour la société
bourgeoise ce que les barbares à la solde
de l'empire sont devenus pour la so-
ciété romaine, un élément de dissolu-
tion. L'histoire abonde en exemples
d'affolements paniques auxquels suc-
combent les puissants, môme ceux qui
ont gardé la force de caractère, car
il est aussi nombre de« dirigeants » qui
sont en mcmc temps de simples dégé-
nérés, n'ayant pas assez d'énergie et de
force physique pour s'ouvrir à cent un
passage àtravcrs une cloison de planches
ni assez de dignité pour lais:;er des en-
fants et tics femmes fuir avant eux la
14
210 I. KVOLUTION, LA RLVOLUTION
[ poursuite d'un incendie. Quand les dés-
hérités se seront unis pour leurs inté-
rêts, de métier à métier, de nation à
nation, de race à race, ou spontané-
ment, d'homme à homme ; quand ils con-
naîtront bien leur but, n'en doutez pas,
l'occasion se présentera certainement
pour eux d'employer la force au service
de la liberté commune. Quelque puissant
que soit le maître d'alors, il sera bien fai-
ble en face de tous ceux qui, réunis par
un seul vouloir, se lèveront contre lui
pour être assurés désormais de leur pain
, et de leur liberté.
Vlll
Outre la force matérielle, la pure vio-
lence éhontce qui se manifeste par
l'exclusion du travail, la prison, les mi-
traillades, une autre force plus subtile
et peut-être plus puissante, celle de la
lascination religieuse, se trouve à la dis-
position des gouvernants.
Certes_, on ne saurait contester que cette
iorce est encore très grande et qu'il laut
en tenir le compte le plus sérieux dans
l'étude de la société contemporaine.
C'est donc avec un enthousiasme trop
juvénile que les encyclopédistes du dix-
212 l.hVOLUlKJN, LA KKVOLUIION
huitième siècle célébraient la victoire de
la raison sur la superstition chrétienne,
et nous devons constater la grossière
méprise de Cousin, le philosophe fameux
qui, sous la Restauration, s'écriait dans
un cercle d'amis discrets : « Le catholi-
cisme en a encore pour cinquante ans
dans le ventre ! » Le demi siècle est
largement écoulé, et c'est encore en
tout orgueil et en toute sérénité que
nombre de catholiques parlent de leur
Eglise en la qualifiant « d'éternelle. »
Montesquieu disait qu' « en l'état actuel
on ne prévoit pas que le catholicisme
puisse durer plus de cinq cents ans. »
Mais si l'Eglise catholique a pu faire
des progrès apparents, si la France des
encyclopédistes et des révolutionnaires
s'est laissé « vouer au Sacré-Cœur »
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE -2i3 '-
par une assemblée d'affolés, si les
pontifes du culte ont très habilement
profité de l'apeurement général des con-
servateurs politiques pour leur vanter la
panacée de la foi comme le grand re-
mède social; si la bourgeoisie euro-
péenne, naguère composée de sceptiques
frondeurs, de voltairiens n'ayant d'autre
religion qu'un vague déisme, a cru pru-
dent d'aller régulièrement à la messe et
Je pousser même jusqu'au confession-
nal ; si le Quirinal et le Vatican, l'Etat
et l'Eglise mettent tant de bonne grâce
à régler les anciennes disputes, ce n'est
pas que la croyance au miracle ait pris
un plus grand empire sur les âmes dans
la partie active et vivante de la société.
Elle n'a gagné que des peureux, des
fatigués de la vie, et l'iiypocrile adhésion
214 I.'i:VOLUTION, LA REVOLUTION
de complices intéressés. Cependant il
faut bien reconnaître que le christianisme
des bourgeois n'est pas simulation pure :
lorsqu'une classe est pénétrée du senti-
ment de sa disparition inévitable et pro-
chaine, lorsqu'elle sent déjà les atires de la
mort, elle se rejette brusquement vers une
divinité salvatrice, vers un fétiche, un vo-
cable, un mot béni, vers le premier sor-
cier venu, préchant le salut et la rédemp-
tion. Ainsiles Romains se christianisèrent,
ainsi les Voltairiens se catholicisent.
En effet, ceux qui veulent à tout prix
maintenir la société privilégiée doivent se
rattacher au dogme qui en est la clef de
voûte : si les contre-maîtres et les gardes
champêtres ou forestiers, les soldats et
les gens de police, les fonctionnaires et
les souverains n'inspirent pas au popu-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 21 5
laire une terreur suffisante, ne faut-il
pas faire appel à Dieu, celui qui na-
guère disposait des tortures éternelles
de Tenfer, des épreuves mitigées du
Purgatoire? On invoque ses comman-
dements et toutTappareil de la religion
qui se réclame de son autorité. On
feint d'obéir au pape infaillible, le vi-
caire de Dieu lui-même, le successeur de
l'arôtre qui tient les clefs du Paradis.
Tous les réactionnaires se liguent dans
cette union religieuse, qui leur olTre la
dernière chance de salut, la ressource
suprême de victoire ^ et dans cette ligue,
les protestants et les Juifs ne sont pas les
moins catholiques, les enfants les moins
chéris du souverain Pontife.
Mais « tout se paie. )) L'Eglise ouvre
ses portes toutes grandes pour accueil-
2l6 L'ÉVOLUTKJN, LA KKV(Jl.U 1 ION
lir licrctiqucs et schismatiques : par
suite, elle devient forcément indifférente
et vcule. Elle ne peut s'accommoder à
ce milieu si complexe et si changeant
de la société moderne qu'à la condition
de ne plus rien garder de son ancienne
intransigeance. Le dogme est censé im-
muable, mais on s'arrange de manière à
n'avoir plus à en parler, à laisser igno-
rer au néophyte jusqu'au symbole de
Nicée. On ne demande plus même un
semblant de foi : « Inutile de croire, pra-
tiquez ! » Des génuflexions, des signes de
croix au moment voulu, des offrandes
sur Tautel d'un « sacré cœur » quelcon-
que, de « Jésus » ou de « Marie », cela
suffit. Ainsi que dit Flaubert dans une
lettre à George Sand, « il faut être pour
le catholicisme sans en croire un mot. »
ET L'IDKAL ANARCIIIQUE 217
Chacun est assuré d'un bon accueil
pourvu qu'il apporte, à défaut d'une
conviction, au moins une signature, une
présence, pour accroître d'une per-
sonne le chiffre des prétendus fidèles:
très largement reçus sont ceux qui
ajoutent à leur nom une influence de
famille, de naissance, de passé, de ca-
ractèreoude fortune. L'Eolise va même
jusqu'à disputer aux parents et aux amis
les cadavres d'hommes qui vécurent
toujours en dehors de la religion,
comme ennemis de la doctrine. Le tri-
bunal de l'Inquisition eût maudit et
brûlé ces chairs d'hérétiques; mainte-
nant les prêtres, confesseurs de la foi,
veulent à tout prix les bénir.
On ne saurait donc apprécier à sa
véritable valeur l'évolution contempo-
2i8 I.'K\OLUTinN, LA MKVOLUTION
raine de riLi^-^lisu un se bornant à cons-
tater quels en sont les progrès exté-
rieurs, de combien d'édilices s'est accru
le nombre des temples et d'individus le
troupeau des Hdèles. Le catholicisme
serait certainement en plein épanouisse-
ment de floraison nouvelle si tous ceux
qui en prennent le mot d'ordre et la li-
vrée étaient sincères, s'il n"y avait pas
intérêt de leur part à feindre la vieille
croyance des aïeux. Mais actuellement
c'est par millions qu'il faut compter les
hommes qui ont tout bénéfice à se dire
chrétiens et qui le sont par hypocrisie
pure : quoi qu'en disent les feuilles de
sacristie, les persécutions dont les gens
d'église ont à souffrir sont de celles
que l'on ne prend pas au sérieux, et le
« prisonnier du Vatican » ne fait verser
ET I.'IDtAL ANARCHIQUE 219
des larmes de pitié qu'à des pleureurs
intéressés. Combien est autrement poi-
gnante la situation d'ouvriers grévistes
que l'on expulse de leur pauvre logis
ou que Ion fusille en tas, et celle des
anarchistes que l'on torture dans les
cachots ! Les convictions ne méritent le
respect qu'en raison de l'esprit de dé-
vouement qu'elles inspirent. Or tous
ces jouisseurs et hommes du monde qui
rentrent avec ostentation dans le giron de
l'Église sont-ils par cela même devenus
pitoyables au malheureux, doux à celui
qui souffre ? 11 est permis d'en douter.
Les signes des temps nous prouvent
au contraire qu'à l'extension matérielle
de l'Eglise correspond un amoindrisse-
ment réel de la foi. Le catholicisme
n'est i)lus cette bonne religion de rési-
220 F,'l!:VOLUTION, LA RKVOUJTION
gnation et d'humililc qui pcrmcUait au
pauvre d'accepter dévotement la misère,
rinjustice, Tinégalitésociale. Les ouvriers
mêmes qui se constituent en sociétés
dites « chrétiennes ;) et qui par con-
séquent devraient toujours louer le
Seigneur pour son infinie bonté, atten-
dant pieusement que le corbeau d'Elic
leur apporte du pain et de la viande soir
et matin, ces ouvriers vont jusqu'à se
faire socialistes, à rédiger des statuts, à
réclamer des augmentations de salaires,
à prendre des non-chrétiens pour alliés
dans leurs revendications. La confiance
en Dieu et en ses saints ne leur suffit
plus : il leur faut aussi des garanties
matérielles, et ils les cherchent, non
dans la dépendance absolue, dans l'o-
béissance parfaite, si souvent recom-
ET L'IDKAL ANARCHIQUE 22 1
mandée aux enfants de Dieu, mais dans
la ligue avec les camarades, dans la
fondation de sociétés d'intérêt mutuel-
peut-être même dans la résistance ac-
tive. A des situations nouvelles la reli-
gion chrétienne n'a pas su opposer des
moyens nouveaux : ne sachant pas s'ac-
commoder à un milieu que ses docteurs
n'avaient pas prévu, elle s'en tient tou-
jours à ses vieilles formules de charité,
d'humilité, de pauvreté, et fatalement
elle doit perdre tous les cléments jeu-
nes, virils, intelligents, et ne garder
que les appauvris de cceur et d'esprit,
et — dans le sens le moins noble, — ces
« bienheureux » auxquels le Sermon sur
la Montagne promet le royaume des
cicux. Tandis que les hypocrites entrent
dans l'KL^lise, les sincères en sortent : C'est
221 L'KVOLUTION, LA Ri;\0LUT10.\
par centaines que les prêtres conscien-
cieux quittent la bande des trafiquants
de salut, et la foule, naguère hostile aux
défroqués, comprend aujourd'hui leur
conduite et les accompagne de son res-
pect. Le catholicisme est virtuellement
condamné depuis le jour où, perdant
tout génie créateur dans l'art, il est resté
incapable de manifester d'autre talent
que celui de l'imitation néo-grecque,
néo-romane, néo-gothique, néo-renais-
sance. C'est une religion des morts et
non plus une religion des vivants.
Une preuve incontestable de Timpuis-
sance réelle des églises, c'est qu'elles
ne possèdent plus la force d'arrêter le
mouvement scientifique d'en haut ni
l'instruction d'en bas : elles ne peuvent
que retarder, non supprimer la marche
KT L'IDÉAL ANARCHIQUE laJ
du savoir \ d'aucunes feiijnent, essaient
môme de la seconder et repoussent loin
d'elles le professeur grincheux qui clame
dans ses cours la « faillite de la science. »
N'ayant pu empêcher l'ouverture des
écoles, elles voudraient au moins les
accaparer toutes, en prendre la direc-
tion, avoir l'initiative de la discipline
qu'on appelle instruction publique, et
en mainte contrée elles réussissent à
souhait. C'est par millions et dizaines
de millions que Ton compte les enfants
confies à la sollicitude intellectuelle et
morale des prêtres, moines et relii^ieu-
scs de diverses dénominations : Pensei-
nrncment de hi jeunesse européenne est
laissé, pour la plus forte moitié, à la libre
disposition des autorités religieuses; et
là même où celles-ci sont écartées jvir
224 L'KXOLUTION, LA REVOLUTION
les autorités civiles, on leur a donné soit
un droit de surveillance, soit des gages
de neutralité ou même de complicité.
L'évolution de la pensée humaine,
qui s'accomplit plus ou moins rapide-
ment suivant les individus, les classes
et les nations, a donc amené cette si-
tuation fausse et contradictoire, attri-
buant la fonction d'enseigner précisé-
ment à ceux qui par principe doivent
professer le mépris, Tabstention de la
science, s'en tenir à la première inter-
diction formulée par leur dieu : « Tu
ne toucheras pomt au fruit de l'arbre
du savoir ». La prodigieuse ironie des
choses en fait maintenant les distribu-
teurs officiels de ces fruits vénéneux.
Certes, nous pouvons les croire quand
ils se vantent de distribuer ces « pom-
ET L'JDL:aL ANARCHIQUE 2 25
mes » du péché avec prudence et parci-
monie et de fournir en même temps le
contre-poison. Pour eux il y a science
et science^ celle que l'on enseigne avec
toutes les précautions voulues, et celle
que l'on doit soigneusement taire. Tel
fait que Ton considère comme moral
peut entrer dans la mémoire des en-
fants, tel autre est passé sous silence
comme de nature à réveiller chez les
élèves un esprit de révolte et d'indisci-
pline. Comprise de cette manière, l'his-
toire n'est qu'un récit mensoni^er ; les
sciences naturelles consistent en un en-
semble de faits sans cohésion, sans cause,
sans but ; en chaque série d'études les
mots cachent les choses, et dansTcnsei-
i^ncnient dit supérieur, oîi ri»ii est censé
ahortlcr les grands i)r<>I")lcincs, on le
22C) LLVOLUTION, LA Ri:V(JLUTl()N
fait toujours par des voies indirectes en
entassant les anedoctes, les dates et
noms propres, les hypothèses, les argu-
ments cornus des systèmes contradic-
toires, en sorte que l'intelligence dé-
routée, livrée à la confusion, revienne de
fatigue aux vagissements de Tenfance
et aux pratiques sans but.
Et pourtant, si faux et absurde que
soit cet enseignement, on se dit que
peut-êtrC;, pris dans son ensemble, il est
plus utile que funeste. Tout dépend des
proportions de la mixture et du vase
intellectuel, de la personnalité enfantine
qui la reçoit. Les seules écoles conformes
au vrai programme de contre-révolution
sont celles dont les directrices, « saintes
sœurs », ne savent même pas lire, où les
enfants n'apprennent que le signe de
ET L'IULAL ANARCHIQUE 227
la croix et des oremus. La poussée du
dehors a pénétré dans toutes les écoles,
même dans celles où l'éducation, catho-
lique, protestante, bouddhique ou mu-
sulmane, est censée ne consister rju'en
simples formules, en phrases mysti-
ques, en extraits de livres incompris.
Parfois une lueur soudaine s'échappe
de tout ce fatras, une conséquence lo-
gique apparaît devant Tintelligence d'un
enfant dont Tesprit s'est ouvert, une
lointaine allusion prend un caractère de
révélation ; un geste irréfléchi, un ad-
jectif aventuré peuvent accomj^Iir le
mal que Ton voulait éviter, la parole de
vie a jailli de ce ilut de redites, et voici
tout à coup que l'esprit logique de l'en-
fant saute à des conclusions redoutées.
Les chances d'émancipation intcllec-
228 L'ÉVOLUTION, LA RKV(;LUTION
tucllc sont bien plus :^randcs encore
dans celles des écoles, congréganistes
ou autres, dont les professeurs, tout en
observant la routine obligatoire des le-
çons et des explications réticentes, sont
néanmoins forcés d'exposer des faits,
de montrer des rapports, de signaler
des lois. Quels que soient les commen-
taires dont un instituteur accompagne
son enseignement, les nombres qu'il
écrit sur le tableau n'en restent pas
moins incorruptibles. Quelle vérité pré-
vaudra? Celle d'après laquelle deux et
deux font toujours quatre, et rien ne se
crée de rien, ou bien l'ancienne « vérité »
qui nous montre toutes choses issues du
néant et nous affirme l'identité d'un
seul Dieu en trois personnes divines ?
Toutefois, si Tinstruction ne se don-
nait que dans l'école, les gouvernements
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 229
et les églises pourraient espérer encore
de maintenir les esprits dans la servi-
tude, mais c'est en dehors de Técole
que l'on s'instruit le plus, dans la rue,
dans l'atelier, devant les baraques de
foire, au théâtre, dans les vagons de
chemins de fer, sur les bateaux à va-
peur, devant les paysages nouveaux,
dans les villes étrangères. Tout le monde
voyage maintenant, soit pour son plai-
sir, soit pour SCS intérêts. Pas une réu-
nion dans laquelle ne se rencontrent des
gens ayant vu la Russie, TAustralie,
l'Amérique, et si les circumnavigateurs
de la terre sont encore l'exception, il
n'est pour ainsi dire aucun honinic qui
n'ait assez voyagé pourvoir au moins
les contrastes du champ à la cite, des
cultures au désert, de la montagne à la
plaine, de la terre ferme à la mer.
2'JO L'KVOLUTION, LA REVOLUTION
Parmi ceux qui se déplacent il en est
beaucoup certainement qui voyar^ent
sans méthode et comme en aveugles ; en
changeant de pays, ils ne changent pas
de milieu et sont restés chez eux pour
ainsi dire ; le luxe, les jouissances des
hôtels ne leur permettent pas d'appré-
cier les différences essentielles de terre
à terre, dépeuple à peuple ; le pauvre qui
se heurte aux difficultés de la vie, est
encore celui qui, sans cicérone, peut le
mieux observer et retenir. Et la grande
école du monde extérieur ne montre-
t-elle pas les prodiges de l'industrie
humaine également aux pauvres et aux
riches, à ceux qui ont produit ces mer-
veilles par leur travail et à ceux qui en
profitent ? Chemins de fer, télégraphes,
béliers hydrauliques^ perforateurs, jets
de lumière s'élançant du sol, le déshé-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 23 1
rite, s'il a pu se rendre compte du com-
ment et du pourquoi, voit ces choses
aussi bien que le puissant et son esprit
n'en est pas moins frappé. Pour la jouis-
sance de quelques-unes de ces conquê-
tes de la science, le privilège a disparu.
Menant sa locomotive à travers l'espace,
doublant sa vitesse et en arrêtant lal-
lurc à son gré, le mécanicien se croit-il
l'inférieur du souverain qui roule derrière
lui dans un vagon doré, mais qui n'en
tremble pas moins, sachant que sa vie dé-
pend d'un jet de vapeur, d'un mouvement
de levier ou d'un pélard de dynamite !
La vue de la nature et des ceuvrcs
humaines, la pratique de la vie, voilà
donc les collèges oi^i se fait la véritable
éducation des sociétés contemporaines.
Quoique les écoles jiroprement dites
aient, elles aussi, accompli leur évolu-
232 i;i:voLui ION, la ri'volution
cion clans le sens de l'enseignement vrai,
elles ont une importance relative bien
inférieure à celle de la vie sociale am-
biante. Certes, Tidcal des anarchistes
n'est point de supprimer l'école, mais
de l'agrandir au contraire, de faire de la
société même un immense organisme
d'enseignement mutuel, oii tous se-
raient à la fois élèves et professeurs,
où chaque enfant, après avoir reçu des
« clartés de tout » dans les premières
études, apprendrait à se développer in-
tégralement, en proportion de ses for-
ces intellectuelles, dans l'existence par
lui librement choisie. Mais avec ou sans
écoles^ toute grande conquête de la
science finit par entrer dans le domaine
public. Les savants de profession ont à
faire pendant de longs siècles le travail
de recherches et d'hypothèses, ils ont à
ET L'IDÉAL ANARCHIQUt: 233
se débattre au milieu des erreurs et
des faussetés ; mais quand la vérité est
enfin connue, souvent malgré eux et
grâce à quelques audacieux conspués,
elle se révèle dans tout son éclat, sim-
ple et claire. Tous la comprennent
sans effort; il semble qu'on Tait tou-
jours connue. Jadis les savants s'imagi-
naient que le ciel était une coupole
ronde, un toit de métal, — que sais-je?
— une série de voûtes, trois, sept, neuf,
treize môme, ayant chacune leurs pro-
cessions d'astres, leurs lois différentes,
leur régime i)articulicr et leurs troupes
d'anges et d'archanges pour les garder.
iMais dejuiis c|ue tous ces cieux sujkt-
posés dont parlent la liihle el le I ahnud
ont été démolis, il nest pus un enlant
qui ne sache i[ue l'espace est libre, in-
fini autour de la Terre, ('/est à jieinc
234 i;i'":\()LUTI()N, LA !<KVOI,UTIf)N
s'il l'aj;)prc'nd. (^est là une vcritc qui
fait désormais partie de l'héritage uni-
versel. Il en est de même pour toutes
les grandes acquisitions scientifiques.
Elles ne s'étudient pas, pour ainsi dire,
elles se savent; elles entrent dans Tair
que Ton respire.
Quelle que soit l'origine de l'instruc-
tion, tous en profitent, et le travailleur
n'est pas celui qui en prend la moindre
part. Qu'une découverte soit faite par
un bourgeois, un noble ou un roturier,
que le savant soit le potier Palissy ou
le chancelier Bacon, le monde entier
utilisera ses recherches. Certainement
des privilégiés voudraient bien garder
pour eux le bénéfice de la science et
laisser l'ignorance au peuple : chaque
jour des industriels s'approprient tel ou
tel procédé chimique et, par brevet ou
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 2 33
lettres patentes, s'arrogent le droit de
fabriquer seuls telle ou telle chose utile
à l'humanité : on a pu voir le médecin
Koch obligé par son maître Guillaume
de revendiquer la guérison des sujets de
TEmpire comme un monopole d'Etat ;
mais trop de chercheurs sont à Toeuvre
pour que les désirs éi^-oïstes puissent
s'accomplir. Ces exploiteurs de science
se trouvent dans la situation de ce mac];-i-
cien des Mille et une Xiiits qui descella
le vase où depuis dix mille ans dormait
un i^èn'ie enfermé, lis voudraient le faire
rentrer dans son réduit, le clore sous
triple sceau, mais ils ont perdu le mot de
laconjuralion, et le génie est libre à jamais.
Et par un étran^^e contraste des cho-
ses, il se trouve que, pour toutes les
questions sociales où les ouvriers ont
un intérêt direct et naturel à revendi-
2 3Ô I.'l':VOI.lJTIO.\, LA RKVOLUTION
qucr régalitc des hommes, la justice
pour tous, il leur est plus facile qu'au
savant de profession d'arriver à la con-
naissance de la vérité, qui est la science
réelle. Il fut un temps où la grande ma-
jorité des hommes naissaient, vivaient
esclaves, et n'avaient d'autre idéal qu'un
changement de servitude. Jamais il ne
leur venait à la pensée qnn un homme
vaut un homme ». Ils l'ont appris main-
tenant et comprennent que cette égalité
virtuelle donnée par l'évolution doit se
changer désormais en égalité réelle,
grâce à la révolution, ou plutôt aux ré-
volutions incessantes. Les travailleurs,
instruits par la vie, sont bien autrement
experts que les économistes de profes-
sion sur les lois de l'économie politique.
Ils ne se donnent point souci d'inutiles
détails et vont droit au cœur des ques-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 287
tions, se demandant pour chaque ré-
forme si, oui ou non, elle assurera le
pain. Les diverses formes d'impôt, pro-
g^ressive ou proportionnelle, les laissent
froids, car ils savent que tous les impôts
sont, en fin de compte, payés par les
plus pauvres. Ils savent que pour la
grande majorité d'entre eux fonctionne
une (( loi d'airain », qui, sans avoir le
caractère fatal, inéluctable qu'on lui attri-
buait autrefois, n'en présente pas moins
pour des millions d'hommes une terrible
réalité. En vertu de cette loi le famélique
est condamné, de par sa taim même, à
ne recevoir pour son travail qu'une
pitance de misère. La dure expérience
confirme chaque jour cette nécessité
qui découle du droit de la lorce. Même
quand l'individu est devenu inutile
au maître quand il ne vaut plus rien,
23S LM'VOIAJTION, LA REVOLUTION
n'esl-ce pas la rùglj de le laisser périr?
Ainsi, sans paradoxe aucun, le peuple
— ou tout au moins la partie du peuple
(]ui a le loisir dépenser — en sait d'or-
dinaire beaucoup plus loni^ que la plu-
part des savants, et cela sans avoir passé
par les universités ; il ne connaît pas les
détails à Tintini, il nest pas initié à
mille formules de grimoire ; il n'a pas la
tête emplie de noms en toute langue
comme un catalogue de bibliothèque,
mais son horizon est plus large, il voit
plus loin, d'un côté dans les origines
barbares, de Fautre dans l'avenir trans-
formé ; il a une compréhension meil-
leure de la succession des événements ;
il prend une part plus consciente aux
grands mouvements de Thistoire ; il
connaît mieux la richesse du globe :
il est plus homme entin. A cet égard,
El L'IDEAL ANARCHIQUE 2 59
on peut dire que tel camarade anar-
chiste de notre connaissance, jugé digne
par la société d'aller mourir en prison,
est réellement plus savant que toute une
académie ou que toute une bande d'étu-
diants frais émoulus de l'Université,
bourrés de faits scientiliques. Le savant
a son immense utilité comme carrier :
il extrait les matériaux, mais ce n'est
pas lui qui les emploie, c'est au peuple,
à Tensemble des hommes associés qu'il
appartient d'élever l'édifice.
Que chacun fasse appel à ses souve-
nirs pour constater les changements qui,
depuis le milieu du dix-neuvième siècle
se sont produits dans la manière de pen-
ser et de sentir, et qui nécessitent par
conséquent des modifications corres-
pondantes dans la manière d'a,^ir. La
nécessité d'un maître, d'un chel ou
24'> l.i:\()LU'IK)N, l.,\ RÉVOLUTION
capitaine en toute or<^anisation, parais-
sait hors de doute : un Dieu dans le
ciel, ne fût-ce que le Dieu de \'oltaire;
un souverain sur un trône ou sur un
fauteuil, ne fût-ce qu'un roi constitu-
tionnel ou un président de république,
« un porc à lenj^rais », suivant 1 heu-
reuse expression de l'un d'entre eux ;
un patron pour chaque usine, un bâton-
nier dans chaque corporation, un mari,
un père à grosse voix, dans chaque mé-
nage. Mais de jour en jour le préjugé
se dissipe et le prestige des maîtres di-
minue ; les auréoles pâlissent à mesure
que grandit le jour. En dépit du mot
d'ordre, qui consiste à faire semblant
de croire, même quand on ne croit pas,
en dépit des académiciens et des nor-
maliens qui doivent à leur dignité de
feindre, la foi s'en va et malgré les âge-
ET L'IDHAL ANARCHIQUE 241
nouillements, les signes de croix et les
parodies mystiques, la croyance en ce
Maître Eternel dont était dérivé le pou-
voir de tous les maîtres mortels se dis-
sipe comme un rêve de nuit. Ceux qui
ont visité TAngleterre et les l']tats-Unis
à vingt années d'intervalle s'étonnent
de la prodigieuse transformation qui
s'est accomplie à cet égard dans les es-
prits. On avait quitté des hommes fa-
natiques^ intolérants, féroces dans leurs
croyances religieuses et politiques ; on
retrouve des gens à Fintelligence ou-
verte, à la pensée libre, au creur élargi.
Ils ne sont plus hantés par l'hallucina-
tion (.lu Dieu vengeur.
La diminution du respect est dans la
pratique de la vie le résultat le plus im-
portant de cette évolution des itlécs.
Allez chez les prêtres, bonzes ou niara-
242 L'KVOLUTION, LA RKV(Jl.UTION
bf)uts : d'oîi vient leur amertume ? de
ce qu'on ose j)enser sans leur avis, iîlt
chez les grands personnages : de quoi
se plaignent-ils? de ce qu'on les aioorde
comme d'autres hommes. (Jn ne leur
cède plus le pas, on néglige de les sa-
luer. Et quand on obéit aux représen-
tants de l'autorité, parce que le gagne-
pain l'exige, et qu'on leur donne en
même temps les signes extérieurs du
respect, on sait ce que valent ces maî-
tres ; et leurs propres subordonnés sont
les premiers à les tourner en ridicule.
Il ne se passe pas de semaine que des
juges siégeant en robe rouge, toque sur
tête, ne soient insultés, bafoués parleurs
victimes sur la sellette. Tel prisonnier
a même lancé son sabot à la tête du pré-
sident. Et les ofénéraux ! Nous les avons
vus à l'œuvre. Nous les avons vus, im-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 24Z
portants, bouffis, solennels, inspecter
les avant-postes, ne se donnant pas
même la peine de monter en ballon ou
d'y envoyer un officier pour examiner
les positions de l'ennemi. Xous les
avons entendus donnant Tordre de dé-
molir des ponts que nulle batterie ne
menaçait, et accuser leurs ing-énieurs
d'avoir construit des ponts trop courts
pour leurs colonnes d'attaque. Nous
avons écouté avec ani^oisse cette terri-
ble canonnade du Bourget, où quelques
centaines de malheureux brûlaient leurs
« dernières cartouches », attendant
vainement que le « généralissime « en-
voyât à leur secours une partie du demi-
million d'hommes qui obéissaient à sa
voix ! Puis nous avons vu avec stupeur
cette belle <( alfaire Dreylus » où il nous
fut prouvé, par les olficiers eux-mêmes.
2^4 L"1-:V0LUTI0N, LA RKVDLUTION
que les jugemcnls par orJrc, la gestion
de lupanars et la rédaction de « faux pa-
triotiques » n'ont rien de contraire aux
usages et à Thonneur de Tarmée. Est-il
étonnant dans ces conditions que le res-
pect s'en aille, et môme qu'il se change
en mépris!
Il est vrai, le respect s'en va, non pas
ce juste respect qui s'attache à riiomme
de droiture, de dévouement et de labeur,
mais ce respect bas et honteux qui suit
la richesse ou la fonction, ce respect
d'esclave qui porte la foule des badauds
vers le passage d'un roi et qui change
les laquais et les chevaux d'un grand
personnage en objets d'admiration. Et
non seulement le respect s'en va, mais
ceux-là qui prétendent le plus à la con-
sidération de tous sont les premiers à
compromettre leur rôle d'êtres surhu-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 245
mains. Autrefois les souverains d'Asie
connaissaient Tart de se faire adorer.
On voyait de loin leurs palais ; leurs
statues se dressaient partout, on lisait
leurs édits, mais ils ne se montraient
point. Les plus familiers de leurs sujets
ne les abordaient qu'à genoux, parfois
un voile s'ouvrait à demi pour les mon-
trer comme dans un éclair et les faire
disparaître soudain, laissant tout émue
l'àmc de ceux qui les avaient entrevus
un instant. Alors le respect était assez
profond pour tenir de la prostration : un
muet portait aux condamnes un cordon
de soie et cela suffisait pour que le lidclc
adorateur se pendit aussitôt. Le sujet
d'un émir, dans l'Asie centrale, devait
se présenter devant son inailtc, la tète
pencliéc sur Tépaulc droite, une corde
à son cou liien dégagé, avec un glaive
24<'. i;i:\OLUTION, LA REVOLUTION
tranchant suspendu à cette corde, alin
que le maître n'eût à son caprice que
Tarme à saisir pour se défaire de Tes-
clave docile. Tamerlan, se promenant
au haut d'une tour, fait un signe aux
cinquante courtisans qui l'environnent,
et tous se précipitent dans l'espace.
Que sont en comparaison les Tamerlan
de nos jours, sinon des apparences plus
ou moins, quoique toujours redoutables.
Devenue pure fiction constitutionnelle,
l'institution royale a perdu cette sanc-
tion du respect universel qui lui donnait
toute sa valeur. « Le roi, la foi, la loi »
disait-on jadis. « La foi » n'y est plus, et
sans elle le roi et la loi s'évanouissent
transformés en fantômes. Mais hélas !
Qu'ils sont durs à mourir. Ces morts
sont aussi de ceux « qu'il faut qu'on
tue ! »
IX
L'ignorance diminue, et, chez les évo-
lutionnistes révolutionnaires, le savoir
dirigera bientôt le pouvoir. C'est là le
fait capital qui nous donne confiance
dans les destinées de l'Humanité : mal-
gré rinfinic complexité des choses, l'his-
toire nous prouve que les éléments de
progrès remporteront sur ceux de ré-
gression. Kn mettant en regard tous les
faits de la \\c conlenij^oraine, ceux
2^8 i.'iivoix tkjn, la riaolution
qui témoignent crunc décadence relative
et ceux (]ui au contraire indiquent une
marche en avant, on constate que les
derniers remportent en valeur et que-
révolution journalière nous rapproche
incessamment de cet ensemble de trans-
formations, pacifiques ou violentes, que
d'avance on appelle « révolution so-
ciale, y> et qui consistera surtout à dé-
truire le pouvoir despotique des per-
sonnes et des choses, et Taccaparement
personnel des produits du travail col-
lectif.
Le fait capital est la naissance de
l'Internationale des Travailleurs. Sans
doute, elle était en (;erme depuis que
les hommes de nations différentes se
sont entr'aidés en toute sympathie et
pour leurs intérêts communs; elle prit
KT L'IDÉAL ANARCHIQUE 24g
même une existence théorique le jour où
les philosophes du dix-huitième siècle
dictèrent à la Révolution française la
proclamation des(( Droits de T Homme»;
mais ces droits étaient restés une sim-
ple formule et l'assemblée qui les avait
criés au monde se gardait bien de les
appliquer : elle n'osait pas même
abolir l'esclavage des noirs de Saint-
Domingue et ne céda qu'après des an-
nées d'insurrection, lorsque la dernière
chance de salut était à ce prix. Non,
l'Internationale, qui par tous pays civi-
lisés était en voie de formation, ne prit
conscience d'cllc-mcnic que pendant la
deuxième moitié du dix-neuvième siècle,
et c'est dans le monde du travail qu'elle
surgit : les « classes dirigeantes » n'y
furent i)()ur rien. i/liUcinationale! i^e-
2So i;i:\oi.ijrioN. i.a KKVoi.riioN
puis la découverte de rAmérique et la
circumnavif,^ation de la Terre, nul fait
n'eut plus d'importance dans l'histoire
des hommes. Colomb, Magellan, El
Cano avaient constaté, les premiers,
Tunité matérielle de la Terre, mais la
future unité normale que désiraient les
philosophes n'eut un commencement de
réalisation qu'au jour où des travail-
leurs anglais, français, allemands, ou-
bliant la différence d'onVine et se com-
prenant les uns les autres malgré la di-
versité du langage, se réunirent pour ne
former qu'une seule et même nation, au
mépris de tous les gouvernements res-
pectifs. Les commencements de l'œuvre
furent peu de chose : à peine quelques
milliers d'hommes s'étaient groupés
dans cette association, cellule primitive
ET L'JDÉAL ANARCHIQUE 25 I
de rHumanité future, mais les historiens
comprirent Fimportance capitale de l'é-
vénement qui venait de s'accomplir. Et
dès les premières années de son exis-
tence, pendant la Commune de Paris,
on put voir, par le renversement de la
colonne Vendome,que les idées de l'In-
ternationale étaient devenues une réalité
vivante. Chose inouïe jusqu'alors, les
vaincus renversèrent avec enthousiasme
le monument d'anciennes victoires, non
pour flatter lâchement ceux qui venaient
de vaincre à leur tour^ mais pour té-
moii^ner de leur sympathie fraternelle
envers les Irèrcs tju'on avait menés
cntreeux, et de leurs sentiments d'exé-
cration contre les maîtres et rois (jui de
part et d'autre conduisaient leurs sujets
à Tabattoir.. Puur ceux (jui savent se
252 L'l':\OF.lITI()N. I.A KI.NOI.UriON
placer en clchtjrs des luttes mes()uincs
des partis et contempler de haut la
marche de Thistoire, il n'est pas, en ce
siècle, de signe des temps qui ait une
signification plus imposante que le ren-
versement de la colonne impériale sur
sa couche de fumier!
On Ta redressée depuis, de même
qu'après la mort de Charles I" et de
Louis XVI on restaura les royautés
d'Angleterre et de France, mais on sait
ce que valent les restaurations ; on peut
recrépir les lézardes, mais la poussée
du sol ne manquera pas de les rouvrir :
on peut rebâtir les édifices, mais on ne
fait pas renaître la foi première qui les
avait édifiés. Le passé ne se restaure,
ni l'avenir ne s'évite. Il est vrai que
tout un appareil de lois interdit Tinter-
ET L'IDEAL ANARCHIQUE 253
nationale. l^>n Italie on Ta qualifiée
d' (' association de Malfaiteurs » et en
France on a promulgué contre elles
les « lois scélérates. » On en punit les
membres du cachot et du bagne. En
Portugal c'est un crime durement châtié
que de prononcer son nom. Précautions
misérables ! Sous quelque nom qu'on la
déguise, la fédération internationale
des Travailleurs n'en existe et ne s'en
développe pas moins, touj(nirs plus soli-
daire et plus puissante. (Test môme une
singulière ironie du sort de nous mon-
trer combien ces ministres et ces magis-
trats, ces législateurs et leurs complices,
sont des êtres prompts à se duper eux-
mêmes et combien ils s'empêtrent chuis
leurs propres lois. Leurs armes ont à
peine servi que déjà, toul émoussécs,
25. 1 I.'I';\01.L' riON. l.\ Kt \()l I ilON
elles n'ont plus de tranchant. Ils prohi-
bent rintcrnationalc^ mais ce qu'ils ne
peuvent jDrohibcr, c'est l'accord naturel
et spontané de tous les travailleurs qui
pensent, c'est le sentiment de solidarité
qui les unit de plus en plus, c'est leur
alliance toujours plus intime contre les
parasites de diverses nations et c ci-
verses classes. Ces lois ne servent qu'à
rendre grotesques les graves et majes-
tueux personnages qui les édictent.
Pauvres fous, qui commandez à la mer
de reculer !
Il est vrai que les armes dont se ser-
vent les ouvriers dans leur lutte de re-
vendication peuvent sembler ridicules,
et la plupart du temps le sont en effet.
Lorsqu'ils ont à se plaindre de quelque
criante injustice, lorsqu'ils veulent té-
ET L'IDÉAL AN ARCHIQLE 255
moigner de leur esprit de solidarité avec
un camarade offense, ou bien quand ils
réclament un salaire supérieur ou la
diminution des heures de travail, ils
menacent les patrons de se croiser les
bras : comme les plébéiens de la répu-
blique romaine, ils abandonnent le la-
beur accoutumé et se retirent sur leur
a Mont Aventin. » On ne les ramène
plus à l'ouvrage en leur racontant des
fables sur les u Membres et TEsto-
mac », quoique les journaux bien pen-
sants nous servent encore cet apologue
sous des formes diverses, mais on les
entoure de troupes, l'arme charnée, la
baïonnette au canon, et on les tient sous
la menace constante du massacre: c'est
ce que Ton appelle « protéger la liberté
du travail. »
256 l.KVOLL'TION. LA KKVOLUTION
Parfois les soldats tirent en effet sur
les travailleurs en r:^rcve : un peu de
sang- baptise le seuil des ateliers ou le
bord des puits de mine. Mais si les
armes n'interviennent pas, la faim n'en
accomplit pas moins son œuvre : les
travailleurs, dépourvus de toute épargne
personnelle, privés de crédit, se trou-
vent en présence de l'implacable fata-
lité : ils ne sont plus soutenus par Ti-
vresseque leuravaient donnée la colère
et l'enthousiasme des premiers jours, et
sous peine de suicide, ils n'ont plus qu'à
céder, à subir humblement les condi-
tions imposées et à rentrer la tête basse
dans cette mine que^ hier encore, ils
appelaient le bagne. C'est que réelle-
ment la partie n'est pas égale ; d'un
côté le capitaliste physiquement dispos
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 267
est sans nulle crainte pour le maintien de
son bien-être; le boulanger et tous les
autres fournisseurs continuent de s'em-
presser autour de lui et les soldats de
monter la garde à la porte de sa de-
meure ; toute la puissance de l'Etat,
même, s'il est nécessaire, celle des États
voisins, se mettent à son service. Et de
Tautrc côté, une foule d'hommes qui
baissent les yeux, de peur qu'on n'en
voie l'étincelle, et qui se propiènent
vagues et faméliques, dans l'attente d'im
miracle !
Et cependant ce miracle s'effectue
quelquefois. Tel patron bcsoigncux est
sacrifié par ses confrères qui jugent inu-
tile de se solidariser avec lui. Tel autre
chef d'usine ou d'atelier, se sentant
manifestement dans son tort, cède à la
258 L'i:voi.iiTicjN, i,.\ i<r:v()Lirri()N
majesté du vrai ou bien à la pression
de l'opinion publique. En nombre de
petites grèves oii les intérêts en^^agés
ne représentent qu'un faible capital et
où Tamour-propre des puissants barons
de la finance ne risque pas d'être lésél
es travailleurs remportent un facile,
triomphe : parfois môme, quelque ambi-
tieux rival n'a pas été fâché de jouer un
mauvais tour à un collègue qui le gê-
nait et de le brouiller mortellement avec
ses ouvriers. Mais quand il s'agit de lut-
tes vraiment considérables où de grands
capitaux sont en jeu et où l'esprit de
corps sollicite toutes les énergies, l'é-
norme écart des ressources entre les
forces en conflit ne permet guère à des
pauvres n'ayant que leurs muscles et
leur bon droit d'espérer la victoire contre
ET L'IDEAL ANARCHIQUE 259
une ligue de capitalistes. Ceux-ci peuvent
accroître indéfiniment leur fonds de ré-
sistance et disposent en outre de toutes
les ressources de TEtat etdeTappuides
compagnies de transport. La statistique
annuelle des grèves nous prouve par
des chiffres indiscutables que ces chocs
inégaux se terminent de plus en plus
fréquemment par l'écrasement des ou-
vriers en grève. La stratégie de ce genre
de guerre est désormais bien connue :
les chefs d'usines et de compagnies sa-
vent qu'en pareille occurrence ils dis-
posent librement des capitaux des so-
ciétés similaires, de l'armée et de la
tourbe infime des mcurt-dc-faim.
Ainsi les historiens de la période con-
temporaine doivent reconnaître que dans
les conditions du milieu la pratic|ue des
26o I-KVOLUriON. l.A KLVUIXTKhN
grèves partielles, entreprises par des
foules aux bras croisés, ne présente cer-
tainement aucune chance d'amener une
transformation sociale. Mais ce quil
importe d'étudier, ce ne sont pas tant
les faits actuels que les idées et les ten-
dances génératrices des événements fu-
turs. Or la puissance de l'opinion dans
le monde des travailleurs se manifeste
puissamment, dépassant de beaucoup
ce petit mouvement des grèves qui, en
résumé, reconnaît et par conséquent
confirme en principe le salariat, c'est-
à-dire la subordination des ouvriers aux
bailleurs de travail. Or, dans les assem-
blées où la pensée de chacun se précise
en volonté collective^ l'accroissement
des salaires n'est point l'idéal acclamé :
c'est pour l'appropriation du sol et des
ET L'IDEAL ANARCJHQUE 261
usines, considérée déjà comme le point
de départ de la nouvelle ère sociale, que
les ouvriers de tous les pays, réunis en
congrès, se prononcenten parfait accord.
L'Angleterre, les Etats-Unis, le Canada,
l'Australie retentissent du cri : « Natio-
nalisation du sol », et déjà certaines
communes, même le gouvernement de
la Nouvelle-Zélande, ont jugé bon de
céder partiellement aux revendications
populaires. Est-ce que la littérature
spontanée des chans(jns et des refrains
socialistes n'a pas déjà repris en espé-
rance tous les produits du travail col-
lectif?
Nôgrc de l'usine,
l'orçat Je la mine,
Ilote (.les champs,
Lève-toi, peuple puissant:
2f)2 i.'i:voi.u'ri()N, i-A KKVoi.irnoN
Ouvrier, prends la machine!
Prends la terre, paysan!
Et la compréhension naissante du
travailleur ne s'évapore pas toute en
chansons. Certaines grèves ont pris un
caractère agressif et menaçant. Ce ne
sont plus seulement des actes de dé-
sespoir passif, des promenades de fa-
méliques demandant du pain : telle de
ces manifestations eut des allures fort
gênantes pour les capitalistes. N'avons-
nous pas vu aux Etats-Unis les ouvriers,
maîtres pendant huit jours de tous les
chemins de fer del'Indiana et d^une par-
tie du versant de l'Atlantique? Et, lors,
de la grande grève des chargeurs et
portefaix de Londres, tout le quartier
des Docks ne s'est-il pas trouvé de fait
trr I.'IDKAL ANARCH1()UE 2G3
entre les mains trune foule internatio-
nale, fraternellement unie ? Nous avons
vu mieux encore. A Vienne, près de
Lyon, des centaines d'ouvriers et d'ou-
vrières, presque tous tisseurs de laina-
ges, ont su noblement fêter la journée
du premier Mai en forçant les portes
d'une fabrique, non en pillards, mais en
justiciers : solennellement, avec une
sorte de religion, ils s'emparent d'une
pièce de drap, qu'ils avaient eux-mêmes
tissée, et tranquillement ils se partagent
cetteétoffc, longuede plus de trois cents
mètres, et cela sans ignorer que les bri-
gades de gendarmerie, mandées de tou-
tes les villes voisines par télégraphe, se
groupaient sur la place publique pour
leur livrer bataille et peul-ctrc les fu-
siller ; mais ils savaient aussi que leur
264 LihoLUTiON, LA i<i;\(ju;tion
acte de main-mise sur Tusinc, véri-
table propriété collective, ravie par le
capital, ne serait point oubliée par leurs
frères en travail et en soufFrance. lisse
sacrifièrent donc pour le salut commun,
et des milliers d'hommes ont juré qu'ils
suivraient cet exemple. N'est-ce pas là
une date mémorable dans l'histoire de
l'humanité ? C'est bien une révolution
dans la plus noble acception du mot;
d'ailleurs, si cette révolution avait eu
la force de son côté, elle n'en serait pas
moins restée absolument pacifique.
La question majeure est de savoir si
la morale des ouvriers condamne ou jus-
tifie de pareils actes. Si elle se trouve
de plus en plus d'accord à l'approuver,
elle créera les faits sociaux corres-
pondants. Le maçon réclamera la de-
ET LIDKAL ANARCHIQUE 205
meure qu'il construit, de même que le
tisseur a pris l'étoffe tissée par lui, et
l'agriculteur mettra la main sur le pro-
duit du sillon. Tel est Tespoir du tra-
vailleur et telle est aussi la crainte du
capitaliste. Aussi quelques cris de dé-
sespoir se sont-ils fait entendre dans le
camp des privilégiés, et quelques-uns
d'entre eux ont-ils eu déjà recours à des
mesures suprêmes de salut. Ainsi la fa-
meuse usine de Homestead, en Pen-
sylvanie^ est bâtie en citadelle, avec tous
les moyens de défense et de répression
contre les ouvriers que peut fournir la
science moderne. En d'autres usines on
emploie de préférence le travail des for-
çats, que riiltat prête bénévolement pour
un moindre salaire; tous les efforts des
ingénieurs sont dirigés vers Icmijloi de
266 L'ÉVOLUTION, LA RliVOLUTION
la force brute des machines diri«^^cc
par l'impulsion inconsciente d'hommes
sans idéal et sans liberté. Mais ceux
qui veulent se passer d'intelligence ne
le peuvent qu'à la condition de s'affai-
blir, de se mutiler et de préparer ainsi
la victoire d'hommes plus intelligents
qu'eux : ils fuient devant les difficultés
de la lutte, qui les atteindra bientôt.
Dès que l'esprit de revendication pé-
nétrera la masse entière des opprimés,
tout événement, même d'importance
minime en apparence, pourra détermi-
ner ime secousse de transformation :
c'est ainsi qu'une étincelle fait sauter
tout un baril de poudre. Déjà des signes
avant-coureurs ont annoncé la grande
lutte. Ainsi, lorsque, en 1890, retentit
l'appel du « premier Mai » lancé par un
ET L'IDEAL ANARCHIQUE 26'
inconnu quelconque, peut-être par un
camarade australien^ on vit les ouvriers
du monde s'unir soudain dans une même
pensce. Ils prouvèrent ce jour-là que
rinternationale, officiellement enterrée,
était pourtant bien ressuscitée, et ccl:i
non à la voix des chefs, mais par I:i
pression des foules. Ni les « sages cou- ,
seils » des socialistes en place, ni Tap
pareil répressif des gouvernements ne
purent empêcher les opprimés de toutes
les nations de se sentir frères sur le
pourtour de la planète et de se le dire
les uns aux autres. Kt cependant il
s'agissait en apparence de bien peu de
chose, d'une simple manifestation pla-
tonique, d'une parole de ralliement,
d'un mot de passe ! l'^n effet, patrons et
douvjrncnicnts, aitlés par lus chefs so-
268 L'IIVOLUÏION. LA RKV()Li;TION
cialistes cux-mcmcs, ont réduit ce mot
fatidiciue à n'être plus qu'une formule
sans valeur. Néanmoins, ce cri, cette
date fixe avaient pris un sens épique par
leur universalité.
Tout autre cri, soudain, spontané,
imprévu, peut amener des résultats plus
surprenants encore. La force des cho-
ses, c'est-à-dire Tensemble des condi-
tions économiques, fera certainement
naître pour une cause ou pour une autre,
à propos de quelque fait sans grande
importance, une des crises qui passion-
nent même les indifférents, et nous ver-
rons tout à coup jaillir cette immense
énergie qui s'est emmagasinée dans le
cœur des hommes par le sentiment
violé de la justice, par les souffrances
inexpiées, par les haines inassouvies.
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 269
Chaque jour peut amener une catastro-
phe. Le renvoi d'un ouvrier, une grève
locale, un massacre fortuit, peuvent
être la cause de la révolution : c'est que
le sentiment de solidarité gagne de plus
en plus et que tout frémissement local
tend à ébranler l'Humanité- Il y a quel-
ques années, un nouveau mot de rallie-
ment, « Grève générale » éclata dans les
ateliers. Ce mot parut bizarre, on le
prit pour l'expression d'un rcve_, d'une
espérance chimérique, puis on le répéta
d'une voix plus haute, et maintenant
il retentit si fort que maintes fois la
monde des capitalistes en a tremblé.
Non, la grève générale, et j'entends par
ce mot, non pas la simple cessation du
travail, mais une revendication agressive
de tout l'avoir des travailleurs ; non, cet
370 L'KVOLUTION. LA RtIVOI.UTlON
événement n'est pas impossible; il est
même devenu inévitable, et peut être
prochain. Salariés anglais, belges, fran-
çais, allemands, américains, australiens
comprennent qu'il dépend d'eux de re-
fuser le même jour tout travail à leurs
patrons^ d'occuper ce même jour l'usine
à leur profit collectif, et ce qu'ils com-
prennent ou du moins pressentent au-
' jourd'hui p()urquoi ne le pratiqueraient-
ils pas demain, surtout si à la grève des
•travailleurs s'ajoute celle des soldats ?
Les journaux se taisent unanimement
avec une prudence parfaite quand des
militaires se rebellent ou quittent le ser-
vice en masse. Les conservateurs qui
veulent absolument ignorer les faits qui
ne s'accordent pas avec leur désir^
s'imaginent volontiers que pareille abo-
ET I.'IDIîAL AXARCHIQUIi: 271
inination sociale est impossible, mais les
désertions collectives, les rébellions par-
tielles, les refus de tirer sont des phé-
nomènes qui se produisent fréquem-
ment dans les armées mal encadrées
et qui ne sont pas tout à fait inconnus
dans les organisations militaires les plus
solides. Ceux d'entre nous qui se rap-
pellent la Commune voient encore par
la mémoire les milliers d'hommes que
Thiers avait laissés dans Paris et que le
peuple désarma et convertit si facile-
ment à sa cause. Quand la majorité des
soldats sera pénétrée du vouloir de la
j^rève, l'occasion de la réaliser se pré-
sentera t(k ou tard.
La grève ou plutôt Tesprit de £;rèvc,
j.ris dans son sens le plus lar^e, vaut
surtout parla solidarité (]u'il établit en-
l-ji L'KVOI.UTION, LA RÉVOLUTION
trc tous les revendicateurs du droit. \\xi
luttant pour la même cause, ils appren-
nent à s'entr'aimer. Mais il existe aussi
des œuvres d'association directe, et cel-
les-ci contribuent également pour une
part croissante à la révolution sociale.
Il est vrai que ces associations de for-
ces entre pauvres, agriculteurs ou gens
d'industrie, rencontrent de très grands
obstacles par suite du manque de res-
sources matérielles chez les individus :
la nécessité du gagne-pain les oblige
presque tous, soit à quitter le sol natal
pour vendre leur force de travail au plus
offrant, soit à rester sur place en ac-
ceptant les conditions, si mesquines
soient-elles, qui leur sont faites par les
distributeurs de la main d'œuvre. De
toutes manières ils sont asservis et la
ET L'IDÉAL ANARCHIQUK 273
besogne journalière leur interdit de faire
des plans d'avenir, de choiidr à leur
guise des associés dans la bataille de la
vie. C'est donc d'une manière tout ex-
ceptionnelle qu'ils arrivent à réaliser un
œuvre de faible ampleur, offrant néan-
moins, relativement au monde ambiant,
un caractère de vie nouvelle. Néanmoins
de très nombreux indices de la société
future se montrent chez les ouvriers, grâce
à des circonstances propices et à la force
de l'idée qui pénètre même des milieux
sociaux appartenant au monde des pri-
vilégiés.
Souvent an se plaît à nous interroger
avec sarcasme sur les tentatives d'asso-
ciations plus ou moins communautaires
déjà faites en diverses parties du monde,
et n«)us aurions peu de jugement si la
274 L'KVOLUTION, LA RÉVOLUTION
réponse à ces questions nous gênait en
quoi que ce soit. Il est vrai : l'histoire
de ces associations raconte beaucoup
plus crinsuccès que de réussites, et il ne
saurait en être difTcrcmment puisqu'il
s'agit d'une révolution complète, le
remplacement du travail, individuel ou
collectif, au profit d'un seul, par le tra-
vail de tous au profit de tous. Les per-
sonnes qui se groupent pour entrer dans
une de ces sociétés à idéal nouveau ne
sont point elles-mêmes complètement
débarrassées des préjugés, des prati-
ques anciennes, de l'atavisme invétéré;
elles n'ont pas encore « dépouillé le vieil
homme ! » Dans le microcosme « anar-
chiste » ou « harmoniste » qu'ils ont
formé, ils ont toujours à lutter contre
les forces de dissociation, de disruption,
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 27S
que représentent les habitudes, les
mœurs, les liens de famille, toujours si
puissants, les amitiés aux doucereux
conseils, les amours aux jalousies fé-
roces, les retours d'ambition mondaine^
le besoin des aventures, la manie du .
changement. L'amour-propre, le sen- |
liment de la dignité peuvent soutenir
les novices pendant un certain temps,
mais au premier mécompte, on selaisse
facilement envahir par une secrète cs-
pcrancc, celle que l'entreprise ne pourra
réussir et que l'on replongera de nou-
veau dans les flots tumultueux de la vie
extérieure. On se rappelle Texpérience
des colons de l>rook Farm, dans la
Nouvelle-Angleterre, qui, tout en res-
tant lidcles à Tassociation, mais seule-
ment j)ar im lien de vertu, par lidélitéà
276 l'Ilvolution, la révolution
leur impulsion première, n'en furent pas
moins enchantés de ce qu'un incendie
vînt détruire leur palais sociétaire, les
déliant ainsi du vœu contracté par eux,
avec une sorte de serment intérieur,
quoique en dehors des formes monaca-
les. Evidemment, l'association était con-
damnée à périr, même sans que l'incen-
die réalisât le désir intime de plusieurs,
puisque la volonté profonde des socié-
taires se trouvait en désaccord avec le
tonctionnement de leur colonie.
Pour des causes analogues, c'est-à-
dire le manque d'adaptation au milieu,
la plupart des associations communau-
taires ont péri * elles n'étaient pas ré^
glées, comme les casernes ou les cou-
vents, parla volonté absolue de maîtres
religieux ou militaires^, et par Tobéis-
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE ^^^
sance non moins absolue des inférieurs,
soldats, moines ou religieuses ; et d'au-
tre part, elles n'avaient pas encore le
lien de solidarité parfaite que donnent
le respect absolu des personnes, le dé-
veloppement intellectuel et artistique,
la perspective d'un large idéal sans
cesse agrandi. Les occasions de dissen-
timent ou même de désunion sont d'au-
tant plus à prévoir que les colons, atti-
rés par le mirage d'une contrée loin-
taine, se sont dirigés vers une terre
toute différente de la leur, où chaque
cliosc leur paraît étrange, où l'adapta-
tion au sol, au climat, aux mœurs loca-
les est soumise aux plus grandes incer-
titudes. Les phalanstériens qui, peu
après kl fondation du second empire,
accompagnèrent Victor Considérant
ajS i;i';voLUTiON, la révolution
dans les plaines du Texas septentrional,
marchaient à une ruine certaine, puis-
qu'ils allaient s'établir au milieu de po-
pulations dont les mœurs brutales et
grossières devaient nécessairement cho-
quer leur fine épiderme de Parisiens,
puisqu'ils entraient en contact avec cette
abominable institution de Tesclavanfe des
noirs, sur laquelle il leur était même
interdit par la loi d'exprimer leur opi-
nion. De même, la tentative de Frei-
land ou de la « Terre libre », faite sous
la direction d*un docteur autrichien, en
des contrées connues seulement par de
vagues récits et péniblement conquises
par une guerre d'extermination, pré-
sentait aux yeux de l'historien quelque |
chose de bouffon : il était d'avance évi-
I
dent que tous ces éléments hétérogènes
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 279
ne pouvaient s'unir en un ensemble
harmonique.
Aucun de ces insuccès ne saurait
nous décourager, car les efforts succes-
sifs indiquent une tension irrésistible de
la volonté sociale : ni les déconvenues
ni les moqueries ne peuvent détourner
les chercheurs. D'ailleurs ils ont tou-
jours sous les yeux l'exemple des « co(^-
pératives », sociétés deconsom.mation et
autres, qui, elles aussi, curent des com-
mencements difficiles et qui mainte-
nant ont, en si ^-rand nombre, atteint une
prospérité merveilleuse. Sans doute,
la plupart de ces associations ont fort
mal tourné, surtout parmi les plus pros
pères, en ce sens que les bénéfices réa-
lisés et le désir d'en accroître l'impor-
tance ont allumé l'amour du lucre chez
28o L'i:VOLUTIO.\, LA Ki:VOLU'l ION
les coopcratcurs, ou du moins les ont
détournés de la ferveur révolutionnaire
des jeunes années. C'est là le plus re-
doutable péril, la nature humaine étant
prompte à saisir des prétextes pour
s'éviter les risques de la lutte. Il est si
facile de se cantonner dans sa « bonne
œuvre », en écartant les préoccupations
et les dangers qui naissent du dévoue-
ment à la cause révolutionnaire dans
toute son ampleur. On se dit qu"il im-
porte avant tout de faire réussir Tentre-
prise à laquelle l'honneur collectif d'un
grand nombre d'amis se trouve attaché,
et peu à peu on se laisse entraîner aux
petites pratiques du commerce habituel :
on avait eu le ferme vouloir de trans-
former le monde, et tout bonnement on
se transforme en simple épicier.
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE ;Sl
Néanmoins les anarchistes studieux
et sincères peuvent tirer un grand en-
seignement de ces innombrables coopé-
ratives qui ont surgi de toutes parts et
qui s'agrègent les unes aux autres, cons-
tituant des organismes de plus en plus
vastes, de manière à embrasser les fonc-
tions les plus diverses, celles de l'indus-
trie, du transport, de l'agriculture, de la
science, de Tart et du plaisir et qui
s'évertuent même à constituer un orga-
nisme complet pour la production, la
consommation et le rythme de la ^■ie
esthétique. La pratique scientifique de
Taide mutuelle se répand et devient fa-
cile- il ne reste plus qu'à lui donner son
véritable sens et sa moralité, en simpli-
fiant tout cet échange de services, en ne
gardant qu'une simple statistique de pro-
282 L'i;VOLUTION, LA RLIVOLUTION
duits et de consommation à la place de
tous ces grands livres de « doit » et
d' « avoir », devenus inutiles.
Et cette rcvolution profonde n'est pas
seulement en voie d'accomplissement,
elle se réalise çà et là. Toutefois il serait
inutilede signaler les tentatives qui nous
semblent se rapprocher le plus de no-
tre idéal, car leurs chances de succès
ne peuvent que s'accroître si le silence
continue de les protéger, si le bruit de
la réclame ne trouble pas leurs modes-
tes commencements. Rappelons- nous
riiistoire de la petite société d'amis qui
s'était groupée sous le nom de « Com-
mune de Montreuil. » Peintres, menui-
siers, jardiniers, ménagères, institutri-
ces s'étaient mis en tète de travailler
simplement les uns pour les autres sans
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 2^3
se donner un comptable pour intermé-
diaire et sans demander conseil du per-
cepteur ou du tabellion. Celui qui avait
besoin de chaises ou de tables allait les
prendre chezTami qui en fabriquait; ce-
lui-ci, dont la maison n'était plus bien
propre, avertissait un camarade, qui ap-
portait le lendemain son pinceau et son
baquet de peinture. Quand le temps
était beau, on se parait du linge propre
bien tenu et repassé par les citoyennes,
puis on allait en promenade cueillir des
léf^umes frais chez le compagnon jardi-
nier, et chaque jour les mômes appre-
naient à lire chez rinslitulricc. C'était
trop beau ! Pareil scandale devait cesser.
Heureusement un « attentat anarchiste »
avait jeté répoiivantc parmi les bour-
geois, et le minislie dom le N'ilaiii nom
284 L'l::\ OLUTION, LA RIJVOLUTION
rappelle les « conventions scélérates »
avait eu l'idée d'olïVir aux conservateurs,
en présent de bonne année, un décret
d'arrestations et de perquisitions en
masse. Les braves communiers de Mon-
treuil y passèrent, et les plus coupables,
c'est-à-dire les meilleurs, eurent à subir
cette torture déguisée qu'on appelle Tins-
truction secrète. C'est ainsi que Ton tua
la petite Commune redoutée ; mais,
n'ayez crainte, elle renaîtra.
X
Il me souvient, comme si je la vivais
encore, d'une heure poignante de ma
vieoùramertume de la défaite n'était com-
pensée que par la joie mystérieuse et
profonde, presque inconsciente, d'avoir
agi suivant mon cœur et ma volonté,
d'avoir été moi-même, malgré les hom-
mes et le destin. Depuis celte époque,
un tiers de siècle s'est écoule déjà.
La Commune de Paris élail en guerre
286 L'1-:V(JI.IJ IK^N, 1,.\ IU:VOI.lJTK)\
contre les troupes de Versailles, et le
bataillon dans leciiiel j'étais entré avait
été fait prisonnier sur le plateau de Chà-
tillon. C'était le matin, un cordon de
soldats nous entourait et des officiers
moqueurs se pavanaient devant nous.
Plusieurs nous insultaient; l'un qui,
plus tard, devint sans doute un des élé-
gants parleurs de l'Assemblée, pérorait
sur la folie des Parisiens : mais nous
avions autres soucis quedeTécoutcr. Ce-
lui d'entre euxqui me frappa le plus était
un homme sobre de paroles, au regard
dur, à la figure d'ascète, probablement
un hobereau de campagne élevé par les
jésuites. Il passait lentement sur le re-
bord abrupt du plateau, et se détachait
en noir comme une vilaine ombre sur
le fond lumineux de Paris. Les rayons
ET L'IDÉAL ANARCHIQUE 287
du soleil naissant s'cpandaienten nappe
d'or sur les maisons et sur les d(jmes :
jamais la belle cité, la ville des révolu-
tions, ne m'avait paru plus belle! a Vous
voyez votre Paris ! » disait l'homme
sombre en nous montrant de son arme
l'éblouissant tableau; « l']h bien, il
n'en restera pas pierre sur pierre ! »
En répétant d'après ses maîtres cette
])arolc biblique, appliquée jadis aux \i-
nives et aux Babylones, le fanatique of-
ficier espérait sans doute que son cri tie
haine serait une prophétie. Toutefois
Paris n'est point tombé; non seulement
il en reste « pierre sur pierre »; mais
ceux dont l'existence lui taisait exécrer
Paris, c'est-à-dire ces trente-cinq mille
hommes que l'un éi^or-^ea dans les rues,
dansles casernes cl dans les cimetières.
288 L'KVOLUTION. LA REVOLUTION
ne sont point morts en vain, et de
leurs cendres sont nés des vengeurs. Et
combien d'autres « Paris », combien
d'autres foyers de révolution consciente
sont nés de par le monde! Où que nous
allions, à Londres ou à Bruxelles, à Bar-
celone ou à Sydney, à Chicago ou à
Buenos-Aires, partout nous avons des
amis qui sentent et parlent comme
nous. Sous la grande forteresse qu'ont
bâtie les héritiers de la Rome césarienne
et papale, le sol est miné partout et
partout on attend l'explosion. Trouve-
rait-on encore, comme au siècle dernier,
des Louis XV assez indifférents pour
hausser les épaules en disant : ce Après
moi le déluge! » C'est aujourd'hui,
demain peut-être, que viendra la catas-
trophe. Balthazar est au festin, mais il
ET L'IDEAL ANARCHIQUE 280
sait bien que les Perses escaladent les
murailles de la cité.
De même que l'artiste pensant tou-
jours à son œuvre la tient entière en
son cerveau avant de l'écrire ou de la
peindre, de môme Thistorien voit d'a-
vance la révolution sociale : pour lui,
elle est déjà faite. Toutefois nous ne
nous leurrons point d'illusions : nous sa-
vons que la victoire définitive nous coû-
tera encore bien du san^ , bien des fati-
gues et des angoisses. A l'Internationale
des opprimés répond une Internationale
des oppresseurs. Des syndicats s'orga-
nisent de par le monde pour tout ac-
caparer, produits et bénéfices, pour
enrégimenter tous les hommes en une
immense armée (le salariés, là ces syn-
dicats de milliardaires et de faiseurs,
<9
2qo L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION
circoncis et incirconcis, sont absolument
certains, que par la toute-puissance de
l'argent ils auront à leurs gages les gou-
vernements et leur outillage de répres-
sion : armée, magistrature et police. Ils
espèrent en outre que par Thabile évo-
cation des haines de races et de peu-
ples, ils réussiront à tenir des foules
exploitables dans cet état d'ignorance
patriotique et niaise qui maintient la
servitude. En effet, toutes ces vieilles
rancunes, ces traditions d'anciennes
guerres et ces espoirs de revanche^ cette
illusion de la patrie, avec ses frontières
et ses gendarmes, et les excitations jour-
nalières des chauvins de métier, soldats
ou journalistes, tout cela nous présage
encore bien des peines, mais nous avons
des avantages que l'on ne peut nous ra-
ET L'/DÉAL ANARCHIQUE 2Qi
vir. Nos ennemis savent qu'ils pour-
suivent une œuvre funeste et nous sa-
vons que la nôtre est bonne ; ils se dé-
testent et nous nous entr'aimons ; ils
cherchent à faire rebrousser l'histoire
et nous marchons avec elle.
Ainsi les grands jours s'annoncent.
L'évolution s'est faite, la révolution ne
saurait tarder. D'ailleurs ne s'accomplit-
cllc pas constamment sous nos yeux,
par multiples secousses? Plus les cons-
ciences, qui sont la vraie lorcc, appren-
dront à s'associer sans abdiquer, jMus les
travailleurs, cjui sont le nombre, auront
conscience de leur valeur, et plus les
202 L'KVOLUriON, LA 1< KVOLU I ION
révolutions seront faciles et pacifiques.
Finalement, toute opposition devra céder
et même céder sans lutte. Le jour vin-
dra où l'Evolution et la Révolution, se
succédant immédiatement, du désir au
fait, de l'idée à la réalisation, se confon-
dront en un seul et même phénomène.
C'est ainsi que fonctionne la vie dans
un organisme sain, celui d'un homme ou
celui d'un monde.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Avertissement.
I. l'ivolution de l'Univers et révolutions par-
tielles. Acception fausse des termes « Evo-
lution » et « Révolution ». Evolutionnis-
tes hypocrites, timorés ou à courtes vues.
Evolution et Révolution, deux stades suc-
cessifs d'un même phénomène . . 1-20
II. Révolutions progressives et révolutions ré-
f^rcssives. Evénements comple.vcs, à la fois
progrès et regrès, l-'ausse attribution du
progrès à la volonté d'un niaitrc ou h
l'action des lois. Renaissance, Réforme,
Révolution française . 2i-5û
204
TABLE DES MATIERES
III. Kévolutions instinctives. Les Foules. Les
Révolutions conscientes succédant aux ré-
volutions instinctives. Révolutions de pa-
lais. Conjurations de partis. Contraste de
réliteintellectuelle et de l'aristocratie. Les
politiciens ^7-7(^
IV. Constatation précise de l'état social contem-
porain. Toute-puissance du capital. Trans-
formations apparentes des institutions et
leur régression fatale. L'Etat, Royauté, cul-
tes, magistrature, armée, administration.
Esprit de corps. Le patriotisme, l'ordre,
la paix sociale 77-118
V. L'idéal évolutionniste, le but révolution-
naire. Le (( pain pour tousl » La pauvreté
et la « loi de Malthus. » Suffisance et sur-
abondance des ressources. Idéal de la
pensée, de la parole, de l'action libres.
Anarchistes, « ennemis de la religion, de
la famille et de la propriété ». . 1 19-146
m
VI. Les espoirs illogiques. L'inflexibilité forcée du
capital. Péjoration morale de tous les partis
qui conquièrent le pouvoir, monarchistes.
TABLE DES MATIERES zgS
républicains et socialistes. Le suffrage uni-
versel et l'évolution fatale des candidats.
Le « premier Mai. » Le dédoublement
des partis 147- iSo
VU. Les Forces en lutte. Prodigieux outillage de
repression. Alliance du maître- et du valef
Manque de logique dans le fonctionnement
des Etats modernes. La d suprêmeraisonwdes
rois, le « droit du plus fort ». . . 181-210
VIIL Puissance de la fascination religieuse.
Progrès apparents de l'Eglise, devenue
le refuge de tous les réacteurs; impos-
sibilité pour elle de s'accommoder à un
milieu nouveau. Enseignement confié aux
ennemis de la science. Enseignement de
la nature et de la société. La science vécue / l )
et la science officielle. Appréciation vraie des
choses; diminution du respect . 211-^41»
IX. Situation présente et prochain avenir. Nais-
sance de l'Internationale. Les Grùvcs. Im-
puissance des ouvriers dans leurs grèves
partielles contre la grande industrie. La
grève des drapiers de N'ienne, premier
exemple de saisie îles usines comme pro-
296 TAF5IJ-: 1)1 ;S MAI IKRES
priiitc collective. La grève générale et la
grève des soldats. La solidarité des grévis-
tes. Les associations communautaires. Dif-
ficultés d'adaptation à un milieu nouveau.
Phalanstère du Texas et Freiland. Associa-
tions coopératives et sociétés anarchistes.
La « Commune de Montreuil ». 246-i'84
X. Dernièresluttcs. Futurecoïncidencepacifique,
par l'anarchie, de l'évolution et de la révolu-
tion. L'ordre dans le mouvement. 285-292
ÂMILB COI. IN — IMPRIMERIE DB LAOSÏ
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lisée Reclus. Un vol. in-lS. 7» éd. .
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3 ,50
3 50
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3 50
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chistet, inceiir> dn jour, roinin.. Tr .
diii'tion de L. de Ho
m- 18 (Epr.iiii) ....
I.VRLES MALATO. Uf m Co :
■ me à l'anarchie. Un vol. io-l-,
■•d
/.'Homme nouveau. Une liro<-bii'
18
3 iO
LUCIEN DE.SGAVE.S. .<iour'es. Nou-
velles. Un vol. in-18, 2«éd. . . . 3 .50
OUBOIS-DESAULLK. Sous la ca-
saque. Notes d'un «oldat. Un vol.
i"-l8, 2»éd • 3 30
'^T.^GLIELMO FERRERO. Le mili-
tarisme et la Siiciété moderne.
Traduction de M. Nino Samaja. Un
vol. in-18
p» Joyeuset'
.■(I
l'hilosophie de i'an<i
M) H, 2»ôd
I TARHIDA DKL MARMO!
Inquisiteurs d'Ëupague. M.i
— C.uba. — Pliilippines. Un
I in-18 avec préface île Ci. '
2» éd
! LOUISE MICHEL. La Corn
I Un vol. Ju-18, 2» éd ' .
i DOMELA NIEUWENHUlis. Le
Socialisme en danger. Pit^fjce TK-
lisée RecinK. Un vol. if
EL USÉE RECLUS. L'
ri^votuti'n et L'Idéal
Un vol. in-18, 5» édit.
JOSIÎ RIZ AL. Au jay^
;.\oU ma Tansero), roi
' tion do 11. Luuas et <
Un vol. in-18, 2» éd. .
JACQUP:S SADTAREl
phie du déterminisme .
so<'iales. Un vol. in-18 .
MAX STIRNER. L'wi;
propriété. Traduction lii.
claire. Un vol. in-lS . ....
LAURENT TAILHADK. l>i<
civiques, (iiiivose, an lOs' — 11.'
maire, au 110). Un vol. in-lti orne
liin portrait de l'iinteur, (,ar M. F.
Vallolon, 2« éililion
r.u LfiON TOLSTOÏ. Let Royw$
de faute. Traduction de J.-W.
Bieiistock. Un vcd. in-)6, 4» t'd. . .
3 ÔO
3 30
— Paroles d'un homme libre. Tra- :
duction de J.-W. Bienstoek. Un vol.
in-16, 4« éd. 3 50
Imprimerie Générale de Châtillon-sur-Seine. — À, Picbat.
JglNPlNG SL^.. uL. ^^I^tfi
PLEASE DO NOT REMOVE
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....^1 : , Elinec
B33 L*ovolution., la révolution
R44 "^^ l'idéal anar chique