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Full text of "Melaenis: conte romain"

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MELiENIS 



CONTE ROMAIN 





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DU HâHE AVVBVn t 



MADAME DE MONTARCY 



DRAME EN CINQ ACTES y EN YBRS 



Uo Yol. grand in-18. 



Paris. — lu'P. de M"* Y' Dondey-Dvprtf , rue Stini-Lovis, 46, au Marais. 



MEL^NIS 



CONTE ROMAIN 



PAB 



LOUIS BOUILHET 



\ 




PARIS 

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ËDITEURS 

BUB TITIBNNB9 S BIS 



1857 



Droits de tradaction et de reprodoctloo xéserrés. 



I* . ■!•.•■• 



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V 



GUSTAVE FLAUBERT 



1 



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MELJINIS 



CONTE ROMAIN 



CHANT PREMIER 



De tous ceux qui jamais ont promené dans Rome, 
Du quartier de Suburre au mont Gapitolin, 
Le cothurne à la grecque et la toge de lin, 
I Le plus beau fut Paulus ; c'est ainsi que se nomme 
! Le héros de ces vers, et je vous dirai comme 
Il fut d'un sénateur le produit clandestin. 

4 



2 MELiENIS 

« Tout beau ! dit le censeur, aux poses magistrales, 
» Un héros clandestin I c'est une indignité I . . . » 
L'auteur n'est pas de ceux qui cherchent les scandales. 
Mais depuis Romulus, bien d'autres l'ont été ; 
Qui compta les baisers, au temps des saturnales? 
Qui dira les secrets des belles nuits d'été ? 



La faute en est peut-être au soleil d'Italie, 
Aux parfums inconnus qui, sur le Tibre épars, 
Avec le vent du soir montent au Champ de Mars ; 
Mais il faudrait plutôt s'en prendre à la folie 
Qui veut que , chaque jour, notre ville s'oublie , 
Comme une courtisane , aux débauches des arts ! 



Sans doute il est. bien doux de voir danser Bathylle , 
Aux sons entrecoupés des flûtes de Sicile , 
Et, sous la lampe d'or aux mobiles rayons. 



MELiEMS 3 

Luire le frein d'argent que mordent les lions ; 
Mais garder sa pudeur est chose difficile , 
Quand on la fait asseoir parmi les histrions. 



Caton n'avait pas tort : je sais plus d'une femme 
Qui de l'hymen , au Cirque , égara le lien ; 
Là, j^ai vu s'allumer de longs regards de flamme, 
Là , plus d'un pied charmant vint effleurer le mien ; 
Tous ces jeux , en un mot, sont un usage infâme , 
Si j'étais empereur, je n'y changerais rien ! . . . 



Donc il était bâtard , à quoi bon vous le taire? 
Sans famille , et pourtant , vivait aux rois pareil ; 
Qu'importe le berceau , quand l'Olympe est vermeil , 
Et que d'un pied hardi l'on peut frapper la terre? 
Le fleuve ne sait pas quelle source est sa mère I 
L'aigle a perdu son nid quand il monte au soleil ! 



4 MELiENlS 

Paulus avait vingt ans ; noble et beau de figure , 

Il laissait son destin flotter à l'aventure 

Comme sa toge ; au reste, il suivait les rhéteurs , 

Et se souciait peu de savoir les auteurs 

De ses jours , dormant bien aux bouges de Suburre , 

Et soupant quelquefois mieux que des sénateurs. 



C'est un métier charmant et bien digne d'envie , 
Par Castor et PoUuxl quoi qu'en disent les vieux, 
Que de polir des mots le tour ingénieux , 
Et de, tordre la phrase avec sa fantaisie , 
Comme un serpent marbré dont un jongleur d'Asie 
Roule autour de ses flancs et déroule les nœuds. 



D'ailleurs notre héros avait en abondance 
Toutes les qualités que marquent les auteurs : 
L'œil ferme, le poumon solide, la prestance 



T -u 



MEL.ENIS S 



Du corps f et là vertu qu'il faut aux orateurs ; 
De façon qu'il savait, selon la circonstance. 
Toucher par le pathos, ou plaire par les mœurs. 



Nul ne sut plus à point déchirer sa tunique , 
Hérisser ses cheveux à la manière antique , 
Tordre ses bras dans Tair, et de Témotion 
Passer à Tironie , avec gradation ; 
Véhément dans la preuve , âpre pour la réplique , 
Et, d'après le sujet, réglant la passion. 



Le vieux Polydamas , son maître en éloquence , 
Malgré ses cheveux blancs, je le dis entre nous , 
S'il n'en eût été fier, s'en fût montré jaloux ; 
En somme il l'adorait, l'ayant vu, dès l'enfance , 
Chaque jour, à ses pieds , écouter en silence , 
Grave, le style en main, la tablette aux genoux. 



6 MËL^NIS 

Quant au docte Paulus , son âme était remplie 
Par deux affections , Polydamas d'abord ; 
Puis une vieille femme, à la face jaunie, 
Au front ridé, venant, je crois, de Campanie, 
Sorcière , c'est tout dire , et qui , sans nul effort , 
Aux lignes de la main , lisait Tarrét du sort. 



Staphyla fut son nom; vous narrer quelle cause 
Avait ainsi courbé cette tête morose, 
D'abord c'est difficile, et puis c'est un talent 
De ne pas dire tout dès le commencement , 
Horace, dans ses vers, recommande la chose. 
Et je l'estime trop pour agir autrement. 



Pourtant vous apprendrez que la vieille Staphyle, 
Comme son propre enfant avait nourri Paulus, 
-— Sans doute par pitié, car je n'en sais pas plus; 



Elle avait entouré son enfance débile 

De tendresse et d'amour ; puis dans la grande ville 

Un jour l'avait conduit, ses douze ans révolus. 



Ils vivaient tous les deux, rhéteur, magicienne, 
La phrase cadencée, et le philtre amoureux. 
Chez Staphyla surtout , deniers pleuvaient sans peine p 
Et, quoi que TuUius eti dise, tous les deux, 
Quand ils se rencontraient sur la voie Appienne , 
Se regardaient sans rire et sans baisser les yeux. 



Staphyla demeurait au quartier de Suburre , 
Tout près de TEsquilin , dans une rue obscure ; 
Le bouge était désert et par le temps noirci ; 
Mais , pour faire au lecteur un chemin raccourci 
Précisément le jour où je prends l'aventure , 
Paulus allait la voir, et nous irons aussi. 



8 MELiENlS 

Lesbie, et vous, Néère, adorables sirènes, 

Quand pour voir un amant jeune ou vieux, bel ou laid. 

Vous prenez la litière , ou montez les carènes , 

D'où vous vient celte ardeur étrange, s'il vous plaît? 

Hélas I je sais le fond des tendresses humaines : 

Une robe de Tyr, un voile de Milet I 



Paulus ne voulait pas de voile , je suppose , 
Ni de bracelets d'or, ni de tunique rose ; 
Sa ceinture était vide , et cet enfant gâté 
S'était senti le cœur par l'amour agité ; 
Or, il allait bon pas, et tandis que je cause , 
 la porte déjà ses deux mains ont heurlé. 



Staphyla vint ouvrir ; les barres transversales 
Sonnèrent en tombant avec un bniit d'airain , 
Et la vieille apparut une torche à la main ; 



M£L.ii:NIS 



Ses cheveux , çà et là , flottaient sur ses traits pâles , 

Une tunique noire enveloppait son sein , 

Et, sur son bras livide, un serpent en spirales 



Se tordait ; la sueur inondait tout son corps ; 

Elle avait cet aspect effrayant , immobile , 

Qu'on voit grandir la nuit, dans un songe fébrile, 

Quand arrive aux vivants la visite des morts : 

« Qui m'appelle en ces lieux? » murmura la sibylle. 

« Paulus, » dit une voix qui venait du dehors. 



Par un matin joyeux, quand le soleil éclaire 
Le grand manteau glacé qui pèse sur TEtna , 
Avez-vous vu parfois un rayon de lumière 
Passer, comme un sourire, aux lèvres du cratère ? 
Tel, sous ses blancs cheveux, le front de Staphyh 
Resplendit tout à coup , quand Paulus lui parla ; 

4. 



tO MELifiNIS 

Et lui tendant la main : « Tu peux entrer, dit-elle , 
» Nous n'avons pas ici de mystères pour loi ; 
» Enfant, tu viens bien tard ! quelle cause t'appelle? 
» Tu m'oubliais, Paulus, et tu vivais sans moi!... » 
Paulus sentit des pleurs lui mouiller la prunelle , 
Et jeta sur Staphyle un regard plein d'émoi. 



Elle était, en effet, bien pâle et bien cassée; 

Quelque poids effrayant , amour, haine ou remords , 

Avant l'âge , sans doute , avait usé son corps , 

Et ployé sans retour sa jeunesse brisée. 

— Terre , il est des vivants dont la vie est passée I 

Tombeaux , vous n'avez pas tout le peuple des morts ! 



Côte à côte, ils marchaient ; la salle était immense , 
Sur le pavé sonore, on entendait le bruit 
De leurs pas inégaux se perdre dans la nuit ; 



MELifiNIS {{ 

La lampe , sous la voûte , en futnant se balance , 
Des ailes battent Tair^ des yenx ronds, en silence, 
Regardent le rhéteur que la vieille conduit. 



De bizarres coi^urs, des formes inconnues 
Rampent confusément sur les murailles nues ; 
Squelettes grimaçants qui se donnent la main, 
Poignards ensanglantés, cyprès, coupes d'airain. 
Plantes aux sucs mortels de Golchyde venues , 
Et le jaune safran et le pâle cumin. 



Tout se mé)e et s'agite ; une flamme bleuâtre 
Siffle sur les charbons et sautille dans Tâtre ; 
Un renard aux longs poils glapit au coin du feu , 
L'eau lustrale frissonne en son vase d'albâtre , 
Le serpent se tortille ; on dirait qu'en ce lieu , 
Paulus est un ami que l'on connaît un peui 



1^ MEL«£NIS 

La caverne s'ébat ; la sorcière est joyeuse ; 
Hélas I son cœur aussi , retraite ténébreuse , 
Dans ses mille recoins, voit ramper, loin du jour, 
Tout un monde hideux qui grouille en son séjour, 
Rêves morts , noirs pensers , vengeance tortueuse ; 
Mais, quand Paulus arrive, elle en fait de l'amour! 



A l'ombre du foyer, sur un vieux banc de chêne , 
Ils s'assirent longtemps , groupe mystérieux 
Que la torche rougeâtre éclairait de ses feux ; 
Paulus était charmant , sous sa toge de laine , 
Slaphyle souriait, et respirant à peine , 
L'entourait tout entier d'un regard de ses yeux. 



Puis, sur ses cheveux noirs posant sa main flétrie , 
Comme fait une mère auprès de son enfant , 
Elle lui rappelait les jours de Campanie , 



MEL.EMS 13 



Les rires et les pleurs , à l'aube de la vie , 

Tous ses rêves passés ; — mais le point imporiant 

C'est que Paulus avait vingt drachmes en partant I 



n allait, et ses pieds , sur les pavés antiques, 
Jetaient un bruit étrange à l'écho des portiques ; 
L'ombre silencieuse ondulait alentour ; 
Tout dormait , hors ces feux , étoiles impudiques , 
Qu'on voit trembler en foule au fond du carrefour, 
Foyers étincelants où veille , nuit et jour, 



Comme à ceux de Vesta , la prêtresse étemelle , 
La débauche au sein nu , posant en liberté 
Ses deux pieds triomphants au front de la cité I 
Rayons du temple immense où viennent pêle*mêle 
Les hommes et les dieux s*abriter sous ton aile , 
puissance inconnue , ardente volupté I 



Il allait s il allait ; dans leur cellule assises , 
Des femmes en passant l'appelaient de la main ; 
Parfois on entendait monter un chœur lointain , 
Et le rouge fanal que tourmentent les brises 
Faisait danser aux murs des formes indécises ; 
Mais Paulus était sage et suivait son chemin , 



Plus sage qu'Hippolyte, à ce que dit rhisloiro , 
Honorant la vertu comme au temps des aïenx , 
— Selon la circonstance et le jour et les lieux ; 
Or, sans se retourner, il fendait Tombre noire , 
Ayant , cette nuit-là , pour défendre sa gloire , 
Le besoin de dormir et la crainte des dieux I 



Mais , outre le Fùium , la puissance suprême y 

La seule déité que Ton n'adore pas , 

Tant de dieux opposés s'attachent à nos pas > 



MELiENIS 15 



Que Tesprit haletant retombe sur lui-même ; 

Mercure avec Thémls a d^étranges débats , 

Bacchus veut qu'on s'enivre et Vénus veut qu'on aime. 



Donc , je ne sais quel dieu vint égarer Patilus : 
Les étroits carrefours se succédaient dans l'ombre , 
Croisant de toutes parts leurs dédales sans nombre ; 
Chaque pas qu'il faisait le perdait encor plus , 
Comme la mouche prise à quelque réseau sombre. 
S'épuise, pour sortir, en efforts superflus. 



J'aime la nuit qui tombe en une fraîche idylle , 
Et les pasteurs assis sur le bord du ruisseau , 
Chantant au clair de lune, ou dotmant sous Toi-meau ; 
Mais je crois qu'un bon gîte, aux champs comme à la villc> 
Pour le somme est meilleur que l'herbe de Virgile , 
Et tous les beaux gazons où broute le troupeau; 



16 MELiENIS 

Il est plus trisle encor de coucher dans la rue , 
Ainsi jugeait Paulus. Il s'était arrêté, 
Interrogeant des yeux l'ombre sans cesse accrue , 
Quand soudain un doux bruit par la brise porté, 
Son frémissant de luth , voix de femme inconnue , 
Vint le frapper au front comme un souffle d'été ! 



Je suis désespéré de vous dire la chose ; 

J'eusse aimé mieux le voir, près du mont Palatin , 

bans le docte faubourg dormir jusqu'au matin ; 

Mais nous formons des vœux dont le hasard dispose : 

Près de là rayonnait un logis clandestin , 

Paulus, sans hésiter, heurta la porte close. 



« Qui frappe ?-Ouvrez. -Ton nom ?-Qu'importe I -Tout est plein 

» Comme le ventre rond d'un prêtre salien, 

» Les chambres et les lits ; une ombre , par Hercule I 



( 



MELiENIS 47 

» Ne s'y logerait pas ; bonsoir I » Le vesUbuie 
S'éclaira cependant , et Paulus pensa bien 
Que le son des écus lèverait tout scrupule. 



Ruisselant de sueur et tout pétri de fard , 
Un homme vint ouvrir ; de son regard cupide 
n parcourut Paulus ; son visage blafard 
Suintait sous sa peinture , ainsi qu'un mur humide , 
Et le myrte , en festons , de sa tempe livide 
Montait dans ses cheveux retroussés avec art. 



Paulus, pour tout discours, fît sonner sa ceinture, 

Prenant avec raison , dans cette conjoncture , 

L'exorde insinuant. C'était un orateur 

Habile à se plier au goût de l'atiditeur. 

La cause fut gagnée , et , sans plus de murmure : 

« Les gens se presseront, dit Thôte, entrez, seigneur I » 



48 MEL^NIS 

Pâulus suivit son guide au fond d'un réduit sombre, 
Où les lampes mouraient en pétillant dans Tombre , 
Où, sur les lits épars, pêle-raôle élendus, 
Hommes, femmes, enfants tordaient leurs membres nus ; 
Tous criaient, bruissaient, et des buveurs sans nombre 
Vidaient les pots d'argile aux cloisons suspendus. 



Plus d'un groupe envieux , accroupi sur la terre , 
Jetait aux lits trop pleins des regards de colère ; 
Un poëte rêvait, sur son coude engourdi. 
D'autres, dans leurs manteaux, se perdaient à demi , 
Ou dormaient, appuyés aux murailles de pierre, 
En balançant leur front par l'ivresse alourdi* 



Mais comme un astre d'or dans la nuit tén^reuse, 
Comme la fleur éclose aux fentes des vieux murs , 
Une femme était là qui , jeune et radieuse , 



« «• 



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MEL^NIS . 19 



Se détachait en blanc sur les groupes obscurs ; 

D'un sistre recourbé sa main capricieuse , 

Comme un essaim d'oiseaux, éveillait les sons purs. 



Elle était belle ainsi ; la pourpre qui la noue 

De sa jambe arrêtait les contours onduleux , 

Un sourire flottait de sa lèvre à ses yeux , 

Des sourcils longs et noirs couraient jusqu'à sa joue , 

Et ses cheveux bouclés où la brise se joue 

Voltigeaient sur son front étroit et gracieux. 



Sa tunique aux longs plis montait comme un nuage 
Autour d'elle, en dansant : le reflet inégal 
De la lampe fumeuse ou du jaune fanal 
Parfois d'un vif éclair sillonnait son visage ; 
Et, sur sa gorge nue, un collier de métal 
Sonnait comme la grêle en une nuit d'orage ! 



20 MEL^NIS 

Retenant son haleine, et la couvant des yeux, 
Le rhéteur palpitait, comme en un songe heureux. 
Craignant de réveiller son âme confiante 
Et de perdre à jamais la vision charmante ; 
Quand soudain près de lui, s'arrêtant dans ses jeux, 
La danseuse en sueur vint tomber haletante. 



Paulus avec un cri la reçut dans ses bras ; 
Il baisait, éperdu, sa tête parfumée. 
Et pressait doucement ses membres délicats ; 
Se gonflant comme une onde, et de perles semée. 
Sa gorge bondissait par la danse animée ; 
Elle le regardait et ne lui parlait pas I . . . 



Gomme nous l'avons dit au début de T histoire, 
Paulus était parfait; sa chevelure noire 
Ondulait sur son front, son regard plein de feu 



« m^< 



ÉtiDcelait parfois comme celui d'un dieu ; 
Il avait un sourire aux belles dénis d'ivoire : 
Ni grand, ni trop petit, il tenait le milieu. 



Elle le regardait mollement inclinée. 

Puis craintive et vers lui soulevant ses grands yeux : 

« jeune homme inconnu, qui f amène en ces lieux? 

y> Tu contemples de loin cette troupe avinée, 

» Sans boire et sans dormir, et semblés soucieux, 

» Apprends-moi ton pays, ton nom, ta destinée I 



» Ton sein est large et fort, ton regard plein d'ardeur, 
» Es-tu soldat aux camps, ou lutteur dans l'arène? 
» Perces-tu, sans pâlir, une poitrine humaine? 
» Dit-on, quand tu parais : C'est un gladiateur?... » 
Paulus, en souriant, prit ses mains dans la sienne : 
» Je sais tuer aussi, dit-il, je suis rhéteur! >/ 



4ff» -* — 



22 MELiClNIS 

Mot profond, en effet; j'ignore si la belle 
Comprit notre héros, mais il était charmant, 
Et présentait à Toeil Téloffe d'un amant 
Solide, en faut-il plus aux femmes? « On m'appelle 
» Melaenis, j'ai vingt ans et je t'aime, » dit-elle. 
Pour Paulus, il nageait dans le ravissement. 



Advienne que pourra 1 c'est chose délectable, 

Qu'un bon gîte la nuit et qu'une fille aimable ! 

Elle avait sur son cou jeté ses bras de laii : 

« Âmi, je danserai, si ma danse te plaît, 

» Où tes pieds passeront, je baiserai le sable, 

» Car les grands yeux sont doux ! Quand ta bouche parlait. 



» Je me sentais mourir! Oh ! mon âme est blessée 

» D'un amour inconnu qui ne s'éteindra pas I 

» Parle! veux-tu quelqu'un qui s'attache à tes pas? 



J 



■^"^^^^^^^-ç-.' •*-■- 



MCIwKNlS 23 



» Qui, le jour, qui, la nuil, t'élreigne en sa pensée? 

» Une esclave fidèle, une femme insensée 

» Qui donnera son sang pour dormir dans tes bras? 



» — Je l'^aime 1 » dit Paulus. Les lampes dans Fo-^pace 
Répandaient çà et là leur reflet incertain 
Sur les buveurs couchés parmi les flots de vin . 
Chaque groupe dormait immobile à sa place ; 
La danseuse bondit vers une porte basse. 
En faisant aU rhéteur un signe de la main* 



Paulus franchit la salle et partit avec elle, 
Bénissant les destins qui le servaient ainsi ; 
Ils montèrent tous deux le long du mur noirci : 
Melsenis demeurait à la troisième échelle ; 
— Paulus avait vingt ans, Melaenis était belle J 
Magnanimes lecteurs, n'en prenez de souci ! 



•• * 



i 



CHANT DEUXIÈME 



Aux jardins de César, non loin du Tibre jaune , 

Parfois un chêne antique aux beaux feuillages verts 

Se dresse ; chaque branche, escaladant les airs. 

De degrés en degrés autour de lui frissonne, 

Et sur son front superbe, ainsi qu'une couronne. 

Tremblent les astres d'or et glissent les éclairs. 

2 



26 MELiISNIS 

Ce chêne monstrueux, Titan aux larges hanches, 

C'est l'empire debout dans toute sa hauteur. 

Du peuple, tronc rugueux, parlent, comme des branches. 

Prêtres aux bandeaux saints, consuls aux robes blanches, 

L'édile, le tribun, le grave sénateur. 

Jusqu'au faîte subUme où plane l'empereur. 



V ' 



Mais la racine obscure à la sève fertile 

Qui serpente sous Rome et qu'on semble oublier. 

C'est plus que le tribun, le consul ou l'édile, 

Plus que le sénateur et que le chevalier ; 

— muse, prends ton luth, et sous l'archet habile. 

Fais redire aux échos le nom du cuisinier. 



Le consul, en un jour, peut sortir d'un suffrage, 
Le caprice des camps forge les empereurs I 
Mais, outre l'art divin qu'il reçut en partage. 



1 1 



M£Li£NlS 27 



Il faut au cuisiaicr les pénibles labeurs, 

La science profonde, et que, dès son jeune âge, 

Il ait, copufte un savant, pâli sur les auteurs. 



Pour régler des festins la belle symétrie. 
Il lui faut le calcul et la géométrie, 
La sculpture, qui taille en dômes merveilleux 
La neige étincelante et les gâteaux mielleux, 
L'histoire, qui du goût donne la théorie, 
L'élude des saisons, des hommes et des lieux ; 



I) sait, il sait quels flots vont roulant sur la plage 
Le crabe aux doigts crochus et le blanc coquillage. 
Quel vent jusqu'à nos mers pousse les esturgeons. 
D'où partent les faisans, les grives, les plongeons, 
Et quanfl la mûre est bonne, et pourquoi l'homme sage. 
Dans les prés seulement, cueille les champignons 



28 MEL.^LNIS 

Aussi bien qu'Hippocrate, il discute et critique 
De toute herbe qu'il voit T effet et la saveur ; 
Aussi bien que Platon il a sondé le cœur, 
Connaît des passions Torigine authentique ; 
Et, d'arguments choisis bardant sa rhétorique. 
Plus loin que Tullius emporte l'auditeur. 



La squille réjouit l'homme qui désespère; 
L'escargot africain réveille l'esprit lourd ; 
Mêlée au vin de Cos, l'oseille est salutaire 
Pour dissiper le soir les tristesses du jour ; 
Le massique aux flots lents provoque la colère ; 
Le falerne fumeux aiguillonne à l'amour I 



Il voit et prévoit tout, l'effet avec la cause ; 
Mais en ce siècle où l'or achète tes serments, 

m 

Quand dans un coffre-fort toute gloire est éclose 



MELiENIS S9 

El qu'en foule s'en vont les nobles sentiments, 
Le cuisinier parfait sait, avant toute chose, 
L'art de la politique et des gouvernements. 



Dans le triclinium plus que sous le portique , 
La noblesse aujourd'hui s'étale ; — vous riez, 
Fils de Cincinnatus; mais venez I qu'on m'explique 
La sportule, l'édile aux dons multipliés, 
Et les banquets dressés sur la place publique, 
Et dans le vin crétois les plébéiens noyés I 



C'est lui, c'est lui toujours! calme, avec un sourire, 

Prés des fourneaux ardents, sur les rouges tisons. 

Il prépare le vote et les élections ; 

Sa faveur, tour à tour se donne ou se retire ; 

Un mulet trop brûlé fait osciller l'empire ; 

Plus ou moins de gingembre importe aux nations ! 

2. 



30 MELiENIS 

Et tandis que le front du candidat ruisselle, 
Qu'il s'agite inquiet, que le peuple aux abois 
Descend au Champ de Mars des carrefours étroits. 
Lui, gardant comme un dieu sa pose solennelle. 
Enferme les destins de la ville éternelle 
Dans le ventre béant d'un sanglier gaulois. 



Cigognes, rossignols, pintades bigarrées. 
Murènes et turbots nourris de sang humain, 
Sur les broches de fer, dans les vases d^airain, 
Bruissent ; prés des thons et des carpes dorées 
Bâille dans les grands plats l'huître aux lèvres nacrées 
Evohé ! LucuUus sera consul demain ! 



Or, il n'était dans Rome artiste plus habile 
Que Bacca, cuisinier de Marcius l'édile ; 
Et ma lyre apprendrait à nos petits-neveux 



MELiENIS 31 



Son pays, sa cité, le nom de ses aïeux, 
Si Toubli, ce lincenl de toute gloire utile, 
Ne couvrait son berceau d'un voile injurieux. 



Qu'on descende, après tout, de Caton ou de Dave, 
Qu'importe ! Envoi du ciel ou présent du hasard, 
Le génie est sans père et le talent bâtard I 
Pour moi, sans préjuger cette question grave, 
J'aime le plat bien cuit que m'apprête un esclave, 
Mieux qu'un ragoût manqué par le fils de César. 



Au reste, si Bacca fut le premier dans Rome 
Pour otner de ses dons les fêtes du dieu Côme, 
L'édile Marcius était, de son côté. 
Le plus docte mangeur que la terre eût porté. 
Et, depuis l'âge d'or, on n'avait pas vu d'homme 
Qui digérât si bien, LucuUus excepté; 



32 MELiËNIS 

Si l'on ne mange pas, que faire dans la vie? 
— Boire I dira quelqu'un. — L'édile en question 
Faisait les deux ensemble avec distinction. 
Toute chose frivole est d'un retour suivie, 
L'amour, de la douleur ; la gloire, de l'envie ; 
Il soupait, et je crois qu'il avait bien raison. 



Hélas I fils d'Apollon, chantre au léger bagage. 
Que de fois j'ai rêvé, la nuit, sur le rivage. 
Les banquets ruisselants, la flûte au mol accord. 
Le vin qui monte à l'urne et couronne le bord. 
Et l'huile parfumée où la lumière nage. 
Comme un cygne d'argent sur un lac au flot d'or I 



Que de fois, dans l'agate aux veines purpurines. 
Comme pour Cléopâtre, esclaves gracieux. 
Mes songes m'ont tendu ce breuvage des dieux 



MEL^NIS 33 



Qui, sous ses flots mordants, roulait des perles fines ! 
Oh I les larges repas, oh 1 les fêtes divines. 
D'où je me réveillais pâle et le ventre creux 1 



Donc il soupait en roi, ce qui sans doute explique 
Son amour pour les arts et les discours latins ; 
Là Vénus, à travers les vapeurs du massique. 
Fait mieux flotter à Tœil ses contours incertains ; 
Avec Tonguent de Perse et la rose d'Afrique, 
Poètes et rhéteurs complètent les festins. 



Veuf, un bon estomac, une tête à l'épreuve : 
C'était, je vous le jure, un citoyen heureux; 
Solon, qui de Crésus a dessillé les yeux. 
N'eût pu lui présenter d'argument qui l'émeuve ; 
Notre homme aurait jeté sa bague dans le fleuve, 
Qu'au ventre des poissons il en eût trouvé deux. 



34 MËL^NIS 

Comme il vide avec art la coupe ciselée ! 
Comme il s'étale bien sur la pourpre des lilsl 
11 a, pour le banquet, mis la robe aux longs plis, 
Du cothurne montant sa jambe est dépouillée, 
Et la feuille du myrte en guirlande roulée 
Tremble dans ses cheveux que Tivoire a poUs. 



A leurs chaînons d'argent les lampes suspendues 
Semblent verser la vie au marbre des statues ; 
Du safran syrien flotte la vague odeur. 
Et dans des roseaux creux soufflant avec ardeur, 
Deux mimes africains, aux danses inconnues. 
Frappent de leur pied noir les pavés de couleur. 



Les lambris de la salle, en des peintures vives. 
Étalent aux regards, sous le pampre joyeux. 
Des satyres velus, des nymphes fugitives, 



_- -^ M .^m M. ^*l ^ — — - _. 



>IELiCNIS 35 



Et Paphos, et l'Olympe, et la lable des dieux ; 

« 

Hébé penche Tamphoré aux lèvres des convives, 
Svelte et dans le nectar trempant ses blonds cheveux. 



Une chasse plus haut brille au plafond superbe : 
Près d'un cythise en fleurs, la chèvre au front cornu 
Se dresse sur ses pieds ; un beau chasseur tout nu 
Détache de son dos ses dards liés en gerbe, 
Et deux chiens d'Étrurie, avec leur cou tendu, 
Maigres, la langue aux dents, semblent nager dans T herbe. 



De viande et de ragoûts le souper dégarni 
Finissait; car à l'heure où ma scène s'engage, 
Marcius en était aux figues de Carthage ; 
La grenade sanglante entr' ouvrait à demi 
Ses lobes parfumés, et, d'étage en étage. 
Montaient l'amande verte et le raisin jauni. 



36 MELiENIS 

Au front des conviés le vin jetait sa flamme ; 
Stellio, parasite, approuvait de la voix 
Deux philosophes grecs qui disputaient sur l'âme, 
Des chevaliers causaient de leurs limiers crétois, 
Et, près d'un histrion fardé comme une femme. 
Faisaient étinceler les bagues de leurs doigts. 



On entendait au loin le jet d'une fontaine 
Mêlant sa note humide aux lyres de Lesbos ; 
Un poète chantait couronné de verveine. 
Et la strophe indécise arrivait par lambeaux ; 
C'étaient les vers dansants du vieillard de Téos, 
Joyeux conune un baiser, légers comme une haleine 



Oh I moi, tout ce que je veux. 
C'est une . maîtresse aimée. 



"«""^^^P^^PB^^ 



MELiCNIS 37 



C'est ma barbe parfumée, 

Et des fleurs dans mes cheveux I 



Le jour présent seul m'importe, 
Demain, c'est un inconnu I 
C'est un hôte mal venu 
Qu'on doit laisser à la porte t 



Le jour qu'on a sous la main, 
Il fout le passer à boire! 
Buvons donc, chantons victoire 
A Bacchus, au dieu du vin ! 



De peur que la mort avide. 
Sourde à mes cris superflus, 
Ne dise : « La coupe est vide, 
)^ Ami, tu ne boiras plus L.. » 



• . .. 



38 MELiENIS 

Puis, glissant à travers les rumeurs incertaines. 

Les propos se heurtaient avec les urnes pleines, 

Sentences, questions, aphorismes joyeux : 

— Qu'un nombre impair convient auxbuveurs comme aux dieux ; 

— Que le sage, à ses pieds, met les choses humaines ; 

— Et que le Uèvre pousse aux rêves amoureux. 



« Et, d'ailleurs, s'écriait un Grec à barbe grise, 
» L'homme est un composé de principes divers, 
» L'idée une harmonie, et, quand le corps se brise, 
» L'âme, d'après Platon, se mêle à lunivers. 
» — Par le chien I dit Paulus, c'était une sottise 
)> Qu'Épicurus faisait, de la jeter aux vers I ... » 



Avant d'aller plus loin, je m'arrête, et pour cause, 
Sans régler le trajet, j'ai mis ma barque à flot, 
Paulus arrive là, pour le bien de la chose, 



MEL/CNIS 39 



Mais le bon goût voulait qu'on le nommât plus tôt ; 
Les savants en riront ; quant à moi, je suppose 
Qu'il était du festin, puisqu'il y dit son mot. 



n hantait volontiers les soupers sans entraves, 
Où l'esprit, en jouant, se mêle aux choses graves; 
Philosophe acéré, convive ingénieux. 
C'était lui qu'en son coBur l'édile aimait le mieux 
Après un morse noir qu'il nourrissait d'esclaves, 
Et Goracoïdès, son bouffon aux gros yeux. 



Gela dit, de la fête écoutons le murmure, 
Doux bruit que Marcius du geste et de la voix 
Excite tour à tour et contient et mesure, 
Pareil au vieux Nestor, dans le conseil des rois ; 
C'était un hôte aimable et discret par nature. 
Qui de r urbanité suivait toutes les lois ; 



40 MELiCNIS 

Il savait des talents faire la différence. 
Interrogeant son monde avec discernement. 
Le rhéteur sur les mots, l'histrion sur la danse. 
Le stoïque aux pieds nus pour le raisonnement, 
Et disait au chasseur surpris de sa science. 
Le nom des chiais de race et leur tempérament. 



Cependant, roulant Toeil et gonflant sa narine, 
L'élève de Platon étalait sa doctrine : 
« Tout se divise en trois, dans le monde animé, 
» Les dieux supérieurs ont TOlympe enflammé, 
» L'homme, empruntant au sol sa première origine, 
» Cache un souffle divin dans le corps enfermé. 



» Entre eux sont les démons, sans corps et sans figures, 

» De la chaîne étemelle invisibles anneaux, 

)> Ds vont de l'homme aux dieux, fendantlesvagnespores 



BfEL£NlS 41 



)> De rÉther, messagers des biens comme des maux, 
» Hs dirigent la foudre» inspirent les augures, 
» Et tracent dans le ciel la route des oiseaux. 



» D'autres, plus près de nous, pénates ou fantômes, 

» Protègent la famille et le foyer joyeux, 

» De là naît le grand ordre, en ce monde où nous sommes, 

» Et le sage prévott le but mystérieux. . . 

» — Prévoir, dit Stellio, c'est l'affaire des deux 1 

» — Buvons, dit Marcius, c'est l'aflEûre des hommes ! 



» — Discutons, » dit Paulus ; et, la main droite en l'air. 
De l'autre il ramena sa tunique. Â vrai dire. 
Il se peut qu'on empêche un fleuve de couler, 
L'usurier d'aimer l'or, la fenune de séduire. 
Mon lecteur de bàSler quand il vient de me lire, 
Mais on n'^npéche pas un rhéteur de parler. 



4â MELiENlS 

Il se leva tout droit, dans une pose antique. 
Rejetant ses cheveux, comme un lion d'Afrique 
Sa crinière, et la voix modulée avec art : 
« Dans mon sujet, dit-il; je me lance au hasard ; 
» Le genre ne veut pas d'exorde magnifique, 
» J'aurais l'insinuant, s'il n'était pas si tard. 



» — Passons ! » dit Marcius, en buvant Teau glacée 
Dans une coupe d'ambre aux perles de corail. 
« Il faut, reprit Paulus, disposer mon travail : 

» En deux points, capitaux la thèse est divisée, 

» D'abord que la dispute éclaire une pensée, 

» Puis que le vieux Platon pèche par maint détail. » 



Le philosophe grec devint bleu de colère. 

Il serra ses deux poings en murmurant tout bas ; 

Mais Paulus était loin, Paulus n'entendit pas ; 



— iT ^« - ^ - 



mël>ëms i3 



Comme on torrent des monts qui brise sa barrière, 

Comme la late chaude au sortir du cratère, 

Comme la foudre aux cieux, bondissant, à grands pas, 



Il allait, il roulait ses efflaves sonores, 

Jetant à pleines mains litotes, métaphores, 

Synecdoche, aniiptose, euphémismes polis, 

D lemme au double dard, sorite aux longs repfei 

Et tout ce qu'au rhéteur versent de leurs amphores 

Le bon goût, la science et les maîtres vieillis. 



Puis il adoucissait rhyperbole trop vive 

l*ar des preuves sans nombre et des citations : 

« Devait-on isoler la force intellective 

» Du cliquetis dès mots, do choc des passions ? 

» Le fucus noir s'attache à là carène oisive, 

» La rouille au fer, le doute à nos ofnmons. . . 



44 M£L£MS 

» — Et Platon? ditleGrec. — M'y voici. — Pointd'ambages I 

» — Je cherchais, dit Paulus, une transition ; 

» Et d'abord, je ferai cette concession 

» Que d'un style sublime il orna ses ouvrages, 

» Mais son esprit rêveur se perd dans les nuages, 

y> Et trop loin de ce monde emporte la raison. 



» Moi, je reste sur terre, et la métempsycose 
» Me parait quelquefois une admirable chose ; 
» J'aime la vie éparse au sein de Tunivers, 
» Et l'âme qui s'agite en ses états divers, 
» Exhalant ses parfams dans la fleur demi-close, 
» Volant avec l'oiseau, rampant avec les vers. 



» Ainsi l'être montant cette échelle mobile, 
» De degrés en degrés arrive jusqu'en haut ; 
» Mais il reste lui-même, et quel que soit son lot. 



tarmmmmKma^mKMamg'm^^mmmt^mmmm^m^ 



MELANIS 45 



» Conserve du passé la trace indélébile... 

» —Vous étiez, dit le Grec, un âne? — Et vous un sot I 

» Par PoUuxl — Par Hercule! — Arrêtez, fit Tédile, 



» Je respecte Êpieure et j'adore Platon ! 

» — Que les sages sont fous I » dit une voix flûtée ; 

Et Coracoïdés, armé d'un long bâton, 

Vint tomber au milieu de la table agitée : 

C'était un nain fort drèle, à la mine effrontée. 

Dont le nez comme un bec caresssdt le menton. 



« Ohé I ne vidons pas l'étable d*Épicure I 

» À quoi bon sur les mots sans fin nous quereller? 

» Laissons Platon dormir et le bon vin couler ! 

» Je m'embarrasse peu des démons sans figure, 

» Et j'estime, à propos des lois de la nature, 

» Que toute la sagesse est de les violer ! 

3. X 



46 MELiENlS 

» Là vie est comme un marbre à réeoree rugomse, 
» Le sage est le sculptear qui laille Tunivers, 

» Il caresse le bloc sous sa main amoureuse, 

» Il façonne, il polit, en mille endroits divers ; 

y> Et la forme s'asseoit sur la pierre anguleuse, 

» Comme Vénus la blonde, au dos houleux des mersl 



» — Fort beau I fit Mardus. — Pour couper ma tirade 
» Je veux ta bagne d'or, dit le nain en conrronx. 
» — Prend$l--JerailMaînt^[iant,oùâmicenftkms-iiaas? 
» Je vous disais, je crois, que la nature est fade ; 
» Pour que la perle éclose, il faut Thuitre malade, 
» Et l'arbre mutile pour que les fruits soient doux ! 



2> Je suis le fniit, je suis la perle f La nature 

» Avait l'intention de me former géante 

» Elle faisait son coup et j'allais m'aOongeant* . 



m^mm^m^m 



MVLiElflS * 47 

» C'est Tart qui m'a navé d'ooe Mie mvergare, 

» Et si je suis mignon d'espiit et de toarnure, 

» C'est qu '60 un moule étroit on me mit tout enfant : 



» Je suis le nain joyenx qoi danse sur les rmes^ 

» J'aime le vin de Crète et les faisans rôtis ; 

» Si le bon Marcius n'eût arrangé les choses, 

» J'étais un fort bcA hcmme, et mangeais des pois frits } i» 

Puis le drôle en parlant prenait de teUefl^ poses 

Que tous les conriés m tordakitt sur lenrs )îto. 



Il t^ait fièrement sa }SMBh& de pygmee^ 

Il balançait la tète, en clignotant des yeux, 

Et l'on applaudissait, et de l'urne embaumée 

L'esclave^ à larges flots, Tersail les vins snefieiis, 

El los doctes soupeors à ia hce mimées 

La patère à la main, bm oient comme des dteuxi 



48 MEL.€NIS 

Or, tandis qa'alentoiir chacun faisait merveille, 
Jusqu'au lit du rhéteur, le bouffon se ^issa, 
Furtif et l'odi au guet; puis tout bas» à l'oreille : 
« Dans les jardins, dit-il, j'ai laissé Marcia, 
» Pars vite, sans qu'un doute à la table 3'éveiUe ! ... » 
Entre Paulus et lui la chose se passa ; 



Puis le nain glapissant d'une façon bizarre, 

De tous les animaux sut imiter la voix, 

Le bêlement £èlé de la chèvre aux abois — 

Le grognement du porc — - l'âne avec sa fanfare — 

La mouche qui bruit — le matou qui s'effare — 

La chouette aux yeux verts qui pleure dans les bois» 



Le rhéteur profita de cette conjoncture, 

Et du triclinium se retira sans bruit ; 

Le clepshydre de terre, où le temps se mesure, 



^M^H^M"WiBi«IHaHP^BViiP^i9>"KBHH9Bi!!S9aWRg 



MELiBNIS 49 

Dans l'ombre, goutte à gootte, avait versé minuit. 
De façon que Paulns, par l'avenue obscure, 
Ne vit pas Strilio qui rampait après lui. 



n nous faut mamtenant déplacer cette histoire. 
Notre héros se pousse à de nouveaux destins ; 
Adieu la lyre grecque aux accords argentins ! 
Adieu les paons truffés sur les tables d'ivmre ! 
muse paresseuse, amante des festins. 
Il est un temps d'agir, ainsi qu'un temps de boire! 



Dépose ton sourire et tes bandeaux de fleurs ; 
L'action ! l'action I bondissante et rapide I 
— Pourtant on soupe encor, la coupe n'est pas vide. 
Le banquet nage au sein âes suaves odeurs ; 
Laissons courir Paulus oii son amour le guide, 
Puisqu^cm est Inen ici, pourquoi chercher ailleurs? 



50 MELJftlSlS 

— L'amour, me direzvous, est diose détectable ; 
Mais un repas à'éèùid a bieD soa beau eôlé ; 
Épicure, le soir, trouve l'amour blàmaUe 
Et déduit ses raisons avec sagacité. 
doutes de mon cœur I lutte I perplexité I 
Faut*il suivre Piotes? — faufil restera tafak? 



Les cailles, pour eondtallre, mi déjà pris Tessor, 
L'esclave les agace et du â(»gl les attire — 
Restons I rhistrioA nu va danser la satjre ; 
Pour fuir en pareil cas Paulus est jeune encor I 
Quand est-il bon d'aimer? — Quand tu veux être pire ! 
C'est le mot de Thaïes, et je Vdfpnare fort. 



 quelque extrwiitè que mon héros m'iffibraSBe, 
Je jure par les dieux ^le je cède à regret : 
Pauhis, daas lesjardms, marche d'un pèed discreti 



I 



I 



M£Li£NiS 5t 

La brise, aotour de lui> souffle sa Uède haleine, 
Tandis qu'au bord des cieux la lune se promène 
Pâle, et dans les rsmeaux se montre et diq[)aniit. 



Sous les myrtes courbés en areades superi^es, 
Les jets d'eau frémissants montent comme des gerbes ; 
Le lierre, en noirs festons, pend aux vases sculptés. 
Et les pas du rhéteur, par réeho r^tés. 
Font lever e» criant, pamû les hautes barbes; 
De beaux' oiseaux, de pourpre et d'azor tachetés» 



Les clameurs du baioquet aitiveat presque étantes ; 
Il va. De doux parfums tombent des térébinthes 
Et Ton entend au loin, mystérieux accord, 
Respirer l^iïleme&t la nature qui dort. 
C'est l'heure ou, ^uxombrât à de milk& étreinles, 
Diane, aax biB8eott& verts, auspi^ soo carquois d'or ; 



C'est Theure des baisers, sous te feuillage humide. 
Les dieux aux pieds de bouc s'éveillent dans les bois. 
Paulus s'est arrêté, son cœur bat ; une voix 
L'appelle par son nom, caressante et timide... 
Il regarde et, dans l'ombre, une blanche chlamyde 
Se glisse, en ondulant, par les sentiers étroits. 



Le rhéteur aussitôt composa sa tournure. 

Et, jusque sous les bras, remmtant sa ceinture : 

a Heureux, s'écria-t-il, l'homme id-bas jeté, 

» Qui sut gagner l'amour d'une divinité ! 

» Quelque chose de grand se mêle à sa nature, 

» Le temple au serviteur prête sa majesté ! 



» — Ami, tu le sais bien, je ne suis pas déesse^ 
» Reprit la douce voix aux sons harmonieux, 
^ Tant de trouble sied-il aux habitants des cieux? 



MELiBNiS 53 



» Je ne 9m qq'une femme et j'en ai la iaibtossel 
» Un mot me fait pâlir, an seal regard me blesse, 
» Ami, tu le sais bien, qnand il part de tes yeux I » 



Et des mains écartant un beau ro»er punique, 
Marcia vint bondir à côté du rhéteur ; 
Son œil aux cils d'ébëne étincelait d'ardeur. 
Le Tent des nuits claquait dans sa longue toniquOi 
Je songe qu'il est temps d'avertir le lecteur 
Que du vieux Marcius c'était la fille unique : 



_ • 

Elle avait au bras gauche un bracelet d'argent. 
Sa brune chevelure, à des rubans tressée. 
Blondissait vers le bout, sa poitrine oppressée 
Soulevait dans ses bonds le strophium changeant; 
Et la bottine rouge, à pointe retroussée. 
D'un croissant d'émeraude ornait son pied charmant. 



54 MELifiNIS 

Phébé, du fond des deux, doDnait en plein sur elle : 
« Marcia, dît Paulus, en lui baisant les mains, 
» Les dieux se sont trompés en te faisant si belle, 
» Puisqu'ils te laissent vivre au milieu des humains ! » 
Et roulant dans ses doigts le collier qui ruisselle. 
De la gorge pudique il cherchait les chemins. 



Il allait, indécis, de merveille en merveille, 
S'cnivrant aux parfums qu'exhalaient ses cheveux. 
Frôlant les fins, tissus, et promenant ses yeux 
De la simarre blanche à la toge vermeille. 
Puis faisait, en jouant, sur son cou gracieux 
Sonner les bleus saphirs de ses pendants d'oreilles. 



« Verse, sur ton beau sein, des perles et de Torf 

» Marcia ! Marcia I garde ces riches voiles 

» Que prendrait Arachné pour une de ses toiles f 



MËL.CNIS 55 

» Le laxe à ta beauté ne saurait faire tort, 
» Uranns, à ton front» suspendrait ses étoiles, 
» Que tes yeux en éclat les passeraient encor ! n 



Marcia Técoutait rieuse et confiante : 

« Paulus, quand je te vis pour la première fois, 
» Ce n'était point ainsi, dans le calme des bois, 
» C'était sur le Forum; ta parole puissante 
» Remuait à longs flots la foule frémissante, 
» Et je battais des mains, suspendue à ta voix I 



» Un pouvoir inconnu m'enchaînait sur la place, 

» Avide, je buvais ta parole qui passe, 

» Et, contemplant au loin tout ce peuple arrêté, 

» Je rêvais le triomphe, assise à ton côté ! 

» Puis je te voulais seul, à Tombre, face à face, 

» Cachant dans mon amour ta popularité f 



56 MËLiËNIS 

» Car il me faut, vois-tu, pour que mon coeur chancelle, 
» Celui qu'un peuple adore et qu'il montre du doigt I 
» L'homme qu'on applaudit et qui, bien mieux qu'un roi, 
» De toutes les beautés peut choisir la plus belle I » 
Elle ëtreignit Paulus en palpitant d'émoi ; 
4( D'ailleurs, je t'aime encor pour tes grands yeux, )> dit-dle. 



Pâle et le sein brûlant d'ardente volupté, 
Paulus, autour de lui, smda les noirs feuillages ; 
Le jardin frissonnait mollement 2^té, 
Les étoiles sans bruit glissaient dans les nuages. . • 
dogmes vertueux I ô préceptes des sages ! 
Vous n'avez pas prévu les brises de l'été l 



Ils sont là tous les deux, sous la voûte étoilée. 
Leurs regards dans la nuit se cherchent, leurs cheveux 
Se mêlent dans le vent ; ainsi qu'au bord des cieux 



j 



MELiENlS 57 

Deux arbres Ton vers l'autre inclinant leur feuillée, 
Ou comme deux oiseaux, voyageurs amoureux, 
Qui se touchent de Taile, en prenant leur volée ! 



Mais... un murmure au loin s'élève par instants. 
Le rhéteur inquiet presse la jeune fille. . . 
Là-bas I . . . dans le chemin. . . sous les rameaux flottants, 
Un bruit de pas résonne, une Iqmière brille... 
Qui vint à point nommé surprendre nos amants? 
Ce fut — ah ! quel taUeau I — le père de famille I 



Marcius écumant apparut devant eux, 

Un esclave à côté 1 éclairait immobile : 

« Par le Styx ! s'écria le père furieux, 

» Traître I pendard ! voleur ! . . . outrs^ indélébile ! . . . 

» Chez moi . . . dans ma maison ... la fille d'un édile I . « . 

» Un histrion pour elle ! ... sang de mes aïeux ! » 



58 MELiENIS 

Le vieux patricien frappait du pied la terre ; 

Il soufflait comme un phoque, il se mordait les doigts, 

Haletant, hmssé, terrible ; la colère 

Lui montait à la gorge et lui coupait la voix ; 

Puis, quand il put parler, ce fut comme un cratère, 

Tout ensemble éclata, tout partit à la fois ! 



Les conviés, la face encore épanouie. 

Accourent en tumulte à ce rugissement ; 

Sondant avec terreur sa disgrâce inouïe, 

Paulus est devant eux, sans voix, sans mouvement; 

Marcia, je suppose, était évanouie. 

C'est ce qui reste à faire en un pareil moment. 



«Jevous prends pourtémoinsi Onm'insulte,on m'outrage! » 
Et Marcius, tournant comme un loup dans sa cage, 
Allait de l'un à Tautre. « Ohl le crime est flagrant; 



MEL/f.MS 69 



» On boit mon vin de Crète, et, pour dessert, on prend 

» Ma fille 1 Et Ton se rit du bonhomme, je g^ge, 

» Qui chante fleurs en tête, et soupe en conquérant ! . . , 



» Tu ne m'attendais pas, infâme, à cette fête I 
» Plus d'excuse à présent, plus de mots superflus, 
» Je te tiens ! » dit Tédile, en marchant sur Paulus. 
Mais ses bras étendus retombèrent, sa tête 
S'injecta ; car Paulus, pendant cette tempête. 
Avait pris les devants et ne T écoutait plus. 



Nous Tavons dit déjà : c'était un homme habile ; 
Outre son éloquence, il franchissait les murs 
D'un bond, comme Rémus, quand il fondait sa ville. 
L'ombre le protégea — les nuages obscurs 
Sont à Vénus — qu'un dieu le sauve I car l'édile 
Cherche, pour l'arrêter, les moyens les plus sûrs. 



60 MEL/SNIS 

<( Au mur I courez au mur I il n'est pas loin encore, 
» Qu'onleprenne! au Toleur! mes esclaves! meschiens! 
» Mes convives, holà I c'est vous qu'on désbonwe, 
» Quand on touche à votre hôte, 6 mes dignes soutiens ! 
)> Des torches I mais partez I la rage me dévore I . . . 
» ParBacchusl qu'attend-on? seriez-vouspasdessiens?» 



La foule, en un moment, dans l'ombre s'éparpille ; 
On se h&te; on se heurte; on se roule en criwt ; 
Le bruit des pas •— la voix du père de famille. 
C'est une scène étrange — un vacarme effrayant ! 
D'esclaves effarés tout le jardin fourmille. 
Et les rouges flambeaux se croisent en fuyant I 



a Levoici ! — N<m ! —Plus loin ! — C'est CiHysale I — C'est Df 
» — Finirez-vous? » hurla l'édile frémissant; 
— n eut beau s'emporter, Paulus était absent — 



MELiEMS 61 

Sa colère dès lors ne connut plus d'entrave. 

Il saisit un épieu, sur le sable gisant : 

« Je suis trompé, dit-il, et je vois qu'on me brave ! 



)> Mais je me vengerai de toute la maison ; 

» La croix à ces valets qui trahissent le maître I 

» Les tenailles de fer I le feu I la question I 

» S'il en est un de vous que je rencontre I ah ! traître, 

» Ah I Furcifer, tu vas apprendre à me connaître ! ... » 

— Et soudain au discours il joignit l'action. 



— Un esclave tomba, les yeux sanglants, la tête 

Ouverte. Marcius bondissait furieux, 

Frappant de droite à gauche , et parcourant les lieux 

Au hasard ! la déroute en somme fut complète ; 

Je reconnais pourtant, véridique poète. 

Qu'il en blessa beaucoup — mais n'en tua que deux ! 

4 



62 MELiENlS 

Comment on Tentraîna, ce n'est point notre affaire; 

La nuit reprit son calme et sa sérénité. 

Et la lune entoura de son voile argenté 

Les deux cadavres froids, étendus sur la terre : 

« Dormez ! » dit le bouffon, sortant avec mystère 

D'un bosquet où, par crainte, il s'était arrêté : 



« Dormez ! la nuit est belle et la brise embaumée ! 
» Un bon lit vous attend, sur le mont Esquilin ! 
» Vous ne porterez plus la chaîne accoutumée, 
» Vous ne tournerez plus la meule du moulin I 
» A toutes vos douleurs la barrière est fermée, 
» Citoyens de la tombe, affranchis du destin ! » 



Après ce beau discours, le nain tourna la tête, 
Sans plus se soucier du fatum inconstant ; 
Il sortit du jardin ; nous en ferons autant ; 



MEL^NIS 63 

Ma muse, abeille folle, à tout buisson s'arrête ; 
Mais du sort de Pai^s le lecteur s'inquiète. 
Et son salut, pour noms, est le point importaqt. 



Quand Paulus eut touché le haut de la muraille. 
Il vit, ou pensa voir, dans Tombre, à quelques pas, 
Deux formes s'agiter, qu'il ne reconnut pas. 
Déjà derrière lui grouillait la valetaille, 
— La place n'était point de celles où l'on bâille, 
Et, s' accrochant aux mains, il atteignit le bas. 



Comme il s'applaudissait de sa vigueur agile. 
Un cri léger partit dans le chemin obscur ; 
Notre homme, en s'effaçant, rampa le long du mur. 
Et, sans se retourner, courut jusqu'à la ville ; 
Car le bon Marcius, comme un honnête édile. 
Avait, pour le temps diaud, sa villa de Tibur. 



64 MEL^NIS 

Or, le groupe inconnu qui s'agitait dans l'ombre 

Se composait d'un homme au corps sec, au front bas. 

Qu'on voyait en parlant remuer ses grands bras ; 

Puis d'une jeune femme, à la tunique sombre. 

Dont l'œil, comme un éclair, lançait des feux sans nombre, 

Quand le vent apportait le bruit lointain des pas. 



Ses longs regards suivaient la route Tiburtine : 
« Stellio, prends ton or ; il triomphe aujourd'hui I 
» Je n'ai pas vu ses traits, mais je sens que c'est lui, 
» Dit-elle, aux battements qui brisent ma poitrine I 
» Stellio, prends ton or I et que nul ne devine 
» D'où l'orage est venu qui gronda cette nuit ! » 



Le parasite au bond saisit la récompense, * 
Jura d'être discret et s'éloigna soudain ; 
Gaiement les pièces d'or lui sonnaient dans la inain. 






i(' 



HELiENIS 65 



MeldBDis à l'écart se tenait en silence ; 

Chacun, sans qu'on la nomme, eût reconnu, je pense. 

Celle qu'un soir Paulus trouva sur son chemin ; 



La fille qui logeait aux bouges de Suburre , 
Et, par les nuits d'été, chantait aux carrefours ; 
P&le, elle frémissait, puis levant ses yeux lourds 
Au ciel : <k Je laverai cette mortelle injure I 
y> Paulus, tu peux aller, souriant et parjure, 
» Je te suivrai partout, je t'atteindrai toujours ! 



» Je te suivrai si près, qu'en marchant, mon haleine 

» Ira dans tes cheveux, de parfums ruisselants, 

)> Toujours derrière toi, par la ville ou la plaine, 

» Mon pas retentira ; mes yeux ëtincelants 

» Te verront dans la nuit, ô Paulus; et ma haine 

)> Étreindra ta jeunesse, en ses réseaux brûlants ! 

4. 



■^PWHi*wRH«» 



66 M£L£Nl$ 

» Gomme la tombe aux morts je te serai fidèle ! 

» Je suis à toi 1 je suis ton génie envieux ; 

» Je ne te cherchais pas, quand tu vins, curieux, 

» Me trouver dans cette ombre où mon passé m'appelle . . . 

» Je dansais dans la rue, insouciante et belle, 

» Et j'avais, chaque soir, des fleurs dans mes cheteux! 



» Comme un ruisseau chantant qui court par les prairies» 
» Mon cœur se répandait en ses bonds incertains ; 
» Regarde, maintenant, j'ai mes lèvres flétries, 
» Mon visage a pâli, mes yeux se sont éteints, 
» Et tu jurais d'aimer, à ces heures chéries 
» Où pour un seul baiser j'ai livré mes destins! 



» Ah I ah I ta crojais donc m' échapper? Cette idée 

» Te vint de me laisser, ton désir assouvi, 

» Comme on jette aux bouffons une coupe vidée. 



AfELiENlS 67 



» Comme on brise un hochet après qu'il a servi I 
» La chose, par Hercule I était bien décidée I 
» Et peut-ôlre» en effet» que la matrone a ri I • . 



» Insensés ! j'étais là, seule, dans Tombre (4)scure, 
» Je comptais vos soupirs et vos joyeux serments ; 
)> Le piège était tout prêt, j'attendis sans murmure, 
» La trahison veillait sur vos embrassements ; 
» J'ai ramassé cet or aux fanges de Suburre ; 
» J'avais la haine au cœur, et j'ai dansé longtemps! 



» Maintenant, tout repose au loin dans les campagnes ; 
» La louve aux yeux brillants se cache au fond des bois ; 
» Les grands pins chevelus tremblent sur les montagnes ; 
» Des oiseaux bigarrés on n'entend plus la voix : 
» nuit au front d'èbène ! et vous, blanches compagnes^ 
yy Étoiles qui roulez par d'éternelles lois ! • . . 



68 MEL.«:isis 

ï> Flots du lac Stygien, puissances solitaires, 

» Mânes qui vous levez la nuit sur les tombeaux ! 

» Qu'il soit comme une proie à mes longues colères, 

» Et qu'il paye à l'amour ses dédains et mes maux ; 

» Pareil à ce chanteur qui troubla les mystères* 
» Et dont THébrus neigeux a reçu les lambeaux! » 



CHANT TROISIÈME 



J'ai bâti quelquefois ce projet fantastique 
De sortir un matin, dès le soleil levant, 

« 

Afin de voir du jour le réveil magnifique. 
Les pieds dans la rosée et les cheveux au vent, 
Debout sur le sommet du Janicule antique, 
La campagne derrière, et le Tibre devant 



70 M£L.£N1S 

Je disais : À demain I Mais on a ses paresses ; 

Mais les soupers sont longs , mais on se couche lard ; 

On a passé la nuit dans de folles ivresses ; 

On comptait sans le vin, les dés et le hasard ; 

Puis Lesbie, au malin, redouble ses caresses, 

Et plus clair que le jour se lève son regard I . . 



Pourtant c'est un spectacle immense, je présume, 
Quand l'aube radieuse à Thorizon s'allume; 
L'ombre se mêle au jour et doit lutter d'abord; 
Mais bientôt, s' étalant sur la ville qui dort. 
Mille reflets d'azur font chatoyer la brume, 
Gomme un velarium de soie» aux franges d'or ! 



Sur le ciel inondé de teintes purpurines. 

Les aqueducs lointains dessinent leurs arceaux ; 

Les palais blancs, assis par groupes inégaux, 



MELiENIS 71 



Se détachent en foule aux crêtes des colline?, 
Et le Tibre, au soleil, roulant ses blondes eaux. 
Semble un bandeau royal, semé de perles fines ! 



maîtres glorieux, vous les aviez connus, 
Vous les aviez connus ces spectacles sublimes I 
Votre front se penchait au bord des hautes cimes. 
Le long des flots bruyants vous marchiez les pieds nus. 
Et du vaste Océan vous sondiez les abîmes, 
Sous le manteau brodé de l'antique Uranus ! 



Avec Toiseau qui chante et Tarbre qui murmure. 

Vous mêliez votre vie à toute la nature ; 

Vous aimiez les grands bois pleins de molles senteurs. 

Les grands monts inclinés sur les vallons en fleurs ; 

Et parfois des cités fuyant l'haleine impure. 

Vous dormiez sur la mousse, à côté des pasteur?. 



72 MEL^NIS 

C'est là ce qui vous fait ces notes inquiètes 
Qui tremblent à vos cliants, comme des gouttelettes 
De rosée, et ces vers qui savent se plier 
Aux cadences du flot, sur son lit de gravier. 
Et ces mots si profonds, que le ciel, ô poètes ! 
Comme dans TOcéan, s'y mire tout entier! 



Quoi qu'il en soit, le jour commençait à paraître 
Quand Paulus, dans la ville, arriva tout poudreux ; 
Bien que lettré, sans doute, et poète, peut-être, 
n ne s'arrêta point à contempler les deux ; 
Et Staphyle, à coup sûr, n'eût pu le reconnaître. 
Rouge et la toge au vent, ainsi qu'un furieux ! 



Le long des vieux remparts où court Teau Julienne, 
Jusqu'au mont Yiminal il gravit d'une haleine ; 
Parfois il lui semblait entendre à ses côtés 



MELiENIS 73 



Des murmures lointains, des pas précipités ; 
De mUle visions sa tête toute pleine 
Bruissait eomme un flot. De joyeuses clartés 



Tombaient du ciel rayé par des nuages roses ; 
Le rhéteur, sans rien voir, volait par les chemins, 
Et poussait des soupirs, et se tordait les mains. 
Tant qu'il donna du front contre tes portes closes, 
O temple d'Esculape, asile des humains ! 
Le sort» comme un auteur, sait arranger les choses : 



Le dieu qui nous guérit faillit tuer Paulus , 

Par contraste, et du coup rhistmre était finie ; 

n en eut le cœur fade et la tête engourdie : 

« Si les dieux maintenant s'en mêlent, je n'ai plus 

» Que la corde, dit-il, pour accrocher ma vie I » 

Et son corps s'affaissa sur ses membres perclus. 

5 



74 IIËLJSNIIS 

Déjà, comme des yeux bntr' ouvrant sfes tavetnfefe , 
Suburre au pied des moûts s'éveillait àvec bruit * 
Des buveurs chancelants sortaient de maint rèdml> 
Au soleil du matin montrant leurs faces ternes. 
Ce pendant que la louve éteignait ses lanternes 
Et balayait au seuil les traces de la nuit. 



On entendait au loin, dans te$ brumêft TermeHled> 
La ville remuer ; de moment en moment 
Les esclaves des bains, comme un essaim d'2i)ëHes, 
Des thermes spacieux sortaient confusément ; 
Tout reprenait la vie avec le mouvement ; 
Paulus de Ses deux mains se boucha les oreilles ; 



Puis fuyant au plus court, comme un cerf àux abois, 
11 descendit le mont : près du temple de Flore, 
Une Vieille, accroupie à côté d'une amphore. 






MKL^NIS 75 

Dans un poêlon cassé faisait frire des pois ; 
Paulus Teifraya tant par son souffle sonore, 
Qu'en cornes, sur sa tête, elle allongea ses doigts ! 



Il n'en fallait pas plus pour craindre un maléfice. 
Notre homme offrant aux yeux, depuis sa pâmoison, 
La pâleur de la mort ; c'était l'occasion 
De rehausser son teint par un peu d'artifice ; 
Le sixième quartier des dames est complice. 
C'est là que dix marchands vendent le vermillon. 



Le rhéteur n'en prit pas : une force inconnue 
L'entraînait en aveugle ; au souffle des destins 
Il se laissait aller. Les objets incertains 
Flottaient autour de lui quand il franchit la rue ; 
Il ne put recouvrer la pensée et la vue 
Que sur le Pincius, la colline aux jardins. 



76 MELiGNIS 

L'heure était favorable et le lieu solitaire ; 
Sous un figuier sauvage il s'étendit par terre, 
Haletant et brisé. Dans les rameaux fleuris 
Les oiseaux s'appelaient avec de petits cris ; 
Ébloui de rayons, il ferma sa paupière, 
Et la paix, par degrés, revint à ses esprits. 



Alors il vit passer, en confuses images, 

La lune et le jardin, l'édile et sa fureur, 

Marcia dans ses bras tremi)lante et sans couleur ; 

Les valets effrayés courant sous les feuillages, 

Sa fuite à travers champs ; puis, pesant son malheur. 

Il comprit que le ciel était chargé d'orages ; 



Qu'un édile est puissant quand il veut se venger ; 
Qu'il a les bras très-longs ; qu'avec des hyperboles 
On ne se tirait point d'un semblable danger ; 



Que, s'il ne tenait pas à jouer de sots rôles, 
11 était temps de Tuir la ville et les écoles ; 
Qu'il n'avait pas un as, et qu'il faudrait manger. 



78 MELANIS 

Le rhéteur aussitôt se souleva de terre 

Tout machinalement, par curiosité I 

Plongez le cœur humain dans la calamité. 

Le bruit d'un moucheron suffit pour le distraire ; 

C'est l'esprit, comme il est ; la peine et la misère 

Aussi bien que Tenfance ont leur naïveté I 



Un homme, à quelques pas, d'un costume assez riche« 
S'escrimait contre un arbre, et ses coups forcenés 
Tombaient, comme un torrent, sur le Gaulois postiche ; 
Quoique maigre, il avait les membres bien tournés. 
L'œil fixe, le pied leste, et portait un pois chiche. 
Tout comme Cicéron, au beau milieu du nez ! 



Son glaive était de bois ; une courte tunique 
Laissait voir ses genoux détachés avec art, 
Un petit casque noir, au chiffre de César, 



frw-W^W 



Descendait sur son front d'une façon comique, 
Il avait à Toreille un anneau magnifique ; 

Sa tog« »u9pwda« ondulait à Vèoart* 



Paulus suivit des yeux l'étrange personnage ; 

Il parait et frappait, se courbant à demi. 

Et s'arrêtant parfois, sur sa jambe affermi : 

« C'est un fou, pensa-t-il, ou c'est peut-être un sage, 

» Les deux professions ont le même visaga, 

» On s'y trompe de loin I — Jei te salue, ami I » 



Dit le gladiateur, apercevant notre homme, 
« C'est s'y prendre matin, mais je me fais le bras ! 
» Trouves-tu que mon jeu soit agréable, en somme? 
» — Moi I répondit Paulus, j'ignore les combats, 
» ---C'est un tort, compagnon, et quand on est de Rome, 
» On sait juger des coups. Tu ne me connais pas? 



80 MELiElflS 

» On m'appelle Mirax. — Et moi, Paulus. — Je gage 
^ Pour un homme lettré . — Tu Tas dit. — Moi, demain, 
)> Je vais me rendre au Cirque. — Et moi, j'ai Tayantage 
» D'aller un peu plus loin ; mais, pour ce long Yoyage, 
» J'ai la corde ou le Tibre, et je suis incertainl... » 
L'homme au glaiye de bois mit son front dans sa main 



Et parut réfléchir, puis relevant la face : 

« J'ai peu d'amour, dit-il, pour le meilleur des deux ; 

» Je n'aime pas mourir en faisant la grimace,] 

» Les pendus sont trop nohrs, les noyés sont brop bleus I 

» il faut savoir tomber, mais tomber avec grâce, 

» Et rejeter la vie en regardant les dieux I 



» Il faut donner à l'âme une large ouverture, 

» Qu'elle parte d'un bond, comme un aigle puissant I 

» Jeune homme, dit Mirax superbe et frémissant. 



» Il faut jusqu'à la lîn rejtecter sa nature ; 

» Celui-là sait mourir qui, pour sa sépulture, 

» Se fait uD beau linceul de pourpre avec son sang I » 



82 HBLiENIS 

» CoQDais-tu cette vie efirayaote et sublime, 
» Ce triomphe d'uo jour si lugubre et si beau, 
» Ce dédain pour la foule, imbécile troupeau, 
» Qu'au fond d'un bouge obscur la vieillesse décime ? 
» Ces plaisirs, suspendus au penchant d'un abîme I 
» Ces voluptés, râlant sur le bord d'un tombeau I 



» Sais-tu la frénésie et toutes les tendresses 
» Qu'à ceux qui vont périr la femme garde encor ? 
» Sais*tu l'âpre bonheur d'abandonner au sort 
» Un front tout bourdonnant de royales ivresses, 
» Et de baiser ces mains aux lascives caresses 
» Dont le pouce charmant demandera ta mort?.*, w 



Et Mirax, l'œil en feu, la narine gonflée. 
Parcourait du regard le rhéteur éUom ; 
Paulus sentait im vie à ce souffle ébranlée, 



»r . _ I ■— ■ 



l'in'"^" s 



Des horizonB nouYeaui s'entr'oavraient devant lui ; 
Alors, pour soulager 0OQ âme désolée, 
Daus le seia de Mirai il versa son ennui. 



Il dit tout : sa jeunesse insouciante et fière, 
Les soins de Staphyla, ses travaux, son amour : 
Le vieux gladiateur souriait comme un père : 
« Viens avec moi, dit*ii, viens mourir à ton tour I 
» Foule auY pieds, ô mon fils, les (choses de 1& terre ; 
» Laissons fair« aux destins, ils savent notre jour I . . . 



» — J'y consens^ dit Paulus, mais je crois difficile 
» D'éviter bien longtemps le regard de l'édile... 
» — Qu'importe, dit Mirax, l'édile et son regard? 
» Jeune homme, on m c^mt nm qumd 9» i^t à Cé^ar ; 
» On n'ira p9# cjber^c))^ te rbétear^ sm tfBmfM^, 
» Sous te eiusifue 4e^ «t te d<M#8 i^wsserdt » 



84 MELiGNIS 

Paulus suivit Mirax, prenant un moyen terme 
Entre vivre et mourir, en vrai logicien. 
Les dames en riront, je le présume bien : 
Les dames aux héros demandent un bras ferme 
Qui ne s'amuse pas à gratter Tépiderme; 
Mais je suis scrupuleux comme un historien. , 



Ce fut pour le laniste une bonne fortune. 
Quand il vit le rhéteur si robuste et si fort. 
 porter la cuirasse on Texerça d'abord. 
Puis on le mit bientôt à la règle commune. 
Et Paulus, pour Taréne oubliant la tribune, 
A son nouvel état se pliait sans effort. 



Il reçut par écrit les préceptes d'usage. 
Et creusa le poteau sous ses coups assidus ; 
Dans la botte de bronze il meurtrit ses pieds nus, 



MELiEI^IS 85 



La mentooDière d'or étreignit sod visage ; 
Au bout dé quelques mois il avait Tavantage 
D'égaler en vigueur les maîtres reconnus. 



Il savait imiter le Samnite intrépide 

Qui secoue au combat son panache ondoyant, 

L'Andâbate aux yeux clos, le Thrace diligent. 

Le svelte rétiaire, à la lance trifide, 

Menaçant du filet le mirmillon rapide 

Dont le casque gaulois porte un poisson d'argent I 



Il devait à Mirax la vertu singulière 

De fixer son regard, sans baisser la paupière. 

Et de tenir son souffle aussi bien qu'un plongeur I . . . 

Cette vie, après tout, convenait au rhéteur. 

Pour vous peindre en trois mots son régime ordinaire : 

Il buvait et mangeait comme un gladiateur I 



86 MEL^NIS 

Mirax avait raison, Paulus vécut sans crainta, 
Gomme un ^nge mauvais, le passé s'envola. 
Une fois, à Suburre, il revit Staphyla, 
Mais, pour conter la chose, il employa la feinte , 
Après les premiers cris, la vieille fut contrainte 
De le trouver fort beau sous ce costume-là I 



Je ne vous dirai pas ses amis de récole» 

Stratophanès le Grec, Glapbyre le Germain, 

Hégon, qui vint un jour du pays de la Gaule» 

Et sait vider d'un trait une amphore de vin, 

Ni le nègre Labrax dont la matrone est folle. 

Et qui tourne, au combat, deux glaives dans sa main I 



Bien qu'il las aimât tous» il préférait eocore 
Mirai^f son vieil amit plus gravi et sémux ; 
Souvent, après la listtSi on les ¥07aît tous deux 






MEL^ENIS 87 

Appuyés sur Tépée ou le trident sonore, 
Jeter des mots profonds que le vulgaire ignore, 
Touchant la vie humaine et l'essence des dieux I 



Quant à ses passions, depuis son aventure, 
Elles dormaient en lui ; son cœur était fermé 
Comme un coffre d'avare, à la triple serrure ! 
Les femmes y perdaient leur regard enflammé : 
Il avait sur le corps une solide armure, 
Et, tout autour de Tâme, un souvenir aimé I 



Pour la première fois Paulus était fidèle ; 
Fille de Marcius ! il revoyait encor. 
Et tes cheveux tressés, et ta noire prunelle. 
Et ta gorge inquiète où glisse m collier d'or i 
Mais tu ne Ytnais pas à sa Toix qvi t'appdie ; 
N'ayant plus ri^ au monde, il itteadait la mort! 



88 MELiCNlS 

Le hasard le servit; Técole était placée 

Près du temple du Faune, au mont Lateranus ; 

Un jour qu'il descendait, roulant dans sa pensée 

Sa fortune bizarre et ses amours perdus, 

Il vit à quelques pas une foule amassée 

Qui poussait vers les cieux des rires éperdus ! . . . 



Un petit homme étrange, aux mobiles paupières 
S'agitait, au milieu du groupe triomphant. 
Et Ton applaudissait, tandis que maiiit enfant 
Le tirait par T oreille et lui jetait des pierres ; 
L'assemblée était sourde à toutes ses prières , 
Il tournait et sautait de colère étouffant ! 



Ce fut une surprise à peindre difficile, 
Quand Paulus aperçut le bouffon de l'édile I 
Il écarta la foulé, et, debout près du nain : 



WKmmmmmmmmmmi 



MELiENIS 89 



« Je le connais, )> dit-il, en étendant la main. 
 ce commandement le peuple fut docile. 
Car le soleil frappait sur son casque d'airain ; 



n portait son manteau d'une façon si fière, 

Que Coracoïdès ne le reconnut pas. 

— Aux jambes du bouffon Paulus réglait son pas. — 

Il apprit que le nain, resté seul en arrière, 

S'était perdu dans Rome, et qu'aux Thermes, là-bas. 

Il allait retrouver sa maîtresse en litière... 



« Mareia I Marcia ! dit Paulus palpitant, 

» Marcia près de moi I Marcia que j'adore ! 

» Parle I de son rhéteur se souvient-elle encore? 

» — C'est lui ! dit le bouffon. — Silence ! on nous entend, 

» Je te conterai tout. . . mais il faut qu'on Tignore, 

» Parlons bas : ta maîtresse... — Elle vous aime tanti 



90 MELifiNlS 

» Vingt fois. Sans vous trouver, j'ai oouru par la ville, 
» Elle voulait mourir ! -^ Et l'édile? ^ L'édild 
» S'abandonna d'abord à des cris furieux, 
» Il demandait vengeance, il maudissait les dieux! 
» Plus tard on vous crut mort, puis pourchasser sa bile, 
» Il a bu quatre jours, et s'en est trouvé mieux I » 



En bénissant le ciel, Paulus prit ses tablettes, 
Et d'une main tremblante il y traga son nom : 
« Pour Marcia, pars vite, il faut que tu promettes 
» De garder sur ce point un silence profond !... » 
A peine eut-il jeté ces phrases inquiètes, 
Qu'aux Thermes de Commode il s'élança d'un bond. 



Aimez-vous le Forum où bruit la parole? 

Les temples où les dieux regardent les humains? 

Les grands tombeaux semés sur le bord des chemins? 



V^9«P 



MBLiBNIS 91 



Les aqueducs, portant un fleuve sur Tépaule? 
L'obélisque étranger? les ponts? le Capitole? 
Le Cirque ou le Sénat? — Moi, j'adore les bains I 



C'est un goût dépravé, m'objecteront les sages. 
Nos pères se baignaient aux fleuves murmurants, 
Ds ne connaissaient pas les parfums enivrants 
Que le Nil vagabond porte sur ses rivages ; 
Ils s'étendaient mouillés sous les larges feuillages. 
Pour sécher au soleil l'écume des torrents I . . . 



Les sages disent vrai ; mais ils auront beau faire. 
Le malobathre est doux, la myrrhe a des appas. 
Le bain tiède est parfait, pris avant les repas, 
Et je ne comprends point qu'il soit fort nécessaire. 
Pour mériter son nom, que la vertu sur terre 
Sente toujours le bouc et ne se peigne pas. 



d2 HELiGNIS 

Si les bains sont fermes, où trouver le poète. 
Avec les baladins et les maîtres barbus? 
D'ailleurs, grâce à nos lois, la réforme est complète. 
Les sexes aujourd'hui ne s'y confondent plus ; 
Dans des thermes à part la matrone discrète 
Suspend au clou doré son collier de Phallus I 



Quand Paulus eut atteint le premier vestibule. 
Il ne s'arrêta point à voir de tous côtés 
Les murs de granit rose et de marbre incrustés. 
Il oublia de même, au bord de leur cellule. 
Les bustes de César, de Vénus et d'Hercule 
Que la voûte inondait de mobiles clartés I 



Son cothurne en cuir bleu frappait les mossuques. 
Devant lui s'allongeaient les vastes corridors ; 
Les exèdres couverts de dômes magnifiques 



MEL^NIS 93 



S'emplissaient vaguement des clameurs du dehors, 
Tandis que sur des bancs l'école des stoïques 
De la philosophie étalait les trésors. 



La foule grossissait; plus loin, sous les platanes. 
Traînant la toge jaune et les rouges patins, 
Parmi les promeneurs glissaient les courtisanes ; 
Le crotale au bruit sec claquait dans les jardins. 
Et des sauteurs d'Egypte aux robes diaphanes 
Bondissaient sur la corde, avec des vases pleins. 



Mais une ombre, ô Paulus ! s'étendit sur ta vue 
Et tu sentis passer comme un frisson de mort ; 
Sur des coussins soyeux mollement étendue, 
Marcia s'avançait, belle, mais pâle encor ; 
Et le col allongé, par la longue avenue. 
Quatre esclaves portaient la litière aux pieds d'or I 



91 MBLiBNIS 

Des valets escortant leur jeune souveraine 
Marchaient au pas, couverts du capuchon de laine ; 
Elle semblait rêver, et sur son front charmant» 
Son bras gauche arrondi remontait doucement. 
Tandis que l'autre main de roses toute pleine. 
Comme des papillons les effeuillait au vent I 



Un murmure flatteur courait sur son passage, 
La foule s'écartait, en la suivant des yeux ; 
Ainsi la mer s'abaisse et les flots amoureuK 
Frémissent, quand de loin, sur un blanc coquillage, 
Le front ceint de corail et de mousse sauvage, 
Thétis vogue en silence entre Tonde et tes cieux I 



Paulus le cœur en feu jeta sur la litière 

Un de ces longs regards où Tâme tout entière 

S'échappe I... Seul, pcatlu parmi tes aswtârts> 



MELiBNIS 1^5 



Âu-dessu6 de la foule il la revit longtemps, 
Et son front retomba plus glacé qu'une pierre, 
Quand elle disparut sous les rameaux flottants. 



Ce fut comme un éclair qui déchire la nue, 
Après la vision Tombre se fit en lui ; 
n sentit de son corps la vigueur abattue, 
Et s'avança courbé sous son immense ennui ; 
Le xyste s'emplissait et l'heure était venue 
Où Rome dans les flots se pl&nge avant la nuit. 



Des hommes demi^aus, le long du péristyle, 
Se chauffaient au soleil quand Paulus y passa ; 
Peut-être qu'ils songeaient au médecin Musa, 
Se rappelant encor, problème difficile, 
Qu'à Tempereur Auguste un bain froid fut utile, 
Et que dans un bain froid Marcellus trépassa. 



96 MELiENIS 

Paulus se décida pour la chambre aux éluves. 
Et s'assit en jetant une pièce au gardien ; 
La douleur est prodigue et ne calcule rien : 
Exhalant alentour ses brûlantes effluves. 
L'eau du Tibre fumait dans le granit des cuves ; 
Il choisit un vaisseau de marbre phrygien ! 



Il voulut la fiole en corne de gazelle. 

Et pour gratter sa peau la ratissoire d'or ; 

Dans le bain chaud d'usage on le plongea d'abord. 

Puis l'esclave vida sur son corps qui ruisselle 

L'ampoule d'eau glacée, et pour marquer son zèle. 

De la double palette il le frappa plus fort. 



Notre homme était moins triste en quittant la baignoire, 
Dans la salle aux parfums on lustra ses cheveux. 
Les vases ciselés, les trépieds pleins de feux, 



MELiENIS 97 



Les drogues, les ongaents, s'étalaient avec gloire 
Sur une grande table en marbre précieux 
Que portait à son dos un léopard d'ivoire. 



Des tableaux s'accrochaient aux murs étincelants : 
Vénus aux bras de Mars, et Yulcain dans son âlre, 
Hélène avec Paris, puis un groupe folâtre 
De cygnes irrités et de jeunes enfants, 
Puis, dans un médaillon, Antoine et Cléopâtre 
Sur un char de triomphe attelé d'éléphants. 



— Cléopâtre I encor toi ! voluptueux génie ! 

Type étemel de grâce et de virilité 1 

Non, non, tu n'aimais pas, c'est une calomnie 

Que jettera sur toi la médiocrité . 

Sous le bois odorant qui couvre ta momie. 

Ton cœur n'est pas plus froid qu'au temps de ta beauté I 



98 MELiBNIS 

Assise au bord du Nil, ô courtisane blonde, 
Tu tendais aux vainqueurs ton filet captieux ; 
Tu les endormis tous d'une ivresse profonde, 
Et tu les vis tomber, tes amants glorieux ! 
Sans qu'ils aient eu jamais, en échange du monde. 
Une larme d'amour échappée à tes yeux I 



— Si j'étais, pour ma part, disciple d'Hippocrate, 

Si j'avais de la vie observé les ressorts, 

Je dirais les liens de l'esprit et du corps. 

Et comment le plaisir nous fait gonfler la rate. 

Et pourquoi, quand le derme en suant se dilate. 

Nous sentons s'engourdir nos chagrins les plus forts I 



Par Paulus aujourd'hui la preuve en est fournie : 
11 entra plein de doute et sortit plein d'espoir ; 
Des enfants, sous le xyste, exercés par devoir. 



MELi&NIS 99 



Roulaient le cercle en cuivre ou fouettaient la toupie. 
Tandis qu'un grand vieillard, couvert d'un manteau noir. 
Contemplait gravement cette bande étourdie ; 



Son crâne reluisait comme un marbre poli. 

Sa barbe aux flots d'argent tombait large et splendide, 

Un nez majestueux comme une pyramide 

Descendait sur sa bouche, avec pompe établi ; 

On l'eût pris pour une ombre, à voir son front pâli, 

Mais, sous son sourcil blanc, roulait un œil rapide. 



Paulus n'eut pas besoin de regarder deux fois : 

C'était Polydamas, le maître d'éloquence; 

De quelque période il marquait la cadence, 

Car il frappait la terre en comptant sur ses doigts ; 

Notre gladiateur oublia sa prudence : 

« Salut, maître, » dit-il en élevant la voix. 



100 MELiENIS 

Le bon Polydamas, qui ne l'attendait guère, 
Du côté de Paulus se tourna lentement. 
Et parcourut des yeux le manteau militaire, 
La cuirasse, le casque et tout le yétement ; 
Puis soudain, le vieillard fît un pas en arrière. 
Pareil au voyageur qui rencontre un serpent I 



« Paulus I s'écria-t-il, quelle métamorphose I 

» En croirai-je mes yeux? est-ce un songe menteur? 

» Que veut ce casque énorme et ce fer destructeur? 

» Où sont les arguments pour expliquer la chose? 

» Où? quand? comment? pourquoi? qui t'aida? quelle cause ?. . , 

Paulus dit simplement : « Je suis gladiateur ! y^ 



Il ajouta : « Par goût I » Ce fut le coup de grâce 1 
« Eheu I dit le vieillard, les orateurs s'en vont ! 
» De ses vieux fondements le monde se déplace. 



MELiENlS 101 



» Le corps se prostitue et Tesprit se corrompt! 
» On bâtira le cirque au sommet du Parnasse ; 
ï> Quand nous n'y serons plus , les baladins Tiendront I 



» Qui s'occupe aujourd'hui de faconde et de style? 
» Qui sait plier la phrase aux flexibles tissus? 
» race dépravée I ô jeunesse imbécile I 
» Qu'as-tu fait maintenant des préceptes reçus? 
» Où vont ces Romains-là qui courent par la ville? 
» Voir grimacer des nains ou danser des bossus I 



» Le lieu des arguments, est-ce le cmiue immonde? 

» Tullius en cuirasse avait-il combattu? 

» Le pathos tombera dans une nuit profonde I 

» La logique elle-même y perdra sa vertu ! . . . 

» — Maître, dit l'écolier, je ne sais pas au monde 

» Syllogisme plus fort qu'un glaive bien pointu ; 

6. 



40S MELiENIS 

» L'escrime est, après tout, la sœur de Téloquenee ; 
» Qu'on manie une phrase ou qu'on tourne un po^nard 
» C'est de la rhétorique, ô maître, et c'est de l'art; 
» Épée ou preuve en main, on recule, on avance; 
» Parer ou réfuter, quelle est la différence? 
» Je plais par mon aigrette et touche par mon dard ! 



» Seulement, reprit*il, l'arène est élargie, 

» Et le cœur bondit mieux sous le baudrier d'or I . . . 

» — Mais la gloire, ô mon fils I — La gloire que j'envie, 

» C'est le vin I c'est l'amour ! et la joyeuse vie I 

» L'autre n'est qu'un son creux sur le tombeau d'un mort ! 

» — Eheu f » dit le vieillard en soupirant plus fort. 



De sa main vénérable il se voila la face. 

Et leva lentement son bras droit vers les cieux ; 

Longtemps il demeura calme et silencieux 



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MELiBNIS 403 



Sur les débris de Tart, comme Thomme d'Horace ! 
Puis drapant sa tunique, il sortit de la place. 
Plus digne et plus posé qu'un exorde pompeux I 



— Or, le jour approchait où Paulus, sur la scène. 
Devait paraître aussi pour la première fois ; 
C'était un grand spectacle ; on avait fait un choix 
Parmi les combattants de la cité romaine ; 
Un certain Varolus, un affranchi, je crois, 
Contre ceux de César devant tenir l'arène 



Commode alors régnait, ce prince vigoureux 
Qui, de sa propre main, tua deux tigres, deux 
Éléphants, trois lions, six chevaux de rivière ; 
Commode Amazonien I demi-dieu sur la terre. 
Dont les titres divins étaient assez nombreux 
Pour désigner les mois pendant l'année entière i 



104 MELiBNlS 

Il fit par le sénat décréter l'âge d'or. 

Et prit le Dom d'Hercule en s'asseyant au trône I 

Souvent dans le grand cirque il luttait en personne, 

Portant avec fierté l'habit du Sécutor ; 

Par douze mille fois il obtint la couronne ; 

Outre les baladins, le peuple l'aimait fort! 



La ville attendait donc la bataille annoncée, 
Et déjà les paris s'engageaient au hasard. 
Les uns pour Varolus, les autres pour César, 
Tandis que des gardiens la cohorte empressée 
Couvrait de sable neuf le sol du Colysée, 
Et du dais de Commode étendait le brocart ! 



Enfin, l'heure sonna : la foule impatiente 
Inonda les gradins et les couloirs obscurs, 
S'élevant par degrés le long des vastes murs, 



MfiLiBNIS 405 

Ainsi qu'un vin jfumeux dans la coupe ëcumante ; 
Le soleil, çà et là, sous la toile ondoyante. 
Gomme des flèches d'or, dardait ses rayons purs ; 



Leslubes embaumés vomissaient dans Tarène, 
Par des conduits secrets, la myrrhe et le safran ; 
On sentait osciller le nuage odorant, 
Et l'on voyait mêlés, dans chaque loge pleine. 
Au pétase à longs bords, le capuchon de laine. 
Et la mitre lascive, au réseau transparent. 



Le vaste Podium aux barrières solides 
Près du trône éclatant montrait ses places vides. 
Les vestales, à droite, avaient leur pavillon ; 
A gauche, Varolus, l'heureife amphitryon : 
Il saluait la foule avec des airs splendides, 
Et s'épanouissait de satisfaction. 



106 MELiENlS 

Les chevaliers couverts de tuniques pareilles. 
Et sur quatorze rangs, près de l'orchestre assis. 
Des sièges réservés occupaient les tapis ; 
Le peuple de la fête attendait les merveilles, 
Et déjà, se penchant sur les gradins noircis. 
Bourdonnait dans les airs comme un essaim d'abeilles. 



On entendit d'abord les sons capricieux 
De la lyre mêlée aux fltites de Sicile, 
Et du milieu du Cirque un théâtre mobile 
Se dressa tout chargé de danseurs gracieux ; 
Des nuages flottaient autour du chœur agile, 
Et la scène de loin représentait les cieux : 



Sur un autel d'azur paré He blanches toiles, 

Au centre de la danse éclatait le soleil ; 

Les astres inconnus ceints d'un bandeau vermeil 



MELiENIS 407 



Se groupaient dans l'espace en agitant leurs voiles ; 
Les luths sonnaient toujours, et parmi les étoiles 
Sept planètes tournaient en pompeux appareil. 



Deux jeunes gens tout nus se suivaient en silence, 
L'un tenant une flèche, et l'autre une balance ; 
Entre eux, couvert d'écaillé et gonflé de poison, 
Un troisième rampait ainsi qu'un scorpion ; 
D'autres venaient, portant la robe de l'enfance. 
Les cornes d'un béUer ou la peau d'un hon. 



Et vous passiez aussi, comètes vagabondes. 
Secouant dans le ciel vos chevelures blondes. 
Pleines de poudre d'or, de perles, de saphyrs ; 
Tout cela tournoyait au souffle des zéphyrs. 
Et plus joyeusement semblaient rouler les mondes. 
Quand la flûte amoureuse étalait ses soupirs ! 



108 MELiENIS 

L'Olympe disparut; puis une jeune fille, 
Belle comme Vénus quand elle sort des flots, 
Accourut en dansant auprès d'une charmille 
Où Silène ronflait étendu sur le dos. 
Rieuse, elle agitait autour du dieu des pots 
Sa main blanche et légère où sonne une coquille. 



Le dieu se réveillait : son œil plein de désir 
Parcourait étonné la nymphe toute nue ; 
Il se tordait les bras, ne pouvant la saisir, 
Et, comme un amoureux, il regardait la nue ; 
Puis tremblant, et la main d'un thyrse soutenue. 
Il se levait tout droit, retombant à plaisir. 



Et le peuple: riait. La danseuse lascive 

Tournant, tournant sans cesse alentour du vieillard. 

Aiguillonnait ses sens Au geste et du regard ; 



mm^mr^mmmmmmmm^lf^m^mmmimmmmmmimm 



MELiENIS 409 



Le spectacle touchait à la scène un peu vive 
Où l'austère Caton, dans sa pudeur naïve, 
Abandonnait la place, indigné contre Tart. 



Tout à coup un grand bruit ébranla le portique : 

« L'empereur ! l'empereur ! » La foule, en un momeni, 

Se tourna vers la porte avec empressement, 

, Et le sénat, orné du laticlave antique, 

« 
Le front ceint de lauriers, défilait lentement, 

Grave, et réglant son pas aux sons de la musique. 



Puis venaient les licteurs aux faisceaux éclatants, 
Puis les prétoriens en large manipule 
Portant, devant César, les insignes d'Hercule, 
Les hérauts tapissaient, et tous les assistants, 
A chacun de ses noms lancés du vestibule. 
Comme des flots troublés se remuaient longtemps 

7 



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L. 



p^ 



440 MELifiNIS 

<L César ! — Aurélius ! — Lucius ! . — Débonnaire 1 — 

» Auguste I — Bien-Heureux ! — Gouverneur de la terre ! — 

» Très-Grand ! — Britannicus ! — Invincible ! — Romain ! — 

» Hercule I — Généreux I — Pontife Souverain ! — 

» Vingt Jfois tribun du peuple I —Empereur I — Consulaire ! — 

» Au peuple, aux chevaliers, salut I »Et, dans sa main, 



Tenant comme Mercure un riche caducée, 
Commode enfin parut. Sa tunique pUssée 
Flottait couleur de pourpre et perlée à son bord. 
Il avait un manteau tissu de soie et d'or, 
D'un cercle étincelant sa tête était pressée, ' 
Son costume semblait celui d'un Séculor. 



« Longue vie à César ! » cria la foule immense, 
Et le vaste empereur, sous son grand pavillon. 
Comme un dieu couronné, vint s'asseoir en silence j 



f 



IIELi£NI8 4H 

Sur une chaise d'or préparée à l'avance 
On posa la massue et la peau de lion ; 
Puis le maître des jeux fit sonner le clairon. 



Le théâtre aussitôt disparut de lui-même ; 

La lutte commençait, et les gladiateurs 

Firent irruption aux yeux des spectateurs : 

Les deux partis rivaux avaient pris un emblème, 

Et chacun à Tépaule étalait ses couleurs. 

Qui le blanc, qui le vert, — l'attente fut suprême ! 



Du peuple frémissant tomba la grande voix. 
Je ne vous dirai pas l'adresse, la science 
Que chacun déploya dans cette circonstance. 
Les coups portés sans cesse et parés mille fois, 

4 

La grâce des lutteurs, et les glaives de bois 

Qui voltigeaient dans l'air et frappaient en cadence. 



♦^ 



412 MELiENIS 

Le prélude ordonné se prolongea longtemps : 
« Da fer I du fer I » hurlait la foule impatiente ; 
L'escrime s'arrêta ; la trompette bruyante 
Tordit sa note rauque et ses sons palpitants. 
Et Ton vit, recouverts d'une armure éclatante, 
Des groupes opposés, sortir deux combattants ! 



Celui de Varolus était jeune et rapide, 

Il s'élançait par sauts, puis rebroussait chemin, 

Svelte, un poignard aux dents, une corde à la main ; 

L'autre, fixant sur lui son regard intrépide. 

Lentement sur le sol posa son pied solide... 

« Mirax I » cria le peuple en se levant soudain. 



C'était lui ! le vainqueur I le héros de la ville I 
Mirax au bras de fer, au glaive triomphant ; 
Sans doute il dédaignait son adversaire agile. 



MELiENIS 443 



Lui, vieax gladiateur, en face d'uu enfant ; 
Le jeune homme ëcumait dans sa rage inutile 
Gomme un chacal vorace autour d'un éléphant. 



Mirax semblait jouer ; du bout de son épée 
Il agaçait son homme et lui piquait la peau ; 
Déjà le sang vermeil coulait en maint ruisseau, 
La cuirasse s'ouvrait par le fer découpée. 
Et de perles de pourpre en mille endroits jaspée. 
Les semait en courant sur le sable nouveau I 



Il fallait en finir avec le rétiaire, 
Mirax leva son glaive et le pressa plus fort : 
Les pouces se dressaient pour demander la mort. 
Mais un cri formidable emplit la salle entière... 
Mirax, les yeux sanglants, roulait dans la poussière. 
Tordant son cou nerveux dans le nœud qui le mord. 



s 



1U MELiENIS 

« n est pris I il est pris I » dit la foule étonnée. 
Varolus triomphait, l'honneur de la journée 
Lui semblait garanti par ce coup de bonheur ; 
La lame flamboyait dans la main du vainqueur. 
César était muet, la mort fut ordonnée ; 
Mais Mirax se dressa de toute sa hauteur I 



II fut calme et sublime, en cet instant suprême. 
Et leva sur la foule un regard assuré : 
« Pourquoi trembler? dit-il au rétiaire blême, 
» C'est le peuple, ô mon fils I et j'étais préparé ; 
» Il aime à voir tomber qui porte un diadème, 
» Et se venge à sa mort de l'avoir admiré ! » 



Alors jetant au loin sa cuirasse pesante. 
Il tendit son cou nu sous l'acier du poignard, 
Puis, tourné vers la foule, et d'une voix puissante : 



MELiCNlS (45 

« Frappe^ enfant ! criart-il| et salut à César ! ... » 
Le sang jaillit à flots par la gorge béante, 
Et Mirai se souvint de tomber avec art I 



Un homme ayant au front les ailes de Mercure/ 
Du bout de son fer chaud vint lui toucher le corps, 
La chair en frémissant cria sous la brûlure, 
Mais Tombre de Mirax voyageait chez les morts ; 
Avec le croc d'usage on le tira dehors ; 
Sur le sable rougi traînait sa chevelure. 



Un nouveau combattant aux couleurs de César 
S'élança tout armé quand T arène fut vide; 
Son aigrette flottait ainsi qu'un étendard ; 
' L'œil rempli d'un feu sombre et la face livide, 
II regarda longtemps fumer le sable humide, 
Et^ se courbant à terre, y trempa son poignard. 



*■ "^ *k'* — ■■ - '^^sy^gm PV ■«■ «^PiiiHP 



116 MELiENIS 

Il semblait jeune encore ; une belle tournure, 

La taille vigoureuse et flexible à la fois ; 

Un sein large battait sous sa cuirasse dure, 

Son pied ferme était pris dans le soulier gaulois. 

Et de sa longue épée à riche ciselure 

Le pommeau garni d'or luisait entre ses doigts... 



C'était un inconnu. La paupière baissée, 
11 semblait éviter les regards curieux ; 
Un gladiateur thrace, à la taille élancée. 
S'avançait contre lui d'un pas audacieux ; 
La lutte s'engagea, furibonde, insensée. 
Et les glaives croisés élincelaient aux yeux. 



Ce n'était plus le jeu, ce n'était plus la grâce. 
Mais un combat farouche, un sombre tourbillon. 
Où, pour frapper au cœur, le fer cherche sa place. 



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MELiENIS in 



Où chaque combattant rugit comme uu lion ; 

La poussière autour d'eux voltigeait dans l'espace; 

Un silence de mort planait sur Faction. 



On entendait les coups sonner, comme en automne 
La grêle sur les murs ; le peuple, pour mieux voir. 
Se penchait, palpitant de terreur et d'espoir; 
César tout ébloui se tordait sur son trône : 
« Aux mânes de Mirax I » dit une voix qui tonne ; 
Et le Thrace tomba dans les flots d'un sang noir I 



Le vainqueur attendit un second adversaire ; 

Ses yeux fauves brillaient comme un feu dans la nuil, 

Son glaive ruisselant dégouttait sur la terre, 

Et de la populace il écoutait le bruit ; 

Un Samnite parut et mordit la poussière. 

Puis un troisième encore, et d'autres après lui. 

7. 



448 MELifiNIS 

Six fois le croc de fer s'abattit sur Tarène, 

Six fois le cri d'adiea salua l'empereur, 

Et, comme un moissonneur qui fauche dans la plaine. 

L'inconnu sur son front essuyait la sueur. 

Puis il vida d'un trait, pour calmer son ardeur. 

De cendre et d'eau tiédie une patère pleine. 



Ou vit en même temps un spectacle inouï : 
Commode l'empereur franchit la balustrade. 
Et lui-môme au jeune homme il donna raecoiade : 
« Grâce à toi, cria-t-il, je triomphe aujourd'hui I 
» Tu peux de mes faveurs essayer l'escalade, 
» Comme tu fus le mien, je serai ton appui. » 



n saisit la couronne aux longs rubans de laine 
Et voulut la poser sur le front du vainqueur; 



Le léger tambourin, la flûte lydienne 



■i^^-^^aw! 



MELiENIS 149 



Jetaient leur note grêle à Timmense clameur : 

« Son nom ! » criait le peuple en respirant à peine ; 

Le héraut répondit : « C'est Paulus le rhéteur ! » 



« C'est Paulus ! » A ce nom qui sur la foule plane. 
Deux cris longs et perçants montèrent vers les cieiix : 
L'un partait de l'orchestre où va la courtisane. 
Et l'autre des gradins ornés de lits soyeux 
Où, sous le blanc réseau d'un voile diaphane, 
La matrone se cache aux regards envieux. 



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CHANT QUATmÈME 



Commodus, à tout prendre, était, sar ma parole. 
Un charmant empereur, n'en déplaise à Dion. 
Moi, je l'aurais aimé jusqu'à la passion I 
Jamais, comme Tibère, il ne joua son rôle I 
n était franc d'allure, et portait à l'épaule. 
Non la peau d'un renard, mais celle d'un lion ! 



i%^ MELiENIS 

Il avait ses défauts; qui n'en a, dans son âme? 
Il massacrait les gens, mais il tenait sa lame 
De la main gauche, et c'est très-fort, en vérité I 
Il volait, mais cet or au peuple était jeté ; 
n buvait, mais un jour il fit pendre sa femme : 
Commodus l'empereur avait son bon côté I 



Ce que j'aime, avant tout, c'est la force d'Aldde, 
La vie aux mille bonds, le san^ tumultueux ; 
Les Titus, les Trajan, dans leur calme splendide. 
Sont beaux, mais sans relief, probes, mais ennuyeux ! 
Comme TAthénien qui chassait Aristide, 
Moi, je guis fatigué des héros vertueux I 



Les monstres les plus noirs sauvent la trag^» 
Tous les drames bien nés brandissent un couteau ; 
J'adore, pour Teffet» Rome qu'oui in^adie. 



Ii i* '■ ^1«»-^-^— ■^— ^"•^^■w 



MBLiElfiS 123 



Et r escla've qui brAle, ainsi qu'un grand flambeau ; 
Chaque siècle, ô Néron, maudira ton génie. 
Mais tu laissas du moins de quoi faire un tableau I 



Commodus habitait une miâson immense 
Sur le mont Cœlius, auprès des escrimeurs ; 
n en avait chez lui le costume et les mœurs ; 
Hercule ou Sécutor, selon la circonstance. 
Il dédaignait le trône, et son coeur en balance 
Flottait entre les dieux et les f^adiateurs. 



C'est là que vint Paulus. Pour prix de sa victoire 
Il vécut au palais, tout couronné de gloire. 
Seul, avec Cléander, se partageant César ; 
Comme il était hàbfle à jouer du poignard. 
On le nomma préfet aux gardes du fffétoire. 
Devant être fermier de la ville {dus tard. 



12i MELiENIS 

Mais Paulus n'était pas de ces âmes trempées 
Dans les ondes du Styx, âmes enveloppées 
D'un bouclier d'airain ; toutes les passions 
Avaient prise sur lui, de la tête aux talons ; 
Et, dans son cœur mobile, ainsi que des épées. 
Se heurtaient les amours et les ambitions I 



J'en connais qui, montés à ce fsdte suprême. 
N'auraient plus, dans l'esprit, de place pour aimer ; 
Mais Paulus, malgré tout, se laissait consumer. 
Tant qu'il dit l'aventure à l'empereur lui-même. 
dieux I que si jamais je viens à m'enflammer. 
J'aie un entremetteur coiffé du diadème I 



Les choses traînent moins ; c'est le lien fameux 
Qu'Alexandre dénoue au tranchant de sa lame I 
« Hélas I pensait Paulus, le père est furieux I 



MELiENIS 125 

)> — Dès demain» dit Commode, elle sera ta femme ; 
» Je vais tuer un ours ou quelque hippopotame, 
» Pour marquer dignement cet hymen glorieux ! » 



Comme en un grand danger de la chose publique, 
Marcius au palais fut mandé sans retard ; 
Paulus, tout palpitant, se tenait à Tëcart, 
Les pâles sénateurs, sous leur longue tunique. 
Le sourire à la lèvre, encombraient le portique. 
Et du maître superbe épiaient le regard. 



Là, c'était Qnintius qu'ennoblit la charrue, 
Et, plus loin, Lamia pour son luxe cité ; 
Le gros Pomponius qui montre avec fierté, 
Sur sa médaille d'or, une tête barbue ; 
Sulpice, dont le nom se cache dans la nue. 
Et qui de Jupiter descend par un côté I 



126 MELiENIg 

Après eux, Severus, héritier de Tempire, 
Lœtus Emilius qui flatte et qui conspire, 
Gléander que demain, dans la boue et Taffiront, 
Les portefaix jaloux au Tibre traîneront ; 
Jusqu'au sage Dion qui mord, pour ne pas rire. 
Les feuilles de laurier qu'il arrache à son front ! 



Commode cependant, le long des galeries 
Marchait à pas comptés, laissant les flatteries 
Monter autour de lui comme un encens divin. 
Un moineau familier sautillait sur sa main ; 
Et sa tunique verte, aux riches broderies. 
Frôlait les grands pavés, quand Tédile soudain 



Apparut sur le seuil ; sa taille ramassée 
Dans ses contorsions était plaisante à voir ; 
Marcius, d'un Romain connaissait le devoir : 



MBLiSNIS 427 

Saluant, souriant» et la tête baissée. 

Il rampa vers €ësar, tandis que sa pensée 

S'en allait, tour à tour, de la crainte à Tespoir 1 



« Un mot I fit Commodus en quittant son escorte, 
» Qu'as-tu sur ton cachet que Ton dit fort ancien? 
» Un port? un aqueduc? car ce point-là m'importe. 
» , — Gésar, j'ai l'aqueduc et j'ai le port I — Très-bien I 
» Est-ce Âncus ou Numa que ta médaille porte? 
» — C'est Âncus et Numal dit le patricien. 



» — Certes, les Marcius sont de race qui brille, 

» Je le savais déjà, dit l'empereur joyeux, 

» Et j'ai cherché moi-même un mari pour ta fille, 

» Qui fût digne de toi comme de tes aïeux f 

» — Un mari pour ma fille ! —Eh I sansdoute I —-Grands dieux 1 

» Quel astre bienveillant plane sur ma famille ? 



138 MELifiNIS 

» — Vieillard, reprit Commode, accepte cet honneur, 
» Et cHercbe en ton esprit quel gendre on te destine. 
» — Un chevalier? — Non pas. — Un consul, j'imagine? 
» — Avance I — Un sénateur à l'antique origine? 
» —Monte encor, Marcius. —C'est donc. . . un empereur? 
» —Plus haut ! —Un dieu?— Plus haut I c'est un gladiateur 1 » 



La foudre au triple dard eût tombé sur notre homme , 
Qu'il eût été moins pâle et moins épouvanté : 
« C'est Paulus, » ajouta Commode avec gaieté ; 
« Jamais I » hurla le père en se débattant comme 
Un taureau furieux que le grand prêtre assomme. 
« Jamais I jamais I . . . » Ce cri, par l'écho répété, 



Fit tressaillir d'effroi les esclaves fidèles ; 
Commode souriait ; sur sa main le moineau 
Montait de doigts en doigts en agitant ses ailes. 



MELiENlS 1S9 

Soudain il arracha son glaive du fourreau. 
Et puis, Tëcume aux dents, le feu dans les prunelles, 
i n abattit d'un coup la tète de Toiseau. 



« A quand, ô Marcius, la fête nuptiale? » 
Demanda gravement l'Ésope au sceptre d'or. 
« Dès demain, si tu veux... » dit l'autre avec effort. 
Car de cet apologue il comprit la morale, 
Et ses yeux agrandis, au pavé de la salle. 
Suivaient Toiseau sans tête, et qui tremblait encor 1 



Paulus avait du goût, il se tint en arrière ; 
Mais à peine T édile avait quitté les lieux. 
Qu'il courut à César, la tête la première. 
Et couvrit ses genoux de baisers furieux ; 
Son sein était plus large et sa tête plus fière ; 
Le bonheur, en rayons, éclatait dans ses yeux I 



430 MELiBNIS 

Les grandes passions sont comme Tincendie, 
Enthousiasme, amour, colère, volupté, 
Elles vont s'étendant et gagnent à côté. 
Des plus vieux sénateurs la poitrine engourdie 
Tressaillait sous la toge, et semblait réjouie 
Devant tant de jeunesse et de sincérité ! 



Oh I sentir qu'on est fort! connaître sa puissance I 
Et, comme Jupiter, s'élancer dans les flots. 
Superbe et mugissant, avec sa nymphe au dos I 
Être jeune et farouche, et, gonflé d'espérance. 
Manquer d'espace et d'air dans la nature immense. 
C'est l'amour I c'est Tamour ! Lorsque les matelots. 



Aux premiers jours de mai, tirent dans l'onde amère 
La carène au flanc sec, ils dédaignent la terre. 
Et sur la rame humide allongeant leurs bras nus. 



i^.^^ 



MELiBNIS 43< 



S'exilent, en chantant, vers des deux inconnus : 
Ainsi font les amants, sans regards en arrière, 
Us s'échappent du monde en appelant Vénus I 



Au sortir du palais, notre homme avait dans Tàme, 

Comme après le falerne, un vertige divin ; 

conquête 1 ô bonheur I de songer que demain 

Il aurait ses yeux noirs, son sein, sa lèvre en flamme! 

Parfois, croyant rêver, il s'arrêtait soudain, 

Et puis, comme un nageur qui divise la lame. 



Il séparait la foule et glissait à travers. 
Le peuple, ce jour-là, descendait de Bovilles, 
Et d'Anna Perenna chantait la gloire en vers ; 
Sous l'âge et sous le vin, des vieillaurds en guenilles 
Chancelaient tout courbés aux bras des jeunes filles 
Dont le front souriait sous les feuillages verts. 



438 MEL^NIS 

Ce tumulte, ces cris, cette plèbe en délire 
Le firent, tout d'abord, se moquer et sourire, 
En comparant sa joie à celle qui passait ; 
Et comme eux cependant l'ivresse le poussait, 
Car il était heureux, car il voulait le dire 
A la brise, au soleil ; le cœur est ainsi fait. 



Le bonheur, loin de nous, se dégage et s'envole 
Comme un parfum léger hors du vase d'airain ; 
Et l'homme, dans sa fête, imprudent et frivole. 
Par son chant de triomphe éveille le destin I 
— Quelqu'un, comme il marchait, le toucha sur l'épaule, 
Quelqu'un l'arrêta court en lui prenant la main. 



En face de Paulus, silencieuse et pâle. 

Une femme attendait ; ses yeux noirs et profonds 

Sur ses traits sans couleurs luisaient par intervalle. 



MELiENIS 133 

Gomme^n soleil d'hiver sur la neige des monts. 
« C'est moi, dit Melsenis, et je sais ma rivale I . • . » 
Paulus l'examina de toutes les façons. 



« Je ne te connais pas, dit-il ; qui me réclame? 

» Que me demandes-tu ?. . . » Cet amour d'une nuit, ^ "^ i ' '' "; ! . 

Sans aller jusqu'au cœur, avait glissé sur lui I 

Car l'homme est ouWieux ; le baiser d'une femme. 

Hélas I plus promptement s'efface de notre âme 

Que nos pas au désert, sur le sable qui fuit I 



Quand l'enfant jusqu'au soir, dans la forêt profonde, 

A fait voler sa flèche et tournoyer sa fronde, 

Le carquois sur l'épaule, il revient tout joyeux, 

11 ne sait pas qu'aux bois la biche vagabonde, 

Rougissant alentour les buissons épineux. 

Meurt, la sagette aux flancs et des pleurs dans les yeux I 

8 



•«I 



434 MELiBNlS 

a Ce que je veux, dit-elle, écoute : c'esfla vî9 

» Que j'avais autrefois au fond de la cité, 

» Tout ce que j'ai perdu, tout ce qu'un soir d'été 

» Tu m'as pris en jouant. démence et folie I 

» J'ai versé tant de pleurs dans mes nuits d'insomnie 

» Qu'il ne me connaît plus et qu'il passe à côté 1 . . . » 



Les sanglots étouffés soulevaient sa ceinture ; 

« MeldBnis I )> dit Paulus en étendant la main. 

Elle reprit : <( Je suis la courtisane impure I 

» La foule aux mille pieds, comme sur un chemin, 

» A marché sur mon cœur; mais, malgré sa souillure/ 

» J'en garde assez encor pour en mourir demain I 



» Donc, j'ai pleuré longtemps, dans mon oubli perdue^ 
» Depuis que loin de moi ton amour s'envola ; 
» Les hommes, ô Paulus, ne savent pas cela... 



MELifiNIS 435 

» Une fois, tu passais, je te vis dans la rue, 

» Tu me parus plus grand ! . . . une force inconnue 

* 

» M'étreignit à la gorge, et tout mon corps trembla I . . . 



» De ce jour, j'attachai mes pas aux tiens, sans cesse 
» Tournant autour de toi, comme autour des flambeaux 
» Le phalène inquiet, et je sentais Tivresse 
y> De me brûler le cœur à tes regards si beaux; 
» Mais tu fuyais toujours, et toute ma tendresse 
)> Fut pareille à ces fleurs que l'on jette aux tombeaux I 



» Enfin ; laisse*moi donc continuer, la peine 
» Se dissipe en parlant; enfin, j'appris son nom, 
» Qu'elle était jeune et fière, et de noble maison ; 
» Puis je la vis.,, et comme un lion qu'on déchaîne, 
» Je sentis dans mon sein rugir toute ma haine, 
» Car elle était charmante, et tu l'aimais, dit-on I . . . 



t36 MELiENIS 

» — Je l'aime I dit Paulus, malheur à qui la touche I » 
Et dans ses doigts crispés il serradt sou poignard ; 
Melsenis, sans trembler, le couvait du regard. 
Tandis qu'un rire amer serpentait sur sa bouche. 
« Le lit des morts, dit-elle, est moins froid que ma couche. 
» Que veut ton fer, Paulus? il arrive trop tard! 



» Écoute-moi plutôt, je n'ai plus de colère, 
» Je suis douce à présent, et suppliante, voi, 
» Tu ne le savais pas, car, par pitié pour moi, 
» Tu m'aimerais un peu. Qu'ai-je encor sur la terre, 
» Si tu me prends Famour ? . . . Dans mon cœur solitaire, 
» Le souvenir, c'est toi 1 l'espérance, c*est toi I . . • 



» Tu Taimais, elle était belle* tu la regrettes, 
» Et je comprends cela ; mais je sais bien comment 
» Tu ne peux plus l'aimer; étrange empressement 



MELiENIS 137 

» Des hommes à railler les femmes inquiètes I 
» Â quoi bon? je sais tout, oublions maintenant; 
» Viens, nous serons joyeux, au sortir de tes fêtes. 



» Sur ton front ruisselant et couronné, ma main 

» Essuiera la sueur ; tu m'aimeras peuirétre ! 

» — Laisse-moi 1 dit Paulus, j'obéis au destin 

» Sans contrainte et sans peur, mon amour va paraître ! 

» —Mais Tédile est puissant I —mais César est le maître ! 

» — Et sa fille oserait? — Je l'épouse demain I )> 



La danseuse, à ces mots, haletante, éperdue. 

Se dressa comme un arc dont la corde est rompue : 

« Je le défends, dit-elle, et, lui prenant le bras : 

» Que me fait ton César? je ne le connais pas I 

» C'est une étrange erreur, si l'on me croit vamcue, 

» Et si quelqu'un ici pense arrêter mes pas !.. . 

8. 



138 MELiBNlS 

» Je n'ai point sur mon iront semé ia perle fine, 
» Ni comme eUe, au milieu des esclaves tremblants, 
» Dans les bains parfumés amolli mes bras blancs ; 
» Mais un sang jeune et fort bruit dans ma poitrine, 
» Et j'ai sucé le lait dont la louve latine, 
» Sous le figuier antique abreuve ses enfants t 



» Oh I si tu Tépousais, ce serait chose affreuse ; 
» Tu saurais ce que vaut la femme furieuse, 
» Et la torche d'hymen, la torche aux cheveux d'or, 
» Pourrait prêter sa flamme à ton bûcher de mort ! ... » 
— Elle est, pensa Paulus, plus folle qu'amoureuse I — 
Et, secouant la tête, il reprit son essor. 



Melsenis du regard le suivit en silence ; 
Il disparut bieintot au fond de la cité. 
Comme un songe rapide, au réveil emporté... 



MELiENIS 439 



Et, pliant sous le poids de sa tristesse immense, 
Elle écouta partir sa dernière espérance, 
Avec le bruit des pas, dans son cœur répété ! 



Le ciel était tout bleu, comme une mer tranquille. 
De lourds rayons tombaient sur les pavés brûlants, 
Ou se brisaient aux murs de marbre étincelants. 
Et de ses ailes d'or frappant Tair immobile. 
L'essaim des moucherons harcelait, par la ville. 
Les portefaix couchés sous les portiques blancs. 



Triste, elle gravissait le chemin des Carènes, 
Devant elle, au hasard, laissant marcher ses pas; 
Et son cœur agité par d'étranges combats 
Se gonflait tour à tour de douleurs et de haines ! . . . 
Ses pensers s'échappaient en phrases incertaines 
Qui tremblaient sur sa lèvre et qu'on n'entendait pasi 



4 



140 . MELJSNIS 

La sueur à son front collait sa cheyelure. 

Ses yeux roulaient perdus dans Torbite agrandi. 

Et les enivrements du soleil de midi 

Lui battaient à l'oreille avec un bruit d'armure ; 

Ainsi confusément gronde la nue obscure, 

Avant que dans les cieux la foudre ait retenti ! 



Tout à coup, vis-à-vis de la Borne (fui me 

Et vomit Tonde à flots, par six bouches d'airain, 

Melaenis s'arrêta, la tête dans sa main : 

« Les dés en sont jetés I ... il faut que je le tue I » 

Dit-elle, et promenant ses regards dans la rue, 

Elle aperçut un bouge où l'on vendait du vin. 



Celait une taverne à l'étroite ouverture, 

Dont la porte donnait sur un long corridor ; 

La chanson des buveurs, comme un lointain accord. 



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MEL.£NIS \i\ 



S'échappait par lambeaux de Tantre qui murmure. 
Et, près du seuil antique, on voyait en peinture, 
Un grand ours au poil brun, coiffé d'un casque d'or 



Melaenis aussitôt, rapide, palpitante. 

Se plongea sous la voûte, ainsi qu'en un tombeau. 

Et le vieux cabaret à la dalle glissante 

Devant la jeune fille ouvrant son noir caveau. 

Parut la prendre au vol par sa porte béante. 

Comme un serpent qui bâille engloutit un oiseau. 



La danseuse tira le loquet de la salle. 
Et debout près du seuil, sur les groupes épars, 
* Pour y trouver son homme, arrêta ses regards. 
Parmi les bancs boiteux à la taille inégale. 
Des jeunes gens frisés passaient par intervalle. 
Versant le vin nouveau ; les cris de toutes parts 



149 MELiENIS 

Se croisaient, se heurtaient, sous la voûte fumeuse. 
Des soldats, dans le fond, sur la table accoudés. 
Pour le coup de Vénus faisaient rouler les dés ; 
D'autres chantaient Césçir ; puis une voix vineuse, 
Dominant par éclats cette rumeur joyeuse. 
Mêlait aux bruits confus ses hoquets saccadés. 



C'était un muletier qui venait de Gapoue : 
Large, épais, rutilant, et les yeux effrontés ; 
Le vin qu'il avait bu lui colorait la joue. 
Un tas de pots à sec roulaient à ses côtés : 
« A manger, criait-il, la piquette m'enroue ! 
» J'ai l'Océan au ventre et ses dieux irrités ! . . . ^ 



L'hôte du lieu parut, la toge retroussée. 

Et vers Thomme aux mulets il dirigea ses pas ; 

Riant dans la fumée, il portait sur deux plats 



«• «• 



MBLiBNIS 143 



Un hachis de raisins et de viande pressée» 
Plus un morceau de porc, une andouille épicée. 
Et des pois gris nageant parmi des cervelas. 



LMvrogne, à cet aspect, se pâma de tendresse : 
« Èvohé ! cria-t-il, salut à Jupiter I » 
Puis il se mit à Tœuvre avec des dents de fer ; 
Il prenait, il mangeait, il reprenait sans cesse. 
Jetant tout ce repas par-dessus son ivresse. 
Comme ces grands palais qu'on bâtit dans la mer 1 



La pâle courtisane, immobile à sa place, 
Contemplait gravement cette scène vorace : 
« Il est perdu, dit-elle, et ne comprendrait pas ! » 
Puis vers un Jeune esclave elle fit quelqpies pas ; 
C'était un beau garçon, sans baite et pleia de igrâoe : 
« Que m'importe i dil^e, il faudrait un bw Jatr^s I ^> 



144 MELiENIS 

Elle allait furetant par la taverne humide 
Et cherchant sous la toge, avec ses yeux brillant^ 
Un sein large et velu, des muscles bien saillants ; 
Telle, au temps des amours, la cavale numide. 
Flairant Tamant sauvage, à la croupe splendide. 
Frissonne et sonde au loin les feuillages bruyants ! 



Elle atteignit enfin le groupe militaire. 

Hommes au cœur solide, à la tournure fière, 

Et brûlés au soleil de toute nation ; 

Elle en vit un surtout, un gros légionnaire. 

Dont la voix, en parlant, sonnait comme un clairon ; 

n avait pour coiffure un grand casque, et pour nom 



Pantabolus. Debout, superbe, dans sa gloire, 
Aux soldats ébahis il contait son histoire 
Et haranguait la foule une coupe à la main ; 



MEL/fiMS 445 

Son long glaiv6 battait sur sa cuisse ; le vin 
De rubis éclatants semait sa b^rbe noire. •• 
« C'est lui I » dit Melaanis, en s' arrêtant soudain. 



Au bruit que fit sa robe en frôlant la muraille, 
Panlabolus tourna la tête, et curieux. 
L'œil béant, suspendit ses récits de bataille ; 
Car notre homme abondait en exploits merveilleux. 
Et (mieux que dans Plautus) il eût été de taille 
A couper du revers, un éléphant en deux 



« Par la cuisse d'Hercule ! elle est charmante et belle ! » 

Cria Pantabolus, en s'abattant sur elle ; 

Puis caressant sa barbe et roulant ses regards : 

« Vénus est toujours là, quand on parle de Mars ! 

» Elle aime les grands coups et le sang qui ruisselle, 

» Les boucliers luisants, les casques et les chars ! ... » 

9 



UO MELiENIS 

Tout en parlant ainsi^ sa main large et niguease 
Sur sa vaste, poitrine étreignait la danseuse : 
« Â moi I » dit-il ; « A nous I » hurlèrent les soldats ; 
Et les yeux éclataient avides, et les bras 
S'étendaient, comme on voit, hors de la roche creuse. 
S'allonger les vautours à l'odeur des combats ! 



Ils quillèrent les bancs, furieux, pôlc-mêle, 
Et vers Pantabolus la cohue à longs flots 
Se roula, culbutant les tables et les pots ; 
Lui, saisit au hasard le pied d'une escabelle. 
Et devant Melaenis, comme une sentinelle, 
Se posa largement ; on eût dit que son dos. 



Mieux que celui d'Atlas, pouvait porter le monde. 
« Ati large I d cria-t-il, et ses yeux pleins de sang 
Brillaient sous ses cils noirs, comme un feu rougissant 



^ .^ 



MELiENIS U7 

Sous les branches. Lancée avec un bruit de fronde, 
L'escabelle en ses mains tournoyait à la ronde, 
Et le cercle indécis allait s' élargissant. 



Cette attitude flëre et prête à la bataille 
Suspendit brusquement Tattaque des soldats, 
Ils se parlaient entre eux et murmuraient tout bas. 
Soudain, Pantabolus, dressant toute sa taille^ 
S'éloigna, dédaigneux, de cette valetaille. 
Et quand il fut s'asseoir, on ne le suivit pas I 



Melœnis le suivit : une joie inconnue 
Éclatait sur son front par la douleur pâli. 
Sa bouche demi-close où se creusait un pli 
Riait étrangement ; sur son épaule nue 
Roulait sa chevelure en boucles répandue. 
Comme un flot écumeux sur un rocher poli. 



148 MELiENIS 

« Bien ! dit-elle, voilà ce que je veux, l'audace I » 
Et lui serrant la main : « J'aime les hommes forts 1 
» Ton sein large est taillé pour porter la cuirasse, 
» Ton bras se gonfle bien quand il tend ses ressorts. . . » 
Et sa voix, en parlant, modulée avec grâce. 
Comme des doigts lascifs lui parcourait le corps ! 



Il ouvrit de grands yeux, haletant et stupide ; 

« Bois I » dit-elle ; et prenant la patère à sa main, 

Aux lèvres du soldat elle tendit le vin ; 

Puis s'échappant d'un bond, quand la coupe fut vide. 

Elle imita pour lui la cordace rapide, 

Avec le geste libre et le chant fescennin. 



C'était un air étrusque aux paroles hardies. 
Un refrain de taverne aimé des carrefours ; 
Sa voix brève heurtait les vieilles mélodies. 



f 

Ses pieds tombaieDt d'aplomb et cadencés toujours, 
Tandis que ses deux mains sur sa tôte arrondies, 
De ses bras onduleux dessinaient les contours. 



Soudain, elle saisit, entre ses doigts fébriles, 
Un sistre tout poudreux qui s'accrochait au mur ; 
Sa main blanche courait sur les cordes mobiles. 
Et l'instrument antique au son vibrant et dur , 
Étincelait parfois en notes juvéniles, 
Gonmie un bois pétillant qui brûle à l'âtre obscur. 



Musique, bruit des pas, colliers, toge légère, 
Gela tourbillonnait, ailé, joyeux, vermeil ! 
Un gai rayon, glissant comme l'aube au réveil. 
D'une barre d'azur coupait la salle entière. 
Et MelaBuis, baignée aux flots de la lumière. 
Semblait, la lyre en main, danser dans le soleil ! 



450 MBLiËNIS 

« Viens! dit Pantabolas. — Non, y^ répondit la belle. 

Et sa pose enivrante était plus molle encor. 

Le soldat n'y tint pins, d'un bond il fat près d'elle, 

A sa taille glissante attacha son bras fort ; 

« Oh ! je t'aime I dit-il, que sert d'être rebelle?. . . » 

Et sa main vers le banc l'entraîna sans effort ; 



Elle s'assit sur lui ; son beau col qui se penche. 
Tremblait, comme un roseau que le vent fait plier ; 
Sa gorge s'écrasait sur l'armure d'acier, 
Et les flots gracieux de sa tunique blanche 
Inondant le soldat, ainsi qu'une avalanche. 
Frôlaient la guêtre noire et le rude soulier. 



« Si j'étais homme aussi, j'aimerais les batailles, 
» Dit-elle, et sur mon front les panaches mouvants, 
» La marche en plein sol^l, l'assaut sur les murailles. 



JhM 



wmmmmmmmmmm^^''^^^mmf^^^m^^^mmm^/m^^'^tmgm 



» La tente qu'on déploie et qui frissonne aux vents I ... » 

Le soldat la couvait sous ses yeux éclatants ; 

Les mots qu'il entendait le prenaient aux entrailles. 



a Tu dis vrai I eriârlril en agitant ses mains, 

» Du temps de Cassius, j'ai vu de grandes guerres, 

» Les Scythes vagabonds aux flèches meurtrières, 

» Les Gelons demi*nus, les Sarmates lointains... 

» C'était plaisir alors 1 des légions entières 

» Franchissaient le Danube, au pays des Germains ! » 



Et tandis que sa voii s'en allait Large et pleine, 
Melaenis le brûlait du feu de sofi haleine ; 
Puis se dressant, ainsi qu'un enfant curieux, 
Dans le calque de euivre elle mirait ses yeux. 
Ou lirait à demi le glaive de sa gaine, 
Pour y passer ses doigts, avec un cri joyeux i 



11 se fit tout à coup, un bruit épouvantable ; 
C'était le muletier qui roulait sous la table. 
Et jurait congrûment par tous les noms connus , 
Depuis Saturne ancien jusqu'au dieu Crépitus ! 
On le voyait ramper d'une façon louable 
Parmi les pots cassés et les plats répandus. 



Il se leva pourtant et se mit en posture ; 

Ses pieds, dans le chemin, heurtaient les escabeaux 

Il étendait ses bras ainsi que des rameaux. 

Et, balançant la tête avec un sourd murmure, 

S'appuyait aux lambris, comme une vigne mûre 

Qui se soutient à peine et s'accroche aux ormeaux ! 



La taverne alentour se vidait ; la nuit sombre 
Arrivait par degrés. « Tiens I dit Pantabolus, 
» Je ne sais pas ton nom, mais je ne vivrai plus 



MEL/EMS 153 

» Sans tadaose, et ton rire, et tes chansons sans nombre. 
»ParleI un seul motd'amour, embrassons-nousdansFombre... 
» — Non, dit-elle, en baissant des yeux irrésolus. 



» — Tu me détestes donc? — Non, reprit-elle, pose 
» Ta main, là, sur mon cœur, il en sait quelque chose I » 
Le bon Pantabolus crut trouver le défaut, 
Mit Tescarcelle au vent, et la fit sonner haut ; 
« Jamais I » dit Melsenis, puis après une pause : 
<( Soldat, garde ton or, c'est du fer qu'il me faut ! 



» Tu m'aimes, n'est-ce pas? eh bien! il est au monde 

ï> Un homme que je hais, d'une haine profonde, 

» Celui-là voit le jour! ... — Comment l'appelle-t-on? 

» — Celui-là n'eut pour moi ni pitié ni pardon, 

» Celui-là ! ... je l'aimais I ... que le ciel me confonde 1 . . . 

» Je crois l'aimer encor ! — Son nom ! son nom ! son nom ! 

9. 



154 MfiLiBNIS 

» — Cet homme, éemite bien, de mm amcmr «e ji^ue, 

^ Il en fait un hailloa qu'il traioe dans la Ixme ! 

» Quand j'ai prié, quand j'ai pleuré, quand j'ai rampé, 

» n a ri ! Par une autre il était occupé ! 

» Il me le faut, demain, mort; veux-tu? Je l'avoue, 

» Je t'aime ! Prends ta lame, et qu'il soit bien frappé 1 



» — Son nom I diftie«oldat.'^C'efitPauksqu'<ml^appelie. 

» — Eh bien I mort k Paulus ! — Écoute, repritr^le, 

» C'est Pauitts, le préf^ du prétoire, celui 

» Que l'empereur adore et qui règne après lui. 

» — Mais. . . dit Pantabolus. — Mais ton âme chancelle 1 

» Je ^m bien que sur toi je me trompe aujourdTiui I j> 



Elle voulut partir; comme dai^ o^e ^aiœ, 
PantaJ)oh»s U^miAmt la retint é$m #e$ bras* 
« hâm-îm 1 lui éir^f il m» imism Irépa»^ 



:z:::::^Sm^MBmmms^mammmmm^^mm^^ n ■■■njn 



» Crois-tu que j'aie un ccmr si large?... Cette haine 
» Doit en sortir d'abord^ pour que l'amour j YÎenna ! 
» Tu sais tout : lui vira&t, je ne te connais pas ! .« . 



» Mais si l'on te dbâit qn'm baisers de ma boiidie 
» Je payerai sa blessure et tous ses cris d'effroi ! 
» Mais si l'on te disait, pour que cela te touche, 
» Que cet homme, après tout, est mou maître et mou roi ! 
» Qu'il veiUe, gardien jeombre, au chevet de ma couche 1 
» Qu'il faut marchensuf lui pour arrhr^r kiml 



» Que lui mort, nous pouvons nous aim^ sans pditâ^e» 
» Qu'il est de douces nuits, et des jours sans nuage I 
» Qu'il serait dur vraiment qu'un autre nous gênât, 
» Et que l'amour vaut Uen qu'on oise VditofMt ! 
» — Va, fit Pantabolus, j'accepte le message 1 
» — Demain? dit Uélsm&, *-^ Demain U ilit Iq saldat« 



156 MELiENIS 

Elle tendit sa lèvre au gros légionnaire. 
« Nous nous verroiis ici, dit-elle, c'est juré ! » 
Puis glissant de ses bras, elle bondit à terre ; 
L'hôtelier, sur le seuil, paraissait affairé. 
Il repasssdt le gain de la journée entière ; 
Il avait le nez rouge et le front balafré. 



Quand Melsenis reprit le chemin de Suburre, 
La lune, au fond du ciel, ébauchait sa figure. 
Le soleil descendait, et ses derniers rayons 
Jetaient un manteau rouge à l'épaule des monts ; 
Elle glissait rapide à l'œil, à l'aventure, 
Comme pour fuir son cœur. Au faite des maisons. 



Le vent du soir tordait la fumée en spirale, 
Et, fixant sur le seuil la barre transversale, 
L'échoppe des marchands se fermait à grand bruil ; 



MELiËNiS 157 



Quelques rares flambeaux brillaieut par intervalle, 
^ Tandis qu'on entendait, sur la brise qui fuit, 
Cet adieu qu'en partant le jour jette à la nuit ! . . . 



Comme elle s'engageait dans une voie obscure 
Qui serpente et se tord au pied de TEsquilin, 
Une réflexion vint la frapper soudain : 
« Si le soldat tremblait, dit-elle, qui m'assure 
y> Que le fer jusqu'au fond fouillera la blessure, 
» Et que Paulus, au cœur, sera percé demain?... » 



Mais elle tressaillit d'une joie inconnue, 

Et ses yeux, qui sondaient les maisons de la rue. 

Lancèrent tout à coup un regard triomphant ; 

Un jeune esclave noir passait en ce moment, 

Avec un vase plein sur son épaule nue : 

« Sts^hyla I cria-t-elle. — En face t » dit l'enfant. 



» » 



158 MELiEKIS 

Staphyla I Staphyla ! la vieille Camiiafiienne, 
Qui va hochant la tête et murmure tout bu 
Des'mots mystérieux que Ton ne comprend pa« f . . 
Melaenis y courut, puis, respirant à peine. 
Elle frappa trois coups à la porte de chêne, 
Et dans la grande «aile on entendit des pas. 



La sorcière ailoofea, par un étroit pâ£0age« 
Son front, qu'avait rayé Tong^ du désaspoir , 
Sa peau mate tranchait sur son eostnine noîr ; 
Ses cheveux longs encor, mais blanchis avant Tàge, 
Tombaient plus en désordre autour de son visage 
Qu'en cette nuit fameuse, où Pauks vint la voir. 



« Qui frappe ? «^ Ouvre «ans peur, dit la danseoie pâie^ 
» C'est l'amour (mira^ L « . c'est la vengeance an^si i..^ 
» — Qu'ils entrent, fit U f ieiUe, on les donnait ici \ » 






MELiENU 489 

Et, dans l'ombre, grinça la porte de la salle. 

Et leurs pieds, tour à tcmr, frappant la froide daUe, 

Éveillaient maint éeho mm la dôme noirci. 



Pour peu que mon leoteur ait la mémoire agile, 
Il reverra, d'un trait, la maison de Staphyle, 
Tout ce monde effrayant qui se tord sur les murs. 
Se suspend aux cl<Hftons, bruit aux coins obscurs; 
Et la lampe de fer, dont le rayon moUla 
Fait danser, aux lambris, miUIe groupes impars ! 



Rien n'était donc changé ; seulement, la pwssîére^ 
Manteau que l'oubli donne aux choses de la terre, 
Couvrait la table antique et le vase sculpté ; 
Tandis que, se berçant an plafond soUlaiie, 
L'ara^^ée aux longs bras, partout avmt jeté 
Sur les squdettes mis, un lioçeul argaaté 1 



p^r w 



Melaenis s'arrêta : « Toi, qui sais tout sur terre 

)> Et dont l'art souverain marche au niveau des dieux, 

» Je t'aimais I... j'étais folle I il a ri de mes feux !... 

» Venge-moi I ... » Puis, soudain, pour aider sa prière. 

Elle jeta de l'or, luisant dans la poussière ; 

La vieille, à cet aspect, crispa ses doigts nerveux ; 



Un feu rapide et clair jaillit de sa prunelle : 

« Ces philtres, ces onguents, tout est pour toi, dit-elle, 

» Parle ! et sa main glacée entraînait Melaanis ; 



160 MELiEMS 

Les lieux prennent leur part de la tristesse humaine. 

Et nous laissons au mur l'ombre de notre cœur ; 

On jugeait, en entrant, que ta magicienne 

Courbait son front plus bas, sous le poids du malheur ; j 

Lia pierre des pavés semblait suer la peine. 

Et tout l'antre gémir d'une immense douleur I 



■^«■^^ 



MELANIS 



161 



» Veux4u voir, en un jour, ses jeunes ans ternis ? 

» Son front chauve, creusé d'une ride éternelle? 

» Et tout son corps tremblant sur ses pieds engourdis ? . . . 



» J'ai le cumin sauvage et Therbe de Colchide 

» Qui font pâlir la face et s'éteindre les yeux. 

» Du serpent Sepédon j'ai le venin fameux : 

» Quatre gouttes au plus de ce poison fluide 

» Changent l'adolescent en un vieillard livide, 

» Qui va, le dos courbé, sans barbe et sans cheveux. 



» S'il traverse les flots, si son coursier l'entraine, 
» S'il tend, près du foyer, sa coupe à l'échanson, 
» Ma fille I avec trois mots j'arrêterai sans peine 
» Son vaisseau sur la mer, son cheval dans la plaine, 
» Ou d'un cercle fatal, fermant son horizon, 
» J'enchaînerai ses pieds au seuil de sa maison I 



\6i mel^«:ni^ 

» — Non I cria Melaenis, ce n'est point mon affaire ! 
» Avant d'avoir sa mort il me faut son amour I 
» — Alors, je puis t'offrir, répliqua la sorcière , 
» Dans une peau de grue , un poumon de vautour, 
» Ou ce pourpier charnu, cueilli dans Tonde amère, 
» Qu'on méleàrorge blond et qn'on dessèche au tonv. » 



Puis la vieille, joignant las gestes aui paroies» 

De sa torche rougefttre éclairait las fioles. 

Les coup^, les bassins snispendus aux lambris : 

« Voici le sang caillé d'une chauve-souris, 

» Voici des dents d'aspic avec leurs alvéoles 

» (Mais ces charmas ne vont qu'aux femm^^) ; Uml compris, 



» C'est un philtre d'amour 1 » demanda la sibylle. 
La danseuse reprit : « Qu'il soit aussi de mort ! » 
Et jetant sur la tabla une autre pièce d'or : 



MELiENU 163 

« Je veux qu'il m'aime et puis qu'il meure ! — C'est facile, 
y^ Il faut, dit Staphyla, quelque recette habile, 
» Qui le pousse à la tombe en le brûlant d'abord 1 



» Maïs tu dois, avant tout, te guérir de ta peine ; 
» Je vais mêler, pour toi, dans une coupe pleine, 
» La cendre de vipère à l'huile de cyprès, 
» Puis la chèvre brûlée au feu d'un mort, aprè&... 
» — Non, reprit l'autre. — Après, )> dit la magicienne 
Qui, pour toute infortune, avait des philtres prête. 



« Tu prendras la clupéd, me pierre assez b^« 
» Que cherchent les pêcheurs à la lune nouvelle, 
» Et qu'on trouve en fendant la tête d'un poisson ; 
» Puis tu regarderas a?ec attention 
» L'oiseau Charadrius, dont la puissance est telle, 
» Qu'on guérit, à le voir, de toute passion I * .. 



164 MELiENlS 

» — Je ne veux pas guérir I cria la jeune fille ; 

^Commençons! ...l'heure échappel ...etletemps estœmptél.H 

La sorcière fait trêve à sa loquacité 

Et plante, sur le banc, la torche qui pétille : 

« Quel est son nom d'abord, son âge et sa famille?... 

» — Son nom ?. . . dit Melsenis, je l'ai trop répété I 



» Son âge ?.. . il va mourir L . . sa famille?. • . qu'importe I .- 
)> Qu'il soit esclave ou roi, ma haine est assez forte 
y> Pour briser, en tombant, sa couronne ou ses fers ! 
» — Alors, dit la sibylle, agissons d'autre sorte, 
» Évoque-le toi-même, et, fût-il aux enfers, 
» Il viendra I . . Sur cette eau reste les yeux ouverts I 



)> Penche-toi, sans parler, regarde au fond ! ... » Staphy le. 
Tout en disant ces mots, dans un coin ténébi^ux 
Prit un baquet étrange, au ventre spacieux. 






t^^mit^^^ 



t 



MELifiMS 465 

Et, gémissant de peine, avec sa main débile. 

Elle vida dedans une amphore d'ai^te 

Dont le flot, sous la lampe, étincelait aux veux I 



Ensuite elle plongea dans la cuve profonde 
Un miroir argenté, qui rayonna sous Tonde ; 
Puis, courant par la salle, elle mit près du bord 
Des flambeaux résineux, couverts de poudre encor, 
Et Ton eût vu, tandis qu'ils brûlaient à la ronde, 
Sur la nappe d'azur trembler des cercles d'or ! . . . 



Le reste de la chambre était perdu dans l'ombre. 
Quelques tisons fumeux craquaient dans le foyer. 
Et le glapissement du renard familier 
Troublait seul, par instants, la solitude sombre. .. 
La vieille marmottait des paroles sans nombre. 
Et courbée à demi sur des lames d'acier. 



106 uttMmB 

Suivait, d'un doigt tremblant, mainte ligne bizarre. 
Alphabet monstrueux d'un langage inconnu. 
Près d'elle est Melœnis — le baquet les sépare — 
Elle jette sur l'eau son regard éperdu. 
Dans l'immobilité de l'aigle ou de l'avare 
Qui fixe le soleil ou contemple un écu I 



Les deux têtes, que frappe une flamme incertaine. 
Se détachent en plein , sur le fond rembruni ; 
Face à face, à deux pas, le sort avait uni 
Les deux extrémités de la misère humaine ; 
Ce voyage à travers la douleur et la haine, 
L'une le commençait, Tautre Tavait fini !... 



« Que vois-tu? — Rien encore ! — Il viendra! » dit Staphyle. 

Le silence se fit solennel et profond ; 

Et de nouveau la vieille, avec sa voix tranquille : 



MeLiENIS 467 

<^ Que vois-tu ?. . . — Je vois l'eau qui tourbillonne au fond ! . . . 
» — 11 viendra ! » Metenls se penchait immobile, 
Et le doute à Tespoir se mêlait sur son front. 



Mais soudain Staphyla vit pâlir son visage, 

Un frisson secoua ses membres, et ses yeux 

Brillèrent : «L'eau se trouble I ... et c'est comme un nuago 

» Qui tourne ! . . . quelque chose a paru dans les feux I . . . 

» Dieux L . . c'est lui !.. . cria-t-elle en se dressant, l'image ! . . . 

» Là I . . . mais tout fuit . . Le philtre I il le faut I je le veux I . . . 



» Sa lèvre dédaigneuse essayait un sourire* .. 
)> Je l'ai bien vu, ma mère, il me raillait encor I . • . 
» Allons ! ... » Puis entraînant la vieille avec effort : 
« Plus de grâce, à présent, c'est l'heure qu'il expire I » 
On eût dit à la voir, la bacchante en délire, 
Quand sonne le tambour et la cymbale d'or. 



168 MELiENIS 

La sorcière éteignit les torches. L'âtre antique 

Resplendit tout à coup d'une flamme magique. 

Que la vieille excita sous son souffle glacé. 

Dans un vase d'airain, sur les tisons dressé. 

Sang des morts, noirs venins, plante au suc exotique, 

Tout bouillonne et frémit, pêle-mêle entassé ; 



Et Staphyla, parfois, dans la marmite pleine. 
Jette des ossements pris aux dents d'une chienne. 
Des cailloux qu'en tombant, la foudre a calcinés. 
Et de longs clous ravis aux croix des condamnés, 
La nuit, lorsque le vent qui pleure dans la plaine. 
Fait craquer du gibet, les grands bras décharnés ! 



Puis rêveuse, elle écoute, ainsi que des augures. 
Brûler en pétillant des feuilles de laurier. 
Et dans la cendre éparse alentour du foyer 



MRL^NIS 169 



— Selon les bruits du feu, variant ses postures — 
Elle trace des ronds et d'étranges figures. 
Avec un bâton blanc, fait en bois d'olivier. 



Melaenis à côté , regardait la fumée 
Sortir en longs filets du philtre bouillonnant ; 
Quand soudadn Staphyla, pâle et Tœil rayonnant, 
Se leva d'un seul bond, la main d'un fouet armée. 
Et tira de sa boite, à deux crochets fermée, 
La toupie au flanc creux, qui bruit en tournant : 



« Va I dit-elle, agitant les sifflantes lanières, 

» Dans ton cercle sonore enferme son destin, 

» Tourne, tourne toujours!... sur le mont Esquilin, 

)^ La lune aux pieds d'argent, glisse dans les bruyères, 

» Et les morts, inquiets sur leurs couches de pierres, 

» Se dressent, écoutant ton murmure lointain ! 

40 



170 MELifiNIS 

s 

» Qu'il tombe avant le jour ! que dans la nuit glacée, 

» Il ait, pour tout linceul, comme un sombre inconnu, 

» L'aile du vautour fauve et Tombre du ciel nu 1 

» Tourne ! tourne ! ...» Et sa voix haletante, insensée, 

Sa chevelure grise, à son front hérissée. 

Ses yeux sanglants, ses doigts crispés, son bras tendu. 



Tout passait, tout grinçait, ainsi qu'un rêve étrange. 

Devant la courtisane immobile d'effroi... 

« T ourne I tourne plus fort !.. . c'est l'amour qui se venge ! 

» Le feu flambe au foyer ! l'air siffle autour de moi I 

» A la lèvre du vase écume le mélange ! 

» cieux, lancez la foudre! ô terre, entr'ouvre-toi ! » 



Mais sa voix s'éteignit, arrêtée au passage, 

Une froide sueur sillonna son visage, 

Et le fouet, à ses mains échappa brusquement ; 



Elle se tint d'abord, droite et sans mouvement, 
La lèvre en sang, i'œil fixe, et couvert d'un nuage. 
Puis, sur les durs pavés s'affaissa lourdement. 



« À l'aide I à moi I » cria la danseuse effarée. 
L'écho seul répondit, et l'antre spacieux. 
Ainsi qu'un grand tombeau, resta silencieux ! 
Alors, comme ferait une mère éplorée 
A son enfant qui meurt, sur son sein gracieux 
Elle appuya la tête, âpre et décolorée. 



Elle la réchauffait sous aon^^uflfle tremblant. 

Et de ses doigts légers, soulevait sa paupière : 

« Pourquoi dormir toujours?... éveille-toi, ma mère! 

» — Où suis-je? dit Staphyle, oh I j'ai le front brûlant, 

» Les pieds glacés I Enfant de la vieille sorcière, 

» Adieu I ... je vais mourir I Fantômes au pas lent. 



172 MËL.ËMS 

» Avec vous, sur les monls où le cyprès frissonne, 

» Je glisserai demain sous le pâle croissant. 

y> larves des tombeaux, préparez ma couronne ! 

» D'un agneau nouveau-né faites couler le sang ! 

» Terre, adieu I j'ai vécu ! Durant les nuits d'automne, 

» Je ne m'assoirai plus au foyer rougissant ! 



» Je n'écouterai plus le vent gémir dans T ombre, 
» Je n'irai plus cueillir seule, au fond des grands bois, 
» L'herbe qui fait aimer. Adieu, retraite sombre 
» Où sur les maux passés j'ai pleuré tant de fois ! 
» nature I nature aux mystères sans nombre, 
» Je puis fermer mes yeux, ils ont surpris tes lois I 



» Je sens un souffle ardent qui m'arrache à la terre ! 

« 

» Je veux mêler mon âme à l'Océan vermeil I 
» J'irai dans les rameaux du cèdre solitaire ! 



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•^WM i i ^T TTi i T' I — »i n<î 



MËL.£NIS 173 



» Dans la brume des nuits, dans les feux du soleil ! . . . 
» Terre, adieu ! j'ai vécu I » La voix de la sorcière 
Vibrait étrangement, et son regard, pareil 



Au flambeau qui s'éteint, envoyait plus de flamme ; 
Quelque chose de grand planait sur cette femme. 
Enfin, se roidissant par un dernier efi'ort : 
a Ma fille, approche-toi, voici venir la mort! 
» Je confie à ta foi le secret de mon âme ; 
» Sois discrète I... fit-elle en hésitant encor. 



» — Pourquoi, dit Melaenis, chasser toute espérance ?. . . 
» J'appellerai, j'irai!... » Mais la vieille : « Silence! 
» La destinée est sourde, on ne l'arrête pas I 
» Ce frisson de mon corps, c'est le froid du trépas. 
» C'est l'éternelle nuit qui sur mes yeux s'avance ! . . 
» — Parle ! » dit Melsenis, en se penchant si bas 

10. 



474 MELiENlS 

Que ses cheveux bouclés frôlaient la moribonde. 
La sorcière reprit : « En quelque lieu du monde 
» Qu'il se cache à tes yeux, fût-ce chez l'empereur, 
» Tu chercheras demain Paulus gladiateur I . . . 
(Melaenis tressaillit d'une angoisse profonde.) 
» Tu lui diras : Ta mèf e est morte sur mon cœur ! . . 



» — Toi, sa mèrel » cria la danseuse en démence ; 

Le front de Staphyla pnt un air soucieux. 

« Tu connais donc Paulus? — Je le connais. — Tant mieux! 

» Pour qu'il ne rougît point d'apprendre sa naissance, 

» Vingt ans, dis-lui cela, j'ai gardé le silence, 

» J'ai refoulé mon cœur, j'ai fait taire mes yeux! 



» Dis-luî que son regard, dis-luî que sa parde, 

» Quand il venait me voir, poussé par quelque enmii, 

» Me faisaient du bonheur pour tout un jour ! Dis-lui 



MELiENIS 475 



» Que mes pleurs ont lavé ma jeunesse frivole, 
» Et que ce dernier cri d'une âme qui s'envole 
» N'eut pour témoins que toi, le silence et la nuit! » 



Sa voix s'affaiblissait, et son souffle débile 
Râlait, comme le vent dans les feuillages morts ! 
De longs frémissements lui parcouraient le corps ; 
Enfin, elle reprit : « S'il cherche par la ville 
» Son pèfe, écoute bien, c'est Marcius l'édile ! . . . » 
Melœnis se dressa comme avec des ressorts. 



« Son père ! . . . Marcius ! . . . grands dieux ! l'ai-je entendu?. . .» 

La sorcière à sa voix se levait par degrés. 

« Oh ! fit-elle en ouvrant des yeux démesurés, 

» Achève 1 . . . — Je ne puis I — Parle I — Je t'ai perdue I 

» C'est ton fils que j'aimais!-.. — C'est mon fils que je tue!...» 

Elle heurta son front entre ses poings serrés^ 



— " ^ ~ I I ~ ' 



— »•*-._ ^ 



176 MKL^NIS 

Puis elle retomba, la télé sur la dalle» 
Avec un cri si fort qu'il fit trembler la salle I 
Et Ton n'entendit plus que le soupir lointain 
Du liquide écumant dans son vase d'airain. 
Tandis que du foyer la lueur sépulcrale 
Jetait sur le cadavre, un reflet incertain. 



n 



CHANT CINQUIÈME 



frère de T Amour, Hyménée ! Hyménée I 

Dieu couronné de fleurs, jeune homme aux blonds cheveux, 

Toi dont la main secoue un flambeau résineux ! 

Toi qui conduis l'amant à la vierge étonnée, 

Quand aux sons du crotale et de la flûte aunée. 

L'étoile de Vénus palpite dans les cieux I 



178 MELiËNlS 

Pour toi la jeune fille, en respirant à peine, 

Va cueillir dans les champs son chapeau de verveine ; 

Elle tremble, elle hésite, elle écoute en chemin. 

Les bois, les prés, les flots au murmure incertain, 

Et regarde en rêvant, la ceinture de laine 

Que répoux, sur ses pieds, fera tomber demain. 



Elle ne viendra plus dans les campagnes blondes 
Jouer avec ses sœurs, aux rayons du soleil I 
Car les temps sont passés des courses vagabondes. 
Des plaisirs enfantins ; demain, à son réveil. 
Elle sera réponse aux angoisses profondes. 
Par qui vit la famille et le foyer vermeil. 



Elle sera mêlée aux mères sérieuses. 
Chaste, grave, et parfms guidant avec fierté 
Un beau groupe d'enfants qui saute à son côté, 



MELiENI8 179 



Tandis que^ contemplant leurs têtes gracieuses, 
Le père, à ses cils noirs sent des larmes joyeuses 
Glisser, comme la pluie, après un jour d'été. 



Oh ! qui dira la p^ix, et le bonheur tranquille ! 
Muse, qui chantera, dans des vers assez doux, 
La maison reluisante, et les baisers d'époux I 
Les pénates, au feu, séchant leur corps d'argile ! 
Et l'essaim des valets, et le cercle immobile 
Des aïeux, sur le seuil, rongés du temps jaloux ! 



Elles vivaient ainsi, les mères d'Étrurie, 

Celles du Latium et du pays sabin, 

Gardant comme un trésor, loin du tumulte humain, 

Le travail, la pudeur, les dieux et la patrie ! 

Elles n'attendaient pas qu'un préteur d'Illyrie 

Vînt tenter leur vertu des colliers à la main I 



180 MELiENIS 

Laissons Tamant rôder près des murs de sa belle. 
Et, les cheveux mouillés par les pleurs de la nuit. 
Faire, sous le ciel noir, hurler le chien fidèle. 
Comme un voleur furtif que la crainte poursuit. 
J'aime mieux pour entrer, la porte que l'échelle. 
J'aime mieux pour sortir, le calme que le bruit. 



L'amant, c'est le chasseur qui marche par la plaine. 
Hâve et noir de poussière, avec son lévrier ; 
L'époux majestueux ressemble au cuisinier 
Qui, sans battre les bois, a sa marmite pleine ; 
Tous deux, filet en main, vont cherchant leur aubaine 
L'amant pêche à la mer et l'époux au vivier. 



Quand les temps sont partis de la jeunesse folle. 
Quand il n'a plus de jour à jeter au destin. 
L'homme, essoufflé, s'assoit sur le bord du chemin. 



MELiENIS 481 



Entre ravenir sombre et le passé frivole, 
Alors l'épouse vient, réponse qui console 
Et relève son âme en lui tendant la main I . . . 



« Des perles I ï> dit Bacca, courant par les cuisines. 
Plus ardent que Vulcaîn au bord de ses fourneaux : 
« J'aime dans les pois gris Téclat des perles fines I 
» Arrosez la polente avec le vin de Cos ; 
)> Ces huîtres seraient mieux sous des herbes marines. 
» Pressez le feu; Chrysale, a-t-on vu mes turbots?.. 



» — Non> maître I — Par Bacchus ! c'est une raillerie ! 

» Piez-vous pour souper au vaisseau d'un préteur I 

» Jamais gabarre à flot n'eut pareille lenteur ! 

» Herclé 1 w . pas de turbots !... le jour qu'on se marie I ... » 

Et le bon cuisinier tordait avec furie 

Ses cheveux grisonnants, sur son front en sueur. 

44 



483 MILJBNI8 

C'était un homme osseux et maigre de figure. 
Bien que tout cuinnier elassique soit orné 
D'un ventre respectable et d'un chef bourgeonné ; 
Mais lui ne rôtissait que pour la gloire pure . 
Tel bâtit des palais qui couche sur la dure, 
Tel barde des faisans qui n'a pas déjeuné I... 



Et les broches tournaient, de bécasses chargées, 
Et la cigogne blanche aux ailes allongées 
Couvait des œufs de paon, dans des corbeilles d'or ; 
De grands poissons d'azur qui semblaient vivre encor 
Nageaient dans le safran, tandis que deux rangées 
D'huîtres et d'escargots se pressaient sur le bord. 



Une rumeur montait, incessante et profonde, 
De valets affairés que la sueur inonde, 
De vanselle sonore et de poêlons d'airain. 



MËL^NIS 483 

Frémissant sur le féu comme le flot marin : 
a Allons I criait Bacca pour exciter son monde, 
» Vous boirez, à la noce, un tonneau de bon vin I 



» A-t-on vu mes turbots?. . , — Pas encor, dit Chrysale. 
» — Bombax !.,. » C'était le mot terrible et redouté ; 
Les marmitons tremblaient et Bacca devint pâle : 
« S'ils arrivent trop tard, c'est une indignité ! 
» Au Tibre I . , . il en est temps ! courez sans intervalle ! . . . 
» J'ai vécu cinquante ans par mon nom respecté ; 



» J'ai fait de grands repas et des fêtes splendides, 
» Où, couronnés de fleurs et la coupe à la main, 
» Cent convives joyeux mangeaient jusqu'au matin ! 
» De la Bretagne froide aux régions torrides, 
» Quand nous avions soupe, trois mondes étaient vides ! 
» Et les dieux, à Bacca devaient une autre fin I . . . 



484 MELANIS 

» — Les turbots I » dit Ghrysale en enfonçant la porte 
. Plutôt qu'il ne rouvrit, tant sa joie était forte ; 
Puis, auprès du vieux maitre arrivant en deux bonds : 
« Je les ai vus moi-môme I ils sont dodus et ronds I 
» Mais le préteur est mort en voyage I — Qu'importe 1 
» Dit Bacca radieux, si les turbots sont bons ! ... » 



La villa de Tibur avait un air de fête. 

Les murs de marbre blanc semblaient frémir d'amour ; 

S'il n'était pas si tard nous en ferions le tour ; 

Mais voici Marcia qui passe sa toilette : 

Dans les miroirs d'argent, sa beauté se reflète. 

Et l'ambre et les parfums voltigent alentour I 



Âvez-vous vu parfois, sur une coupe antique, 
Entre deux beaux festons d'acanthe sinueux, 
Diane chasseresse avec ses longs cheveux, 



1 



MELiENIS 185 



Quand elle sort de l'onde, et, baigneuse pudique, 
Livre aux nymphes des bois sa gorge magnilBique, 
Et s^ pieds nus, mouillés par les flots amoureux I 



Telle et plus jeune encor près d'une eau qui murmure, 
Dans un bassin de marbre aux contours ciselés, 
Frémissante, et les yeux par ses grands cils voilés, 
Marcia souriait ; sous sa blanche parure. 
Une esclave, avec art attachait la ceinture,' 
L'autre, les brodequins de perles étoiles. 



Ses longs cheveux tombaient comme ceux des vestales. 

Séparés par le fer en six tresses égales. 

L'anneau serrait son doigt, et du coffre odorant. 

Les matrones tiraient le voile de safran. 

Avec la pièce d'or des fêtes nuptiales. 

Et le fuseau qui dit : « Travaillez en aimant I » 



186 MgLiENIS 

Ainsi qu'un arc tendu, ^r son œil qui pétflle. 
Son sourcil se courbait par le pinceau tracé ; 
Entre ses dents d'émail un souffle cadencé 
Glissait comme la brise au bord d'une coquille ; 
Un petit serpent vert dont la tète frétille 
Entourait son bras nu, d'un bracdiet i^acé. 



Des toiles de Milet, des tuniques traînantes» 
Parmi les beaux colliers sur les tables épars, 
Déroulaient à longs plis leurs teintes chatoyantes ; 
Les couronnes de fleurs riaient de toutes parts. 
C'était un bruit confus d'étoffes ondoyantes. 
Et mille reflets d'or à troubler les regards. 



« Salut ! » dit le bouffon en entrant dans la salle, 

Avec une façon de tête triomphale, 

El portant, comme Amour, la torche et le carquois 



MBLiENIS 487 

<i Je me marie aussi, je viens faire mon choix ; 
» Celle-ci me plairait, mais elle est un peu pâle ; 

■ 

» Cette autre serait mieux plus haute de deux doigts I » 



Et Coracoïdës, comme un patron sans gêne, 
Devant chaque suivante agitait son flambeau ; 
Puis, saisissant le bras d'une esclave africaine : 
<( Par Castor I cria-t-il, c'est le meilleur morceau ! 
» Je préfère aux seins blancs les poitrines d'ébène, 
>> C'est le cœur, après tout, qui leur monte à la peau I 



» J'aime ces yeux d'argent, ce nez dont les deux ailes 
» S'étalent, cette bouche, aux bords gonflés et ronds, 
» Qui semble avoir mangé des mûres. Nous verrons 
» Des contrastes charmants et des choses nouvelles ; 
» Ensemble, ce sera superbe : nous ferons 
i » Des enfants blancs et noirs, comme les hirondelles I » 



^ 



488 MELiENIS 

Et vers sa sombre épouse il tendait, en parlant. 

Une poire de coing, d'après Tantiqae usage : 

« Dans neuf mois la grenade I . . • ajouta le galant, 

» Je tente la fortune, et me voue au ménage ; 

» Tous les maris trompés ne font pas le tapage 

» De Ménélas. Pour moi, je suis moins pétulant I . . « » 



La suivante, immobile, écoutait cette histoire. 
Sans montrer au dehors la moindre émotion ; 
La pudeur Ubyenne est une fiction. 
On ne saurait rougir, quand on a la peau noire 
« Hélas I dit Marcia, joignant ses mains d'ivoire, 
» Quel malheur de quitter un si gentil bouffon I 



» Quand je t'aurai perdu, qui donc me fera rire ? 
» Mon pauvre petit nain, je ne te versai plus 
r> Imiter, en dansant, le faune ou le satyre ! . . • 



'mmmeSitmtÉim0mmif9mtmmtmtmmÊmmmm0mmmamtm^m!Ssaif 



MELiGNIS 189 



» MaiSi, pourquoi, reprit-elle, abandonner Paulus? 
» Viens avec nous ! ... » Le nain se tenait, sans mot dire. 
Et roulait au hasard, des yeux irrésolus. 



Enfin, la tête basse, et d'une voix câline, 
« Bacoa vîent-il aussi? — Non, dit-elle en riant. 
» — ti'est que.. . fit le bouffon, pâle et balbutiant, 
» J'aime le vieux Bacca I C'est une âme divine ! • . . » 
Et Goracoïdès, qu'un double instinct domine. 
Sentait sourdre en lui-même, un ccmibat efirayant. 



Le cœur et l'estomac luttaient de violence : 
Il adorait Paulus, et la bécasse au vin, 
Et voyait s'échapper, ainsi qu'un songe vain. 
Les ragoûts safiranés, l'ivresse et la bombance I . . • 
On Teût pris volontiers pour un chien qui balance 
Entre la voix. du maître et l'odeur du festin. 



r 



490 MELJBNIS 

Cependant sur les monts la nuit tendait ses voiles. 
L'astre cher aux époux se levait dans les cieux ; 
On entendait, au loin, les jeunes gens heureux 
Qui jetaient, tous en chœur, leurs chansons aux étoiles. 
<( Il vient I . . • » dit Marcia, baissant les riches toiles 
Dont le mince tissu voltigeait sur ses yeux. 



C'était le chant d'hymen, la flûte, les cymbales, 
Et le pétillement des torches dans la nuit ; 
Le cortège amoureux s^avançait. . . et le bruit 
Montait, comme la mer, en bruyantes rafales. 
Déjà sonnent les pieds sur le pavé des salles ; 
Hyménéel... Hyménéel. • On approche... c'est laii 



C'est lui, dans son manteau de pourpPi^^yrienne I 
Beau, jeune, ivre d'espoir, et défiant les pleurs. 
Sous leur toge de fête aux riantes couleurs, 



.-*■ * 



MELiBNIS 191 

Ses amis, alentour, effeuillaient la verveine, 
Et tout frottés d'onguents, selon la mode ancienne, 
^ Cinq enfants secouaient des flambeaux et' des fleurs. 



« Caia ! . • . Thalassius I . * . Hyménée I . • . Hyménée I ... » 
Ainsi chantaient cent voix montant à l'unisson ; 
Des esclaves portaient la quenouille ordonnée, 
Le coffret odorant, l'eau sainte, la toison. 
Et la graisse de loup, dont l'épouse bien née 
Doit frotter, en entrant, le seuil de sa maison. 



Les matrones à part, sous leur voile pudique. 
Pour le dernier conseil se réservaient encor. 
Ce jour-là, jusqu'au bout, l'édile fut très-fort, 
La lèvre souriante et d'un air pacifique, 
Il tenait, pour signer, le sigillum antique, 
Ancus avec Numa, l'aqueduc et le port I 



492 MELJENI8 

Ce fut lui qui, prenant le rôle de la mère, 

Ëtreignit au départ la belle sur son cœur. 

Et laissant échapper la larme de rigueur, 

La retint dans ses bras comme il convient de faire ; 

Car déjà deux enfants, ceints de myrte et de lierre. 

Entraînaient par la main, l'épouse du rhéteur. 



C'est alors qu'au milieu des pompes erotiques 

On entendit des cris dans l'ombre du jardin. 

Et la Yoix des valets courant sous les portiques : 

« Elle est folle I... arrêtez I... )> Mais sur ses gonds d'airaio 

La porte tressaillit, et, cessant les cantiques, 

La foule, comme un flot, se repha soudain... 



Calme plein de terreur qui couve la tenqpète I 
Melaenis, en silence, apparut sur le seuil ; 
On eût dit une morte échappée au cercueil ; 



MELiENIS 193 



Entre les rangs pressés, sans retourner la tête. 
Elle allait à pas lents et tachait de son deuil 
L'or et la pourpre en feu sur les robes de fête : 



« Éteignez ces flambeaux I cessez vos chants joyeux I 
» Avant d'unir ici l'inceste à l'adultère, 
)> SouYenez-YOus des morts, et respectez les dieux I » 
Sa Yoix sur tous les fronts roulait comme un tonnerre : 
« Arrêtez !» Et du bras les séparant tous deux : 
» Pauius, YOici ta sœur ! Marcia, c'est ton frère I 



» — Son frère I ... dit la foule, étrange éYënement I 

» Qui l'eût cru ? qui l' eût dit ? est-ce un fourbe ? est-ce un traître ? 

» — C'est faux I hurla Paulus, cette danseuse ment ! 

» J'arracherai son masque et la ferai connaiire I ... » 

Melsenis, de la main, l'écarta gravement : 

« Ici, chez Marcius, je n'écoute qu'un maître I 



494 MELifiNlS 

» Vois tous tes conviés, ils pâlissent d'efiroi I 
» C'est que ta mère est morte I et la vieille sibylle 
» N'a pas de tombe encor sur son cadavre froid ! . • • 
» — Staphyla I fit Paulus. — Ta mère ! » Mais T édile : 
a Ai-je bien entendu I qui parle de Staphyle?... 
» — Vieillard, dit Melaenis en s'avançant, c'est moi I 



)> Moi, qui seule ai reçu sa parole dernière , 

» Moi, qui seule en mes bras soutins son front glacé , 

» Moi, dont les yeux ont vu conune au bord d'un cratère, 

» Les abîmes d'un cœur où Tamour a passé I . . . 

» Et je m'étonne encor que le fils et le père 

» N'aient pas frémi, dans l'âme, au cri qu'elle a poussé I 



» Donc, s'il te reste au cœur quelque trace incertaine, 
» Quelque écho du passé qui murmure tout bas, 
)> Souviens-toi, Marcius, de cette Campanienne, 



"jTï iT iTli t; TTMrrjT i rr^^iriii- tt nir— — i 



MKLiSNlS 195 



» Qui partit en serrant son fils entre 8e« bras. 

» — Dieux! fit Védila en pleurs, ma jeunesse lointaine 

» Accourt comme un fantôme au-devant de mes pas I 



]» Je comprends maintenant ma haine et ma tendresse ; 
» Mon fils, embrasse-moi I cette femme a raison : 
» Quel que soit le transport dont l'aiguillon nous presse, 
» Le sang ne connaît pas de modération, 
» Et je fus, tour à tour, pardonne à ma faiblesse, 
» Ton père par l'amour et par Vàversion I ... » 



Les gens qui soupent bien ont l'âme épanouie, 
Rien n'est tendre et naaf comme un buveur joyeux ; 
Ce fut, sur ma parole, un tableau curieux 
De voir le gros coupable, à la face élargie, 
Ainsi qu'un jouvraeeau tomber d^ns l'élégie 
Et se meurtrir le sein pour un crime amoureux. 



496 MELiENIS 

n riait, il pleurait, et toumaût par la salle. 

De sa fille à son fils courait incessamment ; 

— Melsenis avait fui pendant cet intervalle, — 

Et Marcia, sans voix comme sans mouvement. 

Égalait en p&leur sa robe nuptiale : 

« ma sœur I adieu donc I . • • » dit Paulus tristement. 



n avait ce visage, à peindre difficile, 

Qu'il est fin de cacher sous un pan du manteau. 

Marcia, Melsnis, la sorcière, Tédile, 

Tout s'agitait ensemble au fond de son cerveau. 

Et chaque souvenir, fugitif et mobile, 

Lui passait sur le front comme une ombre sur Teau. 



Hélas I le vide aux mains et le doute dans Tâme, 
n voyait tout à coup, formidable réveil. 
Pâlir son Eurydice au seuil du jour vermeil I 



-|i*r^— ^ ••»--w-%-"ir^- 



MELiENIS 497 



Devant ses longs regards, sans larmes et sans flamme, 
La sœur se dessinait gravement, et la femme 
Fondait, comme la neige aux rayons du soleil I 



Il partit, il quitta la salle et les convives ; 
Ces fronts parés de fleurs lui faisaient mal à voir ; 
Il voulait Tair, l'espace, et, comme aux ondes vives. 
Tremper sa tète en feu dans les brises du soir. 
Mais la fête obstinée, en notes fugitives. 
Courait autour de lui ; là-bas, sous le ciel noir. 



Les pâtres, suspendus au versant des collines. 
Chantaient pour son hymen les strophes fescennines ; 
Les villages dansaient, et Paulus aux abois. 
Sous ses pieds, en passant faisait craquer les noix 
Dont on avait semé les routes Tiburtines : 
« Vénus I . . . cria-t-il, d'une tremblante voix, 



198 MELANIS 

» A quoi boD dans l«g deux, comme une raillerie, 
» Sur mon front abattu secouer ton fanal? 
» Ne pouvais-tu du moins, refusant le rîgnal, 
» Cacher pour cette nuit ta lumière chérie ?. • . 
» Hélas I j'irai tout seul dans ma chambre fleurie, 
» M'étendre, en sanglotant, sur le lit nuptial I 



y> Les gais musiciens, parmi les feux sans nombre, 
» Attendent le cortège et les époux nouveaux. 
» Les flûtes se tairont et la nuit s^a sombre* 
» Marcia I Marcia 1 devant les cinq flambeaux 
» Je ne déferai pas ta ceinture ! ... et dans l'ombre 
» Je ne sentirai pas, de tes cheveux si beaux, 



» Rouler les flots épars I . . , Mon seul bien sur la terre, 
» Quoi I mort 1 évanoui I disparu sans retour 1 
)> Que faire maintenant de ce cœur plein d'amour ? 



MELiBNIS 499 



» De mon saBg? de ma Tie ? misère 1 misère 1 
» Un autre sur sou sein rétreindra quelque jour ; 
» Un autre quelque jour- ne sera pas son frère I , . . 



» — Paulus I dit une voix, quelqu'un te reste encor I ... » 

Le jeune homme effaré fit un pas en arrière : 

« Oh ! je le sais trop bien ! . . . dit-il avec effort, 

» C'est mon mauvais génie envoyé sur la terre I 

» Parle ! que te faut-il à cette heure dernière? 

» Je suis tombé si bas, que je me ris du sort I . . . 



» — Paulus, dit Melaenis, je t'aime avec démence I 
» Je t'aime avec fureur I Ma haine et ma vengeance, 
» Tu n'as donc pas compris que c'était de l'amour? 
» Hélas I courbant le front sous mon fardeau trop lourd, 
ï> J'ai baisé tes pieds nus, et tu fus sans clémence I 
» J'ai frappé ta poitrine, et ton cœur était sourd I . . . 



200 MELiENIS 

» Ta connais maintenant cette longue tortare 
» Qui fait le jour sans joie et la nuit sans sommeil ; 
» Tu sais le sang qui bout, à la lave pareil , 
» La bouche qui frémit, la tempe qui murmure ; 
» Oh I tu peux mesurer mon mal à ta blessure, 
» Et dire ce qu'on souffre au moment du réveil I » 



Elle avait dans la voix une musique étrange ; 

Et Paulus récoutait, conune les matelots 

La sirène qui chante, assise au bord des flots. 

Depuis quelques instants, dans le ciel sans mélange. 

Des nuages flottaient ainsi que des ilôts. 

Et parfois, un éclair glissait comme une frange 



 l'horizon plus noir. Ce que sentait Paulus, 
Ce n'était pas Tamour ni l'ivresse insensée. 
Mais l'engourdissement de toute la pensée. 



J 



MELANIS 201 

Mais la froide sueur sur ses membres perclus. 
Comme en un songe aSreux, sa poitrine oppressée 
S'épuisait pour crier en spasmes superflus ! 



Une puissance occulte envahissait son âme, 
Des tonnerres lointains roulaient au fond des cieux : 
« Qu'es-tu donc? lui dit-il en ouvrant de grands yeux, 
» Où prends-tu cette voix qui charme et cette flamme 
» Qui, dans tes longs regards, brille comme une lame? 
Tf> Quel efirayant destin nous enchaîna tous deux?... 



» — Qjie t'importe, ô Paulus I s'écria la danseuse, 
» Aimons-nous I aimons-nous I cela seul est réel I 
» Viens cacher nos baisers dans la nuit orageuse I 
» Notre torche d'hymen, c'est la tempête au ciel I 
» Nous fuirons ; nous aurons quelque retraite ombreuse 
» Pour y faire, à nos cœurs, un exil éternel ! . . . 



202 MELANIS 

» Viens I qu'attends-tu? partons ! Pour nos désirs immenses, 

» Paulus, la vie est courte, et le monde est étroit. 

» C'est un souffle fatal qui me pousse vers toi. 

» Notre bonheur est fait de pleurs et de vengeances, 

» Et cet amour terrible aura des violences 

» Pleines de volupté, de délire et d'effroi ! )► 



Sa voii tomba ; le vent soulevait la poussière, 
La tempête grondait, et je ne sais comment, 
Mais leurs bouches en feu s'unirent lentement ; 
Tour à tour voilés d'ombre, ou baignés de lumière. 
Ils se tenaient debout, sous le ciel écumant, 
Et s'embrassaient tous deux aux éclats du tonnerre ! 



Mais tout à coup, le bruit d'un pas retentissant 
Frappa l'ombre, un fer nu brilla près d'un visage. 
« A moi I je suis blessé ! . . . » dit Paulus frémissant. 



MELJBNIS 303 

Puis il tomba d'un bloc, sans parler davantage, 
Et la danseuse vit, aux lueurs de l'oragd. 
Un soldat qui fuyait, avec son glaive en sang I 



Ce que fit Melœnis, après cette aventure, 
Je rignore ! 6 lecteur ! Vint-elle au cabaret 
Trouver Pantabolus et payer la blessure ? 
Dansa-t-on cette nuit aux bouges de Suburre ? 
J'ai cherché vainement; Thôtclier, fort discret, 
N'a pas, même à prix d'or, dévoilé le secret. 



204 MELiENIS 

Commode, l'empereur, eut une fin tragique ; 
Trahi par ses amis, malgré son nom divin. 
Hercule rendit l'âme, étranglé dans son bain. 
Quant à Pantabolus, il partit pour T Afrique, 
Fut fait centurion, tomba d'un coup de pique. 
Et regretta surtout les filles et le vin. 



Aux festins du patron, s' arrondissant la panse, 
Stellio vécut vieux et devint gras à lard. 
Le muletier prit femme et se pendit plus tard. 
Le bon Polydamas, le maître d'éloquence. 
Comme il se promenait un jour sans méfiance. 
Mourut d'un barbarisme entendu par hasard. 



Bàcca fut l'inventeur de la sauce troyenne. 
Ou la poussa, du moins, à sa perfection. 
Le bouffon se noya dans la marmite pleine^ 



MELiGNIS S05 



Un soir qu'à la cuisine il volait un bouillon. 
Marcia? — le bruit court qu'elle se fit chrétienne. 
Marcius? — il creva d'une indigestion-! 



FIN 



12 



n 



TABLE 



Chant premier 1 

Chant deuxième 95 

Chant troisième. C9 

Chant quatrième 121 

Chant cinquième. 177 



Pirif. — > Typ. de ■■• Y* Dondey-Duprë, roe Saint-Looif, 46. 



1 



n