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University of Toronto
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MADAME DE WARENS
ET
J.-J. ROUSSEAU
COULOMMIERS
Imprimerie Paul Brodard.
MADAME DE WARENS
s un médaillon du musée de Clunv
MADAME DE WARENS
ET
J.-J. ROUSSEAU
ÉTUDE HISTORIQUE ET CRITIQUE
PAR
FRANÇOIS MU G NIER
Conseiller à la Cour d'appel de Chambéry.
AVEC UN PORTRAIT DE MADAME DE WARENS
l'KK VUE DES CHARMETTES ET DEUX FAC-SIMILÉS
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AURER, 3
1891
Droits de reproduction et de traduction réservés.
yiVivcrcïtSt^'X
Dioi tr\TLJcr- à
MADAME DE WARENS
ET
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
CHAPITRE PREMIER
(1699-1728)
Premières années de madame de Warens. Son mariage à
l'âge de quatorze ans avec Sébastien-Isaac de Loys, sei-
gneur de Warens. — Séjour à Lausanne; — à Vevey. —
Manufacture de bas. — La fuite à Évian. — Projet de
conversion au catholicisme. — Arrivée à Annecy. —
Abjuration. — Donation au mari. — Pension accordée
par le roi de Sardaigne. — Divorce. — Confiscation des
biens de madame de Warens. — Sa maison à Annecy.
— Le pie liste François Magny. — Arrivée de Rousseau.
Françoise-Louise de La Tour est née à Vevey
le 31 mai 1699, de noble Jean-Baptiste de La
Tour et de Suzanne-Louise Warnéry (veuve en
premières noces de M. Blancheney). Sa mère
mourut en avril 1700; son père se remaria en
janvier 1705 avec Marie Flavard, fille d'un
protestant français d'Anduze (Gard), réfugié
en Suisse. M. de La Tour avait confié sa fille
l
_' MADAME DE WARENS
à ses sœurs Louise et Violante qui habitaient
le petit domaine du Basset \ L'enfant resta
avec ses tantes, presque sans interruption,
jusqu'à la fin de 1708 , époque à laquelle
Louise mourut. Elle revint alors près de son
père qu'elle perdit en octobre 1709.
Mademoiselle de La Tour passa quelque
temps auprès de sa belle -mère, tantôt à la
campagne , tantôt à Vevey. Mise ensuite en
pension dans cette ville chez M. Magny, un
piétiste célèbre du pays vaudois, elle en sortit
pour aller à Lausanne chez mademoiselle
Grespin, où elle resta dix-huit mois. Elle y
reçut, outre l'instruction ordinaire donnée
dans ce temps aux jeunes filles, des leçons de
danse, de musique et de chant.
Au commencement de 1713, alors qu'elle
n'avait pas encore quatorze ans '2, Sébastien-
Isaac de Loys, fils de Jean-Baptiste de Loys,
1. La maison était des plus modestes; elle n'avait pour
tout agrément qu'une galerie au midi, bien ensoleillée et
d'où le regard s'étendait sur un vaste paysage avec le lac à
travers les arbres. Cette maison qui était en ruine depuis
quelque temps a été démolie en mars 1889 par le propriétaire.
2. Divers écrivains, ne pouvant admettre que mademoi-
selle de La Tour se fût mariée si jeune, ont cru que l'an-
née 1113 avait été indiquée par erreur et ont placé le mariage
en 1"23; oubliant que les filles pouvaient se mariera l'âge
de douze ans.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. Ô
seigneur de Villardin, la demanda en ma-
riage et obtint sa main qui ne paraît pas, quoi
qu'on en ait dit, lui avoir été disputée par
d'autres prétendants. Le contrat fut passé le
22 mars 1713; mais le mariage fut retardé
par l'opposition de Gamaliel de La Tour, oncle
de la future et l'un des deux tuteurs que son
père lui avait nommés dans son testament ;
l'union des époux n'eut lieu que le 22 sep-
tembre. La dot de mademoiselle de La Tour
fut de trente mille francs.
Le mari était né à Lausanne, le 28 juil-
let 1688. Après avoir servi le duc de Savoie de
1701 à 1705 en qualité d'enseigne dans le régi-
ment suisse de Portes, il avait passé au service
de la Suède et fait la guerre contre les Russes.
Rentré à Lausanne en 1708, il y était, depuis
1712, capitaine d'une compagnie d'élection au
service de Berne.
L'enfance de madame de Warens avait été
attristée par des deuils presque continuels; elle
l'avait passée dans diverses maisons où la vie
était sérieuse, presque rigide. Gela n'a pas em-
pêché un écrivain de dire :
Madame de Warens faisait, avant son mariage,
4 MADAME DE WARENS
les délices de toutes les personnes du voisinage
par son esprit de gaieté et par les fêtes qu'elle
donnait. Sa maison était, dans les beaux jours de
dimanche, le rendez-vous de tout ce qu'il y avait
dans les environs de plus aimable et de meilleure
société. Une musique champêtre, des danses, des
jeux, des promenades, des goûters où l'on offrait
des fruits, de la crème, des gâteaux, etc., y étaient
fréquemment répétés '.
Tout cela est de pure fantaisie. Les lois ber-
noises interdisaient la danse le dimanche et
mademoiselle de La Tour, fillette de huit à dix
ans, ne pouvait pas faire les honneurs d'une
maison qui n'était pas la sienne.
M. de Warens 2 et sa femme restèrent long-
temps à Lausanne où le mari obtint diverses
charges municipales. En 1724, ils vinrent se
fixer à Vevey. M. de Warens y gravit rapide-
ment aussi les degrés de la hiérarchie locale.
Il est possible qu'à Lausanne et à Vevey ma-
dame de Warens ait donné ces fêtes qu'on lui
attribue dans ses années de jeune fille. Elle
1. Notices d'utilité publique, Lausanne, 1807; citées par
MM. A. de Montet et Ritter.
2. Sébastien-Isaac de Loys avait pris ce nom à raison
de la seigneurie du village de Warens que son père devait
lui céder et à qui il avait dû intenter un procès pour
obtenir.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. S
n'avait pas eu d'enfants et son mari se laissait
peut-être trop absorber par l'exercice des
charges dont il était investi. Il fallait un ali-
ment à l'activité de son esprit; il fallait aussi
augmenter ses revenus afin de pouvoir briller
davantage : elle se fit industrielle. Elle établit à
Vevey une manufacture de bas de soie 1 qu'elle
voulut bientôt agrandir en y ajoutant la fabri-
cation des bas de laine. Un Français, Elie La-
fond, fils d'un pasteur réfugié en Suisse, fut son
premier associé; en 1725, il fut remplacé par le
sieur Saint-André. La manufacture, à laquelle
M. de Warens affirme qu'il n'avait point de
part, marcha assez mal; et, par surcroît de
malheur, elle fut, à la fin de juin 1726, envahie
par le débordement d'une rivière.
En 1725, madame de Warens était allée à Aix.
dit son mari -, pour quelques douleurs. Elle fit un
tour à Ghambéry, passa quelques jours à Genève...
Elle ne put s'empêcher de témoigner combien elle
était charmée de la Savoie et dégoûtée de notre
pays... Ce fut dans ce voyage qu'on commença de
1. Voltaire en établit une dans ses propriétés du pays de
Gex; en 1769, il envoie des bas de soie en cadeau à la
duchesse de Choiseul.
2. Mémoire de M. de Warens, publié par MM. A. de Mon-
tât et Ritter sous ce titre : Madame de Warens et son mari
(Revue sidsse, n° de mai 1884).
6 MADAME DE WARENS
l'ébranler par les caresses et les promesses qu'on
lui fit... Pendant l'hiver, elle dit qu'on entendrait
parler l'été suivant d'un événement extraordinaire
au sujet d'une dame du pays.
Dans le Mémoire que nous analysons rapide-
ment, M. de 'Warens raconte avec d'amples
détails, comment, sous le prétexte d'aller à
Évian prendre les eaux d'Amphion, sa femme
ne s'y rendit en réalité que pour abjurer, et
comment, sans qu'il s'en aperçût, elle réussit à
emporter tous ses linges les plus fins, la plus
grande partie de l'argenterie, une portion de
l'argent qu'elle avait emprunté pour la fabri-
que, et enfin, des ballots de marchandises. Elle
arriva à Évian le 14 juillet 1726. Son mari qui
n'avait encore aucuns soupçons et qui, jusqu'à
ce moment, avait été occupé des devoirs de ses
charges et de la réparation des dégâts causés
par l'inondation, vint lui faire une visite le
4 août. Il vit une de leurs parentes, madame
de Bonnevaux {de la famille de Loys), qui,
par trois fois, lui dit : « Ne quittez pas votre
femme; » M. de Warens ne comprit pas l'aver-
tissement; il eut, au contraire, la naïveté d'en-
voyer « le Dictionnaire de Bayle ainsi qu'une
fort belle canne à pomme d'or que sa femme
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU.
lui demandait pour se promener en prenant
les eaux à Amphion *. »
Le roi de Sardaigne, Victor-Amédée était
alors à Évian. « Ma déserteuse alla se jeter à
ses pieds pour lui demander sa protection et
du pain. A quoi le roi doit avoir répondu : « Je
» vous accorde lune et f aurai soin que vous
» ne manquiez pas de l'autre. »
La présence du roi avait amené à Évian,
outre la petite cour qui l'accompagnait, divers
personnages de la Savoie et parmi eux, M. de
Ross i lion de Bernex, évoque de Genève-Annecy.
Madame de Warens, ayant assisté à ses ser-
mons, lui demanda une audience. Le prélat,
qui savait « qu'il est des moments précieux qu'il
ne faut point laisser échapper, lui accorda sa
demande à l'instant et la détermina au sacri-
fice que sa conscience exigeait d'elle 2 ». Le
biographe de M. de Bernex raconte ensuite
que les domestiques de madame de Warens la
quittèrent pour retourner à Vevey où ils portè-
rent la nouvelle de son changement de religion.
1. Petite station d'eaux minérales à une demi-lieue
d'Évian en Ghablais. sur la rive gauche du lac de Genève ou
Léman.
2. Le P. Boudet, Vie de M. de Rossillon de Bernex (Paris,
1751, t. II, p. 119 et suiv.)
« MADAME DE WARENS
La tristesse des habitants de Vevey passa à la
Fureur; ils voulaient, à quelque prix que ce fût,
ravoir celle qui faisait l'objet de leurs regrets, el
dans leurs premiers transports, ils ne parlaient de
rien moins que de l'enlever à main armée au milieu
de la cour et de brûler Évian... Pour prévenir le
désordre, Sa Majesté fit partir sur-le-champ ma-
dame de Warens; il lui donna sa litière avec qua-
rante de ses gardes qui lui servirent d'escorte et La
conduisirent à Annecy.
Dans son Mémoire, après s'être moqué des
craintes d'enlèvement manifestées sur la rive
gauche du Léman, le mari ajoute que « sui-
vant ce qu'on lui rapporta, sa femme partit
d'Évian le 7 août de bon matin. Elle traversa
toute la ville à pied, conduite par deux gentils-
hommes de la suite de Sa Majesté. A la porte
d'Allinges, elle monta en carrosse avec une
demoiselle d'Évian que j'ai vue près d'elle à
Annecy, pour lui tenir compagnie ; huit gardes
du roi escortaient le carrosse ».
Si l'on s'en tient au récit d'un témoin ocu-
laire, M. de Gonzié qui écrivait, il est vrai,
cinquante ans après l'événement, la fuite fut
encore plus modeste :
On la fit partir avant jour dans la litière du roi,
sous l'escorte de quatre des gardes du corps qui la
ET JKAN-JACQUES ROUSSEAU. 9
conduisirent en droiture à Anneey, dans le couvent
du premier monastère de la Visitation, pour l'y
faire instruire de notre religion '.
Madame de Warens avait gardé avec elle
l'argenterie et les bijoux; mais ses coffres et
ballots furent transportés par le lac jusqu'à
Genève où le mari eut quelque velléité de les
faire saisir. Comme ils étaient sous le cachet
et les armes du roi, on lui représenta qu'il
n'y réussirait pas et, arrivé à Genève, il
renonça à son projet. « Je crois que je pris le
bon parti. J'aurais d'ailleurs manqué le prin-
cipal qui était la cassette que la voyageuse
avait eu soin de prendre avec elle dans le
carrosse. »
Partie le 7 août d'Évian, madame de Warens
dut arriver le 8 à Annecy où une lettre de
l'évêque l'avait sans doute précédée auprès de
la supérieure du couvent, madame Françoise-
Madeleine Favre des Gharmettes 2. Le lende-
1. Notice sur madame de TV avens, dans Mémoires et docu-
ments de la Société savoisienne d'histoire et d'archéologie
(t. I, lr<! série). Le récit de M. de Conzié diflere sensiblement
de celui de M. de Warens et de ceux de Jean-Jacques.
2. Sœur de la mère de M. de Conzié. Elle avait été réélue
supérieure le 6 juin 1726. Il existait à Annecy deux monas-
tères de la Visitation : le premier, fondé par saint François
10 MADAME DE WARENS
main, elle écrivit à son mari pour lui annoncer
son changement de religion et l'engager à faire
comme elle. Cette lettre fut suivie de trois ou
quatre autres semblables.
L'instruction de madame de Warens dans
la religion catholique marcha rapidement. A la
fin d'août, la néophyte fut trouvée suffisam-
ment préparée. Elle était prête à affirmer l'ex-
cellence de tous ces dogmes et de tous ces
usages catholiques que l'on traitait d'erreurs
de l'autre côté de Léman.
Son abjuration eut lieu le 8 septembre, fête
de la Nativité de la Vierge, qui était célébrée
solennellement en Savoie f.
de Sales et madame de Chantai vers. 1G10, et le second établi
plus tard. Le siège de l'évèché avait été transporté à Annecy
après l'introduction du calvinisme à Genève. Les évêques
continuèrent cependant à porter le nom et le titre d'évéque
ft prince de Genève, et conservèrent jusqu'à la Révolution
l'espoir de recouvrer leur premier siège épiscopal.
1. Voici la formule d'abjuration. C'est une pièce essentielle
de l'histoire de madame de Warens et de Rousseau :
Je confesse devant la très-sainte Trinité, toute la cour céleste et les
témoins ici présens que je me repens de tout mon cœur d'avoir adhéré
aux erreurs et hérésies de ceux de la Religion prétendue réformée aux-
quelles je renonce entièrement, jurant sur les saintes écritures et pro-
mettant de les avoir désormais en horreur et en exécration moyennant
la grâce de Dieu et de n'avoir jamais autre croyance que celle dont je
vais faire publiquement profession.
Profession de foy. Je crois et confesse avec ferme foy tous les arti-
cles du Symbole des Apôtres. J'admets et j'embrasse avec toute fermeté
les traditions des Apôtres et de l'Église, ensemble toutes les observa-
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 11
L'éclat causé par la fuite de la nouvelle
convertie, la protection spéciale de Victor-
Amédée II et de l'évêque de Genève firent de
l'abjuration un événement qui eut du retentis-
sement en Savoie, en Suisse, et sans doute à
Rome. M. de Bernex en est félicité de toutes
parts.
tions, usages et ordonnances d'icelle. Je reçois la Sainte Ecriture selon
le sens et l'intelligence qu'a toujours tenu et tient Notre Sainte Mère
l'Eglise à laquelle appartient le jugement et l'interprétation des Écri-
tures Sacrées et jamais ne la prendrai ni exposerai que selon le com-
mun consentement des Pères. Je confesse qu'il y a 7 sacremens les-
quels sont proprement et véritablement appelés sacremens de la
Nouvelle loi, institués par N. S. J.-C, savoir, le Baptême, la Confirma-
lion, la Sainte Eucharistie, la Pénitence, l'Extrême-Onction, l'Ordre et
le Mariage. Je reçois aussi et admets les cérémonies approuvées par
l'Eglise et usitées en l'administration des dits sacremens. Je professé
qu'en la Sainte Messe on offre à Dieu un sacrifice véritable qui est
propitiatoire pour les vivans et pour les morts et qu'au sacrement de
l'Eucharistie sont vraiment et substantiellement le corps et le sang avec
l'âme et la divinité de notre Sauveur Jésus-Christ, et qu'en icelui est
faite une conversion de toute la substance du pain au corps et du vin
au sang, laquelle conversion l'église catholique appelle transsubstantia-
tion. Je confesse aussi que, sous l'une des espèces, ou prend et reçoit
Jésus-Christ tout entier son vrai sacrement. Je crois qu'il y a un Pur-
gatoire où les âmes détenues peuvent être soulagées par les suffrages
et bonnes œuvres des fidèles; qu'on doit invoquer les Saints et honorer
leurs reliques et leurs images. J'avoue que Notre Seigneur a laissé en
son église la puissance d'absoudre des péchés pour énormes qu'ils puis-
sent être et de donner des indulgences dont l'usage est très salutaire
au peuple chrétien. Je reconnais la Sainte église catholique apostolique
et romaine être la maîtresse et la mère de toutes les Églises et pro-
mets et jure obéissance au Pontife romain, successeur de saint Pierre,
prince des Apôtres et vicaire de Jésus-Christ. Je fais profession de tout
ce qui a été déterminé par les Conciles généraux, notamment par le
Concile de Trente touchant le péché originel et la justification. Ensem-
ble je déteste, réprouve et condamne tout ce qui est contraire à iceux
«;t généralement toutes les hérésies qui ont été condamnées par l'Église,
protestant que je veux vivre et mourir dans la foy que j'embrasse pré-
sentement, moyennant la grâce de Dieu.
Ainsi moi susdite, le promets, le voue et le jure, et ainsi Dieu
me veuille aider et les Saints Évangiles que je touche.
12 MA DAM K DE WARENS
Le 13 septembre, M. Lagros, chapelain du
résident de France à Genève, lui écrit :
Je bénis le Seigneur de la grâce inestimable
qu'il nous fait de soutenir et de conserver Votre
Grandeur dans les pénibles et continuels travaux
auxquelles elle se livre pour le bien de son diocèse
et de la consolation dont il vient de les adoucir par
la conversion édifiante à laquelle Votre Grandeur
a conduit cette pieuse dame suisse *.
Était-ce vraiment une pieuse dame que la
nouvelle convertie? On peut en douter sans
qu'on doive pourtant affirmer avec le mari que
c était une véritable comédienne -.
L'évanouissement dont M. de Warens fut
témoin lorsqu'il la quitta pour toujours ne fut
pas simulé. Peut-être, à ce moment doulou-
reux, regretta- t-el le cet époux qui s'en allait
indigné, ses parents, son pays, et ne fut-elle
empêchée de regagner la Suisse que par la
difficulté d'échapper à ses nouveaux amis et
par la crainte des humiliations qu'elle devrait
1. Fr.' Mugnier, les Évéques de Genève-Annecy (Annecy.
1888, p. 212). On trouvera dans cet ouvrage le portrait de
monseigneur de Bernex et de nombreux détails sur les
nouveaux convertis qui, le plus souvent, étaient d'une condi-
tion sociale inférieure à celle de madame de Warens.
2. Mémoire de M. de Warens.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 13
subir à Vevey en y revenant ruinée, déconsi-
dérée, apostate.
Comme l'a dit Jean-Jacques, elle a eu tout le
temps de pleurer son étourderie. Ah! si, à cet
instant suprême, elle avait eu la vision des
trente-six années d'intrigues, de honte et fie
misère qu'elle allait vivre, madame de Warens
aurait certainement bravé les rigueurs du con-
sistoire et les railleries de ses compatriotes.
Malheureusement pour elle, heureusement poul-
ies lettres françaises, elle n'aperçut pas cette
sombre destinée. Rousseau la rencontra à An-
necy; sa grâce, son charme, le captivèrent
pour toujours. Elle fut la mère qu'il n'avait
jamais connue et qu'il trouva belle, bonne,
spirituelle; telle qu'il l'avait rêvée. Après les
premières années de Ghambéry, saines et
calmes, après l'amour et les refus, Rousseau
devint l'éloquent et le passionné. Michelet l'a
dit, son génie naquit de madame de Warens.
Cinq jours après l'abjuration, la nouvelle
convertie, se hâtant d'en escompter le profit,
écrit au roi :
Sire,
Je prie Votre Majesté d'agréer que je lui témoi-
1 i MADAME DE WARENS
gne les sentimens de la plus vive reconnaissance
dont mon cœur est pénétré pour tant de marque
de bonté qu'elle me donne depuis qu'elle a bien
voulu me prendre sous sa protection et qui sont
augmentée par la pantion roiale qu'elle m'a si
généreusement accordée pour ma subsistance. Je
prans la liberté d'informer Votre Majesté que je
vien de faire mon abjuration devant la relique de
saint François de Sale et entre les mains de son
digne successeur; j'ai soueté et choisy le jour de
la Nativité de la Sainte Vierge a laquelle je say
que Votre Majesté a une particulière dévotion affin
d'y participer et unir mes vœux pour honoré la
mère de Dieu. Les faveurs dont madame la Prin-
cesse ' m'a honoré à sette aucasion sont aucy le
fait de votre puissante protection et je ressen les
marque de ce que la renommée fait éclater à cha-
que instant des vertus chrétienes et des calités
héroïques de Votre Majesté ; j'ose l'assurer quoyque
je soit la plus petite de ses sujettes, que je puis du
moins mégaler à toute autre du côté de la parfaite
fidélité et de la soumition, de même que des arden-
tes prières que j'adresse tous les jours au Seigneur
pour la conservation de votre sacrée personne
et selle de toute la maison Roiale ajant lhon-
neur detre avec lobéissance la plus soumise et
le plus profond respect, Sire, de Votre Majesté,
la très humble et très obeyssante servante et
sujette,
Françoise-Louise de Warens, née de La Tour 2.
1. La princesse Louise-Eléonore de Hesse-Rheinfels, sœur
de la princesse de Piémont.
2. Madama di Warens, Appunti storici e schiarimenti délia
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 15
A la réception de cette lettre, le roi donna
des ordres pour que le titre de la pension
fût constitué, et le secrétaire du roi, Lanfran-
chi, écrivit à M. de Gregory, directeur des
finances :
Je vous transmets le billet royal du 18 septem-
bre 1726 par lequel Sa Majesté établit une pen-
sion de quinze cents livres à madame de Warens.
Sa Majesté m'ordonne de vous dire de vous borner
à donner les ordres nécessaires pour faire jouir
cette dame de sa pension à Annecy, où elle se
trouve actuellement.
Si l'on en croit le Père Bouclet, ce fut peu
de temps après la conversion de madame de
Warens, qu'elle reçut une pension de deux
cents livres de l'évêque de Maurienne, mon-
seigneur François-Hyacinthe de Masim de Val-
pergue. Ce prélat la lui aurait fait servir jus-
qu'au moment où il mourut, septembre 1746.
Ses héritiers ne la lui continuèrent pas, sans
doute parce qu'elle n'avait pas été constituée
par un titre régulier l. Suivant le même
vita di lei e dei lïbri II e III délie Confessioni di G. G. Rous-
seau, par A. D. Perrero, dans le tome III (p. 385 et suiv.) de
Curiosità e Ricerche di S(o7-ia subalpine, (Torino,Bocca, 1878).
1. M. Boudet dit bien qu'aux termes du testament de
l'évêque, la pension devait être continuée après sa mort.
10 MADAME DE W'ARENS
auteur, « les libéralités royales n'ôtent point
à madame de Warens, le mérite d'avoir aban-
donné de grands biens et une situation bril-
lante au sein de sa patrie, pour suivre le Sei-
gneur dans une terre étrangère ». Il ajoute
que le roi lui offrit « d'augmenter sa pension
pour la mettre en état de vivre d'une manière
conforme à sa naissance si elle voulait entrer
au palais, au service de la reine, mais ma-
dame de Warens témoigna qu'elle était désor-
mais insensible aux honneurs et aux faveurs
de la fortune ».
Illusions de panégyriste !
En 1726, l'humeur de la reine Anne d'Or-
léans, femme de Victor Amédée II, était
devenue fort difficile; elle n'aurait pas sup-
porté auprès de sa personne une nouvelle
comtesse de Verrue, à supposer que madame
de Warens eût été de force à jouer un tel
personnage. A la fin de l'année, le roi, répon-
dant aux souhaits de bonnes fêtes que M. de
mais il est probable qu'il a été mal informé. M. Angleys
(Histoire des évêques de Maurienne), qui a fait connaître les
principales dispositions testamentaires de monseigneur de
Mazim, ne parle pas de madame de Warens et nos propres
recherches ne nous ont rien fait découvrir qui confirme l'al-
légation de M. Boudet.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 17
Bernex lui avait adressés, se borne à enregis-
trer le bon effet que les conversions opérées à
Évian dans l'été précédent auraient produit et
ne fait aucune allusion à de nouvelles faveurs :
... La confiance que nous avons en vos prières
est toute particulière. Nous avons appris avec-
plaisir que les conversions de ceux qui ont em-
brassé notre sainte religion pendant notre dernier
séjour à Evian ayent produit le bon effet que vous
nous avés marqué et en vous assurant de la conti-
nuation de notre protection, nous prions Dieu, etc.. .
Tarin, ce 30 décembre 172(>.
Signé : V. Amédée;
Contresigné : Mellarède '.
Lorsque après l'abdication de son père, en
septembre 1730, Charles Emmanuel III monta
sur le trône, ni lui, ni la reine Anne Polixène
ne purent avoir l'idée d'appeler à la cour,
même dans une situation inférieure, l'énig-
matique prosélyte 2. Nous verrons d'ailleurs
qu'elle eut quelque peine à obtenir le service
régulier de sa pension.
Pour satisfaire ses instincts de Grandeur
1. Archives de la Société florimontane d'Annecy.
2. La reine Marie-Anne d'Orléans mourut le 28 août 1728 ;
en 1726, Victor-Amédée II était déjà revenu à l'ancien amour
qu'avant sa liaison avec madame de Verrue, il avait eu pour
18 MADAME DE WARENS
et de générosité, madame de Warens avait
besoin d'argent; elle ne se lassa jamais d'en
rechercher et d'en demander. Dès la fin
de 1726. elle fit écrire à son beau-père par le
curé de Rumilly * sans doute pour obtenir
quelque secours, et dès qu'elle le put, elle lui
intenta un procès que nous rapporterons,
plus loin. Enfin, affirme le mari, ce ne fut pas
les mains nettes, qu'elle partit de Suisse, et
M. Boudet reconnaît qu'avant l'abjuration, elle
retourna à Vevey pour mettre ordre à ses af-
faires afin d'avoir de quoi subsister en Savoie.
Quoi qu'en ait dit Rousseau 2 madame de
Warens fut toujours une assez médiocre catho-
lique. Elle n'eut jamais l'idée de se livrer ;i la
vie religieuse, et dès le moment où son mari la
laissa à la Visitation, elle s'occupait de trouver
une habitation dans la ville 3. Il ne lui eût pas
été possible d'être une « madame de Chantai »
car si elle était divorcée en Suisse, elle n'en
continuait pas moins à être une femme mariée
la comtesse de Saint-Sébastien et il avait placé celle-ci en
qualité de dame d'honneur auprès de la princesse Polixène,
femme de son fils.
1. Rév. Jacques Bugnard (Voy. Mémoire de M. de Warens).
■2. Confessions, livre II.
3. « Elle me recevrait dans une maison particulière où
elle prenait un appartement » {Mémoire de M. de Warens).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 19
en Savoie, où le divorce n'était pas admis par
les lois.
Dans les commencements pourtant, M. de
Bernex supposa que son exemple entraînerait
de nombreuses abjurations et que sa maison
pourrait devenir une école de prosélytisme.
Il est possible même que mademoiselle de
Graffenried ait été attirée par elle en Savoie, et
il est certain qu'elle protégea mademoiselle
Giraud dont nous verrons qu'elle fut la mar-
raine au jour de l'abjuration. C'est à des espé-
rances de ce genre que, dans une lettre du
18 décembre 1726, le premier chapelain du
roi fait allusion quand il écrit à l'évêque :
Monsieur, j'ai cent vingt livres pour la pension
«l'une année de la petite nouvelle convertie que
madame de Warens tient au premier monastère de
la Visitation. Je n'ai pas manqué de faire remar-
quer au roi le zèle de cette pieuse dame pour la
conversion des âmes qu'elle a laissées dans le pays
de Vaud et je ne doute pas que Sa Majesté ne con-
tinue d'assister ceux qu'elle attirera à notre Sainte
Religion l.
Cependant M. de Warens, cédant aux de-
mandes de sa femme et désirant régler avec
I. Vie de monseigneur de Rossillon, t. II, p. 12fi.
20 MADAME DE WARENS
elle ses affaires d'intérêt, se rendit à Annecy.
Le 25 septembre, il alla la voir à la Visitation
où il résista aux sollicitations et aux offres que
des personnes de distinction lui adressèrent
pour l'amener à se faire catholique. L'inten-
dant royal, M. Lazare Corvesi, alla même
jusqu'à lui dire qu'il avait des ordres pour
lui promettre une place qui le dédommagerait
grassement de ce qu'il abandonnerait dans
son pays.
Le 26, il passa avec sa femme un contrat
dont voici les principales clauses :
... Dame Eléonore- Françoise -Louise de La
Tour, épouse de noble Sébastien-Isaac de Loys,
Seigneur de Warens, déclare qu'elle n'a point
quitté sa maison, ni les États deLL. EE. de Berne,
dont elle est née sujette, par aucun mécontente-
ment qu'elle ait reçu de son mari, ni d'ailleurs,
mais uniquement pour suivre les mouvements de
sa conscience qui l'ont engagée de suivre la reli-
gion catholique romaine dont elle fait aujourd'hui
profession par la grâce de Dieu... qu'elle a tou-
jours eu l'intention de laisser la paisible possession
de ses biens à son mari, ayant toujours vécu en
bonne paix et union avec lui et souhaitant de lui
donner des marques de son bon cœur à son égard
et de son amitié pour lui pour les manières gra-
cieuses qu'il a eues pour elle... elle lui fait dona-
tion générale de tous ses biens et droits, sans se
réserver autres que la somme de mille livres...
HT JEAN- JACQUES ROUSSEAU. 21
L'acte est reçu par le notaire Mauris à la
Visitation clans la maison des Aumôniers, en
présence du juge-maje {président du tribunal)
des deux syndics de la ville et de Jean-François
Ghabod, l'un des aumôniers et archiprêtre de
la collégiale dite des Macchabées ». M. de Warens
fit homologuer la donation. Il revit sa femme
une dernière fois, et « elle s'y prit de telle
façon qu'elle le porta à avoir quelque condes-
cendance pour elle ». Il souscrivit une décla-
ration portant que, dans le cas où la donation
produirait son effet, il lui servirait une rente
annuelle de trois cents livres de Savoie 2.
Le 27, il partit d'Annecy, et, quelques se-
maines plus tard, il reçut de madame de Wa-
rens une lettre finissant, dit-il, par ces mots :
« Je vous prie de me regarder désormais comme
une morte et de ne plus penser à moi que si je
Tétais réellement ». Le gouvernement bernois
confisqua les biens de la fugitive, et abandonna
ses droits au mari. L'arrêt qu'il rendit à ce
1. 11 mourut le 5 février 1738; l'autre chapelain était
M. Grand qui décéda le 23 mars 1750 et fut inhumé dans
l'église du premier monastère, auprès de M. Chabod.
2. M. de Warens rentra plus tard, et par l'intermédiaire
de Saint-André, en possession de cette déclaration et la
détruisit. Les procédés qu'il employa dans cette circonstance
ne paraissent pas bien délicats.
22 MADAME DE WARENS
sujet est du 26 décembre 172G. Le 5 février
suivant, le Consistoire suprême prononça le
divorce des époux. Relevons encore dans Le
Mémoire de M. de Warens ces passages :
Il semble que dès qu'elle a tourné casaque, le
mensonge est devenu son péché mignon... Pour ce
qui est de son indifférence pour le culte en matière
de religion, elle la doit en partie aux principes de
nos piétistes. C'était le sentiment de feu son père,
et il parait que c'était celui de feu M. Magny, un
de leurs principaux docteurs, puisqu'il me dit lui-
même au retour d'un voyage qu'il fit à Annecy pour
voir ma déserteuse qu'il n'avait jamais trouvé
l'âme de la dite si bien tournée du côté de Dieu et
en meilleures dispositions. Ce furent ses propres
termes qui me scandalisèrent très fort... La dame
se plaint de la situation dans sa requête. Si elle
entend par là qu'elle est trompée dans ses espé-
rances, elle n'a qu'à s'en prendre à elle-même.
Il y a quelque temps qu'on me dit qu'elle était
atteinte d'un cancer à Chambéry où elle demeurait .
Quand tu sauras ce qui en est, marque-le-moi, je
te prie. Si cela est, voudrait-elle faire donation à
sa nouvelle Église de biens sur lesquels elle n'a
aucun droit ! ?
M. Magny, ancien secrétaire du conseil de
Vevey, était âgé de soixante-seize ans lorsqu'il
vint à Annecy visiter madame de Warens.
1. Ce mémoire de M. de Warens est adressé à son beau-
frère, M. de Middes.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 23
Depuis bien des années il était devenu, a dit
M. Eugène Ritter J l'oracle des piétistes du
pays romand, secte à laquelle avaient appar-
tenu le père et les tantes de mademoiselle de
La Tour. Le savant écrivain attribue à François
Magny une très grande influence sur les idées
religieuses de madame de Warens, et, par voie
de conséquence, sur celles de Rousseau. Nous
ne pouvons adhérer complètement à cette
opinion.
Durant les premières années de l'enfance de
Louise-Françoise, de 1701 à 1703, Magny fré-
quentait assidûment la maison du Basset dont
les propriétaires étaient ses disciples fidèles;
mais rien n'établit qu'à l'époque où elle aurait
pu en recevoir des leçons directes, où il se
serait emparé de son âme et de son esprit, il
ait eu avec elle des rapports un peu suivis.
En 1713, à la vérité, Magny exerça pendant
trois mois environ les fonctions de tuteur de
la jeune fille, et, chaque dimanche, la fiancée
de M. de AYarens venait du pensionnat de Lau-
sanne à Vevey dans la maison de son tuteur \
1. Eugène Ritter, les Idées religieuses de madame de
Warens (Revue internationale, mai et juin 1S89).
2. A. de Montet, la Jeunesse de madame de Warens, p. 27.
24 MADAME DE WARENS
A supposer qu'elle l'y ait rencontré parfois,
s un esprit était alors tout entier à son prochain
mariage, et, en 1713 précisément, Magny s'était
réfugié à Genève où il resta jusqu'à la fin
• le décembre '. Ensuite, et pendant les douze
années de vie commune avec son mari, madame
de Warens se trouva forcément placée en dehors
de l'influence piétiste. D'une part, en effet,
Magny n'habitait plus le pays de Vaud; pour
échapper aux tracasseries, aux persécutions
même, du consistoire de Vevey et de la chambre
de religion de Berne, il s'était réfugié à Genève,
et c'est de là sans doute qu'il se rendit à Annecy
en 1726; d'autre part M. de Warens était un
fonctionnaire trop soumis aux Conseils de Lau-
sanne et de Vevey ainsi qu'au gouvernement
de Berne pour permettre à sa femme des fré-
quentations compromettantes. La conduite de
madame de Warens, M. Ritter le reconnaît
lui-même, n'est pas celle d'une piétiste. Si elle
avait une grande indépendance d'esprit, elle
avait soin de ne la dévoiler qu'à ses intimes.
Elle ne croyait ni aux inspirés, ni à l'approche
des derniers temps; ses idées n'étaient pas mys-
2. E. Riller, les Idées religieuses de madame de Warens,
Revue citée, p. 28C.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 2o
tiques, sa foi n'était pas fervente. Elle ne fut pas
en communauté étroite avec les directeurs de
la petite église piétiste; au contraire de ce qui
était arrivé pour ses tantes, pour sa belle-mère
peut-être, Magny ne l'eut jamais dans ses liens.
Si donc après la visite d'Annecy, Magny put
dire à M. de Warens qu'il « n'avait jamais
trouvé l'âme de sa femme si bien tournée du
côté de Dieu et en meilleures dispositions »,
alors pourtant qu'elle venait d'abjurer le pro-
testantisme aux principaux dogmes duquel il
était resté fidèle lui-même, l'on doit en con-
clure qu'aux temps précédents cette âme était
peu tournée vers Dieu, à la façon dont Magny
le voulait. Le vieillard se laissa du reste prendre
facilement aux grâces de son ancienne pupille,
comme lui exilée volontaire de la terre vau-
<doise.
Madame de Warens réussit à trouver un
logement convenable. Rousseau l'a décrit :
Elle habitait une vieille maison, mais assez
grande pour avoir une pièce de réserve dont elle
lit sa chambre de parade. Au delà du ruisseau et
du jardin, on découvrait la campagne '... On n'y
1. M. Eloi Serand, archiviste à Annecy, a déterminé la
place de la maison de madame de Warens et a dressé un
26 MADAME DE WARENS
trouvait pas la magnificence, mais la propreté, la
décence et une abondance patriarcale avec laquelle
le faste ne s'allie jamais. Elle avait peu de vaisselle
d'argent, point de porcelaine, point de gibier dans
si cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers, mais
l'une et l'autre étaient bien garnies, au service de
tout le monde, et dans des tasses de faïence, elle
donnait d'excellent café.
Certainement, Jean-Jacques se trompe un
peu. La maison de madame de Warens devait
être garnie des objets dont son mari a fait
Ténumération; et le boudoir où Rousseau nous
introduira, devait avoir assez bon air avec les
galantes toilettes emportées de Vevey. Quand la
baronne allait à la messe, le dimanche, ce jour
de Pâques fleuries où Rousseau la vit revenir de
l'église, peut-être ses doigts étaient-ils chargés
de ses bagues et coulants, et tenait-elle à la
main ce beau jonc, canne à pomme d'or, que
M. de Warens avait rapporté de Londres en
1724 et qu'il regrettait si fort.
Madame de Warens s'était donc créé un
intérieur agréable. Elle était jeune et jolie;
plan de cette habitation, et des lieux environnants. Il est
joint à l'article fort intéressant publié par M. Th. Dufour,
de Genève, dans la Revue savoisienne (1818, p. 66 etsuiv.). —
Le ruisseau dont parle Rousseau est l'un des canaux par
lesquels s'écoulent les eaux du lac, sous le nom de rivière
du ïhioii. La maison est au couchant de l'évéché actuel.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 27
elle plaisait tout au moins. Bien apparentée en
Chablais, elle possédait la faveur du roi à
Turin, celle de l'évêque à Annecy; c'étaient là
d'excellentes conditions pour réussir. Sans
doute elle fut bien accueillie dans la société du
petit Annecy. A son tour, elle put la recevoir
dans son modeste logis, mais il semble qu'elle
ne sut pas l'y retenir. Les « honnêtes gens »
s'en retirèrent en voyant qu'il devenait le
rendez-vous des nouveaux convertis et des
intrigants, ce qui, parfois, était tout un \
Madame de Warens avait-elle pour la bonne
chère cette répugnance que Rousseau signale?
C'est douteux. Petite et grassouillette, elle
devait être gourmande. S'il en eût été autre-
ment, elle n'aurait pas veillé à ce que sa table
fût toujours agréablement servie. Là, n'était
pas le moindre attrait pour les « manants ».
tels que Sabran 2, qui venaient aduler la maî-
1. L'évêclié n'avait pas le monopole des « conversions ».
11 s'en pratiquait en sens inverse à Lausanne, Genève, etc..
L'œuvre française et savoisienne des nouveaux convertis
avait son pendant, en Suisse, dans les « Écoles de prosé-
lytes ». La Chambre des prosélytes de Genève fondée en 1707
avec un capital de dix mille écus, possédait deux cent mille
francs lorsqu'elle fut supprimée à la Révolution (Voy. Re-
cherches historiques sur trois fondations ecclésiastiques, par
M. Moïse, Paris-Genève, 1872).
2. Confessions, livre IL
28 MADAME DE WARENS ET J.-J. ROUSSEAU.
tresse de la maison, manger ses dîners, boire
son vin et chasser la bonne société !.
C'est dans ce milieu que Rousseau arriva le
dimanche des Rameaux de 1728, non pas à la
sixième année du séjour de madame de "Warens
à Annecy, mais à la deuxième. Elle avait plus
de vingt-huit ans, puisqu'elle était née en 1G99
et non en 1701, « avec le siècle ».
Mais qu'était donc cet enfant étourdi qui
venait implorer ses secours? Nous allons le
rechercher, moins dans son autobiographie,
trop souvent inexacte, que dans les travaux
récents de MM. Eugène Ritter, Th. Heyer et
autres écrivains de la Suisse 2.
1. Xous rencontrons madame de Warens marraine une
seule fois avec un des principaux habitants d'Annecy, M. d>'
Menthon qui fut, plus tard, syndic de la ville : « Le 30 dé-
cembre est né et le 1er janvier 1"2S a été baptisé Bernard-
François, fils de Dominique Delatte et de Françoise Vendat.
mariés; parrain noble Bernard, seigneur de Menthon, mar-
raine Françoise-Louyse Voiran de Latour » (Reg. par. de
Saint-Maurice, à Annecy.)
■2. Th. Heyer, Une inscription relative à Jean-Jacques Rous-
seau it. IX des Mémoires de la Société d'histoire de Genève);
— Eugène Bitter. la Famille de Jean-Jacques; Jean- Jacques
et le Pays romand: une iventure de la jeunesse de Suzanne
Bernard, etc.; — Louis Dufour-Vernes, Recherches sur Jean-
Jacques Rousseau et sa parenté.
CHAPITRE II
(1712-1:29)
Naissance de Rousseau. — Sa famille. — Erreurs des
Confessions à ce sujet. — François Rousseau ; sa fuite. —
Lectures. — Querelles d'Isaac Rousseau avec le capitaine
Gautier; sa condamnation; sa fuite. — Jean-Jacques chez
le pasteur Lambercier; chez son oncle Bernard; chez le
greffier Masseron. — Il devient apprenti du graveur
Ducommun; brutalité du maître. — ■ Rousseau quitte son
pays. — Visite à M. de Pontverre, curé de Confignon. —
Court séjour à Annecy. — Il va à Turin à « l'hospice des
catéchumènes »; il abjure le calvinisme. — Ses rapports
avec l'abbé Gaime. — Le lever du soleil au Monte.
Jean-Jacques était né à Genève le 28 juin 1712,
d'Isaac Rousseau et de Suzanne Bernard, qui
s'étaient mariés le 2 juin 1704 et avaient eu un
premier fils, François, né le 15 mars 1705. Le
second enfant fut baptisé à l'église de Saint-
Pierre le 4 juillet, Sa mère mourut de « fièvre
continue » le 7 du même mois, à l'âge de
trente-neuf ans. Elle avait été assez coquette
vers ses vingt ans, et le Consistoire l'avait
réprimandée en 1695 pour avoir permis à un
30 MADAME DE W'ARKNS
« grand » de Genève, M. Vincent Sarrazin,
marié, père de deux enfants, de lui rendre de
fréquentes visites, et aussi pour s'être déguisée
en paysanne, afin d'assister sans être reconnue
aux farces et comédies que des opérateurs
jouaient sur la place du Molard.
Quant à Isaac Rousseau, son fils a dit que
c'était un homme de plaisir. Avant son mariage,
il avait été maître à danser, et le 6 décem-
bre 169i, il s'était associé avec David Moyret,
de Genève, et Jean Clément, de Paris, pour
enseigner la danse à Genève. Il suivit ensuite
la profession de sa famille. Dans l'acte de décès
de sa femme, il est qualifié de citoyen, mar-
chand horloger '. II avait alors quarante ans.
Jean-Jacques eut toujours une grande vanité.
Nous pensons que c'est à ce sentiment qu'il
obéit lorsqu'il écrit, à plusieurs reprises, que
son grand-père maternel était « ministre » du
Saint-Évangile. En réalité, cette qualité appar-
tenait à son grand-oncle ; le grand-père était
horloger. Ce n'est pas la seule erreur que con-
1. Dufour-Vernes se refuse à croire qu'Isaac Rousseau ait
obtenu la place d'horloger du sérail lorsqu'il se rendit à
Constantinople peu après son mariage (Recherches sur Jean-
Jacques Rousseau).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 31
tiennent les premières pages des Confessions.
L'écrivain y fait en quelques lignes un gracieux
tableau du double mariage de son père avec
Suzanne Bernard et de Gabriel Bernard avec
Théodore Rousseau :
Celle-ci ne consentit à épouser le frère qu'à con-
dition que son frère (le père de Jean-Jacques Rous-
seau) épouserait la sœur. L'amour arrangea tout,
et les deux mariages se firent le même jour. 11 en
naquit un enfant de part et d'autre au bout d'une
année.
Tout cela est ainsi ordonné pour l'effet
littéraire. Gabriel Bernard avait épousé made-
moiselle Théodore Rousseau, cinq ans aupa-
ravant, à la fin de septembre 1699. Son pre-
mier-né vint au monde huit jours après le
mariage. Le consistoire censura grièvement
les époux, et les suspendit de la Sainte-Gène
pour anticipation scandaleuse et parce que
mademoiselle Rousseau s'estoit espousée arec
(a couronne l.
Une tante prit soin de l'orphelin. C'était
Suzanne ou Suzon Rousseau, qui devint plus
tard madame Gonceru, et que Rousseau aima
toujours. Elle n'eut pour l'enfant que des ten-
1. E. Rilter, la Famille de Jean-Jacques.
:{2 MADAMK DE WARENS
dresses et des gâteries, alors qu'il aurait eu
besoin d'une direction ferme et éclairée.
La mort prématurée de la mère fut d'abord
un malheur pour François, le fils aîné. De
bonne heure, il devint un mauvais sujet. La
préférence marquée que le père manifestait
pour le fils cadet n'était pas un bon moyen
pour ramener l'aîné dans la bonne voie, et les
corrections brutales qui lui étaient infligées
valaient moins encore. Le 21 octobre 1721.
François fut réassujetti pour un terme de
vingt et un mois comme apprenti horloger;
mais bientôt il quitta la maison paternelle et
disparut '.
C'était un singulier père de famille qu'Isaac
Rousseau. A peine Jean-Jacques sut-il lire qu'il
lui donna les romans laissés par la mère. « Nous
nous mîmes à les lire après souper, mon père
et moi... » Dans l'hiver de 1719, ce fut autre
chose. Pendant que le père travaillait, le fils
lui lisait l'Histoire de l'Église et de l'Empire,
par Lesueur, le Discours sur l'Histoire univer-
I. En 1721, Isaac Rousseau, qui était encore horloger,
habitait à un troisième étage avec deux enfants et sa sœur
Suzanne (Th. Heyer, ouv. cit., et Dufour-Vernes, Recherches
sur Jean-Jacques Rousseau, p. 13).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 33
selle de Bossuet, les Métamorphoses d'Ovide,
les Hommes illustres de Plutarque, etc.
Plutarque surtout devint ma lecture favorite. De
ces intéressantes lectures, des entretiens qu'elles
occasionnaient entre mon père et moi, se forma
cet esprit libre et républicain, ce caractère indomp-
table et fier, impatient de joug et de servitude qui
m'a tourmenté tout le temps de ma vie dans les
situations les moins propres à lui donner l'essor.
Sans cesse occupé de Rome et d'Atliènes, vivant
pour ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-
même citoyen d'une république et fils d'un père
dont l'amour de la patrie était la plus forte pas-
sion, je m'en enflammais à son exemple, je deve-
nais le personnage dont je lisais la vie...
Nous devons supposer, pour donner à ce
récit quelque apparence de vérité, que les lec-
tures se prolongèrent jusqu'en 1722, époque
où Jean-Jacques accomplit sa dixième année
et où son père dut se séparer de lui.
Isaac Rousseau était emporté et querelleur.
Son goût pour les romans et pour la chasse
avait sans doute nui à la prospérité de ses
affaires, car il était redevenu maître de danse \
Au mois de juin, il avait eu maille à partir
I. Nous venons de voir qu'il était encore horloger l'année
précédente.
3
3i madame de warens
avec un citoyen genevois, M. Gautier, cx-capi-
taine au service du roi de Pologne l. Gautier
lui ayant dit de respecter ses prés où il s'ap-
prêtait à chasser, Isaac Rousseau le coucha en
joue. Gautier s'enfuit pour aller chercher des
secours. Rousseau ne les attendit pas; mais
le 9 octobre suivant, ayant rencontré Gautier
à Genève, il le regarda sous le nez pendant
quelque temps. Puis, à une observation de
Gautier, le prit sous le bras en lui disant :
« Sortons de la ville et nous déciderons cela
avec Tépée. » Gautier répondit qu'il avait mis
quelque fois la main à l'épée, mais qu'avec des
gens de sa sorte, il ne se servait que du bâton.
A cette injure, Isaac tira son épée et criant :
« Je suis Rousseau! je suis Rousseau! » en
frappa Gautier et le blessa à la joue. On les
sépara, et Gautier s'étant plaint au lieutenant
de police, une information judiciaire eut lieu.
Pour échapper à la prison, Rousseau s'enfuit
en Allemagne. Le 9 novembre 1722, après trois
défauts sucessifs, il fut condamné à venir
devant le conseil « demander pardon, genoux
en terre, à Dieu, à la Seigneurie et au sieur
1. Et non capitaine en activité an service de la France.
comme l'a écrit Rousseau (Confessions).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 35
Gautier, des excès par lui commis ; à trois
mois de prison eh chambre close, à cinquante
écus d'amende et aux dépens ». Le consistoire,
à son tour lui infligea un blâme \
La sentence du conseil est prononcée contre
le « sieur Rousseau, .maître de danse ». Cette
mention, dans un jugement où tout doit être
certain, établit péremptoirement qu'il avait
cessé d'être horloger. C'est vraisemblablement
à cause de sa profession actuelle que le capi-
taine Gautier dit à son adversaire que contre
des gens de sa sorte, Ton se servait du bâton.
Isaac Rousseau n'exécuta pas la sentence. Il pré-
féra s'exiler pour toujours. A partir de cet évé-
nement, le pauvre Jean-Jacques n'eut plus de
père, on peut le dire. Assurément, il n'eut plus
de chez .soi.
En quittant sa patrie, Isaac Rousseau laissa
son fils sous la garde de Gabriel Bernard, son
beau-frère, qui était ingénieur pour la ville
de Genève. L'oncle mit son neveu en pension
à Bossey 2, chez le pasteur Lambercier, avec
son propre fils, pour y apprendre le latin. Jean-
1. E. Ritter, la Famille de Jean-Jacques.
2. Bossey, actuellement commune savoisienue, appartenait
alors à Genève.
:J0 MADAMi: DE WARENS
Jacques n'avait pas alors huit ans seulement,
comme il le déclare, mais au moins dix ans et
demi et il était vraiment trop âgé pour que
la rigide sœur du ministre lui donnât le fouet.
Il avait un peu plus de douze ans, lors de la mé-
saventure qu'il attribue à mademoiselle Lam-
bercier, au moment du passage du roi de Sar-
daigne, car le voyage de Victor-Améclée II le
long du Salève eut lieu le 23 août 1724 '.
Bientôt les deux cousins revinrent à Genève
et rentrèrent chez Gabriel Bernard où vivait
aussi David Rousseau, grand-père de Jean-
Jacques, qui mourut presque centenaire 2.
Cependant il fallait songer à apprendre un
métier. Jean-Jacques fut placé chez M. Masse-
ron, greffier de la ville, qui dut le renvoyer.
« Il fut prononcé par les clercs de Masseron,
dit Rousseau, que je n'étais bon qu'à mener
la lime. » On le mit donc en apprentissage
chez un jeune graveur, Abel Ducommun.
Rousseau y entra le 26 avril 1725. On lit dans
le contrat d'apprentissage du 1er mai suivant,
que le maître « promet de lui apprendre sa pro-
I. E. Ritter. Jean-Jacques et le Pays romand, p. 19.
:2. En 1738, par extinction de nature, âgé de quatre-vingt-
seize an? et neuf mois (Th. Heyer).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 37
fession cle graveur, en tant, toutefois, que ledit
apprenti la pourra comprendre, de nourrir et
coucher ledit apprenti et l'élever et instruire
en la crainte de Dieu et bonnes mœurs, comme
il est convenable à un père de famille ! ». Jean-
Jacques, à son retour de Bossey, ne resta donc
que fort peu cle temps chez son oncle Bernard.
Gela ne l'empêche pas de dire qu'il y demeura
deux ou trois ans, « apprenant les Éléments
d'Euclide et le dessin en même temps que son
cousin et ne laissant pas de payer, comme il
était juste, une assez forte pension ».
C'est pendant ces « deux ou trois ans de
liberté » chez son oncle, que Rousseau serait
allé de temps en temps voir son père à Nyon où
il s'était établi et avait repris sa profession
d'horloger.
Nous savons maintenant qu'il était en appren-
tissage dès la fin d'avril 1725; d'autre part,
son père se remaria à Nyon le 5 mars 1726
avec Jeanne François de trois ans plus âgée
1. E. Ritter, Jean-Jacques et le Pays romand, p. 27. Abel Du-
commun se maria le 17 novembre 1726. Le contrat d'appren-
tissage avait été conclu par Gabriel Bernard, en qualité de
procureur d'Isaac Rousseau; il s'était même porté caution
des engagements du père et du fils à l'égard du maître gra-
veur.
38 MADAMI-: DK WARENS
que lui et qui possédait peut-être quelque
bien. Ces deux circonstances réunies rendent
assez invraisemblables ses amourettes avec ma-
demoiselle de Vulson et mademoiselle Goton '.
La manière, dit-il, dont il fut traité par Abel
Ducommun le réduisit rapidement, par l'esprit
ainsi que par la fortune, à son véritable état
d'apprenti.
Le maître était rustre et violent... La plus basse
polissonnerie succéda à mes aimables amusements.
Il faut que, malgré l'éducation la plus honnête,
j'eusse un grand penchant à dégénérer, car cela se
til très rapidement...
Rousseau resta près de trois ans chez le gra-
veur. II le satisfit peu et en fut assez souvent
maltraité. Il y occupait ses moments de loisir,
et même, quand il le pouvait, ses heures de
travail, à lire de méchants romans. Parfois il
lui arriva de découcher parce qu'il s'oubliait à
la promenade et ne revenait à Genève qu'au
moment où les portos étaient déjà fermées.
Lorsqu'il rentrait le matin, le maître lui infli-
geait une violente correction. C'est pour échap-
per à ce châtiment, qu'étant arrivé en retard
I. Confessions, livre Ier.
ET JKAN-JACQUES ROUSSEAU. 39
aux portes, une troisième fois, il résolut de ne
plus retourner chez Ducommun '.
Décidément les fils d'Isaac Rousseau ne pou-
vaient pas s'habituer aux coups. L'aîné, pour
échapper à ceux de son père, avait quitté sa
famille et son pays, et peut-être, faute d'avoir
rencontré quelque cœur compatissant, se mou-
rait-il alors, malheureux et ignoré, dans quel-
que régiment étranger. Lu cadet fuyait à son
tour pour éviter les brutalités d'un maître, jus-
tement irrité d'ailleurs. Au lieu d'aller im-
plorer son père à Nyon et de le supplier de
rompre son contrat, ce à quoi, il faut bien le
dire, Isaac n'eût sans doute pas consenti, il
quittait Genève et ses parents 2.
Nous nous sommes arrêté quelque temps sur
ces jeunes années de Jean-Jacques; nous avons
signalé les nombreuses inexactitudes de ses
récits, nous avons montré sa famille sous son
véritable jour, non certes pour le rapetisser;
mais pour constater qu'en Suisse comme en
1. Cet événement eut lieu le dimanche li mars 172S
(E. Ritter, Jean-Jacques et le Pays romand, p. 29).
2. Le départ de l'apprenti, au moment surtout où son tra-
vail devenait rémunérateur pour le patron, soumettait le
père à des dommages-intérêts, et il dut en payer en effet à
Ducommun.
40 MADAME DE WARENS
Savoie, les actes authentiques démentent sou-
vent ce qu*il avance, et, surtout, afin de mieux
connaître quelle devait être sa situation morale
lorsqu'il abandonna son pays et en quoi pou-
vait consister ce bagage scientifique et litté-
raire dont il se vante dans les Confessions,
avec plus d'orgueil que de vérité.
M. Ritter, rappelant ces paroles de Sainte-
Beuve : Ce ?ï est pas une petite avance pour la
vertu que d'être sorti de la race des justes,
ajoute : « Malheureusement, notre Jean-Jac-
ques a des origines un peu troubles et limo-
neuses *. »
Après avoir rôdé dans les environs de
Genève, Rousseau alla frapper au presbytère
catholique de Gonfignon. « Je ne songeais
point, dit-il, à changer de religion, et bien
loin de me familiariser si vite avec cette idée, je
ne l'envisageais qu'avec une horreur qui devait
l'écarter de moi pour longtemps. » S'il en était
ainsi, pourquoi alla-t-il justement là où il ne
fallait pas aller, pourquoi se rendit-il à Annecy
précisément chez une convertie, et pourquoi,
trois jours après, accepta-t-il d'aller à Turin
1. E. Ritter, (a Famille de Jean-Jacques, p. 8.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 41
à « l'école des catéchumènes »? Quoi qu'il en
soit, l'on peut bien croire que lorsque M. de
Pont verre, ce curé toujours en guerre contre
l'hérésie, envoya Rousseau à madame de Wa-
rens, il n'eut pas le moindre pressentiment de
ce que deviendrait l'adolescent indiscipliné qui
dévorait son dîner et qui bien que, « sentant
sa supériorité, ne voulut pas l'en accabler ' ».
En abordant « la bonne dame », Rousseau,
ce garçon timide et sensuel, fut ébloui et
charmé 2. Il aurait bien voulu rester à Annecy
auprès de madame de Warens, mais elle lui
dit : « Pauvre petit, tu dois aller où Dieu t'ap-
pelle, quand tu seras grand, tu te souviendras
de moi. » Elle n'insista pas trop pour le faire
retourner auprès de son père, de crainte de
■se compromettre. Sur le conseil de Sabran,
Rousseau, muni d'un secours pécuniaire de
M. de Bernex, partit pour Turin. A ce moment,
1. Nous avons donné dans les Évéques de Genève-Annecy
depuis la Réforme (p. 182 et suiv.), de nombreux détails sur
cet ecclésiastique. 11 était, en 1728, âgé d'environ soixante-
quinze ans; Rousseau n'en avait pas encore seize. Benoît de
Pontverre mourut le 3 juin 1733. Il avait à Chambéry un
parent, Alexis de Pontverre, ecclésiastique, qui habitait chez
la marquise de Challes, lorsque madame de Warens se fixa
dans cette ville.
2. Confessions, livre II.
42 MADAME DE WARENS
son père qui, le 30 mars, s'était engagé à
payer au graveur Ducommum vingt-cinq écus
(environ cent vingt et un francs) pour le cas
où, dans le délai de quatre mois, il ne ramè-
nerait pas le déserteur à son atelier, arrivait
à Annecy, et ne l'y trouvant pas. renonçait à
le poursuivre plus loin '. Il pensa sans doute
que le fugitif avait déjà réussi à passer les
Alpes. Rousseau avait en effet quitté Annecy
depuis le 24 mars; à la fin du mois, il était
certainement à Turin. Le registre de « l'hos-
pice des catéchumènes » atteste qu'il fut ins-
crit dans cet établissement le 12 avril. Il en
sortit le 23 août, lorsqu'il eut abjuré le calvi-
nisme. Il a raconté qu'il fut ensuite de la
domesticité de madame de Vercellis, de M. de
La Roque et de la famille de Gouvon. M. de
Rreglio -, ou de Breil, était alors ambassa-
deur de Victor-Amédée II à Vienne, mais il
restait souvent à Turin. C'est en le suivant.
1 . Mémoires de la Société d'histoire de Genève (t. XV, p. loi).
1. Joseph-Robert Solaro, marquis de Breglio, fils du comte
de Govone, après avoir été ambassadeur à Vienne, fut
nommé capitaine d'une des compagnies des gardes du
corps, et le 1 1» juin 1733 appelé aux fonctions de gouverneur
du duc de Savoie, fils du roi Charles- Emmanuel III (Galli,
Cariche del Piemonte). Rousseau connaissait fort bien l'ita-
lien, il l'avait appris auprès de l'abbé de Govone.
ET JEAN-JACQUES ROUSSKAU. i-3-
quand il allait chez le ministre de l'intérieur,
M. de Mellarède ' dont les enfants avaient
pour précepteur un ecclésiastique savoisien,
M. Gaime, que Jean- Jacques fit la connaissance
de cet abbé qui forma, avec M. Gàtier, l'ori-
ginal du Vicaire savoyard.
Jusqu'à présent, l'on ne savait trop si Rous-
seau n'avait pas créé de toutes pièces ce pen-
seur puissant à l'âme méditative et indé-
pendante. Mais non; l'abbé Gaime est un
personnage réel. Les renseignements que nous
avons recueillis établissent qu'il était à Turin
au temps de Rousseau, que son origine était
bien celle que Jean-Jacques lui a donnée et
que le philosophe ne nous a pas trompés sur la
science et sur le caractère de celui qu'il appelle
son maître.
Si en 1728, à l'aube d'un jour d'été, il a
conduit Jean-Jacques au Monte 2, assurément
1. Le comte de Mellarède mourut bientôt; le 10 mars 1730.
Un de ses fils, disciple par conséquent de l'abbé Gaime,
devint abbé commendataire de Tabbaye de Talloires près
d'Annecy et légua sa belle bibliothèque et son cabinet d'his-
toire naturelle à la ville de Ghambéry. Un autre, Amédée.
fut connu sous le nom de comte du Bettonet, belle terre
située en Savoie à l'entrée de la Maurienne.
2. Le Monte est une haute colline en l'ace de Turin, au
pied de laquelle coule le Pô. A gauche, lorsqu'on regarde la
ville, est la chaîne des Alpes d'où émerge le mont Viso,
\\ MADAME DE WARENS
il n'y a pas prononcé ce nouveau discours sur
la montagne que Rousseau lui attribue, mais
la promenade a été faite et la splendeur du
paysage s'est gravée fidèlement et pour tou-
jours dans l'esprit du jeune disciple. Et
quand, plus de trente années s'étant écoulées,
Jean-Jacques voulut renverser les théories des
« philosophes » et les remplacer par son
propre système, il se souvint des leçons de
l'abbé savoyard, et pour plus de solennité, il
leur donna ce cadre merveilleux dans lequel
il fait parler l'homme de paix. « La Profession
de foi du Vicaire savoyard, a dit M. Cousin l
est le chef-d'œuvre de Rousseau; il y a mis
toute son àme et ses convictions les plus
intimes; il y déclarait ouvertement la guerre à
la philosophie à la mode; il savait qu'il allait
soulever contre lui de nombreux et de puis-
sants ennemis; il sentait donc le besoin de
rassembler toutes ses forces dans ce grand
combat et de donner à ce petit nombre de
blauc et rose. Si Rousseau ne l'a pas rappelé, c'est sans
doute par sobriété, afin de ne pas distraire l'attention du
lecteur sur cet objet spécial.
1. Du manuscrit de /'Emile, conservé à la bibliothèque de
la Chambre des représentants, par M. Victor Cousin (Jour-
nal des savants, l8iS, p. U59). Le manuscrit est encore au-
jourd'hui dans cette même bibliothèque.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 45
pages toute la solidité et toute la grâce qui
dépendaient de son acte. »
L'importance de l'œuvre que Rousseau a
placée sous le patronage de l'abbé Gaime nous
a décidé à rechercher ce que cet ecclésiastique
fut en réalité et à essayer de dégager le vrai du
faux dans les divers récits de celui qui s'est
proclamé son élève.
CHAPITRE III
(1729-1730).
L'abbé Gaime. — Portrait que Rousseau en fait daus VÉmile.
— Profession de foi du Vicaire savoyard. -- Naissance et
éducation de Jean-Claude Gaime. — Il va à Turin; il est
précepteur chez le comte de Mellarède; — professeur de
langue française et vice-recteur de l'Académie militaire.
— Sa conduite exemplaire. — Rousseau revient à Annecy;
il y est reçu par madame de Warens. — II entre au sémi-
naire. — L'abbé Gàtier. — Rousseau sort du séminaire;
il est placé chez le maître de musique. • — Arrivée de Ven-
ture. — .M. d'Aubonne. — M. et madame Corvesi. — Le
maître de musique et Rousseau s'en vont à Lyon. —
Retour de Rousseau; il ne retrouve plus madame de
Warens. — Mademoiselle Merçeret; mademoiselle Giraud;
leur origine. — La promenade à Thônes avec mesdemoi-
selles de Galley et de Graffenried. — La famille de Galley.
— Le juge-maje Simond. — Départ d'Annecy avec made-
moiselle Merçeret. — Rousseau parcourt la Suisse. —
L'archimandrite. — Lettre à mademoiselle de Graffenried;
à son père. — L'ne page de Michelet sur Annecy. — Rous-
seau et madame de Warens.
Voici le récit de Rousseau, au livre IV de
VÉmile :
Il y a trente ans que, dans une ville d'Italie, un
jeune homme expatrié se voyait réduit à la der-
nière misère. Il était né calviniste, mais par les
suites d'une étourderie. se trouvant fugitif, en pays
MADAME DE WARENS ET .J.-J. ROUSSEAU. 17
étranger, sans ressource, il changea de religion
pour avoir du pain. Il y avait dans cette ville un
hospice pour les prosélytes, il y fut admis... Il
voulut fuir, on l'enferma; il se plaignit, on le
punit de ses plaintes... Des larmes de rage cou-
laient de ses yeux, l'indignation l'étouffait... Il
était perdu sans un honnête ecclésiastique qu'il
trouva le moyen de consulter en secret. L'ecclésias-
tique était pauvre et avait Besoin de tout le monde,
mais l'opprimé avait encore plus besoin de lui, il
n'hésita pas à favoriser son évasion au risque de
se faire un dangereux ennemi.
Cet honnête ecclésiastique était un pauvre vicaire
savoyard qu'une aventure de jeunesse avait mis
mal avec son évêque et qui avait passé les monts
pour chercher les ressources qui lui manquaient
dans son pays. Il n'était ni sans esprit, ni sans
lettres, et avec une figure intéressante, il avait
trouvé des protecteurs qui le placèrent chez un
ministre pour élever son fds. Il préférait la pau-
vreté à la dépendance et il ignorait comment il
faut se conduire chez les grands. Il ne resta pas
longtemps chez celui-ci ; en le quittant, il ne
perdit point son estime et comme il vivait sage-
ment et se faisait aimer de tout le monde, il se
flattait de rentrer en grâce auprès de son évèque
et d'en obtenir quelque petite cure dans les mon-
tagnes pour y passer le reste de ses jours. Tel était
le dernier terme de son ambition. Un penchant
naturel l'intéressait au jeune fugitif et le lui fil
examiner avec soin... Il commença par gagner la
confiance du prosélyte ' en ne lui vendant point
1. Dans son étude sur le manuscrit de la Profession de
foi, M. Cousin remarque qu'au lieu île ce mot, Rousseau
48 MADAME DE WARENS
ses bienfaits... en se faisant petit pour s'égaler à lui.
Plus loin Rousseau dit :
... Je me lasse de parler en tierce personne...
car vous sentez bien que ce malheureux fugitif c'est
moi-même... Ce qui me frappait le plus était de
voir dans la vie privée de mon digne maître, la
vertu sans hypocrisie, l'humanité sans faiblesse,
des discours toujours droits et simples et une con-
duite toujours conforme à ces discours... Au défaut
près qui, jadis, avait attiré sa disgrâce et dont il
n'était pas trop bien corrigé, sa vie était exem-
plaire, ses mœurs étaient irréprochables, ses dis-
cours honnêtes et judicieux... J'apprenais à le res-
pecter chaque jour davantage.
Après avoir reçu les confidences de Rous-
seau, l'ecclésiastique lui aurait fait les siennes :
... Je marquai de l'empressement à l'entendre.
Le rendez-vous ne fut pas renvoyé plus tard qu'au
lendemain matin. On était en été, nous nous le-
vâmes à la pointe du jour. Il me mena hors de la
avait d'abord écrit « vagabond ». Le mot de prosélyte est
peu heureux, dit-il. Le bon vicaire n'est point un conver-
tisseur et en tout cas son interlocuteur n'est point encore
un converti, un homme gagné à la doctrine du maître, ce
n'est qu'un vagabond qu'on essaye de ramener dans la
bonne vie... Pourquoi Rousseau a-t-il eh"acé ce mot? Je
n'en puis trouver d'autre raison, sinon que plus bas il a
mis et voulait maintenir « sa vie oisive et vagabonde »
(p. 664). Non; Rousseau s'est appelé « prosélyte », simple-
ment parce qu'ainsi qu'il l'a déclaré dans les premières
lignes de son récit, il était alors à 1' « hospice des prosélytes »
ou des « catéchumènes », comme on les appelait à Turin.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 49
ville sur une haute colline au-dessous de laquelle
passait le Pô, dont on voyait le cours à travers les
fertiles rives qu'il baigne ; dans l'éloignement,
l'immense chaîne des Alpes couronnait le paysage;
les rayons du soleil levant rasaient déjà les plaines
et projetant sur les champs par longues ombres,
les arbres, les coteaux, les maisons, enrichissaient
de mille accidents de lumière le plus beau tableau
dont l'œil humain puisse être frappé. On eût dit
que la nature étalait à nos yeux toute sa magnifi-
cence pour en offrir le texte à nos entretiens. Ce
fut là, qu'après avoir quelque temps contemplé ces
objets en silence, l'homme de paix me parla ainsi :
PROFESSION DE FOI DU VICAIRE SAVOYARD
Mon enfant, n'attendez de moi ni des discours savants
ni de profonds raisonnements. Je ne suis pas un grand
philosophe et je me soucie peu de l'être...
Je suis né pauvre et paysan, destiné par mon état à
cultiver la terre; mais on crut plus beau que j'apprisse
à gagner mon pain dans le métier de prêtre et l'on
trouva le moyen de me faire étudier1. Assurément ni
mes parents ni moi ne songions guère à chercher en
cela ce qui était bon, véritable, utile, mais ce qu'il fal-
lait savoir pour être ordonné. J'appris ce qu'on voulait
que je disse, je m'engageai comme on voulut et je fus
l'ait prêtre. Mais je ne tardai pas à sentir qu'en m'obli-
geant de n'être pas homme, j'avais promis plus que je
ne pouvais tenir... Il fallut expier le scandale : arrêté,
interdit, chassé, je fus bien plus la victime de mes
scrupules que de mon incontinence...
Peu d'expériences pareilles mènent loin un esprit qui
réfléchit.
1. Emile, livre IV. Après ces mots « l'on trouva le moyen
de me faire étudier », on lit, dans le manuscrit de VÊmile
4
50 MADAMK DE WARENS
Au livre III des Confessions, Jean-Jacques
a donné le nom de cet ecclésiastique. C'est
lorsqu'il était chez madame de Vercellis, qu'il
aurait fait sa connaissance.
J'allais voir quelquefois un abbé savoyard, ap-
pelé M. Gaime, précepteur des enfants du comte
de Mellarède. Il était jeune encore et peu répandu,
mais plein de bon sens, de probité, de lumières et
l'un des plus bonnêtes hommes que j'aie connus...
Je trouvai auprès de lui les leçons de la science
morale et les maximes de la droite raison... Il me
fit un tableau vrai de la vie humaine... Le pas que
je venais de faire nous conduisait à parler de reli-
gion. L'on conçoit que l'honnête M. Gaime est, du
moins en grande partie, l'original du Vicaire sa-
voyard... ses leçons, sages, mais d'abord sans effet
furent dans mon cœur un germe de vertu et de
religion qui ne s'y étouffa jamais et qui n'atten-
dait, pour fructifier, que les soins d'une main plus
chérie.
Quoique alors ma conversion fût peu solide, je
ne laissais pas d'être ému. Loin de m'ennuyer de
ses entretiens, j'y pris goût à cause de leur clarté,
de leur simplicité et surtout d'un certain intérêt
de cœur dont je sentais qu'ils étaient pleins. J'ai
à la bibliothèque de la Chambre des députés, ceux-ci que
llousseau a ensuite biffés <> à l'aide de quelques patrons qui
m'assistèrent ». L'écrivain les a supprimés pour alléger la
phrase. Nous les rappelons parce qu'ils expriment un fait
exact et montrent qu'au moment où Jean-Jacques écrivait
il se souvenait fort bien de ses conversations avec l'abbé
savoyard.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. ."il
l'àme aimante... Aussi je m'affectionnai vraiment
à M. Gaime ; j'étais pour ainsi dire son second dis-
ciple et cela me fît, pour le moment même, l'ines-
timable bien de me détourner de la pente au vice
où m'entraînait mon oisiveté.
Il ne se peut rien de plus sensé que les avis qu'il
me donna sur ma conduite (ajoute encore Rous-
seau, à propos des conseils que l'abbé lui adressa
quand il fut entré chez le comte de Gouvon).
L'abbé Jean-Claude Gaime était né le ~1 sep-
tembre 1692, à Héry-sur-Alby1, petite paroisse
du diocèse de M. de Bernex. Ses parents étaient
des cultivateurs possédant une très modeste
aisance. Le père savait écrire , ses deux fds
aînés, les frères de l'abbé, ne le savaient pas.
Suivant une habitude qui persiste encore en
Savoie, on fit étudier celui des enfants qu'une
intelligence précoce et vive avait probablement
signalé au curé du lieu et que, peut-êtro, un
peu de débilité physique rendait impropre aux
rudes travaux des champs. Le curé conduisait
assez loin ses élèves dans leurs études; en le
1. Héry, à 10 kilomètres sud de Rumilly et à 18 d'Annecy.
Voici l'acte de naissance de l'abbé :
Le 2 septembre 1692 est né et a été baptisé en l'église d'Héry, Jean-
Claude, fils de François Gaime et de Claudia Foisillet. Parrain, Jean-
Claude Foisillet, de Chainaz {paroisse voisine); marraine, dame Fran-
çoise Beaud, nièce de M. Georges-Ignace Marcoz, d'Héry.
Signé : Daviet, cliiv.
52 MADAME Dli WARF.NS
quittant, ils entraient souvent en quatrième.
Les collèges étaient nombreux en Savoie et
pourvus de bons professeurs.
A proximité clu jeune Gaime, il y avait le
collège des Barnabites, à Annecy, et celui des
Oratoriens à Rumilly. Les Savoisiens studieux
et ayant quelque protecteur obtenaient d'ail-
leurs facilement des bourses au collège des
Savoyards à Avignon, ou à celui de Louvain \
Nous pensons que les parents de Jean-Claude
le placèrent au collège le plus rapproché, celui
de la petite ville de Rumilly, où chaque
semaine ils venaient vendre leurs denrées et
où ils pouvaient payer en nature sa pension
chez quelque parent ou quelque ami. C'est
sans doute à raison de ses souvenirs de collège
et des amitiés qu'il avait nouées à Rumilly que
l'abbé Gaime vint y jouir de sa pension de
retraite et y amena son héritier qu'il fit rece-
voir au nombre des bourgeois. Ce fut à Annecy
vraisemblablement et au séminaire des Laza-
ristes qu'il fit ses études ecclésiastiques. Il fut
I. Ces collèges avaient été fondés par deux enfants d'An-
necy; le premier, par le cardinal de Brogny, en 1426; le
second, par Eustacne Chapuis, conseiller de Charles-Quint,
vers 13 >4 ,
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 53
ensuite reçu bachelier en théologie, puis maître
es arts, à l'Université de Turin. En avril 1722,
il était dans cette ville depuis quelque temps
déjà; en mai 1725, il y obtint du vicaire capi-
tulaire D. Janin, son celebret, c'est-à-dire l'auto-
risation de célébrer la messe dans le diocèse
de Turin, bien qu'il appartînt au diocèse de
Genève. C'est à cette époque qu'il a dû devenir
le précepteur des enfants du comte de Mellarède,
minisire de l'intérieur. C'était une habitude en
Piémont de chercher clans le clergé de Savoie
des précepteurs non seulement pour les fils
des grands personnages, mais encore pour les
princes de la maison royale. On les choisissait
avec soin, et certes, jamais M. de Mellarède
n'aurait introduit chez lui auprès de ses fils
et de sa fille, un ecclésiastique mal famé. Les
scandales du genre de ceux dont nous parle
Rousseau ont laissé des traces dans nos
archives, notamment dans celles du sénat de
Savoie; nous n'y avons pourtant rien retrouvé
qui se rapporte à l'abbé Gaime, ni à l'abbé
Gàtier, ni au père Caton, dont il sera question
plus loin. A notre avis, c'est tout à fait gratui-
tement que Rousseau leur attribue des aven-
tures galantes telles qu'il les désirait pour
54 MADAME DE WARENS
lui-même, mais sans avoir la hardiesse de les
tenter.
Après la mort du comte de Mellârède, lors-
que l'éducation de ses élèves fut achevée, l'abbé
Gaime devint professeur à l'académie de Turin '.
Cette charge et cette dignité n'auraient pas été
accordées à un prêtre de mœurs faciles. Il
mourut, est-il dit dans son acte de décès, après
avoir passé à Rumilly quinze années d'une vie
autant édifiante qu'intérieure. C'était un médi-
tatif à l'âme fière comme il n'est pas rare d'en
rencontrer en Savoie -; s'il dédaigna la fortune,
il sut pourtant faire quelques économies. Il les
employa d'abord à réparer la pauvre maison
où il était né ; puis, de 1725 à 1744, à acheter
1. Il ne s'agit pas de l'Académie des sciences de Turin,
qui ne fut instituée qu"eu 1783, mais d'un collège d'éduca-
tion pour « nobles », fondé sous le règne de Charles-Emma-
nuel II et rouvert en 1713 par Victor-Amédée II. Jean-
Claude Gaime y est indiqué comme « professeur de langue
française » et « sous-prieur » de 1738 à 174o. Les noms des
professeurs n'étant pas portés sur les registres antérieurs à
1738, il est possible que l'entrée de l'abbé à cette Académie
remonte à 1730 ou 1732. C'est actuellement une école d'of-
ficiers d'artillerie et du génie.
2. Nous avous connu son arrière-neveu, dernier descen-
dant mâle de la famille, Heuri Gaime, ébéniste à Rumilly.
Celait un railleur d'humeur fort indépendante. Cette tour-
nure d'esprit ne plaisait pas au biton govenw; elle lui attira
vers 1843, une méchante aventure. 11 n'échappa à quelques
années de forteresse qu'en s'enfuyant à Genève.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. •'>■•
quelques pièces de terre pour arrondir le
domaine paternel qui, au moment de la con-
fection du cadastre, vers 1730, était de 15 jour-
naux (environ 4 hectares et demi) et en com-
prenait 45, en 1744 '.
L'influence de l'abbé Gaime sur Rousseau ne
fut pas décisive. Il ne sut pas résister à l'attrait
d'une vie libre et qu'il crut devoir être facile.
M. Mussard, dit Tord-Gueule 2 et Bâcle, ses
compatriotes, favorisèrent son goût pour les
aventures, il abandonna la maison de Gouvon
où, malgré ses singuliers travers, l'on était
bienveillant pour lui, et revint en Savoie avec
Bâcle, entrevoyant madame de Warens au bout
du voyage. « Il craignait ses reproches, mais il
ne lui vint pas à l'esprit qu'elle pût lui fermer
sa porte » [Confessions, livre III).
Jean- Jacques n'avait pas trop présumé de la
bonté de madame de Warens. Non seulement,
elle ne le repoussa pas, mais elle le logea dans
sa chambre de parade. « J'eus par surcroît, dit-
il, le plaisir d'apprendre que cette faveur ne
! . Registres communaux d'Héry ; Celebret et actes divers
entre nos mains; Archives piémontaises.
■2. C'est probablement ce M. Mussard qui habitait Passy
où Jean-Jacques lui écrit le 17 décembre 1752 pour lui
annoncer la représentation de Narcisse.
56 MADAME DE WARENS
serait pas passagère. » Ici, comme trop sou-
vent, l'écrivain n'est pas tout à fait exact. Évi-
demment l'on ne pouvait placer clans le salon
de la baronne qu'un lit de sangle qui devait
disparaître au matin; puis, on va le voir,
Rousseau quitta bientôt la maison.
Il avait certainement conservé un très vif
souvenir de la jolie femme qui, l'année précé-
dente, lui était apparue jeune, belle et cares-
sante, alors qu'il s'attendait à rencontrer une
dévote rigide et renfrognée, mais il est fort
douteux que madame de AYarens se rappelât
l'adolescent que l'évêché s'était hâté d'envoyer
à Turin. Elle était fort liée avec l'abbé Léonard,
aumônier de M. de Bernex, et cet ecclésiastique
avait de son côté des relations affectueuses avec
l'abbé Gaime \ L'on peut donc supposer que
ce dernier recommanda Rousseau à son ami,
et celui-ci à madame de "Warens. Quoi qu'il
en soit, il devint aussi le protégé de M. Léo-
nard et comme l'abbé donnait à la dame le nom
de « sœur », quand Rousseau appela sa bien-
1. Au printemps de 1130, M. Gaime avait envoyé une somme
d'argent à l'abbé Léonard et l'avait chargé de l'employer au
payement de sa part d'une dette contractée par son père
vis-à-vis de M. Astruc, curé d'Héry (quittance du 29 mai 1730
reçue à Héry par le notaire Pétel).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. ;>7
faitrice « maman », il dit « mon oncle » à ce
frère de sa mère adoptive. « Petit », c'est
ainsi qu'on l'appela, rencontra dans la maison
l'agréable femme de chambre, mademoiselle
Merceret, et le domestique intendant-amant,
Claude Ane 7 \
La présence du jeune homme ne laissait pas
que d'être embarrassante et madame de Warens
cherchait ce que son protégé pourrait entre-
prendre pour gagner sa vie, lorsque arriva
chez elle un parent, M. d'Aubonne. Il pensa que
Rousseau « pourrait devenir curé de village
et que c'était la plus haute destinée à laquelle
il pût aspirer ». On résolut donc de le placer
au séminaire d'Annecy tenu par les Lazaristes
ou Pères de la Mission. Le supérieur, M. Gros,
était, assure Jean-Jacques, un habitué du bou-
doir de madame de Warens, « qui aimait à se
faire lacer par lui 2 ». L'évêque paya la pension,
et Rousseau entra au séminaire. « La triste
maison qu'un séminaire, surtout pour qui sort
de celle d'une aimable femme ! » Sans doute,
1. Baptisé à Monlreux (pays de Vaud) le 17 janvier 1706.
2. On se souviendra que lorsque, en 1762, Rousseau vit
qu'il ne pouvait écrire sans alarmer les puissances de l'Eu-
rope, il se mit à fabriquer des lacets qu'il envoyait aux
dames comme un cadeau précieux.
58 MADAME DE WARBNS
et le mauvais souvenir que Jean-Jacques en
emporta fut tel qu'il en oublia le merveilleux
paysage qui s'étale au pied et en face de l'édi-
fice. C'était le jardin de la Visitation, aujour-
d'hui jardin public, Annecy-le-Vieux, l'énorme
Parmeland, la Tournette, la montagne de Vey-
rier, toute verte, et entre ses dernières pentes
le lac bleu, la maisonnette sauvage où la tra-
dition veut qu'il soit allé rêver souvent.
Il y a vingt ou trente ans, a dit monseigneur
Magnin, on lisait encore le nom de Rousseau
gravé dans l'embrasure de la chambre qu'il
habita au séminaire.
En rappelant les prêtres qui furent chargés
de l'instruire, Rousseau en dépeint un
A la figure effrayante et doucereuse... et dont
les membres jouaient comme les poulies d'un man-
nequin... J'ai oublié son odieux nom... M. Gros
me tira des griffes de ma bête et par un autre con-
traste enrore plus marqué, me remit au plus doux
des hommes. C'était un jeune abbé faucigneran.
appelé M. Gâtier. Je n'ai jamais vu de physionomie
plus touchante. 11 avait de grands yeux bleus, un
mélange de douceur, de tendresse et de tristesse qui
faisait qu'on ne pouvait le voir sans s'intéresser à lui.
Rousseau prête ensuite à l'abbé Gàtier une
aventure amoureuse à la suite de laquelle il
ET JEAN-JACOUES ROUSSEAU. 59
aurait été « mis en prison, diffamé, chassé ».
Nous avons déjà dit que nous n'avions retrouvé
aucune trace de cette affaire. L'on connaît deux
abbés Gàtier, tous deux du Faucigny : l'un était
vicaire à Cluses et y est mort en 1725 après une
vie exemplaire; l'autre était professeur au col-
lège de la même ville en 1735. Ce dernier a pu
se trouver au séminaire en 1729 ou 1730, mais
certainement il n'a pas été le héros ou la vic-
time de l'aventure imaginée par Jean-Jacques '.
Le sentiment de son infortune 2 me revint quand
j'écrivis Y Emile et réunissant M. Gàtier avec
M. Gaime,je fis de ces deux dignes prêtres, l'ori-
ginal du Vicaire savoyard. Je me flatte que l'imi-
tation n'a pas déshonoré ses maîtres.
C'est vrai, mais il fallait nous laisser le soin
de le proclamer. Une telle ardeur à son propre
éloge met le lecteur en défiance.
Jean-Jacques ne montra pas la moindre
vocation pour l'état ecclésiastique et l'on dut
1. Lavorel, Cluses et le Faucigny, p. 171. — L'emprisonne-
ment, même dans une prison ecclésiastique, ne passait pas
inaperçu. Les prêtres arrêtés ainsi se défendaient avec éner-
gie et trouvaient chez les magistrats de l'ordre civil un
secours très efficace lorsqu'une injustice avait été commise.
La tolérance était, du reste, assez large en Savoie.
2. Confessions, lre partie, livre III.
60 MADAME DE WARENS
le renvoyer à madame de Warens. Au sémi-
naire il ne s'était occupé que de musique, elle
songea naturellement à en faire un musicien :
Maman me plaça chez un Parisien qui venait
la voir souvent. M. Le Maître, maître de musique
de la cathédrale.
En réalité, ce Parisien se nommait « Jacques-
Louis Nicoloz ». Il était arrivé à Annecy la
même année que madame de Warens. On le
désignait ordinairement par sa qualité, et c'est
ce qui a trompé Rousseau; il avait alors vingt-
huit ans et n'était pas marié l. Jean-Jacques
demeura six mois en pension chez lui, d'oc-
tobre 1729 à avril 1730. Étant resté au sémi-
naire, de Pâques au mois d'août 1729, il n'a, en
définitive, passé que fort peu de temps dans la
maison même de madame de Warens à An-
necy. Cependant, en septembre, il habitait
encore la « demeure chérie » lorsque eut lieu
l'incendie du four des Cordeliers qui faillit s'y
communiquer. A cette époque, il crut que le feu
avait été détourné par l'intercession de M. de
Bernex. Sept ou huit ans plus tard, et non
i. Archives municipales d 'Annecy.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 61
deux, comme il l'a écrit, Rousseau donna au
Père Boudet, une attestation de ce miracle \
En février 1730, un soir qu'il faisait bien froid,
comme nous étions tous autour du feu, nous enten-
dîmes frapper à la porte de la rue, Perrine prend
sa lanterne, descend, ouvre, et l'aventurier « Ten-
ture de Villeneuve » se présente.
Tous, c'est la maîtrise de la cathédrale : le
maître, d'abord; les jeunes Joseph Carrier et
Jacques Berchet, âgés de neuf ans et de onze
ans; Aymé Verdel et Jacques Demonthé, âgés
de seize ans; François Gâche, dix-sept ans, et
Jean-Jacques, qui en a bientôt dix-huit 2. Rous-
seau fut séduit par la faconde de Venture, qui
plut moins à madame de Warens. « Elle con-
sentit à ce qu'on le lui amenât, mais l'entrevue
1. Monseigneur de Bernex ne mourut pas en 1731, connue
Rousseau l'a supposé, mais le 23 avril 1734, et Fréron n'eut
pas de peine à « déterrer le certificat » puisque le P. Boudet
l'avait transcrit dans la Vie de monseigneur de Roxsillon de
Bernex, imprimée à Paris en 1751. Rousseau a placé la rédac-
tion de son certificat en 1731 afin qu'on trouvât la chose moins
étrange, mais l'on verra qu'en 1739 et même en 1740, son
amitié avec les ecclésiastiques était aussi vive qu'en 1729 et
que son catholicisme était encore intact.
2. Recensement de 1726. .Tean-Jacques avait probablement
remplacé un clerc tonsuré nommé Chrétien, qui faisait
partie de la maîtrise en 1726, mais qui aurait eu vingt et
un ans en 1730 et qui par conséquent avait dû la quitter
depuis quelque temps.
62 MADAME DE WARENS
ne réussit pas du tout. Il lo trouva précieuse;
elle le trouva libertin. » Alors déjà la dame
aimait la discrétion. Se souvenant du mot du
roi à Évian, elle s'appliquait à ne plus faire
de bruit '. En ce moment, d'ailleurs, elle et
d'Aubonne étaient occupés d'une grande com-
binaison.
Des renseignements nombreux et de source
officielle 2 nous permettront d'indiquer quelles
entreprises ce personnage était venu préparer
à Annecy avec madame de Warens et ce qu'ils
allèrent faire ensemble à Paris.
Paul-Bernard d'Aubonne, bourgeois de
Nyon, avait épousé Louise de Tavel, sœur,
semble-t-il, d'Étienne-Sigismond de Tavel que
Rousseau, peut-être gratuitement, donne pour
premier amant à madame de Warens. Il avait
d'abord servi dans la garde suisse du roi de
Prusse; il la quitta en 1713 et devint plus
tard colonel de milices bernoises. Il était en
outre châtelain de Morges lorsque, en 1724. il
1. En s'apercevant du bruit que faisait la fui le de madame
de Warens qui était venue se jeter aux pieds de M. de Ber-
nex, à Evian, Victor-Amédée aurait dit : « M. l'évêque, vos
conquêtes sont bien bruyantes » [Vie de monseigneur de
Bernex).
i. Madama di Warens, loe. cit., p. 38a et suiv., et Archives
plémontaises.
ET JEAN-.TACQUES ROUSSEAU. 63
revendiqua la noble bourgeoisie de cette ville.
Les magistrats consulaires combattirent sa
demande, et non contents de l'avoir fait rejeter
par LL. EE. de Berne \ ils intentèrent à
M. d'Aubonne de nombreux procès. C'est du
moins ce qu'il affirme dans un mémoire qu'il
envoya à Berne en 1724, Il y attribue le mau-
vais vouloir dont il est l'objet à ce que la ville
de Morges tâche '< d'éloigner de sa bourgeoisie
ceux de son caractère, soit uniquement parce
son caractère les choque, soit que sa sévérité
dans le bon ordre les embarrasse - ».
Froissé dans son orgueil, lésé dans ses
intérêts, d'Aubonne conçut le projet de se
venger. En 1729, quand il arriva à Annecy, il
avait au moins quarante-quatre ans, car son
fils aîné était né en 1709. Il revenait alors de
Paris où il avait présenté au cardinal de
Fleury un plan de loterie qui n'avait pas été
1. Le pays de Vaud était alors sous la souveraineté du
canton de Berne.
2. Mémoire instructif pour noble Paul-Bernard d'Aubonne,
contre messieurs de la Ville et conseil de Morges. M. d'Au-
bonne avait trois fils : Paul, né en 1709, qui avait pris du
service en France, où il devint maréchal de camp: David-
Louis, qui fut général-major en Hollande, et Etienne, capi-
taine dans le même pays (Communication de M. A. de
Montet).
64 MADAME DE WARENS
goûté et qu'il voulait proposer à la cour de
Turin. Rousseau raconte que l'aventurier devint
amoureux de madame Gorvesi, femme de
l'intendant d'Annecy l, ce que le mari s'avisa
de trouver mauvais; d'où la conséquence que
M. d'Aubonne dut quitter la ville.
M. Corvesi était un vilain homme noir comme
une taupe, fripon comme une chouette, et qui, à
force de vexations, finit par se faire chasser lui-
même... M. d'Aubonne se vengea par une comédie,
il envoya cette pièce à madame de Warens, qui me
la fit voir.
Rousseau raconte que cette comédie lui donna
l'idée d'en faire une à son tour, mais qu'il ne
la composa qu'à Chambéry. Ce fut l'Amant de
lui-même (ou Narcisse) « J'ai dit dans la pré-
face de cette pièce que je l'avais écrite à dix-
huit ans, j'ai menti de quelques années. »
Nous craignons bien qu'il n'ait aussi menti
pour M. Corvesi. Il est en effet bien douteux
que M. d'Aubonne eût été assez imprudent
1. Lazare Corvesi, intendant de justice, police et finances,
vice-conservateur des fermes et gabelles pour Sa Majesté en
la province de Genevois et bailliage de Ternier. En 1126, et
pour montrer sa reconnaissance des services qu'il lui avait
rendus, la ville d'Annecy lui avait envoyé des lettres de
bourgeoisie.
ET JEAN-JACQL'KS ROUSSEAU. 65
pour se mettre mal avec un fonctionnaire
influent et dont la protection, ou tout au moins
le concours, lui était nécessaire dans l'entre-
prise qu'il méditait. Madame Gorvesi, Apolline-
Catherine Guilloty, était accouchée d'un fils le
16 avril 1729 '. L'été suivant, elle devait être
toute aux soins et aux joies de la maternité;
puis, si d'Aubonne quitta Annecy, il y revint
bientôt, car nous allons l'y retrouver au prin-
temps de 1730.
A cette époque, Nicoloz, soit « le Maître » eut
une discussion plus vive que d'habitude avec
M. de Vidomne, chantre du chapitre 2, et les
autres chanoines de la cathédrale. Pour leur
jouer un mauvais tour, il résolut de partir sans
crier gare et en emportant toute la musique de
la chapelle, à la veille même des solennités de
Pâques. Il alla consulter madame de Warens.
Elle essaya de le dissuader, puis l'aida à exé-
cuter sa fuite et à emporter la musique.
Elle me fit venir, m'ordonna de suivre M. Le
Maître au moins jusqu'à Lyon et de m'attacher à
lui aussi longtemps qu'il aurait besoin de moi.
1. Registres paroissiaux de l'église Saint-Maurice à Annecy.
2. Joseph- Auguste de Vidomne de Saint-Ange; il devint
prévôt du chapitre en 1732.
5
66 MADAME DK WARENS
Elle m'a depuis avoué que le désir de m'éloigner
de Venture était entré pour beaucoup dans cet
arrangement.
Le remède était pire que le mal. Rousseau
avait alors dix-huit ans à peine, et vraiment
il n'était pas prudent de l'attacher à la fortune
d'un musicien ivrogne et épileptique. Il faut
donc chercher ailleurs les motifs de l'empres-
sement avec lequel madame de "Warens éloigna
d'Annecy Jean-Jacques, si tant est quïl y ait
eu là autre chose qu'une escapade du jeune
homme concertée avec Nicoloz seulement.
Elle et ses commensaux pouvaient craindre
que, une fois le maître parti, Rousseau ne
voulût rentrer à la maison où il n'y avait pas de
place pour lui et qu'il les gênât dans l'exécution
de leurs projets. Ils se hâtèrent donc de s'en
débarrasser. Anet s'empressa de serrer dans une
boîte la musique du maître; tous les trois la
portèrent comme ils purent jusqu'à Cran, à
dix-huit cents mètres environ d'Annecy. Là, ils
louèrent un âne que Nicoloz et Rousseau pous-
sèrent devant eux jusqu'à Seyssel \ Ils y arrivè-
1. 11 y avait, et il y a encore deux Seyssel, l'un sur la rive
gauche du Rhône, appartenait à la Savoie et au roi de
Sardaigne; l'autre, sur la rive droite, était une petite ville
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 67
rent le jeudi saint et se reposèrent un jour chez
le chanoine de Reydelet, curé de ce petit bourg.
Le vendredi ou le samedi saint, ils allèrent
à Belley où ils passèrent quelques jours agréa-
blement. Ils parvinrent enfin à Lyon et y
furent bien reçus « par l'abbé Dortan, comte
de Lyon », c'est-à-dire par un chanoine de
Saint-Jean de Lyon, appartenant à la famille
des « Dortan », et qui, en vertu de son cano-
nicat, portait, comme tous les autres chanoines
de Saint-Jean, le titre de « comte de Lyon J » .
Rousseau abandonna lâchement le Maître.
Il en a fait le pénible aveu. Revenu en toute
hâte à Annecy, il n'y retrouva plus madame
de Warens; elle était partie pour Paris avec
Claude Anet et M. d'Aubonne.
Nous connaîtrons bientôt le but de leur
voyage, ce secret que Rousseau n'a jamais bien
su; mais voyons ce qu'il fit lui-même à Annecy.
En partant, madame de Warens n'avait pas
fermé sa maison. Jean-Jacques dit formelle-
française faisant aujourd'hui partie du déparlement de l'Ain.
C'est de là que le coche partait pour Lyon. L'église de Seys-
sel (Savoie) était habituellement desservie par un chanoine
de la cathédrale d'Annecy, dite de Saint-Pierre de Genève.
1. Il s'agit de Jean-François de Dortan, natif de Marterey
en Dauphiné. Il est indiqué en 1738 avec la dignité de
« chantre » du chapitre de Lyon (Arch. du sénat de Savoie).
08 MADAME DE WARENS
ment qu'elle y avait laissé mademoiselle Mer-
ceret. Ce n'est pas là cependant qu'il alla frap-
per, ce fut chez Venture à qui il demanda la
permission de partager son pauvre gîte. Les
convenances s'opposaient d'ailleurs à ce qu'il
logeât seul avec la soubrette. Rou?seau tout à
fait désœuvré vint la voir souvent; et si,
comme il l'affirme, il ne s'adressa pas alors à
la générosité de l'évêque, de crainte, peut-être,
d'être reconduit au séminaire, il dut recourir
bien des fois à la table de l'excellente fille. Il
était sans ressources et Venture ne pouvait
pourvoir à tous ses besoins.
Mademoiselle Merceret avait plusieurs amies et,
entre autres, une demoiselle Giraud, Genevoise
qui, pour mes péchés, s'avisa de prendre du goût
pour moi. Elle pressait toujours Merceret de
m'amener chez elle; je m'y laissais mener parce
que j'aimais assez Merceret et qu'il y avait d'autres
jeunes personnes que je voyais volontiers. Pour
mademoiselle Giraud qui me faisait toutes sortes
d'agaceries, on ne peut rien ajouter à l'aversion
que j'avais pour elle. Quand elle approchait de
mon visage son museau sec et noir, j'avais envie
d'y cracher. Mais je prenais patience. A cela près,
je me plaisais fort au milieu de toutes ces tilles.
Rousseau, a plusieurs fois, averti le lecteur
que ses souvenirs n'étaient pas bien exacts.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 69
« Ma première partie a été toute écrite de
mémoire; j'y ai dû faire beaucoup d'erreurs. »
C'est vrai, et en voici encore pour mademoiselle
Giraud.
Esther Giraud était comme Jean-Jacques,
« une nouvelle convertie ». Il lui donne trente-
sept ans, mais elle en avait à peine vingt-huit,
étant née, à Genève, de parents français, le
8 septembre 170$ '. Elle avait abjuré le protes-
tantisme à Annecy, le 11 janvier 17J7. Son
prénom d'Esther fut remplacé par (-eux de
« Françoise-Louise », ce qui semble indiquer
qu'elle eut madame de Warens pour marraine.
Un certificat de dom Claude-Joseph Greyfié,
barnabite et « professeur en controverses »,
qui avait reçu son abjuration, affirme à la date
du 3 juin 1729, qu'elle s'est toujours conduite
d'une manière régulière et édifiante, et le len-
demain, les syndics d'Annecy lui délivrent une
espèce de passeport où ils certifient aussi
« qu'elle s'est toujours conduite en fille d'hon-
neur et prient tous ceux qui sont de prier, de
1. Voici son acte de naissance :
I..' cinquième septembre mil sept cent deux, Spb10 Bulini a baptisé
Ester, tille de Jean Giraud et d'Isabeau Pinchinat, sa femme, présenté '
l'ai- Jacques Gallatin le jeune, au nom de Paul Natus de Leipsic, née
le quatrième susdit.
70 MADAME DE WARENS
la laisser passer et repasser et de l'assister dans
ses besoins ».
Elle était contre-pointière !, mais elle possé-
dait une certaine instruction dont elle profita
pour ouvrir à Annecy une petite école de filles.
Sa laideur et sa déplaisance ne sont peut-être
qu'un artifice de composition pour donner
quelque attrait de plus à Merceret et aux deux
héroïnes de la promenade à Thônes 8.
A la fin de juin 17o0, Jean-Jacques, qui,
depuis son retour, promenait son oisiveté dans
les environs d'Annecy, eut la fantaisie de voir
lever le soleil 3. Il s'engagea dans l'étroite
vallée du Fier et fit la rencontre de mademoi-
selle de Graffenried et de mademoiselle de
Galley. Rencontre heureuse dont il a sans
doute embelli les détails, mais dont le récit
gracieux conservera toujours son air de fraî-
cheur et de jeunesse. Des esprits pointilleux
ont demandé si l'épisode n'était pas sorti tout
entier de l'imagination de Rousseau. D'habi-
1. Littré donne à ce mot la signification de « matelas-
sière ». Il devait signifier aussi : faiseuse de couvertures de
lit. courtes-pointes ou contre-pointes.
2. Rousseau est coutumier de ce procédé. Il aime à faire
des contrastes et aussi des mots. C'est ainsi qu'il dira de
Wintzinried qu'il avait « la figure plate cl l'esprit de même ».
3. Confessions, livre IV.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 71
tude, il décrit fort exactement les lieux où se
sont passées les scènes importantes de sa vie :
les maisons habitées par madame de Warens,
les gorges de la route des Échelles, la cascade
de Gouz, le paysage des hauteurs du Monte, à
Turin \ L'on peut donc s'étonner que si, fort
justement, il ne parle que de madame Galley,
M. Galley étant mort depuis six ans, s'il rap-
pelle avec vérité le pauvre mobilier de la cui-
sine de la grangère, les bancs et l'escabelle de
bois, l'absence de vin dans cette vallée qui
n'en produit pas, il ait donné le nom de Toime
(Thônes) au manoir des Galley, alors que c'est
celui d'un gros bourg dont l'église et le clo-
cher s'aperçoivent assez longtemps avant l'ar-
rivée. Il est surprenant qu'il ait qualifié de
ruisseau, en juin surtout, la belle rivière du
Fier, qu'il n'ait pas rappelé le pont de Saint-
Glair, la cascade de Morette,et décrit, au moins
en quelques traits rapides, les quatre à cinq
lieues de la route si pittoresque qu'il eut à
1. Nous avons reproduit sa description au chapitre m.
— M. André Theuriet, dans son roman Deux sœurs, a dé-
crit à son tour la vallée du Fier; il a remplacé la cueil-
lette des cerises par celle des raisins, et par celle des
figues que l'on trouve au village de Dingy... lorsqu'on les
y a portées.
72 MA D AMK DE WARENS
parcourir. Les charmes des deux promeneuses
auront, cette fois, distrait son attention; ce sera
son excuse.
.Mademoiselle de Graffenried, dit Rousseau,
était fort aimable. Mademoiselle Galle}-, d'un
an plus jeune qu'elle, était encore plus jolie,
elle avait je ne sais quoi de plus délicat; elle
était en même temps très mignonne et très
formée1.
François-Marie Galley, ou de Galley, cosei-
gneur de la vallée des Clefs, avait épousé le
20 mars 1708, Charlotte de Menthon de Mareste
ou du Marest; il mourut le 9 janvier 1724,
laissant cinq enfants vivants, deux garçons
et trois filles \ L'aînée, Claudine, était née à
1. Confessions, livre IV.
2. Suivant la coutume de l'époque, madame Galley avait
eu à peu près un enfant chaque année. Elle accoucha du
treizième, trois mois après la mort de son mari. Huit de ses
enfants moururent en bas âge. Les fils étaient Joseph-Marie,
né en 1718 et Bernard né en 1721, qui seul survécut. Clau-
dine épousa le 10 novembre 1739, le sénateur Jacques Sautet.
avec une dot de trois mille livres. Charlotte Bernardine se
maria le 23 février 1745 à Joseph-René de Lhoslan. et, le
20 mai 1759, Jeanne-Rose devint la femme de Pierre-Gabriel de
Sion, baron de Saint-André.
Voici l'acte de naissance de Claudine :
Du 27 juin ,1710 est née et du lendemain ;i été baptisée demoiselle
Claudine, fille de noble François de Galley, conseipmeur du la vallée
des Clcz et de demoiselle Charlotte de Menthon-Dumarest, sa femme
légitime; le parrain a été M. Paul de Menthon, seigneur du Mares du
ET JEAN-JACQUKS ROUSSEAU. 73
Thônes le 27 juin 1710: la seconde, Jeanne-
Rose, le 29 mai 1712; la troisième, Charlotte-
Bernardine, le 17 juin 1717. Il ne peut s'agir,
dans le récit de Jean-Jacques que de l'une des
deux premières, très probablement de Clau-
dine, venue à la ferme de Thônes pour rem-
placer sa mère, que la surveillance des autres
enfants, tous encore aux écoles, retenait à
Annecy.
L'aînée de la famille était seule assez grande
fille pour chevaucher ainsi par une belle
journée d'été. Elle en profita pour fêter son
vingtième anniversaire. L'heureuse rencontre
que Rousseau fit des deux amies doit être
regardée comme l'événement le plus complè-
tement agréable dont il ait gardé le souvenir.
Mademoiselle de Graffenried était encore
une « nouvelle convertie ». Si Rousseau ne
s'est pas trompé sur son âge, elle n'aurait eu
que vingt-un ans, en 1730. Elle s'était attachée
à la famille de Galley dont la maison d'Annecy
était rue Perrière, cette rue petite et déserte où
Jean-Jacques alla faire le guet pour essayer de
Bouclict, conseigneur en la vallte des Clez et la marraine demoiselle
Jeanne-Claudine de Lallée, épouse de M. Jean-Baptiste de Menthon,
seigneur de la Baline, baron de Gruffy. Ainsi est. — Signé : de Lachinai.,.
Plébain (Registres parois s. de Thônes, et Arc/i. du sénat de Savoie).
74 MADAME DE WARENS
revoir Claudine Galley. Il n'y réussit pas, mais
il entretint dès ce moment une correspondance
avec mademoiselle de GrafYenried.
En 1732, la jeune Bernoise se réfugia au
second monastère de la Visitation, et plus tard
chez les Bernardines (Cisterciennes réformées)
de Bonlieu, où elle mourut le 27 janvier 1748 '.
C'est le lendemain du voyage à Thônes, que,
grâce à Venture, Rousseau aurait fait ample
connaissance avec le juge-maje Simond dont il
a tracé un portrait spirituel et vivant. Le sujet
y prêtait; mais Jean- Jacques se trompe un
peu lorsqu'il dit que le magistrat l'avait déjà
vu plusieurs fois chez madame de Warens.
C'eût été assez difficile, car Jean-Baptiste
Simond, qui remplissait depuis plusieurs
années les fonctions d'« avocat des pauvres »
auprès du sénat de Savoie, ne fut nommé juge-
maje d'Annecy, c'est-à-dire président du tri-
bunal, que le 17 janvier 1730. Ses patentes ne
furent enregistrées au sénat que le 10 mars
suivant, et ce n'est qu'après cette date que,
1. Le monastère de Bonlieu était encore alors au faubourg
de Bœuf à Annecy; en 1754 il fut transféré au sommet de
la promenade du Pàquier, en face du lac (Mugnier, Histoire
des abbayes de Sainte-Catherine et de Bonlieu. p. 246; —
Th. Dufour, Revue savoisienne, juillet 1878).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. "5
s'étant installé à Annecy, il put y fréquenter
la chambre de parade de la baronne !.
« M. le juge-maje n'avait assurément pas
deux pieds de haut », écrit Rousseau. C'était
bien peu; Jean-Jacques s'en est avisé, et sur
son second manuscrit a mis trois. Il aurait pu
augmenter encore.
Quant à mademoiselle Merceret, elle n'était
pas tout à fait fribourgeoise comme Rousseau
l'a dit deux fois. Son père, Jean-Baptiste-Hya-
cinthe Merceret, était né à Salins en Franche-
Comté vers 1681. Il exerçait la profession
d'organiste et enseignait l'orgue aux enfants
de chœur, il était aussi quelque peu facteur
d'orgues. En 1706, il se rendit à Fribourg
(Suisse) et adressa au Petit-Conseil une demande
qui ne put être accueillie. Cependant on lui
permit d'exercer son art et de l'enseigner à
1. Voici quelques ligues de ces patentes :
L'avocat Jean-Baptiste Simond a rempli avec tant d'application et de
droiture la charge d'avocat des pauvres (chef de l'assistance judiciaire)
en notre sénat de Savoye, que voulant lui donner des marques de notre
satisfaction, nous nous sommes déterminé à lui conférer l'emploi de
juge-maje de la province de Genevois,
.M. Simond, qui était né à la Roche, mourut le 23 juin H48
à l'âge de cinquante-six ans. Sa pierre tombale a été placée
au musée lapidaire d'Annecy (Portiques de l'Hôtel de Ville).
L'inscription, et les armoiries qui la surmontent, ont été
rapportées par MM. Dufour et Serand dans la Revue savoi-
sienne, 1878, p. 08.
76 MADAME DE WARENS
plusieurs élèves : l'orgue, le chant peut être?
Le 21 novembre suivant, il épousa Anne-Marie
Brodard '. Son industrie n était cependant pas
prospère, car il retourna à Salins et il y eut une
fille qui reçut les prénoms de sa mère, Anne-
Marie -. Merceret ne s'enrichissait pas davan-
tage à Salins; il résolut de quitter cette ville.
En 1719, sa femme demanda au Conseil de
Fribourg l'autorisation de retirer sur ses
biens deux cents écus. Le 29 juillet 1719, elle
put recevoir par l'intermédiaire de son beau-
frère, le boulanger Guiot, soixante-neuf écus et
du mobilier. Les deux époux vinrent alors
s'établir à Annecy où, le 31 octobre 172» >.
« J.-B. -Hyacinthe Merceret, fils de feu Pierre,
organiste de Salins en Comté, marié, sans
enfants mâles, fut nommé organiste de la collé-
giale de Notre-Dame, à quinze florins par mois
de gage, et vingt-cinq, s'il apprend à deux de
1. Séance du Petit-Conseil du 12 juillet 1106. — Registre des
mariages de la paroisse de Saint-Nicolas à Fribourg, de 170ti.
« Honestas Joannes Baptista Merceret ex Sallin in Burgundia
ex una et hunesta virgo Anna Maria Brodard, Friburgensis ex
altéra partibus.... 1106, die il novembris. » Nous devons ces
renseignements, comme tous ceux tirés des archives de Fri-
bourg, à l'obligeance de M. Jos. Schneuwbj, archiviste d'État.
2. Nous n'avons pas retrouvé l'acte de baptême d'Aune-
Marie Merceret. Elle doit être née à Salins de 1709 à 1711,
car elle avait bien dix-neuf à vingt et un ans en 1730.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 77
nos enfants de chœur à toucher de l'orgue, en
leur donnant deux leçons par jour '. » Merceret
était donc musicien; rien d'étonnant par con-
séquent à ce que sa fille pût chanter avec Jean-
Jacques qui semble regretter de ne l'avoir pas
épousée et de ne s'être pas établi à Fribourg
où il aurait suivi le métier du père.
Hyacinthe Merceret fut remplacé dans ses
fonctions d'organiste par le « petit Chevalier »,
le 1er février 1730, et partit bientôt pour Fri-
bourg -. Sa fille résolut d'aller l'y rejoindre
lorsqu'elle vit que madame de Warens prolon-
geait son absence, la laissant sans ressources
suffisantes. Rousseau l'accompagna. En passant
à Nyon, il alla voir son père qui, assure-t-il,
fit peu d'efforts pour le retenir. L'abjuration du
fils fut sans doute la cause de l'indifférence
apparente du père dont, on le sait, la seconde
femme n'aimait pas Jean-Jacques.
Après avoir laissé mademoiselle Merceret
à Fribourg 3, Jean-Jacques s'en revint à Lau-
1. Rey. capit. de la Collégiale de Notre-Dame d 'Annecy
(Th. Dufour et Serand, Revue savoisienne, juillet 1878, p. 69).
Les enfants de chœur étaient au nombre de cinq à six.
Nous avons donné leurs noms plus haut.
2. Th. Dufour, loc. cit.
3. Anne-Marie Merceret épousa à Fribourg, François-
Joseph Debiès, ou Debieux, de Besançon. Ils eurent le 8 jan-
78 MADAME DK WARENS
sanne « pour se rassasier de la vue de ce beau
lac qu'on voit là, dans sa plus grande étendue ».
L'on peut s'étonner de la place considérable
que le lac Léman tient dans les descriptions
de Rousseau, alors qu'il ne parle pas du lac
d'Annecy, bien moins grand, sans doute, mais
dont l'œil embrasse plus facilement les aspects
variés, charmants et grandioses tour à tour.
Rousseau raconte qu'il s'improvisa maître
de musique sous le nom de Vaussore de Ville-
neuve. Profitant du voisinage, il alla voir
Vevey, patrie de madame de Warens et y
rêver à la pauvre maman. « Je ne saurais dire
combien de temps je demeurai à Lausanne...;
n'y trouvant pas à vivre, j'allai à Neuchàtel
et j'y passai l'hiver. » C'est là qu'il devint l'in-
terprète du bizarre personnage qui se donnait
pour l'archimandrite de Jérusalem. Leurs traces
vier 1138, une fille appelée Marie-Mouique. La mère est dite,
dans l'acte, citoyenne de Besançon et du lieu de Salins au
comté de Bourt/or/ne. L'enfant eut pour parrain François Nice
d'Alt, avoyer de la république de Fribourg, auteur de YHis-
toire des Helvétiens. Le 13 août 1"39, les époux Debiès eurent
uu fils, Jean-Euimanuel-./rtC'/Mtv, dont le parrain fut Jean-
Emmanuel Vonderweid. Le prénom de Jacques lui fut peut-
être donné par la mère en souvenir de son compagnon de
jeunesse. Ces deux naissances eurent lieu à Fribourtr, et
c'est encore dans cette ville qu'Anne-Marie .Merceret mourut
le 6 juin 17S3. Elle fut ensevelie dans l'église des Franciscains.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 79
ont été retrouvées par M. Ritter et nous savons
maintenant l'époque précise de leur rencontre.
Elle eut lieu au mois d'avril 1731. C'est donc
à l'année 1731 et non à 1732 qu'il faut reporter
les deux premières lettres de la Correspon-
dance de Rousseau l. Celle même qui est écrite
à mademoiselle de Graffenried est probable-
ment de décembre 1730, car Jean-Jacques y
répond à une lettre que la jeune fille lui avait
adressée à Lausanne le 21 novembre pré-
cédent.
Rousseau s'y félicite de ce que madame de
Warens veut bien encore se ressouvenir de
lui et proteste que jamais rien ne l'a plus
violemment affligé que d'avoir « encouru sa
disgrâce 2 ».
Je ne mange pas un morceau de pain que je ne
reçoive d'elle; sans les soins de cette charitable
dame, je serais déjà peut-être mort de faim, et si
j'ai vécu jusqu'à présent, c'est aux dépens d'une
1. Paris, Dupont 1824. Œuvres complètes, t. XVIII, Corres-
pondance, t. I. — M. Musset-Patay les avait datées de IT.V1
d'après l'indication erronée des Confessions, livre IV. Le
prétendu patriarche de Jérusalem, di sangue pelasgo, se
donnait les noms de H. P. Athanasius Paulus (la Famille
de Jean-Jacques, p. 29).
2. Les Confessions sont muettes sur cette disgrâce et sur
sa cause; celle-ci pourraitbien être le départ d'Annecy avec
le maitre de musique Nicoloz.
80 MADAME Di: WARENS
science qu'elle m'a procurée... Je vous en supplie,
intercédez pour moi et tâchez de m 'obtenir la per-
mission de me justifier... L'aimable demoiselle
Galley est toujours dans mon cœur et je brûle
d'impatience de recevoir de ses nouvelles; faites-
un ii le plaisir de lui demander, au cas qu'elle soit
encore à Annecy, si elle agréerait une lettre de ma
main... Soyez persuadée que ma religion est pro-
fondément gravée dans mon àme et que rien n'est
capable de l'en effacer. Je ne veux pas me donner
beaucoup de gloire de la constance avec laquelle
j'ai refusé de retourner chez moi.
Cependant Rousseau était dans une extrême
misère et, à la même époque, il écrivait à son
père une lettre remplie de supplications et
aussi de fanfaronnades :
Malgré les tristes assurances que vous m'avez
données que vous ne me regardiez plus pour Aotre
fils, j'ose recourir à vous comme au meilleur de
tous les pères... Vos yeux se chargeraient de
larmes si vous connaissiez ma véritable situation.
Je suis à Neuchâtel dans une misère à laquelle
mon imprudence a donné lieu... Je ne ramperai
plus, ce métier est indigne de moi : si j'ai refusé
plusieurs fois une fortune éclatante (il n'avait pas
vingt ans!), c'est que j'estime mieux une obscure
liberté qu'un esclavage brillant... Faites-moi la
grâce de vous hâter, car je suis dans une crise très
pressante... Je supplie ma très chère mère de vou-
loir bien me pardonner mes fautes et me rendre
sa chère tendresse.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 81
Tout cela cadre assez mal avec l'attitude
indépendante que, dans les Confessions, Jean-
Jacques dit avoir prise alors vis-à-vis de son
père et surtout de sa belle-mère. Il semble
toutefois résulter de ces deux lettres qu'Isaac
Rousseau exigeait pour secourir son fils qu'il
revînt au calvinisme et que Jean-Jacques
refusa. Le double souvenir de sa bienfaitrice
et de mademoiselle de Galley ne dut pas être
étranger à cette détermination.
Mais laissons-le en Suisse et revenons à
madame de Warens. Avant de quitter Annecy,
rappelons toutefois quelques lignes du cha-
pitre que Michelet a consacré à Rousseau i :
Tout le monde va voir les Gharmettes, mais
la grande impression de madame de Warens sur
Rousseau fut bien plus à Annecy. L'étroite rue
sur l'église (fermée alors en impasse), où logeait
madame de Warens entre l'évêque, les cordeliers
et la maîtrise, où il apprend la musique, c'est au
vrai l'ancienne Savoie... Tous les germes de Rous-
seau sont là. Il y resta longtemps; mais surtout
pendant six mois, il ne fit que les vingt pas qui
1. Histoire de France. Louis XV et Louis XVI (Paris 1867,
p. 40 et s.), Michelet y parle du petit palais de Saint-Fran-
çois de Sales à droite du lac. C'est Tresun bâti trente ans
après la mort de l'évêque par son neveu. Il cite la Visitation,
derrière la ville. Cette Visitatiou est un couvent presque neuf;
la vraie était devant ses yeux, changée en auberge, etc..
6
82 MADAME DE WABENS ET J.-J. ROUSSEAU.
séparaient les deux maisons, celle de maman et de
la maîtrise. Tout lui est resté, dit-il, dans la même
vivacité, la température de l'air, les beaux costu-
mes des prêtres, le son des cloches... Plus de vingt
années passent. En vain, le tlux. le reflux des
misères, la vie dure île l'homme de lettres, les
avortements, les demi-succès, la folle attaque aux
sciences, l'hymne absurde à la vie sauvage, le tra-
vestissement romain, cela passe... En vain. Sous
tant de choses voulues, empruntées, artificielles
subsiste le Rousseau d'Annecy. La cloche qu'il
entendit là, sonne encore... Pauvre cœur de femme
sousle masque de Caton!... Pauvre, pauvre citoyen!
Le grand historien a pris au pied de la
lettre les récits des Confession* ; et une rêverie
de quelques heures au bord du lac d'Annecy,
par une tiède journée de septembre, lui a
suffi pour assurer qu'il y a là de la Maremme.
Il a entrevu à travers les peupliers d'Albigny.
la colline d'Annecy-le-Vieux, et il en a conclu
que tout autour du lac les coteaux simulaient
ceux de la Saône. S'il eût levé les yeux, il
aurait aperçu les montagnes projeter à deux
mille mètres leurs vigoureux reliefs. La mé-
thode de première impression, de divination,
a des résultats heureux, parfois; rarement.
L'étude exacte et prolongée des faits est plus
sûre.
CHAPITRE IV
(1730-1732)
Voyage de madame de Warens à Paris avec M. d'Àubonne.
— Causes de ce voyage. — Conspiration contre Genève.
— Brouille avec d'Aubonne; retour de madame de Warens
en Savoie. — L'espionnage. — L'ambassadeur Maffei; le
premier président Saiut-Georges; le ministre ciel Borgo;
l'agent Mitonet. — Abdication du roi Victor- Amédée; il
vient se fixer en Savoie avec la marquise de Spigno. — 11
se repent et veut reprendre la couronne; son arrestation.
— Madame de Warens vient à Chambéry; lettre à la reine
Polixène. — Le comte de Saint-Laurent, contrôleur géné-
ral des finances. — Madame de Warens loue sa maison de
Chambéry. — Rousseau à Lyon. — Il est reçu à Cham-
béry chez la baronne. — Claude Anet; sa tentative de sui-
cide. — Madame de Warens et le marquis de Challes,
marraine et parrain. — Secours du pape aux « nouveaux
convertis ».
Si Rousseau ne s'est pas trompé en racon-
tant que, après son court séjour à Lyon, il
retourna bien vite à Annecy et n'y trouva plus
sa protectrice, madame de Warens a dû quitter
sa maison vers la fin d'avril 1730. Elle suivit à
son tour la route qui passe à Cran, Sallenove,
Frangy et arriva à Seyssel pour s'embarquer
84 MADAME DE WARENS
sur le Rhône. D'Aubonne et Claude Anet s'y
trouvaient depuis la veille. Elle-même aussi
sans doute, car elle n'avait pas dû voyager
seule. Elle eut soin de mettre un masque sur
son visage lorsqu'elle se rendit au port et
pénétra dans le coche *. En deux jours, les
voyageurs furent à Lyon et bientôt après à
Paris.
Rousseau a cru entrevoir, « dans le peu que
madame de Warens lui en a dit, que dans la
révolution causée à Turin par l'abdication du
roi de Sardaigne, elle craignait d'êlre oubliée
et aurait voulu, grâce à d'Aubonne, obtenir sa
pension en France où la multitude des affaires
fait qu'on n'y est pas si désagréablement sur-
veillé ». Mais il remarque avec raison que s'il
en eût été ainsi, on lui aurait fait plus mau-
vais visage à son retour. « Bien des gens ont
cru , ajoute-t-il , qu'elle avait été chargée de
quelque commission secrète de la part de
l'évèque qui avait alors des affaires à la cour
de France où il fut lui-même obligé d'aller,
soit de la part de quelqu'un de plus puissant
encore qui sut lui ménager un heureux retour. »
I. Voir plus !i>in la Lettre de Nilonet.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 85
Le premier motif, indiqué par Rousseau est
erroné. L'abdication de Victor-Amédée II n'eut
lieu qu'en septembre 1730, et il est évident,
qu'en avril ou mai, madame de Warens ne con-
naissait pas le projet du roi qui le tint secret
jusqu'au dernier moment. Les autres sont plus
exacts. La baronne ne quitta certainement
pas Annecy sans avoir vu M. de Bernex; il
est vraisemblable que l'évêque, par qui elle
dut recevoir l'autorisation de partir, lui donna
quelque mission sinon auprès du cardinal de
Fleury, du moins auprès de ses familiers. Les
discussions entre l'évêque de Genève et les
Genevois étaient sans cesse renaissantes, et les
établissements de propagande catholique dans
le pays de Gex avaient grand besoin de la pro-
tection de la cour de France '. Assurément
M. de Bernex dut charger sa protégée d'inté-
resser à sa cause les personnages influents
qu'elle pourrait aborder; mais là n'était pas
le but principal du voyage, et quoi qu'en ait
cru Rousseau, elle le lui aurait d'autant moins
1. Voir les Êvëqin's de Genève-Annec;/ depuis la Réforme,
chap. vi,- passim, chap. vu, p. 216, 217, 220 et 221. En ce
moment, l'évêque faisait précisément solliciter le cardinal
de repousser les demandes des Genevois qui voulaient
acheter des seigneuries dans le pays de Gex.
86 MADAME DE WARENS
dévoilé qu'elle ne le connaissait pas complè-
tement elle-même et que ses démarches ne
lui procurèrent pas les avantages qu'elle en
attendait.
M. Perrero ' a étudié cette affaire d'après la
correspondance du comte Maffei, ambassadeur
de Sardaigne à Paris. Cependant, il n'a pu en
découvrir « le fin mot ». Il était contenu dans
un Mémoire de d'Aubonne que l'ambassadeur
transmit au roi, et qui n'a pas été retrouvé.
Les dépêches qui existent aux archives d'État
à Turin jointes à celles des archives du sénat
de Savoie suffiront pour nous le faire con-
naître -. De leur ensemble, il faut retenir
comme l'a remarqué M. Perrero, que madame de
Warens avait été envoyée à Paris, moins pour
agir dans son propre intérêt que pour intro-
duire d'Aubonne auprès de M. Maffei, grand
amateur de femmes aimables, malgré ses
soixante-dix ans, mais qui était alors fort
occupé de la Phalaris, l'ancienne maîtresse du
Régent. D'Aubonne voulut, semble-t-il, réduire
1. Perrero, Madama di Warens (passim).
2. Le Mémoire contenait sans doute, outre les moyens
d'exécution, les noms des principaux personnages sur les-
quels d'Aubonne croyait pouvoir compter pour trahir son
pays; c'est pour cela qu'il aura été détruit.
ET JEAN-JACQUES KOUSSEAU. 87
la baronne au rôle de comparse, soit parce qu'il
se défiait de sa discrétion, soit afin de n'avoir
pas à partager les profits avec elle. Madame de
Warens, née pour les grandes affaires, a dit
Rousseau, aimant à les diriger, n'accepta pas
cet amoindrissement. Elle sollicita et obtint la
permission de quitter son compagnon et de se
rendre à Turin.
Le 24 juillet (1730), M. Maffei écrit au comte
Saint-Georges, premier président du sénat de
Savoie à Ghambéry, la lettre suivante ! :
Monsieur,
Ce matin par le carosse, est partie d'icy (Paris)
pour se rendre à Lyon madame la baronne de Wa-
rens de la Tour, pensionnée par Sa Majesté pour
ensuite se rendre par Seissel à Annessy, sa demeure.
Peut-être pourrait elle se rendre en droiture à
Cbambéry pour passer à Turin. Je prends la liberté
de donner avis à Yostre Excellence qu'il est du ser-
vice du Roy qu'elle ne sorte pas des États, surtout
pour se rendre en Suisse, pour quelque raison im-
portante. Ainsi je prie Vostre Excellence d'écrire à
Seissel qu'au cas qu'elle s'y présente on ait attention
de l'observer et de faire en sorte qu'elle se rende à
Annessy sans cependant lui donner aucun soupçon
et en cas qu'elle passe à Chambéry, pour se rendre
1. Archives du sénat. — Voy. aussi Burnier, Histoire du
sénat de Savoie, t. II, p. 48.
88 MADAME DE WARENS
à Turin, pour lors il n'y a rien qui ne soit conforme
au service du Roy et on n'a qu'à lui laisser pour-
suivre sa route, sans autre. C'est ce qui me donne
motif d'écrire à Yostre Excellence s'agissant du ser-
vice de Sa Majesté en l'assurant du très parfait
attachement, avec lequel j'ai l'honneur d'être
le comte Maitki.
A Paris, le 24 juillet 17:50.
L'ambassadeur, excité peut-être par d'Au-
bonne, qui était resté à Paris, se défiait aussi
de madame de Warens. Il manifeste plus expli-
citement ce sentiment dans la dépêche qu'il
adresse le 31 août au marquis del Borgo,
ministre des affaires extérieures à Turin.
Par l'ordinaire de lundi dernier, j'ai écrit à M. le
comte de Saint-Georges que madame de Warens
étant partie d'ici dans le carosse de Lion pour se
rendre de là àSeissel et ensuite à Annecy, je croiois
du service du roi qu'il eut la bonté de donner des
ordres pour qu'en arrivant à Seissel, elle ne put
passer en Suisse, mais de tâcher, sans affectation,
qu'elle se rendit à Annecy sa demeure. Que si elle
voulait aller à Turin, on n'avait qu'à lui laisser
continuer sa route, puisqu'il n'y avait rien de con-
traire au service du roi. J'ai jugé à propos de vous
donner avis de cette démarche; le motif vous en
sera en quelque sorte connu sachant qu'elle a écrit
au roi sur quelque article assez intéressant.
Il est arrivé un malentendu entre elle et la per-
sonne dont il est question, et comme sans savoir
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 89
le détail de l'affaire, elle en peut savoir assez pour
en donner une idée, je croirais du service de Sa
Majesté qu'on devrait faire observer ses démarches
et ses écrits et surtout empêcher qu'elle ait commu-
nication avec des personnes de sa nation. Je ne puis
vous expliquer le sujet de l'affaire, j'enverrai au roi
les mémoires par une personne sûre qui doit partir
dans sept ou huit jours et je vous donnerai avis de
la personne qui vous remettra mon pacquet.
Le premier président n'avait pas perdu de
temps. A la réception de la lettre du comte
Maffei, il avait chargé un sieur Mitonet ' avocat
de Chambéry, ou juge subalterne de Seyssel ou
des environs, de surveiller l'arrivée de ma-
dame de Warens. Les 30 et 31 juillet, il en
reçoit ces deux lettres :
Monsieur,
Je viens de recevoir à neuf heures du soir la
lettre dont m'a honoré Vostre Excellence, au sujet
de madame de Voirans. Je la prie très humblement,
d'estre persuadé que je ressens comme je dois la
confiance dont elle m'honore et que si la ditte
dame passe icy, je lui en rendray bien compte,
sans m'écarter en aucune manière de ce qu'elle
prescrit, trop heureux si je m'acquitte fidèlement
1. 11 y avait alors à Chambéry, un avocat nommé Fran-
çois Mitonet, dont les affaires étaient mauvaises, car quel-
ques années plus tard, ses biens et ceux de son frère furent
vendus par expropriation forcée.
Mil MADAME DE WARENS
.le cri te commission, d'en pouvoir mériter d'autres
qui me procurent l'honneur de lui prouver le pro-
fond respect et la zélée soumission avec laquelle
je suis. etc..
Mitonet.
De Seissel, ce :>I juillet 1"30.
Monsieur.
J'ai l'honneur de dire à Vostre Excellence qu'en
exécution de ses ordres, j'ai couché ce soir à Seissel
et que j'y ai demeuré presque tout le jour. Le coche
y est arrivé une heure après midy. La dame en ques-
tion ne s'y est point trouvée; il n'y avait que quel-
ques fillettes dans le fond, et je ne crois pas même,
monsieur, qu'il soit vraisemblable que madame
de Woirans prenne cette voiture pour remonter le
Rhône. Il faut huit jours pour faire le chemin qu'on
fait en deux en descendant. J'ay eu l'attention de
m'informer si quelqu'un pourrait passer à Seissel
en chaise roulante; on m'a assuré que cette voiture
n'avait plus lieu depuis que messieurs de la Reli-
gion protestante avaient passé pour faire leurs
cènes à Genève. J'ay sceu d'ailleurs adroitement
que madame de Yoirans avoit passé à Seissel,
allant à Paris, qu'elle n'estoit entrée dans le coche
que masquée, que deux étrangers s'estoient trouvés
à point nommé à Seissel la veille de son embar-
quement, et que l'un d'eux s'appelait M. d'Aubonne.
Il m'est revenu encore que sa conduite est problé-
matique ; qu'il peut se faire qu'elle soit de bonne foy
catholique, qu'il peut se faire aussy qu'elle regarde
en arrière comme la femme de Loth. Ce n'est pas
à moy d'en juger, mais seulement d'assurer Vostre
Excellence que je n'ai rien négligé pour mac-
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 91
quitter de la commission dont elle a daigné m'bo-
norer et que je ne négligerai jamais rien pour
lui prouver le profond respect avec lequel etc..
Mitonet l.
De Seissel, ce 31 juillet 1730.
Non seulement madame de Warens avait
adressé une lettre à Victor- Amédée II, mais
elle s'était fait encore recommander auprès de
lui par un ecclésiastique d'Annecy, l'abbé Gop-
pier, qui jouissait de la faveur royale. Ce
même jour, 31 juillet, où Mitonet l'attendait à
Seyssel, M. Goppier écrivait de Turin, à M. de
Bernex :
... Je viens encore de rendre mes meilleurs
offices à la pauvre madame de Voirans -. Cette
bonne dame a pris la liberté d'écrire au roi et de
lui demander la permission de venir se mettre à
ses pieds à Turin, ce qui lui a été accordé, mais il
faudra qu'elle s'en retourne à Annessi et qu'elle
prenne soin d'y mener une vie toujours plus exem-
plaire et toujours plus retirée afin de se rendre
digne de la continuation de la pension dont Sa
Majesté la favorise 3.
1. D'après les originaux aux Archives du sénat de Savoie.
2. On prononçait donc le nom de la baronne : Voirans et
non Voisins.
3. Archives de la Société florimontane d'Annecy et les Évé-
ques de Genève- Annecy, p. 220-221. M. Coppier fait encore
connaître à M. de Bernex la réponse donnée par le cardinal
92 MADAME DE WARENS
Le 9 août, le marquis del Borgo répond à
M. Maffei :
Par ce que vous me dites concernant madame de
Warens, le roy ne peut pas juger de quoi il peut
être question : toute la conjecture qu'il en peut
tirer est que. comme vous dites que vous aviez des
mémoires et que vous les envoierez dans sept ou
huit jours, on doit croire que l'affaire n'est pas
bien pressante. D'ailleurs, comme vous ne me
marquez point si vous avez été à tems de remettre à
madame deAVarens, avant son départ, la lettre que
je vous envoiai pour elle... qui est celle qui conte-
noit la permission du roy pour venir à Turin, on ne
peut pas non plus bien juger si elle viendra ou non.
Le 17 août, l'ambassadeur envoie les mé-
moires au ministre :
Le pacquet ci-joint contient les mémoires de l'af-
faire... Je l'envoiai à Lion au sieur Bouvier [agent
sarde à Lyon) par un marchand de Turin nommé
Dubois et je lui marque de le dépécher par un
exprès à M. le comte de Saint-Georges que je prie
aussi de vous l'envoyer par estafette pour qu'il
parvienne plustot au roy. Je ne vous dirai rien de
l'affaire. Elle est assez bien détaillée; j'attendrai
seulement les ordres qu'il plaira à Sa Majesté de
me donner.
<le Fleury à l'ambassadeur Maffei, au sujet des prétentions
des Genevois d'acquérir des seigneuries dans le pays de Ges.
« On les a renvoyés aux calendes grecques. » Nous ne savons
si madame de Warens fut pour quelque chose dans ce
résultat.
ET JLAN-JACQUES ROUSSEAU. 93
En même temps, M. Maffei écrit au roi :
Votre Majesté a été prévenue par la baronne de
Warens qu'elle avoit des connoissanees impor-
tantes à lui donner, mais quelque brouillerie sur-
venue entre elle et la personne qui la devoit mettre
en état de se rendre à ses pieds et lui présenter les
mémoires dont il étoit question a faict que cette
personne s'est adressée à moi. — Son nom est
Regard (sic) d'Aubonne, du pais de Vaud, homme
qui marque avoir du talent et d'un âge propre à
entreprendre et bien conduire une affaire vigou-
reuse. Je n'entrerai pas en détail de sa qualité;
il se dit gentilhomme, cela se peut aisément véri-
fier; je n'ai pas fait des démarches pour le mieux
connaître pour ne donner aucun soupçon, d'au-
tant que ladite baronne peut s'être laissé échapper
quelque chose, quoiqu'elle ne soit pas informée à
fond du fait dont il est question. Il porte une croix
de l'ordre de la Générosité que le roi de Prusse
donne, et se dit patenté d'une commission de
colonel de gardes suisses, que le roi de Pologne
devait faire lever.
Je n'ai pas eu l'honneur d'envoyer plus tôt àVostre
Majesté les trois mémoires qu'il m'a remis, l'affaire
ne me paraissant de celles qui me paraissent exiger
l'expédition d'un exprès. Par la lecture de ces
mémoires Vostre Majesté verra le projet de révolu-
tion qu'il propose. Le troisième donne une idée de
l'exécution, mais comme par écrit on ne saurait si
bien éclaircir les choses que par l'exposition qu'il
en feroit personnellement, puisque sur-le-champ il
1. Ne faudrait-il pas : Bernard d'Aubonne?
94 MADAME DE WARENS
pourroit répondre aux objections et aux difficultés
queVostre Majesté aura sans doute lieu de lui faire,
il attend les ordres qu'il plaira à Vostre Majesté
pour se rendre à ses pieds. Étant entré avec lui en
discours sur l'étendue du dit projet, il m'a dit qu'il
esl en état, par les pratiques, que dès à présent, il
a, de porter les choses à leur perfection et qu'il ose
espérer lorsqu'il aura l'honneur de les exposer
lui-même à Vostre Majesté, il pourra aplanir bien
• 1rs difficultés que dans la lecture des mémoires
ou ne peut manquer de se former '.
Le même jour, 17 août, M. Maffei, avertissait
le premier président Saint-Georges qu'il croyait
que madame de Warens se rendrait à Cham-
béry. « En ce cas, dit-il, il serait du service du
roi de surveiller le commerce qu'elle pourrait
avoir avec les gens de sa nation. »
M. Maffei ne s'était pas trompé. M. de Saint-
Georges, qui avait sans doute mis fin à la
mission de Mitonet n'en avait pas moins fait
continuer la surveillance à Seyssel; et le 14 ou
le 15 août, il en reçut cet avis :
Monsieur,
La lettre que j'ay receu du 5 de ce mois de
M. Verdel m'a engagé à vellier au passage de
madame de Voiran qui arrivât hier au soir en cette
ville en chaise. J'ay eu l'honneur de la voir et dis-
1. Perrero, loc. cit.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 93
posée à prendre la route de Chambéry où elle doit
arriver demain . Cette occasion me procure l'hon-
neur de vous assurer de mon profond respect, etc..
Montagnier1.
A Seissel, le 13 aoust 1730.
Nous voilà donc fixés sur la durée du séjour
de madame de Warens à Lyon en 1730; elle y
resta du 28 juillet au 11 août et dut arriver à
Chambéry, le 14 ou le 15 du même mois.
Le 5 août le ministre delBorgo avait informé
M. de Saint-Georges « que madame de Warens
aiant demandé au roy la permission de venir
pour quelque teins à Turin à son retour de
Paris, Sa Majesté le lui a accordé ». Le 17 août,
le comte Maffei écrivait au ministre qu'il avait
adressé à madame de Warens, à Lyon, où elle
devait séjourner quelques jours, l'autorisation
royale d'aller à Turin et lui avait conseillé en
même temps, sans lui dire autre chose, de
partir aussitôt pour Chambéry. « Je dois croire
qu'elle s'y sera rendue et peut-être même à
Turin après avoir reçu la permission du roi
par votre lettre. »
Cependant, contrairement à ce qu'en a dit
1. Archives du sénat.
96 MADAMi; DE WARENS
M. Burnier sans citer aucune preuve, nous ne
pensons pas que madame de Warens ait usé
de la permission de se rendre à la cour. C'était
déjà une laveur, il est vrai, de l'avoir obtenue,
mais les circonstances extraordinaires dans
lesquelles on se trouvait l'empêchèrent certai-
nement d'en profiter. Elle put d'ailleurs voir
bientôt Victor-Amédée à Chambéry même.
Ce prince, dont l'acte d'abdication était pré-
paré depuis le commencement d'août, voulut,
avant de le signer, épouser la comtesse de Saint-
Sébastien. Le mariage eut lieu le 12 août dans
la chapelle du palais Royal à Turin. Le roi
alla l'annoncer ensuite à son fils, qui ce jour-là
se trouvait au Valentin avec la princesse
Polixène et une nombreuse suite. « J'ai épousé,
lui dit-il, la comtesse Saint-Sébastien qui doré-
navant sera la marquise de Spigno. » La « Main-
tenon » piémontaise avait alors cinquante ans,
mais sa beauté de brune à l'œil vif avait résisté
aux années. Elle continua à exercer ses fonc-
tions de dame d'honneur de la princesse
Polixène jusqu'à la fin du mois \
1. Dotuenico Carutti, Storia del regno di Vittorio Ame-
deo II (ch. xx, passim.). La nouvelle mariée appartenait à
la famille Canale di Cumiana: elle était veuve du comte
ET JKAN-JACQUES ROUSSEAU 97
Le 3 septembre, Victor-Amédée II abdiqua
solennellement en faveur de son fils Charles-
Emmanuel III. Jusqu'à la fin, il s'était occupé
des affaires de l'État, et celle dont le comte
Maffei l'avait entretenu fut probablement la
dernière qu'il traita comme roi de Sardaigne.
Le 2 septembre, en effet, il écrivait à l'ambas-
sadeur :
Concernant la lettre du 17 (août), les mémoires
qui y estoient joints marquent si bien le zèle et la
capacité de la personne qui vous les a remis; les
avant fort agréés, vous devez l'en assurer particu-
lièrement comme aussi que le secret sera de notre
part inviolablement gardé, quoique les conjonc-
tures n'estant pas propres pour l'exécution d'un
projet de cette nature, nous ne jugions pas d'y
penser présentement et n'aions aucun ordre à
vous donner à cet égard *.
Le 4 septembre 1730, Victor-Amédée, qui
avait conservé le titre de roi, partit pourCham-
Novarina di San Sebastiano. Le marquisat de Spigno avait
été confisqué au préjudice d'un bâtard de la maison de
Savoie, le comte de Sale ; le roi l'acheta pour sa nouvelle épouse.
1. Perrero, loc. cit. et Archives du sénat de Savoie; dos-
sier des lettres adressées au premier président, comte Louis-
Ignace Soint-Georges de Foglizzo. Il existe aux Archives de
Turin des Mémoires que Victor-Amédée II avait fait rédiger
à cette époque même (1130), par le commissaire Milleret et
le président Caissotti, pour mieux éclaircir les droits de la
maison de Savoie sur Genève (le Materie politiclie degli Ar-
chivi piemontesi, p. 400).
98 MADAME DE VARENS
béry ave.c la comtesse de Saint-Sébastien.
Charles-Emmanuel offrit à son père un déta-
chement de gardes. Victor-Amédée le refusa et
se contenta d'un assez petit nombre de domes-
tiques, disant : « C'est assez pour un gentil-
homme de province. » Malgré cette réponse,
le vieux roi se mit à correspondre activement
avec le marquis cf Ormea, le nouveau ministre de
l'intérieur, et échangea avec lui un bulletin heb-
domadaire. Le ministre commençait à être las
de cet état de choses lorsque, le 5 février 1731,
Victor-Amédée fut frappé d'apoplexie. Il se
remit pourtant et reçut la visite de son fils qui
séjourna à Chambéry, de la fin de mars au
14 avril 1731. A cette époque, Victor-Amédée
s'occupa beaucoup de l'édit de péréquation, et
il témoigna une certaine mauvaise humeur
lorsqu'il connut les corrections qu'une commis-
sion spéciale avait prescrit de faire aux travaux
du cadastre déjà exécutés. C'est à ces correc-
tions que Jean-Jacques fut bientôt employé.
Victor-Amédée ne dédaignait pas cependant
des occupations moins importantes. Le 12 dé-
cembre 1730, il tient sur les fonts baptismaux,
avec la comtesse de Saint-Sébastien, Victor
Amé, fils de Dom Antoine Petitti, intendant-
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 99
général des finances en Savoie; .le 1er juil-
let 1731, ils sont encore parrain et marraine
d'Anne-Victoire Bardit, mais ils se font repré-
senter au baptême *.
Au milieu de ce même mois, le roi Charles-
Emmanuel se rendit avec la reine Polixène aux
eaux d'Évian. Il s'était fait précéder auprès
de son père par le maréchal Rhebinder et le
comte de Saint-Laurent, contrôleur général,
qui l'entretinrent des finances et des affaires
militaires.
L'entrevue du père et du fils fut orageuse.
Charles-Emmanuel retourna en Piémont le
22 août. Son père l'y suivit presque aussitôt,
quittant Chambéry sous le prétexte que la
petite vérole y avait éclaté; en réalité, pour
tâcher de remonter sur le trône. Il arriva à
Moncalier le 29 août. A la fin de septembre,
sur l'avis pressant de M. d'Ormea et du conseil
des ministres, Victor-Amédée fut arrêté et
transféré au château de Rivoli sous la conduite
1. « Le Ier juillet 1731 a été baptisée Anne-Victoire, fille
de Louis Bardit, de Turin, et d'Ursule Margueret, de Turin.
Parrain, le sieur Mares pour le roi Victor-Amédée ; marraine,
demoiselle Marie Colomb pour très haute et très puissante
dame Anne-Thérèse-Charlotte, née de Cumiana, marquise de
Spin (sic) » (Reg. de la paroisse de Saint -Loger).
H Ml MADAMI. DE WA1ENS
du comte de La Pérouse. Il y fut gardé par le
chevalier Solaro, le gentilhomme chez qui
Rousscau'avait habité, et y mourut le 31 octo-
bre 1732. La marquise de Spigno fut conduite
à Ceva où elle fut traitée fort durement, puis
rendue à son mari.
Voici la lettre, curieuse à plus d'un titre,
qui fut adressée au chef de son escorte, M. dr
Montfort (de Rumilly), major du régiment de
Savoie :
he roi de Sardaigne... ; Major de Montfort, Vous
ayant destiné pour commander provisionnellement
dans le [fort de Ceva et d'y faire garder avec soin
les prisonniers d'État ' ...nous vous fesons re-
mettre une lettre à cachet adressée au chevalier
de Bellegarde, commandant du dit fort par la-
i[iielle jnous lui ordonnons de vous en remettre le
commandement etjde vous consigner les prison-
niers.
Et comme notre intention est de faire conduire
au même [fort [la] marquise de Spigno vous devrés
ù la réception de la présente vous mettre avec elle
dans la chaize qui vous sera fournie à cet effet et
faire monter dans une autre chaize de suite sa
femme [de 'chambre avec un bon officier de votre
régiment, bien affidé, et partir aussitôt pour le
dit Fort sous l'escorte d'un capitaine et de trente
1. Ujy avait aussi une Prison d'État en Savoie. C'était le
fort de Miolans dans la vallée dite la Combe de Savoie. Le
trop célèbre marquis de Sade y îutjdétenu en 1772 et 1773.
ET JKAN-JACQUES ROUSSEAU. 101
hommes de notre régiment de Piémont que nous
avons destinés pour mieux assurer la traduction
de ladite dame, avec laquelle vous devrés user de
toute la modération et manières les plus propres,
sans pourtant manquer en rien de ce qui a rapport
à la sûreté de sa personne, ne permettant à qui
que ce soit de lui parler, ni en chambre, ni ailleurs,
hors à la femme de chambre, et ne marchant que
pendant la nuit, et bien entendu que la femme de
chambre aussi ne puisse parler qu'à sa maîtresse...
Et sur ce nous prions Dieu qu'il vous ait en sa
garde.
Signé : C. Emanuel
DR CAROLI '.
A Turin, ce 28 septembre 1131.
C'est ainsi que dans l'État parfaitement réglé
du roi de Sardaigne les mesures administra-
tives suppléaient à la lenteur ou aux lacunes
de la justice ordinaire. Et la crainte des cachots
de Miolans, de Geva ou de Pignerol d'où Ton
ne sortait guère une fois qu'on y était enfermé,
retenait les esprits indisciplinés 2.
En revenant de Paris, madame de Warens
s'arrêta quelques jours à Lyon, chez son amie,
1. D'après l'original aux archives de la famille de Mouxy,
à Rumilly.
2. Voir Miolans, Prison d'État, par A. Dufour et F. Rabut
;iu tome XVIII des Mémoires de la Société' savoisienne d'his-
toire. On compte huit femmes dans la longue liste des pri-
sonniers de Miolans.
102 MADAME DE WARENS
mademoiselle du Chàtelet. Le comte Maffei crai-
gnait, avons-nous vu, que voulant mettre à
profit ce qu'elle avait appris, elle n'allât en
Suisse se faire pardonner son apostasie en
révélant la conspiration ourdie par d'Au-
bonne. Gomme Mitonet, l'ambassadeur suppo-
sait qu'elle pouvait bien regarder en arrière.
C'est en effet la punition des transfuges de
n'inspirer confiance à personne.
Ces craintes ne se réalisèrent pas. La ba-
ronne ne savait pas assez des secrets de d'Au-
bonne pour les vendre, et rien ne prouve
que, si elle les eût connus entièrement, elle
se fût rendue coupable d'une pareille trahison.
Elle retourna donc en Savoie, à Annecy, où
elle avait laissé son mobilier. Elle ne dut pas
manquer toutefois d'aller se jeter aux pieds du
roi Victor-Amédée lorsqu'il fut fixé à Cham-
béry; mais il paraît certain qu'elle habitait
Annecy lors de la correspondance échangée
dans les derniers mois de 1730 et les premiers
de 1731 entre Jean- Jacques et mademoiselle de
Graffenried '. Son installation à Ghainbéry date
1. Correspondance de Jean-Jacques Rousseau, t. Ier (XVII des
Œuvres complètes). Paris. 1824. Lettre II. p. 1. Vers le 20 dé-
cembre 1730, madame de Warens écrivit à la reine Polixène
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 103
vraisemblablement de Tété de 1731. En juillet,
elle put profiter de la présence dans cette
ville des deux rois Victor-Amédée et Charles-
Emmanuel III pour se montrer de nouveau
et obtenir du fils la continuation des bien-
faits du père. Elle n'oublia pas certainement
d'aller faire visite au contrôleur général des
finances.
Victor- AméChapel \ comte de Saint-Laurent,
possédait à Chambéry et dans le centre de la
ville une maison où madame de Warens dut
aller le voir souvent. Ce fut alors qu'eut lieu
ce trait d'habileté dont Rousseau la félicite
cette lettre publiée par M. Th. Dufour, qui n'en a pas repro-
duit l'orthographe :
Madame,
Je supplie très humblement Votre Majesté dans ces saintes fêtes, de
vouloir agréer les vœux et les prières que j'adresse chaque jour au Ciel
pour sa précieuse conservation, pour toutes ses prospérités et celles de
son illustre maison royale. En implorant la puissante protection de
Votre Majesté j'ai l'honneur de l'assurer de la parfaite soumission et
du plus profond respect, avec lequel, j'ai l'honneur d'être, de Votre
Majesté, la très humble et très obéissante servante :
De Warens de La Tour.
(Revue savoisienne, 1878, p. 71, 72.)
1. Il devint premier secrétaire d'État, le 13 février 1742 et
ministre d'État le 19 mars 1750 (Galli, Cariche del Piemonte,
III, p. 57). François Chapel, comte de Rochefort, vicomte de
Maurienne, frère, ou cousin, de Victor-Amé Chapel, avait
aussi une maison à Chambéry, au faubourg de Nezin; il y
mourut le 19 juin 1760. Il était marié à Anne-Sophie Cœsard
(Registre des décès de la par. de Lémenc).
104 MADAME DE WARENS
{Confessions, livre V), et qui lui réussit mieux
qu'un voyage à Turin. Elle loua la maison du
contrôleur général et s'y établit.
Jean-Jacques a fort bien dépeint ce logis :
Plus de jardin, plus de ruisseau, plus de paysage,
un mur pour vue, un cul-de-sac pour rue, peu de
jour, peu d'espace; mais j'étais chez elle, auprès
d'elle! •
Après l'aventure de l'archimandrite, Rous-
seau était entré au service de l'ambassadeur de
France à Berne, M. de Bonac, qui l'envoya à
Paris chez M. Godard. Il dîna souvent chez
madame de Merveilleux par qui il sut que ma-
dame de Warens avait quitté Paris depuis plus
de deux mois. Cette nouvelle l'aurait déter-
miné à revenir en Savoie. En traversant Lyon,
il alla voir mademoiselle du Châtelet. « Elle
m'apprit qu'en effet son amie avait passé à
Lyon, mais qu'elle ignorait si elle avait poussé
sa route jusqu'en Piémont. » Il y a encore là
une confusion dans les souvenirs de l'écrivain.
A cette époque, comme on l'a vu plus haut, il
1. Cette maison fort améliorée aujourd'hui est placée dans
la cour à laquelle on accède par l'allée du n° 13 de la rue
des Portiques; elle porte elle-même le n° 44. Elle était ins-
crite au cadastre de 1730 sous le n° 232.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. iOo
savait par mademoiselle de Graffenried que
madame de Warens était rentrée à Annecy, et,
vraisemblablement même, qu'elle avait quitté
de nouveau cette ville. Ce qu'il ignorait peut-
être c'était le lieu où elle s'était fixée, et c'est
ce que mademoiselle du Chàtelet lui apprit
quand elle eut reçu la réponse à la lettre
qu'elle écrivit en Savoie pour s'en infor-
mer. Rien n'indique qu'après être allée à
Paris en 1730 madame de Warens y soit
retournée en 1731. Nous croyons bien plutôt
que mademoiselle du Chàtelet écrivit à Cham-
béry moins pour connaître l'adresse de la
baronne que pour savoir d'elle si elle voulait
encore s'occuper de Rousseau et si le fan-
tasque jeune homme trouverait en Savoie un
emploi qui le fît vivre. Une réponse favorable
étant arrivée, Rousseau partit à pied et fit allè-
grement la longue route qui sépare Lyon de
Ghambéry.
J'arrive enfin; je la revois. Elle n'était pas seule.
M. l'intendant général1 était chez elle au moment
où j'entrai. Sans me parler, elle me présenta à lui
avec cette grâce qui lui ouvrait tous les cœurs.
1. Don Antoine Petitti. intendant général des finances de
Savoie.
106 MADAME DE WARENS
Jean- Jacques fut employé à la confection du
cadastre '. « Le poste sans être lucratif don-
na il de quoi vivre dans ce pays... Je logeai
chez moi, c'est-à-dire chez maman. »
Si la baronne avait perdu sa femme de cham-
bre Merceret, elle avait conservé Claude Anet.
Bientôt Rousseau fit une découverte qui humi-
lia singulièrement son amour-propre. Claude
était l'amant de madame de Warens ! « Ils
avaient des querelles qui finissaient bien. »
Une survint pourtant qui finit mal.
Après un mot outrageant que sa maîtresse lui
adressa, Claude s'empoisonna. Madame de Warens
réussit à le guérir. Le raccommodement fut tel que
j'en fus vivement touché moi-même, et depuis ce
temps, ajoutant le respect à l'estime, je devins en
quelque sorte son élève et je ne m'en trouvai pas
plus mal... Nous vivions ainsi dans une union qui
nous rendait tous heureux. Une des preuves de
l'excellence du caractère de cette aimable femme
est que tous ceux qui l'aimaient s'aimaient entre
eux.
Ces amours peu relevées furent tenues se-
crètes, car, clans les premières années de son
séjour à Chainbéry, madame de Warens fré-
1. On disait alors : « employé à la mensuration générale
de Savoie » (Registres de Vétat civil).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 107
quenta la haute société qui, malgré la légèreté
de l'époque, l'aurait bientôt délaissée si elle
avait connu ses mœurs intimes.
Le 4 juillet 1732, elle fut marraine l de
Françoise-Henriette, fille de Charles Porti et
de Jeanne Sayn de Milan. Le parrain est un
grand personnage de Chambéry, messire Jo-
seph-Henri Milliet, marquis de Ghalles.
A cette époque (août 1732), le pape Clé-
ment XII envoya à l'évêque d'Annecy un
secours important : six cents écus romains
pour les « nouveaux convertis », au nombre
d'environ deux cent vingt-cinq du diocèse de
Genève. Monseigneur de Bernex en fit la dis-
tribution et n'oublia pas madame de Warens
bien qu'elle eût alors quitté son diocèse \ Elle
figure en tête de la liste avec cette noie pom-
peuse :
Madame Louise-Françoise de La Tour, baronne
de Warens, qui, pour pratiquer l'évangile, a quitté
sa famille, ses amples possessions et tout ce qu'elle
avait de plus cher au monde pour embrasser notre
1. Registres de la paroisse de Saint-Léger. Elle est dési-
gnée dans l'acte sous les noms de « noble demoiselle Éléo-
nore-Françoise-Louise de Voiran ».
2. Il n'y avait pas encore d'évéque à Chambéry; le décanat
de Savoie dépendait de l'évêché de Grenoble.
108 MADAME DE WARENS ET J.-J. ROUSSEAU.
sainte religion, à l'édification de tout le diocèse et
particulièrement de notre roi qui l'a mise sous sa
protection et lui a accordé une pension. Comme
cette dame souffre habituellement des indisposi-
tions et des maladies, on a cru qu'il convenait de
lui accorder quelques secours pour la consoler,
d'autant qu'elle se trouvera honorée d'avoir part
aux grâces et bienfaits de Sa Sainteté; aussi on lui
a destiné dix écus romains.
On trouve ensuite mademoiselle Graffenried
« fille de condition, réfugiée dans le second
monastère de la Visitation où elle vit fort
exemplairement, six écus... » Un peu plus
loin : « .Mademoiselle Giraud, fille sage et dont
la probité est reconnue de chacun, vivant du
travail de ses mains, trois écus », et enfin :
« Claude Anet, qui reçoit un écu ' ».
Jean-Jacques n'est pas nommé. L'évêque lui
tenait rigueur, peut-être, de ce qu'il avait
quitté le séminaire et préféré à la chapelle de
la cathédrale les duos avec Merceret.
1. Dufour et Serand, Revue savoisienne, 1 S 1 S , p. "3.
CHAPITRE V
(1132-1734)
Procès de madame de Warens avec son beau-père. M. de
Villardin. — Requête au sénat; saisie-arrêt sur les créances
de M. de Villardin en Savoie. — Défense de M. de Villar-
din. — Rousseau travaille au cadastre. — Son voyage à
Genève: son père ne veut rien lui remettre des biens de
sa mère. — Il va chez les Cordeliers de Cluses. — Le père
Montant. — Lettre de Jean-Jacques à son père. — Pis-
sage de régiments français à Chambéry. — Victoires fin-
ies Impériaux. — Commencement des amours de Jean-
Jacques et de madame de Warens. — La jeunesse de
Claude Auet; son abjuration; sa mort. — Rousseau rap-
pelle son nom dans la Nouvelle-Héloïse. — Douleur de
madame de Warens; elle fait son testament. — Mort de
monseigneur de Bernex. — Lettre de madame de Warens à
M. d'Ormea pour obtenir le payement de sa pension.
Ce n'était pas sans arrière -pensée que
madame de Warens avait abandonné ses pos-
sessions du pays de Vaud. Déjà en 1728, elle
avait essayé d'un retour agressif contre son
mari et n'avait pas réussi. Le 23 août 1732,
elle adressa au sénat une requête en nullité de
la donation qu'elle avait faite à M. de Warens
i ill MADAME DE WARENS
le 26 septembre 1726. Elle exposait d'abord les
circonstances clans lesquelles cet acte aurait eu
lieu :
... Lorsque ayant <''/<'■ inspirée de Dieu d embrasser
la religion catholique, elle consentit que sous la
promesse que lui fit verbalement le Sr de Warens,
en présence de plusieurs personnes de mérite qui
assistaient à ce contrat, de la revoir dans peu, en
lui faisant espérer qu'il suivrait son exemple en
changeant aussi de religion et d'avoir soin d'elle
et de l'entretenir. Mais elle a été bien trompée dans
ses espérances, car le Sr de Warens, après avoir eu
tout ce qu'il souhaitoit, bien loin d'exécuter ses
promesses seroit resté dans ses erreurs sans donner
aucun secours ni fournir aucuns aliments à son
épouse, bien qu'il ait continué de posséder tous ses
biens, lesquels il auroit même vendus, et ensuite se
seroit retiré en Angleterre après avoir fait déclarer
en son païs qu'il étoit dans le cas du divorce et de
la liberté de contracter un second mariage avec
une autre femme.
L'action en nullité ayant été ainsi intentée,
elle fit saisir entre les mains de MM. Louis-
Amé de Loys, baron de la Bàthie en Chablais,
Joseph de Gribaldi, Joseph-François de Belle-
garde, marquis des Marches, Joseph-Marie
de Compey, comte de Gerbaix, et Jean Picolet,
hôte à Évian, des sommes importantes qu'ils
devaient à M. de Villardin, père de M. de
AVarens. Elle prétendait que par suite de
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. lit
l'intervention de son beau-père à son contrat
de mariage, elle avait une hypothèque légale
sur tous ses biens pour la restitution des
droits assurés par ce contrat. Et comme le
divorce n'était pas reconnu en Savoie, qu'en
conséquence son mariage y était censé exister
encore, elle ne pouvait réclamer sa dot. Elle se
borna donc à demander le payement des cin-
quante petits écus par an dont son contrat lui
donnait la libre disposition et que son mari ne
lui avait pas comptés depuis la séparation '.
M. de Villardin fut ému de cette attaque. Il
consulta l'avocat Vignet de Montmélian et
fit rédiger un mémoire en langue italienne
par l'avocat Jean-André Peyrani 2 , puis il
envoya son fils aîné Georges-Louis, dit cY Or-
sens, le présenter au premier président du
sénat. M. de Saint-Georges transmit la pièce
au marquis d'Ormea avec cette lettre :
Monsieur,
Ayant apris qu'un certain M. de Villardin du
Païs de Vaux ensuite d'une saisie que le sénat a
accordé sur des créances qu'il a en Savoye à la
1. Perrero, loc. cit. et Archives de Turin.
2. Cet avocat devint sénateur à Chambéry, en 1749.
112 M AD A MT. DE WARENS
réquisition de la dame de Voyrans sa belle-fille, à
Vostre Excellence peut-être connue, qu'a embrassé
notre Religion depuis plusieurs années avoit envoyé
un de ses enfants pour représenter à Sa Majesté
cett'affaire, jay iugé do mon devoir d'en informer
Vostre Excellence par le ci-joinct mémoire du fait
dont il s'agit, et nouvellement me protester, de
Vostre Excellence votre...
Le comte Salngeorges.
Chambéry, ce 11e octobre 1732.
Le ministre répondit le 18 :
Le courrier du 11 a apporté votre lettre accom-
pagnant le mémoire concernant la dame deWarens.
.le me réserve d'en rendre compte auroy lorsque je
sauray que le fils est arrivé pour faire les représen-
tations à Sa Majesté dont il [le père) l'a chargé '.
M. Peyrani, au nom de M. de Villardin ré-
pondit, en citant le Goutumier du pays de
Vaud et les statuts du canton de Berne, que les
lois suisses n'assujettissant pas les biens du
père à l'hypothèque légale de la bru. même
lorsqu'il assiste au contrat de mariage , son
client n'avait encouru, lors du contrat du
18 avril 1713, aucune obligation envers madame
île Warens et que n'étant pas resté débiteur de
son fils lors du règlement de compte intervenu
1. Archives du sénat de Savoie; — Archives de Turin.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 113
entre eux, la belle-fille ne pouvait pas davan-
tage agir contre son beau-père en se préten-
dant créancière de son mari l.
Malgré les démarches de Leurs Excellences
de Berne en faveur de M. de Villardin, les
choses traînèrent en longueur.
Ce procès obligea mon frère d'Orsens à divers
voyages à Chambéry et à Turin. Enfin la dame
se désista et la barre {le séquestre) fut levée
le 24 mai 1734 comme conste la copie à moi
envoyée par mon père en juin 1734 chez mon cou-
sin de Bochat où je logeois pour lors !.
Pendant ce temps Rousseau travaillait au
cadastre, mais il ne fut pas un employé mo-
dèle. Sa santé était mauvaise, on l'avait mis
au régime du lait. En juillet 1733, il accomplit
sa vingt et unième année : il crut pouvoir
1. Archives de Turin.
2. Noie de M. de Loys (M. de Warens) à la suite de la
lettre à son beau-frère M. de Middes, publiée par M. A. de
Montet. C'est précisément pour répondre à l'accusation de
mauvaise foi portée contre lui dans la requête de sa femme,
que le mari écrivit la lettre à M. de Middes. Le cousin « du
liochat » habitait Lausanne. M. de Warens avait repris son
nom de M. de Loys après avoir vendu la seigneurie de
Warens. Sa femme n'avait donc plus le droit de porter ce
nom; elle n'avait même jamais possédé le titre de « ba-
ronne » qu'elle avait pris en Savoie. Les armoiries dont elle
usait étaient d'azur à la Tour d'or, accompagnée de trois
étoiles à cinq rais de même.
1 I î MADAME 1^ WABEHS
alors réclamer à son père sa part de la succes-
sion maternelle. Il lui tardait sans doute de
rendre à madame de Warens une partie des
sommes qu'elle dépensait pour lui. Il écrivit à
Isaae Rousseau, qui habitait toujours Nyon, el
lui donna rendez-vous à Genève. C'est du
moins ce que l'on peut induire de sa lettre du
.".1 août 1 T : ; : i à madame de Warens :
... JVtaU à Genève, i.rai comme un pinson, pen-
sant terminer quelque chose avec mon père : il n'es!
pas venu et m'a écrit, dit le révérend père, une
lettre de vrai gascon.
De Genève il se rendit a Cluses chez les Gor-
deliers qui lui firent un excellent accueil.
Si je voulais, madame, vous marquer tontes les
honnêtetés que j'ai reçues du révérend père, j'au-
rais pour Longtemps à dire... Je suis ici le mieux
du monde et le révérend père m'a dit résolument
qu'il ne prétend pas que y^ m'en aille que quand il
lui plaira et que je s^rai bien et dûment lactifié.
i. frère Montant ■ qui n'a pas le temps de vous
1. Il faudrait k Père, car Joseph-Gaspard Montant, bache-
lier de Sorbonne. était le sardien du couvent qui comptait
d'autres bacheliers, et des docteurs de Sorbonne, le Père
Gojon. le Père Jorand. En 1730, l'on avait trouvé le Père
Montant trop jeune pour être confesseur des Clarisse? d'An-
necy les È -A ■ ' - ■
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. H5
écrire parce que le courrier est pressé de partir dit
comme ça qu'il vous prie de croire qu'il est tou-
jours votre très humble serviteur (lettre III).
Jean-Jacques, on le voit, écrivait alors fort
mal; ce n'est donc, quoi qu'il en ait dit, ni à
dix-huit ans, ni à vingt et un ans, qu'il a com-
posé Y Amant de lui-même.
Après cette lettre du 31 août, M. Musset-
Patay en place une autre adressée par Rous-
seau à son père (lettre IV). Elle nous semble
au contraire antérieure. Jean-Jacques y fait
appel à l'amour paternel, à la reconnaissance
que le père devrait témoigner à madame de
Warens pour les bons soins qu'elle prodigue à
son fils. Il y fait remarquer à son père qu'il a
négligé vis-à-vis de sa bienfaitrice :
... les premiers devoirs de la politesse en ne
répondant pas aux lettres de cette dame, aimable
par mille endroits, respectable par mille vertus et
dont les lettres aux grands seigneurs et même au
roi ont été répondues avec la dernière exactitude.
Il lui annonce que, depuis le commencement
de l'année il est tombé dans une langueur
extraordinaire qui, apparemment, dégénérera
bientôt en phthisie.
Isaac Rousseau resta impassible.
116 MADAME DE WARENS
Jean-Jacques revint de Cluses et reprit vrai-
semblablement son travail au cadastre qu'il
avait pu interrompre grâce à un congé obtenu
facilement par madame de Warens. En octo-
bre, il était de retour et allait , au moins le
dimanche, dans ce jardin à guingette où Ton
avait placé un lit dans lequel il couchait quel-
quefois. C'est alors qu'arrivèrent à Chambéry
les régiments français qui filaient en Piémont
pour entrer dans le Milanais.
Le traité d'alliance de Charles-Emmanuel III
avec la France et la déclaration de guerre à
l'Autriche furent annoncés le 14 octobre 1733.
L'animation dut être grande à Chambéry; elle
fut à son comble le 17 décembre quand on
reçut la nouvelle de la prise de Pizzighitone,
celle de Milan le 7 janvier 1734; de Novare et
de Tortone le 14 février. Après cette campagne
d'hiver, vint celle d'été. Le 29 juin, le roi
annonça au sénat de Savoie sa victoire sous
les murs de Parme. Puis ce fut dans la nuit
du 14 septembre que le comte de Broglie se
laissa surprendre par les Impériaux et dut
s'enfuir en pantoufles et en bonnet de nuit.
L'armée alliée fut sauvée par le sang-froid de
Charles-Emmanuel et par la bravoure obstinée
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 117
du comte d'Apremont , commandant de la
cavalerie piémontaise, qui protégea la retraite
de l'armée sur Guastalla '.
J'étais plein de confiance dans nos bons amis les
Français et, pour le coup, malgré la surprise de
M. de Broglie, je ne fus pas trompé, grâce au roi de
Sardaigne, à qui je n'avais pas pensé.
Les Te Deum chantés après chaque événe-
ment heureux, les réjouissances publiques et
privées, les fêtes chez les grands seigneurs
contribuèrent considérablement à l'enthou-
siasme belliqueux dont Rousseau fut pénétré.
Pourtant de graves événements, singuliers
ou douloureux, s'étaient passés dans la famille
de madame de Warens. Nous avons rappelé la
tentative de suicide de Claude Anet. Il est pos-
sible qu'elle ait eu lieu pour les motifs que
Rousseau a indiqués et à l'époque où il semble
la placer, vers le printemps de 1733. Jean-
Jacques prit facilement son parti de la décou-
verte qu'il fit à cette occasion. Mais dès ce
moment, croyons-nous, il aspira aux mêmes
faveurs et c'est dans le but de les provoquer
\. Arc/iires du sénat de, Savoie, 0e reg. de lettres; — D. Ca-
rutti, Storia del regno di Carlo Emanuele III, ch. ra et iv.
118 MADAME DE WARF.NS
qu'il racontait complaisamment à maman les
agaceries de madame Lard. Nous doutons fort
qu'avant de le traiter en homme madame de
Warens ait déployé la mise en scène solennelle
que Rousseau rapporte. Si l'événement eut lieu
à la guinguette du jardin, ce dut être aux der-
niers beaux jours de l'automne de 1733 ou bien
par une journée de la fin de février, précocement
ensoleillée, comme il y en a souvent à Cham-
béry à cette époque de l'année. Rousseau ne
put cacher son triomphe et Claude, bien moins
entré dans les principes de sa maîtresse que
Jean-Jacques ne le suppose, dut souffrir cruel-
lement.
Anet était né à Montreux le 17 janvier 1706 ;
il avait six ans de plus que Rousseau et sept de
moins que madame de Warens. Il appartenait
à une famille attachée depuis longtemps à celle
des La Tour. En 1726, son oncle François était
jardinier de M. de Warens. Claude prépara sa
fuite en même temps que madame de Warens,
car il se procura son acte de naissance le
25 mars 1726 1 et abjura le protestantisme à
Annecy peu après elle, sinon en même temps.
1. Th. Dufour, Revue savoisienne. 1818, p. 69.
ET JEAN-JACOUES ROUSSEAU. 119
Pour que cet homme jeune, intelligent et labo-
rieux se soit ainsi décidé à quitter son pays, sa
famille, ses intérêts, à abjurer sa religion afin
de s'attacher à une femme attrayante, mais
dès ce moment sans fortune, il faut qu'il ait
cédé à une passion aveugle et violente, à un
amour partagé, à Vevey déjà, par cette femme
elle-même.
Rousseau a peut-être calomnié M. de Tavel
et certainement le ministre Perret en les accu-
sant d'avoir été les premiers amants de ma-
dame de Warens, mais si elle en avait eu d'au-
tres, il ne faudrait pas s'étonner de ce qu'elle
eut aussi Claude dans la maison même de son
mari. L'exemple de Rousseau et de Wintzin-
ried montre ce dont elle était capable, et son
penchant pour le garçon de vingt ans que
Claude était en 172G n'aurait sans doute pas
été étranger à sa désertion du domicile
conjugal.
La trahison de madame de Warens frappa
mortellement Anet. Il mourut de ce coup
plus que « de la pleurésie qu'il aurait gagnée
en allant cueillir du gcnipi au haut des mon-
tagnes ».
Pure invention d'ailleurs de Rousseau qui
I-'H MADAME DE WARENS
no s'est pas rappelé la date de la mort de
celui qui fut aussi son bienfaiteur et son ami
vénéré. On ne va pas dans les Alpes cueillir
des plantes aromatiques au commencement de
mars; Ton n'y trouverait que de la neige.
Anet mourut le 13 mars 1734, le cinquième
jour de sa maladie.
C'est Rousseau, sans doute, qui fit dresser
son acte de décès à la cure de Saint-Léger, toute
voisine de la maison de M. de Saint-Laurent.
Voici ce dernier souvenir du pauvre Vaudois :
Ce jour l't mars 173*, a été enterré à Saint-Léger, le
nommé Claude Anet, natif du pais de Veaux, canton de
Berne, paroisse de Montru ' qui avait abjuré en 1726 le
calvinisme.
Claude-François Quinson,
Chanoine.
Madame de Warens fut cruellement atteinte
par cet événement. Elle perdait un ami sage
et dévoué, celui dont l'économie et la fer-
meté assuraient à peu près son existence.
Elle perdait bien davantage; c'était la patrie
qui disparaissait avec lui et pour toujours.
Avec qui, aux heures de tristesse, causer
1. Le nom du village : Montreux est écrit Montru comme
aux Cojifessions, livre V.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 121
désormais du lac, des prairies veveysannes,
des années de jeunesse, des anciens amis?
Le fantasque et souffreteux Rousseau, même
avec le bel habit noir de Claude, ne pouvait
le remplacer.
Rousseau a fait reparaître un Claude Anet.
C'est un ancien soldat qui se rengage au ser-
vice militaire afin d'avoir de l'argent pour
payer le loyer de Fanchon Regard et de son
père paralysé. Il en fait ainsi un homme géné-
reux, puis il le marie à une fille de sa con-
dition, Fanchon; mais « Claude Anet qui avait
si bien supporté la misère n'a pu soutenir un
état plus doux. En se voyant dans l'aisance il
a négligé son métier, et s'étant tout à fait dé-
rangé, il s'est enfui du pays ». Fanchon devient
femme de chambre chez madame de Wolmar [la
Nouvelle Héloïse, parties I et IV). Pourquoi
Jean-Jacques attribue-t-il ainsi, même par
fiction, ce vilain rôle à un homme dont, ailleurs,
il n'a pu dire que du bien J?
En même temps que ce fidèle ami disparais-
1. C'est là peut-être que Doppel a pris l'idée de faire vivre
Anet longtemps encore et de lui donner pour seconde maî-
tresse à Chambéry mademoiselle Merceret qui n'y a jamais
mis les pieds.
[22 MADAME DE WARENS
sait, un autre chagrin atteignait madame de
Warens. Le vieil évêque d'Annecy, son pro-
lecteur convaincu, était malade. Elle le devint
à son tour, se crut près de mourir et fit son
testament. Le 24 mars déjà, nous l'avons
vu, le séquestre qu'elle avait obtenu sur les
créances possédées en Savoie par son beau-
père fut levé. Ce fut peut-être l'exécution
d'un suprême conseil d'Anet. Le 28, elle fit
appeler le notaire Bertrand Genin, lui pré-
senta un papier scellé qu'elle dit contenir
son testament et le requit de constater sa
déclaration sur l'enveloppe de la pièce. Le
notaire dressa son procès-verbal, en présence
de sept témoins dont un avocat et un pro-
cureur et laissa le testament entre les mains
de la testatrice '. Quel dommage que ce
1. « Le 2S mars 1734, par devant B. Genin, notaire... après
midi, dans sa maison d'habitation s'est établie demoiselle
Louise-Françoise fille de feu noble Jean-Baptiste de La Tour,
native de Vevey, au pays de Vaux, habitante en cette ville
laquelle a exhibé le présent papier cousu de fil blanc,
cacheté au dehors en douze endroits de son sceau de cire
rouge, dans lequel elle déclare être contenu son testament par
elle signé au bas de chaque page. » Le procès-verbal est dressé
en présence de maître Claude Morel, procureur au sénat,
spectable Jean-Claude Du Bois, avocat au sénat, Alexis Bou-
vard, de Saint-Nicolas-de-Véroce, en Faucigny; Esprit Jour-
dain, de Saint-André-de-Maurienne; Antoine Brois, de Mont-
mélian, Joseph-Marie Poncet, de Saint-Martin-en-Faucigny
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 123
document n'ait pas été retrouvé, il nous
aurait donné sans doute la pensée intime et
vraie de madame de Warens sur elle-même,
sur son mari et sur son entourage...
M. de Bernex, malade depuis le 10 février,
mourut le 23 avril, âgé de près de soixante-
dix- sept ans, et si la source des secours
que madame de Warens en recevait ne fut pas
complètement tarie, elle fut bien diminuée.
Le bon évêque lui avait constitué une rente
viagère de cent cinquante livres par an, hypo-
théquée sur ses terres de Challonges en Semine
(rive gauche du Rhône *).
Pour comble de malheur, le service de la
pension qu'elle tenait du roi subissait des
retards, le trésor étant épuisé par les dépenses
de la guerre.
et Etienne Definot, de Saint-Jean, au pays de Gex, tous
habitant à Chambéry. Le testament est resté entre les mains
de la testatrice. Il ne paraît pas que madame de Warens en
ait fait d'autre, car nous n'en avons retrouvé aucune trace
dans les registres du sénat ni dans ceux du tabellion de
Chambéry.
1. « Je donne et lègue à dame F.-L.-E. de La Tour, épouse
du seigneur baron de Warens dont la conversion à la foy
catholique a été édifiante, la pension annuelle, sa vie durant,
de cent cinquante livres payables sur les revenus de Chal-
longes. » Il institue héritiers de ses biens provenant de son
évèché les pauvres du diocèse et les pauvres nouveaux
convertis à la foy catholique.
\2't MADAMK DÉ WARENS
Pressée par le besoin, madame de Warens
écrivit le 25 mai 1734 au marquis d'Ormea :
Je supplie Vostre Excellence de me pardonner
la liberté que je prends de lui rapeler que je nay
aucune autre ressource que dans le secours que le
feu roy Victor de glorieuse mémoire m'avoit fait la
grâce de m'accorder pour subsister et que Sa Majesté
aujourd'hui régnant, dont Dieu conserve les pré-
cieux jours, a eu la bonté de confirmer et de me pro-
mettre non seulement la continuation par un res-
cript signé de sa propre main mais encore d'y
adjouter sa royale bienveillance et sa protection de
sorte qu'environnée de toutes ces pretieuses faveurs
je me croyois a la bry de toutes sortes d'inconvé-
nients. Cependant, M. le Général des finances qui
mavoit fait espérer de menvoyer deux mandats
dont je suis en arrière de ma pention vient de ma
prendre qu'il ne pouvoit maccorder aucun secours
ni soulagement, à ce que je pense, sans un ordre
supérieur. Ce retard inopiné, monsieur, me jette
dans un embarras extrême et rend ma situation
infiniment triste et malheureuse et je me vois
obligée de venir dérober un de ces instants pré-
cieux que Vostre Excellence emploie sans relâche
et avec une si grande utilité au service de Sa Majesté
et de l'État, pour la supplier de considérer que
je suis dans un cas particulier, que ce dont il s'agit
à mon égard est un bien petit objet pour Sa Majesté
et qui, si l'effet en étoit suspendu, je me trouve-
rois réduite à la dernière extrémité, enfin... de
porter Sa Majesté à faire ordonner à M. le général
des finances de continuer à me faire expédier les
mandats de ma pension.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 125
M. d'Ormea se laissa toucher, et le 12 juin ma-
dame de Warens put le remercier d'avoir pres-
crit le payement des quartiers arriérés '. A la fin
de l'année (18 décembre), elle témoigna en ces
termes sa reconnaissance au roi de Sardaigne;
Sire,
Je supplie Votre Majesté d'agréer en ces saintes
l'êtes (Noël) et ce renouvellement d'année les assu-
rances respectueuses de ma profonde soumission et
de mon humble reconnaissance; je fais les vœux
les plus ardents, Sire, pour que le ciel continue à
répandre ses précieuses bénédictions sur Votre
Majesté et sur ses armes victorieuses. Il me semble,
Sire, qu'il rejaillit sur moi quelque chose de votre
gloire quand je songe qu'au milieu des triomphes
de Votre Majesté et parmi le tumulte des armes elle
songe encore à se souvenir que je ne subsiste que
par ses bienfaits, et ne s'en souvient que pour m'en
continuer les généreuses marques. Quel cœur, Sire,
pourrait être à l'épreuve de tant de grâces : pour
moi j'en suis si pénétrée qu'à peine tout mon res-
pect peut m'empêcher de détailler ici à Votre
Majesté tous les transports de ma reconnaissance
ou du moins ceux qui se peuvent le mieux décrire;
Je suis avec un très profond respect, Sire, de
Votre Majesté la très humble et très obéissante
servante,
E.-F.-L. de Warens de La Tour *.
1. Perrero, loc. cit.
'2. A. Metzger, Une poignée de documents inédits concernant
madame de Warens, p. 54. (L'orthographe de cette lettre a
été rectifiée.)
CHAPITRE VI
(1734-1738)
La Société de Chambéry de 17.30 à 1740. — Les Miiliet, les
Bellegarde, Mellarède, Costa, Menthon; François-Joseph de
Conzié; M. Coccelli, le P. Caton; les docteurs Salomon et
Grossi; mademoiselle Péronue Lard; — son cahier de
musique, airs d'opéras et chansons. — Les religieux. — An-
toine Cbarbonnel. — Portrait de madame de Warens pat-
Rousseau; — par M.de Conzié. — Concert chez madame de
Warens. — La Troupe joyeuse de Chambéry. — Adminis-
tration de Rousseau. — Son voyage à Besançon; l'abbé
Blanchard. — Saisie aux Rousses d'un pamphlet dans la
malle de Rousseau; parodie d'une scène de Mitlnidate. —
Accident arrivé à Rousseau le 27 juin 17:57. — Son testa-
ment. — Il va à Genève réclamer a son père l'héritage
maternel; il revient à Chambéry et y trouve Wintzinried.
— Départ pour Montpellier. — Madame de Warens loue
la métairie Revil aux Charmettes. — Séjour de Jean-Jac-
ques à Montpellier; ses demandes d'argent, ses plaintes.
— Lettre suppliante à madame de Warens. — ■ Retour
intempestif à Chambéry; il cohabite avec Wintzinried. —
Location de la maison du capitaine Noëray aux Charmettes.
6 juillet 1738.
Après la mort d'Anet, ce sage bienveillant,
quoique un peu sévère, Rousseau se sentit
maître au logis. C'est vraisemblablement
alors qu'il renonça à son emploi au cadastre
pour enseigner la musique. Il voulait tenir
MADAME DE WARENS KT J.-J. ROUSSEAU. 127
un rôle important dans ces réunions brillantes
où il n'avait pu figurer que comme un com-
parse bien modeste.
La société de Ghambéry se divisait alors
en trois ou quatre classes : la noblesse riche,
avec les membres du sénat {le Parlement) et
les hauts fonctionnaires; puis, la bonne bour-
geoisie, avocats, médecins, ecclésiastiques et
religieux instruits; enfin, la petite bour-
geoisie, marchands, chirurgiens, etc.. Mais
tout cela faisait assez bon ménage. La noblesse,
habituée à rechercher elle-même un bienveil-
lant accueil à l'étranger, où tous ses cadets
prenaient du service \ ne devait pas trop répu-
gner à recevoir la baronne, malgré son petit
air d'aventurière. Si les femmes ne l'aimaient
pas, elle plaisait aux hommes et Rousseau
passait avec elle.
Parmi les nobles, les Confessions énumè-
rent le marquis d'Entremont (Jean-François
de Bellegarde), ancien président de la Chambre
des comptes et ambassadeur en France; son
fils, le comte Claude Marie de Bellegarde,
1. En Prusse, en Bavière, en Pologne, dans les Pays-Bas,
en Autriche, partout enfin où l'on pouvait se battre et obtenir
un gracie et des pensions.
1-28 MADAME DE WARENS
marié à Aurore, comtesse de Rustoka '; made-
moiselle de Mellarède, fille du ministre Pierre
de Mellarède, comte du Bettonet, et qui vivait
avec sa mère Marie Denys et son frère Amé
Philibert, abbé commendataire de Talloires,
l'élève de l'abbé Gaime. Ceux-ci habitaient la
Grande-Rue. C'est dans la rue Juiverie qu'était
le salon de Marguerite de Lescheraine, femme
du comte Bernard de Menthon de Montrotlier.
Elle avait huit ans de plus que madame de Wa-
rens2, qu'elle n'aimait guère. Henri Joseph Mil-
let, marquis de Challes et sa femme Françoise de
Baumont, demeurant rue Sainte-Claire, étaient
au contraire des amis de la baronne. Le 5 oc-
tobre 1737, le marquis tint avec elle, sur les
fonts baptismaux, Joseph-Henri-François, fils
d'honorable Claude Berlio. Il y avait encore les
deux sœurs de Challes, dont l'une, Anne-Cathe-
rine, la plus belle femme de Chambéry au dlap
de Rousseau, était mariée à Marc-Antoine
Costa, comte de Gharlie3, capitaine de cavalerie
i. En 1740, ils eurent un (ils dont Frédéric-Auguste, roi
de Pologne, et la reine sa femme furent parrain et marraine.
2. Elle mourut le 13 décembre 1755 à l'âge de soixante-
quatre ans.
3. Et mieux de Charlier, nom d'une terre faisant partie
du fief de Cernex.
v ,
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU 129
au service du roi de Sardaigne, puis de l'élec-
teur de Bavière; artiste, joueur, duelliste à la
main malheureuse pour ses adversaires.
Marc-Antoine « avait la taille et la mine
hautes, les manières d'un homme de cour
et les traits les plus distingués. Absolu dans
sa maison, craint et respecté de son entourage.
il était fier et inflexible vis-à-vis de ses égaux.
D'ailleurs, bon maître, généreux et juste, et
même indulgent envers ses inférieurs ». Ce
n'est pas lui, certes, qui donna jamais quel-
ques paroles d'encouragement au petit musi-
cien qu'il vit peut-être dans son salon. Mais
il dut causer souvent avec madame de Warens.
Ils avaient une passion et une croyance com-
munes. Le comte Costa avait appris l'alchimie
en Bavière où il avait eu l'honneur de souffler
avec l'électeur; aussi, de retour en Savoie,
avait-il établi chez lui des laboratoires, espé-
rant réparer par la découverte de la pierre
philosophale les brèches que des dépenses
excessives faisaient à sa fortune *.
1. M. de Charlier, né le 2 juillet 1619 avait'épousé made-
moiselle de Challes le 25 novembre 1723. 11 mourut le
22 juillet 1751. Sa veuve se remaria le 23 octobre 1755 avec
le comte Janus de Bellegarde. On croit que Marc-Antoine
Costa avait quitté le service en Piémont pour se battre avec
9
130 MADAME DE WARENS
Citons encore quelques noms : Pierre Ray-
mond de Vidomne, lieutenant -colonel des
dragons de la Reine, frère ou parent du cha-
noine de Vidomne, d'Annecy et non moins
hautain que lui, à voir son attitude dans son
portrait en pied1; Alexis de Pontverre, petit
gentilhomme, commensal et homme d'affaires
de la marquise de Ch ailes, neveu probablement
du célèbre curé de Confignon; enfin l'aimable
François-Joseph de Conzié2, qui abandonna le
service en 1733 et vint se fixer auprès de sa
mère, Louise Favre de Félicia des Charmettes,
dans leur maison à l'entrée de l'étroite vallée de
ce nom, au-dessous du castel de M. de Vidomne.
son colonel qu'il tua. En 172.J, il donna deux coups d'épée
au comte d'Apremont qui s'était laissé allé à quelques
vivacités envers lui. Sous l'occupation espagnole, ayant
blessé d'un coup pareil le baron du Bourget. il dut subir
quarante-huit heures de détention au fort de Miolans
(Archives de la maison Costa; — Archives du se'nat; — Reg.
par. de Lémenc).
1. On voit ce portrait dans la belle maison, la première à
droite sur le coteau des Charmettes. Cette maison a été de
nos jours fort bien restaurée, ainsi que celle de M. de Con-
zié, par leur propriétaire, madame Gojou. Le manoir de
Conzié est à gauche et en contre-bas de la route actuelle. Du
temps de Rousseau, on passait au pied même de cette habi-
tation pour se rendre à la maison de M. Noëray située dans
les gorges, plus haut et bien plus loin; la belle route
actuelle n'existait pas.
2. François-Joseph de Conzié. d'une famille qui tire son
nom d'un petit château situé à Bloye près Rumilly, était tils
ET JEAN-JACQUES ROUSSKAl'. 131
Sur le même rang était l'avocat Corel// di
Favria, directeur du cadastre, marié à Anne-
Christine Lingua-Latour. Jean-Jacques raconte
qu'il fut le parrain d'un enfant du directeur de
la douane, dont madame Cocelli fut la mar-
raine. Encore, croyons-nous, une illusion de
sa mémoire. Nous n'avons retrouvé aucune
trace de ce fait dans les registres des trois
paroisses de Ghambéry. S'il eût existé, il ne
nous aurait pas plus échappé que les actes
de ce genre que nous signalons.
Les souvenirs de Rousseau semblent aussi,
nous l'avons dit, n'être pas totalement exacts
en ce qui concerne le Père Caton. Ce cordelier,
homme du monde, poète, musicien, bachelier
de Sorbonne, avait été définiteur de son ordre
dans la province de Savoie. En 1734, il était
gardien du couvent de Chambéry. L'année sui-
vante, sa maison fut troublée par quelques dis-
sensions et le 11 janvier 'J736, Charles-Emma-
nuel III écrivit au marquis Pierre-Louis de
d'Edouard. Celui-ci avait eu d'un premier lit, le marquis
d'Allemogne. Il s'était remarié le 21 septembre (Grillet,
Dict. hist., II, 240), ou le 14 novembre 1705 (A. de Foras,
Armoriai et Nobiliaire de la Savoie), à Louise Favre des
Charmettes, dont il eut un fils Francois-Josepb et deux
filles, François-Claudine-Madeleiue qui se maria, et Denise,
religieuse de Sainte-Claire.
132 MADAME DE WARENS
Lescheraines , père temporel des Religieux
observantins pour l'inviter « à faire cesser les
partis et les cabales, surtout contre le Père
Caton ' ». Ce dernier était encore directeur et
confesseur des religieuses de Sainte-Claire en
Ville, et il est certain que la protection du roi
ne se fût pas manifestée aussi nettement en sa
faveur si ses mœurs eussent été vraiment
répréhensibles.
Dans le mezzo-ceto, les médecins tenaient le
premier rang. C'était le savant docteur Salo-
mon s dont les leçons éclairèrent l'esprit de
Rousseau; puis le docteur Grossi3. Ce bourru,
spirituel et instruit, était séparé de sa femme.
Le 28 août 1736, lors du contrat de mariage
de leur fille avec Joseph Rey, capitaine au régi-
ment de Tarentaise, la mère se fit représenter
« par la crainte que paraissant audit contrat
cela fit quelque peine à son époux pour qui elle
a toujours eu de la considération ».
Si Jean-Jacques assista à la noce, il y ren-
1. Archives de la famille de Lescheraines.
2. Par patentes du 11 septembre 1737, il fut nommé mé-
decin des- prisons des châteaux de Chambéry et de Miolans.
3. En 1707 et avant son mariage, le docteur Grossi avait
eu d'une servante de son frère, procureur du roi à Belley
(France), un fils naturel qu'il fit élever avec une grande
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 133
contra noble Alexis de Pontverre, qui fut l'un
des témoins du contrat de mariage.
Un peu au-dessous, mais avec une jolie for-
tune, venaient l'épicier Jean Lard et Marie
Beauregard, sa trop vive moitié. Leur fille
Péronne était encore toute jeune lorsque Rous-
seau lui donnait des leçons de chant. Elle
épousa le 12 juin 1749, le docteur Joseph
Fleury qui succéda à M. Grossi dans son titre
de proto-médecin de Savoie. Rousseau a dit de
mademoiselle Lard : « Vrai modèle de statue
grecque et que je citerais pour la plus belle
fille que j'aie jamais vue, s'il y avait quelque
véritable beauté sans vie et sans âme. Son indo-
lence, sa froideur, son insensibilité, allaient à
un point incroyable. » Peut-être était-elle sim-
plement dédaigneuse et surtout de son jeune
professeur. Nous avons retrouvé chez son
arrière-petit-fils le portrait de madame Fleury.
C'est en effet une fort jolie femme aux yeux
bleus, aux traits réguliers et fiers, la tête pou-
parcimonie. Trente ans plus tard, et à l'aide de moyens peu
délicats, il contesta sa paternité, mais il fut en définitive
condamné à payer à ce fils une pension de cent cinquante
livres. Il mourut le 18 octobre 1752 dans une de ses pro-
priétés du Petit-Bugey où il s'était retiré après la fâcheuse
issue de son procès {Archives du sénat).
\3t MADAME DK W'ARENS
drée et bien dégagée. Madame Fleury a dans
l'attitude un peu de raideur, mais il ne semble
pas qu'elle dût manquer de vivacité.
Son cahier de chant est sous nos yeux. Elle
a pris soin d'y écrire son nom en belles lettres :
MADEMOISELLE PÉRONNE LARD
Nous y voyons d'abord un petit duo à trois
temps, pour ténor et soprano :
Ne songeons désormais qu'au bonheur de nous plaire
Ah! que notre chaîne a d'attraits!
L'immortalité ne m'est ehêre
Que pour vous aimer à jamais.
Puis :
Ah! de quel trait fatal mon âme est-elle atteinte;
Je dois contre moi-même exercer mes rigueurs
Je ne connais encor l'amour que par la crainte
Et ma défaite, hélas! commence par des pleurs.
C'est l'espoir d'être unis qui flatte .tous les cœurs.
Malheureuse, je suis contrainte
De bannir pour jamais l'objet de mes ardeurs.
Une chanson à boire pour haute-contre,
quatre temps :
Lucas, (bis) ma maison brûle! 0 douleur sans seconde
La flamme bouche mon caveau ;
Je vurrais sans frémir l'embrasement du monde
Ht ne puis sans frémir voir périr mon tonneau.
A mon malheur affreux, cher ami, sois sensible.
Au travers de ce gouffre, ouvrons-nous un chemin
Je rirois du dégast que fait ce feu terrible ) ,.
o- • • • ï bis.
M c pouvois sauver mon vin.
ET JEAN-JACQUIIS ROUSSEAU. 135
Sortes, sortes, démons cruels du gouffre du Tartare
Venez, troupe hideuse et barbare,
Déployez toutes vos horreurs,
Exercez vos fureurs, signalez vos transports.
Tout ce que l'enfer a d'horrible
Ne scauroit plus m'épouvanter.
Je déplore un malheur mille fois plus terrible
Que je frémis de raconter :
J'ai perdu, j'ai perdu, et qui le pourra croire,
J'ai perdu, puis-je encor survivre à mon destin
J'ai perdu, je le dis enfin
La clef de mon cellier et j'ai dîné sans boire!
Le dernier morceau est un air de basse à
trois temps. C'est le chant d'Hidraoth, dans
V Armide de Quinault (acte Ier, scène m), dont
le poème servit à Lulli et plus tard, à Gluck :
Armide est encor plus aimable
Qu'elle n'est redoutable
Que son triomphe est glorieux
Ses charmes les plus forts sont ceux de ses beaux yeux
Elle n'a pas besoin d'employer l'art terrible
Qui sçait quand il lui plait faire aimer les enfers;
Sa beauté trouve tout possible
Nos plus fiers ennemis gémissent dans ses fers
Armide est encore plus aimable, etc..
Le cahier contenait encore : Vents furieux,
cessez votre guerre funeste, à quatre temps;
Mes yeux, n'avez-vous plus de charmes, à trois
temps; Dieu séducteur malgré tes peines; Tu
sais bien nous assujettir, à G/8.
Il est tout à fait probable que Rousseau a
chanté ces petits airs avec mademoiselle Pé-
130 MADAME DK WARENS
ronne. Ce buveur de lait était peut-être fort
agréable dans la chanson : Lucas, ma maison,
brûle l.
La poésie de quelques-unes de ces pièces
ressemble à celle des Muses galantes que Jean-
Jacques écrivit plus tard (voir scène n).
Parmi les amis de la maison il y avait encore
le marchand Antoine Charbonnel et la foule
des religieux, cordeliers, dominicains et jé-
suites. Nous verrons bientôt que dans chacune
de ses lettres à madame de Warens, Rousseau
la charge de ses souvenirs respectueux pour
les révérends pères , en particulier pour les
Pères Hémet et Coppier, ses maîtres de littéra-
ture et de sciences. En 1729, Victor Amédée III
avait enlevé aux jésuites la direction du collège
de Chambéry, mais ils avaient établi dans leur
couvent un internat où ils attiraient les fils de
famille les plus riches, et continuaient ainsi à
professer 2.
1. Dans la lettre VII, Rousseau écrit à madame de Warens
qu'il a chanté à Besançon un récit de basse-taille, « et un
duo de Pyrame et Thisbé avec M. Duroncel, fameux haute-
contre de l'ancien opéra de Lyon ». Il a analysé dans sa
lettre sur la musique française l'air du monologue d'Armide :
Enûn il est en ma puissance
Ce fatal ennemi, ce superbe vainqueur!
2. En 1733, le recteur des jésuites de Chambéry était le
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ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 137
Antoine Charbonnel était un marchand dra-
pier, originaire d'Alixan en Dauphiné (dépar-
tement actuel de la Drôrne), établi depuis assez
longtemps à Chambéry où il fournissait ma-
dame de Warens et ses familiers.
C'est dans ce milieu que madame de Warens
et Rousseau vécurent leurs jours de véritable
amitié. En dehors des moments où la baronne
recevait les gens à projets et où Rousseau
donnait ses leçons de musique, ils partageaient
leur temps entre la lecture, la musique, les
petils concerts et la comédie de société. Ils
durent recourir souvent à l'érudition de Bayle,
au gros dictionnaire que madame de Warens
avait emporté de Vevey '. Une de leurs lec-
tures favorites fut certainement Don Quichotte,
car nous les voyons assez souvent faire allu-
sion au chevalier de la Triste-Figure et à son
écuyer 2.
Père Castagnère. Ces religieux retiraient de leurs élèves des
pensions élevées; les dominicains, ou jacobins, comme on
les appelait alors, enseignaient la logique, la métaphy-
sique et la théologie sans aucune rétribution (Archives
municipales de Chambéry).
1. « Elle ne parlait que de Bayle » (Confessions, livre III).
Rousseau écrivit de Venise à un libraire pour acheter cet
ouvrage.
2. Voir ci-après la lettre de madame de Warens du 21 sep-
tembre 1758 et diverses allusions de Rousseau, passim. Ma-
138 MADAME DE Yk'ARENS
Rousseau et M. de Gonzié ont l'un et l'autre
vanté l'instruction de madame de Warens, sa
grâce et son esprit. Rapprochons ces portraits
écrits à une époque où l'amour chez Rousseau
avait déjà disparu, et où, pour M. de Gonzié,
plus de cinquante ans s'étaient passés depuis
le jour où, pour la première fois, il vit l'aimable
femme.
Au livre II des Confessions, Jean-Jacques
nous dit que lorsqu'il arriva à Annecy,
... Sa beauté était encore dans tout son premier
éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un
regard très doux, un sourire angélique, une bouche
à la mesure de la mienne l , des cheveux cendrés
d'une beauté peu commune et auxquels elle don-
nait un tour négligé qui la rendait très piquante.
Elle était petite de stature, courte même, quoique
sans difformité, mais il était impossible de voir
une plus belle tête, un plus beau sein, de plus
belles mains et de plus beaux bras.
dame de Warens possédait elle-même un répertoire de pro-
verbes aussi variés que Sancho. Le dicton :
Qui bien rkante et qui bien danse
Fait un métier qui peu avance
qu'elle répétait souvent à Rousseau (Confessions, livre V) est
un proverbe du pays de Vaud cité au Glossaire de Bridel,
i47, et qui a diverses variantes.
1. Confessions, partie I, livre II. Deux pages avant, Rous-
seau a pris soin de dire qu'il avait une bouche mignonne.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 139
A son tour, M. de Conzié, l'octogénaire, écrit :
Sa taille était moyenne mais point avantageuse,
en égard qu'elle avait beaucoup et beaucoup d'em-
bonpoint, ce qui lui avait arrondi un peu les épaules
et rendu sa gorge aussi trop volumineuse; mais
elle faisait aisément oublier ces défauts par une
physionomie de franchise et de gaieté intéressante.
Son ris était charmant, son teint de lis et de rose,
joint à la vivacité de ses yeux, annonçaient celle
de son esprit et donnaient une énergie peu com-
mune à ce qu'elle disait. Sans le plus petit air de
prétention, car tout en elle respirait la sincérité,
l'humanité, la bienfaisance, sans donner le plus
petit soupçon de vouloir séduire par son esprit non
plus que par sa figure...
Les grâces de son parler, son esprit déjà enrichi
de nombreuses lectures la rendaient extrêmement
séduisante et agréable et m'attachaient intimement
à sa maison où j'allais journellement et y man-
geais fréquemment avec Jean-Jacques dont elle
avait déjà commencé l'éducation, usant d'un ton
de maman tendre et bienfaisante, y mêlant de
temps à autre celui de bienfaitrice auquel Jean-
Jacques répondait toujours avec docilité et même
soumission... La générosité et la libéralité étaient
au nombre des qualités de son cœur.
Au commencement de 1734, époque à la-
quelle M. de Conzié connut madame de Warens,
elle lui fit part de la situation morale où son
changement de religion et d'état l'avait
placée.
1 tl> MADAME DE WAR ENS
Durant deux ans environ lui dit-elle, je ne me
suis jamais mise au lit, sans y prendre la peau de
poule sur tout mon corps par la perplexité dans
laquelle mes réflexions me plongeaient... Cette
longue incertitude était terrible pour moi qui ai
toujours cru à un avenir éternellement bon ou
malheureux. Cette indécision m'a bien longtemps
bourraudée; mais, rassurée à présent, mon àme
et mon cœur sont tranquilles et mes espérances
ranimées '.
Ces moments d'anxiété ou de mélancolie
n'étaient plus bien fréquents chez madame de
Warens lorsqu'elle habita Chambéry. Sa mai-
son était assez gaie quand elle y chantait sous
la direction de Rousseau avec le Père Gaton et
deGauffecourt; l'abbé Palais tenant le clavecin,
Roche, le maître de danse 2 et son fils jouant
du violon, et Canavas, du violoncelle. Elle
figura peut-être dans les petits concerts publics
1. Xotiee de M. de Conzic dons Mémoires et documents de
la Société savoisienne d'histoire et d'archéologie (t. I", p. -7
et suiv., Chambéry, 1856). Le dernier paragraphe de cette
longue notice est seul de la main du vieillard, d'une écri-
ture ferme et correcte quoique nu peu tremblée. Elle est
adressée « à M. le comte ». C'est tout à fait au hasard qu'on
l'a supposée écrite « au comte de Mellarède ». Nous ne pen-
sons pas qu'il y eut alors personne portant ce nom. Le fils
du ministre s'était appelé comte du Bettonnet.
2. Il y avait à Chambéry un autre maître à danser, Phili-
bert Chapelle. Roche était aussi maître d'escrime. Ses leçons
dans cet art ne réussirent pas à l'apprendre à Rousseau
mieux que la danse (Confessions, livre V).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 141
établis par le comte de Bellegarde et son
frère le comte de Nangis où l'on se passa de
Rousseau, ce qui le refroidit sur la musique.
C'était alors la mode en France de jouer la
comédie. Ghambéry n'avait pas échappé à
l'engouement. La société y possédait même son
fournisseur ordinaire, Antoine Pavy, qui fit
jouer à l'hôtel de B[ellegarde] et chez la com-
tesse] de Mfenthon] ou de Mjareste], de 1734 à
1736, les Festes de la Paix, les Amours magi-
ques, le Jugement de Paris. Ces espèces de
pastorales n'avaient, ainsi que nous l'avons dit
ailleurs ', aucun mérite littéraire, mais elles fai-
saient briller les jolies voix et la beauté des
dames. Rousseau n'en dit pas un seul mot.
Sans doute il ne fut pas au nombre des huit
ou dix amateurs qui composèrent la Troupe
joyeuse. Madame de Warens, qui était encore
fort bien avec la grande société puisque,
en 1737, elle fut marraine avec le marquis de
Challes, dut certainement assister aux repré-
sentations. Sa taille toutefois, était, trop mar-
quée déjà pour qu'elle ait pu être l'une des
déesses du Jugement de Paris.
I. F. Mugnier, le Théâtre en Savoie, p. 58 et 193.
142 MADAMK DK WARENS
Rousseau prétend avoir été un intendant vigi-
lant. Il voulait écarter de madame de Warens
les intrigants qui l'exploitaient. La mortd'Anet
avait coupé court au projet d'établir à Gliam-
béry un jardin des plantes et une école de
pharmacie, mais les nouvelles combinaisons
affluaient. C'est à cette époque, semble-t-il, que
Bagueret, ce Genevois, Can des plus grands
fous que Jean-Jacques ait jamais vus, arriva à
Chambéry et tira pièce à pièce les pauvres écus
de maman.
Pour dissiper l'ennui que les dépenses incon-
sidérées de madame de Warens lui causaient,
il faisait de fréquents voyages. Moyen bien
singulier, il le reconnaît, d'y porter remède!
Ce fut dans un de ces moments de dépit qu'il
alla à Besançon auprès de l'abbé Blanchard,
maître de chapelle à la cathédrale. Il désirait
prendre de lui des leçons d'harmonie. Madame
de Warens l'équipa avec une profusion qu'il
accepta; elle fit à cette occasion, dit-il, une
dépense de huit cents francs. Si la date donnée
à la lettre qu'il lui adressa le lendemain de
son arrivée est exacte, il se serait trouvé à
Besançon le 28 juin 1733. C'est bien à cette
époque du reste, que, dans les Confessions,
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. U3
Rousseau place ce voyage, puisqu'il dit qu'il
eut lieu avant l'arrivée des Français à Cham-
béry, c'est-à-dire avant le mois d'octobre 1733 '.
L'abbé Antoine Blanchard n'était plus alors
maître de musique de la cathédrale. Après
avoir été réprimandé le 4 octobre 1730 pour
ses fréquentes absences et sa conduite et avoir
été invité à régler celle-ci sous peine d'être
congédié, il fut licencié en 1732. En novembre,
le chapitre s'occupa de lui trouver un succes-
seur, et le 31 janvier 1733 il lui paya le solde
de son salaire en même temps qu'il lui donna
quittance des meubles et de la musique qui lui
avaient été confiés à raison de son emploi.
Rien n'empêche cependant qu'il fût encore à
Besançon en juin et juillet. S'il devait alors
aller à Paris suppléer André Gampra, ce ne fut
qu'en 1737 qu'il devint l'un des quatre maîtres
de chapelle du roi, à la place de Nicolas Ber-
nier, mort leo septembre 1733 2.
1. C'est donc à tort que M. Musset-Patay a remplacé par
celle de 1735 la date de 1733 donnée à la lettre VII dans les
éditions précédentes (Correspondance, lettre VII, p. 20).
Notons en passant que la lettre VI n'est pas adressée par
Rousseau à sa tante Gonceru, mais plutôt à sa tante David
qu'il charge d'assurer madame Gonceru de son sincère atta-
chement. Suzon Rousseau avait épousé, à quarante-huit ans,
le 24 août 1732, Isaac-Henri Gonceru, bourgeois de Nyon.
2. Acta Capituli Bisuntini. D'après une note due i l'obli-
144 MADAME DE WARENS
Cet abbé bon vivant accueillit le jeune musi-
cien; il l'accabla d'éloges et lui fit entrevoir
des postes brillants et lucratifs que Jean-
Jacques eut le tort de prendre trop au sérieux.
Sa lettre du 29 juin à madame de Warens
est bien en effet la plus outrecuidante qui se
puisse imaginer : l'abbé Blanchard lui a déjà
donné à dîner;... l'abbé lui a trouvé un talent
merveilleux pour la composition, l'a prié de
chanter au concert un motif de basse-taille;...
lui-même lui rendra à souper le soir avec deux
officiers du régiment du roi dont il a fait con-
naissance... Il n'a plus besoin de leçon, car
... j'ai résolu de retourner dans quelques jours à
Ghambéry... Mais je vous avoue que je me soucie
guère de partir que je ne sache au vrai si l'on se
réjouira de m'avoir... Ce serait un trésor et en
même temps un miracle de voir un musicien en
Savoie... Tous ceux qui se serviront de mes prin-
cipes auront lieu de s'en louer, et vous en particu-
lier, madame, si vous voulez bien prendre la peine
de les pratiquer quelquefois!... Tout bien examiné,
je ne me repends point d'avoir fait ce petit voyage...
Il s'en repentit longtemps au contraire, car
il avait commis une de ces étourderies qui lui
geance de M. Jules Gautier, archiviste du Doubs; et Fétis,
Biographie universelle des Musiciens, t. Ier, p. 434.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 145
étaient habituelles, mais que la police française
n'excusa pas. Suivant le récit des Confessions
il aurait par mégarde laissé dans un habit placé
dans sa malle une parodie janséniste qui fut
saisie par la douane au bureau des Rousses.
L'on demanda sans doute des renseignements
à Chambéry et les jésuites ne manquèrent pas
d'alarmer, et avec raison, madame de Warens
sur les conséquences que la conduite de son
protégé pourrait avoir pour elle. Rousseau a-t-il
rapporté l'incident avec une exactitude com-
plète? C'est douteux, car on verra qu'il avait
produit une vive impression sur madame de
Warens et qu'en 1739 Jean-Jacques craignait
que le gouverneur de Savoie ne s'en souvînt
encore et n'y trouvât un motif pour repousser
sa demande de pension. C'est peut-être pour
se faire pardonner et pour affirmer son ortho-
doxie qu'en avril 1737 il traduisit en prose
solennelle une ode latine de M. Jean Puthod,
en l'honneur du mariage de Charles-Emma-
nuel III avec Elisabeth-Thérèse, fille deLéopold,
duc de Lorraine *.
1. Mélanges, p. 8. — C'étaient les troisièmes noces du roi
de Sardaigne. Jean Puthod, alors professeur de rhétorique à
la Roche, devint plus tard chanoine du chapitre de Saint-
Pierre de Genève à Annecy, promoteur et vicaire général.
10
[46 MADAME Di: WARENS
M. EugèneRittera retrouvé dans \esNouvelles
littéraires (La Haye, 1718, p. 135) la parodie
assez plate de la belle scène de Mithridate, de
Racine. Cette pièce est plutôt antijanséniste,
et Rousseau, qui n'en avait lu que quelques
lignes, a pu facilement s'y méprendre. L'évêque
deMirepoix, Pierre de la Broue, est censé être
à son lit de mort et, s'adressant à l'évêque de
Montpellier et à M. Sabattier, il leur dit :
Tenez et retenez vos larmes l'un et l'autre.
Mon sort de sa tendresse et de votre amitié
Vent d'autres sentiments que ceux de la pitié.
J'ai vengé les chrétiens autant que je l'ai pu.
La mort dans ce projet m'a seule iuterrompu.
Ennemi des Romains et de leur tyrannie,
Je n'ai point de leur joug subi l'ignominie;
Et j'ose me flatter qu'entre les noms fameux
Qu'un zèle de cabale a signalé contre eux,
Nul ne leur a plus fait acheter la victoire,
Ni du grand Vatican mieux attaqué la gloire.
Le ciel n'a pas voulu qu'achevant mon destin
Un concile me vît expirer dans son seiu.
Mais je sens affaiblir ma force et mon esprit
Je sens que je me meurs. Approchez-vous, mon fils.
Dans cet embrassement plus consolant que triste,
Venez et recevez l'âme d'un janséniste.
M . SABATTIER
II expire!
M . DE MONTPELLIER
Unissons, Sabattier, nos douleurs
El par tout l'univers cherchons-lui des vengeurs.
(Voir Mithridate, acte V, scène v).
ET JUAN-JACQUES ROUSSEAU. 147
Cette escapade de Jean-Jacques fut loin
d'être la dernière. Dans une lettre écrite à son
père le 26 juin 1735, de Chambéry très proba-
blement, il se félicite d'avoir été ramené d'un
nouvel égarement par la sagesse et la généro-
sité de madame de Warens :
C'est à ses bontés qu'il est redevable d'être
revenu au bon sens et à la raison... Son voyage a
été de courte durée et il aime mieux pour son
honneur et son avantage que sa lettre soit datée
d'ici que de nulle part ailleurs (lettre V, p. loi).
Si le voyage cà Besançon est de 1733, c'est-
à-dire antérieur à la mort de Claude Anet, c'est
bien après cet événement et lorsqu'il était de-
venu un peu l'intendant de madame de Wa-
rens, qu'il fit ce nouveau coup de tête dont il
entretient son père. Lorsqu'il revint, un peu
humilié sans doute, il abandonna la musique
pour se livrer, comme il le dira dans la lettre
cà madame de Sourgel, à l'étude des belles
connaissances. Dans l'été de 1737, il s'engoua
de physique et faillit s'aveugler en essayant de
fabriquer de Y encre de sympathie. La bouteille
lui sauta au visage comme une bombe. « J'ava-
lai, dit-il, de l'orpiment de chaux; j'en faillis
mourir. Je restai aveugle près de six semaines. »
I V* MA DAM K DK WARENS
L'accident arriva le 27 juin. Jean-Jacques se
crut au tombeau. Le jour même il appela un
notaire chez madame de Warens et fit son tes-
tament qu'il ne put signer « ayant- les yeux
fermés ainsi qu'il est apparu au notaire et aux
témoins ».
Voici cette pièce intéressante dans laquelle
il met ordre à ses affaires spirituelles et tempo-
relles. En même temps qu'il témoigne sa recon-
naissance à madame de Warens, il fait une
profession de foi catholique, se recommande à
la Vierge et à ses saints patrons. Il lègue de
petites sommes d'argent à divers couvents afin
qu'on y célèbre des messes pour le repos de son
âme. Quoi qu'on en ait dit parfois, ces disposi-
tions n'étaient nullement des phrases de style.
Il n'y en a qu'une de ce genre, c'est Yexhorta-
tion du notaire au testateur de faire quelques
legs aux hôpitaux... A cette époque, Rousseau,
souvent agité de la crainte de l'enfer ', était
encore complètement soumis aux dominicains,
cordeliers et jésuites de Chambéry ; mais quelles
gorges chaudes, si Voltaire et Fréron eussent
découvert ce testament!
1. Confessions, livre VI.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 149
TESTAMENT
DE SIEUR JEAN-JAQUES ROUSSEAU.
L'an mil sept cent trente-sept et le vingt-sep-
tième de juin 4 à Chambéry après midy dans la
maison du seigneur comte de St-Laurent, conterol-
leur général des Finances de S. M. où habite Dame
Françoise Louise de la Tour de Vuarrens, par devant
moi notaire... s'est établi le Sr Jean Jaques fils
d'Isaac Rousseau natif de la Ville de Genève, habi-
tant en la présente ville, lequel détenu clans son lit
par un accident qui luy est arrivé ce jourd'huy
néantmoins sain de ses sens, mémoire et entende-
ment ainsy qu'il a paru à moi notaire, et témoins
par la suite et solidité de ses raisonnements. Con-
sidérant la certitude de la mort et l'incertitude de
son heure et qu'il est prêt d'aller rendre compte à
Dieu de ses actions, a fait son testament comme
cy après. Premièrement s'est muni du signe de la
sainte Croix sur son corps en disant au nom du
Père, du Fils et du St-Esprit, recommandé son
âme à Dieu son créateur, le priant par les mérites
de Notre Seigneur Jésus Christ et l'intercession de
la Très Ste Vierge et des Saints Jean et Jaques, ses
patrons, de luy faire miséricorde et de recevoir son
âme dans son saint paradis et proteste de vouloir
vivre et mourir dans la st0 foy de l'église catolique,
apostolique et romaine, laisse ses obsèques et frais
funéraires à la discrétion de son héritière cy- après
nommée, la chargeant de faire prier Dieu pour le
repos de son àme et de le faire ensevelir où elle
jugera à propos.
1. Le mot vingt a été ajouté par un renvoi.
150 M ADAM K DE WARENS
Donne et lègue le dit testateur aux Rdi Pères Ca-
pucins, aux Rds Pères Augustins et aux Dames de
St0 Claire dans ville l, à chacun des dits couvents,
la somme de seize livres pour célébrer et faire
célébrer des messes pour le repos de son âme,
donne et lègue le dit testateur et par son institution
particulière délaisse au srIsaac Rosseau - son père,
sa légitime telle que de droit dans tous ses biens,
le priant de se contenter de la légitime étant obligé
de donner le surplus de ses biens soit par recon-
naissance pour ses bienfaiteurs soit pour payer ses
dettes; Déclarant le dit testateur qu'il a toujours
adi, ainsi qu'il adit au besoin de nouveau, l'hoirie
de François Rousseau, son frère; donne et lègue le
dit testateur au sieur Jacques Barillot de la ville
de Genève outre ce qu'il veut luy être paie par
son héritière cy après nommée la somme de cent
livres paiablc six mois après son décès. Exhorté le
dit testateur de faire quelque legs aux hôpitaux
de la Sacrée Religion des Sts-Maurice et Lazare
et aux hôpitaux de la présente ville et de la pro-
vince, a répondu que ses facultés ne luy permet-
toient pas de faire aucun legs.
Et au surplus de ses autres biens il a fait, créé
et institué et de sa bouche nommé pour son héri-
tière la dame Françoise Louise de La Tour, com-
tesse de Vuarrens, la priant très humblement de
vouloir accepter son hoirie comme la seule marque
qu'il luy peut donner de la vive reconnaissance
qu'il a de ses bontés, voulant que le présent soit
1. II y avait un second couvent de Clarisses, dit de Sainte-
Claire hoi-s ville.
2. La lettre o se prononçait ou. c'est pourquoi le notaire
écrit indifféremment Rosseau on Rousseau.
ET JEAN-JACQUES ROUSSKAU. 151
son dernier testament, que s'il ne peut valoir
comme testament qu'il vaille comme donnation à
cause de mort, et par tous autres moiens qu'il
pourra mieux valoir, priant les témoins cy après
nommés connus et appelés par le dit testateur
d'en porter témoignage.
Et par ces mêmes présentes s'est établi et cons-
titué le Sr Rousseau lequel pour la décharge de sa
conscience déclare de devoir à la de Dame Fran-
çoise Louise de La Tour de Vuarrens absente, moi
notaire pour elle stipulant et acceptant, la somme
de deux mille livres de Savoye pour sa pension et
entretien que la dc Dame luy a fourni depuis dix
annnées, laquelle somme le dit Rosseau promet
luy paier, si Dieu luy conserve la vie, dans six
mois prochain, à peine de tous dépens, dommages
intérêts à l'obligation de tous ses biens présents et
avenirs qu'il se constitue tenir, confesse de plus le
dit Rosseau avoir passé une promesse de la somme
de sept cent livres en faveur du Sieur Jean Antoine
Cbarbonnel, marchand de cette ville, pour argent
prêté et marchandises à luy livrées, laquelle il
confirme et approuve et déclare luy devoir la
de somme de sept cent livres, laquelle il promet de
même de payer au d' S1* Charbonnel absent à l'ac-
ceptation de moy dl Nre et témoins dans le même
terme de six mois si Dieu luy conserve la vie, aux
mêmes peines et obligations dc biens que cy devant.
Passé, sous et avec toutes autres dues promissions,
commissions, renontiations et clauses requises.
Fait et prononcé au lieu que dessus en présence
de Me Claude Morel, procureur au Sénat, de Me An-
toine Donne de la paroisse des Echelles, de Jac-
ques Gros, de celle de Vanzy, habitant en Ja
présente ville, d'honble Antoine Bouvard, Pierre
J52 MADAME DE WARENS
Catagnole, Pierre George, cordonnier et d'Antoine
Forray de la paroisse de Bissy, tous habitants en la
présente ville, témoins requis. Le dit Sieur Rosseau
n'a pu signer à cause de l'accident qui lui est arrivé
aiant les yeux fermés ainsy qu'il a apparu à moy
notaire et témoins par l'appareil mis sur ses yeux.
— Signé : Morel, témoins, Bonne, témoin: J. Gros,
Antoine Bouvard, Pierre Catagnole, Pierre Georges.
Et moi, notaire collégié de ce recevoir requis ai
lu et prononcé le présent contenant quatre pages
et une ligne sur la cinquième outre la signature
et mon verbal sur trois feuillets, le dit Rousseau
n'a signé pour les causes cy devant, le dit Antoine
Forray, illetéré de ce enquis.
Signé : Rivoire '.
Rousseau a exagéré en disant qu'il resta
aveugle plus de six semaines. Le 12 juillet,
quinze jours après l'accident, il est sans doute
encore malade, mais ses yeux se sont rou-
verts; il peut signer. En effet, ce jour-là et
devant le même notaire qui persiste à donner
à madame de Warens le titre de comtesse,
Rousseau passe à Jacques Barillot, de Genève,
une procuration pour réclamer en son nom
devant tous juges compétents sa part dans
les successions de sa mère et de son frère,
1. Copié sur l'original existant à la bibliothèque publique
de Chambéry et qui a été détaché des minutes du notaire
Rivoire, ainsi que la procuration du 12 juillet suivant.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 153
traiter, transiger, quittancer, etc. * ». Sa gué-
rison fut bientôt assez avancée pour qu'il pût
aller lui-même à Genève. Il y dut garder
d'abord l'incognito, ce qui ne l'empêcha pas
de faire visite au résident de France, M. de la
Closure 2 dont le concours lui fut utile pour
le règlement de ses affaires. Vers le 27 juillet,
il rend compte de la situation à madame de
Warens, se plaint un peu des uns et des autres
et annonce que les frais, notamment la partie
[la note) de M. Barillot, seront plus élevés qu'il
ne s'y attendait. Cependant le 31 juillet, les
difficultés sont aplanies. Son père est arrivé
de Nyon, ils se rendent ensemble chez M. Jean-
Georges de Pelissary, écuyer. Là, par devant le
notaire Delorme, ils donnent quittance, chacun
en ce qui le concerne, d'une somme de treize
mille florins qui avait été prêtée vingt ans
1. Acte reçu, Me Rivoire, notaire; l'original se trouve à la
bibliothèque publique de Chambéry, il est signé fort lisible-
ment : Jean-Jaques Rousseau.
2. M. de la Closure quitta définitivement Genève en 1739.
Rousseau ne put donc, à son retour de Venise, en septem-
bre 1744, recevoir de lui à Genève, mille amitiés, comme il
l'a écrit. Un écrivain, M. Ravaison a insinué que M. de la
Closure est peut-être le véritable père de Jean-Jacques; c'est
à tort, car ce résident fut absent de Genève de la lin de 1709
jusqu'au mois de juin 1713 (Sordet, Histoire des résidents
de France à Genève, p. 49).
loi MADAME DE WAUEXS
auparavant à M. de Pelissary père au nom des
deux fils Rousseau. Jean-Jacques empoche sa
moitié, six mille cinq cents florins , un peu
plus de trois mille livres de France, et ap-
prouve, tant en son nom que comme héritier
présomptif de son frère François, disparu, le
payement des intérêts fait à son père par le
débiteur. La somme prêtée le .31 juillet 1717
était sans doute la dot de Suzanne Bernard.
A la mort d'Isaac Rousseau, le 9 mai 1747,
Jean-Jacques toucha l'autre moitié.
Pendant qu'il était à Genève , Rousseau
reçut une lettre de son oncle; c'est-à-dire de
l'abbé Léonard qui le recommandait à un curé
du voisinage pour lui faire restituer un pré
sur lequel il avait des droits : mais, ainsi qu'il
l'écrit à madame de Warens (lettre XI) le pré
fut perdu '. Rousseau s'est félicité avec raison
(Confessions, livre VI) du libéralisme des lois
de Genève qui lui permirent de retirer son
héritage. « Ces lois, dit-il en faisant allusion à
ce qui était arrivé à madame de Warens, sont
moins dures que celles de Berne où quiconque
1. Co pré avait été attribué à la mère de Jean-Jacques
dans le partage de l'hoirie du pasteur Samuel Bernard
(E. Ritter, la Famille de Jean-Jacques, p. 16).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. ioo
change de religion, perd non seulement son
état, mais ses biens ». Il aurait pu ajouter
et de Sardaigne, car à cette époque, précisé-
ment, Charles-Emmanuel III obligeait les cha-
noines d'Annecy à revendiquer les biens laissés
en Savoie parleur confrère, le chanoine Dupan,
mort catholique, au préjudice de ses héritiers
genevois restes protestants \
Rousseau rentra à Chambéry avec son ar-
gent, diminué des frais et de ses dépenses
personnelles.
Je volai porter le reste aux pieds de maman. Le
cœur me battait de joie durant la route et le mo-
ment où je déposai cet argent dans ses mains me
fut mille fois plus doux que celui où il entra dans
les miennes. Elle le reçut avec cette simplicité des
belles âmes qui faisant ces choses-là sans effort les
voient sans admiration. Cet argent fut employé
presque tout entier à mon usage et cela avec une
égale simplicité.
1. Un fait semblable se passait en Savoie en 1"31 encore,
à l'occasion de la succession d'un Savoisien nommé Burnet,
décédé à Stettin, en Poméranie. Son frère habitant près de
Thonon retenait cette succession au préjudice de la veuve
et de la fille du défunt, prétendant qu'elles étaient luthé-
riennes. Elles dureot, pour se défendre, adresser au sénat
de Savoie des certificats de catholicité. Ils sont signés par
les dominicains desservant la chapelle du château de Vieux-
Stettin et accompagnés d'une lettre du roi de Prusse Fré-
déric-Guillaume, à son très aimé frère le roi de Sardaigne
(Archives du sénat).
150 MADAME DE WARENS
Le récit est attendrissant; est-il bien exact?
Certes, Rousseau devait à sa bienfaitrice des
sommes bien plus importantes que celle dont
il disposait à ce moment; mais il devait en-
core à M. Charbonnel sept cents livres envi-
ron, la moitié de ce qu'il avait reçu à Genève.
Il est fort vraisemblable que le marchand
exigea le payement d'une grande partie au
moins de sa créance et nous verrons bientôt
que si Rousseau remit entre les mains de
madame de Warens, une partie de son petit
capital, ce ne fut qu'à titre de dépôt. La situa-
tion d'ailleurs dut être assez tendue entre elle
et lui. Parti de Ghambéry vers le 20 juillet il y
fut de retour vers le 10 août et y trouva sa
place prise, Wintzinried l'occupait.
Que faire d'un garçon pâle comme un mort,
maigre comme un squelette9. Il fallait l'envoyer
se faire soigner. C'est ce qui eut lieu. Rous-
seau croyait avoir un polype au cœur et il y
avait à Montpellier un médecin qui guérissait
cette maladie. Il s'y rendit et l'argent apporté
de Genève en fournit les moyens.
Jean-Jacques avait-il, à son tour, et déjà
avant de partir, fait la découverte humiliante
dont Anet était mort trois ans auparavant?
ET JKAN-JACQUES ROUSSEAU. 137
C'est probable et cette circonstance dut accé-
lérer singulièrement les préparatifs du départ,
non des Gharmettes, mais de la maison de
Ghambéry.
Il s'en alla le 11 septembre, car le 13, il
écrivait de Grenoble à madame de Warens
(lettre XII) :
Je suis ici depuis deux jours... On m'y a marqué
tant d'amitié et d'empressements, que je croyais
en sortant de Ghambéry, me trouver dans un nou-
veau monde '. Je partirai demain matin pour Mont-
pellier... Je suis mortifié que ce soit sans y avoir
reçu de vos nouvelles... Permettez que je prenne
la liberté de vous recommander le soin de votre
santé. N'ètes-vous pas ma chère maman, n'ai-je
pas le droit d'y prendre le plus vif intérêt, et n'avez-
vous pas besoin qu'on vous excite à tout moment
à y donner plus d'attention?
Madame de Warens n'avait donc pas écrit
à Rousseau malgré la promesse qu'elle avait
dû lui en faire au moment des adieux. Elle
avait d'autres occupations. A peine Jean-
Jacques est-il parti qu'elle loue, et pour la pre-
mière fois, une métairie aux Gharmettes ; mais
ce n'est pas encore la maison logeable, la maison
1. Allusion peu déguisée à la nouvelle situation qu'il avait
trouvée dans la maison de madame de Warens.
io8 MADAME DE WARENS
de M. Noëray que les Confessions ont rendue
si célèbre. C'est la petite ferme au versant
opposé de la gorge, sur la rive droite du ruis-
seau !. Le bail est du 15 septembre 1737; les
témoins sont M. Hébert, chirurgien-major du
régiment de Chablais et Wintzinried qui n'est
encore ni noble, ni de Courtilles.
Rousseau a fait du nouvel arrivé un portrait
qui n'est pas flatté.
Ce jeune homme était du pays de Vaud ; son
père appelé Vintzinried était concierge ou soi-
disant capitaine du château de Chillon. Le fils de
M. le capitaine était garçon perruquier et courait
le inonde en cette qualité quand il vint se pré-
senter à madame de Warens qui le reçut bien
comme elle faisait tous les passants et surtout
ceux de son pays. C'était un grand fade blondin,
assez bien fait, le visage plat, l'esprit de même,
parlant comme un beau Léandre... vain, sot, igno-
rant, insolent; au demeurant le meilleur fils du
1. Elle est indiquée au cadastre de Chatnbéry par le
numéro S83; la maison de M. Noëray l'est par le numéro Toi.
On a dit souvent que les Charmettes appartenaient à M. de
Conzié. C'est inexact : il possédait une maison et quelques
terres au bas du vallon et avait le titre de « comte des Char-
mettes », avec quelques cens et servis féodaux; c'était tout.
Jamais madame de \\'arens n'a habité chez M. de Conzié qui.
à cette époque, vivait avec sa mère et peut-être encore avec
sa sœur Denise. Un acte d'état de la maison Revil, dressé le
:j mars. 1738, déclare aussi formellement que madame de
Warens n'eu a pris possession qu'à la date même du bail,
15 septembre 1731: la maison était alors inhabitable.
ET JKAN-JACQUES ROUSSEAU. io9
monde. Tel fut le substitut qui me fut donné pen-
dant mon absence et l'associé qui me fut offert
après mon retour...
Le nouveau venu s'était montré zélé, diligent,
exact pour toutes ses petites commissions; il s'était
fait le piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant que
je l'étais peu, il se faisait voir et entendre à la fois
à la charrue, aux foins, aux bois, à l'écurie et à la
basse cour... Son grand plaisir était de charger et
charrier, de scier ou fendre du bois; on le voyait
toujours la hache ou la pioche à la main... Il vou-
lait briller; bon cheval, bon équipage, il aimait à
s'étaler noblement aux yeux des voisins.
Singuliers goûts pour un homme qui n'au-
rait jamais manié auparavant que le peigne et
le rasoir?
Tant de tintamarre en imposa à ma pauvre ma-
man : elle crut ce jeune homme un trésor pour ses
affaires. Voulant se l'attacher, elle employa pour
cela tous les moyens qu'elle y crut propres, elle
n'oublia pas celui sur lequel elle comptait le plus.
Oh ! si les âmes dégagées de leurs terrestres
entraves voient encore du sein de l'éternelle lu-
mière ce qui se passe chez les mortels, pardonnez
ombre chère et respectable, si je ne fais pas plus
de grâce à vos fautes qu'aux miennes ' .
Le petit domaine que madame de Warens
1. Rousseau oublie de dire que Winlzinried étail aussi un
nouveau converti. Il était venu en Savoie, une première fois,
en 1731, et appartenait réellement i; une bonne famille, a>nsi
qu'on le verra plus loin.
1G0 MADAME DE WAREXS
venait de louer appartenait à la veuve Revil.
En 1735 elle l'avait affermé pour neuf ans à
Joseph Gaime, cordonnier et à François Ros-
seau ou Rousseau, maître tanneur. En 1737,
Gaime mourut et son héritier Philibert Gaime '
le sous-loua de concert avec François Rousseau
pour le temps qui restait à courir :
L'an 1737 et le 13 septembre, à Chambéry, dans la
maison d'habitation delà dame comtesse de Warens se
sont constitués hblc François feu Louis Rosseau et aussi
hbIe Philibert fils de feu Joseph Gaime en qualité d'héri-
tier du dit Joseph Gaime, lesquels ascensent à la dame
Françoise-Louise de Latour, comtesse de Warens, fille
de feu seigneur Jean-Baptiste de Latour, native de
Vevey, habitante en cette ville, cy présente et accep-
tante, les mêmes biens ascensés aux dits Rousseau et
Gaime par delle Anne Revil par contrat du 14 mars 1735
reçu et signé par Me Drivet, sous la censé de cent seize
livres, un veissel de châtaignes verdannes et deux paires
de poulets et pour le temps restant au dit ascensement
qui est de sept années à commencer dès le 14 mars
dernier... Comme les dits Rousseau et Gaime ont mis
du bétail et fait des outils de labourage, ils confessent
avoir reçu de la dite dame la somme de cent quatre-
vingt-dix-neuf livres pour la vente de deux bœufs,
deux vaches et un charriot, une herse, une charrue et
plusieurs outils de labourage, à eux comptée par la dite
dame en six louis d'or militons, deux louis d'or aux
deux LL. et cinquante-quatre livres dix sols en livres
et sols.
1. Ce. Philibert Gaime allait devenir prêtre en 1139. C'est
lui qui ensevelit madame de Warens en 1762. Il n'avait
aucune parenté avec l'abbé .bvin-Claude Gaime.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 101
Fait et prononcé en présence du sr Hébert... et du
sieur Jean Samuel Rodolphe Vintzinried, de Berne en
Suisse, habitants en la présente ville et qui ont signé
avec toutes les parties (Archives du Tabellion, au tribu-
nal du lro instance de Chambéry).
Le domaine Revil était exploité à métayage
par un paysan appelé Valentin Ginet . Le
2 mars 1738, madame de Warens renouvelle
son bail en présence de Gharbonnel et de
Wintzinried. Après avoir déterminé la part
qui reviendrait à chacun dans le prix ou le
fruit des bœufs, vaches, moutons, brebis,
poules et cochon, madame de Warens impose
à Ginet l'obligation de nourrir le cheval qu'elle
se propose de tenir {Archives du Tabellion,
année 1738). C'est grâce à cette monture que
Gourtilles put parader et faire le gentilhomme
campagnard.
Jean-Jacques, après avoir quitté madame de
Larnage et son cavalier servant, M. de Tauli-
gnan, qu'il appelle de Torignan* arrive et
s'installe à Montpellier. Il alla loger rue Basse,
chez Mathieu Marceron, huissier de la Bourse
et prendre pension chez madame Mazet qui
1. Le bourg de Taulignan est dans l'arrondissement de
Montélimar.
11
162 MADAME DE WARENS
mourut bientôt. Il entra alors chez le médecin
irlandais Fitz-Moris*qui vraisemblablement est
« l'honnête homme irlandais » de qui il em-
prunta soixante livres.
Rousseau consulta surtout le docteur Fizes 2.
Si l'on en croit Bernardin de Saint-Pierre, qui
fut le meilleur ami de Jean-Jacques, le docteur
aurait regardé son malade en riant et lui frap-
pant sur l'épaule aurait dit : « Mon bon ami,
buvez-moi de temps en temps un bon verre de
vin 3. » C'était vraiment le meilleur remède
pour un tel amoureux. Mais en prolongeant son
voyage outre mesure, et en faisant le galant
auprès d'une femme de qualité, Jean-Jacques
eut vite dissipé l'argent qu'il avait emporté et
bientôt il dut en demander à madame de
Wafens. La réponse n'arrivant pas, il écrit
par tous les ordinaires. Le 27 octobre il lui
1. En même temps qu'il tenait une table d'étudiants, Fitz-
Moris professait aussi l'anatomie. En 1749 il prit part à un
concours pour obtenir la chaire vacante de son compatriote
le professeur Fitz-Gérald, et il ne réussit pas.
2. Correspondance, lettre XV; Confessions, livre VI. Voir
Jean-Jacques Rousseau à Montpellier, par M. Grasset président
à la cour d'appel dans Mémoires de V Académie des sciences
et lettres de Montpellier (t. Ier, p. 552 et suiv.) Les habitants de
cette ville n'ont pas tenu rigueur à Rousseau des méchan-
cetés qu'il a dites sur leurs ancêtres, car ils ont donné sou
nom à la rue Basse.
3. Bernardin de Saint-Pierre. Œuvres complètes, t. XII, p. 59.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 163
adresse, et par trois voies différentes, un nou-
veau et pressant appel :
Voici un mois passé de mon arrivée à Montpel-
lier sans avoir pu recevoir aucune nouvelle de
votre part, quoique j'aie écrit plusieurs fois et par
différentes voies. Vous pouvez croire que je ne suis
pas tranquille et que ma position n'est pas des
plus gracieuses. Si dans trois semaines au plus
tard je ne reçois point de réponse je serai contraint
de partir dans le dernier désordre et de me rendre
à Chambéri comme je pourrai...
P. -S. — ... J'allais fermer ma lettre quand j'ai
reçu la vôtre du 12 du courant... Je me rends jus-
tice et quoique peut-être il dût me paraître un peu
dur que la première lettre que j'ai l'honneur de
recevoir de vous ne soit pleine que de reproches,
je conviens que je les mérite tous. Que voulez-vous,
madame, que je vous dise? Quand j'agis je crois
faire les plus belles choses du monde, et puis il se
trouve au bout que ce ne sont que des sottises...
Madame de Warens lui dit de ne revenir
qu'à la fin de juin, à la Saint-Jean. Elle insis-
tera sur ce point dans une nouvelle lettre; mais
Rousseau ne veut rien entendre, il reviendra
au plus tard au commencement de février. Il
la prie de le recommander à l'abbé Arnauld \
1. On a souvent cherché quel était cet ecclésiastique; nous
ne croyons pas nous tromper en disant qu'il s'agit du cha-
pelain de M. de la Closure, résident de France à Genève.
M. Arnaud était en même temps curé d'une paroisse catho-
164 MADAME DE WAR ENS
Madame de "Warens faisant un parrallèle entre
sa fâcheuse situation et celle bien meilleure où
il doit se trouver à Montpellier, il se récrie et
lui dit que pour être dans le vrai elle doit pren-
dre tout le contre-pied '. Il lui fait rémunéra-
tion de ses dépenses et de ses dettes, et prend
acte de sa promesse de lui envoyer deux
cents livres. « Je suis tranquille depuis que
j'ai reçu de vos nouvelles et je suis assuré
d'être secouru à temps ». Pour l'envoi de
l'argent, il lui indique les moyens de l'effec-
tuer [avec sécurité. M. Charbonnel pourra se
charger de cela par l'intermédiaire d'un mar-
chand de Lyon. Il finit en présentant ses res-
pectueuses salutations aux révérends pères
jésuites Hémet et Goppier (lettre XIII).
La lettre XIV* est adressée à un Grenoblois,
M. Micoud. Il lui rappelle celle qu'il l'a chargé
de faire parvenir à M. Charbonnel, et le prie de
lui donner des nouvelles du marchand. L'im-
patience, l'anxiété s'y révèlent à chaque ligne.
Dans une lettre du 4 novembre, adressée,
lique du pays de Gex. En 1739, il envoie un certificat de
catholicité pour une Genevoise, mademoiselle de Calvis qui
avait abjuré le calvinisme et se mariait à Chambéry.
1. On a vu qu'à cette époque, le o octobre 1"!3", madame
de Warens était marraine avec le marquis de Challes.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 165
croyons-nous, à M. Charbonnel (lettre XV) il
se plaint encore de la rareté des nouvelles de
Chambéry.
Il semble que la Savoie est éloignée de sept ou
huit cents lieues et nous avons à Montpellier
des compatriotes du doyen de Killerine (dites cela
à mon oncle J) qui ont reçu deux fois des réponses
de chez eux tandis que je n'ai pu en recevoir de
Chambéri. Il y a trois semaines que j'en reçus une
à' attente, après laquelle rien n'a paru... Je vous
prie d'en faire part à qui de droit, afin que si mes
lettres ont le malheur de se perdre de quelque côté,
l'on puisse de l'autre en récapituler le contenu...
Le 14 décembre il reçut la troisième lettre
de madame de Warens lui annonçant qu'elle a
fait compter les deux cents livres promises,
entre les mains de M. Bouvier, à Lyon 2. Il est
vraisemblable que les deux cents livres que
Rousseau avait demandées à madame de "Wa-
rens avaient été employées par elle à payer le
cheptel de la ferme Revil. Elle dut attendre
pour envoyer la somme, le quartier d'octobre
de sa pension, et pendant ce temps, Jean-
1. L'abbé Léonard, curé-archiprêtre, soit doyen, de Grufly.
Allusion plaisante au roman de l'abbé Prévost paru deux
ans auparavant.
2. On se souvient que M. Bouvier était l'agent du roi de
Sardaigne à Lyon.
100 MADAME DE WARENS
Jacques qui avait tiré une lettre de change
sur M. Bouvier se la vit retourner. Il répond
le même jour à madame de "Warens, mais il
est de méchante humeur :
Quant aux autres deux cents livres je n'aurai be-
soin que de la moitié; ainsi vous aurez cent livres
de moins à compter, mais je vous supplie de faire
en sorte que cet argent soit sûrement entre les
mains de Mr Bouvier pour ce temps-là (à la fin de
février). Je suis endetté ici de cent huit livres, le
reste servira, avec un peu d'économie, à passer les
deux mois prochains. J'espère les couler plus agréa-
blement qu'à Montpellier; voilà tout. J'offre mes
très humbles respects aux révérends pères jésuites.
Quand j'aurai reçu de l'argent et que je n'aurai pas
l'esprit si chagrin, j'aurai l'honneur de leur écrire.
Je suis, madame, avec un très profond respect...
Puis un post-scriptum, et, pour le motiver :
« Vous devez avoir reçu une réponse par rap-
port à M. de Lautrec ' », mais il ne peut plus
continuer sur ce ton; sa douleur déborde, son
cœur éclate :
0 ma chère maman! j'aime mieux être auprès
de D 2. et être employé aux plus rudes travaux de
1. Colonel du régiment français d'Orléans qui lui avait
promis sa protection.
2. N'y a-t-il pas : auprès de V (vous) et n'a-t-on pas pris
cette abréviation pour un D? Cela nous parait certain. — Le
catalogue Charavay de 1S87 date cette lettre du 4.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 167
la terre que de posséder la plus grande fortune
dans tout autre cas; il est inutile de penser que je
puisse vivre autrement : il y a longtemps que je
vous L'ai dit et je le sens encore plus ardemment
que jamais. Pourvu que j'aie cet avantage, dans
quelque état que je sois tout m'est indifférent.
Quand on pense comme moi il n'est pas diffficile
d'éluder les raisons importantes que vous ne
voulez pas me dire. Au nom de Dieu, rangez
les choses de sorte que je ne meure pas de dé-
sespoir. J'approuve tout, je me soumets à tout,
excepté ce seul article auquel je me sens hors
d'état de consentir, dussé-je être la proie du plus
misérable sort. Ah! ma chère maman! N'êtes-vous
donc plus ma chère maman? Ai-je vécu quelques
mois de trop? Vous savez qu'il y a un cas où
j'accepterais la chose dans toute la joie de mon
cœur, mais ce cas est unique. Vous m'entendez
(lettre XVI).
Voilà d'abord, semble-t-il le cri du grand
enfant isolé, abandonné et qui ne veut pas
l'être; puis, celui de l'amant, bien plus ardent,
bien plus jaloux qu'il ne l'avouera dans les
Confessions.
Quelles étaient ces raisons importantes qui
devaient empêcher le retour de Jean-Jacques,
ou cette condition si dure mise à son rappel?
Rousseau ne les indique pas. — La correspon-
dance qu'il échangeait avec madame de Warens
n'était pas sûre; elle passait par des in terme-
168 MADAME DE WARENS
diaires, et, certainement était lue dans les
cabinets noirs. On pourrait supposer qu'ayant
trop montré la nature de ses relations avec
madame de Warens des observations avaient
été adressées à la baronne et qu'elle craignait
pour sa pension. Peut-être exigeait-elle de Rous-
seau qu'il vécût hors de la maison. Il semble
qu'il acceptait la condition si elle était imposée
aussi à Wintzinriecl. Jean-Jacques qui a con-
servé tant de lettres ne paraît pas avoir gardé
celles de madame de Warens; sur beaucoup de
points l'on est donc réduit aux conjectures.
Quoi qu'il en ait été, Rousseau revint purement
et simplement au logis, sans s'arrêter à Bourg-
Saint-Andéol auprès de madame de Larnage,
bien qu'il eût annoncé dans ses lettres qu'il y
resterait quelque temps. Il arriva en février 1738
ou en mars au plus tard. Quelle jolie scène que
celle de cette arrivée. Il quitte sa voiture à
Chambéry, gravit la côte des Charmettes, arrive
essoufflé, s'attend à un accueil affectueux, et
ne rencontre que l'indifférence. Il demande à
madame de Warens si elle n'a pas reçu sa
lettre.
Elle me dit que oui. — J'aurais cru que non, lui
dis-je. Un jeune homme était avec elle. Je le con-
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 169
naissais pour l'avoir vu déjà dans la maison avant
mon départ; mais cette fois il paraissait établi, il
l'était. Bref, je trouvai ma place prise.
Le tableau doit être exact, à cela près que
Rousseau savait fort bien qu'il trouverait son
substitut auprès de madame de Warens, et que
la scène eut lieu à Ghambéry.
Les choses s'arrangèrent du reste assez faci-
lement, et dès les premiers jours, les deux en-
fants de la baronne se traitèrent de frères ! En
dehors de l'aveu de Rousseau, deux actes, du
5 juin et du 3 juillet 1738, prouvent leur habi-
tation simultanée chez madame de Warens.
Parmi ses amies, il y avait mademoiselle Anne
C/ieissel l ou de Chessel, d'Evian, peut-être un
peu sa parente par les de Loys. Jean-Antoine
Charbonnel lui avait souscrit le 14 février 1738
un billet de dix-neuf cents livres pour un prêt
qui avait bien pu venir en aide à la baronne.
Le 5 juin, dans l'après-midi, l'on est dans le
salon de la maison de Saint-Laurent, devant
le notaire Rivoire. Là, pour payer une partie
de sa dette à mademoiselle de Chessel, Char-
bonnel lui consent une cession de neuf cent
1. M. de Bernex avait eu pour homme de confiance un
Pierre-Louis Chessel (voir son testament).
170 MADA.MK DE WARENS
soixante livres sur madame Hyacinthe Pathod,
de Bonneville, et les deux témoins de l'acte
sont : « Jean-Jacques Rousseau et Samuel
Vintzinried, tous deux habitants en cette ville
chez la dite dame de Warens. »
Moins d'un mois après, le 3 juillet, toujours
dans le même salon, Gharbonnel achève de
payer sa dette à mademoiselle de Ghessel qui
solde en même temps le prix des marchandises
qu'elle a achetées du 24 décembre (précédent)
à ce jour , et fait même au marchand un
petit rabais dû sans doute à l'entremise de
madame de "Warens. Ici encore les témoins
sont : « les sieurs J.-J Rousseau et S. R. Vint-
zinried , tous deux habitants chez la dite
dame ' ».
Ainsi, en plein été, l'on était toujours à la
ville. L'on s'occupait cependant de trouver une
habitation à la campagne; c'est ce qui eut lieu
le 6 juillet. Ce jour là madame de Warens loua
la ferme du capitaine Noëray aux Gharmettes.
1. Les marchands faisaient alors de longs crédits, c'est
ainsi que nous avons vu le fils de M. Greyfié, juge-maje
d'Annecy, le successeur de M. Simond, souscrire un billet à
Charbonnel pour le prix de ses emplettes à l'occasion de son
second mariage et y joindre celui des emplettes du premier,
dû encore après huit ou dix années écoulées. Ajoutons que
vers 1745 Charbonnel fit de mauvaises affaires.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 171
Il semble même qu'elle en avait pris posses-
sion « dès la Saint-Jean » 24 juin : c'est donc
en prévision de cet événement que dans ses
lettres de l'automne précédent, elle recom-
mandait à Jean-Jacques de ne pas revenir de
Montpellier avant cette époque.
CHAPITRE VII
1737-174
Les Charmettes. — Madame de Warens loue le domaine du
capitaine Noëray. — Date véritable du séjour de Rousseau
aux Charmettes. — L'hiver de 1738-1739. — Le Mémoire
au gouverneur. — Portrait moral de Rousseau par M. de
Conzié. — Le Verger des Charmettes. — Madame de Warens
engage sa pension de Challonges. — Querelle de Rousseau
avec Wintziuried; excuses; pardon de madame de Warens.
— Wintzinried et Rousseau constatent un larcin aux
Charmettes. — Transaction de madame de Warens avec
M. Noëray pour le bail des Charmettes. — Projets indus-
triels de Rousseau: il est placé à Lyon chez M. de Mably.
— Détresse de madame de Warens: elle vend un pot en
argent et envoie des chemises à Rousseau. — Jean-Jacques
revient aux Charmettes. — La querelle avec madame
de Sourgel. — Méthode de musique de Rousseau: ses
prières ou élévations à Dieu. — 11 quitte définitivement
Chambéry: il s'arrête à Lyon: tentative amoureuse auprès
de mademoiselle Serre. — Madame de Warens s'adresse à
M. d'Ormea pour obtenir le payement des quartiers arriérés
de sa pension. — Le mariage de mademoiselle Charbonnel.
— Le personnel des Charmettes. — Discussions avec
maitre Renaud: recours de madame de Warens au gou-
verneur. — Les Espagnols occupent la Savoie. — Jean-
Jacques va à Venise. — Sa lettre à M. de Conzié : à madame
de Warens: ses discussions avec M. de Montaicu : son
souvenir à Zizi, à Taleralatalem. et aux oncles. — Ma-
dame de Warens et Rousseau sont parrain et marraine.
— Jean-Jacques revient en France.
Claude -François, fils de Cœlius Noëray,
capitaine grenadier au régiment de Taren-
LES CHARME T TE S
HelioÔ. et Jmp. Arents
MADAME DE WARENS ET J.-J. ROUSSEAU. 173
taise ! était propriétaire d'un petit domaine dans
l'étroit vallon des Gharmettes, et l'avait loué
le 8 mai 1737 à Pierre Renaud, procureur au
sénat. L'on a vu que le 15 septembre madame
de Warens , avait affermé la métairie Revil
située en face. Il est vraisemblable qu'elle dut
regretter de ne pouvoir pas s'y installer com-
modément lorsqu'elle s'y faisait porter en
litière pour voir ses champs, ses poules et
ses vaches, ou y passer la nuit quand le temps
était mauvais. Rousseau, alors dans le feu de
ses études philosophiques et politiques, aurait
aimé à travailler et à rêver dans cette solitude,
Wintzinried, dont le bruit devait fatiguer Jean-
Jacques, ne demandait pas mieux, à son tour,
que de le voir confiné à la campagne. On s'abou-
cha donc avec maître Renaud pour une com-
binaison qui devait contenter tout le monde.
Moyennant quelques concessions, le procureur
renonça à son bail et prit la ferme Revil en
échange du domaine de M. Noëray. Quant à
ce dernier, madame de Warens et Rousseau
le connaissaient sans doute; en tout cas ils
purent facilement se mettre en rapport avec
1. Claude-François Noëray devint major au même régi-
ment, puis commandant du château d'Annecy.
174 MADAME DE WARENS
lui par l'intermédiaire du gendre du docteur
Grossi, Eustache Rey qui était aussi capitaine
au régiment de Tarentaise, avec Janus de Belle-
garde pour colonel. Dès la Saint-Jean, 24 juin,
madame de Warens prit possession du domaine;
le bail fut passé le 6 juillet 1738 \
En voici les clauses principales :
M. .Xoëray acense (donne à bail) à madame Françoise
Louise-ËIéonore de La Tour, baronne de Warens, ses
biens situés aux Charmettes et à Montagnole (village
voisin) consistant en maison, granges, prés, verger,
terres, vignes.... tels que les a tenus ci-devant maître
Pierre Renaud.... pour 9 années, neuf prises (récoltes)
entières, à commencer par celle de la présente année et
à finir au dernier juin... pour le prix de 220 livres
payable aux fêtes de Noël -.
Il sera pris état de la maison et des bâtiments, après
quoi sera tenue la dite dame de les entretenir en bon père
de famille... elle ne devra laisser introduire aucune ser-
1. Cet acte a été publié pour la première fois en 1856 par
M. Guillermin, dans le tome 1er des Mémoires de la Société
savoisienne d'histoire et d 'archéologie. On le trouve au
folio 283 v° du IIe livre de 173S du Tabellion de Chambéry.
Là sont aussi tous les actes authentiques que nous citons.
Les minutes des notaires sont disséminées dans les études
des divers notaires actuels de Chambéry; mais il semble que
les minutes de maître Rivoire et de maître Cagnon ont dis-
paru.
2. Le fermage convenu dans le bail Renaud était de
deux cent trente livres les trois premières années, et de
deux cent soixante-six les six dernières. Si maître Renaud
abandonna le domaine après la première année et si
M. Xoëray diminua le prix du loyer, c'est sans doute parce
que les bâtiments exigeaient de grandes réparations.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. ) 7ii
vilude; elle paiera les servis au seigneur des liefs de qui
les biens dépendent ', si, par suite de la péréquation
générale, les biens sont soumis à la taille c'est le bail-
leur qui la paiera; si madame de Warens fait quelques
réparations et améliorations, elles resteront acquises à
M. Noëray. Sera tenue la dite dame de rendre à la fin du
bail la somme de 174 livres 11 sols 8 deniers pour le
chadal (cheptel) de 2 bœufs et des vaches qui lui ont été
remis par maître Renaud, outre 10 brebis ou moutons,
7 poules et 1 coq, 5 vaisseaux de blé 2, 5 de seigle,
3 d'orge et 3 quartaus de fèves... Sera aussi tenue de
laisser les vignes cultivées comme elle les a reçues au
mois de juin dernier, et de rendre à la fin du bail un
chariot, une charrue, une herse et un berroton (petit
tombereau), le tout fort usé et presque hors de service,
et 6 quartans de blé noir. 11 sera pris des meubles qui
sont dans la maison un mémoire qui fera corps ave- le
présent (il n'y est pas).
Fait dans la maison Saint-Laurent en présence du
sieur Philippe Falquet, secrétaire de l'intendance géné-
rale de Savoie, bourgeois de Chambéry et du sieur
Jean-Jacques Rousseau, habitant en cette ville, qui ont
signé avec le dit noble Noëray et la dite dame de
Warens.
L'on a parfois attaché de l'importance à ce
que c'est Rousseau et non Wintzinried qui fut
témoin à la passation de ce bail; on a vu là
comme une reprise de l'ascendant du premier
sur madame de Warens, une revanche sur
Wintzinried. Nous croyons que le 6 juil-
let 1738, Wintzinried était tout bonnement
1. Probablement .M. de Conzié, comte des Charmettes.
2. Le vaisseau, ou veissel contenait environ 80 litres.
176 MADAME DE WARENS
absent de Chambéry ou bien que le notaire,
qui n'avait besoin que de deux témoins instru-
mentaires, aura préféré Rousseau. La pré-
sence de M. Falquet s'explique par le soin
que madame de \Yarens prenait toujours
de s'entourer de gens pouvant lui être utiles.
C'est ainsi que nous la verrons plus loin s'as-
socier avec M. Mayan, le secrétaire du gou-
verneur.
Le domaine de M. Noëray était de moitié
moins étendu que celui de madame Revil et
pourtant le prix de location était double. Cela
tenait sans doute à ce que chez M. Noëray, il y
avait une fort grande vigne, un vaste parterre
(le jardin en. terrasse) et, surtout, à ce que la
maison, outre qu'elle était logeable suivant
l'expression de Rousseau, avait une superficie
triple de celle de la ferme Revil ' .
1. Suivant les énonciations des livres du cadastre de
Chambéry de 1132, les terres du domaine Revil avaient une
superficie de 20 journaux et 322 toises (près de 6 hectares);
la superficie de la propriété Noëray n'était que de 11 jour-
naux (3 hectares 24 ares). Lz sol de la maison Revil, n° 883,
était seulement de 16 toises et 3 pieds: celui de la maison
Noëray, n° 754, de 51 toises et 4 pieds. Le parterre de
M. Noëray avait 128 toises (9 ares); sa vigne, 4 journaux et
29 toises. La tradition d'un échange entre madame de Warens
et le procureur Renaud est signalée dans une lettre adressée
en 1856 à M. Dessaix, président de la Société savoisienne
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 177
C'est depuis ce moment, et non avant le
voyage à Montpellier, qu'a pu se passer le
plus grand nombre des faits que Jean-Jacques
a placés en 1736 et en 1737; et encore n'ont-ils
pu avoir lieu que lorsque Wintzinried restait à
la ville, ou bien quand il faisait quelque voyage
pour madame deWarens. La présence certaine
du substitut de Rousseau auprès de la baronne
dès le milieu de l'année 1737, la possibilité
d'habiter aux Gharmettes reculée à la fin de
juin 1738, font naître bien des doutes sur les
scènes d'abandon et de confiante intimité dont
Jean-Jacques a fait le récit dans les premières
pages du livre VI des Confessions.
Dans certains passages de la Nouvelle Héloïse,
il décrit les vendanges au pays de Vaud ', la
cueillette du raisin dont Glaire d'Orbe fabrique
différents vins, le gentilhomme qui tire les
grives dans les vignes; ailleurs, les serviteurs
teillant le chanvre ou chantant dans les veil-
lées d'hiver. Ces tableaux sont bien ceux des
fermes de Savoie, quand les mœurs étaient
d'histoire à l'occasion de l'envoi à cette Société de la copie
du Mémoire de madame de Warens du 17 juin 1743, copie
qui se trouve actuellement aux Archives départementales de
la Savoie.
I. La Nouvelle Héloïse, partie V, lettre VII.
12
178 MADAME DE WARENS
plus simples et les grappes plus abondantes.
Claire d'Orbe, c'est madame de Warens; le
chasseur pourrait bien être M. de Conzié
venant causer avec le voisin et la voisine. En
effet Rousseau et le gentilhomme savoyard
voisinèrent beaucoup.
Jean-Jacques passa probablement aux Char-
mettes tout l'hiver de 1738-1739. Il y était cer-
tainement installé dès le mois de mars 1739,
car, le 3, il écrit à madame de Warens pour
lui transmettre le brouillard d'un mémoire
qu'il croit être son chef-d'œuvre :
Il est écrit avec les sentiments d'un homme
que vous honorez du nom de fils... Au reste je
souhaite plus que je n'espère de ce mémoire à
moins que votre zèle et votre haôilelc ordinaire
ne lui donnent un puissant véhicule... Je n'ai
pas fait le rodomont hors dé propos. Je me suis
raisonnablement humanisé. Je sais bien que sans
cela Petit aurait couru grand risque de mourir
de faim... Le mémoire est tout dressé sur le plan
([ue nous avons plus d'une fois digéré ensem-
ble... Il y a ce maudit voyage à Besançon dont pour
mon honneur j'ai jugé à propos de déguiser un
peu le motif; voyage éternel et malencontreux...
Quoi qu'il en soit, j'ai mis à cela un emplâtre... Si
l'on vient me faire subir l'interrogatoire aux
Charmettes , j'espère bien ne pas rester court...
Depuis que vous êtes établie à la ville, ne vous
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 170
prend-il point fantaisie, ma chère maman, d'entre-
prendre un jour quelque petit voyage à la cam-
pagne?...
Le travail dont Rousseau parle ici doit être
le Mémoire au gouverneur de Savoie \ Il est
vrai que, dans la pièce imprimée sous ce nom
aux Œuvres de Rousseau, l'on ne trouve aucune
allusion au voyage de Besançon; cela tient
peut-être à ce que, en femme avisée, madame
de "Warens supprima ce qui avait trait à un
événement qui, pour une cause restée incon-
nue, n'était pas à l'avantage de son protégé.
Dans ce Mémoire, Rousseau parle de ses fai-
bles talents, d'une maladie affreuse qui le défi-
gure; il se dit près de la tombe et demande
une pension. Il comptait, peu d'ailleurs sur le
succès et continuait ses démarches auprès de
l'abbé Arnaud.
M. de Gonzié a fait du Rousseau de cette épo-
que un portrait qu'il convient de rappeler ici :
Jean-Jacques me voyait journellement. Son goût
décidé pour la lecture faisait que madame de
1. Œuvres complètes, t. X, Mélanges, p. 3. On a placé par-
fois le Mémoire à l'année 1734, mais il est évident qu'il est
postérieur à 1738, puisque Rousseau y parle de la maladie
mortelle de M. de Bonac qui ne mourut qu'en 1738.
180 MADAME DE WARENS
Warens le sollicitait vivement pour qu'il se livrât
tout entier à l'étude de la médecine, ce à quoi il ne
voulut jamais consentir. Gomme je le voyais tous
les jours et qu'il me parlait avec confiance, je ne
pouvais douter de son goût décidé pour la solitude,
et je puis dire un mépris inné pour les hommes,
un penchant déterminé à blâmer leurs défauts,
leurs faibles; il nourrissait en lui une défiance
constante en leur probité. Ce fut dans cette maison
de campagne qu'il commença à barbouiller du
papier, soit en vers, soit en prose, sur différents
sujets dont il me faisait lecture plutôt, je crois,
comme à son voisin que pour se décider par mes
lumières, en quoi il pensait très juste. Étant arrivé
à Paris, il fit imprimer, pour son coup d'essai, une
méthode qu'il avait forgée aux Gharmettes, pour
apprendre la musique en moins de trois mois ».
Les poésies auxquelles M. de Gonzié fait
allusion sont la petite Épître à Fanie, que
Rousseau lui envoya avec un court billet, le
1 4 mars 1739 2 et le Verger des Charmettes3.
Cette dernière pièce, d'environ deux cent
quarante vers assez médiocres, est certaine-
ment contemporaine du Mémoire au gouverneur
de Savoie. La poésie essaye ici de compléter
1. Notice citée, dans les Mémoires de la Société savoisieyine
d'histoire, t. 1er, p. 82.
2. Correspondance, lettre XVII. Elle est de 1739 et non de
1738, 'comme M. Mtisset-Patay a cru pouvoir la dater. —
Fanie est le diminutif de Françoise. C'était peut-être le petit
nom de madame de Warens.
3. Mélanges, p. 423.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 181
la prose; elle était sans doute destinée à être
transmise à Charles-Emmanuel III en même
temps que la demande de pension. Après
avoir décrit sommairement la solitude qu'il
habite, Jean-Jacques y énumère à plaisir ses
lectures, ses études des poètes, des philosophes,
des mathématiciens. S'il peut ainsi « goûter
un repos innocent, c'est à la sage Warens,
élève de Minerve, qu'il le doit ». Par cette
transition il arrive à célébrer les vertus de sa
bienfaitrice, à lui conseiller le dédain des en-
vieux. C'est surtout pour dissiper les fâcheuses
impressions que certaines accusations auraient
pu laisser dans l'esprit du roi qu'il s'écrie :
Qu'ils exhalent en vain leur colère impuissante.
Leurs menaces pour vous n'ont rien qui m'épouvante.
Ils voudraient d'un grand roi vous ôter les bienfaits;
Mais de plus nobles soins illustrent ses projets :
Leur basse jalousie et leur fureur injuste
N'arriveront jamais jusqu'à son trône auguste...
C'est ainsi qu'un bon roi rend son empire aimable...
Charles, on reconnaît ton empire à ces traits...
Ta main porte en tous lieux la joie et les bienfaits...
Quel autre plus que toi pouvait être invincible
Quand l'Europe t'a vu guidant tes étendards
Seul entre tous ses rois briller au Champ de Mars?...
Et vous sage Warens que ce héros protège,
En vain la calomnie en secret vous assiège,
Craignez peu ses effets, bravez son vain courroux;
La vertu vous défend, et c'est assez pour vous...
182 MADAME DE WARENS
Revenant sur lui-même il attribue à madame
de \Yarens tout ce qu'il y a d'élevé et d'austère
dans son âme :
Vertueuse Warens, c'est de vous que je tiens
Le vrai bonheur de l'homme et les solides biens...
Un passage mérite aussi d'être relevé, car il
montre qu'à ce moment Rousseau était encore
attaché au catholicisme, à moins qu'il n'y ait
là qu'une flatterie à l'adresse du gouverneur
et de la cour de Turin.
Il lit YHistoire de Genève, de Spon, et dit :
Tantôt aussi de Spon parcourant les cahiers,
De ma patrie en pleurs je relis les dangers.
(Jenève, jadis sage, ô ma chère patrie!
(Juel démon dans ton sein produit la frénésie?...
Transportés aujourd'hui d'une soudaine rage,
Aveugles citoyens, cherchez-vous l'esclavage?
Trop tôt peut-être, hélas! pourrez-vous le trouver...
Heureux si, reprenant la foi </'• ru* aïeux,
Vous n'oubliez jamais d'être libres comme eux!
Il rappelle enfin qu'il est malade, près de
mourir :
Mais le mal dont mon corps se sent presque abattu
N'est pour moi qu'un sujet d'affermir ma vertu.
C'est encore en 1739, vers la fin de l'année,
ou dans le commencement de 1740, qu'il faut
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 183
placer la lettre X que M. Musset-Patay a datée
de 1737, puisque Rousseau y offre à son cor-
respondant resté inconnu, deux ou trois exem-
plaires du Verger. On y voit qu'à cette époque
l'on chantait encore chez madame de Warens,
mais que l'orchestre manquait de violoncelle.
Maman ne pouvait chanter autant qu'elle l'aurait
souhaité, à cause de ses infirmités continuelles :
actuellement elle aune fièvre habituelle, des vomis-
sements fréquents et une enflure dans les jambes
qui s'opiniàtre à ne nous rien présager de bon.
A cela s'ajoutaient les besoins d'argent, les
dettes criardes. Pour les payer madame de
Warens a recours a un expédient. Le 3 jan-
vier 1739 elle cède à Gharbonnel quatre annui-
tés de la pension de cent cinquante livres que
M. de Bernex lui avait léguée sur sa terre de
Challonges, soit six cents livres qui, ajoutées
aux deux cents livres que Charbonnel recon-
naît lui devoir pour solde de compte entre eux,
font huit cents livres. Gharbonnel s'engage
au moyen de cette cession à payer dans six
mois trois cent soixante livres que la baronne
doit à Richard, de Saint-Germain ', cent qua-
1. Saint-Germain-sur-Rhône, village près de Challonges.
184 MADAME DE WARESS
rante à Claude-Louis Bonjean, marchand de
Chambéry, et à se payer à lui-même deux cent
quatre-vingt-douze livres « pour les marchan-
dises fournies à madame de AVarens par la
maison Gharbonnel et Chafarod, sauf à com-
pléter si la note ne s'élève pas à ce chiffre ».
L'acte est passé dans la maison Saint-Laurent,
à Chambéry, en présence de Jean-Samuel de
Wintzinried de Courtille, habitant avec la dame
de W aveux '.
Voilà Wintzinried à peu près gentilhomme! II
habite avec la baronne, et Jean-Jacques, malgré
l'hiver, est relégué aux Charmettes. Depuis le
milieu de février il n'avait pas vu madame de
Warens, lorsque, le 18 mars (1739), il répond
à un billet un peu dur qu'elle lui avait écrit le
dimanche 15, par la lettre la plus affectueuse
et la plus soumise qui se puisse concevoir :
...J'ai convenu sincèrement avec moi-même que
puisque vous trouviez que j'avais tort, il fallait
que je l'eusse effectivement; ainsi sans chercher à
chicaner, j'ai fait mes excuses de bon cœur à mon
frère ( Wintzinried) et je vous fais de même ici les
miennes très humbles... Vous m'avez fait dire-
I. Acte, Rivoire notaire, du 3 janvier 1"39, aux Archives
du Tabellion.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 1 8-'i
qu'à l'occasion de vos Pâques ' vous voulez bien
me pardonner. Je n'ai garde de prendre la chose
au pied de la lettre et je suis sûr que quand un
cœur comme le vôtre a autant aimé quelqu'un que
je me souviens de l'avoir été de vous, il lui est
impossible d'en venir jamais à un tel point d'ai-
greur qu'il faille des motifs de religion pour le
réconcilier.
Il la remercie ensuite de l'avis qu'elle lui a
donné d'écrire à son père, ce qu'il avait tardé
de faire jusqu'à l'arrivée de la réponse de l'abbé
Arnaud à un mémoire qu'il lui avait adressé,
et termine par ces mots :
Songez, ma très chère maman, qu'il y a un mois
et peut-être au delà que je suis privé du bonheur de
vous revoir. Je suis du plus profond de mon
cœur et avec les sentiments du fils le plus
tendre, etc.
Il semble que Rousseau avait fait à madame
de Warens quelque grosse injure, ou l'avait
compromise d'une façon grave, avant même
le voyage à Montpellier, et qu'aux yeux de
sa bienfaitrice il avait augmenté ses torts en
cherchant querelle à Wintzinried. C'est pour-
quoi elle voulait, à tout prix, l'éloigner de
1. Eu 1739, Pâques était le 29 mars.
186 MADAME DE WARENS
Chambéry. Elle n'y réussit que l'année sui-
vante.
En octobre 1739, nous trouvons Rousseau et
Wintzinried ensemble aux Charmettes. Ce der-
nier y rédige une espèce de procès-verbal, signé
aussi par Jean- Jacques, contre un domestique
de madame de Warens qui avait commis un
petit larcin. La lecture de cette pièce fera con-
naître le degré d'instruction de Wintzinried
qui, dès cette époque déjà, signe de Cour-
filles :
Liste de ce qui s'est trouvé dans les poches de Ber-
nard Dumoulin valet de madame la baronne de Warens
le 23 8brc 1739 et inventorier luy présent.
Premt, dans les poches d'une veste grise dans l'une
des chatagnes environ une Éculé (écuelle) et dans l'autre
des ariquot une bonne Éculé.
Dans une veste bleue une Épix de blé de Turquie et
de même Environ une Éculé de très belles chatagnes et
îles plus grosse triée et de même une grande eculé
d'ariquot le tout reconut par nous soubsigné pour être
des danrée de la maison.
En foy de quoy nous avons signé au Charmette ce
dimanche 24 octobre 1739.
Rousseau.
DE COURTILLES l.
On voit que Wintzinried était un homme
soigneux. Quant à Jean-Jacques, qui Tannée
1. L'original est à la Bibliothèque publique de Chambéry,
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 187
suivante, boira en secret le vin d'Arbois de
M. de Mably, il ne dut pas attacher d'impor-
tance à l'acte de gourmandise de Bernard
Dumoulin.
C'est dans l'hiver de 1739 à 1740, et auxChar-
mettes, que Rousseau a dû achever Narcisse,
composer les Prisonniers de guerre \ ainsi
qvCIphis et Anaxarète, opéra-tragédie, qu'il jeta
au feu {Confessions, livre VII).
Madame de Warens avait fait des réparations
assez importantes à la maison de M. Noëray, et
en projetait d'autres; non pour Rousseau,
car elle s'occupait toujours de lui trouver un
emploi, mais pour elle même et Wintzinried.
Le bail du 6 juillet 1738 portait formellement
que si madame de Warens faisait quelques
réparations et améliorations aux biens, ces
ouvrages seraient acquis au bailleur. Pensant
que cette clause ne se rapportait pas à la
maison, elle prétendit qu'à la fin du bail,
M. Noëray devrait lui tenir compte de ses
1. Signalons ces mots de Dorante à la fin de la scène pre-
mière : « Pour éviter que mes lettres ne soient ouvertes à la
poste, mademoiselle Claire a bien voulu se charger de les
recevoir sous une adresse convenue, et de me les remettre
secrètement ». On voit ici la préoccupation des personnes
soupçonnées de regarder en arrière et soumises à un espion-
nage auquel elles s'efforcent d'échapper.
188 MADAME DE WABEHS
dépenses. Un procès était près de s'engager
lorsque, le 10 mars 1740, un accord intervint
entre eux. Les réparations furent évaluées à
mille livres, et il fut convenu que M. Noëray et
ses héritiers seraient tenus de renouveler le
bail aux conditions premières et deviendraient
dans ce cas propriétaires des réparations sans
indemnité, ou bien payeraient les mille livres
si, à une époque quelconque, ils refusaient le
renouvellement f.
Si l'on en croit M. Senebier 2, Jean-Jacques
n'aurait pas été occupé alors exclusivement
des choses de l'esprit. Subissant l'influence de
madame de Warens, il n'aurait pas dédaigné
d'être directeur de diligences publiques.
... Rousseau commence à faire des projets; il envoi*'
au ministre du roi de Sardaigne un plan de diligences de
voitures, pour les marchandises de transit venant de
France, Suisse, Allemagne, Genève, au delà du Mont-
Cenis et du Milanais, Genovésat, Ligurie et Piémont;
il espérait en être l'administrateur : cela ne réussit
pas. Alors il entra dans la maison de M. de Mably à
Lyon...
1. Acte du 10 mars 1*740. reçu par le notaire Genin, à
Chambéry dans la maison Saint-Laurent, en présence de
M. Philibert Falquet et de Claude Gros, un domestique sans
doute de la baronne, car il est souvent appelé comme
témoin par les divers notaires qu'elle emploie.
2. Senebier. Histoire littéraire île Genève, t. III. p. 255.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 189
En effet, madame de Warens eut alors l'heu-
reuse fortune de lui trouver une place hono-
rable.
Par l'intermédiaire de ses amis M. et
madame d'Eybens, de Grenoble, elle obtint
pour lui le poste de précepteur des fils de
M. de Mably, prévôt général du Lyonnais. Dans
une lettre de mars ou d'avril 1740 , qui sent
encore un peu le pédant ', Rousseau remercie
M. d'Eybens de son entremise et le prie de
fixer lui-même ses appointements avec M. de
Mably. Il accepte même d'être pour ainsi
dire pris à l'essai : « Je n'ai point de répu-
gnance à me laisser éprouver pendant quelque
temps. »
Le jeune précepteur ne se rendit pas direc-
tement à Lyon; il passa par Grenoble pour
remercier ses protecteurs et recevoir d'eux
quelques conseils pratiques. Le 23 avril il
va partir et l'annonce à madame de Wa-
rens dans une lettre qui, malheureusement,
1. Lettre XX. — « Madame de Warens a bien voulu
me pousser dans les belles connaissances, mais les prin-
cipes dont je fais profession m'ont fait souvent négliger
la culture de l'esprit en faveur de celle du cœur, et j'ai
bien plus ambitionné de penser juste que de savoir beau-
coup, etc.. »
190 MADAME DR WARENS
ne nous est pas parvenue tout entière l.
Madame, ma très chère maman.
J'ai été obligé de séjournera Grenoble un jour dr
plus que je n'espérais par le manque de voitures...
M. de Mably ne me donnera que trois cent cin-
quante livres de fixe; les cinquante livres restantes
seront par forme d'étrennes. Je pars demain pour
Lyon en même temps que M. l'abbé pour Chambéry.
On n'a point ouvert ma malle [allusion à la mésa-
vmlure de la douane des Rousses ... votre santé.
J'en recommande instamment le soin à toute votre
maison, et surtout à M. de Courtilles que je salue
de tout mon cœur. Tâchez de la rétablir cette
santé afin de donner à votre fils un motif de zèle
et d'encouragement plus efficace que toutes les
vues du monde.
J'ai l'honneur d'être avec un profond respect et
avec la plus tendre reconnaissance, madame, ma
très chère maman, votre très humble et très obéis-
sant serviteur et fils.
Rousseau.
Nous connaissons ainsi tappoiniement que
Jean-Jacques reçut de M. de Mably qui, en se
réservant de donner cinquante livres à titre
1. Ce fragment de lettre est reproduit d'après la brochure
de M. Gustave Vallier : Un Billet inédit de Jean-Jacques Rous-
seau (Çenève, 1883). M. Vallier l'avait tiré lui-même du Cour-
rier français, n° du 3 mars 183", où il faisait partie d'une
réclame pour la vente d'autographes. Nous n'avons pu savoir
ce que la lettre même est devenue.
ET JKAN-JACQUES ROUSSEAU. 191
d'étrennes , semble avoir accepté l'offre de
Rousseau d'être pris à l'épreuve, et ne les
aurait pas payées si les services du précepteur
ne l'avaient pas contenté.
Le 1er mai, Rousseau est installé; il écrit de
nouveau à madame de Warens. Cet empresse-
ment ne concorde pas bien avec ce qu'on lit
aux Confessions, qu'il l'avait quittée « sans-
laisser ni presque sentir le moindre regret
d'une séparation dont auparavant la seule idée
nous eût donné les angoisses de la mort ».
Après quelques détails sur M. de Mably et sur
son petit élève, il la charge de ses très humbles
respects pour les Révérends Pères Jésuites et la
prie « de l'éclaircir sur ce qui lui est unique-
ment important, sa santé et la prospérité de
ses affaires. Que font les Gharmettes, les Kiki,
et tout ce qui m'intéresse tant? » (lettre XXI.)
Hélas! la prospérité de madame de Warens
n'était pas grande. En octobre suivant, elle
fait porter par une clame Genevois un pot d'ar-
gent à Rousseau pour qu'il le vende et lui en
transmette le prix. Elle en veut cinq louis; il
le vend quatre et demi à madame de Mably et
remet l'argent à madame Genevois « avec ce
que sa misère lui permet d'y joindre ». Il la
192 MADAME DE WARENS
remercie de lui avoir envoyé des livres et des
chemises et la gronde d'avoir acheté la toile de
celles-ci, au lieu d'avoir employé la bonne
toile rousse des Charmettes, et d'y avoir mis
des garnitures. Ainsi faites il les portera fort
bien de jour. Il demande si les Pères Jésuites
ont reçu deux paquets par M. Charbonnel et
enfin envoie le bonjour à Zizi *.
M. Musset-Patay conclut de cette lettre que
Rousseau venait au secours de sa bienfaitrice
quand sa position le lui permettait. C'est vrai,
croyons-nous; mais cette fois-ci, il ne fit que
payer une partie du prix de la toile achetée.
Suivant son habitude, cet amoureux de
toutes les femmes le devint de madame de
Mably qui « ne prit pas garde à ses lorgneries
et à ses soupirs ». Son cœur passa alors, et
très vivement (Confessions, livre VII), à made-
moiselle Serre.
Rousseau se dégoûta vite de sa situation chez
M. de Mably; après un an d'essai, il se déter-
1. Œuvres complètes, t. XXIII, soit Œuvres inédites, lettre IV.
11 résulte de celte lettre que madame de Warens cultivait
le chanvre aux Charmettes. On le teillait dans les soirées
d'hiver (Confessions, livre VI) et l'on en faisait ensuite de
bonnes chemises de toile rousse pour Jean-Jacques.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 193
mina à quitter ses élèves l. En réalité, il avait
la nostalgie de maman et des Gharmettes. Bien
que, Tannée précédente, il se fût senti isolé
dans cette maison dont auparavant il avait été
l'âme, bien qu'il eût constaté que madame de
Warens avait pris une manière d'être dont il ne
faisait plus partie, il y revint au commence-
ment de mai 1741.
Je pars, je vole... et je me retrouve à ses pieds.
Ah! j'y serais mort de joie si j'avais retrouvé dans
son accueil... dans son cœur, le quart de ce que
j'y retrouvais autrefois et que j'y reportais encore.
Affreuse illusion des choses humaines ! Elle me
reçut toujours avec son excellent cœur qui ne
pouvait mourir qu'avec elle; mais je venais recher-
cher le r ssé qui n'était plus et qui ne pouvait
renaître... Je me retrouvai dans la même situation
désolante que j'avais été forcé de fuir et cela sans
que je puisse dire qu'il y eût de la faute de per-
sonne; car, au fond, Courtilles n'était pas mauvais
et parut me revoir avec plus de plaisir que de cha-
grin. . J'avais mis les choses dans sa maison sur
le pied d'aller sans empirer (quelle illusionl);
mais depuis moi tout était changé. Son économe
était un dissipateur. Il voulait briller... il faisait
1. Dans un plan d'éducation qu'il aurait adressé à M. de
Mably avant d'entrer à son service, l'on rencontre déjà plu-
sieurs des idées que Jean-Jacques développera dans l'Emile.
Elles durent sans doute être l'objet de ses entretiens avec
madame de Warens et les Révérends Pères Jésuites. Il serait
intéressant d'en rechercher les germes dans les traités de
pédagogie de Y Ordre.
13
194 MADAME DR WAREKS
des entreprises continuelles. La pension se man-
geait d'avance, les quartiers en étaient engagée. .
Je prévoyais qu'elle ne tarderait pas d'être saisie
et peut-être supprimée. Enfin je n'envisageais que
ruine et désastre et le moment m'en semblait si
proche que j'en sentais d'avance toutes les hor-
reurs. Mon cher cabinet était ma seule distraction l.
L'on suppose que c'est durant le dernier séjour
de Rousseau aux Charmettes qu'il faut placer
sa correspondance avec madame de Sourgel.
Quelque deux ans auparavant, un certain aven-
turier du nom de Thibol, qui se donnait pour
imprimeur, était arrivé à Chambéry avec sa
femme, son fils et sa fille. Ils se lièrent avec
madame de Warens; ce qui n'était pas difficile.
A l'exemple de Wintzinried, ils prirent un nom
ronflant : M. et madame de Sourgel. Malgré
cela ils ne réussirent pas à Chambéry et furent
obligés de s'en aller, les uns à Lyon, les autres
à Paris. Madame de Warens emprunta une
certaine somme pour leurs frais de voyage;
ils lui laissèrent, en cadeau ou en gage, quel-
ques objets mobiliers que madame de Sourgel
réclama deux ans plus tard, en 17 il, avec
beaucoup d'aigreur. Elle écrivit à ce sujet à
1. Confessions, fin du livre VI.
ET JEAN-JACQUKS ROUSSEAU. 10."i
M. Favre1, une lettre injurieuse pour madame
de Warens. Rousseau, qui y était aussi pris à
partie, à raison d'un habit crasseux et retourné
dont la dame lui avait fait don, répondit assez
vivement. Sa lettre nous apprend que madame
de Sourgel avait destinédes flambeaux d'argent
à M. Perrin, vicaire de police, dont sa situa-
tion en Savoie lui rendait les services indispen-
sables, mais que le magistrat refusa le cadeau.
Il finit en attribuant à madame de Warens,
qu'il appelle ici sa marraine, les sentiments
élevés que grand nombre de personnes de
mérite et de distinction lui reconnaissent :
J'ai l'honneur d'être le filleul de madame la
baronne de Warens, qui a eu la bonté de m'élever
et de m'inspirer des sentiments de droiture et de
probité dignes d'elles.
Madame de Warens écrivit de son côté à
M. Favre afin d'effacer l'impression défavo-
1. M. Musset-Patay, trompé par l'identité du nom. a pensé
qu'il s'agissait d'un oncle maternel de M. de Conzié avec
qui madame de Sourgel désirait brouiller madame de Wa-
rens. Les premières lignes de la lettre de celle-ci à M. Favre
démontrent que c'était un avocat ou un procureur. Madame
de Conzié n'avait d'ailleurs pas de frère, ou n'en avait plus.
S'il en eût été autrement, elle n'aurait pas été propriétaire
de la seigneurie et comté des Charmettes.
196 MADAME DK WARENS
rable que les malignes insinuations de madame
de Sourgel auraient pu produire dans son
esprit :
Je vous aurais écrit plutôt si j'avais été instruite
de votre mérite, de ce que vous étiez véritablement
et que je n'eusse pas été prévenue par eux que
vous étiez leur homme d'affaires.
M. et madame de Sourgel ont paru dans un fort
triste équipage, chargés de dettes, sans le sou; et
comme j'ai fait une espèce de liaison avec la
femme, qui venait quelquefois chez moi et à qui
j'avais été assez heureuse pour rendre quelques
services, ils se sont présentés à moi pour implorer
mon secours, me priant de leur faire quelques
avances qui pussent les mettre en état d'acquitter
leurs dettes et de se rendre à Paris. N'ayant pas
de l'argent comptant, je l'ai emprunté avec la peine
qu'ils savent et à gros intérêts. — ... Je suis la
seule personne qui ait daigné les regarder. J'ai
sollicité pour eux, j'ai apaisé leurs créanciers,...
j'ai assigné mes quartiers en trésorerie pour le
paiement de leurs créanciers. Quant aux effets
qu'ils ont laissés chez moi, je vous ferai quartier
du catalogue. Les expressions magnifiques de
madame de Sourgel ne leur donneront pas plus de
valeur qu'ils n'en avaient quand elle délibéra si
elle ne les abandonnerait pas avec son logement...
A l'égard des présents, il serait à souhaiter pour
madame de Sourgel qu'elle m'en eût offert de
beaux; car n'étant pas accoutumée d'en recevoir
de gens que je ne connais point et principalement
de ceux qui ont besoin des miens et de moi-même,
elle aurait aujourd'hui le plaisir de les retrouver
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 197
avec tous ses meubles. Il est vrai qu'elle eut la
politesse de me présenter une petite cave à tabac
de noyer, doublée de plomb, laquelle me parais-
sait de très petite considération et fort chétive, je
crus pouvoir et devoir même l'agréer sans consé-
quence; d'autant plus que ne faisant nul usage du
tabac, on ne pouvait guère m'accuser d'avarice
dans l'acceptation du présent. Elle est avec les
meubles. Mais ce qu'elle a oublié, cette dame, c'est
une petite croix de bois incrustée de nacre que j'ai
mise au lieu le plus apparent de ma chambre,
pour vérifier la prophétie de mademoiselle de
Sourgel qui me dit, en me la présentant, que
toutes les fois que j'y jetterais les yeux, je ne man-
querais pas de dire : voilà ma croix...
Pour le collier de grenats, il est juste de le re-
prendre s'il n'accommode pas madame de Sourgel;
elle aurait pu se servir d'expressions plus décentes
à cet égard; elle sait à merveille que je n'ai point
cherché à lui en imposer; je lui ai vendu ce col-
lier pour ce qu'il était et sur le même pied qu'il
m'a été vendu par une dame de mérite, laquelle
je me garderai bien de régaler d'un compliment
semblable à celui de madame de Sourgel.
Madame de Sourgel m'accuse d'avoir mal agi
avec elle. Est-ce mal agir que d'attendre deux ans
un argent prêté dans une telle condition... Ne lui
ai-je pas écrit nombre de lettres pleines de cordia-
lité et de politesses qui, lui peignant l'état des
choses au naturel, auraient dû lui faire tirer l'ar-
gent des pierres, plutôt que de rester en arrière
à cet égard '.
1. Correspondance, lettre XXII. La lettre de madame de
Warens est à la suite de celle de Rousseau.
198 MADAME DE WARENS
Cette plaidoirie où madame de Warens dé-
clare qu'elle n'use pas de tabac, mais avoue
qu'elle fait un peu de brocantage, montre
qu'elle avait la langue bien pendue à l'occasion.
Elle a inspiré la lettre, Rousseau l'a écrite.
Si l'on n'est pas certain de la date de ces
deux pièces, l'on sait du moins que Rousseau
occupa les derniers mois de son séjour aux
Gharmettes à composer sa méthode de nota-
tion de la musique par les chiffres. Lorsqu'il
l'eut achevée, il crut sa fortune faite et s'en
alla à Paris présenter son œuvre à l'Académie '.
Avant de partir il avait laissé à madame deWa-
rens une prière dont on a cherché la date aussi.
Souveraine puissance de l'Univers, Être des êtres,
sois-moi propice, jette sur moi un œil de commiséra-
tion, vois mon cœur, il est pur, il est sans crime. Je mets
toute ma confiance en ta bonté sublime, tous mes soins
à m'occuper de ton immensité, de ta grandeur, de ton
éternité. J'attends sans crainte l'arrêt qui me séparera
1. Rousseau avait pu puiser Vidée de la méthode dans
l'ouvrage d'un ecclésiastique savoyard, l'abbé Déinotz de la
Sale, de Rumilly : Méthode de musique selon un nouveau sys-
tème très court, très facile et très sûr, dédiée à la reine de
France et approuvée par l'Académie des sciences de Paris le
5 juin 1726 (in-8° de 232 pages. Paris, chez Pierre Simon,
1728). Cette méthode de M. Demotz, appliquée surtout aux
chants d'Église, obtenait un certain succès précisément en
1741-1742. La méthode de Rousseau avait un précédent beau-
coup plus direct encore dans celle du P. Souhaity du siècle
précédent.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 199
des humains. Prononce; termine ma vie et je suis prête
à paraître aux marches de ton trône pour y recevoir la
destinée que tu m'as promise en me donnant la vie, etque
je veux mériter en faisant le bien, en accomplissant taloi *.
M. Musset- Patay croit cette Prière anté-
rieure à 1735 parce que, « depuis lors toute
espèce de prière dut être très négligée entre
madame de Warens et son élève ». Il n'a pas
pensé qu'à cette époque la sensibilité n'excluait
pas la pureté du cœur. Cette pièce où respire
un vague déisme doit être d'une époque où
Rousseau n'avait encore aucune philosophie
arrêtée, de 1739 ou de 1740 \
C'est à cette époque encore qu'il faut placer,
croyons-nous, une autre pièce religieuse trou-
vée dans le résidu des matériaux employés pour
la première édition des Œuvres de Rousseau3:
Dieu puissant, Père éternel, mon cœur s'élève en votre
présence pour vous offrir les hommages et les adora-
1. Œuvres inédites, p. 7.
2. La pièce III, Lettre à M. Salomon; des Charmettes, 1736,
a été aussi datée de la sorte par erreur. En 1736, Rousseau
n'était pas aux Charmettes; nous savons qu'il n'y est venu
qu'en 1738. La lettre paraît adressée à un des religieux,
jésuites ou dominicains, dont il suivait alors les leçons; elle
est aussi de 1739-1741.
3. A. Savons, le Dix-huitième siècle à Vétranger (Paris,
Amyot, 1861, p. 236 et suiv.). On y trouvera de longs
extraits de cette élévation religieuse.
200 MADAME DE WAREKS
tions qu'il vous doit... Je vous adore de toute l'étendue
de mes forces, je vous reconnais pour le créateur, le
maître et le souverain absolu,... pour l'être indépendant
et absolu qui n"a besoin que de soi-même pour exister...
Je reconnais que votre divine providence soutient et
gouverne le monde entier... Vos bienfaits sont infinis
comme vous... Ma conscience me dit combien je suis
coupable; je sens que tous les plaisirs... se sont changés
en d'odieuses amertumes; je sens qu'il n'y a de vrais
plaisirs que ceux qu'on goûte dans l'exercice de la vertu
et dans la pratique de ses devoirs... Agréez mon repen-
tir, ô mon Dieu. Honteux de mes fautes passées, je fais
une ferme résolution de les réparer par une conduite
pleine de droiture et de sagesse... J'aurai pitié des mal-
heureux et je les secourrai de toutes mes forces... Je
me préparerai à la mort comme au jour où je devrai
vous rendre compte de toutes mes actions et je l'atten-
drai comme l'instant qui doit me délivrer de l'assujettis-
sement au corps et me rejoindre à vous pour jamais.
J'implore les mêmes grâces, ô mon Dieu! sur ma chère
maman, sur mu chère bienfaitrice et sur mon cher père;...
pardonnez-leur tout le mal qu'ils ont fait; inspirez-leur
le bien qu'ils doivent faire et leur donnez la force de
remplir les devoirs de leur état et ceux que vous exigez
d'eux;... accordez de même l'assistance de vos bénédic-
tions divines à tous mes amis, à ma patrie, à tout le
genre humain en général...
Ces élans religieux de Rousseau concordent
fort exactement avec un passage des Confes-
sions où parlant de ses promenades avant le
lever du soleil, au-dessus de la vigne des
Charmettes, il raconte qu'il faisait sa prière
« dans une sincère élévation de cœur à l'au-
teur de cette aimable nature dont les beautés
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 201
étaient sous mes yeux... Mes prières étaient
pures, j'ose le dire, et dignes d'être exau-
cées. Je ne demandais pour moi et pour celle
dont mes vœux ne me séparaient jamais,
qu'une vie innocente et tranquille, exempte du
vice, de la douleur, des pénibles besoins, la
mort des justes et leur sort dans l'avenir »
(livre VII). Tout simplement la somme de
tous les bonheurs auxquels l'homme puisse
aspirer!
Dans les passages que nous avons rapportés,
M. Sayous a vu du prône et de fréquentes
réminiscences de la liturgie de Genève. Nous
y constatons surtout l'absence de toute aus-
térité calviniste et la reconnaissance des prin-
cipaux dogmes catholiques. Pouvait-il en être
autrement dans ces temps où Rousseau était
l'élève et le disciple aimé et aimant des Pères
Hémet et Coppier. Ces jésuites tolérants à qui
il soumettait certainement ses prières, les-
quelles étaient aussi des compositions litté-
raires, n'exigeaient pas une plus grande pré-
cision. Pourvu que l'orthodoxie et la pratique
catholique fussent témoignées en public, ils
étaient satisfaits.
Un point à noter ici c'est que dans ce par-
202 MADAME DE WARENS
don général qu'il demande à Dieu, il ne parle
pas de ses propres ennemis. C'est donc qu'il ne
s'en attribuait pas encore et que son esprit,
contrairement à ce qu'a écrit M. de Gonzié,
n'était pas, dès ce moment, atteint de cette
misanthropie qui troubla bientôt si grave-
ment l'existence de l'écrivain et du philo-
sophe.
M. Musset -Patay a, justement, mis à
l'adresse de mademoiselle Serre certaine lettre
d'amour écrite par Rousseau (lettre IX); mais
il l'a datée de 1736 et en ceci il s'est trompé.
La lettre est de 1741. Cette date résulte net-
tement du passage des Confessions où Jean-
Jacques, racontant son départ définitif des
Charmettes, écrit qu'il s'arrêta à Lyon :
Avant de quitter cette ville je ne dois pas ou-
blier une aimable personne que j'y revis avec plus
de plaisir que jamais et qui laissa dans mon cœur
des souvenirs bien tendres, c'est mademoiselle
Serre... Mon cœur se prit... J'eus quelque lieu
de penser que le sien ne m'était pas contraire,
mais elle m'accorda une confiance qui m'ôta la
tentation d'en abuser. Elle n'avait rien, ni moi non
plus... et dans les vues qui m'occupaient j'étais
bien éloigné de songer au mariage. Elle m'apprit
qu'un jeune négociant, appelé M. Genève, parais-
sait vouloir s'attacher à elle. Je le vis chez elle
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 203
une fois ou deux... Persuadé qu'elle serait heu-
reuse avec lui, je désirai qu'il l'épousât comme il
l'avait fait dans le siècle; et, pour ne pas troubler
leurs innocentes amours, je me hâtai départir...
Je sentis et j'ai souvent senti depuis lors, en y
repensant, que si les sacrifices qu'on fait au devoir
et à la vertu coûtent à faire, on en est bien
payé par les souvenirs qu'ils laissent au fond du
cœur.
Voilà le récit des Confessions; la réalité
semble assez différente. Dans la lettre à
mademoiselle Serre on lit :
Je me suis exposé au danger de vous revoir et
votre vue a trop justifié mes craintes en rouvrant
toutes les plaies de mon cœur... Vous m'avez traité
avec une dureté incroyable, et s'il vous est arrivé
d'avoir pour moi quelque espèce de complaisance,
vous me l'avez ensuite fait acheter si cher que je
jurerais bien que vous n'avez eu d'autres vues que
de me tourmenter...
Il la dissuade de se faire religieuse, et
ajoute :
... Non, votre cœur n'est pas moins fait pour
l'amour que votre visage. Mon désespoir est que
ce n'est pas moi qui devais le toucher. Je sais de
science certaine que vous avez eu des liaisons, je
sais même le nom de cet aimable mortel qui
trouva l'art de se faire écouter, et pour vous
donner une idée de ma façon de penser, c'est que
204 MADAMK Di: WARENS
l'ayant appris par hasard, sans le chercher, mon
respect pour vous ne me permettra jamais de
savoir autre chose que ce qu'il vous plaira de
m'apprendre vous-même.
Il lui fait ensuite une peinture, qu'il essaye
de rendre brûlante, du bonheur qu'il lui don-
nerait si elle se livrait à lui. Puis :
L'ambition ni la fumée ne touchent point un
cœur comme le mien; j'avais résolu de passer le
reste de mes jours dans une retraite qui s'offrait
à moi; vous avez détruit tous ces beaux projets;
j'ai senti qu'il m'était impossible de vivre éloigné
de vous et pour m'en rapprocher je tente un
voyage et des projets que mon malheur ordinaire
empêchera sans doute de réussir... Donnez-moi
une adresse et permettez que je vous en donne
une pour les lettres que j'aurai l'honneur de vous
écrire et pour les réponses que vous voudrez bien
me faire; en un mot laissez-moi quelque rayon
d'espérance quand ce ne serait que pour calmer
les folies dont je suis capable... Je suis logé chez
la veuve Petit en rue Genti ! à l'Épée royale.
Dans cette lettre, grossière au fond, Rous-
seau attribue à la passion qu'il ressent pour
mademoiselle Serre l'abandon de la retraite
où il avait résolu de passer le reste de ses
jours. Nous venons de voir qu'il quitta les
i. Rue Gentil, à Lyon.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 205
Gharmettes parce qu'il s'apercevait qu'on ne
l'y supportait plus qu'avec peine. Suivant les
Confessions, ce serait par grandeur d'âme
qu'il aurait renoncé à sa poursuite, mais après
l'attaque si vive à la sagesse de celle qu'il
aimait, après l'allusion désobligeante aux liai-
sons précédentes et à Yheureux mortel qui
avait su se faire écouter, ne doit-on pas croire
que le maladroit amoureux fut tout simple-
ment éconduit. Il s'en alla donc à Paris.
Chaque fois que Rousseau quittait madame
de Warens, elle reprenait son rôle de mère,
et équipait son fils. Cette fois, il ne dut pas
en être autrement, bien que Jean-Jacques
raconte qu'il avait rapporté de Lyon quelque
argent et qu'il vendit ses livres '.
La gène était pourtant dans la maison et
d'autant plus grande que le service de la pen-
sion n'était pas fait bien régulièrement.
Le 15 novembre 1741, la baronne écrivit au
marquis d'Ormea :
Monseigneur, dans l'extrême embarras où je me
trouve par le retard de la pension dont le roy m'a
gratifié, j'ose recourir à Votre Excellence comme à
mon protecteur et à mon père. Vous daignâtes,
1. Confessions, fin du !ivre VI.
206 MADAME DE WAHENS
monseigneur, par égard pour ma situation, ordonner
en 1 ".').'{ [en I 734) qu'elle me fût payée exactement
et si les conjonctures sont pareilles, mes besoins
sont encore plus pressants aujourd'hui que chargée
d'infirmités et qu'ayant choisi ma retraite dans
une campagne où j'ai été contrainte de faire des
réparations assez considérables suivant ma situa-
tion, peut m'incommoder beaucoup et me laisser
sans aucun espoir de ressource la moindre sus-
pension des bontés du roy. J'ose supplier très
humblement Votre Excellence de vouloir me réi-
térer la même grâce aujourd'hui que mon zèle et
ma respectueuse reconnaissance pour ses bontés
ont acquis des forces qui peuvent me tenir lieu de
quelque mérite '.
M. Perrero pense qu'elle n'obtint pas ce
qu'elle demandait parce que les Espagnols
envahirent presque immédiatement la Savoie.
Il croit en conséquence pouvoir révoquer en
doute l'assertion des Confessions (livre III) que
madame de Warens n'a jamais perdu sa pension.
L'écrivain turinais s'est trompé et Rousseau
a raison. Tout au plus cette pension fut-elle
suspendue pendant une partie de l'occupation
espagnole de 1743 à 1749; mais la baronne fut
1. Perrero, Curiosilà, etc., loc. cit. L'inversion tout ita-
lienne de l'avant-dernière phrase « peut m'incommoder beau-
coup la moindre suspension » indique ici l'intervention
d'un fonctionnaire picmontais dans la rédaction de la sup-
plique.
ET JEAN-JACQUI'.S ROUSSEAU. 207
assez habile pour obtenir, à la paix, le rappel
des quartiers qu'elle n'avait pas touchés.
A la fin de 1741, M. d'Ormea put encore
écrire au comte de Saint-Laurent de donner
les ordres nécessaires pour que madame de
Warens reçût plus exactement ses quartiers;
il n'en fut plus de même l'année suivante,
car, le 13 février 1742, M. de Saint-Laurent
cessa d'être contrôleur général et devint
premier secrétaire d'État pour les affaires
extérieures.
Le 5 janvier 1742, Jean-Antoine Gharbon-
nel, le marchand drapier, l'ami de madame
de Warens et de Rousseau, mariait sa fille à
Jacques Bazille ', confiseur du roi. Madame de
Warens fut certainement conviée au mariage.
Quel dommage que Jean-Jacques ne se soit
pas alors trouvé à Ghambéry! Il aurait assisté
à la noce avec maman et les Confessions
auraient compté une page charmante de plus.
Nous aurions su peut-être quels étaient les
bonbons préférés de la société et par quel
chef-d'œuvre l'époux montra qu'il était digne
1. Peut-être un parent de M. Bazile de Turin qui, vers la
fin de 1728, trouva mauvais que le petit Rousseau fût trop
bien accueilli par sa femme.
208 MADAME DE WARENS
de ce titre de confiseur du roy qui s'étalait
sur son enseigne. A défaut, nous devrons nous
contenter d'indiquer le costume de la mariée.
Mademoiselle Charbonnel * portait une robe
rouge de gros de Tours; sur un tour de gorge
à dentelles reluisaient un collier à sept tours
de grenade et une croix de grenat montée sur
or. Elle avait des bas de soie et des souliers
de dame. Sa coiffe était ornée de dentelles.
Madame de Warens et Wintzinried exploi-
taient alors la petite ferme des Gharmettes. Ils
y employaient, semble-t-il, un personnel de
quatre personnes. Nous trouvons en effet dans
1. Par contrat de mariage du 5 janvier 1742, du notaire
Pacoret, Jeanne-Marie Charbonnel reçut en dot mille livres;
son mari lui fit augment de la moitié, suivant le droit et
l'usage, et un cadeau de cinq cents livres. Son père lui cons-
titua comme trossel et fardel les objets suivants : « Deux robes
de gros de Tours avec leurs jupons, l'une rouge et l'autre
de couleur canelle, une robe de moncayard verte (étoffe de
laine) avec son jupon d'indienne, un collier à sept tours de
grenade fine, une croix de grenaz montée sur l'or, quatre
douzaines de chemises garnies, dix tours de gorge à den-
telles, deux autres unis; dix-huit mouchoirs de toile blanche,
six draps de six aunes pièce, deux douzaines de serviettes
fines à la Venise avec six nappes, quatre paires souliers
dames, six paires de bas de soye, deux de floret, six paires
de manches à deux rangs, six autres simples, quatorze
coiffes de nuit garnies, quatre autres garnies de dentelles,
six fichus mousseline, et c'est outre ses autres habits, linges
et effets quotidiens (Sur les trossels, voir Fr. Mignier, Trous-
seaux de mariées en Savoie aux x\i° et xvu° siècles).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 209
un recensement d'août 1743 fait par les soins
des syndics de Chambéry cette indication :
Madame la comtesse de Voiran, qui est consignée
à lagrand'rue, a une grangerie aux Charmettes où
elle tient quatre domestiques parce qu'elle fait faire
son bien à la main, un desquels la sert en ville.
Le serviteur de ville et de campagne serait-il
Gourtilles? C'est peu probable.
L'exploitation des Charmettes n'allait pas
sans quelques difficultés. Dans les pays où la
propriété est très divisée, on dit volontiers
qui terre #, guerre a. Madame de Warens,
qui savait tant de proverbes, ne tarda pas à
vérifier l'exactitude de celui ci. Ses voisins,
maître Pierre Renaud et Jeanne La Rebattière,
sa femme, lui suscitèrent divers embarras.
Peut-être se repentaient-ils d'avoir renoncé à
leur bail et espéraient-ils faire déguerpir la
baronne afin de reprendre la ferme avec ses
améliorations et sans bourse délier. En gens
avisés, lorsqu'ils avaient eux-mêmes commis
quelque avanie, ils criaient et se plaignaient.
C'est du moins ce qu'affirme un mémoire que
madame de Warens dirigea contre eux et
qu'elle adressa le 17 juin 1742 à Son Excel-
14
210 MADAME DE WARKNS
lence '; et Son Excellence c'était ou bien le
premier président du sénat, M. Horace-Victor
Sclarandi-Spada % ou le gouverneur comte
Piccon, les seuls en Savoie qui eussent droit
à ce titre.
Je vois avec beaucoup de regret, que M. Renaud
continue à importuner Votre Excellence à mon
sujet. J'avais résolu de garder un profond silence
sur toutes ses injustices, mais puisqu'il se hâte de
m'accuser de ses propres torts, je sens bien qu'au
lieu de me plaindre il faut que je me justifie. Heu-
reusement, monseigneur, j'ai une double défense et
dans mon propre droit et dans votre générosité qui
probablement n'hésiterait, même dans un cas dou-
teux, de favoriser une femme étrangère et infirme
contre les vexations d'un procureur acharné;...
on sent d'abord de quel côté les préjugés doivent
pencher...
Il y a deux ans que la famille Renaud exerce la
maraude sur mon bien, je l'ai laissé faire... sa-
chant qu'il faut passer quelque chose en faveur du
1. Nous publions le mémoire (dans ses parties principales)
d'après une copie assez récente existant aux Archives dépar-
tementales de la Savoie. C'est, par ordre chrouologique, l'une
des premières pièces d'un dossier connu depuis longtemps
et souvent feuilleté, qui nous parait avoir fait partie des
papiers trouvés à la mort de madame de Warens dans son
pauvre logis de Nezin. Il contient des brouillons de lettres
écrits par la baronne, diverses lettres reçues par elle, etc.
Nous les reproduirons, intégralement ou par extrait, sui-
vant leur importance.
2. Nommé le 23 novembre 1739 en remplacement du comte
de Saint-Georges.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 211
métier1; je me flattais que satisfait de ma com-
plaisance il se contenterait d'une honnête contri-
bution... Mais il prit la peine de conduire des
chasseurs dans mes bleds encore en fleurs... Ayant
trouvé sa servante et ses enfants occupés à faire
des fascines sur mon fonds, je les laissai tran-
quilles. Madame son épouse jura que nous avions
très bien fait et qu'autrement elle serait venue
étrangler mes gens jusque dans ma maison. Par
un travers incroyable cette dame excite les autres
à me dépouiller.
Des chicanes plus graves ont succédé. L'absence
de M. Noeray a paru un temps favorable pour faire
de nouvelles entreprises... M. Renaud a fait boucher
avec des pieux un passage conduisant à l'abreuvoir.
Je ne crus pas qu'il me fût permis de laisser
abolir une servitude que j'avais trouvée établie et
dont M. Renaud s'était prévalu contre moi lorsque
j'étais chez madame Revit et lui chez M. Noeray.
Je dis donc à M. Renaud que Votre Excellence ne
souffrirait pas qu'on fit ce tort à un officier pen-
dant que son devoir l'appelait au service de Sa
Majesté. M. Renaud me répondit gravement que
ce qu'il avait commencé il le finissait toujours...
Votre Excellence jugea à propos pour le bien de
la paix de consentir que le bassin restât comblé
et que mes bestiaux au lieu d'aller abreuver au
verger comme auparavant, allassent. désormais au
1. Ces épigrammes contre un procureur au sénat nous
donnent presque la certitude que le mémoire était adressé
non à un magistrat, mais au gouverneur, à qui elles pou-
vaient plaire. A coup sûr, le destinataire n'était pas le comte
de Saint-Laurent qui habitait Turin et n'avait aucune juri-
diction sur maître Renaud.
■2\2 MADAME DE WARKKS
chemin, sous diverses conditions néanmoins, qui
furent fixées par elle avec ordre à M. Renaud de
les remplir dans l'espace d'un mois et défense
expresse de ne rien innover d'ailleurs. Qu'est-il
arrivé ! M. Renaud selon sa coutume a fait ce qui
lui était défendu et n'a rien fait de ce qui lui était
ordonné. Il a continué à abreuver ses bestiaux
dans son verger et d'y faire laver sa lessive et
moi je suis réduite à cause de l'incommodité du
pieu et de la malpropreté de l'eau d'envoyer
abreuver mes bêtes ailleurs.
Madame de Warens reproche ensuite à
Renaud d'avoir bouché les petits chemins
communs, en y plantant des piquets pour
former des passoirs. Elle les fit arracher,
craignant que M. Renaud ne finît « par l'in-
vestir dans sa propre maison ».
Puis, faisant allusion à son intendant Wint-
zinried :
Je ne puis pas tout voir par moi-même, j'ai
besoin de quelqu'un pour y suppléer; c'est ce qui
lui fait de la peine et il n'est pas difficile à Votre
Excellence de trouver ici l'application de la fable
du loup qui voulait faire la paix avec les agneaux
à condition qu'ils se déferaient de leurs chiens '.
1. La.Foutainc, liv. III, lable xm.
Ils {les loups) vous prennent le temps que dans la bergerie
Messieurs les bergers n'étaient pas,
Etranglent la moitié des agneaux les plus gras.
ET JEAN-JACQUKS ROUSSEAU. 213
Je ne souffre chez moi que d'honnêtes gens dont
la conduite est irréprochable, qu'on ne peut taxer
de trop de zèle pour mes intérêts et qui, enfin, ne
voudraient faire nulle comparaison de procédé à
ceux qui les accusent.
Pour juger du caractère de M. Renaud il suffi-
rait de faire un détail de la manœuvre qu'il a pra-
tiquée en me remettant ce bien et de l'état où je
l'ai trouvé. Aujourd'hui qu'il voit les soins que j'y
ai pris et les bénédictions que la Providence
répand sur mon travail, il s'est proposé de me le
faire abandonner à force de chicanes, afin d'en
profiter lui-même; car voilà le vrai mobile de tout,
et c'est en effet à quoi il faudra bien qu'il réussisse
à la fin, en continuant de ce train-là; car moi je
n'y peux plus tenir et j'ai bien peine à croire
qu'après moi il se trouve personne d'assez hardi
pour se mettre à portée d'un si redoutable voi-
sin... Je ne lui demande rien sinon qu'il ne se
plaigne pas quand il me fait du tort. Je ne suis
pas assez ridicule pour prétendre qu'il soit coulant
et qu'il agisse comme un autre homme; je sais
quels sont les droits de sa profession; mais je
souhaiterais du moins qu'il voulût se résoudre à
ne me faire que le mal qui peut lui rapporter du
profit. Votre Excellence a bien voulu se charger
des intérêts de M. Noeray, et je la supplie aussi
de disposer absolument des miens... Toutes les
fois qu'elle daignera décider.... sur ce qui me
regarde, elle éprouvera en moi une obéissance
et une docilité bien éloignées du Génie dont on a
osé m'accuser auprès d'elle.
M. Renaud affirmait sans doute que sa voi-
sine était entreprenante et brouillonne. L'in-
214 MADAME DE WARENS
tervention du gouverneur mit fin vraisem-
blablement à leurs querelles, car madame de
Warens continua à jouir des Gharmettes et
nous n'avons pas rencontré de traces de pro-
cès entre elle et le procureur.
En 1742 éclata la guerre de la Succession
d'Autriche. Charles-Emmanuel III prit parti
pour Marie-Thérèse. Sans se déclarer d'abord,
la France laissa les Espagnols passer sur son
territoire d'où ils pénétrèrent en Savoie le
2 septembre. Vers la fin du mois ils occupèrent
Ghambéry que le gouverneur et les troupes
piémontaises avaient abandonné. En octobre,
un retour offensif du roi leur fit quitter la
ville, mais ils la reprirent le 24 décembre.
Charles-Emmanuel repassa les Alpes, et, le
5 janvier 1743 , l'infant don Philippe ' prit
possession du pays. Il établit sa petite cour
à Chambéry, s'y fit construire un théâtre, où
il appela des acteurs de la Comédie française- ,
et donna des fêtes fort suivies par la société.
Nous ne pensons pas que madame de Warens
y ait été admise. Ses infirmités l'auraient
1. Second fils du roi d'Espagne Philippe V, et d'Elisa-
beth de Parme, marié depuis quatre ans, à la fille ainée de
Louis XV.
2. Fr. Mugnicr, le Théâtre en Savoie, p. 59 et s.; 282, 286.
ET JEAN-JACQUKS ROUSSEAU. 215
empêchée d'y prendre grand plaisir, et sa
pauvreté ne lui aurait pas permis d'y faire
bonne figure. Elle devait supposer d'ailleurs
que l'occupation ne serait pas bien longue et
craindre de perdre sa pension, si on la voyait
dans les salons ou seulement dans l'anti-
chambre du prince espagnol.
Pendant ce temps, Rousseau, qui n'avait pas
su, dit-il, tirer parti de sa Méthode de musique,
était allé à Venise remplir les fonctions de secré-
taire de M. de Monta igu, ambassadeur de France .
A Lyon, j'aurais bien voulu prendre la route
du mont Cenis, pour voir en passant ma pauvre
maman, mais je descendis le Rhône et fus m'em-
barquer à Toulon, tant à cause de la guerre que
par raison d'économie.
Rousseau semble ici avoir manqué de mé-
moire. Il poussa bien jusqu'à Ghambéry car,
lorsqu'il s'agit de régler ses honoraires avec
M. de Montaigu, il porta sur sa note les frais de
ce petit voyage. On lit, en effet, dans une lettre
qu'après la brouille, M. de Montaigu écrivit
à l'abbé Alary, de l'Académie française, l'un
des protecteurs de Jean-Jacques :
Je lui dis (à Rousseau) qu'il avait toutes les qua-
lités d'un fort mauvais valet et que je traiterais le
210 MADAME DE WARENS
compte qu'il m'avait donné de son voyage sur ce
pied-la; que les cinq jours qu'il disait avoir de-
meuré à Marseille pour attendre la felouque qui
le porta à Gênes lui seraient payés, mais point les
autres, ni son voyage de Chambéry, ni les seize livres
pour venir de Padoue ici, puisqu'il y serait venu
fort décemment pour deux livres '.
En tout cas, on voit par sa correspondance
que Rousseau n'avait oublié à Venise ni
madame de Warens ni ses autres amis de
Savoie. Le 21 septembre 1743 2 il écrit à M. de
Conzié, et, suivant une manie invétérée déjà,
il annonce sa mort prochaine :
Je compte pour rien les infirmités qui me ren-
dent mourant au prix de la douleur de n'avoir
aucune nouvelle de madame de Warens quoique je
lui aie écrit depuis que je suis ici par une infinité
de voies différentes. Vous connaissez les liens de
reconnaissance et d'amour filial qui m'attachent à
elle, jugez du regret que j'aurais à mourir sans
recevoir de ses nouvelles... Ne me déguisez rien,
monsieur, je m'attends à tout, je souffre déjà tous
les maux que je peux prévoir, et la pire de toutes
les nouvelles pour moi, c'est de n'en recevoir au-
cune... J'ai appris que votre aimable marquise s'est
remariée il y a quelque temps. Adieu, monsieur,
puisqu'il faut mourir tout de bon, c'est à présent
(ju'il faut être philosophe. Je vous dirai une autre
fois quel est le genre de philosophie que je pratique.
1. P. Faugère, J.-J. Rousseauà Venise ( Corresp., 25 juin 1888).
2. Correspondance, lettre XXV.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 217
Ce genre, si l'on en croit les Confessions,
n'avait rien d'austère, et pour un mourant,
Jean-Jacques se portait assez bien.
Le 5 octobre suivant, il écrit à madame de
Warens :
Quoi, bonne maman, il y a mille ans que je sou-
pire sans recevoir de vos nouvelles, et vous souf-
frez que je reçoive des lettres de Chambéri qui ne
soient pas de vous! ... Cependant les lettres dus-
sent-elles voler par l'air, il faut que les miennes
vous parviennent, et surtout que je reçoive des
vôtres sans quoi je suis tout à fait mort... J'écris
aujourd'hui à M. de Lautrec exprès pour lui parler
de vous. Adieu derechef, très chère maman, je me
porte bien et vous aime plus que jamais. Permettez
que je fasse mille amitiés à tous vos amis, sans
oublier Zizi et Taleralatalera et tous mes oncles.
Si vous m'écrivez par Genève, en recommandant
votre lettre à quelqu'un, l'adresse sera simplement
à M. Rousseau secrétaire d'ambassade de France à
Venise... 0 mille fois chère maman, il me semble
déjà qu'il y a un siècle que je ne vous ai vue! en
vérité je ne puis vivre loin de vous '.
Qui sont ces divers amis aux noms de fan-
taisie?
Taleralatalera, c'est sans doute le bruyant
Courtilles ; les oncles sont l'abbé Léonard, l'abbé
Giloz dont il est question assez souvent, et les
1. Correspondance, lettre XXVII.
218 MADAME DK WARENS
Pères jésuites Hémet et Goppier. Quant à Zizi
ce pourrait bien être un enfant des métayers,
les Kiki d'une lettre précédente. Et ces Kiki ne
seraient-ils pas Jacques Châtelain et Claudine
Droguet qui, à ce moment même, donnaient
un frère à Zizi et lui choisissaient pour par-
rain et pour marraine Jean-Jacques et la
baronne?
Jean-Jacques avait beaucoup vécu avec eux,
la femme préparait ses repas et le servait, si
tant est qu'il ne partageât pas simplement leur
pauvre table , durant les longs mois qu'il
passa seul aux Charmettes. Quoi qu'il en soit,
voici l'acte de baptême :
Le 9 octobre 1743 est né et a été baptisé Jean-Louis.
fils de Jacques Gbatelain et de Claudine Droguet mariés ;
parrain Pierre Châtelain, tenant pour Jean-Jacques-
Joseph-Françoift Rousseau ancien citoïen de Genève; mar-
raine, Claudine Chabor tenant pour dlle Françoise-Louise-
Éléonore baronne de Warens de La Tour.
Signé : Cl.-Fr. Quinson, ch"c (Reg.par. île Sl.-Léger).
Rousseau ne faisant aucune allusion à cet
événement dans les lettres que nous venons
de citer, il est possible que les parents du nou-
veau-né, ayant conservé de lui un souvenir
affectueux aient voulu l'avoir pour compère et
ET JEAN-JACQUKS ROUSSEAU. 219
que madame de Warens ait pris sur elle d'y
consentir.
L'on a déjà remarqué que l'acte de baptême
attribue à Rousseau les prénoms de Joseph-
François qu'on ne lui connaissait pas. Il les
avait reçus sans doute lors de son abjuration,
dont le curé de Saint-Léger dut réclamer un
extrait pour s'assurer de la catholicité du par-
rain. Serait-ce en souvenir de madame de
Warens, qu'il n'avait pourtant fait qu'entrevoir
à Annecy en 1728, que Rousseau prit à Turin
le prénom de Françoise
Jean-Jacques ne prolongea guère son séjour
à Venise. L'ambassadeur, M. de Montaigu,
était à moitié fou et son secrétaire avait fort
à s'en plaindre. Il revint donc à Paris et passa
par Genève où il reçut mille amitiés du rési-
dent français M. de la Glosure... qui n'y habi-
tait plus depuis quatre ans *.
L'erreur de Rousseau, ici encore, est cer-
tainement volontaire. A Venise, il avait été
maltraité par l'ambassadeur; dès qu'il arrive
en Suisse, les résidents français à Sion, à Ge-
nève l'accueillent à bras ouverts. Le procédé
1. Il avait quitté ce poste en 1739 (E. Ritter, Nouvelles
Recherches sur les Confessions).
220 MADAME DE WABENS ET .1 . - J . ROUSSEAU.
littéraire l'exigeait. Il pousse si loin la recherche
du contraste qu'il s'accuse parfois de fautes qu'il
n'a pas commises. Quand il servait à Turin chez
le comte de Govon, et pendant les dix à douze
années qu'il fut le commensal de madame de
Warens il avait sûrement appris les usages de
la table. Cependant il raconte (livre VII) qu'en
1741, lorsqu'il dînait à Paris chez madame de
Boze, il avait l'air gauche et sot.
Son maintien dégagé m'intimidait et rendait le
mien plus plaisant. Quand elle me présentait une
assiette, j'avançais ma fourchette pour piquer mo-
destement un petit morceau de ce qu'elle m'offrait;
de sorte qu'elle rendait au laquais l'assiette qu'elle
m'avait destinée, en se tournant pour que je ne la
visse pas rire.
Et cela pour amener ce trait : « Elle ne se
doutait guère que, dans la tête de ce cam-
pagnard, il ne laissait pas d'y avoir quelque
esprit. »
CHAPITRE VIII
(1744-1752)
Madame de Warens industrielle. — Fabrique de savon: de
chocolat. — Envoi à Rousseau. — Voyage de madame de
Warens en Chablais sous le nom de comtesse de Conzié.
— Lettre intéressante de l'abbé Léonard, archiprêtre de
GrulTy. — Mort à Constantinople de Jacques de La Tour;
— à Yevey, de Marie Flavard, belle-mère de madame de
Warens. — Pourparlers à raison de leurs héritages. — Nou-
velles lettres de Rousseau. — Demande mystérieuse d'une
pension. — Procès de la baronne contre le doyen de Sal-
lanches. — Rousseau la met en garde contre les faiseurs
d'alTaires. — Les mines de fer et de houille en Savoie. —
La prétendue mine d'or de Gruffy. — Associalion de
madame de Warens avec Jean-Guillaume de la Balme. —
Achat des mines de la Haute-Maurienne. — Le frère et la
belle-sœur de Wintzinried aux Charmettes. — Constitu-
tion de la Compagnie des mines en société par actions. —
Pouvoirs donnés à madame de Warens par M. de la
Balme. — L'avocat Boittier-Avrillon achète une aclion. —
Entrée de François Mansord dans la société. — Lettre
désolée de Rousseau. — Madame de Warens et Wintzin-
ried parrain et marraine. — Témoignages d'amitié de
Rousseau à Wintzinried. — Madame de Warens sous-loue
les Charmettes au marchand Joseph Vial (24 mars 1749).
— M. Perrichon, ancien prévôt du Lyonnais, devient asso-
cié. — Lettre que lui adresse madame de Warens. —
Lettre à M. Mansord. — Le chimiste Denervaux. — Con-
ventions nouvelles avec M. Perrichon. — La fabrique de
poterie de fonte. — Résiliation du bail des Charmettes. —
Madame de Warens quitte la maison Saint-Laurent et
s'installe au Reclus. — Fondation pieuse en faveur de
222 MADAMK DE WARENS
régli9e de GrulTy. — Jean-Claude Charbonnel, le maître
fondeur. — Madame de Warenset Courtilles encore parrain
et marraine. — Voyage à Lyon ; association avec les père
et fils Devienne. — Entrée de M. Mayan dans la société. —
Disparition momentanée de Mansord et de Cash. — Vente
suspecte d'actions à Laurent Roche. — Démission des De-
vienne. — Mayan accapare les actions et les cède bientôt
à M. Perrichon. — Cash et la mine de la Colombien.'.
Pendant que Rousseau quittait ainsi Venise
et faisait bientôt à Paris la connaissance de
Thérèse Le Vasseur, frappé qu'il fut « de son
maintien modeste, de son regard vif et doux,
qui pour lui n'eut jamais son semblable »,
pendant ce temps, madame de Warens prélu-
dait à de plus vastes entreprises par l'établisse-
ment d'une fabrique de savon. L'occupation
espagnole, en suspendant le service de sa pen-
sion \ l'avait forcée de sortir de la sphère
des projets pour entrer dans la réalité. Le
5 août 1744 le conseil de ville de Ghambéry
lui donna l'autorisation nécessaire pour vendre
le savon qu'elle fabriquait 2.
1. Elle avait bien obtenu en principe le maintien de cette
pension, mais l'intendance espagnole pressurait le pays pour
en tirer de l'argent et n'en donnait pas.
2. Délibération du 5 août 1744.
Sur le rapport fait par M. le premier syndic que madame la com-
tesse de Warens de La Tour l'a prié de lui procurer une permission
pour le débit du savon qu'elle fait fabriquer, la ville a délibéré d'ac-
corder la dite permission pendant le bon plaisir de la ville.
(Arch. municip. Rerj. de 1744, folio 281 v°).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 223
Au commencement de 1745, et pour ses
étrennes, la baronne en envoya une certaine
quantité à Rousseau : elle y joignit du cho-
colat qu'elle pouvait bien avoir fabriqué aussi.
Jean-Jacques l'en remercie dans sa lettre du
25 février; en même temps il témoigne de la
peine qu'il éprouve de la maladie de son
pauvre frère Gourtilles. Il ne sait trop quel
conseil donner à la baronne au sujet d'un
voyage qu'elle médite :
L'approbation dépend des secours que vous trou-
verez pour en supporter les frais et des moyens
sur lesquels vous appuyez l'espoir du succès de ce
«pie vous allez y entreprendre.
Il lui reproche de se laisser tromper par cet
archi-âne de Keister :
Quand on a vos lumières, on n'a bonne grâce
à cela qu'après s'être crevé les yeux... Du reste,
beaucoup de projets, peu d'espérances, mais tou-
jours n'établissant pour mon point de vue que
le bonheur de finir mes jours avec vous... Adieu
maman; souvenez-vous de m'écrire souvent et de
me donner une adresse sûre '.
Toujours la crainte de l'espionnage!
Le projet auquel Rousseau fait allusion est
un voyage à Thonon et à Evian. Nous allons
1. Lettre XXXIII.
221 MADAME DE WARENS
apprendre par une lettre fort intéressante de
l'abbé Léonard que madame de Warens l'ef-
fectua au cours de l'année 1745, sous le nom
de comtesse de Conzié.
A cette occasion, elle s'était procuré par
l'intermédiaire de l'abbé une expédition de la
donation de 1726, et il n'en avait pas fallu
davantage pour que le bruit courût à Annecy
que cette donation avait été cassée par le sénat.
L'abbé pense bien pourtant que la nouvelle a
besoin d'être confirmée.
Gourtilles, de son côté, avait fait quelques
courses dans les environs de Gruffy; mais il
n'était pas allé voir l'abbé Léonard depuis
certain jour où il lui avait acheté à crédit six
vaissels de froment dont madame de Warens
ne pouvait payer le prix, non plus d'ailleurs
que le montant de deux billets souscrits par
elle à raison de prêts obtenus antérieurement
de son vieil ami. L'archiprêtre se plaint dis-
crètement du procédé :
T
Madame et très chère sœur,
La promesse que vous me fîtes par la dernière de
vos lettres en date du 15e février passé, lorsque
j'eus l'honneur de vous envoier l'acte de vôtre
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 225
donation en faveur de M. le B. de Warens, de me
donner vers les pàques suivantes de vos nouvelles,
sans que depuis près de dix mois j'en aie receue
aucune, ni par écrit, ni verbalement, m'a d'autant
plus surpris que je n'ai point cru vous avoir donné
occasion au silence mortifiant que vous avés gardé
à mon égard. Vous m'avés demandé ci-devant par
la susdite lettre ou nous en étions de nos comptes,
parce que vous ne vous en ressouveniés pas, et je
vous marquai tout bonnement le montant de vos
deux billets, sans y comprendre le prix convenu
des six derniers vaisseaux de froment que M. de
Gourtilles vint prendre ici de vôtre part, dont je
n'ai d'autre assurance que celle que ie sai que vous
les avés bien receu.
Je me suis imaginé cent fois depuis lors qu'une ré-
ponse à la vôtre par laquelle vous souhaittiéz savoir
ou nous en étions de nos intérests communs ne pour-
roit pas vous avoir fait aucune peine, j'ai donc été
dans une véritable perplexité depuis ce temps-là,
jusque dans ce moment que je viens de recevoir la
chère lettre dont vous m'aviez honnoré en date du
28e du passé, par laquelle vous pensés que je suis
le coupable de nôtre silence respectif, partageons
donc ma très chère sœur le reproche fraternel et
avoués moi de bonne foi que ie n'ai pas tant tort
ayant seu que M. de Courtillesa passé plusieurs fois
dans nôtre voisinage pendant le cours de l'année
sans me donner aucun signe de vie de votre part,
je vous avouerai aussi que si j'avais été informé du
tems que vous y avés passée vous même lors de
vôtre voiage à Thonon, je me serais trouvé malgré
vous à vôtre passage pour vous y rendre les devoirs
d'un frère sincère et tout dévoué, vous n'auriés pu
alors me refuser cette satisfaction qu'une amitié de
15
•J-20 MA D AMI! DE WARENS
dix-huit ans doit s'attendre, cependant je n*ai pas
moins pris de part à tout ce qui vous interessoit
pendant tout ce tems, comme si j'avais reçeu tous
les jours de vos nouvelles.
Je me prévaus aussi comme vous, ma très chère
sœur, de l'approche des Stcs fêtes pour vous assurer
de la sincérité des vœux que je n'ai jamais discon-
tinué de faire pour demander au Sauveur naissant
que la divine Providence daigne vous soutenir du
bras de sa Ste protection dans tous les événements
fâcheux que vous essuies depuis que vous êtes
devenue la fille de cette même Providence.
Je suis plus que persuadé que la longueur d'une
cruelle guerre vous met à l'épreuve par des contre-
temsles plus fâcheux; jamais la Savoye ne vit tant
de misères et d'indigens dont le nombre augmente
étrangement, pourries vous bien croire ma très
chère sœur, qu'aiant été obligé pour soulager mes
paroissiens de leur donner presque tout mon blé à
crédit, outre les aumônes extraordinaires faites aux
pauvres, je me suis vu réduit à emprunter pour
faire mes emplettes de vin, de sorte que si je passe
dans le monde pour être à mon aise, c'est en crédit
seulement, mais il faudroit un cœur de marbre pour
ne pas sentir les calamités publiques et les néces-
sités des particuliers qui nous environnent.
Soies donc persuadée, ma très chère sœur, que
je fais tant de cas de vôtre chère amitié, que je ne
perdrai jamais la moindre occasion de m'en mériter
la continuation, je suis si persuadé à mon tour de
vôtre bon cœur à mon égard que je ne saurais
jamais craindre du moindre rallentissement après
les protestations sincères et multipliées que j'en ai
receu en toutes occasions; je vous assure aussi ma
liés chère sœur avec la même sincérité du très res-
ET JEAN-JACQUKS ROUSSEAU. 227
pectueux et de l'inviolable attachement avec lequel
je ne cesserai jamais d'être, Madame et très chère
sœur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
P. Léonard,
curé de Gruffy.
P. -S. — Une personne de ïhonon me dit il y a
quelque tems que vous aviés été jusques à Evian
incognito, sous le nom de comtesse de Conzier, pour
expérir des intérests de famille sur lesquels vous
aviés droit et cela outre celui que vous avès acquis
sur vos propres biens par la nullité de votre dona-
tion cassée au sénat. Comme j'ai remarqué que vous
m'avés gardé un profond silence sur tous ces fais,
j'ai bien lieu de craindre que tout ce qu'on a dit à
ce sujet Annessy et ailleurs mérite confirmation;
si la chose n'est pas telle, l'Évangile vous fournit en
cette occasion une vérité qui doit vous consoler et
le discours que fit S'-Pierre à Jésus-Christ quand il
l'appela à lui peut aussi y contribuer; mon empres-
sement à être informé de ce qui pouvait intéresser
une bonne amie m'a porté à vous faire cette ouverture .
A. V. E. (ave) ».
Le tableau que M. Léonard fait ici de la
misère qui accablait alors les campagnes de
la Savoie n'est pas exagéré. Les réquisitions
de l'intendance espagnole ruinaient le pays "2
1. Copie de la lettre originale aux Arch. départ, de la Savoie.
2. La ville de Chambéry avait envoyé à Madrid une dépu-
tation pour obtenir quelque allégement aux réquisitions:
M. de Conzié était au nombre de ses membres.
228 MADAME DE WARENS
et madame de YVarens n'avait pas trop de
toute son habileté pour pourvoir à son exis-
tence et à celle de son entourage.
Un frère de son père était mort à Constanti-
nople, laissant quelque fortune dans cette ville
et sans doute aussi dans le pays de Vaud. C'est
afin de réunir les pièces nécessaires pour la
revendication de ses droits qu'elle se rendit
en Ghablais où il semble qu'elle put s'aboucher
avec M. Miol, de Vevey, qui était un peu son
allié. Elles étaient encore incomplètes lors-
qu'elle les envoya à Rousseau en le priant
de faire recommander son affaire au comte de
Castellane, ambassadeur de France à Constan-
tinople, pour qui Jean-Jacques dressa la note
suivante :
MM. de la Tour, gentilhomme du pays de Vaud,
étant mort à Constantinople et ayant établi le sieur
Pelico pour exécuteur testamentaire à la charge de
faire parvenir ses biens à ses plus proches parents,
Françoise de La Tour, baronne de Warens qui se
trouve dans le cas désirerait qu'on pût agir auprès
du sieur Pelico pour l'engager à se dessaisir des dits
biens en sa faveur en lui démontrant son droit... la
dite baronne ayant eu ses biens confisqués pour
cause de la religion catholique qu'elle a embrassée
et n'étant pas payée des pensions que le roi de Sar-
daigne et ensuite Sa Majesté Catholique {Philippe V)
lui ont assignées sur la Savoie, ne doute point que
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 229
la dure nécessité où elle se trouve ne soit un motif
de plus pour intéresser en sa faveur la religion de
Votre Excellence.
Et, en note :
Il ne reste de toute la maison de La Tour que
madame de Warens et une sienne nièce qui se
trouve par conséquent d'un degré au moins plus
éloigné, et qui d'ailleurs n'ayant pas quitté sa reli-
gion et ses biens, n'est pas assujettie aux mêmes
besoins *.
A cette époque, le 28 avril 1745, Marie Fla-
vard, seconde femme de M. de La Tour, belle-
mère de madame de Warens, mourut. L'usu-
fruit que son mari lui avait laissé avait donc
pris fin et la part des biens appartenant à ma-
dame de Warens qui y avaient été assujettis
aurait dû lui faire retour. Le gouvernement
bernois s'y opposa sans en prononcer, toutefois,
la confiscation. Il les plaça d'abord simplement
sous séquestre et les fit régir par le sieur Vin-
cent de Chailly. Les revenus devaient en être
transmis à madame de Warens avec offre des
biens eux-mêmes si elle revenait dans son pays
et rentrait dans le giron de l'Église réformée.
1. Lettre XXXVI et annexe. — La nièce à qui Rousseau
fait allusion était Françoise de La Tour, qui avait épousé le
capitaine Jean-François Hugonin.
230 MADAME DE WARENS
Au bout de deux ans d'attente, et lorsqu'il
n'espéra plus le retour de sa sujette, le gouver-
nement donna l'héritage à madame Hugonin '.
L'épreuve que madame de Warens subit
victorieusement dans cette circonstance prou-
verait la sincérité de sa conversion s'il était
certain que les biens qu'elle abandonnait
fussent supérieurs à ses pensions de Savoie
qu'elle aurait perdues en désertant le catholi-
cisme. D'ailleurs, en ce moment, elle avait
devant les yeux le mirage des mines de fer,
de cuivre, d'argent et d'or; et il est bien vrai-
semblable qu'elle tenta d'obtenir, par un accord
amiable avec sa nièce, ce que le gouvernement
lui refusait. C'est certainement à cette affaire
que se rapporte le paquet de lettres de madame
de Warens que possède encore la famille
Hugonin, et qu'elle ne juge pas à propos de
mettre au jour.
L'affaire de la succession de Constantinople
suivit son cours, et, le 3 février 1746, madame
de Warens donna sa procuration à un négociant
de Marseille, Antoine Roubin, pour exiger et
retirer de M. Pelicot les valeurs dont elle se
1. Renseignements dus ù l'obligeance de M. A. deMonlet.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 231
composait *. En attendant que la richesse lui
arrivât de Turquie, et tout indique qu'elle n'en
vint pas, madame de Warens se mit à la pour-
suivre énergiquement en Savoie, mais, hélas!
sans plus de succès. Par intervalles, la ques-
tion de la pension l'occupait aussi.
En février 1747, nous rencontrons deux let-
tres de Rousseau (lettres XXXVII et XXXVIII)
qui y sont relatives. Dans la première, il vou-
drait, grâce à l'intervention de ses amis d'Es-
pagne, faire établir pour toujours la pension
par la cour de Madrid, de façon que madame
de Warens put la manger où il lui plairait, car
« mon opinion est que c'est une affaire déses-
pérée du côté de la cour de Turin, où les
Savoyards auront toujours assez de crédit pour
vous faire tout le mal qu'ils voudront, c'est-
à-dire tout celui qu'ils pourront ». Dans la
seconde lettre , il s'agit d'un Mémoire qu'il
1. Procuration donnée, devant le notaire Pacoret, à Cham-
béry le 3 février 1746, dans la maison de la baronne, la-
quelle « en qualité d'héritière du seigneur de Latour son
oncle décédé à Constantinople et ne pouvant se transporter
au dit lieu à cause de ses indispositions, constitue le sieur
Antoine Roubin, négociant à Marseille pour exiger et retirer
du sieur Honoré Pelicot, négociant à Constantinople, tout
les effets tant meubles qu'immeubles, or, argent, titres,
dont il se trouvera saisi dépendants de la succession dudit
seigneur de Latour, sou oncle ».
232 MADAME DE WARENS
avait rédigé pour demander une pension et
qu'il avait ensuite envoyé à madame de Warens
et à l'abbé Léonard afin qu'ils le corrigeas-
sent. On y énonçait, contrairement à la vérité,
que Jean-Jacques avait abandonné tous ses
droits et prétentions, — sur son patrimoine
sans doute. Il semble y consentir; mais il se
récrie parce qu'on lui fait dire qu'il désire-
rait n'être pas nommé :
C'est une fausse délicatesse que je n'ai point :
la honte ne consiste pas à dire qu'on reçoit, mais à
être obligé de recevoir... Je sens pourtant le prix
d'un tel ménagement de votre part et de celle de
mon oncle. D'ailleurs sous quel nom, dites-moi,
feriez-vous enregistrer la pension?
M. Musset-Patay J suppose que « l'objet de
ce Mémoire était une pension pour madame de
Warens; mais comme elle en avait déjà une, il
fallait l'obtenir sous un autre nom, et Rousseau
mit le sien, espérant bien ne jamais en souiller
ses mains. On lit aussi clans cette lettre :
Si ma fidélité était équivoque et qu'on pût me
soupçonner d'être homme à détourner cet argent
ou à en faire nn mauvais usage, je me serais bien
gardé de changer l'endroit aussi librement que je
1. Histoire de la vie et des ouvrages de Jean-Jacques Rous-
seau. Paris, 1822, I. p. 318.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 233
l'ai fait; et ce qui m'engage à parler de moi, c'est
que j'ai cru pénétrer que votre délicatesse se fai-
sait quelque peine qu'on pût penser que cet argent
tournât à votre profit ; idée qui ne peut tomber que
dans l'esprit d'un enragé.
C'est après cela qu'il ajoute : « Quoi qu'il en
soit, j'espère bien n'en jamais souiller mes
mains. »
Il paraît donc certain que cette pension que
Rousseau consentait à faire établir sous son
nom n'était destinée ni à lui ni à madame de
Warens. Elle l'était peut-être à Wintzinried
qui finit, en effet, par en obtenir une.
En août 1747, madame de Warens gagna au
sénat de Chambéry un procès contre messire
de Rossillon de Mont-Saint-Jean ' doyen de la
collégiale de Sallanches héritier de l'évêque
de Bernex et qui lui payait fort mal les cent
cinquante livres de pension établies sur la
terre de Challonges.
Dans une lettre du 25 décembre suivant,
Rousseau explique à madame de Warens qu'il
1. Joseph-François-Jérôme, fils du marquis de Mont-Saiot-
Jean et d'Antoinette de Rossillon, neveu de l'évêque qui
avait institué héritiers de ses biens de famille ses quatre
sœurs ou leurs représentants. La terre de Challonges était
sans doute tombée dans le lot des enfants de la marquise
de Mont-Saint-Jean.
234 MADAME DE WARENS
a placé la lettre qu'il lui écrit sous l'enveloppe
d'une autre adressée à l'abbé Giloz. Il la met
en garde contre M. Descreux.
Il a beau dire, je ne crois guère sa bourse en
meilleur état que la mienne. J'ai toujours regardé
vos lettres de change qu'il a acceptées, comme un
véritable badinage. Il en acceptera bien pour au-
tant de millions qu'il vous plaira, au même prix,
je vous avoue que cela lui est fort égal. Par rapport
à moi je ne vous dis rien, c'est tout dire; j'espère
toujours qu'un jour, vous me connaîtrez mieux et
m'en aimerez davantage... Je remercie tendrement
le frère de sa bonne amitié et l'assure de toute la
mienne. Adieu trop chère et trop bonne maman.
Le frère, c'était de Gourtilles. Quelle diffé-
rence de ton entre la Correspondance et les
Confessions !
Depuis quelque temps madame de Warens,
que son insuccès de Veve.y et sa propre ruine
n'avaient pas corrigée, paraissait vouloir tirer
profit des travaux de ces prétendus chimistes
que Jean- Jacques appelait archi-ânes et bu-
to?*s. Son activité s'était appliquée à l'industrie
minière. Et même, si l'on en croit les énoncia-
tions d'actes du 1er février et du 18 mai 1752,
elle était depuis 1737 , ou tout au moins
depuis 1742, associée secrètement avec un
sieur Mathieu Cash pour pratiquer clandesti-
ET JEAN-JACQUKS ROUSSEAU. 23F>
nement des fouilles en Maurienne dans les con-
cessions du marquis Graneri. Ce fut sans doute
au vu de quelques échantillons merveilleux
apportés par Cash qu'elle résolut d'acheter
les mines du marquis.
Les montagnes de la Savoie, surtout celles
des arrondissements de Moutiers et de Saint-
Jean-de-Maurienne renferment de nombreuses
et excellentes mines de fer, de plomb argen-
tifère et de cuivre. Leur exploitation remonte
à des temps fort éloignés, mais c'est au
xviii0 siècle qu'elle reçut la plus vive impul-
sion. Les mines de la Basse-Maurienne, de
Saint-Julien à Aiguebelle, qui étaient les plus
productives furent affermées alors à des étran-
gers, M. O.-Liéger Duplisson, de Bar-le-Duc, etc.
Celles de la Haute-Maurienne, de Saint-Julien
au Mont-Cenis et aux confins du Piémont,
appartenaient au comte Graneri, marquis de
la Roche, qui habitait Turin. C'est de celles-ci
que madame de Warens et M. Santîer de la
Balme ou de la Fournache devinrent acqué-
reurs. Elles étaient situées sur les paroisses de
Freney, Fourneaux, Orelle, Modane, Bramans,
Termignon, etc. Les usines d'exploitation con-
236 MADAME DE WARENS
struites par Gaspard Graneri, vers 1650, étaient
à la Praz et à Fournaux. Il y avait dans le
groupe de Freney-Fournaux-Orelle, des mines
de fer spathique à grandes lames, de très bonne
qualité, connues sous les noms du grand filon,
à 2 900 mètres d'altitude, de filons de Bissorte,
du Freney, le filon de fer oligiste métalloïde du
Monioz, sur Modane; un joli filon de cuivre très
pur, mais avec beaucoup de quartz, à Orelle;
— les mines d'Arplanne, des Sarrasins.
La Colombière sur Bramans, dont il sera sou-
vent question, doit être la couche de dolomie
imprégnée de galène lamellaire, soit sulfure
de plomb argentifère, de Saint-Pierre d'Extra-
vache, à 1 750 mètres d'altitude (à 1 236 seu-
lement à Bramans). On y voit encore les
anciennes galeries.
A Lanslevillard il ne pouvait y avoir qu'un
petit gisement de pyrite de cuivre, sur les escar-
pements de la rive droite de l'Arc.
Plus tard, madame de Warens et Cour tilles
obtinrent la concession de toutes les mines
de charbon fossile qu'il découvriraient dans
la Savoie. Ils en exploitèrent dans les vallées
tourmentées des Ullies, près de la Rochette.
La houille maigre, ou anthracite, se trouvait
ET JEAN-JACQUKS ROUSSEAU. 237
à Presles. Au Pontet, au Bourget en Ullie, à la
Rochette il y avait des filons de cuivre qui,
à cette époque, étaient exploités.
A La Serraz, près du lac du Bourget les
associés découvrirent du lignite quaternaire
(bois fossile).
A Arâches en Faucigny, c'était encore du li-
gnite; on l'y trouva presque en poussière et tel
que l'associé Bérard le dépeindra. Il s'agissait
sans doute de la mine de Lépine à 2 500 mètres
environ, à vol d'oiseau, de la rivière d'Arve. Il
n'y a pas là de véritables galeries, mais des
excavations en forme de poches.
Près d'Allonzier {La Caille), où habitait
M. d'Angeville, dont nous parlerons longue-
ment, et où madame de Warens paraît avoir
fait opérer des sondages et des expériences,
son émissaire ne put trouver que de petits
gisements de fer hydraté dans le terrain néo-
comien; mais s'il est allé travailler dans les
paroisses voisines de Cuvât et de Ferrières, il
a pu en recontrer qui avaient et ont encore
une importance réelle '.
Un peu au-dessus de Gruffy, au sortir du
1. Nous devons ces renseignements techniques à l'obli-
geance de M. Lâchât, ingénieur en chef des mines en Savoie.
238 MADAME DE WARENS
territoire d'Allèves, le Chéran commence à
rouler des paillettes d'or, et en quantité suffi-
sante pour rémunérer les recherches des
orpailleurs. La montagne de Gruffy (Semnoz)
et les berges du Chéran ont, en conséquence,
été de tout temps l'objet de fouilles et de
recherches, surtout à l'endroit appelé la Combe
des Tines, sur le territoire de Cusy1. Madame
de Warens et Wintzinried connaissaient sans
doute ces détails par M. Léonard, mais ils
auraient été bien aises d'en tirer profit sans
lui. C'est vraisemblablement pour ce motif que
Wintzinried s'abstint d'aller visiter le curé
lorsqu'il alla à Gruffy en 17 io.
Madame de Warens, après des analyses qui
avaient sans doute donné des résultats parais-
sant avantageux, se fit gronde industrielle.
Elle acheta des concessions, des fonderies de
fer, des usines, et forma des sociétés par ac-
1. De nos temps, et surtout dans la période de 1850 à
1860, de nouvelles recherches furent pratiquées par des
aventuriers de tous pays : d'abord M. Rey, de Tarentaise,
des Dauphinois, des Lyonnais, des Anglais, les sieurs Sutgé:
pais M. Dutruit, madame Lortom, un prétendu comte ou
marquis de Rocheford, H. Roudillon, etc. Enfin, comme si
la bêlise humaine augmentait avec les âges, les chercheurs
dirigèrent leurs fouilles d'après les indications d'une som-
nambule de Chambéry. En 1858, une crue du Chéran balaya
les travaux [Registres de la <:un- de Gruffy).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 23£
tions. Gomme aujourd'hui les frais d'exploi-
tation étaient onéreux, et bien qu'il y eût des
débouchés suffisants, les bénéfices couvraient
à peine les dépenses. Il aurait fallu à la tête
d'une industrie si considérable des personnes
plus expérimentées, plus fermes et surtout
moins chimériques que la baronne. Ses con-
naissances n'étaient pas à la hauteur de ses
prétentions. Nous ne pensons pas que, comme
tous les lanceurs d'affaires, elle ne voulût con-
stituer une entreprise, plus ou moins solide,
que pour vendre ensuite et le plus tôt pos-
sible, les actions qu'elle se réserverait; nous
croyons qu'elle avait la foi. Elle espérait
faire de gros bénéfices et pouvoir désormais
satisfaire ses goûts de générosité et d'osten-
tation. Nous allons la voir à l'œuvre.
Les grands seigneurs, propriétaires et ex-
ploitants des mines de Savoie, n'en retiraient
que de minces avantages. Ils étaient donc
bien aises de s'en défaire en échange d'un peu
d'argent comptant, malgré la vogue dont
jouissaient alors ces sortes d'entreprises. Mais,
de l'argent comptant, madame de Warens
n'en avait pas : elle dut par conséquent s'ef-
240 MADAME DE WARENS
forcer de s'en procurer au moyen d'asso-
ciés bailleurs de fonds. Elle crut en trouver
un, ou à peu près, en la personne de Jean-
Guillaume Soutier de la Balme, seigneur de la
Fournache, chambellan et capitaine au ser-
vice de Son Altesse Électorale de Bavière, né
à La Roche en Savoie, demeurant à Saint-
Jean-de-Maurienne. Le 15 septembre 1747, le
gentilhomme souscrivit en faveur de madame
de Warens cet engagement :
Je soussigné m'engage en la meilleure forme possible
de me rendre en personne auprès de ceux qui voudront
prêter dix mille écus (30 000 livres) à madame la baronne
de Warens de la Tour pour être appliqués à l'acquisi-
tion des fabriques de M. le marquis de la Roche, comte
de Granery. Je m'engage de cautionner par hypothèque
sur la généralité de mes biens le remboursement de la
dite somme au cas où la dite dame ne pourrait pas le
faire elle-même.
Signé le présent à Saint-Jean-de-Maurienne le 15 sep-
tembre 1747.
De la Balme de la Fournache l.
Une fois munie de cette pièce, madame de
Warens crut pouvoir marcher. Elle se rendit à
Annecy avec M. de la Balme et, le 24 octobre,
ils y achetèrent pour le prix de vingt-cinq
mille livres, tant pour eux que pour leurs amis
1. Archives départementales de la Savoie.
ET JEAN-JACQUES ROUSSKAU. 241
à élire, toutes les fabriques, les martinets, bâti-
ments et biens quelconques de Charles -Gaspard
Graneri situés sur les paroisses de Saint-André,
Fourneaux, Frenay et Orelle en Maurienne avec
tout le bénéfice que M. Graneri pouvait mesurer
des patentes accordées à son bisaïeul Gaspard
Graneri par la duchesse de Savoie, Christine
de France, les 12 décembre 1646 et 18 sep-
tembre 1647 ».
Le 10 novembre, le marquis de la Roche
à qui l'acte avait été transmis à Turin le
ratifie. On trouve alors un troisième associé
en la personne de Mathieu ou Thomas Cash,
d'Orelle, qui était un homme du métier. Le
25 novembre, le notaire Decoux arrive d'An-
necy, avec Milleret, le mandataire du mar-
quis Graneri; ils se rendent « aux Charmettes
dans le château qu'habite madame de Latour
de Warens ». On commençait ainsi à jeter
de la poudre aux yeux. Là, M. de la Four-
nache et la baronne associent Cash pour un
tiers dans le marché du 24 octobre, et tous
les trois s'engagent à payer les vingt-cinq
mille livres. Milleret remet alors à M. de la
Fournache les patentes de concession.
1. Acte Decoux notaire; Archives du Tabellion d'Annecy.
16
2*2 MADAME DK WARENS
Cet acte est passé en présence de noble Jean
Dupasquier, capitaine dans le régiment suisse
de Schwaler au service de S. M. Catholique;
résidant à Annecy et de noble Jean-Samuel-
Rodolphe Wintzinried de Gourtilles l.
Le lendemain, 26, et à onze heures après
midi (sic), à Chambéry, dans la chambre occu-
pée par madame de Warens dans la maison de
madame la comtesse (sic), de Saint-Laurent une
convention spéciale intervient entre la baronne
et le mandataire du marquis de La Roche.
En exécution de la promesse et condition verba-
lement convenues entre eux avant le contrat reçu
le jour d'hier, madame de Warens accorde au mar-
quis les faculté et droit de rachat perpétuel, passé
le terme de cinq ans. pour un sixième, soit la
1. Les régiments suisses de Schwaler et de Dunant, et
d'autres encore, étaient à la solde de l'Espagne et tenaient
garnison en Savoie. Rodolphe Wintzinried avait en ce mo-
ment auprès de lui, aux Charmettes, son frère et sa belle-
sœur. Le 14 septembre précèdent, celie-ci ayant mis au
monde une tille, il attesta au curé de Saint-Léger la catho-
licité du père et de la mère. Le parrain et la marraine sont
des paysans de Barberaz, petite paroisse toute voisine où
les personnes portant les noms de Gotteland et de Carie, ou
Carloz, existent toujours en grand nombre.
Voici l'acte de baptême :
14 septembre 1747. Baptême de Marie-Françoise-Angélique fille
de noble Jacques-François Wintzinried de Courtille et de demoiselle
Marie Catherine de La Motte, de Lages en Champagne, mariés, tous
les deux catholiques romains, suivant la lettre écrite aujourd'hui par le
frère du père de l'enfant. Parrain et marraine, honnêtes Pierre Carloz
et Noëlle Gotteland.
ET JEAN-JACQUES ROUSSI' AU. 24.'i
moitié du tiers acquis par ladite dame des biens,
bâtiments, privilèges, concessions indiqués dans
l'acte de vente du 24 octobre, moyennant le prix
de quatre mille trois cents livres outre le rembour-
sement du sixième des frais et des dépenses qui
auront été faits, au cas cependant où madame de
Warens n'en serait pas suffisamment remboursée
par les fruits et avantages perçus.
Les témoins sont un habitant d'Annecy, Jean-
Michel Falquet, et Louis Magnin, un domes-
tique probablement.
Pourquoi cet acte qui, si l'on n'a pas écrit
après midi, au lieu d'avant m\à\, semble avoir
un certain caractère de clandestinité confirmé
encore par le choix des témoins qui y sont
appelés? L'on doit remarquer cependant que
le traité devant être déposé au tabellion, ou
insinuation , de Ghambéry, il était difficile
qu'il restât longtemps secret. Quant au motif
du traité lui-même, on peut supposer, que,
croyant à la prospérité future de la Société, le
marquis de La Roche avait voulu pouvoir y
entrer lorsque la marche en paraîtrait assurée.
Madame de Warens a dû accepter facilement
cette condition parce qu'elle lui garantissait
la sollicitude et la protection d'un personnage
puissant.
244 MADAME DE WARENS
Ces préliminaires étant ainsi terminés, ma-
dame de Warens et M. de la Balme, qui a
reçu la procuration de Cash retourné dans
sa montagne d'Orelle, posent les bases de la
Société par actions. C'est aux Charmettes, en
présence de Wintzinried et d'un nouveau
capitaine suisse, Jean-Baptiste de la Grave,
qu'ils élaborent cet acte important.
Après avoir déclaré que leur concession
s'étend de Saint-Michel-de-Maurienne jusqu'à
l'extrémité des frontières du Piémont, ce qui
est peut-être conforme aux énonciations des
patentes, mais dépasse les termes de l'acte
d'acquisition, on annonce que l'on veut com-
mencer les fouilles.
C'est pourquoi étant indispensable pour parvenir
au but d'y faire travailler avec succès, d'établir une
compagnie suffisante d'intéressés dont l'assistance
et le secours est nécessaire dans des travaux si im-
menses,... M. de la Balme instruit de l'expérience,
lumières et connaissances de la baronne de Warens
présente et aceptante, la constitue sa procuratrice
spéciale, et agrée qu'elle établisse la compagnie à
son gré, en se conformant autant que possible aux
dispositions suivantes :
I. — La Compagnie se divisera en vingt-quatre actions
dont l'acquisition ne pourra être faite que par des per-
sonnes d'un honnête état et d'une probité reconnue.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 245
II. — Le prix de chaque action ne devra pas être
moindre de 200 louis neufs de France (4 200 livres) dont
une moitié payée comptant et l'autre, six mois après,
mais sous déduction des proiits qui auraient été obtenus
dans ces six mois. L'argent sera versé entre les mains
d'un receveur établi à Chambéry en la personne d'un
marchand des plus accrédités, qui en passera reçu et en
tiendra un registre particulier dont il donnera note au
teneur de livres de la compagnie.
III. — On fera fouiller toutes les mines de fer, cuivre,
plomb, argent, s'il s'en trouve, et autres métaux infé-
rieurs, dans toute la concession.
IV. — Les fonds déposés ne pourront être dépensés que
sur mandats signés de madame de Warens et de M. de
la Balme ou de son procureur. Ces mandats devront
être enregistrés par le teneur de livres.
V. — Après les premières fouilles, on décidera, du
consentement des deux tiers au moins des actionnaires,
des fosses dont, suivant les indices de bonté, les tra-
vaux devront être continués et ceux que l'on devra faire
commencer.
VI. — On conviendra du lieu où les métaux prove-
nant des fabriques seront déposés et de la personne qui
en sera dépositaire.
VII. — Il y aura à la fin de chaque année une assem-
blée générale pour régler les comptes en recettes et
dépenses, et fixer les bénéfices.
VIII. — Les fonds ne pourront être retirés par les
actionnaires que lorsque les profits seront arrivés au
même chiffre.
Et comme cette entreprise peut demander des dispo-
sitions ultérieures et même des contraires, le dit sei-
gneur de la Balme donne à madame de Warens le pou-
voir de gérer et digérer le tout à son gré, ce qu'il
approuve et ratifie par avance.
Et comme ils ont fait des avances, soit pour l'acquisi-
tion, soit pour l'établissement des travaux, il est con-
venu que ce qu'ils ont avancé, suivant le compte qui en
sera dressé, sera précompté sur les fonds à verser.
246 MADAME DE WARENS
Le lendemain, 2 décembre, M. de la Balme
donne pouvoir à madame de Warens d'em-
prunter au nom des trois associés, elle, Cash et
lui, jusqu'à concurrence de quinze mille livres
dans l'intérêt commun de l'entreprise pour
l'excavation des mines et l'entretien des fabri-
ques en Maurienne. L'acte est signé en pré-
sence de Juan Delagrave, capitaine au régiment
de Dunant et de Juan De Paquet (Dupasquier) ,
capitaine au régiment de Schwaller, dont le
notaire espagnolise ainsi les prénoms '.
Madame de Warens espérait sans doute
recevoir des fonds de ce M. Descreux qui accep-
tait toutes ses lettres de change. Nous avons
vu que Jean-Jacques dans sa lettre du 17 dé-
cembre la mettait en garde contre cet homme :
« Il est fort sur le zéro aussi bien que M. Ba-
gueret, et je ne doute pas qu'il n'aille achever
ses projets au même lieu. »
Rousseau avait raison et le 10 juin 1748 les
associés n'avaient encore rien versé à la caisse
de la compagnie. Ce jour-là, ils trouvent enfin
un actionnaire : c'est un avocat d'Annecy,
Etienne Boittier-Avrillcn. Avant de l'admettre
t. Actes du notaire ftommet, aux Archives du Tabellion.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 247
à acquérir une action, ils déterminent le nombre
de celles-ci et constituent, comme on le ferait
de nos jours, les parts de fondateurs. A raison
des avances faites pour l'achat des mines et
fabriques, pour les essais et pour les fouilles,
on décide que le profit de l'entreprise sera
divisé en vingt portions dont dix sont attri-
buées aux nobles constituants en échange de
ces avances, et les dix autres seront vendues,
chacune à raison de trois mille livres, qui seront
versées aux mains d'une personne récéante i et
solvable, sous l'honoraire qui sera arbitré. La
Société aura une durée de quarante ans. « De
laquelle proposition s'étant aperçu spectable
Etienne Boittier-Avrillon... il auroit prié les
nobles seigneur et dame constituants de lui
accorder une des susdites portions, ce qui au-
roit été convenu ». En conséquence M. Avril-
Ion promet de payer quinze cents livres dans
quinze jours entre les mains de la personne
qui sera désignée et les autres quinze cents
livres dans le mois. L'acte est signé en présence
de Wintzinried.
Le 7 juillet M. de la Balme trouve un second
1. Terme de pratique signifiant domicilie.
248 MADAME DE WARENS
actionnaire. François Mansord, de Grenoble,
officier dans le régiment dragons de France au
service de l'Espagne, en garnison à Saint-Jean-
de-Maurienne, se rend dans la maison de M. de
la Fournache, rue de Bonrieux, et celui-ci
l'admet au nombre des associés pour une part,
à la charge de payer les trois mille livres, de
la même façon qu'Avrillon. L'acte est reçu
par le notaire Buffard, en présence de Mathieu
Cash dont il n'est pas parlé dans celui du
10 juin, et dont la qualité d'associé primitif
pour un tiers n'est pas davantage signalée ici.
Le 26 juillet, madame de Warens se rend à
Saint-Jean-de-Maurienne et ratifie la vente de
cette deuxième action.
De retour à Chambéry, elle reçoit de Rous-
seau une lettre bien triste et bien humiliée '. Il
se plaint de douleurs néphrétiques , de coli-
1. Lettre XLI, datée de Paris, 26 août 1748. 11 est toujours
à l'hôtel du Saint-Esprit, rue de la Plâtrière. Son père était
mort à Nyon le 9 mai 1747. Cet événement, qui ne paraît pas
lui avoir causé un grand chagrin, ne changea rien à sa situa
tion pécuniaire, car Isaac Rousseau ne laissa aucune fortune.
La part d'Isaac dans la succession paternelle bien qu'elle eût
été d'un cinquième (Dufour-Vernes, p. 10), et non d'un quin-
zième seulement comme l'a dit Jean-Jacques à la seconde page
des Confessions, avait été peu importante et se trouvait dis-
sipée depuis longtemps. Cependant l'usufruit du père sur
les biens de son fils François, disparu en 1721, prit fin à
la mort d'Isaac.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 249
ques d'estomac; il a pris l'émétique, le sima-
rouba, un remède qui guérissait alors :
... Et vous ma chère maman, comment êtes-vous,
à présent?... N'êtes-vous point apaisée au sujet
d'un malheureux fils qui n'a connu vos peines
que de trop loin, sans jamais les pouvoir soulager.
Vous n'avez connu ni mon cœur ni ma situation.
Permettez-moi de vous répondre ce que vous
m'avez dit si souvent : Vous me connaîtrez quand
il nen sera plus temps.
M. Léonard a envoyé prendre de mes nouvelles...
Si vous jugiez à propos, nous nous écririons à
l'ordinaire par cette voie. Ce serait quelques ports
de lettres, quelques affranchissements épargnés,
dans un temps où cette lésine est presque de
nécessité. J'espère que ce temps ne peut durer
éternellement. Je voudrais bien avoir quelque
voie sûre pour m'ouvrir à vous sur ma véritable
situation. J'aurais le plus grand besoin de vos
conseils.
J'use mon esprit et ma santé pour tâcher de me
conduire avec sagesse dans ces circonstances dif-
ficiles, pour sortir, s'il est possible de cet état
d'opprobre et de misère, et je crois m' apercevoir
chaque jour que c'est le hasard seul qui règle ma
destinée... Adieu, mon aimable maman...
Le 20 novembre une fille naît à Pierre Carie
et à Noëlle Gotteland. Madame de Warens et
Wintzinried, représentés par Claude Richaud
et Marie Jacqueline Recordon, en sont parrain
2b0 MADAME DK WARENS
et marraine. L'enfant reçoit leurs prénoms ,
Jeanne-Françoise \
Le 17 janvier 1749 2, Jean-Jacques informe
madame de Warens qu'il est chargé de quelques
articles pour le Grand Dictionnaire des arts
et des sciences. La bile, écrit-il, lui donne des
forces et même de l'esprit et de la science.
Je vous supplie de vouloir bien vous charger de
mes tendres remerciements pour le frère ; de lui
dire que j'entre parfaitement dans ses vues et
dans ses raisons et qu'il ne me manque que les
moyens d'y concourir plus réellement. Il faut espé-
rer qu'un temps plus favorable nous rapprochera
de séjour, comme la même façon de penser nous
rapproche de sentiments.
Que dire de ces lignes de Rousseau et d'autres
aussi tendres que nous avons déjà rapportées?
Ne respirent-elles pas une amitié sincère pour
le frère, pour ce second, ce troisième ami de
maman? Jean-Jacques avait trente-sept ans; il
était en pleine possession de ses facultés, au
moment même où le génie s'éveillait dans son
cerveau; s'il remercie ainsi Wintzinried, pour-
quoi, dix ans après, tant de passages des Con-
1. Wintzinried est désigné sous les noms de Jean Rotol de
Cour tille (Reg. de la paroisse de Saint-Léger).
2. Correspondance, lettre XLII.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 251
fessio?is contrastent -ils avec cette affection?
Mais les affaires de madame de Warens
n'étaient pas en meilleure situation que les
siennes. Mansord, si tant est qu'il ne fut pas
un homme de paille, stylé par M. de la Balme
pour provoquer aux souscriptions, avait bientôt
reconnu la fragilité de l'entreprise. Le 4 no-
vembre 1748, il avait rétrocédé son action au
vendeur et déclaré, en présence de Gourtilles,
qu'il avait été remboursé de ses avances ou
payements. L'opération est faite au moyen
d'une contre-lettre destinée à rester secrète;
car, ostensiblement, c'est lui qui, avec madame
de Warens, agira au nom de la Société et
comme remplaçant M. de la Balme. Peut-être
cette simulation avait-elle été rendue nécessaire
par une absence de ce dernier, rappelé pour
un temps à ses fonctions en Bavière.
Quant à Boittier-Avrillon, il n'avait pas pu,
ou n'avait pas voulu payer les trois mille livres
dues pour l'achat de son action. En mars,
madame de Warens, et Mansord, qui se dit
maintenant ancien officier, le citent devant le
juge du consulat à Ghambéry [tribunal de com-
merce) pour faire annuler sa souscription. L'an-
nulation est ordonnée le 13 mars 1749. Avrillon
252 MADAME DE WARENS
ne s'était d'ailleurs pas fait tirer l'oreille, car,
la veille, il avait donné mandat d'acquiescer à
la demande.
Nul n'étant prophète en son pays, madame
de Warens chercha des associés plus loin et en
trouva. Mais elle était désormais trop absorbée
par son industrie pour continuer à exploiter le
domaine des Charmettes, dont elle oubliait du
reste volontiers de payer le loyer.
Le 24 du même mois, elle le sous-loua à un
marchand de Chambéry, Joseph Vial, aux con-
ditions du bail passé avec M. Noëray *. Peut-
être que déjà à cette époque elle avait établi une
poterie de fonte au Reclus à Chambéry, bien
que ce soit en octobre 1750 seulement qu'elle
loua une maison du marquis d'Allinges et la
décora du nom pompeux de Fabrique royale.
Au nombre de ces actionnaires qu'elle trouva
à l'étranger, le principal et le plus riche était
Camille Perricàon, chevalier des Ordres du roi,
conseiller d'État ordinaire, ancien prévôt des
marchands et commandant de Lvon. Il habitait,
1. Acte du notaire Pacoret du 24 mars 1749 signé en pré-
sente de Jean-Samuel de Courtilles.Le25 mai 1752, M. Noëray,
devenu commandant d'Annecy, remet son testament au
notaire Combaz dans la cellule du P. Hippolyte Donzel des
Carmes déchaussés de Chambéry.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 253
l'été au moins, à Chanvert au-dessus de la ville.
Madame de Warens le connaissait depuis long-
temps, car, en 1741, Rousseau, qui l'appelle le
noble et généreux Périchon, alla le revoir avant
de quitter sa place de précepteur des enfants
de M. de Mably et se ressentit de sa magnifi-
cence '. Si son entrée officielle dans la Société
des mines ne date que du 21 décembre 1749,
il est vraisemblable qu'il était lié secrètement
avec madame de Warens dès l'origine même
de l'affaire. La baronne, en effet, avant de
passer l'acte d'acquisition du 24 octobre 1747,
s'était rendue à Lyon. Une procuration en blanc,
du 9 septembre 1747, nous apprend qu'elle était
alors dans cette ville au logis des Quatre-
Nations,rm Sainte-Catherine. Lorsque, un mois
plus tard, elle traita avec le représentant du
marquis de La Roche, elle avait sans doute
obtenu la promesse du concours de M. Perri-
chon et l'avance de quelques sommes d'argent.
Actuellement il fallait davantage. Les travaux
ne marchaient pas rapidement et la caisse était
vide. On poussa donc les pourparlers engagés
depuis longtemps pour faire entrer M. Perrichon
1. M. de Mably, que Rousseau qualifie de prévôt général
du Lyonnais, était donc le successeur de M. Perrichon.
2oi M AD ami: de warkns
en nom dans la Société, en lui vendant quel-
ques actions.
Le 4 novembre 1749, madame de Warens lui
adresse la lettre suivante dont le brouillon est
aux Archives départementales. Elle ne l'a pas
écrite à la légère, car on y voit deux corrections
faites de la main d'un homme habile en affaires,
connaissant la valeur des mots :
Monsieur et très honoré Protecteur
J'ay engage M. Moiroud de passer par Lyon avant
de ce rendre à la Cotte-St-André afin qu'il ne fit
aucune démarche que suivant les déterminations
que vous aurez la bonté de prescrire (ce mot a été
remplacé d'une autre main, par de luy donner). Je
l'ay prié de vous rendre un comte véridique de ce
qu'il a veu de nos afaire ; M. de Courtilles aura
aucy l'avantage avec notre maître fondeur de vous
rendre comte de l'état présent des chose, vous
vairé les épreuve de nos filons, c'est-à-dire de
ceux qu'il ont eu le tems de vérifier cette cam-
pagne. Les vivassités des bise et du gevry glassé
(givre) qu'il y a déjà dans nos montagne en rend
pour cet année les promenade impraticable, je
conte qu'il y en a sufisentement de quoi bien s'oc-
cuper (en surcharge et d'autre main : tous ces hivers
et pour des ciècles entiers) a ce qu'il ont veu et
vérifié sur les lieux et ont fait les épreuve pour
qu'il ne reste aucune insertitude; ajés la bonté
Monsieur et bien cher Protecteur de continuer votre
protection et vos bontés à une compagnie qui ne
peut plus rien sans vous mais qui étant soutenue
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 25.ï
comme elle devrois l'être; vous donneras toutes
sorte de satisfactions; j'espaire que vous aurez la
bonté de porter une atentions à l'état presant de
notre caisse, qui étant entièrement dépourvue de
fonds, ne cadre pas avec les matières avantageuse
que nous avons en main.
J'ai l'honneur d'être avec autant de dévouement
que de parfaitte reconnaissance et de profond
respect...
à M1' Perrichon — ce 4e novembre 1749.
Il convient encore de placer ici une lettre
écrite en décembre 1749 à un associé habi-
tant Grenoble, peut-être M. Mansord, que ma-
dame de Warens cherche à convaincre de la
nécessité de lui procurer des fonds pour
envoyer à M. Denervaux. Celui-ci était un chi-
miste homme d'affaires, habitant ordinaire-
ment Genève, et qui devint plus tard le man-
dataire de M. Perrichon.
Monsieur et cher associé,
Vous m'aviez promis de vos nouvelles et cepen-
dant je n'en ai aucunes, ce qui me fait bien de la
peine ; vous verrez par la copie cy-jointe de la lettre
que m'a écrit M. de Nervoz la tournure qu'il donne
à nos propositions, voilà monsieur et cher associé
ou vat nous conduire l'idée que vous avez de vou-
loir céder un droit positif pour engager, dites-vous,
les intéressés à se prêter de meilleure grâce aux
propositions. Pour moi je vous dis naturellement
entre vous et moy que sy les fonds que nous de-
236 MADAME DE WARENS
mandons avec tant de raison ne sont pas entré en
caisse d'icy à la fin du mois prochain comme nous
l'avons demandé; qu'il ne nous convient d'aucune
façon entrer dans de nouveaux engagements. Et
d'ailleurs vous sçavez que j'ai procuré à notre com-
pagnie la découverte de tous nos filons et que j'ay
donné l'industrie et le plant de toutes la fonderie
et moulages sans avoir receu aucune récompense
de la C'e ny à cet égard ny à celuy de la peine que
j'ai journellement pour le soutiens de notre en-
treprise, vous savez que je suis la plus mal partagée
de tous les Intéressés, ainsy j'ai bien des sujets
qui me rebute entièrement et qui devroit m'en-
gager a getter le manche après la coignée, je vous
prie en grâce monsieur et cher associé de me dire
au naturel ce que je dois penser de tout cecy et ce
que vous me conseillez de répondre à M. de Nervoz
sans quoy je ne luy feray aucune reponce, cepen-
dant le cas est d'autant plus pressent que la per-
sonne en question qui devait avoir dix mille
livres dans ce pais ne peut pas les retirer quant à
présent de ceux qui luy doivent, ainsy voilà une
affaire comme manquée ou du moins renvoyée
pour longtemps au diable vert l.
Je vous souhaite les plus heureuses fêtes et toutes
sortes de prospérité dans la nouvelle année où nous
allons entrer vous priant que la bonne amitié et
union reigne toujours entre nous à quoy je contri-
buera}- toujours de mon pouvoir par le zelle sincère
avec lequel je travaille sans relâche pour vos avan-
tages comme pour les miens propres; je vous prie
d'offrir à madame la Marquise les assurances de
mon plus parfait dévouement et de tout mon res-
1. Pour : au diable Vauoert (Voir Dictionnaire de Liltré).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 25/
pect. J'ay eu l'honneur de luy écrire depuis que vous
êtes à Grenoble, je vais faire travailler après ces
fêtes ' à quelque jolie pièce que je vous prie de luy
présenter de votre part et de la mienne, comme nous
en sommes convenus.
Donnez moi de vos chères nouvelles le plus tût
possible et me croire sans réserve et avec une très
parfaite considération,
Monsieur et cher associé, votre très humble et
très obéissante servante 2.
Madame de Warens arriva à ses fins.
Le 21 décembre 1749, elle rédigea à Gham-
béry, avec M. Mansord agissant comme ayant-
droit de M. Guillaume Sautier de la Balme, une
convention en sept articles. On y rappelle que la
société comporte vingt actions dont dix appar-
tiennent aux fondateurs. C'est ce qu'on nomme
les actions en dedans. En considération des
dépenses faites pour l'acquisition des immeu-
bles et droits sociaux, pour la découverte de
nombreux filons, pour les travaux immenses du
souterrain de la montagne de la Golombière, etc. ,
ces dix actions sont dégrevées de tous frais
ultérieurs, lesquels restent à la charge exclusive
1. Ces mots indiquent que la lettre a été écrite vers le
milieu de décembre.
2. Archives départementales de la Savoie. — Ce brouillon
de lettre est d'une belle écriture qui n'est ni celle de
madame de Warens, ni celle de Winlzinried.
17
258 MADAME DE WARENS
des dix autres actions que Ton appellera les
actions en dehors. Celles-ci seront vendues six
mille livres pièce. Chaque associé participera
aux bénéfices et aux pertes dans la proportion
du nombre de ses actions. Il fournira aussi des
tonds dans la même proportion, si ceux qui
existent présentement ne suffisent pas pour
pousser l'entreprise à son point de perfection.
On y déclare enfin que M. Perrichon a acheté
six actions en dehors pour lesquelles il a payé
la somme de trente-six mille livres, monnaie de
Piémont et dont quittance lui est donnée.
M. Perrichon acquiesce en ces termes :
J'accepte les conditions cy-dessus.
A Lyon, ce 26 septembre 1749.
Perrichon.
Ce payement du capitaliste lyonnais, bien
que dépensé en partie d'avance, ne laissa pas
que d'améliorer considérablement la situation.
Les amis de madame de Warens en profitèrent
pour remonter leur garde-robe. La baronne
chargea M. Denervaux de faire pour eux quel-
ques emplettes à Genève; le 24 janvier 1750,
elle lui en accuse réception :
Nous avons reseu bien conditionne la veste de
KT JKAN-JACQUKS ROUSSEAU. 259
M. Mansord, la sarge blanche en soye pour M. Gous-
sels, les dorures pour M. de Courtilles et les ba-
lances et pois pour notre fondeur (Jean-Claudi'
Ckarbonnel); nous attendons encore l'estoc et bi-
gorne et nous vous prions de tenir comte de la
généralité de vos envoix afin que nous vous rem-
boursions le montant des premier fond que nous
retirerons de votre villes, ce qui ne tardera pas
corne savez; au reste nous vous prions de ne pas
manquer de tenir main pour faire avancer le bo-
cage provenant des fourneaux de madame de Mal-
iens nous en sommes pressés pour continuer notre
travail qui vat fort bien grâce à Dieu.
En attendant, etc. '.
Le même jour, madame de Warens s'adresse
encore à M. Perrichon :
Monsieur et bien cher protecteur,
J'ai reçu les deux chères vôtres par le même
ordinaire. Si ces messieurs n'ont pas eu l'honneur
de vous rendre compte en particulier des informa-
tions prises à Grenoble c'est pour ne pas vous fati-
guer par des lettres inutiles attendu que leurs
recherches jusqu'à présent ne sont pas suffisantes.
Pour n'avoir rien à nous reprocher j'ai encore
chargé le sieur Labranche 2 qui s'est retourné dans
sa montagne... de vérifier la conduite du sieur
Mathieu (Cash).
1. De l'écriture de madame de Warens {Archives dépar-
tementales).
2. En 1758 cet ingénieur (?) est appelé et qualifié ainsi :
François Peiraud Labranche, conseiller du roy, membre de
l'Université de Paris.
260 M ADAM K DE WARENS
Il est surprenant qu'on vous ait si mal instruit
au sujet de notre poterie; il est vrai que nous
sommes obligés de faire venir du dehors une par-
tie des matières, jusqu'à ce que nous ayons fait
nous-mêmes une première coulée, mais bien loin
que nous soyons en perte sur cet article j'offre de
démontrer que, dans tous les temps y sera de notre
avantage de continuer à prendre des matières
étrangères pour pouvoir tirer un bénéfice plus
solide sur les ouvrages attendu qu'étant par là de
meilleure qualité, ils auront un débit plus certain.
Soyez persuadé monsieur et bien cher protecteur
que je suis sûre de ce que j'avance et vous ne nie
trouverez jamais dans aucune occasion dire autre
chose que la vérité, attendu que je ne fais point de
systèmes en l'air... et sûrement notre fonderie d'ic
est un objet solide et qu'il faut soutenir et con-
server précieusement. Le sieur Barbon n'est en
vérité pas suffisamment instruit sur ces parties
pour pouvoir en décider; il faut lui faire à ce
sujet comme on fait aux orphelins qui sont sous
tutelle, avoir soin de sa part, sans lui rendre da-
vantage. Pour le présent, s'il prend une demi-
action, nous vous prions que ce soit dans la géné-
ralité des affaires...
Je n'ai en tout cela rien plus à cœur que votre
satisfaction J.
Le 3 février 1750, Mansord, à qui la société
vient pourtant d'acheter une belle veste, rap-
pelle devant Courtilles, Labranche et Goussel
1. Archives départementales.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 261
qu'il a rétrocédé son action et qu'il a été rem-
boursé du prix.
Nous avons dit que madame de Warens
avait négligé de payer le loyer des Char-
mettes. Elle eut à cet égard des difficultés avec
M. Noëray. Grâce aux bons offices de l'abbé
Léonard, semble-t-il, elle traita le 22 avril 1750
avec le propriétaire \ Il fut convenu qu'elle
abandonnait toute réclamation à raison des
intempéries souffertes et des tailles payées,
ainsi que des réparations, évaluées à mille
livres, qu'elle avait faites à son entrée dans le
domaine; qu'en outre elle payerait sept cent
cinquante livres à M. Noëray qui les prendrait
sur les quartiers de sa pension de 1751. Moyen-
nant cet engagement, M. Noëray accepta la
résiliation du bail et promit de ne réclamer
plus rien à la baronne, à qui Vial se trouva
ainsi complètement substitué. Les témoins de
l'acte sont l'abbé Léonard et M. Jacques Didier,
trésorier de la province de Tarentaise. Il est
passé dans la maison du comte de Saint-Lau-
rent où habite la dame baronne de Warens.
Avec l'emploi de directrice de la Société,
1. Archives du Tabellion.
262 MADAME DE WARENS
madame de Warens cumulait alors celui de
caissière; aussi la caisse était vide bien sou-
vent. Le 25 juillet 1750, elle remet à son
maître mineur, nommé Rouyer, une paillasse
neuve, deux draps, des outils et cinq sequins
pour qu'il aille suivre le filon de Valmeinier.
Elle fait constater dans le reçu qu'elle a dû
emprunter cette somme « à défaut des fonds
en caisse que l'on lui devait remettre pour le
soutien des travaux ' ».
La baronne était alors à la recherche d'un
bâtiment où elle pût installer la fabrique de
vaisselle de fonte; elle le trouva à Ghambéry,
au faubourg Reclus, dans une maison apparte-
nant à Jacques de Coudrée, marquis d'Allinges.
Bien que le bail ne soit daté que du 22 octo-
bre 1750, elle en avait déjà pris possession, vers
la fin de juillet, tout au moins pour y faire à
ses frais les aménagements nécessaires. Le
dossier des archives départementales contient,
en effet, à la date du 7 août, une note de tra-
vaux à la fabrique du Reclus et à l'apparte-
ment. Elle acquitte le même jour une note de
six livres pour la ferrure des chevaux. Il y avait
\. Archives départementales.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 263
donc déjà un service de voitures pour le trans-
port de la fonte à Ghambéry *. C'est le 1er oc-
tobre qu'elle prit possession personnellement,
mais au nom de la société des mines, des bâti-
ments de la fabrique. On lit dans l'acte :
Madame de Warens, pour elle et au nom de noble
François Mansord et Ci0, loue la maison aveG ses dépen-
dances et appartenances quelconques de la même ma-
nière que la dite dame et C,e en ont joui dès le com-
mencement du dit mois d'octobre.
Le bail est fait pour neuf ans au prix de trois
cent quarante livres par an, 'payables à l'avance.
La baronne paye en conséquence trois cent
quarante livres comptant; elle signe de la
signature sociale : F.-L.-E. de Warens de La
Tour Mansord et Compagnie \
On doit croire que les affaires sociales eurent
alors un moment de prospérité; c'est du moins
ce que l'on peut induire d'une fondation reli-
gieuse que madame de Warens fit, le o novem-
bre 1750, en faveur de l'église de Gruffy, à
l'acceptation de l'abbé Léonard. C'est, grâce à
1. Archives départementales .
2. Archives du Tabellion et minutes du notaire Buisson.
C'est donc alors que madame de Warens quitta la maison
du comte de Saint-Laurent, après y être restée dix-neuf ans
Le comte avait été nommé ministre d'État au mois de mars
précédent.
264 MADAME DE WARENS
l'immutabilité des biens de mainmorte, la
seule de ses œuvres qui ait survécu.
Analysons cet acte reçu encore par le notaire
Buisson :
A Chambéry dans la maison qu'occupe la baronne de
Warens et Cie, laquelle à son nom et de noble François
Mansord et Cie, ayant commencé leur société sous les
auspices de la Très-Sainte Vierge, s'étant voués sous le
vocable de Notre-Dame des Ermites, et pour s'acquitter
de leur pieux dessein, s'étant déterminés d'établir une
fondation dans l'église paroissiale de Gruffy en Gene-
vois, à l'acceptation de Rd Pierre fds de feu Jean Léo-
nard, natif bourgeois de la ville d'Annecy, docteur en
théologie.
Madame de "Warens compte trois cents livres
au curé, lequel
en libère ladite dame baronne et C',%, et c'est pour îa>
fondation du vœu de leur dite Compagnie et sous la
condition que ledit curé et ses successeurs célébreront
à perpétuité une messe basse dans le courant des pre-
miers jours de chaque mois dans la chapelle de N.-D.
du Rosaire sous le vocable de N. D. des Ermites, et c'est
en action des grâces qu'il a plu à Dieu verser par l'inter-
cession de la Très-Sainte Vierge sur l'entreprise de ladite
Compagnie et pour qu'il lui plaise vouloir les continuer...
Le curé placera les trois cents livres pour qu'elles
produisent un revenu de quinze livres. Il sera permis
à la Compagnie de mettre dans ladite chapelle un
tableau à l'effigie de N. D. des Ermites • et de trans-
1. Il existe aux Channettes, dans l'oratoire actuel, un
tableau de Notre-Dame des Ermites, d'un dessin volontai-
rement archaïque, qui y a été laissé lorsqu'elle les quitta
en mars 1749. On voit ainsi que sa dévotion à la Vierge de
ce nom était déjà ancienne.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 265
férer ladite fondation dans une autre chapelle au cas
que la compagnie voulut en faire bâtir une...
P. Léonard,
curé de Gruffy, acceptant,
F.-L.-E. de Warkns de la Tour..
Les ouvriers de la poterie de fonte s'étaient,
depuis quelques mois déjà, groupés autour de
la fabrique. Le maître fondeur était Jean-Claude
Charbonnel, le fils du marchand drapier. Il habi-
tait au Reclus à l'auberge de l'Oye d'Or. Le
27 juin 1750, sa femme, Marie Gros, accouche
d'un fils qui a pour parrain et marraine « Jean
Rodolfe Vesserier dit Curtille, et dame Louise-
Françoise de Wuaran » ; ils sont représentés
à l'église de Lémenc par le grand-père de
l'enfant et par Marie Recordon, la femme de
chambre de la baronne {Registre paroissial de
Lémenc).
En 1751 les affaires sociales paraissent avoir
marché d'une façon satisfaisante et peut-être
l'opération n'eût-elle pas été mauvaise si ma-
dame de Warens avait su se borner. Mais elle
étendait toujours ses fouilles. Au commence-
ment d'août elle se rend à Lyon avec Mansord
auprès de M. Perrichon, et le 4, l'on se ren-
contre à Chanvert avec les sieurs Devienne, père
et fils, le premier, contrôleur d'artillerie, natif
2Ô6 MADAME DE WARENS
de Paris, le second, né à Romans en Dauphiné.
On y rédige une convention sous seings privés
dans laquelle, après avoir rappelé que dix
actions ont été attribuées aux fondateurs et
que les dix autres, réservées aux acheteurs,
personnes de distinction et de mérite, ne peu-
vent être grevées de plus amples frais ou
avances, on énonce que de nouveaux filons
ont été découverts dont la Compagnie tirera
un grand avantage. Pour les utiliser, madame
de Warens et Mansord cèdent aux père et
fils Devienne le quart des bénéfices sur les
mines de Maurienne et sur la fabrique royale
de Ghambéry. Les sieurs Devienne, à leur
tour, remettront à la baronne et à Mansord
trente mille livres sur les bénéfices des trois
premières années; ils participeront aux frais
à venir au prorata de l'intérêt qui leur est cédé
et se chargeront de la fonte, du raffinage, de
conduire les travaux, ouvrir des mines, cons-
truire des fourneaux, etc.
En cas de difficultés, nous prions M. Périchon
conseiller d'État, un de nos principaux associés,
de vouloir en prendre connaissance, nous soumet-
tant à sa décision.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 267
En février 1752, un nouvel actionnaire entre
•en scène, c'est Joseph Mayan, de Turin, pre-
mier secrétaire du gouverneur de Savoie (le
comte de Sinsan). En revanche Mansord se
retire et disparaît pour longtemps. La cause
de son départ tient vraisemblablement à une
mésintelligence avec les sieurs Devienne, et
surtout avec la baronne. L'on en trouve, en
effet, les traces dans une correspondance
échangée, en novembre 1751, entre M. Astesan,
juge-maje de Maurienne et le gouverneur de
Savoie. Le magistrat écrit qu'il a reçu la lettre
du gouverneur ainsi qu'une lettre de madame
de Warens, apportées par son agent Rodolphe
Revilliod. Elle s'y plaint de Mansord et signale
des difficultés suscitées par les Devienne.
Quelques jours après, il annonce à Son Excel-
lence que Mansord, Devienne et Revilliod se
rendent à Ghambéry pour lui porter leur
explications. Ils n'ont nullement la pensée
d'exclure madame de Warens de la Société,
mais ils lui reprocheut de vouloir en acca-
parer la direction et de faire opérer sans leur
consentement des travaux inutiles. M. As-
tesan ajoute que « depuis quelques années
qu'il connaît Mansord, il ne lui a pas paru
•268 MADAME DE WARENS
qu'il fût d'un génie porté à la discorde ' ».
Cependant madame de Warens pensant faire
dans les contrats meilleure figure avec l'es-
corte d'un associé que toute seule, rappelle
Cash qui quitte ses fouilles et reprend son titre
d'associé primitif, pour l'abandonner presque
aussitôt. Le 2 février, il cède à madame de
Warens la moitié des trois actions qui lui
avaient été attribuées en 17i7.
La baronne devient ainsi titulaire de quatre
actions et demie , moyennant l'engagement
qu'elle prend de payer au marquis de La Roche
les deux mille cent soixante-six livres que
Cash lui doit. A son tour, elle vend à May an
la moitié de ces quatre actions et demie,
lesquelles toutefois resteront indivises entre
eux sous forme de contrat de société. L'acqui-
sition de Mayan est faite pour le prix total de
trois mille deux cent cinquante livres. C'était
un prix de faveur, car la veille, 1er février,
Cash et madame de Warens avaient vendu
huit mille livres, en apparence, quatre mille
en réalité, les deux tiers d'une action, au sieur
Laurent Roche, de Saint-Genix, ancien garde-
1. Archives départementales, série C.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 269
magasin de la fabrique du Reclus. Le 27 mars,
Roche
voyant que cette portion était modique a prié
avec beaucoup d'instance la baronne de Warens et
M. Mayan que, des actions qu'ils ont ensemble, ils
voulussent par un effet de bonté lui en céder une
encore.
Sur quoi, madame de Warens et Mayan,
connaissant l'intégrité et la droiture de Rocbe
dans les affaires, adhèrent à sa prière... et lui cèdent
une de leurs actions au prix de douze mille livres
qu'il promet de payer dans un court délai, ainsi
que les huit mille livres, pour les deux tiers de
l'action achetée précédemment '.
Il était ainsi censé payer douze mille livres
ce qui ne revenait à Mayan qu'à trois mille
deux cent quarante livres. Ce n'est pas tout, et
Mayan était décidément un homme habile,
Ton convient dans ce même acte que les vingt
mille livres dues par Roche appartiendront en
commun à Mayan et à madame de Warens qui
libère en même temps le nouvel associé des
trois mille deux cent cinquante livres qu'il
doit pour son achat du 2 février. Mayan devient
ainsi, sans bourse délier, propriétaire de deux
1. Acte reçu par le notaire Cagnon (Arch. du Tabellion).
£70 MADAME DE WARENS
actions et quart et d'une créance de dix mille
livres. Le concours du premier secrétaire du
gouvernement était décidément coûteux!
Le li avril Cash vend Faction qu'il s'était
réservée le 2 février, à madame de Warens et à
Mayan qui s'engagent à payer pour le vendeur
ce qu'il redevait encore au marquis de La
Roche, deux mille cent soixante-six livres.
(Acte de maître Pillet, au Tabellion.)
De leur côté, les père et fils Devienne
n'avaient pas tardé à s'apercevoir que l'exploi-
tation n'était pas lucrative. Dans une assem-
blée générale tenue à Lyon , le père s'était
démis de ses fonctions. Quelque temps après, à
Chambéry, le fils « voyant qu'il ne peut tenir
plus longtemps sa convention » se démet à son
tour. Mayan, tant en son nom qu'en celui de
M. Camille Perrichon et des autres associés,
accepte la cession de Devienne fils et lui paye
immédiatement six cent trente livres à titre de
dommages. Cette convention est passée en
présence de Courtilles et de Charbonnel
père '.
L'accaparement par Mayan augmente encore.
1. Archives du Tabellion.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 271
Le 23 juin, dans un nouvel acte reçu par le
notaire Gagnon, Cash déclare qu'il ne s'est
jamais immiscé dans l'administration de la
société, que Mayan lui est substitué purement
et simplement, qu'en conséquence celui-ci de-
vient propriétaire de la partie du prix dû par
Roche qui serait revenue à Cash. Madame de
Warens cède en outre à Mayan le droit d'exiger
sur sa part de la créance Roche une somme
de trois mille deux cent cinquante livres que
Mayan lui a payée récemment.
Cependant Cash, dont la spécialité paraît
avoir été la découverte de riches filons, n'était
pas sorti de la Société tout à fait gratuitement.
Depuis quelque temps il fouillait la mine de
la Colomùière à Bramans (Haute-Maurienne),
et il semble qu'il avait su persuader M. Perri-
chon d'un succès prochain. Pourtant la lettre
suivante prouve que le financier n'était dupe
qu'à demi et qu'il méritait bien la qualifica-
tion de généreux que Rousseau et madame de
Warens lui ont donnée :
J'ai reçu, monsieur Mathieu (Cash), votre lettre
du six qui vous a été dictée et que vous avez
signée, je suis très persuadé de l'envie que vous
avés de tenir la parole que vous me donnez pour
272 MADAME DE WARENS
le premier septembre et je veux bien vous aider
encore cette fois, mais ce sera seurement pour la
dernière, vous pouvez donc signer la convention
avec monsieur de Mayan que je ratifîeray avec
plaisir pour nous raccomoder ensemble, n'aiant
pas eu lieu jusqu'à présent d'être content de vous,
mais je veux espérer que tout ira mieux dans la
suite. C'est dans cette confiance que je suis à vous.
Perricuon.
Aussitôt qu'ils sont nantis de cette letlre,
madame de Warens, Joseph Mayan et Ma-
thieu Cash font une nouvelle convention rédigée
par le notaire Cagnon le 18 mai 1752.
On y rappelle les divers contrats précédents,
les dépenses considérables faites par la baronne
et par Cash pour la découverte des filons et
Ton forme une Société pour l'exploitation de la
mine de la Colombière.
Les clauses principales sont :
i° Obligation de payer à Cash trente mille livres
avant le 1er septembre et obligation de celui-ci de mettre
ses associés en possession réelle avant la même date des
filons des souterrains de la Colombière dont il a, de
vive voix, indiqué la nature et la qualité;
2° Les bénéfices seront divisés en quatre parts, une
pour chacun des trois associés et la quatrième pour
M. Perrichon au nom des actionnaires de la Compagnie ;
3° Cash prélèvera trente mille livres sur les bénéfices
des trois premières années et madame de Warens seize
mille livres, montant de ses avances;
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 273
4° Cash recevra chaque année en qualité de caporal
mineur une indemnité de six cents livres;
o° La convention sera nulle si Cash ne remplit pas ses
promesses dans le terme fixé ; il devra, dans ce cas,
rembourser les sommes qui lui auront été avancées tant
par madame de Warens que par M. Perrichon et ses
associés.
Cette convention est passée en présence de
Courtilles et d'un Saxon le sieur Frédéric Mer-
kelle, habitant à Argentine \ trouvé à Cham-
béry.
Ce nouveau venu n'avait sans doute été
trouvé à Chambéry que parce qu'on l'y avait
appelé, car nous ne tarderons pas à le voir au
service de la Compagnie. Quant à Mayan, il
vendit bientôt tous ses droits à M. Perrichon.
1. Commune de la Basse-Maurienne où sont les principales
mines de fer de cette province. La concession de madame
de Warens se trouvait beaucoup plus en avant, dans la Haute-
Maurieune.
18
CHAPITRE IX
(1752-17541
Wintzinried homme de confiance de madame de Warens.
— Ils obtiennent le privilège de la recherche et de la vente
en Savoie des charbons fossiles. — Association pour cet
objet avec Reveyron et Perrin ; — avec les Bérard et
M. de la Corbière. — Envoi d'un secours par Rousseau.
— Essais de vente à M. l'errichon du reste des actions de
la grande Compagnie; manœuvres suspectes. — M. Per-
richon paye la dette de madame de Warens au marquis
de la Roche et réclame en justice son remboursement. —
Le procès. — Attaques et répliques. — Lettre de l'abbé
Léonard à Rousseau. — Exploitation des mines d'Araches.
— Lettre de M. Bérard à M. Valin. — Intrigue galante
de Courtilles avec mademoiselle Chaperon. — Récit qu'il
en adresse à madame de Warens. — Réponse de la baronne.
— Intervention de M. Tiollier. — La famille Bergonzy. —
Courtilles épouse mademoiselle Bergonzy. — Le vieux
petit homme travaillant de chimie. — Lettre de madame de
Warens. — Billet fort dur qu'elle envoie à Rousseau. —
Grande détresse; demande de secours à la cour de Turin.
— La baronne et Courtilles tiennent sur les fonts bap-
tismaux la fille du notaire Cagnon. — Cash révoque la
procuration qu'il avait donnée à madame de Warens. —
Défection de Perrin. — Illusions sur le filon de la Colom-
bière. — Achat de terrains miniers à Bourdeau près du
lac du Bourget. — M. de la Croix, grand ingénieur en
mécanique.
Wintzinried était toujours l'homme de
confiance de madame de Warens : le 21 no-
MADAME DE WARENS ET J.-J. ROUSSEAU. 275
vembre 1751 elle lui avait donné sa procuration
pour traiter les affaires des mines de Maurienne
et de la fabrique royale ; le 19 juin 1752, ils sont
de nouveau parrain et marraine d'un enfant de
Jean-Claude Gharbonnel et se font représenter
au baptême par le domestique et la femme de
chambre de la maison. A cette époque même,
soit qu'elle se vît bientôt évincée de la grande
compagnie par M. Perrichon et ses associés,
soit que son génie des affaires la poussât à
tout embrasser, madame de Warens s'adjoint
Courtilles, et ils adressent ensemble une sup-
plique à Charles-Emmanuel III afin d'obtenir
le privilège exclusif pour toute la Savoie de
rechercher les charbons fossiles avec faculté
d'exporter ce qui dépasserait les besoins de
l'État. Ils expliquent, à l'appui de leur de-
mande, que la guerre avec les Espagnols,
divers incendies, ainsi que la consommation
faite par les hauts-fourneaux avaient appauvri
les forêts et qu'à Chambéry , notamment ,
l'on était à la veille de manquer de bois '.
1. Perrero, loc. cit. Les recherches de M. Perrero et les
nôtres n'onl pu établir que madame de Warens ait eu pour
associée dans ses concessions de mines de houille, à Ara-
ches notamment, mademoiselle de Bellegarde des Marches.
Nous croyons donc que Grillet {Dict. histor. de la Savoie,
276 MADAME DE WARENS
Le 1er août, et sans attendre la concession, la
baronne et Courtilles formèrent une Société
avec Prudent Reveyron et Charles Perrin pour
faire opérer des fouilles dans toutes les mines
de charbon de pierre de la Savoie et en extraire
le combustible. Chaque associé devait fournir
cent livres par trimestre; les profits et les
pertes se partageraient par quart. L'acte est
« passé au Reclus dans la fabrique royale, où
habite madame de Warens ». La baronne
jouissait encore à la cour de Turin, d'un
véritable crédit, car le roi ordonna au Conseil
des mines d'examiner la demande le plus
promptemcnt possible . Dans sa séance du
17 octobre 1752 le Conseil opina pour la con-
cession, mais en refusant le privilège exclusif.
Il accorda seulement à la Compagnie la faculté
de faire des fouilles et de travailler seule les
mines de charbon fossile qu'elle découvrirait
Araches), s'est trompé en parlant d'une telle association.
Tous les auteurs qui. après Grillet, se sont occupés des
entreprises de madame de Warens ont répété que made-
moiselle de Bellegarde fut son associée. La Revue britan-
nique l'appelle même mademoiselle de Bellegarde des Reclus,
confondant un faubourg de Chambéry avec la paroisse ou
le château des Marches appartenant à la famille de Belle-
garde. Cette famille, à cette époque, se composait de quatre
fils et d'une fille, Lucie, mariée depuis longtemps, à François
Joseph de La Tour, marquis de Cordon (Archives du sénat).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 277
et sous les conditions et indications qu'elle
recevrait du chevalier Nicolas de Robilant, ins-
pecteur général des mines. C'est dans ce sens
que, le 3 octobre, furent rédigées les patentes
de concession. De Courtilles était allé à Turin
et avait enlevé l'affaire.
Le 18 décembre, les quatre associés convien-
nent devant le notaire Reveyron, père de l'un
d'eux, qu'ils constitueront un fonds de qua-
rante mille livres placé dans une caisse dont ce
notaire aura la clé et sur lequel rien ne pourra
être pris qu'en vertu d'un mandat signé par
deux associés. Le notaire déclare que son fils
Prudent a déjà versé son quart; de Courtilles
verse deux cents livres et compense le surplus
avec ses avances et les frais de son voyage à
Turin. L'avocat Perrin promet de déposer en
janvier son quart ainsi que celui de madame
de Warens qui lui en payera l'intérêt au cinq
pour cent.
Si madame de Warens était douée de l'esprit
d'initiative et d'intrigue nécessaire pour pro-
voquer les entreprises, d'autres qualités lui
manquaient pour les faire prospérer. Le
22 mai 1753, Prudent Reveyron se désiste
de sa participation, et le 28 juin, madame de
278 MADAME DE WARENS
Warens et Courtilles, se portant forts pour
Perrin, remplacent Reveyron par les père et fils
Bérard, originaires de Pont-en-Royans (Dau-
phiné), banquiers à Genève. Le lendemain, ils
acceptent encore pour associé le sieur Fran-
çois de la Corbière, ancien citoyen de Genève
(Actes du notaire Cagnon, à leurs dates au
Tabellion).
Si madame de Warens se faisait des illusions
sur ses entreprises, Rousseau ne les partageait
pas. A l'occasion des fêtes de Noël et du renou-
vellement de l'année, elle lui avait écrit à
Paris, où il commençait à être célèbre , et lui
avait insinué qu'un secours serait le bienvenu.
Jean-Jacques lui répond le 13 février 1753 :
Vous trouverez ci-joint, ma chère maman, une
lettre de deux cent quarante livres. Mon coeur
s'afflige également de la petitesse de la somme et
du besoin que vous en avez : tâchez de pourvoir
aux besoins les plus pressants; cela est plus aisé
où vous êtes qu'ici, où toutes choses, et surtout le
pain sont d'une cherté horrible. Je ne veux pas,
ma bonne maman, entrer dans le détail des choses
dont vous me parlez, parce que ce n'est pas le
temps de me rappeler quel a toujours été mon
sentiment sur vos entreprises... au milieu de vos
infortunes, votre raison et votre vertu sont des
biens qu'on ne peut vous ôter... votre fils s'avance
à grands pas vers sa dernière demeure.
ET J KAN- JACQUES ROUSSEAU. 279
Il lui annonce la prochaine représentation
du Devin et l'envoi qu'il lui fait de nouveaux
ouvrages par l'intermédiaire des abbés Léo-
nard et Giloz \ Cette lettre s'était croisée avec
une missive plus pressante de madame de
Warens; aussi, le 28 février, Rousseau lui
écrit-il pour qu'elle le tranquillise sur la
réception de sa lettre de change 8.
Le secours envoyé par Rousseau, considérable
pour sa bourse, puisqu'il « continuait à vivre
de son métier de copiste », ne put apporter à
madame de Warens qu'une aide momentanée.
Elle songea à faire de l'argent en vendant à
M. Perrichon ce qui lui restait de ses parts de la
grande Compagnie. Dans ce but, elle donna, le
30 juin 1753, à Alexandre Bérard, une procu-
ration par laquelle elle l'autorisa à traiter avec
le seigneur lyonnais pour dix mille écus comp-
tant et un gâteau d'argent de trente marcs,
soit en tout pour trente et une mille livres 3!
1. Correspondance, lettre LXV.
2. Streckeisen-.Moultou, Œuvres et correspondance inédites
de Jean-Jacques Rousseau, p. 373.
3. Jacques Replat, dans Bulletin de l'Association florimon-
lane, d'Annecy (t. Ier, 1855, p. 254). Cette pièce est scellée
du sceau de famille de madame de Warens : d'azur à la
tour d'or accompagnée de trois étoiles à cinq rais de même,
au cimier surmonté d'une couronne de baron avec une tour
au-dessus.
280 MADAME DE WARENS
M. Perrichon dut rejeter bien loin des préten-
tions si exagérées. Il savait à quoi s'en tenir
sur la valeur de l'acte par lequel Roche aurait
payé une action douze mille livres. Roche, en
effet, avait été envoyé à Lyon pour y tenir
quelque emploi de la Compagnie. Il semble
qu'on lui réclama, au moment où il se trouvait
malade, le prix de son acquisition. Un associé
aurait ouvert son coffre et y aurait trouvé une
contre-lettre indiquant qu'il n'était guère
qu'un homme de paille destiné, suivant l'ex-
pression du sieur Perrin, à faire avancer les
deniers de M. Perrichon.
C'est ce qu'explique la lettre suivante :
Madame,
L'indisposition de M. Roche me procure l'hon-
neur de répondre aux deux lettres que vous avez
adressées à M. le chevalier Perrichon le 10 courant
qui me les a fait parvenir le 20. Le langage qu'on
tient au sieur Roche est bien différent de celui
quand vous le persuadâtes et invitâtes à prendre
malgré lui cette action et tiers... changement de
dessein d'un jour à l'autre vous voudriez bien vous
rappeler de ce que vous lui dites pour lors que
c'était pour faire avancer les deniers de M. Perri-
chon que cet acte fut passé à la somme de vingt
mille livres, mais que le sieur Roche en comptant
la moitié vous le gratifieriez de l'autre. Vous con-
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 281
vîntes mémo que chaque action irait à la somme
sus-énoncée. Vous nous l'avez marqué depuis que
nous sommes ici avec plusieurs autres particularités
sur le compte de ces messieurs de la Compagnie, et
ayant voulu soutenir ici vos intérêts nous nous
sommes fait d'ennemis dont nous avons du mieux
ressenti l'effort moi en mon particulier qui comme
vous savez n'y avais aucun avantage m'en étant
trop tard aperçu, les promesses et paroles ne coû-
tent rien, mais l'exécution en est des plus difficiles,
voilà ce qu'on a pratiqué dans toute cette négocia-
tion. Le sieur Roche, madame, comme votre secré-
taire a suivi vos ordres, donné, couché sur son état
et livre en conformité de vos commandements ce
que vous lui avez dicté. Le sieur de Courtilles et
vous avez signé les uns avec les autres ce qui ne
paraîtrait pas juste et n'a aucune part aux deman-
des qu'on lui forme qui seules vous concernent sui-
vant ce qu'il m'a rapporté. On n'aura pas manqué
d'avoir ouvert son coffre où étaient les titres justi-
ficatifs de sa conduite, vous avez dû connaître,
madame, sa fidélité et son zèle, je ne crois pas
qu'on pût l'accuser d'avoir diverti la moindre chose
ni même s'être ouhlié d'avoir mis quelque article
tant en achat que recette au dépens de la Compa-
gnie; il en a été au contraire pour vingt louis qu'il
a touché de chez lui (déchirure) outre son petit
appointement que vous assurâtes quelques jours
avant votre départ qu'il lui serait payé jusqu'au
1er de 1753, ce qu'on refuse aujourd'hui et il lui
serait encore dû le montant du billet au sieur Mayan
acquitté la somme de cent soixante-trois livres; il
s'en rapporte à votre équité. L'on a écrit que les
mines donnaient des mieux par l'arrangement qu'on
a pris qui se soutient par MM. les directeurs. Vous
282 MADAME DE WARENS
nous dites avant notre part que chaque action rap-
porterait en bénéfice annuel quatre mille livres.
Celles du sieur Roche sont en dedans, ne souffrent
frais ni dépense à forme de son contrat, il fera ses ré-
flexions à présent sur sa détermination. Voilà quels
sont ses sentiments dont je ne suis pas le maître,
souffrez que je me dise avec un profond respect,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Perrix '.
Les rapports devinrent tendus entre M. Per-
richon et la baronne qui fut bientôt forcée de
faire des concessions. On en rencontre la trace
dans un projet de réclame à M. Perrichon
retrouvé dans ses papiers :
11 faut lui représenter les besoins de fonds, le
préjudice qu'il cause en en retardant l'envoi et les
gros dédommagements que madame de Warens
peut demander à ce sujet;... lui demander sa pro-
curation pour vendre les dix actions au cas qu'il
n'ait pas du comptant pour mettre en caisse, sinon
il ne trouvera pas mauvais de perdre tout ce qu'il
a employé ci-devant. Il ne pourrait pas se plaindre
du procédé de madame de Warens puisqu'il est
obligé par son contrat de fournir le nécessaire,...
qu'il a renouvelé cette obligation par le nouveau
règlement du 17 février qu'il a fait ratifier à Lyon
le 22 et s'y engage de nouveau de payer toutes les
dettes et de fournir tous les fonds nécessaires;...
1. Archives départementales. \\ ne s'agit pas ici de l'avocat
Perrin, membre de la Société pour la recherche et la vente
de la houille.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 283
réserver le logement de la fabrique jusqu'à l'année
prochaine dans le cas où l'on vendrait les droits de
la dite dame au seigneur Périchon, demander le
gâteau d'argent de trente marcs, et la pension de
trois louis par mois qu'on n'a pas payée depuis plus
d'une année '.
Mais les choses ne purent s'arranger ainsi.
En 1752, M. de la Roche avait réclamé judiciai-
rement à madame de Warens le payement du
tiers du prix de l'acquisition de 1747 qu'elle lui
devait encore. M. Perrichon acquitta la dette et
fut subrogé aux droits du créancier ainsi qu'aux
poursuites commencées. Le 13 avril 1753, il
reprit le procès devant le sénat et exigea de
madame de Warens le tiers des vingt-cinq
mille livres et accessoires qu'il avait payé au
marquis de la Roche. La débitrice eut recours
à divers faux-fuyants et demanda reconven-
tionnellement des dommages à M. Perrichon.
parce qu'il n'aurait pas tenu toujours suffi-
samment garnie la caisse de la Compagnie et
parce qu'il avait suspendu le payement de la
pension des trois louis d'or, contrairement aux
1. Archives départementales. Cette insistance ù demander
un lingot d'argent de 30 marcs prouve que le minerai d'ar-
gent était assez abondant dans les mines exploitées, et que
le triage des métaux était fait dans les fourneaux de la.
Compagnie.
28i MADAME DE WARENS
termes d'une convention passée à ce sujet le
24 juin 1752.
Madame de Warens plaidait en pauvre, more
pauperum, comme on a dit en Savoie jusqu'en
1860; c'est-à-dire qu'à raison de sa pauvreté
elle jouissait de ce que nous appelons aujour-
d'hui V assistance judiciaire. Elle affirmait que
M. Perrichon étant devenu propriétaire des
dix actions en dehors, il devait fournir seul les
fonds nécessaires à la marche des travaux;
qu'en conséquence c'était sa faute, si par
manque de fonds les travaux n'avaient pas
encore produit les bénéfices à l'aide desquels
madame de Warens devait payer sa part du
prix d'achat. Dans ses actes au procès, elle a
soin de ménager la personne de M. Perrichon.
Elle ne cesse de vanter sa loyauté, et rejette
sur les intermédiaires, vraisemblablement sur
Biaise Denervaux, mandataire de l'ancien pré-
vôt des marchands, tout ce qui est dit ou fait
contre elle.
La réplique de l'avocat de M. Perrichon est
précieuse. Elle indique l'opinion que l'on avait
à Chambéry de la baronne et de ses entreprises :
La défenderesse aurait pu se dispenser de parler
de l'importance de sa Société puisque devant tous
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 285
les tribunaux elle fait usage d'une attestation de pau-
vreté. Lorsqu'elle allègue qu'on doit à ses soins et à ses
peines la naissance et le progrès de cette Société, on
peut lui répondre qu'on doit plutôt à son inconstance,
à la légèreté de ses idées et à la confusion de ses projets,
la ruine de ses entreprises.
Puis, faisant allusion à ses prétentions en
médecine, l'avocat rappelle qu'elle a des re-
mèdes pour tous les maux, et aussi des excep-
tions pour tous les cas :
Elle a mauvaise grâce à reprocher à M. Perrichon de
n'avoir pas fait les dépenses nécessaires pour l'avance-
ment des travaux car il a déjà fourni à la Société près
de deux cent mille livres dont il ne lui reste que le
triste regret de s"ètre engagé avec si peu de circons-
pection dans une telle dépense.
Quant aux trois louis d'or par mois, ils ont
été payés à la vérité pendant six mois, mais
par pure bienfaisance. En tout cas, l'obliga-
tion de servir cette pension aurait cessé le
1er octobre 1752 par l'établissement d'un direc-
teur à la fabrique.
Madame de Warens assure que cette pension
avait pour cause, outre les soins qu'elle devait
donner à la direction des affaires, des motifs
spéciaux qu'elle n'indique pas. On peut sup-
poser qu'il s'agissait de son entremise auprès
28G MADAME DE WARENS
des administrations publiques pour conserver
à la Société leur appui bienveillant. Il semble
bien qu'elle avait raison dans cette dernière
partie de ses prétentions.
Par un arrêt en date du 2 avril 1754, le sénat
la renvoya à agir par instance séparée en ce
qui concernait ses propres réclamations, et la
condamna à payer à M. Perrichon le tiers du
prix d'acquisition avec les dommages-inté-
rêts de droit. Il déclara qu'à défaut de ce paye-
ment M. Perrichon serait mis en possession
de tous les biens et droits quelconques que
madame de Warens avait acquis du marquis
de La Roche par l'acte de 4747. Les épiée*
de l'arrêt sont de trois cents livres dont le
sénateur Dichat, rapporteur du procès, « fait
grâce attendu la pauvreté de la dame de
Warens ' ».
C'est à ce procès que fait allusion le curé de
Gruffy dans une lettre du 15 novembre 1753
adressée à Rousseau, mais dont il envoya une
copie à madame de Warens. De Gourtilles,
ou quelque autre ami, avait écrit à l'abbé
Léonard que les trop grandes exigences de
1. Archives du sénat.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 287
madame de Warens étaient la seule cause des
hostilités :
Je viens d'apprendre par le retour d'un homme
de voisinage (des environs de Gruffy) et de ma con-
fiance, que vous vous portez assez bien grâces à
Dieu ; je m'en réjouis. Il s'était chargé de rapporter
les ouvrages que vous avez confiés à M. Jacques
Orsat mon paroissien pour me les faire parvenir,
mais par oubli il les a laissés chez son frère Suisse
de la grande Poste.., ainsy, je suis obligé de sus-
pendre ma curiosité et mon empressement jusqu'à
ce temps.
Je viens d'arriver à Chambéry pour y rendre
une visite à madame la baronne ma très chère sœur
que j'ai trouvée dans de grands embarras pour sou-
tenir son bon droit et ses prétentions de même que
le fruit de ses travaux contre une Compagnie qu'elle
a formée elle-même et qui voudroit absolument la
détruire; elle s'est aperçue qu'on vous avoit informé
qu'il ne tenoit qu'à elle de se tranquiliser. Je puis
vous assurer qu'il s'en faut de beaucoup puisqu'on
n'oublie rien de toute part pour détourner toutes
les voies et moyens qui pourroient lui rester pour
vivre suivant son état et sa condition; elle espère
pourtant qu'avec l'aide de Dieu, le sénat rendra jus-
tice à son bon droit, mais en attendant elle n'est
pas moins à plaindre de se voir actuellement sans
secours avec une santé traversée de tant de cha-
grins qu'il lui sera bien difficile de ne pas suc-
comber si ses affaires ne prennent un meilleur
train. Ses adversaires pour se justifier de leur mau-
vaise conduite à son égard ont prévenu toute la
ville et je ne dirois rien de trop, si je disois la pro-
288 MADAME DE WARENS
vince pour faire tomber le tort sur elle, et l'abus
qu'ils ont fait de son bon cœnr et de sa sincère
franchise à leur égard, dans leurs respectives négo-
ciations les a conduits à des procédures où il faudra
que la droiture d'un côté, la mauvaise foi de l'autre,
se découvre infailliblement.
Nous nous flattons donc, mon très cher neveu,
que cet abrégé détail de la situation présente de
ses affaires vous engagera toujours plus malgré ce
qu'on pourroit vous dire d'ailleurs contre la vérité,
de continuer à lui donner des nouvelles marques
du parfait attachement que vous lui avez toujours
témoigné et si vous pouviez voir par vous-même sa
triste situation vous reconnaîtriez aisément qu'il
n'y a ni exagération ni du faux dans ce petit récit.
Comme je ne puis que me louer de toutes les
marques d'amitié que vous m'avez toujours témoi-
gnées depuis le premier jour de notre connoissancc
surtout par la communication que vous me faites
de vos beaux ouvrages qui vous font honneur dans
tous les pays et dont je vous réitère mes remerci-
ments et ma parfaite reconnoissance, l'un et l'autre
augmenteront toujours de ma part envers un cher
neveu dont je connois parfaitement celle que vous
conservés pour votre chère maman qui compte tou-
jours sur votre bon cœur à son égard et que vous
voudriés bien ne la pas oublier dans les circons-
tances fâcheuses où elle se trouve actuellement.
Je vous prie d'être persuadé du parfait et respec-
tueux attachement avec lequel j'ai l'honneur d'être,
Léonard l.
<>(te lettre, écrite i\ l'instigation de ma-
!. Archives départementales.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 289
dame de Warens, était une demande de secours,
à peine déguisée.
Les derniers ouvrages de Rousseau à cette
époque étaient après le Devin du village (1752),
le Discours sur ï origine et les fondements de
l'inégalité et une Lettre sur la musique fran-
çaise (1753).
Quoi qu'en dise l'abbé, l'on est bien forcé de
croire que les torts étaient surtout du côté de
madame de Warens. Elle étendait démesu-
rément ses entreprises, empruntait sans au-
cune circonspection et à l'insu de ses co-
associés, ainsi que le prouve une procuration
que, le 4 novembre 1752, elle avait donnée à
Mathieu Cash, « pour faire en leur nom com-
mun un emprunt de deux mille livres à em-
ployer ensemble pour faire finir les travaux
que ledit Cash a entrepris à la montagne de
la Colombière et aussi le filon qu'ils ont décou-
vert et dont ils ont fait l'ouverture par en-
semble à Lanslevillard ' . »
Les fouilles d'Araches en Faucigny sem-
blaient promettre beaucoup, mais l'on en était
1. Acte reçu par le notaire Cagnon. Lanslevillard est une
commune située à l'extrémité de la Haute-Maurienne au pied
du mont Cenis ; il n'y e\iste aucun filon ayant de la valeur.
19
290 MADAME DE WAHENS
encore aux essais et à la période des cadeaux
à distribuer aux protecteurs.
Le 9 novembre 1753 l'associé Bérard écrit
à M. Valin, inspecteur des mines de Genève,
mais employé aussi en Savoie :
Je garde avec une faveur des plus distinguées
pour moi la commission dont il vous a plu de
in honorer pour faire monter le nœud avec la croix
en topazes... nous avons adressé la boëte sous le
nom de notre Société père Bérard et fils à M. Vidal
àChambéry (le caissier) prié de savoir où vous êtes.
Je manquerais à mon devoir si je ne vous faisais
part de notre filon d'Arache ; quoique dispendieux
il est fort abondant et d'une qualité toute particu-
lière; il se met tout en petits morceaux, pour ainsi
dire en poussière, il brûle et chauffe extrêmement;
pas d'odeur...
M. de Courtille est à Moutier pour faire travailler
à un filon qui ne peut qu'être avantageux aux
Salines l. L'honneur de votre protection et la dis-
tinguée intégrité de la Cour nous fait espérer que
la correspondance séditieuse cessera. Vous seul
avés arrêté toutes les alarmes qui auraient pu s'en-
raciner dans notre compagnie; je vous le réitère,
votre généreuse façon de penser nous fera toujours
travailler avec vigueur.
Gourtilles était en effet à Moùtiers. Dans
une lettre adressée aux Bérard il annonce qu'il
i. Les salines très importantes alors de Salins, tout près
de Moùtiers en Tarentaise.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 291
y est arrivé le 1er novembre, jour de la Tous-
saint après avoir perdu en route l'un des deux
ouvriers saxons qu'il avait amenés avec lui.
II a pris immédiatement les dispositions néces-
saires pour déblayer les abords du filon de
Salins, et M. Talin, inspecteur des mines du
roi, les a approuvées. Bientôt ils se rendront
à Montagny pour visiter les travaux que les
paysans y exécutent, puis ils reviendront à
Gonflans ' où ils seraient déjà allés, s'ils n'at-
tendaient M. l'intendant. Il a fourni aux
ouvriers des marmites, draps et couvertures,
aussi les deux cents livres envoyées sur
M. Gravier [le trésorier de la province) ne
peuvent-elles le mener à la fin de la semaine
et faut-il vite lui adresser des fonds.
On voit combien Gourtilles s'agitait et se
donnait de la peine. Cependant les travaux des
mines ne suffisaient pas à son activité; il fai-
sait encore l'amour. Madame de Warens avait
alors cinquante-quatre ans; depuis longtemps
elle avait dû abdiquer toutes prétentions.
Wintzinried était âgé d'environ trente-huit
1. Salins, sur la rive gauche de l'Isère, tout près de Moù-
tiers; Montagny, dans le canton de Bozel, à 11 kilomètres
de Moùtiers; Gonflans, à l'entrée de la longue gorge qui
conduit de la Combe de Savoie à Moùtiers.
292 MADAME DE WARENS
ans et le moment de s'établir était arrivé pour
lui. Il avait fait demander la main de made-
moiselle Bergonzy par madame de Warens,
mais il courait en même temps un autre lièvre.
Il avait porté ses visées sur Nicole Chaperon '.
Le père était hôtelier; riche, semble-t-il, grâce
à l'affluence de clients que l'exploitation des
mines et des salines amenait dans son auberge
où Gourlilles prenait sans doute ses repas.
Le chevalier, on le sait, était un assez beau
garçon. S'il écrivait mal, il parlait bien et sut
se faire aimer de Nicole. Leur intrigue était
tenue secrète lorsque, le dernier dimanche
de 1753, la mère la découvrit. Entre onze
heures du soir et minuit elle surprit les amou-
reux causant au coin du feu, en présence tou-
tefois des deux servantes. Après avoir mis
Courtilles à la porte, interrogé sa fille qui se
dit enceinte des œuvres de son amant, et après
l'avoir fortement battue, elle porta plainte au
gouverneur de Savoie. Dans cette plainte, en
date du 6 janvier 1754, Rose Chaperon
demande justice sur l'attentat que vient de faire
d. Née à Moûtiers le 28 novembre 17.32 de Barthélémy
Chaperon et de Rose Oranger.
ET JF.AN-JACQUES ROUSSEAU. 293
le sieur de Gurtille étranger dans ce pays, logé
chez elle, lors de sa première venue, comme entre-
preneur de minières de charbon; à sa seconde
arrivée ici il a publié dans toute cette ville des
injures contre ma fille... disant qu'elle était grosse
de sa part et qu'il en voulait réparer l'honneur en
l'épousant... Je ne veux pas donner ma fille à un
inconnu; je l'ai mise en lieu de sûreté hors de
chez moi en attendant justice...
Le juge-maje de Tarentaise, M. Tiollier, fut
chargé de faire une enquête. Le 17 janvier il
adresse au gouverneur le lettre suivante :
Monsieur,
J'ai reçu la lettre dont Votre Excellence m'a
honoré le 14e de ce mois avec la copie de la décla-
ration qui y était jointe et je supplie en conséquence
Votre Excellence de vouloir bien me faire informer
si elle veut se retenir la décision de la réparation
d'honneur qu'exige la mère Chaperon à l'égard de
sa fille parce que dans ce cas je ne ferais qu'exa-
miner et approfondir le fait et ensuite j'aurais
l'honneur de faire parvenir les découvertes que
j'aurais faites. Si au contraire elle ne veut pas s'en
donner la peine, je serai dans ce cas obligé de pro-
céder en règle et comme juge sur la plainte de la
Chaperon, si tant est que la mort de M. de Courtille
ne m'en empêche pas ; il était mourant il y a deux
jours et il n'est pas encore hors d'affaire...
Tiollier '.
1. Archives départementales, série C.
29+ MADAME DE WARENS
Gourtilles était donc malade. Avait-il été
battu à son tour, ou craignait-il d'être enfermé
dans ces cachots de Miolans au pied desquels il
avait passé en se rendant en Tarentaise? Nous
ne savons. Il ne perdit cependant pas courage.
Il alla se recommander à l'archevêque de Mou-
tiers, monseigneur Glaude-Humbert de Rol-
land, et écrivit à madame de Warens, la priant
de faire intervenir quelqu'un auprès de Son
Excellence le gouverneur.
Voici l'épître où il raconte sa mésaventure :
Vos bontés ordinaires pour moi se manifaisttes
toujours je tacheray Madame d'en mériter la conti-
nuation, voicy don l'istoire en entier de mademoi-
selle Chaperon et de moy. Dimanche de l'année
dernière entre onze et minuit Made Chaperon sur-
pris sa fille avec moi et les deux serventes auprès
du feu, elle fit retirer sa fille et ne me dit rien que
le lendemain en rue ou elle me dit que javois
désonoré sa maison et sa fille en y allant la nuit.
Voicy ce que je luy répondit, que je netoit pas
capable de désonhoré personne mais comme elle
scavoit ce quil se passait entre sa fille et moj que
si elle souhaitoit s'expliquer avec moj elle savoit
ou je logeoit ou bien j'irois ché elle. Elle ne
me repondit rien et des quelle fut chés elle elle
fit ce quelle avoit fait la nuit elle bâtit sa fille et
luy fit avouer devant plusieurs témoins cy létoit
vrai quelle fut grosse de moy comme les servente
l'avoit dit elle répondit quelle croyoit l'être et que si
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 295
elle ne létoit pas ce n'étoit pas sa faute ni lamiene.
Les mêmes personnes mon demandé si laveu que
mad,Ue Chaperon avoit fait étoit vray ou non il est
vray quej'ay répondu que puisque elle Tavoit avoué
à sa mère et à plusieurs autre que cela etoit et que
j'étoits trop honnette homme pour m'en dédire et
que maime j etoit près a reparer son honneur en
lepousen. Sur cela que fait la mère elle a fait
enfermé sa fille et a force de menace et de coup luy
fon dire ce quil veule quoi quelle dise toujour
quelle me veut pour son mary. Mr Enselme et plu-
sieurs autre a qui je feray prêter serment pour dire
la vérité de même que les domestiques puisque
pendant mon absence à Montagny d'où je ne fait
que descendre sur l'avis de M. Tiollier jugemaje de
Moutier qu'il m'a communiqué la lètre que la mère
a écrit à Son Excellence M. le gouverneur qui luy en
renvoyé les informations et m'a dit quil ecriroit à
Son Excellence M. le gouverneur ce qui suit quapres
m'avoir fait apeller et ouï javois repondu que
javois dit que madelle Chaperon etoit ou devoit être
grosse de moy après cependant l'aveux quelle en
avoit fait elle-même et que j 'etoit prêt a reparer
son honneur en l'épousant. Voilà en deux mots le
tout. Je vous prie madame d'en faire avertir Son
Excellence par quelcun qui lui représente les choses
telle quelle sont, voyé madame et très chère bien-
faitrice ma situations et cela dimanche ou samedi
car par le courier de lundy je ne manquerai pas de
recevoir des ordres de Son Excellence la dessus qui
pouroit bien ne mètre pas ten favorables par les
envieux que j'ai ten ici que alieur qui cherche à
me perdre. Pardon de l'embarat que je vous donne
et taché madame de ménager votre chère santé a
laquelle je minterese véritablement. Enfin je mest
29G M ad ami: de warens
tout entre les mains de la divine providence et de
la Sainte-Vierge.
J'ay l'honneur d'être avec un attachement des
plus sincère et le plus profond respect, Madame,
Votre très humble et très obl serviteur,
De Courtille.
J'oubliais de vous dire que voyant comme ma-
dame Chaperon batoit sa fille je pris les mesures
les plus convenables en avertissant monseigneur
l'archevesque et le grand vicaire des choses telle
quelles etoit afin qu'il n'ariva point de malheur a sa
fille et que l'on me put rien imputer.
Monlier ce 10e de janvier 1754.
Puis, un nouveau et fort long post-scrip-
tum :
Je vient de recevoir un avis de Vidal par ce Cou-
rier quil me fait voir quil est de mes amis mais
Made une recommandation de la part de S. E. M.
le comte de Garbillon a Monseigr l'archevesque qui
est son parent et en outre grand amy de M* le Juge-
màge tout cela finirait par un mariage ou trompé
je suis, mais surtout que Mr Porta ' aile en droi-
ture à S. E. M. le Gouverneur parlé pour moy; je
vous prie remercié Mr Daviet 2 pour moi de la leltre.
j'aurai l'honneur de lui repondre par un autre
courier ne le pouvant aujourd'hui, de même que
Mr. Vidal et luy dire que ce nait pas de la flanelle
qui me faut que cest de la peluche en laine blanche
1. Un associé nouveau.
2. François Davied, seigneur de Foncenex et Gy, natif de
Thonon.
ET JEAN-JACQUKS ROUSSEAU. 297
et que je l'atend par premier courier. Nos traveaux
s'aperçoivent que je suis icy et j'ai augmenté les
ouvriers mais il faudra aussi m'augmenter les fonds
c'est ce que je vous prie d'écrire a M" Berard. Salué
de ma part M. Simon je vous prie, Dieu mette ordre
à mes afaires icy sans quoi japréande fort qu'un
désespoir ne me prenne. Dieu me soit en aide et
les Saint Evangile 1.
La letre de M. le gouverneur a M. le Juge Mage est
écrite par M. Mayan et signée par Son Excellence 2.
L'intendant de la province de Tarentaise
était en rapports de visites avec madame de
Warens 3; elle put donc lui recommander Cour-
tilles. Quelques jours après, elle répondit à
son protégé, et, comme sa lettre était d'une
nature délicate elle la lui envoya par l'inter-
médiaire de M. Gravier. Elle lui adressa sans
doute des reproches sur sa conduite et dut le
1. Cette invocation solennelle, empruntée à la formule de
son abjuration, montre que Wintzinried se croyait dans
une situation vraiment dangereuse.
2. Archives départementales .
3. Cet intendant écrivait en effet à madame de Warens,
le 24 novembre 1733 :
Je suis très sensible, madame, aux expressions obligeantes que j'ai
trouvées dans la lettre dont vous m'avez honoré à la date du 10 du
courant et il m'a déplu infiniment de n'avoir pas eu l'honneur de vous
trouver à la maison lorsque j'ai eu celui d'y aller pendant mon dernier
séjour à Chambéry. Je ferai toujours avec joie tout ce qui dépendra
de moi en faveur de l'établissement que vous me marqués pour vos
travaux de charbons et je saisirai avec un égal empressement les occa-
sions qu'il vous plaira de me procurer pour vous convaincre en votre
particulier du parfait respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.
(Archives départementales, série C.)
298 M. Mi A. ME DE WARENS
blâmer d'autant plus vivement que déjà elle
s'était acquittée de la mission dont il l'avait
chargée auprès des parents de mademoiselle
Bergonzy.
C'est à cette double poursuite en mariage que
la baronne fait allusion dans une nouvelle lettre
datée du 25 janvier 1754 et qui nous a été
conservée. La différence dont elle y parle n'est
pas, comme on l'a pensé, le résultat d'une
comparaison entre elle-même et mademoiselle
Bergonzy, mais entre celle-ci et mademoiselle
Chaperon. L'esprit et Impolitesse attribués iro-
niquement au père de Y aimable demoiselle se
rapportent à Barthélémy Chaperon, Yhoste et
non à M. Bergonzy dont elle vante, quelques
lignes plus loin, les soins charitables envers
Courtilles, soins auxquels elle a pris aussi toute
la part possible. Elle le félicite d'avoir trouvé
cette famille de braves gens à son secours. Et
comme M. Bergonzy était aussi un exploitant
de mines, elle ne doutait pas que son alliance
ne fût la meilleure.
Il ne semble pas qu'il y ait dans la lettre
qu'on va lire le moindre sentiment de jalousie
rétrospective. Si les premières lignes sont iro-
niques et moqueuses, on trouve ensuite des
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 299
sentiments vraiment élevés, et même l'expres-
sion d'une piété qui paraît sincère. C'est sans
contredit la plus intéressante parmi les let-
tres qui nous sont restées de madame de
Warens. Pour en rendre l'intelligence facile
nous la débarrasserons de son orthographe
défectueuse *.
A MONSIEUR DE COURTILLES 2, Moutiers 25e de 1754.
Je suis persuadée de tout le mérite de l'aimable
demoiselle dont vous me parlez : je m'en serais
doutée en voyant monsieur son père, qui, par son
esprit et sa politesse, donne à connaître la bonne
éducation qu'il est en état de donner à sa famille;
par conséquent, vous ne pouvez que gagner beau-
coup à la différence que vous rencontrerez. Puisque
1. L'original appartient au]docteur Bernard Thonion, d'An-
necy. Cette lettre a déjà été publiée dans Revue savoisienne
(1818, p. 72), par M. Th. Dufour. Ne connaissant pas l'aven-
ture de Wintzinried avec mademoiselle Chaperon, cet écri-
vain a supposé, après M. Replat, que madame de Warens
était jalouse du projet de mariage de son ancien serviteur
et associé actuel.
2. En publiant cette lettre, M. Th. Dufour dit « qu'on ne
voit pas bien sur l'original si le mot Moutiers doit accom-
pagner le nom du destinataire ou la date ». Evidemment
il indique le domicile du destinataire, Courtilles, malade à
Moutiers. Sinon il faudrait supposer que madame de Warens,
chargée d'infirmités et sans ressources, se serait rendue au
milieu de l'hiver à Moutiers, en pleine montagne, à vingt-
cinq lieues de Chambéry. Ce voyage, dont on ne retrouve
d'ailleurs aucune trace, n'a donc pas eu lieu. Si la baronne
a vu le sieur Chaperon, c'est à Chambéry où il sera venu
pour savoir ce qu'était au juste Courtilles.
300 MADAME DE NVARENS
c'est votre intention de vous établir, je n'ai rien à
vous dire à ce sujet que de prier Dieu pour qu'il lui
plaise de répandre sur vous sa sainte bénédiction
et que le tout soit pour sa gloire et votre salut. Je
vous ai dit au surplus, ce que j'ai cru devoir vous
dire dans ma précédente, que j'ai adressée à M. Gra-
vier : il dépend de vous d'en faire votre profit. Puis-
que vous avez exigé de moi par votre lettre que
je parlasse à M. de Bargonzi * de vos intentions
pour sa fille, je m'en suis acquittée; s'il le juge à
propos il pourra vous faire part de notre conver-
sation. Vous devez une parfaite reconnaissance à
M. et madame de Bargonzy et leur aimable famille
des soins officieux et charitables qu'ils ont eu la
bonté de vous rendre, auxquels j'ai pris toute la
part possible, et vous félicite de tout mon cœur
d'avoir trouvé de ces braves gens à votre secours.
C'est à vous à présent [à] vous observer et à bien
réfléchir à toutes les obligations que vous vous pro-
posez de contracter, afin de ne vous mettre jamais
plus dans le cas, ou d'être refusé, ou d'essuyer avec
1. Tl se nommait Victor Amé Bergonzy. Madame de Warens
lui donoe le de comme à Courtilles, à Denervaux, à de Gauf-
fecourt, comme encore elle qualifie Rousseau de secrétaire
d'ambassade. — Par un acte s. s. p. du 29 août 1740,
MM. Jean-Nicolas Durandard et V.-A. Bergonzy, de Moû-
tiere, avaient formé avec M. Pierre-Gabriel de Chevillard,
baron du Bois, comte de Saint-Oyen et d'Ugines une société
pour pratiquer des fouilles dans les quatre communes formant
la baronie du Bois, et notamment dans celles de Doucy et
Bonneval. Par acte reçu Pacoret notaire le 18 juillet 1"53,
Durandard et Bergonzy vendirent aux sieurs Joseph Mayan
et Georges Antoine Portaz toute leur part dans les miniè-
res, bâtiments, artifices, etc. pour le prix de dix mille livres
payable au comte de Saint-Oyen et à leurs autres créan-
ciers, après constatation de la bonté des filons (Arch. du
Tabellion).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 301
le temps des reproches : parlez peu si vous pouvez,
pensez beaucoup et conduisez-vous toujours d'une
manière irréprochable devant Dieu et les hommes :
c'est le moyen d'être toujours aimé et estimé de
tout le monde. Je vous prie de vouloir m'excuser
si je vous dis si naïvement ce que je pense, vous
priant d'être bien persuadé que je serai toute
ma vie très sincèrement portée à vous rendre les
services qui pourront être à mon pouvoir, étant
véritablement et avec bien de la considération,
monsieur,
Votre très humble et très obéissante servante,
La barone de Warens de La Tour.
Tout finit bien par un mariage, mais non de
la façon que Gourtilles espérait. Madame Cha-
peron s'assura que la légèreté de sa fille
n'aurait pas les suites qu'elle craignait; et,
le 13 août 1754, elle la maria à un jeune
homme de son âge, fils d'un procureur de Moù-
tiers et fort bien apparenté. Le 21 octobre 1755,
ils eurent un fils bientôt suivi d'une fille.
Quant à Wintzinried il épousa Jeanne-Marie
Bergonzy, plus distinguée peut-être que ma-
demoiselle Chaperon, mais à coup sûr sans
dot. Cette jeune fille âgée de vingt ans, avait
dix-huit mois de moins que sa rivale. Son
mariage n'eut pas lieu à Moûtiers à raison
sans doute de l'aventure de décembre précc-
302 MADAME DE WARENS
dent '.Victor Amé Bergonzy qui, le 19 avril 1746,
avait, avec M. Jean Nicolas Durandard et M. Che-
villard de Lacl'huy, seigneur de Saint-Oyen,
formé une société pour l'exploitation des mines
et hauts-fourneaux appartenant à ce dernier
en Tarentaise, était en 1755 en procès avec
ses associés qui le regardaient comme insol-
vable. Durandard et lui vendirent leurs parts
à MM. Mayan et Portaz, mais le 26 décem-
bre 1758 ceux-ci les rétrocédèrent au comte
de Saint-Oyen parce que le contrat, passé sous
la condition que l'on vérifierait la bonté des
filons, n'avait jamais été exécuté '2.
En février madame de Warens est de plus
en plus livrée à ses entreprises et à ses illu-
sions. Il y a auprès d'elle un vieux petit
1. Jeanne-Marie, fille de Victor Amé Bergonzy et de Fran-
çoise Damyed, maries, était néa et avait été baptisée à Moû-
tiers le 4 janvier 1734. Son parrain et sa marraine étaient
les époux Claude Grassy et Jeanne-Marie Rullier. Elle avait
une sœur, prénommée Marie-Marguerite, née le 21 jan-
vier 1733 et qui avait eu pour parrain un ecclésiastique.
Révérend Joseph Bergonzy. — Rousseau a dit que Courtilles
s'était marié en Maurienne; il a sans doute voulu dire dans
la Tarentaise dont Moûtiers est le chef-lieu. Quoi qu'il en soit
nos recherches pour retrouver l'acte de mariage n'ont pas
eu plus de succès à Saiut-Jean-de-Maurienne qu'à Moûtiers.
2. En 4749 M. Bergonzy avait retiré des hauts-fourneaux
de Doucy 6 471 livres d'argent raffiné, 1 381 livres de plomb,
2 S07 livres de rosette (cuivre rouge pur) et 820 livres de li-
tharge, — pour uni1 somme totale «le 11 485 livres.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 303
homme qui travaille de chimie-, et, dans une
lettre au style précieux, elle offre à l'un de
ses correspondants de le mettre en rapport
avec lui. Il faut même se hâter, car on le
recherche pour le faire travailler du côté de
Paris :
Chambéry, 2 février 1751.
Monsieur, je suis infiniment sensible aux ex-
pressions obligeantes dont vous m'honorez par
votre réponse. Je vous donne avis que la personne
que vous cherchez est à présent à Chambéry. Si
vous avez quelque chose à lui demander ou à lui
faire savoir vous pouvez compter sur mon secret
et fidélité; il ne dépend que de vous, monsieur, de
les mettre à l'épreuve.
Je n'ai point fait vos compliments à M. de Leus,
(noble dauphinois), lui laissant ignorer de même
qu'à tout autre que j'ai l'honneur de votre corres-
pondance. La prudence et le secret est l'àme de
tout ce qu'il y a de plus grand dans la nature,
comme la grâce qui ne sait pas l'observer est à
plaindre. Gomme le pauvre M. de Leus est dans
ce cas, je ne puis lui dire ni ce que je fais, ni ce
que je voudrais faire par la raison que vous ap-
prouverez un jour. Je vous avertis que ce vieux
petit homme que vous cherchez ne me paraît pas
disposé à rester longtemps à Chambéry; il y a des
personnes du côté de Paris qui l'ont fait chercher
pour le faire travailler en chimie; il m'a dit qu'il
avait envie d'y aller. J'attends vos ordres à son
sujet et à toutes autres choses qui dépendraient
de moi.
304 MADAME DE WARENS
Le lendemain, autre lettre relative à un
autre inventeur :
3 février 1754.
Soyez persuadé, monsieur, du plaisir que j'aurais
à vous obliger si vous aviez la bonté de prier ce
monsieur dont vous me parlez de se donner seu-
lement la peine de faire un petit mémoire signé
de sa main, que vous m'adresserez particulière-
ment qui indique les sciences qu'il se propose de
pouvoir mettre en usage; dès que je l'aurai reçu,
je le remettrai à une personne de distinction et de
mérite qui vat à Turin f et qui est en état de pré-
senter ce mémoire là où il conviendra le mieux
pour l'avantage de ce monsieur et comme cette
personne part dans le courant de ce mois il faudra
me l'envoyer au plus tôt. Je voudrais trouver des
occasions plus essentielles qui puissent vous con-
vaincre de l'attachement et sincère estime avec
laquelle j'ai l'honneur d'être, monsieur, etc.
Le 4 février, c'est une lettre au curé de
Gruffy, M. Léonard. La faiseuse d'affaires,
pour qui tous les moyens sont bons, apparaît
ici sans voiles. Elle sollicite l'abbé de faire ce
que nous appelons de la réclame en faveur
d'un filon des environs de Gruffy; et, pour
l'amener à mentir quelque peu, elle fait mi-
1. Les personnes lettrées mettaient habituellement ce t eu-
phonique; il l'appelai à Paris; il parla/ aux hommes; il
s'en allai en Suisse.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 30j
roiter à ses yeux l'établissement d'un haut-
fourneau dans sa paroisse et un nouveau don
à la chapelle de Notre-Dame-des-Ermites.
4 février 1754.
Monsieur et très cher frère, je vous donne avis que
dans peu de jours vous verrez M. Simon Bérard avec
une lettre de ma part pour aller découvrir le filon
de fer que l'on m'a indiqué et que vous savez proche
de GrufTy. Je vous prie de ne pas manquer de lui
faire l'éloge de cette mine et comme vous savez
qu'on en a fait du fer l'autre fois, mais que le
maître ouvrier qui avait établi étant mort, que la
chose en a demeuré là et qu'enfin je pensais à
rétablir la chose pour moi-même. Voilà ce que vous
aurez la bonté de lui dire en lui ajoutant ce que la
prudence et votre bonté pour moi vous pourra
dicter pour me faire un peu valoir dans l'indica-
tion que je donne et dont je renonce en leur fa-
veur. Car vous savez que messieurs les français
savent plumer la poule et qu'ils veulent tout pour
eux, mais comme mes procès n'ont pas l'air de
finir sitôt, je remets mes découvertes à la compa-
gnie de M. Simon qui m'a promis qu'il y aurait
égard et que Notre-Dame des Ermites ne serait pas
oubliée. C'est là mes réserves de même que je lui
ai fort recommandé d'aller au-devant de tout ce
qui pourrait vous faire plaisir lorsqu'on tirera la
mine, qu'on se propose de faire seulement griller
sur les lieux et emporter ensuite plus loin pour la
fondre. Cependant, j'ai lieu de croire qu'un four-
neau conviendrait très bien à GrufTy attendu que
les bois n'y manquent pas. Votre sentiment sur
20
306 MADAME DK WABENS
tout cela par premier courrier sans manquer, et
surtout de m'en garder le secret à l'égard de tout
le monde comme aussi de M. Simon ou de tous
autres qui pourraient y aller de ma part ou de la
sienne, ne voulant pas dire tout ce que je pense à
messieurs les français parce qu'ils m'ont toujours
trompée et je crains qu'ils ne continuent toujours
de même, ainsi la défiance est mère de la sûreté.
Je me recommande à votre chère amitié et bonté
ordinaire et j'espère que vos saintes prières m'ob-
tiendront les grâces et les secours dont j'ai un si
grand besoin pour soutenir ma misérable vie et
mes pénibles affaires.
J'ai l'honneur d'être avec le plus parfait atta-
chement et le plus profond respect l, etc.
Malgré le ton presque calme de la lettre à
son frère, madame de Warens était alors dans
un état complet de détresse. Vraisemblable-
ment elle avait demandé un secours à Rous-
seau et le philosophe lui avait répondu, crut-
elle, par quelque défaite. Le 10 février elle lui
envoya ce billet :
Ce 10 de février 1754.
Vous vérifié bien en moy le chapitre que je vien
de lire dans Limitation de jésus chris ou il est dit,
1. Ces trois lettres de février sont copiées sur les brouil-
lons écrits de la main de madame de Warens et faisant
partie du dossier des Archives départementales. Nous avons
encore rectifié l'orthographe dont l'irrégularité fait de leur
lecture un véritable labeur.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 307
que la ou nous métons nos plus fermes espérance,
cest ce quy nous manqueras totalement. Ce nest
point le coup que vous mavez portes qui m'afliges
mais c'est la main dont il part, cy vous ette ca-
pable de faire un moment de réflection vous vous
direz a vous même tout ce que je pourois répon-
dre a votre létres, maigres tout cela je suis et
serais toute ma vie votre véritable bonne mère.
Adieu....
On lit au dos :
A MONSIEUR,
monsieur ROUSSEAU
SECRÉTAIRE D'EMBASSADE
Rue de Grenelle Saint-Honoré
A l'hôtel de Lenguedoc,
A PARIS »
La pauvre femme se retourna alors vers la
cour de Turin. Le 4 mars elle écrit à M. de
Robilant, et demande sa protection...
... J'espère que M. Valin aura eu la bonté de
vous parler de moi...
1. D'après l'original qui nous a été communiqué par
M. Metzger. Madame de Warens donne à Rousseau le titre
de secrétaire d'ambassade par cette manie de gentilhommiser
dont on était possédé à cette époque. Le titre A'homme de
lettres n'avait pas encore été adopté. — Le texte de Ylmila-
tion auquel paraît se rapporter la prétendue citation de
madame de Warens est celui-ci : « Ne comptez point sur vos
amis ni sur vos proches,... car les hommes vous oublieront
plus vite que vous ne pensez » (Livre I, ch. xxm, 5, trad.
de l'abbé de Lamennais).
308 MADAME DK WARENS
Le même jour, à M. de Garolis :
Pour l'amour do Dieu, monsieur, ayez pitié de
moi; je suis sans pain et sans crédit par la malice
de ceux qui cherchent à me détruire ; que votre
charité me procure un secours de Sa Majesté et
que sa protection daigne me faire sentir les effets
de ses grâces... {Elle énumère ses découvertes, ses
fabriques, etc.). Faudra-t-il après cela que mes
adversaires me fassent mourir de misère et serai-je
privée de la juste récompense de mes travaux par
surprise ou longueur des procédures, manque de
force ou d'appui pour me défendre?... Votre bon
cœur et les grandes vertus que vous pratiquez chaque
jour me font espérer que vous accorderez vos soins
charitables à une pauvre femme étrangère qui n'a
rien à se reprocher dans sa conduite que d'avoir agi
avec trop d'honneur et de franchise...
Monsieur, au cas où vous jugerez que Sa Majesté
ne m'accorde pas un don gratuit, implorez au moins
je vous prie la clémence du roi pour que sa cha-
rité daigne permettre que la Trésorerie me fasse une
avance de cent louis ce qui pourvoira aux besoins
de pain quotidien pendant que ma pension est
engagée pour une année à mes créanciers et cela
me donnera en même temps des forces pour sou-
tenir avec honneur la suite de mes opérations et
de mes travaux.
Quatre jours après elle écrit M. de Saint-Lau-
rent et à M. de Gregori, contrôleur général des
finances. C'est la même demande d'une avance
de cent louis. Elle vante d'abord sa réussite
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 309
dans la découverte des mines, sa fabrique de
poterie, ses charbons de terre et de pierre.
J'ai fait à mes frais toutes les premières avances;
il n'est pas surprenant que je me trouve aujour-
d'hui dans un si pressant besoin '...
Entre temps, le 3 mars, elle est marraine,
avec Wintzinried pour parrain, de la fille
de M. Cagnon, son notaire ordinaire à cette
époque. L'enfant reçoit tous ses prénoms ~.
Le jour même du baptême de sa fdle,
M. Cagnon était au Reclus chez madame de
Warens, et y donnait acte à Mathieu Cash de
ce qu'il révoquait le procuration générale qu'il
avait passée en 1752 à la baronne. Celle-ci
acquiesçait et promettait de ne jamais plus
s'en prévaloir 3.
1. Les lettres à MM. de Carolis, de Robilant et de Gre-
gori sont tirées d'une copie du xvmc siècle aux Archives dé-
partementales.
2. Le 3 mars l"î)4 a été baptisée Françoise-Louise-Éléo-
nore Cagnon, fille de Claude-François Cagnon notaire; par-
rain : noble Jean-Samuel Wintzinried de Courtilles, catho-
lique romain : marraine, madame Françoise-Louise-Éléonore
de La Tour, épouse du seigneur baron de Voiran, catholique
romaine; représentés par noble François Davied seigneur de
Foncenex et dame Prospère de Menthon, veuve du seigneur
de Marcley (Registre paroissial de Saint-Léger).
3. Le 14 mars 1758 le sieur Jean Cash, de Lancastre, fondeur
et affineur aux Fourneaux (près Modane) achète une maison
à Chambéry au faubourg Montmélian à côté de celle de
Claude Vidal.
310 MADAME DE WAREKS
Le 8 mars, c'est une nouvelle défection.
Jean-Charles Perrin se retire officiellement de
l'entreprise contractée avec madame de Wa-
rens, de Courtilles et Reveyron pour l'exploi-
tation des charbons de terre. Le notaire Cagnon
rappelle les différentes phases de l'affaire : le
désistement de Reveyron, l'entrée des Bérard
et de La Corbière dans la Société, etc. M. Perrin
cède son cinquième à la baronne moyennant
l'engagement qu'elle prend de lui rembourser
dans un an la somme de mille livres qu'il
avait versée à la caisse. L'engagement de
madame de Warens est cautionné par Fran-
çois de Foncenex '.
Ayant ainsi repris la prépondérance dans
l'association des charbons, madame de Warens
écrit au contremaître de l'exploitation du
Bourget en Ullie :
J'ai l'honneur de vous donner avis que M. Perrin
Langlay (l'anglais) s'étant départi, par contrat, de
sa part dans la Compagnie des charbonnières, je
me trouve dans le cas d'être chargée de nos
affaires pour vos travaux des Hullies et du Bour-
get - comme étant la seule à la portée de cette
1. Actes. du notaire Cagnon, au Tabellion.
2. Dans la vallée de la Rochette, à 25 kilomètres sud environ
de Ckambérv.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 311
partie, les autres associés de Genève (les Bérard)
et de Tarentaise ( Wintzinried) étant trop éloignés.
Ainsi je vous prie, monsieur, de vouloir agir en
bonne intelligence avec moi, suivant la coutume
allemande eî de prendre la peine de faire pour
tout le charbon qui est clans les fosses que je viens
de vendre au sieur Joseph Tournicr ; il m'en
offre un douzen {12 sols?) le quintal pour l'avenir.
Je lui ai fait un rabais pour celui qu'on a tiré à
cause qu'il est encore un peu mêlé de cervelle;
il vous en payera dix sols le quintal.
Elle le prie ensuite de prendre soin des
outils et de venir conférer avec elle avant de
reprendre les travaux au printemps *.
Le même jour, la baronne et Cash, l'une
dupe, l'autre dupeur probablement, font un
emprunt et à des conditions singulières, pour
désencombrer le filon de la Colombière. Les
galeries n'étaient pas accessibles pour ma-
dame de Warens; Cash pouvait donc impuné-
ment lui faire croire que, derrière quelques
toises de déblais, l'on trouverait le filon mer-
veilleux qui devait payer les dettes et ramener
la fortune.
Nous, soussignés, en considération et par recon-
naissance du service que M. Tomas, maître fon-
deur saxon vient de nous rendre en nous prêtant
1. Archives départementales.
312 MADAME DE WARENS
quinze louis neufs {de 21 /ivres pièce) pour nos
travaux de la Colombière, nous lui promettons
de bonne foi de lui donner mille livres de gra-
tification aussitôt que nous aurons décombré notre
filon du souterrain de la Colombière et que nous
ouvrirons la mine, ce que nous espérons, avec
l'aide du Seigneur, qui sera dans le courant de
cette année.
En foi de quoi nous avons signé le présent à
Chambéry, ce 20e mars 1754 l. (Les signatures
manquent .)
Les quinze louis, ou trois cent quinze livres,
n'allèrent pas en entier à la Colombière.
En 1750 madame de Warens avait fait acheter
certaines terres à Bourdeau sur la rive occiden-
tale du lac du Bourget, par un nommé Béjet;
le 29 avril 1754 Béjet lui cède le marché
moyennant le remboursement de quatre-vingt
trois livres quatre sols, montant du prix
d'achat et des accessoires. Cette cession est
passée en présence de Mathieu Cash et d'un
Comtois, Pierre Dumersier 2.
Encore un filon à découvrir, une mine à
exploiter!
Cependant Denervaux était impatient de rece-
1. Archives départementales.
2. Acte reçu par maître Cagnon (Arch. du Tabellion).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. .313
voir des nouvelles du mémoire de son grand
ingénieur. Celui-là non plus ne nageait pas
dans l'opulence.
Le 27 mai, il écrit à la baronne :
Madame,
Dans l'inquiétude où je suis desavoir si vous avez
été satisfaite du mémoire que j'ai obtenu de M. de
la Croix, ce grand ingénieur en mécanique et si
vous avez eu la bonté d'en donner avis à la cour
de Sardaigne pour que je le puisse entretenir jus-
qu'à la réponse des vôtres; il y a plusieurs mes-
sieurs qui désirent le produire à la cour prussienne ;
pour le détourner, je lui représente qu'il lui serait
difficile de se faire à la langue allemande, que par
là il n'aurait aucune satisfaction d'être dans un pavs
où il ne pourroit s'énoncer.
J'espère, madame, que par votre grand crédit et
vos soins vous parviendrés à la gloire de produire
au roi un excellent sujet et à moy un grand ser-
vice et l'honneur d'être, etc.
Denervaux.
A Carouge, ce 27'' mai 1 75 i '.
La direction générale des minières ne se
désintéressait pourtant pas des travaux qui
s'exécutaient dans les diverses concessions.
Elle s'en faisait rendre compte par les admi-
nistrations provinciales.
1. Archives départementales.
314 MADAME DE WARKNS KT .1 . - J . ROUSSEAU.
Le 7 août 1754, l'intendant général de Savoie
écrit au directeur à Turin :
A l'égard des minières de Maurienne au-dessus
de Modane qui sont exploitées par la société de
madame la baronne de Warens, les travaux se con-
tinuent toujours, mais la difficulté de la descente
de la mine des plus hautes montagnes leur laisse
beaucoup de frais et à peine cette société peut-elle
suffire aux engagements qu'elle a avec la direction
des Gabelles, puisqu'elle a été obligée de diminuer
la quantité promise aux Gabelles de Savoie pour
pouvoir fournir la plus grande portion à la direc-
tion générale des Gabelles de Piémont à laquelle
elle adresse à Turin depuis quelque temps ses
plombs l.
1. Archives départementales, série G.
CHAPITRE X
(1754-1755)
Visite de Rousseau et de Thérèse Le Vasseur à madame de
Warens. — La baronne va les voir à Genève. — Ortho-
graphe de Thérèse. — La dernière bague. — Lettre de
madame de Warens à Gauffecourt. — Elle veut rouvrir
la fabrique de Chambéry fermée par ses associés. —
M. Perrichon achète aux enchères publiques la part de
madame de Warens dans la société des mines de Mau-
rienne. — La baronne quitte Chambéry pour se fixer dans
les environs de Genève. — Lettre de reproches et de
supplications de Courtilles. — Mort de M. de Warens. —
Madame de Warens à Evian. — M. Daviet de Foncenex
intermédiaire entre la baronne et ses parents de Vaud.
— Mort de Jacques de Coudrée, marquis d'Allinges. —
Il ne fut pas l'amant de madame de Warens. — Erreur
de la Revue britannique. — Lettre de Courtilles; détails
sur la Société des charbons. — Fabre, maître fondeur, chez
le baron d'Angeville. — Lettre de M. de Loys. — Madame
de Warens achète une maison à Evian. — Supplique au
roi pour obtenir la prolongation du délai de rachat de sa
part de la Société des mines de fer. — On lui accorde un
an ; puis encore six mois. — Elle demande l'autorisation de
faire transporter sur la rivière d'Arve les charbons d'Ara-
ches. — Retour à Chambéry; elle engage la moitié de sa
pension à ses créanciers — Instructions pour des sollici-
tations à Turin, afin d'obtenir des privilèges personnels.
Le 1er juin 1754, Rousseau partit pour Genève
avec son ami Gauffecourt et Thérèse Le Vasseur1.
\. Thérèse Le Vasseur, née à Orléans en 1721, est morte en
1801 au Plessis-Belleville, près d'Ermenonville. Voici comme
316 MADAME DE VARENS
Laissant Gauffecourt à Lyon, il vint à Gham-
béry avec la gouverneuse pour revoir maman.
Je la revis... Dans quel état, mon Dieu! Quel
avilissement! que lui restait-il de sa vertu pre-
mière... Que mon cœur fut navré! Je ne vis plus
pour elle d'autre ressource que de se dépayser.
Je lui réitérai vainement et vainement les ins-
tances que je lui avais faites plusieurs fois de venir
vivre avec moi qui voulais consacrer mes jours et
ceux de Thérèse à rendre les siens heureux. Atta-
chée à sa pension, dont cependant, quoique exac-
tement payée, elle ne tirait rien depuis longtemps,
elle ne m'écouta pas. Je lui fis encore quelque
légère part de ma bourse, bien moins que je n'au-
échantillon de son orthographe et de son style une portion
de la lettre qu'elle écrivit à Jean-Jacques le 23 juin 1762 :
Ceu merquedies a guateur Su matin ceu vintroies (juin mi ceu çan
soismite edeu.
Mon cher ami que le goies que (je ves deureuceu voier deu voes nou
telle (jeu vous a surre que mon 7ies pries neu tes nés plus arien deu dou
leur deu neu jias vous voir e deunous ceuparer can pou voir vous dire
tous mes santimans gvemonquer atovs (jour êtes pour vous e quies ne
changeraes <ja mes tan que dieu vous doneuraes des gour eamoiosics
geu neutien plues arien qua vous mon cher amies, (je sut avestous lami-
ties e la reu cônes caceu posible e la tacheuman mon cher bonnamies
votreu enble e bon amie,
THERESS LE VASSEUR.
(Traduction) : Mon rher ami, quelle joie j'ai eue de recevoir de vos
chères nouvelles, je vous assure que mon esprit ne tenait plus à rien de
douleur de ne pas vous voir et de nous séparer sans pouvoir vous dire
tous mes sentiments : que mon cœur a toujours été pour vous et qu'il
ne changera jamais, tant que Dieu vous donnera des jours et à moi
aussi... Je ne tiens plus à rien qu'à vous, mon cher ami. Je suis avec
toute l'amitié et la reconuaissance possibles, mon cher bon ami, votre
humble et bonne amie,
Thérèse Le Vasseur.
(Jean-Jacques Rousseau; Ses amis et ses ennemis, p. 452.)
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 317
rais dû, bien moins que je n'aurais fait, si je
n'eusse été parfaitement sûr qu'elle n'en profite-
rait pas d'un sou '.
Rousseau disposait bien facilement des»jours
de Thérèse. Et vraiment, imagine-t-on madame
de Warens vivant à Paris, en tiers avec Jean-
Jacques et mademoiselle Le Vasseur ! Dès les pre-
miers moments la mère de la gouverueuse serait
bien vite arrivée pour lui faire quitter la place.
Puis, Rousseau ne paraît pas s'être aperçu qu'en
quittant la Savoie la baronne aurait fait ban-
queroute aux personnes qui lui avaient prêté
de l'argent sur le gage de sa pension.
Après avoir achevé à Chambéry la dédicace
de son Discours sur l'inégalité, Jean-Jacques
partit pour Genève. Le 1er juillet, il est déjà,
installé aux Eaux-Vives à la porte de la ville;
vers le 10 octobre il est de retour à Paris 2.
Avant son départ il reçut à Grange-Canal, la
visite de madame de Warens qui faisait à cette
époque un voyage en Chablais.
Elle manquait d'argent pour l'achever; je n'avais
pas sur moi ce qu'il fallait pour cela; je le lui
envoyai une heure après par Thérèse. Pauvre
1. Confessions, livre VIII.
2. Correspondance, lettres LXXII et LXXIV.
318 MADAME DE WARENS
maman! Il ne lui restait pour dernier bijou qu'une
petite bague, elle I'ôta de son doigt pour la mettre
à celui de Thérèse, qui la remit à l'instant au sien,
en baisant cette noble main qu'elle arrosa de ses
pleurs. Ah! c'était le moment d'acquitter ma dette.
Il fallait tout quitter pour la suivre, m'attacher à
elle, et partager son sort, quel qu'il fût. Je n'en
fis rien... De tous les remords que j'ai sentis en
ma vie, voilà le plus vif et le plus permanent *.
On s'est beaucoup récrié sur le manque de
goût, sur l'absence de délicatesse dans la con-
duite de Rousseau faisant porter par Thérèse
une aumône à sa bienfaitrice, à l'amie des Char-
mettes. Mais les amours d'antan étaient bien
loin; ils n'avaient jamais été bien vifs chez
madame de Warens, et les deux femmes venaient
de passer en intimité plusieurs jours à Gham-
béry.
Madame de Warens, conseillée peut-être par
Rousseau, avait prié M. Gauffecourt d'agir en
sa faveur auprès de M. Perrichon. Ses efforts
furent inutiles; elle l'en remercie néanmoins.
De Chambéry, ce 2e août 1754.
Monsieur, je me suis trouvée si incommodée que
je n'ai pas été en état de vous rendre plustôt mes
justes actions de grâce sur les soins généreux que
i. Confessions, livre VIII.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 319
vous venez encore de vous donner à mon occasion.
Je plains l'aveuglement de Mr P[errichon]; mais
comme c'est aujourd'hui un mal sans remède il
faut que cette fièvre fasse crise. Pour moi je n'ai
rien à me reprocher que trop de zèle et de bonne
foi pour bien établir. Je me trouve consolée de
toutes les injustices que l'on exerce à mon égard
par le bonheur que j'ai eu de bien réussir. Le
temps fera assez connaître la conséquence de mon
ouvrage pour que je fasse mon éloge. Je dois
rendre à Dieu d'éternelles actions de grâces; je
me retirerai dans peu de jours dans le petit ermi-
tage que j'ai choisi, ce qui me mettra à portée de
vivre dans votre voisinage, ce qui me flatte infi-
niment, surtout si j'osais espérer que vous vou-
lussiez prendre la peine de venir visiter la pauvre
ermite.
Je vous prie, si vous voyez M. Rousseau, de lui
faire mes amitiés !. Si vous m'honorez de vos
chères nouvelles passé la quinzaine je serai dans
l'ermitage dont vous savez l'adresse.
J'ai l'honneur d'être avec la plus parfaite recon-
naissance, monsieur, etc. 2.
Vers le 4 septembre elle écrit à un person-
nage de Chambéry pour lui demander conseil
et obtenir sa recommandation auprès de l'inten-
dant général. Elle lui dit que le poids de ses
1. Madame de Warens ne parait ni blessée ni étonnée de
ce que Jean-Jacques est en train de revenir au calvinisme
afin de recouvrer sa qualité de citoyen de Genève {Confes-
sions, livre VIII).
2. Archives départementales.
320 MADAME DE VARENS
affaires est trop lourd pour qu'elle puisse se
soutenir plus longtemps. II lui faut des secours
étrangers :
... ce que je ne veux faire que par vos sages con-
seils. Voilà ma fabrique de poteries et de toute
sorte de moulages détruite par malice. Je trouverai
des étrangers qui me fourniront de quoi la relever
pourvu que les privilèges soient à moi seule et
que ma Compagnie n'y ait plus rien à voir, ce qui
est bien juste puisqu'ils ont détruit mon ouvrage
quoique parfait, disant seulement que cela leur
coûtait trop àChambéry et qu'ils voulaient s'établir
en Maurienne.
J'aurais trop à dire et il me faudrait un volume
pour vous expliquer toutes mes raisons de plainte,
je vous demande seulement, monsieur, que vous
ayez la bonté de me recommander à M. l'Intendant
général pour qu'il donne l'ordre au Sr Torin,
régisseur de nos fabriques et fonderies de me
fournir tout le nécessaire pour faire... par le
Sr Merkel qui ne peut plus travailler pour moi à
cause de la maladie où les chagrins et les injus-
tices que l'on me fait l'ont plongé.
A ce moment la situation était à peu près
désespérée. M. Perrichon, mettant à exécution
l'arrêt qu'il avait obtenu le 2 avril, faisait
vendre la part de madame de Warens dans la
Société. Elle lui fut adjugée aux enchères
publiques le 1er septembre 1754.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 321
Afin de se soustraire à l'humiliation de cette
exécution qu'elle ne pouvait plus empêcher, la
baronne se retira dans cet ermitage dont elle
entretenait M. de Gauffecourt. C'est, croyons-
nous, à Jussy qu'elle établit sa résidence. Ce
village est situé à deux lieues de Genève et du
lac, près de Garouge. Elle pouvait ainsi se
rendre facilement à Genève pour y voir Rous-
seau, Gauffecourt et les Bérard, ou bien aller
en Ghablais visiter les de Loys et correspondre
avec ses parents de pays de Vaud f.
Le 8 novembre 1754, Gourtilles lui envoie de
Chambéry une longue lettre qu'il lui adresse à
Carouge ou à Jussy.
Madame ,
J'ai l'honneur de la votre par le Sr Michot qu'il
vous dira notre situation, ma femme malade et
moy qui ay la foire (sic) depuis dix jours, vous
voyé par la sy ma situation est tranquille et gra-
cieuse. Sans ma rester plus longtemps sur ma
situation je viens par celle cy vous donner le der-
nier avis que je crois que l'honneur et la probité
don j'ay toujours faits protection mon dicter de
1. Le dossier des Archives départementales contient une
enveloppe de lettre à l'adresse de madame de Warens à
Genève. Elle passa peut-être plusieurs jours dans cette ville
à l'époque du départ de Jean-Jacques et de Thérèse, lors-
qu'aurait eu lieu la scène du dernier bijou.
21
322 MADAME DK WARENS
même qu'un Etre suprême ' m'ont inspirer. Le récit
du Sr Michot m'a fait entrer dans des idées afreuses
de l'état présent ou vous vous trouvé cependant
n'étant pas instruit de vos ydées ny de vos affaires,
la façon de vivre que vous avés prit jusqua présent
vous ont otté tous vos amis, vous voulés entretenir
bien des geans a de gros frais, ce que le seigneur
le plus opulent ne pouroit pas faire. Voyé madame
a quoy vous sert de faire courir les montagnes à
Fabre a six cents livres par année et cy Mr Daviet qui
vous a trompé en tout et partout mérite d'avantage
votre confience. Le Sr Merkel qui a six cents livres de
la Compagnie, outre cela vous l'entretené luy et sa
famille ; comment voulé vous que cela ce puisse faire
cela est impossible avec le revenu que vous avés,
et létat présent de vos affaires demande un ména-
gement tout contraire. Vous avés mangé par avance
vos cartiers et je ne vois point quelle peut être votre
idée. Le Sr Vidal comme je vous l'ay marqué a con-
gédier les ouvriers du Bourget faute d'argent a ce
qu'il dit ; Mr le marquis de Chaumont veut être payé
par moy des cinquante-six livres que l'on lui doit
pour les charbonniers et ne veut sans prendre qu'à
moy; vous sente par la qu'il faudra maigre moi que
je me retourne contre ma Compagnie et vous êtes du
nombre. Les Srs Daviet et Vidal qui ont eu vos clés
cela a mis une méfiance dans la ville entre vous et
moi qui est touttes a sa place, le Sr Vernier votre
procureur m'a fait la grâce de me dire que si vous
luy aviés donné ou envoyé vos papiers qui serait
parti pour Lyon cependant à vos frais ces fairies,
mais qu'à l'entrée (la rentrée des tribunaux) il ne le
1. Voilà une expression que Courtilles tient bien de ma-
dame de Warens et de Jean-Jacques.
KT JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 323
pouvait faire. La dessus je vous a donné avis de
l'arrivée des Srs Mansort et Denervos qui ont déjà
procédé a un invantaire en Morienne en l'assis-
tence du Sr Dupuis et le montant des fonds ou
valeur de la Compagnie suivant leur conte ne
monte qu'a quarante-six mil livres, je crois avoir
trouvé un expédient qui est le dernier partis que
vous aves a prendre est que vous me passiez une
procure générale pour toutes vos affaires tant de
fabrique qu'autre et alors je me rendray à Lyon
auprès de M. Perichon en lui expliquant politique-
ment et sans témoins la situation, et labandon
que vous faites de touttes vos prétentions en sa
faveur fera que vous pourries en tirer quelque
chose pour vous remettre dans le courant et vivre
tranquilement dans l'endroit qu'il vous plaira de
choisir ou dans un couvent si mieux vous l'aimé,
pour quelque temps et a portée de Chambéry sans
en être éloignée et cela ramainera tous les cœurs
en votre faveur; et laissés pour l'avenir touttes
sortes d'entreprises puisqu'elle ne saurait tourné
qua votre desavantage, voilà mon sentiment en
honnette homme. Je vous prie de pardonné la
liberté que je prend de vous les donnés mais c'est
par le [dé] vouement que jay eu et que j'auray
toutte ma vie pour vous qui fait qu'aujourd'hui je
vous ouvre mon cœur en entier. Cependant il fau-
drait que j ut tous les papiers pour cela faire et tout
serait fini sans que personne le sut. Je vous dirai
qu'après la rentrée ils veule vous demandé au sénat
les trois mille et quelques livres que vous deves
avoir reçu du Sr Majan et qu'il a vendu au Sr Peri-
chon. J'oubliay de vous dire que j'ay donné avis à
Mr Berard de même qu'a vous tan du Sr Vidal de
sa conduite que de la demande de Mr de Chaumont
324 MADAME DE WARENS
sans savoir aucune response puisque mes contes
ne sont pas signés je vous prie de me les renvoyé
par voye sure et comme mon conseil porte de
demander à ma compagnie les cinq livres que le
contrat porte pour un associé en route pour les
afaires de sa compagnie outre les fauf'rais il me les
payeront puis qu'il font ten de difficultés a me
signé mes conte et moy a mon tour je demanderay
une vérification des leurs quoy que je les ay signé;
erreur ne fait pas conte. Je vous ay aussi marqué
que Vidal n'avait pas remplit tous les mémoires que
vous m'aves remis signé de votre main puis que je
n'ay point eut de vin ainsy il me reste 15 livres 10 s.
du dernier argent. Quand il vous plaira de mécrire
soit ou soit Videt ou Morel pour me remettre vos
papiers de même qu'au S1' Vernier la procure vous
m'obligeres, je vous ay marqué ce que m'avait dit le
Sr Videt, ainsy vous ne m'en parlé point, que voulé
vous que je pense si ce n'est que vous ne voulé pas
que je retire cest argent par l'ordre que l'on a mis sur
mes billets, ainsy je vous prie madame prouvé moy
le contraire dans la situation présente où le besoin
est très violent, hé moy n'ayant point d'autre res-
source vous le sçavé et point d'emploi j'atens avec
beaucoup d'impatience l'exécution de vos promesses
a mon égard pour être employé. Au nom de Dieu
ne m'abandonne pas ny ma femme non plus qui
prend la liberté de vous présenter ces profonds
respects et fait chaque jour de même que moy des
vœux au ciel pour votre conservations et prospe-
rittés.
J'ay l'honneur d'être, avec le plus profond res-
pect, madame,
Votre très humble et très obéissant serviteur
De Courtilles.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 32'l
Au nom de Dieu, madame, ne nous laissé pas sy
longtems sans nous donner de vos chère nouvelle
et de l'état de vos afaire.
A Madame,
Madame la baronne de La Tour, etc.
à Carouge, ou à Jussy {par expret) %.
De Courtilles, on le voit, adresse à madame
de Warens, sur sa prodigalité, les mêmes
reproches que Rousseau; il est fâché de ce
qu'en quittant Chambéry elle ait remis ses
clés à Daviet et à Vidal, au lieu de les lui con-
fier. La ville croit qu'elle se défie de lui. Il
la supplie de l'employer, de l'envoyer, par
exemple, à Lyon auprès de M. Perrichon à qui
il parlera politiquement et en secret. Il en
obtiendra une somme pour qu'elle puisse se
retirer quelque temps dans un couvent à portée
de Chambéry, ce qui lui ramènerait tous les
cœurs. Le malheureux n'avait sans doute pas
encore obtenu la pension dont nous le trouve-
rons en possession quatre ans plus tard. S'il
l'avait eue déjà il n'aurait pas poussé ce cri de
détresse « au nom de Dieu, ne m'abandonnez
pas, ni ma femme non plus ».
L'exprès de Courtilles dut courir à la
1. Archives départementales.
326 MADAME DE WARENS
recherche de la baronne qui se trouvait en ce
moment à Evian, car c'est dans cette ville
que lui est adressée une lettre de Daviet de
Foncenex, datée de Thonon le 13 novembre.
Ce nouveau confident lui promet d'aller la voir
bientôt et ajoute :
J'ay bien vos lettres de Suisse avec les instruc-
tions que j'y ai joint; M. votre parent était à notre
passage à quelques lieues de la Tour l.
M. Daviet était donc allé dans le pays de
Vaud et avait passé près de la Tour de Peils,
ce berceau de la famille de madame de Warens.
Quel était l'objet de la mission qu'il y accom-
plissait? Chercher de l'argent sans doute;
mais aussi voir si la baronne ne pourrait pas
tirer quelque parti de la mort de son mari.
M. de Warens, en effet, ou plutôt M. de
Loys, devenu seigneur de Ghanéaz à la mort de
son père, était décédé le 31 octobre 1754. Sa
femme eut peut-être l'espérance, dont elle fut
rapidement déçue, d'obtenir quelque chose de
ses héritiers.
1. Ce billet était accompagué d'une note d'un sieur Fabre,
que nous, retrouverons, dans laquelle il prie la baronne
d'écrire aux associés de Genève, les Bérard, d'envoyer de
la peluche destinée à pourvoir de veste et surtout un ouvrier
ou contre maître du nom de Joseph Piston (Archives de la
Société florimontanë).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 327
M. de Loys qui avait reçu la seigneurie de
Warens le 2 avril 1723 seulement, l'avait vendue
au major Bergier le 23 mars 1728; il la con-
serva donc à peine cinq ans. Après son séjour
en Angleterre à la suite de son divorce, il
était revenu à Lausane où il fut de nouveau
investi de charges honorables. Il ne se rema-
ria pas et mourut entouré de l'estime de ses con-
citoyens '.
Madame de Warens passa l'hiver à Evian.
Elle y avait loué une maison et un jardin d'un
sieur Lejeune. Son séjour en Chablais se pro-
longea jusqu'en août 1755.
Au commencement de l'année, le 23 jan-
vier 1755, le marquis d'AUinges était mort
à Chambéry 2. Sur la foi d'un passage de la
notice de M. de Conzié, on a désigné ce gen-
tilhomme comme ayant été l'amant de madame
de Warens, le dernier!
\. A. de Montet et Ritter, Madame de Warens et son mari.
2. Don Jacques, fils de Joseph-Marie d'AUinges, marquis
de Coudrée, de la Chambre et de Seyssel d'Aix, de Lullin,
Ternier, etc., né à Evian, chevalier grand-croix de l'ordre
des Saints-Maurice-et-Lazare, chevalier de l'ordre de l'Annon-
ciade, commandeur de la commanderie de Saint-Victor hors
les murs de Genève, grand maître de la maison du roi, mi-
nistre d'État, général de cavalerie, cornette blanche de la
noblesse de Savoie, ex-capitaine de la compagnie des gen-
tilshommes archers et commandant général en Savoie, etc.,
— tels étaient les titres de ce personnage (Archives du sénat).
328 MADAME DE WARENS
Enfin écrit M. de Conzié :
Cette charmante et digne femme, sans argent et j'ose
quasi dire sans crédit et accablée de dettes, eut l'heu-
reuse ressource de plaire à un vieux seigneur de la
première distinction qui fournit durant qu'il vécut aux
journaliers nécessaires de la subsistance de cette mal-
heureuse baronne ; mais le noble désintéressement dont
son âme avait toujours été pénétrée ne lui suggéra
jamais de confier à ce vieux seigneur le triste et
inévitable avenir qui la menaçait. Aussi après cette
perte se vit-elle forcée de mendier, pour ainsi dire,
un recoin de chaumière dans un des faubourgs où elle
n'a végétée que par les secours et soins charitables de ses
voisins, qui n'étaient tant s'en faut dans l'aisance. Fina-
lement accablée de différents maux qui la retenaient au
lit depuis plus de deux années, elle succomba avec tous
les sentiments d'une femme fortejet bonne chrétienne.
Lorsque vers 1787, vingt-trois ans après la
mort de madame de "Warens, M. de Gonzié
rédigea sa Notice, il n'indiqua pas le nom du
vieux seigneur, il ne dit pas que ce seigneur fut
l'amant de la baronne, ni surtout qu'il vécut
près d'elle. A notre avis, ce seigneur de la pre-
mière distinction pourrait être M. Perrichon
dont la générosité aurait survécu aux luttes
judiciaires avec son associée; ce pourrait être
aussi le comte de Saint-Laurent auprès de qui
elle avait encore du crédit, nous le verrons,
même après avoir quitté sa maison; mais ce
n'est pas M. d'Allinges.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 329
Le marquis avait plusieurs maisons à Cham-
béry; l'une d'elles, fort considérable, au bout
de la rue Juiverie, porte encore le nom d'hôtel
d' Alliages. Il y habitait avec ses enfants et sa
femme, Marguerite-Prospère de Duing de la
Val d'Isère, qui est morte après lui. Madame de
Warens n'est restée dans la maison du Reclus,
louée par la compagnie, que d'octobre 1750 à
septembre 1754. La fabrique ayant été fermée,
M. d'Allinges aurait pu laisser la malheureuse
femme en possession de son logement, en fei-
gnant au besoin d'en recevoir le loyer. Il n'en
fut rien et l'on a pu remarquer que, dès le
mois de juillet, elle avait déjà choisi un ermi-
tage où elle irait se réfugier. Qu'on se rappelle
aussi le portrait que Rousseau fait d'elle lors-
qu'il la revoit au mois de juin; la pauvre
femme eut été vraiment une compagne bien
peu attrayante \
D'où provient donc la légende de M. d'Al-
linges? Uniquement du rapprochement de ces
deux faits, que madame de Warens avait habité
dans une maison du marquis, et que sa misère
1. Nous faisons encore remarquer que dans la corres-
pondance et dans toutes les autres pièces que nous avons
étudiées, il ne se rencontre aucune allusion, même éloignée,
au marquis d'Allinges.
330 MADAME DE WARENS
a été grande surtout depuis la mort du vieux
yentilhomme. L'on n'a pas recherché pourquoi
elle était allée loger chez lui, pourquoi elle en
était partie. Bientôt la légende a été consacrée
par un document littéraire important et admise
depuis lors comme une chose avérée.
En 1855, M. Bayle-Saint-John fit en Savoie et
en Piémont un voyage d'exploration qu'il a
raconté dans un livre, The Subalpine Kinyolom,
[le Royaume subalpin), où deux chapitres
sont consacrés à Rousseau et à madame de
Warens. Notre ami, le bon, vaillant et regretté
Lanfrey, lui communiqua la Notice de M. de
Conzié. M. Bayle-Saint-John la traduisit en
anglais et l'inséra dans son ouvrage. Sa traduc-
tion du passage que nous avons rapporté est
exacte1; malheureusement, en ce point du
moins, la notice fut retraduite en français dans
la Revue britannique (juin 1856) et l'on écrivit
alors que : « ne sachant où donner de la tête,
madame de Warens eut le bonheur de plaire à
1. At last this charming and worthy woman, without
money, and I may venture to say almost without crédit and
overwhelmed ivith debts ivas fortunate enough to please an
old lord of the very highest distinction who furnished AS LONG
AS HE LIVED, the means to meet the daily necessities ofthe
■subsisience oftkis unhappy baroness (The Subalpine Kingdom,
I, 59).
EE JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 331
un vieux gentilhomme de la plus haute distinc-
tion qui voulut bien fournir, aussi longtemps
qu'il vécut auprès d'elle, à tous les besoins de
l'infortunée baronne ». Uauprès d'elle est
exclusivement du crû du traducteur de la
Bévue britannique. Rayons donc cette défail-
lance attardée du passif de madame de Warens.
Le 7 mars 1755, Gourtilles écrit de nouveau
à la baronne :
Chambéry, ce Ie mars 1755.
Madame,
Personne au monde ne prend plus de part à
votre indisposition que ma femme et moi. Dieu
veuille vous redonner la santé et vous faire sur-
monter toutes vos peines et inquiétudes. Pour
répondre à tous les articles de votre lettre quoique
vous ne m'ayez jamais fait l'honneur aux miennes
que par détour et non à mes articles : Primo, si
vous m'aviez fait l'honneur de me répondre en son
temps sur l'article qui me concerne par M. Nuet '
à M. le comte de Saint-Laurent, pour lors cela
aurait pu se faire ; à présent il n'y faut plus penser
qu'à Noël prochain. Voilà, madame, T'obligation
que je vous ai; il ne faudrait plus donc qu'aussi
manquer au paiement du mandat de M. de Choiry
1. M. Nuer était prêtre d'honneur de la Sainte-Chapelle
de Chambéry et homme d'affaires de M. de Saint-Laurent
dans cette ville.
332 MADAME DE WARENS
(Choisy?) pour la Saint-Jean, pour me mettre dans
le plus grand embarras du monde. Dieu veuille que
vous ne le fassiez pas et qu'il soit payé. Il y a 7 mois
que je vous ai écrit pour l'article de M. de Chau-
mont !, vous n'avez pas daigné jamais ni en parler
ni à ces messieurs de Genève. Cet article me regarde
et non pas M. Merkel ou Fabre, car vous l'auriez
fait, pourquoi m'empêcher de faire mes affaires.
Madame de Warens lui ayant proposé de
faire acheter sa part d'association dans l'af-
faire des charbonnages, il répond :
Je ne puis penser que ce soit votre idée de m'ôter
le seul moyen qui peut me rester pour me tirer
d'affaire. Vous savez que j'ai besoin d'argent et non
de chimères, car il faut vivre.
Ces messieurs de Genève peuvent avoir mis en
fonds environ quatre mille cinq cents livres; M.Per-
rin mille, moi seize cent cinquante-sept. Je fais ainsi
le compte des charbons dans nos fosses; à la Serraz
deux mille quintaux; à Novalaise mille; à La
Rochette soit les Ullies trois cents; à Montagny en
Tarentaise six mille; a Arache sept mille : total seize
mille trois cents quintaux. Et quand nous ne retire-
rions que dix sol le quintal de tous nos charbons les
uns dans les autres, nous aurions au delà de nos dé-
boursés. Ainsi, madame, je ne puis accepter l'offre
que vous me faites sans un comptant, car il faut
que je vive... J'ai donc à cause de votre silence à
me, répondre perdu pour cette année toute ressource
1. Les de Choisy et de Chaumont étaient des gentils-
hommes des environs d'Annecv.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 333
du côté de la cour tant par subside que par emploi
et pour la vente de mes portions il me faut du
comptant... Vous m'aviez promis les six cents livres
de Merkel en son absence... Je n'ai pas pu vous
envoyer les papiers du procureur Moret, il dit que
vous lui devez beaucoup et il veut être payé... Si
vous m'envoyer votre billet contre M. Mansord de
la Férrandière pour qui vous avez payé cinq cents
livres à M. de Carpinel, je le ferai payer... Nous
venons d'apprendre la mort de M. le comte de
Bellegarde à Paris et celle du chevalier Didier
d'Indatrie à Argentine le 4 du courant. Dieu veuille
que vous finissiez avec M. Périchon ,et ne craignez
jamais que je dise votre situation; bien loin de là,
car j'ai prouvé à Charbonnel et à tout le monde que
vous viendriez ici dans le courant de mai et que
vous feriez honneur à toutes choses. M. Thorin '
sait tout ce que vous faites à Evian car c'est lui qui
m'a dit que vous aviez ascensé (loué) la maison de
M. Le jeune et son jardin. Je vous prie de me dire
votre sentiment, j'aurais envie d'écrire à M. Péri-
chon pour le prier de me protéger et de me faire
avoir un emploi en France de même qu'à M. Rous-
seau, car il faut absolument penser à faire quelque
chose ou aller mendier nôtre pain, ma femme et
moi. Si vous saviez ma triste situation vous auriez
pitié de moi.
Ma femme prend la liberté de vous offrir ses pro-
fonds respects et se recommande à vos bontés pour
que vous ne nous abandonniez pas...
De Courtilles 2.
1. Le régisseur pour la société Perrichon et Cie.
2. D'après l'original aux Archives de la Société florirno titane.
La signature, et la formule de politesse qui la précède, sont
334 MADAME DE WARENS
II n'apparaît d'aucune pièce que Wintzinried
ait exécuté son projet de prier M. Perrichon de
lui obtenir en France un emploi, de même
qu'à M. Rousseau, mais ces derniers mots
semblent établir que Jean -Jacques s'était
adressé avec succès à l'ancien gouverneur de
Lyon. L'emploi que son intervention lui pro-
cura ne peut être que celui de caissier chez
M. de Francueil qu'il occupa durant quelques
mois en 1750.
François Fabre, à qui de Gourtilles fait allu-
sion, et qui s'intitule maître fondeur de fer
coulé, était alors en pension depuis onze mois
chez le baron d'Angeville, par ordre de ma-
dame de Warens. Le 21 mars 1755 il en laisse
une déclaration à M. d'Angeville pour qu'il fasse
payer cette pension à sa commettante. Fabre
avait sans doute été envoyé à Allonzier ou à la
Caille i pour faire des découvertes.
Le 26 avril 1755 M. Bergonzy agissant, dit-
il, au nom de son gendre Wintzinried de
seules de l'écriture de Wintzinried; les quatre pages de la
lettre pourraient bien être de la main de sa femme. L'or-
thographe, que nous avons redressée, est loin d'être aussi
défectueuse que dans les autographes de madame de Warens.
1.. Village sur la route d'Annecy à Genève, à trois lieues
d'Annecy.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 33»
Courtilles et de la baronne de Warens admodie
à un habitant de Saint-Pierre de Belleville le
droit exclusif di'excaver le charbon de pierre
dans cette paroisse et dans celle des Allues,
moyennant le prix de dix livres par an \
Malgré les exhortations de Courtilles, ma-
dame de Warens ne se hâte pas de revenir à
Chambéry. En mai, elle est encore à Evian où
son parent, M. de Loys, lui écrit de Thonon qu'il
ira bientôt lui rendre ses devoirs et répondre
de vive voix à toutes ses bontés et à la con-
fiance qu'elle lui témoigne. Si on lit entre les
lignes, on peut croire que M. de Loys jugeait
suffisante une première visite qu'il avait faite
à la baronne et ne désirait pas avoir des rap-
ports suivis avec elle. Il lui dit :
Madame,
J'ettois bien à la bonne foy d'exécuter quand je
vous promis que j'aurois l'honneur de vous aller
voir peu de tems après celui que j'avois eu de vous
aller rendre mes obéissances a Evian, mais la mul-
titude d'affaire que j'ay ne me laisse pas le maître
de faire tout ce que ie devrois et que ie voudrois.
Ma femme a été fort incommodée sur la fin de sa
grossesse ce qui a, a ce que ie crois, contribue a
accoucher plutôt que l'on avoit conté d'un garçon
1. Saint-Genis, Histoire de Savoie, III, p. 535.
336 MADAME DE WARENS
qui par la ne parait pas d'une bonne santé, la mère
en at été fort malade et a présent le laict lui fait
une cruelle guerre. Toutes ces circonstances me
tiennent dans la gène et pour ainsi dire dans
l'esclavage. Si cependant j'avois cru de pouvoir
trouver un cheval ie serois parti aujourd'hui pour
vous aller rendre mes devoirs et repondre de vive
voix à toute vos bontés et confiance que vous me
témoingnés, ie suis obligé par disette de fourrage
de tenir les miens (chevaux) dans ma campagne qui
est à 2 lieux d'icy. Demain il viendra quelqu'un de
mes gens a qui je donneray ordre de me l'amener et
si Dieu me conserve et qu'autre mal n'arrive à ma
femme; j'auray l'honneur de vous aller trouver ces
premiers jours sans faute.
En attendant permettez que j'aye l'honneur de
me dire avec un profond respect, madame,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
De Loes.
Thonon, 3° May 1755.
En juin, madame de Warens songe, semble-
t-il, à se fixer définitivement à Evian. Elle y
achète, le 19, de Jean-François Joudon, notaire
et secrétaire de la ville, une maison, une
grange, et une grève au bord du lac pour le
prix de deux mille six cents livres, payable :
trois cents livres dans un mois et le surplus
à raison de trois cent soixante-quinze livres
par an à prendre sur le quartier de sa pension
à échoir à la Saint-Jean de chaque année
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 337
(24 juin). La grange achetée servait alors
d'entrepôt pour la douane sarde; elle avait vue
sur le lac. La maison ouvrait sur la rue de
Dessous, aujourd'hui Rue inférieure '.
Il est difficile de démêler exactement à quels
sentiments madame de Warens obéissait alors.
Voulait-elle seulement surveiller de près ses
intérêts au pays de Vaud, ou simplement
réjouir ses yeux du spectacle des rives loin-
taines où s'étaient écoulées son enfance et sa
jeunesse? Ou bien, lasse de la vie de men-
songes et d'expédients à laquelle elle se voyait
condamnée, voulait-elle refaire, mais en sens
inverse le voyage de 1726? Un bateau de pê-
cheur pouvait, en quelques heures, comme il
l'avait jadis amenée à Evian, la reconduire à
Vevey. Elle aurait pu mourir sur la terre
natale après y avoir reçu le pardon des siens
et recouvré la tranquillité. Ou bien, vraiment,
s'occupait-elle de former en Suisse une nou-
velle société, comme elle le dit dans la requête
dont nous allons parler?
1. Acte du notaire Buttet d'Evian. Les biens vendus sont
désignés par les numéros 2214, 2252 et 2253 du cadastre. Ils
appartiennent aujourd'hui en grande partie à M. Henri
Cottet, et sont situés dans la partie la plus agréable et la
plus brillante de la vide.
338 MADAME DE WARENS
L'acte par lequel la part de madame de
Warens avait été adjugée à M. Perrichon
laissait à la débitrice le droit de reprendre sa
propriété, pourvu que dans l'année elle rem-
boursât la dette au créancier, en capital, inté-
rêts et frais. Elle essaya sans doute de se
procurer des fonds, mais n'y ayant pas réussi,
elle recourut au roi pour que le délai de rachat
fût prolongé de deux ans.
Voici quelques extraits de sa supplique :
Au Roi
Sire,
Expose avec la plus profonde humilité pauvre '
Françoise El. ...veuve du baron de Warens... dont
l'attestation de pauvreté est ici jointe,
Qu'ayant abandonné les richesses de son père et
de son mari pour s'attacher au giron de l'Eglise
elle fut accueillie par les bienfaits de S. M. le feu
roy Victor de glorieuse mémoire, qui la gratifia
d'une pension que la piété de Votre Majesté fait
toujours continuer.
La suppliante, par reconnaissance, crut devoir
employer au bien des États de Votre Majesté ses
connaissances et ses lumières en fait de minéraux,
aidée par les secours de noble de la Balme elle
acheta avec lui les fabriques... du marquis de La
Roche... Elle crut toujours mieux procurer le bien
1. Ce mot n'est pas destiné à appeler la pilié sur la deman-
deresse, mais il indique qu'elle plaidait en pauvre, soit
avec le secours de l'assistance judiciaire.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 331)
de l'État en y faisant verser l'argent des pays
étrangers, elle intéressa à ces fins le sieur Camille
Périchon ancien prévôt des marchands et com-
mandant à Lyon par conventions du 20 dé-
cembre 1749 par lesquelles il était seul obligé de
faire toutes les avances; mais ce qu'elle crut être
le comble du bonheur est devenu le comble de sa
perte. Cet étranger flatté par le succès des dites
fabriques pensa à se les approprier en entier et à
exclure celle même qui l'y avait placé; pour y
réussir il a payé à l'insu de la suppliante le prix
de ladite acquisition au marquis de La Roche, s'en
est procuré la cession en cachette; sachant bien
que la suppliante n'était pas pour lors en état de
le rembourser, il a agi rigoureusement contre
elle... en paiement d'environ dix mille livres
qu'elle reste devoir... La voilà donc exclue des
fruits de ses peines, de son industrie et de ses tra-
vaux... Elle a pris tous les mouvements possibles
pour payer ledit Périchon et racheter dans l'année,
mais elle n'a pu encore réussir. Elle est à ces fins
en négociation avec des riches suisses, et même
pour s'aboucher avec eux elle s'est rendue dans
votre ville d'Evian. Elle espère de former une nou-
velle compagnie utile à la Savoye, qui y versera
l'argent étranger et profitable à elle-même parce
qu'elle compte de trouver un bénéfice dans l'aban-
don qu'elle leur fera de ses portions dans lesdites
fabriques, usines, etc. Mais, Sire, pour conclure
avec des étrangers qui veulent et qui ont raison
de s'instruire, il faut du temps, et c'est seulement
le temps que la suppliante ose demander à Votre
Majesté. L'année pour racheter est prête d'expirer.
Il s'agit de tout le bien de la suppliante dont un
étranger veut s'emparer, et sachant qu'elle ne vit
340 MADAME DE WARENS
que des dons charitables de Votre Majesté il veut
se prévaloir de son influence... C'est pourquoi, elle
recourt à Votre Majesté que par' un trait de ses
grâces il lui plaise lui accorder un terme de deux
ans à partir de l'expiration du courant {délai) pour
racheter les biens que le Sr Périchon s*est fait
adjuger à son préjudice, et c'est en dérogeant
au besoin à la disposition contraire des Royales
Constitutions *.
PlCOLET,
Conseil.
Le 22 août, le roi accorda un délai d'un an.
En 1756, le terme était près d'expirer et la
baronne n'était pas plus avancée. Elle en sol-
licita un autre. Dans sa requête, elle rappelle
son recours de 1755 et se borne à ajouter que
« la brièveté du délai ne lui a pas permis de
mener à terme diverses négociations avec les
étrangers qui doivent former une nouvelle
compagnie et rembourser M. Périchon ».
On eut la faiblesse de lui envoyer des
patentes, en date du 22 mai 1756, par les-
1. Le royaume de Sardaigne possédait alors sous le nom
de Royales Constitutions un code de lois excellentes. Malheu-
reusement il y était dérogé très souvent par des faveurs du
genre de celles obtenues par madame de Warens, par des
restitutions contre des prescriptions, par des ordres de
revision de procès paraissant jugés définitivement, par des
tours de faveur accordés à l'expédition des procès des grands
seigneurs, etc.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 341
quelles on lui accordait six mois de plus ',
au bout desquels elle se trouva encore sans
argent. Étant ainsi expulsée des mines de fer,
elle reporta ses efforts sur les houillères.
Elle sollicita l'intendant de Faucigny de lui
accorder la faculté de faire transporter à
Genève au moyen de radeaux sur l'Arve ses
charbons d'Araches, et en reçut la réponse
suivante :
Il est vray, madame, que j'ay, et aurois toujours
pour vous un respect infini, sur ce principe vous
devés être plus que persuadée madame que je
n'échaperay pas une occasion à vous en convaincre
et de rendre à Mrs vos associés que j'estime beau-
coup tous les services qui dépendront de moy, je
n'ignore point non plus les avantages que nous
procurera la Minière abondante de bons charbons
que vous faites exploitera Araches, et je pense que
Mrs nos Ministres en sont informés; mais souffres,
madame, que je vous représente que sans un ordre
de mes supérieurs, je ne peus donner le sentiment
que vous me demandés à cet égard, et qu'aux dits
cas je ne manqueray pas de leurs faire envisager
autant qu'il me sera possible et que l'intérêt du
roy et du public l'exigeront touttes les raisons que
vous me faites l'honneur de me suggérer dans votre
dite lettre vous prévenant néantmoins, madame,
1. Archives du sénat. Patentes, 1755, fog 353 et suiv. 1756,
f 108.
:)V-2 MADAME DE WARENS
que sans un ordre de la Cour je ne sçaurois per-
mettre le transport des dits charbons par des
radeaux sur la rivière d'Arve '.
Pendant ce temps les créanciers que ma-
dame de Warens avait laissés à Chambéry
s'impatientaient; ils étaient inquiets de son
absence prolongée et se préparaient sans doute
à faire saisir sa pension. Pour les apaiser, elle
revient, et le 22 août 1755, dans la maison du
sieur Antoine Thorin -, au faubourg Montmé-
lian, elle déclare qu'étant actuellement à Cham-
béry, mais forcée de s'absenter pour des affaires
particulières et importantes, elle donne mandat
à Claude Vidal, l'ancien caissier, d'exiger et
de recevoir de la Trésorerie la pension faite
par Sa Majesté, à commencer au quartier de
Pâques de 175G, pour lui en remettre la
moitié et distribuer l'autre moitié à ses créan-
ciers, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'ils soient
payés 3.
Cela fait, elle s'en va à Genève d'où, le 4 sep-
tembre, elle adresse diverses lettres à des pro-
tecteurs ou à des amis pour solliciter leur
1. Archives départementales de la Haute-Savoie.
■2. Le régisseur de la fabrique.
:i. Acte reçu par le notaire Pétroz (Areh. du Tabellion^.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 343
intervention à la cour de Turin. Le dossier
des Archives départementales en contient les
brouillons écrits de sa main.
A Genève, ce 4e septembre 1755.
Monsieur,
Je vous rends mes justes et sincères actions de
grâce des soins que vous prenez de nos intérêts;
Les offices généreux que vous m'avez rendus l'hiver
dernier pour faire présenter un placet à Sa Majesté
au sujet de notre demande de la rivière d'Arve
pour le transport de nos charbons d'Arache au-
raient eu le plus heureux effet si sans interruption
j'avais été secondée de vos soins généreux et
d'ami sincère tel que vous l'êtes. Mais l'espérance
que M. Porta avait donnée à Mrs mes associés de
suffire à tout et d'obtenir par le crédit qu'il a
chez M. Bruet, secrétaire de S. E. de St-Lau-
rent tout ce qui pourrait être nécessaire à l'oc-
troi de nos demandes, j'ai été forcée malgré moi
de rester dans l'inaction et à laisser en suspens la
suite de mes opérations qui, comme vous le savez,
m'ont coûté tant de peines à établir. Enfin, mes
associés lassés par les continuels renvois de
M. Porta, leur ayant communiqué l'honneur de
votre dernière du 11e août 1755, ils ont été sen-
siblement touchés de voir les peines que vous avez
déjà prises à notre occasion et ils joignent leurs
prières aux miennes par la plume de M. Alexandre
Bérard pour vous demander vos bons offices sans
perte d'un instant. Votre esprit et votre diligence
et bonne conduite dans les affaires nous est connu.
Ayez donc la bonté de partir pour Turin pour in-
former en notre faveur Mrs de la Chambre des
344 MADAME DE WARENS
comptes, voir ce qu'il y a encore à faire dans l'état
présent, savoir ce que notre placet est devenu
dont je joins copie dans la lettre de M. le Président
Bens avec le verbal du châtelain et syndic du lieu
d'Arache. Comme le tout est à cachet volant,
vous êtes prié d'en faire lecture... de faire usage
du canal des grâces afin d'obtenir de ne pas passer
après les gens que vous connaissez à Chambéry et
à Genève qui se sont liés ensemble pour discré-
diter l'exploitation des bois de Faucigny et de les
pouvoir conduire à Genève par la rivière d'Arve.
La chose est à la veille de leur être accordée.
Tout ce que nous désirons c'est d'être les premiers
décrétés.
Vous savez, monsieur et cher et bon ami com-
bien je vous suis attachée.
Puis cette note :
Faire observer à la Chambre des comptes que
par suite des traverses qu'on nous a suscitées mal
à propos, nous n'avons pu encore tirer un denier
des travaux sur les charbons de pierre établis dans
chaque province; — que le bois que nous pren-
drions pour faire des radeaux pourrit sur place...
Le même jour, elle écrit à une autre per-
sonne :
Si vous allez à Turin, comme j'ose m'en flatter,
à la prière de M. Bérard, connaissant votre bon
cœur pour moi, souvenez-vous que c'est le moment
de parler au roi pour me conserver les droits qui
concernent le travail du fer en Savoie. C'est votre
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 345
profit tout comme le mien, de prendre nos sûretés
et de faire considérer que le fer étant purement
matière mercantile et concessable, pourvu que je
sois assurée de la protection du roi dans mes tra-
vaux que j'espère faire entrer cinq cent mille livres
en Savoie de l'argent de l'étranger pour le soutien
de nos travaux sur le fer.
Il faut demander que le privilège de ma fabrique
en moulage me soit concédé personnellement puis-
que mes associés ont détruit mes ouvrages au lieu
de les soutenir et que les mines de fer que j'ai dé-
couvertes en différents endroits de Savoie sont de
préférence à moi qui les ai découvertes, [ce] qui
est juste.
Je vous préviens que je ne puis éviter de dire
dans mon avis au public que tous mes travaux
sont sous la protection du roi et qu'il a eu la bonté
de me confirmer personnellement mon privilège de
poterie et toute sorte de moulage en fer coulé et
que le roi verra avec plaisir que dans nos grands
fourneaux et forges il s'y façonne des fers de tout
calibre, ce qui n'avait pas été fabriqué jusqu'à
présent en Savoie, et cela par le manque d'usage
et de connaissances des ouvriers du pays auxquels
nous donnons la lumière nécessaire pour augmen-
ter en peu de temps la bonne main.
Quelle ardeur encore, quelle énergie dans la
revendication de ce qu'elle croit être son droit!
C'est bien la situation d'esprit de l'inventeur,
toujours déçu, toujours illusionné.
CHAPITRE XI
(17554162)
Madame de Warens revient à Chambéry. — Courtilles vend
à la société Bérard et Cie sa part dans la Compagnie des
mine de houilles; les Bérard la cèdent à madame de
Warens. — Correspondance avec le baron d'Angeville. —
Lettre au gouverneur de Savoie. — Nouvelles lettres au
baron d'Angeville. — Madame de Warens va habiter au
faubourg Nezin clans la maison Flandin-Crépine. — Madame
de Warens résilie l'acte par lequel elle avait acheté une
maison à Evian. — Demande à M. d'Angeville d'un prêt
de six cents livres pour acheter une fabrique de poterie de
terre. — Elle prend pour secrétaire M. Danel. — Le petit
sceau de la baronne Nouvelles demandes d'argent à
M. d'Angeville. — La baronne trafique de son crédit à
Turin. — Le 24 mai 1"60 elle engage sa pension pour
acheter des parts de la société houillère. — Mort de
madame de Warens. — Son acte de décès. — Sa sépulture
dans l'église de Lémenc. — Sa maison placée sous séquestre.
— Continuation de la Société Perrichon.
En décembre, madame de Warens est de
retour à Chambéry, dans une habitation que
le notaire Daviet décore pompeusement du
nom d'hôtel. Ce fait démontre toutefois que,
grâce aux Bérard, elle était revenue momenta-
MADAME DE WARENS ET J.-.I. ROUSSEAU. 347
nément à une meilleure fortune. Il n'en était
pas de même du pauvre Wintziiiried. Pressé
par le besoin, le 11 décembre 1755, avant midi,
et dans Y hôtel de la dame baronne de Warens,
il cède pour le prix de mille livres payable
dans quatre mois, à Simon Bérard, agissant au
nom des sieurs Pierre Bérard et fils, tous les
droits qui lui appartiennent en vertu des pri-
vilèges qu'il a obtenus conjointement avec
madame de Warens pour la recherche et exca-
vation de la houille en Savoie, ainsi que ses
droits dans la Compagnie constituée à cette
occasion, tant pour argent déboursé que pour
marchandises en fonds.
Le même jour, après midi, toujours dans
l'hôtel de la baronne, Simon Bérard, au nom de
sa Compagnie, passe une procuration spéciale
et générale à madame de Warens pour vendre,
céder et négocier comme bon lui semblera la
portion qu'il a achetée aujourd'hui du sieur de
Courtilles, ratifiant dès à présent ce qu'elle
fera '.
Les termes de cette procuration incliquent
que Simon Bérard avait acheté pour le compte
1. Archives du Tabellion, 1756.
348 MADAME DE WARENS
particulier de madame de Warens tout en sou-
mettant la Compagnie à payer pour elle. C'était
l'honoraire de ses démarches à la cour.
C'est dans ces heures de répit que ma-
dame de Warens écrit au baron d'Angeville '
au sujet de la pension du maître fondeur
Fabre. Nous donnerons encore ces lettres avec
rorthogrophe actuelle 2.
Ce 12e de 1756. Chambéry.
Monsieur,
J'ai bien lieu, mon cher Baron, de reconnaître de
plus en plus votre bon cœur à mon égard par la
manière cordiale dont vous vous exprimez sur ce
qui me regarde; continuez, je vous prie, dans les
occasions et. ne craignez jamais que mon amour-
propre s'avise de se gendarmer. Il y a longtemps
que je lui impose silence; la mauvaise fortune, qui
me persécute depuis si longtemps, m'aurait guérie
de cette maladie si je l'avais eue autrefois. Soyez
tranquille sur mon compte à ce sujet, je vous prie;
ce qui doit m'ètre le plus sensible c'est le pain
d. Nous pensons que ce correspondant de madame de
Warens est Claude-François de Lambert d'Angeville, baron
d'Allonzier et de Villy le Peloux, fils de François-Marie et
de Marie-Louise de Maillard de Vallod. Son père était mort
en 1718, laissant deux autres fils, Aimé-Louis et Bernard,
qui répudièrent sa succession, et deux filles au moins, Char-
lotte, mariée en mars 1712 à Balthazard de Droisier et
Marie, femme du sieur de Machet (Archives dit sénat).
2. M. Jules Vuy les a publiées d'une façon conforme aux
originaux dans la Revue savoisienne, 1S70.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 349
quotidien et la tranquillité. Je travaille sans relâche
pour me mettre en état de jouir de l'un et de
l'autre. Si la bonté divine veut bénir mon travail,
j'espère d'y parvenir afin que par ce moyen je
puisse m'occuper uniquement de la seule chose
nécessaire qui est de travailler au salut de mon
âme; je me recommande à ce sujet à vos prières.
Vous me faites un vrai plaisir de m'apprendre que
vous devez venir ici dans quelque temps; vous
choisirez vous-même le drap qui vous conviendra
le mieux et ferez faire l'habit en même temps.
C'est par cette raison que je ne vous envoie pas
des échantillons par cet ordinaire. Cependant si
vous le jugez à propos vous les aurez sur votre
premier avis.
Pour ce qui concerne M. Fabre, que je vous prie
de vouloir saluer de ma part, ayez la bonté, mon
cher Baron, de lui faire comprendre qu'il est très
inutile qu'il se présente à la Trésorerie pour son
argent puisque ce n'est que sur le quartier de
Pâques que je l'ai assigné, ce qui sera payé au
courant, c'est-à-dire vers la fin d'avril prochain.
D'abord après les fêtes de Pâques f je compte le
faire venir ici ; il tirera son argent et j'espère
qu'il fera d'une pierre deux coups, c'est-à-dire
qu'en même temps il se trouvera une place pour
l'occuper d'une manière que je crois qui lui sera
convenable. Si M. Fabre s'obstine à venir avant
ce temps-là, cela porte [ra] un grand préjudice à
mes affaires dont le détail serait trop long dans une
lettre. J'aurai l'honneur de vous expliquer toutes
ces choses à première vue. Je vous prie en grâce
1. En 1756, Pâques était le 18 avril.
350 MADAME DE WARENS
de vouloir le garder chez vous jusqu'à ce temps-là;
après quoi, dés que je vous aurai expliqué mes
affaires, je prendrai tous les arrangements les plus
convenables, et, par préférence je suivrai ceux
que vous aurez la bonté de me conseiller. Je me
recommande à la continuation de votre amitié et
de vos sages conseils et j'ai l'honneur de vous as-
surer que je suis pour la vie avec tous les senti-
ments que vous méritez et la plus respectueuse
considération, monsieur et cher Baron,
Votre très humble et très obéissante servante,
La baronne de Wareins de La Tour.
M. d'Angeville ne vint pas à Ghambéry. Il
écrivit à la baronne, et lui adressa des con-
seils mélangés de reproches. Fabre lui avait
dit, paraît-il, qu'elle refusait de céder ses
droits à M. Perrichon et Gie pour une somme
de dix mille livres et il trouvait ce refus
déraisonnable. Il demandait à madame de
Warens, à défaut d'argent, au moins une
reconnaissance de sa dette pour la pension de
Fabre.
Elle lui répond sur un ton piqué, mais en
ayant soin de tourner ses épigram mines contre
Fabre; et, dans un post-scriptum, elle se déclare
prête à souscrire un billet pour sûreté du paye-
ment des œuvres de charité qu'il a exercées
envers Fabre à sa prière.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 3ol
Chambéry, ce 10e avril 175G.
Monsieur,
Soyez persuadé, mon cher baron, que tout ce qui
me vient de votre part me fait plaisir et me con-
sole, quand ce serait des reproches continuels que
je n'ai sûrement pas mérités. Il m'est aisé de sentir
d'où partent les mauvais offices que l'on me rend
chaque jour près de vous en récompense de mes
bienfaits. Je garde le silence sur le tout et laisse à
Dieu la vengeance, ne voulant me plaindre de per-
sonne. Soyez bien persuadé, mon cher Baron, que
je n'ai point d'autre désir que celui de me retirer
de tous les embarras du monde dont j'ai éprouvé
les cruelles amertumes par la mauvaise foi de ceux
avec qui j'ai eu à faire, ce qui me doit bien enga-
ger à finir toutes affaires s'il est possible avec de
telles gens. Ainsi vous ne devez pas douter que si
on veut me réaliser les dix mille livres que je ne
les accepte bien vite ; et soyez aussi bien persuadé
que le premier argent dont je pourrai disposer
sera pour payer les dix mois de pension du Sr Fabre.
Comme il a bien reçu en trésorerie les trois cent
quinze livres que je lui avais promises pour fin de
tous comptes entre lui et moi, il peut aller désor-
mais où bon lui semblera. Ce n'est plus à moi
pour l'avenir à me mêler de ses affaires, encore
moins de chercher ni à les savoir, ni à les appro-
fondir : qui bien fera, bien trouvera.
J'ai pris le parti de ne m'occuper qu'à prier Dieu
pour le salut de mon âme et pour la conservation
et prospérité de ceux qui auront eu l'âme assez
généreuse pour vouloir me rendre quelque service.
Comme vous êtes du nombre, mon cher Baron, je
vous prie de vouloir accepter les prières sincères
352 MADAME DE WARENS
que j'adresse au ciel tous les jours pour que Dieu
vous accorde longue vie avec toutes les prospérités
que vous méritez et que je vous souhaite de si bon
cœur. Soyez, je vous prie, aussi persuadé de la
sincérité de ma reconnaissance que de celle du
parfait et très respectueux attachement avec lequel
j'aurai l'honneur d'être toute ma vie, monsieur,
votre, etc.
La baronne de Warens de La Tour.
Au dos :
Vous aurez la bonté, mon cher Baron, de m'en-
voyer le billet tout fait tel que vous le souhaitez
et je le signerai et je vous le renverrai tout de
suite, ou je le remettrai ici entre les mains de
Mr votre procureur qui pourra vous en accuser la
réception. Il est juste que je vous donne vos sûretés
puisque vous avez bien voulu exercer les œuvres
de charité à ma prière, dont je vous conserverai
une éternelle reconnaissance.
Dans l'intervalle de ces deux lettres , le
3 avril, madame de Warens écrit au gouver-
neur de Savoie ' à propos du quartier de sa
pension délégué à ses créanciers. Faisant allu-
1. L'adresse de cette lettre a été égarée; le nom du des-
tinataire n'y est indiqué que par le titre d'Excellence lequel
n'appartenait à Chambéry qu'au gouverneur Gabriel délia
Chiesg, di Sinsano, et au premier président du sénat, Claude
Astesan. Les fonctions de celui-ci étant étrangères à la ma-
tière des finances, il est certain que ce n'est pas à lui que
la lettre est adressée.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 353
sion à ce que son mandataire l'avait soupçonnée
de vouloir toucher elle-même les sommes
qu'elle l'avait chargé d'encaisser et de distri-
buer, elle laisse, suivant sa phraséologie habi-
tuelle, à Dieu et au temps le soin de faire
apparaître la vérité.
Le dernier paragraphe de cette lettre est
tout à fait important. Elle prie le gouverneur
de lui accorder un entretien particulier dans
lequel elle lui donnera des éclaircissements
sur des choses de conséquence et qui regardent
l'avantage de l'État.
Si la baronne ne se vantait pas, si l'entretien
secret devait avoir pour objet autre chose que
des commérages dont le vieux gouverneur
pouvait être friand, cette phrase nous donnerait
la clé du crédit dont elle jouissait à la cour.
En 1756, comme en 1730, lors du voyage de
Paris, madame de Warens aurait joué le rôle
peu délicat d'espionne politique. Cette lettre
n'étant pas longue, nous la publions textuelle-
ment.
Je doit rendre a Votre Excellence de ternelle
actions de grâce de la charité qu'elle vient dexer-
cer a mon égard en faisant donner mon cartier de
paque suivant larreté de comte que javoit fait
23
354 MADAME DF, WARKNS
avant avec le Sr Fabrc entre les mains de Mr l'in-
tendant Goibet suivant que je lavoit déclaré a
Mr Vidal en passant mes convantions avec luy, et
par un malheur pour moy Mr Vidal se trouvant
avoir besoin apresent de cette somme; il a [jej
crois oblié les promesses qu'il mavoit fait a cet
égard verbalement parceque mayant fait remettre
entre ses mains mes quatre blanc sein de cette
années a cause de mes créanciers qu'ils setoit en-
gagés de peier il pretendoit faire voir que je feroit
un double emplois de ma pensions quoiquil savoit
bien en conscience mes intantion a cet égard. Ma
consolation aujourdhuy cest de pouvoir dire avec
vérités a votre Excellence que je nay jamais fait
tort a personne ny veut profiter du bien d'autruit.
Je laisse a Dieu et aux tems de faire connoitre la
vérités de toutes choses.
Il me reste après avoir remersié Votre Excellence
de ces bontés de luy demander encore une grâce
des que je pourray avoir les forces de sortir de ma
chambre, José luy demander un cart dheure de
ces moment presieux pour que je puisse en parti-
cullier lui donner des eclairsissements sur des
choses qui sont de conséquence et qui regarde
lavantage de letat.
Je prie Dieu pour les prospérités de Votre Excel-
lence et jay lhonneur detre avec le plus profond
respect, monsieur, de Votre Excellence, la très
humble et très obéissante servante
Barone de Warens de La Tour.
Chambery, le 3 avril 1156 '.
I. Lettre copiée sur l'original qui nous a été commu-
niqué par M. Faga, de Chambery.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 355
Le 16 mai suivant, madame de Warens
adresse à M. d'Angeville un billet à ordre de
deux cent quinze livres, en payement de la
pension du sieur Fabre.
Monsieur et cher Baron,
Je vous sauray toute ma vie un grès infiny, du
service, quil vous a plus, de me rendre en acor-
dent jenereusement vostres table aux Sr fabre, a ma
prières; soie persuade, cher Baron, que mes inten-
tion son droite; et que je nay rien tent a cœur que
de vous paier les deux cent et quinze livres que je
vous doit a ce sujets. Quoyque mon zelle a con-
server dans ce pais, Lindustrie des fonderies de
fert coulés; que jy avoit fet entrer avec tent de
peines me coûte aujourduy ma ruine, et me cause
de plus aujourduit les chagrain les plus sensible,
je ne puis me résoudre de me repentir davoir fait
du bien a Letat et quoy que je soit traitées injuste-
ment a ce sujets jofre a Dieu ma peines, et sest de sa
bontés divines, quejatent ma Becompence; et nom
des créature. Et je pence que tout ce que vous
meditte et vray lorsque vous mavertissé que je
dois matendre, a toutes ses disgrasse que La malice
et lingratitude des humain peut nous faire Eprouver
damertume. Par toutes celle que Lon ma fait re-
sentir jusques a présent je doit pencer a quoy jay
lieu de matendre pour Lavenir. Jay lhoneur de
vous joindre icy mon billiet a hordre pour les
courants de Lannées prochaine pour Laquitements
des deux cent et quinze livres que jay promis
paier pour la pension du Sr fabres, je suis per-
suadées que lorsque vous serez icy pour vos
356 MADAME DE WARENS
prossès l que Mr Vidal ne vous refuseras pas de pren-
dre mon papié en paiement des marchandize que
vous pouriés prendre che Luy; comme il est chargé
de Retirer cette ennees et La prochaine Les de-
niers de ma pentions, il ce paieras par ses mains;
Les pot pouris que Mr fabres m'a fait par icy, lors-
quil y et venus, son cause qu'il ma falus prometres
a Mr Vidais de ne doner aucun mendat a persone
qua Luy sur la Trezorerie; pour cette années et la
prochaine ; aux moiens de quoy, il continues a
paier icy mes dettes pendant ce tems La; je vous
prie, mon cher Baron de ne point parler a persone
de ce que jay lhoneur de vous confier. Quands
vous serez icy je pouray vous ouvrir Entièrement
mon cœur ce que je ne puis, quan foible parties
sur le papier, aux Reste soie bien assurez et de
ma parfaitte Reconaissance a vos bontés, et de
lenvie que je conserve a trouver des aucasions a
vous en doner des preuves; pour vous convincre,
de mon parfait dévouement et de La très respec-
tueuse et parfaitte considérations avec Laquelle je
seray toute ma vie, monsieur et cher Baron,
Votre très humble et très obéissante servante
La barone de Warensde La Tour.
Ce 16e may 1756. Chambéry.
Vous aurez la bonté de me doner avis de la
Reseptions de mon billiets.
C'est en juillet 1756, si Ton en croit un
lambeau d'une lettre du sieur Fabre adressée
1. M. d'Angeville élait en procès avec ses frères devant
le sénat de Savoie.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 357
le 26, à M. d'Angeville semble-t-il, que ma-
dame de Warens est allée habiter chez
M. Flandin, au faubourg de Nezin :
A l'égard des affaires de madame de Warens elle est
toujour dans ces idées baroques; elle a été condamnée
de nouveau à payer. L'on la mise hort de la fabrique
depuis huit jours l. Elle demeure actuellement a Nesein
a la maison de monsieur flandrein.
On a dit que madame de Warens, après avoir
habité quelque temps chez M. Flandin, alla
loger chez M. Crépine. En réalité il s'agit de
la même maison. Charles Flandin, de Bourg-
en-Bresse, mourut le 22 août 1757, à l'âge de
quatre-vingt-deux ans, dans sa maison du fau-
bourg Nezin; il eut trois héritiers au nombre
desquels était maître Claude Crépine qui reçut
dans son lot la modeste habitation où demeura
la baronne et où elle mourut huit ans après y
être entrée, ainsi que le déclare le curé Gaime
dans l'acte de décès 2.
Le nouveau logis n'était qu'à quelques cen-
taines de pas du précédent. Les épaves des
1. Il ne s'agit pas de la grande fabrique au faubourg du
Reclus, mais d'une autre, beaucoup moins importante, que
madame de Warens avait réussi à établir au même faubourg.
2. Reg. par. de Lémenc et Arc h. du sénat. Le curé aurait
dû six ans au lieu de huit; mais il avait oublié le séjour
en Chablais en 1734 et 1756.
358 MADAME DE WARENS
temps meilleurs, dont elle put le parer, ne
furent ni nombreuses ni bien riches; mais le
soleil l'inondait de ses premiers rayons. Elle y
réchauffait aux ardeurs du Midi ses membres
perclus; et, le soir, après avoir parcouru le
lointain horizon des montagnes blanches et
roses, ses yeux se reposaient sur le coteau des
Gharmettes. Quelles étaient ses pensées à ces
heures de solitude et de recueillement? Dans le
malheur avait-elle le souvenir, poignant et doux
aussi, des temps heureux? Non, car l'idylle des
Gharmettes n'a jamais existé... Wintzinried
était aussi pauvre qu'elle, et Rousseau, s'il
atteignait à la gloire, vivait auprès de Thérèse
dans des misères de toute sorte.
En octobre , la correspondance reprend
avec M. d'Angeville. Il réclamait sa dette à
madame de Warens et lui disait qu'elle devait
avoir en réserve quelques-uns de ces lingots
d'argent qu'on avait l'habitude de transporter
dans des barillets de fer blanc. Elle lui répond :
t'.hambcry, ce 15 octobre 1756.
Monsieur,
Il vous est bien aizé de badiner mon cher Baron
parceque Dieu mercy il ne vous manque de rien.
Plus a Dieu que jeu des barils de fer blanc a ma
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 359
disposition je ne me feroit pas tirer l'orielle pour
vous en emvoyer, bien au contraire je me ferois sû-
rement un devoir et un empressement de vous en
présenter; je suis cy éloignée aujourdhuy de pen-
ser a établir des nouvelles fabrique que je mocupe
a vandre toutes les prétentions que gy puis encore
avoir, c'est dans ces viie que jay pris là libertés
de demander mon prolong aux Roy; ne dézirant
que d'être débarassée de toutes sorte dafaire pour
employer uniquement le peu de temps qui me
reste a vivre à louvrage de mon salut ce[st] l'objet
qui mocupe aujourdhuy. [Soyez] en je vous prie
bien persuadé et je vous demande avec une part
dans vos bonnes prières que Dieu veuille macorder
la grâce de persévérer dans les bonnes resolutions
que jay prises, cy jay tardé davoir lhonneur de
répondre à vos chères letres c'est que j'esperois
d'un jour a l'autre de pouvoir vous aprendre quel-
que chose de positifs sur la fin de mes affaires ;
mais elles vont si lentement qu'il ne fauds pas moins
que la patience de Griselidy pour pouvoir tenir a
touts les ennuis que cela me cause; vous serez
sûrement un des premiers a quy je feray part de
larangement que mes affaires prendront, soie je
vous prie bien persuadé que je ne pert pas un
moment de vue les deux cent quinze livre que je
vous dois pour avoir noury le Sr Fabre, cette dette
me tient trop a cœur pour ne p[as m'acqujiter avec
honneur cy tôt que la [chose] sera a mon pouvoir
je vous prie, mon cher baron, de vouloir me conti-
nuer lhonneur de votre Souvenir, je dezire ardent-
ment de pouvoir mériter celui de votre amitié que
je cultiveray toute ma vie, vous prient de vouloir
conter sur moi dans tous ce qui ceras en mon pou-
voir; cy la cruelle fortune me devenois un jour
3G0 MADAME DE WARENS
favorable je ne resterois sûrement pas en ariere a
votre égards, Dieu conois mon cœur et vous me
rendres justice un jour, je suis cy malade par tout
les embaras que jay qua peine puige tenir la
plume, et dans ce triste état ma servante et malade,
et mon secrétaire se meurt d'un absès dans la poi-
trine, y vient de recevoir tous ces sacrements voila
ma situation je prie Dieu tous les jours pour votre
guerison et pour votre chère conservation et pros-
pérités, et jay lhonneur de vous assurer, mon cher
Baron, que je vous seray, jusquesaux Sendres;avec
le plus sincère et le plus respectueux atachement,
monsieur,
Votre très humble et très obeyssante servante
La barone de Warens de La Tour l.
M. d'Angeville attend le remboursement
annoncé et il insiste pour l'obtenir; la baronne
lui envoie de vagues promesses, de banales
réminiscences sur le bonheur qu'un honnête
homme ressent à payer ses dettes et sur Tim-
portance d'une bonne santé !
Pour être juste envers madame de Warens
disons qu'elle-même n'était pas toujours payée
régulièrement de ce qui lui était dû. C'est ainsi
qu'en 1756 et en août 1757, elle fut obligée de
s'adresser au sénat pour obtenir le payement
1. D'après l'original aux Archives de la Société flori-
montane. L'adresse est ainsi conçue : « A Monsieur, Monsieur
Lambert, Baron Dengeville, à La Caillies près d'Annecy La
Cailles ». Voir le fac-similé de la lettre.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 361
de sa pension de cent cinquante livres sur
Challonges et de faire saisir dans ce but les
fermages dus par le métayer Henri Franchet
au doyen de Sallanches, messire de Rossillon
de Mont-Saint-Jean, qui mourut clans l'inter-
valle du premier arrêt au second '.
Voici une nouvelle lettre à M. d'Angeville :
Le 7e février 1757. Nezin.
C'est avec bien du regret, mon très cher Baron,
que j 'apprends que la triste situation de votre Santé
ressemble à la mienne qui est réduite aussi à ne
pouvoir quitter ni le lit ni la chambre. Je n'aurais
pu vous l'écrire plus tôt malgré tout mon empres-
sement à m'entretenir avec vous. Depuis les fêtes de
Noël j'ai tenu le lit par des douleurs de goutte sur
les quatre membres qui m'ont fait enfler les pieds
et les mains et causé une fluxion de poitrine des
plus fâcheuses et qui me tourmente autant que mes
dettes. C'est tout dire, car il n'y a pas de plus grande
croix pour un honnête homme que celle de devoir et
de ne pouvoir payer aussitôt qu'on le souhaiterait.
C'est le cas où je me trouve. Soyez persuadé, mon
très cher Baron, que les deux cent quinze livres que
je vous dois pour avoir nourri le Sr Fabre me tien-
nent plus à cœur qu'à vous, jusqu'à ce que vous en
soyez satisfait. Je n'ai pu comprendre ce que vous me
dites, dans votre chère dernière au sujet du Sr Fa-
bre; c'est à vous, mon cher Baron, à qui je dois, et
non à lui. Je ne lui dois pas un denier grâce à Dieu.
1. Archives du sénat.
:!G2 MADAME DE WARENS
Je serais bien doublement charmée de voir arriver
Pâques, puisque ce temps-là doit me procurer la
consolation de vous voir ici, ce qui serait pour moi
un plaisir des plus sensibles. Dieu vous amène
bientôt en bonne santé que je regarde comme le
plus précieux bien de la vie : si tôt qu'elle est per-
due tout le reste est moins que rien, car souffrir de
grandes douleurs dans un lit doré ou sous un toit
de paille cela est égal suivant moi. Si Dieu voulait
me rendre la santé, je la préférerais à la plus bril-
lante fortune; mais nul n'a à choisir son sort. La
volonté de Dieu doit être la règle de la nôtre, sans
plainte et sans murmure, se soumettre à notre sort
quel qu'il puisse être : voilà ce que je me propose
de faire avec l'aide de Dieu le reste de mes jours;
c'est ce qui fait que je vous passe sous silence toutes
les injustices que l'on me fait, il faudrait des vo-
lumes pour vous en expliquer une partie. Et je prie
Dieu qu'il vous conserve et vous rétablisse, et je
vous supplie, mon cher Baron, de m'accorder toute
la vie une petite part dans votre souvenir. Si vous
lisiez dans le fond de mon cœur, vous vous trou-
veriez satisfait de mes sentiments à votre égard;
protégez toujours une pauvre veuve infortunée i et
donnez souvent de vos chères nouvelles; agréez
les sentiments de ma reconnaissance à vos bontés
et la respectueuse, etc.
La barone de Warens de La Tour.
Le notaire d'Evian n'avait pas touché un
denier du prix de sa maison et n'avait pu se
faire payer sur les quartiers de la pension déjà
1. Son mari était mort le 31 octobre 1754.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 363
engagés à d'autres créanciers. M. Jouclon dut
en conséquence faire résilier la vente. La chose
eut lieu à l'amiable, le 7 septembre 1757, à
Chambéry, dans la maison des héritiers
Flandin. Madame de Warens se départit de son
acquisition du 19 juin 1755, faute d'en avoir
payé le prix. Elle céda en outre au vendeur, à
titre d'indemnité, une somme de quatre cent
quinze livres « à prendre sur la pension dont
elle jouit des libéralités de Sa Majesté1 ».
La pauvre baronne lutta jusqu'à la dernière
extrémité. Le 24 avril 1758, elle est encore
associée avec de Gourtilles; ils obtiennent ce
jour-là l'autorisation de transporter à l'étran-
ger, par les routes de terre seulement, quinze
mille quintaux de charbon de terre 2.
C'est à cette époque, semble-t-il, que Wint-
zinried désespérant de gagner sa vie et. celle
de sa femme, sépara définitivement ses inté-
rêts de ceux de madame de Warens. Il cher-
cha à subvenir à ses besoins comme directeur,
ou simplement comme surveillant de travaux
publics. Un ordre de l'intendant général de
Savoie, du 7 août 1758, le nomma inspecteur
1. Acte du notaire Buisson.
2. Archives départementales, série C.
364 MADAME DE WARENS
des travaux pour le mur de soutènement du
Reclus au sommet de la montée de Beauvoir
sur la route de Chambéry à Aix-les-Bains '.
Ce travail considérable fut exécuté dans d'excel-
lentes conditions, car il subsiste encore et se
trouve dans un état complet de conservation.
Nous verrons plus loin, dans un rapport de
l'intendant général, M. Capris de Castella-
monte, le portrait qu'il fait du chevalier cle
Court/Iles et les renseignements, plutôt favo-
rables, qu'il envoie à Turin sur son compte.
Madame de Warens avait trouvé un nouvel
associé en un sieur Roche; elle eut en outre
un secrétaire dévoué, M. Danel 2. Avec leur con-
cours, elle avait pu établir une petite fabrique
dans l'un des faubourgs du Reclus ou de
Nezin. Il s'agissait cette fois d'une poterie de
terre. Ce dernier effort nous est révélé dans
une lettre ayant appartenu au docteur Goindet,
de Genève, et qui était adressée au baron
1. Archives départementales, série C.
2. Roche était probablement l'ancien garde de la fabrique
du Reclus. La similitude du nom du secrétaire Danel avec
Claude Anet a fait supposer à quelques écrivains, M. Replat
entre autres, que Claude n'était pas mort comme Rousseau
l'avait raconté. C'était une erreur qui a été dissipée du jour
où des recherches un peu soigneuses ont fait découvrir
l'acte de décès d'Anet dans les registres de la paroisse de
Saint-Léger (Voir au chapitre v.)
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 365
de "*, qui n'est autre que M. d'Ange ville1. Elle
est datée de Chambéry, au faubourg de Nezin,
le 20 mai 1758 :
Enfin, mon cher Baron, je suis obligée d'envoyer
dans les pays lointains pour chercher à emprunter
cinquante louis, pour mettre fin à notre petite
fabrique, attendu que mon associé ne peut point
disposer d'aucun de ses revenus, et qu'avec les plus
beaux biens du monde, il est situé dans un voisi-
nage où il n'y a pas le sol pour faire aucun em-
prunt pour l'aider dans un besoin. Il faut donc que,
par force, je prenne le parti de chercher auprès de
mes connaissances, le moyen de me soutenir en
faisant un petit emprunt pour hâter notre grand
four et acheter du vernis. Il me faudrait pour
acheter une fabrique six cents livres à présent, si
je manque la belle saison pour finir mon établis-
sement, me voilà plus en arrière que jamais, et en
retard du travail pour une année entière. Voyez,
mon cher Baron, s'il vous serait possible de me
rendre service en un cas si pressant en procurant
cette somme à M. Roche, mon associé, ou en me la
prêtant sous caution. Je me recommande à vos
sages offices et sages conseils et prierai Dieu chaque
instant de ma vie pour votre précieuse conser-
vation .
Soyez assuré que ma reconnaissance à vos
bienfaits sera éternelle. M. Danel 2, que j'envoie
1. Œuvres inédites de Jean-Jacques Rousseau (édit de 1825,
t. Ier, p. 16).
2. Le secrétaire qui en 1756 se mourait d'un abcès dans
la poitrine.
.'560 MADAME DF, WARENS
exprès pour cela, pourra vous expliquer toutes
choses. Soyez assuré que ceux qui auront la bonté
de nous prêter cet argent ne risquent pas plus que
s'ils le gardaient dans leur poche. M. Hoche est
bien en état de faire honneur à ses engagements,
et l'application de cet argent est pour une chose
qui est solide. Si Dieu veut m'accorder la grâce,
par le secours de mes amis, de pouvoir soutenir ce
petit établissement, c'est un pain quotidien qui
me mettra à l'abri de bien des incertitudes pour
l'avenir.
C'est ce qui fait que je vous prie en grâce de
vouloir me tendre la main, pour me procurer les
moyens de réussir. Dieu vous le rendra et je ne ces-
serai d'être avec la plus parfaite reconnaissance,
le plus entier dévouement et le plus profond res-
pect, monsieur et cher baron, votre, etc.
La lettre suivante paraît indiquer que
M. d'Angeville reçut honorablement le mes-
sager de son amie, mais qu'il ne lui prêta pas
les cinquante louis.
La correspondance s'en ressentit, et, dans
une lettre que nous n'avons pas, le baron
demande à madame de Warens si les obser-
vations sévères qu'il lui avait adressées l'ont
éloignée de lui. Le 21 septembre, elle lui
répond sur un ton enjoué, se réservant de
lui envoyer encore M. Danel lorsqu'elle pourra
disposer d'un écu. Son ambassadeur lui racon-
O^r^U
^^/^H
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f^y-^^^^^^^
/ t Si
£Spl0?t/jLACCj<l
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 367
tera alors ses aventures au sujet de la pauvre
poterie.
Cette lettre est scellée du petit sceau de ma-
dame deWarens, un amour tenant le doigt sur
la bouche, avec cette légende : Muto i non sico'.
Ce 21 septembre 175S. Nezin.
Monsieur
Je nay put me résoudre mon cher Baron, d'avoir
lhoneur de vous écrire, que je neu enfin quelque
chose de terminez, cependant comme il faudrpits
des volumes pour vous instruire par écrit des
avanture quil marivent aux sujets de ma pauvre
fabrique de Terrailles, qui me donent pour le
moins autant de peines que le fameux Donquichotte
de la Menche en éprouvât autrefoy dans sa mon-
tagne noire, pour vous mètre tout à coup aux fet
de toutes ces choses, je prends la resolution des que
je pouray avoir un ecus a ma dispositions de vous
envoier mon embassadeur, qui vous expliqueras le
tout, et vous vairez mon très cher Baron par preuve
que bien loin que votre stille sinseire méloigne de
vous, que je vous suis sinseirement atachees pour
le reste de ma vie et vous en vairez des preuvent,
lorsque mon embassadeur auras lhoneur de vous
faire sa révérence qui seras le plus tôt qu'il me
seras possible, par la raison que je vous ait expli-
ques cy dessus, prenez un moment de patience je
vous prie et conservez moy vôtre chère amitié ne
doutes james de la sinserités de la mienes et me
1. M. Replat a traduit la légende par ces mots : muet,
mais toujours tendre. L'original de la lettre est aux Archives
de la Société florimontane oV Annecy.
368 MADAME DE WARENS
croiiez jusques aux trépas avec un entier dévoue-
ments et la plus respectueuse considération, mon-
sieur et très cher Baron,
Votre très humble et très obeysente servante
La barone de Warens de La Tour.
M. Danel vous présente ces 1res humbles obey-
sence et remerciements de lhoneur de votre souvenir.
Madame de Warens apporte assez peu de
variété dans ses sentiments et dans sa façon
de les exprimer.
C'est peut-être à cette époque que la baronne
remit à M. Danel, à l'occasion de l'un de ses
voyages auprès de M. d'Angeville, le billet
qu'on va lire et dans lequel elle prie son cor-
respondant de permettre de copier certain
manuscrit contenant la recette de remèdes
qu'elle croit être d'une grande efficacité.
Si Mr le Baron voulait se donner la peine de
livrer une copie de ce manuscrit pendant un jour
que M. Danel aura l'honneur de rester auprès de
lui et de s'informer à Annecy combien il en coû-
terait pour en faire imprimer deux cents exem-
plaires en bons caractères de S1 Augustin et en
bon papier, je lui serais fort obligée de m'en
donner réponse. Je trouve que cela conviendrait
bien mieux d'être donné au public que les orvié-
tans et il y aurait plus d'honneur et de profit
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 369
à ce remède, que je recommande à la protection
de M. le baron d'Angeville et il obligera sa très
humble servante.
La barone de Warens de La Tour '.
M. d'Angeville, à qui madame de Warens,
bien qu'elle lui dût probablement encore la
pension de Fabre, n'avait pas craint d'envoyer
une demande d'emprunt de cinquante louis,
trouvait sans doute la baronne fort indiscrète.
Il s'aperçut que ses conseils étaient inutiles et
lui tint rigueur. Au milieu de décembre 1758,
madame de Warens lui adressa ses souhaits de
bonne fête. N'ayant pas reçu de réponse, elle
lui écrivit, le 20 janvier 1759 :
A Monsieur,
Monsieur de Lambert, baron d'Angeville
à La Caille, près d'Annecy,
A La Caille 2.
Monsieur,
Serait-il possible, mon cher Baron, que vous
eussiez le courage de continuer votre silence dans
cette nouvelle année. Je vous ai offert mes vœux
1. Extrait de l'ouvrage de AI. Arsène Houssaye les Char-
mettes. Dans ce livre de haute fantaisie, l'aimable, mais peu
véridique écrivain a placé, à côté de quelques documents
authentiques, de nombreuses pages prises dans les Mémoires
de madame de Warens de Doppet, lesquels, on le sait, ont
été forgés de toute pièce à l'aide des Confessions.
2. Paroisse d'Allonzier.
24
370 MADAME DE WARENS
les plus sincères à l'occasion des Saintes fêtes de
Noël; je vous les réitère dans ce renouvellement
d'année, priant Dieu qu'il lui plaise vous l'accorder
des plus heureuses, avec grand nombre d'autres
comblées de toutes sortes de bénédictions, et
que, dans tout le cours de vos prospérités, que
vous ayez la bonté de ne pas oublier entièrement
la pauvre veuve qui prie Dieu tous les jours pour
vous. Soyez-en, je vous prie, bien persuadé, de
même que du parfait attachement et du respect
avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.
La barone de Warens de La Tour.
Le pauvre M. Danel est comme moi très en peine
de votre silence; il vous prie de vouloir agréer son
plus profond respect.
A la fin de ce même mois de janvier, le pre-
mier associé industriel de madame de Warens,
Guillaume Sautier, comte de la Balme, seigneur
de la Fournache, mourait à Munich, où il avait
repris son service de chambellan de son Altesse
Électorale le duc de Bavière '.
Nous arrivons à la dernière lettre connue de
madame de Warens. Nous aurions désiré y
rencontrer quelques lignes rappelant celle du
25 janvier 1754; malheureusement elles n'y
1. Il laissait une veuve, Anne Josephte de Carpiuel et une
fille mineure ayant les prénoms de Marie-Louise. Il est pos-
sible que madame de Warens fût sa marraine.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 371
sont pas. La pauvre femme descend la pente de
la misère, et pour vivre, se fait solliciteuse à
gages. C'est à un associé de M. Perrichon,
semble-t-il, qu'elle doit fournir, moyennant
salaire, une pièce importante; mais elle ne se
mettra à l'ouvrage qu'après avoir reçu des
arrhes, car, et son dernier mot est un proverbe,
rien ne sort de rien.
Chambéry, le 10 mars 1760 '.
Monsieur,
Suivant le mandat que vous m'avez donné de
rechercher les titres dont vous avez besoin pour
obtenir de votre Compagnie une solution favorable
dans l'affaire Lalement j'ai découvert grâce à l'aide
de mes patrons - un moyen assuré de me procurer
en original la pièce que vous savez, si toutefois
elle existe encore, dans les bureaux du ministère
espagnol. Si on ne parvenait pas à la découvrir
nous obtiendrions de l'infant D. Philippe un ordre
pour le marquis de VEnsehada 3, ou l'intendant
Deville, lesquels fourniraient une déclaration au-
thentique certifiant que le document a existé à
la date mentionnée dans le mémoire que vous
m'avez remis. Voilà ce que je suis prête à faire pour
1. Revue britannique, juin 18o6. Cette lettre y est traduite
sur le texte anglais.
2. Nous avons déjà vu ailleurs qu'il faut protecteurs au lieu
de patrons.
3. On a écrit Lencerade ; il s'agit du marquis de PEnsenada
qui avait gouverné en Savoie au temps de l'occupation espa-
gnole.
372 MADAME DE "WARENS
vous, moyennant que vous me procuriez, par le
moj^en de vos associés de Lyon, une somme de
vingt à vingt-cinq louis, devant servir aux dépenses
indispensables. Je vous rendrai compte de l'em-
ploi de cette somme. Vous savez que vous pouvez
vous fier à moi, ma conduite et ma probité vous sont
assez connues, ainsi que mon zèle pour votre ser-
vice. Si vous voulez que nous réussissions, il se
faut hâter, la personne qui doit agir se trouvant
sur le point de se rendre auprès de l'infant, etc.
... Quant à la récompense que vous m'avez pro-
mise, en cas de succès, je compte bien que vous
tiendrez parole. Je ferai tout au monde pour mener
l'affaire à bien. Mais si vous ne m'envoyez pas
immédiatement le petit secours que je vous de-
mande, rien ne peut réussir. Rien ne sort de rien.
La barone de Warens de La Tour.
Les mines, cependant, lui tenaient toujours
au cœur. Le 24 mai 1760, au risque de lâcher
de nouveau la proie pour l'ombre, elle engagea
près d'une annuité de sa pension afin d'acheter
de Vidal et de Chardon la part de la Société des
houillères qu'ils avaient acquise le 9 août 1757
de Jean-Charles Perrin. Le prix est de mille cent
soixante dix-neuf livres dont Chardon lui donne
quittance en échange de la cession qu'elle lui
fait des quartiers de sa pension jusqu'à final
payement.
L'acte est encore passé en présence de
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 373
maître Jean Danel et dans la maison de Nezin.
C'est le dernier acte de madame de Warens
que nous ayons retrouvé. Peu de jours après,
elle fut clouée dans son lit par ses infirmités,
et, au dire de M. de Gonzié, « elle y souffrit
durant deux années et succomba avec les sen-
timents d'une femme forte et bonne chré-
tienne ' ».
La pauvre femme devait être bien oubliée
lorsque, le 30 juillet 1762, le curé de Lémenc
fit ses modestes funérailles, et bien peu de ceux
qui l'avaient connue jeune et brillante, gravi-
rent avec son cercueil la côte rapide qui con-
duit de Nezin au vieux cimetière. A défaut de
pierre tumulaire rappelant le nom de l'étran-
gère nouvelle convertie, le curé Gaime, qui
était resté sans doute en bons rapports avec elle
depuis l'époque où il lui avait sous-loué le
domaine de madame Revil (1737), voulut con-
server et honorer sa mémoire. Il ne mentionna
pas sa mort en deux lignes sèches, suivant
l'habitude, mais il inséra dans les registres
paroissiaux une courte notice de sa vie, où,
1. Notice citée. En juillet, M. de Conzié se trouvait dans
les montagnes de la Tarentaise (Voir plus loin sa lettre à
Rousseau du 6 septembre 1762).
37* MADAME DE WARENS
comme M. de Gonzié, il affirme sa qualité de
bonne chrétienne.
La voici exactement :
Le 30 juillet 1762 a été ensevelie au cimetière de
Lemens dame Louise francoise éléonor de la Tour veufve
du seigneur baron de Warens native de Vevey canton
de Berne en Suisse morte hyer sur les dix heures du
soir en bonne chrétienne et munie de ses derniers sacre-
ments âgée d'environ soixante trois ans, il y avait
environ trente six ans qu'elle fit abjuration de la Relli-
gion protestante des lors elle a vécu dans nôtre Relli-
gion et a fini ses jours dans le faubourg de Nezin ou elle
habitait depuis environ huit ans dans la maison du Sr Cré-
pine elle a habité cy-devant pendant environ quatre ans
dans la maison du Sgr Marquis d'alinge elle a passé le
surplus de sa vie depuis son abjuration dans cette ville.
P. (Philibert: Gaime,
Curé de Lemens.
Le curé ignorait, semble-t-il, le séjour de
madame de Warens à Annecy, de septembre
1726 à 1731 et celui de 1754-1755 en Cha-
blais.
L'on ne connaît pas l'endroit précis où repose
la pauvre baronne. En janvier 1839, toutefois,
le propriétaire des Charmettes M. G.-M. Rey-
mond, qui était aussi un habitant du faubourg
Nezin, écrivait au curé de Grulïy :
Elle est moite au faubourg de Nezin dans la dernière
maison à droite en montant, près de la croix. Elle a été
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 375
ensevelie dans l'église paroissiale de Lémenc. Selon
la tradition et suivant ce que je tiens moi-même d'un
ancien curé de cette paroisse, elle aurait été inhumée à
peu près à la place maintenant occupée par le tombeau
et le monument sépulcral du général comte de Boigne.
Ce serait ainsi dans l'église, vers le milieu
du mur de gauche.
M. Reymond ne savait pas la date de la mort
de madame de Warens; cependant l'acte de
décès avait été publié depuis longtemps. On
le trouve dans le célèbre Voyage en France
pendant les années 1787 à 1790, tome II,
pages 88 et suivantes. Son auteur, Arthur
Young, visita le cimetière de Lémenc et les
Charmettes à la Noël de 1789; le moment
était mal choisi et il dut les trouver recou-
verts de neige.
Certaines circonstances paraissent indiquer
que madame de Warens avait fait le métier
d'espionne politique. Si les fautes de sa vie
privée et ses erreurs industrielles ne lui avaient
pas aliéné la faveur de la cour, c'est sans doute
parce qu'elle rendait au gouvernement des
services secrets , et c'est vraisemblablement
pour en faire disparaître les traces qu'à sa mort
le fisc saisit en prétextant l'exercice du droit
376 MADAME DE WAREN'S
d'aubaine J la maison qu'elle habitait. Il la
mit sous séquestre... et l'oublia. Quatre ans
après le propriétaire dut se pourvoir pour en
reprendre l'usage et obtenir une indemnité.
On lui rendit sa maison en 1768, mais il ne
fut payé qu'en 177G. C'est ce que nous apprend
l'ordre suivant adressé à M. Mansoz, trésorier
général de Savoie :
...Sur la relation du notaire Crépine qui implorait le
paiement du loyer de la maison qu'il possède dans le
faubourg de Xezin et qui a été retenue d'autorité pu-
blique et légitime dès le décès de madame de Warens
arrivé en 1702, jusqu'en 1768, Sa Majesté a bien voulu
pourvoir à son indemnisation, de la manière que vous
avez proposé, en accordant la somme de quatre cents
livres et la remise [au Sr Crépine] des meubles et effets
dont il est parlé...
Turin, 29 mars 1776 2.
Les mines de la Haute-Maurienne continuè-
rent à être exploitées par M. Perrichon et ses
associés. En avril 1758, le personnel se compo-
sait de : François Perraud Labranche, associé,
mais seulement pour les mines de Bramans,
Etienne Durand, commis, dauphinois; Thomas
1. Droit régalien en vertu duquel les biens des étrangers
non naturalisés appartenaient au lise (Constitutions du
royaume de Sardaigne; titre XII, livre 6).
2. Archives départementales, série C. Voir p. 432.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 377
Knieling, de la province de Deux-Ponts; Fré-
déric Kraous, caporal mineur, saxon; Godlip
Pennot, Godlip et David Vogt, et neuf ouvriers
italiens.
M. Perrichon obtint des patentes royales en
vertu desquelles la succession de ses employés
et ouvriers étrangers devaient échapper au
droit d'aubaine dans le cas de décès de quel-
ques-uns d'entre eux *.
1. Archives départementales, série C. Cette pièce qualifie
l'ancien prévôt des marchands de chevalier de l'ordre du
roy (de France), conseiller d'État ordinaire, seul intéressé
aux minières.
CHAPITRE XII
(1762-1768)
•Condamnation de l'Emile par le Parlement de Paris et par
le Conseil de Genève. — Rousseau s'enfuit de Mont-
morency et s'installe à Motiers-Travers; il revient au cal-
vinisme et reçoit la cène. — II s'habille en Arménien. —
M. de Conzié lui adresse ses condoléances à propos de la
condamnation de V Emile. — Réponse de Rousseau; il
demande des nouvelles de madame de Warens. — M. de
Conzié lui apprend sa mort et l'invite à venir aux Char-
mettes. — Rousseau renonce à son droit de bourgeoisie
à Genève. — M. de Conzié invite de nouveau Rousseau à
se rendre à Chambéry. — Jean-Jacques renonce à son
voyage, parce qu'il se croit près de mourir. — M. de
Conzié lui envoie une critique de YÉmile par le P. Gerdil.
— Réponse de Rousseau. — Au printemps de 1764, M. de
Conzié offre un refuge à Jean-Jacques et à Tbérèse dans
son château d'Arenthon. — Départ de Rousseau. — Il s'ar-
rête à Thonon et revient malade à Motiers. — Pressante
invitation de M. de Conzié; description d'Arenthon et de
la r/enlilhommière. — Lettre de M. de Conzié à lord Keith;
à Rousseau. — Lord Keith cherche à assurer un asile
à Jean-Jacques en Silésie, à Venise, en Angleterre, en
Savoie. — Rousseau, attaqué à coups de pierres, s'enfuit
de Motiers; se réfugie en Angleterre; revient en France
et se fait appeler Renou; il est à Lyon en juin 1768. — Il
va à la Grande-Chartreuse et à Chambéry. — Il revient
•en Dauphiné et s'installe à Bourgoin avec Thérèse qu'il
MADAME DE WARENS ET J.-J. ROUSSEAU. 371»
proclame son épouse. — Madame Renou. — Retour à Paris.
— Les Rêveries; les dernières lignes de Rousseau sont pour
madame de Wareus. — Il meurt à Ermenonville.
Au moment où madame de Warens se mou-
rait, Rousseau, échappant assez facilement à
l'ordonnance de prise du corps décernée contre
lui, le 9 juin 1762, par le Parlement de Paris,
quittait Montmorency et arrivait en fugitif à
Yverdun chez M. Roguin. Le 19 juin ', le
Conseil de Genève ordonnait à son tour que
le Contrat social et Y Emile seraient brûlés par
le bourreau et que l'auteur serait appréhendé
au corps, s'il venait sur le territoire de la
République.
Le 4 juillet, Jean-Jacques écrit à la comtesse
de Boufllers (lettre GGGXXV) que le décret de
Genève est en grande partie dû à l'influence de
Voltaire. Ne se croyant plus en sûreté dans les
terres bernoises, il s'en va dans la principauté
de Neufchàtel appartenant au roi de Prusse, et,
le 10 juillet, arrive à Motiers-Travers. Made-
moiselle Le Vasseur l'y rejoint le 27, et il vit
quelques jours presque tranquille sous la pro-
1. E. Ritter, le Conseil de Genève jugeant les Œuvres de
Rousseau (Genève, librairie Georg, 1883); — Documents re-
cueillis par Marc Viridcl (Genève 1850).
380 MADAME DE WARENS
tection bienveillante de lord Georges Keilh qui
gouvernait le [pays pour le grand Frédéric.
Bientôt il est obsédé de lettres, « ayant besoin
de dix] mains et de dix secrétaires pour y
répondre », et accablé sous les coups de ses
adversaires. Le décret de Genève surtout
l'avait affligé. Il écrit qu'il prend la résolution
de renoncer à sa patrie et même d'y renoncer
publiquement. Vers la fin d'août, il riposte à
l'attaque du Conseil genevois en faisant acte
public de protestant 'pratiquant-, et, un di-
manche, le pasteur de Motiers, M. de Monl-
mollin, l'admet à la sainte table \ Pour être
physiquement plus à l'aise, il revêt le costume
d'Arménien, et afin de tranquilliser les cours
il se met à fabriquer des lacets et travaille
devant sa porte en causant avec les pas-
sants \
Parmi les lettres qui affluaient à Motiers, il
en arriva une que Jean-Jacques dut accueillir
avec joie. Elle était de M. de Gonzié, qui repre-
1. Confessions, livre XII; et lettre CCCXLIV à Jacob Vernet.
2. Au nombre des jeunes mères auxquelles il envoie des
lacets est une demoiselle Galley qui s'était mariée au prin-
temps de 1764. Elle n'a que le nom de commun avec made-
moiselle Galley de Thônes dont le mariage remontait à
1739 (Confessions, livre XII).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 381
nant une correspondance suspendue depuis
assez longtemps, lui écrivait :
D'Arentlion, ce 6 septembre 1762 *.
Quel pays que vous ayez habité, monsieur, dès votre
départ de celuy-cy, votre santé et votre sort ont tou-
jours été deux objets que mon cœur n'a jamais perdu de
vue, par l'intérêt constant qu'il a pris à votre conserva-
tion ainsi qu'à votre félicité.
A mon retour des plus hautes montagnes de la Taren-
taise, où je n'ay esté occupé pendant plus de trois mois
que de minéralogie et métallurgie, j'ay scu que vous
aviez esté forcé de quitter votre séjour de Montmorency.
Mon premier empressement à mon passage à Genève
pour me rendre icy dans ma terre, a été de m'informer
du lieu où vous aviez fixé votre résidence. L'ayant
appris, je me suis déterminé sur le champ de me rap-
peler à votre souvenir, mon cher monsieur, dans l'espoir
que vous recevriez sans ennuy ny répugnance, les nou-
velles assurances de mes anciens et tendres sentiments
pour vous, et l'aveu que je vous fais combien ils ont
esté cruellement affectés de la flétrissure que vient
d'essuyer votre incomparable livre d'Emile, laquelle
prive tant d'honnêtes gens des meilleures leçons que
vous ayés encore données. Se peut-il, mon ancien ami,
que vous, de qui tous les écrits n'ont jamais tendus
qu'à rectifier l'homme pour le rendre heureux, vous
vous soyez laissé entraîner par des idées qui quoique
supprimées dans votre traité n'auroient rien diminué de
la solidité et conviction des principes fondamentaux que
vous y avez donnés, et qui m'ont parus si propres à
incorporer voluptueusement dès l'enfance, si j'ose me
servir de cette expression, la véritable vertu et les sciences
dans l'homme, sans le rendre esclave de cette routine
1. Arenthon, village savoisien situé en Faucigny, à trois
ou qualre lieues de Genève.
:$82 MADAME D F. WARENS
fastidieuse des préceptes dont nous avons l'ait usage
jusqu'à présent, laquelle communément luy en donne
plus de dégoût que l'heureuse envie de les adopter.
Ne vous seriez vous donc surpassé, mon cher Rousseau,
dans votre admirahle traité d'éducation, que pour faire
regretter aux trois quarts des humains de ne pouvoir
anoblir leurs cœurs, enrichir leurs esprits et graver dans
celui de leurs enfants vos judicieux avis : non, je ne le
saurois soupçonner. Je n'attribue qu'à un écart momen-
tanément échappé à votre imagination, auquel votre
cœur n'a eu aucune part, ce que vous dites de si opposé
à ma religion, que je ne doute nullement être encore la
vôtre, parce qu'elle n'a jamais eu d'ennemi aussi ver-
tueux que vous mon ancien ami, et autant désireux
des solides avantages de vos frères. Voilà ma vraye
façon de penser. La flatterie n'y a nulle part, je vous le
jure ; ce vice qui sait captiver tant de mortels a
heureusement toujours été à mes yeux un monstre
méprisable.
Sans des travaux champêtres dont on ne doit point
renvoyer l'exécution quand on a comme moy cinquante-
cinq ans, et qu'on veut jouir promptement de ses tra-
vaux, je vous serois sûrement allé voir, mon cher Rous-
seau, et passer quelques jours délicieux avec vous, non
pour apprendre de votre bouche ces conseils admira-
bles pour l'éducation de mes enfants, car j'ay constam-
ment conservé mon état de garçon; mais bien pour me
procurer la douceur de vous voir, de vous entendre et
de vous confirmer face à face que je suis toujours aussi
vivement à la fin de l'automne de mon âge que je
l'étois dans le printemps de mes jours, le sincère ser-
viteur et ami de mon cher Rousseau,
De Conzié des Guarmettes.
Si vous me faites le plaisir de me donner de vos nou
velles, adressez les simplement à MM. Touchay et Le
Fort, marchands drapiers à Genève, qui me les feront
parvenir. Mon cœur s'attend à cette satisfaction.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 383:
Rousseau ne fit pas attendre sa réponse.
Après avoir protesté quïl ne se sentait pas
flétri par la condamnation de Y Emile à Paris
et à Genève, il demanda, à M. de Gonzié des
nouvelles de madame de Warens dont, à la fin
de septembre, semble-t-il, il ignorait encore
la mort.
M. de Gonzié lui écrit :
D'Arenthon, ce i. octobre 1762.
Mon cœur et ma constante estime pour vous, mon
cher Rousseau, méritoient le retour flatteur que vous
me témoignez dans votre réponse, et quoique ce soit,,
j'ose vous le dire, un tribut que vous me devez je n'y
suis pas moins sensible.
Il faut que je me sois mal expliqué, mon respectable
ami, en vous écrivant que je vous plaignois à cause de la
flétrissure de votre Emile, puisque j'ay adopté depuis
très longtemps ce principe du grand Corneille, que
Le crime fait la honte et non pas l'échafaud.
il est vray que ce que vous me mandez ne me console
point de ce que nombre de mortels communément plus
foibles par préjugés et caractère que par vertu seront
privés de vos préceptes si avantageux au bien social.
Quant à votre profession de foi, je n'en saurois être
inquiet; elle est trop clairement et dignement exprimée
dans votre réponse à M. d'Alembert quand Vous dites
que les livres qui font la base de notre religion vous
consolent lorsque les autres vous ennuyent, et que vous
ne pouvez les lire sans devenir toujours plus vertueux,
ainsi nulle dispute entre nous deux.
Que je reconnais bien votre cœur, mon cher Rousseau.
384 MADAME DE WARENS
de mésestimer le poète Voltaire, et par une sûre consé-
quence de ne pas l'aimer; je vous avoue que j'ay ce
commun avantage avec vous. Je ne prise l'esprit et les
talents que lorsqu'on en fait usage pour familiariser
avec la vertu et la rendre aimable à ses frères; quant
au jongleur Tronchin, il m'est inconnu en tous sens. —
J'ay un plaisir essentiel à vous demander, mon cher amy
qui est que vous ayez la complaisance de me marquer
dans vos premiers moments de loisir les noms de tous
vos écrits et les moyens de me les procurer tous, vou-
lant à quelque prix que ce soit me munir de tous ces
secours pour ma vieillesse. Entre autres je suis en
cherche dès longtemps de votre Contrat social, sans
avoir pu le découvrir. On m'a assuré que c'étoit un de
vos chefs-d'œuvre; éclairez moy je vous conjure sur ce
point.
Vous voulez que je vous parle de notre digne amie la
baronne de Warens; quelques réflexions mal réfléchies,
me firent passer sur cet article lorsque je vous écrivis;
mais à présent, je vous dirai, mon cher Rousseau, qu'elle
est actuellement heureuse, ce quelle n'étoit pas il y a
environ dix semaines, puisqu'à ce terme elle a quitté ce
bas monde où elle vivoit accablée de maladies, de
misères, abandonnée des injustes humains; voilà je ne
doute pas sa belle âme récompensée de ses vertus et de
ses souffrances. Si vous étiez moins philosophe, ou pour
parler plus clairement, moins raisonnable, j'essayerois
de vous présenter quelques motifs de consolation; mais
je sais que vous n'en avez pas besoin, intimement per-
suadé comme je le suis que vous savez chérir le bon-
heur réel de vos amis aux dépens même de votre satis-
faction. J'ay toujours respecté cette aimable femme,
surtout depuis l'aveu confident qu'elle me fit des motifs
qu'elle avoit de ne vouloir partager son cœur avec
d'autres qu'avec vous mon cher Rousseau. Cet aveu de
son sexe, peu porté à ce genre de naïvetés réfléchies, luy
a mérité les hommages constants que je rendrai à ses
vertus jusqu'à mon dernier soupir. Voilà, mon cher ami,
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 385
ce qu'il en est de cette digne femme. Comme elle est
morte quelques jours après mon départ de Chambéry,
on m'a informé que nos financiers royaux sous le pré-
texte d'aubaine avaient fait cacheter sa cabane, mais
leur cupidité aura été peu assouvie, puisqu'ils n'auront
trouvé chez elle que des témoignages de sa piété et des
preuves de sa misérable situation; mais parlons d'autres.
Oui, mon cher Rousseau, mon coeur désire ardem-
ment de vous embrasser et je n'oublieray rien pour me
procurer cette consolation. A votre tour, malgré votre
perte, arrangez vos projets pour venir passer quelques
jours avec moy dans mon ermitage des Charmettes qui
fait les délices de ma vie; j'y ay petites cellules, bon
lait, beaux fruits, bonnes châtaignes et beaucoup de
tranquillité, car je n'y vois qu'un petit nombre d'amis à
l'abri totalement du brouard et ennuy du grand monde.
Voyez de m'accorder cette faveur, elle est due à l'estime,
à l'amitié que vous m'avez inspiré dans ce séjour et que
la réflexion n'a fait que cimenter dans mon cœur où
vous avez toujours un rang aussy décidé que distingué.
Bonjour ami aussi respecté que chéri par le vieux
Conzié.
C'est bien par cette lettre de M. de Conzié
que Jean-Jacques connut la mort et la déli-
vrance de celle qui l'avait initié aux travaux
de l'intelligence, qui l'avait poussé à ces études
de politique sociale dont les résultats re-
muaient si vivement les esprits et allaient
bientôt bouleverser les nations.
Gomment reçut-il la nouvelle? Avec atten-
drissement sans doute; et son cœur dut, un
instant, battre aussi fort qu'aux jours de la
25
380 MADAME DE WARENS
jeunesse, à ce rappel de l'amour exclusif que
madame de Warens avait eu pour lui. Mais
les nécessités de la polémique qu'il soutenait
alors l'arrachèrent bien vite à ces souvenirs
heureux et au regret de n'avoir pas adouci les
derniers moments de la bienfaisante maman.
Dans la correspondance, même dans celle qui
continue avec M. de Gonzié, il semble qu'il
n'est plus question d'elle; dans les Confessions,
pourtant, il lui adresse un dernier adieu, mais
trop incidemment. Confondant un peu les épo-
ques, et après avoir rappelé la mort du maré-
chal de Luxembourg, son protecteur, il dit :
Ma seconde perte, plus sensible encore, et plus
irréparable, fut celle de la meilleure des femmes et
des mères, qui, déjà chargée d'ans et surchargée
d'infirmités et de misères, quitta cette vallée de
larmes pour passer dans le séjour des bons, où
l'aimable souvenir du bien que l'on a fait ici-bas,
en fait l'éternelle récompense. Allez, âme douce et
bienfaisante, auprès des Fénelon, des Bernex, des
Catinat, et de ceux qui, dans un état plus humble,
ont ouvert comme eux leurs cœurs à la charité
véritable ; allez goûter le fruit de la vôtre, et pré-
parer à votre élève la place qu'il espère un jour
occuper près de vous ! Heureuse dans vos infor-
tunes, que le ciel en les terminant vous ail épargné
le cruel spectacle des siennes !
Craignant de contrister son cœur par le récit de
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 387
mes premiers désastres, je ne lui avais point écrit
depuis mon arrivée en Suisse ; mais j'écrivis à M. de
Gouzié pour m'informer d'elle et ce fut lui qui m'ap-
prit qu'elle avait cessé de soulager ceux qui souf-
fraient, et de souffrir elle-même. Bientôt je cesserai
de souffrir aussi ; mais si je croyais ne pas la revoir
dans l'autre vie, ma faible imagination se refuse-
rait à l'idée du bonheur parfait que je m'y promets *.
A la fin de décembre 1762, M. de Conzié
adresse à Rousseau ses souhaits de bonne
année et lui rappelle sa promese de venir, au
printemps de 1763, passer quelques jours au
Gharmettes avec lui.
De Chambéry, ce 31 décembre 1762.
Longues années, santé parfaite, vie douce et tranquille
voilà les vœux que mon cœur forme pour votre compte,
mon vertueux ami, et que je me fais fête de rappeler à
votre cher souvenir : n'oubliez pas celle dont vous m'avez
flatté, en me donnant le doux espoir de vous embrasser
ce printemps dans ma solitude des Charmettes : ne
négligez rien, je vous conjure, pour me réaliser cette
douceur.
Je vous avais mandé par ma dernière tout mon désir
de me procurer votre Contrat social; je vous fais part
que finalement, à force de recherches, je me le suis pro-
curé. Je ne saurois vous dire à quel point je suis en-
chanté de voir votre constante façon de penser pour le
bien de l'humanité, et tous les moyens que vous lui
tracez pour l'amener à la vertu.
Je vous dirai encore qu'on m'a joint à cet envoi le
1. Confessions, livre XU.
388 MADAME DE WARENS
recueil qu'a fait le respectable auteur du Philosophe chré-
tien, des sentences contenues dans votre Héloise qu"il a
intitulé : L'Esprit de Julie. J'en fais mon vade mecum,
car je ne me rassasie point de le relire. D'abord, parce
que ces pensées, dictées par vous, charment mon cœur,
persuadent mon esprit et me paroissent élever mes idées
et annoblir mes sentiments.
On me mande de Turin qu'un père Jardy travaille à
la critique de votre Emile, je n'en suis pas fort en peine,
cela donnera un nouvel éclat à vos préceptes. Si vous
en étiez curieux je vous la procurerai aussitôt qu'elle
éclora. Donnez moi des nouvelles de votre santé, mon
cher ami, qu'on m'a dit être toujours dérangée, vous
me devez ce tribut, étant autant que je le suis tout à
vous de cœur et d'àme.
Conzié.
Si vous me répondez, mettez votre lettre sous l'adresse
de M. Touchay à Genève.
Le projet de Jean-Jacques d'aller revoir
Chambéry, les Gharmettes, les anciens amis et
de s'agenouiller sur la tombe encore fraîche
de Lémenc était sérieux : mais la route di-
recte, par Genève, lui était comme interdite.
Le 11 mars 1763, il écrit de Motiers au
prince de Wittemberg :
... J'ai pris en dégoût ce pays et ses arrogants
ministres. Je puis, s'il le faut, rester par devoir
devant l'orage, mais quand il sera calmé je veux
m'en aller. Je balance entre deux choix : la Savoie
s'il se peut, et Venise; car, pour l'Angleterre elle
est trop loin. Mon inclination est tout entière
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 389
pour la Savoie; mais cela ne dépend pas de moi.
Il faudra voir ce que pourra faire M. de Conzié.
Je ne me souviens pas si je lui ai recommandé le
secret; mais si j'y ai manqué, j'ai eu tort, car il
est de la plus grande importance . Pour mieux le
couvrir, je voudrais laisser transpirer mystérieu-
sement celui de Venise... Mon dessein même en
cas de retraite, est de côtoyer le lac ' et d'aller
jusqu'en Valais, comme pour passer en Italie, puis
de couper à droite dans les montagnes pour entrer
par le Val d'Aoste ou la Tarentaise. Malheureuse-
ment je ne sais pas ces chemins-là... J'aurai le
temps de ruminer tout cela jusqu'à la helle sai-
son... Je suis extrêmement tenté de changer de nom
et de disparaître pour le reste de mesjours, de des-
sus la face de la terre 2.
Rousseau avait espéré que le Conseil de Ge-
nève rapporterait le décret de prise de corps.
Lorsqu'il voit qu'on le maintient, son indigna-
tion est à son comble. En avril 1763, il s'écrie :
« la rage des Genevois est inconcevable » ! et
le 12 mai, il notifie à M. Fabre, premier syndic,
sa renonciation à son droit de bourgeoisie et
de cité dans la ville et république de Genève.
J'abdique à perpétuité mon droit de bourgeoisie.. .
Mais, monsieur, ma patrie, en me devenant étran-
1. La rive droite (suisse) du Léman.
2. Correspondance et Œuvres inédites, p. 399. En 1763,
M. de Conzié était l'un des syndics (maires) de la ville de
Ghambéry.
390 MADAME DE WARENS
gère, ne peut me devenir indifférente; je lui reste
attaché par un tendre souvenir et je n'oublie d'elle
que ses outrages. Puisse-t-elle prospérer toujours
et voir augmenter sa gloire! Puisse-t-elle abonder
en citoyens meilleurs et surtout plus heureux que
moi! (Lettre CCGVI).
Peu de jours auparavant, M. de Gonzié s'était
rendu dans la terre d'Altemogne, au pays de
Gex, à l'occasion de la mort de son frère con-
sanguin. Il invite Rousseau à venir le rejoindre
à Genève ou bien à Arenthon afin qu'il puisse
l'emmener aux Charmettes.
D'Allemogne, ce 28 avril 1763.
Me voicy mon respectable amy dans la terre de mon
neveu, limite de votre patrie, pour lui aider dans les
embarras que lui laisse la mort de son père. Si ma pré-
sence ne lui étoit pas si nécessaire, et mon prompt
retour à Chambéry si indispensable, j'aurois sûrement
entrepris la route de votre séjour, qu'on m'a assuré être
charmant, pour vous y aller embrasser; mais cette dou-
ceur ne m'est pas permise pour le présent. Ne pourriez
vous point, cher ami, me dédommager de cette fâcheuse
privation en me venant joindre à Genève ou dans ma
terre d'Arenthon, qui n'en est qu'à deux lieues, d'où je
vous conduirais aux Charmettes dans une petite cellule
qui assortiroit votre goût pour la simplicité; je compte
m'y rendre le 10 du mois prochain. Si vous pouvez
accorder cette faveur à mon cœur, mandez le moy par le
premier courier et vos arrangements, en m'adressant
votre réponse à Genève, où en passant j'ay vu votre lettre
à M. de Be'aumont ! ; rien selon moy n'y manque que de
1. La rélèbre réponse à l'archevêque de Paris.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 391
ne l'avoir pas écrite à nos Charmettes, où on y respire
un air de sérénité et de tranquillité qui met un certain
bien-être dans le cœur. Le mien soupire sans cesse que
le vôtre en soit comble, et pour vous savoir et voir, mon
cher ami, aussi heureux et content que je le serai,
quand vous serrant dans mes bras, je pourrai face à
tace vous répéter combien je vous estime, vous chéris,
et partage vos peines.
Conzié.
Rousseau ne put se rendre à Arenthon, mais
il semble qu'il avait accepté d'aller à Cham-
béry. Il avait fait part de son projet à M. Moul-
tou qui, le 7 juin 1763, le dissuade de passer par
Genève et lui propose ce tempérament :
Allez à Chambéry mais avant d'entrer à Genève
arrêtez-vous à Coppet ou à Genthod. S'il y a quelque
chose de nouveau qui doive vous empêcher de paraître,
je vous y enverrai la chaise; s'il n'y a rien vous vous
arrêterez tant qu'il vous plaira. Je crois même qu'il
conviendra toujours que vous ne fassiez qu'y coucher
et que vous n'y séjourniez qu'à votre retour.
Jean-Jacques résolut alors d'éviter sa ville
natale *, et, le 7 juillet, il écrit à Gauffecourt,
qu'il sait être à Genève, de lui dire s'il doit se
rendre à Aix pour sa santé ou pour ses plaisirs.
Je crois, dit-il, que je mourrais de joie en vous
serrant dans mes bras. Je traverserais le lac, le
1. Jean-Jacques Rousseau, ses amis et ses ennemis, t. 1er,
p. 92.
392 MADAME DE WARENS
Chablais, le Faucigny pour vous aller joindre.
L'amitié me donnerait des forces; la peine ne me
coûterait rien l.
Mais sous la préoccupation qu'il a de sa mort
prochaine, Rousseau renonce à son projet, et, au
commencement d'août, il écrit à M. Moultou :
Dites au cher Gauffecourt que j'ai un extrême
regret de ne pouvoir l'accompagner; je le désirais
trop pour devoir l'espérer. Qu'il ne manque pas
d'embrasser pour moi M. de Conzié, comte des Char-
mettes, et de lui témoigner combien j'étais disposé
à me rendre à son invitation 2...
Le 14 novembre, M. de Conzié, qui avait
reçu l'ouvrage du père Gerdil s, l'envoie à
Rousseau avec la lettre suivante :
Des Charmcttes. ce ii novembre 1763.
Comment vous portez-vous, ami respectable : Voilà
l'essentiel de mon billet, parce qu'on m'a assuré que
votre santé est toujours très dérangée. Vous trouverez
ci-joint, l'ouvrage que je vous avois annoncé du père
1. Leltre CCCCXVII, du 7 juillet 1763.
2. Lettre CCCCXXIII.
3. Gerdil (Hyaeinthe-Sigismond) était ué à Samoëns, en
Faucigny, le 23 juin 1718; il se fit barnabite, devint profes-
seur de théologie à l'université de Turin, et précepteur du
prince de Piémont; il fut nommé cardinal en 1777, du titre
de Sainte-Cécile. Il est l'auteur d:un très grand nombre
d'ouvrages. Celui que M. de Conzié envoie à Rousseau est
intitulé : Réflexions sur la théorie et la pratique de l'éduca-
tion contre les principes de Jean-Jacques Rousseau.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 393
Jardy, barnabiste savoyard. Si vous le lisez que ce soit
vis-à-vis d'un bon feu, car le style se ressent furieuse-
ment du froid de nos glaciers de Chamony, aux pieds
desquels il est né, et que son long séjour en Italie n'a
pu réchauffer. Malgré le plaisir que je goûte à lire tout
ce qui sort de votre brûlante plume, je voudroisbien que
pour le rétablissement de votre santé, vous oubliassiez
pour quelque tems le genre humain mais non votre
constant ami Conzié que vous aviez flatté d'embrasser
cet été dans sa paisible solitude des Charmèttes où il
vous désire toujours.
La Bibliothèque publique de Ghambéry pos-
sède la réponse que Jean-Jacques fit à son ami;
elle est datée de Mortier (Motiers) le 7 décem-
bre 1763 :
Je voudrais, mon cher comte, voir multiplier encore
le nombre de mes agresseurs, si chacun de leurs
ouvrages me valait un témoignage de votre souvenir.
Je reçois avec plaisir et reconnaissance celui que
vous me donnez en m'envoyant l'écrit du P. Gerbil
[Gerdil) : quoique en effet cet écrit me paraisse un
peu froid, je le trouve assez gentil pour un moine.
— Je vous avoue cependant que je ne partage
pas la haute opinion qu'il paraît avoir de sa lo-
gique et je trouve dès sa préface une division in-
complette. Car lorsqu'il dit que pour me justifier, il
faut prouver que je n'ai pas dit ce qu'il m'impute,
ou que ce qu'il m'impute est bien dit, il oublie un
troisième cas qui rend la justification superflue;
c'est lorsque l'accusateur ne sait ce qu'il dit *... —
1. La partie de cette lettre placée entre tirets avait été sup-
primée dans toutes les éditions. Nous la rétablissons d'après
394 MADAME DE WARENS
J'avais chargé M. de Gauffecourt de vous témoi-
gner mon regret de ne pouvoir vous aller voir cet
été comme je l'avais résolu...
Si la belle saison lui rend des forces il se
propose toujours d'y aller et prie M. de Gonzié
de l'avertir s'il se rapproche du Ghablais.
...Soyez persuadé que rien ne peut ralentir l'ar-
dent désir que j 'ai de vous voir et de vous embrasser.
Il me semble qu'un moment si doux me rendra tout
le temps heureux que je regrette et me fera oublier
tous ceux qui m'en ont si tristement séparé. Moi
qui suis si désabusé de la vie et qui ne forme plus
de projets, je ne puis renoncer à celui-là. Après
avoir tout comparé je ne trouve point de meilleur
peuple que le vôtre; je voudrais de tout mon cœur
passer dans son sein le reste de mes jours, et me
mettre de cette manière à portée de contenter, au
moins de temps à autre, le besoin que mon cœur
a de vous l.
Au printemps de 1764, M. de Gonzié re-
nouvelle ses offres d'hospitalité. Il propose à
Rousseau de venir habiter dans son château
d'Arenthon où il pourra vivre inconnu et
tranquille, à condition, s'il ne veut être reconnu
immédiatement , d'abandonner son costume
l'autographe. M. Gustave Vallier avait déjà fait cette resti-
tution dans le Bulletin de l'Institut genevois, t. XXVI, p. 'J6.
i. Lettre CCCCXL.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 395
d'Arménien. Il lui envoie en même temps un
billet pour son régisseur ' à qui il donne l'ordre
de mettre toute la maison à la disposition de
l'ami qui va arriver et de sa gouvernante.
Rousseau lui avait sans doute écrit qu'il vou-
lait quitter Motiers, mais qu'il ne pouvait
partir sans emmener Thérèse dont les soins
lui étaient indispensables.
Chambéry, ce li mars 176 i.
J'étois déjà informé, mon tendre et respectable ami, de
la plupart des nouvelles menées de vos détestables per-
sécuteurs pour vous faire proscrire de l'univers entier
et ne vous pas laisser une seule pierre à reposer votre
tête. Je sais que rien de sacré ne les retient pour par-
venir à cet abominable but et qu'ils écrivent à grands
et petits pour vous peindre des plus noires couleurs.
J'ignore encore s'ils en auront fait autant chez nous, ce
dont j'espère être [informé] par un de mes amis de
Turin qui est en place d'en être instruit, et assez véri-
dique pour me l'écrire.
Je ne pense pas que vous deviez venir actuellement dans
cette capitale (Chambéry) ny aux environs, mais vous ne
risquerez sûrement rien de vous retirer chez moy à Aren-
thon pourvu que vous quittiez votre habit favori, car il
vous feroit sur le champ reconnoitre, et vos ennemis
écriroient tout de suite à notre cour. Si vous prenez ce
parti, servez-vous de la lettre ci incluse pour mon fer-
mier. Ne déclinez point votre nom, jusqu'à ce que je me
sois abouché avec vous, douceur que je me procurerai
dès que vous m'aurez donné avis de votre arrivée, car
1. François Ducimetière qui jouissait à Arenthon de la
considération publique. Nous le voyons, en 17o0, choisi par
les autorités pour être le curateur d'un jeune homme.
396 MADAME DE W'ARENS
il est essentiel à votre tranquillité, mon cligne ami, que
je m'entretienne avec vous sur les moyens que je crois
capables de vous la procurer, ce qui ne peut s'effectuer
par lettres; ainsi si votre séjour actuel vous est interdit,
venez droit à Arenthon accompagné de votre gouver-
nante, mais avec la précaution, je vous le répète, de vous
séparer de votre signalement pour L'habit, et j'oserai
pour lors répondre que vous y serez ignoré aussi long-
tems que nous le jugerons à propos. Voilà, mon cber ami,
la première ressource que vous ayez pour un azile sûr.
Comptez que mon cœur ingénieux pour votre repos me
suggérera, en vous parlant, des moyens de nature à vous
procurer une retraite paisible; mais pour y parvenir, il
faut, je vous le répète, que nous jasions ensemble pour
combiner nos arrangements. J'attends du tendre intérêt
que mon cœur prend à votre félicité que vous m'ins-
truirez, cher ami, du parti que vous prendrez; c'est un
tribut que vous devez à ma constante amitié pour vous
et à mon estime décidée. Adieu, ne vous laissez point
effrayer par le grondement de la tempête, ni abattre par
les idées horribles de l'injustice du plus grand nombre
des mortels. La haine est indigne des belles âmes comme
la vôtre, n'en ayons que pour le vice et pardonnons aux
vicieux, ils sont formés comme nous de la main de notre
créateur, ils sont nos frères, c'est là, cher ami, la ré-
flexion fréquente que j'oppose si souvent au désir que
j'aurois de l'anéantissement de l'injuste et du scélérat.
Adieu de rechef, tranquillisez votre esprit et votre cœur
cher ami, pour que votre santé n'en soit point altérée.
Ne redoutez rien de Voltaire, il est trop mésestimé chez
nous pour avoir le moindre petit crédit. Il n'en est pas
de même de vos citoyens, leur richesse fait qu'on les
ménage ainsi que les Anglois. Malgré cela le chevalier
Wilkes ' a séjourné longtems à Turin et sans l'Envoyé
d'Angleterre il y aurait fixé sa demeure.
Conzié.
1. Il s'agit probablement de ce M. Wilkes que Rousseau pro-
mettait à.M. d'Ivenioisdeliu amènera Motiers, en août 1763.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 397
Voici le billet adressé au régisseur :
Ghambéry, ce 20 mars 176i.
Je vous adresse, mon cher Ducimetière, un de mes
amis qui a besoin pour sa santé de changer d'air.
Vous lui donnerez mon appartement et ma cuisine,
ainsi que mon lit, et le cabinet de ma gouvernante pour
la sienne. En un mot je vous le recommande comme un
ami intime à moy. Vous luy remettrez de mon linge,
de ma batterie de cuisine, en un mot tout ce dont il
pourra avoir besoin. Songez que les services que vous et
votre fds luy rendrez me seront très agréables,
Adieu, je suis votre bon ami,
GÔNZIÉ.
M. de Gonzié n'avait sans doute pas pris de
telles dispositions sans l'assentiment de Rous-
seau. Cependant celui-ci ne quitta Motiers qu'au
commencement d'août. Il avait ressenti des
atteintes de sciatique et se proposait d'aller
prendre des douches à Aix. Après avoir suivi
la route d'Yverdun et de Morges et traversé le
lac en bateau, il arriva à Thonon le 5 ou le
6 août; mais là il fut obligé de rétrograder. Il
en dit le motif à lord Keith dans sa lettre du
21 août 1764, datée de Motiers où il était de
retour depuis le 18 :
Je m'étais donc mis en chemin pour Aix dans
l'intention d'y prendre la douche et aussi d'y voir
mes bons amis les Savoyards, le meilleur peuple,
398 MADAME DE WARENS
à mon avis, qui soit sur la terre l. J'ai fait la route
jusqu'à Morges pédestrement à mon ordinaire, assez
caressé partout. En traversant le lacetvoyantdeloin
les clochers de Genève, je me suis surpris à soupi-
rer aussi lâchement que j'aurais fait jadis pour une
perfide maîtresse. Arrivé à Thonon, il a fallu rétro-
grader, malade et sous une pluie continuelle.
Il s'écoulera encore quelque temps avant que
Rousseau puisse réaliser son désir de revenir
en Savoie. L'hiver arrive, il se décide à le passer
à Motiers. La lettre suivante de M. Gonzié
indique cependant qu'il a hâte de quitter cette
résidence. La gracieuse épître du gentilhomme
et l'attrayante description qu'il y fait d'Aran-
thon sont bien de nature à presser sa détermi-
nation 2.
1. Lettre CCCCLXXXVII. Voy. aussi lettres DIII et DV. —
Cette opinion de Jeau-Jacques sur les Savoyards et spécia-
lement sur les habitants de Chambéry n'a pas varié. On la
retrouve dans divers passages des .Confessions, où, pourtant,
il ne fait grâce à personne. Son affection pour la Savoie
n'était, du reste, que justice, car il y a vécu d'une vie tran-
quille et y a trouvé des amis simples, sincères et fidèles.
2. Cette lettre du 29 janvier 1765 est sans doute une ré-
ponse à la lettre que Rousseau envoyait à Chambéry le 17 du
même mois par l'intermédiaire de M. d'Ivernois. Voir la
lettre DXLII; voir aussi la lettre DLXI1I du 17 février L76S
■ t M. Daslier :
... J'ignore encore ce que je deviendrai cet été... Un de ceux (pro-
jets) qui me rient le plus est d'aller passer quelques semaines avec un
gentilhomme savoyard de mes très anciens amis dans une de ses
terres. Serait-il impossible d'exécuter de là l'ancien projet d'un rendez-
▼ous à la Grande-Charlreuse? Si cette idée vous plaisait, je sens qu'elle
aurait la préférence.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 399
Chambéry, ce 29 de 175G.
L'auteur des Lettres écrites de la montagne, malgré son
style nerveux et l'énergie de ses expressions, rendroil
difficilement la tendre et délicieuse impression qu'a fait
à mon cœur le projet que vous me communiquez, mon
cher et respectable ami; ainsi jugez si je veux entre-
prendre de vous en donner la moindre idée. Il me suffît
donc de vous dire et assurer que vous devez juger de
mon cœur par le vôtre; il est digne sans me flatter de
lui être associé, le commerce du monde ne lui ayant
jamais pu donner d'atteintes perverses; mais venons en
tout de suite à notre projet qui peut se réaliser aisé-
ment à ce que je pense, en s'y prenant à l'avance et avec
certaines précautions que je vous communiquerai les
premiers jours du mois d'août prochain, si vous voulez
effectuer votre promesse de venir dans ma terre d'Aren-
thon, qui me rapproche de vous de deux journées, puis-
qu'elle est à trois lieues de Genève en remontant votre
rivière l.
Je croirois donc ce village d'Arenthon convenir par-
faitement à votre idée de retraite du tumulte du monde.
Il est éloigné de toutes grandes routes. Les paysans
seuls des montagnes du Faucigny la pratiquent pour
aller débiter leurs denrées à Genève. La situation est
jolie, c'est un pays de plaine, assez éloigné des monta-
gnes pour que le climat y soit tempéré et plus doux qu'en
Chablay; l'air y est aussi très sain, l'eau bonne, le blé
excellent et les vins blancs salutaires. Le curé n'y est
point cagot tant s'en faut, le paysan bon, il s'occupe de
labourer la terre, d'en porter le produit deux fois par
semaine au marché de Genève, d'où il rapporte volon-
tiers tout ce dont on peut avoir besoin ; outre qu'on est
à portée de tirer nombre d'articles pour la victuaille de
deux petites villes voisines, l'une nommée La Roche,
distante d'une lieue, et l'autre la Bonne-Ville d'une lieue
et demie.
" 1. L'Arve, qui se jette dans le Rhône, près de Genève.
400 MADAME DE WARENS
J'ay dans ce village une honnête gentilhommière, un
vaste et beau jardin, bien soigné et enrichi d'une quan-
tité d'excellents fruits. A cent pas du jardin, un bou-
quet de bois de haute futée, que les rossignols habitent
par prédilection ; nombre de promenades champêtres et
solitaires sans inspirer la tristesse; finalement un petit
logement exposé au midi, visant sur un jardin séparé du
mien : quoique petit, je le crois suffisant pour un phi-
losophe avec sa gouvernante que vous n'oublierez pas
s. v. p. d'amener avec vous, mon cher ami, pour que je
puisse me reposer sur elle des soins nécessaires à votre
santé. N'oubliez pas cet article. Voilà, mon cher Rousseau,
ce que je vous offre et ce que je désire infiniment vous
pouvoir convenir, après néanmoins que vous aurez
vérifié sur les lieux mon exposé. Si vous y trouvez quel-
ques obstacles; j'attends de mon cœur qu'il saura bien
suggérer à mon imagination des ressources pour l'exé-
cution de notre dessein, puisque vous me dites qu'il doit
décider votre tranquillité et par conséquent le bonheur
de votre vie qui m'intéresse si intimement. A ce propos
je suis bien fâché que vous m'ayez désabusé sur l'état
parfait de votre santé qu'on m'avoit donné pour sûr et
dont j'étois si charmé.
Venez, mon cher ami, venez me voir à Arenthon avec
votre gouvernante, j'y serai votre Esculape, et aurai la
douceur en épanchant mon cœur dans le vôtre de vous
prouver que je suis autant digne de l'amitié que vous
me conservez, que vous l'êtes de la vénération et de l'es-
time des gens qui savent s'intéresser à l'avantage et à
l'honneur de l'humanité. Taie et iterum vale.
Conziê.
Rousseau avait fait part de son projet au
duc de Wirtemberg et c'est vraisemblablement
à celui-ci que M. de Gonzié écrivit le 15 mars
cette lettre qui ne lui parvint peut-être jamais.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 401
Rousseau, par l'intermédiaire de qui elle était
envoyée, aura jugé à propos de la conserver,
parce qu'il pensait que les ordres formels du
roi de Prusse allaient assurer sa tranquil-
lité... ou parce qu'il lui déplaisait de pré-
senter le gentilhomme savoyard à l'Altesse
allemande.
De Chumbéry, ce 15 mars 1765.
Monseigneur,
J'étois déjà prévenu des nouvelles persécutions qu'on
suscite à notre respectable ami, et des intrigues qu'on
trame contre cet honnête homme en le taisant passer
pour un criminel de lèze majesté envers sa patrie. Ses
ennemis en ont écrit ici, ainsi qu'à Turin dans ce goût,
Cependant je ne vois rien qui puisse l'empêcher de se
retirer dans quelque province de ce duché, pourvu qu'il
n'y vienne pas avec son habillement singulier pour nous,
qui étant devenu son cachet reconnu de tous, le dénon-
ceroit publiquement. J'ay écrit avant hier à un de mes
amis en place dans notre cour pour sonder le terrain
sur cet article sans rien avancer de plus, parce que dans
nombre d'occasions notre ministère refuse ce qu'il veut
lorsqu'on ne lui demande pas. Je serois doublement
enchanté si ce digne ami voulait se retirer dans ma
terre proche de Genève dans l'espoir flatteur qu'il pour-
roit vous y attirer par fois, Monseigneur, et par ce moyen
me procurer l'avantage de vous faire ma cour et la
liberté en vous rendant mes hommages, de vous protester
de vive voix les sentimens du respect distingué avec
lequel j'ay l'honneur d'être, Monseigneur,
de Votre Altesse le très humble et très obéissant
serviteur,
COiNZlÉ.
26
402 MADAME DE WARENS
C'est aux ordres du grand Frédéric que fait
allusion une nouvelle lettre de M. Gonzié à
Jean-Jacques.
Des Charrnettes, ce 3 may 1765.
Vous voilà finalement, mon tendre et respectable ami,
à l'abri de vos injustes persécuteurs et persécutions.
Que vous devez être flatté de n'en être redevable qu'aux
lumières d'un monarque qui sachant priser le vertueux
où qu'il soit, s'est fait une loi de le protéger. Je vous
avoue que dès longtems j'admirois déjà délicieusement
ce seul vray roy, mais qu'actuellement il est devenu cher
à mon cœur puisqu'il vous a couvert de ses bonnes et
brillantes ailes. Jouissez donc à Gogoz, mon cher Rous-
seau, de cette douce tranquillité qu'il veut vous procurer
en vous adoptant pour son sujet. Ne vivez plus que
pour vos vrais amis, vous n'en manquez pas de dignes
de contenter votre cœur par les sentiments qu'ils ont
pour vous, de vous faire oublier vos chagrins passés et
d'adoucir même les douleurs de votre santé dérangée.
Ne vous occupez plus que de ces doux et précieux avan-
tages, seuls capables de vous faire jouir de cette sage et
voluptueuse tranquillité qui fait à si juste titre l'objet de
vos désirs depuis si longtemps. Les miens les plus cons-
tants sont de vous savoir heureux. Je ne vous ai jamais
soupçonné, mon cher Rousseau, susceptible de haine, je
vous connois trop pour errer jusqu'à ce point; ce vice
est trop vil pour le philosophe et d'ailleurs incompatible
avec les sentimens des belles âmes. A ce propos, vous
m'avez fait connaître un de ces mortels qui fait à son
âge le plus d'honneur à l'humanité l. Si je n'étois retenu
par un reste de vanité de ne savoir lui exprimer tous
mes sentiments d'estime, je volerois à lui pour lui faire
ma cour, ou pour parler plus vray, pour rendre hom-
1. Le duc de Wirteuiberg, correspondant de Rousseau,
habitait on Suisse.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 403
mage à ses vertus dont le prince d'Holstein que nous
avons à demeure ici avec sa mère, m'a fait un précis; car
je vous avoue que je ne connoissois ce prince vray phi-
losophe que par l'almanach.
Si par hasard vous faisiez un voyage cet automne à
Moirond, instruisez m'en, et je vous y irois joindre, présu-
mant que le mérite de vous aimer, et celui d'être présenté
par vous mon estimable ami, me seroit un titre suffi-
sant pour être reçu avec bonté; ainsi ne manquez pas
de me mander vos intentions sur cet article; je persiste
toujours dans celle d'aller ce mois d'août à Arenthon,
d'où je vais chasser les premiers jours de septembre
dans une terre de mon neveu à deux lieues de Thonon,
durant quinze jours. Si à peu près dans ce tems vous
alliez voir votre duc, je m'y rendrois avec un plaisir peu
commun puisque j'y verrois et connoitrois un grand
sage, et y épancherois mon cœur dans celui d'un ancien
ami et vertueux.
Adieu, j'attends ce doux moment impatiemment. Rien
ne vous empêche de venir dans ma campagne près de
Genève avec votre habillement, dès que vous n'y vou-
drez pas garder l'incognito. Enfin, arrangez-vous, je vous
conjure, mon cher ami, pour que je vous voie dans le
courant de cet automne, car vous devez vous rappeler
que celle de Conzié est sur sa fin.
Lord Keith était alors en Prusse, auprès de
Frédéric; le 10 février 1765, il écrit à Rous-
seau : « Je persiste dans mon opinion que vous
quittiez ce pays ». Le 27 mars il lui mande
qu'il a écrit au comte Sartiranne, à la cour
de Turin, pour savoir s'il peut assurer au phi-
losophe une retraite en Savoie. Il a écrit aussi
à Venise d'où un de ses amis, membre du Con-
404 MADAMK DE WARENS
seil des Dix, lui a répondu que les États de la
République étaient ouverts à Rousseau :
Nous avons l'État de Venise, la Silésie, l'Angleterre
peut-être la Savoie, et Motiers si vous voulez y rester.
Prenez du temps; rien ne vous presse plus.
Puis le 11 mai, milord Maréchal écrit encore :
11 faut rayer de notre compte la Savoie; j'ai réponse
de Turin; n'importe, nous ne sommes pas embarrassés
d'avoir des retraites l.
Jean-Jacques n'abandonne pas sans peine son
projet. Le 1er août 1765 il écrit à M. d'Ivernois :
J'ai grande envie de voir M. de Conzié; mais, je
ne compte pas pouvoir aller à sa terre pour cette
année : j'ai regret aux plaisirs dont cela me prive;
mais il faut céder à la nécessité -.
Pourtant, M. de Conzié, qui est à Arenthon,
le convie de nouveau à venir l'y rejoindre :
D' Arenthon, ce 13 août 1765.
Quoique je sois ici depuis presque un mois, mon cher
et respectable ami, je ne vous ai point fait part de mon
arrivée, eu égard que j'ay voulu préalablement être
délivré de ces embarras inséparables des devoirs de la
1. Jedn-Jacques Rousseau, ses amis et ses ennemis, t. II.
p. 120, 121, 124.
2. Lettre DCX1I.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 405
société avec mes voisins et connoissances qui m'ont pro-
curé des cohues continuelles de monde chez moi. Quant
à présent que je me flatte n'avoir plus à en essuyer, je
viens vous inviter, cher ami, de m'accorder quelques jours
durant lesquels je pourrai à ce que j'espère, à l'abri de
tous importuns, jasant avec vous à mon aise, épancher
dans votre cœur les sentiments dont le mien est inné-
façablement transpercé pour vous. Je me fais à l'avance
une fête délicieuse de vous voir encore avant de mourir.
Si par malheur pour moy vos occupations ne vous per-
mettent pas, ou votre santé, de faire ce voyage, mandez
moi, je vous conjure, mon cher Rousseau, dans quels
environs des bords de notre lac Léman je pourrai aller
pour vous serrer dans mes bras, et vous confirmer avec
toute la candeur et la franchise d'un bon gentilhomme
de la vieille Roche, que mon cœur vous est voué jusqu'à
son dernier soupir.
Conzié.
Adiessez votre réponse à Genève.
Cependant les persécutions morales dont
Rousseau était l'objet s'aggravaient. L'on en
vint même à une agression matérielle. Dans
la nuit du 6 au 7 septembre, sa maison fut atta-
quée à coups de pierres. Il crut, avec raison
peut-être *, qu'on irait jusqu'à attenter à sa
vie et il s'enfuit de Motiers, se réfugia un ins-
tant clans l'île du lac de Bienne, puis, prit le
parti de se rendre en Prusse. Arrivé à Stras-
1. Voir à ce sujet la lettre DCXX du 10 septembre 1765 et
Albert Jansen, Documents sur Jean-Jacques Rousssau, dans
Mémoires de la Société d'histoire de Genève (t. XXII, p. 155 et
suivantes).
406 MADAME DE WARENS
bourg, il changea de résolution et accepta l'hos-
pitalité que Thistorien David Hume lui offrait
en Angleterre. Il y résida de janvier 1766 à
mai 1767. C'est alors, à Wooton \ qu'il com-
posa les six premiers livres des Confessions . Il
se brouilla, jusqu'à la haine, avec Hume, revint
en France, passa quelques jours, à Meuclon,
chez le marquis de Mirabeau, et, en juin, se
réfugia chez le prince de Gonti, au château de
Trye, près de Gisors. Il y vécut sous le nom
de Renou qui ne déguisait que fort imparfai-
tement sa personnalité.
En juin 1768 la persécution, tout imaginaire
cette fois, le chasse encore de Trye. Le 20, il
est à Lyon et y reste quelques jours, puis réalise
un projet qu'il avait formé depuis longtemps,
celui d'aller visiter la Grande Chartreuse. Le
lundi 25 juillet, à trois heures du matin, il écrit,
de Grenoble, à mademoiselle Renou {Thérèse) :
Dans une heure d'ici, chère amie, je partirai
pour Chambéry, muni de bons passeports et de la
protection des puissances, mais non pas du sauf-
1. « J'écrivais la première (partie) avec plaisir, avec com-
plaisance, à mon aise à Wooton, ou dans le château de
Trye... j'y revenais sans cesse. . » (Confessions, premières
pages du livre VII).
ET JEAN-JACHUES ROUSSEAU. 407
conduit des philosophes que vous savez. Si mon
voyage se fait heureusement, je compte être ici de
retour avant la fin de la semaine, et je vous écrirai
sur le champ. Si vous ne recevez pas dans huit
jours de mes nouvelles, n'en attendez plus et dis-
posez de vous à l'aide des protections en qui vous
savez que j'ai toute confiance et qui ne vous aban-
donneront pas... Depuis mon départ de Trye, j'ai
des preuves... que l'œil vigilant de la malveillance
ne me quitte pas d'un pas, et m'attend principale-
ment sur la frontière : selon le parti qu'ils pourront
prendre, ils me feront peut-être du bien sans le
vouloir.
Mon principal objet est bien, dans ce petit
voyage, d'aller sur la tombe de cette tendre mère
que vous avez connue, pleurer le malheur que j'ai
eu de lui survivre; mais il y entre aussi, je l'avoue,
du désir de donner si beau jeu à mes ennemis,
qu'ils jouent enfin de leur reste, car vivre sans cesse
entouré de leurs satellites flagorneurs et fourbes
est un état pour moi pire que la mort. Si toutefois
mon attente et mes conjectures me trompent, et
que je revienne comme je suis allé, vous savez,
chère sœur, chère amie, qu'ennuyé, dégoûté de la
vie je n'y cherchais et n'y trouvais plus d'autre
plaisir que de chercher à vous la rendre agréable
et douce : dans ce qui peut m'en rester encore je
ne changerai ni d'occupation ni de goût. Adieu,
chère sœur; je vous embrasse en frère et en ami l.
Rousseau n'a raconté nulle part, croyons-
nous, ce court voyage d'environ vingt jours
1. Lettre DCCCXXXIll.
408 MADAME DE WARENS
qu'il fit à Ghambéry, à son retour de la Grande-
Chartreuse. Il n'est pas difficile, cependant, de
s'en rendre compte. Certainement il accepta
l'hospitalité que M. de Conzié lui avait offerte
si souvent. Ils firent ensemble le pèlerinage
au cimetière de Lémenc; et dans les tièdes
nuits de juillet et d'août, au pied des Ghar-
mettes, ils causèrent de la morte et de leur
jeunesse. Dès l'aube, Jean-Jacques put aller
herboriser sur ces monts où Claude Anet,
trente-cinq ans auparavant, lui avait enseigné
les éléments de la botanique, cette science qu'il
méprisait alors et à laquelle il s'adonnait main-
tenant avec tant d'ardeur. Il eut des heures
d'oubli du présent et de ressouvenir; mais sa
gloire l'avait suivi et ne lui permettait plus le
repos. Les visiteurs affluaient chez M. de Con-
zié; l'allée ombreuse qui mène aux Charmettes
regorgeait de curieux et le cauchemar de ses
persécuteurs revint, comme toujours, torturer
le pauvre grand homme. C'est sans doute alors
qu'il découvrit que, même pour M. de Conzié,
M. de Choiseul était un grand magicien 1! Le
1. « J'ai revu depuis M. de Conzié, et je l'ai trouvé tota-
lement transformé. 0 le grand magicien que M. de Choiseul!
Aucune de mes anciennes connaissances n'a échappé à ses
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 409
cœur plein de griefs imaginaires, il quitta ce
vieil ami et s'en alla à Bourgoin, d'où, le
16 août, il écrivit au comte de Tonnerre :
... Un voyage presque aussitôt suspendu que
commencé ne me laisse pas espérer de le pousser
bien loin et la certitude que les manœuvees que je
voudrais fuir me préviendront partout m'en citerait
le courage, quand mes forces me le donneraient '...
Avant la fin du mois, devançant, pour ainsi
dire, l'institution du mariage civil, ou plutôt,
se passant de toute autorité, il épouse Thérèse
Le Vasseur :
... J'ai cru ne rien risquer de rendre indisso-
luble un attachement de vingt cinq ans, que l'es-
time mutuelle, sans laquelle il n'est point d'ami-
tié durable, n'a fait qu'augmenter incessamment...
Cet honnête et saint engagement a été contracté
dans toute la simplicité, mais aussi dans toute la
vérité de la nature, en présence de deux hommes
de mérite et d'honneur, officiers d'artillerie, et
l'un, fdsd'un de mes anciens amis du bon temps,
c'est-à-dire avant que j'eusse aucun nom dans
le monde, et l'autre, maire de cette ville et proche
parent du premier. Durant cet acte si court et si
métamorphoses. » (Confessions, Livre V, en note.) Comparer
avec la lettre si affectueuse du 7 décembre 1763.
1. Lettre DCCCXXXIV. Voir aussi le manuscrit de M. Bovier,
à la Bibliothèque nationale. 112*3. Rousseau, vitrine n. a.
f. 717.
410 MADAMK DE WARENS
simple, j'ai vu fondre en larmes ces deux dignes
hommes et je ne puis vous dire combien cette
marque de bonté de leurs cœurs m'a attaché à l'un
et à l'autre '.
Ces deux hommes de mérite et d'honneur
sont MM. Donin-Rozière, capitaine d'artillerie,
et Luc- Antoine Donin-Ghampagneux, avocat,
capitaine-châtelain et maire de Bourgoin.
Ce dernier a raconté la scène dont il fut té-
moin, le 30 juillet, à l'auberge de la Fontaine
d'Or :
Le 29, il nous convie à dîner. Il nous prie de nous
rendre chez lui une heure avant le repas. Nous devan-
çâmes le moment indiqué. Rousseau était paré plus
qu'à l'ordinaire; l'ajustement de mademoiselle Renou
était aussi plus soigné. Il nous conduit dans une chambre
reculée, et là Rousseau nous pria d'être témoins de
l'acte le plus important de sa vie; prenant ensuite la
main de mademoiselle Renou, il parla de l'amitié qui
les unissait ensemble depuis vingt-cinq ans et de la
résolution où il était de rendre ces liens indissolubles
par le nœud conjugal.
Il demanda à mademoiselle Renou si elle partageait
ses sentiments et sur un oui prononcé avec le transport
de la tendresse, Rousseau tenant toujours la main de
mademoiselle Renou dans la sienne, prononça un dis-
cours où il fit un tableau touchant des devoirs du ma-
riage, s'arrêta sur quelques circonstances de sa vie et
mit un intérêt si ravissant à tout ce qu'il disait, que
1. Lettre DCCCXXXV1I1 du 31 août 17G8 à .M. Lalliaud.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 414
mademoiselle Renou, mon cousin et moi, versions des
torrents de larmes...; puis s'élevant jusqu'au ciel, il'
prit un langage si sublime qu'il nous fut impossible de
le suivre...
Nous passâmes de cette cérémonie au banquet de
noce. Pas un nuage ne couvrit le front du nouvel époux;
il fut gai pendant tout le repas, chanta au dessert deux
couplets qu'il avait composés pour son mariage, résolut
dès ce moment de se fixer à Bourgoin pour le reste de
ses jours. ..
Ce récit de M. de Champagneux eût été vrai-
ment intéressant s'il avait été écrit à l'époque
même de l'événement; mais il a été composé
bien longtemps après et alors que la lettre de
Rousseau à M. Lalliaud et les Confessions
étaient imprimées. Nous craignons clone que
l'ancien maire de Bourgoin, grand admira-
teur de Jean-Jacques, n'ait fait que paraphraser
la lettre du 31 août qu'il reproduit d'ailleurs
en entier '.
Depuis le mariage Rousseau appela Thérèse
madame Renou; et celle-ci put, comme une
bonne bourgeoise, assister régulièrement aux
vêpres le dimanche 2. Bientôt le séjour de
Bourgoin déplut au philosophe.
1. Voir la brochure de M. F[ochier], Séjour de Jean-Jacques
à Bourgoin (Bourgoin, 1860).
2. G. Vallier, un Billet inédit de Jean-Jacques, p. 7.
412 MADAMK DE WARENS
Le 28 mars 1770 il écrit de Monquin à
M. Moultou ' :
J'avais eu le projet que vous me suggériez d'aller
m'établir en Savoie; je demandai et obtins durant
mon séjour à Bourgoin un passeport pour cela dont
sur des lumières qui me vinrent en même temps,
je ne voulus point faire usage; j'ai résolu de finir
mes jours dans ce royaume [en France) et d'y lais-
ser à ceux qui disposent de moi le plaisir d'assouvir
leur fantaisie jusqu'à mon dernier soupir.
Moultou insistant pour qu'il allât se fixer à
Ghambéry, Rousseau lui répond le G avril :
Vous devez comprendre combien il me serait
intéressant de vous voir : mais ne parlons plus de
Ghambéry; ce n'est pas là que je suis appelé.
L'honneur et le devoir crient, je n'entends plus que
leur voix 2...
Il revint donc à Paris où le procureur géné-
ral feignit d'ignorer sa présence. Il y vécut de-
quelques pensions dues par ses libraires et du
produit de copies de musique. Il cherchait
toujours de nouveaux asiles pour échapper à ces
1. Madame de Césarges avait donné un logement à Rous-
seau et à Thérèse dans sa ferme de Monquin, commune de
Maubec à une demie-lieue de Bourgoin: Ils s'y installèrent à
la fin de janvier 1769.
2. Correspondance (Œuvres complètes), t. V, p. 274 et 28o.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 413
ennemis dont son esprit, déplus en plus égaré,
grossissait le nombre et les attaques. Malgré
ce trouble de son intelligence, il produisit en-
core des œuvres où le philosophe, le polémiste
et le poète se retrouvent. Les Rêveries furent
son dernier ouvrage. Elles sont divisées en dix
promenades. Dans la troisième , il rappelle
qu'il a toujours été chrétien :
Enfant encore et livré à moi-même, alléché par
des caresses, séduit par la vanité, leurré par l'es-
pérance, forcé par la nécessité, je me fis catholique;
mais je demeurai toujours chrétien ; et bientôt gagné
par l'habitude mon cœur s'attacha sincèrement à
ma nouvelle religion. Les instructions, les exem-
ples de madame de Warens m'affermirent dans cet
attachement.
Voilà donc le souvenir de la bonne maman
qui revit. Puis viennent les Rameaux de 1778.
Cette date rappelle à son esprit l'arrivée à
Annecy en 1728, et sa première entrevue avec
madame de Warens; il compose sa dixième
promenade :
Aujourd'hui, jour de Pâques fleuries, il y a pré-
cisément cinquante ans de ma première connais-
sance avec madame de Warens. Elle avait vingt-
huit ans alors étant née avec le siècle. Je n'en
avais pas encore dix-sept, et mon tempérament
naissant, mais que j'ignorais encore, donnait une
H4 MA DAM I". DE VARENS
nouvelle chaleur à un cœur naturellement plein de
vie... Mon âme dont les organes n'avaient point
développé les plus précieuses facultés , n'avait
encore aucune forme déterminée. Elle attendait,
dans une sorte d'impatience, le moment qui devait
la lui donner, et ce moment, accéléré par cette ren-
contre ne vint pourtant pas sitôt... Elle m'avait
éloigné. Tout me rappelait à elle : il y fallut reve-
nir. Ce retour fixa ma destinée et longtemps encore
avant de la posséder, je ne vivais plus qu'en elle et
pour elle. Ah! si j'avais suffi à son cœur comme
elle suffisait au mien! quels paisibles et délicieux
jours nous eussions coulés ensemble! Nous en
avons passé de tels, mais qu'ils ont été courts et
rapides, et quel destin les a suivis!... J'engageai
maman à vivre à la campagne. Une maison isolée,
au penchant d'un vallon fut notre asile; c'est là
que, dans l'espace de quatre ou cinq ans, j'ai joui
d'un siècle de vie et d'un bonheur pur et plein *,
qui couvre de son charme tout ce que mon sort
présent a d'affreux.... Tout mon temps était rem-
pli par des soins affectueux ou par des occupations
champêtres. Je ne désirais rien que la continuation
d'un état si doux; ma seule crainte était qu'il ne
durât pas longtemps et cette crainte née de la gêne
de notre situation n'était pas sans fondement... Je
pensai qu'une provision de talents était la plus
sûre ressource contre la misère et je résolus d'em-
ployer mes loisirs à me rendre en état, s'il était
possible, de rendre un jour à la meilleures des
femmes l'assistance que j'en avais reçue... »
La rêverie s'arrête brusquement. Rousseau
1. Le bonheur fut bien plus court, et vite troublé.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. H5
avait posé la plume pour donner à sa mémoire
le temps de rechercher comment il avait
rempli le devoir qu'il s'était imposé; il ne la
reprit pas. Les dernières lignes que sa main
traça furent ainsi pour madame de Warens.
Moins d'un mois après, en mai, il se retira,
malade de corps et d'esprit, à Ermenonville
chez de M. de Girardin. Le 2 juillet, ayant essayé
de sortir, il se plaignit du froid et de mal à la
tête. Thérèse lui apportait une potion lorsqu'il
tomba la face sur le sol et mourut sans pro-
noncer une parole. On a dit, sans preuves suf-
fisantes, qu'il s'était suicidé l.
1. Louis Blauc, dans l'Histoire de la Révolution française,
tome Ier, au chapitre intitulé : « Deux révolutions », a fait
un récit dramatique et coloré de la mort de Voltaire et de
celle de Jean-Jacques.
EPILOGUE
Courtilles; sa naissance, ses emplois, sa mort. — L'abbé
Gaime; — l'abbé Léonard; — leurs testaments. — Jean
Danel; — M. de Conzié. — Souvenirs.
Celui qui devint le général Doppet, mais qui
n'était encore alors qu'un aventurier, a publié
les Mémoires du Chevalier de Courtille, comme
il avait déjà publié ceux de Claude Anet et de
madame de Warens \ Us ont la même valeur
historique. En dehors de quelques faits puisés
dans les Confessions, pas un mot n'y est exact.
Après avoir fait parcourir le monde à Wint-
zinried et lui avoir prêté quelques aventures
qu'il s'attribue à lui-même dans ses Mémoires
manuscrits % après l'avoir dépeint comme un
1. WlNTZINRIED, OU les MÉMOIRES DU CHEVALIER DE COURTILLE
pour servir de suite aux Mémoires de madame de Warens, à
ceux de Claude Anet, et aux Confessions de Jean-Jacques
Rousseau (sicl), à Paris, chez les Marchands de nouveautés,
1789, petit in-12; xii-139 pp.
2. A la Bibliothèque publique de Chambéry.
MADAME DE WARENS ET J.-J. ROUSSEAU. 417
libertin grossier et un voleur éhonté, Doppet
l'amène à Chambéry porteur déjà du nom pré-
tentieux de chevalier de Cour tille. Il l'intro-
duit sous ce titre chez madame de Warens où
il prend la place d'homme d'affaires laissée par
Rousseau, mais non le cœur delà maîtresse du
logis. Bientôt il lui fait épouser une jeune et
jolie héritière; il a de l'argent et donne désor-
mais l'exemple d'une vie presque vertueuse.
La réalité nous le savons, est bien différente.
Le ménage de Gourtilles fut toujours pauvre, et
lui-même fut un homme de probité; mais il a
évincé Jean-Jacques et le grand homme s'en
est vengé en déclarant qu'il avait été garçon
perruquier. Cette qualification, partout ailleurs
qu'à Agen où l'on a érigé une statue au poète
Jasmin, est mortelle. Le pauvre diable ne s'en
est pas relevé. Rousseau a beau, dans ses lettres,
où il est forcé de dire la vérité, adresser des
excuses à celui qu'il appelle son frère, lui
témoigner parfois une estime presque respec-
tueuse : on ne s arrête pas aux Lettres, on ne
considère que les Confessions.
Lorsque les entreprises de madame de Warens
eurent sombré Tune après l'autre, lorsque,
vers 1760, la maladie la confina définitivement
418 MADAME DF. WARENS
dans la maison de M. Crépine, Courtilles chercha
à gagner honorablement sa vie. Il paraît y avoir
réussi. Une pension de trois cents livres qu'il
touchait, sur la cassette royale, depuis le
29 avril 1753 tout au moins, l'avait mis, ainsi
que sa femme, à l'abri de la misère. Nous avons
déjà fait remarquer combien il était singulier
que cet ancien perruquier ne se complût qu'aux
travaux pénibles. C'est encore à des occupa-
tions de ce genre qu'il se livra à l'époque où
nous sommes arrivés. Il avait sans doute acquis
de l'habileté et de l'expérience dans l'exploita-
tion des minières, car les documents qui sui-
vent nous apprennent que non seulement on lui
confia à plusieurs reprises la direction de tra-
vaux de voirie, mais qu'on le jugeait capable
encore de diriger une trésorerie d'arrondis-
sement.
Voici d'abord un résumé de sa vie et un por-
trait moral de sa personne adressés par l'in-
tendant général de Chambéry à la cour de
Turin en décembre 1757 :
Le sieur Jean Samuel de Courtille, natif du dit
Courtille, canton de Berne, étant sorti fort jeune de
son pays pour voyager, passa à Chambéry en 1731,
où il fit connaissance avec madame la baronne
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 419
de Warens de la Tour. Après quelques années de
voyage ayant embrassé la religion catholique ,
apostolique et romaine, il revint en 1737 à Cham-
béry où la susdite dame baronne de Warens l'en-
gagea à rester au moyen de secours qu'elle lui
fournit en vue apparemment de lui donner de l'oc-
cupation.
Pendant l'occupation espagnole, M. le comte Gar-
billon, alors avocat général et membre de la Délé-
gation générale, lui donna plusieurs commissions
dont il s'est bien acquitté.
En 1749, madame la baronne de Warens, M. Man-
sord et M. Perrichon, de la ville de Lyon, acquéreurs
des mines de la Haute-Maurienne ont nommé le
sieur de Courtille inspecteur et contrôleur de ces
mines pour neuf années avec l'appointement de
douze cents livres par an, sa table sur le pied de
trois cents livres, et l'entretien d'un cheval, ainsi
qu'il résulte de conventions du 14 octobre 1749 et
12 septembre 1750 qu'il m'a montrées. 11 en a fait
partie jusqu'en mars 1752, époque à laquelle la
compagnie députa pour directeur général le sieur
Thoring. Par convention du 12 mars, Courtille
renonça à son emploi moyennant six cents livres
par an jusqu'au 30 juin 1758. En 1752 il obtint
avec madame de Warens le privilège exclusif de
la recherche de la houille en Savoie. Comme ils
n'avaient pas les fonds nécessaires ils ont associé
les sieurs La Corbière et Bérard de Genève ; ils ont
commencé à Araches, mais jusqu'à présent l'entre-
prise n'a pas produit l'effet attendu.
Je passe aux qualités personnelles que je lui ai
connues à la suite de plusieurs entretiens qu'à ces
fins j'ai eus avec lui.
Il a de l'esprit et de la vivacité et marque du
420 MADAME DE WARENS
goût et de l'intelligence en tout ce qui ressort de
l'exploitation des mines et de l'excavation du
charbon. Il s'énonce bien; il parle un peu volon-
tiers et même il sait bien faire valoir tout ce qu'il
a fait. D'ailleurs par les connaissances exactes que
j'ai prises il ne m'est rien revenu d'équivoque ni
sur sa conduite, ni sur ses mœurs.
Il s'est marié il y a quatre ans avec la fille du
nommé sieur Bargonsi de la ville de Moutiers, et
jusqu'ici, heureusement pour lui, il n'a pas d'enfant.
Suivant les ordres de Sa Majesté portés par la
lettre de M. le chevalier Ferraris de l'année der-
nière j'ai donné au dit sieur de Courtille la com-
mission d'inspecteur aux réparations des chemins
pendant l'été passé, dont il s'est bien acquitté. Sa
pension de six cents livres, allant bientôt finir, il
lui faudrait un emploi permanent, mais la Savoie
n'en fournissant aucun à présent, il faudrait qu'il
l'obtînt au-delà des Monts, si Sa Majesté daigne le
lui accorder et l'encourager par là à persévérer
dans la religion qu'il a embrassée '.
Courtilles n'obtint pas cet emploi, mais il
continua à être utilisé par l'administration
comme directeur ou surveillant de travaux
publics.
Le 9 février 1765, M. Terraglio, intendant
de la province de Faucigny, écrit à l'intendant
général d'Annecy qu'il a cherché un gérant
pour la trésorerie de Bonneville jusqu'à la
1. Archives départementales, série C.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 421
nomination du trésorier titulaire, mais qu'il
n'a trouvé personne ; puis, il ajoute :
Ne sachant plus où me tourner, j'ai jeté les yeux sur
le sieur de Courtilles que j'avais député pour inspecteur
aux travaux de Cujer? et lui en ayant fait la proposition
il m'a répondu qu'il accepterait cette commission (de
gérant) et qu'il se donnerait tous les soins pour la remplir
exactement, mais étant étranger et ne possédant aucuns
biens, il n'était pas dans le cas de donner une caution.
Le dit sieur de Courtilles est Suisse d'origine. Il a
embrassé la religion catholique; il habite en Savoie de-
puis environ vingt-cinq ans, où il s'est marié et n'a
point d'enfans. Sa Majesté lui fait payer chaque année
de sa cassette secrète la somme de trois cents livres '
pour l'aider à subsister et c'est par ses ordres, que de
temps à autre, je lui ai donné de l'occupation dans les
différentes inspections pour les réparations de chemins,
lui ayant toujours connu une activité et une conduite
sans reproche.
Quoique par le tableau que je viens de vous faire du
S1' de Courtilles, j'aie lieu d'être persuadé qu'il s'acquit-
tera bien de cette commission pour mériter de plus en
plus la continuation des grâces de Sa Majesté, le défaut
de cautionnement m'étant cependant un obstacle à la
lui donner, je vous en fais part, monsieur, pourm'aviser
les déterminations convenables.
Cette proposition de l'intendant n'eut pas de
suite, car le trésorier titulaire était déjà nommé
au moment où M. Terraglio écrivait 2.
1. C'est par erreur que M. Dufour (Revue savoisienne, 1878),
p. 70, a écrit 1 300 livres. La Table des Patentes aux Archives
du Contrôle à Turin porte : « 1758, 29 Aprile. Courtilles (de)
Rodolfo, Svizzero catolizzato. Trattenimento d'annue lire 300 » .
2. Par décret rendu à Turin le 28 janvier 1765, en faveur
de Joseph-Thérèse Jacquier.
422 MADAME DE WARENS
Voilà en faveur de Gourtilles un certificat
d'une grande valeur. Toute gestion publique,
même à titre provisoire, devait être garantie
par un cautionnement; si donc l'intendant
insinue à son supérieur qu'on pourrait s'en
passer eu égard à l'honnêteté du candidat,
alors surtout qu'il s'agit des deniers de l'État,
c'est que vraiment Gourtilles était digne de
toute confiance.
La bienveillance royale n'abandonna pas le
protestant converti. Gourtilles fut en effet
nommé inspecteur du château de Chambéry,
en 1765 au plus tôt, puisque la lettre qui pré-
cède ne fait pas mention de cette qualité. Il n'en
remplit pas longtemps les fonctions : il mourut
à Chambéry le 18 février 1771, et son acte de
décès le qualifie d'ancien inspecteur. On lit
dans cet acte qu'il était âgé d'environ soixante
ans. Sa femme Jeanne-Marie Bergonzy était
morte elle-même deux mois auparavant, âgée à
peine de trente-sept ans, ou pour parler comme
le curé de Saint-Léger, d'environ trente-six ans
et onze mois *. La précision que cet ecclésias-
1. « Le 11e décembre 1771, a été enterrée aux Augustins,
(aujourd'hui Saint-Benoit) deUe Jeanne Marie Balgonzy (sic)
native de la paroisse de St-Pierre de Moutiers, femme du
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 423
tique a apportée dans le calcul de l'âge de la
femme fait supposer qu'il a bien indiqué exac-
tement celui du mari. Si donc Wintzinried
avait environ soixante ans le 18 février 1772, on
devra croire qu'il est né en mars ou avril 1712.
Il aurait eu ainsi deux ou trois mois de plus
que Rousseau ; mais son acte de baptême
découvert tout récemment ' prouve qu'en réa-
lité il était plus jeune d'environ quatre ans.
L'intendant général a donc eu raison de dire
qu'il avait quitté fort jeune son pays puisque,
en 1731 il n'avait pas encore seize ans. Le
milieu, austère certainement, où il vivait ne
Sr Curtille, morte hier, munie du sacrement de l'Extrême-
Onction, âgée d'environ trente-six ans et onze mois. Ainsy
est. Signé : Alex, en. •> — « Le 19 février 1772 a été enterré
aux Augustins Sr Jean Curtille, natif de Berne, converti à
la religion catholique, apostolique et romaine, ancien ins-
pecteur du château de cette ville, mort hier, muni de tous
ses sacrements, âgé d'environ soixante ans. Ainsy est. —
Sir/né : Alex. ch. » (Extraits des Reg. par. de Saint-Léger).
1. Par M. l'archiviste Agénor de Crouzaz, dans les re-
gistres de Lucens, paroisse qui dépendait de celle de Cour-
tilles. Voici cet acte de baptême.
Jean-Samuel-Rodolph, fils de M. le châtelain et justicier Wintzenried
de Courtilles et de mademoiselle Marguerite-Françoise, sa femme, fille
de M. le lieutenant Jolys, de Grange et de Moudon, a été baptisé le
8 mars 1716. Parrains, M. le ministre Jean-Sébastien Clavel, de Cully
et pasteur à Villarzel et M. le ministre Samuel Pillard, pasteur à
Lucens et M. Jean-Rodolph Clavel, fils de M. de Sepey. Marraines,
Marie-Marguerite-Françoise, femme de M. le lieutenant Fornallaz, de
Sassel et d'Avenche, et madame Rose, fille de M. l'assesseur ballival
Troiller de Moudon.
424 MADAME DE WARENS
convenait pas à un garçon si turbulent. Il
s'enfuit pour courir les aventures, et vint en
Savoie auprès de madame de "Warens qui
l'envoya sans doute, comme Rousseau, aux
Catéchumènes de Turin.
Il avait deux frères dont aucun ne s'appelait
Jacques-François, mais on en trouve un pré-
nommé Jean-Jacques, né en 17 14 ; c'est vraisem-
blement le père de l'enfant baptisé à Chambéry
le 11 septembre 1747 (voir chap. vin, p. 241),
Samuel-Rodolphe Wintzinried leur père, ainsi
qu'on le voit par l'acte de baptême du fils, était
un fonctionnaire important du pays de Vaud; il
fut marié deux fois, et à des femmes de fort
bonnes familles.
Le vicaire savoyard, l'abbé Jean-Claude
Gaime, s'était retiré à Rumilly vers l'année 1746.
Nous avons rencontré sa signature dans divers
actes publics intéressant les Oratoriens1, parmi
lesquels se trouvait peut-être quelque com-
pagnon d'études, et les Bernardines réfor-
mées. C'est ainsi qu'il assiste chez ces reli-
1. Yictor-Amédée II avait retiré l'enseignement aux orato-
riens en même temps qu'aux jésuites en 1729. Les orato-
riens de Rumilly étaient suspects de jansénisme.
ET JEAN-JACQUKS ROUSSKAU. 425
gieuses au contrat d'entrée en religion de ma-
demoiselle Georgine Descostes le 9 mai 1759 *.
Il fit deux testaments, l'un en date du
28 octobre 1750, le second, le 15 octobre 1758.
Aux vendanges, il s'en allait chez un ami, le
notaire Descostes, à Vaux, à l'extrémité nord
du canton de Rumilly, et lui dictait ses der-
nières volontés, avec la liberté d'un sage dont
l'esprit et le corps sont bien portants. C'est
encore ici l'homme de paix qui veut écarter
toute cause de zizanie entre les siens.
Voici quelques-unes de ses dispositions tes-
tamentaires. Si on les compare avec celles de
Jean-Jacques en 1737, on verra que celui qui
emploie les formules les plus suppliantes n'est
pas l'ecclésiastique.
L*an 1750 et le 28 octobre, au village du Fond paroisse
de Vaux, a six heures après-midi, dans ma maison, par
devant moi (Descostes) notaire royal... s'est constitué
Rd sieur Jean Claude Gaime... prêtre... bachelier en théo-
logie, ci-devant sous-prieur de la Royale Académie de
Turin, lequel sain de bon sens, mémoire et entende-
ment, jouissant d'une parfaite santé, pour ne laisser
aucun différend après son décès entre ses plus proches a
fait son testament... Et 1° comme bon chrétien s'est muni
du signe de la sainte croix en disant : in nomine Patris
et Fila et Spiritus Sancti. Amen... S'il meurt à Rumilly,
il veut être enterré dans l'église des Révérends Pères
1. Minutes du notaire Louis Cirod.
'tlK MADAME DE WARKNS
capucins auxquels il donne un louis d'or mirliton et en
outre 25 livres pour dire cinquante messes pour le repos
de son âme: et venant à mourir ailleurs il veut être
enseveli au lieu accoutumé à ensevelir les prêtres... Me
veut rien donner à la religion des S. S. Maurice et Lazare
ni aux hôpitaux de la province et divise ses biens entre
ses neveux Claude et François Gaime.
De 1750 à 1758 quelques changements étaient
survenus dans la composition de sa famille;
son neveu Claude était mort et avait laissé plu-
sieurs enfants dont l'un était soldat. C'est pour-
quoi, le 15 octobre 1758, à dix heures du matin,
et devant le même notaire, il teste de nouveau.
Jouissant d'une parfaite santé, et pour ne laisser
aucun différend entre ses plus proches. Et 1" comme bon
chrétien s'est muni du signe de la sainte croix en disant
in nomine... et imploré la miséricorde de Dieu pour la
rémission de ses péchés par les mérites de N. S. Jésus-
Christ, par l'intercession de la Sainte Vierge, de tous les
saints et saintes du Paradis, laissant ses funérailles et
obsèques à la direction de son héritier... Interrogé en
conformité des Royales constitutions s'il voulait donner
quelque chose aux hôpitaux des S. S. Maurice et Lazare
et de la province et du présent lieu, il m'a répondu ne
pouvoir rien donner; chargeant son héritier de donner
à la confrérie du Saint Sacrement d'Héry, trois livres et
au Rd curé du dit Héry deux livres pour une grande
messe et une basse pour le repos de son âme; plus,
faire dire quarante messes de mort à raison de 8 sols
la messe pour le repos de son àme.
11 distribue ensuite ses biens entre ses neveux
et nièces; il institue héritier son neveu, hono-
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 427
rable François Gaime, bourgeois de Rumilly et
donne à Marie Chevron, femme de celui-ci,
« une chenevière [terre à chanvre) située à
Rumilly sous les Bachats » , c'est-à-dire au
dessous de la maison qu'il habitait dans la
rue de Mont-Plat. Enfin , suivant l'usage, il
« lègue à chaque prétendant droit à son hoirie,
la somme de cinq sols payable quand ils jus-
tifieront de leurs droits, moyennant quoi il les
en exclut ».
Nous savons que l'abbé Gaime était en rap-
ports d'amitié avec l'abbé Léonard et que celui-
ci correspondait avec Rousseau dont il recevait
les ouvrages. Il eût été intéressant de connaître
le jugement porté par le vicaire savoyard sur
ces œuvres que le curé de Gruffy lui prêtait;
malheureusement nous n'avons rien retrouvé
à ce sujet. Rousseau ne devait pas ignorer la
présence de l'abbé à Rumilly, mais rien ne
prouve qu'il ait renoué directement en Savoie
les relations commencées en Piémont; et l'on
se souviendra que M. Gaime était décédé
lorsque les salons connurent les premiers
livres des Confessions et que le public put
lire Y Emile. L'abbé mourut en effet à Rumilly,
le 13 mai 1761, à l'âge de soixante-huit ans; il
428 MADAME DE WARENS
fut sans doute, suivant le désir de son pre-
mier testament, enseveli dans le chœur de
l'église des Capucins. Si quelque modeste ins-
cription rappelait alors son nom, elle a disparu
lors de la dévastation de l'église en 1793. Il
n'est resté de lui que son Celebret dans les
papiers de sa famille et l'acte de décès des
registres paroissiaux où le curé, son confrère,
a inscrit une épitaphe rappelant, avec ses
titres scientifiques, son amour de la méditation
et l'intégrité de sa vie *.
Si l'on en croit un passage du manuscrit de
M. Bovier 2, Rousseau se serait ressouvenu de
l'abbé Gaime dans son voyage de 1768 en Sa-
voie. On y lit, en effet :
... Il était pressé de faire un voyage en Savoie pour
satisfaire un besoin de son cœur qu'il ne m'exprima
pas alors (p. 37)... C'est à cette époque à peu près que
je puis placer le voyage de Jean-Jacques en Savoie; il
fut court, trois jours lui suffirent. A son retour, il me
1. Voici cet acte de décès :
Le 13e mai 1761 est décédé sur les sept heures du soir, et le jour
suivant a été inhumé le corps de Rd Sr Jean-Claude Gaime prêtre du
diocèse de Genève, originaire de la paroisse d'Hairy en Genevois, ancien
sous-prieur de la Royale Académie de Turin, résident à Rumilly depuis
environ quinze ans, âgé de soixante-huit ans, muni des sacrements;
après y avoir mené une vie aussi édifiante qn intérieure. Ainsi est.
Blgnard, curé.
2. Manuscrit cité (Bibl. nat., section des manuscrits).
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 429
dit qu'il était allé verser des larmes de reconnaissance
sur la tombe d'un mortel à qui il devait eu partie son
existence morale. Je n'ai jamais douté que le vicaire
savoyard ne fût cet être si vénéré. Certes j'étais loin de
désapprouver cet acte d'une piété fdiale, quand même il
eût eu pour objet madame de Warens (p. 41).
Rumilly n'étant qu'à trente-trois kilomètres
de Ghambéry le voyage a pu être fait facile-
ment d'autant plus que M. de Conzié, origi-
naire de Rumilly, a dû y conduire volontiers
son ami. Cependant il n'y a peut-être, dans la
déclaration de Jean-Jacques à M. Bovier, qu'une
défaite destinée à prévenir toute interrogation
indiscrète à l'égard de madame de Warens,
ainsi, du reste, que M. Bovier semble l'avoir
soupçonné.
L'abbé Léonard, né à Annecy vers 1695,
était bourgeois de cette ville. Il avait été aumô-
nier, pendant quatorze ans, de M. de Bernex
qu'il accompagna dans ses voyages à Turin et
à Paris. Il quitta l'évêque à l'époque même où
madame de Warens vint se fixer à Ghambéry.
Nommé curé-archipêtre de Gruffy, il prit pos-
session de sa paroisse en juillet 1731, fit
diverses réparations à sa modeste église et
enrichit la sacristie de quelques ornements.
430 MADAME DE WARENS
L'importance de son bénéfice lui permettait de
tenir un vicaire; il eut successivement à ce
titre auprès de lui MM. Duchesne, Dagand,
Dusougey, Rebut, Depelier, Decerise, Doucet et
Gremaud.
Par ce moyen, il n'était pas astreint à une
résidence bien sévère et pouvait faire de lon-
gues visites à ses amis de Chambéry et d'An-
necy. Il profita de l'une de ses courses à Cham-
béry pour se rendre, le 23 février 1753, dans
l'étude du notaire Rey et y dicter son testament.
Il y fait divers dons aux pauvres de Gruffy,
lègue à l'église de cette paroisse ses ornements
sacerdotaux, à l'exception de sa chasuble verte
à fleurs d'or qu'il donne à l'église paroissiale
d'Annecy; lègue à l'évêque de Genève-Annecy.
M. de Chaumont, un livre à choisir dans sa
bibliothèque dont le catalogue lui sera pré-
senté, et institue héritiers les pauvres prêtres
infirmes du diocèse. Le testament ne contient
aucune mention relative à madame de Warens,
et aucune des personnes de l'entourage de la
baronne n'est au nombre des témoins. M. Léo-
nard mourut à Gruffy le 16 octobre 1767 \.
1. « L'an 1767 et le 16e octobre à onze heures du soir est
décédé R*1 Sr Pierre Léouard très digue et très regretté archi-
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 431
Quant au bon curé de Lémenc, Philibert
Gaime, qui avait recueilli le dernier soupir
de madame de Warens, il s'éteignit de con-
somption, le 14 avril 1780, à l'âge de soixante-
quatre ans \
Jean Danel, ce serviteur-secrétaire de ma-
dame de Warens, qu'elle indiquait comme près
de mourir en 1756, lui survécut pourtant. Il
était même resté quelque peu à son service et
croyait, à ce titre, avoir droit à la faveur du
gouvernement. Peu de jours après la mort de
la vieille dame, il adressa à Turin une sup-
plique dans laquelle il demandait qu'on lui
abandonnât son mobilier. C'est ce que nous
apprend une lettre de l'intendant-général de
Chambéry au ministre Mazé, du 28 août 1762 :
Monsieur,
Je prendrai les connaissances nécessaires sur la
supplique de Jean Danel de Genève habitant à
Chambéry que j'ai reçue jointe à la lettre dont
priHre et curé de la présente paroisse de Gruffy, muni des
sacrements et âgé d'environ soixante-douze ans, après avoir
gouverné cette paroisse avec tout le zèle et l'édification pos-
sible pendant l'espace d'environ trente-six ans; et le 18e jour
du même mois, il a été enseveli dans le chœur de l'église,
directement sous la lampe. Signé : Ul. Gremaud, vicaire »
[Reg. par. de Gruffg).
1. Reg. par. de Lémenc.
432 MADAME DE WARENS
vous m'avez honoré le 25 de ce mois, au sujet de
la gratification qu'il demande de Vaubeine de feue
madame la baronne de Warens, pour vous la res-
tituer accompagnée d'une relation, mais je prévois
déjà que les dettes qu'elle a laissé absorberont et
au delà le peu de meubles qu'elle avait '.
La relation promise ne se retrouve pas. L'on
doit penser qu'au vu de l'exercice, par M. Cré-
pine, de son privilège sur les meubles de sa
locataire (page 375) M. Mazé informa Pinten-
dant-général qu'elle devenait inutile.
Grillet a consacré une courte notice à M. de
Conzié l. Il raconte que son père lui avait fait
donner une éducation soignée, que le fils déve-
loppa en voyageant dans diverses parties de
l'Europe. Lors de l'occupation espagnole, il fut
député par la ville de Chambéry auprès de la
cour de Madrid 2 afin d'obtenir la diminution
des réquisitions dont le pays était accablé. En
1744, à son retour, il acheta de la famille de
Bellegarde le comté de Boringe, et, en 1746, en
revendit la plus grande portion à Marc Antoine
de Genève-Boringe. Il ne conserva que la partie
1. Archives départementales, série C.
2. Grillet, Dictionnaire historique du Mont-Blanc et du
Léman, t. II, 241. La mission à Madrid fut sans doute se-
crète, car nous n'en avons rencontré aucune mention daus
le registre des délibérations municipales du temps.
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. 433
du fief s'étendant sur les communes de Rei-
gnier, Scintrier et Arenthon. Après avoir été
syndic de Chambéry, il prit une part active
à la création de la société d'agriculture de
Savoie. Parmi les quelques œuvres littéraires
qu'il a laissées, l'on trouve YÉloge latin de
M. Baussand, curé d'Arenthon, dont il van-
tait à Rousseau l'esprit de tolérance, lorsqu'il
lui offrait un asile dans sa gentilhommière.
Le comte des Gharmetles mourut célibataire,
le 8 mai 1789, âgé d'environ quatre-vingt-
trois ans ',
Aucune inscription ne rappelle à Chambéry
le souvenir de madame de Warens; mais,
depuis les Confessions, les visiteurs n'ont cessé
d'affluer aux Gharmettes. Sous la Révolution,
Hérault de Séchelles, commissaire de la Con-
vention en Savoie, fit placer sur la façade prin-
cipale de la maison une pierre blanche portant
cette inscription :
Réduit par Jean Jacque habité,
Tu me rappelles son génie,
Sa solitude, sa fierté,
Et ses malheurs et sa folie-
1. Reg.par. de Saint-Léger.
28
434 MADAME DE WARENS ET J.-J. ROUSSEAU
A la gloire, à la vérité
11 osa consacrer sa vie,
Et fut toujours persécuté
Ou par lui-même ou par l'envie.
Il faut compléter l'inscription par ces deux
vers que, faute de place, la pierre n'a pu
recevoir :
Contemplons au flambeau de la philosophie
Un grand homme et l'humanité.
A la même époque, on a donné à la rue
Croix-d'Or le nom de rue Jean-Jacques Rous-
seau qu'elle n'a pas conservé. Il y a quelques
années, on a appelé de ce nom la rue qui
s'étend des casernes de cavalerie à la route
des Gharmettes.
FIN
TABLE
Avant-propos
CHAPITRE PREMIER
(1699-1128)
Premières années de madame de Warens. Son mariage
à l'âge de quatorze ans avec Sébastien-Isaac de Loys,
seigneur de Warens. — Séjour à Lausanne; — à
Vevey. — Manufacture de bas. — La fuite à Évian.
— Projet de conversion au catholicisme. — Arrivée
à Annecy. — Abjuration. — Donation au mari. —
Pension accordée par le roi de Sardaigne. — Divorce.
— Confiscation des biens de madame de Warens. —
Sa maison à Aunecy. — Le pictiste François Magny.
— Arrivée de Rousseau
CHAPITRE II
(1712-1729)
Naissance de Rousseau. — Sa famille. — Erreurs des
Confessions à ce sujet. — François Rousseau ; sa fuite.
— Lectures. — Querelles d'Isaac Rousseau avec le
capitaine Gautier; sa condamnation; sa fuite. — Jean-
Jacques chez le pasteur Lambercier; chez son oncle
Bernard; chez le greffier Masseron. — Il devient
apprenti du graveur Ducommun; brutalité du maître.
— Rousseau quitte son pays. — Visite à M. de Pont-
verre, curé de Confignon. — Court séjour à Annecy.
436 TABLE.
— Il va à Turin à 1' «hospice des catéchumènes »; il
abjure le calvinisme. — Ses rapports avec l'abbé Gaime.
— Le lever du soleil au Monte 29
CHAPITRE 111
(1729-1730)
L'abbé Gaime. — Portrait que Rousseau en fait dans
VÉmile. — Profession de foi du Vicaire savoyard. —
Naissance et éducation de Jean-Claude Gaime. — Il
va à Turin; il est précepteur chez le comte de Mella-
rède; — professeur de langue française et vice-rec-
teur de l'Académie militaire. — Sa conduite exem-
plaire. — Rousseau revient à Annecy; il y est reçu
par madame de Warens. — Il entre au séminaire. —
L'abbé Gâtier. — Rousseau sort du séminaire: il est
placé chez le maître de musique. — Arrivée de Ven-
ture. — M. d'Aubonne. — M. et madame Corvesi. —
Le maître de musique et Rousseau s'en vont à Lyon.
— Retour de Rousseau; il ne retrouve plus madame
de Warens. — Mademoiselle Merceret; mademoiselle
Giraud;leur origine. — La promenade à Thônes avec
mesdemoiselles de Galley et de Graffenried. — La
famille de Galley. — Le juge-maje Simond. — Départ
d'Annecy avec mademoiselle Merceret. — Rousseau
parcourt la Suisse. — L'archimandrite. — Lettre à
mademoiselle de Graffenried; à son père. — Une page
de Michelet sur Annecy. — Rousseau et madame de
Warens 46
CHAPITRE IV
(1730-1732)
Voyage de madame de Warens à Paris avec M. d'Au-
bonne. — Causes de ce voyage. — Conspiration contre
Genève. — Brouille avec d'Aubonne; retour de ma-
dame ' de Warens en Savoie. — L'espionnage. —
L'ambassadeur Maffei ; le premier président Saint-
Georges; le ministre del Borgo; l'agent Mitonet. —
Abdication du roi Victor-Amédée;il vient se fixer en
TABLE. 437
Savoie avec la marquise de Spigno. — 11 se repent et
veut reprendre la couronne; son arrestation. — Ma-
dame de Warens vient à Chambéry; lettre à la reine
Polixène. — Le comte de Saint-Laurent, contrôleur
général des finances. — Madame de Warens loue sa
maison de Chambéry. — Rousseau à Lyon. — Il est
reçu à Chambéry chez la baronne. — Claude Anet;
sa tentative de suicide. — Madame de Warens et le
marquis de Clialles, marraine et parrain. — Secours
du pape aux « nouveaux convertis » 83
CHAPITRE V
(1732-1734)
Procès de madame de Warens avec son beau-père,
M. de Villardin. — Requête au sénat; saisie-arrêt
sur les créances de M. de Villardin en Savoie. — Dé-
fense de M. de Villardin. — Rousseau travaille au
cadastre. — Son voyage à Genève; son père ne veut
rien lui remettre des biens de sa mère. — 11 va chez
les Cordeliers de Cluses. — Le père Montant. —
Lettre de Jean-Jacques à son père. — Passage de
régiments français à Chambéry. — Victoires sur les
Impériaux. — Commencement des amours de Jean-
Jacques et de madame de Warens. — La jeunesse
de Claude Anet; son abjuration; sa mort. — Rous-
seau rappelle son nom dans la Nonvelle-Héloïse. —
Douleur de madame de Warens; elle fait son testa-
ment. — Mort de monseigneur de Bernex. — Lettre
de madame de Warens à M. d'Ormea pour obtenir le
payement de sa pension 109
CHAPITRE VI
(1734-1738)
La Société de Chambéry de 1730 à 1740. — Les Milliet,
les Bellegarde, Mellarède, Costa, Menthon; François-
Joseph de Conzié: M. Coccelli, le P. Caton; les doc-
teurs Salomon et Grossi; mademoiselle Péronne Lard;
— son cahier de musique, airs d'opéras et chansons.
— Les religieux. — Antoine Charbonnel. — Portrait
438 TABLE.
de madame de Warens par Rousseau: — par M. de
Conzié. — Concert chez madame de Warens. — La
Troupe joyeuse de Chambéry. — Administration de
Rousseau. — Son voyage à Besançon; l'abbé Blan-
chard'. — Saisie aux Rousses d'un pamphlet dans la
malle de Rousseau; parodie d'une scène de Mithri-
date. — Accident arrivé à Rousseau le 27 juin 1137.
— Son testament. — Il va à Genève réclamer à son
père l'héritage maternel; il revient à Chambéry et y
trouve Wintzinried. — Départ pour Montpellier. —
Madame de Warens loue la métairie Revil aux Char-
mettes. — Séjour de Jean-Jacques à Montpellier: ses
demandes d'argent, ses plaintes. — Lettre suppliante
à madame de Warens. — Retour intempestif à Cham-
béry; il cohabite avec Wintzinried. — Location de
la maison du capitaine Noëray aux Charmettes, 6 juil-
let 1738 ". '. . . . 126
CHAPITRE VII
(1738-1743)
Les Charmettes. — Madame de Warens loue le domaine
du capitaine Noëray. — Date véritable du séjour de
Rousseau aux Charnu ttes. — L'hiver de 1738-1739. —
Le Mémoire au gouverneur. — Portrait moral de
Rousseau par M. de Conzié. — Le Verger des Char-
mettes. — Madame de Warens engage sa pension de
Challonges. — Querelle de Rousseau avec Wintzin-
ried; excuses; pardon de madame de Warens. —
Wintzinried et Rousseau constatent un larcin aux
Charmettes. — Transaction de madame de Warens
avec M. Noëray pour le bail des Charmetles. — Pro-
jets industriels de Rousseau; il est placé à Lyon chez
M. de Mably. — Détresse de madame de Warens:
elle vend un pot en argent et envoie des chemises à
Rousseau. — Jean-Jacques revient aux Charmettes.
— La querelle avec madame de Sourgel. — Méthode
de musique de Rousseau; ses prières ou élévations à
Dieu. — Il quitte définitivement Chambéry; il s'arrête
à Lyon; tentative amoureuse auprès de mademoi-
selle Serre. — Madame de Warens s'adresse à
M. d'Ormea pour oblenir le payement des quartiers
TABLE. 439
arriérés de sa pension. — Le mariage de made-
moiselle Charbonnel. — ■ Le personnel des Char-
mettes. — Discussions avec maître Renaud; recours
de madame de Warens au gouverneur. — Les Espa-
gnols occupent la Savoie. — Jean-Jacques va à Ve-
nise. — Sa lettre à M. de Conzié; à madame de Wa-
rens; ses discussions avec M. de Montaigu; son sou-
venir à Zizi, à Taleralataleva, et aux oncles. —
Madame de Warens et Rousseau sont parrain et
marraine. — Jean-Jacques revient en France 172
CHAPITRE VIII
(1744-1752)
.Madame de Warens industrielle. — Fabrique de
savon; de chocolat. — Envoi à Rousseau. — Voyage
de madame de Warens en Chablais sous le nom de
comtesse de Conzié. — Lettre intéressante de l'abbé
Léonard, archiprètre de GrufTy. — Mort à Constanti-
nople de Jacques de La Tour; — à Vevey, de Marie
Flavard, belle-mère de madame de Warens. — Pour-
parlers à raison de leurs héritages. ■ — Nouvelles
lettres de Rousseau. — Demande mystérieuse d'une
pension. — Procès de la baronne contre le doyen de
Sallanehes. — Roussea i la met en garde contre les
faiseurs d'affaires. — Les mines de 1er et de houille
en Savoie. — La prétendue mine d'or de GrufTy. -
Association de madame de Warens avec Jean-Guil-
laume de la Balme. — Achat des mines de la Haute-
Maurienne. — Le frère et la belle-sœur de Wintzin-
ried aux Charmettes. — Constitution de la Compagnie
des mines en société paradions. — Pouvoirs donnés
à madame de Warens par M. de la Balme. — L'avocat
Boittier-Avrillon aetiète une action. > — Entrée de
François Mansord dans la société. — Lettre désolée
de Rousseau. — Madame de Warens et Wiutzinried
parrain et marraine. — Témoignages d'amitié de
Rousseau à Wintzinried. — Madame de Warens sous-
loue les Charmettes au marchand Joseph Vial (24 mars
1749). — M. Perrichon, ancien prévôt du Lyonnais,
devient associé. — Lettre que lui adresse madame de
Wrarens. — Lettre à M. Mansord. — Le chimiste De-
440 TABLE.
nervaux. — Conventions nouvelles avec M. Perricbon.
— La fabrique de poterie de fonte. — Résiliation du
bail des Charmettes. — Madame de Warens quitte la
maison Saint-Laurent et s'installe au Reclus. — Fon-
dation pieuse en faveur de l'église de Gruffy. — Jean-
Claude Charbonnel. le maître fondeur. — Madame de
Warens et Courtilles, encore parrain el marraine. —
Voyage à Lyon; association avec les père et fils
Devienne. — Entrée de M. Mayan dans la société.
— Disparition momentanée de Mansord et de Cash.
— Vente suspecte d'actions à Laurent Roche. — Dé-
mission des Devienne. — Mayan accapare les actions
et les cède bientôt à M. Perricbon. — Cash et la
mine de la Colombière 221
CHAPITRE IX
(1753-1754)
Wintzinried homme de confiance de madame de Wa-
rens. — Ils obtiennent le privilège de la recherche
et de la vente en Savoie des charbons fossiles. —
Association pour cet objet avec Reveyron et Perrin ;
— avec les Bérard et M. de la Corbière. — Envoi
d'un secours par Rousseau. — Essais de vente à
M. Perricbon du reste des actions de la grande Com-
pagnie; manœuvres suspectes. — M. Perricbon paye
la dette de madame de Warens au marquis de la
Roche et réclame en justice son remboursement. —
Le procès. — Attaques et répliques. — Lettre de
l'abbé Léonard à Rousseau. — Exploitation des mines
d'Araches. — Lettre de M. Bérard à M. Valin. —
Intrigue galante de Courtilles avec mademoiselle
Chaperon. — Récit qu'il en adresse à madame de
Warens. — Réponse de la baronne. — Intervention
de M. Tiollier. — La famille Bergonzy. — Courtilles
épouse mademoiselle Bergonzy. — Le vieux petit
homme travaillant de chimie. — Lettre de madame de
Warens. — Billet fort dur qu'elle envoie à Rousseau.
— Grande détresse; demande de secours à la cour de
Turin. — La baronne et Courtilles tiennent sur les
fonts baptismaux la fille du notaire Cagnon. — Cash
révoque la procuration qu'il avait donnée à madame
TABLE. 441
de Warens. — Défection de Perrin. — Illusions sur
le filon de la Colombière. — Achat de terrains mi-
niers à Bourdeau près du lac du Bourget. — M. de
la Croix, grand ingénieur en mécanique 274
CHAPITRE X
(1754-1755)
Visite de Rousseau et de Thérèse Le Vasseurà madame
de Warens. — La baronne va les voir à Genève. —
Orthographe de Thérèse. — La dernière bague. —
Lettre de madame de Warens à Gauffecourt. — Elle
veut rouvrir la fabrique de Chambéry fermée par ses
associés. — M. Perrichon achète aux enchères pu
bliques la part de madame de Warens dans la société
des mines de Maurienne. — La baronne quitte Cham-
béry pour se fixer dans les environs de Genève. —
Lettre de reproches et de supplications de Courtilles.
— Mort de M. de Warens. — Madame de Warens à
Evian. — M. Daviet de Foncenex intermédiaire entre
la baronne et ses parents de Vaud. — Mort de Jacques
de Coudrée, marquis d'AUinges. — 11 ne fut pas
l'amant de madame de Warens. — Erreur de la Revue
britannique. — Lettre de Courtilles; détails sur la
Société des charbons. — Fabre, maître fondeur, chez
le baron d'Angeville. — Lettre de M. de Loys. —
Madame de Warens achète une maison à Evian. —
Supplique au roi pour obtenir la prolongation du
délai de rachat de sa part de la Société des mines de
fer. — On lui accorde un an; puis encore six mois.
— Elle demande l'autorisation de faire transporter
sur la rivière d'Arve les charbons d'Araches. — Re-
tour à Chambéry; elle engage la moitié de sa pension
à ses créanciers. — Instructions pour des sollicitations
à Turin, afin d'obtenir des privilèges personnels 315
CHAPITRE XI
(1755-1762)
Madame de Warens revient à Chambéry. — Courtilles
vend à la Société Bérard et Cic sa part dans la Coin-
142 TABLE.
pagnie des mines de houilles; les Bérard la cèdent
à madame de Warens. • — Correspondance avec le
baron d'Angeville. — Lettre au gouverneur de Savoie.
— Nouvelles lettres au baron d'Angeville. — Madame
de Warens va habiter au faubourg Nczin dans la
maison Flandin-Crépine. — Madame de Warens
résilie l'acte par lequel elle avait acheté une maison
à Evian. — Demande à M. d'Angeville d'un prêt de
six cents livres pour acheter une fabrique de poterie
de terre. — ■ Elle prend pour secrétaire M. Danel. —
Le petit sceau de la baroune. — Nouvelles demandes
d'argent à M. d'Angeville. — La baronne trafique de
son crédit à Turin. — Le 24 mai 1760 elle engage sa
pension pour acheter des parts de la société houil-
lère. — Mort de madame de Warens. — Son acte de
décès. — Sa sépulture dans l'église de Lémenc. — Sa
maison placée sous séquestre. — ■ Continuation de la
Société Perrichon 346
CHAPITRE XII
(1762 1168)
Condamnation de l'Emile par le Parlement de Paris et
par le Conseil de Genève. — Rousseau s'eufuit de
Montmorency et s'installe à Motiers-Travers; il revient
au calvinisme et reçoit la cène. — Il s'habille en
Arménien. — M. de Conzié lui adresse ses condo-
léances à propos de la condamnation de ['Emile. —
Réponse de Rousseau; il demande des nouvelles de
madame de Warens. — M. de Conzié lui apprend sa
mort et l'invite à venir aux Charmettes. — Rousseau
renonce à son droit de bourgeoisie à Genève. —
M. de Conzié invile de nouveau Rousseau à se rendre
à Chambéry. — Jean-Jacques renonce à son voyage,
parce qu'il se croit près de mourir. — M. de Conzié
lui envoie une critique de l'Emile par le P. Gerdil.
— Réponse de Rousseau. — Au printemps de 1764,
M. de Conzié offre un refuge à Jean-Jacques et à Thé-
rèse dans son château d Arenthon. — Départ de
Rousseau. — 11 s'arrête à Thonon et revient malade
à Moliers. — Pressante invitation de M. de Conzié;
description d'Arenthon et de !a gentilhommière. —
TABLE. 443
Lettre de M. de Conzié à lord Keith; — à Rousseau.
— Lord Keith cherche à assurer uu asile à Jean-
Jacques en Silésie, à Venise, en Angleterre, en Savoie.
— Rousseau, attaqué à coups de pierres, s'enfuit de
Motiers; se réfugie en Angleterre; revient en France
et se fait appeler Renou; il est à Lyon en juin 1768.
— 11 va à la Grande-Chartreuse et à Chambéry. — Il
revient en Dauphiné et s'installe à Bourgoin avec
Thérèse qu'il proclame son épouse. — Madame Renou.
— Retour à Paris. — Les Rêveries', les dernières
lignes de Rousseau sont pour madame de Warens.
— Il meurt à Ermenonville 378
ÉPILOGUE
Courtilles; sa naissance, ses emplois, sa mort. — L'abbé
Gaime; — l'abbé Léonard; — leurs testaments. —
Jean Danel. — M. de Conzié. — Souvenirs 116
Coulonmnei's. — lmp. Paul BRODARD.
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Echéance
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University of Ottawa
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