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Full text of "Madame de Warens, et J.-J. Rousseau : étude historique et critique"

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University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/madamedewarensetOOmugn 


MADAME  DE  WARENS 


ET 


J.-J.    ROUSSEAU 


COULOMMIERS 
Imprimerie  Paul  Brodard. 


MADAME  DE  WARENS 
s  un  médaillon  du  musée  de  Clunv 


MADAME  DE  WARENS 


ET 


J.-J.  ROUSSEAU 


ÉTUDE   HISTORIQUE   ET   CRITIQUE 


PAR 


FRANÇOIS    MU G NIER 

Conseiller  à  la  Cour  d'appel  de  Chambéry. 

AVEC    UN    PORTRAIT     DE    MADAME    DE    WARENS 
l'KK      VUE      DES      CHARMETTES     ET      DEUX      FAC-SIMILÉS 


PARIS 

CALMANN  LÉVY,  ÉDITEUR 
ANCIENNE  MAISON   MICHEL  LÉVY  FRÈRES 

3,    RUE    AURER,    3 

1891 

Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés. 


yiVivcrcïtSt^'X 


Dioi  tr\TLJcr-  à 


MADAME  DE  WARENS 

ET 

JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 


CHAPITRE  PREMIER 

(1699-1728) 

Premières  années  de  madame  de  Warens.  Son  mariage  à 
l'âge  de  quatorze  ans  avec  Sébastien-Isaac  de  Loys,  sei- 
gneur de  Warens.  —  Séjour  à  Lausanne;  —  à  Vevey.  — 
Manufacture  de  bas.  —  La  fuite  à  Évian.  —  Projet  de 
conversion  au  catholicisme.  —  Arrivée  à  Annecy.  — 
Abjuration.  —  Donation  au  mari.  —  Pension  accordée 
par  le  roi  de  Sardaigne.  —  Divorce.  —  Confiscation  des 
biens  de  madame  de  Warens.  —  Sa  maison  à  Annecy. 
—  Le  pie  liste  François  Magny. —  Arrivée  de  Rousseau. 

Françoise-Louise  de  La  Tour  est  née  à  Vevey 
le  31  mai  1699,  de  noble  Jean-Baptiste  de  La 
Tour  et  de  Suzanne-Louise  Warnéry  (veuve  en 
premières  noces  de  M.  Blancheney).  Sa  mère 
mourut  en  avril  1700;  son  père  se  remaria  en 
janvier  1705  avec  Marie  Flavard,  fille  d'un 
protestant  français  d'Anduze  (Gard),  réfugié 
en  Suisse.  M.  de  La  Tour  avait  confié  sa  fille 

l 


_'  MADAME    DE    WARENS 

à  ses  sœurs  Louise  et  Violante  qui  habitaient 
le  petit  domaine  du  Basset  \  L'enfant  resta 
avec  ses  tantes,  presque  sans  interruption, 
jusqu'à  la  fin  de  1708 ,  époque  à  laquelle 
Louise  mourut.  Elle  revint  alors  près  de  son 
père  qu'elle  perdit  en  octobre  1709. 

Mademoiselle  de  La  Tour  passa  quelque 
temps  auprès  de  sa  belle -mère,  tantôt  à  la 
campagne ,  tantôt  à  Vevey.  Mise  ensuite  en 
pension  dans  cette  ville  chez  M.  Magny,  un 
piétiste  célèbre  du  pays  vaudois,  elle  en  sortit 
pour  aller  à  Lausanne  chez  mademoiselle 
Grespin,  où  elle  resta  dix-huit  mois.  Elle  y 
reçut,  outre  l'instruction  ordinaire  donnée 
dans  ce  temps  aux  jeunes  filles,  des  leçons  de 
danse,  de  musique  et  de  chant. 

Au  commencement  de  1713,  alors  qu'elle 
n'avait  pas  encore  quatorze  ans  '2,  Sébastien- 
Isaac  de  Loys,  fils  de  Jean-Baptiste  de  Loys, 


1.  La  maison  était  des  plus  modestes;  elle  n'avait  pour 
tout  agrément  qu'une  galerie  au  midi,  bien  ensoleillée  et 
d'où  le  regard  s'étendait  sur  un  vaste  paysage  avec  le  lac  à 
travers  les  arbres.  Cette  maison  qui  était  en  ruine  depuis 
quelque  temps  a  été  démolie  en  mars  1889  par  le  propriétaire. 

2.  Divers  écrivains,  ne  pouvant  admettre  que  mademoi- 
selle de  La  Tour  se  fût  mariée  si  jeune,  ont  cru  que  l'an- 
née 1113  avait  été  indiquée  par  erreur  et  ont  placé  le  mariage 
en  1"23;  oubliant  que  les  filles  pouvaient  se  mariera  l'âge 
de  douze  ans. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  Ô 

seigneur  de  Villardin,  la  demanda  en  ma- 
riage et  obtint  sa  main  qui  ne  paraît  pas,  quoi 
qu'on  en  ait  dit,  lui  avoir  été  disputée  par 
d'autres  prétendants.  Le  contrat  fut  passé  le 
22  mars  1713;  mais  le  mariage  fut  retardé 
par  l'opposition  de  Gamaliel  de  La  Tour,  oncle 
de  la  future  et  l'un  des  deux  tuteurs  que  son 
père  lui  avait  nommés  dans  son  testament  ; 
l'union  des  époux  n'eut  lieu  que  le  22  sep- 
tembre. La  dot  de  mademoiselle  de  La  Tour 
fut  de  trente  mille  francs. 

Le  mari  était  né  à  Lausanne,  le  28  juil- 
let 1688.  Après  avoir  servi  le  duc  de  Savoie  de 
1701  à  1705  en  qualité  d'enseigne  dans  le  régi- 
ment suisse  de  Portes,  il  avait  passé  au  service 
de  la  Suède  et  fait  la  guerre  contre  les  Russes. 
Rentré  à  Lausanne  en  1708,  il  y  était,  depuis 
1712,  capitaine  d'une  compagnie  d'élection  au 
service  de  Berne. 

L'enfance  de  madame  de  Warens  avait  été 
attristée  par  des  deuils  presque  continuels;  elle 
l'avait  passée  dans  diverses  maisons  où  la  vie 
était  sérieuse,  presque  rigide.  Gela  n'a  pas  em- 
pêché un  écrivain  de  dire  : 

Madame  de  Warens  faisait,  avant  son  mariage, 


4  MADAME    DE    WARENS 

les  délices  de  toutes  les  personnes  du  voisinage 
par  son  esprit  de  gaieté  et  par  les  fêtes  qu'elle 
donnait.  Sa  maison  était,  dans  les  beaux  jours  de 
dimanche,  le  rendez-vous  de  tout  ce  qu'il  y  avait 
dans  les  environs  de  plus  aimable  et  de  meilleure 
société.  Une  musique  champêtre,  des  danses,  des 
jeux,  des  promenades,  des  goûters  où  l'on  offrait 
des  fruits,  de  la  crème,  des  gâteaux,  etc.,  y  étaient 
fréquemment  répétés  '. 


Tout  cela  est  de  pure  fantaisie.  Les  lois  ber- 
noises interdisaient  la  danse  le  dimanche  et 
mademoiselle  de  La  Tour,  fillette  de  huit  à  dix 
ans,  ne  pouvait  pas  faire  les  honneurs  d'une 
maison  qui  n'était  pas  la  sienne. 

M.  de  Warens  2  et  sa  femme  restèrent  long- 
temps à  Lausanne  où  le  mari  obtint  diverses 
charges  municipales.  En  1724,  ils  vinrent  se 
fixer  à  Vevey.  M.  de  Warens  y  gravit  rapide- 
ment aussi  les  degrés  de  la  hiérarchie  locale. 
Il  est  possible  qu'à  Lausanne  et  à  Vevey  ma- 
dame de  Warens  ait  donné  ces  fêtes  qu'on  lui 
attribue  dans  ses  années  de  jeune  fille.  Elle 


1.  Notices  d'utilité  publique,   Lausanne,  1807;  citées  par 
MM.  A.  de  Montet  et  Ritter. 

2.  Sébastien-Isaac  de  Loys   avait  pris  ce  nom  à  raison 
de  la  seigneurie  du  village  de  Warens  que  son  père  devait 

lui  céder  et  à   qui    il  avait  dû   intenter   un   procès  pour 
obtenir. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  S 

n'avait  pas  eu  d'enfants  et  son  mari  se  laissait 
peut-être  trop  absorber  par  l'exercice  des 
charges  dont  il  était  investi.  Il  fallait  un  ali- 
ment à  l'activité  de  son  esprit;  il  fallait  aussi 
augmenter  ses  revenus  afin  de  pouvoir  briller 
davantage  :  elle  se  fit  industrielle.  Elle  établit  à 
Vevey  une  manufacture  de  bas  de  soie  1  qu'elle 
voulut  bientôt  agrandir  en  y  ajoutant  la  fabri- 
cation des  bas  de  laine.  Un  Français,  Elie  La- 
fond,  fils  d'un  pasteur  réfugié  en  Suisse,  fut  son 
premier  associé;  en  1725,  il  fut  remplacé  par  le 
sieur  Saint-André.  La  manufacture,  à  laquelle 
M.  de  Warens  affirme  qu'il  n'avait  point  de 
part,  marcha  assez  mal;  et,  par  surcroît  de 
malheur,  elle  fut,  à  la  fin  de  juin  1726,  envahie 
par  le  débordement  d'une  rivière. 

En  1725,  madame  de  Warens  était  allée  à  Aix. 
dit  son  mari  -,  pour  quelques  douleurs.  Elle  fit  un 
tour  à  Ghambéry,  passa  quelques  jours  à  Genève... 
Elle  ne  put  s'empêcher  de  témoigner  combien  elle 
était  charmée  de  la  Savoie  et  dégoûtée  de  notre 
pays...  Ce  fut  dans  ce  voyage  qu'on  commença  de 


1.  Voltaire  en  établit  une  dans  ses  propriétés  du  pays  de 
Gex;  en  1769,  il  envoie  des  bas  de  soie  en  cadeau  à  la 
duchesse  de  Choiseul. 

2.  Mémoire  de  M.  de  Warens,  publié  par  MM.  A.  de  Mon- 
tât et  Ritter  sous  ce  titre  :  Madame  de  Warens  et  son  mari 
(Revue  sidsse,  n°  de  mai  1884). 


6  MADAME    DE    WARENS 

l'ébranler  par  les  caresses  et  les  promesses  qu'on 
lui  fit...  Pendant  l'hiver,  elle  dit  qu'on  entendrait 
parler  l'été  suivant  d'un  événement  extraordinaire 
au  sujet  d'une  dame  du  pays. 

Dans  le  Mémoire  que  nous  analysons  rapide- 
ment, M.  de  'Warens  raconte  avec  d'amples 
détails,  comment,  sous  le  prétexte  d'aller  à 
Évian  prendre  les  eaux  d'Amphion,  sa  femme 
ne  s'y  rendit  en  réalité  que  pour  abjurer,  et 
comment,  sans  qu'il  s'en  aperçût,  elle  réussit  à 
emporter  tous  ses  linges  les  plus  fins,  la  plus 
grande  partie  de  l'argenterie,  une  portion  de 
l'argent  qu'elle  avait  emprunté  pour  la  fabri- 
que, et  enfin,  des  ballots  de  marchandises.  Elle 
arriva  à  Évian  le  14  juillet  1726.  Son  mari  qui 
n'avait  encore  aucuns  soupçons  et  qui,  jusqu'à 
ce  moment,  avait  été  occupé  des  devoirs  de  ses 
charges  et  de  la  réparation  des  dégâts  causés 
par  l'inondation,  vint  lui  faire  une  visite  le 
4  août.  Il  vit  une  de  leurs  parentes,  madame 
de  Bonnevaux  {de  la  famille  de  Loys),  qui, 
par  trois  fois,  lui  dit  :  «  Ne  quittez  pas  votre 
femme;  »  M.  de  Warens  ne  comprit  pas  l'aver- 
tissement; il  eut,  au  contraire,  la  naïveté  d'en- 
voyer «  le  Dictionnaire  de  Bayle  ainsi  qu'une 
fort  belle  canne  à  pomme  d'or  que  sa  femme 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU. 

lui  demandait  pour  se  promener  en  prenant 
les  eaux  à  Amphion  *.  » 

Le  roi  de  Sardaigne,  Victor-Amédée  était 
alors  à  Évian.  «  Ma  déserteuse  alla  se  jeter  à 
ses  pieds  pour  lui  demander  sa  protection  et 
du  pain.  A  quoi  le  roi  doit  avoir  répondu  :  «  Je 
»  vous  accorde  lune  et  f  aurai  soin  que  vous 
»  ne  manquiez  pas  de  l'autre.  » 

La  présence  du  roi  avait  amené  à  Évian, 
outre  la  petite  cour  qui  l'accompagnait,  divers 
personnages  de  la  Savoie  et  parmi  eux,  M.  de 
Ross i lion  de  Bernex,  évoque  de  Genève-Annecy. 
Madame  de  Warens,  ayant  assisté  à  ses  ser- 
mons, lui  demanda  une  audience.  Le  prélat, 
qui  savait  «  qu'il  est  des  moments  précieux  qu'il 
ne  faut  point  laisser  échapper,  lui  accorda  sa 
demande  à  l'instant  et  la  détermina  au  sacri- 
fice que  sa  conscience  exigeait  d'elle  2  ».  Le 
biographe  de  M.  de  Bernex  raconte  ensuite 
que  les  domestiques  de  madame  de  Warens  la 
quittèrent  pour  retourner  à  Vevey  où  ils  portè- 
rent la  nouvelle  de  son  changement  de  religion. 

1.  Petite  station  d'eaux  minérales  à  une  demi-lieue 
d'Évian  en  Ghablais.  sur  la  rive  gauche  du  lac  de  Genève  ou 
Léman. 

2.  Le  P.  Boudet,  Vie  de  M.  de  Rossillon  de  Bernex  (Paris, 
1751,  t.  II,  p.  119  et  suiv.) 


«  MADAME    DE    WARENS 

La  tristesse  des  habitants  de  Vevey  passa  à  la 
Fureur;  ils  voulaient,  à  quelque  prix  que  ce  fût, 
ravoir  celle  qui  faisait  l'objet  de  leurs  regrets,  el 
dans  leurs  premiers  transports,  ils  ne  parlaient  de 
rien  moins  que  de  l'enlever  à  main  armée  au  milieu 
de  la  cour  et  de  brûler  Évian...  Pour  prévenir  le 
désordre,  Sa  Majesté  fit  partir  sur-le-champ  ma- 
dame de  Warens;  il  lui  donna  sa  litière  avec  qua- 
rante de  ses  gardes  qui  lui  servirent  d'escorte  et  La 
conduisirent  à  Annecy. 

Dans  son  Mémoire,  après  s'être  moqué  des 
craintes  d'enlèvement  manifestées  sur  la  rive 
gauche  du  Léman,  le  mari  ajoute  que  «  sui- 
vant ce  qu'on  lui  rapporta,  sa  femme  partit 
d'Évian  le  7  août  de  bon  matin.  Elle  traversa 
toute  la  ville  à  pied,  conduite  par  deux  gentils- 
hommes de  la  suite  de  Sa  Majesté.  A  la  porte 
d'Allinges,  elle  monta  en  carrosse  avec  une 
demoiselle  d'Évian  que  j'ai  vue  près  d'elle  à 
Annecy,  pour  lui  tenir  compagnie  ;  huit  gardes 
du  roi  escortaient  le  carrosse  ». 

Si  l'on  s'en  tient  au  récit  d'un  témoin  ocu- 
laire, M.  de  Gonzié  qui  écrivait,  il  est  vrai, 
cinquante  ans  après  l'événement,  la  fuite  fut 
encore  plus  modeste  : 

On  la  fit  partir  avant  jour  dans  la  litière  du  roi, 
sous  l'escorte  de  quatre  des  gardes  du  corps  qui  la 


ET    JKAN-JACQUES    ROUSSEAU.  9 

conduisirent  en  droiture  à  Anneey,  dans  le  couvent 
du  premier  monastère  de  la  Visitation,  pour  l'y 
faire  instruire  de  notre  religion  '. 


Madame  de  Warens  avait  gardé  avec  elle 
l'argenterie  et  les  bijoux;  mais  ses  coffres  et 
ballots  furent  transportés  par  le  lac  jusqu'à 
Genève  où  le  mari  eut  quelque  velléité  de  les 
faire  saisir.  Comme  ils  étaient  sous  le  cachet 
et  les  armes  du  roi,  on  lui  représenta  qu'il 
n'y  réussirait  pas  et,  arrivé  à  Genève,  il 
renonça  à  son  projet.  «  Je  crois  que  je  pris  le 
bon  parti.  J'aurais  d'ailleurs  manqué  le  prin- 
cipal qui  était  la  cassette  que  la  voyageuse 
avait  eu  soin  de  prendre  avec  elle  dans  le 
carrosse.  » 

Partie  le  7  août  d'Évian,  madame  de  Warens 
dut  arriver  le  8  à  Annecy  où  une  lettre  de 
l'évêque  l'avait  sans  doute  précédée  auprès  de 
la  supérieure  du  couvent,  madame  Françoise- 
Madeleine  Favre  des  Gharmettes  2.  Le  lende- 


1.  Notice  sur  madame  de  TV avens,  dans  Mémoires  et  docu- 
ments de  la  Société  savoisienne  d'histoire  et  d'archéologie 
(t.  I,  lr<!  série).  Le  récit  de  M.  de  Conzié  diflere  sensiblement 
de  celui  de  M.  de  Warens  et  de  ceux  de  Jean-Jacques. 

2.  Sœur  de  la  mère  de  M.  de  Conzié.  Elle  avait  été  réélue 
supérieure  le  6  juin  1726.  Il  existait  à  Annecy  deux  monas- 
tères de  la  Visitation  :  le  premier,  fondé  par  saint  François 


10  MADAME    DE    WARENS 

main,  elle  écrivit  à  son  mari  pour  lui  annoncer 
son  changement  de  religion  et  l'engager  à  faire 
comme  elle.  Cette  lettre  fut  suivie  de  trois  ou 
quatre  autres  semblables. 

L'instruction  de  madame  de  Warens  dans 
la  religion  catholique  marcha  rapidement.  A  la 
fin  d'août,  la  néophyte  fut  trouvée  suffisam- 
ment préparée.  Elle  était  prête  à  affirmer  l'ex- 
cellence de  tous  ces  dogmes  et  de  tous  ces 
usages  catholiques  que  l'on  traitait  d'erreurs 
de  l'autre  côté  de  Léman. 

Son  abjuration  eut  lieu  le  8  septembre,  fête 
de  la  Nativité  de  la  Vierge,  qui  était  célébrée 
solennellement  en  Savoie  f. 


de  Sales  et  madame  de  Chantai  vers.  1G10,  et  le  second  établi 
plus  tard.  Le  siège  de  l'évèché  avait  été  transporté  à  Annecy 
après  l'introduction  du  calvinisme  à  Genève.  Les  évêques 
continuèrent  cependant  à  porter  le  nom  et  le  titre  d'évéque 
ft  prince  de  Genève,  et  conservèrent  jusqu'à  la  Révolution 
l'espoir  de  recouvrer  leur  premier  siège  épiscopal. 

1.  Voici  la  formule  d'abjuration.  C'est  une  pièce  essentielle 
de  l'histoire  de  madame  de  Warens  et  de  Rousseau  : 

Je  confesse  devant  la  très-sainte  Trinité,  toute  la  cour  céleste  et  les 
témoins  ici  présens  que  je  me  repens  de  tout  mon  cœur  d'avoir  adhéré 
aux  erreurs  et  hérésies  de  ceux  de  la  Religion  prétendue  réformée  aux- 
quelles je  renonce  entièrement,  jurant  sur  les  saintes  écritures  et  pro- 
mettant de  les  avoir  désormais  en  horreur  et  en  exécration  moyennant 
la  grâce  de  Dieu  et  de  n'avoir  jamais  autre  croyance  que  celle  dont  je 
vais  faire  publiquement  profession. 

Profession  de  foy.  Je  crois  et  confesse  avec  ferme  foy  tous  les  arti- 
cles du  Symbole  des  Apôtres.  J'admets  et  j'embrasse  avec  toute  fermeté 
les  traditions  des  Apôtres  et  de  l'Église,  ensemble  toutes   les  observa- 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  11 

L'éclat  causé  par  la  fuite  de  la  nouvelle 
convertie,  la  protection  spéciale  de  Victor- 
Amédée  II  et  de  l'évêque  de  Genève  firent  de 
l'abjuration  un  événement  qui  eut  du  retentis- 
sement en  Savoie,  en  Suisse,  et  sans  doute  à 
Rome.  M.  de  Bernex  en  est  félicité  de  toutes 
parts. 

tions,  usages  et  ordonnances  d'icelle.  Je  reçois  la  Sainte  Ecriture  selon 
le  sens  et  l'intelligence  qu'a  toujours  tenu  et  tient  Notre  Sainte  Mère 
l'Eglise  à  laquelle  appartient  le  jugement  et  l'interprétation  des  Écri- 
tures Sacrées  et  jamais  ne  la  prendrai  ni  exposerai  que  selon  le  com- 
mun consentement  des  Pères.  Je  confesse  qu'il  y  a  7  sacremens  les- 
quels sont  proprement  et  véritablement  appelés  sacremens  de  la 
Nouvelle  loi,  institués  par  N.  S.  J.-C,  savoir,  le  Baptême,  la  Confirma- 
lion,  la  Sainte  Eucharistie,  la  Pénitence,  l'Extrême-Onction,  l'Ordre  et 
le  Mariage.  Je  reçois  aussi  et  admets  les  cérémonies  approuvées  par 
l'Eglise  et  usitées  en  l'administration  des  dits  sacremens.  Je  professé 
qu'en  la  Sainte  Messe  on  offre  à  Dieu  un  sacrifice  véritable  qui  est 
propitiatoire  pour  les  vivans  et  pour  les  morts  et  qu'au  sacrement  de 
l'Eucharistie  sont  vraiment  et  substantiellement  le  corps  et  le  sang  avec 
l'âme  et  la  divinité  de  notre  Sauveur  Jésus-Christ,  et  qu'en  icelui  est 
faite  une  conversion  de  toute  la  substance  du  pain  au  corps  et  du  vin 
au  sang,  laquelle  conversion  l'église  catholique  appelle  transsubstantia- 
tion. Je  confesse  aussi  que,  sous  l'une  des  espèces,  ou  prend  et  reçoit 
Jésus-Christ  tout  entier  son  vrai  sacrement.  Je  crois  qu'il  y  a  un  Pur- 
gatoire où  les  âmes  détenues  peuvent  être  soulagées  par  les  suffrages 
et  bonnes  œuvres  des  fidèles;  qu'on  doit  invoquer  les  Saints  et  honorer 
leurs  reliques  et  leurs  images.  J'avoue  que  Notre  Seigneur  a  laissé  en 
son  église  la  puissance  d'absoudre  des  péchés  pour  énormes  qu'ils  puis- 
sent être  et  de  donner  des  indulgences  dont  l'usage  est  très  salutaire 
au  peuple  chrétien.  Je  reconnais  la  Sainte  église  catholique  apostolique 
et  romaine  être  la  maîtresse  et  la  mère  de  toutes  les  Églises  et  pro- 
mets et  jure  obéissance  au  Pontife  romain,  successeur  de  saint  Pierre, 
prince  des  Apôtres  et  vicaire  de  Jésus-Christ.  Je  fais  profession  de  tout 
ce  qui  a  été  déterminé  par  les  Conciles  généraux,  notamment  par  le 
Concile  de  Trente  touchant  le  péché  originel  et  la  justification.  Ensem- 
ble je  déteste,  réprouve  et  condamne  tout  ce  qui  est  contraire  à  iceux 
«;t  généralement  toutes  les  hérésies  qui  ont  été  condamnées  par  l'Église, 
protestant  que  je  veux  vivre  et  mourir  dans  la  foy  que  j'embrasse  pré- 
sentement, moyennant  la  grâce  de  Dieu. 

Ainsi  moi   susdite,  le  promets,  le  voue  et  le  jure,  et  ainsi  Dieu 

me  veuille  aider  et  les  Saints  Évangiles  que  je  touche. 


12  MA  DAM K    DE    WARENS 

Le  13  septembre,  M.  Lagros,  chapelain  du 
résident  de  France  à  Genève,  lui  écrit  : 

Je  bénis  le  Seigneur  de  la  grâce  inestimable 
qu'il  nous  fait  de  soutenir  et  de  conserver  Votre 
Grandeur  dans  les  pénibles  et  continuels  travaux 
auxquelles  elle  se  livre  pour  le  bien  de  son  diocèse 
et  de  la  consolation  dont  il  vient  de  les  adoucir  par 
la  conversion  édifiante  à  laquelle  Votre  Grandeur 
a  conduit  cette  pieuse  dame  suisse  *. 

Était-ce  vraiment  une  pieuse  dame  que  la 
nouvelle  convertie?  On  peut  en  douter  sans 
qu'on  doive  pourtant  affirmer  avec  le  mari  que 
c  était  une  véritable  comédienne  -. 

L'évanouissement  dont  M.  de  Warens  fut 
témoin  lorsqu'il  la  quitta  pour  toujours  ne  fut 
pas  simulé.  Peut-être,  à  ce  moment  doulou- 
reux, regretta- t-el le  cet  époux  qui  s'en  allait 
indigné,  ses  parents,  son  pays,  et  ne  fut-elle 
empêchée  de  regagner  la  Suisse  que  par  la 
difficulté  d'échapper  à  ses  nouveaux  amis  et 
par  la  crainte  des  humiliations  qu'elle  devrait 


1.  Fr.'  Mugnier,  les  Évéques  de  Genève-Annecy  (Annecy. 
1888,  p.  212).  On  trouvera  dans  cet  ouvrage  le  portrait  de 
monseigneur  de  Bernex  et  de  nombreux  détails  sur  les 
nouveaux  convertis  qui,  le  plus  souvent,  étaient  d'une  condi- 
tion sociale  inférieure  à  celle  de  madame  de  Warens. 

2.  Mémoire  de  M.  de  Warens. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  13 

subir  à  Vevey  en  y  revenant  ruinée,  déconsi- 
dérée, apostate. 

Comme  l'a  dit  Jean-Jacques,  elle  a  eu  tout  le 
temps  de  pleurer  son  étourderie.  Ah!  si,  à  cet 
instant  suprême,  elle  avait  eu  la  vision  des 
trente-six  années  d'intrigues,  de  honte  et  fie 
misère  qu'elle  allait  vivre,  madame  de  Warens 
aurait  certainement  bravé  les  rigueurs  du  con- 
sistoire et  les  railleries  de  ses  compatriotes. 
Malheureusement  pour  elle,  heureusement  poul- 
ies lettres  françaises,  elle  n'aperçut  pas  cette 
sombre  destinée.  Rousseau  la  rencontra  à  An- 
necy; sa  grâce,  son  charme,  le  captivèrent 
pour  toujours.  Elle  fut  la  mère  qu'il  n'avait 
jamais  connue  et  qu'il  trouva  belle,  bonne, 
spirituelle;  telle  qu'il  l'avait  rêvée.  Après  les 
premières  années  de  Ghambéry,  saines  et 
calmes,  après  l'amour  et  les  refus,  Rousseau 
devint  l'éloquent  et  le  passionné.  Michelet  l'a 
dit,  son  génie  naquit  de  madame  de  Warens. 

Cinq  jours  après  l'abjuration,  la  nouvelle 
convertie,  se  hâtant  d'en  escompter  le  profit, 
écrit  au  roi  : 

Sire, 
Je  prie  Votre  Majesté  d'agréer  que  je  lui  témoi- 


1 i  MADAME    DE    WARENS 

gne  les  sentimens  de  la  plus  vive  reconnaissance 
dont  mon  cœur  est  pénétré  pour  tant  de  marque 
de  bonté  qu'elle  me  donne  depuis  qu'elle  a  bien 
voulu  me  prendre  sous  sa  protection  et  qui  sont 
augmentée  par  la  pantion  roiale  qu'elle  m'a  si 
généreusement  accordée  pour  ma  subsistance.  Je 
prans  la  liberté  d'informer  Votre  Majesté  que  je 
vien  de  faire  mon  abjuration  devant  la  relique  de 
saint  François  de  Sale  et  entre  les  mains  de  son 
digne  successeur;  j'ai  soueté  et  choisy  le  jour  de 
la  Nativité  de  la  Sainte  Vierge  a  laquelle  je  say 
que  Votre  Majesté  a  une  particulière  dévotion  affin 
d'y  participer  et  unir  mes  vœux  pour  honoré  la 
mère  de  Dieu.  Les  faveurs  dont  madame  la  Prin- 
cesse '  m'a  honoré  à  sette  aucasion  sont  aucy  le 
fait  de  votre  puissante  protection  et  je  ressen  les 
marque  de  ce  que  la  renommée  fait  éclater  à  cha- 
que instant  des  vertus  chrétienes  et  des  calités 
héroïques  de  Votre  Majesté  ;  j'ose  l'assurer  quoyque 
je  soit  la  plus  petite  de  ses  sujettes,  que  je  puis  du 
moins  mégaler  à  toute  autre  du  côté  de  la  parfaite 
fidélité  et  de  la  soumition,  de  même  que  des  arden- 
tes prières  que  j'adresse  tous  les  jours  au  Seigneur 
pour  la  conservation  de  votre  sacrée  personne 
et  selle  de  toute  la  maison  Roiale  ajant  lhon- 
neur  detre  avec  lobéissance  la  plus  soumise  et 
le  plus  profond  respect,  Sire,  de  Votre  Majesté, 
la  très  humble  et  très  obeyssante  servante  et 
sujette, 

Françoise-Louise  de  Warens,  née  de  La  Tour  2. 


1.  La  princesse  Louise-Eléonore  de  Hesse-Rheinfels,  sœur 
de  la  princesse  de  Piémont. 

2.  Madama  di  Warens,  Appunti  storici  e  schiarimenti  délia 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  15 

A  la  réception  de  cette  lettre,  le  roi  donna 
des  ordres  pour  que  le  titre  de  la  pension 
fût  constitué,  et  le  secrétaire  du  roi,  Lanfran- 
chi,  écrivit  à  M.  de  Gregory,  directeur  des 
finances  : 

Je  vous  transmets  le  billet  royal  du  18  septem- 
bre 1726  par  lequel  Sa  Majesté  établit  une  pen- 
sion de  quinze  cents  livres  à  madame  de  Warens. 
Sa  Majesté  m'ordonne  de  vous  dire  de  vous  borner 
à  donner  les  ordres  nécessaires  pour  faire  jouir 
cette  dame  de  sa  pension  à  Annecy,  où  elle  se 
trouve  actuellement. 

Si  l'on  en  croit  le  Père  Bouclet,  ce  fut  peu 
de  temps  après  la  conversion  de  madame  de 
Warens,  qu'elle  reçut  une  pension  de  deux 
cents  livres  de  l'évêque  de  Maurienne,  mon- 
seigneur François-Hyacinthe  de  Masim  de  Val- 
pergue.  Ce  prélat  la  lui  aurait  fait  servir  jus- 
qu'au moment  où  il  mourut,  septembre  1746. 
Ses  héritiers  ne  la  lui  continuèrent  pas,  sans 
doute  parce  qu'elle  n'avait  pas  été  constituée 
par    un   titre    régulier  l.   Suivant    le  même 


vita  di  lei  e  dei  lïbri  II  e  III  délie  Confessioni  di  G.  G.  Rous- 
seau, par  A.  D.  Perrero,  dans  le  tome  III  (p.  385  et  suiv.)  de 
Curiosità  e  Ricerche  di  S(o7-ia  subalpine,  (Torino,Bocca,  1878). 
1.  M.  Boudet  dit  bien  qu'aux  termes  du  testament  de 
l'évêque,  la  pension   devait  être  continuée  après  sa  mort. 


10  MADAME    DE    W'ARENS 

auteur,  «  les  libéralités  royales  n'ôtent  point 
à  madame  de  Warens,  le  mérite  d'avoir  aban- 
donné de  grands  biens  et  une  situation  bril- 
lante au  sein  de  sa  patrie,  pour  suivre  le  Sei- 
gneur dans  une  terre  étrangère  ».  Il  ajoute 
que  le  roi  lui  offrit  «  d'augmenter  sa  pension 
pour  la  mettre  en  état  de  vivre  d'une  manière 
conforme  à  sa  naissance  si  elle  voulait  entrer 
au  palais,  au  service  de  la  reine,  mais  ma- 
dame de  Warens  témoigna  qu'elle  était  désor- 
mais insensible  aux  honneurs  et  aux  faveurs 
de  la  fortune  ». 

Illusions  de  panégyriste  ! 

En  1726,  l'humeur  de  la  reine  Anne  d'Or- 
léans, femme  de  Victor  Amédée  II,  était 
devenue  fort  difficile;  elle  n'aurait  pas  sup- 
porté auprès  de  sa  personne  une  nouvelle 
comtesse  de  Verrue,  à  supposer  que  madame 
de  Warens  eût  été  de  force  à  jouer  un  tel 
personnage.  A  la  fin  de  l'année,  le  roi,  répon- 
dant aux  souhaits  de  bonnes  fêtes  que  M.  de 


mais  il  est  probable  qu'il  a  été  mal  informé.  M.  Angleys 
(Histoire  des  évêques  de  Maurienne),  qui  a  fait  connaître  les 
principales  dispositions  testamentaires  de  monseigneur  de 
Mazim,  ne  parle  pas  de  madame  de  Warens  et  nos  propres 
recherches  ne  nous  ont  rien  fait  découvrir  qui  confirme  l'al- 
légation de  M.  Boudet. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  17 

Bernex  lui  avait  adressés,  se  borne  à  enregis- 
trer le  bon  effet  que  les  conversions  opérées  à 
Évian  dans  l'été  précédent  auraient  produit  et 
ne  fait  aucune  allusion  à  de  nouvelles  faveurs  : 

...  La  confiance  que  nous  avons  en  vos  prières 
est  toute  particulière.  Nous  avons  appris  avec- 
plaisir  que  les  conversions  de  ceux  qui  ont  em- 
brassé notre  sainte  religion  pendant  notre  dernier 
séjour  à  Evian  ayent  produit  le  bon  effet  que  vous 
nous  avés  marqué  et  en  vous  assurant  de  la  conti- 
nuation de  notre  protection,  nous  prions  Dieu,  etc.. . 
Tarin,  ce  30  décembre  172(>. 

Signé  :  V.  Amédée; 
Contresigné  :  Mellarède  '. 

Lorsque  après  l'abdication  de  son  père,  en 
septembre  1730,  Charles  Emmanuel  III  monta 
sur  le  trône,  ni  lui,  ni  la  reine  Anne  Polixène 
ne  purent  avoir  l'idée  d'appeler  à  la  cour, 
même  dans  une  situation  inférieure,  l'énig- 
matique  prosélyte  2.  Nous  verrons  d'ailleurs 
qu'elle  eut  quelque  peine  à  obtenir  le  service 
régulier  de  sa  pension. 

Pour   satisfaire   ses    instincts  de  Grandeur 


1.  Archives  de  la  Société  florimontane  d'Annecy. 

2.  La  reine  Marie-Anne  d'Orléans  mourut  le  28  août  1728  ; 
en  1726,  Victor-Amédée  II  était  déjà  revenu  à  l'ancien  amour 
qu'avant  sa  liaison  avec  madame  de  Verrue,  il  avait  eu  pour 


18  MADAME    DE    WARENS 

et  de  générosité,  madame  de  Warens  avait 

besoin  d'argent;  elle  ne  se  lassa  jamais  d'en 
rechercher  et  d'en  demander.  Dès  la  fin 
de  1726.  elle  fit  écrire  à  son  beau-père  par  le 
curé  de  Rumilly *  sans  doute  pour  obtenir 
quelque  secours,  et  dès  qu'elle  le  put,  elle  lui 
intenta  un  procès  que  nous  rapporterons, 
plus  loin.  Enfin,  affirme  le  mari,  ce  ne  fut  pas 
les  mains  nettes,  qu'elle  partit  de  Suisse,  et 
M.  Boudet  reconnaît  qu'avant  l'abjuration,  elle 
retourna  à  Vevey  pour  mettre  ordre  à  ses  af- 
faires afin  d'avoir  de  quoi  subsister  en  Savoie. 
Quoi  qu'en  ait  dit  Rousseau  2  madame  de 
Warens  fut  toujours  une  assez  médiocre  catho- 
lique. Elle  n'eut  jamais  l'idée  de  se  livrer  ;i  la 
vie  religieuse,  et  dès  le  moment  où  son  mari  la 
laissa  à  la  Visitation,  elle  s'occupait  de  trouver 
une  habitation  dans  la  ville  3.  Il  ne  lui  eût  pas 
été  possible  d'être  une  «  madame  de  Chantai  » 
car  si  elle  était  divorcée  en  Suisse,  elle  n'en 
continuait  pas  moins  à  être  une  femme  mariée 

la  comtesse  de  Saint-Sébastien  et  il  avait  placé  celle-ci  en 
qualité  de  dame  d'honneur  auprès  de  la  princesse  Polixène, 
femme  de  son  fils. 

1.  Rév.  Jacques  Bugnard  (Voy.  Mémoire  de  M.  de  Warens). 

■2.  Confessions,  livre  II. 

3.  «  Elle  me  recevrait  dans  une  maison  particulière  où 
elle  prenait  un  appartement  »  {Mémoire  de  M.  de  Warens). 


ET  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU.        19 

en  Savoie,  où  le  divorce  n'était  pas  admis  par 
les  lois. 

Dans  les  commencements  pourtant,  M.  de 
Bernex  supposa  que  son  exemple  entraînerait 
de  nombreuses  abjurations  et  que  sa  maison 
pourrait  devenir  une  école  de  prosélytisme. 
Il  est  possible  même  que  mademoiselle  de 
Graffenried  ait  été  attirée  par  elle  en  Savoie,  et 
il  est  certain  qu'elle  protégea  mademoiselle 
Giraud  dont  nous  verrons  qu'elle  fut  la  mar- 
raine au  jour  de  l'abjuration.  C'est  à  des  espé- 
rances de  ce  genre  que,  dans  une  lettre  du 
18  décembre  1726,  le  premier  chapelain  du 
roi  fait  allusion  quand  il  écrit  à  l'évêque  : 

Monsieur,  j'ai  cent  vingt  livres  pour  la  pension 
«l'une  année  de  la  petite  nouvelle  convertie  que 
madame  de  Warens  tient  au  premier  monastère  de 
la  Visitation.  Je  n'ai  pas  manqué  de  faire  remar- 
quer au  roi  le  zèle  de  cette  pieuse  dame  pour  la 
conversion  des  âmes  qu'elle  a  laissées  dans  le  pays 
de  Vaud  et  je  ne  doute  pas  que  Sa  Majesté  ne  con- 
tinue d'assister  ceux  qu'elle  attirera  à  notre  Sainte 
Religion  l. 

Cependant  M.  de  Warens,  cédant  aux  de- 
mandes de  sa  femme  et  désirant  régler  avec 

I.  Vie  de  monseigneur  de  Rossillon,  t.  II,  p.  12fi. 


20  MADAME    DE    WARENS 

elle  ses  affaires  d'intérêt,  se  rendit  à  Annecy. 
Le  25  septembre,  il  alla  la  voir  à  la  Visitation 
où  il  résista  aux  sollicitations  et  aux  offres  que 
des  personnes  de  distinction  lui  adressèrent 
pour  l'amener  à  se  faire  catholique.  L'inten- 
dant royal,  M.  Lazare  Corvesi,  alla  même 
jusqu'à  lui  dire  qu'il  avait  des  ordres  pour 
lui  promettre  une  place  qui  le  dédommagerait 
grassement  de  ce  qu'il  abandonnerait  dans 
son  pays. 

Le  26,  il  passa  avec  sa  femme  un  contrat 
dont  voici  les  principales  clauses  : 

...  Dame  Eléonore-  Françoise  -Louise  de  La 
Tour,  épouse  de  noble  Sébastien-Isaac  de  Loys, 
Seigneur  de  Warens,  déclare  qu'elle  n'a  point 
quitté  sa  maison,  ni  les  États  deLL.  EE.  de  Berne, 
dont  elle  est  née  sujette,  par  aucun  mécontente- 
ment qu'elle  ait  reçu  de  son  mari,  ni  d'ailleurs, 
mais  uniquement  pour  suivre  les  mouvements  de 
sa  conscience  qui  l'ont  engagée  de  suivre  la  reli- 
gion catholique  romaine  dont  elle  fait  aujourd'hui 
profession  par  la  grâce  de  Dieu...  qu'elle  a  tou- 
jours eu  l'intention  de  laisser  la  paisible  possession 
de  ses  biens  à  son  mari,  ayant  toujours  vécu  en 
bonne  paix  et  union  avec  lui  et  souhaitant  de  lui 
donner  des  marques  de  son  bon  cœur  à  son  égard 
et  de  son  amitié  pour  lui  pour  les  manières  gra- 
cieuses qu'il  a  eues  pour  elle...  elle  lui  fait  dona- 
tion générale  de  tous  ses  biens  et  droits,  sans  se 
réserver  autres  que  la  somme  de  mille  livres... 


HT    JEAN- JACQUES    ROUSSEAU.  21 

L'acte  est  reçu  par  le  notaire  Mauris  à  la 
Visitation  clans  la  maison  des  Aumôniers,  en 
présence  du  juge-maje  {président  du  tribunal) 
des  deux  syndics  de  la  ville  et  de  Jean-François 
Ghabod,  l'un  des  aumôniers  et  archiprêtre  de 
la  collégiale  dite  des  Macchabées  ».  M.  de  Warens 
fit  homologuer  la  donation.  Il  revit  sa  femme 
une  dernière  fois,  et  «  elle  s'y  prit  de  telle 
façon  qu'elle  le  porta  à  avoir  quelque  condes- 
cendance pour  elle  ».  Il  souscrivit  une  décla- 
ration portant  que,  dans  le  cas  où  la  donation 
produirait  son  effet,  il  lui  servirait  une  rente 
annuelle  de  trois  cents  livres  de  Savoie  2. 

Le  27,  il  partit  d'Annecy,  et,  quelques  se- 
maines plus  tard,  il  reçut  de  madame  de  Wa- 
rens une  lettre  finissant,  dit-il,  par  ces  mots  : 
«  Je  vous  prie  de  me  regarder  désormais  comme 
une  morte  et  de  ne  plus  penser  à  moi  que  si  je 
Tétais  réellement  ».  Le  gouvernement  bernois 
confisqua  les  biens  de  la  fugitive,  et  abandonna 
ses  droits  au  mari.  L'arrêt  qu'il  rendit  à  ce 

1.  11  mourut  le  5  février  1738;  l'autre  chapelain  était 
M.  Grand  qui  décéda  le  23  mars  1750  et  fut  inhumé  dans 
l'église  du  premier  monastère,  auprès  de  M.  Chabod. 

2.  M.  de  Warens  rentra  plus  tard,  et  par  l'intermédiaire 
de  Saint-André,  en  possession  de  cette  déclaration  et  la 
détruisit.  Les  procédés  qu'il  employa  dans  cette  circonstance 
ne  paraissent  pas  bien  délicats. 


22  MADAME    DE    WARENS 

sujet  est  du  26  décembre  172G.  Le  5  février 
suivant,  le  Consistoire  suprême  prononça  le 
divorce  des  époux.  Relevons  encore  dans  Le 
Mémoire  de  M.  de  Warens  ces  passages  : 

Il  semble  que  dès  qu'elle  a  tourné  casaque,  le 
mensonge  est  devenu  son  péché  mignon...  Pour  ce 
qui  est  de  son  indifférence  pour  le  culte  en  matière 
de  religion,  elle  la  doit  en  partie  aux  principes  de 
nos  piétistes.  C'était  le  sentiment  de  feu  son  père, 
et  il  parait  que  c'était  celui  de  feu  M.  Magny,  un 
de  leurs  principaux  docteurs,  puisqu'il  me  dit  lui- 
même  au  retour  d'un  voyage  qu'il  fit  à  Annecy  pour 
voir  ma  déserteuse  qu'il  n'avait  jamais  trouvé 
l'âme  de  la  dite  si  bien  tournée  du  côté  de  Dieu  et 
en  meilleures  dispositions.  Ce  furent  ses  propres 
termes  qui  me  scandalisèrent  très  fort...  La  dame 
se  plaint  de  la  situation  dans  sa  requête.  Si  elle 
entend  par  là  qu'elle  est  trompée  dans  ses  espé- 
rances, elle  n'a  qu'à  s'en  prendre  à  elle-même. 
Il  y  a  quelque  temps  qu'on  me  dit  qu'elle  était 
atteinte  d'un  cancer  à  Chambéry  où  elle  demeurait . 
Quand  tu  sauras  ce  qui  en  est,  marque-le-moi,  je 
te  prie.  Si  cela  est,  voudrait-elle  faire  donation  à 
sa  nouvelle  Église  de  biens  sur  lesquels  elle  n'a 
aucun  droit !  ? 

M.  Magny,  ancien  secrétaire  du  conseil  de 
Vevey,  était  âgé  de  soixante-seize  ans  lorsqu'il 
vint  à  Annecy  visiter   madame   de   Warens. 

1.  Ce  mémoire  de  M.  de  Warens  est  adressé  à  son  beau- 
frère,  M.  de  Middes. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  23 

Depuis  bien  des  années  il  était  devenu,  a  dit 
M.  Eugène  Ritter J  l'oracle  des  piétistes  du 
pays  romand,  secte  à  laquelle  avaient  appar- 
tenu le  père  et  les  tantes  de  mademoiselle  de 
La  Tour.  Le  savant  écrivain  attribue  à  François 
Magny  une  très  grande  influence  sur  les  idées 
religieuses  de  madame  de  Warens,  et,  par  voie 
de  conséquence,  sur  celles  de  Rousseau.  Nous 
ne  pouvons  adhérer  complètement  à  cette 
opinion. 

Durant  les  premières  années  de  l'enfance  de 
Louise-Françoise,  de  1701  à  1703,  Magny  fré- 
quentait assidûment  la  maison  du  Basset  dont 
les  propriétaires  étaient  ses  disciples  fidèles; 
mais  rien  n'établit  qu'à  l'époque  où  elle  aurait 
pu  en  recevoir  des  leçons  directes,  où  il  se 
serait  emparé  de  son  âme  et  de  son  esprit,  il 
ait  eu  avec  elle  des  rapports  un  peu  suivis. 
En  1713,  à  la  vérité,  Magny  exerça  pendant 
trois  mois  environ  les  fonctions  de  tuteur  de 
la  jeune  fille,  et,  chaque  dimanche,  la  fiancée 
de  M.  de  AYarens  venait  du  pensionnat  de  Lau- 
sanne à  Vevey  dans  la  maison  de  son  tuteur  \ 


1.  Eugène    Ritter,   les    Idées   religieuses  de    madame    de 
Warens  (Revue  internationale,  mai  et  juin  1S89). 

2.  A.  de  Montet,  la  Jeunesse  de  madame  de  Warens,  p.  27. 


24  MADAME    DE    WARENS 

A  supposer  qu'elle  l'y  ait  rencontré  parfois, 
s  un  esprit  était  alors  tout  entier  à  son  prochain 
mariage,  et,  en  1713  précisément,  Magny  s'était 
réfugié  à  Genève  où  il  resta  jusqu'à  la  fin 
•  le  décembre  '.  Ensuite,  et  pendant  les  douze 
années  de  vie  commune  avec  son  mari,  madame 
de  Warens  se  trouva  forcément  placée  en  dehors 
de  l'influence  piétiste.  D'une  part,  en  effet, 
Magny  n'habitait  plus  le  pays  de  Vaud;  pour 
échapper  aux  tracasseries,  aux  persécutions 
même,  du  consistoire  de  Vevey  et  de  la  chambre 
de  religion  de  Berne,  il  s'était  réfugié  à  Genève, 
et  c'est  de  là  sans  doute  qu'il  se  rendit  à  Annecy 
en  1726;  d'autre  part  M.  de  Warens  était  un 
fonctionnaire  trop  soumis  aux  Conseils  de  Lau- 
sanne et  de  Vevey  ainsi  qu'au  gouvernement 
de  Berne  pour  permettre  à  sa  femme  des  fré- 
quentations compromettantes.  La  conduite  de 
madame  de  Warens,  M.  Ritter  le  reconnaît 
lui-même,  n'est  pas  celle  d'une  piétiste.  Si  elle 
avait  une  grande  indépendance  d'esprit,  elle 
avait  soin  de  ne  la  dévoiler  qu'à  ses  intimes. 
Elle  ne  croyait  ni  aux  inspirés,  ni  à  l'approche 
des  derniers  temps;  ses  idées  n'étaient  pas  mys- 

2.  E.  Riller,  les  Idées  religieuses  de  madame  de  Warens, 
Revue  citée,  p.  28C. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  2o 

tiques,  sa  foi  n'était  pas  fervente.  Elle  ne  fut  pas 
en  communauté  étroite  avec  les  directeurs  de 
la  petite  église  piétiste;  au  contraire  de  ce  qui 
était  arrivé  pour  ses  tantes,  pour  sa  belle-mère 
peut-être,  Magny  ne  l'eut  jamais  dans  ses  liens. 

Si  donc  après  la  visite  d'Annecy,  Magny  put 
dire  à  M.  de  Warens  qu'il  «  n'avait  jamais 
trouvé  l'âme  de  sa  femme  si  bien  tournée  du 
côté  de  Dieu  et  en  meilleures  dispositions  », 
alors  pourtant  qu'elle  venait  d'abjurer  le  pro- 
testantisme aux  principaux  dogmes  duquel  il 
était  resté  fidèle  lui-même,  l'on  doit  en  con- 
clure qu'aux  temps  précédents  cette  âme  était 
peu  tournée  vers  Dieu,  à  la  façon  dont  Magny 
le  voulait.  Le  vieillard  se  laissa  du  reste  prendre 
facilement  aux  grâces  de  son  ancienne  pupille, 
comme  lui  exilée  volontaire  de  la  terre  vau- 
<doise. 

Madame  de  Warens  réussit  à  trouver  un 
logement  convenable.  Rousseau  l'a  décrit  : 

Elle  habitait  une  vieille  maison,  mais  assez 
grande  pour  avoir  une  pièce  de  réserve  dont  elle 
lit  sa  chambre  de  parade.  Au  delà  du  ruisseau  et 
du  jardin,  on  découvrait  la  campagne  '...  On  n'y 


1.  M.   Eloi  Serand,  archiviste  à  Annecy,  a  déterminé  la 
place  de  la  maison  de  madame  de  Warens  et  a  dressé  un 


26  MADAME    DE    WARENS 

trouvait  pas  la  magnificence,  mais  la  propreté,  la 
décence  et  une  abondance  patriarcale  avec  laquelle 
le  faste  ne  s'allie  jamais.  Elle  avait  peu  de  vaisselle 
d'argent,  point  de  porcelaine,  point  de  gibier  dans 
si  cuisine,  ni  dans  sa  cave  de  vins  étrangers,  mais 
l'une  et  l'autre  étaient  bien  garnies,  au  service  de 
tout  le  monde,  et  dans  des  tasses  de  faïence,  elle 
donnait  d'excellent  café. 

Certainement,  Jean-Jacques  se  trompe  un 
peu.  La  maison  de  madame  de  Warens  devait 
être  garnie  des  objets  dont  son  mari  a  fait 
Ténumération;  et  le  boudoir  où  Rousseau  nous 
introduira,  devait  avoir  assez  bon  air  avec  les 
galantes  toilettes  emportées  de  Vevey.  Quand  la 
baronne  allait  à  la  messe,  le  dimanche,  ce  jour 
de  Pâques  fleuries  où  Rousseau  la  vit  revenir  de 
l'église,  peut-être  ses  doigts  étaient-ils  chargés 
de  ses  bagues  et  coulants,  et  tenait-elle  à  la 
main  ce  beau  jonc,  canne  à  pomme  d'or,  que 
M.  de  Warens  avait  rapporté  de  Londres  en 
1724  et  qu'il  regrettait  si  fort. 

Madame  de  Warens  s'était  donc  créé  un 
intérieur  agréable.  Elle   était  jeune  et  jolie; 

plan  de  cette  habitation,  et  des  lieux  environnants.  Il  est 
joint  à  l'article  fort  intéressant  publié  par  M.  Th.  Dufour, 
de  Genève,  dans  la  Revue  savoisienne  (1818,  p.  66  etsuiv.). — 
Le  ruisseau  dont  parle  Rousseau  est  l'un  des  canaux  par 
lesquels  s'écoulent  les  eaux  du  lac,  sous  le  nom  de  rivière 
du  ïhioii.  La  maison  est  au  couchant  de  l'évéché  actuel. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  27 

elle  plaisait  tout  au  moins.  Bien  apparentée  en 
Chablais,  elle  possédait  la  faveur  du  roi  à 
Turin,  celle  de  l'évêque  à  Annecy;  c'étaient  là 
d'excellentes  conditions  pour  réussir.  Sans 
doute  elle  fut  bien  accueillie  dans  la  société  du 
petit  Annecy.  A  son  tour,  elle  put  la  recevoir 
dans  son  modeste  logis,  mais  il  semble  qu'elle 
ne  sut  pas  l'y  retenir.  Les  «  honnêtes  gens  » 
s'en  retirèrent  en  voyant  qu'il  devenait  le 
rendez-vous  des  nouveaux  convertis  et  des 
intrigants,  ce  qui,  parfois,  était  tout  un  \ 

Madame  de  Warens  avait-elle  pour  la  bonne 
chère  cette  répugnance  que  Rousseau  signale? 
C'est  douteux.  Petite  et  grassouillette,  elle 
devait  être  gourmande.  S'il  en  eût  été  autre- 
ment, elle  n'aurait  pas  veillé  à  ce  que  sa  table 
fût  toujours  agréablement  servie.  Là,  n'était 
pas  le  moindre  attrait  pour  les  «  manants  ». 
tels  que  Sabran  2,  qui  venaient  aduler  la  maî- 


1.  L'évêclié  n'avait  pas  le  monopole  des  «  conversions  ». 
11  s'en  pratiquait  en  sens  inverse  à  Lausanne,  Genève,  etc.. 
L'œuvre  française  et  savoisienne  des  nouveaux  convertis 
avait  son  pendant,  en  Suisse,  dans  les  «  Écoles  de  prosé- 
lytes ».  La  Chambre  des  prosélytes  de  Genève  fondée  en  1707 
avec  un  capital  de  dix  mille  écus,  possédait  deux  cent  mille 
francs  lorsqu'elle  fut  supprimée  à  la  Révolution  (Voy.  Re- 
cherches historiques  sur  trois  fondations  ecclésiastiques,  par 
M.  Moïse,  Paris-Genève,  1872). 

2.  Confessions,  livre  IL 


28      MADAME    DE    WARENS    ET    J.-J.    ROUSSEAU. 

tresse  de  la  maison,  manger  ses  dîners,  boire 
son  vin  et  chasser  la  bonne  société  !. 

C'est  dans  ce  milieu  que  Rousseau  arriva  le 
dimanche  des  Rameaux  de  1728,  non  pas  à  la 
sixième  année  du  séjour  de  madame  de  "Warens 
à  Annecy,  mais  à  la  deuxième.  Elle  avait  plus 
de  vingt-huit  ans,  puisqu'elle  était  née  en  1G99 
et  non  en  1701,  «  avec  le  siècle  ». 

Mais  qu'était  donc  cet  enfant  étourdi  qui 
venait  implorer  ses  secours?  Nous  allons  le 
rechercher,  moins  dans  son  autobiographie, 
trop  souvent  inexacte,  que  dans  les  travaux 
récents  de  MM.  Eugène  Ritter,  Th.  Heyer  et 
autres  écrivains  de  la  Suisse  2. 


1.  Xous  rencontrons  madame  de  Warens  marraine  une 
seule  fois  avec  un  des  principaux  habitants  d'Annecy,  M.  d>' 
Menthon  qui  fut,  plus  tard,  syndic  de  la  ville  :  «  Le  30  dé- 
cembre est  né  et  le  1er  janvier  1"2S  a  été  baptisé  Bernard- 
François,  fils  de  Dominique  Delatte  et  de  Françoise  Vendat. 
mariés;  parrain  noble  Bernard,  seigneur  de  Menthon,  mar- 
raine Françoise-Louyse  Voiran  de  Latour  »  (Reg.  par.  de 
Saint-Maurice,  à  Annecy.) 

■2.  Th.  Heyer,  Une  inscription  relative  à  Jean-Jacques  Rous- 
seau  it.  IX  des  Mémoires  de  la  Société  d'histoire  de  Genève); 
—  Eugène  Bitter.  la  Famille  de  Jean-Jacques;  Jean- Jacques 
et  le  Pays  romand:  une  iventure  de  la  jeunesse  de  Suzanne 
Bernard,  etc.;  —  Louis  Dufour-Vernes,  Recherches  sur  Jean- 
Jacques  Rousseau  et  sa  parenté. 


CHAPITRE    II 

(1712-1:29) 

Naissance  de  Rousseau.  —  Sa  famille.  —  Erreurs  des 
Confessions  à  ce  sujet.  —  François  Rousseau  ;  sa  fuite.  — 
Lectures.  —  Querelles  d'Isaac  Rousseau  avec  le  capitaine 
Gautier;  sa  condamnation;  sa  fuite.  — Jean-Jacques  chez 
le  pasteur  Lambercier;  chez  son  oncle  Bernard;  chez  le 
greffier  Masseron.  —  Il  devient  apprenti  du  graveur 
Ducommun;  brutalité  du  maître.  — ■  Rousseau  quitte  son 
pays.  —  Visite  à  M.  de  Pontverre,  curé  de  Confignon.  — 
Court  séjour  à  Annecy.  —  Il  va  à  Turin  à  «  l'hospice  des 
catéchumènes  »;  il  abjure  le  calvinisme.  —  Ses  rapports 
avec  l'abbé  Gaime.  —  Le  lever  du  soleil  au  Monte. 


Jean-Jacques  était  né  à  Genève  le  28  juin  1712, 
d'Isaac  Rousseau  et  de  Suzanne  Bernard,  qui 
s'étaient  mariés  le  2  juin  1704  et  avaient  eu  un 
premier  fils,  François,  né  le  15  mars  1705.  Le 
second  enfant  fut  baptisé  à  l'église  de  Saint- 
Pierre  le  4  juillet,  Sa  mère  mourut  de  «  fièvre 
continue  »  le  7  du  même  mois,  à  l'âge  de 
trente-neuf  ans.  Elle  avait  été  assez  coquette 
vers  ses  vingt  ans,  et  le  Consistoire  l'avait 
réprimandée  en  1695  pour  avoir  permis  à  un 


30  MADAME    DE    W'ARKNS 

«  grand  »  de  Genève,  M.  Vincent  Sarrazin, 
marié,  père  de  deux  enfants,  de  lui  rendre  de 
fréquentes  visites,  et  aussi  pour  s'être  déguisée 
en  paysanne,  afin  d'assister  sans  être  reconnue 
aux  farces  et  comédies  que  des  opérateurs 
jouaient  sur  la  place  du  Molard. 

Quant  à  Isaac  Rousseau,  son  fils  a  dit  que 
c'était  un  homme  de  plaisir.  Avant  son  mariage, 
il  avait  été  maître  à  danser,  et  le  6  décem- 
bre 169i,  il  s'était  associé  avec  David  Moyret, 
de  Genève,  et  Jean  Clément,  de  Paris,  pour 
enseigner  la  danse  à  Genève.  Il  suivit  ensuite 
la  profession  de  sa  famille.  Dans  l'acte  de  décès 
de  sa  femme,  il  est  qualifié  de  citoyen,  mar- 
chand horloger  '.  II  avait  alors  quarante  ans. 

Jean-Jacques  eut  toujours  une  grande  vanité. 
Nous  pensons  que  c'est  à  ce  sentiment  qu'il 
obéit  lorsqu'il  écrit,  à  plusieurs  reprises,  que 
son  grand-père  maternel  était  «  ministre  »  du 
Saint-Évangile.  En  réalité,  cette  qualité  appar- 
tenait à  son  grand-oncle  ;  le  grand-père  était 
horloger.  Ce  n'est  pas  la  seule  erreur  que  con- 


1.  Dufour-Vernes  se  refuse  à  croire  qu'Isaac  Rousseau  ait 
obtenu  la  place  d'horloger  du  sérail  lorsqu'il  se  rendit  à 
Constantinople  peu  après  son  mariage  (Recherches  sur  Jean- 
Jacques  Rousseau). 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  31 

tiennent  les  premières  pages  des  Confessions. 
L'écrivain  y  fait  en  quelques  lignes  un  gracieux 
tableau  du  double  mariage  de  son  père  avec 
Suzanne  Bernard  et  de  Gabriel  Bernard  avec 
Théodore  Rousseau  : 

Celle-ci  ne  consentit  à  épouser  le  frère  qu'à  con- 
dition que  son  frère  (le  père  de  Jean-Jacques  Rous- 
seau) épouserait  la  sœur.  L'amour  arrangea  tout, 
et  les  deux  mariages  se  firent  le  même  jour.  11  en 
naquit  un  enfant  de  part  et  d'autre  au  bout  d'une 
année. 

Tout  cela  est  ainsi  ordonné  pour  l'effet 
littéraire.  Gabriel  Bernard  avait  épousé  made- 
moiselle Théodore  Rousseau,  cinq  ans  aupa- 
ravant, à  la  fin  de  septembre  1699.  Son  pre- 
mier-né vint  au  monde  huit  jours  après  le 
mariage.  Le  consistoire  censura  grièvement 
les  époux,  et  les  suspendit  de  la  Sainte-Gène 
pour  anticipation  scandaleuse  et  parce  que 
mademoiselle  Rousseau  s'estoit  espousée  arec 
(a  couronne  l. 

Une  tante  prit  soin  de  l'orphelin.  C'était 
Suzanne  ou  Suzon  Rousseau,  qui  devint  plus 
tard  madame  Gonceru,  et  que  Rousseau  aima 
toujours.  Elle  n'eut  pour  l'enfant  que  des  ten- 

1.  E.  Rilter,  la  Famille  de  Jean-Jacques. 


:{2  MADAMK    DE    WARENS 

dresses  et  des  gâteries,  alors  qu'il  aurait  eu 
besoin  d'une  direction  ferme  et  éclairée. 

La  mort  prématurée  de  la  mère  fut  d'abord 
un  malheur  pour  François,  le  fils  aîné.  De 
bonne  heure,  il  devint  un  mauvais  sujet.  La 
préférence  marquée  que  le  père  manifestait 
pour  le  fils  cadet  n'était  pas  un  bon  moyen 
pour  ramener  l'aîné  dans  la  bonne  voie,  et  les 
corrections  brutales  qui  lui  étaient  infligées 
valaient  moins  encore.  Le  21  octobre  1721. 
François  fut  réassujetti  pour  un  terme  de 
vingt  et  un  mois  comme  apprenti  horloger; 
mais  bientôt  il  quitta  la  maison  paternelle  et 
disparut  '. 

C'était  un  singulier  père  de  famille  qu'Isaac 
Rousseau.  A  peine  Jean-Jacques  sut-il  lire  qu'il 
lui  donna  les  romans  laissés  par  la  mère.  «  Nous 
nous  mîmes  à  les  lire  après  souper,  mon  père 
et  moi...  »  Dans  l'hiver  de  1719,  ce  fut  autre 
chose.  Pendant  que  le  père  travaillait,  le  fils 
lui  lisait  l'Histoire  de  l'Église  et  de  l'Empire, 
par  Lesueur,  le  Discours  sur  l'Histoire  univer- 


I.  En  1721,  Isaac  Rousseau,  qui  était  encore  horloger, 
habitait  à  un  troisième  étage  avec  deux  enfants  et  sa  sœur 
Suzanne  (Th.  Heyer,  ouv.  cit.,  et  Dufour-Vernes,  Recherches 
sur  Jean-Jacques  Rousseau,  p.  13). 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  33 

selle  de  Bossuet,  les  Métamorphoses  d'Ovide, 
les  Hommes  illustres  de  Plutarque,  etc. 

Plutarque  surtout  devint  ma  lecture  favorite.  De 
ces  intéressantes  lectures,  des  entretiens  qu'elles 
occasionnaient  entre  mon  père  et  moi,  se  forma 
cet  esprit  libre  et  républicain,  ce  caractère  indomp- 
table et  fier,  impatient  de  joug  et  de  servitude  qui 
m'a  tourmenté  tout  le  temps  de  ma  vie  dans  les 
situations  les  moins  propres  à  lui  donner  l'essor. 
Sans  cesse  occupé  de  Rome  et  d'Atliènes,  vivant 
pour  ainsi  dire  avec  leurs  grands  hommes,  né  moi- 
même  citoyen  d'une  république  et  fils  d'un  père 
dont  l'amour  de  la  patrie  était  la  plus  forte  pas- 
sion, je  m'en  enflammais  à  son  exemple,  je  deve- 
nais le  personnage  dont  je  lisais  la  vie... 

Nous  devons  supposer,  pour  donner  à  ce 
récit  quelque  apparence  de  vérité,  que  les  lec- 
tures se  prolongèrent  jusqu'en  1722,  époque 
où  Jean-Jacques  accomplit  sa  dixième  année 
et  où  son  père  dut  se  séparer  de  lui. 

Isaac  Rousseau  était  emporté  et  querelleur. 
Son  goût  pour  les  romans  et  pour  la  chasse 
avait  sans  doute  nui  à  la  prospérité  de  ses 
affaires,  car  il  était  redevenu  maître  de  danse  \ 

Au  mois  de  juin,  il  avait  eu  maille  à  partir 


I.  Nous  venons  de  voir  qu'il  était  encore  horloger  l'année 
précédente. 

3 


3i  madame  de  warens 

avec  un  citoyen  genevois,  M.  Gautier,  cx-capi- 
taine  au  service  du  roi  de  Pologne  l.  Gautier 
lui  ayant  dit  de  respecter  ses  prés  où  il  s'ap- 
prêtait à  chasser,  Isaac  Rousseau  le  coucha  en 
joue.  Gautier  s'enfuit  pour  aller  chercher  des 
secours.  Rousseau  ne  les  attendit  pas;  mais 
le  9  octobre  suivant,  ayant  rencontré  Gautier 
à  Genève,  il  le  regarda  sous  le  nez  pendant 
quelque  temps.  Puis,  à  une  observation  de 
Gautier,  le  prit  sous  le  bras  en  lui  disant  : 
«  Sortons  de  la  ville  et  nous  déciderons  cela 
avec  Tépée.  »  Gautier  répondit  qu'il  avait  mis 
quelque  fois  la  main  à  l'épée,  mais  qu'avec  des 
gens  de  sa  sorte,  il  ne  se  servait  que  du  bâton. 
A  cette  injure,  Isaac  tira  son  épée  et  criant  : 
«  Je  suis  Rousseau!  je  suis  Rousseau!  »  en 
frappa  Gautier  et  le  blessa  à  la  joue.  On  les 
sépara,  et  Gautier  s'étant  plaint  au  lieutenant 
de  police,  une  information  judiciaire  eut  lieu. 
Pour  échapper  à  la  prison,  Rousseau  s'enfuit 
en  Allemagne.  Le  9  novembre  1722,  après  trois 
défauts  sucessifs,  il  fut  condamné  à  venir 
devant  le  conseil  «  demander  pardon,  genoux 
en  terre,  à  Dieu,  à  la  Seigneurie  et  au  sieur 

1.  Et  non  capitaine  en  activité  an  service  de  la  France. 
comme  l'a  écrit  Rousseau  (Confessions). 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  35 

Gautier,  des  excès  par  lui  commis  ;  à  trois 
mois  de  prison  eh  chambre  close,  à  cinquante 
écus  d'amende  et  aux  dépens  ».  Le  consistoire, 
à  son  tour  lui  infligea  un  blâme  \ 

La  sentence  du  conseil  est  prononcée  contre 
le  «  sieur  Rousseau,  .maître  de  danse  ».  Cette 
mention,  dans  un  jugement  où  tout  doit  être 
certain,  établit  péremptoirement  qu'il  avait 
cessé  d'être  horloger.  C'est  vraisemblablement 
à  cause  de  sa  profession  actuelle  que  le  capi- 
taine Gautier  dit  à  son  adversaire  que  contre 
des  gens  de  sa  sorte,  Ton  se  servait  du  bâton. 
Isaac  Rousseau  n'exécuta  pas  la  sentence.  Il  pré- 
féra s'exiler  pour  toujours.  A  partir  de  cet  évé- 
nement, le  pauvre  Jean-Jacques  n'eut  plus  de 
père,  on  peut  le  dire.  Assurément,  il  n'eut  plus 
de  chez  .soi. 

En  quittant  sa  patrie,  Isaac  Rousseau  laissa 
son  fils  sous  la  garde  de  Gabriel  Bernard,  son 
beau-frère,  qui  était  ingénieur  pour  la  ville 
de  Genève.  L'oncle  mit  son  neveu  en  pension 
à  Bossey  2,  chez  le  pasteur  Lambercier,  avec 
son  propre  fils,  pour  y  apprendre  le  latin.  Jean- 


1.  E.  Ritter,  la  Famille  de  Jean-Jacques. 

2.  Bossey,  actuellement  commune  savoisienue,  appartenait 
alors  à  Genève. 


:J0  MADAMi:    DE    WARENS 

Jacques  n'avait  pas  alors  huit  ans  seulement, 
comme  il  le  déclare,  mais  au  moins  dix  ans  et 
demi  et  il  était  vraiment  trop  âgé  pour  que 
la  rigide  sœur  du  ministre  lui  donnât  le  fouet. 
Il  avait  un  peu  plus  de  douze  ans,  lors  de  la  mé- 
saventure qu'il  attribue  à  mademoiselle  Lam- 
bercier,  au  moment  du  passage  du  roi  de  Sar- 
daigne,  car  le  voyage  de  Victor-Améclée  II  le 
long  du  Salève  eut  lieu  le  23  août  1724  '. 

Bientôt  les  deux  cousins  revinrent  à  Genève 
et  rentrèrent  chez  Gabriel  Bernard  où  vivait 
aussi  David  Rousseau,  grand-père  de  Jean- 
Jacques,  qui  mourut  presque  centenaire  2. 

Cependant  il  fallait  songer  à  apprendre  un 
métier.  Jean-Jacques  fut  placé  chez  M.  Masse- 
ron,  greffier  de  la  ville,  qui  dut  le  renvoyer. 
«  Il  fut  prononcé  par  les  clercs  de  Masseron, 
dit  Rousseau,  que  je  n'étais  bon  qu'à  mener 
la  lime.  »  On  le  mit  donc  en  apprentissage 
chez  un  jeune  graveur,  Abel  Ducommun. 
Rousseau  y  entra  le  26  avril  1725.  On  lit  dans 
le  contrat  d'apprentissage  du  1er  mai  suivant, 
que  le  maître  «  promet  de  lui  apprendre  sa  pro- 


I.  E.  Ritter.  Jean-Jacques  et  le  Pays  romand,  p.  19. 
:2.  En  1738,  par  extinction  de  nature,  âgé  de  quatre-vingt- 
seize  an?  et  neuf  mois  (Th.  Heyer). 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  37 

fession  cle  graveur,  en  tant,  toutefois,  que  ledit 
apprenti  la  pourra  comprendre,  de  nourrir  et 
coucher  ledit  apprenti  et  l'élever  et  instruire 
en  la  crainte  de  Dieu  et  bonnes  mœurs,  comme 
il  est  convenable  à  un  père  de  famille  !  ».  Jean- 
Jacques,  à  son  retour  de  Bossey,  ne  resta  donc 
que  fort  peu  cle  temps  chez  son  oncle  Bernard. 
Gela  ne  l'empêche  pas  de  dire  qu'il  y  demeura 
deux  ou  trois  ans,  «  apprenant  les  Éléments 
d'Euclide  et  le  dessin  en  même  temps  que  son 
cousin  et  ne  laissant  pas  de  payer,  comme  il 
était  juste,  une  assez  forte  pension  ». 

C'est  pendant  ces  «  deux  ou  trois  ans  de 
liberté  »  chez  son  oncle,  que  Rousseau  serait 
allé  de  temps  en  temps  voir  son  père  à  Nyon  où 
il  s'était  établi  et  avait  repris  sa  profession 
d'horloger. 

Nous  savons  maintenant  qu'il  était  en  appren- 
tissage dès  la  fin  d'avril  1725;  d'autre  part, 
son  père  se  remaria  à  Nyon  le  5  mars  1726 
avec  Jeanne  François  de  trois  ans  plus  âgée 


1.  E.  Ritter,  Jean-Jacques  et  le  Pays  romand,  p.  27.  Abel  Du- 
commun  se  maria  le  17  novembre  1726.  Le  contrat  d'appren- 
tissage avait  été  conclu  par  Gabriel  Bernard,  en  qualité  de 
procureur  d'Isaac  Rousseau;  il  s'était  même  porté  caution 
des  engagements  du  père  et  du  fils  à  l'égard  du  maître  gra- 
veur. 


38  MADAMI-:    DK    WARENS 

que  lui  et  qui  possédait  peut-être  quelque 
bien.  Ces  deux  circonstances  réunies  rendent 
assez  invraisemblables  ses  amourettes  avec  ma- 
demoiselle de  Vulson  et  mademoiselle  Goton  '. 
La  manière,  dit-il,  dont  il  fut  traité  par  Abel 
Ducommun  le  réduisit  rapidement,  par  l'esprit 
ainsi  que  par  la  fortune,  à  son  véritable  état 
d'apprenti. 

Le  maître  était  rustre  et  violent...  La  plus  basse 
polissonnerie  succéda  à  mes  aimables  amusements. 
Il  faut  que,  malgré  l'éducation  la  plus  honnête, 
j'eusse  un  grand  penchant  à  dégénérer,  car  cela  se 
til  très  rapidement... 

Rousseau  resta  près  de  trois  ans  chez  le  gra- 
veur. II  le  satisfit  peu  et  en  fut  assez  souvent 
maltraité.  Il  y  occupait  ses  moments  de  loisir, 
et  même,  quand  il  le  pouvait,  ses  heures  de 
travail,  à  lire  de  méchants  romans.  Parfois  il 
lui  arriva  de  découcher  parce  qu'il  s'oubliait  à 
la  promenade  et  ne  revenait  à  Genève  qu'au 
moment  où  les  portos  étaient  déjà  fermées. 
Lorsqu'il  rentrait  le  matin,  le  maître  lui  infli- 
geait une  violente  correction.  C'est  pour  échap- 
per à  ce  châtiment,  qu'étant  arrivé  en  retard 

I.  Confessions,  livre  Ier. 


ET    JKAN-JACQUES    ROUSSEAU.  39 

aux  portes,  une  troisième  fois,  il  résolut  de  ne 
plus  retourner  chez  Ducommun  '. 

Décidément  les  fils  d'Isaac  Rousseau  ne  pou- 
vaient pas  s'habituer  aux  coups.  L'aîné,  pour 
échapper  à  ceux  de  son  père,  avait  quitté  sa 
famille  et  son  pays,  et  peut-être,  faute  d'avoir 
rencontré  quelque  cœur  compatissant,  se  mou- 
rait-il alors,  malheureux  et  ignoré,  dans  quel- 
que régiment  étranger.  Lu  cadet  fuyait  à  son 
tour  pour  éviter  les  brutalités  d'un  maître,  jus- 
tement irrité  d'ailleurs.  Au  lieu  d'aller  im- 
plorer son  père  à  Nyon  et  de  le  supplier  de 
rompre  son  contrat,  ce  à  quoi,  il  faut  bien  le 
dire,  Isaac  n'eût  sans  doute  pas  consenti,  il 
quittait  Genève  et  ses  parents  2. 

Nous  nous  sommes  arrêté  quelque  temps  sur 
ces  jeunes  années  de  Jean-Jacques;  nous  avons 
signalé  les  nombreuses  inexactitudes  de  ses 
récits,  nous  avons  montré  sa  famille  sous  son 
véritable  jour,  non  certes  pour  le  rapetisser; 
mais  pour  constater  qu'en  Suisse  comme  en 


1.  Cet  événement  eut  lieu  le  dimanche  li  mars  172S 
(E.  Ritter,  Jean-Jacques  et  le  Pays  romand,  p.  29). 

2.  Le  départ  de  l'apprenti,  au  moment  surtout  où  son  tra- 
vail devenait  rémunérateur  pour  le  patron,  soumettait  le 
père  à  des  dommages-intérêts,  et  il  dut  en  payer  en  effet  à 
Ducommun. 


40  MADAME    DE    WARENS 

Savoie,  les  actes  authentiques  démentent  sou- 
vent ce  qu*il  avance,  et,  surtout,  afin  de  mieux 
connaître  quelle  devait  être  sa  situation  morale 
lorsqu'il  abandonna  son  pays  et  en  quoi  pou- 
vait consister  ce  bagage  scientifique  et  litté- 
raire dont  il  se  vante  dans  les  Confessions, 
avec  plus  d'orgueil  que  de  vérité. 

M.  Ritter,  rappelant  ces  paroles  de  Sainte- 
Beuve  :  Ce  ?ï est  pas  une  petite  avance  pour  la 
vertu  que  d'être  sorti  de  la  race  des  justes, 
ajoute  :  «  Malheureusement,  notre  Jean-Jac- 
ques a  des  origines  un  peu  troubles  et  limo- 
neuses *.  » 

Après  avoir  rôdé  dans  les  environs  de 
Genève,  Rousseau  alla  frapper  au  presbytère 
catholique  de  Gonfignon.  «  Je  ne  songeais 
point,  dit-il,  à  changer  de  religion,  et  bien 
loin  de  me  familiariser  si  vite  avec  cette  idée,  je 
ne  l'envisageais  qu'avec  une  horreur  qui  devait 
l'écarter  de  moi  pour  longtemps.  »  S'il  en  était 
ainsi,  pourquoi  alla-t-il  justement  là  où  il  ne 
fallait  pas  aller,  pourquoi  se  rendit-il  à  Annecy 
précisément  chez  une  convertie,  et  pourquoi, 
trois  jours  après,  accepta-t-il  d'aller  à  Turin 

1.  E.  Ritter,  (a  Famille  de  Jean-Jacques,  p.  8. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  41 

à  «  l'école  des  catéchumènes  »?  Quoi  qu'il  en 
soit,  l'on  peut  bien  croire  que  lorsque  M.  de 
Pont  verre,  ce  curé  toujours  en  guerre  contre 
l'hérésie,  envoya  Rousseau  à  madame  de  Wa- 
rens,  il  n'eut  pas  le  moindre  pressentiment  de 
ce  que  deviendrait  l'adolescent  indiscipliné  qui 
dévorait  son  dîner  et  qui  bien  que,  «  sentant 
sa  supériorité,  ne  voulut  pas  l'en  accabler  '  ». 
En  abordant  «  la  bonne  dame  »,  Rousseau, 
ce  garçon  timide  et  sensuel,  fut  ébloui  et 
charmé  2.  Il  aurait  bien  voulu  rester  à  Annecy 
auprès  de  madame  de  Warens,  mais  elle  lui 
dit  :  «  Pauvre  petit,  tu  dois  aller  où  Dieu  t'ap- 
pelle, quand  tu  seras  grand,  tu  te  souviendras 
de  moi.  »  Elle  n'insista  pas  trop  pour  le  faire 
retourner  auprès  de  son  père,  de  crainte  de 
■se  compromettre.  Sur  le  conseil  de  Sabran, 
Rousseau,  muni  d'un  secours  pécuniaire  de 
M.  de  Bernex,  partit  pour  Turin.  A  ce  moment, 


1.  Nous  avons  donné  dans  les  Évéques  de  Genève-Annecy 
depuis  la  Réforme  (p.  182  et  suiv.),  de  nombreux  détails  sur 
cet  ecclésiastique.  11  était,  en  1728,  âgé  d'environ  soixante- 
quinze  ans;  Rousseau  n'en  avait  pas  encore  seize.  Benoît  de 
Pontverre  mourut  le  3  juin  1733.  Il  avait  à  Chambéry  un 
parent,  Alexis  de  Pontverre,  ecclésiastique,  qui  habitait  chez 
la  marquise  de  Challes,  lorsque  madame  de  Warens  se  fixa 
dans  cette  ville. 

2.  Confessions,  livre  II. 


42  MADAME    DE    WARENS 

son  père  qui,  le  30  mars,  s'était  engagé  à 
payer  au  graveur  Ducommum  vingt-cinq  écus 
(environ  cent  vingt  et  un  francs)  pour  le  cas 
où,  dans  le  délai  de  quatre  mois,  il  ne  ramè- 
nerait pas  le  déserteur  à  son  atelier,  arrivait 
à  Annecy,  et  ne  l'y  trouvant  pas.  renonçait  à 
le  poursuivre  plus  loin  '.  Il  pensa  sans  doute 
que  le  fugitif  avait  déjà  réussi  à  passer  les 
Alpes.  Rousseau  avait  en  effet  quitté  Annecy 
depuis  le  24  mars;  à  la  fin  du  mois,  il  était 
certainement  à  Turin.  Le  registre  de  «  l'hos- 
pice des  catéchumènes  »  atteste  qu'il  fut  ins- 
crit dans  cet  établissement  le  12  avril.  Il  en 
sortit  le  23  août,  lorsqu'il  eut  abjuré  le  calvi- 
nisme. Il  a  raconté  qu'il  fut  ensuite  de  la 
domesticité  de  madame  de  Vercellis,  de  M.  de 
La  Roque  et  de  la  famille  de  Gouvon.  M.  de 
Rreglio  -,  ou  de  Breil,  était  alors  ambassa- 
deur de  Victor-Amédée  II  à  Vienne,  mais  il 
restait  souvent  à  Turin.  C'est  en  le  suivant. 


1 .  Mémoires  de  la  Société  d'histoire  de  Genève  (t.  XV,  p.  loi). 

1.  Joseph-Robert  Solaro,  marquis  de  Breglio,  fils  du  comte 
de  Govone,  après  avoir  été  ambassadeur  à  Vienne,  fut 
nommé  capitaine  d'une  des  compagnies  des  gardes  du 
corps,  et  le  1 1»  juin  1733  appelé  aux  fonctions  de  gouverneur 
du  duc  de  Savoie,  fils  du  roi  Charles- Emmanuel  III  (Galli, 
Cariche  del  Piemonte).  Rousseau  connaissait  fort  bien  l'ita- 
lien, il  l'avait  appris  auprès  de  l'abbé  de  Govone. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSKAU.  i-3- 

quand  il  allait  chez  le  ministre  de  l'intérieur, 
M.  de  Mellarède  '  dont  les  enfants  avaient 
pour  précepteur  un  ecclésiastique  savoisien, 
M.  Gaime,  que  Jean- Jacques  fit  la  connaissance 
de  cet  abbé  qui  forma,  avec  M.  Gàtier,  l'ori- 
ginal du  Vicaire  savoyard. 

Jusqu'à  présent,  l'on  ne  savait  trop  si  Rous- 
seau n'avait  pas  créé  de  toutes  pièces  ce  pen- 
seur puissant  à  l'âme  méditative  et  indé- 
pendante. Mais  non;  l'abbé  Gaime  est  un 
personnage  réel.  Les  renseignements  que  nous 
avons  recueillis  établissent  qu'il  était  à  Turin 
au  temps  de  Rousseau,  que  son  origine  était 
bien  celle  que  Jean-Jacques  lui  a  donnée  et 
que  le  philosophe  ne  nous  a  pas  trompés  sur  la 
science  et  sur  le  caractère  de  celui  qu'il  appelle 
son  maître. 

Si  en  1728,  à  l'aube  d'un  jour  d'été,  il  a 
conduit  Jean-Jacques  au  Monte  2,  assurément 

1.  Le  comte  de  Mellarède  mourut  bientôt;  le  10  mars  1730. 
Un  de  ses  fils,  disciple  par  conséquent  de  l'abbé  Gaime, 
devint  abbé  commendataire  de  Tabbaye  de  Talloires  près 
d'Annecy  et  légua  sa  belle  bibliothèque  et  son  cabinet  d'his- 
toire naturelle  à  la  ville  de  Ghambéry.  Un  autre,  Amédée. 
fut  connu  sous  le  nom  de  comte  du  Bettonet,  belle  terre 
située  en  Savoie  à  l'entrée  de  la  Maurienne. 

2.  Le  Monte  est  une  haute  colline  en  l'ace  de  Turin,  au 
pied  de  laquelle  coule  le  Pô.  A  gauche,  lorsqu'on  regarde  la 
ville,  est  la  chaîne  des  Alpes   d'où  émerge   le  mont   Viso, 


\\  MADAME    DE    WARENS 

il  n'y  a  pas  prononcé  ce  nouveau  discours  sur 
la  montagne  que  Rousseau  lui  attribue,  mais 
la  promenade  a  été  faite  et  la  splendeur  du 
paysage  s'est  gravée  fidèlement  et  pour  tou- 
jours dans  l'esprit  du  jeune  disciple.  Et 
quand,  plus  de  trente  années  s'étant  écoulées, 
Jean-Jacques  voulut  renverser  les  théories  des 
«  philosophes  »  et  les  remplacer  par  son 
propre  système,  il  se  souvint  des  leçons  de 
l'abbé  savoyard,  et  pour  plus  de  solennité,  il 
leur  donna  ce  cadre  merveilleux  dans  lequel 
il  fait  parler  l'homme  de  paix.  «  La  Profession 
de  foi  du  Vicaire  savoyard,  a  dit  M.  Cousin  l 
est  le  chef-d'œuvre  de  Rousseau;  il  y  a  mis 
toute  son  àme  et  ses  convictions  les  plus 
intimes;  il  y  déclarait  ouvertement  la  guerre  à 
la  philosophie  à  la  mode;  il  savait  qu'il  allait 
soulever  contre  lui  de  nombreux  et  de  puis- 
sants ennemis;  il  sentait  donc  le  besoin  de 
rassembler  toutes  ses  forces  dans  ce  grand 
combat  et  de   donner  à  ce  petit  nombre  de 

blauc  et  rose.  Si  Rousseau  ne  l'a  pas  rappelé,  c'est  sans 
doute  par  sobriété,  afin  de  ne  pas  distraire  l'attention  du 
lecteur  sur  cet  objet  spécial. 

1.  Du  manuscrit  de  /'Emile,  conservé  à  la  bibliothèque  de 
la  Chambre  des  représentants,  par  M.  Victor  Cousin  (Jour- 
nal des  savants,  l8iS,  p.  U59).  Le  manuscrit  est  encore  au- 
jourd'hui dans  cette  même  bibliothèque. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  45 

pages  toute  la  solidité  et  toute  la  grâce  qui 
dépendaient  de  son  acte.  » 

L'importance  de  l'œuvre  que  Rousseau  a 
placée  sous  le  patronage  de  l'abbé  Gaime  nous 
a  décidé  à  rechercher  ce  que  cet  ecclésiastique 
fut  en  réalité  et  à  essayer  de  dégager  le  vrai  du 
faux  dans  les  divers  récits  de  celui  qui  s'est 
proclamé  son  élève. 


CHAPITRE   III 

(1729-1730). 


L'abbé  Gaime.  —  Portrait  que  Rousseau  en  fait  daus  VÉmile. 

—  Profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard.  --  Naissance  et 
éducation  de  Jean-Claude  Gaime.  —  Il  va  à  Turin;  il  est 
précepteur  chez  le  comte  de  Mellarède;  —  professeur  de 
langue  française   et  vice-recteur  de  l'Académie  militaire. 

—  Sa  conduite  exemplaire.  —  Rousseau  revient  à  Annecy; 
il  y  est  reçu  par  madame  de  Warens.  —  II  entre  au  sémi- 
naire. —  L'abbé  Gàtier.  —  Rousseau  sort  du  séminaire; 
il  est  placé  chez  le  maître  de  musique.  • —  Arrivée  de  Ven- 
ture.  —  .M.  d'Aubonne.  —  M.  et  madame  Corvesi.  —  Le 
maître  de  musique  et  Rousseau  s'en  vont  à  Lyon.  — 
Retour  de  Rousseau;  il  ne  retrouve  plus  madame  de 
Warens.  —  Mademoiselle  Merçeret;  mademoiselle  Giraud; 
leur  origine.  —  La  promenade  à  Thônes  avec  mesdemoi- 
selles de  Galley  et  de  Graffenried.  —  La  famille  de  Galley. 

—  Le  juge-maje  Simond.  —  Départ  d'Annecy  avec  made- 
moiselle Merçeret.  —  Rousseau  parcourt  la  Suisse.  — 
L'archimandrite.  —  Lettre  à  mademoiselle  de  Graffenried; 
à  son  père.  —  L'ne  page  de  Michelet  sur  Annecy.  —  Rous- 
seau et  madame  de  Warens. 


Voici  le  récit  de  Rousseau,  au  livre  IV  de 
VÉmile  : 

Il  y  a  trente  ans  que,  dans  une  ville  d'Italie,  un 
jeune  homme  expatrié  se  voyait  réduit  à  la  der- 
nière misère.  Il  était  né  calviniste,  mais  par  les 
suites  d'une  étourderie.  se  trouvant  fugitif,  en  pays 


MADAME    DE    WARENS    ET    .J.-J.    ROUSSEAU.       17 

étranger,  sans  ressource,  il  changea  de  religion 
pour  avoir  du  pain.  Il  y  avait  dans  cette  ville  un 
hospice  pour  les  prosélytes,  il  y  fut  admis...  Il 
voulut  fuir,  on  l'enferma;  il  se  plaignit,  on  le 
punit  de  ses  plaintes...  Des  larmes  de  rage  cou- 
laient de  ses  yeux,  l'indignation  l'étouffait...  Il 
était  perdu  sans  un  honnête  ecclésiastique  qu'il 
trouva  le  moyen  de  consulter  en  secret.  L'ecclésias- 
tique était  pauvre  et  avait  Besoin  de  tout  le  monde, 
mais  l'opprimé  avait  encore  plus  besoin  de  lui,  il 
n'hésita  pas  à  favoriser  son  évasion  au  risque  de 
se  faire  un  dangereux  ennemi. 

Cet  honnête  ecclésiastique  était  un  pauvre  vicaire 
savoyard  qu'une  aventure  de  jeunesse  avait  mis 
mal  avec  son  évêque  et  qui  avait  passé  les  monts 
pour  chercher  les  ressources  qui  lui  manquaient 
dans  son  pays.  Il  n'était  ni  sans  esprit,  ni  sans 
lettres,  et  avec  une  figure  intéressante,  il  avait 
trouvé  des  protecteurs  qui  le  placèrent  chez  un 
ministre  pour  élever  son  fds.  Il  préférait  la  pau- 
vreté à  la  dépendance  et  il  ignorait  comment  il 
faut  se  conduire  chez  les  grands.  Il  ne  resta  pas 
longtemps  chez  celui-ci  ;  en  le  quittant,  il  ne 
perdit  point  son  estime  et  comme  il  vivait  sage- 
ment et  se  faisait  aimer  de  tout  le  monde,  il  se 
flattait  de  rentrer  en  grâce  auprès  de  son  évèque 
et  d'en  obtenir  quelque  petite  cure  dans  les  mon- 
tagnes pour  y  passer  le  reste  de  ses  jours.  Tel  était 
le  dernier  terme  de  son  ambition.  Un  penchant 
naturel  l'intéressait  au  jeune  fugitif  et  le  lui  fil 
examiner  avec  soin...  Il  commença  par  gagner  la 
confiance  du  prosélyte  '  en  ne  lui  vendant  point 

1.  Dans  son  étude  sur  le  manuscrit  de  la  Profession  de 
foi,  M.  Cousin  remarque  qu'au  lieu  île  ce  mot,  Rousseau 


48  MADAME    DE    WARENS 

ses  bienfaits...  en  se  faisant  petit  pour  s'égaler  à  lui. 
Plus  loin  Rousseau  dit  : 

...  Je  me  lasse  de  parler  en  tierce  personne... 
car  vous  sentez  bien  que  ce  malheureux  fugitif  c'est 
moi-même...  Ce  qui  me  frappait  le  plus  était  de 
voir  dans  la  vie  privée  de  mon  digne  maître,  la 
vertu  sans  hypocrisie,  l'humanité  sans  faiblesse, 
des  discours  toujours  droits  et  simples  et  une  con- 
duite toujours  conforme  à  ces  discours...  Au  défaut 
près  qui,  jadis,  avait  attiré  sa  disgrâce  et  dont  il 
n'était  pas  trop  bien  corrigé,  sa  vie  était  exem- 
plaire, ses  mœurs  étaient  irréprochables,  ses  dis- 
cours honnêtes  et  judicieux...  J'apprenais  à  le  res- 
pecter chaque  jour  davantage. 

Après  avoir  reçu  les  confidences  de  Rous- 
seau, l'ecclésiastique  lui  aurait  fait  les  siennes  : 

...  Je  marquai  de  l'empressement  à  l'entendre. 
Le  rendez-vous  ne  fut  pas  renvoyé  plus  tard  qu'au 
lendemain  matin.  On  était  en  été,  nous  nous  le- 
vâmes à  la  pointe  du  jour.  Il  me  mena  hors  de  la 

avait  d'abord  écrit  «  vagabond  ».  Le  mot  de  prosélyte  est 
peu  heureux,  dit-il.  Le  bon  vicaire  n'est  point  un  conver- 
tisseur et  en  tout  cas  son  interlocuteur  n'est  point  encore 
un  converti,  un  homme  gagné  à  la  doctrine  du  maître,  ce 
n'est  qu'un  vagabond  qu'on  essaye  de  ramener  dans  la 
bonne  vie...  Pourquoi  Rousseau  a-t-il  eh"acé  ce  mot?  Je 
n'en  puis  trouver  d'autre  raison,  sinon  que  plus  bas  il  a 
mis  et  voulait  maintenir  «  sa  vie  oisive  et  vagabonde  » 
(p.  664).  Non;  Rousseau  s'est  appelé  «  prosélyte  »,  simple- 
ment parce  qu'ainsi  qu'il  l'a  déclaré  dans  les  premières 
lignes  de  son  récit,  il  était  alors  à  1'  «  hospice  des  prosélytes  » 
ou  des  «  catéchumènes  »,  comme  on  les  appelait  à  Turin. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  49 

ville  sur  une  haute  colline  au-dessous  de  laquelle 
passait  le  Pô,  dont  on  voyait  le  cours  à  travers  les 
fertiles  rives  qu'il  baigne  ;  dans  l'éloignement, 
l'immense  chaîne  des  Alpes  couronnait  le  paysage; 
les  rayons  du  soleil  levant  rasaient  déjà  les  plaines 
et  projetant  sur  les  champs  par  longues  ombres, 
les  arbres,  les  coteaux,  les  maisons,  enrichissaient 
de  mille  accidents  de  lumière  le  plus  beau  tableau 
dont  l'œil  humain  puisse  être  frappé.  On  eût  dit 
que  la  nature  étalait  à  nos  yeux  toute  sa  magnifi- 
cence pour  en  offrir  le  texte  à  nos  entretiens.  Ce 
fut  là,  qu'après  avoir  quelque  temps  contemplé  ces 
objets  en  silence,  l'homme  de  paix  me  parla  ainsi  : 

PROFESSION     DE    FOI     DU    VICAIRE    SAVOYARD 

Mon  enfant,  n'attendez  de  moi  ni  des  discours  savants 
ni  de  profonds  raisonnements.  Je  ne  suis  pas  un  grand 
philosophe  et  je  me  soucie  peu  de  l'être... 

Je  suis  né  pauvre  et  paysan,  destiné  par  mon  état  à 
cultiver  la  terre;  mais  on  crut  plus  beau  que  j'apprisse 
à  gagner  mon  pain  dans  le  métier  de  prêtre  et  l'on 
trouva  le  moyen  de  me  faire  étudier1.  Assurément  ni 
mes  parents  ni  moi  ne  songions  guère  à  chercher  en 
cela  ce  qui  était  bon,  véritable,  utile,  mais  ce  qu'il  fal- 
lait savoir  pour  être  ordonné.  J'appris  ce  qu'on  voulait 
que  je  disse,  je  m'engageai  comme  on  voulut  et  je  fus 
l'ait  prêtre.  Mais  je  ne  tardai  pas  à  sentir  qu'en  m'obli- 
geant  de  n'être  pas  homme,  j'avais  promis  plus  que  je 
ne  pouvais  tenir...  Il  fallut  expier  le  scandale  :  arrêté, 
interdit,  chassé,  je  fus  bien  plus  la  victime  de  mes 
scrupules  que  de  mon  incontinence... 

Peu  d'expériences  pareilles  mènent  loin  un  esprit  qui 
réfléchit. 

1.  Emile,  livre  IV.  Après  ces  mots  «  l'on  trouva  le  moyen 
de  me  faire  étudier  »,  on  lit,  dans  le  manuscrit  de  VÊmile 

4 


50  MADAMK    DE    WARENS 

Au  livre  III  des  Confessions,  Jean-Jacques 
a  donné  le  nom  de  cet  ecclésiastique.  C'est 
lorsqu'il  était  chez  madame  de  Vercellis,  qu'il 
aurait  fait  sa  connaissance. 

J'allais  voir  quelquefois  un  abbé  savoyard,  ap- 
pelé M.  Gaime,  précepteur  des  enfants  du  comte 
de  Mellarède.  Il  était  jeune  encore  et  peu  répandu, 
mais  plein  de  bon  sens,  de  probité,  de  lumières  et 
l'un  des  plus  bonnêtes  hommes  que  j'aie  connus... 
Je  trouvai  auprès  de  lui  les  leçons  de  la  science 
morale  et  les  maximes  de  la  droite  raison...  Il  me 
fit  un  tableau  vrai  de  la  vie  humaine...  Le  pas  que 
je  venais  de  faire  nous  conduisait  à  parler  de  reli- 
gion. L'on  conçoit  que  l'honnête  M.  Gaime  est,  du 
moins  en  grande  partie,  l'original  du  Vicaire  sa- 
voyard... ses  leçons,  sages,  mais  d'abord  sans  effet 
furent  dans  mon  cœur  un  germe  de  vertu  et  de 
religion  qui  ne  s'y  étouffa  jamais  et  qui  n'atten- 
dait, pour  fructifier,  que  les  soins  d'une  main  plus 
chérie. 

Quoique  alors  ma  conversion  fût  peu  solide,  je 
ne  laissais  pas  d'être  ému.  Loin  de  m'ennuyer  de 
ses  entretiens,  j'y  pris  goût  à  cause  de  leur  clarté, 
de  leur  simplicité  et  surtout  d'un  certain  intérêt 
de  cœur  dont  je  sentais  qu'ils  étaient  pleins.  J'ai 


à  la  bibliothèque  de  la  Chambre  des  députés,  ceux-ci  que 
llousseau  a  ensuite  biffés  <>  à  l'aide  de  quelques  patrons  qui 
m'assistèrent  ».  L'écrivain  les  a  supprimés  pour  alléger  la 
phrase.  Nous  les  rappelons  parce  qu'ils  expriment  un  fait 
exact  et  montrent  qu'au  moment  où  Jean-Jacques  écrivait 
il  se  souvenait  fort  bien  de  ses  conversations  avec  l'abbé 
savoyard. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  ."il 

l'àme  aimante...  Aussi  je  m'affectionnai  vraiment 
à  M.  Gaime  ;  j'étais  pour  ainsi  dire  son  second  dis- 
ciple et  cela  me  fît,  pour  le  moment  même,  l'ines- 
timable bien  de  me  détourner  de  la  pente  au  vice 
où  m'entraînait  mon  oisiveté. 

Il  ne  se  peut  rien  de  plus  sensé  que  les  avis  qu'il 
me  donna  sur  ma  conduite  (ajoute  encore  Rous- 
seau, à  propos  des  conseils  que  l'abbé  lui  adressa 
quand  il  fut  entré  chez  le  comte  de  Gouvon). 

L'abbé  Jean-Claude  Gaime  était  né  le  ~1  sep- 
tembre 1692,  à  Héry-sur-Alby1,  petite  paroisse 
du  diocèse  de  M.  de  Bernex.  Ses  parents  étaient 
des  cultivateurs  possédant  une  très  modeste 
aisance.  Le  père  savait  écrire ,  ses  deux  fds 
aînés,  les  frères  de  l'abbé,  ne  le  savaient  pas. 
Suivant  une  habitude  qui  persiste  encore  en 
Savoie,  on  fit  étudier  celui  des  enfants  qu'une 
intelligence  précoce  et  vive  avait  probablement 
signalé  au  curé  du  lieu  et  que,  peut-êtro,  un 
peu  de  débilité  physique  rendait  impropre  aux 
rudes  travaux  des  champs.  Le  curé  conduisait 
assez  loin  ses  élèves  dans  leurs  études;  en  le 


1.  Héry,  à  10  kilomètres  sud  de  Rumilly  et  à  18  d'Annecy. 
Voici  l'acte  de  naissance  de  l'abbé  : 

Le  2  septembre  1692  est  né  et  a  été  baptisé  en  l'église  d'Héry,  Jean- 
Claude,  fils  de  François  Gaime  et  de  Claudia  Foisillet.  Parrain,  Jean- 
Claude  Foisillet,  de  Chainaz  {paroisse  voisine);  marraine,  dame  Fran- 
çoise Beaud,  nièce  de  M.  Georges-Ignace  Marcoz,  d'Héry. 

Signé  :  Daviet,  cliiv. 


52  MADAME    Dli    WARF.NS 

quittant,  ils  entraient  souvent  en  quatrième. 
Les  collèges  étaient  nombreux  en  Savoie  et 
pourvus  de  bons  professeurs. 

A  proximité  clu  jeune  Gaime,  il  y  avait  le 
collège  des  Barnabites,  à  Annecy,  et  celui  des 
Oratoriens  à  Rumilly.  Les  Savoisiens  studieux 
et  ayant  quelque  protecteur  obtenaient  d'ail- 
leurs facilement  des  bourses  au  collège  des 
Savoyards  à  Avignon,  ou  à  celui  de  Louvain  \ 
Nous  pensons  que  les  parents  de  Jean-Claude 
le  placèrent  au  collège  le  plus  rapproché,  celui 
de  la  petite  ville  de  Rumilly,  où  chaque 
semaine  ils  venaient  vendre  leurs  denrées  et 
où  ils  pouvaient  payer  en  nature  sa  pension 
chez  quelque  parent  ou  quelque  ami.  C'est 
sans  doute  à  raison  de  ses  souvenirs  de  collège 
et  des  amitiés  qu'il  avait  nouées  à  Rumilly  que 
l'abbé  Gaime  vint  y  jouir  de  sa  pension  de 
retraite  et  y  amena  son  héritier  qu'il  fit  rece- 
voir au  nombre  des  bourgeois.  Ce  fut  à  Annecy 
vraisemblablement  et  au  séminaire  des  Laza- 
ristes qu'il  fit  ses  études  ecclésiastiques.  Il  fut 


I.  Ces  collèges  avaient  été  fondés  par  deux  enfants  d'An- 
necy; le  premier,  par  le  cardinal  de  Brogny,  en  1426;  le 
second,  par  Eustacne  Chapuis,  conseiller  de  Charles-Quint, 
vers  13  >4 , 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  53 

ensuite  reçu  bachelier  en  théologie,  puis  maître 
es  arts,  à  l'Université  de  Turin.  En  avril  1722, 
il  était  dans  cette  ville  depuis  quelque  temps 
déjà;  en  mai  1725,  il  y  obtint  du  vicaire  capi- 
tulaire  D.  Janin,  son  celebret,  c'est-à-dire  l'auto- 
risation de  célébrer  la  messe  dans  le  diocèse 
de  Turin,  bien  qu'il  appartînt  au  diocèse  de 
Genève.  C'est  à  cette  époque  qu'il  a  dû  devenir 
le  précepteur  des  enfants  du  comte  de  Mellarède, 
minisire  de  l'intérieur.  C'était  une  habitude  en 
Piémont  de  chercher  clans  le  clergé  de  Savoie 
des  précepteurs  non  seulement  pour  les  fils 
des  grands  personnages,  mais  encore  pour  les 
princes  de  la  maison  royale.  On  les  choisissait 
avec  soin,  et  certes,  jamais  M.  de  Mellarède 
n'aurait  introduit  chez  lui  auprès  de  ses  fils 
et  de  sa  fille,  un  ecclésiastique  mal  famé.  Les 
scandales  du  genre  de  ceux  dont  nous  parle 
Rousseau  ont  laissé  des  traces  dans  nos 
archives,  notamment  dans  celles  du  sénat  de 
Savoie;  nous  n'y  avons  pourtant  rien  retrouvé 
qui  se  rapporte  à  l'abbé  Gaime,  ni  à  l'abbé 
Gàtier,  ni  au  père  Caton,  dont  il  sera  question 
plus  loin.  A  notre  avis,  c'est  tout  à  fait  gratui- 
tement que  Rousseau  leur  attribue  des  aven- 
tures  galantes  telles   qu'il  les  désirait    pour 


54  MADAME    DE  WARENS 

lui-même,  mais  sans  avoir  la  hardiesse  de  les 
tenter. 

Après  la  mort  du  comte  de  Mellârède,  lors- 
que l'éducation  de  ses  élèves  fut  achevée,  l'abbé 
Gaime  devint  professeur  à  l'académie  de  Turin  '. 
Cette  charge  et  cette  dignité  n'auraient  pas  été 
accordées  à  un  prêtre  de  mœurs  faciles.  Il 
mourut,  est-il  dit  dans  son  acte  de  décès,  après 
avoir  passé  à  Rumilly  quinze  années  d'une  vie 
autant  édifiante  qu'intérieure.  C'était  un  médi- 
tatif à  l'âme  fière  comme  il  n'est  pas  rare  d'en 
rencontrer  en  Savoie  -;  s'il  dédaigna  la  fortune, 
il  sut  pourtant  faire  quelques  économies.  Il  les 
employa  d'abord  à  réparer  la  pauvre  maison 
où  il  était  né  ;  puis,  de  1725  à  1744,  à  acheter 


1.  Il  ne  s'agit  pas  de  l'Académie  des  sciences  de  Turin, 
qui  ne  fut  instituée  qu"eu  1783,  mais  d'un  collège  d'éduca- 
tion pour  «  nobles  »,  fondé  sous  le  règne  de  Charles-Emma- 
nuel II  et  rouvert  en  1713  par  Victor-Amédée  II.  Jean- 
Claude  Gaime  y  est  indiqué  comme  «  professeur  de  langue 
française  »  et  «  sous-prieur  »  de  1738  à  174o.  Les  noms  des 
professeurs  n'étant  pas  portés  sur  les  registres  antérieurs  à 
1738,  il  est  possible  que  l'entrée  de  l'abbé  à  cette  Académie 
remonte  à  1730  ou  1732.  C'est  actuellement  une  école  d'of- 
ficiers d'artillerie  et  du  génie. 

2.  Nous  avous  connu  son  arrière-neveu,  dernier  descen- 
dant mâle  de  la  famille,  Heuri  Gaime,  ébéniste  à  Rumilly. 
Celait  un  railleur  d'humeur  fort  indépendante.  Cette  tour- 
nure d'esprit  ne  plaisait  pas  au  biton  govenw;  elle  lui  attira 
vers  1843,  une  méchante  aventure.  11  n'échappa  à  quelques 
années  de  forteresse  qu'en  s'enfuyant  à  Genève. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  •'>■• 

quelques  pièces  de  terre  pour  arrondir  le 
domaine  paternel  qui,  au  moment  de  la  con- 
fection du  cadastre,  vers  1730,  était  de  15  jour- 
naux (environ  4  hectares  et  demi)  et  en  com- 
prenait 45,  en  1744  '. 

L'influence  de  l'abbé  Gaime  sur  Rousseau  ne 
fut  pas  décisive.  Il  ne  sut  pas  résister  à  l'attrait 
d'une  vie  libre  et  qu'il  crut  devoir  être  facile. 

M.  Mussard,  dit  Tord-Gueule  2  et  Bâcle,  ses 
compatriotes,  favorisèrent  son  goût  pour  les 
aventures,  il  abandonna  la  maison  de  Gouvon 
où,  malgré  ses  singuliers  travers,  l'on  était 
bienveillant  pour  lui,  et  revint  en  Savoie  avec 
Bâcle,  entrevoyant  madame  de  Warens  au  bout 
du  voyage.  «  Il  craignait  ses  reproches,  mais  il 
ne  lui  vint  pas  à  l'esprit  qu'elle  pût  lui  fermer 
sa  porte  »  [Confessions,  livre  III). 

Jean- Jacques  n'avait  pas  trop  présumé  de  la 
bonté  de  madame  de  Warens.  Non  seulement, 
elle  ne  le  repoussa  pas,  mais  elle  le  logea  dans 
sa  chambre  de  parade.  «  J'eus  par  surcroît,  dit- 
il,  le  plaisir  d'apprendre  que  cette  faveur  ne 

! .  Registres  communaux  d'Héry  ;  Celebret  et  actes  divers 
entre  nos  mains;  Archives  piémontaises. 

■2.  C'est  probablement  ce  M.  Mussard  qui  habitait  Passy 
où  Jean-Jacques  lui  écrit  le  17  décembre  1752  pour  lui 
annoncer  la  représentation  de  Narcisse. 


56  MADAME    DE    WARENS 

serait  pas  passagère.  »  Ici,  comme  trop  sou- 
vent, l'écrivain  n'est  pas  tout  à  fait  exact.  Évi- 
demment l'on  ne  pouvait  placer  clans  le  salon 
de  la  baronne  qu'un  lit  de  sangle  qui  devait 
disparaître  au  matin;  puis,  on  va  le  voir, 
Rousseau  quitta  bientôt  la  maison. 

Il  avait  certainement  conservé  un  très  vif 
souvenir  de  la  jolie  femme  qui,  l'année  précé- 
dente, lui  était  apparue  jeune,  belle  et  cares- 
sante, alors  qu'il  s'attendait  à  rencontrer  une 
dévote  rigide  et  renfrognée,  mais  il  est  fort 
douteux  que  madame  de  AYarens  se  rappelât 
l'adolescent  que  l'évêché  s'était  hâté  d'envoyer 
à  Turin.  Elle  était  fort  liée  avec  l'abbé  Léonard, 
aumônier  de  M.  de  Bernex,  et  cet  ecclésiastique 
avait  de  son  côté  des  relations  affectueuses  avec 
l'abbé  Gaime  \  L'on  peut  donc  supposer  que 
ce  dernier  recommanda  Rousseau  à  son  ami, 
et  celui-ci  à  madame  de  "Warens.  Quoi  qu'il 
en  soit,  il  devint  aussi  le  protégé  de  M.  Léo- 
nard et  comme  l'abbé  donnait  à  la  dame  le  nom 
de  «  sœur  »,  quand  Rousseau  appela  sa  bien- 


1.  Au  printemps  de  1130, M.  Gaime  avait  envoyé  une  somme 
d'argent  à  l'abbé  Léonard  et  l'avait  chargé  de  l'employer  au 
payement  de  sa  part  d'une  dette  contractée  par  son  père 
vis-à-vis  de  M.  Astruc,  curé  d'Héry  (quittance  du  29  mai  1730 
reçue  à  Héry  par  le  notaire  Pétel). 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  ;>7 

faitrice  «  maman  »,  il  dit  «  mon  oncle  »  à  ce 
frère  de  sa  mère  adoptive.  «  Petit  »,  c'est 
ainsi  qu'on  l'appela,  rencontra  dans  la  maison 
l'agréable  femme  de  chambre,  mademoiselle 
Merceret,  et  le  domestique  intendant-amant, 
Claude  Ane 7  \ 

La  présence  du  jeune  homme  ne  laissait  pas 
que  d'être  embarrassante  et  madame  de  Warens 
cherchait  ce  que  son  protégé  pourrait  entre- 
prendre pour  gagner  sa  vie,  lorsque  arriva 
chez  elle  un  parent,  M.  d'Aubonne.  Il  pensa  que 
Rousseau  «  pourrait  devenir  curé  de  village 
et  que  c'était  la  plus  haute  destinée  à  laquelle 
il  pût  aspirer  ».  On  résolut  donc  de  le  placer 
au  séminaire  d'Annecy  tenu  par  les  Lazaristes 
ou  Pères  de  la  Mission.  Le  supérieur,  M.  Gros, 
était,  assure  Jean-Jacques,  un  habitué  du  bou- 
doir de  madame  de  Warens,  «  qui  aimait  à  se 
faire  lacer  par  lui 2  ».  L'évêque  paya  la  pension, 
et  Rousseau  entra  au  séminaire.  «  La  triste 
maison  qu'un  séminaire,  surtout  pour  qui  sort 
de  celle  d'une  aimable  femme  !  »  Sans  doute, 

1.  Baptisé  à  Monlreux  (pays  de  Vaud)  le  17  janvier  1706. 

2.  On  se  souviendra  que  lorsque,  en  1762,  Rousseau  vit 
qu'il  ne  pouvait  écrire  sans  alarmer  les  puissances  de  l'Eu- 
rope, il  se  mit  à  fabriquer  des  lacets  qu'il  envoyait  aux 
dames  comme  un  cadeau  précieux. 


58  MADAME    DE    WARBNS 

et  le  mauvais  souvenir  que  Jean-Jacques  en 
emporta  fut  tel  qu'il  en  oublia  le  merveilleux 
paysage  qui  s'étale  au  pied  et  en  face  de  l'édi- 
fice. C'était  le  jardin  de  la  Visitation,  aujour- 
d'hui jardin  public,  Annecy-le-Vieux,  l'énorme 
Parmeland,  la  Tournette,  la  montagne  de  Vey- 
rier,  toute  verte,  et  entre  ses  dernières  pentes 
le  lac  bleu,  la  maisonnette  sauvage  où  la  tra- 
dition veut  qu'il  soit  allé  rêver  souvent. 

Il  y  a  vingt  ou  trente  ans,  a  dit  monseigneur 
Magnin,  on  lisait  encore  le  nom  de  Rousseau 
gravé  dans  l'embrasure  de  la  chambre  qu'il 
habita  au  séminaire. 

En  rappelant  les  prêtres  qui  furent  chargés 
de  l'instruire,  Rousseau  en  dépeint  un 

A  la  figure  effrayante  et  doucereuse...  et  dont 
les  membres  jouaient  comme  les  poulies  d'un  man- 
nequin... J'ai  oublié  son  odieux  nom...  M.  Gros 
me  tira  des  griffes  de  ma  bête  et  par  un  autre  con- 
traste  enrore  plus  marqué,  me  remit  au  plus  doux 
des  hommes.  C'était  un  jeune  abbé  faucigneran. 
appelé  M.  Gâtier.  Je  n'ai  jamais  vu  de  physionomie 
plus  touchante.  11  avait  de  grands  yeux  bleus,  un 
mélange  de  douceur,  de  tendresse  et  de  tristesse  qui 
faisait  qu'on  ne  pouvait  le  voir  sans  s'intéresser  à  lui. 

Rousseau  prête  ensuite  à  l'abbé  Gàtier  une 
aventure  amoureuse  à  la  suite  de  laquelle  il 


ET    JEAN-JACOUES    ROUSSEAU.  59 

aurait  été  «  mis  en  prison,  diffamé,  chassé  ». 
Nous  avons  déjà  dit  que  nous  n'avions  retrouvé 
aucune  trace  de  cette  affaire.  L'on  connaît  deux 
abbés  Gàtier,  tous  deux  du  Faucigny  :  l'un  était 
vicaire  à  Cluses  et  y  est  mort  en  1725  après  une 
vie  exemplaire;  l'autre  était  professeur  au  col- 
lège de  la  même  ville  en  1735.  Ce  dernier  a  pu 
se  trouver  au  séminaire  en  1729  ou  1730,  mais 
certainement  il  n'a  pas  été  le  héros  ou  la  vic- 
time de  l'aventure  imaginée  par  Jean-Jacques  '. 

Le  sentiment  de  son  infortune  2  me  revint  quand 
j'écrivis  Y  Emile  et  réunissant  M.  Gàtier  avec 
M.  Gaime,je  fis  de  ces  deux  dignes  prêtres,  l'ori- 
ginal du  Vicaire  savoyard.  Je  me  flatte  que  l'imi- 
tation n'a  pas  déshonoré  ses  maîtres. 

C'est  vrai,  mais  il  fallait  nous  laisser  le  soin 
de  le  proclamer.  Une  telle  ardeur  à  son  propre 
éloge  met  le  lecteur  en  défiance. 

Jean-Jacques  ne  montra  pas  la  moindre 
vocation  pour  l'état  ecclésiastique  et  l'on  dut 


1.  Lavorel,  Cluses  et  le  Faucigny,  p.  171.  —  L'emprisonne- 
ment, même  dans  une  prison  ecclésiastique,  ne  passait  pas 
inaperçu.  Les  prêtres  arrêtés  ainsi  se  défendaient  avec  éner- 
gie et  trouvaient  chez  les  magistrats  de  l'ordre  civil  un 
secours  très  efficace  lorsqu'une  injustice  avait  été  commise. 
La  tolérance  était,  du  reste,  assez  large  en  Savoie. 

2.  Confessions,  lre  partie,  livre  III. 


60  MADAME    DE    WARENS 

le  renvoyer  à  madame  de  Warens.  Au  sémi- 
naire il  ne  s'était  occupé  que  de  musique,  elle 
songea  naturellement  à  en  faire  un  musicien  : 

Maman  me  plaça  chez  un  Parisien  qui  venait 
la  voir  souvent.  M.  Le  Maître,  maître  de  musique 
de  la  cathédrale. 

En  réalité,  ce  Parisien  se  nommait  «  Jacques- 
Louis  Nicoloz  ».  Il  était  arrivé  à  Annecy  la 
même  année  que  madame  de  Warens.  On  le 
désignait  ordinairement  par  sa  qualité,  et  c'est 
ce  qui  a  trompé  Rousseau;  il  avait  alors  vingt- 
huit  ans  et  n'était  pas  marié  l.  Jean-Jacques 
demeura  six  mois  en  pension  chez  lui,  d'oc- 
tobre 1729  à  avril  1730.  Étant  resté  au  sémi- 
naire, de  Pâques  au  mois  d'août  1729,  il  n'a,  en 
définitive,  passé  que  fort  peu  de  temps  dans  la 
maison  même  de  madame  de  Warens  à  An- 
necy. Cependant,  en  septembre,  il  habitait 
encore  la  «  demeure  chérie  »  lorsque  eut  lieu 
l'incendie  du  four  des  Cordeliers  qui  faillit  s'y 
communiquer.  A  cette  époque,  il  crut  que  le  feu 
avait  été  détourné  par  l'intercession  de  M.  de 
Bernex.  Sept  ou  huit  ans  plus  tard,  et  non 

i.  Archives  municipales  d 'Annecy. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  61 

deux,  comme  il  l'a  écrit,  Rousseau  donna  au 
Père  Boudet,  une  attestation  de  ce  miracle  \ 

En  février  1730,  un  soir  qu'il  faisait  bien  froid, 
comme  nous  étions  tous  autour  du  feu,  nous  enten- 
dîmes frapper  à  la  porte  de  la  rue,  Perrine  prend 
sa  lanterne,  descend,  ouvre,  et  l'aventurier  «  Ten- 
ture de  Villeneuve  »  se  présente. 

Tous,  c'est  la  maîtrise  de  la  cathédrale  :  le 
maître,  d'abord;  les  jeunes  Joseph  Carrier  et 
Jacques  Berchet,  âgés  de  neuf  ans  et  de  onze 
ans;  Aymé  Verdel  et  Jacques  Demonthé,  âgés 
de  seize  ans;  François  Gâche,  dix-sept  ans,  et 
Jean-Jacques,  qui  en  a  bientôt  dix-huit 2.  Rous- 
seau fut  séduit  par  la  faconde  de  Venture,  qui 
plut  moins  à  madame  de  Warens.  «  Elle  con- 
sentit à  ce  qu'on  le  lui  amenât,  mais  l'entrevue 


1.  Monseigneur  de  Bernex  ne  mourut  pas  en  1731,  connue 
Rousseau  l'a  supposé,  mais  le  23  avril  1734,  et  Fréron  n'eut 
pas  de  peine  à  «  déterrer  le  certificat  »  puisque  le  P.  Boudet 
l'avait  transcrit  dans  la  Vie  de  monseigneur  de  Roxsillon  de 
Bernex,  imprimée  à  Paris  en  1751.  Rousseau  a  placé  la  rédac- 
tion de  son  certificat  en  1731  afin  qu'on  trouvât  la  chose  moins 
étrange,  mais  l'on  verra  qu'en  1739  et  même  en  1740,  son 
amitié  avec  les  ecclésiastiques  était  aussi  vive  qu'en  1729  et 
que  son  catholicisme  était  encore  intact. 

2.  Recensement  de  1726.  .Tean-Jacques  avait  probablement 
remplacé  un  clerc  tonsuré  nommé  Chrétien,  qui  faisait 
partie  de  la  maîtrise  en  1726,  mais  qui  aurait  eu  vingt  et 
un  ans  en  1730  et  qui  par  conséquent  avait  dû  la  quitter 
depuis  quelque  temps. 


62  MADAME    DE    WARENS 

ne  réussit  pas  du  tout.  Il  lo  trouva  précieuse; 
elle  le  trouva  libertin.  »  Alors  déjà  la  dame 
aimait  la  discrétion.  Se  souvenant  du  mot  du 
roi  à  Évian,  elle  s'appliquait  à  ne  plus  faire 
de  bruit  '.  En  ce  moment,  d'ailleurs,  elle  et 
d'Aubonne  étaient  occupés  d'une  grande  com- 
binaison. 

Des  renseignements  nombreux  et  de  source 
officielle  2  nous  permettront  d'indiquer  quelles 
entreprises  ce  personnage  était  venu  préparer 
à  Annecy  avec  madame  de  Warens  et  ce  qu'ils 
allèrent  faire  ensemble  à  Paris. 

Paul-Bernard  d'Aubonne,  bourgeois  de 
Nyon,  avait  épousé  Louise  de  Tavel,  sœur, 
semble-t-il,  d'Étienne-Sigismond  de  Tavel  que 
Rousseau,  peut-être  gratuitement,  donne  pour 
premier  amant  à  madame  de  Warens.  Il  avait 
d'abord  servi  dans  la  garde  suisse  du  roi  de 
Prusse;  il  la  quitta  en  1713  et  devint  plus 
tard  colonel  de  milices  bernoises.  Il  était  en 
outre  châtelain  de  Morges  lorsque,  en  1724.  il 

1.  En  s'apercevant  du  bruit  que  faisait  la  fui  le  de  madame 
de  Warens  qui  était  venue  se  jeter  aux  pieds  de  M.  de  Ber- 
nex,  à  Evian,  Victor-Amédée  aurait  dit  :  «  M.  l'évêque,  vos 
conquêtes  sont  bien  bruyantes  »  [Vie  de  monseigneur  de 
Bernex). 

i.  Madama  di  Warens,  loe.  cit.,  p.  38a  et  suiv.,  et  Archives 
plémontaises. 


ET    JEAN-.TACQUES    ROUSSEAU.  63 

revendiqua  la  noble  bourgeoisie  de  cette  ville. 
Les  magistrats  consulaires  combattirent  sa 
demande,  et  non  contents  de  l'avoir  fait  rejeter 
par  LL.  EE.  de  Berne  \  ils  intentèrent  à 
M.  d'Aubonne  de  nombreux  procès.  C'est  du 
moins  ce  qu'il  affirme  dans  un  mémoire  qu'il 
envoya  à  Berne  en  1724,  Il  y  attribue  le  mau- 
vais vouloir  dont  il  est  l'objet  à  ce  que  la  ville 
de  Morges  tâche  '<  d'éloigner  de  sa  bourgeoisie 
ceux  de  son  caractère,  soit  uniquement  parce 
son  caractère  les  choque,  soit  que  sa  sévérité 
dans  le  bon  ordre  les  embarrasse  -  ». 

Froissé  dans  son  orgueil,  lésé  dans  ses 
intérêts,  d'Aubonne  conçut  le  projet  de  se 
venger.  En  1729,  quand  il  arriva  à  Annecy,  il 
avait  au  moins  quarante-quatre  ans,  car  son 
fils  aîné  était  né  en  1709.  Il  revenait  alors  de 
Paris  où  il  avait  présenté  au  cardinal  de 
Fleury  un  plan  de  loterie  qui  n'avait  pas  été 


1.  Le  pays  de  Vaud  était  alors  sous  la  souveraineté  du 
canton  de  Berne. 

2.  Mémoire  instructif  pour  noble  Paul-Bernard  d'Aubonne, 
contre  messieurs  de  la  Ville  et  conseil  de  Morges.  M.  d'Au- 
bonne avait  trois  fils  :  Paul,  né  en  1709,  qui  avait  pris  du 
service  en  France,  où  il  devint  maréchal  de  camp:  David- 
Louis,  qui  fut  général-major  en  Hollande,  et  Etienne,  capi- 
taine dans  le  même  pays  (Communication  de  M.  A.  de 
Montet). 


64  MADAME    DE    WARENS 

goûté  et  qu'il  voulait  proposer  à  la  cour  de 
Turin.  Rousseau  raconte  que  l'aventurier  devint 
amoureux  de  madame  Gorvesi,  femme  de 
l'intendant  d'Annecy  l,  ce  que  le  mari  s'avisa 
de  trouver  mauvais;  d'où  la  conséquence  que 
M.  d'Aubonne  dut  quitter  la  ville. 

M.  Corvesi  était  un  vilain  homme  noir  comme 
une  taupe,  fripon  comme  une  chouette,  et  qui,  à 
force  de  vexations,  finit  par  se  faire  chasser  lui- 
même...  M.  d'Aubonne  se  vengea  par  une  comédie, 
il  envoya  cette  pièce  à  madame  de  Warens,  qui  me 
la  fit  voir. 

Rousseau  raconte  que  cette  comédie  lui  donna 
l'idée  d'en  faire  une  à  son  tour,  mais  qu'il  ne 
la  composa  qu'à  Chambéry.  Ce  fut  l'Amant  de 
lui-même  (ou  Narcisse)  «  J'ai  dit  dans  la  pré- 
face de  cette  pièce  que  je  l'avais  écrite  à  dix- 
huit  ans,  j'ai  menti  de  quelques  années.  » 

Nous  craignons  bien  qu'il  n'ait  aussi  menti 
pour  M.  Corvesi.  Il  est  en  effet  bien  douteux 
que  M.  d'Aubonne  eût   été   assez  imprudent 


1.  Lazare  Corvesi,  intendant  de  justice,  police  et  finances, 
vice-conservateur  des  fermes  et  gabelles  pour  Sa  Majesté  en 
la  province  de  Genevois  et  bailliage  de  Ternier.  En  1126,  et 
pour  montrer  sa  reconnaissance  des  services  qu'il  lui  avait 
rendus,  la  ville  d'Annecy  lui  avait  envoyé  des  lettres  de 
bourgeoisie. 


ET    JEAN-JACQL'KS    ROUSSEAU.  65 

pour  se  mettre  mal  avec  un  fonctionnaire 
influent  et  dont  la  protection,  ou  tout  au  moins 
le  concours,  lui  était  nécessaire  dans  l'entre- 
prise qu'il  méditait.  Madame  Gorvesi,  Apolline- 
Catherine  Guilloty,  était  accouchée  d'un  fils  le 
16  avril  1729  '.  L'été  suivant,  elle  devait  être 
toute  aux  soins  et  aux  joies  de  la  maternité; 
puis,  si  d'Aubonne  quitta  Annecy,  il  y  revint 
bientôt,  car  nous  allons  l'y  retrouver  au  prin- 
temps de  1730. 

A  cette  époque,  Nicoloz,  soit  «  le  Maître  »  eut 
une  discussion  plus  vive  que  d'habitude  avec 
M.  de  Vidomne,  chantre  du  chapitre  2,  et  les 
autres  chanoines  de  la  cathédrale.  Pour  leur 
jouer  un  mauvais  tour,  il  résolut  de  partir  sans 
crier  gare  et  en  emportant  toute  la  musique  de 
la  chapelle,  à  la  veille  même  des  solennités  de 
Pâques.  Il  alla  consulter  madame  de  Warens. 
Elle  essaya  de  le  dissuader,  puis  l'aida  à  exé- 
cuter sa  fuite  et  à  emporter  la  musique. 

Elle  me  fit  venir,  m'ordonna  de  suivre  M.  Le 
Maître  au  moins  jusqu'à  Lyon  et  de  m'attacher  à 
lui  aussi  longtemps  qu'il  aurait   besoin   de  moi. 


1.  Registres  paroissiaux  de  l'église  Saint-Maurice  à  Annecy. 

2.  Joseph- Auguste  de   Vidomne  de  Saint-Ange;  il  devint 
prévôt  du  chapitre  en  1732. 

5 


66  MADAME    DK    WARENS 

Elle  m'a  depuis  avoué  que  le  désir  de  m'éloigner 

de   Venture  était  entré  pour  beaucoup  dans   cet 
arrangement. 

Le  remède  était  pire  que  le  mal.  Rousseau 
avait  alors  dix-huit  ans  à  peine,  et  vraiment 
il  n'était  pas  prudent  de  l'attacher  à  la  fortune 
d'un  musicien  ivrogne  et  épileptique.  Il  faut 
donc  chercher  ailleurs  les  motifs  de  l'empres- 
sement avec  lequel  madame  de  "Warens  éloigna 
d'Annecy  Jean-Jacques,  si  tant  est  quïl  y  ait 
eu  là  autre  chose  qu'une  escapade  du  jeune 
homme  concertée  avec  Nicoloz  seulement. 
Elle  et  ses  commensaux  pouvaient  craindre 
que,  une  fois  le  maître  parti,  Rousseau  ne 
voulût  rentrer  à  la  maison  où  il  n'y  avait  pas  de 
place  pour  lui  et  qu'il  les  gênât  dans  l'exécution 
de  leurs  projets.  Ils  se  hâtèrent  donc  de  s'en 
débarrasser.  Anet  s'empressa  de  serrer  dans  une 
boîte  la  musique  du  maître;  tous  les  trois  la 
portèrent  comme  ils  purent  jusqu'à  Cran,  à 
dix-huit  cents  mètres  environ  d'Annecy.  Là,  ils 
louèrent  un  âne  que  Nicoloz  et  Rousseau  pous- 
sèrent devant  eux  jusqu'à  Seyssel  \  Ils  y  arrivè- 


1.  11  y  avait,  et  il  y  a  encore  deux  Seyssel,  l'un  sur  la  rive 
gauche  du  Rhône,  appartenait  à  la  Savoie  et  au  roi  de 
Sardaigne;  l'autre,  sur  la  rive  droite,  était  une  petite  ville 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  67 

rent  le  jeudi  saint  et  se  reposèrent  un  jour  chez 
le  chanoine  de  Reydelet,  curé  de  ce  petit  bourg. 
Le  vendredi  ou  le  samedi  saint,  ils  allèrent 
à  Belley  où  ils  passèrent  quelques  jours  agréa- 
blement. Ils  parvinrent  enfin  à  Lyon  et  y 
furent  bien  reçus  «  par  l'abbé  Dortan,  comte 
de  Lyon  »,  c'est-à-dire  par  un  chanoine  de 
Saint-Jean  de  Lyon,  appartenant  à  la  famille 
des  «  Dortan  »,  et  qui,  en  vertu  de  son  cano- 
nicat,  portait,  comme  tous  les  autres  chanoines 
de  Saint-Jean,  le  titre  de  «  comte  de  Lyon J  » . 

Rousseau  abandonna  lâchement  le  Maître. 
Il  en  a  fait  le  pénible  aveu.  Revenu  en  toute 
hâte  à  Annecy,  il  n'y  retrouva  plus  madame 
de  Warens;  elle  était  partie  pour  Paris  avec 
Claude  Anet  et  M.  d'Aubonne. 

Nous  connaîtrons  bientôt  le  but  de  leur 
voyage,  ce  secret  que  Rousseau  n'a  jamais  bien 
su;  mais  voyons  ce  qu'il  fit  lui-même  à  Annecy. 
En  partant,  madame  de  Warens  n'avait  pas 
fermé  sa  maison.  Jean-Jacques  dit  formelle- 
française  faisant  aujourd'hui  partie  du  déparlement  de  l'Ain. 
C'est  de  là  que  le  coche  partait  pour  Lyon.  L'église  de  Seys- 
sel  (Savoie)  était  habituellement  desservie  par  un  chanoine 
de  la  cathédrale  d'Annecy,  dite  de  Saint-Pierre  de  Genève. 
1.  Il  s'agit  de  Jean-François  de  Dortan,  natif  de  Marterey 
en  Dauphiné.  Il  est  indiqué  en  1738  avec  la  dignité  de 
«  chantre  »  du  chapitre  de  Lyon  (Arch.  du  sénat  de  Savoie). 


08  MADAME    DE    WARENS 

ment  qu'elle  y  avait  laissé  mademoiselle  Mer- 
ceret.  Ce  n'est  pas  là  cependant  qu'il  alla  frap- 
per, ce  fut  chez  Venture  à  qui  il  demanda  la 
permission  de  partager  son  pauvre  gîte.  Les 
convenances  s'opposaient  d'ailleurs  à  ce  qu'il 
logeât  seul  avec  la  soubrette.  Rou?seau  tout  à 
fait  désœuvré  vint  la  voir  souvent;  et  si, 
comme  il  l'affirme,  il  ne  s'adressa  pas  alors  à 
la  générosité  de  l'évêque,  de  crainte,  peut-être, 
d'être  reconduit  au  séminaire,  il  dut  recourir 
bien  des  fois  à  la  table  de  l'excellente  fille.  Il 
était  sans  ressources  et  Venture  ne  pouvait 
pourvoir  à  tous  ses  besoins. 

Mademoiselle  Merceret  avait  plusieurs  amies  et, 
entre  autres,  une  demoiselle  Giraud,  Genevoise 
qui,  pour  mes  péchés,  s'avisa  de  prendre  du  goût 
pour  moi.  Elle  pressait  toujours  Merceret  de 
m'amener  chez  elle;  je  m'y  laissais  mener  parce 
que  j'aimais  assez  Merceret  et  qu'il  y  avait  d'autres 
jeunes  personnes  que  je  voyais  volontiers.  Pour 
mademoiselle  Giraud  qui  me  faisait  toutes  sortes 
d'agaceries,  on  ne  peut  rien  ajouter  à  l'aversion 
que  j'avais  pour  elle.  Quand  elle  approchait  de 
mon  visage  son  museau  sec  et  noir,  j'avais  envie 
d'y  cracher.  Mais  je  prenais  patience.  A  cela  près, 
je  me  plaisais  fort  au  milieu  de  toutes  ces  tilles. 

Rousseau,  a  plusieurs  fois,  averti  le  lecteur 
que  ses  souvenirs  n'étaient  pas  bien  exacts. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  69 

«  Ma  première  partie  a  été  toute  écrite  de 
mémoire;  j'y  ai  dû  faire  beaucoup  d'erreurs.  » 
C'est  vrai,  et  en  voici  encore  pour  mademoiselle 
Giraud. 

Esther  Giraud  était  comme  Jean-Jacques, 
«  une  nouvelle  convertie  ».  Il  lui  donne  trente- 
sept  ans,  mais  elle  en  avait  à  peine  vingt-huit, 
étant  née,  à  Genève,  de  parents  français,  le 
8  septembre  170$  '.  Elle  avait  abjuré  le  protes- 
tantisme à  Annecy,  le  11  janvier  17J7.  Son 
prénom  d'Esther  fut  remplacé  par  (-eux  de 
«  Françoise-Louise  »,  ce  qui  semble  indiquer 
qu'elle  eut  madame  de  Warens  pour  marraine. 
Un  certificat  de  dom  Claude-Joseph  Greyfié, 
barnabite  et  «  professeur  en  controverses  », 
qui  avait  reçu  son  abjuration,  affirme  à  la  date 
du  3  juin  1729,  qu'elle  s'est  toujours  conduite 
d'une  manière  régulière  et  édifiante,  et  le  len- 
demain, les  syndics  d'Annecy  lui  délivrent  une 
espèce  de  passeport  où  ils  certifient  aussi 
«  qu'elle  s'est  toujours  conduite  en  fille  d'hon- 
neur et  prient  tous  ceux  qui  sont  de  prier,  de 

1.  Voici  son  acte  de  naissance  : 

I..'  cinquième  septembre  mil  sept  cent  deux,  Spb10  Bulini  a  baptisé 
Ester,  tille  de  Jean  Giraud  et  d'Isabeau  Pinchinat,  sa  femme,  présenté  ' 
l'ai-  Jacques  Gallatin  le  jeune,  au  nom  de  Paul  Natus  de  Leipsic,  née 
le  quatrième  susdit. 


70  MADAME    DE    WARENS 

la  laisser  passer  et  repasser  et  de  l'assister  dans 
ses  besoins  ». 

Elle  était  contre-pointière  !,  mais  elle  possé- 
dait une  certaine  instruction  dont  elle  profita 
pour  ouvrir  à  Annecy  une  petite  école  de  filles. 
Sa  laideur  et  sa  déplaisance  ne  sont  peut-être 
qu'un  artifice  de  composition  pour  donner 
quelque  attrait  de  plus  à  Merceret  et  aux  deux 
héroïnes  de  la  promenade  à  Thônes  8. 

A  la  fin  de  juin  17o0,  Jean-Jacques,  qui, 
depuis  son  retour,  promenait  son  oisiveté  dans 
les  environs  d'Annecy,  eut  la  fantaisie  de  voir 
lever  le  soleil 3.  Il  s'engagea  dans  l'étroite 
vallée  du  Fier  et  fit  la  rencontre  de  mademoi- 
selle de  Graffenried  et  de  mademoiselle  de 
Galley.  Rencontre  heureuse  dont  il  a  sans 
doute  embelli  les  détails,  mais  dont  le  récit 
gracieux  conservera  toujours  son  air  de  fraî- 
cheur et  de  jeunesse.  Des  esprits  pointilleux 
ont  demandé  si  l'épisode  n'était  pas  sorti  tout 
entier  de  l'imagination  de  Rousseau.  D'habi- 

1.  Littré  donne  à  ce  mot  la  signification  de  «  matelas- 
sière ».  Il  devait  signifier  aussi  :  faiseuse  de  couvertures  de 
lit.  courtes-pointes  ou  contre-pointes. 

2.  Rousseau  est  coutumier  de  ce  procédé.  Il  aime  à  faire 
des  contrastes  et  aussi  des  mots.  C'est  ainsi  qu'il  dira  de 
Wintzinried  qu'il  avait  «  la  figure  plate  cl  l'esprit  de  même  ». 

3.  Confessions,  livre  IV. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  71 

tude,  il  décrit  fort  exactement  les  lieux  où  se 
sont  passées  les  scènes  importantes  de  sa  vie  : 
les  maisons  habitées  par  madame  de  Warens, 
les  gorges  de  la  route  des  Échelles,  la  cascade 
de  Gouz,  le  paysage  des  hauteurs  du  Monte,  à 
Turin  \  L'on  peut  donc  s'étonner  que  si,  fort 
justement,  il  ne  parle  que  de  madame  Galley, 
M.  Galley  étant  mort  depuis  six  ans,  s'il  rap- 
pelle avec  vérité  le  pauvre  mobilier  de  la  cui- 
sine de  la  grangère,  les  bancs  et  l'escabelle  de 
bois,  l'absence  de  vin  dans  cette  vallée  qui 
n'en  produit  pas,  il  ait  donné  le  nom  de  Toime 
(Thônes)  au  manoir  des  Galley,  alors  que  c'est 
celui  d'un  gros  bourg  dont  l'église  et  le  clo- 
cher s'aperçoivent  assez  longtemps  avant  l'ar- 
rivée. Il  est  surprenant  qu'il  ait  qualifié  de 
ruisseau,  en  juin  surtout,  la  belle  rivière  du 
Fier,  qu'il  n'ait  pas  rappelé  le  pont  de  Saint- 
Glair,  la  cascade  de  Morette,et  décrit,  au  moins 
en  quelques  traits  rapides,  les  quatre  à  cinq 
lieues  de  la  route  si  pittoresque  qu'il  eut  à 


1.  Nous  avons  reproduit  sa  description  au  chapitre  m. 
—  M.  André  Theuriet,  dans  son  roman  Deux  sœurs,  a  dé- 
crit à  son  tour  la  vallée  du  Fier;  il  a  remplacé  la  cueil- 
lette des  cerises  par  celle  des  raisins,  et  par  celle  des 
figues  que  l'on  trouve  au  village  de  Dingy...  lorsqu'on  les 
y  a  portées. 


72  MA D AMK    DE    WARENS 

parcourir.  Les  charmes  des  deux  promeneuses 
auront,  cette  fois,  distrait  son  attention;  ce  sera 
son  excuse. 

.Mademoiselle  de  Graffenried,  dit  Rousseau, 
était  fort  aimable.  Mademoiselle  Galle}-,  d'un 
an  plus  jeune  qu'elle,  était  encore  plus  jolie, 
elle  avait  je  ne  sais  quoi  de  plus  délicat;  elle 
était  en  même  temps  très  mignonne  et  très 
formée1. 

François-Marie  Galley,  ou  de  Galley,  cosei- 
gneur  de  la  vallée  des  Clefs,  avait  épousé  le 
20  mars  1708,  Charlotte  de  Menthon  de  Mareste 
ou  du  Marest;  il  mourut  le  9  janvier  1724, 
laissant  cinq  enfants  vivants,  deux  garçons 
et  trois  filles  \  L'aînée,  Claudine,  était  née  à 


1.  Confessions,  livre  IV. 

2.  Suivant  la  coutume  de  l'époque,  madame  Galley  avait 
eu  à  peu  près  un  enfant  chaque  année.  Elle  accoucha  du 
treizième,  trois  mois  après  la  mort  de  son  mari.  Huit  de  ses 
enfants  moururent  en  bas  âge.  Les  fils  étaient  Joseph-Marie, 
né  en  1718  et  Bernard  né  en  1721,  qui  seul  survécut.  Clau- 
dine épousa  le  10  novembre  1739,  le  sénateur  Jacques  Sautet. 
avec  une  dot  de  trois  mille  livres.  Charlotte  Bernardine  se 
maria  le  23  février  1745  à  Joseph-René  de  Lhoslan.  et,  le 
20  mai  1759,  Jeanne-Rose  devint  la  femme  de  Pierre-Gabriel  de 
Sion,  baron  de  Saint-André. 

Voici  l'acte  de  naissance  de  Claudine  : 

Du  27  juin ,1710  est  née  et  du  lendemain  ;i  été  baptisée  demoiselle 
Claudine,  fille  de  noble  François  de  Galley,  conseipmeur  du  la  vallée 
des  Clcz  et  de  demoiselle  Charlotte   de  Menthon-Dumarest,  sa  femme 

légitime;  le  parrain  a  été  M.  Paul  de  Menthon,  seigneur  du  Mares  du 


ET    JEAN-JACQUKS    ROUSSEAU.  73 

Thônes  le  27  juin  1710:  la  seconde,  Jeanne- 
Rose,  le  29  mai  1712;  la  troisième,  Charlotte- 
Bernardine,  le  17  juin  1717.  Il  ne  peut  s'agir, 
dans  le  récit  de  Jean-Jacques  que  de  l'une  des 
deux  premières,  très  probablement  de  Clau- 
dine, venue  à  la  ferme  de  Thônes  pour  rem- 
placer sa  mère,  que  la  surveillance  des  autres 
enfants,  tous  encore  aux  écoles,  retenait  à 
Annecy. 

L'aînée  de  la  famille  était  seule  assez  grande 
fille  pour  chevaucher  ainsi  par  une  belle 
journée  d'été.  Elle  en  profita  pour  fêter  son 
vingtième  anniversaire.  L'heureuse  rencontre 
que  Rousseau  fit  des  deux  amies  doit  être 
regardée  comme  l'événement  le  plus  complè- 
tement agréable  dont  il  ait  gardé  le  souvenir. 

Mademoiselle  de  Graffenried  était  encore 
une  «  nouvelle  convertie  ».  Si  Rousseau  ne 
s'est  pas  trompé  sur  son  âge,  elle  n'aurait  eu 
que  vingt-un  ans,  en  1730.  Elle  s'était  attachée 
à  la  famille  de  Galley  dont  la  maison  d'Annecy 
était  rue  Perrière,  cette  rue  petite  et  déserte  où 
Jean-Jacques  alla  faire  le  guet  pour  essayer  de 

Bouclict,  conseigneur  en  la  vallte  des  Clez  et  la  marraine  demoiselle 
Jeanne-Claudine  de  Lallée,  épouse  de  M.  Jean-Baptiste  de  Menthon, 
seigneur  de  la  Baline,  baron  de  Gruffy.  Ainsi  est.  —  Signé  :  de  Lachinai.,. 
Plébain  (Registres  parois  s.  de   Thônes,  et  Arc/i.  du  sénat  de  Savoie). 


74  MADAME   DE    WARENS 

revoir  Claudine  Galley.  Il  n'y  réussit  pas,  mais 
il  entretint  dès  ce  moment  une  correspondance 
avec  mademoiselle  de  GrafYenried. 

En  1732,  la  jeune  Bernoise  se  réfugia  au 
second  monastère  de  la  Visitation,  et  plus  tard 
chez  les  Bernardines  (Cisterciennes  réformées) 
de  Bonlieu,  où  elle  mourut  le  27  janvier  1748  '. 

C'est  le  lendemain  du  voyage  à  Thônes,  que, 
grâce  à  Venture,  Rousseau  aurait  fait  ample 
connaissance  avec  le  juge-maje  Simond  dont  il 
a  tracé  un  portrait  spirituel  et  vivant.  Le  sujet 
y  prêtait;  mais  Jean- Jacques  se  trompe  un 
peu  lorsqu'il  dit  que  le  magistrat  l'avait  déjà 
vu  plusieurs  fois  chez  madame  de  Warens. 
C'eût  été  assez  difficile,  car  Jean-Baptiste 
Simond,  qui  remplissait  depuis  plusieurs 
années  les  fonctions  d'«  avocat  des  pauvres  » 
auprès  du  sénat  de  Savoie,  ne  fut  nommé  juge- 
maje  d'Annecy,  c'est-à-dire  président  du  tri- 
bunal, que  le  17  janvier  1730.  Ses  patentes  ne 
furent  enregistrées  au  sénat  que  le  10  mars 
suivant,  et   ce  n'est  qu'après  cette  date  que, 

1.  Le  monastère  de  Bonlieu  était  encore  alors  au  faubourg 
de  Bœuf  à  Annecy;  en  1754  il  fut  transféré  au  sommet  de 
la  promenade  du  Pàquier,  en  face  du  lac  (Mugnier,  Histoire 
des  abbayes  de  Sainte-Catherine  et  de  Bonlieu.  p.  246;  — 
Th.  Dufour,  Revue  savoisienne,  juillet  1878). 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  "5 

s'étant  installé  à  Annecy,  il  put  y  fréquenter 
la  chambre  de  parade  de  la  baronne  !. 

«  M.  le  juge-maje  n'avait  assurément  pas 
deux  pieds  de  haut  »,  écrit  Rousseau.  C'était 
bien  peu;  Jean-Jacques  s'en  est  avisé,  et  sur 
son  second  manuscrit  a  mis  trois.  Il  aurait  pu 
augmenter  encore. 

Quant  à  mademoiselle  Merceret,  elle  n'était 
pas  tout  à  fait  fribourgeoise  comme  Rousseau 
l'a  dit  deux  fois.  Son  père,  Jean-Baptiste-Hya- 
cinthe Merceret,  était  né  à  Salins  en  Franche- 
Comté  vers  1681.  Il  exerçait  la  profession 
d'organiste  et  enseignait  l'orgue  aux  enfants 
de  chœur,  il  était  aussi  quelque  peu  facteur 
d'orgues.  En  1706,  il  se  rendit  à  Fribourg 
(Suisse)  et  adressa  au  Petit-Conseil  une  demande 
qui  ne  put  être  accueillie.  Cependant  on  lui 
permit  d'exercer  son  art  et   de  l'enseigner  à 

1.  Voici  quelques  ligues  de  ces  patentes  : 

L'avocat  Jean-Baptiste  Simond  a  rempli  avec  tant  d'application  et  de 
droiture  la  charge  d'avocat  des  pauvres  (chef  de  l'assistance  judiciaire) 
en  notre  sénat  de  Savoye,  que  voulant  lui  donner  des  marques  de  notre 
satisfaction,  nous  nous  sommes  déterminé  à  lui  conférer  l'emploi  de 
juge-maje  de  la  province  de  Genevois, 

.M.  Simond,  qui  était  né  à  la  Roche,  mourut  le  23  juin  H48 
à  l'âge  de  cinquante-six  ans.  Sa  pierre  tombale  a  été  placée 
au  musée  lapidaire  d'Annecy  (Portiques  de  l'Hôtel  de  Ville). 
L'inscription,  et  les  armoiries  qui  la  surmontent,  ont  été 
rapportées  par  MM.  Dufour  et  Serand  dans  la  Revue  savoi- 
sienne,  1878,  p.  08. 


76  MADAME    DE    WARENS 

plusieurs  élèves  :  l'orgue,  le  chant  peut  être? 
Le  21  novembre  suivant,  il  épousa  Anne-Marie 
Brodard  '.  Son  industrie  n  était  cependant  pas 
prospère,  car  il  retourna  à  Salins  et  il  y  eut  une 
fille  qui  reçut  les  prénoms  de  sa  mère,  Anne- 
Marie  -.  Merceret  ne  s'enrichissait  pas  davan- 
tage à  Salins;  il  résolut  de  quitter  cette  ville. 
En  1719,  sa  femme  demanda  au  Conseil  de 
Fribourg  l'autorisation  de  retirer  sur  ses 
biens  deux  cents  écus.  Le  29  juillet  1719,  elle 
put  recevoir  par  l'intermédiaire  de  son  beau- 
frère,  le  boulanger  Guiot,  soixante-neuf  écus  et 
du  mobilier.  Les  deux  époux  vinrent  alors 
s'établir  à  Annecy  où,  le  31  octobre  172»  >. 
«  J.-B. -Hyacinthe  Merceret,  fils  de  feu  Pierre, 
organiste  de  Salins  en  Comté,  marié,  sans 
enfants  mâles,  fut  nommé  organiste  de  la  collé- 
giale de  Notre-Dame,  à  quinze  florins  par  mois 
de  gage,  et  vingt-cinq,  s'il  apprend  à  deux  de 


1.  Séance  du  Petit-Conseil  du  12  juillet  1106.  —  Registre  des 
mariages  de  la  paroisse  de  Saint-Nicolas  à  Fribourg,  de  170ti. 
«  Honestas  Joannes  Baptista  Merceret  ex  Sallin  in  Burgundia 
ex  una  et  hunesta  virgo  Anna  Maria  Brodard,  Friburgensis  ex 
altéra  partibus....  1106,  die  il  novembris.  »  Nous  devons  ces 
renseignements,  comme  tous  ceux  tirés  des  archives  de  Fri- 
bourg, à  l'obligeance  de  M.  Jos.  Schneuwbj,  archiviste  d'État. 

2.  Nous  n'avons  pas  retrouvé  l'acte  de  baptême  d'Aune- 
Marie  Merceret.  Elle  doit  être  née  à  Salins  de  1709  à  1711, 
car  elle  avait  bien  dix-neuf  à  vingt  et  un  ans  en  1730. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  77 

nos  enfants  de  chœur  à  toucher  de  l'orgue,  en 
leur  donnant  deux  leçons  par  jour  '.  »  Merceret 
était  donc  musicien;  rien  d'étonnant  par  con- 
séquent à  ce  que  sa  fille  pût  chanter  avec  Jean- 
Jacques  qui  semble  regretter  de  ne  l'avoir  pas 
épousée  et  de  ne  s'être  pas  établi  à  Fribourg 
où  il  aurait  suivi  le  métier  du  père. 

Hyacinthe  Merceret  fut  remplacé  dans  ses 
fonctions  d'organiste  par  le  «  petit  Chevalier  », 
le  1er  février  1730,  et  partit  bientôt  pour  Fri- 
bourg -.  Sa  fille  résolut  d'aller  l'y  rejoindre 
lorsqu'elle  vit  que  madame  de  Warens  prolon- 
geait son  absence,  la  laissant  sans  ressources 
suffisantes.  Rousseau  l'accompagna.  En  passant 
à  Nyon,  il  alla  voir  son  père  qui,  assure-t-il, 
fit  peu  d'efforts  pour  le  retenir.  L'abjuration  du 
fils  fut  sans  doute  la  cause  de  l'indifférence 
apparente  du  père  dont,  on  le  sait,  la  seconde 
femme  n'aimait  pas  Jean-Jacques. 

Après  avoir  laissé  mademoiselle  Merceret 
à  Fribourg  3,  Jean-Jacques  s'en  revint  à  Lau- 

1.  Rey.  capit.  de  la  Collégiale  de  Notre-Dame  d 'Annecy 
(Th.  Dufour  et  Serand,  Revue  savoisienne,  juillet  1878,  p.  69). 
Les  enfants  de  chœur  étaient  au  nombre  de  cinq  à  six. 
Nous  avons  donné  leurs  noms  plus  haut. 

2.  Th.  Dufour,  loc.  cit. 

3.  Anne-Marie  Merceret  épousa  à  Fribourg,  François- 
Joseph  Debiès,  ou  Debieux,  de  Besançon.  Ils  eurent  le  8  jan- 


78  MADAME    DK    WARENS 

sanne  «  pour  se  rassasier  de  la  vue  de  ce  beau 
lac  qu'on  voit  là,  dans  sa  plus  grande  étendue  ». 
L'on  peut  s'étonner  de  la  place  considérable 
que  le  lac  Léman  tient  dans  les  descriptions 
de  Rousseau,  alors  qu'il  ne  parle  pas  du  lac 
d'Annecy,  bien  moins  grand,  sans  doute,  mais 
dont  l'œil  embrasse  plus  facilement  les  aspects 
variés,  charmants  et  grandioses  tour  à  tour. 

Rousseau  raconte  qu'il  s'improvisa  maître 
de  musique  sous  le  nom  de  Vaussore  de  Ville- 
neuve. Profitant  du  voisinage,  il  alla  voir 
Vevey,  patrie  de  madame  de  Warens  et  y 
rêver  à  la  pauvre  maman.  «  Je  ne  saurais  dire 
combien  de  temps  je  demeurai  à  Lausanne...; 
n'y  trouvant  pas  à  vivre,  j'allai  à  Neuchàtel 
et  j'y  passai  l'hiver.  »  C'est  là  qu'il  devint  l'in- 
terprète du  bizarre  personnage  qui  se  donnait 
pour  l'archimandrite  de  Jérusalem.  Leurs  traces 


vier  1138,  une  fille  appelée  Marie-Mouique.  La  mère  est  dite, 
dans  l'acte,  citoyenne  de  Besançon  et  du  lieu  de  Salins  au 
comté  de  Bourt/or/ne.  L'enfant  eut  pour  parrain  François  Nice 
d'Alt,  avoyer  de  la  république  de  Fribourg,  auteur  de  YHis- 
toire  des  Helvétiens.  Le  13  août  1"39,  les  époux  Debiès  eurent 
uu  fils,  Jean-Euimanuel-./rtC'/Mtv,  dont  le  parrain  fut  Jean- 
Emmanuel  Vonderweid.  Le  prénom  de  Jacques  lui  fut  peut- 
être  donné  par  la  mère  en  souvenir  de  son  compagnon  de 
jeunesse.  Ces  deux  naissances  eurent  lieu  à  Fribourtr,  et 
c'est  encore  dans  cette  ville  qu'Anne-Marie  .Merceret  mourut 
le  6  juin  17S3.  Elle  fut  ensevelie  dans  l'église  des  Franciscains. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  79 

ont  été  retrouvées  par  M.  Ritter  et  nous  savons 
maintenant  l'époque  précise  de  leur  rencontre. 
Elle  eut  lieu  au  mois  d'avril  1731.  C'est  donc 
à  l'année  1731  et  non  à  1732  qu'il  faut  reporter 
les  deux  premières  lettres  de  la  Correspon- 
dance de  Rousseau  l.  Celle  même  qui  est  écrite 
à  mademoiselle  de  Graffenried  est  probable- 
ment de  décembre  1730,  car  Jean-Jacques  y 
répond  à  une  lettre  que  la  jeune  fille  lui  avait 
adressée  à  Lausanne  le  21  novembre  pré- 
cédent. 

Rousseau  s'y  félicite  de  ce  que  madame  de 
Warens  veut  bien  encore  se  ressouvenir  de 
lui  et  proteste  que  jamais  rien  ne  l'a  plus 
violemment  affligé  que  d'avoir  «  encouru  sa 
disgrâce  2  ». 

Je  ne  mange  pas  un  morceau  de  pain  que  je  ne 
reçoive  d'elle;  sans  les  soins  de  cette  charitable 
dame,  je  serais  déjà  peut-être  mort  de  faim,  et  si 
j'ai  vécu  jusqu'à  présent,  c'est  aux  dépens  d'une 


1.  Paris,  Dupont  1824.  Œuvres  complètes,  t.  XVIII,  Corres- 
pondance, t.  I.  —  M.  Musset-Patay  les  avait  datées  de  IT.V1 
d'après  l'indication  erronée  des  Confessions,  livre  IV.  Le 
prétendu  patriarche  de  Jérusalem,  di  sangue  pelasgo,  se 
donnait  les  noms  de  H.  P.  Athanasius  Paulus  (la  Famille 
de  Jean-Jacques,  p.  29). 

2.  Les  Confessions  sont  muettes  sur  cette  disgrâce  et  sur 
sa  cause;  celle-ci  pourraitbien  être  le  départ  d'Annecy  avec 
le  maitre  de  musique  Nicoloz. 


80  MADAME    Di:    WARENS 

science  qu'elle  m'a  procurée...  Je  vous  en  supplie, 
intercédez  pour  moi  et  tâchez  de  m 'obtenir  la  per- 
mission de  me  justifier...  L'aimable  demoiselle 
Galley  est  toujours  dans  mon  cœur  et  je  brûle 
d'impatience  de  recevoir  de  ses  nouvelles;  faites- 
un  ii  le  plaisir  de  lui  demander,  au  cas  qu'elle  soit 
encore  à  Annecy,  si  elle  agréerait  une  lettre  de  ma 
main...  Soyez  persuadée  que  ma  religion  est  pro- 
fondément gravée  dans  mon  àme  et  que  rien  n'est 
capable  de  l'en  effacer.  Je  ne  veux  pas  me  donner 
beaucoup  de  gloire  de  la  constance  avec  laquelle 
j'ai  refusé  de  retourner  chez  moi. 

Cependant  Rousseau  était  dans  une  extrême 
misère  et,  à  la  même  époque,  il  écrivait  à  son 
père  une  lettre  remplie  de  supplications  et 
aussi  de  fanfaronnades  : 

Malgré  les  tristes  assurances  que  vous  m'avez 
données  que  vous  ne  me  regardiez  plus  pour  Aotre 
fils,  j'ose  recourir  à  vous  comme  au  meilleur  de 
tous  les  pères...  Vos  yeux  se  chargeraient  de 
larmes  si  vous  connaissiez  ma  véritable  situation. 
Je  suis  à  Neuchâtel  dans  une  misère  à  laquelle 
mon  imprudence  a  donné  lieu...  Je  ne  ramperai 
plus,  ce  métier  est  indigne  de  moi  :  si  j'ai  refusé 
plusieurs  fois  une  fortune  éclatante  (il  n'avait  pas 
vingt  ans!),  c'est  que  j'estime  mieux  une  obscure 
liberté  qu'un  esclavage  brillant...  Faites-moi  la 
grâce  de  vous  hâter,  car  je  suis  dans  une  crise  très 
pressante...  Je  supplie  ma  très  chère  mère  de  vou- 
loir bien  me  pardonner  mes  fautes  et  me  rendre 
sa  chère  tendresse. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  81 

Tout  cela  cadre  assez  mal  avec  l'attitude 
indépendante  que,  dans  les  Confessions,  Jean- 
Jacques  dit  avoir  prise  alors  vis-à-vis  de  son 
père  et  surtout  de  sa  belle-mère.  Il  semble 
toutefois  résulter  de  ces  deux  lettres  qu'Isaac 
Rousseau  exigeait  pour  secourir  son  fils  qu'il 
revînt  au  calvinisme  et  que  Jean-Jacques 
refusa.  Le  double  souvenir  de  sa  bienfaitrice 
et  de  mademoiselle  de  Galley  ne  dut  pas  être 
étranger  à  cette  détermination. 

Mais  laissons-le  en  Suisse  et  revenons  à 
madame  de  Warens.  Avant  de  quitter  Annecy, 
rappelons  toutefois  quelques  lignes  du  cha- 
pitre que  Michelet  a  consacré  à  Rousseau  i  : 

Tout  le  monde  va  voir  les  Gharmettes,  mais 
la  grande  impression  de  madame  de  Warens  sur 
Rousseau  fut  bien  plus  à  Annecy.  L'étroite  rue 
sur  l'église  (fermée  alors  en  impasse),  où  logeait 
madame  de  Warens  entre  l'évêque,  les  cordeliers 
et  la  maîtrise,  où  il  apprend  la  musique,  c'est  au 
vrai  l'ancienne  Savoie...  Tous  les  germes  de  Rous- 
seau sont  là.  Il  y  resta  longtemps;  mais  surtout 
pendant  six  mois,  il  ne  fit  que  les  vingt  pas  qui 


1.  Histoire  de  France.  Louis  XV  et  Louis  XVI  (Paris  1867, 
p.  40  et  s.),  Michelet  y  parle  du  petit  palais  de  Saint-Fran- 
çois de  Sales  à  droite  du  lac.  C'est  Tresun  bâti  trente  ans 
après  la  mort  de  l'évêque  par  son  neveu.  Il  cite  la  Visitation, 
derrière  la  ville.  Cette  Visitatiou  est  un  couvent  presque  neuf; 
la  vraie  était  devant  ses  yeux,  changée  en  auberge,  etc.. 

6 


82      MADAME    DE    WABENS    ET    J.-J.    ROUSSEAU. 

séparaient  les  deux  maisons,  celle  de  maman  et  de 
la  maîtrise.  Tout  lui  est  resté,  dit-il,  dans  la  même 
vivacité,  la  température  de  l'air,  les  beaux  costu- 
mes des  prêtres,  le  son  des  cloches...  Plus  de  vingt 
années  passent.  En  vain,  le  tlux.  le  reflux  des 
misères,  la  vie  dure  île  l'homme  de  lettres,  les 
avortements,  les  demi-succès,  la  folle  attaque  aux 
sciences,  l'hymne  absurde  à  la  vie  sauvage,  le  tra- 
vestissement romain,  cela  passe...  En  vain.  Sous 
tant  de  choses  voulues,  empruntées,  artificielles 
subsiste  le  Rousseau  d'Annecy.  La  cloche  qu'il 
entendit  là,  sonne  encore...  Pauvre  cœur  de  femme 
sousle masque  de  Caton!...  Pauvre, pauvre  citoyen! 


Le  grand  historien  a  pris  au  pied  de  la 
lettre  les  récits  des  Confession*  ;  et  une  rêverie 
de  quelques  heures  au  bord  du  lac  d'Annecy, 
par  une  tiède  journée  de  septembre,  lui  a 
suffi  pour  assurer  qu'il  y  a  là  de  la  Maremme. 
Il  a  entrevu  à  travers  les  peupliers  d'Albigny. 
la  colline  d'Annecy-le-Vieux,  et  il  en  a  conclu 
que  tout  autour  du  lac  les  coteaux  simulaient 
ceux  de  la  Saône.  S'il  eût  levé  les  yeux,  il 
aurait  aperçu  les  montagnes  projeter  à  deux 
mille  mètres  leurs  vigoureux  reliefs.  La  mé- 
thode de  première  impression,  de  divination, 
a  des  résultats  heureux,  parfois;  rarement. 
L'étude  exacte  et  prolongée  des  faits  est  plus 
sûre. 


CHAPITRE  IV 

(1730-1732) 

Voyage  de  madame  de  Warens  à  Paris  avec  M.  d'Àubonne. 

—  Causes  de  ce  voyage.  —  Conspiration  contre  Genève. 

—  Brouille  avec  d'Aubonne;  retour  de  madame  de  Warens 
en  Savoie.  —  L'espionnage.  —  L'ambassadeur  Maffei;  le 
premier  président  Saiut-Georges;  le  ministre  ciel  Borgo; 
l'agent  Mitonet.  —  Abdication  du  roi  Victor- Amédée;  il 
vient  se  fixer  en  Savoie  avec  la  marquise  de  Spigno.  —  11 
se  repent  et  veut  reprendre  la  couronne;  son  arrestation. 

—  Madame  de  Warens  vient  à  Chambéry;  lettre  à  la  reine 
Polixène.  —  Le  comte  de  Saint-Laurent,  contrôleur  géné- 
ral des  finances.  —  Madame  de  Warens  loue  sa  maison  de 
Chambéry.  —  Rousseau  à  Lyon.  —  Il  est  reçu  à  Cham- 
béry chez  la  baronne.  —  Claude  Anet;  sa  tentative  de  sui- 
cide. —  Madame  de  Warens  et  le  marquis  de  Challes, 
marraine  et  parrain.  —  Secours  du  pape  aux  «  nouveaux 
convertis  ». 


Si  Rousseau  ne  s'est  pas  trompé  en  racon- 
tant que,  après  son  court  séjour  à  Lyon,  il 
retourna  bien  vite  à  Annecy  et  n'y  trouva  plus 
sa  protectrice,  madame  de  Warens  a  dû  quitter 
sa  maison  vers  la  fin  d'avril  1730.  Elle  suivit  à 
son  tour  la  route  qui  passe  à  Cran,  Sallenove, 
Frangy  et  arriva  à  Seyssel  pour  s'embarquer 


84  MADAME    DE    WARENS 

sur  le  Rhône.  D'Aubonne  et  Claude  Anet  s'y 
trouvaient  depuis  la  veille.  Elle-même  aussi 
sans  doute,  car  elle  n'avait  pas  dû  voyager 
seule.  Elle  eut  soin  de  mettre  un  masque  sur 
son  visage  lorsqu'elle  se  rendit  au  port  et 
pénétra  dans  le  coche  *.  En  deux  jours,  les 
voyageurs  furent  à  Lyon  et  bientôt  après  à 
Paris. 

Rousseau  a  cru  entrevoir,  «  dans  le  peu  que 
madame  de  Warens  lui  en  a  dit,  que  dans  la 
révolution  causée  à  Turin  par  l'abdication  du 
roi  de  Sardaigne,  elle  craignait  d'êlre  oubliée 
et  aurait  voulu,  grâce  à  d'Aubonne,  obtenir  sa 
pension  en  France  où  la  multitude  des  affaires 
fait  qu'on  n'y  est  pas  si  désagréablement  sur- 
veillé ».  Mais  il  remarque  avec  raison  que  s'il 
en  eût  été  ainsi,  on  lui  aurait  fait  plus  mau- 
vais visage  à  son  retour.  «  Bien  des  gens  ont 
cru ,  ajoute-t-il ,  qu'elle  avait  été  chargée  de 
quelque  commission  secrète  de  la  part  de 
l'évèque  qui  avait  alors  des  affaires  à  la  cour 
de  France  où  il  fut  lui-même  obligé  d'aller, 
soit  de  la  part  de  quelqu'un  de  plus  puissant 
encore  qui  sut  lui  ménager  un  heureux  retour.  » 

I.  Voir  plus  !i>in  la  Lettre  de  Nilonet. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  85 

Le  premier  motif,  indiqué  par  Rousseau  est 
erroné.  L'abdication  de  Victor-Amédée  II  n'eut 
lieu  qu'en  septembre  1730,  et  il  est  évident, 
qu'en  avril  ou  mai,  madame  de  Warens  ne  con- 
naissait pas  le  projet  du  roi  qui  le  tint  secret 
jusqu'au  dernier  moment.  Les  autres  sont  plus 
exacts.  La  baronne  ne  quitta  certainement 
pas  Annecy  sans  avoir  vu  M.  de  Bernex;  il 
est  vraisemblable  que  l'évêque,  par  qui  elle 
dut  recevoir  l'autorisation  de  partir,  lui  donna 
quelque  mission  sinon  auprès  du  cardinal  de 
Fleury,  du  moins  auprès  de  ses  familiers.  Les 
discussions  entre  l'évêque  de  Genève  et  les 
Genevois  étaient  sans  cesse  renaissantes,  et  les 
établissements  de  propagande  catholique  dans 
le  pays  de  Gex  avaient  grand  besoin  de  la  pro- 
tection de  la  cour  de  France  '.  Assurément 
M.  de  Bernex  dut  charger  sa  protégée  d'inté- 
resser à  sa  cause  les  personnages  influents 
qu'elle  pourrait  aborder;  mais  là  n'était  pas 
le  but  principal  du  voyage,  et  quoi  qu'en  ait 
cru  Rousseau,  elle  le  lui  aurait  d'autant  moins 

1.  Voir  les  Êvëqin's  de  Genève-Annec;/  depuis  la  Réforme, 
chap.  vi,-  passim,  chap.  vu,  p.  216,  217,  220  et  221.  En  ce 
moment,  l'évêque  faisait  précisément  solliciter  le  cardinal 
de  repousser  les  demandes  des  Genevois  qui  voulaient 
acheter  des  seigneuries  dans  le  pays  de  Gex. 


86  MADAME    DE   WARENS 

dévoilé  qu'elle  ne  le  connaissait  pas  complè- 
tement elle-même  et  que  ses  démarches  ne 
lui  procurèrent  pas  les  avantages  qu'elle  en 
attendait. 

M.  Perrero  '  a  étudié  cette  affaire  d'après  la 
correspondance  du  comte  Maffei,  ambassadeur 
de  Sardaigne  à  Paris.  Cependant,  il  n'a  pu  en 
découvrir  «  le  fin  mot  ».  Il  était  contenu  dans 
un  Mémoire  de  d'Aubonne  que  l'ambassadeur 
transmit  au  roi,  et  qui  n'a  pas  été  retrouvé. 
Les  dépêches  qui  existent  aux  archives  d'État 
à  Turin  jointes  à  celles  des  archives  du  sénat 
de  Savoie  suffiront  pour  nous  le  faire  con- 
naître -.  De  leur  ensemble,  il  faut  retenir 
comme  l'a  remarqué  M.  Perrero,  que  madame  de 
Warens  avait  été  envoyée  à  Paris,  moins  pour 
agir  dans  son  propre  intérêt  que  pour  intro- 
duire d'Aubonne  auprès  de  M.  Maffei,  grand 
amateur  de  femmes  aimables,  malgré  ses 
soixante-dix  ans,  mais  qui  était  alors  fort 
occupé  de  la  Phalaris,  l'ancienne  maîtresse  du 
Régent.  D'Aubonne  voulut,  semble-t-il,  réduire 


1.  Perrero,  Madama  di  Warens  (passim). 

2.  Le  Mémoire  contenait  sans  doute,  outre  les  moyens 
d'exécution,  les  noms  des  principaux  personnages  sur  les- 
quels d'Aubonne  croyait  pouvoir  compter  pour  trahir  son 
pays;  c'est  pour  cela  qu'il  aura  été  détruit. 


ET    JEAN-JACQUES    KOUSSEAU.  87 

la  baronne  au  rôle  de  comparse,  soit  parce  qu'il 
se  défiait  de  sa  discrétion,  soit  afin  de  n'avoir 
pas  à  partager  les  profits  avec  elle.  Madame  de 
Warens,  née  pour  les  grandes  affaires,  a  dit 
Rousseau,  aimant  à  les  diriger,  n'accepta  pas 
cet  amoindrissement.  Elle  sollicita  et  obtint  la 
permission  de  quitter  son  compagnon  et  de  se 
rendre  à  Turin. 

Le  24  juillet  (1730),  M.  Maffei  écrit  au  comte 
Saint-Georges,  premier  président  du  sénat  de 
Savoie  à  Ghambéry,  la  lettre  suivante  !  : 

Monsieur, 

Ce  matin  par  le  carosse,  est  partie  d'icy  (Paris) 
pour  se  rendre  à  Lyon  madame  la  baronne  de  Wa- 
rens de  la  Tour,  pensionnée  par  Sa  Majesté  pour 
ensuite  se  rendre  par  Seissel  à  Annessy,  sa  demeure. 
Peut-être  pourrait  elle  se  rendre  en  droiture  à 
Cbambéry  pour  passer  à  Turin.  Je  prends  la  liberté 
de  donner  avis  à  Yostre  Excellence  qu'il  est  du  ser- 
vice du  Roy  qu'elle  ne  sorte  pas  des  États,  surtout 
pour  se  rendre  en  Suisse,  pour  quelque  raison  im- 
portante. Ainsi  je  prie  Vostre  Excellence  d'écrire  à 
Seissel  qu'au  cas  qu'elle  s'y  présente  on  ait  attention 
de  l'observer  et  de  faire  en  sorte  qu'elle  se  rende  à 
Annessy  sans  cependant  lui  donner  aucun  soupçon 
et  en  cas  qu'elle  passe  à  Chambéry,  pour  se  rendre 


1.  Archives  du  sénat.  —  Voy.  aussi   Burnier,  Histoire  du 
sénat  de  Savoie,  t.  II,  p.  48. 


88  MADAME    DE    WARENS 

à  Turin,  pour  lors  il  n'y  a  rien  qui  ne  soit  conforme 
au  service  du  Roy  et  on  n'a  qu'à  lui  laisser  pour- 
suivre sa  route,  sans  autre.  C'est  ce  qui  me  donne 
motif  d'écrire  à  Yostre  Excellence  s'agissant  du  ser- 
vice de  Sa  Majesté  en  l'assurant  du  très  parfait 
attachement,  avec  lequel  j'ai  l'honneur  d'être 

le  comte  Maitki. 
A  Paris,  le  24  juillet  17:50. 

L'ambassadeur,  excité  peut-être  par  d'Au- 
bonne,  qui  était  resté  à  Paris,  se  défiait  aussi 
de  madame  de  Warens.  Il  manifeste  plus  expli- 
citement ce  sentiment  dans  la  dépêche  qu'il 
adresse  le  31  août  au  marquis  del  Borgo, 
ministre  des  affaires  extérieures  à  Turin. 

Par  l'ordinaire  de  lundi  dernier,  j'ai  écrit  à  M.  le 
comte  de  Saint-Georges  que  madame  de  Warens 
étant  partie  d'ici  dans  le  carosse  de  Lion  pour  se 
rendre  de  là  àSeissel  et  ensuite  à  Annecy,  je  croiois 
du  service  du  roi  qu'il  eut  la  bonté  de  donner  des 
ordres  pour  qu'en  arrivant  à  Seissel,  elle  ne  put 
passer  en  Suisse,  mais  de  tâcher,  sans  affectation, 
qu'elle  se  rendit  à  Annecy  sa  demeure.  Que  si  elle 
voulait  aller  à  Turin,  on  n'avait  qu'à  lui  laisser 
continuer  sa  route,  puisqu'il  n'y  avait  rien  de  con- 
traire au  service  du  roi.  J'ai  jugé  à  propos  de  vous 
donner  avis  de  cette  démarche;  le  motif  vous  en 
sera  en  quelque  sorte  connu  sachant  qu'elle  a  écrit 
au  roi  sur  quelque  article  assez  intéressant. 

Il  est  arrivé  un  malentendu  entre  elle  et  la  per- 
sonne dont  il  est  question,  et  comme  sans  savoir 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  89 

le  détail  de  l'affaire,  elle  en  peut  savoir  assez  pour 
en  donner  une  idée,  je  croirais  du  service  de  Sa 
Majesté  qu'on  devrait  faire  observer  ses  démarches 
et  ses  écrits  et  surtout  empêcher  qu'elle  ait  commu- 
nication avec  des  personnes  de  sa  nation.  Je  ne  puis 
vous  expliquer  le  sujet  de  l'affaire,  j'enverrai  au  roi 
les  mémoires  par  une  personne  sûre  qui  doit  partir 
dans  sept  ou  huit  jours  et  je  vous  donnerai  avis  de 
la  personne  qui  vous  remettra  mon  pacquet. 

Le  premier  président  n'avait  pas  perdu  de 
temps.  A  la  réception  de  la  lettre  du  comte 
Maffei,  il  avait  chargé  un  sieur  Mitonet  '  avocat 
de  Chambéry,  ou  juge  subalterne  de  Seyssel  ou 
des  environs,  de  surveiller  l'arrivée  de  ma- 
dame de  Warens.  Les  30  et  31  juillet,  il  en 
reçoit  ces  deux  lettres  : 

Monsieur, 

Je  viens  de  recevoir  à  neuf  heures  du  soir  la 
lettre  dont  m'a  honoré  Vostre  Excellence,  au  sujet 
de  madame  de  Voirans.  Je  la  prie  très  humblement, 
d'estre  persuadé  que  je  ressens  comme  je  dois  la 
confiance  dont  elle  m'honore  et  que  si  la  ditte 
dame  passe  icy,  je  lui  en  rendray  bien  compte, 
sans  m'écarter  en  aucune  manière  de  ce  qu'elle 
prescrit,  trop  heureux  si  je  m'acquitte  fidèlement 


1.  11  y  avait  alors  à  Chambéry,  un  avocat  nommé  Fran- 
çois Mitonet,  dont  les  affaires  étaient  mauvaises,  car  quel- 
ques années  plus  tard,  ses  biens  et  ceux  de  son  frère  furent 
vendus  par  expropriation  forcée. 


Mil  MADAME    DE    WARENS 

.le  cri  te  commission,  d'en  pouvoir  mériter  d'autres 
qui  me  procurent  l'honneur  de  lui  prouver  le  pro- 
fond respect  et  la  zélée  soumission  avec  laquelle 
je  suis.  etc.. 

Mitonet. 
De  Seissel,  ce  :>I  juillet  1"30. 

Monsieur. 

J'ai  l'honneur  de  dire  à  Vostre  Excellence  qu'en 
exécution  de  ses  ordres,  j'ai  couché  ce  soir  à  Seissel 
et  que  j'y  ai  demeuré  presque  tout  le  jour.  Le  coche 
y  est  arrivé  une  heure  après  midy.  La  dame  en  ques- 
tion ne  s'y  est  point  trouvée;  il  n'y  avait  que  quel- 
ques fillettes  dans  le  fond,  et  je  ne  crois  pas  même, 
monsieur,  qu'il  soit  vraisemblable  que  madame 
de  Woirans  prenne  cette  voiture  pour  remonter  le 
Rhône.  Il  faut  huit  jours  pour  faire  le  chemin  qu'on 
fait  en  deux  en  descendant.  J'ay  eu  l'attention  de 
m'informer  si  quelqu'un  pourrait  passer  à  Seissel 
en  chaise  roulante;  on  m'a  assuré  que  cette  voiture 
n'avait  plus  lieu  depuis  que  messieurs  de  la  Reli- 
gion protestante  avaient  passé  pour  faire  leurs 
cènes  à  Genève.  J'ay  sceu  d'ailleurs  adroitement 
que  madame  de  Yoirans  avoit  passé  à  Seissel, 
allant  à  Paris,  qu'elle  n'estoit  entrée  dans  le  coche 
que  masquée,  que  deux  étrangers  s'estoient  trouvés 
à  point  nommé  à  Seissel  la  veille  de  son  embar- 
quement, et  que  l'un  d'eux  s'appelait  M.  d'Aubonne. 
Il  m'est  revenu  encore  que  sa  conduite  est  problé- 
matique ;  qu'il  peut  se  faire  qu'elle  soit  de  bonne  foy 
catholique,  qu'il  peut  se  faire  aussy  qu'elle  regarde 
en  arrière  comme  la  femme  de  Loth.  Ce  n'est  pas 
à  moy  d'en  juger,  mais  seulement  d'assurer  Vostre 
Excellence  que  je  n'ai   rien   négligé   pour   mac- 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  91 

quitter  de  la  commission  dont  elle  a  daigné  m'bo- 
norer  et  que  je  ne  négligerai  jamais  rien  pour 
lui  prouver  le  profond  respect  avec  lequel  etc.. 

Mitonet  l. 
De  Seissel,  ce  31  juillet  1730. 

Non  seulement  madame  de  Warens  avait 
adressé  une  lettre  à  Victor- Amédée  II,  mais 
elle  s'était  fait  encore  recommander  auprès  de 
lui  par  un  ecclésiastique  d'Annecy,  l'abbé  Gop- 
pier,  qui  jouissait  de  la  faveur  royale.  Ce 
même  jour,  31  juillet,  où  Mitonet  l'attendait  à 
Seyssel,  M.  Goppier  écrivait  de  Turin,  à  M.  de 
Bernex  : 

...  Je  viens  encore  de  rendre  mes  meilleurs 
offices  à  la  pauvre  madame  de  Voirans  -.  Cette 
bonne  dame  a  pris  la  liberté  d'écrire  au  roi  et  de 
lui  demander  la  permission  de  venir  se  mettre  à 
ses  pieds  à  Turin,  ce  qui  lui  a  été  accordé,  mais  il 
faudra  qu'elle  s'en  retourne  à  Annessi  et  qu'elle 
prenne  soin  d'y  mener  une  vie  toujours  plus  exem- 
plaire et  toujours  plus  retirée  afin  de  se  rendre 
digne  de  la  continuation  de  la  pension  dont  Sa 
Majesté  la  favorise  3. 


1.  D'après  les  originaux  aux  Archives  du  sénat  de  Savoie. 

2.  On  prononçait  donc  le  nom  de  la  baronne  :  Voirans  et 
non  Voisins. 

3.  Archives  de  la  Société  florimontane  d'Annecy  et  les  Évé- 
ques  de  Genève- Annecy,  p.  220-221.  M.  Coppier  fait  encore 
connaître  à  M.  de  Bernex  la  réponse  donnée  par  le  cardinal 


92  MADAME    DE    WARENS 

Le  9  août,  le  marquis  del  Borgo  répond  à 
M.  Maffei  : 

Par  ce  que  vous  me  dites  concernant  madame  de 
Warens,  le  roy  ne  peut  pas  juger  de  quoi  il  peut 
être  question  :  toute  la  conjecture  qu'il  en  peut 
tirer  est  que.  comme  vous  dites  que  vous  aviez  des 
mémoires  et  que  vous  les  envoierez  dans  sept  ou 
huit  jours,  on  doit  croire  que  l'affaire  n'est  pas 
bien  pressante.  D'ailleurs,  comme  vous  ne  me 
marquez  point  si  vous  avez  été  à  tems  de  remettre  à 
madame  deAVarens,  avant  son  départ,  la  lettre  que 
je  vous  envoiai  pour  elle...  qui  est  celle  qui  conte- 
noit  la  permission  du  roy  pour  venir  à  Turin,  on  ne 
peut  pas  non  plus  bien  juger  si  elle  viendra  ou  non. 

Le  17  août,  l'ambassadeur  envoie  les  mé- 
moires au  ministre  : 

Le  pacquet  ci-joint  contient  les  mémoires  de  l'af- 
faire... Je  l'envoiai  à  Lion  au  sieur  Bouvier  [agent 
sarde  à  Lyon)  par  un  marchand  de  Turin  nommé 
Dubois  et  je  lui  marque  de  le  dépécher  par  un 
exprès  à  M.  le  comte  de  Saint-Georges  que  je  prie 
aussi  de  vous  l'envoyer  par  estafette  pour  qu'il 
parvienne  plustot  au  roy.  Je  ne  vous  dirai  rien  de 
l'affaire.  Elle  est  assez  bien  détaillée;  j'attendrai 
seulement  les  ordres  qu'il  plaira  à  Sa  Majesté  de 
me  donner. 


<le  Fleury  à  l'ambassadeur  Maffei,  au  sujet  des  prétentions 
des  Genevois  d'acquérir  des  seigneuries  dans  le  pays  de  Ges. 
«  On  les  a  renvoyés  aux  calendes  grecques.  »  Nous  ne  savons 
si  madame  de  Warens  fut  pour  quelque  chose  dans  ce 
résultat. 


ET    JLAN-JACQUES    ROUSSEAU.  93 

En  même  temps,  M.  Maffei  écrit  au  roi  : 

Votre  Majesté  a  été  prévenue  par  la  baronne  de 
Warens  qu'elle  avoit  des  connoissanees  impor- 
tantes à  lui  donner,  mais  quelque  brouillerie  sur- 
venue entre  elle  et  la  personne  qui  la  devoit  mettre 
en  état  de  se  rendre  à  ses  pieds  et  lui  présenter  les 
mémoires  dont  il  étoit  question  a  faict  que  cette 
personne  s'est  adressée  à  moi.  —  Son  nom  est 
Regard  (sic)  d'Aubonne,  du  pais  de  Vaud,  homme 
qui  marque  avoir  du  talent  et  d'un  âge  propre  à 
entreprendre  et  bien  conduire  une  affaire  vigou- 
reuse. Je  n'entrerai  pas  en  détail  de  sa  qualité; 
il  se  dit  gentilhomme,  cela  se  peut  aisément  véri- 
fier; je  n'ai  pas  fait  des  démarches  pour  le  mieux 
connaître  pour  ne  donner  aucun  soupçon,  d'au- 
tant que  ladite  baronne  peut  s'être  laissé  échapper 
quelque  chose,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  informée  à 
fond  du  fait  dont  il  est  question.  Il  porte  une  croix 
de  l'ordre  de  la  Générosité  que  le  roi  de  Prusse 
donne,  et  se  dit  patenté  d'une  commission  de 
colonel  de  gardes  suisses,  que  le  roi  de  Pologne 
devait  faire  lever. 

Je  n'ai  pas  eu  l'honneur  d'envoyer  plus  tôt  àVostre 
Majesté  les  trois  mémoires  qu'il  m'a  remis,  l'affaire 
ne  me  paraissant  de  celles  qui  me  paraissent  exiger 
l'expédition  d'un  exprès.  Par  la  lecture  de  ces 
mémoires  Vostre  Majesté  verra  le  projet  de  révolu- 
tion qu'il  propose.  Le  troisième  donne  une  idée  de 
l'exécution,  mais  comme  par  écrit  on  ne  saurait  si 
bien  éclaircir  les  choses  que  par  l'exposition  qu'il 
en  feroit  personnellement,  puisque  sur-le-champ  il 

1.  Ne  faudrait-il  pas  :  Bernard  d'Aubonne? 


94  MADAME    DE    WARENS 

pourroit  répondre  aux  objections  et  aux  difficultés 
queVostre  Majesté  aura  sans  doute  lieu  de  lui  faire, 
il  attend  les  ordres  qu'il  plaira  à  Vostre  Majesté 
pour  se  rendre  à  ses  pieds.  Étant  entré  avec  lui  en 
discours  sur  l'étendue  du  dit  projet,  il  m'a  dit  qu'il 
esl  en  état,  par  les  pratiques,  que  dès  à  présent,  il 
a,  de  porter  les  choses  à  leur  perfection  et  qu'il  ose 
espérer  lorsqu'il  aura  l'honneur  de  les  exposer 
lui-même  à  Vostre  Majesté,  il  pourra  aplanir  bien 
•  1rs  difficultés  que  dans  la  lecture  des  mémoires 
ou    ne   peut  manquer  de  se  former  '. 

Le  même  jour,  17  août,  M.  Maffei,  avertissait 
le  premier  président  Saint-Georges  qu'il  croyait 
que  madame  de  Warens  se  rendrait  à  Cham- 
béry.  «  En  ce  cas,  dit-il,  il  serait  du  service  du 
roi  de  surveiller  le  commerce  qu'elle  pourrait 
avoir  avec  les  gens  de  sa  nation.  » 

M.  Maffei  ne  s'était  pas  trompé.  M.  de  Saint- 
Georges,  qui  avait  sans  doute  mis  fin  à  la 
mission  de  Mitonet  n'en  avait  pas  moins  fait 
continuer  la  surveillance  à  Seyssel;  et  le  14  ou 
le  15  août,  il  en  reçut  cet  avis  : 

Monsieur, 

La  lettre  que  j'ay  receu  du  5  de  ce  mois  de 
M.  Verdel  m'a  engagé  à  vellier  au  passage  de 
madame  de  Voiran  qui  arrivât  hier  au  soir  en  cette 
ville  en  chaise.  J'ay  eu  l'honneur  de  la  voir  et  dis- 

1.  Perrero,  loc.  cit. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  93 

posée  à  prendre  la  route  de  Chambéry  où  elle  doit 
arriver  demain .  Cette  occasion  me  procure  l'hon- 
neur de  vous  assurer  de  mon  profond  respect,  etc.. 

Montagnier1. 

A  Seissel,  le  13  aoust  1730. 


Nous  voilà  donc  fixés  sur  la  durée  du  séjour 
de  madame  de  Warens  à  Lyon  en  1730;  elle  y 
resta  du  28  juillet  au  11  août  et  dut  arriver  à 
Chambéry,  le  14  ou  le  15  du  même  mois. 

Le  5  août  le  ministre  delBorgo  avait  informé 
M.  de  Saint-Georges  «  que  madame  de  Warens 
aiant  demandé  au  roy  la  permission  de  venir 
pour  quelque  teins  à  Turin  à  son  retour  de 
Paris,  Sa  Majesté  le  lui  a  accordé  ».  Le  17  août, 
le  comte  Maffei  écrivait  au  ministre  qu'il  avait 
adressé  à  madame  de  Warens,  à  Lyon,  où  elle 
devait  séjourner  quelques  jours,  l'autorisation 
royale  d'aller  à  Turin  et  lui  avait  conseillé  en 
même  temps,  sans  lui  dire  autre  chose,  de 
partir  aussitôt  pour  Chambéry.  «  Je  dois  croire 
qu'elle  s'y  sera  rendue  et  peut-être  même  à 
Turin  après  avoir  reçu  la  permission  du  roi 
par  votre  lettre.  » 

Cependant,  contrairement  à  ce  qu'en  a  dit 

1.  Archives  du  sénat. 


96  MADAMi;    DE    WARENS 

M.  Burnier  sans  citer  aucune  preuve,  nous  ne 
pensons  pas  que  madame  de  Warens  ait  usé 
de  la  permission  de  se  rendre  à  la  cour.  C'était 
déjà  une  laveur,  il  est  vrai,  de  l'avoir  obtenue, 
mais  les  circonstances  extraordinaires  dans 
lesquelles  on  se  trouvait  l'empêchèrent  certai- 
nement d'en  profiter.  Elle  put  d'ailleurs  voir 
bientôt  Victor-Amédée  à  Chambéry  même. 

Ce  prince,  dont  l'acte  d'abdication  était  pré- 
paré depuis  le  commencement  d'août,  voulut, 
avant  de  le  signer,  épouser  la  comtesse  de  Saint- 
Sébastien.  Le  mariage  eut  lieu  le  12  août  dans 
la  chapelle  du  palais  Royal  à  Turin.  Le  roi 
alla  l'annoncer  ensuite  à  son  fils,  qui  ce  jour-là 
se  trouvait  au  Valentin  avec  la  princesse 
Polixène  et  une  nombreuse  suite.  «  J'ai  épousé, 
lui  dit-il,  la  comtesse  Saint-Sébastien  qui  doré- 
navant sera  la  marquise  de  Spigno.  »  La  «  Main- 
tenon  »  piémontaise  avait  alors  cinquante  ans, 
mais  sa  beauté  de  brune  à  l'œil  vif  avait  résisté 
aux  années.  Elle  continua  à  exercer  ses  fonc- 
tions de  dame  d'honneur  de  la  princesse 
Polixène  jusqu'à  la  fin  du  mois  \ 


1.  Dotuenico  Carutti,  Storia  del  regno  di  Vittorio  Ame- 
deo  II  (ch.  xx,  passim.).  La  nouvelle  mariée  appartenait  à 
la  famille  Canale   di   Cumiana:  elle  était  veuve  du  comte 


ET    JKAN-JACQUES    ROUSSEAU  97 

Le  3  septembre,  Victor-Amédée  II  abdiqua 
solennellement  en  faveur  de  son  fils  Charles- 
Emmanuel  III.  Jusqu'à  la  fin,  il  s'était  occupé 
des  affaires  de  l'État,  et  celle  dont  le  comte 
Maffei  l'avait  entretenu  fut  probablement  la 
dernière  qu'il  traita  comme  roi  de  Sardaigne. 

Le  2  septembre,  en  effet,  il  écrivait  à  l'ambas- 
sadeur : 

Concernant  la  lettre  du  17  (août),  les  mémoires 
qui  y  estoient  joints  marquent  si  bien  le  zèle  et  la 
capacité  de  la  personne  qui  vous  les  a  remis;  les 
avant  fort  agréés,  vous  devez  l'en  assurer  particu- 
lièrement comme  aussi  que  le  secret  sera  de  notre 
part  inviolablement  gardé,  quoique  les  conjonc- 
tures n'estant  pas  propres  pour  l'exécution  d'un 
projet  de  cette  nature,  nous  ne  jugions  pas  d'y 
penser  présentement  et  n'aions  aucun  ordre  à 
vous  donner  à  cet  égard  *. 

Le  4  septembre  1730,  Victor-Amédée,  qui 
avait  conservé  le  titre  de  roi,  partit  pourCham- 


Novarina  di  San  Sebastiano.  Le  marquisat  de  Spigno  avait 
été  confisqué  au  préjudice  d'un  bâtard  de  la  maison  de 
Savoie,  le  comte  de  Sale  ;  le  roi  l'acheta  pour  sa  nouvelle  épouse. 
1.  Perrero,  loc.  cit.  et  Archives  du  sénat  de  Savoie;  dos- 
sier des  lettres  adressées  au  premier  président,  comte  Louis- 
Ignace  Soint-Georges  de  Foglizzo.  Il  existe  aux  Archives  de 
Turin  des  Mémoires  que  Victor-Amédée  II  avait  fait  rédiger 
à  cette  époque  même  (1130),  par  le  commissaire  Milleret  et 
le  président  Caissotti,  pour  mieux  éclaircir  les  droits  de  la 
maison  de  Savoie  sur  Genève  (le  Materie  politiclie  degli  Ar- 
chivi  piemontesi,  p.  400). 


98  MADAME    DE    VARENS 

béry  ave.c  la  comtesse  de  Saint-Sébastien. 
Charles-Emmanuel  offrit  à  son  père  un  déta- 
chement de  gardes.  Victor-Amédée  le  refusa  et 
se  contenta  d'un  assez  petit  nombre  de  domes- 
tiques, disant  :  «  C'est  assez  pour  un  gentil- 
homme de  province.  »  Malgré  cette  réponse, 
le  vieux  roi  se  mit  à  correspondre  activement 
avec  le  marquis  cf  Ormea,  le  nouveau  ministre  de 
l'intérieur,  et  échangea  avec  lui  un  bulletin  heb- 
domadaire. Le  ministre  commençait  à  être  las 
de  cet  état  de  choses  lorsque,  le  5  février  1731, 
Victor-Amédée  fut  frappé  d'apoplexie.  Il  se 
remit  pourtant  et  reçut  la  visite  de  son  fils  qui 
séjourna  à  Chambéry,  de  la  fin  de  mars  au 
14  avril  1731.  A  cette  époque,  Victor-Amédée 
s'occupa  beaucoup  de  l'édit  de  péréquation,  et 
il  témoigna  une  certaine  mauvaise  humeur 
lorsqu'il  connut  les  corrections  qu'une  commis- 
sion spéciale  avait  prescrit  de  faire  aux  travaux 
du  cadastre  déjà  exécutés.  C'est  à  ces  correc- 
tions que  Jean-Jacques  fut  bientôt  employé. 

Victor-Amédée  ne  dédaignait  pas  cependant 
des  occupations  moins  importantes.  Le  12  dé- 
cembre 1730,  il  tient  sur  les  fonts  baptismaux, 
avec  la  comtesse  de  Saint-Sébastien,  Victor 
Amé,  fils  de  Dom  Antoine  Petitti,  intendant- 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  99 

général  des  finances  en  Savoie;  .le  1er  juil- 
let 1731,  ils  sont  encore  parrain  et  marraine 
d'Anne-Victoire  Bardit,  mais  ils  se  font  repré- 
senter au  baptême  *. 

Au  milieu  de  ce  même  mois,  le  roi  Charles- 
Emmanuel  se  rendit  avec  la  reine  Polixène  aux 
eaux  d'Évian.  Il  s'était  fait  précéder  auprès 
de  son  père  par  le  maréchal  Rhebinder  et  le 
comte  de  Saint-Laurent,  contrôleur  général, 
qui  l'entretinrent  des  finances  et  des  affaires 
militaires. 

L'entrevue  du  père  et  du  fils  fut  orageuse. 
Charles-Emmanuel  retourna  en  Piémont  le 
22  août.  Son  père  l'y  suivit  presque  aussitôt, 
quittant  Chambéry  sous  le  prétexte  que  la 
petite  vérole  y  avait  éclaté;  en  réalité,  pour 
tâcher  de  remonter  sur  le  trône.  Il  arriva  à 
Moncalier  le  29  août.  A  la  fin  de  septembre, 
sur  l'avis  pressant  de  M.  d'Ormea  et  du  conseil 
des  ministres,  Victor-Amédée  fut  arrêté  et 
transféré  au  château  de  Rivoli  sous  la  conduite 


1.  «  Le  Ier  juillet  1731  a  été  baptisée  Anne-Victoire,  fille 
de  Louis  Bardit,  de  Turin,  et  d'Ursule  Margueret,  de  Turin. 
Parrain,  le  sieur  Mares  pour  le  roi  Victor-Amédée  ;  marraine, 
demoiselle  Marie  Colomb  pour  très  haute  et  très  puissante 
dame  Anne-Thérèse-Charlotte,  née  de  Cumiana,  marquise  de 
Spin  (sic)  »  (Reg.  de  la  paroisse  de  Saint -Loger). 


H  Ml  MADAMI.    DE   WA1ENS 

du  comte  de  La  Pérouse.  Il  y  fut  gardé  par  le 
chevalier  Solaro,  le  gentilhomme  chez  qui 
Rousscau'avait  habité,  et  y  mourut  le  31  octo- 
bre 1732.  La  marquise  de  Spigno  fut  conduite 
à  Ceva  où  elle  fut  traitée  fort  durement,  puis 
rendue  à  son  mari. 

Voici  la  lettre,  curieuse  à  plus  d'un  titre, 
qui  fut  adressée  au  chef  de  son  escorte,  M.  dr 
Montfort  (de  Rumilly),  major  du  régiment  de 
Savoie  : 

he  roi  de  Sardaigne...  ;  Major  de  Montfort,  Vous 
ayant  destiné  pour  commander  provisionnellement 
dans  le  [fort  de  Ceva  et  d'y  faire  garder  avec  soin 
les  prisonniers  d'État  '  ...nous  vous  fesons  re- 
mettre une  lettre  à  cachet  adressée  au  chevalier 
de  Bellegarde,  commandant  du  dit  fort  par  la- 
i[iielle  jnous  lui  ordonnons  de  vous  en  remettre  le 
commandement  etjde  vous  consigner  les  prison- 
niers. 

Et  comme  notre  intention  est  de  faire  conduire 
au  même  [fort  [la] marquise  de  Spigno  vous  devrés 
ù  la  réception  de  la  présente  vous  mettre  avec  elle 
dans  la  chaize  qui  vous  sera  fournie  à  cet  effet  et 
faire  monter  dans  une  autre  chaize  de  suite  sa 
femme  [de  'chambre  avec  un  bon  officier  de  votre 
régiment,  bien  affidé,  et  partir  aussitôt  pour  le 
dit  Fort  sous  l'escorte  d'un  capitaine  et  de  trente 

1.  Ujy  avait  aussi  une  Prison  d'État  en  Savoie.  C'était  le 
fort  de  Miolans  dans  la  vallée  dite  la  Combe  de  Savoie.  Le 
trop  célèbre  marquis  de  Sade  y  îutjdétenu  en  1772  et  1773. 


ET  JKAN-JACQUES    ROUSSEAU.  101 

hommes  de  notre  régiment  de  Piémont  que  nous 
avons  destinés  pour  mieux  assurer  la  traduction 
de  ladite  dame,  avec  laquelle  vous  devrés  user  de 
toute  la  modération  et  manières  les  plus  propres, 
sans  pourtant  manquer  en  rien  de  ce  qui  a  rapport 
à  la  sûreté  de  sa  personne,  ne  permettant  à  qui 
que  ce  soit  de  lui  parler,  ni  en  chambre,  ni  ailleurs, 
hors  à  la  femme  de  chambre,  et  ne  marchant  que 
pendant  la  nuit,  et  bien  entendu  que  la  femme  de 
chambre  aussi  ne  puisse  parler  qu'à  sa  maîtresse... 
Et  sur  ce  nous  prions  Dieu  qu'il  vous  ait  en  sa 
garde. 

Signé  :  C.  Emanuel 

DR  CAROLI  '. 
A  Turin,  ce  28  septembre  1131. 

C'est  ainsi  que  dans  l'État  parfaitement  réglé 
du  roi  de  Sardaigne  les  mesures  administra- 
tives suppléaient  à  la  lenteur  ou  aux  lacunes 
de  la  justice  ordinaire.  Et  la  crainte  des  cachots 
de  Miolans,  de  Geva  ou  de  Pignerol  d'où  Ton 
ne  sortait  guère  une  fois  qu'on  y  était  enfermé, 
retenait  les  esprits  indisciplinés  2. 

En  revenant  de  Paris,  madame  de  Warens 
s'arrêta  quelques  jours  à  Lyon,  chez  son  amie, 

1.  D'après  l'original  aux  archives  de  la  famille  de  Mouxy, 
à  Rumilly. 

2.  Voir  Miolans,  Prison  d'État,  par  A.  Dufour  et  F.  Rabut 
;iu  tome  XVIII  des  Mémoires  de  la  Société'  savoisienne  d'his- 
toire. On  compte  huit  femmes  dans  la  longue  liste  des  pri- 
sonniers de  Miolans. 


102  MADAME    DE    WARENS 

mademoiselle  du  Chàtelet.  Le  comte  Maffei  crai- 
gnait, avons-nous  vu,  que  voulant  mettre  à 
profit  ce  qu'elle  avait  appris,  elle  n'allât  en 
Suisse  se  faire  pardonner  son  apostasie  en 
révélant  la  conspiration  ourdie  par  d'Au- 
bonne.  Gomme  Mitonet,  l'ambassadeur  suppo- 
sait qu'elle  pouvait  bien  regarder  en  arrière. 
C'est  en  effet  la  punition  des  transfuges  de 
n'inspirer  confiance  à  personne. 

Ces  craintes  ne  se  réalisèrent  pas.  La  ba- 
ronne ne  savait  pas  assez  des  secrets  de  d'Au- 
bonne  pour  les  vendre,  et  rien  ne  prouve 
que,  si  elle  les  eût  connus  entièrement,  elle 
se  fût  rendue  coupable  d'une  pareille  trahison. 

Elle  retourna  donc  en  Savoie,  à  Annecy,  où 
elle  avait  laissé  son  mobilier.  Elle  ne  dut  pas 
manquer  toutefois  d'aller  se  jeter  aux  pieds  du 
roi  Victor-Amédée  lorsqu'il  fut  fixé  à  Cham- 
béry;  mais  il  paraît  certain  qu'elle  habitait 
Annecy  lors  de  la  correspondance  échangée 
dans  les  derniers  mois  de  1730  et  les  premiers 
de  1731  entre  Jean- Jacques  et  mademoiselle  de 
Graffenried  '.  Son  installation  à  Ghainbéry  date 


1.  Correspondance  de  Jean-Jacques  Rousseau,  t.  Ier  (XVII  des 

Œuvres  complètes).  Paris.  1824.  Lettre  II.  p.  1.  Vers  le  20  dé- 
cembre 1730,  madame  de  Warens  écrivit  à  la  reine  Polixène 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  103 

vraisemblablement  de  Tété  de  1731.  En  juillet, 
elle  put  profiter  de  la  présence  dans  cette 
ville  des  deux  rois  Victor-Amédée  et  Charles- 
Emmanuel  III  pour  se  montrer  de  nouveau 
et  obtenir  du  fils  la  continuation  des  bien- 
faits du  père.  Elle  n'oublia  pas  certainement 
d'aller  faire  visite  au  contrôleur  général  des 
finances. 

Victor- AméChapel  \  comte  de  Saint-Laurent, 
possédait  à  Chambéry  et  dans  le  centre  de  la 
ville  une  maison  où  madame  de  Warens  dut 
aller  le  voir  souvent.  Ce  fut  alors  qu'eut  lieu 
ce  trait  d'habileté  dont  Rousseau   la  félicite 


cette  lettre  publiée  par  M.  Th.  Dufour,  qui  n'en  a  pas  repro- 
duit l'orthographe  : 

Madame, 
Je  supplie  très  humblement  Votre  Majesté  dans  ces  saintes  fêtes,  de 
vouloir  agréer  les  vœux  et  les  prières  que  j'adresse  chaque  jour  au  Ciel 
pour  sa  précieuse  conservation,  pour  toutes  ses  prospérités  et  celles  de 
son  illustre  maison  royale.  En  implorant  la  puissante  protection  de 
Votre  Majesté  j'ai  l'honneur  de  l'assurer  de  la  parfaite  soumission  et 
du  plus  profond  respect,  avec  lequel,  j'ai  l'honneur  d'être,  de  Votre 
Majesté,  la  très  humble  et  très  obéissante  servante  : 

De  Warens  de  La  Tour. 

(Revue  savoisienne,  1878,  p.  71,  72.) 

1.  Il  devint  premier  secrétaire  d'État,  le  13  février  1742  et 
ministre  d'État  le  19  mars  1750  (Galli,  Cariche  del  Piemonte, 
III,  p.  57).  François  Chapel,  comte  de  Rochefort,  vicomte  de 
Maurienne,  frère,  ou  cousin,  de  Victor-Amé  Chapel,  avait 
aussi  une  maison  à  Chambéry,  au  faubourg  de  Nezin;  il  y 
mourut  le  19  juin  1760.  Il  était  marié  à  Anne-Sophie  Cœsard 
(Registre  des  décès  de  la  par.  de  Lémenc). 


104  MADAME    DE    WARENS 

{Confessions,  livre  V),  et  qui  lui  réussit  mieux 
qu'un  voyage  à  Turin.  Elle  loua  la  maison  du 
contrôleur  général  et  s'y  établit. 

Jean-Jacques  a  fort  bien  dépeint  ce  logis  : 

Plus  de  jardin,  plus  de  ruisseau,  plus  de  paysage, 
un  mur  pour  vue,  un  cul-de-sac  pour  rue,  peu  de 
jour,  peu  d'espace;  mais  j'étais  chez  elle,  auprès 
d'elle!  • 

Après  l'aventure  de  l'archimandrite,  Rous- 
seau était  entré  au  service  de  l'ambassadeur  de 
France  à  Berne,  M.  de  Bonac,  qui  l'envoya  à 
Paris  chez  M.  Godard.  Il  dîna  souvent  chez 
madame  de  Merveilleux  par  qui  il  sut  que  ma- 
dame de  Warens  avait  quitté  Paris  depuis  plus 
de  deux  mois.  Cette  nouvelle  l'aurait  déter- 
miné à  revenir  en  Savoie.  En  traversant  Lyon, 
il  alla  voir  mademoiselle  du  Châtelet.  «  Elle 
m'apprit  qu'en  effet  son  amie  avait  passé  à 
Lyon,  mais  qu'elle  ignorait  si  elle  avait  poussé 
sa  route  jusqu'en  Piémont.  »  Il  y  a  encore  là 
une  confusion  dans  les  souvenirs  de  l'écrivain. 
A  cette  époque,  comme  on  l'a  vu  plus  haut,  il 


1.  Cette  maison  fort  améliorée  aujourd'hui  est  placée  dans 
la  cour  à  laquelle  on  accède  par  l'allée  du  n°  13  de  la  rue 
des  Portiques;  elle  porte  elle-même  le  n°  44.  Elle  était  ins- 
crite au  cadastre  de  1730  sous  le  n°  232. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  iOo 

savait  par  mademoiselle  de  Graffenried  que 
madame  de  Warens  était  rentrée  à  Annecy,  et, 
vraisemblablement  même,  qu'elle  avait  quitté 
de  nouveau  cette  ville.  Ce  qu'il  ignorait  peut- 
être  c'était  le  lieu  où  elle  s'était  fixée,  et  c'est 
ce  que  mademoiselle  du  Chàtelet  lui  apprit 
quand  elle  eut  reçu  la  réponse  à  la  lettre 
qu'elle  écrivit  en  Savoie  pour  s'en  infor- 
mer. Rien  n'indique  qu'après  être  allée  à 
Paris  en  1730  madame  de  Warens  y  soit 
retournée  en  1731.  Nous  croyons  bien  plutôt 
que  mademoiselle  du  Chàtelet  écrivit  à  Cham- 
béry  moins  pour  connaître  l'adresse  de  la 
baronne  que  pour  savoir  d'elle  si  elle  voulait 
encore  s'occuper  de  Rousseau  et  si  le  fan- 
tasque jeune  homme  trouverait  en  Savoie  un 
emploi  qui  le  fît  vivre.  Une  réponse  favorable 
étant  arrivée,  Rousseau  partit  à  pied  et  fit  allè- 
grement la  longue  route  qui  sépare  Lyon  de 
Ghambéry. 

J'arrive  enfin;  je  la  revois.  Elle  n'était  pas  seule. 
M.  l'intendant  général1  était  chez  elle  au  moment 
où  j'entrai.  Sans  me  parler,  elle  me  présenta  à  lui 
avec  cette  grâce  qui  lui  ouvrait  tous  les  cœurs. 


1.  Don  Antoine  Petitti.  intendant  général  des  finances  de 
Savoie. 


106  MADAME    DE    WARENS 

Jean- Jacques  fut  employé  à  la  confection  du 
cadastre  '.  «  Le  poste  sans  être  lucratif  don- 
na il  de  quoi  vivre  dans  ce  pays...  Je  logeai 
chez  moi,  c'est-à-dire  chez  maman.  » 

Si  la  baronne  avait  perdu  sa  femme  de  cham- 
bre Merceret,  elle  avait  conservé  Claude  Anet. 
Bientôt  Rousseau  fit  une  découverte  qui  humi- 
lia singulièrement  son  amour-propre.  Claude 
était  l'amant  de  madame  de  Warens  !  «  Ils 
avaient  des  querelles  qui  finissaient  bien.  » 
Une  survint  pourtant  qui  finit  mal. 

Après  un  mot  outrageant  que  sa  maîtresse  lui 
adressa,  Claude  s'empoisonna.  Madame  de  Warens 
réussit  à  le  guérir.  Le  raccommodement  fut  tel  que 
j'en  fus  vivement  touché  moi-même,  et  depuis  ce 
temps,  ajoutant  le  respect  à  l'estime,  je  devins  en 
quelque  sorte  son  élève  et  je  ne  m'en  trouvai  pas 
plus  mal...  Nous  vivions  ainsi  dans  une  union  qui 
nous  rendait  tous  heureux.  Une  des  preuves  de 
l'excellence  du  caractère  de  cette  aimable  femme 
est  que  tous  ceux  qui  l'aimaient  s'aimaient  entre 
eux. 

Ces  amours  peu  relevées  furent  tenues  se- 
crètes, car,  clans  les  premières  années  de  son 
séjour  à  Chainbéry,  madame  de  Warens  fré- 


1.  On  disait  alors  :  «  employé  à  la  mensuration  générale 
de  Savoie  »  (Registres  de  Vétat  civil). 


ET    JEAN-JACQUES  ROUSSEAU.  107 

quenta  la  haute  société  qui,  malgré  la  légèreté 
de  l'époque,  l'aurait  bientôt  délaissée  si  elle 
avait  connu  ses  mœurs  intimes. 

Le  4  juillet  1732,  elle  fut  marraine  l  de 
Françoise-Henriette,  fille  de  Charles  Porti  et 
de  Jeanne  Sayn  de  Milan.  Le  parrain  est  un 
grand  personnage  de  Chambéry,  messire  Jo- 
seph-Henri Milliet,  marquis  de  Ghalles. 

A  cette  époque  (août  1732),  le  pape  Clé- 
ment XII  envoya  à  l'évêque  d'Annecy  un 
secours  important  :  six  cents  écus  romains 
pour  les  «  nouveaux  convertis  »,  au  nombre 
d'environ  deux  cent  vingt-cinq  du  diocèse  de 
Genève.  Monseigneur  de  Bernex  en  fit  la  dis- 
tribution et  n'oublia  pas  madame  de  Warens 
bien  qu'elle  eût  alors  quitté  son  diocèse  \  Elle 
figure  en  tête  de  la  liste  avec  cette  noie  pom- 
peuse : 

Madame  Louise-Françoise  de  La  Tour,  baronne 
de  Warens,  qui,  pour  pratiquer  l'évangile,  a  quitté 
sa  famille,  ses  amples  possessions  et  tout  ce  qu'elle 
avait  de  plus  cher  au  monde  pour  embrasser  notre 


1.  Registres  de  la  paroisse  de  Saint-Léger.  Elle  est  dési- 
gnée dans  l'acte  sous  les  noms  de  «  noble  demoiselle  Éléo- 
nore-Françoise-Louise  de  Voiran  ». 

2.  Il  n'y  avait  pas  encore  d'évéque  à  Chambéry;  le  décanat 
de  Savoie  dépendait  de  l'évêché  de  Grenoble. 


108      MADAME    DE    WARENS    ET    J.-J.    ROUSSEAU. 

sainte  religion,  à  l'édification  de  tout  le  diocèse  et 
particulièrement  de  notre  roi  qui  l'a  mise  sous  sa 
protection  et  lui  a  accordé  une  pension.  Comme 
cette  dame  souffre  habituellement  des  indisposi- 
tions et  des  maladies,  on  a  cru  qu'il  convenait  de 
lui  accorder  quelques  secours  pour  la  consoler, 
d'autant  qu'elle  se  trouvera  honorée  d'avoir  part 
aux  grâces  et  bienfaits  de  Sa  Sainteté;  aussi  on  lui 
a  destiné  dix  écus  romains. 

On  trouve  ensuite  mademoiselle  Graffenried 
«  fille  de  condition,  réfugiée  dans  le  second 
monastère  de  la  Visitation  où  elle  vit  fort 
exemplairement,  six  écus...  »  Un  peu  plus 
loin  :  «  .Mademoiselle  Giraud,  fille  sage  et  dont 
la  probité  est  reconnue  de  chacun,  vivant  du 
travail  de  ses  mains,  trois  écus  »,  et  enfin  : 
«  Claude  Anet,  qui  reçoit  un  écu  '  ». 

Jean-Jacques  n'est  pas  nommé.  L'évêque  lui 
tenait  rigueur,  peut-être,  de  ce  qu'il  avait 
quitté  le  séminaire  et  préféré  à  la  chapelle  de 
la  cathédrale  les  duos  avec  Merceret. 

1.  Dufour  et  Serand,  Revue  savoisienne,  1 S 1 S ,  p.  "3. 


CHAPITRE   V 

(1132-1734) 

Procès  de  madame  de  Warens  avec  son  beau-père.  M.  de 
Villardin.  — Requête  au  sénat;  saisie-arrêt  sur  les  créances 
de  M.  de  Villardin  en  Savoie.  —  Défense  de  M.  de  Villar- 
din. —  Rousseau  travaille  au  cadastre.  —  Son  voyage  à 
Genève:  son  père  ne  veut  rien  lui  remettre  des  biens  de 
sa  mère.  —  Il  va  chez  les  Cordeliers  de  Cluses.  —  Le  père 
Montant.  —  Lettre  de  Jean-Jacques  à  son  père.  —  Pis- 
sage  de  régiments  français  à  Chambéry.  —  Victoires  fin- 
ies Impériaux.  —  Commencement  des  amours  de  Jean- 
Jacques  et  de  madame  de  Warens.  —  La  jeunesse  de 
Claude  Auet;  son  abjuration;  sa  mort.  —  Rousseau  rap- 
pelle son  nom  dans  la  Nouvelle-Héloïse.  —  Douleur  de 
madame  de  Warens;  elle  fait  son  testament.  —  Mort  de 
monseigneur  de  Bernex.  —  Lettre  de  madame  de  Warens  à 
M.  d'Ormea  pour  obtenir  le  payement  de  sa  pension. 


Ce  n'était  pas  sans  arrière -pensée  que 
madame  de  Warens  avait  abandonné  ses  pos- 
sessions du  pays  de  Vaud.  Déjà  en  1728,  elle 
avait  essayé  d'un  retour  agressif  contre  son 
mari  et  n'avait  pas  réussi.  Le  23  août  1732, 
elle  adressa  au  sénat  une  requête  en  nullité  de 
la  donation  qu'elle  avait  faite  à  M.  de  Warens 


i  ill  MADAME    DE    WARENS 

le  26  septembre  1726.  Elle  exposait  d'abord  les 

circonstances  clans  lesquelles  cet  acte  aurait  eu 

lieu  : 

...  Lorsque  ayant  <''/<'■  inspirée  de  Dieu  d embrasser 
la  religion  catholique,  elle  consentit  que  sous  la 
promesse  que  lui  fit  verbalement  le  Sr  de  Warens, 
en  présence  de  plusieurs  personnes  de  mérite  qui 
assistaient  à  ce  contrat,  de  la  revoir  dans  peu,  en 
lui  faisant  espérer  qu'il  suivrait  son  exemple  en 
changeant  aussi  de  religion  et  d'avoir  soin  d'elle 
et  de  l'entretenir.  Mais  elle  a  été  bien  trompée  dans 
ses  espérances,  car  le  Sr  de  Warens,  après  avoir  eu 
tout  ce  qu'il  souhaitoit,  bien  loin  d'exécuter  ses 
promesses  seroit  resté  dans  ses  erreurs  sans  donner 
aucun  secours  ni  fournir  aucuns  aliments  à  son 
épouse,  bien  qu'il  ait  continué  de  posséder  tous  ses 
biens,  lesquels  il  auroit  même  vendus,  et  ensuite  se 
seroit  retiré  en  Angleterre  après  avoir  fait  déclarer 
en  son  païs  qu'il  étoit  dans  le  cas  du  divorce  et  de 
la  liberté  de  contracter  un  second  mariage  avec 
une  autre  femme. 

L'action  en  nullité  ayant  été  ainsi  intentée, 
elle  fit  saisir  entre  les  mains  de  MM.  Louis- 
Amé  de  Loys,  baron  de  la  Bàthie  en  Chablais, 
Joseph  de  Gribaldi,  Joseph-François  de  Belle- 
garde,  marquis  des  Marches,  Joseph-Marie 
de  Compey,  comte  de  Gerbaix,  et  Jean  Picolet, 
hôte  à  Évian,  des  sommes  importantes  qu'ils 
devaient  à  M.  de  Villardin,  père  de  M.  de 
AVarens.    Elle    prétendait   que   par   suite   de 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  lit 

l'intervention  de  son  beau-père  à  son  contrat 
de  mariage,  elle  avait  une  hypothèque  légale 
sur  tous  ses  biens  pour  la  restitution  des 
droits  assurés  par  ce  contrat.  Et  comme  le 
divorce  n'était  pas  reconnu  en  Savoie,  qu'en 
conséquence  son  mariage  y  était  censé  exister 
encore,  elle  ne  pouvait  réclamer  sa  dot.  Elle  se 
borna  donc  à  demander  le  payement  des  cin- 
quante petits  écus  par  an  dont  son  contrat  lui 
donnait  la  libre  disposition  et  que  son  mari  ne 
lui  avait  pas  comptés  depuis  la  séparation  '. 

M.  de  Villardin  fut  ému  de  cette  attaque.  Il 
consulta  l'avocat  Vignet  de  Montmélian  et 
fit  rédiger  un  mémoire  en  langue  italienne 
par  l'avocat  Jean-André  Peyrani 2 ,  puis  il 
envoya  son  fils  aîné  Georges-Louis,  dit  cY Or- 
sens,  le  présenter  au  premier  président  du 
sénat.  M.  de  Saint-Georges  transmit  la  pièce 
au  marquis  d'Ormea  avec  cette  lettre  : 

Monsieur, 

Ayant  apris  qu'un  certain  M.  de  Villardin  du 
Païs  de  Vaux  ensuite  d'une  saisie  que  le  sénat  a 
accordé  sur  des   créances  qu'il  a  en  Savoye  à  la 


1.  Perrero,  loc.  cit.  et  Archives  de  Turin. 

2.  Cet  avocat  devint  sénateur  à  Chambéry,  en  1749. 


112  M  AD  A  MT.    DE    WARENS 

réquisition  de  la  dame  de  Voyrans  sa  belle-fille,  à 
Vostre  Excellence  peut-être  connue,  qu'a  embrassé 
notre  Religion  depuis  plusieurs  années  avoit  envoyé 
un  de  ses  enfants  pour  représenter  à  Sa  Majesté 
cett'affaire,  jay  iugé  do  mon  devoir  d'en  informer 
Vostre  Excellence  par  le  ci-joinct  mémoire  du  fait 
dont  il  s'agit,  et  nouvellement  me  protester,  de 
Vostre  Excellence  votre... 

Le  comte  Salngeorges. 
Chambéry,  ce  11e  octobre  1732. 

Le  ministre  répondit  le  18  : 

Le  courrier  du  11  a  apporté  votre  lettre  accom- 
pagnant le  mémoire  concernant  la  dame  deWarens. 
.le  me  réserve  d'en  rendre  compte  auroy  lorsque  je 
sauray  que  le  fils  est  arrivé  pour  faire  les  représen- 
tations à  Sa  Majesté  dont  il  [le  père)  l'a  chargé  '. 

M.  Peyrani,  au  nom  de  M.  de  Villardin  ré- 
pondit, en  citant  le  Goutumier  du  pays  de 
Vaud  et  les  statuts  du  canton  de  Berne,  que  les 
lois  suisses  n'assujettissant  pas  les  biens  du 
père  à  l'hypothèque  légale  de  la  bru.  même 
lorsqu'il  assiste  au  contrat  de  mariage  ,  son 
client  n'avait  encouru,  lors  du  contrat  du 
18  avril  1713,  aucune  obligation  envers  madame 
île  Warens  et  que  n'étant  pas  resté  débiteur  de 
son  fils  lors  du  règlement  de  compte  intervenu 

1.  Archives  du  sénat  de  Savoie;  —  Archives  de  Turin. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  113 

entre  eux,  la  belle-fille  ne  pouvait  pas  davan- 
tage agir  contre  son  beau-père  en  se  préten- 
dant créancière  de  son  mari l. 

Malgré  les  démarches  de  Leurs  Excellences 
de  Berne  en  faveur  de  M.  de  Villardin,  les 
choses  traînèrent  en  longueur. 

Ce  procès  obligea  mon  frère  d'Orsens  à  divers 
voyages  à  Chambéry  et  à  Turin.  Enfin  la  dame 
se  désista  et  la  barre  {le  séquestre)  fut  levée 
le  24  mai  1734  comme  conste  la  copie  à  moi 
envoyée  par  mon  père  en  juin  1734  chez  mon  cou- 
sin de  Bochat  où  je  logeois  pour  lors  !. 

Pendant  ce  temps  Rousseau  travaillait  au 
cadastre,  mais  il  ne  fut  pas  un  employé  mo- 
dèle. Sa  santé  était  mauvaise,  on  l'avait  mis 
au  régime  du  lait.  En  juillet  1733,  il  accomplit 
sa  vingt  et  unième  année  :  il  crut    pouvoir 


1.  Archives  de  Turin. 

2.  Noie  de  M.  de  Loys  (M.  de  Warens)  à  la  suite  de  la 
lettre  à  son  beau-frère  M.  de  Middes,  publiée  par  M.  A.  de 
Montet.  C'est  précisément  pour  répondre  à  l'accusation  de 
mauvaise  foi  portée  contre  lui  dans  la  requête  de  sa  femme, 
que  le  mari  écrivit  la  lettre  à  M.  de  Middes.  Le  cousin  «  du 
liochat  »  habitait  Lausanne.  M.  de  Warens  avait  repris  son 
nom  de  M.  de  Loys  après  avoir  vendu  la  seigneurie  de 
Warens.  Sa  femme  n'avait  donc  plus  le  droit  de  porter  ce 
nom;  elle  n'avait  même  jamais  possédé  le  titre  de  «  ba- 
ronne »  qu'elle  avait  pris  en  Savoie.  Les  armoiries  dont  elle 
usait  étaient  d'azur  à  la  Tour  d'or,  accompagnée  de  trois 
étoiles  à  cinq  rais  de  même. 


1  I î  MADAME    1^    WABEHS 

alors  réclamer  à  son  père  sa  part  de  la  succes- 
sion maternelle.  Il  lui  tardait  sans  doute  de 
rendre  à  madame  de  Warens  une  partie  des 
sommes  qu'elle  dépensait  pour  lui.  Il  écrivit  à 

Isaae  Rousseau,  qui  habitait  toujours  Nyon,  el 
lui  donna  rendez-vous  à  Genève.  C'est  du 
moins  ce  que  l'on  peut  induire  de  sa  lettre  du 
.".1  août  1 T  :  ;  :  i  à  madame  de  Warens  : 

...  JVtaU  à  Genève,  i.rai  comme  un  pinson,  pen- 
sant terminer  quelque  chose  avec  mon  père  :  il  n'es! 
pas  venu  et  m'a  écrit,  dit  le  révérend  père,  une 
lettre  de  vrai  gascon. 

De  Genève  il  se  rendit  a  Cluses  chez  les  Gor- 

deliers  qui  lui  firent  un  excellent  accueil. 

Si  je  voulais,  madame,  vous  marquer  tontes  les 
honnêtetés  que  j'ai  reçues  du  révérend  père,  j'au- 
rais pour  Longtemps  à  dire...  Je  suis  ici  le  mieux 
du  monde  et  le  révérend  père  m'a  dit  résolument 
qu'il  ne  prétend  pas  que  y^  m'en  aille  que  quand  il 
lui  plaira  et  que  je  s^rai  bien  et  dûment  lactifié. 

i.    frère  Montant  ■  qui  n'a  pas  le  temps  de  vous 


1.  Il  faudrait  k  Père,  car  Joseph-Gaspard  Montant,  bache- 
lier de  Sorbonne.  était  le  sardien  du  couvent  qui  comptait 
d'autres  bacheliers,  et  des  docteurs  de  Sorbonne,  le  Père 
Gojon.  le  Père  Jorand.  En  1730,  l'on  avait  trouvé  le  Père 
Montant  trop  jeune  pour  être  confesseur  des  Clarisse?  d'An- 
necy   les  È  -A  ■  '    -  ■ 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  H5 

écrire  parce  que  le  courrier  est  pressé  de  partir  dit 
comme  ça  qu'il  vous  prie  de  croire  qu'il  est  tou- 
jours votre  très  humble  serviteur  (lettre  III). 

Jean-Jacques,  on  le  voit,  écrivait  alors  fort 
mal;  ce  n'est  donc,  quoi  qu'il  en  ait  dit,  ni  à 
dix-huit  ans,  ni  à  vingt  et  un  ans,  qu'il  a  com- 
posé Y  Amant  de  lui-même. 

Après  cette  lettre  du  31  août,  M.  Musset- 
Patay  en  place  une  autre  adressée  par  Rous- 
seau à  son  père  (lettre  IV).  Elle  nous  semble 
au  contraire  antérieure.  Jean-Jacques  y  fait 
appel  à  l'amour  paternel,  à  la  reconnaissance 
que  le  père  devrait  témoigner  à  madame  de 
Warens  pour  les  bons  soins  qu'elle  prodigue  à 
son  fils.  Il  y  fait  remarquer  à  son  père  qu'il  a 
négligé  vis-à-vis  de  sa  bienfaitrice  : 

...  les  premiers  devoirs  de  la  politesse  en  ne 
répondant  pas  aux  lettres  de  cette  dame,  aimable 
par  mille  endroits,  respectable  par  mille  vertus  et 
dont  les  lettres  aux  grands  seigneurs  et  même  au 
roi  ont  été  répondues  avec  la  dernière  exactitude. 

Il  lui  annonce  que,  depuis  le  commencement 
de  l'année  il  est  tombé  dans  une  langueur 
extraordinaire  qui,  apparemment,  dégénérera 
bientôt  en  phthisie. 

Isaac  Rousseau  resta  impassible. 


116  MADAME    DE    WARENS 

Jean-Jacques  revint  de  Cluses  et  reprit  vrai- 
semblablement son  travail  au  cadastre  qu'il 
avait  pu  interrompre  grâce  à  un  congé  obtenu 
facilement  par  madame  de  Warens.  En  octo- 
bre, il  était  de  retour  et  allait ,  au  moins  le 
dimanche,  dans  ce  jardin  à  guingette  où  Ton 
avait  placé  un  lit  dans  lequel  il  couchait  quel- 
quefois. C'est  alors  qu'arrivèrent  à  Chambéry 
les  régiments  français  qui  filaient  en  Piémont 
pour  entrer  dans  le  Milanais. 

Le  traité  d'alliance  de  Charles-Emmanuel  III 
avec  la  France  et  la  déclaration  de  guerre  à 
l'Autriche  furent  annoncés  le  14  octobre  1733. 
L'animation  dut  être  grande  à  Chambéry;  elle 
fut  à  son  comble  le  17  décembre  quand  on 
reçut  la  nouvelle  de  la  prise  de  Pizzighitone, 
celle  de  Milan  le  7  janvier  1734;  de  Novare  et 
de  Tortone  le  14  février.  Après  cette  campagne 
d'hiver,  vint  celle  d'été.  Le  29  juin,  le  roi 
annonça  au  sénat  de  Savoie  sa  victoire  sous 
les  murs  de  Parme.  Puis  ce  fut  dans  la  nuit 
du  14  septembre  que  le  comte  de  Broglie  se 
laissa  surprendre  par  les  Impériaux  et  dut 
s'enfuir  en  pantoufles  et  en  bonnet  de  nuit. 
L'armée  alliée  fut  sauvée  par  le  sang-froid  de 
Charles-Emmanuel  et  par  la  bravoure  obstinée 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  117 

du  comte  d'Apremont ,  commandant  de  la 
cavalerie  piémontaise,  qui  protégea  la  retraite 
de  l'armée  sur  Guastalla  '. 

J'étais  plein  de  confiance  dans  nos  bons  amis  les 
Français  et,  pour  le  coup,  malgré  la  surprise  de 
M.  de  Broglie,  je  ne  fus  pas  trompé,  grâce  au  roi  de 
Sardaigne,  à  qui  je  n'avais  pas  pensé. 

Les  Te  Deum  chantés  après  chaque  événe- 
ment heureux,  les  réjouissances  publiques  et 
privées,  les  fêtes  chez  les  grands  seigneurs 
contribuèrent  considérablement  à  l'enthou- 
siasme belliqueux  dont  Rousseau  fut  pénétré. 

Pourtant  de  graves  événements,  singuliers 
ou  douloureux,  s'étaient  passés  dans  la  famille 
de  madame  de  Warens.  Nous  avons  rappelé  la 
tentative  de  suicide  de  Claude  Anet.  Il  est  pos- 
sible qu'elle  ait  eu  lieu  pour  les  motifs  que 
Rousseau  a  indiqués  et  à  l'époque  où  il  semble 
la  placer,  vers  le  printemps  de  1733.  Jean- 
Jacques  prit  facilement  son  parti  de  la  décou- 
verte qu'il  fit  à  cette  occasion.  Mais  dès  ce 
moment,  croyons-nous,  il  aspira  aux  mêmes 
faveurs  et  c'est  dans  le  but  de  les  provoquer 


\.  Arc/iires  du  sénat  de,  Savoie,  0e  reg.  de  lettres;  —  D.  Ca- 
rutti,  Storia  del  regno  di  Carlo  Emanuele  III,  ch.  ra  et  iv. 


118  MADAME    DE    WARF.NS 

qu'il  racontait  complaisamment  à  maman  les 
agaceries  de  madame  Lard.  Nous  doutons  fort 
qu'avant  de  le  traiter  en  homme  madame  de 
Warens  ait  déployé  la  mise  en  scène  solennelle 
que  Rousseau  rapporte.  Si  l'événement  eut  lieu 
à  la  guinguette  du  jardin,  ce  dut  être  aux  der- 
niers beaux  jours  de  l'automne  de  1733  ou  bien 
par  une  journée  de  la  fin  de  février,  précocement 
ensoleillée,  comme  il  y  en  a  souvent  à  Cham- 
béry  à  cette  époque  de  l'année.  Rousseau  ne 
put  cacher  son  triomphe  et  Claude,  bien  moins 
entré  dans  les  principes  de  sa  maîtresse  que 
Jean-Jacques  ne  le  suppose,  dut  souffrir  cruel- 
lement. 

Anet  était  né  à  Montreux  le  17  janvier  1706  ; 
il  avait  six  ans  de  plus  que  Rousseau  et  sept  de 
moins  que  madame  de  Warens.  Il  appartenait 
à  une  famille  attachée  depuis  longtemps  à  celle 
des  La  Tour.  En  1726,  son  oncle  François  était 
jardinier  de  M.  de  Warens.  Claude  prépara  sa 
fuite  en  même  temps  que  madame  de  Warens, 
car  il  se  procura  son  acte  de  naissance  le 
25  mars  1726  1  et  abjura  le  protestantisme  à 
Annecy  peu  après  elle,  sinon  en  même  temps. 

1.  Th.  Dufour,  Revue  savoisienne.  1818,  p.  69. 


ET   JEAN-JACOUES    ROUSSEAU.  119 

Pour  que  cet  homme  jeune,  intelligent  et  labo- 
rieux se  soit  ainsi  décidé  à  quitter  son  pays,  sa 
famille,  ses  intérêts,  à  abjurer  sa  religion  afin 
de  s'attacher  à  une  femme  attrayante,  mais 
dès  ce  moment  sans  fortune,  il  faut  qu'il  ait 
cédé  à  une  passion  aveugle  et  violente,  à  un 
amour  partagé,  à  Vevey  déjà,  par  cette  femme 
elle-même. 

Rousseau  a  peut-être  calomnié  M.  de  Tavel 
et  certainement  le  ministre  Perret  en  les  accu- 
sant d'avoir  été  les  premiers  amants  de  ma- 
dame de  Warens,  mais  si  elle  en  avait  eu  d'au- 
tres, il  ne  faudrait  pas  s'étonner  de  ce  qu'elle 
eut  aussi  Claude  dans  la  maison  même  de  son 
mari.  L'exemple  de  Rousseau  et  de  Wintzin- 
ried  montre  ce  dont  elle  était  capable,  et  son 
penchant  pour  le  garçon  de  vingt  ans  que 
Claude  était  en  172G  n'aurait  sans  doute  pas 
été  étranger  à  sa  désertion  du  domicile 
conjugal. 

La  trahison  de  madame  de  Warens  frappa 
mortellement  Anet.  Il  mourut  de  ce  coup 
plus  que  «  de  la  pleurésie  qu'il  aurait  gagnée 
en  allant  cueillir  du  gcnipi  au  haut  des  mon- 
tagnes ». 

Pure  invention  d'ailleurs  de  Rousseau  qui 


I-'H  MADAME    DE    WARENS 

no  s'est  pas  rappelé  la  date  de  la  mort  de 
celui  qui  fut  aussi  son  bienfaiteur  et  son  ami 
vénéré.  On  ne  va  pas  dans  les  Alpes  cueillir 
des  plantes  aromatiques  au  commencement  de 
mars;  Ton  n'y  trouverait  que  de  la  neige. 

Anet  mourut  le  13  mars  1734,  le  cinquième 
jour  de  sa  maladie. 

C'est  Rousseau,  sans  doute,  qui  fit  dresser 
son  acte  de  décès  à  la  cure  de  Saint-Léger,  toute 
voisine  de  la  maison  de  M.  de  Saint-Laurent. 
Voici  ce  dernier  souvenir  du  pauvre  Vaudois  : 

Ce  jour  l't  mars  173*,  a  été  enterré  à  Saint-Léger,  le 
nommé  Claude  Anet,  natif  du  pais  de  Veaux,  canton  de 
Berne,  paroisse  de  Montru  '  qui  avait  abjuré  en  1726  le 
calvinisme. 

Claude-François  Quinson, 
Chanoine. 

Madame  de  Warens  fut  cruellement  atteinte 
par  cet  événement.  Elle  perdait  un  ami  sage 
et  dévoué,  celui  dont  l'économie  et  la  fer- 
meté assuraient  à  peu  près  son  existence. 
Elle  perdait  bien  davantage;  c'était  la  patrie 
qui  disparaissait  avec  lui  et  pour  toujours. 
Avec   qui,    aux    heures    de   tristesse,  causer 

1.  Le  nom  du  village  :  Montreux  est  écrit  Montru  comme 
aux  Cojifessions,  livre  V. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  121 

désormais  du  lac,  des  prairies  veveysannes, 
des  années  de  jeunesse,  des  anciens  amis? 
Le  fantasque  et  souffreteux  Rousseau,  même 
avec  le  bel  habit  noir  de  Claude,  ne  pouvait 
le   remplacer. 

Rousseau  a  fait  reparaître  un  Claude  Anet. 
C'est  un  ancien  soldat  qui  se  rengage  au  ser- 
vice militaire  afin  d'avoir  de  l'argent  pour 
payer  le  loyer  de  Fanchon  Regard  et  de  son 
père  paralysé.  Il  en  fait  ainsi  un  homme  géné- 
reux, puis  il  le  marie  à  une  fille  de  sa  con- 
dition, Fanchon;  mais  «  Claude  Anet  qui  avait 
si  bien  supporté  la  misère  n'a  pu  soutenir  un 
état  plus  doux.  En  se  voyant  dans  l'aisance  il 
a  négligé  son  métier,  et  s'étant  tout  à  fait  dé- 
rangé, il  s'est  enfui  du  pays  ».  Fanchon  devient 
femme  de  chambre  chez  madame  de  Wolmar  [la 
Nouvelle  Héloïse,  parties  I  et  IV).  Pourquoi 
Jean-Jacques  attribue-t-il  ainsi,  même  par 
fiction,  ce  vilain  rôle  à  un  homme  dont,  ailleurs, 
il  n'a  pu  dire  que  du  bien  J? 

En  même  temps  que  ce  fidèle  ami  disparais- 


1.  C'est  là  peut-être  que  Doppel  a  pris  l'idée  de  faire  vivre 
Anet  longtemps  encore  et  de  lui  donner  pour  seconde  maî- 
tresse à  Chambéry  mademoiselle  Merceret  qui  n'y  a  jamais 
mis  les  pieds. 


[22  MADAME    DE   WARENS 

sait,  un  autre  chagrin  atteignait  madame  de 
Warens.  Le  vieil  évêque  d'Annecy,  son  pro- 
lecteur convaincu,  était  malade.  Elle  le  devint 
à  son  tour,  se  crut  près  de  mourir  et  fit  son 
testament.  Le  24  mars  déjà,  nous  l'avons 
vu,  le  séquestre  qu'elle  avait  obtenu  sur  les 
créances  possédées  en  Savoie  par  son  beau- 
père  fut  levé.  Ce  fut  peut-être  l'exécution 
d'un  suprême  conseil  d'Anet.  Le  28,  elle  fit 
appeler  le  notaire  Bertrand  Genin,  lui  pré- 
senta  un  papier  scellé  qu'elle  dit  contenir 
son  testament  et  le  requit  de  constater  sa 
déclaration  sur  l'enveloppe  de  la  pièce.  Le 
notaire  dressa  son  procès-verbal,  en  présence 
de  sept  témoins  dont  un  avocat  et  un  pro- 
cureur et  laissa  le  testament  entre  les  mains 
de    la    testatrice  '.    Quel    dommage    que    ce 


1.  «  Le  2S  mars  1734,  par  devant  B.  Genin,  notaire...  après 
midi,  dans  sa  maison  d'habitation  s'est  établie  demoiselle 
Louise-Françoise  fille  de  feu  noble  Jean-Baptiste  de  La  Tour, 
native  de  Vevey,  au  pays  de  Vaux,  habitante  en  cette  ville 
laquelle  a  exhibé  le  présent  papier  cousu  de  fil  blanc, 
cacheté  au  dehors  en  douze  endroits  de  son  sceau  de  cire 
rouge,  dans  lequel  elle  déclare  être  contenu  son  testament  par 
elle  signé  au  bas  de  chaque  page.  »  Le  procès-verbal  est  dressé 
en  présence  de  maître  Claude  Morel,  procureur  au  sénat, 
spectable  Jean-Claude  Du  Bois,  avocat  au  sénat,  Alexis  Bou- 
vard, de  Saint-Nicolas-de-Véroce,  en  Faucigny;  Esprit  Jour- 
dain, de  Saint-André-de-Maurienne;  Antoine  Brois,  de  Mont- 
mélian,  Joseph-Marie  Poncet,  de   Saint-Martin-en-Faucigny 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  123 

document  n'ait  pas  été  retrouvé,  il  nous 
aurait  donné  sans  doute  la  pensée  intime  et 
vraie  de  madame  de  Warens  sur  elle-même, 
sur  son  mari  et  sur  son  entourage... 

M.  de  Bernex,  malade  depuis  le  10  février, 
mourut  le  23  avril,  âgé  de  près  de  soixante- 
dix- sept  ans,  et  si  la  source  des  secours 
que  madame  de  Warens  en  recevait  ne  fut  pas 
complètement  tarie,  elle  fut  bien  diminuée. 
Le  bon  évêque  lui  avait  constitué  une  rente 
viagère  de  cent  cinquante  livres  par  an,  hypo- 
théquée sur  ses  terres  de  Challonges  en  Semine 
(rive  gauche  du  Rhône  *). 

Pour  comble  de  malheur,  le  service  de  la 
pension  qu'elle  tenait  du  roi  subissait  des 
retards,  le  trésor  étant  épuisé  par  les  dépenses 
de  la  guerre. 


et  Etienne  Definot,  de  Saint-Jean,  au  pays  de  Gex,  tous 
habitant  à  Chambéry.  Le  testament  est  resté  entre  les  mains 
de  la  testatrice.  Il  ne  paraît  pas  que  madame  de  Warens  en 
ait  fait  d'autre,  car  nous  n'en  avons  retrouvé  aucune  trace 
dans  les  registres  du  sénat  ni  dans  ceux  du  tabellion  de 
Chambéry. 

1.  «  Je  donne  et  lègue  à  dame  F.-L.-E.  de  La  Tour,  épouse 
du  seigneur  baron  de  Warens  dont  la  conversion  à  la  foy 
catholique  a  été  édifiante,  la  pension  annuelle,  sa  vie  durant, 
de  cent  cinquante  livres  payables  sur  les  revenus  de  Chal- 
longes. »  Il  institue  héritiers  de  ses  biens  provenant  de  son 
évèché  les  pauvres  du  diocèse  et  les  pauvres  nouveaux 
convertis  à  la  foy  catholique. 


\2't  MADAMK    DÉ    WARENS 

Pressée  par  le  besoin,  madame  de  Warens 
écrivit  le  25  mai  1734  au  marquis  d'Ormea  : 

Je  supplie  Vostre  Excellence  de  me  pardonner 
la  liberté  que  je  prends  de  lui  rapeler  que  je  nay 
aucune  autre  ressource  que  dans  le  secours  que  le 
feu  roy  Victor  de  glorieuse  mémoire  m'avoit  fait  la 
grâce  de  m'accorder  pour  subsister  et  que  Sa  Majesté 
aujourd'hui  régnant,  dont  Dieu  conserve  les  pré- 
cieux jours,  a  eu  la  bonté  de  confirmer  et  de  me  pro- 
mettre non  seulement  la  continuation  par  un  res- 
cript signé  de  sa  propre  main  mais  encore  d'y 
adjouter  sa  royale  bienveillance  et  sa  protection  de 
sorte  qu'environnée  de  toutes  ces  pretieuses  faveurs 
je  me  croyois  a  la  bry  de  toutes  sortes  d'inconvé- 
nients. Cependant,  M.  le  Général  des  finances  qui 
mavoit  fait  espérer  de  menvoyer  deux  mandats 
dont  je  suis  en  arrière  de  ma  pention  vient  de  ma 
prendre  qu'il  ne  pouvoit  maccorder  aucun  secours 
ni  soulagement,  à  ce  que  je  pense,  sans  un  ordre 
supérieur.  Ce  retard  inopiné,  monsieur,  me  jette 
dans  un  embarras  extrême  et  rend  ma  situation 
infiniment  triste  et  malheureuse  et  je  me  vois 
obligée  de  venir  dérober  un  de  ces  instants  pré- 
cieux que  Vostre  Excellence  emploie  sans  relâche 
et  avec  une  si  grande  utilité  au  service  de  Sa  Majesté 
et  de  l'État,  pour  la  supplier  de  considérer  que 
je  suis  dans  un  cas  particulier,  que  ce  dont  il  s'agit 
à  mon  égard  est  un  bien  petit  objet  pour  Sa  Majesté 
et  qui,  si  l'effet  en  étoit  suspendu,  je  me  trouve- 
rois  réduite  à  la  dernière  extrémité,  enfin...  de 
porter  Sa  Majesté  à  faire  ordonner  à  M.  le  général 
des  finances  de  continuer  à  me  faire  expédier  les 
mandats  de  ma  pension. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  125 

M.  d'Ormea  se  laissa  toucher,  et  le  12  juin  ma- 
dame de  Warens  put  le  remercier  d'avoir  pres- 
crit le  payement  des  quartiers  arriérés  '.  A  la  fin 
de  l'année  (18  décembre),  elle  témoigna  en  ces 
termes  sa  reconnaissance  au  roi  de  Sardaigne; 

Sire, 

Je  supplie  Votre  Majesté  d'agréer  en  ces  saintes 
l'êtes  (Noël)  et  ce  renouvellement  d'année  les  assu- 
rances respectueuses  de  ma  profonde  soumission  et 
de  mon  humble  reconnaissance;  je  fais  les  vœux 
les  plus  ardents,  Sire,  pour  que  le  ciel  continue  à 
répandre  ses  précieuses  bénédictions  sur  Votre 
Majesté  et  sur  ses  armes  victorieuses.  Il  me  semble, 
Sire,  qu'il  rejaillit  sur  moi  quelque  chose  de  votre 
gloire  quand  je  songe  qu'au  milieu  des  triomphes 
de  Votre  Majesté  et  parmi  le  tumulte  des  armes  elle 
songe  encore  à  se  souvenir  que  je  ne  subsiste  que 
par  ses  bienfaits,  et  ne  s'en  souvient  que  pour  m'en 
continuer  les  généreuses  marques.  Quel  cœur,  Sire, 
pourrait  être  à  l'épreuve  de  tant  de  grâces  :  pour 
moi  j'en  suis  si  pénétrée  qu'à  peine  tout  mon  res- 
pect peut  m'empêcher  de  détailler  ici  à  Votre 
Majesté  tous  les  transports  de  ma  reconnaissance 
ou  du  moins  ceux  qui  se  peuvent  le  mieux  décrire; 

Je  suis  avec  un  très  profond  respect,  Sire,  de 
Votre  Majesté  la  très  humble  et  très  obéissante 
servante, 

E.-F.-L.  de  Warens  de  La  Tour  *. 

1.  Perrero,  loc.  cit. 

'2.  A.  Metzger,  Une  poignée  de  documents  inédits  concernant 
madame  de  Warens,  p.  54.  (L'orthographe  de  cette  lettre  a 
été  rectifiée.) 


CHAPITRE    VI 

(1734-1738) 

La  Société  de  Chambéry  de  17.30  à  1740.  —  Les  Miiliet,  les 
Bellegarde,  Mellarède,  Costa,  Menthon;  François-Joseph  de 
Conzié;  M.  Coccelli,  le  P.  Caton;  les  docteurs  Salomon  et 
Grossi;  mademoiselle  Péronue  Lard; —  son  cahier  de 
musique,  airs  d'opéras  et  chansons.  —  Les  religieux.  —  An- 
toine Cbarbonnel.  —  Portrait  de  madame  de  Warens  pat- 
Rousseau; —  par  M.de  Conzié. —  Concert  chez  madame  de 
Warens.  —  La  Troupe  joyeuse  de  Chambéry.  —  Adminis- 
tration de  Rousseau.  —  Son  voyage  à  Besançon;  l'abbé 
Blanchard.  —  Saisie  aux  Rousses  d'un  pamphlet  dans  la 
malle  de  Rousseau;  parodie  d'une  scène  de  Mitlnidate. — 
Accident  arrivé  à  Rousseau  le  27  juin  17:57.  —  Son  testa- 
ment. —  Il  va  à  Genève  réclamer  a  son  père  l'héritage 
maternel;  il  revient  à  Chambéry  et  y  trouve  Wintzinried. 

—  Départ  pour  Montpellier.  —  Madame  de  Warens  loue 
la  métairie  Revil  aux  Charmettes.  —  Séjour  de  Jean-Jac- 
ques à  Montpellier;  ses  demandes  d'argent,  ses  plaintes. 

—  Lettre  suppliante  à  madame  de  Warens.  — ■  Retour 
intempestif  à  Chambéry;  il  cohabite  avec  Wintzinried.  — 
Location  de  la  maison  du  capitaine  Noëray  aux  Charmettes. 
6  juillet  1738. 

Après  la  mort  d'Anet,  ce  sage  bienveillant, 
quoique  un  peu  sévère,  Rousseau  se  sentit 
maître  au  logis.  C'est  vraisemblablement 
alors  qu'il  renonça  à  son  emploi  au  cadastre 
pour  enseigner   la    musique.  Il  voulait  tenir 


MADAME    DE    WARENS    KT    J.-J.    ROUSSEAU.      127 

un  rôle  important  dans  ces  réunions  brillantes 
où  il  n'avait  pu  figurer  que  comme  un  com- 
parse bien  modeste. 

La  société  de  Ghambéry  se  divisait  alors 
en  trois  ou  quatre  classes  :  la  noblesse  riche, 
avec  les  membres  du  sénat  {le  Parlement)  et 
les  hauts  fonctionnaires;  puis,  la  bonne  bour- 
geoisie, avocats,  médecins,  ecclésiastiques  et 
religieux  instruits;  enfin,  la  petite  bour- 
geoisie, marchands,  chirurgiens,  etc..  Mais 
tout  cela  faisait  assez  bon  ménage.  La  noblesse, 
habituée  à  rechercher  elle-même  un  bienveil- 
lant accueil  à  l'étranger,  où  tous  ses  cadets 
prenaient  du  service  \  ne  devait  pas  trop  répu- 
gner à  recevoir  la  baronne,  malgré  son  petit 
air  d'aventurière.  Si  les  femmes  ne  l'aimaient 
pas,  elle  plaisait  aux  hommes  et  Rousseau 
passait  avec  elle. 

Parmi  les  nobles,  les  Confessions  énumè- 
rent  le  marquis  d'Entremont  (Jean-François 
de  Bellegarde),  ancien  président  de  la  Chambre 
des  comptes  et  ambassadeur  en  France;  son 
fils,   le    comte   Claude   Marie    de   Bellegarde, 


1.  En  Prusse,  en  Bavière,  en  Pologne,  dans  les  Pays-Bas, 
en  Autriche,  partout  enfin  où  l'on  pouvait  se  battre  et  obtenir 
un  gracie  et  des  pensions. 


1-28  MADAME    DE    WARENS 

marié  à  Aurore,  comtesse  de  Rustoka  ';  made- 
moiselle de  Mellarède,  fille  du  ministre  Pierre 
de  Mellarède,  comte  du  Bettonet,  et  qui  vivait 
avec  sa  mère  Marie  Denys  et  son  frère  Amé 
Philibert,  abbé  commendataire  de  Talloires, 
l'élève  de  l'abbé  Gaime.  Ceux-ci  habitaient  la 
Grande-Rue.  C'est  dans  la  rue  Juiverie  qu'était 
le  salon  de  Marguerite  de  Lescheraine,  femme 
du  comte  Bernard  de  Menthon  de  Montrotlier. 
Elle  avait  huit  ans  de  plus  que  madame  de  Wa- 
rens2,  qu'elle  n'aimait  guère.  Henri  Joseph  Mil- 
let, marquis  de  Challes  et  sa  femme  Françoise  de 
Baumont,  demeurant  rue  Sainte-Claire,  étaient 
au  contraire  des  amis  de  la  baronne.  Le  5  oc- 
tobre 1737,  le  marquis  tint  avec  elle,  sur  les 
fonts  baptismaux,  Joseph-Henri-François,  fils 
d'honorable  Claude  Berlio.  Il  y  avait  encore  les 
deux  sœurs  de  Challes,  dont  l'une,  Anne-Cathe- 
rine, la  plus  belle  femme  de  Chambéry  au  dlap 
de  Rousseau,  était  mariée  à  Marc-Antoine 
Costa,  comte  de  Gharlie3,  capitaine  de  cavalerie 


i.  En  1740,  ils  eurent  un  (ils  dont  Frédéric-Auguste,  roi 
de  Pologne,  et  la  reine  sa  femme  furent  parrain  et  marraine. 

2.  Elle  mourut  le  13  décembre  1755  à  l'âge  de  soixante- 
quatre  ans. 

3.  Et  mieux  de  Charlier,  nom  d'une  terre  faisant  partie 
du  fief  de  Cernex. 


v  , 


ET  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU  129 

au  service  du  roi  de  Sardaigne,  puis  de  l'élec- 
teur de  Bavière;  artiste,  joueur,  duelliste  à  la 
main  malheureuse  pour  ses  adversaires. 

Marc-Antoine  «  avait  la  taille  et  la  mine 
hautes,  les  manières  d'un  homme  de  cour 
et  les  traits  les  plus  distingués.  Absolu  dans 
sa  maison,  craint  et  respecté  de  son  entourage. 
il  était  fier  et  inflexible  vis-à-vis  de  ses  égaux. 
D'ailleurs,  bon  maître,  généreux  et  juste,  et 
même  indulgent  envers  ses  inférieurs  ».  Ce 
n'est  pas  lui,  certes,  qui  donna  jamais  quel- 
ques paroles  d'encouragement  au  petit  musi- 
cien qu'il  vit  peut-être  dans  son  salon.  Mais 
il  dut  causer  souvent  avec  madame  de  Warens. 
Ils  avaient  une  passion  et  une  croyance  com- 
munes. Le  comte  Costa  avait  appris  l'alchimie 
en  Bavière  où  il  avait  eu  l'honneur  de  souffler 
avec  l'électeur;  aussi,  de  retour  en  Savoie, 
avait-il  établi  chez  lui  des  laboratoires,  espé- 
rant réparer  par  la  découverte  de  la  pierre 
philosophale  les  brèches  que  des  dépenses 
excessives  faisaient  à  sa  fortune  *. 


1.  M.  de  Charlier,  né  le  2  juillet  1619  avait'épousé  made- 
moiselle de  Challes  le  25  novembre  1723.  11  mourut  le 
22  juillet  1751.  Sa  veuve  se  remaria  le  23  octobre  1755  avec 
le  comte  Janus  de  Bellegarde.  On  croit  que  Marc-Antoine 
Costa  avait  quitté  le  service  en  Piémont  pour  se  battre  avec 

9 


130  MADAME    DE    WARENS 

Citons  encore  quelques  noms  :  Pierre  Ray- 
mond de  Vidomne,  lieutenant -colonel  des 
dragons  de  la  Reine,  frère  ou  parent  du  cha- 
noine de  Vidomne,  d'Annecy  et  non  moins 
hautain  que  lui,  à  voir  son  attitude  dans  son 
portrait  en  pied1;  Alexis  de  Pontverre,  petit 
gentilhomme,  commensal  et  homme  d'affaires 
de  la  marquise  de  Ch ailes,  neveu  probablement 
du  célèbre  curé  de  Confignon;  enfin  l'aimable 
François-Joseph  de  Conzié2,  qui  abandonna  le 
service  en  1733  et  vint  se  fixer  auprès  de  sa 
mère,  Louise  Favre  de  Félicia  des  Charmettes, 
dans  leur  maison  à  l'entrée  de  l'étroite  vallée  de 
ce  nom,  au-dessous  du  castel  de  M.  de  Vidomne. 


son  colonel  qu'il  tua.  En  172.J,  il  donna  deux  coups  d'épée 
au  comte  d'Apremont  qui  s'était  laissé  allé  à  quelques 
vivacités  envers  lui.  Sous  l'occupation  espagnole,  ayant 
blessé  d'un  coup  pareil  le  baron  du  Bourget.  il  dut  subir 
quarante-huit  heures  de  détention  au  fort  de  Miolans 
(Archives  de  la  maison  Costa;  —  Archives  du  se'nat;  —  Reg. 
par.  de  Lémenc). 

1.  On  voit  ce  portrait  dans  la  belle  maison,  la  première  à 
droite  sur  le  coteau  des  Charmettes.  Cette  maison  a  été  de 
nos  jours  fort  bien  restaurée,  ainsi  que  celle  de  M.  de  Con- 
zié,  par  leur  propriétaire,  madame  Gojou.  Le  manoir  de 
Conzié  est  à  gauche  et  en  contre-bas  de  la  route  actuelle.  Du 
temps  de  Rousseau,  on  passait  au  pied  même  de  cette  habi- 
tation pour  se  rendre  à  la  maison  de  M.  Noëray  située  dans 
les  gorges,  plus  haut  et  bien  plus  loin;  la  belle  route 
actuelle  n'existait  pas. 

2.  François-Joseph  de  Conzié.  d'une  famille  qui  tire  son 
nom  d'un  petit  château  situé  à  Bloye  près  Rumilly,  était  tils 


ET  JEAN-JACQUES   ROUSSKAl'.  131 

Sur  le  même  rang  était  l'avocat  Corel//  di 
Favria,  directeur  du  cadastre,  marié  à  Anne- 
Christine  Lingua-Latour.  Jean-Jacques  raconte 
qu'il  fut  le  parrain  d'un  enfant  du  directeur  de 
la  douane,  dont  madame  Cocelli  fut  la  mar- 
raine. Encore,  croyons-nous,  une  illusion  de 
sa  mémoire.  Nous  n'avons  retrouvé  aucune 
trace  de  ce  fait  dans  les  registres  des  trois 
paroisses  de  Ghambéry.  S'il  eût  existé,  il  ne 
nous  aurait  pas  plus  échappé  que  les  actes 
de  ce  genre  que  nous  signalons. 

Les  souvenirs  de  Rousseau  semblent  aussi, 
nous  l'avons  dit,  n'être  pas  totalement  exacts 
en  ce  qui  concerne  le  Père  Caton.  Ce  cordelier, 
homme  du  monde,  poète,  musicien,  bachelier 
de  Sorbonne,  avait  été  définiteur  de  son  ordre 
dans  la  province  de  Savoie.  En  1734,  il  était 
gardien  du  couvent  de  Chambéry.  L'année  sui- 
vante, sa  maison  fut  troublée  par  quelques  dis- 
sensions et  le  11  janvier  'J736,  Charles-Emma- 
nuel III  écrivit  au   marquis  Pierre-Louis  de 

d'Edouard.  Celui-ci  avait  eu  d'un  premier  lit,  le  marquis 
d'Allemogne.  Il  s'était  remarié  le  21  septembre  (Grillet, 
Dict.  hist.,  II,  240),  ou  le  14  novembre  1705  (A.  de  Foras, 
Armoriai  et  Nobiliaire  de  la  Savoie),  à  Louise  Favre  des 
Charmettes,  dont  il  eut  un  fils  Francois-Josepb  et  deux 
filles,  François-Claudine-Madeleiue  qui  se  maria,  et  Denise, 
religieuse  de  Sainte-Claire. 


132  MADAME    DE    WARENS 

Lescheraines ,  père  temporel  des  Religieux 
observantins  pour  l'inviter  «  à  faire  cesser  les 
partis  et  les  cabales,  surtout  contre  le  Père 
Caton  '  ».  Ce  dernier  était  encore  directeur  et 
confesseur  des  religieuses  de  Sainte-Claire  en 
Ville,  et  il  est  certain  que  la  protection  du  roi 
ne  se  fût  pas  manifestée  aussi  nettement  en  sa 
faveur  si  ses  mœurs  eussent  été  vraiment 
répréhensibles. 

Dans  le  mezzo-ceto,  les  médecins  tenaient  le 
premier  rang.  C'était  le  savant  docteur  Salo- 
mon  s  dont  les  leçons  éclairèrent  l'esprit  de 
Rousseau;  puis  le  docteur  Grossi3.  Ce  bourru, 
spirituel  et  instruit,  était  séparé  de  sa  femme. 
Le  28  août  1736,  lors  du  contrat  de  mariage 
de  leur  fille  avec  Joseph  Rey,  capitaine  au  régi- 
ment de  Tarentaise,  la  mère  se  fit  représenter 
«  par  la  crainte  que  paraissant  audit  contrat 
cela  fit  quelque  peine  à  son  époux  pour  qui  elle 
a  toujours  eu  de  la  considération  ». 

Si  Jean-Jacques  assista  à  la  noce,  il  y  ren- 


1.  Archives  de  la  famille  de  Lescheraines. 

2.  Par  patentes  du  11  septembre  1737,  il  fut  nommé  mé- 
decin des- prisons  des  châteaux  de  Chambéry  et  de  Miolans. 

3.  En  1707  et  avant  son  mariage,  le  docteur  Grossi  avait 
eu  d'une  servante  de  son  frère,  procureur  du  roi  à  Belley 
(France),  un  fils  naturel  qu'il  fit  élever  avec   une  grande 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  133 

contra  noble  Alexis  de  Pontverre,  qui  fut  l'un 
des  témoins  du  contrat  de  mariage. 

Un  peu  au-dessous,  mais  avec  une  jolie  for- 
tune, venaient  l'épicier  Jean  Lard  et  Marie 
Beauregard,  sa  trop  vive  moitié.  Leur  fille 
Péronne  était  encore  toute  jeune  lorsque  Rous- 
seau lui  donnait  des  leçons  de  chant.  Elle 
épousa  le  12  juin  1749,  le  docteur  Joseph 
Fleury  qui  succéda  à  M.  Grossi  dans  son  titre 
de  proto-médecin  de  Savoie.  Rousseau  a  dit  de 
mademoiselle  Lard  :  «  Vrai  modèle  de  statue 
grecque  et  que  je  citerais  pour  la  plus  belle 
fille  que  j'aie  jamais  vue,  s'il  y  avait  quelque 
véritable  beauté  sans  vie  et  sans  âme.  Son  indo- 
lence, sa  froideur,  son  insensibilité,  allaient  à 
un  point  incroyable.  »  Peut-être  était-elle  sim- 
plement dédaigneuse  et  surtout  de  son  jeune 
professeur.  Nous  avons  retrouvé  chez  son 
arrière-petit-fils  le  portrait  de  madame  Fleury. 
C'est  en  effet  une  fort  jolie  femme  aux  yeux 
bleus,  aux  traits  réguliers  et  fiers,  la  tête  pou- 


parcimonie.  Trente  ans  plus  tard,  et  à  l'aide  de  moyens  peu 
délicats,  il  contesta  sa  paternité,  mais  il  fut  en  définitive 
condamné  à  payer  à  ce  fils  une  pension  de  cent  cinquante 
livres.  Il  mourut  le  18  octobre  1752  dans  une  de  ses  pro- 
priétés du  Petit-Bugey  où  il  s'était  retiré  après  la  fâcheuse 
issue  de  son  procès  {Archives  du  sénat). 


\3t  MADAME    DK    W'ARENS 

drée  et  bien  dégagée.  Madame  Fleury  a  dans 
l'attitude  un  peu  de  raideur,  mais  il  ne  semble 
pas  qu'elle  dût  manquer  de  vivacité. 

Son  cahier  de  chant  est  sous  nos  yeux.  Elle 
a  pris  soin  d'y  écrire  son  nom  en  belles  lettres  : 

MADEMOISELLE    PÉRONNE    LARD 

Nous  y  voyons  d'abord  un  petit  duo  à  trois 
temps,  pour  ténor  et  soprano  : 


Ne  songeons  désormais  qu'au  bonheur  de  nous  plaire 
Ah!  que  notre  chaîne  a  d'attraits! 
L'immortalité  ne  m'est  ehêre 
Que  pour  vous  aimer  à  jamais. 

Puis  : 

Ah!  de  quel  trait  fatal  mon  âme  est-elle  atteinte; 
Je  dois  contre  moi-même  exercer  mes  rigueurs 
Je  ne  connais  encor  l'amour  que  par  la  crainte 
Et  ma  défaite,  hélas!  commence  par  des  pleurs. 
C'est  l'espoir  d'être  unis  qui  flatte  .tous  les  cœurs. 

Malheureuse,  je  suis  contrainte 
De  bannir  pour  jamais  l'objet  de  mes  ardeurs. 

Une  chanson  à  boire  pour  haute-contre, 
quatre  temps  : 

Lucas,  (bis)  ma  maison  brûle!  0  douleur  sans  seconde 

La  flamme  bouche  mon  caveau  ; 

Je  vurrais  sans  frémir  l'embrasement  du  monde 

Ht  ne  puis  sans  frémir  voir  périr  mon  tonneau. 

A  mon  malheur  affreux,  cher  ami,  sois  sensible. 

Au  travers  de  ce  gouffre,  ouvrons-nous  un  chemin 

Je  rirois  du  dégast  que  fait  ce  feu  terrible  )  ,. 
o-  •  •  •  ï  bis. 

M    c  pouvois  sauver  mon  vin. 


ET   JEAN-JACQUIIS    ROUSSEAU.  135 

Sortes,  sortes,  démons  cruels  du  gouffre  du  Tartare 
Venez,  troupe  hideuse  et  barbare, 
Déployez  toutes  vos  horreurs, 
Exercez  vos  fureurs,  signalez  vos  transports. 
Tout  ce  que  l'enfer  a  d'horrible 
Ne  scauroit  plus  m'épouvanter. 
Je  déplore  un  malheur  mille  fois  plus  terrible 

Que  je  frémis  de  raconter  : 
J'ai  perdu,  j'ai  perdu,  et  qui  le  pourra  croire, 
J'ai  perdu,  puis-je  encor  survivre  à  mon  destin 

J'ai  perdu,  je  le  dis  enfin 
La  clef  de  mon  cellier  et  j'ai  dîné  sans  boire! 

Le  dernier  morceau  est  un  air  de  basse  à 
trois  temps.  C'est  le  chant  d'Hidraoth,  dans 
V  Armide  de  Quinault  (acte  Ier,  scène  m),  dont 
le  poème  servit  à  Lulli  et  plus  tard,  à  Gluck  : 

Armide  est  encor  plus  aimable 

Qu'elle  n'est  redoutable 

Que  son  triomphe  est  glorieux 
Ses  charmes  les  plus  forts  sont  ceux  de  ses  beaux  yeux 
Elle  n'a  pas  besoin  d'employer  l'art  terrible 
Qui  sçait  quand  il  lui  plait  faire  aimer  les  enfers; 

Sa  beauté  trouve  tout  possible 
Nos  plus  fiers  ennemis  gémissent  dans  ses  fers 

Armide  est  encore  plus  aimable,  etc.. 

Le  cahier  contenait  encore  :  Vents  furieux, 
cessez  votre  guerre  funeste,  à  quatre  temps; 
Mes  yeux,  n'avez-vous  plus  de  charmes,  à  trois 
temps;  Dieu  séducteur  malgré  tes  peines;  Tu 
sais  bien  nous  assujettir,  à  G/8. 

Il  est  tout  à  fait  probable  que  Rousseau  a 
chanté  ces  petits  airs  avec  mademoiselle  Pé- 


130  MADAME    DK    WARENS 

ronne.  Ce  buveur  de  lait  était  peut-être  fort 
agréable  dans  la  chanson  :  Lucas,  ma  maison, 
brûle  l. 

La  poésie  de  quelques-unes  de  ces  pièces 
ressemble  à  celle  des  Muses  galantes  que  Jean- 
Jacques  écrivit  plus  tard  (voir  scène  n). 

Parmi  les  amis  de  la  maison  il  y  avait  encore 
le  marchand  Antoine  Charbonnel  et  la  foule 
des  religieux,  cordeliers,  dominicains  et  jé- 
suites. Nous  verrons  bientôt  que  dans  chacune 
de  ses  lettres  à  madame  de  Warens,  Rousseau 
la  charge  de  ses  souvenirs  respectueux  pour 
les  révérends  pères ,  en  particulier  pour  les 
Pères  Hémet  et  Coppier,  ses  maîtres  de  littéra- 
ture et  de  sciences.  En  1729,  Victor  Amédée  III 
avait  enlevé  aux  jésuites  la  direction  du  collège 
de  Chambéry,  mais  ils  avaient  établi  dans  leur 
couvent  un  internat  où  ils  attiraient  les  fils  de 
famille  les  plus  riches,  et  continuaient  ainsi  à 
professer  2. 

1.  Dans  la  lettre  VII,  Rousseau  écrit  à  madame  de  Warens 
qu'il  a  chanté  à  Besançon  un  récit  de  basse-taille,  «  et  un 
duo  de  Pyrame  et  Thisbé  avec  M.  Duroncel,  fameux  haute- 
contre  de  l'ancien  opéra  de  Lyon  ».  Il  a  analysé  dans  sa 
lettre  sur  la  musique  française  l'air  du  monologue  d'Armide  : 

Enûn  il  est  en  ma  puissance 
Ce  fatal  ennemi,  ce  superbe  vainqueur! 

2.  En  1733,  le  recteur  des  jésuites  de  Chambéry  était  le 


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ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  137 

Antoine  Charbonnel  était  un  marchand  dra- 
pier, originaire  d'Alixan  en  Dauphiné  (dépar- 
tement actuel  de  la  Drôrne),  établi  depuis  assez 
longtemps  à  Chambéry  où  il  fournissait  ma- 
dame de  Warens  et  ses  familiers. 

C'est  dans  ce  milieu  que  madame  de  Warens 
et  Rousseau  vécurent  leurs  jours  de  véritable 
amitié.  En  dehors  des  moments  où  la  baronne 
recevait  les  gens  à  projets  et  où  Rousseau 
donnait  ses  leçons  de  musique,  ils  partageaient 
leur  temps  entre  la  lecture,  la  musique,  les 
petils  concerts  et  la  comédie  de  société.  Ils 
durent  recourir  souvent  à  l'érudition  de  Bayle, 
au  gros  dictionnaire  que  madame  de  Warens 
avait  emporté  de  Vevey  '.  Une  de  leurs  lec- 
tures favorites  fut  certainement  Don  Quichotte, 
car  nous  les  voyons  assez  souvent  faire  allu- 
sion au  chevalier  de  la  Triste-Figure  et  à  son 
écuyer  2. 

Père  Castagnère.  Ces  religieux  retiraient  de  leurs  élèves  des 
pensions  élevées;  les  dominicains,  ou  jacobins,  comme  on 
les  appelait  alors,  enseignaient  la  logique,  la  métaphy- 
sique et  la  théologie  sans  aucune  rétribution  (Archives 
municipales  de  Chambéry). 

1.  «  Elle  ne  parlait  que  de  Bayle  »  (Confessions,  livre  III). 
Rousseau  écrivit  de  Venise  à  un  libraire  pour  acheter  cet 
ouvrage. 

2.  Voir  ci-après  la  lettre  de  madame  de  Warens  du  21  sep- 
tembre 1758  et  diverses  allusions  de  Rousseau,  passim.  Ma- 


138  MADAME    DE    Yk'ARENS 

Rousseau  et  M.  de  Gonzié  ont  l'un  et  l'autre 
vanté  l'instruction  de  madame  de  Warens,  sa 
grâce  et  son  esprit.  Rapprochons  ces  portraits 
écrits  à  une  époque  où  l'amour  chez  Rousseau 
avait  déjà  disparu,  et  où,  pour  M.  de  Gonzié, 
plus  de  cinquante  ans  s'étaient  passés  depuis 
le  jour  où,  pour  la  première  fois,  il  vit  l'aimable 
femme. 

Au  livre  II  des  Confessions,  Jean-Jacques 
nous  dit  que  lorsqu'il  arriva  à  Annecy, 

...  Sa  beauté  était  encore  dans  tout  son  premier 
éclat.  Elle  avait  un  air  caressant  et  tendre,  un 
regard  très  doux,  un  sourire  angélique,  une  bouche 
à  la  mesure  de  la  mienne  l ,  des  cheveux  cendrés 
d'une  beauté  peu  commune  et  auxquels  elle  don- 
nait un  tour  négligé  qui  la  rendait  très  piquante. 
Elle  était  petite  de  stature,  courte  même,  quoique 
sans  difformité,  mais  il  était  impossible  de  voir 
une  plus  belle  tête,  un  plus  beau  sein,  de  plus 
belles  mains  et  de  plus  beaux  bras. 


dame  de  Warens  possédait  elle-même  un  répertoire  de  pro- 
verbes aussi  variés  que  Sancho.  Le  dicton  : 

Qui  bien  rkante  et  qui  bien  danse 
Fait  un  métier  qui  peu  avance 

qu'elle  répétait  souvent  à  Rousseau  (Confessions,  livre  V)  est 
un  proverbe  du  pays  de  Vaud  cité  au  Glossaire  de  Bridel, 
i47,  et  qui  a  diverses  variantes. 
1.  Confessions,  partie  I,  livre  II.  Deux  pages  avant,  Rous- 
seau a  pris  soin  de  dire  qu'il  avait  une  bouche  mignonne. 


ET    JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  139 

A  son  tour,  M.  de  Conzié,  l'octogénaire,  écrit  : 

Sa  taille  était  moyenne  mais  point  avantageuse, 
en  égard  qu'elle  avait  beaucoup  et  beaucoup  d'em- 
bonpoint, ce  qui  lui  avait  arrondi  un  peu  les  épaules 
et  rendu  sa  gorge  aussi  trop  volumineuse;  mais 
elle  faisait  aisément  oublier  ces  défauts  par  une 
physionomie  de  franchise  et  de  gaieté  intéressante. 
Son  ris  était  charmant,  son  teint  de  lis  et  de  rose, 
joint  à  la  vivacité  de  ses  yeux,  annonçaient  celle 
de  son  esprit  et  donnaient  une  énergie  peu  com- 
mune à  ce  qu'elle  disait.  Sans  le  plus  petit  air  de 
prétention,  car  tout  en  elle  respirait  la  sincérité, 
l'humanité,  la  bienfaisance,  sans  donner  le  plus 
petit  soupçon  de  vouloir  séduire  par  son  esprit  non 
plus  que  par  sa  figure... 

Les  grâces  de  son  parler,  son  esprit  déjà  enrichi 
de  nombreuses  lectures  la  rendaient  extrêmement 
séduisante  et  agréable  et  m'attachaient  intimement 
à  sa  maison  où  j'allais  journellement  et  y  man- 
geais fréquemment  avec  Jean-Jacques  dont  elle 
avait  déjà  commencé  l'éducation,  usant  d'un  ton 
de  maman  tendre  et  bienfaisante,  y  mêlant  de 
temps  à  autre  celui  de  bienfaitrice  auquel  Jean- 
Jacques  répondait  toujours  avec  docilité  et  même 
soumission...  La  générosité  et  la  libéralité  étaient 
au  nombre  des  qualités  de  son  cœur. 

Au  commencement  de  1734,  époque  à  la- 
quelle M.  de  Conzié  connut  madame  de  Warens, 
elle  lui  fit  part  de  la  situation  morale  où  son 
changement  de  religion  et  d'état  l'avait 
placée. 


1  tl>  MADAME    DE    WAR  ENS 

Durant  deux  ans  environ  lui  dit-elle,  je  ne  me 
suis  jamais  mise  au  lit,  sans  y  prendre  la  peau  de 
poule  sur  tout  mon  corps  par  la  perplexité  dans 
laquelle  mes  réflexions  me  plongeaient...  Cette 
longue  incertitude  était  terrible  pour  moi  qui  ai 
toujours  cru  à  un  avenir  éternellement  bon  ou 
malheureux.  Cette  indécision  m'a  bien  longtemps 
bourraudée;  mais,  rassurée  à  présent,  mon  àme 
et  mon  cœur  sont  tranquilles  et  mes  espérances 
ranimées  '. 

Ces  moments  d'anxiété  ou  de  mélancolie 
n'étaient  plus  bien  fréquents  chez  madame  de 
Warens  lorsqu'elle  habita  Chambéry.  Sa  mai- 
son était  assez  gaie  quand  elle  y  chantait  sous 
la  direction  de  Rousseau  avec  le  Père  Gaton  et 
deGauffecourt;  l'abbé  Palais  tenant  le  clavecin, 
Roche,  le  maître  de  danse  2  et  son  fils  jouant 
du  violon,  et  Canavas,  du  violoncelle.  Elle 
figura  peut-être  dans  les  petits  concerts  publics 


1.  Xotiee  de  M.  de  Conzic  dons  Mémoires  et  documents  de 
la  Société  savoisienne  d'histoire  et  d'archéologie  (t.  I",  p.  -7 
et  suiv.,  Chambéry,  1856).  Le  dernier  paragraphe  de  cette 
longue  notice  est  seul  de  la  main  du  vieillard,  d'une  écri- 
ture ferme  et  correcte  quoique  nu  peu  tremblée.  Elle  est 
adressée  «  à  M.  le  comte  ».  C'est  tout  à  fait  au  hasard  qu'on 
l'a  supposée  écrite  «  au  comte  de  Mellarède  ».  Nous  ne  pen- 
sons pas  qu'il  y  eut  alors  personne  portant  ce  nom.  Le  fils 
du  ministre  s'était  appelé  comte  du  Bettonnet. 

2.  Il  y  avait  à  Chambéry  un  autre  maître  à  danser,  Phili- 
bert Chapelle.  Roche  était  aussi  maître  d'escrime.  Ses  leçons 
dans  cet  art  ne  réussirent  pas  à  l'apprendre  à  Rousseau 
mieux  que  la  danse  (Confessions,  livre  V). 


ET    JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  141 

établis  par  le  comte  de  Bellegarde  et  son 
frère  le  comte  de  Nangis  où  l'on  se  passa  de 
Rousseau,  ce  qui  le  refroidit  sur  la  musique. 
C'était  alors  la  mode  en  France  de  jouer  la 
comédie.  Ghambéry  n'avait  pas  échappé  à 
l'engouement.  La  société  y  possédait  même  son 
fournisseur  ordinaire,  Antoine  Pavy,  qui  fit 
jouer  à  l'hôtel  de  B[ellegarde]  et  chez  la  com- 
tesse] de  Mfenthon]  ou  de  Mjareste],  de  1734  à 
1736,  les  Festes  de  la  Paix,  les  Amours  magi- 
ques, le  Jugement  de  Paris.  Ces  espèces  de 
pastorales  n'avaient,  ainsi  que  nous  l'avons  dit 
ailleurs  ',  aucun  mérite  littéraire,  mais  elles  fai- 
saient briller  les  jolies  voix  et  la  beauté  des 
dames.  Rousseau  n'en  dit  pas  un  seul  mot. 
Sans  doute  il  ne  fut  pas  au  nombre  des  huit 
ou  dix  amateurs  qui  composèrent  la  Troupe 
joyeuse.  Madame  de  Warens,  qui  était  encore 
fort  bien  avec  la  grande  société  puisque, 
en  1737,  elle  fut  marraine  avec  le  marquis  de 
Challes,  dut  certainement  assister  aux  repré- 
sentations. Sa  taille  toutefois,  était,  trop  mar- 
quée déjà  pour  qu'elle  ait  pu  être  l'une  des 
déesses  du  Jugement  de  Paris. 

I.  F.  Mugnier,  le  Théâtre  en  Savoie,  p.  58  et  193. 


142  MADAMK    DK    WARENS 

Rousseau  prétend  avoir  été  un  intendant  vigi- 
lant. Il  voulait  écarter  de  madame  de  Warens 
les  intrigants  qui  l'exploitaient.  La  mortd'Anet 
avait  coupé  court  au  projet  d'établir  à  Gliam- 
béry  un  jardin  des  plantes  et  une  école  de 
pharmacie,  mais  les  nouvelles  combinaisons 
affluaient.  C'est  à  cette  époque,  semble-t-il,  que 
Bagueret,  ce  Genevois,  Can  des  plus  grands 
fous  que  Jean-Jacques  ait  jamais  vus,  arriva  à 
Chambéry  et  tira  pièce  à  pièce  les  pauvres  écus 
de  maman. 

Pour  dissiper  l'ennui  que  les  dépenses  incon- 
sidérées de  madame  de  Warens  lui  causaient, 
il  faisait  de  fréquents  voyages.  Moyen  bien 
singulier,  il  le  reconnaît,  d'y  porter  remède! 
Ce  fut  dans  un  de  ces  moments  de  dépit  qu'il 
alla  à  Besançon  auprès  de  l'abbé  Blanchard, 
maître  de  chapelle  à  la  cathédrale.  Il  désirait 
prendre  de  lui  des  leçons  d'harmonie.  Madame 
de  Warens  l'équipa  avec  une  profusion  qu'il 
accepta;  elle  fit  à  cette  occasion,  dit-il,  une 
dépense  de  huit  cents  francs.  Si  la  date  donnée 
à  la  lettre  qu'il  lui  adressa  le  lendemain  de 
son  arrivée  est  exacte,  il  se  serait  trouvé  à 
Besançon  le  28  juin  1733.  C'est  bien  à  cette 
époque  du  reste,  que,  dans  les  Confessions, 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  U3 

Rousseau  place  ce  voyage,  puisqu'il  dit  qu'il 
eut  lieu  avant  l'arrivée  des  Français  à  Cham- 
béry,  c'est-à-dire  avant  le  mois  d'octobre  1733  '. 
L'abbé  Antoine  Blanchard  n'était  plus  alors 
maître  de  musique  de  la  cathédrale.  Après 
avoir  été  réprimandé  le  4  octobre  1730  pour 
ses  fréquentes  absences  et  sa  conduite  et  avoir 
été  invité  à  régler  celle-ci  sous  peine  d'être 
congédié,  il  fut  licencié  en  1732.  En  novembre, 
le  chapitre  s'occupa  de  lui  trouver  un  succes- 
seur, et  le  31  janvier  1733  il  lui  paya  le  solde 
de  son  salaire  en  même  temps  qu'il  lui  donna 
quittance  des  meubles  et  de  la  musique  qui  lui 
avaient  été  confiés  à  raison  de  son  emploi. 
Rien  n'empêche  cependant  qu'il  fût  encore  à 
Besançon  en  juin  et  juillet.  S'il  devait  alors 
aller  à  Paris  suppléer  André  Gampra,  ce  ne  fut 
qu'en  1737  qu'il  devint  l'un  des  quatre  maîtres 
de  chapelle  du  roi,  à  la  place  de  Nicolas  Ber- 
nier,  mort  leo  septembre  1733 2. 

1.  C'est  donc  à  tort  que  M.  Musset-Patay  a  remplacé  par 
celle  de  1735  la  date  de  1733  donnée  à  la  lettre  VII  dans  les 
éditions  précédentes  (Correspondance,  lettre  VII,  p.  20). 
Notons  en  passant  que  la  lettre  VI  n'est  pas  adressée  par 
Rousseau  à  sa  tante  Gonceru,  mais  plutôt  à  sa  tante  David 
qu'il  charge  d'assurer  madame  Gonceru  de  son  sincère  atta- 
chement. Suzon  Rousseau  avait  épousé,  à  quarante-huit  ans, 
le  24  août  1732,  Isaac-Henri  Gonceru,  bourgeois  de  Nyon. 

2.  Acta  Capituli  Bisuntini.  D'après  une  note  due  i  l'obli- 


144  MADAME    DE    WARENS 

Cet  abbé  bon  vivant  accueillit  le  jeune  musi- 
cien; il  l'accabla  d'éloges  et  lui  fit  entrevoir 
des  postes  brillants  et  lucratifs  que  Jean- 
Jacques  eut  le  tort  de  prendre  trop  au  sérieux. 

Sa  lettre  du  29  juin  à  madame  de  Warens 
est  bien  en  effet  la  plus  outrecuidante  qui  se 
puisse  imaginer  :  l'abbé  Blanchard  lui  a  déjà 
donné  à  dîner;...  l'abbé  lui  a  trouvé  un  talent 
merveilleux  pour  la  composition,  l'a  prié  de 
chanter  au  concert  un  motif  de  basse-taille;... 
lui-même  lui  rendra  à  souper  le  soir  avec  deux 
officiers  du  régiment  du  roi  dont  il  a  fait  con- 
naissance... Il  n'a  plus  besoin  de  leçon,  car 

...  j'ai  résolu  de  retourner  dans  quelques  jours  à 
Ghambéry...  Mais  je  vous  avoue  que  je  me  soucie 
guère  de  partir  que  je  ne  sache  au  vrai  si  l'on  se 
réjouira  de  m'avoir...  Ce  serait  un  trésor  et  en 
même  temps  un  miracle  de  voir  un  musicien  en 
Savoie...  Tous  ceux  qui  se  serviront  de  mes  prin- 
cipes auront  lieu  de  s'en  louer,  et  vous  en  particu- 
lier, madame,  si  vous  voulez  bien  prendre  la  peine 
de  les  pratiquer  quelquefois!...  Tout  bien  examiné, 
je  ne  me  repends  point  d'avoir  fait  ce  petit  voyage... 

Il  s'en  repentit  longtemps  au  contraire,  car 
il  avait  commis  une  de  ces  étourderies  qui  lui 


geance  de  M.  Jules  Gautier,  archiviste  du  Doubs;  et  Fétis, 
Biographie  universelle  des  Musiciens,  t.  Ier,  p.  434. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  145 

étaient  habituelles,  mais  que  la  police  française 
n'excusa  pas.  Suivant  le  récit  des  Confessions 
il  aurait  par  mégarde  laissé  dans  un  habit  placé 
dans  sa  malle  une  parodie  janséniste  qui  fut 
saisie  par  la  douane  au  bureau  des  Rousses. 
L'on  demanda  sans  doute  des  renseignements 
à  Chambéry  et  les  jésuites  ne  manquèrent  pas 
d'alarmer,  et  avec  raison,  madame  de  Warens 
sur  les  conséquences  que  la  conduite  de  son 
protégé  pourrait  avoir  pour  elle.  Rousseau  a-t-il 
rapporté  l'incident  avec  une  exactitude  com- 
plète? C'est  douteux,  car  on  verra  qu'il  avait 
produit  une  vive  impression  sur  madame  de 
Warens  et  qu'en  1739  Jean-Jacques  craignait 
que  le  gouverneur  de  Savoie  ne  s'en  souvînt 
encore  et  n'y  trouvât  un  motif  pour  repousser 
sa  demande  de  pension.  C'est  peut-être  pour 
se  faire  pardonner  et  pour  affirmer  son  ortho- 
doxie qu'en  avril  1737  il  traduisit  en  prose 
solennelle  une  ode  latine  de  M.  Jean  Puthod, 
en  l'honneur  du  mariage  de  Charles-Emma- 
nuel III  avec  Elisabeth-Thérèse,  fille  deLéopold, 
duc  de  Lorraine  *. 

1.  Mélanges,  p.  8.  —  C'étaient  les  troisièmes  noces  du  roi 
de  Sardaigne.  Jean  Puthod,  alors  professeur  de  rhétorique  à 
la  Roche,  devint  plus  tard  chanoine  du  chapitre  de  Saint- 
Pierre  de  Genève  à  Annecy,  promoteur  et  vicaire  général. 

10 


[46  MADAME    Di:    WARENS 

M.  EugèneRittera  retrouvé  dans  \esNouvelles 
littéraires  (La  Haye,  1718,  p.  135)  la  parodie 
assez  plate  de  la  belle  scène  de  Mithridate,  de 
Racine.  Cette  pièce  est  plutôt  antijanséniste, 
et  Rousseau,  qui  n'en  avait  lu  que  quelques 
lignes,  a  pu  facilement  s'y  méprendre.  L'évêque 
deMirepoix,  Pierre  de  la  Broue,  est  censé  être 
à  son  lit  de  mort  et,  s'adressant  à  l'évêque  de 
Montpellier  et  à  M.  Sabattier,  il  leur  dit  : 

Tenez  et  retenez  vos  larmes  l'un  et  l'autre. 
Mon  sort  de  sa  tendresse  et  de  votre  amitié 
Vent  d'autres  sentiments  que  ceux  de  la  pitié. 

J'ai  vengé  les  chrétiens  autant  que  je  l'ai  pu. 
La  mort  dans  ce  projet  m'a  seule  iuterrompu. 
Ennemi  des  Romains  et  de  leur  tyrannie, 
Je  n'ai  point  de  leur  joug  subi  l'ignominie; 
Et  j'ose  me  flatter  qu'entre  les  noms  fameux 
Qu'un  zèle  de  cabale  a  signalé  contre  eux, 
Nul  ne  leur  a  plus  fait  acheter  la  victoire, 
Ni  du  grand  Vatican  mieux  attaqué  la  gloire. 
Le  ciel  n'a  pas  voulu  qu'achevant  mon  destin 
Un  concile  me  vît  expirer  dans  son  seiu. 

Mais  je  sens  affaiblir  ma  force  et  mon  esprit 
Je  sens  que  je  me  meurs.  Approchez-vous,  mon  fils. 
Dans  cet  embrassement  plus  consolant  que  triste, 
Venez  et  recevez  l'âme  d'un  janséniste. 

M  .     SABATTIER 

II  expire! 

M  .     DE    MONTPELLIER 

Unissons,  Sabattier,  nos  douleurs 
El  par  tout  l'univers  cherchons-lui  des  vengeurs. 
(Voir  Mithridate,  acte  V,  scène  v). 


ET    JUAN-JACQUES    ROUSSEAU.  147 

Cette  escapade  de  Jean-Jacques  fut  loin 
d'être  la  dernière.  Dans  une  lettre  écrite  à  son 
père  le  26  juin  1735,  de  Chambéry  très  proba- 
blement, il  se  félicite  d'avoir  été  ramené  d'un 
nouvel  égarement  par  la  sagesse  et  la  généro- 
sité de  madame  de  Warens  : 

C'est  à  ses  bontés  qu'il  est  redevable  d'être 
revenu  au  bon  sens  et  à  la  raison...  Son  voyage  a 
été  de  courte  durée  et  il  aime  mieux  pour  son 
honneur  et  son  avantage  que  sa  lettre  soit  datée 
d'ici  que  de  nulle  part  ailleurs  (lettre  V,  p.  loi). 

Si  le  voyage  cà  Besançon  est  de  1733,  c'est- 
à-dire  antérieur  à  la  mort  de  Claude  Anet,  c'est 
bien  après  cet  événement  et  lorsqu'il  était  de- 
venu un  peu  l'intendant  de  madame  de  Wa- 
rens, qu'il  fit  ce  nouveau  coup  de  tête  dont  il 
entretient  son  père.  Lorsqu'il  revint,  un  peu 
humilié  sans  doute,  il  abandonna  la  musique 
pour  se  livrer,  comme  il  le  dira  dans  la  lettre 
cà  madame  de  Sourgel,  à  l'étude  des  belles 
connaissances.  Dans  l'été  de  1737,  il  s'engoua 
de  physique  et  faillit  s'aveugler  en  essayant  de 
fabriquer  de  Y  encre  de  sympathie.  La  bouteille 
lui  sauta  au  visage  comme  une  bombe.  «  J'ava- 
lai, dit-il,  de  l'orpiment  de  chaux;  j'en  faillis 
mourir.  Je  restai  aveugle  près  de  six  semaines.  » 


I  V*  MA DAM K    DK    WARENS 

L'accident  arriva  le  27  juin.  Jean-Jacques  se 
crut  au  tombeau.  Le  jour  même  il  appela  un 
notaire  chez  madame  de  Warens  et  fit  son  tes- 
tament qu'il  ne  put  signer  «  ayant-  les  yeux 
fermés  ainsi  qu'il  est  apparu  au  notaire  et  aux 
témoins  ». 

Voici  cette  pièce  intéressante  dans  laquelle 
il  met  ordre  à  ses  affaires  spirituelles  et  tempo- 
relles. En  même  temps  qu'il  témoigne  sa  recon- 
naissance à  madame  de  Warens,  il  fait  une 
profession  de  foi  catholique,  se  recommande  à 
la  Vierge  et  à  ses  saints  patrons.  Il  lègue  de 
petites  sommes  d'argent  à  divers  couvents  afin 
qu'on  y  célèbre  des  messes  pour  le  repos  de  son 
âme.  Quoi  qu'on  en  ait  dit  parfois,  ces  disposi- 
tions n'étaient  nullement  des  phrases  de  style. 
Il  n'y  en  a  qu'une  de  ce  genre,  c'est  Yexhorta- 
tion  du  notaire  au  testateur  de  faire  quelques 
legs  aux  hôpitaux...  A  cette  époque,  Rousseau, 
souvent  agité  de  la  crainte  de  l'enfer  ',  était 
encore  complètement  soumis  aux  dominicains, 
cordeliers  et  jésuites  de  Chambéry  ;  mais  quelles 
gorges  chaudes,  si  Voltaire  et  Fréron  eussent 
découvert  ce  testament! 

1.  Confessions,  livre  VI. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  149 

TESTAMENT 

DE    SIEUR  JEAN-JAQUES   ROUSSEAU. 

L'an  mil  sept  cent  trente-sept  et  le  vingt-sep- 
tième de  juin  4  à  Chambéry  après  midy  dans  la 
maison  du  seigneur  comte  de  St-Laurent,  conterol- 
leur  général  des  Finances  de  S.  M.  où  habite  Dame 
Françoise  Louise  de  la  Tour  de  Vuarrens,  par  devant 
moi  notaire...  s'est  établi  le  Sr  Jean  Jaques  fils 
d'Isaac  Rousseau  natif  de  la  Ville  de  Genève,  habi- 
tant en  la  présente  ville,  lequel  détenu  clans  son  lit 
par  un  accident  qui  luy  est  arrivé  ce  jourd'huy 
néantmoins  sain  de  ses  sens,  mémoire  et  entende- 
ment ainsy  qu'il  a  paru  à  moi  notaire,  et  témoins 
par  la  suite  et  solidité  de  ses  raisonnements.  Con- 
sidérant la  certitude  de  la  mort  et  l'incertitude  de 
son  heure  et  qu'il  est  prêt  d'aller  rendre  compte  à 
Dieu  de  ses  actions,  a  fait  son  testament  comme 
cy  après.  Premièrement  s'est  muni  du  signe  de  la 
sainte  Croix  sur  son  corps  en  disant  au  nom  du 
Père,  du  Fils  et  du  St-Esprit,  recommandé  son 
âme  à  Dieu  son  créateur,  le  priant  par  les  mérites 
de  Notre  Seigneur  Jésus  Christ  et  l'intercession  de 
la  Très  Ste  Vierge  et  des  Saints  Jean  et  Jaques,  ses 
patrons,  de  luy  faire  miséricorde  et  de  recevoir  son 
âme  dans  son  saint  paradis  et  proteste  de  vouloir 
vivre  et  mourir  dans  la  st0  foy  de  l'église  catolique, 
apostolique  et  romaine,  laisse  ses  obsèques  et  frais 
funéraires  à  la  discrétion  de  son  héritière  cy- après 
nommée,  la  chargeant  de  faire  prier  Dieu  pour  le 
repos  de  son  àme  et  de  le  faire  ensevelir  où  elle 
jugera  à  propos. 

1.  Le  mot  vingt  a  été  ajouté  par  un  renvoi. 


150  M ADAM K    DE    WARENS 

Donne  et  lègue  le  dit  testateur  aux  Rdi  Pères  Ca- 
pucins, aux  Rds  Pères  Augustins  et  aux  Dames  de 
St0  Claire  dans  ville  l,  à  chacun  des  dits  couvents, 
la  somme  de  seize  livres  pour  célébrer  et  faire 
célébrer  des  messes  pour  le  repos  de  son  âme, 
donne  et  lègue  le  dit  testateur  et  par  son  institution 
particulière  délaisse  au  srIsaac  Rosseau  -  son  père, 
sa  légitime  telle  que  de  droit  dans  tous  ses  biens, 
le  priant  de  se  contenter  de  la  légitime  étant  obligé 
de  donner  le  surplus  de  ses  biens  soit  par  recon- 
naissance pour  ses  bienfaiteurs  soit  pour  payer  ses 
dettes;  Déclarant  le  dit  testateur  qu'il  a  toujours 
adi,  ainsi  qu'il  adit  au  besoin  de  nouveau,  l'hoirie 
de  François  Rousseau,  son  frère;  donne  et  lègue  le 
dit  testateur  au  sieur  Jacques  Barillot  de  la  ville 
de  Genève  outre  ce  qu'il  veut  luy  être  paie  par 
son  héritière  cy  après  nommée  la  somme  de  cent 
livres  paiablc  six  mois  après  son  décès.  Exhorté  le 
dit  testateur  de  faire  quelque  legs  aux  hôpitaux 
de  la  Sacrée  Religion  des  Sts-Maurice  et  Lazare 
et  aux  hôpitaux  de  la  présente  ville  et  de  la  pro- 
vince, a  répondu  que  ses  facultés  ne  luy  permet- 
toient  pas  de  faire  aucun  legs. 

Et  au  surplus  de  ses  autres  biens  il  a  fait,  créé 
et  institué  et  de  sa  bouche  nommé  pour  son  héri- 
tière la  dame  Françoise  Louise  de  La  Tour,  com- 
tesse de  Vuarrens,  la  priant  très  humblement  de 
vouloir  accepter  son  hoirie  comme  la  seule  marque 
qu'il  luy  peut  donner  de  la  vive  reconnaissance 
qu'il  a  de  ses  bontés,  voulant  que  le  présent  soit 


1.  II  y  avait  un  second  couvent  de  Clarisses,  dit  de  Sainte- 
Claire  hoi-s  ville. 

2.  La  lettre  o  se  prononçait  ou.  c'est  pourquoi  le  notaire 
écrit  indifféremment  Rosseau  on  Rousseau. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSKAU.  151 

son  dernier  testament,  que  s'il  ne  peut  valoir 
comme  testament  qu'il  vaille  comme  donnation  à 
cause  de  mort,  et  par  tous  autres  moiens  qu'il 
pourra  mieux  valoir,  priant  les  témoins  cy  après 
nommés  connus  et  appelés  par  le  dit  testateur 
d'en  porter  témoignage. 

Et  par  ces  mêmes  présentes  s'est  établi  et  cons- 
titué le  Sr  Rousseau  lequel  pour  la  décharge  de  sa 
conscience  déclare  de  devoir  à  la  de  Dame  Fran- 
çoise Louise  de  La  Tour  de  Vuarrens  absente,  moi 
notaire  pour  elle  stipulant  et  acceptant,  la  somme 
de  deux  mille  livres  de  Savoye  pour  sa  pension  et 
entretien  que  la  dc  Dame  luy  a  fourni  depuis  dix 
annnées,  laquelle  somme  le  dit  Rosseau  promet 
luy  paier,  si  Dieu  luy  conserve  la  vie,  dans  six 
mois  prochain,  à  peine  de  tous  dépens,  dommages 
intérêts  à  l'obligation  de  tous  ses  biens  présents  et 
avenirs  qu'il  se  constitue  tenir,  confesse  de  plus  le 
dit  Rosseau  avoir  passé  une  promesse  de  la  somme 
de  sept  cent  livres  en  faveur  du  Sieur  Jean  Antoine 
Cbarbonnel,  marchand  de  cette  ville,  pour  argent 
prêté  et  marchandises  à  luy  livrées,  laquelle  il 
confirme  et  approuve  et  déclare  luy  devoir  la 
de  somme  de  sept  cent  livres,  laquelle  il  promet  de 
même  de  payer  au  d'  S1*  Charbonnel  absent  à  l'ac- 
ceptation de  moy  dl  Nre  et  témoins  dans  le  même 
terme  de  six  mois  si  Dieu  luy  conserve  la  vie,  aux 
mêmes  peines  et  obligations  dc  biens  que  cy  devant. 
Passé,  sous  et  avec  toutes  autres  dues  promissions, 
commissions,  renontiations  et  clauses  requises. 

Fait  et  prononcé  au  lieu  que  dessus  en  présence 
de  Me  Claude  Morel,  procureur  au  Sénat,  de  Me  An- 
toine Donne  de  la  paroisse  des  Echelles,  de  Jac- 
ques Gros,  de  celle  de  Vanzy,  habitant  en  Ja 
présente   ville,   d'honble  Antoine  Bouvard,  Pierre 


J52  MADAME    DE    WARENS 

Catagnole,  Pierre  George,  cordonnier  et  d'Antoine 
Forray  de  la  paroisse  de  Bissy,  tous  habitants  en  la 
présente  ville,  témoins  requis.  Le  dit  Sieur  Rosseau 
n'a  pu  signer  à  cause  de  l'accident  qui  lui  est  arrivé 
aiant  les  yeux  fermés  ainsy  qu'il  a  apparu  à  moy 
notaire  et  témoins  par  l'appareil  mis  sur  ses  yeux. 
—  Signé  :  Morel,  témoins,  Bonne,  témoin:  J.  Gros, 
Antoine  Bouvard,  Pierre  Catagnole,  Pierre  Georges. 
Et  moi,  notaire  collégié  de  ce  recevoir  requis  ai 
lu  et  prononcé  le  présent  contenant  quatre  pages 
et  une  ligne  sur  la  cinquième  outre  la  signature 
et  mon  verbal  sur  trois  feuillets,  le  dit  Rousseau 
n'a  signé  pour  les  causes  cy  devant,  le  dit  Antoine 
Forray,  illetéré  de  ce  enquis. 

Signé  :  Rivoire  '. 

Rousseau  a  exagéré  en  disant  qu'il  resta 
aveugle  plus  de  six  semaines.  Le  12  juillet, 
quinze  jours  après  l'accident,  il  est  sans  doute 
encore  malade,  mais  ses  yeux  se  sont  rou- 
verts; il  peut  signer.  En  effet,  ce  jour-là  et 
devant  le  même  notaire  qui  persiste  à  donner 
à  madame  de  Warens  le  titre  de  comtesse, 
Rousseau  passe  à  Jacques  Barillot,  de  Genève, 
une  procuration  pour  réclamer  en  son  nom 
devant  tous  juges  compétents  sa  part  dans 
les  successions  de  sa  mère  et  de  son  frère, 


1.  Copié  sur  l'original  existant  à  la  bibliothèque  publique 
de  Chambéry  et  qui  a  été  détaché  des  minutes  du  notaire 
Rivoire,  ainsi  que  la  procuration  du  12  juillet  suivant. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  153 

traiter,  transiger,  quittancer,  etc.  *  ».  Sa  gué- 
rison  fut  bientôt  assez  avancée  pour  qu'il  pût 
aller  lui-même  à  Genève.  Il  y  dut  garder 
d'abord  l'incognito,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas 
de  faire  visite  au  résident  de  France,  M.  de  la 
Closure  2  dont  le  concours  lui  fut  utile  pour 
le  règlement  de  ses  affaires.  Vers  le  27  juillet, 
il  rend  compte  de  la  situation  à  madame  de 
Warens,  se  plaint  un  peu  des  uns  et  des  autres 
et  annonce  que  les  frais,  notamment  la  partie 
[la  note)  de  M.  Barillot,  seront  plus  élevés  qu'il 
ne  s'y  attendait.  Cependant  le  31  juillet,  les 
difficultés  sont  aplanies.  Son  père  est  arrivé 
de  Nyon,  ils  se  rendent  ensemble  chez  M.  Jean- 
Georges  de  Pelissary,  écuyer.  Là,  par  devant  le 
notaire  Delorme,  ils  donnent  quittance,  chacun 
en  ce  qui  le  concerne,  d'une  somme  de  treize 
mille   florins   qui   avait  été  prêtée  vingt  ans 


1.  Acte  reçu,  Me  Rivoire,  notaire;  l'original  se  trouve  à  la 
bibliothèque  publique  de  Chambéry,  il  est  signé  fort  lisible- 
ment :  Jean-Jaques  Rousseau. 

2.  M.  de  la  Closure  quitta  définitivement  Genève  en  1739. 
Rousseau  ne  put  donc,  à  son  retour  de  Venise,  en  septem- 
bre 1744,  recevoir  de  lui  à  Genève,  mille  amitiés,  comme  il 
l'a  écrit.  Un  écrivain,  M.  Ravaison  a  insinué  que  M.  de  la 
Closure  est  peut-être  le  véritable  père  de  Jean-Jacques;  c'est 
à  tort,  car  ce  résident  fut  absent  de  Genève  de  la  lin  de  1709 
jusqu'au  mois  de  juin  1713  (Sordet,  Histoire  des  résidents 
de  France  à  Genève,  p.  49). 


loi  MADAME    DE    WAUEXS 

auparavant  à  M.  de  Pelissary  père  au  nom  des 
deux  fils  Rousseau.  Jean-Jacques  empoche  sa 
moitié,  six  mille  cinq  cents  florins  ,  un  peu 
plus  de  trois  mille  livres  de  France,  et  ap- 
prouve, tant  en  son  nom  que  comme  héritier 
présomptif  de  son  frère  François,  disparu,  le 
payement  des  intérêts  fait  à  son  père  par  le 
débiteur.  La  somme  prêtée  le  .31  juillet  1717 
était  sans  doute  la  dot  de  Suzanne  Bernard. 
A  la  mort  d'Isaac  Rousseau,  le  9  mai  1747, 
Jean-Jacques  toucha  l'autre  moitié. 

Pendant  qu'il  était  à  Genève ,  Rousseau 
reçut  une  lettre  de  son  oncle;  c'est-à-dire  de 
l'abbé  Léonard  qui  le  recommandait  à  un  curé 
du  voisinage  pour  lui  faire  restituer  un  pré 
sur  lequel  il  avait  des  droits  :  mais,  ainsi  qu'il 
l'écrit  à  madame  de  Warens  (lettre  XI)  le  pré 
fut  perdu  '.  Rousseau  s'est  félicité  avec  raison 
(Confessions,  livre  VI)  du  libéralisme  des  lois 
de  Genève  qui  lui  permirent  de  retirer  son 
héritage.  «  Ces  lois,  dit-il  en  faisant  allusion  à 
ce  qui  était  arrivé  à  madame  de  Warens,  sont 
moins  dures  que  celles  de  Berne  où  quiconque 


1.  Co  pré  avait  été  attribué  à  la  mère  de  Jean-Jacques 
dans  le  partage  de  l'hoirie  du  pasteur  Samuel  Bernard 
(E.  Ritter,  la  Famille  de  Jean-Jacques,  p.  16). 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  ioo 

change  de  religion,  perd  non  seulement  son 
état,  mais  ses  biens  ».  Il  aurait  pu  ajouter 
et  de  Sardaigne,  car  à  cette  époque,  précisé- 
ment, Charles-Emmanuel  III  obligeait  les  cha- 
noines d'Annecy  à  revendiquer  les  biens  laissés 
en  Savoie  parleur  confrère,  le  chanoine Dupan, 
mort  catholique,  au  préjudice  de  ses  héritiers 
genevois  restes  protestants  \ 

Rousseau  rentra  à  Chambéry  avec  son  ar- 
gent, diminué  des  frais  et  de  ses  dépenses 
personnelles. 

Je  volai  porter  le  reste  aux  pieds  de  maman.  Le 
cœur  me  battait  de  joie  durant  la  route  et  le  mo- 
ment où  je  déposai  cet  argent  dans  ses  mains  me 
fut  mille  fois  plus  doux  que  celui  où  il  entra  dans 
les  miennes.  Elle  le  reçut  avec  cette  simplicité  des 
belles  âmes  qui  faisant  ces  choses-là  sans  effort  les 
voient  sans  admiration.  Cet  argent  fut  employé 
presque  tout  entier  à  mon  usage  et  cela  avec  une 
égale  simplicité. 


1.  Un  fait  semblable  se  passait  en  Savoie  en  1"31  encore, 
à  l'occasion  de  la  succession  d'un  Savoisien  nommé  Burnet, 
décédé  à  Stettin,  en  Poméranie.  Son  frère  habitant  près  de 
Thonon  retenait  cette  succession  au  préjudice  de  la  veuve 
et  de  la  fille  du  défunt,  prétendant  qu'elles  étaient  luthé- 
riennes. Elles  dureot,  pour  se  défendre,  adresser  au  sénat 
de  Savoie  des  certificats  de  catholicité.  Ils  sont  signés  par 
les  dominicains  desservant  la  chapelle  du  château  de  Vieux- 
Stettin  et  accompagnés  d'une  lettre  du  roi  de  Prusse  Fré- 
déric-Guillaume, à  son  très  aimé  frère  le  roi  de  Sardaigne 
(Archives  du  sénat). 


150  MADAME    DE    WARENS 

Le  récit  est  attendrissant;  est-il  bien  exact? 
Certes,  Rousseau  devait  à  sa  bienfaitrice  des 
sommes  bien  plus  importantes  que  celle  dont 
il  disposait  à  ce  moment;  mais  il  devait  en- 
core à  M.  Charbonnel  sept  cents  livres  envi- 
ron, la  moitié  de  ce  qu'il  avait  reçu  à  Genève. 
Il  est  fort  vraisemblable  que  le  marchand 
exigea  le  payement  d'une  grande  partie  au 
moins  de  sa  créance  et  nous  verrons  bientôt 
que  si  Rousseau  remit  entre  les  mains  de 
madame  de  Warens,  une  partie  de  son  petit 
capital,  ce  ne  fut  qu'à  titre  de  dépôt.  La  situa- 
tion d'ailleurs  dut  être  assez  tendue  entre  elle 
et  lui.  Parti  de  Ghambéry  vers  le  20  juillet  il  y 
fut  de  retour  vers  le  10  août  et  y  trouva  sa 
place  prise,  Wintzinried  l'occupait. 

Que  faire  d'un  garçon  pâle  comme  un  mort, 
maigre  comme  un  squelette9.  Il  fallait  l'envoyer 
se  faire  soigner.  C'est  ce  qui  eut  lieu.  Rous- 
seau croyait  avoir  un  polype  au  cœur  et  il  y 
avait  à  Montpellier  un  médecin  qui  guérissait 
cette  maladie.  Il  s'y  rendit  et  l'argent  apporté 
de  Genève  en  fournit  les  moyens. 

Jean-Jacques  avait-il,  à  son  tour,  et  déjà 
avant  de  partir,  fait  la  découverte  humiliante 
dont  Anet  était  mort  trois  ans  auparavant? 


ET    JKAN-JACQUES    ROUSSEAU.  137 

C'est  probable  et  cette  circonstance  dut  accé- 
lérer singulièrement  les  préparatifs  du  départ, 
non  des  Gharmettes,  mais  de  la  maison  de 
Ghambéry. 

Il  s'en  alla  le  11  septembre,  car  le  13,  il 
écrivait  de  Grenoble  à  madame  de  Warens 
(lettre  XII)  : 

Je  suis  ici  depuis  deux  jours...  On  m'y  a  marqué 
tant  d'amitié  et  d'empressements,  que  je  croyais 
en  sortant  de  Ghambéry,  me  trouver  dans  un  nou- 
veau monde  '.  Je  partirai  demain  matin  pour  Mont- 
pellier... Je  suis  mortifié  que  ce  soit  sans  y  avoir 
reçu  de  vos  nouvelles...  Permettez  que  je  prenne 
la  liberté  de  vous  recommander  le  soin  de  votre 
santé.  N'ètes-vous  pas  ma  chère  maman,  n'ai-je 
pas  le  droit  d'y  prendre  le  plus  vif  intérêt,  et  n'avez- 
vous  pas  besoin  qu'on  vous  excite  à  tout  moment 
à  y  donner  plus  d'attention? 

Madame  de  Warens  n'avait  donc  pas  écrit 
à  Rousseau  malgré  la  promesse  qu'elle  avait 
dû  lui  en  faire  au  moment  des  adieux.  Elle 
avait  d'autres  occupations.  A  peine  Jean- 
Jacques  est-il  parti  qu'elle  loue,  et  pour  la  pre- 
mière fois,  une  métairie  aux  Gharmettes  ;  mais 
ce  n'est  pas  encore  la  maison  logeable,  la  maison 


1.  Allusion  peu  déguisée  à  la  nouvelle  situation  qu'il  avait 
trouvée  dans  la  maison  de  madame  de  Warens. 


io8  MADAME    DE    WARENS 

de  M.  Noëray  que  les  Confessions  ont  rendue 
si  célèbre.  C'est  la  petite  ferme  au  versant 
opposé  de  la  gorge,  sur  la  rive  droite  du  ruis- 
seau !.  Le  bail  est  du  15  septembre  1737;  les 
témoins  sont  M.  Hébert,  chirurgien-major  du 
régiment  de  Chablais  et  Wintzinried  qui  n'est 
encore  ni  noble,  ni  de  Courtilles. 

Rousseau  a  fait  du  nouvel  arrivé  un  portrait 
qui  n'est  pas  flatté. 

Ce  jeune  homme  était  du  pays  de  Vaud  ;  son 
père  appelé  Vintzinried  était  concierge  ou  soi- 
disant  capitaine  du  château  de  Chillon.  Le  fils  de 
M.  le  capitaine  était  garçon  perruquier  et  courait 
le  inonde  en  cette  qualité  quand  il  vint  se  pré- 
senter à  madame  de  Warens  qui  le  reçut  bien 
comme  elle  faisait  tous  les  passants  et  surtout 
ceux  de  son  pays.  C'était  un  grand  fade  blondin, 
assez  bien  fait,  le  visage  plat,  l'esprit  de  même, 
parlant  comme  un  beau  Léandre...  vain,  sot,  igno- 
rant, insolent;  au  demeurant  le  meilleur  fils  du 


1.  Elle  est  indiquée  au  cadastre  de  Chatnbéry  par  le 
numéro  S83;  la  maison  de  M.  Noëray  l'est  par  le  numéro  Toi. 
On  a  dit  souvent  que  les  Charmettes  appartenaient  à  M.  de 
Conzié.  C'est  inexact  :  il  possédait  une  maison  et  quelques 
terres  au  bas  du  vallon  et  avait  le  titre  de  «  comte  des  Char- 
mettes »,  avec  quelques  cens  et  servis  féodaux;  c'était  tout. 
Jamais  madame  de  \\'arens  n'a  habité  chez  M.  de  Conzié  qui. 
à  cette  époque,  vivait  avec  sa  mère  et  peut-être  encore  avec 
sa  sœur  Denise.  Un  acte  d'état  de  la  maison  Revil,  dressé  le 
:j  mars.  1738,  déclare  aussi  formellement  que  madame  de 
Warens  n'eu  a  pris  possession  qu'à  la  date  même  du  bail, 
15  septembre  1731:  la  maison  était  alors  inhabitable. 


ET    JKAN-JACQUES    ROUSSEAU.  io9 

monde.  Tel  fut  le  substitut  qui  me  fut  donné  pen- 
dant mon  absence  et  l'associé  qui  me  fut  offert 
après  mon  retour... 

Le  nouveau  venu  s'était  montré  zélé,  diligent, 
exact  pour  toutes  ses  petites  commissions;  il  s'était 
fait  le  piqueur  de  ses  ouvriers.  Aussi  bruyant  que 
je  l'étais  peu,  il  se  faisait  voir  et  entendre  à  la  fois 
à  la  charrue,  aux  foins,  aux  bois,  à  l'écurie  et  à  la 
basse  cour...  Son  grand  plaisir  était  de  charger  et 
charrier,  de  scier  ou  fendre  du  bois;  on  le  voyait 
toujours  la  hache  ou  la  pioche  à  la  main...  Il  vou- 
lait briller;  bon  cheval,  bon  équipage,  il  aimait  à 
s'étaler  noblement  aux  yeux  des  voisins. 

Singuliers  goûts  pour  un  homme  qui  n'au- 
rait jamais  manié  auparavant  que  le  peigne  et 
le  rasoir? 

Tant  de  tintamarre  en  imposa  à  ma  pauvre  ma- 
man :  elle  crut  ce  jeune  homme  un  trésor  pour  ses 
affaires.  Voulant  se  l'attacher,  elle  employa  pour 
cela  tous  les  moyens  qu'elle  y  crut  propres,  elle 
n'oublia  pas  celui  sur  lequel  elle  comptait  le  plus. 

Oh  !  si  les  âmes  dégagées  de  leurs  terrestres 
entraves  voient  encore  du  sein  de  l'éternelle  lu- 
mière ce  qui  se  passe  chez  les  mortels,  pardonnez 
ombre  chère  et  respectable,  si  je  ne  fais  pas  plus 
de  grâce  à  vos  fautes  qu'aux  miennes  ' . 

Le  petit  domaine  que  madame  de  Warens 

1.  Rousseau  oublie  de  dire  que  Winlzinried  étail  aussi  un 
nouveau  converti.  Il  était  venu  en  Savoie,  une  première  fois, 
en  1731,  et  appartenait  réellement  i;  une  bonne  famille,  a>nsi 
qu'on  le  verra  plus  loin. 


1G0  MADAME    DE    WAREXS 

venait  de  louer  appartenait  à  la  veuve  Revil. 
En  1735  elle  l'avait  affermé  pour  neuf  ans  à 
Joseph  Gaime,  cordonnier  et  à  François  Ros- 
seau  ou  Rousseau,  maître  tanneur.  En  1737, 
Gaime  mourut  et  son  héritier  Philibert  Gaime  ' 
le  sous-loua  de  concert  avec  François  Rousseau 
pour  le  temps  qui  restait  à  courir  : 

L'an  1737  et  le  13  septembre,  à  Chambéry,  dans  la 
maison  d'habitation  delà  dame  comtesse  de  Warens  se 
sont  constitués  hblc  François  feu  Louis  Rosseau  et  aussi 
hbIe  Philibert  fils  de  feu  Joseph  Gaime  en  qualité  d'héri- 
tier du  dit  Joseph  Gaime,  lesquels  ascensent  à  la  dame 
Françoise-Louise  de  Latour,  comtesse  de  Warens,  fille 
de  feu  seigneur  Jean-Baptiste  de  Latour,  native  de 
Vevey,  habitante  en  cette  ville,  cy  présente  et  accep- 
tante, les  mêmes  biens  ascensés  aux  dits  Rousseau  et 
Gaime  par  delle  Anne  Revil  par  contrat  du  14  mars  1735 
reçu  et  signé  par  Me  Drivet,  sous  la  censé  de  cent  seize 
livres,  un  veissel  de  châtaignes  verdannes  et  deux  paires 
de  poulets  et  pour  le  temps  restant  au  dit  ascensement 
qui  est  de  sept  années  à  commencer  dès  le  14  mars 
dernier...  Comme  les  dits  Rousseau  et  Gaime  ont  mis 
du  bétail  et  fait  des  outils  de  labourage,  ils  confessent 
avoir  reçu  de  la  dite  dame  la  somme  de  cent  quatre- 
vingt-dix-neuf  livres  pour  la  vente  de  deux  bœufs, 
deux  vaches  et  un  charriot,  une  herse,  une  charrue  et 
plusieurs  outils  de  labourage,  à  eux  comptée  par  la  dite 
dame  en  six  louis  d'or  militons,  deux  louis  d'or  aux 
deux  LL.  et  cinquante-quatre  livres  dix  sols  en  livres 
et  sols. 


1.  Ce.  Philibert  Gaime  allait  devenir  prêtre  en  1139.  C'est 
lui  qui  ensevelit  madame  de  Warens  en  1762.  Il  n'avait 
aucune  parenté  avec  l'abbé  .bvin-Claude  Gaime. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  101 

Fait  et  prononcé  en  présence  du  sr  Hébert...  et  du 
sieur  Jean  Samuel  Rodolphe  Vintzinried,  de  Berne  en 
Suisse,  habitants  en  la  présente  ville  et  qui  ont  signé 
avec  toutes  les  parties  (Archives  du  Tabellion,  au  tribu- 
nal du  lro  instance  de  Chambéry). 

Le  domaine  Revil  était  exploité  à  métayage 
par  un  paysan  appelé  Valentin  Ginet  .  Le 
2  mars  1738,  madame  de  Warens  renouvelle 
son  bail  en  présence  de  Gharbonnel  et  de 
Wintzinried.  Après  avoir  déterminé  la  part 
qui  reviendrait  à  chacun  dans  le  prix  ou  le 
fruit  des  bœufs,  vaches,  moutons,  brebis, 
poules  et  cochon,  madame  de  Warens  impose 
à  Ginet  l'obligation  de  nourrir  le  cheval  qu'elle 
se  propose  de  tenir  {Archives  du  Tabellion, 
année  1738).  C'est  grâce  à  cette  monture  que 
Gourtilles  put  parader  et  faire  le  gentilhomme 
campagnard. 

Jean-Jacques,  après  avoir  quitté  madame  de 
Larnage  et  son  cavalier  servant,  M.  de  Tauli- 
gnan,  qu'il  appelle  de  Torignan*  arrive  et 
s'installe  à  Montpellier.  Il  alla  loger  rue  Basse, 
chez  Mathieu  Marceron,  huissier  de  la  Bourse 
et  prendre  pension  chez  madame  Mazet  qui 

1.  Le  bourg  de  Taulignan  est  dans  l'arrondissement  de 
Montélimar. 

11 


162  MADAME    DE    WARENS 

mourut  bientôt.  Il  entra  alors  chez  le  médecin 
irlandais  Fitz-Moris*qui  vraisemblablement  est 
«  l'honnête  homme  irlandais  »  de  qui  il  em- 
prunta soixante  livres. 

Rousseau  consulta  surtout  le  docteur  Fizes 2. 
Si  l'on  en  croit  Bernardin  de  Saint-Pierre,  qui 
fut  le  meilleur  ami  de  Jean-Jacques,  le  docteur 
aurait  regardé  son  malade  en  riant  et  lui  frap- 
pant sur  l'épaule  aurait  dit  :  «  Mon  bon  ami, 
buvez-moi  de  temps  en  temps  un  bon  verre  de 
vin  3.  »  C'était  vraiment  le  meilleur  remède 
pour  un  tel  amoureux.  Mais  en  prolongeant  son 
voyage  outre  mesure,  et  en  faisant  le  galant 
auprès  d'une  femme  de  qualité,  Jean-Jacques 
eut  vite  dissipé  l'argent  qu'il  avait  emporté  et 
bientôt  il  dut  en  demander  à  madame  de 
Wafens.  La  réponse  n'arrivant  pas,  il  écrit 
par  tous  les  ordinaires.  Le  27  octobre  il  lui 

1.  En  même  temps  qu'il  tenait  une  table  d'étudiants,  Fitz- 
Moris  professait  aussi  l'anatomie.  En  1749  il  prit  part  à  un 
concours  pour  obtenir  la  chaire  vacante  de  son  compatriote 
le  professeur  Fitz-Gérald,  et  il  ne  réussit  pas. 

2.  Correspondance,  lettre  XV;  Confessions,  livre  VI.  Voir 
Jean-Jacques  Rousseau  à  Montpellier,  par  M.  Grasset  président 
à  la  cour  d'appel  dans  Mémoires  de  V Académie  des  sciences 
et  lettres  de  Montpellier  (t.  Ier,  p.  552  et  suiv.)  Les  habitants  de 
cette  ville  n'ont  pas  tenu  rigueur  à  Rousseau  des  méchan- 
cetés qu'il  a  dites  sur  leurs  ancêtres,  car  ils  ont  donné  sou 
nom  à  la  rue  Basse. 

3.  Bernardin  de  Saint-Pierre.  Œuvres  complètes,  t. XII, p.  59. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  163 

adresse,  et  par  trois  voies  différentes,  un  nou- 
veau et  pressant  appel  : 

Voici  un  mois  passé  de  mon  arrivée  à  Montpel- 
lier sans  avoir  pu  recevoir  aucune  nouvelle  de 
votre  part,  quoique  j'aie  écrit  plusieurs  fois  et  par 
différentes  voies.  Vous  pouvez  croire  que  je  ne  suis 
pas  tranquille  et  que  ma  position  n'est  pas  des 
plus  gracieuses.  Si  dans  trois  semaines  au  plus 
tard  je  ne  reçois  point  de  réponse  je  serai  contraint 
de  partir  dans  le  dernier  désordre  et  de  me  rendre 
à  Chambéri  comme  je  pourrai... 

P. -S.  —  ...  J'allais  fermer  ma  lettre  quand  j'ai 
reçu  la  vôtre  du  12  du  courant...  Je  me  rends  jus- 
tice et  quoique  peut-être  il  dût  me  paraître  un  peu 
dur  que  la  première  lettre  que  j'ai  l'honneur  de 
recevoir  de  vous  ne  soit  pleine  que  de  reproches, 
je  conviens  que  je  les  mérite  tous.  Que  voulez-vous, 
madame,  que  je  vous  dise?  Quand  j'agis  je  crois 
faire  les  plus  belles  choses  du  monde,  et  puis  il  se 
trouve  au  bout  que  ce  ne  sont  que  des  sottises... 

Madame  de  Warens  lui  dit  de  ne  revenir 
qu'à  la  fin  de  juin,  à  la  Saint-Jean.  Elle  insis- 
tera sur  ce  point  dans  une  nouvelle  lettre;  mais 
Rousseau  ne  veut  rien  entendre,  il  reviendra 
au  plus  tard  au  commencement  de  février.  Il 
la  prie  de  le  recommander  à  l'abbé  Arnauld  \ 

1.  On  a  souvent  cherché  quel  était  cet  ecclésiastique;  nous 
ne  croyons  pas  nous  tromper  en  disant  qu'il  s'agit  du  cha- 
pelain de  M.  de  la  Closure,  résident  de  France  à  Genève. 
M.  Arnaud  était  en  même  temps  curé  d'une  paroisse  catho- 


164  MADAME    DE    WAR  ENS 

Madame  de  "Warens  faisant  un  parrallèle  entre 
sa  fâcheuse  situation  et  celle  bien  meilleure  où 
il  doit  se  trouver  à  Montpellier,  il  se  récrie  et 
lui  dit  que  pour  être  dans  le  vrai  elle  doit  pren- 
dre tout  le  contre-pied  '.  Il  lui  fait  rémunéra- 
tion de  ses  dépenses  et  de  ses  dettes,  et  prend 
acte  de  sa  promesse  de  lui  envoyer  deux 
cents  livres.  «  Je  suis  tranquille  depuis  que 
j'ai  reçu  de  vos  nouvelles  et  je  suis  assuré 
d'être  secouru  à  temps  ».  Pour  l'envoi  de 
l'argent,  il  lui  indique  les  moyens  de  l'effec- 
tuer [avec  sécurité.  M.  Charbonnel  pourra  se 
charger  de  cela  par  l'intermédiaire  d'un  mar- 
chand de  Lyon.  Il  finit  en  présentant  ses  res- 
pectueuses salutations  aux  révérends  pères 
jésuites  Hémet  et  Goppier  (lettre  XIII). 

La  lettre  XIV*  est  adressée  à  un  Grenoblois, 
M.  Micoud.  Il  lui  rappelle  celle  qu'il  l'a  chargé 
de  faire  parvenir  à  M.  Charbonnel,  et  le  prie  de 
lui  donner  des  nouvelles  du  marchand.  L'im- 
patience, l'anxiété  s'y  révèlent  à  chaque  ligne. 
Dans   une   lettre  du   4  novembre,    adressée, 


lique  du  pays  de  Gex.  En  1739,  il  envoie  un  certificat  de 
catholicité  pour  une  Genevoise,  mademoiselle  de  Calvis  qui 
avait  abjuré  le  calvinisme  et  se  mariait  à  Chambéry. 

1.  On  a  vu  qu'à  cette  époque,  le  o  octobre  1"!3",  madame 
de  Warens  était  marraine  avec  le  marquis  de  Challes. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  165 

croyons-nous,  à  M.  Charbonnel  (lettre  XV)  il 
se  plaint  encore  de  la  rareté  des  nouvelles  de 
Chambéry. 

Il  semble  que  la  Savoie  est  éloignée  de  sept  ou 
huit  cents  lieues  et  nous  avons  à  Montpellier 
des  compatriotes  du  doyen  de  Killerine  (dites  cela 
à  mon  oncle  J)  qui  ont  reçu  deux  fois  des  réponses 
de  chez  eux  tandis  que  je  n'ai  pu  en  recevoir  de 
Chambéri.  Il  y  a  trois  semaines  que  j'en  reçus  une 
à' attente,  après  laquelle  rien  n'a  paru...  Je  vous 
prie  d'en  faire  part  à  qui  de  droit,  afin  que  si  mes 
lettres  ont  le  malheur  de  se  perdre  de  quelque  côté, 
l'on  puisse  de  l'autre  en  récapituler  le  contenu... 

Le  14  décembre  il  reçut  la  troisième  lettre 
de  madame  de  Warens  lui  annonçant  qu'elle  a 
fait  compter  les  deux  cents  livres  promises, 
entre  les  mains  de  M.  Bouvier,  à  Lyon  2.  Il  est 
vraisemblable  que  les  deux  cents  livres  que 
Rousseau  avait  demandées  à  madame  de  "Wa- 
rens avaient  été  employées  par  elle  à  payer  le 
cheptel  de  la  ferme  Revil.  Elle  dut  attendre 
pour  envoyer  la  somme,  le  quartier  d'octobre 
de  sa   pension,  et  pendant   ce   temps,  Jean- 


1.  L'abbé  Léonard,  curé-archiprêtre,  soit  doyen,  de  Grufly. 
Allusion  plaisante  au  roman  de  l'abbé  Prévost  paru  deux 
ans  auparavant. 

2.  On  se  souvient  que  M.  Bouvier  était  l'agent  du  roi  de 
Sardaigne  à  Lyon. 


100  MADAME    DE    WARENS 

Jacques  qui  avait  tiré  une  lettre  de  change 
sur  M.  Bouvier  se  la  vit  retourner.  Il  répond 
le  même  jour  à  madame  de  "Warens,  mais  il 
est  de  méchante  humeur  : 

Quant  aux  autres  deux  cents  livres  je  n'aurai  be- 
soin que  de  la  moitié;  ainsi  vous  aurez  cent  livres 
de  moins  à  compter,  mais  je  vous  supplie  de  faire 
en  sorte  que  cet  argent  soit  sûrement  entre  les 
mains  de  Mr  Bouvier  pour  ce  temps-là  (à  la  fin  de 
février).  Je  suis  endetté  ici  de  cent  huit  livres,  le 
reste  servira,  avec  un  peu  d'économie,  à  passer  les 
deux  mois  prochains.  J'espère  les  couler  plus  agréa- 
blement qu'à  Montpellier;  voilà  tout.  J'offre  mes 
très  humbles  respects  aux  révérends  pères  jésuites. 
Quand  j'aurai  reçu  de  l'argent  et  que  je  n'aurai  pas 
l'esprit  si  chagrin,  j'aurai  l'honneur  de  leur  écrire. 

Je  suis,  madame,  avec  un  très  profond  respect... 

Puis  un  post-scriptum,  et,  pour  le  motiver  : 
«  Vous  devez  avoir  reçu  une  réponse  par  rap- 
port à  M.  de  Lautrec  '  »,  mais  il  ne  peut  plus 
continuer  sur  ce  ton;  sa  douleur  déborde,  son 
cœur  éclate  : 

0  ma  chère  maman!  j'aime  mieux  être  auprès 
de  D  2.  et  être  employé  aux  plus  rudes  travaux  de 


1.  Colonel  du  régiment  français  d'Orléans  qui  lui  avait 
promis  sa  protection. 

2.  N'y  a-t-il  pas  :  auprès  de  V  (vous)  et  n'a-t-on  pas  pris 
cette  abréviation  pour  un  D?  Cela  nous  parait  certain.  —  Le 
catalogue  Charavay  de  1S87  date  cette  lettre  du  4. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  167 

la  terre  que  de  posséder  la  plus  grande  fortune 
dans  tout  autre  cas;  il  est  inutile  de  penser  que  je 
puisse  vivre  autrement  :  il  y  a  longtemps  que  je 
vous  L'ai  dit  et  je  le  sens  encore  plus  ardemment 
que  jamais.  Pourvu  que  j'aie  cet  avantage,  dans 
quelque  état  que  je  sois  tout  m'est  indifférent. 
Quand  on  pense  comme  moi  il  n'est  pas  diffficile 
d'éluder  les  raisons  importantes  que  vous  ne 
voulez  pas  me  dire.  Au  nom  de  Dieu,  rangez 
les  choses  de  sorte  que  je  ne  meure  pas  de  dé- 
sespoir. J'approuve  tout,  je  me  soumets  à  tout, 
excepté  ce  seul  article  auquel  je  me  sens  hors 
d'état  de  consentir,  dussé-je  être  la  proie  du  plus 
misérable  sort.  Ah!  ma  chère  maman!  N'êtes-vous 
donc  plus  ma  chère  maman?  Ai-je  vécu  quelques 
mois  de  trop?  Vous  savez  qu'il  y  a  un  cas  où 
j'accepterais  la  chose  dans  toute  la  joie  de  mon 
cœur,  mais  ce  cas  est  unique.  Vous  m'entendez 
(lettre  XVI). 

Voilà  d'abord,  semble-t-il  le  cri  du  grand 
enfant  isolé,  abandonné  et  qui  ne  veut  pas 
l'être;  puis,  celui  de  l'amant,  bien  plus  ardent, 
bien  plus  jaloux  qu'il  ne  l'avouera  dans  les 
Confessions. 

Quelles  étaient  ces  raisons  importantes  qui 
devaient  empêcher  le  retour  de  Jean-Jacques, 
ou  cette  condition  si  dure  mise  à  son  rappel? 
Rousseau  ne  les  indique  pas.  —  La  correspon- 
dance qu'il  échangeait  avec  madame  de  Warens 
n'était  pas  sûre;  elle  passait  par  des  in  terme- 


168  MADAME    DE    WARENS 

diaires,  et,  certainement  était  lue  dans  les 
cabinets  noirs.  On  pourrait  supposer  qu'ayant 
trop  montré  la  nature  de  ses  relations  avec 
madame  de  Warens  des  observations  avaient 
été  adressées  à  la  baronne  et  qu'elle  craignait 
pour  sa  pension.  Peut-être  exigeait-elle  de  Rous- 
seau qu'il  vécût  hors  de  la  maison.  Il  semble 
qu'il  acceptait  la  condition  si  elle  était  imposée 
aussi  à  Wintzinriecl.  Jean-Jacques  qui  a  con- 
servé tant  de  lettres  ne  paraît  pas  avoir  gardé 
celles  de  madame  de  Warens;  sur  beaucoup  de 
points  l'on  est  donc  réduit  aux  conjectures. 
Quoi  qu'il  en  ait  été,  Rousseau  revint  purement 
et  simplement  au  logis,  sans  s'arrêter  à  Bourg- 
Saint-Andéol  auprès  de  madame  de  Larnage, 
bien  qu'il  eût  annoncé  dans  ses  lettres  qu'il  y 
resterait  quelque  temps.  Il  arriva  en  février  1738 
ou  en  mars  au  plus  tard.  Quelle  jolie  scène  que 
celle  de  cette  arrivée.  Il  quitte  sa  voiture  à 
Chambéry,  gravit  la  côte  des  Charmettes,  arrive 
essoufflé,  s'attend  à  un  accueil  affectueux,  et 
ne  rencontre  que  l'indifférence.  Il  demande  à 
madame  de  Warens  si  elle  n'a  pas  reçu  sa 
lettre. 

Elle  me  dit  que  oui.  — J'aurais  cru  que  non,  lui 
dis-je.  Un  jeune  homme  était  avec  elle.  Je  le  con- 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  169 

naissais  pour  l'avoir  vu  déjà  dans  la  maison  avant 
mon  départ;  mais  cette  fois  il  paraissait  établi,  il 
l'était.  Bref,  je  trouvai  ma  place  prise. 

Le  tableau  doit  être  exact,  à  cela  près  que 
Rousseau  savait  fort  bien  qu'il  trouverait  son 
substitut  auprès  de  madame  de  Warens,  et  que 
la  scène  eut  lieu  à  Ghambéry. 

Les  choses  s'arrangèrent  du  reste  assez  faci- 
lement, et  dès  les  premiers  jours,  les  deux  en- 
fants de  la  baronne  se  traitèrent  de  frères  !  En 
dehors  de  l'aveu  de  Rousseau,  deux  actes,  du 
5  juin  et  du  3  juillet  1738,  prouvent  leur  habi- 
tation simultanée  chez  madame  de  Warens. 
Parmi  ses  amies,  il  y  avait  mademoiselle  Anne 
C/ieissel l  ou  de  Chessel,  d'Evian,  peut-être  un 
peu  sa  parente  par  les  de  Loys.  Jean-Antoine 
Charbonnel  lui  avait  souscrit  le  14  février  1738 
un  billet  de  dix-neuf  cents  livres  pour  un  prêt 
qui  avait  bien  pu  venir  en  aide  à  la  baronne. 
Le  5  juin,  dans  l'après-midi,  l'on  est  dans  le 
salon  de  la  maison  de  Saint-Laurent,  devant 
le  notaire  Rivoire.  Là,  pour  payer  une  partie 
de  sa  dette  à  mademoiselle  de  Chessel,  Char- 
bonnel lui  consent  une  cession  de  neuf  cent 

1.  M.  de  Bernex  avait  eu  pour  homme  de  confiance  un 
Pierre-Louis  Chessel  (voir  son  testament). 


170  MADA.MK    DE    WARENS 

soixante  livres  sur  madame  Hyacinthe  Pathod, 
de  Bonneville,  et  les  deux  témoins  de  l'acte 
sont  :  «  Jean-Jacques  Rousseau  et  Samuel 
Vintzinried,  tous  deux  habitants  en  cette  ville 
chez  la  dite  dame  de  Warens.  » 

Moins  d'un  mois  après,  le  3  juillet,  toujours 
dans  le  même  salon,  Gharbonnel  achève  de 
payer  sa  dette  à  mademoiselle  de  Ghessel  qui 
solde  en  même  temps  le  prix  des  marchandises 
qu'elle  a  achetées  du  24  décembre  (précédent) 
à  ce  jour ,  et  fait  même  au  marchand  un 
petit  rabais  dû  sans  doute  à  l'entremise  de 
madame  de  "Warens.  Ici  encore  les  témoins 
sont  :  «  les  sieurs  J.-J  Rousseau  et  S.  R.  Vint- 
zinried ,  tous  deux  habitants  chez  la  dite 
dame  '  ». 

Ainsi,  en  plein  été,  l'on  était  toujours  à  la 
ville.  L'on  s'occupait  cependant  de  trouver  une 
habitation  à  la  campagne;  c'est  ce  qui  eut  lieu 
le  6  juillet.  Ce  jour  là  madame  de  Warens  loua 
la  ferme  du  capitaine  Noëray  aux  Gharmettes. 

1.  Les  marchands  faisaient  alors  de  longs  crédits,  c'est 
ainsi  que  nous  avons  vu  le  fils  de  M.  Greyfié,  juge-maje 
d'Annecy,  le  successeur  de  M.  Simond,  souscrire  un  billet  à 
Charbonnel  pour  le  prix  de  ses  emplettes  à  l'occasion  de  son 
second  mariage  et  y  joindre  celui  des  emplettes  du  premier, 
dû  encore  après  huit  ou  dix  années  écoulées.  Ajoutons  que 
vers  1745  Charbonnel  fit  de  mauvaises  affaires. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  171 

Il  semble  même  qu'elle  en  avait  pris  posses- 
sion «  dès  la  Saint-Jean  »  24  juin  :  c'est  donc 
en  prévision  de  cet  événement  que  dans  ses 
lettres  de  l'automne  précédent,  elle  recom- 
mandait à  Jean-Jacques  de  ne  pas  revenir  de 
Montpellier  avant  cette  époque. 


CHAPITRE    VII 

1737-174 

Les  Charmettes.  —  Madame  de  Warens  loue  le  domaine  du 
capitaine  Noëray.  —  Date  véritable  du  séjour  de  Rousseau 
aux  Charmettes.  —  L'hiver  de  1738-1739.  —  Le  Mémoire 
au  gouverneur.  —  Portrait  moral  de  Rousseau  par  M.  de 
Conzié.  —  Le  Verger  des  Charmettes.  —  Madame  de  Warens 
engage  sa  pension  de  Challonges.  —  Querelle  de  Rousseau 
avec  Wintziuried;  excuses;  pardon  de  madame  de  Warens. 

—  Wintzinried  et  Rousseau  constatent  un  larcin  aux 
Charmettes.  —  Transaction  de  madame  de  Warens  avec 
M.  Noëray  pour  le  bail  des  Charmettes.  —  Projets  indus- 
triels de  Rousseau:  il  est  placé  à  Lyon  chez  M.  de  Mably. 

—  Détresse  de  madame  de  Warens:  elle  vend  un  pot  en 
argent  et  envoie  des  chemises  à  Rousseau.  —  Jean-Jacques 
revient  aux  Charmettes.  —  La  querelle  avec  madame 
de  Sourgel.  —  Méthode  de  musique  de  Rousseau:  ses 
prières  ou  élévations  à  Dieu.  —  11  quitte  définitivement 
Chambéry:  il  s'arrête  à  Lyon:  tentative  amoureuse  auprès 
de  mademoiselle  Serre.  —  Madame  de  Warens  s'adresse  à 
M.  d'Ormea  pour  obtenir  le  payement  des  quartiers  arriérés 
de  sa  pension.  —  Le  mariage  de  mademoiselle  Charbonnel. 

—  Le  personnel  des  Charmettes.  —  Discussions  avec 
maitre  Renaud:  recours  de  madame  de  Warens  au  gou- 
verneur. —  Les  Espagnols  occupent  la  Savoie.  —  Jean- 
Jacques  va  à  Venise.  —  Sa  lettre  à  M.  de  Conzié  :  à  madame 
de  Warens:  ses  discussions  avec  M.  de  Montaicu  :  son 
souvenir  à  Zizi,  à  Taleralatalem.  et  aux  oncles.  —  Ma- 
dame de  Warens  et  Rousseau  sont  parrain  et  marraine. 

—  Jean-Jacques  revient  en  France. 

Claude -François,    fils   de  Cœlius   Noëray, 
capitaine    grenadier    au   régiment  de  Taren- 


LES      CHARME  T TE  S 


HelioÔ.  et  Jmp.  Arents 


MADAME    DE    WARENS    ET    J.-J.    ROUSSEAU.      173 

taise !  était  propriétaire  d'un  petit  domaine  dans 
l'étroit  vallon  des  Gharmettes,  et  l'avait  loué 
le  8  mai  1737  à  Pierre  Renaud,  procureur  au 
sénat.  L'on  a  vu  que  le  15  septembre  madame 
de  Warens ,  avait  affermé  la  métairie  Revil 
située  en  face.  Il  est  vraisemblable  qu'elle  dut 
regretter  de  ne  pouvoir  pas  s'y  installer  com- 
modément lorsqu'elle  s'y  faisait  porter  en 
litière  pour  voir  ses  champs,  ses  poules  et 
ses  vaches,  ou  y  passer  la  nuit  quand  le  temps 
était  mauvais.  Rousseau,  alors  dans  le  feu  de 
ses  études  philosophiques  et  politiques,  aurait 
aimé  à  travailler  et  à  rêver  dans  cette  solitude, 
Wintzinried,  dont  le  bruit  devait  fatiguer  Jean- 
Jacques,  ne  demandait  pas  mieux,  à  son  tour, 
que  de  le  voir  confiné  à  la  campagne.  On  s'abou- 
cha donc  avec  maître  Renaud  pour  une  com- 
binaison qui  devait  contenter  tout  le  monde. 
Moyennant  quelques  concessions,  le  procureur 
renonça  à  son  bail  et  prit  la  ferme  Revil  en 
échange  du  domaine  de  M.  Noëray.  Quant  à 
ce  dernier,  madame  de  Warens  et  Rousseau 
le  connaissaient  sans  doute;  en  tout  cas  ils 
purent  facilement  se  mettre  en  rapport  avec 

1.  Claude-François  Noëray  devint  major  au  même  régi- 
ment, puis  commandant  du  château  d'Annecy. 


174  MADAME    DE    WARENS 

lui  par  l'intermédiaire  du  gendre  du  docteur 
Grossi,  Eustache  Rey  qui  était  aussi  capitaine 
au  régiment  de  Tarentaise,  avec  Janus  de  Belle- 
garde  pour  colonel.  Dès  la  Saint-Jean,  24  juin, 
madame  de  Warens  prit  possession  du  domaine; 
le  bail  fut  passé  le  6  juillet  1738  \ 
En  voici  les  clauses  principales  : 

M.  .Xoëray  acense  (donne  à  bail)  à  madame  Françoise 
Louise-ËIéonore  de  La  Tour,  baronne  de  Warens,  ses 
biens  situés  aux  Charmettes  et  à  Montagnole  (village 
voisin)  consistant  en  maison,  granges,  prés,  verger, 
terres,  vignes....  tels  que  les  a  tenus  ci-devant  maître 
Pierre  Renaud....  pour  9  années,  neuf  prises  (récoltes) 
entières,  à  commencer  par  celle  de  la  présente  année  et 
à  finir  au  dernier  juin...  pour  le  prix  de  220  livres 
payable  aux  fêtes  de  Noël  -. 

Il  sera  pris  état  de  la  maison  et  des  bâtiments,  après 
quoi  sera  tenue  la  dite  dame  de  les  entretenir  en  bon  père 
de  famille...  elle  ne  devra  laisser  introduire  aucune  ser- 


1.  Cet  acte  a  été  publié  pour  la  première  fois  en  1856  par 
M.  Guillermin,  dans  le  tome  1er  des  Mémoires  de  la  Société 
savoisienne  d'histoire  et  d 'archéologie.  On  le  trouve  au 
folio  283  v°  du  IIe  livre  de  173S  du  Tabellion  de  Chambéry. 
Là  sont  aussi  tous  les  actes  authentiques  que  nous  citons. 
Les  minutes  des  notaires  sont  disséminées  dans  les  études 
des  divers  notaires  actuels  de  Chambéry;  mais  il  semble  que 
les  minutes  de  maître  Rivoire  et  de  maître  Cagnon  ont  dis- 
paru. 

2.  Le  fermage  convenu  dans  le  bail  Renaud  était  de 
deux  cent  trente  livres  les  trois  premières  années,  et  de 
deux  cent  soixante-six  les  six  dernières.  Si  maître  Renaud 
abandonna  le  domaine  après  la  première  année  et  si 
M.  Xoëray  diminua  le  prix  du  loyer,  c'est  sans  doute  parce 
que  les  bâtiments  exigeaient  de  grandes  réparations. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  )  7ii 

vilude;  elle  paiera  les  servis  au  seigneur  des  liefs  de  qui 
les  biens  dépendent  ',  si,  par  suite  de  la  péréquation 
générale,  les  biens  sont  soumis  à  la  taille  c'est  le  bail- 
leur qui  la  paiera;  si  madame  de  Warens  fait  quelques 
réparations  et  améliorations,  elles  resteront  acquises  à 
M.  Noëray.  Sera  tenue  la  dite  dame  de  rendre  à  la  fin  du 
bail  la  somme  de  174  livres  11  sols  8  deniers  pour  le 
chadal  (cheptel)  de  2  bœufs  et  des  vaches  qui  lui  ont  été 
remis  par  maître  Renaud,  outre  10  brebis  ou  moutons, 
7  poules  et  1  coq,  5  vaisseaux  de  blé  2,  5  de  seigle, 
3  d'orge  et  3  quartaus  de  fèves...  Sera  aussi  tenue  de 
laisser  les  vignes  cultivées  comme  elle  les  a  reçues  au 
mois  de  juin  dernier,  et  de  rendre  à  la  fin  du  bail  un 
chariot,  une  charrue,  une  herse  et  un  berroton  (petit 
tombereau),  le  tout  fort  usé  et  presque  hors  de  service, 
et  6  quartans  de  blé  noir.  11  sera  pris  des  meubles  qui 
sont  dans  la  maison  un  mémoire  qui  fera  corps  ave-  le 
présent  (il  n'y  est  pas). 

Fait  dans  la  maison  Saint-Laurent  en  présence  du 
sieur  Philippe  Falquet,  secrétaire  de  l'intendance  géné- 
rale de  Savoie,  bourgeois  de  Chambéry  et  du  sieur 
Jean-Jacques  Rousseau,  habitant  en  cette  ville,  qui  ont 
signé  avec  le  dit  noble  Noëray  et  la  dite  dame  de 
Warens. 

L'on  a  parfois  attaché  de  l'importance  à  ce 
que  c'est  Rousseau  et  non  Wintzinried  qui  fut 
témoin  à  la  passation  de  ce  bail;  on  a  vu  là 
comme  une  reprise  de  l'ascendant  du  premier 
sur  madame  de  Warens,  une  revanche  sur 
Wintzinried.  Nous  croyons  que  le  6  juil- 
let 1738,  Wintzinried   était   tout   bonnement 


1.  Probablement  .M.  de  Conzié,  comte  des  Charmettes. 

2.  Le  vaisseau,  ou  veissel  contenait  environ  80  litres. 


176  MADAME    DE    WARENS 

absent  de  Chambéry  ou  bien  que  le  notaire, 
qui  n'avait  besoin  que  de  deux  témoins  instru- 
mentaires,  aura  préféré  Rousseau.  La  pré- 
sence de  M.  Falquet  s'explique  par  le  soin 
que  madame  de  \Yarens  prenait  toujours 
de  s'entourer  de  gens  pouvant  lui  être  utiles. 
C'est  ainsi  que  nous  la  verrons  plus  loin  s'as- 
socier avec  M.  Mayan,  le  secrétaire  du  gou- 
verneur. 

Le  domaine  de  M.  Noëray  était  de  moitié 
moins  étendu  que  celui  de  madame  Revil  et 
pourtant  le  prix  de  location  était  double.  Cela 
tenait  sans  doute  à  ce  que  chez  M.  Noëray,  il  y 
avait  une  fort  grande  vigne,  un  vaste  parterre 
(le  jardin  en.  terrasse)  et,  surtout,  à  ce  que  la 
maison,  outre  qu'elle  était  logeable  suivant 
l'expression  de  Rousseau,  avait  une  superficie 
triple  de  celle  de  la  ferme  Revil  ' . 


1.  Suivant  les  énonciations  des  livres  du  cadastre  de 
Chambéry  de  1132,  les  terres  du  domaine  Revil  avaient  une 
superficie  de  20  journaux  et  322  toises  (près  de  6  hectares); 
la  superficie  de  la  propriété  Noëray  n'était  que  de  11  jour- 
naux (3  hectares  24  ares).  Lz  sol  de  la  maison  Revil,  n°  883, 
était  seulement  de  16  toises  et  3  pieds:  celui  de  la  maison 
Noëray,  n°  754,  de  51  toises  et  4  pieds.  Le  parterre  de 
M.  Noëray  avait  128  toises  (9  ares);  sa  vigne,  4  journaux  et 
29  toises.  La  tradition  d'un  échange  entre  madame  de  Warens 
et  le  procureur  Renaud  est  signalée  dans  une  lettre  adressée 
en  1856  à  M.  Dessaix,  président  de  la  Société  savoisienne 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  177 

C'est  depuis  ce  moment,  et  non  avant  le 
voyage  à  Montpellier,  qu'a  pu  se  passer  le 
plus  grand  nombre  des  faits  que  Jean-Jacques 
a  placés  en  1736  et  en  1737;  et  encore  n'ont-ils 
pu  avoir  lieu  que  lorsque  Wintzinried  restait  à 
la  ville,  ou  bien  quand  il  faisait  quelque  voyage 
pour  madame  deWarens.  La  présence  certaine 
du  substitut  de  Rousseau  auprès  de  la  baronne 
dès  le  milieu  de  l'année  1737,  la  possibilité 
d'habiter  aux  Gharmettes  reculée  à  la  fin  de 
juin  1738,  font  naître  bien  des  doutes  sur  les 
scènes  d'abandon  et  de  confiante  intimité  dont 
Jean-Jacques  a  fait  le  récit  dans  les  premières 
pages  du  livre  VI  des  Confessions. 

Dans  certains  passages  de  la  Nouvelle  Héloïse, 
il  décrit  les  vendanges  au  pays  de  Vaud  ',  la 
cueillette  du  raisin  dont  Glaire  d'Orbe  fabrique 
différents  vins,  le  gentilhomme  qui  tire  les 
grives  dans  les  vignes;  ailleurs,  les  serviteurs 
teillant  le  chanvre  ou  chantant  dans  les  veil- 
lées d'hiver.  Ces  tableaux  sont  bien  ceux  des 
fermes  de  Savoie,  quand  les  mœurs  étaient 

d'histoire  à  l'occasion  de  l'envoi  à  cette  Société  de  la  copie 
du  Mémoire  de  madame  de  Warens  du  17  juin  1743,  copie 
qui  se  trouve  actuellement  aux  Archives  départementales  de 
la  Savoie. 

I.  La  Nouvelle  Héloïse,  partie  V,  lettre  VII. 

12 


178  MADAME    DE    WARENS 

plus  simples  et  les  grappes  plus  abondantes. 
Claire  d'Orbe,  c'est  madame  de  Warens;  le 
chasseur  pourrait  bien  être  M.  de  Conzié 
venant  causer  avec  le  voisin  et  la  voisine.  En 
effet  Rousseau  et  le  gentilhomme  savoyard 
voisinèrent  beaucoup. 

Jean-Jacques  passa  probablement  aux  Char- 
mettes  tout  l'hiver  de  1738-1739.  Il  y  était  cer- 
tainement installé  dès  le  mois  de  mars  1739, 
car,  le  3,  il  écrit  à  madame  de  Warens  pour 
lui  transmettre  le  brouillard  d'un  mémoire 
qu'il  croit  être  son  chef-d'œuvre  : 


Il  est  écrit  avec  les  sentiments  d'un  homme 
que  vous  honorez  du  nom  de  fils...  Au  reste  je 
souhaite  plus  que  je  n'espère  de  ce  mémoire  à 
moins  que  votre  zèle  et  votre  haôilelc  ordinaire 
ne  lui  donnent  un  puissant  véhicule...  Je  n'ai 
pas  fait  le  rodomont  hors  dé  propos.  Je  me  suis 
raisonnablement  humanisé.  Je  sais  bien  que  sans 
cela  Petit  aurait  couru  grand  risque  de  mourir 
de  faim...  Le  mémoire  est  tout  dressé  sur  le  plan 
([ue  nous  avons  plus  d'une  fois  digéré  ensem- 
ble... Il  y  a  ce  maudit  voyage  à  Besançon  dont  pour 
mon  honneur  j'ai  jugé  à  propos  de  déguiser  un 
peu  le  motif;  voyage  éternel  et  malencontreux... 
Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  mis  à  cela  un  emplâtre...  Si 
l'on  vient  me  faire  subir  l'interrogatoire  aux 
Charmettes ,  j'espère  bien  ne  pas  rester  court... 
Depuis  que    vous  êtes  établie   à  la  ville,  ne   vous 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  170 

prend-il  point  fantaisie,  ma  chère  maman,  d'entre- 
prendre un  jour  quelque  petit  voyage  à  la  cam- 
pagne?... 

Le  travail  dont  Rousseau  parle  ici  doit  être 
le  Mémoire  au  gouverneur  de  Savoie  \  Il  est 
vrai  que,  dans  la  pièce  imprimée  sous  ce  nom 
aux  Œuvres  de  Rousseau,  l'on  ne  trouve  aucune 
allusion  au  voyage  de  Besançon;  cela  tient 
peut-être  à  ce  que,  en  femme  avisée,  madame 
de  "Warens  supprima  ce  qui  avait  trait  à  un 
événement  qui,  pour  une  cause  restée  incon- 
nue, n'était  pas  à  l'avantage  de  son  protégé. 
Dans  ce  Mémoire,  Rousseau  parle  de  ses  fai- 
bles talents,  d'une  maladie  affreuse  qui  le  défi- 
gure; il  se  dit  près  de  la  tombe  et  demande 
une  pension.  Il  comptait,  peu  d'ailleurs  sur  le 
succès  et  continuait  ses  démarches  auprès  de 
l'abbé  Arnaud. 

M.  de  Gonzié  a  fait  du  Rousseau  de  cette  épo- 
que un  portrait  qu'il  convient  de  rappeler  ici  : 

Jean-Jacques  me  voyait  journellement.  Son  goût 
décidé    pour   la  lecture   faisait   que    madame   de 


1.  Œuvres  complètes,  t.  X,  Mélanges,  p.  3.  On  a  placé  par- 
fois le  Mémoire  à  l'année  1734,  mais  il  est  évident  qu'il  est 
postérieur  à  1738,  puisque  Rousseau  y  parle  de  la  maladie 
mortelle  de  M.  de  Bonac  qui  ne  mourut  qu'en  1738. 


180  MADAME    DE    WARENS 

Warens  le  sollicitait  vivement  pour  qu'il  se  livrât 
tout  entier  à  l'étude  de  la  médecine,  ce  à  quoi  il  ne 
voulut  jamais  consentir.  Gomme  je  le  voyais  tous 
les  jours  et  qu'il  me  parlait  avec  confiance,  je  ne 
pouvais  douter  de  son  goût  décidé  pour  la  solitude, 
et  je  puis  dire  un  mépris  inné  pour  les  hommes, 
un  penchant  déterminé  à  blâmer  leurs  défauts, 
leurs  faibles;  il  nourrissait  en  lui  une  défiance 
constante  en  leur  probité.  Ce  fut  dans  cette  maison 
de  campagne  qu'il  commença  à  barbouiller  du 
papier,  soit  en  vers,  soit  en  prose,  sur  différents 
sujets  dont  il  me  faisait  lecture  plutôt,  je  crois, 
comme  à  son  voisin  que  pour  se  décider  par  mes 
lumières,  en  quoi  il  pensait  très  juste.  Étant  arrivé 
à  Paris,  il  fit  imprimer,  pour  son  coup  d'essai,  une 
méthode  qu'il  avait  forgée  aux  Gharmettes,  pour 
apprendre  la  musique  en  moins  de  trois  mois  ». 

Les  poésies  auxquelles  M.  de  Gonzié  fait 
allusion  sont  la  petite  Épître  à  Fanie,  que 
Rousseau  lui  envoya  avec  un  court  billet,  le 
1 4  mars  1739 2  et  le  Verger  des  Charmettes3. 

Cette  dernière  pièce,  d'environ  deux  cent 
quarante  vers  assez  médiocres,  est  certaine- 
ment contemporaine  du  Mémoire  au  gouverneur 
de  Savoie.  La  poésie  essaye  ici  de  compléter 

1.  Notice  citée,  dans  les  Mémoires  de  la  Société  savoisieyine 
d'histoire,  t.  1er,  p.  82. 

2.  Correspondance,  lettre  XVII.  Elle  est  de  1739  et  non  de 
1738,  'comme  M.  Mtisset-Patay  a  cru  pouvoir  la  dater.  — 
Fanie  est  le  diminutif  de  Françoise.  C'était  peut-être  le  petit 
nom  de  madame  de  Warens. 

3.  Mélanges,  p.  423. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  181 

la  prose;  elle  était  sans  doute  destinée  à  être 
transmise  à  Charles-Emmanuel  III  en  même 
temps  que  la  demande  de  pension.  Après 
avoir  décrit  sommairement  la  solitude  qu'il 
habite,  Jean-Jacques  y  énumère  à  plaisir  ses 
lectures,  ses  études  des  poètes,  des  philosophes, 
des  mathématiciens.  S'il  peut  ainsi  «  goûter 
un  repos  innocent,  c'est  à  la  sage  Warens, 
élève  de  Minerve,  qu'il  le  doit  ».  Par  cette 
transition  il  arrive  à  célébrer  les  vertus  de  sa 
bienfaitrice,  à  lui  conseiller  le  dédain  des  en- 
vieux. C'est  surtout  pour  dissiper  les  fâcheuses 
impressions  que  certaines  accusations  auraient 
pu  laisser  dans  l'esprit  du  roi  qu'il  s'écrie  : 


Qu'ils  exhalent  en  vain  leur  colère  impuissante. 
Leurs  menaces  pour  vous  n'ont  rien  qui  m'épouvante. 
Ils  voudraient  d'un  grand  roi  vous  ôter  les  bienfaits; 
Mais  de  plus  nobles  soins  illustrent  ses  projets  : 
Leur  basse  jalousie  et  leur  fureur  injuste 
N'arriveront  jamais  jusqu'à  son  trône  auguste... 
C'est  ainsi  qu'un  bon  roi  rend  son  empire  aimable... 
Charles,  on  reconnaît  ton  empire  à  ces  traits... 
Ta  main  porte  en  tous  lieux  la  joie  et  les  bienfaits... 
Quel  autre  plus  que  toi  pouvait  être  invincible 
Quand  l'Europe  t'a  vu  guidant  tes  étendards 
Seul  entre  tous  ses  rois  briller  au  Champ  de  Mars?... 
Et  vous  sage  Warens  que  ce  héros  protège, 
En  vain  la  calomnie  en  secret  vous  assiège, 
Craignez  peu  ses  effets,  bravez  son  vain  courroux; 
La  vertu  vous  défend,  et  c'est  assez  pour  vous... 


182  MADAME    DE    WARENS 

Revenant  sur  lui-même  il  attribue  à  madame 
de  \Yarens  tout  ce  qu'il  y  a  d'élevé  et  d'austère 
dans  son  âme  : 

Vertueuse  Warens,  c'est  de  vous  que  je  tiens 

Le  vrai  bonheur  de  l'homme  et  les  solides  biens... 

Un  passage  mérite  aussi  d'être  relevé,  car  il 
montre  qu'à  ce  moment  Rousseau  était  encore 
attaché  au  catholicisme,  à  moins  qu'il  n'y  ait 
là  qu'une  flatterie  à  l'adresse  du  gouverneur 
et  de  la  cour  de  Turin. 

Il  lit  YHistoire  de  Genève,  de  Spon,  et  dit  : 

Tantôt  aussi  de  Spon  parcourant  les  cahiers, 

De  ma  patrie  en  pleurs  je  relis  les  dangers. 

(Jenève,  jadis  sage,  ô  ma  chère  patrie! 

(Juel  démon  dans  ton  sein  produit  la  frénésie?... 

Transportés  aujourd'hui  d'une  soudaine  rage, 

Aveugles  citoyens,  cherchez-vous  l'esclavage? 

Trop  tôt  peut-être,  hélas!  pourrez-vous  le  trouver... 

Heureux  si,  reprenant  la  foi  </'•  ru*  aïeux, 

Vous  n'oubliez  jamais  d'être  libres  comme  eux! 

Il   rappelle  enfin  qu'il  est    malade,  près  de 
mourir  : 

Mais  le  mal  dont  mon  corps  se  sent  presque  abattu 
N'est  pour  moi  qu'un  sujet  d'affermir  ma  vertu. 

C'est  encore  en  1739,  vers  la  fin  de  l'année, 
ou  dans  le  commencement  de  1740,  qu'il  faut 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  183 

placer  la  lettre  X  que  M.  Musset-Patay  a  datée 
de  1737,  puisque  Rousseau  y  offre  à  son  cor- 
respondant resté  inconnu,  deux  ou  trois  exem- 
plaires du  Verger.  On  y  voit  qu'à  cette  époque 
l'on  chantait  encore  chez  madame  de  Warens, 
mais  que  l'orchestre  manquait  de  violoncelle. 

Maman  ne  pouvait  chanter  autant  qu'elle  l'aurait 
souhaité,  à  cause  de  ses  infirmités  continuelles  : 
actuellement  elle  aune  fièvre  habituelle,  des  vomis- 
sements fréquents  et  une  enflure  dans  les  jambes 
qui  s'opiniàtre  à  ne  nous  rien  présager  de  bon. 

A  cela  s'ajoutaient  les  besoins  d'argent,  les 
dettes  criardes.  Pour  les  payer  madame  de 
Warens  a  recours  a  un  expédient.  Le  3  jan- 
vier 1739  elle  cède  à  Gharbonnel  quatre  annui- 
tés de  la  pension  de  cent  cinquante  livres  que 
M.  de  Bernex  lui  avait  léguée  sur  sa  terre  de 
Challonges,  soit  six  cents  livres  qui,  ajoutées 
aux  deux  cents  livres  que  Charbonnel  recon- 
naît lui  devoir  pour  solde  de  compte  entre  eux, 
font  huit  cents  livres.  Gharbonnel  s'engage 
au  moyen  de  cette  cession  à  payer  dans  six 
mois  trois  cent  soixante  livres  que  la  baronne 
doit  à  Richard,  de  Saint-Germain  ',  cent  qua- 

1.  Saint-Germain-sur-Rhône,  village  près  de  Challonges. 


184  MADAME    DE    WARESS 

rante  à  Claude-Louis  Bonjean,  marchand  de 
Chambéry,  et  à  se  payer  à  lui-même  deux  cent 
quatre-vingt-douze  livres  «  pour  les  marchan- 
dises fournies  à  madame  de  AVarens  par  la 
maison  Gharbonnel  et  Chafarod,  sauf  à  com- 
pléter si  la  note  ne  s'élève  pas  à  ce  chiffre  ». 
L'acte  est  passé  dans  la  maison  Saint-Laurent, 
à  Chambéry,  en  présence  de  Jean-Samuel  de 
Wintzinried  de  Courtille,  habitant  avec  la  dame 
de  W aveux  '. 

Voilà  Wintzinried  à  peu  près  gentilhomme!  II 
habite  avec  la  baronne,  et  Jean-Jacques,  malgré 
l'hiver,  est  relégué  aux  Charmettes.  Depuis  le 
milieu  de  février  il  n'avait  pas  vu  madame  de 
Warens,  lorsque,  le  18  mars  (1739),  il  répond 
à  un  billet  un  peu  dur  qu'elle  lui  avait  écrit  le 
dimanche  15,  par  la  lettre  la  plus  affectueuse 
et  la  plus  soumise  qui  se  puisse  concevoir  : 

...J'ai  convenu  sincèrement  avec  moi-même  que 
puisque  vous  trouviez  que  j'avais  tort,  il  fallait 
que  je  l'eusse  effectivement;  ainsi  sans  chercher  à 
chicaner,  j'ai  fait  mes  excuses  de  bon  cœur  à  mon 
frère  (  Wintzinried)  et  je  vous  fais  de  même  ici  les 
miennes   très   humbles...    Vous   m'avez  fait   dire- 


I.  Acte,  Rivoire  notaire,  du  3  janvier  1"39,  aux  Archives 
du  Tabellion. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  1 8-'i 

qu'à  l'occasion  de  vos  Pâques  '  vous  voulez  bien 
me  pardonner.  Je  n'ai  garde  de  prendre  la  chose 
au  pied  de  la  lettre  et  je  suis  sûr  que  quand  un 
cœur  comme  le  vôtre  a  autant  aimé  quelqu'un  que 
je  me  souviens  de  l'avoir  été  de  vous,  il  lui  est 
impossible  d'en  venir  jamais  à  un  tel  point  d'ai- 
greur qu'il  faille  des  motifs  de  religion  pour  le 
réconcilier. 

Il  la  remercie  ensuite  de  l'avis  qu'elle  lui  a 
donné  d'écrire  à  son  père,  ce  qu'il  avait  tardé 
de  faire  jusqu'à  l'arrivée  de  la  réponse  de  l'abbé 
Arnaud  à  un  mémoire  qu'il  lui  avait  adressé, 
et  termine  par  ces  mots  : 

Songez,  ma  très  chère  maman,  qu'il  y  a  un  mois 
et  peut-être  au  delà  que  je  suis  privé  du  bonheur  de 
vous  revoir.  Je  suis  du  plus  profond  de  mon 
cœur  et  avec  les  sentiments  du  fils  le  plus 
tendre,  etc. 

Il  semble  que  Rousseau  avait  fait  à  madame 
de  Warens  quelque  grosse  injure,  ou  l'avait 
compromise  d'une  façon  grave,  avant  même 
le  voyage  à  Montpellier,  et  qu'aux  yeux  de 
sa  bienfaitrice  il  avait  augmenté  ses  torts  en 
cherchant  querelle  à  Wintzinried.  C'est  pour- 
quoi  elle  voulait,  à  tout  prix,    l'éloigner  de 

1.  Eu  1739,  Pâques  était  le  29  mars. 


186  MADAME    DE    WARENS 

Chambéry.  Elle  n'y  réussit  que  l'année  sui- 
vante. 

En  octobre  1739,  nous  trouvons  Rousseau  et 
Wintzinried  ensemble  aux  Charmettes.  Ce  der- 
nier y  rédige  une  espèce  de  procès-verbal,  signé 
aussi  par  Jean- Jacques,  contre  un  domestique 
de  madame  de  Warens  qui  avait  commis  un 
petit  larcin.  La  lecture  de  cette  pièce  fera  con- 
naître le  degré  d'instruction  de  Wintzinried 
qui,  dès  cette  époque  déjà,  signe  de  Cour- 
filles  : 

Liste  de  ce  qui  s'est  trouvé  dans  les  poches  de  Ber- 
nard Dumoulin  valet  de  madame  la  baronne  de  Warens 
le  23  8brc  1739  et  inventorier  luy  présent. 

Premt,  dans  les  poches  d'une  veste  grise  dans  l'une 
des  chatagnes  environ  une  Éculé  (écuelle)  et  dans  l'autre 
des  ariquot  une  bonne  Éculé. 

Dans  une  veste  bleue  une  Épix  de  blé  de  Turquie  et 
de  même  Environ  une  Éculé  de  très  belles  chatagnes  et 
îles  plus  grosse  triée  et  de  même  une  grande  eculé 
d'ariquot  le  tout  reconut  par  nous  soubsigné  pour  être 
des  danrée  de  la  maison. 

En  foy  de  quoy  nous  avons  signé  au  Charmette  ce 
dimanche  24  octobre  1739. 

Rousseau. 

DE  COURTILLES  l. 

On  voit  que  Wintzinried  était  un  homme 
soigneux.   Quant  à  Jean-Jacques,  qui  Tannée 

1.  L'original  est  à  la  Bibliothèque  publique  de  Chambéry, 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  187 

suivante,  boira  en  secret  le  vin  d'Arbois  de 
M.  de  Mably,  il  ne  dut  pas  attacher  d'impor- 
tance à  l'acte  de  gourmandise  de  Bernard 
Dumoulin. 

C'est  dans  l'hiver  de  1739  à  1740,  et  auxChar- 
mettes,  que  Rousseau  a  dû  achever  Narcisse, 
composer  les  Prisonniers  de  guerre  \  ainsi 
qvCIphis  et  Anaxarète,  opéra-tragédie,  qu'il  jeta 
au  feu  {Confessions,  livre  VII). 

Madame  de  Warens  avait  fait  des  réparations 
assez  importantes  à  la  maison  de  M.  Noëray,  et 
en  projetait  d'autres;  non  pour  Rousseau, 
car  elle  s'occupait  toujours  de  lui  trouver  un 
emploi,  mais  pour  elle  même  et  Wintzinried. 
Le  bail  du  6  juillet  1738  portait  formellement 
que  si  madame  de  Warens  faisait  quelques 
réparations  et  améliorations  aux  biens,  ces 
ouvrages  seraient  acquis  au  bailleur.  Pensant 
que  cette  clause  ne  se  rapportait  pas  à  la 
maison,  elle  prétendit  qu'à  la  fin  du  bail, 
M.    Noëray  devrait   lui  tenir  compte  de  ses 

1.  Signalons  ces  mots  de  Dorante  à  la  fin  de  la  scène  pre- 
mière :  «  Pour  éviter  que  mes  lettres  ne  soient  ouvertes  à  la 
poste,  mademoiselle  Claire  a  bien  voulu  se  charger  de  les 
recevoir  sous  une  adresse  convenue,  et  de  me  les  remettre 
secrètement  ».  On  voit  ici  la  préoccupation  des  personnes 
soupçonnées  de  regarder  en  arrière  et  soumises  à  un  espion- 
nage auquel  elles  s'efforcent  d'échapper. 


188  MADAME    DE    WABEHS 

dépenses.  Un  procès  était  près  de  s'engager 
lorsque,  le  10  mars  1740,  un  accord  intervint 
entre  eux.  Les  réparations  furent  évaluées  à 
mille  livres,  et  il  fut  convenu  que  M.  Noëray  et 
ses  héritiers  seraient  tenus  de  renouveler  le 
bail  aux  conditions  premières  et  deviendraient 
dans  ce  cas  propriétaires  des  réparations  sans 
indemnité,  ou  bien  payeraient  les  mille  livres 
si,  à  une  époque  quelconque,  ils  refusaient  le 
renouvellement f. 

Si  l'on  en  croit  M.  Senebier  2,  Jean-Jacques 
n'aurait  pas  été  occupé  alors  exclusivement 
des  choses  de  l'esprit.  Subissant  l'influence  de 
madame  de  Warens,  il  n'aurait  pas  dédaigné 
d'être  directeur  de  diligences  publiques. 

...  Rousseau  commence  à  faire  des  projets;  il  envoi*' 
au  ministre  du  roi  de  Sardaigne  un  plan  de  diligences  de 
voitures,  pour  les  marchandises  de  transit  venant  de 
France,  Suisse,  Allemagne,  Genève,  au  delà  du  Mont- 
Cenis  et  du  Milanais,  Genovésat,  Ligurie  et  Piémont; 
il  espérait  en  être  l'administrateur  :  cela  ne  réussit 
pas.  Alors  il  entra  dans  la  maison  de  M.  de  Mably  à 
Lyon... 


1.  Acte  du  10  mars  1*740.  reçu  par  le  notaire  Genin,  à 
Chambéry  dans  la  maison  Saint-Laurent,  en  présence  de 
M.  Philibert  Falquet  et  de  Claude  Gros,  un  domestique  sans 
doute  de  la  baronne,  car  il  est  souvent  appelé  comme 
témoin  par  les  divers  notaires  qu'elle  emploie. 

2.  Senebier.  Histoire  littéraire  île  Genève,  t.  III.  p.  255. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  189 

En  effet,  madame  de  Warens  eut  alors  l'heu- 
reuse fortune  de  lui  trouver  une  place  hono- 
rable. 

Par  l'intermédiaire  de  ses  amis  M.  et 
madame  d'Eybens,  de  Grenoble,  elle  obtint 
pour  lui  le  poste  de  précepteur  des  fils  de 
M.  de  Mably,  prévôt  général  du  Lyonnais.  Dans 
une  lettre  de  mars  ou  d'avril  1740 ,  qui  sent 
encore  un  peu  le  pédant  ',  Rousseau  remercie 
M.  d'Eybens  de  son  entremise  et  le  prie  de 
fixer  lui-même  ses  appointements  avec  M.  de 
Mably.  Il  accepte  même  d'être  pour  ainsi 
dire  pris  à  l'essai  :  «  Je  n'ai  point  de  répu- 
gnance à  me  laisser  éprouver  pendant  quelque 
temps.  » 

Le  jeune  précepteur  ne  se  rendit  pas  direc- 
tement à  Lyon;  il  passa  par  Grenoble  pour 
remercier  ses  protecteurs  et  recevoir  d'eux 
quelques  conseils  pratiques.  Le  23  avril  il 
va  partir  et  l'annonce  à  madame  de  Wa- 
rens dans  une  lettre  qui,  malheureusement, 


1.  Lettre  XX.  —  «  Madame  de  Warens  a  bien  voulu 
me  pousser  dans  les  belles  connaissances,  mais  les  prin- 
cipes dont  je  fais  profession  m'ont  fait  souvent  négliger 
la  culture  de  l'esprit  en  faveur  de  celle  du  cœur,  et  j'ai 
bien  plus  ambitionné  de  penser  juste  que  de  savoir  beau- 
coup, etc..  » 


190  MADAME    DR    WARENS 

ne    nous    est    pas    parvenue    tout   entière  l. 

Madame,  ma  très  chère  maman. 

J'ai  été  obligé  de  séjournera  Grenoble  un  jour  dr 

plus  que  je  n'espérais  par  le  manque  de  voitures... 
M.  de  Mably  ne  me  donnera  que  trois  cent  cin- 
quante livres  de  fixe;  les  cinquante  livres  restantes 
seront  par  forme  d'étrennes.  Je  pars  demain  pour 
Lyon  en  même  temps  que  M.  l'abbé  pour  Chambéry. 
On  n'a  point  ouvert  ma  malle  [allusion  à  la  mésa- 
vmlure  de  la  douane  des  Rousses  ...  votre  santé. 
J'en  recommande  instamment  le  soin  à  toute  votre 
maison,  et  surtout  à  M.  de  Courtilles  que  je  salue 
de  tout  mon  cœur.  Tâchez  de  la  rétablir  cette 
santé  afin  de  donner  à  votre  fils  un  motif  de  zèle 
et  d'encouragement  plus  efficace  que  toutes  les 
vues  du  monde. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  un  profond  respect  et 
avec  la  plus  tendre  reconnaissance,  madame,  ma 
très  chère  maman,  votre  très  humble  et  très  obéis- 
sant serviteur  et  fils. 

Rousseau. 

Nous  connaissons  ainsi  tappoiniement  que 
Jean-Jacques  reçut  de  M.  de  Mably  qui,  en  se 
réservant  de  donner  cinquante  livres  à  titre 


1.  Ce  fragment  de  lettre  est  reproduit  d'après  la  brochure 
de  M.  Gustave  Vallier  :  Un  Billet  inédit  de  Jean-Jacques  Rous- 
seau (Çenève,  1883).  M.  Vallier  l'avait  tiré  lui-même  du  Cour- 
rier français,  n°  du  3  mars  183",  où  il  faisait  partie  d'une 
réclame  pour  la  vente  d'autographes.  Nous  n'avons  pu  savoir 
ce  que  la  lettre  même  est  devenue. 


ET    JKAN-JACQUES    ROUSSEAU.  191 

d'étrennes ,  semble  avoir  accepté  l'offre  de 
Rousseau  d'être  pris  à  l'épreuve,  et  ne  les 
aurait  pas  payées  si  les  services  du  précepteur 
ne  l'avaient  pas  contenté. 

Le  1er  mai,  Rousseau  est  installé;  il  écrit  de 
nouveau  à  madame  de  Warens.  Cet  empresse- 
ment ne  concorde  pas  bien  avec  ce  qu'on  lit 
aux  Confessions,  qu'il  l'avait  quittée  «  sans- 
laisser  ni  presque  sentir  le  moindre  regret 
d'une  séparation  dont  auparavant  la  seule  idée 
nous  eût  donné  les  angoisses  de  la  mort  ». 
Après  quelques  détails  sur  M.  de  Mably  et  sur 
son  petit  élève,  il  la  charge  de  ses  très  humbles 
respects  pour  les  Révérends  Pères  Jésuites  et  la 
prie  «  de  l'éclaircir  sur  ce  qui  lui  est  unique- 
ment important,  sa  santé  et  la  prospérité  de 
ses  affaires.  Que  font  les  Gharmettes,  les  Kiki, 
et  tout  ce  qui  m'intéresse  tant?  »  (lettre  XXI.) 

Hélas!  la  prospérité  de  madame  de  Warens 
n'était  pas  grande.  En  octobre  suivant,  elle 
fait  porter  par  une  clame  Genevois  un  pot  d'ar- 
gent à  Rousseau  pour  qu'il  le  vende  et  lui  en 
transmette  le  prix.  Elle  en  veut  cinq  louis;  il 
le  vend  quatre  et  demi  à  madame  de  Mably  et 
remet  l'argent  à  madame  Genevois  «  avec  ce 
que  sa  misère  lui  permet  d'y  joindre  ».  Il  la 


192  MADAME   DE  WARENS 

remercie  de  lui  avoir  envoyé  des  livres  et  des 
chemises  et  la  gronde  d'avoir  acheté  la  toile  de 
celles-ci,  au  lieu  d'avoir  employé  la  bonne 
toile  rousse  des  Charmettes,  et  d'y  avoir  mis 
des  garnitures.  Ainsi  faites  il  les  portera  fort 
bien  de  jour.  Il  demande  si  les  Pères  Jésuites 
ont  reçu  deux  paquets  par  M.  Charbonnel  et 
enfin  envoie  le  bonjour  à  Zizi  *. 

M.  Musset-Patay  conclut  de  cette  lettre  que 
Rousseau  venait  au  secours  de  sa  bienfaitrice 
quand  sa  position  le  lui  permettait.  C'est  vrai, 
croyons-nous;  mais  cette  fois-ci,  il  ne  fit  que 
payer  une  partie  du  prix  de  la  toile  achetée. 

Suivant  son  habitude,  cet  amoureux  de 
toutes  les  femmes  le  devint  de  madame  de 
Mably  qui  «  ne  prit  pas  garde  à  ses  lorgneries 
et  à  ses  soupirs  ».  Son  cœur  passa  alors,  et 
très  vivement  (Confessions,  livre  VII),  à  made- 
moiselle Serre. 

Rousseau  se  dégoûta  vite  de  sa  situation  chez 
M.  de  Mably;  après  un  an  d'essai,  il  se  déter- 


1.  Œuvres  complètes,  t.  XXIII,  soit  Œuvres  inédites,  lettre  IV. 
11  résulte  de  celte  lettre  que  madame  de  Warens  cultivait 
le  chanvre  aux  Charmettes.  On  le  teillait  dans  les  soirées 
d'hiver  (Confessions,  livre  VI)  et  l'on  en  faisait  ensuite  de 
bonnes  chemises  de  toile  rousse  pour  Jean-Jacques. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  193 

mina  à  quitter  ses  élèves  l.  En  réalité,  il  avait 
la  nostalgie  de  maman  et  des  Gharmettes.  Bien 
que,  Tannée  précédente,  il  se  fût  senti  isolé 
dans  cette  maison  dont  auparavant  il  avait  été 
l'âme,  bien  qu'il  eût  constaté  que  madame  de 
Warens  avait  pris  une  manière  d'être  dont  il  ne 
faisait  plus  partie,  il  y  revint  au  commence- 
ment de  mai  1741. 

Je  pars,  je  vole...  et  je  me  retrouve  à  ses  pieds. 
Ah!  j'y  serais  mort  de  joie  si  j'avais  retrouvé  dans 
son  accueil...  dans  son  cœur,  le  quart  de  ce  que 
j'y  retrouvais  autrefois  et  que  j'y  reportais  encore. 
Affreuse  illusion  des  choses  humaines  !  Elle  me 
reçut  toujours  avec  son  excellent  cœur  qui  ne 
pouvait  mourir  qu'avec  elle;  mais  je  venais  recher- 
cher le  r  ssé  qui  n'était  plus  et  qui  ne  pouvait 
renaître...  Je  me  retrouvai  dans  la  même  situation 
désolante  que  j'avais  été  forcé  de  fuir  et  cela  sans 
que  je  puisse  dire  qu'il  y  eût  de  la  faute  de  per- 
sonne; car,  au  fond,  Courtilles  n'était  pas  mauvais 
et  parut  me  revoir  avec  plus  de  plaisir  que  de  cha- 
grin. .  J'avais  mis  les  choses  dans  sa  maison  sur 
le  pied  d'aller  sans  empirer  (quelle  illusionl); 
mais  depuis  moi  tout  était  changé.  Son  économe 
était  un  dissipateur.   Il  voulait  briller...  il  faisait 

1.  Dans  un  plan  d'éducation  qu'il  aurait  adressé  à  M.  de 
Mably  avant  d'entrer  à  son  service,  l'on  rencontre  déjà  plu- 
sieurs des  idées  que  Jean-Jacques  développera  dans  l'Emile. 
Elles  durent  sans  doute  être  l'objet  de  ses  entretiens  avec 
madame  de  Warens  et  les  Révérends  Pères  Jésuites.  Il  serait 
intéressant  d'en  rechercher  les  germes  dans  les  traités  de 
pédagogie  de  Y  Ordre. 

13 


194  MADAME    DR    WAREKS 

des  entreprises  continuelles.  La  pension  se  man- 
geait d'avance,  les  quartiers  en  étaient  engagée. . 
Je  prévoyais  qu'elle  ne  tarderait  pas  d'être  saisie 
et  peut-être  supprimée.  Enfin  je  n'envisageais  que 
ruine  et  désastre  et  le  moment  m'en  semblait  si 
proche  que  j'en  sentais  d'avance  toutes  les  hor- 
reurs. Mon  cher  cabinet  était  ma  seule  distraction  l. 

L'on  suppose  que  c'est  durant  le  dernier  séjour 
de  Rousseau  aux  Charmettes  qu'il  faut  placer 
sa  correspondance  avec  madame  de  Sourgel. 
Quelque  deux  ans  auparavant,  un  certain  aven- 
turier du  nom  de  Thibol,  qui  se  donnait  pour 
imprimeur,  était  arrivé  à  Chambéry  avec  sa 
femme,  son  fils  et  sa  fille.  Ils  se  lièrent  avec 
madame  de  Warens;  ce  qui  n'était  pas  difficile. 
A  l'exemple  de  Wintzinried,  ils  prirent  un  nom 
ronflant  :  M.  et  madame  de  Sourgel.  Malgré 
cela  ils  ne  réussirent  pas  à  Chambéry  et  furent 
obligés  de  s'en  aller,  les  uns  à  Lyon,  les  autres 
à  Paris.  Madame  de  Warens  emprunta  une 
certaine  somme  pour  leurs  frais  de  voyage; 
ils  lui  laissèrent,  en  cadeau  ou  en  gage,  quel- 
ques objets  mobiliers  que  madame  de  Sourgel 
réclama  deux  ans  plus  tard,  en  17 il,  avec 
beaucoup  d'aigreur.    Elle  écrivit  à  ce  sujet  à 

1.  Confessions,  fin  du  livre  VI. 


ET    JEAN-JACQUKS    ROUSSEAU.  10."i 

M.  Favre1,  une  lettre  injurieuse  pour  madame 
de  Warens.  Rousseau,  qui  y  était  aussi  pris  à 
partie,  à  raison  d'un  habit  crasseux  et  retourné 
dont  la  dame  lui  avait  fait  don,  répondit  assez 
vivement.  Sa  lettre  nous  apprend  que  madame 
de  Sourgel  avait  destinédes  flambeaux  d'argent 
à  M.  Perrin,  vicaire  de  police,  dont  sa  situa- 
tion en  Savoie  lui  rendait  les  services  indispen- 
sables, mais  que  le  magistrat  refusa  le  cadeau. 
Il  finit  en  attribuant  à  madame  de  Warens, 
qu'il  appelle  ici  sa  marraine,  les  sentiments 
élevés  que  grand  nombre  de  personnes  de 
mérite  et  de  distinction  lui  reconnaissent  : 

J'ai  l'honneur  d'être  le  filleul  de  madame  la 
baronne  de  Warens,  qui  a  eu  la  bonté  de  m'élever 
et  de  m'inspirer  des  sentiments  de  droiture  et  de 
probité  dignes  d'elles. 

Madame  de  Warens  écrivit  de  son  côté  à 
M.   Favre  afin  d'effacer   l'impression  défavo- 


1.  M.  Musset-Patay,  trompé  par  l'identité  du  nom.  a  pensé 
qu'il  s'agissait  d'un  oncle  maternel  de  M.  de  Conzié  avec 
qui  madame  de  Sourgel  désirait  brouiller  madame  de  Wa- 
rens. Les  premières  lignes  de  la  lettre  de  celle-ci  à  M.  Favre 
démontrent  que  c'était  un  avocat  ou  un  procureur.  Madame 
de  Conzié  n'avait  d'ailleurs  pas  de  frère,  ou  n'en  avait  plus. 
S'il  en  eût  été  autrement,  elle  n'aurait  pas  été  propriétaire 
de  la  seigneurie  et  comté  des  Charmettes. 


196  MADAME    DK    WARENS 

rable  que  les  malignes  insinuations  de  madame 
de  Sourgel  auraient  pu  produire  dans  son 
esprit  : 

Je  vous  aurais  écrit  plutôt  si  j'avais  été  instruite 
de  votre  mérite,  de  ce  que  vous  étiez  véritablement 
et  que  je  n'eusse  pas  été  prévenue  par  eux  que 
vous  étiez  leur  homme  d'affaires. 

M.  et  madame  de  Sourgel  ont  paru  dans  un  fort 
triste  équipage,  chargés  de  dettes,  sans  le  sou;  et 
comme  j'ai  fait  une  espèce  de  liaison  avec  la 
femme,  qui  venait  quelquefois  chez  moi  et  à  qui 
j'avais  été  assez  heureuse  pour  rendre  quelques 
services,  ils  se  sont  présentés  à  moi  pour  implorer 
mon  secours,  me  priant  de  leur  faire  quelques 
avances  qui  pussent  les  mettre  en  état  d'acquitter 
leurs  dettes  et  de  se  rendre  à  Paris.  N'ayant  pas 
de  l'argent  comptant,  je  l'ai  emprunté  avec  la  peine 
qu'ils  savent  et  à  gros  intérêts.  —  ...  Je  suis  la 
seule  personne  qui  ait  daigné  les  regarder.  J'ai 
sollicité  pour  eux,  j'ai  apaisé  leurs  créanciers,... 
j'ai  assigné  mes  quartiers  en  trésorerie  pour  le 
paiement  de  leurs  créanciers.  Quant  aux  effets 
qu'ils  ont  laissés  chez  moi,  je  vous  ferai  quartier 
du  catalogue.  Les  expressions  magnifiques  de 
madame  de  Sourgel  ne  leur  donneront  pas  plus  de 
valeur  qu'ils  n'en  avaient  quand  elle  délibéra  si 
elle  ne  les  abandonnerait  pas  avec  son  logement... 
A  l'égard  des  présents,  il  serait  à  souhaiter  pour 
madame  de  Sourgel  qu'elle  m'en  eût  offert  de 
beaux;  car  n'étant  pas  accoutumée  d'en  recevoir 
de  gens  que  je  ne  connais  point  et  principalement 
de  ceux  qui  ont  besoin  des  miens  et  de  moi-même, 
elle  aurait  aujourd'hui  le  plaisir  de  les  retrouver 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  197 

avec  tous  ses  meubles.  Il  est  vrai  qu'elle  eut  la 
politesse  de  me  présenter  une  petite  cave  à  tabac 
de  noyer,  doublée  de  plomb,  laquelle  me  parais- 
sait de  très  petite  considération  et  fort  chétive,  je 
crus  pouvoir  et  devoir  même  l'agréer  sans  consé- 
quence; d'autant  plus  que  ne  faisant  nul  usage  du 
tabac,  on  ne  pouvait  guère  m'accuser  d'avarice 
dans  l'acceptation  du  présent.  Elle  est  avec  les 
meubles.  Mais  ce  qu'elle  a  oublié,  cette  dame,  c'est 
une  petite  croix  de  bois  incrustée  de  nacre  que  j'ai 
mise  au  lieu  le  plus  apparent  de  ma  chambre, 
pour  vérifier  la  prophétie  de  mademoiselle  de 
Sourgel  qui  me  dit,  en  me  la  présentant,  que 
toutes  les  fois  que  j'y  jetterais  les  yeux,  je  ne  man- 
querais pas  de  dire  :  voilà  ma  croix... 

Pour  le  collier  de  grenats,  il  est  juste  de  le  re- 
prendre s'il  n'accommode  pas  madame  de  Sourgel; 
elle  aurait  pu  se  servir  d'expressions  plus  décentes 
à  cet  égard;  elle  sait  à  merveille  que  je  n'ai  point 
cherché  à  lui  en  imposer;  je  lui  ai  vendu  ce  col- 
lier pour  ce  qu'il  était  et  sur  le  même  pied  qu'il 
m'a  été  vendu  par  une  dame  de  mérite,  laquelle 
je  me  garderai  bien  de  régaler  d'un  compliment 
semblable  à  celui  de  madame  de  Sourgel. 

Madame  de  Sourgel  m'accuse  d'avoir  mal  agi 
avec  elle.  Est-ce  mal  agir  que  d'attendre  deux  ans 
un  argent  prêté  dans  une  telle  condition...  Ne  lui 
ai-je  pas  écrit  nombre  de  lettres  pleines  de  cordia- 
lité et  de  politesses  qui,  lui  peignant  l'état  des 
choses  au  naturel,  auraient  dû  lui  faire  tirer  l'ar- 
gent des  pierres,  plutôt  que  de  rester  en  arrière 
à  cet  égard  '. 


1.  Correspondance,  lettre  XXII.  La  lettre  de  madame  de 
Warens  est  à  la  suite  de  celle  de  Rousseau. 


198  MADAME    DE    WARENS 

Cette  plaidoirie  où  madame  de  Warens  dé- 
clare qu'elle  n'use  pas  de  tabac,  mais  avoue 
qu'elle  fait  un  peu  de  brocantage,  montre 
qu'elle  avait  la  langue  bien  pendue  à  l'occasion. 
Elle  a  inspiré  la  lettre,  Rousseau  l'a  écrite. 

Si  l'on  n'est  pas  certain  de  la  date  de  ces 
deux  pièces,  l'on  sait  du  moins  que  Rousseau 
occupa  les  derniers  mois  de  son  séjour  aux 
Gharmettes  à  composer  sa  méthode  de  nota- 
tion de  la  musique  par  les  chiffres.  Lorsqu'il 
l'eut  achevée,  il  crut  sa  fortune  faite  et  s'en 
alla  à  Paris  présenter  son  œuvre  à  l'Académie  '. 

Avant  de  partir  il  avait  laissé  à  madame  deWa- 
rens  une  prière  dont  on  a  cherché  la  date  aussi. 

Souveraine  puissance  de  l'Univers,  Être  des  êtres, 
sois-moi  propice,  jette  sur  moi  un  œil  de  commiséra- 
tion, vois  mon  cœur,  il  est  pur,  il  est  sans  crime.  Je  mets 
toute  ma  confiance  en  ta  bonté  sublime,  tous  mes  soins 
à  m'occuper  de  ton  immensité,  de  ta  grandeur,  de  ton 
éternité.  J'attends  sans  crainte  l'arrêt  qui  me  séparera 

1.  Rousseau  avait  pu  puiser  Vidée  de  la  méthode  dans 
l'ouvrage  d'un  ecclésiastique  savoyard,  l'abbé  Déinotz  de  la 
Sale,  de  Rumilly  :  Méthode  de  musique  selon  un  nouveau  sys- 
tème très  court,  très  facile  et  très  sûr,  dédiée  à  la  reine  de 
France  et  approuvée  par  l'Académie  des  sciences  de  Paris  le 
5  juin  1726  (in-8°  de  232  pages.  Paris,  chez  Pierre  Simon, 
1728).  Cette  méthode  de  M.  Demotz,  appliquée  surtout  aux 
chants  d'Église,  obtenait  un  certain  succès  précisément  en 
1741-1742.  La  méthode  de  Rousseau  avait  un  précédent  beau- 
coup plus  direct  encore  dans  celle  du  P.  Souhaity  du  siècle 
précédent. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  199 

des  humains.  Prononce;  termine  ma  vie  et  je  suis  prête 
à  paraître  aux  marches  de  ton  trône  pour  y  recevoir  la 
destinée  que  tu  m'as  promise  en  me  donnant  la  vie,  etque 
je  veux  mériter  en  faisant  le  bien,  en  accomplissant  taloi  *. 

M.  Musset- Patay  croit  cette  Prière  anté- 
rieure à  1735  parce  que,  «  depuis  lors  toute 
espèce  de  prière  dut  être  très  négligée  entre 
madame  de  Warens  et  son  élève  ».  Il  n'a  pas 
pensé  qu'à  cette  époque  la  sensibilité  n'excluait 
pas  la  pureté  du  cœur.  Cette  pièce  où  respire 
un  vague  déisme  doit  être  d'une  époque  où 
Rousseau  n'avait  encore  aucune  philosophie 
arrêtée,  de  1739  ou  de  1740  \ 

C'est  à  cette  époque  encore  qu'il  faut  placer, 
croyons-nous,  une  autre  pièce  religieuse  trou- 
vée dans  le  résidu  des  matériaux  employés  pour 
la  première  édition  des  Œuvres  de  Rousseau3: 

Dieu  puissant,  Père  éternel,  mon  cœur  s'élève  en  votre 
présence  pour  vous  offrir  les  hommages  et  les  adora- 


1.  Œuvres  inédites,  p.  7. 

2.  La  pièce  III,  Lettre  à  M.  Salomon;  des  Charmettes,  1736, 
a  été  aussi  datée  de  la  sorte  par  erreur.  En  1736,  Rousseau 
n'était  pas  aux  Charmettes;  nous  savons  qu'il  n'y  est  venu 
qu'en  1738.  La  lettre  paraît  adressée  à  un  des  religieux, 
jésuites  ou  dominicains,  dont  il  suivait  alors  les  leçons;  elle 
est  aussi  de  1739-1741. 

3.  A.  Savons,  le  Dix-huitième  siècle  à  Vétranger  (Paris, 
Amyot,  1861,  p.  236  et  suiv.).  On  y  trouvera  de  longs 
extraits  de  cette  élévation  religieuse. 


200  MADAME    DE   WAREKS 

tions  qu'il  vous  doit...  Je  vous  adore  de  toute  l'étendue 
de  mes  forces,  je  vous  reconnais  pour  le  créateur,  le 
maître  et  le  souverain  absolu,...  pour  l'être  indépendant 
et  absolu  qui  n"a  besoin  que  de  soi-même  pour  exister... 
Je  reconnais  que  votre  divine  providence  soutient  et 
gouverne  le  monde  entier...  Vos  bienfaits  sont  infinis 
comme  vous...  Ma  conscience  me  dit  combien  je  suis 
coupable;  je  sens  que  tous  les  plaisirs...  se  sont  changés 
en  d'odieuses  amertumes;  je  sens  qu'il  n'y  a  de  vrais 
plaisirs  que  ceux  qu'on  goûte  dans  l'exercice  de  la  vertu 
et  dans  la  pratique  de  ses  devoirs...  Agréez  mon  repen- 
tir, ô  mon  Dieu.  Honteux  de  mes  fautes  passées,  je  fais 
une  ferme  résolution  de  les  réparer  par  une  conduite 
pleine  de  droiture  et  de  sagesse...  J'aurai  pitié  des  mal- 
heureux et  je  les  secourrai  de  toutes  mes  forces...  Je 
me  préparerai  à  la  mort  comme  au  jour  où  je  devrai 
vous  rendre  compte  de  toutes  mes  actions  et  je  l'atten- 
drai comme  l'instant  qui  doit  me  délivrer  de  l'assujettis- 
sement au  corps  et  me  rejoindre  à  vous  pour  jamais. 
J'implore  les  mêmes  grâces,  ô  mon  Dieu!  sur  ma  chère 
maman,  sur  mu  chère  bienfaitrice  et  sur  mon  cher  père;... 
pardonnez-leur  tout  le  mal  qu'ils  ont  fait;  inspirez-leur 
le  bien  qu'ils  doivent  faire  et  leur  donnez  la  force  de 
remplir  les  devoirs  de  leur  état  et  ceux  que  vous  exigez 
d'eux;...  accordez  de  même  l'assistance  de  vos  bénédic- 
tions divines  à  tous  mes  amis,  à  ma  patrie,  à  tout  le 
genre  humain  en  général... 

Ces  élans  religieux  de  Rousseau  concordent 
fort  exactement  avec  un  passage  des  Confes- 
sions où  parlant  de  ses  promenades  avant  le 
lever  du  soleil,  au-dessus  de  la  vigne  des 
Charmettes,  il  raconte  qu'il  faisait  sa  prière 
«  dans  une  sincère  élévation  de  cœur  à  l'au- 
teur de  cette  aimable  nature  dont  les  beautés 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  201 

étaient  sous  mes  yeux...  Mes  prières  étaient 
pures,  j'ose  le  dire,  et  dignes  d'être  exau- 
cées. Je  ne  demandais  pour  moi  et  pour  celle 
dont  mes  vœux  ne  me  séparaient  jamais, 
qu'une  vie  innocente  et  tranquille,  exempte  du 
vice,  de  la  douleur,  des  pénibles  besoins,  la 
mort  des  justes  et  leur  sort  dans  l'avenir  » 
(livre  VII).  Tout  simplement  la  somme  de 
tous  les  bonheurs  auxquels  l'homme  puisse 
aspirer! 

Dans  les  passages  que  nous  avons  rapportés, 
M.  Sayous  a  vu  du  prône  et  de  fréquentes 
réminiscences  de  la  liturgie  de  Genève.  Nous 
y  constatons  surtout  l'absence  de  toute  aus- 
térité calviniste  et  la  reconnaissance  des  prin- 
cipaux dogmes  catholiques.  Pouvait-il  en  être 
autrement  dans  ces  temps  où  Rousseau  était 
l'élève  et  le  disciple  aimé  et  aimant  des  Pères 
Hémet  et  Coppier.  Ces  jésuites  tolérants  à  qui 
il  soumettait  certainement  ses  prières,  les- 
quelles étaient  aussi  des  compositions  litté- 
raires, n'exigeaient  pas  une  plus  grande  pré- 
cision. Pourvu  que  l'orthodoxie  et  la  pratique 
catholique  fussent  témoignées  en  public,  ils 
étaient  satisfaits. 

Un  point  à  noter  ici  c'est  que  dans  ce  par- 


202  MADAME    DE    WARENS 

don  général  qu'il  demande  à  Dieu,  il  ne  parle 
pas  de  ses  propres  ennemis.  C'est  donc  qu'il  ne 
s'en  attribuait  pas  encore  et  que  son  esprit, 
contrairement  à  ce  qu'a  écrit  M.  de  Gonzié, 
n'était  pas,  dès  ce  moment,  atteint  de  cette 
misanthropie  qui  troubla  bientôt  si  grave- 
ment l'existence  de  l'écrivain  et  du  philo- 
sophe. 

M.  Musset -Patay  a,  justement,  mis  à 
l'adresse  de  mademoiselle  Serre  certaine  lettre 
d'amour  écrite  par  Rousseau  (lettre  IX);  mais 
il  l'a  datée  de  1736  et  en  ceci  il  s'est  trompé. 
La  lettre  est  de  1741.  Cette  date  résulte  net- 
tement du  passage  des  Confessions  où  Jean- 
Jacques,  racontant  son  départ  définitif  des 
Charmettes,  écrit  qu'il  s'arrêta  à  Lyon  : 

Avant  de  quitter  cette  ville  je  ne  dois  pas  ou- 
blier une  aimable  personne  que  j'y  revis  avec  plus 
de  plaisir  que  jamais  et  qui  laissa  dans  mon  cœur 
des  souvenirs  bien  tendres,  c'est  mademoiselle 
Serre...  Mon  cœur  se  prit...  J'eus  quelque  lieu 
de  penser  que  le  sien  ne  m'était  pas  contraire, 
mais  elle  m'accorda  une  confiance  qui  m'ôta  la 
tentation  d'en  abuser.  Elle  n'avait  rien,  ni  moi  non 
plus...  et  dans  les  vues  qui  m'occupaient  j'étais 
bien  éloigné  de  songer  au  mariage.  Elle  m'apprit 
qu'un  jeune  négociant,  appelé  M.  Genève,  parais- 
sait vouloir  s'attacher  à  elle.  Je  le  vis  chez  elle 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  203 

une  fois  ou  deux...  Persuadé  qu'elle  serait  heu- 
reuse avec  lui,  je  désirai  qu'il  l'épousât  comme  il 
l'avait  fait  dans  le  siècle;  et,  pour  ne  pas  troubler 
leurs  innocentes  amours,  je  me  hâtai  départir... 
Je  sentis  et  j'ai  souvent  senti  depuis  lors,  en  y 
repensant,  que  si  les  sacrifices  qu'on  fait  au  devoir 
et  à  la  vertu  coûtent  à  faire,  on  en  est  bien 
payé  par  les  souvenirs  qu'ils  laissent  au  fond  du 
cœur. 

Voilà  le  récit  des  Confessions;  la  réalité 
semble  assez  différente.  Dans  la  lettre  à 
mademoiselle  Serre  on  lit  : 

Je  me  suis  exposé  au  danger  de  vous  revoir  et 
votre  vue  a  trop  justifié  mes  craintes  en  rouvrant 
toutes  les  plaies  de  mon  cœur...  Vous  m'avez  traité 
avec  une  dureté  incroyable,  et  s'il  vous  est  arrivé 
d'avoir  pour  moi  quelque  espèce  de  complaisance, 
vous  me  l'avez  ensuite  fait  acheter  si  cher  que  je 
jurerais  bien  que  vous  n'avez  eu  d'autres  vues  que 
de  me  tourmenter... 

Il  la  dissuade  de  se  faire  religieuse,  et 
ajoute  : 

...  Non,  votre  cœur  n'est  pas  moins  fait  pour 
l'amour  que  votre  visage.  Mon  désespoir  est  que 
ce  n'est  pas  moi  qui  devais  le  toucher.  Je  sais  de 
science  certaine  que  vous  avez  eu  des  liaisons,  je 
sais  même  le  nom  de  cet  aimable  mortel  qui 
trouva  l'art  de  se  faire  écouter,  et  pour  vous 
donner  une  idée  de  ma  façon  de  penser,  c'est  que 


204  MADAMK    Di:    WARENS 

l'ayant  appris  par  hasard,  sans  le  chercher,  mon 
respect  pour  vous  ne  me  permettra  jamais  de 
savoir  autre  chose  que  ce  qu'il  vous  plaira  de 
m'apprendre  vous-même. 

Il  lui  fait  ensuite  une  peinture,  qu'il  essaye 
de  rendre  brûlante,  du  bonheur  qu'il  lui  don- 
nerait si  elle  se  livrait  à  lui.  Puis  : 

L'ambition  ni  la  fumée  ne  touchent  point  un 
cœur  comme  le  mien;  j'avais  résolu  de  passer  le 
reste  de  mes  jours  dans  une  retraite  qui  s'offrait 
à  moi;  vous  avez  détruit  tous  ces  beaux  projets; 
j'ai  senti  qu'il  m'était  impossible  de  vivre  éloigné 
de  vous  et  pour  m'en  rapprocher  je  tente  un 
voyage  et  des  projets  que  mon  malheur  ordinaire 
empêchera  sans  doute  de  réussir...  Donnez-moi 
une  adresse  et  permettez  que  je  vous  en  donne 
une  pour  les  lettres  que  j'aurai  l'honneur  de  vous 
écrire  et  pour  les  réponses  que  vous  voudrez  bien 
me  faire;  en  un  mot  laissez-moi  quelque  rayon 
d'espérance  quand  ce  ne  serait  que  pour  calmer 
les  folies  dont  je  suis  capable...  Je  suis  logé  chez 
la  veuve  Petit  en  rue  Genti !  à  l'Épée  royale. 

Dans  cette  lettre,  grossière  au  fond,  Rous- 
seau attribue  à  la  passion  qu'il  ressent  pour 
mademoiselle  Serre  l'abandon  de  la  retraite 
où  il  avait  résolu  de  passer  le  reste  de  ses 
jours.  Nous  venons  de   voir  qu'il  quitta  les 

i.  Rue  Gentil,  à  Lyon. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  205 

Gharmettes  parce  qu'il  s'apercevait  qu'on  ne 
l'y  supportait  plus  qu'avec  peine.  Suivant  les 
Confessions,  ce  serait  par  grandeur  d'âme 
qu'il  aurait  renoncé  à  sa  poursuite,  mais  après 
l'attaque  si  vive  à  la  sagesse  de  celle  qu'il 
aimait,  après  l'allusion  désobligeante  aux  liai- 
sons précédentes  et  à  Yheureux  mortel  qui 
avait  su  se  faire  écouter,  ne  doit-on  pas  croire 
que  le  maladroit  amoureux  fut  tout  simple- 
ment éconduit.  Il  s'en  alla  donc  à  Paris. 

Chaque  fois  que  Rousseau  quittait  madame 
de  Warens,  elle  reprenait  son  rôle  de  mère, 
et  équipait  son  fils.  Cette  fois,  il  ne  dut  pas 
en  être  autrement,  bien  que  Jean-Jacques 
raconte  qu'il  avait  rapporté  de  Lyon  quelque 
argent  et  qu'il  vendit  ses  livres  '. 

La  gène  était  pourtant  dans  la  maison  et 
d'autant  plus  grande  que  le  service  de  la  pen- 
sion n'était  pas  fait  bien  régulièrement. 

Le  15  novembre  1741,  la  baronne  écrivit  au 
marquis  d'Ormea  : 

Monseigneur,  dans  l'extrême  embarras  où  je  me 
trouve  par  le  retard  de  la  pension  dont  le  roy  m'a 
gratifié,  j'ose  recourir  à  Votre  Excellence  comme  à 
mon  protecteur  et  à  mon  père.  Vous  daignâtes, 

1.  Confessions,  fin  du  !ivre  VI. 


206  MADAME    DE    WAHENS 

monseigneur,  par  égard  pour  ma  situation, ordonner 

en  1  ".').'{ [en  I  734)  qu'elle  me  fût  payée  exactement 
et  si  les  conjonctures  sont  pareilles,  mes  besoins 
sont  encore  plus  pressants  aujourd'hui  que  chargée 
d'infirmités  et  qu'ayant  choisi  ma  retraite  dans 
une  campagne  où  j'ai  été  contrainte  de  faire  des 
réparations  assez  considérables  suivant  ma  situa- 
tion, peut  m'incommoder  beaucoup  et  me  laisser 
sans  aucun  espoir  de  ressource  la  moindre  sus- 
pension des  bontés  du  roy.  J'ose  supplier  très 
humblement  Votre  Excellence  de  vouloir  me  réi- 
térer la  même  grâce  aujourd'hui  que  mon  zèle  et 
ma  respectueuse  reconnaissance  pour  ses  bontés 
ont  acquis  des  forces  qui  peuvent  me  tenir  lieu  de 
quelque  mérite  '. 

M.  Perrero  pense  qu'elle  n'obtint  pas  ce 
qu'elle  demandait  parce  que  les  Espagnols 
envahirent  presque  immédiatement  la  Savoie. 
Il  croit  en  conséquence  pouvoir  révoquer  en 
doute  l'assertion  des  Confessions  (livre  III)  que 
madame  de  Warens  n'a  jamais  perdu  sa  pension. 

L'écrivain  turinais  s'est  trompé  et  Rousseau 
a  raison.  Tout  au  plus  cette  pension  fut-elle 
suspendue  pendant  une  partie  de  l'occupation 
espagnole  de  1743  à  1749;  mais  la  baronne  fut 

1.  Perrero,  Curiosilà,  etc.,  loc.  cit.  L'inversion  tout  ita- 
lienne de  l'avant-dernière  phrase  «  peut  m'incommoder  beau- 
coup la  moindre  suspension  »  indique  ici  l'intervention 
d'un  fonctionnaire  picmontais  dans  la  rédaction  de  la  sup- 
plique. 


ET    JEAN-JACQUI'.S    ROUSSEAU.  207 

assez  habile  pour  obtenir,  à  la  paix,  le  rappel 
des  quartiers  qu'elle  n'avait  pas  touchés. 

A  la  fin  de  1741,  M.  d'Ormea  put  encore 
écrire  au  comte  de  Saint-Laurent  de  donner 
les  ordres  nécessaires  pour  que  madame  de 
Warens  reçût  plus  exactement  ses  quartiers; 
il  n'en  fut  plus  de  même  l'année  suivante, 
car,  le  13  février  1742,  M.  de  Saint-Laurent 
cessa  d'être  contrôleur  général  et  devint 
premier  secrétaire  d'État  pour  les  affaires 
extérieures. 

Le  5  janvier  1742,  Jean-Antoine  Gharbon- 
nel,  le  marchand  drapier,  l'ami  de  madame 
de  Warens  et  de  Rousseau,  mariait  sa  fille  à 
Jacques  Bazille  ',  confiseur  du  roi.  Madame  de 
Warens  fut  certainement  conviée  au  mariage. 
Quel  dommage  que  Jean-Jacques  ne  se  soit 
pas  alors  trouvé  à  Ghambéry!  Il  aurait  assisté 
à  la  noce  avec  maman  et  les  Confessions 
auraient  compté  une  page  charmante  de  plus. 
Nous  aurions  su  peut-être  quels  étaient  les 
bonbons  préférés  de  la  société  et  par  quel 
chef-d'œuvre  l'époux  montra  qu'il  était  digne 


1.  Peut-être  un  parent  de  M.  Bazile  de  Turin  qui,  vers  la 
fin  de  1728,  trouva  mauvais  que  le  petit  Rousseau  fût  trop 
bien  accueilli  par  sa  femme. 


208  MADAME    DE    WARENS 

de  ce  titre  de  confiseur  du  roy  qui  s'étalait 
sur  son  enseigne.  A  défaut,  nous  devrons  nous 
contenter  d'indiquer  le  costume  de  la  mariée. 
Mademoiselle  Charbonnel  *  portait  une  robe 
rouge  de  gros  de  Tours;  sur  un  tour  de  gorge 
à  dentelles  reluisaient  un  collier  à  sept  tours 
de  grenade  et  une  croix  de  grenat  montée  sur 
or.  Elle  avait  des  bas  de  soie  et  des  souliers 
de  dame.  Sa  coiffe  était  ornée  de  dentelles. 
Madame  de  Warens  et  Wintzinried  exploi- 
taient alors  la  petite  ferme  des  Gharmettes.  Ils 
y  employaient,  semble-t-il,  un  personnel  de 
quatre  personnes.  Nous  trouvons  en  effet  dans 


1.  Par  contrat  de  mariage  du  5  janvier  1742,  du  notaire 
Pacoret,  Jeanne-Marie  Charbonnel  reçut  en  dot  mille  livres; 
son  mari  lui  fit  augment  de  la  moitié,  suivant  le  droit  et 
l'usage,  et  un  cadeau  de  cinq  cents  livres.  Son  père  lui  cons- 
titua comme  trossel  et  fardel  les  objets  suivants  :  «  Deux  robes 
de  gros  de  Tours  avec  leurs  jupons,  l'une  rouge  et  l'autre 
de  couleur  canelle,  une  robe  de  moncayard  verte  (étoffe  de 
laine)  avec  son  jupon  d'indienne,  un  collier  à  sept  tours  de 
grenade  fine,  une  croix  de  grenaz  montée  sur  l'or,  quatre 
douzaines  de  chemises  garnies,  dix  tours  de  gorge  à  den- 
telles, deux  autres  unis;  dix-huit  mouchoirs  de  toile  blanche, 
six  draps  de  six  aunes  pièce,  deux  douzaines  de  serviettes 
fines  à  la  Venise  avec  six  nappes,  quatre  paires  souliers 
dames,  six  paires  de  bas  de  soye,  deux  de  floret,  six  paires 
de  manches  à  deux  rangs,  six  autres  simples,  quatorze 
coiffes  de  nuit  garnies,  quatre  autres  garnies  de  dentelles, 
six  fichus  mousseline,  et  c'est  outre  ses  autres  habits,  linges 
et  effets  quotidiens  (Sur  les  trossels,  voir  Fr.  Mignier,  Trous- 
seaux de  mariées  en  Savoie  aux  x\i°  et  xvu°  siècles). 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  209 

un  recensement  d'août  1743  fait  par  les  soins 
des  syndics  de  Chambéry  cette  indication  : 

Madame  la  comtesse  de  Voiran,  qui  est  consignée 
à  lagrand'rue,  a  une  grangerie  aux  Charmettes  où 
elle  tient  quatre  domestiques  parce  qu'elle  fait  faire 
son  bien  à  la  main,  un  desquels  la  sert  en  ville. 

Le  serviteur  de  ville  et  de  campagne  serait-il 
Gourtilles?  C'est  peu  probable. 

L'exploitation  des  Charmettes  n'allait  pas 
sans  quelques  difficultés.  Dans  les  pays  où  la 
propriété  est  très  divisée,  on  dit  volontiers 
qui  terre  #,  guerre  a.  Madame  de  Warens, 
qui  savait  tant  de  proverbes,  ne  tarda  pas  à 
vérifier  l'exactitude  de  celui  ci.  Ses  voisins, 
maître  Pierre  Renaud  et  Jeanne  La  Rebattière, 
sa  femme,  lui  suscitèrent  divers  embarras. 
Peut-être  se  repentaient-ils  d'avoir  renoncé  à 
leur  bail  et  espéraient-ils  faire  déguerpir  la 
baronne  afin  de  reprendre  la  ferme  avec  ses 
améliorations  et  sans  bourse  délier.  En  gens 
avisés,  lorsqu'ils  avaient  eux-mêmes  commis 
quelque  avanie,  ils  criaient  et  se  plaignaient. 
C'est  du  moins  ce  qu'affirme  un  mémoire  que 
madame  de  Warens  dirigea  contre  eux  et 
qu'elle  adressa  le  17  juin  1742  à  Son  Excel- 

14 


210  MADAME    DE    WARKNS 

lence  ';  et  Son  Excellence  c'était  ou  bien  le 
premier  président  du  sénat,  M.  Horace-Victor 
Sclarandi-Spada  %  ou  le  gouverneur  comte 
Piccon,  les  seuls  en  Savoie  qui  eussent  droit 
à  ce  titre. 

Je  vois  avec  beaucoup  de  regret,  que  M.  Renaud 
continue  à  importuner  Votre  Excellence  à  mon 
sujet.  J'avais  résolu  de  garder  un  profond  silence 
sur  toutes  ses  injustices,  mais  puisqu'il  se  hâte  de 
m'accuser  de  ses  propres  torts,  je  sens  bien  qu'au 
lieu  de  me  plaindre  il  faut  que  je  me  justifie.  Heu- 
reusement, monseigneur,  j'ai  une  double  défense  et 
dans  mon  propre  droit  et  dans  votre  générosité  qui 
probablement  n'hésiterait,  même  dans  un  cas  dou- 
teux, de  favoriser  une  femme  étrangère  et  infirme 
contre  les  vexations  d'un  procureur  acharné;... 
on  sent  d'abord  de  quel  côté  les  préjugés  doivent 
pencher... 

Il  y  a  deux  ans  que  la  famille  Renaud  exerce  la 
maraude  sur  mon  bien,  je  l'ai  laissé  faire...  sa- 
chant qu'il  faut  passer  quelque  chose  en  faveur  du 


1.  Nous  publions  le  mémoire  (dans  ses  parties  principales) 
d'après  une  copie  assez  récente  existant  aux  Archives  dépar- 
tementales de  la  Savoie.  C'est,  par  ordre  chrouologique,  l'une 
des  premières  pièces  d'un  dossier  connu  depuis  longtemps 
et  souvent  feuilleté,  qui  nous  parait  avoir  fait  partie  des 
papiers  trouvés  à  la  mort  de  madame  de  Warens  dans  son 
pauvre  logis  de  Nezin.  Il  contient  des  brouillons  de  lettres 
écrits  par  la  baronne,  diverses  lettres  reçues  par  elle,  etc. 
Nous  les  reproduirons,  intégralement  ou  par  extrait,  sui- 
vant leur  importance. 

2.  Nommé  le  23  novembre  1739  en  remplacement  du  comte 
de  Saint-Georges. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  211 

métier1;  je  me  flattais  que  satisfait  de  ma  com- 
plaisance il  se  contenterait  d'une  honnête  contri- 
bution... Mais  il  prit  la  peine  de  conduire  des 
chasseurs  dans  mes  bleds  encore  en  fleurs...  Ayant 
trouvé  sa  servante  et  ses  enfants  occupés  à  faire 
des  fascines  sur  mon  fonds,  je  les  laissai  tran- 
quilles. Madame  son  épouse  jura  que  nous  avions 
très  bien  fait  et  qu'autrement  elle  serait  venue 
étrangler  mes  gens  jusque  dans  ma  maison.  Par 
un  travers  incroyable  cette  dame  excite  les  autres 
à  me  dépouiller. 

Des  chicanes  plus  graves  ont  succédé.  L'absence 
de  M.  Noeray  a  paru  un  temps  favorable  pour  faire 
de  nouvelles  entreprises...  M.  Renaud  a  fait  boucher 
avec  des  pieux  un  passage  conduisant  à  l'abreuvoir. 

Je  ne  crus  pas  qu'il  me  fût  permis  de  laisser 
abolir  une  servitude  que  j'avais  trouvée  établie  et 
dont  M.  Renaud  s'était  prévalu  contre  moi  lorsque 
j'étais  chez  madame  Revit  et  lui  chez  M.  Noeray. 
Je  dis  donc  à  M.  Renaud  que  Votre  Excellence  ne 
souffrirait  pas  qu'on  fit  ce  tort  à  un  officier  pen- 
dant que  son  devoir  l'appelait  au  service  de  Sa 
Majesté.  M.  Renaud  me  répondit  gravement  que 
ce  qu'il  avait  commencé  il  le  finissait  toujours... 
Votre  Excellence  jugea  à  propos  pour  le  bien  de 
la  paix  de  consentir  que  le  bassin  restât  comblé 
et  que  mes  bestiaux  au  lieu  d'aller  abreuver  au 
verger  comme  auparavant,  allassent. désormais  au 


1.  Ces  épigrammes  contre  un  procureur  au  sénat  nous 
donnent  presque  la  certitude  que  le  mémoire  était  adressé 
non  à  un  magistrat,  mais  au  gouverneur,  à  qui  elles  pou- 
vaient plaire.  A  coup  sûr,  le  destinataire  n'était  pas  le  comte 
de  Saint-Laurent  qui  habitait  Turin  et  n'avait  aucune  juri- 
diction sur  maître  Renaud. 


■2\2  MADAME    DE    WARKKS 

chemin,  sous  diverses  conditions  néanmoins,  qui 
furent  fixées  par  elle  avec  ordre  à  M.  Renaud  de 
les  remplir  dans  l'espace  d'un  mois  et  défense 
expresse  de  ne  rien  innover  d'ailleurs.  Qu'est-il 
arrivé  !  M.  Renaud  selon  sa  coutume  a  fait  ce  qui 
lui  était  défendu  et  n'a  rien  fait  de  ce  qui  lui  était 
ordonné.  Il  a  continué  à  abreuver  ses  bestiaux 
dans  son  verger  et  d'y  faire  laver  sa  lessive  et 
moi  je  suis  réduite  à  cause  de  l'incommodité  du 
pieu  et  de  la  malpropreté  de  l'eau  d'envoyer 
abreuver  mes  bêtes  ailleurs. 

Madame  de  Warens  reproche  ensuite  à 
Renaud  d'avoir  bouché  les  petits  chemins 
communs,  en  y  plantant  des  piquets  pour 
former  des  passoirs.  Elle  les  fit  arracher, 
craignant  que  M.  Renaud  ne  finît  «  par  l'in- 
vestir dans  sa  propre  maison  ». 

Puis,  faisant  allusion  à  son  intendant  Wint- 
zinried  : 

Je  ne  puis  pas  tout  voir  par  moi-même,  j'ai 
besoin  de  quelqu'un  pour  y  suppléer;  c'est  ce  qui 
lui  fait  de  la  peine  et  il  n'est  pas  difficile  à  Votre 
Excellence  de  trouver  ici  l'application  de  la  fable 
du  loup  qui  voulait  faire  la  paix  avec  les  agneaux 
à  condition  qu'ils  se  déferaient  de  leurs  chiens  '. 

1.  La.Foutainc,  liv.  III,  lable  xm. 

Ils  {les  loups)  vous  prennent  le  temps  que  dans  la  bergerie 

Messieurs  les  bergers  n'étaient  pas, 
Etranglent  la  moitié  des  agneaux  les  plus  gras. 


ET    JEAN-JACQUKS    ROUSSEAU.  213 

Je  ne  souffre  chez  moi  que  d'honnêtes  gens  dont 
la  conduite  est  irréprochable,  qu'on  ne  peut  taxer 
de  trop  de  zèle  pour  mes  intérêts  et  qui,  enfin,  ne 
voudraient  faire  nulle  comparaison  de  procédé  à 
ceux  qui  les  accusent. 

Pour  juger  du  caractère  de  M.  Renaud  il  suffi- 
rait de  faire  un  détail  de  la  manœuvre  qu'il  a  pra- 
tiquée en  me  remettant  ce  bien  et  de  l'état  où  je 
l'ai  trouvé.  Aujourd'hui  qu'il  voit  les  soins  que  j'y 
ai  pris  et  les  bénédictions  que  la  Providence 
répand  sur  mon  travail,  il  s'est  proposé  de  me  le 
faire  abandonner  à  force  de  chicanes,  afin  d'en 
profiter  lui-même;  car  voilà  le  vrai  mobile  de  tout, 
et  c'est  en  effet  à  quoi  il  faudra  bien  qu'il  réussisse 
à  la  fin,  en  continuant  de  ce  train-là;  car  moi  je 
n'y  peux  plus  tenir  et  j'ai  bien  peine  à  croire 
qu'après  moi  il  se  trouve  personne  d'assez  hardi 
pour  se  mettre  à  portée  d'un  si  redoutable  voi- 
sin... Je  ne  lui  demande  rien  sinon  qu'il  ne  se 
plaigne  pas  quand  il  me  fait  du  tort.  Je  ne  suis 
pas  assez  ridicule  pour  prétendre  qu'il  soit  coulant 
et  qu'il  agisse  comme  un  autre  homme;  je  sais 
quels  sont  les  droits  de  sa  profession;  mais  je 
souhaiterais  du  moins  qu'il  voulût  se  résoudre  à 
ne  me  faire  que  le  mal  qui  peut  lui  rapporter  du 
profit.  Votre  Excellence  a  bien  voulu  se  charger 
des  intérêts  de  M.  Noeray,  et  je  la  supplie  aussi 
de  disposer  absolument  des  miens...  Toutes  les 
fois  qu'elle  daignera  décider....  sur  ce  qui  me 
regarde,  elle  éprouvera  en  moi  une  obéissance 
et  une  docilité  bien  éloignées  du  Génie  dont  on  a 
osé  m'accuser  auprès  d'elle. 

M.  Renaud  affirmait  sans  doute  que  sa  voi- 
sine était  entreprenante  et  brouillonne.  L'in- 


214  MADAME    DE    WARENS 

tervention  du  gouverneur  mit  fin  vraisem- 
blablement à  leurs  querelles,  car  madame  de 
Warens  continua  à  jouir  des  Gharmettes  et 
nous  n'avons  pas  rencontré  de  traces  de  pro- 
cès entre  elle  et  le  procureur. 

En  1742  éclata  la  guerre  de  la  Succession 
d'Autriche.  Charles-Emmanuel  III  prit  parti 
pour  Marie-Thérèse.  Sans  se  déclarer  d'abord, 
la  France  laissa  les  Espagnols  passer  sur  son 
territoire  d'où  ils  pénétrèrent  en  Savoie  le 
2  septembre.  Vers  la  fin  du  mois  ils  occupèrent 
Ghambéry  que  le  gouverneur  et  les  troupes 
piémontaises  avaient  abandonné.  En  octobre, 
un  retour  offensif  du  roi  leur  fit  quitter  la 
ville,  mais  ils  la  reprirent  le  24  décembre. 
Charles-Emmanuel  repassa  les  Alpes,  et,  le 
5  janvier  1743 ,  l'infant  don  Philippe  '  prit 
possession  du  pays.  Il  établit  sa  petite  cour 
à  Chambéry,  s'y  fit  construire  un  théâtre,  où 
il  appela  des  acteurs  de  la  Comédie  française- , 
et  donna  des  fêtes  fort  suivies  par  la  société. 
Nous  ne  pensons  pas  que  madame  de  Warens 
y   ait    été   admise.   Ses  infirmités    l'auraient 

1.  Second  fils  du  roi  d'Espagne  Philippe  V,  et  d'Elisa- 
beth de  Parme,  marié  depuis  quatre  ans,  à  la  fille  ainée  de 
Louis  XV. 

2.  Fr.  Mugnicr,  le  Théâtre  en  Savoie,  p.  59  et  s.;  282,  286. 


ET    JEAN-JACQUKS    ROUSSEAU.  215 

empêchée  d'y  prendre  grand  plaisir,  et  sa 
pauvreté  ne  lui  aurait  pas  permis  d'y  faire 
bonne  figure.  Elle  devait  supposer  d'ailleurs 
que  l'occupation  ne  serait  pas  bien  longue  et 
craindre  de  perdre  sa  pension,  si  on  la  voyait 
dans  les  salons  ou  seulement  dans  l'anti- 
chambre du  prince  espagnol. 

Pendant  ce  temps,  Rousseau,  qui  n'avait  pas 
su,  dit-il,  tirer  parti  de  sa  Méthode  de  musique, 
était  allé  à  Venise  remplir  les  fonctions  de  secré- 
taire de  M.  de  Monta  igu,  ambassadeur  de  France . 

A  Lyon,  j'aurais  bien  voulu  prendre  la  route 
du  mont  Cenis,  pour  voir  en  passant  ma  pauvre 
maman,  mais  je  descendis  le  Rhône  et  fus  m'em- 
barquer  à  Toulon,  tant  à  cause  de  la  guerre  que 
par  raison  d'économie. 

Rousseau  semble  ici  avoir  manqué  de  mé- 
moire. Il  poussa  bien  jusqu'à  Ghambéry  car, 
lorsqu'il  s'agit  de  régler  ses  honoraires  avec 
M.  de  Montaigu,  il  porta  sur  sa  note  les  frais  de 
ce  petit  voyage.  On  lit,  en  effet,  dans  une  lettre 
qu'après  la  brouille,  M.  de  Montaigu  écrivit 
à  l'abbé  Alary,  de  l'Académie  française,  l'un 
des  protecteurs  de  Jean-Jacques  : 

Je  lui  dis  (à  Rousseau)  qu'il  avait  toutes  les  qua- 
lités d'un  fort  mauvais  valet  et  que  je  traiterais  le 


210  MADAME    DE    WARENS 

compte  qu'il  m'avait  donné  de  son  voyage  sur  ce 
pied-la;  que  les  cinq  jours  qu'il  disait  avoir  de- 
meuré à  Marseille  pour  attendre  la  felouque  qui 
le  porta  à  Gênes  lui  seraient  payés,  mais  point  les 
autres,  ni  son  voyage  de  Chambéry, ni  les  seize  livres 
pour  venir  de  Padoue  ici,  puisqu'il  y  serait  venu 
fort  décemment  pour  deux  livres  '. 

En  tout  cas,  on  voit  par  sa  correspondance 
que  Rousseau  n'avait  oublié  à  Venise  ni 
madame  de  Warens  ni  ses  autres  amis  de 
Savoie.  Le  21  septembre  1743  2  il  écrit  à  M.  de 
Conzié,  et,  suivant  une  manie  invétérée  déjà, 
il  annonce  sa  mort  prochaine  : 

Je  compte  pour  rien  les  infirmités  qui  me  ren- 
dent mourant  au  prix  de  la  douleur  de  n'avoir 
aucune  nouvelle  de  madame  de  Warens  quoique  je 
lui  aie  écrit  depuis  que  je  suis  ici  par  une  infinité 
de  voies  différentes.  Vous  connaissez  les  liens  de 
reconnaissance  et  d'amour  filial  qui  m'attachent  à 
elle,  jugez  du  regret  que  j'aurais  à  mourir  sans 
recevoir  de  ses  nouvelles...  Ne  me  déguisez  rien, 
monsieur,  je  m'attends  à  tout,  je  souffre  déjà  tous 
les  maux  que  je  peux  prévoir,  et  la  pire  de  toutes 
les  nouvelles  pour  moi,  c'est  de  n'en  recevoir  au- 
cune... J'ai  appris  que  votre  aimable  marquise  s'est 
remariée  il  y  a  quelque  temps.  Adieu,  monsieur, 
puisqu'il  faut  mourir  tout  de  bon,  c'est  à  présent 
(ju'il  faut  être  philosophe.  Je  vous  dirai  une  autre 
fois  quel  est  le  genre  de  philosophie  que  je  pratique. 

1.  P. Faugère, J.-J. Rousseauà  Venise ( Corresp., 25 juin  1888). 

2.  Correspondance,  lettre  XXV. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  217 

Ce  genre,  si  l'on  en  croit  les  Confessions, 
n'avait  rien  d'austère,  et  pour  un  mourant, 
Jean-Jacques  se  portait  assez  bien. 

Le  5  octobre  suivant,  il  écrit  à  madame  de 
Warens  : 

Quoi,  bonne  maman,  il  y  a  mille  ans  que  je  sou- 
pire sans  recevoir  de  vos  nouvelles,  et  vous  souf- 
frez que  je  reçoive  des  lettres  de  Chambéri  qui  ne 
soient  pas  de  vous!  ...  Cependant  les  lettres  dus- 
sent-elles voler  par  l'air,  il  faut  que  les  miennes 
vous  parviennent,  et  surtout  que  je  reçoive  des 
vôtres  sans  quoi  je  suis  tout  à  fait  mort...  J'écris 
aujourd'hui  à  M.  de  Lautrec  exprès  pour  lui  parler 
de  vous.  Adieu  derechef,  très  chère  maman,  je  me 
porte  bien  et  vous  aime  plus  que  jamais.  Permettez 
que  je  fasse  mille  amitiés  à  tous  vos  amis,  sans 
oublier  Zizi  et  Taleralatalera  et  tous  mes  oncles. 

Si  vous  m'écrivez  par  Genève,  en  recommandant 
votre  lettre  à  quelqu'un,  l'adresse  sera  simplement 
à  M.  Rousseau  secrétaire  d'ambassade  de  France  à 
Venise...  0  mille  fois  chère  maman,  il  me  semble 
déjà  qu'il  y  a  un  siècle  que  je  ne  vous  ai  vue!  en 
vérité  je  ne  puis  vivre  loin  de  vous  '. 

Qui  sont  ces  divers  amis  aux  noms  de  fan- 
taisie? 

Taleralatalera,  c'est  sans  doute  le  bruyant 
Courtilles  ;  les  oncles  sont  l'abbé  Léonard,  l'abbé 
Giloz  dont  il  est  question  assez  souvent,  et  les 

1.  Correspondance,  lettre  XXVII. 


218  MADAME    DK    WARENS 

Pères  jésuites  Hémet  et  Goppier.  Quant  à  Zizi 
ce  pourrait  bien  être  un  enfant  des  métayers, 
les  Kiki  d'une  lettre  précédente.  Et  ces  Kiki  ne 
seraient-ils  pas  Jacques  Châtelain  et  Claudine 
Droguet  qui,  à  ce  moment  même,  donnaient 
un  frère  à  Zizi  et  lui  choisissaient  pour  par- 
rain et  pour  marraine  Jean-Jacques  et  la 
baronne? 

Jean-Jacques  avait  beaucoup  vécu  avec  eux, 
la  femme  préparait  ses  repas  et  le  servait,  si 
tant  est  qu'il  ne  partageât  pas  simplement  leur 
pauvre  table ,  durant  les  longs  mois  qu'il 
passa  seul  aux  Charmettes.  Quoi  qu'il  en  soit, 
voici  l'acte  de  baptême  : 


Le  9  octobre  1743  est  né  et  a  été  baptisé  Jean-Louis. 
fils  de  Jacques  Gbatelain  et  de  Claudine  Droguet  mariés  ; 
parrain  Pierre  Châtelain,  tenant  pour  Jean-Jacques- 
Joseph-Françoift  Rousseau  ancien  citoïen  de  Genève;  mar- 
raine, Claudine  Chabor  tenant  pour  dlle  Françoise-Louise- 
Éléonore  baronne  de  Warens  de  La  Tour. 

Signé  :  Cl.-Fr.  Quinson,  ch"c  (Reg.par.  île  Sl.-Léger). 


Rousseau  ne  faisant  aucune  allusion  à  cet 
événement  dans  les  lettres  que  nous  venons 
de  citer,  il  est  possible  que  les  parents  du  nou- 
veau-né, ayant  conservé  de  lui  un  souvenir 
affectueux  aient  voulu  l'avoir  pour  compère  et 


ET    JEAN-JACQUKS    ROUSSEAU.  219 

que  madame  de  Warens  ait  pris  sur  elle  d'y 
consentir. 

L'on  a  déjà  remarqué  que  l'acte  de  baptême 
attribue  à  Rousseau  les  prénoms  de  Joseph- 
François  qu'on  ne  lui  connaissait  pas.  Il  les 
avait  reçus  sans  doute  lors  de  son  abjuration, 
dont  le  curé  de  Saint-Léger  dut  réclamer  un 
extrait  pour  s'assurer  de  la  catholicité  du  par- 
rain. Serait-ce  en  souvenir  de  madame  de 
Warens,  qu'il  n'avait  pourtant  fait  qu'entrevoir 
à  Annecy  en  1728,  que  Rousseau  prit  à  Turin 
le  prénom  de  Françoise 

Jean-Jacques  ne  prolongea  guère  son  séjour 
à  Venise.  L'ambassadeur,  M.  de  Montaigu, 
était  à  moitié  fou  et  son  secrétaire  avait  fort 
à  s'en  plaindre.  Il  revint  donc  à  Paris  et  passa 
par  Genève  où  il  reçut  mille  amitiés  du  rési- 
dent français  M.  de  la  Glosure...  qui  n'y  habi- 
tait plus  depuis  quatre  ans  *. 

L'erreur  de  Rousseau,  ici  encore,  est  cer- 
tainement volontaire.  A  Venise,  il  avait  été 
maltraité  par  l'ambassadeur;  dès  qu'il  arrive 
en  Suisse,  les  résidents  français  à  Sion,  à  Ge- 
nève l'accueillent  à  bras  ouverts.  Le  procédé 

1.  Il  avait  quitté  ce  poste  en  1739  (E.  Ritter,  Nouvelles 
Recherches  sur  les  Confessions). 


220  MADAME  DE  WABENS  ET  .1 .  -  J .  ROUSSEAU. 

littéraire  l'exigeait.  Il  pousse  si  loin  la  recherche 
du  contraste  qu'il  s'accuse  parfois  de  fautes  qu'il 
n'a  pas  commises.  Quand  il  servait  à  Turin  chez 
le  comte  de  Govon,  et  pendant  les  dix  à  douze 
années  qu'il  fut  le  commensal  de  madame  de 
Warens  il  avait  sûrement  appris  les  usages  de 
la  table.  Cependant  il  raconte  (livre  VII)  qu'en 
1741,  lorsqu'il  dînait  à  Paris  chez  madame  de 
Boze,  il  avait  l'air  gauche  et  sot. 

Son  maintien  dégagé  m'intimidait  et  rendait  le 
mien  plus  plaisant.  Quand  elle  me  présentait  une 
assiette,  j'avançais  ma  fourchette  pour  piquer  mo- 
destement un  petit  morceau  de  ce  qu'elle  m'offrait; 
de  sorte  qu'elle  rendait  au  laquais  l'assiette  qu'elle 
m'avait  destinée,  en  se  tournant  pour  que  je  ne  la 
visse  pas  rire. 

Et  cela  pour  amener  ce  trait  :  «  Elle  ne  se 
doutait  guère  que,  dans  la  tête  de  ce  cam- 
pagnard, il  ne  laissait  pas  d'y  avoir  quelque 
esprit.  » 


CHAPITRE  VIII 

(1744-1752) 

Madame  de  Warens  industrielle.  —  Fabrique  de  savon:  de 
chocolat.  —  Envoi  à  Rousseau.  —  Voyage  de  madame  de 
Warens  en  Chablais  sous  le  nom  de  comtesse  de  Conzié. 

—  Lettre  intéressante  de  l'abbé  Léonard,  archiprêtre  de 
GrulTy.  —  Mort  à  Constantinople  de  Jacques  de  La  Tour; 

—  à  Yevey,  de  Marie  Flavard,  belle-mère  de  madame  de 
Warens.  —  Pourparlers  à  raison  de  leurs  héritages.  —  Nou- 
velles lettres  de  Rousseau.  —  Demande  mystérieuse  d'une 
pension.  —  Procès  de  la  baronne  contre  le  doyen  de  Sal- 
lanches.  —  Rousseau  la  met  en  garde  contre  les  faiseurs 
d'alTaires.  —  Les  mines  de  fer  et  de  houille  en  Savoie.  — 
La  prétendue  mine  d'or  de  Gruffy.  —  Associalion  de 
madame  de  Warens  avec  Jean-Guillaume  de  la  Balme.  — 
Achat  des  mines  de  la  Haute-Maurienne.  —  Le  frère  et  la 
belle-sœur  de  Wintzinried  aux  Charmettes.  —  Constitu- 
tion de  la  Compagnie  des  mines  en  société  par  actions.  — 
Pouvoirs  donnés  à  madame  de  Warens  par  M.  de  la 
Balme.  —  L'avocat  Boittier-Avrillon  achète  une  aclion.  — 
Entrée  de  François  Mansord  dans  la  société.  —  Lettre 
désolée  de  Rousseau.  —  Madame  de  Warens  et  Wintzin- 
ried parrain  et  marraine.  —  Témoignages  d'amitié  de 
Rousseau  à  Wintzinried.  —  Madame  de  Warens  sous-loue 
les  Charmettes  au  marchand  Joseph  Vial  (24  mars  1749). 
—  M.  Perrichon,  ancien  prévôt  du  Lyonnais,  devient  asso- 
cié. —  Lettre  que  lui  adresse  madame  de  Warens.  — 
Lettre  à  M.  Mansord.  —  Le  chimiste  Denervaux.  —  Con- 
ventions nouvelles  avec  M.  Perrichon.  —  La  fabrique  de 
poterie  de  fonte.  —  Résiliation  du  bail  des  Charmettes.  — 
Madame  de  Warens  quitte  la  maison  Saint-Laurent  et 
s'installe  au   Reclus.  —  Fondation  pieuse  en    faveur  de 


222  MADAMK    DE    WARENS 

régli9e  de  GrulTy.  —  Jean-Claude  Charbonnel,  le  maître 
fondeur.  —  Madame  de  Warenset  Courtilles  encore  parrain 
et  marraine.  —  Voyage  à  Lyon  ;  association  avec  les  père 
et  fils  Devienne.  —  Entrée  de  M.  Mayan  dans  la  société.  — 
Disparition  momentanée  de  Mansord  et  de  Cash.  —  Vente 
suspecte  d'actions  à  Laurent  Roche.  —  Démission  des  De- 
vienne. —  Mayan  accapare  les  actions  et  les  cède  bientôt 
à  M.  Perrichon.  —  Cash  et  la  mine  de  la  Colombien.'. 


Pendant  que  Rousseau  quittait  ainsi  Venise 
et  faisait  bientôt  à  Paris  la  connaissance  de 
Thérèse  Le  Vasseur,  frappé  qu'il  fut  «  de  son 
maintien  modeste,  de  son  regard  vif  et  doux, 
qui  pour  lui  n'eut  jamais  son  semblable  », 
pendant  ce  temps,  madame  de  Warens  prélu- 
dait à  de  plus  vastes  entreprises  par  l'établisse- 
ment d'une  fabrique  de  savon.  L'occupation 
espagnole,  en  suspendant  le  service  de  sa  pen- 
sion \  l'avait  forcée  de  sortir  de  la  sphère 
des  projets  pour  entrer  dans  la  réalité.  Le 
5  août  1744  le  conseil  de  ville  de  Ghambéry 
lui  donna  l'autorisation  nécessaire  pour  vendre 
le  savon  qu'elle  fabriquait 2. 

1.  Elle  avait  bien  obtenu  en  principe  le  maintien  de  cette 
pension,  mais  l'intendance  espagnole  pressurait  le  pays  pour 
en  tirer  de  l'argent  et  n'en  donnait  pas. 

2.  Délibération  du  5  août  1744. 

Sur  le  rapport  fait  par  M.  le  premier  syndic  que  madame  la  com- 
tesse de  Warens  de  La  Tour  l'a  prié  de  lui  procurer  une  permission 
pour  le  débit  du  savon  qu'elle  fait  fabriquer,  la  ville  a  délibéré  d'ac- 
corder la  dite  permission  pendant  le  bon  plaisir  de  la  ville. 

(Arch.  municip.  Rerj.  de  1744,  folio  281  v°). 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  223 

Au  commencement  de  1745,  et  pour  ses 
étrennes,  la  baronne  en  envoya  une  certaine 
quantité  à  Rousseau  :  elle  y  joignit  du  cho- 
colat qu'elle  pouvait  bien  avoir  fabriqué  aussi. 
Jean-Jacques  l'en  remercie  dans  sa  lettre  du 
25  février;  en  même  temps  il  témoigne  de  la 
peine  qu'il  éprouve  de  la  maladie  de  son 
pauvre  frère  Gourtilles.  Il  ne  sait  trop  quel 
conseil  donner  à  la  baronne  au  sujet  d'un 
voyage  qu'elle  médite  : 

L'approbation  dépend  des  secours  que  vous  trou- 
verez pour  en  supporter  les  frais  et  des  moyens 
sur  lesquels  vous  appuyez  l'espoir  du  succès  de  ce 
«pie  vous  allez  y  entreprendre. 

Il  lui  reproche  de  se  laisser  tromper  par  cet 
archi-âne  de  Keister  : 

Quand  on  a  vos  lumières,  on  n'a  bonne  grâce 
à  cela  qu'après  s'être  crevé  les  yeux...  Du  reste, 
beaucoup  de  projets,  peu  d'espérances,  mais  tou- 
jours n'établissant  pour  mon  point  de  vue  que 
le  bonheur  de  finir  mes  jours  avec  vous...  Adieu 
maman;  souvenez-vous  de  m'écrire  souvent  et  de 
me  donner  une  adresse  sûre  '. 

Toujours  la  crainte  de  l'espionnage! 
Le  projet  auquel  Rousseau  fait  allusion  est 
un  voyage  à  Thonon  et  à  Evian.  Nous  allons 

1.  Lettre  XXXIII. 


221  MADAME    DE    WARENS 

apprendre  par  une  lettre  fort  intéressante  de 
l'abbé  Léonard  que  madame  de  Warens  l'ef- 
fectua au  cours  de  l'année  1745,  sous  le  nom 
de  comtesse  de  Conzié. 

A  cette  occasion,  elle  s'était  procuré  par 
l'intermédiaire  de  l'abbé  une  expédition  de  la 
donation  de  1726,  et  il  n'en  avait  pas  fallu 
davantage  pour  que  le  bruit  courût  à  Annecy 
que  cette  donation  avait  été  cassée  par  le  sénat. 
L'abbé  pense  bien  pourtant  que  la  nouvelle  a 
besoin  d'être  confirmée. 

Gourtilles,  de  son  côté,  avait  fait  quelques 
courses  dans  les  environs  de  Gruffy;  mais  il 
n'était  pas  allé  voir  l'abbé  Léonard  depuis 
certain  jour  où  il  lui  avait  acheté  à  crédit  six 
vaissels  de  froment  dont  madame  de  Warens 
ne  pouvait  payer  le  prix,  non  plus  d'ailleurs 
que  le  montant  de  deux  billets  souscrits  par 
elle  à  raison  de  prêts  obtenus  antérieurement 
de  son  vieil  ami.  L'archiprêtre  se  plaint  dis- 
crètement du  procédé  : 

T 

Madame  et  très  chère  sœur, 

La  promesse  que  vous  me  fîtes  par  la  dernière  de 
vos  lettres  en  date  du  15e  février  passé,  lorsque 
j'eus  l'honneur  de  vous   envoier  l'acte  de  vôtre 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  225 

donation  en  faveur  de  M.  le  B.  de  Warens,  de  me 
donner  vers  les  pàques  suivantes  de  vos  nouvelles, 
sans  que  depuis  près  de  dix  mois  j'en  aie  receue 
aucune,  ni  par  écrit,  ni  verbalement,  m'a  d'autant 
plus  surpris  que  je  n'ai  point  cru  vous  avoir  donné 
occasion  au  silence  mortifiant  que  vous  avés  gardé 
à  mon  égard.  Vous  m'avés  demandé  ci-devant  par 
la  susdite  lettre  ou  nous  en  étions  de  nos  comptes, 
parce  que  vous  ne  vous  en  ressouveniés  pas,  et  je 
vous  marquai  tout  bonnement  le  montant  de  vos 
deux  billets,  sans  y  comprendre  le  prix  convenu 
des  six  derniers  vaisseaux  de  froment  que  M.  de 
Gourtilles  vint  prendre  ici  de  vôtre  part,  dont  je 
n'ai  d'autre  assurance  que  celle  que  ie  sai  que  vous 
les  avés  bien  receu. 

Je  me  suis  imaginé  cent  fois  depuis  lors  qu'une  ré- 
ponse à  la  vôtre  par  laquelle  vous  souhaittiéz  savoir 
ou  nous  en  étions  de  nos  intérests  communs  ne  pour- 
roit  pas  vous  avoir  fait  aucune  peine,  j'ai  donc  été 
dans  une  véritable  perplexité  depuis  ce  temps-là, 
jusque  dans  ce  moment  que  je  viens  de  recevoir  la 
chère  lettre  dont  vous  m'aviez  honnoré  en  date  du 
28e  du  passé,  par  laquelle  vous  pensés  que  je  suis 
le  coupable  de  nôtre  silence  respectif,  partageons 
donc  ma  très  chère  sœur  le  reproche  fraternel  et 
avoués  moi  de  bonne  foi  que  ie  n'ai  pas  tant  tort 
ayant  seu  que  M.  de  Courtillesa  passé  plusieurs  fois 
dans  nôtre  voisinage  pendant  le  cours  de  l'année 
sans  me  donner  aucun  signe  de  vie  de  votre  part, 
je  vous  avouerai  aussi  que  si  j'avais  été  informé  du 
tems  que  vous  y  avés  passée  vous  même  lors  de 
vôtre  voiage  à  Thonon,  je  me  serais  trouvé  malgré 
vous  à  vôtre  passage  pour  vous  y  rendre  les  devoirs 
d'un  frère  sincère  et  tout  dévoué,  vous  n'auriés  pu 
alors  me  refuser  cette  satisfaction  qu'une  amitié  de 

15 


•J-20  MA D AMI!    DE    WARENS 

dix-huit  ans  doit  s'attendre,  cependant  je  n*ai  pas 
moins  pris  de  part  à  tout  ce  qui  vous  interessoit 
pendant  tout  ce  tems,  comme  si  j'avais  reçeu  tous 
les  jours  de  vos  nouvelles. 

Je  me  prévaus  aussi  comme  vous,  ma  très  chère 
sœur,  de  l'approche  des  Stcs  fêtes  pour  vous  assurer 
de  la  sincérité  des  vœux  que  je  n'ai  jamais  discon- 
tinué de  faire  pour  demander  au  Sauveur  naissant 
que  la  divine  Providence  daigne  vous  soutenir  du 
bras  de  sa  Ste  protection  dans  tous  les  événements 
fâcheux  que  vous  essuies  depuis  que  vous  êtes 
devenue  la  fille  de  cette  même  Providence. 

Je  suis  plus  que  persuadé  que  la  longueur  d'une 
cruelle  guerre  vous  met  à  l'épreuve  par  des  contre- 
temsles  plus  fâcheux;  jamais  la  Savoye  ne  vit  tant 
de  misères  et  d'indigens  dont  le  nombre  augmente 
étrangement,  pourries  vous  bien  croire  ma  très 
chère  sœur,  qu'aiant  été  obligé  pour  soulager  mes 
paroissiens  de  leur  donner  presque  tout  mon  blé  à 
crédit,  outre  les  aumônes  extraordinaires  faites  aux 
pauvres,  je  me  suis  vu  réduit  à  emprunter  pour 
faire  mes  emplettes  de  vin,  de  sorte  que  si  je  passe 
dans  le  monde  pour  être  à  mon  aise,  c'est  en  crédit 
seulement,  mais  il  faudroit  un  cœur  de  marbre  pour 
ne  pas  sentir  les  calamités  publiques  et  les  néces- 
sités des  particuliers  qui  nous  environnent. 

Soies  donc  persuadée,  ma  très  chère  sœur,  que 
je  fais  tant  de  cas  de  vôtre  chère  amitié,  que  je  ne 
perdrai  jamais  la  moindre  occasion  de  m'en  mériter 
la  continuation,  je  suis  si  persuadé  à  mon  tour  de 
vôtre  bon  cœur  à  mon  égard  que  je  ne  saurais 
jamais  craindre  du  moindre  rallentissement  après 
les  protestations  sincères  et  multipliées  que  j'en  ai 
receu  en  toutes  occasions;  je  vous  assure  aussi  ma 
liés  chère  sœur  avec  la  même  sincérité  du  très  res- 


ET    JEAN-JACQUKS    ROUSSEAU.  227 

pectueux  et  de  l'inviolable  attachement  avec  lequel 
je  ne  cesserai  jamais  d'être,  Madame  et  très  chère 
sœur, 
Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

P.  Léonard, 
curé  de  Gruffy. 

P. -S.  —  Une  personne  de  ïhonon  me  dit  il  y  a 
quelque  tems  que  vous  aviés  été  jusques  à  Evian 
incognito,  sous  le  nom  de  comtesse  de  Conzier,  pour 
expérir  des  intérests  de  famille  sur  lesquels  vous 
aviés  droit  et  cela  outre  celui  que  vous  avès  acquis 
sur  vos  propres  biens  par  la  nullité  de  votre  dona- 
tion cassée  au  sénat.  Comme  j'ai  remarqué  que  vous 
m'avés  gardé  un  profond  silence  sur  tous  ces  fais, 
j'ai  bien  lieu  de  craindre  que  tout  ce  qu'on  a  dit  à 
ce  sujet  Annessy  et  ailleurs  mérite  confirmation; 
si  la  chose  n'est  pas  telle,  l'Évangile  vous  fournit  en 
cette  occasion  une  vérité  qui  doit  vous  consoler  et 
le  discours  que  fit  S'-Pierre  à  Jésus-Christ  quand  il 
l'appela  à  lui  peut  aussi  y  contribuer;  mon  empres- 
sement à  être  informé  de  ce  qui  pouvait  intéresser 
une  bonne  amie  m'a  porté  à  vous  faire  cette  ouverture . 

A.  V.  E.  (ave)  ». 

Le  tableau  que  M.  Léonard  fait  ici  de  la 
misère  qui  accablait  alors  les  campagnes  de 
la  Savoie  n'est  pas  exagéré.  Les  réquisitions 
de  l'intendance  espagnole  ruinaient  le  pays  "2 


1.  Copie  de  la  lettre  originale  aux  Arch.  départ,  de  la  Savoie. 

2.  La  ville  de  Chambéry  avait  envoyé  à  Madrid  une  dépu- 
tation  pour  obtenir  quelque  allégement  aux  réquisitions: 
M.  de  Conzié  était  au  nombre  de  ses  membres. 


228  MADAME    DE    WARENS 

et  madame  de  YVarens  n'avait  pas  trop  de 
toute  son  habileté  pour  pourvoir  à  son  exis- 
tence et  à  celle  de  son  entourage. 

Un  frère  de  son  père  était  mort  à  Constanti- 
nople,  laissant  quelque  fortune  dans  cette  ville 
et  sans  doute  aussi  dans  le  pays  de  Vaud.  C'est 
afin  de  réunir  les  pièces  nécessaires  pour  la 
revendication  de  ses  droits  qu'elle  se  rendit 
en  Ghablais  où  il  semble  qu'elle  put  s'aboucher 
avec  M.  Miol,  de  Vevey,  qui  était  un  peu  son 
allié.  Elles  étaient  encore  incomplètes  lors- 
qu'elle les  envoya  à  Rousseau  en  le  priant 
de  faire  recommander  son  affaire  au  comte  de 
Castellane,  ambassadeur  de  France  à  Constan- 
tinople,  pour  qui  Jean-Jacques  dressa  la  note 
suivante  : 

MM.  de  la  Tour,  gentilhomme  du  pays  de  Vaud, 
étant  mort  à  Constantinople  et  ayant  établi  le  sieur 
Pelico  pour  exécuteur  testamentaire  à  la  charge  de 
faire  parvenir  ses  biens  à  ses  plus  proches  parents, 
Françoise  de  La  Tour,  baronne  de  Warens  qui  se 
trouve  dans  le  cas  désirerait  qu'on  pût  agir  auprès 
du  sieur  Pelico  pour  l'engager  à  se  dessaisir  des  dits 
biens  en  sa  faveur  en  lui  démontrant  son  droit...  la 
dite  baronne  ayant  eu  ses  biens  confisqués  pour 
cause  de  la  religion  catholique  qu'elle  a  embrassée 
et  n'étant  pas  payée  des  pensions  que  le  roi  de  Sar- 
daigne  et  ensuite  Sa  Majesté  Catholique  {Philippe  V) 
lui  ont  assignées  sur  la  Savoie,  ne  doute  point  que 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  229 

la  dure  nécessité  où  elle  se  trouve  ne  soit  un  motif 
de  plus  pour  intéresser  en  sa  faveur  la  religion  de 
Votre  Excellence. 

Et,  en  note  : 

Il  ne  reste  de  toute  la  maison  de  La  Tour  que 
madame  de  Warens  et  une  sienne  nièce  qui  se 
trouve  par  conséquent  d'un  degré  au  moins  plus 
éloigné,  et  qui  d'ailleurs  n'ayant  pas  quitté  sa  reli- 
gion et  ses  biens,  n'est  pas  assujettie  aux  mêmes 
besoins  *. 

A  cette  époque,  le  28  avril  1745,  Marie  Fla- 
vard,  seconde  femme  de  M.  de  La  Tour,  belle- 
mère  de  madame  de  Warens,  mourut.  L'usu- 
fruit que  son  mari  lui  avait  laissé  avait  donc 
pris  fin  et  la  part  des  biens  appartenant  à  ma- 
dame de  Warens  qui  y  avaient  été  assujettis 
aurait  dû  lui  faire  retour.  Le  gouvernement 
bernois  s'y  opposa  sans  en  prononcer,  toutefois, 
la  confiscation.  Il  les  plaça  d'abord  simplement 
sous  séquestre  et  les  fit  régir  par  le  sieur  Vin- 
cent de  Chailly.  Les  revenus  devaient  en  être 
transmis  à  madame  de  Warens  avec  offre  des 
biens  eux-mêmes  si  elle  revenait  dans  son  pays 
et  rentrait  dans  le  giron  de  l'Église  réformée. 

1.  Lettre  XXXVI  et  annexe.  —  La  nièce  à  qui  Rousseau 
fait  allusion  était  Françoise  de  La  Tour,  qui  avait  épousé  le 
capitaine  Jean-François  Hugonin. 


230  MADAME    DE    WARENS 

Au  bout  de  deux  ans  d'attente,  et  lorsqu'il 
n'espéra  plus  le  retour  de  sa  sujette,  le  gouver- 
nement donna  l'héritage  à  madame  Hugonin  '. 

L'épreuve  que  madame  de  Warens  subit 
victorieusement  dans  cette  circonstance  prou- 
verait la  sincérité  de  sa  conversion  s'il  était 
certain  que  les  biens  qu'elle  abandonnait 
fussent  supérieurs  à  ses  pensions  de  Savoie 
qu'elle  aurait  perdues  en  désertant  le  catholi- 
cisme. D'ailleurs,  en  ce  moment,  elle  avait 
devant  les  yeux  le  mirage  des  mines  de  fer, 
de  cuivre,  d'argent  et  d'or;  et  il  est  bien  vrai- 
semblable qu'elle  tenta  d'obtenir,  par  un  accord 
amiable  avec  sa  nièce,  ce  que  le  gouvernement 
lui  refusait.  C'est  certainement  à  cette  affaire 
que  se  rapporte  le  paquet  de  lettres  de  madame 
de  Warens  que  possède  encore  la  famille 
Hugonin,  et  qu'elle  ne  juge  pas  à  propos  de 
mettre  au  jour. 

L'affaire  de  la  succession  de  Constantinople 
suivit  son  cours,  et,  le  3  février  1746,  madame 
de  Warens  donna  sa  procuration  à  un  négociant 
de  Marseille,  Antoine  Roubin,  pour  exiger  et 
retirer  de  M.  Pelicot  les  valeurs  dont  elle  se 

1.  Renseignements  dus  ù  l'obligeance  de  M.  A.  deMonlet. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  231 

composait  *.  En  attendant  que  la  richesse  lui 
arrivât  de  Turquie,  et  tout  indique  qu'elle  n'en 
vint  pas,  madame  de  Warens  se  mit  à  la  pour- 
suivre énergiquement  en  Savoie,  mais,  hélas! 
sans  plus  de  succès.  Par  intervalles,  la  ques- 
tion de  la  pension  l'occupait  aussi. 

En  février  1747,  nous  rencontrons  deux  let- 
tres de  Rousseau  (lettres  XXXVII  et  XXXVIII) 
qui  y  sont  relatives.  Dans  la  première,  il  vou- 
drait, grâce  à  l'intervention  de  ses  amis  d'Es- 
pagne, faire  établir  pour  toujours  la  pension 
par  la  cour  de  Madrid,  de  façon  que  madame 
de  Warens  put  la  manger  où  il  lui  plairait,  car 
«  mon  opinion  est  que  c'est  une  affaire  déses- 
pérée du  côté  de  la  cour  de  Turin,  où  les 
Savoyards  auront  toujours  assez  de  crédit  pour 
vous  faire  tout  le  mal  qu'ils  voudront,  c'est- 
à-dire  tout  celui  qu'ils  pourront  ».  Dans  la 
seconde   lettre ,  il   s'agit  d'un  Mémoire  qu'il 

1.  Procuration  donnée,  devant  le  notaire  Pacoret,  à  Cham- 
béry  le  3  février  1746,  dans  la  maison  de  la  baronne,  la- 
quelle «  en  qualité  d'héritière  du  seigneur  de  Latour  son 
oncle  décédé  à  Constantinople  et  ne  pouvant  se  transporter 
au  dit  lieu  à  cause  de  ses  indispositions,  constitue  le  sieur 
Antoine  Roubin,  négociant  à  Marseille  pour  exiger  et  retirer 
du  sieur  Honoré  Pelicot,  négociant  à  Constantinople,  tout 
les  effets  tant  meubles  qu'immeubles,  or,  argent,  titres, 
dont  il  se  trouvera  saisi  dépendants  de  la  succession  dudit 
seigneur  de  Latour,  sou  oncle  ». 


232  MADAME    DE    WARENS 

avait  rédigé  pour  demander  une  pension  et 
qu'il  avait  ensuite  envoyé  à  madame  de  Warens 
et  à  l'abbé  Léonard  afin  qu'ils  le  corrigeas- 
sent. On  y  énonçait,  contrairement  à  la  vérité, 
que  Jean-Jacques  avait  abandonné  tous  ses 
droits  et  prétentions,  —  sur  son  patrimoine 
sans  doute.  Il  semble  y  consentir;  mais  il  se 
récrie  parce  qu'on  lui  fait  dire  qu'il  désire- 
rait n'être  pas  nommé  : 

C'est  une  fausse  délicatesse  que  je  n'ai  point  : 
la  honte  ne  consiste  pas  à  dire  qu'on  reçoit,  mais  à 
être  obligé  de  recevoir...  Je  sens  pourtant  le  prix 
d'un  tel  ménagement  de  votre  part  et  de  celle  de 
mon  oncle.  D'ailleurs  sous  quel  nom,  dites-moi, 
feriez-vous  enregistrer  la  pension? 

M.  Musset-Patay  J  suppose  que  «  l'objet  de 
ce  Mémoire  était  une  pension  pour  madame  de 
Warens;  mais  comme  elle  en  avait  déjà  une,  il 
fallait  l'obtenir  sous  un  autre  nom,  et  Rousseau 
mit  le  sien,  espérant  bien  ne  jamais  en  souiller 
ses  mains.  On  lit  aussi  clans  cette  lettre  : 

Si  ma  fidélité  était  équivoque  et  qu'on  pût  me 
soupçonner  d'être  homme  à  détourner  cet  argent 
ou  à  en  faire  nn  mauvais  usage,  je  me  serais  bien 
gardé  de  changer  l'endroit  aussi  librement  que  je 

1.  Histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  Jean-Jacques  Rous- 
seau. Paris,  1822,  I.  p.  318. 


ET    JEAN-JACQUES   ROUSSEAU.  233 

l'ai  fait;  et  ce  qui  m'engage  à  parler  de  moi,  c'est 
que  j'ai  cru  pénétrer  que  votre  délicatesse  se  fai- 
sait quelque  peine  qu'on  pût  penser  que  cet  argent 
tournât  à  votre  profit  ;  idée  qui  ne  peut  tomber  que 
dans  l'esprit  d'un  enragé. 

C'est  après  cela  qu'il  ajoute  :  «  Quoi  qu'il  en 
soit,  j'espère  bien  n'en  jamais  souiller  mes 
mains.  » 

Il  paraît  donc  certain  que  cette  pension  que 
Rousseau  consentait  à  faire  établir  sous  son 
nom  n'était  destinée  ni  à  lui  ni  à  madame  de 
Warens.  Elle  l'était  peut-être  à  Wintzinried 
qui  finit,  en  effet,  par  en  obtenir  une. 

En  août  1747,  madame  de  Warens  gagna  au 
sénat  de  Chambéry  un  procès  contre  messire 
de  Rossillon  de  Mont-Saint-Jean  '  doyen  de  la 
collégiale  de  Sallanches  héritier  de  l'évêque 
de  Bernex  et  qui  lui  payait  fort  mal  les  cent 
cinquante  livres  de  pension  établies  sur  la 
terre  de  Challonges. 

Dans  une  lettre  du  25  décembre  suivant, 
Rousseau  explique  à  madame  de  Warens  qu'il 

1.  Joseph-François-Jérôme,  fils  du  marquis  de  Mont-Saiot- 
Jean  et  d'Antoinette  de  Rossillon,  neveu  de  l'évêque  qui 
avait  institué  héritiers  de  ses  biens  de  famille  ses  quatre 
sœurs  ou  leurs  représentants.  La  terre  de  Challonges  était 
sans  doute  tombée  dans  le  lot  des  enfants  de  la  marquise 
de  Mont-Saint-Jean. 


234  MADAME   DE   WARENS 

a  placé  la  lettre  qu'il  lui  écrit  sous  l'enveloppe 
d'une  autre  adressée  à  l'abbé  Giloz.  Il  la  met 
en  garde  contre  M.  Descreux. 

Il  a  beau  dire,  je  ne  crois  guère  sa  bourse  en 
meilleur  état  que  la  mienne.  J'ai  toujours  regardé 
vos  lettres  de  change  qu'il  a  acceptées,  comme  un 
véritable  badinage.  Il  en  acceptera  bien  pour  au- 
tant de  millions  qu'il  vous  plaira,  au  même  prix, 
je  vous  avoue  que  cela  lui  est  fort  égal.  Par  rapport 
à  moi  je  ne  vous  dis  rien,  c'est  tout  dire;  j'espère 
toujours  qu'un  jour,  vous  me  connaîtrez  mieux  et 
m'en  aimerez  davantage...  Je  remercie  tendrement 
le  frère  de  sa  bonne  amitié  et  l'assure  de  toute  la 
mienne.  Adieu  trop  chère  et  trop  bonne  maman. 

Le  frère,  c'était  de  Gourtilles.  Quelle  diffé- 
rence de  ton  entre  la  Correspondance  et  les 
Confessions  ! 

Depuis  quelque  temps  madame  de  Warens, 
que  son  insuccès  de  Veve.y  et  sa  propre  ruine 
n'avaient  pas  corrigée,  paraissait  vouloir  tirer 
profit  des  travaux  de  ces  prétendus  chimistes 
que  Jean- Jacques  appelait  archi-ânes  et  bu- 
to?*s.  Son  activité  s'était  appliquée  à  l'industrie 
minière.  Et  même,  si  l'on  en  croit  les  énoncia- 
tions  d'actes  du  1er  février  et  du  18  mai  1752, 
elle  était  depuis  1737 ,  ou  tout  au  moins 
depuis  1742,  associée  secrètement  avec  un 
sieur  Mathieu  Cash  pour  pratiquer  clandesti- 


ET    JEAN-JACQUKS    ROUSSEAU.  23F> 

nement  des  fouilles  en  Maurienne  dans  les  con- 
cessions du  marquis  Graneri.  Ce  fut  sans  doute 
au  vu  de  quelques  échantillons  merveilleux 
apportés  par  Cash  qu'elle  résolut  d'acheter 
les  mines  du  marquis. 

Les  montagnes  de  la  Savoie,  surtout  celles 
des  arrondissements  de  Moutiers  et  de  Saint- 
Jean-de-Maurienne  renferment  de  nombreuses 
et  excellentes  mines  de  fer,  de  plomb  argen- 
tifère et  de  cuivre.  Leur  exploitation  remonte 
à  des  temps  fort  éloignés,  mais  c'est  au 
xviii0  siècle  qu'elle  reçut  la  plus  vive  impul- 
sion. Les  mines  de  la  Basse-Maurienne,  de 
Saint-Julien  à  Aiguebelle,  qui  étaient  les  plus 
productives  furent  affermées  alors  à  des  étran- 
gers, M. O.-Liéger  Duplisson,  de  Bar-le-Duc,  etc. 

Celles  de  la  Haute-Maurienne,  de  Saint-Julien 
au  Mont-Cenis  et  aux  confins  du  Piémont, 
appartenaient  au  comte  Graneri,  marquis  de 
la  Roche,  qui  habitait  Turin.  C'est  de  celles-ci 
que  madame  de  Warens  et  M.  Santîer  de  la 
Balme  ou  de  la  Fournache  devinrent  acqué- 
reurs. Elles  étaient  situées  sur  les  paroisses  de 
Freney,  Fourneaux,  Orelle,  Modane,  Bramans, 
Termignon,  etc.  Les  usines  d'exploitation  con- 


236  MADAME    DE    WARENS 

struites  par  Gaspard  Graneri,  vers  1650,  étaient 
à  la  Praz  et  à  Fournaux.  Il  y  avait  dans  le 
groupe  de  Freney-Fournaux-Orelle,  des  mines 
de  fer  spathique  à  grandes  lames,  de  très  bonne 
qualité,  connues  sous  les  noms  du  grand  filon, 
à  2  900  mètres  d'altitude,  de  filons  de  Bissorte, 
du  Freney,  le  filon  de  fer  oligiste  métalloïde  du 
Monioz,  sur  Modane;  un  joli  filon  de  cuivre  très 
pur,  mais  avec  beaucoup  de  quartz,  à  Orelle; 
—  les  mines  d'Arplanne,  des  Sarrasins. 

La  Colombière  sur  Bramans,  dont  il  sera  sou- 
vent question,  doit  être  la  couche  de  dolomie 
imprégnée  de  galène  lamellaire,  soit  sulfure 
de  plomb  argentifère,  de  Saint-Pierre  d'Extra- 
vache,  à  1  750  mètres  d'altitude  (à  1  236  seu- 
lement à  Bramans).  On  y  voit  encore  les 
anciennes  galeries. 

A  Lanslevillard  il  ne  pouvait  y  avoir  qu'un 
petit  gisement  de  pyrite  de  cuivre,  sur  les  escar- 
pements de  la  rive  droite  de  l'Arc. 

Plus  tard,  madame  de  Warens  et  Cour  tilles 
obtinrent  la  concession  de  toutes  les  mines 
de  charbon  fossile  qu'il  découvriraient  dans 
la  Savoie.  Ils  en  exploitèrent  dans  les  vallées 
tourmentées  des  Ullies,  près  de  la  Rochette. 
La  houille  maigre,  ou  anthracite,  se  trouvait 


ET    JEAN-JACQUKS    ROUSSEAU.  237 

à  Presles.  Au  Pontet,  au  Bourget  en  Ullie,  à  la 
Rochette  il  y  avait  des  filons  de  cuivre  qui, 
à  cette  époque,  étaient  exploités. 

A  La  Serraz,  près  du  lac  du  Bourget  les 
associés  découvrirent  du  lignite  quaternaire 
(bois  fossile). 

A  Arâches  en  Faucigny,  c'était  encore  du  li- 
gnite; on  l'y  trouva  presque  en  poussière  et  tel 
que  l'associé  Bérard  le  dépeindra.  Il  s'agissait 
sans  doute  de  la  mine  de  Lépine  à  2  500  mètres 
environ,  à  vol  d'oiseau,  de  la  rivière  d'Arve.  Il 
n'y  a  pas  là  de  véritables  galeries,  mais  des 
excavations  en  forme  de  poches. 

Près  d'Allonzier  {La  Caille),  où  habitait 
M.  d'Angeville,  dont  nous  parlerons  longue- 
ment, et  où  madame  de  Warens  paraît  avoir 
fait  opérer  des  sondages  et  des  expériences, 
son  émissaire  ne  put  trouver  que  de  petits 
gisements  de  fer  hydraté  dans  le  terrain  néo- 
comien;  mais  s'il  est  allé  travailler  dans  les 
paroisses  voisines  de  Cuvât  et  de  Ferrières,  il 
a  pu  en  recontrer  qui  avaient  et  ont  encore 
une  importance  réelle  '. 

Un  peu  au-dessus  de  Gruffy,  au  sortir  du 

1.  Nous   devons  ces  renseignements  techniques  à  l'obli- 
geance de  M.  Lâchât,  ingénieur  en  chef  des  mines  en  Savoie. 


238  MADAME    DE    WARENS 

territoire  d'Allèves,  le  Chéran  commence  à 
rouler  des  paillettes  d'or,  et  en  quantité  suffi- 
sante pour  rémunérer  les  recherches  des 
orpailleurs.  La  montagne  de  Gruffy  (Semnoz) 
et  les  berges  du  Chéran  ont,  en  conséquence, 
été  de  tout  temps  l'objet  de  fouilles  et  de 
recherches,  surtout  à  l'endroit  appelé  la  Combe 
des  Tines,  sur  le  territoire  de  Cusy1.  Madame 
de  Warens  et  Wintzinried  connaissaient  sans 
doute  ces  détails  par  M.  Léonard,  mais  ils 
auraient  été  bien  aises  d'en  tirer  profit  sans 
lui.  C'est  vraisemblablement  pour  ce  motif  que 
Wintzinried  s'abstint  d'aller  visiter  le  curé 
lorsqu'il  alla  à  Gruffy  en  17  io. 

Madame  de  Warens,  après  des  analyses  qui 
avaient  sans  doute  donné  des  résultats  parais- 
sant avantageux,  se  fit  gronde  industrielle. 
Elle  acheta  des  concessions,  des  fonderies  de 
fer,  des  usines,  et  forma  des  sociétés  par  ac- 


1.  De  nos  temps,  et  surtout  dans  la  période  de  1850  à 
1860,  de  nouvelles  recherches  furent  pratiquées  par  des 
aventuriers  de  tous  pays  :  d'abord  M.  Rey,  de  Tarentaise, 
des  Dauphinois,  des  Lyonnais,  des  Anglais,  les  sieurs  Sutgé: 
pais  M.  Dutruit,  madame  Lortom,  un  prétendu  comte  ou 
marquis  de  Rocheford,  H.  Roudillon,  etc.  Enfin,  comme  si 
la  bêlise  humaine  augmentait  avec  les  âges,  les  chercheurs 
dirigèrent  leurs  fouilles  d'après  les  indications  d'une  som- 
nambule de  Chambéry.  En  1858,  une  crue  du  Chéran  balaya 
les  travaux  [Registres  de  la  <:un-  de  Gruffy). 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  23£ 

tions.  Gomme  aujourd'hui  les  frais  d'exploi- 
tation étaient  onéreux,  et  bien  qu'il  y  eût  des 
débouchés  suffisants,  les  bénéfices  couvraient 
à  peine  les  dépenses.  Il  aurait  fallu  à  la  tête 
d'une  industrie  si  considérable  des  personnes 
plus  expérimentées,  plus  fermes  et  surtout 
moins  chimériques  que  la  baronne.  Ses  con- 
naissances n'étaient  pas  à  la  hauteur  de  ses 
prétentions.  Nous  ne  pensons  pas  que,  comme 
tous  les  lanceurs  d'affaires,  elle  ne  voulût  con- 
stituer une  entreprise,  plus  ou  moins  solide, 
que  pour  vendre  ensuite  et  le  plus  tôt  pos- 
sible, les  actions  qu'elle  se  réserverait;  nous 
croyons  qu'elle  avait  la  foi.  Elle  espérait 
faire  de  gros  bénéfices  et  pouvoir  désormais 
satisfaire  ses  goûts  de  générosité  et  d'osten- 
tation. Nous  allons  la  voir  à  l'œuvre. 

Les  grands  seigneurs,  propriétaires  et  ex- 
ploitants des  mines  de  Savoie,  n'en  retiraient 
que  de  minces  avantages.  Ils  étaient  donc 
bien  aises  de  s'en  défaire  en  échange  d'un  peu 
d'argent  comptant,  malgré  la  vogue  dont 
jouissaient  alors  ces  sortes  d'entreprises.  Mais, 
de  l'argent  comptant,  madame  de  Warens 
n'en  avait  pas  :  elle  dut  par  conséquent  s'ef- 


240  MADAME    DE    WARENS 

forcer  de  s'en  procurer  au  moyen  d'asso- 
ciés bailleurs  de  fonds.  Elle  crut  en  trouver 
un,  ou  à  peu  près,  en  la  personne  de  Jean- 
Guillaume  Soutier  de  la  Balme,  seigneur  de  la 
Fournache,  chambellan  et  capitaine  au  ser- 
vice de  Son  Altesse  Électorale  de  Bavière,  né 
à  La  Roche  en  Savoie,  demeurant  à  Saint- 
Jean-de-Maurienne.  Le  15  septembre  1747,  le 
gentilhomme  souscrivit  en  faveur  de  madame 
de  Warens  cet  engagement  : 

Je  soussigné  m'engage  en  la  meilleure  forme  possible 
de  me  rendre  en  personne  auprès  de  ceux  qui  voudront 
prêter  dix  mille  écus  (30  000  livres)  à  madame  la  baronne 
de  Warens  de  la  Tour  pour  être  appliqués  à  l'acquisi- 
tion des  fabriques  de  M.  le  marquis  de  la  Roche,  comte 
de  Granery.  Je  m'engage  de  cautionner  par  hypothèque 
sur  la  généralité  de  mes  biens  le  remboursement  de  la 
dite  somme  au  cas  où  la  dite  dame  ne  pourrait  pas  le 
faire  elle-même. 

Signé  le  présent  à  Saint-Jean-de-Maurienne  le  15  sep- 
tembre 1747. 

De  la  Balme  de  la  Fournache  l. 

Une  fois  munie  de  cette  pièce,  madame  de 
Warens  crut  pouvoir  marcher.  Elle  se  rendit  à 
Annecy  avec  M.  de  la  Balme  et,  le  24  octobre, 
ils  y  achetèrent  pour  le  prix  de  vingt-cinq 
mille  livres,  tant  pour  eux  que  pour  leurs  amis 

1.  Archives  départementales  de  la  Savoie. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSKAU.  241 

à  élire,  toutes  les  fabriques,  les  martinets,  bâti- 
ments et  biens  quelconques  de  Charles -Gaspard 
Graneri  situés  sur  les  paroisses  de  Saint-André, 
Fourneaux,  Frenay  et  Orelle  en  Maurienne  avec 
tout  le  bénéfice  que  M.  Graneri  pouvait  mesurer 
des  patentes  accordées  à  son  bisaïeul  Gaspard 
Graneri  par  la  duchesse  de  Savoie,  Christine 
de  France,  les  12  décembre  1646  et  18  sep- 
tembre 1647  ». 

Le  10  novembre,  le  marquis  de  la  Roche 
à  qui  l'acte  avait  été  transmis  à  Turin  le 
ratifie.  On  trouve  alors  un  troisième  associé 
en  la  personne  de  Mathieu  ou  Thomas  Cash, 
d'Orelle,  qui  était  un  homme  du  métier.  Le 
25  novembre,  le  notaire  Decoux  arrive  d'An- 
necy, avec  Milleret,  le  mandataire  du  mar- 
quis Graneri;  ils  se  rendent  «  aux  Charmettes 
dans  le  château  qu'habite  madame  de  Latour 
de  Warens  ».  On  commençait  ainsi  à  jeter 
de  la  poudre  aux  yeux.  Là,  M.  de  la  Four- 
nache  et  la  baronne  associent  Cash  pour  un 
tiers  dans  le  marché  du  24  octobre,  et  tous 
les  trois  s'engagent  à  payer  les  vingt-cinq 
mille  livres.  Milleret  remet  alors  à  M.  de  la 
Fournache  les  patentes  de  concession. 

1.  Acte  Decoux  notaire;  Archives  du  Tabellion  d'Annecy. 

16 


2*2  MADAME    DK    WARENS 

Cet  acte  est  passé  en  présence  de  noble  Jean 
Dupasquier,  capitaine  dans  le  régiment  suisse 
de  Schwaler  au  service  de  S.  M.  Catholique; 
résidant  à  Annecy  et  de  noble  Jean-Samuel- 
Rodolphe  Wintzinried  de  Gourtilles  l. 

Le  lendemain,  26,  et  à  onze  heures  après 
midi  (sic),  à  Chambéry,  dans  la  chambre  occu- 
pée par  madame  de  Warens  dans  la  maison  de 
madame  la  comtesse  (sic),  de  Saint-Laurent  une 
convention  spéciale  intervient  entre  la  baronne 
et  le  mandataire  du  marquis  de  La  Roche. 

En  exécution  de  la  promesse  et  condition  verba- 
lement convenues  entre  eux  avant  le  contrat  reçu 
le  jour  d'hier,  madame  de  Warens  accorde  au  mar- 
quis les  faculté  et  droit  de  rachat  perpétuel,  passé 
le  terme  de  cinq  ans.    pour   un  sixième,  soit  la 

1.  Les  régiments  suisses  de  Schwaler  et  de  Dunant,  et 
d'autres  encore,  étaient  à  la  solde  de  l'Espagne  et  tenaient 
garnison  en  Savoie.  Rodolphe  Wintzinried  avait  en  ce  mo- 
ment auprès  de  lui,  aux  Charmettes,  son  frère  et  sa  belle- 
sœur.  Le  14  septembre  précèdent,  celie-ci  ayant  mis  au 
monde  une  tille,  il  attesta  au  curé  de  Saint-Léger  la  catho- 
licité du  père  et  de  la  mère.  Le  parrain  et  la  marraine  sont 
des  paysans  de  Barberaz,  petite  paroisse  toute  voisine  où 
les  personnes  portant  les  noms  de  Gotteland  et  de  Carie,  ou 
Carloz,  existent  toujours  en  grand  nombre. 

Voici  l'acte  de  baptême  : 

14  septembre  1747.  Baptême  de  Marie-Françoise-Angélique  fille 
de  noble  Jacques-François  Wintzinried  de  Courtille  et  de  demoiselle 
Marie  Catherine  de  La  Motte,  de  Lages  en  Champagne,  mariés,  tous 
les  deux  catholiques  romains,  suivant  la  lettre  écrite  aujourd'hui  par  le 
frère  du  père  de  l'enfant.  Parrain  et  marraine,  honnêtes  Pierre  Carloz 
et  Noëlle  Gotteland. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSI' AU.  24.'i 

moitié  du  tiers  acquis  par  ladite  dame  des  biens, 
bâtiments,  privilèges,  concessions  indiqués  dans 
l'acte  de  vente  du  24  octobre,  moyennant  le  prix 
de  quatre  mille  trois  cents  livres  outre  le  rembour- 
sement du  sixième  des  frais  et  des  dépenses  qui 
auront  été  faits,  au  cas  cependant  où  madame  de 
Warens  n'en  serait  pas  suffisamment  remboursée 
par  les  fruits  et  avantages  perçus. 

Les  témoins  sont  un  habitant  d'Annecy,  Jean- 
Michel  Falquet,  et  Louis  Magnin,  un  domes- 
tique probablement. 

Pourquoi  cet  acte  qui,  si  l'on  n'a  pas  écrit 
après  midi,  au  lieu  d'avant  m\à\,  semble  avoir 
un  certain  caractère  de  clandestinité  confirmé 
encore  par  le  choix  des  témoins  qui  y  sont 
appelés?  L'on  doit  remarquer  cependant  que 
le  traité  devant  être  déposé  au  tabellion,  ou 
insinuation ,  de  Ghambéry,  il  était  difficile 
qu'il  restât  longtemps  secret.  Quant  au  motif 
du  traité  lui-même,  on  peut  supposer,  que, 
croyant  à  la  prospérité  future  de  la  Société,  le 
marquis  de  La  Roche  avait  voulu  pouvoir  y 
entrer  lorsque  la  marche  en  paraîtrait  assurée. 
Madame  de  Warens  a  dû  accepter  facilement 
cette  condition  parce  qu'elle  lui  garantissait 
la  sollicitude  et  la  protection  d'un  personnage 
puissant. 


244  MADAME    DE    WARENS 

Ces  préliminaires  étant  ainsi  terminés,  ma- 
dame de  Warens  et  M.  de  la  Balme,  qui  a 
reçu  la  procuration  de  Cash  retourné  dans 
sa  montagne  d'Orelle,  posent  les  bases  de  la 
Société  par  actions.  C'est  aux  Charmettes,  en 
présence  de  Wintzinried  et  d'un  nouveau 
capitaine  suisse,  Jean-Baptiste  de  la  Grave, 
qu'ils  élaborent  cet  acte  important. 

Après  avoir  déclaré  que  leur  concession 
s'étend  de  Saint-Michel-de-Maurienne  jusqu'à 
l'extrémité  des  frontières  du  Piémont,  ce  qui 
est  peut-être  conforme  aux  énonciations  des 
patentes,  mais  dépasse  les  termes  de  l'acte 
d'acquisition,  on  annonce  que  l'on  veut  com- 
mencer les  fouilles. 

C'est  pourquoi  étant  indispensable  pour  parvenir 
au  but  d'y  faire  travailler  avec  succès,  d'établir  une 
compagnie  suffisante  d'intéressés  dont  l'assistance 
et  le  secours  est  nécessaire  dans  des  travaux  si  im- 
menses,... M.  de  la  Balme  instruit  de  l'expérience, 
lumières  et  connaissances  de  la  baronne  de  Warens 
présente  et  aceptante,  la  constitue  sa  procuratrice 
spéciale,  et  agrée  qu'elle  établisse  la  compagnie  à 
son  gré,  en  se  conformant  autant  que  possible  aux 
dispositions  suivantes  : 

I.  —  La  Compagnie  se  divisera  en  vingt-quatre  actions 
dont  l'acquisition  ne  pourra  être  faite  que  par  des  per- 
sonnes d'un  honnête  état  et  d'une  probité  reconnue. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  245 

II.  —  Le  prix  de  chaque  action  ne  devra  pas  être 
moindre  de  200  louis  neufs  de  France  (4  200  livres)  dont 
une  moitié  payée  comptant  et  l'autre,  six  mois  après, 
mais  sous  déduction  des  proiits  qui  auraient  été  obtenus 
dans  ces  six  mois.  L'argent  sera  versé  entre  les  mains 
d'un  receveur  établi  à  Chambéry  en  la  personne  d'un 
marchand  des  plus  accrédités,  qui  en  passera  reçu  et  en 
tiendra  un  registre  particulier  dont  il  donnera  note  au 
teneur  de  livres  de  la  compagnie. 

III.  —  On  fera  fouiller  toutes  les  mines  de  fer,  cuivre, 
plomb,  argent,  s'il  s'en  trouve,  et  autres  métaux  infé- 
rieurs, dans  toute  la  concession. 

IV.  —  Les  fonds  déposés  ne  pourront  être  dépensés  que 
sur  mandats  signés  de  madame  de  Warens  et  de  M.  de 
la  Balme  ou  de  son  procureur.  Ces  mandats  devront 
être  enregistrés  par  le  teneur  de  livres. 

V.  —  Après  les  premières  fouilles,  on  décidera,  du 
consentement  des  deux  tiers  au  moins  des  actionnaires, 
des  fosses  dont,  suivant  les  indices  de  bonté,  les  tra- 
vaux devront  être  continués  et  ceux  que  l'on  devra  faire 
commencer. 

VI.  —  On  conviendra  du  lieu  où  les  métaux  prove- 
nant des  fabriques  seront  déposés  et  de  la  personne  qui 
en  sera  dépositaire. 

VII.  —  Il  y  aura  à  la  fin  de  chaque  année  une  assem- 
blée générale  pour  régler  les  comptes  en  recettes  et 
dépenses,  et  fixer  les  bénéfices. 

VIII.  —  Les  fonds  ne  pourront  être  retirés  par  les 
actionnaires  que  lorsque  les  profits  seront  arrivés  au 
même  chiffre. 

Et  comme  cette  entreprise  peut  demander  des  dispo- 
sitions ultérieures  et  même  des  contraires,  le  dit  sei- 
gneur de  la  Balme  donne  à  madame  de  Warens  le  pou- 
voir de  gérer  et  digérer  le  tout  à  son  gré,  ce  qu'il 
approuve  et  ratifie  par  avance. 

Et  comme  ils  ont  fait  des  avances,  soit  pour  l'acquisi- 
tion, soit  pour  l'établissement  des  travaux,  il  est  con- 
venu que  ce  qu'ils  ont  avancé,  suivant  le  compte  qui  en 
sera  dressé,  sera  précompté  sur  les  fonds  à  verser. 


246  MADAME    DE    WARENS 

Le  lendemain,  2  décembre,  M.  de  la  Balme 
donne  pouvoir  à  madame  de  Warens  d'em- 
prunter au  nom  des  trois  associés,  elle,  Cash  et 
lui,  jusqu'à  concurrence  de  quinze  mille  livres 
dans  l'intérêt  commun  de  l'entreprise  pour 
l'excavation  des  mines  et  l'entretien  des  fabri- 
ques en  Maurienne.  L'acte  est  signé  en  pré- 
sence de  Juan  Delagrave,  capitaine  au  régiment 
de  Dunant  et  de  Juan  De  Paquet  (Dupasquier) , 
capitaine  au  régiment  de  Schwaller,  dont  le 
notaire  espagnolise  ainsi  les  prénoms  '. 

Madame  de  Warens  espérait  sans  doute 
recevoir  des  fonds  de  ce  M.  Descreux  qui  accep- 
tait toutes  ses  lettres  de  change.  Nous  avons 
vu  que  Jean-Jacques  dans  sa  lettre  du  17  dé- 
cembre la  mettait  en  garde  contre  cet  homme  : 
«  Il  est  fort  sur  le  zéro  aussi  bien  que  M.  Ba- 
gueret,  et  je  ne  doute  pas  qu'il  n'aille  achever 
ses  projets  au  même  lieu.  » 

Rousseau  avait  raison  et  le  10  juin  1748  les 
associés  n'avaient  encore  rien  versé  à  la  caisse 
de  la  compagnie.  Ce  jour-là,  ils  trouvent  enfin 
un  actionnaire  :  c'est  un  avocat  d'Annecy, 
Etienne  Boittier-Avrillcn.  Avant  de  l'admettre 

t.  Actes  du  notaire  ftommet,  aux  Archives  du  Tabellion. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  247 

à  acquérir  une  action,  ils  déterminent  le  nombre 
de  celles-ci  et  constituent,  comme  on  le  ferait 
de  nos  jours,  les  parts  de  fondateurs.  A  raison 
des  avances  faites  pour  l'achat  des  mines  et 
fabriques,  pour  les  essais  et  pour  les  fouilles, 
on  décide  que  le  profit  de  l'entreprise  sera 
divisé  en  vingt  portions  dont  dix  sont  attri- 
buées aux  nobles  constituants  en  échange  de 
ces  avances,  et  les  dix  autres  seront  vendues, 
chacune  à  raison  de  trois  mille  livres,  qui  seront 
versées  aux  mains  d'une  personne  récéante  i  et 
solvable,  sous  l'honoraire  qui  sera  arbitré.  La 
Société  aura  une  durée  de  quarante  ans.  «  De 
laquelle  proposition  s'étant  aperçu  spectable 
Etienne  Boittier-Avrillon...  il  auroit  prié  les 
nobles  seigneur  et  dame  constituants  de  lui 
accorder  une  des  susdites  portions,  ce  qui  au- 
roit été  convenu  ».  En  conséquence  M.  Avril- 
Ion  promet  de  payer  quinze  cents  livres  dans 
quinze  jours  entre  les  mains  de  la  personne 
qui  sera  désignée  et  les  autres  quinze  cents 
livres  dans  le  mois.  L'acte  est  signé  en  présence 
de  Wintzinried. 

Le  7  juillet  M.  de  la  Balme  trouve  un  second 

1.  Terme  de  pratique  signifiant  domicilie. 


248  MADAME    DE    WARENS 

actionnaire.  François  Mansord,  de  Grenoble, 
officier  dans  le  régiment  dragons  de  France  au 
service  de  l'Espagne,  en  garnison  à  Saint-Jean- 
de-Maurienne,  se  rend  dans  la  maison  de  M.  de 
la  Fournache,  rue  de  Bonrieux,  et  celui-ci 
l'admet  au  nombre  des  associés  pour  une  part, 
à  la  charge  de  payer  les  trois  mille  livres,  de 
la  même  façon  qu'Avrillon.  L'acte  est  reçu 
par  le  notaire  Buffard,  en  présence  de  Mathieu 
Cash  dont  il  n'est  pas  parlé  dans  celui  du 
10  juin,  et  dont  la  qualité  d'associé  primitif 
pour  un  tiers  n'est  pas  davantage  signalée  ici. 

Le  26  juillet,  madame  de  Warens  se  rend  à 
Saint-Jean-de-Maurienne  et  ratifie  la  vente  de 
cette  deuxième  action. 

De  retour  à  Chambéry,  elle  reçoit  de  Rous- 
seau une  lettre  bien  triste  et  bien  humiliée  '.  Il 
se  plaint  de  douleurs  néphrétiques ,  de  coli- 

1.  Lettre  XLI,  datée  de  Paris,  26  août  1748.  11  est  toujours 
à  l'hôtel  du  Saint-Esprit,  rue  de  la  Plâtrière.  Son  père  était 
mort  à  Nyon  le  9  mai  1747.  Cet  événement,  qui  ne  paraît  pas 
lui  avoir  causé  un  grand  chagrin,  ne  changea  rien  à  sa  situa 
tion  pécuniaire,  car  Isaac  Rousseau  ne  laissa  aucune  fortune. 
La  part  d'Isaac  dans  la  succession  paternelle  bien  qu'elle  eût 
été  d'un  cinquième  (Dufour-Vernes,  p.  10),  et  non  d'un  quin- 
zième seulement  comme  l'a  dit  Jean-Jacques  à  la  seconde  page 
des  Confessions,  avait  été  peu  importante  et  se  trouvait  dis- 
sipée depuis  longtemps.  Cependant  l'usufruit  du  père  sur 
les  biens  de  son  fils  François,  disparu  en  1721,  prit  fin  à 
la  mort  d'Isaac. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  249 

ques  d'estomac;  il  a  pris  l'émétique,  le  sima- 
rouba,  un  remède  qui  guérissait  alors  : 

...  Et  vous  ma  chère  maman,  comment  êtes-vous, 
à  présent?...  N'êtes-vous  point  apaisée  au  sujet 
d'un  malheureux  fils  qui  n'a  connu  vos  peines 
que  de  trop  loin,  sans  jamais  les  pouvoir  soulager. 
Vous  n'avez  connu  ni  mon  cœur  ni  ma  situation. 
Permettez-moi  de  vous  répondre  ce  que  vous 
m'avez  dit  si  souvent  :  Vous  me  connaîtrez  quand 
il  nen  sera  plus  temps. 

M.  Léonard  a  envoyé  prendre  de  mes  nouvelles... 
Si  vous  jugiez  à  propos,  nous  nous  écririons  à 
l'ordinaire  par  cette  voie.  Ce  serait  quelques  ports 
de  lettres,  quelques  affranchissements  épargnés, 
dans  un  temps  où  cette  lésine  est  presque  de 
nécessité.  J'espère  que  ce  temps  ne  peut  durer 
éternellement.  Je  voudrais  bien  avoir  quelque 
voie  sûre  pour  m'ouvrir  à  vous  sur  ma  véritable 
situation.  J'aurais  le  plus  grand  besoin  de  vos 
conseils. 

J'use  mon  esprit  et  ma  santé  pour  tâcher  de  me 
conduire  avec  sagesse  dans  ces  circonstances  dif- 
ficiles, pour  sortir,  s'il  est  possible  de  cet  état 
d'opprobre  et  de  misère,  et  je  crois  m' apercevoir 
chaque  jour  que  c'est  le  hasard  seul  qui  règle  ma 
destinée...  Adieu,  mon  aimable  maman... 


Le  20  novembre  une  fille  naît  à  Pierre  Carie 
et  à  Noëlle  Gotteland.  Madame  de  Warens  et 
Wintzinried,  représentés  par  Claude  Richaud 
et  Marie  Jacqueline  Recordon,  en  sont  parrain 


2b0  MADAME    DK    WARENS 

et  marraine.   L'enfant  reçoit  leurs  prénoms , 
Jeanne-Françoise  \ 

Le  17  janvier  1749  2,  Jean-Jacques  informe 
madame  de  Warens  qu'il  est  chargé  de  quelques 
articles  pour  le  Grand  Dictionnaire  des  arts 
et  des  sciences.  La  bile,  écrit-il,  lui  donne  des 
forces  et  même  de  l'esprit  et  de  la  science. 

Je  vous  supplie  de  vouloir  bien  vous  charger  de 
mes  tendres  remerciements  pour  le  frère  ;  de  lui 
dire  que  j'entre  parfaitement  dans  ses  vues  et 
dans  ses  raisons  et  qu'il  ne  me  manque  que  les 
moyens  d'y  concourir  plus  réellement.  Il  faut  espé- 
rer qu'un  temps  plus  favorable  nous  rapprochera 
de  séjour,  comme  la  même  façon  de  penser  nous 
rapproche  de  sentiments. 

Que  dire  de  ces  lignes  de  Rousseau  et  d'autres 
aussi  tendres  que  nous  avons  déjà  rapportées? 
Ne  respirent-elles  pas  une  amitié  sincère  pour 
le  frère,  pour  ce  second,  ce  troisième  ami  de 
maman?  Jean-Jacques  avait  trente-sept  ans;  il 
était  en  pleine  possession  de  ses  facultés,  au 
moment  même  où  le  génie  s'éveillait  dans  son 
cerveau;  s'il  remercie  ainsi  Wintzinried,  pour- 
quoi, dix  ans  après,  tant  de  passages  des  Con- 

1.  Wintzinried  est  désigné  sous  les  noms  de  Jean  Rotol  de 
Cour  tille  (Reg.  de  la  paroisse  de  Saint-Léger). 

2.  Correspondance,  lettre  XLII. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  251 

fessio?is  contrastent -ils  avec  cette  affection? 

Mais  les  affaires  de  madame  de  Warens 
n'étaient  pas  en  meilleure  situation  que  les 
siennes.  Mansord,  si  tant  est  qu'il  ne  fut  pas 
un  homme  de  paille,  stylé  par  M.  de  la  Balme 
pour  provoquer  aux  souscriptions,  avait  bientôt 
reconnu  la  fragilité  de  l'entreprise.  Le  4  no- 
vembre 1748,  il  avait  rétrocédé  son  action  au 
vendeur  et  déclaré,  en  présence  de  Gourtilles, 
qu'il  avait  été  remboursé  de  ses  avances  ou 
payements.  L'opération  est  faite  au  moyen 
d'une  contre-lettre  destinée  à  rester  secrète; 
car,  ostensiblement,  c'est  lui  qui,  avec  madame 
de  Warens,  agira  au  nom  de  la  Société  et 
comme  remplaçant  M.  de  la  Balme.  Peut-être 
cette  simulation  avait-elle  été  rendue  nécessaire 
par  une  absence  de  ce  dernier,  rappelé  pour 
un  temps  à  ses  fonctions  en  Bavière. 

Quant  à  Boittier-Avrillon,  il  n'avait  pas  pu, 
ou  n'avait  pas  voulu  payer  les  trois  mille  livres 
dues  pour  l'achat  de  son  action.  En  mars, 
madame  de  Warens,  et  Mansord,  qui  se  dit 
maintenant  ancien  officier,  le  citent  devant  le 
juge  du  consulat  à  Ghambéry  [tribunal  de  com- 
merce) pour  faire  annuler  sa  souscription.  L'an- 
nulation est  ordonnée  le  13  mars  1749.  Avrillon 


252  MADAME    DE    WARENS 

ne  s'était  d'ailleurs  pas  fait  tirer  l'oreille,  car, 
la  veille,  il  avait  donné  mandat  d'acquiescer  à 
la  demande. 

Nul  n'étant  prophète  en  son  pays,  madame 
de  Warens  chercha  des  associés  plus  loin  et  en 
trouva.  Mais  elle  était  désormais  trop  absorbée 
par  son  industrie  pour  continuer  à  exploiter  le 
domaine  des  Charmettes,  dont  elle  oubliait  du 
reste  volontiers  de  payer  le  loyer. 

Le  24  du  même  mois,  elle  le  sous-loua  à  un 
marchand  de  Chambéry,  Joseph  Vial,  aux  con- 
ditions du  bail  passé  avec  M.  Noëray  *.  Peut- 
être  que  déjà  à  cette  époque  elle  avait  établi  une 
poterie  de  fonte  au  Reclus  à  Chambéry,  bien 
que  ce  soit  en  octobre  1750  seulement  qu'elle 
loua  une  maison  du  marquis  d'Allinges  et  la 
décora  du  nom  pompeux  de  Fabrique  royale. 

Au  nombre  de  ces  actionnaires  qu'elle  trouva 
à  l'étranger,  le  principal  et  le  plus  riche  était 
Camille  Perricàon,  chevalier  des  Ordres  du  roi, 
conseiller  d'État  ordinaire,  ancien  prévôt  des 
marchands  et  commandant  de  Lvon.  Il  habitait, 


1.  Acte  du  notaire  Pacoret  du  24  mars  1749  signé  en  pré- 
sente de  Jean-Samuel  de  Courtilles.Le25  mai  1752,  M.  Noëray, 
devenu  commandant  d'Annecy,  remet  son  testament  au 
notaire  Combaz  dans  la  cellule  du  P.  Hippolyte  Donzel  des 
Carmes  déchaussés  de  Chambéry. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  253 

l'été  au  moins,  à  Chanvert  au-dessus  de  la  ville. 
Madame  de  Warens  le  connaissait  depuis  long- 
temps, car,  en  1741,  Rousseau,  qui  l'appelle  le 
noble  et  généreux  Périchon,  alla  le  revoir  avant 
de  quitter  sa  place  de  précepteur  des  enfants 
de  M.  de  Mably  et  se  ressentit  de  sa  magnifi- 
cence '.  Si  son  entrée  officielle  dans  la  Société 
des  mines  ne  date  que  du  21  décembre  1749, 
il  est  vraisemblable  qu'il  était  lié  secrètement 
avec  madame  de  Warens  dès  l'origine  même 
de  l'affaire.  La  baronne,  en  effet,  avant  de 
passer  l'acte  d'acquisition  du  24  octobre  1747, 
s'était  rendue  à  Lyon.  Une  procuration  en  blanc, 
du  9  septembre  1747,  nous  apprend  qu'elle  était 
alors  dans  cette  ville  au  logis  des  Quatre- 
Nations,rm  Sainte-Catherine.  Lorsque,  un  mois 
plus  tard,  elle  traita  avec  le  représentant  du 
marquis  de  La  Roche,  elle  avait  sans  doute 
obtenu  la  promesse  du  concours  de  M.  Perri- 
chon  et  l'avance  de  quelques  sommes  d'argent. 
Actuellement  il  fallait  davantage.  Les  travaux 
ne  marchaient  pas  rapidement  et  la  caisse  était 
vide.  On  poussa  donc  les  pourparlers  engagés 
depuis  longtemps  pour  faire  entrer  M.  Perrichon 

1.  M.  de  Mably,  que  Rousseau  qualifie  de  prévôt  général 
du  Lyonnais,  était  donc  le  successeur  de  M.  Perrichon. 


2oi  M  AD  ami:   de  warkns 

en  nom  dans  la  Société,  en  lui  vendant  quel- 
ques actions. 

Le  4  novembre  1749,  madame  de  Warens  lui 
adresse  la  lettre  suivante  dont  le  brouillon  est 
aux  Archives  départementales.  Elle  ne  l'a  pas 
écrite  à  la  légère,  car  on  y  voit  deux  corrections 
faites  de  la  main  d'un  homme  habile  en  affaires, 
connaissant  la  valeur  des  mots  : 

Monsieur  et  très  honoré  Protecteur 

J'ay  engage  M.  Moiroud  de  passer  par  Lyon  avant 
de  ce  rendre  à  la  Cotte-St-André  afin  qu'il  ne  fit 
aucune  démarche  que  suivant  les  déterminations 
que  vous  aurez  la  bonté  de  prescrire  (ce  mot  a  été 
remplacé  d'une  autre  main,  par  de  luy  donner).  Je 
l'ay  prié  de  vous  rendre  un  comte  véridique  de  ce 
qu'il  a  veu  de  nos  afaire  ;  M.  de  Courtilles  aura 
aucy  l'avantage  avec  notre  maître  fondeur  de  vous 
rendre  comte  de  l'état  présent  des  chose,  vous 
vairé  les  épreuve  de  nos  filons,  c'est-à-dire  de 
ceux  qu'il  ont  eu  le  tems  de  vérifier  cette  cam- 
pagne. Les  vivassités  des  bise  et  du  gevry  glassé 
(givre)  qu'il  y  a  déjà  dans  nos  montagne  en  rend 
pour  cet  année  les  promenade  impraticable,  je 
conte  qu'il  y  en  a  sufisentement  de  quoi  bien  s'oc- 
cuper (en  surcharge  et  d'autre  main  :  tous  ces  hivers 
et  pour  des  ciècles  entiers)  a  ce  qu'il  ont  veu  et 
vérifié  sur  les  lieux  et  ont  fait  les  épreuve  pour 
qu'il  ne  reste  aucune  insertitude;  ajés  la  bonté 
Monsieur  et  bien  cher  Protecteur  de  continuer  votre 
protection  et  vos  bontés  à  une  compagnie  qui  ne 
peut  plus  rien  sans  vous  mais  qui  étant  soutenue 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  25.ï 

comme  elle  devrois  l'être;  vous  donneras  toutes 
sorte  de  satisfactions;  j'espaire  que  vous  aurez  la 
bonté  de  porter  une  atentions  à  l'état  presant  de 
notre  caisse,  qui  étant  entièrement  dépourvue  de 
fonds,  ne  cadre  pas  avec  les  matières  avantageuse 
que  nous  avons  en  main. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  autant  de  dévouement 
que  de  parfaitte  reconnaissance  et  de  profond 
respect... 

à  M1'  Perrichon  —  ce  4e  novembre  1749. 

Il  convient  encore  de  placer  ici  une  lettre 
écrite  en  décembre  1749  à  un  associé  habi- 
tant Grenoble,  peut-être  M.  Mansord,  que  ma- 
dame de  Warens  cherche  à  convaincre  de  la 
nécessité  de  lui  procurer  des  fonds  pour 
envoyer  à  M.  Denervaux.  Celui-ci  était  un  chi- 
miste homme  d'affaires,  habitant  ordinaire- 
ment Genève,  et  qui  devint  plus  tard  le  man- 
dataire de  M.  Perrichon. 

Monsieur  et  cher  associé, 

Vous  m'aviez  promis  de  vos  nouvelles  et  cepen- 
dant je  n'en  ai  aucunes,  ce  qui  me  fait  bien  de  la 
peine  ;  vous  verrez  par  la  copie  cy-jointe  de  la  lettre 
que  m'a  écrit  M.  de  Nervoz  la  tournure  qu'il  donne 
à  nos  propositions,  voilà  monsieur  et  cher  associé 
ou  vat  nous  conduire  l'idée  que  vous  avez  de  vou- 
loir céder  un  droit  positif  pour  engager,  dites-vous, 
les  intéressés  à  se  prêter  de  meilleure  grâce  aux 
propositions.  Pour  moi  je  vous  dis  naturellement 
entre  vous  et  moy  que  sy  les  fonds  que  nous  de- 


236  MADAME    DE    WARENS 

mandons  avec  tant  de  raison  ne  sont  pas  entré  en 
caisse  d'icy  à  la  fin  du  mois  prochain  comme  nous 
l'avons  demandé;  qu'il  ne  nous  convient  d'aucune 
façon  entrer  dans  de  nouveaux  engagements.  Et 
d'ailleurs  vous  sçavez  que  j'ai  procuré  à  notre  com- 
pagnie la  découverte  de  tous  nos  filons  et  que  j'ay 
donné  l'industrie  et  le  plant  de  toutes  la  fonderie 
et  moulages  sans  avoir  receu  aucune  récompense 
de  la  C'e  ny  à  cet  égard  ny  à  celuy  de  la  peine  que 
j'ai  journellement  pour  le  soutiens  de  notre  en- 
treprise, vous  savez  que  je  suis  la  plus  mal  partagée 
de  tous  les  Intéressés,  ainsy  j'ai  bien  des  sujets 
qui  me  rebute  entièrement  et  qui  devroit  m'en- 
gager  a  getter  le  manche  après  la  coignée,  je  vous 
prie  en  grâce  monsieur  et  cher  associé  de  me  dire 
au  naturel  ce  que  je  dois  penser  de  tout  cecy  et  ce 
que  vous  me  conseillez  de  répondre  à  M.  de  Nervoz 
sans  quoy  je  ne  luy  feray  aucune  reponce,  cepen- 
dant le  cas  est  d'autant  plus  pressent  que  la  per- 
sonne en  question  qui  devait  avoir  dix  mille 
livres  dans  ce  pais  ne  peut  pas  les  retirer  quant  à 
présent  de  ceux  qui  luy  doivent,  ainsy  voilà  une 
affaire  comme  manquée  ou  du  moins  renvoyée 
pour  longtemps  au  diable  vert  l. 

Je  vous  souhaite  les  plus  heureuses  fêtes  et  toutes 
sortes  de  prospérité  dans  la  nouvelle  année  où  nous 
allons  entrer  vous  priant  que  la  bonne  amitié  et 
union  reigne  toujours  entre  nous  à  quoy  je  contri- 
buera}- toujours  de  mon  pouvoir  par  le  zelle  sincère 
avec  lequel  je  travaille  sans  relâche  pour  vos  avan- 
tages comme  pour  les  miens  propres;  je  vous  prie 
d'offrir  à  madame  la  Marquise  les  assurances  de 
mon  plus  parfait  dévouement  et  de  tout  mon  res- 

1.  Pour  :  au  diable  Vauoert  (Voir  Dictionnaire  de  Liltré). 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  25/ 

pect.  J'ay  eu  l'honneur  de  luy  écrire  depuis  que  vous 
êtes  à  Grenoble,  je  vais  faire  travailler  après  ces 
fêtes  '  à  quelque  jolie  pièce  que  je  vous  prie  de  luy 
présenter  de  votre  part  et  de  la  mienne,  comme  nous 
en  sommes  convenus. 

Donnez  moi  de  vos  chères  nouvelles  le  plus  tût 
possible  et  me  croire  sans  réserve  et  avec  une  très 
parfaite  considération, 

Monsieur  et  cher  associé,  votre  très  humble  et 
très  obéissante  servante  2. 

Madame  de  Warens  arriva  à  ses  fins. 

Le  21  décembre  1749,  elle  rédigea  à  Gham- 
béry,  avec  M.  Mansord  agissant  comme  ayant- 
droit  de  M.  Guillaume  Sautier  de  la  Balme,  une 
convention  en  sept  articles.  On  y  rappelle  que  la 
société  comporte  vingt  actions  dont  dix  appar- 
tiennent aux  fondateurs.  C'est  ce  qu'on  nomme 
les  actions  en  dedans.  En  considération  des 
dépenses  faites  pour  l'acquisition  des  immeu- 
bles et  droits  sociaux,  pour  la  découverte  de 
nombreux  filons,  pour  les  travaux  immenses  du 
souterrain  de  la  montagne  de  la  Golombière,  etc. , 
ces  dix  actions  sont  dégrevées  de  tous  frais 
ultérieurs,  lesquels  restent  à  la  charge  exclusive 

1.  Ces  mots  indiquent  que  la  lettre  a  été  écrite  vers  le 
milieu  de  décembre. 

2.  Archives  départementales  de  la  Savoie.  —  Ce  brouillon 
de  lettre  est  d'une  belle  écriture  qui  n'est  ni  celle  de 
madame  de  Warens,  ni  celle  de  Winlzinried. 

17 


258  MADAME    DE   WARENS 

des  dix  autres  actions  que  Ton  appellera  les 
actions  en  dehors.  Celles-ci  seront  vendues  six 
mille  livres  pièce.  Chaque  associé  participera 
aux  bénéfices  et  aux  pertes  dans  la  proportion 
du  nombre  de  ses  actions.  Il  fournira  aussi  des 
tonds  dans  la  même  proportion,  si  ceux  qui 
existent  présentement  ne  suffisent  pas  pour 
pousser  l'entreprise  à  son  point  de  perfection. 
On  y  déclare  enfin  que  M.  Perrichon  a  acheté 
six  actions  en  dehors  pour  lesquelles  il  a  payé 
la  somme  de  trente-six  mille  livres,  monnaie  de 
Piémont  et  dont  quittance  lui  est  donnée. 
M.  Perrichon  acquiesce  en  ces  termes  : 

J'accepte  les  conditions  cy-dessus. 

A  Lyon,  ce  26  septembre  1749. 

Perrichon. 

Ce  payement  du  capitaliste  lyonnais,  bien 
que  dépensé  en  partie  d'avance,  ne  laissa  pas 
que  d'améliorer  considérablement  la  situation. 
Les  amis  de  madame  de  Warens  en  profitèrent 
pour  remonter  leur  garde-robe.  La  baronne 
chargea  M.  Denervaux  de  faire  pour  eux  quel- 
ques emplettes  à  Genève;  le  24  janvier  1750, 
elle  lui  en  accuse  réception  : 

Nous  avons  reseu  bien  conditionne  la  veste  de 


KT    JKAN-JACQUKS    ROUSSEAU.  259 

M.  Mansord,  la  sarge  blanche  en  soye  pour  M.  Gous- 
sels,  les  dorures  pour  M.  de  Courtilles  et  les  ba- 
lances et  pois  pour  notre  fondeur  (Jean-Claudi' 
Ckarbonnel);  nous  attendons  encore  l'estoc  et  bi- 
gorne et  nous  vous  prions  de  tenir  comte  de  la 
généralité  de  vos  envoix  afin  que  nous  vous  rem- 
boursions le  montant  des  premier  fond  que  nous 
retirerons  de  votre  villes,  ce  qui  ne  tardera  pas 
corne  savez;  au  reste  nous  vous  prions  de  ne  pas 
manquer  de  tenir  main  pour  faire  avancer  le  bo- 
cage provenant  des  fourneaux  de  madame  de  Mal- 
iens nous  en  sommes  pressés  pour  continuer  notre 
travail  qui  vat  fort  bien  grâce  à  Dieu. 
En  attendant,  etc.  '. 

Le  même  jour,  madame  de  Warens  s'adresse 
encore  à  M.  Perrichon  : 

Monsieur  et  bien  cher  protecteur, 

J'ai  reçu  les  deux  chères  vôtres  par  le  même 
ordinaire.  Si  ces  messieurs  n'ont  pas  eu  l'honneur 
de  vous  rendre  compte  en  particulier  des  informa- 
tions prises  à  Grenoble  c'est  pour  ne  pas  vous  fati- 
guer par  des  lettres  inutiles  attendu  que  leurs 
recherches  jusqu'à  présent  ne  sont  pas  suffisantes. 
Pour  n'avoir  rien  à  nous  reprocher  j'ai  encore 
chargé  le  sieur  Labranche  2  qui  s'est  retourné  dans 
sa  montagne...  de  vérifier  la  conduite  du  sieur 
Mathieu  (Cash). 

1.  De  l'écriture  de  madame  de  Warens  {Archives  dépar- 
tementales). 

2.  En  1758  cet  ingénieur  (?)  est  appelé  et  qualifié  ainsi  : 
François  Peiraud  Labranche,  conseiller  du  roy,  membre  de 
l'Université  de  Paris. 


260  M  ADAM  K    DE    WARENS 

Il  est  surprenant  qu'on  vous  ait  si  mal  instruit 
au  sujet  de  notre  poterie;  il  est  vrai  que  nous 
sommes  obligés  de  faire  venir  du  dehors  une  par- 
tie des  matières,  jusqu'à  ce  que  nous  ayons  fait 
nous-mêmes  une  première  coulée,  mais  bien  loin 
que  nous  soyons  en  perte  sur  cet  article  j'offre  de 
démontrer  que,  dans  tous  les  temps  y  sera  de  notre 
avantage  de  continuer  à  prendre  des  matières 
étrangères  pour  pouvoir  tirer  un  bénéfice  plus 
solide  sur  les  ouvrages  attendu  qu'étant  par  là  de 
meilleure  qualité,  ils  auront  un  débit  plus  certain. 
Soyez  persuadé  monsieur  et  bien  cher  protecteur 
que  je  suis  sûre  de  ce  que  j'avance  et  vous  ne  nie 
trouverez  jamais  dans  aucune  occasion  dire  autre 
chose  que  la  vérité,  attendu  que  je  ne  fais  point  de 
systèmes  en  l'air...  et  sûrement  notre  fonderie  d'ic 
est  un  objet  solide  et  qu'il  faut  soutenir  et  con- 
server précieusement.  Le  sieur  Barbon  n'est  en 
vérité  pas  suffisamment  instruit  sur  ces  parties 
pour  pouvoir  en  décider;  il  faut  lui  faire  à  ce 
sujet  comme  on  fait  aux  orphelins  qui  sont  sous 
tutelle,  avoir  soin  de  sa  part,  sans  lui  rendre  da- 
vantage. Pour  le  présent,  s'il  prend  une  demi- 
action,  nous  vous  prions  que  ce  soit  dans  la  géné- 
ralité des  affaires... 

Je  n'ai  en  tout  cela  rien  plus  à  cœur  que  votre 
satisfaction  J. 

Le  3  février  1750,  Mansord,  à  qui  la  société 
vient  pourtant  d'acheter  une  belle  veste,  rap- 
pelle devant  Courtilles,  Labranche  et  Goussel 


1.  Archives  départementales. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  261 

qu'il  a  rétrocédé  son  action  et  qu'il  a  été  rem- 
boursé du  prix. 

Nous  avons  dit  que  madame  de  Warens 
avait  négligé  de  payer  le  loyer  des  Char- 
mettes.  Elle  eut  à  cet  égard  des  difficultés  avec 
M.  Noëray.  Grâce  aux  bons  offices  de  l'abbé 
Léonard,  semble-t-il,  elle  traita  le  22  avril  1750 
avec  le  propriétaire  \  Il  fut  convenu  qu'elle 
abandonnait  toute  réclamation  à  raison  des 
intempéries  souffertes  et  des  tailles  payées, 
ainsi  que  des  réparations,  évaluées  à  mille 
livres,  qu'elle  avait  faites  à  son  entrée  dans  le 
domaine;  qu'en  outre  elle  payerait  sept  cent 
cinquante  livres  à  M.  Noëray  qui  les  prendrait 
sur  les  quartiers  de  sa  pension  de  1751.  Moyen- 
nant cet  engagement,  M.  Noëray  accepta  la 
résiliation  du  bail  et  promit  de  ne  réclamer 
plus  rien  à  la  baronne,  à  qui  Vial  se  trouva 
ainsi  complètement  substitué.  Les  témoins  de 
l'acte  sont  l'abbé  Léonard  et  M.  Jacques  Didier, 
trésorier  de  la  province  de  Tarentaise.  Il  est 
passé  dans  la  maison  du  comte  de  Saint-Lau- 
rent où  habite  la  dame  baronne  de  Warens. 

Avec  l'emploi  de  directrice   de  la  Société, 

1.  Archives  du  Tabellion. 


262  MADAME    DE    WARENS 

madame  de  Warens  cumulait  alors  celui  de 
caissière;  aussi  la  caisse  était  vide  bien  sou- 
vent. Le  25  juillet  1750,  elle  remet  à  son 
maître  mineur,  nommé  Rouyer,  une  paillasse 
neuve,  deux  draps,  des  outils  et  cinq  sequins 
pour  qu'il  aille  suivre  le  filon  de  Valmeinier. 
Elle  fait  constater  dans  le  reçu  qu'elle  a  dû 
emprunter  cette  somme  «  à  défaut  des  fonds 
en  caisse  que  l'on  lui  devait  remettre  pour  le 
soutien  des  travaux  '  ». 

La  baronne  était  alors  à  la  recherche  d'un 
bâtiment  où  elle  pût  installer  la  fabrique  de 
vaisselle  de  fonte;  elle  le  trouva  à  Ghambéry, 
au  faubourg  Reclus,  dans  une  maison  apparte- 
nant à  Jacques  de  Coudrée,  marquis  d'Allinges. 
Bien  que  le  bail  ne  soit  daté  que  du  22  octo- 
bre 1750,  elle  en  avait  déjà  pris  possession,  vers 
la  fin  de  juillet,  tout  au  moins  pour  y  faire  à 
ses  frais  les  aménagements  nécessaires.  Le 
dossier  des  archives  départementales  contient, 
en  effet,  à  la  date  du  7  août,  une  note  de  tra- 
vaux à  la  fabrique  du  Reclus  et  à  l'apparte- 
ment. Elle  acquitte  le  même  jour  une  note  de 
six  livres  pour  la  ferrure  des  chevaux.  Il  y  avait 

\.  Archives  départementales. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  263 

donc  déjà  un  service  de  voitures  pour  le  trans- 
port de  la  fonte  à  Ghambéry  *.  C'est  le  1er  oc- 
tobre qu'elle  prit  possession  personnellement, 
mais  au  nom  de  la  société  des  mines,  des  bâti- 
ments de  la  fabrique.  On  lit  dans  l'acte  : 

Madame  de  Warens,  pour  elle  et  au  nom  de  noble 
François  Mansord  et  Ci0,  loue  la  maison  aveG  ses  dépen- 
dances et  appartenances  quelconques  de  la  même  ma- 
nière que  la  dite  dame  et  C,e  en  ont  joui  dès  le  com- 
mencement du  dit  mois  d'octobre. 

Le  bail  est  fait  pour  neuf  ans  au  prix  de  trois 
cent  quarante  livres  par  an, 'payables  à  l'avance. 
La  baronne  paye  en  conséquence  trois  cent 
quarante  livres  comptant;  elle  signe  de  la 
signature  sociale  :  F.-L.-E.  de  Warens  de  La 
Tour  Mansord  et  Compagnie  \ 

On  doit  croire  que  les  affaires  sociales  eurent 
alors  un  moment  de  prospérité;  c'est  du  moins 
ce  que  l'on  peut  induire  d'une  fondation  reli- 
gieuse que  madame  de  Warens  fit,  le  o  novem- 
bre 1750,  en  faveur  de  l'église  de  Gruffy,  à 
l'acceptation  de  l'abbé  Léonard.  C'est,  grâce  à 

1.  Archives  départementales . 

2.  Archives  du  Tabellion  et  minutes  du  notaire  Buisson. 
C'est  donc  alors  que  madame  de  Warens  quitta  la  maison 
du  comte  de  Saint-Laurent,  après  y  être  restée  dix-neuf  ans 
Le  comte  avait  été  nommé  ministre  d'État  au  mois  de  mars 
précédent. 


264  MADAME    DE   WARENS 

l'immutabilité   des   biens   de   mainmorte,   la 
seule  de  ses  œuvres  qui  ait  survécu. 

Analysons  cet  acte  reçu  encore  par  le  notaire 
Buisson  : 

A  Chambéry  dans  la  maison  qu'occupe  la  baronne  de 
Warens  et  Cie,  laquelle  à  son  nom  et  de  noble  François 
Mansord  et  Cie,  ayant  commencé  leur  société  sous  les 
auspices  de  la  Très-Sainte  Vierge,  s'étant  voués  sous  le 
vocable  de  Notre-Dame  des  Ermites,  et  pour  s'acquitter 
de  leur  pieux  dessein,  s'étant  déterminés  d'établir  une 
fondation  dans  l'église  paroissiale  de  Gruffy  en  Gene- 
vois, à  l'acceptation  de  Rd  Pierre  fds  de  feu  Jean  Léo- 
nard, natif  bourgeois  de  la  ville  d'Annecy,  docteur  en 
théologie. 

Madame  de  "Warens  compte  trois  cents  livres 
au  curé,  lequel 

en  libère  ladite  dame  baronne  et  C',%,  et  c'est  pour  îa> 
fondation  du  vœu  de  leur  dite  Compagnie  et  sous  la 
condition  que  ledit  curé  et  ses  successeurs  célébreront 
à  perpétuité  une  messe  basse  dans  le  courant  des  pre- 
miers jours  de  chaque  mois  dans  la  chapelle  de  N.-D. 
du  Rosaire  sous  le  vocable  de  N.  D.  des  Ermites,  et  c'est 
en  action  des  grâces  qu'il  a  plu  à  Dieu  verser  par  l'inter- 
cession de  la  Très-Sainte  Vierge  sur  l'entreprise  de  ladite 
Compagnie  et  pour  qu'il  lui  plaise  vouloir  les  continuer... 

Le  curé  placera  les  trois  cents  livres  pour  qu'elles 
produisent  un  revenu  de  quinze  livres.  Il  sera  permis 
à  la  Compagnie  de  mettre  dans  ladite  chapelle  un 
tableau  à  l'effigie  de  N.  D.  des  Ermites  •  et  de  trans- 

1.  Il  existe  aux  Channettes,  dans  l'oratoire  actuel,  un 
tableau  de  Notre-Dame  des  Ermites,  d'un  dessin  volontai- 
rement archaïque,  qui  y  a  été  laissé  lorsqu'elle  les  quitta 
en  mars  1749.  On  voit  ainsi  que  sa  dévotion  à  la  Vierge  de 
ce  nom  était  déjà  ancienne. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  265 

férer  ladite  fondation  dans  une  autre  chapelle  au  cas 
que  la  compagnie  voulut  en  faire  bâtir  une... 

P.  Léonard, 
curé  de  Gruffy,  acceptant, 
F.-L.-E.  de  Warkns  de  la  Tour.. 

Les  ouvriers  de  la  poterie  de  fonte  s'étaient, 
depuis  quelques  mois  déjà,  groupés  autour  de 
la  fabrique.  Le  maître  fondeur  était  Jean-Claude 
Charbonnel,  le  fils  du  marchand  drapier.  Il  habi- 
tait au  Reclus  à  l'auberge  de  l'Oye  d'Or.  Le 
27  juin  1750,  sa  femme,  Marie  Gros,  accouche 
d'un  fils  qui  a  pour  parrain  et  marraine  «  Jean 
Rodolfe  Vesserier  dit  Curtille,  et  dame  Louise- 
Françoise  de  Wuaran  »  ;  ils  sont  représentés 
à  l'église  de  Lémenc  par  le  grand-père  de 
l'enfant  et  par  Marie  Recordon,  la  femme  de 
chambre  de  la  baronne  {Registre  paroissial  de 
Lémenc). 

En  1751  les  affaires  sociales  paraissent  avoir 
marché  d'une  façon  satisfaisante  et  peut-être 
l'opération  n'eût-elle  pas  été  mauvaise  si  ma- 
dame de  Warens  avait  su  se  borner.  Mais  elle 
étendait  toujours  ses  fouilles.  Au  commence- 
ment d'août  elle  se  rend  à  Lyon  avec  Mansord 
auprès  de  M.  Perrichon,  et  le  4,  l'on  se  ren- 
contre à  Chanvert  avec  les  sieurs  Devienne,  père 
et  fils,  le  premier,  contrôleur  d'artillerie,  natif 


2Ô6  MADAME    DE  WARENS 

de  Paris,  le  second,  né  à  Romans  en  Dauphiné. 
On  y  rédige  une  convention  sous  seings  privés 
dans  laquelle,  après  avoir  rappelé  que  dix 
actions  ont  été  attribuées  aux  fondateurs  et 
que  les  dix  autres,  réservées  aux  acheteurs, 
personnes  de  distinction  et  de  mérite,  ne  peu- 
vent être  grevées  de  plus  amples  frais  ou 
avances,  on  énonce  que  de  nouveaux  filons 
ont  été  découverts  dont  la  Compagnie  tirera 
un  grand  avantage.  Pour  les  utiliser,  madame 
de  Warens  et  Mansord  cèdent  aux  père  et 
fils  Devienne  le  quart  des  bénéfices  sur  les 
mines  de  Maurienne  et  sur  la  fabrique  royale 
de  Ghambéry.  Les  sieurs  Devienne,  à  leur 
tour,  remettront  à  la  baronne  et  à  Mansord 
trente  mille  livres  sur  les  bénéfices  des  trois 
premières  années;  ils  participeront  aux  frais 
à  venir  au  prorata  de  l'intérêt  qui  leur  est  cédé 
et  se  chargeront  de  la  fonte,  du  raffinage,  de 
conduire  les  travaux,  ouvrir  des  mines,  cons- 
truire des  fourneaux,  etc. 


En  cas  de  difficultés,  nous  prions  M.  Périchon 
conseiller  d'État,  un  de  nos  principaux  associés, 
de  vouloir  en  prendre  connaissance,  nous  soumet- 
tant à  sa  décision. 


ET  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU.  267 

En  février  1752,  un  nouvel  actionnaire  entre 
•en  scène,  c'est  Joseph  Mayan,  de  Turin,  pre- 
mier secrétaire  du  gouverneur  de  Savoie  (le 
comte  de  Sinsan).  En  revanche  Mansord  se 
retire  et  disparaît  pour  longtemps.  La  cause 
de  son  départ  tient  vraisemblablement  à  une 
mésintelligence  avec  les  sieurs  Devienne,  et 
surtout  avec  la  baronne.  L'on  en  trouve,  en 
effet,  les  traces  dans  une  correspondance 
échangée,  en  novembre  1751,  entre  M.  Astesan, 
juge-maje  de  Maurienne  et  le  gouverneur  de 
Savoie.  Le  magistrat  écrit  qu'il  a  reçu  la  lettre 
du  gouverneur  ainsi  qu'une  lettre  de  madame 
de  Warens,  apportées  par  son  agent  Rodolphe 
Revilliod.  Elle  s'y  plaint  de  Mansord  et  signale 
des  difficultés  suscitées  par  les  Devienne. 
Quelques  jours  après,  il  annonce  à  Son  Excel- 
lence que  Mansord,  Devienne  et  Revilliod  se 
rendent  à  Ghambéry  pour  lui  porter  leur 
explications.  Ils  n'ont  nullement  la  pensée 
d'exclure  madame  de  Warens  de  la  Société, 
mais  ils  lui  reprocheut  de  vouloir  en  acca- 
parer la  direction  et  de  faire  opérer  sans  leur 
consentement  des  travaux  inutiles.  M.  As- 
tesan ajoute  que  «  depuis  quelques  années 
qu'il  connaît  Mansord,  il  ne  lui  a  pas  paru 


•268  MADAME    DE    WARENS 

qu'il  fût  d'un  génie  porté  à  la  discorde  '   ». 

Cependant  madame  de  Warens  pensant  faire 
dans  les  contrats  meilleure  figure  avec  l'es- 
corte d'un  associé  que  toute  seule,  rappelle 
Cash  qui  quitte  ses  fouilles  et  reprend  son  titre 
d'associé  primitif,  pour  l'abandonner  presque 
aussitôt.  Le  2  février,  il  cède  à  madame  de 
Warens  la  moitié  des  trois  actions  qui  lui 
avaient  été  attribuées  en  17i7. 

La  baronne  devient  ainsi  titulaire  de  quatre 
actions  et  demie ,  moyennant  l'engagement 
qu'elle  prend  de  payer  au  marquis  de  La  Roche 
les  deux  mille  cent  soixante-six  livres  que 
Cash  lui  doit.  A  son  tour,  elle  vend  à  May  an 
la  moitié  de  ces  quatre  actions  et  demie, 
lesquelles  toutefois  resteront  indivises  entre 
eux  sous  forme  de  contrat  de  société.  L'acqui- 
sition de  Mayan  est  faite  pour  le  prix  total  de 
trois  mille  deux  cent  cinquante  livres.  C'était 
un  prix  de  faveur,  car  la  veille,  1er  février, 
Cash  et  madame  de  Warens  avaient  vendu 
huit  mille  livres,  en  apparence,  quatre  mille 
en  réalité,  les  deux  tiers  d'une  action,  au  sieur 
Laurent  Roche,  de  Saint-Genix,  ancien  garde- 

1.  Archives  départementales,  série  C. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  269 

magasin  de  la  fabrique  du  Reclus.  Le  27  mars, 
Roche 

voyant  que  cette  portion  était  modique  a  prié 
avec  beaucoup  d'instance  la  baronne  de  Warens  et 
M.  Mayan  que,  des  actions  qu'ils  ont  ensemble,  ils 
voulussent  par  un  effet  de  bonté  lui  en  céder  une 
encore. 

Sur  quoi,  madame  de  Warens  et  Mayan, 

connaissant  l'intégrité  et  la  droiture  de  Rocbe 
dans  les  affaires,  adhèrent  à  sa  prière...  et  lui  cèdent 
une  de  leurs  actions  au  prix  de  douze  mille  livres 
qu'il  promet  de  payer  dans  un  court  délai,  ainsi 
que  les  huit  mille  livres,  pour  les  deux  tiers  de 
l'action  achetée  précédemment  '. 

Il  était  ainsi  censé  payer  douze  mille  livres 
ce  qui  ne  revenait  à  Mayan  qu'à  trois  mille 
deux  cent  quarante  livres.  Ce  n'est  pas  tout,  et 
Mayan  était  décidément  un  homme  habile, 
Ton  convient  dans  ce  même  acte  que  les  vingt 
mille  livres  dues  par  Roche  appartiendront  en 
commun  à  Mayan  et  à  madame  de  Warens  qui 
libère  en  même  temps  le  nouvel  associé  des 
trois  mille  deux  cent  cinquante  livres  qu'il 
doit  pour  son  achat  du  2  février.  Mayan  devient 
ainsi,  sans  bourse  délier,  propriétaire  de  deux 

1.  Acte  reçu  par  le  notaire  Cagnon  (Arch.  du  Tabellion). 


£70  MADAME    DE    WARENS 

actions  et  quart  et  d'une  créance  de  dix  mille 
livres.  Le  concours  du  premier  secrétaire  du 
gouvernement  était  décidément  coûteux! 

Le  li  avril  Cash  vend  Faction  qu'il  s'était 
réservée  le  2  février,  à  madame  de  Warens  et  à 
Mayan  qui  s'engagent  à  payer  pour  le  vendeur 
ce  qu'il  redevait  encore  au  marquis  de  La 
Roche,  deux  mille  cent  soixante-six  livres. 
(Acte  de  maître  Pillet,  au  Tabellion.) 

De  leur  côté,  les  père  et  fils  Devienne 
n'avaient  pas  tardé  à  s'apercevoir  que  l'exploi- 
tation n'était  pas  lucrative.  Dans  une  assem- 
blée générale  tenue  à  Lyon ,  le  père  s'était 
démis  de  ses  fonctions.  Quelque  temps  après,  à 
Chambéry,  le  fils  «  voyant  qu'il  ne  peut  tenir 
plus  longtemps  sa  convention  »  se  démet  à  son 
tour.  Mayan,  tant  en  son  nom  qu'en  celui  de 
M.  Camille  Perrichon  et  des  autres  associés, 
accepte  la  cession  de  Devienne  fils  et  lui  paye 
immédiatement  six  cent  trente  livres  à  titre  de 
dommages.  Cette  convention  est  passée  en 
présence  de  Courtilles  et  de  Charbonnel 
père  '. 

L'accaparement  par  Mayan  augmente  encore. 

1.  Archives  du  Tabellion. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  271 

Le  23  juin,  dans  un  nouvel  acte  reçu  par  le 
notaire  Gagnon,  Cash  déclare  qu'il  ne  s'est 
jamais  immiscé  dans  l'administration  de  la 
société,  que  Mayan  lui  est  substitué  purement 
et  simplement,  qu'en  conséquence  celui-ci  de- 
vient propriétaire  de  la  partie  du  prix  dû  par 
Roche  qui  serait  revenue  à  Cash.  Madame  de 
Warens  cède  en  outre  à  Mayan  le  droit  d'exiger 
sur  sa  part  de  la  créance  Roche  une  somme 
de  trois  mille  deux  cent  cinquante  livres  que 
Mayan  lui  a  payée  récemment. 

Cependant  Cash,  dont  la  spécialité  paraît 
avoir  été  la  découverte  de  riches  filons,  n'était 
pas  sorti  de  la  Société  tout  à  fait  gratuitement. 

Depuis  quelque  temps  il  fouillait  la  mine  de 
la  Colomùière  à  Bramans  (Haute-Maurienne), 
et  il  semble  qu'il  avait  su  persuader  M.  Perri- 
chon  d'un  succès  prochain.  Pourtant  la  lettre 
suivante  prouve  que  le  financier  n'était  dupe 
qu'à  demi  et  qu'il  méritait  bien  la  qualifica- 
tion de  généreux  que  Rousseau  et  madame  de 
Warens  lui  ont  donnée  : 

J'ai  reçu,  monsieur  Mathieu  (Cash),  votre  lettre 
du  six  qui  vous  a  été  dictée  et  que  vous  avez 
signée,  je  suis  très  persuadé  de  l'envie  que  vous 
avés  de  tenir  la  parole  que  vous  me  donnez  pour 


272  MADAME    DE    WARENS 

le  premier  septembre  et  je  veux  bien  vous  aider 
encore  cette  fois,  mais  ce  sera  seurement  pour  la 
dernière,  vous  pouvez  donc  signer  la  convention 
avec  monsieur  de  Mayan  que  je  ratifîeray  avec 
plaisir  pour  nous  raccomoder  ensemble,  n'aiant 
pas  eu  lieu  jusqu'à  présent  d'être  content  de  vous, 
mais  je  veux  espérer  que  tout  ira  mieux  dans  la 
suite.  C'est  dans  cette  confiance  que  je  suis  à  vous. 

Perricuon. 

Aussitôt  qu'ils  sont  nantis  de  cette  letlre, 
madame  de  Warens,  Joseph  Mayan  et  Ma- 
thieu Cash  font  une  nouvelle  convention  rédigée 
par  le  notaire  Cagnon  le  18  mai  1752. 

On  y  rappelle  les  divers  contrats  précédents, 
les  dépenses  considérables  faites  par  la  baronne 
et  par  Cash  pour  la  découverte  des  filons  et 
Ton  forme  une  Société  pour  l'exploitation  de  la 
mine  de  la  Colombière. 

Les  clauses  principales  sont  : 

i°  Obligation  de  payer  à  Cash  trente  mille  livres 
avant  le  1er  septembre  et  obligation  de  celui-ci  de  mettre 
ses  associés  en  possession  réelle  avant  la  même  date  des 
filons  des  souterrains  de  la  Colombière  dont  il  a,  de 
vive  voix,  indiqué  la  nature  et  la  qualité; 

2°  Les  bénéfices  seront  divisés  en  quatre  parts,  une 
pour  chacun  des  trois  associés  et  la  quatrième  pour 
M.  Perrichon  au  nom  des  actionnaires  de  la  Compagnie  ; 

3°  Cash  prélèvera  trente  mille  livres  sur  les  bénéfices 
des  trois  premières  années  et  madame  de  Warens  seize 
mille  livres,  montant  de  ses  avances; 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  273 

4°  Cash  recevra  chaque  année  en  qualité  de  caporal 
mineur  une  indemnité  de  six  cents  livres; 

o°  La  convention  sera  nulle  si  Cash  ne  remplit  pas  ses 
promesses  dans  le  terme  fixé  ;  il  devra,  dans  ce  cas, 
rembourser  les  sommes  qui  lui  auront  été  avancées  tant 
par  madame  de  Warens  que  par  M.  Perrichon  et  ses 
associés. 

Cette  convention  est  passée  en  présence  de 
Courtilles  et  d'un  Saxon  le  sieur  Frédéric  Mer- 
kelle,  habitant  à  Argentine  \  trouvé  à  Cham- 
béry. 

Ce  nouveau  venu  n'avait  sans  doute  été 
trouvé  à  Chambéry  que  parce  qu'on  l'y  avait 
appelé,  car  nous  ne  tarderons  pas  à  le  voir  au 
service  de  la  Compagnie.  Quant  à  Mayan,  il 
vendit  bientôt  tous  ses  droits  à  M.  Perrichon. 


1.  Commune  de  la  Basse-Maurienne  où  sont  les  principales 
mines  de  fer  de  cette  province.  La  concession  de  madame 
de  Warens  se  trouvait  beaucoup  plus  en  avant,  dans  la  Haute- 
Maurieune. 


18 


CHAPITRE  IX 

(1752-17541 


Wintzinried  homme  de  confiance  de  madame  de  Warens. 

—  Ils  obtiennent  le  privilège  de  la  recherche  et  de  la  vente 
en  Savoie  des  charbons  fossiles.  —  Association  pour  cet 
objet  avec  Reveyron  et  Perrin  ;  —  avec  les  Bérard  et 
M.  de  la  Corbière.  —  Envoi  d'un  secours  par  Rousseau. 

—  Essais  de  vente  à  M.  l'errichon  du  reste  des  actions  de 
la  grande  Compagnie;  manœuvres  suspectes.  —  M.  Per- 
richon  paye  la  dette  de  madame  de  Warens  au  marquis 
de  la  Roche  et  réclame  en  justice  son  remboursement. — 
Le  procès.  —  Attaques  et  répliques.  —  Lettre  de  l'abbé 
Léonard  à  Rousseau.  —  Exploitation  des  mines  d'Araches. 

—  Lettre  de  M.  Bérard  à  M.  Valin.  —  Intrigue  galante 
de  Courtilles  avec  mademoiselle  Chaperon.  —  Récit  qu'il 
en  adresse  à  madame  de  Warens.  —  Réponse  de  la  baronne. 

—  Intervention  de  M.  Tiollier.  —  La  famille  Bergonzy.  — 
Courtilles  épouse  mademoiselle  Bergonzy.  —  Le  vieux 
petit  homme  travaillant  de  chimie.  —  Lettre  de  madame  de 
Warens.  —  Billet  fort  dur  qu'elle  envoie  à  Rousseau.  — 
Grande  détresse;  demande  de  secours  à  la  cour  de  Turin. 

—  La  baronne  et  Courtilles  tiennent  sur  les  fonts  bap- 
tismaux la  fille  du  notaire  Cagnon.  —  Cash  révoque  la 
procuration  qu'il  avait  donnée  à  madame  de  Warens.  — 
Défection  de  Perrin.  —  Illusions  sur  le  filon  de  la  Colom- 
bière.  — Achat  de  terrains  miniers  à  Bourdeau  près  du 
lac  du  Bourget.  —  M.  de  la  Croix,  grand  ingénieur  en 
mécanique. 


Wintzinried    était    toujours    l'homme    de 
confiance  de  madame  de  Warens  :  le  21  no- 


MADAME    DE    WARENS    ET    J.-J.    ROUSSEAU.      275 

vembre  1751  elle  lui  avait  donné  sa  procuration 
pour  traiter  les  affaires  des  mines  de  Maurienne 
et  de  la  fabrique  royale  ;  le  19  juin  1752,  ils  sont 
de  nouveau  parrain  et  marraine  d'un  enfant  de 
Jean-Claude  Gharbonnel  et  se  font  représenter 
au  baptême  par  le  domestique  et  la  femme  de 
chambre  de  la  maison.  A  cette  époque  même, 
soit  qu'elle  se  vît  bientôt  évincée  de  la  grande 
compagnie  par  M.  Perrichon  et  ses  associés, 
soit  que  son  génie  des  affaires  la  poussât  à 
tout  embrasser,  madame  de  Warens  s'adjoint 
Courtilles,  et  ils  adressent  ensemble  une  sup- 
plique à  Charles-Emmanuel  III  afin  d'obtenir 
le  privilège  exclusif  pour  toute  la  Savoie  de 
rechercher  les  charbons  fossiles  avec  faculté 
d'exporter  ce  qui  dépasserait  les  besoins  de 
l'État.  Ils  expliquent,  à  l'appui  de  leur  de- 
mande, que  la  guerre  avec  les  Espagnols, 
divers  incendies,  ainsi  que  la  consommation 
faite  par  les  hauts-fourneaux  avaient  appauvri 
les  forêts  et  qu'à  Chambéry ,  notamment , 
l'on  était  à  la  veille  de  manquer  de  bois  '. 

1.  Perrero,  loc.  cit.  Les  recherches  de  M.  Perrero  et  les 
nôtres  n'onl  pu  établir  que  madame  de  Warens  ait  eu  pour 
associée  dans  ses  concessions  de  mines  de  houille,  à  Ara- 
ches  notamment,  mademoiselle  de  Bellegarde  des  Marches. 
Nous  croyons  donc  que  Grillet  {Dict.  histor.  de  la  Savoie, 


276  MADAME    DE    WARENS 

Le  1er  août,  et  sans  attendre  la  concession,  la 
baronne  et  Courtilles  formèrent  une  Société 
avec  Prudent  Reveyron  et  Charles  Perrin  pour 
faire  opérer  des  fouilles  dans  toutes  les  mines 
de  charbon  de  pierre  de  la  Savoie  et  en  extraire 
le  combustible.  Chaque  associé  devait  fournir 
cent  livres  par  trimestre;  les  profits  et  les 
pertes  se  partageraient  par  quart.  L'acte  est 
«  passé  au  Reclus  dans  la  fabrique  royale,  où 
habite  madame  de  Warens  ».  La  baronne 
jouissait  encore  à  la  cour  de  Turin,  d'un 
véritable  crédit,  car  le  roi  ordonna  au  Conseil 
des  mines  d'examiner  la  demande  le  plus 
promptemcnt  possible  .  Dans  sa  séance  du 
17  octobre  1752  le  Conseil  opina  pour  la  con- 
cession, mais  en  refusant  le  privilège  exclusif. 
Il  accorda  seulement  à  la  Compagnie  la  faculté 
de  faire  des  fouilles  et  de  travailler  seule  les 
mines  de  charbon  fossile  qu'elle  découvrirait 


Araches),  s'est  trompé  en  parlant  d'une  telle  association. 
Tous  les  auteurs  qui.  après  Grillet,  se  sont  occupés  des 
entreprises  de  madame  de  Warens  ont  répété  que  made- 
moiselle de  Bellegarde  fut  son  associée.  La  Revue  britan- 
nique l'appelle  même  mademoiselle  de  Bellegarde  des  Reclus, 
confondant  un  faubourg  de  Chambéry  avec  la  paroisse  ou 
le  château  des  Marches  appartenant  à  la  famille  de  Belle- 
garde.  Cette  famille,  à  cette  époque,  se  composait  de  quatre 
fils  et  d'une  fille,  Lucie,  mariée  depuis  longtemps,  à  François 
Joseph  de  La  Tour,  marquis  de  Cordon  (Archives  du  sénat). 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  277 

et  sous  les  conditions  et  indications  qu'elle 
recevrait  du  chevalier  Nicolas  de  Robilant,  ins- 
pecteur général  des  mines.  C'est  dans  ce  sens 
que,  le  3  octobre,  furent  rédigées  les  patentes 
de  concession.  De  Courtilles  était  allé  à  Turin 
et  avait  enlevé  l'affaire. 

Le  18  décembre,  les  quatre  associés  convien- 
nent devant  le  notaire  Reveyron,  père  de  l'un 
d'eux,  qu'ils  constitueront  un  fonds  de  qua- 
rante mille  livres  placé  dans  une  caisse  dont  ce 
notaire  aura  la  clé  et  sur  lequel  rien  ne  pourra 
être  pris  qu'en  vertu  d'un  mandat  signé  par 
deux  associés.  Le  notaire  déclare  que  son  fils 
Prudent  a  déjà  versé  son  quart;  de  Courtilles 
verse  deux  cents  livres  et  compense  le  surplus 
avec  ses  avances  et  les  frais  de  son  voyage  à 
Turin.  L'avocat  Perrin  promet  de  déposer  en 
janvier  son  quart  ainsi  que  celui  de  madame 
de  Warens  qui  lui  en  payera  l'intérêt  au  cinq 
pour  cent. 

Si  madame  de  Warens  était  douée  de  l'esprit 
d'initiative  et  d'intrigue  nécessaire  pour  pro- 
voquer les  entreprises,  d'autres  qualités  lui 
manquaient  pour  les  faire  prospérer.  Le 
22  mai  1753,  Prudent  Reveyron  se  désiste 
de  sa  participation,  et  le  28  juin,  madame  de 


278  MADAME    DE    WARENS 

Warens  et  Courtilles,  se  portant  forts  pour 
Perrin,  remplacent  Reveyron  par  les  père  et  fils 
Bérard,  originaires  de  Pont-en-Royans  (Dau- 
phiné),  banquiers  à  Genève.  Le  lendemain,  ils 
acceptent  encore  pour  associé  le  sieur  Fran- 
çois de  la  Corbière,  ancien  citoyen  de  Genève 
(Actes  du  notaire  Cagnon,  à  leurs  dates  au 
Tabellion). 

Si  madame  de  Warens  se  faisait  des  illusions 
sur  ses  entreprises,  Rousseau  ne  les  partageait 
pas.  A  l'occasion  des  fêtes  de  Noël  et  du  renou- 
vellement de  l'année,  elle  lui  avait  écrit  à 
Paris,  où  il  commençait  à  être  célèbre ,  et  lui 
avait  insinué  qu'un  secours  serait  le  bienvenu. 
Jean-Jacques  lui  répond  le  13  février  1753  : 

Vous  trouverez  ci-joint,  ma  chère  maman,  une 
lettre  de  deux  cent  quarante  livres.  Mon  coeur 
s'afflige  également  de  la  petitesse  de  la  somme  et 
du  besoin  que  vous  en  avez  :  tâchez  de  pourvoir 
aux  besoins  les  plus  pressants;  cela  est  plus  aisé 
où  vous  êtes  qu'ici,  où  toutes  choses,  et  surtout  le 
pain  sont  d'une  cherté  horrible.  Je  ne  veux  pas, 
ma  bonne  maman,  entrer  dans  le  détail  des  choses 
dont  vous  me  parlez,  parce  que  ce  n'est  pas  le 
temps  de  me  rappeler  quel  a  toujours  été  mon 
sentiment  sur  vos  entreprises...  au  milieu  de  vos 
infortunes,  votre  raison  et  votre  vertu  sont  des 
biens  qu'on  ne  peut  vous  ôter...  votre  fils  s'avance 
à  grands  pas  vers  sa  dernière  demeure. 


ET    J KAN- JACQUES    ROUSSEAU.  279 

Il  lui  annonce  la  prochaine  représentation 
du  Devin  et  l'envoi  qu'il  lui  fait  de  nouveaux 
ouvrages  par  l'intermédiaire  des  abbés  Léo- 
nard et  Giloz  \  Cette  lettre  s'était  croisée  avec 
une  missive  plus  pressante  de  madame  de 
Warens;  aussi,  le  28  février,  Rousseau  lui 
écrit-il  pour  qu'elle  le  tranquillise  sur  la 
réception  de  sa  lettre  de  change  8. 

Le  secours  envoyé  par  Rousseau,  considérable 
pour  sa  bourse,  puisqu'il  «  continuait  à  vivre 
de  son  métier  de  copiste  »,  ne  put  apporter  à 
madame  de  Warens  qu'une  aide  momentanée. 
Elle  songea  à  faire  de  l'argent  en  vendant  à 
M.  Perrichon  ce  qui  lui  restait  de  ses  parts  de  la 
grande  Compagnie.  Dans  ce  but,  elle  donna,  le 
30  juin  1753,  à  Alexandre  Bérard,  une  procu- 
ration par  laquelle  elle  l'autorisa  à  traiter  avec 
le  seigneur  lyonnais  pour  dix  mille  écus  comp- 
tant et  un  gâteau  d'argent  de  trente  marcs, 
soit  en  tout  pour  trente  et  une  mille  livres  3! 

1.  Correspondance,  lettre  LXV. 

2.  Streckeisen-.Moultou,  Œuvres  et  correspondance  inédites 
de  Jean-Jacques  Rousseau,  p.  373. 

3.  Jacques  Replat,  dans  Bulletin  de  l'Association  florimon- 
lane,  d'Annecy  (t.  Ier,  1855,  p.  254).  Cette  pièce  est  scellée 
du  sceau  de  famille  de  madame  de  Warens  :  d'azur  à  la 
tour  d'or  accompagnée  de  trois  étoiles  à  cinq  rais  de  même, 
au  cimier  surmonté  d'une  couronne  de  baron  avec  une  tour 
au-dessus. 


280  MADAME    DE    WARENS 

M.  Perrichon  dut  rejeter  bien  loin  des  préten- 
tions si  exagérées.  Il  savait  à  quoi  s'en  tenir 
sur  la  valeur  de  l'acte  par  lequel  Roche  aurait 
payé  une  action  douze  mille  livres.  Roche,  en 
effet,  avait  été  envoyé  à  Lyon  pour  y  tenir 
quelque  emploi  de  la  Compagnie.  Il  semble 
qu'on  lui  réclama,  au  moment  où  il  se  trouvait 
malade,  le  prix  de  son  acquisition.  Un  associé 
aurait  ouvert  son  coffre  et  y  aurait  trouvé  une 
contre-lettre  indiquant  qu'il  n'était  guère 
qu'un  homme  de  paille  destiné,  suivant  l'ex- 
pression du  sieur  Perrin,  à  faire  avancer  les 
deniers  de  M.  Perrichon. 

C'est  ce  qu'explique  la  lettre  suivante  : 

Madame, 

L'indisposition  de  M.  Roche  me  procure  l'hon- 
neur de  répondre  aux  deux  lettres  que  vous  avez 
adressées  à  M.  le  chevalier  Perrichon  le  10  courant 
qui  me  les  a  fait  parvenir  le  20.  Le  langage  qu'on 
tient  au  sieur  Roche  est  bien  différent  de  celui 
quand  vous  le  persuadâtes  et  invitâtes  à  prendre 
malgré  lui  cette  action  et  tiers...  changement  de 
dessein  d'un  jour  à  l'autre  vous  voudriez  bien  vous 
rappeler  de  ce  que  vous  lui  dites  pour  lors  que 
c'était  pour  faire  avancer  les  deniers  de  M.  Perri- 
chon que  cet  acte  fut  passé  à  la  somme  de  vingt 
mille  livres,  mais  que  le  sieur  Roche  en  comptant 
la  moitié  vous  le  gratifieriez  de  l'autre.  Vous  con- 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  281 

vîntes  mémo  que  chaque  action  irait  à  la  somme 
sus-énoncée.  Vous  nous  l'avez  marqué  depuis  que 
nous  sommes  ici  avec  plusieurs  autres  particularités 
sur  le  compte  de  ces  messieurs  de  la  Compagnie,  et 
ayant  voulu  soutenir  ici  vos  intérêts  nous  nous 
sommes  fait  d'ennemis  dont  nous  avons  du  mieux 
ressenti  l'effort  moi  en  mon  particulier  qui  comme 
vous  savez  n'y  avais  aucun  avantage  m'en  étant 
trop  tard  aperçu,  les  promesses  et  paroles  ne  coû- 
tent rien,  mais  l'exécution  en  est  des  plus  difficiles, 
voilà  ce  qu'on  a  pratiqué  dans  toute  cette  négocia- 
tion. Le  sieur  Roche,  madame,  comme  votre  secré- 
taire a  suivi  vos  ordres,  donné,  couché  sur  son  état 
et  livre  en  conformité  de  vos  commandements  ce 
que  vous  lui  avez  dicté.  Le  sieur  de  Courtilles  et 
vous  avez  signé  les  uns  avec  les  autres  ce  qui  ne 
paraîtrait  pas  juste  et  n'a  aucune  part  aux  deman- 
des qu'on  lui  forme  qui  seules  vous  concernent  sui- 
vant ce  qu'il  m'a  rapporté.  On  n'aura  pas  manqué 
d'avoir  ouvert  son  coffre  où  étaient  les  titres  justi- 
ficatifs de  sa  conduite,  vous  avez  dû  connaître, 
madame,  sa  fidélité  et  son  zèle,  je  ne  crois  pas 
qu'on  pût  l'accuser  d'avoir  diverti  la  moindre  chose 
ni  même  s'être  ouhlié  d'avoir  mis  quelque  article 
tant  en  achat  que  recette  au  dépens  de  la  Compa- 
gnie; il  en  a  été  au  contraire  pour  vingt  louis  qu'il 
a  touché  de  chez  lui  (déchirure)  outre  son  petit 
appointement  que  vous  assurâtes  quelques  jours 
avant  votre  départ  qu'il  lui  serait  payé  jusqu'au 
1er  de  1753,  ce  qu'on  refuse  aujourd'hui  et  il  lui 
serait  encore  dû  le  montant  du  billet  au  sieur  Mayan 
acquitté  la  somme  de  cent  soixante-trois  livres;  il 
s'en  rapporte  à  votre  équité.  L'on  a  écrit  que  les 
mines  donnaient  des  mieux  par  l'arrangement  qu'on 
a  pris  qui  se  soutient  par  MM.  les  directeurs.  Vous 


282  MADAME    DE    WARENS 

nous  dites  avant  notre  part  que  chaque  action  rap- 
porterait en  bénéfice  annuel  quatre  mille  livres. 
Celles  du  sieur  Roche  sont  en  dedans,  ne  souffrent 
frais  ni  dépense  à  forme  de  son  contrat,  il  fera  ses  ré- 
flexions à  présent  sur  sa  détermination.  Voilà  quels 
sont  ses  sentiments  dont  je  ne  suis  pas  le  maître, 
souffrez  que  je  me  dise  avec  un  profond  respect, 
Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

Perrix  '. 

Les  rapports  devinrent  tendus  entre  M.  Per- 
richon  et  la  baronne  qui  fut  bientôt  forcée  de 
faire  des  concessions.  On  en  rencontre  la  trace 
dans  un  projet  de  réclame  à  M.  Perrichon 
retrouvé  dans  ses  papiers  : 

11  faut  lui  représenter  les  besoins  de  fonds,  le 
préjudice  qu'il  cause  en  en  retardant  l'envoi  et  les 
gros  dédommagements  que  madame  de  Warens 
peut  demander  à  ce  sujet;...  lui  demander  sa  pro- 
curation pour  vendre  les  dix  actions  au  cas  qu'il 
n'ait  pas  du  comptant  pour  mettre  en  caisse,  sinon 
il  ne  trouvera  pas  mauvais  de  perdre  tout  ce  qu'il 
a  employé  ci-devant.  Il  ne  pourrait  pas  se  plaindre 
du  procédé  de  madame  de  Warens  puisqu'il  est 
obligé  par  son  contrat  de  fournir  le  nécessaire,... 
qu'il  a  renouvelé  cette  obligation  par  le  nouveau 
règlement  du  17  février  qu'il  a  fait  ratifier  à  Lyon 
le  22  et  s'y  engage  de  nouveau  de  payer  toutes  les 
dettes  et  de  fournir  tous  les  fonds  nécessaires;... 

1.  Archives  départementales. \\  ne  s'agit  pas  ici  de  l'avocat 
Perrin,  membre  de  la  Société  pour  la  recherche  et  la  vente 
de  la  houille. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  283 

réserver  le  logement  de  la  fabrique  jusqu'à  l'année 
prochaine  dans  le  cas  où  l'on  vendrait  les  droits  de 
la  dite  dame  au  seigneur  Périchon,  demander  le 
gâteau  d'argent  de  trente  marcs,  et  la  pension  de 
trois  louis  par  mois  qu'on  n'a  pas  payée  depuis  plus 
d'une  année  '. 

Mais  les  choses  ne  purent  s'arranger  ainsi. 
En  1752,  M.  de  la  Roche  avait  réclamé  judiciai- 
rement à  madame  de  Warens  le  payement  du 
tiers  du  prix  de  l'acquisition  de  1747  qu'elle  lui 
devait  encore.  M.  Perrichon  acquitta  la  dette  et 
fut  subrogé  aux  droits  du  créancier  ainsi  qu'aux 
poursuites  commencées.  Le  13  avril  1753,  il 
reprit  le  procès  devant  le  sénat  et  exigea  de 
madame  de  Warens  le  tiers  des  vingt-cinq 
mille  livres  et  accessoires  qu'il  avait  payé  au 
marquis  de  la  Roche.  La  débitrice  eut  recours 
à  divers  faux-fuyants  et  demanda  reconven- 
tionnellement  des  dommages  à  M.  Perrichon. 
parce  qu'il  n'aurait  pas  tenu  toujours  suffi- 
samment garnie  la  caisse  de  la  Compagnie  et 
parce  qu'il  avait  suspendu  le  payement  de  la 
pension  des  trois  louis  d'or,  contrairement  aux 

1.  Archives  départementales.  Cette  insistance  ù  demander 
un  lingot  d'argent  de  30  marcs  prouve  que  le  minerai  d'ar- 
gent était  assez  abondant  dans  les  mines  exploitées,  et  que 
le  triage  des  métaux  était  fait  dans  les  fourneaux  de  la. 
Compagnie. 


28i  MADAME    DE    WARENS 

termes  d'une  convention  passée  à  ce  sujet  le 
24  juin  1752. 

Madame  de  Warens  plaidait  en  pauvre,  more 
pauperum,  comme  on  a  dit  en  Savoie  jusqu'en 
1860;  c'est-à-dire  qu'à  raison  de  sa  pauvreté 
elle  jouissait  de  ce  que  nous  appelons  aujour- 
d'hui V assistance  judiciaire.  Elle  affirmait  que 
M.  Perrichon  étant  devenu  propriétaire  des 
dix  actions  en  dehors,  il  devait  fournir  seul  les 
fonds  nécessaires  à  la  marche  des  travaux; 
qu'en  conséquence  c'était  sa  faute,  si  par 
manque  de  fonds  les  travaux  n'avaient  pas 
encore  produit  les  bénéfices  à  l'aide  desquels 
madame  de  Warens  devait  payer  sa  part  du 
prix  d'achat.  Dans  ses  actes  au  procès,  elle  a 
soin  de  ménager  la  personne  de  M.  Perrichon. 
Elle  ne  cesse  de  vanter  sa  loyauté,  et  rejette 
sur  les  intermédiaires,  vraisemblablement  sur 
Biaise  Denervaux,  mandataire  de  l'ancien  pré- 
vôt des  marchands,  tout  ce  qui  est  dit  ou  fait 
contre  elle. 

La  réplique  de  l'avocat  de  M.  Perrichon  est 
précieuse.  Elle  indique  l'opinion  que  l'on  avait 
à  Chambéry  de  la  baronne  et  de  ses  entreprises  : 

La  défenderesse  aurait  pu  se  dispenser  de  parler 
de   l'importance    de   sa   Société    puisque   devant   tous 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  285 

les  tribunaux  elle  fait  usage  d'une  attestation  de  pau- 
vreté. Lorsqu'elle  allègue  qu'on  doit  à  ses  soins  et  à  ses 
peines  la  naissance  et  le  progrès  de  cette  Société,  on 
peut  lui  répondre  qu'on  doit  plutôt  à  son  inconstance, 
à  la  légèreté  de  ses  idées  et  à  la  confusion  de  ses  projets, 
la  ruine  de  ses  entreprises. 

Puis,  faisant  allusion  à  ses  prétentions  en 
médecine,  l'avocat  rappelle  qu'elle  a  des  re- 
mèdes pour  tous  les  maux,  et  aussi  des  excep- 
tions pour  tous  les  cas  : 

Elle  a  mauvaise  grâce  à  reprocher  à  M.  Perrichon  de 
n'avoir  pas  fait  les  dépenses  nécessaires  pour  l'avance- 
ment des  travaux  car  il  a  déjà  fourni  à  la  Société  près 
de  deux  cent  mille  livres  dont  il  ne  lui  reste  que  le 
triste  regret  de  s"ètre  engagé  avec  si  peu  de  circons- 
pection dans  une  telle  dépense. 

Quant  aux  trois  louis  d'or  par  mois,  ils  ont 
été  payés  à  la  vérité  pendant  six  mois,  mais 
par  pure  bienfaisance.  En  tout  cas,  l'obliga- 
tion de  servir  cette  pension  aurait  cessé  le 
1er  octobre  1752  par  l'établissement  d'un  direc- 
teur à  la  fabrique. 

Madame  de  Warens  assure  que  cette  pension 
avait  pour  cause,  outre  les  soins  qu'elle  devait 
donner  à  la  direction  des  affaires,  des  motifs 
spéciaux  qu'elle  n'indique  pas.  On  peut  sup- 
poser qu'il  s'agissait  de  son  entremise  auprès 


28G  MADAME    DE    WARENS 

des  administrations  publiques  pour  conserver 
à  la  Société  leur  appui  bienveillant.  Il  semble 
bien  qu'elle  avait  raison  dans  cette  dernière 
partie  de  ses  prétentions. 

Par  un  arrêt  en  date  du  2  avril  1754,  le  sénat 
la  renvoya  à  agir  par  instance  séparée  en  ce 
qui  concernait  ses  propres  réclamations,  et  la 
condamna  à  payer  à  M.  Perrichon  le  tiers  du 
prix  d'acquisition  avec  les  dommages-inté- 
rêts de  droit.  Il  déclara  qu'à  défaut  de  ce  paye- 
ment M.  Perrichon  serait  mis  en  possession 
de  tous  les  biens  et  droits  quelconques  que 
madame  de  Warens  avait  acquis  du  marquis 
de  La  Roche  par  l'acte  de  4747.  Les  épiée* 
de  l'arrêt  sont  de  trois  cents  livres  dont  le 
sénateur  Dichat,  rapporteur  du  procès,  «  fait 
grâce  attendu  la  pauvreté  de  la  dame  de 
Warens  '  ». 

C'est  à  ce  procès  que  fait  allusion  le  curé  de 
Gruffy  dans  une  lettre  du  15  novembre  1753 
adressée  à  Rousseau,  mais  dont  il  envoya  une 
copie  à  madame  de  Warens.  De  Gourtilles, 
ou  quelque  autre  ami,  avait  écrit  à  l'abbé 
Léonard  que   les  trop  grandes  exigences  de 

1.  Archives  du  sénat. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  287 

madame  de  Warens  étaient  la  seule  cause  des 
hostilités  : 

Je  viens  d'apprendre  par  le  retour  d'un  homme 
de  voisinage  (des  environs  de  Gruffy)  et  de  ma  con- 
fiance, que  vous  vous  portez  assez  bien  grâces  à 
Dieu  ;  je  m'en  réjouis.  Il  s'était  chargé  de  rapporter 
les  ouvrages  que  vous  avez  confiés  à  M.  Jacques 
Orsat  mon  paroissien  pour  me  les  faire  parvenir, 
mais  par  oubli  il  les  a  laissés  chez  son  frère  Suisse 
de  la  grande  Poste..,  ainsy,  je  suis  obligé  de  sus- 
pendre ma  curiosité  et  mon  empressement  jusqu'à 
ce  temps. 

Je  viens  d'arriver  à  Chambéry  pour  y  rendre 
une  visite  à  madame  la  baronne  ma  très  chère  sœur 
que  j'ai  trouvée  dans  de  grands  embarras  pour  sou- 
tenir son  bon  droit  et  ses  prétentions  de  même  que 
le  fruit  de  ses  travaux  contre  une  Compagnie  qu'elle 
a  formée  elle-même  et  qui  voudroit  absolument  la 
détruire;  elle  s'est  aperçue  qu'on  vous  avoit  informé 
qu'il  ne  tenoit  qu'à  elle  de  se  tranquiliser.  Je  puis 
vous  assurer  qu'il  s'en  faut  de  beaucoup  puisqu'on 
n'oublie  rien  de  toute  part  pour  détourner  toutes 
les  voies  et  moyens  qui  pourroient  lui  rester  pour 
vivre  suivant  son  état  et  sa  condition;  elle  espère 
pourtant  qu'avec  l'aide  de  Dieu,  le  sénat  rendra  jus- 
tice à  son  bon  droit,  mais  en  attendant  elle  n'est 
pas  moins  à  plaindre  de  se  voir  actuellement  sans 
secours  avec  une  santé  traversée  de  tant  de  cha- 
grins qu'il  lui  sera  bien  difficile  de  ne  pas  suc- 
comber si  ses  affaires  ne  prennent  un  meilleur 
train.  Ses  adversaires  pour  se  justifier  de  leur  mau- 
vaise conduite  à  son  égard  ont  prévenu  toute  la 
ville  et  je  ne  dirois  rien  de  trop,  si  je  disois  la  pro- 


288  MADAME    DE    WARENS 

vince  pour  faire  tomber  le  tort  sur  elle,  et  l'abus 
qu'ils  ont  fait  de  son  bon  cœnr  et  de  sa  sincère 
franchise  à  leur  égard,  dans  leurs  respectives  négo- 
ciations les  a  conduits  à  des  procédures  où  il  faudra 
que  la  droiture  d'un  côté,  la  mauvaise  foi  de  l'autre, 
se  découvre  infailliblement. 

Nous  nous  flattons  donc,  mon  très  cher  neveu, 
que  cet  abrégé  détail  de  la  situation  présente  de 
ses  affaires  vous  engagera  toujours  plus  malgré  ce 
qu'on  pourroit  vous  dire  d'ailleurs  contre  la  vérité, 
de  continuer  à  lui  donner  des  nouvelles  marques 
du  parfait  attachement  que  vous  lui  avez  toujours 
témoigné  et  si  vous  pouviez  voir  par  vous-même  sa 
triste  situation  vous  reconnaîtriez  aisément  qu'il 
n'y  a  ni  exagération  ni  du  faux  dans  ce  petit  récit. 

Comme  je  ne  puis  que  me  louer  de  toutes  les 
marques  d'amitié  que  vous  m'avez  toujours  témoi- 
gnées depuis  le  premier  jour  de  notre  connoissancc 
surtout  par  la  communication  que  vous  me  faites 
de  vos  beaux  ouvrages  qui  vous  font  honneur  dans 
tous  les  pays  et  dont  je  vous  réitère  mes  remerci- 
ments  et  ma  parfaite  reconnoissance,  l'un  et  l'autre 
augmenteront  toujours  de  ma  part  envers  un  cher 
neveu  dont  je  connois  parfaitement  celle  que  vous 
conservés  pour  votre  chère  maman  qui  compte  tou- 
jours sur  votre  bon  cœur  à  son  égard  et  que  vous 
voudriés  bien  ne  la  pas  oublier  dans  les  circons- 
tances fâcheuses  où  elle  se  trouve  actuellement. 

Je  vous  prie  d'être  persuadé  du  parfait  et  respec- 
tueux attachement  avec  lequel  j'ai  l'honneur  d'être, 

Léonard  l. 

<>(te  lettre,  écrite  i\   l'instigation   de   ma- 

!.  Archives  départementales. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  289 

dame  de  Warens,  était  une  demande  de  secours, 
à  peine  déguisée. 

Les  derniers  ouvrages  de  Rousseau  à  cette 
époque  étaient  après  le  Devin  du  village  (1752), 
le  Discours  sur  ï origine  et  les  fondements  de 
l'inégalité  et  une  Lettre  sur  la  musique  fran- 
çaise (1753). 

Quoi  qu'en  dise  l'abbé,  l'on  est  bien  forcé  de 
croire  que  les  torts  étaient  surtout  du  côté  de 
madame  de  Warens.  Elle  étendait  démesu- 
rément ses  entreprises,  empruntait  sans  au- 
cune circonspection  et  à  l'insu  de  ses  co- 
associés, ainsi  que  le  prouve  une  procuration 
que,  le  4  novembre  1752,  elle  avait  donnée  à 
Mathieu  Cash,  «  pour  faire  en  leur  nom  com- 
mun un  emprunt  de  deux  mille  livres  à  em- 
ployer ensemble  pour  faire  finir  les  travaux 
que  ledit  Cash  a  entrepris  à  la  montagne  de 
la  Colombière  et  aussi  le  filon  qu'ils  ont  décou- 
vert et  dont  ils  ont  fait  l'ouverture  par  en- 
semble à  Lanslevillard  ' .  » 

Les  fouilles  d'Araches  en  Faucigny  sem- 
blaient promettre  beaucoup,  mais  l'on  en  était 

1.  Acte  reçu  par  le  notaire  Cagnon.  Lanslevillard  est  une 
commune  située  à  l'extrémité  de  la  Haute-Maurienne  au  pied 
du  mont  Cenis  ;  il  n'y  e\iste  aucun  filon  ayant  de  la  valeur. 

19 


290  MADAME    DE   WAHENS 

encore  aux  essais  et  à  la  période  des  cadeaux 
à  distribuer  aux  protecteurs. 

Le  9  novembre  1753  l'associé  Bérard  écrit 
à  M.  Valin,  inspecteur  des  mines  de  Genève, 
mais  employé  aussi  en  Savoie  : 

Je  garde  avec  une  faveur  des  plus  distinguées 
pour  moi  la  commission  dont  il  vous  a  plu  de 
in  honorer  pour  faire  monter  le  nœud  avec  la  croix 
en  topazes...  nous  avons  adressé  la  boëte  sous  le 
nom  de  notre  Société  père  Bérard  et  fils  à  M.  Vidal 
àChambéry  (le  caissier)  prié  de  savoir  où  vous  êtes. 

Je  manquerais  à  mon  devoir  si  je  ne  vous  faisais 
part  de  notre  filon  d'Arache  ;  quoique  dispendieux 
il  est  fort  abondant  et  d'une  qualité  toute  particu- 
lière; il  se  met  tout  en  petits  morceaux,  pour  ainsi 
dire  en  poussière,  il  brûle  et  chauffe  extrêmement; 
pas  d'odeur... 

M.  de  Courtille  est  à  Moutier  pour  faire  travailler 
à  un  filon  qui  ne  peut  qu'être  avantageux  aux 
Salines  l.  L'honneur  de  votre  protection  et  la  dis- 
tinguée intégrité  de  la  Cour  nous  fait  espérer  que 
la  correspondance  séditieuse  cessera.  Vous  seul 
avés  arrêté  toutes  les  alarmes  qui  auraient  pu  s'en- 
raciner dans  notre  compagnie;  je  vous  le  réitère, 
votre  généreuse  façon  de  penser  nous  fera  toujours 
travailler  avec  vigueur. 

Gourtilles  était  en  effet  à  Moùtiers.  Dans 
une  lettre  adressée  aux  Bérard  il  annonce  qu'il 


i.  Les  salines   très    importantes  alors  de  Salins,  tout  près 
de  Moùtiers  en  Tarentaise. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  291 

y  est  arrivé  le  1er  novembre,  jour  de  la  Tous- 
saint après  avoir  perdu  en  route  l'un  des  deux 
ouvriers  saxons  qu'il  avait  amenés  avec  lui. 
II  a  pris  immédiatement  les  dispositions  néces- 
saires pour  déblayer  les  abords  du  filon  de 
Salins,  et  M.  Talin,  inspecteur  des  mines  du 
roi,  les  a  approuvées.  Bientôt  ils  se  rendront 
à  Montagny  pour  visiter  les  travaux  que  les 
paysans  y  exécutent,  puis  ils  reviendront  à 
Gonflans  '  où  ils  seraient  déjà  allés,  s'ils  n'at- 
tendaient M.  l'intendant.  Il  a  fourni  aux 
ouvriers  des  marmites,  draps  et  couvertures, 
aussi  les  deux  cents  livres  envoyées  sur 
M.  Gravier  [le  trésorier  de  la  province)  ne 
peuvent-elles  le  mener  à  la  fin  de  la  semaine 
et  faut-il  vite  lui  adresser  des  fonds. 

On  voit  combien  Gourtilles  s'agitait  et  se 
donnait  de  la  peine.  Cependant  les  travaux  des 
mines  ne  suffisaient  pas  à  son  activité;  il  fai- 
sait encore  l'amour.  Madame  de  Warens  avait 
alors  cinquante-quatre  ans;  depuis  longtemps 
elle  avait  dû  abdiquer  toutes  prétentions. 
Wintzinried   était   âgé    d'environ    trente-huit 

1.  Salins,  sur  la  rive  gauche  de  l'Isère,  tout  près  de  Moù- 
tiers;  Montagny,  dans  le  canton  de  Bozel,  à  11  kilomètres 
de  Moùtiers;  Gonflans,  à  l'entrée  de  la  longue  gorge  qui 
conduit  de  la  Combe  de  Savoie  à  Moùtiers. 


292  MADAME    DE    WARENS 

ans  et  le  moment  de  s'établir  était  arrivé  pour 
lui.  Il  avait  fait  demander  la  main  de  made- 
moiselle Bergonzy  par  madame  de  Warens, 
mais  il  courait  en  même  temps  un  autre  lièvre. 
Il  avait  porté  ses  visées  sur  Nicole  Chaperon  '. 
Le  père  était  hôtelier;  riche,  semble-t-il,  grâce 
à  l'affluence  de  clients  que  l'exploitation  des 
mines  et  des  salines  amenait  dans  son  auberge 
où  Gourlilles  prenait  sans  doute  ses  repas. 
Le  chevalier,  on  le  sait,  était  un  assez  beau 
garçon.  S'il  écrivait  mal,  il  parlait  bien  et  sut 
se  faire  aimer  de  Nicole.  Leur  intrigue  était 
tenue  secrète  lorsque,  le  dernier  dimanche 
de  1753,  la  mère  la  découvrit.  Entre  onze 
heures  du  soir  et  minuit  elle  surprit  les  amou- 
reux causant  au  coin  du  feu,  en  présence  tou- 
tefois des  deux  servantes.  Après  avoir  mis 
Courtilles  à  la  porte,  interrogé  sa  fille  qui  se 
dit  enceinte  des  œuvres  de  son  amant,  et  après 
l'avoir  fortement  battue,  elle  porta  plainte  au 
gouverneur  de  Savoie.  Dans  cette  plainte,  en 
date  du  6  janvier  1754,  Rose  Chaperon 

demande  justice  sur  l'attentat  que  vient  de  faire 

d.  Née  à  Moûtiers  le  28  novembre   17.32   de  Barthélémy 
Chaperon  et  de  Rose  Oranger. 


ET    JF.AN-JACQUES    ROUSSEAU.  293 

le  sieur  de  Gurtille  étranger  dans  ce  pays,  logé 
chez  elle,  lors  de  sa  première  venue,  comme  entre- 
preneur de  minières  de  charbon;  à  sa  seconde 
arrivée  ici  il  a  publié  dans  toute  cette  ville  des 
injures  contre  ma  fille...  disant  qu'elle  était  grosse 
de  sa  part  et  qu'il  en  voulait  réparer  l'honneur  en 
l'épousant...  Je  ne  veux  pas  donner  ma  fille  à  un 
inconnu;  je  l'ai  mise  en  lieu  de  sûreté  hors  de 
chez  moi  en  attendant  justice... 

Le  juge-maje  de  Tarentaise,  M.  Tiollier,  fut 
chargé  de  faire  une  enquête.  Le  17  janvier  il 
adresse  au  gouverneur  le  lettre  suivante  : 

Monsieur, 

J'ai  reçu  la  lettre  dont  Votre  Excellence  m'a 
honoré  le  14e  de  ce  mois  avec  la  copie  de  la  décla- 
ration qui  y  était  jointe  et  je  supplie  en  conséquence 
Votre  Excellence  de  vouloir  bien  me  faire  informer 
si  elle  veut  se  retenir  la  décision  de  la  réparation 
d'honneur  qu'exige  la  mère  Chaperon  à  l'égard  de 
sa  fille  parce  que  dans  ce  cas  je  ne  ferais  qu'exa- 
miner et  approfondir  le  fait  et  ensuite  j'aurais 
l'honneur  de  faire  parvenir  les  découvertes  que 
j'aurais  faites.  Si  au  contraire  elle  ne  veut  pas  s'en 
donner  la  peine,  je  serai  dans  ce  cas  obligé  de  pro- 
céder en  règle  et  comme  juge  sur  la  plainte  de  la 
Chaperon,  si  tant  est  que  la  mort  de  M.  de  Courtille 
ne  m'en  empêche  pas  ;  il  était  mourant  il  y  a  deux 
jours  et  il  n'est  pas  encore  hors  d'affaire... 

Tiollier  '. 

1.  Archives  départementales,  série  C. 


29+  MADAME    DE    WARENS 

Gourtilles  était  donc  malade.  Avait-il  été 
battu  à  son  tour,  ou  craignait-il  d'être  enfermé 
dans  ces  cachots  de  Miolans  au  pied  desquels  il 
avait  passé  en  se  rendant  en  Tarentaise?  Nous 
ne  savons.  Il  ne  perdit  cependant  pas  courage. 
Il  alla  se  recommander  à  l'archevêque  de  Mou- 
tiers,  monseigneur  Glaude-Humbert  de  Rol- 
land, et  écrivit  à  madame  de  Warens,  la  priant 
de  faire  intervenir  quelqu'un  auprès  de  Son 
Excellence  le  gouverneur. 

Voici  l'épître  où  il  raconte  sa  mésaventure  : 

Vos  bontés  ordinaires  pour  moi  se  manifaisttes 
toujours  je  tacheray  Madame  d'en  mériter  la  conti- 
nuation, voicy  don  l'istoire  en  entier  de  mademoi- 
selle Chaperon  et  de  moy.  Dimanche  de  l'année 
dernière  entre  onze  et  minuit  Made  Chaperon  sur- 
pris sa  fille  avec  moi  et  les  deux  serventes  auprès 
du  feu,  elle  fit  retirer  sa  fille  et  ne  me  dit  rien  que 
le  lendemain  en  rue  ou  elle  me  dit  que  javois 
désonoré  sa  maison  et  sa  fille  en  y  allant  la  nuit. 
Voicy  ce  que  je  luy  répondit,  que  je  netoit  pas 
capable  de  désonhoré  personne  mais  comme  elle 
scavoit  ce  quil  se  passait  entre  sa  fille  et  moj  que 
si  elle  souhaitoit  s'expliquer  avec  moj  elle  savoit 
ou  je  logeoit  ou  bien  j'irois  ché  elle.  Elle  ne 
me  repondit  rien  et  des  quelle  fut  chés  elle  elle 
fit  ce  quelle  avoit  fait  la  nuit  elle  bâtit  sa  fille  et 
luy  fit  avouer  devant  plusieurs  témoins  cy  létoit 
vrai  quelle  fut  grosse  de  moy  comme  les  servente 
l'avoit  dit  elle  répondit  quelle  croyoit  l'être  et  que  si 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  295 

elle  ne  létoit  pas  ce  n'étoit  pas  sa  faute  ni  lamiene. 
Les  mêmes  personnes  mon  demandé  si  laveu  que 
mad,Ue  Chaperon  avoit  fait  étoit  vray  ou  non  il  est 
vray  quej'ay  répondu  que  puisque  elle  Tavoit  avoué 
à  sa  mère  et  à  plusieurs  autre  que  cela  etoit  et  que 
j'étoits  trop  honnette  homme  pour  m'en  dédire  et 
que  maime  j etoit  près  a  reparer  son  honneur  en 
lepousen.  Sur  cela  que  fait  la  mère  elle  a  fait 
enfermé  sa  fille  et  a  force  de  menace  et  de  coup  luy 
fon  dire  ce  quil  veule  quoi  quelle  dise  toujour 
quelle  me  veut  pour  son  mary.  Mr  Enselme  et  plu- 
sieurs autre  a  qui  je  feray  prêter  serment  pour  dire 
la  vérité  de  même  que  les  domestiques  puisque 
pendant  mon  absence  à  Montagny  d'où  je  ne  fait 
que  descendre  sur  l'avis  de  M.  Tiollier  jugemaje  de 
Moutier  qu'il  m'a  communiqué  la  lètre  que  la  mère 
a  écrit  à  Son  Excellence  M.  le  gouverneur  qui  luy  en 
renvoyé  les  informations  et  m'a  dit  quil  ecriroit  à 
Son  Excellence  M.  le  gouverneur  ce  qui  suit  quapres 
m'avoir  fait  apeller  et  ouï  javois  repondu  que 
javois  dit  que  madelle  Chaperon  etoit  ou  devoit  être 
grosse  de  moy  après  cependant  l'aveux  quelle  en 
avoit  fait  elle-même  et  que  j 'etoit  prêt  a  reparer 
son  honneur  en  l'épousant.  Voilà  en  deux  mots  le 
tout.  Je  vous  prie  madame  d'en  faire  avertir  Son 
Excellence  par  quelcun  qui  lui  représente  les  choses 
telle  quelle  sont,  voyé  madame  et  très  chère  bien- 
faitrice ma  situations  et  cela  dimanche  ou  samedi 
car  par  le  courier  de  lundy  je  ne  manquerai  pas  de 
recevoir  des  ordres  de  Son  Excellence  la  dessus  qui 
pouroit  bien  ne  mètre  pas  ten  favorables  par  les 
envieux  que  j'ai  ten  ici  que  alieur  qui  cherche  à 
me  perdre.  Pardon  de  l'embarat  que  je  vous  donne 
et  taché  madame  de  ménager  votre  chère  santé  a 
laquelle  je  minterese  véritablement.  Enfin  je  mest 


29G  M  ad  ami:  de  warens 

tout  entre  les  mains  de  la  divine  providence  et  de 
la  Sainte-Vierge. 

J'ay  l'honneur  d'être  avec  un  attachement  des 
plus  sincère  et  le  plus  profond  respect,  Madame, 
Votre  très  humble  et  très  obl  serviteur, 
De  Courtille. 

J'oubliais  de  vous  dire  que  voyant  comme  ma- 
dame Chaperon  batoit  sa  fille  je  pris  les  mesures 
les  plus  convenables  en  avertissant  monseigneur 
l'archevesque  et  le  grand  vicaire  des  choses  telle 
quelles  etoit  afin  qu'il  n'ariva  point  de  malheur  a  sa 
fille  et  que  l'on  me  put  rien  imputer. 
Monlier  ce  10e  de  janvier  1754. 

Puis,  un  nouveau  et  fort  long  post-scrip- 
tum  : 

Je  vient  de  recevoir  un  avis  de  Vidal  par  ce  Cou- 
rier quil  me  fait  voir  quil  est  de  mes  amis  mais 
Made  une  recommandation  de  la  part  de  S.  E.  M. 
le  comte  de  Garbillon  a  Monseigr  l'archevesque  qui 
est  son  parent  et  en  outre  grand  amy  de  M*  le  Juge- 
màge  tout  cela  finirait  par  un  mariage  ou  trompé 
je  suis,  mais  surtout  que  Mr  Porta  '  aile  en  droi- 
ture à  S.  E.  M.  le  Gouverneur  parlé  pour  moy;  je 
vous  prie  remercié  Mr  Daviet 2  pour  moi  de  la  leltre. 
j'aurai  l'honneur  de  lui  repondre  par  un  autre 
courier  ne  le  pouvant  aujourd'hui,  de  même  que 
Mr.  Vidal  et  luy  dire  que  ce  nait  pas  de  la  flanelle 
qui  me  faut  que  cest  de  la  peluche  en  laine  blanche 

1.  Un  associé  nouveau. 

2.  François  Davied,  seigneur  de  Foncenex  et  Gy,  natif  de 
Thonon. 


ET   JEAN-JACQUKS    ROUSSEAU.  297 

et  que  je  l'atend  par  premier  courier.  Nos  traveaux 
s'aperçoivent  que  je  suis  icy  et  j'ai  augmenté  les 
ouvriers  mais  il  faudra  aussi  m'augmenter  les  fonds 
c'est  ce  que  je  vous  prie  d'écrire  a  M"  Berard.  Salué 
de  ma  part  M.  Simon  je  vous  prie,  Dieu  mette  ordre 
à  mes  afaires  icy  sans  quoi  japréande  fort  qu'un 
désespoir  ne  me  prenne.  Dieu  me  soit  en  aide  et 
les  Saint  Evangile  1. 

La  letre  de  M.  le  gouverneur  a  M.  le  Juge  Mage  est 
écrite  par  M.  Mayan  et  signée  par  Son  Excellence  2. 

L'intendant  de  la  province  de  Tarentaise 
était  en  rapports  de  visites  avec  madame  de 
Warens 3;  elle  put  donc  lui  recommander  Cour- 
tilles.  Quelques  jours  après,  elle  répondit  à 
son  protégé,  et,  comme  sa  lettre  était  d'une 
nature  délicate  elle  la  lui  envoya  par  l'inter- 
médiaire de  M.  Gravier.  Elle  lui  adressa  sans 
doute  des  reproches  sur  sa  conduite  et  dut  le 

1.  Cette  invocation  solennelle,  empruntée  à  la  formule  de 
son  abjuration,  montre  que  Wintzinried  se  croyait  dans 
une  situation  vraiment  dangereuse. 

2.  Archives  départementales . 

3.  Cet  intendant  écrivait  en  effet  à  madame  de  Warens, 
le  24  novembre  1733  : 

Je  suis  très  sensible,  madame,  aux  expressions  obligeantes  que  j'ai 
trouvées  dans  la  lettre  dont  vous  m'avez  honoré  à  la  date  du  10  du 
courant  et  il  m'a  déplu  infiniment  de  n'avoir  pas  eu  l'honneur  de  vous 
trouver  à  la  maison  lorsque  j'ai  eu  celui  d'y  aller  pendant  mon  dernier 
séjour  à  Chambéry.  Je  ferai  toujours  avec  joie  tout  ce  qui  dépendra 
de  moi  en  faveur  de  l'établissement  que  vous  me  marqués  pour  vos 
travaux  de  charbons  et  je  saisirai  avec  un  égal  empressement  les  occa- 
sions qu'il  vous  plaira  de  me  procurer  pour  vous  convaincre  en  votre 
particulier  du  parfait  respect  avec  lequel  j'ai  l'honneur  d'être,  etc. 
(Archives  départementales,  série  C.) 


298  M. Mi  A. ME    DE    WARENS 

blâmer  d'autant  plus  vivement  que  déjà  elle 
s'était  acquittée  de  la  mission  dont  il  l'avait 
chargée  auprès  des  parents  de  mademoiselle 
Bergonzy. 

C'est  à  cette  double  poursuite  en  mariage  que 
la  baronne  fait  allusion  dans  une  nouvelle  lettre 
datée  du  25  janvier  1754  et  qui  nous  a  été 
conservée.  La  différence  dont  elle  y  parle  n'est 
pas,  comme  on  l'a  pensé,  le  résultat  d'une 
comparaison  entre  elle-même  et  mademoiselle 
Bergonzy,  mais  entre  celle-ci  et  mademoiselle 
Chaperon.  L'esprit  et  Impolitesse  attribués  iro- 
niquement au  père  de  Y  aimable  demoiselle  se 
rapportent  à  Barthélémy  Chaperon,  Yhoste  et 
non  à  M.  Bergonzy  dont  elle  vante,  quelques 
lignes  plus  loin,  les  soins  charitables  envers 
Courtilles,  soins  auxquels  elle  a  pris  aussi  toute 
la  part  possible.  Elle  le  félicite  d'avoir  trouvé 
cette  famille  de  braves  gens  à  son  secours.  Et 
comme  M.  Bergonzy  était  aussi  un  exploitant 
de  mines,  elle  ne  doutait  pas  que  son  alliance 
ne  fût  la  meilleure. 

Il  ne  semble  pas  qu'il  y  ait  dans  la  lettre 
qu'on  va  lire  le  moindre  sentiment  de  jalousie 
rétrospective.  Si  les  premières  lignes  sont  iro- 
niques et  moqueuses,   on  trouve  ensuite  des 


ET    JEAN-JACQUES  ROUSSEAU.  299 

sentiments  vraiment  élevés,  et  même  l'expres- 
sion d'une  piété  qui  paraît  sincère.  C'est  sans 
contredit  la  plus  intéressante  parmi  les  let- 
tres qui  nous  sont  restées  de  madame  de 
Warens.  Pour  en  rendre  l'intelligence  facile 
nous  la  débarrasserons  de  son  orthographe 
défectueuse  *. 

A  MONSIEUR  DE  COURTILLES  2,  Moutiers  25e  de  1754. 

Je  suis  persuadée  de  tout  le  mérite  de  l'aimable 
demoiselle  dont  vous  me  parlez  :  je  m'en  serais 
doutée  en  voyant  monsieur  son  père,  qui,  par  son 
esprit  et  sa  politesse,  donne  à  connaître  la  bonne 
éducation  qu'il  est  en  état  de  donner  à  sa  famille; 
par  conséquent,  vous  ne  pouvez  que  gagner  beau- 
coup à  la  différence  que  vous  rencontrerez.  Puisque 


1.  L'original  appartient  au]docteur  Bernard  Thonion,  d'An- 
necy. Cette  lettre  a  déjà  été  publiée  dans  Revue  savoisienne 
(1818,  p.  72),  par  M.  Th.  Dufour.  Ne  connaissant  pas  l'aven- 
ture de  Wintzinried  avec  mademoiselle  Chaperon,  cet  écri- 
vain a  supposé,  après  M.  Replat,  que  madame  de  Warens 
était  jalouse  du  projet  de  mariage  de  son  ancien  serviteur 
et  associé  actuel. 

2.  En  publiant  cette  lettre,  M.  Th.  Dufour  dit  «  qu'on  ne 
voit  pas  bien  sur  l'original  si  le  mot  Moutiers  doit  accom- 
pagner le  nom  du  destinataire  ou  la  date  ».  Evidemment 
il  indique  le  domicile  du  destinataire,  Courtilles,  malade  à 
Moutiers.  Sinon  il  faudrait  supposer  que  madame  de  Warens, 
chargée  d'infirmités  et  sans  ressources,  se  serait  rendue  au 
milieu  de  l'hiver  à  Moutiers,  en  pleine  montagne,  à  vingt- 
cinq  lieues  de  Chambéry.  Ce  voyage,  dont  on  ne  retrouve 
d'ailleurs  aucune  trace,  n'a  donc  pas  eu  lieu.  Si  la  baronne 
a  vu  le  sieur  Chaperon,  c'est  à  Chambéry  où  il  sera  venu 
pour  savoir  ce  qu'était  au  juste  Courtilles. 


300  MADAME    DE    NVARENS 

c'est  votre  intention  de  vous  établir,  je  n'ai  rien  à 
vous  dire  à  ce  sujet  que  de  prier  Dieu  pour  qu'il  lui 
plaise  de  répandre  sur  vous  sa  sainte  bénédiction 
et  que  le  tout  soit  pour  sa  gloire  et  votre  salut.  Je 
vous  ai  dit  au  surplus,  ce  que  j'ai  cru  devoir  vous 
dire  dans  ma  précédente,  que  j'ai  adressée  à  M.  Gra- 
vier :  il  dépend  de  vous  d'en  faire  votre  profit.  Puis- 
que vous  avez  exigé  de  moi  par  votre  lettre  que 
je  parlasse  à  M.  de  Bargonzi  *  de  vos  intentions 
pour  sa  fille,  je  m'en  suis  acquittée;  s'il  le  juge  à 
propos  il  pourra  vous  faire  part  de  notre  conver- 
sation. Vous  devez  une  parfaite  reconnaissance  à 
M.  et  madame  de  Bargonzy  et  leur  aimable  famille 
des  soins  officieux  et  charitables  qu'ils  ont  eu  la 
bonté  de  vous  rendre,  auxquels  j'ai  pris  toute  la 
part  possible,  et  vous  félicite  de  tout  mon  cœur 
d'avoir  trouvé  de  ces  braves  gens  à  votre  secours. 
C'est  à  vous  à  présent  [à]  vous  observer  et  à  bien 
réfléchir  à  toutes  les  obligations  que  vous  vous  pro- 
posez de  contracter,  afin  de  ne  vous  mettre  jamais 
plus  dans  le  cas,  ou  d'être  refusé,  ou  d'essuyer  avec 

1.  Tl  se  nommait  Victor  Amé  Bergonzy.  Madame  de  Warens 
lui  donoe  le  de  comme  à  Courtilles,  à  Denervaux,  à  de  Gauf- 
fecourt,  comme  encore  elle  qualifie  Rousseau  de  secrétaire 
d'ambassade.  —  Par  un  acte  s.  s.  p.  du  29  août  1740, 
MM.  Jean-Nicolas  Durandard  et  V.-A.  Bergonzy,  de  Moû- 
tiere,  avaient  formé  avec  M.  Pierre-Gabriel  de  Chevillard, 
baron  du  Bois,  comte  de  Saint-Oyen  et  d'Ugines  une  société 
pour  pratiquer  des  fouilles  dans  les  quatre  communes  formant 
la  baronie  du  Bois,  et  notamment  dans  celles  de  Doucy  et 
Bonneval.  Par  acte  reçu  Pacoret  notaire  le  18  juillet  1"53, 
Durandard  et  Bergonzy  vendirent  aux  sieurs  Joseph  Mayan 
et  Georges  Antoine  Portaz  toute  leur  part  dans  les  miniè- 
res, bâtiments,  artifices,  etc.  pour  le  prix  de  dix  mille  livres 
payable  au  comte  de  Saint-Oyen  et  à  leurs  autres  créan- 
ciers, après  constatation  de  la  bonté  des  filons  (Arch.  du 
Tabellion). 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  301 

le  temps  des  reproches  :  parlez  peu  si  vous  pouvez, 
pensez  beaucoup  et  conduisez-vous  toujours  d'une 
manière  irréprochable  devant  Dieu  et  les  hommes  : 
c'est  le  moyen  d'être  toujours  aimé  et  estimé  de 
tout  le  monde.  Je  vous  prie  de  vouloir  m'excuser 
si  je  vous  dis  si  naïvement  ce  que  je  pense,  vous 
priant  d'être  bien  persuadé  que  je  serai  toute 
ma  vie  très  sincèrement  portée  à  vous  rendre  les 
services  qui  pourront  être  à  mon  pouvoir,  étant 
véritablement  et  avec  bien  de  la  considération, 
monsieur, 

Votre  très  humble  et  très  obéissante  servante, 
La  barone  de  Warens  de  La  Tour. 


Tout  finit  bien  par  un  mariage,  mais  non  de 
la  façon  que  Gourtilles  espérait.  Madame  Cha- 
peron s'assura  que  la  légèreté  de  sa  fille 
n'aurait  pas  les  suites  qu'elle  craignait;  et, 
le  13  août  1754,  elle  la  maria  à  un  jeune 
homme  de  son  âge,  fils  d'un  procureur  de  Moù- 
tiers  et  fort  bien  apparenté.  Le  21  octobre  1755, 
ils  eurent  un  fils  bientôt  suivi  d'une  fille. 
Quant  à  Wintzinried  il  épousa  Jeanne-Marie 
Bergonzy,  plus  distinguée  peut-être  que  ma- 
demoiselle Chaperon,  mais  à  coup  sûr  sans 
dot.  Cette  jeune  fille  âgée  de  vingt  ans,  avait 
dix-huit  mois  de  moins  que  sa  rivale.  Son 
mariage  n'eut  pas  lieu  à  Moûtiers  à  raison 
sans  doute  de  l'aventure  de  décembre  précc- 


302  MADAME    DE    WARENS 

dent  '.Victor  Amé  Bergonzy  qui,  le  19  avril  1746, 
avait,  avec  M.  Jean  Nicolas  Durandard  et  M.  Che- 
villard  de  Lacl'huy,  seigneur  de  Saint-Oyen, 
formé  une  société  pour  l'exploitation  des  mines 
et  hauts-fourneaux  appartenant  à  ce  dernier 
en  Tarentaise,  était  en  1755  en  procès  avec 
ses  associés  qui  le  regardaient  comme  insol- 
vable. Durandard  et  lui  vendirent  leurs  parts 
à  MM.  Mayan  et  Portaz,  mais  le  26  décem- 
bre 1758  ceux-ci  les  rétrocédèrent  au  comte 
de  Saint-Oyen  parce  que  le  contrat,  passé  sous 
la  condition  que  l'on  vérifierait  la  bonté  des 
filons,  n'avait  jamais  été  exécuté  '2. 

En  février  madame  de  Warens  est  de  plus 
en  plus  livrée  à  ses  entreprises  et  à  ses  illu- 
sions.  Il   y   a  auprès   d'elle   un   vieux  petit 


1.  Jeanne-Marie,  fille  de  Victor  Amé  Bergonzy  et  de  Fran- 
çoise Damyed,  maries,  était  néa  et  avait  été  baptisée  à  Moû- 
tiers  le  4  janvier  1734.  Son  parrain  et  sa  marraine  étaient 
les  époux  Claude  Grassy  et  Jeanne-Marie  Rullier.  Elle  avait 
une  sœur,  prénommée  Marie-Marguerite,  née  le  21  jan- 
vier 1733  et  qui  avait  eu  pour  parrain  un  ecclésiastique. 
Révérend  Joseph  Bergonzy. —  Rousseau  a  dit  que  Courtilles 
s'était  marié  en  Maurienne;  il  a  sans  doute  voulu  dire  dans 
la  Tarentaise  dont  Moûtiers  est  le  chef-lieu.  Quoi  qu'il  en  soit 
nos  recherches  pour  retrouver  l'acte  de  mariage  n'ont  pas 
eu  plus  de  succès  à  Saiut-Jean-de-Maurienne  qu'à  Moûtiers. 

2.  En  4749  M.  Bergonzy  avait  retiré  des  hauts-fourneaux 
de  Doucy  6  471  livres  d'argent  raffiné,  1  381  livres  de  plomb, 
2  S07  livres  de  rosette  (cuivre  rouge  pur)  et  820  livres  de  li- 
tharge,  —  pour  uni1  somme  totale  «le  11  485  livres. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  303 

homme  qui  travaille  de  chimie-,  et,  dans  une 
lettre  au  style  précieux,  elle  offre  à  l'un  de 
ses  correspondants  de  le  mettre  en  rapport 
avec  lui.  Il  faut  même  se  hâter,  car  on  le 
recherche  pour  le  faire  travailler  du  côté  de 
Paris  : 

Chambéry,  2  février  1751. 

Monsieur,  je  suis  infiniment  sensible  aux  ex- 
pressions obligeantes  dont  vous  m'honorez  par 
votre  réponse.  Je  vous  donne  avis  que  la  personne 
que  vous  cherchez  est  à  présent  à  Chambéry.  Si 
vous  avez  quelque  chose  à  lui  demander  ou  à  lui 
faire  savoir  vous  pouvez  compter  sur  mon  secret 
et  fidélité;  il  ne  dépend  que  de  vous,  monsieur,  de 
les  mettre  à  l'épreuve. 

Je  n'ai  point  fait  vos  compliments  à  M.  de  Leus, 
(noble  dauphinois),  lui  laissant  ignorer  de  même 
qu'à  tout  autre  que  j'ai  l'honneur  de  votre  corres- 
pondance. La  prudence  et  le  secret  est  l'àme  de 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  dans  la  nature, 
comme  la  grâce  qui  ne  sait  pas  l'observer  est  à 
plaindre.  Gomme  le  pauvre  M.  de  Leus  est  dans 
ce  cas,  je  ne  puis  lui  dire  ni  ce  que  je  fais,  ni  ce 
que  je  voudrais  faire  par  la  raison  que  vous  ap- 
prouverez un  jour.  Je  vous  avertis  que  ce  vieux 
petit  homme  que  vous  cherchez  ne  me  paraît  pas 
disposé  à  rester  longtemps  à  Chambéry;  il  y  a  des 
personnes  du  côté  de  Paris  qui  l'ont  fait  chercher 
pour  le  faire  travailler  en  chimie;  il  m'a  dit  qu'il 
avait  envie  d'y  aller.  J'attends  vos  ordres  à  son 
sujet  et  à  toutes  autres  choses  qui  dépendraient 
de  moi. 


304  MADAME    DE    WARENS 

Le  lendemain,  autre  lettre  relative  à  un 
autre  inventeur  : 

3  février  1754. 
Soyez  persuadé,  monsieur,  du  plaisir  que  j'aurais 
à  vous  obliger  si  vous  aviez  la  bonté  de  prier  ce 
monsieur  dont  vous  me  parlez  de  se  donner  seu- 
lement la  peine  de  faire  un  petit  mémoire  signé 
de  sa  main,  que  vous  m'adresserez  particulière- 
ment qui  indique  les  sciences  qu'il  se  propose  de 
pouvoir  mettre  en  usage;  dès  que  je  l'aurai  reçu, 
je  le  remettrai  à  une  personne  de  distinction  et  de 
mérite  qui  vat  à  Turin  f  et  qui  est  en  état  de  pré- 
senter ce  mémoire  là  où  il  conviendra  le  mieux 
pour  l'avantage  de  ce  monsieur  et  comme  cette 
personne  part  dans  le  courant  de  ce  mois  il  faudra 
me  l'envoyer  au  plus  tôt.  Je  voudrais  trouver  des 
occasions  plus  essentielles  qui  puissent  vous  con- 
vaincre de  l'attachement  et  sincère  estime  avec 
laquelle  j'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  etc. 

Le  4  février,  c'est  une  lettre  au  curé  de 
Gruffy,  M.  Léonard.  La  faiseuse  d'affaires, 
pour  qui  tous  les  moyens  sont  bons,  apparaît 
ici  sans  voiles.  Elle  sollicite  l'abbé  de  faire  ce 
que  nous  appelons  de  la  réclame  en  faveur 
d'un  filon  des  environs  de  Gruffy;  et,  pour 
l'amener  à  mentir  quelque  peu,  elle  fait  mi- 


1.  Les  personnes  lettrées  mettaient  habituellement  ce  t  eu- 
phonique; il  l'appelai  à  Paris;  il  parla/  aux  hommes;  il 
s'en  allai  en  Suisse. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  30j 

roiter  à  ses  yeux  l'établissement  d'un  haut- 
fourneau  dans  sa  paroisse  et  un  nouveau  don 
à  la  chapelle  de  Notre-Dame-des-Ermites. 


4  février  1754. 
Monsieur  et  très  cher  frère,  je  vous  donne  avis  que 
dans  peu  de  jours  vous  verrez  M.  Simon  Bérard  avec 
une  lettre  de  ma  part  pour  aller  découvrir  le  filon 
de  fer  que  l'on  m'a  indiqué  et  que  vous  savez  proche 
de  GrufTy.  Je  vous  prie  de  ne  pas  manquer  de  lui 
faire  l'éloge  de  cette  mine  et  comme  vous  savez 
qu'on  en  a  fait  du  fer  l'autre  fois,  mais  que  le 
maître  ouvrier  qui  avait  établi  étant  mort,  que  la 
chose  en  a  demeuré  là  et  qu'enfin  je  pensais  à 
rétablir  la  chose  pour  moi-même.  Voilà  ce  que  vous 
aurez  la  bonté  de  lui  dire  en  lui  ajoutant  ce  que  la 
prudence  et  votre  bonté  pour  moi  vous  pourra 
dicter  pour  me  faire  un  peu  valoir  dans  l'indica- 
tion que  je  donne  et  dont  je  renonce  en  leur  fa- 
veur. Car  vous  savez  que  messieurs  les  français 
savent  plumer  la  poule  et  qu'ils  veulent  tout  pour 
eux,  mais  comme  mes  procès  n'ont  pas  l'air  de 
finir  sitôt,  je  remets  mes  découvertes  à  la  compa- 
gnie de  M.  Simon  qui  m'a  promis  qu'il  y  aurait 
égard  et  que  Notre-Dame  des  Ermites  ne  serait  pas 
oubliée.  C'est  là  mes  réserves  de  même  que  je  lui 
ai  fort  recommandé  d'aller  au-devant  de  tout  ce 
qui  pourrait  vous  faire  plaisir  lorsqu'on  tirera  la 
mine,  qu'on  se  propose  de  faire  seulement  griller 
sur  les  lieux  et  emporter  ensuite  plus  loin  pour  la 
fondre.  Cependant,  j'ai  lieu  de  croire  qu'un  four- 
neau conviendrait  très  bien  à  GrufTy  attendu  que 
les  bois  n'y  manquent  pas.  Votre  sentiment  sur 

20 


306  MADAME    DK    WABENS 

tout  cela  par  premier  courrier  sans  manquer,  et 
surtout  de  m'en  garder  le  secret  à  l'égard  de  tout 
le  monde  comme  aussi  de  M.  Simon  ou  de  tous 
autres  qui  pourraient  y  aller  de  ma  part  ou  de  la 
sienne,  ne  voulant  pas  dire  tout  ce  que  je  pense  à 
messieurs  les  français  parce  qu'ils  m'ont  toujours 
trompée  et  je  crains  qu'ils  ne  continuent  toujours 
de  même,  ainsi  la  défiance  est  mère  de  la  sûreté. 
Je  me  recommande  à  votre  chère  amitié  et  bonté 
ordinaire  et  j'espère  que  vos  saintes  prières  m'ob- 
tiendront les  grâces  et  les  secours  dont  j'ai  un  si 
grand  besoin  pour  soutenir  ma  misérable  vie  et 
mes  pénibles  affaires. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  le  plus  parfait  atta- 
chement et  le  plus  profond  respect  l,  etc. 

Malgré  le  ton  presque  calme  de  la  lettre  à 
son  frère,  madame  de  Warens  était  alors  dans 
un  état  complet  de  détresse.  Vraisemblable- 
ment elle  avait  demandé  un  secours  à  Rous- 
seau et  le  philosophe  lui  avait  répondu,  crut- 
elle,  par  quelque  défaite.  Le  10  février  elle  lui 
envoya  ce  billet  : 

Ce  10  de  février  1754. 

Vous  vérifié  bien  en  moy  le  chapitre  que  je  vien 
de  lire  dans  Limitation  de  jésus  chris  ou  il  est  dit, 

1.  Ces  trois  lettres  de  février  sont  copiées  sur  les  brouil- 
lons écrits  de  la  main  de  madame  de  Warens  et  faisant 
partie  du  dossier  des  Archives  départementales.  Nous  avons 
encore  rectifié  l'orthographe  dont  l'irrégularité  fait  de  leur 
lecture  un  véritable  labeur. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  307 

que  la  ou  nous  métons  nos  plus  fermes  espérance, 
cest  ce  quy  nous  manqueras  totalement.  Ce  nest 
point  le  coup  que  vous  mavez  portes  qui  m'afliges 
mais  c'est  la  main  dont  il  part,  cy  vous  ette  ca- 
pable de  faire  un  moment  de  réflection  vous  vous 
direz  a  vous  même  tout  ce  que  je  pourois  répon- 
dre a  votre  létres,  maigres  tout  cela  je  suis  et 
serais  toute  ma  vie  votre  véritable  bonne  mère. 
Adieu.... 

On  lit  au  dos  : 

A  MONSIEUR, 

monsieur  ROUSSEAU 

SECRÉTAIRE     D'EMBASSADE 

Rue  de  Grenelle  Saint-Honoré 
A  l'hôtel  de  Lenguedoc, 

A  PARIS  » 

La  pauvre  femme  se  retourna  alors  vers  la 
cour  de  Turin.  Le  4  mars  elle  écrit  à  M.  de 
Robilant,  et  demande  sa  protection... 

...  J'espère  que  M.  Valin  aura  eu  la  bonté  de 
vous  parler  de  moi... 

1.  D'après  l'original  qui  nous  a  été  communiqué  par 
M.  Metzger.  Madame  de  Warens  donne  à  Rousseau  le  titre 
de  secrétaire  d'ambassade  par  cette  manie  de  gentilhommiser 
dont  on  était  possédé  à  cette  époque.  Le  titre  A'homme  de 
lettres  n'avait  pas  encore  été  adopté.  —  Le  texte  de  Ylmila- 
tion  auquel  paraît  se  rapporter  la  prétendue  citation  de 
madame  de  Warens  est  celui-ci  :  «  Ne  comptez  point  sur  vos 
amis  ni  sur  vos  proches,...  car  les  hommes  vous  oublieront 
plus  vite  que  vous  ne  pensez  »  (Livre  I,  ch.  xxm,  5,  trad. 
de  l'abbé  de  Lamennais). 


308  MADAME    DK    WARENS 

Le  même  jour,  à  M.  de  Garolis  : 

Pour  l'amour  do  Dieu,  monsieur,  ayez  pitié  de 
moi;  je  suis  sans  pain  et  sans  crédit  par  la  malice 
de  ceux  qui  cherchent  à  me  détruire  ;  que  votre 
charité  me  procure  un  secours  de  Sa  Majesté  et 
que  sa  protection  daigne  me  faire  sentir  les  effets 
de  ses  grâces...  {Elle  énumère  ses  découvertes,  ses 
fabriques,  etc.).  Faudra-t-il  après  cela  que  mes 
adversaires  me  fassent  mourir  de  misère  et  serai-je 
privée  de  la  juste  récompense  de  mes  travaux  par 
surprise  ou  longueur  des  procédures,  manque  de 
force  ou  d'appui  pour  me  défendre?...  Votre  bon 
cœur  et  les  grandes  vertus  que  vous  pratiquez  chaque 
jour  me  font  espérer  que  vous  accorderez  vos  soins 
charitables  à  une  pauvre  femme  étrangère  qui  n'a 
rien  à  se  reprocher  dans  sa  conduite  que  d'avoir  agi 
avec  trop  d'honneur  et  de  franchise... 

Monsieur,  au  cas  où  vous  jugerez  que  Sa  Majesté 
ne  m'accorde  pas  un  don  gratuit,  implorez  au  moins 
je  vous  prie  la  clémence  du  roi  pour  que  sa  cha- 
rité daigne  permettre  que  la  Trésorerie  me  fasse  une 
avance  de  cent  louis  ce  qui  pourvoira  aux  besoins 
de  pain  quotidien  pendant  que  ma  pension  est 
engagée  pour  une  année  à  mes  créanciers  et  cela 
me  donnera  en  même  temps  des  forces  pour  sou- 
tenir avec  honneur  la  suite  de  mes  opérations  et 
de  mes  travaux. 

Quatre  jours  après  elle  écrit  M.  de  Saint-Lau- 
rent et  à  M.  de  Gregori,  contrôleur  général  des 
finances.  C'est  la  même  demande  d'une  avance 
de  cent  louis.  Elle  vante  d'abord  sa   réussite 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  309 

dans  la  découverte  des  mines,  sa  fabrique  de 
poterie,  ses  charbons  de  terre  et  de  pierre. 

J'ai  fait  à  mes  frais  toutes  les  premières  avances; 
il  n'est  pas  surprenant  que  je  me  trouve  aujour- 
d'hui dans  un  si  pressant  besoin  '... 

Entre  temps,  le  3  mars,  elle  est  marraine, 
avec  Wintzinried  pour  parrain,  de  la  fille 
de  M.  Cagnon,  son  notaire  ordinaire  à  cette 
époque.  L'enfant  reçoit  tous  ses  prénoms  ~. 

Le  jour  même  du  baptême  de  sa  fdle, 
M.  Cagnon  était  au  Reclus  chez  madame  de 
Warens,  et  y  donnait  acte  à  Mathieu  Cash  de 
ce  qu'il  révoquait  le  procuration  générale  qu'il 
avait  passée  en  1752  à  la  baronne.  Celle-ci 
acquiesçait  et  promettait  de  ne  jamais  plus 
s'en  prévaloir  3. 

1.  Les  lettres  à  MM.  de  Carolis,  de  Robilant  et  de  Gre- 
gori  sont  tirées  d'une  copie  du  xvmc  siècle  aux  Archives  dé- 
partementales. 

2.  Le  3  mars  l"î)4  a  été  baptisée  Françoise-Louise-Éléo- 
nore  Cagnon,  fille  de  Claude-François  Cagnon  notaire;  par- 
rain :  noble  Jean-Samuel  Wintzinried  de  Courtilles,  catho- 
lique  romain  :  marraine,  madame  Françoise-Louise-Éléonore 
de  La  Tour,  épouse  du  seigneur  baron  de  Voiran,  catholique 
romaine;  représentés  par  noble  François  Davied  seigneur  de 
Foncenex  et  dame  Prospère  de  Menthon,  veuve  du  seigneur 
de  Marcley  (Registre  paroissial  de  Saint-Léger). 

3.  Le  14  mars  1758  le  sieur  Jean  Cash,  de  Lancastre,  fondeur 
et  affineur  aux  Fourneaux  (près  Modane)  achète  une  maison 
à  Chambéry  au  faubourg  Montmélian  à  côté  de  celle  de 
Claude  Vidal. 


310  MADAME    DE    WAREKS 

Le  8  mars,  c'est  une  nouvelle  défection. 
Jean-Charles  Perrin  se  retire  officiellement  de 
l'entreprise  contractée  avec  madame  de  Wa- 
rens,  de  Courtilles  et  Reveyron  pour  l'exploi- 
tation des  charbons  de  terre.  Le  notaire  Cagnon 
rappelle  les  différentes  phases  de  l'affaire  :  le 
désistement  de  Reveyron,  l'entrée  des  Bérard 
et  de  La  Corbière  dans  la  Société,  etc.  M.  Perrin 
cède  son  cinquième  à  la  baronne  moyennant 
l'engagement  qu'elle  prend  de  lui  rembourser 
dans  un  an  la  somme  de  mille  livres  qu'il 
avait  versée  à  la  caisse.  L'engagement  de 
madame  de  Warens  est  cautionné  par  Fran- 
çois de  Foncenex  '. 

Ayant  ainsi  repris  la  prépondérance  dans 
l'association  des  charbons,  madame  de  Warens 
écrit  au  contremaître  de  l'exploitation  du 
Bourget  en  Ullie  : 

J'ai  l'honneur  de  vous  donner  avis  que  M.  Perrin 
Langlay  (l'anglais)  s'étant  départi,  par  contrat,  de 
sa  part  dans  la  Compagnie  des  charbonnières,  je 
me  trouve  dans  le  cas  d'être  chargée  de  nos 
affaires  pour  vos  travaux  des  Hullies  et  du  Bour- 
get -  comme  étant  la  seule  à  la  portée  de  cette 

1.  Actes. du  notaire  Cagnon,  au  Tabellion. 

2.  Dans  la  vallée  de  la  Rochette,  à  25  kilomètres  sud  environ 
de  Ckambérv. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  311 

partie,  les  autres  associés  de  Genève  (les  Bérard) 
et  de  Tarentaise  (  Wintzinried)  étant  trop  éloignés. 
Ainsi  je  vous  prie,  monsieur,  de  vouloir  agir  en 
bonne  intelligence  avec  moi,  suivant  la  coutume 
allemande  eî  de  prendre  la  peine  de  faire  pour 
tout  le  charbon  qui  est  clans  les  fosses  que  je  viens 
de  vendre  au  sieur  Joseph  Tournicr  ;  il  m'en 
offre  un  douzen  {12  sols?)  le  quintal  pour  l'avenir. 
Je  lui  ai  fait  un  rabais  pour  celui  qu'on  a  tiré  à 
cause  qu'il  est  encore  un  peu  mêlé  de  cervelle; 
il  vous  en  payera  dix  sols  le  quintal. 

Elle  le  prie  ensuite  de  prendre  soin  des 
outils  et  de  venir  conférer  avec  elle  avant  de 
reprendre  les  travaux  au  printemps  *. 

Le  même  jour,  la  baronne  et  Cash,  l'une 
dupe,  l'autre  dupeur  probablement,  font  un 
emprunt  et  à  des  conditions  singulières,  pour 
désencombrer  le  filon  de  la  Colombière.  Les 
galeries  n'étaient  pas  accessibles  pour  ma- 
dame de  Warens;  Cash  pouvait  donc  impuné- 
ment lui  faire  croire  que,  derrière  quelques 
toises  de  déblais,  l'on  trouverait  le  filon  mer- 
veilleux qui  devait  payer  les  dettes  et  ramener 
la  fortune. 

Nous,  soussignés,  en  considération  et  par  recon- 
naissance du  service  que  M.  Tomas,  maître  fon- 
deur saxon  vient  de  nous  rendre  en  nous  prêtant 

1.  Archives  départementales. 


312  MADAME    DE    WARENS 

quinze  louis  neufs  {de  21  /ivres  pièce)  pour  nos 
travaux  de  la  Colombière,  nous  lui  promettons 
de  bonne  foi  de  lui  donner  mille  livres  de  gra- 
tification aussitôt  que  nous  aurons  décombré  notre 
filon  du  souterrain  de  la  Colombière  et  que  nous 
ouvrirons  la  mine,  ce  que  nous  espérons,  avec 
l'aide  du  Seigneur,  qui  sera  dans  le  courant  de 
cette  année. 

En  foi  de  quoi  nous  avons  signé  le  présent  à 
Chambéry,  ce  20e  mars  1754  l.  (Les  signatures 
manquent .) 


Les  quinze  louis,  ou  trois  cent  quinze  livres, 
n'allèrent  pas  en  entier  à  la  Colombière. 
En  1750  madame  de  Warens  avait  fait  acheter 
certaines  terres  à  Bourdeau  sur  la  rive  occiden- 
tale du  lac  du  Bourget,  par  un  nommé  Béjet; 
le  29  avril  1754  Béjet  lui  cède  le  marché 
moyennant  le  remboursement  de  quatre-vingt 
trois  livres  quatre  sols,  montant  du  prix 
d'achat  et  des  accessoires.  Cette  cession  est 
passée  en  présence  de  Mathieu  Cash  et  d'un 
Comtois,  Pierre  Dumersier  2. 

Encore  un  filon  à  découvrir,  une  mine  à 
exploiter! 

Cependant  Denervaux  était  impatient  de  rece- 


1.  Archives  départementales. 

2.  Acte  reçu  par  maître  Cagnon  (Arch.  du  Tabellion). 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  .313 

voir  des  nouvelles  du  mémoire  de  son  grand 
ingénieur.  Celui-là  non  plus  ne  nageait  pas 
dans  l'opulence. 
Le  27  mai,  il  écrit  à  la  baronne  : 

Madame, 

Dans  l'inquiétude  où  je  suis  desavoir  si  vous  avez 
été  satisfaite  du  mémoire  que  j'ai  obtenu  de  M.  de 
la  Croix,  ce  grand  ingénieur  en  mécanique  et  si 
vous  avez  eu  la  bonté  d'en  donner  avis  à  la  cour 
de  Sardaigne  pour  que  je  le  puisse  entretenir  jus- 
qu'à la  réponse  des  vôtres;  il  y  a  plusieurs  mes- 
sieurs qui  désirent  le  produire  à  la  cour  prussienne  ; 
pour  le  détourner,  je  lui  représente  qu'il  lui  serait 
difficile  de  se  faire  à  la  langue  allemande,  que  par 
là  il  n'aurait  aucune  satisfaction  d'être  dans  un  pavs 
où  il  ne  pourroit  s'énoncer. 

J'espère,  madame,  que  par  votre  grand  crédit  et 
vos  soins  vous  parviendrés  à  la  gloire  de  produire 
au  roi  un  excellent  sujet  et  à  moy  un  grand  ser- 
vice et  l'honneur  d'être,  etc. 

Denervaux. 

A  Carouge,  ce  27''  mai  1 75 i  '. 

La  direction  générale  des  minières  ne  se 
désintéressait  pourtant  pas  des  travaux  qui 
s'exécutaient  dans  les  diverses  concessions. 
Elle  s'en  faisait  rendre  compte  par  les  admi- 
nistrations provinciales. 

1.  Archives  départementales. 


314      MADAME    DE    WARKNS    KT    .1 .  -  J .    ROUSSEAU. 

Le  7  août  1754,  l'intendant  général  de  Savoie 
écrit  au  directeur  à  Turin  : 

A  l'égard  des  minières  de  Maurienne  au-dessus 
de  Modane  qui  sont  exploitées  par  la  société  de 
madame  la  baronne  de  Warens,  les  travaux  se  con- 
tinuent toujours,  mais  la  difficulté  de  la  descente 
de  la  mine  des  plus  hautes  montagnes  leur  laisse 
beaucoup  de  frais  et  à  peine  cette  société  peut-elle 
suffire  aux  engagements  qu'elle  a  avec  la  direction 
des  Gabelles,  puisqu'elle  a  été  obligée  de  diminuer 
la  quantité  promise  aux  Gabelles  de  Savoie  pour 
pouvoir  fournir  la  plus  grande  portion  à  la  direc- 
tion générale  des  Gabelles  de  Piémont  à  laquelle 
elle  adresse  à  Turin  depuis  quelque  temps  ses 
plombs  l. 

1.  Archives  départementales,  série  G. 


CHAPITRE   X 

(1754-1755) 

Visite  de  Rousseau  et  de  Thérèse  Le  Vasseur  à  madame  de 
Warens.  —  La  baronne  va  les  voir  à  Genève.  —  Ortho- 
graphe de  Thérèse.  —  La  dernière  bague.  —  Lettre  de 
madame  de  Warens  à  Gauffecourt.  —  Elle  veut  rouvrir 
la  fabrique  de  Chambéry  fermée  par  ses  associés.  — 
M.  Perrichon  achète  aux  enchères  publiques  la  part  de 
madame  de  Warens  dans  la  société  des  mines  de  Mau- 
rienne.  —  La  baronne  quitte  Chambéry  pour  se  fixer  dans 
les  environs  de  Genève.  —  Lettre  de  reproches  et  de 
supplications  de  Courtilles. —  Mort  de  M.  de  Warens.  — 
Madame  de  Warens  à  Evian.  —  M.  Daviet  de  Foncenex 
intermédiaire  entre  la  baronne  et  ses  parents  de  Vaud. 
—  Mort  de  Jacques  de  Coudrée,  marquis  d'Allinges.  — 
Il  ne  fut  pas  l'amant  de  madame  de  Warens.  —  Erreur 
de  la  Revue  britannique.  —  Lettre  de  Courtilles;  détails 
sur  la  Société  des  charbons.  —  Fabre,  maître  fondeur,  chez 
le  baron  d'Angeville.  —  Lettre  de  M.  de  Loys.  — Madame 
de  Warens  achète  une  maison  à  Evian.  —  Supplique  au 
roi  pour  obtenir  la  prolongation  du  délai  de  rachat  de  sa 
part  de  la  Société  des  mines  de  fer.  —  On  lui  accorde  un 
an  ;  puis  encore  six  mois.  —  Elle  demande  l'autorisation  de 
faire  transporter  sur  la  rivière  d'Arve  les  charbons  d'Ara- 
ches.  —  Retour  à  Chambéry;  elle  engage  la  moitié  de  sa 
pension  à  ses  créanciers —  Instructions  pour  des  sollici- 
tations à  Turin,  afin  d'obtenir  des  privilèges  personnels. 

Le  1er  juin  1754,  Rousseau  partit  pour  Genève 
avec  son  ami  Gauffecourt  et  Thérèse  Le  Vasseur1. 

\.  Thérèse  Le  Vasseur,  née  à  Orléans  en  1721,  est  morte  en 
1801  au  Plessis-Belleville,  près  d'Ermenonville.  Voici  comme 


316  MADAME    DE    VARENS 

Laissant  Gauffecourt  à  Lyon,  il  vint  à  Gham- 
béry  avec  la  gouverneuse  pour  revoir  maman. 

Je  la  revis...  Dans  quel  état,  mon  Dieu!  Quel 
avilissement!  que  lui  restait-il  de  sa  vertu  pre- 
mière... Que  mon  cœur  fut  navré!  Je  ne  vis  plus 
pour  elle  d'autre  ressource  que  de  se  dépayser. 
Je  lui  réitérai  vainement  et  vainement  les  ins- 
tances que  je  lui  avais  faites  plusieurs  fois  de  venir 
vivre  avec  moi  qui  voulais  consacrer  mes  jours  et 
ceux  de  Thérèse  à  rendre  les  siens  heureux.  Atta- 
chée à  sa  pension,  dont  cependant,  quoique  exac- 
tement payée,  elle  ne  tirait  rien  depuis  longtemps, 
elle  ne  m'écouta  pas.  Je  lui  fis  encore  quelque 
légère  part  de  ma  bourse,  bien  moins  que  je  n'au- 


échantillon  de  son  orthographe  et  de  son  style  une  portion 
de  la  lettre  qu'elle  écrivit  à  Jean-Jacques  le  23  juin  1762  : 

Ceu  merquedies  a  guateur  Su  matin  ceu  vintroies  (juin  mi  ceu  çan 
soismite  edeu. 

Mon  cher  ami  que  le  goies  que  (je  ves  deureuceu  voier  deu  voes  nou 
telle  (jeu  vous  a  surre  que  mon  7ies  pries  neu  tes  nés  plus  arien  deu  dou 
leur  deu  neu  jias  vous  voir  e  deunous  ceuparer  can  pou  voir  vous  dire 
tous  mes  santimans  gvemonquer  atovs  (jour  êtes  pour  vous  e  quies  ne 

changeraes  <ja  mes  tan  que  dieu  vous  doneuraes  des  gour  eamoiosics 

geu  neutien  plues  arien  qua  vous  mon  cher  amies,  (je  sut  avestous  lami- 
ties  e  la  reu  cônes  caceu  posible  e  la  tacheuman  mon  cher  bonnamies 
votreu  enble  e  bon  amie, 

THERESS    LE   VASSEUR. 

(Traduction)  :  Mon  rher  ami,  quelle  joie  j'ai  eue  de  recevoir  de  vos 
chères  nouvelles,  je  vous  assure  que  mon  esprit  ne  tenait  plus  à  rien  de 
douleur  de  ne  pas  vous  voir  et  de  nous  séparer  sans  pouvoir  vous  dire 
tous  mes  sentiments  :  que  mon  cœur  a  toujours  été  pour  vous  et  qu'il 
ne  changera  jamais,  tant  que  Dieu  vous  donnera  des  jours  et  à  moi 
aussi...  Je  ne  tiens  plus  à  rien  qu'à  vous,  mon  cher  ami.  Je  suis  avec 
toute  l'amitié  et  la  reconuaissance  possibles,  mon  cher  bon  ami,  votre 
humble  et  bonne  amie, 

Thérèse  Le  Vasseur. 

(Jean-Jacques  Rousseau;  Ses  amis  et  ses  ennemis,  p.  452.) 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  317 

rais  dû,  bien  moins  que  je  n'aurais  fait,  si  je 
n'eusse  été  parfaitement  sûr  qu'elle  n'en  profite- 
rait pas  d'un  sou  '. 

Rousseau  disposait  bien  facilement  des»jours 
de  Thérèse.  Et  vraiment,  imagine-t-on  madame 
de  Warens  vivant  à  Paris,  en  tiers  avec  Jean- 
Jacques  et  mademoiselle  Le  Vasseur  !  Dès  les  pre- 
miers moments  la  mère  de  la  gouverueuse  serait 
bien  vite  arrivée  pour  lui  faire  quitter  la  place. 
Puis,  Rousseau  ne  paraît  pas  s'être  aperçu  qu'en 
quittant  la  Savoie  la  baronne  aurait  fait  ban- 
queroute aux  personnes  qui  lui  avaient  prêté 
de  l'argent  sur  le  gage  de  sa  pension. 

Après  avoir  achevé  à  Chambéry  la  dédicace 
de  son  Discours  sur  l'inégalité,  Jean-Jacques 
partit  pour  Genève.  Le  1er  juillet,  il  est  déjà, 
installé  aux  Eaux-Vives  à  la  porte  de  la  ville; 
vers  le  10  octobre  il  est  de  retour  à  Paris  2. 
Avant  son  départ  il  reçut  à  Grange-Canal,  la 
visite  de  madame  de  Warens  qui  faisait  à  cette 
époque  un  voyage  en  Chablais. 

Elle  manquait  d'argent  pour  l'achever;  je  n'avais 
pas  sur  moi  ce  qu'il  fallait  pour  cela;  je  le  lui 
envoyai   une  heure    après    par  Thérèse.   Pauvre 


1.  Confessions,  livre  VIII. 

2.  Correspondance,  lettres  LXXII  et  LXXIV. 


318  MADAME    DE    WARENS 

maman!  Il  ne  lui  restait  pour  dernier  bijou  qu'une 
petite  bague,  elle  I'ôta  de  son  doigt  pour  la  mettre 
à  celui  de  Thérèse,  qui  la  remit  à  l'instant  au  sien, 
en  baisant  cette  noble  main  qu'elle  arrosa  de  ses 
pleurs.  Ah!  c'était  le  moment  d'acquitter  ma  dette. 
Il  fallait  tout  quitter  pour  la  suivre,  m'attacher  à 
elle,  et  partager  son  sort,  quel  qu'il  fût.  Je  n'en 
fis  rien...  De  tous  les  remords  que  j'ai  sentis  en 
ma  vie,  voilà  le  plus  vif  et  le  plus  permanent  *. 

On  s'est  beaucoup  récrié  sur  le  manque  de 
goût,  sur  l'absence  de  délicatesse  dans  la  con- 
duite de  Rousseau  faisant  porter  par  Thérèse 
une  aumône  à  sa  bienfaitrice,  à  l'amie  des  Char- 
mettes.  Mais  les  amours  d'antan  étaient  bien 
loin;  ils  n'avaient  jamais  été  bien  vifs  chez 
madame  de  Warens,  et  les  deux  femmes  venaient 
de  passer  en  intimité  plusieurs  jours  à  Gham- 
béry. 

Madame  de  Warens,  conseillée  peut-être  par 
Rousseau,  avait  prié  M.  Gauffecourt  d'agir  en 
sa  faveur  auprès  de  M.  Perrichon.  Ses  efforts 
furent  inutiles;  elle  l'en  remercie  néanmoins. 

De  Chambéry,  ce  2e  août  1754. 
Monsieur,  je  me  suis  trouvée  si  incommodée  que 
je  n'ai  pas  été  en  état  de  vous  rendre  plustôt  mes 
justes  actions  de  grâce  sur  les  soins  généreux  que 

i.  Confessions,  livre  VIII. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  319 

vous  venez  encore  de  vous  donner  à  mon  occasion. 
Je  plains  l'aveuglement  de  Mr  P[errichon];  mais 
comme  c'est  aujourd'hui  un  mal  sans  remède  il 
faut  que  cette  fièvre  fasse  crise.  Pour  moi  je  n'ai 
rien  à  me  reprocher  que  trop  de  zèle  et  de  bonne 
foi  pour  bien  établir.  Je  me  trouve  consolée  de 
toutes  les  injustices  que  l'on  exerce  à  mon  égard 
par  le  bonheur  que  j'ai  eu  de  bien  réussir.  Le 
temps  fera  assez  connaître  la  conséquence  de  mon 
ouvrage  pour  que  je  fasse  mon  éloge.  Je  dois 
rendre  à  Dieu  d'éternelles  actions  de  grâces;  je 
me  retirerai  dans  peu  de  jours  dans  le  petit  ermi- 
tage que  j'ai  choisi,  ce  qui  me  mettra  à  portée  de 
vivre  dans  votre  voisinage,  ce  qui  me  flatte  infi- 
niment, surtout  si  j'osais  espérer  que  vous  vou- 
lussiez prendre  la  peine  de  venir  visiter  la  pauvre 
ermite. 

Je  vous  prie,  si  vous  voyez  M.  Rousseau,  de  lui 
faire  mes  amitiés !.  Si  vous  m'honorez  de  vos 
chères  nouvelles  passé  la  quinzaine  je  serai  dans 
l'ermitage  dont  vous  savez  l'adresse. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  la  plus  parfaite  recon- 
naissance, monsieur,  etc.  2. 

Vers  le  4  septembre  elle  écrit  à  un  person- 
nage de  Chambéry  pour  lui  demander  conseil 
et  obtenir  sa  recommandation  auprès  de  l'inten- 
dant général.  Elle  lui  dit  que  le  poids  de  ses 


1.  Madame  de  Warens  ne  parait  ni  blessée  ni  étonnée  de 
ce  que  Jean-Jacques  est  en  train  de  revenir  au  calvinisme 
afin  de  recouvrer  sa  qualité  de  citoyen  de  Genève  {Confes- 
sions, livre  VIII). 

2.  Archives  départementales. 


320  MADAME    DE    VARENS 

affaires  est  trop  lourd  pour  qu'elle  puisse  se 
soutenir  plus  longtemps.  II  lui  faut  des  secours 
étrangers  : 

...  ce  que  je  ne  veux  faire  que  par  vos  sages  con- 
seils. Voilà  ma  fabrique  de  poteries  et  de  toute 
sorte  de  moulages  détruite  par  malice.  Je  trouverai 
des  étrangers  qui  me  fourniront  de  quoi  la  relever 
pourvu  que  les  privilèges  soient  à  moi  seule  et 
que  ma  Compagnie  n'y  ait  plus  rien  à  voir,  ce  qui 
est  bien  juste  puisqu'ils  ont  détruit  mon  ouvrage 
quoique  parfait,  disant  seulement  que  cela  leur 
coûtait  trop  àChambéry  et  qu'ils  voulaient  s'établir 
en  Maurienne. 

J'aurais  trop  à  dire  et  il  me  faudrait  un  volume 
pour  vous  expliquer  toutes  mes  raisons  de  plainte, 
je  vous  demande  seulement,  monsieur,  que  vous 
ayez  la  bonté  de  me  recommander  à  M.  l'Intendant 
général  pour  qu'il  donne  l'ordre  au  Sr  Torin, 
régisseur  de  nos  fabriques  et  fonderies  de  me 
fournir  tout  le  nécessaire  pour  faire...  par  le 
Sr  Merkel  qui  ne  peut  plus  travailler  pour  moi  à 
cause  de  la  maladie  où  les  chagrins  et  les  injus- 
tices que  l'on  me  fait  l'ont  plongé. 

A  ce  moment  la  situation  était  à  peu  près 
désespérée.  M.  Perrichon,  mettant  à  exécution 
l'arrêt  qu'il  avait  obtenu  le  2  avril,  faisait 
vendre  la  part  de  madame  de  Warens  dans  la 
Société.  Elle  lui  fut  adjugée  aux  enchères 
publiques  le  1er  septembre  1754. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  321 

Afin  de  se  soustraire  à  l'humiliation  de  cette 
exécution  qu'elle  ne  pouvait  plus  empêcher,  la 
baronne  se  retira  dans  cet  ermitage  dont  elle 
entretenait  M.  de  Gauffecourt.  C'est,  croyons- 
nous,  à  Jussy  qu'elle  établit  sa  résidence.  Ce 
village  est  situé  à  deux  lieues  de  Genève  et  du 
lac,  près  de  Garouge.  Elle  pouvait  ainsi  se 
rendre  facilement  à  Genève  pour  y  voir  Rous- 
seau, Gauffecourt  et  les  Bérard,  ou  bien  aller 
en  Ghablais  visiter  les  de  Loys  et  correspondre 
avec  ses  parents  de  pays  de  Vaud  f. 

Le  8  novembre  1754,  Gourtilles  lui  envoie  de 
Chambéry  une  longue  lettre  qu'il  lui  adresse  à 
Carouge  ou  à  Jussy. 

Madame , 

J'ai  l'honneur  de  la  votre  par  le  Sr  Michot  qu'il 
vous  dira  notre  situation,  ma  femme  malade  et 
moy  qui  ay  la  foire  (sic)  depuis  dix  jours,  vous 
voyé  par  la  sy  ma  situation  est  tranquille  et  gra- 
cieuse. Sans  ma  rester  plus  longtemps  sur  ma 
situation  je  viens  par  celle  cy  vous  donner  le  der- 
nier avis  que  je  crois  que  l'honneur  et  la  probité 
don  j'ay  toujours  faits  protection  mon  dicter  de 


1.  Le  dossier  des  Archives  départementales  contient  une 
enveloppe  de  lettre  à  l'adresse  de  madame  de  Warens  à 
Genève.  Elle  passa  peut-être  plusieurs  jours  dans  cette  ville 
à  l'époque  du  départ  de  Jean-Jacques  et  de  Thérèse,  lors- 
qu'aurait  eu  lieu  la  scène  du  dernier  bijou. 

21 


322  MADAME    DK    WARENS 

même  qu'un  Etre  suprême  '  m'ont  inspirer.  Le  récit 
du  Sr  Michot  m'a  fait  entrer  dans  des  idées  afreuses 
de  l'état  présent  ou  vous  vous  trouvé  cependant 
n'étant  pas  instruit  de  vos  ydées  ny  de  vos  affaires, 
la  façon  de  vivre  que  vous  avés  prit  jusqua  présent 
vous  ont  otté  tous  vos  amis,  vous  voulés  entretenir 
bien  des  geans  a  de  gros  frais,  ce  que  le  seigneur 
le  plus  opulent  ne  pouroit  pas  faire.  Voyé  madame 
a  quoy  vous  sert  de  faire  courir  les  montagnes  à 
Fabre  a  six  cents  livres  par  année  et  cy  Mr  Daviet  qui 
vous  a  trompé  en  tout  et  partout  mérite  d'avantage 
votre  confience.  Le  Sr  Merkel  qui  a  six  cents  livres  de 
la  Compagnie,  outre  cela  vous  l'entretené  luy  et  sa 
famille  ;  comment  voulé  vous  que  cela  ce  puisse  faire 
cela  est  impossible  avec  le  revenu  que  vous  avés, 
et  létat  présent  de  vos  affaires  demande  un  ména- 
gement tout  contraire.  Vous  avés  mangé  par  avance 
vos  cartiers  et  je  ne  vois  point  quelle  peut  être  votre 
idée.  Le  Sr  Vidal  comme  je  vous  l'ay  marqué  a  con- 
gédier les  ouvriers  du  Bourget  faute  d'argent  a  ce 
qu'il  dit  ;  Mr  le  marquis  de  Chaumont  veut  être  payé 
par  moy  des  cinquante-six  livres  que  l'on  lui  doit 
pour  les  charbonniers  et  ne  veut  sans  prendre  qu'à 
moy;  vous  sente  par  la  qu'il  faudra  maigre  moi  que 
je  me  retourne  contre  ma  Compagnie  et  vous  êtes  du 
nombre.  Les  Srs  Daviet  et  Vidal  qui  ont  eu  vos  clés 
cela  a  mis  une  méfiance  dans  la  ville  entre  vous  et 
moi  qui  est  touttes  a  sa  place,  le  Sr  Vernier  votre 
procureur  m'a  fait  la  grâce  de  me  dire  que  si  vous 
luy  aviés  donné  ou  envoyé  vos  papiers  qui  serait 
parti  pour  Lyon  cependant  à  vos  frais  ces  fairies, 
mais  qu'à  l'entrée  (la  rentrée  des  tribunaux)  il  ne  le 

1.  Voilà  une  expression  que  Courtilles  tient  bien  de  ma- 
dame de  Warens  et  de  Jean-Jacques. 


KT   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  323 

pouvait  faire.  La  dessus  je  vous  a  donné  avis  de 
l'arrivée  des  Srs  Mansort  et  Denervos  qui  ont  déjà 
procédé  a  un  invantaire  en  Morienne  en  l'assis- 
tence  du  Sr  Dupuis  et  le  montant  des  fonds  ou 
valeur  de  la  Compagnie  suivant  leur  conte  ne 
monte  qu'a  quarante-six  mil  livres,  je  crois  avoir 
trouvé  un  expédient  qui  est  le  dernier  partis  que 
vous  aves  a  prendre  est  que  vous  me  passiez  une 
procure  générale  pour  toutes  vos  affaires  tant  de 
fabrique  qu'autre  et  alors  je  me  rendray  à  Lyon 
auprès  de  M.  Perichon  en  lui  expliquant  politique- 
ment et  sans  témoins  la  situation,  et  labandon 
que  vous  faites  de  touttes  vos  prétentions  en  sa 
faveur  fera  que  vous  pourries  en  tirer  quelque 
chose  pour  vous  remettre  dans  le  courant  et  vivre 
tranquilement  dans  l'endroit  qu'il  vous  plaira  de 
choisir  ou  dans  un  couvent  si  mieux  vous  l'aimé, 
pour  quelque  temps  et  a  portée  de  Chambéry  sans 
en  être  éloignée  et  cela  ramainera  tous  les  cœurs 
en  votre  faveur;  et  laissés  pour  l'avenir  touttes 
sortes  d'entreprises  puisqu'elle  ne  saurait  tourné 
qua  votre  desavantage,  voilà  mon  sentiment  en 
honnette  homme.  Je  vous  prie  de  pardonné  la 
liberté  que  je  prend  de  vous  les  donnés  mais  c'est 
par  le  [dé]  vouement  que  jay  eu  et  que  j'auray 
toutte  ma  vie  pour  vous  qui  fait  qu'aujourd'hui  je 
vous  ouvre  mon  cœur  en  entier.  Cependant  il  fau- 
drait que  j  ut  tous  les  papiers  pour  cela  faire  et  tout 
serait  fini  sans  que  personne  le  sut.  Je  vous  dirai 
qu'après  la  rentrée  ils  veule  vous  demandé  au  sénat 
les  trois  mille  et  quelques  livres  que  vous  deves 
avoir  reçu  du  Sr  Majan  et  qu'il  a  vendu  au  Sr  Peri- 
chon. J'oubliay  de  vous  dire  que  j'ay  donné  avis  à 
Mr  Berard  de  même  qu'a  vous  tan  du  Sr  Vidal  de 
sa  conduite  que  de  la  demande  de  Mr  de  Chaumont 


324  MADAME    DE    WARENS 

sans  savoir  aucune  response  puisque  mes  contes 
ne  sont  pas  signés  je  vous  prie  de  me  les  renvoyé 
par  voye  sure  et  comme  mon  conseil  porte  de 
demander  à  ma  compagnie  les  cinq  livres  que  le 
contrat  porte  pour  un  associé  en  route  pour  les 
afaires  de  sa  compagnie  outre  les  fauf'rais  il  me  les 
payeront  puis  qu'il  font  ten  de  difficultés  a  me 
signé  mes  conte  et  moy  a  mon  tour  je  demanderay 
une  vérification  des  leurs  quoy  que  je  les  ay  signé; 
erreur  ne  fait  pas  conte.  Je  vous  ay  aussi  marqué 
que  Vidal  n'avait  pas  remplit  tous  les  mémoires  que 
vous  m'aves  remis  signé  de  votre  main  puis  que  je 
n'ay  point  eut  de  vin  ainsy  il  me  reste  15  livres  10  s. 
du  dernier  argent.  Quand  il  vous  plaira  de  mécrire 
soit  ou  soit  Videt  ou  Morel  pour  me  remettre  vos 
papiers  de  même  qu'au  S1'  Vernier  la  procure  vous 
m'obligeres,  je  vous  ay  marqué  ce  que  m'avait  dit  le 
Sr  Videt,  ainsy  vous  ne  m'en  parlé  point,  que  voulé 
vous  que  je  pense  si  ce  n'est  que  vous  ne  voulé  pas 
que  je  retire  cest  argent  par  l'ordre  que  l'on  a  mis  sur 
mes  billets,  ainsy  je  vous  prie  madame  prouvé  moy 
le  contraire  dans  la  situation  présente  où  le  besoin 
est  très  violent,  hé  moy  n'ayant  point  d'autre  res- 
source vous  le  sçavé  et  point  d'emploi  j'atens  avec 
beaucoup  d'impatience  l'exécution  de  vos  promesses 
a  mon  égard  pour  être  employé.  Au  nom  de  Dieu 
ne  m'abandonne  pas  ny  ma  femme  non  plus  qui 
prend  la  liberté  de  vous  présenter  ces  profonds 
respects  et  fait  chaque  jour  de  même  que  moy  des 
vœux  au  ciel  pour  votre  conservations  et  prospe- 
rittés. 

J'ay  l'honneur  d'être,  avec  le  plus  profond  res- 
pect, madame, 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur 
De  Courtilles. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  32'l 

Au  nom  de  Dieu,  madame,  ne  nous  laissé  pas  sy 
longtems  sans  nous  donner  de  vos  chère  nouvelle 
et  de  l'état  de  vos  afaire. 

A  Madame, 
Madame  la  baronne  de  La  Tour,  etc. 
à  Carouge,  ou  à  Jussy  {par  expret)  %. 

De  Courtilles,  on  le  voit,  adresse  à  madame 
de  Warens,  sur  sa  prodigalité,  les  mêmes 
reproches  que  Rousseau;  il  est  fâché  de  ce 
qu'en  quittant  Chambéry  elle  ait  remis  ses 
clés  à  Daviet  et  à  Vidal,  au  lieu  de  les  lui  con- 
fier. La  ville  croit  qu'elle  se  défie  de  lui.  Il 
la  supplie  de  l'employer,  de  l'envoyer,  par 
exemple,  à  Lyon  auprès  de  M.  Perrichon  à  qui 
il  parlera  politiquement  et  en  secret.  Il  en 
obtiendra  une  somme  pour  qu'elle  puisse  se 
retirer  quelque  temps  dans  un  couvent  à  portée 
de  Chambéry,  ce  qui  lui  ramènerait  tous  les 
cœurs.  Le  malheureux  n'avait  sans  doute  pas 
encore  obtenu  la  pension  dont  nous  le  trouve- 
rons en  possession  quatre  ans  plus  tard.  S'il 
l'avait  eue  déjà  il  n'aurait  pas  poussé  ce  cri  de 
détresse  «  au  nom  de  Dieu,  ne  m'abandonnez 
pas,  ni  ma  femme  non  plus  ». 

L'exprès    de    Courtilles    dut    courir    à    la 

1.  Archives  départementales. 


326  MADAME    DE    WARENS 

recherche  de  la  baronne  qui  se  trouvait  en  ce 
moment  à  Evian,  car  c'est  dans  cette  ville 
que  lui  est  adressée  une  lettre  de  Daviet  de 
Foncenex,  datée  de  Thonon  le  13  novembre. 
Ce  nouveau  confident  lui  promet  d'aller  la  voir 
bientôt  et  ajoute  : 

J'ay  bien  vos  lettres  de  Suisse  avec  les  instruc- 
tions que  j'y  ai  joint;  M.  votre  parent  était  à  notre 
passage  à  quelques  lieues  de  la  Tour  l. 

M.  Daviet  était  donc  allé  dans  le  pays  de 
Vaud  et  avait  passé  près  de  la  Tour  de  Peils, 
ce  berceau  de  la  famille  de  madame  de  Warens. 
Quel  était  l'objet  de  la  mission  qu'il  y  accom- 
plissait? Chercher  de  l'argent  sans  doute; 
mais  aussi  voir  si  la  baronne  ne  pourrait  pas 
tirer  quelque  parti  de  la  mort  de  son  mari. 
M.  de  Warens,  en  effet,  ou  plutôt  M.  de 
Loys,  devenu  seigneur  de  Ghanéaz  à  la  mort  de 
son  père,  était  décédé  le  31  octobre  1754.  Sa 
femme  eut  peut-être  l'espérance,  dont  elle  fut 
rapidement  déçue,  d'obtenir  quelque  chose  de 
ses  héritiers. 

1.  Ce  billet  était  accompagué  d'une  note  d'un  sieur  Fabre, 
que  nous,  retrouverons,  dans  laquelle  il  prie  la  baronne 
d'écrire  aux  associés  de  Genève,  les  Bérard,  d'envoyer  de 
la  peluche  destinée  à  pourvoir  de  veste  et  surtout  un  ouvrier 
ou  contre  maître  du  nom  de  Joseph  Piston  (Archives  de  la 
Société  florimontanë). 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  327 

M.  de  Loys  qui  avait  reçu  la  seigneurie  de 
Warens  le  2  avril  1723  seulement,  l'avait  vendue 
au  major  Bergier  le  23  mars  1728;  il  la  con- 
serva donc  à  peine  cinq  ans.  Après  son  séjour 
en  Angleterre  à  la  suite  de  son  divorce,  il 
était  revenu  à  Lausane  où  il  fut  de  nouveau 
investi  de  charges  honorables.  Il  ne  se  rema- 
ria pas  et  mourut  entouré  de  l'estime  de  ses  con- 
citoyens '. 

Madame  de  Warens  passa  l'hiver  à  Evian. 
Elle  y  avait  loué  une  maison  et  un  jardin  d'un 
sieur  Lejeune.  Son  séjour  en  Chablais  se  pro- 
longea jusqu'en  août   1755. 

Au  commencement  de  l'année,  le  23  jan- 
vier 1755,  le  marquis  d'AUinges  était  mort 
à  Chambéry  2.  Sur  la  foi  d'un  passage  de  la 
notice  de  M.  de  Conzié,  on  a  désigné  ce  gen- 
tilhomme comme  ayant  été  l'amant  de  madame 
de  Warens,  le  dernier! 

\.  A.  de  Montet  et  Ritter,  Madame  de  Warens  et  son  mari. 

2.  Don  Jacques,  fils  de  Joseph-Marie  d'AUinges,  marquis 
de  Coudrée,  de  la  Chambre  et  de  Seyssel  d'Aix,  de  Lullin, 
Ternier,  etc.,  né  à  Evian,  chevalier  grand-croix  de  l'ordre 
des  Saints-Maurice-et-Lazare,  chevalier  de  l'ordre  de  l'Annon- 
ciade,  commandeur  de  la  commanderie  de  Saint-Victor  hors 
les  murs  de  Genève,  grand  maître  de  la  maison  du  roi,  mi- 
nistre d'État,  général  de  cavalerie,  cornette  blanche  de  la 
noblesse  de  Savoie,  ex-capitaine  de  la  compagnie  des  gen- 
tilshommes archers  et  commandant  général  en  Savoie,  etc., 
—  tels  étaient  les  titres  de  ce  personnage  (Archives  du  sénat). 


328  MADAME    DE    WARENS 

Enfin  écrit  M.  de  Conzié  : 

Cette  charmante  et  digne  femme,  sans  argent  et  j'ose 
quasi  dire  sans  crédit  et  accablée  de  dettes,  eut  l'heu- 
reuse ressource  de  plaire  à  un  vieux  seigneur  de  la 
première  distinction  qui  fournit  durant  qu'il  vécut  aux 
journaliers  nécessaires  de  la  subsistance  de  cette  mal- 
heureuse baronne  ;  mais  le  noble  désintéressement  dont 
son  âme  avait  toujours  été  pénétrée  ne  lui  suggéra 
jamais  de  confier  à  ce  vieux  seigneur  le  triste  et 
inévitable  avenir  qui  la  menaçait.  Aussi  après  cette 
perte  se  vit-elle  forcée  de  mendier,  pour  ainsi  dire, 
un  recoin  de  chaumière  dans  un  des  faubourgs  où  elle 
n'a  végétée  que  par  les  secours  et  soins  charitables  de  ses 
voisins,  qui  n'étaient  tant  s'en  faut  dans  l'aisance.  Fina- 
lement accablée  de  différents  maux  qui  la  retenaient  au 
lit  depuis  plus  de  deux  années,  elle  succomba  avec  tous 
les  sentiments  d'une  femme  fortejet  bonne  chrétienne. 

Lorsque  vers  1787,  vingt-trois  ans  après  la 
mort  de  madame  de  "Warens,  M.  de  Gonzié 
rédigea  sa  Notice,  il  n'indiqua  pas  le  nom  du 
vieux  seigneur,  il  ne  dit  pas  que  ce  seigneur  fut 
l'amant  de  la  baronne,  ni  surtout  qu'il  vécut 
près  d'elle.  A  notre  avis,  ce  seigneur  de  la  pre- 
mière distinction  pourrait  être  M.  Perrichon 
dont  la  générosité  aurait  survécu  aux  luttes 
judiciaires  avec  son  associée;  ce  pourrait  être 
aussi  le  comte  de  Saint-Laurent  auprès  de  qui 
elle  avait  encore  du  crédit,  nous  le  verrons, 
même  après  avoir  quitté  sa  maison;  mais  ce 
n'est  pas  M.  d'Allinges. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  329 

Le  marquis  avait  plusieurs  maisons  à  Cham- 
béry;  l'une  d'elles,  fort  considérable,  au  bout 
de  la  rue  Juiverie,  porte  encore  le  nom  d'hôtel 
d' Alliages.  Il  y  habitait  avec  ses  enfants  et  sa 
femme,  Marguerite-Prospère  de  Duing  de  la 
Val  d'Isère,  qui  est  morte  après  lui.  Madame  de 
Warens  n'est  restée  dans  la  maison  du  Reclus, 
louée  par  la  compagnie,  que  d'octobre  1750  à 
septembre  1754.  La  fabrique  ayant  été  fermée, 
M.  d'Allinges  aurait  pu  laisser  la  malheureuse 
femme  en  possession  de  son  logement,  en  fei- 
gnant au  besoin  d'en  recevoir  le  loyer.  Il  n'en 
fut  rien  et  l'on  a  pu  remarquer  que,  dès  le 
mois  de  juillet,  elle  avait  déjà  choisi  un  ermi- 
tage où  elle  irait  se  réfugier.  Qu'on  se  rappelle 
aussi  le  portrait  que  Rousseau  fait  d'elle  lors- 
qu'il la  revoit  au  mois  de  juin;  la  pauvre 
femme  eut  été  vraiment  une  compagne  bien 
peu  attrayante  \ 

D'où  provient  donc  la  légende  de  M.  d'Al- 
linges? Uniquement  du  rapprochement  de  ces 
deux  faits,  que  madame  de  Warens  avait  habité 
dans  une  maison  du  marquis,  et  que  sa  misère 

1.  Nous  faisons  encore  remarquer  que  dans  la  corres- 
pondance et  dans  toutes  les  autres  pièces  que  nous  avons 
étudiées,  il  ne  se  rencontre  aucune  allusion,  même  éloignée, 
au  marquis  d'Allinges. 


330  MADAME    DE    WARENS 

a  été  grande  surtout  depuis  la  mort  du  vieux 
yentilhomme.  L'on  n'a  pas  recherché  pourquoi 
elle  était  allée  loger  chez  lui,  pourquoi  elle  en 
était  partie.  Bientôt  la  légende  a  été  consacrée 
par  un  document  littéraire  important  et  admise 
depuis  lors  comme  une  chose  avérée. 

En  1855,  M.  Bayle-Saint-John  fit  en  Savoie  et 
en  Piémont  un  voyage  d'exploration  qu'il  a 
raconté  dans  un  livre,  The  Subalpine  Kinyolom, 
[le  Royaume  subalpin),  où  deux  chapitres 
sont  consacrés  à  Rousseau  et  à  madame  de 
Warens.  Notre  ami,  le  bon,  vaillant  et  regretté 
Lanfrey,  lui  communiqua  la  Notice  de  M.  de 
Conzié.  M.  Bayle-Saint-John  la  traduisit  en 
anglais  et  l'inséra  dans  son  ouvrage.  Sa  traduc- 
tion du  passage  que  nous  avons  rapporté  est 
exacte1;  malheureusement,  en  ce  point  du 
moins,  la  notice  fut  retraduite  en  français  dans 
la  Revue  britannique  (juin  1856)  et  l'on  écrivit 
alors  que  :  «  ne  sachant  où  donner  de  la  tête, 
madame  de  Warens  eut  le  bonheur  de  plaire  à 

1.  At  last  this  charming  and  worthy  woman,  without 
money,  and  I  may  venture  to  say  almost  without  crédit  and 
overwhelmed  ivith  debts  ivas  fortunate  enough  to  please  an 
old  lord  of  the  very  highest  distinction  who  furnished  AS  LONG 
AS  HE  LIVED,  the  means  to  meet  the  daily  necessities  ofthe 
■subsisience  oftkis  unhappy  baroness  (The  Subalpine  Kingdom, 
I,  59). 


EE    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  331 

un  vieux  gentilhomme  de  la  plus  haute  distinc- 
tion qui  voulut  bien  fournir,  aussi  longtemps 
qu'il  vécut  auprès  d'elle,  à  tous  les  besoins  de 
l'infortunée  baronne  ».  Uauprès  d'elle  est 
exclusivement  du  crû  du  traducteur  de  la 
Bévue  britannique.  Rayons  donc  cette  défail- 
lance attardée  du  passif  de  madame  de  Warens. 

Le  7  mars  1755,  Gourtilles  écrit  de  nouveau 
à  la  baronne  : 

Chambéry,  ce  Ie  mars  1755. 

Madame, 

Personne  au  monde  ne  prend  plus  de  part  à 
votre  indisposition  que  ma  femme  et  moi.  Dieu 
veuille  vous  redonner  la  santé  et  vous  faire  sur- 
monter toutes  vos  peines  et  inquiétudes.  Pour 
répondre  à  tous  les  articles  de  votre  lettre  quoique 
vous  ne  m'ayez  jamais  fait  l'honneur  aux  miennes 
que  par  détour  et  non  à  mes  articles  :  Primo,  si 
vous  m'aviez  fait  l'honneur  de  me  répondre  en  son 
temps  sur  l'article  qui  me  concerne  par  M.  Nuet  ' 
à  M.  le  comte  de  Saint-Laurent,  pour  lors  cela 
aurait  pu  se  faire  ;  à  présent  il  n'y  faut  plus  penser 
qu'à  Noël  prochain.  Voilà,  madame,  T'obligation 
que  je  vous  ai;  il  ne  faudrait  plus  donc  qu'aussi 
manquer  au  paiement  du  mandat  de  M.  de  Choiry 


1.  M.  Nuer  était  prêtre  d'honneur  de  la  Sainte-Chapelle 
de  Chambéry  et  homme  d'affaires  de  M.  de  Saint-Laurent 
dans  cette  ville. 


332  MADAME    DE    WARENS 

(Choisy?)  pour  la  Saint-Jean,  pour  me  mettre  dans 
le  plus  grand  embarras  du  monde.  Dieu  veuille  que 
vous  ne  le  fassiez  pas  et  qu'il  soit  payé.  Il  y  a  7  mois 
que  je  vous  ai  écrit  pour  l'article  de  M.  de  Chau- 
mont !,  vous  n'avez  pas  daigné  jamais  ni  en  parler 
ni  à  ces  messieurs  de  Genève.  Cet  article  me  regarde 
et  non  pas  M.  Merkel  ou  Fabre,  car  vous  l'auriez 
fait,  pourquoi  m'empêcher  de  faire  mes  affaires. 

Madame  de  Warens  lui  ayant  proposé  de 
faire  acheter  sa  part  d'association  dans  l'af- 
faire des  charbonnages,  il  répond  : 

Je  ne  puis  penser  que  ce  soit  votre  idée  de  m'ôter 
le  seul  moyen  qui  peut  me  rester  pour  me  tirer 
d'affaire.  Vous  savez  que  j'ai  besoin  d'argent  et  non 
de  chimères,  car  il  faut  vivre. 

Ces  messieurs  de  Genève  peuvent  avoir  mis  en 
fonds  environ  quatre  mille  cinq  cents  livres;  M.Per- 
rin  mille,  moi  seize  cent  cinquante-sept.  Je  fais  ainsi 
le  compte  des  charbons  dans  nos  fosses;  à  la  Serraz 
deux  mille  quintaux;  à  Novalaise  mille;  à  La 
Rochette  soit  les  Ullies  trois  cents;  à  Montagny  en 
Tarentaise  six  mille;  a  Arache  sept  mille  :  total  seize 
mille  trois  cents  quintaux.  Et  quand  nous  ne  retire- 
rions que  dix  sol  le  quintal  de  tous  nos  charbons  les 
uns  dans  les  autres,  nous  aurions  au  delà  de  nos  dé- 
boursés. Ainsi,  madame,  je  ne  puis  accepter  l'offre 
que  vous  me  faites  sans  un  comptant,  car  il  faut 
que  je  vive...  J'ai  donc  à  cause  de  votre  silence  à 
me, répondre  perdu  pour  cette  année  toute  ressource 


1.    Les  de  Choisy  et  de   Chaumont    étaient   des  gentils- 
hommes des  environs  d'Annecv. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  333 

du  côté  de  la  cour  tant  par  subside  que  par  emploi 
et  pour  la  vente  de  mes  portions  il  me  faut  du 
comptant...  Vous  m'aviez  promis  les  six  cents  livres 
de  Merkel  en  son  absence...  Je  n'ai  pas  pu  vous 
envoyer  les  papiers  du  procureur  Moret,  il  dit  que 
vous  lui  devez  beaucoup  et  il  veut  être  payé...  Si 
vous  m'envoyer  votre  billet  contre  M.  Mansord  de 
la  Férrandière  pour  qui  vous  avez  payé  cinq  cents 
livres  à  M.  de  Carpinel,  je  le  ferai  payer...  Nous 
venons  d'apprendre  la  mort  de  M.  le  comte  de 
Bellegarde  à  Paris  et  celle  du  chevalier  Didier 
d'Indatrie  à  Argentine  le  4  du  courant.  Dieu  veuille 
que  vous  finissiez  avec  M.  Périchon  ,et  ne  craignez 
jamais  que  je  dise  votre  situation;  bien  loin  de  là, 
car  j'ai  prouvé  à  Charbonnel  et  à  tout  le  monde  que 
vous  viendriez  ici  dans  le  courant  de  mai  et  que 
vous  feriez  honneur  à  toutes  choses.  M.  Thorin  ' 
sait  tout  ce  que  vous  faites  à  Evian  car  c'est  lui  qui 
m'a  dit  que  vous  aviez  ascensé  (loué)  la  maison  de 
M.  Le  jeune  et  son  jardin.  Je  vous  prie  de  me  dire 
votre  sentiment,  j'aurais  envie  d'écrire  à  M.  Péri- 
chon pour  le  prier  de  me  protéger  et  de  me  faire 
avoir  un  emploi  en  France  de  même  qu'à  M.  Rous- 
seau, car  il  faut  absolument  penser  à  faire  quelque 
chose  ou  aller  mendier  nôtre  pain,  ma  femme  et 
moi.  Si  vous  saviez  ma  triste  situation  vous  auriez 
pitié  de  moi. 

Ma  femme  prend  la  liberté  de  vous  offrir  ses  pro- 
fonds respects  et  se  recommande  à  vos  bontés  pour 
que  vous  ne  nous  abandonniez  pas... 

De  Courtilles  2. 


1.  Le  régisseur  pour  la  société  Perrichon  et  Cie. 

2.  D'après  l'original  aux  Archives  de  la  Société  florirno titane. 
La  signature,  et  la  formule  de  politesse  qui  la  précède,  sont 


334  MADAME    DE    WARENS 

II  n'apparaît  d'aucune  pièce  que  Wintzinried 
ait  exécuté  son  projet  de  prier  M.  Perrichon  de 
lui  obtenir  en  France  un  emploi,  de  même 
qu'à  M.  Rousseau,  mais  ces  derniers  mots 
semblent  établir  que  Jean -Jacques  s'était 
adressé  avec  succès  à  l'ancien  gouverneur  de 
Lyon.  L'emploi  que  son  intervention  lui  pro- 
cura ne  peut  être  que  celui  de  caissier  chez 
M.  de  Francueil  qu'il  occupa  durant  quelques 
mois  en  1750. 

François  Fabre,  à  qui  de  Gourtilles  fait  allu- 
sion, et  qui  s'intitule  maître  fondeur  de  fer 
coulé,  était  alors  en  pension  depuis  onze  mois 
chez  le  baron  d'Angeville,  par  ordre  de  ma- 
dame de  Warens.  Le  21  mars  1755  il  en  laisse 
une  déclaration  à  M.  d'Angeville  pour  qu'il  fasse 
payer  cette  pension  à  sa  commettante.  Fabre 
avait  sans  doute  été  envoyé  à  Allonzier  ou  à  la 
Caille  i  pour  faire  des  découvertes. 

Le  26  avril  1755  M.  Bergonzy  agissant,  dit- 
il,  au    nom   de   son  gendre  Wintzinried  de 


seules  de  l'écriture  de  Wintzinried;  les  quatre  pages  de  la 
lettre  pourraient  bien  être  de  la  main  de  sa  femme.  L'or- 
thographe, que  nous  avons  redressée,  est  loin  d'être  aussi 
défectueuse  que  dans  les  autographes  de  madame  de  Warens. 
1.. Village  sur  la  route  d'Annecy  à  Genève,  à  trois  lieues 
d'Annecy. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  33» 

Courtilles  et  de  la  baronne  de  Warens  admodie 
à  un  habitant  de  Saint-Pierre  de  Belleville  le 
droit  exclusif  di'excaver  le  charbon  de  pierre 
dans  cette  paroisse  et  dans  celle  des  Allues, 
moyennant  le  prix  de  dix  livres  par  an  \ 

Malgré  les  exhortations  de  Courtilles,  ma- 
dame de  Warens  ne  se  hâte  pas  de  revenir  à 
Chambéry.  En  mai,  elle  est  encore  à  Evian  où 
son  parent,  M.  de  Loys,  lui  écrit  de  Thonon  qu'il 
ira  bientôt  lui  rendre  ses  devoirs  et  répondre 
de  vive  voix  à  toutes  ses  bontés  et  à  la  con- 
fiance qu'elle  lui  témoigne.  Si  on  lit  entre  les 
lignes,  on  peut  croire  que  M.  de  Loys  jugeait 
suffisante  une  première  visite  qu'il  avait  faite 
à  la  baronne  et  ne  désirait  pas  avoir  des  rap- 
ports suivis  avec  elle.  Il  lui  dit  : 

Madame, 

J'ettois  bien  à  la  bonne  foy  d'exécuter  quand  je 
vous  promis  que  j'aurois  l'honneur  de  vous  aller 
voir  peu  de  tems  après  celui  que  j'avois  eu  de  vous 
aller  rendre  mes  obéissances  a  Evian,  mais  la  mul- 
titude d'affaire  que  j'ay  ne  me  laisse  pas  le  maître 
de  faire  tout  ce  que  ie  devrois  et  que  ie  voudrois. 
Ma  femme  a  été  fort  incommodée  sur  la  fin  de  sa 
grossesse  ce  qui  a,  a  ce  que  ie  crois,  contribue  a 
accoucher  plutôt  que  l'on  avoit  conté  d'un  garçon 

1.  Saint-Genis,  Histoire  de  Savoie,  III,  p.  535. 


336  MADAME    DE    WARENS 

qui  par  la  ne  parait  pas  d'une  bonne  santé,  la  mère 
en  at  été  fort  malade  et  a  présent  le  laict  lui  fait 
une  cruelle  guerre.  Toutes  ces  circonstances  me 
tiennent  dans  la  gène  et  pour  ainsi  dire  dans 
l'esclavage.  Si  cependant  j'avois  cru  de  pouvoir 
trouver  un  cheval  ie  serois  parti  aujourd'hui  pour 
vous  aller  rendre  mes  devoirs  et  repondre  de  vive 
voix  à  toute  vos  bontés  et  confiance  que  vous  me 
témoingnés,  ie  suis  obligé  par  disette  de  fourrage 
de  tenir  les  miens  (chevaux)  dans  ma  campagne  qui 
est  à  2  lieux  d'icy.  Demain  il  viendra  quelqu'un  de 
mes  gens  a  qui  je  donneray  ordre  de  me  l'amener  et 
si  Dieu  me  conserve  et  qu'autre  mal  n'arrive  à  ma 
femme;  j'auray  l'honneur  de  vous  aller  trouver  ces 
premiers  jours  sans  faute. 

En  attendant  permettez  que  j'aye  l'honneur  de 
me  dire  avec  un  profond  respect,  madame, 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

De  Loes. 

Thonon,  3°  May  1755. 

En  juin,  madame  de  Warens  songe,  semble- 
t-il,  à  se  fixer  définitivement  à  Evian.  Elle  y 
achète,  le  19,  de  Jean-François  Joudon,  notaire 
et  secrétaire  de  la  ville,  une  maison,  une 
grange,  et  une  grève  au  bord  du  lac  pour  le 
prix  de  deux  mille  six  cents  livres,  payable  : 
trois  cents  livres  dans  un  mois  et  le  surplus 
à  raison  de  trois  cent  soixante-quinze  livres 
par  an  à  prendre  sur  le  quartier  de  sa  pension 
à   échoir    à   la   Saint-Jean   de  chaque   année 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  337 

(24  juin).  La  grange  achetée  servait  alors 
d'entrepôt  pour  la  douane  sarde;  elle  avait  vue 
sur  le  lac.  La  maison  ouvrait  sur  la  rue  de 
Dessous,  aujourd'hui  Rue  inférieure  '. 

Il  est  difficile  de  démêler  exactement  à  quels 
sentiments  madame  de  Warens  obéissait  alors. 
Voulait-elle  seulement  surveiller  de  près  ses 
intérêts  au  pays  de  Vaud,  ou  simplement 
réjouir  ses  yeux  du  spectacle  des  rives  loin- 
taines où  s'étaient  écoulées  son  enfance  et  sa 
jeunesse?  Ou  bien,  lasse  de  la  vie  de  men- 
songes et  d'expédients  à  laquelle  elle  se  voyait 
condamnée,  voulait-elle  refaire,  mais  en  sens 
inverse  le  voyage  de  1726?  Un  bateau  de  pê- 
cheur pouvait,  en  quelques  heures,  comme  il 
l'avait  jadis  amenée  à  Evian,  la  reconduire  à 
Vevey.  Elle  aurait  pu  mourir  sur  la  terre 
natale  après  y  avoir  reçu  le  pardon  des  siens 
et  recouvré  la  tranquillité.  Ou  bien,  vraiment, 
s'occupait-elle  de  former  en  Suisse  une  nou- 
velle société,  comme  elle  le  dit  dans  la  requête 
dont  nous  allons  parler? 


1.  Acte  du  notaire  Buttet  d'Evian.  Les  biens  vendus  sont 
désignés  par  les  numéros  2214,  2252  et  2253  du  cadastre.  Ils 
appartiennent  aujourd'hui  en  grande  partie  à  M.  Henri 
Cottet,  et  sont  situés  dans  la  partie  la  plus  agréable  et  la 
plus  brillante  de  la  vide. 


338  MADAME    DE    WARENS 

L'acte  par  lequel  la  part  de  madame  de 
Warens  avait  été  adjugée  à  M.  Perrichon 
laissait  à  la  débitrice  le  droit  de  reprendre  sa 
propriété,  pourvu  que  dans  l'année  elle  rem- 
boursât la  dette  au  créancier,  en  capital,  inté- 
rêts et  frais.  Elle  essaya  sans  doute  de  se 
procurer  des  fonds,  mais  n'y  ayant  pas  réussi, 
elle  recourut  au  roi  pour  que  le  délai  de  rachat 
fût  prolongé  de  deux  ans. 

Voici  quelques  extraits  de  sa  supplique  : 

Au  Roi 
Sire, 

Expose  avec  la  plus  profonde  humilité  pauvre  ' 
Françoise  El.  ...veuve  du  baron  de  Warens...  dont 
l'attestation  de  pauvreté  est  ici  jointe, 

Qu'ayant  abandonné  les  richesses  de  son  père  et 
de  son  mari  pour  s'attacher  au  giron  de  l'Eglise 
elle  fut  accueillie  par  les  bienfaits  de  S.  M.  le  feu 
roy  Victor  de  glorieuse  mémoire,  qui  la  gratifia 
d'une  pension  que  la  piété  de  Votre  Majesté  fait 
toujours  continuer. 

La  suppliante,  par  reconnaissance,  crut  devoir 
employer  au  bien  des  États  de  Votre  Majesté  ses 
connaissances  et  ses  lumières  en  fait  de  minéraux, 
aidée  par  les  secours  de  noble  de  la  Balme  elle 
acheta  avec  lui  les  fabriques...  du  marquis  de  La 
Roche...  Elle  crut  toujours  mieux  procurer  le  bien 

1.  Ce  mot  n'est  pas  destiné  à  appeler  la  pilié  sur  la  deman- 
deresse, mais  il  indique  qu'elle  plaidait  en  pauvre,  soit 
avec  le  secours  de  l'assistance  judiciaire. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  331) 

de  l'État  en  y  faisant  verser  l'argent  des  pays 
étrangers,  elle  intéressa  à  ces  fins  le  sieur  Camille 
Périchon  ancien  prévôt  des  marchands  et  com- 
mandant à  Lyon  par  conventions  du  20  dé- 
cembre 1749  par  lesquelles  il  était  seul  obligé  de 
faire  toutes  les  avances;  mais  ce  qu'elle  crut  être 
le  comble  du  bonheur  est  devenu  le  comble  de  sa 
perte.  Cet  étranger  flatté  par  le  succès  des  dites 
fabriques  pensa  à  se  les  approprier  en  entier  et  à 
exclure  celle  même  qui  l'y  avait  placé;  pour  y 
réussir  il  a  payé  à  l'insu  de  la  suppliante  le  prix 
de  ladite  acquisition  au  marquis  de  La  Roche,  s'en 
est  procuré  la  cession  en  cachette;  sachant  bien 
que  la  suppliante  n'était  pas  pour  lors  en  état  de 
le  rembourser,  il  a  agi  rigoureusement  contre 
elle...  en  paiement  d'environ  dix  mille  livres 
qu'elle  reste  devoir...  La  voilà  donc  exclue  des 
fruits  de  ses  peines,  de  son  industrie  et  de  ses  tra- 
vaux... Elle  a  pris  tous  les  mouvements  possibles 
pour  payer  ledit  Périchon  et  racheter  dans  l'année, 
mais  elle  n'a  pu  encore  réussir.  Elle  est  à  ces  fins 
en  négociation  avec  des  riches  suisses,  et  même 
pour  s'aboucher  avec  eux  elle  s'est  rendue  dans 
votre  ville  d'Evian.  Elle  espère  de  former  une  nou- 
velle compagnie  utile  à  la  Savoye,  qui  y  versera 
l'argent  étranger  et  profitable  à  elle-même  parce 
qu'elle  compte  de  trouver  un  bénéfice  dans  l'aban- 
don qu'elle  leur  fera  de  ses  portions  dans  lesdites 
fabriques,  usines,  etc.  Mais,  Sire,  pour  conclure 
avec  des  étrangers  qui  veulent  et  qui  ont  raison 
de  s'instruire,  il  faut  du  temps,  et  c'est  seulement 
le  temps  que  la  suppliante  ose  demander  à  Votre 
Majesté.  L'année  pour  racheter  est  prête  d'expirer. 
Il  s'agit  de  tout  le  bien  de  la  suppliante  dont  un 
étranger  veut  s'emparer,  et  sachant  qu'elle  ne  vit 


340  MADAME    DE    WARENS 

que  des  dons  charitables  de  Votre  Majesté  il  veut 
se  prévaloir  de  son  influence...  C'est  pourquoi,  elle 
recourt  à  Votre  Majesté  que  par' un  trait  de  ses 
grâces  il  lui  plaise  lui  accorder  un  terme  de  deux 
ans  à  partir  de  l'expiration  du  courant  {délai)  pour 
racheter  les  biens  que  le  Sr  Périchon  s*est  fait 
adjuger  à  son  préjudice,  et  c'est  en  dérogeant 
au  besoin  à  la  disposition  contraire  des  Royales 
Constitutions  *. 

PlCOLET, 
Conseil. 

Le  22  août,  le  roi  accorda  un  délai  d'un  an. 
En  1756,  le  terme  était  près  d'expirer  et  la 
baronne  n'était  pas  plus  avancée.  Elle  en  sol- 
licita un  autre.  Dans  sa  requête,  elle  rappelle 
son  recours  de  1755  et  se  borne  à  ajouter  que 
«  la  brièveté  du  délai  ne  lui  a  pas  permis  de 
mener  à  terme  diverses  négociations  avec  les 
étrangers  qui  doivent  former  une  nouvelle 
compagnie  et  rembourser  M.  Périchon  ». 

On  eut  la  faiblesse  de  lui  envoyer  des 
patentes,  en   date  du  22  mai  1756,  par  les- 


1.  Le  royaume  de  Sardaigne  possédait  alors  sous  le  nom 
de  Royales  Constitutions  un  code  de  lois  excellentes.  Malheu- 
reusement il  y  était  dérogé  très  souvent  par  des  faveurs  du 
genre  de  celles  obtenues  par  madame  de  Warens,  par  des 
restitutions  contre  des  prescriptions,  par  des  ordres  de 
revision  de  procès  paraissant  jugés  définitivement,  par  des 
tours  de  faveur  accordés  à  l'expédition  des  procès  des  grands 
seigneurs,  etc. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  341 

quelles  on  lui  accordait  six  mois  de  plus  ', 
au  bout  desquels  elle  se  trouva  encore  sans 
argent.  Étant  ainsi  expulsée  des  mines  de  fer, 
elle  reporta  ses  efforts  sur  les  houillères. 
Elle  sollicita  l'intendant  de  Faucigny  de  lui 
accorder  la  faculté  de  faire  transporter  à 
Genève  au  moyen  de  radeaux  sur  l'Arve  ses 
charbons  d'Araches,  et  en  reçut  la  réponse 
suivante  : 

Il  est  vray,  madame,  que  j'ay,  et  aurois  toujours 
pour  vous  un  respect  infini,  sur  ce  principe  vous 
devés  être  plus  que  persuadée  madame  que  je 
n'échaperay  pas  une  occasion  à  vous  en  convaincre 
et  de  rendre  à  Mrs  vos  associés  que  j'estime  beau- 
coup tous  les  services  qui  dépendront  de  moy,  je 
n'ignore  point  non  plus  les  avantages  que  nous 
procurera  la  Minière  abondante  de  bons  charbons 
que  vous  faites  exploitera  Araches,  et  je  pense  que 
Mrs  nos  Ministres  en  sont  informés;  mais  souffres, 
madame,  que  je  vous  représente  que  sans  un  ordre 
de  mes  supérieurs,  je  ne  peus  donner  le  sentiment 
que  vous  me  demandés  à  cet  égard,  et  qu'aux  dits 
cas  je  ne  manqueray  pas  de  leurs  faire  envisager 
autant  qu'il  me  sera  possible  et  que  l'intérêt  du 
roy  et  du  public  l'exigeront  touttes  les  raisons  que 
vous  me  faites  l'honneur  de  me  suggérer  dans  votre 
dite  lettre  vous  prévenant  néantmoins,  madame, 


1.  Archives  du  sénat.  Patentes,  1755,  fog  353  et  suiv.  1756, 
f  108. 


:)V-2  MADAME    DE    WARENS 

que  sans  un  ordre  de  la  Cour  je  ne  sçaurois  per- 
mettre le  transport  des  dits  charbons  par  des 
radeaux  sur  la  rivière  d'Arve  '. 

Pendant  ce  temps  les  créanciers  que  ma- 
dame de  Warens  avait  laissés  à  Chambéry 
s'impatientaient;  ils  étaient  inquiets  de  son 
absence  prolongée  et  se  préparaient  sans  doute 
à  faire  saisir  sa  pension.  Pour  les  apaiser,  elle 
revient,  et  le  22  août  1755,  dans  la  maison  du 
sieur  Antoine  Thorin  -,  au  faubourg  Montmé- 
lian,  elle  déclare  qu'étant  actuellement  à  Cham- 
béry, mais  forcée  de  s'absenter  pour  des  affaires 
particulières  et  importantes,  elle  donne  mandat 
à  Claude  Vidal,  l'ancien  caissier,  d'exiger  et 
de  recevoir  de  la  Trésorerie  la  pension  faite 
par  Sa  Majesté,  à  commencer  au  quartier  de 
Pâques  de  175G,  pour  lui  en  remettre  la 
moitié  et  distribuer  l'autre  moitié  à  ses  créan- 
ciers, et  ainsi  de  suite  jusqu'à  ce  qu'ils  soient 
payés  3. 

Cela  fait,  elle  s'en  va  à  Genève  d'où,  le  4  sep- 
tembre, elle  adresse  diverses  lettres  à  des  pro- 
tecteurs ou   à   des  amis   pour  solliciter  leur 


1.  Archives  départementales  de  la  Haute-Savoie. 

■2.  Le  régisseur  de  la  fabrique. 

:i.  Acte  reçu  par  le  notaire  Pétroz  (Areh.  du  Tabellion^. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  343 

intervention  à  la  cour  de  Turin.  Le  dossier 
des  Archives  départementales  en  contient  les 
brouillons  écrits  de  sa  main. 

A  Genève,  ce  4e  septembre  1755. 
Monsieur, 
Je  vous  rends  mes  justes  et  sincères  actions  de 
grâce  des  soins  que  vous  prenez  de  nos  intérêts; 
Les  offices  généreux  que  vous  m'avez  rendus  l'hiver 
dernier  pour  faire  présenter  un  placet  à  Sa  Majesté 
au  sujet  de  notre  demande  de  la  rivière  d'Arve 
pour  le  transport  de  nos  charbons  d'Arache  au- 
raient eu  le  plus  heureux  effet  si  sans  interruption 
j'avais  été  secondée  de  vos  soins  généreux  et 
d'ami  sincère  tel  que  vous  l'êtes.  Mais  l'espérance 
que  M.  Porta  avait  donnée  à  Mrs  mes  associés  de 
suffire  à  tout  et  d'obtenir  par  le  crédit  qu'il  a 
chez  M.  Bruet,  secrétaire  de  S.  E.  de  St-Lau- 
rent  tout  ce  qui  pourrait  être  nécessaire  à  l'oc- 
troi de  nos  demandes,  j'ai  été  forcée  malgré  moi 
de  rester  dans  l'inaction  et  à  laisser  en  suspens  la 
suite  de  mes  opérations  qui,  comme  vous  le  savez, 
m'ont  coûté  tant  de  peines  à  établir.  Enfin,  mes 
associés  lassés  par  les  continuels  renvois  de 
M.  Porta,  leur  ayant  communiqué  l'honneur  de 
votre  dernière  du  11e  août  1755,  ils  ont  été  sen- 
siblement touchés  de  voir  les  peines  que  vous  avez 
déjà  prises  à  notre  occasion  et  ils  joignent  leurs 
prières  aux  miennes  par  la  plume  de  M.  Alexandre 
Bérard  pour  vous  demander  vos  bons  offices  sans 
perte  d'un  instant.  Votre  esprit  et  votre  diligence 
et  bonne  conduite  dans  les  affaires  nous  est  connu. 
Ayez  donc  la  bonté  de  partir  pour  Turin  pour  in- 
former en  notre   faveur  Mrs  de  la  Chambre   des 


344  MADAME    DE   WARENS 

comptes,  voir  ce  qu'il  y  a  encore  à  faire  dans  l'état 
présent,  savoir  ce  que  notre  placet  est  devenu 
dont  je  joins  copie  dans  la  lettre  de  M.  le  Président 
Bens  avec  le  verbal  du  châtelain  et  syndic  du  lieu 
d'Arache.  Comme  le  tout  est  à  cachet  volant, 
vous  êtes  prié  d'en  faire  lecture...  de  faire  usage 
du  canal  des  grâces  afin  d'obtenir  de  ne  pas  passer 
après  les  gens  que  vous  connaissez  à  Chambéry  et 
à  Genève  qui  se  sont  liés  ensemble  pour  discré- 
diter l'exploitation  des  bois  de  Faucigny  et  de  les 
pouvoir  conduire  à  Genève  par  la  rivière  d'Arve. 
La  chose  est  à  la  veille  de  leur  être  accordée. 
Tout  ce  que  nous  désirons  c'est  d'être  les  premiers 
décrétés. 

Vous  savez,  monsieur  et  cher  et  bon  ami  com- 
bien je  vous  suis  attachée. 

Puis  cette  note  : 

Faire  observer  à  la  Chambre  des  comptes  que 
par  suite  des  traverses  qu'on  nous  a  suscitées  mal 
à  propos,  nous  n'avons  pu  encore  tirer  un  denier 
des  travaux  sur  les  charbons  de  pierre  établis  dans 
chaque  province;  —  que  le  bois  que  nous  pren- 
drions pour  faire  des  radeaux  pourrit  sur  place... 

Le  même  jour,  elle  écrit  à  une  autre  per- 
sonne : 

Si  vous  allez  à  Turin,  comme  j'ose  m'en  flatter, 
à  la  prière  de  M.  Bérard,  connaissant  votre  bon 
cœur  pour  moi,  souvenez-vous  que  c'est  le  moment 
de  parler  au  roi  pour  me  conserver  les  droits  qui 
concernent  le  travail  du  fer  en  Savoie.  C'est  votre 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  345 

profit  tout  comme  le  mien,  de  prendre  nos  sûretés 
et  de  faire  considérer  que  le  fer  étant  purement 
matière  mercantile  et  concessable,  pourvu  que  je 
sois  assurée  de  la  protection  du  roi  dans  mes  tra- 
vaux que  j'espère  faire  entrer  cinq  cent  mille  livres 
en  Savoie  de  l'argent  de  l'étranger  pour  le  soutien 
de  nos  travaux  sur  le  fer. 

Il  faut  demander  que  le  privilège  de  ma  fabrique 
en  moulage  me  soit  concédé  personnellement  puis- 
que mes  associés  ont  détruit  mes  ouvrages  au  lieu 
de  les  soutenir  et  que  les  mines  de  fer  que  j'ai  dé- 
couvertes en  différents  endroits  de  Savoie  sont  de 
préférence  à  moi  qui  les  ai  découvertes,  [ce]  qui 
est  juste. 

Je  vous  préviens  que  je  ne  puis  éviter  de  dire 
dans  mon  avis  au  public  que  tous  mes  travaux 
sont  sous  la  protection  du  roi  et  qu'il  a  eu  la  bonté 
de  me  confirmer  personnellement  mon  privilège  de 
poterie  et  toute  sorte  de  moulage  en  fer  coulé  et 
que  le  roi  verra  avec  plaisir  que  dans  nos  grands 
fourneaux  et  forges  il  s'y  façonne  des  fers  de  tout 
calibre,  ce  qui  n'avait  pas  été  fabriqué  jusqu'à 
présent  en  Savoie,  et  cela  par  le  manque  d'usage 
et  de  connaissances  des  ouvriers  du  pays  auxquels 
nous  donnons  la  lumière  nécessaire  pour  augmen- 
ter en  peu  de  temps  la  bonne  main. 

Quelle  ardeur  encore,  quelle  énergie  dans  la 
revendication  de  ce  qu'elle  croit  être  son  droit! 
C'est  bien  la  situation  d'esprit  de  l'inventeur, 
toujours  déçu,  toujours  illusionné. 


CHAPITRE    XI 

(17554162) 


Madame  de  Warens  revient  à  Chambéry.  —  Courtilles  vend 
à  la  société  Bérard  et  Cie  sa  part  dans  la  Compagnie  des 
mine  de  houilles;  les  Bérard  la  cèdent  à  madame  de 
Warens.  —  Correspondance  avec  le  baron  d'Angeville.  — 
Lettre  au  gouverneur  de  Savoie.  —  Nouvelles  lettres  au 
baron  d'Angeville.  —  Madame  de  Warens  va  habiter  au 
faubourg  Nezin  clans  la  maison  Flandin-Crépine.  —  Madame 
de  Warens  résilie  l'acte  par  lequel  elle  avait  acheté  une 
maison  à  Evian.  —  Demande  à  M.  d'Angeville  d'un  prêt 
de  six  cents  livres  pour  acheter  une  fabrique  de  poterie  de 
terre.  —  Elle  prend  pour  secrétaire  M.  Danel.  —  Le  petit 

sceau  de  la   baronne Nouvelles  demandes  d'argent  à 

M.  d'Angeville.  —  La  baronne  trafique  de  son  crédit  à 
Turin.  —  Le  24  mai  1"60  elle  engage  sa  pension  pour 
acheter  des  parts  de  la  société  houillère.  —  Mort  de 
madame  de  Warens.  —  Son  acte  de  décès.  —  Sa  sépulture 
dans  l'église  de  Lémenc.  —  Sa  maison  placée  sous  séquestre. 
—  Continuation  de  la  Société  Perrichon. 


En  décembre,  madame  de  Warens  est  de 
retour  à  Chambéry,  dans  une  habitation  que 
le  notaire  Daviet  décore  pompeusement  du 
nom  d'hôtel.  Ce  fait  démontre  toutefois  que, 
grâce  aux  Bérard,  elle  était  revenue  momenta- 


MADAME    DE    WARENS    ET    J.-.I.    ROUSSEAU.      347 

nément  à  une  meilleure  fortune.  Il  n'en  était 
pas  de  même  du  pauvre  Wintziiiried.  Pressé 
par  le  besoin,  le  11  décembre  1755,  avant  midi, 
et  dans  Y  hôtel  de  la  dame  baronne  de  Warens, 
il  cède  pour  le  prix  de  mille  livres  payable 
dans  quatre  mois,  à  Simon  Bérard,  agissant  au 
nom  des  sieurs  Pierre  Bérard  et  fils,  tous  les 
droits  qui  lui  appartiennent  en  vertu  des  pri- 
vilèges qu'il  a  obtenus  conjointement  avec 
madame  de  Warens  pour  la  recherche  et  exca- 
vation de  la  houille  en  Savoie,  ainsi  que  ses 
droits  dans  la  Compagnie  constituée  à  cette 
occasion,  tant  pour  argent  déboursé  que  pour 
marchandises  en  fonds. 

Le  même  jour,  après  midi,  toujours  dans 
l'hôtel  de  la  baronne,  Simon  Bérard,  au  nom  de 
sa  Compagnie,  passe  une  procuration  spéciale 
et  générale  à  madame  de  Warens  pour  vendre, 
céder  et  négocier  comme  bon  lui  semblera  la 
portion  qu'il  a  achetée  aujourd'hui  du  sieur  de 
Courtilles,  ratifiant  dès  à  présent  ce  qu'elle 
fera  '. 

Les  termes  de  cette  procuration  incliquent 
que  Simon  Bérard  avait  acheté  pour  le  compte 

1.  Archives  du  Tabellion,  1756. 


348  MADAME    DE    WARENS 

particulier  de  madame  de  Warens  tout  en  sou- 
mettant la  Compagnie  à  payer  pour  elle.  C'était 
l'honoraire  de  ses  démarches  à  la  cour. 

C'est  dans  ces  heures  de  répit  que  ma- 
dame de  Warens  écrit  au  baron  d'Angeville  ' 
au  sujet  de  la  pension  du  maître  fondeur 
Fabre.  Nous  donnerons  encore  ces  lettres  avec 
rorthogrophe  actuelle  2. 

Ce  12e  de  1756.  Chambéry. 
Monsieur, 

J'ai  bien  lieu,  mon  cher  Baron,  de  reconnaître  de 
plus  en  plus  votre  bon  cœur  à  mon  égard  par  la 
manière  cordiale  dont  vous  vous  exprimez  sur  ce 
qui  me  regarde;  continuez,  je  vous  prie,  dans  les 
occasions  et.  ne  craignez  jamais  que  mon  amour- 
propre  s'avise  de  se  gendarmer.  Il  y  a  longtemps 
que  je  lui  impose  silence;  la  mauvaise  fortune,  qui 
me  persécute  depuis  si  longtemps,  m'aurait  guérie 
de  cette  maladie  si  je  l'avais  eue  autrefois.  Soyez 
tranquille  sur  mon  compte  à  ce  sujet,  je  vous  prie; 
ce  qui  doit  m'ètre  le  plus  sensible  c'est  le  pain 


d.  Nous  pensons  que  ce  correspondant  de  madame  de 
Warens  est  Claude-François  de  Lambert  d'Angeville,  baron 
d'Allonzier  et  de  Villy  le  Peloux,  fils  de  François-Marie  et 
de  Marie-Louise  de  Maillard  de  Vallod.  Son  père  était  mort 
en  1718,  laissant  deux  autres  fils,  Aimé-Louis  et  Bernard, 
qui  répudièrent  sa  succession,  et  deux  filles  au  moins,  Char- 
lotte, mariée  en  mars  1712  à  Balthazard  de  Droisier  et 
Marie,  femme  du  sieur  de  Machet  (Archives  dit  sénat). 

2.  M.  Jules  Vuy  les  a  publiées  d'une  façon  conforme  aux 
originaux  dans  la  Revue  savoisienne,  1S70. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  349 

quotidien  et  la  tranquillité.  Je  travaille  sans  relâche 
pour  me  mettre  en  état  de  jouir  de  l'un  et  de 
l'autre.  Si  la  bonté  divine  veut  bénir  mon  travail, 
j'espère  d'y  parvenir  afin  que  par  ce  moyen  je 
puisse  m'occuper  uniquement  de  la  seule  chose 
nécessaire  qui  est  de  travailler  au  salut  de  mon 
âme;  je  me  recommande  à  ce  sujet  à  vos  prières. 
Vous  me  faites  un  vrai  plaisir  de  m'apprendre  que 
vous  devez  venir  ici  dans  quelque  temps;  vous 
choisirez  vous-même  le  drap  qui  vous  conviendra 
le  mieux  et  ferez  faire  l'habit  en  même  temps. 
C'est  par  cette  raison  que  je  ne  vous  envoie  pas 
des  échantillons  par  cet  ordinaire.  Cependant  si 
vous  le  jugez  à  propos  vous  les  aurez  sur  votre 
premier  avis. 

Pour  ce  qui  concerne  M.  Fabre,  que  je  vous  prie 
de  vouloir  saluer  de  ma  part,  ayez  la  bonté,  mon 
cher  Baron,  de  lui  faire  comprendre  qu'il  est  très 
inutile  qu'il  se  présente  à  la  Trésorerie  pour  son 
argent  puisque  ce  n'est  que  sur  le  quartier  de 
Pâques  que  je  l'ai  assigné,  ce  qui  sera  payé  au 
courant,  c'est-à-dire  vers  la  fin  d'avril  prochain. 
D'abord  après  les  fêtes  de  Pâques  f  je  compte  le 
faire  venir  ici  ;  il  tirera  son  argent  et  j'espère 
qu'il  fera  d'une  pierre  deux  coups,  c'est-à-dire 
qu'en  même  temps  il  se  trouvera  une  place  pour 
l'occuper  d'une  manière  que  je  crois  qui  lui  sera 
convenable.  Si  M.  Fabre  s'obstine  à  venir  avant 
ce  temps-là,  cela  porte  [ra]  un  grand  préjudice  à 
mes  affaires  dont  le  détail  serait  trop  long  dans  une 
lettre.  J'aurai  l'honneur  de  vous  expliquer  toutes 
ces  choses  à  première  vue.  Je  vous  prie  en  grâce 


1.  En  1756,  Pâques  était  le  18  avril. 


350  MADAME    DE    WARENS 

de  vouloir  le  garder  chez  vous  jusqu'à  ce  temps-là; 
après  quoi,  dés  que  je  vous  aurai  expliqué  mes 
affaires,  je  prendrai  tous  les  arrangements  les  plus 
convenables,  et,  par  préférence  je  suivrai  ceux 
que  vous  aurez  la  bonté  de  me  conseiller.  Je  me 
recommande  à  la  continuation  de  votre  amitié  et 
de  vos  sages  conseils  et  j'ai  l'honneur  de  vous  as- 
surer que  je  suis  pour  la  vie  avec  tous  les  senti- 
ments que  vous  méritez  et  la  plus  respectueuse 
considération,  monsieur  et  cher  Baron, 

Votre  très  humble  et  très  obéissante  servante, 
La  baronne  de  Wareins  de  La  Tour. 


M.  d'Angeville  ne  vint  pas  à  Ghambéry.  Il 
écrivit  à  la  baronne,  et  lui  adressa  des  con- 
seils mélangés  de  reproches.  Fabre  lui  avait 
dit,  paraît-il,  qu'elle  refusait  de  céder  ses 
droits  à  M.  Perrichon  et  Gie  pour  une  somme 
de  dix  mille  livres  et  il  trouvait  ce  refus 
déraisonnable.  Il  demandait  à  madame  de 
Warens,  à  défaut  d'argent,  au  moins  une 
reconnaissance  de  sa  dette  pour  la  pension  de 
Fabre. 

Elle  lui  répond  sur  un  ton  piqué,  mais  en 
ayant  soin  de  tourner  ses  épigram mines  contre 
Fabre;  et,  dans  un  post-scriptum,  elle  se  déclare 
prête  à  souscrire  un  billet  pour  sûreté  du  paye- 
ment des  œuvres  de  charité  qu'il  a  exercées 
envers  Fabre  à  sa  prière. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  3ol 

Chambéry,  ce  10e  avril  175G. 

Monsieur, 
Soyez  persuadé,  mon  cher  baron,  que  tout  ce  qui 
me  vient  de  votre  part  me  fait  plaisir  et  me  con- 
sole, quand  ce  serait  des  reproches  continuels  que 
je  n'ai  sûrement  pas  mérités.  Il  m'est  aisé  de  sentir 
d'où  partent  les  mauvais  offices  que  l'on  me  rend 
chaque  jour  près  de  vous  en  récompense  de  mes 
bienfaits.  Je  garde  le  silence  sur  le  tout  et  laisse  à 
Dieu  la  vengeance,  ne  voulant  me  plaindre  de  per- 
sonne. Soyez  bien  persuadé,  mon  cher  Baron,  que 
je  n'ai  point  d'autre  désir  que  celui  de  me  retirer 
de  tous  les  embarras  du  monde  dont  j'ai  éprouvé 
les  cruelles  amertumes  par  la  mauvaise  foi  de  ceux 
avec  qui  j'ai  eu  à  faire,  ce  qui  me  doit  bien  enga- 
ger à  finir  toutes  affaires  s'il  est  possible  avec  de 
telles  gens.  Ainsi  vous  ne  devez  pas  douter  que  si 
on  veut  me  réaliser  les  dix  mille  livres  que  je  ne 
les  accepte  bien  vite  ;  et  soyez  aussi  bien  persuadé 
que  le  premier  argent  dont  je  pourrai  disposer 
sera  pour  payer  les  dix  mois  de  pension  du  Sr  Fabre. 
Comme  il  a  bien  reçu  en  trésorerie  les  trois  cent 
quinze  livres  que  je  lui  avais  promises  pour  fin  de 
tous  comptes  entre  lui  et  moi,  il  peut  aller  désor- 
mais où  bon  lui  semblera.  Ce  n'est  plus  à  moi 
pour  l'avenir  à  me  mêler  de  ses  affaires,  encore 
moins  de  chercher  ni  à  les  savoir,  ni  à  les  appro- 
fondir :  qui  bien  fera,  bien  trouvera. 

J'ai  pris  le  parti  de  ne  m'occuper  qu'à  prier  Dieu 
pour  le  salut  de  mon  âme  et  pour  la  conservation 
et  prospérité  de  ceux  qui  auront  eu  l'âme  assez 
généreuse  pour  vouloir  me  rendre  quelque  service. 
Comme  vous  êtes  du  nombre,  mon  cher  Baron,  je 
vous  prie  de  vouloir  accepter  les  prières  sincères 


352  MADAME    DE    WARENS 

que  j'adresse  au  ciel  tous  les  jours  pour  que  Dieu 
vous  accorde  longue  vie  avec  toutes  les  prospérités 
que  vous  méritez  et  que  je  vous  souhaite  de  si  bon 
cœur.  Soyez,  je  vous  prie,  aussi  persuadé  de  la 
sincérité  de  ma  reconnaissance  que  de  celle  du 
parfait  et  très  respectueux  attachement  avec  lequel 
j'aurai  l'honneur  d'être  toute  ma  vie,  monsieur, 
votre,  etc. 

La  baronne  de  Warens  de  La  Tour. 

Au  dos  : 

Vous  aurez  la  bonté,  mon  cher  Baron,  de  m'en- 
voyer  le  billet  tout  fait  tel  que  vous  le  souhaitez 
et  je  le  signerai  et  je  vous  le  renverrai  tout  de 
suite,  ou  je  le  remettrai  ici  entre  les  mains  de 
Mr  votre  procureur  qui  pourra  vous  en  accuser  la 
réception.  Il  est  juste  que  je  vous  donne  vos  sûretés 
puisque  vous  avez  bien  voulu  exercer  les  œuvres 
de  charité  à  ma  prière,  dont  je  vous  conserverai 
une  éternelle  reconnaissance. 

Dans  l'intervalle  de  ces  deux  lettres ,  le 
3  avril,  madame  de  Warens  écrit  au  gouver- 
neur de  Savoie  '  à  propos  du  quartier  de  sa 
pension  délégué  à  ses  créanciers.  Faisant  allu- 


1.  L'adresse  de  cette  lettre  a  été  égarée;  le  nom  du  des- 
tinataire n'y  est  indiqué  que  par  le  titre  d'Excellence  lequel 
n'appartenait  à  Chambéry  qu'au  gouverneur  Gabriel  délia 
Chiesg,  di  Sinsano,  et  au  premier  président  du  sénat,  Claude 
Astesan.  Les  fonctions  de  celui-ci  étant  étrangères  à  la  ma- 
tière des  finances,  il  est  certain  que  ce  n'est  pas  à  lui  que 
la  lettre  est  adressée. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  353 

sion  à  ce  que  son  mandataire  l'avait  soupçonnée 
de  vouloir  toucher  elle-même  les  sommes 
qu'elle  l'avait  chargé  d'encaisser  et  de  distri- 
buer, elle  laisse,  suivant  sa  phraséologie  habi- 
tuelle, à  Dieu  et  au  temps  le  soin  de  faire 
apparaître  la  vérité. 

Le  dernier  paragraphe  de  cette  lettre  est 
tout  à  fait  important.  Elle  prie  le  gouverneur 
de  lui  accorder  un  entretien  particulier  dans 
lequel  elle  lui  donnera  des  éclaircissements 
sur  des  choses  de  conséquence  et  qui  regardent 
l'avantage  de  l'État. 

Si  la  baronne  ne  se  vantait  pas,  si  l'entretien 
secret  devait  avoir  pour  objet  autre  chose  que 
des  commérages  dont  le  vieux  gouverneur 
pouvait  être  friand,  cette  phrase  nous  donnerait 
la  clé  du  crédit  dont  elle  jouissait  à  la  cour. 
En  1756,  comme  en  1730,  lors  du  voyage  de 
Paris,  madame  de  Warens  aurait  joué  le  rôle 
peu  délicat  d'espionne  politique.  Cette  lettre 
n'étant  pas  longue,  nous  la  publions  textuelle- 
ment. 

Je  doit  rendre  a  Votre  Excellence  de  ternelle 
actions  de  grâce  de  la  charité  qu'elle  vient  dexer- 
cer  a  mon  égard  en  faisant  donner  mon  cartier  de 
paque   suivant   larreté  de  comte   que  javoit  fait 

23 


354  MADAME    DF,    WARKNS 

avant  avec  le  Sr  Fabrc  entre  les  mains  de  Mr  l'in- 
tendant Goibet  suivant  que  je  lavoit  déclaré  a 
Mr  Vidal  en  passant  mes  convantions  avec  luy,  et 
par  un  malheur  pour  moy  Mr  Vidal  se  trouvant 
avoir  besoin  apresent  de  cette  somme;  il  a  [jej 
crois  oblié  les  promesses  qu'il  mavoit  fait  a  cet 
égard  verbalement  parceque  mayant  fait  remettre 
entre  ses  mains  mes  quatre  blanc  sein  de  cette 
années  a  cause  de  mes  créanciers  qu'ils  setoit  en- 
gagés de  peier  il  pretendoit  faire  voir  que  je  feroit 
un  double  emplois  de  ma  pensions  quoiquil  savoit 
bien  en  conscience  mes  intantion  a  cet  égard.  Ma 
consolation  aujourdhuy  cest  de  pouvoir  dire  avec 
vérités  a  votre  Excellence  que  je  nay  jamais  fait 
tort  a  personne  ny  veut  profiter  du  bien  d'autruit. 
Je  laisse  a  Dieu  et  aux  tems  de  faire  connoitre  la 
vérités  de  toutes  choses. 

Il  me  reste  après  avoir  remersié  Votre  Excellence 
de  ces  bontés  de  luy  demander  encore  une  grâce 
des  que  je  pourray  avoir  les  forces  de  sortir  de  ma 
chambre,  José  luy  demander  un  cart  dheure  de 
ces  moment  presieux  pour  que  je  puisse  en  parti- 
cullier  lui  donner  des  eclairsissements  sur  des 
choses  qui  sont  de  conséquence  et  qui  regarde 
lavantage  de  letat. 

Je  prie  Dieu  pour  les  prospérités  de  Votre  Excel- 
lence et  jay  lhonneur  detre  avec  le  plus  profond 
respect,  monsieur,  de  Votre  Excellence,  la  très 
humble  et  très  obéissante  servante 

Barone  de  Warens  de  La  Tour. 

Chambery,  le  3  avril  1156  '. 


I.  Lettre  copiée  sur  l'original   qui  nous  a  été  commu- 
niqué par  M.  Faga,  de  Chambery. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  355 

Le  16  mai  suivant,  madame  de  Warens 
adresse  à  M.  d'Angeville  un  billet  à  ordre  de 
deux  cent  quinze  livres,  en  payement  de  la 
pension  du  sieur  Fabre. 

Monsieur  et  cher  Baron, 

Je  vous  sauray  toute  ma  vie  un  grès  infiny,  du 
service,  quil  vous  a  plus,  de  me  rendre  en  acor- 
dent  jenereusement  vostres  table  aux  Sr  fabre,  a  ma 
prières;  soie  persuade,  cher  Baron,  que  mes  inten- 
tion son  droite;  et  que  je  nay  rien  tent  a  cœur  que 
de  vous  paier  les  deux  cent  et  quinze  livres  que  je 
vous  doit  a  ce  sujets.  Quoyque  mon  zelle  a  con- 
server dans  ce  pais,  Lindustrie  des  fonderies  de 
fert  coulés;  que  jy  avoit  fet  entrer  avec  tent  de 
peines  me  coûte  aujourduy  ma  ruine,  et  me  cause 
de  plus  aujourduit  les  chagrain  les  plus  sensible, 
je  ne  puis  me  résoudre  de  me  repentir  davoir  fait 
du  bien  a  Letat  et  quoy  que  je  soit  traitées  injuste- 
ment a  ce  sujets  jofre  a  Dieu  ma  peines,  et  sest  de  sa 
bontés  divines,  quejatent  ma  Becompence;  et  nom 
des  créature.  Et  je  pence  que  tout  ce  que  vous 
meditte  et  vray  lorsque  vous  mavertissé  que  je 
dois  matendre,  a  toutes  ses  disgrasse  que  La  malice 
et  lingratitude  des  humain  peut  nous  faire  Eprouver 
damertume.  Par  toutes  celle  que  Lon  ma  fait  re- 
sentir jusques  a  présent  je  doit  pencer  a  quoy  jay 
lieu  de  matendre  pour  Lavenir.  Jay  lhoneur  de 
vous  joindre  icy  mon  billiet  a  hordre  pour  les 
courants  de  Lannées  prochaine  pour  Laquitements 
des  deux  cent  et  quinze  livres  que  jay  promis 
paier  pour  la  pension  du  Sr  fabres,  je  suis  per- 
suadées   que    lorsque    vous    serez   icy   pour   vos 


356  MADAME    DE    WARENS 

prossès l  que  Mr  Vidal  ne  vous  refuseras  pas  de  pren- 
dre mon  papié  en  paiement  des  marchandize  que 
vous  pouriés  prendre  che  Luy;  comme  il  est  chargé 
de  Retirer  cette  ennees  et  La  prochaine  Les  de- 
niers de  ma  pentions,  il  ce  paieras  par  ses  mains; 
Les  pot  pouris  que  Mr  fabres  m'a  fait  par  icy,  lors- 
quil  y  et  venus,  son  cause  qu'il  ma  falus  prometres 
a  Mr  Vidais  de  ne  doner  aucun  mendat  a  persone 
qua  Luy  sur  la  Trezorerie;  pour  cette  années  et  la 
prochaine  ;  aux  moiens  de  quoy,  il  continues  a 
paier  icy  mes  dettes  pendant  ce  tems  La;  je  vous 
prie,  mon  cher  Baron  de  ne  point  parler  a  persone 
de  ce  que  jay  lhoneur  de  vous  confier.  Quands 
vous  serez  icy  je  pouray  vous  ouvrir  Entièrement 
mon  cœur  ce  que  je  ne  puis,  quan  foible  parties 
sur  le  papier,  aux  Reste  soie  bien  assurez  et  de 
ma  parfaitte  Reconaissance  a  vos  bontés,  et  de 
lenvie  que  je  conserve  a  trouver  des  aucasions  a 
vous  en  doner  des  preuves;  pour  vous  convincre, 
de  mon  parfait  dévouement  et  de  La  très  respec- 
tueuse et  parfaitte  considérations  avec  Laquelle  je 
seray  toute  ma  vie,  monsieur  et  cher  Baron, 

Votre  très  humble  et  très  obéissante  servante 
La  barone  de  Warensde  La  Tour. 

Ce  16e  may  1756.  Chambéry. 

Vous  aurez  la  bonté  de  me  doner  avis  de  la 
Reseptions  de  mon  billiets. 

C'est   en  juillet  1756,  si   Ton  en  croit  un 
lambeau  d'une  lettre  du  sieur  Fabre  adressée 


1.  M.  d'Angeville  élait  en  procès  avec  ses  frères  devant 
le  sénat  de  Savoie. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  357 

le  26,  à  M.  d'Angeville  semble-t-il,  que  ma- 
dame de  Warens  est  allée  habiter  chez 
M.  Flandin,  au  faubourg  de  Nezin  : 

A  l'égard  des  affaires  de  madame  de  Warens  elle  est 
toujour  dans  ces  idées  baroques;  elle  a  été  condamnée 
de  nouveau  à  payer.  L'on  la  mise  hort  de  la  fabrique 
depuis  huit  jours  l.  Elle  demeure  actuellement  a  Nesein 
a  la  maison  de  monsieur  flandrein. 

On  a  dit  que  madame  de  Warens,  après  avoir 
habité  quelque  temps  chez  M.  Flandin,  alla 
loger  chez  M.  Crépine.  En  réalité  il  s'agit  de 
la  même  maison.  Charles  Flandin,  de  Bourg- 
en-Bresse,  mourut  le  22  août  1757,  à  l'âge  de 
quatre-vingt-deux  ans,  dans  sa  maison  du  fau- 
bourg Nezin;  il  eut  trois  héritiers  au  nombre 
desquels  était  maître  Claude  Crépine  qui  reçut 
dans  son  lot  la  modeste  habitation  où  demeura 
la  baronne  et  où  elle  mourut  huit  ans  après  y 
être  entrée,  ainsi  que  le  déclare  le  curé  Gaime 
dans  l'acte  de  décès  2. 

Le  nouveau  logis  n'était  qu'à  quelques  cen- 
taines de  pas  du  précédent.  Les  épaves  des 

1.  Il  ne  s'agit  pas  de  la  grande  fabrique  au  faubourg  du 
Reclus,  mais  d'une  autre,  beaucoup  moins  importante,  que 
madame  de  Warens  avait  réussi  à  établir  au  même  faubourg. 

2.  Reg.  par.  de  Lémenc  et  Arc  h.  du  sénat.  Le  curé  aurait 
dû  six  ans  au  lieu  de  huit;  mais  il  avait  oublié  le  séjour 
en  Chablais  en  1734  et  1756. 


358  MADAME    DE    WARENS 

temps  meilleurs,  dont  elle  put  le  parer,  ne 
furent  ni  nombreuses  ni  bien  riches;  mais  le 
soleil  l'inondait  de  ses  premiers  rayons.  Elle  y 
réchauffait  aux  ardeurs  du  Midi  ses  membres 
perclus;  et,  le  soir,  après  avoir  parcouru  le 
lointain  horizon  des  montagnes  blanches  et 
roses,  ses  yeux  se  reposaient  sur  le  coteau  des 
Gharmettes.  Quelles  étaient  ses  pensées  à  ces 
heures  de  solitude  et  de  recueillement?  Dans  le 
malheur  avait-elle  le  souvenir,  poignant  et  doux 
aussi,  des  temps  heureux?  Non,  car  l'idylle  des 
Gharmettes  n'a  jamais  existé...  Wintzinried 
était  aussi  pauvre  qu'elle,  et  Rousseau,  s'il 
atteignait  à  la  gloire,  vivait  auprès  de  Thérèse 
dans  des  misères  de  toute  sorte. 

En  octobre ,  la  correspondance  reprend 
avec  M.  d'Angeville.  Il  réclamait  sa  dette  à 
madame  de  Warens  et  lui  disait  qu'elle  devait 
avoir  en  réserve  quelques-uns  de  ces  lingots 
d'argent  qu'on  avait  l'habitude  de  transporter 
dans  des  barillets  de  fer  blanc.  Elle  lui  répond  : 

t'.hambcry,  ce  15  octobre  1756. 
Monsieur, 
Il  vous  est  bien  aizé  de  badiner  mon  cher  Baron 
parceque  Dieu  mercy  il  ne  vous  manque  de  rien. 
Plus  a  Dieu  que  jeu  des  barils  de  fer  blanc  a  ma 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  359 

disposition  je  ne  me  feroit  pas  tirer  l'orielle  pour 
vous  en  emvoyer,  bien  au  contraire  je  me  ferois  sû- 
rement un  devoir  et  un  empressement  de  vous  en 
présenter;  je  suis  cy  éloignée  aujourdhuy  de  pen- 
ser a  établir  des  nouvelles  fabrique  que  je  mocupe 
a  vandre  toutes  les  prétentions  que  gy  puis  encore 
avoir,  c'est  dans  ces  viie  que  jay  pris  là  libertés 
de  demander  mon  prolong  aux  Roy;  ne  dézirant 
que  d'être  débarassée  de  toutes  sorte  dafaire  pour 
employer  uniquement  le  peu  de  temps  qui  me 
reste  a  vivre  à  louvrage  de  mon  salut  ce[st]  l'objet 
qui  mocupe  aujourdhuy.  [Soyez]  en  je  vous  prie 
bien  persuadé  et  je  vous  demande  avec  une  part 
dans  vos  bonnes  prières  que  Dieu  veuille  macorder 
la  grâce  de  persévérer  dans  les  bonnes  resolutions 
que  jay  prises,  cy  jay  tardé  davoir  lhonneur  de 
répondre  à  vos  chères  letres  c'est  que  j'esperois 
d'un  jour  a  l'autre  de  pouvoir  vous  aprendre  quel- 
que chose  de  positifs  sur  la  fin  de  mes  affaires  ; 
mais  elles  vont  si  lentement  qu'il  ne  fauds  pas  moins 
que  la  patience  de  Griselidy  pour  pouvoir  tenir  a 
touts  les  ennuis  que  cela  me  cause;  vous  serez 
sûrement  un  des  premiers  a  quy  je  feray  part  de 
larangement  que  mes  affaires  prendront,  soie  je 
vous  prie  bien  persuadé  que  je  ne  pert  pas  un 
moment  de  vue  les  deux  cent  quinze  livre  que  je 
vous  dois  pour  avoir  noury  le  Sr  Fabre,  cette  dette 
me  tient  trop  a  cœur  pour  ne  p[as  m'acqujiter  avec 
honneur  cy  tôt  que  la  [chose]  sera  a  mon  pouvoir 
je  vous  prie,  mon  cher  baron,  de  vouloir  me  conti- 
nuer lhonneur  de  votre  Souvenir,  je  dezire  ardent- 
ment  de  pouvoir  mériter  celui  de  votre  amitié  que 
je  cultiveray  toute  ma  vie,  vous  prient  de  vouloir 
conter  sur  moi  dans  tous  ce  qui  ceras  en  mon  pou- 
voir; cy  la  cruelle  fortune  me  devenois  un  jour 


3G0  MADAME    DE    WARENS 

favorable  je  ne  resterois  sûrement  pas  en  ariere  a 
votre  égards,  Dieu  conois  mon  cœur  et  vous  me 
rendres  justice  un  jour,  je  suis  cy  malade  par  tout 
les  embaras  que  jay  qua  peine  puige  tenir  la 
plume,  et  dans  ce  triste  état  ma  servante  et  malade, 
et  mon  secrétaire  se  meurt  d'un  absès  dans  la  poi- 
trine, y  vient  de  recevoir  tous  ces  sacrements  voila 
ma  situation  je  prie  Dieu  tous  les  jours  pour  votre 
guerison  et  pour  votre  chère  conservation  et  pros- 
pérités, et  jay  lhonneur  de  vous  assurer,  mon  cher 
Baron,  que  je  vous  seray,  jusquesaux  Sendres;avec 
le  plus  sincère  et  le  plus  respectueux  atachement, 
monsieur, 

Votre  très  humble  et  très  obeyssante  servante 
La  barone  de  Warens  de  La  Tour  l. 

M.  d'Angeville  attend  le  remboursement 
annoncé  et  il  insiste  pour  l'obtenir;  la  baronne 
lui  envoie  de  vagues  promesses,  de  banales 
réminiscences  sur  le  bonheur  qu'un  honnête 
homme  ressent  à  payer  ses  dettes  et  sur  Tim- 
portance  d'une  bonne  santé  ! 

Pour  être  juste  envers  madame  de  Warens 
disons  qu'elle-même  n'était  pas  toujours  payée 
régulièrement  de  ce  qui  lui  était  dû.  C'est  ainsi 
qu'en  1756  et  en  août  1757,  elle  fut  obligée  de 
s'adresser  au  sénat  pour  obtenir  le  payement 

1.  D'après  l'original  aux  Archives  de  la  Société  flori- 
montane.  L'adresse  est  ainsi  conçue  :  «  A  Monsieur,  Monsieur 
Lambert,  Baron  Dengeville,  à  La  Caillies  près  d'Annecy  La 
Cailles  ».  Voir  le  fac-similé  de  la  lettre. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  361 

de  sa  pension  de  cent  cinquante  livres  sur 
Challonges  et  de  faire  saisir  dans  ce  but  les 
fermages  dus  par  le  métayer  Henri  Franchet 
au  doyen  de  Sallanches,  messire  de  Rossillon 
de  Mont-Saint-Jean,  qui  mourut  clans  l'inter- 
valle du  premier  arrêt  au  second  '. 
Voici  une  nouvelle  lettre  à  M.  d'Angeville  : 

Le  7e  février  1757.  Nezin. 

C'est  avec  bien  du  regret,  mon  très  cher  Baron, 
que  j 'apprends  que  la  triste  situation  de  votre  Santé 
ressemble  à  la  mienne  qui  est  réduite  aussi  à  ne 
pouvoir  quitter  ni  le  lit  ni  la  chambre.  Je  n'aurais 
pu  vous  l'écrire  plus  tôt  malgré  tout  mon  empres- 
sement à  m'entretenir  avec  vous.  Depuis  les  fêtes  de 
Noël  j'ai  tenu  le  lit  par  des  douleurs  de  goutte  sur 
les  quatre  membres  qui  m'ont  fait  enfler  les  pieds 
et  les  mains  et  causé  une  fluxion  de  poitrine  des 
plus  fâcheuses  et  qui  me  tourmente  autant  que  mes 
dettes.  C'est  tout  dire,  car  il  n'y  a  pas  de  plus  grande 
croix  pour  un  honnête  homme  que  celle  de  devoir  et 
de  ne  pouvoir  payer  aussitôt  qu'on  le  souhaiterait. 
C'est  le  cas  où  je  me  trouve.  Soyez  persuadé,  mon 
très  cher  Baron,  que  les  deux  cent  quinze  livres  que 
je  vous  dois  pour  avoir  nourri  le  Sr  Fabre  me  tien- 
nent plus  à  cœur  qu'à  vous,  jusqu'à  ce  que  vous  en 
soyez  satisfait.  Je  n'ai  pu  comprendre  ce  que  vous  me 
dites,  dans  votre  chère  dernière  au  sujet  du  Sr  Fa- 
bre; c'est  à  vous,  mon  cher  Baron,  à  qui  je  dois,  et 
non  à  lui.  Je  ne  lui  dois  pas  un  denier  grâce  à  Dieu. 

1.  Archives  du  sénat. 


:!G2  MADAME    DE    WARENS 

Je  serais  bien  doublement  charmée  de  voir  arriver 
Pâques,  puisque  ce  temps-là  doit  me  procurer  la 
consolation  de  vous  voir  ici,  ce  qui  serait  pour  moi 
un  plaisir  des  plus  sensibles.  Dieu  vous  amène 
bientôt  en  bonne  santé  que  je  regarde  comme  le 
plus  précieux  bien  de  la  vie  :  si  tôt  qu'elle  est  per- 
due tout  le  reste  est  moins  que  rien,  car  souffrir  de 
grandes  douleurs  dans  un  lit  doré  ou  sous  un  toit 
de  paille  cela  est  égal  suivant  moi.  Si  Dieu  voulait 
me  rendre  la  santé,  je  la  préférerais  à  la  plus  bril- 
lante fortune;  mais  nul  n'a  à  choisir  son  sort.  La 
volonté  de  Dieu  doit  être  la  règle  de  la  nôtre,  sans 
plainte  et  sans  murmure,  se  soumettre  à  notre  sort 
quel  qu'il  puisse  être  :  voilà  ce  que  je  me  propose 
de  faire  avec  l'aide  de  Dieu  le  reste  de  mes  jours; 
c'est  ce  qui  fait  que  je  vous  passe  sous  silence  toutes 
les  injustices  que  l'on  me  fait,  il  faudrait  des  vo- 
lumes pour  vous  en  expliquer  une  partie.  Et  je  prie 
Dieu  qu'il  vous  conserve  et  vous  rétablisse,  et  je 
vous  supplie,  mon  cher  Baron,  de  m'accorder  toute 
la  vie  une  petite  part  dans  votre  souvenir.  Si  vous 
lisiez  dans  le  fond  de  mon  cœur,  vous  vous  trou- 
veriez satisfait  de  mes  sentiments  à  votre  égard; 
protégez  toujours  une  pauvre  veuve  infortunée  i  et 
donnez  souvent  de  vos  chères  nouvelles;  agréez 
les  sentiments  de  ma  reconnaissance  à  vos  bontés 
et  la  respectueuse,  etc. 

La  barone  de  Warens  de  La  Tour. 

Le  notaire  d'Evian  n'avait  pas  touché  un 
denier  du  prix  de  sa  maison  et  n'avait  pu  se 
faire  payer  sur  les  quartiers  de  la  pension  déjà 

1.  Son  mari  était  mort  le  31  octobre  1754. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  363 

engagés  à  d'autres  créanciers.  M.  Jouclon  dut 
en  conséquence  faire  résilier  la  vente.  La  chose 
eut  lieu  à  l'amiable,  le  7  septembre  1757,  à 
Chambéry,  dans  la  maison  des  héritiers 
Flandin.  Madame  de  Warens  se  départit  de  son 
acquisition  du  19  juin  1755,  faute  d'en  avoir 
payé  le  prix.  Elle  céda  en  outre  au  vendeur,  à 
titre  d'indemnité,  une  somme  de  quatre  cent 
quinze  livres  «  à  prendre  sur  la  pension  dont 
elle  jouit  des  libéralités  de  Sa  Majesté1  ». 

La  pauvre  baronne  lutta  jusqu'à  la  dernière 
extrémité.  Le  24  avril  1758,  elle  est  encore 
associée  avec  de  Gourtilles;  ils  obtiennent  ce 
jour-là  l'autorisation  de  transporter  à  l'étran- 
ger, par  les  routes  de  terre  seulement,  quinze 
mille  quintaux  de  charbon  de  terre  2. 

C'est  à  cette  époque,  semble-t-il,  que  Wint- 
zinried  désespérant  de  gagner  sa  vie  et. celle 
de  sa  femme,  sépara  définitivement  ses  inté- 
rêts de  ceux  de  madame  de  Warens.  Il  cher- 
cha à  subvenir  à  ses  besoins  comme  directeur, 
ou  simplement  comme  surveillant  de  travaux 
publics.  Un  ordre  de  l'intendant  général  de 
Savoie,  du  7  août  1758,  le  nomma  inspecteur 

1.  Acte  du  notaire  Buisson. 

2.  Archives  départementales,  série  C. 


364  MADAME    DE    WARENS 

des  travaux  pour  le  mur  de  soutènement  du 
Reclus  au  sommet  de  la  montée  de  Beauvoir 
sur  la  route  de  Chambéry  à  Aix-les-Bains  '. 
Ce  travail  considérable  fut  exécuté  dans  d'excel- 
lentes conditions,  car  il  subsiste  encore  et  se 
trouve  dans  un  état  complet  de  conservation. 

Nous  verrons  plus  loin,  dans  un  rapport  de 
l'intendant  général,  M.  Capris  de  Castella- 
monte,  le  portrait  qu'il  fait  du  chevalier  cle 
Court/Iles  et  les  renseignements,  plutôt  favo- 
rables, qu'il  envoie  à  Turin  sur  son  compte. 

Madame  de  Warens  avait  trouvé  un  nouvel 
associé  en  un  sieur  Roche;  elle  eut  en  outre 
un  secrétaire  dévoué,  M.  Danel 2.  Avec  leur  con- 
cours, elle  avait  pu  établir  une  petite  fabrique 
dans  l'un  des  faubourgs  du  Reclus  ou  de 
Nezin.  Il  s'agissait  cette  fois  d'une  poterie  de 
terre.  Ce  dernier  effort  nous  est  révélé  dans 
une  lettre  ayant  appartenu  au  docteur  Goindet, 
de   Genève,  et   qui   était   adressée  au  baron 

1.  Archives  départementales,  série  C. 

2.  Roche  était  probablement  l'ancien  garde  de  la  fabrique 
du  Reclus.  La  similitude  du  nom  du  secrétaire  Danel  avec 
Claude  Anet  a  fait  supposer  à  quelques  écrivains,  M.  Replat 
entre  autres,  que  Claude  n'était  pas  mort  comme  Rousseau 
l'avait  raconté.  C'était  une  erreur  qui  a  été  dissipée  du  jour 
où  des  recherches  un  peu  soigneuses  ont  fait  découvrir 
l'acte  de  décès  d'Anet  dans  les  registres  de  la  paroisse  de 
Saint-Léger  (Voir  au  chapitre  v.) 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  365 

de  "*,  qui  n'est  autre  que  M.  d'Ange  ville1.  Elle 
est  datée  de  Chambéry,  au  faubourg  de  Nezin, 
le  20  mai  1758  : 

Enfin,  mon  cher  Baron,  je  suis  obligée  d'envoyer 
dans  les  pays  lointains  pour  chercher  à  emprunter 
cinquante  louis,  pour  mettre  fin  à  notre  petite 
fabrique,  attendu  que  mon  associé  ne  peut  point 
disposer  d'aucun  de  ses  revenus,  et  qu'avec  les  plus 
beaux  biens  du  monde,  il  est  situé  dans  un  voisi- 
nage où  il  n'y  a  pas  le  sol  pour  faire  aucun  em- 
prunt pour  l'aider  dans  un  besoin.  Il  faut  donc  que, 
par  force,  je  prenne  le  parti  de  chercher  auprès  de 
mes  connaissances,  le  moyen  de  me  soutenir  en 
faisant  un  petit  emprunt  pour  hâter  notre  grand 
four  et  acheter  du  vernis.  Il  me  faudrait  pour 
acheter  une  fabrique  six  cents  livres  à  présent,  si 
je  manque  la  belle  saison  pour  finir  mon  établis- 
sement, me  voilà  plus  en  arrière  que  jamais,  et  en 
retard  du  travail  pour  une  année  entière.  Voyez, 
mon  cher  Baron,  s'il  vous  serait  possible  de  me 
rendre  service  en  un  cas  si  pressant  en  procurant 
cette  somme  à  M.  Roche,  mon  associé,  ou  en  me  la 
prêtant  sous  caution.  Je  me  recommande  à  vos 
sages  offices  et  sages  conseils  et  prierai  Dieu  chaque 
instant  de  ma  vie  pour  votre  précieuse  conser- 
vation . 

Soyez  assuré  que  ma  reconnaissance  à  vos 
bienfaits  sera  éternelle.  M.  Danel 2,  que  j'envoie 


1.  Œuvres  inédites  de  Jean-Jacques  Rousseau  (édit  de  1825, 
t.  Ier,  p.  16). 

2.  Le  secrétaire  qui  en  1756  se  mourait  d'un  abcès  dans 
la  poitrine. 


.'560  MADAME    DF,    WARENS 

exprès  pour  cela,  pourra  vous  expliquer  toutes 
choses.  Soyez  assuré  que  ceux  qui  auront  la  bonté 
de  nous  prêter  cet  argent  ne  risquent  pas  plus  que 
s'ils  le  gardaient  dans  leur  poche.  M.  Hoche  est 
bien  en  état  de  faire  honneur  à  ses  engagements, 
et  l'application  de  cet  argent  est  pour  une  chose 
qui  est  solide.  Si  Dieu  veut  m'accorder  la  grâce, 
par  le  secours  de  mes  amis,  de  pouvoir  soutenir  ce 
petit  établissement,  c'est  un  pain  quotidien  qui 
me  mettra  à  l'abri  de  bien  des  incertitudes  pour 
l'avenir. 

C'est  ce  qui  fait  que  je  vous  prie  en  grâce  de 
vouloir  me  tendre  la  main,  pour  me  procurer  les 
moyens  de  réussir.  Dieu  vous  le  rendra  et  je  ne  ces- 
serai d'être  avec  la  plus  parfaite  reconnaissance, 
le  plus  entier  dévouement  et  le  plus  profond  res- 
pect, monsieur  et  cher  baron,  votre,  etc. 


La  lettre  suivante  paraît  indiquer  que 
M.  d'Angeville  reçut  honorablement  le  mes- 
sager de  son  amie,  mais  qu'il  ne  lui  prêta  pas 
les  cinquante  louis. 

La  correspondance  s'en  ressentit,  et,  dans 
une  lettre  que  nous  n'avons  pas,  le  baron 
demande  à  madame  de  Warens  si  les  obser- 
vations sévères  qu'il  lui  avait  adressées  l'ont 
éloignée  de  lui.  Le  21  septembre,  elle  lui 
répond  sur  un  ton  enjoué,  se  réservant  de 
lui  envoyer  encore  M.  Danel  lorsqu'elle  pourra 
disposer  d'un  écu.  Son  ambassadeur  lui  racon- 


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ET    JEAN-JACQUES  ROUSSEAU.  367 

tera  alors  ses  aventures  au  sujet  de  la  pauvre 
poterie. 

Cette  lettre  est  scellée  du  petit  sceau  de  ma- 
dame deWarens,  un  amour  tenant  le  doigt  sur 
la  bouche,  avec  cette  légende  :  Muto  i  non  sico'. 

Ce  21  septembre  175S.  Nezin. 
Monsieur 

Je  nay  put  me  résoudre  mon  cher  Baron,  d'avoir 
lhoneur  de  vous  écrire,  que  je  neu  enfin  quelque 
chose  de  terminez,  cependant  comme  il  faudrpits 
des  volumes  pour  vous  instruire  par  écrit  des 
avanture  quil  marivent  aux  sujets  de  ma  pauvre 
fabrique  de  Terrailles,  qui  me  donent  pour  le 
moins  autant  de  peines  que  le  fameux  Donquichotte 
de  la  Menche  en  éprouvât  autrefoy  dans  sa  mon- 
tagne noire,  pour  vous  mètre  tout  à  coup  aux  fet 
de  toutes  ces  choses,  je  prends  la  resolution  des  que 
je  pouray  avoir  un  ecus  a  ma  dispositions  de  vous 
envoier  mon  embassadeur,  qui  vous  expliqueras  le 
tout,  et  vous  vairez  mon  très  cher  Baron  par  preuve 
que  bien  loin  que  votre  stille  sinseire  méloigne  de 
vous,  que  je  vous  suis  sinseirement  atachees  pour 
le  reste  de  ma  vie  et  vous  en  vairez  des  preuvent, 
lorsque  mon  embassadeur  auras  lhoneur  de  vous 
faire  sa  révérence  qui  seras  le  plus  tôt  qu'il  me 
seras  possible,  par  la  raison  que  je  vous  ait  expli- 
ques cy  dessus,  prenez  un  moment  de  patience  je 
vous  prie  et  conservez  moy  vôtre  chère  amitié  ne 
doutes  james  de  la  sinserités  de  la  mienes  et  me 

1.  M.  Replat  a  traduit  la  légende  par  ces  mots  :  muet, 
mais  toujours  tendre.  L'original  de  la  lettre  est  aux  Archives 
de  la  Société  florimontane  oV Annecy. 


368  MADAME    DE    WARENS 

croiiez  jusques  aux  trépas  avec  un  entier  dévoue- 
ments et  la  plus  respectueuse  considération,  mon- 
sieur et  très  cher  Baron, 

Votre  très  humble  et  très  obeysente  servante 
La  barone  de  Warens  de  La  Tour. 

M.  Danel  vous  présente  ces  1res  humbles  obey- 
sence  et  remerciements  de  lhoneur  de  votre  souvenir. 

Madame  de  Warens  apporte  assez  peu  de 
variété  dans  ses  sentiments  et  dans  sa  façon 
de  les  exprimer. 

C'est  peut-être  à  cette  époque  que  la  baronne 
remit  à  M.  Danel,  à  l'occasion  de  l'un  de  ses 
voyages  auprès  de  M.  d'Angeville,  le  billet 
qu'on  va  lire  et  dans  lequel  elle  prie  son  cor- 
respondant de  permettre  de  copier  certain 
manuscrit  contenant  la  recette  de  remèdes 
qu'elle  croit  être  d'une  grande  efficacité. 

Si  Mr  le  Baron  voulait  se  donner  la  peine  de 
livrer  une  copie  de  ce  manuscrit  pendant  un  jour 
que  M.  Danel  aura  l'honneur  de  rester  auprès  de 
lui  et  de  s'informer  à  Annecy  combien  il  en  coû- 
terait pour  en  faire  imprimer  deux  cents  exem- 
plaires en  bons  caractères  de  S1  Augustin  et  en 
bon  papier,  je  lui  serais  fort  obligée  de  m'en 
donner  réponse.  Je  trouve  que  cela  conviendrait 
bien  mieux  d'être  donné  au  public  que  les  orvié- 
tans et  il  y  aurait  plus   d'honneur   et   de   profit 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  369 

à  ce  remède,  que  je  recommande  à  la  protection 
de  M.  le  baron  d'Angeville  et  il  obligera  sa  très 
humble  servante. 

La  barone  de  Warens  de  La  Tour  '. 

M.  d'Angeville,  à  qui  madame  de  Warens, 
bien  qu'elle  lui  dût  probablement  encore  la 
pension  de  Fabre,  n'avait  pas  craint  d'envoyer 
une  demande  d'emprunt  de  cinquante  louis, 
trouvait  sans  doute  la  baronne  fort  indiscrète. 
Il  s'aperçut  que  ses  conseils  étaient  inutiles  et 
lui  tint  rigueur.  Au  milieu  de  décembre  1758, 
madame  de  Warens  lui  adressa  ses  souhaits  de 
bonne  fête.  N'ayant  pas  reçu  de  réponse,  elle 
lui  écrivit,  le  20  janvier  1759  : 

A  Monsieur, 
Monsieur  de  Lambert,  baron  d'Angeville 
à  La  Caille,  près  d'Annecy, 
A  La  Caille  2. 

Monsieur, 

Serait-il  possible,  mon  cher  Baron,  que  vous 
eussiez  le  courage  de  continuer  votre  silence  dans 
cette  nouvelle  année.  Je  vous  ai  offert  mes  vœux 

1.  Extrait  de  l'ouvrage  de  AI.  Arsène  Houssaye  les  Char- 
mettes.  Dans  ce  livre  de  haute  fantaisie,  l'aimable,  mais  peu 
véridique  écrivain  a  placé,  à  côté  de  quelques  documents 
authentiques,  de  nombreuses  pages  prises  dans  les  Mémoires 
de  madame  de  Warens  de  Doppet,  lesquels,  on  le  sait,  ont 
été  forgés  de  toute  pièce  à  l'aide  des  Confessions. 

2.  Paroisse  d'Allonzier. 

24 


370  MADAME    DE    WARENS 

les  plus  sincères  à  l'occasion  des  Saintes  fêtes  de 
Noël;  je  vous  les  réitère  dans  ce  renouvellement 
d'année,  priant  Dieu  qu'il  lui  plaise  vous  l'accorder 
des  plus  heureuses,  avec  grand  nombre  d'autres 
comblées  de  toutes  sortes  de  bénédictions,  et 
que,  dans  tout  le  cours  de  vos  prospérités,  que 
vous  ayez  la  bonté  de  ne  pas  oublier  entièrement 
la  pauvre  veuve  qui  prie  Dieu  tous  les  jours  pour 
vous.  Soyez-en,  je  vous  prie,  bien  persuadé,  de 
même  que  du  parfait  attachement  et  du  respect 
avec  lequel  j'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

La  barone  de  Warens  de  La  Tour. 

Le  pauvre  M.  Danel  est  comme  moi  très  en  peine 
de  votre  silence;  il  vous  prie  de  vouloir  agréer  son 
plus  profond  respect. 

A  la  fin  de  ce  même  mois  de  janvier,  le  pre- 
mier associé  industriel  de  madame  de  Warens, 
Guillaume  Sautier,  comte  de  la  Balme,  seigneur 
de  la  Fournache,  mourait  à  Munich,  où  il  avait 
repris  son  service  de  chambellan  de  son  Altesse 
Électorale  le  duc  de  Bavière  '. 

Nous  arrivons  à  la  dernière  lettre  connue  de 
madame  de  Warens.  Nous  aurions  désiré  y 
rencontrer  quelques  lignes  rappelant  celle  du 
25  janvier    1754;  malheureusement  elles  n'y 

1.  Il  laissait  une  veuve,  Anne  Josephte  de  Carpiuel  et  une 
fille  mineure  ayant  les  prénoms  de  Marie-Louise.  Il  est  pos- 
sible que  madame  de  Warens  fût  sa  marraine. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  371 

sont  pas.  La  pauvre  femme  descend  la  pente  de 
la  misère,  et  pour  vivre,  se  fait  solliciteuse  à 
gages.  C'est  à  un  associé  de  M.  Perrichon, 
semble-t-il,  qu'elle  doit  fournir,  moyennant 
salaire,  une  pièce  importante;  mais  elle  ne  se 
mettra  à  l'ouvrage  qu'après  avoir  reçu  des 
arrhes,  car,  et  son  dernier  mot  est  un  proverbe, 
rien  ne  sort  de  rien. 

Chambéry,  le  10  mars  1760  '. 
Monsieur, 
Suivant  le  mandat  que  vous  m'avez  donné  de 
rechercher  les  titres  dont  vous  avez  besoin  pour 
obtenir  de  votre  Compagnie  une  solution  favorable 
dans  l'affaire  Lalement  j'ai  découvert  grâce  à  l'aide 
de  mes  patrons  -  un  moyen  assuré  de  me  procurer 
en  original  la  pièce  que  vous  savez,  si  toutefois 
elle  existe  encore,  dans  les  bureaux  du  ministère 
espagnol.  Si  on  ne  parvenait  pas  à  la  découvrir 
nous  obtiendrions  de  l'infant  D.  Philippe  un  ordre 
pour  le  marquis  de  VEnsehada  3,  ou  l'intendant 
Deville,  lesquels  fourniraient  une  déclaration  au- 
thentique certifiant  que  le  document  a  existé  à 
la  date  mentionnée  dans  le  mémoire  que  vous 
m'avez  remis.  Voilà  ce  que  je  suis  prête  à  faire  pour 

1.  Revue  britannique,  juin  18o6.  Cette  lettre  y  est  traduite 
sur  le  texte  anglais. 

2.  Nous  avons  déjà  vu  ailleurs  qu'il  faut  protecteurs  au  lieu 
de  patrons. 

3.  On  a  écrit  Lencerade  ;  il  s'agit  du  marquis  de  PEnsenada 
qui  avait  gouverné  en  Savoie  au  temps  de  l'occupation  espa- 
gnole. 


372  MADAME    DE    "WARENS 

vous,  moyennant  que  vous  me  procuriez,  par  le 
moj^en  de  vos  associés  de  Lyon,  une  somme  de 
vingt  à  vingt-cinq  louis,  devant  servir  aux  dépenses 
indispensables.  Je  vous  rendrai  compte  de  l'em- 
ploi de  cette  somme.  Vous  savez  que  vous  pouvez 
vous  fier  à  moi,  ma  conduite  et  ma  probité  vous  sont 
assez  connues,  ainsi  que  mon  zèle  pour  votre  ser- 
vice. Si  vous  voulez  que  nous  réussissions,  il  se 
faut  hâter,  la  personne  qui  doit  agir  se  trouvant 
sur  le  point  de  se  rendre  auprès  de  l'infant,  etc. 

...  Quant  à  la  récompense  que  vous  m'avez  pro- 
mise, en  cas  de  succès,  je  compte  bien  que  vous 
tiendrez  parole.  Je  ferai  tout  au  monde  pour  mener 
l'affaire  à  bien.  Mais  si  vous  ne  m'envoyez  pas 
immédiatement  le  petit  secours  que  je  vous  de- 
mande, rien  ne  peut  réussir.  Rien  ne  sort  de  rien. 
La  barone  de  Warens  de  La  Tour. 


Les  mines,  cependant,  lui  tenaient  toujours 
au  cœur.  Le  24  mai  1760,  au  risque  de  lâcher 
de  nouveau  la  proie  pour  l'ombre,  elle  engagea 
près  d'une  annuité  de  sa  pension  afin  d'acheter 
de  Vidal  et  de  Chardon  la  part  de  la  Société  des 
houillères  qu'ils  avaient  acquise  le  9  août  1757 
de  Jean-Charles  Perrin.  Le  prix  est  de  mille  cent 
soixante  dix-neuf  livres  dont  Chardon  lui  donne 
quittance  en  échange  de  la  cession  qu'elle  lui 
fait  des  quartiers  de  sa  pension  jusqu'à  final 
payement. 

L'acte    est    encore    passé    en    présence    de 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  373 

maître  Jean  Danel  et  dans  la  maison  de  Nezin. 

C'est  le  dernier  acte  de  madame  de  Warens 
que  nous  ayons  retrouvé.  Peu  de  jours  après, 
elle  fut  clouée  dans  son  lit  par  ses  infirmités, 
et,  au  dire  de  M.  de  Gonzié,  «  elle  y  souffrit 
durant  deux  années  et  succomba  avec  les  sen- 
timents d'une  femme  forte  et  bonne  chré- 
tienne '  ». 

La  pauvre  femme  devait  être  bien  oubliée 
lorsque,  le  30  juillet  1762,  le  curé  de  Lémenc 
fit  ses  modestes  funérailles,  et  bien  peu  de  ceux 
qui  l'avaient  connue  jeune  et  brillante,  gravi- 
rent avec  son  cercueil  la  côte  rapide  qui  con- 
duit de  Nezin  au  vieux  cimetière.  A  défaut  de 
pierre  tumulaire  rappelant  le  nom  de  l'étran- 
gère nouvelle  convertie,  le  curé  Gaime,  qui 
était  resté  sans  doute  en  bons  rapports  avec  elle 
depuis  l'époque  où  il  lui  avait  sous-loué  le 
domaine  de  madame  Revil  (1737),  voulut  con- 
server et  honorer  sa  mémoire.  Il  ne  mentionna 
pas  sa  mort  en  deux  lignes  sèches,  suivant 
l'habitude,  mais  il  inséra  dans  les  registres 
paroissiaux  une  courte  notice  de  sa  vie,  où, 


1.  Notice  citée.  En  juillet,  M.  de  Conzié  se  trouvait  dans 
les  montagnes  de  la  Tarentaise  (Voir  plus  loin  sa  lettre  à 
Rousseau  du  6  septembre  1762). 


37*  MADAME    DE    WARENS 

comme  M.  de  Gonzié,  il  affirme  sa  qualité  de 
bonne  chrétienne. 
La  voici  exactement  : 

Le  30  juillet  1762  a  été  ensevelie  au  cimetière  de 
Lemens  dame  Louise  francoise  éléonor  de  la  Tour  veufve 
du  seigneur  baron  de  Warens  native  de  Vevey  canton 
de  Berne  en  Suisse  morte  hyer  sur  les  dix  heures  du 
soir  en  bonne  chrétienne  et  munie  de  ses  derniers  sacre- 
ments âgée  d'environ  soixante  trois  ans,  il  y  avait 
environ  trente  six  ans  qu'elle  fit  abjuration  de  la  Relli- 
gion  protestante  des  lors  elle  a  vécu  dans  nôtre  Relli- 
gion  et  a  fini  ses  jours  dans  le  faubourg  de  Nezin  ou  elle 
habitait  depuis  environ  huit  ans  dans  la  maison  du  Sr  Cré- 
pine elle  a  habité  cy-devant  pendant  environ  quatre  ans 
dans  la  maison  du  Sgr  Marquis  d'alinge  elle  a  passé  le 
surplus  de  sa  vie  depuis  son  abjuration  dans  cette  ville. 

P.  (Philibert:  Gaime, 
Curé  de  Lemens. 

Le  curé  ignorait,  semble-t-il,  le  séjour  de 
madame  de  Warens  à  Annecy,  de  septembre 
1726  à  1731  et  celui  de  1754-1755  en  Cha- 
blais. 

L'on  ne  connaît  pas  l'endroit  précis  où  repose 
la  pauvre  baronne.  En  janvier  1839,  toutefois, 
le  propriétaire  des  Charmettes  M.  G.-M.  Rey- 
mond,  qui  était  aussi  un  habitant  du  faubourg 
Nezin,  écrivait  au  curé  de  Grulïy  : 

Elle  est  moite  au  faubourg  de  Nezin  dans  la  dernière 
maison  à  droite  en  montant,  près  de  la  croix.  Elle  a  été 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  375 

ensevelie  dans  l'église  paroissiale  de  Lémenc.  Selon 
la  tradition  et  suivant  ce  que  je  tiens  moi-même  d'un 
ancien  curé  de  cette  paroisse,  elle  aurait  été  inhumée  à 
peu  près  à  la  place  maintenant  occupée  par  le  tombeau 
et  le  monument  sépulcral  du  général  comte  de  Boigne. 

Ce  serait  ainsi  dans  l'église,  vers  le  milieu 
du  mur  de  gauche. 

M.  Reymond  ne  savait  pas  la  date  de  la  mort 
de  madame  de  Warens;  cependant  l'acte  de 
décès  avait  été  publié  depuis  longtemps.  On 
le  trouve  dans  le  célèbre  Voyage  en  France 
pendant  les  années  1787  à  1790,  tome  II, 
pages  88  et  suivantes.  Son  auteur,  Arthur 
Young,  visita  le  cimetière  de  Lémenc  et  les 
Charmettes  à  la  Noël  de  1789;  le  moment 
était  mal  choisi  et  il  dut  les  trouver  recou- 
verts de  neige. 

Certaines  circonstances  paraissent  indiquer 
que  madame  de  Warens  avait  fait  le  métier 
d'espionne  politique.  Si  les  fautes  de  sa  vie 
privée  et  ses  erreurs  industrielles  ne  lui  avaient 
pas  aliéné  la  faveur  de  la  cour,  c'est  sans  doute 
parce  qu'elle  rendait  au  gouvernement  des 
services  secrets ,  et  c'est  vraisemblablement 
pour  en  faire  disparaître  les  traces  qu'à  sa  mort 
le  fisc  saisit  en  prétextant  l'exercice  du  droit 


376  MADAME    DE    WAREN'S 

d'aubaine  J  la  maison  qu'elle  habitait.  Il  la 
mit  sous  séquestre...  et  l'oublia.  Quatre  ans 
après  le  propriétaire  dut  se  pourvoir  pour  en 
reprendre  l'usage  et  obtenir  une  indemnité. 
On  lui  rendit  sa  maison  en  1768,  mais  il  ne 
fut  payé  qu'en  177G.  C'est  ce  que  nous  apprend 
l'ordre  suivant  adressé  à  M.  Mansoz,  trésorier 
général  de  Savoie  : 

...Sur  la  relation  du  notaire  Crépine  qui  implorait  le 
paiement  du  loyer  de  la  maison  qu'il  possède  dans  le 
faubourg  de  Xezin  et  qui  a  été  retenue  d'autorité  pu- 
blique et  légitime  dès  le  décès  de  madame  de  Warens 
arrivé  en  1702,  jusqu'en  1768,  Sa  Majesté  a  bien  voulu 
pourvoir  à  son  indemnisation,  de  la  manière  que  vous 
avez  proposé,  en  accordant  la  somme  de  quatre  cents 
livres  et  la  remise  [au  Sr  Crépine]  des  meubles  et  effets 
dont  il  est  parlé... 

Turin,  29  mars  1776  2. 

Les  mines  de  la  Haute-Maurienne  continuè- 
rent à  être  exploitées  par  M.  Perrichon  et  ses 
associés.  En  avril  1758,  le  personnel  se  compo- 
sait de  :  François  Perraud  Labranche,  associé, 
mais  seulement  pour  les  mines  de  Bramans, 
Etienne  Durand,  commis,  dauphinois;  Thomas 


1.  Droit  régalien  en  vertu  duquel  les  biens  des  étrangers 
non  naturalisés  appartenaient  au  lise  (Constitutions  du 
royaume  de  Sardaigne;  titre  XII,  livre  6). 

2.  Archives  départementales,  série  C.  Voir  p.  432. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  377 

Knieling,  de  la  province  de  Deux-Ponts;  Fré- 
déric Kraous,  caporal  mineur,  saxon;  Godlip 
Pennot,  Godlip  et  David  Vogt,  et  neuf  ouvriers 
italiens. 

M.  Perrichon  obtint  des  patentes  royales  en 
vertu  desquelles  la  succession  de  ses  employés 
et  ouvriers  étrangers  devaient  échapper  au 
droit  d'aubaine  dans  le  cas  de  décès  de  quel- 
ques-uns d'entre  eux  *. 


1.  Archives  départementales,  série  C.  Cette  pièce  qualifie 
l'ancien  prévôt  des  marchands  de  chevalier  de  l'ordre  du 
roy  (de  France),  conseiller  d'État  ordinaire,  seul  intéressé 
aux  minières. 


CHAPITRE   XII 

(1762-1768) 


•Condamnation  de  l'Emile  par  le  Parlement  de  Paris  et  par 
le  Conseil  de  Genève.  —  Rousseau  s'enfuit  de  Mont- 
morency et  s'installe  à  Motiers-Travers;  il  revient  au  cal- 
vinisme et  reçoit  la  cène.  —  II  s'habille  en  Arménien.  — 
M.  de  Conzié  lui  adresse  ses  condoléances  à  propos  de  la 
condamnation  de  V Emile.  —  Réponse  de  Rousseau;  il 
demande  des  nouvelles  de  madame  de  Warens.  —  M.  de 
Conzié  lui  apprend  sa  mort  et  l'invite  à  venir  aux  Char- 
mettes.  —  Rousseau  renonce  à  son  droit  de  bourgeoisie 
à  Genève.  —  M.  de  Conzié  invite  de  nouveau  Rousseau  à 
se  rendre  à  Chambéry.  —  Jean-Jacques  renonce  à  son 
voyage,  parce  qu'il  se  croit  près  de  mourir.  —  M.  de 
Conzié  lui  envoie  une  critique  de  YÉmile  par  le  P.  Gerdil. 
—  Réponse  de  Rousseau.  —  Au  printemps  de  1764,  M.  de 
Conzié  offre  un  refuge  à  Jean-Jacques  et  à  Tbérèse  dans 
son  château  d'Arenthon.  —  Départ  de  Rousseau.  —  Il  s'ar- 
rête à  Thonon  et  revient  malade  à  Motiers.  —  Pressante 
invitation  de  M.  de  Conzié;  description  d'Arenthon  et  de 
la  r/enlilhommière.  —  Lettre  de  M.  de  Conzié  à  lord  Keith; 
à  Rousseau.  —  Lord  Keith  cherche  à  assurer  un  asile 
à  Jean-Jacques  en  Silésie,  à  Venise,  en  Angleterre,  en 
Savoie.  —  Rousseau,  attaqué  à  coups  de  pierres,  s'enfuit 
de  Motiers;  se  réfugie  en  Angleterre;  revient  en  France 
et  se  fait  appeler  Renou;  il  est  à  Lyon  en  juin  1768.  —  Il 
va  à  la  Grande-Chartreuse  et  à  Chambéry.  —  Il  revient 
•en  Dauphiné  et  s'installe  à  Bourgoin  avec  Thérèse  qu'il 


MADAME    DE    WARENS    ET    J.-J.    ROUSSEAU.      371» 

proclame  son  épouse.  —  Madame  Renou.  —  Retour  à  Paris. 
—  Les  Rêveries;  les  dernières  lignes  de  Rousseau  sont  pour 
madame  de  Wareus.  —  Il  meurt  à  Ermenonville. 


Au  moment  où  madame  de  Warens  se  mou- 
rait, Rousseau,  échappant  assez  facilement  à 
l'ordonnance  de  prise  du  corps  décernée  contre 
lui,  le  9  juin  1762,  par  le  Parlement  de  Paris, 
quittait  Montmorency  et  arrivait  en  fugitif  à 
Yverdun  chez  M.  Roguin.  Le  19  juin  ',  le 
Conseil  de  Genève  ordonnait  à  son  tour  que 
le  Contrat  social  et  Y  Emile  seraient  brûlés  par 
le  bourreau  et  que  l'auteur  serait  appréhendé 
au  corps,  s'il  venait  sur  le  territoire  de  la 
République. 

Le  4  juillet,  Jean-Jacques  écrit  à  la  comtesse 
de  Boufllers  (lettre  GGGXXV)  que  le  décret  de 
Genève  est  en  grande  partie  dû  à  l'influence  de 
Voltaire.  Ne  se  croyant  plus  en  sûreté  dans  les 
terres  bernoises,  il  s'en  va  dans  la  principauté 
de  Neufchàtel  appartenant  au  roi  de  Prusse,  et, 
le  10  juillet,  arrive  à  Motiers-Travers.  Made- 
moiselle Le  Vasseur  l'y  rejoint  le  27,  et  il  vit 
quelques  jours  presque  tranquille  sous  la  pro- 


1.  E.  Ritter,  le  Conseil  de  Genève  jugeant  les  Œuvres  de 
Rousseau  (Genève,  librairie  Georg,  1883);  —  Documents  re- 
cueillis  par  Marc  Viridcl  (Genève  1850). 


380  MADAME    DE    WARENS 

tection  bienveillante  de  lord  Georges  Keilh  qui 
gouvernait  le  [pays  pour  le  grand  Frédéric. 
Bientôt  il  est  obsédé  de  lettres,  «  ayant  besoin 
de  dix]  mains  et  de  dix  secrétaires  pour  y 
répondre  »,  et  accablé  sous  les  coups  de  ses 
adversaires.  Le  décret  de  Genève  surtout 
l'avait  affligé.  Il  écrit  qu'il  prend  la  résolution 
de  renoncer  à  sa  patrie  et  même  d'y  renoncer 
publiquement.  Vers  la  fin  d'août,  il  riposte  à 
l'attaque  du  Conseil  genevois  en  faisant  acte 
public  de  protestant  'pratiquant-,  et,  un  di- 
manche, le  pasteur  de  Motiers,  M.  de  Monl- 
mollin,  l'admet  à  la  sainte  table  \  Pour  être 
physiquement  plus  à  l'aise,  il  revêt  le  costume 
d'Arménien,  et  afin  de  tranquilliser  les  cours 
il  se  met  à  fabriquer  des  lacets  et  travaille 
devant  sa  porte  en  causant  avec  les  pas- 
sants \ 

Parmi  les  lettres  qui  affluaient  à  Motiers,  il 
en  arriva  une  que  Jean-Jacques  dut  accueillir 
avec  joie.  Elle  était  de  M.  de  Gonzié,  qui  repre- 


1.  Confessions,  livre  XII;  et  lettre  CCCXLIV  à  Jacob  Vernet. 

2.  Au  nombre  des  jeunes  mères  auxquelles  il  envoie  des 
lacets  est  une  demoiselle  Galley  qui  s'était  mariée  au  prin- 
temps de  1764.  Elle  n'a  que  le  nom  de  commun  avec  made- 
moiselle Galley  de  Thônes  dont  le  mariage  remontait  à 
1739  (Confessions,  livre  XII). 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  381 

nant   une   correspondance    suspendue   depuis 
assez  longtemps,  lui  écrivait  : 

D'Arentlion,  ce  6  septembre  1762  *. 

Quel  pays  que  vous  ayez  habité,  monsieur,  dès  votre 
départ  de  celuy-cy,  votre  santé  et  votre  sort  ont  tou- 
jours été  deux  objets  que  mon  cœur  n'a  jamais  perdu  de 
vue,  par  l'intérêt  constant  qu'il  a  pris  à  votre  conserva- 
tion ainsi  qu'à  votre  félicité. 

A  mon  retour  des  plus  hautes  montagnes  de  la  Taren- 
taise,  où  je  n'ay  esté  occupé  pendant  plus  de  trois  mois 
que  de  minéralogie  et  métallurgie,  j'ay  scu  que  vous 
aviez  esté  forcé  de  quitter  votre  séjour  de  Montmorency. 
Mon  premier  empressement  à  mon  passage  à  Genève 
pour  me  rendre  icy  dans  ma  terre,  a  été  de  m'informer 
du  lieu  où  vous  aviez  fixé  votre  résidence.  L'ayant 
appris,  je  me  suis  déterminé  sur  le  champ  de  me  rap- 
peler à  votre  souvenir,  mon  cher  monsieur,  dans  l'espoir 
que  vous  recevriez  sans  ennuy  ny  répugnance,  les  nou- 
velles assurances  de  mes  anciens  et  tendres  sentiments 
pour  vous,  et  l'aveu  que  je  vous  fais  combien  ils  ont 
esté  cruellement  affectés  de  la  flétrissure  que  vient 
d'essuyer  votre  incomparable  livre  d'Emile,  laquelle 
prive  tant  d'honnêtes  gens  des  meilleures  leçons  que 
vous  ayés  encore  données.  Se  peut-il,  mon  ancien  ami, 
que  vous,  de  qui  tous  les  écrits  n'ont  jamais  tendus 
qu'à  rectifier  l'homme  pour  le  rendre  heureux,  vous 
vous  soyez  laissé  entraîner  par  des  idées  qui  quoique 
supprimées  dans  votre  traité  n'auroient  rien  diminué  de 
la  solidité  et  conviction  des  principes  fondamentaux  que 
vous  y  avez  donnés,  et  qui  m'ont  parus  si  propres  à 
incorporer  voluptueusement  dès  l'enfance,  si  j'ose  me 
servir  de  cette  expression,  la  véritable  vertu  et  les  sciences 
dans  l'homme,  sans  le  rendre  esclave  de  cette  routine 

1.  Arenthon,  village  savoisien  situé  en  Faucigny,  à  trois 
ou  qualre  lieues  de  Genève. 


:$82  MADAME    D  F.    WARENS 

fastidieuse  des  préceptes  dont  nous  avons  l'ait  usage 
jusqu'à  présent,  laquelle  communément  luy  en  donne 
plus  de  dégoût  que  l'heureuse  envie  de  les  adopter. 

Ne  vous  seriez  vous  donc  surpassé,  mon  cher  Rousseau, 
dans  votre  admirahle  traité  d'éducation,  que  pour  faire 
regretter  aux  trois  quarts  des  humains  de  ne  pouvoir 
anoblir  leurs  cœurs,  enrichir  leurs  esprits  et  graver  dans 
celui  de  leurs  enfants  vos  judicieux  avis  :  non,  je  ne  le 
saurois  soupçonner.  Je  n'attribue  qu'à  un  écart  momen- 
tanément échappé  à  votre  imagination,  auquel  votre 
cœur  n'a  eu  aucune  part,  ce  que  vous  dites  de  si  opposé 
à  ma  religion,  que  je  ne  doute  nullement  être  encore  la 
vôtre,  parce  qu'elle  n'a  jamais  eu  d'ennemi  aussi  ver- 
tueux que  vous  mon  ancien  ami,  et  autant  désireux 
des  solides  avantages  de  vos  frères.  Voilà  ma  vraye 
façon  de  penser.  La  flatterie  n'y  a  nulle  part,  je  vous  le 
jure  ;  ce  vice  qui  sait  captiver  tant  de  mortels  a 
heureusement  toujours  été  à  mes  yeux  un  monstre 
méprisable. 

Sans  des  travaux  champêtres  dont  on  ne  doit  point 
renvoyer  l'exécution  quand  on  a  comme  moy  cinquante- 
cinq  ans,  et  qu'on  veut  jouir  promptement  de  ses  tra- 
vaux, je  vous  serois  sûrement  allé  voir,  mon  cher  Rous- 
seau, et  passer  quelques  jours  délicieux  avec  vous,  non 
pour  apprendre  de  votre  bouche  ces  conseils  admira- 
bles pour  l'éducation  de  mes  enfants,  car  j'ay  constam- 
ment conservé  mon  état  de  garçon;  mais  bien  pour  me 
procurer  la  douceur  de  vous  voir,  de  vous  entendre  et 
de  vous  confirmer  face  à  face  que  je  suis  toujours  aussi 
vivement  à  la  fin  de  l'automne  de  mon  âge  que  je 
l'étois  dans  le  printemps  de  mes  jours,  le  sincère  ser- 
viteur et  ami  de  mon  cher  Rousseau, 

De  Conzié  des  Guarmettes. 

Si  vous  me  faites  le  plaisir  de  me  donner  de  vos  nou 
velles,  adressez  les  simplement  à  MM.  Touchay  et  Le 
Fort,  marchands  drapiers  à  Genève,  qui  me  les  feront 
parvenir.  Mon  cœur  s'attend  à  cette  satisfaction. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  383: 

Rousseau  ne  fit  pas  attendre  sa  réponse. 
Après  avoir  protesté  quïl  ne  se  sentait  pas 
flétri  par  la  condamnation  de  Y  Emile  à  Paris 
et  à  Genève,  il  demanda,  à  M.  de  Gonzié  des 
nouvelles  de  madame  de  Warens  dont,  à  la  fin 
de  septembre,  semble-t-il,  il  ignorait  encore 
la  mort. 

M.  de  Gonzié  lui  écrit  : 

D'Arenthon,  ce  i.  octobre  1762. 

Mon  cœur  et  ma  constante  estime  pour  vous,  mon 
cher  Rousseau,  méritoient  le  retour  flatteur  que  vous 
me  témoignez  dans  votre  réponse,  et  quoique  ce  soit,, 
j'ose  vous  le  dire,  un  tribut  que  vous  me  devez  je  n'y 
suis  pas  moins  sensible. 

Il  faut  que  je  me  sois  mal  expliqué,  mon  respectable 
ami,  en  vous  écrivant  que  je  vous  plaignois  à  cause  de  la 
flétrissure  de  votre  Emile,  puisque  j'ay  adopté  depuis 
très  longtemps  ce  principe  du  grand  Corneille,  que 

Le  crime  fait  la  honte  et  non  pas  l'échafaud. 

il  est  vray  que  ce  que  vous  me  mandez  ne  me  console 
point  de  ce  que  nombre  de  mortels  communément  plus 
foibles  par  préjugés  et  caractère  que  par  vertu  seront 
privés  de  vos  préceptes  si  avantageux  au  bien  social. 
Quant  à  votre  profession  de  foi,  je  n'en  saurois  être 
inquiet;  elle  est  trop  clairement  et  dignement  exprimée 
dans  votre  réponse  à  M.  d'Alembert  quand  Vous  dites 
que  les  livres  qui  font  la  base  de  notre  religion  vous 
consolent  lorsque  les  autres  vous  ennuyent,  et  que  vous 
ne  pouvez  les  lire  sans  devenir  toujours  plus  vertueux, 
ainsi  nulle  dispute  entre  nous  deux. 

Que  je  reconnais  bien  votre  cœur,  mon  cher  Rousseau. 


384  MADAME    DE   WARENS 

de  mésestimer  le  poète  Voltaire,  et  par  une  sûre  consé- 
quence de  ne  pas  l'aimer;  je  vous  avoue  que  j'ay  ce 
commun  avantage  avec  vous.  Je  ne  prise  l'esprit  et  les 
talents  que  lorsqu'on  en  fait  usage  pour  familiariser 
avec  la  vertu  et  la  rendre  aimable  à  ses  frères;  quant 
au  jongleur  Tronchin,  il  m'est  inconnu  en  tous  sens.  — 
J'ay  un  plaisir  essentiel  à  vous  demander,  mon  cher  amy 
qui  est  que  vous  ayez  la  complaisance  de  me  marquer 
dans  vos  premiers  moments  de  loisir  les  noms  de  tous 
vos  écrits  et  les  moyens  de  me  les  procurer  tous,  vou- 
lant à  quelque  prix  que  ce  soit  me  munir  de  tous  ces 
secours  pour  ma  vieillesse.  Entre  autres  je  suis  en 
cherche  dès  longtemps  de  votre  Contrat  social,  sans 
avoir  pu  le  découvrir.  On  m'a  assuré  que  c'étoit  un  de 
vos  chefs-d'œuvre;  éclairez  moy  je  vous  conjure  sur  ce 
point. 

Vous  voulez  que  je  vous  parle  de  notre  digne  amie  la 
baronne  de  Warens;  quelques  réflexions  mal  réfléchies, 
me  firent  passer  sur  cet  article  lorsque  je  vous  écrivis; 
mais  à  présent,  je  vous  dirai,  mon  cher  Rousseau,  qu'elle 
est  actuellement  heureuse,  ce  quelle  n'étoit  pas  il  y  a 
environ  dix  semaines,  puisqu'à  ce  terme  elle  a  quitté  ce 
bas  monde  où  elle  vivoit  accablée  de  maladies,  de 
misères,  abandonnée  des  injustes  humains;  voilà  je  ne 
doute  pas  sa  belle  âme  récompensée  de  ses  vertus  et  de 
ses  souffrances.  Si  vous  étiez  moins  philosophe,  ou  pour 
parler  plus  clairement,  moins  raisonnable,  j'essayerois 
de  vous  présenter  quelques  motifs  de  consolation;  mais 
je  sais  que  vous  n'en  avez  pas  besoin,  intimement  per- 
suadé comme  je  le  suis  que  vous  savez  chérir  le  bon- 
heur réel  de  vos  amis  aux  dépens  même  de  votre  satis- 
faction. J'ay  toujours  respecté  cette  aimable  femme, 
surtout  depuis  l'aveu  confident  qu'elle  me  fit  des  motifs 
qu'elle  avoit  de  ne  vouloir  partager  son  cœur  avec 
d'autres  qu'avec  vous  mon  cher  Rousseau.  Cet  aveu  de 
son  sexe,  peu  porté  à  ce  genre  de  naïvetés  réfléchies,  luy 
a  mérité  les  hommages  constants  que  je  rendrai  à  ses 
vertus  jusqu'à  mon  dernier  soupir.  Voilà,  mon  cher  ami, 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  385 

ce  qu'il  en  est  de  cette  digne  femme.  Comme  elle  est 
morte  quelques  jours  après  mon  départ  de  Chambéry, 
on  m'a  informé  que  nos  financiers  royaux  sous  le  pré- 
texte d'aubaine  avaient  fait  cacheter  sa  cabane,  mais 
leur  cupidité  aura  été  peu  assouvie,  puisqu'ils  n'auront 
trouvé  chez  elle  que  des  témoignages  de  sa  piété  et  des 
preuves  de  sa  misérable  situation;  mais  parlons  d'autres. 

Oui,  mon  cher  Rousseau,  mon  coeur  désire  ardem- 
ment de  vous  embrasser  et  je  n'oublieray  rien  pour  me 
procurer  cette  consolation.  A  votre  tour,  malgré  votre 
perte,  arrangez  vos  projets  pour  venir  passer  quelques 
jours  avec  moy  dans  mon  ermitage  des  Charmettes  qui 
fait  les  délices  de  ma  vie;  j'y  ay  petites  cellules,  bon 
lait,  beaux  fruits,  bonnes  châtaignes  et  beaucoup  de 
tranquillité,  car  je  n'y  vois  qu'un  petit  nombre  d'amis  à 
l'abri  totalement  du  brouard  et  ennuy  du  grand  monde. 
Voyez  de  m'accorder  cette  faveur,  elle  est  due  à  l'estime, 
à  l'amitié  que  vous  m'avez  inspiré  dans  ce  séjour  et  que 
la  réflexion  n'a  fait  que  cimenter  dans  mon  cœur  où 
vous  avez  toujours  un  rang  aussy  décidé  que  distingué. 

Bonjour  ami  aussi  respecté  que  chéri  par  le  vieux 

Conzié. 


C'est  bien  par  cette  lettre  de  M.  de  Conzié 
que  Jean-Jacques  connut  la  mort  et  la  déli- 
vrance de  celle  qui  l'avait  initié  aux  travaux 
de  l'intelligence,  qui  l'avait  poussé  à  ces  études 
de  politique  sociale  dont  les  résultats  re- 
muaient si  vivement  les  esprits  et  allaient 
bientôt  bouleverser  les  nations. 

Gomment  reçut-il  la  nouvelle?  Avec  atten- 
drissement sans  doute;  et  son  cœur  dut,  un 
instant,  battre  aussi  fort  qu'aux  jours  de  la 

25 


380  MADAME    DE    WARENS 

jeunesse,  à  ce  rappel  de  l'amour  exclusif  que 
madame  de  Warens  avait  eu  pour  lui.  Mais 
les  nécessités  de  la  polémique  qu'il  soutenait 
alors  l'arrachèrent  bien  vite  à  ces  souvenirs 
heureux  et  au  regret  de  n'avoir  pas  adouci  les 
derniers  moments  de  la  bienfaisante  maman. 
Dans  la  correspondance,  même  dans  celle  qui 
continue  avec  M.  de  Gonzié,  il  semble  qu'il 
n'est  plus  question  d'elle;  dans  les  Confessions, 
pourtant,  il  lui  adresse  un  dernier  adieu,  mais 
trop  incidemment.  Confondant  un  peu  les  épo- 
ques, et  après  avoir  rappelé  la  mort  du  maré- 
chal de  Luxembourg,  son  protecteur,  il  dit  : 

Ma  seconde  perte,  plus  sensible  encore,  et  plus 
irréparable,  fut  celle  de  la  meilleure  des  femmes  et 
des  mères,  qui,  déjà  chargée  d'ans  et  surchargée 
d'infirmités  et  de  misères,  quitta  cette  vallée  de 
larmes  pour  passer  dans  le  séjour  des  bons,  où 
l'aimable  souvenir  du  bien  que  l'on  a  fait  ici-bas, 
en  fait  l'éternelle  récompense.  Allez,  âme  douce  et 
bienfaisante,  auprès  des  Fénelon,  des  Bernex,  des 
Catinat,  et  de  ceux  qui,  dans  un  état  plus  humble, 
ont  ouvert  comme  eux  leurs  cœurs  à  la  charité 
véritable  ;  allez  goûter  le  fruit  de  la  vôtre,  et  pré- 
parer à  votre  élève  la  place  qu'il  espère  un  jour 
occuper  près  de  vous  !  Heureuse  dans  vos  infor- 
tunes, que  le  ciel  en  les  terminant  vous  ail  épargné 
le  cruel  spectacle  des  siennes  ! 

Craignant  de  contrister  son  cœur  par  le  récit  de 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  387 

mes  premiers  désastres,  je  ne  lui  avais  point  écrit 
depuis  mon  arrivée  en  Suisse  ;  mais  j'écrivis  à  M.  de 
Gouzié  pour  m'informer  d'elle  et  ce  fut  lui  qui  m'ap- 
prit qu'elle  avait  cessé  de  soulager  ceux  qui  souf- 
fraient, et  de  souffrir  elle-même.  Bientôt  je  cesserai 
de  souffrir  aussi  ;  mais  si  je  croyais  ne  pas  la  revoir 
dans  l'autre  vie,  ma  faible  imagination  se  refuse- 
rait à  l'idée  du  bonheur  parfait  que  je  m'y  promets  *. 

A  la  fin  de  décembre  1762,  M.  de  Conzié 
adresse  à  Rousseau  ses  souhaits  de  bonne 
année  et  lui  rappelle  sa  promese  de  venir,  au 
printemps  de  1763,  passer  quelques  jours  au 
Gharmettes  avec  lui. 

De  Chambéry,  ce  31  décembre  1762. 

Longues  années,  santé  parfaite,  vie  douce  et  tranquille 
voilà  les  vœux  que  mon  cœur  forme  pour  votre  compte, 
mon  vertueux  ami,  et  que  je  me  fais  fête  de  rappeler  à 
votre  cher  souvenir  :  n'oubliez  pas  celle  dont  vous  m'avez 
flatté,  en  me  donnant  le  doux  espoir  de  vous  embrasser 
ce  printemps  dans  ma  solitude  des  Charmettes  :  ne 
négligez  rien,  je  vous  conjure,  pour  me  réaliser  cette 
douceur. 

Je  vous  avais  mandé  par  ma  dernière  tout  mon  désir 
de  me  procurer  votre  Contrat  social;  je  vous  fais  part 
que  finalement,  à  force  de  recherches,  je  me  le  suis  pro- 
curé. Je  ne  saurois  vous  dire  à  quel  point  je  suis  en- 
chanté de  voir  votre  constante  façon  de  penser  pour  le 
bien  de  l'humanité,  et  tous  les  moyens  que  vous  lui 
tracez  pour  l'amener  à  la  vertu. 

Je  vous  dirai  encore  qu'on  m'a  joint  à  cet  envoi  le 

1.  Confessions,  livre  XU. 


388  MADAME    DE   WARENS 

recueil  qu'a  fait  le  respectable  auteur  du  Philosophe  chré- 
tien, des  sentences  contenues  dans  votre  Héloise  qu"il  a 
intitulé  :  L'Esprit  de  Julie.  J'en  fais  mon  vade  mecum, 
car  je  ne  me  rassasie  point  de  le  relire.  D'abord,  parce 
que  ces  pensées,  dictées  par  vous,  charment  mon  cœur, 
persuadent  mon  esprit  et  me  paroissent  élever  mes  idées 
et  annoblir  mes  sentiments. 

On  me  mande  de  Turin  qu'un  père  Jardy  travaille  à 
la  critique  de  votre  Emile,  je  n'en  suis  pas  fort  en  peine, 
cela  donnera  un  nouvel  éclat  à  vos  préceptes.  Si  vous 
en  étiez  curieux  je  vous  la  procurerai  aussitôt  qu'elle 
éclora.  Donnez  moi  des  nouvelles  de  votre  santé,  mon 
cher  ami,  qu'on  m'a  dit  être  toujours  dérangée,  vous 
me  devez  ce  tribut,  étant  autant  que  je  le  suis  tout  à 
vous  de  cœur  et  d'àme. 

Conzié. 

Si  vous  me  répondez,  mettez  votre  lettre  sous  l'adresse 
de  M.  Touchay  à  Genève. 


Le  projet  de  Jean-Jacques  d'aller  revoir 
Chambéry,  les  Gharmettes,  les  anciens  amis  et 
de  s'agenouiller  sur  la  tombe  encore  fraîche 
de  Lémenc  était  sérieux  :  mais  la  route  di- 
recte, par  Genève,  lui  était  comme  interdite. 

Le  11  mars  1763,  il  écrit  de  Motiers  au 
prince  de  Wittemberg  : 

...  J'ai  pris  en  dégoût  ce  pays  et  ses  arrogants 
ministres.  Je  puis,  s'il  le  faut,  rester  par  devoir 
devant  l'orage,  mais  quand  il  sera  calmé  je  veux 
m'en  aller.  Je  balance  entre  deux  choix  :  la  Savoie 
s'il  se  peut,  et  Venise;  car,  pour  l'Angleterre  elle 
est  trop  loin.   Mon  inclination   est  tout  entière 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  389 

pour  la  Savoie;  mais  cela  ne  dépend  pas  de  moi. 
Il  faudra  voir  ce  que  pourra  faire  M.  de  Conzié. 
Je  ne  me  souviens  pas  si  je  lui  ai  recommandé  le 
secret;  mais  si  j'y  ai  manqué,  j'ai  eu  tort,  car  il 
est  de  la  plus  grande  importance .  Pour  mieux  le 
couvrir,  je  voudrais  laisser  transpirer  mystérieu- 
sement celui  de  Venise...  Mon  dessein  même  en 
cas  de  retraite,  est  de  côtoyer  le  lac  '  et  d'aller 
jusqu'en  Valais,  comme  pour  passer  en  Italie,  puis 
de  couper  à  droite  dans  les  montagnes  pour  entrer 
par  le  Val  d'Aoste  ou  la  Tarentaise.  Malheureuse- 
ment je  ne  sais  pas  ces  chemins-là...  J'aurai  le 
temps  de  ruminer  tout  cela  jusqu'à  la  helle  sai- 
son... Je  suis  extrêmement  tenté  de  changer  de  nom 
et  de  disparaître  pour  le  reste  de  mesjours,  de  des- 
sus la  face  de  la  terre  2. 

Rousseau  avait  espéré  que  le  Conseil  de  Ge- 
nève rapporterait  le  décret  de  prise  de  corps. 
Lorsqu'il  voit  qu'on  le  maintient,  son  indigna- 
tion est  à  son  comble.  En  avril  1763,  il  s'écrie  : 
«  la  rage  des  Genevois  est  inconcevable  »  !  et 
le  12  mai,  il  notifie  à  M.  Fabre,  premier  syndic, 
sa  renonciation  à  son  droit  de  bourgeoisie  et 
de  cité  dans  la  ville  et  république  de  Genève. 

J'abdique  à  perpétuité  mon  droit  de  bourgeoisie.. . 
Mais,  monsieur,  ma  patrie,  en  me  devenant  étran- 

1.  La  rive  droite  (suisse)  du  Léman. 

2.  Correspondance  et  Œuvres  inédites,  p.  399.  En  1763, 
M.  de  Conzié  était  l'un  des  syndics  (maires)  de  la  ville  de 
Ghambéry. 


390  MADAME    DE    WARENS 

gère,  ne  peut  me  devenir  indifférente;  je  lui  reste 
attaché  par  un  tendre  souvenir  et  je  n'oublie  d'elle 
que  ses  outrages.  Puisse-t-elle  prospérer  toujours 
et  voir  augmenter  sa  gloire!  Puisse-t-elle  abonder 
en  citoyens  meilleurs  et  surtout  plus  heureux  que 
moi!  (Lettre  CCGVI). 

Peu  de  jours  auparavant,  M.  de  Gonzié  s'était 
rendu  dans  la  terre  d'Altemogne,  au  pays  de 
Gex,  à  l'occasion  de  la  mort  de  son  frère  con- 
sanguin. Il  invite  Rousseau  à  venir  le  rejoindre 
à  Genève  ou  bien  à  Arenthon  afin  qu'il  puisse 
l'emmener  aux  Charmettes. 

D'Allemogne,  ce  28  avril  1763. 

Me  voicy  mon  respectable  amy  dans  la  terre  de  mon 
neveu,  limite  de  votre  patrie,  pour  lui  aider  dans  les 
embarras  que  lui  laisse  la  mort  de  son  père.  Si  ma  pré- 
sence ne  lui  étoit  pas  si  nécessaire,  et  mon  prompt 
retour  à  Chambéry  si  indispensable,  j'aurois  sûrement 
entrepris  la  route  de  votre  séjour,  qu'on  m'a  assuré  être 
charmant,  pour  vous  y  aller  embrasser;  mais  cette  dou- 
ceur ne  m'est  pas  permise  pour  le  présent.  Ne  pourriez 
vous  point,  cher  ami,  me  dédommager  de  cette  fâcheuse 
privation  en  me  venant  joindre  à  Genève  ou  dans  ma 
terre  d'Arenthon,  qui  n'en  est  qu'à  deux  lieues,  d'où  je 
vous  conduirais  aux  Charmettes  dans  une  petite  cellule 
qui  assortiroit  votre  goût  pour  la  simplicité;  je  compte 
m'y  rendre  le  10  du  mois  prochain.  Si  vous  pouvez 
accorder  cette  faveur  à  mon  cœur,  mandez  le  moy  par  le 
premier  courier  et  vos  arrangements,  en  m'adressant 
votre  réponse  à  Genève,  où  en  passant  j'ay  vu  votre  lettre 
à  M.  de  Be'aumont  !  ;  rien  selon  moy  n'y  manque  que  de 

1.  La  rélèbre  réponse  à  l'archevêque  de  Paris. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  391 

ne  l'avoir  pas  écrite  à  nos  Charmettes,  où  on  y  respire 
un  air  de  sérénité  et  de  tranquillité  qui  met  un  certain 
bien-être  dans  le  cœur.  Le  mien  soupire  sans  cesse  que 
le  vôtre  en  soit  comble,  et  pour  vous  savoir  et  voir,  mon 
cher  ami,  aussi  heureux  et  content  que  je  le  serai, 
quand  vous  serrant  dans  mes  bras,  je  pourrai  face  à 
tace  vous  répéter  combien  je  vous  estime,  vous  chéris, 
et  partage  vos  peines. 

Conzié. 

Rousseau  ne  put  se  rendre  à  Arenthon,  mais 
il  semble  qu'il  avait  accepté  d'aller  à  Cham- 
béry.  Il  avait  fait  part  de  son  projet  à  M.  Moul- 
tou  qui,  le  7  juin  1763,  le  dissuade  de  passer  par 
Genève  et  lui  propose  ce  tempérament  : 

Allez  à  Chambéry  mais  avant  d'entrer  à  Genève 
arrêtez-vous  à  Coppet  ou  à  Genthod.  S'il  y  a  quelque 
chose  de  nouveau  qui  doive  vous  empêcher  de  paraître, 
je  vous  y  enverrai  la  chaise;  s'il  n'y  a  rien  vous  vous 
arrêterez  tant  qu'il  vous  plaira.  Je  crois  même  qu'il 
conviendra  toujours  que  vous  ne  fassiez  qu'y  coucher 
et  que  vous  n'y  séjourniez  qu'à  votre  retour. 

Jean-Jacques  résolut  alors  d'éviter  sa  ville 
natale  *,  et,  le  7  juillet,  il  écrit  à  Gauffecourt, 
qu'il  sait  être  à  Genève,  de  lui  dire  s'il  doit  se 
rendre  à  Aix  pour  sa  santé  ou  pour  ses  plaisirs. 

Je  crois,  dit-il,  que  je  mourrais  de  joie  en  vous 
serrant  dans  mes  bras.  Je  traverserais  le  lac,  le 


1.  Jean-Jacques  Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis,  t.  1er, 
p.  92. 


392  MADAME    DE    WARENS 

Chablais,  le  Faucigny  pour  vous  aller  joindre. 
L'amitié  me  donnerait  des  forces;  la  peine  ne  me 
coûterait  rien  l. 

Mais  sous  la  préoccupation  qu'il  a  de  sa  mort 
prochaine,  Rousseau  renonce  à  son  projet,  et,  au 
commencement  d'août,  il  écrit  à  M.  Moultou  : 

Dites  au  cher  Gauffecourt  que  j'ai  un  extrême 
regret  de  ne  pouvoir  l'accompagner;  je  le  désirais 
trop  pour  devoir  l'espérer.  Qu'il  ne  manque  pas 
d'embrasser  pour  moi  M.  de  Conzié,  comte  des  Char- 
mettes,  et  de  lui  témoigner  combien  j'étais  disposé 
à  me  rendre  à  son  invitation  2... 

Le  14  novembre,  M.  de  Conzié,  qui  avait 
reçu  l'ouvrage  du  père  Gerdil  s,  l'envoie  à 
Rousseau  avec  la  lettre  suivante  : 

Des  Charmcttes.  ce  ii  novembre  1763. 

Comment  vous  portez-vous,  ami  respectable  :  Voilà 
l'essentiel  de  mon  billet,  parce  qu'on  m'a  assuré  que 
votre  santé  est  toujours  très  dérangée.  Vous  trouverez 
ci-joint,  l'ouvrage  que  je  vous  avois  annoncé  du  père 


1.  Leltre  CCCCXVII,  du  7  juillet  1763. 

2.  Lettre  CCCCXXIII. 

3.  Gerdil  (Hyaeinthe-Sigismond)  était  ué  à  Samoëns,  en 
Faucigny,  le  23  juin  1718;  il  se  fit  barnabite,  devint  profes- 
seur de  théologie  à  l'université  de  Turin,  et  précepteur  du 
prince  de  Piémont;  il  fut  nommé  cardinal  en  1777,  du  titre 
de  Sainte-Cécile.  Il  est  l'auteur  d:un  très  grand  nombre 
d'ouvrages.  Celui  que  M.  de  Conzié  envoie  à  Rousseau  est 
intitulé  :  Réflexions  sur  la  théorie  et  la  pratique  de  l'éduca- 
tion contre  les  principes  de  Jean-Jacques  Rousseau. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  393 

Jardy,  barnabiste  savoyard.  Si  vous  le  lisez  que  ce  soit 
vis-à-vis  d'un  bon  feu,  car  le  style  se  ressent  furieuse- 
ment du  froid  de  nos  glaciers  de  Chamony,  aux  pieds 
desquels  il  est  né,  et  que  son  long  séjour  en  Italie  n'a 
pu  réchauffer.  Malgré  le  plaisir  que  je  goûte  à  lire  tout 
ce  qui  sort  de  votre  brûlante  plume,  je  voudroisbien  que 
pour  le  rétablissement  de  votre  santé,  vous  oubliassiez 
pour  quelque  tems  le  genre  humain  mais  non  votre 
constant  ami  Conzié  que  vous  aviez  flatté  d'embrasser 
cet  été  dans  sa  paisible  solitude  des  Charmèttes  où  il 
vous  désire  toujours. 

La  Bibliothèque  publique  de  Ghambéry  pos- 
sède la  réponse  que  Jean-Jacques  fit  à  son  ami; 
elle  est  datée  de  Mortier  (Motiers)  le  7  décem- 
bre 1763  : 

Je  voudrais, mon  cher  comte,  voir  multiplier  encore 
le  nombre  de  mes  agresseurs,  si  chacun  de  leurs 
ouvrages  me  valait  un  témoignage  de  votre  souvenir. 
Je  reçois  avec  plaisir  et  reconnaissance  celui  que 
vous  me  donnez  en  m'envoyant  l'écrit  du  P.  Gerbil 
[Gerdil)  :  quoique  en  effet  cet  écrit  me  paraisse  un 
peu  froid,  je  le  trouve  assez  gentil  pour  un  moine. 

—  Je  vous  avoue  cependant  que  je  ne  partage 
pas  la  haute  opinion  qu'il  paraît  avoir  de  sa  lo- 
gique et  je  trouve  dès  sa  préface  une  division  in- 
complette.  Car  lorsqu'il  dit  que  pour  me  justifier,  il 
faut  prouver  que  je  n'ai  pas  dit  ce  qu'il  m'impute, 
ou  que  ce  qu'il  m'impute  est  bien  dit,  il  oublie  un 
troisième  cas  qui  rend  la  justification  superflue; 
c'est  lorsque  l'accusateur  ne  sait  ce  qu'il  dit  *...  — 


1.  La  partie  de  cette  lettre  placée  entre  tirets  avait  été  sup- 
primée dans  toutes  les  éditions.  Nous  la  rétablissons  d'après 


394  MADAME    DE    WARENS 

J'avais  chargé  M.  de  Gauffecourt  de  vous  témoi- 
gner mon  regret  de  ne  pouvoir  vous  aller  voir  cet 
été  comme  je  l'avais  résolu... 

Si  la  belle  saison  lui  rend  des  forces  il  se 
propose  toujours  d'y  aller  et  prie  M.  de  Gonzié 
de  l'avertir  s'il  se  rapproche  du  Ghablais. 

...Soyez  persuadé  que  rien  ne  peut  ralentir  l'ar- 
dent désir  que  j 'ai  de  vous  voir  et  de  vous  embrasser. 
Il  me  semble  qu'un  moment  si  doux  me  rendra  tout 
le  temps  heureux  que  je  regrette  et  me  fera  oublier 
tous  ceux  qui  m'en  ont  si  tristement  séparé.  Moi 
qui  suis  si  désabusé  de  la  vie  et  qui  ne  forme  plus 
de  projets,  je  ne  puis  renoncer  à  celui-là.  Après 
avoir  tout  comparé  je  ne  trouve  point  de  meilleur 
peuple  que  le  vôtre;  je  voudrais  de  tout  mon  cœur 
passer  dans  son  sein  le  reste  de  mes  jours,  et  me 
mettre  de  cette  manière  à  portée  de  contenter,  au 
moins  de  temps  à  autre,  le  besoin  que  mon  cœur 
a  de  vous  l. 

Au  printemps  de  1764,  M.  de  Gonzié  re- 
nouvelle ses  offres  d'hospitalité.  Il  propose  à 
Rousseau  de  venir  habiter  dans  son  château 
d'Arenthon  où  il  pourra  vivre  inconnu  et 
tranquille,  à  condition,  s'il  ne  veut  être  reconnu 
immédiatement ,    d'abandonner   son   costume 


l'autographe.  M.  Gustave  Vallier  avait  déjà  fait  cette  resti- 
tution dans  le  Bulletin  de  l'Institut  genevois,  t.  XXVI,  p.  'J6. 
i.  Lettre  CCCCXL. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  395 

d'Arménien.  Il  lui  envoie  en  même  temps  un 
billet  pour  son  régisseur  '  à  qui  il  donne  l'ordre 
de  mettre  toute  la  maison  à  la  disposition  de 
l'ami  qui  va  arriver  et  de  sa  gouvernante. 

Rousseau  lui  avait  sans  doute  écrit  qu'il  vou- 
lait quitter  Motiers,  mais  qu'il  ne  pouvait 
partir  sans  emmener  Thérèse  dont  les  soins 
lui  étaient  indispensables. 

Chambéry,  ce  li  mars  176 i. 

J'étois  déjà  informé,  mon  tendre  et  respectable  ami,  de 
la  plupart  des  nouvelles  menées  de  vos  détestables  per- 
sécuteurs pour  vous  faire  proscrire  de  l'univers  entier 
et  ne  vous  pas  laisser  une  seule  pierre  à  reposer  votre 
tête.  Je  sais  que  rien  de  sacré  ne  les  retient  pour  par- 
venir à  cet  abominable  but  et  qu'ils  écrivent  à  grands 
et  petits  pour  vous  peindre  des  plus  noires  couleurs. 
J'ignore  encore  s'ils  en  auront  fait  autant  chez  nous,  ce 
dont  j'espère  être  [informé]  par  un  de  mes  amis  de 
Turin  qui  est  en  place  d'en  être  instruit,  et  assez  véri- 
dique  pour  me  l'écrire. 

Je  ne  pense  pas  que  vous  deviez  venir  actuellement  dans 
cette  capitale  (Chambéry)  ny  aux  environs,  mais  vous  ne 
risquerez  sûrement  rien  de  vous  retirer  chez  moy  à  Aren- 
thon  pourvu  que  vous  quittiez  votre  habit  favori,  car  il 
vous  feroit  sur  le  champ  reconnoitre,  et  vos  ennemis 
écriroient  tout  de  suite  à  notre  cour.  Si  vous  prenez  ce 
parti,  servez-vous  de  la  lettre  ci  incluse  pour  mon  fer- 
mier. Ne  déclinez  point  votre  nom,  jusqu'à  ce  que  je  me 
sois  abouché  avec  vous,  douceur  que  je  me  procurerai 
dès  que  vous  m'aurez  donné  avis  de  votre  arrivée,  car 

1.  François  Ducimetière  qui  jouissait  à  Arenthon  de  la 
considération  publique.  Nous  le  voyons,  en  17o0,  choisi  par 
les  autorités  pour  être  le  curateur  d'un  jeune  homme. 


396  MADAME    DE    W'ARENS 

il  est  essentiel  à  votre  tranquillité,  mon  cligne  ami,  que 
je  m'entretienne  avec  vous  sur  les  moyens  que  je  crois 
capables  de  vous  la  procurer,  ce  qui  ne  peut  s'effectuer 
par  lettres;  ainsi  si  votre  séjour  actuel  vous  est  interdit, 
venez  droit  à  Arenthon  accompagné  de  votre  gouver- 
nante, mais  avec  la  précaution,  je  vous  le  répète,  de  vous 
séparer  de  votre  signalement  pour  L'habit,  et  j'oserai 
pour  lors  répondre  que  vous  y  serez  ignoré  aussi  long- 
tems  que  nous  le  jugerons  à  propos.  Voilà,  mon  cber  ami, 
la  première  ressource  que  vous  ayez  pour  un  azile  sûr. 
Comptez  que  mon  cœur  ingénieux  pour  votre  repos  me 
suggérera,  en  vous  parlant,  des  moyens  de  nature  à  vous 
procurer  une  retraite  paisible;  mais  pour  y  parvenir,  il 
faut,  je  vous  le  répète,  que  nous  jasions  ensemble  pour 
combiner  nos  arrangements.  J'attends  du  tendre  intérêt 
que  mon  cœur  prend  à  votre  félicité  que  vous  m'ins- 
truirez, cher  ami,  du  parti  que  vous  prendrez;  c'est  un 
tribut  que  vous  devez  à  ma  constante  amitié  pour  vous 
et  à  mon  estime  décidée.  Adieu,  ne  vous  laissez  point 
effrayer  par  le  grondement  de  la  tempête,  ni  abattre  par 
les  idées  horribles  de  l'injustice  du  plus  grand  nombre 
des  mortels.  La  haine  est  indigne  des  belles  âmes  comme 
la  vôtre,  n'en  ayons  que  pour  le  vice  et  pardonnons  aux 
vicieux,  ils  sont  formés  comme  nous  de  la  main  de  notre 
créateur,  ils  sont  nos  frères,  c'est  là,  cher  ami,  la  ré- 
flexion fréquente  que  j'oppose  si  souvent  au  désir  que 
j'aurois  de  l'anéantissement  de  l'injuste  et  du  scélérat. 
Adieu  de  rechef,  tranquillisez  votre  esprit  et  votre  cœur 
cher  ami,  pour  que  votre  santé  n'en  soit  point  altérée. 
Ne  redoutez  rien  de  Voltaire,  il  est  trop  mésestimé  chez 
nous  pour  avoir  le  moindre  petit  crédit.  Il  n'en  est  pas 
de  même  de  vos  citoyens,  leur  richesse  fait  qu'on  les 
ménage  ainsi  que  les  Anglois.  Malgré  cela  le  chevalier 
Wilkes  '  a  séjourné  longtems  à  Turin  et  sans  l'Envoyé 
d'Angleterre  il  y  aurait  fixé  sa  demeure. 

Conzié. 

1.  Il  s'agit  probablement  de  ce  M.  Wilkes  que  Rousseau  pro- 
mettait à.M.  d'Ivenioisdeliu  amènera  Motiers,  en  août  1763. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  397 

Voici  le  billet  adressé  au  régisseur  : 

Ghambéry,  ce  20  mars  176i. 

Je  vous  adresse,  mon  cher  Ducimetière,  un  de  mes 
amis  qui  a  besoin  pour  sa  santé  de  changer  d'air. 

Vous  lui  donnerez  mon  appartement  et  ma  cuisine, 
ainsi  que  mon  lit,  et  le  cabinet  de  ma  gouvernante  pour 
la  sienne.  En  un  mot  je  vous  le  recommande  comme  un 
ami  intime  à  moy.  Vous  luy  remettrez  de  mon  linge, 
de  ma  batterie  de  cuisine,  en  un  mot  tout  ce  dont  il 
pourra  avoir  besoin.  Songez  que  les  services  que  vous  et 
votre  fds  luy  rendrez  me  seront  très  agréables, 

Adieu,  je  suis  votre  bon  ami, 

GÔNZIÉ. 

M.  de  Gonzié  n'avait  sans  doute  pas  pris  de 
telles  dispositions  sans  l'assentiment  de  Rous- 
seau. Cependant  celui-ci  ne  quitta  Motiers  qu'au 
commencement  d'août.  Il  avait  ressenti  des 
atteintes  de  sciatique  et  se  proposait  d'aller 
prendre  des  douches  à  Aix.  Après  avoir  suivi 
la  route  d'Yverdun  et  de  Morges  et  traversé  le 
lac  en  bateau,  il  arriva  à  Thonon  le  5  ou  le 
6  août;  mais  là  il  fut  obligé  de  rétrograder.  Il 
en  dit  le  motif  à  lord  Keith  dans  sa  lettre  du 
21  août  1764,  datée  de  Motiers  où  il  était  de 
retour  depuis  le  18  : 

Je  m'étais  donc  mis  en  chemin  pour  Aix  dans 
l'intention  d'y  prendre  la  douche  et  aussi  d'y  voir 
mes  bons  amis  les  Savoyards,  le  meilleur  peuple, 


398  MADAME    DE    WARENS 

à  mon  avis,  qui  soit  sur  la  terre  l.  J'ai  fait  la  route 
jusqu'à Morges  pédestrement  à  mon  ordinaire,  assez 
caressé  partout.  En  traversant  le  lacetvoyantdeloin 
les  clochers  de  Genève,  je  me  suis  surpris  à  soupi- 
rer aussi  lâchement  que  j'aurais  fait  jadis  pour  une 
perfide  maîtresse.  Arrivé  à  Thonon,  il  a  fallu  rétro- 
grader, malade  et  sous  une  pluie  continuelle. 

Il  s'écoulera  encore  quelque  temps  avant  que 
Rousseau  puisse  réaliser  son  désir  de  revenir 
en  Savoie.  L'hiver  arrive,  il  se  décide  à  le  passer 
à  Motiers.  La  lettre  suivante  de  M.  Gonzié 
indique  cependant  qu'il  a  hâte  de  quitter  cette 
résidence.  La  gracieuse  épître  du  gentilhomme 
et  l'attrayante  description  qu'il  y  fait  d'Aran- 
thon  sont  bien  de  nature  à  presser  sa  détermi- 
nation 2. 

1.  Lettre  CCCCLXXXVII.  Voy.  aussi  lettres  DIII  et  DV. — 
Cette  opinion  de  Jeau-Jacques  sur  les  Savoyards  et  spécia- 
lement sur  les  habitants  de  Chambéry  n'a  pas  varié.  On  la 
retrouve  dans  divers  passages  des  .Confessions,  où,  pourtant, 
il  ne  fait  grâce  à  personne.  Son  affection  pour  la  Savoie 
n'était,  du  reste,  que  justice,  car  il  y  a  vécu  d'une  vie  tran- 
quille et  y  a  trouvé  des  amis  simples,  sincères  et  fidèles. 

2.  Cette  lettre  du  29  janvier  1765  est  sans  doute  une  ré- 
ponse à  la  lettre  que  Rousseau  envoyait  à  Chambéry  le  17  du 
même  mois  par  l'intermédiaire  de  M.  d'Ivernois.  Voir  la 
lettre  DXLII;  voir  aussi  la  lettre  DLXI1I  du  17  février  L76S 
■  t  M.  Daslier  : 

...  J'ignore  encore  ce  que  je  deviendrai  cet  été...  Un  de  ceux  (pro- 
jets) qui  me  rient  le  plus  est  d'aller  passer  quelques  semaines  avec  un 
gentilhomme  savoyard  de  mes  très  anciens  amis  dans  une  de  ses 
terres.  Serait-il  impossible  d'exécuter  de  là  l'ancien  projet  d'un  rendez- 
▼ous  à  la  Grande-Charlreuse?  Si  cette  idée  vous  plaisait,  je  sens  qu'elle 
aurait  la  préférence. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  399 

Chambéry,  ce  29  de  175G. 

L'auteur  des  Lettres  écrites  de  la  montagne,  malgré  son 
style  nerveux  et  l'énergie  de  ses  expressions,  rendroil 
difficilement  la  tendre  et  délicieuse  impression  qu'a  fait 
à  mon  cœur  le  projet  que  vous  me  communiquez,  mon 
cher  et  respectable  ami;  ainsi  jugez  si  je  veux  entre- 
prendre de  vous  en  donner  la  moindre  idée.  Il  me  suffît 
donc  de  vous  dire  et  assurer  que  vous  devez  juger  de 
mon  cœur  par  le  vôtre;  il  est  digne  sans  me  flatter  de 
lui  être  associé,  le  commerce  du  monde  ne  lui  ayant 
jamais  pu  donner  d'atteintes  perverses;  mais  venons  en 
tout  de  suite  à  notre  projet  qui  peut  se  réaliser  aisé- 
ment à  ce  que  je  pense,  en  s'y  prenant  à  l'avance  et  avec 
certaines  précautions  que  je  vous  communiquerai  les 
premiers  jours  du  mois  d'août  prochain,  si  vous  voulez 
effectuer  votre  promesse  de  venir  dans  ma  terre  d'Aren- 
thon,  qui  me  rapproche  de  vous  de  deux  journées,  puis- 
qu'elle est  à  trois  lieues  de  Genève  en  remontant  votre 
rivière   l. 

Je  croirois  donc  ce  village  d'Arenthon  convenir  par- 
faitement à  votre  idée  de  retraite  du  tumulte  du  monde. 
Il  est  éloigné  de  toutes  grandes  routes.  Les  paysans 
seuls  des  montagnes  du  Faucigny  la  pratiquent  pour 
aller  débiter  leurs  denrées  à  Genève.  La  situation  est 
jolie,  c'est  un  pays  de  plaine,  assez  éloigné  des  monta- 
gnes pour  que  le  climat  y  soit  tempéré  et  plus  doux  qu'en 
Chablay;  l'air  y  est  aussi  très  sain,  l'eau  bonne,  le  blé 
excellent  et  les  vins  blancs  salutaires.  Le  curé  n'y  est 
point  cagot  tant  s'en  faut,  le  paysan  bon,  il  s'occupe  de 
labourer  la  terre,  d'en  porter  le  produit  deux  fois  par 
semaine  au  marché  de  Genève,  d'où  il  rapporte  volon- 
tiers tout  ce  dont  on  peut  avoir  besoin  ;  outre  qu'on  est 
à  portée  de  tirer  nombre  d'articles  pour  la  victuaille  de 
deux  petites  villes  voisines,  l'une  nommée  La  Roche, 
distante  d'une  lieue,  et  l'autre  la  Bonne-Ville  d'une  lieue 
et  demie. 

"  1.  L'Arve,  qui  se  jette  dans  le  Rhône,  près  de  Genève. 


400  MADAME    DE    WARENS 

J'ay  dans  ce  village  une  honnête  gentilhommière,  un 
vaste  et  beau  jardin,  bien  soigné  et  enrichi  d'une  quan- 
tité d'excellents  fruits.  A  cent  pas  du  jardin,  un  bou- 
quet de  bois  de  haute  futée,  que  les  rossignols  habitent 
par  prédilection  ;  nombre  de  promenades  champêtres  et 
solitaires  sans  inspirer  la  tristesse;  finalement  un  petit 
logement  exposé  au  midi,  visant  sur  un  jardin  séparé  du 
mien  :  quoique  petit,  je  le  crois  suffisant  pour  un  phi- 
losophe avec  sa  gouvernante  que  vous  n'oublierez  pas 
s.  v.  p.  d'amener  avec  vous,  mon  cher  ami,  pour  que  je 
puisse  me  reposer  sur  elle  des  soins  nécessaires  à  votre 
santé.  N'oubliez  pas  cet  article.  Voilà,  mon  cher  Rousseau, 
ce  que  je  vous  offre  et  ce  que  je  désire  infiniment  vous 
pouvoir  convenir,  après  néanmoins  que  vous  aurez 
vérifié  sur  les  lieux  mon  exposé.  Si  vous  y  trouvez  quel- 
ques obstacles;  j'attends  de  mon  cœur  qu'il  saura  bien 
suggérer  à  mon  imagination  des  ressources  pour  l'exé- 
cution de  notre  dessein,  puisque  vous  me  dites  qu'il  doit 
décider  votre  tranquillité  et  par  conséquent  le  bonheur 
de  votre  vie  qui  m'intéresse  si  intimement.  A  ce  propos 
je  suis  bien  fâché  que  vous  m'ayez  désabusé  sur  l'état 
parfait  de  votre  santé  qu'on  m'avoit  donné  pour  sûr  et 
dont  j'étois  si  charmé. 

Venez,  mon  cher  ami,  venez  me  voir  à  Arenthon  avec 
votre  gouvernante,  j'y  serai  votre  Esculape,  et  aurai  la 
douceur  en  épanchant  mon  cœur  dans  le  vôtre  de  vous 
prouver  que  je  suis  autant  digne  de  l'amitié  que  vous 
me  conservez,  que  vous  l'êtes  de  la  vénération  et  de  l'es- 
time des  gens  qui  savent  s'intéresser  à  l'avantage  et  à 
l'honneur  de  l'humanité.  Taie  et  iterum  vale. 

Conziê. 


Rousseau  avait  fait  part  de  son  projet  au 
duc  de  Wirtemberg  et  c'est  vraisemblablement 
à  celui-ci  que  M.  de  Gonzié  écrivit  le  15  mars 
cette  lettre  qui  ne  lui  parvint  peut-être  jamais. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  401 

Rousseau,  par  l'intermédiaire  de  qui  elle  était 
envoyée,  aura  jugé  à  propos  de  la  conserver, 
parce  qu'il  pensait  que  les  ordres  formels  du 
roi  de  Prusse  allaient  assurer  sa  tranquil- 
lité... ou  parce  qu'il  lui  déplaisait  de  pré- 
senter le  gentilhomme  savoyard  à  l'Altesse 
allemande. 

De  Chumbéry,  ce  15  mars  1765. 

Monseigneur, 

J'étois  déjà  prévenu  des  nouvelles  persécutions  qu'on 
suscite  à  notre  respectable  ami,  et  des  intrigues  qu'on 
trame  contre  cet  honnête  homme  en  le  taisant  passer 
pour  un  criminel  de  lèze  majesté  envers  sa  patrie.  Ses 
ennemis  en  ont  écrit  ici,  ainsi  qu'à  Turin  dans  ce  goût, 
Cependant  je  ne  vois  rien  qui  puisse  l'empêcher  de  se 
retirer  dans  quelque  province  de  ce  duché,  pourvu  qu'il 
n'y  vienne  pas  avec  son  habillement  singulier  pour  nous, 
qui  étant  devenu  son  cachet  reconnu  de  tous,  le  dénon- 
ceroit  publiquement.  J'ay  écrit  avant  hier  à  un  de  mes 
amis  en  place  dans  notre  cour  pour  sonder  le  terrain 
sur  cet  article  sans  rien  avancer  de  plus,  parce  que  dans 
nombre  d'occasions  notre  ministère  refuse  ce  qu'il  veut 
lorsqu'on  ne  lui  demande  pas.  Je  serois  doublement 
enchanté  si  ce  digne  ami  voulait  se  retirer  dans  ma 
terre  proche  de  Genève  dans  l'espoir  flatteur  qu'il  pour- 
roit  vous  y  attirer  par  fois,  Monseigneur,  et  par  ce  moyen 
me  procurer  l'avantage  de  vous  faire  ma  cour  et  la 
liberté  en  vous  rendant  mes  hommages,  de  vous  protester 
de  vive  voix  les  sentimens  du  respect  distingué  avec 
lequel  j'ay  l'honneur  d'être,  Monseigneur, 

de  Votre  Altesse  le  très  humble  et  très  obéissant 
serviteur, 

COiNZlÉ. 

26 


402  MADAME    DE    WARENS 

C'est  aux  ordres  du  grand  Frédéric  que  fait 
allusion  une  nouvelle  lettre  de  M.  Gonzié  à 
Jean-Jacques. 

Des  Charrnettes,  ce  3  may  1765. 

Vous  voilà  finalement,  mon  tendre  et  respectable  ami, 
à  l'abri  de  vos  injustes  persécuteurs  et  persécutions. 
Que  vous  devez  être  flatté  de  n'en  être  redevable  qu'aux 
lumières  d'un  monarque  qui  sachant  priser  le  vertueux 
où  qu'il  soit,  s'est  fait  une  loi  de  le  protéger.  Je  vous 
avoue  que  dès  longtems  j'admirois  déjà  délicieusement 
ce  seul  vray  roy,  mais  qu'actuellement  il  est  devenu  cher 
à  mon  cœur  puisqu'il  vous  a  couvert  de  ses  bonnes  et 
brillantes  ailes.  Jouissez  donc  à  Gogoz,  mon  cher  Rous- 
seau, de  cette  douce  tranquillité  qu'il  veut  vous  procurer 
en  vous  adoptant  pour  son  sujet.  Ne  vivez  plus  que 
pour  vos  vrais  amis,  vous  n'en  manquez  pas  de  dignes 
de  contenter  votre  cœur  par  les  sentiments  qu'ils  ont 
pour  vous,  de  vous  faire  oublier  vos  chagrins  passés  et 
d'adoucir  même  les  douleurs  de  votre  santé  dérangée. 
Ne  vous  occupez  plus  que  de  ces  doux  et  précieux  avan- 
tages, seuls  capables  de  vous  faire  jouir  de  cette  sage  et 
voluptueuse  tranquillité  qui  fait  à  si  juste  titre  l'objet  de 
vos  désirs  depuis  si  longtemps.  Les  miens  les  plus  cons- 
tants sont  de  vous  savoir  heureux.  Je  ne  vous  ai  jamais 
soupçonné,  mon  cher  Rousseau,  susceptible  de  haine,  je 
vous  connois  trop  pour  errer  jusqu'à  ce  point;  ce  vice 
est  trop  vil  pour  le  philosophe  et  d'ailleurs  incompatible 
avec  les  sentimens  des  belles  âmes.  A  ce  propos,  vous 
m'avez  fait  connaître  un  de  ces  mortels  qui  fait  à  son 
âge  le  plus  d'honneur  à  l'humanité  l.  Si  je  n'étois  retenu 
par  un  reste  de  vanité  de  ne  savoir  lui  exprimer  tous 
mes  sentiments  d'estime,  je  volerois  à  lui  pour  lui  faire 
ma  cour,  ou  pour  parler  plus  vray,  pour  rendre  hom- 

1.  Le  duc  de  Wirteuiberg,  correspondant  de  Rousseau, 

habitait  on  Suisse. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  403 

mage  à  ses  vertus  dont  le  prince  d'Holstein  que  nous 
avons  à  demeure  ici  avec  sa  mère,  m'a  fait  un  précis;  car 
je  vous  avoue  que  je  ne  connoissois  ce  prince  vray  phi- 
losophe que  par  l'almanach. 

Si  par  hasard  vous  faisiez  un  voyage  cet  automne  à 
Moirond,  instruisez  m'en,  et  je  vous  y  irois  joindre,  présu- 
mant que  le  mérite  de  vous  aimer,  et  celui  d'être  présenté 
par  vous  mon  estimable  ami,  me  seroit  un  titre  suffi- 
sant pour  être  reçu  avec  bonté;  ainsi  ne  manquez  pas 
de  me  mander  vos  intentions  sur  cet  article;  je  persiste 
toujours  dans  celle  d'aller  ce  mois  d'août  à  Arenthon, 
d'où  je  vais  chasser  les  premiers  jours  de  septembre 
dans  une  terre  de  mon  neveu  à  deux  lieues  de  Thonon, 
durant  quinze  jours.  Si  à  peu  près  dans  ce  tems  vous 
alliez  voir  votre  duc,  je  m'y  rendrois  avec  un  plaisir  peu 
commun  puisque  j'y  verrois  et  connoitrois  un  grand 
sage,  et  y  épancherois  mon  cœur  dans  celui  d'un  ancien 
ami  et  vertueux. 

Adieu,  j'attends  ce  doux  moment  impatiemment.  Rien 
ne  vous  empêche  de  venir  dans  ma  campagne  près  de 
Genève  avec  votre  habillement,  dès  que  vous  n'y  vou- 
drez pas  garder  l'incognito.  Enfin,  arrangez-vous,  je  vous 
conjure,  mon  cher  ami,  pour  que  je  vous  voie  dans  le 
courant  de  cet  automne,  car  vous  devez  vous  rappeler 
que  celle  de  Conzié  est  sur  sa  fin. 


Lord  Keith  était  alors  en  Prusse,  auprès  de 
Frédéric;  le  10  février  1765,  il  écrit  à  Rous- 
seau :  «  Je  persiste  dans  mon  opinion  que  vous 
quittiez  ce  pays  ».  Le  27  mars  il  lui  mande 
qu'il  a  écrit  au  comte  Sartiranne,  à  la  cour 
de  Turin,  pour  savoir  s'il  peut  assurer  au  phi- 
losophe une  retraite  en  Savoie.  Il  a  écrit  aussi 
à  Venise  d'où  un  de  ses  amis,  membre  du  Con- 


404  MADAMK    DE   WARENS 

seil  des  Dix,  lui  a  répondu  que  les  États  de  la 
République  étaient  ouverts  à  Rousseau  : 

Nous  avons  l'État  de  Venise,  la  Silésie,  l'Angleterre 
peut-être  la  Savoie,  et  Motiers  si  vous  voulez  y  rester. 
Prenez  du  temps;  rien  ne  vous  presse  plus. 

Puis  le  11  mai,  milord  Maréchal  écrit  encore  : 

11  faut  rayer  de  notre  compte  la  Savoie;  j'ai  réponse 
de  Turin;  n'importe,  nous  ne  sommes  pas  embarrassés 
d'avoir  des  retraites  l. 

Jean-Jacques  n'abandonne  pas  sans  peine  son 
projet.  Le  1er  août  1765  il  écrit  à  M.  d'Ivernois  : 

J'ai  grande  envie  de  voir  M.  de  Conzié;  mais,  je 
ne  compte  pas  pouvoir  aller  à  sa  terre  pour  cette 
année  :  j'ai  regret  aux  plaisirs  dont  cela  me  prive; 
mais  il  faut  céder  à  la  nécessité  -. 

Pourtant,  M.  de  Conzié,  qui  est  à  Arenthon, 
le  convie  de  nouveau  à  venir  l'y  rejoindre  : 

D' Arenthon,  ce  13  août  1765. 

Quoique  je  sois  ici  depuis  presque  un  mois,  mon  cher 
et  respectable  ami,  je  ne  vous  ai  point  fait  part  de  mon 
arrivée,  eu  égard  que  j'ay  voulu  préalablement  être 
délivré  de  ces  embarras  inséparables  des  devoirs  de  la 


1.  Jedn-Jacques  Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis,   t.  II. 
p.  120,  121,  124. 

2.  Lettre  DCX1I. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  405 

société  avec  mes  voisins  et  connoissances  qui  m'ont  pro- 
curé des  cohues  continuelles  de  monde  chez  moi.  Quant 
à  présent  que  je  me  flatte  n'avoir  plus  à  en  essuyer,  je 
viens  vous  inviter,  cher  ami,  de  m'accorder  quelques  jours 
durant  lesquels  je  pourrai  à  ce  que  j'espère,  à  l'abri  de 
tous  importuns,  jasant  avec  vous  à  mon  aise,  épancher 
dans  votre  cœur  les  sentiments  dont  le  mien  est  inné- 
façablement  transpercé  pour  vous.  Je  me  fais  à  l'avance 
une  fête  délicieuse  de  vous  voir  encore  avant  de  mourir. 
Si  par  malheur  pour  moy  vos  occupations  ne  vous  per- 
mettent pas,  ou  votre  santé,  de  faire  ce  voyage,  mandez 
moi,  je  vous  conjure,  mon  cher  Rousseau,  dans  quels 
environs  des  bords  de  notre  lac  Léman  je  pourrai  aller 
pour  vous  serrer  dans  mes  bras,  et  vous  confirmer  avec 
toute  la  candeur  et  la  franchise  d'un  bon  gentilhomme 
de  la  vieille  Roche,  que  mon  cœur  vous  est  voué  jusqu'à 
son  dernier  soupir. 

Conzié. 
Adiessez  votre  réponse  à  Genève. 

Cependant  les  persécutions  morales  dont 
Rousseau  était  l'objet  s'aggravaient.  L'on  en 
vint  même  à  une  agression  matérielle.  Dans 
la  nuit  du  6  au  7  septembre,  sa  maison  fut  atta- 
quée à  coups  de  pierres.  Il  crut,  avec  raison 
peut-être  *,  qu'on  irait  jusqu'à  attenter  à  sa 
vie  et  il  s'enfuit  de  Motiers,  se  réfugia  un  ins- 
tant clans  l'île  du  lac  de  Bienne,  puis,  prit  le 
parti  de  se  rendre  en  Prusse.  Arrivé  à  Stras- 


1.  Voir  à  ce  sujet  la  lettre  DCXX  du  10  septembre  1765  et 
Albert  Jansen,  Documents  sur  Jean-Jacques  Rousssau,  dans 
Mémoires  de  la  Société  d'histoire  de  Genève  (t.  XXII,  p.  155  et 
suivantes). 


406  MADAME    DE    WARENS 

bourg,  il  changea  de  résolution  et  accepta  l'hos- 
pitalité que  Thistorien  David  Hume  lui  offrait 
en  Angleterre.  Il  y  résida  de  janvier  1766  à 
mai  1767.  C'est  alors,  à  Wooton  \  qu'il  com- 
posa les  six  premiers  livres  des  Confessions .  Il 
se  brouilla,  jusqu'à  la  haine,  avec  Hume,  revint 
en  France,  passa  quelques  jours,  à  Meuclon, 
chez  le  marquis  de  Mirabeau,  et,  en  juin,  se 
réfugia  chez  le  prince  de  Gonti,  au  château  de 
Trye,  près  de  Gisors.  Il  y  vécut  sous  le  nom 
de  Renou  qui  ne  déguisait  que  fort  imparfai- 
tement sa  personnalité. 

En  juin  1768  la  persécution,  tout  imaginaire 
cette  fois,  le  chasse  encore  de  Trye.  Le  20,  il 
est  à  Lyon  et  y  reste  quelques  jours,  puis  réalise 
un  projet  qu'il  avait  formé  depuis  longtemps, 
celui  d'aller  visiter  la  Grande  Chartreuse.  Le 
lundi  25  juillet,  à  trois  heures  du  matin,  il  écrit, 
de  Grenoble,  à  mademoiselle  Renou  {Thérèse)  : 

Dans  une  heure  d'ici,  chère  amie,  je  partirai 
pour  Chambéry,  muni  de  bons  passeports  et  de  la 
protection  des  puissances,  mais  non  pas  du  sauf- 

1.  «  J'écrivais  la  première  (partie)  avec  plaisir,  avec  com- 
plaisance, à  mon  aise  à  Wooton,  ou  dans  le  château  de 
Trye...  j'y  revenais  sans  cesse.  .  »  (Confessions,  premières 
pages  du  livre  VII). 


ET    JEAN-JACHUES    ROUSSEAU.  407 

conduit  des  philosophes  que  vous  savez.  Si  mon 
voyage  se  fait  heureusement,  je  compte  être  ici  de 
retour  avant  la  fin  de  la  semaine,  et  je  vous  écrirai 
sur  le  champ.  Si  vous  ne  recevez  pas  dans  huit 
jours  de  mes  nouvelles,  n'en  attendez  plus  et  dis- 
posez de  vous  à  l'aide  des  protections  en  qui  vous 
savez  que  j'ai  toute  confiance  et  qui  ne  vous  aban- 
donneront pas...  Depuis  mon  départ  de  Trye,  j'ai 
des  preuves...  que  l'œil  vigilant  de  la  malveillance 
ne  me  quitte  pas  d'un  pas,  et  m'attend  principale- 
ment sur  la  frontière  :  selon  le  parti  qu'ils  pourront 
prendre,  ils  me  feront  peut-être  du  bien  sans  le 
vouloir. 

Mon  principal  objet  est  bien,  dans  ce  petit 
voyage,  d'aller  sur  la  tombe  de  cette  tendre  mère 
que  vous  avez  connue,  pleurer  le  malheur  que  j'ai 
eu  de  lui  survivre;  mais  il  y  entre  aussi,  je  l'avoue, 
du  désir  de  donner  si  beau  jeu  à  mes  ennemis, 
qu'ils  jouent  enfin  de  leur  reste,  car  vivre  sans  cesse 
entouré  de  leurs  satellites  flagorneurs  et  fourbes 
est  un  état  pour  moi  pire  que  la  mort.  Si  toutefois 
mon  attente  et  mes  conjectures  me  trompent,  et 
que  je  revienne  comme  je  suis  allé,  vous  savez, 
chère  sœur,  chère  amie,  qu'ennuyé,  dégoûté  de  la 
vie  je  n'y  cherchais  et  n'y  trouvais  plus  d'autre 
plaisir  que  de  chercher  à  vous  la  rendre  agréable 
et  douce  :  dans  ce  qui  peut  m'en  rester  encore  je 
ne  changerai  ni  d'occupation  ni  de  goût.  Adieu, 
chère  sœur;  je  vous  embrasse  en  frère  et  en  ami  l. 

Rousseau  n'a  raconté  nulle  part,  croyons- 
nous,  ce  court  voyage  d'environ  vingt  jours 

1.  Lettre  DCCCXXXIll. 


408  MADAME    DE    WARENS 

qu'il  fit  à  Ghambéry,  à  son  retour  de  la  Grande- 
Chartreuse.  Il  n'est  pas  difficile,  cependant,  de 
s'en  rendre  compte.  Certainement  il  accepta 
l'hospitalité  que  M.  de  Conzié  lui  avait  offerte 
si  souvent.  Ils  firent  ensemble  le  pèlerinage 
au  cimetière  de  Lémenc;  et  dans  les  tièdes 
nuits  de  juillet  et  d'août,  au  pied  des  Ghar- 
mettes,  ils  causèrent  de  la  morte  et  de  leur 
jeunesse.  Dès  l'aube,  Jean-Jacques  put  aller 
herboriser  sur  ces  monts  où  Claude  Anet, 
trente-cinq  ans  auparavant,  lui  avait  enseigné 
les  éléments  de  la  botanique,  cette  science  qu'il 
méprisait  alors  et  à  laquelle  il  s'adonnait  main- 
tenant avec  tant  d'ardeur.  Il  eut  des  heures 
d'oubli  du  présent  et  de  ressouvenir;  mais  sa 
gloire  l'avait  suivi  et  ne  lui  permettait  plus  le 
repos.  Les  visiteurs  affluaient  chez  M.  de  Con- 
zié; l'allée  ombreuse  qui  mène  aux  Charmettes 
regorgeait  de  curieux  et  le  cauchemar  de  ses 
persécuteurs  revint,  comme  toujours,  torturer 
le  pauvre  grand  homme.  C'est  sans  doute  alors 
qu'il  découvrit  que,  même  pour  M.  de  Conzié, 
M.  de  Choiseul  était  un  grand  magicien  1!  Le 


1.  «  J'ai  revu  depuis  M.  de  Conzié,  et  je  l'ai  trouvé  tota- 
lement transformé.  0  le  grand  magicien  que  M.  de  Choiseul! 
Aucune  de  mes  anciennes  connaissances  n'a  échappé  à  ses 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  409 

cœur  plein  de  griefs  imaginaires,  il  quitta  ce 
vieil  ami  et  s'en  alla  à  Bourgoin,  d'où,  le 
16  août,  il  écrivit  au  comte  de  Tonnerre  : 

...  Un  voyage  presque  aussitôt  suspendu  que 
commencé  ne  me  laisse  pas  espérer  de  le  pousser 
bien  loin  et  la  certitude  que  les  manœuvees  que  je 
voudrais  fuir  me  préviendront  partout  m'en  citerait 
le  courage,  quand  mes  forces  me  le  donneraient  '... 

Avant  la  fin  du  mois,  devançant,  pour  ainsi 
dire,  l'institution  du  mariage  civil,  ou  plutôt, 
se  passant  de  toute  autorité,  il  épouse  Thérèse 
Le  Vasseur  : 

...  J'ai  cru  ne  rien  risquer  de  rendre  indisso- 
luble un  attachement  de  vingt  cinq  ans,  que  l'es- 
time mutuelle,  sans  laquelle  il  n'est  point  d'ami- 
tié durable,  n'a  fait  qu'augmenter  incessamment... 
Cet  honnête  et  saint  engagement  a  été  contracté 
dans  toute  la  simplicité,  mais  aussi  dans  toute  la 
vérité  de  la  nature,  en  présence  de  deux  hommes 
de  mérite  et  d'honneur,  officiers  d'artillerie,  et 
l'un,  fdsd'un  de  mes  anciens  amis  du  bon  temps, 
c'est-à-dire  avant  que  j'eusse  aucun  nom  dans 
le  monde,  et  l'autre,  maire  de  cette  ville  et  proche 
parent  du  premier.  Durant  cet  acte  si  court  et  si 


métamorphoses.  »  (Confessions,  Livre  V,  en  note.)  Comparer 
avec  la  lettre  si  affectueuse  du  7  décembre  1763. 

1.  Lettre  DCCCXXXIV.  Voir  aussi  le  manuscrit  de  M.  Bovier, 
à  la  Bibliothèque  nationale.  112*3.  Rousseau,  vitrine  n.  a. 
f.  717. 


410  MADAMK    DE    WARENS 

simple,  j'ai  vu  fondre  en  larmes  ces  deux  dignes 
hommes  et  je  ne  puis  vous  dire  combien  cette 
marque  de  bonté  de  leurs  cœurs  m'a  attaché  à  l'un 
et  à  l'autre  '. 

Ces  deux  hommes  de  mérite  et  d'honneur 
sont  MM.  Donin-Rozière,  capitaine  d'artillerie, 
et  Luc- Antoine  Donin-Ghampagneux,  avocat, 
capitaine-châtelain  et  maire  de  Bourgoin. 
Ce  dernier  a  raconté  la  scène  dont  il  fut  té- 
moin, le  30  juillet,  à  l'auberge  de  la  Fontaine 
d'Or  : 


Le  29,  il  nous  convie  à  dîner.  Il  nous  prie  de  nous 
rendre  chez  lui  une  heure  avant  le  repas.  Nous  devan- 
çâmes le  moment  indiqué.  Rousseau  était  paré  plus 
qu'à  l'ordinaire;  l'ajustement  de  mademoiselle  Renou 
était  aussi  plus  soigné.  Il  nous  conduit  dans  une  chambre 
reculée,  et  là  Rousseau  nous  pria  d'être  témoins  de 
l'acte  le  plus  important  de  sa  vie;  prenant  ensuite  la 
main  de  mademoiselle  Renou,  il  parla  de  l'amitié  qui 
les  unissait  ensemble  depuis  vingt-cinq  ans  et  de  la 
résolution  où  il  était  de  rendre  ces  liens  indissolubles 
par  le  nœud  conjugal. 

Il  demanda  à  mademoiselle  Renou  si  elle  partageait 
ses  sentiments  et  sur  un  oui  prononcé  avec  le  transport 
de  la  tendresse,  Rousseau  tenant  toujours  la  main  de 
mademoiselle  Renou  dans  la  sienne,  prononça  un  dis- 
cours où  il  fit  un  tableau  touchant  des  devoirs  du  ma- 
riage, s'arrêta  sur  quelques  circonstances  de  sa  vie  et 
mit  un  intérêt  si  ravissant  à  tout  ce  qu'il  disait,  que 


1.  Lettre  DCCCXXXV1I1  du   31  août   17G8  à  .M.   Lalliaud. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  414 

mademoiselle  Renou,  mon  cousin  et  moi,  versions  des 
torrents  de  larmes...;  puis  s'élevant  jusqu'au  ciel,  il' 
prit  un  langage  si  sublime  qu'il  nous  fut  impossible  de 
le  suivre... 

Nous  passâmes  de  cette  cérémonie  au  banquet  de 
noce.  Pas  un  nuage  ne  couvrit  le  front  du  nouvel  époux; 
il  fut  gai  pendant  tout  le  repas,  chanta  au  dessert  deux 
couplets  qu'il  avait  composés  pour  son  mariage,  résolut 
dès  ce  moment  de  se  fixer  à  Bourgoin  pour  le  reste  de 
ses  jours. .. 

Ce  récit  de  M.  de  Champagneux  eût  été  vrai- 
ment intéressant  s'il  avait  été  écrit  à  l'époque 
même  de  l'événement;  mais  il  a  été  composé 
bien  longtemps  après  et  alors  que  la  lettre  de 
Rousseau  à  M.  Lalliaud  et  les  Confessions 
étaient  imprimées.  Nous  craignons  clone  que 
l'ancien  maire  de  Bourgoin,  grand  admira- 
teur de  Jean-Jacques,  n'ait  fait  que  paraphraser 
la  lettre  du  31  août  qu'il  reproduit  d'ailleurs 
en  entier  '. 

Depuis  le  mariage  Rousseau  appela  Thérèse 
madame  Renou;  et  celle-ci  put,  comme  une 
bonne  bourgeoise,  assister  régulièrement  aux 
vêpres  le  dimanche  2.  Bientôt  le  séjour  de 
Bourgoin  déplut  au  philosophe. 


1.  Voir  la  brochure  de  M.  F[ochier],  Séjour  de  Jean-Jacques 
à  Bourgoin  (Bourgoin,  1860). 

2.  G.  Vallier,  un  Billet  inédit  de  Jean-Jacques,  p.  7. 


412  MADAMK    DE    WARENS 

Le  28  mars  1770  il  écrit  de  Monquin  à 
M.  Moultou  '  : 

J'avais  eu  le  projet  que  vous  me  suggériez  d'aller 
m'établir  en  Savoie;  je  demandai  et  obtins  durant 
mon  séjour  à  Bourgoin  un  passeport  pour  cela  dont 
sur  des  lumières  qui  me  vinrent  en  même  temps, 
je  ne  voulus  point  faire  usage;  j'ai  résolu  de  finir 
mes  jours  dans  ce  royaume  [en  France)  et  d'y  lais- 
ser à  ceux  qui  disposent  de  moi  le  plaisir  d'assouvir 
leur  fantaisie  jusqu'à  mon  dernier  soupir. 

Moultou  insistant  pour  qu'il  allât  se  fixer  à 
Ghambéry,  Rousseau  lui  répond  le  G  avril  : 

Vous  devez  comprendre  combien  il  me  serait 
intéressant  de  vous  voir  :  mais  ne  parlons  plus  de 
Ghambéry;  ce  n'est  pas  là  que  je  suis  appelé. 
L'honneur  et  le  devoir  crient,  je  n'entends  plus  que 
leur  voix  2... 

Il  revint  donc  à  Paris  où  le  procureur  géné- 
ral feignit  d'ignorer  sa  présence.  Il  y  vécut  de- 
quelques  pensions  dues  par  ses  libraires  et  du 
produit  de  copies  de  musique.  Il  cherchait 
toujours  de  nouveaux  asiles  pour  échapper  à  ces 

1.  Madame  de  Césarges  avait  donné  un  logement  à  Rous- 
seau et  à  Thérèse  dans  sa  ferme  de  Monquin,  commune  de 
Maubec  à  une  demie-lieue  de  Bourgoin:  Ils  s'y  installèrent  à 
la  fin  de  janvier  1769. 

2.  Correspondance  (Œuvres  complètes),  t.  V,  p.  274  et  28o. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  413 

ennemis  dont  son  esprit,  déplus  en  plus  égaré, 
grossissait  le  nombre  et  les  attaques.  Malgré 
ce  trouble  de  son  intelligence,  il  produisit  en- 
core des  œuvres  où  le  philosophe,  le  polémiste 
et  le  poète  se  retrouvent.  Les  Rêveries  furent 
son  dernier  ouvrage.  Elles  sont  divisées  en  dix 
promenades.  Dans  la  troisième ,  il  rappelle 
qu'il  a  toujours  été  chrétien  : 

Enfant  encore  et  livré  à  moi-même,  alléché  par 
des  caresses,  séduit  par  la  vanité,  leurré  par  l'es- 
pérance, forcé  par  la  nécessité,  je  me  fis  catholique; 
mais  je  demeurai  toujours  chrétien  ;  et  bientôt  gagné 
par  l'habitude  mon  cœur  s'attacha  sincèrement  à 
ma  nouvelle  religion.  Les  instructions,  les  exem- 
ples de  madame  de  Warens  m'affermirent  dans  cet 
attachement. 

Voilà  donc  le  souvenir  de  la  bonne  maman 
qui  revit.  Puis  viennent  les  Rameaux  de  1778. 

Cette  date  rappelle  à  son  esprit  l'arrivée  à 
Annecy  en  1728,  et  sa  première  entrevue  avec 
madame  de  Warens;  il  compose  sa  dixième 
promenade  : 

Aujourd'hui,  jour  de  Pâques  fleuries,  il  y  a  pré- 
cisément cinquante  ans  de  ma  première  connais- 
sance avec  madame  de  Warens.  Elle  avait  vingt- 
huit  ans  alors  étant  née  avec  le  siècle.  Je  n'en 
avais  pas  encore  dix-sept,  et  mon  tempérament 
naissant,  mais  que  j'ignorais  encore,  donnait  une 


H4  MA  DAM  I".    DE    VARENS 

nouvelle  chaleur  à  un  cœur  naturellement  plein  de 
vie...  Mon  âme  dont  les  organes  n'avaient  point 
développé  les  plus  précieuses  facultés ,  n'avait 
encore  aucune  forme  déterminée.  Elle  attendait, 
dans  une  sorte  d'impatience,  le  moment  qui  devait 
la  lui  donner,  et  ce  moment,  accéléré  par  cette  ren- 
contre ne  vint  pourtant  pas  sitôt...  Elle  m'avait 
éloigné.  Tout  me  rappelait  à  elle  :  il  y  fallut  reve- 
nir. Ce  retour  fixa  ma  destinée  et  longtemps  encore 
avant  de  la  posséder,  je  ne  vivais  plus  qu'en  elle  et 
pour  elle.  Ah!  si  j'avais  suffi  à  son  cœur  comme 
elle  suffisait  au  mien!  quels  paisibles  et  délicieux 
jours  nous  eussions  coulés  ensemble!  Nous  en 
avons  passé  de  tels,  mais  qu'ils  ont  été  courts  et 
rapides,  et  quel  destin  les  a  suivis!...  J'engageai 
maman  à  vivre  à  la  campagne.  Une  maison  isolée, 
au  penchant  d'un  vallon  fut  notre  asile;  c'est  là 
que,  dans  l'espace  de  quatre  ou  cinq  ans,  j'ai  joui 
d'un  siècle  de  vie  et  d'un  bonheur  pur  et  plein  *, 
qui  couvre  de  son  charme  tout  ce  que  mon  sort 
présent  a  d'affreux....  Tout  mon  temps  était  rem- 
pli par  des  soins  affectueux  ou  par  des  occupations 
champêtres.  Je  ne  désirais  rien  que  la  continuation 
d'un  état  si  doux;  ma  seule  crainte  était  qu'il  ne 
durât  pas  longtemps  et  cette  crainte  née  de  la  gêne 
de  notre  situation  n'était  pas  sans  fondement...  Je 
pensai  qu'une  provision  de  talents  était  la  plus 
sûre  ressource  contre  la  misère  et  je  résolus  d'em- 
ployer mes  loisirs  à  me  rendre  en  état,  s'il  était 
possible,  de  rendre  un  jour  à  la  meilleures  des 
femmes  l'assistance  que  j'en  avais  reçue...  » 

La  rêverie  s'arrête  brusquement.  Rousseau 

1.  Le  bonheur  fut  bien  plus  court,  et  vite  troublé. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  H5 

avait  posé  la  plume  pour  donner  à  sa  mémoire 
le  temps  de  rechercher  comment  il  avait 
rempli  le  devoir  qu'il  s'était  imposé;  il  ne  la 
reprit  pas.  Les  dernières  lignes  que  sa  main 
traça  furent  ainsi  pour  madame  de  Warens. 

Moins  d'un  mois  après,  en  mai,  il  se  retira, 
malade  de  corps  et  d'esprit,  à  Ermenonville 
chez  de  M.  de  Girardin.  Le  2  juillet,  ayant  essayé 
de  sortir,  il  se  plaignit  du  froid  et  de  mal  à  la 
tête.  Thérèse  lui  apportait  une  potion  lorsqu'il 
tomba  la  face  sur  le  sol  et  mourut  sans  pro- 
noncer une  parole.  On  a  dit,  sans  preuves  suf- 
fisantes, qu'il  s'était  suicidé  l. 


1.  Louis  Blauc,  dans  l'Histoire  de  la  Révolution  française, 
tome  Ier,  au  chapitre  intitulé  :  «  Deux  révolutions  »,  a  fait 
un  récit  dramatique  et  coloré  de  la  mort  de  Voltaire  et  de 
celle  de  Jean-Jacques. 


EPILOGUE 


Courtilles;  sa  naissance,  ses  emplois,  sa  mort.  —  L'abbé 
Gaime;  —  l'abbé  Léonard;  —  leurs  testaments.  —  Jean 
Danel;  —  M.  de  Conzié.  —  Souvenirs. 


Celui  qui  devint  le  général  Doppet,  mais  qui 
n'était  encore  alors  qu'un  aventurier,  a  publié 
les  Mémoires  du  Chevalier  de  Courtille,  comme 
il  avait  déjà  publié  ceux  de  Claude  Anet  et  de 
madame  de  Warens  \  Us  ont  la  même  valeur 
historique.  En  dehors  de  quelques  faits  puisés 
dans  les  Confessions,  pas  un  mot  n'y  est  exact. 
Après  avoir  fait  parcourir  le  monde  à  Wint- 
zinried  et  lui  avoir  prêté  quelques  aventures 
qu'il  s'attribue  à  lui-même  dans  ses  Mémoires 
manuscrits  %  après  l'avoir  dépeint  comme  un 

1.  WlNTZINRIED,  OU  les   MÉMOIRES    DU  CHEVALIER   DE  COURTILLE 

pour  servir  de  suite  aux  Mémoires  de  madame  de  Warens,  à 
ceux  de  Claude  Anet,  et  aux  Confessions  de  Jean-Jacques 
Rousseau  (sicl),  à  Paris,  chez  les  Marchands  de  nouveautés, 
1789,  petit  in-12;  xii-139  pp. 

2.  A  la  Bibliothèque  publique  de  Chambéry. 


MADAME    DE    WARENS    ET   J.-J.    ROUSSEAU.      417 

libertin  grossier  et  un  voleur  éhonté,  Doppet 
l'amène  à  Chambéry  porteur  déjà  du  nom  pré- 
tentieux de  chevalier  de  Cour  tille.  Il  l'intro- 
duit sous  ce  titre  chez  madame  de  Warens  où 
il  prend  la  place  d'homme  d'affaires  laissée  par 
Rousseau,  mais  non  le  cœur  delà  maîtresse  du 
logis.  Bientôt  il  lui  fait  épouser  une  jeune  et 
jolie  héritière;  il  a  de  l'argent  et  donne  désor- 
mais l'exemple  d'une  vie  presque  vertueuse. 

La  réalité  nous  le  savons,  est  bien  différente. 
Le  ménage  de  Gourtilles  fut  toujours  pauvre,  et 
lui-même  fut  un  homme  de  probité;  mais  il  a 
évincé  Jean-Jacques  et  le  grand  homme  s'en 
est  vengé  en  déclarant  qu'il  avait  été  garçon 
perruquier.  Cette  qualification,  partout  ailleurs 
qu'à  Agen  où  l'on  a  érigé  une  statue  au  poète 
Jasmin,  est  mortelle.  Le  pauvre  diable  ne  s'en 
est  pas  relevé.  Rousseau  a  beau,  dans  ses  lettres, 
où  il  est  forcé  de  dire  la  vérité,  adresser  des 
excuses  à  celui  qu'il  appelle  son  frère,  lui 
témoigner  parfois  une  estime  presque  respec- 
tueuse :  on  ne  s  arrête  pas  aux  Lettres,  on  ne 
considère  que  les  Confessions. 

Lorsque  les  entreprises  de  madame  de  Warens 
eurent  sombré  Tune  après  l'autre,  lorsque, 
vers  1760,  la  maladie  la  confina  définitivement 


418  MADAME    DF.    WARENS 

dans  la  maison  de  M.  Crépine,  Courtilles  chercha 
à  gagner  honorablement  sa  vie.  Il  paraît  y  avoir 
réussi.  Une  pension  de  trois  cents  livres  qu'il 
touchait,  sur  la  cassette  royale,  depuis  le 
29  avril  1753  tout  au  moins,  l'avait  mis,  ainsi 
que  sa  femme,  à  l'abri  de  la  misère.  Nous  avons 
déjà  fait  remarquer  combien  il  était  singulier 
que  cet  ancien  perruquier  ne  se  complût  qu'aux 
travaux  pénibles.  C'est  encore  à  des  occupa- 
tions de  ce  genre  qu'il  se  livra  à  l'époque  où 
nous  sommes  arrivés.  Il  avait  sans  doute  acquis 
de  l'habileté  et  de  l'expérience  dans  l'exploita- 
tion des  minières,  car  les  documents  qui  sui- 
vent nous  apprennent  que  non  seulement  on  lui 
confia  à  plusieurs  reprises  la  direction  de  tra- 
vaux de  voirie,  mais  qu'on  le  jugeait  capable 
encore  de  diriger  une  trésorerie  d'arrondis- 
sement. 

Voici  d'abord  un  résumé  de  sa  vie  et  un  por- 
trait moral  de  sa  personne  adressés  par  l'in- 
tendant général  de  Chambéry  à  la  cour  de 
Turin  en  décembre  1757  : 

Le  sieur  Jean  Samuel  de  Courtille,  natif  du  dit 
Courtille,  canton  de  Berne,  étant  sorti  fort  jeune  de 
son  pays  pour  voyager,  passa  à  Chambéry  en  1731, 
où   il   fit  connaissance  avec  madame  la  baronne 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  419 

de  Warens  de  la  Tour.  Après  quelques  années  de 
voyage  ayant  embrassé  la  religion  catholique , 
apostolique  et  romaine,  il  revint  en  1737  à  Cham- 
béry  où  la  susdite  dame  baronne  de  Warens  l'en- 
gagea à  rester  au  moyen  de  secours  qu'elle  lui 
fournit  en  vue  apparemment  de  lui  donner  de  l'oc- 
cupation. 

Pendant  l'occupation  espagnole,  M.  le  comte  Gar- 
billon,  alors  avocat  général  et  membre  de  la  Délé- 
gation générale,  lui  donna  plusieurs  commissions 
dont  il  s'est  bien  acquitté. 

En  1749,  madame  la  baronne  de  Warens,  M.  Man- 
sord  et  M.  Perrichon,  de  la  ville  de  Lyon,  acquéreurs 
des  mines  de  la  Haute-Maurienne  ont  nommé  le 
sieur  de  Courtille  inspecteur  et  contrôleur  de  ces 
mines  pour  neuf  années  avec  l'appointement  de 
douze  cents  livres  par  an,  sa  table  sur  le  pied  de 
trois  cents  livres,  et  l'entretien  d'un  cheval,  ainsi 
qu'il  résulte  de  conventions  du  14  octobre  1749  et 
12  septembre  1750  qu'il  m'a  montrées.  11  en  a  fait 
partie  jusqu'en  mars  1752,  époque  à  laquelle  la 
compagnie  députa  pour  directeur  général  le  sieur 
Thoring.  Par  convention  du  12  mars,  Courtille 
renonça  à  son  emploi  moyennant  six  cents  livres 
par  an  jusqu'au  30  juin  1758.  En  1752  il  obtint 
avec  madame  de  Warens  le  privilège  exclusif  de 
la  recherche  de  la  houille  en  Savoie.  Comme  ils 
n'avaient  pas  les  fonds  nécessaires  ils  ont  associé 
les  sieurs  La  Corbière  et  Bérard  de  Genève  ;  ils  ont 
commencé  à  Araches,  mais  jusqu'à  présent  l'entre- 
prise n'a  pas  produit  l'effet  attendu. 

Je  passe  aux  qualités  personnelles  que  je  lui  ai 
connues  à  la  suite  de  plusieurs  entretiens  qu'à  ces 
fins  j'ai  eus  avec  lui. 

Il  a  de  l'esprit  et  de  la  vivacité  et  marque  du 


420  MADAME    DE    WARENS 

goût  et  de  l'intelligence  en  tout  ce  qui  ressort  de 
l'exploitation  des  mines  et  de  l'excavation  du 
charbon.  Il  s'énonce  bien;  il  parle  un  peu  volon- 
tiers et  même  il  sait  bien  faire  valoir  tout  ce  qu'il 
a  fait.  D'ailleurs  par  les  connaissances  exactes  que 
j'ai  prises  il  ne  m'est  rien  revenu  d'équivoque  ni 
sur  sa  conduite,  ni  sur  ses  mœurs. 

Il  s'est  marié  il  y  a  quatre  ans  avec  la  fille  du 
nommé  sieur  Bargonsi  de  la  ville  de  Moutiers,  et 
jusqu'ici,  heureusement  pour  lui, il  n'a  pas  d'enfant. 

Suivant  les  ordres  de  Sa  Majesté  portés  par  la 
lettre  de  M.  le  chevalier  Ferraris  de  l'année  der- 
nière j'ai  donné  au  dit  sieur  de  Courtille  la  com- 
mission d'inspecteur  aux  réparations  des  chemins 
pendant  l'été  passé,  dont  il  s'est  bien  acquitté.  Sa 
pension  de  six  cents  livres,  allant  bientôt  finir,  il 
lui  faudrait  un  emploi  permanent,  mais  la  Savoie 
n'en  fournissant  aucun  à  présent,  il  faudrait  qu'il 
l'obtînt  au-delà  des  Monts,  si  Sa  Majesté  daigne  le 
lui  accorder  et  l'encourager  par  là  à  persévérer 
dans  la  religion  qu'il  a  embrassée  '. 

Courtilles  n'obtint  pas  cet  emploi,  mais  il 
continua  à  être  utilisé  par  l'administration 
comme  directeur  ou  surveillant  de  travaux 
publics. 

Le  9  février  1765,  M.  Terraglio,  intendant 
de  la  province  de  Faucigny,  écrit  à  l'intendant 
général  d'Annecy  qu'il  a  cherché  un  gérant 
pour   la    trésorerie   de   Bonneville  jusqu'à  la 

1.  Archives  départementales,  série  C. 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  421 

nomination  du   trésorier  titulaire,  mais  qu'il 
n'a  trouvé  personne  ;  puis,  il  ajoute  : 

Ne  sachant  plus  où  me  tourner,  j'ai  jeté  les  yeux  sur 
le  sieur  de  Courtilles  que  j'avais  député  pour  inspecteur 
aux  travaux  de  Cujer?  et  lui  en  ayant  fait  la  proposition 
il  m'a  répondu  qu'il  accepterait  cette  commission  (de 
gérant)  et  qu'il  se  donnerait  tous  les  soins  pour  la  remplir 
exactement,  mais  étant  étranger  et  ne  possédant  aucuns 
biens,  il  n'était  pas  dans  le  cas  de  donner  une  caution. 

Le  dit  sieur  de  Courtilles  est  Suisse  d'origine.  Il  a 
embrassé  la  religion  catholique;  il  habite  en  Savoie  de- 
puis environ  vingt-cinq  ans,  où  il  s'est  marié  et  n'a 
point  d'enfans.  Sa  Majesté  lui  fait  payer  chaque  année 
de  sa  cassette  secrète  la  somme  de  trois  cents  livres  ' 
pour  l'aider  à  subsister  et  c'est  par  ses  ordres,  que  de 
temps  à  autre,  je  lui  ai  donné  de  l'occupation  dans  les 
différentes  inspections  pour  les  réparations  de  chemins, 
lui  ayant  toujours  connu  une  activité  et  une  conduite 
sans  reproche. 

Quoique  par  le  tableau  que  je  viens  de  vous  faire  du 
S1' de  Courtilles,  j'aie  lieu  d'être  persuadé  qu'il  s'acquit- 
tera bien  de  cette  commission  pour  mériter  de  plus  en 
plus  la  continuation  des  grâces  de  Sa  Majesté,  le  défaut 
de  cautionnement  m'étant  cependant  un  obstacle  à  la 
lui  donner,  je  vous  en  fais  part,  monsieur,  pourm'aviser 
les  déterminations  convenables. 

Cette  proposition  de  l'intendant  n'eut  pas  de 
suite,  car  le  trésorier  titulaire  était  déjà  nommé 
au  moment  où  M.  Terraglio  écrivait 2. 

1.  C'est  par  erreur  que  M.  Dufour  (Revue  savoisienne,  1878), 
p.  70,  a  écrit  1  300  livres.  La  Table  des  Patentes  aux  Archives 
du  Contrôle  à  Turin  porte  :  «  1758,  29  Aprile.  Courtilles  (de) 
Rodolfo,  Svizzero  catolizzato.  Trattenimento  d'annue  lire  300  » . 

2.  Par  décret  rendu  à  Turin  le  28  janvier  1765,  en  faveur 
de  Joseph-Thérèse  Jacquier. 


422  MADAME    DE    WARENS 

Voilà  en  faveur  de  Gourtilles  un  certificat 
d'une  grande  valeur.  Toute  gestion  publique, 
même  à  titre  provisoire,  devait  être  garantie 
par  un  cautionnement;  si  donc  l'intendant 
insinue  à  son  supérieur  qu'on  pourrait  s'en 
passer  eu  égard  à  l'honnêteté  du  candidat, 
alors  surtout  qu'il  s'agit  des  deniers  de  l'État, 
c'est  que  vraiment  Gourtilles  était  digne  de 
toute  confiance. 

La  bienveillance  royale  n'abandonna  pas  le 
protestant  converti.  Gourtilles  fut  en  effet 
nommé  inspecteur  du  château  de  Chambéry, 
en  1765  au  plus  tôt,  puisque  la  lettre  qui  pré- 
cède ne  fait  pas  mention  de  cette  qualité.  Il  n'en 
remplit  pas  longtemps  les  fonctions  :  il  mourut 
à  Chambéry  le  18  février  1771,  et  son  acte  de 
décès  le  qualifie  d'ancien  inspecteur.  On  lit 
dans  cet  acte  qu'il  était  âgé  d'environ  soixante 
ans.  Sa  femme  Jeanne-Marie  Bergonzy  était 
morte  elle-même  deux  mois  auparavant,  âgée  à 
peine  de  trente-sept  ans,  ou  pour  parler  comme 
le  curé  de  Saint-Léger,  d'environ  trente-six  ans 
et  onze  mois  *.  La  précision  que  cet  ecclésias- 


1.  «  Le  11e  décembre  1771,  a  été  enterrée  aux  Augustins, 
(aujourd'hui  Saint-Benoit)  deUe  Jeanne  Marie  Balgonzy  (sic) 
native  de  la  paroisse  de  St-Pierre  de  Moutiers,  femme  du 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  423 

tique  a  apportée  dans  le  calcul  de  l'âge  de  la 
femme  fait  supposer  qu'il  a  bien  indiqué  exac- 
tement celui  du  mari.  Si  donc  Wintzinried 
avait  environ  soixante  ans  le  18  février  1772,  on 
devra  croire  qu'il  est  né  en  mars  ou  avril  1712. 
Il  aurait  eu  ainsi  deux  ou  trois  mois  de  plus 
que  Rousseau  ;  mais  son  acte  de  baptême 
découvert  tout  récemment  '  prouve  qu'en  réa- 
lité il  était  plus  jeune  d'environ  quatre  ans. 
L'intendant  général  a  donc  eu  raison  de  dire 
qu'il  avait  quitté  fort  jeune  son  pays  puisque, 
en  1731  il  n'avait  pas  encore  seize  ans.  Le 
milieu,  austère  certainement,  où  il  vivait  ne 


Sr  Curtille,  morte  hier,  munie  du  sacrement  de  l'Extrême- 
Onction,  âgée  d'environ  trente-six  ans  et  onze  mois.  Ainsy 
est.  Signé  :  Alex,  en.  •>  —  «  Le  19  février  1772  a  été  enterré 
aux  Augustins  Sr  Jean  Curtille,  natif  de  Berne,  converti  à 
la  religion  catholique,  apostolique  et  romaine,  ancien  ins- 
pecteur du  château  de  cette  ville,  mort  hier,  muni  de  tous 
ses  sacrements,  âgé  d'environ  soixante  ans.  Ainsy  est.  — 
Sir/né  :  Alex.  ch.  »  (Extraits  des  Reg.  par.  de  Saint-Léger). 
1.  Par  M.  l'archiviste  Agénor  de  Crouzaz,  dans  les  re- 
gistres de  Lucens,  paroisse  qui  dépendait  de  celle  de  Cour- 
tilles.  Voici  cet  acte  de  baptême. 

Jean-Samuel-Rodolph,  fils  de  M.  le  châtelain  et  justicier  Wintzenried 
de  Courtilles  et  de  mademoiselle  Marguerite-Françoise,  sa  femme,  fille 
de  M.  le  lieutenant  Jolys,  de  Grange  et  de  Moudon,  a  été  baptisé  le 
8  mars  1716.  Parrains,  M.  le  ministre  Jean-Sébastien  Clavel,  de  Cully 
et  pasteur  à  Villarzel  et  M.  le  ministre  Samuel  Pillard,  pasteur  à 
Lucens  et  M.  Jean-Rodolph  Clavel,  fils  de  M.  de  Sepey.  Marraines, 
Marie-Marguerite-Françoise,  femme  de  M.  le  lieutenant  Fornallaz,  de 
Sassel  et  d'Avenche,  et  madame  Rose,  fille  de  M.  l'assesseur  ballival 
Troiller  de  Moudon. 


424  MADAME    DE    WARENS 

convenait  pas  à  un  garçon  si  turbulent.  Il 
s'enfuit  pour  courir  les  aventures,  et  vint  en 
Savoie  auprès  de  madame  de  "Warens  qui 
l'envoya  sans  doute,  comme  Rousseau,  aux 
Catéchumènes  de  Turin. 

Il  avait  deux  frères  dont  aucun  ne  s'appelait 
Jacques-François,  mais  on  en  trouve  un  pré- 
nommé Jean-Jacques,  né  en  17 14  ;  c'est  vraisem- 
blement  le  père  de  l'enfant  baptisé  à  Chambéry 
le  11  septembre  1747  (voir  chap.  vin,  p.  241), 
Samuel-Rodolphe  Wintzinried  leur  père,  ainsi 
qu'on  le  voit  par  l'acte  de  baptême  du  fils,  était 
un  fonctionnaire  important  du  pays  de  Vaud;  il 
fut  marié  deux  fois,  et  à  des  femmes  de  fort 
bonnes  familles. 

Le  vicaire  savoyard,  l'abbé  Jean-Claude 
Gaime,  s'était  retiré  à  Rumilly  vers  l'année  1746. 
Nous  avons  rencontré  sa  signature  dans  divers 
actes  publics  intéressant  les  Oratoriens1,  parmi 
lesquels  se  trouvait  peut-être  quelque  com- 
pagnon d'études,  et  les  Bernardines  réfor- 
mées. C'est  ainsi  qu'il  assiste   chez  ces  reli- 


1.  Yictor-Amédée  II  avait  retiré  l'enseignement  aux  orato- 
riens en  même  temps  qu'aux  jésuites  en  1729.  Les  orato- 
riens de  Rumilly  étaient  suspects  de  jansénisme. 


ET   JEAN-JACQUKS    ROUSSKAU.  425 

gieuses  au  contrat  d'entrée  en  religion  de  ma- 
demoiselle Georgine  Descostes  le  9  mai  1759  *. 

Il  fit  deux  testaments,  l'un  en  date  du 
28  octobre  1750,  le  second,  le  15  octobre  1758. 
Aux  vendanges,  il  s'en  allait  chez  un  ami,  le 
notaire  Descostes,  à  Vaux,  à  l'extrémité  nord 
du  canton  de  Rumilly,  et  lui  dictait  ses  der- 
nières volontés,  avec  la  liberté  d'un  sage  dont 
l'esprit  et  le  corps  sont  bien  portants.  C'est 
encore  ici  l'homme  de  paix  qui  veut  écarter 
toute  cause  de  zizanie  entre  les  siens. 

Voici  quelques-unes  de  ses  dispositions  tes- 
tamentaires. Si  on  les  compare  avec  celles  de 
Jean-Jacques  en  1737,  on  verra  que  celui  qui 
emploie  les  formules  les  plus  suppliantes  n'est 
pas  l'ecclésiastique. 

L*an  1750  et  le  28  octobre,  au  village  du  Fond  paroisse 
de  Vaux,  a  six  heures  après-midi,  dans  ma  maison,  par 
devant  moi  (Descostes)  notaire  royal...  s'est  constitué 
Rd  sieur  Jean  Claude  Gaime...  prêtre...  bachelier  en  théo- 
logie, ci-devant  sous-prieur  de  la  Royale  Académie  de 
Turin,  lequel  sain  de  bon  sens,  mémoire  et  entende- 
ment, jouissant  d'une  parfaite  santé,  pour  ne  laisser 
aucun  différend  après  son  décès  entre  ses  plus  proches  a 
fait  son  testament...  Et  1°  comme  bon  chrétien  s'est  muni 
du  signe  de  la  sainte  croix  en  disant  :  in  nomine  Patris 
et  Fila  et  Spiritus  Sancti.  Amen...  S'il  meurt  à  Rumilly, 
il  veut  être  enterré  dans  l'église  des  Révérends  Pères 

1.  Minutes  du  notaire  Louis  Cirod. 


'tlK  MADAME    DE    WARKNS 

capucins  auxquels  il  donne  un  louis  d'or  mirliton  et  en 
outre  25  livres  pour  dire  cinquante  messes  pour  le  repos 
de  son  âme:  et  venant  à  mourir  ailleurs  il  veut  être 
enseveli  au  lieu  accoutumé  à  ensevelir  les  prêtres...  Me 
veut  rien  donner  à  la  religion  des  S. S.  Maurice  et  Lazare 
ni  aux  hôpitaux  de  la  province  et  divise  ses  biens  entre 
ses  neveux  Claude  et  François  Gaime. 

De  1750  à  1758  quelques  changements  étaient 
survenus  dans  la  composition  de  sa  famille; 
son  neveu  Claude  était  mort  et  avait  laissé  plu- 
sieurs enfants  dont  l'un  était  soldat.  C'est  pour- 
quoi, le  15  octobre  1758,  à  dix  heures  du  matin, 
et  devant  le  même  notaire,  il  teste  de  nouveau. 

Jouissant  d'une  parfaite  santé,  et  pour  ne  laisser 
aucun  différend  entre  ses  plus  proches.  Et  1"  comme  bon 
chrétien  s'est  muni  du  signe  de  la  sainte  croix  en  disant 
in  nomine...  et  imploré  la  miséricorde  de  Dieu  pour  la 
rémission  de  ses  péchés  par  les  mérites  de  N.  S.  Jésus- 
Christ,  par  l'intercession  de  la  Sainte  Vierge,  de  tous  les 
saints  et  saintes  du  Paradis,  laissant  ses  funérailles  et 
obsèques  à  la  direction  de  son  héritier...  Interrogé  en 
conformité  des  Royales  constitutions  s'il  voulait  donner 
quelque  chose  aux  hôpitaux  des  S. S.  Maurice  et  Lazare 
et  de  la  province  et  du  présent  lieu,  il  m'a  répondu  ne 
pouvoir  rien  donner;  chargeant  son  héritier  de  donner 
à  la  confrérie  du  Saint  Sacrement  d'Héry,  trois  livres  et 
au  Rd  curé  du  dit  Héry  deux  livres  pour  une  grande 
messe  et  une  basse  pour  le  repos  de  son  âme;  plus, 
faire  dire  quarante  messes  de  mort  à  raison  de  8  sols 
la  messe  pour  le  repos  de  son  àme. 

11  distribue  ensuite  ses  biens  entre  ses  neveux 
et  nièces;  il  institue  héritier  son  neveu,  hono- 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  427 

rable  François  Gaime,  bourgeois  de  Rumilly  et 
donne  à  Marie  Chevron,  femme  de  celui-ci, 
«  une  chenevière  [terre  à  chanvre)  située  à 
Rumilly  sous  les  Bachats  » ,  c'est-à-dire  au 
dessous  de  la  maison  qu'il  habitait  dans  la 
rue  de  Mont-Plat.  Enfin ,  suivant  l'usage,  il 
«  lègue  à  chaque  prétendant  droit  à  son  hoirie, 
la  somme  de  cinq  sols  payable  quand  ils  jus- 
tifieront de  leurs  droits,  moyennant  quoi  il  les 
en  exclut  ». 

Nous  savons  que  l'abbé  Gaime  était  en  rap- 
ports d'amitié  avec  l'abbé  Léonard  et  que  celui- 
ci  correspondait  avec  Rousseau  dont  il  recevait 
les  ouvrages.  Il  eût  été  intéressant  de  connaître 
le  jugement  porté  par  le  vicaire  savoyard  sur 
ces  œuvres  que  le  curé  de  Gruffy  lui  prêtait; 
malheureusement  nous  n'avons  rien  retrouvé 
à  ce  sujet.  Rousseau  ne  devait  pas  ignorer  la 
présence  de  l'abbé  à  Rumilly,  mais  rien  ne 
prouve  qu'il  ait  renoué  directement  en  Savoie 
les  relations  commencées  en  Piémont;  et  l'on 
se  souviendra  que  M.  Gaime  était  décédé 
lorsque  les  salons  connurent  les  premiers 
livres  des  Confessions  et  que  le  public  put 
lire  Y  Emile.  L'abbé  mourut  en  effet  à  Rumilly, 
le  13  mai  1761,  à  l'âge  de  soixante-huit  ans;  il 


428  MADAME   DE    WARENS 

fut  sans  doute,  suivant  le  désir  de  son  pre- 
mier testament,  enseveli  dans  le  chœur  de 
l'église  des  Capucins.  Si  quelque  modeste  ins- 
cription rappelait  alors  son  nom,  elle  a  disparu 
lors  de  la  dévastation  de  l'église  en  1793.  Il 
n'est  resté  de  lui  que  son  Celebret  dans  les 
papiers  de  sa  famille  et  l'acte  de  décès  des 
registres  paroissiaux  où  le  curé,  son  confrère, 
a  inscrit  une  épitaphe  rappelant,  avec  ses 
titres  scientifiques,  son  amour  de  la  méditation 
et  l'intégrité  de  sa  vie  *. 

Si  l'on  en  croit  un  passage  du  manuscrit  de 
M.  Bovier  2,  Rousseau  se  serait  ressouvenu  de 
l'abbé  Gaime  dans  son  voyage  de  1768  en  Sa- 
voie. On  y  lit,  en  effet  : 

...  Il  était  pressé  de  faire  un  voyage  en  Savoie  pour 
satisfaire  un  besoin  de  son  cœur  qu'il  ne  m'exprima 
pas  alors  (p.  37)...  C'est  à  cette  époque  à  peu  près  que 
je  puis  placer  le  voyage  de  Jean-Jacques  en  Savoie;  il 
fut  court,  trois  jours  lui  suffirent.  A  son  retour,  il  me 

1.  Voici  cet  acte  de  décès  : 

Le  13e  mai  1761  est  décédé  sur  les  sept  heures  du  soir,  et  le  jour 
suivant  a  été  inhumé  le  corps  de  Rd  Sr  Jean-Claude  Gaime  prêtre  du 
diocèse  de  Genève,  originaire  de  la  paroisse  d'Hairy  en  Genevois,  ancien 
sous-prieur  de  la  Royale  Académie  de  Turin,  résident  à  Rumilly  depuis 
environ  quinze  ans,  âgé  de  soixante-huit  ans,  muni  des  sacrements; 
après  y  avoir  mené  une  vie  aussi  édifiante  qn  intérieure.  Ainsi  est. 

Blgnard,  curé. 

2.  Manuscrit  cité  (Bibl.  nat.,  section  des  manuscrits). 


ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  429 

dit  qu'il  était  allé  verser  des  larmes  de  reconnaissance 
sur  la  tombe  d'un  mortel  à  qui  il  devait  eu  partie  son 
existence  morale.  Je  n'ai  jamais  douté  que  le  vicaire 
savoyard  ne  fût  cet  être  si  vénéré.  Certes  j'étais  loin  de 
désapprouver  cet  acte  d'une  piété  fdiale,  quand  même  il 
eût  eu  pour  objet  madame  de  Warens  (p.  41). 

Rumilly  n'étant  qu'à  trente-trois  kilomètres 
de  Ghambéry  le  voyage  a  pu  être  fait  facile- 
ment d'autant  plus  que  M.  de  Conzié,  origi- 
naire de  Rumilly,  a  dû  y  conduire  volontiers 
son  ami.  Cependant  il  n'y  a  peut-être,  dans  la 
déclaration  de  Jean-Jacques  à  M.  Bovier,  qu'une 
défaite  destinée  à  prévenir  toute  interrogation 
indiscrète  à  l'égard  de  madame  de  Warens, 
ainsi,  du  reste,  que  M.  Bovier  semble  l'avoir 
soupçonné. 

L'abbé  Léonard,  né  à  Annecy  vers  1695, 
était  bourgeois  de  cette  ville.  Il  avait  été  aumô- 
nier, pendant  quatorze  ans,  de  M.  de  Bernex 
qu'il  accompagna  dans  ses  voyages  à  Turin  et 
à  Paris.  Il  quitta  l'évêque  à  l'époque  même  où 
madame  de  Warens  vint  se  fixer  à  Ghambéry. 
Nommé  curé-archipêtre  de  Gruffy,  il  prit  pos- 
session de  sa  paroisse  en  juillet  1731,  fit 
diverses  réparations  à  sa  modeste  église  et 
enrichit  la  sacristie  de  quelques  ornements. 


430  MADAME    DE    WARENS 

L'importance  de  son  bénéfice  lui  permettait  de 
tenir  un  vicaire;  il  eut  successivement  à  ce 
titre  auprès  de  lui  MM.  Duchesne,  Dagand, 
Dusougey,  Rebut,  Depelier,  Decerise,  Doucet  et 
Gremaud. 

Par  ce  moyen,  il  n'était  pas  astreint  à  une 
résidence  bien  sévère  et  pouvait  faire  de  lon- 
gues visites  à  ses  amis  de  Chambéry  et  d'An- 
necy. Il  profita  de  l'une  de  ses  courses  à  Cham- 
béry pour  se  rendre,  le  23  février  1753,  dans 
l'étude  du  notaire  Rey  et  y  dicter  son  testament. 
Il  y  fait  divers  dons  aux  pauvres  de  Gruffy, 
lègue  à  l'église  de  cette  paroisse  ses  ornements 
sacerdotaux,  à  l'exception  de  sa  chasuble  verte 
à  fleurs  d'or  qu'il  donne  à  l'église  paroissiale 
d'Annecy;  lègue  à  l'évêque  de  Genève-Annecy. 
M.  de  Chaumont,  un  livre  à  choisir  dans  sa 
bibliothèque  dont  le  catalogue  lui  sera  pré- 
senté, et  institue  héritiers  les  pauvres  prêtres 
infirmes  du  diocèse.  Le  testament  ne  contient 
aucune  mention  relative  à  madame  de  Warens, 
et  aucune  des  personnes  de  l'entourage  de  la 
baronne  n'est  au  nombre  des  témoins.  M.  Léo- 
nard mourut  à  Gruffy  le   16   octobre  1767  \. 

1.  «  L'an  1767  et  le  16e  octobre  à  onze  heures  du  soir  est 
décédé  R*1  Sr  Pierre  Léouard  très  digue  et  très  regretté  archi- 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  431 

Quant  au  bon  curé  de  Lémenc,  Philibert 
Gaime,  qui  avait  recueilli  le  dernier  soupir 
de  madame  de  Warens,  il  s'éteignit  de  con- 
somption, le  14  avril  1780,  à  l'âge  de  soixante- 
quatre  ans  \ 

Jean  Danel,  ce  serviteur-secrétaire  de  ma- 
dame de  Warens,  qu'elle  indiquait  comme  près 
de  mourir  en  1756,  lui  survécut  pourtant.  Il 
était  même  resté  quelque  peu  à  son  service  et 
croyait,  à  ce  titre,  avoir  droit  à  la  faveur  du 
gouvernement.  Peu  de  jours  après  la  mort  de 
la  vieille  dame,  il  adressa  à  Turin  une  sup- 
plique dans  laquelle  il  demandait  qu'on  lui 
abandonnât  son  mobilier.  C'est  ce  que  nous 
apprend  une  lettre  de  l'intendant-général  de 
Chambéry  au  ministre  Mazé,  du  28  août  1762  : 

Monsieur, 
Je  prendrai  les  connaissances  nécessaires  sur  la 
supplique   de   Jean   Danel   de   Genève   habitant  à 
Chambéry  que  j'ai  reçue  jointe  à  la  lettre  dont 

priHre  et  curé  de  la  présente  paroisse  de  Gruffy,  muni  des 
sacrements  et  âgé  d'environ  soixante-douze  ans,  après  avoir 
gouverné  cette  paroisse  avec  tout  le  zèle  et  l'édification  pos- 
sible pendant  l'espace  d'environ  trente-six  ans;  et  le  18e  jour 
du  même  mois,  il  a  été  enseveli  dans  le  chœur  de  l'église, 
directement  sous  la  lampe.  Signé  :  Ul.  Gremaud,  vicaire  » 
[Reg.  par.  de  Gruffg). 
1.  Reg.  par.  de  Lémenc. 


432  MADAME    DE    WARENS 

vous  m'avez  honoré  le  25  de  ce  mois,  au  sujet  de 
la  gratification  qu'il  demande  de  Vaubeine  de  feue 
madame  la  baronne  de  Warens,  pour  vous  la  res- 
tituer accompagnée  d'une  relation,  mais  je  prévois 
déjà  que  les  dettes  qu'elle  a  laissé  absorberont  et 
au  delà  le  peu  de  meubles  qu'elle  avait  '. 

La  relation  promise  ne  se  retrouve  pas.  L'on 
doit  penser  qu'au  vu  de  l'exercice,  par  M.  Cré- 
pine, de  son  privilège  sur  les  meubles  de  sa 
locataire  (page  375)  M.  Mazé  informa  Pinten- 
dant-général  qu'elle  devenait  inutile. 

Grillet  a  consacré  une  courte  notice  à  M.  de 
Conzié  l.  Il  raconte  que  son  père  lui  avait  fait 
donner  une  éducation  soignée,  que  le  fils  déve- 
loppa en  voyageant  dans  diverses  parties  de 
l'Europe.  Lors  de  l'occupation  espagnole,  il  fut 
député  par  la  ville  de  Chambéry  auprès  de  la 
cour  de  Madrid  2  afin  d'obtenir  la  diminution 
des  réquisitions  dont  le  pays  était  accablé.  En 
1744,  à  son  retour,  il  acheta  de  la  famille  de 
Bellegarde  le  comté  de  Boringe,  et,  en  1746,  en 
revendit  la  plus  grande  portion  à  Marc  Antoine 
de  Genève-Boringe.  Il  ne  conserva  que  la  partie 

1.  Archives  départementales,  série  C. 

2.  Grillet,  Dictionnaire  historique  du  Mont-Blanc  et  du 
Léman,  t.  II,  241.  La  mission  à  Madrid  fut  sans  doute  se- 
crète, car  nous  n'en  avons  rencontré  aucune  mention  daus 
le  registre  des  délibérations  municipales  du  temps. 


ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU.  433 

du  fief  s'étendant  sur  les  communes  de  Rei- 
gnier,  Scintrier  et  Arenthon.  Après  avoir  été 
syndic  de  Chambéry,  il  prit  une  part  active 
à  la  création  de  la  société  d'agriculture  de 
Savoie.  Parmi  les  quelques  œuvres  littéraires 
qu'il  a  laissées,  l'on  trouve  YÉloge  latin  de 
M.  Baussand,  curé  d'Arenthon,  dont  il  van- 
tait à  Rousseau  l'esprit  de  tolérance,  lorsqu'il 
lui  offrait  un  asile  dans  sa  gentilhommière. 
Le  comte  des  Gharmetles  mourut  célibataire, 
le  8  mai  1789,  âgé  d'environ  quatre-vingt- 
trois  ans  ', 

Aucune  inscription  ne  rappelle  à  Chambéry 
le  souvenir  de  madame  de  Warens;  mais, 
depuis  les  Confessions,  les  visiteurs  n'ont  cessé 
d'affluer  aux  Gharmettes.  Sous  la  Révolution, 
Hérault  de  Séchelles,  commissaire  de  la  Con- 
vention en  Savoie,  fit  placer  sur  la  façade  prin- 
cipale de  la  maison  une  pierre  blanche  portant 
cette  inscription  : 

Réduit  par  Jean  Jacque  habité, 
Tu  me  rappelles  son  génie, 
Sa  solitude,  sa  fierté, 
Et  ses  malheurs  et  sa  folie- 


1.  Reg.par.  de  Saint-Léger. 

28 


434       MADAME    DE    WARENS    ET    J.-J.    ROUSSEAU 

A  la  gloire,  à  la  vérité 

11  osa  consacrer  sa  vie, 

Et  fut  toujours  persécuté 

Ou  par  lui-même  ou  par  l'envie. 

Il  faut  compléter  l'inscription  par  ces  deux 
vers  que,  faute  de  place,  la  pierre  n'a  pu 
recevoir  : 

Contemplons  au  flambeau  de  la  philosophie 
Un  grand  homme  et  l'humanité. 

A  la  même  époque,  on  a  donné  à  la  rue 
Croix-d'Or  le  nom  de  rue  Jean-Jacques  Rous- 
seau qu'elle  n'a  pas  conservé.  Il  y  a  quelques 
années,  on  a  appelé  de  ce  nom  la  rue  qui 
s'étend  des  casernes  de  cavalerie  à  la  route 
des  Gharmettes. 


FIN 


TABLE 


Avant-propos 


CHAPITRE   PREMIER 

(1699-1128) 


Premières  années  de  madame  de  Warens.  Son  mariage 
à  l'âge  de  quatorze  ans  avec  Sébastien-Isaac  de  Loys, 
seigneur  de  Warens.  —  Séjour  à  Lausanne;  —  à 
Vevey.  —  Manufacture  de  bas.  —  La  fuite  à  Évian. 

—  Projet  de  conversion  au  catholicisme.  —  Arrivée 
à  Annecy.  —  Abjuration.  —  Donation  au  mari.  — 
Pension  accordée  par  le  roi  de  Sardaigne. —  Divorce. 

—  Confiscation  des  biens  de  madame  de  Warens. — 
Sa  maison  à  Aunecy.  —  Le  pictiste  François  Magny. 

—  Arrivée  de  Rousseau 


CHAPITRE  II 

(1712-1729) 

Naissance  de  Rousseau.  —  Sa  famille.  —  Erreurs  des 
Confessions  à  ce  sujet.  —  François  Rousseau  ;  sa  fuite. 

—  Lectures.  —  Querelles  d'Isaac  Rousseau  avec  le 
capitaine  Gautier;  sa  condamnation;  sa  fuite.  —  Jean- 
Jacques  chez  le  pasteur  Lambercier;  chez  son  oncle 
Bernard;  chez  le  greffier  Masseron.  —  Il  devient 
apprenti  du  graveur  Ducommun;  brutalité  du  maître. 

—  Rousseau  quitte  son  pays.  —  Visite  à  M.  de  Pont- 
verre,  curé  de  Confignon. —  Court  séjour  à  Annecy. 


436  TABLE. 

—  Il  va  à  Turin  à  1'  «hospice  des  catéchumènes  »;  il 
abjure  le  calvinisme.  —  Ses  rapports  avec  l'abbé  Gaime. 

—  Le  lever  du  soleil  au  Monte 29 


CHAPITRE  111 

(1729-1730) 

L'abbé  Gaime.  —  Portrait  que  Rousseau  en  fait  dans 
VÉmile.  —  Profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard.  — 
Naissance  et  éducation  de  Jean-Claude  Gaime.  —  Il 
va  à  Turin;  il  est  précepteur  chez  le  comte  de  Mella- 
rède;  —  professeur  de  langue  française  et  vice-rec- 
teur de  l'Académie  militaire.  —  Sa  conduite  exem- 
plaire. —  Rousseau  revient  à  Annecy;  il  y  est  reçu 
par  madame  de  Warens.  —  Il  entre  au  séminaire. — 
L'abbé  Gâtier.  —  Rousseau  sort  du  séminaire:  il  est 
placé  chez  le  maître  de  musique.  —  Arrivée  de  Ven- 
ture.  —  M.  d'Aubonne. —  M.  et  madame  Corvesi.  — 
Le  maître  de  musique  et  Rousseau  s'en  vont  à  Lyon. 
—  Retour  de  Rousseau;  il  ne  retrouve  plus  madame 
de  Warens.  —  Mademoiselle  Merceret;  mademoiselle 
Giraud;leur  origine.  — La  promenade  à  Thônes  avec 
mesdemoiselles  de  Galley  et  de  Graffenried.  —  La 
famille  de  Galley.  —  Le  juge-maje  Simond.  —  Départ 
d'Annecy  avec  mademoiselle  Merceret.  —  Rousseau 
parcourt  la  Suisse.  —  L'archimandrite.  —  Lettre  à 
mademoiselle  de  Graffenried;  à  son  père.  —  Une  page 
de  Michelet  sur  Annecy.  —  Rousseau  et  madame  de 
Warens 46 


CHAPITRE  IV 

(1730-1732) 

Voyage  de  madame  de  Warens  à  Paris  avec  M.  d'Au- 
bonne. —  Causes  de  ce  voyage.  —  Conspiration  contre 
Genève.  —  Brouille  avec  d'Aubonne;  retour  de  ma- 
dame '  de  Warens  en  Savoie.  —  L'espionnage.  — 
L'ambassadeur  Maffei  ;  le  premier  président  Saint- 
Georges;  le  ministre  del  Borgo;  l'agent  Mitonet.  — 
Abdication  du  roi  Victor-Amédée;il  vient  se  fixer  en 


TABLE.  437 

Savoie  avec  la  marquise  de  Spigno. — 11  se  repent  et 
veut  reprendre  la  couronne;  son  arrestation.  — Ma- 
dame de  Warens  vient  à  Chambéry;  lettre  à  la  reine 
Polixène.  —  Le  comte  de  Saint-Laurent,  contrôleur 
général  des  finances.  —  Madame  de  Warens  loue  sa 
maison  de  Chambéry.  —  Rousseau  à  Lyon.  —  Il  est 
reçu  à  Chambéry  chez  la  baronne.  —  Claude  Anet; 
sa  tentative  de  suicide.  —  Madame  de  Warens  et  le 
marquis  de  Clialles,  marraine  et  parrain.  —  Secours 
du  pape  aux  «  nouveaux  convertis  » 83 

CHAPITRE   V 

(1732-1734) 

Procès  de  madame  de  Warens  avec  son  beau-père, 
M.  de  Villardin.  —  Requête  au  sénat;  saisie-arrêt 
sur  les  créances  de  M.  de  Villardin  en  Savoie.  —  Dé- 
fense de  M.  de  Villardin.  —  Rousseau  travaille  au 
cadastre.  —  Son  voyage  à  Genève;  son  père  ne  veut 
rien  lui  remettre  des  biens  de  sa  mère. —  11  va  chez 
les  Cordeliers  de  Cluses.  —  Le  père  Montant.  — 
Lettre  de  Jean-Jacques  à  son  père.  —  Passage  de 
régiments  français  à  Chambéry.  —  Victoires  sur  les 
Impériaux.  —  Commencement  des  amours  de  Jean- 
Jacques  et  de  madame  de  Warens.  —  La  jeunesse 
de  Claude  Anet;  son  abjuration;  sa  mort.  —  Rous- 
seau rappelle  son  nom  dans  la  Nonvelle-Héloïse.  — 
Douleur  de  madame  de  Warens;  elle  fait  son  testa- 
ment. —  Mort  de  monseigneur  de  Bernex.  —  Lettre 
de  madame  de  Warens  à  M.  d'Ormea  pour  obtenir  le 
payement  de  sa  pension 109 

CHAPITRE   VI 

(1734-1738) 

La  Société  de  Chambéry  de  1730  à  1740.  —  Les  Milliet, 
les  Bellegarde,  Mellarède,  Costa,  Menthon;  François- 
Joseph  de  Conzié:  M.  Coccelli,  le  P.  Caton;  les  doc- 
teurs Salomon  et  Grossi;  mademoiselle  Péronne  Lard; 

—  son  cahier  de  musique,  airs  d'opéras  et  chansons. 

—  Les  religieux.  —  Antoine  Charbonnel.  —  Portrait 


438  TABLE. 

de  madame  de  Warens  par  Rousseau:  —  par  M.  de 
Conzié.  —  Concert  chez  madame  de  Warens.  —  La 
Troupe  joyeuse  de  Chambéry.  —  Administration  de 
Rousseau.  —  Son  voyage  à  Besançon;  l'abbé  Blan- 
chard'. —  Saisie  aux  Rousses  d'un  pamphlet  dans  la 
malle  de  Rousseau;  parodie  d'une  scène  de  Mithri- 
date.  —  Accident  arrivé  à  Rousseau  le  27  juin  1137. 
—  Son  testament.  —  Il  va  à  Genève  réclamer  à  son 
père  l'héritage  maternel;  il  revient  à  Chambéry  et  y 
trouve  Wintzinried.  —  Départ  pour  Montpellier.  — 
Madame  de  Warens  loue  la  métairie  Revil  aux  Char- 
mettes.  —  Séjour  de  Jean-Jacques  à  Montpellier:  ses 
demandes  d'argent,  ses  plaintes.  —  Lettre  suppliante 
à  madame  de  Warens.  —  Retour  intempestif  à  Cham- 
béry; il  cohabite  avec  Wintzinried.  —  Location  de 
la  maison  du  capitaine  Noëray  aux  Charmettes,  6  juil- 
let 1738  ". '. . . .     126 


CHAPITRE  VII 

(1738-1743) 

Les  Charmettes.  —  Madame  de  Warens  loue  le  domaine 
du  capitaine  Noëray.  —  Date  véritable  du  séjour  de 
Rousseau  aux  Charnu  ttes.  —  L'hiver  de  1738-1739.  — 
Le  Mémoire  au  gouverneur.  —  Portrait  moral  de 
Rousseau  par  M.  de  Conzié.  —  Le  Verger  des  Char- 
mettes. —  Madame  de  Warens  engage  sa  pension  de 
Challonges.  —  Querelle  de  Rousseau  avec  Wintzin- 
ried; excuses;  pardon  de  madame  de  Warens.  — 
Wintzinried  et  Rousseau  constatent  un  larcin  aux 
Charmettes.  —  Transaction  de  madame  de  Warens 
avec  M.  Noëray  pour  le  bail  des  Charmetles.  —  Pro- 
jets industriels  de  Rousseau;  il  est  placé  à  Lyon  chez 
M.  de  Mably.  —  Détresse  de  madame  de  Warens: 
elle  vend  un  pot  en  argent  et  envoie  des  chemises  à 
Rousseau.  —  Jean-Jacques  revient  aux  Charmettes. 
—  La  querelle  avec  madame  de  Sourgel. —  Méthode 
de  musique  de  Rousseau;  ses  prières  ou  élévations  à 
Dieu.  — Il  quitte  définitivement  Chambéry;  il  s'arrête 
à  Lyon;  tentative  amoureuse  auprès  de  mademoi- 
selle Serre.  —  Madame  de  Warens  s'adresse  à 
M.  d'Ormea  pour  oblenir  le  payement  des  quartiers 


TABLE.  439 

arriérés  de  sa  pension.  —  Le  mariage  de  made- 
moiselle Charbonnel.  — ■  Le  personnel  des  Char- 
mettes. —  Discussions  avec  maître  Renaud;  recours 
de  madame  de  Warens  au  gouverneur.  —  Les  Espa- 
gnols occupent  la  Savoie.  —  Jean-Jacques  va  à  Ve- 
nise. —  Sa  lettre  à  M.  de  Conzié;  à  madame  de  Wa- 
rens; ses  discussions  avec  M.  de  Montaigu;  son  sou- 
venir à  Zizi,  à  Taleralataleva,  et  aux  oncles.  — 
Madame  de  Warens  et  Rousseau  sont  parrain  et 
marraine.  —  Jean-Jacques  revient  en  France 172 


CHAPITRE   VIII 
(1744-1752) 

.Madame  de  Warens  industrielle.  —  Fabrique  de 
savon;  de  chocolat.  —  Envoi  à  Rousseau.  —  Voyage 
de  madame  de  Warens  en  Chablais  sous  le  nom  de 
comtesse  de  Conzié.  —  Lettre  intéressante  de  l'abbé 
Léonard,  archiprètre  de  GrufTy.  —  Mort  à  Constanti- 
nople  de  Jacques  de  La  Tour;  —  à  Vevey,  de  Marie 
Flavard,  belle-mère  de  madame  de  Warens.  —  Pour- 
parlers à  raison  de  leurs  héritages.  ■ —  Nouvelles 
lettres  de  Rousseau.  —  Demande  mystérieuse  d'une 
pension.  —  Procès  de  la  baronne  contre  le  doyen  de 
Sallanehes.  —  Roussea  i  la  met  en  garde  contre  les 
faiseurs  d'affaires.  —  Les  mines  de  1er  et  de  houille 
en  Savoie.  —  La  prétendue  mine  d'or  de  GrufTy.  - 
Association  de  madame  de  Warens  avec  Jean-Guil- 
laume de  la  Balme.  —  Achat  des  mines  de  la  Haute- 
Maurienne.  —  Le  frère  et  la  belle-sœur  de  Wintzin- 
ried  aux  Charmettes.  —  Constitution  de  la  Compagnie 
des  mines  en  société  paradions.  —  Pouvoirs  donnés 
à  madame  de  Warens  par  M.  de  la  Balme.  —  L'avocat 
Boittier-Avrillon  aetiète  une  action.  > —  Entrée  de 
François  Mansord  dans  la  société.  —  Lettre  désolée 
de  Rousseau.  —  Madame  de  Warens  et  Wiutzinried 
parrain  et  marraine.  —  Témoignages  d'amitié  de 
Rousseau  à  Wintzinried.  —  Madame  de  Warens  sous- 
loue  les  Charmettes  au  marchand  Joseph  Vial  (24  mars 
1749).  —  M.  Perrichon,  ancien  prévôt  du  Lyonnais, 
devient  associé. —  Lettre  que  lui  adresse  madame  de 
Wrarens.  —  Lettre  à  M.  Mansord.  —  Le  chimiste  De- 


440  TABLE. 

nervaux. —  Conventions  nouvelles  avec  M.  Perricbon. 

—  La  fabrique  de  poterie  de  fonte.  —  Résiliation  du 
bail  des  Charmettes.  —  Madame  de  Warens  quitte  la 
maison  Saint-Laurent  et  s'installe  au  Reclus.  —  Fon- 
dation pieuse  en  faveur  de  l'église  de  Gruffy.  — Jean- 
Claude  Charbonnel.  le  maître  fondeur. —  Madame  de 
Warens  et  Courtilles,  encore  parrain  el  marraine.  — 
Voyage  à  Lyon;  association  avec  les  père  et  fils 
Devienne.  —  Entrée  de  M.  Mayan   dans  la  société. 

—  Disparition  momentanée  de  Mansord  et  de  Cash. 

—  Vente  suspecte  d'actions  à  Laurent  Roche.  —  Dé- 
mission des  Devienne.  —  Mayan  accapare  les  actions 
et  les  cède  bientôt  à  M.  Perricbon.  —  Cash  et  la 
mine  de  la  Colombière 221 

CHAPITRE   IX 
(1753-1754) 

Wintzinried  homme  de  confiance  de  madame  de  Wa- 
rens. —  Ils  obtiennent  le  privilège  de  la  recherche 
et  de  la  vente  en  Savoie  des  charbons  fossiles.  — 
Association  pour  cet  objet  avec  Reveyron  et  Perrin  ; 

—  avec  les  Bérard  et  M.  de  la  Corbière.  —  Envoi 
d'un  secours  par  Rousseau.  —  Essais  de  vente  à 
M.  Perricbon  du  reste  des  actions  de  la  grande  Com- 
pagnie; manœuvres  suspectes. —  M.  Perricbon  paye 
la  dette  de  madame  de  Warens  au  marquis  de  la 
Roche  et  réclame  en  justice  son  remboursement.  — 
Le  procès.  —  Attaques  et  répliques.  —  Lettre  de 
l'abbé  Léonard  à  Rousseau.  —  Exploitation  des  mines 
d'Araches.  —  Lettre  de  M.  Bérard  à  M.  Valin.  — 
Intrigue  galante  de  Courtilles  avec  mademoiselle 
Chaperon.  —  Récit  qu'il  en  adresse  à  madame  de 
Warens.  —  Réponse  de  la  baronne.  —  Intervention 
de  M.  Tiollier.  —  La  famille  Bergonzy.  —  Courtilles 
épouse  mademoiselle  Bergonzy.  —  Le  vieux  petit 
homme  travaillant  de  chimie. —  Lettre  de  madame  de 
Warens.  —  Billet  fort  dur  qu'elle  envoie  à  Rousseau. 

—  Grande  détresse;  demande  de  secours  à  la  cour  de 
Turin.  —  La  baronne  et  Courtilles  tiennent  sur  les 
fonts  baptismaux  la  fille  du  notaire  Cagnon. —  Cash 
révoque  la  procuration  qu'il  avait  donnée  à  madame 


TABLE.  441 

de  Warens.  —  Défection  de  Perrin.  —  Illusions  sur 
le  filon  de  la  Colombière.  —  Achat  de  terrains  mi- 
niers à  Bourdeau  près  du  lac  du  Bourget.  —  M.  de 
la  Croix,  grand  ingénieur  en  mécanique 274 

CHAPITRE  X 
(1754-1755) 

Visite  de  Rousseau  et  de  Thérèse  Le  Vasseurà  madame 
de  Warens.  —  La  baronne  va  les  voir  à  Genève.  — 
Orthographe  de  Thérèse.  —  La  dernière  bague.  — 
Lettre  de  madame  de  Warens  à  Gauffecourt.  —  Elle 
veut  rouvrir  la  fabrique  de  Chambéry  fermée  par  ses 
associés.  —  M.  Perrichon  achète  aux  enchères  pu 
bliques  la  part  de  madame  de  Warens  dans  la  société 
des  mines  de  Maurienne. —  La  baronne  quitte  Cham- 
béry pour  se  fixer  dans  les  environs  de  Genève.  — 
Lettre  de  reproches  et  de  supplications  de  Courtilles. 

—  Mort  de  M.  de  Warens.  —  Madame  de  Warens  à 
Evian. —  M.  Daviet  de  Foncenex  intermédiaire  entre 
la  baronne  et  ses  parents  de  Vaud.  —  Mort  de  Jacques 
de  Coudrée,  marquis  d'AUinges.  —  11  ne  fut  pas 
l'amant  de  madame  de  Warens.  —  Erreur  de  la  Revue 
britannique.  —  Lettre  de  Courtilles;  détails  sur  la 
Société  des  charbons.  —  Fabre,  maître  fondeur,  chez 
le  baron  d'Angeville.  —  Lettre  de  M.  de  Loys.  — 
Madame  de  Warens  achète  une  maison  à  Evian.  — 
Supplique  au  roi  pour  obtenir  la  prolongation  du 
délai  de  rachat  de  sa  part  de  la  Société  des  mines  de 
fer.  —  On  lui  accorde  un  an;  puis  encore  six  mois. 

—  Elle  demande  l'autorisation  de  faire  transporter 
sur  la  rivière  d'Arve  les  charbons  d'Araches.  —  Re- 
tour à  Chambéry;  elle  engage  la  moitié  de  sa  pension 
à  ses  créanciers.  —  Instructions  pour  des  sollicitations 

à  Turin,  afin  d'obtenir  des  privilèges  personnels 315 

CHAPITRE   XI 

(1755-1762) 

Madame  de  Warens  revient  à  Chambéry.  —  Courtilles 
vend  à  la  Société  Bérard  et  Cic  sa  part  dans  la  Coin- 


142  TABLE. 

pagnie  des  mines  de  houilles;  les  Bérard  la  cèdent 
à  madame  de  Warens.  • —  Correspondance  avec  le 
baron  d'Angeville.  —  Lettre  au  gouverneur  de  Savoie. 

—  Nouvelles  lettres  au  baron  d'Angeville.  —  Madame 
de  Warens  va  habiter  au  faubourg  Nczin  dans  la 
maison  Flandin-Crépine.  —  Madame  de  Warens 
résilie  l'acte  par  lequel  elle  avait  acheté  une  maison 
à  Evian.  —  Demande  à  M.  d'Angeville  d'un  prêt  de 
six  cents  livres  pour  acheter  une  fabrique  de  poterie 
de  terre.  — ■  Elle  prend  pour  secrétaire  M.  Danel.  — 
Le  petit  sceau  de  la  baroune.  —  Nouvelles  demandes 
d'argent  à  M.  d'Angeville.  —  La  baronne  trafique  de 
son  crédit  à  Turin.  —  Le  24  mai  1760  elle  engage  sa 
pension  pour  acheter  des  parts  de  la  société  houil- 
lère. —  Mort  de  madame  de  Warens.  —  Son  acte  de 
décès.  —  Sa  sépulture  dans  l'église  de  Lémenc.  —  Sa 
maison  placée  sous  séquestre.  — ■  Continuation  de  la 
Société  Perrichon 346 

CHAPITRE  XII 

(1762  1168) 

Condamnation  de  l'Emile  par  le  Parlement  de  Paris  et 
par  le  Conseil  de  Genève.  —  Rousseau  s'eufuit  de 
Montmorency  et  s'installe  à  Motiers-Travers;  il  revient 
au  calvinisme  et  reçoit  la  cène.  —  Il  s'habille  en 
Arménien.  —  M.  de  Conzié  lui  adresse  ses  condo- 
léances à  propos  de  la  condamnation  de  ['Emile.  — 
Réponse  de  Rousseau;  il  demande  des  nouvelles  de 
madame  de  Warens.  —  M.  de  Conzié  lui  apprend  sa 
mort  et  l'invite  à  venir  aux  Charmettes.  —  Rousseau 
renonce  à  son  droit  de  bourgeoisie  à  Genève.  — 
M.  de  Conzié  invile  de  nouveau  Rousseau  à  se  rendre 
à  Chambéry.  —  Jean-Jacques  renonce  à  son  voyage, 
parce  qu'il  se  croit  près  de  mourir.  —  M.  de  Conzié 
lui  envoie  une  critique  de  l'Emile  par  le  P.  Gerdil. 

—  Réponse  de  Rousseau.  —  Au  printemps  de  1764, 
M.  de  Conzié  offre  un  refuge  à  Jean-Jacques  et  à  Thé- 
rèse dans  son  château  d  Arenthon.  —  Départ  de 
Rousseau.  —  11  s'arrête  à  Thonon  et  revient  malade 
à  Moliers.  —  Pressante  invitation  de  M.  de  Conzié; 
description   d'Arenthon   et  de  !a  gentilhommière.  — 


TABLE.  443 

Lettre  de  M.  de  Conzié  à  lord  Keith;  —  à  Rousseau. 

—  Lord  Keith  cherche  à  assurer  uu  asile  à  Jean- 
Jacques  en  Silésie,  à  Venise,  en  Angleterre,  en  Savoie. 

—  Rousseau,  attaqué  à  coups  de  pierres,  s'enfuit  de 
Motiers;  se  réfugie  en  Angleterre;  revient  en  France 
et  se  fait  appeler  Renou;  il  est  à  Lyon  en  juin  1768. 

—  11  va  à  la  Grande-Chartreuse  et  à  Chambéry.  —  Il 
revient  en  Dauphiné  et  s'installe  à  Bourgoin  avec 
Thérèse  qu'il  proclame  son  épouse.  —  Madame  Renou. 

—  Retour  à  Paris.  —  Les  Rêveries',  les  dernières 
lignes  de  Rousseau  sont  pour  madame  de  Warens. 

—  Il  meurt  à  Ermenonville 378 

ÉPILOGUE 

Courtilles;  sa  naissance,  ses  emplois,  sa  mort.  —  L'abbé 
Gaime;  —  l'abbé  Léonard;  —  leurs  testaments.  — 
Jean  Danel.  —  M.  de  Conzié.  —  Souvenirs 116 


Coulonmnei's.  —  lmp.  Paul  BRODARD. 


- 


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